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ŒUVRKS
HENRI DE RÉGNIER
ŒUVRES
DE
HENRI DE RÉGNIER
LA SANDALE AILEE
LE MIROIR DES HEURES
• •
^
PARIS
MERCVRE DE FRANGE
XXVI, KVE DE COiN'DÉ, XXVI
IJnsversItIT'
BIBLIOTHECA
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
Vingt-cinq exemplaires sur vélin d'Arches, numérotés.
JUSTIFICATION DU TIRAGE-.
269
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés
pour tous pays.
LA SANDALE AILEE
DÉDICACE
Pour la première fois, ce soir, depuis que l'ombre
A fermé pour toujours, o Poêle, vos yeux.
J'ai rouvert tristement et d'un doigt plus pieux
Votre Livre éclatant que clôt la page sombre.
Sur le sol triomphal sans ronce ni décombre,
J'ai refait avec Vous le chemin radieux
Où se dressent, vivants, les Héros et les Dieux,
Par la beauté du Verbe et la force du Nombre.
Ébloui, j'ai suivi votre pas souverain
Jusqu'aux flots ténébreux du fleuve souterrain,
Funeste, si l'on va vers la nuit sans mémoire...
Mais, Vous, êtes de ceux à qui, sur l'autre bord.
Parmi le. Bois Sacré, d'un grand geste, la Gloire
A travers les cyprès montre son laurier d'or.
LA LAMPE
C'est qu'elle a vu dormir, parmi les peaux de bêtes,
Cruel, mystérieux et terrible, l'Amour.
GÉRARD D'HOUVILLE.
Je ne l'entendis pas entrer, mais je l'ai vue
Soudain, debout à mon côté.
Elle était nue
Et souriait, silencieuse, et, dans sa main,
Une lampe brûlait avec un feu divin
Qui faisait toute l'ombre éblouie et vermeille...
Et c'était Elle, et je sentis à mon oreille
Sa bouche haletante et son souffle penché.
Mon cœur battait d'amour, mais je lui dis :
Psyché !
Tu viens bien tard. Jadis tu heurtais à ma porte
Dès l'aube et non à l'heure où la lumière est morte,
12 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Et les champs étaient beaux en ces matins d'été
Où riait ma jeunesse à ta jeune beauté!
Mais aujourd'hui qu'irions-nous faire dans la plaine?
Saurions-nous retrouver le bois et la fontaine
Où poussait ce laurier dont nous cueillions le brin
Immortel et fort comme un feuillage d'airain?
Car la nuit est venue et le temps a passé.
Et je lui dis encor :
Pourquoi m'as-tu laissé
Et pourquoi revenir ainsi avec ta lampe
Éclairer mes cheveux qui sont blancs à mes tempes?
Et, furieux, je lui criai :
Va-t'en ! Va-t'en !
Va-t'en !
Debout, elle écoutait en souriant
Mon reproche haineux et ma brusque colère,
Et la lampe dardait toujours sa flamme claire.
Elle me répondit :
« Tu as raison. C'est vrai,
Pendant des jours, des jours et des jours, j'ai erré
Loin de ton seuil quitté et de ta porte ouverte
Et j'ai suivi la route à mon désir offerte,
Mais les chemins divers m'ont ramenée à toi.
Me voici. Ne me maudis point. Écoute-moi. »
LA SANDALE AILÉE 13
Et je me souvenais du temps où, dès l'aurore,
Nous allions vers les fleurs qu'avril faisait éclore,
Vers la fontaine vive et vers le bois vivant
Où son voile léger s'envolait dans le vent...
Et maintenant, elle était grave et semblait lasse.
Elle reprit. Sa voix était lointaine et basse :
« Je n'étais qu'une enfant merveilleuse et naïve.
Alors. Les seules fleurs me rendaient attentive
Et je te demandais leurs noms, mais j'ignorais
Leurs pouvoirs, leurs vert as, leurs philtres, leurs secrets,
Car à présent je sais leur force et leur usage
Et j'en puis composer le magique breuvage,
Efficace, savant, brusque, mystérieux,
Qui fait le sang plus rouge et plus ardents les yeux. »
Elle parlait, et son regard d'abord timide
S'éclairait peu à peu d'une flamme intrépide,
Et sa stature, tout à coup, avait grandi.
« Ne cherche plus en moi la Psyché de jadis,
Enfant silencieuse et compagne ingénue...
Celle qui vient à toi n'est qu'une femme nue
14 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Dont la chair a frémi et dont la jeune bouche
A mordu le fruit mûr avec des dents farouches,
Dont les bras ont étreint et dont les pas errants
Ont saigné sur la ronce aux chemins différents,
Et qui t'apporte ici, sur sa lèvre meurtrie,
Le baiser de l'amour et l'odeur de la vie...
C'est la nuit. Que crains-tu de l'ombre? X'ai-je pas
Cette lampe à la main pour conduire nos pas? »
Et, soudain, souveraine, éblouissante et nue,
D'un geste, elle haussa sa lampe devenue
Tout à coup éclatante et semblable au soleil.
Et moi, je regardais son visage vermeil
Qui s'empourprait encor du reflet orgueilleux
De s'être, un soir, penché sur le sommeil d'un Dieu.
//
ODE
C'est en vain que le Temps a pris mes jeunes Heures,
Une à une, avec lui,
Et qu'il s'en est allé tandis que je demeure
Seul et qu'elles ont fui.
Elles furent pourtant ma joie et ma jeunesse.
Tout ce qui a été
Ma force, mon espoir, mon amour, mon ivresse,
Mon printemps, mon été !
N'emportent-elles pas en leurs mains étendues
Les fleurs de ma saison?
Et les voici qui sont, ô mon cœur, disparues
Derrière l'horizon;
18 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Et, là-bas, sur le bord du fleuve taciturne,
Toutes et de retour,
Il me semble les voir enguirlander dans l'urne
La cendre de mes jours;
A la stèle, en rêvant, celle-là se repose
Et paraît oublier;
L'une d'un doigt léger y suspend une rose,
L'autre y noue un laurier.
Mais que m'importe à moi cette part de moi-même
Que l'on met au tombeau
Si je sens, dans l'air âpre et vif que ma bouche aime,
Mon corps toujours nouveau;
Si je me sens renaître au fond du printemps proche
Et de l'été futur,
Si la source et la fleur sont encor clans la roche
Ou derrière le mur,
Et si je puis toujours forcer l'Heure nouvelle
A se montrer à moi,
Enivrée, amoureuse et douce ainsi que Celle
Qui venait autrefois,
LA SANDALE AILEE 19
Soumise et repoussant le cuir de sa sandale
Du bout de son orteil,
Sur la terre docile à son ombre inégale
Danser nue au soleil !
20 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE JOUR ET L'OMBRE
Ce beau jour n'est plus rien que son ombre odorante,
La lumière est éteinte et le vent disparu ;
Le parfum ténébreux de l'arbre et de la plante
A remplacé pour nous la forme qu'ils n'ont plus.
La forêt incertaine est à peine un murmure
Où la feuille invisible à la feuille s'unit,
Et le fleuve n'est plus qu'une fraîcheur obscure
Qu'aspire en soupirant l'haleine de la nuit.
Il semble que le temps et l'ombre et le silence
Ordonnent de mourir et de fermer les yeux,
Car si le jour renaît, revient et recommence,
Aura-t-il la beauté de ce jour radieux?
LA SANDALE AILÉE 21
Aura-t-il cette aurore, et ce clair crépuscule,
Et ce midi de flamme où l'Amour triomphant
Pose aux lèvres en feu sa lèvre qui les brûle?
Et son soir sera-t-il sonore et transparent?
Et du fleuve, de la forêt et de la plante,
De tout ce qui fut lui, refera-t-il demain
Ce ténébreux parfum et cette ombre odorante
Où persiste embaumé son souvenir divin?
22 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
L'ÉTÉ
Été ! avec amour si te nomme ma bouche
Donne-lui le pouvoir
De dire ta beauté bienveillante ou farouche,
Et me laisse m'asseoir
Auprès de ta fontaine où, sous l'ombre solide,
Est si froide son eau
Que frissonnent mes mains en y cueillant humide
La tige du roseau;
Car avant de chanter ta gloire couronnée,
Été, ô saison d'or !
Sur la flûte feuillue en ta fontaine née
Je voudrais tout d'abord,
LA SANDALE AILÉE 23
Par ses trous inégaux où, tour à tour, s'arrête
L'art juste de mes doigts,
Te dire la louange amoureuse et secrète,
Été, que je te dois !
N'est-ce pas toi qui fais aux femmes ces yeux tendres.
Ce regard incertain,
Et ce pas indécis qui tarde pour attendre
Le bruit d'un pas lointain?
Et toi qui, vers la source où elles sont venues
Pour boire entre les joncs,
Leur donnes doucement le désir d'être nues
Comme les Nymphes sont?
Et c'est aussi par toi que j'ai vu sous les saules
Celle qui, se baignant,
Laissait le lin glisser de ses blanches épaules
Le long de son corps blanc...
Et maintenant, mes yeux, ma bouche et tout mon être
Ivres d'un sang nouveau
D'où ma force en mon corps avec lui va renaître,
Je jette le roseau;
** 3
24 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Et me voici debout et la face riante
Tournée à ton soleil,
Et prêt à célébrer d'une voix éclatante
Ton triomphe vermeil.
Été ! car nul que moi, dont l'ivresse est l'ouvrage
De ton jour radieux
Qui d'une Nymphe nue anima le feuillage,
Ne pourra dire mieux
Le goût de ton air pur et nourri dès l'aurore
De la flamme des fleurs
Dont la brise, de loin, en un parfum sonore,
Nous apporte l'ardeur.
Le fruit de tes vergers, ni l'eau de tes fontaines
Ne seront pas vantés
Par personne et selon des paroles moins vaines
Mieux que par moi, Été !
Ni tes matins, ni tes midis, ni l'ombre lente
Qui s'allonge, le soir,
Du grand pin, empourpré comme une torche ardente,
Où je reviens m'asseoir.
LÀ SANDALE AILÉE 25
Et, si j'ai mal chanté ta gloire, qu'on me lie
Au tronc, bien attaché,
Comme on lia jadis à l'arbre de Phrygie
Marsyas écorché;
Et toi-même, cher Dieu qu'a salué ma bouche,
Sois le rouge bourreau
Qui par les flèches d'or de ton soleil farouche
Déchirera ma peau !
26 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
SENTENCE
Le vrai sage est celui qui fonde sur le sable,
Sachant que tout est vain qui n'est pas éternel
Et que même l'amour est aussi peu durable
Que le souffle du vent et la couleur du ciel.
C'est ainsi qu'il se fait, devant l'homme et les choses,
Ce visage tranquille, indifférent et beau,
Qui regarde fleurir et s'effeuiller les roses
Comme éclate, s'empourpre ou s'éteint un flambeau.
N'ayant pas attisé de ses mains paresseuses
Les flammes de l'aurore et les feux du couchant,
Les soirs n'ont pas pour lui de cendres douloureuses,
Et le jour qu'il voit naître est le jour qu'il attend.
LA SANDALE AILÉE 27
Parmi tout ce qui change et tout ce qui s'efface,
Je pourrais, comme lui, rester grave et serein,
Et, si la fleur se fane en la saison qui passe,
Penser que c'est le sort que lui veut son destin.
Mais j'aime mieux laisser l'angoisse qui m'oppresse
Emplir mon cœur plaintif et mon esprit troublé,
Et pleurer de regret, d'attente et de détresse,
Et d'un obscur tourment que rien n'a consolé;
Car ni le pur parfum des roses sur le sable,
Ni la douceur du vent, ni la beauté du ciel,
N'apaise mon désir avide et misérable
Que tout ne soit pas vain dans le temps éternel.
28 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LA VOIX
Je ne veux de personne auprès de ma tristesse
Ni même ton cher pas et ton visage aimé,
Ni ta main indolente et qui d'un doigt caresse
Le ruban paresseux et le livre fermé.
Laissez-moi. Que ma porte aujourd'hui reste close;
N'ouvrez pas ma fenêtre au vent frais du matiu;
Mon cœur est aujourd'hui misérable et morose
Et tout me paraît sombre et tout me semble vain.
Ma tristesse me vient de plus loin que moi-même,
Elle m'est étrangère et ne m'appartient pas,
Et tout homme, qu'il chante ou qu'il rie ou qu'il aime,
A son heure l'entend qui lui parle tout bas,
LA SANDALE AILÉE 29
Et quelque chose alors se remue et s'éveille,
S'agite, se répand et se lamente en lui,
A cette sourde voix qui lui dit à l'oreille
Que la fleur de la vie est cendre dans son fruit.
30 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGXIER
LE SECRET
Prends garde. Si tu veux parler à ma tristesse,
Ne lui demande pas le secret de ses pleurs,
Ni pourquoi son regard se détourne et s'abaisse
Et se fixe longtemps sur le pavé sans fleurs.
Pour distraire son mal, sa peine et son silence,
N'évoque de l'oubli taciturne et glacé
Nul fantôme d'amour, d'orgueil ou d'espérance
Dont le visage obscur soit l'ombre du passé.
Parle-lui du soleil, des arbres, des fontaines,
De la mer lumineuse et du bois ténébreux
D'où monte dans le ciel la lune souterraine,
Et de tout ce qu'on voit quand on ouvre les yeux.
LA SANDALE AILÉE 31
Dis-lui que le printemps porte toujours des roses
En lui prenant les mains doucement, et tout bas,
Car la forme, l'odeur et la beauté des choses
Sont le seul souvenir dont on ne souffre pas.
32 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE SOUVENIR
0 toi, dont l'ombre encore en ces lieux semble nue
Tant à jamais ta chair vit dans mon souvenir,
J'ornerai ton jardin d'une seule statue
Debout et qui sera celle de mon Désir,
Et ses bras chercheront encor ton ombre nue...
J'ornerai ton jardin — cyprès, iris et roses, —
D'une fontaine en pleurs qui sera mon Amour;
On l'entendra gémir dans l'écho, au détour
De l'allée où le pas s'attarde et se repose,
Quand, au soleil couchant et vers la fin du jour,
S'allongent les cyprès et se courbent les roses.
LA SANDALE AILÉE 33
0 fontaine, ô statue, attestez ce beau songe
Que nous aurons vécu jusqu'au soir qui descend
Sur les arbres en cendre et sur les fleurs en sang..
O statue, ô fontaine, apprenez au passant
Que ce qu'il foule ici fut le lieu d'un beau songe.
ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
L'ADIEU
Je ne veux plus de toi, Jeunesse. Tu viendrais
Encore avec ton bruit de feuilles et de source
Et nous irions encore à travers la forêt
Où l'écho se souvient du rire de ta course.
Comme jadis, quand nous passions près du bonheur,
Tu mettrais sur mes yeux tes mains douces et fortes
Et, sans attendre, hélas ! le fruit mûr qu'on emporte,
Tu briserais la branche en y cueillant la fleur.
Laisse-moi, je n'ai plus ta force et ton visage,
Ni l'élan furieux où je suivais tes pas;
Laisse-moi, laisse-moi, Jeunesse, je suis las
Du grondement lointain de ta rumeur d'orage.
LA SANDALE AILÉE 35
Va-t'en et ne ris pas de celui qui reprend
Sa route et qui s'en va sans regarder vers l'ombre
Que ton souvenir d'or allonge au sable sombre,
Car je marche déjà dans le soleil couchant.
Mais, au bout de la voie où la pierre est aride
Et dont la Gloire a tait son chemin éternel,
Verrai-je, à l'horizon mystérieux et vide,
Se tordre un noir laurier sur la pourpre du ciel?
III
SAISONS
Le Printemps, dans les fleurs, monte vers la lumière
Et frappe au palais rouge où rit le jeune Été,
Et l'Automne, au pas lourd, qui regarde en arrière
Descend avec lenteur vers l'Hiver redouté.
Les laines où, jadis, on tissa vos visages,
Sont brillantes toujours et vives, ô Saisons,
Et chacune de vous, parmi son paysage,
Ajoute son emblème au mur de la maison.
Mais faut-il que debout dans la tapisserie
Votre image se dresse en le tissu savant
Et que votre quadruple et vaine allégorie
Me rappelle la fuite et le cercle du temps?
40
ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
Je sais bien que l'année est faite de fleurs douces,
De lumière, d'azur, de soleil et de fruits,
Et que le vent emporte, un jour, les feuilles rousses
Et suspend leur couronne au tombeau de la nuit.
Je sais bien que ma vie a vécu, riche ou tendre,
Son Avril délicat et son Juillet joyeux,
Et que mes mains ont pu s'élever et se tendre
Vers la g*appe d'Automne éclatante à mes yeux,
Et que l'heure après l'heure a conduit jusqu'en l'ombre
Mon destin qui bientôt n'aura plus d'horizon...
Mais pourquoi, maintenant que tout me semble sombre,
Demeurez-vous toujours les mêmes, ô Saisons?
Comme celle de vous qui regarde en arrière,
Je descends vers le soir et crois avoir été
Ce Printemps qui jadis montait dans la lumière
Vers ce palais d'or rouge où lui riait l'Été !
LA SANDALE AILÉE 41
MIDI
Il est midi... Ce chemin blanc va vers la mer.
Un rayon de soleil par la fenêtre, clair,
Passe et, sur le plancher de la chambre encor fraîche,
Fait luire la poussière étincelante et sèche
Du sable qu'en rentrant les pas ont apporté.
L'air est doux d'un parfum de dimanche et d'été :
Odeur de toile chaude, arôme de résine,
Car, sur le store écru, en ombre se dessine,
Suspendue à la branche, une pomme de pin;
Et le silence est tel qu'il en semble lointain
Et qu'on se croit soi-même absent de sa pensée,
Tandis que, mollement mouvante et balancée,
La Paresse, aux doux yeux baissés et qu'elle a clos
Pour mieux de sa langueur savourer le repos,
Sur le fauteuil d'osier longuement étendue,
Sourit d'être invisible et de se sentir nue.
42 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
SEPTEMBRE
Avant que l'âpre vent exile les oiseaux,
Disperse la feuillée et sèche les roseaux
Où j'ai coupé jadis mes flèches et mes flûtes,
Je veux, assis au seuil qu'encadre la lambrusque,
Revoir, avec mes yeux déjà demi-fermés
Sur ces jours, un à un, que nous avons aimés,
La face que l'Année, en fuyant, mois à mois,
Détourne, en souriant, de l'ombre qui fut moi.
Septembre, Septembre,
Cueilleur de fruits, teilleur de chanvre,
Aux clairs matins, aux soirs de sang,
Tu m'apparais,
Debout et beau,
LA SANDALE AILÉE 43
Sur l'or des feuilles de la forêt,
Au bord de l'eau,
En ta robe de brume et de soie,
Avec ta chevelure qui rougeoie
D'or, de cuivre, de sang et d'ambre,
Septembre,
Avec l'outre de peau obèse
Qui charge ton épaule et pèse
Et suinte à ses coutures vermeilles
Où viennent bourdonner les dernières abeilles !
Septembre !
Le vin nouveau fermente et mousse de la tonne
Aux cruches;
La cave embaume, le grenier ploie;
La gerbe de l'Été cède au cep de l'Automne;
La meule luit des olives qu'elle broie.
Toi, Seigneur des pressoirs, des meules et des ruches,
0 Septembre, chanté de toutes les fontaines,
Écoute la voix du poème 1
Le soir est froid;
L'ombre s'allonge de la forêt,
Et le soleil descend derrière les grands chênes.
44 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
AUTOMNALE
Je ne veux plus chanter que toi, ô bel Automne,
Salut aux feuilles d'or dont ton front se couronne !
Avril les a fait naître aux arbres rajeunis,
Août voluptueux a couché ses midis
A leur ombre, et ce sont tes soleils, ô Novembre,
Qui les rendent couleur de miel, de cuivre et d'ambre,
Et c'est pourquoi ton pas au sable du jardin,
Automne, est à la fois si proche et si lointain,
Car l'Été continue en ta grâce pâlie
Son ardeur qui se mêle à ta mélancolie,
Et sous ton voile, Automne, ô mon frère, j'entends
Battre en ton cœur le cœur endormi du Printemps.
IV
L'AMOUR
a — Tu es l'Amour. Veux-tu ces roses que tu touches?
Elles ont la chaleur et la pourpre des bouches
Qui murmurent ton nom dans l'ombre, ô fier Amour !
Pour sceptre entre tes mains veux-tu ce glaïeul lourd?
En couronne à ton front faut-il que j'assouplisse
La branche droite où luit la feuille verte et lisse
De ce jeune laurier qui pousse dans le vent?
Parle. Tout le jardin au feuillage mouvant
Est à toi; son printemps pour te plaire est éclos,
Et ses plantes, ses fleurs, ses arbres et ses eaux
Attendaient avec moi ton heure et ta venue.
Regarde-les. Voici ton temple et ta statue...
Mais pourquoi restes-tu toujours silencieux,
O cher Amour? L'offrande est petite à tes yeux,
Je le sais. Ma maison est derrière ce hêtre.
Suis-moi. Voici la clé de la porte. Pénètre
48 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Dans la salle où la table est servie à ta faim.
Les fruits juteux, le lait, l'onde fraîche, le vin,
Goûtes-y. Laisse-moi, cher hôte, sur la dalle
A genoux, délier doucement ta sandale
Et baiser tes pieds nus qui t'ont mené vers moi.
La route t'a blessé. Tu es las, mais pourquoi
Ce regard, ce sourire amer et ce silence?
N'est-ce donc pas ainsi qu'on t'accueille? Commence
A boire et je boirai dans ta coupe... J'ai peur
Car te voici debout avec une lueur
Farouche dans tes yeux que je croyais si doux.
Qu'as-tu donc? Qu'ai-je fait? Tu grandis tout à coup.
L'ombre remplit la salle et la lampe s'éteint;
J'ai peur. Tes mains ont pris brusquement mes deux ma
Ne serre pas ainsi mes poignets sans courage...
Ton souffle me renverse et me brûle au visage.
Je tremble. Je te hais. J'ai peur. Ton corps est lourd,
Tu veux ma vie. Elle est à toi. Tu es l'Amour. »
« — Je suis l'Amour. Écoute-moi. Mes mains sont fortes
C'est en vain à mes pas que l'on ferme les portes
De la maison prudente et du jardin secret;
Lorsque l'on ne veut pas que j'entre, j'apparais.
Je suis le visiteur impatient et l'hôte...
LA SANDALE AILÉE 49
Que la lampe baissée ou que la torche haute
Éclairent plus ou moins mon visage, c'est moi !
Il n'est plus temps de fuir, alors que l'on me voit...
Que la frappe l'airain ou la marque le sable,
Accepte à son instant mon heure inévitable
Et ne t'attire pas mon regard irrité,
Mais attends-moi plutôt avec simplicité,
La porte grande ouverte et la table servie;
Car, si veut ton destin que j'entre dans ta vie,
Ni le verrou massif, ni la clé, ni le chien
Qui aboie et qui mord, ni la serrure, rien
N'empêchera jamais, sache-le, que je vienne,
Si je le veux, poser ma bouche sur la tienne,
Quoi que tu fasses, malgré toi, un soir, un jour.
Mes mains sont fortes. Obéis. Je suis l'Amour. »
50 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LA COLOMBE
Mon jardin est très beau, car il est plein de roses
Dont l'arôme puissant l'embaume tout entier,
Et la colombe rauque y roucoule et se pose
Sur le vase de marbre où s'enroule un laurier,
Et lorsqu'elle se tait et que dans l'air sonore
S'épuise peu à peu la force de son chant,
On respire l'odeur qui, là-bas, semble éclore
Au parterre empourpré, magnifique et vivant.
Mais si, par le parfum de tant de fleurs hautaines,
Mon jardin au soleil est orgueilleux et beau,
Il est doux et sait plaire aux âmes incertaines
Par la fraîche rumeur du feuillage et de l'eau;
LA SANDALE AILÉE 51
Car, partout où ton cœur cherchera le silence,
Il entendra toujours la vasque dont le bruit
Retrouve, attend, rejoint, accompagne et devance
L'oreille qui l'écoute et le pas qui le suit.
Et, n'est-ce point ainsi, Amour, que tu demeures
A jamais où ton ombre est entrée une fois,
Et que tu laisses, en souvenir de tes heures
Heureuses, un parfum, un murmure, une voix,
Qui, pareils au parfum et pareils au murmure
Que la rose répand et que chuchote l'eau,
Font, mêlés à la voix de la colombe pure,
Plus divin le silence et le jardin plus beau?
52 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE MESSAGE
J'ai fait d'un seul amour le flambeau de ma vie.
Ciel d'automne, pleuvez, et vous, ô nuit d'hiver,
Soufflez votre aquilon sur ce feu toujours clair
Qui rend mon pas solide et ma main enhardie !
Qu'importe si la ronce à sa griffe d'envie
Accroche mon talon et déchire ma chair,
La flamme que je porte est trop haute dans l'air
Pour craindre à son éclat quelque offense ennemie !
C'est ainsi que j'irai frapper aux portes d'or
Qui ferment le palais de l'Ombre et de la Mort
Et qu'elles m'ouvriront avec leurs mains tendues,
Car, Gardiennes, ô vous, Sœurs d'un Frère immortel,
J'apporte pour message à vos vieillesses nues
Cette flamme allumée au feu de son autel.
LA SANDALE AILÉE 53
INVOCATION
Pour que la nuit soit douce, il faudra que les roses,
Du jardin parfumé jusques à la maison,
Par la fenêtre ouverte à leurs odeurs écloses,
Parfument mollement l'ombre où nous nous taisons
Pour que la nuit soit belle, il faudra le silence
De la campagne obscure et du ciel étoile,
Et que chacun de nous entende ce qu'il pense
Redit par une voix qui n'aura pas parlé.
Pour que la nuit soit belle et douce et soit divine
Le silence et les fleurs ne lui suffiront pas,
Ni le jardin nocturne et ses roses voisines,
Ni la terre qui dort, sans rumeurs et sans pas;
54 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Car vous seul, bel Amour, vous pouvez, si vous êtes
Favorable à nos cœurs qu'unit la volupté,
Ajouter en secret à ces heures parfaites
Une grave, profonde, et suprême beauté.
LA SANDALE AILEE 55
L'HEURE HEUREUSE
L'Heure heureuse m'a dit : Chante-moi. Jesuis morte.
Effeuille entre mes bras les roses que j'emporte,
Car, vivante, j'ai vu fleurir leur pourpre en feu.
Mes yeux se sont fermés sous la bouche d'un Dieu ;
L'amour a pris mon souffle et me laisse son ombre;
Je la retrouverai sur le rivage sombre
Et j'aurai, pour payer son baiser souterrain,
Ces roses que tes doigts effeuillent sur mon sein.
Adieu, mais souviens-toi que, brève, je fus bonne.
Mes sœurs sont là, dehors, qui t'attendent. L'automne
A couronné leurs fronts et doré leurs cheveux;
Elles peuvent offrir à ton cœur orgueilleux,
Selon que la Sagesse ou la Gloire l'attire,
Leur silence savant ou leur noble sourire
56 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Et la branche du chêne ou celle du laurier.
Mais souviens-toi encore avant de m'oublier
Que moi seule, • — qui dors sous ces roses mortelles,
Éphémère, embaumée et divine comme elles, —
Je suis, dans ton passé comme moi sans retour,
L'Heure mystérieuse et vaine de l'Amour.
LA SANDALE AILÉE 57
CONFIDENCE
Elle disait : « L'Amour fut à mou cœur troublé
Ce frisson qu'on éprouve en la nuit incertaine
Lorsqu'au souffle imprévu d'une brise soudaine
Un feuillage frémit sous le ciel étoile. »
Elle disait encore : « Ensuite, il m'a parlé.
Sa voix à mon oreille était grave et lointaine
Et douce comme un bruit de source et de fontaine
Si son visage obscur restait toujours voilé. »
Elle m'a dit : « Et toi, comment est-il venu
A ta rencontre? Était-il ivre, chaste ou nu?
Mais tu ne réponds pas et semblés interdite... »
Et je pensais, Amour, à ce bois ténébreux
Où vers toi, pas à pas, dans l'ombre m'a conduite
Ton image secrète et vivante en mes yeux !
58 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LA MENACE
Vous aimerez un jour peut-être ce visage
Qui vous plaît aujourd'hui
Par le trouble, le mal, l'angoisse et le ravage
Que vous faites en lui.
Car vous aurez alors, pour l'œuvre de vos charmes,
Un douloureux regret,
Et ce temps vous verra maudire avec des larmes
Ce que vous aurez fait.
A ces yeux détournés, à cette bouche lasse
Vous chercherez en vain
Que l'amer souvenir disparaisse et s'efface
De votre long dédain,
LA SANDALE AILÉE 59
A moins que, par orgueil, luttant contre vous-même,
Vous vous disiez tout bas :
Que m'importe qu'il souffre et qu'il pleure et qu'il m'aime
Puisque je n'aime pas.
Et pour, de cette image importune et morose,
Éloigner votre esprit,
Vous cueillerez l'odeur de la plus rouge rose,
Que juin gonfle et mûrit;
Vous penserez à vous et à votre jeunesse
Et à votre beauté,
A la langueur, à la couleur, à la tendresse
De ce beau ciel d'été,
A des pays lointains, à des villes lointaines,
Au delà de la mer,
A des palais, à des jardins, à des fontaines
Qui s'élèvent dans l'air.
Vous fermerez en vain sur ces beaux paysages
Vos yeux, et, malgré vous,
Vos yeux se rouvriront pour revoir ce visage
Qui vous sera plus doux,
** 6
60 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
Plus doux que le printemps et plus doux que l'automne,
Que la terre et le ciel,
Plus doux que cette lune ardente, courbe et jaune,
Couleur d'ambre et de miel.
LA SANDALE AÎLÉE 61
LE REPROCHE
Quoi ! vous avez ma vie avec tout mon visage
Et mon corps qui est nu
Et qui frissonne tout du don et de l'usage
Que vous en avez eus !
Quoi ! votre bouche avide a respiré ma bouche
Et je fus en vos mains
Celle qui vit et qui soupire et dont on touche
Le doux ventre et les seins !
Et vous avez senti sous ma poitrine lisse
Mon cœur battre à grands coups,
Et toute cette angoisse, hélas ! avec délice
Que j'éprouvais de vous !
62 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Vous avez vu ma peur, ma peine et ma faiblesse,
Que dis-je? et mon désir
Et sa rougeur et sa folie et sa bassesse
En face du plaisir.
Vous avez eu mon corps, mon cœur et mon visage
Vous savez, orgueilleux,
Que c'est sur votre chère et redoutable image
Que se ferment mes yeux;
Vous m'avez contemplée anéantie et nue
De la nuque à l'orteil,
Et suppliant ainsi l'aurore revenue
D'arrêter son soleil.
Et vous pourriez parler aux hommes d'autre chose
Que du goût de ma peau,
Vous pourriez en riant respirer une rose
Sans me nommer tout haut;
Vous pourriez écouter les propos et les rires,
Les paroles, les voix,
Vous pourriez vivre encor comme un autre et sans dire :
Sachez qu'elle est à moi.
LA SANDALE AILEE 63
Mais non ! Si vous m'aviez ainsi, nue et farouche,
Étreinte entre vos bras
Sans que tout votre amour criât par votre bouche,
Vous ne m'aimeriez pas !
64 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
L'IMAGE DIVINE
Vos mains sont belles, mon enfant, vos mains sont belles,
Mais leur geste pensif ne s'est jamais penché
Pour saisir doucement par le bout de ses ailes
Le papillon qui vole à ta lampe, ô Psyché !
Ta bouche est fraîche, mon enfant, ta bouche est fraîche,
Et le sang qui la teint n'est pas encor celui
Qu'envenime à jamais la pointe de la flèche
Et qui porte partout le poison qu'il conduit.
Tes yeux, ô mon enfant, sont beaux en ton visage
Que l'aurore salue et qu'éveille le jour,
Et l'innocent orgueil de ton jeune courage
Sourit en ton regard qui n'a pas vu l'Amour.
LA SANDALE AILÉE 65
Mais lorsque, sur ta lèvre ayant posé sa bouche,
Entre ses mains, dans l'ombre, il aura pris ta main,
Et que tu garderas, enivrée et farouche,
L'image dans tes yeux de ce passant divin,
Alors, si tu veux boire aux plus fraîches fontaines,
Ta soif n'y trouvera qu'une source de feu,
Parce que dans leurs eaux qu'échauffa son haleine
Se sera reflété le visage du Dieu.
Et tu t'éloigneras, silencieuse et grave,
Avec tes doigts ardents sur ton cœur enflammé,
Et le sol brûlera ton pied comme une lave
Et tu seras plus belle encor d'avoir aimé.
LA FLUTE ET LA SOURCE
J'ai retrouvé, ce soir, ma flûte d'autrefois.
Elle est lisse et légère aux mains. Je me revois
Comme jadis, debout et la tige à la bouche,
Le dos contre le tronc d'un pin, près de la source
Dont l'onde, en s'écoulant, guidait mon jeune jeu,
Si bien que ma chanson imitait peu à peu
Son rythme, ses frissons, son murmure, sa voix;
Et mon regard suivait la gamme de mes doigts
Tandis que se mêlaient les bruits, à mon oreille,
D'une feuille, du vent, d'un oiseau, d'une abeille...
Jours heureux ! Mon désir voudrait entendre encore
Votre écho qui sommeille en la flûte sonore :
La voilà. Je l'appuie à ma lèvre; c'est bien
Ainsi... mais où donc est le bruit aérien
De la feuille et l'oiseau et le vent et l'abeille
Et la source qui murmurait à mon oreille?
70 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Où donc est tout cela qui jadis m'inspirait,
Et le pin au tronc rouge, et la verte forêt,
Et les heures d'alors, et moi-même, et pourquoi
M'avoir fait, Dieux cruels, Dieux méchants, Dieux sournc
Qui riez du vain souffle où mon soir s'évertue,
Retrouver le roseau, si la source est perdue?
LA SANDALE AILÉE 71
LE DÉPART
Moi, le maître du champ, du clos et du verger,
J'ai vu mûrir le fruit à la branche alourdie
Et la grappe charger le cep que son or plie,
Et j'ai laissé la porte ouverte à l'étranger!
Que tous entrent ici cueillir et vendanger,
Chacun selon sa force et selon son envie;
Je pars, et que la mer, au gré du vent, dévie
Ma fortune nouvelle et mon vaisseau léger !
Je ne reviendrai plus, vous m'oublierez. L'automne
Ramènera le fruit et la grappe. Personne
Ne se souviendra plus de celui dont la main
Planta l'arbre docile et la treille certaine,
Et qui changea, reprise à son Dieu souterrain,
La source sans visage en masque de fontaine.
* * 7
72 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE SATYRE IVRE ET TRISTE
Jadis, quand le printemps venu gonflait Fécorce
Des arbres, je sentais sa vigueur en ma force,
Et mon sang imitait en mes membres jumeaux
Le retour de la sève aux fibres des rameaux.
De mes sabots de bouc à ma tête cornue
Quelque chose montait en toute ma chair nue
De si fort, de si délicieux, de si doux
Que je restais ainsi haletant et debout
Comme si, de la terre et de l'air à la fois,
Voluptueusement se répandait en moi
Diverse, formidable et soudaine, l'ivresse
Nouvelle, tout à coup, d'une double jeunesse !
Mais, maintenant, hélas ! ô Maître, que m'importe
Si la feuille renaît ou si la feuille est morte,
Que me fait le printemps puisque son clair retour
Ne rend plus sa verdeur à mon corps las et lourd,
LA SANDALE AILÉE 73
Qu'il ne se mêle plus à ma force vieillie,
Puisqu'il me raille, qu'il m'ignore, qu'il m'oublie
Et s'écarte de moi qui l'écoute souvent
Rire dans la feuillée et rire dans le vent
Et chuchoter tout bas le long de mon chemin,
Tellement que je vais, misérable et chagrin,
M'asseoir sur colle pierre au seuil de ton cellier,
Et, Satyre podagre, au vin hospitalier
Qui sommeille dans l'ombre au flanc creux de l'amphore,
Je redemande le mensonge d'être encore
Celui-là qui sentait, avec avril éclos,
Le retour de la sève en ses membres nouveaux.
ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
FIN DE JOURNÉE
Ma tristesse a devant soi,
Comme au temps de ma jeunesse,
Le ciel au-dessus du toit
Par la vitre où le jour baisse.
Dans la maison pas de bruit;
Je n'attends rien ni personne;
Et quelque chose m'a fui...
Je suis seul et c'est l'automne.
Le silence semble mort
Où j'entendais jadis rire,
Au fond du bois d'ombre et d'or,
La Faunesse et le Satyre,
LA SANDALE AILÉE 75
Et, dans leurs roseaux distincts,
Murmurantes et lointaines,
Se répondre, échos lointains,
Les flûtes et les fontaines !
76 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
PÉGASE AU SATYRE
Rustique compagnon que jadis j'eusse fui,
Je viens à toi, puisque les hommes, aujourd'hui,
Vivent indifférents en leurs villes de marbre
Au vent qui passe d'herbe en herbe et d'arbre en arbre,
Car ils ne savent plus chanter comme autrefois
Le spectacle divin de la plaine et des bois,
La montagne, la mer, les fontaines, les roses,
Et leurs yeux sont fermés à la beauté des choses !
Au moins, toi, fils difforme et rustique des dieux,
Tu conserves encor, Satyre au poil boueux,
La trace d'avoir bu à genoux dans la vase
De la source tarie, et ta face où s'écrase
Ton nez camus, encor, garde un reflet vermeil
D'avoir mordu la grappe et dormi au soleil,
Et toi seul, maintenant, connais peut-être encore
Le mystère oublié de l'aube et de l'aurore !
LA SANDALE AILÉE 77
Et c'est pourquoi je viens à toi, humble témoin
De tout ce que l'on a quitté pour d'autres soins,
Toi dont les doigts salis, pourtant, savent peut-être
Guider le souffle long et grave qui pénètre
Au fond du creux roseau de la flûte et en sort
Harmonieuse gamme où le son prend l'essor;
Et c'est pourquoi, malgré que ta peau soit velue,
Malgré ton pied de bouc et ta tête cornue,
Le glorieux cheval dont le vol est divin,
Présentant doucement sa crinière à ta main,
Pliant son fier jarret et courbant l'encolure,
A toi, dernier chanteur dont la bouche est impure,
En ce matin d'avril encor tout étoile,
Pégase, qui hennit, offre son dos ailé !
78 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
PHRIXUS
Nous étions trois, Hélops, Mimas et moi Phrixus
Qui parle, et, d'entre tous, seuls nous étions venus
Jusqu'ici, tandis que le reste de la harde : —
Argéios, Aphidas, qui boitait d'une écharde,
Et Chromis, de qui l'âge a fait le pas plus lent,
Et Cyllarus, qui part le premier en avant
Et dont l'haleine courte est lasse la première,
Et Dictys et Helès — demeurait en arrière.
Et ce fut ainsi, seuls, que jusqu'à cet endroit
Nous parvînmes, Mimas avec Hélops, et moi
Qui marchais le premier et qui voyais mon ombre
S'allonger devant nous sur l'herbe aux fleurs sans nombre
De qui je respirais la douce odeur mêlée
A la verte fraîcheur de la verte vallée.
LA SANDALE AILÉE 79
0 solitude ! 0 site agreste ! 0 lieu charmant !
Que de fois t'ai-je vu du fond de mon tourment !
La montagne pesante où scintille la neige
De son flanc maternel t'abrite et te protège
En ton calme silence et ta félicité.
Mais pourquoi fallait-il que ta fraîche beauté,
Douce à mon souvenir, fût amère à mon cœur
Et qu'il lui dût, hélas ! la secrète douleur
De sentir désormais se mêler dans ma vie
A mon destin terrestre une divine envie?
Eux, Hélops et Mimas, sans doute ils oublieront,
Car leur esprit est lourd si leur jarret est prompt,
Mais moi, j'ai conservé toujours sous ma paupière
Un éblouissement de songe et de lumière
D'avoir vu sur le pré, debout clans le soleil,
Ce grand Cheval au poil éclatant et vermeil
Qui, soudain, au bruit de nos pas, leva la tête
Et, dressée à l'écho son oreille inquiète,
Fit un bond en ouvrant, tout à coup, sous nos yeux,
Ses deux ailes de pourpre à son dos fabuleux,
Et qui, mâchant encore un laurier dans sa bouche,
Se cabra, hennissant, et s'envola, farouche !
80 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Jadis, j'étais heureux d'être semblable aux miens.
Sans désir, je vivais aux champs thessaliens,
Satisfait de mon sort et content de ma force,
Par la croupe, cheval, mais homme par le torse,
Centaure ! et j'écoutais fièrement dans l'écho
Retentir et sonner mon quadruple sabot.
Un sang double et divers se mêlait dans mes veines.
J'aimais les bois, les monts, les torrents, les fontaines,
La sueur qui mouillait mon poil et, sur ma peau,
Attestait noblement mes robustes travaux.
Mon bras nerveux tendait l'arc et lançait la flèche,
Ma soif, heureuse alors, buvait à l'outre fraîche,
Et j'étais plein d'orgueil si j'avais terrassé
A la lutte, Aphidas, Chromis, ou devancé
Cyllarus, Argéios ou Dictys à la course,
Et mes yeux, reflétés au miroir de la source,
Contemplaient en riant, de sa gloire étonné,
Mon visage barbu, d'un pampre couronné !
Maintenant, me voilà morose et solitaire,
Hélas ! Dans le passé, je regarde en arrière :
Où sont les compagnons de mes rustiques, jeux?
Hélops avec Mimas est retourné vers eux,
LA SANDALE AILÉE 81
Et moi, depuis ce jour, j'ai marché sans repos
Si loin que, sous ma chair, on compterait mes os !
A parcourir le bois, la montagne et la plaine,
Du roc escaladé sans y reprendre haleine
Jusqu'au fond du ravin où gronde le torrent,
La corne s'est usée à mon sabot errant.
Et j'ai deux fois atteint les rives de la mer.
Mais enfin aujourd'hui en ce vallon désert
Où le même hasard a ramené mes pas,
Je m'arrête à jamais et couche mon flanc las
Dans la divine odeur de son herbe fleurie
Et j'attends, allongé sur sa verte prairie,
Que ce dernier soleil ajoute un dernier soir
A mon inconsolable et morne désespoir,
Car, au ciel matinal comme au ciel étoile,
Je n'ai jamais revu le blanc Cheval ailé,
Et c'est pourquoi tu vois, mécontent et farouche,
Le sanglot à la gorge et le sang à la bouche,
Mourir, ô Voyageur, en ces illustres lieux,
Le Centaure Phrixus, de Pégase envieux.
82 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE PIÈGE
C'était Pégase, le cheval fier et divin !
Il s'avançait, mâchant en sa bouche sans frein
Des feuilles de laurier entre ses dents amères;
Parfois, il s'arrêtait, brusque et frappant la terre
De son sabot, comme s'il voulait, du sol dur,
Faire soudain jaillir le flot longtemps obscur
De quelque fabuleuse et nouvelle fontaine,
Les hommes ayant vu se tarir Hippocrène;
Car dans sa source claire aux éloquentes eaux
Ils avaient, envieux chacun de ses rivaux,
Et pour les empêcher d'y boire le génie,
Jeté tant de cailloux, de fiente et de sanie
Que son onde, lourde d'ordure et de poison,
N'était plus à présent qu'un infâme limon;
De sorte que, depuis, nul ne savait plus dire
Les mots mystérieux qui, rythmés sur la lyre,
la sandale ailée 83
Rendaient le grand cheval obéissant et doux
Et le faisaient hennir et ployer les genoux
Pour qu'on pût l'enfourcher et saisir sa crinière
Mouvante, et sur son dos monter vers la lumière !
On le voyait rôder, au loin, les crins au vent,
Comme si la colère éperonnait son flanc.
Il n'était plus le coursier pur, cher aux poètes,
Qui, couronné de fleurs, paraissait dans les fêtes
Derrière la statue et les prêtres du Dieu.
Il fuyait les chemins et recherchait les lieux
Sauvages; s'il venait aux portes de la ville
Il s'arrêtait, au bruit de la rumeur servile
Que font entre ses murs les hommes d'aujourd'hui;
Et, si quelqu'un sortait pour s'approcher de lui,
Il s'écartait d'un bond sans écouter la voix,
Dédaigneux, méprisant, — haï... et c'est pourquoi
L'herbe de ce vallon cache un piège où bientôt
Va se prendre au lacet le fabuleux sabot,
Et du chaste poitrail mouillé d'écume fraîche
Un sang trop orgueilleux coulera sous la flèche.
C'est lui. Il n'a pas vu le danger et l'embûche,
Il s'avance et pourtant il hésite; il trébuche
ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
Et le voici cabré qui recule... Il est pris !
Les flèches, du buisson, partent avec les cris.
Captif, il se débat, mais l'entrave résiste.
L'angoisse de la mort dilate son œil triste;
Tandis que sur ton dos, ô Monstre agonisant,
Qu'épuise, à flots vermeils, la perte de ton sang,
Tes deux ailes en feu dont la pourpre s'éteint
Battent d'un battement vertigineux et vain !
Le soir tombe. La lutte exécrable est finie.
Le crépuscule est rouge et la terre est rougie;
Le corps inanimé de ce qui fut Pégase
Accable de son poids les herbes qu'il écrase.
Ses yeux sont clos; il garde encore entre ses dents
La feuille de laurier qu'il mordit en mourant;
Son sabot nuancé semble d'agate dure;
Sa crinière aux longs crins flotte sur l'encolure;
Son flanc est immobile et ses ailes inertes
Petites, qui semblaient si grandes quand, ouvertes,
Brusquement, leur essor l'emportait envolé,
D'un bond, vers la lumière ou l'azur étoile !
Est-ce bien lui, qui fut fabuleux et divin,
Qu'on peut frapper du pied ou toucher de la main?
LA SANDALE AILÉE 85
Lui qui ne souffrait plus personne sur son dos,
Où donc sont ses écarts, où donc sont ses galops?
Maintenant chacun peut l'approcher, il est mort;
Mais eux, qui l'ont tué, le redoutent encor.
On hésite, on se presse en cercle pour mieux voir
La blessure où le sang se fige et devient noir.
Peu à peu, la nuit est venue et l'herbe est sombre.
Une torche allumée éclate et pourpre l'ombre.
Quelqu'un rit. Aussitôt un rire lui répond.
Tous parlent : Il est mort, enfin, qu'en fera-t-on?
Qu'on l'écorche, à moins qu'on ne laisse sur la place
Sa dépouille pourrir et devenir carcasse !
Celui-là l'injurie et l'outrage et, de loin,
Lui crache sur la croupe et lui montre le poing,
Tandis qu'un autre, en ayant peur qu'il se réveille,
Se penche sur Pégase et lui tire l'oreille.
Une immonde rancune enhardit ces vainqueurs
Qui s'agitent, avec des airs d'équarrisseurs,
Autour de ce cadavre ailé et qui, farouche,
Tient encore parmi l'écume de sa bouche,
Immortelle et toujours odieuse à leurs yeux,
La feuille de laurier qui fait de l'homme un Dieu !
86 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
APHAREUS
Aphareus ! Ce fut une nuit qu'il revint...
Le torrent bleu qui gronde au fond du noir ravin
Empêcha par son bruit pesant et monotone
Que fût le pas furtif entendu de personne;
Seule, la lune ronde en son croissant cornu,
Du haut du ciel qu'il éclairait, a reconnu,
A sa pâle lueur, cette ombre solitaire
Et double, qui marchait à pas lents sur la terre,
Mais nul d'ici n'a vu le retour incertain
De celui qui, pourtant, était là, au matin,
Et qu'au réveil, d'un cri éclatant et sonore,
Saluèrent d'en bas ses frères les Centaures.
Il était là, debout dans le jeune soleil,
Au seuil de l'antre retrouvé, toujours pareil
LA SANDALE AILÉE 87
Au souvenir laissé par lui dans les mémoires;
Son torse équestre et nu et fait pour la victoire
Se cambrait fièrement et se creusait aux reins
Comme prêt à l'élan rapide et souverain
Où se ruait jadis sa course quand, cabré,
De vertige, d'ardeur et de fougue enivré,
Il distançait le vent et devançait l'écho,
Une foudre à chacun de ses quatre sabots !
C'était bien lui ! C'était sa forme et sa stature,
Son bras qui, droit au but, guidait la flèche sûre,
Son visage, son front si souvent couronné
Autrefois, dans les jeux, d'un pampre festonné;
Lui qui, debout au seuil de l'antre, dans l'aurore,
Ecoutait retentir le grand salut sonore
Qui fêtait le retour, ici, parmi les siens,
D'Aphareus, honneur des champs thessaliens !
Aphareus ! Ce nom avait, de bouche en bouche,
Couru, parmi la race irritable et farouche
Où l'homme en un seul corps s'unit à l'étalon
Et qui peuple le pied et la pente des monts,
Fréquente la forêt et la plaine et s'abreuve
A la source des bois comme au courant du fleuve
Et qui, du val étroit jusques au pic neigeux,
88 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Promène son orgueil, ses luttes et ses jeux.
Plus qu'aucun autre, au temps de sa rude jeunesse,
Il avait excellé de force et de vitesse
Et l'on citait encor son jarret et son bras
Et l'on vantait toujours et l'on n'oubliait pas
La façon dont sa main vigoureuse et velue
Faisait vibrer la pique et tourner la massue
Et comment, torse à torse et poitrail à poitrail,
Terrible, et tout fumant d'écume à ce travail,
Il faisait reculer devant lui, pied à pied,
Le rival insolent qui l'avait défié.
Exploits prodigieux dont on parlait toujours,
On disait ses combats, ses jeux et ses amours
Et, parfois, en un soir de colère et d'orgie,
Les flambeaux renversés et la table rougie,
L'outre pleine vidée en un seul jet de vin
Dans sa gorge, la torche, éclatante en sa main,
Qu'il portait, à travers la nuit, les yeux bandés,
Jusqu'au sommet aigu des pics escaladés...
Puis ce fut, tout à coup, un jour, son antre vide,
Et le temps qui passa, monotone et rapide,
Sans que l'on entendît revenir dans le vent
Son quadruple galop et son hennissement;
Mais son nom demeurait sur les lèvres encore,
Si glorieux et si présent et si sonore
LA SANDALE AILÉE 89
Que lorsque, dans l'ardeur et le bruit d'un festin,
Quelqu'un nommait tout haut le Centaure lointain
Et disparu sans qu'on eût pu trouver sa trace,
On se serrait soudain comme pour faire place
A son ombre, et plus d'un regardait vers la nuit...
Et c'était lui, et c'était lui, et c'était lui,
Héros mystérieux de sa course inconnue,
Qui se dressait, subit et nouvel à la vue,
Debout dans la clarté, au seuil de la caverne !
Avait-il bu les eaux du Styx ou de l'Averne,
Et, d'un voyage obscur, nocturne et souterrain,
Sortait-il fabuleux, immortel et divin?
Et tous, dont la stupeur saluait son retour
D'un cri toujours plus fort et qui croissait toujours,
Le regardaient d'en bas, debout dans le soleil,
Doré, prodigieux, triomphal et vermeil,
Et, le voyant ainsi tout empourpré d'aurore,
Ne s'imaginaient plus qu'il fût leur frère encore
Et n'apercevaient pas, comme il s'approchait d'eux,
Que sa barbe était blanche et qu'il boitait un peu.
90 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Que de fois, en gardant mon troupeau sous les pins,
Je t'entendis monter vers moi, par les chemins
De la montagne, Aphareus ! Les pierres rondes
Sur Jes pentes, jusques en la gorge profonde,
Rebondissaient au choc de ton pas inégal
Qui t'annonçait de loin, Voyageur matinal,
A moins que, vers le soir, à l'heure seulement
Où s'empourpre le ciel d'une lueur de sang,
Je visse, entre les troncs de la forêt rougie,
Apparaître soudain ta stature surgie.
Alors, les yeux levés de ma flûte où mes doigts
Changent habilement mon souffle en une voix,
Je saluais, d'un chant plus grave et plus sonore,
La présence d'Aphareus, le grand Centaure,
Qui ne dédaignait pas le pauvre art incertain
De l'humble pâtre nu qui jouait sous les pins
Et dont la flûte rustique te plaisait mieux
Que les luttes, les cris, les festins et les jeux,
Car tes frères en vain avaient à ton refus
Proposé des exploits dont tu ne voulais plus :
Le trait, la pique, l'arc, la massue et la coupe.
LA SANDALE AILÉE 91
Grave, tu méprisais de te joindre à leur troupe
Et s'ils te demandaient, naïfs et curieux,
Les spectacles divers qu'avaient connus tes yeux,
Tu baissais tristement ton regard vers la terre
Et tu t'éloignais d'eux, muet et solitaire;
Et j'entendais ton pas inégal au chemin,
Et ma flûte chantait plus juste sous les pins.
C'est là que, bien souvent, Aphareus, j'ai vu,
0 sombre voyageur d'un voyage inconnu,
Couler tes pleurs secrets jusqu'en ta barbe blanche,
Lorsque le bois entier, des racines aux branches,
Tout à coup, infini, mélodieux, vivant,
Vibrait d'une rumeur dans le souffle du vent
Et devenait un vaste murmure marin;
C'est alors que j'ai deviné ton beau chagrin
Et pourquoi ta tristesse aimait, ô cher Centaure,
Ma flûte mélangée à ces cimes sonores
Et que, des ans passés là-bas et loin des tiens,
Tu conservais toujours aux champs thessaliens,
Eternel souvenir de tes courses lointaines,
Le regret de la Mer où chantent les Sirènes !
92 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LA NYMPHE DE LA SOURCE
Si tes pas t'ont conduit vers l'heureuse vallée
Où la source murmure au milieu des roseaux,
Souviens-toi, voyageur, que sa paix embaumée
Est due à la fraîcheur qu'y répandent mes eaux.
Ce sont elles qui font les fleurs douces éclorc,
Et verdir l'arbre vaste, agréable à tes yeux.
Et si, dormant auprès de son âme sonore,
Tu vois, nue à tes pieds, la Nymphe de ces lieux,
Vénère-la. Reprends ton chemin sans offense,
Contente-toi de l'ombre où tu t'es abrité,
Du bruit mélodieux qui s'ajoute au silence,
Et de la coupe bue à mon flot argenté.
LA SANDALE AILÉE 93
LA FORÊT
Héroïque forêt de légende et de songe,
Si tu ne m'offres plus ton fabuleux mensonge
Et si, dans tes chemins, je ne retrouve pas
Les Princesses en pleurs que rencontraient mes pas
Ni les grands Chevaliers s'en allant sous l'armure
Vers la grotte enchantée où dormait l'aventure
Dont le destin devait ouvrir à leur retour
Le château de Tristesse ou le verger d'Amour,
Qu'importe ! N'as-tu pas, toujours qui recommencent,
Tour à tour, tes rumeurs, tour à tour, tes silences
Et tes tendres printemps et tes riches étés?
Diadème et manteau de ta maturité,
N'as-tu pas, ô forêt heureuse, tes automnes
Dont la pourpre te vêt et dont l'or te couronne?
N'as-tu pas le pin calme et le chêne puissant
94 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Et les arbres légers qui chantent dans le vent,
Forêt, toi, l'innombrable et pareille à la mer.
0 toi, dont le parfum est, tour à tour, amer,
Délicieux, farouche et fort comme la vie?...
Je viens à toi, Forêt, je veux vivre. J'oublie
Que tu fus autrefois fabuleuse à mes yeux.
Les héros de mon rêve en ont rejoint les dieux.
Pour animer ton ombre et que tu sois vivante
Il suffit d'être seul à celui qui te hante
Sans qu'il voie à travers les trous de tes fourrés
Des fantômes de songe et des êtres sacrés
Peupler ta solitude et peupler ton mystère.
Maintenant n'es-tu pas plus belle, solitaire
Et que rien n'ose plus troubler ta verte nuit?
Car les Faunes cornus qui dansaient avec bruit
Sur les pommes de pin et sur les feuilles sèches
Sont partis; leur sabot, au caillou qui l'ébrèche,
Ne fait plus retentir sa corne dans l'écho;
La Nymphe fugitive et vaine a quitté l'eau
Des sources, et «on corps, comme elles transparent,
N'en sort plus vaporeux et vain comme le vent,
Et l'arbre a refermé son écorce fendue
Silencieusement sur la Dryade nue,
LA SANDALE AILÉE 95
Prisonnière à jamais du tronc qui la retient,
Et, merveilleux combat héraldique et païen,
On ne reverra plus se heurter sous les branches
Le Centaure au poil rouge et la Licorne blanche.
96 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE REFUS
Merci d'avoir franchi le seuil de ma maison
Et de m'être venu rappeler la saison
Que j'oubliais au coin de mon foyer en cendre.
C'est vrai : La sève vive enfle l'écorce tendre
Et l'éternel printemps, une nouvelle fois,
Réveille le jardin et reverdit le bois !
Voici rire la source et chanter la fontaine
Et c'est vers la clarté que ton geste m'entraîne..
Mais, non ! reprends ta route et ne t'arrête pas
Ici. Mon pas pesant serait trop vite las
Et mon talon trop lourd laisserait en arrière
Mon effort de s'unir à ta marche légère,
Et je ferais du bruit en buttant aux cailloux,
Et la Nymphe en riant s'enfuirait devant nous
Et, de sa course, hélas ! par l'écho prévenue,
Nous ne verrions tous deux que son épaule nue,
LA SANDALE AILÉE 97
Tandis que toi, tu peux la surprendre et, d'un bond,
La saisir, frissonnante et fraîche. Ainsi va donc
Seul dans le clair printemps qui t'appelle, et me laisse
Suivre d'un long regard attendri ma jeunesse
Qui ressemblait jadis à la tienne et va-t'en,
Loin du seuil où tu vins saluer en passant,
Par ce matin d'avril, celui qui fut toi-même
Autrefois, et qui te remercie et qui t'aime
Et souhaite à ta lèvre habile aux chants nouveaux
Une flûte coupée au plus vert des roseaux.
98 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE SACRIFICE
Agamemnon, ton noir chagrin pleure en tes yeux
L'oracle du Devin et le décret des Dieux,
Et c'est ton sang déjà qui coule dans tes larmes.
La pourpre du couchant rougit tes belles armes,
Et ton grand bouclier éclatant et vermeil
Reflète la couleur et l'orbe du soleil,
Quand tu marches, le long de la mer, sur le sable,
Le front baissé, en proie au tourment mémorable
Qui partage ton cœur incertain, déchiré
Par un double devoir également sacré,
Lutte impie où le Roi combat contre le Père...
Je t'ai revu souvent sur cette grève amère,
Malheureux ! J'ai pensé souvent que ton Destin
Fut pareil à celui du Poète qu'étreint
Un semblable désir d'orgueil et de victoire :
Il livre, comme toi, en offrande à la gloire,
LA SANDALE AILÉE 99
Pour contenter l'oracle et pour fléchir les Dieux,
Tandis que d'acres pleurs brûlent ses tristes yeux,
Sa jeunesse éperdue et qui tout bas l'implore,
Et qui craint de mourir et qui veut vivre encore,
Et dont la tendre chair se révolte en pensant,
Hélas ! au vain laurier que va payer son sang,
Et qu'implacablement immole un dur génie
Sur l'autel où jadis mourut Iphigénie.
Tjruverslteiif
BIBLIOTHECA
Ottavlens)»
VI
VILLE D'ORIENT
Toi, dont j'ai vu monter de la terre d'Asie
Les cyprès toujours verts et les blancs minarets,
Entre toutes, mon cœur, ô Ville, t'a choisie
Pour l'un de ses désirs et l'un de ses regrets.
Ma mémoire s'émeut à tes beautés lointaines
Dont l'aspect, un seul jour, charma mes yeux nouveaux,
Et j'écoute, depuis, la voix de tes fontaines
Qui rend plus grave encor la paix de tes tombeaux.
Entre leurs murs verdis de faïences persanes
Où luisent dans l'émail les versets du Coran,
Ils gardent à l'écart, parmi les vieux platanes,
Les cercueils inégaux que surmonte un turban.
104
ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
Si ce sont d'autres mains qui soutiennent les hampes
Des grands étendards verts brodés du nom d'Allah,
La mosquée où priaient, prosternés sous les lampes,
Ceux-ci qui maintenant sont morts, est toujours là.
La fontaine où jadis, par ordre du Prophète,
Dans l'onde jaillissante et qui n'a pas tari,
Ils se lavaient les pieds, la poitrine et la tête,
Murmure dans sa vasque avec le même bruit.
Sa vivante fraîcheur emplit tout le silence
De ce beau lieu muet, solennel et luisant.
Et la lumière est douce aux carreaux de faïence
Dont chacun porte en or un fier dessin persan.
C'est là qu'assis en l'ombre bleue et métallique
Et sous le dôme blanc que rien ne peut ternir
J'ai commencé d'aimer ta grâce asiatique
Et senti naître en moi ton premier souvenir,
LA SANDALE AILEE 105
Et que, las du soleil et fermant la paupière,
Je revoyais déjà sur le ciel d'Orient
Ta montagne au beau nom debout dans la lumière,
Ton Olympe à la fois neigeux et verdoyant;
Et, s'étageant au gré de la pente fertile,
Dont la terre arrosée est propice aux jardins,
Tes maisons à toit plat que recouvre la tuile
Et tes enclos carrés qu'embaument les jasmins.
C'est leur. âme odorante et celle de la rose
Que tes marchands subtils enferment avec art
Dans le cristal aigu de la fiole close
Qu'ils vendent, accroupis aux nattes du bazar;
Mais tes Fils patients, ô Ville industrieuse,
S'ils savent prendre aux fleurs leurs parfums passagers,
Connaissent le secret, sur la trame soyeuse,
D'en tisser longuement les fantômes légers;
106 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Et c'est pourquoi mon cœur en ce jour t'a choisie
Pour vivre en ma mémoire et t'a jouter aux lieux
Dont les chers souvenirs sont, au fond de ma vie,
Le regret, le désir et l'amour de mes yeux.
LA SANDALE AILÉE 107
MIROIR PERSAN
L'étroit miroir qui dort en sa boîte persane,
Toute peinte de fleurs que traça le pinceau,
Imite, sans que rien le tarisse ou le fane,
La forme d'une feuille et la couleur de l'eau.
L'artisan de jadis a taillé dans le jade
Son contour, qui remplit la paume de la main,
Pour ce geste qui fut le tien, Sehéhérazade,
Revoyant ton visage au soleil du matin !
Car, chaque nuit, ta longue et merveilleuse histoire
Suspend sur ton col nu le sabre redouté,
Et ta langue te vaut l'incertaine victoire
De sourire, une fois encore, à ta beauté;
** 10
108 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Mais le temps implacable et qui n'a pas d'oreilles,
Plus sourd que le Khalife ingrat et curieux,
N'épargne pas la joue et la bouche vermeilles;
Et la cruelle mort ferme les plus beaux yeux;
Le miroir qui, peut-être, a miré la Sultane
Reflète maintenant un visage nouveau,
Et conserve toujours en sa boîte persane
La forme de la feuille et la couleur de l'eau.
LA SANDALE AILÉE 109
EN ARCADIE
Et in Arcadîa ego.
C'est ici ton vrai ciel et ton sol, Arcadie,
Que je foule du pied et qu'admirent mes yeux;
C'est l'écho réveillé de ta voix endormie
Qui répète à ma voix ton nom mélodieux.
Ce fleuve sinueux qui marque dans le sable
Son lit que, chaque hiver, déplace un cours nouveau
Est divin, fabuleux, antique et vénérable,
Dont sèchent aujourd'hui les méandres sans eau.
Ce pâtre, qui, là-bas, regarde dans la plaine
L'ombre étroite tourner autour des cyprès droits,
Image sans beauté de l'Eglogue lointaine,
Est le frère pourtant des Bergers d'autrefois.
110 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Misérable et pensif, assis parmi les chênes,
Sur sa flûte, il module un air rustique et lent
Qui tremble de douleur, de tristesse et de fièvre
Entre la terre ardente et le soleil brûlant.
Ici fut Olympie, et ce lieu solitaire
Où le caillou résonne au choc de mon talon,
A vu jadis l'Hellade en fête, tout entière,
Se presser dans l'enclos de l'illustre vallon.
Le cri de tout un peuple en ses mille poitrines
Acclamait les vainqueurs des luttes et des jeux
Et saluait, debout au pied de ces collines,
Les temples, les trésors et les autels des Dieux.
Maintenant, le soleil chauffe dans l'herbe molle
La colonne brisée et le fronton détruit,
Et le bourdonnement d'une abeille qui vole
Occupe à sa rumeur l'oreille qui la suit.
LA SANDALE AILÉE 111
L'air vibre. La chaleur brûle dans la lumière.
Aucun souffle n'émeut les lauriers et les pins.
Le silence s'endort, et ce marbre en poussière
Est le reste d'un Dieu qui coule de ta main.
Seuls, le subtil Hermès et la Victoire ailée
Ont su vaincre le sort et déjouer le temps,
Et leur double beauté, sublime et mutilée,
Vit encore aujourd'hui dans le marbre éclatant.
Entre les mille Dieux tombés du sanctuaire
Dont le pic exhuma les débris incertains,
Eux seuls de tous, l'Ingénieux et la Guerrière,
Se dressent beaux encore et sont toujours divins.
Et foulant ta poussière immortelle, Olympie,
Il me semblait entendre un pas mystérieux
Qui conduisait mes pas vers ta gloire endormie
Sous ce soleil si fort que j'en fermais les yeux
* * ii).
112 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Pour écouter, semblable à quelque aile invisible,
Le frémissement clair et le frisson guerrier
Des abeilles sans nombre en ton vallon paisible
Où pousse le pin vert auprès du noir laurier.
LA SANDALE AILÉE 113
SOUVENIR
C'est un lieu dont on se souvient,
Comme d'un visage,
La pensée errante y revient,
Quand l'esprit voyage...
Voici la ville et la villa
Et ses salles peintes;
Nous nous sommes promenés là,
Écoutant les plaintes
Des jets d'eau vaporeux et frais
Et des cent fontaines
Et du vent dans les noirs cyprès
Et des vasques pleines.
114 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Nous avons respiré l'odeur
Du jardin en pente
Qui sent l'eau, la feuille et la fleur
Et la mort vivante.
Les pas s'en vont; l'ombre les suit,
Mais l'âme, ici, reste
De ceux que l'amour a conduits
A la Villa d'Esté.
Elle est un lieu magicien
Sur l'autre rivage;
On en parle et l'on s'en souvient
Comme d'un visage.
LA SANDALE AILÉE 115
LE CLOITRE
Fruit de l'heure, éclatant dans un bronze trop mûr,
La grappe de midi s'égrène au campanile,
Et le soleil vineux ruisselle sur le mur !
L'été brûle alentour la campagne et la ville;
Le marbre qui la pave est, au talon, du feu,
Tandis que cuit au toit la braise de la tuile.
Le ciel est presque sombre à force d'être bleu,
Une tristesse ardente accable le silence
Où les cloches d'or lourd se taisent peu à peu.
Il fait chaud. Mon ombre me pèse, et je commence,
Dans un vertige, à voir le cloître tout entier
Qui semble, de soleil ivre jusqu'à la danse,
Autour de moi tourner au pas de ses piliers.
116 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
ÉPIGRAMME VÉNITIENNE
Un vent triste et perfide, ô Venise, a soufflé
Sur le fard pâli de ta joue;
Et la Fortune a fait, de son talon ailé,
Plus d'une fois tourner sa roue.
Toi, qui voyais jadis, comme un essaim bruyant
Sorti de tes ruches guerrières,
Vers ta riche beauté revenir d'Orient
Les fanaux d'or de tes galères !
Un jour ne t'es-tu pas, en robe de brocart,
Eblouissant ceux qui t'ont vue,
Assise en ton orgueil et leur offrant leur part
A ton festin, la face nue?
LA SANDALE AILÉE 117
Puis, sous le masque noir dont le nocturne atour
Parait ta grâce déguisée,
N'as-tu pas invité le Plaisir et l'Amour
A boire à ta coupe irisée?
Une barque de fruits croise sur le canal
Une gondole lente et close;
Un noir cyprès dans le jardin de l'hôpital
Dépasse le haut du mur rose;
Un vieux palais sourit à l'angle d'un campo
De sa façade défardée,
Derrière un store jaune d'ocre, un piano
Estropie un air d'Haïdée;
Sur la lagune, une péotte de Chioggia
Etend sa rouge voile oblique
En attendant le vent subtil et doux qui va
Se lever de l'Adriatique.
Et, Maîtresse des mers, j "évoque un temps lointain,
Venise, où, Reine des rivages,
Tu coilîais d'une conque d'or le front marin
De tes Doges aux durs visages.
118 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
RETOUR
Nous revoici sur cette grève,
Ma vie, une seconde fois;
L'heure fuit, monotone et brève
Comme le sable entre tes doigts;
La mer se lamente à la dune
Où poussent les chardons marins,
Et je sais que, ce soir, la lune
Sera ronde à travers les pins.
L'aurore sera le silence
Et midi sera le soleil
Et ce jour, au jour qu'il devance,
Aura sans doute été pareil.
LA SANDALE AILEE 119
Mais ce modeste paysage,
Le même, suffît à mes vœux
Si j'ai devant moi ton visage,
Car je retrouve dans tes yeux
Les beaux pays dont la lumière
Plut à ton regard enchanté
Qui rêve, se voile ou s'éclaire,
Du souvenir de leur beauté,
Et, lorsque, assise sur le sable,
Tu le filtres entre tes doigts,
En tes yeux est reconnaissable
Le songe lointain que tu vois :
C'est le Bosphore ou la Lagune,
Onde de pourpre ou flot d'argent,
Constantinople sous la lune,
Ou Venise au soleil couchant !
11
120 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
ORIENT
Orient ! tu dormais au fond de mes pensées,
Equivoque, secret, odorant et subtil,
Dans le kiosque où touche aux lampes balancées
La main sèche d'un Aladin au noir profil !
Tes mille et une nuits de parfums et d'étoiles
T'avaient fait ce sommeil de sultane au jardin,
Et je te regardais sans écarter les voiles
Où ton visage obscur attendait le matin.
Assis en l'ombre bleue attentive aux fontaines
Où la tulipe est droite au bord des bassins frais,
J'écoutais longuement, perle des nuits sereines,
La voix du rossignol aux pointes des cyprès.
LA SANDALE AILEE 121
.Mais, comme ta beauté voluptueuse et grave
Qui a le goût des fruits et le parfum des fleurs,
Comme tes pieds posés aux faïences que lave
Le jet d'eau qui s'irise aux feux des sept couleurs,
Je savais tes ardeurs et tes amours jalouses
Et le rusé lacet et le sabre coupant
Qui changent aux cous nus des perfides épouses
Les grains de leurs rubis en gouttes de leur sang.
Car si, dans le parfum des jasmins et des roses,
Et sur la douce soie et les tapis tissés,
Ta langueur, Orient, s'étire et se repose,
Lin redoutable éclair luit en tes yeux baissés.
Que la colère coure en tes veines brûlantes
Et te voici debout soudain, et tes talons,
Habitués longtemps aux marches indolentes,
Pressent le flanc fougueux des ardents étalons !
Adieu, les longs loisirs et la sieste divine,
Ta paresse se cambre en orgueil frémissant,
Comme la lune ronde au ciel qu'elle illumine
Se contracte, amincie, et s'aiguise en croissant !
122 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
Et tu passes alors en mes rouges pensées.
Non plus mystérieux, subtil et le corps oint
D'essence précieuse et d'huile parfumée,
Mais l'étrier au pied et l'étendard au poing.
Et je te vois alors, sous le turban de guerre
Dont la coiffe d'acier te protège le front,
Regardant, devant toi, saigner dans la poussière
La tête du vaincu, qui pend à ton arçon...
La double vision à mes yeux évoquée
Tourmente tour à tour mon esprit incertain,
Tandis qu'au minaret de la blanche mosquée,
Guttural et criard, chante le muezzin.
Il fait sombre déjà sous les larges platanes
De la petite place ombragée où je suis,
Et j'écarte parfois d'un geste de ma canne
Un chien jaune qui rôde et dont le croc blanc luit;
LA SANDALE AILÉE 123
Dans le ciel clair encore à travers le feuillage
Les martinets aigus croisent leurs cris ailés,
Et dans la tasse étroite où glisse leur image
Mon café refroidit auprès du narghilé.
La rue en pente va vers l'échelle prochaine
Et, de la Corne d'Or où mon caïque attend,
Je verrai se lever, courbe et visible à peine,
La Lune, sur Stamboul où règne le Croissant!
il.
124 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LUNE
Un jour je serai las de vous, ô Lune rose,
Lumineuse déjà en un ciel encor clair,
Et qui, lente, sereine et mollement éclose,
Montez à l'horizon au-dessus de la mer.
Je serai las de vous et las de votre face,
Dont le profil aigu qui s'incurve en croissant,
S'arrondit pour former au milieu de l'espace
Votre visage d'or, de cristal ou d'argent.
Je serai las de vous et baisserai la tête
Vers ce sable qui cède aujourd'hui sous mes pas
En songeant que demain sur sa grève parfaite
Mon empreinte sans but ne se marquera pas.
LA SANDALE AILÉE 125
Pourtant, j'ai bien aimé, ô Lune différente,
Ta lumière fidèle et tes regards divers,
Et, dans les ciels nombreux où ta course est errante
J'ai salué souvent ton astre par mes vers.
Je t'ai vue, éclairant de ma terre natale
Les villes, les coteaux, les fleuves et les bois,
Lune, et je t'ai connue aussi, orientale,
Au-dessus des cyprès et des minarets droits.
Sur ce qui fut Byzance et ce qui fut Athènes,
J'ai vu tes beaux rayons, de la hauteur des nuits,
Descendre et reposer leurs lueurs incertaines
Sur les jardins en fleurs et les marbres détruits,
Et, sous l'enchantement de ton silence, ô Lune,
J'ai vu Rome dormir en son éternité,
Et Venise, à demi baignée en sa lagune,
Toute chaude du jour, rire de volupté.
126 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Lune, dans les agrès d'un navire qui roule
Par delà l'Océan, vers un monde nouveau,
Je te revois, dansante au branle de la houle
Et mêlant ton feu pâle aux couleurs des fanaux;
Sur un fleuve qui gronde et tombe en cataracte
Et qui remplit l'écho d'un tonnerre gelé,
Je revois, clair et dur au froid qui le contracte,
Ton disque étincelant dans un ciel étoile;
Et, sur la molle terre où pousse la liane
Aux arbres limoneux de l'humide forêt,
Je me souviens de toi, aux nuits de Louisiane
Où tu mirais ta face au miroir des marais.
Peut-être en plus d'un ciel te chercherai-je encore
Jusqu'à ce que mes yeux indifférents et las
Se ferment pour ne plus savoir à quelle aurore
Ton astre à son déclin aura conduit mes pas?
LA SANDALE AILÉE 127
Lune, du sable pur de quelque beau rivage
Ou par la vitre étroite au mur de la maison,
Quand mon regard verra ton lumineux visage
Pour la dernière fois monter à l'horizon,
Je ne regretterai de tes heures limpides
Que celles dont l'instant fugitif fut compté,
Au battement plus prompt de mon cœur plus rapide,
Par le jeune Désir ou par la Volupté.
128 ŒIYRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE SOUHAIT
Peut-être, si j'avais choisi mon temps où vivre,
Eussé-je, grave et doux, vieilli sous le turban,
Et ma vie eût passé ses jours calmes à suivre
L'ombre du cyprès noir et du minaret blanc.
Dans la fraîche mosquée où mille fleurs sont peintes
Sur la faïence lisse autour du nom d'Allah,
J'aurais, les yeux levés vers les lampes éteintes,
Attendu qu'Azraël, à mon tour, m'appelât;
A la fontaine pure où coule une onde claire,
J'aurais lavé mes pieds, mon visage et mes mains,
Et prosterné mon corps au tapis de prière,
Chaque fois qu'au ciel bleu chantent les muezzins;
LA SANDALE AILÉE 129
Et, sur la Corne d'Or par la nuit étoilée,
Mon caïque eût fendu le flot pareil aux deux;
Et ma femme, pour tous jalousement voilée,
N'eût montré qu'à moi seul les astres de ses yeux.
Ainsi j'aurais vécu dans ma demeure close,
Mêlant à la senteur en feu du tabac fin
Le parfum du santal et l'odeur de la rose,
Sous quelque vieux Sultan, au nom sonore et saint.
Et dans le cimetière où se pressent les tombes,
Harmonieusement et du haut des cyprès,
La voix des rossignols et la voix des colombes
Auraient bercé, là-bas, mon sommeil sans regrets.
Mais qu'importe sa vie à qui peut par son rêve
Disposer de l'espace et disposer du temps !
Qu'importe, puisque j'ai, d'une illusion brève,
Satisfait à jamais mon désir d'un instant,
Et qu'à travers Stamboul et dans la verte Brousse
J'ai ressenti l'attrait du pays musulman
Où s'allonge, le soir, sur la terre âpre et douce,
L'ombre du cyprès noir et du minaret blanc !
130 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
VILLE DE FRANCE
Le matin, je me lève, et je sors de la ville.
Le trottoir de la rue est sonore à mon pas,
Et le jeune soleil chauffe les vieilles tuiles,
Et les jardins étroits sont fleuris de lilas.
Le long du mur moussu que dépassent les branches
Un écho que l'on suit vous précède en marchant,
Et le pavé pointu mène à la route blanche
Qui commence au faubourg et s'en va vers les champs.
Et me voici bientôt sur la côte gravie
D'où l'on voit, au soleil et couchée à ses pieds,
Calme, petite, pauvre, isolée, engourdie,
La ville maternelle aux doux toits familiers.
LA SANDALE AILÉE 131
Elle est là, étendue et longue. Sa rivière
Par deux fois, en dormant, passe sous ses deux ponts;
Les arbres de son mail sont vieux comme les pierres
De son clocher qui pointe au-dessus des maisons.
Dans l'air limpide, gai, transparent et sans brume
Elle fait un long bruit qui monte jusqu'à nous :
Le battoir bat le linge et le marteau l'enclume,
Et l'on entend des cris d'enfants, aigres et doux...
Elle est sans souvenirs de sa vie immobile,
Elle n'a ni grandeur, ni gloire, ni beauté;
Elle n'est à jamais qu'une petite ville;
Elle sera pareille à ce qu'elle a été.
Elle est semblable à ses autres sœurs de la plaine,
A ses sœurs des plateaux, des landes et des prés;
La mémoire en passant ne retient qu'avec peine,
Parmi tant d'autres noms, son humble nom français;
Et pourtant, lorsqu'après un de ces longs jours graves
Passés de l'aube au soir à marcher devant soi,
Le soleil disparu derrière les emblaves
Assombrit le chemin qui traverse les bois,
»* 12
132 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Lorsque la nuit qui vient rend les choses confuses
Et que sonne la route dure au pas égal,
Et qu'on écoute au loin le gros bruit de l'écluse,
Et que le vent murmure aux arbres du canal,
Quand l'heure, peu à peu, ramène vers la ville
Ma course fatiguée et qui va voir bientôt
La première fenêtre où brûle l'or de l'huile
Dans la lampe, à travers la vitre sans rideau,
Il me semble, tandis que mon retour s'empresse
Et tâte du bâton les bornes du chemin,
Sentir, dans l'ombre, près de moi, avec tendresse,
La patrie aux doux yeux qui me prend par la main.
VII
WATTEAU
La guitare, la batte et la veste de soie,
Cydalise épiant dans l'ombre Mezzetin,
Et l'étreinte froissant le manteau de satin,
Et l'aveu qui soupire et rit sans qu'on le croie,
Tout ce songe léger de chansons et de joie,
C'est toi qui l'as conduit vers le noble jardin
Où l'Amour indécis, d'un long geste incertain,
Choisit sa flèche sûre et tend son arc qui ploie...
Avec la majesté des ombrages profonds,
Versailles t'a donné ses dieux et ses fontaines;
Venise t'a prêté son masque et ses bouffons;
Et tu tiens de tous deux les deux lettres marraines,
Le V double et pareil, de lui-même jumeau,
Qui commence ton nom mystérieux, Watteau I
** 12,
136 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
A UN PORTRAIT
Lorsque sur le papier que le pastel colore
Le peintre a figuré votre visage frais,
Vous aviez l'âge heureux qui ne sait pas encore
Ce que cache la vie en ses obscurs secrets.
Sur vos cheveux plus blonds d'une poudre légère
Votre bonnet de tulle est noué d'un ruban
Si bleu, qu'on lui dirait la couleur mensongère
Que montre l'avenir à vos regards d'enfant;
Car vos yeux, votre bouche et tout votre visage
Où du fard à la joue en avive le teint,
Ont un air innocent, mystérieux et sage,
Et comme une douceur d'avril et de matin.
LA SANDALE AILEE 137
Brève aurore ! le ciel se couvre et l'éclair brille ;
La fleur prête à s'ouvrir périt eu son bouton !
Et je sais seulement que vous mourûtes fille
Et que des grands-parents m'avaient dit votre nom.
Bien longtemps, au mur nu de ma chambre d'étude,
Ce portrait familier, timide et gracieux,
Veilla sur ma pensée et sur ma solitude,
Mais son tendre regard n'attirait pas mes yeux;
Et maintenant qu'en moi, si doux à ma tristesse,
Est né le goût amer des choses sans retour,
J'aime votre muette et lointaine jeunesse
Qui survit à la mienne et qui dure toujours;
Et souvent, à ce cadre où votre claire image
Sourit toujours la même en son même matin,
Je suspends pour offrande et j'offre pour hommage
Une rose pareille aux roses du jardin
Où vous marchiez, le long des buis à la française,
Devant quelque château de Bourgogne ou d'Artois,
Quand vous aviez seize ans, au temps de Louis Seize,
Et lorsque vous étiez telle que je vous vois.
138 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
MADRIGAL
Viens écouter les fontaines
Derrière les buis égaux;
Versailles aux vasques pleines
Est bien la Cité des Eaux.
Une onde noble et diverse
L'enchante encor de ses jeux,
Et ces bosquets qu'on traverse
Sont habités par des Dieux !
Mais, des bassins qu'on admire,
Nul ne me semble plus beau
Que ton miroir, quand il mire
Ton visage dans son eau.
VIII
L'ACCUEIL
Tous deux étaient beaux de corps et de visages,
L'air francs et sages
Avec un clair sourire dans les yeux,
Et, devant eux,
Debout en leur jeunesse svelte et prompte,
Je me sentais courbé et j'avais presque honte
D'être si vieux.
Les ans
Sont lourds aux épaules et pèsent
Aux plus fortes
De tout le poids des heures mortes,
Les ans
Sont durs, et brève
La vie et l'on a vite des cheveux blancs;
142 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Et j'ai déjà vécu beaucoup de jours.
Les ans sont lourds...
Et tous deux me regardaient, surpris de voir
Celui qu'ils croyaient autre en leur pensée
Se lever pour les recevoir
Vêtu de bure et le front nu
Et non pas, comme en leur pensée,
Drapé de pourpre et lauré d'or.
Et je leur dis : « Soyez tous deux les bienvenus. »
Ce fut alors
Que je leur dis :
« Mes fils, quoi vous avez monté la côte
Sous ce soleil cuisant d'août
Jusqu'à ma maison haute,
0 vous
Qu'attend là-bas peut-être, au terme du chemin,
Le salut amoureux de quelque blanche main !
Si vous avez pour moi allongé votre route
Peut-être, au moins mes chants vous auront-ils aidés
De leurs rythmes présents en vos mémoires,
A marcher d'un jeune pas scandé?
LA SANDALE AILEE 143
Je n'ai jamais désiré d'autre gloire
Sinon que les vers du poète
Plussent à la voix qui les répète.
Si les miens vous ont plu : merci,
Car c'est pour cela que, chantant
Mon rêve, après l'avoir conçu en mon esprit,
Depuis vingt ans,
J'habite ici. »
Et, d'un geste, je leur montrai la chambre vide
Avec son mur de pierre et sa lampe d'argile
Et le lit où je dors et le sol où, du pied,
Je frappe pour apprendre au vers estropié
A marcher droit, et le calame de roseau
Dont la pointe subtile aide à fixer le mot
Sur la tablette lisse et couverte de cire
Dont la divine odeur le retient et l'attire
Et le fait, dans la strophe en fleurs qu'il ensoleille,
Mystérieusement vibrer comme une abeille.
Et je repris :
« Mes fils,
Les ans
Sont lourds aux épaules et pèsent
** 13
144 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Aux plus fortes
De tout le poids des heures mortes.
Les ans
Sont durs, la vie est brève
Et l'on a vite des cheveux blancs...
Si quelque jour,
En revenant d'où vous allez,
Vous rencontriez sur cette même route,
Entre les orges et les blés,
Des gens en troupe
Montant ici avec des palmes à la main,
Dites-vous bien
Que si vous les suiviez vous ne me verriez pas
Comme aujourd'hui debout en ma robe de laine
Qui se troue à l'épaule et se déchire au bras,
Mais drapé de pourpre hautaine
Peut-être — et mort
Et lauré d'or ! »
Je leur ai dit cela, pour qu'ils le sachent,
Car ils sont beaux tous deux de corps et de visages,
L'air francs et sages
Avec un clair sourire aux yeux,
Parce qu'en eux
LA SANDALE AILÉE 145
Peut-être vit quelque désir de gloire,
Je leur ai parlé ainsi pour qu'ils sachent
Ce qu'est la gloire,
Ce qu'elle donne,
Ce qu'il faut croire
De son vain jeu,
Et que son dur laurier ne pose sa couronne
Que sur le front inerte et qui n'est plus qu'un peu
Déjà d'argile humaine où vient de vivre un Dieu.
IX
13.
L'ASILE
Je reviens de la ville où m'appela l'automne
A ma maison des champs où m'invite l'été,
Et mon cœur doucement se recueille et s'étonne
En retrouvant ces lieux que mes pas ont quittés.
La vigne vigoureuse enguirlande la porte
Et son jeune feuillage y fête mon retour,
Qui, lorsque je partis, mêlait sa feuille morte
Au sable jaune où s'enfonçait mon talon lourd.
0 Maison, je dépose à ton seuil la sandale
Et je suspends au mur la laine du manteau !
Mes pieds nus marcheront encore sur la dalle
Et je respirerai ton air frais comme une eau.
150 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Me voici. Faudra-t-il, hélas ! que je te dise
Le temps que mon absence a passé loin de toi,
Et la longue saison intermittente et grise
Où je n'ai pas dormi sous l'ombre de ton toit?
Te dirai-je la Ville et la place publique,
Et ma tristesse errante aux âtres étrangers,
Et les noirs ciels d'hiver sur la tuile et la brique,
Et la neige si lourde, aux flocons si légers?
Toi, d'argile construite et couverte de paille,
Humble, que penses-tu des palais de là-bas
En l'avare Cité où la haute muraille
Enferme les vivants dans le bruit de leurs pas?
Si j'ai vécu sa vie orgueilleuse et captive,
Pardonne-moi, voici que je suis revenu
Vers la vigne qu'Avril a faite verte et vive
Et qui rit au soleil en feu dans le ciel nu !
J'ouvrirai la fenêtre à l'odeur des prairies
Et j'ouvrirai la porte au vent qui vient des bois,
Et les arbres féconds et les treilles mûries
Porteront la grappe et le fruit comme autrefois;
LA SANDALE AILÉE 151
Et, lorsque reviendra l'automne inévitable,
Je ne reprendrai plus la laine du manteau
Ni la sandale dure et qui fait sur le sable
Crier l'ingrat adieu de son départ nouveau.
Garde-moi dans ta paix et dans ta solitude
Et, maintenant, je suis ton hôte pour toujours,
Je ne redoute plus l'hiver farouche et rude
Où l'ombre qui s'accroît est inégale au jour.
Car ta vigne, ô Maison, attire les abeilles,
Leur vol déjà bourdonne et la ruche bruit,
Et ce sont elles qui fourniront à mes veilles
Le flambeau dont la flamme éclairera ma nuit.
Sur la cire fidèle, obéissante et douce,
J'inscrirai ma pensée, heureux si, des mots vains
Que trace le roseau et qu'efface le pouce,
Naît le Vers, éternel parce qu'il est divin.
152 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LES PINS
J'aime ce bois de pins dont vous avez chanté
La verdure marine,
Qui sent bon la chaleur, le soleil et l'été,
L'écorce et la résine.
La coquille en craquant s'y mêle sous les pas
A la pomme écailleuse,
Entre les troncs on voit la mer border, là-bas,
La plage sablonneuse.
Il n'est pas grand, ce bois dont vous chantiez si bien
La paix, l'odeur et l'ombre
Et le vent qui parfois d'un souffle aérien
Courbe les cimes sombres;
LA SANDALE AILÉE 153
Alors, pris tout entier d'un murmurant frisson
Qui cesse et recommence,
Il semble tout à coup s'étendre à l'horizon
Et devenir immense;
Puis, lorsque sa rumeur s'est tue avec le vent
En ses branches sans force,
Avec elle il se rapetisse et l'on y sent
La résine et l'écorce...
154 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
STROPHES
J'ai tant regardé ce visage
Délicat et délicieux,
Que je connais le paysage
De votre bouche et de vos yeux;
Je sais l'attitude diverse
De votre corps couvert ou nu
Quand il s'accoude ou se renverse
Aux coussins qui l'ont soutenu;
Je sais ce que le rire ajoute
Au charme de votre beauté,
Et sa grâce lorsqu'elle goûte
La tendresse ou la volupté;
LA SANDALE AILEE 155
L'odeur de votre chevelure
Et le parfum de votre peau
Ont en mon souvenir qui dure
Un arôme toujours nouveau.
Vous êtes les mots d'un poème
Dont le sens caché transparaît;
Mais de la strophe de vous-même
Le rythme demeure secret.
Et, si je cherche votre nombre,
Il me semble, ô beauté, tout bas,
Que j'entends s'effeuiller dans l'ombre
Des roses cpue je ne vois pas.
ii
156 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE JARDIN
Viens, car le crépuscule est l'heure où le jardin
Sent la feuille, la fleur, la terre et l'ombre moite;
Entre les buis égaux l'allée est plus étroite
Et dirige le pas qu'elle rend plus certain.
Qu'importent, au dehors, le champ et le chemin,
Le carrefour perfide et l'étang qui miroite...
Cette rose qui saigne à sa tige encor droite
Est ton seul souvenir de tout ce qui fut vain.
Le Passé tout entier, avec la nuit vivante,
Là-bas, renaît. Sa foule hostile infeste et hante
L'herbe grasse, le sentier mou, le bois obscur;
Mais ici, marche en paix en ce lieu calme et tendre
Où les grands espaliers ont l'air, le long du mur,
D'écarter leurs bras noirs comme pour te défendre.
LA SANDALE AILÉE 157
CHANSON
Que me fait toute la terre
Inutile où tu n'as pas
En marchant marqué tes pas
Sur le sable ou la poussière !
Il n'est de fleuve attendu
Par ma soif qui s'y étanche
Que l'eau qui sourd et s'épanche
De la source où tu as bu;
La seule fleur qui m'attire
Est celle où je trouverai
Le souvenir empourpré
De ta bouche et de ton rire;
158 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Et, sous la courbe des deux,
La mer pour moi n'est immense
Que parce qu'elle commence
A la couleur de tes yeux.
LA SANDALE AILÉE 159
AUTRE CHANSON
J'ai toujours aimé les pins et la mer
D'un amour qui dure...
Odeur de résine et parfum amer
Et même murmure !
Laissons aujourd'hui la plage au soleil,
Très loin découverte,
Et marchons un peu dans le bois vermeil
Dont la cime est verte.
Le sable y est fait, à l'ombre des troncs,
De fines aiguilles...
Viens, et sous nos pas nous ramasserons,
Au lieu de coquilles,
** H.
160 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Le fruit entr'ouvert, mûri par l'été,
Que, mystérieuse,
Une bête semble avoir habité,
La pomme écailleuse.
Car le pin sylvestre imite la mer
Et il a comme elle
Odeur saine et forte et parfum amer
Et voix éternelle.
LA SANDALE AILÉE 161
SOIREE
C'est la nuit. Tout est bien; tout est doux; tout est beau.
La fenêtre est ouverte et l'air est embaumé;
Un vent vague et furtif soulève le rideau
Et le silence est plein d'un souvenir aimé.
Taisons-nous. L'heure est bonne et voici sur le mur
Les livres familiers, les portraits, les estampes.
Ce vase, sur la table, est frais comme un fruit mûr
Et son bouquet s'empourpre à la lueur des lampes.
Ses roses en riant regardent le miroir
Qui les reflète au fond de son cristal nocturne
Où comme elles souvent tu aimes à te voir,
Comme elles, souriante et pourtant taciturne;
162 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Mais l'heure est si tranquille et si tendre, et le vent
Si léger au rideau qu'il soulève et tourmente
Que tu restes, ce soir, allongée au divan
Et que je te contemple ainsi, sage indolente !
Et ton visage seul suffirait à mes yeux,
Qu'enchantent ton repos, ta grâce et ta beauté,
Si je ne voyais pas, vif et mystérieux,
Ton pied charmant et qui est nu dans la clarté...
LA SANDALE AILÉE 163
ODELETTE
J'ai gardé ce miroir où vous vous êtes vue
Un jour d'été
Que du cristal terni vous approchâtes nue
Votre beauté.
Son rêve de regret, de langueur et d'attente
Et d'eau cmi dort
S'est animé par vous de la grâce vivante
De votre corps,
Et mon cœur, comme lui, qui souffre en sa tristesse
D'un long désir,
A conservé de vous et de votre jeunesse
Le souvenir...
164 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LES MEDUSES
La marée a laissé sur la plage luisante,
D'où son reflux nocturne au loin s'est retiré,
Ses méduses sans nombre et leur reflet nacré
Que le sable dessèche et que l'air désargente.
Glauques filles jadis de l'onde transparente
Et fleurs du flot marin comme elles azuré,
Il n'est d'elles, pourtant, à l'aube, demeuré
Qu'un amas incertain que le talon tourmente;
Et sur la grève grise où, dans le matin clair,
Je marche en regardant descendre vers la mer
La corne bucolique et pâle de la lune,
Je songe que les Dieux ont mêlé, cette nuit,
Sur la plage visqueuse où leur vestige luit,
Le troupeau d'Amphitrite au bétail de Neptune.
LA SANDALE AILÉE 165
PROMENADE
Puisque vous préférez à ce matin d'automne
Votre visage gai qui se rit au miroir,
Adieu ! je vais le long de la mer monotone
Sur la grève marcher longuement jusqu'au soir
L'air est pur; le soleil épanche sa lumière
Sur la dune qui cède ou résiste à mon pied
Dont l'empreinte se mêle à la molle poussière
Ou se marque un instant dans le sable mouillé.
La vague qui déferle, incessante et pareille,
En volute mouvante où de l'écume luit,
Rythme ma rêverie et remplit mon oreille
Du refrain répété de son robuste bruit.
166 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
Mais, hélas ! c'est en vain que la vague marine
Ajoute sa rumeur à la force du vent
Et que s'ouvre ma bouche et s*enfle ma poitrine
A respirer cet air où du sel est vivant.
Je sais bien que les pas que mon passage laisse
Sur ce sable changeant où tout pas est nouveau
Me conduisent chacun plus loin de ma jeunesse
Et ne s'arrêteront que devant un tombeau;
Et que, tandis que seul en ce matin d'automne
Sur la grève sans fleurs je marche vers le soir,
Votre jeune visage où le printemps rayonne
S'enchante à son reflet qui lui rit au miroir.
LA SANDALE AILÉE 167
STANCES
Je vous aime en ces lieux dont vous êtes la gloire,
La grâce et la beauté,
Et dont le souvenir sera dans ma mémoire
Que vous ayez été
La douceur de ces jours que votre doux visage
A vus fuir, un à un,
Avec leur clair soleil ou leur tiède nuage,
Leur bruit et leur parfum,
Car c'est vous dont la voix, le rire ou le silence
M'ont rendu précieux
Cette mer calme et ce beau ciel auxquels je pense
En regardant vos yeux;
** 15
168 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
C'est là que vous marchez lentement sur le sable,
Au murmure des pins,
Et sachant qu'il n'est rien qui soit plus désirable
Qu'une fleur en sa main.
Vous vous baissez, malgré les pointes importunes
Que dardent les chardons,
Et près d'eux vous cueillez l'œillet mauve des dunes
Petit et qui sent bon.
Car, de ce que la vie équivoque et furtive
Tend d'un geste sournois
A ceux qu'elle rencontre à l'heure où l'ombre arrive
Et rampe dans le bois,
Vous n'avez rien voulu ni de ce qu'elle donne
Et que l'on trouve beau,
Ni son masque, ni son miroir, ni sa couronne,
Son sceptre ou son anneau;
Et l'œillet odorant au sable qu'il embaume,
Avec simplicité,
Est l'insigne fleuri de votre doux royaume
De grâce et de beauté.
LA SANDALE AILÉE 169
ENVOI
■Te plante en ta faveur cet arbre de Cybelle,
Ce Pin...
Pierre de Ronsard.
A l'ombre des pins verts où je prends au hasard
Le sentier qui m'engage,
Je m'asseois sur le sable et j'ouvre mon Ronsard
A sa plus belle page.
L'heure est douce; le bruit des cimes dans le vent,
Au-dessus de ma tête,
Unit sa rumeur rauque au murmure savant
Des vers du vieux poète;
Parfois, je m'interromps et je lève les yeux
De la strophe nombreuse,
Et j'écoute tomber de l'arbre résineux
Une pomme écailleuse,
170 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
Pendant que longuement vibre le mètre ailé,
Tout bas, à mon oreille,
Et qu'un papillon blanc vole dans l'air salé
Où bourdonne une abeille.
Mais le livre bientôt qui pèse entre mes mains
Me rappelle à sa page;
Sur son charme sonore, odorant et divin
Je penche mon visage :
Car tantôt l'Ode en feu bat de son vol pourpré
Le ciel qu'il illumine
Tandis que l'on entend la Muse au pas sacré
Qui monte la colline;
Tantôt l'Hymne en chantant lève son rameau d'or
Et l'Eglogue alternée
Cueille l'humide jonc dont sa tête est encor
Doublement couronnée;
A moins que l'Épigramme avec le Madrigal
Et la Chanson qui danse
Ne mêlent aux échos du Bocage Royal
Leurs diverses cadences;
LA SANDALE AILÉE 171
Mais partout, ô Ronsard, ton livre est, tour à tour,
En ses strophes écloses
Aux rayons de la gloire, aux flammes de l'amour,
Plein de pourpre et de roses.
Les Muses, les Héros, les Amants et les Dieux
Y parlent aux mortelles
Dont le regard salue en la hauteur des cieux
L'astre qui les fit belles;
Tu nous dis le cortège aux Indes parvenu
Sous le pampre et la grappe,
Le Satyre et le Faune également cornus
A qui la Nymphe échappe,
Le noir bouc dont le sang rougit le vert gazon
Que l'Avril renouvelle,
Le temps de chaque fruit et de chaque saison
Et la terre éternelle.
De toutes les beautés qu'elle expose aux humains
Tu sais l'ordre et le nombre,
Le blé et son épi, la vigne et son raisin,
Les fleurs, la forêt sombre;
** 15.
172 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Mais, mieux que les grands bois et les rives des eaux
Marines et courantes,
C'est la source petite au milieu des roseaux,
0 Ronsard, que tu chantes !
C'est l'épine fleurie où vient le rossignol
A la fin des journées,
La lumière du ciel et la douceur du sol
Où tes amours sont nées;
C'est la fontaine vive et c'est le jeune pin
Par-dessus toutes choses
Que célébra ton vers odorant et divin,
Le laurier et les roses;
C'est pourquoi, dans ce bois où murmure le vent
Aux branches qu'il incline
Et qui, sonore, harmonieux et grave, sent
Le sable et la résine,
0 Ronsard, en ce bois marin qui, rouge et vert,
Pousse du sol de France
Et dont le bruit se mêle au refrain de la mer,
0 poète, je pense
LA SANDALE AILÉE 173
A ce pin de Bourgueil où tu gravais un nom
A la place choisie,
Dont les lettres d'amour devaient croître à raison
De l'écorce élargie.
Il me semble te voir, du bout de ton couteau,
Entailler le jeune arbre
Plus éternellement qu'un sculpteur, du ciseau,
Ne façonne le marbre.
Tu répètes tout bas le sonnet immortel
Que ta pointe éternise
Et, deux fois, la quadruple rime, à ton appel,
Sonne en ta barbe grise,
Alors qu'auprès de toi, modeste et coutumier
De la même victoire,
Préparant à ton front le bandeau de laurier,
Se tient debout la Gloire.
174 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Muse ! Si je ne suis pareil au Vendômois
Dont le luth fit entendre
La louange sans fin et qui dure en sa voix
D'Hélène et de Cassandre,
Je n'en ressens pas moins le glorieux désir
Qu'un peu de moi demeure
Et l'espoir de ne pas tout entier me mourir
Avec ma dernière heure.
Lorsque le vent d'oubli disperse au ciel d'hiver
La forêt qui frissonne,
Fais que je sois semblable à ce feuillage vert
Qui ne craint pas l'automne,
Et si, sur mon front nu, le laurier souverain
A tes doigts ne se plie,
0 Muse, accorde-moi cette branche de pin :
C'est l'arbre de Marie !
LE MIROIR DES HEURES
DEDICACE
Si j'ai pu souhaiter que, pareil à Ronsard,
De rime à l'autre tempe,
Me verdit sur le front le laurier de mon art,
A l'heure de l'estampe,
Ce n'est pas par désir que mon nom d'âge en âge,
Des siècles répété,
Gagnât comme le sien l'honneur et l'avantage
De l'Immortalité.
Non ! si je Vai choisi pour patron et pour maître,
0 noble Yendômois,
C'est moins avec l'espoir de l'égaler et d'être
Honoré par les Rois
178 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Que parce que, jadis, regardant de ion seuil
Le pin de la prairie,
Tu fis bien résonner aux échos de Bourgueil
Le doux nom de Marie!
LE MIROIR DES HEURES 179
LES VOYAGEURS
Adieu, vous qui partez pour ce même voyage
Que jadis, au matin, avant vous, j'ai tenté!
Vous me retrouverez assis sur ce rivage
Que vos cœurs oublieront quand vous l'aurez quitté.
Adieu donc ! que vos bras hissent la blanche voile
Où va souffler le vent qui vous porte ma voix;
Puissent avec faveur la marée et l'étoile
Vous conduire à ces bords où déjà je vous vois !
Compagnons orgueilleux, amis ingrats que j'aime,
Je vous laisse partir sur la mer, sans regrets.
Qu'importe le vaisseau si la route est la même !
Sans aller avec vous je suis où vous irez.
** 1G
180 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Tandis que vous croirez découvrir, à l'aurore,
Le prestige changeant d'un nouvel horizon,
Ma mémoire, fidèle au passé qu'elle honore,
M'en rendra la couleur, la ligne et la saison;
Et, de la rive aride où la mer monotone
Avec le même hruit mire les mêmes cieux,
Je n'aurai, pour revoir tout ce qui vous étonne,
Qu'à me ressouvenir et qu'à fermer les yeux.
LE MIROIR DES HEURES 181
PAYSAGE
On voit, de cette place, entre ces deux pins verts
Dont Técorce est vermeille,
La douceur d'un beau ciel au-dessus d'une mer
A son azur pareille.
Les hauts arbres égaux que balance le vent,
En leurs fines aiguilles
Laissent pendre leurs fruits, écailleux et vivants,
Ainsi que des coquilles.
Dans le flot invisible et transparent de l'air
Elles baignent, bercées,
Tant le ciel semble bien continuer la mer
Jusques en nos pensées
182 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Où se confond, avec le murmure marin,
De la vague à la grève,
Le doux, le long soupir que fait, parmi les pins,
La brise la plus brève...
LE MIROIR DES HEURES 183
PRINTEMPS
De tout ce beau printemps où renaissent les roses
Et qui pare la terre et qui change les cieux,
Dans ma chambre fermée où les vitres sont closes,
Assis auprès de toi, je n'ai vu que tes yeux.
Que d'autres en riant s'en aillent vers l'aurore
Et reviennent, le soir, par les mêmes chemins,
En pressant sur leur sein où l'amour vient d'éclore
La fleur au nom sacré qui parfume leurs mains !
Moi, je n'ai pas besoin, pour que mon cœur palpite,
De la lumière neuve et du soleil nouveau :
Un éternel avril en ma mémoire habite.
Que m'importe au dehors ce que chante l'oiseau !
** 16.
ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
Que m'importent la source où l'arbre doux se mire,
Et l'odeur de la terre et la couleur des deux,
Puisque c'est sur ta bouche où sourit et respire
La rose d'un printemps que j'ai vu dans tes yeux !
LE MIROIR DES HEURES 185
L'ENNUI
Pour distraire aujourd'hui ma tristesse importune
Ne pose pas ta main sur mon front soucieux,
Car l'angoisse de vivre y plisse sa rancune
Dont le mauvais éclair brûle encor dans mes yeux.
Fais glisser lentement sur les fenêtres closes
Les longs rideaux obscurs qui devancent la nuit;
En ce cristal terni laisse mourir ces roses :
Leurs feuilles en tombant disent le temps qui fuit.
Ne viens pas me parler de bonheur et de gloire :
Mon cœur est sans désir et mon esprit est las;
Mon destin lourdement rame sur une eau noire
Où la barre dévie et résiste à mon bras.
186 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Que ton pas soit léger comme le pas d'une ombre !
Le silence convient à ce jour détesté,
Puisque mon rêve morne, interminable et sombre,
Hante un fleuve pesant qui n'est pas le Léthé.
LE MIROIR DES HEURES 187
LE SECRET
Je ne chanterai plus, mon cœur, tes noirs secrets,
Mais je leur sculpterai, tels que, d'or et d'ébène,
En porte la Tristesse entre ses mains de reine,
Un de ces lourds, profonds et singuliers coffrets.
Je ne livrerai plus aux passants du chemin
La clé des beaux palais de ma mélancolie
Et ne permettrai plus qu'on cueille en son jardin
Les fruits de ma mémoire et les fleurs de ma vie.
Ne vient-il pas un temps où, sans de vains aveux,
La bouche doit se clore et la voix doit se taire,
Si même on laisse encor deviner dans ses yeux
Quelque muet tourment à jamais solitaire?
ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
Aussi, pour les garder des regards indiscrets,
Je remets en vos mains, Silence, et vous Tristesse,
Avec tout son amour et toute sa détresse,
Mon taciturne cœur et ses sombres secrets.
LE MIROIR DES HEURES 189
L'AMI
Dites-moi la douceur que vous avez connue
A la tenir longtemps en vos bras, lasse et nue,
Après la longue attente et l'inquiet désir,
Comment vos mains savaient doucement la servir
Et, promptes, dénouer d'une hâte inégale
La ceinture flexible et l'étroite sandale,
Tandis que, devant vous, docile à votre amour,
Lascive, rougissante ou grave, tour à tour,
Ses regards souriaient à la porte fermée;
Dites-moi, mon ami, que vous l'avez aimée,
Que jamais le soleil ne vous parut plus beau,
Que la terre, le ciel, le vent, la feuille, l'eau,
Vous semblaient pleins de chants, de joie et de lumière,
Qu'elle était douce, et tendre, et simple, et jeune, et fière ;
190 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Dites-moi son visage et ses yeux et sa voix,
La fleur qu'elle tenait, vivante, entre ses doigts,
Que le jour était pur parce qu'elle était belle,
Et, lorsque jusqu'au soir vous m'aurez parlé d'elle,
Je m'en irai, et, dans la nuit, sur le chemin,
En me ressouvenant de mon printemps lointain,
Je croirai, par la vôtre à la mienne rendue,
Entendre me parler ma jeunesse perdue.
LE MIROIR DES HEURES 191
LE BEAU PAYS
Je ne suis pas le fils des îles lumineuses
Qui parfument la mer d'un éternel printemps,
Et je n'ai pas connu leurs nuits mystérieuses,
Car je ne suis pas né sous leurs cieux éclatants.
J'ai vécu les premiers des jours que j'eus à vivre
Dans l'étroite maison tournée au vent du Nord,
Écoutant, à travers la vitre où luit le givre,
La rumeur de la rue et les sifflets du port.
Les barques qui partaient, hissant leurs blanches voiles
Dans l'aube pâle encore ou dans le clair matin,
S'en revenaient toujours aux premières étoiles,
Et leur voyage prompt n'était jamais lointain.
* * n
192 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Elles ne rapportaient de leur course voisine
Ni les fleurs, ni les fruits d'un rivage inconnu,
Ni, prise ruisselante à l'écume divine,
Dans leur fdet marin, la Sirène au sein nu.
Elles n'avaient vu poindre en quelque ardente aurore
Ni Charybde aboyant ni le rauque Scylla,
Ni salué de loin, au cap, debout encore,
Quelque temple en ruine et pourtant toujours là.
Cependant, à mes yeux d'enfant qui rit et joue
Et dont le cœur pensif bat d'un désir obscur,
La voile la plus rude et la plus humble proue
Évoquaient des pays de musique et d'azur.
Beau pays ! ton mirage enivra ma jeunesse,
Et mon cœur a connu tes aubes et tes nuits;
Devant moi, ta Sirène a dénoué sa tresse,
Et j'ai goûté tes fleurs, tes sources et tes fruits,
0 toi, dont nul regret n'a terni le mensonge,
Parce qu'il me suffît que je ferme les yeux,
Pour sentir en mon rêve et pour voir en mon songe
Ta forme, ton parfum, ta lumière et tes Dieux I
LE MIROIR DES HEURES 193
CONSEIL
Je vous ai dit, mon cœur, en ce grave matin
Où, sur la chambre vide et le foyer éteint,
A l'aube, en frissonnant, nous fermâmes la porte,
Avant que de tenter d'une sandale forte
La route qui conduit du seuil de la maison
Vers le jeune soleil d'un nouvel horizon,
Je vous disais : Mon cœur, soyez fort et stoïque,
Car le chemin est fourbe et la voie est oblique,
Et le caillou fréquent y fait buter les pas;
La source sera loin lorsque vous serez las;
Lorsque nous aurons faim, l'arbre dans sa verdure
N'aura pour nous qu'un fruit amer comme une injure;
Nous saignerons sans doute aux ronces du fossé;
Le sable sera rouge où nous aurons passé.
194 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Êtes-vous prêt, pourtant, à ces sévères choses,
Vous que l'épine aiguë éloignait de ses roses,
Vous si faible, et si doux, mon cœur, êtes-vous prêt
A vous perdre avec moi dans la sombre forêt,
A traverser la mer où souffle le vent rude,
A subir longuement, après la solitude,
Le fouet du charretier, le coude du passant,
La corne du taureau, le cri du chien méchant?
Êtes-vous prêt, au gîte où vous croirez atteindre,
A voir l'huis se fermer et la lampe s'éteindre,
A ce que le laurier que vous voudrez cueillir
Devienne un rameau vain qui semble se flétrir?
Saurez-vous affronter l'opprobre et l'avanie?
N'aurez-vous pas horreur de la route haïe,
Mon cœur? Consultez-vous, si vous êtes de ceux
Qui vont obstinément vers un but hasardeux,
Fier, si luit un instant, sur votre destinée,
La pourpre d'un beau ciel au soir de sa journée?
LE MIROIR DES HEURES 195
L'ORAGE
Les lis du vase vert ont une odeur d'orage,
Et, peu à peu,
Se dessinent la griffe et l'aile d'un nuage
Au ciel trop bleu;
Le miroir sur le mur, en sa rocaille torse
Crispant son or,
Paraît terne, engourdi, sans reflet et sans force,
Et comme mort;
Les lis trop parfumés, en leur faïence verte,
Semblent trop blancs,
Et, dans l'air lourd, là-bas, à la fenêtre ouverte,
Parfois j'entends,
* * 17,
196 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Tandis que je regarde à travers la dentelle
Votre sein nu,
Passer comme un éclair le cri des hirondelles
Au vol aigu...
LE MIROIR DES HEURES 197
ÉPIGRAMMES
Voici des roses. L'an nouveau vous les apporte.
Puissent-elles, un jour, plaire à vos yeux contents !
Si leur fraîcheur est brève et passe en peu de temps,
Leur parfum dure encor lorsque la fleur est morte;
Ainsi du Souvenir l'odeur tenace et forte
Persiste sans faiblir et demeure longtemps.
II
Que ma flûte, entendue au milieu du bois noir,
T'indique, ô voyageur, la source solitaire;
Car, pareille au Regret et pareille à l'Espoir,
Elle mire en son eau, tour à tour sombre ou claire,
L'Etoile du matin et l'Étoile du soir !
198 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
III
N'enfermez pas, amis, aux flancs de l'urne creuse,
La cendre de mon corps brûlé;
Je ne veux pas, au fond de la nuit argileuse,
Dormir mon repos isolé.
Si l'esprit inquiet habite la poussière
De celui qui fut un vivant,
Laissez-la s'envoler dans la belle lumière,
Dispersée au souffle du vent.
LE MIROIR DES HEURES 199
LA SOURCE
J'ai longtemps habité le pays taciturne
Où la Tristesse, nue en ses voiles d'airain
Et l'épaule lassée au fardeau de son urne,
Écoutait murmurer un fleuve souterrain;
Et l'obscure rumeur de cette onde lointaine
Était l'unique voix dont me parvînt l'écho,
Car, de la terre inerte et de l'air sans haleine,
Aucun bruit ne troublait l'immobile repos;
Et quand, las de silence et las de solitude
Et du même horizon où s'épuisaient mes yeux,
Je me laissais tomber, le front sur le roc rude,
J'entendais sourdre en bas le flot mystérieux;
200 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Et sa plainte secrète, éloquente et profonde,
Emplissait mon esprit et pénétrait ma chair
Du désir douloureux de voir avec son onde
Jaillir la source vive où rirait le ciel clair.
Mais debout, et tenant sur l'épaule son urne
Où de sa propre cendre elle portait le poids,
Reine aux voiles d'airain du pays taciturne,
La Tristesse allongeait son ombre jusqu'à moi.
Maintenant que ta main me guide vers l'aurore,
0 toi qui m'arrachas à mon mal détesté,
L'air que nous respirons vibre à ta voix sonore
Et les fleurs de la nuit parfument ta beauté.
Tu m'as appris où sont les sources du bois sombre
Et les sources des prés et les sources des monts
Dont, longtemps souterraine et froide encor de l'ombre,
L'eau s'irise au soleil d'éclairs et de rayons,
LE MIROIR DES HEURES 201
L'eau qui, bue au cristal, ou qui, bue en l'argile,
De sa vertu limpide exalte nos matins
Où ton pas plus léger et mon pas plus agile
Nous mènent, en chantant, sur les nouveaux chemins.
Et c'est ainsi qu'un jour, de fontaine en fontaine,
En quelque doux vallon où son flot est caché,
Nous atteindrons, parmi les lauriers et les chênes,
L'onde deux fois divine où rit un Dieu penché.
202 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
AUTOMNE
Les matins de printemps ont des douceurs légères
Qui font que, si l'on aime, on croit qu'on est aimé,
Car on entend chanter parmi les primevères
Les fontaines d'avril et les oiseaux de mai.
J'aime les jours d'été dont l'aurore est si belle
Que la fleur s'illumine et que la feuille luit,
Et au'on pense, tant leur clarté semble éternelle,
Qu'ils n'auront pas de fin et qu'ils seront sans nuit;
Mais je préfère encor les rouges soirs d'automne
Dont la pourpre flamboie à l'horizon en feu,
Parce que notre cœur en sa cendre s'étonne
D'avoir été pareil à leur ardent adieu 1
LE MIROIR DES HEURES 203
SOIR
Il est doux, ô mes yeux, lorsque le veut d'automne
Cesse de s'acharner à l'arbre dont frissonne
Le spectre dépouillé qui craque et tremble, encor,
De voir, dans l'air muet où son vol se balance,
Tomber en tournoyant, à travers le silence,
Une dernière feuille d'or !
Quand au jour éclatant, qui se voile, succède
Le crépuscule lent, humide, mol et tiède,
Qui fait perler la mousse au dos des bancs velus,
Il est doux, au jardin mystérieux, d'entendre
Résonner dans le soir le rire obscur et tendre
Des visages qu'on ne voit plus.
** 18
204 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Il est doux, ô mon cœur, lorsque la route est noire,
D'écouter longuement au fond de sa mémoire
Le pas du Souvenir aux échos de la nuit.
Si le divin flambeau est mort en sa main sombre,
Et s'il n'est pas l'Amour, peut-être en est-ce l'ombre
Au moins qu'il ramène avec lui !...
I.E MIROIR DES HEURES 205
L'ESPOIR SUPRÊME
Qu'importe si la tombe à présent où tu dors
Et qui ne fait de toi qu'un mort d'entre les morts
N'arrête point les pas de la foule rapide
Par son urne pompeuse ou par sa pyramide,
Et si son marbre dur ou son solide airain
N'attire pas les yeux du passant incertain
Et de ceux qui, devant les grandes destinées,
Courbent pieusement leurs têtes inclinées !
Que d'autres, pour montrer leur faste ou leur orgueil,
Sur leur cendre avec soin scellent des blocs de deuil,
Ne te suffit-il pas, à toi, que tu reposes
Sous ce cyprès aigu qu'enlacent quelques roses?
Et, si nul ne s'attarde autour de ton tombeau,
N'est-ce donc pas assez qu'il y chante un oiseau?
206 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
Et, si même, en un jour futur, de l'humble pierre,
Que rongera la mousse et couvrira le lierre,
Ton nom s'efface, eh bien ! que t'importe, pourvu
Que l'ombre de l'amour y pose son pied nu !
LE MIROIR DES HEURES 207
STANCES
Il ne faut souhaiter de voir un trop long âge
Et mieux vaut mourir tôt que de vivre longtemps,
Car fol est qui s'acharne à porter au visage
L'aspect de la vieillesse et le masque du temps !
Qu'un autre trouve en soi la constance et la force
Qui le fassent durer, content de ce qu'il est !
A mon sens, l'arbre mort dont ne croît plus l'écorce
Encombre le taillis et gâte la forêt.
Aussi, non dans l'hiver, mais en mon plein automne,
Veux-je que, d'un seul coup, m'abatte le destin,
Pour qu'en tombant, mon soir encore se couronne
Du feuillage compact qui parait son matin,
** 18.
208 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Et pour que le tranchant du fer qui le taillade,
Au delà de la fibre et de l'aubier vivant,
Rencontre au cœur du tronc la chair de la Dryade
En qui s'empourpre encor la sève de mon sang !
LE MIROIR DES HEURES 209
A UN POÈTE
Du même geste dont on sème
Au sillon l'or épars du grain,
Tu composes chaque poème
Selon ton geste ample et serein;
En ta strophe, je crois entendre
Le bruit éclatant ou secret
Que fait le vent, grondeur ou tendre
Dans les feuilles de la forêt;
Ton vers, tour à tour, marche ou vole,
Tantôt grave, tantôt ailé ;
Et tantôt il est la corolle,
Tantôt le fruit mûr et gonflé;
210 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Tout le ciel et toute la terre
Se sont peints au fond de tes yeux
La bête et son humble mystère,
Et l'homme qui songe à ses Dieux;
Salut à toi, fils de Virgile !
La Muse te dresse un autel,
Car tu sus, d'un roseau fragile,
Faire naître un chant immortel I
LE MIROIR DES HEURES 211
LA VEILLÉE
Venez. Je vous promets pour réjouir vos yeux
La lampe familière et le foyer joyeux
Où la pomme de pin vivement allumée
Craque et pétille en flamme à travers la fumée.
Les volets seront clos. La porte sur vos pas
Se fermera pour que les fâcheux n'entrent pas;
Et, si l'un, cependant, comme une ombre importune,
Soudain, entre nous deux, se montrait par fortune,
Je prendrais cet éclat de marbre, d'un fronton
Tombé, et recueilli devant le Parthénon,
Et qui repose là sur le coin de ma table,
Et j'en lapiderais ce spectre détestable.
Car, ce soir, nous voulons, graves, seuls et pieux,
Parler en liberté des héros et des dieux
212 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Et nous ressouvenir de la Grèce immortelle
En redisant tout haut ce que nous savons d'elle.
Tous deux, n'avons-nous pas foulé son sol sacré
Et vu, dans l'air divin au couchant empourpré
Ou dans le ciel plus clair et que l'aurore teinte,
Le soleil se lever ou mourir sur Corinthe?
C'est pourquoi, tout un soir, alternativement,
Tandis que brûleront la pomme et le sarment,
Tour à tour, et pareils à des Bergers d'églogue,
Nos voix répéteront l'éternel dialogue
Auquel, de siècle en siècle, un même écho répond
Et qui chante l'honneur de la Terre au beau nom;
Et, chacun évoquant du fond de sa mémoire
Des images de paix, d'héroïsme et de gloire,
L'un vantera le temple et l'autre la cité,
La montagne neigeuse et le golfe argenté;
Et nous célébrerons la lumière qui dore
Les marbres d'Eleusis, d'Égine et d'Épidaure.
Et nul ne troublera notre veille. Parfois,
Lorsque l'émotion fera trembler nos voix,
Et que nous nous tairons d'avoir nommé sans crainte
Quelque antre fabuleux ou quelque source sainte :
LE MIROIR DES HEURES 213
Hippocrène et son ilôt, Delphes et son laurier,
Alors, presque peureux et prêts à le prier
De ne pas nous punir de notre audace impie,
Nous croirons voir rôder, dans la chambre assombrie
Où la lampe charbonne auprès de l'âtre éteint,
Fantôme familier à la fois et hautain,
Quelque vieux roi d'Argos paternel et farouche
Qui, loin de châtier nos yeux et notre bouche,
D'un geste, à son baiser, tendra l'antique anneau
Où rue en l'or massif l'empreinte d'un taureau.
214 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LETTRE DE ROME
Je vous écris, ce soir, de la Ville Éternelle...
Sa poussière héroïque a touché ma semelle;
Je respire une odeur de marbre et de laurier,
Et ma plume à mes doigts tremble sur le papier
En y traçant ce nom sonore et grave : Rome.
L'hôtel est convenable et l'hôtelier brave homme;
Il a l'air d'être Suisse et porte un nom romain.
Ma chambre est vaste et l'on doit m'éveiller demain
A six heures. Je suis arrivé à la gare,
Qu'il faisait déjà noir. J'ai dîné. Mon cigare
Sera presque fumé sitôt ce mot écrit.
Puisse Rome être douce à ma première nuit !
D'elle, je n'ai rien vu qu'une ville quelconque,
Des maisons, une place où soufflait dans sa conque
LE MIROIR DES HEURES 215
Un Triton qui lançait un flexible jet d'eau,
Et maintenant, j'entends à travers le rideau
Les cloches, dans le ciel, d'une église voisine,
Et j'écoute mon cœur battre dans ma poitrine.
J'ai peur. Autour de moi, dans l'ombre où elle dort,
Rome est là, comme un fantôme de bronze et d'or,
Et mon esprit est plein d'une rumeur sacrée.
Rome est ainsi pour qui, longtemps, l'a désirée,
Et savoir qu'elle est là, derrière ce carreau,
C'est émouvant, c'est mystérieux et c'est beau,
Et penser, quand le jour blanchira la fenêtre,
Que c'est sur Rome enfin que l'aurore va naître
Vous étreint d'une joie où tremble un peu d'effroi...
Mais ma bougie est naine et mon cigare est froid.
Adieu, songez à moi. Je suis heureux. L'attente
Rend le cœur plus fébrile et l'âme plus ardente.
Rome ! je te vais voir en ton matin vermeil,
Et, pour te posséder déjà dans mon sommeil,
J'entrerai dans la nuit que ta gloire illumine
En répétant sept fois les noms des sept collines.
19
216 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
L'ARÈXE
L'arène est vaste, nue, ardente, circulaire,
Et le soleil couchant, de ses rayons, éclaire
Les gradins. Déjà, l'ombre en gravit la moitié.
Le bloc soutient le bloc à sa masse appuyé,
Et tout le large cirque, en sa rondeur immense,
Semble une cuve creuse et pleine de silence,
Tandis que, sur le ciel, se dresse un pan de mur
Debout et fruste, avec trois arcades d'azur.
Et l'on songe devant ces débris, taciturne,
Comme on respire un vin à l'argile de l'urne,
Que, peut-être, jadis, coula du sang chrétien
Sur ce sable... Et déjà le crépuscule vient
Avec, vers l'occident, des lueurs empourprées;
Et l'on pense à des bonds de bêtes éventrées,
LE MIROIR DES HEURES 217
Et dans l'air rôde encor une odeur de martyr...
Mais l'ombre est plus épaisse et dit qu'il faut partir.
Les derniers visiteurs s'en vont vers la sortie.
D'un campanile sonne une cloche amortie.
Il ne reste à présent dans l'arène que nous
Et, là-haut, dans l'arcade claire du mur roux
Qui semble fauve encor de torches et de flammes,
Un gros prêtre qui rit très fort, entre deux dames.
218 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
L'ILE
Puisque à nos souvenirs le Destin la mêla,
Nous reviendrons un jour à l'Isola Bella,
Et nous retournerons, puisque tu l'as aimée,
Au rivage divin de l'Ile parfumée
Et qui, sur l'eau, semble endormie en du bonheur.
Le vieux gardien indifférent au visiteur
Nous ouvrira l'accès de la Villa baroque,
Et le trousseau de clés que sa main entre-choque
Fera trembler le lustre et vibrer le miroir,
Et dans le doux jardin qu'il montre — sans en voir
Les fleurs, le labyrinthe et les triples terrasses
D'où ne s'envolent pas les colombes trop grasses
— Nous le suivrons, et tout encor sera pareil,
Avec le même azur et le même soleil.
LE MIROIR DES HEURES 219
L'air sera transparent, noble, mol et limpide;
Pas plus que le ciel bleu le lac n'aura de ride,
Et, le long du mur jaune où luit le citron d'or,
Dans le silence clair, nous entendrons encor
Battre, oiseaux revenus au nid du temps sans aile,
Nos cœurs toujours heureux dans l'île toujours belle.
19.
220 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
NOUVELLES DE VENISE
Vous m'écrivez de Venise
Que jamais printemps plus beau
N'a tiédi l'air qui s'irise
Et miré le ciel dans l'eau,
Que la lagune est divine
D'argent vif ou d'or pâli
Et que la mousse marine
Brode le bois des « pâli »,
Que les linges aux ficelles
Sèchent sur les vieux balcons
Et qu'on voit les hirondelles
Filer sous l'arche des ponts...
LE MIROIR DES HEURES 221
Vous dites, entre autres choses,
Que, sur le Rio San Stin,
Une escalade de roses
Franchit le mur d'un jardin,
Que dans l'air où il blasonne,
Gueule ouverte et flanc gonflé,
Le Lion sur sa colonne
Arque mieux son dos ailé,
Que Venise tout entière,
Canaux, églises, palais,
N'est que silence, lumière,
Couleur — et que tu t'y plais.
Et j'évoque en ma mémoire
Ton visage auprès du mien
Lorsque nous goûtions la gloire
Du printemps vénitien,
222 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Et je crois, lointain délice
Qui m'enchante et me fait mal,
Que notre gondole glisse
Et tourne au coin d'un canal,
Et, soudain, qu'elle débouche,
Noire sur le flot doré
Par le soleil qui se couche
Sur San Giorgio Maggiore !
LE MIROIR DES HEURES 223
VENISE MARINE
C'est l'heure la plus belle et le plus beau matin
Du reste de ta vie
Que tu goûtes peut-être en ce petit jardin,
Sous ce ciel d'Italie.
Le dahlia, la sauge, avec l'œillet poivré
Et la rose d'automne,
Fleurissent dans l'air pur, transparent et doré
Où l'abeille bourdonne.
Derrière le mur rouge où grimpent en feston
La vigne et la glycine,
Une fille frappe la dalle, du talon,
Dans la calle voisine.
224 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Puis tout se tait, et le silence de nouveau
S'étale, s'éternise,
Jusqu'à ce que le bruit d'une rame sur l'eau
Le disperse et le brise...
Le rio, la calle, le ciel et le jardin,
Cette cloche qui sonne,
Et ce silence, et cette odeur, et ce matin,
Et ces roses d'automne,
0 mon cœur, tout cela qui passe, tout cela
Qui te charme et t'enchante,
Jouis-en, ô mon cœur, car chaque instant s'en va
Et nulle heure n'est lente !
Et cependant que te faut-il pour que tu sois
Plein d'une flamme alerte?
Il suffit du parfum de ces fleurs que tu vois
Par la fenêtre ouverte.
LE MIROIR DES HEURES 225
Aurais-je cru jamais que tu fusses content
De si peu, cœur avide,
Toi qui rêvais jadis quelque illustre tourment
Où battre plus rapide !
Mais à quoi bon ce songe et qu'importent ces vœux
Où le destin s'oppose,
Car c'est ceci que j'aime et ceci que je veux
Sans qu'il soit autre chose :
C'est un étroit jardin auprès d'un vieux canal
Sous ce ciel d'Italie
Où sonne, avec un bruit de soie et de cristal,
Une heure où tout s'oublie.
Que d'autres aient pour eux ces beaux soleils couchants
Qui dorent la mémoire,
Le triomphe, la joie et le rire et les chants,
La jeunesse, la gloire,
226 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
C'est bien ! mais moi, j'entends tout bas clapoter l'eau
Aux marches de ma porte,
Et je veux en gondole aller à Torcello,
Par la lagune morte,
Et je verrai, ce soir, la lune au croissant clair
Se lever sur Fusine,
Dans cette odeur de sel et d'iode qu'a l'air
De Venise marine.
LE MIROIR DES HEURES 227
LA ROSE
En voyant mourir cette rose
Dans ce vase de bronze obscur,
Je songe à sa pareille éclose
A l'ombre tiède du vieux mur,
Dans ce doux jardin de septembre
Que, du Palazzo Venier,
Par la fenêtre de ta chambre,
Nous contemplions, l'an dernier.
Et c'est l'automne de Venise
Qui renaît en mon souvenir
Avec sa grâce où s'éternise
L'été qui ne veut pas finir.
20
228 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Je te revois sur la lagune,
Glissant comme en un ciel marin,
Ainsi qu'un noir croissant de lune,
Gondole, quartier d'astre éteint !
Voici le canal et la porte,
Et ces façades de palais
Dont le marbre irise l'eau morte
Des fantômes de leurs reflets...
Et ce balcon où l'on s'étonne
De ne plus voir, sur le rideau,
Se pâmer encor Desdémone
Dans les sombres bras d'Othello !
LE MIROIR DES HEURES 229
LE PALAIS ROUGE
Te souvient-il du Palais rouge
Si mystérieux et si beau
Dont le reflet s'enfonce et bouge
Dans l'onde lourde du rio?
Au bout de la ruelle étroite
Qui mène à ce pont courbe, vois,
Au-dessus de l'eau qui miroite,
Sa façade qui vient vers toi.
Pour aller jusqu'à lui, ma belle,
Il a fallu suivre un chemin
Plus compliqué que la dentelle
Qui bat au souffle de ton sein,
230 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Car, sinueuse et délicate
Comme l'œuvre de ses fuseaux,
Venise ressemble à l'agate
Avec ses veines de canaux.
Plus qu'Ariane qu'elle imite,
Mais sans le fil qui vous conduit,
Elle vous égare bien vite
Au labyrinthe des « calli ».
N'est-ce pas ainsi, chère folle,
Que nous avons marché longtemps
Dans l'ombre épaisse, tiède et molle
Où se cherchaient nos yeux ardents?
N'avions-nous pas sur nos visages
Ce masque blanc que Longhi peint
A celui de ses personnages
Sous leur bauta de satin?
Mais, un soir, nous nous reconnûmes
Sur un campo, près d'un canal,
A cette heure où Venise allume
Les derniers feux du carnaval;
LE MIROIR DES HEURES 231
Et, soudain, graves et farouches,
Nous sentîmes, avec des pleurs,
Monter au rire de nos bouches
Le double désir de nos cœurs.
Ce fut ainsi que nous allâmes
Vers ce vieux Palais rouge et beau
Qui semble tout léché de flammes
Et que l'Amour eut pour tombeau.
Sa façade de lieu sans maître,
Dresse un mur de pourpre écorché,
Mais on y voit à la fenêtre
Luire la lampe de Psyché !
20.
232
ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
LE REFUGE
Je ne veux rien de vous, ce soir, en ma pensée,
0 mon pays lointain,
Ni rien de vous non plus, ma jeunesse passée,
Dont le feu s'est éteint !
Que votre souvenir impatient renonce
A me parler tout bas,
Laissez l'écho dormir où se perd et s'enfonce
La rumeur de vos pas !
Je suis venu chercher sur ce brûlant rivage,
Que bat un flot plus clair,
Pour un autre moi-même, un autre paysage,
Et j'ai passé la mer.
LE MIROIR DES HEURES 233
Je n'écoute plus rien des voix que mon oreille
Écouta trop longtemps
Et que me murmurait la parole vermeille
De ta bouche, Printemps !
Mes yeux ne veulent plus suivre dans les allées
De ton jardin moussu,
Automne, les espoirs et les ombres voilées
Qui m'ont longtemps déçu !...
C'est pourquoi, sous ce ciel torride et monotone,
D'azur pacifiant,
Je suis venu chercher le lourd repos que donne
La terre d'Orient;
Et, sans que rien de plus occupât ma pensée,
Tout le jour, jusqu'au soir,
J'ai regardé mourir cette rose enlacée
A ce beau cyprès noir.
234 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE BOUQUET
J'ai, tendue à mon mur, une toile persane
Où des œillets en fleurs et des cyprès sont peints
Et d'où secrètement et doucement émane
Le parfum vagabond des Orients lointains.
Il me semble parfois, lorsque mes yeux moroses
Regardent ce décor odorant et fleuri,
Qu'une Ispahan pâmée en ses jardins de roses
A travers le tissu se réveille et sourit.
Alors, le blond tabac qui fume par ma bouche,
Dans la chambre, répand un arôme nouveau;
Tout pas, dans la maison, est un pas de babouche;
J'écoute un rossignol, si chante un humble oiseau !
LE MIROIR DES HEURES 235
La fontaine qui coule en sa cuve de pierre
Murmure avec la voix qu'ont ses sœurs de là-bas
Où leur flot transparent mouille pour la prière
Quelque beau front pieux que coifîe un turban bas;
Si le carré de ciel qu'encadre ma fenêtre
Est d'un bleu dont l'azur se fonce au soir plus frais,
Je crois que, tout à coup, j'y vais voir apparaître
Un dôme de faïence entre ses minarets;
Et, lorsque vous venez, par la porte entr'ouverte,
Vous asseoir au divan où, longtemps, j'ai rêvé,
J'admire à votre pied la mule souple et verte
Dont le cuir fin imite un croissant incurvé,
Et ma pensée, au mur, sur la toile persane
Où des œillets en fleurs et des cyprès sont peints,
Cueille, afin de l'offrir aux doigts de la sultane,
Le fidèle bouquet de mes songes lointains.
236 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE DIVAN
Son tapis, qu'ont jadis tissé des mains persanes
De tulipes, d'œillets, de cyprès et d'oiseaux,
Est venu, de très loin, au pas des caravanes,
De quelque ville bleue où chantent les jets d'eaux.
Aux fils entrecroisés de ses trames écloses
Il imite à nos yeux l'éclat de vos jardins,
Ispahan, où le soir s'empourpre à mille roses,
Mossoiil, sur qui l'aurore est pâle de jasmins !
Jadis, il m'eût donné vers les cités lointaines
Le désir de porter mes pas sous d'autres cieux
Et d'entendre, au bruit frais qui monte des fontaines,
Le rossignol répondre au rosier amoureux;
LE MIROIR DES HEURES 237
Jadis, j'aurais voulu, dans l'aube orientale,
Auprès du dôme courbe entre ses minarets,
Voir sur la tige en feu fleurir l'ardent pétale
Et les oiseaux d'amour voler vers le cyprès;
Mais aujourd'hui mes yeux à ce tapis de Perse
Ne demandent plus rien de ses riches couleurs
Que d'offrir à ton corps qui sur lui se renverse
Le printemps éternel de ses laines en fleurs;
Que m'importe le bain où rirent les sultanes
Et le mystère bleu d'un pays inconnu,
S'il me suffit de voir, tissés de mains persanes,
La tulipe et l'œillet caresser ton pied nu !
238 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
RETOUR D'ORIENT
Ce n'est plus aujourd'hui ton aube qui m'éveille,
0 divine clarté
Dont l'ardeur éclatait triomphale et vermeille,
Au ciel ensanglanté !
Ce soleil sans éclat qui s'abaisse et se couche
Au bout de l'horizon
N'est plus l'astre brûlant dont la pourpre farouche
Mourait sur Mon.
La lune qui blêmit à ma vitre morose
Et ne l'éclairé pas
Ce n'est plus vous, lune d'or jaune ou d'argent rose,
Qui brilliez sur Damas 1
LE MIROIR DES HEURES 230
Puisqu'il en est ainsi, faites, de leurs embrasses,
Tomber à longs plis lourds
Les rideaux refermés que fatiguent les masses
De leur pesant velours;
Allumez, suspendue au plafond de la chambre,
La lampe en verre peint
Où versa doucement son huile couleur d'ambre
La jarre d'Aladin.
Sur le divan profond où le corps se renverse,
Qu'on étende avec soin
Cette étoffe de Brousse et ce tapis de Perse
Que l'œillet brode au coin;
Posez auprès de moi cette aiguière au col fourbe,
Et dont le bec mord l'eau,
Et tirez ce beau sabre étincelant et courbe
Du cuir de son fourreau;
Donnez-moi ce flacon qui garde encore enclose
En un vivant sommeil
L'odeur qu'eurent jadis le jasmin et la rose
A mourir au soleil...
** 21
240 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Puis laissez-moi. Je vais abaisser ma paupière
Et fermer maintenant
Mes yeux pleins de l'ardente et terrible lumière
Des midis d'Orient !
LE MIROIR DES HEURES 241
LE PRINCE CAPTIF
Je suis Prince persan et n'ai pour tout royaume
Que ce feuillet où je suis peint
Et qui n'est pas beaucoup plus large que la paume
D'une autre main et de ma main.
Moi qui pouvais jadis voir se lever l'aurore
Des terrasses de cent palais
Et qui traînais le pan d'une foule sonore
Sur mes pas, partout où j'allais,
Me voici désormais prisonnier de la page
Où quelque peintre de l'Iran
A, fraîche des pinceaux, enfermé mon image
Dans la marge et l'encadrement.
242 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Mais qu'importe à mon cœur de prince magnanime
Qui sait les pièges du Destin
Et qu'au regard d'Allah tout mortel est infime,
Cet exil en pays lointain,
Puisque dans la prison de papier qui m'enserre
Je suis toujours noble à vos yeux
Et que mon gros rubis, de son feu solitaire,
Empourpre mon turban soyeux,
Puisque je monte encor mon bel étalon rose,
Que mon faucon, comme autrefois,
Peut, du haut de mon poing où sa patte se pose,
Becqueter l'œillet à mes doigts,
Puisque mon sabre courbe, au velours qui l'engaine,
Pend toujours de mon ceinturon
Et que je porte encore, à ma selle indienne
Accroché, mon bouclier rond,
Puisque, comme jadis, devant vous, je traverse
Un paysage calme et frais
Où monte, dans le ciel où son arc se renverse,
La lune entre deux longs cyprès,
LE MIROIR DES HEURES 243
Puisque à côté de moi ma Princesse fidèle,
Réglant son cheval sur le mien,
Écoute s'exalter dans la nuit triste et belle
Le rossignol qui se souvient,
Tandis que, par respect pour l'amour, à l'oreille,
Et tout bas, elle me redit
Quelque tendre pensée, à la sienne pareille,
D'Omar Khayam ou de Sàdi !
21,
244 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE REPOS
Eteins, ô visiteur, cette torche importune ;
Ne penche pas ainsi sa flamme. Penses-tu
Que ses gouttes de feu en tombant une à une
Vont ranimer la cendre où, vivant, j'ai vécu?
Non. Si même la pierre à l'étincelle vaine
Entr'ouvrait un instant sa froide dureté,
Et si, dans ma nuit morne, insensible et lointaine,
Revenaient jusqu'à moi la vie et la clarté,
Crois-tu donc, ô Passant, qu'au désir de revivre
Ma poussière tranquille, inerte et sans regret,
Renonçant au bienfait de la mort qui délivre,
Dans l'ombre ténébreuse encor palpiterait?
LE MIROIR IjES HEURES 245
Pourtant, je fus heureux. L'Amour a sur ma bouche
Posé sa bouche ardente, et la gloire à mon front
A tressé de sa main délicate et farouche
Les feuilles du laurier qui couronnent mon nom;
Mais l'heure la plus douce et l'heure la plus tendre
Laissaient une amertume en mon cœur incertain,
Tandis que maintenant je suis là sans attendre
Le retour de la nuit et l'éveil du matin.
Que le jour généreux ou que le soir morose
Apportent aux mortels la joie ou le tourment,
Qu'importe à celui-là dont la cendre repose
Dans l'urne, sous le marbre et sous l'oubli pesant !
C'est pourquoi, ni ton pas, ni ta torche brûlante,
Ton geste, ni ta voix qui m'appelle tout haut
Ne feront tressaillir ma paix impatiente,
0 visiteur, qui viens t 'asseoir sur mon tombeau,
Quand bien même ta main, pieuse en son outrage,
Romprait le bronze dur et le gond arraché,
Et si, du fond de l'ombre, ô tendre, ô cher visage,
Je te reconnaissais, Amour, sur moi penché !
246 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
BLANCHE COURONNE
Aujourd'hui j'ai revu ce calme coin de terre
Que vous aimiez,
Le vieux perron où pousse encor la saponaire,
Les deux palmiers...
Le figuier plus tordu n'a cessé de s'accroître
De jets nouveaux,
Et les rosiers en fleurs parfument le cher cloître
Aux blancs arceaux;
Les hélianthes d'or dominent la toiture
Basse du puits,
Où l'eau sommeille, aussi froide que la verdure
Du sombre buis;
LE MIROIR DES HEURES 247
Autour des piliers plais la glycine s enlace
El il y a
Dans un angle toujours, fleurissant à sa place,
Le bignonia.
C'est toujours ce doux lieu dont clair et jrais résonne
Le double nom
Auquel, Douce-Fontaine ou bien Blanche-Couronne,
L'écho répond.
Vous en aimiez la paix, les loisirs, les ombrages
Et les chemins,
Et les beaux bois avec leurs différents feuillages,
Hêtres et pins ;
Il vous plaisait d'y voir le chêne d'Amérique
Près du bouleau,
Le cactus tropical et Valoès qui pique
Comme un couteau;
Et vous vous asseyiez, votre cigare aux lèvres,
Sur ce vieux banc,
A ce paisible endroit, à cause de ses cèdres,
Dit « le Liban ».
248 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Vous y rêviez peut-être, en ces soirs où. l'on pense
A son malin,
Au jeune homme jadis venu vers notre France
D'un ciel lointain.
A votre voir vibraient, quadruples et jumelles,
Les rimes d'or,
Car vos sonnets, à vous, jurent vos caravelles,
Conquistador!
L'heure est douce. Le cèdre en pyramide étale
Les verls plateaux,
En étages, de sa ramure horizontale,
Tente ou tombeau!...
Mais le jour, peu à peu, qui commence à décroître
Et qui s'en va,
Me rappelle à mon tour, vers le préau du cloître,
Sombre déjà.
Partons, mais en parlant, au jardin de septembre,
Cueillons aussi
Ces fleurs que vous voyiez jadis, de votre chambre,
Fleurir ici.
LE MIROIR DES HEURES 249
Roses d'or triomphal, roses de pourpre noire,
Trophée altier
A qui se mêle maintenant l'odeur de gloire
Du vert laurier!
EN MARGE DE SHAKESPEARE
A Mme André Chaumeix.
ANTOINE ET CLEOPATRE
Ce soir, j'ai vu mourir Cléopâtre ! J'ai vu
L'aspic du Nil mordre son sein et son bras nu
Et se dresser, sifflant, parmi les figues vertes.
Le lourd sceptre est tombé de ses mains entrouvertes,
Mais la couronne encor cercle son front étroit...
Celle de qui l'amour faisait plus grand qu'un Roi
Le mortel fortuné choisi pour son étreinte
Semble dormir. La mort baisa sa lèvre peinte,
Si doucement que, lorsque César est entré,
En vain il a cherché sur le sol empourpré
Quelque tache de sang, goutte à goutte, élargie.
Et cependant tu vas pleurer, Alexandrie,
Quand on emportera vers leur lit souterrain
Et ta Reine amoureuse et son amant romain !
ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
Car bientôt vont venir, avec leurs aromates,
Les embaumeurs, portant en des fioles plates,
La résine durable et les sombres onguents;
Et les bandes de lin, en funèbres serpents
S'enrouleront autour de la belle Lagide
Qui, désormais, légère, incorruptible et vide,
Sous ces liens que nul ne pourra délier,
En son cercueil de cèdre et peint d'un épervier,
Ne sera plus dans l'ombre, hélas ! ensevelie,
Que sa froide, immobile et royale momie !
Mais quelqu'un a gardé la clé de ton caveau.
Reine ! Réveille-toi. Voici que, de nouveau,
Un jeune sang frémit dans tes veines et chante
Ardemment en ta chair glorieuse et vivante !
De nouveau le vieux Nil se déroule à tes yeux;
Tu revois ton Egypte et retrouves tes Dieux,
Et voici que ta vie éclatante et divine
Recommence. Le monde en t'adorant s'incline.
Une aurore rayonne autour de ta beauté;
Un seul de tes regards vaut une éternité;
Les Rois à tes genoux prosternent leurs couronnes.
Si tu poses le pied aux marches de leurs trônes,
Le marbre le plus pur ensuite y garde empreint
En son contour brûlant ton talon souverain.
EN MARGE DE SHAKESPEARE 255
C'est pour avoir goûté l'ivresse de ta bouche
Qu'Antoine n'a pas su s'arracher à ta couche.
La sueur de l'amour, sur son torse puissant,
Avec l'eau de Cydnus s'est mêlée à son sang.
0 charmeuse, il suffit d'un geste de ta grâce
Pour que rampe la louve et que l'aigle vorace
Hier encor, volant farouche en l'air latin,
Te caresse de l'aile et mange dans ta main.
Mais prends garde, aux plus grands la Fortune est contraire
Soudain ! Parfois au port se brise la galère !
Tu tombes, Marc-Antoine, et demain c'est César
Qui montrera dans Rome, attachée à son char,
A moins que d'un tel sort l'aspic ne la délivre,
Cléopâtre vaincue et honteuse de vivre !
C'est ainsi chaque soir que tu meurs et renais,
Cléopâtre, immortelle et vivante à jamais,
Parce qu'un autre soir, dans un bouge de Londre,
A l'heure où la chandelle achève de se fondre,
Quelqu'un, assis au coin d'une table, devant
Un pot d'ale, tantôt rêvant, tantôt buvant,
Tandis qu'autour de lui l'on jure et fait tapage,
Vit, du fond du passé, se dresser ton image
* * 22.
256 ŒT'VRES DE HENRI DE RÉGMER
Et te prit par la main, au seuil de ton tombeau,
Pour te faire monter aux planches du tréteau
D'où ta voix amoureuse aux siècles fait redire
Le nom de Marc-Antoine et le nom de Shakspeare.
EN MARGE DE SHAKESPEARE 257
HAMLET
Donnez-moi votre main, Prince Hamlet. Je connais
Cette fièvre qui bat au creux de vos poignets
Et qui cerne les yeux et qui sèche la bouche,
Car le même fantôme implacable et farouche
M'a parlé, comme à vous, sur la tour d'Elseneur,
Et j'ai trouvé l'aurore amère et sans bonheur
Après qu'il m'eût fait voir, sous la pourpre félonne,
Le faux Roi titubant sous sa fausse couronne
Et que, d'un geste brusque et rude, il m'eût montré
Sous le masque rieur le visage exécré.
Comme vous, quand la Vie à mes yeux apparue
Se dressa devant moi difforme, vile et nue
Avec du sang aux doigts et de la boue au front,
J'ai senti, dans ma chair et mes os, ce frisson
258 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
D'horreur, de désespoir et de mélancolie
Que ni les pleurs, hélas ! ni les fleurs d'Ophélie
N'ont pu guérir en vous et dont vous seriez mort
Mieux que du noir poison qui, dans la coupe d'or,
A son piège tenta votre lèvre trompée
Ou que ne vous tua la pointe de l'épée.
EN MARGE DE SHAKESPEARE 259
A OTHELLO
Je pense à vous, seigneur Othello. Me voici
En ces lieux, autrefois où vous vîntes. Ici,
Votre rouge galère en ce port s'est ancrée :
Les acclamations ont fêté votre entrée,
Et Chypre, tout entière, en vous apercevant,
Accueillait d'un seul cri le More au bras puissant
Accouru de si loin pour combattre avec elle.
Je vous vois. Vous avez posé votre semelle
Sur cette dalle unie où le marbre est si dur,
Et votre ombre guerrière a passé sur ce mur.
J'entends toujours vibrer votre voix rude et forte;
Vous avez salué, au-dessus de la porte
Où le soleil couchant en fait un blason d'or,
Ce beau lion ailé qu'on y distingue encor
Et dont Venise, au temps de ses gloires hautaines,
Marquait jadis le front de ses villes lointaines.
260 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Maintenant, le lion, par le temps effrité,
Ne garde plus, hélas ! qu'un débris de cité.
Famagouste n'est plus qu'une fauve ruine
Que solennelle, grave et massive, domine
De ses deux tours, dont l'une est croulée à demi,
Sa cathédrale haute et gothique, parmi
Quelques palmiers poudreux qui balancent leurs palmes
Dans l'air limpide, chaud, silencieux et calme
■ — Famagouste qu'enserre, autour d'elle debout
En sa pierre fidèle et forte jusqu'au bout,
Immuable aujourd'hui encor comme naguère,
De son double rempart, son enceinte de guerre.
Et c'est là que je songe à vous, sombre Othello,
Tandis que s'empourprent le ciel, la terre et l'eau
Et que le sol ardent brûle mon pas sonore;
A vous, ô vaillant chef, à vous, ô noble More,
A vous, à qui l'amour avait souri, malgré
Votre visage obscur par le Turc balafré,
A vous que, fils lointain de la barbare Afrique,
Avait fait l'un des siens la ville adriatique,
A vous qu'elle envoyait, comme son seul espoir,
Défendre cette Chypre où je crois vous revoir,
A vous que va bientôt, sur ce rivage, suivre
Celle dont votre cœur se délecte et s'enivre
EN MARGE DE SHAKESPEARE 261
Et qui mêle l'éclat de son rire enfantin
A la rude rumeur de votre âpre destin
Et tresse à votre front que le laurier couronne
Le vert rameau du myrte amoureux, — Desdémone !
Othello, Othello, pourquoi n'avez-vous pas
Écouté cette enfant qui riait en vos bras,
Si tendrement, les mains jointes à votre épaule?
Il est tard. Le flot bleu déferle sur le môle
Et l'ombre des hauts murs s'allonge sur la mer.
La lune d'Orient monte dans le ciel clair
Et votre femme, au vent du soir plus frais, dénoue
Les longs cheveux dorés qui caressent sa joue.
Sur le lit, près duquel elle vient de prier,
Voici le drap unique et le double oreiller,
Venez : son jeune sein est doux sous les dentelles.
De poste en poste court le cri des sentinelles.
Famagouste s'endort. Dormez, fermez les yeux.
Pourquoi ces poings serrés et ce front soucieux?
Que d'autres, Othello, maudissent ta mémoire :
Je te plains, car l'enfer luit sur ta face noire.
Horreur ! pour un seul mot bassement chuchoté
Et dont l'impur écho dans ton âme est resté,
262 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
Le soupçon, monstrueux, subtil, âpre, vorace,
Te pénètre, te mord au cœur, t'étreint, t'enlace
Et fait grincer tes dents et trembler tes genoux !
Pour un mot, pour un mot, entends-tu, ô jaloux,
Pour un mot que n'a pas repoussé ton oreille,
Sonore cependant de la clameur vermeille
Des batailles, du bruit des flots et de la mer
Et du cri des clairons et des beaux chocs du fer
Et du frissonnement des drapeaux sur la proue,
Pour un mot que n'a pas rejeté dans la boue
Le divin talisman des paroles d'amour,
Pour un seul mot, auquel tu devais être sourd,
Tu n'es plus maintenant, en ces lieux dont ton ombre
liante la solitude et le fauve décombre,
Qu'un fantôme à jamais des siècles exécré,
Que, ce soir, devant eux, mes pas ont rencontré
Et qui, spectre sans voix, tâte d'une main vaine
Des larmes et du sang sur sa face africaine !
EN MARGE DE SHAKESPEARE 263
PORTIA
Portia, vous rêvez et ce soir est divin.
Déjà l'ombre est plus longue aux cyprès du jardin;
Par la fenêtre ouverte entre l'odeur des roses.
Votre main, en jouant, aux trois serrures closes
Touche, et vous hésitez à leur triple secret.
Sera-ce l'or, l'argent ou le plomb du coffret
Qui tentera Celui dont vos beaux yeux suivront
Le geste vers l'argent, vers l'or ou vers le plomb?
Mais vous avez souri, Portia, quand, dans l'ombre
De ce bosquet obscur où le soir est plus sombre,
Le hautbois, la viole et la flûte ont chanté,
Et votre jeune cœur est sans anxiété,
Car il sait que Celui qui doit par son amour
Deviner les coffrets présentés tour à tour
** 23
264 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Saura comprendre alors pour diriger son choix
Ce que murmureront la flûte et le hautbois
Et ce que dit tout bas à qui prête l'oreille
La viole savante aux sept cordes pareilles.
EN MARGE DE SHAKESPEARE 265
MACBETH
La fin de ce beau jour est douce à cette rose
Qui parfume la tige où sa grâce est éclose,
Et l'ombre est plus aiguë au cadran du jardin.
Les martinets criards n'ont, depuis le matin,
Cessé de visiter, anxieux et fidèles,
Leurs nids ronds suspendus aux créneaux des tourelles
D'où l'on voit la forêt, la lande et le lac bleu;
Mais le soir vient sur la campagne, peu à peu,
Et les âpres parfums de la terre d'Ecosse
Montent dans l'air salubre où luit, courbe et féroce,
Coupante et déjà claire, une lune en croissant.
Au sommet de la tour du Nord, l'étendard pend,
Sans qu'un seul de ses plis ondule, flotte ou bouge,
A sa hampe que semble mordre un lion rouge;
266 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
Les veilleurs déjà sont à leurs postes de nuit.
La porte du château s'est fermée avec bruit.
Les fagots épineux où flambent les résines
Empourprent en craquant les dalles des cuisines.
On a donné l'avoine et le foin aux chevaux.
La viande dans les plats et le vin dans les pots
Sont prêts. Mangez, buvez : le maître veut qu'on mange
Et qu'on boive. Il le faut, car, dit-on, l'homme change
En lui le vin en rêve et la viande en sommeil.
Le maître veut qu'on ait le visage vermeil
Autour de lui, et que l'on rie et qu'on soit ivre.
C'est la vie, et la vie, il aime à la voir vivre :
Mangez donc et buvez et dormez, car au roi
Vous devez obéir parce qu'il est la loi.
Que vous importe, à vous, qui connaissez l'aubaine
De dormir d'un seul trait jusqu'à l'aube prochaine,
Que vous importe, à vous, si Macbeth ne dort pas,
Si le remords lui parle à l'oreille tout bas,
Et s'il reste debout lorsque chacun repose,
Si sa paupière en feu, le matin, n'est pas close,
S'il a peur, s'il entend résonner dans l'écho
Le râle de Malcolm ou le cri de Banquo,
Si, les yeux grands ouverts et le doigt à la tempe,
Il regarde, hagard, tarir l'huile à la lampe,
EN MARGE DE SHAKESPEARE 267
Tandis que, devant lui, lasse d'un geste vain,
Sa femme laisse pendre en silence sa main
Où la tache de sang semble s'être élargie,
Et songe longuement aux parfums d'Arabie?..
33.
268 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
ROMÉO ET JULIETTE
Juliette Capulet et Roméo Montague,
L'amour cruel a mis la fiole et la dague
Entre vos jeunes mains faites pour d'autres jeux;
L'éclair a lui trop tôt sur vos sorts orageux;
Ensemble vous n'avez dormi que dans la tombe;
Un funèbre cyprès où pleure une colombe
Est l'emblème que veut votre mortel destin.
Et cependant, aux grenadiers du vert jardin,
Vous avez écouté, dans la nuit, bouche à bouche,
La voix du rossignol amoureux et farouche
Et crier l'alouette au ciel, vers le soleil,
Vous que le noir poison et que le fer vermeil
Devaient unir, un jour, en une même cendre,
O vous, dont le désir ne voulait pas entendre,
EN MARGE DE SHAKESPEARE 269
O sourds amants, gronder de leurs griefs nouveaux
Vos deux palais haineux, ennemis et rivaux,
D'où, la main à l'épée et le poing à la torche,
Le meurtre et la vengeance embusqués sous le porche
S'épiaient, l'œil mauvais et le visage ardent,
Tandis que, plus subtil que la flamme et le vent,
L'amour astucieux, riant de la querelle,
Parce qu'il était beau, parce qu'elle était belle,
Irrésistiblement l'un vers l'autre appelait,
Vieux Montagne, ton fds, ■ — ta fille, Capulct !
LE MIROIR DES AMANTS
SUIVI DE
SEPT ESTAMPES AMOUREUSES
J'offre à votre visage, Amants, et vous Amantes,
Ce miroir, tour à tour morose et radieux,
Selon que se reflète en ses ondes dormantes
Le rire de vos dents ou le deuil de vos yeux.
Comme une source unique, en diverses fontaines
S'écoule, et, par chacune, est d'un goût différent,
Le variable Amour tend aux lèvres humaines
Son poison meurtrier ou son philtre enivrant.
Les uns boivent en lui V éternelle amertume
Dont leur bouche à jamais gardera l'acre pli,
Et s'en vont, emportant en leur cœur qu'il consume,
Un feu sourd dont la cendre, hélas! est sans oubli.
274 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
D'autres n'ont conservé de sa rencontre heureuse
Que le frais souvenir des limpides ruisseaux
Où leurs mains doucement jointes en coupe creuse
Ont puisé le bonheur qui chantait dans leurs eaux.
C'est pourquoi vous verrez, satisfaits ou farouches,
Et pleins d'un douloureux ou d'un tendre passé,
S'attrister des regards ou sourire des bouches
En ce même cristal chaleureux ou glacé,
Mais, content de la route ou las du dur voyage,
Soit le pas qui s'approche allègre ou bien pesant,
Amour, c'est toujours toi, Prince au double visage,
Qui te mires par eux à ce miroir changeant!
LE MIROIR DES AMANTS 275
LE BONHEUR
Nul n'est venu, pourtant, m'apporter la couronne
Que chacun, une fois, pose en rêve à son front;
Je ne suis point, non plus, celui pour qui résonne
Le pas du messager qu'on vit à l'horizon.
On n'a pas, au réveil, déroulé sous ma tente
Les tapis somptueux dont les tissus persans,
Par la rose et l'œillet en leur laine éclatante,
Rappellent aux regards le jardin du printemps;
En de lourds sacs de cuir noués par des lanières,
Mes mains avidement n'ont pas plongé leurs doigts
Pour y tâter un or aux empreintes grossières
Et pour y caresser des figures de rois.
* * 24
276 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Le coureur haletant, ni l'espion servile
N'ont paru devant moi, poussiéreux ou courbé,
M'apprenant que demain on aura pris la ville
Et que mon ennemi dans mon piège est tombé;
Et cependant je sens comme un bonheur étrange
Si profond et si fort qu'il en semble éternel;
La fleur que je respire et le fruit que je mange
Ont comme un goût d'azur, comme une odeur de ciel.
C'est que, plus fortuné que les Dieux qui t'ont faite,
J'ai dormi, cette nuit, près de ton corps divin,
Et que j'ai vu, pareille à ta beauté parfaite,
S'éveiller dans tes veux la couleur du matin.
LE MIROIR DES AMANTS 277
L'AMOUREUSE
Celui qui le mieux plaît à mon cœur solitaire,
De tous les beaux jardins qu'ont visités mes pas,
C'est vous, que je revois en le nommant tout bas,
O cher enclos, dont l'ombre est pleine de mystère !
D'autres sont plus que vous, ô petit coin de terre,
Embaumés de jasmin ou fleuris de lilas,
Mais, malgré leurs bosquets et leurs eaux, ils n'ont pas
Le charme familier de votre humble parterre.
Quelques ruses qu'aucune rose n'égala,
Auprès du bassin clair, y poussent çà et là;
Nul parfum ne m'est doux que leur odeur lointaine,
Car dans mon souvenir, ô roses du jardin,
Vous mêlez votre arôme au chant de la fontaine
Où l'amour effeuilla la fleur de mon malin.
278 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
L'EXHORTATION
Vous êtes, mon enfant, plus chaste et plus farouche
Que le lis du vallon et la rose des bois,
Et cependant j'ai vu s'attendrir votre bouche
Quand la rose et le lis s'effeuillaient de vos doigts,
Car vous savez, hélas ! que les fleurs les plus belles
D'un parfum passager embaument le printemps
Et qu'il ne survit rien de ce qui charme en elles
Quand l'automne a fané leurs contours odorants;
Et vous savez aussi que l'âge vous mesure
La saison de l'amour et de la volupté
Et que le souvenir est ce qui reste et dure
Et de toute jeunesse et de toute beauté.
LE MIROIR DES AMANTS 279
C'est pourquoi, dans un soir de délire et de fièvre,
Vous sentirez en vous votre orgueil se briser
Parce que vous voudrez que votre jeune lèvre
Connaisse la douceur qu'a le goût du baiser.
Alors, obéissante à celui qui vous aime,
Vous permettrez dans l'ombre à l'amant anxieux
Que son hardi regard apprenne de vous-même
Ce qu'en sait son désir et qu'ignorent vos yeux,
Et vous, enfant pareille aux fleurs du bois sauvage,
Sans défendre à sa main vos voiles soulevés,
Vous offrirez vous-même à l'amour en hommage
Votre rose secrète et vos lis réservés.
24.
280 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
LE CHOIX
Je ne me suis pas dit lorsque je vous ai vue
Pour la première fois,
Ni lorsque j'ai senti votre main retenue
Frémir entre mes doigts,
Je ne me suis pas dit : « Mon cœur, voici l'orage
Avec elle qui vient !
Puisse l'éclair luire en ses yeux, et son visage
S'incliner vers le mien !
« Que quelque magnifique et foudroyant prodige,
Ainsi qu'il n'en est pas,
Soudain, et d'un élan de trouble et de vertige,
La jette entre mes bras !
LE MIROIR DES AMANTS 281
« Qu'elle entre éblouissante et brusque dans ma vie
Et d'un pas si vainqueur
Que j'entende souffler comme un vent de folie
Aux échos de mon cœur ! »
Non, quand je vous ai vue et que votre main lasse
Eut frémi doucement
En la mienne, j'ai dit votre nom à voix basse
El pensé simplement :
« Tu es belle, tes yeux, ta bouche et ton visage
Sont beaux comme ton corps;
Heureux celui qui t'aime et qui, la nuit, partage
Le lit où tu t'endors !
« Heureux qui, chaque soir, peut dénouer à Taise
Tes cheveux abondants
Et qui touche ta joue et ta gorge et qui baise
Ton rire sur tes dents.
« L'homme qui peut jouir de tes beautés secrètes
Est plus heureux qu'un Dieu,
Car, lorsqu'un double attrait unit des forces prêtes,
L'amour est un beau jeu.
282 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
« Il ne faut rien de plus pour échauffer l'étreinte,
O chair, que la beauté.
Et, de la cendre d'or de la toison éteinte,
Renaît la Volupté ! »
C'est pourquoi, quand tu viens, taciturne et docile,
Proposer au plaisir
Ton beau corps langoureux dont caresse l'argile
La flamme du Désir,
Je raille ces Amants douloureux et farouches
Dont l'amère fureur
S'irrite et se nourrit de l'écume, à leurs bouches,
Des orages du cœur.
LE MIROIR DES AMANTS 283
LA CAPTIVE
Je vous ai si souvent regardée au visage
Que j'en ai désiré votre corps tout entier,
Et maintenant mes yeux conservent une image
Que mon cœur désormais ne peut plus oublier.
Que m'importe à présent si vos mains trop rapides
Couvrent votre beauté de longs voiles jaloux !
C'est en vain qu'à vos pieds tombent leurs plis rigides
Puisqu'ils ne sont plus là lorsque je pense à vous.
Le jour peut s'achever et la nuit ténébreuse
Peut vous confondre toute à son obscurité,
N'êtes-vous pas debout dans son ombre amoureuse
En un rêve pareil à votre nudité?
284 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Et si vous détournez du mien votre visage,
Si, loin de moi, s'en va votre pas orgueilleux,
Est-il rien qui pourra dénouer l'esclavage
Qui vous fait ma captive et vous lie à mes yeux?
LE MIROIR DES AMANTS 285
LA GLOIRE
Je suis fier, car je sais, comme le plus robuste,
Tendre l'arc recourbé d'où part la flèche juste,
Et parce que mon bras museuleux sait comment
On dompte l'étalon, le hongre, la jument,
Et de cpiel geste sûr, par l'épieu, l'on transperce
Le loup qui se débat ou l'ours qui se renverse !
Car la chasse est un jeu magnifique. Elle sert
A durcir sourdement le muscle sous la chair
Et, lorsque l'on poursuit les bêtes au poil rude,
Leur rencontre, farouche et sauvage, prélude
Au plaisir plus mortel, plus meurtrier, plus beau,
De brandir au soleil le glaive au lourd pommeau
Que la Guerre implacable et qui souffle la haine
Fait luire au poing fermé de l'homme qu'elle entraîne
Et qu'elle rue, avec des cris, et d'un seul bond,
Vers la Victoire en sang debout à l'horizon !
286 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
C'est pourquoi je suis orgueilleux, sentant leur force,
De mon bras énergique et de mon jeune torse;
Mais c'est moins d'eux pourtant que me vient ma fierté,
Ni de la flèche aiguë ou du glaive irrité,
Que d'avoir, délaissant leur double exploit stupide,
Cueilli, le cœur battant et le geste timide,
La rose du hallier et le lis du ravin
Pour en offrir l'hommage à ton regard divin
Que charme leur couleur et réjouit leur vue,
Et de pouvoir, étreint par toute ta chair nue,
Faire, amant triomphal et vainqueur glorieux,
Gémir d'amour ta bouche et se fermer tes yeux.
LE MIROIR DES AMANTS 287
L'INTRUS
Il fait sombre; la rue est grise, le ciel bas...
Le spleen à l'aile maigre et qu'alourdit la fange,
Fantôme familier qui n'est pas même étrange,
Visite les amants et leur parle tout bas.
Aux uns, pour que leur cœur s'en distraie, il conseille
De chercher autre part une autre volupté
Et, tandis qu'il les pousse à l'infidélité,
Sa monotone voix bourdonne à leur oreille,
Aux autres, pour guérir un mal qui vient de lui,
Leur reprochant leur bouche et leurs mains inactives
Il persuade avec des paroles lascives
D'essayer de plaisirs qui trompent leur ennui.
** 25
288 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
C'est alors que, dupés au double stratagème,
Ils rêvent sourdement à leur désir nouveau,
D'une main frémissante écartant le rideau,
Leur front pâle appuyé contre la vitre blême
Mais, tu n'entreras pas, Démon au vol pesant;
En vain gratte au carreau ton aile désarmée,
Le crépuscule en vain sur la ville embrumée
Tombe, ce n'est pas toi que ma veillée attend;
Ici, dans l'âtre vif, brille une flamme ardente.
Que m'importe l'automne et que me fait le soir,
L'image d'une rose y rit dans le miroir !
Le silence est divin et l'ombre est odorante...
Va-t'en. Je suis heureux. L'Amour est là. Va-t'en !
LE MIROIR DES AMANTS 289
LE REPOS APRÈS L'AMOUR
Nul parfum n'est plus doux que celui d'une rose
Lorsque l'on se souvient de l'avoir respiré
Ou quand l'ardent flacon, où son âme est enclose,
En conserve au cristal l'arôme capturé.
C'est pourquoi, si jamais avec fièvre et délice
J'ai senti votre corps renversé dans mes bras
Après avoir longtemps souffert l'acre supplice
De mon désir secret que vous ne saviez pas,
Si, tour à tour, muet, pressant, humble, farouche,
Rôdant autour de vous dans l'ombre, brusquement
J'ai fini par cueillir la fleur de votre bouche,
0 vous, mon cher plaisir qui fûtes mon tourment !
290 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Si j'ai connu par vous l'ivresse sans pareille
Dont la voluptueuse ou la tendre fureur
Mystérieusement renaît et se réveille
Chaque fois que mon cœur bat contre votre cœur,
Cependant la caresse étroite, ni l'étreinte
Ni le double baiser que le désir rend court
Ne valent deux beaux yeux dont la flamme est éteinte
En ce repos divin qu'on goûte après l'amour !
LE MIROIR DES AMANTS 291
L'ANGOISSE DIVINE
Regarde-moi. Là-bas, j'ai vu s'enfuir l'orage
Et la nuée éparse et l'éclair sans retour;
Mon étroite maison semble celle du sage,
J'ai l'air d'avoir vaincu la colère et l'amour.
Le soir qui va venir est doux à mon silence;
La solitude nue est assise à mes pieds,
Et l'horloge muette où l'aiguille s'avance
Sonnera bientôt l'heure où tout est oublié.
Mais qu'un rayon perdu du soleil qui se couche
Par la croisée en feu descende sur ma main,
Ou qu'un cher souvenir effleure de sa bouche
Ma mémoire tremblante à son souffle incertain,
* * 2.-..
292 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Que la rose qui meurt en ce vase de Perse,
Odorante, à l'adieu de son éclat défunt,
Avec trop de douceur dans l'ombre molle, verse
Son suprême pétale et son dernier parfum,
Alors mon cœur — ce cœur crui bat dans ma poitrine
Et que je croyais mort d'être silencieux —
Me remplit tout à coup d'une angoisse divine
Qui monte brusquement en larmes vers mes yeux,
Et tout mon vieux passé de tourment et d'orage
Dont palpite l'éclair et gronde l'écho sourd,
De son reflet ardent empourpre mon visage
Que vaincront de nouveau la colère et l'amour.
LE MIROIR DES AMANTS 293
LE JALOUX
Ne faites pas semblant, en effeuillant ces roses,
De penser à celui dont mon cœur est jaloux;
N'abaissez pas ainsi vos paupières mi-closes
Sur ce regard trop lourd, trop lointain et trop doux.
Car il est trop cruel déjà pour qui vous aime
Que de vous, trop longtemps, le destin l'ait exclu,
Toute votre jeunesse, hélas ! fut à vous-même
Et vous en avez fait ce qu'il vous aura plu !
Laissez à mon amour le soin de sa torture,
Qu'il la puisse choisir parmi votre passé,
Celui-là souffre moins dont la plaie est obscure
Et qui ne connaît pas la main qui l'a blessé !
294 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
VISAGES
Je vous ai trop aimée, Automne au cher visage, —
Dit-il, - — ô vous pareille à celle que j'aimais !
Son cœur, comme le vôtre, était ardent et sage ;
Vos yeux, comme les siens, me sont doux à jamais.
Lorsque vous regardiez sans regret, une à une,
Vps feuilles dans le vent s'envoler vers la nuit,
Il me semblait la voir, comme vous sans rancune,
Sourire indifférente à l'heure qui s'enfuit.
En vous je retrouvais sa façon d'être belle :
Car elle eut, comme vous, cette même beauté
Qui, d'un instant, paraît devoir être éternelle
Et qui se rajeunit de sa maturité.
LE MIROIR DES AMANTS 295
Ainsi, faite de brume et d'air et de feuillage,
Votre face divine et qui ne meurt jamais,
Automne, se confond avec un cher visage
Et celui que je vois est celui que j'aimais !
296 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
L'AVEU
Mon cœur est sans regret, ce soir, et sans tristesse;
Le jour a fui pourtant, et vous n'êtes plus là;
Ces roses, peu à peu, dans l'ombre plus épaisse,
Semblent des fleurs de cendre où quelque feu brûla ;
Cependant, aujourd'hui vous étiez toujours belle,
Vos mains étaient vos mains, vos yeux étaient vos yeux,
Et comme j'eusse hier trouvé morne et cruelle
L'heure où vous me laissez seul et silencieux !
Mais, ce soir, je me sens le cœur ingrat et sombre;
Vous étiez prés de moi, et j'étais loin de vous,
Et j'aurais souhaité que s'effaçât dans l'ombre
Votre visage pur, délicieux et doux,
LE MIROIR DES AMANTS 297
Car je voudrais pouvoir vous haïr, vous que j'aime,
Rose qui parfumez mou destin embaumé !
Pour m'éviter ainsi, par un vil stratagème,
Peut-être le tourment de n'être plus aimé;
Je voudrais, cœur honteux de sa lâche espérance,
Ne plus me souvenir de vous par qui je vis...
Mais c'est encor l'amour, un amour qui d'avance
Se prépare à la haine et s'efforce à l'oubli.
298 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LA RUPTURE
Ce n'est pas votre adieu qui me tire ces larmes
Que je ne cache pas,
Et si je fus blessé, ce n'est point par vos armes :
Elles frappent trop bas.
Si vos veux insolents regardent ma détresse,
N'en prenez point sujet
Pour vous enorgueillir de l'état où me laisse
Cette douleur que j'ai,
Car vous avez en vain dans ma coupe tendue
Versé l'acre poison
Et, pendant mon sommeil, effeuillé la ciguë
De votre trahison;
LE MIROIR DES AMANTS 299
En vain votre mauvais et perfide sourire
Me raille lâchement
D'avoir tenu pour vrai ce que vous savez dire
D'une bouche qui ment.
Non ! ce n'est pas cela, voyez-vous, que je pleure,
Le front entre mes mains,
Et ce n'est ni vous-même, hélas ! et ni le leurre
De vos yeux incertains,
Mais que votre beauté à qui je fus crédule
Ait dupé mon amour
Et d'avoir trop longtemps pris votre crépuscule
Pour l'aube d'un beau jour;
Car je n'ai dans mes bras serré que le mensonge
D'un fantôme vivant
Et me voici pareil à celui dont le songe
Jette son or au vent...
Et ce que je regrette en ces larmes cruelles
Où vous n'êtes pour rien
Ce n'est pas, sachez-le, vous sans pitié pour elles,
Votre amour, c'est le mien !
** 26
300 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE RETOUR
Je connais ce visage et ces yeux, et ta bouche,
Je la connais aussi,
Et cet air inquiet, misérable et farouche
En lequel te voici.
Je sais pourquoi tes mains, ami, tremblent encore
De désir et de peur,
Et que, si je tâtais ta poitrine sonore
A l'endroit de ton cœar,
Je le sentirais battre et frémir sous mon pouce
Au choc sourd de ton sang;
Je sais pourquoi ta voix est rauque, lasse et douce
Et ton pas chancelant.
LE MIROIR DES AMANTS 301
C'est parce que ta lèvre a prononcé dans l'ombre
Un nom mystérieux
Et qu'une forme nue en ta mémoire sombre
Brûle devant tes yeux !
Car te voici, ce soir, Dieu qui redeviens homme,
Revenu sans retour
Du ténébreux, ardent et terrible royaume
Où t'a conduit l'amour !
302 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Ce n'est pas moi qui parle en ces vers. Non, c'est vous,
Amants heureux, amants trahis, amants jaloux,
Vous qui dites tout haut par mes lèvres fermées
Ce que vous murmuriez sur des bouches aimées
Et ce que votre voix de colère et d'amour,
Maudissant la lumière ou bénissant le jour,
Répétait, furieuse ou douce, rauque ou tendre...
Ma parole est l'écho où l'on peut vous entendre,
Toi, dont la passion fut un songe vermeil,
Plein de roses, de chants, de joie et de soleil,
Et toi qui, déchiré par l'anxieux tourment
De la chair qui se donne et de l'âme qui ment,
Cherches, vaine toujours au milieu du bois sombre,
D'arbre en arbre, à saisir le prestige d'une ombre
Qui se montre et se cache à travers les cyprès :
Et toi qui, tout saignant de honte et de regrets,
T'es assis en pleurant sur le bord de la route;
C'est vous tous, tour à tour, que ma mémoire écoute,
Amants heureux, amants trahis, amants jaloux,
Et ce n'est pas moi qui parle en ces vers. C'est vous!
SEPT ESTAMPES AMOUREUSES
26.
LUC INDE AU CORPS DIVIN
Lucinde n'est pas née au temps où ses aïeux
Habitaient leurs palais d'Espagne ou d'Italie,
Aussi voit-on, parfois, errer dans ses beaux yeux
Un regard de regret et de mélancolie.
Enfant, elle n'a pas, parmi les orangers,
Admiré leurs fruits mûrs à leurs branches lointaines,
Ni, du dôme abondant des bosquets trop chargés,
Vu les lourds citrons d'or tomber près des fontaines;
Au bord des bassins ronds qu'entoure un sombre buis,
Elle n'a pas marché sous les charmilles basses,
Ni le soir, pour rêver, recherché les appuis
Du marbre où l'on s'accoude aux rampes des terrasses;
306 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Elle n'a pas, dans l'ombre, écouté les secrets
Que murmure tout bas le silence des choses,
Et la lune levée au-dessus des cyprès
N'a pas, en ses doigts fins, fait s'effeuiller des roses.
Lucinde n'a pas eu des jardins pleins de Dieux
Où le jet d'eau brillant rit aux vasques moussues,
Ni des palais remplis d'échos mystérieux
Au vestibule vaste où veillent des statues;
Les cascades n'ont pas chanté sous son balcon
Leur fureur langoureuse ou leurs fluides plaintes;
Elle n'a pas dormi sous un riche plafond
Où, dans les entrelacs, des figures sont peintes.
Non ! la chambre est petite où Lucinde s'endort
Et sa fenêtre haute ouvre sur un ciel vide,
Et le miroir étroit n'a pas de cadre d'or
Où se voit, au réveil, son visage candide;
Mais qu'a-t-elle besoin de ce qu'elle n'a pas,
Des perles de l'Ophyr ou des tissus de l'Inde,
Puisque la moindre fleur s'embellit sous ses pas
Et que, parée ou non, elle est toujours Lucinde?
SEPT ESTAMPES AMOUREUSES 307
Car ne suffit-il point, pour que le clair matin
Comme sa jeune reine à genoux la salue
Et pour que l'air entier soit un printemps divin,
Qu'en riant à son corps elie se mette nue?
308 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
ALBERTE AU CHER VISAGE
Lorsque je pense à vous, Alberte au cher visage.
Et, quel que soit le lieu, ie jour ou la saison,
Quand je vois à mes yeux se former votre image,
Je suis comme quelqu'un qui sort de sa prison.
Un voile ténébreux devant moi se déchire
Et s'ouvre tout à coup sur un ciel plein d'oiseaux.
Ma bouche avec ivresse, à l'air qu'elle respire,
Voluptueusement, trouve des goûts nouveaux;
J'entends chanter en moi des fontaines sonores
Que n'épuiseraient pas les feux de cent étés
Et qui savent garder la fraîcheur des aurores
Sous le pesant soleil des midis irrités;
SEPT ESTAMPES AMOUREUSES 309
Je crois aller vers vous par un jardin d'Asie
Que parfument des fleurs qui ne se fanent pas,
Et je sens se hausser, en sa pourpre polie,
Une marche de marbre à chacun de mes pas;
Puis c'est un grand silence où bat le cœur des choses
Et tout semble éternel, ineffable et divin,
Et le rouge pétale où s'effeuillent les roses
Jusques à votre seuil me montre le chemin...
Et cependant la rue autour de moi bourdonne,
A moins que, dans ma chambre au plafond enfumé,
Je n'écoute vibrer l'horloge monotone
Ou l'averse frappant le carreau refermé;
Mais, pour faire en mon cœur naître, par votre image,
Ces roses, ces jardins, ces fontaines, ces cieux,
Il suffit que je pense à ce jeune visage
Dont les yeux à jamais ont ébloui mes yeux !
310 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
ELVIRE AUX YEUX BAISSÉS
Quand le désir d'amour écarte ses genoux
Et que son bras plié jusqu'à sa bouche attire,
Tout à l'heure si clairs, si baissés et si doux,
On ne reconnaît plus les chastes yeux d'Elvire.
Eux qui s'attendrissaient aux roses du jardin
Et cherchaient une étoile à travers le feuillage,
Leur étrange regard est devenu soudain
Plus sombre que la nuit et plus noir que l'orage.
Toute Elvire à l'amour prend une autre beauté;
D'un souffle plus ardent s'enfle sa gorge dure,
Et son visage implore avec félicité
La caresse trop longue et le plaisir qui dure...
SEPT ESTAMPES AMOUREUSES 311
C'est en vain qu'à sa jambe elle a fait, sur sa peau,
Monter le bas soyeux et que la cuisse ajuste,
Et qu'elle a, ce matin, avec un soin nouveau,
Paré son jeune corps délicat et robuste.
La robe, le jupon, le linge, le lacet,
Ni la boucle ne l'ont cependant garantie
Contre ce feu subtil, langoureux et secret
Qui la dresse lascive et l'étend alanguie.
Elvire ! Il a fallu, pleine de déraison,
Qu'au grand jour, à travers la ville qui vous guette,
Peureuse, vous vinssiez obéir au frisson
Qui brûlait sourdement votre chair inquiète;
Il a fallu laisser tomber de votre corps
Le corset au long buse et la souple chemise
Et montrer à des yeux, impurs en leurs transports,
Vos yeux d'esclave heureuse, accablée et soumise.
Car, sous le rude joug de l'amour souverain,
Vous n'êtes plus l'Elvire enfantine et pudique
Qui souriait naïve aux roses du jardin
Et qui cherchait l'étoile au ciel mélancolique.
** 21
312 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Maintenant le désir écarte vos genoux,
Mais quand, grave, contente, apaisée et vêtue,
Vous ne serez plus là, vous rappellerez-vous
Mystérieusement l'heure où vous étiez nue?
Non ! Dans votre jardin, doux à vos pas lassés,
Où, parmi le feuillage, une étoile palpite,
De nouveau, vous serez Elvire aux yeux baissés
Que dispense l'oubli du soin d'être hypocrite.
SEPT ESTAMPES AMOUREUSES 313
PAULINE AU CŒUR TROP TENDRE
Que dira-t-on de vous, Pauline au cœur plus tendre
Que le tendre regard de vos beaux yeux si doux
Et qui semblez toujours en souriant attendre
Qu'avant de vous parler on se mette à genoux?
Ceux dont la foi s'est prise à la promesse vaine
De votre jeune rire et de votre beauté
En garderont peut-être un souvenir de haine
Et maudiront les jeux de votre fausseté;
Pour d'autres, vous serez l'Ingrate et l'Infidèle
Parce que vous aurez pris un autre chemin
Et que la fleur d'amour qu'ils croyaient éternelle
N'aura fleuri pour eux que le temps d'un matin;
314 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Mais lui, songeant à vous, en silence, dans l'ombre,
Il les laissera dire et s'en ira loin d'eux
Pour rêver longuement à ce soir tiède et sombre
Où sa joue a touché vos seins et vos cheveux.
Car n'est-ce pas assez, Pauline au cœur trop tendre,
D'avoir senti frémir entre ses bras, avant
Que vous ne soyez plus que poussière et que cendre,
Votre corps partagé, sans doute, mais charmant?
Qu'importe à qui respire une corolle éclose
Le bouquet plus nombreux qu'elle eût pu composer,
Son parfum n'est-il pas dans une seule rose
Comme toute la bouche est dans un seul baiser?
SEPT ESTAMPES AMOUREUSES 315
JULIE AUX YEUX D'ENFANT
Lorsque Julie est nue et s'apprête au plaisir,
Ayant jeté la rose où s'amusait sa bouche,
On ne voit dans ses yeux ni honte ni désir;
L'attente ne la rend ni tendre ni farouche.
Sur son lit où le drap mêle sa fraîche odeur
Au parfum doux et chaud de sa chair savoureuse,
En silence, elle étend sa patiente ardeur
Et son oisive main couvre sa toison creuse.
Elle prépare ainsi sans curiosité
Pour l'instant du baiser sa gorge et son visage,
Car, fleur trop tôt cueillie et fruit trop tôt goûté,
Julie aux yeux d'enfant est jeune et n'est plus sage 1
316 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Sa chambre aux murs savants lui montre en ses miroirs
Elle-même partout répétée autour d'elle
Ainsi qu'en d'autres lits, elle s'est, d'autres soirs,
Offerte, indifférente, en sa grâce infidèle.
Mais lorsqu'entre ses bras on la serre et l'étreint,
La caresse importune en son esprit n'éveille
Que l'écho monotone, ennuyeux et lointain
De quelque autre caresse, à celle-là pareille;
C'est pourquoi, sans tendresse, hélas ! et sans désir,
Sur ce lit insipide où sa beauté la couche
Elle songe à la mort et s'apprête au plaisir,
Lasse d'être ce corps, ces membres, cette bouche...
Et pourquoi, ô Julie, ayant goûté ta chair,
De ta jeunesse vaine et stérile on emporte
Un morne souvenir de ton baiser amer,
Julie aux yeux d'enfant, qui voudrais être morte !
SEPT ESTAMPES AMOUREUSES 317
ALINE
Aline, la pudeur est douce sur ta joue
Quand son fard délicat en colorant ta peau
Imite la couleur de l'incarnat qu'on loue
Aux roses du printemps ou de l'été nouveau.
La colère en tes yeux, ô violente Aline,
Est belle et l'on dirait en t'admirant qu'on voit
Soudain, quand ton regard s'éclaire et s'illumine,
Une déesse vivre et se dresser en toi.
Mais aussi la tristesse, Aline, sur ta bouche
Est charmante, pensive et pleine de secrets,
Si bien qu'on ne sait pas, triste, ardente ou farouche,
Ce qu'on aime le mieux de tout ce que tu es.
318 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Car le brûlant soleil, la nuée et l'orage
Conviennent tour à tour à ta triple beauté,
Mais rien ne vaut pourtant, Aline, ce visage
Qu'à ton jeune désir donne la volupté !
SEPT ESTAMPES AMOUREUSES 319
CORYSE
Coryse, tout, en vous, fait penser à l'amour,
Tout vous-même vous y exhorte :
Vos cheveux pleins de nuit et vos yeux pleins de jour...
Vous êtes belle, souple et forte.
Sur un lit où noueraient deux cygnes leurs cols tors
Je voudrais vous voir étendue
Et que vous y fussiez auprès d'un autre corps,
Coryse, et que vous soyez nue,
Car il n'est pas de jeu plus noble et plus charmant
Que celui de la chair heureuse,
Et vous seriez, Coryse, aux bras de votre amant
Ma plus belle estampe amoureuse !
LE MÉDAILLIER
à Mmo la Comtesse de Béarn.
LE DISCIPLE
Ainsi qu Alphésibée imite dans Virgile
Les satyres dansants que surprend le malin,
0 mon maître, j'essaie, à mon souffle incertain,
De retrouver ta voix sur ma flûte fragile.
Que la rose éphémère ou le lierre agile
A défaut du laurier me couronne au festin
Où, comme tu haussais de ton geste hautain
Ta coupe d'or, je lève une tasse d'argile!
Si de quelque beau chant résonne par ma bouche
La rumeur éclatante, héroïque et farouche,
Que la gloire Vajoule à l'écho de ton nom,
Car la torche allumée à ton bûcher qui brûle
A fait seule, au galop sur la pente du mont,
Les Centaures s'enfuir devant l'ombre d'Hercule!
324 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
LES MÉDAILLES
Regarde. Dans l'argent, l'électrum ou l'airain,
Ou dans l'or pur, selon le pays ou la ville,
Tu peux voir ■ — qu'y fixa la frappe indélébile —
Le symbole civique ou l'attribut divin.
Ces médailles, trésor que soupèse ta main,
Que leur relief soit fruste ou soit parfait leur style,
Pièces à fleur de coin de Grèce et de Sicile,
Pentadrachme, statère, obole, tout est vain.
Egine, Cos, Chalkis, Cyzique, Syracuse,
Tarente ! Le comptoir aujourd'hui les récuse;
Le temps ne leur laissa que leur seule beauté;
Si bien que leur métal, pur comme un rythme d'ode,
En porte encor, peut-être, avec plus de fierté,
L'Épi de Métaponte ou la Rose de Rhodes.
LE MEDAILLIER 325
L'OFFRANDE
Ce n'est pas à vous, Dieux du flot hellespontique
Dont l'onde, tour à tour, âpre ou calme, a porté,
Dans la brise facile ou le vent irrité,
Ma barque au mât solide où bat la voile unique,
Que j'offrirai, trophée écailleux et nautique,
L'honneur de mon filet, ce beau thon argenté;
Non, c'est à toi que je le voue, ô ma Cité,
0 toi qui m'as vu naître et que j'aime, Cyzique !
Comme Agrigente un crabe ou Tarente un dauphin,
Tu frappes ton métal d'un symbole marin.
Reçois donc ce tribut de ma pêche, en hommage,
Puisque dans l'électrum, Cyzique, ou dans l'argent,
Tes pièces de monnaie en conservent l'image
Au revers poissonneux de leur disque luisant.
326 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE SALAIRE
Tout le jour, sur le flot du changeant Hellespont
Qui tantôt veut la rame et tantôt la voilure,
Pêcheur, fils de pêcheurs, il a, sans un murmure,
Relevé les filets et lancé le harpon.
Au soleil, la sueur lui coula du menton;
Plus d'une fois l'écaillé écorcha sa peau dure,
Mais dans sa barque, au soir, s'entassent le silure,
La sole, le turbot, le rouget et le thon.
La nuit tombe. Il revient au port; la brise est fraîche.
Il songe qu'à son poids on lui paiera sa pêche
D'un bon prix qui bientôt sonnera dans sa main,
Et, dans le ciel, il voit, luisante et métallique,
Déjà, comme un salaire à son travail marin,
Une lune d'argent se lever sur Cyzique.
LE MÉDAILLIER 327
AGRIGENTE
Sur la colline fauve où l'herbe fut brûlante,
Le fronton grec s'appuie encore au chapiteau,
Mais plus d'une colonne a chu sous le fardeau
Et les temples, par blocs, jonchent la noble pente.
Le soir vient. L'olivier dont la feuille s'argente
Frissonne au bord poudreux de l'Acragas sans eau,
Et dans le sable sec piétine le troupeau
Des chèvres que mènent tes pâtres, Agrigente !
Tes médailles jadis, dans l'or et dans l'argent,
Montraient l'aigle céleste et le crabe nageant,
Quelque profil divin ou le quadrige agile,
Mais aujourd'hui sur toi, dans l'azur noir des cieux,
La lune arrondit seule en la nuit de Sicile
Son disque sans emblème et son orbe sans dieux.
* * 28.
328 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
MÉTAPONTE
Que celui-ci, pasteur, s'occupe de la tonte,
Que l'un soigne la ruche et l'autre le jardin,
Que tel taille la vigne et coupe le raisin,
Qu'un autre encor maîtrise un étalon qu'il dompte,
Que celui-là, du haut de la barque qu'il monte,
Lance l'aigu trident ou le filet marin,
Aucun de nos travaux n'est inutile et vain
Et notre effort divers enrichit Métaponte !...
Moi, son rustique fils, et qui tiens l'aiguillon,
Je pousse la charrue et creuse le sillon
D'où la houle du blé déroulera sa nappe,
Et c'est moi qui lui donne, honneur du sol natal,
Pour l'inscrire en symbole aux pièces qu'elle frappe,
Le bel Épi qu'on voit au revers du métal.
LE MÉDAILLIER 329
CYZIQUE
Un grand platane étend son ombre magnifique
Où chante une fontaine avec un clair bruit d'eau;
Un petit âne gris enjambe le ruisseau
Et trotte, qu'un vieux Turc menace de sa trique;
Une cigogne au ciel passe d'un vol oblique;
L'air est limpide, pur, odorant, calme, chaud,
Et l'éternelle mer étale un flot nouveau
Le long de la verte presqu'île où fut Cyzique.
En son orbe qui luit à l'horizon encor,
Le soleil fait songer à ces statères d'or
Qu'en un fauve métal, sans mélange et sans tares.
Tu frappais autrefois de ton coin, ô Cité,
Et qui portaient jadis jusqu'aux terres barbares
Le renom de ta gloire et de ta probité.
330 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
EPITAPHE
Je suis mort. J'ai fermé mes yeux à la clarté.
Celui qui fut hier Proklès de Clazomène
N'est plus qu'une ombre errante et qu'une cendre vaine,
Sans parents, sans amis, sans maison, sans cité.
Est-ce déjà mon tour de boire au froid Léthé?
Mais le sang ralenti s'est figé dans ma veine;
Fleur du sol d'Ionie, à quinze ans, c'est à peine
Si mon printemps trop bref devina son été.
Adieu, ville ! Je pars pour le sombre voyage
Et j'emporte avec moi pour payer mon passage
La drachme que l'on doit au nocher souterrain.
Heureux à son métal de retrouver encore,
Sur le disque d'argent qui luira dans ma main,
Le beau cygne qui manque au fleuve sans aurore !
LE MÉDAILLIER 331
LE MIROIR
Les Dieux m'aiment, Passant; c'est pourquoi je suis morte
Dans l'éclat parfumé de ma jeunesse en fleur;
Jusqu'au trépas ma joue a gardé sa couleur,
Et mon corps est léger au destin qui l'emporte.
Que le printemps sans moi reparaisse, qu'importe!
Ne crois pas que mon sort mérite quelque pleur
Parce que, quand viendra l'été lourd de chaleur,
Je ne m'assoirai plus sur le seuil de ma porte.
Je ne regrette rien de la clarté du jour.
J'ai vu ta face, ô Mort, et ton visage, Amour !
A qui fut doux l'amour, la mort n'est pas cruelle.
Je descends vers le Styx et non vers le Léthé,
Car, pour me souvenir que, là-haut, je fus belle,
N'ai-je point le miroir où riait ma beauté?
332 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
L'ESCLAVE
C'est bien. Vos poings brutaux ont défoncé ma porte
Et vous avez pillé la grange et le cellier
Et tari la citerne et rompu l'escalier.
L'oreille n'entend plus quand la voix est trop forte.
Vous jouâtes mon or aux dés de la cohorte.
Ma vie et mon destin sont à vous. Au pilier,
Mon corps débile et nu fut facile à lier.
J'étais libre. Je suis esclave. Que m'importe !
Vous pouvez m'emmener, courbé sous le fouet dur,
Vers les mornes pays où l'aube est sans azur,
Rendre aveugles mes yeux qui virent ma ruine,
Mais m'empêcherez-vous d'avoir, et pour jamais,
— 0 jeune souvenir dont ma nuit s'illumine ! —
Entre mes bras tenu la femme que j'aimais?
LE MÉDAILLIER 333
LE SOUVENIR
Laisse-moi. Tu sais bien que mon cœur est blessé,
0 Souvenir ! Pourquoi me parles-tu dans l'ombre,
A moi qui ne veux plus revoir sous un ciel sombre
Le chemin de l'amour où mes pas ont passé?
Pourquoi m'apportes-tu, du temple renversé,
Cette pierre choisie au monceau du décombre,
Et pourquoi donc choisir, seule parmi leur nombre,
Celle qui porte encore un nom presque effacé?
Ah ! je n'ai pas besoin, pour que je me souvienne,
Que ta cruelle main s'empare de la mienne
Afin de la poser sur mon cœur palpitant !
Il me suffit que, tendre, odorante et farouche,
Fleurisse, toujours jeune en le jeune printemps,
La rose qui ressemble à ce que fut sa bouche I
334 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE DON
J'aurais pu, comme un autre, à la panse du vase
Dessiner d'un beau trait la figure des Dieux :
Mars irrité, Bacchus, Apollon radieux,
Neptune et son trident, Mercure et son pétase;
Ou bien, sur la paroi dont le contour s'évase,
J'aurais pu te montrer, pour réjouir tes yeux,
Les Trois Grâces avec le chœur mélodieux
Des Neuf Muses qu'à la fontaine suit Pégase.
Mais, sachant ton respect des lignes, j'ai voulu
Qu'il se dressât en sa beauté, debout et nu,
Sans que dansât autour la Nymphe ou le Satyre,
Et si pur en son galbe éloquent et sacré
Que tu crusses, en regardant son flanc pourpré,
Entendre un chant d'amour aux cordes d'une Lyre
LE MEDAILLIER 335
LA BEAUTE
Ta divine présence éparse en chaque chose
Se révèle parfois à nos yeux, ô Beauté,
Et tu es, tour à tour, en ta diversité,
Aussi bien ce fruit clos que cette étoile éclose.
Tu es cette eau qui fuit et cette eau qui repose
Entre les herbes d'or et le sable argenté,
Cette senteur d'automne et ce parfum d'été,
Et tu es cette aurore et tu es cette rose.
Le changeant univers est ta forme secrète;
La nature en son jeu te reprend et te prête
Les visages nombreux où je te reconnais,
Mais jamais, ô Beauté, tu ne m'es apparue
Plus belle que quand, grave et soudaine, tu fais
D'une femme sans voile une Déesse nue.
* * 29
336 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
SALOMÉ
Salomé, vous avez les parfums et les baumes
Et les jardins royaux dans la pourpre des soirs,
Les étoffes, les fards, les gemmes, les miroirs,
Et les citernes d'eau, sonores sous leurs dômes !
Salomé, vous avez les danses. A vos paumes
On a peint des signes magiques, verts et noirs;
Votre corps qui les guide à d'infâmes espoirs
Rend aux morts le désir et l'ardeur aux fantômes.
Alors pourquoi voulûtes-vous, ô Salomé,
Que, du tronc nu, roulât le chef inanimé?
Fut-ce afin que se tût la voix âpre et farouche?
Ou pour voir si, parjure à ses rêves divins,
Ne tressaillirait pas au feu de votre bouche
La tête aux yeux fermés qui saignait en vos mains?
LE MEDAILLIER 337
LE CASQUE
Que bénie soit la tête qui porte ce casque!
Inscription du casque de Chah-Abbas I.
(British Muséum.)
Cinquième souverain des sultans Séfévides,
Chah-Abbas a régné sur la Perse. Il fut grand.
Son nom, entre les noms des princes de l'Iran,
N'est pas qu'un écho vain fait de syllabes vides,
Car il bâtit, pour défier les ans rapides,
Mesdjid-i-Chah, mosquée à quadruple liwan;
Comme au palais d'Achref, au Tchar-Bag d'Ispahan,
Il vit fleurir la rose en ses jardins splendides...
Guerrier, son casque, avec couvre-nuque et nasal,
Montre, damasquinée en son riche métal,
L'arabesque sans fin qui renaît d'elle-même,
Et, dans l'acier où l'or aux lettres resplendit,
On peut lire en relief des versets de poème,
L'un, entre autres, tiré du Bostan de SAdi,
338 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
L'ARRIVÉE
C'est le matin de la Mille et Unième Nuit...
Le navire léger glisse sur l'onde plane;
La mer est transparente et l'air est diaphane;
L'alcyon nous précède et le dauphin nous suit.
Sur Stamboul, que nos yeux connaîtront aujourd'hui,
Un brouillard vaporeux flotte, s'étend et plane;
Les fuseaux des cyprès à des mains de sultane
En ont filé les fils d'argent où de l'or luit.
Ainsi nous apparut, ô Ville orientale,
Ton visage secret et souriant et pâle
Sous le voile subtil de l'aube et de l'été,
Comme Schéhérazade, ô toi, dont, belle encore,
Le Temps au sabre courbe épargna la beauté
Pour entendre ta voix lui parler à l'aurore !
LE MÉDAILLIER 339
LES OSMANLIS
Ils sont là, tous, depuis celui des fils d'Osman
Qui, par la Porte d'Or, en un soir de conquête,
Sur Byzance planta l'étendard du Prophète,
Et qui soumit la croix au joug mahométan.
Tous : Sélim, Bayésid, Mourad, Suléïman,
Chacun, en son habit de victoire et de fête,
N'est plus, sous le brocart, qu'un mannequin sans tête
Que, d'une aigrette en feu, coiffe le lourd turban.
Leur simulacre vide est une forme vaine,
Ils sont morts, et le sabre, en l'or clair de la gaine,
S'offre aux manches sans bras, sans poignet et sans main ;
Mais, sur le Vieux Sérail qu'empourpre leur histoire,
Monte encor vers le ciel le cri du muezzin
Et, derrière eux, Stamboul est debout dans sa gloire !
* * 2'J.
340 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
AU CHAMP DES MORTS
Ils ne sont de mon sang non plus que de ma race
Ceux qui dorment ici, dans le sol musulman,
Et nous n'avons vécu dans le temps et l'espace
Ni les mêmes espoirs ni le même tourment...
A Scutari la sainte où pousse l'herbe grasse,
Sous les sombres cyprès d'Eyoub cher au croyant,
Ne reposera pas, en leur paix où je passe,
Mon sommeil étranger sous la stèle à turban.
Mais en ce jour où j'ai rêvé parmi leurs tombes
En regardant au loin bleuir la Corne d'Or,
Là, je me suis senti fraternel à tes morts,
Stamboul, ayant comme eux vu voler tes colombes,
Aimé ton ciel, tes eaux, tes arbres, et, comme eux,
Le visage voilé de femmes aux beaux yeux !
LE MEDAILLIER 341
RETOUR SUR L'EAU
Le jour décroît. Stamboul s'éloigne. Le caïque
Remonte le Bosphore en fendant le flot, prompt
Et longe, sous l'effort qui pèse à l'aviron,
Silencieusement la rive asiatique.
Des villages. Maisons en bois. Platane. Crique.
Vieux yalis peints de rouge et d'ocre. Un doux vallon.
Un kiosque, une odeur de jasmin, et, le long
D'un quai de marbre où passe un Turc, un chien étique.
Quelques tombes parmi les cyprès... C'est le soir.
Je pense à cet habit de guerre qu'on fait voir
Au Trésor des Sultans, en sa vitrine close :
Au siège de Bagdad, Amurat l'a porté...
La gloire ne vaut pas le parfum d'une rose,
Et le temps où l'on aime est seul l'éternité !
ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
L'AVEUGLE
à M. le Comte PrimnU.
Sa jeunesse jadis a vu naître l'aurore
Dans le ciel matinal et sur les calmes eaux,
Et le soleil, de ses rayons horizontaux,
Teindre de mille feux les ondes du Bosphore;
Maintenant, devant lui, la foule au pas sonore
Passe invisiblement sans hâte ni repos,
Et ses yeux, sur le monde, à jamais se sont clos.
Son regard ne voit pas l'aumône qu'il implore.
Sur le grand pont qui joint Stamboul à Galata,
Pareil au Souvenir, chaque jour, il est là.
Si la ville, là-bas, est d'or ou d'hyacinthe,
Qu'importe ! Un rêve ardent remplit sa cécité,
Car il conserve encor, vivante en sa beauté,
Constantinople au fond de sa prunelle éteinte 1
LE MÉDAILLIER 343
CROQUIS D'ORIENT
Le soleil, dans l'azur épais, luisant et gras,
Est comme un fruit obèse et dont l'écorce éclate,
Auquel ce bon vieux Turc compare sur sa natte
La citrouille turgide au milieu des cédrats.
Au seuil de sa boutique amoncellent leurs tas
L'aubergine vineuse et la rouge tomate,
Et son œil en extase aux couleurs se dilate.
Le turban rond s'enroule à son crâne au poil ras.
Dans l'ombre, il va bientôt s'étendre pour la sieste,
Tandis qu'une acre odeur de miasme et de peste
S'exhale autour de lui de ce quai d'Orient,
Où, Sultane de rêve aux merveilleux royaumes,
Il sent venir, avec un frisson souriant,
La fièvre fabuleuse et diverse en fantômes.
344 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LA MOURADIÉ
Le vieil Imân à turban vert, maigre et courbé,
Égrène un chapelet qui glisse sous son pouce,
Et, devant nous, d'un geste très pieux, il pousse,
Silencieusement, la porte du Turbé.
Les quatre murs sont blancs sous le dôme bombé,
D'où, par un trou rond, coule une lumière douce,
Et, dans le sarcophage empli de terre, pousse
Un peu d'herbe à l'endroit où la pluie a tombé.
C'est ainsi que voulut dormir son dernier somme
Mourad, sultan de Brousse, aux yeux d'Allah, pauvre lion
Sous la coupole ouverte aux orages du ciel,
Lui qui se fit tailler, humble en sa gloire altière,
Afin d'être mieux prêt à l'ordre d'Àzraël,
Un carré de cuir brut pour tapis de prière !
LE MÈDAILLIER 345
LE TURBÉ VERT
C'est un vainqueur qui dort sous la pompe persane
De ces riches carreaux dont l'enduit transparent,
En sa couleur changeante et son reflet errant,
Montre des fleurs d'émail que nul hiver ne fane.
Mais à quoi bon avoir, pour la foi musulmane,
Par le sabre imposé la règle du Coran,
Et que t'aura servi ce tombeau, Conquérant,
Puisque le vil talon du giaour le profane?
Malgré ta gloire, ô Mahommed, tu n'es plus rien !
Ton nom fait-il songer à son éclat ancien
Cette fillette assise à l'ombre d'un platane,
Et qui, l'œil mi-voilé lorsque passe un chrétien,
Caresse, en regardant ton Turbé de turquoise,
Le petit lièvre roux que sa main apprivoise?
346 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE NOM
Vous ne fûtes longtemps, ô nom oriental,
Qu'un incertain écho de splendeur et de gloire
Où pour moi se mêlait, dans un bruit sans mémoire,
Le frisson de la soie à l'éclair du métal.
Vous étiez le marteau délicat et brutal
Sous qui le fer ardent bave à l'enclume noire,
Et l'aiguille qui fait, au tissu qui se moire,
Courir en arabesque un fil ornemental.
Mantenant, ô Damas, je sais votre beauté.
Je connais dans leur grâce et dans leur vérité
Le parfum de vos fleurs et l'eau de vos fontaines,
Car, devant le turbé du sultan Saladin,
J'ai vu, par un beau soir, près d'une vasque pleine,
S'épanouir la rose à l'ombre du jasmin !
LE MÉDAILLIER 347
LE DÉPART
Dans le bazar bruyant, mystérieux et sombre
Qui sent l'huile, le fruit, le cuir et le jasmin,
J'ai marchandé longtemps et touché de la main
Le harnais, le tapis, la figue et le concombre.
Grave et chaude, j'ai vu sur toi descendre l'ombre,
Damas ! Un soir, le long de ton vieux mur romain
Où le Seigneur frappa saint Paul en son chemin,
J'ai marché lentement sur la route en décombre.
Sur le toit en terrasse et sur le dôme blanc,
J'ai vu la lune courbe au beau ciel musulman
Faire aboyer les chiens et gémir les fontaines,
Et, pour mieux conserver l'image où tu me suis,
J'emporterai, gardien de tes beautés lointaines,
Ce clair sabre pareil à l'astre de tes nuits I
** 30
348 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
SOUVENIRS D'ORIENT
Quand je ferme les yeux, ô souvenir, je vois
Une cour de mosquée où le pigeon roucoule
Et, sur le pavé blanc que bigarre la foule,
L'ombre d'un dôme rond et de minarets droits.
Puis c'est le bazar sombre et ses couloirs étroits
Et la boutique où s'offre à mon pied qui le foule
L'éclatante couleur d'un tapis qu'on déroule
Tandis que le marchand calcule sur ses doigts.
Je respire une odeur d'Orient où se mêle
La feuille de la rose au poil de la chamelle,
La graisse qui grésille et le café qui bout,
Et, sur ma langue avide et que le sucre allèche,
Il me semble, ô Damas, sentir encor le goût
De l'abricot confit et de la figue sèche I
LE MÉDAILLIER 349
LE CYPRÈS
Si, plus doux, le parfum des roses dans le soir,
Au fond du jardin sombre où le silence écoute,
Se mêle au bruit plus frais de l'eau qui, goutte à goutte,
Déborde de la vasque et coule au réservoir;
Si, dans l'ombre plus solennelle, je crois voir,
— Moi dont le long amour pensait te savoir toute,
0 cher visage auquel un prestige s'ajoute, —
Ton regard plus profond, plus secret et plus noir,
C'est que j'évoque alors, auprès d'autres fontaines,
D'autres roses en fleurs, puissantes et lointaines,
Que Brousse et que Damas colorent de leur sang,
Et qu'un charme nouveau, de là-bas, t'a suivie
Pour avoir entendu dans les nuits d'Orient
Le rossignol gémir sur les cyprès d'Asie,
350 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE CROISSANT
La poterne, dans la muraille, ouvre à l'abord
Sa voûte oblique et basse où le pavé résonne,
Et l'antique rempart que le créneau couronne
Veille toujours à pic sur la plaine et le port.
Le palais du Grand Maître est là, debout encor;
Ici les Chevaliers dont l'Ordre l'environne
Ont leurs nobles logis qu'un blason écussonne.
L'héroïque passé survit en son décor.
Si l'épais bastion que la tour ronde flanque
N'a pas, du joug haï, sauvé la cité franque,
Rhodes, tu coûtas cher au vainqueur musulman,
Car, autour de tes murs, un vaste cimetière
S'incurve encore, comme un funèbre croissant,
Où trente mille Turcs ont pourri dans la terre !
LE MÉDAILLIER 351
LE SPECTRE ROUGE
Tes os ne dorment pas au tombeau que Venise
Te dressa vainement, ô grand Patricien !
Il est vide. Tu ne gis pas en lieu chrétien,
O martyr qui connus le couteau qu'on aiguise !
L'épitaphe est pompeuse et noble. Qu'on la lise
Et l'on saura quel sort farouche fut le tien :
O deuil, Chypre tombée au pouvoir du païen,
Et ta mort héroïque à Famagouste prise !
Ici, dans son vieux port que son haut mur défend,
A la place où les Turcs t'ont écorché vivant,
Écarlate et debout en ta chair torturée,
J'ai cru voir, Bragadin, rôder sur le rempart
Ton fantôme sans peau tendant sa main pourprée
Que léchait en pleurant le Lion de Saint-Marc.
** 30.
352 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LÉPANTE
Sur le golfe, le port, la ville et le rempart,
Le soir est bleu. La mer en murmurant se brise
Où, jadis, dans un bruit d'abordage et de prise,
Retentit le pierrier et claqua l'étendard.
L'aigle à deux têtes et le lion de Saint-Marc
Ont guidé là, d'un vol que l'histoire éternise,
Les galères d'Espagne et celles de Venise
Que ruait sur le Turc l'impérial bâtard.
Salut, Juan ! par qui la croix fut la plus forte !...
Aujourd'hui le silence endort la cité morte
Derrière ses vieux murs pleins d'échos glorieux;
Et j'ai vu, du château qui couronne sa pente,
Se lever, souvenir d'un soir injurieux,
Pâle encor, le croissant, en face de Lépante !
LE MÉDAILLIER 353
L'ACHILLÉION
J'ai consacré mon palais à Achille », dit l'Impératrice.
(Maurice Barrés, Amorf et dolori sacrum.)
La villa blanche est close, et le jardin désert
Jusqu'au golfe descend de terrasse en terrasse,
L'allée est sans empreinte où personne ne passe
Et nulle voix ne vibre au silence de l'air.
Près du rosier en fleurs et près du laurier vert,
Homérique et guerrier sous sa lourde cuirasse,
En son marbre succombe au mal qui le terrasse
Un Achille blessé qui meurt devant la mer.
Toi que l'odeur du vent et des roses enivre,
Va-t'en, et porte ailleurs le bruit qu'on fait à vivre,
Car une ombre tragique est errante en ces lieux,
Qui, comme le héros par la flèche ennemie,
Sous la pourpre royale et doublement rougie,
A connu plus que lui la colère des Dieux !
354 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
L'ILE
Sous la lumière d'or que le soleil tiédit
Et qui brille, s'épand, se disperse et ruisselle
Sur la mer, dont au loin l'azur lisse étincelle,
L'île en un clair sommeil doucement s'engourdit.
Silence. Pas un vol dans le ciel de midi
Ni dans le bois obscur où ne bat aucune aile.
Le temps semble immobile en une heure éternelle
Qui brûle, se consume et toujours resplendit.
Pieuse et verte, auprès du rivage dalmate,
Où, comme un fruit, Raguse en ses vieux murs éclate,
Elle étage ses pins autour de son couvent;
Et, dans l'air pur qu'imprègne un parfum balsamique,
Cime à cime, parfois, d'un frisson, on l'entend
Palpiter tout entière au souflle adriatique.
LE MÉDAILLIER 355
URBIS GENIO
l'rbis genio Johanncs Darius.
(Inscription votive du Palais Dario.)
Venise ne t'a pas inscrit au Livre d'or
Parmi ses fils fameux dont la gloire y rayonne,
Dario, mais ton nom oriental résonne
Toujours, dans un écho de faste et de trésor,
Puisque, riche étranger venu de quelque port
De l'Archipel ou né sur la côte esclavonne,
Tu construisis, sans écusson qui le blasonne,
Ce palais, dont le Grand Canal est fier encor.
Grâce à lui, tu survis, car sa façade blanche
Montre en disques luisants, dans son marbre qui penche,
Le porphyre vineux et le vert serpentin,
Et l'on peut lire encor l'inscription latine
Par laquelle tu dédias son seuil marin
Au génie ondoyant de la ville marine.
356 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE SURNOM
Francisco Mau.rocen.io. Peloponnesiaco, adhuc
vivenli.
(Inscription au monument du doge Francisco
Morosini, dit le Péloponésiaque.)
Ce fut « vivant encor » que Venise à ta gloire
Vota l'honneur du bronze et voulut, ô guerrier
Dont le bras lui conquit la terre du laurier,
Qu'à ton nom s'ajoutât le nom de ta victoire.
Afin de ne pas être ingrate à ta mémoire
Et sachant l'homme enclin à trop vite oublier,
Pendant que durait l'œuvre et vivait l'ouvrier,
Elle a payé sa dette et devancé l'Histoire.
C'est pourquoi, Francesco Morosini, tes yeux
T'ont pu voir dans l'airain civique, glorieux,
Tel que contre le Turc tu commandais l'attaque,
Et que, sur ta galère à quadruple fanal,
Doge au noble surnom, Péloponésiaque,
Tu serrais à ton poing le lourd bâton ducal !
LE MÉDAILLIER 357
SUR UN EXEMPLAIRE DES
DIALOGUES D'AMOUR DE LÉON L'HÉBREU
Prends cet Aide. Il est souple et poli sous ta main.
Le papier est de choix et la lettre est accorte,
Et la première page, au bas du titre, porte
La haute ancre marine où s'enroule un dauphin.
Pour le couvrir, on n'a voulu ni parchemin
Trop orné, ni velours trop éclatant, de sorte
Que son double plat noir, pour tout luxe, comporte
A chacun de ses coins un seul fleuron d'or fin.
En sa parure sobre et sombre autant que belle,
Il évoque un décor de gondole, comme elle,
Or sur noir, à la fois galant et ténébreux,
Car c'est ainsi jadis qu'un seigneur de Venise
Fit relier pour lui, sans chiffre ni devise,
Ce livre qui plaisait à son cœur amoureux,
358 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE LECTEUR
La Vila del gran Pliilosopho Apollonio Tianeo,
composita da Pliiloslralo, scriltor greeo, et tradolla
nella lingua volgare de M. Lodovico Dolcc.
In Vinegia. Appresso Gabriel Giolitto de Ferrari, mdxlix.
C'est un de ces beaux fils comme les peint Titien.
Le soleil de Venise a bronzé sa peau mate;
Sous le felze bombé de sa gondole plate,
Il rêve d'un amour qui répondrait au sien.
Aussi feuillette-t-il, d'un doigt patricien,
Ce vieux livre, traduit du grec de Philostrate,
Qui d'Apollonius de Tyane relate
Les pouvoirs merveilleux et l'art magicien.
Connaîtra-t-il jamais la science suprême
Qui fait qu'on soit aimé de celle que l'on aime?
Il soupire : à quoi bon chercher le vain secret?
Mais un profil charmant s'évoque en sa mémoire
Et, tour à tour, avec espérance et regret,
Il contemple anxieux la page blanche et noire.
LE MÉDAILLIER 359
JOUR DE VENT
Ce soir, le rude vent qui souffle de la mer
Est un passant bourru qui brusquement vous frôle;
L'eau du canal s'irrite, et la lagune au môle
Pousse son onde forte et son flot plus amer.
Tout gronde, vibre, tremble, en ce fracas de l'air;
La masure s'appuie au palais qui l'épaule,
Car l'antique Borée, échappé de sa geôle,
Gonfle l'Adriatique où le vaisseau se perd.
Jadis, quand l'ouragan hurlait à pleine bouche,
Ton Lion, ô Saint-Marc, anxieux et farouche,
Interrogeait les flots de son regard d'airain,
Mais qu'importe, aujourd'hui, leur calme ou leur colère,
Venise n'attend plus à l'horizon marin
Le retour écumeux de ses rouges galères !
** 31
360 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
L'ADIEU
« Elle se déclara fort contente de son sé-
jour à Venise, et quand elle en partit, nous
l'accompagnâmes jusqu'à Vérone. »
(Chronique de Baldassare Aldramin.)
Que leur aurez-vous dit de la ville aux beaux noms
Qui fait Zani, de Jean, et, de Louis, Alvise,
Et dont notre mémoire à nos yeux divinise
Le prestige émouvant où nous nous enivrons?
Le marbre noblement y résonne aux talons,
Se dispose en façade et se découpe en frise
Et, d'un vol sans essor en l'air bleu qui l'irise,
Unit des ailes d'aigle à des corps de lions.
Vous avez parcouru la Ville inextricable,
Si belle en ses canaux que la lagune ensable,
Et, de tant de beauté, n'emporterez-vous pas,
Dans un long souvenir d'ardeur et de mollesse,
Ce doux regret, mêlé de désir, qu'au cœur laisse
Le charme d'un amour qu'on ne satisfait pas?
LE MÉDAILLIER 361
LES VILLES
Vous êtes à mon cœur plus douce que les villes
Que l'on voit apparaître à l'aurore et qui sont
Chères au souvenir par l'écho de leur nom,
Venises au beau ciel ou dansantes Sévilles,
Qu'elles dressent dans l'air dômes ou campaniles,
Flèches, clochers, tour à créneaux, porte à blason,
Et que leur fier passé domine, à l'horizon,
Plaines, forêts, lacs, ports ou golfes semés d'îles.
C'est en vous, pour jamais, que j'ai cherché l'abri;
Vous êtes le séjour où murmure sans bruit
Le peuple rouge et chaud du sang qui vous habite,
Tandis qu'à vos pieds nus coule, souple et joyeux,
Parmi les roseaux d'or où je chante sa fuite,
Le fleuve de mes jours qui reflète vos yeux.
362 ŒUVRES DE HEXRI DE RÉGNIER
LA BELLE ALDA
Aida la bella e galanta.
(Vieille faïence italienne.)
Mon visage charmant, tendre et mélancolique,
Pour vous, je l'ai fait peindre, en toute la beauté
De son jeune printemps qui n'aura pas d'été,
En couleur, au fond d'un grand plat de majolique.
Lorsque je serai morte, — ainsi que vous l'indique
Le parchemin qui vous dira ma volonté, —
Placez-y, grappe à grappe, un raisin velouté,
L'amande souvent double et la grenade unique.
Amis, que ces beaux fruits que toucheront vos mains
Rappellent à vos cœurs des jeux déjà lointains !
Eut-il de plus doux fruit que ma bouche vivante?
Et moi, je sourirai sous l'émail précieux
Et que décore la banderole où vos yeux
Liront qu'Aida fut belle et qu'Aida fut galante.
LE MÉDAILLIER 363
MÉDAILLE
Leonellus Marchio Estensis. Opus Pisani Pktoris.
Qu'il soit mort par le fer, le poison ou la peste,
Podestà magnanime ou tyran redouté,
Plus d'un n'est devenu pour la postérité
Qu'un nom que nul ne loue et que nul ne déteste.
Mais toi, ce que tu fus ta médaille l'atteste,
Et ton brusque profil en sa jeune fierté
Par l'airain a conquis presque l'éternité.
L'Art t'immortalisa, Lionel, marquis d'Esté.
Le grand Pisanello, père de ta mémoire,
N'en assura-t-il pas la durée et la gloire
Dans ce disque de bronze où tu semblés vivant,
Et qui, sur son revers, en des poses pareilles,
Modelés par un pouce héroïque et savant,
Montre deux hommes nus qui portent des corbeilles?
** 31.
364 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LES JARDINS
Ne pensez pas, un jour, que mon cœur vous oublie
Et qu'il ne se souvienne plus d'avoir aimé
Vos ombrages souvent dont la paix m'a charmé,
Beaux promenoirs d'amour et de mélancolie,
Vous dont la pompe illustre à la grâce s'allie,
Qui mêlez l'un à l'autre en votre air embaumé
Et la rose odorante et le buis parfumé,
Jardins, ô chers jardins, de France et d'Italie!
Vous voici. Je revois vos marbres et vos eaux;
J'entends mon pas lointain au fond de vos échos,
Car les lieux, comme nous, ont aussi leur mémoire;
Et vous ne changez point et le temps passe en vain
Et l'ombre tourne encor, mouvante, aiguë et noire,
Autour de l'if français et du cyprès romain !
LE MEDAILLIER 365
LA VILLA
Quel Prince au nom romain ou quel altier Prélat,
Las de la Cour papale ou du rouge Conclave,
Au milieu de ce site agreste, noble et grave,
A tracé ces jardins autour de sa villa?
D'intrigue ou de complot venaient-ils rêver là,
De plaisir sans regret et d'orgueil sans entrave,
Et dans leur cœur encore ambitieux et brave
Quel long désir d'amour ou de gloire brûla?
Je ne sais, mais il rôde en ces lieux magnifiques,
Plantés de rouvres verts et de cyprès coniques,
Comme une obscure fièvre et comme un philtre errant,
Et, vers le soir, du bord des terrasses hautaines,
On entend se mêler et frémir sourdement
Le frisson du feuillage au frisson des fontaines.
366 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
RENCONTRE STENDHALIENNE
L'ombre qui m'accompagne et que suivent mes yeux
N'est point votre ombre, à vous, Madone du Corrège,
A qui l'ascension des Anges fait cortège
Dans la coupole haute où vous êtes aux cieux.
C'est une autre et qui rit d'un air mystérieux.
Sa grâce lui compose un tendre sortilège;
Elle semble mener vos pas vers quelque piège
Que saura déjouer son pied malicieux.
Elle est belle, amoureuse et duchesse. Fabrice
L'aime. Ranuce-Ernest s'incline à son caprice,
Sachant quel ongle aigu sa main délicate a...
Et j'écris ce sonnet dont la lime me charme,
A l'heure où l'angelus sonne à la Steccata,
Dans les jardins Farnèse, un soir d'automne, à Parme.
LE MÉDAILLIER 367
BRESCIA
Jadis, tes artisans savaient l'art belliqueux
De battre et de polir l'acier d'une cuirasse
Et, sur son dur métal, de nouer avec grâce
L'élégante arabesque au rinceau vigoureux.
Nuls forgeurs d'Italie ou de France ainsi qu'eux
Ne surent, d'une main qu'aucune ne surpasse,
Tremper l'arme qui garde et l'arme qui terrasse
Dont l'éclair brille au poing prudent ou valeureux.
C'est pourquoi, il convient, Brescia l'armurière,
Qu'un jour on ait trouvé dans ta cité guerrière
Cette Victoire antique et qui, toute d'airain,
Semble, vibrante encor des enclumes frappées,
Avoir mêlé jadis, ô fille de Vulcain,
Le bronze de son aile au fer de tes épées !
368 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
EN PASSANT PAR BERGAME
Sur la Fiera déserte autour de sa fontaine,
La boutique brillante et le joyeux tréteau
N'attirent plus la foule, attentive au rideau,
Par leur splendeur bizarre et leur gaieté foraine.
On n'y vend plus brocart, velours, satin et laine,
La denrée étrangère et le bijou nouveau;
Arlequin, plus léger qu'un singe ou qu'un oiseau,
N'y rosse plus Brighelle en courtisant la Naine.
C'en est fait de la vive et folle Comédie !
Et, de la ville haute où le moine mendie,
Au théâtre en plein vent ne viennent plus s'asseoi;
Le galant cavalier et la galante dame...
Et cependant l'on voit, dans le ciel pur, ce soir,
La lune, en masque d'or, se lever sur Bergame !
LE MÉDAILLIER 369
LE CASTELLO
La tour est rouge, afin que de loin on la voie !
Haute, massive et forte et d'un solide élan,
Elle dresse toujours sur le ciel de Milan
Ses lourds créneaux construits par Bonne de Savoie.
Au-dessous, largement, le Castello déploie
Son enceinte que garde un fossé vigilant,
Et son mur pourpre porte, incrusté dans son flanc,
L'écu ducal sur qui la guivre bleue ondoie.
Ses salles et ses cours sont sonores aux pas;
Les fresques des plafonds montrent des entrelacs
Assez pareils à ceux dont Ludovic le More,
A Loches, enfermé vivant dans son tombeau,
Orna, d'un art obscur qui nous émeut encore,
Sa prison souterraine au donjon tourangeau.
370 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LE COPISTE
Incipit vita domni Karoli Imperaioris
Magni cdilu ab Alcuino magistro.
{Manuscrit de Cluny, fol. 322-412.)
C'est l'été. Dans l'air vole un moucheron taquin
Qui se pose et s'acharne au rond de la tonsure
Et que le moine, en vain, de sa manche de bure,
Chasse. Il fait chaud. Le froc sent la cire et le suint.
De celui qui vainquit l'Avare et l'Africain,
Du grand Charles, de qui la gloire toujours dure,
Il copie avec soin, sans surcharge et rature,
La vie, ainsi que l'écrivit maître Alcuin.
Il s'arrête parfois, tourne la tête, songe;
L'encre sèche, le soir vient et l'ombre s'allonge
Sur la dalle, et le moine a tressailli, croyant,
Dans la corne d'un pâtre, au fond de la campagne,
Là-bas, soudain entendre, au souffle de Roland,
Le cor à Roncevaux appeler Charlemagne !
LE MÉDAILLÎER 371
LE CLOITRE
Jadis, quelque rustique et pieux jardinier,
Bêche en main, au soleil inclinant sa tonsure,
A décoré de fleurs et planté de verdure
Ce doux jardin qu'enclôt le cloître familier.
Depuis, enguirlandant l'arcade et le pilier,
A l'abri du vent brusque et de la bise dure,
Du parterre natal jusques à la voussure,
A grimpé le lierre et grandi le rosier.
Mon amour est pareil au jardin de ce cloître
Solitaire où le temps, qui détruit tout, fait croître
Plus vivace la fleur et plus fort le rameau,
Car, à chaque printemps, je vois ma vie éclose,
En son même parfum éternel et nouveau,
Au rosier plus nombreux, d'une plus haute rose.
** 32
372 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
PARVA DOMUS
à M. Gabriel Hanoiaux.
Ami, votre maison domine la vallée.
Au flanc du coteau vert elle est plaisante à voir
Près de son rocher creux où fut le vieux pressoir
Qui lui donna le nom dont elle est appelée.
J'aime son salon clair et sa salle dallée
Où le losange alterne au carreau, blanc et noir,
Et sa terrasse bonne à s'y venir asseoir
Du matin vaporeux à la nuit étoilée.
Fidèle au coin de terre où sont nés vos aïeux,
Devant cet horizon familier à vos yeux,
Vous cueillez doucement les grappes de la vie;
Heureux celui qui peut, comme vous, de son seuil,
Respirer l'air de France avec un fier orgueil
Et l'aimer mieux encor de l'avoir bien servie I
LE MÉDAILLIER 373
L'ABSENCE
Dans la chambre déserte, auprès de l'âtre éteint,
Où l'air silencieux a l'odeur de l'absence,
Je viens lire, l'esprit plein d'espoir et de transe,
Chaque lettre de toi qu'apporte le matin;
Le timbre qui la marque est d'un pays lointain.
Mais que me font le temps, l'espace et la distance?
Le papier parle, rit, soupire, pleure, pense;
Un fantôme s'esquisse au miroir incertain.
0 miracle ! Le feu sous la cendre vermeille
Renaît; la flamme luit, palpite, se réveille.
Il me semble t'entendre et que je te revois,
Car, par un cher prestige où mon cœur s'émerveille,
La lettre, le miroir, me rendent à la fois
L'écho de ton image et l'ombre de ta voix.
374 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
CORNEILLE
Lorsque par lui le Cid tira sa jeune épée,
La France tressaillit d'un tragique frisson
A voir le fils venger — et de quelle façon ! —
La paternelle joue indignement frappée.
Puis ce furent Horace et, de pourpre drapée,
Rome tendant les bras à ce fier nourrisson,
La clémence d'Auguste et sa noble leçon
Et Rodogune avec Polyeucte et Pompée.
Mais le feuillage meurt avant l'arbre vieilli,
Et le plus beau laurier défend-il de l'oubli
Puisque son siècle fut ingrat au grand Corneille?
Et qu'il fallut, un jour, que la Postérité,
Pareille à quelque Cid en qui l'honneur s'éveille,
Rajustât sa couronne à ce front irrité?
LE MÉDAILLIER 375
AU BAS D'UN PORTRAIT DE MOLIÈRE
Le valet qui friponne et le tuteur qui peste,
Le pédant, le marquis, le sot et le barbon,
L'apothicaire, le fâcheux, tout lui fut bon,
De l'esclave rustique au Jupiter céleste;
L'intrigue et l'imbroglio, la gambade et le geste,
La mascarade, la seringue et le bâton,
Et jusqu'au Turc obèse à turban de coton,
Et le sac de Scapin et les rubans d'Alceste.
Mais, farce à la chandelle ou haute comédie,
De tout ce qu'inventa sa verve, son génie
En a fait de la vie et de la vérité;
Et c'est pourquoi ces yeux, ce front et cette bouche
Reçurent le baiser de l'Immortalité,
Qui, d'abord, avaient pris leçon de Scaramouche 1
* * 32.
376 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
LA JOURNÉE DE RACINE
Le poète Racine a fini sa journée.
Le coude sur la table, il songe. Est-il content?
Et le bec de la plume au bruit intermittent
Ne mord plus sous sa main la page égratignée.
A-t-il d'une épigramme élégamment tournée
Trouvé la pointe acerbe et le trait irritant?
Non, un plus noble soin Ta tenu haletant,
Et voici qu'il relit la scène terminée.
Son regard, dont parfois l'expression trop fine
A fait dire de lui : le perfide Racine,
Est très tendre, très fier, très pensif et très doux
Car il fut, tout le jour, ô douleur, ô délice !
Témoin des beaux adieux qu'adresse sans courroux,
A Titus qui la fuit, la reine Bérénice.
LE MÉDAILLIER 377
LE JEUNE ORFEVRE
Mieux qu'aucun maître inscrit au livre de maîtrise.
j.-m. de heredia. le vieil Orfèvre.
Il nesl pas défendu, quand le maître est sorti,
Ayant, sa tâche faite, achevé sa journée,
Qiïau lieu de délaisser la forge abandonnée,
A son tour, au travail s'exerce rapprend.
Le voilà seul. Sa main touche sur rétabli
Le poinçon glorieux et par qui fut signée
La bague au fier chaton savamment façonnée
Où brille le béryl dans For courbe serli.
Mais soudain, rougissant de sa naïve audace,
Il lui semble qu'un œil le raille et le menace
Dans le rubis farouche et le clair diamant ;
Hélas! son nom encor n'est pas inscrit au Livre
Et, modeste, il s'applique à fixer humblement
Une perle de verre en un cercle de cuivre!
DON JUAN AU TOMBEAU
DON JUAN AU TOMBEAU
La flamme a jusqu'au bout fondu la cire ardente
Des cierges consumés au ras du chandelier,
Et voici que s'éteint la mèche grésillante.
Les deux moines en froc qui sont là pour prier
Et qui, toute la nuit, à genoux sur la dalle,
Ont suivi l'oraison aux pages du psautier,
Soudain lèvent les yeux vers la lumière pâle
Qui glisse lentement, avec l'aube qui vient,
De la haute fenêtre, au pavé de la salle;
382 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Puis un verset final penche leur front chrétien
Et, debout, côte à côte, ils regardent en bière
Ce mort inquiétant dont l'aspect les retient,
Car, pour eux, cette nuit de veille et de prière
Fut longue de frissons, d'angoisses et d'effrois,
A s'en ressouvenir jusqu'à l'heure dernière,
Et, malgré l'eau bénite et les signes de croix,
Malgré les chapelets et malgré les reliques,
Dans l'ombre il leur parut ouïr, plus d'une fois,
Des rires infernaux et des bruits sataniques,
Tandis que s'agitaient les cierges effleurés
De quelque aile griffue à leurs flammes obliques...
Oui, malgré les répons repris et murmurés,
Ils ont senti, courbés, sous un souffle qui brûle,
Se couvrir de sueur leurs crânes tonsurés,
Et, prodige qui fait que le plus saint recule,
Ils ont même cru voir le cadavre roidi
Soulever du cercueil son corps de jeune Hercule
DON JUAN AU TOMBEAU 383
Dont la chair - — s'il en est ce que tout bas l'on dit
Porte marquée encor l'étreinte impitoyable
D'une main vengeresse à son poignet maudit,
Car celui dont voici la dépouille coupable
Ne s'est pas endormi dans le pardon de Dieu,
Mais il a succombé dans le piège du Diable.
Sa scandaleuse vie, en tout temps, en tout lieu,
Fut vouée au péché avec sollicitude;
Il eût souillé la neige et corrompu le feu !
Luxurieux, impie, orgueilleux, hardi, rude,
Il fut subtil aussi comme l'est le serpent,
Et sa damnation est une certitude.
Fut-il jamais de ceux dont le cœur se repent?
Fils irrespectueux, il n'eut pour son vieux père,
En réponse à des pleurs qu'un rire impénitent!
Et cependant il fut heureux, riche et prospère
Jusqu'à ce que sa voix invitât au festin,
Par un défi nouveau, le Convive de pierre,
** 33
384 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
Et que, s'étant assis à la table, hautain,
Et calme et souriant d'un sarcasme suprême,
Il entendît sans peur venir le pas lointain...
Et ce fut là, qu'à l'aube on le retrouva blême,
Sans chaleur, sans regard, sans souffle, toujours beau,
Et la lèvre crispée en un dernier blasphème.
Aussi, depuis hier creuse-t-on son tombeau,
Tandis que, devant son cadavre on prie encore
Dans la salle funèbre où fume le flambeau !
Mais la nuit est passée et fait place à l'aurore;
Bientôt les pénitents et les meneurs de deuil
Vont venir le chercher par le couloir sonore;
Ils franchiront la porte ou, groupés sur le seuil,
S'arrêteront, pendant qu'à grands coups dans le chêne
Le marteau pour jamais fermera le cercueil;
Puis quatre compagnons, l'empoignant avec peine,
Porteront le défunt dans la cour où l'attend
Toute la parenté jusqu'à la plus lointaine,
DON JUAN AU TOMBEAU 385
Et qui va, puisqu'il est malgré tout de leur sang,
Le conduire avec ordre, en la pompe prescrite,
A l'église où se dresse un catafalque ardent.
Et ce sera, derrière lui, tout une suite
D'hommes en manteaux noirs et la golille au cou
Et qui feront la rue étroite et trop petite,
Et le piétinement dans Séville debout,
D'un cortège, mêlant la toque à la cagoule,
Autour de la bannière où l'hérétique bout;
Au parvis que le peuple encombre de sa houle
Le convoi déploiera sa parade de mort
Et passera le porche, aux regards de la foule;
Puis, dans la cathédrale, au branle sourd et fort
Des cloches — tandis que la Giralda vermeille
Dressera vers l'azur son ange aux ailes d'or, —
Les prêtres, tour à tour, dont le rite appareille
Les voix, psalmodieront, en un chant alterné,
Le psaume à qui le Christ, d'en haut, prête l'oreille,
386 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Car on a vu parfois le méchant pardonné;
Mais celui-là qui gît, foudroyé dans sa faute,
Seigneur, n'est-il donc pas certainement damné?...
Et les deux moines, les mains jointes, côte à côte,
Se sentent tout honteux d'avoir prié pour lui,
Pour lui, de qui le cœur eut le Malin pour hôte l
Et pourquoi donc aussi ne pas avoir conduit
Sa dépouille maudite à quelque fosse immonde,
Comme on fait des sorciers cpi'on enterre, la nuit?
C'est que ce vil pécheur en qui le vice abonde
Et que Satan, au bras, a marqué de son sceau,
Infime aux yeux de Dieu, fut grand aux yeux du monde
D'une race fameuse il est le noir rameau
Et sa racine plonge au plus vieux sol d'Espagne;
D'un illustre blason s'ornera son tombeau.
Le renom des aïeux dans la mort l'accompagne :
Nul plus que lui n'aurait été l'un de ceux-là
Qui sont dignes d'avoir la Gloire pour compagne.
DON JUAN AU TOMBEAU 387
La Nature l'avait paré du riche éclat
De ses dons les plus beaux et les plus magnifiques
Et Séville admirait ce fils des Maraiïa.
Qui savait, comme lui, dans les joutes publiques,
Courir la bague, souple, et prompt, et gracieux
Parader au galop d'un étalon d'Afrique?
Ou, dans le cirque rond, pour le régal des yeux,
D'un seul coup, au garot, de son épée agile
Agenouiller l'élan du taureau furieux,
Ou lire, mieux qu'un clerc, Théocrite ou Virgile
Et recueillir le miel aux lèvres de Platon,
Ou transcrire un sonnet sur le vélin fragile?
Mais de cet or, hélas ! qu'en a-t-il fait? Du plomb !
Le mensonge habitait sa parole incertaine
Et le sang a rougi sa main et son talon.
Brave comme le Cid, il eût trompé Chimène !
Mais combien cependant tombèrent en ses lacs !
Et, d'un geste, il brisait la coupe encore pleine.
* * 33.
388 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
Et toujours il allait insatiable et las;
Le désir l'attirait vers des lèvres nouvelles;
Les mères avaient peur en le nommant tout bas.
0 douleur ! les plus amoureuses, les plus belles
Ne furent qu'un jouet pour sa méchanceté
Et, sans qu'il les aimât, il était aimé d'elles.
Et les moines, le cœur sourdement irrité,
Songeaient avec envie à toutes ces amantes
Qui prosternaient, en vain, à ses pieds, leur beauté :
« N'est-il pas juste qu'à présent tu te lamentes,
Funeste séducteur? Et le spectre a bien fait
D'entrouvrir sous tes pas les géhennes fumantes !
Le Convive de pierre a puni ton forfait
Et si tu le frappas au défaut de l'armure
Il t'a rendu tes coups, et l'ordre est satisfait.
Maintenant tu n'es plus qu'une dépouille impure
Que les feux de l'enfer vont éternellement
Brûler et qui n'est plus déjà que pourriture;
DON JUAN AU TOMBEAU . 389
Le crime, grâce au ciel, reçoit son châtiment ! a
Et les moines soudain se courbent avec rage
Pour contempler ce mort coupable au jugement :
Les vers ont dû, déjà, baver sur son visage
Et, déjà le souillant de leurs anneaux visqueux,
Commencer en sa chair leur sinistre ravage...
Mais, moines, quel spectacle apparaît à vos yeux !
L'aurore, en éclairant cette face damnée,
Sur elle fait errer un fard mystérieux;
La jeunesse fleurit sur sa peau satinée,
Sa lèvre est toujours rouge et sa joue est encor
Fraîche comme au matin de la vingtième année;
Un rayon de soleil allonge son trait d'or
Sur ce front radieux que le printemps couronne
Et qui demeure pur, au souffle de la mort.
Alors !... il est donc vain que Dieu condamne et tonne !
Et comment ce pécheur que Satan vint saisir
Garde-t-il cet orgueil dont le regard s'étonne?
390 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
C'est que rien ne le put, ô moines, assouvir,
Et qu'il fut, par son âme anxieuse et mouvante,
Une incarnation de l'Éternel Désir.
C'est que, malgré la nuit de foudre et d'épouvante
Où le sombre invité du suprême festin
Fit sous un doigt de feu crier la chair vivante,
Dans le sépulcre clos que scellera l'airain,
Lorsque l'on étendra, moines, malgré vos blâmes,
Au son de l'orgue grave et du psaume latin,
Ce doux corps caressé par tant de mains de femmes,
S'il est toujours ainsi voluptueux et beau
C'est qu'il fut plus brûlant, encore, que les flammes
Et que c'est toi, Don Juan, que l'on met au tombeau !
On dit que, vers le soir de la même journée,
A«riieure où le vent frais, né du Guadalquivir,
Effeuille aux chignons bruns la rose safranée,
DON JUAN AU TOMBEAU 391
Dans l'église où la nef commence à s'assombrir,
Trois femmes, toutes trois en longs voiles, et belles,
Se retrouvèrent là dans un commun désir;
Et, le chœur étant vide, et vides les chapelles,
Toutes trois s'avançaient silencieusement;
Et l'histoire rapporte aussi que l'une d'elles
Etait Dona Elvire en deuil de son amant,
La seconde, Doha Anna, et la troisième,
La plus jeune, très pâle, encor presque une enfant.
Et toutes trois, sans se parler, cherchaient de même,
De pilier en pilier, un sépulcre récent
Afin de dire au mort aimé l'adieu suprême,
Et, l'ayant reconnu pour son marbre plus blanc
Entouré d'une grille et dans une encoignure,
Elles se dirigeaient par là, d'un pas tremblant;
Mais comme elles allaient pour ouvrir la serrure
Il leur sembla soudain, à travers les barreaux,
Apercevoir quelqu'un derrière la clôture,
392 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
Qui, courbé vers le sol et leur tournant le dos,
A deux mains soulevait la pierre sépulcrale,
En l'ayant prise et la tirant par les anneaux,
Et toutes trois, Anna, Elvire et l'enfant pâle,
Virent qu'ayant enfin descellé le bloc lourd,
Debout, leur souriait, et le pied sur la dalle,
Un Ange aux ailes d'or et pareil à l'Amour !
TABLE DES MATIERES
LA SANDALE AILÉE
Dédicace 9
1
La Lampe. 11
Ode 17
Le Jour et l'Ombre 20
L'Été 22
Sentence 26
La Voix 28
Le Secret 30
Le Souvenir 32
L'Adieu 34
///
Saisons 39
Midi 41
Septembre 42
Automnale 44
* *
31
396 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
IV
L'Amour 47
La Colombe 50
Le Message 52
Invocation 53
L'Heure heureuse 55
Confidence 57
La Menace 58
Le Reproche 61
L'Image divine 64
V
La Flûte et la Source 69
Le Départ 71
Le Satyre ivre et triste 72
Fin de Journée 74
Pégase au Satyre 76
Phrixus 78
Le Piège 82
Aphareus 86
La Nymphe de la Source 92
La Forêt 93
Le Refus 96
Le Sacrifice 98
VI
Ville d'Orient 103
Miroir persan 107
En Arcadie 109
Souvenir 113
TABLE DES MATIÈRES 397
Le Cloître 115
Épigramme vénitienne 116
Retour ILS
Orient 120
Lune 124
Le Souhait 128
Ville de France 130
VU
Watteau 135
A un Portrait 136
Madrigal 138
Vlll
L'Accueil 141
IX
L'Asile 149
Les Pins 152
Strophes 154
Le Jardin 156
Chanson 157
Autre Chanson 159
Soirée 161
Odelette 163
Les Méduses 164
Promenade 165
Stances 167
Envoi 169
398 ŒUVRES DE HENRI DE REGNIER
LE MIROIR DES HEURES
Dédicace 177
Les Voyageurs 179
Paysage 181
Printemps 183
L'Ennui 185
Le Secret 187
L'Ami 189
Le beau Pays 191
Conseil 193
L'Orage 195
Épigrammes 197
La Source 199
Automne 202
Soir 203
L'Espoir suprême 205
Stances 207
A un Poète 209
La Veillée 211
Lettre de Rome 214
L'Arène 216
L'Ile 218
Nouvelles de Venise 220
Venise marine 223
La Rose 227
Le Palais rouge 229
Le Refuge 232
Le Bouquet 234
Le Divan 236
TABLE DES MATIÈRES 399
Retour d'Orient 238
Le Prince captif 241
Le Repos 244
Blanche couronne 246
EN MARGE DE SHAKESPEARE
Antoine et Cléopatre 253
Hamlet 257
Othello 259
Portia 263
Macbeth 265
Roméo et Juliette 268
LE MIROIR DES AMANTS
J'offre à votre visage 273
Le Bonheur 275
L'Amoureuse 277
L'Exhortation 278
Le Choix 280
La Captive 283
La Gloire 285
L'Intrus 287
Le Repos après l'amour 289
L'Angoisse divine 291
Le Jaloux 293
Visages 294
* * 34.
400 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
L'Aveu 296
La Rupture 298
Le Retour 300
Ce n'est pas moi qui parle 302
SEPT ESTAMPES AMOUREUSES
LUCINDE AU CORPS DIVIN 305
Alberte au cher VISAGE 308
Elvire AUX YEUX BAISSÉS 310
Pauline au cœur trop tendre 313
Julie aux yeux d'enfant 315
Aline 317
Coryse „ 319
LE MÉDAILLIER
Le Disciple 323
Les Médailles 324
L'Offrande 325
Le Salaire 326
Agrigente 327
Métaponte 328
Cyzique 329
Epitaphe 330
Le Miroir 331
L'Esclave 332
Le Souvenir 333
Le Don 334
La Beauté 335
TABLE DES MATIERES 401
Salomé 336
Le Casque 337
L'Arrivée 338
Les Osmanlis 339
Au Champ des morts 340
Retour sur l'eau 341
L'Aveugle 342
Croquis d'Orient 343
La Mouradié 344
LeTurbévert 345
Le Nom 346
Le Départ 347
Souvenirs d'Orient 348
Le Cyprès 349
Le Croissant 350
Le Spectre rouge 351
Lépante 352
L'Achilléion 353
L'Ile 354
Urbis genio 355
Le Surnom 356
Sur un exemplaire des « Dialogues d'amour». . 357
Le Lecteur 358
Jour de vent 359
L'Adieu 360
Les Villes 361
La belle Alda 362
MÉDAILLE 363
Les Jardins 364
La Villa 365
Rencontre stendhalienne 366
Brescia 367
402 ŒUVRES DE HENRI DE RÉGNIER
En passant par Bergame 368
Le Castello 369
Le Copiste 370
Le Cloître 371
Parva domus 372
L'Absence 373
Corneille 374
Au bas d'un portrait de Molière 375
La journée de Racine 376
Le jeune Orfèvre 377
DON JUAN AU TOMBEAU
Don Juan au Tombeau 381
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Le quinze avril mil neuf cent quatorze
PAR
ED. GARNIER
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