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Full text of "Oeuvres de Henri de Régnier"

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K1UOTHKA  J 


/  2  -  S-/??  o 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


http://www.archive.org/details/oeuvresdehenride02rg 


ŒUVRKS 


HENRI    DE   RÉGNIER 


ŒUVRES 


DE 


HENRI  DE  RÉGNIER 


LA    SANDALE     AILEE 
LE     MIROIR     DES     HEURES 


•        • 


^ 


PARIS 
MERCVRE     DE     FRANGE 

XXVI,    KVE    DE    COiN'DÉ,    XXVI 


IJnsversItIT' 
BIBLIOTHECA 


IL    A    ÉTÉ    TIRÉ    DE    CET    OUVRAGE    : 


Vingt-cinq  exemplaires  sur  vélin  d'Arches,  numérotés. 


JUSTIFICATION    DU    TIRAGE-. 


269 


Tous  droits  de  reproduction,  de  traduction  et  d'adaptation  réservés 
pour  tous  pays. 


LA    SANDALE   AILEE 


DÉDICACE 


Pour  la  première  fois,  ce  soir,  depuis  que  l'ombre 
A  fermé  pour  toujours,  o  Poêle,  vos  yeux. 
J'ai  rouvert  tristement  et  d'un  doigt  plus  pieux 
Votre  Livre  éclatant  que  clôt  la  page  sombre. 

Sur  le  sol  triomphal  sans  ronce  ni  décombre, 
J'ai  refait  avec  Vous  le  chemin  radieux 
Où  se  dressent,  vivants,  les  Héros  et  les  Dieux, 
Par  la  beauté  du  Verbe  et  la  force  du  Nombre. 

Ébloui,  j'ai  suivi  votre  pas  souverain 
Jusqu'aux  flots  ténébreux  du  fleuve  souterrain, 
Funeste,  si  l'on  va  vers  la  nuit  sans  mémoire... 

Mais,  Vous,  êtes  de  ceux  à  qui,  sur  l'autre  bord. 
Parmi  le.  Bois  Sacré,  d'un  grand  geste,  la  Gloire 
A  travers  les  cyprès  montre  son  laurier  d'or. 


LA  LAMPE 


C'est  qu'elle  a  vu  dormir,  parmi  les  peaux  de  bêtes, 
Cruel,  mystérieux  et  terrible,  l'Amour. 

GÉRARD   D'HOUVILLE. 


Je  ne  l'entendis  pas  entrer,  mais  je  l'ai  vue 
Soudain,  debout  à  mon  côté. 


Elle  était  nue 
Et  souriait,  silencieuse,  et,  dans  sa  main, 
Une  lampe  brûlait  avec  un  feu  divin 
Qui  faisait  toute  l'ombre  éblouie  et  vermeille... 
Et  c'était  Elle,  et  je  sentis  à  mon  oreille 
Sa  bouche  haletante  et  son  souffle  penché. 
Mon  cœur  battait  d'amour,  mais  je  lui  dis  : 

Psyché  ! 
Tu  viens  bien  tard.  Jadis  tu  heurtais  à  ma  porte 
Dès  l'aube  et  non  à  l'heure  où  la  lumière  est  morte, 


12  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 

Et  les  champs  étaient  beaux  en  ces  matins  d'été 
Où  riait  ma  jeunesse  à  ta  jeune  beauté! 
Mais  aujourd'hui  qu'irions-nous  faire  dans  la  plaine? 
Saurions-nous  retrouver  le  bois  et  la  fontaine 
Où  poussait  ce  laurier  dont  nous  cueillions  le  brin 
Immortel  et  fort  comme  un  feuillage  d'airain? 
Car  la  nuit  est  venue  et  le  temps  a  passé. 
Et  je  lui  dis  encor  : 

Pourquoi  m'as-tu  laissé 
Et  pourquoi  revenir  ainsi  avec  ta  lampe 
Éclairer  mes  cheveux  qui  sont  blancs  à  mes  tempes? 
Et,  furieux,  je  lui  criai  : 

Va-t'en  !  Va-t'en  ! 
Va-t'en  ! 

Debout,  elle  écoutait  en  souriant 
Mon  reproche  haineux  et  ma  brusque  colère, 
Et  la  lampe  dardait  toujours  sa  flamme  claire. 
Elle  me  répondit  : 

«  Tu  as  raison.  C'est  vrai, 
Pendant  des  jours,  des  jours  et  des  jours,  j'ai  erré 
Loin  de  ton  seuil  quitté  et  de  ta  porte  ouverte 
Et  j'ai  suivi  la  route  à  mon  désir  offerte, 
Mais  les  chemins  divers  m'ont  ramenée  à  toi. 
Me  voici.  Ne  me  maudis  point.  Écoute-moi.  » 


LA    SANDALE    AILÉE  13 


Et  je  me  souvenais  du  temps  où,  dès  l'aurore, 
Nous  allions  vers  les  fleurs  qu'avril  faisait  éclore, 
Vers  la  fontaine  vive  et  vers  le  bois  vivant 
Où  son  voile  léger  s'envolait  dans  le  vent... 
Et  maintenant,  elle  était  grave  et  semblait  lasse. 
Elle  reprit.  Sa  voix  était  lointaine  et  basse  : 

«  Je  n'étais  qu'une  enfant  merveilleuse  et  naïve. 
Alors.  Les  seules  fleurs  me  rendaient  attentive 
Et  je  te  demandais  leurs  noms,  mais  j'ignorais 
Leurs  pouvoirs,  leurs  vert  as,  leurs  philtres,  leurs  secrets, 
Car  à  présent  je  sais  leur  force  et  leur  usage 
Et  j'en  puis  composer  le  magique  breuvage, 
Efficace,  savant,  brusque,  mystérieux, 
Qui  fait  le  sang  plus  rouge  et  plus  ardents  les  yeux.  » 


Elle  parlait,  et  son  regard  d'abord  timide 
S'éclairait  peu  à  peu  d'une  flamme  intrépide, 
Et  sa  stature,  tout  à  coup,  avait  grandi. 


«  Ne  cherche  plus  en  moi  la  Psyché  de  jadis, 
Enfant  silencieuse  et  compagne  ingénue... 
Celle  qui  vient  à  toi  n'est  qu'une  femme  nue 


14  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Dont  la  chair  a  frémi  et  dont  la  jeune  bouche 
A  mordu  le  fruit  mûr  avec  des  dents  farouches, 
Dont  les  bras  ont  étreint  et  dont  les  pas  errants 
Ont  saigné  sur  la  ronce  aux  chemins  différents, 
Et  qui  t'apporte  ici,  sur  sa  lèvre  meurtrie, 
Le  baiser  de  l'amour  et  l'odeur  de  la  vie... 
C'est  la  nuit.  Que  crains-tu  de  l'ombre?  X'ai-je  pas 
Cette  lampe  à  la  main  pour  conduire  nos  pas?  » 


Et,  soudain,  souveraine,  éblouissante  et  nue, 

D'un  geste,  elle  haussa  sa  lampe  devenue 

Tout  à  coup  éclatante  et  semblable  au  soleil. 

Et  moi,  je  regardais  son  visage  vermeil 

Qui  s'empourprait  encor  du  reflet  orgueilleux 

De  s'être,  un  soir,  penché  sur  le  sommeil  d'un  Dieu. 


// 


ODE 


C'est  en  vain  que  le  Temps  a  pris  mes  jeunes  Heures, 

Une  à  une,  avec  lui, 
Et  qu'il  s'en  est  allé  tandis  que  je  demeure 

Seul  et  qu'elles  ont  fui. 


Elles  furent  pourtant  ma  joie  et  ma  jeunesse. 

Tout  ce  qui  a  été 
Ma  force,  mon  espoir,  mon  amour,  mon  ivresse, 

Mon  printemps,  mon  été  ! 


N'emportent-elles  pas  en  leurs  mains  étendues 
Les  fleurs  de  ma  saison? 

Et  les  voici  qui  sont,  ô  mon  cœur,  disparues 
Derrière  l'horizon; 


18  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Et,  là-bas,  sur  le  bord  du  fleuve  taciturne, 

Toutes  et  de  retour, 
Il  me  semble  les  voir  enguirlander  dans  l'urne 

La  cendre  de  mes  jours; 

A  la  stèle,  en  rêvant,  celle-là  se  repose 

Et  paraît  oublier; 
L'une  d'un  doigt  léger  y  suspend  une  rose, 

L'autre  y  noue  un  laurier. 

Mais  que  m'importe  à  moi  cette  part  de  moi-même 

Que  l'on  met  au  tombeau 
Si  je  sens,  dans  l'air  âpre  et  vif  que  ma  bouche  aime, 

Mon  corps  toujours  nouveau; 

Si  je  me  sens  renaître  au  fond  du  printemps  proche 

Et  de  l'été  futur, 
Si  la  source  et  la  fleur  sont  encor  clans  la  roche 

Ou  derrière  le  mur, 

Et  si  je  puis  toujours  forcer  l'Heure  nouvelle 

A  se  montrer  à  moi, 
Enivrée,  amoureuse  et  douce  ainsi  que  Celle 

Qui  venait  autrefois, 


LA    SANDALE    AILEE  19 

Soumise  et  repoussant  le  cuir  de  sa  sandale 

Du  bout  de  son  orteil, 
Sur  la  terre  docile  à  son  ombre  inégale 

Danser  nue  au  soleil  ! 


20  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  JOUR  ET  L'OMBRE 


Ce  beau  jour  n'est  plus  rien  que  son  ombre  odorante, 
La  lumière  est  éteinte  et  le  vent  disparu  ; 
Le  parfum  ténébreux  de  l'arbre  et  de  la  plante 
A  remplacé  pour  nous  la  forme  qu'ils  n'ont  plus. 


La  forêt  incertaine  est  à  peine  un  murmure 
Où  la  feuille  invisible  à  la  feuille  s'unit, 
Et  le  fleuve  n'est  plus  qu'une  fraîcheur  obscure 
Qu'aspire  en  soupirant  l'haleine  de  la  nuit. 


Il  semble  que  le  temps  et  l'ombre  et  le  silence 
Ordonnent  de  mourir  et  de  fermer  les  yeux, 
Car  si  le  jour  renaît,  revient  et  recommence, 
Aura-t-il  la  beauté  de  ce  jour  radieux? 


LA    SANDALE    AILÉE  21 


Aura-t-il  cette  aurore,  et  ce  clair  crépuscule, 
Et  ce  midi  de  flamme  où  l'Amour  triomphant 
Pose  aux  lèvres  en  feu  sa  lèvre  qui  les  brûle? 
Et  son  soir  sera-t-il  sonore  et  transparent? 


Et  du  fleuve,  de  la  forêt  et  de  la  plante, 
De  tout  ce  qui  fut  lui,  refera-t-il  demain 
Ce  ténébreux  parfum  et  cette  ombre  odorante 
Où  persiste  embaumé  son  souvenir  divin? 


22  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


L'ÉTÉ 


Été  !  avec  amour  si  te  nomme  ma  bouche 

Donne-lui  le  pouvoir 
De  dire  ta  beauté  bienveillante  ou  farouche, 

Et  me  laisse  m'asseoir 


Auprès  de  ta  fontaine  où,  sous  l'ombre  solide, 

Est  si  froide  son  eau 
Que  frissonnent  mes  mains  en  y  cueillant  humide 

La  tige  du  roseau; 


Car  avant  de  chanter  ta  gloire  couronnée, 

Été,  ô  saison  d'or  ! 
Sur  la  flûte  feuillue  en  ta  fontaine  née 

Je  voudrais  tout  d'abord, 


LA    SANDALE    AILÉE  23 


Par  ses  trous  inégaux  où,  tour  à  tour,  s'arrête 

L'art  juste  de  mes  doigts, 
Te  dire  la  louange  amoureuse  et  secrète, 

Été,  que  je  te  dois  ! 

N'est-ce  pas  toi  qui  fais  aux  femmes  ces  yeux  tendres. 

Ce  regard  incertain, 
Et  ce  pas  indécis  qui  tarde  pour  attendre 

Le  bruit  d'un  pas  lointain? 

Et  toi  qui,  vers  la  source  où  elles  sont  venues 

Pour  boire  entre  les  joncs, 
Leur  donnes  doucement  le  désir  d'être  nues 

Comme  les  Nymphes  sont? 

Et  c'est  aussi  par  toi  que  j'ai  vu  sous  les  saules 

Celle  qui,  se  baignant, 
Laissait  le  lin  glisser  de  ses  blanches  épaules 

Le  long  de  son  corps  blanc... 

Et  maintenant,  mes  yeux,  ma  bouche  et  tout  mon  être 

Ivres  d'un  sang  nouveau 
D'où  ma  force  en  mon  corps  avec  lui  va  renaître, 
Je  jette  le  roseau; 
**  3 


24  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Et  me  voici  debout  et  la  face  riante 

Tournée  à  ton  soleil, 
Et  prêt  à  célébrer  d'une  voix  éclatante 
Ton  triomphe  vermeil. 

Été  !  car  nul  que  moi,  dont  l'ivresse  est  l'ouvrage 

De  ton  jour  radieux 
Qui  d'une  Nymphe  nue  anima  le  feuillage, 

Ne  pourra  dire  mieux 

Le  goût  de  ton  air  pur  et  nourri  dès  l'aurore 

De  la  flamme  des  fleurs 
Dont  la  brise,  de  loin,  en  un  parfum  sonore, 

Nous  apporte  l'ardeur. 

Le  fruit  de  tes  vergers,  ni  l'eau  de  tes  fontaines 

Ne  seront  pas  vantés 
Par  personne  et  selon  des  paroles  moins  vaines 

Mieux  que  par  moi,  Été  ! 

Ni  tes  matins,  ni  tes  midis,  ni  l'ombre  lente 

Qui  s'allonge,  le  soir, 
Du  grand  pin,  empourpré  comme  une  torche  ardente, 

Où  je  reviens  m'asseoir. 


LÀ    SANDALE    AILÉE  25 


Et,  si  j'ai  mal  chanté  ta  gloire,  qu'on  me  lie 
Au  tronc,  bien  attaché, 

Comme  on  lia  jadis  à  l'arbre  de  Phrygie 
Marsyas  écorché; 


Et  toi-même,  cher  Dieu  qu'a  salué  ma  bouche, 

Sois  le  rouge  bourreau 
Qui  par  les  flèches  d'or  de  ton  soleil  farouche 

Déchirera  ma  peau  ! 


26  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


SENTENCE 


Le  vrai  sage  est  celui  qui  fonde  sur  le  sable, 
Sachant  que  tout  est  vain  qui  n'est  pas  éternel 
Et  que  même  l'amour  est  aussi  peu  durable 
Que  le  souffle  du  vent  et  la  couleur  du  ciel. 


C'est  ainsi  qu'il  se  fait,  devant  l'homme  et  les  choses, 
Ce  visage  tranquille,  indifférent  et  beau, 
Qui  regarde  fleurir  et  s'effeuiller  les  roses 
Comme  éclate,  s'empourpre  ou  s'éteint  un  flambeau. 


N'ayant  pas  attisé  de  ses  mains  paresseuses 
Les  flammes  de  l'aurore  et  les  feux  du  couchant, 
Les  soirs  n'ont  pas  pour  lui  de  cendres  douloureuses, 
Et  le  jour  qu'il  voit  naître  est  le  jour  qu'il  attend. 


LA    SANDALE    AILÉE  27 


Parmi  tout  ce  qui  change  et  tout  ce  qui  s'efface, 
Je  pourrais,  comme  lui,  rester  grave  et  serein, 
Et,  si  la  fleur  se  fane  en  la  saison  qui  passe, 
Penser  que  c'est  le  sort  que  lui  veut  son  destin. 


Mais  j'aime  mieux  laisser  l'angoisse  qui  m'oppresse 
Emplir  mon  cœur  plaintif  et  mon  esprit  troublé, 
Et  pleurer  de  regret,  d'attente  et  de  détresse, 
Et  d'un  obscur  tourment  que  rien  n'a  consolé; 


Car  ni  le  pur  parfum  des  roses  sur  le  sable, 
Ni  la  douceur  du  vent,  ni  la  beauté  du  ciel, 
N'apaise  mon  désir  avide  et  misérable 
Que  tout  ne  soit  pas  vain  dans  le  temps  éternel. 


28  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LA  VOIX 


Je  ne  veux  de  personne  auprès  de  ma  tristesse 
Ni  même  ton  cher  pas  et  ton  visage  aimé, 
Ni  ta  main  indolente  et  qui  d'un  doigt  caresse 
Le  ruban  paresseux  et  le  livre  fermé. 


Laissez-moi.  Que  ma  porte  aujourd'hui  reste  close; 
N'ouvrez  pas  ma  fenêtre  au  vent  frais  du  matiu; 
Mon  cœur  est  aujourd'hui  misérable  et  morose 
Et  tout  me  paraît  sombre  et  tout  me  semble  vain. 


Ma  tristesse  me  vient  de  plus  loin  que  moi-même, 
Elle  m'est  étrangère  et  ne  m'appartient  pas, 
Et  tout  homme,  qu'il  chante  ou  qu'il  rie  ou  qu'il  aime, 
A  son  heure  l'entend  qui  lui  parle  tout  bas, 


LA    SANDALE    AILÉE  29 


Et  quelque  chose  alors  se  remue  et  s'éveille, 
S'agite,  se  répand  et  se  lamente  en  lui, 
A  cette  sourde  voix  qui  lui  dit  à  l'oreille 
Que  la  fleur  de  la  vie  est  cendre  dans  son  fruit. 


30  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGXIER 


LE  SECRET 


Prends  garde.  Si  tu  veux  parler  à  ma  tristesse, 
Ne  lui  demande  pas  le  secret  de  ses  pleurs, 
Ni  pourquoi  son  regard  se  détourne  et  s'abaisse 
Et  se  fixe  longtemps  sur  le  pavé  sans  fleurs. 

Pour  distraire  son  mal,  sa  peine  et  son  silence, 
N'évoque  de  l'oubli  taciturne  et  glacé 
Nul  fantôme  d'amour,  d'orgueil  ou  d'espérance 
Dont  le  visage  obscur  soit  l'ombre  du  passé. 

Parle-lui  du  soleil,  des  arbres,  des  fontaines, 
De  la  mer  lumineuse  et  du  bois  ténébreux 
D'où  monte  dans  le  ciel  la  lune  souterraine, 
Et  de  tout  ce  qu'on  voit  quand  on  ouvre  les  yeux. 


LA    SANDALE    AILÉE  31 


Dis-lui  que  le  printemps  porte  toujours  des  roses 
En  lui  prenant  les  mains  doucement,  et  tout  bas, 
Car  la  forme,  l'odeur  et  la  beauté  des  choses 
Sont  le  seul  souvenir  dont  on  ne  souffre  pas. 


32  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  SOUVENIR 


0  toi,  dont  l'ombre  encore  en  ces  lieux  semble  nue 

Tant  à  jamais  ta  chair  vit  dans  mon  souvenir, 

J'ornerai  ton  jardin  d'une  seule  statue 

Debout  et  qui  sera  celle  de  mon  Désir, 

Et  ses  bras  chercheront  encor  ton  ombre  nue... 


J'ornerai  ton  jardin  —  cyprès,  iris  et  roses,  — 
D'une  fontaine  en  pleurs  qui  sera  mon  Amour; 
On  l'entendra  gémir  dans  l'écho,  au  détour 
De  l'allée  où  le  pas  s'attarde  et  se  repose, 
Quand,  au  soleil  couchant  et  vers  la  fin  du  jour, 
S'allongent  les  cyprès  et  se  courbent  les  roses. 


LA    SANDALE    AILÉE  33 


0  fontaine,  ô  statue,  attestez  ce  beau  songe 
Que  nous  aurons  vécu  jusqu'au  soir  qui  descend 
Sur  les  arbres  en  cendre  et  sur  les  fleurs  en  sang.. 
O  statue,  ô  fontaine,  apprenez  au  passant 
Que  ce  qu'il  foule  ici  fut  le  lieu  d'un  beau  songe. 


ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


L'ADIEU 


Je  ne  veux  plus  de  toi,  Jeunesse.  Tu  viendrais 
Encore  avec  ton  bruit  de  feuilles  et  de  source 
Et  nous  irions  encore  à  travers  la  forêt 
Où  l'écho  se  souvient  du  rire  de  ta  course. 

Comme  jadis,  quand  nous  passions  près  du  bonheur, 
Tu  mettrais  sur  mes  yeux  tes  mains  douces  et  fortes 
Et,  sans  attendre,  hélas  !  le  fruit  mûr  qu'on  emporte, 
Tu  briserais  la  branche  en  y  cueillant  la  fleur. 

Laisse-moi,  je  n'ai  plus  ta  force  et  ton  visage, 
Ni  l'élan  furieux  où  je  suivais  tes  pas; 
Laisse-moi,  laisse-moi,  Jeunesse,  je  suis  las 
Du  grondement  lointain  de  ta  rumeur  d'orage. 


LA    SANDALE    AILÉE  35 


Va-t'en  et  ne  ris  pas  de  celui  qui  reprend 
Sa  route  et  qui  s'en  va  sans  regarder  vers  l'ombre 
Que  ton  souvenir  d'or  allonge  au  sable  sombre, 
Car  je  marche  déjà  dans  le  soleil  couchant. 

Mais,  au  bout  de  la  voie  où  la  pierre  est  aride 
Et  dont  la  Gloire  a  tait  son  chemin  éternel, 
Verrai-je,  à  l'horizon  mystérieux  et  vide, 
Se  tordre  un  noir  laurier  sur  la  pourpre  du  ciel? 


III 


SAISONS 


Le  Printemps,  dans  les  fleurs,  monte  vers  la  lumière 
Et  frappe  au  palais  rouge  où  rit  le  jeune  Été, 
Et  l'Automne,  au  pas  lourd,  qui  regarde  en  arrière 
Descend  avec  lenteur  vers  l'Hiver  redouté. 


Les  laines  où,  jadis,  on  tissa  vos  visages, 
Sont  brillantes  toujours  et  vives,  ô  Saisons, 
Et  chacune  de  vous,  parmi  son  paysage, 
Ajoute  son  emblème  au  mur  de  la  maison. 


Mais  faut-il  que  debout  dans  la  tapisserie 
Votre  image  se  dresse  en  le  tissu  savant 
Et  que  votre  quadruple  et  vaine  allégorie 
Me  rappelle  la  fuite  et  le  cercle  du  temps? 


40 


ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


Je  sais  bien  que  l'année  est  faite  de  fleurs  douces, 
De  lumière,  d'azur,  de  soleil  et  de  fruits, 
Et  que  le  vent  emporte,  un  jour,  les  feuilles  rousses 
Et  suspend  leur  couronne  au  tombeau  de  la  nuit. 

Je  sais  bien  que  ma  vie  a  vécu,  riche  ou  tendre, 
Son  Avril  délicat  et  son  Juillet  joyeux, 
Et  que  mes  mains  ont  pu  s'élever  et  se  tendre 
Vers  la  g*appe  d'Automne  éclatante  à  mes  yeux, 

Et  que  l'heure  après  l'heure  a  conduit  jusqu'en  l'ombre 
Mon  destin  qui  bientôt  n'aura  plus  d'horizon... 
Mais  pourquoi,  maintenant  que  tout  me  semble  sombre, 
Demeurez-vous  toujours  les  mêmes,  ô  Saisons? 


Comme  celle  de  vous  qui  regarde  en  arrière, 
Je  descends  vers  le  soir  et  crois  avoir  été 
Ce  Printemps  qui  jadis  montait  dans  la  lumière 
Vers  ce  palais  d'or  rouge  où  lui  riait  l'Été  ! 


LA    SANDALE    AILÉE  41 


MIDI 


Il  est  midi...  Ce  chemin  blanc  va  vers  la  mer. 

Un  rayon  de  soleil  par  la  fenêtre,  clair, 

Passe  et,  sur  le  plancher  de  la  chambre  encor  fraîche, 

Fait  luire  la  poussière  étincelante  et  sèche 

Du  sable  qu'en  rentrant  les  pas  ont  apporté. 

L'air  est  doux  d'un  parfum  de  dimanche  et  d'été  : 

Odeur  de  toile  chaude,  arôme  de  résine, 

Car,  sur  le  store  écru,  en  ombre  se  dessine, 

Suspendue  à  la  branche,  une  pomme  de  pin; 

Et  le  silence  est  tel  qu'il  en  semble  lointain 

Et  qu'on  se  croit  soi-même  absent  de  sa  pensée, 

Tandis  que,  mollement  mouvante  et  balancée, 

La  Paresse,  aux  doux  yeux  baissés  et  qu'elle  a  clos 

Pour  mieux  de  sa  langueur  savourer  le  repos, 

Sur  le  fauteuil  d'osier  longuement  étendue, 

Sourit  d'être  invisible  et  de  se  sentir  nue. 


42  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


SEPTEMBRE 


Avant  que  l'âpre  vent  exile  les  oiseaux, 

Disperse  la  feuillée  et  sèche  les  roseaux 

Où  j'ai  coupé  jadis  mes  flèches  et  mes  flûtes, 

Je  veux,  assis  au  seuil  qu'encadre  la  lambrusque, 

Revoir,  avec  mes  yeux  déjà  demi-fermés 

Sur  ces  jours,  un  à  un,  que  nous  avons  aimés, 

La  face  que  l'Année,  en  fuyant,  mois  à  mois, 

Détourne,  en  souriant,  de  l'ombre  qui  fut  moi. 


Septembre,  Septembre, 

Cueilleur  de  fruits,  teilleur  de  chanvre, 

Aux  clairs  matins,  aux  soirs  de  sang, 

Tu  m'apparais, 

Debout  et  beau, 


LA    SANDALE    AILÉE  43 


Sur  l'or  des  feuilles  de  la  forêt, 

Au  bord  de  l'eau, 

En  ta  robe  de  brume    et  de  soie, 

Avec  ta  chevelure  qui  rougeoie 

D'or,  de  cuivre,  de  sang  et  d'ambre, 

Septembre, 

Avec  l'outre  de  peau  obèse 

Qui  charge  ton  épaule  et  pèse 

Et  suinte  à  ses  coutures  vermeilles 

Où  viennent  bourdonner  les  dernières  abeilles  ! 


Septembre  ! 

Le  vin  nouveau  fermente  et  mousse  de  la  tonne 

Aux  cruches; 

La  cave  embaume,  le  grenier  ploie; 

La  gerbe  de  l'Été  cède  au  cep  de  l'Automne; 

La  meule  luit  des  olives  qu'elle  broie. 

Toi,  Seigneur  des  pressoirs,  des  meules  et  des  ruches, 

0  Septembre,  chanté  de  toutes  les  fontaines, 

Écoute  la  voix  du  poème  1 

Le  soir  est  froid; 

L'ombre  s'allonge  de  la  forêt, 

Et  le  soleil  descend  derrière  les  grands  chênes. 


44  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


AUTOMNALE 


Je  ne  veux  plus  chanter  que  toi,  ô  bel  Automne, 

Salut  aux  feuilles  d'or  dont  ton  front  se  couronne  ! 

Avril  les  a  fait  naître  aux  arbres  rajeunis, 

Août  voluptueux  a  couché  ses  midis 

A  leur  ombre,  et  ce  sont  tes  soleils,  ô  Novembre, 

Qui  les  rendent  couleur  de  miel,  de  cuivre  et  d'ambre, 

Et  c'est  pourquoi  ton  pas  au  sable  du  jardin, 

Automne,  est  à  la  fois  si  proche  et  si  lointain, 

Car  l'Été  continue  en  ta  grâce  pâlie 

Son  ardeur  qui  se  mêle  à  ta  mélancolie, 

Et  sous  ton  voile,  Automne,  ô  mon  frère,  j'entends 

Battre  en  ton  cœur  le  cœur  endormi  du  Printemps. 


IV 


L'AMOUR 


a  —  Tu  es  l'Amour.  Veux-tu  ces  roses  que  tu  touches? 
Elles  ont  la  chaleur  et  la  pourpre  des  bouches 
Qui  murmurent  ton  nom  dans  l'ombre,  ô  fier  Amour  ! 
Pour  sceptre  entre  tes  mains  veux-tu  ce  glaïeul  lourd? 
En  couronne  à  ton  front  faut-il  que  j'assouplisse 
La  branche  droite  où  luit  la  feuille  verte  et  lisse 
De  ce  jeune  laurier  qui  pousse  dans  le  vent? 
Parle.  Tout  le  jardin  au  feuillage  mouvant 
Est  à  toi;  son  printemps  pour  te  plaire  est  éclos, 
Et  ses  plantes,  ses  fleurs,  ses  arbres  et  ses  eaux 
Attendaient  avec  moi  ton  heure  et  ta  venue. 
Regarde-les.  Voici  ton  temple  et  ta  statue... 
Mais  pourquoi  restes-tu  toujours  silencieux, 
O  cher  Amour?  L'offrande  est  petite  à  tes  yeux, 
Je  le  sais.  Ma  maison  est  derrière  ce  hêtre. 
Suis-moi.  Voici  la  clé  de  la  porte.  Pénètre 


48  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Dans  la  salle  où  la  table  est  servie  à  ta  faim. 

Les  fruits  juteux,  le  lait,  l'onde  fraîche,  le  vin, 

Goûtes-y.  Laisse-moi,  cher  hôte,  sur  la  dalle 

A  genoux,  délier  doucement  ta  sandale 

Et  baiser  tes  pieds  nus  qui  t'ont  mené  vers  moi. 

La  route  t'a  blessé.  Tu  es  las,  mais  pourquoi 

Ce  regard,  ce  sourire  amer  et  ce  silence? 

N'est-ce  donc  pas  ainsi  qu'on  t'accueille?  Commence 

A  boire  et  je  boirai  dans  ta  coupe...  J'ai  peur 

Car  te  voici  debout  avec  une  lueur 

Farouche  dans  tes  yeux  que  je  croyais  si  doux. 

Qu'as-tu  donc?  Qu'ai-je  fait?  Tu  grandis  tout  à  coup. 

L'ombre  remplit  la  salle  et  la  lampe  s'éteint; 

J'ai  peur.  Tes  mains  ont  pris  brusquement  mes  deux  ma 

Ne  serre  pas  ainsi  mes  poignets  sans  courage... 

Ton  souffle  me  renverse  et  me  brûle  au  visage. 

Je  tremble.  Je  te  hais.  J'ai  peur.  Ton  corps  est  lourd, 

Tu  veux  ma  vie.  Elle  est  à  toi.  Tu  es  l'Amour.  » 


«  —  Je  suis  l'Amour.  Écoute-moi.  Mes  mains  sont  fortes 
C'est  en  vain  à  mes  pas  que  l'on  ferme  les  portes 
De  la  maison  prudente  et  du  jardin  secret; 
Lorsque  l'on  ne  veut  pas  que  j'entre,  j'apparais. 
Je  suis  le  visiteur  impatient  et  l'hôte... 


LA    SANDALE    AILÉE  49 


Que  la  lampe  baissée  ou  que  la  torche  haute 
Éclairent  plus  ou  moins  mon  visage,  c'est  moi  ! 
Il  n'est  plus  temps  de  fuir,  alors  que  l'on  me  voit... 
Que  la  frappe  l'airain  ou  la  marque  le  sable, 
Accepte  à  son  instant  mon  heure  inévitable 
Et  ne  t'attire  pas  mon  regard  irrité, 
Mais  attends-moi  plutôt  avec  simplicité, 
La  porte  grande  ouverte  et  la  table  servie; 
Car,  si  veut  ton  destin  que  j'entre  dans  ta  vie, 
Ni  le  verrou  massif,  ni  la  clé,  ni  le  chien 
Qui  aboie  et  qui  mord,  ni  la  serrure,  rien 
N'empêchera  jamais,  sache-le,  que  je  vienne, 
Si  je  le  veux,  poser  ma  bouche  sur  la  tienne, 
Quoi  que  tu  fasses,  malgré  toi,  un  soir,  un  jour. 
Mes  mains  sont  fortes.  Obéis.  Je  suis  l'Amour.  » 


50  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LA  COLOMBE 


Mon  jardin  est  très  beau,  car  il  est  plein  de  roses 
Dont  l'arôme  puissant  l'embaume  tout  entier, 
Et  la  colombe  rauque  y  roucoule  et  se  pose 
Sur  le  vase  de  marbre  où  s'enroule  un  laurier, 


Et  lorsqu'elle  se  tait  et  que  dans  l'air  sonore 
S'épuise  peu  à  peu  la  force  de  son  chant, 
On  respire  l'odeur  qui,  là-bas,  semble  éclore 
Au  parterre  empourpré,  magnifique  et  vivant. 

Mais  si,  par  le  parfum  de  tant  de  fleurs  hautaines, 
Mon  jardin  au  soleil  est  orgueilleux  et  beau, 
Il  est  doux  et  sait  plaire  aux  âmes  incertaines 
Par  la  fraîche  rumeur  du  feuillage  et  de  l'eau; 


LA    SANDALE    AILÉE  51 


Car,  partout  où  ton  cœur  cherchera  le  silence, 
Il  entendra  toujours  la  vasque  dont  le  bruit 
Retrouve,  attend,  rejoint,  accompagne  et  devance 
L'oreille  qui  l'écoute  et  le  pas  qui  le  suit. 


Et,  n'est-ce  point  ainsi,  Amour,  que  tu  demeures 
A  jamais  où  ton  ombre  est  entrée  une  fois, 
Et  que  tu  laisses,  en  souvenir  de  tes  heures 
Heureuses,  un  parfum,  un  murmure,  une  voix, 

Qui,  pareils  au  parfum  et  pareils  au  murmure 
Que  la  rose  répand  et  que  chuchote  l'eau, 
Font,  mêlés  à  la  voix  de  la  colombe  pure, 
Plus  divin  le  silence  et  le  jardin  plus  beau? 


52  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  MESSAGE 


J'ai  fait  d'un  seul  amour  le  flambeau  de  ma  vie. 
Ciel  d'automne,  pleuvez,  et  vous,  ô  nuit  d'hiver, 
Soufflez  votre  aquilon  sur  ce  feu  toujours  clair 
Qui  rend  mon  pas  solide  et  ma  main  enhardie  ! 

Qu'importe  si  la  ronce  à  sa  griffe  d'envie 
Accroche  mon  talon  et  déchire  ma  chair, 
La  flamme  que  je  porte  est  trop  haute  dans  l'air 
Pour  craindre  à  son  éclat  quelque  offense  ennemie  ! 

C'est  ainsi  que  j'irai  frapper  aux  portes  d'or 
Qui  ferment  le  palais  de  l'Ombre  et  de  la  Mort 
Et  qu'elles  m'ouvriront  avec  leurs  mains  tendues, 

Car,  Gardiennes,  ô  vous,  Sœurs  d'un  Frère  immortel, 
J'apporte  pour  message  à  vos  vieillesses  nues 
Cette  flamme  allumée  au  feu  de  son  autel. 


LA    SANDALE    AILÉE  53 


INVOCATION 


Pour  que  la  nuit  soit  douce,  il  faudra  que  les  roses, 
Du  jardin  parfumé  jusques  à  la  maison, 
Par  la  fenêtre  ouverte  à  leurs  odeurs  écloses, 
Parfument  mollement  l'ombre  où  nous  nous  taisons 


Pour  que  la  nuit  soit  belle,  il  faudra  le  silence 
De  la  campagne  obscure  et  du  ciel  étoile, 
Et  que  chacun  de  nous  entende  ce  qu'il  pense 
Redit  par  une  voix  qui  n'aura  pas  parlé. 


Pour  que  la  nuit  soit  belle  et  douce  et  soit  divine 
Le  silence  et  les  fleurs  ne  lui  suffiront  pas, 
Ni  le  jardin  nocturne  et  ses  roses  voisines, 
Ni  la  terre  qui  dort,  sans  rumeurs  et  sans  pas; 


54  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Car  vous  seul,  bel  Amour,  vous  pouvez,  si  vous  êtes 
Favorable  à  nos  cœurs  qu'unit  la  volupté, 
Ajouter  en  secret  à  ces  heures  parfaites 
Une  grave,  profonde,  et  suprême  beauté. 


LA    SANDALE    AILEE  55 


L'HEURE  HEUREUSE 


L'Heure  heureuse  m'a  dit  :  Chante-moi.  Jesuis morte. 
Effeuille  entre  mes  bras  les  roses  que  j'emporte, 
Car,  vivante,  j'ai  vu  fleurir  leur  pourpre  en  feu. 
Mes  yeux  se  sont  fermés  sous  la  bouche  d'un  Dieu  ; 
L'amour  a  pris  mon  souffle  et  me  laisse  son  ombre; 
Je  la  retrouverai  sur  le  rivage  sombre 
Et  j'aurai,  pour  payer  son  baiser  souterrain, 
Ces  roses  que  tes  doigts  effeuillent  sur  mon  sein. 
Adieu,  mais  souviens-toi  que,  brève,  je  fus  bonne. 
Mes  sœurs  sont  là,  dehors,  qui  t'attendent.  L'automne 
A  couronné  leurs  fronts  et  doré  leurs  cheveux; 
Elles  peuvent  offrir  à  ton  cœur  orgueilleux, 
Selon  que  la  Sagesse  ou  la  Gloire  l'attire, 
Leur  silence  savant  ou  leur  noble  sourire 


56  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Et  la  branche  du  chêne  ou  celle  du  laurier. 
Mais  souviens-toi  encore  avant  de  m'oublier 
Que  moi  seule,  • —  qui  dors  sous  ces  roses  mortelles, 
Éphémère,  embaumée  et  divine  comme  elles,  — 
Je  suis,  dans  ton  passé  comme  moi  sans  retour, 
L'Heure  mystérieuse  et  vaine  de  l'Amour. 


LA    SANDALE    AILÉE  57 


CONFIDENCE 


Elle  disait  :  «  L'Amour  fut  à  mou  cœur  troublé 
Ce  frisson  qu'on  éprouve  en  la  nuit  incertaine 
Lorsqu'au  souffle  imprévu  d'une  brise  soudaine 
Un  feuillage  frémit  sous  le  ciel  étoile.  » 

Elle  disait  encore  :  «  Ensuite,  il  m'a  parlé. 

Sa  voix  à  mon  oreille  était  grave  et  lointaine 

Et  douce  comme  un  bruit  de  source  et  de  fontaine 

Si  son  visage  obscur  restait  toujours  voilé.  » 

Elle  m'a  dit  :  «  Et  toi,  comment  est-il  venu 
A  ta  rencontre?  Était-il  ivre,  chaste  ou  nu? 
Mais  tu  ne  réponds  pas  et  semblés  interdite...  » 

Et  je  pensais,  Amour,  à  ce  bois  ténébreux 

Où  vers  toi,  pas  à  pas,  dans  l'ombre  m'a  conduite 

Ton  image  secrète  et  vivante  en  mes  yeux  ! 


58  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LA  MENACE 


Vous  aimerez  un  jour  peut-être  ce  visage 
Qui  vous  plaît  aujourd'hui 

Par  le  trouble,  le  mal,  l'angoisse  et  le  ravage 
Que  vous  faites  en  lui. 

Car  vous  aurez  alors,  pour  l'œuvre  de  vos  charmes, 

Un  douloureux  regret, 
Et  ce  temps  vous  verra  maudire  avec  des  larmes 

Ce  que  vous  aurez  fait. 

A  ces  yeux  détournés,  à  cette  bouche  lasse 

Vous  chercherez  en  vain 
Que  l'amer  souvenir  disparaisse  et  s'efface 

De  votre  long  dédain, 


LA    SANDALE    AILÉE  59 


A  moins  que,  par  orgueil,  luttant  contre  vous-même, 

Vous  vous  disiez  tout  bas  : 
Que  m'importe  qu'il  souffre  et  qu'il  pleure  et  qu'il  m'aime 

Puisque  je  n'aime  pas. 

Et  pour,  de  cette  image  importune  et  morose, 

Éloigner  votre  esprit, 
Vous  cueillerez  l'odeur  de  la  plus  rouge  rose, 

Que  juin  gonfle  et  mûrit; 

Vous  penserez  à  vous  et  à  votre  jeunesse 

Et  à  votre  beauté, 
A  la  langueur,  à  la  couleur,  à  la  tendresse 

De  ce  beau  ciel  d'été, 

A  des  pays  lointains,  à  des  villes  lointaines, 

Au  delà  de  la  mer, 
A  des  palais,  à  des  jardins,  à  des  fontaines 

Qui  s'élèvent  dans  l'air. 

Vous  fermerez  en  vain  sur  ces  beaux  paysages 

Vos  yeux,  et,  malgré  vous, 
Vos  yeux  se  rouvriront  pour  revoir  ce  visage 

Qui  vous  sera  plus  doux, 

**  6 


60  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


Plus  doux  que  le  printemps  et  plus  doux  que  l'automne, 

Que  la  terre  et  le  ciel, 
Plus  doux  que  cette  lune  ardente,  courbe  et  jaune, 

Couleur  d'ambre  et  de  miel. 


LA    SANDALE    AÎLÉE  61 


LE  REPROCHE 


Quoi  !  vous  avez  ma  vie  avec  tout  mon  visage 
Et  mon  corps  qui  est  nu 

Et  qui  frissonne  tout  du  don  et  de  l'usage 
Que  vous  en  avez  eus  ! 

Quoi  !  votre  bouche  avide  a  respiré  ma  bouche 
Et  je  fus  en  vos  mains 

Celle  qui  vit  et  qui  soupire  et  dont  on  touche 
Le  doux  ventre  et  les  seins  ! 

Et  vous  avez  senti  sous  ma  poitrine  lisse 

Mon  cœur  battre  à  grands  coups, 

Et  toute  cette  angoisse,  hélas  !  avec  délice 
Que  j'éprouvais  de  vous  ! 


62  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 

Vous  avez  vu  ma  peur,  ma  peine  et  ma  faiblesse, 

Que  dis-je?  et  mon  désir 
Et  sa  rougeur  et  sa  folie  et  sa  bassesse 

En  face  du  plaisir. 

Vous  avez  eu  mon  corps,  mon  cœur  et  mon  visage 

Vous  savez,  orgueilleux, 
Que  c'est  sur  votre  chère  et  redoutable  image 

Que  se  ferment  mes  yeux; 

Vous  m'avez  contemplée  anéantie  et  nue 

De  la  nuque  à  l'orteil, 
Et  suppliant  ainsi  l'aurore  revenue 

D'arrêter  son  soleil. 

Et  vous  pourriez  parler  aux  hommes  d'autre  chose 

Que  du  goût  de  ma  peau, 
Vous  pourriez  en  riant  respirer  une  rose 

Sans  me  nommer  tout  haut; 

Vous  pourriez  écouter  les  propos  et  les  rires, 

Les  paroles,  les  voix, 
Vous  pourriez  vivre  encor  comme  un  autre  et  sans  dire  : 

Sachez  qu'elle  est  à  moi. 


LA    SANDALE    AILEE  63 


Mais  non  !  Si  vous  m'aviez  ainsi,  nue  et  farouche, 

Étreinte  entre  vos  bras 
Sans  que  tout  votre  amour  criât  par  votre  bouche, 

Vous  ne  m'aimeriez  pas  ! 


64  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


L'IMAGE  DIVINE 


Vos  mains  sont  belles,  mon  enfant,  vos  mains  sont  belles, 
Mais  leur  geste  pensif  ne  s'est  jamais  penché 
Pour  saisir  doucement  par  le  bout  de  ses  ailes 
Le  papillon  qui  vole  à  ta  lampe,  ô  Psyché  ! 

Ta  bouche  est  fraîche,  mon  enfant,  ta  bouche  est  fraîche, 
Et  le  sang  qui  la  teint  n'est  pas  encor  celui 
Qu'envenime  à  jamais  la  pointe  de  la  flèche 
Et  qui  porte  partout  le  poison  qu'il  conduit. 

Tes  yeux,  ô  mon  enfant,  sont  beaux  en  ton  visage 
Que  l'aurore  salue  et  qu'éveille  le  jour, 
Et  l'innocent  orgueil  de  ton  jeune  courage 
Sourit  en  ton  regard  qui  n'a  pas  vu  l'Amour. 


LA    SANDALE    AILÉE  65 

Mais  lorsque,  sur  ta  lèvre  ayant  posé  sa  bouche, 
Entre  ses  mains,  dans  l'ombre,  il  aura  pris  ta  main, 
Et  que  tu  garderas,  enivrée  et  farouche, 
L'image  dans  tes  yeux  de  ce  passant  divin, 

Alors,  si  tu  veux  boire  aux  plus  fraîches  fontaines, 
Ta  soif  n'y  trouvera  qu'une  source  de  feu, 
Parce  que  dans  leurs  eaux  qu'échauffa  son  haleine 
Se  sera  reflété  le  visage  du  Dieu. 

Et  tu  t'éloigneras,  silencieuse  et  grave, 
Avec  tes  doigts  ardents  sur  ton  cœur  enflammé, 
Et  le  sol  brûlera  ton  pied  comme  une  lave 
Et  tu  seras  plus  belle  encor  d'avoir  aimé. 


LA  FLUTE  ET  LA  SOURCE 


J'ai  retrouvé,  ce  soir,  ma  flûte  d'autrefois. 

Elle  est  lisse  et  légère  aux  mains.  Je  me  revois 

Comme  jadis,  debout  et  la  tige  à  la  bouche, 

Le  dos  contre  le  tronc  d'un  pin,  près  de  la  source 

Dont  l'onde,  en  s'écoulant,  guidait  mon  jeune  jeu, 

Si  bien  que  ma  chanson  imitait  peu  à  peu 

Son  rythme,  ses  frissons,  son  murmure,  sa  voix; 

Et  mon  regard  suivait  la  gamme  de  mes  doigts 

Tandis  que  se  mêlaient  les  bruits,  à  mon  oreille, 

D'une  feuille,  du  vent,  d'un  oiseau,  d'une  abeille... 

Jours  heureux  !  Mon  désir  voudrait  entendre  encore 

Votre  écho  qui  sommeille  en  la  flûte  sonore  : 

La  voilà.  Je  l'appuie  à  ma  lèvre;  c'est  bien 

Ainsi...  mais  où  donc  est  le  bruit  aérien 

De  la  feuille  et  l'oiseau  et  le  vent  et  l'abeille 

Et  la  source  qui  murmurait  à  mon  oreille? 


70  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Où  donc  est  tout  cela  qui  jadis  m'inspirait, 

Et  le  pin  au  tronc  rouge,  et  la  verte  forêt, 

Et  les  heures  d'alors,  et  moi-même,  et  pourquoi 

M'avoir  fait,  Dieux  cruels,  Dieux  méchants,  Dieux  sournc 

Qui  riez  du  vain  souffle  où  mon  soir  s'évertue, 

Retrouver  le  roseau,  si  la  source  est  perdue? 


LA    SANDALE    AILÉE  71 


LE  DÉPART 


Moi,  le  maître  du  champ,  du  clos  et  du  verger, 
J'ai  vu  mûrir  le  fruit  à  la  branche  alourdie 
Et  la  grappe  charger  le  cep  que  son  or  plie, 
Et  j'ai  laissé  la  porte  ouverte  à  l'étranger! 

Que  tous  entrent  ici  cueillir  et  vendanger, 
Chacun  selon  sa  force  et  selon  son  envie; 
Je  pars,  et  que  la  mer,  au  gré  du  vent,  dévie 
Ma  fortune  nouvelle  et  mon  vaisseau  léger  ! 

Je  ne  reviendrai  plus,  vous  m'oublierez.  L'automne 
Ramènera  le  fruit  et  la  grappe.  Personne 
Ne  se  souviendra  plus  de  celui  dont  la  main 

Planta  l'arbre  docile  et  la  treille  certaine, 

Et  qui  changea,  reprise  à  son  Dieu  souterrain, 

La  source  sans  visage  en  masque  de  fontaine. 

*  *  7 


72  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  SATYRE  IVRE  ET  TRISTE 


Jadis,  quand  le  printemps  venu  gonflait  Fécorce 
Des  arbres,  je  sentais  sa  vigueur  en  ma  force, 
Et  mon  sang  imitait  en  mes  membres  jumeaux 
Le  retour  de  la  sève  aux  fibres  des  rameaux. 
De  mes  sabots  de  bouc  à  ma  tête  cornue 
Quelque  chose  montait  en  toute  ma  chair  nue 
De  si  fort,  de  si  délicieux,  de  si  doux 
Que  je  restais  ainsi  haletant  et  debout 
Comme  si,  de  la  terre  et  de  l'air  à  la  fois, 
Voluptueusement  se  répandait  en  moi 
Diverse,  formidable  et  soudaine,  l'ivresse 
Nouvelle,  tout  à  coup,  d'une  double  jeunesse  ! 
Mais,  maintenant,  hélas  !  ô  Maître,  que  m'importe 
Si  la  feuille  renaît  ou  si  la  feuille  est  morte, 
Que  me  fait  le  printemps  puisque  son  clair  retour 
Ne  rend  plus  sa  verdeur  à  mon  corps  las  et  lourd, 


LA    SANDALE    AILÉE  73 


Qu'il  ne  se  mêle  plus  à  ma  force  vieillie, 

Puisqu'il  me  raille,  qu'il  m'ignore,  qu'il  m'oublie 

Et  s'écarte  de  moi  qui  l'écoute  souvent 

Rire  dans  la  feuillée  et  rire  dans  le  vent 

Et  chuchoter  tout  bas  le  long  de  mon  chemin, 

Tellement  que  je  vais,  misérable  et  chagrin, 

M'asseoir  sur  colle  pierre  au  seuil  de  ton  cellier, 

Et,  Satyre  podagre,  au  vin  hospitalier 

Qui  sommeille  dans  l'ombre  au  flanc  creux  de  l'amphore, 

Je  redemande  le  mensonge  d'être  encore 

Celui-là  qui  sentait,  avec  avril  éclos, 

Le  retour  de  la  sève  en  ses  membres  nouveaux. 


ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


FIN  DE  JOURNÉE 


Ma  tristesse  a  devant  soi, 
Comme  au  temps  de  ma  jeunesse, 
Le  ciel  au-dessus  du  toit 
Par  la  vitre  où  le  jour  baisse. 

Dans  la  maison  pas  de  bruit; 
Je  n'attends  rien  ni  personne; 
Et  quelque  chose  m'a  fui... 
Je  suis  seul  et  c'est  l'automne. 


Le  silence  semble  mort 

Où  j'entendais  jadis  rire, 

Au  fond  du  bois  d'ombre  et  d'or, 

La  Faunesse  et  le  Satyre, 


LA    SANDALE    AILÉE  75 


Et,  dans  leurs  roseaux  distincts, 
Murmurantes  et  lointaines, 
Se  répondre,  échos  lointains, 
Les  flûtes  et  les  fontaines  ! 


76  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


PÉGASE  AU  SATYRE 


Rustique  compagnon  que  jadis  j'eusse  fui, 

Je  viens  à  toi,  puisque  les  hommes,  aujourd'hui, 

Vivent  indifférents  en  leurs  villes  de  marbre 

Au  vent  qui  passe  d'herbe  en  herbe  et  d'arbre  en  arbre, 

Car  ils  ne  savent  plus  chanter  comme  autrefois 

Le  spectacle  divin  de  la  plaine  et  des  bois, 

La  montagne,  la  mer,  les  fontaines,  les  roses, 

Et  leurs  yeux  sont  fermés  à  la  beauté  des  choses  ! 

Au  moins,  toi,  fils  difforme  et  rustique  des  dieux, 

Tu  conserves  encor,  Satyre  au  poil  boueux, 

La  trace  d'avoir  bu  à  genoux  dans  la  vase 

De  la  source  tarie,  et  ta  face  où  s'écrase 

Ton  nez  camus,  encor,  garde  un  reflet  vermeil 

D'avoir  mordu  la  grappe  et  dormi  au  soleil, 

Et  toi  seul,  maintenant,  connais  peut-être  encore 

Le  mystère  oublié  de  l'aube  et  de  l'aurore  ! 


LA    SANDALE    AILÉE  77 

Et  c'est  pourquoi  je  viens  à  toi,  humble  témoin 
De  tout  ce  que  l'on  a  quitté  pour  d'autres  soins, 
Toi  dont  les  doigts  salis,  pourtant,  savent  peut-être 
Guider  le  souffle  long  et  grave  qui  pénètre 
Au  fond  du  creux  roseau  de  la  flûte  et  en  sort 
Harmonieuse  gamme  où  le  son  prend  l'essor; 
Et  c'est  pourquoi,  malgré  que  ta  peau  soit  velue, 
Malgré  ton  pied  de  bouc  et  ta  tête  cornue, 
Le  glorieux  cheval  dont  le  vol  est  divin, 
Présentant  doucement  sa  crinière  à  ta  main, 
Pliant  son  fier  jarret  et  courbant  l'encolure, 
A  toi,  dernier  chanteur  dont  la  bouche  est  impure, 
En  ce  matin  d'avril  encor  tout  étoile, 
Pégase,  qui  hennit,  offre  son  dos  ailé  ! 


78  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


PHRIXUS 


Nous  étions  trois,  Hélops,  Mimas  et  moi  Phrixus 

Qui  parle,  et,  d'entre  tous,  seuls  nous  étions  venus 

Jusqu'ici,  tandis  que  le  reste  de  la  harde  :  — 

Argéios,  Aphidas,  qui  boitait  d'une  écharde, 

Et  Chromis,  de  qui  l'âge  a  fait  le  pas  plus  lent, 

Et  Cyllarus,  qui  part  le  premier  en  avant 

Et  dont  l'haleine  courte  est  lasse  la  première, 

Et  Dictys  et  Helès  —  demeurait  en  arrière. 

Et  ce  fut  ainsi,  seuls,  que  jusqu'à  cet  endroit 

Nous  parvînmes,  Mimas  avec  Hélops,  et  moi 

Qui  marchais  le  premier  et  qui  voyais  mon  ombre 

S'allonger  devant  nous  sur  l'herbe  aux  fleurs  sans  nombre 

De  qui  je  respirais  la  douce  odeur  mêlée 

A  la  verte  fraîcheur  de  la  verte  vallée. 


LA    SANDALE     AILÉE  79 


0  solitude  !  0  site  agreste  !  0  lieu  charmant  ! 

Que  de  fois  t'ai-je  vu  du  fond  de  mon  tourment  ! 

La  montagne  pesante  où  scintille  la  neige 

De  son  flanc  maternel  t'abrite  et  te  protège 

En  ton  calme  silence  et  ta  félicité. 

Mais  pourquoi  fallait-il  que  ta  fraîche  beauté, 

Douce  à  mon  souvenir,  fût  amère  à  mon  cœur 

Et  qu'il  lui  dût,  hélas  !  la  secrète  douleur 

De  sentir  désormais  se  mêler  dans  ma  vie 

A  mon  destin  terrestre  une  divine  envie? 


Eux,  Hélops  et  Mimas,  sans  doute  ils  oublieront, 

Car  leur  esprit  est  lourd  si  leur  jarret  est  prompt, 

Mais  moi,  j'ai  conservé  toujours  sous  ma  paupière 

Un  éblouissement  de  songe  et  de  lumière 

D'avoir  vu  sur  le  pré,  debout  clans  le  soleil, 

Ce  grand  Cheval  au  poil  éclatant  et  vermeil 

Qui,  soudain,  au  bruit  de  nos  pas,  leva  la  tête 

Et,  dressée  à  l'écho  son  oreille  inquiète, 

Fit  un  bond  en  ouvrant,  tout  à  coup,  sous  nos  yeux, 

Ses  deux  ailes  de  pourpre  à  son  dos  fabuleux, 

Et  qui,  mâchant  encore  un  laurier  dans  sa  bouche, 

Se  cabra,  hennissant,  et  s'envola,  farouche  ! 


80  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Jadis,  j'étais  heureux  d'être  semblable  aux  miens. 

Sans  désir,  je  vivais  aux  champs  thessaliens, 

Satisfait  de  mon  sort  et  content  de  ma  force, 

Par  la  croupe,  cheval,  mais  homme  par  le  torse, 

Centaure  !  et  j'écoutais  fièrement  dans  l'écho 

Retentir  et  sonner  mon  quadruple  sabot. 

Un  sang  double  et  divers  se  mêlait  dans  mes  veines. 

J'aimais  les  bois,  les  monts,  les  torrents,  les  fontaines, 

La  sueur  qui  mouillait  mon  poil  et,  sur  ma  peau, 

Attestait  noblement  mes  robustes  travaux. 

Mon  bras  nerveux  tendait  l'arc  et  lançait  la  flèche, 

Ma  soif,  heureuse  alors,  buvait  à  l'outre  fraîche, 

Et  j'étais  plein  d'orgueil  si  j'avais  terrassé 

A  la  lutte,  Aphidas,  Chromis,  ou  devancé 

Cyllarus,  Argéios  ou  Dictys  à  la  course, 

Et  mes  yeux,  reflétés  au  miroir  de  la  source, 

Contemplaient  en  riant,  de  sa  gloire  étonné, 

Mon  visage  barbu,  d'un  pampre  couronné  ! 


Maintenant,  me  voilà  morose  et  solitaire, 
Hélas  !  Dans  le  passé,  je  regarde  en  arrière  : 
Où  sont  les  compagnons  de  mes  rustiques,  jeux? 
Hélops  avec  Mimas  est  retourné  vers  eux, 


LA    SANDALE    AILÉE  81 


Et  moi,  depuis  ce  jour,  j'ai  marché  sans  repos 

Si  loin  que,  sous  ma  chair,  on  compterait  mes  os  ! 

A  parcourir  le  bois,  la  montagne  et  la  plaine, 

Du  roc  escaladé  sans  y  reprendre  haleine 

Jusqu'au  fond  du  ravin  où  gronde  le  torrent, 

La  corne  s'est  usée  à  mon  sabot  errant. 

Et  j'ai  deux  fois  atteint  les  rives  de  la  mer. 

Mais  enfin  aujourd'hui  en  ce  vallon  désert 

Où  le  même  hasard  a  ramené  mes  pas, 

Je  m'arrête  à  jamais  et  couche  mon  flanc  las 

Dans  la  divine  odeur  de  son  herbe  fleurie 

Et  j'attends,  allongé  sur  sa  verte  prairie, 

Que  ce  dernier  soleil  ajoute  un  dernier  soir 

A  mon  inconsolable  et  morne  désespoir, 

Car,  au  ciel  matinal  comme  au  ciel  étoile, 

Je  n'ai  jamais  revu  le  blanc  Cheval  ailé, 

Et  c'est  pourquoi  tu  vois,  mécontent  et  farouche, 

Le  sanglot  à  la  gorge  et  le  sang  à  la  bouche, 

Mourir,  ô  Voyageur,  en  ces  illustres  lieux, 

Le  Centaure  Phrixus,  de  Pégase  envieux. 


82  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  PIÈGE 


C'était  Pégase,  le  cheval  fier  et  divin  ! 
Il  s'avançait,  mâchant  en  sa  bouche  sans  frein 
Des  feuilles  de  laurier  entre  ses  dents  amères; 
Parfois,  il  s'arrêtait,  brusque  et  frappant  la  terre 
De  son  sabot,  comme  s'il  voulait,  du  sol  dur, 
Faire  soudain  jaillir  le  flot  longtemps  obscur 
De  quelque  fabuleuse  et  nouvelle  fontaine, 
Les  hommes  ayant  vu  se  tarir  Hippocrène; 
Car  dans  sa  source  claire  aux  éloquentes  eaux 
Ils  avaient,  envieux  chacun  de  ses  rivaux, 
Et  pour  les  empêcher  d'y  boire  le  génie, 
Jeté  tant  de  cailloux,  de  fiente  et  de  sanie 
Que  son  onde,  lourde  d'ordure  et  de  poison, 
N'était  plus  à  présent  qu'un  infâme  limon; 
De  sorte  que,  depuis,  nul  ne  savait  plus  dire 
Les  mots  mystérieux  qui,  rythmés  sur  la  lyre, 


la  sandale  ailée  83 


Rendaient  le  grand  cheval  obéissant  et  doux 
Et  le  faisaient  hennir  et  ployer  les  genoux 
Pour  qu'on  pût  l'enfourcher  et  saisir  sa  crinière 
Mouvante,  et  sur  son  dos  monter  vers  la  lumière  ! 

On  le  voyait  rôder,  au  loin,  les  crins  au  vent, 
Comme  si  la  colère  éperonnait  son  flanc. 
Il  n'était  plus  le  coursier  pur,  cher  aux  poètes, 
Qui,  couronné  de  fleurs,  paraissait  dans  les  fêtes 
Derrière  la  statue  et  les  prêtres  du  Dieu. 
Il  fuyait  les  chemins  et  recherchait  les  lieux 
Sauvages;  s'il  venait  aux  portes  de  la  ville 
Il  s'arrêtait,  au  bruit  de  la  rumeur  servile 
Que  font  entre  ses  murs  les  hommes  d'aujourd'hui; 
Et,  si  quelqu'un  sortait  pour  s'approcher  de  lui, 
Il  s'écartait  d'un  bond  sans  écouter  la  voix, 
Dédaigneux,  méprisant,  —  haï...  et  c'est  pourquoi 
L'herbe  de  ce  vallon  cache  un  piège  où  bientôt 
Va  se  prendre  au  lacet  le  fabuleux  sabot, 
Et  du  chaste  poitrail  mouillé  d'écume  fraîche 
Un  sang  trop  orgueilleux  coulera  sous  la  flèche. 

C'est  lui.  Il  n'a  pas  vu  le  danger  et  l'embûche, 
Il  s'avance  et  pourtant  il  hésite;  il  trébuche 


ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


Et  le  voici  cabré  qui  recule...  Il  est  pris  ! 
Les  flèches,  du  buisson,  partent  avec  les  cris. 
Captif,  il  se  débat,  mais  l'entrave  résiste. 
L'angoisse  de  la  mort  dilate  son  œil  triste; 
Tandis  que  sur  ton  dos,  ô  Monstre  agonisant, 
Qu'épuise,  à  flots  vermeils,  la  perte  de  ton  sang, 
Tes  deux  ailes  en  feu  dont  la  pourpre  s'éteint 
Battent  d'un  battement  vertigineux  et  vain  ! 

Le  soir  tombe.  La  lutte  exécrable  est  finie. 
Le  crépuscule  est  rouge  et  la  terre  est  rougie; 
Le  corps  inanimé  de  ce  qui  fut  Pégase 
Accable  de  son  poids  les  herbes  qu'il  écrase. 
Ses  yeux  sont  clos;  il  garde  encore  entre  ses  dents 
La  feuille  de  laurier  qu'il  mordit  en  mourant; 
Son  sabot  nuancé  semble  d'agate  dure; 
Sa  crinière  aux  longs  crins  flotte  sur  l'encolure; 
Son  flanc  est  immobile  et  ses  ailes  inertes 
Petites,  qui  semblaient  si  grandes  quand,  ouvertes, 
Brusquement,  leur  essor  l'emportait  envolé, 
D'un  bond,  vers  la  lumière  ou  l'azur  étoile  ! 

Est-ce  bien  lui,  qui  fut  fabuleux  et  divin, 

Qu'on  peut  frapper  du  pied  ou  toucher  de  la  main? 


LA    SANDALE    AILÉE  85 


Lui  qui  ne  souffrait  plus  personne  sur  son  dos, 

Où  donc  sont  ses  écarts,  où  donc  sont  ses  galops? 

Maintenant  chacun  peut  l'approcher,  il  est  mort; 

Mais  eux,  qui  l'ont  tué,  le  redoutent  encor. 

On  hésite,  on  se  presse  en  cercle  pour  mieux  voir 

La  blessure  où  le  sang  se  fige  et  devient  noir. 

Peu  à  peu,  la  nuit  est  venue  et  l'herbe  est  sombre. 

Une  torche  allumée  éclate  et  pourpre  l'ombre. 

Quelqu'un  rit.  Aussitôt  un  rire  lui  répond. 

Tous  parlent  :  Il  est  mort,  enfin,  qu'en  fera-t-on? 

Qu'on  l'écorche,  à  moins  qu'on  ne  laisse  sur  la  place 

Sa  dépouille  pourrir  et  devenir  carcasse  ! 

Celui-là  l'injurie  et  l'outrage  et,  de  loin, 

Lui  crache  sur  la  croupe  et  lui  montre  le  poing, 

Tandis  qu'un  autre,  en  ayant  peur  qu'il  se  réveille, 

Se  penche  sur  Pégase  et  lui  tire  l'oreille. 

Une  immonde  rancune  enhardit  ces  vainqueurs 

Qui  s'agitent,  avec  des  airs  d'équarrisseurs, 

Autour  de  ce  cadavre  ailé  et  qui,  farouche, 

Tient  encore  parmi  l'écume  de  sa  bouche, 

Immortelle  et  toujours  odieuse  à  leurs  yeux, 

La  feuille  de  laurier  qui  fait  de  l'homme  un  Dieu  ! 


86  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


APHAREUS 


Aphareus  !  Ce  fut  une  nuit  qu'il  revint... 

Le  torrent  bleu  qui  gronde  au  fond  du  noir  ravin 

Empêcha  par  son  bruit  pesant  et  monotone 

Que  fût  le  pas  furtif  entendu  de  personne; 

Seule,  la  lune  ronde  en  son  croissant  cornu, 

Du  haut  du  ciel  qu'il  éclairait,  a  reconnu, 

A  sa  pâle  lueur,  cette  ombre  solitaire 

Et  double,  qui  marchait  à  pas  lents  sur  la  terre, 

Mais  nul  d'ici  n'a  vu  le  retour  incertain 

De  celui  qui,  pourtant,  était  là,  au  matin, 

Et  qu'au  réveil,  d'un  cri  éclatant  et  sonore, 

Saluèrent  d'en  bas  ses  frères  les  Centaures. 

Il  était  là,  debout  dans  le  jeune  soleil, 

Au  seuil  de  l'antre  retrouvé,  toujours  pareil 


LA    SANDALE    AILÉE  87 


Au  souvenir  laissé  par  lui  dans  les  mémoires; 
Son  torse  équestre  et  nu  et  fait  pour  la  victoire 
Se  cambrait  fièrement  et  se  creusait  aux  reins 
Comme  prêt  à  l'élan  rapide  et  souverain 
Où  se  ruait  jadis  sa  course  quand,  cabré, 
De  vertige,  d'ardeur  et  de  fougue  enivré, 
Il  distançait  le  vent  et  devançait  l'écho, 
Une  foudre  à  chacun  de  ses  quatre  sabots  ! 
C'était  bien  lui  !  C'était  sa  forme  et  sa  stature, 
Son  bras  qui,  droit  au  but,  guidait  la  flèche  sûre, 
Son  visage,  son  front  si  souvent  couronné 
Autrefois,  dans  les  jeux,  d'un  pampre  festonné; 
Lui  qui,  debout  au  seuil  de  l'antre,  dans  l'aurore, 
Ecoutait  retentir  le  grand  salut  sonore 
Qui  fêtait  le  retour,  ici,  parmi  les  siens, 
D'Aphareus,  honneur  des  champs  thessaliens  ! 


Aphareus  !  Ce  nom  avait,  de  bouche  en  bouche, 
Couru,  parmi  la  race  irritable  et  farouche 
Où  l'homme  en  un  seul  corps  s'unit  à  l'étalon 
Et  qui  peuple  le  pied  et  la  pente  des  monts, 
Fréquente  la  forêt  et  la  plaine  et  s'abreuve 
A  la  source  des  bois  comme  au  courant  du  fleuve 
Et  qui,  du  val  étroit  jusques  au  pic  neigeux, 


88  ŒUVRES    DE    HENRI    DE     RÉGNIER 


Promène  son  orgueil,  ses  luttes  et  ses  jeux. 

Plus  qu'aucun  autre,  au  temps  de  sa  rude  jeunesse, 

Il  avait  excellé  de  force  et  de  vitesse 

Et  l'on  citait  encor  son  jarret  et  son  bras 

Et  l'on  vantait  toujours  et  l'on  n'oubliait  pas 

La  façon  dont  sa  main  vigoureuse  et  velue 

Faisait  vibrer  la  pique  et  tourner  la  massue 

Et  comment,  torse  à  torse  et  poitrail  à  poitrail, 

Terrible,  et  tout  fumant  d'écume  à  ce  travail, 

Il  faisait  reculer  devant  lui,  pied  à  pied, 

Le  rival  insolent  qui  l'avait  défié. 

Exploits  prodigieux  dont  on  parlait  toujours, 

On  disait  ses  combats,  ses  jeux  et  ses  amours 

Et,  parfois,  en  un  soir  de  colère  et  d'orgie, 

Les  flambeaux  renversés  et  la  table  rougie, 

L'outre  pleine  vidée  en  un  seul  jet  de  vin 

Dans  sa  gorge,  la  torche,  éclatante  en  sa  main, 

Qu'il  portait,  à  travers  la  nuit,  les  yeux  bandés, 

Jusqu'au  sommet  aigu  des  pics  escaladés... 

Puis  ce  fut,  tout  à  coup,  un  jour,  son  antre  vide, 

Et  le  temps  qui  passa,  monotone  et  rapide, 

Sans  que  l'on  entendît  revenir  dans  le  vent 

Son  quadruple  galop  et  son  hennissement; 

Mais  son  nom  demeurait  sur  les  lèvres  encore, 

Si  glorieux  et  si  présent  et  si  sonore 


LA    SANDALE    AILÉE  89 


Que  lorsque,  dans  l'ardeur  et  le  bruit  d'un  festin, 
Quelqu'un  nommait  tout  haut  le  Centaure  lointain 
Et  disparu  sans  qu'on  eût  pu  trouver  sa  trace, 
On  se  serrait  soudain  comme  pour  faire  place 
A  son  ombre,  et  plus  d'un  regardait  vers  la  nuit... 

Et  c'était  lui,  et  c'était  lui,  et  c'était  lui, 
Héros  mystérieux  de  sa  course  inconnue, 
Qui  se  dressait,  subit  et  nouvel  à  la  vue, 
Debout  dans  la  clarté,  au  seuil  de  la  caverne  ! 
Avait-il  bu  les  eaux  du  Styx  ou  de  l'Averne, 
Et,  d'un  voyage  obscur,  nocturne  et  souterrain, 
Sortait-il  fabuleux,  immortel  et  divin? 
Et  tous,  dont  la  stupeur  saluait  son  retour 
D'un  cri  toujours  plus  fort  et  qui  croissait  toujours, 
Le  regardaient  d'en  bas,  debout  dans  le  soleil, 
Doré,  prodigieux,  triomphal  et  vermeil, 
Et,  le  voyant  ainsi  tout  empourpré  d'aurore, 
Ne  s'imaginaient  plus  qu'il  fût  leur  frère  encore 
Et  n'apercevaient  pas,  comme  il  s'approchait  d'eux, 
Que  sa  barbe  était  blanche  et  qu'il  boitait  un  peu. 


90  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Que  de  fois,  en  gardant  mon  troupeau  sous  les  pins, 
Je  t'entendis  monter  vers  moi,  par  les  chemins 
De  la  montagne,  Aphareus  !  Les  pierres  rondes 
Sur  Jes  pentes,  jusques  en  la  gorge  profonde, 
Rebondissaient  au  choc  de  ton  pas  inégal 
Qui  t'annonçait  de  loin,  Voyageur  matinal, 
A  moins  que,  vers  le  soir,  à  l'heure  seulement 
Où  s'empourpre  le  ciel  d'une  lueur  de  sang, 
Je  visse,  entre  les  troncs  de  la  forêt  rougie, 
Apparaître  soudain  ta  stature  surgie. 
Alors,  les  yeux  levés  de  ma  flûte  où  mes  doigts 
Changent  habilement  mon  souffle  en  une  voix, 
Je  saluais,  d'un  chant  plus  grave  et  plus  sonore, 
La  présence  d'Aphareus,  le  grand  Centaure, 
Qui  ne  dédaignait  pas  le  pauvre  art  incertain 
De  l'humble  pâtre  nu  qui  jouait  sous  les  pins 
Et  dont  la  flûte  rustique  te  plaisait  mieux 
Que  les  luttes,  les  cris,  les  festins  et  les  jeux, 
Car  tes  frères  en  vain  avaient  à  ton  refus 
Proposé  des  exploits  dont  tu  ne  voulais  plus  : 
Le  trait,  la  pique,  l'arc,  la  massue  et  la  coupe. 


LA    SANDALE    AILÉE  91 


Grave,  tu  méprisais  de  te  joindre  à  leur  troupe 

Et  s'ils  te  demandaient,  naïfs  et  curieux, 

Les  spectacles  divers  qu'avaient  connus  tes  yeux, 

Tu  baissais  tristement  ton  regard  vers  la  terre 

Et  tu  t'éloignais  d'eux,  muet  et  solitaire; 

Et  j'entendais  ton  pas  inégal  au  chemin, 

Et  ma  flûte  chantait  plus  juste  sous  les  pins. 

C'est  là  que,  bien  souvent,  Aphareus,  j'ai  vu, 

0  sombre  voyageur  d'un  voyage  inconnu, 

Couler  tes  pleurs  secrets  jusqu'en  ta  barbe  blanche, 

Lorsque  le  bois  entier,  des  racines  aux  branches, 

Tout  à  coup,  infini,  mélodieux,  vivant, 

Vibrait  d'une  rumeur  dans  le  souffle  du  vent 

Et  devenait  un  vaste  murmure  marin; 

C'est  alors  que  j'ai  deviné  ton  beau  chagrin 

Et  pourquoi  ta  tristesse  aimait,  ô  cher  Centaure, 

Ma  flûte  mélangée  à  ces  cimes  sonores 

Et  que,  des  ans  passés  là-bas  et  loin  des  tiens, 

Tu  conservais  toujours  aux  champs  thessaliens, 

Eternel  souvenir  de  tes  courses  lointaines, 

Le  regret  de  la  Mer  où  chantent  les  Sirènes  ! 


92  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LA  NYMPHE  DE  LA  SOURCE 


Si  tes  pas  t'ont  conduit  vers  l'heureuse  vallée 
Où  la  source  murmure  au  milieu  des  roseaux, 
Souviens-toi,  voyageur,  que  sa  paix  embaumée 
Est  due  à  la  fraîcheur  qu'y  répandent  mes  eaux. 


Ce  sont  elles  qui  font  les  fleurs  douces  éclorc, 
Et  verdir  l'arbre  vaste,  agréable  à  tes  yeux. 
Et  si,  dormant  auprès  de  son  âme  sonore, 
Tu  vois,  nue  à  tes  pieds,  la  Nymphe  de  ces  lieux, 

Vénère-la.  Reprends  ton  chemin  sans  offense, 
Contente-toi  de  l'ombre  où  tu  t'es  abrité, 
Du  bruit  mélodieux  qui  s'ajoute  au  silence, 
Et  de  la  coupe  bue  à  mon  flot  argenté. 


LA    SANDALE    AILÉE  93 


LA  FORÊT 


Héroïque  forêt  de  légende  et  de  songe, 

Si  tu  ne  m'offres  plus  ton  fabuleux  mensonge 

Et  si,  dans  tes  chemins,  je  ne  retrouve  pas 

Les  Princesses  en  pleurs  que  rencontraient  mes  pas 

Ni  les  grands  Chevaliers  s'en  allant  sous  l'armure 

Vers  la  grotte  enchantée  où  dormait  l'aventure 

Dont  le  destin  devait  ouvrir  à  leur  retour 

Le  château  de  Tristesse  ou  le  verger  d'Amour, 

Qu'importe  !  N'as-tu  pas,  toujours  qui  recommencent, 

Tour  à  tour,  tes  rumeurs,  tour  à  tour,  tes  silences 

Et  tes  tendres  printemps  et  tes  riches  étés? 

Diadème  et  manteau  de  ta  maturité, 

N'as-tu  pas,  ô  forêt  heureuse,  tes  automnes 

Dont  la  pourpre  te  vêt  et  dont  l'or  te  couronne? 

N'as-tu  pas  le  pin  calme  et  le  chêne  puissant 


94  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Et  les  arbres  légers  qui  chantent  dans  le  vent, 
Forêt,  toi,  l'innombrable  et  pareille  à  la  mer. 
0  toi,  dont  le  parfum  est,  tour  à  tour,  amer, 
Délicieux,  farouche  et  fort  comme  la  vie?... 


Je  viens  à  toi,  Forêt,  je  veux  vivre.  J'oublie 
Que  tu  fus  autrefois  fabuleuse  à  mes  yeux. 
Les  héros  de  mon  rêve  en  ont  rejoint  les  dieux. 
Pour  animer  ton  ombre  et  que  tu  sois  vivante 
Il  suffit  d'être  seul  à  celui  qui  te  hante 
Sans  qu'il  voie  à  travers  les  trous  de  tes  fourrés 
Des  fantômes  de  songe  et  des  êtres  sacrés 
Peupler  ta  solitude  et  peupler  ton  mystère. 
Maintenant  n'es-tu  pas  plus  belle,  solitaire 
Et  que  rien  n'ose  plus  troubler  ta  verte  nuit? 
Car  les  Faunes  cornus  qui  dansaient  avec  bruit 
Sur  les  pommes  de  pin  et  sur  les  feuilles  sèches 
Sont  partis;  leur  sabot,  au  caillou  qui  l'ébrèche, 
Ne  fait  plus  retentir  sa  corne  dans  l'écho; 
La  Nymphe  fugitive  et  vaine  a  quitté  l'eau 
Des  sources,  et  «on  corps,  comme  elles  transparent, 
N'en  sort  plus  vaporeux  et  vain  comme  le  vent, 
Et  l'arbre  a  refermé  son  écorce  fendue 
Silencieusement  sur  la  Dryade  nue, 


LA    SANDALE    AILÉE  95 


Prisonnière  à  jamais  du  tronc  qui  la  retient, 
Et,  merveilleux  combat  héraldique  et  païen, 
On  ne  reverra  plus  se  heurter  sous  les  branches 
Le  Centaure  au  poil  rouge  et  la  Licorne  blanche. 


96  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  REFUS 


Merci  d'avoir  franchi  le  seuil  de  ma  maison 

Et  de  m'être  venu  rappeler  la  saison 

Que  j'oubliais  au  coin  de  mon  foyer  en  cendre. 

C'est  vrai  :  La  sève  vive  enfle  l'écorce  tendre 

Et  l'éternel  printemps,  une  nouvelle  fois, 

Réveille  le  jardin  et  reverdit  le  bois  ! 

Voici  rire  la  source  et  chanter  la  fontaine 

Et  c'est  vers  la  clarté  que  ton  geste  m'entraîne.. 

Mais,  non  !  reprends  ta  route  et  ne  t'arrête  pas 

Ici.  Mon  pas  pesant  serait  trop  vite  las 

Et  mon  talon  trop  lourd  laisserait  en  arrière 

Mon  effort  de  s'unir  à  ta  marche  légère, 

Et  je  ferais  du  bruit  en  buttant  aux  cailloux, 

Et  la  Nymphe  en  riant  s'enfuirait  devant  nous 

Et,  de  sa  course,  hélas  !  par  l'écho  prévenue, 

Nous  ne  verrions  tous  deux  que  son  épaule  nue, 


LA    SANDALE    AILÉE  97 


Tandis  que  toi,  tu  peux  la  surprendre  et,  d'un  bond, 
La  saisir,  frissonnante  et  fraîche.  Ainsi  va  donc 
Seul  dans  le  clair  printemps  qui  t'appelle,  et  me  laisse 
Suivre  d'un  long  regard  attendri  ma  jeunesse 
Qui  ressemblait  jadis  à  la  tienne  et  va-t'en, 
Loin  du  seuil  où  tu  vins  saluer  en  passant, 
Par  ce  matin  d'avril,  celui  qui  fut  toi-même 
Autrefois,  et  qui  te  remercie  et  qui  t'aime 
Et  souhaite  à  ta  lèvre  habile  aux  chants  nouveaux 
Une  flûte  coupée  au  plus  vert  des  roseaux. 


98  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  SACRIFICE 


Agamemnon,  ton  noir  chagrin  pleure  en  tes  yeux 

L'oracle  du  Devin  et  le  décret  des  Dieux, 

Et  c'est  ton  sang  déjà  qui  coule  dans  tes  larmes. 

La  pourpre  du  couchant  rougit  tes  belles  armes, 

Et  ton  grand  bouclier  éclatant  et  vermeil 

Reflète  la  couleur  et  l'orbe  du  soleil, 

Quand  tu  marches,  le  long  de  la  mer,  sur  le  sable, 

Le  front  baissé,  en  proie  au  tourment  mémorable 

Qui  partage  ton  cœur  incertain,  déchiré 

Par  un  double  devoir  également  sacré, 

Lutte  impie  où  le  Roi  combat  contre  le  Père... 

Je  t'ai  revu  souvent  sur  cette  grève  amère, 

Malheureux  !  J'ai  pensé  souvent  que  ton  Destin 

Fut  pareil  à  celui  du  Poète  qu'étreint 

Un  semblable  désir  d'orgueil  et  de  victoire  : 

Il  livre,  comme  toi,  en  offrande  à  la  gloire, 


LA    SANDALE    AILÉE  99 


Pour  contenter  l'oracle  et  pour  fléchir  les  Dieux, 
Tandis  que  d'acres  pleurs  brûlent  ses  tristes  yeux, 
Sa  jeunesse  éperdue  et  qui  tout  bas  l'implore, 
Et  qui  craint  de  mourir  et  qui  veut  vivre  encore, 
Et  dont  la  tendre  chair  se  révolte  en  pensant, 
Hélas  !  au  vain  laurier  que  va  payer  son  sang, 
Et  qu'implacablement  immole  un  dur  génie 
Sur  l'autel  où  jadis  mourut  Iphigénie. 


Tjruverslteiif 

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Ottavlens)» 


VI 


VILLE  D'ORIENT 


Toi,  dont  j'ai  vu  monter  de  la  terre  d'Asie 
Les  cyprès  toujours  verts  et  les  blancs  minarets, 
Entre  toutes,  mon  cœur,  ô  Ville,  t'a  choisie 
Pour  l'un  de  ses  désirs  et  l'un  de  ses  regrets. 


Ma  mémoire  s'émeut  à  tes  beautés  lointaines 

Dont  l'aspect,  un  seul  jour,  charma  mes  yeux  nouveaux, 

Et  j'écoute,  depuis,  la  voix  de  tes  fontaines 

Qui  rend  plus  grave  encor  la  paix  de  tes  tombeaux. 


Entre  leurs  murs  verdis  de  faïences  persanes 
Où  luisent  dans  l'émail  les  versets  du  Coran, 
Ils  gardent  à  l'écart,  parmi  les  vieux  platanes, 
Les  cercueils  inégaux  que  surmonte  un  turban. 


104 


ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


Si  ce  sont  d'autres  mains  qui  soutiennent  les  hampes 
Des  grands  étendards  verts  brodés  du  nom  d'Allah, 
La  mosquée  où  priaient,  prosternés  sous  les  lampes, 
Ceux-ci  qui  maintenant  sont  morts,  est  toujours  là. 


La  fontaine  où  jadis,  par  ordre  du  Prophète, 
Dans  l'onde  jaillissante  et  qui  n'a  pas  tari, 
Ils  se  lavaient  les  pieds,  la  poitrine  et  la  tête, 
Murmure  dans  sa  vasque  avec  le  même  bruit. 


Sa  vivante  fraîcheur  emplit  tout  le  silence 
De  ce  beau  lieu  muet,  solennel  et  luisant. 
Et  la  lumière  est  douce  aux  carreaux  de  faïence 
Dont  chacun  porte  en  or  un  fier  dessin  persan. 


C'est  là  qu'assis  en  l'ombre  bleue  et  métallique 
Et  sous  le  dôme  blanc  que  rien  ne  peut  ternir 
J'ai  commencé  d'aimer  ta  grâce  asiatique 
Et  senti  naître  en  moi  ton  premier  souvenir, 


LA    SANDALE    AILEE  105 


Et  que,  las  du  soleil  et  fermant  la  paupière, 

Je  revoyais  déjà  sur  le  ciel  d'Orient 

Ta  montagne  au  beau  nom  debout  dans  la  lumière, 

Ton  Olympe  à  la  fois  neigeux  et  verdoyant; 


Et,  s'étageant  au  gré  de  la  pente  fertile, 
Dont  la  terre  arrosée  est  propice  aux  jardins, 
Tes  maisons  à  toit  plat  que  recouvre  la  tuile 
Et  tes  enclos  carrés  qu'embaument  les  jasmins. 


C'est  leur. âme  odorante  et  celle  de  la  rose 
Que  tes  marchands  subtils  enferment  avec  art 
Dans  le  cristal  aigu  de  la  fiole  close 
Qu'ils  vendent,  accroupis  aux  nattes  du  bazar; 


Mais  tes  Fils  patients,  ô  Ville  industrieuse, 

S'ils  savent  prendre  aux  fleurs  leurs  parfums  passagers, 

Connaissent  le  secret,  sur  la  trame  soyeuse, 

D'en  tisser  longuement  les  fantômes  légers; 


106  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Et  c'est  pourquoi  mon  cœur  en  ce  jour  t'a  choisie 
Pour  vivre  en  ma  mémoire  et  t'a  jouter  aux  lieux 
Dont  les  chers  souvenirs  sont,  au  fond  de  ma  vie, 
Le  regret,  le  désir  et  l'amour  de  mes  yeux. 


LA    SANDALE    AILÉE  107 


MIROIR  PERSAN 


L'étroit  miroir  qui  dort  en  sa  boîte  persane, 
Toute  peinte  de  fleurs  que  traça  le  pinceau, 
Imite,  sans  que  rien  le  tarisse  ou  le  fane, 
La  forme  d'une  feuille  et  la  couleur  de  l'eau. 


L'artisan  de  jadis  a  taillé  dans  le  jade 
Son  contour,  qui  remplit  la  paume  de  la  main, 
Pour  ce  geste  qui  fut  le  tien,  Sehéhérazade, 
Revoyant  ton  visage  au  soleil  du  matin  ! 


Car,  chaque  nuit,  ta  longue  et  merveilleuse  histoire 
Suspend  sur  ton  col  nu  le  sabre  redouté, 
Et  ta  langue  te  vaut  l'incertaine  victoire 
De  sourire,  une  fois  encore,  à  ta  beauté; 

**  10 


108  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Mais  le  temps  implacable  et  qui  n'a  pas  d'oreilles, 
Plus  sourd  que  le  Khalife  ingrat  et  curieux, 
N'épargne  pas  la  joue  et  la  bouche  vermeilles; 
Et  la  cruelle  mort  ferme  les  plus  beaux  yeux; 

Le  miroir  qui,  peut-être,  a  miré  la  Sultane 
Reflète  maintenant  un  visage  nouveau, 
Et  conserve  toujours  en  sa  boîte  persane 
La  forme  de  la  feuille  et  la  couleur  de  l'eau. 


LA    SANDALE    AILÉE  109 


EN  ARCADIE 


Et  in  Arcadîa  ego. 

C'est  ici  ton  vrai  ciel  et  ton  sol,  Arcadie, 
Que  je  foule  du  pied  et  qu'admirent  mes  yeux; 
C'est  l'écho  réveillé  de  ta  voix  endormie 
Qui  répète  à  ma  voix  ton  nom  mélodieux. 

Ce  fleuve  sinueux  qui  marque  dans  le  sable 

Son  lit  que,  chaque  hiver,  déplace  un  cours  nouveau 

Est  divin,  fabuleux,  antique  et  vénérable, 

Dont  sèchent  aujourd'hui  les  méandres  sans  eau. 

Ce  pâtre,  qui,  là-bas,  regarde  dans  la  plaine 
L'ombre  étroite  tourner  autour  des  cyprès  droits, 
Image  sans  beauté  de  l'Eglogue  lointaine, 
Est  le  frère  pourtant  des  Bergers  d'autrefois. 


110  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Misérable  et  pensif,  assis  parmi  les  chênes, 
Sur  sa  flûte,  il  module  un  air  rustique  et  lent 
Qui  tremble  de  douleur,  de  tristesse  et  de  fièvre 
Entre  la  terre  ardente  et  le  soleil  brûlant. 


Ici  fut  Olympie,  et  ce  lieu  solitaire 
Où  le  caillou  résonne  au  choc  de  mon  talon, 
A  vu  jadis  l'Hellade  en  fête,  tout  entière, 
Se  presser  dans  l'enclos  de  l'illustre  vallon. 


Le  cri  de  tout  un  peuple  en  ses  mille  poitrines 
Acclamait  les  vainqueurs  des  luttes  et  des  jeux 
Et  saluait,  debout  au  pied  de  ces  collines, 
Les  temples,  les  trésors  et  les  autels  des  Dieux. 


Maintenant,  le  soleil  chauffe  dans  l'herbe  molle 
La  colonne  brisée  et  le  fronton  détruit, 
Et  le  bourdonnement  d'une  abeille  qui  vole 
Occupe  à  sa  rumeur  l'oreille  qui  la  suit. 


LA    SANDALE    AILÉE  111 

L'air  vibre.  La  chaleur  brûle  dans  la  lumière. 
Aucun  souffle  n'émeut  les  lauriers  et  les  pins. 
Le  silence  s'endort,  et  ce  marbre  en  poussière 
Est  le  reste  d'un  Dieu  qui  coule  de  ta  main. 


Seuls,  le  subtil  Hermès  et  la  Victoire  ailée 
Ont  su  vaincre  le  sort  et  déjouer  le  temps, 
Et  leur  double  beauté,  sublime  et  mutilée, 
Vit  encore  aujourd'hui  dans  le  marbre  éclatant. 


Entre  les  mille  Dieux  tombés  du  sanctuaire 
Dont  le  pic  exhuma  les  débris  incertains, 
Eux  seuls  de  tous,  l'Ingénieux  et  la  Guerrière, 
Se  dressent  beaux  encore  et  sont  toujours  divins. 


Et  foulant  ta  poussière  immortelle,  Olympie, 
Il  me  semblait  entendre  un  pas  mystérieux 
Qui  conduisait  mes  pas  vers  ta  gloire  endormie 
Sous  ce  soleil  si  fort  que  j'en  fermais  les  yeux 

*  *  ii). 


112  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Pour  écouter,  semblable  à  quelque  aile  invisible, 
Le  frémissement  clair  et  le  frisson  guerrier 
Des  abeilles  sans  nombre  en  ton  vallon  paisible 
Où  pousse  le  pin  vert  auprès  du  noir  laurier. 


LA    SANDALE    AILÉE  113 


SOUVENIR 


C'est  un  lieu  dont  on  se  souvient, 

Comme  d'un  visage, 
La  pensée  errante  y  revient, 

Quand  l'esprit  voyage... 

Voici  la  ville  et  la  villa 

Et  ses  salles  peintes; 
Nous  nous  sommes  promenés  là, 

Écoutant  les  plaintes 

Des  jets  d'eau  vaporeux  et  frais 
Et  des  cent  fontaines 

Et  du  vent  dans  les  noirs  cyprès 
Et  des  vasques  pleines. 


114  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Nous  avons  respiré  l'odeur 

Du  jardin  en  pente 
Qui  sent  l'eau,  la  feuille  et  la  fleur 

Et  la  mort  vivante. 


Les  pas  s'en  vont;  l'ombre  les  suit, 

Mais  l'âme,  ici,  reste 
De  ceux  que  l'amour  a  conduits 

A  la  Villa  d'Esté. 

Elle  est  un  lieu  magicien 

Sur  l'autre  rivage; 
On  en  parle  et  l'on  s'en  souvient 

Comme  d'un  visage. 


LA    SANDALE    AILÉE  115 


LE  CLOITRE 


Fruit  de  l'heure,  éclatant  dans  un  bronze  trop  mûr, 
La  grappe  de  midi  s'égrène  au  campanile, 
Et  le  soleil  vineux  ruisselle  sur  le  mur  ! 

L'été  brûle  alentour  la  campagne  et  la  ville; 
Le  marbre  qui  la  pave  est,  au  talon,  du  feu, 
Tandis  que  cuit  au  toit  la  braise  de  la  tuile. 

Le  ciel  est  presque  sombre  à  force  d'être  bleu, 

Une  tristesse  ardente  accable  le  silence 

Où  les  cloches  d'or  lourd  se  taisent  peu  à  peu. 

Il  fait  chaud.  Mon  ombre  me  pèse,  et  je  commence, 
Dans  un  vertige,  à  voir  le  cloître  tout  entier 
Qui  semble,  de  soleil  ivre  jusqu'à  la  danse, 

Autour  de  moi  tourner  au  pas  de  ses  piliers. 


116  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


ÉPIGRAMME  VÉNITIENNE 


Un  vent  triste  et  perfide,  ô  Venise,  a  soufflé 
Sur  le  fard  pâli  de  ta  joue; 

Et  la  Fortune  a  fait,  de  son  talon  ailé, 
Plus  d'une  fois  tourner  sa  roue. 


Toi,  qui  voyais  jadis,  comme  un  essaim  bruyant 
Sorti  de  tes  ruches  guerrières, 

Vers  ta  riche  beauté  revenir  d'Orient 

Les  fanaux  d'or  de  tes  galères  ! 


Un  jour  ne  t'es-tu  pas,  en  robe  de  brocart, 
Eblouissant  ceux  qui  t'ont  vue, 

Assise  en  ton  orgueil  et  leur  offrant  leur  part 
A  ton  festin,  la  face  nue? 


LA    SANDALE    AILÉE  117 


Puis,  sous  le  masque  noir  dont  le  nocturne  atour 

Parait  ta  grâce  déguisée, 
N'as-tu  pas  invité  le  Plaisir  et  l'Amour 

A  boire  à  ta  coupe  irisée? 

Une  barque  de  fruits  croise  sur  le  canal 

Une  gondole  lente  et  close; 
Un  noir  cyprès  dans  le  jardin  de  l'hôpital 

Dépasse  le  haut  du  mur  rose; 

Un  vieux  palais  sourit  à  l'angle  d'un  campo 

De  sa  façade  défardée, 
Derrière  un  store  jaune  d'ocre,  un  piano 

Estropie  un  air  d'Haïdée; 

Sur  la  lagune,  une  péotte  de  Chioggia 

Etend  sa  rouge  voile  oblique 
En  attendant  le  vent  subtil  et  doux  qui  va 

Se  lever  de  l'Adriatique. 

Et,  Maîtresse  des  mers,  j "évoque  un  temps  lointain, 
Venise,  où,  Reine  des  rivages, 

Tu  coilîais  d'une  conque  d'or  le  front  marin 
De  tes  Doges  aux  durs  visages. 


118  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


RETOUR 


Nous  revoici  sur  cette  grève, 
Ma  vie,  une  seconde  fois; 
L'heure  fuit,  monotone  et  brève 
Comme  le  sable  entre  tes  doigts; 

La  mer  se  lamente  à  la  dune 
Où  poussent  les  chardons  marins, 
Et  je  sais  que,  ce  soir,  la  lune 
Sera  ronde  à  travers  les  pins. 

L'aurore  sera  le  silence 

Et  midi  sera  le  soleil 

Et  ce  jour,  au  jour  qu'il  devance, 

Aura  sans  doute  été  pareil. 


LA    SANDALE    AILEE  119 


Mais  ce  modeste  paysage, 
Le  même,  suffît  à  mes  vœux 
Si  j'ai  devant  moi  ton  visage, 
Car  je  retrouve  dans  tes  yeux 

Les  beaux  pays  dont  la  lumière 
Plut  à  ton  regard  enchanté 
Qui  rêve,  se  voile  ou  s'éclaire, 
Du  souvenir  de  leur  beauté, 


Et,  lorsque,  assise  sur  le  sable, 
Tu  le  filtres  entre  tes  doigts, 
En  tes  yeux  est  reconnaissable 
Le  songe  lointain  que  tu  vois  : 

C'est  le  Bosphore  ou  la  Lagune, 
Onde  de  pourpre  ou  flot  d'argent, 
Constantinople  sous  la  lune, 
Ou  Venise  au  soleil  couchant  ! 


11 


120  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


ORIENT 


Orient  !  tu  dormais  au  fond  de  mes  pensées, 
Equivoque,  secret,  odorant  et  subtil, 
Dans  le  kiosque  où  touche  aux  lampes  balancées 
La  main  sèche  d'un  Aladin  au  noir  profil  ! 

Tes  mille  et  une  nuits  de  parfums  et  d'étoiles 
T'avaient  fait  ce  sommeil  de  sultane  au  jardin, 
Et  je  te  regardais  sans  écarter  les  voiles 
Où  ton  visage  obscur  attendait  le  matin. 

Assis  en  l'ombre  bleue  attentive  aux  fontaines 
Où  la  tulipe  est  droite  au  bord  des  bassins  frais, 
J'écoutais  longuement,  perle  des  nuits  sereines, 
La  voix  du  rossignol  aux  pointes  des  cyprès. 


LA    SANDALE    AILEE  121 


.Mais,  comme  ta  beauté  voluptueuse  et  grave 
Qui  a  le  goût  des  fruits  et  le  parfum  des  fleurs, 
Comme  tes  pieds  posés  aux  faïences  que  lave 
Le  jet  d'eau  qui  s'irise  aux  feux  des  sept  couleurs, 

Je  savais  tes  ardeurs  et  tes  amours  jalouses 
Et  le  rusé  lacet  et  le  sabre  coupant 
Qui  changent  aux  cous  nus  des  perfides  épouses 
Les  grains  de  leurs  rubis  en  gouttes  de  leur  sang. 

Car  si,  dans  le  parfum  des  jasmins  et  des  roses, 
Et  sur  la  douce  soie  et  les  tapis  tissés, 
Ta  langueur,  Orient,  s'étire  et  se  repose, 
Lin  redoutable  éclair  luit  en  tes  yeux  baissés. 

Que  la  colère  coure  en  tes  veines  brûlantes 
Et  te  voici  debout  soudain,  et  tes  talons, 
Habitués  longtemps  aux  marches  indolentes, 
Pressent  le  flanc  fougueux  des  ardents  étalons  ! 

Adieu,  les  longs  loisirs  et  la  sieste  divine, 
Ta  paresse  se  cambre  en  orgueil  frémissant, 
Comme  la  lune  ronde  au  ciel  qu'elle  illumine 
Se  contracte,  amincie,  et  s'aiguise  en  croissant  ! 


122  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


Et  tu  passes  alors  en  mes  rouges  pensées. 
Non  plus  mystérieux,  subtil  et  le  corps  oint 
D'essence  précieuse  et  d'huile  parfumée, 
Mais  l'étrier  au  pied  et  l'étendard  au  poing. 


Et  je  te  vois  alors,  sous  le  turban  de  guerre 
Dont  la  coiffe  d'acier  te  protège  le  front, 
Regardant,  devant  toi,  saigner  dans  la  poussière 
La  tête  du  vaincu,  qui  pend  à  ton  arçon... 


La  double  vision  à  mes  yeux  évoquée 
Tourmente  tour  à  tour  mon  esprit  incertain, 
Tandis  qu'au  minaret  de  la  blanche  mosquée, 
Guttural  et  criard,  chante  le  muezzin. 


Il  fait  sombre  déjà  sous  les  larges  platanes 

De  la  petite  place  ombragée  où  je  suis, 

Et  j'écarte  parfois  d'un  geste  de  ma  canne 

Un  chien  jaune  qui  rôde  et  dont  le  croc  blanc  luit; 


LA    SANDALE    AILÉE  123 


Dans  le  ciel  clair  encore  à  travers  le  feuillage 
Les  martinets  aigus  croisent  leurs  cris  ailés, 
Et  dans  la  tasse  étroite  où  glisse  leur  image 
Mon  café  refroidit  auprès  du  narghilé. 


La  rue  en  pente  va  vers  l'échelle  prochaine 
Et,  de  la  Corne  d'Or  où  mon  caïque  attend, 
Je  verrai  se  lever,  courbe  et  visible  à  peine, 
La  Lune,  sur  Stamboul  où  règne  le  Croissant! 


il. 


124  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LUNE 


Un  jour  je  serai  las  de  vous,  ô  Lune  rose, 
Lumineuse  déjà  en  un  ciel  encor  clair, 
Et  qui,  lente,  sereine  et  mollement  éclose, 
Montez  à  l'horizon  au-dessus  de  la  mer. 


Je  serai  las  de  vous  et  las  de  votre  face, 
Dont  le  profil  aigu  qui  s'incurve  en  croissant, 
S'arrondit  pour  former  au  milieu  de  l'espace 
Votre  visage  d'or,  de  cristal  ou  d'argent. 

Je  serai  las  de  vous  et  baisserai  la  tête 
Vers  ce  sable  qui  cède  aujourd'hui  sous  mes  pas 
En  songeant  que  demain  sur  sa  grève  parfaite 
Mon  empreinte  sans  but  ne  se  marquera  pas. 


LA    SANDALE    AILÉE  125 


Pourtant,  j'ai  bien  aimé,  ô  Lune  différente, 

Ta  lumière  fidèle  et  tes  regards  divers, 

Et,  dans  les  ciels  nombreux  où  ta  course  est  errante 

J'ai  salué  souvent  ton  astre  par  mes  vers. 

Je  t'ai  vue,  éclairant  de  ma  terre  natale 
Les  villes,  les  coteaux,  les  fleuves  et  les  bois, 
Lune,  et  je  t'ai  connue  aussi,  orientale, 
Au-dessus  des  cyprès  et  des  minarets  droits. 

Sur  ce  qui  fut  Byzance  et  ce  qui  fut  Athènes, 
J'ai  vu  tes  beaux  rayons,  de  la  hauteur  des  nuits, 
Descendre  et  reposer  leurs  lueurs  incertaines 
Sur  les  jardins  en  fleurs  et  les  marbres  détruits, 

Et,  sous  l'enchantement  de  ton  silence,  ô  Lune, 
J'ai  vu  Rome  dormir  en  son  éternité, 
Et  Venise,  à  demi  baignée  en  sa  lagune, 
Toute  chaude  du  jour,  rire  de  volupté. 


126  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Lune,  dans  les  agrès  d'un  navire  qui  roule 
Par  delà  l'Océan,  vers  un  monde  nouveau, 
Je  te  revois,  dansante  au  branle  de  la  houle 
Et  mêlant  ton  feu  pâle  aux  couleurs  des  fanaux; 


Sur  un  fleuve  qui  gronde  et  tombe  en  cataracte 
Et  qui  remplit  l'écho  d'un  tonnerre  gelé, 
Je  revois,  clair  et  dur  au  froid  qui  le  contracte, 
Ton  disque  étincelant  dans  un  ciel  étoile; 


Et,  sur  la  molle  terre  où  pousse  la  liane 
Aux  arbres  limoneux  de  l'humide  forêt, 
Je  me  souviens  de  toi,  aux  nuits  de  Louisiane 
Où  tu  mirais  ta  face  au  miroir  des  marais. 


Peut-être  en  plus  d'un  ciel  te  chercherai-je  encore 
Jusqu'à  ce  que  mes  yeux  indifférents  et  las 
Se  ferment  pour  ne  plus  savoir  à  quelle  aurore 
Ton  astre  à  son  déclin  aura  conduit  mes  pas? 


LA    SANDALE    AILÉE  127 


Lune,  du  sable  pur  de  quelque  beau  rivage 
Ou  par  la  vitre  étroite  au  mur  de  la  maison, 
Quand  mon  regard  verra  ton  lumineux  visage 
Pour  la  dernière  fois  monter  à  l'horizon, 


Je  ne  regretterai  de  tes  heures  limpides 

Que  celles  dont  l'instant  fugitif  fut  compté, 

Au  battement  plus  prompt  de  mon  cœur  plus  rapide, 

Par  le  jeune  Désir  ou  par  la  Volupté. 


128  ŒIYRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  SOUHAIT 


Peut-être,  si  j'avais  choisi  mon  temps  où  vivre, 
Eussé-je,  grave  et  doux,  vieilli  sous  le  turban, 
Et  ma  vie  eût  passé  ses  jours  calmes  à  suivre 
L'ombre  du  cyprès  noir  et  du  minaret  blanc. 

Dans  la  fraîche  mosquée  où  mille  fleurs  sont  peintes 
Sur  la  faïence  lisse  autour  du  nom  d'Allah, 
J'aurais,  les  yeux  levés  vers  les  lampes  éteintes, 
Attendu  qu'Azraël,  à  mon  tour,  m'appelât; 


A  la  fontaine  pure  où  coule  une  onde  claire, 
J'aurais  lavé  mes  pieds,  mon  visage  et  mes  mains, 
Et  prosterné  mon  corps  au  tapis  de  prière, 
Chaque  fois  qu'au  ciel  bleu  chantent  les  muezzins; 


LA    SANDALE    AILÉE  129 

Et,  sur  la  Corne  d'Or  par  la  nuit  étoilée, 
Mon  caïque  eût  fendu  le  flot  pareil  aux  deux; 
Et  ma  femme,  pour  tous  jalousement  voilée, 
N'eût  montré  qu'à  moi  seul  les  astres  de  ses  yeux. 

Ainsi  j'aurais  vécu  dans  ma  demeure  close, 

Mêlant  à  la  senteur  en  feu  du  tabac  fin 

Le  parfum  du  santal  et  l'odeur  de  la  rose, 

Sous  quelque  vieux  Sultan,  au  nom  sonore  et  saint. 

Et  dans  le  cimetière  où  se  pressent  les  tombes, 
Harmonieusement  et  du  haut  des  cyprès, 
La  voix  des  rossignols  et  la  voix  des  colombes 
Auraient  bercé,  là-bas,  mon  sommeil  sans  regrets. 

Mais  qu'importe  sa  vie  à  qui  peut  par  son  rêve 
Disposer  de  l'espace  et  disposer  du  temps  ! 
Qu'importe,  puisque  j'ai,  d'une  illusion  brève, 
Satisfait  à  jamais  mon  désir  d'un  instant, 

Et  qu'à  travers  Stamboul  et  dans  la  verte  Brousse 
J'ai  ressenti  l'attrait  du  pays  musulman 
Où  s'allonge,  le  soir,  sur  la  terre  âpre  et  douce, 
L'ombre  du  cyprès  noir  et  du  minaret  blanc  ! 


130  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


VILLE  DE  FRANCE 


Le  matin,  je  me  lève,  et  je  sors  de  la  ville. 
Le  trottoir  de  la  rue  est  sonore  à  mon  pas, 
Et  le  jeune  soleil  chauffe  les  vieilles  tuiles, 
Et  les  jardins  étroits  sont  fleuris  de  lilas. 


Le  long  du  mur  moussu  que  dépassent  les  branches 
Un  écho  que  l'on  suit  vous  précède  en  marchant, 
Et  le  pavé  pointu  mène  à  la  route  blanche 
Qui  commence  au  faubourg  et  s'en  va  vers  les  champs. 


Et  me  voici  bientôt  sur  la  côte  gravie 
D'où  l'on  voit,  au  soleil  et  couchée  à  ses  pieds, 
Calme,  petite,  pauvre,  isolée,  engourdie, 
La  ville  maternelle  aux  doux  toits  familiers. 


LA    SANDALE    AILÉE  131 


Elle  est  là,  étendue  et  longue.  Sa  rivière 
Par  deux  fois,  en  dormant,  passe  sous  ses  deux  ponts; 
Les  arbres  de  son  mail  sont  vieux  comme  les  pierres 
De  son  clocher  qui  pointe  au-dessus  des  maisons. 

Dans  l'air  limpide,  gai,  transparent  et  sans  brume 
Elle  fait  un  long  bruit  qui  monte  jusqu'à  nous  : 
Le  battoir  bat  le  linge  et  le  marteau  l'enclume, 
Et  l'on  entend  des  cris  d'enfants,  aigres  et  doux... 

Elle  est  sans  souvenirs  de  sa  vie  immobile, 
Elle  n'a  ni  grandeur,  ni  gloire,  ni  beauté; 
Elle  n'est  à  jamais  qu'une  petite  ville; 
Elle  sera  pareille  à  ce  qu'elle  a  été. 

Elle  est  semblable  à  ses  autres  sœurs  de  la  plaine, 
A  ses  sœurs  des  plateaux,  des  landes  et  des  prés; 
La  mémoire  en  passant  ne  retient  qu'avec  peine, 
Parmi  tant  d'autres  noms,  son  humble  nom  français; 

Et  pourtant,  lorsqu'après  un  de  ces  longs  jours  graves 
Passés  de  l'aube  au  soir  à  marcher  devant  soi, 
Le  soleil  disparu  derrière  les  emblaves 
Assombrit  le  chemin  qui  traverse  les  bois, 

»*  12 


132  ŒUVRES    DE    HENRI    DE     RÉGNIER 

Lorsque  la  nuit  qui  vient  rend  les  choses  confuses 
Et  que  sonne  la  route  dure  au  pas  égal, 
Et  qu'on  écoute  au  loin  le  gros  bruit  de  l'écluse, 
Et  que  le  vent  murmure  aux  arbres  du  canal, 

Quand  l'heure,  peu  à  peu,  ramène  vers  la  ville 
Ma  course  fatiguée  et  qui  va  voir  bientôt 
La  première  fenêtre  où  brûle  l'or  de  l'huile 
Dans  la  lampe,  à  travers  la  vitre  sans  rideau, 

Il  me  semble,  tandis  que  mon  retour  s'empresse 
Et  tâte  du  bâton  les  bornes  du  chemin, 
Sentir,  dans  l'ombre,  près  de  moi,  avec  tendresse, 
La  patrie  aux  doux  yeux  qui  me  prend  par  la  main. 


VII 


WATTEAU 


La  guitare,  la  batte  et  la  veste  de  soie, 
Cydalise  épiant  dans  l'ombre  Mezzetin, 
Et  l'étreinte  froissant  le  manteau  de  satin, 
Et  l'aveu  qui  soupire  et  rit  sans  qu'on  le  croie, 

Tout  ce  songe  léger  de  chansons  et  de  joie, 
C'est  toi  qui  l'as  conduit  vers  le  noble  jardin 
Où  l'Amour  indécis,  d'un  long  geste  incertain, 
Choisit  sa  flèche  sûre  et  tend  son  arc  qui  ploie... 

Avec  la  majesté  des  ombrages  profonds, 
Versailles  t'a  donné  ses  dieux  et  ses  fontaines; 
Venise  t'a  prêté  son  masque  et  ses  bouffons; 

Et  tu  tiens  de  tous  deux  les  deux  lettres  marraines, 
Le  V  double  et  pareil,  de  lui-même  jumeau, 
Qui  commence  ton  nom  mystérieux,  Watteau  I 

**  12, 


136  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


A  UN  PORTRAIT 


Lorsque  sur  le  papier  que  le  pastel  colore 
Le  peintre  a  figuré  votre  visage  frais, 
Vous  aviez  l'âge  heureux  qui  ne  sait  pas  encore 
Ce  que  cache  la  vie  en  ses  obscurs  secrets. 


Sur  vos  cheveux  plus  blonds  d'une  poudre  légère 
Votre  bonnet  de  tulle  est  noué  d'un  ruban 
Si  bleu,  qu'on  lui  dirait  la  couleur  mensongère 
Que  montre  l'avenir  à  vos  regards  d'enfant; 


Car  vos  yeux,  votre  bouche  et  tout  votre  visage 
Où  du  fard  à  la  joue  en  avive  le  teint, 
Ont  un  air  innocent,  mystérieux  et  sage, 
Et  comme  une  douceur  d'avril  et  de  matin. 


LA    SANDALE    AILEE  137 

Brève  aurore  !  le  ciel  se  couvre  et  l'éclair  brille  ; 
La  fleur  prête  à  s'ouvrir  périt  eu  son  bouton  ! 
Et  je  sais  seulement  que  vous  mourûtes  fille 
Et  que  des  grands-parents  m'avaient  dit  votre  nom. 

Bien  longtemps,  au  mur  nu  de  ma  chambre  d'étude, 

Ce  portrait  familier,  timide  et  gracieux, 

Veilla  sur  ma  pensée  et  sur  ma  solitude, 

Mais  son  tendre  regard  n'attirait  pas  mes  yeux; 

Et  maintenant  qu'en  moi,  si  doux  à  ma  tristesse, 
Est  né  le  goût  amer  des  choses  sans  retour, 
J'aime  votre  muette  et  lointaine  jeunesse 
Qui  survit  à  la  mienne  et  qui  dure  toujours; 

Et  souvent,  à  ce  cadre  où  votre  claire  image 
Sourit  toujours  la  même  en  son  même  matin, 
Je  suspends  pour  offrande  et  j'offre  pour  hommage 
Une  rose  pareille  aux  roses  du  jardin 

Où  vous  marchiez,  le  long  des  buis  à  la  française, 
Devant  quelque  château  de  Bourgogne  ou  d'Artois, 
Quand  vous  aviez  seize  ans,  au  temps  de  Louis  Seize, 
Et  lorsque  vous  étiez  telle  que  je  vous  vois. 


138  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


MADRIGAL 


Viens  écouter  les  fontaines 
Derrière  les  buis  égaux; 
Versailles  aux  vasques  pleines 
Est  bien  la  Cité  des  Eaux. 


Une  onde  noble  et  diverse 
L'enchante  encor  de  ses  jeux, 
Et  ces  bosquets  qu'on  traverse 
Sont  habités  par  des  Dieux  ! 

Mais,  des  bassins  qu'on  admire, 
Nul  ne  me  semble  plus  beau 
Que  ton  miroir,  quand  il  mire 
Ton  visage  dans  son  eau. 


VIII 


L'ACCUEIL 


Tous  deux  étaient  beaux  de  corps  et  de  visages, 

L'air  francs  et  sages 

Avec  un  clair  sourire  dans  les  yeux, 

Et,  devant  eux, 

Debout  en  leur  jeunesse  svelte  et  prompte, 

Je  me  sentais  courbé  et  j'avais  presque  honte 

D'être  si  vieux. 


Les  ans 

Sont  lourds  aux  épaules  et  pèsent 

Aux  plus  fortes 

De  tout  le  poids  des  heures  mortes, 

Les  ans 

Sont  durs,  et  brève 

La  vie  et  l'on  a  vite  des  cheveux  blancs; 


142  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Et  j'ai  déjà  vécu  beaucoup  de  jours. 
Les  ans  sont  lourds... 


Et  tous  deux  me  regardaient,  surpris  de  voir 

Celui  qu'ils  croyaient  autre  en  leur  pensée 

Se  lever  pour  les  recevoir 

Vêtu  de  bure  et  le  front  nu 

Et  non  pas,  comme  en  leur  pensée, 

Drapé  de  pourpre  et  lauré  d'or. 


Et  je  leur  dis  :  «  Soyez  tous  deux  les  bienvenus.  » 

Ce  fut  alors 

Que  je  leur  dis  : 

«  Mes  fils,  quoi  vous  avez  monté  la  côte 

Sous  ce  soleil  cuisant  d'août 

Jusqu'à  ma  maison  haute, 

0  vous 

Qu'attend  là-bas  peut-être,  au  terme  du  chemin, 

Le  salut  amoureux  de  quelque  blanche  main  ! 

Si  vous  avez  pour  moi  allongé  votre  route 

Peut-être,  au  moins  mes  chants  vous  auront-ils  aidés 

De  leurs  rythmes  présents  en  vos  mémoires, 

A  marcher  d'un  jeune  pas  scandé? 


LA    SANDALE    AILEE  143 


Je  n'ai  jamais  désiré  d'autre  gloire 

Sinon  que  les  vers  du  poète 

Plussent  à  la  voix  qui  les  répète. 

Si  les  miens  vous  ont  plu  :  merci, 

Car  c'est  pour  cela  que,  chantant 

Mon  rêve,  après  l'avoir  conçu  en  mon  esprit, 

Depuis  vingt  ans, 

J'habite  ici.  » 


Et,  d'un  geste,  je  leur  montrai  la  chambre  vide 

Avec  son  mur  de  pierre  et  sa  lampe  d'argile 

Et  le  lit  où  je  dors  et  le  sol  où,  du  pied, 

Je  frappe  pour  apprendre  au  vers  estropié 

A  marcher  droit,  et  le  calame  de  roseau 

Dont  la  pointe  subtile  aide  à  fixer  le  mot 

Sur  la  tablette  lisse  et  couverte  de  cire 

Dont  la  divine  odeur  le  retient  et  l'attire 

Et  le  fait,  dans  la  strophe  en  fleurs  qu'il  ensoleille, 

Mystérieusement  vibrer  comme  une  abeille. 

Et  je  repris  : 

«  Mes  fils, 

Les  ans 

Sont  lourds  aux  épaules  et  pèsent 

**  13 


144  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Aux  plus  fortes 

De  tout  le  poids  des  heures  mortes. 

Les  ans 

Sont  durs,  la  vie  est  brève 

Et  l'on  a  vite  des  cheveux  blancs... 

Si  quelque  jour, 

En  revenant  d'où  vous  allez, 

Vous  rencontriez  sur  cette  même  route, 

Entre  les  orges  et  les  blés, 

Des  gens  en  troupe 

Montant  ici  avec  des  palmes  à  la  main, 

Dites-vous  bien 

Que  si  vous  les  suiviez  vous  ne  me  verriez  pas 

Comme  aujourd'hui  debout  en  ma  robe  de  laine 

Qui  se  troue  à  l'épaule  et  se  déchire  au  bras, 

Mais  drapé  de  pourpre  hautaine 

Peut-être  —  et  mort 

Et  lauré  d'or  !  » 


Je  leur  ai  dit  cela,  pour  qu'ils  le  sachent, 

Car  ils  sont  beaux  tous  deux  de  corps  et  de  visages, 

L'air  francs  et  sages 

Avec  un  clair  sourire  aux  yeux, 

Parce  qu'en  eux 


LA    SANDALE    AILÉE  145 


Peut-être  vit  quelque  désir  de  gloire, 

Je  leur  ai  parlé  ainsi  pour  qu'ils  sachent 

Ce  qu'est  la  gloire, 

Ce  qu'elle  donne, 

Ce  qu'il  faut  croire 

De  son  vain  jeu, 

Et  que  son  dur  laurier  ne  pose  sa  couronne 

Que  sur  le  front  inerte  et  qui  n'est  plus  qu'un  peu 

Déjà  d'argile  humaine  où  vient  de  vivre  un  Dieu. 


IX 


13. 


L'ASILE 


Je  reviens  de  la  ville  où  m'appela  l'automne 
A  ma  maison  des  champs  où  m'invite  l'été, 
Et  mon  cœur  doucement  se  recueille  et  s'étonne 
En  retrouvant  ces  lieux  que  mes  pas  ont  quittés. 

La  vigne  vigoureuse  enguirlande  la  porte 
Et  son  jeune  feuillage  y  fête  mon  retour, 
Qui,  lorsque  je  partis,  mêlait  sa  feuille  morte 
Au  sable  jaune  où  s'enfonçait  mon  talon  lourd. 

0  Maison,  je  dépose  à  ton  seuil  la  sandale 
Et  je  suspends  au  mur  la  laine  du  manteau  ! 
Mes  pieds  nus  marcheront  encore  sur  la  dalle 
Et  je  respirerai  ton  air  frais  comme  une  eau. 


150  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Me  voici.  Faudra-t-il,  hélas  !  que  je  te  dise 
Le  temps  que  mon  absence  a  passé  loin  de  toi, 
Et  la  longue  saison  intermittente  et  grise 
Où  je  n'ai  pas  dormi  sous  l'ombre  de  ton  toit? 

Te  dirai-je  la  Ville  et  la  place  publique, 
Et  ma  tristesse  errante  aux  âtres  étrangers, 
Et  les  noirs  ciels  d'hiver  sur  la  tuile  et  la  brique, 
Et  la  neige  si  lourde,  aux  flocons  si  légers? 

Toi,  d'argile  construite  et  couverte  de  paille, 
Humble,  que  penses-tu  des  palais  de  là-bas 
En  l'avare  Cité  où  la  haute  muraille 
Enferme  les  vivants  dans  le  bruit  de  leurs  pas? 

Si  j'ai  vécu  sa  vie  orgueilleuse  et  captive, 
Pardonne-moi,  voici  que  je  suis  revenu 
Vers  la  vigne  qu'Avril  a  faite  verte  et  vive 
Et  qui  rit  au  soleil  en  feu  dans  le  ciel  nu  ! 

J'ouvrirai  la  fenêtre  à  l'odeur  des  prairies 
Et  j'ouvrirai  la  porte  au  vent  qui  vient  des  bois, 
Et  les  arbres  féconds  et  les  treilles  mûries 
Porteront  la  grappe  et  le  fruit  comme  autrefois; 


LA    SANDALE    AILÉE  151 


Et,  lorsque  reviendra  l'automne  inévitable, 
Je  ne  reprendrai  plus  la  laine  du  manteau 
Ni  la  sandale  dure  et  qui  fait  sur  le  sable 
Crier  l'ingrat  adieu  de  son  départ  nouveau. 

Garde-moi  dans  ta  paix  et  dans  ta  solitude 
Et,  maintenant,  je  suis  ton  hôte  pour  toujours, 
Je  ne  redoute  plus  l'hiver  farouche  et  rude 
Où  l'ombre  qui  s'accroît  est  inégale  au  jour. 

Car  ta  vigne,  ô  Maison,  attire  les  abeilles, 
Leur  vol  déjà  bourdonne  et  la  ruche  bruit, 
Et  ce  sont  elles  qui  fourniront  à  mes  veilles 
Le  flambeau  dont  la  flamme  éclairera  ma  nuit. 

Sur  la  cire  fidèle,  obéissante  et  douce, 
J'inscrirai  ma  pensée,  heureux  si,  des  mots  vains 
Que  trace  le  roseau  et  qu'efface  le  pouce, 
Naît  le  Vers,  éternel  parce  qu'il  est  divin. 


152  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LES  PINS 


J'aime  ce  bois  de  pins  dont  vous  avez  chanté 

La  verdure  marine, 
Qui  sent  bon  la  chaleur,  le  soleil  et  l'été, 

L'écorce  et  la  résine. 

La  coquille  en  craquant  s'y  mêle  sous  les  pas 

A  la  pomme  écailleuse, 
Entre  les  troncs  on  voit  la  mer  border,  là-bas, 

La  plage  sablonneuse. 

Il  n'est  pas  grand,  ce  bois  dont  vous  chantiez  si  bien 
La  paix,  l'odeur  et  l'ombre 

Et  le  vent  qui  parfois  d'un  souffle  aérien 
Courbe  les  cimes  sombres; 


LA    SANDALE    AILÉE  153 


Alors,  pris  tout  entier  d'un  murmurant  frisson 
Qui  cesse  et  recommence, 

Il  semble  tout  à  coup  s'étendre  à  l'horizon 
Et  devenir  immense; 


Puis,  lorsque  sa  rumeur  s'est  tue  avec  le  vent 
En  ses  branches  sans  force, 

Avec  elle  il  se  rapetisse  et  l'on  y  sent 
La  résine  et  l'écorce... 


154  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


STROPHES 


J'ai  tant  regardé  ce  visage 

Délicat  et  délicieux, 

Que  je  connais  le  paysage 

De  votre  bouche  et  de  vos  yeux; 

Je  sais  l'attitude  diverse 
De  votre  corps  couvert  ou  nu 
Quand  il  s'accoude  ou  se  renverse 
Aux  coussins  qui  l'ont  soutenu; 

Je  sais  ce  que  le  rire  ajoute 
Au  charme  de  votre  beauté, 
Et  sa  grâce  lorsqu'elle  goûte 
La  tendresse  ou  la  volupté; 


LA    SANDALE    AILEE  155 


L'odeur  de  votre  chevelure 
Et  le  parfum  de  votre  peau 
Ont  en  mon  souvenir  qui  dure 
Un  arôme  toujours  nouveau. 

Vous  êtes  les  mots  d'un  poème 
Dont  le  sens  caché  transparaît; 
Mais  de  la  strophe  de  vous-même 
Le  rythme  demeure  secret. 

Et,  si  je  cherche  votre  nombre, 
Il  me  semble,  ô  beauté,  tout  bas, 
Que  j'entends  s'effeuiller  dans  l'ombre 
Des  roses  cpue  je  ne  vois  pas. 


ii 


156  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  JARDIN 


Viens,  car  le  crépuscule  est  l'heure  où  le  jardin 
Sent  la  feuille,  la  fleur,  la  terre  et  l'ombre  moite; 
Entre  les  buis  égaux  l'allée  est  plus  étroite 
Et  dirige  le  pas  qu'elle  rend  plus  certain. 

Qu'importent,  au  dehors,  le  champ  et  le  chemin, 
Le  carrefour  perfide  et  l'étang  qui  miroite... 
Cette  rose  qui  saigne  à  sa  tige  encor  droite 
Est  ton  seul  souvenir  de  tout  ce  qui  fut  vain. 

Le  Passé  tout  entier,  avec  la  nuit  vivante, 
Là-bas,  renaît.  Sa  foule  hostile  infeste  et  hante 
L'herbe  grasse,  le  sentier  mou,  le  bois  obscur; 

Mais  ici,  marche  en  paix  en  ce  lieu  calme  et  tendre 
Où  les  grands  espaliers  ont  l'air,  le  long  du  mur, 
D'écarter  leurs  bras  noirs  comme  pour  te  défendre. 


LA    SANDALE    AILÉE  157 


CHANSON 


Que  me  fait  toute  la  terre 
Inutile  où  tu  n'as  pas 
En  marchant  marqué  tes  pas 
Sur  le  sable  ou  la  poussière  ! 

Il  n'est  de  fleuve  attendu 
Par  ma  soif  qui  s'y  étanche 
Que  l'eau  qui  sourd  et  s'épanche 
De  la  source  où  tu  as  bu; 

La  seule  fleur  qui  m'attire 
Est  celle  où  je  trouverai 
Le  souvenir  empourpré 
De  ta  bouche  et  de  ton  rire; 


158  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Et,  sous  la  courbe  des  deux, 
La  mer  pour  moi  n'est  immense 
Que  parce  qu'elle  commence 
A  la  couleur  de  tes  yeux. 


LA    SANDALE    AILÉE  159 


AUTRE  CHANSON 


J'ai  toujours  aimé  les  pins  et  la  mer 
D'un  amour  qui  dure... 

Odeur  de  résine  et  parfum  amer 
Et  même  murmure  ! 


Laissons  aujourd'hui  la  plage  au  soleil, 

Très  loin  découverte, 
Et  marchons  un  peu  dans  le  bois  vermeil 

Dont  la  cime  est  verte. 

Le  sable  y  est  fait,  à  l'ombre  des  troncs, 

De  fines  aiguilles... 
Viens,  et  sous  nos  pas  nous  ramasserons, 

Au  lieu  de  coquilles, 
**  H. 


160  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Le  fruit  entr'ouvert,  mûri  par  l'été, 

Que,  mystérieuse, 
Une  bête  semble  avoir  habité, 

La  pomme  écailleuse. 

Car  le  pin  sylvestre  imite  la  mer 
Et  il  a  comme  elle 

Odeur  saine  et  forte  et  parfum  amer 
Et  voix  éternelle. 


LA    SANDALE    AILÉE  161 


SOIREE 


C'est  la  nuit.  Tout  est  bien;  tout  est  doux;  tout  est  beau. 
La  fenêtre  est  ouverte  et  l'air  est  embaumé; 
Un  vent  vague  et  furtif  soulève  le  rideau 
Et  le  silence  est  plein  d'un  souvenir  aimé. 

Taisons-nous.  L'heure  est  bonne  et  voici  sur  le  mur 
Les  livres  familiers,  les  portraits,  les  estampes. 
Ce  vase,  sur  la  table,  est  frais  comme  un  fruit  mûr 
Et  son  bouquet  s'empourpre  à  la  lueur  des  lampes. 

Ses  roses  en  riant  regardent  le  miroir 
Qui  les  reflète  au  fond  de  son  cristal  nocturne 
Où  comme  elles  souvent  tu  aimes  à  te  voir, 
Comme  elles,  souriante  et  pourtant  taciturne; 


162  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Mais  l'heure  est  si  tranquille  et  si  tendre,  et  le  vent 
Si  léger  au  rideau  qu'il  soulève  et  tourmente 
Que  tu  restes,  ce  soir,  allongée  au  divan 
Et  que  je  te  contemple  ainsi,  sage  indolente  ! 

Et  ton  visage  seul  suffirait  à  mes  yeux, 
Qu'enchantent  ton  repos,  ta  grâce  et  ta  beauté, 
Si  je  ne  voyais  pas,  vif  et  mystérieux, 
Ton  pied  charmant  et  qui  est  nu  dans  la  clarté... 


LA    SANDALE    AILÉE  163 


ODELETTE 


J'ai  gardé  ce  miroir  où  vous  vous  êtes  vue 

Un  jour  d'été 
Que  du  cristal  terni  vous  approchâtes  nue 

Votre  beauté. 


Son  rêve  de  regret,  de  langueur  et  d'attente 

Et  d'eau  cmi  dort 
S'est  animé  par  vous  de  la  grâce  vivante 

De  votre  corps, 


Et  mon  cœur,  comme  lui,  qui  souffre  en  sa  tristesse 

D'un  long  désir, 
A  conservé  de  vous  et  de  votre  jeunesse 

Le  souvenir... 


164  ŒUVRES    DE    HENRI    DE     RÉGNIER 


LES  MEDUSES 


La  marée  a  laissé  sur  la  plage  luisante, 
D'où  son  reflux  nocturne  au  loin  s'est  retiré, 
Ses  méduses  sans  nombre  et  leur  reflet  nacré 
Que  le  sable  dessèche  et  que  l'air  désargente. 

Glauques  filles  jadis  de  l'onde  transparente 
Et  fleurs  du  flot  marin  comme  elles  azuré, 
Il  n'est  d'elles,  pourtant,  à  l'aube,  demeuré 
Qu'un  amas  incertain  que  le  talon  tourmente; 

Et  sur  la  grève  grise  où,  dans  le  matin  clair, 
Je  marche  en  regardant  descendre  vers  la  mer 
La  corne  bucolique  et  pâle  de  la  lune, 

Je  songe  que  les  Dieux  ont  mêlé,  cette  nuit, 

Sur  la  plage  visqueuse  où  leur  vestige  luit, 

Le  troupeau  d'Amphitrite  au  bétail  de  Neptune. 


LA    SANDALE    AILÉE  165 


PROMENADE 


Puisque  vous  préférez  à  ce  matin  d'automne 
Votre  visage  gai  qui  se  rit  au  miroir, 
Adieu  !  je  vais  le  long  de  la  mer  monotone 
Sur  la  grève  marcher  longuement  jusqu'au  soir 

L'air  est  pur;  le  soleil  épanche  sa  lumière 
Sur  la  dune  qui  cède  ou  résiste  à  mon  pied 
Dont  l'empreinte  se  mêle  à  la  molle  poussière 
Ou  se  marque  un  instant  dans  le  sable  mouillé. 

La  vague  qui  déferle,  incessante  et  pareille, 
En  volute  mouvante  où  de  l'écume  luit, 
Rythme  ma  rêverie  et  remplit  mon  oreille 
Du  refrain  répété  de  son  robuste  bruit. 


166  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


Mais,  hélas  !  c'est  en  vain  que  la  vague  marine 
Ajoute  sa  rumeur  à  la  force  du  vent 
Et  que  s'ouvre  ma  bouche  et  s*enfle  ma  poitrine 
A  respirer  cet  air  où  du  sel  est  vivant. 

Je  sais  bien  que  les  pas  que  mon  passage  laisse 
Sur  ce  sable  changeant  où  tout  pas  est  nouveau 
Me  conduisent  chacun  plus  loin  de  ma  jeunesse 
Et  ne  s'arrêteront  que  devant  un  tombeau; 

Et  que,  tandis  que  seul  en  ce  matin  d'automne 
Sur  la  grève  sans  fleurs  je  marche  vers  le  soir, 
Votre  jeune  visage  où  le  printemps  rayonne 
S'enchante  à  son  reflet  qui  lui  rit  au  miroir. 


LA    SANDALE    AILÉE  167 


STANCES 


Je  vous  aime  en  ces  lieux  dont  vous  êtes  la  gloire, 

La  grâce  et  la  beauté, 
Et  dont  le  souvenir  sera  dans  ma  mémoire 

Que  vous  ayez  été 

La  douceur  de  ces  jours  que  votre  doux  visage 

A  vus  fuir,  un  à  un, 
Avec  leur  clair  soleil  ou  leur  tiède  nuage, 

Leur  bruit  et  leur  parfum, 

Car  c'est  vous  dont  la  voix,  le  rire  ou  le  silence 

M'ont  rendu  précieux 
Cette  mer  calme  et  ce  beau  ciel  auxquels  je  pense 

En  regardant  vos  yeux; 
**  15 


168  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


C'est  là  que  vous  marchez  lentement  sur  le  sable, 

Au  murmure  des  pins, 
Et  sachant  qu'il  n'est  rien  qui  soit  plus  désirable 

Qu'une  fleur  en  sa  main. 

Vous  vous  baissez,  malgré  les  pointes  importunes 

Que  dardent  les  chardons, 
Et  près  d'eux  vous  cueillez  l'œillet  mauve  des  dunes 

Petit  et  qui  sent  bon. 

Car,  de  ce  que  la  vie  équivoque  et  furtive 

Tend  d'un  geste  sournois 
A  ceux  qu'elle  rencontre  à  l'heure  où  l'ombre  arrive 

Et  rampe  dans  le  bois, 

Vous  n'avez  rien  voulu  ni  de  ce  qu'elle  donne 

Et  que  l'on  trouve  beau, 
Ni  son  masque,  ni  son  miroir,  ni  sa  couronne, 

Son  sceptre  ou  son  anneau; 

Et  l'œillet  odorant  au  sable  qu'il  embaume, 

Avec  simplicité, 
Est  l'insigne  fleuri  de  votre  doux  royaume 

De  grâce  et  de  beauté. 


LA    SANDALE    AILÉE  169 


ENVOI 


■Te  plante  en  ta  faveur  cet  arbre  de  Cybelle, 
Ce  Pin... 

Pierre  de  Ronsard. 


A  l'ombre  des  pins  verts  où  je  prends  au  hasard 

Le  sentier  qui  m'engage, 

Je  m'asseois  sur  le  sable  et  j'ouvre  mon  Ronsard 

A  sa  plus  belle  page. 

L'heure  est  douce;  le  bruit  des  cimes  dans  le  vent, 

Au-dessus  de  ma  tête, 
Unit  sa  rumeur  rauque  au  murmure  savant 

Des  vers  du  vieux  poète; 

Parfois,  je  m'interromps  et  je  lève  les  yeux 
De  la  strophe  nombreuse, 

Et  j'écoute  tomber  de  l'arbre  résineux 
Une  pomme  écailleuse, 


170  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 

Pendant  que  longuement  vibre  le  mètre  ailé, 

Tout  bas,  à  mon  oreille, 
Et  qu'un  papillon  blanc  vole  dans  l'air  salé 

Où  bourdonne  une  abeille. 

Mais  le  livre  bientôt  qui  pèse  entre  mes  mains 

Me  rappelle  à  sa  page; 
Sur  son  charme  sonore,  odorant  et  divin 

Je  penche  mon  visage  : 

Car  tantôt  l'Ode  en  feu  bat  de  son  vol  pourpré 

Le  ciel  qu'il  illumine 
Tandis  que  l'on  entend  la  Muse  au  pas  sacré 

Qui  monte  la  colline; 

Tantôt  l'Hymne  en  chantant  lève  son  rameau  d'or 

Et  l'Eglogue  alternée 
Cueille  l'humide  jonc  dont  sa  tête  est  encor 

Doublement  couronnée; 

A  moins  que  l'Épigramme  avec  le  Madrigal 

Et  la  Chanson  qui  danse 
Ne  mêlent  aux  échos  du  Bocage  Royal 

Leurs  diverses  cadences; 


LA    SANDALE    AILÉE  171 


Mais  partout,  ô  Ronsard,  ton  livre  est,  tour  à  tour, 

En  ses  strophes  écloses 
Aux  rayons  de  la  gloire,  aux  flammes  de  l'amour, 

Plein  de  pourpre  et  de  roses. 

Les  Muses,  les  Héros,  les  Amants  et  les  Dieux 

Y  parlent  aux  mortelles 
Dont  le  regard  salue  en  la  hauteur  des  cieux 

L'astre  qui  les  fit  belles; 

Tu  nous  dis  le  cortège  aux  Indes  parvenu 
Sous  le  pampre  et  la  grappe, 

Le  Satyre  et  le  Faune  également  cornus 
A  qui  la  Nymphe  échappe, 

Le  noir  bouc  dont  le  sang  rougit  le  vert  gazon 

Que  l'Avril  renouvelle, 
Le  temps  de  chaque  fruit  et  de  chaque  saison 

Et  la  terre  éternelle. 

De  toutes  les  beautés  qu'elle  expose  aux  humains 
Tu  sais  l'ordre  et  le  nombre, 

Le  blé  et  son  épi,  la  vigne  et  son  raisin, 
Les  fleurs,  la  forêt  sombre; 

**  15. 


172  ŒUVRES    DE    HENRI    DE     RÉGNIER 

Mais,  mieux  que  les  grands  bois  et  les  rives  des  eaux 

Marines  et  courantes, 
C'est  la  source  petite  au  milieu  des  roseaux, 

0  Ronsard,  que  tu  chantes  ! 

C'est  l'épine  fleurie  où  vient  le  rossignol 

A  la  fin  des  journées, 
La  lumière  du  ciel  et  la  douceur  du  sol 

Où  tes  amours  sont  nées; 

C'est  la  fontaine  vive  et  c'est  le  jeune  pin 

Par-dessus  toutes  choses 
Que  célébra  ton  vers  odorant  et  divin, 

Le  laurier  et  les  roses; 

C'est  pourquoi,  dans  ce  bois  où  murmure  le  vent 

Aux  branches  qu'il  incline 
Et  qui,  sonore,  harmonieux  et  grave,  sent 

Le  sable  et  la  résine, 

0  Ronsard,  en  ce  bois  marin  qui,  rouge  et  vert, 

Pousse  du  sol  de  France 
Et  dont  le  bruit  se  mêle  au  refrain  de  la  mer, 

0  poète,  je  pense 


LA    SANDALE    AILÉE  173 


A  ce  pin  de  Bourgueil  où  tu  gravais  un  nom 

A  la  place  choisie, 
Dont  les  lettres  d'amour  devaient  croître  à  raison 

De  l'écorce  élargie. 


Il  me  semble  te  voir,  du  bout  de  ton  couteau, 
Entailler  le  jeune  arbre 

Plus  éternellement  qu'un  sculpteur,  du  ciseau, 
Ne  façonne  le  marbre. 


Tu  répètes  tout  bas  le  sonnet  immortel 
Que  ta  pointe  éternise 

Et,  deux  fois,  la  quadruple  rime,  à  ton  appel, 
Sonne  en  ta  barbe  grise, 


Alors  qu'auprès  de  toi,  modeste  et  coutumier 

De  la  même  victoire, 
Préparant  à  ton  front  le  bandeau  de  laurier, 

Se  tient  debout  la  Gloire. 


174  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Muse  !  Si  je  ne  suis  pareil  au  Vendômois 
Dont  le  luth  fit  entendre 

La  louange  sans  fin  et  qui  dure  en  sa  voix 
D'Hélène  et  de  Cassandre, 

Je  n'en  ressens  pas  moins  le  glorieux  désir 
Qu'un  peu  de  moi  demeure 

Et  l'espoir  de  ne  pas  tout  entier  me  mourir 
Avec  ma  dernière  heure. 

Lorsque  le  vent  d'oubli  disperse  au  ciel  d'hiver 

La  forêt  qui  frissonne, 
Fais  que  je  sois  semblable  à  ce  feuillage  vert 

Qui  ne  craint  pas  l'automne, 

Et  si,  sur  mon  front  nu,  le  laurier  souverain 

A  tes  doigts  ne  se  plie, 
0  Muse,  accorde-moi  cette  branche  de  pin  : 

C'est  l'arbre  de  Marie  ! 


LE  MIROIR  DES  HEURES 


DEDICACE 


Si  j'ai  pu  souhaiter  que,  pareil  à  Ronsard, 

De  rime  à  l'autre  tempe, 
Me  verdit  sur  le  front  le  laurier  de  mon  art, 

A  l'heure  de  l'estampe, 

Ce  n'est  pas  par  désir  que  mon  nom  d'âge  en  âge, 

Des  siècles  répété, 
Gagnât  comme  le  sien  l'honneur  et  l'avantage 

De  l'Immortalité. 


Non  !  si  je  Vai  choisi  pour  patron  et  pour  maître, 

0  noble  Yendômois, 
C'est  moins  avec  l'espoir  de  l'égaler  et  d'être 

Honoré  par  les  Rois 


178  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Que  parce  que,  jadis,  regardant  de  ion  seuil 

Le  pin  de  la  prairie, 
Tu  fis  bien  résonner  aux  échos  de  Bourgueil 

Le  doux  nom  de  Marie! 


LE    MIROIR    DES    HEURES  179 


LES  VOYAGEURS 


Adieu,  vous  qui  partez  pour  ce  même  voyage 
Que  jadis,  au  matin,  avant  vous,  j'ai  tenté! 
Vous  me  retrouverez  assis  sur  ce  rivage 
Que  vos  cœurs  oublieront  quand  vous  l'aurez  quitté. 

Adieu  donc  !  que  vos  bras  hissent  la  blanche  voile 
Où  va  souffler  le  vent  qui  vous  porte  ma  voix; 
Puissent  avec  faveur  la  marée  et  l'étoile 
Vous  conduire  à  ces  bords  où  déjà  je  vous  vois  ! 

Compagnons  orgueilleux,  amis  ingrats  que  j'aime, 
Je  vous  laisse  partir  sur  la  mer,  sans  regrets. 
Qu'importe  le  vaisseau  si  la  route  est  la  même  ! 
Sans  aller  avec  vous  je  suis  où  vous  irez. 

**  1G 


180  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Tandis  que  vous  croirez  découvrir,  à  l'aurore, 
Le  prestige  changeant  d'un  nouvel  horizon, 
Ma  mémoire,  fidèle  au  passé  qu'elle  honore, 
M'en  rendra  la  couleur,  la  ligne  et  la  saison; 

Et,  de  la  rive  aride  où  la  mer  monotone 
Avec  le  même  hruit  mire  les  mêmes  cieux, 
Je  n'aurai,  pour  revoir  tout  ce  qui  vous  étonne, 
Qu'à  me  ressouvenir  et  qu'à  fermer  les  yeux. 


LE    MIROIR    DES    HEURES  181 


PAYSAGE 


On  voit,  de  cette  place,  entre  ces  deux  pins  verts 

Dont  Técorce  est  vermeille, 
La  douceur  d'un  beau  ciel  au-dessus  d'une  mer 

A  son  azur  pareille. 

Les  hauts  arbres  égaux  que  balance  le  vent, 

En  leurs  fines  aiguilles 
Laissent  pendre  leurs  fruits,  écailleux  et  vivants, 

Ainsi  que  des  coquilles. 

Dans  le  flot  invisible  et  transparent  de  l'air 

Elles  baignent,  bercées, 
Tant  le  ciel  semble  bien  continuer  la  mer 

Jusques  en  nos  pensées 


182  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Où  se  confond,  avec  le  murmure  marin, 

De  la  vague  à  la  grève, 
Le  doux,  le  long  soupir  que  fait,  parmi  les  pins, 

La  brise  la  plus  brève... 


LE    MIROIR    DES    HEURES  183 


PRINTEMPS 


De  tout  ce  beau  printemps  où  renaissent  les  roses 
Et  qui  pare  la  terre  et  qui  change  les  cieux, 
Dans  ma  chambre  fermée  où  les  vitres  sont  closes, 
Assis  auprès  de  toi,  je  n'ai  vu  que  tes  yeux. 

Que  d'autres  en  riant  s'en  aillent  vers  l'aurore 
Et  reviennent,  le  soir,  par  les  mêmes  chemins, 
En  pressant  sur  leur  sein  où  l'amour  vient  d'éclore 
La  fleur  au  nom  sacré  qui  parfume  leurs  mains  ! 

Moi,  je  n'ai  pas  besoin,  pour  que  mon  cœur  palpite, 
De  la  lumière  neuve  et  du  soleil  nouveau  : 
Un  éternel  avril  en  ma  mémoire  habite. 
Que  m'importe  au  dehors  ce  que  chante  l'oiseau  ! 
**  16. 


ŒUVRES    DE     HENRI    DE     REGNIER 


Que  m'importent  la  source  où  l'arbre  doux  se  mire, 
Et  l'odeur  de  la  terre  et  la  couleur  des  deux, 
Puisque  c'est  sur  ta  bouche  où  sourit  et  respire 
La  rose  d'un  printemps  que  j'ai  vu  dans  tes  yeux  ! 


LE    MIROIR    DES    HEURES  185 


L'ENNUI 


Pour  distraire  aujourd'hui  ma  tristesse  importune 
Ne  pose  pas  ta  main  sur  mon  front  soucieux, 
Car  l'angoisse  de  vivre  y  plisse  sa  rancune 
Dont  le  mauvais  éclair  brûle  encor  dans  mes  yeux. 

Fais  glisser  lentement  sur  les  fenêtres  closes 
Les  longs  rideaux  obscurs  qui  devancent  la  nuit; 
En  ce  cristal  terni  laisse  mourir  ces  roses  : 
Leurs  feuilles  en  tombant  disent  le  temps  qui  fuit. 

Ne  viens  pas  me  parler  de  bonheur  et  de  gloire  : 
Mon  cœur  est  sans  désir  et  mon  esprit  est  las; 
Mon  destin  lourdement  rame  sur  une  eau  noire 
Où  la  barre  dévie  et  résiste  à  mon  bras. 


186  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Que  ton  pas  soit  léger  comme  le  pas  d'une  ombre  ! 
Le  silence  convient  à  ce  jour  détesté, 
Puisque  mon  rêve  morne,  interminable  et  sombre, 
Hante  un  fleuve  pesant  qui  n'est  pas  le  Léthé. 


LE    MIROIR    DES    HEURES  187 


LE  SECRET 


Je  ne  chanterai  plus,  mon  cœur,  tes  noirs  secrets, 
Mais  je  leur  sculpterai,  tels  que,  d'or  et  d'ébène, 
En  porte  la  Tristesse  entre  ses  mains  de  reine, 
Un  de  ces  lourds,  profonds  et  singuliers  coffrets. 

Je  ne  livrerai  plus  aux  passants  du  chemin 

La  clé  des  beaux  palais  de  ma  mélancolie 

Et  ne  permettrai  plus  qu'on  cueille  en  son  jardin 

Les  fruits  de  ma  mémoire  et  les  fleurs  de  ma  vie. 

Ne  vient-il  pas  un  temps  où,  sans  de  vains  aveux, 
La  bouche  doit  se  clore  et  la  voix  doit  se  taire, 
Si  même  on  laisse  encor  deviner  dans  ses  yeux 
Quelque  muet  tourment  à  jamais  solitaire? 


ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


Aussi,  pour  les  garder  des  regards  indiscrets, 
Je  remets  en  vos  mains,  Silence,  et  vous  Tristesse, 
Avec  tout  son  amour  et  toute  sa  détresse, 
Mon  taciturne  cœur  et  ses  sombres  secrets. 


LE    MIROIR    DES    HEURES  189 


L'AMI 


Dites-moi  la  douceur  que  vous  avez  connue 

A  la  tenir  longtemps  en  vos  bras,  lasse  et  nue, 

Après  la  longue  attente  et  l'inquiet  désir, 

Comment  vos  mains  savaient  doucement  la  servir 

Et,  promptes,  dénouer  d'une  hâte  inégale 

La  ceinture  flexible  et  l'étroite  sandale, 

Tandis  que,  devant  vous,  docile  à  votre  amour, 

Lascive,  rougissante  ou  grave,  tour  à  tour, 

Ses  regards  souriaient  à  la  porte  fermée; 

Dites-moi,  mon  ami,  que  vous  l'avez  aimée, 

Que  jamais  le  soleil  ne  vous  parut  plus  beau, 

Que  la  terre,  le  ciel,  le  vent,  la  feuille,  l'eau, 

Vous  semblaient  pleins  de  chants,  de  joie  et  de  lumière, 

Qu'elle  était  douce,  et  tendre,  et  simple,  et  jeune,  et  fière  ; 


190  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Dites-moi  son  visage  et  ses  yeux  et  sa  voix, 
La  fleur  qu'elle  tenait,  vivante,  entre  ses  doigts, 
Que  le  jour  était  pur  parce  qu'elle  était  belle, 
Et,  lorsque  jusqu'au  soir  vous  m'aurez  parlé  d'elle, 
Je  m'en  irai,  et,  dans  la  nuit,  sur  le  chemin, 
En  me  ressouvenant  de  mon  printemps  lointain, 
Je  croirai,  par  la  vôtre  à  la  mienne  rendue, 
Entendre  me  parler  ma  jeunesse  perdue. 


LE    MIROIR    DES    HEURES  191 


LE  BEAU  PAYS 


Je  ne  suis  pas  le  fils  des  îles  lumineuses 
Qui  parfument  la  mer  d'un  éternel  printemps, 
Et  je  n'ai  pas  connu  leurs  nuits  mystérieuses, 
Car  je  ne  suis  pas  né  sous  leurs  cieux  éclatants. 

J'ai  vécu  les  premiers  des  jours  que  j'eus  à  vivre 
Dans  l'étroite  maison  tournée  au  vent  du  Nord, 
Écoutant,  à  travers  la  vitre  où  luit  le  givre, 
La  rumeur  de  la  rue  et  les  sifflets  du  port. 

Les  barques  qui  partaient,  hissant  leurs  blanches  voiles 
Dans  l'aube  pâle  encore  ou  dans  le  clair  matin, 
S'en  revenaient  toujours  aux  premières  étoiles, 
Et  leur  voyage  prompt  n'était  jamais  lointain. 

*  *  n 


192  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Elles  ne  rapportaient  de  leur  course  voisine 
Ni  les  fleurs,  ni  les  fruits  d'un  rivage  inconnu, 
Ni,  prise  ruisselante  à  l'écume  divine, 
Dans  leur  fdet  marin,  la  Sirène  au  sein  nu. 

Elles  n'avaient  vu  poindre  en  quelque  ardente  aurore 
Ni  Charybde  aboyant  ni  le  rauque  Scylla, 
Ni  salué  de  loin,  au  cap,  debout  encore, 
Quelque  temple  en  ruine  et  pourtant  toujours  là. 

Cependant,  à  mes  yeux  d'enfant  qui  rit  et  joue 
Et  dont  le  cœur  pensif  bat  d'un  désir  obscur, 
La  voile  la  plus  rude  et  la  plus  humble  proue 
Évoquaient  des  pays  de  musique  et  d'azur. 

Beau  pays  !  ton  mirage  enivra  ma  jeunesse, 
Et  mon  cœur  a  connu  tes  aubes  et  tes  nuits; 
Devant  moi,  ta  Sirène  a  dénoué  sa  tresse, 
Et  j'ai  goûté  tes  fleurs,  tes  sources  et  tes  fruits, 

0  toi,  dont  nul  regret  n'a  terni  le  mensonge, 
Parce  qu'il  me  suffît  que  je  ferme  les  yeux, 
Pour  sentir  en  mon  rêve  et  pour  voir  en  mon  songe 
Ta  forme,  ton  parfum,  ta  lumière  et  tes  Dieux  I 


LE    MIROIR    DES    HEURES  193 


CONSEIL 


Je  vous  ai  dit,  mon  cœur,  en  ce  grave  matin 

Où,  sur  la  chambre  vide  et  le  foyer  éteint, 

A  l'aube,  en  frissonnant,  nous  fermâmes  la  porte, 

Avant  que  de  tenter  d'une  sandale  forte 

La  route  qui  conduit  du  seuil  de  la  maison 

Vers  le  jeune  soleil  d'un  nouvel  horizon, 

Je  vous  disais  :  Mon  cœur,  soyez  fort  et  stoïque, 

Car  le  chemin  est  fourbe  et  la  voie  est  oblique, 

Et  le  caillou  fréquent  y  fait  buter  les  pas; 

La  source  sera  loin  lorsque  vous  serez  las; 

Lorsque  nous  aurons  faim,  l'arbre  dans  sa  verdure 

N'aura  pour  nous  qu'un  fruit  amer  comme  une  injure; 

Nous  saignerons  sans  doute  aux  ronces  du  fossé; 

Le  sable  sera  rouge  où  nous  aurons  passé. 


194  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Êtes-vous  prêt,  pourtant,  à  ces  sévères  choses, 

Vous  que  l'épine  aiguë  éloignait  de  ses  roses, 

Vous  si  faible,  et  si  doux,  mon  cœur,  êtes-vous  prêt 

A  vous  perdre  avec  moi  dans  la  sombre  forêt, 

A  traverser  la  mer  où  souffle  le  vent  rude, 

A  subir  longuement,  après  la  solitude, 

Le  fouet  du  charretier,  le  coude  du  passant, 

La  corne  du  taureau,  le  cri  du  chien  méchant? 

Êtes-vous  prêt,  au  gîte  où  vous  croirez  atteindre, 

A  voir  l'huis  se  fermer  et  la  lampe  s'éteindre, 

A  ce  que  le  laurier  que  vous  voudrez  cueillir 

Devienne  un  rameau  vain  qui  semble  se  flétrir? 

Saurez-vous  affronter  l'opprobre  et  l'avanie? 

N'aurez-vous  pas  horreur  de  la  route  haïe, 

Mon  cœur?  Consultez-vous,  si  vous  êtes  de  ceux 

Qui  vont  obstinément  vers  un  but  hasardeux, 

Fier,  si  luit  un  instant,  sur  votre  destinée, 

La  pourpre  d'un  beau  ciel  au  soir  de  sa  journée? 


LE    MIROIR    DES    HEURES  195 


L'ORAGE 


Les  lis  du  vase  vert  ont  une  odeur  d'orage, 

Et,  peu  à  peu, 
Se  dessinent  la  griffe  et  l'aile  d'un  nuage 

Au  ciel  trop  bleu; 

Le  miroir  sur  le  mur,  en  sa  rocaille  torse 

Crispant  son  or, 
Paraît  terne,  engourdi,  sans  reflet  et  sans  force, 

Et  comme  mort; 

Les  lis  trop  parfumés,  en  leur  faïence  verte, 

Semblent  trop  blancs, 
Et,  dans  l'air  lourd,  là-bas,  à  la  fenêtre  ouverte, 

Parfois  j'entends, 

*  *  17, 


196  ŒUVRES    DE    HENRI    DE     RÉGNIER 


Tandis  que  je  regarde  à  travers  la  dentelle 

Votre  sein  nu, 
Passer  comme  un  éclair  le  cri  des  hirondelles 

Au  vol  aigu... 


LE    MIROIR    DES    HEURES  197 


ÉPIGRAMMES 


Voici  des  roses.  L'an  nouveau  vous  les  apporte. 
Puissent-elles,  un  jour,  plaire  à  vos  yeux  contents  ! 
Si  leur  fraîcheur  est  brève  et  passe  en  peu  de  temps, 
Leur  parfum  dure  encor  lorsque  la  fleur  est  morte; 
Ainsi  du  Souvenir  l'odeur  tenace  et  forte 
Persiste  sans  faiblir  et  demeure  longtemps. 


II 


Que  ma  flûte,  entendue  au  milieu  du  bois  noir, 
T'indique,  ô  voyageur,  la  source  solitaire; 
Car,  pareille  au  Regret  et  pareille  à  l'Espoir, 
Elle  mire  en  son  eau,  tour  à  tour  sombre  ou  claire, 
L'Etoile  du  matin  et  l'Étoile  du  soir  ! 


198  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


III 


N'enfermez  pas,  amis,  aux  flancs  de  l'urne  creuse, 

La  cendre  de  mon  corps  brûlé; 
Je  ne  veux  pas,  au  fond  de  la  nuit  argileuse, 

Dormir  mon  repos  isolé. 


Si  l'esprit  inquiet  habite  la  poussière 
De  celui  qui  fut  un  vivant, 

Laissez-la  s'envoler  dans  la  belle  lumière, 
Dispersée  au  souffle  du  vent. 


LE    MIROIR    DES    HEURES  199 


LA  SOURCE 


J'ai  longtemps  habité  le  pays  taciturne 
Où  la  Tristesse,  nue  en  ses  voiles  d'airain 
Et  l'épaule  lassée  au  fardeau  de  son  urne, 
Écoutait  murmurer  un  fleuve  souterrain; 

Et  l'obscure  rumeur  de  cette  onde  lointaine 
Était  l'unique  voix  dont  me  parvînt  l'écho, 
Car,  de  la  terre  inerte  et  de  l'air  sans  haleine, 
Aucun  bruit  ne  troublait  l'immobile  repos; 

Et  quand,  las  de  silence  et  las  de  solitude 
Et  du  même  horizon  où  s'épuisaient  mes  yeux, 
Je  me  laissais  tomber,  le  front  sur  le  roc  rude, 
J'entendais  sourdre  en  bas  le  flot  mystérieux; 


200  ŒUVRES    DE    HENRI    DE     RÉGNIER 


Et  sa  plainte  secrète,  éloquente  et  profonde, 
Emplissait  mon  esprit  et  pénétrait  ma  chair 
Du  désir  douloureux  de  voir  avec  son  onde 
Jaillir  la  source  vive  où  rirait  le  ciel  clair. 


Mais  debout,  et  tenant  sur  l'épaule  son  urne 
Où  de  sa  propre  cendre  elle  portait  le  poids, 
Reine  aux  voiles  d'airain  du  pays  taciturne, 
La  Tristesse  allongeait  son  ombre  jusqu'à  moi. 


Maintenant  que  ta  main  me  guide  vers  l'aurore, 
0  toi  qui  m'arrachas  à  mon  mal  détesté, 
L'air  que  nous  respirons  vibre  à  ta  voix  sonore 
Et  les  fleurs  de  la  nuit  parfument  ta  beauté. 

Tu  m'as  appris  où  sont  les  sources  du  bois  sombre 
Et  les  sources  des  prés  et  les  sources  des  monts 
Dont,  longtemps  souterraine  et  froide  encor  de  l'ombre, 
L'eau  s'irise  au  soleil  d'éclairs  et  de  rayons, 


LE    MIROIR    DES    HEURES  201 


L'eau  qui,  bue  au  cristal,  ou  qui,  bue  en  l'argile, 

De  sa  vertu  limpide  exalte  nos  matins 

Où  ton  pas  plus  léger  et  mon  pas  plus  agile 

Nous  mènent,  en  chantant,  sur  les  nouveaux  chemins. 


Et  c'est  ainsi  qu'un  jour,  de  fontaine  en  fontaine, 
En  quelque  doux  vallon  où  son  flot  est  caché, 
Nous  atteindrons,  parmi  les  lauriers  et  les  chênes, 
L'onde  deux  fois  divine  où  rit  un  Dieu  penché. 


202  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


AUTOMNE 


Les  matins  de  printemps  ont  des  douceurs  légères 
Qui  font  que,  si  l'on  aime,  on  croit  qu'on  est  aimé, 
Car  on  entend  chanter  parmi  les  primevères 
Les  fontaines  d'avril  et  les  oiseaux  de  mai. 

J'aime  les  jours  d'été  dont  l'aurore  est  si  belle 
Que  la  fleur  s'illumine  et  que  la  feuille  luit, 
Et  au'on  pense,  tant  leur  clarté  semble  éternelle, 
Qu'ils  n'auront  pas  de  fin  et  qu'ils  seront  sans  nuit; 

Mais  je  préfère  encor  les  rouges  soirs  d'automne 
Dont  la  pourpre  flamboie  à  l'horizon  en  feu, 
Parce  que  notre  cœur  en  sa  cendre  s'étonne 
D'avoir  été  pareil  à  leur  ardent  adieu  1 


LE    MIROIR    DES    HEURES  203 


SOIR 


Il  est  doux,  ô  mes  yeux,  lorsque  le  veut  d'automne 
Cesse  de  s'acharner  à  l'arbre  dont  frissonne 
Le  spectre  dépouillé  qui  craque  et  tremble,  encor, 
De  voir,  dans  l'air  muet  où  son  vol  se  balance, 
Tomber  en  tournoyant,  à  travers  le  silence, 
Une  dernière  feuille  d'or  ! 


Quand  au  jour  éclatant,  qui  se  voile,  succède 
Le  crépuscule  lent,  humide,  mol  et  tiède, 
Qui  fait  perler  la  mousse  au  dos  des  bancs  velus, 
Il  est  doux,  au  jardin  mystérieux,  d'entendre 
Résonner  dans  le  soir  le  rire  obscur  et  tendre 
Des  visages  qu'on  ne  voit  plus. 

**  18 


204  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Il  est  doux,  ô  mon  cœur,  lorsque  la  route  est  noire, 
D'écouter  longuement  au  fond  de  sa  mémoire 
Le  pas  du  Souvenir  aux  échos  de  la  nuit. 
Si  le  divin  flambeau  est  mort  en  sa  main  sombre, 
Et  s'il  n'est  pas  l'Amour,  peut-être  en  est-ce  l'ombre 
Au  moins  qu'il  ramène  avec  lui  !... 


I.E    MIROIR    DES    HEURES  205 


L'ESPOIR  SUPRÊME 


Qu'importe  si  la  tombe  à  présent  où  tu  dors 

Et  qui  ne  fait  de  toi  qu'un  mort  d'entre  les  morts 

N'arrête  point  les  pas  de  la  foule  rapide 

Par  son  urne  pompeuse  ou  par  sa  pyramide, 

Et  si  son  marbre  dur  ou  son  solide  airain 

N'attire  pas  les  yeux  du  passant  incertain 

Et  de  ceux  qui,  devant  les  grandes  destinées, 

Courbent  pieusement  leurs  têtes  inclinées  ! 

Que  d'autres,  pour  montrer  leur  faste  ou  leur  orgueil, 

Sur  leur  cendre  avec  soin  scellent  des  blocs  de  deuil, 

Ne  te  suffit-il  pas,  à  toi,  que  tu  reposes 

Sous  ce  cyprès  aigu  qu'enlacent  quelques  roses? 

Et,  si  nul  ne  s'attarde  autour  de  ton  tombeau, 

N'est-ce  donc  pas  assez  qu'il  y  chante  un  oiseau? 


206  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


Et,  si  même,  en  un  jour  futur,  de  l'humble  pierre, 
Que  rongera  la  mousse  et  couvrira  le  lierre, 
Ton  nom  s'efface,  eh  bien  !  que  t'importe,  pourvu 
Que  l'ombre  de  l'amour  y  pose  son  pied  nu  ! 


LE    MIROIR    DES    HEURES  207 


STANCES 


Il  ne  faut  souhaiter  de  voir  un  trop  long  âge 
Et  mieux  vaut  mourir  tôt  que  de  vivre  longtemps, 
Car  fol  est  qui  s'acharne  à  porter  au  visage 
L'aspect  de  la  vieillesse  et  le  masque  du  temps  ! 

Qu'un  autre  trouve  en  soi  la  constance  et  la  force 
Qui  le  fassent  durer,  content  de  ce  qu'il  est  ! 
A  mon  sens,  l'arbre  mort  dont  ne  croît  plus  l'écorce 
Encombre  le  taillis  et  gâte  la  forêt. 

Aussi,  non  dans  l'hiver,  mais  en  mon  plein  automne, 
Veux-je  que,  d'un  seul  coup,  m'abatte  le  destin, 
Pour  qu'en  tombant,  mon  soir  encore  se  couronne 
Du  feuillage  compact  qui  parait  son  matin, 

**  18. 


208  ŒUVRES    DE    HENRI    DE     RÉGNIER 


Et  pour  que  le  tranchant  du  fer  qui  le  taillade, 
Au  delà  de  la  fibre  et  de  l'aubier  vivant, 
Rencontre  au  cœur  du  tronc  la  chair  de  la  Dryade 
En  qui  s'empourpre  encor  la  sève  de  mon  sang  ! 


LE    MIROIR    DES    HEURES  209 


A  UN  POÈTE 


Du  même  geste  dont  on  sème 
Au  sillon  l'or  épars  du  grain, 
Tu  composes  chaque  poème 
Selon  ton  geste  ample  et  serein; 

En  ta  strophe,  je  crois  entendre 
Le  bruit  éclatant  ou  secret 
Que  fait  le  vent,  grondeur  ou  tendre 
Dans  les  feuilles  de  la  forêt; 

Ton  vers,  tour  à  tour,  marche  ou  vole, 
Tantôt  grave,  tantôt  ailé  ; 
Et  tantôt  il  est  la  corolle, 
Tantôt  le  fruit  mûr  et  gonflé; 


210  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Tout  le  ciel  et  toute  la  terre 
Se  sont  peints  au  fond  de  tes  yeux 
La  bête  et  son  humble  mystère, 
Et  l'homme  qui  songe  à  ses  Dieux; 

Salut  à  toi,  fils  de  Virgile  ! 
La  Muse  te  dresse  un  autel, 
Car  tu  sus,  d'un  roseau  fragile, 
Faire  naître  un  chant  immortel  I 


LE    MIROIR    DES    HEURES  211 


LA  VEILLÉE 


Venez.  Je  vous  promets  pour  réjouir  vos  yeux 

La  lampe  familière  et  le  foyer  joyeux 

Où  la  pomme  de  pin  vivement  allumée 

Craque  et  pétille  en  flamme  à  travers  la  fumée. 

Les  volets  seront  clos.  La  porte  sur  vos  pas 

Se  fermera  pour  que  les  fâcheux  n'entrent  pas; 

Et,  si  l'un,  cependant,  comme  une  ombre  importune, 

Soudain,  entre  nous  deux,  se  montrait  par  fortune, 

Je  prendrais  cet  éclat  de  marbre,  d'un  fronton 

Tombé,  et  recueilli  devant  le  Parthénon, 

Et  qui  repose  là  sur  le  coin  de  ma  table, 

Et  j'en  lapiderais  ce  spectre  détestable. 

Car,  ce  soir,  nous  voulons,  graves,  seuls  et  pieux, 

Parler  en  liberté  des  héros  et  des  dieux 


212  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Et  nous  ressouvenir  de  la  Grèce  immortelle 
En  redisant  tout  haut  ce  que  nous  savons  d'elle. 
Tous  deux,  n'avons-nous  pas  foulé  son  sol  sacré 
Et  vu,  dans  l'air  divin  au  couchant  empourpré 
Ou  dans  le  ciel  plus  clair  et  que  l'aurore  teinte, 
Le  soleil  se  lever  ou  mourir  sur  Corinthe? 


C'est  pourquoi,  tout  un  soir,  alternativement, 

Tandis  que  brûleront  la  pomme  et  le  sarment, 

Tour  à  tour,  et  pareils  à  des  Bergers  d'églogue, 

Nos  voix  répéteront  l'éternel  dialogue 

Auquel,  de  siècle  en  siècle,  un  même  écho  répond 

Et  qui  chante  l'honneur  de  la  Terre  au  beau  nom; 

Et,  chacun  évoquant  du  fond  de  sa  mémoire 

Des  images  de  paix,  d'héroïsme  et  de  gloire, 

L'un  vantera  le  temple  et  l'autre  la  cité, 

La  montagne  neigeuse  et  le  golfe  argenté; 

Et  nous  célébrerons  la  lumière  qui  dore 

Les  marbres  d'Eleusis,  d'Égine  et  d'Épidaure. 

Et  nul  ne  troublera  notre  veille.  Parfois, 
Lorsque  l'émotion  fera  trembler  nos  voix, 
Et  que  nous  nous  tairons  d'avoir  nommé  sans  crainte 
Quelque  antre  fabuleux  ou  quelque  source  sainte  : 


LE    MIROIR    DES    HEURES  213 


Hippocrène  et  son  ilôt,  Delphes  et  son  laurier, 
Alors,  presque  peureux  et  prêts  à  le  prier 
De  ne  pas  nous  punir  de  notre  audace  impie, 
Nous  croirons  voir  rôder,  dans  la  chambre  assombrie 
Où  la  lampe  charbonne  auprès  de  l'âtre  éteint, 
Fantôme  familier  à  la  fois  et  hautain, 
Quelque  vieux  roi  d'Argos  paternel  et  farouche 
Qui,  loin  de  châtier  nos  yeux  et  notre  bouche, 
D'un  geste,  à  son  baiser,  tendra  l'antique  anneau 
Où  rue  en  l'or  massif  l'empreinte  d'un  taureau. 


214  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LETTRE  DE  ROME 


Je  vous  écris,  ce  soir,  de  la  Ville  Éternelle... 

Sa  poussière  héroïque  a  touché  ma  semelle; 

Je  respire  une  odeur  de  marbre  et  de  laurier, 

Et  ma  plume  à  mes  doigts  tremble  sur  le  papier 

En  y  traçant  ce  nom  sonore  et  grave  :  Rome. 

L'hôtel  est  convenable  et  l'hôtelier  brave  homme; 

Il  a  l'air  d'être  Suisse  et  porte  un  nom  romain. 

Ma  chambre  est  vaste  et  l'on  doit  m'éveiller  demain 

A  six  heures.  Je  suis  arrivé  à  la  gare, 

Qu'il  faisait  déjà  noir.  J'ai  dîné.  Mon  cigare 

Sera  presque  fumé  sitôt  ce  mot  écrit. 

Puisse  Rome  être  douce  à  ma  première  nuit  ! 

D'elle,  je  n'ai  rien  vu  qu'une  ville  quelconque, 

Des  maisons,  une  place  où  soufflait  dans  sa  conque 


LE    MIROIR    DES    HEURES  215 


Un  Triton  qui  lançait  un  flexible  jet  d'eau, 
Et  maintenant,  j'entends  à  travers  le  rideau 
Les  cloches,  dans  le  ciel,  d'une  église  voisine, 
Et  j'écoute  mon  cœur  battre  dans  ma  poitrine. 
J'ai  peur.  Autour  de  moi,  dans  l'ombre  où  elle  dort, 
Rome  est  là,  comme  un  fantôme  de  bronze  et  d'or, 
Et  mon  esprit  est  plein  d'une  rumeur  sacrée. 
Rome  est  ainsi  pour  qui,  longtemps,  l'a  désirée, 
Et  savoir  qu'elle  est  là,  derrière  ce  carreau, 
C'est  émouvant,  c'est  mystérieux  et  c'est  beau, 
Et  penser,  quand  le  jour  blanchira  la  fenêtre, 
Que  c'est  sur  Rome  enfin  que  l'aurore  va  naître 
Vous  étreint  d'une  joie  où  tremble  un  peu  d'effroi... 
Mais  ma  bougie  est  naine  et  mon  cigare  est  froid. 
Adieu,  songez  à  moi.  Je  suis  heureux.  L'attente 
Rend  le  cœur  plus  fébrile  et  l'âme  plus  ardente. 
Rome  !  je  te  vais  voir  en  ton  matin  vermeil, 
Et,  pour  te  posséder  déjà  dans  mon  sommeil, 
J'entrerai  dans  la  nuit  que  ta  gloire  illumine 
En  répétant  sept  fois  les  noms  des  sept  collines. 


19 


216  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


L'ARÈXE 


L'arène  est  vaste,  nue,  ardente,  circulaire, 
Et  le  soleil  couchant,  de  ses  rayons,  éclaire 
Les  gradins.  Déjà,  l'ombre  en  gravit  la  moitié. 
Le  bloc  soutient  le  bloc  à  sa  masse  appuyé, 
Et  tout  le  large  cirque,  en  sa  rondeur  immense, 
Semble  une  cuve  creuse  et  pleine  de  silence, 
Tandis  que,  sur  le  ciel,  se  dresse  un  pan  de  mur 
Debout  et  fruste,  avec  trois  arcades  d'azur. 
Et  l'on  songe  devant  ces  débris,  taciturne, 
Comme  on  respire  un  vin  à  l'argile  de  l'urne, 
Que,  peut-être,  jadis,  coula  du  sang  chrétien 
Sur  ce  sable...  Et  déjà  le  crépuscule  vient 
Avec,  vers  l'occident,  des  lueurs  empourprées; 
Et  l'on  pense  à  des  bonds  de  bêtes  éventrées, 


LE    MIROIR    DES    HEURES  217 


Et  dans  l'air  rôde  encor  une  odeur  de  martyr... 
Mais  l'ombre  est  plus  épaisse  et  dit  qu'il  faut  partir. 
Les  derniers  visiteurs  s'en  vont  vers  la  sortie. 
D'un  campanile  sonne  une  cloche  amortie. 
Il  ne  reste  à  présent  dans  l'arène  que  nous 
Et,  là-haut,  dans  l'arcade  claire  du  mur  roux 
Qui  semble  fauve  encor  de  torches  et  de  flammes, 
Un  gros  prêtre  qui  rit  très  fort,  entre  deux  dames. 


218  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


L'ILE 


Puisque  à  nos  souvenirs  le  Destin  la  mêla, 

Nous  reviendrons  un  jour  à  l'Isola  Bella, 

Et  nous  retournerons,  puisque  tu  l'as  aimée, 

Au  rivage  divin  de  l'Ile  parfumée 

Et  qui,  sur  l'eau,  semble  endormie  en  du  bonheur. 

Le  vieux  gardien  indifférent  au  visiteur 

Nous  ouvrira  l'accès  de  la  Villa  baroque, 

Et  le  trousseau  de  clés  que  sa  main  entre-choque 

Fera  trembler  le  lustre  et  vibrer  le  miroir, 

Et  dans  le  doux  jardin  qu'il  montre  —  sans  en  voir 

Les  fleurs,  le  labyrinthe  et  les  triples  terrasses 

D'où  ne  s'envolent  pas  les  colombes  trop  grasses 

—  Nous  le  suivrons,  et  tout  encor  sera  pareil, 

Avec  le  même  azur  et  le  même  soleil. 


LE    MIROIR    DES    HEURES  219 


L'air  sera  transparent,  noble,  mol  et  limpide; 
Pas  plus  que  le  ciel  bleu  le  lac  n'aura  de  ride, 
Et,  le  long  du  mur  jaune  où  luit  le  citron  d'or, 
Dans  le  silence  clair,  nous  entendrons  encor 
Battre,  oiseaux  revenus  au  nid  du  temps  sans  aile, 
Nos  cœurs  toujours  heureux  dans  l'île  toujours  belle. 


19. 


220  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


NOUVELLES  DE  VENISE 


Vous  m'écrivez  de  Venise 
Que  jamais  printemps  plus  beau 
N'a  tiédi  l'air  qui  s'irise 
Et  miré  le  ciel  dans  l'eau, 

Que  la  lagune  est  divine 
D'argent  vif  ou  d'or  pâli 
Et  que  la  mousse  marine 
Brode  le  bois  des  «  pâli  », 

Que  les  linges  aux  ficelles 
Sèchent  sur  les  vieux  balcons 
Et  qu'on  voit  les  hirondelles 
Filer  sous  l'arche  des  ponts... 


LE    MIROIR    DES    HEURES  221 


Vous  dites,  entre  autres  choses, 
Que,  sur  le  Rio  San  Stin, 
Une  escalade  de  roses 
Franchit  le  mur  d'un  jardin, 

Que  dans  l'air  où  il  blasonne, 
Gueule  ouverte  et  flanc  gonflé, 
Le  Lion  sur  sa  colonne 
Arque  mieux  son  dos  ailé, 

Que  Venise  tout  entière, 
Canaux,  églises,  palais, 
N'est  que  silence,  lumière, 
Couleur  —  et  que  tu  t'y  plais. 


Et  j'évoque  en  ma  mémoire 
Ton  visage  auprès  du  mien 
Lorsque  nous  goûtions  la  gloire 
Du  printemps  vénitien, 


222  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Et  je  crois,  lointain  délice 

Qui  m'enchante  et  me  fait  mal, 

Que  notre  gondole  glisse 

Et  tourne  au  coin  d'un  canal, 

Et,  soudain,  qu'elle  débouche, 
Noire  sur  le  flot  doré 
Par  le  soleil  qui  se  couche 
Sur  San  Giorgio  Maggiore  ! 


LE    MIROIR    DES    HEURES  223 


VENISE  MARINE 


C'est  l'heure  la  plus  belle  et  le  plus  beau  matin 

Du  reste  de  ta  vie 
Que  tu  goûtes  peut-être  en  ce  petit  jardin, 

Sous  ce  ciel  d'Italie. 


Le  dahlia,  la  sauge,  avec  l'œillet  poivré 

Et  la  rose  d'automne, 
Fleurissent  dans  l'air  pur,  transparent  et  doré 

Où  l'abeille  bourdonne. 


Derrière  le  mur  rouge  où  grimpent  en  feston 

La  vigne  et  la  glycine, 
Une  fille  frappe  la  dalle,  du  talon, 

Dans  la  calle  voisine. 


224  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Puis  tout  se  tait,  et  le  silence  de  nouveau 

S'étale,  s'éternise, 
Jusqu'à  ce  que  le  bruit  d'une  rame  sur  l'eau 

Le  disperse  et  le  brise... 


Le  rio,  la  calle,  le  ciel  et  le  jardin, 

Cette  cloche  qui  sonne, 
Et  ce  silence,  et  cette  odeur,  et  ce  matin, 

Et  ces  roses  d'automne, 


0  mon  cœur,  tout  cela  qui  passe,  tout  cela 
Qui  te  charme  et  t'enchante, 

Jouis-en,  ô  mon  cœur,  car  chaque  instant  s'en  va 
Et  nulle  heure  n'est  lente  ! 


Et  cependant  que  te  faut-il  pour  que  tu  sois 
Plein  d'une  flamme  alerte? 

Il  suffit  du  parfum  de  ces  fleurs  que  tu  vois 
Par  la  fenêtre  ouverte. 


LE    MIROIR    DES    HEURES  225 


Aurais-je  cru  jamais  que  tu  fusses  content 

De  si  peu,  cœur  avide, 
Toi  qui  rêvais  jadis  quelque  illustre  tourment 

Où  battre  plus  rapide  ! 


Mais  à  quoi  bon  ce  songe  et  qu'importent  ces  vœux 

Où  le  destin  s'oppose, 
Car  c'est  ceci  que  j'aime  et  ceci  que  je  veux 

Sans  qu'il  soit  autre  chose  : 


C'est  un  étroit  jardin  auprès  d'un  vieux  canal 

Sous  ce  ciel  d'Italie 
Où  sonne,  avec  un  bruit  de  soie  et  de  cristal, 

Une  heure  où  tout  s'oublie. 


Que  d'autres  aient  pour  eux  ces  beaux  soleils  couchants 

Qui  dorent  la  mémoire, 
Le  triomphe,  la  joie  et  le  rire  et  les  chants, 

La  jeunesse,  la  gloire, 


226  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


C'est  bien  !  mais  moi,  j'entends  tout  bas  clapoter  l'eau 

Aux  marches  de  ma  porte, 
Et  je  veux  en  gondole  aller  à  Torcello, 

Par  la  lagune  morte, 


Et  je  verrai,  ce  soir,  la  lune  au  croissant  clair 

Se  lever  sur  Fusine, 
Dans  cette  odeur  de  sel  et  d'iode  qu'a  l'air 

De  Venise  marine. 


LE    MIROIR    DES    HEURES  227 


LA  ROSE 


En  voyant  mourir  cette  rose 
Dans  ce  vase  de  bronze  obscur, 
Je  songe  à  sa  pareille  éclose 
A  l'ombre  tiède  du  vieux  mur, 

Dans  ce  doux  jardin  de  septembre 
Que,  du  Palazzo  Venier, 
Par  la  fenêtre  de  ta  chambre, 
Nous  contemplions,  l'an  dernier. 

Et  c'est  l'automne  de  Venise 
Qui  renaît  en  mon  souvenir 
Avec  sa  grâce  où  s'éternise 
L'été  qui  ne  veut  pas  finir. 

20 


228  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Je  te  revois  sur  la  lagune, 
Glissant  comme  en  un  ciel  marin, 
Ainsi  qu'un  noir  croissant  de  lune, 
Gondole,  quartier  d'astre  éteint  ! 

Voici  le  canal  et  la  porte, 
Et  ces  façades  de  palais 
Dont  le  marbre  irise  l'eau  morte 
Des  fantômes  de  leurs  reflets... 


Et  ce  balcon  où  l'on  s'étonne 
De  ne  plus  voir,  sur  le  rideau, 
Se  pâmer  encor  Desdémone 
Dans  les  sombres  bras  d'Othello  ! 


LE    MIROIR    DES    HEURES  229 


LE  PALAIS  ROUGE 


Te  souvient-il  du  Palais  rouge 
Si  mystérieux  et  si  beau 
Dont  le  reflet  s'enfonce  et  bouge 
Dans  l'onde  lourde  du  rio? 

Au  bout  de  la  ruelle  étroite 
Qui  mène  à  ce  pont  courbe,  vois, 
Au-dessus  de  l'eau  qui  miroite, 
Sa  façade  qui  vient  vers  toi. 

Pour  aller  jusqu'à  lui,  ma  belle, 
Il  a  fallu  suivre  un  chemin 
Plus  compliqué  que  la  dentelle 
Qui  bat  au  souffle  de  ton  sein, 


230  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Car,  sinueuse  et  délicate 
Comme  l'œuvre  de  ses  fuseaux, 
Venise  ressemble  à  l'agate 
Avec  ses  veines  de  canaux. 

Plus  qu'Ariane  qu'elle  imite, 
Mais  sans  le  fil  qui  vous  conduit, 
Elle  vous  égare  bien  vite 
Au  labyrinthe  des  «  calli  ». 

N'est-ce  pas  ainsi,  chère  folle, 
Que  nous  avons  marché  longtemps 
Dans  l'ombre  épaisse,  tiède  et  molle 
Où  se  cherchaient  nos  yeux  ardents? 

N'avions-nous  pas  sur  nos  visages 
Ce  masque  blanc  que  Longhi  peint 
A  celui  de  ses  personnages 
Sous  leur  bauta  de  satin? 

Mais,  un  soir,  nous  nous  reconnûmes 
Sur  un  campo,  près  d'un  canal, 
A  cette  heure  où  Venise  allume 
Les  derniers  feux  du  carnaval; 


LE    MIROIR    DES    HEURES  231 


Et,  soudain,  graves  et  farouches, 
Nous  sentîmes,  avec  des  pleurs, 
Monter  au  rire  de  nos  bouches 
Le  double  désir  de  nos  cœurs. 


Ce  fut  ainsi  que  nous  allâmes 
Vers  ce  vieux  Palais  rouge  et  beau 
Qui  semble  tout  léché  de  flammes 
Et  que  l'Amour  eut  pour  tombeau. 


Sa  façade  de  lieu  sans  maître, 
Dresse  un  mur  de  pourpre  écorché, 
Mais  on  y  voit  à  la  fenêtre 
Luire  la  lampe  de  Psyché  ! 


20. 


232 


ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


LE  REFUGE 


Je  ne  veux  rien  de  vous,  ce  soir,  en  ma  pensée, 

0  mon  pays  lointain, 
Ni  rien  de  vous  non  plus,  ma  jeunesse  passée, 

Dont  le  feu  s'est  éteint  ! 

Que  votre  souvenir  impatient  renonce 

A  me  parler  tout  bas, 
Laissez  l'écho  dormir  où  se  perd  et  s'enfonce 

La  rumeur  de  vos  pas  ! 


Je  suis  venu  chercher  sur  ce  brûlant  rivage, 
Que  bat  un  flot  plus  clair, 

Pour  un  autre  moi-même,  un  autre  paysage, 
Et  j'ai  passé  la  mer. 


LE    MIROIR    DES    HEURES  233 


Je  n'écoute  plus  rien  des  voix  que  mon  oreille 

Écouta  trop  longtemps 
Et  que  me  murmurait  la  parole  vermeille 

De  ta  bouche,  Printemps  ! 

Mes  yeux  ne  veulent  plus  suivre  dans  les  allées 

De  ton  jardin  moussu, 
Automne,  les  espoirs  et  les  ombres  voilées 

Qui  m'ont  longtemps  déçu  !... 

C'est  pourquoi,  sous  ce  ciel  torride  et  monotone, 

D'azur  pacifiant, 
Je  suis  venu  chercher  le  lourd  repos  que  donne 

La  terre  d'Orient; 

Et,  sans  que  rien  de  plus  occupât  ma  pensée, 

Tout  le  jour,  jusqu'au  soir, 
J'ai  regardé  mourir  cette  rose  enlacée 

A  ce  beau  cyprès  noir. 


234  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  BOUQUET 


J'ai,  tendue  à  mon  mur,  une  toile  persane 
Où  des  œillets  en  fleurs  et  des  cyprès  sont  peints 
Et  d'où  secrètement  et  doucement  émane 
Le  parfum  vagabond  des  Orients  lointains. 

Il  me  semble  parfois,  lorsque  mes  yeux  moroses 
Regardent  ce  décor  odorant  et  fleuri, 
Qu'une  Ispahan  pâmée  en  ses  jardins  de  roses 
A  travers  le  tissu  se  réveille  et  sourit. 

Alors,  le  blond  tabac  qui  fume  par  ma  bouche, 
Dans  la  chambre,  répand  un  arôme  nouveau; 
Tout  pas,  dans  la  maison,  est  un  pas  de  babouche; 
J'écoute  un  rossignol,  si  chante  un  humble  oiseau  ! 


LE    MIROIR    DES    HEURES  235 


La  fontaine  qui  coule  en  sa  cuve  de  pierre 
Murmure  avec  la  voix  qu'ont  ses  sœurs  de  là-bas 
Où  leur  flot  transparent  mouille  pour  la  prière 
Quelque  beau  front  pieux  que  coifîe  un  turban  bas; 

Si  le  carré  de  ciel  qu'encadre  ma  fenêtre 
Est  d'un  bleu  dont  l'azur  se  fonce  au  soir  plus  frais, 
Je  crois  que,  tout  à  coup,  j'y  vais  voir  apparaître 
Un  dôme  de  faïence  entre  ses  minarets; 

Et,  lorsque  vous  venez,  par  la  porte  entr'ouverte, 
Vous  asseoir  au  divan  où,  longtemps,  j'ai  rêvé, 
J'admire  à  votre  pied  la  mule  souple  et  verte 
Dont  le  cuir  fin  imite  un  croissant  incurvé, 

Et  ma  pensée,  au  mur,  sur  la  toile  persane 
Où  des  œillets  en  fleurs  et  des  cyprès  sont  peints, 
Cueille,  afin  de  l'offrir  aux  doigts  de  la  sultane, 
Le  fidèle  bouquet  de  mes  songes  lointains. 


236  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  DIVAN 


Son  tapis,  qu'ont  jadis  tissé  des  mains  persanes 
De  tulipes,  d'œillets,  de  cyprès  et  d'oiseaux, 
Est  venu,  de  très  loin,  au  pas  des  caravanes, 
De  quelque  ville  bleue  où  chantent  les  jets  d'eaux. 

Aux  fils  entrecroisés  de  ses  trames  écloses 
Il  imite  à  nos  yeux  l'éclat  de  vos  jardins, 
Ispahan,  où  le  soir  s'empourpre  à  mille  roses, 
Mossoiil,  sur  qui  l'aurore  est  pâle  de  jasmins  ! 

Jadis,  il  m'eût  donné  vers  les  cités  lointaines 

Le  désir  de  porter  mes  pas  sous  d'autres  cieux 

Et  d'entendre,  au  bruit  frais  qui  monte  des  fontaines, 

Le  rossignol  répondre  au  rosier  amoureux; 


LE    MIROIR    DES    HEURES  237 


Jadis,  j'aurais  voulu,  dans  l'aube  orientale, 
Auprès  du  dôme  courbe  entre  ses  minarets, 
Voir  sur  la  tige  en  feu  fleurir  l'ardent  pétale 
Et  les  oiseaux  d'amour  voler  vers  le  cyprès; 

Mais  aujourd'hui  mes  yeux  à  ce  tapis  de  Perse 
Ne  demandent  plus  rien  de  ses  riches  couleurs 
Que  d'offrir  à  ton  corps  qui  sur  lui  se  renverse 
Le  printemps  éternel  de  ses  laines  en  fleurs; 

Que  m'importe  le  bain  où  rirent  les  sultanes 
Et  le  mystère  bleu  d'un  pays  inconnu, 
S'il  me  suffit  de  voir,  tissés  de  mains  persanes, 
La  tulipe  et  l'œillet  caresser  ton  pied  nu  ! 


238  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


RETOUR  D'ORIENT 


Ce  n'est  plus  aujourd'hui  ton  aube  qui  m'éveille, 

0  divine  clarté 
Dont  l'ardeur  éclatait  triomphale  et  vermeille, 

Au  ciel  ensanglanté  ! 

Ce  soleil  sans  éclat  qui  s'abaisse  et  se  couche 

Au  bout  de  l'horizon 
N'est  plus  l'astre  brûlant  dont  la  pourpre  farouche 

Mourait  sur  Mon. 


La  lune  qui  blêmit  à  ma  vitre  morose 

Et  ne  l'éclairé  pas 
Ce  n'est  plus  vous,  lune  d'or  jaune  ou  d'argent  rose, 

Qui  brilliez  sur  Damas  1 


LE    MIROIR    DES    HEURES  230 


Puisqu'il  en  est  ainsi,  faites,  de  leurs  embrasses, 
Tomber  à  longs  plis  lourds 

Les  rideaux  refermés  que  fatiguent  les  masses 
De  leur  pesant  velours; 

Allumez,  suspendue  au  plafond  de  la  chambre, 

La  lampe  en  verre  peint 
Où  versa  doucement  son  huile  couleur  d'ambre 

La  jarre  d'Aladin. 

Sur  le  divan  profond  où  le  corps  se  renverse, 

Qu'on  étende  avec  soin 
Cette  étoffe  de  Brousse  et  ce  tapis  de  Perse 

Que  l'œillet  brode  au  coin; 

Posez  auprès  de  moi  cette  aiguière  au  col  fourbe, 
Et  dont  le  bec  mord  l'eau, 

Et  tirez  ce  beau  sabre  étincelant  et  courbe 
Du  cuir  de  son  fourreau; 

Donnez-moi  ce  flacon  qui  garde  encore  enclose 

En  un  vivant  sommeil 
L'odeur  qu'eurent  jadis  le  jasmin  et  la  rose 

A  mourir  au  soleil... 

**  21 


240  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Puis  laissez-moi.  Je  vais  abaisser  ma  paupière 

Et  fermer  maintenant 
Mes  yeux  pleins  de  l'ardente  et  terrible  lumière 

Des  midis  d'Orient  ! 


LE    MIROIR    DES    HEURES  241 


LE  PRINCE  CAPTIF 


Je  suis  Prince  persan  et  n'ai  pour  tout  royaume 
Que  ce  feuillet  où  je  suis  peint 

Et  qui  n'est  pas  beaucoup  plus  large  que  la  paume 
D'une  autre  main  et  de  ma  main. 

Moi  qui  pouvais  jadis  voir  se  lever  l'aurore 

Des  terrasses  de  cent  palais 
Et  qui  traînais  le  pan  d'une  foule  sonore 

Sur  mes  pas,  partout  où  j'allais, 

Me  voici  désormais  prisonnier  de  la  page 

Où  quelque  peintre  de  l'Iran 
A,  fraîche  des  pinceaux,  enfermé  mon  image 

Dans  la  marge  et  l'encadrement. 


242  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Mais  qu'importe  à  mon  cœur  de  prince  magnanime 

Qui  sait  les  pièges  du  Destin 
Et  qu'au  regard  d'Allah  tout  mortel  est  infime, 

Cet  exil  en  pays  lointain, 

Puisque  dans  la  prison  de  papier  qui  m'enserre 
Je  suis  toujours  noble  à  vos  yeux 

Et  que  mon  gros  rubis,  de  son  feu  solitaire, 
Empourpre  mon  turban  soyeux, 

Puisque  je  monte  encor  mon  bel  étalon  rose, 
Que  mon  faucon,  comme  autrefois, 

Peut,  du  haut  de  mon  poing  où  sa  patte  se  pose, 
Becqueter  l'œillet  à  mes  doigts, 

Puisque  mon  sabre  courbe,  au  velours  qui  l'engaine, 
Pend  toujours  de  mon  ceinturon 

Et  que  je  porte  encore,  à  ma  selle  indienne 
Accroché,  mon  bouclier  rond, 

Puisque,  comme  jadis,  devant  vous,  je  traverse 

Un  paysage  calme  et  frais 
Où  monte,  dans  le  ciel  où  son  arc  se  renverse, 

La  lune  entre  deux  longs  cyprès, 


LE    MIROIR    DES    HEURES  243 


Puisque  à  côté  de  moi  ma  Princesse  fidèle, 
Réglant  son  cheval  sur  le  mien, 

Écoute  s'exalter  dans  la  nuit  triste  et  belle 
Le  rossignol  qui  se  souvient, 

Tandis  que,  par  respect  pour  l'amour,  à  l'oreille, 

Et  tout  bas,  elle  me  redit 
Quelque  tendre  pensée,  à  la  sienne  pareille, 

D'Omar  Khayam  ou  de  Sàdi  ! 


21, 


244  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  REPOS 


Eteins,  ô  visiteur,  cette  torche  importune  ; 
Ne  penche  pas  ainsi  sa  flamme.  Penses-tu 
Que  ses  gouttes  de  feu  en  tombant  une  à  une 
Vont  ranimer  la  cendre  où,  vivant,  j'ai  vécu? 

Non.  Si  même  la  pierre  à  l'étincelle  vaine 
Entr'ouvrait  un  instant  sa  froide  dureté, 
Et  si,  dans  ma  nuit  morne,  insensible  et  lointaine, 
Revenaient  jusqu'à  moi  la  vie  et  la  clarté, 

Crois-tu  donc,  ô  Passant,  qu'au  désir  de  revivre 
Ma  poussière  tranquille,  inerte  et  sans  regret, 
Renonçant  au  bienfait  de  la  mort  qui  délivre, 
Dans  l'ombre  ténébreuse  encor  palpiterait? 


LE    MIROIR    IjES    HEURES  245 


Pourtant,  je  fus  heureux.  L'Amour  a  sur  ma  bouche 
Posé  sa  bouche  ardente,  et  la  gloire  à  mon  front 
A  tressé  de  sa  main  délicate  et  farouche 
Les  feuilles  du  laurier  qui  couronnent  mon  nom; 

Mais  l'heure  la  plus  douce  et  l'heure  la  plus  tendre 
Laissaient  une  amertume  en  mon  cœur  incertain, 
Tandis  que  maintenant  je  suis  là  sans  attendre 
Le  retour  de  la  nuit  et  l'éveil  du  matin. 

Que  le  jour  généreux  ou  que  le  soir  morose 
Apportent  aux  mortels  la  joie  ou  le  tourment, 
Qu'importe  à  celui-là  dont  la  cendre  repose 
Dans  l'urne,  sous  le  marbre  et  sous  l'oubli  pesant  ! 

C'est  pourquoi,  ni  ton  pas,  ni  ta  torche  brûlante, 
Ton  geste,  ni  ta  voix  qui  m'appelle  tout  haut 
Ne  feront  tressaillir  ma  paix  impatiente, 
0  visiteur,  qui  viens  t 'asseoir  sur  mon  tombeau, 

Quand  bien  même  ta  main,  pieuse  en  son  outrage, 
Romprait  le  bronze  dur  et  le  gond  arraché, 
Et  si,  du  fond  de  l'ombre,  ô  tendre,  ô  cher  visage, 
Je  te  reconnaissais,  Amour,  sur  moi  penché  ! 


246  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


BLANCHE  COURONNE 


Aujourd'hui  j'ai  revu  ce  calme  coin  de  terre 

Que  vous  aimiez, 
Le  vieux  perron  où  pousse  encor  la  saponaire, 

Les  deux  palmiers... 

Le  figuier  plus  tordu  n'a  cessé  de  s'accroître 

De  jets  nouveaux, 
Et  les  rosiers  en  fleurs  parfument  le  cher  cloître 

Aux  blancs  arceaux; 

Les  hélianthes  d'or  dominent  la  toiture 

Basse  du  puits, 
Où  l'eau  sommeille,  aussi  froide  que  la  verdure 

Du  sombre  buis; 


LE    MIROIR    DES    HEURES  247 


Autour  des  piliers  plais  la  glycine  s  enlace 

El  il  y  a 
Dans  un  angle  toujours,  fleurissant  à  sa  place, 

Le  bignonia. 

C'est  toujours  ce  doux  lieu  dont  clair  et  jrais  résonne 

Le  double  nom 
Auquel,  Douce-Fontaine  ou  bien  Blanche-Couronne, 

L'écho  répond. 

Vous  en  aimiez  la  paix,  les  loisirs,  les  ombrages 

Et  les  chemins, 
Et  les  beaux  bois  avec  leurs  différents  feuillages, 

Hêtres  et  pins  ; 

Il  vous  plaisait  d'y  voir  le  chêne  d'Amérique 

Près  du  bouleau, 
Le  cactus  tropical  et  Valoès  qui  pique 

Comme  un  couteau; 

Et  vous  vous  asseyiez,  votre  cigare  aux  lèvres, 

Sur  ce  vieux  banc, 
A  ce  paisible  endroit,  à  cause  de  ses  cèdres, 

Dit  «  le  Liban  ». 


248  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Vous  y  rêviez  peut-être,  en  ces  soirs  où.  l'on  pense 

A  son  malin, 
Au  jeune  homme  jadis  venu  vers  notre  France 

D'un  ciel  lointain. 

A  votre  voir  vibraient,  quadruples  et  jumelles, 

Les  rimes  d'or, 
Car  vos  sonnets,  à  vous,  jurent  vos  caravelles, 

Conquistador! 

L'heure  est  douce.  Le  cèdre  en  pyramide  étale 

Les  verls  plateaux, 
En  étages,  de  sa  ramure  horizontale, 

Tente  ou  tombeau!... 

Mais  le  jour,  peu  à  peu,  qui  commence  à  décroître 

Et  qui  s'en  va, 
Me  rappelle  à  mon  tour,  vers  le  préau  du  cloître, 

Sombre  déjà. 

Partons,  mais  en  parlant,  au  jardin  de  septembre, 

Cueillons  aussi 
Ces  fleurs  que  vous  voyiez  jadis,  de  votre  chambre, 

Fleurir  ici. 


LE    MIROIR    DES    HEURES  249 

Roses  d'or  triomphal,  roses  de  pourpre  noire, 

Trophée  altier 
A  qui  se  mêle  maintenant  l'odeur  de  gloire 

Du  vert  laurier! 


EN  MARGE  DE  SHAKESPEARE 


A  Mme  André  Chaumeix. 


ANTOINE  ET  CLEOPATRE 


Ce  soir,  j'ai  vu  mourir  Cléopâtre  !  J'ai  vu 
L'aspic  du  Nil  mordre  son  sein  et  son  bras  nu 
Et  se  dresser,  sifflant,  parmi  les  figues  vertes. 
Le  lourd  sceptre  est  tombé  de  ses  mains  entrouvertes, 
Mais  la  couronne  encor  cercle  son  front  étroit... 
Celle  de  qui  l'amour  faisait  plus  grand  qu'un  Roi 
Le  mortel  fortuné  choisi  pour  son  étreinte 
Semble  dormir.  La  mort  baisa  sa  lèvre  peinte, 
Si  doucement  que,  lorsque  César  est  entré, 
En  vain  il  a  cherché  sur  le  sol  empourpré 
Quelque  tache  de  sang,  goutte  à  goutte,  élargie. 
Et  cependant  tu  vas  pleurer,  Alexandrie, 
Quand  on  emportera  vers  leur  lit  souterrain 
Et  ta  Reine  amoureuse  et  son  amant  romain  ! 


ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


Car  bientôt  vont  venir,  avec  leurs  aromates, 
Les  embaumeurs,  portant  en  des  fioles  plates, 
La  résine  durable  et  les  sombres  onguents; 
Et  les  bandes  de  lin,  en  funèbres  serpents 
S'enrouleront  autour  de  la  belle  Lagide 
Qui,  désormais,  légère,  incorruptible  et  vide, 
Sous  ces  liens  que  nul  ne  pourra  délier, 
En  son  cercueil  de  cèdre  et  peint  d'un  épervier, 
Ne  sera  plus  dans  l'ombre,  hélas  !  ensevelie, 
Que  sa  froide,  immobile  et  royale  momie  ! 

Mais  quelqu'un  a  gardé  la  clé  de  ton  caveau. 
Reine  !  Réveille-toi.  Voici  que,  de  nouveau, 
Un  jeune  sang  frémit  dans  tes  veines  et  chante 
Ardemment  en  ta  chair  glorieuse  et  vivante  ! 
De  nouveau  le  vieux  Nil  se  déroule  à  tes  yeux; 
Tu  revois  ton  Egypte  et  retrouves  tes  Dieux, 
Et  voici  que  ta  vie  éclatante  et  divine 
Recommence.  Le  monde  en  t'adorant  s'incline. 
Une  aurore  rayonne  autour  de  ta  beauté; 
Un  seul  de  tes  regards  vaut  une  éternité; 
Les  Rois  à  tes  genoux  prosternent  leurs  couronnes. 
Si  tu  poses  le  pied  aux  marches  de  leurs  trônes, 
Le  marbre  le  plus  pur  ensuite  y  garde  empreint 
En  son  contour  brûlant  ton  talon  souverain. 


EN    MARGE    DE    SHAKESPEARE  255 


C'est  pour  avoir  goûté  l'ivresse  de  ta  bouche 

Qu'Antoine  n'a  pas  su  s'arracher  à  ta  couche. 

La  sueur  de  l'amour,  sur  son  torse  puissant, 

Avec  l'eau  de  Cydnus  s'est  mêlée  à  son  sang. 

0  charmeuse,  il  suffit  d'un  geste  de  ta  grâce 

Pour  que  rampe  la  louve  et  que  l'aigle  vorace 

Hier  encor,  volant  farouche  en  l'air  latin, 

Te  caresse  de  l'aile  et  mange  dans  ta  main. 

Mais  prends  garde,  aux  plus  grands  la  Fortune  est  contraire 

Soudain  !  Parfois  au  port  se  brise  la  galère  ! 

Tu  tombes,  Marc-Antoine,  et  demain  c'est  César 

Qui  montrera  dans  Rome,  attachée  à  son  char, 

A  moins  que  d'un  tel  sort  l'aspic  ne  la  délivre, 

Cléopâtre  vaincue  et  honteuse  de  vivre  ! 


C'est  ainsi  chaque  soir  que  tu  meurs  et  renais, 
Cléopâtre,  immortelle  et  vivante  à  jamais, 
Parce  qu'un  autre  soir,  dans  un  bouge  de  Londre, 
A  l'heure  où  la  chandelle  achève  de  se  fondre, 
Quelqu'un,  assis  au  coin  d'une  table,  devant 
Un  pot  d'ale,  tantôt  rêvant,  tantôt  buvant, 
Tandis  qu'autour  de  lui  l'on  jure  et  fait  tapage, 
Vit,  du  fond  du  passé,  se  dresser  ton  image 

*  *  22. 


256  ŒT'VRES    DE    HENRI    DE    RÉGMER 

Et  te  prit  par  la  main,  au  seuil  de  ton  tombeau, 
Pour  te  faire  monter  aux  planches  du  tréteau 
D'où  ta  voix  amoureuse  aux  siècles  fait  redire 
Le  nom  de  Marc-Antoine  et  le  nom  de  Shakspeare. 


EN    MARGE    DE    SHAKESPEARE  257 


HAMLET 


Donnez-moi  votre  main,  Prince  Hamlet.  Je  connais 
Cette  fièvre  qui  bat  au  creux  de  vos  poignets 
Et  qui  cerne  les  yeux  et  qui  sèche  la  bouche, 
Car  le  même  fantôme  implacable  et  farouche 
M'a  parlé,  comme  à  vous,  sur  la  tour  d'Elseneur, 
Et  j'ai  trouvé  l'aurore  amère  et  sans  bonheur 
Après  qu'il  m'eût  fait  voir,  sous  la  pourpre  félonne, 
Le  faux  Roi  titubant  sous  sa  fausse  couronne 
Et  que,  d'un  geste  brusque  et  rude,  il  m'eût  montré 
Sous  le  masque  rieur  le  visage  exécré. 
Comme  vous,  quand  la  Vie  à  mes  yeux  apparue 
Se  dressa  devant  moi  difforme,  vile  et  nue 
Avec  du  sang  aux  doigts  et  de  la  boue  au  front, 
J'ai  senti,  dans  ma  chair  et  mes  os,  ce  frisson 


258  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


D'horreur,  de  désespoir  et  de  mélancolie 

Que  ni  les  pleurs,  hélas  !  ni  les  fleurs  d'Ophélie 

N'ont  pu  guérir  en  vous  et  dont  vous  seriez  mort 

Mieux  que  du  noir  poison  qui,  dans  la  coupe  d'or, 

A  son  piège  tenta  votre  lèvre  trompée 

Ou  que  ne  vous  tua  la  pointe  de  l'épée. 


EN    MARGE    DE    SHAKESPEARE  259 


A  OTHELLO 


Je  pense  à  vous,  seigneur  Othello.  Me  voici 

En  ces  lieux,  autrefois  où  vous  vîntes.  Ici, 

Votre  rouge  galère  en  ce  port  s'est  ancrée  : 

Les  acclamations  ont  fêté  votre  entrée, 

Et  Chypre,  tout  entière,  en  vous  apercevant, 

Accueillait  d'un  seul  cri  le  More  au  bras  puissant 

Accouru  de  si  loin  pour  combattre  avec  elle. 

Je  vous  vois.  Vous  avez  posé  votre  semelle 

Sur  cette  dalle  unie  où  le  marbre  est  si  dur, 

Et  votre  ombre  guerrière  a  passé  sur  ce  mur. 

J'entends  toujours  vibrer  votre  voix  rude  et  forte; 

Vous  avez  salué,  au-dessus  de  la  porte 

Où  le  soleil  couchant  en  fait  un  blason  d'or, 

Ce  beau  lion  ailé  qu'on  y  distingue  encor 

Et  dont  Venise,  au  temps  de  ses  gloires  hautaines, 

Marquait  jadis  le  front  de  ses  villes  lointaines. 


260  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Maintenant,  le  lion,  par  le  temps  effrité, 

Ne  garde  plus,  hélas  !  qu'un  débris  de  cité. 

Famagouste  n'est  plus  qu'une  fauve  ruine 

Que  solennelle,  grave  et  massive,  domine 

De  ses  deux  tours,  dont  l'une  est  croulée  à  demi, 

Sa  cathédrale  haute  et  gothique,  parmi 

Quelques  palmiers  poudreux  qui  balancent  leurs  palmes 

Dans  l'air  limpide,  chaud,  silencieux  et  calme 

■ —  Famagouste  qu'enserre,  autour  d'elle  debout 

En  sa  pierre  fidèle  et  forte  jusqu'au  bout, 

Immuable  aujourd'hui  encor  comme  naguère, 

De  son  double  rempart,  son  enceinte  de  guerre. 

Et  c'est  là  que  je  songe  à  vous,  sombre  Othello, 
Tandis  que  s'empourprent  le  ciel,  la  terre  et  l'eau 
Et  que  le  sol  ardent  brûle  mon  pas  sonore; 
A  vous,  ô  vaillant  chef,  à  vous,  ô  noble  More, 
A  vous,  à  qui  l'amour  avait  souri,  malgré 
Votre  visage  obscur  par  le  Turc  balafré, 
A  vous  que,  fils  lointain  de  la  barbare  Afrique, 
Avait  fait  l'un  des  siens  la  ville  adriatique, 
A  vous  qu'elle  envoyait,  comme  son  seul  espoir, 
Défendre  cette  Chypre  où  je  crois  vous  revoir, 
A  vous  que  va  bientôt,  sur  ce  rivage,  suivre 
Celle  dont  votre  cœur  se  délecte  et  s'enivre 


EN    MARGE    DE    SHAKESPEARE  261 


Et  qui  mêle  l'éclat  de  son  rire  enfantin 

A  la  rude  rumeur  de  votre  âpre  destin 

Et  tresse  à  votre  front  que  le  laurier  couronne 

Le  vert  rameau  du  myrte  amoureux,  —  Desdémone  ! 

Othello,  Othello,  pourquoi  n'avez-vous  pas 

Écouté  cette  enfant  qui  riait  en  vos  bras, 

Si  tendrement,  les  mains  jointes  à  votre  épaule? 

Il  est  tard.  Le  flot  bleu  déferle  sur  le  môle 

Et  l'ombre  des  hauts  murs  s'allonge  sur  la  mer. 

La  lune  d'Orient  monte  dans  le  ciel  clair 

Et  votre  femme,  au  vent  du  soir  plus  frais,  dénoue 

Les  longs  cheveux  dorés  qui  caressent  sa  joue. 

Sur  le  lit,  près  duquel  elle  vient  de  prier, 

Voici  le  drap  unique  et  le  double  oreiller, 

Venez  :  son  jeune  sein  est  doux  sous  les  dentelles. 

De  poste  en  poste  court  le  cri  des  sentinelles. 

Famagouste  s'endort.  Dormez,  fermez  les  yeux. 

Pourquoi  ces  poings  serrés  et  ce  front  soucieux? 

Que  d'autres,  Othello,  maudissent  ta  mémoire  : 
Je  te  plains,  car  l'enfer  luit  sur  ta  face  noire. 
Horreur  !  pour  un  seul  mot  bassement  chuchoté 
Et  dont  l'impur  écho  dans  ton  âme  est  resté, 


262  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


Le  soupçon,  monstrueux,  subtil,  âpre,  vorace, 

Te  pénètre,  te  mord  au  cœur,  t'étreint,  t'enlace 

Et  fait  grincer  tes  dents  et  trembler  tes  genoux  ! 

Pour  un  mot,  pour  un  mot,  entends-tu,  ô  jaloux, 

Pour  un  mot  que  n'a  pas  repoussé  ton  oreille, 

Sonore  cependant  de  la  clameur  vermeille 

Des  batailles,  du  bruit  des  flots  et  de  la  mer 

Et  du  cri  des  clairons  et  des  beaux  chocs  du  fer 

Et  du  frissonnement  des  drapeaux  sur  la  proue, 

Pour  un  mot  que  n'a  pas  rejeté  dans  la  boue 

Le  divin  talisman  des  paroles  d'amour, 

Pour  un  seul  mot,  auquel  tu  devais  être  sourd, 

Tu  n'es  plus  maintenant,  en  ces  lieux  dont  ton  ombre 

liante  la  solitude  et  le  fauve  décombre, 

Qu'un  fantôme  à  jamais  des  siècles  exécré, 

Que,  ce  soir,  devant  eux,  mes  pas  ont  rencontré 

Et  qui,  spectre  sans  voix,  tâte  d'une  main  vaine 

Des  larmes  et  du  sang  sur  sa  face  africaine  ! 


EN    MARGE    DE    SHAKESPEARE  263 


PORTIA 


Portia,  vous  rêvez  et  ce  soir  est  divin. 

Déjà  l'ombre  est  plus  longue  aux  cyprès  du  jardin; 

Par  la  fenêtre  ouverte  entre  l'odeur  des  roses. 

Votre  main,  en  jouant,  aux  trois  serrures  closes 

Touche,  et  vous  hésitez  à  leur  triple  secret. 

Sera-ce  l'or,  l'argent  ou  le  plomb  du  coffret 

Qui  tentera  Celui  dont  vos  beaux  yeux  suivront 

Le  geste  vers  l'argent,  vers  l'or  ou  vers  le  plomb? 

Mais  vous  avez  souri,  Portia,  quand,  dans  l'ombre 

De  ce  bosquet  obscur  où  le  soir  est  plus  sombre, 

Le  hautbois,  la  viole  et  la  flûte  ont  chanté, 

Et  votre  jeune  cœur  est  sans  anxiété, 

Car  il  sait  que  Celui  qui  doit  par  son  amour 

Deviner  les  coffrets  présentés  tour  à  tour 

**  23 


264  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Saura  comprendre  alors  pour  diriger  son  choix 
Ce  que  murmureront  la  flûte  et  le  hautbois 
Et  ce  que  dit  tout  bas  à  qui  prête  l'oreille 
La  viole  savante  aux  sept  cordes  pareilles. 


EN    MARGE    DE    SHAKESPEARE  265 


MACBETH 


La  fin  de  ce  beau  jour  est  douce  à  cette  rose 
Qui  parfume  la  tige  où  sa  grâce  est  éclose, 
Et  l'ombre  est  plus  aiguë  au  cadran  du  jardin. 
Les  martinets  criards  n'ont,  depuis  le  matin, 
Cessé  de  visiter,  anxieux  et  fidèles, 
Leurs  nids  ronds  suspendus  aux  créneaux  des  tourelles 
D'où  l'on  voit  la  forêt,  la  lande  et  le  lac  bleu; 
Mais  le  soir  vient  sur  la  campagne,  peu  à  peu, 
Et  les  âpres  parfums  de  la  terre  d'Ecosse 
Montent  dans  l'air  salubre  où  luit,  courbe  et  féroce, 
Coupante  et  déjà  claire,  une  lune  en  croissant. 
Au  sommet  de  la  tour  du  Nord,  l'étendard  pend, 
Sans  qu'un  seul  de  ses  plis  ondule,  flotte  ou  bouge, 
A  sa  hampe  que  semble  mordre  un  lion  rouge; 


266  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


Les  veilleurs  déjà  sont  à  leurs  postes  de  nuit. 

La  porte  du  château  s'est  fermée  avec  bruit. 

Les  fagots  épineux  où  flambent  les  résines 

Empourprent  en  craquant  les  dalles  des  cuisines. 

On  a  donné  l'avoine  et  le  foin  aux  chevaux. 

La  viande  dans  les  plats  et  le  vin  dans  les  pots 

Sont  prêts.  Mangez,  buvez  :  le  maître  veut  qu'on  mange 

Et  qu'on  boive.  Il  le  faut,  car,  dit-on,  l'homme  change 

En  lui  le  vin  en  rêve  et  la  viande  en  sommeil. 

Le  maître  veut  qu'on  ait  le  visage  vermeil 

Autour  de  lui,  et  que  l'on  rie  et  qu'on  soit  ivre. 

C'est  la  vie,  et  la  vie,  il  aime  à  la  voir  vivre  : 

Mangez  donc  et  buvez  et  dormez,  car  au  roi 

Vous  devez  obéir  parce  qu'il  est  la  loi. 

Que  vous  importe,  à  vous,  qui  connaissez  l'aubaine 

De  dormir  d'un  seul  trait  jusqu'à  l'aube  prochaine, 

Que  vous  importe,  à  vous,  si  Macbeth  ne  dort  pas, 

Si  le  remords  lui  parle  à  l'oreille  tout  bas, 

Et  s'il  reste  debout  lorsque  chacun  repose, 

Si  sa  paupière  en  feu,  le  matin,  n'est  pas  close, 

S'il  a  peur,  s'il  entend  résonner  dans  l'écho 

Le  râle  de  Malcolm  ou  le  cri  de  Banquo, 

Si,  les  yeux  grands  ouverts  et  le  doigt  à  la  tempe, 

Il  regarde,  hagard,  tarir  l'huile  à  la  lampe, 


EN    MARGE    DE    SHAKESPEARE  267 


Tandis  que,  devant  lui,  lasse  d'un  geste  vain, 
Sa  femme  laisse  pendre  en  silence  sa  main 
Où  la  tache  de  sang  semble  s'être  élargie, 
Et  songe  longuement  aux  parfums  d'Arabie?.. 


33. 


268  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


ROMÉO  ET  JULIETTE 


Juliette  Capulet  et  Roméo  Montague, 
L'amour  cruel  a  mis  la  fiole  et  la  dague 
Entre  vos  jeunes  mains  faites  pour  d'autres  jeux; 
L'éclair  a  lui  trop  tôt  sur  vos  sorts  orageux; 
Ensemble  vous  n'avez  dormi  que  dans  la  tombe; 
Un  funèbre  cyprès  où  pleure  une  colombe 
Est  l'emblème  que  veut  votre  mortel  destin. 
Et  cependant,  aux  grenadiers  du  vert  jardin, 
Vous  avez  écouté,  dans  la  nuit,  bouche  à  bouche, 
La  voix  du  rossignol  amoureux  et  farouche 
Et  crier  l'alouette  au  ciel,  vers  le  soleil, 
Vous  que  le  noir  poison  et  que  le  fer  vermeil 
Devaient  unir,  un  jour,  en  une  même  cendre, 
O  vous,  dont  le  désir  ne  voulait  pas  entendre, 


EN    MARGE    DE    SHAKESPEARE  269 


O  sourds  amants,  gronder  de  leurs  griefs  nouveaux 
Vos  deux  palais  haineux,  ennemis  et  rivaux, 
D'où,  la  main  à  l'épée  et  le  poing  à  la  torche, 
Le  meurtre  et  la  vengeance  embusqués  sous  le  porche 
S'épiaient,  l'œil  mauvais  et  le  visage  ardent, 
Tandis  que,  plus  subtil  que  la  flamme  et  le  vent, 
L'amour  astucieux,  riant  de  la  querelle, 
Parce  qu'il  était  beau,  parce  qu'elle  était  belle, 
Irrésistiblement  l'un  vers  l'autre  appelait, 
Vieux  Montagne,  ton  fds,  ■ —  ta  fille,  Capulct  ! 


LE  MIROIR  DES  AMANTS 


SUIVI    DE 


SEPT  ESTAMPES  AMOUREUSES 


J'offre  à  votre  visage,  Amants,  et  vous  Amantes, 
Ce  miroir,  tour  à  tour  morose  et  radieux, 
Selon  que  se  reflète  en  ses  ondes  dormantes 
Le  rire  de  vos  dents  ou  le  deuil  de  vos  yeux. 

Comme  une  source  unique,  en  diverses  fontaines 
S'écoule,  et,  par  chacune,  est  d'un  goût  différent, 
Le  variable  Amour  tend  aux  lèvres  humaines 
Son  poison  meurtrier  ou  son  philtre  enivrant. 

Les  uns  boivent  en  lui  V éternelle  amertume 
Dont  leur  bouche  à  jamais  gardera  l'acre  pli, 
Et  s'en  vont,  emportant  en  leur  cœur  qu'il  consume, 
Un  feu  sourd  dont  la  cendre,  hélas!  est  sans  oubli. 


274  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


D'autres  n'ont  conservé  de  sa  rencontre  heureuse 
Que  le  frais  souvenir  des  limpides  ruisseaux 
Où  leurs  mains  doucement  jointes  en  coupe  creuse 
Ont  puisé  le  bonheur  qui  chantait  dans  leurs  eaux. 

C'est  pourquoi  vous  verrez,  satisfaits  ou  farouches, 
Et  pleins  d'un  douloureux  ou  d'un  tendre  passé, 
S'attrister  des  regards  ou  sourire  des  bouches 
En  ce  même  cristal  chaleureux  ou  glacé, 

Mais,  content  de  la  route  ou  las  du  dur  voyage, 
Soit  le  pas  qui  s'approche  allègre  ou  bien  pesant, 
Amour,  c'est  toujours  toi,  Prince  au  double  visage, 
Qui  te  mires  par  eux  à  ce  miroir  changeant! 


LE    MIROIR    DES    AMANTS  275 


LE  BONHEUR 


Nul  n'est  venu,  pourtant,  m'apporter  la  couronne 
Que  chacun,  une  fois,  pose  en  rêve  à  son  front; 
Je  ne  suis  point,  non  plus,  celui  pour  qui  résonne 
Le  pas  du  messager  qu'on  vit  à  l'horizon. 

On  n'a  pas,  au  réveil,  déroulé  sous  ma  tente 
Les  tapis  somptueux  dont  les  tissus  persans, 
Par  la  rose  et  l'œillet  en  leur  laine  éclatante, 
Rappellent  aux  regards  le  jardin  du  printemps; 

En  de  lourds  sacs  de  cuir  noués  par  des  lanières, 
Mes  mains  avidement  n'ont  pas  plongé  leurs  doigts 
Pour  y  tâter  un  or  aux  empreintes  grossières 
Et  pour  y  caresser  des  figures  de  rois. 

*  *  24 


276  ŒUVRES    DE     HENRI    DE    RÉGNIER 


Le  coureur  haletant,  ni  l'espion  servile 
N'ont  paru  devant  moi,  poussiéreux  ou  courbé, 
M'apprenant  que  demain  on  aura  pris  la  ville 
Et  que  mon  ennemi  dans  mon  piège  est  tombé; 

Et  cependant  je  sens  comme  un  bonheur  étrange 
Si  profond  et  si  fort  qu'il  en  semble  éternel; 
La  fleur  que  je  respire  et  le  fruit  que  je  mange 
Ont  comme  un  goût  d'azur,  comme  une  odeur  de  ciel. 

C'est  que,  plus  fortuné  que  les  Dieux  qui  t'ont  faite, 
J'ai  dormi,  cette  nuit,  près  de  ton  corps  divin, 
Et  que  j'ai  vu,  pareille  à  ta  beauté  parfaite, 
S'éveiller  dans  tes  veux  la  couleur  du  matin. 


LE    MIROIR    DES    AMANTS  277 


L'AMOUREUSE 


Celui  qui  le  mieux  plaît  à  mon  cœur  solitaire, 
De  tous  les  beaux  jardins  qu'ont  visités  mes  pas, 
C'est  vous,  que  je  revois  en  le  nommant  tout  bas, 
O  cher  enclos,  dont  l'ombre  est  pleine  de  mystère  ! 

D'autres  sont  plus  que  vous,  ô  petit  coin  de  terre, 
Embaumés  de  jasmin  ou  fleuris  de  lilas, 
Mais,  malgré  leurs  bosquets  et  leurs  eaux,  ils  n'ont  pas 
Le  charme  familier  de  votre  humble  parterre. 

Quelques  ruses  qu'aucune  rose  n'égala, 

Auprès  du  bassin  clair,  y  poussent  çà  et  là; 

Nul  parfum  ne  m'est  doux  que  leur  odeur  lointaine, 

Car  dans  mon  souvenir,  ô  roses  du  jardin, 
Vous  mêlez  votre  arôme  au  chant  de  la  fontaine 
Où  l'amour  effeuilla  la  fleur  de  mon  malin. 


278  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


L'EXHORTATION 


Vous  êtes,  mon  enfant,  plus  chaste  et  plus  farouche 
Que  le  lis  du  vallon  et  la  rose  des  bois, 
Et  cependant  j'ai  vu  s'attendrir  votre  bouche 
Quand  la  rose  et  le  lis  s'effeuillaient  de  vos  doigts, 

Car  vous  savez,  hélas  !  que  les  fleurs  les  plus  belles 
D'un  parfum  passager  embaument  le  printemps 
Et  qu'il  ne  survit  rien  de  ce  qui  charme  en  elles 
Quand  l'automne  a  fané  leurs  contours  odorants; 

Et  vous  savez  aussi  que  l'âge  vous  mesure 
La  saison  de  l'amour  et  de  la  volupté 
Et  que  le  souvenir  est  ce  qui  reste  et  dure 
Et  de  toute  jeunesse  et  de  toute  beauté. 


LE    MIROIR    DES    AMANTS  279 


C'est  pourquoi,  dans  un  soir  de  délire  et  de  fièvre, 
Vous  sentirez  en  vous  votre  orgueil  se  briser 
Parce  que  vous  voudrez  que  votre  jeune  lèvre 
Connaisse  la  douceur  qu'a  le  goût  du  baiser. 


Alors,  obéissante  à  celui  qui  vous  aime, 
Vous  permettrez  dans  l'ombre  à  l'amant  anxieux 
Que  son  hardi  regard  apprenne  de  vous-même 
Ce  qu'en  sait  son  désir  et  qu'ignorent  vos  yeux, 


Et  vous,  enfant  pareille  aux  fleurs  du  bois  sauvage, 
Sans  défendre  à  sa  main  vos  voiles  soulevés, 
Vous  offrirez  vous-même  à  l'amour  en  hommage 
Votre  rose  secrète  et  vos  lis  réservés. 


24. 


280  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


LE  CHOIX 


Je  ne  me  suis  pas  dit  lorsque  je  vous  ai  vue 

Pour  la  première  fois, 
Ni  lorsque  j'ai  senti  votre  main  retenue 

Frémir  entre  mes  doigts, 

Je  ne  me  suis  pas  dit  :  «  Mon  cœur,  voici  l'orage 

Avec  elle  qui  vient  ! 
Puisse  l'éclair  luire  en  ses  yeux,  et  son  visage 

S'incliner  vers  le  mien  ! 

«  Que  quelque  magnifique  et  foudroyant  prodige, 

Ainsi  qu'il  n'en  est  pas, 
Soudain,  et  d'un  élan  de  trouble  et  de  vertige, 

La  jette  entre  mes  bras  ! 


LE    MIROIR    DES    AMANTS  281 


«  Qu'elle  entre  éblouissante  et  brusque  dans  ma  vie 

Et  d'un  pas  si  vainqueur 
Que  j'entende  souffler  comme  un  vent  de  folie 

Aux  échos  de  mon  cœur  !  » 

Non,  quand  je  vous  ai  vue  et  que  votre  main  lasse 

Eut  frémi  doucement 
En  la  mienne,  j'ai  dit  votre  nom  à  voix  basse 

El  pensé  simplement  : 

«  Tu  es  belle,  tes  yeux,  ta  bouche  et  ton  visage 

Sont  beaux  comme  ton  corps; 
Heureux  celui  qui  t'aime  et  qui,  la  nuit,  partage 

Le  lit  où  tu  t'endors  ! 

«  Heureux  qui,  chaque  soir,  peut  dénouer  à  Taise 

Tes  cheveux  abondants 
Et  qui  touche  ta  joue  et  ta  gorge  et  qui  baise 

Ton  rire  sur  tes  dents. 

«  L'homme  qui  peut  jouir  de  tes  beautés  secrètes 

Est  plus  heureux  qu'un  Dieu, 
Car,  lorsqu'un  double  attrait  unit  des  forces  prêtes, 

L'amour  est  un  beau  jeu. 


282  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


«  Il  ne  faut  rien  de  plus  pour  échauffer  l'étreinte, 

O  chair,  que  la  beauté. 
Et,  de  la  cendre  d'or  de  la  toison  éteinte, 

Renaît  la  Volupté  !  » 

C'est  pourquoi,  quand  tu  viens,  taciturne  et  docile, 

Proposer  au  plaisir 
Ton  beau  corps  langoureux  dont  caresse  l'argile 

La  flamme  du  Désir, 


Je  raille  ces  Amants  douloureux  et  farouches 

Dont  l'amère  fureur 
S'irrite  et  se  nourrit  de  l'écume,  à  leurs  bouches, 

Des  orages  du  cœur. 


LE    MIROIR    DES    AMANTS  283 


LA  CAPTIVE 


Je  vous  ai  si  souvent  regardée  au  visage 
Que  j'en  ai  désiré  votre  corps  tout  entier, 
Et  maintenant  mes  yeux  conservent  une  image 
Que  mon  cœur  désormais  ne  peut  plus  oublier. 

Que  m'importe  à  présent  si  vos  mains  trop  rapides 
Couvrent  votre  beauté  de  longs  voiles  jaloux  ! 
C'est  en  vain  qu'à  vos  pieds  tombent  leurs  plis  rigides 
Puisqu'ils  ne  sont  plus  là  lorsque  je  pense  à  vous. 

Le  jour  peut  s'achever  et  la  nuit  ténébreuse 
Peut  vous  confondre  toute  à  son  obscurité, 
N'êtes-vous  pas  debout  dans  son  ombre  amoureuse 
En  un  rêve  pareil  à  votre  nudité? 


284  ŒUVRES    DE    HENRI    DE     RÉGNIER 


Et  si  vous  détournez  du  mien  votre  visage, 

Si,  loin  de  moi,  s'en  va  votre  pas  orgueilleux, 

Est-il  rien  qui  pourra  dénouer  l'esclavage 

Qui  vous  fait  ma  captive  et  vous  lie  à  mes  yeux? 


LE    MIROIR    DES    AMANTS  285 


LA  GLOIRE 


Je  suis  fier,  car  je  sais,  comme  le  plus  robuste, 
Tendre  l'arc  recourbé  d'où  part  la  flèche  juste, 
Et  parce  que  mon  bras  museuleux  sait  comment 
On  dompte  l'étalon,  le  hongre,  la  jument, 
Et  de  cpiel  geste  sûr,  par  l'épieu,  l'on  transperce 
Le  loup  qui  se  débat  ou  l'ours  qui  se  renverse  ! 
Car  la  chasse  est  un  jeu  magnifique.  Elle  sert 
A  durcir  sourdement  le  muscle  sous  la  chair 
Et,  lorsque  l'on  poursuit  les  bêtes  au  poil  rude, 
Leur  rencontre,  farouche  et  sauvage,  prélude 
Au  plaisir  plus  mortel,  plus  meurtrier,  plus  beau, 
De  brandir  au  soleil  le  glaive  au  lourd  pommeau 
Que  la  Guerre  implacable  et  qui  souffle  la  haine 
Fait  luire  au  poing  fermé  de  l'homme  qu'elle  entraîne 
Et  qu'elle  rue,  avec  des  cris,  et  d'un  seul  bond, 
Vers  la  Victoire  en  sang  debout  à  l'horizon  ! 


286  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


C'est  pourquoi  je  suis  orgueilleux,  sentant  leur  force, 

De  mon  bras  énergique  et  de  mon  jeune  torse; 

Mais  c'est  moins  d'eux  pourtant  que  me  vient  ma  fierté, 

Ni  de  la  flèche  aiguë  ou  du  glaive  irrité, 

Que  d'avoir,  délaissant  leur  double  exploit  stupide, 

Cueilli,  le  cœur  battant  et  le  geste  timide, 

La  rose  du  hallier  et  le  lis  du  ravin 

Pour  en  offrir  l'hommage  à  ton  regard  divin 

Que  charme  leur  couleur  et  réjouit  leur  vue, 

Et  de  pouvoir,  étreint  par  toute  ta  chair  nue, 

Faire,  amant  triomphal  et  vainqueur  glorieux, 

Gémir  d'amour  ta  bouche  et  se  fermer  tes  yeux. 


LE    MIROIR    DES    AMANTS  287 


L'INTRUS 


Il  fait  sombre;  la  rue  est  grise,  le  ciel  bas... 
Le  spleen  à  l'aile  maigre  et  qu'alourdit  la  fange, 
Fantôme  familier  qui  n'est  pas  même  étrange, 
Visite  les  amants  et  leur  parle  tout  bas. 

Aux  uns,  pour  que  leur  cœur  s'en  distraie,  il  conseille 
De  chercher  autre  part  une  autre  volupté 
Et,  tandis  qu'il  les  pousse  à  l'infidélité, 
Sa  monotone  voix  bourdonne  à  leur  oreille, 

Aux  autres,  pour  guérir  un  mal  qui  vient  de  lui, 
Leur  reprochant  leur  bouche  et  leurs  mains  inactives 
Il  persuade  avec  des  paroles  lascives 
D'essayer  de  plaisirs  qui  trompent  leur  ennui. 

**  25 


288  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


C'est  alors  que,  dupés  au  double  stratagème, 
Ils  rêvent  sourdement  à  leur  désir  nouveau, 
D'une  main  frémissante  écartant  le  rideau, 
Leur  front  pâle  appuyé  contre  la  vitre  blême 


Mais,  tu  n'entreras  pas,  Démon  au  vol  pesant; 
En  vain  gratte  au  carreau  ton  aile  désarmée, 
Le  crépuscule  en  vain  sur  la  ville  embrumée 
Tombe,  ce  n'est  pas  toi  que  ma  veillée  attend; 

Ici,  dans  l'âtre  vif,  brille  une  flamme  ardente. 
Que  m'importe  l'automne  et  que  me  fait  le  soir, 
L'image  d'une  rose  y  rit  dans  le  miroir  ! 
Le  silence  est  divin  et  l'ombre  est  odorante... 

Va-t'en.  Je  suis  heureux.  L'Amour  est  là.  Va-t'en  ! 


LE    MIROIR    DES    AMANTS  289 


LE  REPOS  APRÈS  L'AMOUR 


Nul  parfum  n'est  plus  doux  que  celui  d'une  rose 
Lorsque  l'on  se  souvient  de  l'avoir  respiré 
Ou  quand  l'ardent  flacon,  où  son  âme  est  enclose, 
En  conserve  au  cristal  l'arôme  capturé. 

C'est  pourquoi,  si  jamais  avec  fièvre  et  délice 
J'ai  senti  votre  corps  renversé  dans  mes  bras 
Après  avoir  longtemps  souffert  l'acre  supplice 
De  mon  désir  secret  que  vous  ne  saviez  pas, 

Si,  tour  à  tour,  muet,  pressant,  humble,  farouche, 
Rôdant  autour  de  vous  dans  l'ombre,  brusquement 
J'ai  fini  par  cueillir  la  fleur  de  votre  bouche, 
0  vous,  mon  cher  plaisir  qui  fûtes  mon  tourment  ! 


290  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Si  j'ai  connu  par  vous  l'ivresse  sans  pareille 
Dont  la  voluptueuse  ou  la  tendre  fureur 
Mystérieusement  renaît  et  se  réveille 
Chaque  fois  que  mon  cœur  bat  contre  votre  cœur, 

Cependant  la  caresse  étroite,  ni  l'étreinte 

Ni  le  double  baiser  que  le  désir  rend  court 

Ne  valent  deux  beaux  yeux  dont  la  flamme  est  éteinte 

En  ce  repos  divin  qu'on  goûte  après  l'amour  ! 


LE    MIROIR    DES    AMANTS  291 


L'ANGOISSE  DIVINE 


Regarde-moi.  Là-bas,  j'ai  vu  s'enfuir  l'orage 
Et  la  nuée  éparse  et  l'éclair  sans  retour; 
Mon  étroite  maison  semble  celle  du  sage, 
J'ai  l'air  d'avoir  vaincu  la  colère  et  l'amour. 

Le  soir  qui  va  venir  est  doux  à  mon  silence; 
La  solitude  nue  est  assise  à  mes  pieds, 
Et  l'horloge  muette  où  l'aiguille  s'avance 
Sonnera  bientôt  l'heure  où  tout  est  oublié. 

Mais  qu'un  rayon  perdu  du  soleil  qui  se  couche 
Par  la  croisée  en  feu  descende  sur  ma  main, 
Ou  qu'un  cher  souvenir  effleure  de  sa  bouche 
Ma  mémoire  tremblante  à  son  souffle  incertain, 

*  *  2.-.. 


292  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Que  la  rose  qui  meurt  en  ce  vase  de  Perse, 
Odorante,  à  l'adieu  de  son  éclat  défunt, 
Avec  trop  de  douceur  dans  l'ombre  molle,  verse 
Son  suprême  pétale  et  son  dernier  parfum, 

Alors  mon  cœur  —  ce  cœur  crui  bat  dans  ma  poitrine 
Et  que  je  croyais  mort  d'être  silencieux  — 
Me  remplit  tout  à  coup  d'une  angoisse  divine 
Qui  monte  brusquement  en  larmes  vers  mes  yeux, 

Et  tout  mon  vieux  passé  de  tourment  et  d'orage 
Dont  palpite  l'éclair  et  gronde  l'écho  sourd, 
De  son  reflet  ardent  empourpre  mon  visage 
Que  vaincront  de  nouveau  la  colère  et  l'amour. 


LE    MIROIR    DES    AMANTS  293 


LE  JALOUX 


Ne  faites  pas  semblant,  en  effeuillant  ces  roses, 
De  penser  à  celui  dont  mon  cœur  est  jaloux; 
N'abaissez  pas  ainsi  vos  paupières  mi-closes 
Sur  ce  regard  trop  lourd,  trop  lointain  et  trop  doux. 

Car  il  est  trop  cruel  déjà  pour  qui  vous  aime 
Que  de  vous,  trop  longtemps,  le  destin  l'ait  exclu, 
Toute  votre  jeunesse,  hélas  !  fut  à  vous-même 
Et  vous  en  avez  fait  ce  qu'il  vous  aura  plu  ! 

Laissez  à  mon  amour  le  soin  de  sa  torture, 
Qu'il  la  puisse  choisir  parmi  votre  passé, 
Celui-là  souffre  moins  dont  la  plaie  est  obscure 
Et  qui  ne  connaît  pas  la  main  qui  l'a  blessé  ! 


294  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


VISAGES 


Je  vous  ai  trop  aimée,  Automne  au  cher  visage,  — 
Dit-il,  - —  ô  vous  pareille  à  celle  que  j'aimais  ! 
Son  cœur,  comme  le  vôtre,  était  ardent  et  sage  ; 
Vos  yeux,  comme  les  siens,  me  sont  doux  à  jamais. 

Lorsque  vous  regardiez  sans  regret,  une  à  une, 
Vps  feuilles  dans  le  vent  s'envoler  vers  la  nuit, 
Il  me  semblait  la  voir,  comme  vous  sans  rancune, 
Sourire  indifférente  à  l'heure  qui  s'enfuit. 

En  vous  je  retrouvais  sa  façon  d'être  belle  : 
Car  elle  eut,  comme  vous,  cette  même  beauté 
Qui,  d'un  instant,  paraît  devoir  être  éternelle 
Et  qui  se  rajeunit  de  sa  maturité. 


LE    MIROIR    DES    AMANTS  295 


Ainsi,  faite  de  brume  et  d'air  et  de  feuillage, 
Votre  face  divine  et  qui  ne  meurt  jamais, 
Automne,  se  confond  avec  un  cher  visage 
Et  celui  que  je  vois  est  celui  que  j'aimais  ! 


296  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


L'AVEU 


Mon  cœur  est  sans  regret,  ce  soir,  et  sans  tristesse; 
Le  jour  a  fui  pourtant,  et  vous  n'êtes  plus  là; 
Ces  roses,  peu  à  peu,  dans  l'ombre  plus  épaisse, 
Semblent  des  fleurs  de  cendre  où  quelque  feu  brûla  ; 

Cependant,  aujourd'hui  vous  étiez  toujours  belle, 
Vos  mains  étaient  vos  mains,  vos  yeux  étaient  vos  yeux, 
Et  comme  j'eusse  hier  trouvé  morne  et  cruelle 
L'heure  où  vous  me  laissez  seul  et  silencieux  ! 

Mais,  ce  soir,  je  me  sens  le  cœur  ingrat  et  sombre; 
Vous  étiez  prés  de  moi,  et  j'étais  loin  de  vous, 
Et  j'aurais  souhaité  que  s'effaçât  dans  l'ombre 
Votre  visage  pur,  délicieux  et  doux, 


LE     MIROIR    DES    AMANTS  297 


Car  je  voudrais  pouvoir  vous  haïr,  vous  que  j'aime, 
Rose  qui  parfumez  mou  destin  embaumé  ! 
Pour  m'éviter  ainsi,  par  un  vil  stratagème, 
Peut-être  le  tourment  de  n'être  plus  aimé; 

Je  voudrais,  cœur  honteux  de  sa  lâche  espérance, 
Ne  plus  me  souvenir  de  vous  par  qui  je  vis... 
Mais  c'est  encor  l'amour,  un  amour  qui  d'avance 
Se  prépare  à  la  haine  et  s'efforce  à  l'oubli. 


298  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LA  RUPTURE 


Ce  n'est  pas  votre  adieu  qui  me  tire  ces  larmes 

Que  je  ne  cache  pas, 
Et  si  je  fus  blessé,  ce  n'est  point  par  vos  armes  : 

Elles  frappent  trop  bas. 

Si  vos  veux  insolents  regardent  ma  détresse, 

N'en  prenez  point  sujet 
Pour  vous  enorgueillir  de  l'état  où  me  laisse 

Cette  douleur  que  j'ai, 

Car  vous  avez  en  vain  dans  ma  coupe  tendue 

Versé  l'acre  poison 
Et,  pendant  mon  sommeil,  effeuillé  la  ciguë 

De  votre  trahison; 


LE    MIROIR    DES    AMANTS  299 


En  vain  votre  mauvais  et  perfide  sourire 

Me  raille  lâchement 
D'avoir  tenu  pour  vrai  ce  que  vous  savez  dire 

D'une  bouche  qui  ment. 

Non  !  ce  n'est  pas  cela,  voyez-vous,  que  je  pleure, 

Le  front  entre  mes  mains, 
Et  ce  n'est  ni  vous-même,  hélas  !  et  ni  le  leurre 

De  vos  yeux  incertains, 

Mais  que  votre  beauté  à  qui  je  fus  crédule 

Ait  dupé  mon  amour 
Et  d'avoir  trop  longtemps  pris  votre  crépuscule 

Pour  l'aube  d'un  beau  jour; 

Car  je  n'ai  dans  mes  bras  serré  que  le  mensonge 

D'un  fantôme  vivant 
Et  me  voici  pareil  à  celui  dont  le  songe 

Jette  son  or  au  vent... 

Et  ce  que  je  regrette  en  ces  larmes  cruelles 

Où  vous  n'êtes  pour  rien 
Ce  n'est  pas,  sachez-le,  vous  sans  pitié  pour  elles, 

Votre  amour,  c'est  le  mien  ! 

**  26 


300  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  RETOUR 


Je  connais  ce  visage  et  ces  yeux,  et  ta  bouche, 

Je  la  connais  aussi, 
Et  cet  air  inquiet,  misérable  et  farouche 

En  lequel  te  voici. 

Je  sais  pourquoi  tes  mains,  ami,  tremblent  encore 

De  désir  et  de  peur, 
Et  que,  si  je  tâtais  ta  poitrine  sonore 

A  l'endroit  de  ton  cœar, 


Je  le  sentirais  battre  et  frémir  sous  mon  pouce 

Au  choc  sourd  de  ton  sang; 
Je  sais  pourquoi  ta  voix  est  rauque,  lasse  et  douce 

Et  ton  pas  chancelant. 


LE    MIROIR    DES    AMANTS  301 


C'est  parce  que  ta  lèvre  a  prononcé  dans  l'ombre 

Un  nom  mystérieux 
Et  qu'une  forme  nue  en  ta  mémoire  sombre 

Brûle  devant  tes  yeux  ! 

Car  te  voici,  ce  soir,  Dieu  qui  redeviens  homme, 

Revenu  sans  retour 
Du  ténébreux,  ardent  et  terrible  royaume 

Où  t'a  conduit  l'amour  ! 


302  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Ce  n'est  pas  moi  qui  parle  en  ces  vers.  Non,  c'est  vous, 
Amants  heureux,  amants  trahis,  amants  jaloux, 
Vous  qui  dites  tout  haut  par  mes  lèvres  fermées 
Ce  que  vous  murmuriez  sur  des  bouches  aimées 
Et  ce  que  votre  voix  de  colère  et  d'amour, 
Maudissant  la  lumière  ou  bénissant  le  jour, 
Répétait,  furieuse  ou  douce,  rauque  ou  tendre... 
Ma  parole  est  l'écho  où  l'on  peut  vous  entendre, 
Toi,  dont  la  passion  fut  un  songe  vermeil, 
Plein  de  roses,  de  chants,  de  joie  et  de  soleil, 
Et  toi  qui,  déchiré  par  l'anxieux  tourment 
De  la  chair  qui  se  donne  et  de  l'âme  qui  ment, 
Cherches,  vaine  toujours  au  milieu  du  bois  sombre, 
D'arbre  en  arbre,  à  saisir  le  prestige  d'une  ombre 
Qui  se  montre  et  se  cache  à  travers  les  cyprès  : 
Et  toi  qui,  tout  saignant  de  honte  et  de  regrets, 
T'es  assis  en  pleurant  sur  le  bord  de  la  route; 
C'est  vous  tous,  tour  à  tour,  que  ma  mémoire  écoute, 
Amants  heureux,  amants  trahis,  amants  jaloux, 
Et  ce  n'est  pas  moi  qui  parle  en  ces  vers.  C'est  vous! 


SEPT  ESTAMPES  AMOUREUSES 


26. 


LUC  INDE  AU  CORPS  DIVIN 


Lucinde  n'est  pas  née  au  temps  où  ses  aïeux 
Habitaient  leurs  palais  d'Espagne  ou  d'Italie, 
Aussi  voit-on,  parfois,  errer  dans  ses  beaux  yeux 
Un  regard  de  regret  et  de  mélancolie. 

Enfant,  elle  n'a  pas,  parmi  les  orangers, 
Admiré  leurs  fruits  mûrs  à  leurs  branches  lointaines, 
Ni,  du  dôme  abondant  des  bosquets  trop  chargés, 
Vu  les  lourds  citrons  d'or  tomber  près  des  fontaines; 

Au  bord  des  bassins  ronds  qu'entoure  un  sombre  buis, 
Elle  n'a  pas  marché  sous  les  charmilles  basses, 
Ni  le  soir,  pour  rêver,  recherché  les  appuis 
Du  marbre  où  l'on  s'accoude  aux  rampes  des  terrasses; 


306  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Elle  n'a  pas,  dans  l'ombre,  écouté  les  secrets 

Que  murmure  tout  bas  le  silence  des  choses, 

Et  la  lune  levée  au-dessus  des  cyprès 

N'a  pas,  en  ses  doigts  fins,  fait  s'effeuiller  des  roses. 

Lucinde  n'a  pas  eu  des  jardins  pleins  de  Dieux 
Où  le  jet  d'eau  brillant  rit  aux  vasques  moussues, 
Ni  des  palais  remplis  d'échos  mystérieux 
Au  vestibule  vaste  où  veillent  des  statues; 

Les  cascades  n'ont  pas  chanté  sous  son  balcon 
Leur  fureur  langoureuse  ou  leurs  fluides  plaintes; 
Elle  n'a  pas  dormi  sous  un  riche  plafond 
Où,  dans  les  entrelacs,  des  figures  sont  peintes. 

Non  !  la  chambre  est  petite  où  Lucinde  s'endort 
Et  sa  fenêtre  haute  ouvre  sur  un  ciel  vide, 
Et  le  miroir  étroit  n'a  pas  de  cadre  d'or 
Où  se  voit,  au  réveil,  son  visage  candide; 

Mais  qu'a-t-elle  besoin  de  ce  qu'elle  n'a  pas, 
Des  perles  de  l'Ophyr  ou  des  tissus  de  l'Inde, 
Puisque  la  moindre  fleur  s'embellit  sous  ses  pas 
Et  que,  parée  ou  non,  elle  est  toujours  Lucinde? 


SEPT    ESTAMPES    AMOUREUSES  307 


Car  ne  suffit-il  point,  pour  que  le  clair  matin 
Comme  sa  jeune  reine  à  genoux  la  salue 
Et  pour  que  l'air  entier  soit  un  printemps  divin, 
Qu'en  riant  à  son  corps  elie  se  mette  nue? 


308  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


ALBERTE  AU  CHER  VISAGE 


Lorsque  je  pense  à  vous,  Alberte  au  cher  visage. 
Et,  quel  que  soit  le  lieu,  ie  jour  ou  la  saison, 
Quand  je  vois  à  mes  yeux  se  former  votre  image, 
Je  suis  comme  quelqu'un  qui  sort  de  sa  prison. 

Un  voile  ténébreux  devant  moi  se  déchire 
Et  s'ouvre  tout  à  coup  sur  un  ciel  plein  d'oiseaux. 
Ma  bouche  avec  ivresse,  à  l'air  qu'elle  respire, 
Voluptueusement,  trouve  des  goûts  nouveaux; 

J'entends  chanter  en  moi  des  fontaines  sonores 
Que  n'épuiseraient  pas  les  feux  de  cent  étés 
Et  qui  savent  garder  la  fraîcheur  des  aurores 
Sous  le  pesant  soleil  des  midis  irrités; 


SEPT    ESTAMPES    AMOUREUSES  309 


Je  crois  aller  vers  vous  par  un  jardin  d'Asie 
Que  parfument  des  fleurs  qui  ne  se  fanent  pas, 
Et  je  sens  se  hausser,  en  sa  pourpre  polie, 
Une  marche  de  marbre  à  chacun  de  mes  pas; 

Puis  c'est  un  grand  silence  où  bat  le  cœur  des  choses 
Et  tout  semble  éternel,  ineffable  et  divin, 
Et  le  rouge  pétale  où  s'effeuillent  les  roses 
Jusques  à  votre  seuil  me  montre  le  chemin... 

Et  cependant  la  rue  autour  de  moi  bourdonne, 
A  moins  que,  dans  ma  chambre  au  plafond  enfumé, 
Je  n'écoute  vibrer  l'horloge  monotone 
Ou  l'averse  frappant  le  carreau  refermé; 

Mais,  pour  faire  en  mon  cœur  naître,  par  votre  image, 
Ces  roses,  ces  jardins,  ces  fontaines,  ces  cieux, 
Il  suffit  que  je  pense  à  ce  jeune  visage 
Dont  les  yeux  à  jamais  ont  ébloui  mes  yeux  ! 


310  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


ELVIRE  AUX  YEUX  BAISSÉS 


Quand  le  désir  d'amour  écarte  ses  genoux 
Et  que  son  bras  plié  jusqu'à  sa  bouche  attire, 
Tout  à  l'heure  si  clairs,  si  baissés  et  si  doux, 
On  ne  reconnaît  plus  les  chastes  yeux  d'Elvire. 

Eux  qui  s'attendrissaient  aux  roses  du  jardin 
Et  cherchaient  une  étoile  à  travers  le  feuillage, 
Leur  étrange  regard  est  devenu  soudain 
Plus  sombre  que  la  nuit  et  plus  noir  que  l'orage. 

Toute  Elvire  à  l'amour  prend  une  autre  beauté; 
D'un  souffle  plus  ardent  s'enfle  sa  gorge  dure, 
Et  son  visage  implore  avec  félicité 
La  caresse  trop  longue  et  le  plaisir  qui  dure... 


SEPT    ESTAMPES    AMOUREUSES  311 


C'est  en  vain  qu'à  sa  jambe  elle  a  fait,  sur  sa  peau, 
Monter  le  bas  soyeux  et  que  la  cuisse  ajuste, 
Et  qu'elle  a,  ce  matin,  avec  un  soin  nouveau, 
Paré  son  jeune  corps  délicat  et  robuste. 

La  robe,  le  jupon,  le  linge,  le  lacet, 
Ni  la  boucle  ne  l'ont  cependant  garantie 
Contre  ce  feu  subtil,  langoureux  et  secret 
Qui  la  dresse  lascive  et  l'étend  alanguie. 

Elvire  !  Il  a  fallu,  pleine  de  déraison, 

Qu'au  grand  jour,  à  travers  la  ville  qui  vous  guette, 

Peureuse,  vous  vinssiez  obéir  au  frisson 

Qui  brûlait  sourdement  votre  chair  inquiète; 

Il  a  fallu  laisser  tomber  de  votre  corps 

Le  corset  au  long  buse  et  la  souple  chemise 

Et  montrer  à  des  yeux,  impurs  en  leurs  transports, 

Vos  yeux  d'esclave  heureuse,  accablée  et  soumise. 

Car,  sous  le  rude  joug  de  l'amour  souverain, 
Vous  n'êtes  plus  l'Elvire  enfantine  et  pudique 
Qui  souriait  naïve  aux  roses  du  jardin 
Et  qui  cherchait  l'étoile  au  ciel  mélancolique. 

**  21 


312  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Maintenant  le  désir  écarte  vos  genoux, 
Mais  quand,  grave,  contente,  apaisée  et  vêtue, 
Vous  ne  serez  plus  là,  vous  rappellerez-vous 
Mystérieusement  l'heure  où  vous  étiez  nue? 

Non  !  Dans  votre  jardin,  doux  à  vos  pas  lassés, 
Où,  parmi  le  feuillage,  une  étoile  palpite, 
De  nouveau,  vous  serez  Elvire  aux  yeux  baissés 
Que  dispense  l'oubli  du  soin  d'être  hypocrite. 


SEPT    ESTAMPES    AMOUREUSES  313 


PAULINE  AU  CŒUR  TROP  TENDRE 


Que  dira-t-on  de  vous,  Pauline  au  cœur  plus  tendre 
Que  le  tendre  regard  de  vos  beaux  yeux  si  doux 
Et  qui  semblez  toujours  en  souriant  attendre 
Qu'avant  de  vous  parler  on  se  mette  à  genoux? 

Ceux  dont  la  foi  s'est  prise  à  la  promesse  vaine 
De  votre  jeune  rire  et  de  votre  beauté 
En  garderont  peut-être  un  souvenir  de  haine 
Et  maudiront  les  jeux  de  votre  fausseté; 

Pour  d'autres,  vous  serez  l'Ingrate  et  l'Infidèle 
Parce  que  vous  aurez  pris  un  autre  chemin 
Et  que  la  fleur  d'amour  qu'ils  croyaient  éternelle 
N'aura  fleuri  pour  eux  que  le  temps  d'un  matin; 


314  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Mais  lui,  songeant  à  vous,  en  silence,  dans  l'ombre, 
Il  les  laissera  dire  et  s'en  ira  loin  d'eux 
Pour  rêver  longuement  à  ce  soir  tiède  et  sombre 
Où  sa  joue  a  touché  vos  seins  et  vos  cheveux. 

Car  n'est-ce  pas  assez,  Pauline  au  cœur  trop  tendre, 
D'avoir  senti  frémir  entre  ses  bras,  avant 
Que  vous  ne  soyez  plus  que  poussière  et  que  cendre, 
Votre  corps  partagé,  sans  doute,  mais  charmant? 

Qu'importe  à  qui  respire  une  corolle  éclose 
Le  bouquet  plus  nombreux  qu'elle  eût  pu  composer, 
Son  parfum  n'est-il  pas  dans  une  seule  rose 
Comme  toute  la  bouche  est  dans  un  seul  baiser? 


SEPT    ESTAMPES    AMOUREUSES  315 


JULIE  AUX  YEUX  D'ENFANT 


Lorsque  Julie  est  nue  et  s'apprête  au  plaisir, 
Ayant  jeté  la  rose  où  s'amusait  sa  bouche, 
On  ne  voit  dans  ses  yeux  ni  honte  ni  désir; 
L'attente  ne  la  rend  ni  tendre  ni  farouche. 


Sur  son  lit  où  le  drap  mêle  sa  fraîche  odeur 
Au  parfum  doux  et  chaud  de  sa  chair  savoureuse, 
En  silence,  elle  étend  sa  patiente  ardeur 
Et  son  oisive  main  couvre  sa  toison  creuse. 


Elle  prépare  ainsi  sans  curiosité 
Pour  l'instant  du  baiser  sa  gorge  et  son  visage, 
Car,  fleur  trop  tôt  cueillie  et  fruit  trop  tôt  goûté, 
Julie  aux  yeux  d'enfant  est  jeune  et  n'est  plus  sage  1 


316  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Sa  chambre  aux  murs  savants  lui  montre  en  ses  miroirs 
Elle-même  partout  répétée  autour  d'elle 
Ainsi  qu'en  d'autres  lits,  elle  s'est,  d'autres  soirs, 
Offerte,  indifférente,  en  sa  grâce  infidèle. 

Mais  lorsqu'entre  ses  bras  on  la  serre  et  l'étreint, 
La  caresse  importune  en  son  esprit  n'éveille 
Que  l'écho  monotone,  ennuyeux  et  lointain 
De  quelque  autre  caresse,  à  celle-là  pareille; 

C'est  pourquoi,  sans  tendresse,  hélas  !  et  sans  désir, 
Sur  ce  lit  insipide  où  sa  beauté  la  couche 
Elle  songe  à  la  mort  et  s'apprête  au  plaisir, 
Lasse  d'être  ce  corps,  ces  membres,  cette  bouche... 

Et  pourquoi,  ô  Julie,  ayant  goûté  ta  chair, 

De  ta  jeunesse  vaine  et  stérile  on  emporte 

Un  morne  souvenir  de  ton  baiser  amer, 

Julie  aux  yeux  d'enfant,  qui  voudrais  être  morte  ! 


SEPT    ESTAMPES    AMOUREUSES  317 


ALINE 


Aline,  la  pudeur  est  douce  sur  ta  joue 
Quand  son  fard  délicat  en  colorant  ta  peau 
Imite  la  couleur  de  l'incarnat  qu'on  loue 
Aux  roses  du  printemps  ou  de  l'été  nouveau. 

La  colère  en  tes  yeux,  ô  violente  Aline, 
Est  belle  et  l'on  dirait  en  t'admirant  qu'on  voit 
Soudain,  quand  ton  regard  s'éclaire  et  s'illumine, 
Une  déesse  vivre  et  se  dresser  en  toi. 

Mais  aussi  la  tristesse,  Aline,  sur  ta  bouche 

Est  charmante,  pensive  et  pleine  de  secrets, 

Si  bien  qu'on  ne  sait  pas,  triste,  ardente  ou  farouche, 

Ce  qu'on  aime  le  mieux  de  tout  ce  que  tu  es. 


318  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Car  le  brûlant  soleil,  la  nuée  et  l'orage 
Conviennent  tour  à  tour  à  ta  triple  beauté, 
Mais  rien  ne  vaut  pourtant,  Aline,  ce  visage 
Qu'à  ton  jeune  désir  donne  la  volupté  ! 


SEPT    ESTAMPES    AMOUREUSES  319 


CORYSE 


Coryse,  tout,  en  vous,  fait  penser  à  l'amour, 
Tout  vous-même  vous  y  exhorte  : 

Vos  cheveux  pleins  de  nuit  et  vos  yeux  pleins  de  jour... 
Vous  êtes  belle,  souple  et  forte. 

Sur  un  lit  où  noueraient  deux  cygnes  leurs  cols  tors 

Je  voudrais  vous  voir  étendue 
Et  que  vous  y  fussiez  auprès  d'un  autre  corps, 

Coryse,  et  que  vous  soyez  nue, 

Car  il  n'est  pas  de  jeu  plus  noble  et  plus  charmant 
Que  celui  de  la  chair  heureuse, 

Et  vous  seriez,  Coryse,  aux  bras  de  votre  amant 
Ma  plus  belle  estampe  amoureuse  ! 


LE    MÉDAILLIER 


à  Mmo  la  Comtesse  de  Béarn. 


LE  DISCIPLE 


Ainsi  qu  Alphésibée  imite  dans  Virgile 
Les  satyres  dansants  que  surprend  le  malin, 
0  mon  maître,  j'essaie,  à  mon  souffle  incertain, 
De  retrouver  ta  voix  sur  ma  flûte  fragile. 

Que  la  rose  éphémère  ou  le  lierre  agile 
A  défaut  du  laurier  me  couronne  au  festin 
Où,  comme  tu  haussais  de  ton  geste  hautain 
Ta  coupe  d'or,  je  lève  une  tasse  d'argile! 

Si  de  quelque  beau  chant  résonne  par  ma  bouche 
La  rumeur  éclatante,  héroïque  et  farouche, 
Que  la  gloire  Vajoule  à  l'écho  de  ton  nom, 

Car  la  torche  allumée  à  ton  bûcher  qui  brûle 
A  fait  seule,  au  galop  sur  la  pente  du  mont, 
Les  Centaures  s'enfuir  devant  l'ombre  d'Hercule! 


324  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


LES   MÉDAILLES 


Regarde.  Dans  l'argent,  l'électrum  ou  l'airain, 
Ou  dans  l'or  pur,  selon  le  pays  ou  la  ville, 
Tu  peux  voir  ■ —  qu'y  fixa  la  frappe  indélébile  — 
Le  symbole  civique  ou  l'attribut  divin. 

Ces  médailles,  trésor  que  soupèse  ta  main, 
Que  leur  relief  soit  fruste  ou  soit  parfait  leur  style, 
Pièces  à  fleur  de  coin  de  Grèce  et  de  Sicile, 
Pentadrachme,  statère,  obole,  tout  est  vain. 

Egine,  Cos,  Chalkis,  Cyzique,  Syracuse, 
Tarente  !  Le  comptoir  aujourd'hui  les  récuse; 
Le  temps  ne  leur  laissa  que  leur  seule  beauté; 

Si  bien  que  leur  métal,  pur  comme  un  rythme  d'ode, 
En  porte  encor,  peut-être,  avec  plus  de  fierté, 
L'Épi  de  Métaponte  ou  la  Rose  de  Rhodes. 


LE    MEDAILLIER  325 


L'OFFRANDE 


Ce  n'est  pas  à  vous,  Dieux  du  flot  hellespontique 
Dont  l'onde,  tour  à  tour,  âpre  ou  calme,  a  porté, 
Dans  la  brise  facile  ou  le  vent  irrité, 
Ma  barque  au  mât  solide  où  bat  la  voile  unique, 

Que  j'offrirai,  trophée  écailleux  et  nautique, 
L'honneur  de  mon  filet,  ce  beau  thon  argenté; 
Non,  c'est  à  toi  que  je  le  voue,  ô  ma  Cité, 
0  toi  qui  m'as  vu  naître  et  que  j'aime,  Cyzique  ! 

Comme  Agrigente  un  crabe  ou  Tarente  un  dauphin, 
Tu  frappes  ton  métal  d'un  symbole  marin. 
Reçois  donc  ce  tribut  de  ma  pêche,  en  hommage, 

Puisque  dans  l'électrum,  Cyzique,  ou  dans  l'argent, 
Tes  pièces  de  monnaie  en  conservent  l'image 
Au  revers  poissonneux  de  leur  disque  luisant. 


326  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  SALAIRE 


Tout  le  jour,  sur  le  flot  du  changeant  Hellespont 
Qui  tantôt  veut  la  rame  et  tantôt  la  voilure, 
Pêcheur,  fils  de  pêcheurs,  il  a,  sans  un  murmure, 
Relevé  les  filets  et  lancé  le  harpon. 

Au  soleil,  la  sueur  lui  coula  du  menton; 
Plus  d'une  fois  l'écaillé  écorcha  sa  peau  dure, 
Mais  dans  sa  barque,  au  soir,  s'entassent  le  silure, 
La  sole,  le  turbot,  le  rouget  et  le  thon. 

La  nuit  tombe.  Il  revient  au  port;  la  brise  est  fraîche. 
Il  songe  qu'à  son  poids  on  lui  paiera  sa  pêche 
D'un  bon  prix  qui  bientôt  sonnera  dans  sa  main, 

Et,  dans  le  ciel,  il  voit,  luisante  et  métallique, 
Déjà,  comme  un  salaire  à  son  travail  marin, 
Une  lune  d'argent  se  lever  sur  Cyzique. 


LE    MÉDAILLIER  327 


AGRIGENTE 


Sur  la  colline  fauve  où  l'herbe  fut  brûlante, 
Le  fronton  grec  s'appuie  encore  au  chapiteau, 
Mais  plus  d'une  colonne  a  chu  sous  le  fardeau 
Et  les  temples,  par  blocs,  jonchent  la  noble  pente. 

Le  soir  vient.  L'olivier  dont  la  feuille  s'argente 
Frissonne  au  bord  poudreux  de  l'Acragas  sans  eau, 
Et  dans  le  sable  sec  piétine  le  troupeau 
Des  chèvres  que  mènent  tes  pâtres,  Agrigente  ! 

Tes  médailles  jadis,  dans  l'or  et  dans  l'argent, 
Montraient  l'aigle  céleste  et  le  crabe  nageant, 
Quelque  profil  divin  ou  le  quadrige  agile, 

Mais  aujourd'hui  sur  toi,  dans  l'azur  noir  des  cieux, 

La  lune  arrondit  seule  en  la  nuit  de  Sicile 

Son  disque  sans  emblème  et  son  orbe  sans  dieux. 

*  *  28. 


328  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


MÉTAPONTE 


Que  celui-ci,  pasteur,  s'occupe  de  la  tonte, 

Que  l'un  soigne  la  ruche  et  l'autre  le  jardin, 

Que  tel  taille  la  vigne  et  coupe  le  raisin, 

Qu'un  autre  encor  maîtrise  un  étalon  qu'il  dompte, 

Que  celui-là,  du  haut  de  la  barque  qu'il  monte, 
Lance  l'aigu  trident  ou  le  filet  marin, 
Aucun  de  nos  travaux  n'est  inutile  et  vain 
Et  notre  effort  divers  enrichit  Métaponte  !... 

Moi,  son  rustique  fils,  et  qui  tiens  l'aiguillon, 
Je  pousse  la  charrue  et  creuse  le  sillon 
D'où  la  houle  du  blé  déroulera  sa  nappe, 

Et  c'est  moi  qui  lui  donne,  honneur  du  sol  natal, 
Pour  l'inscrire  en  symbole  aux  pièces  qu'elle  frappe, 
Le  bel  Épi  qu'on  voit  au  revers  du  métal. 


LE    MÉDAILLIER  329 


CYZIQUE 


Un  grand  platane  étend  son  ombre  magnifique 
Où  chante  une  fontaine  avec  un  clair  bruit  d'eau; 
Un  petit  âne  gris  enjambe  le  ruisseau 
Et  trotte,  qu'un  vieux  Turc  menace  de  sa  trique; 

Une  cigogne  au  ciel  passe  d'un  vol  oblique; 
L'air  est  limpide,  pur,  odorant,  calme,  chaud, 
Et  l'éternelle  mer  étale  un  flot  nouveau 
Le  long  de  la  verte  presqu'île  où  fut  Cyzique. 

En  son  orbe  qui  luit  à  l'horizon  encor, 
Le  soleil  fait  songer  à  ces  statères  d'or 
Qu'en  un  fauve  métal,  sans  mélange  et  sans  tares. 

Tu  frappais  autrefois  de  ton  coin,  ô  Cité, 

Et  qui  portaient  jadis  jusqu'aux  terres  barbares 

Le  renom  de  ta  gloire  et  de  ta  probité. 


330  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


EPITAPHE 


Je  suis  mort.  J'ai  fermé  mes  yeux  à  la  clarté. 

Celui  qui  fut  hier  Proklès  de  Clazomène 

N'est  plus  qu'une  ombre  errante  et  qu'une  cendre  vaine, 

Sans  parents,  sans  amis,  sans  maison,  sans  cité. 

Est-ce  déjà  mon  tour  de  boire  au  froid  Léthé? 
Mais  le  sang  ralenti  s'est  figé  dans  ma  veine; 
Fleur  du  sol  d'Ionie,  à  quinze  ans,  c'est  à  peine 
Si  mon  printemps  trop  bref  devina  son  été. 

Adieu,  ville  !  Je  pars  pour  le  sombre  voyage 
Et  j'emporte  avec  moi  pour  payer  mon  passage 
La  drachme  que  l'on  doit  au  nocher  souterrain. 

Heureux  à  son  métal  de  retrouver  encore, 
Sur  le  disque  d'argent  qui  luira  dans  ma  main, 
Le  beau  cygne  qui  manque  au  fleuve  sans  aurore  ! 


LE    MÉDAILLIER  331 


LE  MIROIR 


Les  Dieux  m'aiment,  Passant;  c'est  pourquoi  je  suis  morte 
Dans  l'éclat  parfumé  de  ma  jeunesse  en  fleur; 
Jusqu'au  trépas  ma  joue  a  gardé  sa  couleur, 
Et  mon  corps  est  léger  au  destin  qui  l'emporte. 

Que  le  printemps  sans  moi  reparaisse,  qu'importe! 
Ne  crois  pas  que  mon  sort  mérite  quelque  pleur 
Parce  que,  quand  viendra  l'été  lourd  de  chaleur, 
Je  ne  m'assoirai  plus  sur  le  seuil  de  ma  porte. 

Je  ne  regrette  rien  de  la  clarté  du  jour. 

J'ai  vu  ta  face,  ô  Mort,  et  ton  visage,  Amour  ! 

A  qui  fut  doux  l'amour,  la  mort  n'est  pas  cruelle. 

Je  descends  vers  le  Styx  et  non  vers  le  Léthé, 
Car,  pour  me  souvenir  que,  là-haut,  je  fus  belle, 
N'ai-je  point  le  miroir  où  riait  ma  beauté? 


332  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


L'ESCLAVE 


C'est  bien.  Vos  poings  brutaux  ont  défoncé  ma  porte 

Et  vous  avez  pillé  la  grange  et  le  cellier 

Et  tari  la  citerne  et  rompu  l'escalier. 

L'oreille  n'entend  plus  quand  la  voix  est  trop  forte. 

Vous  jouâtes  mon  or  aux  dés  de  la  cohorte. 
Ma  vie  et  mon  destin  sont  à  vous.  Au  pilier, 
Mon  corps  débile  et  nu  fut  facile  à  lier. 
J'étais  libre.  Je  suis  esclave.  Que  m'importe  ! 

Vous  pouvez  m'emmener,  courbé  sous  le  fouet  dur, 
Vers  les  mornes  pays  où  l'aube  est  sans  azur, 
Rendre  aveugles  mes  yeux  qui  virent  ma  ruine, 

Mais  m'empêcherez-vous  d'avoir,  et  pour  jamais, 
—  0  jeune  souvenir  dont  ma  nuit  s'illumine  !  — 
Entre  mes  bras  tenu  la  femme  que  j'aimais? 


LE    MÉDAILLIER  333 


LE  SOUVENIR 


Laisse-moi.  Tu  sais  bien  que  mon  cœur  est  blessé, 
0  Souvenir  !  Pourquoi  me  parles-tu  dans  l'ombre, 
A  moi  qui  ne  veux  plus  revoir  sous  un  ciel  sombre 
Le  chemin  de  l'amour  où  mes  pas  ont  passé? 

Pourquoi  m'apportes-tu,  du  temple  renversé, 
Cette  pierre  choisie  au  monceau  du  décombre, 
Et  pourquoi  donc  choisir,  seule  parmi  leur  nombre, 
Celle  qui  porte  encore  un  nom  presque  effacé? 

Ah  !  je  n'ai  pas  besoin,  pour  que  je  me  souvienne, 
Que  ta  cruelle  main  s'empare  de  la  mienne 
Afin  de  la  poser  sur  mon  cœur  palpitant  ! 

Il  me  suffit  que,  tendre,  odorante  et  farouche, 
Fleurisse,  toujours  jeune  en  le  jeune  printemps, 
La  rose  qui  ressemble  à  ce  que  fut  sa  bouche  I 


334  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  DON 


J'aurais  pu,  comme  un  autre,  à  la  panse  du  vase 
Dessiner  d'un  beau  trait  la  figure  des  Dieux  : 
Mars  irrité,  Bacchus,  Apollon  radieux, 
Neptune  et  son  trident,  Mercure  et  son  pétase; 

Ou  bien,  sur  la  paroi  dont  le  contour  s'évase, 
J'aurais  pu  te  montrer,  pour  réjouir  tes  yeux, 
Les  Trois  Grâces  avec  le  chœur  mélodieux 
Des  Neuf  Muses  qu'à  la  fontaine  suit  Pégase. 

Mais,  sachant  ton  respect  des  lignes,  j'ai  voulu 
Qu'il  se  dressât  en  sa  beauté,  debout  et  nu, 
Sans  que  dansât  autour  la  Nymphe  ou  le  Satyre, 

Et  si  pur  en  son  galbe  éloquent  et  sacré 

Que  tu  crusses,  en  regardant  son  flanc  pourpré, 

Entendre  un  chant  d'amour  aux  cordes  d'une  Lyre 


LE    MEDAILLIER  335 


LA  BEAUTE 


Ta  divine  présence  éparse  en  chaque  chose 
Se  révèle  parfois  à  nos  yeux,  ô  Beauté, 
Et  tu  es,  tour  à  tour,  en  ta  diversité, 
Aussi  bien  ce  fruit  clos  que  cette  étoile  éclose. 

Tu  es  cette  eau  qui  fuit  et  cette  eau  qui  repose 
Entre  les  herbes  d'or  et  le  sable  argenté, 
Cette  senteur  d'automne  et  ce  parfum  d'été, 
Et  tu  es  cette  aurore  et  tu  es  cette  rose. 

Le  changeant  univers  est  ta  forme  secrète; 
La  nature  en  son  jeu  te  reprend  et  te  prête 
Les  visages  nombreux  où  je  te  reconnais, 

Mais  jamais,  ô  Beauté,  tu  ne  m'es  apparue 
Plus  belle  que  quand,  grave  et  soudaine,  tu  fais 
D'une  femme  sans  voile  une  Déesse  nue. 

*  *  29 


336  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


SALOMÉ 


Salomé,  vous  avez  les  parfums  et  les  baumes 
Et  les  jardins  royaux  dans  la  pourpre  des  soirs, 
Les  étoffes,  les  fards,  les  gemmes,  les  miroirs, 
Et  les  citernes  d'eau,  sonores  sous  leurs  dômes  ! 

Salomé,  vous  avez  les  danses.  A  vos  paumes 
On  a  peint  des  signes  magiques,  verts  et  noirs; 
Votre  corps  qui  les  guide  à  d'infâmes  espoirs 
Rend  aux  morts  le  désir  et  l'ardeur  aux  fantômes. 

Alors  pourquoi  voulûtes-vous,  ô  Salomé, 
Que,  du  tronc  nu,  roulât  le  chef  inanimé? 
Fut-ce  afin  que  se  tût  la  voix  âpre  et  farouche? 

Ou  pour  voir  si,  parjure  à  ses  rêves  divins, 
Ne  tressaillirait  pas  au  feu  de  votre  bouche 
La  tête  aux  yeux  fermés  qui  saignait  en  vos  mains? 


LE    MEDAILLIER  337 


LE  CASQUE 


Que  bénie  soit  la  tête  qui  porte  ce  casque! 

Inscription  du  casque  de  Chah-Abbas  I. 

(British   Muséum.) 


Cinquième  souverain  des  sultans  Séfévides, 
Chah-Abbas  a  régné  sur  la  Perse.  Il  fut  grand. 
Son  nom,  entre  les  noms  des  princes  de  l'Iran, 
N'est  pas  qu'un  écho  vain  fait  de  syllabes  vides, 

Car  il  bâtit,  pour  défier  les  ans  rapides, 
Mesdjid-i-Chah,  mosquée  à  quadruple  liwan; 
Comme  au  palais  d'Achref,  au  Tchar-Bag  d'Ispahan, 
Il  vit  fleurir  la  rose  en  ses  jardins  splendides... 

Guerrier,  son  casque,  avec  couvre-nuque  et  nasal, 
Montre,  damasquinée  en  son  riche  métal, 
L'arabesque  sans  fin  qui  renaît  d'elle-même, 

Et,  dans  l'acier  où  l'or  aux  lettres  resplendit, 
On  peut  lire  en  relief  des  versets  de  poème, 
L'un,  entre  autres,  tiré  du  Bostan  de  SAdi, 


338  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


L'ARRIVÉE 


C'est  le  matin  de  la  Mille  et  Unième  Nuit... 
Le  navire  léger  glisse  sur  l'onde  plane; 
La  mer  est  transparente  et  l'air  est  diaphane; 
L'alcyon  nous  précède  et  le  dauphin  nous  suit. 

Sur  Stamboul,  que  nos  yeux  connaîtront  aujourd'hui, 
Un  brouillard  vaporeux  flotte,  s'étend  et  plane; 
Les  fuseaux  des  cyprès  à  des  mains  de  sultane 
En  ont  filé  les  fils  d'argent  où  de  l'or  luit. 


Ainsi  nous  apparut,  ô  Ville  orientale, 
Ton  visage  secret  et  souriant  et  pâle 
Sous  le  voile  subtil  de  l'aube  et  de  l'été, 

Comme  Schéhérazade,  ô  toi,  dont,  belle  encore, 
Le  Temps  au  sabre  courbe  épargna  la  beauté 
Pour  entendre  ta  voix  lui  parler  à  l'aurore  ! 


LE    MÉDAILLIER  339 


LES  OSMANLIS 


Ils  sont  là,  tous,  depuis  celui  des  fils  d'Osman 
Qui,  par  la  Porte  d'Or,  en  un  soir  de  conquête, 
Sur  Byzance  planta  l'étendard  du  Prophète, 
Et  qui  soumit  la  croix  au  joug  mahométan. 

Tous  :  Sélim,  Bayésid,  Mourad,  Suléïman, 
Chacun,  en  son  habit  de  victoire  et  de  fête, 
N'est  plus,  sous  le  brocart,  qu'un  mannequin  sans  tête 
Que,  d'une  aigrette  en  feu,  coiffe  le  lourd  turban. 

Leur  simulacre  vide  est  une  forme  vaine, 

Ils  sont  morts,  et  le  sabre,  en  l'or  clair  de  la  gaine, 

S'offre  aux  manches  sans  bras,  sans  poignet  et  sans  main  ; 

Mais,  sur  le  Vieux  Sérail  qu'empourpre  leur  histoire, 

Monte  encor  vers  le  ciel  le  cri  du  muezzin 

Et,  derrière  eux,  Stamboul  est  debout  dans  sa  gloire  ! 

*  *  2'J. 


340  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


AU  CHAMP  DES  MORTS 


Ils  ne  sont  de  mon  sang  non  plus  que  de  ma  race 
Ceux  qui  dorment  ici,  dans  le  sol  musulman, 
Et  nous  n'avons  vécu  dans  le  temps  et  l'espace 
Ni  les  mêmes  espoirs  ni  le  même  tourment... 

A  Scutari  la  sainte  où  pousse  l'herbe  grasse, 
Sous  les  sombres  cyprès  d'Eyoub  cher  au  croyant, 
Ne  reposera  pas,  en  leur  paix  où  je  passe, 
Mon  sommeil  étranger  sous  la  stèle  à  turban. 

Mais  en  ce  jour  où  j'ai  rêvé  parmi  leurs  tombes 
En  regardant  au  loin  bleuir  la  Corne  d'Or, 
Là,  je  me  suis  senti  fraternel  à  tes  morts, 

Stamboul,  ayant  comme  eux  vu  voler  tes  colombes, 
Aimé  ton  ciel,  tes  eaux,  tes  arbres,  et,  comme  eux, 
Le  visage  voilé  de  femmes  aux  beaux  yeux  ! 


LE    MEDAILLIER  341 


RETOUR  SUR  L'EAU 


Le  jour  décroît.  Stamboul  s'éloigne.  Le  caïque 
Remonte  le  Bosphore  en  fendant  le  flot,  prompt 
Et  longe,  sous  l'effort  qui  pèse  à  l'aviron, 
Silencieusement  la  rive  asiatique. 

Des  villages.  Maisons  en  bois.  Platane.  Crique. 
Vieux  yalis  peints  de  rouge  et  d'ocre.  Un  doux  vallon. 
Un  kiosque,  une  odeur  de  jasmin,  et,  le  long 
D'un  quai  de  marbre  où  passe  un  Turc,  un  chien  étique. 

Quelques  tombes  parmi  les  cyprès...  C'est  le  soir. 
Je  pense  à  cet  habit  de  guerre  qu'on  fait  voir 
Au  Trésor  des  Sultans,  en  sa  vitrine  close  : 

Au  siège  de  Bagdad,  Amurat  l'a  porté... 
La  gloire  ne  vaut  pas  le  parfum  d'une  rose, 
Et  le  temps  où  l'on  aime  est  seul  l'éternité  ! 


ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


L'AVEUGLE 

à  M.  le  Comte  PrimnU. 

Sa  jeunesse  jadis  a  vu  naître  l'aurore 
Dans  le  ciel  matinal  et  sur  les  calmes  eaux, 
Et  le  soleil,  de  ses  rayons  horizontaux, 
Teindre  de  mille  feux  les  ondes  du  Bosphore; 

Maintenant,  devant  lui,  la  foule  au  pas  sonore 
Passe  invisiblement  sans  hâte  ni  repos, 
Et  ses  yeux,  sur  le  monde,  à  jamais  se  sont  clos. 
Son  regard  ne  voit  pas  l'aumône  qu'il  implore. 

Sur  le  grand  pont  qui  joint  Stamboul  à  Galata, 
Pareil  au  Souvenir,  chaque  jour,  il  est  là. 
Si  la  ville,  là-bas,  est  d'or  ou  d'hyacinthe, 

Qu'importe  !  Un  rêve  ardent  remplit  sa  cécité, 
Car  il  conserve  encor,  vivante  en  sa  beauté, 
Constantinople  au  fond  de  sa  prunelle  éteinte  1 


LE    MÉDAILLIER  343 


CROQUIS  D'ORIENT 


Le  soleil,  dans  l'azur  épais,  luisant  et  gras, 
Est  comme  un  fruit  obèse  et  dont  l'écorce  éclate, 
Auquel  ce  bon  vieux  Turc  compare  sur  sa  natte 
La  citrouille  turgide  au  milieu  des  cédrats. 

Au  seuil  de  sa  boutique  amoncellent  leurs  tas 
L'aubergine  vineuse  et  la  rouge  tomate, 
Et  son  œil  en  extase  aux  couleurs  se  dilate. 
Le  turban  rond  s'enroule  à  son  crâne  au  poil  ras. 

Dans  l'ombre,  il  va  bientôt  s'étendre  pour  la  sieste, 
Tandis  qu'une  acre  odeur  de  miasme  et  de  peste 
S'exhale  autour  de  lui  de  ce  quai  d'Orient, 

Où,  Sultane  de  rêve  aux  merveilleux  royaumes, 
Il  sent  venir,  avec  un  frisson  souriant, 
La  fièvre  fabuleuse  et  diverse  en  fantômes. 


344  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LA  MOURADIÉ 


Le  vieil  Imân  à  turban  vert,  maigre  et  courbé, 
Égrène  un  chapelet  qui  glisse  sous  son  pouce, 
Et,  devant  nous,  d'un  geste  très  pieux,  il  pousse, 
Silencieusement,  la  porte  du  Turbé. 

Les  quatre  murs  sont  blancs  sous  le  dôme  bombé, 
D'où,  par  un  trou  rond,  coule  une  lumière  douce, 
Et,  dans  le  sarcophage  empli  de  terre,  pousse 
Un  peu  d'herbe  à  l'endroit  où  la  pluie  a  tombé. 

C'est  ainsi  que  voulut  dormir  son  dernier  somme 
Mourad,  sultan  de  Brousse,  aux  yeux  d'Allah,  pauvre  lion 
Sous  la  coupole  ouverte  aux  orages  du  ciel, 

Lui  qui  se  fit  tailler,  humble  en  sa  gloire  altière, 
Afin  d'être  mieux  prêt  à  l'ordre  d'Àzraël, 
Un  carré  de  cuir  brut  pour  tapis  de  prière  ! 


LE    MÈDAILLIER  345 


LE  TURBÉ  VERT 


C'est  un  vainqueur  qui  dort  sous  la  pompe  persane 
De  ces  riches  carreaux  dont  l'enduit  transparent, 
En  sa  couleur  changeante  et  son  reflet  errant, 
Montre  des  fleurs  d'émail  que  nul  hiver  ne  fane. 

Mais  à  quoi  bon  avoir,  pour  la  foi  musulmane, 
Par  le  sabre  imposé  la  règle  du  Coran, 
Et  que  t'aura  servi  ce  tombeau,  Conquérant, 
Puisque  le  vil  talon  du  giaour  le  profane? 

Malgré  ta  gloire,  ô  Mahommed,  tu  n'es  plus  rien  ! 
Ton  nom  fait-il  songer  à  son  éclat  ancien 
Cette  fillette  assise  à  l'ombre  d'un  platane, 

Et  qui,  l'œil  mi-voilé  lorsque  passe  un  chrétien, 
Caresse,  en  regardant  ton  Turbé  de  turquoise, 
Le  petit  lièvre  roux  que  sa  main  apprivoise? 


346  ŒUVRES    DE     HENRI    DE     RÉGNIER 


LE  NOM 


Vous  ne  fûtes  longtemps,  ô  nom  oriental, 
Qu'un  incertain  écho  de  splendeur  et  de  gloire 
Où  pour  moi  se  mêlait,  dans  un  bruit  sans  mémoire, 
Le  frisson  de  la  soie  à  l'éclair  du  métal. 

Vous  étiez  le  marteau  délicat  et  brutal 
Sous  qui  le  fer  ardent  bave  à  l'enclume  noire, 
Et  l'aiguille  qui  fait,  au  tissu  qui  se  moire, 
Courir  en  arabesque  un  fil  ornemental. 

Mantenant,  ô  Damas,  je  sais  votre  beauté. 
Je  connais  dans  leur  grâce  et  dans  leur  vérité 
Le  parfum  de  vos  fleurs  et  l'eau  de  vos  fontaines, 

Car,  devant  le  turbé  du  sultan  Saladin, 

J'ai  vu,  par  un  beau  soir,  près  d'une  vasque  pleine, 

S'épanouir  la  rose  à  l'ombre  du  jasmin  ! 


LE    MÉDAILLIER  347 


LE  DÉPART 


Dans  le  bazar  bruyant,  mystérieux  et  sombre 
Qui  sent  l'huile,  le  fruit,  le  cuir  et  le  jasmin, 
J'ai  marchandé  longtemps  et  touché  de  la  main 
Le  harnais,  le  tapis,  la  figue  et  le  concombre. 

Grave  et  chaude,  j'ai  vu  sur  toi  descendre  l'ombre, 
Damas  !  Un  soir,  le  long  de  ton  vieux  mur  romain 
Où  le  Seigneur  frappa  saint  Paul  en  son  chemin, 
J'ai  marché  lentement  sur  la  route  en  décombre. 

Sur  le  toit  en  terrasse  et  sur  le  dôme  blanc, 
J'ai  vu  la  lune  courbe  au  beau  ciel  musulman 
Faire  aboyer  les  chiens  et  gémir  les  fontaines, 

Et,  pour  mieux  conserver  l'image  où  tu  me  suis, 
J'emporterai,  gardien  de  tes  beautés  lointaines, 
Ce  clair  sabre  pareil  à  l'astre  de  tes  nuits  I 

**  30 


348  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


SOUVENIRS  D'ORIENT 


Quand  je  ferme  les  yeux,  ô  souvenir,  je  vois 
Une  cour  de  mosquée  où  le  pigeon  roucoule 
Et,  sur  le  pavé  blanc  que  bigarre  la  foule, 
L'ombre  d'un  dôme  rond  et  de  minarets  droits. 

Puis  c'est  le  bazar  sombre  et  ses  couloirs  étroits 
Et  la  boutique  où  s'offre  à  mon  pied  qui  le  foule 
L'éclatante  couleur  d'un  tapis  qu'on  déroule 
Tandis  que  le  marchand  calcule  sur  ses  doigts. 

Je  respire  une  odeur  d'Orient  où  se  mêle 
La  feuille  de  la  rose  au  poil  de  la  chamelle, 
La  graisse  qui  grésille  et  le  café  qui  bout, 

Et,  sur  ma  langue  avide  et  que  le  sucre  allèche, 
Il  me  semble,  ô  Damas,  sentir  encor  le  goût 
De  l'abricot  confit  et  de  la  figue  sèche  I 


LE    MÉDAILLIER  349 


LE  CYPRÈS 


Si,  plus  doux,  le  parfum  des  roses  dans  le  soir, 
Au  fond  du  jardin  sombre  où  le  silence  écoute, 
Se  mêle  au  bruit  plus  frais  de  l'eau  qui,  goutte  à  goutte, 
Déborde  de  la  vasque  et  coule  au  réservoir; 

Si,  dans  l'ombre  plus  solennelle,  je  crois  voir, 
—  Moi  dont  le  long  amour  pensait  te  savoir  toute, 
0  cher  visage  auquel  un  prestige  s'ajoute,  — 
Ton  regard  plus  profond,  plus  secret  et  plus  noir, 

C'est  que  j'évoque  alors,  auprès  d'autres  fontaines, 
D'autres  roses  en  fleurs,  puissantes  et  lointaines, 
Que  Brousse  et  que  Damas  colorent  de  leur  sang, 

Et  qu'un  charme  nouveau,  de  là-bas,  t'a  suivie 
Pour  avoir  entendu  dans  les  nuits  d'Orient 
Le  rossignol  gémir  sur  les  cyprès  d'Asie, 


350  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  CROISSANT 


La  poterne,  dans  la  muraille,  ouvre  à  l'abord 
Sa  voûte  oblique  et  basse  où  le  pavé  résonne, 
Et  l'antique  rempart  que  le  créneau  couronne 
Veille  toujours  à  pic  sur  la  plaine  et  le  port. 

Le  palais  du  Grand  Maître  est  là,  debout  encor; 
Ici  les  Chevaliers  dont  l'Ordre  l'environne 
Ont  leurs  nobles  logis  qu'un  blason  écussonne. 
L'héroïque  passé  survit  en  son  décor. 

Si  l'épais  bastion  que  la  tour  ronde  flanque 
N'a  pas,  du  joug  haï,  sauvé  la  cité  franque, 
Rhodes,  tu  coûtas  cher  au  vainqueur  musulman, 

Car,  autour  de  tes  murs,  un  vaste  cimetière 
S'incurve  encore,  comme  un  funèbre  croissant, 
Où  trente  mille  Turcs  ont  pourri  dans  la  terre  ! 


LE    MÉDAILLIER  351 


LE  SPECTRE  ROUGE 


Tes  os  ne  dorment  pas  au  tombeau  que  Venise 
Te  dressa  vainement,  ô  grand  Patricien  ! 
Il  est  vide.  Tu  ne  gis  pas  en  lieu  chrétien, 
O  martyr  qui  connus  le  couteau  qu'on  aiguise  ! 

L'épitaphe  est  pompeuse  et  noble.  Qu'on  la  lise 
Et  l'on  saura  quel  sort  farouche  fut  le  tien  : 
O  deuil,  Chypre  tombée  au  pouvoir  du  païen, 
Et  ta  mort  héroïque  à  Famagouste  prise  ! 

Ici,  dans  son  vieux  port  que  son  haut  mur  défend, 
A  la  place  où  les  Turcs  t'ont  écorché  vivant, 
Écarlate  et  debout  en  ta  chair  torturée, 

J'ai  cru  voir,  Bragadin,  rôder  sur  le  rempart 
Ton  fantôme  sans  peau  tendant  sa  main  pourprée 
Que  léchait  en  pleurant  le  Lion  de  Saint-Marc. 
**  30. 


352  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LÉPANTE 


Sur  le  golfe,  le  port,  la  ville  et  le  rempart, 
Le  soir  est  bleu.  La  mer  en  murmurant  se  brise 
Où,  jadis,  dans  un  bruit  d'abordage  et  de  prise, 
Retentit  le  pierrier  et  claqua  l'étendard. 

L'aigle  à  deux  têtes  et  le  lion  de  Saint-Marc 
Ont  guidé  là,  d'un  vol  que  l'histoire  éternise, 
Les  galères  d'Espagne  et  celles  de  Venise 
Que  ruait  sur  le  Turc  l'impérial  bâtard. 

Salut,  Juan  !  par  qui  la  croix  fut  la  plus  forte  !... 
Aujourd'hui  le  silence  endort  la  cité  morte 
Derrière  ses  vieux  murs  pleins  d'échos  glorieux; 

Et  j'ai  vu,  du  château  qui  couronne  sa  pente, 

Se  lever,  souvenir  d'un  soir  injurieux, 

Pâle  encor,  le  croissant,  en  face  de  Lépante  ! 


LE    MÉDAILLIER  353 


L'ACHILLÉION 

J'ai  consacré  mon  palais  à  Achille  »,  dit  l'Impératrice. 
(Maurice  Barrés,  Amorf  et  dolori  sacrum.) 


La  villa  blanche  est  close,  et  le  jardin  désert 
Jusqu'au  golfe  descend  de  terrasse  en  terrasse, 
L'allée  est  sans  empreinte  où  personne  ne  passe 
Et  nulle  voix  ne  vibre  au  silence  de  l'air. 

Près  du  rosier  en  fleurs  et  près  du  laurier  vert, 
Homérique  et  guerrier  sous  sa  lourde  cuirasse, 
En  son  marbre  succombe  au  mal  qui  le  terrasse 
Un  Achille  blessé  qui  meurt  devant  la  mer. 

Toi  que  l'odeur  du  vent  et  des  roses  enivre, 
Va-t'en,  et  porte  ailleurs  le  bruit  qu'on  fait  à  vivre, 
Car  une  ombre  tragique  est  errante  en  ces  lieux, 

Qui,  comme  le  héros  par  la  flèche  ennemie, 
Sous  la  pourpre  royale  et  doublement  rougie, 
A  connu  plus  que  lui  la  colère  des  Dieux  ! 


354  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


L'ILE 


Sous  la  lumière  d'or  que  le  soleil  tiédit 
Et  qui  brille,  s'épand,  se  disperse  et  ruisselle 
Sur  la  mer,  dont  au  loin  l'azur  lisse  étincelle, 
L'île  en  un  clair  sommeil  doucement  s'engourdit. 

Silence.  Pas  un  vol  dans  le  ciel  de  midi 

Ni  dans  le  bois  obscur  où  ne  bat  aucune  aile. 

Le  temps  semble  immobile  en  une  heure  éternelle 

Qui  brûle,  se  consume  et  toujours  resplendit. 

Pieuse  et  verte,  auprès  du  rivage  dalmate, 

Où,  comme  un  fruit,  Raguse  en  ses  vieux  murs  éclate, 

Elle  étage  ses  pins  autour  de  son  couvent; 

Et,  dans  l'air  pur  qu'imprègne  un  parfum  balsamique, 
Cime  à  cime,  parfois,  d'un  frisson,  on  l'entend 
Palpiter  tout  entière  au  souflle  adriatique. 


LE    MÉDAILLIER  355 


URBIS  GENIO 

l'rbis  genio  Johanncs  Darius. 
(Inscription  votive  du  Palais  Dario.) 


Venise  ne  t'a  pas  inscrit  au  Livre  d'or 
Parmi  ses  fils  fameux  dont  la  gloire  y  rayonne, 
Dario,  mais  ton  nom  oriental  résonne 
Toujours,  dans  un  écho  de  faste  et  de  trésor, 

Puisque,  riche  étranger  venu  de  quelque  port 
De  l'Archipel  ou  né  sur  la  côte  esclavonne, 
Tu  construisis,  sans  écusson  qui  le  blasonne, 
Ce  palais,  dont  le  Grand  Canal  est  fier  encor. 

Grâce  à  lui,  tu  survis,  car  sa  façade  blanche 

Montre  en  disques  luisants,  dans  son  marbre  qui  penche, 

Le  porphyre  vineux  et  le  vert  serpentin, 

Et  l'on  peut  lire  encor  l'inscription  latine 
Par  laquelle  tu  dédias  son  seuil  marin 
Au  génie  ondoyant  de  la  ville  marine. 


356  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  SURNOM 

Francisco  Mau.rocen.io.  Peloponnesiaco,  adhuc 

vivenli. 
(Inscription  au  monument  du  doge  Francisco 
Morosini,  dit  le  Péloponésiaque.) 


Ce  fut  «  vivant  encor  »  que  Venise  à  ta  gloire 
Vota  l'honneur  du  bronze  et  voulut,  ô  guerrier 
Dont  le  bras  lui  conquit  la  terre  du  laurier, 
Qu'à  ton  nom  s'ajoutât  le  nom  de  ta  victoire. 

Afin  de  ne  pas  être  ingrate  à  ta  mémoire 
Et  sachant  l'homme  enclin  à  trop  vite  oublier, 
Pendant  que  durait  l'œuvre  et  vivait  l'ouvrier, 
Elle  a  payé  sa  dette  et  devancé  l'Histoire. 

C'est  pourquoi,  Francesco  Morosini,  tes  yeux 
T'ont  pu  voir  dans  l'airain  civique,  glorieux, 
Tel  que  contre  le  Turc  tu  commandais  l'attaque, 

Et  que,  sur  ta  galère  à  quadruple  fanal, 
Doge  au  noble  surnom,  Péloponésiaque, 
Tu  serrais  à  ton  poing  le  lourd  bâton  ducal  ! 


LE    MÉDAILLIER  357 


SUR  UN  EXEMPLAIRE  DES 
DIALOGUES  D'AMOUR  DE  LÉON  L'HÉBREU 


Prends  cet  Aide.  Il  est  souple  et  poli  sous  ta  main. 
Le  papier  est  de  choix  et  la  lettre  est  accorte, 
Et  la  première  page,  au  bas  du  titre,  porte 
La  haute  ancre  marine  où  s'enroule  un  dauphin. 

Pour  le  couvrir,  on  n'a  voulu  ni  parchemin 
Trop  orné,  ni  velours  trop  éclatant,  de  sorte 
Que  son  double  plat  noir,  pour  tout  luxe,  comporte 
A  chacun  de  ses  coins  un  seul  fleuron  d'or  fin. 

En  sa  parure  sobre  et  sombre  autant  que  belle, 
Il  évoque  un  décor  de  gondole,  comme  elle, 
Or  sur  noir,  à  la  fois  galant  et  ténébreux, 

Car  c'est  ainsi  jadis  qu'un  seigneur  de  Venise 
Fit  relier  pour  lui,  sans  chiffre  ni  devise, 
Ce  livre  qui  plaisait  à  son  cœur  amoureux, 


358  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  LECTEUR 

La  Vila  del  gran  Pliilosopho  Apollonio  Tianeo, 

composita  da  Pliiloslralo,  scriltor  greeo,  et  tradolla 

nella  lingua  volgare  de  M.  Lodovico  Dolcc. 

In  Vinegia.  Appresso  Gabriel  Giolitto  de  Ferrari,  mdxlix. 


C'est  un  de  ces  beaux  fils  comme  les  peint  Titien. 
Le  soleil  de  Venise  a  bronzé  sa  peau  mate; 
Sous  le  felze  bombé  de  sa  gondole  plate, 
Il  rêve  d'un  amour  qui  répondrait  au  sien. 

Aussi  feuillette-t-il,  d'un  doigt  patricien, 

Ce  vieux  livre,  traduit  du  grec  de  Philostrate, 

Qui  d'Apollonius  de  Tyane  relate 

Les  pouvoirs  merveilleux  et  l'art  magicien. 

Connaîtra-t-il  jamais  la  science  suprême 

Qui  fait  qu'on  soit  aimé  de  celle  que  l'on  aime? 

Il  soupire  :  à  quoi  bon  chercher  le  vain  secret? 

Mais  un  profil  charmant  s'évoque  en  sa  mémoire 

Et,  tour  à  tour,  avec  espérance  et  regret, 

Il  contemple  anxieux  la  page  blanche  et  noire. 


LE    MÉDAILLIER  359 


JOUR  DE  VENT 


Ce  soir,  le  rude  vent  qui  souffle  de  la  mer 
Est  un  passant  bourru  qui  brusquement  vous  frôle; 
L'eau  du  canal  s'irrite,  et  la  lagune  au  môle 
Pousse  son  onde  forte  et  son  flot  plus  amer. 

Tout  gronde,  vibre,  tremble,  en  ce  fracas  de  l'air; 
La  masure  s'appuie  au  palais  qui  l'épaule, 
Car  l'antique  Borée,  échappé  de  sa  geôle, 
Gonfle  l'Adriatique  où  le  vaisseau  se  perd. 

Jadis,  quand  l'ouragan  hurlait  à  pleine  bouche, 
Ton  Lion,  ô  Saint-Marc,  anxieux  et  farouche, 
Interrogeait  les  flots  de  son  regard  d'airain, 

Mais  qu'importe,  aujourd'hui,  leur  calme  ou  leur  colère, 
Venise  n'attend  plus  à  l'horizon  marin 
Le  retour  écumeux  de  ses  rouges  galères  ! 

**  31 


360  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


L'ADIEU 

«  Elle  se  déclara  fort  contente  de  son  sé- 
jour à  Venise,  et  quand  elle  en  partit,  nous 
l'accompagnâmes  jusqu'à  Vérone.  » 

(Chronique  de  Baldassare  Aldramin.) 


Que  leur  aurez-vous  dit  de  la  ville  aux  beaux  noms 
Qui  fait  Zani,  de  Jean,  et,  de  Louis,  Alvise, 
Et  dont  notre  mémoire  à  nos  yeux  divinise 
Le  prestige  émouvant  où  nous  nous  enivrons? 

Le  marbre  noblement  y  résonne  aux  talons, 
Se  dispose  en  façade  et  se  découpe  en  frise 
Et,  d'un  vol  sans  essor  en  l'air  bleu  qui  l'irise, 
Unit  des  ailes  d'aigle  à  des  corps  de  lions. 

Vous  avez  parcouru  la  Ville  inextricable, 
Si  belle  en  ses  canaux  que  la  lagune  ensable, 
Et,  de  tant  de  beauté,  n'emporterez-vous  pas, 

Dans  un  long  souvenir  d'ardeur  et  de  mollesse, 
Ce  doux  regret,  mêlé  de  désir,  qu'au  cœur  laisse 
Le  charme  d'un  amour  qu'on  ne  satisfait  pas? 


LE    MÉDAILLIER  361 


LES  VILLES 


Vous  êtes  à  mon  cœur  plus  douce  que  les  villes 
Que  l'on  voit  apparaître  à  l'aurore  et  qui  sont 
Chères  au  souvenir  par  l'écho  de  leur  nom, 
Venises  au  beau  ciel  ou  dansantes  Sévilles, 

Qu'elles  dressent  dans  l'air  dômes  ou  campaniles, 
Flèches,  clochers,  tour  à  créneaux,  porte  à  blason, 
Et  que  leur  fier  passé  domine,  à  l'horizon, 
Plaines,  forêts,  lacs,  ports  ou  golfes  semés  d'îles. 

C'est  en  vous,  pour  jamais,  que  j'ai  cherché  l'abri; 

Vous  êtes  le  séjour  où  murmure  sans  bruit 

Le  peuple  rouge  et  chaud  du  sang  qui  vous  habite, 

Tandis  qu'à  vos  pieds  nus  coule,  souple  et  joyeux, 
Parmi  les  roseaux  d'or  où  je  chante  sa  fuite, 
Le  fleuve  de  mes  jours  qui  reflète  vos  yeux. 


362  ŒUVRES    DE    HEXRI    DE    RÉGNIER 


LA  BELLE  ALDA 


Aida  la  bella  e  galanta. 

(Vieille  faïence  italienne.) 


Mon  visage  charmant,  tendre  et  mélancolique, 
Pour  vous,  je  l'ai  fait  peindre,  en  toute  la  beauté 
De  son  jeune  printemps  qui  n'aura  pas  d'été, 
En  couleur,  au  fond  d'un  grand  plat  de  majolique. 

Lorsque  je  serai  morte,  —  ainsi  que  vous  l'indique 
Le  parchemin  qui  vous  dira  ma  volonté,  — 
Placez-y,  grappe  à  grappe,  un  raisin  velouté, 
L'amande  souvent  double  et  la  grenade  unique. 

Amis,  que  ces  beaux  fruits  que  toucheront  vos  mains 
Rappellent  à  vos  cœurs  des  jeux  déjà  lointains  ! 
Eut-il  de  plus  doux  fruit  que  ma  bouche  vivante? 

Et  moi,  je  sourirai  sous  l'émail  précieux 
Et  que  décore  la  banderole  où  vos  yeux 
Liront  qu'Aida  fut  belle  et  qu'Aida  fut  galante. 


LE    MÉDAILLIER  363 


MÉDAILLE 

Leonellus  Marchio  Estensis.  Opus  Pisani  Pktoris. 

Qu'il  soit  mort  par  le  fer,  le  poison  ou  la  peste, 
Podestà  magnanime  ou  tyran  redouté, 
Plus  d'un  n'est  devenu  pour  la  postérité 
Qu'un  nom  que  nul  ne  loue  et  que  nul  ne  déteste. 

Mais  toi,  ce  que  tu  fus  ta  médaille  l'atteste, 
Et  ton  brusque  profil  en  sa  jeune  fierté 
Par  l'airain  a  conquis  presque  l'éternité. 
L'Art  t'immortalisa,  Lionel,  marquis  d'Esté. 

Le  grand  Pisanello,  père  de  ta  mémoire, 
N'en  assura-t-il  pas  la  durée  et  la  gloire 
Dans  ce  disque  de  bronze  où  tu  semblés  vivant, 

Et  qui,  sur  son  revers,  en  des  poses  pareilles, 

Modelés  par  un  pouce  héroïque  et  savant, 

Montre  deux  hommes  nus  qui  portent  des  corbeilles? 

**  31. 


364  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LES  JARDINS 


Ne  pensez  pas,  un  jour,  que  mon  cœur  vous  oublie 
Et  qu'il  ne  se  souvienne  plus  d'avoir  aimé 
Vos  ombrages  souvent  dont  la  paix  m'a  charmé, 
Beaux  promenoirs  d'amour  et  de  mélancolie, 

Vous  dont  la  pompe  illustre  à  la  grâce  s'allie, 
Qui  mêlez  l'un  à  l'autre  en  votre  air  embaumé 
Et  la  rose  odorante  et  le  buis  parfumé, 
Jardins,  ô  chers  jardins,  de  France  et  d'Italie! 

Vous  voici.  Je  revois  vos  marbres  et  vos  eaux; 
J'entends  mon  pas  lointain  au  fond  de  vos  échos, 
Car  les  lieux,  comme  nous,  ont  aussi  leur  mémoire; 

Et  vous  ne  changez  point  et  le  temps  passe  en  vain 
Et  l'ombre  tourne  encor,  mouvante,  aiguë  et  noire, 
Autour  de  l'if  français  et  du  cyprès  romain  ! 


LE    MEDAILLIER  365 


LA  VILLA 


Quel  Prince  au  nom  romain  ou  quel  altier  Prélat, 
Las  de  la  Cour  papale  ou  du  rouge  Conclave, 
Au  milieu  de  ce  site  agreste,  noble  et  grave, 
A  tracé  ces  jardins  autour  de  sa  villa? 

D'intrigue  ou  de  complot  venaient-ils  rêver  là, 
De  plaisir  sans  regret  et  d'orgueil  sans  entrave, 
Et  dans  leur  cœur  encore  ambitieux  et  brave 
Quel  long  désir  d'amour  ou  de  gloire  brûla? 

Je  ne  sais,  mais  il  rôde  en  ces  lieux  magnifiques, 
Plantés  de  rouvres  verts  et  de  cyprès  coniques, 
Comme  une  obscure  fièvre  et  comme  un  philtre  errant, 

Et,  vers  le  soir,  du  bord  des  terrasses  hautaines, 

On  entend  se  mêler  et  frémir  sourdement 

Le  frisson  du  feuillage  au  frisson  des  fontaines. 


366  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


RENCONTRE  STENDHALIENNE 


L'ombre  qui  m'accompagne  et  que  suivent  mes  yeux 
N'est  point  votre  ombre,  à  vous,  Madone  du  Corrège, 
A  qui  l'ascension  des  Anges  fait  cortège 
Dans  la  coupole  haute  où  vous  êtes  aux  cieux. 

C'est  une  autre  et  qui  rit  d'un  air  mystérieux. 
Sa  grâce  lui  compose  un  tendre  sortilège; 
Elle  semble  mener  vos  pas  vers  quelque  piège 
Que  saura  déjouer  son  pied  malicieux. 

Elle  est  belle,  amoureuse  et  duchesse.  Fabrice 
L'aime.  Ranuce-Ernest  s'incline  à  son  caprice, 
Sachant  quel  ongle  aigu  sa  main  délicate  a... 

Et  j'écris  ce  sonnet  dont  la  lime  me  charme, 

A  l'heure  où  l'angelus  sonne  à  la  Steccata, 

Dans  les  jardins  Farnèse,  un  soir  d'automne,  à  Parme. 


LE    MÉDAILLIER  367 


BRESCIA 


Jadis,  tes  artisans  savaient  l'art  belliqueux 
De  battre  et  de  polir  l'acier  d'une  cuirasse 
Et,  sur  son  dur  métal,  de  nouer  avec  grâce 
L'élégante  arabesque  au  rinceau  vigoureux. 

Nuls  forgeurs  d'Italie  ou  de  France  ainsi  qu'eux 
Ne  surent,  d'une  main  qu'aucune  ne  surpasse, 
Tremper  l'arme  qui  garde  et  l'arme  qui  terrasse 
Dont  l'éclair  brille  au  poing  prudent  ou  valeureux. 

C'est  pourquoi,  il  convient,  Brescia  l'armurière, 
Qu'un  jour  on  ait  trouvé  dans  ta  cité  guerrière 
Cette  Victoire  antique  et  qui,  toute  d'airain, 

Semble,  vibrante  encor  des  enclumes  frappées, 

Avoir  mêlé  jadis,  ô  fille  de  Vulcain, 

Le  bronze  de  son  aile  au  fer  de  tes  épées  ! 


368  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


EN  PASSANT  PAR  BERGAME 


Sur  la  Fiera  déserte  autour  de  sa  fontaine, 
La  boutique  brillante  et  le  joyeux  tréteau 
N'attirent  plus  la  foule,  attentive  au  rideau, 
Par  leur  splendeur  bizarre  et  leur  gaieté  foraine. 

On  n'y  vend  plus  brocart,  velours,  satin  et  laine, 
La  denrée  étrangère  et  le  bijou  nouveau; 
Arlequin,  plus  léger  qu'un  singe  ou  qu'un  oiseau, 
N'y  rosse  plus  Brighelle  en  courtisant  la  Naine. 

C'en  est  fait  de  la  vive  et  folle  Comédie  ! 
Et,  de  la  ville  haute  où  le  moine  mendie, 
Au  théâtre  en  plein  vent  ne  viennent  plus  s'asseoi; 

Le  galant  cavalier  et  la  galante  dame... 

Et  cependant  l'on  voit,  dans  le  ciel  pur,  ce  soir, 

La  lune,  en  masque  d'or,  se  lever  sur  Bergame  ! 


LE    MÉDAILLIER  369 


LE  CASTELLO 


La  tour  est  rouge,  afin  que  de  loin  on  la  voie  ! 

Haute,  massive  et  forte  et  d'un  solide  élan, 

Elle  dresse  toujours  sur  le  ciel  de  Milan 

Ses  lourds  créneaux  construits  par  Bonne  de  Savoie. 

Au-dessous,  largement,  le  Castello  déploie 

Son  enceinte  que  garde  un  fossé  vigilant, 

Et  son  mur  pourpre  porte,  incrusté  dans  son  flanc, 

L'écu  ducal  sur  qui  la  guivre  bleue  ondoie. 

Ses  salles  et  ses  cours  sont  sonores  aux  pas; 
Les  fresques  des  plafonds  montrent  des  entrelacs 
Assez  pareils  à  ceux  dont  Ludovic  le  More, 

A  Loches,  enfermé  vivant  dans  son  tombeau, 
Orna,  d'un  art  obscur  qui  nous  émeut  encore, 
Sa  prison  souterraine  au  donjon  tourangeau. 


370  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LE  COPISTE 

Incipit  vita  domni  Karoli  Imperaioris 

Magni  cdilu  ab  Alcuino  magistro. 
{Manuscrit  de  Cluny,  fol.  322-412.) 


C'est  l'été.  Dans  l'air  vole  un  moucheron  taquin 
Qui  se  pose  et  s'acharne  au  rond  de  la  tonsure 
Et  que  le  moine,  en  vain,  de  sa  manche  de  bure, 
Chasse.  Il  fait  chaud.  Le  froc  sent  la  cire  et  le  suint. 

De  celui  qui  vainquit  l'Avare  et  l'Africain, 
Du  grand  Charles,  de  qui  la  gloire  toujours  dure, 
Il  copie  avec  soin,  sans  surcharge  et  rature, 
La  vie,  ainsi  que  l'écrivit  maître  Alcuin. 

Il  s'arrête  parfois,  tourne  la  tête,  songe; 
L'encre  sèche,  le  soir  vient  et  l'ombre  s'allonge 
Sur  la  dalle,  et  le  moine  a  tressailli,  croyant, 

Dans  la  corne  d'un  pâtre,  au  fond  de  la  campagne, 
Là-bas,  soudain  entendre,  au  souffle  de  Roland, 
Le  cor  à  Roncevaux  appeler  Charlemagne  ! 


LE    MÉDAILLÎER  371 


LE  CLOITRE 


Jadis,  quelque  rustique  et  pieux  jardinier, 
Bêche  en  main,  au  soleil  inclinant  sa  tonsure, 
A  décoré  de  fleurs  et  planté  de  verdure 
Ce  doux  jardin  qu'enclôt  le  cloître  familier. 

Depuis,  enguirlandant  l'arcade  et  le  pilier, 
A  l'abri  du  vent  brusque  et  de  la  bise  dure, 
Du  parterre  natal  jusques  à  la  voussure, 
A  grimpé  le  lierre  et  grandi  le  rosier. 

Mon  amour  est  pareil  au  jardin  de  ce  cloître 
Solitaire  où  le  temps,  qui  détruit  tout,  fait  croître 
Plus  vivace  la  fleur  et  plus  fort  le  rameau, 

Car,  à  chaque  printemps,  je  vois  ma  vie  éclose, 

En  son  même  parfum  éternel  et  nouveau, 

Au  rosier  plus  nombreux,  d'une  plus  haute  rose. 

**  32 


372  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


PARVA  DOMUS 

à  M.  Gabriel  Hanoiaux. 

Ami,  votre  maison  domine  la  vallée. 
Au  flanc  du  coteau  vert  elle  est  plaisante  à  voir 
Près  de  son  rocher  creux  où  fut  le  vieux  pressoir 
Qui  lui  donna  le  nom  dont  elle  est  appelée. 

J'aime  son  salon  clair  et  sa  salle  dallée 

Où  le  losange  alterne  au  carreau,  blanc  et  noir, 

Et  sa  terrasse  bonne  à  s'y  venir  asseoir 

Du  matin  vaporeux  à  la  nuit  étoilée. 

Fidèle  au  coin  de  terre  où  sont  nés  vos  aïeux, 
Devant  cet  horizon  familier  à  vos  yeux, 
Vous  cueillez  doucement  les  grappes  de  la  vie; 

Heureux  celui  qui  peut,  comme  vous,  de  son  seuil, 
Respirer  l'air  de  France  avec  un  fier  orgueil 
Et  l'aimer  mieux  encor  de  l'avoir  bien  servie  I 


LE    MÉDAILLIER  373 


L'ABSENCE 


Dans  la  chambre  déserte,  auprès  de  l'âtre  éteint, 
Où  l'air  silencieux  a  l'odeur  de  l'absence, 
Je  viens  lire,  l'esprit  plein  d'espoir  et  de  transe, 
Chaque  lettre  de  toi  qu'apporte  le  matin; 

Le  timbre  qui  la  marque  est  d'un  pays  lointain. 
Mais  que  me  font  le  temps,  l'espace  et  la  distance? 
Le  papier  parle,  rit,  soupire,  pleure,  pense; 
Un  fantôme  s'esquisse  au  miroir  incertain. 

0  miracle  !  Le  feu  sous  la  cendre  vermeille 
Renaît;  la  flamme  luit,  palpite,  se  réveille. 
Il  me  semble  t'entendre  et  que  je  te  revois, 

Car,  par  un  cher  prestige  où  mon  cœur  s'émerveille, 
La  lettre,  le  miroir,  me  rendent  à  la  fois 
L'écho  de  ton  image  et  l'ombre  de  ta  voix. 


374  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


CORNEILLE 


Lorsque  par  lui  le  Cid  tira  sa  jeune  épée, 
La  France  tressaillit  d'un  tragique  frisson 
A  voir  le  fils  venger  —  et  de  quelle  façon  !  — 
La  paternelle  joue  indignement  frappée. 

Puis  ce  furent  Horace  et,  de  pourpre  drapée, 
Rome  tendant  les  bras  à  ce  fier  nourrisson, 
La  clémence  d'Auguste  et  sa  noble  leçon 
Et  Rodogune  avec  Polyeucte  et  Pompée. 

Mais  le  feuillage  meurt  avant  l'arbre  vieilli, 
Et  le  plus  beau  laurier  défend-il  de  l'oubli 
Puisque  son  siècle  fut  ingrat  au  grand  Corneille? 

Et  qu'il  fallut,  un  jour,  que  la  Postérité, 
Pareille  à  quelque  Cid  en  qui  l'honneur  s'éveille, 
Rajustât  sa  couronne  à  ce  front  irrité? 


LE    MÉDAILLIER  375 


AU  BAS  D'UN  PORTRAIT  DE  MOLIÈRE 


Le  valet  qui  friponne  et  le  tuteur  qui  peste, 
Le  pédant,  le  marquis,  le  sot  et  le  barbon, 
L'apothicaire,  le  fâcheux,  tout  lui  fut  bon, 
De  l'esclave  rustique  au  Jupiter  céleste; 

L'intrigue  et  l'imbroglio,  la  gambade  et  le  geste, 
La  mascarade,  la  seringue  et  le  bâton, 
Et  jusqu'au  Turc  obèse  à  turban  de  coton, 
Et  le  sac  de  Scapin  et  les  rubans  d'Alceste. 

Mais,  farce  à  la  chandelle  ou  haute  comédie, 
De  tout  ce  qu'inventa  sa  verve,  son  génie 
En  a  fait  de  la  vie  et  de  la  vérité; 

Et  c'est  pourquoi  ces  yeux,  ce  front  et  cette  bouche 

Reçurent  le  baiser  de  l'Immortalité, 

Qui,  d'abord,  avaient  pris  leçon  de  Scaramouche  1 

*  *  32. 


376  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


LA  JOURNÉE  DE  RACINE 


Le  poète  Racine  a  fini  sa  journée. 
Le  coude  sur  la  table,  il  songe.  Est-il  content? 
Et  le  bec  de  la  plume  au  bruit  intermittent 
Ne  mord  plus  sous  sa  main  la  page  égratignée. 

A-t-il  d'une  épigramme  élégamment  tournée 
Trouvé  la  pointe  acerbe  et  le  trait  irritant? 
Non,  un  plus  noble  soin  Ta  tenu  haletant, 
Et  voici  qu'il  relit  la  scène  terminée. 

Son  regard,  dont  parfois  l'expression  trop  fine 

A  fait  dire  de  lui  :  le  perfide  Racine, 

Est  très  tendre,  très  fier,  très  pensif  et  très  doux 

Car  il  fut,  tout  le  jour,  ô  douleur,  ô  délice  ! 
Témoin  des  beaux  adieux  qu'adresse  sans  courroux, 
A  Titus  qui  la  fuit,  la  reine  Bérénice. 


LE    MÉDAILLIER  377 


LE  JEUNE  ORFEVRE 

Mieux  qu'aucun  maître  inscrit  au  livre  de  maîtrise. 
j.-m.  de  heredia.  le  vieil  Orfèvre. 


Il  nesl  pas  défendu,  quand  le  maître  est  sorti, 
Ayant,  sa  tâche  faite,  achevé  sa  journée, 
Qiïau  lieu  de  délaisser  la  forge  abandonnée, 
A  son  tour,  au  travail  s'exerce  rapprend. 

Le  voilà  seul.  Sa  main  touche  sur  rétabli 
Le  poinçon  glorieux  et  par  qui  fut  signée 
La  bague  au  fier  chaton  savamment  façonnée 
Où  brille  le  béryl  dans  For  courbe  serli. 

Mais  soudain,  rougissant  de  sa  naïve  audace, 
Il  lui  semble  qu'un  œil  le  raille  et  le  menace 
Dans  le  rubis  farouche  et  le  clair  diamant  ; 

Hélas!  son  nom  encor  n'est  pas  inscrit  au  Livre 
Et,  modeste,  il  s'applique  à  fixer  humblement 
Une  perle  de  verre  en  un  cercle  de  cuivre! 


DON  JUAN   AU   TOMBEAU 


DON  JUAN  AU  TOMBEAU 


La  flamme  a  jusqu'au  bout  fondu  la  cire  ardente 
Des  cierges  consumés  au  ras  du  chandelier, 
Et  voici  que  s'éteint  la  mèche  grésillante. 


Les  deux  moines  en  froc  qui  sont  là  pour  prier 
Et  qui,  toute  la  nuit,  à  genoux  sur  la  dalle, 
Ont  suivi  l'oraison  aux  pages  du  psautier, 


Soudain  lèvent  les  yeux  vers  la  lumière  pâle 
Qui  glisse  lentement,  avec  l'aube  qui  vient, 
De  la  haute  fenêtre,  au  pavé  de  la  salle; 


382  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


Puis  un  verset  final  penche  leur  front  chrétien 
Et,  debout,  côte  à  côte,  ils  regardent  en  bière 
Ce  mort  inquiétant  dont  l'aspect  les  retient, 

Car,  pour  eux,  cette  nuit  de  veille  et  de  prière 
Fut  longue  de  frissons,  d'angoisses  et  d'effrois, 
A  s'en  ressouvenir  jusqu'à  l'heure  dernière, 

Et,  malgré  l'eau  bénite  et  les  signes  de  croix, 
Malgré  les  chapelets  et  malgré  les  reliques, 
Dans  l'ombre  il  leur  parut  ouïr,  plus  d'une  fois, 

Des  rires  infernaux  et  des  bruits  sataniques, 

Tandis  que  s'agitaient  les  cierges  effleurés 

De  quelque  aile  griffue  à  leurs  flammes  obliques... 

Oui,  malgré  les  répons  repris  et  murmurés, 

Ils  ont  senti,  courbés,  sous  un  souffle  qui  brûle, 

Se  couvrir  de  sueur  leurs  crânes  tonsurés, 

Et,  prodige  qui  fait  que  le  plus  saint  recule, 
Ils  ont  même  cru  voir  le  cadavre  roidi 
Soulever  du  cercueil  son  corps  de  jeune  Hercule 


DON    JUAN    AU    TOMBEAU  383 


Dont  la  chair  - —  s'il  en  est  ce  que  tout  bas  l'on  dit 
Porte  marquée  encor  l'étreinte  impitoyable 
D'une  main  vengeresse  à  son  poignet  maudit, 

Car  celui  dont  voici  la  dépouille  coupable 
Ne  s'est  pas  endormi  dans  le  pardon  de  Dieu, 
Mais  il  a  succombé  dans  le  piège  du  Diable. 

Sa  scandaleuse  vie,  en  tout  temps,  en  tout  lieu, 

Fut  vouée  au  péché  avec  sollicitude; 

Il  eût  souillé  la  neige  et  corrompu  le  feu  ! 

Luxurieux,  impie,  orgueilleux,  hardi,  rude, 
Il  fut  subtil  aussi  comme  l'est  le  serpent, 
Et  sa  damnation  est  une  certitude. 

Fut-il  jamais  de  ceux  dont  le  cœur  se  repent? 
Fils  irrespectueux,  il  n'eut  pour  son  vieux  père, 
En  réponse  à  des  pleurs  qu'un  rire  impénitent! 

Et  cependant  il  fut  heureux,  riche  et  prospère 
Jusqu'à  ce  que  sa  voix  invitât  au  festin, 
Par  un  défi  nouveau,  le  Convive  de  pierre, 

**  33 


384  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


Et  que,  s'étant  assis  à  la  table,  hautain, 

Et  calme  et  souriant  d'un  sarcasme  suprême, 

Il  entendît  sans  peur  venir  le  pas  lointain... 

Et  ce  fut  là,  qu'à  l'aube  on  le  retrouva  blême, 

Sans  chaleur,  sans  regard,  sans  souffle,  toujours  beau, 

Et  la  lèvre  crispée  en  un  dernier  blasphème. 

Aussi,  depuis  hier  creuse-t-on  son  tombeau, 
Tandis  que,  devant  son  cadavre  on  prie  encore 
Dans  la  salle  funèbre  où  fume  le  flambeau  ! 

Mais  la  nuit  est  passée  et  fait  place  à  l'aurore; 
Bientôt  les  pénitents  et  les  meneurs  de  deuil 
Vont  venir  le  chercher  par  le  couloir  sonore; 

Ils  franchiront  la  porte  ou,  groupés  sur  le  seuil, 
S'arrêteront,  pendant  qu'à  grands  coups  dans  le  chêne 
Le  marteau  pour  jamais  fermera  le  cercueil; 

Puis  quatre  compagnons,  l'empoignant  avec  peine, 
Porteront  le  défunt  dans  la  cour  où  l'attend 
Toute  la  parenté  jusqu'à  la  plus  lointaine, 


DON    JUAN    AU    TOMBEAU  385 


Et  qui  va,  puisqu'il  est  malgré  tout  de  leur  sang, 
Le  conduire  avec  ordre,  en  la  pompe  prescrite, 
A  l'église  où  se  dresse  un  catafalque  ardent. 

Et  ce  sera,  derrière  lui,  tout  une  suite 
D'hommes  en  manteaux  noirs  et  la  golille  au  cou 
Et  qui  feront  la  rue  étroite  et  trop  petite, 

Et  le  piétinement  dans  Séville  debout, 
D'un  cortège,  mêlant  la  toque  à  la  cagoule, 
Autour  de  la  bannière  où  l'hérétique  bout; 

Au  parvis  que  le  peuple  encombre  de  sa  houle 

Le  convoi  déploiera  sa  parade  de  mort 

Et  passera  le  porche,  aux  regards  de  la  foule; 

Puis,  dans  la  cathédrale,  au  branle  sourd  et  fort 
Des  cloches  —  tandis  que  la  Giralda  vermeille 
Dressera  vers  l'azur  son  ange  aux  ailes  d'or,  — 

Les  prêtres,  tour  à  tour,  dont  le  rite  appareille 
Les  voix,  psalmodieront,  en  un  chant  alterné, 
Le  psaume  à  qui  le  Christ,  d'en  haut,  prête  l'oreille, 


386  ŒUVRES    DE     HENRI    DE     RÉGNIER 


Car  on  a  vu  parfois  le  méchant  pardonné; 
Mais  celui-là  qui  gît,  foudroyé  dans  sa  faute, 
Seigneur,  n'est-il  donc  pas  certainement  damné?... 

Et  les  deux  moines,  les  mains  jointes,  côte  à  côte, 
Se  sentent  tout  honteux  d'avoir  prié  pour  lui, 
Pour  lui,  de  qui  le  cœur  eut  le  Malin  pour  hôte  l 

Et  pourquoi  donc  aussi  ne  pas  avoir  conduit 

Sa  dépouille  maudite  à  quelque  fosse  immonde, 

Comme  on  fait  des  sorciers  cpi'on  enterre,  la  nuit? 

C'est  que  ce  vil  pécheur  en  qui  le  vice  abonde 
Et  que  Satan,  au  bras,  a  marqué  de  son  sceau, 
Infime  aux  yeux  de  Dieu,  fut  grand  aux  yeux  du  monde 

D'une  race  fameuse  il  est  le  noir  rameau 

Et  sa  racine  plonge  au  plus  vieux  sol  d'Espagne; 

D'un  illustre  blason  s'ornera  son  tombeau. 

Le  renom  des  aïeux  dans  la  mort  l'accompagne  : 
Nul  plus  que  lui  n'aurait  été  l'un  de  ceux-là 
Qui  sont  dignes  d'avoir  la  Gloire  pour  compagne. 


DON   JUAN    AU    TOMBEAU  387 


La  Nature  l'avait  paré  du  riche  éclat 

De  ses  dons  les  plus  beaux  et  les  plus  magnifiques 

Et  Séville  admirait  ce  fils  des  Maraiïa. 

Qui  savait,  comme  lui,  dans  les  joutes  publiques, 
Courir  la  bague,  souple,  et  prompt,  et  gracieux 
Parader  au  galop  d'un  étalon  d'Afrique? 

Ou,  dans  le  cirque  rond,  pour  le  régal  des  yeux, 
D'un  seul  coup,  au  garot,  de  son  épée  agile 
Agenouiller  l'élan  du  taureau  furieux, 

Ou  lire,  mieux  qu'un  clerc,  Théocrite  ou  Virgile 
Et  recueillir  le  miel  aux  lèvres  de  Platon, 
Ou  transcrire  un  sonnet  sur  le  vélin  fragile? 

Mais  de  cet  or,  hélas  !  qu'en  a-t-il  fait?  Du  plomb  ! 
Le  mensonge  habitait  sa  parole  incertaine 
Et  le  sang  a  rougi  sa  main  et  son  talon. 

Brave  comme  le  Cid,  il  eût  trompé  Chimène  ! 
Mais  combien  cependant  tombèrent  en  ses  lacs  ! 
Et,  d'un  geste,  il  brisait  la  coupe  encore  pleine. 

*  *  33. 


388  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


Et  toujours  il  allait  insatiable  et  las; 

Le  désir  l'attirait  vers  des  lèvres  nouvelles; 

Les  mères  avaient  peur  en  le  nommant  tout  bas. 

0  douleur  !  les  plus  amoureuses,  les  plus  belles 
Ne  furent  qu'un  jouet  pour  sa  méchanceté 
Et,  sans  qu'il  les  aimât,  il  était  aimé  d'elles. 

Et  les  moines,  le  cœur  sourdement  irrité, 

Songeaient  avec  envie  à  toutes  ces  amantes 

Qui  prosternaient,  en  vain,  à  ses  pieds,  leur  beauté  : 

«  N'est-il  pas  juste  qu'à  présent  tu  te  lamentes, 
Funeste  séducteur?  Et  le  spectre  a  bien  fait 
D'entrouvrir  sous  tes  pas  les  géhennes  fumantes  ! 

Le  Convive  de  pierre  a  puni  ton  forfait 
Et  si  tu  le  frappas  au  défaut  de  l'armure 
Il  t'a  rendu  tes  coups,  et  l'ordre  est  satisfait. 

Maintenant  tu  n'es  plus  qu'une  dépouille  impure 
Que  les  feux  de  l'enfer  vont  éternellement 
Brûler  et  qui  n'est  plus  déjà  que  pourriture; 


DON    JUAN    AU    TOMBEAU     .  389 


Le  crime,  grâce  au  ciel,  reçoit  son  châtiment  !  a 
Et  les  moines  soudain  se  courbent  avec  rage 
Pour  contempler  ce  mort  coupable  au  jugement  : 

Les  vers  ont  dû,  déjà,  baver  sur  son  visage 
Et,  déjà  le  souillant  de  leurs  anneaux  visqueux, 
Commencer  en  sa  chair  leur  sinistre  ravage... 

Mais,  moines,  quel  spectacle  apparaît  à  vos  yeux  ! 
L'aurore,  en  éclairant  cette  face  damnée, 
Sur  elle  fait  errer  un  fard  mystérieux; 

La  jeunesse  fleurit  sur  sa  peau  satinée, 

Sa  lèvre  est  toujours  rouge  et  sa  joue  est  encor 

Fraîche  comme  au  matin  de  la  vingtième  année; 

Un  rayon  de  soleil  allonge  son  trait  d'or 

Sur  ce  front  radieux  que  le  printemps  couronne 

Et  qui  demeure  pur,  au  souffle  de  la  mort. 

Alors  !...  il  est  donc  vain  que  Dieu  condamne  et  tonne  ! 
Et  comment  ce  pécheur  que  Satan  vint  saisir 
Garde-t-il  cet  orgueil  dont  le  regard  s'étonne? 


390  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


C'est  que  rien  ne  le  put,  ô  moines,  assouvir, 
Et  qu'il  fut,  par  son  âme  anxieuse  et  mouvante, 
Une  incarnation  de  l'Éternel  Désir. 

C'est  que,  malgré  la  nuit  de  foudre  et  d'épouvante 

Où  le  sombre  invité  du  suprême  festin 

Fit  sous  un  doigt  de  feu  crier  la  chair  vivante, 

Dans  le  sépulcre  clos  que  scellera  l'airain, 
Lorsque  l'on  étendra,  moines,  malgré  vos  blâmes, 
Au  son  de  l'orgue  grave  et  du  psaume  latin, 

Ce  doux  corps  caressé  par  tant  de  mains  de  femmes, 

S'il  est  toujours  ainsi  voluptueux  et  beau 

C'est  qu'il  fut  plus  brûlant,  encore,  que  les  flammes 

Et  que  c'est  toi,  Don  Juan,  que  l'on  met  au  tombeau  ! 


On  dit  que,  vers  le  soir  de  la  même  journée, 
A«riieure  où  le  vent  frais,  né  du  Guadalquivir, 
Effeuille  aux  chignons  bruns  la  rose  safranée, 


DON    JUAN    AU    TOMBEAU  391 


Dans  l'église  où  la  nef  commence  à  s'assombrir, 
Trois  femmes,  toutes  trois  en  longs  voiles,  et  belles, 
Se  retrouvèrent  là  dans  un  commun  désir; 

Et,  le  chœur  étant  vide,  et  vides  les  chapelles, 
Toutes  trois  s'avançaient  silencieusement; 
Et  l'histoire  rapporte  aussi  que  l'une  d'elles 

Etait  Dona  Elvire  en  deuil  de  son  amant, 
La  seconde,  Doha  Anna,  et  la  troisième, 
La  plus  jeune,  très  pâle,  encor  presque  une  enfant. 

Et  toutes  trois,  sans  se  parler,  cherchaient  de  même, 
De  pilier  en  pilier,  un  sépulcre  récent 
Afin  de  dire  au  mort  aimé  l'adieu  suprême, 

Et,  l'ayant  reconnu  pour  son  marbre  plus  blanc 
Entouré  d'une  grille  et  dans  une  encoignure, 
Elles  se  dirigeaient  par  là,  d'un  pas  tremblant; 

Mais  comme  elles  allaient  pour  ouvrir  la  serrure 
Il  leur  sembla  soudain,  à  travers  les  barreaux, 
Apercevoir  quelqu'un  derrière  la  clôture, 


392  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 

Qui,  courbé  vers  le  sol  et  leur  tournant  le  dos, 
A  deux  mains  soulevait  la  pierre  sépulcrale, 
En  l'ayant  prise  et  la  tirant  par  les  anneaux, 

Et  toutes  trois,  Anna,  Elvire  et  l'enfant  pâle, 
Virent  qu'ayant  enfin  descellé  le  bloc  lourd, 
Debout,  leur  souriait,  et  le  pied  sur  la  dalle, 

Un  Ange  aux  ailes  d'or  et  pareil  à  l'Amour  ! 


TABLE  DES  MATIERES 


LA  SANDALE  AILÉE 

Dédicace 9 

1 

La  Lampe. 11 

Ode 17 

Le  Jour  et  l'Ombre 20 

L'Été 22 

Sentence 26 

La  Voix 28 

Le  Secret 30 

Le  Souvenir 32 

L'Adieu 34 


/// 

Saisons 39 

Midi 41 

Septembre 42 

Automnale 44 


*  * 


31 


396  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


IV 

L'Amour 47 

La  Colombe 50 

Le   Message 52 

Invocation 53 

L'Heure   heureuse 55 

Confidence 57 

La  Menace 58 

Le  Reproche 61 

L'Image  divine 64 

V 

La  Flûte  et  la  Source 69 

Le  Départ 71 

Le  Satyre  ivre  et  triste 72 

Fin  de  Journée 74 

Pégase  au  Satyre 76 

Phrixus 78 

Le  Piège 82 

Aphareus 86 

La  Nymphe  de  la  Source 92 

La  Forêt 93 

Le  Refus 96 

Le  Sacrifice 98 


VI 

Ville  d'Orient 103 

Miroir  persan 107 

En  Arcadie 109 

Souvenir 113 


TABLE    DES    MATIÈRES  397 


Le  Cloître 115 

Épigramme  vénitienne 116 

Retour ILS 

Orient 120 

Lune 124 

Le    Souhait 128 

Ville  de  France 130 


VU 

Watteau 135 

A  un  Portrait 136 

Madrigal 138 


Vlll 
L'Accueil 141 


IX 

L'Asile 149 

Les  Pins 152 

Strophes 154 

Le  Jardin 156 

Chanson 157 

Autre    Chanson 159 

Soirée 161 

Odelette 163 

Les  Méduses 164 

Promenade 165 

Stances 167 

Envoi 169 


398  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    REGNIER 


LE  MIROIR  DES  HEURES 

Dédicace 177 

Les  Voyageurs 179 

Paysage 181 

Printemps 183 

L'Ennui 185 

Le  Secret 187 

L'Ami 189 

Le  beau  Pays 191 

Conseil 193 

L'Orage 195 

Épigrammes 197 

La  Source 199 

Automne 202 

Soir 203 

L'Espoir    suprême 205 

Stances 207 

A  un  Poète 209 

La    Veillée 211 

Lettre  de  Rome 214 

L'Arène 216 

L'Ile 218 

Nouvelles   de   Venise 220 

Venise  marine 223 

La  Rose 227 

Le  Palais  rouge 229 

Le  Refuge 232 

Le  Bouquet 234 

Le  Divan 236 


TABLE    DES    MATIÈRES  399 


Retour  d'Orient 238 

Le  Prince  captif 241 

Le   Repos 244 

Blanche  couronne 246 


EN  MARGE  DE  SHAKESPEARE 

Antoine  et  Cléopatre 253 

Hamlet 257 

Othello 259 

Portia 263 

Macbeth 265 

Roméo  et  Juliette 268 


LE  MIROIR  DES  AMANTS 

J'offre  à  votre  visage 273 

Le  Bonheur 275 

L'Amoureuse 277 

L'Exhortation 278 

Le  Choix 280 

La  Captive 283 

La  Gloire 285 

L'Intrus 287 

Le  Repos  après  l'amour 289 

L'Angoisse  divine 291 

Le  Jaloux 293 

Visages 294 

*  *  34. 


400  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


L'Aveu 296 

La  Rupture 298 

Le  Retour 300 

Ce  n'est  pas  moi  qui  parle 302 

SEPT   ESTAMPES    AMOUREUSES 

LUCINDE    AU    CORPS    DIVIN 305 

Alberte  au   cher  VISAGE 308 

Elvire  AUX  YEUX  BAISSÉS 310 

Pauline  au  cœur  trop  tendre 313 

Julie  aux  yeux    d'enfant 315 

Aline 317 

Coryse „  319 


LE  MÉDAILLIER 

Le   Disciple 323 

Les  Médailles 324 

L'Offrande 325 

Le  Salaire 326 

Agrigente 327 

Métaponte 328 

Cyzique 329 

Epitaphe 330 

Le  Miroir 331 

L'Esclave 332 

Le  Souvenir 333 

Le   Don 334 

La  Beauté 335 


TABLE    DES    MATIERES  401 


Salomé 336 

Le  Casque 337 

L'Arrivée 338 

Les  Osmanlis 339 

Au  Champ  des  morts 340 

Retour  sur  l'eau 341 

L'Aveugle 342 

Croquis  d'Orient 343 

La  Mouradié 344 

LeTurbévert 345 

Le  Nom 346 

Le   Départ 347 

Souvenirs  d'Orient 348 

Le  Cyprès 349 

Le  Croissant 350 

Le  Spectre  rouge 351 

Lépante 352 

L'Achilléion 353 

L'Ile 354 

Urbis  genio 355 

Le  Surnom 356 

Sur  un  exemplaire  des  «  Dialogues  d'amour».    .  357 

Le   Lecteur 358 

Jour  de  vent 359 

L'Adieu 360 

Les  Villes 361 

La  belle  Alda 362 

MÉDAILLE 363 

Les  Jardins 364 

La  Villa 365 

Rencontre  stendhalienne 366 

Brescia 367 


402  ŒUVRES    DE    HENRI    DE    RÉGNIER 


En  passant  par  Bergame 368 

Le  Castello 369 

Le  Copiste 370 

Le  Cloître 371 

Parva  domus 372 

L'Absence 373 

Corneille 374 

Au  bas  d'un  portrait  de  Molière 375 

La  journée  de  Racine 376 

Le  jeune  Orfèvre 377 


DON  JUAN  AU  TOMBEAU 
Don  Juan  au  Tombeau 381 


ACHEVÉ    D'IMPRIMER 

Le   quinze    avril    mil   neuf  cent   quatorze 

PAR 

ED.  GARNIER 

A  CHARTRES 
pour  le 

MERCVRE 

DE 
FRANCE 


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BIBUOTHÊCA 
Ottavl%ntfL 


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714      4 


450 


La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Échéance 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Date   due 


51987 


Il  n  d  n  I 


MAR  05i987 


et 


a39003  0(H602255b 


CE  PG   2635 
.E34   1^13  V002 
CCC   REGNIER,  HEN 
ACC#  1239972 


CEUVRES  OE  I-