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(WEUT'RES COMPLETES
DE
E.-T.-A. HOFFMANN.
Ctuatricme Ctpraieon.
IMPRIMERIE DE A. BARBIER,
CONTES
NOCTURNES
DE
X.-T.-A. HOFFMANN'.
1.
XIII.
PARIS.
Sugène Aenduel,
1830.
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in 2010 witli funding from
University of Ottawa
littp://www.arcliive.org/details/oeuvresdeetalioff13lioff
CON TES
NOCTURNES
DE E. T. A. UOTTMANNj
TRADUITS DE l'aLLEMAND
PAR M. LOÈVE-VEîMARS,
ET PBÉCéDÉS
D'UNE NOTICE HISTORIQUE SUR HOFFMANN ,
Par 'Walter Scott.
TOME XIII.
PARIS.
EUGÈNE RElVDUEL,
RUK DES GRAND S-AUGUSTINS, ^<' 22.
1830.
LES
MAITRES CHANTEURS.
— 1208. —
xiir.
CONTES
NOCTURNES.
LES
MAITRES CHANTEURS*
Au temps où l'hiver et le printemps
se divisent , dans la nuit de l'équinoxe,
un homme était retiré dans une cham-
bre solitaire , et il tenait ouvert devant
6 CONTES NOCTUR?<Jb;S.
lui le livre de Jean Christophe Wa-
genseil, traitant de l'art merveilleux
des maîtres chanteurs. Le vent pas-
sait en siflaut sur les plaines, et chas-
sait de grosses gouttes de pluie con-
tre les vitraux ébranlés; les adieux
retentissans du terrible hiver mur-
muraient dans toutes les cheminées
de la maison , tandis que les der-
niers rayons de la lune se jouaient
sur les murailles comme des spectres
blafards. Mais l'homme ne faisait nulle
attention à tout cela , il referma son
livre et regarda devant lui, dans une
méditation profonde, livré tout entier
aux images du temps passé , qui se re-
présentaient à lui au milieu de la
flamme pétillante du foyer. Il lui sem-
blait qu'un être invisible étendit plu-
sieurs voiles sur sa tète , en sorte que
tout ce qui l'entourait se couvrait d'un
nuage de plus en plus épais. Le mu-
LÈS MAÎTRES CHANTECRS. 7
gissement sauvage de la tempête, le
pétillement du feu devint un murmure
doux et harmonieux, et une voix se-
crète lui annonça le songe dont les
ailes se déploient si joyeusement, lors-
qu'il vient s'abattre comme un enfant
flatteur, sur le sein de l'homme, et
qu'il l'appelle par un baiser à la con-
templation de la vie idéale , si brillante
et si magnifique. Une lumière éclatante
scintilla comme un éclair; l'homme
voilé ouvrit les yeux,— Plus de voiles .
plus de ces nuages qui obscurcissaient
son regard! Il était couché sur des ga-
zons fleuris, dans un bois épais, aux
premières lueurs du jour. Les ruisseaux
murmuraient, les buissons frémissaient
avec mystère , et de temps en temps uu
rossignol chantait ses douces lan-
gueurs. Le vent du matin se levant
ouvrit la route aux rayons du soleil,
en balayant et en roulant les nuages:
8 CONTES ^OCTURIVES.
le vert feuillage brilla de mille étin-
celles, les oiseaux se réveillèrent et
portèrent leurs joyeux chants de bran-
che en branche; on entendit retentir
au loin le bruyant son du cor; les daims,
les cerfs passèrent leurs tètes sous les
feuilles, lançant autour d'eux des re-
gards curieux et prudens, et s'enfon-
cèrent précipitamment dans les taillis.
I^e sou des cors cessa , et une musique
céleste se fit entendre. Ces doux ac-
cens devinrent de plus en plus distincts;
et des chasseurs, l'épieu à la main, la
trompe passée sur l'épaule, poussèrent
leiu's chevaux dans les avenues de la
foret. Ils précédaient un homme de
bonne mine, couvert d'un riche man-
teau à l'antique mode allemande, et
monté sur un coursier Isabelle; près
de lui, sur une haquenée, s'avançait une
dame d'une beauté éblouissante et ri-
chement parée. Alors, derrière eux, on
LES MAITRES CHANTEURS. Q
vit, montés sur six chevaux de cou-
leurs diverses, six personnages, dont les
traits expressifs ressemblaient aux por-
traits des temps passés. Ils avaient
laissé flotter la bride sur le cou de
leurs chevaux, et chantaient des airs
merveilleux , en s'accompagnant de
luths et de harpes, tandis que leurs
coursiers, sou mis et guidés pa r le cha rm e
de cette douce musique, suivaient le
noble couple en piaffant et en cour-
bettant. Après que le chant eut duré
quelques instans, les chasseurs sonnè-
rent une fanfare; le hennissement des
chevaux y répondit joyeusement; et des
pages nobles et des écuyers accouru-
rent rejoindre le cortège qui s'enfonça
dans la forêt.
L'homme qui était resté plongé dans
un étonnement profond , à la vue de ce
merveilleux spectacle, se releva du ga-
zon sur lequel il était couché, et s'écria
tO CONTES NOCTURNES.
avec enthousiasme : — O créateur du
ciel ! la magnificence des temps passés
est-elle sortie de son tombeau? Qui
donc étaient ces brillans personnages?
Une voix forte se fit entendre derrière
lui : — Eh quoi ! dit-elle, ne reconnais-
sez-vous pas ceux que vous portez de-
puis si long-temps dans votre âme et
dans vos pensées? Il se retourna et
aperçut un homme grave et sévère, la
tète couverte d'une grande perruque
noire bouclée , et vêtu comme on l'é-
tait vers l'an mil six cent quatre-vingt.
Il reconnut aussitôt le vieux et savant
professeur Jean - Christophe Wagen-
seil , * qui ajouta : — Vous eussiez dû
vous apercevoir tout de suite, que ce
seigneur en long manteau n'était nul
autre que le digne landgrave Hermann
* Auteur delà Chronique de ISuremberg , où Hoffmann
a puisé son conte intitulé: Mademoiselle de Scudérv ,
(t. V de notre Collection ).
LES MAÎTRES CHANTEURS. I 1
de Thuringe. Auprès de lui chevau-
chait l'astre de sa cour, la noble com-
tesse Mathilde , la belle et jeune
veuve du vieux comte Cuno de Fal-
kenstein. Les sept personnages qui
venaient derrière lui en chantant, en
jouant du luth et de la harpe, sont les
grands- maîtres du chant que le noble
landgrave, dans son amour pour ce
bel art, a rassemblés à sa cour. En ce
moment, la chasse s'ouvre joyeuse-
ment, mais bientôt les maîtres se réu-
niront sur une belle prairie au milieu
du bois, et commenceront un con-
cours de chant. Acheminons-nous de
ce côté, afin de nous y trouver quand
la chasse sera finie.
Ils marchèrent, tandis que le bois
et les cavernes voisines retentissaient
du son des cors, des aboiemens des
chiens, et des cris des chasseurs. Ce
que le professeur Wagenseil avait an-
12 CONTES NOCTURNES.
nonce, arriva; à peine se trouvaient-
ils sur la verte prairie dont les éme-
raudes étaient dorées par les feux du
soleil, qu'on vit de loin s'avancer len-
tement le landgrave, la comtesse et les
six maîtres. — Je veux maintenant,
dit Wagenseil, je veux vous montrer
chaque maître en particulier, et vous
le nommer par son nom. Voyez-vous
cet homme qui regarde d'un air satis-
fait autour de lui, et qui tend la main
à son cheval bai-clair pour l'exciter ? —
Voyez comme l'électeur lui fait signe
avec bienveillance. Il laisse échapper
un éclat de rire. C'est le joyeux Walther
de la Vogehveid. Celui - là aux larges
épaules, à la barbe épaisse et crépue,
couvert de belles armes et monté
sur un cheval tigré , c'est Reinhard de
Zwekhstein. Eh ! ehi et celui-ci sur son
petit cheval , qui rentre dans le bois.
Il leva les yeux et sourit comme si de
LES MAÎTRES CHANTEURS. l5
ravissantes apparitions s'élevaient de
terre devant lui. C'est le digne profes-
seur Henri Schreiber. Celui-là est toul-
à-fait absent d'esprit, il ne pense ni à la
plaine où l'on se rend, ni au concours
du chant; voyez, mon digne sire, quels
circuits il fait dans cette allée et com-
me les branchages lui battent les oreil-
les. — Voilà Jehan Bitterolff qui ga-
lope de son côté. Vous le voyez bien ,
im grand homme à barbe rouge , sur
un cheval fauve. Il appelle le profes-
seur qui sort enfin de ses rêveries. Te-
nez , ils reviennent ensemble. — Quel
est donc le bruit fou qui se fait là-bas
dans ces épais buissons ? Eh! c'est un
fougueux cavalier qui éperonne si vi-
goureusement son cheval qu'il bondit
et vomit l'écume. Regardez donc ce beau
jeune homme pâle, comme ses yeux
étincèlent, comme tous les muscles de
son visage sont contractés par la dou-
i4 cojNTes nocturnes.
leur, on dirait qu'un être invisible
s'est élancé derrière lui et le harcèle.
— C'est Henri de Ofterdingen. Que
peut-il donc lui être arrivé? Il chevau-
chait d'abord si paisiblement, unis-
sant sa voix à celle des autres maîtres,
— Oh ! voyez, voyez donc ce magnifique
cavalier sur un cheval arabe d'une
blancheur de neige! comme il saute à
terre légèrement. Il passe sa bride au-
tour de son bras et vient offrir avec
courtoisie sa main à la comtesse Ma-
thilde pour l'aider à descendre de son
palefroi. Avec quelle grâce il se tient
devant elle, arrêtant ses beaux yeux
bleus sur ceux de la comtesse. C'est
Wolfframb de Eschinbach. — Mais les
voilà tous qui prennent place; sans
doute le concours va commencer. —
Chaque maître, l'un après l'autre ,
chanta un bel air. Il était facile de re-
connaître que chacun s'efforçait de
LES MAÎTRES CHANTEURS. j5
surpasser celui qui avait chanté avant
lui. Mais aucun d'eux ne parvint à
l'emporter , et comme on ne savait à
qui donner la préférence , dame Ma-
thilde sembla pencher vers Wolfframb
de Eschinbach la couronne qu'elle ba-
lançait dans ses mains. Alors Henri de
Ofterdingen se leva de sa place; ses
yeux sombres lançaient des éclairs ;
en s'avançant rapidement vers le mi-
lieu de la pelouse , le vent fit tomber
sa baretîe , et l'on vit ses cheveux noirs
se dresser sur son front pâle et uni.
— a Arrêtez, s'écria-t-il , arrêtez! Le
prix n'est pas encore gagné. Il faut d'a-
bord que je chante, et alors le land-
grave décidera à qui doit appartenir
la couronne. » Aces mots , il se trouva
dans ses mains , on ne sut comment ,
un luth d'une structure singulière, qui
avait la forme d'un animal inconnu. Il
ie toucha si puissamment que toute
l6 CONTES NOCTURNES.
la foret en retentit. Puis , il se mit à
chanter d'une voix forte. Sa chanson
faisait Téloge du roi inconnu qui est
plus puissant qiie tous les autres, et
à qui tous les maîtres doivent rendre
hommage s'ils ne veulent vivre dans
l'obscurité. Quelques accords mo-
queurs accompagnaient son chant. Le
landgrave lança un regard de colère au
chanteur; alors les autres maîtres se
levèrent et chantèrent ensemble. Mais
Ofterdingen continua son chant qui
couvrait celui des autres et toucha si
violemment son instrument que toutes
les cordes se brisèrent avec un grand
fracas. Tout-à-coup au lieu du luth
qu'il portait, une longue figure noire
s'éleva devant lui et l'emporta dans
l'espace. Le chant des maîtres se per-
dit dans les airs , des nuées sombres
couvrirent la forêt et enveloppèrent
tout dans une nuit profonde. On vit
LES MAITRES CHA^■TEURS. l '^
alors s'élever au milieu d'un nuage
îumineux , une brillante étoile qui
traversa le ciel et les maîtres suivirent
sa trace en chantant
Tu t'aperçois sans doute, lecteur
chéri, que celui qui a rêvé toutes ces
choses est le même qui se dispose à te
conduire parmi les maîtres que le pro-
fesseur Jehan Christophe Wagenseil
lui a fait connaître. — 11 arrive sou-
vent qu'en apercevant dans le lointain
quelques figures incertaines, l'impa-
tience nous saisit; nous brûlons de sa-
voir ce qu'elles sont et ce qu'elles peu-
vent faire : elles approchent de plus en
plus, nous reconnaissons les couleurs
de leurs vêtemens, leurs traits, nous
entendons leur langage , bien que leurs
paroles s'échappent en vains sons dans
les airs. Mais tout-à-coup, elles plon-
gent dans le brouillard bleu d'une val-
lée profonde; nous respirons à peine»
xin. 2
l8 CONTÉS ifOC'TURNÊS.
tant nous avons hâte qu'elles reparais-
sent, qu'elles nous rejoignent, que
nous puissions les saisir et les com-
prendre...
Puisse le songe que je viens de te
raconter, lecteur chéri, exciter en toi
des émotions semblables, et puisses-tu
me savoir gré de t'introduire sansphis
te faire attendre, dans le beau château
de laWartbourgjà la cour du landgrave
Hermann de Thuringe.
LES MAITRES CHANTEURS. I9
^CHAPITRE PREMIER.
Les Maîtres Chanteurs « la Wartboiu!
Ce fut en l'an rail deux cent huit,
que le noble landgrave de Thuringe ,
ami zélé et chaud protecteur du divin
art des chanteurs, rassembla six mat*
20 CONTES NOCTURNES*
très illustres à sa cour, là se trouvé'
rent Wolfframb de Eschinbach, Wal-
ther de la Vogelweid , Reinhard de
Zweckhstein, Henri Schreiber, Jean
Bitterolff , tous de l'ordre des cheva-
liers, et Henri de Ofterdingen, bour-
geois de Eizenacb. Les maîtres vivaient
dans une douce union, comme les
prêtres d'une même église , et tous
leurs efforts tendaient à maintenir en
honneur l'art du chant, le plus beau
don que le ciel ait fait aux hommes.
Chacun sans doute avait sa manière
propre ; ainsi que chaque ton d'un
accord résonne d'une façon diffé-
rente, et tend néanmoins à compléter
l'harmonie de l'ensemble; ainsi tout
en résonnant de façons diverses, les
chants des différons maîtres semblaient
les astres harmonieux d'une même
constellation. Il arriva donc que nul
d'entr'eux ne regardait sa manière
LES MA.1TRES CHA.NTEURS. Il
comme la meilleure, etque tous étaient
convaincus qu'ils perdraient à se faire
entendre l'un sans l'autre, comme les
accords pleins , qui n'acquièrent de
force et d'éclat qu'autant qu'ils sont
soutenus et relevés par d'autres.
Si les chansons de Walther de la
Vogelweid étaient agréables et bien
tournées , celles de Reinhard de
Zweckhstein étaient nobles et cheva-
leresques; Henri Schreiberse montrait
profond et savant, mais Jean Bitterolff
était plein d'éclat , riche en habiles
comparaisons et en tournures gra-
cieuses ; les chants de Henri de Ofter-
dingen allaient à l'âme", il savait éveil-
ler une profonde douleur, ranimer de
touchans souvenirs, mais souvent des
sons aigres et déchirans s'échappaient
du milieu de ses accords, et semblaient
partir d'un cœur déchiré. Personne ne
pouvait savoir ce qui inspirait à Henri
ces sombres pensées.
22 CONTES NOCTURNES.
Wolfframb de Eschinbach était né
dans la Suisse. Ses chansons pleines de
clarté et de douceur, ressemblaient au
ciel pur et bleu de sa patrie ; ses refrains
retentissaient corame les sons rians
des clochettes du troupeau et de la
flûte des bergers, mais il s'y mêlait
aussi quelque chose de semblable au
bruit du tonnerre sur les montagnes,
des torrens furieux et des avalanches.
En dépit de sa jeunesse, Wolfframb de
Eschinbach pouvait passer pour le
plus expérimenté des maîtres qui se
trouvaient à cette cour. Dès son en-
fance il s'était adonné à l'art du chant,
et quand il eut atteint à l'adolescence ,
il s'en alla parcourir beaucoup de pays
pour rencontrer un grand maître nom-
mé Friedebrand. Celui-ci l'instruisit
soigneusement , et lui fit connaître
beaucoup de poésies manuscrites des
maîtres, qui formèrent sa jeune âme.
LES 3IAÎTRES CHANTEURS. 2 3
Maître Friedebrand lui montra surtout
quelques histoires qu'il mit en poésies,
particulièrement celles de Gamurret et
de son fils Parcivall, du margrave
Guillaume et du fort Rennewart , les-
quelles poésies un autre maître chan-
teur, Ulrich de Turckheim mit plus
tard en rimes allemandes, à la prière des
gens de distinction, qui ne compren-
draient certainement pas les chansons
de Eschinbach. — Il arriva donc que
Wolfframb devint fort célèbre et gagna
la faveur de beaucoup de princes et
de grands seigneurs. Il visita bon nom-
bre de cours , et y reçut de grands
honneurs, jusqu'à ce qu'enfin le land-
grave Hermann de Thuringe qui l'a-
vait entendu louer en tous lieux, l'ap-
pela à la sienne. Le talent de Wolfframb
et plus encore sa modestie et sa dou-
ceur, lui gagnèrent en peu de temps
le cœur du landgrave, et Henri de
/
24 CONIES NOCTCRiS'ES.
Ofterdingen qui jouissait dans tout
leur éclat des émanations de l'asire du-
cal , se trouva ainsi un peu rejeté dans
l'ombre. Cependant aucun des maîtres
ne témoigna plus de tendresse à Wolff-
rarab que cet Henri ; AVolfframb le paya
de retour et ils se trouvèrent étroite-
ment liés, tandis que les autres maî-
tres se grouppaient autour d'eux, et
les environnaient comme une belle et
lumineuse auréole.
i
LES MAITRES CHANTEURS. 2 3
CHAPITRE II.
Lé Secret de Henri de Ofterdingen ,
L'ÉTAT tumultueux de Ofterdingen
s'aggravait de jour en jour. Son regard
devenait de plus en plus sombre, son
visage plus pâle; au lieu de se joindre
xïii. 3
V
i
2b COXTES NOCTURNES.
aux autres maîtres qui chantaient la
louange des dames et du noble land-
grave , Henri n'exprimait dans ses
vers que les tourmens d'une âme op-
pressée, et ses chants semblaient sou-
vent l'expression d'un cœur blessé qui
n'espère de salut et de guérison que
dans la mort. Tout le monde pensait
qu'il souffrait d'un amour malheureux;
mais tous les efforts qu'on fit pour lui
arracher son secret furent inutiles. Le
landgrave lui-même, tout dévoué au
jeune homme , entreprit de l'interro-
ger sur la cause de sa douleur. Il lui
donna sa parole de prince qu'il userait
de tout son pouvoir pour remédier
au mal qui l'accablait, et satisfaire à
ses vœux secrets, mais il réussit aussi
peu que les autres à pénétrer le mys-
tère caché dans le sein du jeune maître.
— Ah, monseigneur! s'écria Henri ,
les yeux baignés de larmes; ah, mon-
LES MAÎTRES CHAIsTEl'RS. 1"
seigneur! sais-je moi-même quel dé-
mon d'enfer m'a saisi de ses griffes
chaudes et me tient entre ciel et terre,
si bien que je n'appartiens plus à celle-
ci, et que je soupire vainement pour
les joies de l'autre? Les poètes païens
parlent des ombres des morts qui ne
peuvent entrer ni dans les champs
élyséens, ni dans le trou d'enfer. Ils
vont et viennent sur les rives de l'A-
chéron, et les airs ténébreux, où ne
brille pas une petite étoile consolante,
retentissent de leurs gros soupirs et
des plaintes de leur tourment sans
nom. Leurs gémissemens, leurs prières
dolentes sont vaines, le vieux batelier
les repousse impitoyablement lorsqu'ils
veulent entrer dans sa terrible nef.
L'état de ces misérables damnés est le
mien.
Bientôt, après avoir parlé delà sorte
au landgrave, Henri de Ofterdingen
28 CONTES NOCTURNES.
véritablement malade, quitta la Wart-
boui'g et se rendit à Eizenach. Les
maîtres se plaignirent fort de ce qu'une
si belle fleur tombait de leur couronne
avant le temps, comme flétrie par un
souffle empoisonné. Cependant Wolf-
framb de Eschinbach ne renonçait pas
à toute espérance , et il prétendait au
contraire que le mal de Ofterdingen,
s'étant changé en souffrance physi-
que, approchait de sa guérison.
Wolfframb partit aussi bientôt pour
Eizenach. Lorsqu'il entra dans la cham-
bre de Ofterdingen, celui-ci était étendu
sur un lit de repos , affaibli à en mou-
rir et les yeux à demi clos. Son luth, tout
poudreux , était appendu à la muraille,
et presque toutes les cordes étaient
cassées. Dès qu'il aperçut son ami, il
se souleva un peu, et lui tendit la
main en souriant. Wolfframb s'assit,
lui donna les complimens du land-
LES MAITRES CHANTEURS , 29
grave son maître, et lui adressa toutes
sortes de paroles consolantes. Alors
Henri] lui dit d'une voix éteinte : —
Il m'est arrivé beaucoup de choses bi-
zarres. Il se peut que je me sois con-
duit parmi vous comme un insensé,
sans doute vous pensez tous qu'un
funeste secret, que je cache eu mon
sein, m'agite et me tourmente ainsi.
Hélas! mon état désespérant était un
secret pour moi-même. Une douleur
violente déchirait mon cœur, mais il
m'était impossible d'en savoir la cause.
Tous mes efforts me semblaient misé-
rables; les chants, que j'avais tenus au-
trefois pour chefs-d'œuvre, ne me pa-
raissaient plus que faibles, faux, in-
dignes du dernier écolier. Un délire
inconnu, une joie du ciel, étaient sus-
pendus au-dessus de ma tête comme
une étoile d'or, il fallait y parvenir ou
tomber. J'élevais mes regards, j'étendais
ao CONTES NOCTURNES.
mes bras avec ardeur, et un ange pas-
sait devant moi en me battant le visage
de ses ailes glacées, et il me disait :
— A quoi tendent tes désirs , toutes
tes espérances? ton œil est-il aveu-
glé , ta force brisée, que tu ne puisses
supporter l'éclat de ton espérance ,
saisir ta félicité! — Ah! maintenant
mou secret est à moi, je l'ai découvert.
Il me donne la mort, mais une mort
digne des anges.
— J'étais étendu sur ce lit , malade
et impotent. Vint la nuit, et le délire
de la fièvre qui m'avait jeté là , m'a-
bandonna. Je me sentis calme , une
douce chaleur se répandit dans tous
mes membres. Il me sembla que je
planais dans le ciel , porté sur des nua-
ges. Une voix tonnante frappa mes
oredies et s'écria: — Mathilde! — Je
m'éveillai, le cœur me battait avec une
violence extraordinaire. Je savais que
LES MAÎTRES CHANTEURS. 3l
j'avais crié à haute voix : Mathilde ! et
j'en tremblai , car je croyais que les
bois, les plaines , les cavernes devaient
répéter ce doux nom , que mille voix
devaient lui dire à elle-même de quel
amour inexprimable je l'aimais. — Tu
as maintenant mon secret, Wolfframb,
ensevelis -le dans ton sein. Tu vois
que je suis paisible et calme , et tu te
fieras à ma parole, quand je te pro-
mettrai de ne jamais me rendre mé-
prisable par une folle audace. Oh, toi!
oh , toi! qui aimes Mathilde , que Ma-
thilde aime aussi, j'ai pu tout te dire.
Dès que je serai rétabli, je partirai
pour les pays étrangers. Si un jour tu
apprends que j'ai cessé de vivre , alors
tu pourras dire à Mathilde que
Henri ne put en dire davantage; il
retomba sur son coussin et tourna son
visage du coté de la muraille. Ses gé-
missemens annonçaient la lutte qu'il
01 COWTES NOCTURNES.
se livrait. Woîfframb de Eschin-
bach ne fut pas peu étonné de ce que
Henri lui avait découvert. Ses regards
baissés vers la terre , il avisait silen-
cieusement aux moyens d'arracber
son ami au délire de la folle passion
qui devait le perdre.
Il essaya de lui tenir des propos con-
solans, l'engagea même à revenir à la
Wartbourg, et à chercber hardiment des
consolations dans la douce et éclatante
atmosphère que Mathilde répandait au-
tour d'elle. H prétendit que lui-même
n'avait pas gagné la faveur de jNIathilde
autrement que par ses chants , et que
Ofterdingen pouvait employer avec
succès le même moyen pour obtenir
d'elle un doux regard. Le pauvre Henri
le regarda d'un œil terne et lui répon-
dit:— Vous ne me reverrez jamais à la
Wartbourg. Faut-il donc que j'aille me
précipiter dans les flammes? Ne raour-
LES MAÎTRES CHANTEURS. 33
rai-je pas assez-tôt loin d'elle, con-
sumé par mes désirs ?
Wolfframb le quitta, et Henri resta
à Eizenach.
34 CONTES NOCTURNES.
CHAPITRE III.
Ce qui advint de Henri de Oftefdingen.
Il arrive quelquefois que les peines
d'amour pénètrent si profondément
dans notre cœur, qu'elles deviennent
pour nous une nécessité, et que nous
LES MAÎTRES CHANTEURS. 35
nous plaisons à les nourrir. C'est ce qui
arriva à Henri de Ofterdingen ; il con-
serva toute l'ardeur de son amour,
mais ses regards ne se portèrent plus
sur un abîme sans fond, ils s'élevè-
rent vers le ciel pour y chercher l'es-
pérance. Alors sa bien-aimée lui appa-
raissait dans les plaines lumineuses, et
lui inspirait les plus beaux chants qu'il
eût jamais composés. Il détachait son
luth suspendu à la muraille, y met-
tait de nouvelles cordes , ei[ sortait
pour aller dans la campagne qu'em-
bellissait une belle matinée de prin-
temps. Ses pas l'entraînaient irrésisti-
blement vers la Wartbourg ; mais lors-
qu'il apercevait les toîts éclatans du
château , lorsqu'il pensait qu'il n'y re-
verrait plus ]Mathilde; que son amour
était un mal sans fin, que Wolfframb
deEschinbach avait gagné le cœur de
la belle comtesse par la puissance de
36 CONTES NOCTURNES.
ses chants, toutes ses espérances s'a-
bîmaient à- la -fois, et le désespoir
s'emparait de son âme. Puis il s'en-
fuyait comme poursuivi par les dé-
mons, courait se renfermer dans sa
chambre , et là , il se mettait à chanter
des mélodies qui lui donnaient de doux
rêves, et le ramenaient à sa bien-aimée.
Il avait long-temps réussi à éviter les
environs de la Wartbourg; mais un
jour, sans qu'il sut lui-même com-
ment, il se trouva dans le bois qui
avoisinait le château , et l'aperçut
tout-à-coup (levant ses yeux. Ses pas
l'avaient conduit sur une éminence
chargée de mousses, de branchages, et
il gravit avec effort jusqu'à l'extrémité
de ce monticule, d'où il découvrit les
pointes des tours dii château. Là, il se
tint couché sur l'herbe, et se perdit
dans ses rêves, s'abandonnant à -la-
fois au tourment et à l'espoir.
LES MA.ÎTRES CHANTEURS. Z']
Le soleil était couché depuis long-
temps , les rayons de la lune perçaient
la masse des nuages noirs qui se balan-
çaient au-dessus des montagnes, le vent
murmurait et agitait le sommet des
grands arbres, et les feuillages, bercés
par son souffle , rendaient des bruits
étranges et prolongés. Les oiseaux de
nuit étaient sortis de leurs retraites, et
les torrens coulaient avec plus de fra-
cas. Tout-à-coup, un chant éloigné se
fit entendre. Henri se leva précipitam-
ment, il pensait que les maîtres, ras-
semblés à la Wartbourff . commen-
çaient leurs cantiques du soir; il croyait
voir Mathilde attachant ses regards
pleins de tendresse sur son cher Wolf-
framb, au moment de se séparer. —
Henri, dont le cœur se brisait de désir
et d'ardeur, saisit son luth et fit en-
tendre des accens pleins de douceur.
Un silence profond régnait autour de
38 CONTES NOCTURIVES.
lui , il semblait que toute la nature
devînt silencieuse pour l'entendre ;
mais au moment où ses chants al-
laient expirer en langoureux soupirs,
un grand éclat de rire se fit entendre
près de lui. Il tressaillit, se retourna
vivement, et aperçut une grande ^fi-
gure sombre qui lui dit d'une voix rau-
que : — J'ai fait bien des tours dans ce
bois pour chercher celui qui chantait
ainsi. Ainsi, c'est bien vous qui êtes
Henri de Ofterdingen? J'aurais dû
m'en apercevoir tout de suite ; car
vous êtes le plus mauvais des maîtres
rassemblés à îa Wartbourg, et cette
folle chanson , sans pensée , sans har-
monie, ne pouvait sortir que de votre
bouche.
Transporté d'effroi et de colère ,
Henri s'écria : — Qui étes-vous donc,
vous qui me connaissez, et qui venez
ici me poursuivre de vos injures?
LES MAÎTRES CHANTEURS. 3g
A ces mots, il porta la main sur son
épée. L'homme noir poussa encore un
grand éclat de rire, et un rayon de la
lune étant tombé sur son visage pâle ,
Ofterdingen put distinguer ses yeux
étincelans et sauvages , ses joues pen-
dantes, sa barbe rouge et pointue, sa
bouche contractée par un ricanement
féroce , et le riche costume noir de
f'étranger,
— • Eh , mon jeune compagnon ! vous
n'emploierez pas l'épée contre moi, je
pense , parce que je blâme vos chan-
sons. Je sais que vous autres chanteurs,
vous n'aimez pas trop les critiques , et
que vous voudriez qu'on admirât tout
ce qui vient de vous. Mais justement,
parce que jevous dis franchement qu'au
lieu d'être un maître, vous êtes un éco-
lier fort médiocre dans l'art du chant,
vous devriez reconnaître que je suis
votre ami véritablement, et que j'ai
de bons desseins à votre égard.
4o CONTES NOCTURNES.
— Comment seriez-vous mon ami ,
dit Ofterdingen , saisi d'une terreur
muette ; comment seriez - vous mon
ami , vous que je ne me souviens pas
d'avoir jamais vu?
Sans répondre à cette question , l'é-
tranger continua : — C'est ici un lieu
admirable; la nuit est belle, je vais
m'asseoir auprès de vous, et puisque
vous ne retournez pas encore à Eize-
nach, nous pourrons un peu jaser en-
semble. Ecoutez mes paroles , vous
pourrez y trouver quelques enseigne-
mens.
A ces mots, l'étranger prit place sur
une grande pierre couverte de mousse,
fort près de Ofterdingen. Celui-ci lut-
tait avec les senlimens les plus singu-
liers. Quelque intrépide qu'il fût, dans
la solitude de ce bois, il ne pouvait
se défendre d'une horreur profonde
que lui inspirait la voix de cet homme
LES MAÎTRES CHANTEURS. 4^
et toute sa conduite. Il lui semblait
que cet étranger alîât le précipiter dans
le torrent qui coulait au pied de la
montagne; et il se sentait comme privé
de l'usage de ses membres. L'étranger
se rapprocha encore de lui, et lui dit
presque à l'oreille : — Je viens de la
Wartbourg. J'y ai entendu les mauvai-
ses chansons des prétendus maîtres;
mais dame iMathilde est peut-être la
plus ravissante créature qui soit sur
terre !
— Mathilde ! s'écria douloureuse-
ment Offterdingen.
— Ohl oh! dit l'étranger en riant,
est-ce là qu'est votre mal, jeune com-
pagnon? Mais parlons en ce moment
de choses plus graves, ou plutôt de
choses plus élevées, du noble talent de
chanter. Il se peut que vous tous, là-
bas, vous ayez de bonnes intentions
avec vos chansons, et qu'elles vous
XIII. _ 4
42 CONTES NOCTURNES.
viennent fort naturellement, mais vous
n'avez pas la moindre idée de l'art vé-
ritable , et vous ignorez toute sa pro-
fondeur. Je veux vous en dire seule-
mentpeu de chose, et vous verrez qu'en
suivant la route que vous avez prise,
vous ne parviendrez jamais au but que
vous vous êtes proposé. — L'homme
noir se mit alors à vanter l'art du chant
en discours singuliers qui ressemblaient
à des mélodies étrangères. Tandis que
cet homme parlait, les images s'amonce-
laient dans l'âme de Henri , et se dissi-
paient comme chassées par un vent
d'orage ; il lui semblait qu'une contrée
remplie de formes voluptueuses s'offrît
à ses regards. La lune était au haut du
ciel , l'étranger et Henri recevaient
tout l'éclat de sa lumière, et celui-ci
commençait à remarquer que le visage
de l'inconnu n'était pas aussi horrible
qu'il lui avait paru d'abord. Si un feu
LES MAITRES CHANTEURS. 4^
extraordinaire brillait dans ses yeux ,
un sourire agréable voltigeait sur ses
lèvres, et son grand nez d'aigle, son
front élevé donnaient une forte éner-
gie à ses traits.
— Je ne sais, dit Ofterdingen lors-
que l'étranger eut cessé de parler, je
ne sais quel sentiment singulier exci-
tent en moi vos paroles. Il me semble
que l'idée du chant s'éveille en moi
pour la première fois, et que ce que
j'ai tenu jusqu'à ce jour pour l'art,
soit devenu tout-à-coup à mes yeux,
aride et pitoyable. Vous êtes certaine-
ment un maître habile, et vous me
prendrez , peut-être , pour votre élève ,
si je vous supplie de m'accueillir en
cette qualité.
L'étranger fit de riouvefu un de ses
fâcheux éclats de rire, se leva et parut
si gigantesque et si brusque que Ofter-
dingen éprouva de nouveau la terreur
44 tONTES NOCTURNES.
qu'il avait ressentie en l'apercevant
d'abord,
— Vous croyez que je suis un maître
habile, dit l'étranger d'une voix re-
tentissante. Eh bien, oui! dans le temps
il en pouvait être ainsi, mais je ne
puis pas m'occuper à donner des le-
çons. Cependant je me plais à donner
de bons conseils aux £[ens avides de
savoir, comme vous paraissez l'être.
Avez-vous jamais entendu parler d'un
maître chanteur versé dans toutes les
sciences, nommé Klingsohr? on dit
que c'est un grand nécromancien, et
qu'il ': des rapports avec quelqu'un
qu'on ne voit avec plaisir nulle part.
Mais ne vous laissez pas induire en er-
reur , car ce que les bonnes gens ne
comprennCTit pas leur semble tou-
jours surnaturel, et doit, selon eux,
appartenir au ciel ou à l'enfer. Eh
bien ! maître Klingsohr vous montrera
LES MAITRES CHANTEURS. /jS
le chemin qui doit vous conduire au
but. li demeure dans la Transylvanie.
Allez le trouver. Là vous apprendrez
comment la science et l'art dispensent
au maître tout ce qu'il y a de déli-
cieux sur la terre; les honneurs, les
richesses, la faveur des femmes. Oui,
jeune homme ! si maître Klingsohr
était ici, il saurait bien enlever la belle
comtesse Mathilde au tendre et lan-
goureux Wolfframb de Eschinbach.
— Pourquoi prononcez-vous ce nom?
s'écria Ofterdingen avec colère. Lais-
sez-moi î Votre présence me cause un
frisson involontaire.
— Oh! oh! dit l'étranger en riant;
ne vous fâchez pas, mon petit ami.
C'est la fraîcheur de la nuit et la légè-
reté de votre pourpoint qui vous cau-
sen t ce frisson , dont vous vous plaignez,
et non pas moi. Ne vous sentiez-vôus
pas plus à l'aise lorsque j'étais auprès
46 CONTES NOCTDRyES.
de VOUS et que je vous échauffais. Que
parlez-vous de frisson et d'effroi , je
puis vous sauver la vie. Je vous parlais
de la comtesse MathildelEh'.sans doute,
les femmes peuvent être gagnées par
le chant, surtout par ces doux chants
que sait si bien maître Klingsohr. J'ai
d'abord méprisé vos chansons , pour
vous faire sentir votre inexpérience.
Mais en comprenant de suite la vérité
de mes discours sur l'art , vous avez
fait preuve de dispositions véritables.
Peut-être étes-vous destiné à marcher
sur les traces de maître Klingsohr, et
alors vous pourriez aspirer avec succès
aux faveurs de INïathilde. Levez-vous et
partons pour la Transylvanie! Cepen-
dant, attendez; si vous ne pouvez vous
mettre tout de suite en chemin , je puis
vous donner un petit livre que maître
Klingsohr a fait et qui ne contient pas
seulement les véritables règles du
LES MAÎTRES CHANTEURS. 47
chant, mais qui renferme encore quel-
ques excellentes chansons du maître.
A ces mots l'étranger tira de sa po-
che un petit livre, dont la couleur
rouge étincela aux rayons de la lune.
Il le présenta à Henri de Ofterdingen
et disparut aussitôt dans l'épaisseur du
bois.
Henri ne put s'empêcher de céder
au sommeil. Lorsqu'il se réveilla, le
soleil était levé. Si le livre rouge ne se
fut pas trouvé sur ses genoux, il eût
douté de la réalité des événemens de
la nuit.
48 CONTES NOCTURNES.
CHAPITRE IV.
ï-a comtesse Mathilde. — Événemens à la Wai ibourg.
Sans doute, lecteur chéri , tu te trou-
vas une fois dans un cercle qu'une
réunion de femmes charmantes, d'hom-
tnes polis pouvait faire passer pour une
LES MA.ÎTRES CHANTEURS, 49
couronne composée de fleurs diverses,
par leurs parfums et l'éclat de leurs
couleurs. Mais, ainsi que la musique
absorbe et efface toutes les autres sen-
sations, ainsi le charme que répan-
dait une de ces femmes, plus ravis-
sante que les autres, remplissait tous
les cœurs. Placées sous l'éclat de sa
beauté, répondant à l'harmonie de ses
paroles, les autres femmes paraissaient
plus belles , plus aimables , les hommes
sentaient leur poitrine élargie, et
osaient se livrer à cet enthousiasme
que l'on est ordinairement forcé de
renfermer en soi. Quelques efforts que
fît cette reine de la société, pour dis-
tribuer également sa faveur à tous, on
s'apercevait cependant que «on regard
céleste se reposait plus long-temps sur
un jeune homme silencieusement assis
vis-à-vis d'elle, et dont le doux atten-
drissement manifesté par ses yeux hu-
XIII. 5
5o CONTES NOCTURNES.
mides de larmes , trahissait l'amour
heureux. Pius d'un homme enviait sans
doute son bonheur, mais aucun d'eux
ne pouvait le haïr, et ceux qui lui
étaient attachés par les liens de l'ami-
tié, l'aimaient encore plus tendrement
à cause de son amour.
C'est ainsi que la comtesse Mathilde,
veuve du vieux comte Cuno de Fal-
kenstein , était la plus belle des fleurs
dont se composait la couronne de
beautés et de poètes qui ornaient la cour
du landgrave Hermann de Thuringe.
Wolfframb de Eschinbach, profondé-
u.ent touché de sa grâce et de sa beauté,
devint ardemment épris d'elle, dès le
premier jour qu'il l'aperçut. Les autres
maîtres, ravis aussi des charmes de la
comtesse , vantaient sa douceur et ses
traits dans leurs vers. Reinhard de
Zweckhstein lanomniait la dame de ses
pensées pour qui il voulait combattre
LES MAITRES CHANTEURS. bl
dans le prochain tournoi ; Walther de
la Vogelwied exprimait Tintention de
faire pour elle un vœu chevaleresque ,
tandis que Henri Schreiber et Jean Bit-
terolff s'épuisaient en comparaisons
merveilleuses en l'honneur de la belle
comtesse. Mais les chansons de Wolf-
framb parties du fond du cœur, allaient
seules frapper celui de Mathilde. Les
autres maîtres n'avaient pas manqué de
s'en apercevoir, mais il semblait que
l'amour de Wolfframb leur ixit néces-
saire pour échauffer le leur, et qu'il don-
nât à leurs vœux plus de grâce et d'é-
nergie.
Le premier nuage qui obscurcit le
bonheur et l'éclat de la vie deWolfframb,
fut le mal mystérieux de Ofterdingen.
Quand il pensait à l'amitié des autres
maîtres qui le chérissaient , bien qu'ils
portassent aussi en leur cœur l'image
de Mathilde, et à la haine rancuneuse
52 CONTES >'OCTUR]VES.
de Ofterdingen qui s'était banni dans
la solitude, il ne pouvait s'empêcher
de se défendre d'une douleur profonde.
Souvent il pensait que Ofterdingen
était saisi d'une folie passagère qui
passerait bientôt, mais souvent aussi il
pensait qu'il n'avait pas pu supporter
le sort d'aimer la comtesse sans espoir.
— Et, se disait-il, qui m'a donc donné
plus de droits que lui? ai-je quelque
avantage réel sur Ofterdingen ? Snis-je
meilleur que lui , plus sensé, plus ai-
mable? Où donc est la distance qui
nous sépare? Ainsi un destin ennemi
qui eût pu me frapper aussi bien que
lui, vient l'abattre, et moi, son ami,
je passe avec indifférence sans lui ten-
dre la main. Ces réflexions le détermi-
nèrent à retourner à Eizenach pour
tâcher de décider Ofterdingen à reve-
nir àla Wartbourg. Mais lorsqu'il arriva
à Eizenach, Henri de Ofterdingen avait
LES MAÎTRES CHANTEURS. 53
disparu et personne ne savait où il
était allé. Wolfframb de Eschinbach
revint tristement à la Wartbourg, et
annonça au landgrave la perte de maî-
tre Ofterdingen. Ce fut alors qu'on vit
combien tous ses confrères l'avaient
aimé, en dépit de sa parole amère et de
son ton grondeur. On le pleura comme
s'il était mort, et ce deuil jeta long-
temps un voile funèbre, sur tous les
chants des maîtres.
Le printemps était venu, et avec lui
toutes les joies et la sérénité de la vie
qui reprend alors de nouvelles forces.
Les maîtres étaient rassemblés dans un
bosquet des jardins du château, et
ils saluaient de leurs chants les fleurs
nouvelles. Le landgrave, la comtesse
Mathilde et les autres dames avaient
pris place sur des bancs, et Wolfframb
de Eschinbach se disposait à chanter,
lorsqu'un jeune homme sortit du bo-
54 CONTES îVOCTURNtS.
cage, un luth à la main. Tout le monde
reconnut avec une joyeuse surprise,
Henri de Ofterdingen qu'on avait cru
perdu. Les maîtres vinrent à lui et lui
firent mille caresses; mais Henri, sans
faire attention à ces témoignages de
tendresse, s'approcha du landgrave,
s'inclina devant lui et salua profondé-
ment la comtesse Mathilde. Il leur dit
qu'il avait été atteint d'une fâcheuse
maladie dont il se trouvait heureuse-
ment guéri , et demanda la permission
de chanter un morceau comme les
autres maîtres, bien qu'il ne pût pré-
tendre encore à être compté dans leurs
rangs. Le landgrave lui répondit que
son absence ne lui avait rien fait per-
dre auprès de lui , et qu'il ne comprenait
pas comment il pouvait se croire déchu
de son rang de maître. A ces mots, il
embrassa le jeune poète, et lui assigna
sa place entre Walther de la Yogelweid
LES MAÎTRES CHANTEURS. 55
et Wolfframb de Eschinbach, place
qu'il avait toujours occupée. On re-
marqua bientôt que les manières de Of-
terdingen avaient entièrement changé.
Au lieu de tenir comme autrefois sa
tète penchée sur son sein, d'abaisser
son regard vers la terre, il portait le
front haut et se redressait avec tierté.
Son visage était aussi pâle que jadis,
mais son regard, au lieu d'errer timi-
dement, était ferme et étincelant; une
noble gravité avait fait place , dans ses
traits, à la profonde mélancolie qui les
obscurcissait, et un léger sourire don-
naitàseslèvresune expression ironique.
Il ne daigna parler à aucun maître, et
prit place en silence. Tandis que les
autres chantaient, il contemplait les
nuages, s'agitait sur son siège, comp-
tait sur ses doigts, bâillait, bref il
témoignait le mécontentement et l'en-
nui par tous ses gestes et par tous ses
56 CONTKS NOCTURJVKS.
niouvemens.Wolfframb de Eschinbach
chanta un air en l'honneur tki land-
grave, et amena, sur le retour de cet
ami qu'on avait cru perdu, quelques
vers qui causèrent une émotion géné-
rale. Mais Henri de Ofterdingen fronça
les sourcils, et se détournant de Wolf-
framb, toucha sur son luth quelques
accords singuliers. Il se plaça alors au
milieu du cercle , et commença un
chant qui différait tellement de tout
ce qui avait été chanté jusque-là, qu'il
excita le plus grand étonnement et
même une stupéfaction profonde. Il
semblait que ces accords frappassent
aux portes d'un empire inconnu , et
conjurassent les secrets des puissances
mystérieuses. Puis il invoqua les astres,
et l'on crut entendre les sons des sphè-
res célestes balancées dans l'espace.
Puis ses accords devinrent plus tumul-
tueux , et il évoqua toutes les images
LES MAÎTRES CHA.NTEURS. 5j
de l'amour heureux, et chacun se sen-
tit pénétré de déUces secrètes. Lorsque
Ofterdingen eut achevé de chanter, il
se fit un long silence auquel succéda
un long murmure d'approbation. La
comtesse Mathilde se leva vivement,
s'avança vers Ofterdingen, et lui posa
sur le front la couronne qui était le
prix du concours.
Une rougeur éclatante couvrit les
joues de Ofterdingen, il s'agenouilla
et pressa avec ardeur, contre son sein,
la main de la belle comtesse. Eu se re-
levant , son regard vif et pénétrant
rencontra celui du fidèle Wolfframb de
Eschinbach qui se disposait à s'appro-
cher de lui, mais qui se recula comme
repoussé par un pouvoir invisible. Une
seule personne ne joignait pas ses élo-
ges à ceux que tout le monde prodi-
guait au jeune maitre; c'était le land-
grave qui était devenu de plus en plus
58 CONTES NOCTURNES.
sérieux et pensif, tandis que Ofterdin»
gen chantait , et qui dit à peine quel-
ques mots en sa faveur. Ofterdingen
sembla fort irrité de la conduite du
prince. Dans la soirée, lorsque l'ombre
commençait à s'étendre, Wolfframb de
Eschinbach qui avait en vain chercbé
son ami, le rencontra dans une des
allées du jardin. Il courut à lui, le serra
contre son cœur, et lui dit : — Te voilà
doncdevenu le premier maître du chant
qui soit au monde, mon cher Henri.
Comment es-tu donc parvenu à attein-
dre au but que nous soupçonnions à
peine? Quel esprit divin t'a enseigné les
merveilles d'un autre monde? O mon
cher ami, que je t'embrasse encore!
— Il est heureux , dit Ofterdingen
en cherchant à se dérober aux embras-
semens de Wolfframb, il est heureux
que tu reconnaisses combien je me
suis élevé au-dessus de tous les préten-
LES MAITRES CHANTEURS. ^9
dus maîtres qui. usurpent ce titre; car
tu ne saurais m'en vouloir, si je trouve
tous vos misérables chants fort ab-
surdes et fort ennuyeux.
— Ainsi tu méprises ceux que tu
honorais tant, dit Wolffrarab, et tu
ne veux plus avoir rien de commun
avec eux? Toute amitié, toute ten-
dresse sont devenues étrangères à ton
cœur, parce que tu es devenu plus ha-
bile que nous! Et moi aussi, moi, tu
ne me trouves plus digne de ton amour,
parce que je ne puis, dans mes vers,
m'élever aussi haut que toi. — Ah î
Henri, si je te disais ce que j'ai éprou-
vé en entendant tes chants...
— Il ne faut pas me le taire, dit
Henri en riant ironiquement, cela sera
peut-être fort instructif pour moi.
— Henri , dit Woîfframb d'un ton
sévère, il est vrai que tes chants ont
pris un essor extraordinaire et merveil-
6o CONTES NOCTURNES.
leux, que ta pensée s'est élevée au-
delà des nuages; mais une voix secrète
me disait que ce chant ne pouvait
découler de ton âme, et qu'il devait
être l'effet de forces éliangcres, comme
celles que donne le nécromancien, à
l'aide de sucs et de plantes inconnues.
Henri, tu es certainement devenu un
grand maître, et tu as l'intelligence des
grandes choses , mais! comprends-
tu encore le doux salut du vent du
soir, quand tu te promènes sous les
épais ombrages du bois? Ton cœur
peut-il encore bondir de joie au frémis-
sement des feuillages, au fracas des
torrens ? Jettes-tu encore sur les fleurs
des regards enfantins? Te sens-tu en-
core défaillir d'amour aux plaintes du
rossignol? Un désir infini remplit-il
encore ton âme, en rêvant? Ah! Henri,
il y avait dans tes chants certaines cho-
ses qui me saisissaient d'une terreur
LES MAÎTRES CHANTEURS. 6l
inconnue. Je ne pouvais m'empécher
de songer à ces âmes errantes sur les
bords de l'Achéron, dont tu faisais le
tableau au landgrave, lorsqu'il t'inter-
rogeait autrefois sur la cause de ta
douleur; j'étais forcé de croire que tu
avais renoncé à tous les amours, et
que ce que tu avais gagné en revan-
che, n'était que le trésor stérile que
trouve un voyageur égaré au milieu
d'un désert. Il me semble, (je ne puis
te le cacher) que tu as payé ta maî-
trise, avec toutes les joies de la vie.
Un sombre pressentiment m'agite en
songeant à ce qui t'a fait fuir de la
Wartbourg, et à la manière dont tu
reviens ici. Tes souhaits peuvent s'ac-
complir. Peut-être l'astre brillant qui
me souriait s'éloigne-t-il déjà de moi.
Mais, Henri! tiens, voici ma main;
je te le jure , jamais la haine ne pren-
dra place dans mon cœur! Malgré tout
62 CONTES NOCTURNES.
le bonheur qui t'environne, peut-être
es-tu au bord de l'abîme, peut-être la
tète te tourne-t-elle-déjà en voyant sa
profondeur ; ne crains rien , tu rae
trouveras toujours près de toi, pour te
soutenir et te recevoir dans mes bras.
Henri de Ofterdingen avait écouté
Wolfframb dans un profond silence. Il
se cacha le visage dans son manteau ,
et s'élança brusquement dans l'épais-
seur du bois. Wolfframb l'entendit
s'éloigner en gémissant et en poussant
de profonds soupirs.
LES MAÎTRES CHANTEURS. 63
CHAPITRE V.
La guerre de la Wartbourg.
L'enthousiasme et l'admiration des
maîtres, pour le chant du fier Henri
de Ofterdingen, fit bientôt place à un
sentiment plus calme ; et l'on ne tarda
64 CONTES NOCTURNES.
pas à parler du clinquant et de la vi-
duité de cette poésie. La comtesse Ma-
thllde resta seule partisan dévoué du
poète qui avait chanté sa beauté et sa
grâce , d'une façon que tous les maîtres
( à l'exception de Wolfframb de Eschin-
bach, qui ne se permettait aucun juge-
ment), traitaient d'hérétique et de bar-
bare. En peu de temps, les manières
de la comtesse Mathilde changèrent
entièrement. Elle ne traitait plus les
autres maîtres qu'avec mépris, et elle
retira même ses bonnes grâces au pau-
vre Wolfframb de Eschinbach. Les
choses en vinrent au point que Henri
fut appelé pour enseigner à la belle
comtesse l'art du chant , et qu'elle
commença à faire des chants dans
le goût de celui de Ofterdingen. De-
puis ce temps , elle sembla perdre
chaque jour de sa grâce et de son
charme. Négligeant tout ce qui contri-
LES MAÎTRES CHANTEURS. 65
bue au mérite de la femme, elle devint
un être équivoque, haï d'un sexe et ri-
dicule pour l'autre. Le landgrave crai-
gnant que la folie de la comtesse n'en-
traînât les autres femmes de sa cour ,
leur défendit sous peine de bannisse-
ment, de s'occuper de poésie. T>a com-
tesse Mathilde quitta alors la Wart-
bourg, et se retira dans un château
près d'Eizenach où Henri de Ofterdin-
gen l'eiit suivie, si le landgrave ne lui
eût pas ordonné de rester, pour répon-
dre au défi que lui avaient porté les
maîtres.
— Vous avez, dit le landgrave à
l'arrogant chanteur, vous avez vilaine-
ment troublé le beau cercle que j'avais
formé ici. Pour moi, vous ne pouviez
m'abuser; car je reconnus dès le pre-
mier moment que vos chants ne dé-
coulaient pas du fond de l'âme d'un vé-
ritable maître chanteur , mais qu'ils
xiii. 6
66 COSrtES JVOCTÎJRNÊS.
étaient le fruit des leçons d'un faux
maître. Que sont l'éclat , la magni-
ficence, s'ils ne servent qu'à parer un
cadavre. Vous parlez des effets cachés,
des secrets de la nature , non pas tels
qu'ils s'offrent à l'âme de l'homme qui
contemple une phi5 belle vie, mais
tels qu'ils se présentent à l'auda-
cieux astrologue qui veut les mesurer
et les scruter au moyen de son art.
Ayez honte, Henri de Ofterdingen, du
changement subit qu'a produit eu
vous la doctrine d'un indigue maître.
— Je ne sais , répondit Henri , en
quoi j'ai mérité votre colère et vos re-
proches, noble seigneur. Peut-être se-
riez-vous d'une autre opinion, si vous
saviez quel est le maître qui m'a dé-
voilé les trésors du chant. J'avais quitté
votre cour dans une douleur et dans
un découragement profond, lorsqu'un
petit livre tomba dans mes mains ,
LES MAÎTRES CHAÎÎVTEURS. O7
d'une façon sineulière. C'était l'on-
vrage du plus habile des maîtres chan-
teurs; il renfermait quelques chants de
sa composition et les principales règles
de l'art. Plus je lisais dans ce livre, pUis
je voyais clairement que c'est une
chose misérable que de s'attacher à
rendre uniquement ce qu'on a dans le
cœur; bref, je me sentis soumis à une
influence inconnue. Mon désir de voir
le maître lui-même et d'entendre de sa
bouche les principes de la sagesse et de
l'intelligence devint irrésistible. Je me
mis en chemin et je partis ponr la
Transylvanie. Oui ! sachez -le, mon
noble seigneur! C'est maître Kling-
sohr, lui-même, que j'ai visité, et à
qui je dois l'élan hardi de mes vers.
Maintenant, je pense que vous jugerez
plus favorablement de mes efforts.
— Le duc d'Autriche, répondit le
landgrave, m'a dit et m'a écrit beau-
68 CO^'TES NOCTURNES.
coup de choses à la louange de votre
inaitre. Maître Rlingsohr est un homme
profondément versé dans les sciences
occultes. Il calcule le cours des astres,
et reconnaît les rapports merveilleux
de leur marche avec celle de nos des-
tinées. Les secrets des métaux , des
plantes, des minéraux, lui sont connus,
et en outre, il est expérimenté dans les
affaires de ce monde, et assiste le duc
d'Autriche de son bras et de ses con-
seils. Comment toutes ces choses peu-
vent-elles s'accorder avec l'âme pure et
naïve d'un véritable maitre- chanteur,
je l'ignore ; et je pense bien que c'est
justement pour cela que les chants de
maitre Klingsohr, si bien tournés et
si ingénieusement pensés, ue vont ja-
mais à mon cœur. — Mais aujourd'hui,
il s'agit de toi , Henri. Les maîtres pres-
que irrités de ta conduite orgueilleuse,
te défient et veulent te disputer quel-
LES MAÎTRES CHANTEURS. 69
qiies jours durant^ le prix du chant.
Il faut les satisfaire.
La lutte des maîtres eut lieu. Mais
soit que les leçons que Henri avait re-
çues, eussent égaré son esprit, soit que
l'enthousiasme eût donné des forces à
ses adversaires , il perdit le prix contre
chacun d'eux. Irrité de sa défaite ,
Henri se mit à chanter des airs pleins
d'allusions moqueuses contre le land-
grave Hermann , et enflés d'éloges
pour le duc Léopold VII qu'il nom-
mait l'astre brillant, sous lequel s'é-
taient réfugiés tous les arts. Il ne s'en
tint pas là, et tourna en dérision toutes
les femmes de la cour qu'il immola
impitoyablement à la comtesse Ma-
thilde. Ce fut alors que tous les maî-
tres irrités, sans en excepter le doux
Wolfframb de Eschinbach , s'emportè-
rent violemment et l'accablèrent de
chansons satyriques. Henri Schreiber
*]0 CON^TES NOCTURNES.
et Jean Bitterolff, montrèrent le faux
éclat des poésies de Ofterdiugen et la
uîaigreur de ses pensées, qui se cachait
sous ce fluant langage. Mais Walther
de la Vogelweid et Reinhard de Zwec-
khstein allèrent plus loin, ils prétendi-
rent que la méchante conduite de Henri
demandait une vengeance plus sévère,
et ils voulurent se la faire l'épée à la
main.
Ainsi, Henri de Ofterdingen vit à
la fois son talent foulé aux pieds et ses
jours mis en danger. Plein de rage et
de désespoir, il alla supplier le land-
grave de protéger sa vie, et le pria de
faire juger la question du chant par le
plus célèbre maître de l'époque, par
maître Klingsohr.
— Les choses sont venues au point
qu'il ne s'agit plus guère de chant entre
les maîtres et vous, dit le landgrave.
Dans vos vers insensés, vous m'avez
LES MAITRES CHANTEURS. ^ 1
insulté gravement, ainsi que les nobles
dames de ma cour. De votre lutte ne dé-
pend donc plus seulement votre ré-
putation, mais encore mon honneur
et celui des dames. Cependant tout
se passera paisiblement , et je vous
promets que maître Klingsohr décidera
du concours. Un de mes maîtres
chanteurs que le sort désignera, con-
courra avec vous; et tous deux, vous
choisirez vous-même lesujet sur lequel
vous devez chanter. Mais le bourreau
sera derrière vous, le fer nu, et celui
qui succombera aura la tête tranchée
aussitôt. Allez, faites que maître Kling-
sohr vienne dans le cours de l'année,
et qu'il soit juge de cette lutte à vie et
à mort.
Henri de Ofterdingen se retira, et
la tranquillité fut ainsi rétablie, pour
quelque temps, à la Wartbourg.
Les chansons que les maîtres avaient
73 CONTES NOCTURNES.
composées contre Henri de Ofterdin-
gen , furent rassemblées dans un re-
cueil qu'on nomma : la Guerre de la
ÏVartbourg. *
* Ce recueil se trouve dans la collectiou d'antiquités
littéraires du chevalier Mauesse. Tr.
jLES MAÎTRES CHANTEURS. "jS
^ailre K.liogsobr vieat 9 Eizenaoii,
*'Tfc**a^.UL JHU.
IJif an s'était presqu écoulé lorsqutî
la nouvelle vint à la Wartbourg, que
maître Klingsohr était réellement ar-
rivé à Eizenach , et qu'il était descendu
%iu, 7
74 CONTES NOCTURNES.
chez un bourgeois nommé Helgrefe ,
devant la porte St.-Georges. Les maî-
tres se réjouirent fort de voir que le
moment de décider de leur querelle
avec Ofterdingen approchait ; mais per-
sonne n'avait plus d'impatience de voir
ce célèbre maître étranger, que Wolf-
framb de Eschinbach. — Il se peut ,
se disait-il, que maître Klingsohr soit
adonné à une science damnabie ,
comme disent les gens, et que les puis-
sances infernales soient à ses ordres.
Mais le vin le plus généreux ne croît-il
pas sur une lave brûlante ? Qu'importe
au voyageur altéré que les grappes ,
dont il se désaltère , aient mûri au feu
de l'enfer? C'est ainsi que je veux de
la science et des talens du maître , sans
en examiner la source, et sans plus
approfondir qu'il ne convient à une
âme pieuse et pure.
Wolfframb se rendit bientôt àEize-
LES MAITRES CHANTEURS. 70
îiach. Lorsqu'il arriva devant la mai-
son du bourgeois Helgrefe , il trouva
un grand nombre de gens rassemblés
qui regardaient tous vers le balcon. II
reconnut parmi enx beaucoup de
jeunes gens de l'école de chant, qui ne
cessaient de s'entretenir du célèbre
maître. L'un avait écrit les paroles que
Klingsohr avait prononcées lorsqu'il
était entré chez Helgrefe ; les autres
savaient au juste ce que le maître avait
mangé à dîner 5 un troisième préten-
dait que le maître lui avait souri et
parlé, parce qu'il l'avait reconnu pour
im chanteur, à sa barette qu'il portait
toute semblable à celle de maître
Klingsohr; et un quatrième entonnait
une chanson qu'il disait écrite à la ma-
nière du poète transylviuiien. Bref,
cétait partout un tumulte étrange.
Wolfframb perça à grand'peine toute
cette cohue, et pénétra dans la maison.
76 CONTES NOCTURNES.
Helgrefe vint amicalement au-devaiït
de lui, et courut l'annoncer, selon son
désir, au maître qu'il venait visiter;
mais il revint en disant que maître
Rlingsohr étudiait et qu'il ne pouvait
voir personne. Il fallait se présenter
de nouveau dans deux heures. Wolf-
framb fut forcé de se soumettre à ce
retard. Après être revenu deux heures
plus tard , et avoir attendu une heure
encore , Helgrefe eut enfin la permis-
sion de l'introduire. Un laquais, singu-
lièrement vêtu de soie de diverses cou-
leurs, lui ouvrit la porte de la cham-
bre, et Wolfframb entra. Il aperçut
un homme de haute taille, couvert
d'une longue robe de velours rouge
avec de larges manches, et richement
bordée de martre , qui se promenait
gravement dans sa chambre. Ses traits
ressemblaient à ceux du Jupiter ton-
nant, tant son front offrait de majesté
LES MAITRES CHANTEURS. 7*7
et tant ses grands yeux lançaient des
regards étincelans. Une barbe noire et
frisée couvrait ses joues et son menton ,
et une barette bizarre ou un turban ,
car on ne pouvait distinguer cette coif-
fure, recouvrait sa tète. Le maître te-
nait ses bras croisés sur sa poitrine, et
prononçait d'une voix sonore, tout en
se promenant, des paroles que Wolf-
framb ne comprit pas. En regardant
autour de lui dans la chambre qui était
remplie de livres et d'instrumens de
toute espèce, Wolfframb aperçut dans
un coin un petit homme âgé , pâle ,
à peine haut de trois pieds , qui était
assis devant un pupitre sur une chaise
élevée, et qui écrivait soigneusement
avec une plume d'argent , sur une
grande feuille de parchemin, ce que
lui dictait maître Klingsohr. Après
quelques momens, les regards sévères
du maître tombèrent enfin sur Wolf">
78 CONTES NOCTURNES.
framb de Eschinbach; et, cessant de
parler, il s'arrêta au milieu de la cham-
bre. Wolfframb salua alors le maître
en vers agréables; il lui dit qu'il était
venu pour se délecter dans ses savans
entretiens, et le supplia de lui répondre
dans le langage poétique , afin de lui
procurer quelques instans de délices.
Le maître le toisa d'un regard irrité
et lui dit : — Qui ètes-vous , jeune
homme, pour oser venir me troubler
par vos vers absurdes , et me défier
comme s'il s'agissait d'une lutte de
chaut ? Ah ! vous êtes sans doute
Wolfframb de Eschinbach, le plus
inhabile, le plus ignorant des compa-
gnons qui se donnent à la Wartbourg
pour maîtres-chanteurs. Non, mon cher
garçon , il faut que vous grandissiez
encore un peu avant que je me mesure
avec vous.
Wolfframb de Eschinbach ne s'était
LES MAÎTRES CHANTEURS. 7^
pas attendu à une telle réception , son
sang bouillonna en entendant les pa-
roles insultantes deKlingsohr, il sentit
plus vivement que jamais la force et
l'énergie que le ciel lui avait départies.
Il regarda gravement le maître et lui
répondit : — Maître Klingsohr, vous n'a-
vez pas bien agi en répondant aussi
amèrement à mon salut bienveillant et
amical. Je sais que vous êtes fort verse
dans les sciences et dans l'art du chant;
mais cela ne vous autorise pas à cette
vaine outre-cuidance que vous devriez
mettre de côté , comme indigne de
vous. Je vous le dis librement , maître
Klingsohr; je crois maintenant ce que
le monde dit de vous. On assure que
vous avez subjugué les esprits infer*
naux, et que vous avez des rapports
avec eux au moyen des sciences oc-
cultes que vous pratiquez. C'est de-là,
dit-on, que vient votre talent, mais ce
Sa CONTES NOCTURNES.
iTest pas i'émotion naturelle du cœur
qui produit vos triomphes; aussi êtes-
vous orgueilleux et dur comme ne
l'est jamais le chanteur, dont l'âme
est pure.
— Oh î oh! répondit Klingsohr, ne
Vous montez pas ainsi, jeune compa-
gnon. Quant à ce qui concerne mes
rapports avec les esprits, silence là-
dessus, vous n'y comprenez rien; et
pour la source de mon talent, ce que
vous avez dit est un bavardage d'en-
iaut. Dites-moi donc d'où vous vient
Vart déchanter? Pensez-vous que je ne
sache pas comment maître Friedbrand
vous prêta en Ecosse quelques livres
que vous eûtes l'ingratitude de ne pas
lui rendre, et d'où vous avez tiré
toutes vos chansons ? Et ! si le diable
a fait mes vers, vous devez les vôtres
à un méchant cœur.
Wolfframb tressaillit à ces affreux
LES MAÎTRES CHANTEURS. 8l
reproches. II posa sa main sur sa poi-
trine et dit : - — Aussi vrai que Dieu me
soit en aide, l'esprit du mensonge est
puissant en vous, maître Rlingsohr!
Comment, j'aurais trompé mon digne
maître Friedbrand ! Sachez , maître
KUngsohr, que je n'ai gardé ces écrits
qu'autant que mon maître l'a permis,
et que je les ai lus et tous rendus. Ne
vous ètes-vous jamais aidé des précep-
tes des autres maîtres?
— Quoiqu'il en soit, dit Rlingsohr,
sans répondre aux paroles de Wolf-
framb, où auriez-vous acquis votre
talent, vous qui osez vous comparer à
moi? Savez-vous point que j'ai fait la-
borieusement mes études à Rome, à
Paris et à Cracovie, que j'ai parcouru
tous les pays d'Orient , recherché les
secrets des Arabes, gagné des pris
dans toutes les écoles de chant et que
j'ai été nommé maître des sept sciences
0-2 CONTES NOCTURNKS.
libérales. Et pendant ce temps, vous
étiez dans votre pays de Suisse à dé-
chiffrer les vers d'un maître mal ha-
bile.
Pendant queKlingsohr parlait ainsi,
la colère de Wolfframb s'était apaisée ,
car, en dépit de toutes les rodomonta-
des du maître, il était impossible de
méconnaître la grandeur de son talent.
Il répondit avec calme et en souriant:
— Eh! mon chermaître, jépourraisbien
vous répondre que si je n'ai pas étu-
dié à Rome et à Paris, si je n'ai pas
cherché la sagesse des Arabes dans
leur patrie , j'ai profité des leçons de
mon maître Friedbrand que j'ai suivi
jusqu'au fond de l'Ecosse , ainsi que
de l'exemple d'autres maîtres habiles
que j'ai trouvés dans les cours des
princes d'Allemagne. Mais je pense
que toutes les leçons, que tous les en-
seignemens des plus grands maîtres,
LES iAIAÎTRES CHANTEURS. 85
m'eussent été inutiles, si le ciel tout
puissant n'eût mis dans mon sein l'é-
tincelle sacrée, si j'avais repoussé loin
de moi, avec une âme ardente, tout ce
qui est faux et méchant , et si encore
je ne m'efforçais de ne chanter que
des sentimens purs et tendres.
Et sans y songer lui-même, Wolf-
framb ne put s'empêcher de dire un
chant qu'il avait composé récemment.
Maître Rlingsohr se promenait çà
et là, plein de rage; enfin il s'arrêta
devantWolfframb, et le regarda comme
s'il eût voulu le percer de ses regards
de feu. Mais lorsque Wolfframb eut
achevédechanter,Klingsohr posa dou-
cement sa main sur l'épaule du jeune
maître. — Wolfframb, lui dit-il, puis-
que vous le voulez absolument, j'ac-
cepte la lutte que vous m'offrez. Mais
allons dans un autre lieu, cette cham-
bre ne vaut rien pour un semblable
84 CONTES NOCTURNtS.
exercice , et d'ailleurs il faut que vous
goûtiez un verre de noble viii avec
moi.
En cet instant, le petit homme, qui
jusque-là n'avait cessé d'écrire , sauta
lourdement de sa chaise sur le plan-
cher qui rendit un son plaintif. Rling-
sohr se retourna vivement, poussa du
pied le petit homme dans une armoire
quise trouvait sous le pupitre, et la fer-
ma à clef. Wolfframb entendit le nain
pleurer doucement et gémir. Rling-
sohr referma ensuite les hvres qui
étaient ouverts autour de lui, et chaque
fois que la couverture chargée de lourds
fermoirs retombait sur elle-même, un
son plaintif, comme le dernier soupir
d'un mourant, se faisait entendre dans
la chambre. Rlingsohr prit alors à la
main des plantes merveilleuses, qui
ressemblaient à des créatures humai-
nes, et dont les filamens et les bran-
LES MAÎTRES CHANTEURS. 85
ches s'agitaient comme des bras et
des jambes, du. milieu desquels gri-
maçait un visage hideux, et pendant
ce temps un bruit confus se faisait en-
tendre dans les armoires, et un énorme
oiseau volait dans la chambre en agi-
tant ses ailes dorées. La nuit était ve-
nue, et AVolfframb se sentit saisi d'une
horreur profonde. Le maître s'aper-
çut de son trouble, et tira d'une boîte
une pierre qui répandit autour de lui
une clarté égale à celle des rayons du
soleil. Tout devint calme, et AVolf-
framb n'entendit plus rien. Deux va-
lets vêtus d'étoffes de soie bariolée,
comme celui qui avait ouvert la porte,
entrèrent en portant un costume ma-
gnifique, dont ils couvrirent maître
Rlingsohr.
Puis maître Rlingsohr et Wolfframb
de Eschinbach se rendirent ensemble
à la taverne de la Cave-du-Conseil. . .
CONTES NOCTURNES.
Ils avaient bu ensemble à leur amitié
et à leur réconciliation, et chanté sur
différens modes. Aucun maître ne se
trouvait là pour adjuger le prix au
vainqueur, mais tous eussent déclaré
que maître Rlingsohr avait été sur-
passé; car, quelque grande que fut son
habileté , il ne pouvait s'élever jusqu'à
la grâce et à l'énergie des simples
chansons de Wolfframb de Eschin-
bach.
Wolfframb venait d'achever un air
admirable , lorsque maître Klingsohr
renversé dans son fauteuil , les yeux
baissés, lui dit d'une voix sourde :
— Vous m'avez regardé comme un
homme vain et orgueilleux , maître
Wolfframb, mais vous vous tromperiez
fort si vous pensiez que mon regard ,
aveuglé par l'amour- propre , ne peut
reconnaître le talent quelque part
LES MAÎTRES CHANTEURS, 87
qu'il se trouve, dans un désert ou dans
une salle de maîtrise. Il n'est ici per-
sonne pour juger entre nous; mais, je
vous le dis , vous m'avez vaincu , et
dans cet aveu vous devez reconnaître
la réalité de ma vocation.
— Eh, mon cher maître! répondit
Wolfframb, il se peut qu'un enthou-
siasme extraordinaire ait rendu aujour-
d'hui mes chants meilleurs que d'ordi-
naire; mais loin de moi la pensée de
me placer au-dessus de vous. Peut-être
aujourd'hui votre inspiration ne dé-
coulait-elle pas facilement.Quelquefois
un nuage sombre pesé sur notre tète ,
mais assurément demain vous rempor-
teriez la victoire.
— A quoi sert tant de modestie ! dit
maître RUngsohr eu s'élançant de sa
chaise, et se plaçant le dos tourné à
AVolfframb , sous la haute croisée d'où
88 CONTES tvocturWes.
il contempla en silence les pâles rayons
de la lune.
Il garda cette attitude quelques ins-
tans, puis se retourna, alla à Wolf-
framb , et lui dit d'une voix forte : —
Vous avez raison , Wolfframb de Es-
chinbach, ma science commande aux
puissances cachées; nos penclians doi-
vent nous séparer. Vous m'avez vaincu;
mais dans la nuit qui suivra celle-ci ,
je vous enverrai quelqu'un nommé
Nasias. Vous aurez une lutte de chant
avec lui, et prenez garde qu'il ne vous
surpasse.
A ces mots , maître Rlingsohr se
précipita hors de la Cave-du-Conseil.
^v
LES MAITRES CHANTEURS. 89
CHAPITRE VII.
ÎÇasias vient trouver, dans la nuit , WoltYramb
de Eschinbach.
Wolf'framb demeurait à Eizenach ,
dans la maison d'un bourgeois nommé
Gottschalk. C'est un homme pieux et
jovial, qui tenait son hôte en hon-
neur. Il se pouvait bien que Rlingsohr
et Eschinbach, qui se croyaient seuls
xii[. 8
90 CO]yTP.S KOCTURNES.
et retirés dans la Cave-dii-Conseil, eus-
sent été écoutés par les jeunes élèves
(le l'école de chant, qui suivaient pas
à pas le célèbre »naître, car il ne fut
question dans toute la ville que de la
victoire remportée par Wolfframb sur
maitre Klingsohr. Gottschalk l'apprit
aussi, il monta , plein de joie , chez son
hôte, et lui demanda comment Tor-
gueilleux maître avait pu se décider
à lutter avec lui dans la Cave-du-Con-
seil. Wolfframb raconta fidèlement
comment tout s'était passé, et ne lui
cacha pas que maître Klingsohr l'avait
menacé de lui envoyer dans la nuit pro-
chaine un antagoniste nommé Nasias.
Gottschalk pâlit alorsde frayeur, il joi-
gnit les mains et s'écria d'une voix
douloureuse : — Ah ! Dieu du ciel , ne
savez-vous pas, mon cher sire, que
maître Klingsohr entretient un com-
merce avec les méchans esprits qui lui
LES MAÎTRES CHANTEURS. pt
sont soumis et qui obéissent à ses vo-
lontés.Helgrefe, chez qui maître Kling*
sohr a pris son logement, raconte à ses
voisins de merveilleuses choses. Dans
la nuit, on dirait qu'il y a une grande
société chez lui, bien qu'on n'ait vu
entrer personne dans la maison , et alors
commencent des chants singuliers, des
bruits extraordinaires , et on voit bril-
ler une lumière éblouissante par les fe-
nêtres. Peut-être ce Nasias est l'ennemi
du genre humain lui-même. Partez,
mon cher sire, n'attendez pas cette fâ-
cheuse visite, je vous en conjure!
— Eh, mon cher hôte! répondit
Wolfframb, comment voulez-vous que
j'évite la lutte qui m'est offerte? Cela
est tout à fait contraire aux règles des
maîtres chanteurs. Que Nasias soit un
esprit malin ou non, je l'attendrai tran-
quillement. Peut-être m'assourdira-t'-il
de chants infernaux, mais il ne trou*
g 2 CONTES NOCTURNES.
blera pas mes pieuses pensées, et il ne
pourra nuire à mon âme immortelle.
— Je sais déjà que vous êtes un
homme courageux , qui ne craint pas
même le diable, dit Gottschalk. Si
donc vous voulez absolument rester ,
permettez que mon serviteur Jonas
passe la nuit prochaine avec vous.
C'est un homme pieux et vigoureux ,
aux larges épaules , que le chant ne
saurait engourdir. Si vous faiblissiez
devant le diable, et que Nasias voulût
vous faire quelque mal , Jonas pousse-
rait un cri, et nous accourrions tous
avec des cierges et de l'eau bénite. On
dit que le diable ne peut supporter
l'odeur du musc quand un capucin l'a
porté dans un petit sac sur sa poitrine.
J'en aurai, et dès que Jonas criera,
nous le porterons sous le nez de maî-
tre Nasias.
Wolfframb ne put s'empêcher de rire
des précautions de son hôte, et lui ré-
LES MAÎTRES CHANTEURS. gS
pondit encore qu'il était préparé à tout.
Cependant il consentit à accepter la
compagnie de Jonas, cet homme pieux,
aux larges épaules, si bien armé contre
l'influence du chant.
La nuit était venue. Tout était en-
core tranquille. Les poids de l'horloge
de l'église montèrent et descendirent
avec bruit, et minuit sonna. Un grand
coup de vent ébranla la maison, des
voix discordantes troublèrent le repos
des airs, et le cri des oiseaux de nuit
se fit entendre. Wolflrarab avait donné
cours à ses pieuses méditations, et
presqu'entièrement oublié la visite de
son adversaire. Un coup violentébraula
sa porte, et une grande figure, envi-
ronnée d'une vapeur rouge, et les yeux
ardens, se présenta devant lui. Cette
apparition était si horrible, que tout
autre que Wolfframb eût été renversé
d'effrqi . mais il garda une contenance
94 COWTES NOCTURNES.
assurée, et demanda d'une voix forte :
— Que venez -vous chercher en ce
Heu?
— Je suis Nasias , et je viens pour
Uitter avec vous dans l'art du chant.
A ces mots , Nasias ouvrit son grand
manteau, et Wolfframb vit qu'il por-
tait une grande quantité de livres qu'il
déposa sur une table.
Nasias se mit alors à chanter les sept
planètes et la musique céleste des
sphères, comme il est dit dans le
songe de Scipion , et entremêla son
chant de variations fort habiles. Wolf-
framb s'était assis dans son grand fau-
teuil , et écoutait tranquillement , les
yeux baissés, tout ce que chantait Na-
sias. Lorsque celui-ci eut fini, Eschin-
bach commença un chant pieux sur
les choses sacrées. Nasias sautait çà et
là et semblait vouloir jeter à la tête
du chanteur tous les gros livres qu'il
LES MAITRES CHA^TTEURS. C)l
avait apportés; plus le chant de Woîf-
framb devenait énergique et cclalant,
plus l'éclat des yeux de Nasias pâlis-
sait , plus sa taille se ramassait , si
bien que, réduit à la stature d'un pied,
il ne faisait plus que geindre et miauler,
grimpant le long des armoires et traî-
nant après lui son manteau rouge et
sa large fraise. Quand Wolfframb eut
achevé son chant, il voulut s'approcher
de lui,maisNasias, reprenant aussitôt sa
haute taille et ses regards étincelans,
lui cria: — Eh! eh! ne plaisante pas avec
moi , compagnon. Il se peut que tu sois
un bon théologien , et que lu t'enten-
des aux leçons et aux arsjumens de
ton gros livre*, mais tu n'es pas un
chanteur capable de te mesurer avec
moi et avec mon maître. Chantons
une petite chanson d'amour , et prend
bien garde à ta réputation.
* U Bible. Tb.
96 CONTES NOCTURNES.
Nasias se mit alors à entonner un
chant en l'honneur de la belle Hélène
et des plaisirs de Cylhérée, et sa chan-
son était en effet si séduisante que les
flammes qui l'entouraient semblaient
les feux de l'amour sur lesquels se
jouaient de petits Cupidons. Wolfframb
écoutait encore en silence et les yeux
baissés; mais bientôt il lui sembla
qu'il se promenait dans les sombres
allées d'un beau jardin , et qu'une mu-
sique délicieuse, se faisant entendre au
milieu des fleurs , couvrît les accens
funestes du démon. Alors il s'approcha
de celle qui était sa vie entière, dans
tout l'éclat de sa beauté , et tandis qu'il
la saluait de ses soupirs , les feuilles
s'agitaient doucement et les jets d'eau
s'élevaient en longues gerbes brillan-
tes. Elle s'avança vers lui , aux doux
chants des voix inconnues , comme
portée sur des ailes, et son regard ra-
LES MAITRES CHANTEURS. 97
dieux ralluma tous les feux de l'amour
dans le cœur de Wolfframb. Vaine-
ment il cherchait des paroles et des
chants pour lui exprimer son ardeur,
elle disparut et le laissa plongé dans
une rêverie délicieuse. Et pendant ce
temps, Nasias chantait , mais Wolf-
framb n'entendit rien de son chant et
se mit à son tour à commencer une
chanson où il dépeignit, en poète trans-
porté, toutes les douceurs de l'amour.
Nasias devint de plus en plus impa-
tient et recommença ses bonds désor-
donnés dans la chambre, en poussant
des cris discordans. Wolfframb se leva
alors tle son fauteuil et ordonna, au
nom du Christ et de son saint nom, au
démonde s'éloigner. Nasias, vomissant
des flammes autour de lui, ramassa
alors tous ses livres, et poussa un grand
éclat de rire en s'écriant : — Schiiib ,
Schnab , qu'es-tu de plus qu'un gros-
xui. u
I
98 CONTES NOCTURNES.
sier clerc ; cède donc la place à maître
Klingsohr? — Aces mots, il partit
comme un coup de vent, et une étouf-
fante vapeur de soufre se répandit
dans la chambre.
Wolffrarab ouvrit la fenêtre. La
brise matinale pénétra dans l'apparte-
ment et effaça les traces du démon. Jo-
nas se réveilla du profond sommeil
dans lequel il était tombé, il ne fut pas
médiocrement étonné en apprenant ce
qui s'était passé. Il appela son maître,
et Wolfframb lui raconta les évène-
mens de la nuit. Gottschalk honorait
déjà le noble Wolfframb, cette fois il
le regarda comme un saint qui venait
de vaincre les puissances de l'enfer.
Mais lorsque Gottschalk leva les yeux
par hasard dans la chambre, sa sur-
prise fut grande, car il aperçut ces
mots inscrits au-dessus de la porte en
lettres de feu : Schnib, Schnab , qu'es-
LES MAITRES CHANTEURS. 99
tu de plus qu'un grossier clerc; cède
donc la place à maître Rlingsohr!
Ainsi le malin avait écrit sur la porte,
en disparaissant, les paroles qu'il avait
prononcées, comme un défi pour l'a-
venir.
— Je n'aurai pas un moment de
repos dans ma propre maison, dit Gotts-
chalk, tant que ces paroles, insultantes
pour mon digne sire Wolfframb deEs-
chinbach, luiront sur cette muraille !
Il courut droit chez un maçon , et le
fit venir pour eftacer Tinscription , mais
tous ses efforts furent inutiles. On éten-
dit sur le mur une couche de chaux
d'un doigt d'épaisseur, mais l'inscrip-
tion paraissait toujours, et même après
qu'on eut enlevé le mortier, les lettres
de feu reparurent sur les briques rou-
ges. Gottschalk se plaignait fort, et
pria messire Wolfframb de faire une
bonne chanson pour forcer Nasias à
lOO CONTES NOCTURIVES.
venir lui-même effacer ses paroles.
Wolfframb lui répondit en riant que la
chose n'était peut-être pas en son pou-
voir, mais il le tranquillisa en disant
que l'inscription s'effacerait d'elle-
même lorsque lui, Wolfframb , aurait
quitté Eizenach.
La journée était avancée, lorsque
Wolfframb de Eschinbach, joyeux et
dispos comme un hommeplein d'espoir,
quitta la ville d'Eizenach. Non loin de
la ville, le comte Meinhard de Muhl-
berg et l'échanson Walther de Vargel
vinrent à sa rencontre , montés sur de
beaux chevaux, avec une nombreuse
suite. Ils lui dirent que le landgrave
Hermann les envoyait à Eizenach pour
chercher solennellement le célèbre
maître Rlingsohr, et le conduire à la
Waribourg. K-lingsohr avait passé la
nuit sur un grand balcon de la maison
d'Helgrefe, d'où il avait observé les
LES MAITRES CHANTEURS. ÏOÎ
^étoiles. Lorsqu'il tira ses lignes, deux
élèvesastrologuesquisetrouvaientavec
lui remarquèrent à ses regards singu-
liers, qu'il avait lu dans les astres un
secret important, et ils osèrent l'inter-
roger. Alors Klingsohr se leva et leur dit
d'un ton solennel : —Sachez que , dans
cette nuit, une fille est née à André II ,
roi de Hongrie. Elle se nommera Eli-
sabeth, et sei'a un jour canonisée à
cause de ses vertus et de sa piété par
le pape Grégoire IX. Et sainte Elisabeth
est destinée à devenir l'épouse de Louis,
le fils de votre maître le landgrave Her-
mann.
Cette prophétie fut aussitôt rappor-
tée au landgrave qui s'en réjouit fort.
Elle changea aussi ses dispositions pour
le célèbre maître , et il résolut de l'ac-
cueillir à la Wartbourg, avec une ma-
gnificence digne d'un prince.
Woifframb pensait que la lutte à vie
102 CONTES NOCTURNES.
et à mort n'aurait pas lieu , car Henri
de Ofterdingen ne s'était pas encore
présenté. Mais les chevaliers assuraient
que le landgrave savait fort bien le
jour de son arrivée. La cour intérieure
du château avait été arrangée pour le
champ-clos, et le bourreau Stempel
avait, disait-on, été demandé d'Eize-
nach, à la Wartbourg.
Les MA.iTRF.S CHANTEURS. 1 o3
CHAPITRE VIII.
Maître Klingsohr quitte la Wartbourg.
Le landgrave Hermann et maître
Klingsohr s'entretenaient dans une
belle chambre du château de la Wart-
bourg. Klingsohr assurait encore qu'il
lo4 CO]VTES .VOCTtJRÎÎÊS.
avait bien observé la constellation de la
naissance d'Elisabeth, et il conseilla au
landgrave d'envoyer aussitôt une am-
bassade au roi de Hongrie pour lui de-
mander la main de la princesse nou-
vellement née, en faveur de son fils
âgé de douze ans. Ce conseil plut fort
au landgrave, et s'étant mis à louer le
maître de sa science , celui-ci lui parla
si savamment des secrets de la nature,
du microcosme et du macrocosme ,
que le landgrave, qui n'était pas abso-
lument inexpérimentéen de semblables
choses, fut rempli d'une admiration
profonde.
— Eh , maître Klingsohr ! dit le land-
grave, je voudrais bien jouir toujours
de vos instructions instructives. Aban-
donnez l'inhospitalière Transylvanie,
et venez à ma cour, où les arts et les
sciences sont plus en honneur qu'en
aucun lieu. Les maîtres chanteurs vous
LES MAÎTRES CHANTEURS. 1 o5
accueilleront comme leur chef, car
vous êtes aussi habile dans cet art que
dans l'astrologie et les autres sciences.
Ainsi donc, restez ici et ne pensez plus
à retourner dans la Transylvanie.
— Permettez, noble seigneur, répon-
dit maître Rlingsohr, permettez que
je retourne encore à Eizenach, et de là
en Transylvanie , le pays n'est pas aussi
inhospitalier et aussi défavorable à mes
études que vous le pensez. Songez que
je ne saurais trop me rapprocher de
mon roi André II, de qui je reçois ,
pourmes connaissances en minéralogie
qui lui ont déjà valu plus d'un trésor,
un traitement de trois mille marcs
d'argent , dont j'ai besoin pour m'as-
su rer le calme et le repos nécessaires
à la méditation. Ici je n'aurais que
bruitet querelles avec vos maîtres chan-
teurs. Mon art repose sur d'autres prin-
cipes que les leurs, il se peut que leur
îoG CONTES NOCTURNES.
âme pieuse leur suffise pour composer,
je ne les méprise point à cause de cela,
mais je ne saurais les imiter.
— Cependant, dit le landgrave, vous
assisterez comme arbitre à la lutte qui
doit avoir lieu entre votre élève Henri
de Ofterdingen et les autres maîtres.
— Nullement , répondit Rlingsohr,
comment le pourrais-je ? Et si je le pou-
vais , encore ne le voudrais-je pas.
Vous même, prince, vous pourrez ju-
ger de la lutte, en confirmant la voix
du peuple qui se fera certainement en-
tendre. Mais ne nommez plus Henri
de Ofterdingen mon élève. 11 sem-
blait avoir de l'énergie et des forces,
mais il s'est arrêté à l'écorce sans pou-
voir goûter au noyau. — Fixez toute-
fois le jour de la lutte , je vous suis cau-
tion que Henri de Ofterdingen se pré-
sentera.
Toutes les prières du landgrave fu-
LES MAITRES CHANTEURS I07
rent sans pouvoir sur le maître obstiné;
il persista clans sa résolution , et quitta
la Wartbourg, comblé de magnifiques
présens.
Le jour de la lutte arriva. On avait
bâti un amphithéâtre dans la cour du
château, comme s'il eût été question
d'un tournoi. Au milieu de l'enceinte se
trouvaient deux sièges tendus de noir
pour les deux chanteurs qui devaient
concourir , et derrière ces sièges s'éle-
vait un échafaud. Le landgrave avait
choisi pour juges du camp deux sei-
gneurs versés dans l'art du chant, le
comte Meinhard de Muhlberg et l'é-
chanson Walther de Vargel, ceux-là
même qui avaient accompagné maître
Klingsohr, depuis Eizenach jusqu'à la
Wartbourg. Leurs places étaient près
de celle du landgrave et des dames ,
dans une tribune richement ornée, et
un banc aussi tendu de noir était ré-
Ï08 CONTES NOCTURNES.
serve pour les maîtres chanteurs a
quelques pas de l'échafaud.
Des milliers de spectateurs se trou-
vaient dans la cour, aux fenêtres et
même sur les toits du château. Le
landgrave, accompagné des juges, vint
au son des trompettes, et monta sur
son estrade. Les maîtres défilèrent à
leur tour, jusqu'à leurs bancs, ayant
àleurtéteWalther de laVogelweid.Sur
i'échalaud se tenait Stempel, le bour-
reau d'Eizenach, homme gigantesque,
d'un aspect sauvage , enveloppé d'un
grand manteau rouge sous les phs du-
quel brillait la poignée étincelante
d'un énorme glaive. Le père Léonard,
confesseur du landgrave prit place
devant l'échafaud, afin d'assister à
l'heure de la mort celui qui succom-
berait.
Un silence d'inquiétude et d'effroi,
où l'on pouvait entendre jusqu'au plus
LES MAITRES CHANTEURS. 1 09
léger soupir régnait sur cette multi-
tude. On attendait avec une crainte
singulière ce qui allait se passer. Le
maréchal du landgrave, messire Franz
de Waldstromer s'avança dans l'en-
ceinte, revêtu des marques de sa di-
gnité, et lut à haute voix les causes
de la lutte et l'ordre du landgrave
Hermann qui livrait au hourreau celui
qui serait vaincu. Le père Léonard
éleva son crucifix, et tous les maîtres
s'agenouillèrent , la tête découverte ,
et jurèrent de se soumettre à cette or-
donnance. Aussitôt le bourreau fil
tournoyer trois fois son fer étincelant
et cria d'une voix forte qu'il exécute-
rait avec conscience, et du mieux qu'il
savait faire, celui qui tomberait en ses
mains. Les trompettes se firent alors
entendre, et le maréchal s'avançant
dans l'enceinte appela à trois reprises
Henri de Ofterdingen.
î lO COUTES ZVOCTURITES.
Et tout-à-coup Ofterdingen se trouva
tout près de la barrière, au troisième
appel du maréchal. Personne ne l'a-
vait vu venir. Il s'inclina devant le
landgrave, et dit, d'une voix ferme,
qu'il était venu pour lutter avec le
maître qu'on lui opposerait, et se sou-
mettre à la décision des jnges du camp.
Le maréchal s'approcha alors des maî-
tres , avec une urne d'argent , d*ou
chacun d'eux devait tirer un billet.
Des que Wolff'ramb de Eschinbach
dérou'ale sien, iî reconnut que c'était
lui qui devait concourir avec Henri de
Ofterdingen. Il tremblait d'effroi, en
songeant qu'il allait combattre son
ami; mais bientôt il lui sembla que
c'était le ciel lui-même qui l'avait
choisi pour champion , lui qui eût
marché avec joie à la mort, plutôt que
de placer Henri sous le fer du bour-
reau. 11 s'avança d'un air calme, mais
LES MAITRES CHANTEURS. I I I
il ne put se défendre d'un certain
trouble, en contemplant les traits pâles
et les yeux étincelans de Henri, qui
lui rappelaient ceux de Nasias.
Henri de Ofterdingen se mit à chan-
ter, et Wolfframb se sentit près de
défaillir, en reconnaissant le chant que
Nasias lui avait fait entendre dans cette
nuit mystérieuse. Il rassembla cepen-
dant ses forces, et répondit à son ad-
versaire , par une magnifique cantate
qui excita les acclamations du peuple.
Sur l'ordre du landgrave , Henri de
Ofterdingen se mit à chanter; et il
peignait si bien la volupté en ses vers,
que chacun se sentit saisi d'une extase
enivrante. Wolfframb de Eschinbach
lui-même se sentit entraîné dans un
monde inconnu, et ne put se rappeler
ses chants. En ce moment, un grand
bruit se fit entendre à l'extrémité de
l'enceinte, où la foule s'ouvrit. Wolf-
1 1 2 CO:VTES NOCTURNES.
framb s'éveilla comme frappé d'un
coup électrique; la comtesse Mathilde
s'avançait dans tout l'éclat de sa beauté,
comme au temps où il l'avait vue pour
la première fois dans les jardins de la
Wartbourg. Elle lui lança les regards
les plus tendres, et ralluma en lui
cette ardeur qui lui avait déjà fait
vaincre le démon dans sa lutte noc-
turne. Le peuple lui décernait déjà la
victoire par ses cris. Le landgrave se
leva avec les juges , et le maréchal vint
déposer la couronne sur sa tête. Le
bourreau s'avança à son tour pour
exécuter son office; mais au moment
où ses valets étendirent les mains pour
s'emparer du vaincu, ils ne saisirent
qu'un nuage noir qui se dissipa dans
les airs, avec un siflement singulier.
Henri de Ofterdingen avait disparu.
Chacun se retira pâle et effrayé; on
parlait de figures diaboliques et d'ap'
LES MAITRES CHANTEURS. ÏI3
paritions; et quelques valets du land-
grave, qui gardaient les portes, pré-
tendirent qu'au moment où Wolfframb
avait vaincu le prétendu Ofterdingen ,
une figure, semblable à celle de maître
Klingsohr, s'était échappée du château,
sur un cheval noir qui vomissait
î'écume.
xiit. lo
Il4 CONTES NOCTURNES.
CHAPITRE IX.
Comment Wolfframb de Eschinbach se trouva heureux
de sa victoire.
Pendant ce temps, la comtesse Ma-
thilde s'était rendue dans les jardins
de la Wartboiirg où Wolfframb de
Eschinbach l'avait suivie.
LES MAÎTRES CHANTEURS. I I ^
Il la trouva assise sous un bel arbre
fleuri , les mains jointes , la tète lan-
guissamment penchée sur son sein, il
se jeta à ses genoux, hors d'état de
proférer une parole. Mathilde le re-
garda avec attendrissement, et tous
deux versèrent des larmes. — Ah,
Wolfframb ! dit enfin Mathilde , quel
méchant rêve s'était emparé de moi;
je m'étais livrée au démon comme un
enfant étourdi. Comment ai-je pu t'ou-
blier? me le pardonneras-tu jamais?
Wolfframb la pressa dans ses bras,
et osa, pour la première fois, impri-
mer ses lèvres sur celles de la belle
comtesse. Il jura qu'il l'avait toujours
aimée avec ardeur, qu'elle n'avait ja-
mais cessé d'être la dame de ses pen-
sées, et lui dit comment sa présence
lui avait donné la force de vaincre
l'esprit malin.
' — O mon bien-aimé, dit Mathilde ^
iï6 CONTES NOCTUtlNÉS.
laisse-moi te dire de quelle manière
merveilleuse tu m'as sauvée moi-mèrae
des griffes du démon. Une nuit, il y
a peu de temps de cela, des images
affreuses et bizarres m'environnèrent-
Je ne savais pas moi-même si c'était
la joie ou le tourment qui oppressait
si fort mon cœur, que je pouvais à
peine respirer. Poussée par une impul-
sion irrésistible, je me mis à écrire
un aird'aprèslamanièrede mon maître,
mais unedissonnance singulière se mê-
lait à tous mes sons, et il me sembla
qu'au lieu de chant, j'avais écrit la
formule terrible avec laquelle on évo-
que les démons. Une horrible figure
se présenta devant moi, me serra dans
ses bras brùlans , et voulut m'entraîner
dans l'abîme. Tout-à-coup un chaut
brillant éclata dans les ténèbres ;
ces tons divins étiucelaient dans l'om-
bre d'un doux éclat. La figure enne-
tJES MAITRES CHANTEURS. 117
mie lâcha prise, et disparut en pous-
sant des cris. Ce chaut, c'était ton
chant, c'était celui que tu as fait enten-
dre aujourd'hui, le même qui fit fuir le
démon qui voulait aussi m'assaillir !
A ces mots, elle tomba dans ses
bras, et jura de lui consacrer tous ses
jours.
Dans cette même soirée, Wolfframb
de Eschinbach était retiré dans sa
chambre, lorsque son hôte d'Eizenach,
Gottschalk accourut d'un air joyeux,
et lui dit: — O mon noble sire, vous
avez vaincu l'enfer. Les paroles ter-
ribles se sont effacées. Mille grâces
vous soient rendues. Mais je vous ap-
porte quelque chose qu'on a remis
dans ma maison, pour vous. C'était
une lettre, scellée d'un grand cachet
de cire. Elle était de Henri de Ofter-
diogen etrenfermait ce qui suit :
Ïl8 rO>^TES >rOCTUR>'ES.
tf Je te salue, mon cligne Woifframb ,
» comme un homme qui vient d'échap-
1) per à une funeste maladie qui mena-
» çait ses jours. Il m'est arrivé beau-
» coup de choses , — mais laisse-moi
» garder le silence sur des jours qui
» sont encore pour moi un profond
» mystère. Tu te souviens sans doute
» encore des paroles que tu me dis ,
w lorsque par mon fol orgueil , je me
« plaçais au-dessus de toi et des autres
» maîtres. Tu me dis alors que je me
» trouverais peut-être un jour au bord
)' d'un abîme ; mais que tu serais auprès
» de moi pour me tendre la main et me
» retenir. Ta prédiction s'est accomplie.
>) Je t'ai trouvé au bord de l'abîme
» pour me sauver; et c'est ta victoire
» qui m'a rendu la vie. Oui, Woifframb,
» à tes chants, le voile qui couvrait mes
» yeux est tombé, et m'a laissé voir le
» ciel. Ne dois-je donc pas t'aimer dou*
LES MA.1TRES CHANTEURS. FK}
« blement. — Tu as reconnu Klingsohr
» pour le premier des maîtres. Il l'est
» en effet; mais malheur à celui qui ne
n se contente pas de ses propres forces,
» et qui a recours aux puissances in-
« fernales pour soutenir son talent !
» J'ai renoncé à ce maître, et je vis dans
» la solitude. — Mathilde! — Non , ce
« n'était pas elle, c'était une apparition
M qui m'avait abusé. Oublie ce que j'ai
« fait dans mon délire. Salue les maîtres,
» et dis-leur combien je suis changé !
« Adieu. Peut-être un jour entendras-
» tu parler de moi. »
Quelque temps après , on apprit que
Henri de Ofterdingen vivait à la cour
d'Autriche, auprès du duc Léopold VII,
pour lequel il composait de belles chan-
sons, et qu'il avait renoncé au faux éclat
qui l'avait séduit.
C'est ainsi que Wolfframb de Es-
l20 CONTES >'OCTURNES.
chinbach eut la gloire d'avoir sauvé sa
bien-aimée et son ami , des griffes du
démon.
FO DES MAÎTRES CHANTEURS.
LÀ MAISON DÉSERTE
xni. II
123
LA MAISON DESERTE.
— Après avoir long-temps causé,
nous étions tombés d'accord , et nous
avions reconnu que les apparitions de
la vie réelle se présentaient souvent
sous une forme plus merveilleuse que
124 CONTES NOCTURNES.
toutes les créations de l'imagination îa
plus dévergondée.
— Je pense, dit Lélio , que l'his-
toire nous fournit des preuves irrécu-
sables à cet appui; et c'est là ce qui
rend si fatigans et si absurdes les pré-
tendus romans historiques, où l'auteur
ose rattacher les foiies de sa cervelle
oisive , aux actions de la puissance
éternelle qui régit le monde.
— C'est la vérité profonde de ces
secrels impénétrables qui nous saisit
avec tant de force, dit Franz, qu'elle
nous fait reconnaître l'esprit auquel
nous sommes tous soumis.
— Ah! reprit Lélio, c'est justement
cette connaissance qui nous manque;
c'est celle qui nous fut ravie après Ja
chute de notre premier père.
— > Beaucoup sont appelés, et peu
sont élus, dit Franz, Ne penses-tu pas
que la connaissance ou le pressenti-
LA MAlSO^f DESERTE. 120
ftieut du merveilleux, qui est un plus
beau sentiment encore, est accordée
à quelques-uns, comme un sens parti-
culier? Pour moi, ii me semble que
ces hommes , doués d'une seconde
vue, sont assez semblables à ces chau-
ves-souris, en qui le savant anatomiste
Spallanzani a découvert un sixième
sens plus accompli à lui seul que tous
les autres.
— Oh ! oh! s'écria Franz, en riant,
alors les chauves-souris seront les vé-
ritables somnambules. Mais pour abon-
der dans ton sens, j'ajouterai que ce
sixième sens, si admirable, consiste à
saisir instantanément dans chaque ob-
jet, dans chaque personne, dans cha-
que événement, le coîé excentriqu-e ,
pour lequel nous ne trouvons pas de
point de comparaison dans la vie com-
mune, et que nous nous plaisons à
nommer le merveilleux. Mais qu'est
tout cela, sinon la vie ordinaire?
126 CONTES NOCTURNES,
— Tourner toujours dans un cercle
étroit , contre lequel on se cogne sans
cesse le nez, quand on a l'envie de faire
quelquesbondsquirorapentunpeucet
exercice monotone. Je sais quelqu'un
en qui l'esprit de vision dont nous par-
lions tout-à-l'heure semble une chose
toute naturelle. De là vient qu'il court
des journées entières après des incon-
nus qui ont quelque chose de singu-
lier dans leur marche, dans leur cos-
tume, dans leur ton ou dans leur re-
gard ; qu'il réfléchit profondément
sur une circonstance contée légère-
ment , et que personne ne trouve digne
d'attention; qu'il rapproche des choses
complètement antipodiques, et qu'il
en tire des comparaisons extravagantes
et inouies.
Lélio s'écria à haute voix : — Arrê-
tez! c'est là notre Théodore. Voyez, il
semble avoir quelque chose de tout
LA MAISON DESERTE. IIJ
particuiier dans l'esprit, à en juger
par la manière dont il regarde le bleu
du ciel.
— En effet, dit Théodore, qui jus-
que-là avait gardé le silence, mes re-
gards doivent porter le reflet d'une
pensée singulière, du souvenir d'une
aventure passée depuis long-temps.
— O, raconte, raconte-nous la! s'é-
crièrent à la fois tous les amis.
— Volontiers, dit Théodore. A ces
mots , il tira son portefeuille , où il re-
cueillait toutes sortes de notes sur ses
voyages, et raconta l'histoire suivante,
en jetant de temps en temps un regard
sur ses feuillets, comme pour aider à
sa mémoire :
128 CONTES NOCTURNES.
CHAPITRE PREMIER.
Vous savez, (ainsi commença Théo-
dore), vous savez que je passai tout
l'été dernier à Berlin. Le grand nom-
bre de vieux amis et de connaissances
que j'y trouvai, la vie libre et com-
LA MAISON DÉSERTE, 1 29
mode , l'attrait diversifié des arts et des
sciences, tout cela me retenait puis-
samment. Jamais je n'avais été plus
satisfait , et plus disposé à me livrer à
mon ancien penchant de me prome-
ner seul dans les rues, de me réjouir
à la vue des images suspendues aux
boutiques, des affiches, ou de con-
templer les tournures des gens qui
passaient et de faire leur horoscope,
sans compter que j'avais encore pour
compléter mon plaisir, la vue des ou-
vrages des arts, et celle des magnifi-
ques édifices. L'allée, ceinte de cons-
tructions de ce genre, qui mène à la
porte de Brandenbourg , est le rendez-
vous du monde appelé par son rang
ou par sa richesse, à jouir de tous les
avantages de la vie. Dans les bas-éta-
ges de tous ces beaux palais sont des
magasins où l'on débite tous les objets
de luxe, tandis que les étages supé-
tSô CONTES NOCTURNES.
rieurs sont habités par la classe de
gens dont je viens de parler. Les plus
belles hôtelleries sont dans cette rue,
presque tous les ambassadeurs y de-
meurent, et un mouvement tout par-
ticulier se fait remarquer dans ce quar-
tier qui semble plus populeux que
tout le reste de la ville. L'affluence qui
s'y porte, fait que chacun se contente
d'une demeure très - étroite, et que
plus d'une de ces maisons, habitée par
différentes familles, ressemble à une
ruche d'abeilles. Je m'étais souvent
promené dans l'allée, lorsqu'un jour
mes yeux furent frappés par une mai-
sou qui se distinguait des autres d'une
façon bien singulière. Représentez-
vous une maisonnette à quatre croi-
sées, resserrée entre deux hauts édi-
fices , dont tout l'étage s'élevait à
peine au-dessus du rez-de-chaussée
de la maison voisine. Le toit délabré
LA MAISON DÉSERTÉ. i3e
les vitres remplacées par du papier
collé, et les murs décolorés, attestaient
l'extrême négligence du propriétaire.
Imaginez combien une telle maison
devait ressortir entre tous ces bâti-
mens décorés avec tout le luxe du
goût moderne. Je m'arrêtai ; et en l'exa-
minant avec plus d'attention, je re-
marquai que les fenêtres étaient her-
métiquement fermées, qu'un mur avait
été élevé devant celles du bas étage, et
que la porte, où manquait la sonnette,
n'offrait pas une serrure, ni même un
bouton. J'étais bien convaincu que
cette maison était inhabitée, car ja-
mais , jamais , à quelque heure du
jour que je vinsse à passer, une trace
de créature humaine ne s'était offerte
à mes yeux. Une maison inhabitée
dans ce quartier de la ville ! Merveil-
leuse apparition , et cependant elle
pouvait avoir un motif bien naturel
î32 COUTES XOCTLPxNES.
et bien simple , si le propriétaire se
trouvait entraiué dans un long voyage
ou s'il habitait des propriétés éloignées,
et qu'il tint à se conserver cette habi-
tation pour son retour. Ainsi pensais-
je, et cependant je ne sais comment il
se faisait que je m'arrêtais involontai-
rement chaque fois que je passais de-
vant la maison déserte, et que je m'en-
fonçais dans des méditations bizarres.
— Vous savez , chers compagnons de
mon enfance, que j'ai toujours passé
pour un visionnaire, et que vous avez
été sans cesse occupés à me retirer
du monde imaginaire ou je suis tou-
jours plongé. Eh ! prenez vos airs
frondeurs et intelligens, si vous le
voulez, j'avouerai franchement que je
me suis souvent mystifié moi -même,
et que je craignais encore une décep-
tion de ce genre, avec cette maison
vide; mais la morale viendra à son
tour, marchons au fait 1
LA MAISON DÉSERTE. 1 33
Un jour, et à l'heure même où le
bon ton ordonne de se promener de
long en large dans l'allée , j'étais ar-
rêté , comme d'ordinaire, devant la
maison déserte, et je me livrais à mes
réflexions. ïout-à-coup, je remarquai
que quelqu'un s'était placé près de
moi et me regardait. C'était le comte
P., en qui j'avais déjà reconnu, sous
pins d'un rapport, quelque sympathie
avec moi, et aussitôt je fus assuré que
le mystère de cette maison l'avait éga-
lement frappé. Lorsque je lui parlai
de la singulière impression que ce bâ-
timent désert, au milieu du quartier le
plus animé de la résidence, avait pro-
duite sur moi , il se mit à sourire ironi-
quement. Le comte P. s'était avancé
beaucoup plus loin que moi; il avait déjà
fait maintes suppositions sur cette mai-
son, et son histoire allait bien au-delà de
tout ce que j'aurais pu inventer. Je de-
l34 CONTES JVOCTTJRIV'ES.
vrais VOUS rapporterl'histoire du comte,
dont je me souviens encore parfaite-
ment; maisje préfère ne pas interrompre
le fil de mon récit. Après avoir fait
son histoire , le comte s'était ensuite
informé. Quel avait été son étonne-
ment , en apprenant que la maison
vide n'était autre chose que le labora-
toire du pâtissier-confiseur, dont la
magnifique boutique était tout proche.
C'est pourquoi les fenêtres du rez-de-
chaussée où se trouvait le four avaient
été murées , et celles des chambres
hautes garnies d'épais rideaux, pour
préserver les sucreries du soleil et des
insectes. Lorsque le comte me fit cette
communication , j'éprouvai à mon
tour un désappointement cruel.
En dépit de cette explication pro-
saïque, je ne pouvais m'empécher de
regarder en passant la maison vide ; et
toujours des images bizarres sera-
LA MAISON DESERTE. l35
blaient en sortir, et me causaient un
léger frisson. Je ne pouvais pas à toute
force m'accoutumer à l'idée des tour-
tes, des bonbons, des massepains et
des fruits confits. Une singulière com-
binaison d'idées me faisait prendre
toutes ces choses pour des paroles de
douceur , à peu près comme celles-ci :
— N'ayez pas peur, mon cher ami, nous
sommes des créatures tout de sucre et
de miel ; mais un coup de tonnerre
donnera un peu de vigueur à tout
cela. Puis, je me disais : — N'es - tu
pas bien insensé de mêler toujours les
merveilles aux choses les plus ordi-
naires, et tes amis n'ont-ils pas raison
lorsqu'ils te traitent d'incurable vision-
naire?— La maison restait toujours
la même; mon regard s'y accoutuma
peu à peu, et, les images folles qui
semblaient sortir de ces murailles
s'évanouirent insensiblement. Un
hasard réveilla en moi toutes les
l36 CONTES IS^OCTURIVES.
idées qui commençaient à s'assoupir.
Vous pouvez imaginer que je ne
laissais pas que de regarder la maison
avec attention , chaque fois que je pas-
sais dails l'allée. Il arriva de la sorte
qu'un jour, commeje me promenais de
ce côté vers l'heure de midi , mes regards
s'arrêtèrent sur une des fenêtres voi-
lées de la maison vide. Je remarquai
que le rideau de la fenêtre la plus voi-
sine de la boutique du confiseur, com-
mençait à s'agiter. Je tirai ma lunette
de spectacle de ma poche, et j'aperçus
alors distinctement une main de femme
d'une blancheur éclatante et d'une
forme gracieuse. Un brillant étincelait
à son petit doigt et un riche bracelet
entourait l'extrémité de son bras vo-
luptueusement arrondi. La main posa
devant la fenêtre un flacon de cristal
d'une forme bizarre , et disparut der-
rière le rideau. Je m'arrêtai tout ébloui.
LA MAISOJy DESERTE. 187
un singulier sentiment agitait tout mon
être, je ne pouvais me détacher de la
contemplation de cette fenêtre et j'é-
prouvais quelque peine à respirer. En-
fin je revins à moi et je me trouvai
entouré d'un grand nombre de gens
de toute espèce qui me regardaient
d'un air de curiosité. Cela me chagrina
fort, mais je pensai aussitôt que le
peuple est le même dans toutes les
grandes villes, je m'enfuis doucement,
et le démon prosaïque me glissa fort
distinctement à l'oreille que j'avais
vu la femme du confiseur, dans son ha-
bit des dimanches, posant une bouteille
d'eau rose devant la fenêtre. — Tout-
à-coup, il me vint une pensée fort
raisonnable! — Je revins sur mes pas,
et j'entrai dans la belle boutique or-
née de glaces qui avoisinait la maison
vide.
Tout en soufflant sur l'écume brû-
XIII. 12
l38 CONTES NOCTURNES.
lante d'une tasse de chocolat que j'a-
urais demandée, * je me mis à dire
d'un air distrait : — Vous avez bien
agrandi votre établissement en prenant
la maison voisine.
Le confiseur jeta encore quelques
bonbons sur le gâteau qu'attendait
une jolie fille, et me regarda en sou-
riant d'un air interrogatif, comme s'il
n'eût pas compris mes paroles. Je ré-
pétai qu'il avait agi fort judicieusement
en plaçant son laboratoire dans la
maison voisine , bien que ce bâtiment
désert fît un fâcheux contraste avec
les brillans édifices de cette rue.
— Eh! monsieur, me dit le confi-
seur , qui vous a dit que la maison
voisine m'appartienne? Malheureuse-
ment , toutes les tentatives que j'ai
faites pour l'acquérir ont été inutiles,
* C'est chez les conditors ou conûseurs qu'on prend le
café , etc. Ces conditors sont ordinairement des Italiens ou
habitans de la Suisse italienne.
LA 3IAIS0N DESERTE. 1 09
et après tout je n'en suis pas fâché ,
parce qu'il se passe de singulières cho-
ses dans cette maison.
Vous pouvez imaginer combien la
réponse du confiseur me frappa. Je
le priai en grâce de m'en dire davan-
tage sur cette maison.
— Monsieur, me dit -il, je ne suis
pas moi-même fort bien instruit à ce
sujet; tout ce que je sais, c'est que la
maison appartient à la comtesse de S***
qui habite ses terres et qui n'est pas
venue à Berlin depuis nombre d'an
nées. On m'a dit que la maison était
déjà dans l'état de délabrement où
elle se trouve aujourd'hui, avant même
qu'on n'eût élevé tous les beaux édi*
fices qui ornent notre rue. Il n'y de-
meure que deux créatures vivantes,
un vieil intendant misanthrope, et un
misérable chien las de la vie qui passe
les nuits dans la cour, à aboyer après
l4o COJNTES jN'OCTURNES-
la iune. On croit généralement qu'il
apparaît des spectres dans ce bâtiment
vide; et véritablement, mon père et
moi, nous avons souvent entendu des
gémissemens plaintifs, surtout au temps
de Noël où les commandes nous for-
cent souvent de travailler toute la nuit.
C'étaient des bruits étranges qui nous
faisaient frissonner. Il n'y a pas long-
temps non plus, que dans le silence
de la nuit, j'ai entendu un chant si
singulier que je ne pourrais pas vous
en donner une idée. C'était évidem-
ment la voix d'une vieille femme, mais
les tons étaient si éclatans, les ca-
dences si variées , que moi , qui ai
entendu tant de cantatrices en Italie,
en France et en Allemagne, je n'ai ja-
mais rencontré rien de semblable. Il
me semblait qu'on chantait des paro-
les françaises, mais je n'ai jamais pu
les entendre distinctement; et d'ail-
LA MAISON DÉSERÏE. l^ï
leurs je n'ai pas écouté long -temps
cette folle chanson de revenant, car
mes cheveux se dressaient sur ma tète.
Quelquefois , lorsque le bruit de la
rue vient à cesser, nous entendons du
fond de la chambre, de profonds sou-
pirs, et puis un rire étouffé qui sem-
ble venir du plancher; mais en plaçant
son oreille contre la muraille, on s'a-
perçoit facilement que ce rire et ces
soupirs viennent de la maison voisine.
— Remarquez, (il me conduisit dans
son arrière-boutique, et me plaça près
d'une fenêtre), remarquez bien ce tuyau
de fonte qui sort de la muraille, il en
sort quelquefois une fumée si épaisse,
même dans l'été , que mou frère a
souvent querellé le vieil intendant, en
lui disant qu'il mettra un jour le feu à
la maison. Celui-ci s'excuse en disant
qu'il fait sa cuisine, mais pour ce qu'il
mange, Dieu le sait; car il sort de là
une odeur endiablée.
l42 CONTES NOCTURNES.
La porte de la boutique s'ouvrit, et
le confiseur courut à son comptoir en
m'indiquant par un regard significatif
la figure qui entrait.
Je le compris parfaitement. Cette
bizarre tournure pouvait-elle apparte-
nir à quelque autre qu'à l'intendant
de la maison mystérieuse? — Figurez-
vous un petit homme sec, un visage
couleur de momie , le nez pointu , les
lèvres serrées, des yeux de chat, verts
et étincelans , le sourire perpétuel d'un
fou , un toupet étage à la mode anti-
que avec des ailes poudrées et une
grande bourse, un habit couleur de
café , vieux et pâli , mais bien brossé ,
des bas gris et de grands souliers à
boucles. Cette petite figure a des mains
énormes et des doigts extrêmement
longs et nerveux , elle s'avance avec
raideur vers le comptoir, regarde en
souriant les friandises renfermées dans
LA BIAISON DÉSERTE. 1^5
des bocaux de cristal , et dit d'une voix
faible et plaintive : — Deux oranges
confites, deux macarons, deux marrons
glacés, etc.
Le confiseur mit à part tout ce que
cet homme lui demandait. — Pesez,
pesez, mon digne voisin, dit l'inten-
dant en tirant de sa poche une petite
bourse de cuir. Je remarquai que l'ar-
gent , qu'il posait sur le comptoir, se
composait de diverses sortes de mon-
naies hors de cours. Il les compta en
murmurant tout bas : — Très-doux,
très-doux. Il faut que tout cela soit
très-doux. Je le veux bien. Que le dia-
ble emmielle sa femme, je ne m'y op-
pose pas.
Le confiseur me regarda en riant, et
dit au vieil intendant : — Vous ne me
paraissez pas bien portant ; oui , oui ,
l'âge ôte les forces petit à petit.
Sans changer de visage , le vieil in^
l44 CONTES NOCTURNES.
tendant répondit d'une voix forte : —
L'âge? ] âge? Perdre mes forces? Oh !
oh! oh!
En parlant ainsi , il frappa si violem-
ment ses mains l'une contre l'autre,
que les vitraux en retentirent, et fit
un bond si vigoureux que toute la bou-
tique et les verres placés sur le comp-
toir en tremblèrent long-temps. Mais
au même moment, un grand cri se
Ht entendre , le vieil intendant avait
marché sur son chien noir qui s'était
glissé derrière lui , et qui se tenait
couché à ses pieds.
— Maudite béte! chien d'enfer! dit-
il avec son premier ton de voix doux
et affaibli ; et ouvrant son cornet , il
en tira un macaron qu'il présenta au
pauvre animal. Le chien dont les cris
avaient dégénéré en gémissemens, se
tut aussitôt , et se dressant sur ses
pattes de derrière, se mita manger le
LA MAlSO]N' DÉSERTE. l45
macaron clans l'attitude d'un écureuil.
— Bonne nuit, mon voisin, dit
l'intendant en tendant la main au confi-
seur, et en Ini serrant la sienne si for-
tement qu'il en poussa un cri de dou-
leur. — Le pauvre vieillard affaibli
vous souhaite une bonne nuit , mon
cher voisin. — Et il sortit avec son chien
qui le suivit, la bouche pleine de ma-
carons.
— Voyez-vous, dit le confiseur,
voilà comme il vient ici de temps en
temps ce vieux diable, mais je ne puis
rien tirer de lui, si ce n'est qu'il était
autrefois valet- de-chambre du comte
de Z*** , qu'il a soin de la maison où il
est, et qu'il attend chaque jour la fa-
mille du comte ( il l'attend depuis je
ne sais combien d'années ). Mon père
lui parla une fois du bruit qui se fait
dans la nuit, mais il lui répondit fort
tranquillement: — Oui, oui, on dit qu'il
XIII. i3
l46 CONTES NOCTURNES.
y a des revenans clans la maison ; mai$
ne le croyez pas, il se peut bien que
l'on mente.
L'heure où le bon ton amène le beau
monde chez les confiseurs en vogue
était arrivée , une foule d'élégans se
précipita dans la boutique et je ne pus
en apprendre davantage.
LA. MAISON DÉSERTE. ll^J
CHAPITRE II.
Il m'était bien prouvé que les ren-
seignemens du comte P... étaient
inexacts, que le vieux intendant ne
demeurait pas seul dans la maison , en
dépit de toutes ses dénégations, et qu'il
l4^ CONTES NOCTURNES.
cherchait à dérober quelque mystère
aux yeux du monde. Le chant dont on
m'avait parlé, me fit souvenir du bras
gracieux que j'avais aperçu à la fe-
nêtre. Ce bras ne pouvait appartenir
au corps d'une vieille femme; et ce-
pendant, le chant dont m'avait parlé
le confiseur ne pouvait, disait-il, être
que celui d'unejeune personne. Je pen-
sai alors à îa fumée, à cette singulière
odeur, à cette carafe bizarrement tail-
lée, et bientôt il se forma devant moi l'i-
mage d'une créature ravissante, mais
dangereuse etentourée de charmes ma-
giques. Le vieil intendant devint un
magicien qui exerçait ses sortilèges
dans cette maison déserte. Mon ima-
gination était en travail, et dans la même
nuit, je revis, non pas en rêve, mais
dans le délire de l'assoupissement, la
main blanche avec son diamant au
doigt, et le bras arrondi avec son riche
LA. MAISOÎÎ DÉSERTE. 1 49
bracelet. Peu à peu sortant d'épais
nuages , un charmant visage aux yeux
bleus et douloureusement supplians ,
m'apparut, et aussitôt se forma devant
moi l'image merveilleuse d'une jeune
fille, dans tout l'éclat de la jeunesse.
Bientôt je remarquai que ce que j'avais
pris pour un nuage, était la vapeur qui
s'échappait de la carafe de cristal que
tenait la jeune beauté, et qui s'élevait
en spirales légères.
— O charmante apparition 1 m'écriai-
je,dis-moi où tu résides,et pourquoi l'on
te retient captive? Oh! comme tes re-
gardssont pleins dedouleur et d'amour !
Je sais qu'un art infernal te rend l'es-
clave d'un démon qui erre dans les
boutiques de sucreries, sous un cos-
tume café , avec une bourse à poudre ,
suivi d'un chien infernal qu'il nourrit
de macarons. Oh! je sais tout cela,
ravissante et délicieuse créature. Le
l5o CONTKS NOCTURJYliS.
diamant est le reflet du feu de l'âme !
Et si tu n'avais pas teint celui-ci du
sang de ton cœur , il n'étincèlerait pas
ainsi de n)il!e couleurs. Je sais que
le bracelet qui entoure ton bras, est
l'anneau d'une chaîne magnétique ,qui
te lie au sorcier que tu suis; mais je te
délivrerai! O parle, dis un seul mot,
jeune vierge , ouvre tes lèvres de rose!
En ce moment, une main osseuse
saisit, par dessus mon épaule, la ca-
rafe de cristal, qui éclata en mille
morceaux dans les airs, et la figure mer-
veilleuse disparut dans les ténèbres ,
en poussant un long soupir. — Je vois
déjà, à votre rire, que vous retrouvez
en moi le rêveur visionnaire, mais je
puis vous assurer que tout ce rêve, si
vous tenez absolument à lui donner ce
nom , avait lecaractère accompli d'une
vision. N'importe, continuons. A peine
le jour fut-il venu, que je courus dans la
LA MAISON DÉSERTE. l5l
grande allée et que je me postai de-
vantla maison vide. Outre lesrideaux
intérieurs, les fenêtres étaient fermées
par d'épaisses jalousies. La rue était
encore déserte, je m'approchai fort
près de la fenêtre du rez-de-chaus.sée,
et j'écoutai; mais aucun bruit rie se fit
entendre, tout était silencieux comme
dans un tombeau. La rue devint ani-
mée, les boutiques s'ouvrirent et je fus
forcé de m'éloigner. Je ne vous dirai
pas combien de fois je passai devant
la maison .sans rien découvrir, ni les
informations inutiles que je pris de
toutes parts , et comme enfin ma vision
commença à s'effacer de mon esprit.
Enfin, un soir en passant devant la
maison, je remarquai que la porte
était à demi-ouverte, je m'approchai,
le vieil intendant était sur le seuil. Moïi
parti fut aussitôt pris.
— Le conseiller de finances Binder
iSa CONTES NOCTURNES.
ne demeure-t-il pas dans cette maison ?
Telle fut la question que je lui fis en le
repoussant en quelque sorte dans un pe-
tit vestibule faiblement éclairé par une
lampe. Il me lança un regard étincelant,
et me dit d'une voix douce et traînante :
— Non , il ne demeure pas ici , il n'y a
jamais demeuré, il n'y demeurera ja-
mais, il n'a même jamais demeuré dans
toute l'allée. — Mais les gens disent
qu'il vient des revenans dans cette mai-
son? — Je puis vous assurer que cela
n'est pas vrai, que c'est une jolie maison
fort tranquille, et que la comtesse de
S... y arrive demain. Bonne nuit, mon
cher monsieur.
A ces mots, le vieil intendant nie
repoussa poliment, et ferma la porte
derrière moi. Je l'entendis murmurer
et tousser, puis s'éloigner, autant que
j'en pus juger, et descendre plusieurs
marches. Durant le peu de momens
LA MAISON' DESERTE. l53
que j'étais resté clans le vestibule, j'avais
remarqué qu'il était tendu de vieilles
tapisseries, et meublé comme unesalle ,
de grands fauteuils couverts de damas
rouge.
C'est alors que la maison mystérieuse
se remplit pour moi d'aventures. Or,
figurez-vous qu'à force de passer et de
repasser, je vois un jour briller quel-
que chose à la dernière fenêtre de l'é-
tage supérieur, le diamant scintillait
à mes yeux. O ciel ! la figure de ma
vision me regarde douloureusement
appuyée sur son bras. S'il était possible
de rester quelques momens immobile
au milieu de cette foule qui passe et
qui repasse ! J'aperçois un banc placé
vis-à-vis de la maison, mais de telle
sorte qu'en s'y asseyant, il faut tourner
le dos à l'édifice. Je m'appuie sur le
dossier, et je puis continuer mes ob-
servations à mon aise.
l54 CONTES NOCTURNES.
Oui, c'est elle, c'est elle trait pour
trait, la céleste créature ! Mais son re-
gard paraît incertain. Il me semble
qu'elle ne regarde pas de mon côté ,
ses yeux ont quelque chose de vide ;
je serais tenté de croire que ce que je
vois est un portrait, si je n'avais re-
marqué un mouvement du bras et de
la main. Entièrement perdu dans la
contemplation de cette créature mer-
veilleuse j je n'avais pas entendu la
voix du brocanteur italien qui m'offrait
sans relâche sa marchandise. Enfin il
me tira par le bras, et me retournant
je le repoussai avec colère. Il ne cessa
pas toutefois de me prier et de me
tourmenter. — Je n'ai encore rien ga-
gné aujourd'hui, monsieur. Une paire
de crayons. Un paquet de cure-dents.
— Plein d'impatience, et jaloux de me
débarrasser de cet importun, je cher-
che quelques pièces de monnaie dans
LA MAISON DÉSERTE. 1 55
ma bourse. — J'ai encore ici de jolies
choses, me dit-ii, et il me montre à
distance un petit miroir de poche. En
y apercevant la maison qui était der-
rière moi et la fenêtre où se tenait la
personne mystérieuse, je me hâtai de
l'acheter, et il me fut possible d'obser-
ver commodément assis et le dos
tourné sans attirer l'attention des voi-
sins. Mais en rcj^rardant de plus en plus
ce miroir, je tombai dans un état que je
serais tenté de nommer un songe éveillé.
Je ne pouvais détacher mes regards de
ce miroir qui semblait me fasciner; et
j'avoue que je ne pus m'empècher de
songer à un conte que me faisait ma
nourrice, lorsque je me plaisais le soir
à me regarder dans le grand miroir de
la chambre de mon père. Elle me di-
sait que lorsque les enfans se mettaient
la nuit devant une glace , un horrible
visage étranger s'y plaçait devant eux-.
l56 CONTES NOCTURNES.
Une fois, je crus voir deux yeux ter-
ribles briller dans le miroir; je poussai
un grand cri et je tombai évanoui. Je
fus long-temps malade , et maintenant
encore, je crois fermement que ces
yeux m'avaient en effet regardé. Bref,
toutes ces folies de mon enfance me
revinrent à l'esprit, un froid glacial
parcourut toutes mes veines; je voulus
jeter le miroir loin de moi, tout-à-coup
deux yeux célestes se tournèrent de mon
côté, leur regard était dirigé vers le
mien et pénétrait jusqu'au fond de mon
cœur. J'étais plongé dans une mer
de délices !
— Vous avez là un joli miroir, dit
une voix près de moi. Je me réveil-
lai comme d'un songe; plusieurs per-
sonnes avaient pris place sur le banc,
et je leur avais sans doute donné un
spectacle réjouissant par mon regard
égaré et mes paroles entrecoupées.
LA MAISOjS' déserte. 1 S'J
— Vous avez là un joli miroir, ré-
péta l'homme en voyant que je ne ré-
pondais pas. Mais pourquoi donc y re-
gardez-vous si singulièrement? Aperce-
vez-vous des esprits?
Cet homme déjà âgé, bien vêtu,
avait dans le ton de ses paroles et dans
ses regards quelque chose de bienveil-
lant , qui attirait la confiance. Je n'hé-
sitai pas à lui dire que je regardais dans
ce miroir une charmante fille qui se
tenait derrière la fenêtre de la maison
abandonnée. Je demandai même au
vieillard s'il ne la voyait pas.
— Là-bas? dans la vieille maison ?
à la dernière fenêtre, me demanda- t-il
d'un air tout étonné.
— Sans doute, sans doute, lui dis-je.
Le vieillard se mit à sourire. —
C'est une singulière illusion. Que Dieu
fasse honneur à mes vieux yeux. Eh !
eh! monsieur, j'ai bien vu sans lunettes
l58 CONTES NOCTURNES.
cette jolie figure à la croisée, mais il
m'a bien semblé que c'est un bon por-
trait, peint à l'huile.
Je me tournai vivement vers la fe-
nêtre; tout avait disparu; la jalousie
était baissée.
— Gui, monsieur, oui, continua le
vieillard , mais il est trop tard pour s'en
assurer; car je viens de voir le domes-
tique qui est, je le sais, l'intendant de
la comtesse de S***, secouer la pous-
sière du tableau et baisser la jalousie.
— — Etait-ce donc vraiment un por-
trait? demandai-je tout stupéfait.
— Croyez en mes yeux, répondit
le vieillard. Comme vous ne regardiez
dans voire miroir que la réflexion du
portrait, vous avez été abusé par un
effet d'optique; mais à votre âge, j'au-
rais été plus clairvoyant.
— Mais la main et le bras remuaient,
lui répondis-je.
LA MAISON DÉSERTE. I Sg
— Oui, oui, ils se remuaient, tout
remuait, dit le vieillard en souriant et
en me frappant doucement sur l'épaule.
Alors il se leva, et prit congé de moi en
me saluant et me disant : — Gardez-
vous des miroirs qui mentent si bien.
Votre très-humble serviteur.
l6o CONTES NOCTURNES.
CHAPITRE III.
Je rentrai chez moi, avec la résolu-
tion de ne plus songer à cette maison,
et d'éviter de me promener dans l'allée
durant quelques jours. Je tins fidèle-
LA MAISON DÉSERTE. l6l
ment cette promesse , et je passai les
journées à écrire et le soir avec quel-
ques amis. Cependant il m'arrivait de
m'éveiller , quelquefois , ^subitement
eomme frappé d'un coup électrique,
et alors je m'apercevais que c'était le
souvenir de ma vision et de la croisée
mystérieuse qui me faisait tressaillir.
Même pendant mon travail, au milieu
de mes entretiens les plus animés avec
mes amis , cette pensée traversait subi-
tement mon âme comme une étincelle
électrique. Mais ce n'était-là qu'un mo-
ment passager. J'avais consacré le petit
miroir de poche qui m'avait tant abusé,
à un usage domestique, bien prosaïque.
Je le plaçais devant moi, lorsque je
voulais attacher ma cravate. Un jour
comme je me disposais à vaqueràcette
importante affaire , il me parut un
peu terne , et j'essayai de lui rendre
son éclat en le frappant de mon ha-
XIII. i4
l6l COIVTES VOCTDRNES.
leine et le frottant ensuite; tous mes
nerfs tremblèrent, je frissonnai , car
dès que mon souffle eut répandu une
vapeur sur la glace, j'aperçus au milieu
d'un nuage bleuâtre, le charmant vi-
sage qui m'avait déjà blessé au cœur
par ses regards douloureux ! — Vous
riez? — Vous voilà unanimes sur mon
compte, vous me tenez pour un rêveur
incurable; mais, dites, pensez tout ce
que vous voudrez , n'importe, cette
beauté me regardait du fond de ce mi-
roir, et dès que la vapeur se dissipa ,
ses traits disparurent sous les feux
prismatiques que lançaient les rayons
du soleil qui se réfléchirent dans
la glace. Je ne veux point vous fati-
guer, je ne veux point vous décrire
toutes les sensations que j'éprouvai ;
sachez seulement que je renouvelai
sans cesse l'épreuve du miroir, qii'il
m'arriva souvent de rappeler par mon
LA MAISON DÉSERTE. 1 63
haleine l'image chérie, mais que sou-
vent aussi toutes mes tentatives furent
infructueuses. Alors je courais comme
un insensé vers la maison déserte, yen
contemplais les fenêtres durant des
heures entières ; mais pas une créature
humaine ne consentait à s'y montrer.
Je ne vivais que dans mes pensées à
elle; tout le reste était mort pour moi ;
je négligeais mes amis, mes études.
Souvent quand cette image commen-
çait à pâlir , une douleur violente
s'emparait de moi, alors elle reparais-
sait avec plus ne force et de vivacité
que jamais. Une apathie totale résul-
tait de cet état pénible qui me laissait
toujours dans un épuisement affreux.
Dans ces momens-là , tons les essais
que je tentais avec le miroir étaient
inutiles, mais dès que j'avais repris
mes forces, l'image y reparaissait avec
de nouveaux charmes. Cette tension
l64 CONTES NOCTURNES.
continuelle agissait sur moi d'une
manière funeste ; j'errais sans cesse
pâle comme un mort et l'air défait;
mes amis me regardaient comme un
homme fort malade, et leurs avertis-
semens continuels me portèrent à ré-
fléchir sérieusement sur ma position.
Fut-ce à dessein ou par hasard qu'un
de mes amis qui étudiait la médecine,
laissa chez moi l'ouvrage de Reil sur
les aberrations mentales, je l'ignore;
mais je me rais à le lire, et cette lec-
ture m'attacha irrésistiblement. Que
devins -je en reconnaissant en moi-
même tous les symptômes de la mono-
manie! L'holTible effroi que je ressen-
tis en me voyant sur le chemin de la
maison des fous , me fit prendre
promptement une résolution. Je mis
mon miroir dans ma poche, et je cou-
rus chez le docteur R***, médecin cé-
lèbre par son habileté à traiter les
LA MAISON DÉSERTE. l65
maladies cérébrales, par ses vues pro-
fondes sur le principe intellectuel qui
fait naître tant de maladies physiques.
Je lui racontai tout; je ne lui cachai
pas la plus petite circonstance, et je le
conjurai de me sauver du sort affreux
dont je me croyais menacé! Il m'écou-
ta fort tranquillement, mais je remar-
quais bien dans son regard une surprise
profonde.
— Le danger n'est nullement aussi
proche que vous le pensez , me dit-il ,
et je puis vous affirmer avec certitude
qu'il me sera possible de le détourner.
Il n'est pas douteux que votre esprit
ne soit attaqué d'une manière inouie,
mais la connaissance même de votre
mal vous fournit les moyens de vous
en défendre. Laissez-moi votre miroir,
ne vous contraignez à aucun travail
qui irrite votre imagination ; évitez la
grande allée, ne travaillez que le ma-
i<36 CONTES NOCTUBIYES.
tin et sans vous fatiguer, puis allez
faire une longue promenade, et passez
la journée avec vos amis que vous évi-
tez depuis si long-temps. Nourrissez-
vous de mets succulens, et buvez des
vins vigoureux. Vous voyez que je
m'attache uniquement à éloigner votre
idée fixe , c'est-à-dire l'image que vous
voyez dans cette glace ou à la fenêtre
de la maison déserte, et que je veux
surtout fortifier votre corps. Secondez-
moi donc activement.
J'avais peine à me séparer du miroir;
le docteur qui l'avait déjà pris parut le
remarquer, il fit naître en aspirant une
vapeur à sa surface , et me dit en me le
présentant :
— Voyez-vous quelque chose?
— Rien, répondis-je; ce qui était
exact.
*— Aspirez donc vous-même, me dit
LA. MAISON DESERTE. 167
le médecin en mettant le miroir dans
ma main.
Je fis ce qu'il me disait, et l'image
merveilleuse m'apparut distinctement.
— C'est elle! m'écriai-je à haute
voix.
Le médecin regarda la glace et me
dit:
— Je ne vois pas la moindre chose^
mais je ne veux pas vous cacher qu'au
moment où je regardais le miroir j'é-
prouvais une certaine terreur qui se
dissipa aussitôt. Vous voyez que je suis
sincère, et cjue je mérite toute votre
confiance. Recommencez donc cet
essai ?
Je le fis , et pendant ce temps le mé-
decin me tint sa main placée sur l'épine
dorsale. La figure reparut, le docteur
qui regardait avec moi dans la glace ,
pâlit; puis, il prit le miroir, le regarda
î68 COS^TES >'OCTURNES.
encore, le renferma dans un pupitre,
et revint à moi, après être resté quel-
ques secondes à méditer, la main sur
son front.
— Suivez exactemeutmes prescrip-
tions, me dit-il. Je dois convenir que
ces momens où vous vous trouvez hors
de vous-même , sont encore fort mys-
térieux pour moi ; mais j'espère pou-
voir bientôt vous en dire davantage.
Dès ce moment, quoiqu'il m'en coû-
tât, je vécus exactement comme me
l'avaitrecommandéle médecin, et quoi-
que je sentisse les effets bienfaisans de
ce régime, je ne fus cependant pas tota-
lement délivré de ces atteintes terribles
auxquelles j'étais sujet, particulière-
ment à midi, et la nuit. Ainsi dans la plus
joyeuse réunion, en buvant, en chan-
tant, je me sentais tout-à-coup comme
percé de mille poignards, et toutes les
forces de mon esprit ne suffisaient pas
LA MAISON DlîSERTE. 169
pour rétablir l'équilibre; il me fallait
m'éloignerpour ne reparaître que lors-
que l'accès aurait cessé.
Il arriva qu'un soir, je me trouvai
dans une société où l'on parla des effets
et des influences du magnétisme. On
discuta surtout de la possibilité de Tin-
fluence d'un principe occulte, et on
s'appuya de beaucoup d'exemples. Un
jeune médecin fort zélé pour le magné-
tisme, prétendit que lui-même et tous
les magnétiseurs agissaient de loin sur
les somnambules par la seule force de
leur volonté. On rappela tout ce que
Rluge , Schubert , Bartels ont dit à ce
sujet.
— Le plus important, dit un des as-
sistans , médecin fort connu, le plus
important, c'est que le magnétisme me
semble nous révéler maint mystère que
nous régardions commeime chose com-
mune et prouvée. Maintenant on doit
XIII. 1 5
170 CONTES KOCTURKES.
seulement procéder à l'œuvre avec pru-
dence.
— Comment se fait-il que, sans motif
connu, et brisant même la chaîne de
nos idées, l'image d'une personne ou
d'un événement s'empare subitement
de notre pensée avec tant de force
qu'elle nous frappe de surprise? Les
rêves surtout offrent des exemples
merveilleux, et souvent même ils nous
montrent des personnes qui nous sont
complètement étrangères et que nous
ne devons connaître que plusieurs an-
nées après. Ces paroles si communes :
Mon Dieu ! cet homme , cette femme
me sont connus depuis long-temps; il
me semble que je les ai vus quelque part,
ne sont peut-être souvent que le sou-
venir confus d'un tel rêve. Ne serait-il
pas possible qu'il y eût entre les esprits
un rapport si énergique qu'on y obéisse
contre sa volonté î*
LA MA.ISON DÉSERTE. I7I
— De la sorte, dit un autre, nous
arriverions sans beaucoup d'efforts à
la doctrine des sorcelleries, des en-
chantemens, des miroirs magiques, et
à toutes les folies du vieux temps.
— C'est une chose singulière, reprit
le médecin, que de vouloir nier ce qui
est prouvé physiquement, et quoique
je ne sois pas de l'avis qu'une seule lu-
mière brille pour nous dansle royaume
inconnu, qui est la patrie de nos
âmes, je pense toutefois que la na-
ture ne nous a pas refusé le talent et
l'instinct des taupes. Nous cherchons,
aveugles que nous sommes, à nous
frayer un chemin sous ces voûtes som-
bres; mais comme l'aveugle qui re-
connaît au murmure des arbres, au
bruit du ruisseau , le voisinage de la
foret qui le rafraîchit de son ombre ,
de la source qui apaise sa soif, et qui
atteint de la sorte au but de ses désirs,
1 72 CONTES NOCTURNES.
ainsi nous pressentons au battement
des ailes, au souffle de l'ange in-
connu et invisible qui plane sur nos
têtes , que ce pèlerinage nous conduit à
la source de lumières où nos yeux
s'ouvriront!
Je ne pus me contenir plus long-
temps.
— Vous reconnaissez donc, dis-je
au médecin, vous reconnaissez donc
l'influence d'un principe intellectuel ,
étranger à nous, auquel nous sommes
forcés d'obéir.
— Je ne reconnais pas seulement cet
effet comme possible, me répondit-il,
mais j'en reconnais beaucoup d'autres
encore, qui résultent de l'état magné-
tique.
— Alors, repris-je, il serait possible
aux esprits infernaux d'agir sur nous
d'une manière funeste.
— Tour de passe-passe d'esprits dé-
LA MAISON DÉSERTE. 1 '^3
chus, répondit le médecin en riant.
Non , non , ceux-là nous ne les recon-
naissons pas. En général, je vous prie
de ne prendre nos assertions que pour
de simples conjectures, auxquelles j'a-
jouterai que je ne crois nullement à la
puissance absolue d'un principe intel-
lectuel sur un autre; mais que j'admets
seulement une dépendance, résultat
d'une faiblesse de volonté, dépendance
qui alterne, et réagit selon la disposi-
tion des sujets.
— Maintenant , dit un homme âgé,
qui jusque là s'était contenté d'écouter
avec attention, maintenant je puis, à
l'aide de vos singulières pensées, m'ex-
pliquer des secrets qui devaient sem-
bler impénétrables. Je veux parler des
enchantemens amoureux, dont sont
remplis toutes les chroniques, et des
procès de sorcellerie. Dans le code
d'un peuple fort éclairé, netrouve-t-on
174 CONTES NOCTURNES.
pas des dispositions contre les breu-
vages d'amour , qui entraînaient irré-
sistiblement une personne vers une
autre? Vos discours me rappellent un
événement tragique qui se passa, il y
a peu de temps , dans ma propre mai-
son. Lorsque Bonaparte inonda notre
pays de ses troupes, un colonel de la
garde noble italienne fut logé chez moi.
— C'était un de ces officiers, en petit
nombre dans la prétendue grande ar-
mée, qui se distinguaient par une con-
duite noble et décente. Son visage pâle,
ses yeux creusés , annonçaient une
maladie d'un chagrin profond. Il ne
logeait chez moi que depuis peu de
jours, lorsque se trouvant dans ma
chambre , il porta subitement , avec un
grand soupir , la main sur son cœur
ou plutôt sur son estomac, comme s'il
y ressentait une douleur mortelle. Il
ne -pouvait pas articuler une parole ;
LA MAISON DESERTE. l'jS
il fut forcé de se jeter sur un sopha où
ses yeux se fermèrent, et y resta quel-
que temps immobile comme une sta-
tue. Tout-à-coup, il se leva par un
mouvement brusque; mais il conserva
une faiblesse extrême. Un médecin que
je lui envoyai, ayant infructueusement
employé divers remèdes, eut recours
aux moyens magnétiques qui semblè-
rent plus efficaces. Il fallut cependant
les abandonner aussi ; car le malade ne
pouvait les supporter. Au reste, mon
médecin avait gagné la confiance du
colonel, et celui-ci lui raconta que, dans
ce moment de faiblesse qu'il avait éprou-
vé, l'image d'une femme qu'il avait
connue à Pise s'était offerte à ses yeux;
les regards brùlans qu'elle lui lan-
çait, lui avaient causé une douleur si
violente, qu'il en avait perdu l'usage
de ses sens. Il lui resta de sourdes
douleurs de tête, et un état d'abatte-
176 CONTES NOCTURNES.
ment singulier. Jamais il ne fit con-
naître le genre de relations qu'il avait
eues avec cette femme. Les troupes
étaient sur le point de se mettre en
marche, la voiture du colonel était
déjà chargée de bagages et devant la
porte ; pour lui , il déjeunait; mais tout-
à-coup il poussa un cri violent et tomba
de sa chaise. Il était mort. Les méde-
cins reconnurent qu'il avait été frappé
d'apoplexie. Quelques semaines phis
tard, une lettre adressée au colonel
me fut apportée. Je n'hésitai pas à
l'ouvrir dans l'espoir d'y trouver quel-
ques renseignemens sur les parens de
cet officier, et de pouvoir leur an-
noncer sa mort. La lettre venait de
Pise, et ne renfermait que ces mots,
sans signature: « Malheureux! aujour-
d'hui le 7 , à midi précis, Antonia ,
embrassant ton image trompeuse, est
tombée morte ! » — J'avais noté le jour
LA MAISO>' DÉSERTE. l'j'j
et l'heure de la mort du colonel; il
était mort au même moment qu'An-
ton ia.
Je n'entendis plus rien de ce que ra-
conta le vieillard, car dans l'effroi qui
m'avait saisi, en reconnaissant que ma
situation était sem])lable à celle du co-
lonel, je m'élançai hors du salon et je
courus vers la maison mystérieuse. Il
me sembla de loin , que je voyais briller
des lumières à travers les jalousies fer-
mées; mais la clarté disparut lorsque
j'approchai. Eperdu de désirs et d'a-
mour, je m'élançai vers la porte; elle
céda sous mon impulsion, et je me
trouvai dans le vestibule faiblement
éclairé , au milieu d'une atmosphère
lourde et épaisse. Le cœur me battait vio-
lemment. Tout-à-coup un cri de femme
prolongé et perçant, retentit dans la
maison; et je ne sais moi-même com*
ment il se fit que je me trouvai dans
170 CONTES NOCTURNES.
un salon éclairé par un grand nombre
de bougies, orné, avec tout le luxe an-
tique, de meubles dorés et de vases
du Japon. Des nuages bleus et épais
remplissaient la chambre.
— Sois le bien venu ! — Bien venu
mon fiancé. — L'heure est arrivée , la
noce approche !
Ainsi cria une voix de femme , et
aussi peu que je savais comment j'étais
venu jusque-là, aussi peu sais-je com-
ment il se fit qu'une charmante figure,
richement vêtue , sortit du milieu de
cette vapeur. Elle me répéta d'une voix
perçante : « Sois le bien venu , mon
doux fiancé ! )) et s'avança vers moi les
bras étendus. — Un horrible visage ,
vieux et jauni , me contemplait d'un
air effaré. Je chancelai d'effroi, mais
comme fasciné par un serpent, je ne
pouvais détourner mes regards de cette
horrible femme, ni reculer d'un pas.
LA MAISON DÉSERTE. 1 79
Elle s'avança si près, qu'il me sembla
que cette hideuse face n'était qu'un
mince masque de çrépe, sous lequel
m'apparaissaient les traits charmans
du miroir. Déjà je sentais ses mains
osseuses , lorsqu'elle fondit en arrière
et qu'une voix s'écria derrière moi :
« Le diable fait-il déjà son jeu avec
» votre grâce ? Au lit , ma gracieuse
» dame , sans cela il y aura des coups 1 »
Et je vis auprès de moi le vieil in-
tendant en chemise, agitant un grand
fouet au-dessus de sa tête. Il se dispo-
sait à battre la vieille qui se roula en
hurlant sur le tapis ; j'arrêtai le bras
prêt à frapper , mais le vieil intendant
me repoussa en s'écriant : — Savez-vous,
Monsieur, que ce vieux démon vous
eût étranglé si je n'étais pas arrivé. —
Partez , partez , partez !
Je m'élançai hors de la salle , cher-
chant en vain , dans les ténèbres , la
l8o COiîfTES NOCTURNES.
porte de la maison. J'entendais les sif-
flemens du fouet et les cris plaintifs de
la vieille. J'allais appeler du secours,
lorsque le sol manqua sous mes pas ;
je fis une chute de plusieurs marches
sur une petite porte que mon poids
fit ouvrir, et je tombai de tout mon
long dans une petite chambre. Au lit,
qu'on venait évidemment de quitter,
à l'habit couleur de café étendu sur
une chaise, je reconnus aussitôt l'ap-
partement du vieil intendant. Quel-
ques instans après , il descendit lour-
dement, entra et tomba à mes pieds.
— Au nom du Ciel, me dit-il les
mains jointes, qui que vous soyez, et
quel que soit le motif qui vous ait
amené près de cette vieille diablesse ,
gardez le silence sui* ce qui s'est passé,
ou il m'en coûtera mon emploi et mon
pain ! Son Excellence a été bien châtiée
et je l'ai attachée dans son lit. Bonne
LA MAISON DESERTE. ibl
nuit donc , mon cher Monsieur, je vous
souhaite un bon sommeil, bien doux
et bien paisible. — Oui , oui , allez vous
coucher. — Voilà une belle nuit de
juillet , bien chaude ; pas de clair de
lune , il est vrai , mais des étoiles bien
brillantes. Une bonne, une excellente
nuit , Monsieur !
En parlant ainsi , le vieil homme
s'était relevé, avait pris une lumière,
m'avait emmené hors de la chambre ,
poussé sous le vestibule, puis sur le
seuil , et avait refermé la porte.
l82 CONTES jVOCTURNES.
CHAPITRE IV.
•t
Plus tard , il arriva que dans une
réunion nombreuse , je rencontrai le
comte P. qui me prit à part, et me
dit en riant : — Savez-vous bien que
les mystères de notre maison déserte
LA MAISON DÉSERTE. I 83
commencent à se dévoiler? — Je me
disposais à l'écouter, mais au moment
où il allait continuer, les portes de la
salle à manger s'ouvrirent, et l'on se
rendit à table. Perdu dans la pensée
des secrets que le comte allait me
divulguer, j'avais offert machinalement
le bras à une jeune dame et je suivais
les rangs cérémonieux des convives. —
Je conduis la dame à la première place
qui s'offre à moi, alors je la regarde
et j'aperçois les traits fidèles de
l'image de mon miroir ! Vous ne dou-
tez pas que je frissonnai involontaire-
ment, mais je puis vous assurer que
je n'éprouvai pas le moindre symptôme
de ce délire funeste qui s'élevait en
moi lorsque cette image de femme
m'apparaissait dans la glace obscurcie
par la vapeur de mon haleine. — Mon
étonnement ou plutôt mon effroi dût
se peindre dans mon regard, car la
l84 CONTES NOCTURNES.
jeune femme me regarda d'un air si sur-
pris, que je crus nécessaire de me re-
mettre aussi bien que je le pus, en
lui disant que je croyais déjà l'avoir
vue quelque part. La courte objection
qu'elle me fit en répondant que la chose
lui paraissait peu probable puisqu'elle
était arrivée de la veille et qu'elle ve-
nait pour la première fois de sa vie à
Berlin, me rendit stupéfait, dans toute
l'étendue du mot. Je gardai le silence.
Le regard angélique que me jeta la
jeune personne, me rendit seul quel-
que force. Vous savez comme en
telle occasion, on tâte doucement les
touches intellectuelles , jusqu'à ce
qu'on retrouve le ton convenable. Je
fis ainsi, et je vis bientôt que j'avais
auprès de moi une tendre et gracieuse
créature , dont l'àme était malade
d'exaltation. Quelque joyeuse tour-
nure que prît notre conversation ,
LA. MAISON DESERTE. ï85
surtout lorsque j'y jetais pour l'ani-
mer un mot hardi et bizarre , elle sou-
riait , il est vrai, mais si douloureuse-
ment qu'il semblait qu'elle eût été
touchée avec trop de rudesse,
— Vous netes pas gaie, gracieuse
dame. C'est peut-être la visite de ce
matin, lui dit un officier qui était as-
sis un peu plus loin; mais en ce mo-
ment son voisin lui prit le bras, et lui dit
quelque chose à l'oreille, tandis qu'à
l'autre extrémité de la table , une
femme parlait, les joues brûlantes, du
bel opéra qu'elle avait vu représenter
à Paris, et qu'elle comparait à celui
du jour.
Les larmes vinrent aux yeux de ma
voisine: — Nesuis-je pas un fol enfant?
dit-elle en se tournant vers moi.
Elle s'était déjà plaint de la migraine.
-^ C'est l'effet d'un mal de tète nei>
veux , répondis-je d'un air détaché.
XIII. i6
l86 CONTES JJOCTURNES.
Rien ne vous conviendrait mieux que
l'esprit vif et léger qui jaillit de l'écume
de ce breuvage de poète.
A ces mots, je lui versai du vin de
Champagne qu'elle avait d'abord refusé,
et tout en portant le verre à ses lèvres ,
elle laissa couler des larmes qu'elle ne
s'efforçait plus de cacher. Tout sem-
blait réparé, et le calme avait reparu
dans son âme, lorsque je choquai par
inadvertance le verre de cristal anglais
placé devant moi , qui rendit un son
prolongé et éclatant. Ma voisine fut
aussitôt frappée d'une pâleur mortelle,
et une horreur secrète s'empara aussi
de moi , car ce son me rappelait la
voix de la vieille femme folle de la mai-
son déserte.
Tandis qu'on prenait le café , je
trouvai moyen de me rapprocher du
comte P. Il remarqua bien pourquoi.
— Savez-vons bien, me dit-il, que
LA MAISON DÉSERTE. 1 87
votre voisine était la comtesse Echvine
de S*, et que la sœur de sa mère, qui
est folle, est renfermée depuis plusieurs
années dans la maison déserte. Ce ma-
tin, ia mère et la fille sont ailées rendre
visite à cette infortunée. Le vieil inten-
dant, qui seul est en état de gouverner
la vieille comtesse , est mortellement
malade, et l'on dit que la sœur de la
comtesse a enfin confié son secret au
docteur R. , qui s'est rendu auprès de
la malade pour lui donner des soins. Je
n'en sais pas davantage pour le mo-
ment.
D'autres personnes s'approchèrent ,
et notre conversation cessa. Le doc-
teur R. était justement le médecin à
qui j'avais confié mon singulier état.
Je n'hésitai pas à me rendre auprès de
lui et à lui demander ce qu'il savait. Il
ne fit aucune difficulté de me confier
ce qui suit.
l88 CONTES IN'OCTURXES.
«Angélique, comtesse de Z*, me dit
le docteur, quoique âgée de trente
ans, était encore dans tout l'éclat de
sa beauté , lorsque le comte de S* ,
beaucoup plus jeune qu'elle, la vit à
la cour de **, et se ])rit si bien à ses
charmes qu'il s'empressa aussitôt au-
près d'elle ; au printemps, lorsque la
comtesse revint dans les terres de son
père, il la suivit pour aller s'ouvrir au
vieux comte. Mais à peine le comte
était-il arrivé, qu'en apercevant Ga-
brielle, la sœur cadette d'Angélique,
il crut sortir d'un songe. Angélique
semblait fanée et décolorée auprès de
sa sœur dont la beauté et la grâce en-
traînaient irrésistiblement le comte S*;
sans plus faire attention à Angélique, il
demanda la main de Gabrielle que le
vieux comte lui accorda d'autant plus
volontiers que celle-ci témoignait
déjà un vif penchant pour lui. An-
LA MAISO:>f DÉSERTE. 1 89
géiique ne témoigna pas le moindre
chagrin de l'infidélité de son amant.
— Il croit m'avoir abandonnée. Le
pauvre garçon! Il ne voit pas qu'il m'a
servi de jouet, et que c'est moi qui l'ai
laissé là! C'est ainsi qu'elle parlait dans
son orgueilleux mépris, et en vérité
toutes ses manières témoignaient la
plus parfaite indifférence pour le dé-
loyal. Au reste , dès que l'union du
comte avec Gabrielle fut déclarée, on
vit très-peu Angélique.
Elle ne paraissait pas à table , et l'on
dit qu'elle passait son temps dans un
petit bois, qui avait été long-temps sa
promenade favorite. Un singulier évé-
nement troubla la tranquillité qui ré-
gnait dans le château. Il arriva que les
chasseurs du comte de Z**, soutenus
par un grand nombre de paysans^
réussirent enfin à prendre une bande de
Bohémiens, qu'on accusait de tous les
igo CONTES jN'OCTURNES.
meurtres et de tous les brigandages qui
se commettaient depuis quelque temps
dans la contrée. On amena dans la cour
du château , les hommes attachés à une
chaîne et les femmes et les enfans ga-
rottés sur une charrette. Plus d'une
figure audacieuse qui regardait autour
d'elle avec des yeux sauvages et étin-
celans, comme un tigre enchaîné, tra-
hissait le meurtrier et le brigand dé-
terminé; mais une femme surtout atti-
rait les regards, elle était enveloppée,
depuis les pieds jusqu'à la tète, d'un
schall couleur de sang; sa maigreur
était extrême, sa taille très-élevée, et
elle cria d'une voix impérative, qu'on
la fît descendre de la charrette, ce qui
fut exécuté. LecomtedeZ* s'étaitrendu
dans la cour du château , et il donnait
des ordres pour renfermer la bande
dans différens cachots, lorsque la com-
tesse Angélique accourut, les cheveux
LA MAISON DÉSERTE. I9T
épars, et tombant à ses genoux, lui
cria : — Délivrez ces gens! délivrez ces
gens ! Ils sont innocens! mon père, dé-
livrez-les! Une seule goutte de leur
sang et je me plonge ce couteau dans
le sein.
En parlant ainsi, la comtesse agitait
un long couteau au-dessus de sa tête,
mais elle tomba évanouie.
— Eh, ma jolie pouponne, mon bel
enfant, je savais bien que tu ne le
souffrirais pas ! Ainsi causait la vieille.
Puis elle se replia auprès de la com-
tesse , et couvrit son visage et son
sein de baisers dégoutans, en répétant :
— Belle enfant, belle enfant, réveille-toi,
le fiancé vient, le fiancé va venir !
La vieille tira une fiole où s'agitait
un petit poisson doré dans une belle
liqueur argentée, et la posa sur le
cœur de la comtesse, qui reprit ses
sens aussitôt. Dès qu'elle aperçut la
192 COUTES ]\OCTURjVES.
vieille bohémienne, elle l'embrassa,
vivement et s'enfuit dans l'intérieur
du château . Le comte de Z*, Gabrielle et
son fiancé quiétaient accourus, étaient
frappés de surprise. Les Bohémiens
restaient complètement indifférens et
tranquilles ; on en détacha quelques-
uns, et on les conduisit dans les pri-
sons du château. Le lendemain matin
on fit assembler la commune, les Bo-
hémiens furent amenés , le comte
déclara hautement qu'ils étaient inno-
cens detous lesbrigandagesqui avaient
eu lieu dans la contrée, et qu'il leur
accordait libre passage sur son terri-
toire. On les délivra alors de leurs
chaînes , et au grand étonnement de
tous, ils furent mis en liberté. La
femme au schall rouge avait disparu.
On prétendait que le capitaine des Bo-
hémiens, reconnaissable à la chaine
d'or qu'il portait autour du cou, à son
LA. MAISON DÉSERTE. igS
chapeau à plumes rouges, avait été
admis pendant la nuit dans la chambre
du comte. Quelque temps après, on
eut en effet la certitude que les bo-
hémiens n'avaient pris aucunepart aux
désordres du pays.
Le mariage de Gabrieile approchait.
On vit un jour avec étonnement, que
plusieurs charriots chargés de meubles,
d'habits, de linge, enfin de tous les
objets nécessaires à un ménage, quit-
taient le château. Le lendemain , on
apprit que Gabrieile , accompagnée par
le valet de chambre du comte S*** et
par une femme voilée , qu'on crut re-
connaître pour la bohémienne , était
partie pendant la nuit. Le comte Z***
dévoilacette énigme, en déclarant qu'il
s'était vu forcé par certaines raisons de
céder aux désirs d'Angélique, et de lui
donner en toute propriété sa maison
de Berlin, avec la permission d'y vivre
XIII. l'J
194 CONTES NOCTURNES.
à part, et de ne le recevoir lui-même,
qu'autant qu'elle le voudrait bien. Le
comte ajouta qu'à la prière d'Angé-
lique , il lui avait permis d'emmener
un valet de chambre, qui était parti
avec elle. Le mariage fut célébré , le
comte S*** partit pour D***, avec sa
jeune femme, et y passa une année
dans une joie sans mélange; mais alors
la santé du comte commença à s'alté-
rer; il lui semblait qu'une secrète dou-
leur lui ravît tous les plaisirs, toutes
les forces de sa vie; et il chercha vai-
nement à cacher à la comtesse l'état
funeste où il se trouvait. De longs éva-
nouissemens l'affaiblirent bientôt da-
vantage, et les médecins lui ordonnè-
rent d'aller résider quelque temps à
Pise. La comtesse Gabrielle , qui était
sur le point d'accoucher, ne put l'ac-
compagner, mais dut le suivre quel-
que temps après. — Ici , me dit le doc-
LA MAISON DÉSERTE. 196
teur , les écrits de la comtesse Ga-
brielle de S* sont tellement irréguliers,
qu'il est difficile d'ensuivre l'enchaîne-
ment. Bref, un enfant, sa fill *. dispa-
raît de son berceau d'une manière in-
concevable ; toutes les recherches
qu'on fait pour la retrouver sont inu-
tiles. Son chagrin va jusqu'au déses-
poir, et pour l'accroître, le comte de
Z*, son père, lui écrit que son gendre
qu'il croyait sur la route de Pise, a
été trouvé frappé d'apoplexie , dans la
maison d'Angélique à Berlin ; il ajoute
qu'Angélique est tombée dans un délire
effrayant , et que lui-même il ne pourra
long-temps supporter tous ces maux.
Dès que Gabrielle eut repris quel-
ques forces , elle courut se retirer dans
les terres de son père. Durant une nuit
sans sommeil, où les images de son
enfant, de son mari perdus, se pré-
sentaient à ses pensées, elle croit en-
196 CONTES NOCTURNES.
tendre im léger bruit à la porte de sa
chambre; elle se lève précipitamment,
allume une bougie à la flamme de sa
lampe de nuit. Grand Dieu! Roulée
sur le plancher, enveloppée dans son
schall rouge, la bohémienne lui lance
des regards fixes et étincelans , et berce
dans ses bras un petit enfant qui vagit
douloureusement. Le cœur de la com-
tesse est prêt à se rompre dans son
sein! — C'est son enfant! — C'est sa
fille perdue! Elle l'arrache des mains
de la bohémienne, mais au même ins-
tant, celle-ci roule comme un auto-
mate sans vie. Aux cris de la comtesse,
tout le monde se réveille; on accourt,
on trouve la femme morte; rien ne
peut la ranimer, et le comte la fait en-
sevelir. Que faire, sinon courir auprès
de l'insensée Gabrielle , pour tâcher
de lui arracher son secret ? La folie
furieuse d'Angélique ne permettait de
LA. MAISON DÉSERTE. I97
laisser approcher d'elle que le valet-
de-chambre; mais elle, devient tout-
à-coup calme et raisonnable, lorsque
le comte lui dit l'histoire de l'enfant
de Gabrielle ; elle frappa ses deux
mains l'une contre l'autre, et s'écria :
— Votre pouponne est arrivée? bien
arrivée? et l'autre enterré, enterréee?
Oh, le brave faisan, comme il agite ses
ailes dorées ! Ne savez-vous rien du
lion vert avec ses yeux de feu?
Le comte remarqua avec humeur
le retour de la folie de sa fille , et il
voulait l'emmener dans ses terres. Mais
le vieux valet-de-chambre lui conseilla
de n'en rien faire , car la fureur d'An-
gélique augmentait chaque fois qu'on
voulait lui faire quitter la maison. Dans
un moment lucide, Angélique conjura
le comte de la laisser mourir dans cette
maison, et celui-ci lui accorda sa de-
mande, bien que l'aveu qu'elle fit en
198 CONTES NOCTURIfES.
même temps , lui semblât l'expression
de sa folie qui reprenait son empire.
Elle assura que le comte S* était re-
venu dans ses bras, et que l'enfant
que la bohémienne avait porté dans
la maison du comte de Z* était le fruit
de cet amour. On croit encore à Berlin
que le comte a emmené cette infortu-
née dans ses terres , tandis qu'elle est
ici cachée à tous les yeux, dans cette
maison abandonnée. Le comte de Z*
est mort il y a quelque -temps, et la
comtesse GabrielledeS* est venueavec
Edmonde pour régler ses affaires de
famille. Elle n'a pu se défendre d'aller
voir sa malheureuse sœur. Il faut qu'il
se soit passé dans cette visite des cho-
ses merveilleuses, mais la comtesse ne
me les a pas confiées ; elle m'a seule-
ment dit qu'il était devenu indispen-
sable d'éloigner le vieux valet-de-cham -
bre. Il avait d'abord essayé de dompter
LA MAISON DÉSERTE. I99
ïa folie de la comtesse en la soumettant
à des traitemens barbares; puis il s'était
laissé séduire par la promesse qu'elle
avait faite de lui enseigner le secret de
faire de l'or, et il s'était livré avec elle
à toutes sortes d'opérations. — Il serait
inutile, ajouta le médecin en terminant
son récit, il serait inutile de vous faire
remarquer le singulier enchaînement
de toutes ces choses; mais il rn'estbien
prouvé que c'est vous qui avez amené
la catastrophe qui causera la guérisou
ou la mort prochaine de la comtesse.
Au reste, je ne veux pas vous cacher
que je n'ai pas éprouvé peu d'effroi,
lorsqu'en me mettant en rapport ma-
gnétique avec vous, j'aperçus aussi
une image dans le miroir. Nous savons
maintenant tous deux que cette image
était le portrait d'Edraonde.
Ainsi que le médecin , je crois inu-
tile de m'appesantir sur les rapports
200 COIVTES NOCTURNES.
mystérieux qui se trouvèrent entre
Angélique , Edmonde , le vieux valet-
de-chambre et moi. J'ajouterai seule-
ment qu'un malaise accablant me
chassa de la capitale , et ne me quitta
que quelque temps après , je crois ,
à l'époque de la mort de la comtesse
folle.
Théodore termina de la sorte son
histoire. En nous séparant , François
lui prit la main , et lui dit en la se-
couant doucement et en le regardant
avec un sourire presque douloureux :
— Bonne nuit, chauve-souris spalan-
zanique!
Fin DE LA MAISON DÉSERTE.
LE DIABLE.
îio3
LE DIABLE.
Grâce à un orage qui avait passé rapi-
dement, et qui n'avait fait qu'humecter
les buissons et les arbres, l'accablante
chaleur du jour se trouvait dissipée.
Le feuillage brillait d'un éclat nouveau,
204 CONTES NOCTURNES.
le doux parfum des fleurs s'était ranimé,
et les oiseaux chantaient et voltigeaient
au milieu des branches , ou se bai-
gnaient dans l'eau qui en découlait.
— Que je me sens donc soulagé,
s'écrie Théodore * après avoir pris
place avec ses amis , sous un épais til-
leul. Toute trace de malaise a disparu,
et il me semble qu'une double vie a
pénétré en moi. Il faut avoir été aussi
malade que je le fus pour être suscep-
tible d'une telle sensation. Il me sem-
ble que je plane, dégagé du fardeau
de mon corps, dans ce ciel bleu qui
s'élève au-dessus de nous!
— Ce ravissement nous annonce ta
guérison parfaite, dit Ottmar. Grâces
soient rendues à la puissance éternelle
qui t'a doué d'une organisation assez
forte pour résister à de semblables
* On sait que Hoffmann se met toujours en scène sous
ce nom, qui était le sien. tr.
LE DIABLE. 2o5
maux. Il n'est pas moins étonnant de
te voir aussi bien portant, que guéri
avec autant de promptitude.
— Pour moi, dit Lothaire, je ne
m'étonne pas dutout de la prompte
guérison de Théodore, car je n'en ai
pas douté un instant. Tu peux m'en
croire, Ottmar , quelque pitoyable
que parût l'état physique de notre
ami, il n'avait jamais été psychique-
ment malade, et tant que l'esprit se
conserve sain... N'est-il pas désespérant
queThéodore, tout malade qu'il était,
se trouvât dans une disposition d'es-
pritinfiniment meilleure quelamienne,
moi homme bien portant; et que, dès
que la douleur était passée, il eût tou-
jours quelque folle plaisanterie à débi-
ter; qu'il trouvât même la force de
se souvenir des songes de sa fièvre. Le
docteur lui avait défendu de parler ,
raais s'il me prenait envie , dans ses
2o6 CONTES NOCTURNES.
heures calmes, de lui raconter quelque
chose, ne m'invitait-il pas à le laisser
en silence se livrer à ses pensées, car
il travaillait, disait-il, à une grande
composition, dans laquelle....
— Oh! s'écria Théodore en riant,
c'est une affaire toute particulière que
l'histoire des récits de Lothaire. Vous
ne sauriez vous figurer quelle singu-
lière idée s'était emparée de lui pen-
dant ma maladie. — Un jour , il s'ap-
procha de mon lit et me dit : Les mines
les plus belles , les plus riches pour des
contes, des nouvelles, ou des drames,
sont les -vieilles chroniques. Cyprien
l'a déjà dit, et il avait raison, — Dès
le jour suivant, quoique fort accablé
par mon mal, je remarquai que Lo-
thaire était assis non loin de moi , li-
sant dans un vieil in-folio. Bref, il
courut chaque jour à la bibliothèque
publique, et traîna ici toutes les chro-
LE DIABLE. 2O7
iiiques qu'il put se procurer. Sa tète se
remplit des aventures les plus folles ,
et, dans mes momens tranquilles, je
n'entendais de lui pour me distraire
que des récits de guerres , de pestes,
d'assauts, de comètes, de sorcières,
d'auto-da-fés , de sorcelleries, et parti-
culièrement du diable qui joue, comme
on sait, dans toutes les chroniques,
un rôle si important qu'on a peine à
comprendre comment il se tient si coi
aujourd'hui, à moins toutefois qu'il
n'ait pris un autre costume qui le
rende méconnaissable! Or, je te prie
de me dire, mon cher Ottmar, si de
tels discours sont fort réjouissans pour
un malade?
— Il ne faut pas me condamner sans
m'entendre, dit Lothaire; il est vrai
qu'il y a dans les vieilles chroniques
beaucoup de choses à l'usage des con-
teurs qui ont l'envie d'imiter, mais
2o8 CONTES iSOCTURNES.
VOUS savez que je ne me suis jamais
beaucoup occupé de toutes ces diable-
ries, sans lesquelles, depuis quelque
temps, un romancier ne peut pas
se présenter dans le monde. Mais un
jour j'eus une grande querelle avec
Cyprien qui avait, selon moi, beau-
coup trop affaire avec le diable et sa
famille, et je lui déclarai que je regar-
dais son histoire à^s Maîtres-Chanteur s,
qu'il nous lut alors, comme une œuvre
manquée. Il s'échauffa alors singuliè-
rement, et me raconta tant de choses
des vieilles chroniques que la tête
m'en tourna. Théodore étant malade,
je ne sais comment les histoires de
Cyprien me revinrent à l'esprit, et je
résolus de connaître aussi les histoires
lugubres du temps passé et de les
mettre en oeuvre.
— Toi, s'écria Ottmar en riant, toi,
tu veux être lugubre! Toi, dont l'ima-
LE DIABLE. 200
g^ination ne marche qu'au bruit des
grelots !
— Oui, reprit Lothaire, telle était
mon idée, et le premier pas, que je fis
pour l'accomplir, fut d'aller fouiller
dans les vieilles chroniques que Cy-
prien regardait comme des trésors de
diableries. Mais j'avoue que j'éprou-
vai une tout autre sensation que celle
que j'attendais.
— Oh! c'est ce dont je puis témoi-
gner, s'écria Théodore ; apprends, mon
cher Ottmar, comment j'eus un échan-
tillon des travaux du brave Lothaire.
Il venait de me quitter, je commençais
à recouvrer quelques forces et à mar-
cher dans la chambre. Je m'approchai
de son pupitre, et j'y trouvai le livre
remarquable : Hafflitii Microchronicon
Berolinense, ouvert à ce passage : Dans
cette année le diable se promena pu-
bliquement dans les rues de Berlin ,
XHl. 18
2IO CONTES NOCTURNES.
suivit les enterremens et se montra
fort triste, etc. — Tu penses bien, mon
Ottmar, que cette courte narration me
réjouit fort; mais ma curiosité fut
encore plus excitée par quelques feuil-
lets écrits de la main de Lothaire, qui
se trouvaient près du livre, et dans
lesquels, comme je m'en aperças au
premier coup d'œil, ce singulier ca-
pricTe du diable était narré à la manière
de notre ami. Voici ces feuillets, je
les ai apportés pour vous édifier tous.
Théodore tira quelques feuillets de
sa poche et les présenta à Ottmar.
— Quoi! s'écria violemment Lo-
thaire, tu m'as soustrait malicieuse-
ment une production raanquée , que je
croyais anéantie depuis long-temps, et
tu l'as conservée pour me mettre en dis-
crédit auprès des gens d'esprit et de
goût. — Pourquoi cela! — Rendez-moi
Ce misérable gribouillage, afin que je
LE DIABLE. 211
le déchire en mille pièces et que je le
livre au vent !
— Du tout, dit Théodore; il faut que
tu nous lises ta nouvelle afin d'expier
les tourmens que tu m'as causés dans
ma maladie, avec tes apparitions tirées
des vieilles chroniques.
— Puis-je te refuser quelque chose,
mon Théodore? dit Lothaire en repre-
nant ses feuillets; et il se mit à les lire.
212 CONTES NOCTURJTES.
En l'an rail cinq cent cinquante et un,
un homme d'une belle apparence se
montra le soir et la nuit dans les rues
de Berlin. Il portait un beau pour-
point garni de martre , de larges
chausses de peluche , des souliers poin-
tus, et sur sa tête une barette de ve-
lours avec une plume rouge. Ses ma-
nières étaient agréables , il saluait
chacun poliment, mais surtout les fem-
mes et les jeunes filles ; et il avait cou-
tume de leur adresser des discours
flatteurs et agréables.
LE DIABLE. 2l3
— Madame, disait-il aux femmes de
rang, commandez à votre très-humble
serviteur, si vous portez quelque dé-,
sir en votre cœur , il se dévouera pour
accomplir vos volontés..
Et aux jeunes filles: — -Que le ciel
vous donne un époux qui soit digne
de vos vertus et de votre beauté !
Il se conduisit avec autant de cour-
toisie envers, les hommes; et il n'était
pas étonnant que chacun aimât l'étran-
ger et vînt à son aide, lorsqu'il se
trouvait dans quelque cas sans pouvoir
avancer ou trouver son chemin ; car,
bien que fort grand et d'une taille
avantageuse, il boitait d'un pied et il
était forcé de s'appuyer sur une bé-
quille. Lorsque quelqu'un lui tendait
la main, il s'élançait avec lui à plus de
six pieds de haut, et retombait à douze
pas de là , ce qui ne surprenait pas peu
les gens; et plus d'un bourgeois s'en
2l4 CONTES NOCTURNES.
trouva fort mal, mais l'étranger s'excu^
sait en disant qu'avant d'être boiteux ,
il avait été danseur à la cour du roi de
Hongrie, et que dès qu'on le soute-
nait un peu , sa vieille habitude de ca-
brioles le reprenait aussitôt. Le monde
s'accoutuma à ses façons, et l'on se ré-
jouissait fort lorsqu'on voyait un con-
seiller, un prêtre, ou quelque homme
grave, sauter malgré lui avec l'étranger.
Quoique l'étranger semblât d'une hu-
meur joviale, sa manière d'être chan-
geait quelquefois d'une façon singu-
lière. Car il lui arrivait de temps en
temps de se promener la nuit dans les
rues et de frapper aux portes. Si les
habitans de la maison ouvraient , il se
présentait devant eux couvert d'un
long linceul blanc, et poussait des
cris lamentables. Mais le lendemain
il courait s'excuser, en disant qu'il se
sentait involontairement poussé à agir
LE DIABLE. 21 5
de la sorte , pour rappeler aux fidèles
l'idée de la mort, et leur annoncer qu'il
fallait songer au salut de leur âme.
Alors il versait quelques larmes, ce qui
touchait fort ses auditeurs.
L'étranger suivait d'un pas solennel
tous les convois funéraires , et s'y com-
portait fort décemment, accompa-
gnant les cantiques pieux par ses
plaintes et ses sanglots. Mais si, en de
telles circonstances, il s'abandonnait
sans réserve à la compassion et au cha-
grin , il déployait l'humeur la plus gaie
aux noces des bourgeois qui, dans
ce temps, avaient lieu à l'Hôtel-de-
Ville. Là, il chantait toutes sortes de
chansons d'une voix fort agréable ,
jouait du cistre , dansait des heures
entières avec la fiancée et les jeunes
filles, dissimulant fort adroitement son
infirmité, et gagnait les bonnes grâces
de toute la compagnie : ce qui plaisait
2l6 CONTES NOCTURNES.
surtout aux époux , c'est qu'il ne man-
quait pas, à leur noce, de leur faire
présent de quelque chaîne d'or et d'us-
tensiles précieux.
Lebrnitde lapiété, de la vertu, de la li-
béralité de l'étranger se répandit dans
la ville deBerlin,et vint jusqu'aux oreil-
les de l'électeur. Ce prince pensa qu'un
homme aussi honorable devait faire
l'ornement de sa cour, et lui fit de-
mander s'il consentirait à accepter une
charge. Mais l'étranger écrivit à l'élec-
teur une lettre sur un parchemin de
deux aunes de long , avec de beaux
caractères de cinabre, par laquelle il le
remerciait humblement de l'honneur
qu'il lui faisait, le suppliant de le lais-
ser jouir de la paisible vie bourgeoise
qu'il menait, et qui lui donnait tant de
jouissance. Il avait, disait-il, choisi
Berlin pour y résider, parce que, dans
aucune autre ville, il n'avait trouvé
LE DIABLE. 21 7
autant de loyauté et de sincérité , des
mœurs aussi douces et aussi agréables.
L'électeur et sa cour admirèrent cette
réponse.
Il arriva que dans le même temps,
la femme du conseiller Walter Lutkens
devint grosse pour la première fois. La
vieille matrone Barbara Rolloffin pro-
phétisa que cette jolie femme accou-
cherait à coup sûr d'un charmant gar-
çon , et la joie du conseiller fut grande.
L'étranger, qui avait assisté à la noce
du conseiller, venait de temps en temps
le voir; et il se fit ainsi qu'il se trouva
un jour chez lui en présence de Bar-
bara Rolloffin.
Dès que la vieille Barbara aperçut
l'étranger, elle poussa un grand cri de
joie; les rides de son visage semblèrent
s'effacer tout-à-coup, ses lèvres pâles
se colorer :bref, on eût dit que la jeu-
XIII. 19
2l8 COîfTES NOCTURNES.
nesse et la beauté qui lui avaient de-
puis long-temps fait leurs adieux , ve-
naient subitement de reparaître.
— Ah! ah! messire écuyer, étes-
vous réellement bien revenu? je vous
salue de toute mon âme. Ainsi s'écria
Barbara Rolloffin, et elle fut sur le
point de se précipiter aux genoux de
l'étranger. Celui-ci la regarda d'un air
irrité, ses yeux semblaient vomir des
flammes. Mais personne ne comprit ce
qu'il dit à la vieille, qui se retira dans
un coin, murmurant à voix basse, pâle
et effarée.
— Mon cher M. Lutkens, dit alors
l'étranger au conseiller, prenez bien
garde qu'il n'arrive quelque mal en
votre maison , et que la délivrance de
votre femme se fasse heureusement.
La vieille Barbara Rolloffin n'est pas
aussi adroite dans son art que vous
pourriez le penser. Je la connais de-
LE DlâRLE. 2ig
puis long-temps, et je sais quelle a
souvent laissé périr l'accouchée et
l'enfant.
Cette rencontre produisit une pro-
fonde impression sur le conseiller et sa
femme. Ils ne doutaient pas que la
vieille Barbara ne se livrât à des prati-
ques malfaisantes; ils lui défendirent
donc de revenir dans leur maison et se
pourvurent d'une autre matrone.
La vieille Barbara entra dans une
grande fureur, et s'écria que le conseil-
ler et sa femme auraient à se repentir
de l'injustice qu'ils lui faisaient.
L'espérance et la joie que nourrissait
messire Lutkens, se changèrent en une
douleur amère, lorsque sa femme, au
lieu d'accoucher d'un charmant gar-
çon , mit au monde une affreuse créa-
ture. Ce monstre était d'un brun châ-
tain ; il avait deux cornes , de gros
yeux, point de nez, une large bouche
220 CONTES NOCTURNES.
et une langue blanche et contournée.
Messire Lutkens gémit et se lamenta
beaucoup.
— Juste ciel! s'écria-t-il, que vais-je
devenir? Mon fils pourra-t-il jamais
marcher sur les traces de son père? a-
t-on jamais vu un conseiller avec deux
cornes sur la tête?
L'étranger consola le pauvre Lut-
kens, comme il le put faire. Une bonne
éducation opérait beaucoup de choses,
lui dit-il , bien que le nouveau-né ne
fut pas d'une forme très orthodoxe, il
osait affirmer que ses gros yeux an-
nonçaient beaucoup d'intelligence, et
que la sagesse semblait résider sur son
front , entre ses deux cornes. Sans pré-
tendre à la dignité de conseiller, il
pouvait devenir un grand savant, et
alors sa laideur lui siérait à merveille,
et l'on ne pourrait contempler ses traits
LE DIABLE. 211
sans avoir un profond respect pour sa
science.
Messire Lutkens ne pouvait se défen-
dre tj'attribuersadisgrâceà la vieilleBar-
baraRoUoffin qu'on avait vue assise sur
le seuil de la porte durant tout le temps
de l'accouchement de sa femme. D'ail-
leurs la conseillère assurait en pleurant
qu'elle n'avait cessé de voir devant ses
yeux la laide figure de la vieille ma-
trone.
Messire Lutkens ne put parvenir à
former une plainte juridique contre
elle; mais le ciel voulut que bientôt
tous les méfaits de la matrone vins-
sent à la lumière du jour.
Un jour, vers midi , il s'éleva un
vent terrible et une violente tempête ;
et les gens de la ville virent la vieille
Barbara élevée par les airs, au-dessus
des tours et des toîts, retomber douce-
222 COjN'TES nocturnes.
ment dans une prairie, devant la porte
de la ville.
Dès ce moment, on ne put douter
des rapports de la matrone avec le
diable. Messire Lutkens porta sa
plainte , et Barbara fut arrêtée.
Elle nia long-lemps avec obstination
jusqu'au moment où on lui appliqua la
question. Ne pouvant plus supporter
cette douleur, elle avoua qu'elle était
depuis long-temps en commerce avec
Satan en personne, et qu'elle prati-
quait toutes sortes de sorcelleries. Elle
avait, entre autres, jeté un sort à la
femme du conseiller, et, de compagnie
avec deux autres sorcières , égorgé
beaucoup d'enfans pour faire servir
leur graisse à ses compositions ma-
giques.
La vieille sorcière fut condamnée à
être brûlée vive sur la place du Mar-
ché-Neuf.
LE DIABLE. 2 2'3
Le jour de l'exécution venu , Bar-
bara fut amenée en ce lieu où l'on avait
construit un échafaud. Elle était ac-
compagnée d'une foule innombrable.
On lui ordonna de se dépouiller de la
belle pelisse qu'elle avait jetée sur ses
épaules; mais elle s'y refusa absolu-
ment et exigea qu'on l'attachât au po-
teau , ainsi vêtue; ce qui lui fut ac-
cordé.
Le bûcher brûlait déjà aux quatre
extrémités, lorsqu'on aperçut l'étran-
ger dont les épaules dépassaient toute
la multitude, et qui jetait des regards
étincelans à la vieille.
De noirs tourbillons de fumée s'éle-
vaient dans les airs, les flammes pétil-
lantes embrasaient déjà les vétemens de
la vieille, lorsqu'elle s'écria : — Satan?
est-ce ainsi que tu tiens le pacte que
tu as fait avec moi? — A mon secours,
Satan , mon temps n'est pas fini !
2 24 CONTES NOCTURNES.
Et tout-à-coup l'étranger se changea
en un rat qui s'élança sous la pelisse de
la vieille et l'emporta dans les airs,
loin du bûcher qui s'écroula et s'étei-
gnit.
Le peuple fut saisi d'horreur, et
chacun vit que ça avait été le diable en
personne qui était venu tromper le
conseiller et tant d'honnêtes gens et de
femmes vertueuses de la ville.
Tant est grande la puissance du dé-
mon dont nous préserve le ciel !
FIN DU TOME XIII.
TABLE
DU TREIZIÈME VOLUME.
Les maîtres-chanteurs Pag. 5
La maison déserte laS
Le diable 2o3
FIN DE LA TABLE.
XIÏT. 20
OEUVRES COMPLETES
DE
E.-T.-A. HOFFMANN.
Ctuatricmc Ciuraiemî.
IllPRIMEP.lE DE A. BARBIER,
I Cî LES UACIII » C. X. n.
CONTES
NOCTURNES
DE
X.-T.-A. HOFFMANN*.
2.
XIV.
PARIS.
Eugène B.enduel>
1830.
CONTES
NOCTURNES
DE E, T. A. UOTTVlANVtj
TRADUITS D; I.'aLLE11A.ND
PAR M. LOÈ\ E-\ EîMARS.
ET PHâCÉDéS
D'UNE NOTICE HISTORIQUE SUR HOFFMANN ,
Far "Walter Scott.
TOME XIV.
PARIS.
EUGEXE RENDUE! 5
ÉDlTBUa-LIBBAIEE '
RUE DES GBAHDS-ATIGtTSTINS, S° 22.
1830.
IGNACE DENNER.
XIV.
CONTES
NOCTURNES.
IGNACE DENNER.
Jadis, il y a longues années, vivait,
dans une foret sauvage et solitaire du
territoire deFulda, un brave chasseur,
nommé Andrès. Il avait été autrefois
chasseur de Monseigneur le comte
6 COUTES NOCTURNES.
Aloys de Fach, qu'il avait accompagné
clans ses longs voyages à travers la belle
Italie, et qu'il avait sauvé d'un grand
péril, par sa bravoure et son adresse,
un jour qu'ils furent attaqués par des
brigands, siu" une des routes dange-
reuses du royaume de îSaples. ANaples^
dans l'auberge où ils descendirent, se
trouvait une pauvre et ravissante fille
orpheline, que l'hote avait recueillie
par charité, et qu'il traitait fort rude-
ment , l'employant aux plus pénibles
travaux de la maison. Andrès cheicha
à la consoler de ses chagrins autant
qu'il put se faire comprendre d'elle ,
et la jeune fille conçut tant d'amour
pour lui, qu'elle ne voulut plus le quit-
ter , et résolut de le suivre dans la
froide Allemagne. Le comte Fach ,
touché des prières d'Andrès et des lar-
mes de Giorgina, permit à la jeune
lilie de prendre place sur le siège de
IGNACE DENNER. J
la voiture auprès de son amant, et de
faire ainsi ce rude voyage. Déjà avant
que de passer les frontières de l'Italie,
Andrès se fit marier avec Giorgina ; et
le comte, de retour dans ses terres,
crut bien récompenser son fidèle ser-
viteur , en le nommant son premier
garde-chasse. Andrès alla s'établir avec
sa femme et son vieux valet, dans la fo-
ret déserte qu'il devait défendre contre
les bûcherons et les braconniers; mais
au lieu de jouir de l'aisance douce et
tranquille que le comte de Fach lui
avait annoncée, il mena une vie labo-
rieuse et difficile, et ne tarda pas à
tomber dans le chagrin et dans la mi-
sère. Le petit traitement qu'il recevait
du comte, suffisait à peine pour lui
procurer des vétemens ainsi qu'à
Giorgina; les légers bénéfices qui lui re-
venaient dansles ventesde bois, étaient
fort rares et incertains , et le jardiR
O CONTES NOCTURNES.
qu'il cultivait pour son existenceétait si
souvent dévasté par les loups et les
sangliers, qu'en une nuit il voyait dé-
truire l'espoir de toute une année. En
outre, sa vie était sans cesse menacée
par les brigands et les braconniers. Il
remplissait cependant son emploi avec
zèle et loyauté, et se fiait à ses dogues
fidèles pour le prévenir des attaques
nocturnes. Giorgina , qui n'était pas
accoutumée à ce climat et à cette façon
de vivre, traînait une existence lan-
guissante. La couleur brune et animée
de son visage s'était changée en un
jaune pâle; ses yeux vifs et étincelans
avaient perdu leur éclat, et sa taille
voluptueuse et arrondie s'amaigrissait
chaque jour. Souvent, dans les nuits
éclairées par la lune, elle se réveillait
^ en sursaut. Des coups de feu retentis-
saient au loin dans la foret; les dogues
hurlaient, et son mari «e levant dou-
IGNACE DETfNER. 9
cernent, sortait avec son valet et allait
battre le bois. Alors elle priait avec ar-
deur Dieu et les saints de préserver
les jours de son bon époux, et de
les retirer tous deux de cet horrible
désert. Bientôt la naissance d'un fils
augmenta la faiblesse de Giorgina; elle
ne quitta plus le lit, et safin sembla pro-
che. Le malheureux Andrès errait tout
le jour d'un air sombre ; la maladie
de sa femme lui avait ravi tout son cou-
rage. Le gibier se montrait devant lui
comme pour le braver ; son fusil dans
sa main tremblante, lançait des balles
inutiles , et il était obligé de laisser
à son valet le soin d'abattre les pièces
qu'il était de son devoir de livrer à
monseigneur le comte.
lO CONTES NOCTURNES.
CHAPITRE IX,
Ûîf jour, Andrès était assis deva^nt
le lit de Giorgina , les yeux fixés sur sa
femme chérie, qui respirait à peine ,
accablée sous le poids d'une douleur
mortelle. Dans son désespoir, il avait
IGNACE DETfNER. II
pris sa main et la tenait en silence, sans
entendre les cris de l'enfant qui de-
mandait le sein de sa mère. Le valet
était parti dès le point du jour pour
Fidda , afin de se procurer quelques
remèdes pour la malade. Aucune créa-
ture humaine n'apparaissait au loin ;
le vent seul faisait entendre ses longs
sifflemens dans les noirs sapins , et
lesdogueshuriaient douloureusement,
couchés au pied de leur malheureux
maître. Tout-à-coup Andrès entendit
devant la maison comme les pas d'un
homme. 11 crut que c'était son valet
qui revenait, bien qu'il ne l'attendît
pas sitôt ; mais les chiens s'élancèrent
et aboyèrent violemment. Ce devait
être un étranger. Andrès alla ouvrir la
porte : un homme se présenta : il était
long et maigre, enveloppé d'un ample
manteau, et son bonnet de voyage en-
foncé sur ses yeux.
12 CONTES NOCTURiVES.
— Eh! dit l'étranger, comment ai-je
pu m'égarer ainsi dans ce bois ! La
tempête descend des montagnes, nous
allons avoir un temps terrible. Me per-
mettrez-vous d'entrer dans votre mai-
son, mon cher monsieur, de me repo-
ser et de me rafraîchir un peu, afin de
pouvoir continuer ma route.
— Ah! monsieur, répondit le pauvre
Andrès , vous venez dans une maison
de douleur et de misère, et hors la
chaise sur laquelle vous pourrez vous
reposer, je n'aurai rien à vous offrir;
ma pauvre femme , malade , manque
elle-même de tout, et mon valet que
j'ai envoyé à Fuida, ne reviendra que
fort tard avec quelques provisions.
En parlant ainsi, ils étaient entrés
dans la chambre. L'étranger déposa
son bonnet et son manteau ^: jus lequel
il portait une petite cassette et une va-
lise. Il tira aussi un stylet et une paire
IGNACE DENNER. l3
de pistolets qu'il mit sur la table. An-
drès s'était approché du lit de Giorgi-
na ; elle y était étendue sans connais-
sance. L'étranger s'approcha aussi ,
regarda long-temps la malade d'un air
pensif, prit sa main et consulta attenti-
vement son pouls. Lorsque Andrès ,
au désespoir , s'écria : — Ah ! mon
Dieu 5 elle va mourir ! l'étranger lui
répondit : — Nullement , mon ami ,
soyez tranquille. Il ne manque à votre
femme qu'une bonne nourriture, et
pour l'instant , j'ai un cordial qui lui
fera grand bien. Je ne suis pas un mé-
decin, il est vrai, et seulement un mar-
chand ; mais je m'entends un peu en
médecme et je possède même plus
d'un secret que je débite.
A ces mots, l'étranger ouvrit sa cas-
sette, en tira une fiole, fit tomber
quelques gouttes d'une liqueur rou-
geâtre sur un morceau de sucre, et le
l4 CONTES NOCTURNES.
mit dans la bouche de la malade. Puis il
prit dans sa valise un petit flacon tail-
lé, rempli devin du Rhin, et en fit pren-
dre quelques cuillerées à Giorgina. Il
commanda à Andrès de placer l'enfant
sur le sein de sa mère , et de les laisser
tous deux prendre du repos. Andrès
regardait cet étranger comme un
ange descendu du ciel pour venir à
son secours. Il avait d'abord jeté sur
lui des regards de défiance ; mais la
sollicitude qu'il montrait pour Giorgi-
na l'entraînait vers lui. Il lui raconta
aussitôt comment il était tombé dans
la misère par la faveur que le comte
de Faclî avait voulu lui faire, et com-
ment il ne sortirait de sa vie de cet
état désespéré et accablant. L'étranger
chercha à le consoler, en lui disant
que souvent un bonheur inespéré ap-
portait la joie aux plus malheureux,
et qu'il fallait bien risquer quelque
IGNACE DENNER. l5
chose, pour changer l'influence de son
étoile.
— Ah! seigneur, répondit Andrès,
je me fie en Dieu et en l'intercession de
ses saints, à qui moi et ma femme nous
nous adressons chaque jour. Que puis-
je donc faire pour me procurer des
biens et de l'argent. J'attends tout de la
sagessedu ciel; si je désire de l'aisance,
à cause de ma pauvre femme qui a quitta
son beau pays pour me suivre dans ce
pays sauvage, je ne risquerai pas ce-
pendant ma vie pour des biens terres-
tres et périssables.
L'étranger sourit d'une singulière
manière , et se disposait à répondre ,
lorsque Giorgina se réveilla par un
profond soupir du sommeil dans lequel
elle était plongée. Elle se sentait mer-
veilleusementreconfortée,etson enfant
souriait doucement surson sein. Andrès
était hors de lui de joie; il pleurait, il
l6 CONTES NOCTURNES.
priait, il sautait dans toute la maison.
Pendant ce temps le valet était revenu.
Il prépara, tant bien que mal, un repas
avec ce qu'il avait apporté, et l'étranger
fut invité à en prendre sa part. Celui-ci
fit cuire lui-même une soupe pour
Giorgina, et on le vit y mettre toutes
sortes d'herbes et d'ingrédiens qu'il
avait apportés avec lui. La soirée était
avancée , l'étranger ne pouvait se re-
mettre en route , il pria qu'on le laissât
dormir sur un lit de paille dans la
chambre d'Andrès et de Giorgina. Cela
fut accordé. Andrès,que son inquiétude
pour sa femme ne laissait pas dormir,
remarqua comme l'étranger se levait à
chaque aspiration pénible que faisait
Giorgina, s'approchant tout doucement
de son lit, lui tâtant soigneusement le
pouls et lui versant quelques gouttes
de cordial.
IGNACE DKNNER. 1*7
CHAPITRE III.
Lorsque le matin fut arrivé, Giorgina
se trouva sensiblement mieux. Anclrès
remercia du fond de son cœur l'étran-
ger qu'il nommait son ange protecteur.
Giorgina prétendait aussi que c'était un
XIV. 2
l8 CONTES NOCTURNES.
envoyé da ciel , descendu sur la terre
à sa prière. Ces vives expressions de
reconnaissance semblaient un peu em-
barrasser l'étranger; il répéta plusieurs
fois qu'il eût été un monstre , s'il ne se
fut pas servi des moyens qu'il avait de
secourir la malade. Au reste, ajouta-t-il,
c'était lui qui devaitdelareconnaissance
à ses hôtes pour l'avoir recueilli malgré
leur misère, et il ne voulait pas partir
sans leur témoigner sa gratitude. A ces
mots, il tira une bourse bien garnie,
y prit quelques pièces d'or et les pré-
senta à Andrès.
— Ah! monsieur, dit celui-ci, com-
ment ai -je mérité de recevoir autant
d'argent de vous. C'était un devoir de
chrétien, que de vous recevoir dans ma
maison , puisque vous vous étiez égaré
dans la forêt; et si vous me deviez quel-
que remerciement , vous m'avez bien
récompensé au-delà de ce que je puis
rcNACE denjver. 19
<tire, en sauvant ma femme d'une mort
presque certaine, par votre sagesse et
par votre expérience. Ah! Monsieur,
ce que vous avez fait pour moi , je ne
l'oublierai jamais, et que Dieu veuille
m'accorder la joie de vous récompen-
ser de cette bonne action au prix de ma
vie et de mon sang.
A ces mots de Thonnéte Andrès, un
éclair rapide brilla dans les yeux de
l'étranger.
— Mon brave homme, lui dit-il, il
faut absolument que vous preniez cet
argent; vous devez le faire pour votre
femme à qui il faut procurer une
bonne nourriture , afin qu'elle ne re-
tombe pas dans l'état où je l'ai trou-
vée avec son enfant.
■^— Pardonnez - moi , monsieur , dit
Andrès, mais une voix intérieure me
dit que je ne dois pas accepter votre
20 CONTES NOCTURNES.
argent sans l'avoir gagné. Cette voix ,
que je regarde comme celle de mon
saint patron, m'a toujours guidé sûre-
ment dans la vie, et m'a protégé contre
tous les dangers du corps et de l'âme.
Si vous voulez vous montrer généreux
envers nous , laissez-moi une fiole de
votre merveilleuse médecine , afin que
ma femme s'en serve pour recouvrer
ses forces.
Giorgina se souleva sur son lit , et
le regard douloureux qu'elle jeta sur
Andrès semblait le supplier de ne pas
se montrer si rigoureux, et d'accepter
les dons de cet homme bienfaisant.
L'étranger remarqua ce mouvement et
dit : — Allons, puisque vous ne voulez
pas absolument accepter mon argent,
j'en fais présent à votre chère femme,
qui ne se refusera pas comme vous \
la bonne volonté que j'ai de vous sau-
ver.
IGNACE DENNER. 21
Il prit de nouveau sa bourse, et,
s'approchant de Giorgina , il lui donna
, une fois plus d'or qu'il n'en avait of-
fert à Andrès. Giorgina regarda le bel
or étincelant avec des yeux brillans
de joie ; elle ne pouvait trouver la force
de dire un seul mot de reconnaissance,
et de grosses larmes coulaient de ses
joues. L'étranger se détourna promp-
tement d'elle , et dit à Andrès : —
Voyez, bon homme , vous pouvez ac-
cepter mes dons sans scrupule, puis-
que je partage avec vous un extrême
superflu. Je veux bien convenir que je
ne suis pas ce que je semble. D'après
mon modeste accoutrement, et comme
je voyage à pied ainsi qu'un pauvre
mercier , vous croyez sans doute que
je suis pauvre, et que je vis des maigres
profits que je fais dans les marchés et
dans les foires : il faut donc que je
vous dise que le commerce de bijoux
Tl CONTES NOCTUR]VÏS.
précieux que je fais depuis longues an-'
nées, a fait de moi un homme riche,
et que je n'ai conservé cette simple
manière de vivre, que par une vieille
habitude. Dans cette petite valise et
dans cette cassette, je porte des joyaux
et des pierres taillées fort ancienne-
ment, qui valent des milliers et des
milliers de ces pièces d'or. J'ai fait
cette fois de très-beaux gains à Franc-
fort, et ce que je donne à votre femme
n'est pas la centième partie de mon
bénéfice. Au reste, je ne vous donne
aucunement cet argent pour rien ,
mais j'exige de vous toutes sortes de
complaisances. Je voulais aller, comme
d'ordinaire, de Francfort à Cassel , et
je me suis trompé de chemin. En
marchant , j'ai reconnu que la route
qui passe par cette foret et que les
voyageurs redoutent, est fort agréable
pour un piéton; aussi je veux désor-
IGNACE DFNNER. ^3
mais la prendre et m'arréter chez vous.
Vous me reverrez donc chaque année
deux fois , savoir : à Pâques , lorsque
je vais de Francfort à Cassel , et à la
fin du printemps quand je reviens de
kl foire de Saint-Michel , de Leipsick
à Francfort, d'où je gagne la Suisse et
quelquefois l'Italie. Alors , pour me
rembourser , vous m'hébergerez un,
deux, ou même trois jours, et c'est la
première complaisance que j'exige de
vous.
Ensuite, je vous prie de garder chez
vous, jusqu'au printemps, cette petite
cassette , où sont des marchandises
dont je n'ai pas besoin à Cassel , et
qui me gène dans mes courses. Je ne
vous cache point que ces marchandises
sont fort précieuses. La loyauté et la
piété que vous m'avez montrées, me
donnent toute confiance en vous, et je
ne vous recommande point de les gar-
2 4 CONTES NOCTURîTES.
der avec soin. C'est là le second service
que je vous demande. Le troisième
vous semblera le plus pénible : c'est
celui qui rae sera le plus utile. Il faut
que vous quittiez pour aujourd'hui
votre femme, et que vous consentiez à
rae conduire, par la foret, jusqu'à la
route de Hirschfeld, où je trouverai
des gens de connaissance avec qui je
partirai pour Cassel. Car, outre que je
ne connais pas ces bois, et que je pour-
rais m'y perdre une seconde fois , le
chemin n'est pas rassurant pour un
homme comme moi; vous , on vous
connaît pour le garde-chasse du pays ,
et personne ne songera à vous atta-
quer. On disait à Francfort qu'une
troupe de brigands qui infestaient au-
trefois les environs de Schaffhouse , et
qui s'étendait jusqu'à Strasbourg, s'é-
tait jetée dans le pays deFulda,afin de
s'en prendre aux négocians qui vont
IGNACE DENNER. 2'5
de Leipsick à Francfort. Il serait fort
possible qu'en ma qualité de marchand
de diamans, je leur fusse signalé de-
puis Francfort. Si donc j'ai mérité
quelque remercîment pour avoir sauvé
la vie de votre femme , vous pouvez
me rendre le même service en me
servant de guide.
Andrès se prépara avec joie à faire
tout ce qu'on exigeait de lui , et il se
mit aussitôt en état de partir en en-
dossant son uniforme, et prenant son
fusil à deux coups et son couteau de
chasse, et en ordonnant au valet d'ac-
coupler les deux dogues. Pendant ce
temps, l'étranger avait ouvert sa cas-
sette, et en avait tiré de magnifiques
parures, des colliers, des pendans d'o-
reille, des chahies qu'il avait étendues
sur le lit de Giorgina qui ne pouvait
cacher son étonnement et son admi-
ration pour toutes ces belles choses.
XIV. 3
26 CONTES NOCTURNES.
Mais lorsque l'étranger la pria de pas-
ser à son cou une des plus belles chaî-
nes, de mettre a ses bras de maguifi-
ques bracelets , et qu'il lui présenta
un petit miroir de poche pour se re-
garder à son aise , Andres dit à l'é-
tranger : — Ah, monsieur! pourquoi
exciter l'envie de cette pauvre femme
par des choses qui ne lui conviennent
pas, et qu'elle ne saurait même désirer.
Ne vous fâchez pas , monsieur, mais
la simple chaîne de corail rouge, que
Giorgina avait à son cou la première
fois que je la vis a >'aples , est mdle
fois plus chère pour moi que tous ces
brillans trompeurs !
— Vous êtes aussi trop rigoureux ,
dit l'étranger, en riant d'un air mo-
queur, de ne pas accorder à votre
femme malade l innocent plaisir de
se parer avec ces joyaux, qui ne sont
pas trompeurs , mais bien réels. Ne
IGNACE DENNER. 27
savez-vous pas que ce sont de telles
choses qui causent aux femmes leurs
plus grandes joies? Et ce que vous venez
de dire, que de semblables parures ne
conviennent pas à Giorgina , moi je
prétends le contraire. Votre femme est
assez jolie pour se parer , et vous igno-
rez si elle ne sera pas un jour assez
riche pour posséder et pour porter
de tels joyaux.
Andrès dit d'un ton expressif: — Je
vous en prie, monsieur, ne tenez pas
ces discours séducteurs et mystérieux?
Voulez-vous donc tourner la tête à ma
pauvre femme, et lui donner une vaine
envie de cet éclat mondain , afiii qu'elle
ne sente que plus durement le poids de
notre misère et qu'elle perde le peu de
gaîté qu'elle a conservée? Renfermez
toutes ces belles choses, monsieur, je
les conserverai avec soin jusqu'à ce
que vous reveniez. Mais ditf!s-moi, au
28 CONTES NOCTURNES.
nom du ciel, s'il vous arrivait un mal-
heur et que vous ne revinssiez pas dans
ma maison , où faudrait-il porter cette
cassette , combien de temps attendrai-
je avant que de la remettre à celui que
vous me désignerez, et quel est votre
nom, à vous-même, de grâce?
— Je me nomme, dit l'étranger,
Ignace Denner, et je suis , comme vous
le savex déjà , marchand et négociant.
Je n'ai ni femme ni enfans, et mes pa-
rens demeurent dans le canton de
Wallis. Mais je ne saurais les estimer,
ni les aimer, puisqu'ils ne faisaient au-
cun cas de moi lorsque j'étais pauvre.
Si je ne reparaissais pas d'ici à trois
ans, gardez sans crainte cette cassette,
et comme je sais que vous vous feriez
scrupule d'accepter de moi ce riche
héritage, je le lègue, dans le cas que
j'indiquCjà cet enfant à qui je vous prie
de donner le nom d'Ignace.
IGNACE DENNER. 29
Andrès ne savait que penser de la
grandeur d ame et de la générosité de
l'étranger. Il restait tout stupéfait de-
vant lui, tandis que Giorgina le remer-
ciait de ses bonnes intentions, et l'as-
surait qu'elle prierait Dieu et les saints
de le protéger dans ses voyages et de
le ramener heureusement dans cette
maison. L'étranger sourit d'une singu-
lière manière, selon sa coutume, et ré-
pondit que la prière d'une jolie femme
aurait sans doute plus d'efficacité que
les siennes ; qu'ainsi , il la laisserait
prier, et que pour lui il se confierait
en la vigueur de ses membres et en la
bonté de ses armes.
Cette réponse de l'étranger déplut
fort au pieux Andrès; cependant, il
renferma en lui-même ce qu'il allait
dire, et pressa l'étranger de partir; at-
tendu qu'il serait obligé de revenir tard
dans la nuit, et que sa femme en con-
cevrait de l'inquiétude.
3o CO>'TES IS'OCTURIS'ES.
En partant, l'étranger dit encore à
Giorgina qu'il lui permettait expressé-
ment de se parer de ses diamans,si
cela lui faisait plaisir , puisqu'elle man-
quait totalement de distraction dans
cette forêt solitaire. Giorgina rougit du
plaisir secret qu'elle éprouvait de pou-
voir satisfaire ce penchant particulier
à tontes les femmes, et surtout à celles
de sa nation, pour les pierreries et les
parures; et Denner se mit en marche
avec Andrès, à travers le bois sombre
et désert. Dans un épais taillis , les do-
gues se mirent à flairer tout autour
d'eux, et à regarder leur maître d'un
air prudent et avisé.
— Il ne fait pas bon ici, dit Andrès,
eu armant la batterie de son fusil, et il
marcha devant l'étranger avec ses chiens
fidèles. Souvent il croyait entendre du
bruit dans les arbres, et quelquefois il
apercevait au loin une figure sombre
1G1V'\CE DENNER. 3l
qui disparaissait sous les feuilles. Il
voulut découpler ses chiens.
— Ne faites pas cela , mon cher
homme! s'écria Denner; car je puis vous
assurer que vous n'avez pas la moindre
chose à craindre.
A peine eut-il prononcé ces mots,
qu'un grand coquin aux cheveux touf-
fus, à la longue moustache, et tenant
unfusil à la main, sortit du fond du hois.
Andrès le mit en joue.
— Ne tirez pas, ne tirez pas ! s'écria
Denner. L'homme noir fit un signe
amical , et se perdit dans les arbres. En-
fin , ils arrivèrent à l'extrémité de la
forêt sur une route animée.
— Maintenant, je vous remercie de
tout mon cœur, dit Denner, retournez
dans votre maison ; si vous rencontrez
quelques tournures comme celle que
nous venons de voir, tenez vos chiens
en laisse , ne vous occupez pas d'elles ,
32 CONTES NOCTURNES.
et continuez tranquillement votre che-
min. Vous arriverez heureusement
chez vous sans danger.
Andrès ne savait ce qu'il devait pen-
ser de cet homme qui avait le pouvoir
de bannir les mauvais esprits, et il ne
concevait pas pourquoi il avait eu be-
soin de se faire accompagnera travers
la forêt. Il revint en effet avec sécurité
dans sa demeure, et y trouva Giorgina
levée et rétablie, qui vint se jeter dans
ses bras.
IGNACE DENNER.
33
CHAPITRE IV.
Grâce à la libéralité du marchand
étranger , le petit ménage d'Andrès prit
une toute autre face. A peine Giorgina
fut-elle rétablie, qu'ilserenditavecelleà
Fulde, et y acheta beaucoup de choses
54 CONTES NOCTURNES.
qui donnèrentà leur maison l'apparence
d'un certain bien-être. Il arriva aussi
que depuis la visite de l'étranger, les
braconniers et les bûcherons sem-
blaient bannis du voisinage , et Andrès
put remplir tranquillement son poste.
Son bonheur à la chasse était aussi
certain; et comme jadis, il manquait
rarement son coup. L'étranger revint
à la Saint-Michel, et resta trois jours.
En dépit des refus obstinés de ses
hôtes , il se montra aussi généreux que
la première fois. Il leur dit que c'était
une fois sa volonté que de les mettre
dans l'aisance, afin de se rendre à lui-
même plus commode et plus agréable
la maison où il avait dessein de s'ar-
rêter quelquefois.
La charmante Giorgina put alors
s'habiller avec plus de soin. Elle avoua
à Andrès que l'étranger lui avait fait
présent d'une belle épingle en or ,
IGNACE DENNER. 35
travaillée artistement , semblable à
celles que les femmes et les filles de cer-
taines parties de l'Italie portent dans
leurs cheveux rassemblés en grosses
touffes. Andrès prit un air sombre; mais
au même instant, Giorgina qui était sor-
tie de la chambre, revint en sautant, ha-
billée et parée exactement comme elle
était lorsque 2\ndrès l'avait vue pour
la première fois à Naples. La belle
épingle d'or brillait dans ses cheveux
noirs qu'elle avait ornés, avec une in-
tention pittoresque, de fleurs variées,
et Andrès ne put s'empêcher de con-
venir que le présent de l'étranger
était bien fait pour réjouir sa Gior-
gina.
Andrèsditcesparoles avec simplicité;
Giorgina prétendit que l'étranger était
leur ange gardien , qu'il les avait tirés
de la plus profonde misère pour les
mettre dans l'aisance, et qu'elle ne com-
36 CONTES NOCTURNES.
prenait pas pourquoi Andrès se mon-
trait si réservé, si silencieux, et en
général aussi triste avec lui.
— Ah ! ma bien aimée , dit Andrès ,
la voix intérieure qui me dit jadis que
je ne devais rien accepter de l'étran-
ger, cette voix n'a cessé de me parler.
Je suis souvent tourmenté par ses re-
proches; il me semble qu'un bien mal
acquis est entré dans ma maison avec
son argent. Sans doute aujourd'hui je
puis me fortifier plus souvent par un
bon plat, par un coup de vin gé-
néreux ; mais crois-moi , ma chère
Giorgina , si nous avions eu une
bonne vente , et qu'il nous fût venu
quelques gros de plus , bien gagnés ,
je trouverais un meilleur goût à
notre pauvre bière, qu'au bon vin que
nous apporte l'étranger. Je ne puis
absolument pas me familiariser avec
ce singulier marchand , et souvent
IGNACE DENIVER. 87
en sa présence j'éprouve un malaise
involontaire. As-tu remarqué, chère
Giorgina, qu'il ne regarde jamais per-
sonne en face ; et souvent ses regards
étincèlent si fort du fond de ces petits
jeux creux , et il rit d'un air si rusé
que le frisson s'empare de moi. Ah !
puissent mes soupçons ne pas se réa-
liser.
Giorgina chercha à détourner son
mari de ces sombres pensées, en assu-
rant qu'elle avait souvent vu dans son
pays, et surtout dans l'auberge de ses
parens adoplifs , des gens d'un exté-
rieur repoussant, en qui elle avait re-
connu par la suite d'excellentes quali-
tés. Andrès parut rassuré; mais, dans
le fond de son àme , il se promettait
d'être sur ses gardes.
38 CONTES NOCTURNES.
CHAPITRE V.
L'ÉTRANGF.R rcvin chezt Andrèi:, lors-
que le fils de celui-ci, fort bel enfant et
l'image de sa mère , eut atteint à l'âge
de neuf mois. C'était le jour de la fête
de Giorgina; elle avait paré avec soin
IGNACE DEIVWER. Sq
son enfant , s'était habillée elle-même
dans son cher costume napolitain, et
avait préparé un meilleur repas que de
coutume , auquel l'étranger ajouta une
bouteille tirée de sa valise. Lorsqu'ils
furent à table , l'étranger regardant
l'enfant qui lui souriait d'un air intel-
ligent, lui dit : — Votre hls promet en
vérité beaucoup , et c'est dommage que
vous ne puissiez lui donner une éduca-
tion convenable. J'aurais bien une pro-
position à vous faire ; mais vous la re-
jetterez, quoique je n'aie en vue, en
vous la faisant , que votre avantage et
votre bonheur. Vous savez que je suis
riche et sans héritiers; je me sens une
tendresse et un penchant tout parti-
culiers pour cet enlant. — Donnez-le
moi ' — Je l'emporterai à Strasbourg ,
où il sera fort bien élevé par une vieille
et honorable dame qui est mon anùe ;
vous serez ainsi débarrassés d'une
4o CONTES NOCTURNES.
lourde charge; mais il faut que vous
preniez promptement votre résolution,
car je suis forcé de partir ce soir même.
J'emporterai sur mes bras votre enfant
jusqu'au prochain village , et là je pren-
drai une voiture.
A ces paroles de l'étranger, Giorgina
lui arracha avec violence l'enfant qu'il
avait pris sur ses genoux, et le serra
sur son sein en l'arrosant de larmes.
— Voyez, Monsieur, dit Andres,
comme ma femme répond à votre pro-
position î J'ai les mêmes sentimens
qu'elle. Il se peut que votre intention
soit bonne; mais comment avez-vous
pu songer à nous enlever ce que nous
avons de plus cher au monde ? Com-
ment pouvez-vous nommer un fardeau
ce qui doit charmer notre vie , fussions-
nous encore dans la misère profonde
d'où votre bonté nous a tirés ? Vous
nous avez dit que vous êtes sans femme
IGIVACE DEIVjVER. 4*
et sans enfans, alors vous ignorez la
félicité qui descend du ciel sur une
femme et un mari à la naissance d'un
fils. C'est de l'amour le plus céleste
dont ils sont remplis, en contemplant
cette créature muette étendue sur le
sein de sa mère, et qui dit cependant
avec éloquence toute leur joie et leur
bonheur. — Non , mon clier monsieur 1
quelque grands que soient vos bien-
faits, ils ne sont pas d'un aussi grand
prix pour nous, que la possession de
notre enfant; car tous les trésors du
monde ne nous le remplaceraient pas.
ISe nous traitez pas d'ingrats, mon cher
monsieur, parce que nous refusons de
céder à vos demandes. Si vous étiez
père, vous-même , nous n'aurions pas
besoin de nous excuser auprès de vous.
— Allons, allons, dit l'étranger en
regardant de coté d'un air sombre, je
croyais bien faire en rendant votre fils
XIV. 4
l\1 CONTES NOCTURNES.
riche et heureux. Si vous n'êtes pas
contents, n'en parlons plus.
Giorgina baisa et caressa son enfant,
comme s'il eût été sauvé d'un grand
danger. L'étranger sembla reprendre
sa sérénité; il était toutefois facile de
s'apercevoir que le refus de son hôte
l'avait chagriné. Au lieu de partir le soir
même, comme il l'avait annoncé, il
resta trois jours encore, durant lesquels
au lieu de passer comme d'ordinaire son
temps auprès de Giorgina, il s'en alla
à la chasse avec And i es, et se fit conter
beaucoup de choses sur le comte Aloys
de Fach. Lorsque dans la suite Ignace
Denner revint chez son ami Andrès ,
il ne parla plus de son projet d'élever
l'enfant. Il se montra amical comme
devant, et continua de faire de riches
cadeaux à Giorgina à qui il permit de
se parer des diamans qu'il lui avait
confié.';. Souvent Denner voulait jouer
IGNACE DENNER. 4^
avec l'enfant ; mais celui-ci le repous-
sait et se mettait à pleurer; il se refusait
absolument à se laisser prendre par
l'étranger, comme s'il eût eu connais-
sance de la proposition que celui-ci
avait faite à ses parens.
44 CONTES NOCTURNES.
chafithe VI.
L'ÉTRANGER avait continué de visiter
Andrès depuis deux ans, et le temps
ainsi que l'habitude avaient enfin
triomphé de la défiance de celui-ci con-
tre Denner. Au printemps de la troi-
IGNACE DENNER. /|3
sième année, lorsque le temps où Den-
ner avait coutume de se montrer était
déjà passé , on frappa par une nuit ora-
geuse à la porte d'Andrès, et plusieurs
voix rauques se firent entendre. Il se
leva tout effrayé; mais lorsqu'il se mit
à la fenêtre en demandant qui venait
le troubler de la sorte et en menaçant
de lâcher ses dogues , on lui répondit
qu'il pouvait ouvrir à un ami , et il re-
connut la voix de Denner. Il alla ou-
vrir la porte de la maison avec une
lumière à la main, et Denner se pré-
senta en effet devant lui. Andrès lui
dit qu'il croyait avoir entendu plu-
sieurs voix , mais Denner lui répondit
que le bruit du vent l'avait trompé.
Lorsqu'ils entrèrent dans la chambre,
Andrès ne fut pas peu étonné en
s'apercevant que l'extérieur de Denner
avait entièrement changé. Au lieu de
son costume gris uni, il portait un
46 CONTES NOCTURNES.
juste -au-corps d'une couleur rouge
foncée et un large ceinturon de cuir
qui soutenait un stylet et des pistolets ;
il était en outre armé d'un sabre, et
son visage n'avait pas non plus le
même aspect, car il portait de longues
et épaisses moustaches.
— Andrès ! dit Dernier en lui lançant
des regards étincelans; Andrès , lors-
qu'il y a trois ans j'enlevai ta femme à
la mort, tu désiras que Dieu voulût
bien t'accorder l'occasion de payer ce
bienfait de ta vie et de ton sang. Ton
désir est rempli; et le moment de me
prouver ta reconnaissance est venu.
Habille-toi; prends ton fusil et viens
avec moi: à quelques pas de ta maison,
tu apprendras le reste.
Andrès ne savait que penser des dis-
cours de son hôte; il lui répondit ce-
pendant qu'il était prêt à tout entre-
prendre pour lui, à moins que cela ne
IGNACE DENNER. 4;
fût quelque chose contre la vertu et la
religion.
— Tu peux être tranquille là-dessus,
lui dit Denner en riant et en luifrap-
dantsur l'épaule; et voyant que Gior-
gina, qui s'était levée toute tremblante,
s'attachait à son mari , il la prit dans ses
bras, et lui dit en la repoussant douce-
ment:—Laissezallervotremariavec moi;
dans peu d'heures il sera de retour sain
et sauf", et il vous rapportera quelque
bonne chose. Vous ai-je jamais fait de
mal? vous êtes des gens singulièrement
défians!
Andrès hésitait encore à le suivre,
Denner se tourna vers lui avec colère:
— J'espère que tu tiendras ta parole,
dit-il ; il s'agit de voir si l'on peut se fier
a tes promesses!
Andrès fut alors bientôt habillé et
suivit Denner qui le précédait d'un pas
rapide. Ils avaient traversé les taillis
48 CONTES NOCTURNES.
jusqu'à une petite pelouse assez spa-
cieuse; là, Denner siffla trois fois si
fortement que tous les halliers en re-
tentirent, et de toutes parts se montrè-
rent des feux dans les broussailles,
jusqu'à ce qu'un grand nombre de
figures sinistres pénétrât jusqu'à eux
et vînt les environner. Un des nou-
veaux-venus sortit du cercle et s'appro-
cha d'Andrès en disant :
— C'est-là notre nouveau compa-
gnon , sans doute?
— Oui, répondit Denner. Je viens
de le faire sortir de son lit. Il va faire
son coup d'essai, et nous pouvons com-
mencer sur-le-champ.
A ces mots, Andrès se réveilla comme
d'une lourde ivresse, une sueur froide
découlait de son front; mais il se remit
aussitôt, et s'écria :
— Quoi! misérable trompeur, tu te
donnais pour un marchand, et tu n'es
IGNACE DENNER. ^9
qu'un indigne bandit! Jamais je ne se-
rai ton compagnon; jamais je ne pren-
drai part à tes actions infernales, toi
qui as voulu me séduire avec l'adresse
de Satan lui-même! Laisse-moi m'éloi-
gner , scélérat, et quitte cette contrée,
autrement je te dénoncerai à l'auto-
rité et tu recevras le prix de tes crimes;
car je sais maintenant, tu es ce fameux
Ignace qui a désolé le pays avec sa
bande par ses excursions et ses bri-
gandages.
Denner se mit à rire.
— Quoi, misérable lâche! dit-il, tu
oses me braver, et tu veux te soustraire
à mon pouvoir!... N'es-tu pas depuis
long-temps notre compagnon ? ne vis-
tu pas déjà, depuis trois années, de no-
tre argent? la femme ne se pare-t-elle
pas de notre butin?,... et tu ne veux
pas travailler pour payer ta part? Si tu
ne nous suis pas volontairement, jeté
XIV. 5
^O CONTES NOCTURNES.
fais garotter , et j 'en voie mes camarades
brûler ta maison, égorger ta femme et
ton enfant. Allons , choisis , il est temps.
11 faut partir:
Andrès vit bien que la moindre hé-
sitation coûterait la vie à sa chère
Giorgina et à son enfant ; et tout en
maudissant ce traître, il résolut de
céder en apparence à sa volonté, mais
de se conserver pur et de profiter de
son affiliation à la bande pour faire
découvrir ses traces. Andrès déclara
donc que la reconnaissance l'obligeait
à risquer sa vie pour son bienfaiteur,
et qu'il était prêt à faire l'expédition ,
demandant seulement qu'en sa qualité
de novice, on n'exigeât pas qu'il y prît
une part trop active. Denner loua sa
résolution, et lui répondit qu'il n'exi-
geait de lui que le service d'éclaireur,
parce qu'il pouvait se rendre ainsi
d'une grande utilité à sa troupe.
IGNACE JDENNER. 3 1
CHAPITRE VII.
Il ne s'agissait pas de moins que
d'attaquer et de piller la métairie d'un
riche fermier , située non loin de la
forêt. On savait que ce dernier venait
D2 CONTES NOCTDIUVES.
de recevoir une somme d'argent pour
le grain qu'il avait vendu à la dernière
foire, et les bandits se promettaient
une ample récolte. Les lanternes furent
éteintes, et ils se mirent en marche
vers le bâtiment que quelques-uns
d'entre eux entourèrent. Les autres
escaladèrent les murs et s'élancèrent
dans la cour; d'autres furent chargés
de faire sentinelle, et Ancirès resta
avec ces derniers. Bientôt, il entendit
les brigands qui brisaient les portes.
les malédictions des assaillans, les cris,
les plaintes de ceux qu'on maltraitait.
Il y eut un coup de feu; le fermier,
homme de cœur, s'était défendu. —
Puis , tout devint calme. Les serrures
qu'on arrachait, les caisses que traî-
naient les bandits, causaient seules
quelque rumeur. Sans doute un des
gens de la ferme s'était enfui vers le
village; car tout-à-coup le tocsin re-
IGNACE DENNER. 53
tentit dans les ténèbres , et bientôt on
vit une grande multitude, accourir
avec des flambeaux, du côté de la
métairie. Les coups de feu se succédè-
rent alors sans interruption, les vo-
leurs s'assemblèrent dans la cour, et
abattirent indistinctement tout ce qui
se présentait aux portes. Ils avaient
aussi allumé leurs torches. Andres.
placé sur une hauteur, pouvait tout
voir distinctement. Il aperçut avec
épouvante, parmi les paysans, des
chasseurs à la livrée de son maître, le
comte de Fach! — Que devait-il faire?
— Se rendre auprès d'eux, cela était
impossible, la fuite la plus rapide pou-
vait seule le sauver; mais il était là
comme enchaîné, regardant fixement
dans la cour de la ferme où le combat
devenait déplus en plus meurtrier, car
les chasseurs du comte avaient pénétré
dans l'intérieur par une petite porte.
54 COXTF.S NOCTURiVES,
et ils en étaient venus aux mains avec
les brigands. Ceux-ci forcés de battre
en retraite, se retirèrent du coté où se
trouvait Andres. Il vit Denner qui re-
chargeait sans cesse son arme, et ti-
rait toujours sans manquer son coup-
Un jeune homme richement vêtu, en-
vironné par les chasseurs, semblait les
commander; Denner Tajusta , mais
avant qu'il eût fait feu, il fut atteint
lui-même par une balle, et tomba.
Les bandits s'enfuirent. — Déjà les
chasseurs accouraient, lorsque Ândres
poussé par une force irrésistible, s'é-
lança vers Denner, le souleva avec
vigueur , le prit sur ses épaules et
s'enfuit en l'emportant. Il atteignit
lentement la foret , sans être pour-
suivi. Quelques coups de feu se tirent
encore entendre, et bientôt un pro-
fond silence leur succéda.
— Mets-moi à terre, Andrès , dit
IGNACE DENNER. 55
Denner; je suis blessé au pied. Malé-
diction! Pourquoi faut-il que je sois
tombé ! Cependant je ne crois pas que
ma blessure soit grave.
Andres obéit, Donner tira une petite
fiole de phosphore de sa poche, et à
cette clarté, Andrès put visiter la bles-
sure. Une balle avait touché le pied du
bandit,d'oùlesang s'échappait en abon-
dance. Andrès pansa la blessure avec
son mouchoir, et Denner donna un lé-
ger coup de sifflet , auquel on répon-
dit de loin, alors il pria Andrès de le
conduire vers une partie de la forêt
qu'il désigna. Là ils ne tardèrent pas
à apercevoir une faible clarté vers la-
quelle ils se dirigèrent. Le reste des
bandits s'était rassemblé dans ce lieu.
Tous exprimèrent la joie à la vue de
Denner, et ils félicitèrent Andres qui
resta muet et renfermé en lui-même.
On reconnut que la moitié de la bande
06 COJNTES NOCTURiyES.
à peu près avait été tuée ou blessée ou
prisonnière ; cependant quelques-uns
des bandits étaient parvenus à empor-
ter quelques caisses et une grosse
somme d'argent.
— J'ai sauvé ta femme, dit Denner à
Andrès , mais toi , dans celte nuit , tu
m'as arraché à une mort certaine , nous
sommes quittes! Tu peux retourner
dans ta demeure. Dans peu de jours ,
demain peut-être, nous quittons le
pays. Tu n'as donc pas à craindre qu'il
t'arrive quelque chose de semblable
à ce qui s'est passé aujourd'hui. Tu ts
un sot qui craint Dieu , par conséquent
bon à rien. Cependant il est juste que
tu aies ta part du butin que nous avons
fait aujourd'hui, et que tu sois récom-
pensé de ma délivrance. Prends ce sac
plein d'or en souvenir de moi; dans
un an, j'espère te revoir,
— Que Dieu me préserve de ton-
IGNACE DENNER. 5'J
cher un seul pfenning de tout cet ar-
gent! s'écria Andrès. Ne m'avez-vous
pas forcé par les plus horribles mena-
ces, de marcher avec vous? Il se peut
que ce soit un péché que de t'avoirsauvé
la vie , misérable coquin ; le Sei-
gneur me le pardonnera dans sa clé-
mence. — Mais sois assuré que si tu ne
quittes pas au plutôt le pays, que si
j'entends parler d'un seul vol , d'un
seul meurtre, je cours sur-le-champ à
Fulda pour dénoncer ton repaireà l'au-
torité.
Les brigands voulurent se jeter sur
Andrès , mais Denner les arrêta en
disant: — Laissez donc parler ce drôle,
qu'importe? Et il ajouta : Andrès, tu es
en mon pouvoir, ainsi que ta femme
et ton enfant. Mais vous n'avez rien à
craindre, si tu me promets de garder
un éternel silence sur les événemens
de cette nuit. Je te le conseille d'au-
58 CONTES yOCTURXKS.
tant plus que ma vengeance tatteiii-
drait partout, et que l'autorité t'absou-
drait difficilement , toi qui vis depuis
si long-temps de mes dons. De mon
coté, je te promets de quitter le pays,
et de ue plus faire d'entreprise ici avec
uîa bande.
Apres que Andrès eut forcément ac-
cepté ces conditions, il fut emmené
par deux des bandits hors du bois et
il était déjà grand jour lorsqu'il revint
chez lui embrasser sa Giorgina à demi-
morte d'inquiétude et d'effroi. Il lui
dit vaguement que Denner sétait mon-
tré a ses yeux comme un scélérat, et
qu'il avait rompu tout commerce avec
lui.
— Mais la boîte de bijoux? lui dit
Giorgina.
Ces paroles tombèrent sur le cœur
d'Andres, comme un fardeau pesant.
Il n'avait pas songé aux joyaux que
IGNACE DENNER. Bg
Denner avait laissés chez lui , et il se
mit à délibérer en lui-même sur ce
qu'il fallait faire. Il pensait, il est vrai,
à les porter à Fulda, et à les remettre
aux magistrats ; mais comment eût-il
pu découvrir l'origine de ce dépôt ,
sans rompre le serment qu'il avait fait
à Denner. Il résolut enfin de conser-
ver ce dépôt avec soin jusqu'à ce que
le hasard lui fournît l'occasion de le
remettre à Denner ou à l'autorité, sans
se compromettre.
L'attaque de la métairie avait ré-
pandu une terreur extrême dans le
pays, car c'était l'entreprise la plus
hardie que les voleurs eussent tentée
depuis plusieurs années, et un sur té-
moignage que la bande s'était consi-
dérablement augmentée. La présence
fortuite du neveu du comte de Fach
et de ses chasseurs dans le village, avait
seule sauvé la vie du fermier. Trois des
Go CONTES NOCTURNES.
voleurs restés sur la place, vivaient
encore le lendemain, et on espérait
les guérir de leurs blessures. On les
avait soigneusement renfermés dans la
prison du village, mais lorsqu'on vint
les chercher pour les transférer à la
ville, on les trouva percés de mille
coups. Tout espoir d'obtenir quelques
renseignemens sur la bande, s'évanouit
de la sorte. Des patrouilles de cavaliers
parcouraient incessamment la forêt ,
et Andrès tremblait sans cesse qu'on
n'arrêtât quelque bandit ou Denner
hii-méme, qui eussent pu l'accuser. Pour
la première fois, il éprouvait les tour-
mens d'une mauvaise conscience, et
cependant il ne se sentait coupable que
d'un excès d'amour pour sa femme et
son enfant.
IGNACE DENNER.
CHAPITRE VIII.
Toutes les recherches furent inutiles,
il fut impossible de découvrir la trace
des bandits, et Andrès se convainquit
bientôt que Denner avait tenu parole ,
et qu'il avait quitté le pays avec sa
62 CONTES NOCTURNES.
bande. L'argent qu'il avait reçu de
Donner ainsi que l'épingle d'or, furent
déposés dans la cassette où se trou-
vaient les autres bijoux, car Andres
ne voulait pas se souiller en touchant
à des présens dont la source était si
impure. Il arriva ainsi qu'il ne tarda
pas à retomber dans sa première mi-
sère ; mais peu à peu son âme de-
vint plus calme et plus tranquille.
Après deux ans, sa femme mit au
monde un second fils, sans toutefois
devenir malade comme la première
fois. Un soir, Andrès était assis auprès
de sa femme, qui tenait sur son sein
le nouveau né, tandis que l'aîné jouait
avec un gros chien qui , en sa qua-
lité de favori du maître, avait le pri-
vilège de rester dans sa chambre ,
lorsque le valet entra et annonça qu'nn
homme qui lui semblait fort suspect,
roJait depuis une heure autour de l.i
IGIVACE DENNEE. 63
maison. Andrès se disposait à sortir
avec son fusil, lorsqu'il entendit pro-
noncer son nom. Il ouvrit la fenêtre
et reconnut au premier coup-d'œil, l'o-
dieux Ignace Denner qui avait repris
son habit de marchand , et qui portait
une valise sous son bras.
— Andrès, s'écria Denner! il faut
que tu me donnes un asile pour cette
nuit Demain, je continuerai ma
route.
— Quoi , scélérat ! s'écria Andrès
hors de lui, tu oses te montrer ici?....
Ne t'ai-je pas tenu parole ? Mais
toi, remplis-tu la promesse que tu as
faite de ne jamais reparaître en ce
pays? Je ne souffrirai pas que tu fran-
chisses le seuil de ma porte. Eloigne-
toi bien vite, ou je te tue! — ^Slais
non, attends, je vais te jeter ton or
et tes bijoux avec lesquels tu voulais
séduire ma femme; puis, tu te reli-
64 CONTES NOCTURNES.
reras. Je t'accorde un délai de trois
jours , après lequel si je retrouve la
moindre trace de ion passage ou de ce-
lui de ta bande, je cours à Fulda et
je découvre à l'autorité tout ce que je
sais. Exécute les menaces que tu m'as
faites, si tu l'oses; moijemefieen l'as-
sistance de Dieu , et je saurai me dé-
fendre !
A ces mots, Andrès chercha la c;is-
sette pour la jeter, mais lorsqu'il re-
vint près de la fenêtre, Denner avait
disparu. Andrès vit bien que le re-
tour de Denner le mettait en danger;
il passa plusieurs nuits à veiller; mais
le calme de la maison ne fut pas trou-
blé, et il pensa que Denner n'avait
fait que passer par la forêt. Pour mettre
fin à son inquiétude et pour apaiser
sa conscience, qui lui faisait d'amers
reproches , il résolut de ne pas garder
le silence et d'aller remettre la cassette
IGNACE DENNER. 65
entre les mains des magistrats de Ful-
de. Andrès n'ignorait pas qu'il n'é-
chapperait pas à un châtiment, i!
comptait toutefois en le mérite d'un
aveu sincère ainsi qu'en la protection
de son maître le comte de Fach , qui
avait toujours eu à se louer de lui.
Mais le matin, au moment où il se dis-
posait à partir , il lui vint un message
du comte qui lui recommandait de se
rendre à l'heure même au château.
A.U lieu de prendre le chemin de Ful-
de, il suivit donc le messager, non
sans que le cœur lui battît d'inquié-
tude.
En entrant au château, on l'intro-
duisit aussitôt chez le comte.
— Réjouis-toi, Andrès, hiiditcelui-
ci , il vient de t'arriver un bonheur
inespéré. Tu te souviens sans doute
de notre vieil hôte grondeur de Na-
ples, le père adoptif de ta Giorgina.
XIV. 6
66 CONTES NOCTURNES.
Il est mort , mais avant de quitter ce
monde, le souvenir des mauvais trai-
temens qu'il a fait subir à cette pauvre
orpheline l'a tourmenté, et il lui a
laissé deux mille ducats qui se trouvent
déjà en lettres de change, à Francfort,
et que tu pourras recevoir chez mon
banquier. Si tu veux partir des cet
instant pour Francfort , je te ferai
expédier les certificats dont tu as be-
SOUÎ.
IGNACE DENNER. 67
CHAPITRE IZ.
La joie privait Andrès de la parole,
et le comte paraissait prendre du plai-
sir à la satisfaction de son fidèle servi-
teur. Celui ci résolut de procurer à
sa femme une douce surprise, et le
6S CONTES jVOCTURIVES.
jour même , il se dirigea vers Francfort,
après avoir fait dire à Giorgina que le
comte l'avait chargé d'une dépèche qui
le retiendrait durant quelques jours ,
loin de sa maison.
A Francfort, le banquier du comte,
à qui il s'adressa , le renvoya à un au-
tre marchand qui était chargé d'ac-
quitter le legs ; et Andrès reçut en
effet cette somme qu'on lui avait an-
jioncèe. Songeant toujours à Giorgina.
rêvant au moyen de lui causer une
plus vive joie , il acheta pour elle une
foule de jolis objets, et entr'autres, une
épingle d'or toute semblable à celle
que Denner lui avait donnée ; et com-
me sa valise était devenue trop lourde
pour un piéton, il se procura un che-
val. C'est ainsi qu'il se remit en route,
après six jours d'absence, le cœur
joyeux et l'esprit en repos.
Il eut bientôt atteint la foresterie et
IGNACE DENNER. 69
sa demeure. La maison était soigneu-
sement fermée : il appela à haute voix
son valet , Giorgina ; personne ne
répondit : les chiens renfermés dans
le chenil, hurlaient avec fureur; alors il
soupçonna quelque grand malheur,
frappa avec violence et répéta mille
fois le nom de Giorgina.
Un léger bruit se fit entendre à une
fenêtre du toit , et Giorgina s'y montra.
— Ah, Dieu! Andrès, est-ce toi ?
Que le ciel soit loué puisque te voilà
de retour !
La porte s'ouvrit , et Giorgina pâle ,
abattue , tomba dans les bras de son
mari, en poussant des géraissemens.
Pour lui, il resta long-temps immo-
bile; enfin il la prit dans ses bras,
car elle tombait en faiblesse, et la por-
ta dans sa chambre. Mais une horreur
profonde s'empara de lui en entrant.
Les murs, le pavé, étaient cou-
70 CONTES N^OCTURNÈS.
verts de larges taches de sang , et son
plus jeune fils, était étendu sur son
berceau, la poitrine ouverte et dé-
chirée.
— Où est George ? où est George ?
s'écria enfin Andrès dans un affreux
désespoir; mais au même moment il
vit l'enfant accourir du haut fie l'esca-
lier en appelant son père. Desustensiles
brisés , des meubles renversés se trou-
vaient dans tous les coins. La lourde
et énorme table qni d'ordinaire était
placée près de la muraille , avait
été traînée au milieu de la chambre,
une pince de forme singuUere , plu-
sieurs fioles et une clef tachées desang,
y avaient été jetées péle-méle. Andrès
tifa son pauvre enfant du berceau ;
Giorgina le comprit, apporta un drap
dans lequel ils l'enveloppèrent; puis
ils allèrent l'ensevelir dans le jar-
din. Andrès fit une petite croix en
IGNACE DENTS ER. 7I
bois de chêne, et la plaça sur le tom-
beau. Pas une parole, pas un son ne
s'échappa des lèvres de ces malheu-
reux époux. Ils avaient achevé leur
tâche dans un profond et morne si-
lence; ils s'assirent alors devant la
maison , à la clarté du crépuscule ,
et restèrent l'un près de l'autre, leurs
regards fixés sur l'horizon. Ce ne lut
que le jour suivant que Giorgina put
raconter à Andrès la catastrophe qui
avait eu lieu pendant son absence. —
Quatre jours s'étaient écoulés depuis
que Andrès avait quitté sa maison ; vers
le milieu du jour le valet aperçut beau-
coup de figures suspectes qui rôdaient
dans le bois , et Giorgina qu'il en
avertit soupira ardemment pour le re-
tour de son mari. Au milieu de la nuit
ils furent éveillés par un grand tumulte
et par les cris qui se faisaient enten-
dre de toutes parts autour de la maison.
7 2 CONTES NOCTURNES.
Le valet vint trouver Giorgina , plein
d'effroi , et lui annonça que la maison
était entourée de brigands dont le
nombre rendait toute défense inutile.
Les dogues aboyèrent bruyamment ,
mais bientôt ils furent apaisés , et une
voix cria : — Andrès ! Andrès ! — Le
valet prit un peu de courage, ouvrit la
fenêtre et répondit que le garde-chasse
Andrès n'était pas chez lui. — N'im-
porte , reprit la voix , ouvre-nous fa
porte. Andrès ne tardera pas à rentrer.
— Que restait-il à faire au valet? Il
obéit. Une foule de brigands entra en
tumulte et ils saluèrent Giorgina comme
la femme d'un camarade , qui avait
sauvé la vie au capitaine. Ils exigèrent
que Giorgina leur préparât un copieux
repas , parce qu'ils avaient enduré
beaucoup de fatigues pendant la nuit,
dans une expédition qui , disaient-ils,
avait complètement réussi. Giorgina
IGNACE MIWNER. 7 S
tremblante , éplorée , fit un grand feu
dans la cuisine et prépara le repas
pour lequel un des brigands, qui sem-
blait être le cellerier et le maître d'hô-
tel de la troupe, lui remit du gibier,
du vin et d'autres sortes d'ingrédiens.
Le valet fut obligé de couvrir la table et
de servir. Il saisit un moment favorable ,
et dit à sa maîtresse qui était restée
dans la cuisine : — Savez-vous ce que
les brigands ont fait cette nuit ? Après
une longue absence et de grands pré-
paratifs , ils ont attaqué le château de
monseigneur le comte de Fach ; et
après une vigoureuse défense de la part
de ses gens, ils l'ont tué et ont rais le
feu au château. — Giorgina ne cessait
de crier : Ah ! mon mari! mon mari qui
était peut-être au château! — Ah ! le
pauvre seigneur ! — Pendant ce temps
les brigands chantaient , et buvaient
dans la chambre voisine , en atten-
XIV. 7
74 CONTES NOCTURNES.
dant le repas. Le matin commençait ^
déjà'à paraître , lorsque l'odieux Den-
ner arriva ; alors on se mit à ouvrir
les ballots et les caisses qu'on avait
apportés sur des chevaux. Giorgina
entendit le bruit de l'argent qu'on
comptait , et le retentissement de la
vaisselle d'argent. Enfin , lorsque le
jour arriva les brigands se mirent en
route , et Denner resta seul. 11 prit un
air riant et amical , et dit à Giorgina :
— Vous êtes sans doute fort effrayée,
ma chère femme , car il paraît que
votre mari ne vous a pas dit qu'il est j
déjà depuis quelque temps notre ca-
marade. Je suis extrêmement fâché
qu'il ne soit pas de retour à la maison, j
il faut qu'il ait pris une autre route.
Il s'était rendu avec nous, au château
du coquin , du comte de Fach qui
nous poursuit depuis deux ans de
toutes les façons imaginables, et dont
IGNACE DERNER. "jS
nous avons tiré vengeance dans la nuit
dernière. — Il est mort de la main de
votre mari. Mais tranquillisez- vous ,
ma chère femme, dites à Andrès qu'il
ne me verra pas de sitôt, car la bande
se sépare , je vous quitterai ce soir.
— Vous avez toujours des enfans bien
jolis , ma chère femme. Voilà encore
un garçon charmant. — A ces mots
il prit le petit des mains de Giorgina
et s'entendit si bien à jouer avec
lui , que l'enfant semblait y prendre
plaisir. Le soir était venu lorsque
Denner dit à Giorgina : — Vous voyez,
que bien que je n'aie ni femme, ni
eniant, ce dont je suis souvent très-
fâché, car je joue volontiers avec les
petits enfans, et je les aime fort. Laissez-
moi votre fils pour le peu d'ins-
tans que j'ai à passer encore avec vous.
N'est-ce pas, il ntstpas âgé de plus de
neuf semaines? — Giorgina répondit
76 CONTES NOCTURNES.
affirmativement, et laissa non sans hési-
tation , l'enfant dans les mains de Den-
ner qui se plaça paisiblement devant
ia porte, et pria la mère de lui apprê-
ter à souper, attendu qu'il devait
partir dans une heure. A peine Gior-
gina était-elle entrée dans la cuisine,
qu'elle vit Denner passer dans la
chambre voisine avec l'enfant dans
ses bras. Bientôt après, une singu-
lière odeur se répandit dans la mai-
son; elle semblait s'échapper de cette
chambre. Giorgina fut saisie d'un effroi
sans égal; elle courut vers la chambre,
et trouva la porte fermée au verrou.
Il lui sembla qu'elle entendait son en-
fant gémir. — Sauvez, sauvez mon en-
fant des mains de ce misérable, cria-t-
elle au valet qui accourut dans ce mo-
ment. Celui-ci saisit une pince, et
brisa la porte. Une vapeur épaisse et
étouffante s'échappa; d'un bond Gior-
IGNACE DENNER. 77
gina s'élança dans la chambre ; Ten-
fant, complètement nu, était étendu
sur une cuvette dans laquelle dégout-
tait son sang. Elle vit seulement
encore le valet lever sa pince pour en
frapper Denner, et celui-ci éviter le
coup, et lutter avec le valet. Il lui
se mbla alors qu'elle entendaitplusieurs
voix près de la fenêtre; mais au même
instant, elle tomba évanouie sur le
plancher. Lorsqu'elle revint à elle,
il était nuit sombre; ses membres
étaient roidis et elle ne pouvait se
lever. Enfin le jour vint, et elle se
trouva dans une chambre baignée de
sang. Des morceaux de l'habillement
de Denner étaient épars autour
d'elle , plus loin une touffe de che-
veux arrachés au valet, là et au pied
de la table l'enfant assassiné. Gior-
gina perdit de nouveau ses sens , elle
crut qu'elle allait mourir; mais elle
78 CONTES NOCTURNES.
ouvrit les yeux, comme après un long
sommeil,versle milieu delà journée.Elie
se releva avec peine , elle appela Geor-
ges; mais comme personne ne lui ré-
pondait, elle crut que Georges avait été
aussi égorgé. Le désespoir lui donna
des forces, elle s'élança dans la cour
en criant: Georges! Georges! — Alors
une voix faible et plaintive lui répon-
dit d'une mansarde : Maman , ah ! chère
maman, est-ce toi? Viens auprès de
moi ! j'ai grand'faim ! — Giorgina
monta en toute hâte, et trouva le pe-
tit que l'effroi avait fait enfuir le pre-
mier, et qui n'avait pas eu le courage
de descendre. Elle prit avec ravis-
sement son enfant sur son sein , ferma
la porte et attendit d'heure en heure,
réfugiée dans le grenier, le retour d'An-
drès qu'elle croyait aussi perdu. L'en-
fant avait vu du haut plusieurs hom-
mes entrer dans la maison , et en sortir
ItiNACE DENNER. 79
emportant Denneretunhomme mort.
Enfin, après ce récit, Giorgina re-
marqua les objets qu'Andrès avait ap-
portés : — Ah! ciel, s'écria-t-elle, il est
donc vrai, tu es un...
Andrès lui raconta le bonheur qui
lui était arrivé au milieu de tant de
maux; et il n'eut pas de peine à la con-
vaincre de son innocence.
CONTES NOCTURNES-
CHAPITRE X.
Le neveu du comte assassiné était
devenu héritier de ses biens; Andrès
résolut de se rendre auprès de lui,
pour lui raconter tout ce qui s'était
passé, révéler la retraite de Denner, et
IGNACE DENNER. 61
puis quitter un service qui lui causait
tant d'embarras et d'ennui. Giorgina
ne pouvait rester seule au iogis avec
son enfant. Andrès prit donc le parti
de placer tout ce qu'il possédait dans
une charrette, et de quitter pour tou-
jours ce pays, qui lui rappelait les
plus affreux souvenirs. Le départ était
fixé à trois jours; et le troisième An-
drès était occupé à faire son bagage,
lorsqu'un grand bruit de chevaux se
fit entendre, en s'approchant toujours
davantage: Andrès reconnut le fores-
tier du domaine de Fach , qui habitait
le château; derrière lui galopait un
détachement des dragons de Fulde.
— Nous trouvons justement ce scé-
lérat, occupé à mettre son butin en
sûreté, s'écria le commissaire du tribu-
nal qui accompagnait le détachement.
Andrès frémit de surprise et d'effroi;
Giorgina avait peine à se soutenir.
82 CONTES NOCTURNES.
Les dragons les entourèrent, on ga-
rotta Andrès et sa femme, et on les
jeta sur la charrette qui se trouvait
déjà devant la porte. Giorgina se
lamentait , et demandait à grands
cris, qu'on ne la séparât point de son
enfant.
— Veux-tu donc entraîner ta progé-
niture dans ta corruption infernale!
lui dit le commissaire, et il enleva l'en-
fant de ses bras. On se disposait déjà à
se mettre en route, lorsque le vieux
forestier, homme rude et loyal, s'ap-
procha de la charrette, et dit : — Andrès,
Andrès, comment as-tu pu te laisser
entraîner par le démon , à de sembla-
bles crimes, toi qui étais si probe, et
si pieux.
— Ah ! mon cher monsieur, dit An-
drès en proie à la plus vive douleur,
aussi vrai que Dieu est au ciel, aussi vrai
que j'espère me sauver, je suis inno-
IGNACE DENNER. 83
cent. Vous me connaissez depuis ma
plus tendre jeunesse, comment aurais-
je pu , moi qui n'ai jamais fait de mal ,
devenir un abominable scélérat? — Car
je sais bien que vous me tenez pour
un maudit brigand, et que vous m'ac-
cusez d'avoir pris part à l'attaque du
château, qui a coûté la vie à notre cher
et malheureux seigneur. Mais je suis
innocent , par ma vie et par mon
salut !
— Eh bien! dit le vieux forestier, si
tu es innocent, cela paraîtra au grand
jour, quelque terribles que soient les
apparences contre toi. Je me charge
d'avoir soin de ton garçon, et de ce que
tu laisses ici, afin que s'il est prouvé que
tu n'es pas coupable, tu retrouves
tout fidèlement dans mes mains.
Le commissaire prit l'argent sous
sa responsabilité. En chemin Andrès
demanda à Giorgina, où elle avait ca-
84 CONTÉS KOCTDRNES.
ché la cassette qu'il voulait remettre a
l'autorité ; mais elle lui avoua, qu'à son
grand regret, elle l'avait rendue à Deii-
ner. A Fulda , on sépara Andres de sa
femme, et on le plongea dans un som-
bre et profond cachot. Quelques jours
après on procéda à son interrogatoire.
On faccusait d'avoir pris part an pil-
lage du château de Fach, et on le som-
ma de dire la vérité. Andrès raconta
fidèlement tout ce qui s'était passé de-
puis la première apparition de l'odieux
Denner dans sa maison , jusqu'au mo-
ment de son arrestation. Il s'accusa
lui-même avec un profond repentir
d'avoir assisté à l'attaque de la métai-
rie, pour sauver sa femme et son en-
fant, et protesta de son innocence
quant au pillage du château , car il se
trouvait alors à Francfort. En ce mo-
ment les portes de la salle d'audience
s'ouvrirent, et Ignace Denner fut in-
IGNACE DENNER. 85
troduit. En apercevant Andres il se
mita rire et lui cria : — Eh ! camarade, tu
t'es donc laissé happer? les prières de
ta femme ne t'ont donc pas tiré d'af-
faire.
Les juges sommèrent Denner de
répéter ses accusations , et il décla-
ra que le garde-chasse Andrès qui
était devant lui , appartenait déjà
depuis cinq ans à la bande , et que la
maison de chasse était son meilleur et
son plus sûr refuge. Il ajouta que
Andres avait toujours reçu sa part du
butin j bien qu'il n'eût agi que deux
fois activement avec la bande : une
fois à l'attaque de la ferme où il avait
sauvé Denner d'un grand danger ,
puis à l'affaire contre le comte Aloys
de Fach qui avait été tué par un coup
heureux d'Andrès.
Andrès ne put contenir sa fureur
en entendant cet horrible mensonge.
86 CONTES NOCTURNES.
— Quoi, misérable, s'écria-t-il , oses-tu
bien m'accuser du meurtre de mon
cher maître , que tu as commis toi-
même? — Ta vengeance me poursuit
parce que j'ai renoncé à toute com-
munauté avec toi , parce que j'ai ré-
solu de te tuer comme une béte
féroce , si tu franchissais le seuil de
ma porte. Voilà pourquoi tuas attaqué
ma demeure , avec toute ta bande ,
tandis que j'étais éloigné ; voilà pour-
quoi tu as assassiné mon pauvre en-
fant innocent et mon brave serviteur !
— Mais tu n'échapperas pas à la juste
vengeance de Dieu , alors même
que je deviendrais victime de ta mé-
chanceté.
Andrès répéta encore sa déposition
en l'accompagnant des sermens les
plus solennels, mais Denner se mit à
rire ironiquement, et l'accusa de se
parjurer par lâcheté et dans la crainte
de l'échafaud.
IGNACE DFjVNER. 87
Les juges ne savaient que penser,
tant l'air franc et sincère d'Andrès, et
le calme imperturbable de Denner, les
tenaient en suspens.
On amena Giorgina, qui se jeta en
gémissant dans les bras de son mari.
Elle ne put répondre aux juges que
d'une manière incohérente, et bien
qu'elle accusât Denner du meurtre
de son enfant, celui-ci n'en persista
pas moins à dire, comme il l'avait déjà
fait, que Giorgina n'avait jamais rien
su des méfaits de son mari, et qu'elle
était entièrement innocente. Andres fut
reconduit dans son cachot. Quelques
jours après, son gardien lui dit que
d'après le témoignage des brigands en
faveur de Giorgina, elle avait été mise
en liberté sous la caution fournie par
le jeune comte de Fach , et que le vieux
forestier était venu la chercher dans
un beau carrosse: Giorgina avait en
-38 CONTES NOCTURNES.
vain sollicité la faveur de voir son
mari, elle lui avait été refusée par le
tribunal. Cette nouvelle donna quel-
ques consolations au pauvre Andrès
que son malheur touchait moins que
celui de sa pauvre femme. Son procès
prit chaque jour une tournure plus
fâcheuse. Il fut prouvé que depuis cinq
ans environ, Andrès vivait dans une
sorte d'aisance dont la source ne pou-
vait provenir que de la part qu'il pre-
nait aux brigandages de la bande de
Denner.
Andrès lui-même convint de son
absence durant l'attaque du château,
et l'histoire de son héritage et de son
voyage à Francfort sembla suspecte ,
car il lui fut impossible de dire le nom
du banquier qui lui avait compté l'ar-
gent. Le banquier du comte de Fach
ne se souvenait nullement du garde-
chasse, et le régisseur du comte qui
IGNACE DENNER. 89
avait fait ie certificat d'An drès, venait
de mourir. La déposition de deux
hommes qui prétendaient avoir recon-
nu Andrès à la lueur des flammes pen-
dant le sac du château, compliqua en-
core les difficultés de sa situation : An-
drès fut regardé comme un scélérat
endurci , et on le condamna à la tor-
ture, afin de lui arracher un aveu de
conscience. Andrès était déjà plongé
depuis un an dans son cachot, le cha-
grin avait miné ses forces, et son corps
jadis si robuste, était devenu faible
et impuissant. Le jour terrible où la
douleur devait lui arracher l'aveu d'un
crime qu'il n'avait pas commis arriva.
On le conduisit dans une chambre
remplie d'instrumens inventés par une
ingénieuse cruauté, et les valets du
bourreau se préparèrent à martyriser
l'infortuné.
Andrès fut encore sommé d'avouer
XIV. 8
90 CONTES NOCTURNES.
son crime. Il protesta encore de son
innocence, et répéta toutes les circons-
tances de ses liaison* avec Denner, de
la même manière qu'il les avait dites
en son premier interrogatoire. Alorsles
bourreaux le saisirent, le garottèrent,
et les uns disloquèrent ses membres,
tandis que les autres enfonçaient dans
ses chairs des pointes aiguës. Andrès
ne put eudcrer ces tourmens : vaincu
par la douleur, appelant la mort, il
avoua tout ce qu'on voulut, et fut ra-
mené évanoui dans son cachot. On le
ranima avec du vin, comme on a cou-
tume de le faire après la torture, et il
tomba dans un état d'insensibilité voi-
sin du sommeil et de la mort. Alors il
lui sembla que des pierres se déta-
chaient du mur et tombaient sur le
pavé de la prison. Une lueur rougeâtre
pénétra à travers cette ouverture, et
cette vapeur semblait prendre les traits
IGNACE DENNER. 9I
de Denner, mais ses yeux étaient plus
ardens, ses cheveux noirs et crépus se
dressaient davantage sur son front, et
ses sourcils sombres s'abaissaient plus
profondément sur le muscle épais qui
s'étendait au-dessus de son nez re-
courbé. Denner ne s'était non plus ja-
mais montré à lui avec ce visage dé-
fait et sous ce singulier costume. Un
vaste manteau rouge chamarré d'or
couvrait ses épaules, un large chapeau
espagnol cachait une partie de ses traits;
à son côté pendait une longue rapière,
et il portait sous son bras une petite
cassette.
Cette singulière figure s'avança vers
Andrèsetlui dit d'une voix sourde: — Eh
bien ! camarade , quel goût as-tu trouvé
à la torture ? Tu ne dois en accuser que
ton opiniâtreté ; si tu avais déclaré que
tu étais de la bande, déjà tu serais
sauvé. Mais promets-moi maintenant
92 COi^fTZS NOCTURNES.
de t'abandonner entièrement à moi. Si
tu consens à boire quelques gouttes
de cette liqueur composée avec le
sang de ton enfant, tu retrouveras
aussitôt toutes tes forces, et je me
chargerai de ton salut.
Andrès demeura immobile d'horreur
et d'effroi, en voyant la fiole que lui
tendait Denner; et il se mit à prier
Dieu et tous ses saints de le sauver
des mains du démon qui le poursui-
vait sous toutes les formes. Tout-à-
coup, Denner fit un grand éclat de
rire et disparut au milieu d'une épaisse
fumée. Andres se réveilla enfin, de
l'évanouissement dans lequel il était
tombé, et eut peine à se relever de sa
couche. Mais que devint-il, en s'ap-
percevant que la paille sur laquelle sa
tète était étendue, se remuait sans
cesse davantage , et qu'enfin elle se
souleva. Une pierre avait été enlevée
IGNACE DENNER. 93
du sol, et il entendit plusieurs fois
prononcer son nom. Il reconnut la
voix de Denner, et dit : — Que veux-tu
de moi? laisse-moi! Je n'ai rien de
commun avec toi!
— Andrès, dit Denner, j'ai traversé
plusieurs souterrains pour venir te
sauver; car si tu vas jusqu'à la place où
s'élève l'échafaud d'où je me suis sauvé
moi-même, tu es perdu. Ce n'est qu'en
faveur de ta femme, qui m'appartient
plus que tu ne penses, que je viens à
ton secours. A quoi t'ont servi tes mi-
sérables dénégations. Prends cette lime
et cette scie, débarrasse-toi de tes chaî-
nes dans la nuit prochaine et lime la
serrure de cette porte. Tu traverseras
la voûte, la porte extérieure à gauche
se trouvera ouverte, et quelqu'un se
présentera pour te guider. Adieu !
Andrès prit la lime et la scie, et re-
plaça la pierre sur l'ouverture. Lorsque
94 CONTES NOCTURNES.
le jour fut venu, le geôlier entra. Il lui
dit qu'il voulait être conduit devant les
juges, parce qu'il avait quelque chose
d'important à leur révéler. Son désir
fut bientôt exaucé; alors il présenta
au tribunal les instrumens qu'il avait
reçus de Denner, et raconta l'événe-
ment de la nuit passée. Les juges se
sentirent émus de pitié pour cet infor-
tuné, et sa conduite eut pour résultat
de le faire tirer de son cachot et placer
dans une prison éclairée , près de la
demeure du geôlier.
J
IGNACE DENNER. qS
CHAPITRE XZ.
Un an s'écoula encore avant que le
procès de Denner et de ses complices
fut terminé. On avait reconnu que la
bande avait des ramifications jus-
qu'aux frontières de l'Italie. Denner
96 CONTES NOCTURNES. |
fut condamné à être pendu; puis son
coros devait être brûlé. Le malheureux
s
Andrès fut aussi condamné à la corde;
mais en faveur de l'aveu qu'il avait fait
en dernier lieu, on lui fit grâce du sup-
plice du feu.
Le matin du jour où Andrès et Den-
ner devaient être exécutés, était venu.
La porte delà prison d' Andrès s'ouvrit,
et le comte de Fach s'approcha du
prisonnier, qui était à genoux, et priait
en silence.
— Andrès, dit le comte , tu vas mou-
rir. Apaise ta conscience par un aveu
sincère! Dis-le moi, as-tu tué ton maî-
tre? Es-tu réellement l'assassin de mon
oncle?
Un torrent de larmes jaillit des yeux
d'Andrès ; il appela Dieu et tous ses
saints en témoignage de son inno-
cence.
— Il règne ici un mystère inexpli-
IGNACE DENIER. 97
cable, dit le comte , moi-même j'étais
convaincu de ton innocence, car je sa-
vais que , depuis ton enfance , tu avais
été un fidèle serviteur de mon oncle,
et qu'à Naples tu lui avais sauvé la vie.
Mais hier les deux plus vieux servi-
teurs de mon oncle, Frantz et Nicolas,
m'ont juré qu'ils t'avaient vu parmi
les brigands, et qu'ils avaient bien re-
marqué que c'était par tes mains qu'il
avait péri !
Andrès fut frappé d'un coup terri-
ble; il crut que le démon lui-même
avait pris sa figure pour le perdre , il
le dit au comte, en exprimant la con-
viction qu'un jour son innocence se-
rait reconnue. Celui-ci était profondé-
ment ému , et trouva à peine la force
de dire à Andrès qu'il n'abandonnerait
pas sa femme et son enfant.
L'horloge sonna l'heure fatale; on
vint habiller Andrès , et le cortège se
XIV. 9
9^ COIVTES lîOCTURNES,
mit en marche rfans l'ordre accoutume,
à travers le"s flots d'un peuple innom-
brable accouru à ce spectacle. Andrès
priait a haute voix et édifiait tous ceux
qui le voyaient. Denner avait la mine
du coquin le plus insouciant et le plus
déterminé : il regardait gaîment autoui
de lui, et riait souvent en regardant le
pauvre Andrès. Celui-ci devait être
exécuté le premier; il monta l'échelle
avec fermeté, accompagné du bour-
reau. Alors une femme poussa un
grand cri, et tomba évanouie dans les
bras d'un vieillard. Andrès jeta les
yeux de ce côté: c'était Giorgina.
— Ma femme , ma pauvre femme ,
je meurs innocent! s'écria-t-il.
T.e magistrat fit dire au bourreau,
qu'il eût à se dépêcher, car il s'élevait
un murmure dans le peuple, et des
pierres volaient vers Denner, qui avait
paru a son tour sur l'échelle, et qui se
IGNACE DENNER. 99
moquait des spectateurs. Le bourreau
attachait déjà la corde au cou d'Andrès,
lorsqu'on entendit au loin une voix qui
criait: Arrêtez! arrêtez! — Au nom du
Christ arrêtez! — Vous exécutez un
innocent!
— Arrêtez! arrêtez! s'écrièrent mille
voix, et les soldats eurent peine à re-
pousser le peuple qui se pressait déjà
pour faire descendreAndrès de l'échelle.
L'homme qui avait prononcé le pre-
mier cri approchait à cheval, et Andrès
reconnut en lui, au premier coup-d'œil,
le marchand de Francfort qui lui avait
compté l'héritage de Giorgina. Le
marchand déposa devant le magistrat,
qu'Andrès se trouvait à Francfort le
jour de l'attaque du château, et il aj)-
puya son témoignage par des pièces
irrécusables. Le magistrat ordonna
alors que Ton reconduisît Andrès dans
son cachot.
lOO COîfTES NOCTORNES.
Denner avait tout écouté avec beau-
coup de calme, du haut de son échelle;
mais lorsqu'il entendit les paroles du
juge, ses yeux étincelèrent, il grinça
des dents, et poussa des cris de dé-
sespoir.
• — Satan ! satanl s'écriait-il, tu m'as
trompé! malheur à moi! Il échappe....
tout est perdu,...
On le fit descendre de l'échelle , il
se laissa tomber à terre, et murmura
sourdement: — Je veux tout avouer.
Je veux tout avouer!
Son exécution fut aussi retardée ,
et on le conduisit dans un cachot où
tout espoir d'échapper lui fut ravi.
Quelques niomens après le retour
d'AïuIres dans la prison, Giorgina vint
tomber dans ses bras.
— Ah ! Andrès* Andrès , s'écria-t-
elie, maintenant que je te sais inno-
cent, je te retrouve tout entier; ca;*
IGNACE DENNER. lOÏ
moi aussi j'ai douté de ton honneur et
de ta loyauté!
Bien qu'on eût caché à Giorgina le
jour de l'exécution, elle était accourue
à Fulda, poussée j3ar une inquiétude
inexprimable, et elle était arrivée sur
la place au moment même où son mari
gravissait la fatale échelle. Le mar-
chand avait été long-temps en voyage,
en France et en Italie, le hasard ou
plutôt la volonté du ciel voulut qu'ii
vînt à temps pour arracher le pauvre
Andrès à une mort infamante. Dans
l'auberge il apprit toute cette histoire,
et l'idée lui vint que ce pouvait être
le même garde-chasse, qui était venu
recevoir chez lui , deux années aupara-
vant, un legs venu de Naples. Denner
lui-même convint de la vérité de ce
fait, et prétendit qu'il fallait que le dia-
ble l'eût aveuglé; cai* il se croyait bien
certain d'avoir vu Andrès combattre à
I02 CONTES NOCTURNES.
son côté, au château de Fach. Andrès fut
acquitté eu faveur de la longue déten-
tion qu'il avait subie , et il alla s'éta-
blir avec sa femme au château où le
généreux comte le reçut.
Le procès contre Ignace Denner
j)rll alors une tout autre tournure.
Ses dispositions avaient entièrement
changé depuis l'élargissement d'Andrès.
•Son orgueil était tombé, et il fit à ses
juges des aveux qui les firent frémir
d'horreur. Denner s'accusa lui-même ,
avec toutes les marques d'un profond
repentir, d'avoir fait un pacte avec le
diable, pacte qu'il suivait depuis son en-
fance, et l'instruction continua avec le
secours de l'autorité ecclésiastique. Les
récits de Denner renfermaient tant de
circonstances extraordinaires , qu'on
les eût regardés comme les rêves d'un
cerveau malade, si les informations
qu'on prit à Naples , qu'il désigna
IGNACE DENNER. I o3
ïomme sa patrie, n'en eussent fait
reconnaître l'exactitude.
Un extrait des actes du tribunal
ecclésiastique de Naples livra les do-
cumens suivans sur l'origine d'Ignace
Denner,
Io4 CONTES NOCTURNES,
CHAPITRE XII.
« Il y a longues années, vivait à Na-
ples un vieux docteur singulier, nom-
mé Trabacchio, que l'on nommait le
docteur merveilleux , à cause des eu-
Ignace denner.
o5
res mystérieuses et inespérées qu'il
faisait. Il semblait que Tâge n'eût point
d'influence sur sa personne; car son
pas était rapide et sa tournure juvénile,
bien que quelques-uns de ses compa-
triotes eussent supputé qu'il pouvait
bien avoir quatre-vingts ans. Son vi-
sage était ridé d'une manière bizarre,
et l'on avait peine à supporter son re-
gard, quoique l'on prétendît qu'un
coup-d'œil de lui guérissait souvent le
mal le plus endurci. Il portait ordinai-
rement par-dessus son costume noir,
un grand manteau rouge , orné de ga-
lons et de tresses d'or, et il parcou-
rait ainsi les rues de Naples , allant
visiter ses malades, avec une caisse
remplie de ses médicamens, sous le
bras. On ne s'adressait jamais à lui que
dans la plus extrême nécessité; mais
il ne refusait jamais à se rendre au-
près d'un malade quelque mince que
lo6 COÎS'TES NOCTURNES.
fût ie salaire. Il eut plusieurs femmes
qu'il perdit successivement;elles étaient
toutesadmirablement belles, etpourla
plupart des filles de la campagne. Il les
enfermait et ne leur permettait d'aller
à la messe, qu'accompagnées par une
vieille femme d'un aspect dégoûtant.
Cette vieille était incorruptible; et
toutes les tentatives des jeunes gens
pour s'approcher des jolies femmes du
docteur Trabacchio, furent inutiles.
Bien que le docteur se fit largement
payer par les gens riches , ses revenus
n'étaient nullement d'accord avec le
luxe qui régnait dans sa maison. En
outre, il était quelquefois généreux à
l'excès; et chaque fois qu'une femme
lui mourait, il avait coutume de don-
ner un grand repas, qui lui coûtait
assurément au-delà des recettes d'une
année. Il avait eu de sa dernière
femme, un fils qu'il enfermait égale-
IGNACE DENNER. IO7
ment; personne ne parvint à le voir;
seulement au repas qu'il donna à la
mort de cette femme, l'enfant, âgé de
trois ans, fut placé auprès de lui , et tous
les convives furent émerveillés de sa
beauté et de son intelligence précoce.
Dans ce repas , le docteur annonça
que le désir qu'il avait toujours eu,
d'avoir un fils, étant rempli , il ne se
marierait plus à l'avenir. Ses richesses
excessives, mais plus encore sa vie
mystérieuse , les cures inouies qu'il
obtenait par quelques gouttes d'élixir,
et souvent par un simple attouche-
ment, par un regard, donnèrent lieu
à des bruits de toute espèce, qui se
répandirent dans Naples. On tenait le
docteur Trabacchio pour un alchy-
miste, pour un allié du diable, avec
lequel on l'accusait d'avoir fait un
pacte. Cette rumeur donna même lieu
à une aventure singulière. Quelques
io8 CONTES NOCTURNES.
gentilshommes qui venaient de faire
un festin aux environs de Naples,
troublés par les fumées du vin , avaient
perdu leur route, et se trouvaient
dans un lieu isolé. Un grand bruit se
fit entendre devant eux, et ils virent
avec effroi un grand coq, portant sur
sa tête une ramure de cerf, qui s'avan-
çait vers eux, et les regardait avec des
yeux humains. Ils se rangèrent près
d'une haie, le coq passa devant eux,
et un homme en manteau brodé d'or,
passa aussi devant eux.
— » C'est le docteur Trabacchio!
dit à voix basse l'un des gentils-
hommes.
» Cette vision avait dissipé leur eni-
vrement, ils prirent courage, et sui-
virent le docteur avec son coq, qui
laissait après lui une trace lumineuse
sur laquelle ils se guidèrent. Ils virent
les deux figures se diriger, en effet,
IGNACE DENNER. 1 09
vers la maison du docteur qui était
située dans un lieu fort désert. Arrivé
devant la maison, le coq s'éleva dans
les airs, et alla battre des ailes devant
la fenêtre du balcon qui s'ouvrit. La
voix de la vieille femme se fit en-
tendre:
— » Viens. — Viens au logis. — Le
lit est chaud , et ta bien-aimée attend
depuis long-temps. — Depuis long-
temps!
«Alors il sembla que le docteur mon-
tât lelongd'une échel le i n visible, et qu'il
passât avec le coq par la fenêtre qui se
referma avec tant de fracas que toute
la rue déserte en retentit. Puis tout
s'effaça dans la nuit noire, et les gen-
tilshommes restèrent pétrifiés d'hor-
reur et d'étonnement. Cette apparition
fut un motif suffisant, pour le tribunal
ecclésiastique qui n'ignoraitrien,desur-
veiller le docteur dans le silence. On
IIO CONTES NOCTURNES.
en vint enfin à savoir qu'il se trouvait
en effet un coq rouge dans la maison du
docteur, et qu'on l'entendait souvent
causer et disputer avec lui, comme le
font les savans sur les matières ar-
dues.
«Le tribunal ecclésiastique se dispo-
sait à faire arrêter le docteur comme
sorcier; mais le tribunal civil le pré-
vint, et fit saisir Trabacchio au mo-
ment où il venait de visiter un ma-
lade. La vieille femme avait déjà été
arrêtée; mais on ne put trouver l'en-
fant. Les portes de l'appartement du
docteur furent scellées et fermées ,
et des gardes placés à toutes les issues.
» Voici les motifs qui avaient dicté
cette mesure. Depuis quelque temps,
plusieurs personnes considérées étaient
mortes dans Naples ; et au dire des
médecins , elles avaient péri par le poi-
son. Ces événemens avaient nécessité
IGNACE DENWER. 1 I ï
beaucoup de recherches qui étaient
restées inutiles, jusqu'à ce qu'enfin,
un jeune homme connu pour un U-
bertin et un dissipateur, dont l'oncle
était mort de la sorte , avoua qu'il
avait reçu le poison des mains de la
vieille gouvernante du docteur Tra-
bacchio. On épia la vieille femme, et
on la surprit au moment où elle se dis-
posait à emporter une petite cassette
remplie de fioles étiquetées qui conte-
naient des matières vénéneuses. La
vieille ne voulut rien avouer, mais
lorsqu'on la menaça delà torture, elle
avoua que le docteur préparait déjà
depuis quelques années, le fameux poi-
son connu sous le nom à' aquatofanna^
et que la vente secrète de cette eau
avait été la source de sa richesse. Puis
il n'était que trop certain qu'il était
en commerce avec le diable, qui venait
chez lui sous différentes formes. Cha-
r 1 2 CONTES NOCTURNES.
cune de ses femmes lui avait donné un
enfant, sans que personne eût jamais
pu le savoir: chaque fois il avait tué
l'enfant, dès qu'il était parvenu à l'âge
de neuf semaines ou de neuf mois; et
il lui avait ouvert la poitrine pour en
tirer le cœur. A chacune de ces opéra-
tions, Satan était venu, tantôt sous
une forme, tantôt sous une autre, mais
le pi us souvent sous celle d'une chauve-
souris à figure humaine , allumant le
feu parle battement de ses ailes, tan-
dis que Trabacchio tirait du sang un
spécifique qui guérissait presque tous
les maux. Les femmes du docteur
avaient été assassinées par lui avec
tant d'art que l'œil le plus exercé n'eût
pu découvrir , sur leurs cadavres, la
trace d'un meurtre. La dernière seu-
lement était morte d'une façon na-
turelle.
Le docteur avoua tout sans difficulté,
IGNA-CE DENNER. Il3
et sembla se faire une joie de dérouler
devant le tribunal l'horrible tableau
de ses méfaits , et de l'épouvanter par
le récit de son alliance avec le diable.
Les prêtres dont se composait le tri-
bunal , s'efforcèrent de ramener le
docteur au repentir de ses péchés ,
mais celui-ci ne cessa de tourner leurs
efforts en dérision. Trabacchio et la
vieille furent condamnés à être brûlés.
— Pendant ce temps on avait visité
la maison du docteur et mis à part
toutes ses richesses , qui furent em-
ployées à grossir le fonds des hôpitaux,
déduction faite des frais du procès. On
ne trouva dans la bibliothèque du doc-
teur qu'un seul livre suspect , et fort
peu d'ustensiles qui pussent faire
soupçonner sa profession. Un souter-
rain , qui par les ouvertures et les tu-
yaux qui en sortaient, annonça un
laboratoire , résista à tous les efforts
XIV. lo
I l4 CONTES ISOCTUKKLS.
que l'on jût pour y pénétrer, et lorsque
des maçons et des serruriers vinrent
pour briser les serures, par ordre des
magistrats , on entendit dans l'inté-
rieur du souterrain un bruit de voix
extraordinaires; des ailes glacées frois-
sèrent les visages des travailleurs, et un
vent si violent vint les frapper , qu'ils
s'enfuirent pleins d'épouvante : les
ecclésiastiques qui s'approchèrent n'en
furent pas mieux traités , et il ne resta
d'autre ressource que d'attendre l'ar-
rivée d'un vieux dominicain de Pa-
lerme qui avait une grande réputation
pour les exorcismes. Il arriva enfin , et
se rendit au logis de Trabacchio, avec
la croix et l'eau bénite, suivi de prérres
et de magistrats ; mais ceux-ci restè-
rent à quelque distance de la porte.
Le vieux dominicain s'avança en psal-
modiant ; mais tout-à-coup il s'éleva
un grand mugissement et les esprits du
1GNA.CE DENJVER. l l5
souterrain se mirent à rire aux éclats.
Le moine ne se laissa pas intimider . il
continua de prier , en élevant le cru-
cifix et en aspergeant la porte d'eau
bénite.
— » Qu'on me donne une pince! s'é-
cria-t-iJ.
» Un maçon lui en présenta une en
tremblant ; mais à peine le vieux
moine l'eut-il posée sur la porte qu'elle
s'ouvrit avec fracas. Une flamme bleu«
s'élevait le long des murs du caveau ,
et une chaleur étouffante s'en exhalait.
Toutefois le dominicain voulut entrer;
mais toute la maison trembla . les
flammes s'élevèrent de toute part , et
il fut obligé de prendre la fuite pour
conserver ses jours. En un moment,tou-
te la maison du docteur Trabacchio fut
en feu ; et le peuple accourut plein de
joie , pour la voir se consum^er , sans
porter le moindre secours. Le toit s'était
1 î6 CONTES jVOCTURNES.
déjà écroulé , les charpentes tombaieni
embrasées , lorsque le peuple poussa
de grands cris , en voyant le fils de
Trabaccehioâgé de douze ans, paraître,
une cassette sous le bras , sur une
poutre de l'étage supérieur. Cette ap-
parition ne dura qu'un instant ; il dis-
parut presque aussitôt dans les flam-
mes.
)) Le docteur se réjouit fort en ap-
prenant cette nouvelle, et marcha à la
mort avec beaucoup d'audace. Lors-
qu'on l'attacha au poteau, il se mit à
rire, et dit au bourreau qui le garrottait
avec cruauté : — Prends garde, mon
garçon , que ces cordes ne brûlent à
tes bras. Il cria au moine qui venait
l'assister : — Va- t'en loin de moi ! crois-
tu que je sois assez sot pour mourir
ici, selon votre plaisir? Mon heure
n'est pas venue.
» Le bois qu'on venait d'allumer
IGNACE DENNER. 1 I7
commença à pétiller; mais à peine la
flamme se fut-elle élevée jusqu'à Tra-
bacchio, qu'elle s'abattit comme un
fer de paille, et qu'un grand éclat
de rire se fit entendre. Quel futTeffi^oi
du peuple en apercevant le docteur
Trabacchio, vêtu de son habit noir,
son manteau à galons d'or sur l'épaule,
sa rapière au côté, son chapeau espa-
gnol sur l'oreille et sa cassette sous le
bras, absolument tel qu'il avait cou-
tume de se montrer dans les rues de
Naples. Les cavaliers, les sbires couru-
rent vers lui, mais il disparut. La vieille
rendit son âme dans les plus horribles
tourmens, en maudissant son maître>
dont elle avait partagé les crimes.
» Le prétendu Ignace Denner n'était
autre que le fils du docteur, qui s'é-
tait jadis sauvé par l'art infernal de son
père, avec une cassette remplie de
choses précieuses. Dès sa plus tendre
Îl8 COISTES NOCTURNES.
enfance, son père Tavait instruit dans
les sciences occultes, et son âme avait
été vouée au diable, avant même qu'il
eût atteint l'âge de raison. Lorsqu'on
plongea le docteur dans un cachot ,
l'enfant était resté dans le caveau avec
les esprits maudits que son père y avait
confinés, d'où il s'était échappé avec
eux. Le docteur ne tarda pas à s'enfuir
avec son fils dans une vieille ruine ro-
maine, à trois journées de Naples, où
il s'associa avec une bande de voleurs,
et où son art lui acquit une telle in-
fluence, qu'on voulut le couronner
roi de toutes les bandes qui s'éten-
daient en Italie, et dans l'Allemagne
méridionale. Il refusa cet honneur qui
fut déféré à son fils, et celui-ci se
trouva, à l'âge de quinze ans, chef de
tous les bandits italiens et allemands.
Toute sa vie fut une suite de cruautés
-et d'abominations auxquelles il se livra
IGNACE D£]y]>r£B. 1 19
souvent en commun avec son père, qui
apparaissait de temps en temps auprès
de lui. Les mesures rigoureuses du
roi de Naples jetèrent enfin la division
dans la bande, etTrabacchio fut obligé
de s'enfuir en Suisse pour se sous-
traire à la vengeance des siens. Là il
se donna le nom d'Ignace Denner, se
fit passer pour un marchand, et visita
les foires et les marchés de l'Allemagne,
jusqu'à ce qu'il eût rassemblé une
nouvelle bande. Trabacchio avait as-
suré que son père vivait encore , qu'il
l'avait visité dans sa prison , et lui avait
promis de le sauver. La délivrance di-
vine d'Andrès le mettait au désespoir,
et lui faisait douter du pouvoir du dé-
mon , aussi promettait-il de se repen-
tir et de mourir en bon chrétien. »
s 20 CONTES NOCTURNES.
CHAPITRE XIII.
Andrès qui apprit toutes ces choses
de la bouche du comte de Fach, ne
doutait pas que ce fût la bande de Tra-
bacchio qui avait autrefois attaqué son
maître dans le royaume de Naples , et
ItiNACE DEA'îfER. iai
que le vieux docteur lui-même ne lui
■eut apparu dans sa prison. Il se trou-
vait alors dans une situation calme et
tranquille, mais ses malheurs avaient
profondément ébranlé sa vie. Lui , jadis
si fort et si vigoureux, était devenu
par ses chagrins, par sa longue déten-
tion et par les souffrances de la torture,
malade et languissant; et GiQrgina,dont
îa nature méridionale se consumait
par la tristesse, se flétrissait aussi cha-
que jour. Elle mourut quelques mois
après le retour de son mari. Andrés
fut près de succomber à son désespoir,
mais Tenfant que lui laissait Giorgina,
qui était l'image de sa mère , l'attacha
à la vie. Il résolut de la conserver
pour lui , et fit tous ses efforts pour
prendre des forces, si bien que, deux
années après, il fut en état de se livrer
à la chasse et à ses exercices or-
dinaires.
XIV. Il
122 CONTES NOCTURNES.
Le procès contre Trabacchio était
arrivé à son terme, et il était con-
damné, ainsi que son père, à la peine
du feu, qu'il devait subir prochaine-
ment.
Andrès revenait un soir de la forêt
avec son fils; il était déjà près du
château, lorsqu'il entendit un cri plain-
tif qui semblait sortir du fossé voisin.
Il y courut, et aperçut un homme cou-
vert de misérables haillons , couché
dans le fossé, et qui paraissait sur le
point de rendre son âme au milieu des
plus affreuses douleurs. Andrès jeta
son fusil et sa gibecière , et tira avec
peine cet infortuné du fossé où il était
plongé; mais lorsqu'il aperçut son vi-
sage, il recula avec horreur; c'était
Trabacchio. Il le laissa tomber en fré-
missant ; mais celui-ci s'écria d'une
voix sourde : Andrès, Andrès, est-ce
toi? Par la miséricorde de Dieu à qui
IGNACE DENNER. 123
j'ai recommandé mon âme , aie pitié
de moi ! si tu me sauves , tu sauveras
une âme de la damnation éternelle;
car ia mort va me saisir, et je n'ai pas
encore achevé ma pénitence.
— Maudit trompeur! s'écria Andres,
meurtrier de mon enfant, de ma
femme, le démon t'a-t-il encore con-
duit ici pour me perdre ! Je n'ai rien
de commun avec toi; meurs et pourris
comme une charogne , infâme que
tu es!
Andrès voulut le repousser dans
le fossé , mais Trabacchio se mit à
gémir: Andrès! veux-tu faire périr
le père de ta femme, de ta Giorgina,
qui prie là-haut pour moi, près du
trône de Dieu!
Andrès frissonna, le nom de Giorgina
exerça sur lui un effet magique; il
prit Trabacchio , le chargea avec peine
sur ses épaules, et l'emporta dans sa
124 COURTES NOCTURNES.
demeure , où il le ranima par des for-
tifians. Bientôt Trabacchio revint de
l'évanouissement dans lequel il était
tombé.
Dans la nuit qui avait précédé son
exécution, Trabacchio avait été saisi
d'un effroi épouvantable, convaincu
qu'il était que rien ne pouvait le sau-
ver du supplice: dans son désespoir, il
avait secoué avec rage les barreaux
de fer de sa croisée, qui s'étaient brisés
dans sa main. Un rayon d'espoir pé-^
nétra dans son âme. On l'avait enfer-
mé dans une tour, près des fossés de
la ville qui étaient desséchés; il prit la
résolution de s'y précipiter, convaincu
qu'il se sauverait ou qu'il périrait dalis
sa chute. Il parvint à se débarrasser
de ses chaînes , et exécuta son projet,
Trabacchio perdit ses sens dans sa chute
et ne revint à lui qu'après le lever du
soleil: il vit alors qu'il était tombé sur
IGKACï: DENIM'ER. ia5
un gazon fort épais, an milieu des
broussailles; mais il était entièrement
brisé, et il ne put faire le moindre
mouvement; des insectes de toute es-
pèce s'établirent sur son corps à demi-
nu, et se nourrirent de son sang, sans
qu'il eût la force de les éloigner. Ainsi
se passa une journée pleine d'angoisses.
Ce ne fut qu'au commencement de la
nuit, qu'il parvint à se traîner plus
loin , et il fut assez heureux pour ve-
nir jusqu'à un endroit, où les eaux
de la pluie avaient formé une petite
marre, dans laquelle il put se désalté-
rer. Il se sentit moins faible, et gagna
à grand'peine la forêt : c'est ainsi qu'il
était venu jusqu'au lieu où Andrès l'a-
vait trouvé. Ses derniers efforts avaient
épuisé le reste de sa vie , et quelques
minutes plus tard, Andrès l'eût trouvé
mort. Sans songer à ce qu'il advien-
drait si Trabacchio était découvert dans
120 CONTES NOCTURNES.
a demeure, il eut de lui les plus grands
soins, mais avec tant de précaution
que personne ne put soupçonner la
présence d'un étranger; son fils lui-
même, accoutumé à obéir aveuglément
à son père, garda fidèlement le silence.
Enfin , après quelques jours , Andrès
demanda à Trabacchio s'il était effec-
tivement le père de Giorgina.
— Sans doute, je le suis, répondit
Trabacchio. J'enlevai un jour, dans les
environs de Naples, une charmante
fille qui me donna un enfant. Tu sais
maintenant qu'un des grands talens de
mon père consistait à composer une
liqueur merveilleuse dans laquelle en-
trait, comme ingrédient principal, le
sang pris au cœur d'un enfant âgé de
neuf semaines, de neuf mois ou de
neuf ans, et qui devait lui avoir été
confié volontairement par ses parens.
Plus les enfans sont proches parens de
IGNACE DENNER. 1^7
Topérateur, plus cette liqueur qui ra-
jeunit est efficace. C'est pourquoi mon
père tua tous les siens , et je n'hési-
tai pas à lui abandonner la fille que
j'avais eue de ma femme. Mais je ne
sais comment celle-ci soupçonna mon
dessein , elle s'enfuit et j'appris quel-
ques années plus tard , qu'elle était
morte après avoir fait élever sa fille
Giorgina chez un hôtellier. J'eus con-
naissance de ton mariage avec Gior-
gina et du lieu de votre retraite. Tu
peux maintenant t'expliquer tous les
motifs de ma conduite. — Mais je te
dois tout, Andrès,tu peux garder pour
ton fils la cassette que je t'ai confiée,
c'est celle de mon père que je sauvai
des flammes.
— Cette cassette, dit Andres, vous
a été remise par Giorgina , le jour où
vous commîtes votre plus horrible
meurtre.
Î28 COISTES IVOCTUBNES.
— Sans doute, répondit Trabacchio;
mais sans que Giorgina le sût elle-
même, cette cassette est revenue dans
vos mains. Cherche seulement dans
l'huis qui est placé au vestibule de la
maison , tu le trouveras.
Andrès se rendit au lieu désigné et
trouva en effet la cassette.
Andrès éprouvait une terreur se-
crète , et il ne pouvait se défendre de
regretter que Trnbacchio n'eût pas été
mort lorsqu'il s'était trouvé dans le
fossé. Sans doute le repentir et la pé-
nitence de Trabacchio semblaient sin-
cères; car il passait tout son temps à
lire des livres de piété , et sa seule dis-
traction était la conversation qu'il avait
de temps en temps avec le petit Geor-
ges qu'il aimait par-dessus tout. An-
drès résolut cependant d'être sur ses
gardes, et découvrit à la première
occasion tout le mystère au comte
IGNACE DENNER. lig
de Fach , qui consentit à se taire. Ainsi
se passèrent plusieurs mois. L'automne
était venu , et Andrès allait plus sou-
vent à la chasse. L'enfant restait d'or-
dinaire auprès de son grand-père, ainsi
qu'un vieux garde qui était au courant
de tout. Un soir, Andrès revenait de la
chasse, lorsque le garde s'approcha de
lui et lui dit : Maître, vous avez un
méchant compagnon dans la maison.
Je crois, Dieu me pardonne, que le
diable le vient visiter par la fenêtre,
et qu'il s'en va en vapeur et en fumée.
Andrès fut comme frappé d'un coup
de foudre. Le vieux chasseur ajouta
que depuis quelques jours, on enten-
dait le soir des voix singulières dans
la chambre de Trabacchio; et que ce
jour-là même , la porte s'étant ouverte
subitement, il avait cru voir une figure
couverte d'un manteau rouge galonné.
Andrès courut plein de colère trouver
ï3o CONTES NOCTURNES.
ïrabacchio, et lui déclara qu'il allait le
faire renfermer clans sa prison du châ-
teau, s'il ne renonçait à ses manœu-
vres diaboliques. Trabacchiose montra
fort calme, et répondit d'un ton dou-
loureux : Ah! cher Andrès, il n'est
que trop vrai que mon père , dont
rheui:e n'est pas encore arrivée, me
tourmente d'une manière inouïe , il
veut que je me joigne de nouveau à
lui, et que je renonce au salut de mon
âme; mais je suis resté ferme , et j'es-
père qu'il ne reviendra plus. Je veux
mourir en bon chrétien, réconcilié avec
Dieu!
En effet le bruit cessa, mais les yeux
de Trabacchio étaient souvent étince-
lans, et il riait quelquefois comme
jadis. A la prière du soir qu'Audrès fai-
sait avec lui, il tremblait de tous ses
membres; de temps en temps un grand
vent sifflait dans la chambre, faisait
IGNACE DENNER. l3l
rapidement tourner les feuillets du
livre de piété , et le faisait même tom-
ber de ses mains, puis un grand éclat
de rire se faisait entendre au dehors,
et des ailes noires venaient battre la
croisée. Et cependant ce n'était que le
vent et la pluie d'automne, ainsi que
le prétendait Trabacchio, un jour que
Geerges pleurait d'effroi.
— Non, s'écria Andrès, votre père
maudit n'a pas cessé de communiquer
avec vous. Il faut que vous partiez d'ici.
Votre logement est dès long-temps
préparé dans la prison du château.
Là vous ferez vos conjurations à loisir.
Trabacchio pleura amèrement, et
pria Andrès au nom de tous les saints,
de le souffrir dans sa maison. Georges
se joignit à lui sans savoir de quoi il
s'agissait.
— Restez donc encore demain , dit
Andrès, je veux voir comment se pas-
î32 C02*'TES Zs"OCTL"R]yËS.
sera l'heure de la prière du soir, à mon
retour de la chasse.
Le lendemain le temps fut magni-
fique, et Andrès se promit une belle
chasse. En revenant , il eut des idées
sombres , le souvenir de Giorgina et de
son enfant égorgé se montra à lui sous
des couleurs si vives, qu'il quitta les
autres chasseurs et s'égara dans une
des routes les moins fréquentées. Il se
disposait à regagner la grande avenue ,
lorsqu'il aperçut une lumière éclatante
dans les broussailles. Il s'approcha ,
saisi d'un singulier pressentiment, et
aperçut le vieux docteur Trabacchio,
couvert de son manteau galonné, sa
rapière au côté , son chapeau espagnol
sur l'oreille, et sa cassette sous le bras.
Devant un grand feu, était étendu le
petit Georges , nu et attaché sur un
gril, et le fils maudit du docteur tenait
le couteau levé pour l'éventrer. Andrès
IGNACE DEN3VER. l33
poussa un grand cri, mais au moment
où le meurtrier se retournait , une balle
partie de son fusil l'avait déjà frappé,
et il tomba le crâne brisé sur le feu
qui s'éteignit aussitôt. Le docteur avait
disparu. Andrès courut à son fils, le dé-
tacha et courut en l'emportant vers sa
maison. L'enfant n'était qu'évanoui.
Andrès voulut se convaincre de la
mort de Trabacchio,il réveilla le vieux
chasseur du sommeil léthargique dans
lequel ce misérable l'avait sans doute
plongé, et tous deux se rendirent au
lieu désigné, avec une lanterne, des
pioches et des cordes. Le corps de
Trabacchio s'y trouvait, mais dès qu' An-
drès s'approcha , il se releva à demi , et
luiditd'une voix sourde :Meurtrierdu
père de ta femme , les démons te pour-
suivront! Et il rendit son âme.
Le lendemain , Andrès se rendit chez
le comte, et l'instruisit de ce qui s'était
l34 CONTES NOCTURjVES.
passé. Le comte approuva sa con-
duite , et fit écrire toute cette aven-
ture dans les archives du Château. Cet
effroyable événement avait tellement
frappé Andrès , qu'il ne pouvait plus
dormir. La nuit il entendait dans sa
chambre de singulières rumeurs , et
une lueur rougeâtre lui apparaissait
de temps en temps, et une voix sourde
murmurait : — Te voilà maître. —
Tu as le trésor. — Il est à toi !
Il semblait à Andrès qu'un sentiment
de bien-être inconnu , et une volupté
singulière s'emparaient de lui a ces
paroles , mais dès que l'aurore parais-
sait , il se mettait à prier Dieu , et à
le supplier d'éclairer son âme.
Un jour après sa prière , il s'écria :
Je sais maintenant comment bannir
le tentateur et gagner mon salut!
A ces mots , il ail A chercher la cas-
sette de Trabacchio, et courut la jeter;
IGNACE DENNER. l35
sans l'ouvrir , dans un gouffre profond.
Dès ce moment , Andrès jouit d'un
calme , que nul esprit malin ne vint
plus troubler.
FIN D IGNACE DENNER.
LE VŒU.
XIV. m
'^9
LE VOEU.
CHAPITaS VREMIE&.
Le jour de Saint-Michel, à l'heure
où l'on sonnait vêpres chez les C'-arme-
lites, une belle voiture, attelée de qua-
tre chevaux de poste, roula à grand
bruit à travers les rues de la petite
ll\0 COÎirTES jvocturnes.
ville de L*, sur la frontière de la Polo-
gne, et s'arrêta devant la porte du vieux
bourguemestre allemand. Les enfans
passaient leur tête à la fenêtre d'un air
curieux , mais la maîtresse de la mai-
son se leva de son siège, et jetant avec
humeur son point de couture sur la
table, cria au vieux magistrat qui
accourait de la chambre voisine :
Encore des étrangers qui prennent
uotre maison pour une auberge; aussi
pourquoi as - tu fait redorer la co-
lombe de pierre qui est au-dessus de
la porte ?
Le vieillard sourit finement sans ré-
pondre ; en un moment il se fut débar-
rassé de sa robe de chambre, et il eut
endossé son habit de galas qui était
étendu ?i*f. une chaise; avant que sa
femme étonnée eût pu ajouter un seul
mot, il se trouvait déjà à la portière de
la voiture, son bonnet de velours à la
LE VOEU. l4ï
main, laissant voir sa tête blanche qui
brillait comme de l'argent à la clarté du
crépuscule. Une femme d'un certain
âge , enveloppée d'un manteau de
voyage, descendit de la voiture; une
autre femme, d'une tournure élégante,
et le visage voilé, en descendit à son
tour, et entra dans la maison, appuyée
sur le bras du bourguemestre. A peine
fut-elle entrée dans la salle, qu'elle se
laissa tomber sur un fauteuil que la
vieille maîtresse de la maison lui pré-
senta , à un signe de son mari.
— La pauvre enfant ! dit la plus âgée
des deux dames au bourguemestre,
il faut que je reste encore quelques
instans auprès d'elle. En même temps
elle se débarrassa, à l'aide de la fille
aînée de la maison, du manteau de
voyage qui la couvrait entièrement,
et l'on aperçut alors qu'elle portait un
habit de nonne, avec une brillante
ï^l CONTES NOCTURNES.
croix sur la poitrine, qui la fit recon-
naître pour l'abbesse d'un couvent de
religieuses de l'ordre de Citeaux. Pen-
dant ce temps , la jeune dame ne donna
d'autres signes de vie qu'un profond
soupir. On apporta des essences dont
la femme du bourguemestre vanta fort
les effets, en suppliant la dame de per-
mettre qu'on la débarrassât du voile
épais qui l'empêchait de respirer; mais
la malade, baissant la tète avec tous les
signes de l'effroi, repoussa de la main
l'hôtesse , et ne consentit à respirer un
flacon que sous son voile sans en lever
un seul pli.
— ^Vous avez, je l'espère, tout pré-
paré, mon cher monsieur, dit l'abbesse
au bourguemestre.
— Sans doute , répondit le vieillard ,
j'espère que mon gracieux prince sera
content de moi , ainsi que la dame pour
LE VOEU. 143
qui j'ai tout préparé aussi bien que j'ai
pu le faire.
— Laissez-moi donc encore quelques
momens seule avec ma pauvre enfant,
dit l'abbesse.
La famille quitta la chambre, et
l'on entendit l'abbesse parler avec onc-
tion à la dame qui répondit d'un ton
qui pénétrait au fond du cœur. Sans
précisément écouter, la femme du
bourguemestre était restée à la porte de
la chambre. Les deux dames parlaient
italien, et cette circonstance augmen-
tait encore le mystère de toute cette
aventure. Le bourguemestre vint or-
donner à la mère et à la fille de donner
des rafraîchissemens aux deux étran-
gères. La jeune dame agenouillée, les
mains jointes, devant l'abbesse, sem-
blait un peu raffermie; celle-ci ne dé-
daigna pas d'accepter les rafraîchisse-
mens qu'on lui offrit, puis elle dit :
l44 CONTES NOCTURNES.
Allons, il est temps! La dame voilée
retomba à genoux, l'abbesse mit ses
mains au-dessus d'elle et pria à voix
basse, puis elle serra la jeune femme
dans ses bras en versant des larmes
qui témoignaient une douleur pro-
fonde, donna avec dignité sa bénédic-
tion à la famille, et, accompagnée du
vieillard, regagna rapidement sa voi-
ture à laquelle on avait attelé des che-
vaux frais. Le postillon repartit comme
un trait en poussant des houras et en
faisant retentir son cor dans les rues de
la ville.
LE vœu. 14^
CHAPITRE II.
Lorsque la femme du bourg ue-
mestre vit que la dame voilée, pour
qui on avait apporté de la voiture
deux grands coffres, se disposait à faire
un long séjour dans sa maison, elle ne
XIV. i3
l46 CONTES NOCTURNES.
put dissimuier son impatiente curio-
sité et son ennui. Elle s'avança dans le
vestibule, et barra le passage au vieil-
lard qui se disposait à rentrer dans la
chambre.
— Au nom du Christ, lui dit-elle a
voix basse, quel hôte nous as-tu amené
dans la maison; car enfin tu savais
tout, et tu ne m'as rien dit.
— Tu sauras tout ce que je sais moi-
même , répondit tranquillement le
vieillard.
— Ah! ah! reprit la femme d'un air
plus inquiet ; mais tu ne sais peut-être
pas tout toi-même. Que n'étais-tu tour
à l'heure dans la chambre ! Dés que
l'abbesse fut partie, la dame se trouva
peut-être trop à l'étroit sous son grand
voile. Elle ôta le long crêpe noir qui
la couvrait depuis la tête jusques aux
pieds , et que vis-je !
— Eh bien! que vis-tu? dit le vieil
LE VCEl. 1^7
homme h sa femme qui regardait au
tour d'elle en tremblant, comme si
elle eût craint d'apercevoir un spectre.
— Non, dit la femme, je ne pus
reconnaître ses traits sous ce voile,
mais c'était la couleur d'un mort. Re-
marque aussi qu'il est bien facile
de voir que la dame est sur le point
de dans peu de semaines tout au
plus
— Je le sais, femme, dit le vieillard
d'un ton grondeur. Et afin que tu ne
périsses pas d'inquiétude et de curio-
sité, je te dirai tout en deux mots.
Sache donc que le prince Z*** , notre
protecteur, m'écrivit, il y a quelque
temps, que l'abbesse du couvent de Ci-
teaux à O*** m'amènerait une dame,
qu'il me priait de recueillir dans ma
maison. La dame, qui ne veut être con-
nue que sous le nom de sœur Céles-
tine. doit attendre chez moi îe terme
]4B COHiTES XOCTURWES.
(le son accouchement; puis on revien-
dra la chercher avec l'enfant qu'elle
auramisau monde. Si j'ajonteà cela que
le prince m'a recommandé d'avoir les
plus grands égards pour la dame , et
qu'il m'a envoyé un grand sac de du-
cats que tu trouveras dans ma com-
mode , je pense que toutes tes craintes
se dissiperont-
— Il faut ainsi que nous prêtions la
main aux péchés que commettent les
grands! dit la vieille; mais avant que
son mari pût lui répondre, la fille aî-
née sortit de la chambre et vint dire
que la dame demandait à être conduite
dans l'appartement qu'on lui destinait ,
afin d'y prendre du repos.
Le vieux bourguemestre avait fait
disposer aussi bien qu'd avait été pos-
sible, deux chambres de l'étage supé-
rieur; et il ne fut pas peu embarrassé
lorsque sœur Célestine lui demanda.
LE VŒU. 1/19
M, outre les deux chambres , il n'en
avait pas une dont les fenêtres don-
nassent sur la partie postérieure de la
maison. Il répondit négativement, et
ajouta cependant qu'il se trouvait à la
vérité une petite chambre sur le jar-
din, mais qu'à peine elle méritait ce
nom , car ce n'était qu'un réduit , une
cellule, où se trouvait tout au plus la
place d'un lit, d'une table et d'une
chaise. Célestine demanda à voir sur-
le-champ cette chambre, et dès qu'elle
l'eut visitée, elle déclara qu'elle était
parfaitement conforme à ses désirs et
à ses besoins, et que jusqu'à ce que
son état en exigeât une plus spacieuse ,
elle n'en voulait pas d'autre. Le vieil-
lard avait comparé cette chambre à
une cellule , mais le lendemain elle
avait déjà cet aspect. Célestine avait
attaché une image de la Vierge à la
muraille, et placé un crucifix sur la
l5o CONTES NOCTURNES.
table vermoulue qui était près du lit.
Ce lit consistait en un sac de paille, et
une couverture de laine , et Célestine
ne permit pas qu'on lui donnât d'autres
meubles qu'un escabeau en bois. La
vieille maîtresse de la maison , récon-
ciliée avec l'étrangère , à cause de la
douleur profonde qui se peignait dans
toute sa manière d'être, crut devoir
lui tenir société pour la distraire; mais
celle-ci la supplia de ne point troubler
sa solitude.
Chaque matin, dès que le jour com-
tnençait à grisonner, Célestine se ren-
dait au couvent des cariuélites pour
entendre la première messe; et le reste
du jour elle le passait sans doute en
occupations pieuses, car on la trouvait
en prières ou en méditations chaque
fois qu'il était nécessaire de monter
dans sa chambre. Elle refusait tout
autre mets que des légumes, d'autre
LE \xm\j. i5i
boisson que l'eau , et les instances de la
vieille, qui lui représenta que son état
exigeait une nourriture plus succu-
lente, la décidèrent seulement à adou-
cir la rigueur de ce régime. Tout le
monde dans la maison regardait cette
conduite comme la pénitence d'une
faute grave, mais elle excitait en même
temps la commisération et un respect
qu'augmentaient la noblesse des manlè
res de la dame, et la grâce qui régnait
dans ses moindres mouvemens. Mais
l'obstination qu'elle mettait à ne jamais
déposer son voile mêlait à ces senti-
mens quelque chose de terrible. Per-
sonne n'approchait d'elle que le vieil-
lard et les femmes; et celles-ci, qui
n'étaient jamais sorties de leur petite
ville, n'auraient pu reconnaître les
traits d'une personne étrangère; à quoi
servait donc ce voile qu'elle portait
sans cesse? L'intagination occupée des
1 52 CONTES NOCTURNES.
femmes leur fit bientôt trouver une
histoire effroyable. Un signe terrible
( ainsi le disait le bruit qui se répan-
dait), la marque des griffes du diable,
avait défiguré les traits de l'étrangère ,
et c'était pour ce motif qu'elle se te-
nait rigoureusement voilée; le vieux
bourguemestre eut peine à maîtriser
les bavardages, et à empêcher qu'ils ne
se répandissent dans la ville où Ton
connaissait déjà l'arrivée de l'étran-
gère. On avait aussi remarqué ses
courses au couvent des carmélites, et
bientôt on ne la désigna plus que sous
le nom de la femme noire, sobriquet
auquel on attachait quelque idée d'ap-
parition. Le hasard voulut qu'un jour
au moment où la fille du bourgue-
mestre apportait le repas de l'étran-
gère, une bouffée de vent soulevât îe
voile mystérieux; la dame se retourna
rapidement pour échapper aux regards
lE \OEU. IÔ3
de la jeune fille, et celle-ci devint pâle
et tremblante de tous ses membres, en
disant qu'elle avait vu un masque bla-
fard et des yeux étincelans. Le bour-
guemestre traita cette vision de folie
de jeune fille; mais il ne laissa pas que
d'en être frappé, et de désirer l'éloigné-
rnen t de cette personne dont la piété ne
le rassurait pas. Bientôt après, il réveilla
sa femme dans la nuit, et lui dit qu'il
entendait déjà depuis quelque temps
des gémissemens et des coups redou-
blés qui venaient de la chambre de Cé-
lestine. La femme se leva, et courut au-
près d'elle. Elle trouva la dame habillée
et couverte de son voile, à demi éva-
nouie sur son lit, et se convainquit
bientôt que son accouchement était
proche. Bientôt en effet naquit un bel et
charmant garçon. Cet événement rap-
procha l'étrangère de ses hôtes; l'état
de Célestine ne lui permit pas de se li-
I 54 CONTES NOCTURNES.
vrer à ses occupations ascétiques , et
les soins dont elle avait sans cesse be-
soin l'accoutumèrent peu àpeu avoir les
personnes de la famille. La femme du
bourguemestre oubliait aussi, au milieu
des occupations que lui donnait la ma-
lade , toutes les pensées fâcheuses
qu'elle avait conçues contre elle; le
vieillard semblait rajeuni et jouait avec
l'enfant comuie s'il eût été son petit-fils;
et tous s'étaient tellement accoutumés
à voir Célestine voilée qu'ils n'y son-
geaient plus. Elle avait fait jurer a la
sage-femme qui l'avait assistée de ne
pas lever ce voile, quelque chose qui
arrivât, excepté en cas de mort. Il
était bien certain que la femme du
bourguemestre avait vu les traits de
Célestine, mais elle ne disait rien, et
s'écriait seulement quelquefois : — La
pauvre jeune dame, il faut bien qu'elle
se voile!
LE VŒU. l55
Quelques jours après, le moine car-
mélite qui avait baptisé l'enfant repa-
rut. On l'entendit parler avec chaleur
et prier. Lorsqu'il fut parti , on trouva
Gélestine assise dans son fauteuil, l'en-
fant sur ses genoux ; il avait un scapu-
iaire sur ses petites épaules et un Agnus
Dei sur la poitrine. Des semaines, des
mois s'écoulèrent sans qu'on vînt cher-
cher Gélestine et son enfant, comme
îe prince l'avait annoncé au bourgue-
mestre. Elle eut entièrement vécu
comme une personne de la famille ,
sans le voile fatal qui empêchait tou-
jours les dernières effusions de l'ami'
tié. Le bourguemestre prit un jour sur
lui d'en parier à la jeune dame, mais
lorsque celle-ci lui répondit d'une voix
sourde, que ce voile ne tomberait qu'à
sa mort, il garda le silence, et désira
de nouveau que l'abbesse revint avec
son carrosse.
l56 CO.VTF.S NOCTURNES.
Le printemps était arrivé, et la
famille du bourgnemestre revenait de
la promenade avec des bouquets dont
les plus beaux étaient destinés à la
pieuse Célestine. Au moment où ils
se disposaient à rentrer dans la mai-
son , un cavalier accourut à toute
bride, et demanda le bourguemestre.
Le vieillard répondit que c'était lui-
même, et qii'il se trouvait devant
sa demeure. L'étranger sauta à bas
de son cheval , qu'il attacha à un po-
teau, et se précipita dans la maison,
en s'écriant : Elle est ici! Elle est ici ! —
On entendit une porte s'ouvrir et Céles-
tine pousser un cri. Le vieillard plein
d'effroi courut à elle. Le cavalier, —
c'était un officier des chasseurs fran-
çais de la garde, décoré de plusieurs
ordres , — avait arraché l'enfant de son
berceau ; il le tenait de son bras gau-
che enveloppé de son manteau, et de
LE VŒ,U. jG-
la droite, il repoussait Célestine, qui
voulait le lui reprendre. Dans la lutte,
l'officier arracha le voile, un visage
pâle comme le marbre, ombragé de
boucles noires, s'offrit aux yeux du
bourguemestre , qui reconnut que Cé-
lestine portait un masque très-mince,
adhérent à la peau.
— Femme effroyable, veux-tu donc
que je partage ta folie ! s'écria l'officier
en repoussant Célestine qui tomba sur
le parquet. Alors elle embrassa ses ge-
noux, et lui dit d'une voix déchirante:
— Laisse-moi cet enfant! Au nom de la
Sainte-Vierge! — du Christ ! — Laisse-
moi cet enfant !
Et au milieu de ces douloureuses
supplications , aucun muscle ne se
mouvait, les lèvres de ce visage mort
ne bougeaient pas ; et cet aspect gla-
çait le sang du vieillard, de sa femme
€t de tous ceux qui l'avaient suivi.
l58 COUTES NOCTURJVES.
— Non, s'écriait l'officier dans un
violent désespoir; non, femme inhu-
maine et impitoyable, tuas pu arra-
cher mon cœur de mon sein, mais tu
ne perdras pas cette innocente créa-
ture. A ces mots, l'officier pressait plus
fortement l'enfant contre sa poitrine,
et Célestine s'écria hors d'elle : Ven-
geance! — Vengeance du ciel sur toi,
meurtrier !
— Loin de moi, apparition infer-
nale ! s'écriait l'officier ; et repoussant
Célestine d'un mouvement convulsif
du pied , il essaya de gagner la porte.
Le vieillard voulut lui barrer le che-
min ; mais il tira rapidement un pisto-
let de sa poche, et lui en présenta î'en-
bouchure en s'écriant: — Une balle dans
la cervelle à qui essaiera d'arracher l'en-
fant à son père ! — Puis s'élançant au
bas de l'escalier, il se jeta en selle avec
l'enfant, et partit en plein galop.
LE VŒU. 169
La femme du bourguemestre, pleine
d'effroi, s'efforça de courir auprès de
Célestine , mais quel fut son étonne-
meut en Ja trouvant immobile au mi-
lieu de la chambre, les bras pendans
et les yeux fixes, — Elle lui parla; point
de réponse. Ne pouvant supporter les
regards de ce masque, elle lui remit
son voile qui était tombé sur le par-
quet ; point de mouvement , point de
geste. Célestine était tombée dans un
état d'insensibilité totale qui effraya
tellement la bonne femme qu'elle sou-
haita de toute son âme de la voir loin
de sa maison. Son désir fut exaucé ,
car on entendit s'arrêter la même voi-
ture qui avait amené Célestine. L'ab-
besse en descendit, et avec elle, le
prince Z***, le protecteur du bourgue-
mestre. Lorsque le prince apprit ce
qui s'était passé, il dit avec douceur:
— Ainsi nous arrivons trop tard , et il
i6o CONTES NOCTURNES. -
faut bien nous conformer à !a volonté
de Dieu.
On descendit Célestine , toujours
immobile, sans signe de volonté; on
la plaça dans la voiture , et on l'em-
porta. I.e vieillard et toute la famille
semblaient sortir d'un mauvais rêve
qui les avait long-temps tourmentés.
LE VOEU. lôl
CHAPITRE HZ.
Bientôt après ce qui s'était jjassé
dans la maison du bourguemestre de
L., on enterra en grande solennité mie
religieuse dans le couvent de Citeaux,
et le bruit courut que cette sœur était
XIV. i4
lÔa COiVTES MOCTURNES.
lacointesseHermenegilde deC, qu'on
croyait en Italie avec la princesse de
Z*. sa tante. A la même époque, le père
d'Hermenegilde, le comteNépomucène
de C, vint à Varsovie , et fit donation
de tous ses biens aux deux fils du
prince de Z* ses neveux, ne se réser-
vant qu'un petit domaine dans l'U-
kraine. Ou l'avertit de pourvoir à sa
fille; il leva les yeux au ciel, et dit d'une
voix sourde : — Elle est pourvue!
Il ne fit aucune disposition pour con-
firmer la mort d'Hermenegilde dans le
couvent de O., et pour dissiper les
bruits mystérieux qui la représentaieu t
comme une victime prématurément
descendue au tombeau. Quelques pa-
triotes , courbés mais non pas brisés
sous la cbute bumiliante de la Pologne,
songèrent à faire entrer le comte dans
un complot qui avait pour but la déli-
vrance du sol ; ils ne trouvèrent plus
LE* vcœu. »63
en lui l'homme ardent et épris de la
liberté tel qu'il était jadis, mais un
vieillard impuissant , consumé par la
douleur, devenu étranger à toutes les
affaires du monde , et qui ne songeait
plus qu'à s'ensevelir dans la solitude.
Autrefois, à l'époque où l'insurrection
se propagea après le premier partage
de la Pologne, le domaine héréditaire
du comte de G. avait été le lieu secret
de réunion des patriotes. Là, les es-
prits s'enflammaient dans des repas
animés où l'on jurait de délivrer la
patrie. Hermenegilde apparaissait
comme un ange céleste au milieu des
jeunes guerriers dont elle animait le
courage. Selon le caractère des femmes
de sa nation , elle prenait part a tout ,
même aux délibérations politiques , et
souvent elle, qui avait a peine dix-sept
ans , émettait une opmion contraire
à celle de tous les autres, et a la-
l64 CONTES NOCTURNES.
quelle s'attachaient tous les siiff'iages,
tant elle portait l'empreinte d'une sa-
gacité profonde et d'une vue étendue.
Après elle, personiie ne montrait un
sens pins droit et plus rapide , une
connaissance plus approfondie de l'état
des choses, que le comte Stanislaws de
R. , jeune homme de vingt ans , plein
(le feu, et dune grande beauté. Il arri-
va souvent qu'Hermenegilde et Sta-
nislaws traitaient seuls les questions
dans les vives discussions qui avaient
lieu, qu'ils examinaient les proposi-
tions, les accueillaient , les rejetaient,
en émettaient d'autres, et que les résul-
tats de ces conférences entre un jeune
homme et une jeune fille étaient sou-
vent reconnus parles hommes les plus
prudens comme des décisions de la
plus haute sagesse. Était-il rien de phis
naturel que de songer à marier deux per-
sonnes qui semblaient réunir tous les
LK VCÉIT. l65
talens nécessaires pour sauver la j)a-
trie? Bailleurs l'alliance des deux fa-
milles semblait nécessaire sous le point
de vue politique; car elles étaient divi-
sées d'intérêt comme la plupart des mai-
sons polonaises. Hermenegilde, péné-
trée de ces vues, accepta son époux
comme un présent du pays, et les réu-
nions politiques qui avaient lieu au
château de son père, se terminèrent
par leurs fiançailles. On sait que les
Polonais succombèrent, et qu'avecKos-
zinsko s'écroula une entreprise trop
uniquement basée sur la confiance et
une fidélité chevaleresque. Le comte
Stanis!aws,àqui sa précédente carrière
assignait une place distinguée dans l'ar-
mée, combattit avec le courage d'un
lion. Il revint grièvement blessé, ayant
échappé avec peine à la captivité. Her-
menegilde seule l'attachait à la vie. Il
espérait trouver quelque consolation
ï66 CONTES NOCTURNES.
dans ses bras. Dès qu'il fut un peu réta-
bli de ses blessures, il courut au châ-
teau du comte Népomucène, où il de-
vait recevoir des blessures plus graves.
Hermenegilde le reçut avec froideur,
et presque avec mépris.
— Vois -je le héros qui voulait mou-
rir pour la patrie? lui dit-elle en le re-
levant. Il lui semblait dans son exal-
tation que son fiancé dût être un de
ces paladins des temps fabuleux dont
l'épée anéantissait des armées entières.
Toutes les protestations , toutes les
prières d'un amour ardent furent inu-
tiles , Hermenegilde jura qu'elle ne
donnerait sa main au comte que lors-
que les étrangers auraient été chassés
du pays. Le comte vit trop tard que
Hermenegilde ne l'avait jamais aimé,
et il se convainquit aussi bientôt que
la condition qu'elle lui imposait ne
pouvait s'accomplir avant longues an-
LE VŒU. 167
nées. Il lui jura de l'aimer jusqu'à sa
mort, et prit du service dans l'armée
française avec laquelle il passa en
Italie.
On dit des femmes polonaises qu'une
humeur toute particulière les distin-
gue. Un sentiment profond , une
étourderie sans égale, un dévouement
stoïque , une froideur glaciale, une
passion ardente, tous ces sentimens
divers se mêlent dans leur àme sans
paraître à la surface, comme le jeu
des ondes au fond d'un ruisseau dont
elles ne troublent pas le paisible cours.
— Hermenegilde vit avec froideur son
fiancé s'éloigner ; mais à peine quel-
ques jours se furent-ils écoulés qu'elle
se sentit dévorée de désirs inexprima-
bles , tels que les produit la passion
la plus ardente. — Les désordres de la
guerre ayant cessé , une amnistie fut
proclamée, et les officiers polonais qui
ï68 CONTES KOGTURKES.
étaient prisonniers furent mis en li-
berté ; et bientôt quelques-uns des
frères d'armes de Stanislaws reparu-
rent au château du comte. On rappela
avec une profonde douleur le souvenir
de ce jour malheureux, et l'on parla
avec enthousiasme du courage de ceux
qui avaient combattu, et surtout de la
conduite du jeune comte. Il avait ra-
mené sur le champ de bataille les ba-
taillons qui pliaient, et il avait réussi
à enfoncer avec sa cavalerie la li^ne
ennemie. Le sort de la bataille était in-
décis, lorsqu'une balle l'atteignit; il
tomba de cheval , baigné dans son
sang , en prononçant le nom d'Her-
menegilde.
— Non, j'ignorais que je l'aimais
iuexprimablcment î — Quel aveugle-
ment a été le mien! comment ai-je pu
songer à vivre sans lui qui est ma vie!.. .
— Je l'ai envoyé à la mort. — Il ne
LE VOEU. 169
reviendra pas! Ainsi gémissait Herme-
negilde en donnant cours aux pensées
qui oppressaient son âme. Sans som-
meil, inquiète, tourmentée, elle par-
courait le parc pendant la nuit, et
comme si le vent eût pu porter ses pa-
roles à son ami éloigné, elle s'écriait
dans les airs : Stanislaws. — Stanislaws !
— Reviens. — C'est moi , c'est Herme-
negilde qui t'appelle. — Ne m'entends-
tu pas? — Reviens ou je mourrai de
désespoir !
L'état d'exaltation d'Hermenegilde
touchait à la folie, et elle commit mille
extravagances. Le comte Népomucène,
rempli de soucis et d'inquiétudes pour
sa chère enfant , crut que les soins de
l'art lui étaient nécessaires, et il trouva
un médecin qui consentit à passer
quelque temps au château pour traiter
la jeune comtesse. Quelque judicieuse
que fût sa méthode, quelques hons ef-
XIV. i5
170 CONTES NOCTURNES.
fets qu'elle amenât, il resta douteux
qu'Herraenegilde put retrouver tout
l'usage de sa raison. Elle éprouvait les
paroxismes les plus extraordinaires ,
et une circonstance singulière vint
changer sa position. Hermenegilde ,
dans ses accès, avait jeté au feu une
petite poupée qu'elle avait habillée en
uhlan et à laquelle elle avait donné
le nom de Stanislaws, parce qu'elle
avait refusé de chanter la chanson po-
lonaise : ï Podrosz twoia nam n'iemila
« milsza przyaszn' w kraiwbyla, etc. »
Au moment où elle revenait de faire
cette exécution, elle entendit dans le
vestiliule des pas retentissans, et aper-
çut un officier vêtu de l'uniforme des
chasseurs français de la garde, le bras
en écharpe. Aussitôt elle s'élança vers
luiens'écriant: — Stanislaws, mon Sta-
nislaws! et tomba évanouie dans ses
bras. L'officier, pétrifié de surprise ,
LE VOEU. 171
d'étonnemeiit, eut peine à soutenir
Hermenegilde avec le seul bras qu'il
eût libre. Il la pressa involontairement
sur son sein, et il dut s'avouer que le
moment où il sentit le cœur d'Herme-
negilde battre sur le sien , était un des
plus doux momens de sa vie. Les ins-
tans s'écoulaient dans cette situation ,
l'officier sentait son sang s'allumer , et
il ne put se défendre de couvrir de
baisers ces deux lèvres qui se pressaient
sur les siennes. C'est dans cette situa-
tion que le trouva le comte qui sortait
de ses appartemens; celui-ci s'écria
aussi avec joie : Stanislaws ! — En ce
moment, Hermenegilde revint à elle,
et serra plus ardemment l'officier dans
ses bras, en s'écriant de nouveau :
Stanislaws ! — Mon bien-aimé ! — Mon
époux! — L'officier, le visage brûlant,
tremblant, hors de lui-même, recula
d'un pas en cherchant à se soustraire
172 CONTES NOCTURNES.
aux embrassemens d'Hermenegilde.
— C'est !e plus beau moment de ma
vie, mais je ne veux pas jouir plus
long-temps d'une félicité que me vaut
une erreur; je ne suis pas Stanislaws!
Hélas! je ne le suis pas....
Ainsi parla l'officier d'ime voix alté-
rée ; Hermenegilde recula avec effroi
en le regardant fixement dans les yeux,
et reconnaissant qu'une ressemblance
singulière l'avait abusée, elle s'enfuit
en pleurant et en gémissant. Le comte
Népomucène pouvait àpeine croire que
l'ofncierqui s'annonça comme le comte
Xavier de R., cousin du comte Stanis-
laws, eut grandi en si peu de temps. Les
fatigues et les exercices de la guerre
avaient ainsi développé ses traits et lui
avait donné si rapidement l'air mâle
qu'il avait alors. Le comte Xavier
avait quitté la Pologne avec son cou-
sin, et combattu avec lui en Italie. A
LE VOEU. 1^3
peine âgé de dix-huit ans alors, il s'était
si bien distingué que le général en chef
l'avait nommé son aide-dc-camp , et
âgé de vingt ans qu'il était, il avait déjà
le grade de colonel. Les blessures qu'il
avait reçues le forçaient de se reposer
pendant quelque temps. Il était revenu
dans son pays, et un message de Sta-
nislaws à sa bien-aimée l'amenait au
château du comte. Le comte Népomu-
céne et le médecin s'efforcèrent vaine-
ment de décider Hermenegilde à quit-
ter sa chambre où la retenait la honte
et la confusion; elle jura de ne pas se
montrer tant que le comte Xavier se-
rait au château.
Il lui écrivit qu'il expiait bien rude-
ment une ressemblance dont il n'était
pas coupable; mais que cette rigueur
ne l'atteignait pas seul, qu'elle frappait
aussi Stanislaws dont il apportait une .
lettre, et un message qu'elle Tempe-
Ï74 CONTES NOCTURNES.
chait de lui communiquer. La femme
de chambre d'Hermenegilde, que Xa-
vier avait mise dans ses intérêts , pro-
mit de remettre ce billet, qui opéra ce
que n'avaient pu faire le père et le mé-
decin; Hermenegilde consentit à voir
Xavier. Elle le reçut dans sa chambre,
les yeux baissés, et dans un profond
silence. Xavier s'approcha d'un pas
chancelant, prit place près du sopha
sur lequel elle était assise, mais en se
baissant sur sa chaise il s'agenouilla
plutôt qu'il ne s'assit devant Hermene-
gilde, et la supplia en cette posture,
dans les termes les plus touchans, et
comme s'il eût commis le plus grand
crime, de nepoint le charger d'une faute
involontaire qui lui avait fait connaître
tout le bonheur de son ami. Ce n'était
pas lui, non, c'était Stanislaws lui-
même qui avait reçu ses baisers dans
l'ivresse du revoir. Il lui remit la lettre
Î.E VŒU. 175
et lui parla longuement de Stanislaws
qu'il peignit comme la fidélité même,
comme un véritable chevalier qui pen-
sait sans cesse à sa dame au milieu des
combats , et dont le cœur battait tou-
jours pour la liberté de son pays. Xa-
vier contait avec un feu entraînant, il
entraîna Hermenegilde qui, surmon-
tant bientôt sa honte, fixa sur lui ses
regards célestes av«c tant de douceur
que le jeune officier put à peine conti-
nuer son récit. Comme Calaf lorsque
le regardait la princesse Turandot *;
sans le savoir lui-même , entraîné par
sa distraction, il se perdit dans quel-
ques descj'iptions de bataille; il parla
d'attaques de cavalerie, de masses en-
tamées, de batteries enlevées.... Enfin
Hermenegilde l'interrompit avec im-
patience : — Cessez de me peindre ces
* Personnage d'une pièce italienne du Vénitien
Gozzi. Th.
1^6 COIVTES SrOCTURjVES.
scènes de carnage; dites! dites-nfioi
plutôt qu'il m'aime, que Stanislaws
m'aime.
Xavier prit la main d'Hermenegilde
qu'il pressa avec ardeur contre son
sein.
— Ecoute-le donc lui-même, ton
Stanislaws ! s'écria-t-il , et il s'aban-
donna aux protestations de l'amour le
plus brûlant, que lui inspirait le délire
de la passion. Il était tombé aux pieds
d'Hermenegilde, il l'avait entourée de
ses deux bras; mais au moment où il
voulut la presser sur son cœur, il se
sentit violemment repoussé. Herme-
negilde le regardait avec égarement et
lui dit d'une voix sourde : — Vaine
poupée, quand même je t'animerais de
toute la chaleur de mon sein, tu n'es
pas mon Stanislaws , et tu ne le seras
jamais !
A ces mots, elle quitta la chambre
LE VŒU. 177
à pas lents. Xavier vit trop tard quelle
inconséquence il avait commise. Il ne
sentait que trop vivement qu'il était
épris jusqu'à la folie de la fiancée de
son parent , de son ami, et que chaque
pas qu'il ferait serait une affreuse tra-
hison. Partir rapidement sans revoir
Hermenegilde , ce fut l'héroïque réso-
lution qu'il exécuta à l'heure même
jusqu'à faireatteler sa voiture. Le comte
Népomucène fut fort étonné lorsque;
Xavier vint prendre congé de lui ; il
fit tous ses efforts pour le retenir, mais
celui-ci allégua des affaires qui le for-
çaient de s'éloigner , et se défendit de
rester avec une sorte de chaleur ner-
veuse qui venait au secours de sa fer-
meté. Le sabre au côté, le bonnet de
campagne en tête , il était au milieu du
salon; son domestique au dehors te-
nait son manteau; au pied de l'escalier,
les chevaux frappaient du pied avec
I']S CONTES NOCTURNES.
impatience. — Tout-à-coup la porte s'ou-
vrit, Hermenegiide entra, s'avança v-ers
le comte avec une grâce indicible, et
lui dit en souriant: Vous voulez partir,
cher Xavier? — Et moi qui espérais
vous entendre conter encore tant de
choses de mon Stanislaws! — Savez-
vous bien que vos récits me conso-
lent merveilleusement?
Xavier baissa les yeux en rougissant
extrêmement ; on prit place. Le comte
Népomucène assure que depuis plu-
sieurs mois, il n'avait pas vu Hermene-
giide dans une disposition aussi se-
reine. Sur un signe qu'il fit on servit
le souper dans le salon, car l'heure
était venue de prendre ce repas. Le
plus noble vin de Hongrie brillait dans
le cristal , et Hermenegiide porta un
verre à ses lèvres en l'honneur de son
bien aimé , de la patrie et de la liberté.
— Celte nuit, je partirai , se disait Xa-
LT VŒU. 1^9
vier; et en effet, lorsque le repas tou-
cha à la fin, il demanda à son domes-
tique si sa voiture attendait. Celui-ci lui
répondit qu'il l'avait dételée et conduite
sous la remise par ordre du comte
Népomucène, que les chevaux étaient
dans l'écurie, et que Woyciech le co-
cher dormait à leurs pieds , sur la li-
tière. Xavier accepta cet ordre de cho-
ses. L'opposition inopinée d'Hermene-
gilde l'avait convaincu qu'il était à la
fois doux et convenable de rester, et
de cette conviction il en vint à cette
autre qu'il ne s'agissait que de se vain-
cre , c'est-à-dire de se défendre des
explosions de tendresse qui excitaient
l'esprit d'Hermenegilde et pouvaient lui
nuire. Le lendemain ,en revoyant Her-
menegilde , Xavier réussit enfin à ré-
primer tout mouvement qui pût agiter
son sang; restant dans les limites étroi-
tes des convenances, et même d'un
l8o CO]\TES NOCTURNES,
cérémonial glacé , il ne donna à sa con-
versation que le cachet de cesgalante-
ries , dont la douceur couvre un venin
dangereux. Xavier, jeune homme de
vingt ans, inexpérimenté en amour,
déploya toute la tactique d'un maître
consommé. Il ne parla que de Slanis-
laws, que de son amour pour sa
fiancée; mais dans le feu qu'il alluma,
il sut adroitement faire briller sa pro-
pre image, si bien qu'Hermenegilde ,
malicieusement égarée , ne savait plus
commentséparer ces deux figures, celle
de Stanislaws absent, et celle de Xa-
vier qui se trouvait-là.
La société du jeune comte devint
bientôt un besoin pour Hermenegilde,
et bientôt on les vit sans cesse ensem-
ble causant intimement. Cette habitude
effaça de plus en plus la timidité d'Her-
menegilde, et de plus en plus aussi Xa-
vier se mit à se soustraire aux façons
LE VOEU, i8r
cérémonieuses qu'il avait prudemment
adoptées. Hermenegilde se promenait
dans le parc, appuyée sur le bras de
Xavier, et laissait sans inquiétude sa
main dans la sienne, lorsqu'assis dans
sa chambre avec elle , il lui parlait de
Stanislaws. Quand il n'était pas question
d'affaires d'état, de la cause de la pa-
trie, le comte Népomucène n'était pas
en état de pénétrer dans la pensée des
autres; son âme morte au monde et
abattue ne réfléchissait alors les objets
que comme un miroir , un moment
d'une manière fugitive, puis ils s'effa-
çaient sans laisser de traces. Sans soup-
çonner les sentimens d'Hermenegilde,
il trouva bon qu'elle eût changé contre
cet adolescent vivant la poupée que,
dans son égarement, elle avait prise
pour représenter son époux, et il crut
voir avec beaucoup de plaisir que Xa-
vier, qu'il aimait autant pour gendre
iSfO. CONTES NOCTURNES.
que Staiiislaws , prendrait la place de
celui-ci. En effet , Xavier concevait de
vives espérances. — Un matin, on vint
dire qu'Hermenegilde s'était enfermée
dans son appartement avec sa femme
de chambre, et qu'elle ne voulait voir
personne. Le comte Népomucène pen-
sait que c'était un nouveau paroxisme
de la maladie qui cesserait bientôt , et
il pria Xavier de se servir de l'influence
qu'il avait acquise sur elle pour la gué-
rir; mais quel fut son étonnement lors-
que Xavier se refusa non-seulement à
voir Hermenegilde, mais se montra en-
tièrement changé. Au lieu de se mon-
trer hardi et assuré selon sa coutume,
sa voix était tremblante comme s'il eût
aperçu son spectre, sa parole faible et
incohérente ; il dit qu'il fallait qu'il re-
tournât à Varsovie sans revoir Her-
menegilde; que, dans ces derniers
jours, elle lui avait causé un effroi sans
LE VŒU. l83
égal; qu'il renoDçait à tout espoir d'a-
mour ; que la^fidélité d'Hermenegilde
lui avait rappelé celle qu'il devait lui-
même à son ami; enfin qu'il n'avait de
ressource que dans la fuite. Le comte
pensa que la folie d'Hermenegilde avait
gagné Xavier. Il chercha à le calmer,
mais ce fut en vain. Xavier résista d'ati-
tant plus violemment , que le comte le
priait plus vivement de voir sa fille :
et il termina la discussion en se jetant
dans sa voiture , comme poussé par
une force irrésistible. Les chevaux par-
tirent rapidement et l'entraînèrent.
l84 CONTES NOCTURNES.
CHAPITRE IV.
Le comte Népomucène , irrité de la
conduite d'Hermenegilde, ne s'occupa
plus d'elle , et elle passa plusieurs jours
enfermée dans sa chambre, n'ayant
LE VOTU. l85
d'autre société que celle de sa cama-
riste.
Un jour, le comte était plongé dans
des réflexions profondes, tout rempli
de la pensée de cet homme que les Po-
lonais adoraient alors comme une
idole, lorsque la porte de son appar-
tement s'ouvrit, et Hermenegilde, cou-
verte de longs habits de deuil, entra
lentement. Elle vint s'agenouiller de-
vant le comte, et lui dit d'une voix
tremblante : — Omon père... le comte
Stanislaws, mon époux chéri, n'est
plus.... Il est mort en héros sur le
champ de bataille.... Sa veuve plaintive
est à genoux devant toi !
Le comte fut d'autant plus disposé à
regarder cette scène comme un nouvel
accès de la maladie mentale d'Herme-
negilde, qu'il avait reçu la veille des
nouvelles touchant le comte Stanis-
laws. Il releva Hermenegilde et lui dit :
XIV. 1 6
ï86 COKTES WOCTURrTES,
— Calme-toi, ma chère fille, Stanislaws
est bien portant, il ne tardera pas à
revenir dans tes bras.
A ces mots, Herraenegilde poussa
un profond soupir, et tomba accablée
de douleur, auprès de son père. Mais
quelques raomens après , elle se remit
et dit avec calme: — Mon père, laisse-
moi te raconter comme tout s'est passé;
car il faut que tu le saches, afin que tu
m€ reconnaisses pour la veuve du
comte Stanislaws. — Sache qu'il y a
six jours , je me trouvai un soir dans
le pavillon qui est à l'extrémité du
parc. Toutes mes pensées se portaient
vers celui que j'aime; je sentis mes
yeux se fermer involontairement,
mais ce n'était pas un sommeil et je
conservai l'usage de mes sens. Bien-
tôt tout s'obscurcit autour de moi ,
j'entendis un grand tumulte et des
coups de feu qui se succédaient sans
LE VOEU. 187
interruption. Je me levai , et je ne fus
pas peu étonnée de me trouver sous
une tente. 11 était agenouillé devant
moi, — Mon Stanislaws ! je le serrai
dans mes bras, je le pressai sur mon
cœur. — Dieu soit loué, s'écria-t-il ,
tu vis, tu es à moi ! — il me dit* que
j'étais tombée dans un profond éva-
nouissement aussitôt après la cérémo-
nie des fiançailles ; et moi, folle créa-
ture, je ne me souvins qu'alors que le
père Cyprien que je vis en ce moment
dans la tente, nous avait unis dans une
chapelle voisine, au moment de la ba-
taille. L'anneau nuptial brillait à mon
doigt. Le bonheur que j'éprouvai en
embrassant mon époux , ne peut se dé-
crire ; l'enivrement sans nom d'une
femm€ au comble de ses vœux, agita
tout mon être. — Je perdis mes sens.
• — et tout-à-coup un froid glacial me
saisit. J'ouvris les yeux. Ciel, que vis-je !
l»o Contes nocturnes.
Stanislaws attaqué par des cavaliers
ennemis, et secouru, mais trop tard,
par ses compagnons. — Trop tard !
D'un coup de sabre, un ennemi l'a-
battit de son cheval-...
Ici Hermenegilde retomba sans mou-
venlfent. Le comte s'empressa de la ra-
nimer. — La volonté du ciel soit faite,
dit - elle en reprenant ses sens ; il ne
me convient pas de me plaindre; mais
je serai fidèle à mon mari jusqu'à la
mort, et le reste de mes jours se passera
en priant pour lui.
Le comte pensa avec raison que cette
vision était le résultat du dérangement
des idées de sa fille, et il se résigna en
pensant que le retour de Stanislaws
mettrait fin à sa douleur. Quelquefois
cependant il lui arrivait de rire un
moment au sujet des rêves et des
visions dangereuses , mais alors Her-
menegilde se mettait à sourire, puis
LE vcœu. i8g
elle portait à sa bouche l'anneau d'or
qu'elle avait au doigt et l'arrosait de
larmes. I.e comte remarqua avec sur-
prise extrême que cet anneau ne s'était
jamais trouvé au doigt de sa fille; mais
il n'attacha pas grande importance à
celte circonstance. La nouvelle qu'il
reçut de la captivité du comte Stanis-
laws le frappa plus vivement. La santé
d'Hermenegilde s'affaiblit à cette épo-
que , elle se plaignit d'éprouver un ma-
laise singulier qu'elle ne pouvait regar-
der comme un état de maladie, mais
qui changeait tout son être. Bientôt le
prince de Z*** vint au château avec sa
femme. La mère d'Hermenegilde était
morte jeune, et la princesse lui en
tenait lieu, Hermenegilde ouvrit son
cœur à cette respectable dame , et se
plaignit qu'on la traitât de folle et de
visionnaire, bien qu'elle eût des preu-
ves certaines de son union avec Stanis-
tgO CONTES NOCTURNES.
la"ws. La princesse, instruite de l'aHec-
tion mentale de la jeune comtesse , se
garda de la contredire, et se contenta
de l'assurer que le temps éclaircirait
tout ce mystère ; mais elle devint plus
attentive lorsque Hermenegilde lui dé-
crivit son état physique et les symp-
tômes qui la troublaient. On vit la prin-
cesse la surveiller avec une sollicitude
constante, et se montrer plus inquiète,
à mesure que Hermenegilde semblait
se calmer. En effet , les joues pâles de
la jeune comtesse reprirent leurs cou-
leurs, ses yeux perdirent leur éclair
sombre , son regard fut plus doux et
plus sérieux, ses formes amaigries s'ar-
rondirent de plus en plus ; en un mot
elle brilla de nouveau de tout l'éclat de
sa jeunesse et de sa beauté. Et cepen-
dant la princesse sembla la regarder
comme plus malade que jamais , car
elle ne cessait de lui dire : — Comment
LE VOEU. 191
te trouves-tu ? — Qiféprouves-tu, mon
enfant? — Et ces questions se renouve-
laient avec plus d'instances, dès que
Hermenegilde éprouvait le moindre
malaise.
Le comte , le prince et la princesse
tinrent conseil pour savoir par quel
moyen on pourrait détromper Herme-
negilde qui se croyait toujours veuve
de Stanislaws.
— Je crois malheureusement , dit
le prince, que sa folie est incurable ;
car elle se porte parfaitement bien et
ses forces physiques entretiennent le
désordre de son cerveau. — Oui, ajou-
ta-t-il en regardant sa femme, elle est
parfaitement bien portante, et cepen-
dant on la tourmente comme une ma-
lade, à son grand préjudice.
La princesse qui se sentit frappée
par ces mots, regarda fixement le comte
Népomucène et s'écria: — Non, Herme"
iqi CONTES MOCTURNES.
negilde n'est pas malade; mais s'il n'é-
tait impossible qu'elle se fût oubliée ,
je serais couvaincue qu'elle est
La princesse hésita.
— Parlez , parlez ! s écrièrent à la
fois le comte et le prince.
— Enceinte ! reprit la princesse ,
et elle quitta la chambre.
T.E VCaEL'. 1C)3
eHAPiTRi: Vc
Le prince et le comte Néponiucene
se regardèrent frappés d'étonnement.
Le prince retrouva le premier la parole
et dit que sa femme était aussi quel-
quefois visitée par les plus singulières
XIV. 1 n
^94 COUTES NOCTL RIVES.
visions. Mais le comte répondit grave-
ment que la princesse avait eu parfai-
tement raison de ranger une action
semblable de la part d'Hermenegilde ,
dans la ligne des choses impossibles;
mais, ajouta-t-il, n'est-il pas singulier
qu'une semblable idée me soit venue
hier en regardant ma fille ; jugez donc
combien les paroles de la princesse ont
(iù me causer d'inquiétude et de peine.
— Il faut alors, répondit le prince,
que le médecin ou la sage-femme en
décident , et que le jugement précipité
de la princesse soit anéanti ou que
notre honte à tous soit constatée.
Plusieurs jours se passèrent en réso-
lutions prises et abandonnées. La prin-
cesse rejeta l'intervention d'un médecin
peut-être indiscret, et elle prétendit
qu'il ne serait que trop prochainement
nécessaire d'avoir recours à lui. — Et
comment ? s'écria le comte hors de lui.
LE VOEt . 195
— Oui , continua la princesse en éle-
vant la voix , Hermenegilde est la fille
la plus trompeuse et la plus perfide qui
fut jamais , ou elle a été étrangement
abusée , car elle est enceinte !
Le comte Népomucène fut long-
temps sans pouvoir répondre ; enfin , il
supplia la princesse de savoir à tout
prix d'Hermenegilde , quel était le mal-
heureux qui avait couvert sa maison
d'un opprobre éternel.
— Hermenegilde ne soupçonne pas
encore que je connais son état, dit la
princesse. Je me promets tout du mo-
ment où je lui dirai ce qui en est. Le
masque dont sa fourbe se couvre tom-
bera à l'improviste et son innocence
éclatera d'une manière merveilleuse ,
bien que je ne puisse imaginer quelle
justification elle pourra nous donner.
Ce soir-là même, la princesse se
trouva seule avec Hermenegilde dont
196 COIVTES ]N'OCTUR^^ES.
l'état de grossesse devenait de plus en
plys visible. Elle prit les deux bras de
la pauvre enfant, la regarda fixement
et lui dit d'une voix brève : Ma chère
fille, tu es mère !
A ces paroles, Hermenegilde leva les
yeux vers le ciel avec ivresse , et s'écria
avec attendrissement : Oui, je le suis !
Oh ! je le suis. ■ — Il y a long-temps que
j'ai senti que mon époux chéri n'était
pas tombé tout entier sous le fer en-
nemi. — Oui ! Le moment du plus
grand bonheur, que j'ai éprouvé sur
terre, s'est prolongé pour moi; je le
retrouverai, mon Stanislaws, dans le
o^age précieux qu'il m'a laissé de notre
douce alliance !
La princesse sentit toutes ses idées
se troubler, elle crut qu'elle allait elle-
même perdre l'esprit. Le ton de vérité
qui régnait dans les paroles d'Hermene-
i^ilde, son ravissement , l'enthousiasme
i
T.E VŒU. 197
divin qui régnait dans ses pensées, tout
éloignait l'idée d'une fourberie, et la
folie la plus complète pouvait seule
expliquer sa conduite. Saisie de cette
dernière idée , la princesse repoussa
Hermenegiîde en s'écriant : Malheu-
reuse ! Un rêve l'a mise dans cet état
qui nous couvre tous d'opprobre et de
honte. — Crois-tu m'échapper par des
contes absurdes ? — Réfléchis, ras-
semble tes souvenirs. Ton aveu repen-
tant et sincère peut seul te réconci-
lier avec nous.
Baignée de larmes, déchirée de dou-
leurs , Hermenegiîde tomba aux pieds
de la princesse en gémissant: Ma mère,
toi aussi, tu me traites de visionnaire,
toi aussi tu ne veux pas croire que l'é-
glise m'a unie à mon Stanislaws, que je
suis sa femme ! Mais vois donc cet
anneau à mon doigt! — Que dis -je,
toi , toi tu connais mon état , n'est-ce
198 CONTES NOCTURNES.
pas assez pour te convaincre que je
n'ai pas rêvé?
La princesse connut à son grand
étonnement, que l'idée d'une faute ne
venait pas même à la pensée d'Herme-
negilde, et qu'elle n'avait pas du tout
compris les reproches qu'elle lui avait
faits à ce sujet. Hermenegilde, pres-
sant avec ardeur les mains de la prin-
cesse contre son cœur , ne cessait de
la supplier de croire à son époux ,
maintenant que son état n'était plus
douteux, et la pauvre femme toute stu-
péfaite , jetée hors d'elle-même, ne sa-
vait plus que dire à cette jeune fille et
de quelle façon s'y prendre pour dé-
couvrir le mystère qui régnait sur elle.
Ce ne fut que quelques jours plus tard
qu'elle déclara au prince son mari et
au comte Népomucène , qu'il était
impossible d'apprendre autre chose
d'ÏTermenegilde que ce qu'on avait déjà
LE VOEU. 199
pressenti. Les deux seigneurs, pleins
de colère , traitèrent cette naïveté de
fourberie, et le comte jura qu'il em-
ploierait des mesures rigoureuses pour
lui arracher l'aveu de sa faute. La prin-
cesse s'opposa, de toutes ses forces, à
un acte de cruauté qui, dit-elle . serait
inutile; car elle était convauicue de la
sincérité de sa fille d'adoption.
— Il est encore dans le monde,
ajouta-t-elle, maint secret que nous
sommes hors d'état de comprendre.
Que serait-ce si l'union des pensées
avait une influence physique . et si
une relation intellectuelle entre Stanis-
laws et Hermenegilde avait produit cet
inexplicable état?
En dépit de toute la colère, de toute
la gravité de ce fatal moment, le prince
et le comte ne purent se défendre de
rire hautement à ces paroles de la prin-
cesse qu'ils déclarèrent la pensée la
20O CONTES iNOClURKES.
plus sublime et la plus éthérée qu'eirt
jamais produite un cerveau humain. La
princesse rougit extrêmement en di-
sant que la grossièreté de sens des
hommes les empêchait de compren-
dre de semblables choses; mais quant
à sa pauvre enfant, elle avait dessein
d'entreprendre avec elle un voyage
qui la soustrairait à la honte de sa si-
tuation. Le comte approuva cette réso-
lution. Car comme Hermenegilde ne
faisait aucun mystère de son état , il
importait de la dérober aux regards des
gens de la maison.
Cette convention arrêtée, chacun se
sentit plus calme. Le comte Népomu-
cène se trouva fort rassuré en voyant
la possibilité de celer ce fatal secret ,
et le prince jugea fort sensément qu'il
fallait attendre du temps l'explication
de tout ce mystère. On était sur le
point de se séparer après cette confé- J
LE VŒU. 20 t
rence, lorsque l'arrivée subite du comte
Xavier de R. vint causer de nouveaux
embarras. Il entra échauffé par une
course forcée, couvert de poussière,
avec toute la précipitation d'un homme
hors de lui , et s'écria , sans saluer ,
sans regarder personne : Le comte
Stanislaws est mort! — «Il n'a pas été
fait prisonnier. — Non. Il a été tué par
l'ennemi. — En voici la preuve!
A ces mots , il mit dans la main du
comte Néponlucène plusieurs lettres
qu'il tira de sa poche. La princesse les
parcourut, mais à peine eut- elle lu
quelques lignes, qu'elle leva les yeux au
ciel en s'écriant :Hermenegilde ! — Pau-
vre enfant! quel impénétrable mystère!
Elle avait vu que le jour de la mort
du comte était le même que celui de sa
prétendue rencontre avec Hermene-
gilde.
— Il est mort , reprit Xavier avec
202 CONTES NOCTURNES.
feu. Hermenegilde est libre de me don-
ner sa main , à moi qui l'aime plus que
ma vie. — Je la demande en mariage!
Le comte Népomucène n'eut pas la
force de répondre. Le prince prit la
parole et déclara que certaines circons-
tances empêchaient absolument d'a-
voir égard à sa demande, qu'il ne pou-
vait même voir Hermenegilde en ce
moment, et que sa famille se voyait
obligée de le prier de s'éloigner d'elle
pour quelque temps. Xavier répondit
qu'il connaissait parfaitement le déran-
gement d'esprit qu'éprouvait Herme-
negilde, ce dont il était question sans
doute ; mais que c'était là d'autant
moins un obstacle , qu'il pensait que
son mariage avec elie amènerait infail-
liblement sa guérison. La princesse
répliqua que sa pupille resterait fidèle
jusqu'à la mort à la mémoire de Stanis-
laws, et que d'ailleurs elle ne se trou-
LE VOEU. 2o3
vait plus au château. Xavier ne fit que
rire de cette réponse, et dit que le
consentement du comte lui suffirait,
et qu'on lui laissât le soin du reste.
Ces paroles irritèrent fort le comte
Népomucène qui déclara à Xavier qu'il
ne lui accorderait jamais sa fille , et
qu'il pria en même temps de quitter le
château. Xavier le regarda en silence,
ouvrit la porte du salon , et cria que
Wo3Lciech apportât ses bagages et con-
duisît ses chevaux à l'écurie. Puis il
revint, se jeta dans un fauteuil près
de la fenêtre et annonça avec tranquil-
Hté qu'il ne quitterait pas le château
avant d'avoir parlé à Hernienegilde.
Le comte lui répondit avec le même
sang-froid qu'il y ferait alors un long
séjour , mais que pour lui, il prendrait
alors le parti de se retirer dans un autre
de ses domaines. En même temps, le
comte, le prince et sa femme quitté-
2o4 CONTES NÔCTORNES.
rent le salon , et se rendirent dans l'ap-
partement d'Hermenegilde afin de la
faire partir au plus vite. Le hasard vou-
lut que cette nuit là même , contre
son habitude , elle fut allée se prome-
ner dans le parc. Xavier l'aperçut par
la fenêtre , dans une allée éloignée , et
descendit précipitamment. Il l'attei-
gnit enfin au moment où elle allait
entrer dans le pavillon mystérieux, à
l'extrémité du parc.
— O puissance du ciel ! s'écria Xavier
en s'apercevant de l'état d'Hermene-
gilde; puis il se jeta à ses genoux, et la
conjura, en lui faisant les sermens les
plus tendres, de l'accepter pour époux.
Hermenegilde , hors d'elle - même de
frayeur et de surprise, lui dit qu'un
démon ennemi l'envoyait pour troubler
son repos, que jamais, jamais, elle ne
deviendrait l'épouse d'un autre, après
avoir été unie à son cher Stanislaws.
LE VOEU. 205
Mais Xavier ne cessa pas de la sup-
plier, et, las enfin de ne pouvoir la flé-
chir, il lui dit qu'elle se trompait elle-
même dans sa folle passion, que c'était
à lui qu'elle avait donné les momens
les plus doux , et en même temps il se
releva et la serra dans ses bras. Herme-
negilde , la pâleur de la mort dans les
traits , le repoussa avec horreur, et s'é-
cria : Misérable ! tu ne pourras pas plus
me forcer à une trahison que tu ne sau-
rais anéantir le fruit de mon union avec
Stanislaws! fuis loin de moi!
— Insensée! ne l'as-tu pas détruite toi-
même cette union? s'écria Xavier en
fureur ; l'enfant que tu portes dans ton
sein est le mien! c'est moi que tu as
comblé de tes faveurs dans ce lieu même!
tu fus ma maîtresse , et tu la seras
encore si tu ne consens à devenir ma
femme !
Hermenegilde le regarda quelques
206 CONTES NOCTURNES.
instans d'un air égaré, et tomba sans
mouvement sur le sol, en proférant ce
mol : Misérable!
LE VŒU. 207
CHAPITRE VI.
Xavier courut au château, comme
s'il eût été aiguillonné par toutes les
furies, et prit avec violence la main de
la princesse, qu'il rencontra.
— Elle m'a repoussé avec horreur,
3o8 COUTES NOCTURNES.
lui dit -il, moi, le père de son en-
fant!
— Toi! Xavier? — mon Dieu! — parle,
est-il possible! s'écria la princesse avec
effroi.
— Me condamne qui voudra , dit
Xavier plus calme, mais quiconque sen-
tira dans ses veines un sang aussi bouil-
lant que le mien faillira comme moi en
un semblable moment. Je trouvai Her-
menegilde dans le pavillon; elle était
plongée dans un singulier état, que je
ne saurais décrire, étendue sur le ca-
napé, rêvant et comme endormie. A
peine fus-je entré qu'elle se leva, vint
à moi, me prit par la main, et me fit
lentement traverser le pavillon; puis
elle s'agenouilla, je l'imitai; elle se mit
à prier, et je remarquai bientôt qu'elle
croyait voir un prêtre devant nous.
Elle tira un anneau de son doigt, qu'elle
présenta au prêtre; je le pris, et je lui
LE vcœu. 209
substituai un anneau d'or que je por-
tais; alors elle se jeta dans mes bras
avec tous les témoignages de l'amour
le plus ardent
Lorsque je m'enfuis, elle était plongée
dans un profond sommeil, qui ressem-
blait à un évanouissement.
— Homme affreux! misérable cri-
minel! s'écria la princesse hors d'elle-
même.
Le comte Népo.imcène et le prince,
qui venaient d'entrer , entendirent en
peu de mots les aveux de Xavier. Com-
bien l'âme délicate de la princesse fut
blessée lorsqu'elle vit son mari et le
comte trou ver l'action de Xavier répara-
ble par un mariage avec Hermenegilde!
— Non, dit-elle, jamais Hermenegilde
ne donnera sa main à l'homme qui a
empoisonné par un crime le plus beau
moment de sa vie!
XIV. ï8
210 CONTES NOCTURNES.
~ Elle le fera, dit le comte Xavier
d'un ton froid et orgueilleux; elle me
donnera sa main pour sauver son
honneur. Je reste ici , et tout s'arran-
gera.
En ce moment, il s'éleva un sourd
murmure : on apportait Hermenegilde ,
que le jardinier avait trouvée sans vie
dans le pavillon. On la déposa sur un
sopha. Avant que la princesse pût l'em-
pêcher, Xavier prit sa main.Tout à-coup
elle se dressa en poussant un cri hor-
rible qui semblait ne pas venir d'une
voix humaine; non, c'était celui d'une
bête fauve ; puis elle regarda le comte
avec des regards de feu qui devaient le
pétrifier. Il ne put les soutenir, chan-
cela, recula quelques pas, et murmura
d'une voix à peine intelligible : Des
chevaux! Sur un signe de la princesse,
on le conduisit dans le vestibule, — •
Du vin! du vin! s'écria- t-il. Il en but
XE VŒU. 211
quelques verres, s'élança avec vigueur
sur rétrier, et partit à bride abattue.
L'état d'Hermenegilde , qui semblait
tourner en une folie furieuse, changea
toutes les dispositions du comte Ncpo-
mucène et du prince, qui virent toute
l'horreur de l'attentat de Xavier. On
voulut envoyer chercher un médecin,
mais la princesse s'y opposa, en assu-
rant que sa pupille n'avait besoin que
de secours spirituels. On fit donc venir
le père Cyprien, ancien carmélite, con-
fesseur de la maison, qui réussit d'une
manière merveilleuse à réveiller les
pensées d'Hermenegilde. 11 fit plus , il
lui rendit quelque calme. Elle parla
avec beaucoup de raison à la princesse,
et lui exprima le désir de prendre ie
voile dans le couvent des religieuses de
l'ordre de Citeaux aussitôt après sa dé-
livrance. Des ce moment elle se couvrit
déjà le visage avec un voile noir qu'elle
2f2 CONTES NOCTURNES.
ne quitta plus. Pendant ce temps, le
prince avait écrit au bourguemestre
lie I.., chez qui Hermenegilde devait
faire ses couches, et où devait la con-
duire l'abbesse de Citeaux, sa parente,
tandis que la princesse irait en Italie,
emmenant en apparence sa pupille
avec elle.
Il était minuit , la voiture qui de-
vait conduire Hermenegilde au cou-
vent était devant la porte. Le cornte
Népomucene accablé de douleur, le
prince et la princesse attendaient le
moment de prendre congé de la mal-
heureuse enfant. Elle arriva, couverte
de son voile , et accompagnée du
moine.
— La sœur Célestine a grièvement
péché, dans ce monde, dit celui-ci
d'une voix solennelle, car le démon a
souillé sa pureté; mais un vœu éternel
sauvera son âme. — Paix et repos éter-
LE VOEU. '-i^J
nel ! — Jamais le monde ne reverra ces
traits, dont la beauté a tenté le démon.
Voyez! ainsi Célestine accomplira sa
pénitence!
A ces mots , le moine souleva le voile
d'Hermenegilde, et un cri douloureux
s'échappa de toutes les bouches , lors-
qu'on vit un masque blafard sous lequel
Hermenegilde avait caché pour tou-
jours sa céleste figure. — Elle se sépara,
sans pouvoir prononcer une parole, de
son vieux père qui espérait mourir de
sa douleur. Le prince, homme ferme,
était baigné de larmes, la princesse
seule combattant avec toute la force
que lui prêtait la religion, l'horreur
que lui causait cet effroyable vœu ,
conserva un maintien résigné.
On ignore comment le comte Xavier
découvrit le lieu du séjour d'Herme-
negilde, et apprit que son enfant devait
être consacré à l'ésjlise. L'enlèvement
21/4 CONTES NOCTURNES.
de son fils eut de funestes suites; car, ar-
rivé à P***, lorsqu'il voulut le remettre
aux soins d'une femme de confiance ,
l'enfant qu'il croyait évanoui par le
froid était mort. Le comte Xavier dis-
parut alors, et l'on crut qu'il s'était
tué volontairement. Plusieurs années
s'étaient écoulées, lorsque le jeune
prince Boleslaws de Z***, vint, durant
son voyage, aux environs de Naples.
Il monta un jour jusqu'au cloître
de Camaldules d'où l'on découvrait une
vue ravissante. Au moment de gravir le
rocher qu'on lui avait désigné comme
le lieu le plus favorable pour contem-
pler cetaspect, il aperçut unmoineassis
sur une grande roche, un livre de priè-
res ouvert sur ses genoux , et les yeux
tournés vers la mer qui se déployait
à ses pieds. Ses traits encore empreints
de jeunesse, étaient profondément sil-
lonnés. Un souvenir confus s'empara
LE VOEU. 213
de l'esprit du prince à la vue de ce
moine. Il s'approcha davantage , et
s'aperçut que son livre de prières
était écrit en polonais. Aussitôt il s'a-
dressa au moine dans cette langue.
Celui-ci se retourna avec frayeur ; à
peine eut-il apei;çu le visage du prince
qu'il se couvrit de son capuchon , et
s'enfuit à travers les broussailles. Le
prince Boleslaws assurait que le moine
n'était autre que le comte Xavier.
FIN DU TOME XIV.
TABLE
PIÈCES CONTENUES DANS CE VOLUME.
Page»
Ignace Denoer 5
Le \"œu 1 39
Fin UE LA TABï,E.