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Full text of "Oeuvres de E.-T.-A. Hoffmann"

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(WEUT'RES  COMPLETES 


DE 


E.-T.-A.  HOFFMANN. 


Ctuatricme  Ctpraieon. 


IMPRIMERIE  DE  A.  BARBIER, 


CONTES 

NOCTURNES 


DE 


X.-T.-A.  HOFFMANN'. 


1. 


XIII. 


PARIS. 

Sugène  Aenduel, 

1830. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witli  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/oeuvresdeetalioff13lioff 


CON  TES 

NOCTURNES 

DE  E.   T.  A.   UOTTMANNj 

TRADUITS  DE   l'aLLEMAND 

PAR  M.  LOÈVE-VEîMARS, 

ET    PBÉCéDÉS 

D'UNE  NOTICE  HISTORIQUE  SUR  HOFFMANN  , 
Par  'Walter  Scott. 

TOME   XIII. 


PARIS. 

EUGÈNE  RElVDUEL, 

RUK   DES  GRAND S-AUGUSTINS,   ^<'    22. 

1830. 


LES 

MAITRES  CHANTEURS. 

—  1208.  — 


xiir. 


CONTES 

NOCTURNES. 

LES 

MAITRES  CHANTEURS* 


Au  temps  où  l'hiver  et  le  printemps 
se  divisent ,  dans  la  nuit  de  l'équinoxe, 
un  homme  était  retiré  dans  une  cham- 
bre solitaire ,  et  il  tenait  ouvert  devant 


6  CONTES    NOCTUR?<Jb;S. 

lui  le  livre  de  Jean  Christophe  Wa- 
genseil,  traitant  de  l'art  merveilleux 
des  maîtres  chanteurs.  Le  vent  pas- 
sait en  siflaut  sur  les  plaines,  et  chas- 
sait de  grosses  gouttes  de  pluie  con- 
tre les  vitraux  ébranlés;  les  adieux 
retentissans  du  terrible  hiver  mur- 
muraient dans  toutes  les  cheminées 
de  la  maison  ,  tandis  que  les  der- 
niers rayons  de  la  lune  se  jouaient 
sur  les  murailles  comme  des  spectres 
blafards.  Mais  l'homme  ne  faisait  nulle 
attention  à  tout  cela ,  il  referma  son 
livre  et  regarda  devant  lui,  dans  une 
méditation  profonde,  livré  tout  entier 
aux  images  du  temps  passé ,  qui  se  re- 
présentaient à  lui  au  milieu  de  la 
flamme  pétillante  du  foyer.  Il  lui  sem- 
blait qu'un  être  invisible  étendit  plu- 
sieurs voiles  sur  sa  tète ,  en  sorte  que 
tout  ce  qui  l'entourait  se  couvrait  d'un 
nuage  de  plus  en  plus  épais.    Le  mu- 


LÈS    MAÎTRES    CHANTECRS.  7 

gissement  sauvage  de  la  tempête,   le 
pétillement  du  feu  devint  un  murmure 
doux  et  harmonieux,  et  une  voix  se- 
crète   lui  annonça   le  songe  dont  les 
ailes  se  déploient  si  joyeusement,  lors- 
qu'il vient  s'abattre  comme  un  enfant 
flatteur,   sur  le  sein  de  l'homme,  et 
qu'il  l'appelle  par  un  baiser  à  la  con- 
templation de  la  vie  idéale  ,  si  brillante 
et  si  magnifique.  Une  lumière  éclatante 
scintilla  comme   un    éclair;  l'homme 
voilé  ouvrit  les  yeux,— Plus  de  voiles . 
plus  de  ces  nuages  qui  obscurcissaient 
son  regard!  Il  était  couché  sur  des  ga- 
zons fleuris,  dans  un  bois  épais,  aux 
premières  lueurs  du  jour.  Les  ruisseaux 
murmuraient,  les  buissons  frémissaient 
avec  mystère ,  et  de  temps  en  temps  uu 
rossignol    chantait    ses    douces    lan- 
gueurs. Le  vent  du   matin   se  levant 
ouvrit  la  route  aux  rayons  du  soleil, 
en  balayant  et  en  roulant  les  nuages: 


8  CONTES    ^OCTURIVES. 

le  vert  feuillage   brilla  de  mille  étin- 
celles,  les  oiseaux  se   réveillèrent  et 
portèrent  leurs  joyeux  chants  de  bran- 
che en  branche;  on  entendit  retentir 
au  loin  le  bruyant  son  du  cor;  les  daims, 
les  cerfs  passèrent  leurs  tètes  sous  les 
feuilles,  lançant  autour  d'eux  des  re- 
gards curieux  et  prudens,  et  s'enfon- 
cèrent précipitamment  dans  les  taillis. 
I^e  sou  des  cors  cessa ,  et  une  musique 
céleste  se  fit  entendre.    Ces  doux  ac- 
cens  devinrent  de  plus  en  plus  distincts; 
et  des  chasseurs,  l'épieu  à  la  main,  la 
trompe  passée  sur  l'épaule,  poussèrent 
leiu's  chevaux  dans  les  avenues  de  la 
foret.   Ils  précédaient  un  homme  de 
bonne  mine,  couvert  d'un  riche  man- 
teau à  l'antique  mode   allemande,   et 
monté  sur  un  coursier  Isabelle;  près 
de  lui,  sur  une  haquenée,  s'avançait  une 
dame  d'une  beauté  éblouissante  et  ri- 
chement parée.  Alors,  derrière  eux,  on 


LES    MAITRES    CHANTEURS.  Q 

vit,  montés  sur  six  chevaux  de  cou- 
leurs diverses,  six  personnages,  dont  les 
traits  expressifs  ressemblaient  aux  por- 
traits des  temps  passés.  Ils  avaient 
laissé  flotter  la  bride  sur  le  cou  de 
leurs  chevaux,  et  chantaient  des  airs 
merveilleux ,  en  s'accompagnant  de 
luths  et  de  harpes,  tandis  que  leurs 
coursiers,  sou  mis  et  guidés  pa  r  le  cha  rm  e 
de  cette  douce  musique,  suivaient  le 
noble  couple  en  piaffant  et  en  cour- 
bettant.  Après  que  le  chant  eut  duré 
quelques  instans,  les  chasseurs  sonnè- 
rent une  fanfare;  le  hennissement  des 
chevaux  y  répondit  joyeusement;  et  des 
pages  nobles  et  des  écuyers  accouru- 
rent rejoindre  le  cortège  qui  s'enfonça 
dans  la  forêt. 

L'homme  qui  était  resté  plongé  dans 
un  étonnement  profond ,  à  la  vue  de  ce 
merveilleux  spectacle,  se  releva  du  ga- 
zon sur  lequel  il  était  couché,  et  s'écria 


tO  CONTES    NOCTURNES. 

avec  enthousiasme  :  —  O  créateur  du 
ciel  !  la  magnificence  des  temps  passés 
est-elle  sortie  de  son  tombeau?  Qui 
donc  étaient  ces  brillans  personnages? 
Une  voix  forte  se  fit  entendre  derrière 
lui  :  —  Eh  quoi  !  dit-elle,  ne  reconnais- 
sez-vous pas  ceux  que  vous  portez  de- 
puis si  long-temps  dans  votre  âme  et 
dans  vos  pensées?  Il  se  retourna  et 
aperçut  un  homme  grave  et  sévère,  la 
tète  couverte  d'une  grande  perruque 
noire  bouclée ,  et  vêtu  comme  on  l'é- 
tait vers  l'an  mil  six  cent  quatre-vingt. 
Il  reconnut  aussitôt  le  vieux  et  savant 
professeur  Jean  -  Christophe  Wagen- 
seil ,  *  qui  ajouta  :  —  Vous  eussiez  dû 
vous  apercevoir  tout  de  suite,  que  ce 
seigneur  en  long  manteau  n'était  nul 
autre  que  le  digne  landgrave  Hermann 

*  Auteur  delà  Chronique  de  ISuremberg ,  où  Hoffmann 
a  puisé  son  conte  intitulé:  Mademoiselle  de  Scudérv , 
(t.  V  de  notre  Collection  ). 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  I  1 

de  Thuringe.  Auprès  de  lui  chevau- 
chait l'astre  de  sa  cour,  la  noble  com- 
tesse Mathilde ,  la  belle  et  jeune 
veuve  du  vieux  comte  Cuno  de  Fal- 
kenstein.  Les  sept  personnages  qui 
venaient  derrière  lui  en  chantant,  en 
jouant  du  luth  et  de  la  harpe,  sont  les 
grands- maîtres  du  chant  que  le  noble 
landgrave,  dans  son  amour  pour  ce 
bel  art,  a  rassemblés  à  sa  cour.  En  ce 
moment,  la  chasse  s'ouvre  joyeuse- 
ment, mais  bientôt  les  maîtres  se  réu- 
niront sur  une  belle  prairie  au  milieu 
du  bois,  et  commenceront  un  con- 
cours de  chant.  Acheminons-nous  de 
ce  côté,  afin  de  nous  y  trouver  quand 
la  chasse  sera  finie. 

Ils  marchèrent,  tandis  que  le  bois 
et  les  cavernes  voisines  retentissaient 
du  son  des  cors,  des  aboiemens  des 
chiens,  et  des  cris  des  chasseurs.  Ce 
que  le  professeur  Wagenseil  avait  an- 


12  CONTES    NOCTURNES. 

nonce,  arriva;  à  peine  se  trouvaient- 
ils  sur  la  verte  prairie  dont  les  éme- 
raudes  étaient  dorées  par  les  feux  du 
soleil,  qu'on  vit  de  loin  s'avancer  len- 
tement le  landgrave,  la  comtesse  et  les 
six  maîtres.  —  Je  veux  maintenant, 
dit  Wagenseil,  je  veux  vous  montrer 
chaque  maître  en  particulier,  et  vous 
le  nommer  par  son  nom.  Voyez-vous 
cet  homme  qui  regarde  d'un  air  satis- 
fait autour  de  lui,  et  qui  tend  la  main 
à  son  cheval  bai-clair  pour  l'exciter  ? — 
Voyez  comme  l'électeur  lui  fait  signe 
avec  bienveillance.  Il  laisse  échapper 
un  éclat  de  rire.  C'est  le  joyeux  Walther 
de  la  Vogehveid.  Celui  -  là  aux  larges 
épaules,  à  la  barbe  épaisse  et  crépue, 
couvert  de  belles  armes  et  monté 
sur  un  cheval  tigré  ,  c'est  Reinhard  de 
Zwekhstein.  Eh  !  ehi  et  celui-ci  sur  son 
petit  cheval ,  qui  rentre  dans  le  bois. 
Il  leva  les  yeux  et  sourit  comme  si  de 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  l5 

ravissantes  apparitions  s'élevaient  de 
terre  devant  lui.  C'est  le  digne  profes- 
seur Henri  Schreiber.  Celui-là  est  toul- 
à-fait  absent  d'esprit,  il  ne  pense  ni  à  la 
plaine  où  l'on  se  rend,  ni  au  concours 
du  chant;  voyez,  mon  digne  sire,  quels 
circuits  il  fait  dans  cette  allée  et  com- 
me les  branchages  lui  battent  les  oreil- 
les. —  Voilà  Jehan  Bitterolff  qui  ga- 
lope de  son  côté.  Vous  le  voyez  bien  , 
im  grand  homme  à  barbe  rouge  ,  sur 
un  cheval  fauve.  Il  appelle  le  profes- 
seur qui  sort  enfin  de  ses  rêveries.  Te- 
nez ,  ils  reviennent  ensemble.  —  Quel 
est  donc  le  bruit  fou  qui  se  fait  là-bas 
dans  ces  épais  buissons  ?  Eh!  c'est  un 
fougueux  cavalier  qui  éperonne  si  vi- 
goureusement son  cheval  qu'il  bondit 
et  vomit  l'écume.  Regardez  donc  ce  beau 
jeune  homme  pâle,  comme  ses  yeux 
étincèlent,  comme  tous  les  muscles  de 
son  visage  sont  contractés  par  la  dou- 


i4  cojNTes  nocturnes. 

leur,  on  dirait  qu'un  être  invisible 
s'est  élancé  derrière  lui  et  le  harcèle. 
—  C'est  Henri  de  Ofterdingen.  Que 
peut-il  donc  lui  être  arrivé?  Il  chevau- 
chait d'abord  si  paisiblement,  unis- 
sant sa  voix  à  celle  des  autres  maîtres, 
— Oh  !  voyez,  voyez  donc  ce  magnifique 
cavalier  sur  un  cheval  arabe  d'une 
blancheur  de  neige!  comme  il  saute  à 
terre  légèrement.  Il  passe  sa  bride  au- 
tour de  son  bras  et  vient  offrir  avec 
courtoisie  sa  main  à  la  comtesse  Ma- 
thilde  pour  l'aider  à  descendre  de  son 
palefroi.  Avec  quelle  grâce  il  se  tient 
devant  elle,  arrêtant  ses  beaux  yeux 
bleus  sur  ceux  de  la  comtesse.  C'est 
Wolfframb  de  Eschinbach.  —  Mais  les 
voilà  tous  qui  prennent  place;  sans 
doute  le  concours  va  commencer.  — 

Chaque  maître,  l'un  après  l'autre  , 
chanta  un  bel  air.  Il  était  facile  de  re- 
connaître  que  chacun   s'efforçait   de 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  j5 

surpasser  celui  qui  avait  chanté  avant 
lui.  Mais  aucun  d'eux  ne  parvint  à 
l'emporter ,  et  comme  on  ne  savait  à 
qui  donner  la  préférence  ,  dame  Ma- 
thilde  sembla  pencher  vers  Wolfframb 
de  Eschinbach  la  couronne  qu'elle  ba- 
lançait dans  ses  mains.  Alors  Henri  de 
Ofterdingen  se  leva  de  sa  place;  ses 
yeux  sombres  lançaient  des  éclairs  ; 
en  s'avançant  rapidement  vers  le  mi- 
lieu de  la  pelouse ,  le  vent  fit  tomber 
sa  baretîe ,  et  l'on  vit  ses  cheveux  noirs 
se  dresser  sur  son  front  pâle  et  uni. 
—  a  Arrêtez,  s'écria-t-il ,  arrêtez!  Le 
prix  n'est  pas  encore  gagné.  Il  faut  d'a- 
bord que  je  chante,  et  alors  le  land- 
grave décidera  à  qui  doit  appartenir 
la  couronne.  »  Aces  mots ,  il  se  trouva 
dans  ses  mains  ,  on  ne  sut  comment , 
un  luth  d'une  structure  singulière,  qui 
avait  la  forme  d'un  animal  inconnu.  Il 
ie    toucha   si  puissamment  que  toute 


l6  CONTES    NOCTURNES. 

la  foret  en  retentit.  Puis ,  il  se  mit  à 
chanter  d'une  voix  forte.  Sa  chanson 
faisait  Téloge  du  roi  inconnu  qui  est 
plus  puissant  qiie  tous  les  autres,  et 
à  qui  tous  les  maîtres  doivent  rendre 
hommage  s'ils  ne  veulent  vivre  dans 
l'obscurité.  Quelques  accords  mo- 
queurs accompagnaient  son  chant.  Le 
landgrave  lança  un  regard  de  colère  au 
chanteur;  alors  les  autres  maîtres  se 
levèrent  et  chantèrent  ensemble.  Mais 
Ofterdingen  continua  son  chant  qui 
couvrait  celui  des  autres  et  toucha  si 
violemment  son  instrument  que  toutes 
les  cordes  se  brisèrent  avec  un  grand 
fracas.  Tout-à-coup  au  lieu  du  luth 
qu'il  portait,  une  longue  figure  noire 
s'éleva  devant  lui  et  l'emporta  dans 
l'espace.  Le  chant  des  maîtres  se  per- 
dit dans  les  airs ,  des  nuées  sombres 
couvrirent  la  forêt  et  enveloppèrent 
tout   dans  une  nuit  profonde.  On  vit 


LES    MAITRES    CHA^■TEURS.  l '^ 

alors  s'élever  au  milieu  d'un  nuage 
îumineux ,  une  brillante  étoile  qui 
traversa  le  ciel  et  les  maîtres  suivirent 

sa  trace  en  chantant 

Tu  t'aperçois  sans  doute,  lecteur 
chéri,  que  celui  qui  a  rêvé  toutes  ces 
choses  est  le  même  qui  se  dispose  à  te 
conduire  parmi  les  maîtres  que  le  pro- 
fesseur Jehan  Christophe  Wagenseil 
lui  a  fait  connaître.  —  11  arrive  sou- 
vent qu'en  apercevant  dans  le  lointain 
quelques  figures  incertaines,  l'impa- 
tience nous  saisit;  nous  brûlons  de  sa- 
voir ce  qu'elles  sont  et  ce  qu'elles  peu- 
vent faire  :  elles  approchent  de  plus  en 
plus,  nous  reconnaissons  les  couleurs 
de  leurs  vêtemens,  leurs  traits,  nous 
entendons  leur  langage ,  bien  que  leurs 
paroles  s'échappent  en  vains  sons  dans 
les  airs.  Mais  tout-à-coup,  elles  plon- 
gent dans  le  brouillard  bleu  d'une  val- 
lée profonde;  nous  respirons  à  peine» 
xin.  2 


l8  CONTÉS    ifOC'TURNÊS. 

tant  nous  avons  hâte  qu'elles  reparais- 
sent, qu'elles  nous  rejoignent,  que 
nous  puissions  les  saisir  et  les  com- 
prendre... 

Puisse  le  songe  que  je  viens  de  te 
raconter, lecteur  chéri,  exciter  en  toi 
des  émotions  semblables,  et  puisses-tu 
me  savoir  gré  de  t'introduire  sansphis 
te  faire  attendre,  dans  le  beau  château 
de  laWartbourgjà  la  cour  du  landgrave 
Hermann  de  Thuringe. 


LES    MAITRES    CHANTEURS.  I9 


^CHAPITRE   PREMIER. 


Les  Maîtres  Chanteurs  «  la  Wartboiu! 


Ce  fut  en  l'an  rail  deux  cent  huit, 
que  le  noble  landgrave  de  Thuringe , 
ami  zélé  et  chaud  protecteur  du  divin 
art  des  chanteurs,  rassembla  six  mat* 


20  CONTES   NOCTURNES* 

très  illustres  à  sa  cour,  là  se  trouvé' 
rent  Wolfframb  de  Eschinbach,  Wal- 
ther  de  la  Vogelweid ,  Reinhard  de 
Zweckhstein,  Henri  Schreiber,  Jean 
Bitterolff ,  tous  de  l'ordre  des  cheva- 
liers, et  Henri  de  Ofterdingen,  bour- 
geois de  Eizenacb.  Les  maîtres  vivaient 
dans  une  douce  union,  comme  les 
prêtres  d'une  même  église ,  et  tous 
leurs  efforts  tendaient  à  maintenir  en 
honneur  l'art  du  chant, le  plus  beau 
don  que  le  ciel  ait  fait  aux  hommes. 
Chacun  sans  doute  avait  sa  manière 
propre  ;  ainsi  que  chaque  ton  d'un 
accord  résonne  d'une  façon  diffé- 
rente, et  tend  néanmoins  à  compléter 
l'harmonie  de  l'ensemble;  ainsi  tout 
en  résonnant  de  façons  diverses,  les 
chants  des  différons  maîtres  semblaient 
les  astres  harmonieux  d'une  même 
constellation.  Il  arriva  donc  que  nul 
d'entr'eux    ne   regardait    sa    manière 


LES    MA.1TRES    CHA.NTEURS.  Il 

comme  la  meilleure, etque tous  étaient 
convaincus  qu'ils  perdraient  à  se  faire 
entendre  l'un  sans  l'autre,  comme  les 
accords  pleins ,  qui  n'acquièrent  de 
force  et  d'éclat  qu'autant  qu'ils  sont 
soutenus  et  relevés  par  d'autres. 

Si  les  chansons  de  Walther  de  la 
Vogelweid  étaient  agréables  et  bien 
tournées  ,  celles  de  Reinhard  de 
Zweckhstein  étaient  nobles  et  cheva- 
leresques; Henri  Schreiberse  montrait 
profond  et  savant,  mais  Jean  Bitterolff 
était  plein  d'éclat ,  riche  en  habiles 
comparaisons  et  en  tournures  gra- 
cieuses ;  les  chants  de  Henri  de  Ofter- 
dingen  allaient  à  l'âme",  il  savait  éveil- 
ler une  profonde  douleur,  ranimer  de 
touchans  souvenirs,  mais  souvent  des 
sons  aigres  et  déchirans  s'échappaient 
du  milieu  de  ses  accords, et  semblaient 
partir  d'un  cœur  déchiré.  Personne  ne 
pouvait  savoir  ce  qui  inspirait  à  Henri 
ces  sombres  pensées. 


22  CONTES    NOCTURNES. 

Wolfframb  de  Eschinbach  était  né 
dans  la  Suisse.  Ses  chansons  pleines  de 
clarté  et  de  douceur,  ressemblaient  au 
ciel  pur  et  bleu  de  sa  patrie  ;  ses  refrains 
retentissaient  corame  les  sons  rians 
des  clochettes  du  troupeau  et  de  la 
flûte  des  bergers,  mais  il  s'y  mêlait 
aussi  quelque  chose  de  semblable  au 
bruit  du  tonnerre  sur  les  montagnes, 
des  torrens  furieux  et  des  avalanches. 
En  dépit  de  sa  jeunesse,  Wolfframb  de 
Eschinbach  pouvait  passer  pour  le 
plus  expérimenté  des  maîtres  qui  se 
trouvaient  à  cette  cour.  Dès  son  en- 
fance il  s'était  adonné  à  l'art  du  chant, 
et  quand  il  eut  atteint  à  l'adolescence , 
il  s'en  alla  parcourir  beaucoup  de  pays 
pour  rencontrer  un  grand  maître  nom- 
mé Friedebrand.  Celui-ci  l'instruisit 
soigneusement ,  et  lui  fit  connaître 
beaucoup  de  poésies  manuscrites  des 
maîtres,  qui  formèrent  sa  jeune  âme. 


LES    3IAÎTRES    CHANTEURS.  2 3 

Maître  Friedebrand  lui  montra  surtout 
quelques  histoires  qu'il  mit  en  poésies, 
particulièrement  celles  de  Gamurret  et 
de  son  fils  Parcivall,  du  margrave 
Guillaume  et  du  fort  Rennewart ,  les- 
quelles poésies  un  autre  maître  chan- 
teur, Ulrich  de  Turckheim  mit  plus 
tard  en  rimes  allemandes, à  la  prière  des 
gens  de  distinction,  qui  ne  compren- 
draient certainement  pas  les  chansons 
de  Eschinbach.  —  Il  arriva  donc  que 
Wolfframb  devint  fort  célèbre  et  gagna 
la  faveur  de  beaucoup  de  princes  et 
de  grands  seigneurs.  Il  visita  bon  nom- 
bre de  cours ,  et  y  reçut  de  grands 
honneurs,  jusqu'à  ce  qu'enfin  le  land- 
grave Hermann  de  Thuringe  qui  l'a- 
vait entendu  louer  en  tous  lieux,  l'ap- 
pela à  la  sienne.  Le  talent  de  Wolfframb 
et  plus  encore  sa  modestie  et  sa  dou- 
ceur, lui  gagnèrent  en  peu  de  temps 
le    cœur   du   landgrave,  et  Henri  de 


/ 


24  CONIES    NOCTCRiS'ES. 

Ofterdingen  qui  jouissait  dans  tout 
leur  éclat  des  émanations  de  l'asire  du- 
cal ,  se  trouva  ainsi  un  peu  rejeté  dans 
l'ombre.  Cependant  aucun  des  maîtres 
ne  témoigna  plus  de  tendresse  à  Wolff- 
rarab  que  cet  Henri  ;  AVolfframb  le  paya 
de  retour  et  ils  se  trouvèrent  étroite- 
ment liés,  tandis  que  les  autres  maî- 
tres se  grouppaient  autour  d'eux,  et 
les  environnaient  comme  une  belle  et 
lumineuse  auréole. 


i 


LES    MAITRES    CHANTEURS.  2  3 


CHAPITRE  II. 


Lé  Secret  de  Henri  de  Ofterdingen , 


L'ÉTAT  tumultueux  de  Ofterdingen 

s'aggravait  de  jour  en  jour.  Son  regard 

devenait  de  plus  en  plus  sombre,  son 

visage  plus  pâle; au  lieu  de  se  joindre 

xïii.  3 


V 
i 


2b  COXTES    NOCTURNES. 

aux  autres  maîtres  qui  chantaient  la 
louange  des  dames  et  du  noble  land- 
grave ,  Henri  n'exprimait  dans  ses 
vers  que  les  tourmens  d'une  âme  op- 
pressée, et  ses  chants  semblaient  sou- 
vent l'expression  d'un  cœur  blessé  qui 
n'espère  de  salut  et  de  guérison  que 
dans  la  mort.  Tout  le  monde  pensait 
qu'il  souffrait  d'un  amour  malheureux; 
mais  tous  les  efforts  qu'on  fit  pour  lui 
arracher  son  secret  furent  inutiles.  Le 
landgrave  lui-même,  tout  dévoué  au 
jeune  homme ,  entreprit  de  l'interro- 
ger sur  la  cause  de  sa  douleur.  Il  lui 
donna  sa  parole  de  prince  qu'il  userait 
de  tout  son  pouvoir  pour  remédier 
au  mal  qui  l'accablait,  et  satisfaire  à 
ses  vœux  secrets,  mais  il  réussit  aussi 
peu  que  les  autres  à  pénétrer  le  mys- 
tère caché  dans  le  sein  du  jeune  maître. 
—  Ah,  monseigneur!  s'écria  Henri , 
les  yeux  baignés  de  larmes;  ah,  mon- 


LES    MAÎTRES    CHAIsTEl'RS.  1" 

seigneur!  sais-je  moi-même  quel  dé- 
mon d'enfer  m'a  saisi  de  ses  griffes 
chaudes  et  me  tient  entre  ciel  et  terre, 
si  bien  que  je  n'appartiens  plus  à  celle- 
ci,  et  que  je  soupire  vainement  pour 
les  joies  de  l'autre?  Les  poètes  païens 
parlent  des  ombres  des  morts  qui  ne 
peuvent  entrer  ni  dans  les  champs 
élyséens,  ni  dans  le  trou  d'enfer.  Ils 
vont  et  viennent  sur  les  rives  de  l'A- 
chéron,  et  les  airs  ténébreux,  où  ne 
brille  pas  une  petite  étoile  consolante, 
retentissent  de  leurs  gros  soupirs  et 
des  plaintes  de  leur  tourment  sans 
nom.  Leurs  gémissemens,  leurs  prières 
dolentes  sont  vaines,  le  vieux  batelier 
les  repousse  impitoyablement  lorsqu'ils 
veulent  entrer  dans  sa  terrible  nef. 
L'état  de  ces  misérables  damnés  est  le 
mien. 

Bientôt,  après  avoir  parlé  delà  sorte 
au  landgrave,  Henri  de  Ofterdingen 


28  CONTES    NOCTURNES. 

véritablement  malade,  quitta  la  Wart- 
boui'g  et  se  rendit  à  Eizenach.  Les 
maîtres  se  plaignirent  fort  de  ce  qu'une 
si  belle  fleur  tombait  de  leur  couronne 
avant  le  temps,  comme  flétrie  par  un 
souffle  empoisonné.  Cependant  Wolf- 
framb  de  Eschinbach  ne  renonçait  pas 
à  toute  espérance ,  et  il  prétendait  au 
contraire  que  le  mal  de  Ofterdingen, 
s'étant  changé  en  souffrance  physi- 
que, approchait  de  sa  guérison. 

Wolfframb  partit  aussi  bientôt  pour 
Eizenach.  Lorsqu'il  entra  dans  la  cham- 
bre de  Ofterdingen,  celui-ci  était  étendu 
sur  un  lit  de  repos ,  affaibli  à  en  mou- 
rir et  les  yeux  à  demi  clos.  Son  luth,  tout 
poudreux  ,  était  appendu  à  la  muraille, 
et  presque  toutes  les  cordes  étaient 
cassées.  Dès  qu'il  aperçut  son  ami,  il 
se  souleva  un  peu,  et  lui  tendit  la 
main  en  souriant.  Wolfframb  s'assit, 
lui  donna  les   complimens    du   land- 


LES    MAITRES    CHANTEURS  ,  29 

grave  son  maître,  et  lui  adressa  toutes 
sortes  de  paroles   consolantes.   Alors 
Henri]  lui  dit  d'une  voix  éteinte  :  — 
Il  m'est  arrivé  beaucoup  de  choses  bi- 
zarres. Il  se  peut  que  je  me  sois  con- 
duit parmi  vous   comme  un  insensé, 
sans  doute  vous  pensez   tous    qu'un 
funeste  secret,  que  je  cache  eu  mon 
sein,  m'agite  et  me  tourmente  ainsi. 
Hélas!  mon  état  désespérant  était  un 
secret  pour  moi-même.  Une   douleur 
violente  déchirait  mon  cœur,  mais  il 
m'était  impossible  d'en  savoir  la  cause. 
Tous  mes  efforts  me  semblaient  misé- 
rables; les  chants,  que  j'avais  tenus  au- 
trefois pour  chefs-d'œuvre,  ne  me  pa- 
raissaient plus  que  faibles,  faux,   in- 
dignes du  dernier  écolier.  Un  délire 
inconnu,  une  joie  du  ciel,  étaient  sus- 
pendus au-dessus  de  ma  tête  comme 
une  étoile  d'or,  il  fallait  y  parvenir  ou 
tomber.  J'élevais  mes  regards,  j'étendais 


ao  CONTES    NOCTURNES. 

mes  bras  avec  ardeur,  et  un  ange  pas- 
sait devant  moi  en  me  battant  le  visage 
de  ses  ailes  glacées,  et  il  me  disait  : 
—  A  quoi  tendent  tes  désirs ,  toutes 
tes  espérances?  ton  œil  est-il  aveu- 
glé ,  ta  force  brisée,  que  tu  ne  puisses 
supporter  l'éclat  de  ton  espérance , 
saisir  ta  félicité! —  Ah!  maintenant 
mou  secret  est  à  moi,  je  l'ai  découvert. 
Il  me  donne  la  mort,  mais  une  mort 
digne  des  anges. 

—  J'étais  étendu  sur  ce  lit ,  malade 
et  impotent.  Vint  la  nuit,  et  le  délire 
de  la  fièvre  qui  m'avait  jeté  là  ,  m'a- 
bandonna. Je  me  sentis  calme ,  une 
douce  chaleur  se  répandit  dans  tous 
mes  membres.  Il  me  sembla  que  je 
planais  dans  le  ciel ,  porté  sur  des  nua- 
ges. Une  voix  tonnante  frappa  mes 
oredies  et  s'écria:  —  Mathilde!  —  Je 
m'éveillai,  le  cœur  me  battait  avec  une 
violence  extraordinaire.  Je  savais  que 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  3l 

j'avais  crié  à  haute  voix  :  Mathilde  !  et 
j'en  tremblai ,  car  je  croyais  que  les 
bois,  les  plaines  ,  les  cavernes  devaient 
répéter  ce  doux  nom  ,  que  mille  voix 
devaient  lui  dire  à  elle-même  de  quel 
amour  inexprimable  je  l'aimais.  —  Tu 
as  maintenant  mon  secret,  Wolfframb, 
ensevelis -le  dans  ton  sein.  Tu  vois 
que  je  suis  paisible  et  calme  ,  et  tu  te 
fieras  à  ma  parole,  quand  je  te  pro- 
mettrai de  ne  jamais  me  rendre  mé- 
prisable par  une  folle  audace.  Oh,  toi! 
oh ,  toi!  qui  aimes  Mathilde ,  que  Ma- 
thilde aime  aussi,  j'ai  pu  tout  te  dire. 
Dès  que  je  serai  rétabli,  je  partirai 
pour  les  pays  étrangers.  Si  un  jour  tu 
apprends  que  j'ai  cessé  de  vivre  ,  alors 

tu  pourras  dire  à  Mathilde  que 

Henri  ne  put  en  dire  davantage;  il 
retomba  sur  son  coussin  et  tourna  son 
visage  du  coté  de  la  muraille.  Ses  gé- 
missemens  annonçaient  la  lutte  qu'il 


01  COWTES    NOCTURNES. 

se  livrait.  Woîfframb  de  Eschin- 
bach  ne  fut  pas  peu  étonné  de  ce  que 
Henri  lui  avait  découvert.  Ses  regards 
baissés  vers  la  terre ,  il  avisait  silen- 
cieusement aux  moyens  d'arracber 
son  ami  au  délire  de  la  folle  passion 
qui  devait  le  perdre. 

Il  essaya  de  lui  tenir  des  propos  con- 
solans,  l'engagea  même  à  revenir  à  la 
Wartbourg,  et  à  chercber  hardiment  des 
consolations  dans  la  douce  et  éclatante 
atmosphère  que  Mathilde  répandait  au- 
tour d'elle.  H  prétendit  que  lui-même 
n'avait  pas  gagné  la  faveur  de  jNIathilde 
autrement  que  par  ses  chants  ,  et  que 
Ofterdingen  pouvait  employer  avec 
succès  le  même  moyen  pour  obtenir 
d'elle  un  doux  regard.  Le  pauvre  Henri 
le  regarda  d'un  œil  terne  et  lui  répon- 
dit:—  Vous  ne  me  reverrez  jamais  à  la 
Wartbourg.  Faut-il  donc  que  j'aille  me 
précipiter  dans  les  flammes?  Ne  raour- 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  33 

rai-je   pas  assez-tôt   loin   d'elle,   con- 
sumé par  mes  désirs  ? 

Wolfframb  le  quitta,  et  Henri  resta 
à  Eizenach. 


34  CONTES    NOCTURNES. 


CHAPITRE    III. 


Ce  qui  advint  de  Henri  de  Oftefdingen. 


Il  arrive  quelquefois  que  les  peines 
d'amour  pénètrent  si  profondément 
dans  notre  cœur,  qu'elles  deviennent 
pour  nous  une  nécessité,  et  que  nous 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  35 

nous  plaisons  à  les  nourrir.  C'est  ce  qui 
arriva  à  Henri  de  Ofterdingen  ;  il  con- 
serva toute  l'ardeur  de  son  amour, 
mais  ses  regards  ne  se  portèrent  plus 
sur  un  abîme  sans  fond,  ils  s'élevè- 
rent vers  le  ciel  pour  y  chercher  l'es- 
pérance. Alors  sa  bien-aimée  lui  appa- 
raissait dans  les  plaines  lumineuses,  et 
lui  inspirait  les  plus  beaux  chants  qu'il 
eût  jamais  composés.  Il  détachait  son 
luth  suspendu  à  la  muraille,  y  met- 
tait de  nouvelles  cordes  ,  ei[  sortait 
pour  aller  dans  la  campagne  qu'em- 
bellissait une  belle  matinée  de  prin- 
temps. Ses  pas  l'entraînaient  irrésisti- 
blement vers  la  Wartbourg  ;  mais  lors- 
qu'il apercevait  les  toîts  éclatans  du 
château ,  lorsqu'il  pensait  qu'il  n'y  re- 
verrait plus  ]Mathilde;  que  son  amour 
était  un  mal  sans  fin,  que  Wolfframb 
deEschinbach  avait  gagné  le  cœur  de 
la  belle  comtesse  par  la  puissance  de 


36  CONTES    NOCTURNES. 

ses  chants,  toutes  ses  espérances  s'a- 
bîmaient à- la -fois,  et  le  désespoir 
s'emparait  de  son  âme.  Puis  il  s'en- 
fuyait comme  poursuivi  par  les  dé- 
mons, courait  se  renfermer  dans  sa 
chambre ,  et  là ,  il  se  mettait  à  chanter 
des  mélodies  qui  lui  donnaient  de  doux 
rêves,  et  le  ramenaient  à  sa  bien-aimée. 
Il  avait  long-temps  réussi  à  éviter  les 
environs  de  la  Wartbourg;  mais  un 
jour,  sans  qu'il  sut  lui-même  com- 
ment, il  se  trouva  dans  le  bois  qui 
avoisinait  le  château  ,  et  l'aperçut 
tout-à-coup  (levant  ses  yeux.  Ses  pas 
l'avaient  conduit  sur  une  éminence 
chargée  de  mousses,  de  branchages,  et 
il  gravit  avec  effort  jusqu'à  l'extrémité 
de  ce  monticule,  d'où  il  découvrit  les 
pointes  des  tours  dii  château.  Là,  il  se 
tint  couché  sur  l'herbe,  et  se  perdit 
dans  ses  rêves,  s'abandonnant  à -la- 
fois  au  tourment  et  à  l'espoir. 


LES    MA.ÎTRES    CHANTEURS.  Z'] 

Le  soleil  était  couché  depuis  long- 
temps ,  les  rayons  de  la  lune  perçaient 
la  masse  des  nuages  noirs  qui  se  balan- 
çaient au-dessus  des  montagnes,  le  vent 
murmurait  et  agitait  le  sommet  des 
grands  arbres,  et  les  feuillages,  bercés 
par  son  souffle ,  rendaient  des  bruits 
étranges  et  prolongés.  Les  oiseaux  de 
nuit  étaient  sortis  de  leurs  retraites,  et 
les  torrens  coulaient  avec  plus  de  fra- 
cas. Tout-à-coup,  un  chant  éloigné  se 
fit  entendre.  Henri  se  leva  précipitam- 
ment, il  pensait  que  les  maîtres,  ras- 
semblés à  la  Wartbourff  .  commen- 
çaient  leurs  cantiques  du  soir;  il  croyait 
voir  Mathilde  attachant  ses  regards 
pleins  de  tendresse  sur  son  cher  Wolf- 
framb,  au  moment  de  se  séparer.  — 
Henri,  dont  le  cœur  se  brisait  de  désir 
et  d'ardeur,  saisit  son  luth  et  fit  en- 
tendre des  accens  pleins  de  douceur. 
Un  silence  profond  régnait  autour  de 


38  CONTES    NOCTURIVES. 

lui ,  il  semblait  que  toute  la  nature 
devînt  silencieuse  pour  l'entendre  ; 
mais  au  moment  où  ses  chants  al- 
laient expirer  en  langoureux  soupirs, 
un  grand  éclat  de  rire  se  fit  entendre 
près  de  lui.  Il  tressaillit,  se  retourna 
vivement,  et  aperçut  une  grande  ^fi- 
gure sombre  qui  lui  dit  d'une  voix  rau- 
que  :  —  J'ai  fait  bien  des  tours  dans  ce 
bois  pour  chercher  celui  qui  chantait 
ainsi.  Ainsi,  c'est  bien  vous  qui  êtes 
Henri  de  Ofterdingen?  J'aurais  dû 
m'en  apercevoir  tout  de  suite  ;  car 
vous  êtes  le  plus  mauvais  des  maîtres 
rassemblés  à  îa  Wartbourg,  et  cette 
folle  chanson  ,  sans  pensée  ,  sans  har- 
monie, ne  pouvait  sortir  que  de  votre 
bouche. 

Transporté  d'effroi  et  de  colère , 
Henri  s'écria  :  —  Qui  étes-vous  donc, 
vous  qui  me  connaissez,  et  qui  venez 
ici  me  poursuivre  de  vos  injures? 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  3g 

A  ces  mots,  il  porta  la  main  sur  son 
épée.  L'homme  noir  poussa  encore  un 
grand  éclat  de  rire,  et  un  rayon  de  la 
lune  étant  tombé  sur  son  visage  pâle , 
Ofterdingen  put  distinguer  ses  yeux 
étincelans  et  sauvages ,  ses  joues  pen- 
dantes, sa  barbe  rouge  et  pointue,  sa 
bouche  contractée  par  un  ricanement 
féroce ,  et  le  riche  costume  noir  de 
f'étranger, 

— •  Eh ,  mon  jeune  compagnon  !  vous 
n'emploierez  pas  l'épée  contre  moi,  je 
pense ,  parce  que  je  blâme  vos  chan- 
sons. Je  sais  que  vous  autres  chanteurs, 
vous  n'aimez  pas  trop  les  critiques ,  et 
que  vous  voudriez  qu'on  admirât  tout 
ce  qui  vient  de  vous.  Mais  justement, 
parce  que  jevous  dis  franchement  qu'au 
lieu  d'être  un  maître,  vous  êtes  un  éco- 
lier fort  médiocre  dans  l'art  du  chant, 
vous  devriez  reconnaître  que  je  suis 
votre  ami  véritablement,  et  que  j'ai 
de  bons  desseins  à  votre  égard. 


4o  CONTES    NOCTURNES. 

—  Comment  seriez-vous  mon  ami , 
dit  Ofterdingen ,  saisi  d'une  terreur 
muette  ;  comment  seriez  -  vous  mon 
ami ,  vous  que  je  ne  me  souviens  pas 
d'avoir  jamais  vu? 

Sans  répondre  à  cette  question ,  l'é- 
tranger continua  :  —  C'est  ici  un  lieu 
admirable;  la  nuit  est  belle,  je  vais 
m'asseoir  auprès  de  vous,  et  puisque 
vous  ne  retournez  pas  encore  à  Eize- 
nach,  nous  pourrons  un  peu  jaser  en- 
semble. Ecoutez  mes  paroles ,  vous 
pourrez  y  trouver  quelques  enseigne- 
mens. 

A  ces  mots,  l'étranger  prit  place  sur 
une  grande  pierre  couverte  de  mousse, 
fort  près  de  Ofterdingen.  Celui-ci  lut- 
tait avec  les  senlimens  les  plus  singu- 
liers. Quelque  intrépide  qu'il  fût,  dans 
la  solitude  de  ce  bois,  il  ne  pouvait 
se  défendre  d'une  horreur  profonde 
que  lui  inspirait  la  voix  de  cet  homme 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  4^ 

et  toute  sa  conduite.  Il  lui  semblait 
que  cet  étranger  alîât  le  précipiter  dans 
le  torrent  qui  coulait  au  pied  de  la 
montagne;  et  il  se  sentait  comme  privé 
de  l'usage  de  ses  membres.  L'étranger 
se  rapprocha  encore  de  lui,  et  lui  dit 
presque  à  l'oreille  :  —  Je  viens  de  la 
Wartbourg.  J'y  ai  entendu  les  mauvai- 
ses chansons  des  prétendus  maîtres; 
mais  dame  iMathilde  est  peut-être  la 
plus  ravissante  créature  qui  soit  sur 
terre  ! 

—  Mathilde  !  s'écria  douloureuse- 
ment Offterdingen. 

—  Ohl  oh!  dit  l'étranger  en  riant, 
est-ce  là  qu'est  votre  mal,  jeune  com- 
pagnon? Mais  parlons  en  ce  moment 
de  choses  plus  graves,  ou  plutôt  de 
choses  plus  élevées,  du  noble  talent  de 
chanter.  Il  se  peut  que  vous  tous,  là- 
bas,  vous  ayez  de  bonnes  intentions 
avec  vos  chansons,  et   qu'elles  vous 

XIII.  _  4 


42  CONTES    NOCTURNES. 

viennent  fort  naturellement,  mais  vous 
n'avez  pas  la  moindre  idée  de  l'art  vé- 
ritable ,  et  vous  ignorez  toute  sa  pro- 
fondeur. Je  veux  vous  en  dire  seule- 
mentpeu  de  chose,  et  vous  verrez  qu'en 
suivant  la  route  que  vous  avez  prise, 
vous  ne  parviendrez  jamais  au  but  que 
vous  vous  êtes  proposé.  —  L'homme 
noir  se  mit  alors  à  vanter  l'art  du  chant 
en  discours  singuliers  qui  ressemblaient 
à  des  mélodies  étrangères.  Tandis  que 
cet  homme  parlait,  les  images  s'amonce- 
laient dans  l'âme  de  Henri ,  et  se  dissi- 
paient comme  chassées  par  un  vent 
d'orage  ;  il  lui  semblait  qu'une  contrée 
remplie  de  formes  voluptueuses  s'offrît 
à  ses  regards.  La  lune  était  au  haut  du 
ciel ,  l'étranger  et  Henri  recevaient 
tout  l'éclat  de  sa  lumière,  et  celui-ci 
commençait  à  remarquer  que  le  visage 
de  l'inconnu  n'était  pas  aussi  horrible 
qu'il  lui  avait  paru  d'abord.  Si  un  feu 


LES    MAITRES    CHANTEURS.  4^ 

extraordinaire  brillait  dans  ses  yeux , 
un  sourire  agréable  voltigeait  sur  ses 
lèvres,  et  son  grand  nez  d'aigle,  son 
front  élevé  donnaient  une  forte  éner- 
gie à  ses  traits. 

—  Je  ne  sais,  dit  Ofterdingen  lors- 
que l'étranger  eut  cessé  de  parler,  je 
ne  sais  quel  sentiment  singulier  exci- 
tent en  moi  vos  paroles.  Il  me  semble 
que  l'idée  du  chant  s'éveille  en  moi 
pour  la  première  fois,  et  que  ce  que 
j'ai  tenu  jusqu'à  ce  jour  pour  l'art, 
soit  devenu  tout-à-coup  à  mes  yeux, 
aride  et  pitoyable.  Vous  êtes  certaine- 
ment un  maître  habile,  et  vous  me 
prendrez ,  peut-être ,  pour  votre  élève , 
si  je  vous  supplie  de  m'accueillir  en 
cette  qualité. 

L'étranger  fit  de  riouvefu  un  de  ses 
fâcheux  éclats  de  rire,  se  leva  et  parut 
si  gigantesque  et  si  brusque  que  Ofter- 
dingen éprouva  de  nouveau  la  terreur 


44  tONTES    NOCTURNES. 

qu'il  avait    ressentie    en   l'apercevant 
d'abord, 

— Vous  croyez  que  je  suis  un  maître 
habile,  dit  l'étranger  d'une  voix  re- 
tentissante. Eh  bien,  oui!  dans  le  temps 
il  en  pouvait  être  ainsi,  mais  je  ne 
puis  pas  m'occuper  à  donner  des  le- 
çons. Cependant  je  me  plais  à  donner 
de  bons  conseils  aux  £[ens  avides  de 
savoir,  comme  vous  paraissez  l'être. 
Avez-vous  jamais  entendu  parler  d'un 
maître  chanteur  versé  dans  toutes  les 
sciences,  nommé  Klingsohr?  on  dit 
que  c'est  un  grand  nécromancien,  et 
qu'il  ':  des  rapports  avec  quelqu'un 
qu'on  ne  voit  avec  plaisir  nulle  part. 
Mais  ne  vous  laissez  pas  induire  en  er- 
reur ,  car  ce  que  les  bonnes  gens  ne 
comprennCTit  pas  leur  semble  tou- 
jours surnaturel,  et  doit,  selon  eux, 
appartenir  au  ciel  ou  à  l'enfer.  Eh 
bien  !  maître  Klingsohr  vous  montrera 


LES    MAITRES    CHANTEURS.  /jS 

le  chemin  qui  doit  vous  conduire  au 
but.  li  demeure  dans  la  Transylvanie. 
Allez  le  trouver.  Là  vous  apprendrez 
comment  la  science  et  l'art  dispensent 
au  maître  tout  ce  qu'il  y  a  de  déli- 
cieux sur  la  terre;  les  honneurs,  les 
richesses,  la  faveur  des  femmes.  Oui, 
jeune  homme  !  si  maître  Klingsohr 
était  ici,  il  saurait  bien  enlever  la  belle 
comtesse  Mathilde  au  tendre  et  lan- 
goureux Wolfframb  de  Eschinbach. 

— Pourquoi  prononcez-vous  ce  nom? 
s'écria  Ofterdingen  avec  colère.  Lais- 
sez-moi î  Votre  présence  me  cause  un 
frisson  involontaire. 

—  Oh!  oh!  dit  l'étranger  en  riant; 
ne  vous  fâchez  pas,  mon  petit  ami. 
C'est  la  fraîcheur  de  la  nuit  et  la  légè- 
reté de  votre  pourpoint  qui  vous  cau- 
sen  t  ce  frisson ,  dont  vous  vous  plaignez, 
et  non  pas  moi.  Ne  vous  sentiez-vôus 
pas  plus  à  l'aise  lorsque  j'étais  auprès 


46  CONTES    NOCTDRyES. 

de  VOUS  et  que  je  vous  échauffais.  Que 
parlez-vous  de  frisson  et  d'effroi ,  je 
puis  vous  sauver  la  vie.  Je  vous  parlais 
de  la  comtesse  MathildelEh'.sans  doute, 
les  femmes  peuvent  être  gagnées  par 
le  chant,  surtout  par  ces  doux  chants 
que  sait  si  bien  maître  Klingsohr.  J'ai 
d'abord  méprisé  vos  chansons ,  pour 
vous  faire  sentir  votre  inexpérience. 
Mais  en  comprenant  de  suite  la  vérité 
de  mes  discours  sur  l'art ,  vous  avez 
fait  preuve  de  dispositions  véritables. 
Peut-être  étes-vous  destiné  à  marcher 
sur  les  traces  de  maître  Klingsohr,  et 
alors  vous  pourriez  aspirer  avec  succès 
aux  faveurs  de  INïathilde.  Levez-vous  et 
partons  pour  la  Transylvanie!  Cepen- 
dant, attendez;  si  vous  ne  pouvez  vous 
mettre  tout  de  suite  en  chemin ,  je  puis 
vous  donner  un  petit  livre  que  maître 
Klingsohr  a  fait  et  qui  ne  contient  pas 
seulement    les    véritables    règles    du 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  47 

chant,  mais  qui  renferme  encore  quel- 
ques excellentes  chansons  du  maître. 

A  ces  mots  l'étranger  tira  de  sa  po- 
che un  petit  livre,  dont  la  couleur 
rouge  étincela  aux  rayons  de  la  lune. 
Il  le  présenta  à  Henri  de  Ofterdingen 
et  disparut  aussitôt  dans  l'épaisseur  du 
bois. 

Henri  ne  put  s'empêcher  de  céder 
au  sommeil.  Lorsqu'il  se  réveilla,  le 
soleil  était  levé.  Si  le  livre  rouge  ne  se 
fut  pas  trouvé  sur  ses  genoux,  il  eût 
douté  de  la  réalité  des  événemens  de 
la  nuit. 


48  CONTES    NOCTURNES. 


CHAPITRE  IV. 


ï-a  comtesse  Mathilde.  —  Événemens  à  la  Wai  ibourg. 


Sans  doute,  lecteur  chéri ,  tu  te  trou- 
vas une  fois  dans  un  cercle  qu'une 
réunion  de  femmes  charmantes, d'hom- 
tnes  polis  pouvait  faire  passer  pour  une 


LES    MA.ÎTRES    CHANTEURS,  49 

couronne  composée  de  fleurs  diverses, 
par  leurs  parfums  et  l'éclat  de  leurs 
couleurs.  Mais,  ainsi  que  la  musique 
absorbe  et  efface  toutes  les  autres  sen- 
sations, ainsi  le  charme  que  répan- 
dait une  de  ces  femmes,  plus  ravis- 
sante que  les  autres,  remplissait  tous 
les  cœurs.  Placées  sous  l'éclat  de  sa 
beauté,  répondant  à  l'harmonie  de  ses 
paroles,  les  autres  femmes  paraissaient 
plus  belles ,  plus  aimables ,  les  hommes 
sentaient  leur  poitrine  élargie,  et 
osaient  se  livrer  à  cet  enthousiasme 
que  l'on  est  ordinairement  forcé  de 
renfermer  en  soi.  Quelques  efforts  que 
fît  cette  reine  de  la  société,  pour  dis- 
tribuer également  sa  faveur  à  tous,  on 
s'apercevait  cependant  que  «on  regard 
céleste  se  reposait  plus  long-temps  sur 
un  jeune  homme  silencieusement  assis 
vis-à-vis  d'elle,  et  dont  le  doux  atten- 
drissement manifesté  par  ses  yeux  hu- 
XIII.  5 


5o  CONTES    NOCTURNES. 

mides  de  larmes ,  trahissait  l'amour 
heureux. Pius  d'un  homme  enviait  sans 
doute  son  bonheur,  mais  aucun  d'eux 
ne  pouvait  le  haïr,  et  ceux  qui  lui 
étaient  attachés  par  les  liens  de  l'ami- 
tié, l'aimaient  encore  plus  tendrement 
à  cause  de  son  amour. 

C'est  ainsi  que  la  comtesse  Mathilde, 
veuve  du  vieux  comte  Cuno  de  Fal- 
kenstein ,  était  la  plus  belle  des  fleurs 
dont  se  composait  la  couronne  de 
beautés  et  de  poètes  qui  ornaient  la  cour 
du  landgrave  Hermann  de  Thuringe. 

Wolfframb  de  Eschinbach,  profondé- 
u.ent  touché  de  sa  grâce  et  de  sa  beauté, 
devint  ardemment  épris  d'elle,  dès  le 
premier  jour  qu'il  l'aperçut.  Les  autres 
maîtres,  ravis  aussi  des  charmes  de  la 
comtesse  ,  vantaient  sa  douceur  et  ses 
traits  dans  leurs  vers.  Reinhard  de 
Zweckhstein  lanomniait  la  dame  de  ses 
pensées  pour  qui  il  voulait  combattre 


LES     MAITRES    CHANTEURS.  bl 

dans  le  prochain  tournoi  ;  Walther  de 
la  Vogelwied  exprimait  Tintention  de 
faire  pour  elle  un  vœu  chevaleresque  , 
tandis  que  Henri  Schreiber  et  Jean  Bit- 
terolff  s'épuisaient  en  comparaisons 
merveilleuses  en  l'honneur  de  la  belle 
comtesse.  Mais  les  chansons  de  Wolf- 
framb  parties  du  fond  du  cœur,  allaient 
seules  frapper  celui  de  Mathilde.  Les 
autres  maîtres  n'avaient  pas  manqué  de 
s'en  apercevoir,  mais  il  semblait  que 
l'amour  de  Wolfframb  leur  ixit  néces- 
saire pour  échauffer  le  leur,  et  qu'il  don- 
nât à  leurs  vœux  plus  de  grâce  et  d'é- 
nergie. 

Le  premier  nuage  qui  obscurcit  le 
bonheur  et  l'éclat  de  la  vie  deWolfframb, 
fut  le  mal  mystérieux  de  Ofterdingen. 
Quand  il  pensait  à  l'amitié  des  autres 
maîtres  qui  le  chérissaient ,  bien  qu'ils 
portassent  aussi  en  leur  cœur  l'image 
de  Mathilde,  et  à  la  haine  rancuneuse 


52  CONTES    >'OCTUR]VES. 

de  Ofterdingen  qui  s'était  banni  dans 
la  solitude,  il  ne  pouvait  s'empêcher 
de  se  défendre  d'une  douleur  profonde. 
Souvent  il  pensait  que  Ofterdingen 
était  saisi  d'une  folie  passagère  qui 
passerait  bientôt,  mais  souvent  aussi  il 
pensait  qu'il  n'avait  pas  pu  supporter 
le  sort  d'aimer  la  comtesse  sans  espoir. 
—  Et,  se  disait-il,  qui  m'a  donc  donné 
plus  de  droits  que  lui?  ai-je  quelque 
avantage  réel  sur  Ofterdingen  ?  Snis-je 
meilleur  que  lui ,  plus  sensé,  plus  ai- 
mable? Où  donc  est  la  distance  qui 
nous  sépare?  Ainsi  un  destin  ennemi 
qui  eût  pu  me  frapper  aussi  bien  que 
lui,  vient  l'abattre,  et  moi,  son  ami, 
je  passe  avec  indifférence  sans  lui  ten- 
dre la  main.  Ces  réflexions  le  détermi- 
nèrent à  retourner  à  Eizenach  pour 
tâcher  de  décider  Ofterdingen  à  reve- 
nir àla  Wartbourg.  Mais  lorsqu'il  arriva 
à  Eizenach,  Henri  de  Ofterdingen  avait 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  53 

disparu  et  personne  ne  savait  où  il 
était  allé.  Wolfframb  de  Eschinbach 
revint  tristement  à  la  Wartbourg,  et 
annonça  au  landgrave  la  perte  de  maî- 
tre Ofterdingen.  Ce  fut  alors  qu'on  vit 
combien  tous  ses  confrères  l'avaient 
aimé,  en  dépit  de  sa  parole  amère  et  de 
son  ton  grondeur.  On  le  pleura  comme 
s'il  était  mort,  et  ce  deuil  jeta  long- 
temps un  voile  funèbre,  sur  tous  les 
chants  des  maîtres. 

Le  printemps  était  venu, et  avec  lui 
toutes  les  joies  et  la  sérénité  de  la  vie 
qui  reprend  alors  de  nouvelles  forces. 
Les  maîtres  étaient  rassemblés  dans  un 
bosquet  des  jardins  du  château,  et 
ils  saluaient  de  leurs  chants  les  fleurs 
nouvelles.  Le  landgrave,  la  comtesse 
Mathilde  et  les  autres  dames  avaient 
pris  place  sur  des  bancs,  et  Wolfframb 
de  Eschinbach  se  disposait  à  chanter, 
lorsqu'un  jeune  homme  sortit  du  bo- 


54  CONTES    îVOCTURNtS. 

cage,  un  luth  à  la  main. Tout  le  monde 
reconnut  avec  une  joyeuse  surprise, 
Henri  de  Ofterdingen  qu'on  avait  cru 
perdu.  Les  maîtres  vinrent  à  lui  et  lui 
firent  mille  caresses;  mais  Henri,  sans 
faire  attention  à  ces  témoignages  de 
tendresse,  s'approcha  du  landgrave, 
s'inclina  devant  lui  et  salua  profondé- 
ment la  comtesse  Mathilde.  Il  leur  dit 
qu'il  avait  été  atteint  d'une  fâcheuse 
maladie  dont  il  se  trouvait  heureuse- 
ment guéri ,  et  demanda  la  permission 
de  chanter  un  morceau  comme  les 
autres  maîtres,  bien  qu'il  ne  pût  pré- 
tendre encore  à  être  compté  dans  leurs 
rangs.  Le  landgrave  lui  répondit  que 
son  absence  ne  lui  avait  rien  fait  per- 
dre auprès  de  lui ,  et  qu'il  ne  comprenait 
pas  comment  il  pouvait  se  croire  déchu 
de  son  rang  de  maître.  A  ces  mots,  il 
embrassa  le  jeune  poète,  et  lui  assigna 
sa  place  entre  Walther  de  la  Yogelweid 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  55 

et  Wolfframb  de  Eschinbach,  place 
qu'il  avait  toujours  occupée.  On  re- 
marqua bientôt  que  les  manières  de  Of- 
terdingen  avaient  entièrement  changé. 
Au  lieu  de  tenir  comme  autrefois  sa 
tète  penchée  sur  son  sein,  d'abaisser 
son  regard  vers  la  terre,  il  portait  le 
front  haut  et  se  redressait  avec  tierté. 
Son  visage  était  aussi  pâle  que  jadis, 
mais  son  regard,  au  lieu  d'errer  timi- 
dement, était  ferme  et  étincelant;  une 
noble  gravité  avait  fait  place ,  dans  ses 
traits,  à  la  profonde  mélancolie  qui  les 
obscurcissait,  et  un  léger  sourire  don- 
naitàseslèvresune  expression  ironique. 
Il  ne  daigna  parler  à  aucun  maître,  et 
prit  place  en  silence.  Tandis  que  les 
autres  chantaient,  il  contemplait  les 
nuages,  s'agitait  sur  son  siège,  comp- 
tait sur  ses  doigts,  bâillait,  bref  il 
témoignait  le  mécontentement  et  l'en- 
nui par  tous  ses  gestes  et  par  tous  ses 


56  CONTKS    NOCTURJVKS. 

niouvemens.Wolfframb  de  Eschinbach 
chanta  un  air  en  l'honneur  tki  land- 
grave, et  amena,  sur  le  retour  de  cet 
ami  qu'on  avait  cru  perdu,  quelques 
vers  qui  causèrent  une  émotion  géné- 
rale. Mais  Henri  de  Ofterdingen  fronça 
les  sourcils,  et  se  détournant  de  Wolf- 
framb,  toucha  sur  son  luth  quelques 
accords  singuliers.  Il  se  plaça  alors  au 
milieu  du  cercle ,  et  commença  un 
chant  qui  différait  tellement  de  tout 
ce  qui  avait  été  chanté  jusque-là,  qu'il 
excita  le  plus  grand  étonnement  et 
même  une  stupéfaction  profonde.  Il 
semblait  que  ces  accords  frappassent 
aux  portes  d'un  empire  inconnu ,  et 
conjurassent  les  secrets  des  puissances 
mystérieuses.  Puis  il  invoqua  les  astres, 
et  l'on  crut  entendre  les  sons  des  sphè- 
res célestes  balancées  dans  l'espace. 
Puis  ses  accords  devinrent  plus  tumul- 
tueux ,  et  il  évoqua  toutes  les  images 


LES    MAÎTRES    CHA.NTEURS.  5j 

de  l'amour  heureux,  et  chacun  se  sen- 
tit pénétré  de  déUces  secrètes.  Lorsque 
Ofterdingen  eut  achevé  de  chanter,  il 
se  fit  un  long  silence  auquel  succéda 
un  long  murmure  d'approbation.  La 
comtesse  Mathilde  se  leva  vivement, 
s'avança  vers  Ofterdingen,  et  lui  posa 
sur  le  front  la  couronne  qui  était  le 
prix  du  concours. 

Une  rougeur  éclatante  couvrit  les 
joues  de  Ofterdingen,  il  s'agenouilla 
et  pressa  avec  ardeur,  contre  son  sein, 
la  main  de  la  belle  comtesse.  Eu  se  re- 
levant ,  son  regard  vif  et  pénétrant 
rencontra  celui  du  fidèle  Wolfframb  de 
Eschinbach  qui  se  disposait  à  s'appro- 
cher de  lui,  mais  qui  se  recula  comme 
repoussé  par  un  pouvoir  invisible.  Une 
seule  personne  ne  joignait  pas  ses  élo- 
ges à  ceux  que  tout  le  monde  prodi- 
guait au  jeune  maitre;  c'était  le  land- 
grave qui  était  devenu  de  plus  en  plus 


58  CONTES    NOCTURNES. 

sérieux  et  pensif,  tandis  que  Ofterdin» 
gen  chantait ,  et  qui  dit  à  peine  quel- 
ques mots  en  sa  faveur.  Ofterdingen 
sembla  fort  irrité  de  la  conduite  du 
prince.  Dans  la  soirée,  lorsque  l'ombre 
commençait  à  s'étendre,  Wolfframb  de 
Eschinbach  qui  avait  en  vain  chercbé 
son  ami,  le  rencontra  dans  une  des 
allées  du  jardin.  Il  courut  à  lui,  le  serra 
contre  son  cœur,  et  lui  dit  :  —  Te  voilà 
doncdevenu  le  premier  maître  du  chant 
qui  soit  au  monde,  mon  cher  Henri. 
Comment  es-tu  donc  parvenu  à  attein- 
dre au  but  que  nous  soupçonnions  à 
peine?  Quel  esprit  divin  t'a  enseigné  les 
merveilles  d'un  autre  monde?  O  mon 
cher  ami,  que  je  t'embrasse  encore! 

—  Il  est  heureux ,  dit  Ofterdingen 
en  cherchant  à  se  dérober  aux  embras- 
semens  de  Wolfframb,  il  est  heureux 
que  tu  reconnaisses  combien  je  me 
suis  élevé  au-dessus  de  tous  les  préten- 


LES    MAITRES    CHANTEURS.  ^9 

dus  maîtres  qui. usurpent  ce  titre;  car 
tu  ne  saurais  m'en  vouloir,  si  je  trouve 
tous  vos  misérables  chants  fort  ab- 
surdes et  fort  ennuyeux. 

—  Ainsi  tu  méprises  ceux  que  tu 
honorais  tant,  dit  Wolffrarab,  et  tu 
ne  veux  plus  avoir  rien  de  commun 
avec  eux?  Toute  amitié,  toute  ten- 
dresse sont  devenues  étrangères  à  ton 
cœur,  parce  que  tu  es  devenu  plus  ha- 
bile que  nous!  Et  moi  aussi,  moi,  tu 
ne  me  trouves  plus  digne  de  ton  amour, 
parce  que  je  ne  puis,  dans  mes  vers, 
m'élever  aussi  haut  que  toi.  —  Ah  î 
Henri,  si  je  te  disais  ce  que  j'ai  éprou- 
vé en    entendant   tes   chants... 

—  Il  ne  faut  pas  me  le  taire,  dit 
Henri  en  riant  ironiquement,  cela  sera 
peut-être  fort  instructif  pour  moi. 

—  Henri  ,  dit  Woîfframb  d'un  ton 
sévère,  il  est  vrai  que  tes  chants  ont 
pris  un  essor  extraordinaire  et  merveil- 


6o  CONTES    NOCTURNES. 

leux,  que    ta  pensée  s'est  élevée  au- 
delà  des  nuages;  mais  une  voix  secrète 
me   disait  que    ce   chant   ne    pouvait 
découler  de  ton  âme,   et  qu'il  devait 
être  l'effet  de  forces  éliangcres,  comme 
celles  que  donne  le  nécromancien,  à 
l'aide  de  sucs  et  de  plantes  inconnues. 
Henri,  tu  es  certainement  devenu  un 
grand  maître,  et  tu  as  l'intelligence  des 
grandes  choses  ,  mais! comprends- 
tu  encore  le   doux  salut  du  vent  du 
soir,  quand  tu  te  promènes  sous  les 
épais  ombrages  du  bois?    Ton  cœur 
peut-il  encore  bondir  de  joie  au  frémis- 
sement des  feuillages,  au  fracas   des 
torrens  ?  Jettes-tu  encore  sur  les  fleurs 
des  regards  enfantins?   Te  sens-tu  en- 
core défaillir  d'amour  aux  plaintes  du 
rossignol?    Un    désir   infini    remplit-il 
encore  ton  âme,  en  rêvant?  Ah!  Henri, 
il  y  avait  dans  tes  chants  certaines  cho- 
ses qui  me  saisissaient  d'une  terreur 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  6l 

inconnue.   Je  ne  pouvais  m'empécher 
de  songer  à  ces  âmes  errantes  sur  les 
bords  de  l'Achéron,  dont  tu  faisais  le 
tableau  au  landgrave,  lorsqu'il  t'inter- 
rogeait autrefois   sur  la  cause  de  ta 
douleur;  j'étais  forcé  de  croire  que  tu 
avais  renoncé  à  tous  les  amours,    et 
que  ce  que  tu  avais  gagné  en  revan- 
che,  n'était  que  le  trésor  stérile  que 
trouve  un  voyageur  égaré  au   milieu 
d'un  désert.  Il  me  semble,  (je  ne  puis 
te  le  cacher)  que  tu  as  payé  ta  maî- 
trise, avec  toutes  les  joies  de  la  vie. 
Un  sombre  pressentiment  m'agite  en 
songeant   à  ce  qui   t'a  fait  fuir  de  la 
Wartbourg,    et  à  la  manière  dont  tu 
reviens  ici.  Tes  souhaits  peuvent  s'ac- 
complir. Peut-être  l'astre  brillant  qui 
me  souriait  s'éloigne-t-il  déjà  de  moi. 
Mais,  Henri!    tiens,  voici   ma  main; 
je  te  le  jure  ,  jamais  la  haine  ne  pren- 
dra place  dans  mon  cœur!  Malgré  tout 


62  CONTES     NOCTURNES. 

le  bonheur  qui  t'environne,  peut-être 
es-tu  au  bord  de  l'abîme,  peut-être  la 
tète  te  tourne-t-elle-déjà  en  voyant  sa 
profondeur  ;  ne  crains  rien  ,  tu  rae 
trouveras  toujours  près  de  toi,  pour  te 
soutenir  et  te  recevoir  dans  mes  bras. 
Henri  de  Ofterdingen  avait  écouté 
Wolfframb  dans  un  profond  silence.  Il 
se  cacha  le  visage  dans  son  manteau , 
et  s'élança  brusquement  dans  l'épais- 
seur du  bois.  Wolfframb  l'entendit 
s'éloigner  en  gémissant  et  en  poussant 
de  profonds  soupirs. 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  63 


CHAPITRE  V. 


La  guerre  de  la  Wartbourg. 


L'enthousiasme  et  l'admiration  des 
maîtres,  pour  le  chant  du  fier  Henri 
de  Ofterdingen,  fit  bientôt  place  à  un 
sentiment  plus  calme  ;  et  l'on  ne  tarda 


64  CONTES    NOCTURNES. 

pas  à  parler  du  clinquant  et  de  la  vi- 
duité  de  cette  poésie.  La  comtesse  Ma- 
thllde  resta  seule  partisan  dévoué  du 
poète  qui  avait  chanté  sa  beauté  et  sa 
grâce ,  d'une  façon  que  tous  les  maîtres 
(  à  l'exception  de  Wolfframb  de  Eschin- 
bach,  qui  ne  se  permettait  aucun  juge- 
ment),  traitaient  d'hérétique  et  de  bar- 
bare. En  peu  de  temps,  les  manières 
de  la  comtesse  Mathilde  changèrent 
entièrement.  Elle  ne  traitait  plus  les 
autres  maîtres  qu'avec  mépris,  et  elle 
retira  même  ses  bonnes  grâces  au  pau- 
vre Wolfframb  de  Eschinbach.  Les 
choses  en  vinrent  au  point  que  Henri 
fut  appelé  pour  enseigner  à  la  belle 
comtesse  l'art  du  chant  ,  et  qu'elle 
commença  à  faire  des  chants  dans 
le  goût  de  celui  de  Ofterdingen.  De- 
puis ce  temps ,  elle  sembla  perdre 
chaque  jour  de  sa  grâce  et  de  son 
charme.  Négligeant  tout  ce  qui  contri- 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  65 

bue  au  mérite  de  la  femme,  elle  devint 
un  être  équivoque,  haï  d'un  sexe  et  ri- 
dicule pour  l'autre.  Le  landgrave  crai- 
gnant que  la  folie  de  la  comtesse  n'en- 
traînât les  autres  femmes  de  sa  cour  , 
leur  défendit  sous  peine  de  bannisse- 
ment, de  s'occuper  de  poésie.  T>a  com- 
tesse Mathilde  quitta  alors  la  Wart- 
bourg,  et  se  retira  dans  un  château 
près  d'Eizenach  où  Henri  de  Ofterdin- 
gen  l'eiit  suivie,  si  le  landgrave  ne  lui 
eût  pas  ordonné  de  rester,  pour  répon- 
dre au  défi  que  lui  avaient  porté  les 
maîtres. 

—  Vous  avez,  dit  le  landgrave  à 
l'arrogant  chanteur,  vous  avez  vilaine- 
ment troublé  le  beau  cercle  que  j'avais 
formé  ici.  Pour  moi,  vous  ne  pouviez 
m'abuser;  car  je  reconnus  dès  le  pre- 
mier moment  que  vos  chants  ne  dé- 
coulaient pas  du  fond  de  l'âme  d'un  vé- 
ritable maître  chanteur ,  mais  qu'ils 
xiii.  6 


66  COSrtES    JVOCTÎJRNÊS. 

étaient  le  fruit  des  leçons  d'un  faux 
maître.  Que  sont  l'éclat ,  la  magni- 
ficence, s'ils  ne  servent  qu'à  parer  un 
cadavre.  Vous  parlez  des  effets  cachés, 
des  secrets  de  la  nature ,  non  pas  tels 
qu'ils  s'offrent  à  l'âme  de  l'homme  qui 
contemple  une  phi5  belle  vie,  mais 
tels  qu'ils  se  présentent  à  l'auda- 
cieux astrologue  qui  veut  les  mesurer 
et  les  scruter  au  moyen  de  son  art. 
Ayez  honte,  Henri  de  Ofterdingen,  du 
changement  subit  qu'a  produit  eu 
vous  la  doctrine  d'un  indigue  maître. 
—  Je  ne  sais ,  répondit  Henri ,  en 
quoi  j'ai  mérité  votre  colère  et  vos  re- 
proches, noble  seigneur.  Peut-être  se- 
riez-vous  d'une  autre  opinion,  si  vous 
saviez  quel  est  le  maître  qui  m'a  dé- 
voilé les  trésors  du  chant.  J'avais  quitté 
votre  cour  dans  une  douleur  et  dans 
un  découragement  profond,  lorsqu'un 
petit   livre   tomba   dans  mes    mains , 


LES    MAÎTRES    CHAÎÎVTEURS.  O7 

d'une  façon  sineulière.  C'était  l'on- 
vrage  du  plus  habile  des  maîtres  chan- 
teurs; il  renfermait  quelques  chants  de 
sa  composition  et  les  principales  règles 
de  l'art.  Plus  je  lisais  dans  ce  livre,  pUis 
je  voyais  clairement  que  c'est  une 
chose  misérable  que  de  s'attacher  à 
rendre  uniquement  ce  qu'on  a  dans  le 
cœur;  bref,  je  me  sentis  soumis  à  une 
influence  inconnue.  Mon  désir  de  voir 
le  maître  lui-même  et  d'entendre  de  sa 
bouche  les  principes  de  la  sagesse  et  de 
l'intelligence  devint  irrésistible.  Je  me 
mis  en  chemin  et  je  partis  ponr  la 
Transylvanie.  Oui  !  sachez -le,  mon 
noble  seigneur!  C'est  maître  Kling- 
sohr,  lui-même,  que  j'ai  visité,  et  à 
qui  je  dois  l'élan  hardi  de  mes  vers. 
Maintenant,  je  pense  que  vous  jugerez 
plus  favorablement  de  mes  efforts. 

—  Le  duc  d'Autriche,   répondit  le 
landgrave,  m'a  dit  et  m'a  écrit  beau- 


68  CO^'TES    NOCTURNES. 

coup  de  choses  à  la  louange  de  votre 
inaitre.  Maître  Rlingsohr  est  un  homme 
profondément  versé  dans  les  sciences 
occultes.  Il  calcule  le  cours  des  astres, 
et  reconnaît  les  rapports  merveilleux 
de  leur  marche  avec  celle  de  nos  des- 
tinées. Les  secrets  des  métaux ,  des 
plantes,  des  minéraux, lui  sont  connus, 
et  en  outre,  il  est  expérimenté  dans  les 
affaires  de  ce  monde,  et  assiste  le  duc 
d'Autriche  de  son  bras  et  de  ses  con- 
seils. Comment  toutes  ces  choses  peu- 
vent-elles s'accorder  avec  l'âme  pure  et 
naïve  d'un  véritable  maitre- chanteur, 
je  l'ignore  ;  et  je  pense  bien  que  c'est 
justement  pour  cela  que  les  chants  de 
maitre  Klingsohr,  si  bien  tournés  et 
si  ingénieusement  pensés,  ue  vont  ja- 
mais à  mon  cœur. — Mais  aujourd'hui, 
il  s'agit  de  toi ,  Henri.  Les  maîtres  pres- 
que irrités  de  ta  conduite  orgueilleuse, 
te  défient  et  veulent  te  disputer  quel- 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  69 

qiies  jours  durant^   le  prix  du  chant. 
Il  faut  les  satisfaire. 

La  lutte  des  maîtres  eut  lieu.  Mais 
soit  que  les  leçons  que  Henri  avait  re- 
çues, eussent  égaré  son  esprit,  soit  que 
l'enthousiasme  eût  donné  des  forces  à 
ses  adversaires ,  il  perdit  le  prix  contre 
chacun    d'eux.   Irrité   de   sa   défaite  , 
Henri  se  mit  à  chanter  des  airs  pleins 
d'allusions  moqueuses  contre  le  land- 
grave  Hermann ,    et    enflés    d'éloges 
pour  le  duc  Léopold  VII  qu'il  nom- 
mait l'astre  brillant,   sous  lequel  s'é- 
taient réfugiés  tous  les  arts.  Il  ne  s'en 
tint  pas  là,  et  tourna  en  dérision  toutes 
les  femmes  de  la  cour  qu'il   immola 
impitoyablement  à   la   comtesse   Ma- 
thilde.  Ce  fut  alors  que  tous  les  maî- 
tres irrités,  sans  en  excepter  le  doux 
Wolfframb  de  Eschinbach ,  s'emportè- 
rent violemment  et   l'accablèrent   de 
chansons  satyriques.  Henri  Schreiber 


*]0  CON^TES    NOCTURNES. 

et  Jean  Bitterolff,  montrèrent  le  faux 
éclat  des  poésies  de  Ofterdiugen  et  la 
uîaigreur  de  ses  pensées,  qui  se  cachait 
sous  ce  fluant  langage.  Mais  Walther 
de  la  Vogelweid  et  Reinhard  de  Zwec- 
khstein  allèrent  plus  loin,  ils  prétendi- 
rent que  la  méchante  conduite  de  Henri 
demandait  une  vengeance  plus  sévère, 
et  ils  voulurent  se  la  faire  l'épée  à  la 
main. 

Ainsi,  Henri  de  Ofterdingen  vit  à 
la  fois  son  talent  foulé  aux  pieds  et  ses 
jours  mis  en  danger.  Plein  de  rage  et 
de  désespoir,  il  alla  supplier  le  land- 
grave de  protéger  sa  vie,  et  le  pria  de 
faire  juger  la  question  du  chant  par  le 
plus  célèbre  maître  de  l'époque,  par 
maître  Klingsohr. 

—  Les  choses  sont  venues  au  point 
qu'il  ne  s'agit  plus  guère  de  chant  entre 
les  maîtres  et  vous,  dit  le  landgrave. 
Dans  vos  vers  insensés,  vous  m'avez 


LES    MAITRES    CHANTEURS.  ^  1 

insulté  gravement,  ainsi  que  les  nobles 
dames  de  ma  cour.  De  votre  lutte  ne  dé- 
pend donc  plus  seulement  votre  ré- 
putation, mais  encore  mon  honneur 
et  celui  des  dames.  Cependant  tout 
se  passera  paisiblement ,  et  je  vous 
promets  que  maître  Klingsohr  décidera 
du  concours.  Un  de  mes  maîtres 
chanteurs  que  le  sort  désignera,  con- 
courra avec  vous;  et  tous  deux,  vous 
choisirez  vous-même  lesujet  sur  lequel 
vous  devez  chanter.  Mais  le  bourreau 
sera  derrière  vous,  le  fer  nu,  et  celui 
qui  succombera  aura  la  tête  tranchée 
aussitôt.  Allez,  faites  que  maître  Kling- 
sohr vienne  dans  le  cours  de  l'année, 
et  qu'il  soit  juge  de  cette  lutte  à  vie  et 
à  mort. 

Henri  de  Ofterdingen  se  retira,  et 
la  tranquillité  fut  ainsi  rétablie,  pour 
quelque  temps,  à  la  Wartbourg. 

Les  chansons  que  les  maîtres  avaient 


73  CONTES    NOCTURNES. 

composées  contre  Henri  de  Ofterdin- 
gen ,  furent  rassemblées  dans  un  re- 
cueil qu'on  nomma  :  la  Guerre  de  la 
ÏVartbourg.  * 

*  Ce  recueil  se  trouve  dans  la  collectiou  d'antiquités 
littéraires  du  chevalier  Mauesse.    Tr. 


jLES    MAÎTRES    CHANTEURS.  "jS 


^ailre  K.liogsobr  vieat  9  Eizenaoii, 


*'Tfc**a^.UL  JHU. 


IJif  an  s'était  presqu  écoulé  lorsqutî 
la  nouvelle  vint  à  la  Wartbourg,  que 
maître  Klingsohr  était  réellement  ar- 
rivé à  Eizenach ,  et  qu'il  était  descendu 
%iu,  7 


74  CONTES    NOCTURNES. 

chez  un  bourgeois  nommé  Helgrefe  , 
devant  la  porte  St.-Georges.  Les  maî- 
tres se  réjouirent  fort  de  voir  que  le 
moment  de  décider  de  leur  querelle 
avec  Ofterdingen  approchait  ;  mais  per- 
sonne n'avait  plus  d'impatience  de  voir 
ce  célèbre  maître  étranger,  que  Wolf- 
framb  de  Eschinbach.  —  Il  se  peut , 
se  disait-il,  que  maître  Klingsohr  soit 
adonné  à  une  science  damnabie  , 
comme  disent  les  gens,  et  que  les  puis- 
sances infernales  soient  à  ses  ordres. 
Mais  le  vin  le  plus  généreux  ne  croît-il 
pas  sur  une  lave  brûlante  ?  Qu'importe 
au  voyageur  altéré  que  les  grappes  , 
dont  il  se  désaltère ,  aient  mûri  au  feu 
de  l'enfer?  C'est  ainsi  que  je  veux  de 
la  science  et  des  talens  du  maître  ,  sans 
en  examiner  la  source,  et  sans  plus 
approfondir  qu'il  ne  convient  à  une 
âme  pieuse  et  pure. 

Wolfframb  se  rendit  bientôt  àEize- 


LES    MAITRES    CHANTEURS.  70 

îiach.  Lorsqu'il  arriva  devant  la  mai- 
son du  bourgeois  Helgrefe  ,  il  trouva 
un  grand  nombre  de  gens  rassemblés 
qui  regardaient  tous  vers  le  balcon.  II 
reconnut  parmi  enx  beaucoup  de 
jeunes  gens  de  l'école  de  chant,  qui  ne 
cessaient  de  s'entretenir  du  célèbre 
maître.  L'un  avait  écrit  les  paroles  que 
Klingsohr  avait  prononcées  lorsqu'il 
était  entré  chez  Helgrefe  ;  les  autres 
savaient  au  juste  ce  que  le  maître  avait 
mangé  à  dîner 5  un  troisième  préten- 
dait que  le  maître  lui  avait  souri  et 
parlé,  parce  qu'il  l'avait  reconnu  pour 
im  chanteur,  à  sa  barette  qu'il  portait 
toute  semblable  à  celle  de  maître 
Klingsohr;  et  un  quatrième  entonnait 
une  chanson  qu'il  disait  écrite  à  la  ma- 
nière du  poète  transylviuiien.  Bref, 
cétait  partout  un  tumulte  étrange. 
Wolfframb  perça  à  grand'peine  toute 
cette  cohue,  et  pénétra  dans  la  maison. 


76  CONTES    NOCTURNES. 

Helgrefe  vint  amicalement  au-devaiït 
de  lui,  et  courut  l'annoncer,  selon  son 
désir,    au  maître  qu'il  venait  visiter; 
mais   il   revint  en   disant   que  maître 
Rlingsohr  étudiait  et  qu'il  ne  pouvait 
voir   personne.   Il  fallait  se  présenter 
de  nouveau   dans  deux  heures.  Wolf- 
framb  fut  forcé  de  se  soumettre  à  ce 
retard.  Après  être  revenu  deux  heures 
plus  tard  ,  et  avoir  attendu  une  heure 
encore ,   Helgrefe  eut  enfin  la  permis- 
sion de  l'introduire.  Un  laquais,  singu- 
lièrement vêtu  de  soie  de  diverses  cou- 
leurs, lui  ouvrit  la   porte  de  la  cham- 
bre,  et  Wolfframb  entra.   Il   aperçut 
un    homme   de   haute   taille,  couvert 
d'une  longue  robe  de  velours  rouge 
avec  de  larges  manches,  et  richement 
bordée   de   martre ,    qui  se  promenait 
gravement  dans  sa  chambre.  Ses  traits 
ressemblaient  à  ceux  du  Jupiter  ton- 
nant, tant  son  front  offrait  de  majesté 


LES    MAITRES    CHANTEURS.  7*7 

et  tant  ses  grands  yeux  lançaient  des 
regards  étincelans.  Une  barbe  noire  et 
frisée  couvrait  ses  joues  et  son  menton , 
et  une  barette  bizarre  ou  un  turban  , 
car  on  ne  pouvait  distinguer  cette  coif- 
fure, recouvrait  sa  tète.  Le  maître  te- 
nait ses  bras  croisés  sur  sa  poitrine,  et 
prononçait  d'une  voix  sonore,  tout  en 
se  promenant,  des  paroles  que  Wolf- 
framb  ne  comprit  pas.  En  regardant 
autour  de  lui  dans  la  chambre  qui  était 
remplie  de  livres  et  d'instrumens  de 
toute  espèce,  Wolfframb  aperçut  dans 
un  coin  un  petit  homme  âgé ,  pâle , 
à  peine  haut  de  trois  pieds  ,  qui  était 
assis  devant  un  pupitre  sur  une  chaise 
élevée,  et  qui  écrivait  soigneusement 
avec  une  plume  d'argent ,  sur  une 
grande  feuille  de  parchemin,  ce  que 
lui  dictait  maître  Klingsohr.  Après 
quelques  momens,  les  regards  sévères 
du   maître  tombèrent  enfin  sur  Wolf"> 


78  CONTES    NOCTURNES. 

framb    de  Eschinbach;   et,  cessant  de 
parler,  il  s'arrêta  au  milieu  de  la  cham- 
bre.  Wolfframb  salua  alors  le  maître 
en  vers  agréables;  il  lui  dit  qu'il  était 
venu  pour  se  délecter  dans  ses  savans 
entretiens,  et  le  supplia  de  lui  répondre 
dans  le  langage  poétique  ,  afin  de  lui 
procurer  quelques  instans  de  délices. 
Le    maître   le   toisa  d'un  regard  irrité 
et    lui    dit  :  —  Qui   ètes-vous  ,  jeune 
homme,  pour  oser  venir  me  troubler 
par  vos   vers  absurdes ,  et  me  défier 
comme    s'il    s'agissait  d'une   lutte  de 
chaut  ?    Ah  !     vous    êtes    sans    doute 
Wolfframb    de    Eschinbach,    le    plus 
inhabile,  le  plus  ignorant  des  compa- 
gnons qui  se  donnent  à  la  Wartbourg 
pour  maîtres-chanteurs.  Non, mon  cher 
garçon ,    il    faut   que  vous  grandissiez 
encore  un  peu  avant  que  je  me  mesure 
avec  vous. 

Wolfframb  de  Eschinbach  ne  s'était 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  7^ 

pas  attendu  à  une  telle  réception ,  son 
sang  bouillonna  en  entendant  les  pa- 
roles insultantes  deKlingsohr,  il  sentit 
plus  vivement  que  jamais  la  force  et 
l'énergie  que  le  ciel  lui  avait  départies. 
Il  regarda  gravement  le  maître  et  lui 
répondit  :  —  Maître  Klingsohr,  vous  n'a- 
vez pas  bien  agi  en  répondant  aussi 
amèrement  à  mon  salut  bienveillant  et 
amical.  Je  sais  que  vous  êtes  fort  verse 
dans  les  sciences  et  dans  l'art  du  chant; 
mais  cela  ne  vous  autorise  pas  à  cette 
vaine  outre-cuidance  que  vous  devriez 
mettre  de  côté ,  comme  indigne  de 
vous.  Je  vous  le  dis  librement ,  maître 
Klingsohr;  je  crois  maintenant  ce  que 
le  monde  dit  de  vous.  On  assure  que 
vous  avez  subjugué  les  esprits  infer* 
naux,  et  que  vous  avez  des  rapports 
avec  eux  au  moyen  des  sciences  oc- 
cultes que  vous  pratiquez.  C'est  de-là, 
dit-on,  que  vient  votre  talent,  mais  ce 


Sa  CONTES   NOCTURNES. 

iTest  pas  i'émotion  naturelle  du  cœur 
qui  produit  vos  triomphes;  aussi  êtes- 
vous  orgueilleux  et  dur  comme  ne 
l'est  jamais  le  chanteur,  dont  l'âme 
est  pure. 

—  Oh  î  oh!  répondit  Klingsohr,  ne 
Vous  montez  pas  ainsi,  jeune  compa- 
gnon. Quant  à  ce  qui  concerne  mes 
rapports  avec  les  esprits,  silence  là- 
dessus,  vous  n'y  comprenez  rien;  et 
pour  la  source  de  mon  talent,  ce  que 
vous  avez  dit  est  un  bavardage  d'en- 
iaut.  Dites-moi  donc  d'où  vous  vient 
Vart  déchanter?  Pensez-vous  que  je  ne 
sache  pas  comment  maître  Friedbrand 
vous  prêta  en  Ecosse  quelques  livres 
que  vous  eûtes  l'ingratitude  de  ne  pas 
lui  rendre,  et  d'où  vous  avez  tiré 
toutes  vos  chansons  ?  Et  !  si  le  diable 
a  fait  mes  vers,  vous  devez  les  vôtres 
à  un    méchant   cœur. 

Wolfframb  tressaillit  à  ces  affreux 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  8l 

reproches.  II  posa  sa  main  sur  sa  poi- 
trine et  dit  :  - —  Aussi  vrai  que  Dieu  me 
soit  en  aide,  l'esprit  du  mensonge  est 
puissant  en  vous,  maître  Rlingsohr! 
Comment,  j'aurais  trompé  mon  digne 
maître  Friedbrand  !  Sachez ,  maître 
KUngsohr,  que  je  n'ai  gardé  ces  écrits 
qu'autant  que  mon  maître  l'a  permis, 
et  que  je  les  ai  lus  et  tous  rendus.  Ne 
vous  ètes-vous  jamais  aidé  des  précep- 
tes des  autres  maîtres? 

—  Quoiqu'il  en  soit,  dit  Rlingsohr, 
sans  répondre  aux  paroles  de  Wolf- 
framb,  où  auriez-vous  acquis  votre 
talent,  vous  qui  osez  vous  comparer  à 
moi?  Savez-vous  point  que  j'ai  fait  la- 
borieusement mes  études  à  Rome,  à 
Paris  et  à  Cracovie,  que  j'ai  parcouru 
tous  les  pays  d'Orient ,  recherché  les 
secrets  des  Arabes,  gagné  des  pris 
dans  toutes  les  écoles  de  chant  et  que 
j'ai  été  nommé  maître  des  sept  sciences 


0-2  CONTES    NOCTURNKS. 

libérales.  Et  pendant  ce  temps,  vous 
étiez  dans  votre  pays  de  Suisse  à  dé- 
chiffrer les  vers  d'un  maître  mal  ha- 
bile. 

Pendant  queKlingsohr  parlait  ainsi, 
la  colère  de  Wolfframb  s'était  apaisée  , 
car,  en  dépit  de  toutes  les  rodomonta- 
des du  maître,  il  était  impossible  de 
méconnaître  la  grandeur  de  son  talent. 
Il  répondit  avec  calme  et  en  souriant: 
— Eh!  mon  chermaître,  jépourraisbien 
vous  répondre  que  si  je  n'ai  pas  étu- 
dié à  Rome  et  à  Paris,  si  je  n'ai  pas 
cherché    la  sagesse   des  Arabes    dans 
leur  patrie ,  j'ai  profité  des  leçons  de 
mon  maître  Friedbrand  que  j'ai  suivi 
jusqu'au   fond   de  l'Ecosse  ,  ainsi   que 
de  l'exemple  d'autres  maîtres  habiles 
que  j'ai  trouvés   dans  les   cours   des 
princes   d'Allemagne.    Mais  je   pense 
que  toutes  les  leçons,  que  tous  les  en- 
seignemens  des  plus  grands  maîtres, 


LES    iAIAÎTRES    CHANTEURS.  85 

m'eussent  été  inutiles,  si  le  ciel  tout 
puissant  n'eût  mis  dans  mon  sein  l'é- 
tincelle sacrée,  si  j'avais  repoussé  loin 
de  moi,  avec  une  âme  ardente,  tout  ce 
qui  est  faux  et  méchant ,  et  si  encore 
je  ne  m'efforçais  de  ne  chanter  que 
des  sentimens  purs  et  tendres. 

Et  sans  y  songer  lui-même,  Wolf- 
framb  ne  put  s'empêcher  de  dire  un 
chant  qu'il  avait  composé  récemment. 

Maître  Rlingsohr  se  promenait  çà 
et  là,  plein  de  rage;  enfin  il  s'arrêta 
devantWolfframb,  et  le  regarda  comme 
s'il  eût  voulu  le  percer  de  ses  regards 
de  feu.  Mais  lorsque  Wolfframb  eut 
achevédechanter,Klingsohr  posa  dou- 
cement sa  main  sur  l'épaule  du  jeune 
maître.  —  Wolfframb,  lui  dit-il,  puis- 
que vous  le  voulez  absolument,  j'ac- 
cepte la  lutte  que  vous  m'offrez.  Mais 
allons  dans  un  autre  lieu,  cette  cham- 
bre ne  vaut  rien  pour  un  semblable 


84  CONTES    NOCTURNtS. 

exercice ,  et  d'ailleurs  il  faut  que  vous 
goûtiez  un  verre  de  noble  viii  avec 
moi. 

En  cet  instant,  le  petit  homme,  qui 
jusque-là  n'avait  cessé  d'écrire  ,  sauta 
lourdement  de  sa  chaise  sur  le  plan- 
cher qui  rendit  un  son  plaintif.  Rling- 
sohr  se  retourna  vivement,  poussa  du 
pied  le  petit  homme  dans  une  armoire 
quise  trouvait  sous  le  pupitre, et  la  fer- 
ma à  clef.  Wolfframb  entendit  le  nain 
pleurer  doucement  et  gémir.  Rling- 
sohr  referma  ensuite  les  hvres  qui 
étaient  ouverts  autour  de  lui,  et  chaque 
fois  que  la  couverture  chargée  de  lourds 
fermoirs  retombait  sur  elle-même,  un 
son  plaintif,  comme  le  dernier  soupir 
d'un  mourant,  se  faisait  entendre  dans 
la  chambre.  Rlingsohr  prit  alors  à  la 
main  des  plantes  merveilleuses,  qui 
ressemblaient  à  des  créatures  humai- 
nes, et  dont  les  filamens  et  les  bran- 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  85 

ches  s'agitaient  comme  des  bras  et 
des  jambes,  du. milieu  desquels  gri- 
maçait un  visage  hideux,  et  pendant 
ce  temps  un  bruit  confus  se  faisait  en- 
tendre dans  les  armoires,  et  un  énorme 
oiseau  volait  dans  la  chambre  en  agi- 
tant ses  ailes  dorées.  La  nuit  était  ve- 
nue, et  AVolfframb  se  sentit  saisi  d'une 
horreur  profonde.  Le  maître  s'aper- 
çut de  son  trouble,  et  tira  d'une  boîte 
une  pierre  qui  répandit  autour  de  lui 
une  clarté  égale  à  celle  des  rayons  du 
soleil.  Tout  devint  calme,  et  AVolf- 
framb  n'entendit  plus  rien.  Deux  va- 
lets vêtus  d'étoffes  de  soie  bariolée, 
comme  celui  qui  avait  ouvert  la  porte, 
entrèrent  en  portant  un  costume  ma- 
gnifique, dont  ils  couvrirent  maître 
Rlingsohr. 

Puis  maître  Rlingsohr  et  Wolfframb 
de  Eschinbach  se  rendirent  ensemble 
à  la  taverne  de  la  Cave-du-Conseil.  .  . 


CONTES    NOCTURNES. 


Ils  avaient  bu  ensemble  à  leur  amitié 
et  à  leur  réconciliation,  et  chanté  sur 
différens  modes.  Aucun  maître  ne  se 
trouvait  là  pour  adjuger  le  prix  au 
vainqueur,  mais  tous  eussent  déclaré 
que  maître  Rlingsohr  avait  été  sur- 
passé; car,  quelque  grande  que  fut  son 
habileté  ,  il  ne  pouvait  s'élever  jusqu'à 
la  grâce  et  à  l'énergie  des  simples 
chansons  de  Wolfframb  de  Eschin- 
bach. 

Wolfframb  venait  d'achever  un  air 
admirable  ,  lorsque  maître  Klingsohr 
renversé  dans  son  fauteuil ,  les  yeux 
baissés,  lui  dit  d'une  voix  sourde  : 
—  Vous  m'avez  regardé  comme  un 
homme  vain  et  orgueilleux  ,  maître 
Wolfframb,  mais  vous  vous  tromperiez 
fort  si  vous  pensiez  que  mon  regard  , 
aveuglé  par  l'amour- propre  ,  ne  peut 
reconnaître     le    talent    quelque    part 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS,  87 

qu'il  se  trouve,  dans  un  désert  ou  dans 
une  salle  de  maîtrise.  Il  n'est  ici  per- 
sonne pour  juger  entre  nous;  mais,  je 
vous  le  dis  ,  vous  m'avez  vaincu  ,  et 
dans  cet  aveu  vous  devez  reconnaître 
la  réalité  de  ma  vocation. 

—  Eh,  mon  cher  maître!  répondit 
Wolfframb,  il  se  peut  qu'un  enthou- 
siasme extraordinaire  ait  rendu  aujour- 
d'hui mes  chants  meilleurs  que  d'ordi- 
naire; mais  loin  de  moi  la  pensée  de 
me  placer  au-dessus  de  vous.  Peut-être 
aujourd'hui  votre  inspiration  ne  dé- 
coulait-elle pas  facilement.Quelquefois 
un  nuage  sombre  pesé  sur  notre  tète  , 
mais  assurément  demain  vous  rempor- 
teriez la  victoire. 

—  A  quoi  sert  tant  de  modestie  !  dit 
maître  RUngsohr  eu  s'élançant  de  sa 
chaise,  et  se  plaçant  le  dos  tourné  à 
AVolfframb ,  sous  la  haute  croisée  d'où 


88  CONTES   tvocturWes. 

il  contempla  en  silence  les  pâles  rayons 
de  la  lune. 

Il  garda  cette  attitude  quelques  ins- 
tans,  puis  se  retourna,  alla  à  Wolf- 
framb ,  et  lui  dit  d'une  voix  forte  :  — 
Vous  avez  raison  ,  Wolfframb  de  Es- 
chinbach,  ma  science  commande  aux 
puissances  cachées;  nos  penclians  doi- 
vent nous  séparer.  Vous  m'avez  vaincu; 
mais  dans  la  nuit  qui  suivra  celle-ci  , 
je  vous  enverrai  quelqu'un  nommé 
Nasias.  Vous  aurez  une  lutte  de  chant 
avec  lui,  et  prenez  garde  qu'il  ne  vous 
surpasse. 

A  ces  mots ,  maître  Rlingsohr  se 
précipita  hors  de   la  Cave-du-Conseil. 


^v 


LES    MAITRES    CHANTEURS.  89 


CHAPITRE   VII. 

ÎÇasias  vient    trouver,  dans  la  nuit ,  WoltYramb 
de  Eschinbach. 


Wolf'framb  demeurait  à  Eizenach  , 
dans  la  maison  d'un  bourgeois  nommé 
Gottschalk.  C'est  un  homme  pieux  et 
jovial,  qui  tenait  son  hôte  en  hon- 
neur. Il  se  pouvait  bien  que  Rlingsohr 
et  Eschinbach,  qui  se  croyaient  seuls 

xii[.  8 


90  CO]yTP.S    KOCTURNES. 

et  retirés  dans  la  Cave-dii-Conseil,  eus- 
sent été  écoutés  par  les  jeunes  élèves 
(le  l'école  de  chant,  qui  suivaient  pas 
à  pas  le  célèbre  »naître,  car  il  ne  fut 
question  dans  toute  la  ville  que  de  la 
victoire  remportée  par  Wolfframb  sur 
maitre  Klingsohr.  Gottschalk  l'apprit 
aussi,  il  monta  ,  plein  de  joie ,  chez  son 
hôte,  et  lui  demanda  comment  Tor- 
gueilleux  maître  avait  pu  se  décider 
à  lutter  avec  lui  dans  la  Cave-du-Con- 
seil.  Wolfframb  raconta  fidèlement 
comment  tout  s'était  passé,  et  ne  lui 
cacha  pas  que  maître  Klingsohr  l'avait 
menacé  de  lui  envoyer  dans  la  nuit  pro- 
chaine un  antagoniste  nommé  Nasias. 
Gottschalk  pâlit  alorsde  frayeur,  il  joi- 
gnit les  mains  et  s'écria  d'une  voix 
douloureuse  :  —  Ah  !  Dieu  du  ciel ,  ne 
savez-vous  pas,  mon  cher  sire,  que 
maître  Klingsohr  entretient  un  com- 
merce avec  les  méchans  esprits  qui  lui 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  pt 

sont  soumis  et  qui  obéissent  à  ses  vo- 
lontés.Helgrefe,  chez  qui  maître  Kling* 
sohr  a  pris  son  logement,  raconte  à  ses 
voisins  de  merveilleuses  choses.  Dans 
la  nuit,  on  dirait  qu'il  y  a  une  grande 
société  chez  lui,  bien  qu'on  n'ait  vu 
entrer  personne  dans  la  maison ,  et  alors 
commencent  des  chants  singuliers,  des 
bruits  extraordinaires  ,  et  on  voit  bril- 
ler une  lumière  éblouissante  par  les  fe- 
nêtres. Peut-être  ce  Nasias  est  l'ennemi 
du  genre  humain  lui-même.  Partez, 
mon  cher  sire,  n'attendez  pas  cette  fâ- 
cheuse visite,  je  vous  en  conjure! 

—  Eh,  mon  cher  hôte!  répondit 
Wolfframb,  comment  voulez-vous  que 
j'évite  la  lutte  qui  m'est  offerte?  Cela 
est  tout  à  fait  contraire  aux  règles  des 
maîtres  chanteurs.  Que  Nasias  soit  un 
esprit  malin  ou  non,  je  l'attendrai  tran- 
quillement. Peut-être  m'assourdira-t'-il 
de  chants  infernaux,  mais  il  ne  trou* 


g  2  CONTES    NOCTURNES. 

blera  pas  mes  pieuses  pensées,  et  il  ne 
pourra  nuire  à  mon  âme  immortelle. 

—  Je  sais  déjà  que  vous  êtes  un 
homme  courageux  ,  qui  ne  craint  pas 
même  le  diable,  dit  Gottschalk.  Si 
donc  vous  voulez  absolument  rester , 
permettez  que  mon  serviteur  Jonas 
passe  la  nuit  prochaine  avec  vous. 
C'est  un  homme  pieux  et  vigoureux , 
aux  larges  épaules  ,  que  le  chant  ne 
saurait  engourdir.  Si  vous  faiblissiez 
devant  le  diable,  et  que  Nasias  voulût 
vous  faire  quelque  mal ,  Jonas  pousse- 
rait un  cri,  et  nous  accourrions  tous 
avec  des  cierges  et  de  l'eau  bénite.  On 
dit  que  le  diable  ne  peut  supporter 
l'odeur  du  musc  quand  un  capucin  l'a 
porté  dans  un  petit  sac  sur  sa  poitrine. 
J'en  aurai,  et  dès  que  Jonas  criera, 
nous  le  porterons  sous  le  nez  de  maî- 
tre Nasias. 

Wolfframb  ne  put  s'empêcher  de  rire 
des  précautions  de  son  hôte,  et  lui  ré- 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  gS 

pondit  encore  qu'il  était  préparé  à  tout. 
Cependant  il  consentit  à  accepter  la 
compagnie  de  Jonas,  cet  homme  pieux, 
aux  larges  épaules,  si  bien  armé  contre 
l'influence  du  chant. 

La  nuit  était  venue.  Tout  était  en- 
core tranquille.  Les  poids  de  l'horloge 
de  l'église  montèrent  et  descendirent 
avec  bruit,  et  minuit  sonna.  Un  grand 
coup  de  vent  ébranla  la  maison,  des 
voix  discordantes  troublèrent  le  repos 
des  airs,  et  le  cri  des  oiseaux  de  nuit 
se  fit  entendre.  Wolflrarab  avait  donné 
cours  à  ses  pieuses  méditations,  et 
presqu'entièrement  oublié  la  visite  de 
son  adversaire. Un  coup  violentébraula 
sa  porte,  et  une  grande  figure,  envi- 
ronnée d'une  vapeur  rouge,  et  les  yeux 
ardens,  se  présenta  devant  lui.  Cette 
apparition  était  si  horrible,  que  tout 
autre  que  Wolfframb  eût  été  renversé 
d'effrqi .  mais  il  garda  une  contenance 


94  COWTES    NOCTURNES. 

assurée,  et  demanda  d'une  voix  forte  : 
—  Que  venez -vous  chercher  en  ce 
Heu? 

—  Je  suis  Nasias ,  et  je  viens  pour 
Uitter  avec  vous  dans  l'art  du  chant. 

A  ces  mots ,  Nasias  ouvrit  son  grand 
manteau,  et  Wolfframb  vit  qu'il  por- 
tait une  grande  quantité  de  livres  qu'il 
déposa  sur  une  table. 

Nasias  se  mit  alors  à  chanter  les  sept 
planètes  et  la  musique  céleste  des 
sphères,  comme  il  est  dit  dans  le 
songe  de  Scipion ,  et  entremêla  son 
chant  de  variations  fort  habiles.  Wolf- 
framb s'était  assis  dans  son  grand  fau- 
teuil ,  et  écoutait  tranquillement ,  les 
yeux  baissés,  tout  ce  que  chantait  Na- 
sias. Lorsque  celui-ci  eut  fini,  Eschin- 
bach  commença  un  chant  pieux  sur 
les  choses  sacrées.  Nasias  sautait  çà  et 
là  et  semblait  vouloir  jeter  à  la  tête 
du  chanteur  tous  les  gros  livres  qu'il 


LES    MAITRES    CHA^TTEURS.  C)l 

avait  apportés;  plus  le  chant  de  Woîf- 
framb  devenait  énergique  et  cclalant, 
plus  l'éclat  des  yeux  de  Nasias  pâlis- 
sait ,  plus  sa  taille  se  ramassait ,  si 
bien  que,  réduit  à  la  stature  d'un  pied, 
il  ne  faisait  plus  que  geindre  et  miauler, 
grimpant  le  long  des  armoires  et  traî- 
nant après  lui  son  manteau  rouge  et 
sa  large  fraise.  Quand  Wolfframb  eut 
achevé  son  chant,  il  voulut  s'approcher 
de  lui,maisNasias,  reprenant  aussitôt  sa 
haute  taille  et  ses  regards  étincelans, 
lui  cria: — Eh!  eh!  ne  plaisante  pas  avec 
moi ,  compagnon.  Il  se  peut  que  tu  sois 
un  bon  théologien ,  et  que  lu  t'enten- 
des aux  leçons  et  aux  arsjumens  de 
ton  gros  livre*,  mais  tu  n'es  pas  un 
chanteur  capable  de  te  mesurer  avec 
moi  et  avec  mon  maître.  Chantons 
une  petite  chanson  d'amour  ,  et  prend 
bien  garde  à  ta  réputation. 

*  U  Bible.  Tb. 


96  CONTES    NOCTURNES. 

Nasias  se  mit  alors  à  entonner  un 
chant  en  l'honneur  de  la  belle  Hélène 
et  des  plaisirs  de  Cylhérée,  et  sa  chan- 
son était  en  effet  si  séduisante  que  les 
flammes  qui  l'entouraient  semblaient 
les  feux  de  l'amour  sur  lesquels  se 
jouaient  de  petits  Cupidons.  Wolfframb 
écoutait  encore  en  silence  et  les  yeux 
baissés;  mais  bientôt  il  lui  sembla 
qu'il  se  promenait  dans  les  sombres 
allées  d'un  beau  jardin ,  et  qu'une  mu- 
sique délicieuse,  se  faisant  entendre  au 
milieu  des  fleurs  ,  couvrît  les  accens 
funestes  du  démon.  Alors  il  s'approcha 
de  celle  qui  était  sa  vie  entière,  dans 
tout  l'éclat  de  sa  beauté ,  et  tandis  qu'il 
la  saluait  de  ses  soupirs  ,  les  feuilles 
s'agitaient  doucement  et  les  jets  d'eau 
s'élevaient  en  longues  gerbes  brillan- 
tes. Elle  s'avança  vers  lui  ,  aux  doux 
chants  des  voix  inconnues  ,  comme 
portée  sur  des  ailes,  et  son  regard  ra- 


LES    MAITRES    CHANTEURS.  97 

dieux  ralluma  tous  les  feux  de  l'amour 
dans  le   cœur   de  Wolfframb.  Vaine- 
ment il  cherchait  des  paroles   et  des 
chants  pour  lui  exprimer  son  ardeur, 
elle  disparut  et  le  laissa  plongé  dans 
une  rêverie  délicieuse.  Et  pendant  ce 
temps,   Nasias   chantait  ,  mais  Wolf- 
framb n'entendit  rien  de  son  chant  et 
se  mit  à   son  tour  à   commencer  une 
chanson  où  il  dépeignit,  en  poète  trans- 
porté, toutes  les  douceurs  de  l'amour. 
Nasias  devint  de  plus  en  plus  impa- 
tient et  recommença  ses  bonds  désor- 
donnés dans  la  chambre,  en  poussant 
des  cris  discordans.  Wolfframb  se  leva 
alors  tle  son  fauteuil  et  ordonna,  au 
nom  du  Christ  et  de  son  saint  nom,  au 
démonde  s'éloigner.  Nasias,  vomissant 
des  flammes  autour  de  lui,   ramassa 
alors  tous  ses  livres,  et  poussa  un  grand 
éclat  de  rire  en  s'écriant  :  —  Schiiib  , 
Schnab ,  qu'es-tu  de  plus  qu'un  gros- 
xui.  u 


I 


98  CONTES    NOCTURNES. 

sier  clerc  ;  cède  donc  la  place  à  maître 
Klingsohr?  —  Aces  mots,  il  partit 
comme  un  coup  de  vent,  et  une  étouf- 
fante vapeur  de  soufre  se  répandit 
dans  la  chambre. 

Wolffrarab  ouvrit  la  fenêtre.  La 
brise  matinale  pénétra  dans  l'apparte- 
ment et  effaça  les  traces  du  démon.  Jo- 
nas  se  réveilla  du  profond  sommeil 
dans  lequel  il  était  tombé,  il  ne  fut  pas 
médiocrement  étonné  en  apprenant  ce 
qui  s'était  passé.  Il  appela  son  maître, 
et  Wolfframb  lui  raconta  les  évène- 
mens  de  la  nuit.  Gottschalk  honorait 
déjà  le  noble  Wolfframb,  cette  fois  il 
le  regarda  comme  un  saint  qui  venait 
de  vaincre  les  puissances  de  l'enfer. 
Mais  lorsque  Gottschalk  leva  les  yeux 
par  hasard  dans  la  chambre,  sa  sur- 
prise fut  grande,  car  il  aperçut  ces 
mots  inscrits  au-dessus  de  la  porte  en 
lettres  de  feu  :  Schnib,  Schnab  ,  qu'es- 


LES    MAITRES    CHANTEURS.  99 

tu  de  plus  qu'un  grossier  clerc;  cède 
donc  la  place  à  maître  Rlingsohr! 

Ainsi  le  malin  avait  écrit  sur  la  porte, 
en  disparaissant,  les  paroles  qu'il  avait 
prononcées,  comme  un  défi  pour  l'a- 
venir. 

—  Je  n'aurai  pas  un  moment  de 
repos  dans  ma  propre  maison, dit  Gotts- 
chalk,  tant  que  ces  paroles,  insultantes 
pour  mon  digne  sire  Wolfframb  deEs- 
chinbach,  luiront  sur  cette  muraille  ! 

Il  courut  droit  chez  un  maçon ,  et  le 
fit  venir  pour  eftacer  Tinscription ,  mais 
tous  ses  efforts  furent  inutiles.  On  éten- 
dit sur  le  mur  une  couche  de  chaux 
d'un  doigt  d'épaisseur,  mais  l'inscrip- 
tion paraissait  toujours,  et  même  après 
qu'on  eut  enlevé  le  mortier,  les  lettres 
de  feu  reparurent  sur  les  briques  rou- 
ges. Gottschalk  se  plaignait  fort,  et 
pria  messire  Wolfframb  de  faire  une 
bonne    chanson   pour  forcer  Nasias  à 


lOO  CONTES    NOCTURIVES. 

venir  lui-même  effacer  ses  paroles. 
Wolfframb  lui  répondit  en  riant  que  la 
chose  n'était  peut-être  pas  en  son  pou- 
voir, mais  il  le  tranquillisa  en  disant 
que  l'inscription  s'effacerait  d'elle- 
même  lorsque  lui,  Wolfframb ,  aurait 
quitté  Eizenach. 

La  journée  était  avancée,  lorsque 
Wolfframb  de  Eschinbach,  joyeux  et 
dispos  comme  un  hommeplein  d'espoir, 
quitta  la  ville  d'Eizenach.  Non  loin  de 
la  ville,  le  comte  Meinhard  de  Muhl- 
berg  et  l'échanson  Walther  de  Vargel 
vinrent  à  sa  rencontre ,  montés  sur  de 
beaux  chevaux,  avec  une  nombreuse 
suite.  Ils  lui  dirent  que  le  landgrave 
Hermann  les  envoyait  à  Eizenach  pour 
chercher  solennellement  le  célèbre 
maître  Rlingsohr,  et  le  conduire  à  la 
Waribourg.  K-lingsohr  avait  passé  la 
nuit  sur  un  grand  balcon  de  la  maison 
d'Helgrefe,  d'où  il   avait  observé  les 


LES   MAITRES    CHANTEURS.  ÏOÎ 

^étoiles.  Lorsqu'il  tira  ses  lignes,  deux 
élèvesastrologuesquisetrouvaientavec 
lui  remarquèrent  à  ses  regards  singu- 
liers, qu'il  avait  lu  dans  les  astres  un 
secret  important,  et  ils  osèrent  l'inter- 
roger. Alors  Klingsohr  se  leva  et  leur  dit 
d'un  ton  solennel  :  —Sachez  que  ,  dans 
cette  nuit,  une  fille  est  née  à  André  II , 
roi  de  Hongrie.  Elle  se  nommera  Eli- 
sabeth, et  sei'a  un  jour  canonisée  à 
cause  de  ses  vertus  et  de  sa  piété  par 
le  pape  Grégoire  IX.  Et  sainte  Elisabeth 
est  destinée  à  devenir  l'épouse  de  Louis, 
le  fils  de  votre  maître  le  landgrave  Her- 
mann. 

Cette  prophétie  fut  aussitôt  rappor- 
tée au  landgrave  qui  s'en  réjouit  fort. 
Elle  changea  aussi  ses  dispositions  pour 
le  célèbre  maître  ,  et  il  résolut  de  l'ac- 
cueillir à  la  Wartbourg,  avec  une  ma- 
gnificence digne  d'un  prince. 

Woifframb  pensait  que  la  lutte  à  vie 


102  CONTES    NOCTURNES. 

et  à  mort  n'aurait  pas  lieu ,  car  Henri 
de  Ofterdingen  ne  s'était  pas  encore 
présenté.  Mais  les  chevaliers  assuraient 
que  le  landgrave  savait  fort  bien  le 
jour  de  son  arrivée.  La  cour  intérieure 
du  château  avait  été  arrangée  pour  le 
champ-clos,  et  le  bourreau  Stempel 
avait,  disait-on,  été  demandé  d'Eize- 
nach,  à  la  Wartbourg. 


Les    MA.iTRF.S    CHANTEURS.  1  o3 


CHAPITRE  VIII. 

Maître  Klingsohr  quitte  la  Wartbourg. 


Le  landgrave  Hermann  et  maître 
Klingsohr  s'entretenaient  dans  une 
belle  chambre  du  château  de  la  Wart- 
bourg. Klingsohr  assurait  encore  qu'il 


lo4  CO]VTES    .VOCTtJRÎÎÊS. 

avait  bien  observé  la  constellation  de  la 
naissance  d'Elisabeth,  et  il  conseilla  au 
landgrave  d'envoyer  aussitôt  une  am- 
bassade au  roi  de  Hongrie  pour  lui  de- 
mander la  main  de  la  princesse  nou- 
vellement née,  en  faveur  de  son  fils 
âgé  de  douze  ans.  Ce  conseil  plut  fort 
au  landgrave,  et  s'étant  mis  à  louer  le 
maître  de  sa  science  ,  celui-ci  lui  parla 
si  savamment  des  secrets  de  la  nature, 
du  microcosme  et  du  macrocosme , 
que  le  landgrave,  qui  n'était  pas  abso- 
lument inexpérimentéen  de  semblables 
choses,  fut  rempli  d'une  admiration 
profonde. 

—  Eh ,  maître  Klingsohr  !  dit  le  land- 
grave, je  voudrais  bien  jouir  toujours 
de  vos  instructions  instructives.  Aban- 
donnez l'inhospitalière  Transylvanie, 
et  venez  à  ma  cour,  où  les  arts  et  les 
sciences  sont  plus  en  honneur  qu'en 
aucun  lieu.  Les  maîtres  chanteurs  vous 


LES   MAÎTRES    CHANTEURS.  1  o5 

accueilleront  comme  leur  chef,  car 
vous  êtes  aussi  habile  dans  cet  art  que 
dans  l'astrologie  et  les  autres  sciences. 
Ainsi  donc,  restez  ici  et  ne  pensez  plus 
à  retourner  dans  la  Transylvanie. 

—  Permettez,  noble  seigneur,  répon- 
dit maître  Rlingsohr,  permettez  que 
je  retourne  encore  à  Eizenach,  et  de  là 
en  Transylvanie  ,  le  pays  n'est  pas  aussi 
inhospitalier  et  aussi  défavorable  à  mes 
études  que  vous  le  pensez.  Songez  que 
je  ne  saurais  trop  me  rapprocher  de 
mon  roi  André  II,  de  qui  je  reçois  , 
pourmes  connaissances  en  minéralogie 
qui  lui  ont  déjà  valu  plus  d'un  trésor, 
un  traitement  de  trois  mille  marcs 
d'argent ,  dont  j'ai  besoin  pour  m'as- 
su  rer  le  calme  et  le  repos  nécessaires 
à  la  méditation.  Ici  je  n'aurais  que 
bruitet  querelles  avec  vos  maîtres  chan- 
teurs. Mon  art  repose  sur  d'autres  prin- 
cipes que  les  leurs,  il  se  peut  que  leur 


îoG  CONTES    NOCTURNES. 

âme  pieuse  leur  suffise  pour  composer, 
je  ne  les  méprise  point  à  cause  de  cela, 
mais  je  ne  saurais  les  imiter. 

— Cependant,  dit  le  landgrave,  vous 
assisterez  comme  arbitre  à  la  lutte  qui 
doit  avoir  lieu  entre  votre  élève  Henri 
de  Ofterdingen  et  les  autres  maîtres. 

—  Nullement ,  répondit  Rlingsohr, 
comment  le  pourrais-je  ?  Et  si  je  le  pou- 
vais ,  encore  ne  le  voudrais-je  pas. 
Vous  même,  prince,  vous  pourrez  ju- 
ger de  la  lutte,  en  confirmant  la  voix 
du  peuple  qui  se  fera  certainement  en- 
tendre. Mais  ne  nommez  plus  Henri 
de  Ofterdingen  mon  élève.  11  sem- 
blait avoir  de  l'énergie  et  des  forces, 
mais  il  s'est  arrêté  à  l'écorce  sans  pou- 
voir goûter  au  noyau.  —  Fixez  toute- 
fois le  jour  de  la  lutte  ,  je  vous  suis  cau- 
tion que  Henri  de  Ofterdingen  se  pré- 
sentera. 

Toutes  les  prières  du  landgrave  fu- 


LES    MAITRES    CHANTEURS  I07 

rent  sans  pouvoir  sur  le  maître  obstiné; 
il  persista  clans  sa  résolution ,  et  quitta 
la  Wartbourg,  comblé  de  magnifiques 
présens. 

Le  jour  de  la  lutte  arriva.  On  avait 
bâti  un  amphithéâtre  dans  la  cour  du 
château,  comme  s'il  eût  été  question 
d'un  tournoi.  Au  milieu  de  l'enceinte  se 
trouvaient  deux  sièges  tendus  de  noir 
pour  les  deux  chanteurs  qui  devaient 
concourir ,  et  derrière  ces  sièges  s'éle- 
vait un  échafaud.  Le  landgrave  avait 
choisi  pour  juges  du  camp  deux  sei- 
gneurs versés  dans  l'art  du  chant,  le 
comte  Meinhard  de  Muhlberg  et  l'é- 
chanson  Walther  de  Vargel,  ceux-là 
même  qui  avaient  accompagné  maître 
Klingsohr,  depuis  Eizenach  jusqu'à  la 
Wartbourg.  Leurs  places  étaient  près 
de  celle  du  landgrave  et  des  dames , 
dans  une  tribune  richement  ornée,  et 
un  banc  aussi  tendu  de  noir  était  ré- 


Ï08  CONTES    NOCTURNES. 

serve  pour   les   maîtres   chanteurs   a 
quelques  pas  de  l'échafaud. 

Des  milliers  de  spectateurs  se  trou- 
vaient dans  la  cour,  aux  fenêtres  et 
même  sur  les  toits  du  château.  Le 
landgrave,  accompagné  des  juges,  vint 
au  son  des  trompettes,  et  monta  sur 
son  estrade.  Les  maîtres  défilèrent  à 
leur  tour,  jusqu'à  leurs  bancs,  ayant 
àleurtéteWalther  de  laVogelweid.Sur 
i'échalaud  se  tenait  Stempel,  le  bour- 
reau d'Eizenach,  homme  gigantesque, 
d'un  aspect  sauvage ,  enveloppé  d'un 
grand  manteau  rouge  sous  les  phs  du- 
quel brillait  la  poignée  étincelante 
d'un  énorme  glaive.  Le  père  Léonard, 
confesseur  du  landgrave  prit  place 
devant  l'échafaud,  afin  d'assister  à 
l'heure  de  la  mort  celui  qui  succom- 
berait. 

Un  silence  d'inquiétude  et  d'effroi, 
où  l'on  pouvait  entendre  jusqu'au  plus 


LES    MAITRES    CHANTEURS.  1 09 

léger  soupir  régnait  sur  cette  multi- 
tude. On  attendait  avec  une  crainte 
singulière  ce  qui  allait  se  passer.  Le 
maréchal  du  landgrave,  messire  Franz 
de  Waldstromer  s'avança  dans  l'en- 
ceinte, revêtu  des  marques  de  sa  di- 
gnité, et  lut  à  haute  voix  les  causes 
de  la  lutte  et  l'ordre  du  landgrave 
Hermann  qui  livrait  au  hourreau  celui 
qui  serait  vaincu.  Le  père  Léonard 
éleva  son  crucifix,  et  tous  les  maîtres 
s'agenouillèrent ,  la  tête  découverte  , 
et  jurèrent  de  se  soumettre  à  cette  or- 
donnance. Aussitôt  le  bourreau  fil 
tournoyer  trois  fois  son  fer  étincelant 
et  cria  d'une  voix  forte  qu'il  exécute- 
rait avec  conscience,  et  du  mieux  qu'il 
savait  faire,  celui  qui  tomberait  en  ses 
mains.  Les  trompettes  se  firent  alors 
entendre,  et  le  maréchal  s'avançant 
dans  l'enceinte  appela  à  trois  reprises 
Henri  de  Ofterdingen. 


î  lO  COUTES    ZVOCTURITES. 

Et  tout-à-coup  Ofterdingen  se  trouva 
tout  près  de  la  barrière,  au  troisième 
appel  du  maréchal.  Personne  ne  l'a- 
vait vu  venir.  Il  s'inclina  devant  le 
landgrave,  et  dit,  d'une  voix  ferme, 
qu'il  était  venu  pour  lutter  avec  le 
maître  qu'on  lui  opposerait,  et  se  sou- 
mettre à  la  décision  des  jnges  du  camp. 
Le  maréchal  s'approcha  alors  des  maî- 
tres ,  avec  une  urne  d'argent ,  d*ou 
chacun  d'eux  devait  tirer  un  billet. 
Des  que  Wolff'ramb  de  Eschinbach 
dérou'ale  sien,  iî  reconnut  que  c'était 
lui  qui  devait  concourir  avec  Henri  de 
Ofterdingen.  Il  tremblait  d'effroi,  en 
songeant  qu'il  allait  combattre  son 
ami;  mais  bientôt  il  lui  sembla  que 
c'était  le  ciel  lui-même  qui  l'avait 
choisi  pour  champion  ,  lui  qui  eût 
marché  avec  joie  à  la  mort,  plutôt  que 
de  placer  Henri  sous  le  fer  du  bour- 
reau. 11  s'avança  d'un  air  calme,  mais 


LES    MAITRES    CHANTEURS.  I  I  I 

il  ne  put  se  défendre  d'un  certain 
trouble,  en  contemplant  les  traits  pâles 
et  les  yeux  étincelans  de  Henri,  qui 
lui  rappelaient  ceux  de  Nasias. 

Henri  de  Ofterdingen  se  mit  à  chan- 
ter, et  Wolfframb  se  sentit  près  de 
défaillir,  en  reconnaissant  le  chant  que 
Nasias  lui  avait  fait  entendre  dans  cette 
nuit  mystérieuse.  Il  rassembla  cepen- 
dant ses  forces,  et  répondit  à  son  ad- 
versaire ,  par  une  magnifique  cantate 
qui  excita  les  acclamations  du  peuple. 
Sur  l'ordre  du  landgrave  ,  Henri  de 
Ofterdingen  se  mit  à  chanter;  et  il 
peignait  si  bien  la  volupté  en  ses  vers, 
que  chacun  se  sentit  saisi  d'une  extase 
enivrante.  Wolfframb  de  Eschinbach 
lui-même  se  sentit  entraîné  dans  un 
monde  inconnu,  et  ne  put  se  rappeler 
ses  chants.  En  ce  moment,  un  grand 
bruit  se  fit  entendre  à  l'extrémité  de 
l'enceinte,  où  la  foule  s'ouvrit.  Wolf- 


1  1  2  CO:VTES    NOCTURNES. 

framb  s'éveilla  comme  frappé  d'un 
coup  électrique;  la  comtesse  Mathilde 
s'avançait  dans  tout  l'éclat  de  sa  beauté, 
comme  au  temps  où  il  l'avait  vue  pour 
la  première  fois  dans  les  jardins  de  la 
Wartbourg.  Elle  lui  lança  les  regards 
les  plus  tendres,  et  ralluma  en  lui 
cette  ardeur  qui  lui  avait  déjà  fait 
vaincre  le  démon  dans  sa  lutte  noc- 
turne. Le  peuple  lui  décernait  déjà  la 
victoire  par  ses  cris.  Le  landgrave  se 
leva  avec  les  juges  ,  et  le  maréchal  vint 
déposer  la  couronne  sur  sa  tête.  Le 
bourreau  s'avança  à  son  tour  pour 
exécuter  son  office;  mais  au  moment 
où  ses  valets  étendirent  les  mains  pour 
s'emparer  du  vaincu,  ils  ne  saisirent 
qu'un  nuage  noir  qui  se  dissipa  dans 
les  airs,  avec  un  siflement  singulier. 
Henri  de  Ofterdingen  avait  disparu. 
Chacun  se  retira  pâle  et  effrayé;  on 
parlait  de  figures  diaboliques  et  d'ap' 


LES    MAITRES    CHANTEURS.  ÏI3 

paritions;  et  quelques  valets  du  land- 
grave, qui  gardaient  les  portes,  pré- 
tendirent qu'au  moment  où  Wolfframb 
avait  vaincu  le  prétendu  Ofterdingen  , 
une  figure,  semblable  à  celle  de  maître 
Klingsohr,  s'était  échappée  du  château, 
sur  un  cheval  noir  qui  vomissait 
î'écume. 


xiit.  lo 


Il4  CONTES    NOCTURNES. 


CHAPITRE   IX. 

Comment  Wolfframb  de  Eschinbach  se  trouva  heureux 
de  sa  victoire. 


Pendant  ce  temps,  la  comtesse  Ma- 
thilde  s'était  rendue  dans  les  jardins 
de  la  Wartboiirg  où  Wolfframb  de 
Eschinbach  l'avait  suivie. 


LES    MAÎTRES    CHANTEURS.  I  I  ^ 

Il  la  trouva  assise  sous  un  bel  arbre 
fleuri ,  les  mains  jointes  ,  la  tète  lan- 
guissamment  penchée  sur  son  sein,  il 
se  jeta  à  ses  genoux,  hors  d'état  de 
proférer  une  parole.  Mathilde  le  re- 
garda avec  attendrissement,  et  tous 
deux  versèrent  des  larmes.  —  Ah, 
Wolfframb  !  dit  enfin  Mathilde ,  quel 
méchant  rêve  s'était  emparé  de  moi; 
je  m'étais  livrée  au  démon  comme  un 
enfant  étourdi.  Comment  ai-je  pu  t'ou- 
blier?  me  le  pardonneras-tu  jamais? 

Wolfframb  la  pressa  dans  ses  bras, 
et  osa,  pour  la  première  fois,  impri- 
mer ses  lèvres  sur  celles  de  la  belle 
comtesse.  Il  jura  qu'il  l'avait  toujours 
aimée  avec  ardeur,  qu'elle  n'avait  ja- 
mais cessé  d'être  la  dame  de  ses  pen- 
sées, et  lui  dit  comment  sa  présence 
lui  avait  donné  la  force  de  vaincre 
l'esprit  malin. 

' — O  mon  bien-aimé,  dit  Mathilde  ^ 


iï6  CONTES   NOCTUtlNÉS. 

laisse-moi  te  dire  de  quelle  manière 
merveilleuse  tu  m'as  sauvée  moi-mèrae 
des  griffes  du  démon.  Une  nuit,  il  y 
a  peu  de  temps  de  cela,  des  images 
affreuses  et  bizarres  m'environnèrent- 
Je  ne  savais  pas  moi-même  si  c'était 
la  joie  ou  le  tourment  qui  oppressait 
si  fort  mon  cœur,  que  je  pouvais  à 
peine  respirer.  Poussée  par  une  impul- 
sion irrésistible,  je  me  mis  à  écrire 
un  aird'aprèslamanièrede  mon  maître, 
mais  unedissonnance  singulière  se  mê- 
lait à  tous  mes  sons,  et  il  me  sembla 
qu'au  lieu  de  chant,  j'avais  écrit  la 
formule  terrible  avec  laquelle  on  évo- 
que les  démons.  Une  horrible  figure 
se  présenta  devant  moi,  me  serra  dans 
ses  bras  brùlans ,  et  voulut  m'entraîner 
dans  l'abîme.  Tout-à-coup  un  chaut 
brillant  éclata  dans  les  ténèbres  ; 
ces  tons  divins  étiucelaient  dans  l'om- 
bre d'un  doux  éclat.  La  figure  enne- 


tJES    MAITRES    CHANTEURS.  117 

mie  lâcha  prise,  et  disparut  en  pous- 
sant des  cris.  Ce  chaut,  c'était  ton 
chant,  c'était  celui  que  tu  as  fait  enten- 
dre aujourd'hui,  le  même  qui  fit  fuir  le 
démon  qui  voulait  aussi  m'assaillir  ! 

A  ces  mots,  elle  tomba  dans  ses 
bras,  et  jura  de  lui  consacrer  tous  ses 
jours. 

Dans  cette  même  soirée,  Wolfframb 
de  Eschinbach  était  retiré  dans  sa 
chambre,  lorsque  son  hôte  d'Eizenach, 
Gottschalk  accourut  d'un  air  joyeux, 
et  lui  dit:  —  O  mon  noble  sire,  vous 
avez  vaincu  l'enfer.  Les  paroles  ter- 
ribles se  sont  effacées.  Mille  grâces 
vous  soient  rendues.  Mais  je  vous  ap- 
porte quelque  chose  qu'on  a  remis 
dans  ma  maison,  pour  vous.  C'était 
une  lettre,  scellée  d'un  grand  cachet 
de  cire.  Elle  était  de  Henri  de  Ofter- 
diogen  etrenfermait  ce  qui  suit  : 


Ïl8  rO>^TES    >rOCTUR>'ES. 

tf  Je  te  salue,  mon  cligne  Woifframb , 
»  comme  un  homme  qui  vient  d'échap- 
1)  per  à  une  funeste  maladie  qui  mena- 
»  çait  ses  jours.  Il  m'est  arrivé  beau- 
»  coup  de  choses  ,  —  mais  laisse-moi 
»  garder  le  silence  sur  des  jours  qui 
»  sont  encore  pour  moi  un  profond 
»  mystère.  Tu  te  souviens  sans  doute 
»  encore  des  paroles  que  tu  me  dis , 
w  lorsque  par  mon  fol  orgueil ,  je  me 
«  plaçais  au-dessus  de  toi  et  des  autres 
»  maîtres.  Tu  me  dis  alors  que  je  me 
»  trouverais  peut-être  un  jour  au  bord 
)'  d'un  abîme  ;  mais  que  tu  serais  auprès 
»  de  moi  pour  me  tendre  la  main  et  me 
»  retenir.  Ta  prédiction  s'est  accomplie. 
>)  Je  t'ai  trouvé  au  bord  de  l'abîme 
»  pour  me  sauver;  et  c'est  ta  victoire 
»  qui  m'a  rendu  la  vie.  Oui,  Woifframb, 
»  à  tes  chants,  le  voile  qui  couvrait  mes 
»  yeux  est  tombé,  et  m'a  laissé  voir  le 
»  ciel.  Ne  dois-je  donc  pas  t'aimer  dou* 


LES    MA.1TRES    CHANTEURS.  FK} 

«  blement.  —  Tu  as  reconnu  Klingsohr 
»  pour  le  premier  des  maîtres.  Il  l'est 
»  en  effet;  mais  malheur  à  celui  qui  ne 
n  se  contente  pas  de  ses  propres  forces, 
»  et  qui  a  recours  aux  puissances  in- 
«  fernales  pour  soutenir  son  talent  ! 
»  J'ai  renoncé  à  ce  maître,  et  je  vis  dans 
»  la  solitude.  —  Mathilde!  —  Non  ,  ce 
«  n'était  pas  elle,  c'était  une  apparition 
M  qui  m'avait  abusé.  Oublie  ce  que  j'ai 
«  fait  dans  mon  délire.  Salue  les  maîtres, 
»  et  dis-leur  combien  je  suis  changé  ! 
«  Adieu.  Peut-être  un  jour  entendras- 
»  tu  parler  de  moi.  » 

Quelque  temps  après ,  on  apprit  que 
Henri  de  Ofterdingen  vivait  à  la  cour 
d'Autriche,  auprès  du  duc  Léopold  VII, 
pour  lequel  il  composait  de  belles  chan- 
sons, et  qu'il  avait  renoncé  au  faux  éclat 
qui  l'avait  séduit. 

C'est  ainsi  que  Wolfframb    de   Es- 


l20  CONTES    >'OCTURNES. 

chinbach  eut  la  gloire  d'avoir  sauvé  sa 
bien-aimée  et  son  ami ,  des  griffes  du 
démon. 


FO    DES    MAÎTRES    CHANTEURS. 


LÀ  MAISON  DÉSERTE 


xni.  II 


123 


LA  MAISON  DESERTE. 


—  Après  avoir  long-temps  causé, 
nous  étions  tombés  d'accord ,  et  nous 
avions  reconnu  que  les  apparitions  de 
la  vie  réelle  se  présentaient  souvent 
sous  une  forme  plus  merveilleuse  que 


124  CONTES    NOCTURNES. 

toutes  les  créations  de  l'imagination  îa 
plus  dévergondée. 

—  Je  pense,  dit  Lélio ,  que  l'his- 
toire nous  fournit  des  preuves  irrécu- 
sables à  cet  appui;  et  c'est  là  ce  qui 
rend  si  fatigans  et  si  absurdes  les  pré- 
tendus romans  historiques,  où  l'auteur 
ose  rattacher  les  foiies  de  sa  cervelle 
oisive  ,  aux  actions  de  la  puissance 
éternelle  qui  régit  le  monde. 

—  C'est  la  vérité  profonde  de  ces 
secrels  impénétrables  qui  nous  saisit 
avec  tant  de  force,  dit  Franz,  qu'elle 
nous  fait  reconnaître  l'esprit  auquel 
nous  sommes  tous  soumis. 

—  Ah!  reprit  Lélio,  c'est  justement 
cette  connaissance  qui  nous  manque; 
c'est  celle  qui  nous  fut  ravie  après  Ja 
chute  de  notre  premier  père. 

— >  Beaucoup  sont  appelés,  et  peu 
sont  élus,  dit  Franz,  Ne  penses-tu  pas 
que  la  connaissance  ou  le  pressenti- 


LA    MAlSO^f    DESERTE.  120 

ftieut  du  merveilleux,  qui  est  un  plus 
beau  sentiment  encore,  est  accordée 
à  quelques-uns,  comme  un  sens  parti- 
culier? Pour  moi,  ii  me  semble  que 
ces  hommes  ,  doués  d'une  seconde 
vue,  sont  assez  semblables  à  ces  chau- 
ves-souris, en  qui  le  savant  anatomiste 
Spallanzani  a  découvert  un  sixième 
sens  plus  accompli  à  lui  seul  que  tous 
les  autres. 

—  Oh  !  oh!  s'écria  Franz,  en  riant, 
alors  les  chauves-souris  seront  les  vé- 
ritables somnambules.  Mais  pour  abon- 
der dans  ton  sens,  j'ajouterai  que  ce 
sixième  sens,  si  admirable,  consiste  à 
saisir  instantanément  dans  chaque  ob- 
jet, dans  chaque  personne,  dans  cha- 
que événement,  le  coîé  excentriqu-e , 
pour  lequel  nous  ne  trouvons  pas  de 
point  de  comparaison  dans  la  vie  com- 
mune, et  que  nous  nous  plaisons  à 
nommer  le  merveilleux.  Mais  qu'est 
tout  cela,  sinon  la  vie  ordinaire? 


126  CONTES    NOCTURNES, 

—  Tourner  toujours  dans  un  cercle 
étroit ,  contre  lequel  on  se  cogne  sans 
cesse  le  nez,  quand  on  a  l'envie  de  faire 
quelquesbondsquirorapentunpeucet 
exercice  monotone.  Je  sais  quelqu'un 
en  qui  l'esprit  de  vision  dont  nous  par- 
lions tout-à-l'heure  semble  une  chose 
toute  naturelle.  De  là  vient  qu'il  court 
des  journées  entières  après  des  incon- 
nus qui  ont  quelque  chose  de  singu- 
lier dans  leur  marche,  dans  leur  cos- 
tume, dans  leur  ton  ou  dans  leur  re- 
gard ;  qu'il  réfléchit  profondément 
sur  une  circonstance  contée  légère- 
ment ,  et  que  personne  ne  trouve  digne 
d'attention;  qu'il  rapproche  des  choses 
complètement  antipodiques,  et  qu'il 
en  tire  des  comparaisons  extravagantes 
et  inouies. 

Lélio  s'écria  à  haute  voix  :  —  Arrê- 
tez! c'est  là  notre  Théodore.  Voyez,  il 
semble  avoir  quelque  chose  de  tout 


LA    MAISON    DESERTE.  IIJ 

particuiier  dans  l'esprit,  à  en  juger 
par  la  manière  dont  il  regarde  le  bleu 
du  ciel. 

—  En  effet,  dit  Théodore,  qui  jus- 
que-là avait  gardé  le  silence,  mes  re- 
gards doivent  porter  le  reflet  d'une 
pensée  singulière,  du  souvenir  d'une 
aventure  passée  depuis  long-temps. 

—  O,  raconte,  raconte-nous  la!  s'é- 
crièrent à  la  fois  tous  les  amis. 

—  Volontiers,  dit  Théodore.  A  ces 
mots ,  il  tira  son  portefeuille  ,  où  il  re- 
cueillait toutes  sortes  de  notes  sur  ses 
voyages,  et  raconta  l'histoire  suivante, 
en  jetant  de  temps  en  temps  un  regard 
sur  ses  feuillets,  comme  pour  aider  à 
sa  mémoire  : 


128  CONTES    NOCTURNES. 


CHAPITRE   PREMIER. 


Vous  savez,  (ainsi  commença  Théo- 
dore), vous  savez  que  je  passai  tout 
l'été  dernier  à  Berlin.  Le  grand  nom- 
bre de  vieux  amis  et  de  connaissances 
que  j'y  trouvai,  la  vie  libre  et  com- 


LA    MAISON    DÉSERTE,  1 29 

mode ,  l'attrait  diversifié  des  arts  et  des 
sciences,  tout  cela  me  retenait  puis- 
samment. Jamais  je  n'avais  été  plus 
satisfait ,  et  plus  disposé  à  me  livrer  à 
mon  ancien  penchant  de  me  prome- 
ner seul  dans  les  rues,  de  me  réjouir 
à  la  vue  des  images  suspendues  aux 
boutiques,  des  affiches,  ou  de  con- 
templer les  tournures  des  gens  qui 
passaient  et  de  faire  leur  horoscope, 
sans  compter  que  j'avais  encore  pour 
compléter  mon  plaisir,  la  vue  des  ou- 
vrages des  arts,  et  celle  des  magnifi- 
ques édifices.  L'allée,  ceinte  de  cons- 
tructions de  ce  genre,  qui  mène  à  la 
porte  de  Brandenbourg ,  est  le  rendez- 
vous  du  monde  appelé  par  son  rang 
ou  par  sa  richesse,  à  jouir  de  tous  les 
avantages  de  la  vie.  Dans  les  bas-éta- 
ges de  tous  ces  beaux  palais  sont  des 
magasins  où  l'on  débite  tous  les  objets 
de  luxe,  tandis  que  les  étages  supé- 


tSô  CONTES    NOCTURNES. 

rieurs  sont  habités  par   la   classe  de 
gens  dont  je  viens  de  parler.  Les  plus 
belles  hôtelleries  sont  dans  cette  rue, 
presque  tous  les  ambassadeurs  y  de- 
meurent, et  un  mouvement  tout  par- 
ticulier se  fait  remarquer  dans  ce  quar- 
tier qui   semble   plus    populeux   que 
tout  le  reste  de  la  ville.  L'affluence  qui 
s'y  porte,  fait  que  chacun  se  contente 
d'une   demeure   très  -  étroite,  et  que 
plus  d'une  de  ces  maisons,  habitée  par 
différentes  familles,  ressemble  à  une 
ruche   d'abeilles.    Je   m'étais   souvent 
promené  dans  l'allée,  lorsqu'un  jour 
mes  yeux  furent  frappés  par  une  mai- 
sou  qui  se  distinguait  des  autres  d'une 
façon   bien    singulière.    Représentez- 
vous  une  maisonnette  à  quatre  croi- 
sées, resserrée  entre  deux  hauts  édi- 
fices ,   dont   tout    l'étage    s'élevait    à 
peine  au-dessus  du  rez-de-chaussée 
de  la  maison  voisine.  Le  toit  délabré 


LA    MAISON    DÉSERTÉ.  i3e 

les  vitres  remplacées  par  du  papier 
collé,  et  les  murs  décolorés,  attestaient 
l'extrême  négligence  du  propriétaire. 
Imaginez  combien  une  telle  maison 
devait  ressortir  entre  tous  ces  bâti- 
mens  décorés  avec  tout  le  luxe  du 
goût  moderne.  Je  m'arrêtai  ;  et  en  l'exa- 
minant avec  plus  d'attention,  je  re- 
marquai que  les  fenêtres  étaient  her- 
métiquement fermées,  qu'un  mur  avait 
été  élevé  devant  celles  du  bas  étage,  et 
que  la  porte,  où  manquait  la  sonnette, 
n'offrait  pas  une  serrure,  ni  même  un 
bouton.  J'étais  bien  convaincu  que 
cette  maison  était  inhabitée,  car  ja- 
mais ,  jamais ,  à  quelque  heure  du 
jour  que  je  vinsse  à  passer,  une  trace 
de  créature  humaine  ne  s'était  offerte 
à  mes  yeux.  Une  maison  inhabitée 
dans  ce  quartier  de  la  ville  !  Merveil- 
leuse apparition ,  et  cependant  elle 
pouvait  avoir  un  motif  bien  naturel 


î32  COUTES    XOCTLPxNES. 

et  bien  simple ,  si  le   propriétaire  se 
trouvait  entraiué  dans  un  long  voyage 
ou  s'il  habitait  des  propriétés  éloignées, 
et  qu'il  tint  à  se  conserver  cette  habi- 
tation pour  son  retour.  Ainsi  pensais- 
je,  et  cependant  je  ne  sais  comment  il 
se  faisait  que  je  m'arrêtais  involontai- 
rement chaque  fois  que  je  passais  de- 
vant la  maison  déserte,  et  que  je  m'en- 
fonçais dans  des  méditations  bizarres. 
—  Vous  savez ,  chers  compagnons  de 
mon  enfance,  que  j'ai  toujours  passé 
pour  un  visionnaire,  et  que  vous  avez 
été  sans  cesse   occupés  à  me  retirer 
du  monde  imaginaire  ou  je  suis  tou- 
jours   plongé.   Eh  !   prenez   vos   airs 
frondeurs    et   intelligens,   si    vous   le 
voulez,  j'avouerai  franchement  que  je 
me  suis  souvent  mystifié  moi -même, 
et  que  je  craignais  encore  une  décep- 
tion de  ce  genre,  avec  cette  maison 
vide;  mais  la  morale   viendra  à   son 
tour,  marchons  au  fait  1 


LA    MAISON    DÉSERTE.  1 33 

Un  jour,  et  à  l'heure  même  où  le 
bon  ton  ordonne  de  se  promener  de 
long  en  large   dans  l'allée ,  j'étais  ar- 
rêté ,  comme  d'ordinaire,  devant   la 
maison  déserte,  et  je  me  livrais  à  mes 
réflexions.  ïout-à-coup,  je  remarquai 
que   quelqu'un    s'était   placé   près   de 
moi  et  me  regardait.  C'était  le  comte 
P.,  en  qui  j'avais  déjà  reconnu,  sous 
pins  d'un  rapport,  quelque  sympathie 
avec  moi,  et  aussitôt  je  fus  assuré  que 
le  mystère  de  cette  maison  l'avait  éga- 
lement frappé.  Lorsque  je  lui  parlai 
de  la  singulière  impression  que  ce  bâ- 
timent désert,  au  milieu  du  quartier  le 
plus  animé  de  la  résidence,  avait  pro- 
duite sur  moi ,  il  se  mit  à  sourire  ironi- 
quement. Le  comte  P.  s'était  avancé 
beaucoup  plus  loin  que  moi;  il  avait  déjà 
fait  maintes  suppositions  sur  cette  mai- 
son, et  son  histoire  allait  bien  au-delà  de 
tout  ce  que  j'aurais  pu  inventer.  Je  de- 


l34  CONTES    JVOCTTJRIV'ES. 

vrais  VOUS  rapporterl'histoire  du  comte, 
dont  je  me  souviens  encore  parfaite- 
ment; maisje  préfère  ne  pas  interrompre 
le  fil  de  mon  récit.  Après  avoir  fait 
son  histoire ,  le  comte  s'était  ensuite 
informé.  Quel  avait  été  son  étonne- 
ment  ,  en  apprenant  que  la  maison 
vide  n'était  autre  chose  que  le  labora- 
toire du  pâtissier-confiseur,  dont  la 
magnifique  boutique  était  tout  proche. 
C'est  pourquoi  les  fenêtres  du  rez-de- 
chaussée  où  se  trouvait  le  four  avaient 
été  murées ,  et  celles  des  chambres 
hautes  garnies  d'épais  rideaux,  pour 
préserver  les  sucreries  du  soleil  et  des 
insectes.  Lorsque  le  comte  me  fit  cette 
communication  ,  j'éprouvai  à  mon 
tour  un  désappointement  cruel. 

En  dépit  de  cette  explication  pro- 
saïque, je  ne  pouvais  m'empécher  de 
regarder  en  passant  la  maison  vide  ;  et 
toujours    des    images    bizarres    sera- 


LA    MAISON    DESERTE.  l35 

blaient  en  sortir,  et  me  causaient  un 
léger  frisson.  Je  ne  pouvais  pas  à  toute 
force  m'accoutumer  à  l'idée  des  tour- 
tes, des  bonbons,   des  massepains  et 
des  fruits  confits.  Une  singulière  com- 
binaison  d'idées   me    faisait   prendre 
toutes  ces  choses  pour  des  paroles  de 
douceur ,  à  peu  près  comme  celles-ci  : 
—  N'ayez  pas  peur,  mon  cher  ami,  nous 
sommes  des  créatures  tout  de  sucre  et 
de  miel  ;   mais   un  coup  de  tonnerre 
donnera   un  peu  de  vigueur  à  tout 
cela.  Puis,  je  me  disais  :  —  N'es  -  tu 
pas  bien  insensé  de  mêler  toujours  les 
merveilles  aux  choses  les  plus  ordi- 
naires, et  tes  amis  n'ont-ils  pas  raison 
lorsqu'ils  te  traitent  d'incurable  vision- 
naire?—  La  maison  restait  toujours 
la  même;  mon  regard  s'y  accoutuma 
peu  à  peu,   et,  les  images  folles  qui 
semblaient   sortir    de    ces    murailles 
s'évanouirent      insensiblement.      Un 
hasard    réveilla    en    moi    toutes   les 


l36  CONTES    IS^OCTURIVES. 

idées  qui  commençaient  à  s'assoupir. 
Vous  pouvez  imaginer  que  je  ne 
laissais  pas  que  de  regarder  la  maison 
avec  attention  ,  chaque  fois  que  je  pas- 
sais dails  l'allée.  Il  arriva  de  la  sorte 
qu'un  jour,  commeje  me  promenais  de 
ce  côté  vers  l'heure  de  midi ,  mes  regards 
s'arrêtèrent  sur  une  des  fenêtres  voi- 
lées de  la  maison  vide.  Je  remarquai 
que  le  rideau  de  la  fenêtre  la  plus  voi- 
sine de  la  boutique  du  confiseur,  com- 
mençait à  s'agiter.  Je  tirai  ma  lunette 
de  spectacle  de  ma  poche,  et  j'aperçus 
alors  distinctement  une  main  de  femme 
d'une  blancheur  éclatante  et  d'une 
forme  gracieuse.  Un  brillant  étincelait 
à  son  petit  doigt  et  un  riche  bracelet 
entourait  l'extrémité  de  son  bras  vo- 
luptueusement arrondi.  La  main  posa 
devant  la  fenêtre  un  flacon  de  cristal 
d'une  forme  bizarre ,  et  disparut  der- 
rière le  rideau.  Je  m'arrêtai  tout  ébloui. 


LA    MAISOJy    DESERTE.  187 

un  singulier  sentiment  agitait  tout  mon 
être,  je  ne  pouvais  me  détacher  de  la 
contemplation  de  cette  fenêtre  et  j'é- 
prouvais quelque  peine  à  respirer.  En- 
fin je  revins  à  moi  et  je  me  trouvai 
entouré  d'un  grand  nombre  de  gens 
de  toute  espèce  qui  me  regardaient 
d'un  air  de  curiosité.  Cela  me  chagrina 
fort,  mais  je  pensai  aussitôt  que  le 
peuple  est  le  même  dans  toutes  les 
grandes  villes,  je  m'enfuis  doucement, 
et  le  démon  prosaïque  me  glissa  fort 
distinctement  à  l'oreille  que  j'avais 
vu  la  femme  du  confiseur,  dans  son  ha- 
bit des  dimanches,  posant  une  bouteille 
d'eau  rose  devant  la  fenêtre.  —  Tout- 
à-coup,  il  me  vint  une  pensée  fort 
raisonnable!  — Je  revins  sur  mes  pas, 
et  j'entrai  dans  la  belle  boutique  or- 
née de  glaces  qui  avoisinait  la  maison 
vide. 

Tout  en  soufflant  sur  l'écume  brû- 
XIII.  12 


l38  CONTES    NOCTURNES. 

lante  d'une  tasse  de  chocolat  que  j'a- 
urais demandée,  *  je  me  mis  à  dire 
d'un  air  distrait  :  —  Vous  avez  bien 
agrandi  votre  établissement  en  prenant 
la  maison  voisine. 

Le  confiseur  jeta  encore  quelques 
bonbons  sur  le  gâteau  qu'attendait 
une  jolie  fille,  et  me  regarda  en  sou- 
riant d'un  air  interrogatif,  comme  s'il 
n'eût  pas  compris  mes  paroles.  Je  ré- 
pétai qu'il  avait  agi  fort  judicieusement 
en  plaçant  son  laboratoire  dans  la 
maison  voisine ,  bien  que  ce  bâtiment 
désert  fît  un  fâcheux  contraste  avec 
les  brillans  édifices  de  cette  rue. 

—  Eh!  monsieur,  me  dit  le  confi- 
seur ,  qui  vous  a  dit  que  la  maison 
voisine  m'appartienne?  Malheureuse- 
ment ,  toutes  les  tentatives  que  j'ai 
faites  pour  l'acquérir  ont  été  inutiles, 

*  C'est  chez  les  conditors  ou  conûseurs  qu'on  prend  le 
café  ,  etc.  Ces  conditors  sont  ordinairement  des  Italiens  ou 
habitans  de  la  Suisse  italienne. 


LA    3IAIS0N    DESERTE.  1 09 

et  après  tout  je  n'en  suis  pas  fâché  , 
parce  qu'il  se  passe  de  singulières  cho- 
ses dans  cette  maison. 

Vous  pouvez  imaginer  combien  la 
réponse  du  confiseur  me  frappa.  Je 
le  priai  en  grâce  de  m'en  dire  davan- 
tage sur  cette  maison. 

—  Monsieur,  me  dit -il,  je  ne  suis 
pas  moi-même  fort  bien  instruit  à  ce 
sujet;  tout  ce  que  je  sais,  c'est  que  la 
maison  appartient  à  la  comtesse  de  S*** 
qui  habite  ses  terres  et  qui  n'est  pas 
venue  à  Berlin  depuis  nombre  d'an 
nées.  On  m'a  dit  que  la  maison  était 
déjà  dans  l'état  de  délabrement  où 
elle  se  trouve  aujourd'hui,  avant  même 
qu'on  n'eût  élevé  tous  les  beaux  édi* 
fices  qui  ornent  notre  rue.  Il  n'y  de- 
meure que  deux  créatures  vivantes, 
un  vieil  intendant  misanthrope,  et  un 
misérable  chien  las  de  la  vie  qui  passe 
les  nuits  dans  la  cour,  à  aboyer  après 


l4o  COJNTES    jN'OCTURNES- 

la  iune.  On  croit  généralement  qu'il 
apparaît  des  spectres  dans  ce  bâtiment 
vide;  et  véritablement,  mon  père  et 
moi,  nous  avons  souvent  entendu  des 
gémissemens  plaintifs,  surtout  au  temps 
de  Noël  où  les  commandes  nous  for- 
cent souvent  de  travailler  toute  la  nuit. 
C'étaient  des  bruits  étranges  qui  nous 
faisaient  frissonner.  Il  n'y  a  pas  long- 
temps non  plus,  que  dans  le  silence 
de  la  nuit,  j'ai  entendu  un  chant  si 
singulier  que  je  ne  pourrais  pas  vous 
en  donner  une  idée.  C'était  évidem- 
ment la  voix  d'une  vieille  femme,  mais 
les  tons  étaient  si  éclatans,  les  ca- 
dences si  variées  ,  que  moi ,  qui  ai 
entendu  tant  de  cantatrices  en  Italie, 
en  France  et  en  Allemagne,  je  n'ai  ja- 
mais rencontré  rien  de  semblable.  Il 
me  semblait  qu'on  chantait  des  paro- 
les françaises,  mais  je  n'ai  jamais  pu 
les  entendre  distinctement;  et   d'ail- 


LA    MAISON    DÉSERÏE.  l^ï 

leurs  je  n'ai  pas  écouté  long -temps 
cette  folle  chanson  de  revenant,  car 
mes  cheveux  se  dressaient  sur  ma  tète. 
Quelquefois ,  lorsque  le  bruit  de  la 
rue  vient  à  cesser,  nous  entendons  du 
fond  de  la  chambre,  de  profonds  sou- 
pirs, et  puis  un  rire  étouffé  qui  sem- 
ble venir  du  plancher;  mais  en  plaçant 
son  oreille  contre  la  muraille,  on  s'a- 
perçoit facilement  que  ce  rire  et  ces 
soupirs  viennent  de  la  maison  voisine. 
—  Remarquez,  (il  me  conduisit  dans 
son  arrière-boutique,  et  me  plaça  près 
d'une  fenêtre),  remarquez  bien  ce  tuyau 
de  fonte  qui  sort  de  la  muraille,  il  en 
sort  quelquefois  une  fumée  si  épaisse, 
même  dans  l'été ,  que  mou  frère  a 
souvent  querellé  le  vieil  intendant,  en 
lui  disant  qu'il  mettra  un  jour  le  feu  à 
la  maison.  Celui-ci  s'excuse  en  disant 
qu'il  fait  sa  cuisine,  mais  pour  ce  qu'il 
mange,  Dieu  le  sait;  car  il  sort  de  là 
une  odeur  endiablée. 


l42  CONTES  NOCTURNES. 

La  porte  de  la  boutique  s'ouvrit,  et 
le  confiseur  courut  à  son  comptoir  en 
m'indiquant  par  un  regard  significatif 
la  figure  qui  entrait. 

Je  le  compris  parfaitement.  Cette 
bizarre  tournure  pouvait-elle  apparte- 
nir à  quelque  autre  qu'à  l'intendant 
de  la  maison  mystérieuse?  —  Figurez- 
vous  un  petit  homme  sec,  un  visage 
couleur  de  momie ,  le  nez  pointu ,  les 
lèvres  serrées,  des  yeux  de  chat,  verts 
et  étincelans ,  le  sourire  perpétuel  d'un 
fou ,  un  toupet  étage  à  la  mode  anti- 
que avec  des  ailes  poudrées  et  une 
grande  bourse,  un  habit  couleur  de 
café ,  vieux  et  pâli ,  mais  bien  brossé , 
des  bas  gris  et  de  grands  souliers  à 
boucles.  Cette  petite  figure  a  des  mains 
énormes  et  des  doigts  extrêmement 
longs  et  nerveux ,  elle  s'avance  avec 
raideur  vers  le  comptoir,  regarde  en 
souriant  les  friandises  renfermées  dans 


LA    BIAISON    DÉSERTE.  1^5 

des  bocaux  de  cristal ,  et  dit  d'une  voix 
faible  et  plaintive  :  —  Deux  oranges 
confites,  deux  macarons,  deux  marrons 
glacés,  etc. 

Le  confiseur  mit  à  part  tout  ce  que 
cet  homme  lui  demandait.  —  Pesez, 
pesez,  mon  digne  voisin,  dit  l'inten- 
dant en  tirant  de  sa  poche  une  petite 
bourse  de  cuir.  Je  remarquai  que  l'ar- 
gent ,  qu'il  posait  sur  le  comptoir,  se 
composait  de  diverses  sortes  de  mon- 
naies hors  de  cours.  Il  les  compta  en 
murmurant  tout  bas  :  —  Très-doux, 
très-doux.  Il  faut  que  tout  cela  soit 
très-doux.  Je  le  veux  bien.  Que  le  dia- 
ble emmielle  sa  femme,  je  ne  m'y  op- 
pose pas. 

Le  confiseur  me  regarda  en  riant,  et 
dit  au  vieil  intendant  :  — Vous  ne  me 
paraissez  pas  bien  portant  ;  oui ,  oui , 
l'âge  ôte  les  forces  petit  à  petit. 

Sans  changer  de  visage ,  le  vieil  in^ 


l44  CONTES   NOCTURNES. 

tendant  répondit  d'une  voix  forte  :  — 
L'âge?  ]  âge?  Perdre  mes  forces?  Oh  ! 
oh!  oh! 

En  parlant  ainsi ,  il  frappa  si  violem- 
ment ses  mains  l'une  contre  l'autre, 
que  les  vitraux  en  retentirent,  et  fit 
un  bond  si  vigoureux  que  toute  la  bou- 
tique et  les  verres  placés  sur  le  comp- 
toir en  tremblèrent  long-temps.  Mais 
au  même  moment,  un  grand  cri  se 
Ht  entendre  ,  le  vieil  intendant  avait 
marché  sur  son  chien  noir  qui  s'était 
glissé  derrière  lui ,  et  qui  se  tenait 
couché  à  ses  pieds. 

—  Maudite  béte!  chien  d'enfer!  dit- 
il  avec  son  premier  ton  de  voix  doux 
et  affaibli  ;  et  ouvrant  son  cornet ,  il 
en  tira  un  macaron  qu'il  présenta  au 
pauvre  animal.  Le  chien  dont  les  cris 
avaient  dégénéré  en  gémissemens,  se 
tut  aussitôt ,  et  se  dressant  sur  ses 
pattes  de  derrière,  se  mita  manger  le 


LA    MAlSO]N'    DÉSERTE.  l45 

macaron  clans  l'attitude  d'un  écureuil. 

—  Bonne  nuit,  mon  voisin,  dit 
l'intendant  en  tendant  la  main  au  confi- 
seur, et  en  Ini  serrant  la  sienne  si  for- 
tement qu'il  en  poussa  un  cri  de  dou- 
leur. —  Le  pauvre  vieillard  affaibli 
vous  souhaite  une  bonne  nuit ,  mon 
cher  voisin.  —  Et  il  sortit  avec  son  chien 
qui  le  suivit,  la  bouche  pleine  de  ma- 
carons. 

—  Voyez-vous,  dit  le  confiseur, 
voilà  comme  il  vient  ici  de  temps  en 
temps  ce  vieux  diable,  mais  je  ne  puis 
rien  tirer  de  lui,  si  ce  n'est  qu'il  était 
autrefois  valet- de-chambre  du  comte 
de  Z*** ,  qu'il  a  soin  de  la  maison  où  il 
est,  et  qu'il  attend  chaque  jour  la  fa- 
mille du  comte  (  il  l'attend  depuis  je 
ne  sais  combien  d'années  ).  Mon  père 
lui  parla  une  fois  du  bruit  qui  se  fait 
dans  la  nuit,  mais  il  lui  répondit  fort 
tranquillement:  —  Oui, oui, on  dit  qu'il 

XIII.  i3 


l46  CONTES    NOCTURNES. 

y  a  des  revenans  clans  la  maison  ;  mai$ 
ne  le  croyez  pas,  il  se  peut  bien  que 
l'on  mente. 

L'heure  où  le  bon  ton  amène  le  beau 
monde  chez  les  confiseurs  en  vogue 
était  arrivée ,  une  foule  d'élégans  se 
précipita  dans  la  boutique  et  je  ne  pus 
en  apprendre  davantage. 


LA.    MAISON    DÉSERTE.  ll^J 


CHAPITRE   II. 


Il  m'était  bien  prouvé  que  les  ren- 
seignemens  du  comte  P...  étaient 
inexacts,  que  le  vieux  intendant  ne 
demeurait  pas  seul  dans  la  maison  ,  en 
dépit  de  toutes  ses  dénégations,  et  qu'il 


l4^  CONTES    NOCTURNES. 

cherchait  à  dérober  quelque  mystère 
aux  yeux  du  monde.  Le  chant  dont  on 
m'avait  parlé,  me  fit  souvenir  du  bras 
gracieux  que  j'avais  aperçu  à  la  fe- 
nêtre. Ce  bras  ne  pouvait  appartenir 
au  corps  d'une  vieille  femme;  et  ce- 
pendant, le  chant  dont  m'avait  parlé 
le  confiseur  ne  pouvait,  disait-il,  être 
que  celui  d'unejeune  personne.  Je  pen- 
sai alors  à  îa  fumée,  à  cette  singulière 
odeur,  à  cette  carafe  bizarrement  tail- 
lée, et  bientôt  il  se  forma  devant  moi  l'i- 
mage d'une  créature  ravissante,  mais 
dangereuse  etentourée  de  charmes  ma- 
giques. Le  vieil  intendant  devint  un 
magicien  qui  exerçait  ses  sortilèges 
dans  cette  maison  déserte.  Mon  ima- 
gination était  en  travail,  et  dans  la  même 
nuit,  je  revis,  non  pas  en  rêve,  mais 
dans  le  délire  de  l'assoupissement,  la 
main  blanche  avec  son  diamant  au 
doigt,  et  le  bras  arrondi  avec  son  riche 


LA.    MAISOÎÎ    DÉSERTE.  1 49 

bracelet.  Peu  à  peu  sortant  d'épais 
nuages  ,  un  charmant  visage  aux  yeux 
bleus  et  douloureusement  supplians , 
m'apparut,  et  aussitôt  se  forma  devant 
moi  l'image  merveilleuse  d'une  jeune 
fille,  dans  tout  l'éclat  de  la  jeunesse. 
Bientôt  je  remarquai  que  ce  que  j'avais 
pris  pour  un  nuage,  était  la  vapeur  qui 
s'échappait  de  la  carafe  de  cristal  que 
tenait  la  jeune  beauté,  et  qui  s'élevait 
en  spirales  légères. 

— O  charmante  apparition  1  m'écriai- 
je,dis-moi  où  tu  résides,et  pourquoi  l'on 
te  retient  captive?  Oh!  comme  tes  re- 
gardssont  pleins  dedouleur  et  d'amour  ! 
Je  sais  qu'un  art  infernal  te  rend  l'es- 
clave d'un  démon  qui  erre  dans  les 
boutiques  de  sucreries,  sous  un  cos- 
tume café  ,  avec  une  bourse  à  poudre  , 
suivi  d'un  chien  infernal  qu'il  nourrit 
de  macarons.  Oh!  je  sais  tout  cela, 
ravissante  et  délicieuse  créature.   Le 


l5o  CONTKS    NOCTURJYliS. 

diamant  est  le  reflet  du  feu  de  l'âme  ! 
Et  si  tu  n'avais  pas  teint  celui-ci  du 
sang  de  ton  cœur  ,  il  n'étincèlerait  pas 
ainsi  de  n)il!e  couleurs.  Je  sais  que 
le  bracelet  qui  entoure  ton  bras,  est 
l'anneau  d'une  chaîne  magnétique  ,qui 
te  lie  au  sorcier  que  tu  suis;  mais  je  te 
délivrerai!  O  parle,  dis  un  seul  mot, 
jeune  vierge  ,  ouvre  tes  lèvres  de  rose! 
En  ce  moment,  une  main  osseuse 
saisit,  par  dessus  mon  épaule,  la  ca- 
rafe de  cristal,  qui  éclata  en  mille 
morceaux  dans  les  airs,  et  la  figure  mer- 
veilleuse disparut  dans  les  ténèbres  , 
en  poussant  un  long  soupir.  —  Je  vois 
déjà,  à  votre  rire,  que  vous  retrouvez 
en  moi  le  rêveur  visionnaire,  mais  je 
puis  vous  assurer  que  tout  ce  rêve,  si 
vous  tenez  absolument  à  lui  donner  ce 
nom  ,  avait  lecaractère  accompli  d'une 
vision.  N'importe,  continuons.  A  peine 
le  jour  fut-il  venu, que  je  courus  dans  la 


LA    MAISON    DÉSERTE.  l5l 

grande  allée  et  que  je  me   postai  de- 
vantla  maison  vide.  Outre  lesrideaux 
intérieurs,  les  fenêtres  étaient  fermées 
par  d'épaisses  jalousies.    La  rue  était 
encore  déserte,  je    m'approchai  fort 
près  de  la  fenêtre  du  rez-de-chaus.sée, 
et  j'écoutai;  mais  aucun  bruit  rie  se  fit 
entendre,  tout  était  silencieux  comme 
dans  un  tombeau.  La   rue   devint  ani- 
mée, les  boutiques  s'ouvrirent  et  je  fus 
forcé  de  m'éloigner.    Je  ne  vous  dirai 
pas  combien  de  fois  je  passai  devant 
la  maison  .sans  rien  découvrir,  ni   les 
informations  inutiles  que  je    pris  de 
toutes  parts ,  et  comme  enfin  ma  vision 
commença  à  s'effacer  de  mon  esprit. 
Enfin,   un  soir  en  passant  devant  la 
maison,  je  remarquai  que    la   porte 
était  à  demi-ouverte,  je  m'approchai, 
le  vieil  intendant  était  sur  le  seuil.  Moïi 
parti  fut  aussitôt  pris. 

—  Le  conseiller  de  finances  Binder 


iSa  CONTES    NOCTURNES. 

ne  demeure-t-il  pas  dans  cette  maison  ? 
Telle  fut  la  question  que  je  lui  fis  en  le 
repoussant  en  quelque  sorte  dans  un  pe- 
tit vestibule  faiblement  éclairé  par  une 
lampe.  Il  me  lança  un  regard  étincelant, 
et  me  dit  d'une  voix  douce  et  traînante  : 
—  Non  ,  il  ne  demeure  pas  ici ,  il  n'y  a 
jamais  demeuré,  il  n'y  demeurera  ja- 
mais, il  n'a  même  jamais  demeuré  dans 
toute  l'allée.  —  Mais  les  gens  disent 
qu'il  vient  des  revenans  dans  cette  mai- 
son? —  Je  puis  vous  assurer  que  cela 
n'est  pas  vrai,  que  c'est  une  jolie  maison 
fort  tranquille,  et  que  la  comtesse  de 
S...  y  arrive  demain.  Bonne  nuit,  mon 
cher  monsieur. 

A  ces  mots,  le  vieil  intendant  nie 
repoussa  poliment,  et  ferma  la  porte 
derrière  moi.  Je  l'entendis  murmurer 
et  tousser,  puis  s'éloigner,  autant  que 
j'en  pus  juger,  et  descendre  plusieurs 
marches.   Durant   le  peu  de  momens 


LA    MAISON'    DESERTE.  l53 

que  j'étais  resté  clans  le  vestibule,  j'avais 
remarqué  qu'il  était  tendu  de  vieilles 
tapisseries,  et  meublé  comme  unesalle , 
de  grands  fauteuils  couverts  de  damas 
rouge. 

C'est  alors  que  la  maison  mystérieuse 
se  remplit  pour  moi  d'aventures.  Or, 
figurez-vous  qu'à  force  de  passer  et  de 
repasser,  je  vois  un  jour  briller  quel- 
que chose  à  la  dernière  fenêtre  de  l'é- 
tage supérieur,    le  diamant  scintillait 
à  mes  yeux.  O  ciel  !   la  figure  de  ma 
vision    me    regarde  douloureusement 
appuyée  sur  son  bras.  S'il  était  possible 
de  rester  quelques  momens  immobile 
au  milieu  de  cette  foule  qui   passe   et 
qui  repasse  !  J'aperçois  un  banc  placé 
vis-à-vis  de  la  maison,  mais  de  telle 
sorte  qu'en  s'y  asseyant,  il  faut  tourner 
le  dos  à  l'édifice.  Je  m'appuie  sur   le 
dossier,  et  je  puis  continuer  mes  ob- 
servations à  mon  aise. 


l54  CONTES    NOCTURNES. 

Oui,  c'est  elle,  c'est  elle  trait  pour 
trait,  la  céleste  créature  !  Mais  son  re- 
gard paraît  incertain.  Il  me  semble 
qu'elle  ne  regarde  pas  de  mon  côté , 
ses  yeux  ont  quelque  chose  de  vide  ; 
je  serais  tenté  de  croire  que  ce  que  je 
vois  est  un  portrait,  si  je  n'avais  re- 
marqué un  mouvement  du  bras  et  de 
la  main.  Entièrement  perdu  dans  la 
contemplation  de  cette  créature  mer- 
veilleuse j  je  n'avais  pas  entendu  la 
voix  du  brocanteur  italien  qui  m'offrait 
sans  relâche  sa  marchandise.  Enfin  il 
me  tira  par  le  bras,  et  me  retournant 
je  le  repoussai  avec  colère.  Il  ne  cessa 
pas  toutefois  de  me  prier  et  de  me 
tourmenter.  —  Je  n'ai  encore  rien  ga- 
gné aujourd'hui,  monsieur.  Une  paire 
de  crayons.  Un  paquet  de  cure-dents. 
—  Plein  d'impatience,  et  jaloux  de  me 
débarrasser  de  cet  importun,  je  cher- 
che quelques  pièces  de  monnaie  dans 


LA    MAISON    DÉSERTE.  1 55 

ma  bourse.  —  J'ai  encore  ici  de  jolies 
choses,  me  dit-ii,  et  il  me  montre  à 
distance  un  petit  miroir  de  poche.  En 
y  apercevant  la  maison  qui  était  der- 
rière moi  et  la  fenêtre  où  se  tenait  la 
personne  mystérieuse,  je  me  hâtai  de 
l'acheter,  et  il  me  fut  possible  d'obser- 
ver commodément  assis  et  le  dos 
tourné  sans  attirer  l'attention  des  voi- 
sins. Mais  en  rcj^rardant  de  plus  en  plus 
ce  miroir,  je  tombai  dans  un  état  que  je 
serais  tenté  de  nommer  un  songe  éveillé. 
Je  ne  pouvais  détacher  mes  regards  de 
ce  miroir  qui  semblait  me  fasciner;  et 
j'avoue  que  je  ne  pus  m'empècher  de 
songer  à  un  conte  que  me  faisait  ma 
nourrice,  lorsque  je  me  plaisais  le  soir 
à  me  regarder  dans  le  grand  miroir  de 
la  chambre  de  mon  père.  Elle  me  di- 
sait que  lorsque  les  enfans  se  mettaient 
la  nuit  devant  une  glace  ,  un  horrible 
visage  étranger  s'y  plaçait  devant  eux-. 


l56  CONTES    NOCTURNES. 

Une  fois,  je  crus  voir  deux  yeux  ter- 
ribles briller  dans  le  miroir;  je  poussai 
un   grand  cri  et  je  tombai  évanoui.  Je 
fus  long-temps  malade  ,  et  maintenant 
encore,   je   crois  fermement  que  ces 
yeux  m'avaient  en  effet  regardé.  Bref, 
toutes  ces  folies  de  mon  enfance  me 
revinrent  à  l'esprit,    un   froid   glacial 
parcourut  toutes  mes  veines;  je  voulus 
jeter  le  miroir  loin  de  moi,  tout-à-coup 
deux  yeux  célestes  se  tournèrent  de  mon 
côté,  leur  regard  était  dirigé  vers  le 
mien  et  pénétrait  jusqu'au  fond  de  mon 
cœur.    J'étais   plongé  dans  une    mer 
de  délices  ! 

—  Vous  avez  là  un  joli  miroir,  dit 
une  voix  près  de  moi.  Je  me  réveil- 
lai comme  d'un  songe;  plusieurs  per- 
sonnes avaient  pris  place  sur  le  banc, 
et  je  leur  avais  sans  doute  donné  un 
spectacle  réjouissant  par  mon  regard 
égaré  et  mes  paroles  entrecoupées. 


LA    MAISOjS'    déserte.  1  S'J 

—  Vous  avez  là  un  joli  miroir,  ré- 
péta l'homme  en  voyant  que  je  ne  ré- 
pondais pas.  Mais  pourquoi  donc  y  re- 
gardez-vous si  singulièrement?  Aperce- 
vez-vous des  esprits? 

Cet  homme  déjà  âgé,  bien  vêtu, 
avait  dans  le  ton  de  ses  paroles  et  dans 
ses  regards  quelque  chose  de  bienveil- 
lant ,  qui  attirait  la  confiance.  Je  n'hé- 
sitai pas  à  lui  dire  que  je  regardais  dans 
ce  miroir  une  charmante  fille  qui  se 
tenait  derrière  la  fenêtre  de  la  maison 
abandonnée.  Je  demandai  même  au 
vieillard  s'il  ne  la  voyait  pas. 

—  Là-bas?  dans  la  vieille  maison  ? 
à  la  dernière  fenêtre,  me  demanda- t-il 
d'un  air  tout  étonné. 

—  Sans  doute,  sans  doute,  lui  dis-je. 
Le    vieillard   se   mit   à    sourire.  — 

C'est  une  singulière  illusion.  Que  Dieu 
fasse  honneur  à  mes  vieux  yeux.  Eh  ! 
eh!  monsieur,  j'ai  bien  vu  sans  lunettes 


l58  CONTES    NOCTURNES. 

cette  jolie  figure  à  la  croisée,  mais  il 
m'a  bien  semblé  que  c'est  un  bon  por- 
trait, peint  à  l'huile. 

Je  me  tournai  vivement  vers  la  fe- 
nêtre; tout  avait  disparu;  la  jalousie 
était  baissée. 

—  Gui,  monsieur,  oui,  continua  le 
vieillard ,  mais  il  est  trop  tard  pour  s'en 
assurer;  car  je  viens  de  voir  le  domes- 
tique qui  est,  je  le  sais,  l'intendant  de 
la  comtesse  de  S***,  secouer  la  pous- 
sière du  tableau  et  baisser  la  jalousie. 

— —  Etait-ce  donc  vraiment  un  por- 
trait? demandai-je  tout  stupéfait. 

—  Croyez  en  mes  yeux,  répondit 
le  vieillard.  Comme  vous  ne  regardiez 
dans  voire  miroir  que  la  réflexion  du 
portrait,  vous  avez  été  abusé  par  un 
effet  d'optique;  mais  à  votre  âge,  j'au- 
rais été  plus  clairvoyant. 

—  Mais  la  main  et  le  bras  remuaient, 
lui  répondis-je. 


LA    MAISON    DÉSERTE.  I  Sg 

—  Oui,  oui,  ils  se  remuaient,  tout 
remuait,  dit  le  vieillard  en  souriant  et 
en  me  frappant  doucement  sur  l'épaule. 
Alors  il  se  leva,  et  prit  congé  de  moi  en 
me  saluant  et  me  disant  :  —  Gardez- 
vous  des  miroirs  qui  mentent  si  bien. 

Votre  très-humble  serviteur. 


l6o  CONTES    NOCTURNES. 


CHAPITRE  III. 


Je  rentrai  chez  moi,  avec  la  résolu- 
tion de  ne  plus  songer  à  cette  maison, 
et  d'éviter  de  me  promener  dans  l'allée 
durant  quelques  jours.  Je  tins  fidèle- 


LA    MAISON    DÉSERTE.  l6l 

ment  cette  promesse ,  et  je  passai  les 
journées  à  écrire  et  le  soir  avec  quel- 
ques amis.  Cependant  il  m'arrivait  de 
m'éveiller  ,    quelquefois  ,  ^subitement 
eomme  frappé  d'un  coup  électrique, 
et  alors  je  m'apercevais  que  c'était  le 
souvenir  de  ma  vision  et  de  la  croisée 
mystérieuse  qui  me  faisait  tressaillir. 
Même  pendant  mon  travail,  au  milieu 
de  mes  entretiens  les  plus  animés  avec 
mes  amis  ,  cette  pensée  traversait  subi- 
tement mon  âme  comme  une  étincelle 
électrique.  Mais  ce  n'était-là  qu'un  mo- 
ment passager.  J'avais  consacré  le  petit 
miroir  de  poche  qui  m'avait  tant  abusé, 
à  un  usage  domestique,  bien  prosaïque. 
Je  le  plaçais  devant  moi,  lorsque  je 
voulais  attacher  ma  cravate.  Un  jour 
comme  je  me  disposais  à  vaqueràcette 
importante   affaire ,     il    me  parut  un 
peu  terne ,   et  j'essayai  de  lui  rendre 
son  éclat  en  le  frappant  de  mon  ha- 
XIII.  i4 


l6l  COIVTES    VOCTDRNES. 

leine  et  le  frottant  ensuite;  tous  mes 
nerfs  tremblèrent,  je  frissonnai ,  car 
dès  que  mon  souffle  eut  répandu  une 
vapeur  sur  la  glace,  j'aperçus  au  milieu 
d'un  nuage  bleuâtre,  le  charmant  vi- 
sage qui  m'avait  déjà  blessé  au  cœur 
par  ses  regards  douloureux  !  —  Vous 
riez?  —  Vous  voilà  unanimes  sur  mon 
compte,  vous  me  tenez  pour  un  rêveur 
incurable;  mais,  dites,  pensez  tout  ce 
que  vous  voudrez ,  n'importe,  cette 
beauté  me  regardait  du  fond  de  ce  mi- 
roir, et  dès  que  la  vapeur  se  dissipa  , 
ses  traits  disparurent  sous  les  feux 
prismatiques  que  lançaient  les  rayons 
du  soleil  qui  se  réfléchirent  dans 
la  glace.  Je  ne  veux  point  vous  fati- 
guer, je  ne  veux  point  vous  décrire 
toutes  les  sensations  que  j'éprouvai  ; 
sachez  seulement  que  je  renouvelai 
sans  cesse  l'épreuve  du  miroir,  qii'il 
m'arriva  souvent  de  rappeler  par  mon 


LA    MAISON    DÉSERTE.  1 63 

haleine  l'image  chérie,  mais  que  sou- 
vent aussi  toutes  mes  tentatives  furent 
infructueuses.  Alors  je  courais  comme 
un  insensé  vers  la  maison  déserte,  yen 
contemplais  les  fenêtres  durant  des 
heures  entières  ;  mais  pas  une  créature 
humaine  ne  consentait  à  s'y  montrer. 
Je  ne  vivais  que  dans  mes  pensées  à 
elle;  tout  le  reste  était  mort  pour  moi  ; 
je  négligeais  mes  amis,  mes  études. 
Souvent  quand  cette  image  commen- 
çait à  pâlir  ,  une  douleur  violente 
s'emparait  de  moi,  alors  elle  reparais- 
sait avec  plus  ne  force  et  de  vivacité 
que  jamais.  Une  apathie  totale  résul- 
tait de  cet  état  pénible  qui  me  laissait 
toujours  dans  un  épuisement  affreux. 
Dans  ces  momens-là ,  tons  les  essais 
que  je  tentais  avec  le  miroir  étaient 
inutiles,  mais  dès  que  j'avais  repris 
mes  forces,  l'image  y  reparaissait  avec 
de  nouveaux  charmes.  Cette  tension 


l64  CONTES    NOCTURNES. 

continuelle  agissait  sur  moi  d'une 
manière  funeste  ;  j'errais  sans  cesse 
pâle  comme  un  mort  et  l'air  défait; 
mes  amis  me  regardaient  comme  un 
homme  fort  malade,  et  leurs  avertis- 
semens  continuels  me  portèrent  à  ré- 
fléchir sérieusement  sur  ma  position. 
Fut-ce  à  dessein  ou  par  hasard  qu'un 
de  mes  amis  qui  étudiait  la  médecine, 
laissa  chez  moi  l'ouvrage  de  Reil  sur 
les  aberrations  mentales,  je  l'ignore; 
mais  je  me  rais  à  le  lire,  et  cette  lec- 
ture m'attacha  irrésistiblement.  Que 
devins -je  en  reconnaissant  en  moi- 
même  tous  les  symptômes  de  la  mono- 
manie! L'holTible  effroi  que  je  ressen- 
tis en  me  voyant  sur  le  chemin  de  la 
maison  des  fous  ,  me  fit  prendre 
promptement  une  résolution.  Je  mis 
mon  miroir  dans  ma  poche,  et  je  cou- 
rus chez  le  docteur  R***,  médecin  cé- 
lèbre par   son    habileté  à  traiter  les 


LA    MAISON    DÉSERTE.  l65 

maladies  cérébrales,  par  ses  vues  pro- 
fondes sur  le  principe  intellectuel  qui 
fait  naître  tant  de  maladies  physiques. 
Je  lui  racontai  tout;  je  ne  lui  cachai 
pas  la  plus  petite  circonstance,  et  je  le 
conjurai  de  me  sauver  du  sort  affreux 
dont  je  me  croyais  menacé!  Il  m'écou- 
ta  fort  tranquillement,  mais  je  remar- 
quais bien  dans  son  regard  une  surprise 
profonde. 

—  Le  danger  n'est  nullement  aussi 
proche  que  vous  le  pensez  ,  me  dit-il , 
et  je  puis  vous  affirmer  avec  certitude 
qu'il  me  sera  possible  de  le  détourner. 
Il  n'est  pas  douteux  que  votre  esprit 
ne  soit  attaqué  d'une  manière  inouie, 
mais  la  connaissance  même  de  votre 
mal  vous  fournit  les  moyens  de  vous 
en  défendre.  Laissez-moi  votre  miroir, 
ne  vous  contraignez  à  aucun  travail 
qui  irrite  votre  imagination  ;  évitez  la 
grande  allée,  ne  travaillez  que  le  ma- 


i<36  CONTES    NOCTUBIYES. 

tin  et  sans  vous  fatiguer,  puis  allez 
faire  une  longue  promenade,  et  passez 
la  journée  avec  vos  amis  que  vous  évi- 
tez depuis  si  long-temps.  Nourrissez- 
vous  de  mets  succulens,  et  buvez  des 
vins  vigoureux.  Vous  voyez  que  je 
m'attache  uniquement  à  éloigner  votre 
idée  fixe  ,  c'est-à-dire  l'image  que  vous 
voyez  dans  cette  glace  ou  à  la  fenêtre 
de  la  maison  déserte,  et  que  je  veux 
surtout  fortifier  votre  corps.  Secondez- 
moi  donc  activement. 

J'avais  peine  à  me  séparer  du  miroir; 
le  docteur  qui  l'avait  déjà  pris  parut  le 
remarquer,  il  fit  naître  en  aspirant  une 
vapeur  à  sa  surface ,  et  me  dit  en  me  le 
présentant  : 

—  Voyez-vous  quelque  chose? 

—  Rien,  répondis-je;  ce  qui  était 
exact. 

*—  Aspirez  donc  vous-même,  me  dit 


LA.    MAISON    DESERTE.  167 

le  médecin  en  mettant  le  miroir  dans 
ma  main. 

Je  fis  ce  qu'il  me  disait,  et  l'image 
merveilleuse  m'apparut  distinctement. 

—  C'est  elle!  m'écriai-je  à  haute 
voix. 

Le  médecin  regarda  la  glace  et  me 
dit: 

—  Je  ne  vois  pas  la  moindre  chose^ 
mais  je  ne  veux  pas  vous  cacher  qu'au 
moment  où  je  regardais  le  miroir  j'é- 
prouvais une  certaine  terreur  qui  se 
dissipa  aussitôt.  Vous  voyez  que  je  suis 
sincère,  et  cjue  je  mérite  toute  votre 
confiance.  Recommencez  donc  cet 
essai  ? 

Je  le  fis ,  et  pendant  ce  temps  le  mé- 
decin me  tint  sa  main  placée  sur  l'épine 
dorsale.  La  figure  reparut,  le  docteur 
qui  regardait  avec  moi  dans  la  glace , 
pâlit;  puis,  il  prit  le  miroir,  le  regarda 


î68  COS^TES    >'OCTURNES. 

encore,  le  renferma  dans  un  pupitre, 
et  revint  à  moi,  après  être  resté  quel- 
ques secondes  à  méditer,  la  main  sur 
son  front. 

—  Suivez  exactemeutmes prescrip- 
tions, me  dit-il.  Je  dois  convenir  que 
ces  momens  où  vous  vous  trouvez  hors 
de  vous-même  ,  sont  encore  fort  mys- 
térieux pour  moi  ;  mais  j'espère  pou- 
voir bientôt  vous  en  dire  davantage. 

Dès  ce  moment,  quoiqu'il  m'en  coû- 
tât, je  vécus  exactement  comme  me 
l'avaitrecommandéle  médecin, et  quoi- 
que je  sentisse  les  effets  bienfaisans  de 
ce  régime,  je  ne  fus  cependant  pas  tota- 
lement délivré  de  ces  atteintes  terribles 
auxquelles  j'étais  sujet,  particulière- 
ment à  midi,  et  la  nuit.  Ainsi  dans  la  plus 
joyeuse  réunion,  en  buvant,  en  chan- 
tant, je  me  sentais  tout-à-coup  comme 
percé  de  mille  poignards,  et  toutes  les 
forces  de  mon  esprit  ne  suffisaient  pas 


LA    MAISON    DlîSERTE.  169 

pour  rétablir  l'équilibre;  il  me  fallait 
m'éloignerpour  ne  reparaître  que  lors- 
que l'accès  aurait  cessé. 

Il  arriva  qu'un  soir,  je  me  trouvai 
dans  une  société  où  l'on  parla  des  effets 
et  des  influences  du  magnétisme.  On 
discuta  surtout  de  la  possibilité  de  Tin- 
fluence  d'un  principe  occulte,  et  on 
s'appuya  de  beaucoup  d'exemples.  Un 
jeune  médecin  fort  zélé  pour  le  magné- 
tisme, prétendit  que  lui-même  et  tous 
les  magnétiseurs  agissaient  de  loin  sur 
les  somnambules  par  la  seule  force  de 
leur  volonté.  On  rappela  tout  ce  que 
Rluge ,  Schubert ,  Bartels  ont  dit  à  ce 
sujet. 

—  Le  plus  important,  dit  un  des  as- 
sistans ,  médecin  fort  connu,  le  plus 
important,  c'est  que  le  magnétisme  me 
semble  nous  révéler  maint  mystère  que 
nous  régardions  commeime  chose  com- 
mune et  prouvée.  Maintenant  on  doit 
XIII.  1 5 


170  CONTES    KOCTURKES. 

seulement  procéder  à  l'œuvre  avec  pru- 
dence. 

— Comment  se  fait-il  que,  sans  motif 
connu,  et  brisant  même  la  chaîne  de 
nos  idées,  l'image  d'une  personne  ou 
d'un  événement  s'empare  subitement 
de  notre  pensée  avec  tant  de  force 
qu'elle  nous  frappe  de  surprise?  Les 
rêves  surtout  offrent  des  exemples 
merveilleux,  et  souvent  même  ils  nous 
montrent  des  personnes  qui  nous  sont 
complètement  étrangères  et  que  nous 
ne  devons  connaître  que  plusieurs  an- 
nées après.  Ces  paroles  si  communes  : 
Mon  Dieu  !  cet  homme ,  cette  femme 
me  sont  connus  depuis  long-temps;  il 
me  semble  que  je  les  ai  vus  quelque  part, 
ne  sont  peut-être  souvent  que  le  sou- 
venir confus  d'un  tel  rêve.  Ne  serait-il 
pas  possible  qu'il  y  eût  entre  les  esprits 
un  rapport  si  énergique  qu'on  y  obéisse 
contre  sa  volonté  î* 


LA    MA.ISON    DÉSERTE.  I7I 

—  De  la  sorte,  dit  un  autre,  nous 
arriverions  sans  beaucoup  d'efforts  à 
la  doctrine  des  sorcelleries,  des  en- 
chantemens,  des  miroirs  magiques,  et 
à  toutes  les  folies  du  vieux  temps. 

—  C'est  une  chose  singulière,  reprit 
le  médecin,  que  de  vouloir  nier  ce  qui 
est  prouvé  physiquement,  et  quoique 
je  ne  sois  pas  de  l'avis  qu'une  seule  lu- 
mière brille  pour  nous  dansle  royaume 
inconnu,  qui  est  la  patrie  de  nos 
âmes,  je  pense  toutefois  que  la  na- 
ture ne  nous  a  pas  refusé  le  talent  et 
l'instinct  des  taupes.  Nous  cherchons, 
aveugles  que  nous  sommes,  à  nous 
frayer  un  chemin  sous  ces  voûtes  som- 
bres; mais  comme  l'aveugle  qui  re- 
connaît au  murmure  des  arbres,  au 
bruit  du  ruisseau ,  le  voisinage  de  la 
foret  qui  le  rafraîchit  de  son  ombre , 
de  la  source  qui  apaise  sa  soif,  et  qui 
atteint  de  la  sorte  au  but  de  ses  désirs, 


1  72  CONTES    NOCTURNES. 

ainsi  nous  pressentons  au  battement 
des  ailes,  au  souffle  de  l'ange  in- 
connu et  invisible  qui  plane  sur  nos 
têtes ,  que  ce  pèlerinage  nous  conduit  à 
la  source  de  lumières  où  nos  yeux 
s'ouvriront! 

Je  ne  pus  me  contenir  plus  long- 
temps. 

—  Vous  reconnaissez  donc,  dis-je 
au  médecin,  vous  reconnaissez  donc 
l'influence  d'un  principe  intellectuel , 
étranger  à  nous,  auquel  nous  sommes 
forcés  d'obéir. 

—  Je  ne  reconnais  pas  seulement  cet 
effet  comme  possible, me  répondit-il, 
mais  j'en  reconnais  beaucoup  d'autres 
encore,  qui  résultent  de  l'état  magné- 
tique. 

—  Alors,  repris-je,  il  serait  possible 
aux  esprits  infernaux  d'agir  sur  nous 
d'une  manière  funeste. 

—  Tour  de  passe-passe  d'esprits  dé- 


LA    MAISON    DÉSERTE.  1 '^3 

chus,  répondit  le  médecin  en  riant. 
Non ,  non ,  ceux-là  nous  ne  les  recon- 
naissons pas.  En  général,  je  vous  prie 
de  ne  prendre  nos  assertions  que  pour 
de  simples  conjectures,  auxquelles  j'a- 
jouterai que  je  ne  crois  nullement  à  la 
puissance  absolue  d'un  principe  intel- 
lectuel sur  un  autre;  mais  que  j'admets 
seulement  une  dépendance,  résultat 
d'une  faiblesse  de  volonté,  dépendance 
qui  alterne,  et  réagit  selon  la  disposi- 
tion des  sujets. 

—  Maintenant ,  dit  un  homme  âgé, 
qui  jusque  là  s'était  contenté  d'écouter 
avec  attention,  maintenant  je  puis,  à 
l'aide  de  vos  singulières  pensées,  m'ex- 
pliquer  des  secrets  qui  devaient  sem- 
bler impénétrables.  Je  veux  parler  des 
enchantemens  amoureux,  dont  sont 
remplis  toutes  les  chroniques,  et  des 
procès  de  sorcellerie.  Dans  le  code 
d'un  peuple  fort  éclairé,  netrouve-t-on 


174  CONTES    NOCTURNES. 

pas  des  dispositions  contre  les  breu- 
vages d'amour ,  qui  entraînaient  irré- 
sistiblement une  personne  vers  une 
autre?  Vos  discours  me  rappellent  un 
événement  tragique  qui  se  passa,  il  y 
a  peu  de  temps ,  dans  ma  propre  mai- 
son. Lorsque  Bonaparte  inonda  notre 
pays  de  ses  troupes,  un  colonel  de  la 
garde  noble  italienne  fut  logé  chez  moi. 
— C'était  un  de  ces  officiers,  en  petit 
nombre  dans  la  prétendue  grande  ar- 
mée, qui  se  distinguaient  par  une  con- 
duite noble  et  décente.  Son  visage  pâle, 
ses  yeux    creusés ,   annonçaient    une 
maladie  d'un  chagrin  profond.    Il  ne 
logeait  chez  moi  que  depuis  peu  de 
jours,   lorsque  se   trouvant  dans  ma 
chambre ,  il  porta  subitement ,  avec  un 
grand  soupir ,  la  main  sur  son   cœur 
ou  plutôt  sur  son  estomac,  comme  s'il 
y  ressentait  une  douleur  mortelle.   Il 
ne  -pouvait  pas  articuler  une   parole  ; 


LA    MAISON    DESERTE.  l'jS 

il  fut  forcé  de  se  jeter  sur  un  sopha  où 
ses  yeux  se  fermèrent,  et  y  resta  quel- 
que temps  immobile  comme  une  sta- 
tue. Tout-à-coup,  il  se  leva  par  un 
mouvement  brusque;  mais  il  conserva 
une  faiblesse  extrême.  Un  médecin  que 
je  lui  envoyai,  ayant  infructueusement 
employé  divers  remèdes,  eut  recours 
aux  moyens  magnétiques  qui  semblè- 
rent plus  efficaces.  Il  fallut  cependant 
les  abandonner  aussi  ;  car  le  malade  ne 
pouvait  les  supporter.  Au  reste,  mon 
médecin  avait  gagné  la  confiance  du 
colonel,  et  celui-ci  lui  raconta  que,  dans 
ce  moment  de  faiblesse  qu'il  avait  éprou- 
vé, l'image  d'une  femme  qu'il  avait 
connue  à  Pise  s'était  offerte  à  ses  yeux; 
les  regards  brùlans  qu'elle  lui  lan- 
çait, lui  avaient  causé  une  douleur  si 
violente,  qu'il  en  avait  perdu  l'usage 
de  ses  sens.  Il  lui  resta  de  sourdes 
douleurs  de  tête,  et  un  état  d'abatte- 


176  CONTES    NOCTURNES. 

ment  singulier.  Jamais  il  ne  fit  con- 
naître le  genre  de  relations  qu'il  avait 
eues  avec  cette  femme.  Les  troupes 
étaient  sur  le  point  de  se  mettre  en 
marche,  la  voiture  du  colonel  était 
déjà  chargée  de  bagages  et  devant  la 
porte  ;  pour  lui ,  il  déjeunait;  mais  tout- 
à-coup  il  poussa  un  cri  violent  et  tomba 
de  sa  chaise.  Il  était  mort.  Les  méde- 
cins reconnurent  qu'il  avait  été  frappé 
d'apoplexie.  Quelques  semaines  phis 
tard,  une  lettre  adressée  au  colonel 
me  fut  apportée.  Je  n'hésitai  pas  à 
l'ouvrir  dans  l'espoir  d'y  trouver  quel- 
ques renseignemens  sur  les  parens  de 
cet  officier,  et  de  pouvoir  leur  an- 
noncer sa  mort.  La  lettre  venait  de 
Pise,  et  ne  renfermait  que  ces  mots, 
sans  signature:  «  Malheureux!  aujour- 
d'hui le  7  ,  à  midi  précis,  Antonia , 
embrassant  ton  image  trompeuse,  est 
tombée  morte  !  »  —  J'avais  noté  le  jour 


LA    MAISO>'    DÉSERTE.  l'j'j 

et  l'heure  de  la  mort  du  colonel;  il 
était  mort  au  même  moment  qu'An- 
ton ia. 

Je  n'entendis  plus  rien  de  ce  que  ra- 
conta le  vieillard,  car  dans  l'effroi  qui 
m'avait  saisi,  en  reconnaissant  que  ma 
situation  était  sem])lable  à  celle  du  co- 
lonel, je  m'élançai  hors  du  salon  et  je 
courus  vers  la  maison  mystérieuse.  Il 
me  sembla  de  loin ,  que  je  voyais  briller 
des  lumières  à  travers  les  jalousies  fer- 
mées; mais  la  clarté  disparut  lorsque 
j'approchai.  Eperdu  de  désirs  et  d'a- 
mour, je  m'élançai  vers  la  porte;  elle 
céda  sous  mon  impulsion,  et  je  me 
trouvai  dans  le  vestibule  faiblement 
éclairé  ,  au  milieu  d'une  atmosphère 
lourde  et  épaisse.  Le  cœur  me  battait  vio- 
lemment. Tout-à-coup  un  cri  de  femme 
prolongé  et  perçant,  retentit  dans  la 
maison;  et  je  ne  sais  moi-même  com* 
ment  il  se  fit  que  je  me  trouvai  dans 


170  CONTES    NOCTURNES. 

un  salon  éclairé  par  un  grand  nombre 
de  bougies,  orné,  avec  tout  le  luxe  an- 
tique, de  meubles  dorés  et  de  vases 
du  Japon.  Des  nuages  bleus  et  épais 
remplissaient   la  chambre. 

—  Sois  le  bien  venu  !  —  Bien  venu 
mon  fiancé.  — L'heure  est  arrivée ,  la 
noce  approche  ! 

Ainsi  cria  une  voix  de  femme ,  et 
aussi  peu  que  je  savais  comment  j'étais 
venu  jusque-là,  aussi  peu  sais-je  com- 
ment il  se  fit  qu'une  charmante  figure, 
richement  vêtue ,  sortit  du  milieu  de 
cette  vapeur.  Elle  me  répéta  d'une  voix 
perçante  :  «  Sois  le  bien  venu ,  mon 
doux  fiancé  !  ))  et  s'avança  vers  moi  les 
bras  étendus.  —  Un  horrible  visage  , 
vieux  et  jauni ,  me  contemplait  d'un 
air  effaré.  Je  chancelai  d'effroi,  mais 
comme  fasciné  par  un  serpent,  je  ne 
pouvais  détourner  mes  regards  de  cette 
horrible  femme,  ni  reculer  d'un  pas. 


LA    MAISON    DÉSERTE.  1 79 

Elle  s'avança  si  près,  qu'il  me  sembla 
que  cette  hideuse  face  n'était  qu'un 
mince  masque  de  çrépe,  sous  lequel 
m'apparaissaient  les  traits  charmans 
du  miroir.  Déjà  je  sentais  ses  mains 
osseuses ,  lorsqu'elle  fondit  en  arrière 
et  qu'une  voix  s'écria  derrière  moi  : 
«  Le  diable  fait-il  déjà  son  jeu  avec 
»  votre  grâce  ?  Au  lit ,  ma  gracieuse 
»  dame ,  sans  cela  il  y  aura  des  coups  1  » 

Et  je  vis  auprès  de  moi  le  vieil  in- 
tendant en  chemise,  agitant  un  grand 
fouet  au-dessus  de  sa  tête.  Il  se  dispo- 
sait à  battre  la  vieille  qui  se  roula  en 
hurlant  sur  le  tapis  ;  j'arrêtai  le  bras 
prêt  à  frapper  ,  mais  le  vieil  intendant 
me  repoussa  en  s'écriant  :  — Savez-vous, 
Monsieur,  que  ce  vieux  démon  vous 
eût  étranglé  si  je  n'étais  pas  arrivé.  — 
Partez ,  partez ,  partez  ! 

Je  m'élançai  hors  de  la  salle ,  cher- 
chant en  vain ,  dans  les  ténèbres ,  la 


l8o  COiîfTES    NOCTURNES. 

porte  de  la  maison.  J'entendais  les  sif- 
flemens  du  fouet  et  les  cris  plaintifs  de 
la  vieille.  J'allais  appeler  du  secours, 
lorsque  le  sol  manqua  sous  mes  pas  ; 
je  fis  une  chute  de  plusieurs  marches 
sur  une  petite  porte  que  mon  poids 
fit  ouvrir,  et  je  tombai  de  tout  mon 
long  dans  une  petite  chambre.  Au  lit, 
qu'on  venait  évidemment  de  quitter, 
à  l'habit  couleur  de  café  étendu  sur 
une  chaise,  je  reconnus  aussitôt  l'ap- 
partement du  vieil  intendant.  Quel- 
ques instans  après ,  il  descendit  lour- 
dement, entra  et  tomba  à  mes  pieds. 

—  Au  nom  du  Ciel,  me  dit-il  les 
mains  jointes,  qui  que  vous  soyez,  et 
quel  que  soit  le  motif  qui  vous  ait 
amené  près  de  cette  vieille  diablesse , 
gardez  le  silence  sui*  ce  qui  s'est  passé, 
ou  il  m'en  coûtera  mon  emploi  et  mon 
pain  !  Son  Excellence  a  été  bien  châtiée 
et  je  l'ai  attachée  dans  son  lit.  Bonne 


LA    MAISON    DESERTE.  ibl 

nuit  donc ,  mon  cher  Monsieur,  je  vous 
souhaite  un  bon  sommeil,  bien  doux 
et  bien  paisible. — Oui ,  oui ,  allez  vous 
coucher.  —  Voilà  une  belle  nuit  de 
juillet ,  bien  chaude  ;  pas  de  clair  de 
lune  ,  il  est  vrai ,  mais  des  étoiles  bien 
brillantes.  Une  bonne,  une  excellente 
nuit ,  Monsieur  ! 

En  parlant  ainsi ,  le  vieil  homme 
s'était  relevé,  avait  pris  une  lumière, 
m'avait  emmené  hors  de  la  chambre , 
poussé  sous  le  vestibule,  puis  sur  le 
seuil ,  et  avait  refermé  la  porte. 


l82  CONTES    jVOCTURNES. 


CHAPITRE  IV. 


•t 


Plus  tard ,  il  arriva  que  dans  une 
réunion  nombreuse  ,  je  rencontrai  le 
comte  P.  qui  me  prit  à  part,  et  me 
dit  en  riant  :  —  Savez-vous  bien  que 
les  mystères  de  notre  maison  déserte 


LA    MAISON    DÉSERTE.  I  83 

commencent  à  se  dévoiler?  —  Je  me 
disposais  à  l'écouter,  mais  au  moment 
où  il  allait  continuer,  les  portes  de  la 
salle  à  manger  s'ouvrirent,  et  l'on  se 
rendit  à  table.  Perdu  dans  la  pensée 
des  secrets  que  le  comte  allait  me 
divulguer,  j'avais  offert  machinalement 
le  bras  à  une  jeune  dame  et  je  suivais 
les  rangs  cérémonieux  des  convives. — 
Je  conduis  la  dame  à  la  première  place 
qui  s'offre  à  moi,   alors  je  la  regarde 

et j'aperçois  les  traits   fidèles  de 

l'image  de  mon  miroir  !  Vous  ne  dou- 
tez pas  que  je  frissonnai  involontaire- 
ment, mais  je  puis  vous  assurer  que 
je  n'éprouvai  pas  le  moindre  symptôme 
de  ce  délire  funeste  qui  s'élevait  en 
moi  lorsque  cette  image  de  femme 
m'apparaissait  dans  la  glace  obscurcie 
par  la  vapeur  de  mon  haleine.  —  Mon 
étonnement  ou  plutôt  mon  effroi  dût 
se  peindre  dans  mon  regard,  car  la 


l84  CONTES    NOCTURNES. 

jeune  femme  me  regarda  d'un  air  si  sur- 
pris, que  je  crus  nécessaire  de  me  re- 
mettre aussi  bien  que  je  le  pus,  en 
lui  disant  que  je  croyais  déjà  l'avoir 
vue  quelque  part.  La  courte  objection 
qu'elle  me  fit  en  répondant  que  la  chose 
lui  paraissait  peu  probable  puisqu'elle 
était  arrivée  de  la  veille  et  qu'elle  ve- 
nait pour  la  première  fois  de  sa  vie  à 
Berlin,  me  rendit  stupéfait,  dans  toute 
l'étendue  du  mot.  Je  gardai  le  silence. 
Le  regard  angélique  que  me  jeta  la 
jeune  personne,  me  rendit  seul  quel- 
que force.  Vous  savez  comme  en 
telle  occasion,  on  tâte  doucement  les 
touches  intellectuelles  ,  jusqu'à  ce 
qu'on  retrouve  le  ton  convenable.  Je 
fis  ainsi,  et  je  vis  bientôt  que  j'avais 
auprès  de  moi  une  tendre  et  gracieuse 
créature  ,  dont  l'àme  était  malade 
d'exaltation.  Quelque  joyeuse  tour- 
nure  que   prît   notre    conversation  , 


LA.    MAISON    DESERTE.  ï85 

surtout  lorsque  j'y  jetais  pour  l'ani- 
mer un  mot  hardi  et  bizarre ,  elle  sou- 
riait ,  il  est  vrai,  mais  si  douloureuse- 
ment qu'il  semblait  qu'elle  eût  été 
touchée  avec  trop  de  rudesse, 

—  Vous  netes  pas  gaie,  gracieuse 
dame.  C'est  peut-être  la  visite  de  ce 
matin,  lui  dit  un  officier  qui  était  as- 
sis un  peu  plus  loin;  mais  en  ce  mo- 
ment son  voisin  lui  prit  le  bras,  et  lui  dit 
quelque  chose  à  l'oreille,  tandis  qu'à 
l'autre  extrémité  de  la  table ,  une 
femme  parlait,  les  joues  brûlantes,  du 
bel  opéra  qu'elle  avait  vu  représenter 
à  Paris,  et  qu'elle  comparait  à  celui 
du  jour. 

Les  larmes  vinrent  aux  yeux  de  ma 
voisine: — Nesuis-je  pas  un  fol  enfant? 
dit-elle  en  se  tournant  vers  moi. 

Elle  s'était  déjà  plaint  de  la  migraine. 
-^  C'est  l'effet  d'un  mal  de  tète  nei> 
veux ,  répondis-je  d'un  air  détaché. 
XIII.  i6 


l86  CONTES    JJOCTURNES. 

Rien  ne  vous  conviendrait  mieux  que 
l'esprit  vif  et  léger  qui  jaillit  de  l'écume 
de  ce  breuvage  de  poète. 

A  ces  mots,  je  lui  versai  du  vin  de 
Champagne  qu'elle  avait  d'abord  refusé, 
et  tout  en  portant  le  verre  à  ses  lèvres , 
elle  laissa  couler  des  larmes  qu'elle  ne 
s'efforçait  plus  de  cacher.  Tout  sem- 
blait réparé,  et  le  calme  avait  reparu 
dans  son  âme,  lorsque  je  choquai  par 
inadvertance  le  verre  de  cristal  anglais 
placé  devant  moi ,  qui  rendit  un  son 
prolongé  et  éclatant.  Ma  voisine  fut 
aussitôt  frappée  d'une  pâleur  mortelle, 
et  une  horreur  secrète  s'empara  aussi 
de  moi ,  car  ce  son  me  rappelait  la 
voix  de  la  vieille  femme  folle  de  la  mai- 
son déserte. 

Tandis    qu'on   prenait   le   café ,    je 

trouvai  moyen  de  me  rapprocher  du 

comte  P.  Il  remarqua  bien  pourquoi. 

—  Savez-vons  bien,  me  dit-il,  que 


LA    MAISON    DÉSERTE.  1 87 

votre  voisine  était  la  comtesse  Echvine 
de  S*,  et  que  la  sœur  de  sa  mère,  qui 
est  folle,  est  renfermée  depuis  plusieurs 
années  dans  la  maison  déserte.  Ce  ma- 
tin, ia  mère  et  la  fille  sont  ailées  rendre 
visite  à  cette  infortunée.  Le  vieil  inten- 
dant, qui  seul  est  en  état  de  gouverner 
la  vieille  comtesse ,  est  mortellement 
malade,  et  l'on  dit  que  la  sœur  de  la 
comtesse  a  enfin  confié  son  secret  au 
docteur  R. ,  qui  s'est  rendu  auprès  de 
la  malade  pour  lui  donner  des  soins.  Je 
n'en  sais  pas  davantage  pour  le  mo- 
ment. 

D'autres  personnes  s'approchèrent , 
et  notre  conversation  cessa.  Le  doc- 
teur R.  était  justement  le  médecin  à 
qui  j'avais  confié  mon  singulier  état. 
Je  n'hésitai  pas  à  me  rendre  auprès  de 
lui  et  à  lui  demander  ce  qu'il  savait.  Il 
ne  fit  aucune  difficulté  de  me  confier 
ce  qui  suit. 


l88  CONTES  IN'OCTURXES. 

«Angélique,  comtesse  de  Z*,  me  dit 
le  docteur,  quoique  âgée  de  trente 
ans,  était  encore  dans  tout  l'éclat  de 
sa  beauté ,  lorsque  le  comte  de  S* , 
beaucoup  plus  jeune  qu'elle,  la  vit  à 
la  cour  de  **,  et  se  ])rit  si  bien  à  ses 
charmes  qu'il  s'empressa  aussitôt  au- 
près d'elle  ;  au  printemps,  lorsque  la 
comtesse  revint  dans  les  terres  de  son 
père,  il  la  suivit  pour  aller  s'ouvrir  au 
vieux  comte.  Mais  à  peine  le  comte 
était-il  arrivé,  qu'en  apercevant  Ga- 
brielle,  la  sœur  cadette  d'Angélique, 
il  crut  sortir  d'un  songe.  Angélique 
semblait  fanée  et  décolorée  auprès  de 
sa  sœur  dont  la  beauté  et  la  grâce  en- 
traînaient irrésistiblement  le  comte  S*; 
sans  plus  faire  attention  à  Angélique,  il 
demanda  la  main  de  Gabrielle  que  le 
vieux  comte  lui  accorda  d'autant  plus 
volontiers  que  celle-ci  témoignait 
déjà  un    vif   penchant  pour  lui.   An- 


LA    MAISO:>f    DÉSERTE.  1 89 

géiique  ne  témoigna  pas  le  moindre 
chagrin  de  l'infidélité  de  son  amant. 
—  Il  croit  m'avoir  abandonnée.  Le 
pauvre  garçon!  Il  ne  voit  pas  qu'il  m'a 
servi  de  jouet,  et  que  c'est  moi  qui  l'ai 
laissé  là!  C'est  ainsi  qu'elle  parlait  dans 
son  orgueilleux  mépris,  et  en  vérité 
toutes  ses  manières  témoignaient  la 
plus  parfaite  indifférence  pour  le  dé- 
loyal. Au  reste ,  dès  que  l'union  du 
comte  avec  Gabrielle  fut  déclarée,  on 
vit  très-peu  Angélique. 

Elle  ne  paraissait  pas  à  table ,  et  l'on 
dit  qu'elle  passait  son  temps  dans  un 
petit  bois,  qui  avait  été  long-temps  sa 
promenade  favorite.  Un  singulier  évé- 
nement troubla  la  tranquillité  qui  ré- 
gnait dans  le  château.  Il  arriva  que  les 
chasseurs  du  comte  de  Z**,  soutenus 
par  un  grand  nombre  de  paysans^ 
réussirent  enfin  à  prendre  une  bande  de 
Bohémiens,  qu'on  accusait  de  tous  les 


igo  CONTES    jN'OCTURNES. 

meurtres  et  de  tous  les  brigandages  qui 
se  commettaient  depuis  quelque  temps 
dans  la  contrée.  On  amena  dans  la  cour 
du  château ,  les  hommes  attachés  à  une 
chaîne  et  les  femmes  et  les  enfans  ga- 
rottés  sur  une  charrette.  Plus  d'une 
figure  audacieuse  qui  regardait  autour 
d'elle  avec  des  yeux  sauvages  et  étin- 
celans,  comme  un  tigre  enchaîné,  tra- 
hissait le  meurtrier  et  le  brigand  dé- 
terminé; mais  une  femme  surtout  atti- 
rait les  regards,  elle  était  enveloppée, 
depuis  les  pieds  jusqu'à  la  tète,  d'un 
schall  couleur  de  sang;  sa  maigreur 
était  extrême,  sa  taille  très-élevée,  et 
elle  cria  d'une  voix  impérative,  qu'on 
la  fît  descendre  de  la  charrette,  ce  qui 
fut  exécuté.  LecomtedeZ*  s'étaitrendu 
dans  la  cour  du  château ,  et  il  donnait 
des  ordres  pour  renfermer  la  bande 
dans  différens  cachots,  lorsque  la  com- 
tesse Angélique  accourut,  les  cheveux 


LA    MAISON    DÉSERTE.  I9T 

épars,  et  tombant  à  ses  genoux,  lui 
cria  :  —  Délivrez  ces  gens!  délivrez  ces 
gens  !  Ils  sont  innocens!  mon  père,  dé- 
livrez-les! Une  seule  goutte  de  leur 
sang  et  je  me  plonge  ce  couteau  dans 
le  sein. 

En  parlant  ainsi,  la  comtesse  agitait 
un  long  couteau  au-dessus  de  sa  tête, 
mais  elle  tomba  évanouie. 

—  Eh,  ma  jolie  pouponne,  mon  bel 
enfant,  je  savais  bien  que  tu  ne  le 
souffrirais  pas  !  Ainsi  causait  la  vieille. 
Puis  elle  se  replia  auprès  de  la  com- 
tesse ,  et  couvrit  son  visage  et  son 
sein  de  baisers  dégoutans,  en  répétant  : 
— Belle  enfant,  belle  enfant,  réveille-toi, 
le  fiancé  vient,  le  fiancé  va  venir  ! 

La  vieille  tira  une  fiole  où  s'agitait 
un  petit  poisson  doré  dans  une  belle 
liqueur  argentée,  et  la  posa  sur  le 
cœur  de  la  comtesse,  qui  reprit  ses 
sens  aussitôt.    Dès   qu'elle  aperçut  la 


192  COUTES    ]\OCTURjVES. 

vieille  bohémienne,  elle  l'embrassa, 
vivement  et  s'enfuit  dans  l'intérieur 
du  château .  Le  comte  de  Z*,  Gabrielle  et 
son  fiancé  quiétaient accourus, étaient 
frappés  de  surprise.  Les  Bohémiens 
restaient  complètement  indifférens  et 
tranquilles  ;  on  en  détacha  quelques- 
uns,  et  on  les  conduisit  dans  les  pri- 
sons du  château.  Le  lendemain  matin 
on  fit  assembler  la  commune,  les  Bo- 
hémiens furent  amenés ,  le  comte 
déclara  hautement  qu'ils  étaient  inno- 
cens  detous  lesbrigandagesqui  avaient 
eu  lieu  dans  la  contrée,  et  qu'il  leur 
accordait  libre  passage  sur  son  terri- 
toire. On  les  délivra  alors  de  leurs 
chaînes ,  et  au  grand  étonnement  de 
tous,  ils  furent  mis  en  liberté.  La 
femme  au  schall  rouge  avait  disparu. 
On  prétendait  que  le  capitaine  des  Bo- 
hémiens, reconnaissable  à  la  chaine 
d'or  qu'il  portait  autour  du  cou,  à  son 


LA.    MAISON    DÉSERTE.  igS 

chapeau  à  plumes  rouges,  avait  été 
admis  pendant  la  nuit  dans  la  chambre 
du  comte.  Quelque  temps  après,  on 
eut  en  effet  la  certitude  que  les  bo- 
hémiens n'avaient  pris  aucunepart  aux 
désordres  du  pays. 

Le  mariage  de  Gabrieile  approchait. 
On  vit  un  jour  avec  étonnement,  que 
plusieurs  charriots  chargés  de  meubles, 
d'habits,  de  linge,  enfin  de  tous  les 
objets  nécessaires  à  un  ménage,  quit- 
taient le  château.  Le  lendemain ,  on 
apprit  que  Gabrieile ,  accompagnée  par 
le  valet  de  chambre  du  comte  S***  et 
par  une  femme  voilée ,  qu'on  crut  re- 
connaître pour  la  bohémienne  ,  était 
partie  pendant  la  nuit.  Le  comte  Z*** 
dévoilacette  énigme,  en  déclarant  qu'il 
s'était  vu  forcé  par  certaines  raisons  de 
céder  aux  désirs  d'Angélique,  et  de  lui 
donner  en  toute  propriété  sa  maison 
de  Berlin,  avec  la  permission  d'y  vivre 

XIII.  l'J 


194  CONTES    NOCTURNES. 

à  part,  et  de  ne  le  recevoir  lui-même, 
qu'autant  qu'elle  le  voudrait  bien.  Le 
comte  ajouta  qu'à  la  prière  d'Angé- 
lique ,  il  lui  avait  permis  d'emmener 
un  valet  de  chambre,  qui  était  parti 
avec  elle.  Le  mariage  fut  célébré ,  le 
comte  S***  partit  pour  D***,  avec  sa 
jeune  femme,  et  y  passa  une  année 
dans  une  joie  sans  mélange;  mais  alors 
la  santé  du  comte  commença  à  s'alté- 
rer; il  lui  semblait  qu'une  secrète  dou- 
leur lui  ravît  tous  les  plaisirs,  toutes 
les  forces  de  sa  vie;  et  il  chercha  vai- 
nement à  cacher  à  la  comtesse  l'état 
funeste  où  il  se  trouvait.  De  longs  éva- 
nouissemens  l'affaiblirent  bientôt  da- 
vantage, et  les  médecins  lui  ordonnè- 
rent d'aller  résider  quelque  temps  à 
Pise.  La  comtesse  Gabrielle ,  qui  était 
sur  le  point  d'accoucher,  ne  put  l'ac- 
compagner, mais  dut  le  suivre  quel- 
que temps  après. —  Ici ,  me  dit  le  doc- 


LA    MAISON    DÉSERTE.  196 

teur  ,  les  écrits  de  la  comtesse  Ga- 
brielle  de  S*  sont  tellement  irréguliers, 
qu'il  est  difficile  d'ensuivre  l'enchaîne- 
ment. Bref,  un  enfant,  sa  fill  *.  dispa- 
raît de  son  berceau  d'une  manière  in- 
concevable ;  toutes  les  recherches 
qu'on  fait  pour  la  retrouver  sont  inu- 
tiles. Son  chagrin  va  jusqu'au  déses- 
poir, et  pour  l'accroître,  le  comte  de 
Z*,  son  père,  lui  écrit  que  son  gendre 
qu'il  croyait  sur  la  route  de  Pise,  a 
été  trouvé  frappé  d'apoplexie ,  dans  la 
maison  d'Angélique  à  Berlin  ;  il  ajoute 
qu'Angélique  est  tombée  dans  un  délire 
effrayant ,  et  que  lui-même  il  ne  pourra 
long-temps  supporter  tous  ces  maux. 
Dès  que  Gabrielle  eut  repris  quel- 
ques forces ,  elle  courut  se  retirer  dans 
les  terres  de  son  père.  Durant  une  nuit 
sans  sommeil,  où  les  images  de  son 
enfant,  de  son  mari  perdus,  se  pré- 
sentaient à  ses  pensées,  elle  croit  en- 


196  CONTES    NOCTURNES. 

tendre  im  léger  bruit  à  la  porte  de  sa 
chambre;  elle  se  lève  précipitamment, 
allume  une  bougie  à  la  flamme  de  sa 
lampe  de  nuit.  Grand  Dieu!  Roulée 
sur  le  plancher,  enveloppée  dans  son 
schall  rouge,  la  bohémienne  lui  lance 
des  regards  fixes  et  étincelans ,  et  berce 
dans  ses  bras  un  petit  enfant  qui  vagit 
douloureusement.  Le  cœur  de  la  com- 
tesse est  prêt  à  se  rompre  dans  son 
sein!  —  C'est  son  enfant!  —  C'est  sa 
fille  perdue!  Elle  l'arrache  des  mains 
de  la  bohémienne,  mais  au  même  ins- 
tant, celle-ci  roule  comme  un  auto- 
mate sans  vie.  Aux  cris  de  la  comtesse, 
tout  le  monde  se  réveille;  on  accourt, 
on  trouve  la  femme  morte;  rien  ne 
peut  la  ranimer,  et  le  comte  la  fait  en- 
sevelir. Que  faire,  sinon  courir  auprès 
de  l'insensée  Gabrielle  ,  pour  tâcher 
de  lui  arracher  son  secret  ?  La  folie 
furieuse  d'Angélique  ne  permettait  de 


LA.    MAISON    DÉSERTE.  I97 

laisser  approcher  d'elle  que  le  valet- 
de-chambre;  mais  elle,  devient  tout- 
à-coup  calme  et  raisonnable,  lorsque 
le  comte  lui  dit  l'histoire  de  l'enfant 
de  Gabrielle  ;  elle  frappa  ses  deux 
mains  l'une  contre  l'autre,  et  s'écria  : 
—  Votre  pouponne  est  arrivée?  bien 
arrivée?  et  l'autre  enterré,  enterréee? 
Oh,  le  brave  faisan,  comme  il  agite  ses 
ailes  dorées  !  Ne  savez-vous  rien  du 
lion  vert  avec  ses  yeux  de  feu? 

Le  comte  remarqua  avec  humeur 
le  retour  de  la  folie  de  sa  fille ,  et  il 
voulait  l'emmener  dans  ses  terres.  Mais 
le  vieux  valet-de-chambre  lui  conseilla 
de  n'en  rien  faire ,  car  la  fureur  d'An- 
gélique augmentait  chaque  fois  qu'on 
voulait  lui  faire  quitter  la  maison.  Dans 
un  moment  lucide,  Angélique  conjura 
le  comte  de  la  laisser  mourir  dans  cette 
maison,  et  celui-ci  lui  accorda  sa  de- 
mande, bien  que  l'aveu  qu'elle  fit  en 


198  CONTES    NOCTURIfES. 

même  temps ,  lui  semblât  l'expression 
de  sa  folie  qui  reprenait  son  empire. 
Elle  assura  que  le  comte  S*  était  re- 
venu dans  ses  bras,  et  que  l'enfant 
que  la  bohémienne  avait  porté  dans 
la  maison  du  comte  de  Z*  était  le  fruit 
de  cet  amour.  On  croit  encore  à  Berlin 
que  le  comte  a  emmené  cette  infortu- 
née dans  ses  terres ,  tandis  qu'elle  est 
ici  cachée  à  tous  les  yeux,  dans  cette 
maison  abandonnée.  Le  comte  de  Z* 
est  mort  il  y  a  quelque -temps,  et  la 
comtesse  GabrielledeS*  est  venueavec 
Edmonde  pour  régler  ses  affaires  de 
famille.  Elle  n'a  pu  se  défendre  d'aller 
voir  sa  malheureuse  sœur.  Il  faut  qu'il 
se  soit  passé  dans  cette  visite  des  cho- 
ses merveilleuses,  mais  la  comtesse  ne 
me  les  a  pas  confiées  ;  elle  m'a  seule- 
ment dit  qu'il  était  devenu  indispen- 
sable d'éloigner  le  vieux  valet-de-cham  - 
bre.  Il  avait  d'abord  essayé  de  dompter 


LA    MAISON    DÉSERTE.  I99 

ïa  folie  de  la  comtesse  en  la  soumettant 
à  des  traitemens  barbares;  puis  il  s'était 
laissé  séduire  par  la  promesse  qu'elle 
avait  faite  de  lui  enseigner  le  secret  de 
faire  de  l'or,  et  il  s'était  livré  avec  elle 
à  toutes  sortes  d'opérations.  —  Il  serait 
inutile,  ajouta  le  médecin  en  terminant 
son  récit,  il  serait  inutile  de  vous  faire 
remarquer  le  singulier  enchaînement 
de  toutes  ces  choses;  mais  il  rn'estbien 
prouvé  que  c'est  vous  qui  avez  amené 
la  catastrophe  qui  causera  la  guérisou 
ou  la  mort  prochaine  de  la  comtesse. 
Au  reste,  je  ne  veux  pas  vous  cacher 
que  je  n'ai  pas  éprouvé  peu  d'effroi, 
lorsqu'en  me  mettant  en  rapport  ma- 
gnétique avec  vous,  j'aperçus  aussi 
une  image  dans  le  miroir.  Nous  savons 
maintenant  tous  deux  que  cette  image 
était  le  portrait  d'Edraonde. 

Ainsi  que  le  médecin ,  je  crois  inu- 
tile de  m'appesantir  sur  les  rapports 


200  COIVTES    NOCTURNES. 

mystérieux  qui  se  trouvèrent  entre 
Angélique ,  Edmonde ,  le  vieux  valet- 
de-chambre  et  moi.  J'ajouterai  seule- 
ment qu'un  malaise  accablant  me 
chassa  de  la  capitale  ,  et  ne  me  quitta 
que  quelque  temps  après  ,  je  crois , 
à  l'époque  de  la  mort  de  la  comtesse 
folle. 

Théodore  termina  de  la  sorte  son 
histoire.  En  nous  séparant ,  François 
lui  prit  la  main  ,  et  lui  dit  en  la  se- 
couant doucement  et  en  le  regardant 
avec  un  sourire  presque  douloureux  : 
—  Bonne  nuit,  chauve-souris  spalan- 
zanique! 


Fin     DE    LA    MAISON    DÉSERTE. 


LE  DIABLE. 


îio3 


LE  DIABLE. 


Grâce  à  un  orage  qui  avait  passé  rapi- 
dement, et  qui  n'avait  fait  qu'humecter 
les  buissons  et  les  arbres,  l'accablante 
chaleur  du  jour  se  trouvait  dissipée. 
Le  feuillage  brillait  d'un  éclat  nouveau, 


204  CONTES    NOCTURNES. 

le  doux  parfum  des  fleurs  s'était  ranimé, 
et  les  oiseaux  chantaient  et  voltigeaient 
au  milieu  des  branches ,  ou  se  bai- 
gnaient dans  l'eau  qui  en  découlait. 

—  Que  je  me  sens  donc  soulagé, 
s'écrie  Théodore  *  après  avoir  pris 
place  avec  ses  amis ,  sous  un  épais  til- 
leul. Toute  trace  de  malaise  a  disparu, 
et  il  me  semble  qu'une  double  vie  a 
pénétré  en  moi.  Il  faut  avoir  été  aussi 
malade  que  je  le  fus  pour  être  suscep- 
tible d'une  telle  sensation.  Il  me  sem- 
ble que  je  plane,  dégagé  du  fardeau 
de  mon  corps,  dans  ce  ciel  bleu  qui 
s'élève  au-dessus  de  nous! 

—  Ce  ravissement  nous  annonce  ta 
guérison  parfaite,  dit  Ottmar.  Grâces 
soient  rendues  à  la  puissance  éternelle 
qui  t'a  doué  d'une  organisation  assez 
forte  pour   résister  à  de   semblables 

*  On  sait  que  Hoffmann  se  met  toujours  en  scène  sous 
ce  nom,  qui  était  le  sien.   tr. 


LE    DIABLE.  2o5 

maux.  Il  n'est  pas  moins  étonnant  de 
te  voir  aussi  bien  portant,  que  guéri 
avec  autant  de  promptitude. 

—  Pour  moi,  dit  Lothaire,  je  ne 
m'étonne  pas  dutout  de  la    prompte 
guérison  de  Théodore,  car  je  n'en  ai 
pas  douté  un  instant.  Tu  peux  m'en 
croire,     Ottmar ,    quelque    pitoyable 
que    parût   l'état  physique   de   notre 
ami,  il  n'avait  jamais  été  psychique- 
ment  malade,  et  tant  que  l'esprit  se 
conserve  sain...  N'est-il  pas  désespérant 
queThéodore,  tout  malade  qu'il  était, 
se  trouvât  dans  une  disposition  d'es- 
pritinfiniment  meilleure  quelamienne, 
moi  homme  bien  portant;  et  que,  dès 
que  la  douleur  était  passée,  il  eût  tou- 
jours quelque  folle  plaisanterie  à  débi- 
ter; qu'il   trouvât  même  la  force  de 
se  souvenir  des  songes  de  sa  fièvre.  Le 
docteur  lui  avait  défendu  de  parler , 
raais  s'il  me  prenait  envie ,   dans    ses 


2o6  CONTES    NOCTURNES. 

heures  calmes,  de  lui  raconter  quelque 
chose,  ne  m'invitait-il  pas  à  le  laisser 
en  silence  se  livrer  à  ses  pensées,  car 
il  travaillait,  disait-il,  à  une  grande 
composition,  dans  laquelle.... 

—  Oh!  s'écria  Théodore  en  riant, 
c'est  une  affaire  toute  particulière  que 
l'histoire  des  récits  de  Lothaire.  Vous 
ne  sauriez  vous  figurer  quelle  singu- 
lière idée  s'était  emparée  de  lui  pen- 
dant ma  maladie.  —  Un  jour ,  il  s'ap- 
procha de  mon  lit  et  me  dit  :  Les  mines 
les  plus  belles ,  les  plus  riches  pour  des 
contes,  des  nouvelles,  ou  des  drames, 
sont  les  -vieilles  chroniques.  Cyprien 
l'a  déjà  dit,  et  il  avait  raison,  — Dès 
le  jour  suivant,  quoique  fort  accablé 
par  mon  mal,  je  remarquai  que  Lo- 
thaire était  assis  non  loin  de  moi ,  li- 
sant dans  un  vieil  in-folio.  Bref,  il 
courut  chaque  jour  à  la  bibliothèque 
publique,  et  traîna  ici  toutes  les  chro- 


LE    DIABLE.  2O7 

iiiques  qu'il  put  se  procurer.  Sa  tète  se 
remplit  des  aventures  les  plus  folles , 
et,  dans  mes  momens  tranquilles,  je 
n'entendais  de  lui  pour  me  distraire 
que  des  récits  de  guerres ,  de  pestes, 
d'assauts,  de  comètes,  de  sorcières, 
d'auto-da-fés ,  de  sorcelleries,  et  parti- 
culièrement du  diable  qui  joue,  comme 
on  sait,  dans  toutes  les  chroniques, 
un  rôle  si  important  qu'on  a  peine  à 
comprendre  comment  il  se  tient  si  coi 
aujourd'hui,  à  moins  toutefois  qu'il 
n'ait  pris  un  autre  costume  qui  le 
rende  méconnaissable!  Or,  je  te  prie 
de  me  dire,  mon  cher  Ottmar,  si  de 
tels  discours  sont  fort  réjouissans  pour 
un  malade? 

—  Il  ne  faut  pas  me  condamner  sans 
m'entendre,  dit  Lothaire;  il  est  vrai 
qu'il  y  a  dans  les  vieilles  chroniques 
beaucoup  de  choses  à  l'usage  des  con- 
teurs qui  ont  l'envie   d'imiter,  mais 


2o8  CONTES    iSOCTURNES. 

VOUS  savez  que  je  ne  me  suis  jamais 
beaucoup  occupé  de  toutes  ces  diable- 
ries, sans  lesquelles,  depuis  quelque 
temps,  un  romancier  ne  peut  pas 
se  présenter  dans  le  monde.  Mais  un 
jour  j'eus  une  grande  querelle  avec 
Cyprien  qui  avait,  selon  moi,  beau- 
coup trop  affaire  avec  le  diable  et  sa 
famille,  et  je  lui  déclarai  que  je  regar- 
dais son  histoire  à^s  Maîtres-Chanteur  s, 
qu'il  nous  lut  alors,  comme  une  œuvre 
manquée.  Il  s'échauffa  alors  singuliè- 
rement, et  me  raconta  tant  de  choses 
des  vieilles  chroniques  que  la  tête 
m'en  tourna.  Théodore  étant  malade, 
je  ne  sais  comment  les  histoires  de 
Cyprien  me  revinrent  à  l'esprit,  et  je 
résolus  de  connaître  aussi  les  histoires 
lugubres  du  temps  passé  et  de  les 
mettre  en  oeuvre. 

—  Toi,  s'écria  Ottmar  en  riant,  toi, 
tu  veux  être  lugubre!  Toi,  dont  l'ima- 


LE     DIABLE.  200 

g^ination  ne  marche   qu'au   bruit  des 
grelots  ! 

—  Oui,  reprit  Lothaire,  telle  était 
mon  idée,  et  le  premier  pas,  que  je  fis 
pour  l'accomplir,  fut  d'aller  fouiller 
dans  les  vieilles  chroniques  que  Cy- 
prien  regardait  comme  des  trésors  de 
diableries.  Mais  j'avoue  que  j'éprou- 
vai une  tout  autre  sensation  que  celle 
que  j'attendais. 

—  Oh!  c'est  ce  dont  je  puis  témoi- 
gner, s'écria  Théodore  ;  apprends,  mon 
cher  Ottmar,  comment  j'eus  un  échan- 
tillon des  travaux  du  brave  Lothaire. 
Il  venait  de  me  quitter,  je  commençais 
à  recouvrer  quelques  forces  et  à  mar- 
cher dans  la  chambre.  Je  m'approchai 
de  son  pupitre,  et  j'y  trouvai  le  livre 
remarquable  :  Hafflitii  Microchronicon 
Berolinense,  ouvert  à  ce  passage  :  Dans 
cette  année  le  diable  se  promena  pu- 
bliquement dans  les  rues  de  Berlin , 

XHl.  18 


2IO  CONTES    NOCTURNES. 

suivit  les  enterremens  et  se  montra 
fort  triste,  etc.  — Tu  penses  bien,  mon 
Ottmar,  que  cette  courte  narration  me 
réjouit  fort;  mais  ma  curiosité  fut 
encore  plus  excitée  par  quelques  feuil- 
lets écrits  de  la  main  de  Lothaire,  qui 
se  trouvaient  près  du  livre,  et  dans 
lesquels,  comme  je  m'en  aperças  au 
premier  coup  d'œil,  ce  singulier  ca- 
pricTe  du  diable  était  narré  à  la  manière 
de  notre  ami.  Voici  ces  feuillets,  je 
les  ai  apportés  pour  vous  édifier  tous. 

Théodore  tira  quelques  feuillets  de 
sa  poche  et  les  présenta  à  Ottmar. 

—  Quoi!  s'écria  violemment  Lo- 
thaire, tu  m'as  soustrait  malicieuse- 
ment une  production  raanquée ,  que  je 
croyais  anéantie  depuis  long-temps,  et 
tu  l'as  conservée  pour  me  mettre  en  dis- 
crédit auprès  des  gens  d'esprit  et  de 
goût.  —  Pourquoi  cela!  — Rendez-moi 
Ce  misérable  gribouillage,  afin  que  je 


LE    DIABLE.  211 

le  déchire  en  mille  pièces  et  que  je  le 
livre  au  vent  ! 

— Du  tout,  dit  Théodore;  il  faut  que 
tu  nous  lises  ta  nouvelle  afin  d'expier 
les  tourmens  que  tu  m'as  causés  dans 
ma  maladie,  avec  tes  apparitions  tirées 
des  vieilles  chroniques. 

— Puis-je  te  refuser  quelque  chose, 
mon  Théodore?  dit  Lothaire  en  repre- 
nant ses  feuillets;  et  il  se  mit  à  les  lire. 


212  CONTES    NOCTURJTES. 


En  l'an  rail  cinq  cent  cinquante  et  un, 
un  homme  d'une  belle  apparence  se 
montra  le  soir  et  la  nuit  dans  les  rues 
de  Berlin.  Il  portait  un  beau  pour- 
point garni  de  martre  ,  de  larges 
chausses  de  peluche ,  des  souliers  poin- 
tus, et  sur  sa  tête  une  barette  de  ve- 
lours avec  une  plume  rouge.  Ses  ma- 
nières étaient  agréables  ,  il  saluait 
chacun  poliment,  mais  surtout  les  fem- 
mes et  les  jeunes  filles  ;  et  il  avait  cou- 
tume de  leur  adresser  des  discours 
flatteurs  et  agréables. 


LE    DIABLE.  2l3 

—  Madame,  disait-il  aux  femmes  de 
rang,  commandez  à  votre  très-humble 
serviteur,  si  vous  portez  quelque  dé-, 
sir  en  votre  cœur ,  il  se  dévouera  pour 
accomplir  vos  volontés.. 

Et  aux  jeunes  filles: — -Que  le  ciel 
vous  donne  un  époux  qui  soit  digne 
de  vos  vertus  et  de  votre  beauté  ! 

Il  se  conduisit  avec  autant  de  cour- 
toisie envers, les  hommes;  et  il  n'était 
pas  étonnant  que  chacun  aimât  l'étran- 
ger et  vînt  à  son  aide,  lorsqu'il  se 
trouvait  dans  quelque  cas  sans  pouvoir 
avancer  ou  trouver  son  chemin  ;  car, 
bien  que  fort  grand  et  d'une  taille 
avantageuse,  il  boitait  d'un  pied  et  il 
était  forcé  de  s'appuyer  sur  une  bé- 
quille. Lorsque  quelqu'un  lui  tendait 
la  main,  il  s'élançait  avec  lui  à  plus  de 
six  pieds  de  haut,  et  retombait  à  douze 
pas  de  là  ,  ce  qui  ne  surprenait  pas  peu 
les  gens;  et  plus  d'un  bourgeois  s'en 


2l4  CONTES    NOCTURNES. 

trouva  fort  mal,  mais  l'étranger  s'excu^ 
sait  en  disant  qu'avant  d'être  boiteux , 
il  avait  été  danseur  à  la  cour  du  roi  de 
Hongrie,  et  que  dès  qu'on  le  soute- 
nait un  peu ,  sa  vieille  habitude  de  ca- 
brioles le  reprenait  aussitôt.  Le  monde 
s'accoutuma  à  ses  façons,  et  l'on  se  ré- 
jouissait fort  lorsqu'on  voyait  un  con- 
seiller, un  prêtre,  ou  quelque  homme 
grave,  sauter  malgré  lui  avec  l'étranger. 
Quoique  l'étranger  semblât  d'une  hu- 
meur joviale,  sa  manière  d'être  chan- 
geait quelquefois  d'une  façon  singu- 
lière. Car  il  lui  arrivait  de  temps  en 
temps  de  se  promener  la  nuit  dans  les 
rues  et  de  frapper  aux  portes.  Si  les 
habitans  de  la  maison  ouvraient ,  il  se 
présentait  devant  eux  couvert  d'un 
long  linceul  blanc,  et  poussait  des 
cris  lamentables.  Mais  le  lendemain 
il  courait  s'excuser,  en  disant  qu'il  se 
sentait  involontairement  poussé  à  agir 


LE    DIABLE.  21  5 

de  la  sorte ,  pour  rappeler  aux  fidèles 
l'idée  de  la  mort,  et  leur  annoncer  qu'il 
fallait  songer  au  salut  de  leur  âme. 
Alors  il  versait  quelques  larmes,  ce  qui 
touchait  fort  ses  auditeurs. 

L'étranger  suivait  d'un  pas  solennel 
tous  les  convois  funéraires  ,  et  s'y  com- 
portait fort  décemment,  accompa- 
gnant les  cantiques  pieux  par  ses 
plaintes  et  ses  sanglots.  Mais  si,  en  de 
telles  circonstances,  il  s'abandonnait 
sans  réserve  à  la  compassion  et  au  cha- 
grin ,  il  déployait  l'humeur  la  plus  gaie 
aux  noces  des  bourgeois  qui,  dans 
ce  temps,  avaient  lieu  à  l'Hôtel-de- 
Ville.  Là,  il  chantait  toutes  sortes  de 
chansons  d'une  voix  fort  agréable , 
jouait  du  cistre ,  dansait  des  heures 
entières  avec  la  fiancée  et  les  jeunes 
filles,  dissimulant  fort  adroitement  son 
infirmité,  et  gagnait  les  bonnes  grâces 
de  toute  la  compagnie  :  ce  qui  plaisait 


2l6  CONTES    NOCTURNES. 

surtout  aux  époux ,  c'est  qu'il  ne  man- 
quait pas,  à  leur  noce,  de  leur  faire 
présent  de  quelque  chaîne  d'or  et  d'us- 
tensiles précieux. 

Lebrnitde  lapiété,  de  la  vertu,  de  la  li- 
béralité de  l'étranger  se  répandit  dans 
la  ville  deBerlin,et  vint  jusqu'aux  oreil- 
les de  l'électeur.  Ce  prince  pensa  qu'un 
homme  aussi  honorable  devait  faire 
l'ornement  de  sa  cour,  et  lui  fit  de- 
mander s'il  consentirait  à  accepter  une 
charge.  Mais  l'étranger  écrivit  à  l'élec- 
teur une  lettre  sur  un  parchemin  de 
deux  aunes  de  long ,  avec  de  beaux 
caractères  de  cinabre,  par  laquelle  il  le 
remerciait  humblement  de  l'honneur 
qu'il  lui  faisait,  le  suppliant  de  le  lais- 
ser jouir  de  la  paisible  vie  bourgeoise 
qu'il  menait,  et  qui  lui  donnait  tant  de 
jouissance.  Il  avait,  disait-il,  choisi 
Berlin  pour  y  résider,  parce  que,  dans 
aucune  autre  ville,  il  n'avait  trouvé 


LE    DIABLE.  21 7 

autant  de  loyauté  et  de  sincérité ,  des 
mœurs  aussi  douces  et  aussi  agréables. 
L'électeur  et  sa  cour  admirèrent  cette 
réponse. 

Il  arriva  que  dans  le  même  temps, 
la  femme  du  conseiller  Walter  Lutkens 
devint  grosse  pour  la  première  fois.  La 
vieille  matrone  Barbara  Rolloffin  pro- 
phétisa que  cette  jolie  femme  accou- 
cherait à  coup  sûr  d'un  charmant  gar- 
çon ,  et  la  joie  du  conseiller  fut  grande. 

L'étranger,  qui  avait  assisté  à  la  noce 
du  conseiller,  venait  de  temps  en  temps 
le  voir;  et  il  se  fit  ainsi  qu'il  se  trouva 
un  jour  chez  lui  en  présence  de  Bar- 
bara Rolloffin. 

Dès  que  la  vieille  Barbara  aperçut 
l'étranger,  elle  poussa  un  grand  cri  de 
joie;  les  rides  de  son  visage  semblèrent 
s'effacer  tout-à-coup,  ses  lèvres  pâles 
se  colorer  :bref,  on  eût  dit  que  la  jeu- 
XIII.  19 


2l8  COîfTES   NOCTURNES. 

nesse  et  la  beauté  qui  lui  avaient  de- 
puis long-temps  fait  leurs  adieux ,  ve- 
naient subitement  de  reparaître. 

—  Ah!  ah!  messire  écuyer,  étes- 
vous  réellement  bien  revenu?  je  vous 
salue  de  toute  mon  âme.  Ainsi  s'écria 
Barbara  Rolloffin,  et  elle  fut  sur  le 
point  de  se  précipiter  aux  genoux  de 
l'étranger.  Celui-ci  la  regarda  d'un  air 
irrité,  ses  yeux  semblaient  vomir  des 
flammes.  Mais  personne  ne  comprit  ce 
qu'il  dit  à  la  vieille,  qui  se  retira  dans 
un  coin,  murmurant  à  voix  basse,  pâle 
et  effarée. 

—  Mon  cher  M.  Lutkens,  dit  alors 
l'étranger  au  conseiller,  prenez  bien 
garde  qu'il  n'arrive  quelque  mal  en 
votre  maison ,  et  que  la  délivrance  de 
votre  femme  se  fasse  heureusement. 
La  vieille  Barbara  Rolloffin  n'est  pas 
aussi  adroite  dans  son  art  que  vous 
pourriez  le  penser.  Je  la  connais  de- 


LE    DlâRLE.  2ig 

puis  long-temps,  et  je  sais  quelle  a 
souvent  laissé  périr  l'accouchée  et 
l'enfant. 

Cette  rencontre  produisit  une  pro- 
fonde impression  sur  le  conseiller  et  sa 
femme.  Ils  ne  doutaient  pas  que  la 
vieille  Barbara  ne  se  livrât  à  des  prati- 
ques malfaisantes;  ils  lui  défendirent 
donc  de  revenir  dans  leur  maison  et  se 
pourvurent  d'une  autre  matrone. 

La  vieille  Barbara  entra  dans  une 
grande  fureur,  et  s'écria  que  le  conseil- 
ler et  sa  femme  auraient  à  se  repentir 
de  l'injustice  qu'ils  lui  faisaient. 

L'espérance  et  la  joie  que  nourrissait 
messire  Lutkens,  se  changèrent  en  une 
douleur  amère,  lorsque  sa  femme,  au 
lieu  d'accoucher  d'un  charmant  gar- 
çon ,  mit  au  monde  une  affreuse  créa- 
ture. Ce  monstre  était  d'un  brun  châ- 
tain ;  il  avait  deux  cornes ,  de  gros 
yeux,  point  de  nez,  une  large  bouche 


220  CONTES    NOCTURNES. 

et  une  langue  blanche  et  contournée. 

Messire  Lutkens  gémit  et  se  lamenta 
beaucoup. 

—  Juste  ciel!  s'écria-t-il,  que  vais-je 
devenir?  Mon  fils  pourra-t-il  jamais 
marcher  sur  les  traces  de  son  père?  a- 
t-on  jamais  vu  un  conseiller  avec  deux 
cornes  sur  la  tête? 

L'étranger  consola  le  pauvre  Lut- 
kens, comme  il  le  put  faire.  Une  bonne 
éducation  opérait  beaucoup  de  choses, 
lui  dit-il ,  bien  que  le  nouveau-né  ne 
fut  pas  d'une  forme  très  orthodoxe,  il 
osait  affirmer  que  ses  gros  yeux  an- 
nonçaient beaucoup  d'intelligence,  et 
que  la  sagesse  semblait  résider  sur  son 
front ,  entre  ses  deux  cornes.  Sans  pré- 
tendre à  la  dignité  de  conseiller,  il 
pouvait  devenir  un  grand  savant,  et 
alors  sa  laideur  lui  siérait  à  merveille, 
et  l'on  ne  pourrait  contempler  ses  traits 


LE    DIABLE.  211 

sans  avoir  un  profond  respect  pour  sa 
science. 

Messire  Lutkens  ne  pouvait  se  défen- 
dre tj'attribuersadisgrâceà  la  vieilleBar- 
baraRoUoffin  qu'on  avait  vue  assise  sur 
le  seuil  de  la  porte  durant  tout  le  temps 
de  l'accouchement  de  sa  femme.  D'ail- 
leurs la  conseillère  assurait  en  pleurant 
qu'elle  n'avait  cessé  de  voir  devant  ses 
yeux  la  laide  figure  de  la  vieille  ma- 
trone. 

Messire  Lutkens  ne  put  parvenir  à 
former  une  plainte  juridique  contre 
elle;  mais  le  ciel  voulut  que  bientôt 
tous  les  méfaits  de  la  matrone  vins- 
sent à  la  lumière  du  jour. 

Un  jour,  vers  midi ,  il  s'éleva  un 
vent  terrible  et  une  violente  tempête  ; 
et  les  gens  de  la  ville  virent  la  vieille 
Barbara  élevée  par  les  airs,  au-dessus 
des  tours  et  des  toîts,  retomber  douce- 


222  COjN'TES    nocturnes. 

ment  dans  une  prairie,  devant  la  porte 
de  la  ville. 

Dès  ce  moment,  on  ne  put  douter 
des  rapports  de  la  matrone  avec  le 
diable.  Messire  Lutkens  porta  sa 
plainte ,  et  Barbara  fut  arrêtée. 

Elle  nia  long-lemps  avec  obstination 
jusqu'au  moment  où  on  lui  appliqua  la 
question.  Ne  pouvant  plus  supporter 
cette  douleur,  elle  avoua  qu'elle  était 
depuis  long-temps  en  commerce  avec 
Satan  en  personne,  et  qu'elle  prati- 
quait toutes  sortes  de  sorcelleries.  Elle 
avait,  entre  autres,  jeté  un  sort  à  la 
femme  du  conseiller,  et,  de  compagnie 
avec  deux  autres  sorcières  ,  égorgé 
beaucoup  d'enfans  pour  faire  servir 
leur  graisse  à  ses  compositions  ma- 
giques. 

La  vieille  sorcière  fut  condamnée  à 
être  brûlée  vive  sur  la  place  du  Mar- 
ché-Neuf. 


LE    DIABLE.  2  2'3 

Le  jour  de  l'exécution  venu ,  Bar- 
bara fut  amenée  en  ce  lieu  où  l'on  avait 
construit  un  échafaud.  Elle  était  ac- 
compagnée d'une  foule  innombrable. 
On  lui  ordonna  de  se  dépouiller  de  la 
belle  pelisse  qu'elle  avait  jetée  sur  ses 
épaules;  mais  elle  s'y  refusa  absolu- 
ment et  exigea  qu'on  l'attachât  au  po- 
teau ,  ainsi  vêtue;  ce  qui  lui  fut  ac- 
cordé. 

Le  bûcher  brûlait  déjà  aux  quatre 
extrémités,  lorsqu'on  aperçut  l'étran- 
ger dont  les  épaules  dépassaient  toute 
la  multitude,  et  qui  jetait  des  regards 
étincelans  à  la  vieille. 

De  noirs  tourbillons  de  fumée  s'éle- 
vaient dans  les  airs,  les  flammes  pétil- 
lantes embrasaient  déjà  les  vétemens  de 
la  vieille,  lorsqu'elle  s'écria  :  —  Satan? 
est-ce  ainsi  que  tu  tiens  le  pacte  que 
tu  as  fait  avec  moi?  —  A  mon  secours, 
Satan ,  mon  temps  n'est  pas  fini  ! 


2  24  CONTES    NOCTURNES. 

Et  tout-à-coup  l'étranger  se  changea 
en  un  rat  qui  s'élança  sous  la  pelisse  de 
la  vieille  et  l'emporta  dans  les  airs, 
loin  du  bûcher  qui  s'écroula  et  s'étei- 
gnit. 

Le  peuple  fut  saisi  d'horreur,  et 
chacun  vit  que  ça  avait  été  le  diable  en 
personne  qui  était  venu  tromper  le 
conseiller  et  tant  d'honnêtes  gens  et  de 
femmes  vertueuses  de  la  ville. 

Tant  est  grande  la  puissance  du  dé- 
mon dont  nous  préserve  le  ciel  ! 


FIN    DU    TOME    XIII. 


TABLE 

DU  TREIZIÈME  VOLUME. 


Les  maîtres-chanteurs Pag.       5 

La  maison  déserte laS 

Le  diable 2o3 


FIN  DE  LA    TABLE. 


XIÏT.  20 


OEUVRES  COMPLETES 


DE 


E.-T.-A.  HOFFMANN. 


Ctuatricmc  Ciuraiemî. 


IllPRIMEP.lE  DE  A.   BARBIER, 

I  Cî  LES   UACIII  »     C.   X.    n. 


CONTES 

NOCTURNES 


DE 


X.-T.-A.    HOFFMANN*. 


2. 


XIV. 


PARIS. 

Eugène   B.enduel> 
1830. 


CONTES 

NOCTURNES 

DE  E,   T.   A.  UOTTVlANVtj 

TRADUITS  D;    I.'aLLE11A.ND 

PAR  M.  LOÈ\  E-\  EîMARS. 

ET    PHâCÉDéS 

D'UNE  NOTICE  HISTORIQUE  SUR  HOFFMANN  , 
Far  "Walter  Scott. 

TOME   XIV. 


PARIS. 


EUGEXE  RENDUE! 5 

ÉDlTBUa-LIBBAIEE  ' 

RUE    DES   GBAHDS-ATIGtTSTINS,    S°    22. 

1830. 


IGNACE  DENNER. 


XIV. 


CONTES 

NOCTURNES. 

IGNACE  DENNER. 


Jadis,  il  y  a  longues  années,  vivait, 
dans  une  foret  sauvage  et  solitaire  du 
territoire  deFulda,  un  brave  chasseur, 
nommé  Andrès.  Il  avait  été  autrefois 
chasseur   de   Monseigneur    le   comte 


6  COUTES    NOCTURNES. 

Aloys  de  Fach,  qu'il  avait  accompagné 
clans  ses  longs  voyages  à  travers  la  belle 
Italie,  et  qu'il  avait  sauvé  d'un  grand 
péril,  par  sa  bravoure  et  son  adresse, 
un  jour  qu'ils  furent  attaqués  par  des 
brigands,  siu"  une  des  routes  dange- 
reuses du  royaume  de  îSaples.  ANaples^ 
dans  l'auberge  où  ils  descendirent,  se 
trouvait  une  pauvre  et  ravissante  fille 
orpheline,  que  l'hote  avait  recueillie 
par  charité,  et  qu'il  traitait  fort  rude- 
ment ,  l'employant  aux  plus  pénibles 
travaux  de  la  maison.  Andrès  cheicha 
à  la  consoler  de  ses  chagrins  autant 
qu'il  put  se  faire  comprendre  d'elle  , 
et  la  jeune  fille  conçut  tant  d'amour 
pour  lui,  qu'elle  ne  voulut  plus  le  quit- 
ter ,  et  résolut  de  le  suivre  dans  la 
froide  Allemagne.  Le  comte  Fach , 
touché  des  prières  d'Andrès  et  des  lar- 
mes de  Giorgina,  permit  à  la  jeune 
lilie  de  prendre  place  sur  le  siège  de 


IGNACE    DENNER.  J 

la  voiture  auprès  de  son  amant,  et  de 
faire  ainsi  ce  rude  voyage.  Déjà  avant 
que  de  passer  les  frontières  de  l'Italie, 
Andrès  se  fit  marier  avec  Giorgina  ;  et 
le  comte,  de  retour  dans  ses  terres, 
crut  bien  récompenser  son  fidèle  ser- 
viteur ,  en  le  nommant  son  premier 
garde-chasse.  Andrès  alla  s'établir  avec 
sa  femme  et  son  vieux  valet,  dans  la  fo- 
ret déserte  qu'il  devait  défendre  contre 
les  bûcherons  et  les  braconniers;  mais 
au  lieu  de  jouir  de  l'aisance  douce  et 
tranquille  que  le  comte  de  Fach  lui 
avait  annoncée,  il  mena  une  vie  labo- 
rieuse et  difficile,  et  ne  tarda  pas  à 
tomber  dans  le  chagrin  et  dans  la  mi- 
sère. Le  petit  traitement  qu'il  recevait 
du  comte,  suffisait  à  peine  pour  lui 
procurer  des  vétemens  ainsi  qu'à 
Giorgina;  les  légers  bénéfices  qui  lui  re- 
venaient dansles  ventesde  bois,  étaient 
fort  rares  et  incertains  ,   et  le  jardiR 


O  CONTES    NOCTURNES. 

qu'il  cultivait  pour  son  existenceétait  si 
souvent  dévasté  par  les  loups  et  les 
sangliers,  qu'en  une  nuit  il  voyait  dé- 
truire l'espoir  de  toute  une  année.  En 
outre,  sa  vie  était  sans  cesse  menacée 
par  les  brigands  et  les  braconniers.  Il 
remplissait  cependant  son  emploi  avec 
zèle  et  loyauté,  et  se  fiait  à  ses  dogues 
fidèles  pour  le  prévenir  des  attaques 
nocturnes.  Giorgina  ,  qui  n'était  pas 
accoutumée  à  ce  climat  et  à  cette  façon 
de  vivre,  traînait  une  existence  lan- 
guissante. La  couleur  brune  et  animée 
de  son  visage  s'était  changée  en  un 
jaune  pâle;  ses  yeux  vifs  et  étincelans 
avaient  perdu  leur  éclat,  et  sa  taille 
voluptueuse  et  arrondie  s'amaigrissait 
chaque  jour.  Souvent,  dans  les  nuits 
éclairées  par  la  lune,  elle  se  réveillait 
^  en  sursaut.  Des  coups  de  feu  retentis- 
saient au  loin  dans  la  foret;  les  dogues 
hurlaient,  et  son  mari  «e  levant  dou- 


IGNACE    DETfNER.  9 

cernent,  sortait  avec  son  valet  et  allait 
battre  le  bois.  Alors  elle  priait  avec  ar- 
deur Dieu  et  les  saints  de  préserver 
les  jours  de  son  bon  époux,  et  de 
les  retirer  tous  deux  de  cet  horrible 
désert.  Bientôt  la  naissance  d'un  fils 
augmenta  la  faiblesse  de  Giorgina;  elle 
ne  quitta  plus  le  lit,  et  safin  sembla  pro- 
che. Le  malheureux  Andrès  errait  tout 
le  jour  d'un  air  sombre  ;  la  maladie 
de  sa  femme  lui  avait  ravi  tout  son  cou- 
rage. Le  gibier  se  montrait  devant  lui 
comme  pour  le  braver  ;  son  fusil  dans 
sa  main  tremblante,  lançait  des  balles 
inutiles  ,  et  il  était  obligé  de  laisser 
à  son  valet  le  soin  d'abattre  les  pièces 
qu'il  était  de  son  devoir  de  livrer  à 
monseigneur  le  comte. 


lO  CONTES    NOCTURNES. 


CHAPITRE  IX, 


Ûîf  jour,  Andrès  était  assis  deva^nt 
le  lit  de  Giorgina ,  les  yeux  fixés  sur  sa 
femme  chérie,  qui  respirait  à  peine , 
accablée  sous  le  poids  d'une  douleur 
mortelle.  Dans  son  désespoir,  il  avait 


IGNACE    DETfNER.  II 

pris  sa  main  et  la  tenait  en  silence,  sans 
entendre  les  cris  de  l'enfant  qui  de- 
mandait le  sein  de  sa  mère.  Le  valet 
était  parti  dès  le  point  du  jour  pour 
Fidda ,   afin    de  se  procurer  quelques 
remèdes  pour  la  malade.  Aucune  créa- 
ture   humaine  n'apparaissait  au  loin  ; 
le  vent  seul   faisait  entendre  ses  longs 
sifflemens    dans    les  noirs  sapins ,    et 
lesdogueshuriaient  douloureusement, 
couchés  au  pied  de  leur  malheureux 
maître.  Tout-à-coup  Andrès  entendit 
devant  la  maison  comme  les  pas  d'un 
homme.  11  crut  que  c'était  son  valet 
qui  revenait,   bien  qu'il  ne  l'attendît 
pas  sitôt  ;  mais  les  chiens  s'élancèrent 
et  aboyèrent  violemment.  Ce  devait 
être  un  étranger.  Andrès  alla  ouvrir  la 
porte  :  un  homme  se  présenta  :  il  était 
long  et  maigre,  enveloppé  d'un  ample 
manteau,  et  son  bonnet  de  voyage  en- 
foncé sur  ses  yeux. 


12  CONTES    NOCTURiVES. 

—  Eh!  dit  l'étranger,  comment  ai-je 
pu  m'égarer  ainsi  dans  ce  bois  !  La 
tempête  descend  des  montagnes,  nous 
allons  avoir  un  temps  terrible.  Me  per- 
mettrez-vous  d'entrer  dans  votre  mai- 
son, mon  cher  monsieur,  de  me  repo- 
ser et  de  me  rafraîchir  un  peu,  afin  de 
pouvoir  continuer  ma  route. 

—  Ah!  monsieur,  répondit  le  pauvre 
Andrès ,  vous  venez  dans  une  maison 
de  douleur  et  de  misère,  et  hors  la 
chaise  sur  laquelle  vous  pourrez  vous 
reposer,  je  n'aurai  rien  à  vous  offrir; 
ma  pauvre  femme  ,  malade ,  manque 
elle-même  de  tout,  et  mon  valet  que 
j'ai  envoyé  à  Fuida,  ne  reviendra  que 
fort  tard  avec  quelques  provisions. 

En  parlant  ainsi,  ils  étaient  entrés 
dans  la  chambre.  L'étranger  déposa 
son  bonnet  et  son  manteau  ^:  jus  lequel 
il  portait  une  petite  cassette  et  une  va- 
lise. Il  tira  aussi  un  stylet  et  une  paire 


IGNACE    DENNER.  l3 

de  pistolets  qu'il  mit  sur  la  table.  An- 
drès  s'était  approché  du  lit  de  Giorgi- 
na  ;  elle  y  était  étendue  sans  connais- 
sance. L'étranger  s'approcha  aussi  , 
regarda  long-temps  la  malade  d'un  air 
pensif,  prit  sa  main  et  consulta  attenti- 
vement son  pouls.  Lorsque  Andrès  , 
au  désespoir ,  s'écria  :  —  Ah  !  mon 
Dieu  5  elle  va  mourir  !  l'étranger  lui 
répondit  :  —  Nullement  ,  mon  ami , 
soyez  tranquille.  Il  ne  manque  à  votre 
femme  qu'une  bonne  nourriture,  et 
pour  l'instant ,  j'ai  un  cordial  qui  lui 
fera  grand  bien.  Je  ne  suis  pas  un  mé- 
decin, il  est  vrai,  et  seulement  un  mar- 
chand ;  mais  je  m'entends  un  peu  en 
médecme  et  je  possède  même  plus 
d'un  secret  que  je  débite. 

A  ces  mots,  l'étranger  ouvrit  sa  cas- 
sette, en  tira  une  fiole,  fit  tomber 
quelques  gouttes  d'une  liqueur  rou- 
geâtre  sur  un  morceau  de  sucre,  et  le 


l4  CONTES   NOCTURNES. 

mit  dans  la  bouche  de  la  malade.  Puis  il 
prit  dans  sa  valise  un  petit  flacon  tail- 
lé, rempli  devin  du  Rhin,  et  en  fit  pren- 
dre quelques  cuillerées  à  Giorgina.  Il 
commanda  à  Andrès  de  placer  l'enfant 
sur  le  sein  de  sa  mère ,  et  de  les  laisser 
tous  deux  prendre  du   repos.   Andrès 
regardait     cet     étranger    comme    un 
ange  descendu  du   ciel  pour  venir  à 
son   secours.  Il  avait  d'abord  jeté  sur 
lui  des  regards  de  défiance  ;    mais  la 
sollicitude  qu'il  montrait  pour  Giorgi- 
na l'entraînait  vers  lui.  Il  lui  raconta 
aussitôt  comment  il  était  tombé  dans 
la  misère  par  la  faveur  que  le  comte 
de  Faclî  avait  voulu  lui  faire,  et  com- 
ment il  ne  sortirait  de  sa  vie    de   cet 
état  désespéré  et  accablant.  L'étranger 
chercha    à   le   consoler,  en  lui  disant 
que  souvent  un  bonheur  inespéré  ap- 
portait la  joie  aux  plus  malheureux, 
et   qu'il    fallait  bien  risquer  quelque 


IGNACE    DENNER.  l5 

chose,  pour  changer  l'influence  de  son 
étoile. 

—  Ah!  seigneur,  répondit  Andrès, 
je  me  fie  en  Dieu  et  en  l'intercession  de 
ses  saints,  à  qui  moi  et  ma  femme  nous 
nous  adressons  chaque  jour.  Que  puis- 
je  donc  faire  pour  me  procurer  des 
biens  et  de  l'argent.  J'attends  tout  de  la 
sagessedu  ciel;  si  je  désire  de  l'aisance, 
à  cause  de  ma  pauvre  femme  qui  a  quitta 
son  beau  pays  pour  me  suivre  dans  ce 
pays  sauvage,  je  ne  risquerai  pas  ce- 
pendant ma  vie  pour  des  biens  terres- 
tres et  périssables. 

L'étranger  sourit  d'une  singulière 
manière ,  et  se  disposait  à  répondre  , 
lorsque  Giorgina  se  réveilla  par  un 
profond  soupir  du  sommeil  dans  lequel 
elle  était  plongée.  Elle  se  sentait  mer- 
veilleusementreconfortée,etson  enfant 
souriait  doucement  surson  sein. Andrès 
était  hors  de  lui  de  joie;  il  pleurait,  il 


l6  CONTES    NOCTURNES. 

priait, il  sautait  dans  toute  la  maison. 
Pendant  ce  temps  le  valet  était  revenu. 
Il  prépara,  tant  bien  que  mal,  un  repas 
avec  ce  qu'il  avait  apporté,  et  l'étranger 
fut  invité  à  en  prendre  sa  part.  Celui-ci 
fit  cuire  lui-même  une  soupe  pour 
Giorgina,  et  on  le  vit  y  mettre  toutes 
sortes  d'herbes  et  d'ingrédiens  qu'il 
avait  apportés  avec  lui.  La  soirée  était 
avancée ,  l'étranger  ne  pouvait  se  re- 
mettre en  route ,  il  pria  qu'on  le  laissât 
dormir  sur  un  lit  de  paille  dans  la 
chambre  d'Andrès  et  de  Giorgina.  Cela 
fut  accordé.  Andrès,que  son  inquiétude 
pour  sa  femme  ne  laissait  pas  dormir, 
remarqua  comme  l'étranger  se  levait  à 
chaque  aspiration  pénible  que  faisait 
Giorgina, s'approchant  tout  doucement 
de  son  lit,  lui  tâtant  soigneusement  le 
pouls  et  lui  versant  quelques  gouttes 
de  cordial. 


IGNACE    DKNNER.  1*7 


CHAPITRE  III. 


Lorsque  le  matin  fut  arrivé,  Giorgina 
se  trouva  sensiblement  mieux.  Anclrès 
remercia  du  fond  de  son  cœur  l'étran- 
ger qu'il  nommait  son  ange  protecteur. 
Giorgina  prétendait  aussi  que  c'était  un 

XIV.  2 


l8  CONTES    NOCTURNES. 

envoyé  da  ciel ,  descendu  sur  la  terre 
à  sa  prière.  Ces  vives  expressions  de 
reconnaissance  semblaient  un  peu  em- 
barrasser l'étranger;  il  répéta  plusieurs 
fois  qu'il  eût  été  un  monstre  ,  s'il  ne  se 
fut  pas  servi  des  moyens  qu'il  avait  de 
secourir  la  malade.  Au  reste,  ajouta-t-il, 
c'était  lui  qui  devaitdelareconnaissance 
à  ses  hôtes  pour  l'avoir  recueilli  malgré 
leur  misère,  et  il  ne  voulait  pas  partir 
sans  leur  témoigner  sa  gratitude.  A  ces 
mots,  il  tira  une  bourse  bien  garnie, 
y  prit  quelques  pièces  d'or  et  les  pré- 
senta à  Andrès. 

—  Ah!  monsieur,  dit  celui-ci,  com- 
ment ai -je  mérité  de  recevoir  autant 
d'argent  de  vous.  C'était  un  devoir  de 
chrétien,  que  de  vous  recevoir  dans  ma 
maison ,  puisque  vous  vous  étiez  égaré 
dans  la  forêt;  et  si  vous  me  deviez  quel- 
que remerciement ,  vous  m'avez  bien 
récompensé  au-delà  de  ce  que  je  puis 


rcNACE  denjver.  19 

<tire,  en  sauvant  ma  femme  d'une  mort 
presque  certaine,  par  votre  sagesse  et 
par  votre  expérience.  Ah!  Monsieur, 
ce  que  vous  avez  fait  pour  moi ,  je  ne 
l'oublierai  jamais,  et  que  Dieu  veuille 
m'accorder  la  joie  de  vous  récompen- 
ser de  cette  bonne  action  au  prix  de  ma 
vie  et  de  mon  sang. 

A  ces  mots  de  Thonnéte  Andrès,  un 
éclair  rapide  brilla  dans  les  yeux  de 
l'étranger. 

—  Mon  brave  homme,  lui  dit-il,  il 
faut  absolument  que  vous  preniez  cet 
argent;  vous  devez  le  faire  pour  votre 
femme  à  qui  il  faut  procurer  une 
bonne  nourriture ,  afin  qu'elle  ne  re- 
tombe pas  dans  l'état  où  je  l'ai  trou- 
vée avec  son  enfant. 

■^—  Pardonnez  -  moi ,  monsieur  ,  dit 
Andrès,  mais  une  voix  intérieure  me 
dit  que  je  ne  dois  pas  accepter  votre 


20  CONTES    NOCTURNES. 

argent  sans  l'avoir  gagné.  Cette  voix , 
que  je  regarde  comme  celle  de  mon 
saint  patron,  m'a  toujours  guidé  sûre- 
ment dans  la  vie,  et  m'a  protégé  contre 
tous  les  dangers  du  corps  et  de  l'âme. 
Si  vous  voulez  vous  montrer  généreux 
envers  nous ,  laissez-moi  une  fiole  de 
votre  merveilleuse  médecine  ,  afin  que 
ma  femme  s'en  serve  pour  recouvrer 
ses  forces. 

Giorgina  se  souleva  sur  son  lit ,  et 
le  regard  douloureux  qu'elle  jeta  sur 
Andrès  semblait  le  supplier  de  ne  pas 
se  montrer  si  rigoureux,  et  d'accepter 
les  dons  de  cet  homme  bienfaisant. 
L'étranger  remarqua  ce  mouvement  et 
dit  :  —  Allons,  puisque  vous  ne  voulez 
pas  absolument  accepter  mon  argent, 
j'en  fais  présent  à  votre  chère  femme, 
qui  ne  se  refusera  pas  comme  vous  \ 
la  bonne  volonté  que  j'ai  de  vous  sau- 
ver. 


IGNACE    DENNER.  21 

Il  prit  de  nouveau  sa  bourse,  et, 
s'approchant  de  Giorgina ,  il  lui  donna 
,  une  fois  plus  d'or  qu'il  n'en  avait  of- 
fert à  Andrès.  Giorgina  regarda  le  bel 
or  étincelant  avec  des  yeux  brillans 
de  joie  ;  elle  ne  pouvait  trouver  la  force 
de  dire  un  seul  mot  de  reconnaissance, 
et  de  grosses  larmes  coulaient  de  ses 
joues.  L'étranger  se  détourna  promp- 
tement  d'elle  ,  et  dit  à  Andrès  :  — 
Voyez,  bon  homme ,  vous  pouvez  ac- 
cepter mes  dons  sans  scrupule,  puis- 
que je  partage  avec  vous  un  extrême 
superflu.  Je  veux  bien  convenir  que  je 
ne  suis  pas  ce  que  je  semble.  D'après 
mon  modeste  accoutrement,  et  comme 
je  voyage  à  pied  ainsi  qu'un  pauvre 
mercier ,  vous  croyez  sans  doute  que 
je  suis  pauvre,  et  que  je  vis  des  maigres 
profits  que  je  fais  dans  les  marchés  et 
dans  les  foires  :  il  faut  donc  que  je 
vous  dise  que  le  commerce  de  bijoux 


Tl  CONTES   NOCTUR]VÏS. 

précieux  que  je  fais  depuis  longues  an-' 
nées,  a  fait  de  moi  un  homme  riche, 
et  que  je  n'ai  conservé  cette  simple 
manière  de  vivre,  que  par  une  vieille 
habitude.  Dans  cette  petite  valise  et 
dans  cette  cassette,  je  porte  des  joyaux 
et  des  pierres  taillées  fort  ancienne- 
ment, qui  valent  des  milliers  et  des 
milliers  de  ces  pièces  d'or.  J'ai  fait 
cette  fois  de  très-beaux  gains  à  Franc- 
fort, et  ce  que  je  donne  à  votre  femme 
n'est  pas  la  centième  partie  de  mon 
bénéfice.  Au  reste,  je  ne  vous  donne 
aucunement  cet  argent  pour  rien  , 
mais  j'exige  de  vous  toutes  sortes  de 
complaisances.  Je  voulais  aller,  comme 
d'ordinaire,  de  Francfort  à  Cassel ,  et 
je  me  suis  trompé  de  chemin.  En 
marchant ,  j'ai  reconnu  que  la  route 
qui  passe  par  cette  foret  et  que  les 
voyageurs  redoutent,  est  fort  agréable 
pour  un  piéton;  aussi  je  veux  désor- 


IGNACE    DFNNER.  ^3 

mais  la  prendre  et  m'arréter  chez  vous. 
Vous  me  reverrez  donc  chaque  année 
deux  fois ,  savoir  :  à  Pâques ,  lorsque 
je  vais  de  Francfort  à  Cassel ,  et  à  la 
fin  du  printemps  quand  je  reviens  de 
kl  foire  de  Saint-Michel  ,  de  Leipsick 
à  Francfort,  d'où  je  gagne  la  Suisse  et 
quelquefois  l'Italie.  Alors  ,  pour  me 
rembourser  ,  vous  m'hébergerez  un, 
deux,  ou  même  trois  jours,  et  c'est  la 
première  complaisance  que  j'exige  de 
vous. 

Ensuite,  je  vous  prie  de  garder  chez 
vous,  jusqu'au  printemps,  cette  petite 
cassette  ,  où  sont  des  marchandises 
dont  je  n'ai  pas  besoin  à  Cassel ,  et 
qui  me  gène  dans  mes  courses.  Je  ne 
vous  cache  point  que  ces  marchandises 
sont  fort  précieuses.  La  loyauté  et  la 
piété  que  vous  m'avez  montrées,  me 
donnent  toute  confiance  en  vous,  et  je 
ne  vous  recommande  point  de  les  gar- 


2  4  CONTES    NOCTURîTES. 

der  avec  soin.  C'est  là  le  second  service 
que  je  vous  demande.  Le  troisième 
vous  semblera  le  plus  pénible  :  c'est 
celui  qui  rae  sera  le  plus  utile.  Il  faut 
que  vous  quittiez  pour  aujourd'hui 
votre  femme,  et  que  vous  consentiez  à 
rae  conduire,  par  la  foret,  jusqu'à  la 
route  de  Hirschfeld,  où  je  trouverai 
des  gens  de  connaissance  avec  qui  je 
partirai  pour  Cassel.  Car,  outre  que  je 
ne  connais  pas  ces  bois,  et  que  je  pour- 
rais m'y  perdre  une  seconde  fois ,  le 
chemin  n'est  pas  rassurant  pour  un 
homme  comme  moi;  vous  ,  on  vous 
connaît  pour  le  garde-chasse  du  pays , 
et  personne  ne  songera  à  vous  atta- 
quer. On  disait  à  Francfort  qu'une 
troupe  de  brigands  qui  infestaient  au- 
trefois les  environs  de  Schaffhouse ,  et 
qui  s'étendait  jusqu'à  Strasbourg,  s'é- 
tait jetée  dans  le  pays  deFulda,afin  de 
s'en  prendre  aux  négocians  qui  vont 


IGNACE    DENNER.  2'5 

de  Leipsick  à  Francfort.  Il  serait  fort 
possible  qu'en  ma  qualité  de  marchand 
de  diamans,  je  leur  fusse  signalé  de- 
puis Francfort.  Si  donc  j'ai  mérité 
quelque  remercîment  pour  avoir  sauvé 
la  vie  de  votre  femme  ,  vous  pouvez 
me  rendre  le  même  service  en  me 
servant  de  guide. 

Andrès  se  prépara  avec  joie  à  faire 
tout  ce  qu'on  exigeait  de  lui  ,  et  il  se 
mit  aussitôt  en  état  de  partir  en  en- 
dossant son  uniforme,  et  prenant  son 
fusil  à  deux  coups  et  son  couteau  de 
chasse,  et  en  ordonnant  au  valet  d'ac- 
coupler les  deux  dogues.  Pendant  ce 
temps,  l'étranger  avait  ouvert  sa  cas- 
sette, et  en  avait  tiré  de  magnifiques 
parures,  des  colliers,  des  pendans  d'o- 
reille, des  chahies  qu'il  avait  étendues 
sur  le  lit  de  Giorgina  qui  ne  pouvait 
cacher  son  étonnement  et  son  admi- 
ration pour  toutes  ces  belles  choses. 

XIV.  3 


26  CONTES    NOCTURNES. 

Mais  lorsque  l'étranger  la  pria  de  pas- 
ser à  son  cou  une  des  plus  belles  chaî- 
nes, de  mettre  a  ses  bras  de  maguifi- 
ques  bracelets ,  et  qu'il  lui  présenta 
un  petit  miroir  de  poche  pour  se  re- 
garder à  son  aise  ,  Andres  dit  à  l'é- 
tranger :  —  Ah,  monsieur!  pourquoi 
exciter  l'envie  de  cette  pauvre  femme 
par  des  choses  qui  ne  lui  conviennent 
pas,  et  qu'elle  ne  saurait  même  désirer. 
Ne  vous  fâchez  pas  ,  monsieur,  mais 
la  simple  chaîne  de  corail  rouge,  que 
Giorgina  avait  à  son  cou  la  première 
fois  que  je  la  vis  a  >'aples  ,  est  mdle 
fois  plus  chère  pour  moi  que  tous  ces 
brillans  trompeurs  ! 

—  Vous  êtes  aussi  trop  rigoureux , 
dit  l'étranger,  en  riant  d'un  air  mo- 
queur, de  ne  pas  accorder  à  votre 
femme  malade  l  innocent  plaisir  de 
se  parer  avec  ces  joyaux,  qui  ne  sont 
pas  trompeurs ,   mais  bien    réels.  Ne 


IGNACE    DENNER.  27 

savez-vous  pas  que  ce  sont  de  telles 
choses  qui  causent  aux  femmes  leurs 
plus  grandes  joies?  Et  ce  que  vous  venez 
de  dire,  que  de  semblables  parures  ne 
conviennent  pas  à  Giorgina  ,  moi  je 
prétends  le  contraire.  Votre  femme  est 
assez  jolie  pour  se  parer ,  et  vous  igno- 
rez si  elle  ne  sera  pas  un  jour  assez 
riche  pour  posséder  et  pour  porter 
de  tels  joyaux. 

Andrès  dit  d'un  ton  expressif: —  Je 
vous  en  prie,  monsieur,  ne  tenez  pas 
ces  discours  séducteurs  et  mystérieux? 
Voulez-vous  donc  tourner  la  tête  à  ma 
pauvre  femme,  et  lui  donner  une  vaine 
envie  de  cet  éclat  mondain ,  afiii  qu'elle 
ne  sente  que  plus  durement  le  poids  de 
notre  misère  et  qu'elle  perde  le  peu  de 
gaîté  qu'elle  a  conservée?  Renfermez 
toutes  ces  belles  choses, monsieur,  je 
les  conserverai  avec  soin  jusqu'à  ce 
que  vous  reveniez.  Mais  ditf!s-moi,  au 


28  CONTES    NOCTURNES. 

nom  du  ciel,  s'il  vous  arrivait  un  mal- 
heur et  que  vous  ne  revinssiez  pas  dans 
ma  maison  ,  où  faudrait-il  porter  cette 
cassette  ,  combien  de  temps  attendrai- 
je  avant  que  de  la  remettre  à  celui  que 
vous  me  désignerez,  et  quel  est  votre 
nom,  à  vous-même,  de  grâce? 

—  Je  me  nomme,  dit  l'étranger, 
Ignace  Denner,  et  je  suis ,  comme  vous 
le  savex  déjà  ,  marchand  et  négociant. 
Je  n'ai  ni  femme  ni  enfans,  et  mes  pa- 
rens  demeurent  dans  le  canton  de 
Wallis.  Mais  je  ne  saurais  les  estimer, 
ni  les  aimer,  puisqu'ils  ne  faisaient  au- 
cun cas  de  moi  lorsque  j'étais  pauvre. 
Si  je  ne  reparaissais  pas  d'ici  à  trois 
ans,  gardez  sans  crainte  cette  cassette, 
et  comme  je  sais  que  vous  vous  feriez 
scrupule  d'accepter  de  moi  ce  riche 
héritage,  je  le  lègue,  dans  le  cas  que 
j'indiquCjà  cet  enfant  à  qui  je  vous  prie 
de  donner  le  nom  d'Ignace. 


IGNACE    DENNER.  29 

Andrès  ne  savait  que  penser  de  la 
grandeur  d  ame  et  de  la  générosité  de 
l'étranger.  Il  restait  tout  stupéfait  de- 
vant lui,  tandis  que  Giorgina  le  remer- 
ciait de  ses  bonnes  intentions,  et  l'as- 
surait qu'elle  prierait  Dieu  et  les  saints 
de  le  protéger  dans  ses  voyages  et  de 
le  ramener  heureusement  dans  cette 
maison.  L'étranger  sourit  d'une  singu- 
lière manière,  selon  sa  coutume,  et  ré- 
pondit que  la  prière  d'une  jolie  femme 
aurait  sans  doute  plus  d'efficacité  que 
les  siennes  ;  qu'ainsi ,  il  la  laisserait 
prier,  et  que  pour  lui  il  se  confierait 
en  la  vigueur  de  ses  membres  et  en  la 
bonté  de  ses  armes. 

Cette  réponse  de  l'étranger  déplut 
fort  au  pieux  Andrès;  cependant,  il 
renferma  en  lui-même  ce  qu'il  allait 
dire,  et  pressa  l'étranger  de  partir;  at- 
tendu qu'il  serait  obligé  de  revenir  tard 
dans  la  nuit,  et  que  sa  femme  en  con- 
cevrait de  l'inquiétude. 


3o  CO>'TES    IS'OCTURIS'ES. 

En  partant,  l'étranger  dit  encore  à 
Giorgina  qu'il  lui  permettait  expressé- 
ment de  se  parer  de  ses  diamans,si 
cela  lui  faisait  plaisir ,  puisqu'elle  man- 
quait totalement  de  distraction  dans 
cette  forêt  solitaire.  Giorgina  rougit  du 
plaisir  secret  qu'elle  éprouvait  de  pou- 
voir satisfaire  ce  penchant  particulier 
à  tontes  les  femmes,  et  surtout  à  celles 
de  sa  nation,  pour  les  pierreries  et  les 
parures;  et  Denner  se  mit  en  marche 
avec  Andrès,  à  travers  le  bois  sombre 
et  désert.  Dans  un  épais  taillis ,  les  do- 
gues se  mirent  à  flairer  tout  autour 
d'eux,  et  à  regarder  leur  maître  d'un 
air  prudent  et  avisé. 

—  Il  ne  fait  pas  bon  ici,  dit  Andrès, 
eu  armant  la  batterie  de  son  fusil,  et  il 
marcha  devant  l'étranger  avec  ses  chiens 
fidèles.  Souvent  il  croyait  entendre  du 
bruit  dans  les  arbres,  et  quelquefois  il 
apercevait  au  loin  une  figure  sombre 


1G1V'\CE    DENNER.  3l 

qui  disparaissait   sous  les  feuilles.  Il 
voulut  découpler  ses  chiens. 

—  Ne  faites  pas  cela ,  mon  cher 
homme!  s'écria  Denner;  car  je  puis  vous 
assurer  que  vous  n'avez  pas  la  moindre 
chose  à  craindre. 

A  peine  eut-il  prononcé  ces  mots, 
qu'un  grand  coquin  aux  cheveux  touf- 
fus, à  la  longue  moustache,  et  tenant 
unfusil  à  la  main,  sortit  du  fond  du  hois. 
Andrès  le  mit  en  joue. 

—  Ne  tirez  pas,  ne  tirez  pas  !  s'écria 
Denner.  L'homme  noir  fit  un  signe 
amical ,  et  se  perdit  dans  les  arbres.  En- 
fin ,  ils  arrivèrent  à  l'extrémité  de  la 
forêt  sur  une  route  animée. 

—  Maintenant,  je  vous  remercie  de 
tout  mon  cœur,  dit  Denner,  retournez 
dans  votre  maison  ;  si  vous  rencontrez 
quelques  tournures  comme  celle  que 
nous  venons  de  voir,  tenez  vos  chiens 
en  laisse ,  ne  vous  occupez  pas  d'elles , 


32  CONTES    NOCTURNES. 

et  continuez  tranquillement  votre  che- 
min. Vous  arriverez  heureusement 
chez  vous  sans  danger. 

Andrès  ne  savait  ce  qu'il  devait  pen- 
ser de  cet  homme  qui  avait  le  pouvoir 
de  bannir  les  mauvais  esprits,  et  il  ne 
concevait  pas  pourquoi  il  avait  eu  be- 
soin de  se  faire  accompagnera  travers 
la  forêt.  Il  revint  en  effet  avec  sécurité 
dans  sa  demeure,  et  y  trouva  Giorgina 
levée  et  rétablie,  qui  vint  se  jeter  dans 
ses  bras. 


IGNACE    DENNER. 


33 


CHAPITRE  IV. 


Grâce  à  la  libéralité  du  marchand 
étranger ,  le  petit  ménage  d'Andrès  prit 
une  toute  autre  face.  A  peine  Giorgina 
fut-elle  rétablie,  qu'ilserenditavecelleà 
Fulde,  et  y  acheta  beaucoup  de  choses 


54  CONTES    NOCTURNES. 

qui  donnèrentà  leur  maison  l'apparence 
d'un  certain  bien-être.  Il  arriva  aussi 
que  depuis  la  visite  de  l'étranger,  les 
braconniers  et  les  bûcherons  sem- 
blaient bannis  du  voisinage  ,  et  Andrès 
put  remplir  tranquillement  son  poste. 
Son  bonheur  à  la  chasse  était  aussi 
certain;  et  comme  jadis,  il  manquait 
rarement  son  coup.  L'étranger  revint 
à  la  Saint-Michel,  et  resta  trois  jours. 
En  dépit  des  refus  obstinés  de  ses 
hôtes ,  il  se  montra  aussi  généreux  que 
la  première  fois.  Il  leur  dit  que  c'était 
une  fois  sa  volonté  que  de  les  mettre 
dans  l'aisance,  afin  de  se  rendre  à  lui- 
même  plus  commode  et  plus  agréable 
la  maison  où  il  avait  dessein  de  s'ar- 
rêter quelquefois. 

La  charmante  Giorgina  put  alors 
s'habiller  avec  plus  de  soin.  Elle  avoua 
à  Andrès  que  l'étranger  lui  avait  fait 
présent    d'une    belle   épingle  en    or , 


IGNACE    DENNER.  35 

travaillée  artistement ,  semblable  à 
celles  que  les  femmes  et  les  filles  de  cer- 
taines parties  de  l'Italie  portent  dans 
leurs  cheveux  rassemblés  en  grosses 
touffes.  Andrès  prit  un  air  sombre;  mais 
au  même  instant,  Giorgina  qui  était  sor- 
tie de  la  chambre,  revint  en  sautant,  ha- 
billée et  parée  exactement  comme  elle 
était  lorsque  2\ndrès  l'avait  vue  pour 
la  première  fois  à  Naples.  La  belle 
épingle  d'or  brillait  dans  ses  cheveux 
noirs  qu'elle  avait  ornés,  avec  une  in- 
tention pittoresque,  de  fleurs  variées, 
et  Andrès  ne  put  s'empêcher  de  con- 
venir que  le  présent  de  l'étranger 
était  bien  fait  pour  réjouir  sa  Gior- 
gina. 

Andrèsditcesparoles avec  simplicité; 
Giorgina  prétendit  que  l'étranger  était 
leur  ange  gardien ,  qu'il  les  avait  tirés 
de  la  plus  profonde  misère  pour  les 
mettre  dans  l'aisance, et  qu'elle  ne  com- 


36  CONTES    NOCTURNES. 

prenait  pas  pourquoi  Andrès  se  mon- 
trait si  réservé,  si  silencieux,  et  en 
général  aussi  triste  avec  lui. 

—  Ah  !  ma  bien  aimée ,  dit  Andrès  , 
la  voix  intérieure  qui  me  dit  jadis  que 
je  ne  devais  rien  accepter  de  l'étran- 
ger, cette  voix  n'a  cessé  de  me  parler. 
Je  suis  souvent  tourmenté  par  ses  re- 
proches; il  me  semble  qu'un  bien  mal 
acquis  est  entré  dans  ma  maison  avec 
son  argent.  Sans  doute  aujourd'hui  je 
puis  me  fortifier  plus  souvent  par  un 
bon  plat,    par  un  coup   de   vin  gé- 
néreux ;   mais   crois-moi  ,    ma  chère 
Giorgina  ,    si   nous     avions    eu    une 
bonne  vente ,  et  qu'il  nous  fût  venu 
quelques  gros  de  plus ,  bien  gagnés , 
je    trouverais    un    meilleur    goût    à 
notre  pauvre  bière,  qu'au  bon  vin  que 
nous   apporte   l'étranger.   Je   ne  puis 
absolument  pas  me  familiariser  avec 
ce    singulier   marchand  ,    et  souvent 


IGNACE    DENIVER.  87 

en  sa  présence  j'éprouve  un  malaise 
involontaire.  As-tu  remarqué,  chère 
Giorgina,  qu'il  ne  regarde  jamais  per- 
sonne en  face  ;  et  souvent  ses  regards 
étincèlent  si  fort  du  fond  de  ces  petits 
jeux  creux  ,  et  il  rit  d'un  air  si  rusé 
que  le  frisson  s'empare  de  moi.  Ah  ! 
puissent  mes  soupçons  ne  pas  se  réa- 
liser. 

Giorgina  chercha  à  détourner  son 
mari  de  ces  sombres  pensées,  en  assu- 
rant qu'elle  avait  souvent  vu  dans  son 
pays,  et  surtout  dans  l'auberge  de  ses 
parens  adoplifs  ,  des  gens  d'un  exté- 
rieur repoussant,  en  qui  elle  avait  re- 
connu par  la  suite  d'excellentes  quali- 
tés. Andrès  parut  rassuré;  mais,  dans 
le  fond  de  son  àme ,  il  se  promettait 
d'être  sur  ses  gardes. 


38  CONTES    NOCTURNES. 


CHAPITRE  V. 


L'ÉTRANGF.R  rcvin  chezt  Andrèi:,  lors- 
que le  fils  de  celui-ci,  fort  bel  enfant  et 
l'image  de  sa  mère ,  eut  atteint  à  l'âge 
de  neuf  mois.  C'était  le  jour  de  la  fête 
de  Giorgina;  elle  avait  paré  avec  soin 


IGNACE    DEIVWER.  Sq 

son  enfant ,  s'était  habillée  elle-même 
dans  son  cher  costume  napolitain,  et 
avait  préparé  un  meilleur  repas  que  de 
coutume ,  auquel  l'étranger  ajouta  une 
bouteille  tirée  de  sa  valise.  Lorsqu'ils 
furent  à   table  ,  l'étranger   regardant 
l'enfant  qui  lui  souriait  d'un  air  intel- 
ligent, lui  dit  :  —  Votre  hls  promet  en 
vérité  beaucoup  ,  et  c'est  dommage  que 
vous  ne  puissiez  lui  donner  une  éduca- 
tion convenable.  J'aurais  bien  une  pro- 
position à  vous  faire  ;  mais  vous  la  re- 
jetterez, quoique  je  n'aie  en   vue,  en 
vous  la  faisant ,  que  votre  avantage  et 
votre  bonheur.  Vous  savez  que  je  suis 
riche  et  sans  héritiers;  je  me  sens  une 
tendresse  et  un  penchant  tout   parti- 
culiers pour  cet  enlant. —  Donnez-le 
moi  '  —  Je  l'emporterai  à  Strasbourg , 
où  il  sera  fort  bien  élevé  par  une  vieille 
et  honorable  dame  qui  est  mon  anùe  ; 
vous    serez    ainsi    débarrassés    d'une 


4o  CONTES   NOCTURNES. 

lourde  charge;  mais  il  faut  que  vous 
preniez  promptement  votre  résolution, 
car  je  suis  forcé  de  partir  ce  soir  même. 
J'emporterai  sur  mes  bras  votre  enfant 
jusqu'au  prochain  village ,  et  là  je  pren- 
drai une  voiture. 

A  ces  paroles  de  l'étranger,  Giorgina 
lui  arracha  avec  violence  l'enfant  qu'il 
avait  pris  sur  ses  genoux,  et  le  serra 
sur  son  sein  en  l'arrosant  de  larmes. 

—  Voyez,  Monsieur,  dit  Andres, 
comme  ma  femme  répond  à  votre  pro- 
position î  J'ai  les  mêmes  sentimens 
qu'elle.  Il  se  peut  que  votre  intention 
soit  bonne;  mais  comment  avez-vous 
pu  songer  à  nous  enlever  ce  que  nous 
avons  de  plus  cher  au  monde  ?  Com- 
ment pouvez-vous  nommer  un  fardeau 
ce  qui  doit  charmer  notre  vie ,  fussions- 
nous  encore  dans  la  misère  profonde 
d'où  votre  bonté  nous  a  tirés  ?  Vous 
nous  avez  dit  que  vous  êtes  sans  femme 


IGIVACE    DEIVjVER.  4* 

et  sans  enfans,  alors  vous  ignorez  la 
félicité  qui  descend  du  ciel  sur  une 
femme  et  un  mari  à  la  naissance  d'un 
fils.  C'est  de  l'amour  le  plus  céleste 
dont  ils  sont  remplis,  en  contemplant 
cette  créature  muette  étendue  sur  le 
sein  de  sa  mère,  et  qui  dit  cependant 
avec  éloquence  toute  leur  joie  et  leur 
bonheur.  —  Non ,  mon  clier  monsieur  1 
quelque  grands  que  soient  vos  bien- 
faits, ils  ne  sont  pas  d'un  aussi  grand 
prix  pour  nous,  que  la  possession  de 
notre  enfant;  car  tous  les  trésors  du 
monde  ne  nous  le  remplaceraient  pas. 
ISe  nous  traitez  pas  d'ingrats,  mon  cher 
monsieur,  parce  que  nous  refusons  de 
céder  à  vos  demandes.  Si  vous  étiez 
père,  vous-même  ,  nous  n'aurions  pas 
besoin  de  nous  excuser  auprès  de  vous. 
—  Allons,  allons,  dit  l'étranger  en 
regardant  de  coté  d'un  air  sombre,  je 
croyais  bien  faire  en  rendant  votre  fils 

XIV.  4 


l\1  CONTES    NOCTURNES. 

riche  et  heureux.  Si  vous  n'êtes  pas 
contents,  n'en  parlons  plus. 

Giorgina  baisa  et  caressa  son  enfant, 
comme  s'il  eût  été  sauvé  d'un  grand 
danger.  L'étranger  sembla  reprendre 
sa  sérénité;  il  était  toutefois  facile  de 
s'apercevoir  que  le  refus  de  son  hôte 
l'avait  chagriné.  Au  lieu  de  partir  le  soir 
même,  comme  il  l'avait  annoncé,  il 
resta  trois  jours  encore,  durant  lesquels 
au  lieu  de  passer  comme  d'ordinaire  son 
temps  auprès  de  Giorgina,  il  s'en  alla 
à  la  chasse  avec  And i  es,  et  se  fit  conter 
beaucoup  de  choses  sur  le  comte  Aloys 
de  Fach.  Lorsque  dans  la  suite  Ignace 
Denner  revint  chez  son  ami  Andrès  , 
il  ne  parla  plus  de  son  projet  d'élever 
l'enfant.  Il  se  montra  amical  comme 
devant,  et  continua  de  faire  de  riches 
cadeaux  à  Giorgina  à  qui  il  permit  de 
se  parer  des  diamans  qu'il  lui  avait 
confié.';.  Souvent  Denner  voulait  jouer 


IGNACE  DENNER.         4^ 

avec  l'enfant  ;  mais  celui-ci  le  repous- 
sait et  se  mettait  à  pleurer;  il  se  refusait 
absolument  à  se  laisser  prendre  par 
l'étranger,  comme  s'il  eût  eu  connais- 
sance de  la  proposition  que  celui-ci 
avait  faite  à  ses  parens. 


44  CONTES    NOCTURNES. 


chafithe  VI. 


L'ÉTRANGER  avait  continué  de  visiter 
Andrès  depuis  deux  ans,  et  le  temps 
ainsi  que  l'habitude  avaient  enfin 
triomphé  de  la  défiance  de  celui-ci  con- 
tre Denner.  Au  printemps  de  la  troi- 


IGNACE    DENNER.  /|3 

sième  année,  lorsque  le  temps  où  Den- 
ner  avait  coutume  de  se  montrer  était 
déjà  passé  ,  on  frappa  par  une  nuit  ora- 
geuse à  la  porte  d'Andrès,  et  plusieurs 
voix  rauques  se  firent  entendre.  Il  se 
leva  tout  effrayé;  mais  lorsqu'il  se  mit 
à  la  fenêtre  en  demandant  qui  venait 
le  troubler  de  la  sorte  et  en  menaçant 
de  lâcher  ses  dogues ,  on  lui  répondit 
qu'il  pouvait  ouvrir  à  un  ami ,  et  il  re- 
connut la  voix  de  Denner.  Il  alla  ou- 
vrir la  porte  de  la  maison  avec  une 
lumière  à  la  main,  et  Denner  se  pré- 
senta en  effet  devant  lui.  Andrès  lui 
dit  qu'il  croyait  avoir  entendu  plu- 
sieurs voix ,  mais  Denner  lui  répondit 
que  le  bruit  du  vent  l'avait  trompé. 
Lorsqu'ils  entrèrent  dans  la  chambre, 
Andrès  ne  fut  pas  peu  étonné  en 
s'apercevant  que  l'extérieur  de  Denner 
avait  entièrement  changé.  Au  lieu  de 
son   costume  gris  uni,   il  portait  un 


46  CONTES    NOCTURNES. 

juste -au-corps  d'une  couleur  rouge 
foncée  et  un  large  ceinturon  de  cuir 
qui  soutenait  un  stylet  et  des  pistolets  ; 
il  était  en  outre  armé  d'un  sabre,  et 
son  visage  n'avait  pas  non  plus  le 
même  aspect,  car  il  portait  de  longues 
et  épaisses  moustaches. 

— Andrès  !  dit  Dernier  en  lui  lançant 
des  regards  étincelans;  Andrès  ,  lors- 
qu'il y  a  trois  ans  j'enlevai  ta  femme  à 
la  mort,  tu  désiras  que  Dieu  voulût 
bien  t'accorder  l'occasion  de  payer  ce 
bienfait  de  ta  vie  et  de  ton  sang.  Ton 
désir  est  rempli;  et  le  moment  de  me 
prouver  ta  reconnaissance  est  venu. 
Habille-toi;  prends  ton  fusil  et  viens 
avec  moi:  à  quelques  pas  de  ta  maison, 
tu  apprendras  le  reste. 

Andrès  ne  savait  que  penser  des  dis- 
cours de  son  hôte;  il  lui  répondit  ce- 
pendant qu'il  était  prêt  à  tout  entre- 
prendre pour  lui,  à  moins  que  cela  ne 


IGNACE    DENNER.  4; 

fût  quelque  chose  contre  la  vertu  et  la 
religion. 

—  Tu  peux  être  tranquille  là-dessus, 
lui  dit  Denner  en  riant  et  en  luifrap- 
dantsur  l'épaule;  et  voyant  que  Gior- 
gina,  qui  s'était  levée  toute  tremblante, 
s'attachait  à  son  mari ,  il  la  prit  dans  ses 
bras,  et  lui  dit  en  la  repoussant  douce- 
ment:—Laissezallervotremariavec  moi; 
dans  peu  d'heures  il  sera  de  retour  sain 
et  sauf",  et  il  vous  rapportera  quelque 
bonne  chose.  Vous  ai-je  jamais  fait  de 
mal?  vous  êtes  des  gens  singulièrement 
défians! 

Andrès  hésitait  encore  à  le  suivre, 
Denner  se  tourna  vers  lui  avec  colère: 

— J'espère  que  tu  tiendras  ta  parole, 
dit-il  ;  il  s'agit  de  voir  si  l'on  peut  se  fier 
a  tes  promesses! 

Andrès  fut  alors  bientôt  habillé  et 
suivit  Denner  qui  le  précédait  d'un  pas 
rapide.  Ils  avaient  traversé  les  taillis 


48  CONTES    NOCTURNES. 

jusqu'à  une  petite  pelouse  assez  spa- 
cieuse; là,  Denner  siffla  trois  fois  si 
fortement  que  tous  les  halliers  en  re- 
tentirent, et  de  toutes  parts  se  montrè- 
rent des  feux  dans  les  broussailles, 
jusqu'à  ce  qu'un  grand  nombre  de 
figures  sinistres  pénétrât  jusqu'à  eux 
et  vînt  les  environner.  Un  des  nou- 
veaux-venus sortit  du  cercle  et  s'appro- 
cha d'Andrès  en  disant  : 

—  C'est-là  notre  nouveau  compa- 
gnon ,  sans  doute? 

—  Oui,  répondit  Denner.  Je  viens 
de  le  faire  sortir  de  son  lit.  Il  va  faire 
son  coup  d'essai,  et  nous  pouvons  com- 
mencer sur-le-champ. 

A  ces  mots,  Andrès  se  réveilla  comme 
d'une  lourde  ivresse,  une  sueur  froide 
découlait  de  son  front;  mais  il  se  remit 
aussitôt,  et  s'écria  : 

—  Quoi!  misérable  trompeur,  tu  te 
donnais  pour  un  marchand,  et  tu  n'es 


IGNACE  DENNER.  ^9 

qu'un  indigne  bandit!  Jamais  je  ne  se- 
rai ton  compagnon;  jamais  je  ne  pren- 
drai part  à  tes  actions  infernales,  toi 
qui  as  voulu  me  séduire  avec  l'adresse 
de  Satan  lui-même!  Laisse-moi  m'éloi- 
gner ,  scélérat,  et  quitte  cette  contrée, 
autrement  je  te  dénoncerai  à  l'auto- 
rité et  tu  recevras  le  prix  de  tes  crimes; 
car  je  sais  maintenant,  tu  es  ce  fameux 
Ignace  qui  a  désolé  le  pays  avec  sa 
bande  par  ses  excursions  et  ses  bri- 
gandages. 

Denner  se  mit  à  rire. 

—  Quoi,  misérable  lâche!  dit-il,  tu 
oses  me  braver,  et  tu  veux  te  soustraire 
à  mon  pouvoir!...  N'es-tu  pas  depuis 
long-temps  notre  compagnon  ?  ne  vis- 
tu  pas  déjà,  depuis  trois  années,  de  no- 
tre argent?  la  femme  ne  se  pare-t-elle 
pas  de  notre  butin?,...  et  tu  ne  veux 
pas  travailler  pour  payer  ta  part?  Si  tu 
ne  nous  suis  pas  volontairement,  jeté 
XIV.  5 


^O  CONTES    NOCTURNES. 

fais  garotter ,  et  j 'en  voie  mes  camarades 
brûler  ta  maison,  égorger  ta  femme  et 
ton  enfant.  Allons ,  choisis ,  il  est  temps. 
11  faut  partir: 

Andrès  vit  bien  que  la  moindre  hé- 
sitation coûterait  la  vie  à  sa  chère 
Giorgina  et  à  son  enfant  ;  et  tout  en 
maudissant  ce  traître,  il  résolut  de 
céder  en  apparence  à  sa  volonté,  mais 
de  se  conserver  pur  et  de  profiter  de 
son  affiliation  à  la  bande  pour  faire 
découvrir  ses  traces.  Andrès  déclara 
donc  que  la  reconnaissance  l'obligeait 
à  risquer  sa  vie  pour  son  bienfaiteur, 
et  qu'il  était  prêt  à  faire  l'expédition  , 
demandant  seulement  qu'en  sa  qualité 
de  novice,  on  n'exigeât  pas  qu'il  y  prît 
une  part  trop  active.  Denner  loua  sa 
résolution,  et  lui  répondit  qu'il  n'exi- 
geait de  lui  que  le  service  d'éclaireur, 
parce  qu'il  pouvait  se  rendre  ainsi 
d'une  grande  utilité  à  sa  troupe. 


IGNACE   JDENNER.  3  1 


CHAPITRE     VII. 


Il  ne  s'agissait  pas  de  moins  que 
d'attaquer  et  de  piller  la  métairie  d'un 
riche  fermier ,  située  non  loin  de  la 
forêt.  On  savait  que  ce  dernier  venait 


D2  CONTES    NOCTDIUVES. 

de  recevoir  une  somme  d'argent  pour 
le  grain  qu'il  avait  vendu  à  la  dernière 
foire,  et  les  bandits  se  promettaient 
une  ample  récolte.  Les  lanternes  furent 
éteintes,  et  ils  se  mirent  en  marche 
vers  le  bâtiment  que  quelques-uns 
d'entre  eux  entourèrent.  Les  autres 
escaladèrent  les  murs  et  s'élancèrent 
dans  la  cour;  d'autres  furent  chargés 
de  faire  sentinelle,  et  Ancirès  resta 
avec  ces  derniers.  Bientôt,  il  entendit 
les  brigands  qui  brisaient  les  portes. 
les  malédictions  des  assaillans,  les  cris, 
les  plaintes  de  ceux  qu'on  maltraitait. 
Il  y  eut  un  coup  de  feu;  le  fermier, 
homme  de  cœur,  s'était  défendu.  — 
Puis ,  tout  devint  calme.  Les  serrures 
qu'on  arrachait,  les  caisses  que  traî- 
naient les  bandits,  causaient  seules 
quelque  rumeur.  Sans  doute  un  des 
gens  de  la  ferme  s'était  enfui  vers  le 
village;  car  tout-à-coup  le  tocsin  re- 


IGNACE    DENNER.  53 

tentit  dans  les  ténèbres ,  et  bientôt  on 
vit  une  grande  multitude,  accourir 
avec  des  flambeaux,  du  côté  de  la 
métairie.  Les  coups  de  feu  se  succédè- 
rent alors  sans  interruption,  les  vo- 
leurs s'assemblèrent  dans  la  cour,  et 
abattirent  indistinctement  tout  ce  qui 
se  présentait  aux  portes.  Ils  avaient 
aussi  allumé  leurs  torches.  Andres. 
placé  sur  une  hauteur,  pouvait  tout 
voir  distinctement.  Il  aperçut  avec 
épouvante,  parmi  les  paysans,  des 
chasseurs  à  la  livrée  de  son  maître,  le 
comte  de  Fach!  — Que  devait-il  faire? 
—  Se  rendre  auprès  d'eux,  cela  était 
impossible,  la  fuite  la  plus  rapide  pou- 
vait seule  le  sauver;  mais  il  était  là 
comme  enchaîné,  regardant  fixement 
dans  la  cour  de  la  ferme  où  le  combat 
devenait  déplus  en  plus  meurtrier,  car 
les  chasseurs  du  comte  avaient  pénétré 
dans  l'intérieur  par  une  petite  porte. 


54  COXTF.S    NOCTURiVES, 

et  ils  en  étaient  venus  aux  mains  avec 
les  brigands.  Ceux-ci  forcés  de  battre 
en  retraite,  se  retirèrent  du  coté  où  se 
trouvait  Andres.  Il  vit  Denner  qui  re- 
chargeait sans  cesse  son  arme,  et  ti- 
rait toujours  sans  manquer  son  coup- 
Un  jeune  homme  richement  vêtu,  en- 
vironné par  les  chasseurs,  semblait  les 
commander;  Denner  Tajusta ,  mais 
avant  qu'il  eût  fait  feu,  il  fut  atteint 
lui-même  par  une  balle,  et  tomba. 
Les  bandits  s'enfuirent.  —  Déjà  les 
chasseurs  accouraient,  lorsque  Ândres 
poussé  par  une  force  irrésistible,  s'é- 
lança vers  Denner,  le  souleva  avec 
vigueur  ,  le  prit  sur  ses  épaules  et 
s'enfuit  en  l'emportant.  Il  atteignit 
lentement  la  foret  ,  sans  être  pour- 
suivi. Quelques  coups  de  feu  se  tirent 
encore  entendre,  et  bientôt  un  pro- 
fond silence  leur  succéda. 

—  Mets-moi   à   terre,   Andrès ,    dit 


IGNACE    DENNER.  55 

Denner;  je  suis  blessé  au  pied.  Malé- 
diction! Pourquoi  faut-il  que  je  sois 
tombé  !  Cependant  je  ne  crois  pas  que 
ma  blessure  soit  grave. 

Andres  obéit,  Donner  tira  une  petite 
fiole  de  phosphore  de  sa  poche,  et  à 
cette  clarté,  Andrès  put  visiter  la  bles- 
sure. Une  balle  avait  touché  le  pied  du 
bandit,d'oùlesang  s'échappait  en  abon- 
dance. Andrès  pansa  la  blessure  avec 
son  mouchoir,  et  Denner  donna  un  lé- 
ger coup  de  sifflet  ,  auquel  on  répon- 
dit de  loin,  alors  il  pria  Andrès  de  le 
conduire  vers  une  partie  de  la  forêt 
qu'il  désigna.  Là  ils  ne  tardèrent  pas 
à  apercevoir  une  faible  clarté  vers  la- 
quelle ils  se  dirigèrent.  Le  reste  des 
bandits  s'était  rassemblé  dans  ce  lieu. 
Tous  exprimèrent  la  joie  à  la  vue  de 
Denner,  et  ils  félicitèrent  Andres  qui 
resta  muet  et  renfermé  en  lui-même. 
On  reconnut  que  la  moitié  de  la  bande 


06  COJNTES    NOCTURiyES. 

à  peu  près  avait  été  tuée  ou  blessée  ou 
prisonnière  ;  cependant  quelques-uns 
des  bandits  étaient  parvenus  à  empor- 
ter quelques  caisses  et  une  grosse 
somme  d'argent. 

—  J'ai  sauvé  ta  femme,  dit  Denner  à 
Andrès ,  mais  toi ,  dans  celte  nuit ,  tu 
m'as  arraché  à  une  mort  certaine ,  nous 
sommes  quittes!  Tu  peux  retourner 
dans  ta  demeure.  Dans  peu  de  jours  , 
demain  peut-être,  nous  quittons  le 
pays.  Tu  n'as  donc  pas  à  craindre  qu'il 
t'arrive  quelque  chose  de  semblable 
à  ce  qui  s'est  passé  aujourd'hui.  Tu  ts 
un  sot  qui  craint  Dieu ,  par  conséquent 
bon  à  rien.  Cependant  il  est  juste  que 
tu  aies  ta  part  du  butin  que  nous  avons 
fait  aujourd'hui,  et  que  tu  sois  récom- 
pensé de  ma  délivrance.  Prends  ce  sac 
plein  d'or  en  souvenir  de  moi;  dans 
un  an,  j'espère  te  revoir, 

—  Que  Dieu   me   préserve  de  ton- 


IGNACE    DENNER.  5'J 

cher  un  seul  pfenning  de  tout  cet  ar- 
gent! s'écria  Andrès.  Ne  m'avez-vous 
pas  forcé  par  les  plus  horribles  mena- 
ces, de  marcher  avec  vous?  Il  se  peut 
que  ce  soit  un  péché  que  de  t'avoirsauvé 
la  vie ,  misérable  coquin  ;  le  Sei- 
gneur me  le  pardonnera  dans  sa  clé- 
mence. —  Mais  sois  assuré  que  si  tu  ne 
quittes  pas  au  plutôt  le  pays,  que  si 
j'entends  parler  d'un  seul  vol ,  d'un 
seul  meurtre,  je  cours  sur-le-champ  à 
Fulda  pour  dénoncer  ton  repaireà  l'au- 
torité. 

Les  brigands  voulurent  se  jeter  sur 
Andrès ,  mais  Denner  les  arrêta  en 
disant:  — Laissez  donc  parler  ce  drôle, 
qu'importe?  Et  il  ajouta  :  Andrès,  tu  es 
en  mon  pouvoir,  ainsi  que  ta  femme 
et  ton  enfant.  Mais  vous  n'avez  rien  à 
craindre,  si  tu  me  promets  de  garder 
un  éternel  silence  sur  les  événemens 
de  cette  nuit.  Je  te  le  conseille  d'au- 


58  CONTES    yOCTURXKS. 

tant  plus  que  ma  vengeance  tatteiii- 
drait  partout,  et  que  l'autorité  t'absou- 
drait difficilement ,  toi  qui  vis  depuis 
si  long-temps  de  mes  dons.  De  mon 
coté,  je  te  promets  de  quitter  le  pays, 
et  de  ue  plus  faire  d'entreprise  ici  avec 
uîa  bande. 

Apres  que  Andrès  eut  forcément  ac- 
cepté ces  conditions,  il  fut  emmené 
par  deux  des  bandits  hors  du  bois  et 
il  était  déjà  grand  jour  lorsqu'il  revint 
chez  lui  embrasser  sa  Giorgina  à  demi- 
morte  d'inquiétude  et  d'effroi.  Il  lui 
dit  vaguement  que  Denner  sétait  mon- 
tré a  ses  yeux  comme  un  scélérat,  et 
qu'il  avait  rompu  tout  commerce  avec 
lui. 

—  Mais  la  boîte  de  bijoux?  lui  dit 
Giorgina. 

Ces  paroles  tombèrent  sur  le  cœur 
d'Andres,  comme  un  fardeau  pesant. 
Il   n'avait  pas  songé  aux  joyaux  que 


IGNACE    DENNER.  Bg 

Denner  avait  laissés  chez  lui ,  et  il  se 
mit  à  délibérer  en  lui-même  sur  ce 
qu'il  fallait  faire.  Il  pensait,  il  est  vrai, 
à  les  porter  à  Fulda,  et  à  les  remettre 
aux  magistrats  ;  mais  comment  eût-il 
pu  découvrir  l'origine  de  ce  dépôt , 
sans  rompre  le  serment  qu'il  avait  fait 
à  Denner.  Il  résolut  enfin  de  conser- 
ver ce  dépôt  avec  soin  jusqu'à  ce  que 
le  hasard  lui  fournît  l'occasion  de  le 
remettre  à  Denner  ou  à  l'autorité,  sans 
se  compromettre. 

L'attaque  de  la  métairie  avait  ré- 
pandu une  terreur  extrême  dans  le 
pays,  car  c'était  l'entreprise  la  plus 
hardie  que  les  voleurs  eussent  tentée 
depuis  plusieurs  années,  et  un  sur  té- 
moignage que  la  bande  s'était  consi- 
dérablement augmentée.  La  présence 
fortuite  du  neveu  du  comte  de  Fach 
et  de  ses  chasseurs  dans  le  village,  avait 
seule  sauvé  la  vie  du  fermier.  Trois  des 


Go  CONTES    NOCTURNES. 

voleurs  restés  sur  la  place,  vivaient 
encore  le  lendemain,  et  on  espérait 
les  guérir  de  leurs  blessures.  On  les 
avait  soigneusement  renfermés  dans  la 
prison  du  village,  mais  lorsqu'on  vint 
les  chercher  pour  les  transférer  à  la 
ville,  on  les  trouva  percés  de  mille 
coups.  Tout  espoir  d'obtenir  quelques 
renseignemens  sur  la  bande,  s'évanouit 
de  la  sorte.  Des  patrouilles  de  cavaliers 
parcouraient  incessamment  la  forêt , 
et  Andrès  tremblait  sans  cesse  qu'on 
n'arrêtât  quelque  bandit  ou  Denner 
hii-méme,  qui  eussent  pu  l'accuser.  Pour 
la  première  fois,  il  éprouvait  les  tour- 
mens  d'une  mauvaise  conscience,  et 
cependant  il  ne  se  sentait  coupable  que 
d'un  excès  d'amour  pour  sa  femme  et 
son  enfant. 


IGNACE    DENNER. 


CHAPITRE  VIII. 


Toutes  les  recherches  furent  inutiles, 
il  fut  impossible  de  découvrir  la  trace 
des  bandits,  et  Andrès  se  convainquit 
bientôt  que  Denner  avait  tenu  parole  , 
et  qu'il  avait   quitté  le  pays   avec  sa 


62  CONTES    NOCTURNES. 

bande.   L'argent  qu'il   avait   reçu  de 
Donner  ainsi  que  l'épingle  d'or,  furent 
déposés  dans  la  cassette  où  se  trou- 
vaient les  autres  bijoux,    car  Andres 
ne  voulait  pas  se  souiller  en  touchant 
à  des  présens  dont  la  source  était  si 
impure.   Il  arriva  ainsi  qu'il  ne  tarda 
pas  à  retomber  dans  sa  première  mi- 
sère ;  mais  peu  à  peu  son    âme   de- 
vint   plus    calme    et   plus    tranquille. 
Après   deux    ans,    sa  femme   mit  au 
monde  un  second  fils,   sans  toutefois 
devenir   malade    comme  la  première 
fois.  Un  soir,  Andrès  était  assis  auprès 
de  sa  femme,   qui  tenait  sur  son  sein 
le  nouveau  né,  tandis  que  l'aîné  jouait 
avec   un  gros  chien  qui ,   en  sa   qua- 
lité de  favori  du  maître,   avait  le  pri- 
vilège  de  rester    dans    sa  chambre  , 
lorsque  le  valet  entra  et  annonça  qu'nn 
homme  qui  lui  semblait  fort  suspect, 
roJait  depuis  une  heure  autour  de  l.i 


IGIVACE    DENNEE.  63 

maison.  Andrès  se  disposait  à  sortir 
avec  son  fusil,  lorsqu'il  entendit  pro- 
noncer son  nom.  Il  ouvrit  la  fenêtre 
et  reconnut  au  premier  coup-d'œil,  l'o- 
dieux Ignace  Denner  qui  avait  repris 
son  habit  de  marchand  ,  et  qui  portait 
une  valise  sous  son  bras. 

—  Andrès,  s'écria  Denner!  il   faut 
que  tu  me  donnes  un  asile  pour  cette 

nuit Demain,   je  continuerai    ma 

route. 

—  Quoi ,  scélérat  !  s'écria  Andrès 
hors  de  lui,  tu  oses  te  montrer  ici?.... 
Ne  t'ai-je  pas  tenu  parole  ?  Mais 
toi,  remplis-tu  la  promesse  que  tu  as 
faite  de  ne  jamais  reparaître  en  ce 
pays?  Je  ne  souffrirai  pas  que  tu  fran- 
chisses le  seuil  de  ma  porte.  Eloigne- 
toi  bien  vite,  ou  je  te  tue!  —  ^Slais 
non,  attends,  je  vais  te  jeter  ton  or 
et  tes  bijoux  avec  lesquels  tu  voulais 
séduire  ma  femme;   puis,   tu  te  reli- 


64  CONTES    NOCTURNES. 

reras.  Je  t'accorde  un  délai  de  trois 
jours ,  après  lequel  si  je  retrouve  la 
moindre  trace  de  ion  passage  ou  de  ce- 
lui de  ta  bande,  je  cours  à  Fulda  et 
je  découvre  à  l'autorité  tout  ce  que  je 
sais.  Exécute  les  menaces  que  tu  m'as 
faites,  si  tu  l'oses;  moijemefieen  l'as- 
sistance de  Dieu  ,  et  je  saurai  me  dé- 
fendre ! 

A  ces  mots,  Andrès  chercha  la  c;is- 
sette  pour  la  jeter,  mais  lorsqu'il  re- 
vint près  de  la  fenêtre,  Denner  avait 
disparu.  Andrès  vit  bien  que  le  re- 
tour de  Denner  le  mettait  en  danger; 
il  passa  plusieurs  nuits  à  veiller;  mais 
le  calme  de  la  maison  ne  fut  pas  trou- 
blé, et  il  pensa  que  Denner  n'avait 
fait  que  passer  par  la  forêt.  Pour  mettre 
fin  à  son  inquiétude  et  pour  apaiser 
sa  conscience,  qui  lui  faisait  d'amers 
reproches  ,  il  résolut  de  ne  pas  garder 
le  silence  et  d'aller  remettre  la  cassette 


IGNACE    DENNER.  65 

entre  les  mains  des  magistrats  de  Ful- 
de.  Andrès  n'ignorait  pas  qu'il  n'é- 
chapperait pas  à  un  châtiment,  i! 
comptait  toutefois  en  le  mérite  d'un 
aveu  sincère  ainsi  qu'en  la  protection 
de  son  maître  le  comte  de  Fach ,  qui 
avait  toujours  eu  à  se  louer  de  lui. 
Mais  le  matin,  au  moment  où  il  se  dis- 
posait à  partir  ,  il  lui  vint  un  message 
du  comte  qui  lui  recommandait  de  se 
rendre  à  l'heure  même  au  château. 
A.U  lieu  de  prendre  le  chemin  de  Ful- 
de,  il  suivit  donc  le  messager,  non 
sans  que  le  cœur  lui  battît  d'inquié- 
tude. 

En  entrant  au  château,  on  l'intro- 
duisit aussitôt  chez  le  comte. 

—  Réjouis-toi,  Andrès,  hiiditcelui- 
ci ,  il  vient  de  t'arriver  un  bonheur 
inespéré.  Tu  te  souviens  sans  doute 
de  notre  vieil  hôte  grondeur  de  Na- 
ples,  le  père  adoptif  de  ta  Giorgina. 
XIV.  6 


66  CONTES    NOCTURNES. 

Il  est  mort ,  mais  avant  de  quitter  ce 
monde,  le  souvenir  des  mauvais  trai- 
temens  qu'il  a  fait  subir  à  cette  pauvre 
orpheline  l'a  tourmenté,  et  il  lui  a 
laissé  deux  mille  ducats  qui  se  trouvent 
déjà  en  lettres  de  change,  à  Francfort, 
et  que  tu  pourras  recevoir  chez  mon 
banquier.  Si  tu  veux  partir  des  cet 
instant  pour  Francfort ,  je  te  ferai 
expédier  les  certificats  dont  tu  as  be- 

SOUÎ. 


IGNACE    DENNER.  67 


CHAPITRE   IZ. 


La  joie  privait  Andrès  de  la  parole, 
et  le  comte  paraissait  prendre  du  plai- 
sir à  la  satisfaction  de  son  fidèle  servi- 
teur. Celui  ci  résolut  de  procurer  à 
sa  femme  une  douce  surprise,   et   le 


6S  CONTES    jVOCTURIVES. 

jour  même ,  il  se  dirigea  vers  Francfort, 
après  avoir  fait  dire  à  Giorgina  que  le 
comte  l'avait  chargé  d'une  dépèche  qui 
le  retiendrait  durant  quelques  jours  , 
loin  de  sa  maison. 

A  Francfort,  le  banquier  du  comte, 
à  qui  il  s'adressa ,  le  renvoya  à  un  au- 
tre marchand  qui  était  chargé  d'ac- 
quitter le  legs  ;  et  Andrès  reçut  en 
effet  cette  somme  qu'on  lui  avait  an- 
jioncèe.  Songeant  toujours  à  Giorgina. 
rêvant  au  moyen  de  lui  causer  une 
plus  vive  joie  ,  il  acheta  pour  elle  une 
foule  de  jolis  objets,  et  entr'autres,  une 
épingle  d'or  toute  semblable  à  celle 
que  Denner  lui  avait  donnée  ;  et  com- 
me sa  valise  était  devenue  trop  lourde 
pour  un  piéton,  il  se  procura  un  che- 
val. C'est  ainsi  qu'il  se  remit  en  route, 
après  six  jours  d'absence,  le  cœur 
joyeux  et  l'esprit  en  repos. 

Il  eut  bientôt  atteint  la  foresterie  et 


IGNACE    DENNER.  69 

sa  demeure.  La  maison  était  soigneu- 
sement fermée  :  il  appela  à  haute  voix 
son  valet  ,  Giorgina  ;  personne  ne 
répondit  :  les  chiens  renfermés  dans 
le  chenil,  hurlaient  avec  fureur;  alors  il 
soupçonna  quelque  grand  malheur, 
frappa  avec  violence  et  répéta  mille 
fois  le  nom  de  Giorgina. 

Un  léger  bruit  se  fit  entendre  à  une 
fenêtre  du  toit ,  et  Giorgina  s'y  montra. 

—  Ah,  Dieu!  Andrès,  est-ce  toi  ? 
Que  le  ciel  soit  loué  puisque  te  voilà 
de  retour  ! 

La  porte  s'ouvrit ,  et  Giorgina  pâle , 
abattue ,  tomba  dans  les  bras  de  son 
mari,  en  poussant  des  géraissemens. 
Pour  lui,  il  resta  long-temps  immo- 
bile; enfin  il  la  prit  dans  ses  bras, 
car  elle  tombait  en  faiblesse,  et  la  por- 
ta dans  sa  chambre.  Mais  une  horreur 
profonde  s'empara  de  lui  en  entrant. 

Les  murs,    le  pavé,    étaient   cou- 


70  CONTES    N^OCTURNÈS. 

verts  de  larges  taches  de  sang ,  et  son 
plus  jeune  fils,  était  étendu  sur  son 
berceau,  la  poitrine  ouverte  et  dé- 
chirée. 

—  Où  est  George  ?  où  est  George  ? 
s'écria  enfin  Andrès  dans  un  affreux 
désespoir;  mais  au  même  moment  il 
vit  l'enfant  accourir  du  haut  fie  l'esca- 
lier en  appelant  son  père.  Desustensiles 
brisés  ,  des  meubles  renversés  se  trou- 
vaient dans  tous  les  coins.  La  lourde 
et  énorme  table  qni  d'ordinaire  était 
placée  près  de  la  muraille ,  avait 
été  traînée  au  milieu  de  la  chambre, 
une  pince  de  forme  singuUere ,  plu- 
sieurs fioles  et  une  clef  tachées  desang, 
y  avaient  été  jetées  péle-méle.  Andrès 
tifa  son  pauvre  enfant  du  berceau  ; 
Giorgina  le  comprit,  apporta  un  drap 
dans  lequel  ils  l'enveloppèrent;  puis 
ils  allèrent  l'ensevelir  dans  le  jar- 
din.  Andrès  fit    une   petite  croix  en 


IGNACE    DENTS  ER.  7I 

bois  de  chêne,  et  la  plaça  sur  le  tom- 
beau. Pas  une  parole,  pas  un  son  ne 
s'échappa  des  lèvres  de  ces  malheu- 
reux époux.  Ils  avaient  achevé  leur 
tâche  dans  un  profond  et  morne  si- 
lence; ils  s'assirent  alors  devant  la 
maison  ,  à  la  clarté  du  crépuscule , 
et  restèrent  l'un  près  de  l'autre,  leurs 
regards  fixés  sur  l'horizon.  Ce  ne  lut 
que  le  jour  suivant  que  Giorgina  put 
raconter  à  Andrès  la  catastrophe  qui 
avait  eu  lieu  pendant  son  absence.  — 
Quatre  jours  s'étaient  écoulés  depuis 
que  Andrès  avait  quitté  sa  maison  ;  vers 
le  milieu  du  jour  le  valet  aperçut  beau- 
coup de  figures  suspectes  qui  rôdaient 
dans  le  bois  ,  et  Giorgina  qu'il  en 
avertit  soupira  ardemment  pour  le  re- 
tour de  son  mari.  Au  milieu  de  la  nuit 
ils  furent  éveillés  par  un  grand  tumulte 
et  par  les  cris  qui  se  faisaient  enten- 
dre de  toutes  parts  autour  de  la  maison. 


7 2  CONTES    NOCTURNES. 

Le  valet  vint  trouver  Giorgina  ,  plein 
d'effroi  ,  et  lui  annonça  que  la  maison 
était  entourée  de  brigands  dont  le 
nombre  rendait  toute  défense  inutile. 
Les  dogues  aboyèrent  bruyamment , 
mais  bientôt  ils  furent  apaisés  ,  et  une 
voix  cria  :  —  Andrès  !  Andrès  !  —  Le 
valet  prit  un  peu  de  courage,  ouvrit  la 
fenêtre  et  répondit  que  le  garde-chasse 
Andrès  n'était  pas  chez  lui.  —  N'im- 
porte ,  reprit  la  voix  ,  ouvre-nous  fa 
porte.  Andrès  ne  tardera  pas  à  rentrer. 
—  Que  restait-il  à  faire  au  valet?  Il 
obéit.  Une  foule  de  brigands  entra  en 
tumulte  et  ils  saluèrent  Giorgina  comme 
la  femme  d'un  camarade  ,  qui  avait 
sauvé  la  vie  au  capitaine.  Ils  exigèrent 
que  Giorgina  leur  préparât  un  copieux 
repas  ,  parce  qu'ils  avaient  enduré 
beaucoup  de  fatigues  pendant  la  nuit, 
dans  une  expédition  qui ,  disaient-ils, 
avait  complètement   réussi.  Giorgina 


IGNACE    MIWNER.  7  S 

tremblante ,  éplorée  ,  fit  un  grand  feu 
dans  la  cuisine  et   prépara    le  repas 
pour  lequel  un  des  brigands,  qui  sem- 
blait être  le  cellerier  et  le  maître  d'hô- 
tel de  la  troupe,  lui  remit  du  gibier, 
du  vin  et  d'autres  sortes  d'ingrédiens. 
Le  valet  fut  obligé  de  couvrir  la  table  et 
de  servir.  Il  saisit  un  moment  favorable , 
et    dit  à  sa  maîtresse  qui  était  restée 
dans  la  cuisine  :  —  Savez-vous  ce  que 
les  brigands  ont  fait  cette  nuit  ?  Après 
une  longue  absence  et  de  grands  pré- 
paratifs ,  ils  ont  attaqué  le  château  de 
monseigneur  le   comte  de   Fach  ;   et 
après  une  vigoureuse  défense  de  la  part 
de  ses  gens,  ils  l'ont  tué  et  ont  rais  le 
feu  au  château.  —  Giorgina  ne  cessait 
de  crier  :  Ah  !  mon  mari!  mon  mari  qui 
était  peut-être  au  château!  —  Ah  !  le 
pauvre  seigneur  !  —  Pendant  ce  temps 
les  brigands  chantaient ,  et  buvaient 
dans    la   chambre  voisine  ,  en   atten- 
XIV.  7 


74  CONTES    NOCTURNES. 

dant  le  repas.  Le  matin  commençait  ^ 
déjà'à  paraître ,  lorsque  l'odieux  Den- 
ner  arriva  ;  alors  on  se  mit  à  ouvrir 
les  ballots  et  les  caisses  qu'on  avait 
apportés  sur  des  chevaux.  Giorgina 
entendit  le  bruit  de  l'argent  qu'on 
comptait  ,  et  le  retentissement  de  la 
vaisselle  d'argent.  Enfin  ,  lorsque  le 
jour  arriva  les  brigands  se  mirent  en 
route  ,  et  Denner  resta  seul.  11  prit  un 
air  riant  et  amical ,  et  dit  à  Giorgina  : 
—  Vous  êtes  sans  doute  fort  effrayée, 
ma  chère  femme  ,  car  il  paraît  que 
votre  mari  ne  vous  a  pas  dit  qu'il  est  j 
déjà  depuis  quelque  temps  notre  ca- 
marade. Je  suis  extrêmement  fâché 
qu'il  ne  soit  pas  de  retour  à  la  maison,  j 
il  faut  qu'il  ait  pris  une  autre  route. 
Il  s'était  rendu  avec  nous,  au  château 
du  coquin  ,  du  comte  de  Fach  qui 
nous  poursuit  depuis  deux  ans  de 
toutes  les  façons  imaginables,  et  dont 


IGNACE    DERNER.  "jS 

nous  avons  tiré  vengeance  dans  la  nuit 
dernière.  —  Il  est  mort  de  la  main  de 
votre  mari.  Mais  tranquillisez- vous , 
ma  chère  femme,  dites  à  Andrès  qu'il 
ne  me  verra  pas  de  sitôt,  car  la  bande 
se  sépare  ,  je  vous  quitterai  ce  soir. 
—  Vous  avez  toujours  des  enfans  bien 
jolis  ,  ma  chère  femme.  Voilà  encore 
un  garçon  charmant.  —  A  ces  mots 
il  prit  le  petit  des  mains  de  Giorgina 
et  s'entendit  si  bien  à  jouer  avec 
lui ,  que  l'enfant  semblait  y  prendre 
plaisir.  Le  soir  était  venu  lorsque 
Denner  dit  à  Giorgina  :  —  Vous  voyez, 
que  bien  que  je  n'aie  ni  femme,  ni 
eniant,  ce  dont  je  suis  souvent  très- 
fâché,  car  je  joue  volontiers  avec  les 
petits  enfans,  et  je  les  aime  fort.  Laissez- 
moi  votre  fils  pour  le  peu  d'ins- 
tans  que  j'ai  à  passer  encore  avec  vous. 
N'est-ce  pas,  il  ntstpas  âgé  de  plus  de 
neuf  semaines? —  Giorgina  répondit 


76  CONTES    NOCTURNES. 

affirmativement,  et  laissa  non  sans  hési- 
tation ,  l'enfant  dans  les  mains  de  Den- 
ner  qui  se  plaça  paisiblement  devant 
ia  porte,  et  pria  la  mère  de  lui  apprê- 
ter à  souper,  attendu  qu'il  devait 
partir  dans  une  heure.  A  peine  Gior- 
gina  était-elle  entrée  dans  la  cuisine, 
qu'elle  vit  Denner  passer  dans  la 
chambre  voisine  avec  l'enfant  dans 
ses  bras.  Bientôt  après,  une  singu- 
lière odeur  se  répandit  dans  la  mai- 
son; elle  semblait  s'échapper  de  cette 
chambre.  Giorgina  fut  saisie  d'un  effroi 
sans  égal;  elle  courut  vers  la  chambre, 
et  trouva  la  porte  fermée  au  verrou. 
Il  lui  sembla  qu'elle  entendait  son  en- 
fant gémir.  —  Sauvez,  sauvez  mon  en- 
fant des  mains  de  ce  misérable,  cria-t- 
elle  au  valet  qui  accourut  dans  ce  mo- 
ment. Celui-ci  saisit  une  pince,  et 
brisa  la  porte.  Une  vapeur  épaisse  et 
étouffante  s'échappa;  d'un  bond  Gior- 


IGNACE    DENNER.  77 

gina  s'élança  dans  la   chambre  ;  Ten- 
fant,  complètement  nu,  était  étendu 
sur  une  cuvette  dans  laquelle  dégout- 
tait    son     sang.    Elle    vit    seulement 
encore  le  valet  lever  sa  pince  pour  en 
frapper  Denner,   et  celui-ci   éviter  le 
coup,  et  lutter   avec  le  valet.  Il  lui 
se  mbla  alors  qu'elle  entendaitplusieurs 
voix  près  de  la  fenêtre;  mais  au  même 
instant,   elle   tomba  évanouie   sur   le 
plancher.   Lorsqu'elle    revint    à  elle, 
il    était    nuit   sombre;    ses   membres 
étaient  roidis  et  elle  ne  pouvait    se 
lever.  Enfin  le  jour   vint,  et  elle   se 
trouva  dans  une  chambre  baignée  de 
sang.  Des  morceaux  de  l'habillement 
de    Denner     étaient     épars      autour 
d'elle ,  plus    loin   une  touffe  de    che- 
veux arrachés  au  valet,  là  et  au   pied 
de   la  table    l'enfant  assassiné.    Gior- 
gina  perdit  de  nouveau  ses  sens ,  elle 
crut  qu'elle  allait  mourir;  mais  elle 


78  CONTES    NOCTURNES. 

ouvrit  les  yeux,  comme  après  un  long 
sommeil,versle  milieu  delà  journée.Elie 
se  releva  avec  peine ,  elle  appela  Geor- 
ges; mais  comme  personne  ne  lui  ré- 
pondait, elle  crut  que  Georges  avait  été 
aussi  égorgé.  Le  désespoir  lui  donna 
des  forces,  elle  s'élança  dans  la  cour 
en  criant:  Georges!  Georges!  — Alors 
une  voix  faible  et  plaintive  lui  répon- 
dit d'une  mansarde  :  Maman  ,  ah  !  chère 
maman,  est-ce  toi?  Viens  auprès  de 
moi  !  j'ai  grand'faim  !  —  Giorgina 
monta  en  toute  hâte,  et  trouva  le  pe- 
tit que  l'effroi  avait  fait  enfuir  le  pre- 
mier, et  qui  n'avait  pas  eu  le  courage 
de  descendre.  Elle  prit  avec  ravis- 
sement son  enfant  sur  son  sein  ,  ferma 
la  porte  et  attendit  d'heure  en  heure, 
réfugiée  dans  le  grenier,  le  retour  d'An- 
drès  qu'elle  croyait  aussi  perdu.  L'en- 
fant avait  vu  du  haut  plusieurs  hom- 
mes entrer  dans  la  maison ,  et  en  sortir 


ItiNACE    DENNER.  79 

emportant  Denneretunhomme  mort. 

Enfin,  après  ce  récit,  Giorgina  re- 
marqua les  objets  qu'Andrès  avait  ap- 
portés :  — Ah!  ciel,  s'écria-t-elle,  il  est 
donc  vrai,  tu  es  un... 

Andrès  lui  raconta  le  bonheur  qui 
lui  était  arrivé  au  milieu  de  tant  de 
maux;  et  il  n'eut  pas  de  peine  à  la  con- 
vaincre de  son  innocence. 


CONTES    NOCTURNES- 


CHAPITRE  X. 


Le  neveu  du  comte  assassiné  était 
devenu  héritier  de  ses  biens;  Andrès 
résolut  de  se  rendre  auprès  de  lui, 
pour  lui  raconter  tout  ce  qui  s'était 
passé,  révéler  la  retraite  de  Denner,  et 


IGNACE    DENNER.  61 

puis  quitter  un  service  qui  lui  causait 
tant  d'embarras  et  d'ennui.  Giorgina 
ne  pouvait  rester  seule  au  iogis  avec 
son  enfant.  Andrès  prit  donc  le  parti 
de  placer  tout  ce  qu'il  possédait  dans 
une  charrette,  et  de  quitter  pour  tou- 
jours ce  pays,  qui  lui  rappelait  les 
plus  affreux  souvenirs.  Le  départ  était 
fixé  à  trois  jours;  et  le  troisième  An- 
drès était  occupé  à  faire  son  bagage, 
lorsqu'un  grand  bruit  de  chevaux  se 
fit  entendre,  en  s'approchant  toujours 
davantage:  Andrès  reconnut  le  fores- 
tier du  domaine  de  Fach ,  qui  habitait 
le  château;  derrière  lui  galopait  un 
détachement  des  dragons  de  Fulde. 

—  Nous  trouvons  justement  ce  scé- 
lérat, occupé  à  mettre  son  butin  en 
sûreté,  s'écria  le  commissaire  du  tribu- 
nal qui  accompagnait  le  détachement. 
Andrès  frémit  de  surprise  et  d'effroi; 
Giorgina  avait  peine  à  se    soutenir. 


82  CONTES    NOCTURNES. 

Les  dragons  les  entourèrent,  on  ga- 
rotta  Andrès  et  sa  femme,  et  on  les 
jeta  sur  la  charrette  qui  se  trouvait 
déjà  devant  la  porte.  Giorgina  se 
lamentait ,  et  demandait  à  grands 
cris,  qu'on  ne  la  séparât  point  de  son 
enfant. 

—  Veux-tu  donc  entraîner  ta  progé- 
niture dans  ta  corruption  infernale! 
lui  dit  le  commissaire,  et  il  enleva  l'en- 
fant de  ses  bras.  On  se  disposait  déjà  à 
se  mettre  en  route,  lorsque  le  vieux 
forestier,  homme  rude  et  loyal,  s'ap- 
procha de  la  charrette,  et  dit  : — Andrès, 
Andrès,  comment  as-tu  pu  te  laisser 
entraîner  par  le  démon ,  à  de  sembla- 
bles crimes,  toi  qui  étais  si  probe,  et 
si  pieux. 

—  Ah  !  mon  cher  monsieur,  dit  An- 
drès en  proie  à  la  plus  vive  douleur, 
aussi  vrai  que  Dieu  est  au  ciel,  aussi  vrai 
que  j'espère  me   sauver,  je  suis  inno- 


IGNACE    DENNER.  83 

cent.  Vous  me  connaissez  depuis  ma 
plus  tendre  jeunesse,  comment  aurais- 
je  pu  ,  moi  qui  n'ai  jamais  fait  de  mal , 
devenir  un  abominable  scélérat? — Car 
je  sais  bien  que  vous  me  tenez  pour 
un  maudit  brigand,  et  que  vous  m'ac- 
cusez d'avoir  pris  part  à  l'attaque  du 
château,  qui  a  coûté  la  vie  à  notre  cher 
et  malheureux  seigneur.  Mais  je  suis 
innocent  ,  par  ma  vie  et  par  mon 
salut  ! 

—  Eh  bien!  dit  le  vieux  forestier,  si 
tu  es  innocent,  cela  paraîtra  au  grand 
jour,  quelque  terribles  que  soient  les 
apparences  contre  toi.  Je  me  charge 
d'avoir  soin  de  ton  garçon,  et  de  ce  que 
tu  laisses  ici,  afin  que  s'il  est  prouvé  que 
tu  n'es  pas  coupable,  tu  retrouves 
tout  fidèlement  dans  mes  mains. 

Le  commissaire  prit  l'argent  sous 
sa  responsabilité.  En  chemin  Andrès 
demanda  à  Giorgina,  où  elle  avait  ca- 


84  CONTÉS    KOCTDRNES. 

ché  la  cassette  qu'il  voulait  remettre  a 
l'autorité  ;  mais  elle  lui  avoua,  qu'à  son 
grand  regret,  elle  l'avait  rendue  à  Deii- 
ner.  A  Fulda ,  on  sépara  Andres  de  sa 
femme,  et  on  le  plongea  dans  un  som- 
bre et  profond  cachot.  Quelques  jours 
après  on  procéda  à  son  interrogatoire. 
On  faccusait  d'avoir  pris  part  an  pil- 
lage du  château  de  Fach,  et  on  le  som- 
ma de  dire  la  vérité.  Andrès  raconta 
fidèlement  tout  ce  qui  s'était  passé  de- 
puis la  première  apparition  de  l'odieux 
Denner  dans  sa  maison  ,  jusqu'au  mo- 
ment   de   son  arrestation.  Il  s'accusa 
lui-même  avec   un   profond    repentir 
d'avoir  assisté  à  l'attaque  de  la  métai- 
rie, pour  sauver  sa  femme  et  son  en- 
fant,  et    protesta  de    son   innocence 
quant  au  pillage  du  château  ,  car   il  se 
trouvait  alors  à  Francfort.  En  ce  mo- 
ment les  portes  de  la  salle  d'audience 
s'ouvrirent,  et  Ignace  Denner  fut  in- 


IGNACE    DENNER.  85 

troduit.  En  apercevant  Andres  il  se 
mita  rire  et  lui  cria  : — Eh  !  camarade,  tu 
t'es  donc  laissé  happer?  les  prières  de 
ta  femme  ne  t'ont  donc  pas  tiré  d'af- 
faire. 

Les  juges  sommèrent  Denner  de 
répéter  ses  accusations  ,  et  il  décla- 
ra que  le  garde-chasse  Andrès  qui 
était  devant  lui  ,  appartenait  déjà 
depuis  cinq  ans  à  la  bande ,  et  que  la 
maison  de  chasse  était  son  meilleur  et 
son  plus  sûr  refuge.  Il  ajouta  que 
Andres  avait  toujours  reçu  sa  part  du 
butin  j  bien  qu'il  n'eût  agi  que  deux 
fois  activement  avec  la  bande  :  une 
fois  à  l'attaque  de  la  ferme  où  il  avait 
sauvé  Denner  d'un  grand  danger  , 
puis  à  l'affaire  contre  le  comte  Aloys 
de  Fach  qui  avait  été  tué  par  un  coup 
heureux  d'Andrès. 

Andrès  ne  put  contenir   sa  fureur 
en  entendant  cet  horrible  mensonge. 


86  CONTES    NOCTURNES. 

—  Quoi,  misérable,  s'écria-t-il ,  oses-tu 
bien  m'accuser  du  meurtre  de  mon 
cher  maître ,  que  tu  as  commis  toi- 
même?  —  Ta  vengeance  me  poursuit 
parce  que  j'ai  renoncé  à  toute  com- 
munauté avec  toi  ,  parce  que  j'ai  ré- 
solu de  te  tuer  comme  une  béte 
féroce  ,  si  tu  franchissais  le  seuil  de 
ma  porte.  Voilà  pourquoi  tuas  attaqué 
ma  demeure  ,  avec  toute  ta  bande  , 
tandis  que  j'étais  éloigné  ;  voilà  pour- 
quoi tu  as  assassiné  mon  pauvre  en- 
fant innocent  et  mon  brave  serviteur  ! 
—  Mais  tu  n'échapperas  pas  à  la  juste 
vengeance  de  Dieu  ,  alors  même 
que  je  deviendrais  victime  de  ta  mé- 
chanceté. 

Andrès  répéta  encore  sa  déposition 
en  l'accompagnant  des  sermens  les 
plus  solennels,  mais  Denner  se  mit  à 
rire  ironiquement,  et  l'accusa  de  se 
parjurer  par  lâcheté  et  dans  la  crainte 
de  l'échafaud. 


IGNACE    DFjVNER.  87 

Les  juges  ne  savaient  que  penser, 
tant  l'air  franc  et  sincère  d'Andrès,  et 
le  calme  imperturbable  de  Denner,  les 
tenaient  en  suspens. 

On  amena  Giorgina,  qui  se  jeta  en 
gémissant  dans  les  bras  de   son  mari. 
Elle  ne  put  répondre   aux  juges  que 
d'une   manière   incohérente,  et    bien 
qu'elle    accusât   Denner  du    meurtre 
de  son  enfant,  celui-ci   n'en  persista 
pas  moins  à  dire,  comme  il  l'avait  déjà 
fait,  que  Giorgina  n'avait  jamais  rien 
su  des  méfaits  de  son  mari,  et  qu'elle 
était  entièrement  innocente.  Andres  fut 
reconduit  dans  son   cachot.  Quelques 
jours  après,  son  gardien    lui   dit  que 
d'après  le  témoignage  des  brigands  en 
faveur  de  Giorgina,  elle  avait  été  mise 
en  liberté  sous  la  caution  fournie  par 
le  jeune  comte  de  Fach ,  et  que  le  vieux 
forestier  était  venu  la  chercher  dans 
un   beau   carrosse:  Giorgina  avait  en 


-38  CONTES    NOCTURNES. 

vain  sollicité  la  faveur  de  voir  son 
mari,  elle  lui  avait  été  refusée  par  le 
tribunal.  Cette  nouvelle  donna  quel- 
ques consolations  au  pauvre  Andrès 
que  son  malheur  touchait  moins  que 
celui  de  sa  pauvre  femme.  Son  procès 
prit  chaque  jour  une  tournure  plus 
fâcheuse.  Il  fut  prouvé  que  depuis  cinq 
ans  environ,  Andrès  vivait  dans  une 
sorte  d'aisance  dont  la  source  ne  pou- 
vait provenir  que  de  la  part  qu'il  pre- 
nait aux  brigandages  de  la  bande  de 
Denner. 

Andrès  lui-même  convint  de  son 
absence  durant  l'attaque  du  château, 
et  l'histoire  de  son  héritage  et  de  son 
voyage  à  Francfort  sembla  suspecte , 
car  il  lui  fut  impossible  de  dire  le  nom 
du  banquier  qui  lui  avait  compté  l'ar- 
gent. Le  banquier  du  comte  de  Fach 
ne  se  souvenait  nullement  du  garde- 
chasse,  et  le  régisseur  du  comte  qui 


IGNACE    DENNER.  89 

avait  fait  ie  certificat   d'An drès, venait 
de   mourir.    La     déposition    de  deux 
hommes  qui  prétendaient  avoir  recon- 
nu Andrès  à  la  lueur  des  flammes  pen- 
dant le  sac  du  château,  compliqua  en- 
core les  difficultés  de  sa  situation  :  An- 
drès  fut  regardé  comme  un   scélérat 
endurci ,  et  on  le  condamna  à  la  tor- 
ture, afin  de  lui  arracher  un  aveu  de 
conscience.  Andrès   était  déjà  plongé 
depuis  un  an  dans  son  cachot,  le  cha- 
grin avait  miné  ses  forces,  et  son  corps 
jadis  si   robuste,  était    devenu    faible 
et  impuissant.  Le  jour  terrible   où  la 
douleur  devait  lui  arracher  l'aveu  d'un 
crime  qu'il  n'avait  pas  commis  arriva. 
On   le   conduisit  dans   une    chambre 
remplie  d'instrumens  inventés  par  une 
ingénieuse   cruauté,  et   les  valets   du 
bourreau  se  préparèrent  à  martyriser 
l'infortuné. 

Andrès  fut  encore  sommé  d'avouer 
XIV.  8 


90  CONTES    NOCTURNES. 

son  crime.  Il  protesta  encore  de  son 
innocence,  et  répéta  toutes  les  circons- 
tances de  ses  liaison*  avec  Denner,  de 
la  même  manière  qu'il  les  avait  dites 
en  son  premier  interrogatoire.  Alorsles 
bourreaux  le  saisirent,  le  garottèrent, 
et  les  uns  disloquèrent  ses  membres, 
tandis  que  les  autres  enfonçaient  dans 
ses  chairs  des  pointes  aiguës.  Andrès 
ne  put  eudcrer  ces  tourmens  :  vaincu 
par  la  douleur,  appelant  la  mort,  il 
avoua  tout  ce  qu'on  voulut,  et  fut  ra- 
mené évanoui  dans  son  cachot.  On  le 
ranima  avec  du  vin,  comme  on  a  cou- 
tume de  le  faire  après  la  torture,  et  il 
tomba  dans  un  état  d'insensibilité  voi- 
sin du  sommeil  et  de  la  mort.  Alors  il 
lui  sembla  que  des  pierres  se  déta- 
chaient du  mur  et  tombaient  sur  le 
pavé  de  la  prison.  Une  lueur  rougeâtre 
pénétra  à  travers  cette  ouverture,  et 
cette  vapeur  semblait  prendre  les  traits 


IGNACE    DENNER.  9I 

de  Denner,  mais  ses  yeux  étaient  plus 
ardens,  ses  cheveux  noirs  et  crépus  se 
dressaient  davantage  sur  son  front,  et 
ses  sourcils  sombres  s'abaissaient  plus 
profondément  sur  le  muscle  épais  qui 
s'étendait  au-dessus   de   son   nez   re- 
courbé. Denner  ne  s'était  non  plus  ja- 
mais montré  à  lui  avec  ce  visage  dé- 
fait et  sous  ce  singulier  costume.  Un 
vaste   manteau  rouge  chamarré   d'or 
couvrait  ses  épaules,  un  large  chapeau 
espagnol  cachait  une  partie  de  ses  traits; 
à  son  côté  pendait  une  longue  rapière, 
et  il  portait  sous  son  bras  une  petite 
cassette. 

Cette  singulière  figure  s'avança  vers 
Andrèsetlui  dit  d'une  voix  sourde: — Eh 
bien  !  camarade ,  quel  goût  as-tu  trouvé 
à  la  torture  ?  Tu  ne  dois  en  accuser  que 
ton  opiniâtreté  ;  si  tu  avais  déclaré  que 
tu  étais  de  la  bande,  déjà  tu  serais 
sauvé.   Mais  promets-moi  maintenant 


92  COi^fTZS    NOCTURNES. 

de  t'abandonner  entièrement  à  moi.  Si 
tu  consens  à  boire  quelques  gouttes 
de  cette  liqueur  composée  avec  le 
sang  de  ton  enfant,  tu  retrouveras 
aussitôt  toutes  tes  forces,  et  je  me 
chargerai  de  ton  salut. 

Andrès  demeura  immobile  d'horreur 
et  d'effroi,  en  voyant  la  fiole  que  lui 
tendait  Denner;  et  il  se  mit  à  prier 
Dieu  et  tous  ses  saints  de  le  sauver 
des  mains  du  démon  qui  le  poursui- 
vait sous  toutes  les  formes.  Tout-à- 
coup,  Denner  fit  un  grand  éclat  de 
rire  et  disparut  au  milieu  d'une  épaisse 
fumée.  Andres  se  réveilla  enfin,  de 
l'évanouissement  dans  lequel  il  était 
tombé,  et  eut  peine  à  se  relever  de  sa 
couche.  Mais  que  devint-il,  en  s'ap- 
percevant  que  la  paille  sur  laquelle  sa 
tète  était  étendue,  se  remuait  sans 
cesse  davantage ,  et  qu'enfin  elle  se 
souleva.  Une  pierre  avait  été  enlevée 


IGNACE    DENNER.  93 

du  sol,  et  il  entendit  plusieurs  fois 
prononcer  son  nom.  Il  reconnut  la 
voix  de  Denner,  et  dit  :  — Que  veux-tu 
de  moi?  laisse-moi!  Je  n'ai  rien  de 
commun  avec  toi! 

—  Andrès,  dit  Denner,  j'ai  traversé 
plusieurs  souterrains  pour  venir  te 
sauver;  car  si  tu  vas  jusqu'à  la  place  où 
s'élève  l'échafaud  d'où  je  me  suis  sauvé 
moi-même,  tu  es  perdu.  Ce  n'est  qu'en 
faveur  de  ta  femme,  qui  m'appartient 
plus  que  tu  ne  penses,  que  je  viens  à 
ton  secours.  A  quoi  t'ont  servi  tes  mi- 
sérables dénégations.  Prends  cette  lime 
et  cette  scie,  débarrasse-toi  de  tes  chaî- 
nes dans  la  nuit  prochaine  et  lime  la 
serrure  de  cette  porte.  Tu  traverseras 
la  voûte,  la  porte  extérieure  à  gauche 
se  trouvera  ouverte,  et  quelqu'un  se 
présentera  pour  te  guider.  Adieu  ! 

Andrès  prit  la  lime  et  la  scie,  et  re- 
plaça la  pierre  sur  l'ouverture.  Lorsque 


94  CONTES  NOCTURNES. 

le  jour  fut  venu,  le  geôlier  entra.  Il  lui 
dit  qu'il  voulait  être  conduit  devant  les 
juges,  parce  qu'il  avait  quelque  chose 
d'important  à  leur  révéler.  Son  désir 
fut  bientôt  exaucé;  alors  il  présenta 
au  tribunal  les  instrumens  qu'il  avait 
reçus  de  Denner,  et  raconta  l'événe- 
ment de  la  nuit  passée.  Les  juges  se 
sentirent  émus  de  pitié  pour  cet  infor- 
tuné, et  sa  conduite  eut  pour  résultat 
de  le  faire  tirer  de  son  cachot  et  placer 
dans  une  prison  éclairée ,  près  de  la 
demeure  du  geôlier. 


J 


IGNACE    DENNER.  qS 


CHAPITRE  XZ. 


Un  an  s'écoula  encore  avant  que  le 
procès  de  Denner  et  de  ses  complices 
fut  terminé.  On  avait  reconnu  que  la 
bande  avait  des  ramifications  jus- 
qu'aux frontières  de  l'Italie.  Denner 


96  CONTES    NOCTURNES.  | 

fut  condamné  à  être  pendu;  puis  son 
coros  devait  être  brûlé.  Le  malheureux 

s 

Andrès  fut  aussi  condamné  à  la  corde; 
mais  en  faveur  de  l'aveu  qu'il  avait  fait 
en  dernier  lieu,  on  lui  fit  grâce  du  sup- 
plice du  feu. 

Le  matin  du  jour  où  Andrès  et  Den- 
ner  devaient  être  exécutés,  était  venu. 
La  porte  delà  prison  d' Andrès  s'ouvrit, 
et  le  comte  de  Fach  s'approcha  du 
prisonnier,  qui  était  à  genoux,  et  priait 
en  silence. 

—  Andrès,  dit  le  comte ,  tu  vas  mou- 
rir. Apaise  ta  conscience  par  un  aveu 
sincère!  Dis-le  moi,  as-tu  tué  ton  maî- 
tre? Es-tu  réellement  l'assassin  de  mon 
oncle? 

Un  torrent  de  larmes  jaillit  des  yeux 
d'Andrès  ;  il  appela  Dieu  et  tous  ses 
saints  en  témoignage  de  son  inno- 
cence. 

—  Il  règne  ici  un  mystère  inexpli- 


IGNACE    DENIER.  97 

cable,  dit  le  comte ,  moi-même  j'étais 
convaincu  de  ton  innocence,  car  je  sa- 
vais que  ,  depuis  ton  enfance ,  tu  avais 
été  un  fidèle  serviteur  de  mon  oncle, 
et  qu'à  Naples  tu  lui  avais  sauvé  la  vie. 
Mais  hier  les  deux  plus  vieux  servi- 
teurs de  mon  oncle,  Frantz  et  Nicolas, 
m'ont  juré  qu'ils  t'avaient  vu  parmi 
les  brigands,  et  qu'ils  avaient  bien  re- 
marqué que  c'était  par  tes  mains  qu'il 
avait  péri  ! 

Andrès  fut  frappé  d'un  coup  terri- 
ble; il  crut  que  le  démon  lui-même 
avait  pris  sa  figure  pour  le  perdre  ,  il 
le  dit  au  comte,  en  exprimant  la  con- 
viction qu'un  jour  son  innocence  se- 
rait reconnue.  Celui-ci  était  profondé- 
ment ému  ,  et  trouva  à  peine  la  force 
de  dire  à  Andrès  qu'il  n'abandonnerait 
pas  sa  femme  et  son  enfant. 

L'horloge  sonna  l'heure  fatale;  on 
vint  habiller   Andrès ,  et  le  cortège  se 

XIV.  9 


9^  COIVTES    lîOCTURNES, 

mit  en  marche  rfans  l'ordre  accoutume, 
à  travers  le"s  flots  d'un  peuple  innom- 
brable accouru  à  ce  spectacle.  Andrès 
priait  a  haute  voix  et  édifiait  tous  ceux 
qui  le  voyaient.  Denner  avait  la  mine 
du  coquin  le  plus  insouciant  et  le  plus 
déterminé  :  il  regardait  gaîment  autoui 
de  lui,  et  riait  souvent  en  regardant  le 
pauvre  Andrès.  Celui-ci  devait  être 
exécuté  le  premier;  il  monta  l'échelle 
avec  fermeté,  accompagné  du  bour- 
reau. Alors  une  femme  poussa  un 
grand  cri,  et  tomba  évanouie  dans  les 
bras  d'un  vieillard.  Andrès  jeta  les 
yeux  de  ce  côté:  c'était  Giorgina. 

—  Ma  femme ,  ma  pauvre  femme , 
je  meurs  innocent!  s'écria-t-il. 

T.e  magistrat  fit  dire  au  bourreau, 
qu'il  eût  à  se  dépêcher,  car  il  s'élevait 
un  murmure  dans  le  peuple,  et  des 
pierres  volaient  vers  Denner,  qui  avait 
paru  a  son  tour  sur  l'échelle,  et  qui  se 


IGNACE    DENNER.  99 

moquait  des  spectateurs.  Le  bourreau 
attachait  déjà  la  corde  au  cou  d'Andrès, 
lorsqu'on  entendit  au  loin  une  voix  qui 
criait:  Arrêtez!  arrêtez!  —  Au  nom  du 
Christ  arrêtez! —  Vous  exécutez  un 
innocent! 

—  Arrêtez!  arrêtez!  s'écrièrent  mille 
voix,  et  les  soldats  eurent  peine  à  re- 
pousser le  peuple  qui  se  pressait  déjà 
pour  faire  descendreAndrès  de  l'échelle. 
L'homme  qui  avait  prononcé  le  pre- 
mier cri  approchait  à  cheval,  et  Andrès 
reconnut  en  lui,  au  premier  coup-d'œil, 
le  marchand  de  Francfort  qui  lui  avait 
compté  l'héritage  de  Giorgina.  Le 
marchand  déposa  devant  le  magistrat, 
qu'Andrès  se  trouvait  à  Francfort  le 
jour  de  l'attaque  du  château,  et  il  aj)- 
puya  son  témoignage  par  des  pièces 
irrécusables.  Le  magistrat  ordonna 
alors  que  Ton  reconduisît  Andrès  dans 
son  cachot. 


lOO  COîfTES    NOCTORNES. 

Denner  avait  tout  écouté  avec  beau- 
coup de  calme,  du  haut  de  son  échelle; 
mais  lorsqu'il  entendit  les  paroles  du 
juge,  ses  yeux  étincelèrent,  il  grinça 
des  dents,  et  poussa  des  cris  de  dé- 
sespoir. 

• —  Satan  !  satanl  s'écriait-il,  tu  m'as 
trompé!  malheur  à  moi!  Il  échappe.... 
tout  est  perdu,... 

On  le  fit  descendre  de  l'échelle ,  il 
se  laissa  tomber  à  terre,  et  murmura 
sourdement:  —  Je  veux  tout  avouer. 
Je  veux  tout  avouer! 

Son  exécution  fut  aussi  retardée , 
et  on  le  conduisit  dans  un  cachot  où 
tout  espoir  d'échapper  lui  fut  ravi. 
Quelques  niomens  après  le  retour 
d'AïuIres  dans  la  prison,  Giorgina  vint 
tomber  dans  ses  bras. 

—  Ah  !  Andrès*  Andrès  ,  s'écria-t- 
elie,  maintenant  que  je  te  sais  inno- 
cent, je   te  retrouve  tout  entier;  ca;* 


IGNACE    DENNER.  lOÏ 

moi  aussi  j'ai  douté  de  ton  honneur  et 
de  ta  loyauté! 

Bien  qu'on  eût  caché  à  Giorgina  le 
jour  de  l'exécution,  elle  était  accourue 
à  Fulda,  poussée  j3ar  une  inquiétude 
inexprimable,  et  elle  était  arrivée  sur 
la  place  au  moment  même  où  son  mari 
gravissait  la  fatale  échelle.  Le  mar- 
chand avait  été  long-temps  en  voyage, 
en  France  et  en  Italie,  le  hasard  ou 
plutôt  la  volonté  du  ciel  voulut  qu'ii 
vînt  à  temps  pour  arracher  le  pauvre 
Andrès  à  une  mort  infamante.  Dans 
l'auberge  il  apprit  toute  cette  histoire, 
et  l'idée  lui  vint  que  ce  pouvait  être 
le  même  garde-chasse,  qui  était  venu 
recevoir  chez  lui ,  deux  années  aupara- 
vant, un  legs  venu  de  Naples.  Denner 
lui-même  convint  de  la  vérité  de  ce 
fait,  et  prétendit  qu'il  fallait  que  le  dia- 
ble l'eût  aveuglé;  cai*  il  se  croyait  bien 
certain  d'avoir  vu  Andrès  combattre  à 


I02  CONTES    NOCTURNES. 

son  côté,  au  château  de  Fach.  Andrès  fut 
acquitté  eu  faveur  de  la  longue  déten- 
tion qu'il  avait  subie ,  et  il  alla  s'éta- 
blir avec  sa  femme  au  château  où  le 
généreux  comte  le  reçut. 

Le  procès  contre  Ignace  Denner 
j)rll  alors  une  tout  autre  tournure. 
Ses  dispositions  avaient  entièrement 
changé  depuis  l'élargissement  d'Andrès. 
•Son  orgueil  était  tombé,  et  il  fit  à  ses 
juges  des  aveux  qui  les  firent  frémir 
d'horreur.  Denner  s'accusa  lui-même  , 
avec  toutes  les  marques  d'un  profond 
repentir,  d'avoir  fait  un  pacte  avec  le 
diable,  pacte  qu'il  suivait  depuis  son  en- 
fance, et  l'instruction  continua  avec  le 
secours  de  l'autorité  ecclésiastique.  Les 
récits  de  Denner  renfermaient  tant  de 
circonstances  extraordinaires ,  qu'on 
les  eût  regardés  comme  les  rêves  d'un 
cerveau  malade,  si  les  informations 
qu'on   prit     à    Naples ,    qu'il   désigna 


IGNACE    DENNER.  I  o3 

ïomme    sa  patrie,  n'en    eussent   fait 
reconnaître  l'exactitude. 

Un  extrait  des  actes  du  tribunal 
ecclésiastique  de  Naples  livra  les  do- 
cumens  suivans  sur  l'origine  d'Ignace 
Denner, 


Io4  CONTES    NOCTURNES, 


CHAPITRE  XII. 


«  Il  y  a  longues  années,  vivait  à  Na- 
ples  un  vieux  docteur  singulier,  nom- 
mé Trabacchio,  que  l'on  nommait  le 
docteur  merveilleux ,  à  cause  des  eu- 


Ignace  denner. 


o5 


res  mystérieuses  et  inespérées  qu'il 
faisait.  Il  semblait  que  Tâge  n'eût  point 
d'influence  sur  sa  personne;  car  son 
pas  était  rapide  et  sa  tournure  juvénile, 
bien  que  quelques-uns  de  ses  compa- 
triotes eussent  supputé  qu'il  pouvait 
bien  avoir  quatre-vingts  ans.  Son  vi- 
sage était  ridé  d'une  manière  bizarre, 
et  l'on  avait  peine  à  supporter  son  re- 
gard, quoique  l'on  prétendît  qu'un 
coup-d'œil  de  lui  guérissait  souvent  le 
mal  le  plus  endurci.  Il  portait  ordinai- 
rement par-dessus  son  costume  noir, 
un  grand  manteau  rouge ,  orné  de  ga- 
lons et  de  tresses  d'or,  et  il  parcou- 
rait ainsi  les  rues  de  Naples ,  allant 
visiter  ses  malades,  avec  une  caisse 
remplie  de  ses  médicamens,  sous  le 
bras.  On  ne  s'adressait  jamais  à  lui  que 
dans  la  plus  extrême  nécessité;  mais 
il  ne  refusait  jamais  à  se  rendre  au- 
près d'un  malade  quelque  mince  que 


lo6  COÎS'TES    NOCTURNES. 

fût  ie  salaire.  Il  eut  plusieurs  femmes 
qu'il  perdit  successivement;elles  étaient 
toutesadmirablement  belles,  etpourla 
plupart  des  filles  de  la  campagne.  Il  les 
enfermait  et  ne  leur  permettait  d'aller 
à  la  messe,  qu'accompagnées  par  une 
vieille  femme  d'un  aspect  dégoûtant. 
Cette  vieille  était  incorruptible;  et 
toutes  les  tentatives  des  jeunes  gens 
pour  s'approcher  des  jolies  femmes  du 
docteur  Trabacchio,  furent  inutiles. 
Bien  que  le  docteur  se  fit  largement 
payer  par  les  gens  riches ,  ses  revenus 
n'étaient  nullement  d'accord  avec  le 
luxe  qui  régnait  dans  sa  maison.  En 
outre,  il  était  quelquefois  généreux  à 
l'excès;  et  chaque  fois  qu'une  femme 
lui  mourait,  il  avait  coutume  de  don- 
ner un  grand  repas,  qui  lui  coûtait 
assurément  au-delà  des  recettes  d'une 
année.  Il  avait  eu  de  sa  dernière 
femme,  un  fils  qu'il  enfermait  égale- 


IGNACE    DENNER.  IO7 

ment;  personne  ne  parvint  à  le  voir; 
seulement  au  repas  qu'il  donna  à  la 
mort  de  cette  femme,  l'enfant,  âgé  de 
trois  ans,  fut  placé  auprès  de  lui ,  et  tous 
les  convives  furent  émerveillés  de  sa 
beauté  et  de  son  intelligence  précoce. 
Dans  ce  repas ,  le  docteur  annonça 
que  le  désir  qu'il  avait  toujours  eu, 
d'avoir  un  fils,  étant  rempli ,  il  ne  se 
marierait  plus  à  l'avenir.  Ses  richesses 
excessives,  mais  plus  encore  sa  vie 
mystérieuse ,  les  cures  inouies  qu'il 
obtenait  par  quelques  gouttes  d'élixir, 
et  souvent  par  un  simple  attouche- 
ment, par  un  regard,  donnèrent  lieu 
à  des  bruits  de  toute  espèce,  qui  se 
répandirent  dans  Naples.  On  tenait  le 
docteur  Trabacchio  pour  un  alchy- 
miste,  pour  un  allié  du  diable,  avec 
lequel  on  l'accusait  d'avoir  fait  un 
pacte.  Cette  rumeur  donna  même  lieu 
à  une  aventure  singulière.   Quelques 


io8  CONTES    NOCTURNES. 

gentilshommes  qui  venaient  de  faire 
un  festin  aux  environs  de  Naples, 
troublés  par  les  fumées  du  vin ,  avaient 
perdu  leur  route,  et  se  trouvaient 
dans  un  lieu  isolé.  Un  grand  bruit  se 
fit  entendre  devant  eux,  et  ils  virent 
avec  effroi  un  grand  coq,  portant  sur 
sa  tête  une  ramure  de  cerf,  qui  s'avan- 
çait vers  eux,  et  les  regardait  avec  des 
yeux  humains.  Ils  se  rangèrent  près 
d'une  haie,  le  coq  passa  devant  eux, 
et  un  homme  en  manteau  brodé  d'or, 
passa  aussi  devant  eux. 

—  »  C'est  le  docteur  Trabacchio! 
dit  à  voix  basse  l'un  des  gentils- 
hommes. 

»  Cette  vision  avait  dissipé  leur  eni- 
vrement, ils  prirent  courage,  et  sui- 
virent le  docteur  avec  son  coq,  qui 
laissait  après  lui  une  trace  lumineuse 
sur  laquelle  ils  se  guidèrent.  Ils  virent 
les  deux  figures  se  diriger,   en   effet, 


IGNACE    DENNER.  1 09 

vers  la  maison  du  docteur  qui  était 
située  dans  un  lieu  fort  désert.  Arrivé 
devant  la  maison,  le  coq  s'éleva  dans 
les  airs,  et  alla  battre  des  ailes  devant 
la  fenêtre  du  balcon  qui  s'ouvrit.  La 
voix  de  la  vieille  femme  se  fit  en- 
tendre: 

—  »  Viens.  —  Viens  au  logis.  — Le 
lit  est  chaud ,  et  ta  bien-aimée  attend 
depuis  long-temps.  —  Depuis  long- 
temps! 

«Alors  il  sembla  que  le  docteur  mon- 
tât lelongd'une  échel le  i n visible,  et  qu'il 
passât  avec  le  coq  par  la  fenêtre  qui  se 
referma  avec  tant  de  fracas  que  toute 
la  rue  déserte  en  retentit.  Puis   tout 
s'effaça  dans  la  nuit  noire,  et  les  gen- 
tilshommes restèrent  pétrifiés   d'hor- 
reur et  d'étonnement.  Cette  apparition 
fut  un  motif  suffisant,  pour  le  tribunal 
ecclésiastique  qui  n'ignoraitrien,desur- 
veiller  le  docteur  dans  le  silence.  On 


IIO  CONTES    NOCTURNES. 

en  vint  enfin  à  savoir  qu'il  se  trouvait 
en  effet  un  coq  rouge  dans  la  maison  du 
docteur,  et  qu'on  l'entendait  souvent 
causer  et  disputer  avec  lui,  comme  le 
font  les  savans  sur  les  matières  ar- 
dues. 

«Le  tribunal  ecclésiastique  se  dispo- 
sait à  faire  arrêter  le  docteur  comme 
sorcier;  mais  le  tribunal  civil  le  pré- 
vint, et  fit  saisir  Trabacchio  au  mo- 
ment où  il  venait  de  visiter  un  ma- 
lade. La  vieille  femme  avait  déjà  été 
arrêtée;  mais  on  ne  put  trouver  l'en- 
fant. Les  portes  de  l'appartement  du 
docteur  furent  scellées  et  fermées , 
et  des  gardes  placés  à  toutes  les  issues. 

»  Voici  les  motifs  qui  avaient  dicté 
cette  mesure.  Depuis  quelque  temps, 
plusieurs  personnes  considérées  étaient 
mortes  dans  Naples  ;  et  au  dire  des 
médecins ,  elles  avaient  péri  par  le  poi- 
son. Ces  événemens  avaient  nécessité 


IGNACE    DENWER.  1  I  ï 

beaucoup  de  recherches  qui  étaient 
restées  inutiles,  jusqu'à  ce  qu'enfin, 
un  jeune  homme  connu  pour  un  U- 
bertin  et  un  dissipateur,  dont  l'oncle 
était  mort  de  la  sorte  ,  avoua  qu'il 
avait  reçu  le  poison  des  mains  de  la 
vieille  gouvernante  du  docteur  Tra- 
bacchio.  On  épia  la  vieille  femme,  et 
on  la  surprit  au  moment  où  elle  se  dis- 
posait à  emporter  une  petite  cassette 
remplie  de  fioles  étiquetées  qui  conte- 
naient des  matières  vénéneuses.  La 
vieille  ne  voulut  rien  avouer,  mais 
lorsqu'on  la  menaça  delà  torture,  elle 
avoua  que  le  docteur  préparait  déjà 
depuis  quelques  années,  le  fameux  poi- 
son connu  sous  le  nom  à' aquatofanna^ 
et  que  la  vente  secrète  de  cette  eau 
avait  été  la  source  de  sa  richesse.  Puis 
il  n'était  que  trop  certain  qu'il  était 
en  commerce  avec  le  diable,  qui  venait 
chez  lui  sous  différentes  formes.  Cha- 


r  1 2  CONTES    NOCTURNES. 

cune  de  ses  femmes  lui  avait  donné  un 
enfant,  sans  que  personne  eût  jamais 
pu  le  savoir:  chaque  fois  il  avait  tué 
l'enfant,  dès  qu'il  était  parvenu  à  l'âge 
de  neuf  semaines  ou  de  neuf  mois;  et 
il  lui  avait  ouvert  la  poitrine  pour  en 
tirer  le  cœur.  A  chacune  de  ces  opéra- 
tions, Satan  était  venu,  tantôt  sous 
une  forme,  tantôt  sous  une  autre, mais 
le  pi  us  souvent  sous  celle  d'une  chauve- 
souris  à  figure  humaine ,  allumant  le 
feu  parle  battement  de  ses  ailes,  tan- 
dis que  Trabacchio  tirait  du  sang  un 
spécifique  qui  guérissait  presque  tous 
les  maux.  Les  femmes  du  docteur 
avaient  été  assassinées  par  lui  avec 
tant  d'art  que  l'œil  le  plus  exercé  n'eût 
pu  découvrir ,  sur  leurs  cadavres,  la 
trace  d'un  meurtre.  La  dernière  seu- 
lement était  morte  d'une  façon  na- 
turelle. 

Le  docteur  avoua  tout  sans  difficulté, 


IGNA-CE    DENNER.  Il3 

et  sembla  se  faire  une  joie  de  dérouler 
devant  le  tribunal  l'horrible  tableau 
de  ses  méfaits ,  et  de  l'épouvanter  par 
le  récit  de  son  alliance  avec  le  diable. 
Les  prêtres  dont  se  composait  le  tri- 
bunal ,  s'efforcèrent  de  ramener  le 
docteur  au  repentir  de  ses  péchés  , 
mais  celui-ci  ne  cessa  de  tourner  leurs 
efforts  en  dérision.  Trabacchio  et  la 
vieille  furent  condamnés  à  être  brûlés. 
—  Pendant  ce  temps  on  avait  visité 
la  maison  du  docteur  et  mis  à  part 
toutes  ses  richesses  ,  qui  furent  em- 
ployées à  grossir  le  fonds  des  hôpitaux, 
déduction  faite  des  frais  du  procès.  On 
ne  trouva  dans  la  bibliothèque  du  doc- 
teur qu'un  seul  livre  suspect  ,  et  fort 
peu  d'ustensiles  qui  pussent  faire 
soupçonner  sa  profession.  Un  souter- 
rain ,  qui  par  les  ouvertures  et  les  tu- 
yaux qui  en  sortaient,  annonça  un 
laboratoire ,   résista  à  tous  les  efforts 

XIV.  lo 


I  l4  CONTES    ISOCTUKKLS. 

que  l'on  jût  pour  y  pénétrer,  et  lorsque 
des  maçons  et  des  serruriers  vinrent 
pour  briser  les  serures,  par  ordre  des 
magistrats  ,  on  entendit  dans  l'inté- 
rieur du  souterrain  un  bruit  de  voix 
extraordinaires;  des  ailes  glacées  frois- 
sèrent les  visages  des  travailleurs,  et  un 
vent  si  violent  vint  les  frapper  ,  qu'ils 
s'enfuirent  pleins  d'épouvante  :  les 
ecclésiastiques  qui  s'approchèrent  n'en 
furent  pas  mieux  traités  ,  et  il  ne  resta 
d'autre  ressource  que  d'attendre  l'ar- 
rivée d'un  vieux  dominicain  de  Pa- 
lerme  qui  avait  une  grande  réputation 
pour  les  exorcismes.  Il  arriva  enfin ,  et 
se  rendit  au  logis  de  Trabacchio,  avec 
la  croix  et  l'eau  bénite,  suivi  de  prérres 
et  de  magistrats  ;  mais  ceux-ci  restè- 
rent à  quelque  distance  de  la  porte. 
Le  vieux  dominicain  s'avança  en  psal- 
modiant ;  mais  tout-à-coup  il  s'éleva 
un  grand  mugissement  et  les  esprits  du 


1GNA.CE    DENJVER.  l  l5 

souterrain  se  mirent  à  rire  aux  éclats. 
Le  moine  ne  se  laissa  pas  intimider  .  il 
continua  de  prier  ,  en  élevant  le  cru- 
cifix et  en  aspergeant  la  porte  d'eau 
bénite. 

—  »  Qu'on  me  donne  une  pince!  s'é- 
cria-t-iJ. 

»  Un  maçon  lui  en  présenta  une  en 
tremblant  ;  mais  à  peine  le  vieux 
moine  l'eut-il  posée  sur  la  porte  qu'elle 
s'ouvrit  avec  fracas.  Une  flamme  bleu« 
s'élevait  le  long  des  murs  du  caveau  , 
et  une  chaleur  étouffante  s'en  exhalait. 
Toutefois  le  dominicain  voulut  entrer; 
mais  toute  la  maison  trembla  .  les 
flammes  s'élevèrent  de  toute  part ,  et 
il  fut  obligé  de  prendre  la  fuite  pour 
conserver  ses  jours. En  un  moment,tou- 
te  la  maison  du  docteur  Trabacchio  fut 
en  feu  ;  et  le  peuple  accourut  plein  de 
joie  ,  pour  la  voir  se  consum^er  ,  sans 
porter  le  moindre  secours.  Le  toit  s'était 


1  î6  CONTES    jVOCTURNES. 

déjà  écroulé  ,  les  charpentes  tombaieni 
embrasées  ,  lorsque  le  peuple  poussa 
de  grands  cris  ,  en  voyant  le  fils  de 
Trabaccehioâgé  de  douze  ans,  paraître, 
une  cassette  sous  le  bras  ,  sur  une 
poutre  de  l'étage  supérieur.  Cette  ap- 
parition ne  dura  qu'un  instant  ;  il  dis- 
parut presque  aussitôt  dans  les  flam- 
mes. 

))  Le  docteur  se  réjouit  fort  en  ap- 
prenant cette  nouvelle,  et  marcha  à  la 
mort  avec  beaucoup  d'audace.  Lors- 
qu'on l'attacha  au  poteau,  il  se  mit  à 
rire,  et  dit  au  bourreau  qui  le  garrottait 
avec  cruauté  :  —  Prends  garde,  mon 
garçon ,  que  ces  cordes  ne  brûlent  à 
tes  bras.  Il  cria  au  moine  qui  venait 
l'assister  :  —  Va- t'en  loin  de  moi  !  crois- 
tu  que  je  sois  assez  sot  pour  mourir 
ici,  selon  votre  plaisir?  Mon  heure 
n'est  pas  venue. 

»  Le   bois    qu'on   venait    d'allumer 


IGNACE    DENNER.  1 I7 

commença  à  pétiller;  mais  à  peine  la 
flamme  se  fut-elle  élevée  jusqu'à  Tra- 
bacchio,  qu'elle  s'abattit  comme  un 
fer  de  paille,  et  qu'un  grand  éclat 
de  rire  se  fit  entendre.  Quel  futTeffi^oi 
du  peuple  en  apercevant  le  docteur 
Trabacchio,  vêtu  de  son  habit  noir, 
son  manteau  à  galons  d'or  sur  l'épaule, 
sa  rapière  au  côté,  son  chapeau  espa- 
gnol sur  l'oreille  et  sa  cassette  sous  le 
bras,  absolument  tel  qu'il  avait  cou- 
tume de  se  montrer  dans  les  rues  de 
Naples.  Les  cavaliers,  les  sbires  couru- 
rent vers  lui,  mais  il  disparut.  La  vieille 
rendit  son  âme  dans  les  plus  horribles 
tourmens,  en  maudissant  son  maître> 
dont  elle  avait  partagé  les  crimes. 

»  Le  prétendu  Ignace  Denner  n'était 
autre  que  le  fils  du  docteur,  qui  s'é- 
tait jadis  sauvé  par  l'art  infernal  de  son 
père,  avec  une  cassette  remplie  de 
choses  précieuses.  Dès  sa  plus  tendre 


Îl8  COISTES    NOCTURNES. 

enfance,  son  père  Tavait  instruit  dans 
les  sciences  occultes,  et  son  âme  avait 
été  vouée  au  diable,  avant  même  qu'il 
eût  atteint  l'âge  de  raison.  Lorsqu'on 
plongea  le  docteur  dans  un  cachot , 
l'enfant  était  resté  dans  le  caveau  avec 
les  esprits  maudits  que  son  père  y  avait 
confinés,  d'où  il  s'était  échappé  avec 
eux.  Le  docteur  ne  tarda  pas  à  s'enfuir 
avec  son  fils  dans  une  vieille  ruine  ro- 
maine, à  trois  journées  de  Naples,  où 
il  s'associa  avec  une  bande  de  voleurs, 
et  où  son  art  lui  acquit  une  telle  in- 
fluence, qu'on  voulut  le  couronner 
roi  de  toutes  les  bandes  qui  s'éten- 
daient en  Italie,  et  dans  l'Allemagne 
méridionale.  Il  refusa  cet  honneur  qui 
fut  déféré  à  son  fils,  et  celui-ci  se 
trouva,  à  l'âge  de  quinze  ans,  chef  de 
tous  les  bandits  italiens  et  allemands. 
Toute  sa  vie  fut  une  suite  de  cruautés 
-et  d'abominations  auxquelles  il  se  livra 


IGNACE    D£]y]>r£B.  1  19 

souvent  en  commun  avec  son  père,  qui 
apparaissait  de  temps  en  temps  auprès 
de  lui.  Les  mesures  rigoureuses  du 
roi  de  Naples  jetèrent  enfin  la  division 
dans  la  bande,  etTrabacchio  fut  obligé 
de  s'enfuir  en  Suisse  pour  se  sous- 
traire à  la  vengeance  des  siens.  Là  il 
se  donna  le  nom  d'Ignace  Denner,  se 
fit  passer  pour  un  marchand,  et  visita 
les  foires  et  les  marchés  de  l'Allemagne, 
jusqu'à  ce  qu'il  eût  rassemblé  une 
nouvelle  bande.  Trabacchio  avait  as- 
suré que  son  père  vivait  encore ,  qu'il 
l'avait  visité  dans  sa  prison ,  et  lui  avait 
promis  de  le  sauver.  La  délivrance  di- 
vine d'Andrès  le  mettait  au  désespoir, 
et  lui  faisait  douter  du  pouvoir  du  dé- 
mon ,  aussi  promettait-il  de  se  repen- 
tir et  de  mourir  en  bon  chrétien.  » 


s  20  CONTES    NOCTURNES. 


CHAPITRE  XIII. 


Andrès  qui  apprit  toutes  ces  choses 
de  la  bouche  du  comte  de  Fach,  ne 
doutait  pas  que  ce  fût  la  bande  de  Tra- 
bacchio  qui  avait  autrefois  attaqué  son 
maître  dans  le  royaume  de  Naples ,  et 


ItiNACE    DEA'îfER.  iai 

que  le  vieux  docteur  lui-même  ne  lui 
■eut  apparu  dans  sa  prison.  Il  se  trou- 
vait alors  dans  une  situation  calme  et 
tranquille,  mais  ses  malheurs  avaient 
profondément  ébranlé  sa  vie.  Lui ,  jadis 
si  fort  et  si  vigoureux,  était  devenu 
par  ses  chagrins,  par  sa  longue  déten- 
tion et  par  les  souffrances  de  la  torture, 
malade  et  languissant;  et  GiQrgina,dont 
îa  nature  méridionale  se  consumait 
par  la  tristesse,  se  flétrissait  aussi  cha- 
que jour.  Elle  mourut  quelques  mois 
après  le  retour  de  son  mari.  Andrés 
fut  près  de  succomber  à  son  désespoir, 
mais  Tenfant  que  lui  laissait  Giorgina, 
qui  était  l'image  de  sa  mère ,  l'attacha 
à  la  vie.  Il  résolut  de  la  conserver 
pour  lui ,  et  fit  tous  ses  efforts  pour 
prendre  des  forces,  si  bien  que,  deux 
années  après,  il  fut  en  état  de  se  livrer 
à  la  chasse  et  à  ses  exercices  or- 
dinaires. 

XIV.  Il 


122  CONTES    NOCTURNES. 

Le  procès  contre  Trabacchio  était 
arrivé  à  son  terme,  et  il  était  con- 
damné, ainsi  que  son  père,  à  la  peine 
du  feu,  qu'il  devait  subir  prochaine- 
ment. 

Andrès  revenait  un  soir  de  la  forêt 
avec  son  fils;  il  était  déjà  près  du 
château,  lorsqu'il  entendit  un  cri  plain- 
tif qui  semblait  sortir  du  fossé  voisin. 
Il  y  courut,  et  aperçut  un  homme  cou- 
vert de  misérables  haillons ,  couché 
dans  le  fossé,  et  qui  paraissait  sur  le 
point  de  rendre  son  âme  au  milieu  des 
plus  affreuses  douleurs.  Andrès  jeta 
son  fusil  et  sa  gibecière ,  et  tira  avec 
peine  cet  infortuné  du  fossé  où  il  était 
plongé;  mais  lorsqu'il  aperçut  son  vi- 
sage, il  recula  avec  horreur;  c'était 
Trabacchio.  Il  le  laissa  tomber  en  fré- 
missant ;  mais  celui-ci  s'écria  d'une 
voix  sourde  :  Andrès,  Andrès,  est-ce 
toi?  Par  la  miséricorde  de  Dieu  à  qui 


IGNACE    DENNER.  123 

j'ai  recommandé  mon  âme  ,  aie  pitié 
de  moi  !  si  tu  me  sauves ,  tu  sauveras 
une  âme  de  la  damnation  éternelle; 
car  ia  mort  va  me  saisir,  et  je  n'ai  pas 
encore  achevé  ma  pénitence. 

—  Maudit  trompeur!  s'écria  Andres, 
meurtrier  de  mon  enfant,  de  ma 
femme,  le  démon  t'a-t-il  encore  con- 
duit ici  pour  me  perdre  !  Je  n'ai  rien 
de  commun  avec  toi;  meurs  et  pourris 
comme  une  charogne ,  infâme  que 
tu  es! 

Andrès  voulut  le  repousser  dans 
le  fossé ,  mais  Trabacchio  se  mit  à 
gémir:  Andrès!  veux-tu  faire  périr 
le  père  de  ta  femme,  de  ta  Giorgina, 
qui  prie  là-haut  pour  moi,  près  du 
trône  de  Dieu! 

Andrès  frissonna,  le  nom  de  Giorgina 
exerça  sur  lui  un  effet  magique;  il 
prit  Trabacchio ,  le  chargea  avec  peine 
sur  ses  épaules,  et  l'emporta  dans   sa 


124  COURTES    NOCTURNES. 

demeure ,  où  il  le  ranima  par  des  for- 
tifians.  Bientôt  Trabacchio  revint  de 
l'évanouissement  dans  lequel  il  était 
tombé. 

Dans  la  nuit  qui  avait  précédé  son 
exécution,  Trabacchio  avait  été  saisi 
d'un  effroi  épouvantable,  convaincu 
qu'il  était  que  rien  ne  pouvait  le  sau- 
ver du  supplice:  dans  son  désespoir,  il 
avait  secoué  avec  rage  les  barreaux 
de  fer  de  sa  croisée,  qui  s'étaient  brisés 
dans  sa  main.  Un  rayon  d'espoir  pé-^ 
nétra  dans  son  âme.  On  l'avait  enfer- 
mé dans  une  tour,  près  des  fossés  de 
la  ville  qui  étaient  desséchés;  il  prit  la 
résolution  de  s'y  précipiter,  convaincu 
qu'il  se  sauverait  ou  qu'il  périrait  dalis 
sa  chute.  Il  parvint  à  se  débarrasser 
de  ses  chaînes  ,  et  exécuta  son  projet, 
Trabacchio  perdit  ses  sens  dans  sa  chute 
et  ne  revint  à  lui  qu'après  le  lever  du 
soleil:  il  vit  alors  qu'il  était  tombé  sur 


IGKACï:    DENIM'ER.  ia5 

un  gazon  fort  épais,  an  milieu  des 
broussailles;  mais  il  était  entièrement 
brisé,  et  il  ne  put  faire  le  moindre 
mouvement;  des  insectes  de  toute  es- 
pèce s'établirent  sur  son  corps  à  demi- 
nu,  et  se  nourrirent  de  son  sang,  sans 
qu'il  eût  la  force  de  les  éloigner.  Ainsi 
se  passa  une  journée  pleine  d'angoisses. 
Ce  ne  fut  qu'au  commencement  de  la 
nuit,  qu'il  parvint  à  se  traîner  plus 
loin ,  et  il  fut  assez  heureux  pour  ve- 
nir jusqu'à  un  endroit,  où  les  eaux 
de  la  pluie  avaient  formé  une  petite 
marre,  dans  laquelle  il  put  se  désalté- 
rer. Il  se  sentit  moins  faible,  et  gagna 
à  grand'peine  la  forêt  :  c'est  ainsi  qu'il 
était  venu  jusqu'au  lieu  où  Andrès  l'a- 
vait trouvé.  Ses  derniers  efforts  avaient 
épuisé  le  reste  de  sa  vie ,  et  quelques 
minutes  plus  tard,  Andrès  l'eût  trouvé 
mort.  Sans  songer  à  ce  qu'il  advien- 
drait si  Trabacchio  était  découvert  dans 


120  CONTES    NOCTURNES. 

a  demeure,  il  eut  de  lui  les  plus  grands 
soins,  mais  avec  tant  de  précaution 
que  personne  ne  put  soupçonner  la 
présence  d'un  étranger;  son  fils  lui- 
même,  accoutumé  à  obéir  aveuglément 
à  son  père,  garda  fidèlement  le  silence. 
Enfin  ,  après  quelques  jours  ,  Andrès 
demanda  à  Trabacchio  s'il  était  effec- 
tivement le  père  de  Giorgina. 

—  Sans  doute,  je  le  suis,  répondit 
Trabacchio.  J'enlevai  un  jour,  dans  les 
environs  de  Naples,  une  charmante 
fille  qui  me  donna  un  enfant.  Tu  sais 
maintenant  qu'un  des  grands  talens  de 
mon  père  consistait  à  composer  une 
liqueur  merveilleuse  dans  laquelle  en- 
trait, comme  ingrédient  principal,  le 
sang  pris  au  cœur  d'un  enfant  âgé  de 
neuf  semaines,  de  neuf  mois  ou  de 
neuf  ans,  et  qui  devait  lui  avoir  été 
confié  volontairement  par  ses  parens. 
Plus  les  enfans  sont  proches  parens  de 


IGNACE    DENNER.  1^7 

Topérateur,  plus  cette  liqueur  qui  ra- 
jeunit est  efficace.  C'est  pourquoi  mon 
père  tua  tous  les  siens ,  et  je  n'hési- 
tai pas  à  lui  abandonner  la  fille  que 
j'avais  eue  de  ma  femme.  Mais  je  ne 
sais  comment  celle-ci  soupçonna  mon 
dessein  ,  elle  s'enfuit  et  j'appris  quel- 
ques années  plus  tard ,  qu'elle  était 
morte  après  avoir  fait  élever  sa  fille 
Giorgina  chez  un  hôtellier.  J'eus  con- 
naissance de  ton  mariage  avec  Gior- 
gina et  du  lieu  de  votre  retraite.  Tu 
peux  maintenant  t'expliquer  tous  les 
motifs  de  ma  conduite.  —  Mais  je  te 
dois  tout,  Andrès,tu  peux  garder  pour 
ton  fils  la  cassette  que  je  t'ai  confiée, 
c'est  celle  de  mon  père  que  je  sauvai 
des  flammes. 

—  Cette  cassette,  dit  Andres,  vous 
a  été  remise  par  Giorgina  ,  le  jour  où 
vous  commîtes  votre  plus  horrible 
meurtre. 


Î28  COISTES    IVOCTUBNES. 

— Sans  doute,  répondit  Trabacchio; 
mais  sans  que  Giorgina  le  sût  elle- 
même,  cette  cassette  est  revenue  dans 
vos  mains.  Cherche  seulement  dans 
l'huis  qui  est  placé  au  vestibule  de  la 
maison  ,  tu  le  trouveras. 

Andrès  se  rendit  au  lieu  désigné  et 
trouva  en  effet  la  cassette. 

Andrès  éprouvait  une  terreur  se- 
crète ,  et  il  ne  pouvait  se  défendre  de 
regretter  que  Trnbacchio  n'eût  pas  été 
mort  lorsqu'il  s'était  trouvé  dans  le 
fossé.  Sans  doute  le  repentir  et  la  pé- 
nitence de  Trabacchio  semblaient  sin- 
cères; car  il  passait  tout  son  temps  à 
lire  des  livres  de  piété ,  et  sa  seule  dis- 
traction était  la  conversation  qu'il  avait 
de  temps  en  temps  avec  le  petit  Geor- 
ges qu'il  aimait  par-dessus  tout.  An- 
drès résolut  cependant  d'être  sur  ses 
gardes,  et  découvrit  à  la  première 
occasion   tout    le   mystère   au   comte 


IGNACE    DENNER.  lig 

de  Fach  ,  qui  consentit  à  se  taire.  Ainsi 
se  passèrent  plusieurs  mois.  L'automne 
était  venu ,  et  Andrès  allait  plus  sou- 
vent à  la  chasse.  L'enfant  restait  d'or- 
dinaire  auprès  de  son  grand-père,  ainsi 
qu'un  vieux  garde  qui  était  au  courant 
de  tout.  Un  soir,  Andrès  revenait  de  la 
chasse,  lorsque  le  garde  s'approcha  de 
lui  et  lui  dit  :  Maître,  vous  avez  un 
méchant  compagnon  dans  la  maison. 
Je  crois,  Dieu  me  pardonne,  que  le 
diable  le  vient  visiter  par  la  fenêtre, 
et  qu'il  s'en  va  en  vapeur  et  en  fumée. 
Andrès  fut  comme  frappé  d'un  coup 
de  foudre.  Le  vieux  chasseur  ajouta 
que  depuis  quelques  jours,  on  enten- 
dait le  soir  des  voix  singulières  dans 
la  chambre  de  Trabacchio;  et  que  ce 
jour-là  même ,  la  porte  s'étant  ouverte 
subitement,  il  avait  cru  voir  une  figure 
couverte  d'un  manteau  rouge  galonné. 
Andrès  courut  plein  de  colère  trouver 


ï3o  CONTES    NOCTURNES. 

ïrabacchio,  et  lui  déclara  qu'il  allait  le 
faire  renfermer  clans  sa  prison  du  châ- 
teau, s'il  ne  renonçait  à  ses  manœu- 
vres diaboliques.  Trabacchiose  montra 
fort  calme,  et  répondit  d'un  ton  dou- 
loureux :  Ah!  cher  Andrès,  il  n'est 
que  trop  vrai  que  mon  père ,  dont 
rheui:e  n'est  pas  encore  arrivée,  me 
tourmente  d'une  manière  inouïe ,  il 
veut  que  je  me  joigne  de  nouveau  à 
lui,  et  que  je  renonce  au  salut  de  mon 
âme;  mais  je  suis  resté  ferme ,  et  j'es- 
père qu'il  ne  reviendra  plus.  Je  veux 
mourir  en  bon  chrétien,  réconcilié  avec 
Dieu! 

En  effet  le  bruit  cessa,  mais  les  yeux 
de  Trabacchio  étaient  souvent  étince- 
lans,  et  il  riait  quelquefois  comme 
jadis.  A  la  prière  du  soir  qu'Audrès  fai- 
sait avec  lui,  il  tremblait  de  tous  ses 
membres;  de  temps  en  temps  un  grand 
vent  sifflait  dans  la  chambre,   faisait 


IGNACE    DENNER.  l3l 

rapidement  tourner  les  feuillets  du 
livre  de  piété  ,  et  le  faisait  même  tom- 
ber de  ses  mains,  puis  un  grand  éclat 
de  rire  se  faisait  entendre  au  dehors, 
et  des  ailes  noires  venaient  battre  la 
croisée.  Et  cependant  ce  n'était  que  le 
vent  et  la  pluie  d'automne,  ainsi  que 
le  prétendait  Trabacchio,  un  jour  que 
Geerges  pleurait  d'effroi. 

—  Non,  s'écria  Andrès,  votre  père 
maudit  n'a  pas  cessé  de  communiquer 
avec  vous.  Il  faut  que  vous  partiez  d'ici. 
Votre  logement  est  dès  long-temps 
préparé  dans  la  prison  du  château. 
Là  vous  ferez  vos  conjurations  à  loisir. 

Trabacchio  pleura  amèrement,  et 
pria  Andrès  au  nom  de  tous  les  saints, 
de  le  souffrir  dans  sa  maison.  Georges 
se  joignit  à  lui  sans  savoir  de  quoi  il 
s'agissait. 

—  Restez  donc  encore  demain  ,  dit 
Andrès,  je  veux  voir  comment  se  pas- 


î32  C02*'TES    Zs"OCTL"R]yËS. 

sera  l'heure  de  la  prière  du  soir,  à  mon 
retour  de  la  chasse. 

Le  lendemain  le  temps    fut  magni- 
fique, et   Andrès  se  promit  une  belle 
chasse.  En  revenant ,  il   eut  des  idées 
sombres ,  le  souvenir  de  Giorgina  et  de 
son  enfant  égorgé  se  montra  à  lui  sous 
des  couleurs    si  vives,  qu'il  quitta  les 
autres  chasseurs   et  s'égara  dans  une 
des  routes  les  moins  fréquentées.  Il  se 
disposait  à  regagner  la  grande  avenue  , 
lorsqu'il  aperçut  une  lumière  éclatante 
dans   les   broussailles.  Il  s'approcha , 
saisi  d'un   singulier  pressentiment,  et 
aperçut  le  vieux  docteur  Trabacchio, 
couvert  de   son  manteau  galonné,  sa 
rapière  au  côté  ,  son  chapeau  espagnol 
sur  l'oreille,  et  sa  cassette  sous  le  bras. 
Devant  un  grand  feu,  était  étendu  le 
petit  Georges ,    nu  et  attaché  sur  un 
gril,  et  le  fils  maudit  du  docteur  tenait 
le  couteau  levé  pour  l'éventrer.  Andrès 


IGNACE    DEN3VER.  l33 

poussa  un  grand  cri,  mais  au  moment 
où  le  meurtrier  se  retournait ,  une  balle 
partie  de  son  fusil  l'avait  déjà  frappé, 
et  il  tomba  le  crâne  brisé   sur  le   feu 
qui  s'éteignit  aussitôt.  Le  docteur  avait 
disparu.  Andrès courut  à  son  fils,  le  dé- 
tacha et  courut  en  l'emportant  vers  sa 
maison.  L'enfant    n'était  qu'évanoui. 
Andrès    voulut   se    convaincre  de   la 
mort  de  Trabacchio,il  réveilla  le  vieux 
chasseur  du  sommeil  léthargique  dans 
lequel  ce  misérable  l'avait  sans  doute 
plongé,  et  tous  deux  se  rendirent  au 
lieu  désigné,  avec  une   lanterne,  des 
pioches  et  des   cordes.    Le   corps  de 
Trabacchio  s'y  trouvait,  mais  dès  qu' An- 
drès s'approcha ,  il  se  releva  à  demi ,  et 
luiditd'une  voix  sourde :Meurtrierdu 
père  de  ta  femme ,  les  démons  te  pour- 
suivront! Et  il  rendit  son  âme. 

Le  lendemain  ,  Andrès  se  rendit  chez 
le  comte,  et  l'instruisit  de  ce  qui  s'était 


l34  CONTES    NOCTURjVES. 

passé.  Le  comte  approuva  sa  con- 
duite ,  et  fit  écrire  toute  cette  aven- 
ture dans  les  archives  du  Château.  Cet 
effroyable  événement  avait  tellement 
frappé  Andrès  ,  qu'il  ne  pouvait  plus 
dormir.  La  nuit  il  entendait  dans  sa 
chambre  de  singulières  rumeurs  ,  et 
une  lueur  rougeâtre  lui  apparaissait 
de  temps  en  temps,  et  une  voix  sourde 
murmurait  :  —  Te  voilà  maître.  — 
Tu  as  le  trésor.  —  Il  est  à  toi  ! 

Il  semblait  à  Andrès  qu'un  sentiment 
de  bien-être  inconnu  ,  et  une  volupté 
singulière  s'emparaient  de  lui  a  ces 
paroles  ,  mais  dès  que  l'aurore  parais- 
sait ,  il  se  mettait  à  prier  Dieu ,  et  à 
le  supplier  d'éclairer  son  âme. 

Un  jour  après  sa  prière  ,  il  s'écria  : 
Je  sais  maintenant  comment  bannir 
le  tentateur  et  gagner  mon  salut! 

A  ces  mots  ,  il  ail  A  chercher  la  cas- 
sette de  Trabacchio,  et  courut  la  jeter; 


IGNACE    DENNER.  l35 

sans  l'ouvrir ,  dans  un  gouffre  profond. 
Dès  ce  moment  ,  Andrès  jouit  d'un 
calme  ,  que  nul  esprit  malin  ne   vint 
plus  troubler. 


FIN    D  IGNACE    DENNER. 


LE  VŒU. 


XIV.  m 


'^9 


LE  VOEU. 


CHAPITaS  VREMIE&. 


Le  jour  de  Saint-Michel,  à  l'heure 
où  l'on  sonnait  vêpres  chez  les  C'-arme- 
lites,  une  belle  voiture,  attelée  de  qua- 
tre chevaux  de  poste,  roula  à  grand 
bruit  à  travers  les  rues   de  la   petite 


ll\0  COÎirTES  jvocturnes. 

ville  de  L*,  sur  la  frontière  de  la  Polo- 
gne,  et  s'arrêta  devant  la  porte  du  vieux 
bourguemestre  allemand.  Les  enfans 
passaient  leur  tête  à  la  fenêtre  d'un  air 
curieux ,  mais  la  maîtresse  de  la  mai- 
son se  leva  de  son  siège,  et  jetant  avec 
humeur  son  point  de  couture  sur  la 
table,  cria  au  vieux  magistrat  qui 
accourait  de  la  chambre  voisine  : 
Encore  des  étrangers  qui  prennent 
uotre  maison  pour  une  auberge;  aussi 
pourquoi  as  -  tu  fait  redorer  la  co- 
lombe de  pierre  qui  est  au-dessus  de 
la   porte  ? 

Le  vieillard  sourit  finement  sans  ré- 
pondre ;  en  un  moment  il  se  fut  débar- 
rassé de  sa  robe  de  chambre,  et  il  eut 
endossé  son  habit  de  galas  qui  était 
étendu  ?i*f.  une  chaise;  avant  que  sa 
femme  étonnée  eût  pu  ajouter  un  seul 
mot,  il  se  trouvait  déjà  à  la  portière  de 
la  voiture,  son  bonnet  de  velours  à  la 


LE    VOEU.  l4ï 

main,  laissant  voir  sa  tête  blanche  qui 
brillait  comme  de  l'argent  à  la  clarté  du 
crépuscule.  Une  femme  d'un  certain 
âge ,  enveloppée  d'un  manteau  de 
voyage,  descendit  de  la  voiture;  une 
autre  femme,  d'une  tournure  élégante, 
et  le  visage  voilé,  en  descendit  à  son 
tour,  et  entra  dans  la  maison,  appuyée 
sur  le  bras  du  bourguemestre.  A  peine 
fut-elle  entrée  dans  la  salle,  qu'elle  se 
laissa  tomber  sur  un  fauteuil  que  la 
vieille  maîtresse  de  la  maison  lui  pré- 
senta ,  à  un  signe  de  son  mari. 

—  La  pauvre  enfant  !  dit  la  plus  âgée 
des  deux  dames  au  bourguemestre, 
il  faut  que  je  reste  encore  quelques 
instans  auprès  d'elle.  En  même  temps 
elle  se  débarrassa,  à  l'aide  de  la  fille 
aînée  de  la  maison,  du  manteau  de 
voyage  qui  la  couvrait  entièrement, 
et  l'on  aperçut  alors  qu'elle  portait  un 
habit   de   nonne,  avec  une  brillante 


ï^l  CONTES    NOCTURNES. 

croix  sur  la  poitrine,  qui  la  fit  recon- 
naître pour  l'abbesse  d'un  couvent  de 
religieuses  de  l'ordre  de  Citeaux.  Pen- 
dant ce  temps ,  la  jeune  dame  ne  donna 
d'autres  signes  de  vie  qu'un  profond 
soupir.  On  apporta  des  essences  dont 
la  femme  du  bourguemestre  vanta  fort 
les  effets,  en  suppliant  la  dame  de  per- 
mettre qu'on  la  débarrassât  du  voile 
épais  qui  l'empêchait  de  respirer;  mais 
la  malade,  baissant  la  tète  avec  tous  les 
signes  de  l'effroi,  repoussa  de  la  main 
l'hôtesse ,  et  ne  consentit  à  respirer  un 
flacon  que  sous  son  voile  sans  en  lever 
un  seul  pli. 

— ^Vous  avez,  je  l'espère,  tout  pré- 
paré, mon  cher  monsieur,  dit  l'abbesse 
au  bourguemestre. 

—  Sans  doute  ,  répondit  le  vieillard , 
j'espère  que  mon  gracieux  prince  sera 
content  de  moi ,  ainsi  que  la  dame  pour 


LE    VOEU.  143 

qui  j'ai  tout  préparé  aussi  bien  que  j'ai 
pu  le  faire. 

— Laissez-moi  donc  encore  quelques 
momens  seule  avec  ma  pauvre  enfant, 
dit  l'abbesse. 

La  famille  quitta  la  chambre,  et 
l'on  entendit  l'abbesse  parler  avec  onc- 
tion à  la  dame  qui  répondit  d'un  ton 
qui  pénétrait  au  fond  du  cœur.  Sans 
précisément  écouter,  la  femme  du 
bourguemestre  était  restée  à  la  porte  de 
la  chambre.  Les  deux  dames  parlaient 
italien,  et  cette  circonstance  augmen- 
tait encore  le  mystère  de  toute  cette 
aventure.  Le  bourguemestre  vint  or- 
donner à  la  mère  et  à  la  fille  de  donner 
des  rafraîchissemens  aux  deux  étran- 
gères. La  jeune  dame  agenouillée,  les 
mains  jointes,  devant  l'abbesse,  sem- 
blait un  peu  raffermie;  celle-ci  ne  dé- 
daigna pas  d'accepter  les  rafraîchisse- 
mens qu'on  lui  offrit,  puis   elle  dit  : 


l44  CONTES    NOCTURNES. 

Allons,  il  est  temps!  La  dame  voilée 
retomba  à  genoux,  l'abbesse  mit  ses 
mains  au-dessus  d'elle  et  pria  à  voix 
basse,  puis  elle  serra  la  jeune  femme 
dans  ses  bras  en  versant  des  larmes 
qui  témoignaient  une  douleur  pro- 
fonde, donna  avec  dignité  sa  bénédic- 
tion à  la  famille,  et,  accompagnée  du 
vieillard,  regagna  rapidement  sa  voi- 
ture à  laquelle  on  avait  attelé  des  che- 
vaux frais.  Le  postillon  repartit  comme 
un  trait  en  poussant  des  houras  et  en 
faisant  retentir  son  cor  dans  les  rues  de 
la  ville. 


LE  vœu.  14^ 


CHAPITRE  II. 


Lorsque  la  femme  du  bourg ue- 
mestre  vit  que  la  dame  voilée,  pour 
qui  on  avait  apporté  de  la  voiture 
deux  grands  coffres,  se  disposait  à  faire 
un  long  séjour  dans  sa  maison,  elle  ne 

XIV.  i3 


l46  CONTES    NOCTURNES. 

put  dissimuier  son  impatiente  curio- 
sité et  son  ennui.  Elle  s'avança  dans  le 
vestibule,  et  barra  le  passage  au  vieil- 
lard qui  se  disposait  à  rentrer  dans  la 
chambre. 

—  Au  nom  du  Christ,  lui  dit-elle  a 
voix  basse,  quel  hôte  nous  as-tu  amené 
dans  la  maison;  car  enfin  tu  savais 
tout,  et  tu  ne  m'as  rien  dit. 

—  Tu  sauras  tout  ce  que  je  sais  moi- 
même  ,  répondit  tranquillement  le 
vieillard. 

—  Ah!  ah!  reprit  la  femme  d'un  air 
plus  inquiet  ;  mais  tu  ne  sais  peut-être 
pas  tout  toi-même. Que  n'étais-tu  tour 
à  l'heure  dans  la  chambre  !  Dés  que 
l'abbesse  fut  partie,  la  dame  se  trouva 
peut-être  trop  à  l'étroit  sous  son  grand 
voile.  Elle  ôta  le  long  crêpe  noir  qui 
la  couvrait  depuis  la  tête  jusques  aux 
pieds  ,  et  que  vis-je  ! 

—  Eh  bien!  que  vis-tu?  dit  le  vieil 


LE    VCEl.  1^7 

homme  h  sa  femme  qui  regardait  au 
tour  d'elle   en  tremblant,    comme  si 
elle  eût  craint  d'apercevoir  un  spectre. 

—  Non,  dit  la  femme,  je  ne  pus 
reconnaître  ses  traits  sous  ce  voile, 
mais  c'était  la  couleur  d'un  mort.  Re- 
marque aussi  qu'il  est  bien  facile 
de  voir  que  la   dame  est   sur  le  point 

de dans  peu  de  semaines  tout  au 

plus 

—  Je  le  sais,  femme,  dit  le  vieillard 
d'un  ton  grondeur.  Et  afin  que  tu  ne 
périsses  pas  d'inquiétude  et  de  curio- 
sité, je  te  dirai  tout  en  deux  mots. 
Sache  donc  que  le  prince  Z*** ,  notre 
protecteur,  m'écrivit,  il  y  a  quelque 
temps,  que  l'abbesse  du  couvent  de  Ci- 
teaux  à  O***  m'amènerait  une  dame, 
qu'il  me  priait  de  recueillir  dans  ma 
maison.  La  dame,  qui  ne  veut  être  con- 
nue que  sous  le  nom  de  sœur  Céles- 
tine.  doit  attendre  chez  moi  îe  terme 


]4B  COHiTES    XOCTURWES. 

(le  son  accouchement;  puis  on  revien- 
dra la  chercher  avec  l'enfant  qu'elle 
auramisau  monde. Si  j'ajonteà  cela  que 
le  prince  m'a  recommandé  d'avoir  les 
plus  grands  égards  pour  la  dame ,  et 
qu'il  m'a  envoyé  un  grand  sac  de  du- 
cats que  tu  trouveras  dans  ma  com- 
mode ,  je  pense  que  toutes  tes  craintes 
se  dissiperont- 

—  Il  faut  ainsi  que  nous  prêtions  la 
main  aux  péchés  que  commettent  les 
grands!  dit  la  vieille;  mais  avant  que 
son  mari  pût  lui  répondre,  la  fille  aî- 
née sortit  de  la  chambre  et  vint  dire 
que  la  dame  demandait  à  être  conduite 
dans  l'appartement  qu'on  lui  destinait , 
afin  d'y  prendre  du  repos. 

Le  vieux  bourguemestre  avait  fait 
disposer  aussi  bien  qu'd  avait  été  pos- 
sible, deux  chambres  de  l'étage  supé- 
rieur; et  il  ne  fut  pas  peu  embarrassé 
lorsque  sœur  Célestine  lui  demanda. 


LE    VŒU.  1/19 

M,  outre  les  deux  chambres  ,  il  n'en 
avait  pas  une  dont  les  fenêtres  don- 
nassent sur  la  partie  postérieure  de  la 
maison.  Il  répondit  négativement,  et 
ajouta  cependant  qu'il  se  trouvait  à  la 
vérité  une  petite  chambre  sur  le  jar- 
din, mais  qu'à  peine  elle  méritait  ce 
nom  ,  car  ce  n'était  qu'un  réduit ,  une 
cellule,  où  se  trouvait  tout  au  plus  la 
place  d'un  lit,  d'une  table  et  d'une 
chaise.  Célestine  demanda  à  voir  sur- 
le-champ  cette  chambre,  et  dès  qu'elle 
l'eut  visitée,  elle  déclara  qu'elle  était 
parfaitement  conforme  à  ses  désirs  et 
à  ses  besoins,  et  que  jusqu'à  ce  que 
son  état  en  exigeât  une  plus  spacieuse , 
elle  n'en  voulait  pas  d'autre.  Le  vieil- 
lard avait  comparé  cette  chambre  à 
une  cellule  ,  mais  le  lendemain  elle 
avait  déjà  cet  aspect.  Célestine  avait 
attaché  une  image  de  la  Vierge  à  la 
muraille,  et  placé  un  crucifix  sur  la 


l5o  CONTES    NOCTURNES. 

table  vermoulue  qui  était  près  du  lit. 
Ce  lit  consistait  en  un  sac  de  paille,  et 
une  couverture  de  laine ,  et  Célestine 
ne  permit  pas  qu'on  lui  donnât  d'autres 
meubles  qu'un  escabeau  en  bois.  La 
vieille  maîtresse  de  la  maison ,  récon- 
ciliée avec  l'étrangère ,  à  cause  de  la 
douleur  profonde  qui  se  peignait  dans 
toute  sa  manière  d'être,  crut  devoir 
lui  tenir  société  pour  la  distraire;  mais 
celle-ci  la  supplia  de  ne  point  troubler 
sa  solitude. 

Chaque  matin,  dès  que  le  jour  com- 
tnençait  à  grisonner,  Célestine  se  ren- 
dait au  couvent  des  cariuélites  pour 
entendre  la  première  messe;  et  le  reste 
du  jour  elle  le  passait  sans  doute  en 
occupations  pieuses,  car  on  la  trouvait 
en  prières  ou  en  méditations  chaque 
fois  qu'il  était  nécessaire  de  monter 
dans  sa  chambre.  Elle  refusait  tout 
autre   mets  que  des  légumes,  d'autre 


LE  \xm\j.  i5i 

boisson  que  l'eau ,  et  les  instances  de  la 
vieille,  qui  lui  représenta  que  son  état 
exigeait  une    nourriture  plus   succu- 
lente, la  décidèrent  seulement  à  adou- 
cir la  rigueur  de  ce  régime.  Tout  le 
monde  dans  la  maison  regardait  cette 
conduite   comme  la   pénitence    d'une 
faute  grave,  mais  elle  excitait  en  même 
temps  la  commisération  et  un  respect 
qu'augmentaient  la  noblesse  des  manlè 
res  de  la  dame,  et  la  grâce  qui  régnait 
dans  ses    moindres  mouvemens.  Mais 
l'obstination  qu'elle  mettait  à  ne  jamais 
déposer  son  voile  mêlait  à  ces  senti- 
mens  quelque  chose  de  terrible.  Per- 
sonne n'approchait  d'elle  que  le  vieil- 
lard   et  les  femmes;  et  celles-ci,  qui 
n'étaient  jamais  sorties  de  leur  petite 
ville,   n'auraient   pu    reconnaître    les 
traits  d'une  personne  étrangère;  à  quoi 
servait  donc    ce  voile  qu'elle  portait 
sans  cesse?  L'intagination  occupée  des 


1  52  CONTES    NOCTURNES. 

femmes  leur  fit  bientôt  trouver  une 
histoire  effroyable.  Un  signe  terrible 
(  ainsi  le  disait  le  bruit  qui  se  répan- 
dait), la  marque  des  griffes  du  diable, 
avait  défiguré  les  traits  de  l'étrangère , 
et  c'était  pour  ce  motif  qu'elle  se  te- 
nait rigoureusement  voilée;   le  vieux 
bourguemestre  eut  peine  à  maîtriser 
les  bavardages,  et  à  empêcher  qu'ils  ne 
se  répandissent  dans  la  ville  où  Ton 
connaissait   déjà    l'arrivée  de   l'étran- 
gère.  On    avait    aussi    remarqué    ses 
courses  au  couvent  des  carmélites,  et 
bientôt  on  ne  la  désigna  plus  que  sous 
le  nom  de  la  femme  noire,  sobriquet 
auquel  on  attachait  quelque  idée  d'ap- 
parition. Le  hasard  voulut  qu'un  jour 
au  moment  où   la   fille  du  bourgue- 
mestre apportait  le  repas  de   l'étran- 
gère, une  bouffée  de  vent  soulevât  îe 
voile  mystérieux;  la  dame  se  retourna 
rapidement  pour  échapper  aux  regards 


lE    \OEU.  IÔ3 

de  la  jeune  fille,  et  celle-ci  devint  pâle 
et  tremblante  de  tous  ses  membres,  en 
disant  qu'elle  avait  vu  un  masque  bla- 
fard et  des  yeux  étincelans.  Le  bour- 
guemestre  traita  cette  vision  de  folie 
de  jeune  fille;  mais  il  ne  laissa  pas  que 
d'en  être  frappé,  et  de  désirer  l'éloigné- 
rnen  t  de  cette  personne  dont  la  piété  ne 
le  rassurait  pas.  Bientôt  après,  il  réveilla 
sa  femme  dans  la  nuit,  et  lui  dit  qu'il 
entendait  déjà  depuis  quelque  temps 
des  gémissemens  et  des  coups  redou- 
blés qui  venaient  de  la  chambre  de  Cé- 
lestine.  La  femme  se  leva,  et  courut  au- 
près d'elle.  Elle  trouva  la  dame  habillée 
et  couverte  de  son  voile,  à  demi  éva- 
nouie sur  son  lit,  et  se  convainquit 
bientôt  que  son  accouchement  était 
proche.  Bientôt  en  effet  naquit  un  bel  et 
charmant  garçon.  Cet  événement  rap- 
procha l'étrangère  de  ses  hôtes;  l'état 
de  Célestine  ne  lui  permit  pas  de  se  li- 


I  54  CONTES    NOCTURNES. 

vrer  à  ses  occupations  ascétiques ,  et 
les  soins  dont  elle  avait  sans  cesse  be- 
soin l'accoutumèrent  peu  àpeu  avoir  les 
personnes  de  la  famille.  La  femme  du 
bourguemestre  oubliait  aussi,  au  milieu 
des  occupations  que  lui  donnait  la  ma- 
lade ,  toutes  les  pensées  fâcheuses 
qu'elle  avait  conçues  contre  elle;  le 
vieillard  semblait  rajeuni  et  jouait  avec 
l'enfant  comuie  s'il  eût  été  son  petit-fils; 
et  tous  s'étaient  tellement  accoutumés 
à  voir  Célestine  voilée  qu'ils  n'y  son- 
geaient plus.  Elle  avait  fait  jurer  a  la 
sage-femme  qui  l'avait  assistée  de  ne 
pas  lever  ce  voile,  quelque  chose  qui 
arrivât,  excepté  en  cas  de  mort.  Il 
était  bien  certain  que  la  femme  du 
bourguemestre  avait  vu  les  traits  de 
Célestine,  mais  elle  ne  disait  rien,  et 
s'écriait  seulement  quelquefois  :  —  La 
pauvre  jeune  dame,  il  faut  bien  qu'elle 
se  voile! 


LE    VŒU.  l55 

Quelques  jours  après,  le  moine  car- 
mélite qui  avait  baptisé  l'enfant  repa- 
rut. On  l'entendit  parler  avec  chaleur 
et  prier.  Lorsqu'il  fut  parti ,  on  trouva 
Gélestine  assise  dans  son  fauteuil,  l'en- 
fant sur  ses  genoux  ;  il  avait  un  scapu- 
iaire  sur  ses  petites  épaules  et  un  Agnus 
Dei  sur  la  poitrine.  Des  semaines,  des 
mois  s'écoulèrent  sans  qu'on  vînt  cher- 
cher Gélestine  et  son  enfant,  comme 
îe  prince  l'avait  annoncé  au  bourgue- 
mestre.  Elle  eut  entièrement  vécu 
comme  une  personne  de  la  famille , 
sans  le  voile  fatal  qui  empêchait  tou- 
jours les  dernières  effusions  de  l'ami' 
tié.  Le  bourguemestre  prit  un  jour  sur 
lui  d'en  parier  à  la  jeune  dame,  mais 
lorsque  celle-ci  lui  répondit  d'une  voix 
sourde,  que  ce  voile  ne  tomberait  qu'à 
sa  mort,  il  garda  le  silence,  et  désira 
de  nouveau  que  l'abbesse  revint  avec 
son  carrosse. 


l56  CO.VTF.S    NOCTURNES. 

Le    printemps    était    arrivé,   et    la 
famille  du  bourgnemestre  revenait  de 
la  promenade  avec  des  bouquets  dont 
les   plus  beaux  étaient  destinés  à  la 
pieuse  Célestine.   Au  moment  où  ils 
se  disposaient  à  rentrer  dans  la  mai- 
son ,    un    cavalier    accourut    à    toute 
bride,  et  demanda  le  bourguemestre. 
Le   vieillard  répondit  que  c'était  lui- 
même,    et    qii'il    se    trouvait  devant 
sa    demeure.     L'étranger    sauta  à  bas 
de  son  cheval ,  qu'il  attacha  à  un  po- 
teau, et  se  précipita  dans  la  maison, 
en  s'écriant  :  Elle  est  ici!  Elle  est  ici  ! — 
On  entendit  une  porte  s'ouvrir  et  Céles- 
tine pousser  un  cri.  Le  vieillard  plein 
d'effroi  courut  à  elle.  Le  cavalier, — 
c'était  un  officier   des  chasseurs  fran- 
çais  de  la  garde,  décoré  de  plusieurs 
ordres ,  —  avait  arraché  l'enfant  de  son 
berceau  ;  il  le  tenait  de  son  bras  gau- 
che enveloppé  de  son  manteau,  et  de 


LE    VŒ,U.  jG- 


la  droite,  il  repoussait  Célestine,  qui 
voulait  le  lui  reprendre.  Dans  la  lutte, 
l'officier  arracha  le  voile,  un  visage 
pâle  comme  le  marbre,  ombragé  de 
boucles  noires,  s'offrit  aux  yeux  du 
bourguemestre ,  qui  reconnut  que  Cé- 
lestine portait  un  masque  très-mince, 
adhérent  à  la  peau. 

—  Femme  effroyable,  veux-tu  donc 
que  je  partage  ta  folie  !  s'écria  l'officier 
en  repoussant  Célestine  qui  tomba  sur 
le  parquet.  Alors  elle  embrassa  ses  ge- 
noux, et  lui  dit  d'une  voix  déchirante: 
— Laisse-moi  cet  enfant!  Au  nom  de  la 
Sainte-Vierge! —  du  Christ  !  —  Laisse- 
moi  cet  enfant  ! 

Et  au  milieu  de  ces  douloureuses 
supplications ,  aucun  muscle  ne  se 
mouvait,  les  lèvres  de  ce  visage  mort 
ne  bougeaient  pas  ;  et  cet  aspect  gla- 
çait le  sang  du  vieillard,  de  sa  femme 
€t  de  tous  ceux  qui   l'avaient  suivi. 


l58  COUTES    NOCTURJVES. 

—  Non,  s'écriait  l'officier  dans  un 
violent  désespoir;  non,  femme  inhu- 
maine et  impitoyable,  tuas  pu  arra- 
cher mon  cœur  de  mon  sein,  mais  tu 
ne  perdras  pas  cette  innocente  créa- 
ture. A  ces  mots,  l'officier  pressait  plus 
fortement  l'enfant  contre  sa  poitrine, 
et  Célestine  s'écria  hors  d'elle  :  Ven- 
geance! —  Vengeance  du  ciel  sur  toi, 
meurtrier  ! 

—  Loin  de  moi,  apparition  infer- 
nale !  s'écriait  l'officier  ;  et  repoussant 
Célestine  d'un  mouvement  convulsif 
du  pied  ,  il  essaya  de  gagner  la  porte. 
Le  vieillard  voulut  lui  barrer  le  che- 
min ;  mais  il  tira  rapidement  un  pisto- 
let de  sa  poche,  et  lui  en  présenta  î'en- 
bouchure  en  s'écriant: — Une  balle  dans 
la  cervelle  à  qui  essaiera  d'arracher  l'en- 
fant à  son  père  !  —  Puis  s'élançant  au 
bas  de  l'escalier,  il  se  jeta  en  selle  avec 
l'enfant,  et  partit  en  plein  galop. 


LE    VŒU.  169 

La  femme  du  bourguemestre,  pleine 
d'effroi,  s'efforça  de  courir  auprès  de 
Célestine ,  mais  quel  fut  son  étonne- 
meut  en  Ja  trouvant  immobile  au  mi- 
lieu de  la  chambre,  les  bras  pendans 
et  les  yeux  fixes,  — Elle  lui  parla;  point 
de  réponse.  Ne  pouvant  supporter  les 
regards  de  ce  masque,  elle  lui  remit 
son  voile  qui  était  tombé  sur  le  par- 
quet ;  point  de  mouvement ,  point  de 
geste.  Célestine  était  tombée  dans  un 
état  d'insensibilité    totale  qui  effraya 
tellement  la  bonne  femme  qu'elle  sou- 
haita de  toute  son  âme  de  la  voir  loin 
de   sa  maison.  Son  désir  fut  exaucé , 
car  on  entendit  s'arrêter  la  même  voi- 
ture qui  avait  amené  Célestine.  L'ab- 
besse   en   descendit,  et  avec  elle,  le 
prince  Z***,  le  protecteur  du  bourgue- 
mestre. Lorsque  le  prince  apprit  ce 
qui  s'était  passé,  il  dit  avec  douceur: 
—  Ainsi  nous  arrivons  trop  tard ,  et  il 


i6o  CONTES    NOCTURNES.   - 

faut  bien  nous  conformer  à  !a  volonté 
de  Dieu. 

On  descendit  Célestine ,  toujours 
immobile,  sans  signe  de  volonté;  on 
la  plaça  dans  la  voiture ,  et  on  l'em- 
porta. I.e  vieillard  et  toute  la  famille 
semblaient  sortir  d'un  mauvais  rêve 
qui  les  avait  long-temps  tourmentés. 


LE    VOEU.  lôl 


CHAPITRE  HZ. 


Bientôt  après  ce  qui  s'était  jjassé 
dans  la  maison  du  bourguemestre  de 
L.,  on  enterra  en  grande  solennité  mie 
religieuse  dans  le  couvent  de  Citeaux, 
et  le  bruit  courut  que  cette  sœur  était 

XIV.  i4 


lÔa  COiVTES    MOCTURNES. 

lacointesseHermenegilde  deC,  qu'on 
croyait  en  Italie  avec  la  princesse  de 
Z*.  sa  tante.  A  la  même  époque,  le  père 
d'Hermenegilde,  le  comteNépomucène 
de  C,  vint  à  Varsovie  ,  et  fit  donation 
de  tous  ses  biens  aux  deux  fils  du 
prince  de  Z*  ses  neveux,  ne  se  réser- 
vant qu'un  petit  domaine  dans  l'U- 
kraine. Ou  l'avertit  de  pourvoir  à  sa 
fille;  il  leva  les  yeux  au  ciel,  et  dit  d'une 
voix  sourde  :  —  Elle  est  pourvue! 

Il  ne  fit  aucune  disposition  pour  con- 
firmer la  mort  d'Hermenegilde  dans  le 
couvent  de  O.,  et  pour  dissiper  les 
bruits  mystérieux  qui  la  représentaieu  t 
comme  une  victime  prématurément 
descendue  au  tombeau.  Quelques  pa- 
triotes ,  courbés  mais  non  pas  brisés 
sous  la  cbute  bumiliante  de  la  Pologne, 
songèrent  à  faire  entrer  le  comte  dans 
un  complot  qui  avait  pour  but  la  déli- 
vrance du  sol  ;  ils  ne  trouvèrent  plus 


LE*  vcœu.  »63 

en  lui  l'homme  ardent  et  épris  de  la 
liberté  tel  qu'il   était  jadis,  mais    un 
vieillard  impuissant ,  consumé   par  la 
douleur,  devenu  étranger  à  toutes  les 
affaires  du  monde  ,  et  qui  ne  songeait 
plus  qu'à  s'ensevelir  dans  la  solitude. 
Autrefois,  à  l'époque  où  l'insurrection 
se  propagea  après  le  premier  partage 
de  la  Pologne,  le  domaine  héréditaire 
du  comte  de  G.  avait  été  le  lieu  secret 
de  réunion  des  patriotes.  Là,    les  es- 
prits s'enflammaient  dans    des   repas 
animés  où  l'on  jurait   de  délivrer   la 
patrie.      Hermenegilde       apparaissait 
comme  un  ange  céleste  au  milieu  des 
jeunes  guerriers  dont  elle  animait  le 
courage.  Selon  le  caractère  des  femmes 
de  sa  nation  ,  elle  prenait  part  a  tout , 
même  aux  délibérations  politiques ,  et 
souvent  elle,  qui  avait  a  peine  dix-sept 
ans ,  émettait  une    opmion   contraire 
à  celle  de  tous    les    autres,  et  a   la- 


l64  CONTES    NOCTURNES. 

quelle  s'attachaient  tous  les  siiff'iages, 
tant  elle  portait  l'empreinte  d'une  sa- 
gacité profonde  et  d'une  vue  étendue. 
Après  elle,  personiie  ne  montrait  un 
sens  pins  droit  et  plus  rapide  ,  une 
connaissance  plus  approfondie  de  l'état 
des  choses,  que  le  comte  Stanislaws  de 
R.  ,  jeune  homme  de  vingt  ans  ,  plein 
(le  feu,  et  dune  grande  beauté.  Il  arri- 
va souvent  qu'Hermenegilde  et  Sta- 
nislaws traitaient  seuls  les  questions 
dans  les  vives  discussions  qui  avaient 
lieu,  qu'ils  examinaient  les  proposi- 
tions, les  accueillaient ,  les  rejetaient, 
en  émettaient  d'autres,  et  que  les  résul- 
tats de  ces  conférences  entre  un  jeune 
homme  et  une  jeune  fille  étaient  sou- 
vent reconnus  parles  hommes  les  plus 
prudens  comme  des  décisions  de  la 
plus  haute  sagesse.  Était-il  rien  de  phis 
naturel  que  de  songer  à  marier  deux  per- 
sonnes qui  semblaient  réunir  tous  les 


LK    VCÉIT.  l65 

talens  nécessaires  pour  sauver  la  j)a- 
trie?  Bailleurs  l'alliance  des  deux  fa- 
milles semblait  nécessaire  sous  le  point 
de  vue  politique;  car  elles  étaient  divi- 
sées d'intérêt  comme  la  plupart  des  mai- 
sons polonaises.  Hermenegilde,  péné- 
trée de  ces  vues,  accepta  son  époux 
comme  un  présent  du  pays,  et  les  réu- 
nions politiques  qui  avaient  lieu  au 
château  de  son  père,  se  terminèrent 
par  leurs  fiançailles.  On  sait  que  les 
Polonais  succombèrent,  et  qu'avecKos- 
zinsko  s'écroula  une  entreprise  trop 
uniquement  basée  sur  la  confiance  et 
une  fidélité  chevaleresque.  Le  comte 
Stanis!aws,àqui  sa  précédente  carrière 
assignait  une  place  distinguée  dans  l'ar- 
mée, combattit  avec  le  courage  d'un 
lion.  Il  revint  grièvement  blessé,  ayant 
échappé  avec  peine  à  la  captivité.  Her- 
menegilde seule  l'attachait  à  la  vie.  Il 
espérait  trouver  quelque   consolation 


ï66  CONTES    NOCTURNES. 

dans  ses  bras.  Dès  qu'il  fut  un  peu  réta- 
bli de  ses  blessures,  il  courut  au  châ- 
teau du  comte  Népomucène,  où  il  de- 
vait recevoir  des  blessures  plus  graves. 
Hermenegilde  le  reçut  avec  froideur, 
et  presque  avec  mépris. 

—  Vois -je  le  héros  qui  voulait  mou- 
rir pour  la  patrie?  lui  dit-elle  en  le  re- 
levant. Il  lui  semblait  dans  son  exal- 
tation que  son  fiancé  dût  être  un  de 
ces  paladins  des  temps  fabuleux  dont 
l'épée  anéantissait  des  armées  entières. 
Toutes  les  protestations ,  toutes  les 
prières  d'un  amour  ardent  furent  inu- 
tiles ,  Hermenegilde  jura  qu'elle  ne 
donnerait  sa  main  au  comte  que  lors- 
que les  étrangers  auraient  été  chassés 
du  pays.  Le  comte  vit  trop  tard  que 
Hermenegilde  ne  l'avait  jamais  aimé, 
et  il  se  convainquit  aussi  bientôt  que 
la  condition  qu'elle  lui  imposait  ne 
pouvait  s'accomplir  avant  longues  an- 


LE    VŒU.  167 

nées.  Il  lui  jura  de  l'aimer  jusqu'à  sa 
mort,  et  prit  du  service  dans  l'armée 
française  avec  laquelle  il  passa  en 
Italie. 

On  dit  des  femmes  polonaises  qu'une 
humeur  toute  particulière  les  distin- 
gue. Un  sentiment  profond  ,  une 
étourderie  sans  égale,  un  dévouement 
stoïque ,  une  froideur  glaciale,  une 
passion  ardente,  tous  ces  sentimens 
divers  se  mêlent  dans  leur  àme  sans 
paraître  à  la  surface,  comme  le  jeu 
des  ondes  au  fond  d'un  ruisseau  dont 
elles  ne  troublent  pas  le  paisible  cours. 
—  Hermenegilde  vit  avec  froideur  son 
fiancé  s'éloigner  ;  mais  à  peine  quel- 
ques jours  se  furent-ils  écoulés  qu'elle 
se  sentit  dévorée  de  désirs  inexprima- 
bles ,  tels  que  les  produit  la  passion 
la  plus  ardente.  —  Les  désordres  de  la 
guerre  ayant  cessé ,  une  amnistie  fut 
proclamée,  et  les  officiers  polonais  qui 


ï68  CONTES    KOGTURKES. 

étaient  prisonniers  furent  mis  en  li- 
berté ;  et  bientôt  quelques-uns  des 
frères  d'armes  de  Stanislaws  reparu- 
rent au  château  du  comte.  On  rappela 
avec  une  profonde  douleur  le  souvenir 
de  ce  jour  malheureux,  et  l'on  parla 
avec  enthousiasme  du  courage  de  ceux 
qui  avaient  combattu,  et  surtout  de  la 
conduite  du  jeune  comte.  Il  avait  ra- 
mené sur  le  champ  de  bataille  les  ba- 
taillons qui  pliaient,  et  il  avait  réussi 
à  enfoncer  avec  sa  cavalerie  la  li^ne 
ennemie.  Le  sort  de  la  bataille  était  in- 
décis, lorsqu'une  balle  l'atteignit;  il 
tomba  de  cheval ,  baigné  dans  son 
sang  ,  en  prononçant  le  nom  d'Her- 
menegilde. 

—  Non,  j'ignorais  que  je  l'aimais 
iuexprimablcment  î  —  Quel  aveugle- 
ment a  été  le  mien!  comment  ai-je  pu 
songer  à  vivre  sans  lui  qui  est  ma  vie!.. . 
—  Je  l'ai  envoyé  à  la  mort.  —  Il  ne 


LE    VOEU.  169 

reviendra  pas!  Ainsi  gémissait  Herme- 
negilde  en  donnant  cours  aux  pensées 
qui  oppressaient  son  âme.  Sans  som- 
meil, inquiète,  tourmentée,  elle  par- 
courait le  parc  pendant  la  nuit,  et 
comme  si  le  vent  eût  pu  porter  ses  pa- 
roles à  son  ami  éloigné,  elle  s'écriait 
dans  les  airs  :  Stanislaws.  — Stanislaws  ! 
—  Reviens.  —  C'est  moi ,  c'est  Herme- 
negilde  qui  t'appelle.  — Ne  m'entends- 
tu  pas?  —  Reviens  ou  je  mourrai  de 
désespoir  ! 

L'état  d'exaltation  d'Hermenegilde 
touchait  à  la  folie,  et  elle  commit  mille 
extravagances.  Le  comte  Népomucène, 
rempli  de  soucis  et  d'inquiétudes  pour 
sa  chère  enfant ,  crut  que  les  soins  de 
l'art  lui  étaient  nécessaires,  et  il  trouva 
un  médecin  qui  consentit  à  passer 
quelque  temps  au  château  pour  traiter 
la  jeune  comtesse.  Quelque  judicieuse 
que  fût  sa  méthode,  quelques  hons  ef- 

XIV.  i5 


170  CONTES    NOCTURNES. 

fets  qu'elle  amenât,  il  resta  douteux 
qu'Herraenegilde  put  retrouver   tout 
l'usage  de  sa  raison.  Elle  éprouvait  les 
paroxismes   les   plus   extraordinaires , 
et    une    circonstance    singulière    vint 
changer  sa    position.    Hermenegilde , 
dans  ses  accès,  avait  jeté  au  feu  une 
petite  poupée  qu'elle  avait  habillée  en 
uhlan  et  à  laquelle  elle  avait  donné 
le  nom  de  Stanislaws,  parce  qu'elle 
avait  refusé  de  chanter  la  chanson  po- 
lonaise :  ï  Podrosz  twoia  nam  n'iemila 
«  milsza  przyaszn'  w  kraiwbyla,  etc.  » 
Au  moment  où  elle  revenait  de  faire 
cette  exécution,  elle  entendit  dans  le 
vestiliule  des  pas  retentissans,  et  aper- 
çut un  officier  vêtu  de  l'uniforme  des 
chasseurs  français  de  la  garde,  le  bras 
en  écharpe.  Aussitôt  elle  s'élança  vers 
luiens'écriant:  —  Stanislaws,  mon  Sta- 
nislaws! et  tomba  évanouie  dans  ses 
bras.  L'officier,  pétrifié  de  surprise  , 


LE    VOEU.  171 

d'étonnemeiit,  eut   peine   à   soutenir 
Hermenegilde  avec  le  seul  bras  qu'il 
eût  libre.  Il  la  pressa  involontairement 
sur  son  sein,  et  il  dut  s'avouer  que  le 
moment  où  il  sentit  le  cœur  d'Herme- 
negilde  battre  sur  le  sien ,  était  un  des 
plus  doux  momens  de  sa  vie.  Les  ins- 
tans  s'écoulaient  dans  cette  situation , 
l'officier  sentait  son  sang  s'allumer  ,  et 
il  ne  put  se  défendre  de  couvrir  de 
baisers  ces  deux  lèvres  qui  se  pressaient 
sur  les  siennes.  C'est  dans  cette  situa- 
tion que  le  trouva  le  comte  qui  sortait 
de   ses    appartemens;    celui-ci  s'écria 
aussi  avec  joie  :  Stanislaws  !  —  En  ce 
moment,  Hermenegilde  revint  à  elle, 
et  serra  plus  ardemment  l'officier  dans 
ses  bras,    en  s'écriant  de  nouveau  : 
Stanislaws  !  — Mon  bien-aimé  !  —  Mon 
époux!  —  L'officier,  le  visage  brûlant, 
tremblant,  hors  de  lui-même,  recula 
d'un  pas  en  cherchant  à  se  soustraire 


172  CONTES    NOCTURNES. 

aux    embrassemens    d'Hermenegilde. 

—  C'est  !e  plus  beau  moment  de  ma 
vie,  mais  je  ne  veux  pas  jouir  plus 
long-temps  d'une  félicité  que  me  vaut 
une  erreur;  je  ne  suis  pas  Stanislaws! 
Hélas!  je  ne  le  suis  pas.... 

Ainsi  parla  l'officier  d'ime  voix  alté- 
rée ;  Hermenegilde  recula  avec  effroi 
en  le  regardant  fixement  dans  les  yeux, 
et  reconnaissant  qu'une  ressemblance 
singulière  l'avait  abusée,  elle  s'enfuit 
en  pleurant  et  en  gémissant.  Le  comte 
Népomucène pouvait  àpeine  croire  que 
l'ofncierqui  s'annonça  comme  le  comte 
Xavier  de  R.,  cousin  du  comte  Stanis- 
laws, eut  grandi  en  si  peu  de  temps.  Les 
fatigues  et  les  exercices  de  la  guerre 
avaient  ainsi  développé  ses  traits  et  lui 
avait  donné  si  rapidement  l'air  mâle 
qu'il  avait  alors.  Le  comte  Xavier 
avait  quitté  la  Pologne  avec  son  cou- 
sin, et  combattu  avec  lui  en  Italie.  A 


LE    VOEU.  1^3 

peine  âgé  de  dix-huit  ans  alors,  il  s'était 
si  bien  distingué  que  le  général  en  chef 
l'avait  nommé  son  aide-dc-camp ,  et 
âgé  de  vingt  ans  qu'il  était,  il  avait  déjà 
le  grade  de  colonel.  Les  blessures  qu'il 
avait  reçues  le  forçaient  de  se  reposer 
pendant  quelque  temps.  Il  était  revenu 
dans  son  pays,  et  un  message  de  Sta- 
nislaws  à  sa  bien-aimée  l'amenait  au 
château  du  comte.  Le  comte  Népomu- 
céne  et  le  médecin  s'efforcèrent  vaine- 
ment de  décider  Hermenegilde  à  quit- 
ter sa  chambre  où  la  retenait  la  honte 
et  la  confusion;  elle  jura  de  ne  pas  se 
montrer  tant  que  le  comte  Xavier  se- 
rait au  château. 

Il  lui  écrivit  qu'il  expiait  bien  rude- 
ment une  ressemblance  dont  il  n'était 
pas  coupable;  mais  que  cette  rigueur 
ne  l'atteignait  pas  seul,  qu'elle  frappait 
aussi  Stanislaws  dont  il  apportait  une  . 
lettre,  et  un  message  qu'elle  Tempe- 


Ï74  CONTES    NOCTURNES. 

chait  de  lui  communiquer.  La  femme 
de  chambre  d'Hermenegilde,  que  Xa- 
vier avait  mise  dans  ses  intérêts ,  pro- 
mit de  remettre  ce  billet,  qui  opéra  ce 
que  n'avaient  pu  faire  le  père  et  le  mé- 
decin; Hermenegilde  consentit  à  voir 
Xavier.  Elle  le  reçut  dans  sa  chambre, 
les  yeux  baissés,  et  dans  un  profond 
silence.  Xavier  s'approcha  d'un  pas 
chancelant,  prit  place  près  du  sopha 
sur  lequel  elle  était  assise,  mais  en  se 
baissant  sur  sa  chaise  il  s'agenouilla 
plutôt  qu'il  ne  s'assit  devant  Hermene- 
gilde, et  la  supplia  en  cette  posture, 
dans  les  termes  les  plus  touchans,  et 
comme  s'il  eût  commis  le  plus  grand 
crime,  de  nepoint  le  charger  d'une  faute 
involontaire  qui  lui  avait  fait  connaître 
tout  le  bonheur  de  son  ami.  Ce  n'était 
pas  lui,  non,  c'était  Stanislaws  lui- 
même  qui  avait  reçu  ses  baisers  dans 
l'ivresse  du  revoir.  Il  lui  remit  la  lettre 


Î.E    VŒU.  175 

et  lui  parla  longuement  de  Stanislaws 
qu'il  peignit  comme  la  fidélité  même, 
comme  un  véritable  chevalier  qui  pen- 
sait sans  cesse  à  sa  dame  au  milieu  des 
combats ,  et  dont  le  cœur  battait  tou- 
jours pour  la  liberté  de  son  pays.  Xa- 
vier contait  avec  un  feu  entraînant,  il 
entraîna  Hermenegilde  qui,  surmon- 
tant bientôt  sa  honte,  fixa  sur  lui  ses 
regards  célestes  av«c  tant  de  douceur 
que  le  jeune  officier  put  à  peine  conti- 
nuer son  récit.  Comme  Calaf  lorsque 
le  regardait  la  princesse  Turandot  *; 
sans  le  savoir  lui-même ,  entraîné  par 
sa  distraction,  il  se  perdit  dans  quel- 
ques descj'iptions  de  bataille;  il  parla 
d'attaques  de  cavalerie,  de  masses  en- 
tamées, de  batteries  enlevées....  Enfin 
Hermenegilde  l'interrompit  avec  im- 
patience :  —  Cessez  de  me  peindre  ces 

*    Personnage   d'une    pièce   italienne    du  Vénitien 
Gozzi.  Th. 


1^6  COIVTES    SrOCTURjVES. 

scènes  de  carnage;  dites!  dites-nfioi 
plutôt  qu'il  m'aime,  que  Stanislaws 
m'aime. 

Xavier  prit  la  main  d'Hermenegilde 
qu'il  pressa  avec  ardeur  contre  son 
sein. 

—  Ecoute-le  donc  lui-même,  ton 
Stanislaws  !  s'écria-t-il ,  et  il  s'aban- 
donna aux  protestations  de  l'amour  le 
plus  brûlant,  que  lui  inspirait  le  délire 
de  la  passion.  Il  était  tombé  aux  pieds 
d'Hermenegilde,  il  l'avait  entourée  de 
ses  deux  bras;  mais  au  moment  où  il 
voulut  la  presser  sur  son  cœur,  il  se 
sentit  violemment  repoussé.  Herme- 
negilde  le  regardait  avec  égarement  et 
lui  dit  d'une  voix  sourde  :  —  Vaine 
poupée,  quand  même  je  t'animerais  de 
toute  la  chaleur  de  mon  sein,  tu  n'es 
pas  mon  Stanislaws ,  et  tu  ne  le  seras 
jamais  ! 

A  ces  mots,  elle  quitta  la  chambre 


LE    VŒU.  177 

à  pas  lents.  Xavier  vit  trop  tard  quelle 
inconséquence  il  avait  commise.  Il  ne 
sentait  que  trop  vivement  qu'il  était 
épris  jusqu'à  la  folie  de  la  fiancée  de 
son  parent ,  de  son  ami,  et  que  chaque 
pas  qu'il  ferait  serait  une  affreuse  tra- 
hison. Partir  rapidement  sans  revoir 
Hermenegilde  ,  ce  fut  l'héroïque  réso- 
lution qu'il  exécuta  à  l'heure  même 
jusqu'à  faireatteler  sa  voiture.  Le  comte 
Népomucène  fut  fort  étonné  lorsque; 
Xavier  vint  prendre  congé  de  lui  ;  il 
fit  tous  ses  efforts  pour  le  retenir,  mais 
celui-ci  allégua  des  affaires  qui  le  for- 
çaient de  s'éloigner  ,  et  se  défendit  de 
rester  avec  une  sorte  de  chaleur  ner- 
veuse qui  venait  au  secours  de  sa  fer- 
meté. Le  sabre  au  côté,  le  bonnet  de 
campagne  en  tête ,  il  était  au  milieu  du 
salon;  son  domestique  au  dehors  te- 
nait son  manteau;  au  pied  de  l'escalier, 
les  chevaux  frappaient  du  pied  avec 


I']S  CONTES    NOCTURNES. 

impatience. — Tout-à-coup  la  porte  s'ou- 
vrit, Hermenegiide  entra,  s'avança  v-ers 
le  comte  avec  une  grâce  indicible,  et 
lui  dit  en  souriant:  Vous  voulez  partir, 
cher  Xavier?  —  Et  moi  qui  espérais 
vous  entendre  conter  encore  tant  de 
choses  de  mon  Stanislaws!  —  Savez- 
vous  bien  que  vos  récits  me  conso- 
lent merveilleusement? 

Xavier  baissa  les  yeux  en  rougissant 
extrêmement  ;  on  prit  place.  Le  comte 
Népomucène  assure  que  depuis  plu- 
sieurs mois,  il  n'avait  pas  vu  Hermene- 
giide dans  une  disposition  aussi  se- 
reine. Sur  un  signe  qu'il  fit  on  servit 
le  souper  dans  le  salon,  car  l'heure 
était  venue  de  prendre  ce  repas.  Le 
plus  noble  vin  de  Hongrie  brillait  dans 
le  cristal ,  et  Hermenegiide  porta  un 
verre  à  ses  lèvres  en  l'honneur  de  son 
bien  aimé ,  de  la  patrie  et  de  la  liberté. 
—  Celte  nuit,  je  partirai ,  se  disait  Xa- 


LT   VŒU.  1^9 

vier;  et  en  effet,  lorsque  le  repas  tou- 
cha à  la  fin,  il  demanda  à  son  domes- 
tique si  sa  voiture  attendait.  Celui-ci  lui 
répondit  qu'il  l'avait  dételée  et  conduite 
sous  la  remise  par  ordre  du  comte 
Népomucène,  que  les  chevaux  étaient 
dans  l'écurie,  et  que  Woyciech  le  co- 
cher dormait  à  leurs  pieds  ,  sur  la  li- 
tière. Xavier  accepta  cet  ordre  de  cho- 
ses. L'opposition  inopinée  d'Hermene- 
gilde  l'avait  convaincu  qu'il  était  à  la 
fois  doux  et  convenable  de  rester,  et 
de  cette  conviction  il  en  vint  à  cette 
autre  qu'il  ne  s'agissait  que  de  se  vain- 
cre ,  c'est-à-dire  de  se  défendre  des 
explosions  de  tendresse  qui  excitaient 
l'esprit  d'Hermenegilde  et  pouvaient  lui 
nuire.  Le  lendemain  ,en  revoyant Her- 
menegilde ,  Xavier  réussit  enfin  à  ré- 
primer tout  mouvement  qui  pût  agiter 
son  sang;  restant  dans  les  limites  étroi- 
tes des  convenances,  et  même  d'un 


l8o  CO]\TES    NOCTURNES, 

cérémonial  glacé ,  il  ne  donna  à  sa  con- 
versation que  le  cachet  de  cesgalante- 
ries ,  dont  la  douceur  couvre  un  venin 
dangereux.  Xavier,  jeune  homme  de 
vingt  ans,  inexpérimenté  en  amour, 
déploya  toute  la  tactique  d'un  maître 
consommé.  Il  ne  parla  que  de  Slanis- 
laws,  que  de  son  amour  pour  sa 
fiancée;  mais  dans  le  feu  qu'il  alluma, 
il  sut  adroitement  faire  briller  sa  pro- 
pre image,  si  bien  qu'Hermenegilde  , 
malicieusement  égarée  ,  ne  savait  plus 
commentséparer  ces  deux  figures,  celle 
de  Stanislaws  absent,  et  celle  de  Xa- 
vier qui  se  trouvait-là. 

La  société  du  jeune  comte  devint 
bientôt  un  besoin  pour  Hermenegilde, 
et  bientôt  on  les  vit  sans  cesse  ensem- 
ble causant  intimement.  Cette  habitude 
effaça  de  plus  en  plus  la  timidité  d'Her- 
menegilde,  et  de  plus  en  plus  aussi  Xa- 
vier se  mit  à  se  soustraire  aux  façons 


LE   VOEU,  i8r 

cérémonieuses  qu'il  avait  prudemment 
adoptées.  Hermenegilde  se  promenait 
dans  le  parc,  appuyée  sur  le  bras  de 
Xavier,  et  laissait  sans  inquiétude  sa 
main  dans  la  sienne,  lorsqu'assis  dans 
sa  chambre  avec  elle ,  il  lui  parlait  de 
Stanislaws.  Quand  il  n'était  pas  question 
d'affaires  d'état,  de  la  cause  de  la  pa- 
trie, le  comte  Népomucène  n'était  pas 
en  état  de  pénétrer  dans  la  pensée  des 
autres;  son  âme  morte  au  monde  et 
abattue  ne  réfléchissait  alors  les  objets 
que  comme  un  miroir  ,  un  moment 
d'une  manière  fugitive,  puis  ils  s'effa- 
çaient sans  laisser  de  traces.  Sans  soup- 
çonner les  sentimens  d'Hermenegilde, 
il  trouva  bon  qu'elle  eût  changé  contre 
cet  adolescent  vivant  la  poupée  que, 
dans  son  égarement,  elle  avait  prise 
pour  représenter  son  époux,  et  il  crut 
voir  avec  beaucoup  de  plaisir  que  Xa- 
vier, qu'il  aimait  autant  pour  gendre 


iSfO.  CONTES    NOCTURNES. 

que  Staiiislaws ,  prendrait  la  place  de 
celui-ci.  En  effet ,  Xavier  concevait  de 
vives  espérances.  —  Un  matin,  on  vint 
dire  qu'Hermenegilde  s'était  enfermée 
dans  son  appartement  avec  sa  femme 
de  chambre,  et  qu'elle  ne  voulait  voir 
personne.  Le  comte  Népomucène  pen- 
sait que  c'était  un  nouveau  paroxisme 
de  la  maladie  qui  cesserait  bientôt ,  et 
il  pria  Xavier  de  se  servir  de  l'influence 
qu'il  avait  acquise  sur  elle  pour  la  gué- 
rir; mais  quel  fut  son  étonnement  lors- 
que Xavier  se  refusa  non-seulement  à 
voir  Hermenegilde,  mais  se  montra  en- 
tièrement changé.  Au  lieu  de  se  mon- 
trer hardi  et  assuré  selon  sa  coutume, 
sa  voix  était  tremblante  comme  s'il  eût 
aperçu  son  spectre,  sa  parole  faible  et 
incohérente  ;  il  dit  qu'il  fallait  qu'il  re- 
tournât à  Varsovie  sans  revoir  Her- 
menegilde;  que,  dans  ces  derniers 
jours,  elle  lui  avait  causé  un  effroi  sans 


LE    VŒU.  l83 

égal;  qu'il  renoDçait  à  tout  espoir  d'a- 
mour ;  que  la^fidélité  d'Hermenegilde 
lui  avait  rappelé  celle  qu'il  devait  lui- 
même  à  son  ami;  enfin  qu'il  n'avait  de 
ressource  que  dans  la  fuite.  Le  comte 
pensa  que  la  folie  d'Hermenegilde  avait 
gagné  Xavier.  Il  chercha  à  le  calmer, 
mais  ce  fut  en  vain.  Xavier  résista  d'ati- 
tant  plus  violemment ,  que  le  comte  le 
priait  plus  vivement  de  voir  sa  fille  : 
et  il  termina  la  discussion  en  se  jetant 
dans  sa  voiture ,  comme  poussé  par 
une  force  irrésistible.  Les  chevaux  par- 
tirent rapidement  et  l'entraînèrent. 


l84  CONTES    NOCTURNES. 


CHAPITRE    IV. 


Le  comte  Népomucène ,  irrité  de  la 
conduite  d'Hermenegilde,  ne  s'occupa 
plus  d'elle ,  et  elle  passa  plusieurs  jours 
enfermée  dans   sa  chambre,   n'ayant 


LE    VOTU.  l85 

d'autre  société  que  celle  de  sa  cama- 
riste. 

Un  jour,  le  comte  était  plongé  dans 
des  réflexions  profondes,  tout  rempli 
de  la  pensée  de  cet  homme  que  les  Po- 
lonais adoraient  alors  comme  une 
idole,  lorsque  la  porte  de  son  appar- 
tement s'ouvrit,  et  Hermenegilde,  cou- 
verte de  longs  habits  de  deuil,  entra 
lentement.  Elle  vint  s'agenouiller  de- 
vant le  comte,  et  lui  dit  d'une  voix 
tremblante  :  —  Omon  père...  le  comte 
Stanislaws,  mon  époux  chéri,  n'est 
plus....  Il  est  mort  en  héros  sur  le 
champ  de  bataille....  Sa  veuve  plaintive 
est  à  genoux  devant  toi  ! 

Le  comte  fut  d'autant  plus  disposé  à 
regarder  cette  scène  comme  un  nouvel 
accès  de  la  maladie  mentale  d'Herme- 
negilde,  qu'il  avait  reçu  la  veille  des 
nouvelles  touchant  le  comte  Stanis- 
laws. Il  releva  Hermenegilde  et  lui  dit  : 
XIV.  1 6 


ï86  COKTES    WOCTURrTES, 

— Calme-toi,  ma  chère  fille,  Stanislaws 
est  bien  portant,  il  ne  tardera  pas  à 
revenir  dans  tes  bras. 

A  ces  mots,  Herraenegilde  poussa 
un  profond  soupir,  et  tomba  accablée 
de  douleur,  auprès  de  son  père.  Mais 
quelques  raomens  après  ,  elle  se  remit 
et  dit  avec  calme: — Mon  père,  laisse- 
moi  te  raconter  comme  tout  s'est  passé; 
car  il  faut  que  tu  le  saches,  afin  que  tu 
m€  reconnaisses  pour  la  veuve  du 
comte  Stanislaws.  —  Sache  qu'il  y  a 
six  jours ,  je  me  trouvai  un  soir  dans 
le  pavillon  qui  est  à  l'extrémité  du 
parc.  Toutes  mes  pensées  se  portaient 
vers  celui  que  j'aime;  je  sentis  mes 
yeux  se  fermer  involontairement, 
mais  ce  n'était  pas  un  sommeil  et  je 
conservai  l'usage  de  mes  sens.  Bien- 
tôt tout  s'obscurcit  autour  de  moi , 
j'entendis  un  grand  tumulte  et  des 
coups  de  feu  qui  se  succédaient  sans 


LE    VOEU.  187 

interruption.  Je  me  levai ,  et  je  ne  fus 
pas  peu  étonnée  de  me  trouver  sous 
une  tente.  11  était  agenouillé  devant 
moi,  —  Mon  Stanislaws  !  je  le  serrai 
dans  mes  bras,  je  le  pressai  sur  mon 
cœur.   —  Dieu  soit  loué,  s'écria-t-il , 
tu  vis,  tu  es  à  moi  !  —  il  me  dit*  que 
j'étais  tombée    dans  un  profond  éva- 
nouissement aussitôt  après  la  cérémo- 
nie des  fiançailles  ;  et  moi,  folle  créa- 
ture,  je  ne  me  souvins  qu'alors  que  le 
père  Cyprien  que  je  vis  en  ce  moment 
dans  la  tente,  nous  avait  unis  dans  une 
chapelle  voisine,  au  moment  de  la  ba- 
taille. L'anneau  nuptial  brillait  à  mon 
doigt.  Le  bonheur  que  j'éprouvai  en 
embrassant  mon  époux ,  ne  peut  se  dé- 
crire ;   l'enivrement   sans  nom  d'une 
femm€  au  comble  de  ses  vœux,  agita 
tout  mon  être.  —  Je  perdis  mes  sens. 
• —  et  tout-à-coup  un  froid  glacial  me 
saisit.  J'ouvris  les  yeux.  Ciel,  que  vis-je  ! 


l»o  Contes  nocturnes. 

Stanislaws  attaqué  par  des  cavaliers 
ennemis,  et  secouru,  mais  trop  tard, 
par  ses  compagnons.  —  Trop  tard  ! 
D'un  coup  de  sabre,  un  ennemi  l'a- 
battit de  son  cheval-... 

Ici  Hermenegilde  retomba  sans  mou- 
venlfent.  Le  comte  s'empressa  de  la  ra- 
nimer. —  La  volonté  du  ciel  soit  faite, 
dit  -  elle  en  reprenant  ses  sens  ;  il  ne 
me  convient  pas  de  me  plaindre;  mais 
je  serai  fidèle  à  mon  mari  jusqu'à  la 
mort,  et  le  reste  de  mes  jours  se  passera 
en  priant  pour  lui. 

Le  comte  pensa  avec  raison  que  cette 
vision  était  le  résultat  du  dérangement 
des  idées  de  sa  fille,  et  il  se  résigna  en 
pensant  que  le  retour  de  Stanislaws 
mettrait  fin  à  sa  douleur.  Quelquefois 
cependant  il  lui  arrivait  de  rire  un 
moment  au  sujet  des  rêves  et  des 
visions  dangereuses ,  mais  alors  Her- 
menegilde se  mettait  à  sourire,  puis 


LE  vcœu.  i8g 

elle  portait  à  sa  bouche  l'anneau  d'or 
qu'elle  avait  au  doigt  et  l'arrosait  de 
larmes.  I.e  comte  remarqua  avec  sur- 
prise extrême  que  cet  anneau  ne  s'était 
jamais  trouvé  au  doigt  de  sa  fille;  mais 
il  n'attacha  pas  grande  importance  à 
celte  circonstance.  La  nouvelle  qu'il 
reçut  de  la  captivité  du  comte  Stanis- 
laws  le  frappa  plus  vivement.  La  santé 
d'Hermenegilde  s'affaiblit  à  cette  épo- 
que ,  elle  se  plaignit  d'éprouver  un  ma- 
laise singulier  qu'elle  ne  pouvait  regar- 
der comme  un  état  de  maladie,  mais 
qui  changeait  tout  son  être.  Bientôt  le 
prince  de  Z***  vint  au  château  avec  sa 
femme.  La  mère  d'Hermenegilde  était 
morte  jeune,  et  la  princesse  lui  en 
tenait  lieu,  Hermenegilde  ouvrit  son 
cœur  à  cette  respectable  dame ,  et  se 
plaignit  qu'on  la  traitât  de  folle  et  de 
visionnaire,  bien  qu'elle  eût  des  preu- 
ves certaines  de  son  union  avec  Stanis- 


tgO  CONTES    NOCTURNES. 

la"ws.  La  princesse,  instruite  de  l'aHec- 
tion  mentale  de  la  jeune  comtesse  ,  se 
garda  de  la  contredire,  et  se  contenta 
de  l'assurer  que  le  temps  éclaircirait 
tout  ce  mystère  ;  mais  elle  devint  plus 
attentive  lorsque  Hermenegilde  lui  dé- 
crivit son  état  physique  et  les  symp- 
tômes qui  la  troublaient.  On  vit  la  prin- 
cesse la  surveiller  avec  une  sollicitude 
constante,  et  se  montrer  plus  inquiète, 
à  mesure  que  Hermenegilde  semblait 
se  calmer.  En  effet ,  les  joues  pâles  de 
la  jeune  comtesse  reprirent  leurs  cou- 
leurs, ses  yeux  perdirent  leur  éclair 
sombre ,  son  regard  fut  plus  doux  et 
plus  sérieux,  ses  formes  amaigries  s'ar- 
rondirent de  plus  en  plus  ;  en  un  mot 
elle  brilla  de  nouveau  de  tout  l'éclat  de 
sa  jeunesse  et  de  sa  beauté.  Et  cepen- 
dant la  princesse  sembla  la  regarder 
comme  plus  malade  que  jamais ,  car 
elle  ne  cessait  de  lui  dire  :  —  Comment 


LE   VOEU.  191 

te  trouves-tu  ?  — Qiféprouves-tu,  mon 
enfant?  —  Et  ces  questions  se  renouve- 
laient avec  plus  d'instances,  dès  que 
Hermenegilde  éprouvait  le  moindre 
malaise. 

Le  comte ,  le  prince  et  la  princesse 
tinrent  conseil  pour  savoir  par  quel 
moyen  on  pourrait  détromper  Herme- 
negilde qui  se  croyait  toujours  veuve 
de  Stanislaws. 

—  Je  crois  malheureusement  ,  dit 
le  prince,  que  sa  folie  est  incurable  ; 
car  elle  se  porte  parfaitement  bien  et 
ses  forces  physiques  entretiennent  le 
désordre  de  son  cerveau.  —  Oui,  ajou- 
ta-t-il  en  regardant  sa  femme,  elle  est 
parfaitement  bien  portante,  et  cepen- 
dant on  la  tourmente  comme  une  ma- 
lade,  à  son  grand  préjudice. 

La  princesse  qui  se  sentit  frappée 
par  ces  mots,  regarda  fixement  le  comte 
Népomucène  et  s'écria: — Non,  Herme" 


iqi  CONTES    MOCTURNES. 

negilde  n'est  pas  malade;  mais  s'il  n'é- 
tait impossible  qu'elle  se  fût  oubliée  , 
je  serais  couvaincue  qu'elle  est 

La  princesse  hésita. 

—  Parlez ,  parlez  !  s  écrièrent  à  la 
fois  le  comte  et  le  prince. 

—  Enceinte  !  reprit  la  princesse  , 
et  elle  quitta  la  chambre. 


T.E    VCaEL'.  1C)3 


eHAPiTRi:  Vc 


Le  prince  et  le  comte  Néponiucene 
se  regardèrent  frappés  d'étonnement. 
Le  prince  retrouva  le  premier  la  parole 
et  dit  que  sa  femme  était  aussi  quel- 
quefois visitée  par  les  plus  singulières 

XIV.  1 n 


^94  COUTES    NOCTL RIVES. 

visions.  Mais  le  comte  répondit  grave- 
ment que  la  princesse  avait  eu  parfai- 
tement raison  de  ranger  une  action 
semblable  de  la  part  d'Hermenegilde  , 
dans  la  ligne  des  choses  impossibles; 
mais,  ajouta-t-il,  n'est-il  pas  singulier 
qu'une  semblable  idée  me  soit  venue 
hier  en  regardant  ma  fille  ;  jugez  donc 
combien  les  paroles  de  la  princesse  ont 
(iù  me  causer  d'inquiétude  et  de  peine. 
—  Il  faut  alors,  répondit  le  prince, 
que  le  médecin  ou  la  sage-femme  en 
décident ,  et  que  le  jugement  précipité 
de  la  princesse  soit  anéanti  ou  que 
notre  honte  à  tous  soit  constatée. 

Plusieurs  jours  se  passèrent  en  réso- 
lutions prises  et  abandonnées.  La  prin- 
cesse rejeta  l'intervention  d'un  médecin 
peut-être  indiscret,  et  elle  prétendit 
qu'il  ne  serait  que  trop  prochainement 
nécessaire  d'avoir  recours  à  lui.  —  Et 
comment  ?  s'écria  le  comte  hors  de  lui. 


LE    VOEt  .  195 

—  Oui ,  continua  la  princesse  en  éle- 
vant la  voix  ,  Hermenegilde  est  la  fille 
la  plus  trompeuse  et  la  plus  perfide  qui 
fut  jamais  ,  ou  elle  a  été  étrangement 
abusée  ,  car  elle  est  enceinte  ! 

Le  comte  Népomucène  fut  long- 
temps sans  pouvoir  répondre  ;  enfin  ,  il 
supplia  la  princesse  de  savoir  à  tout 
prix  d'Hermenegilde ,  quel  était  le  mal- 
heureux qui  avait  couvert  sa  maison 
d'un  opprobre  éternel. 

—  Hermenegilde  ne  soupçonne  pas 
encore  que  je  connais  son  état,  dit  la 
princesse.  Je  me  promets  tout  du  mo- 
ment où  je  lui  dirai  ce  qui  en  est.  Le 
masque  dont  sa  fourbe  se  couvre  tom- 
bera à  l'improviste  et  son  innocence 
éclatera  d'une  manière  merveilleuse  , 
bien  que  je  ne  puisse  imaginer  quelle 
justification  elle  pourra  nous  donner. 

Ce  soir-là  même,  la  princesse  se 
trouva  seule  avec  Hermenegilde  dont 


196  COIVTES    ]N'OCTUR^^ES. 

l'état  de  grossesse  devenait  de  plus  en 
plys  visible.  Elle  prit  les  deux  bras  de 
la  pauvre  enfant,  la  regarda  fixement 
et  lui  dit  d'une  voix  brève  :  Ma  chère 
fille,  tu  es  mère  ! 

A  ces  paroles,  Hermenegilde  leva  les 
yeux  vers  le  ciel  avec  ivresse  ,  et  s'écria 
avec  attendrissement  :  Oui,  je  le  suis  ! 
Oh  !  je  le  suis.  ■ —  Il  y  a  long-temps  que 
j'ai  senti  que  mon  époux  chéri  n'était 
pas  tombé  tout  entier  sous  le  fer  en- 
nemi. —  Oui  !  Le  moment  du  plus 
grand  bonheur,  que  j'ai  éprouvé  sur 
terre,  s'est  prolongé  pour  moi;  je  le 
retrouverai,  mon  Stanislaws,  dans  le 
o^age  précieux  qu'il  m'a  laissé  de  notre 
douce  alliance  ! 

La  princesse  sentit  toutes  ses  idées 
se  troubler,  elle  crut  qu'elle  allait  elle- 
même  perdre  l'esprit.  Le  ton  de  vérité 
qui  régnait  dans  les  paroles  d'Hermene- 
i^ilde,  son  ravissement ,  l'enthousiasme 


i 


T.E    VŒU.  197 

divin  qui  régnait  dans  ses  pensées,  tout 
éloignait  l'idée  d'une  fourberie,  et  la 
folie  la  plus  complète  pouvait  seule 
expliquer  sa  conduite.  Saisie  de  cette 
dernière  idée  ,  la  princesse  repoussa 
Hermenegiîde  en  s'écriant  :  Malheu- 
reuse !  Un  rêve  l'a  mise  dans  cet  état 
qui  nous  couvre  tous  d'opprobre  et  de 
honte.  —  Crois-tu  m'échapper  par  des 
contes  absurdes  ?  —  Réfléchis,  ras- 
semble tes  souvenirs.  Ton  aveu  repen- 
tant et  sincère  peut  seul  te  réconci- 
lier avec  nous. 

Baignée  de  larmes,  déchirée  de  dou- 
leurs ,  Hermenegiîde  tomba  aux  pieds 
de  la  princesse  en  gémissant:  Ma  mère, 
toi  aussi,  tu  me  traites  de  visionnaire, 
toi  aussi  tu  ne  veux  pas  croire  que  l'é- 
glise m'a  unie  à  mon  Stanislaws,  que  je 
suis  sa  femme  !  Mais  vois  donc  cet 
anneau  à  mon  doigt! — Que  dis -je, 
toi ,  toi  tu  connais  mon  état ,  n'est-ce 


198  CONTES    NOCTURNES. 

pas  assez  pour  te   convaincre  que   je 
n'ai   pas  rêvé? 

La  princesse  connut  à  son  grand 
étonnement,  que  l'idée  d'une  faute  ne 
venait  pas  même  à  la  pensée  d'Herme- 
negilde,  et  qu'elle  n'avait  pas  du  tout 
compris  les  reproches  qu'elle  lui  avait 
faits  à  ce  sujet.  Hermenegilde,  pres- 
sant avec  ardeur  les  mains  de  la  prin- 
cesse contre  son  cœur ,  ne  cessait  de 
la  supplier  de  croire  à  son  époux , 
maintenant  que  son  état  n'était  plus 
douteux,  et  la  pauvre  femme  toute  stu- 
péfaite ,  jetée  hors  d'elle-même,  ne  sa- 
vait plus  que  dire  à  cette  jeune  fille  et 
de  quelle  façon  s'y  prendre  pour  dé- 
couvrir le  mystère  qui  régnait  sur  elle. 
Ce  ne  fut  que  quelques  jours  plus  tard 
qu'elle  déclara  au  prince  son  mari  et 
au  comte  Népomucène  ,  qu'il  était 
impossible  d'apprendre  autre  chose 
d'ÏTermenegilde  que  ce  qu'on  avait  déjà 


LE    VOEU.  199 

pressenti.  Les  deux  seigneurs,  pleins 
de  colère ,  traitèrent  cette  naïveté  de 
fourberie,  et  le  comte  jura  qu'il  em- 
ploierait des  mesures  rigoureuses  pour 
lui  arracher  l'aveu  de  sa  faute.  La  prin- 
cesse s'opposa,  de  toutes  ses  forces,  à 
un  acte  de  cruauté  qui,  dit-elle  .  serait 
inutile;  car  elle  était  convauicue  de  la 
sincérité  de  sa  fille  d'adoption. 

—  Il  est  encore  dans  le  monde, 
ajouta-t-elle,  maint  secret  que  nous 
sommes  hors  d'état  de  comprendre. 
Que  serait-ce  si  l'union  des  pensées 
avait  une  influence  physique .  et  si 
une  relation  intellectuelle  entre  Stanis- 
laws  et  Hermenegilde  avait  produit  cet 
inexplicable  état? 

En  dépit  de  toute  la  colère,  de  toute 
la  gravité  de  ce  fatal  moment,  le  prince 
et  le  comte  ne  purent  se  défendre  de 
rire  hautement  à  ces  paroles  de  la  prin- 
cesse qu'ils   déclarèrent   la   pensée   la 


20O  CONTES    iNOClURKES. 

plus  sublime  et  la  plus  éthérée  qu'eirt 
jamais  produite  un  cerveau  humain.  La 
princesse  rougit  extrêmement  en  di- 
sant que  la  grossièreté  de  sens  des 
hommes  les  empêchait  de  compren- 
dre de  semblables  choses;  mais  quant 
à  sa  pauvre  enfant,  elle  avait  dessein 
d'entreprendre  avec  elle  un  voyage 
qui  la  soustrairait  à  la  honte  de  sa  si- 
tuation. Le  comte  approuva  cette  réso- 
lution. Car  comme  Hermenegilde  ne 
faisait  aucun  mystère  de  son  état ,  il 
importait  de  la  dérober  aux  regards  des 
gens  de  la  maison. 

Cette  convention  arrêtée,  chacun  se 
sentit  plus  calme.  Le  comte  Népomu- 
cène  se  trouva  fort  rassuré  en  voyant 
la  possibilité  de  celer  ce  fatal  secret , 
et  le  prince  jugea  fort  sensément  qu'il 
fallait  attendre  du  temps  l'explication 
de  tout  ce  mystère.  On  était  sur  le 
point  de  se  séparer  après  cette  confé-  J 


LE    VŒU.  20  t 

rence,  lorsque  l'arrivée  subite  du  comte 
Xavier  de  R.  vint  causer  de  nouveaux 
embarras.  Il  entra  échauffé  par  une 
course  forcée,  couvert  de  poussière, 
avec  toute  la  précipitation  d'un  homme 
hors  de  lui ,  et  s'écria  ,  sans  saluer  , 
sans  regarder  personne  :  Le  comte 
Stanislaws  est  mort!  — «Il  n'a  pas  été 
fait  prisonnier.  —  Non.  Il  a  été  tué  par 
l'ennemi.  —  En  voici  la  preuve! 

A  ces  mots ,  il  mit  dans  la  main  du 
comte  Néponlucène  plusieurs  lettres 
qu'il  tira  de  sa  poche.  La  princesse  les 
parcourut,  mais  à  peine  eut- elle  lu 
quelques  lignes,  qu'elle  leva  les  yeux  au 
ciel  en  s'écriant  :Hermenegilde  ! — Pau- 
vre enfant!  quel  impénétrable  mystère! 

Elle  avait  vu  que  le  jour  de  la  mort 
du  comte  était  le  même  que  celui  de  sa 
prétendue  rencontre  avec  Hermene- 
gilde. 

—  Il  est  mort ,  reprit  Xavier  avec 


202  CONTES    NOCTURNES. 

feu.  Hermenegilde  est  libre  de  me  don- 
ner sa  main  ,  à  moi  qui  l'aime  plus  que 
ma  vie.  — Je  la  demande  en  mariage! 
Le  comte  Népomucène  n'eut  pas  la 
force  de  répondre.  Le  prince  prit  la 
parole  et  déclara  que  certaines  circons- 
tances empêchaient  absolument  d'a- 
voir égard  à  sa  demande,  qu'il  ne  pou- 
vait même  voir  Hermenegilde  en  ce 
moment,  et  que  sa  famille  se  voyait 
obligée  de  le  prier  de  s'éloigner  d'elle 
pour  quelque  temps.  Xavier  répondit 
qu'il  connaissait  parfaitement  le  déran- 
gement d'esprit  qu'éprouvait  Herme- 
negilde, ce  dont  il  était  question  sans 
doute  ;  mais  que  c'était  là  d'autant 
moins  un  obstacle ,  qu'il  pensait  que 
son  mariage  avec  elie  amènerait  infail- 
liblement sa  guérison.  La  princesse 
répliqua  que  sa  pupille  resterait  fidèle 
jusqu'à  la  mort  à  la  mémoire  de  Stanis- 
laws,  et  que  d'ailleurs  elle  ne  se  trou- 


LE    VOEU.  2o3 

vait  plus  au  château.  Xavier  ne  fit  que 
rire  de  cette  réponse,  et  dit  que  le 
consentement  du  comte  lui  suffirait, 
et  qu'on  lui  laissât  le  soin  du  reste. 
Ces  paroles  irritèrent  fort  le  comte 
Népomucène  qui  déclara  à  Xavier  qu'il 
ne  lui  accorderait  jamais  sa  fille ,  et 
qu'il  pria  en  même  temps  de  quitter  le 
château.  Xavier  le  regarda  en  silence, 
ouvrit  la  porte  du  salon ,  et  cria  que 
Wo3Lciech  apportât  ses  bagages  et  con- 
duisît ses  chevaux  à  l'écurie.  Puis  il 
revint,  se  jeta  dans  un  fauteuil  près 
de  la  fenêtre  et  annonça  avec  tranquil- 
Hté  qu'il  ne  quitterait  pas  le  château 
avant  d'avoir  parlé  à  Hernienegilde. 
Le  comte  lui  répondit  avec  le  même 
sang-froid  qu'il  y  ferait  alors  un  long 
séjour  ,  mais  que  pour  lui,  il  prendrait 
alors  le  parti  de  se  retirer  dans  un  autre 
de  ses  domaines.  En  même  temps,  le 
comte,  le  prince  et  sa  femme  quitté- 


2o4  CONTES  NÔCTORNES. 

rent  le  salon  ,  et  se  rendirent  dans  l'ap- 
partement d'Hermenegilde  afin  de  la 
faire  partir  au  plus  vite.  Le  hasard  vou- 
lut que  cette  nuit  là  même ,  contre 
son  habitude  ,  elle  fut  allée  se  prome- 
ner dans  le  parc.  Xavier  l'aperçut  par 
la  fenêtre ,  dans  une  allée  éloignée  ,  et 
descendit  précipitamment.  Il  l'attei- 
gnit enfin  au  moment  où  elle  allait 
entrer  dans  le  pavillon  mystérieux,  à 
l'extrémité  du  parc. 

—  O  puissance  du  ciel  !  s'écria  Xavier 
en  s'apercevant  de  l'état  d'Hermene- 
gilde; puis  il  se  jeta  à  ses  genoux,  et  la 
conjura,  en  lui  faisant  les  sermens  les 
plus  tendres,  de  l'accepter  pour  époux. 
Hermenegilde ,  hors  d'elle  -  même  de 
frayeur  et  de  surprise,  lui  dit  qu'un 
démon  ennemi  l'envoyait  pour  troubler 
son  repos,  que  jamais,  jamais,  elle  ne 
deviendrait  l'épouse  d'un  autre,  après 
avoir  été  unie  à  son  cher  Stanislaws. 


LE    VOEU.  205 

Mais  Xavier  ne  cessa  pas  de  la  sup- 
plier, et,  las  enfin  de  ne  pouvoir  la  flé- 
chir, il  lui  dit  qu'elle  se  trompait  elle- 
même  dans  sa  folle  passion,  que  c'était 
à  lui  qu'elle  avait  donné  les  momens 
les  plus  doux ,  et  en  même  temps  il  se 
releva  et  la  serra  dans  ses  bras.  Herme- 
negilde ,  la  pâleur  de  la  mort  dans  les 
traits ,  le  repoussa  avec  horreur,  et  s'é- 
cria :  Misérable  !  tu  ne  pourras  pas  plus 
me  forcer  à  une  trahison  que  tu  ne  sau- 
rais anéantir  le  fruit  de  mon  union  avec 
Stanislaws!  fuis  loin  de  moi! 

— Insensée!  ne  l'as-tu  pas  détruite  toi- 
même  cette  union?  s'écria  Xavier  en 
fureur  ;  l'enfant  que  tu  portes  dans  ton 
sein  est  le  mien!  c'est  moi  que  tu  as 
comblé  de  tes  faveurs  dans  ce  lieu  même! 
tu  fus  ma  maîtresse ,  et  tu  la  seras 
encore  si  tu  ne  consens  à  devenir  ma 
femme  ! 

Hermenegilde  le   regarda  quelques 


206  CONTES    NOCTURNES. 

instans  d'un  air  égaré,  et  tomba  sans 
mouvement  sur  le  sol,  en  proférant  ce 
mol  :  Misérable! 


LE    VŒU.  207 


CHAPITRE  VI. 


Xavier  courut  au  château,  comme 
s'il  eût  été  aiguillonné  par  toutes  les 
furies,  et  prit  avec  violence  la  main  de 
la  princesse,  qu'il  rencontra. 

—  Elle  m'a  repoussé  avec  horreur, 


3o8  COUTES    NOCTURNES. 

lui  dit -il,  moi,  le   père  de  son  en- 
fant! 

— Toi!  Xavier? — mon  Dieu!  — parle, 
est-il  possible!  s'écria  la  princesse  avec 
effroi. 

—  Me  condamne  qui  voudra ,  dit 
Xavier  plus  calme,  mais  quiconque  sen- 
tira dans  ses  veines  un  sang  aussi  bouil- 
lant que  le  mien  faillira  comme  moi  en 
un  semblable  moment.  Je  trouvai  Her- 
menegilde  dans  le  pavillon;  elle  était 
plongée  dans  un  singulier  état,  que  je 
ne  saurais  décrire,  étendue  sur  le  ca- 
napé, rêvant  et  comme  endormie.  A 
peine  fus-je  entré  qu'elle  se  leva,  vint 
à  moi,  me  prit  par  la  main,  et  me  fit 
lentement  traverser  le  pavillon;  puis 
elle  s'agenouilla,  je  l'imitai;  elle  se  mit 
à  prier,  et  je  remarquai  bientôt  qu'elle 
croyait  voir  un  prêtre  devant  nous. 
Elle  tira  un  anneau  de  son  doigt,  qu'elle 
présenta  au  prêtre;  je  le  pris,  et  je  lui 


LE  vcœu.  209 

substituai  un  anneau  d'or  que  je  por- 
tais; alors  elle  se  jeta  dans  mes  bras 
avec  tous  les  témoignages  de  l'amour 
le  plus  ardent 

Lorsque  je  m'enfuis,  elle  était  plongée 
dans  un  profond  sommeil,  qui  ressem- 
blait à  un  évanouissement. 

—  Homme  affreux!  misérable  cri- 
minel! s'écria  la  princesse  hors  d'elle- 
même. 

Le  comte  Népo.imcène  et  le  prince, 
qui  venaient  d'entrer ,  entendirent  en 
peu  de  mots  les  aveux  de  Xavier.  Com- 
bien l'âme  délicate  de  la  princesse  fut 
blessée  lorsqu'elle  vit  son  mari  et  le 
comte  trou  ver  l'action  de  Xavier  répara- 
ble par  un  mariage  avec  Hermenegilde! 

— Non,  dit-elle,  jamais  Hermenegilde 
ne  donnera  sa  main  à  l'homme  qui  a 
empoisonné  par  un  crime  le  plus  beau 
moment  de  sa  vie! 

XIV.  ï8 


210  CONTES    NOCTURNES. 

~  Elle  le  fera,  dit  le  comte  Xavier 
d'un  ton  froid  et  orgueilleux;  elle  me 
donnera  sa  main  pour  sauver  son 
honneur.  Je  reste  ici ,  et  tout  s'arran- 
gera. 

En  ce  moment,  il  s'éleva  un  sourd 
murmure  :  on  apportait  Hermenegilde , 
que  le  jardinier  avait  trouvée  sans  vie 
dans  le  pavillon.  On  la  déposa  sur  un 
sopha.  Avant  que  la  princesse  pût  l'em- 
pêcher, Xavier  prit  sa  main.Tout  à-coup 
elle  se  dressa  en  poussant  un  cri  hor- 
rible qui  semblait  ne  pas  venir  d'une 
voix  humaine;  non,  c'était  celui  d'une 
bête  fauve  ;  puis  elle  regarda  le  comte 
avec  des  regards  de  feu  qui  devaient  le 
pétrifier.  Il  ne  put  les  soutenir,  chan- 
cela, recula  quelques  pas,  et  murmura 
d'une  voix  à  peine  intelligible  :  Des 
chevaux!  Sur  un  signe  de  la  princesse, 
on  le  conduisit  dans  le  vestibule,  — • 

Du  vin!  du  vin!  s'écria- t-il.  Il  en  but 


XE   VŒU.  211 

quelques  verres,  s'élança  avec  vigueur 
sur  rétrier,  et  partit  à  bride  abattue. 

L'état  d'Hermenegilde ,  qui  semblait 
tourner  en  une  folie  furieuse,  changea 
toutes  les  dispositions  du  comte  Ncpo- 
mucène  et  du  prince,  qui  virent  toute 
l'horreur  de  l'attentat  de  Xavier.  On 
voulut  envoyer  chercher  un  médecin, 
mais  la  princesse  s'y  opposa,  en  assu- 
rant que  sa  pupille  n'avait  besoin  que 
de  secours  spirituels.  On  fit  donc  venir 
le  père  Cyprien,  ancien  carmélite,  con- 
fesseur de  la  maison,  qui  réussit  d'une 
manière  merveilleuse  à  réveiller  les 
pensées  d'Hermenegilde.  11  fit  plus ,  il 
lui  rendit  quelque  calme.  Elle  parla 
avec  beaucoup  de  raison  à  la  princesse, 
et  lui  exprima  le  désir  de  prendre  ie 
voile  dans  le  couvent  des  religieuses  de 
l'ordre  de  Citeaux  aussitôt  après  sa  dé- 
livrance. Des  ce  moment  elle  se  couvrit 
déjà  le  visage  avec  un  voile  noir  qu'elle 


2f2  CONTES    NOCTURNES. 

ne  quitta  plus.  Pendant  ce  temps,  le 
prince  avait  écrit  au  bourguemestre 
lie  I..,  chez  qui  Hermenegilde  devait 
faire  ses  couches,  et  où  devait  la  con- 
duire l'abbesse  de  Citeaux,  sa  parente, 
tandis  que  la  princesse  irait  en  Italie, 
emmenant  en  apparence  sa  pupille 
avec  elle. 

Il  était  minuit ,  la  voiture  qui  de- 
vait conduire  Hermenegilde  au  cou- 
vent était  devant  la  porte.  Le  cornte 
Népomucene  accablé  de  douleur,  le 
prince  et  la  princesse  attendaient  le 
moment  de  prendre  congé  de  la  mal- 
heureuse enfant.  Elle  arriva,  couverte 
de  son  voile  ,  et  accompagnée  du 
moine. 

—  La  sœur  Célestine  a  grièvement 
péché,  dans  ce  monde,  dit  celui-ci 
d'une  voix  solennelle,  car  le  démon  a 
souillé  sa  pureté;  mais  un  vœu  éternel 
sauvera  son  âme.  —  Paix  et  repos  éter- 


LE    VOEU.  '-i^J 

nel  !  — Jamais  le  monde  ne  reverra  ces 
traits,  dont  la  beauté  a  tenté  le  démon. 
Voyez!  ainsi  Célestine  accomplira  sa 
pénitence! 

A  ces  mots ,  le  moine  souleva  le  voile 
d'Hermenegilde,  et  un  cri  douloureux 
s'échappa  de  toutes  les  bouches ,  lors- 
qu'on vit  un  masque  blafard  sous  lequel 
Hermenegilde  avait  caché  pour  tou- 
jours sa  céleste  figure. — Elle  se  sépara, 
sans  pouvoir  prononcer  une  parole,  de 
son  vieux  père  qui  espérait  mourir  de 
sa  douleur.  Le  prince,  homme  ferme, 
était  baigné  de  larmes,  la  princesse 
seule  combattant  avec  toute  la  force 
que  lui  prêtait  la  religion,  l'horreur 
que  lui  causait  cet  effroyable  vœu , 
conserva  un  maintien  résigné. 

On  ignore  comment  le  comte  Xavier 
découvrit  le  lieu  du  séjour  d'Herme- 
negilde, et  apprit  que  son  enfant  devait 
être  consacré  à  l'ésjlise.  L'enlèvement 


21/4  CONTES    NOCTURNES. 

de  son  fils  eut  de  funestes  suites;  car,  ar- 
rivé à  P***,  lorsqu'il  voulut  le  remettre 
aux  soins  d'une  femme  de  confiance , 
l'enfant  qu'il  croyait  évanoui  par  le 
froid  était  mort.  Le  comte  Xavier  dis- 
parut alors,  et  l'on  crut  qu'il  s'était 
tué  volontairement.  Plusieurs  années 
s'étaient  écoulées,  lorsque  le  jeune 
prince  Boleslaws  de  Z***,  vint,  durant 
son  voyage,  aux  environs  de  Naples. 
Il  monta  un  jour  jusqu'au  cloître 
de  Camaldules  d'où  l'on  découvrait  une 
vue  ravissante.  Au  moment  de  gravir  le 
rocher  qu'on  lui  avait  désigné  comme 
le  lieu  le  plus  favorable  pour  contem- 
pler cetaspect,  il  aperçut  unmoineassis 
sur  une  grande  roche,  un  livre  de  priè- 
res ouvert  sur  ses  genoux  ,  et  les  yeux 
tournés  vers  la  mer  qui  se  déployait 
à  ses  pieds.  Ses  traits  encore  empreints 
de  jeunesse,  étaient  profondément  sil- 
lonnés. Un  souvenir  confus  s'empara 


LE    VOEU.  213 

de  l'esprit  du  prince  à  la  vue  de  ce 
moine.  Il  s'approcha  davantage ,  et 
s'aperçut  que  son  livre  de  prières 
était  écrit  en  polonais.  Aussitôt  il  s'a- 
dressa au  moine  dans  cette  langue. 
Celui-ci  se  retourna  avec  frayeur  ;  à 
peine  eut-il  apei;çu  le  visage  du  prince 
qu'il  se  couvrit  de  son  capuchon ,  et 
s'enfuit  à  travers  les  broussailles.  Le 
prince  Boleslaws  assurait  que  le  moine 
n'était  autre  que  le  comte  Xavier. 


FIN    DU    TOME    XIV. 


TABLE 


PIÈCES  CONTENUES  DANS  CE  VOLUME. 


Page» 

Ignace  Denoer 5 

Le  \"œu 1 39 


Fin     UE     LA     TABï,E.