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Full text of "Oeuvres de Jean Racine : édition stéréotype, d'après le procédé Firmin Didot"

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OEUVRES 

DE 

JEAN  RACINE. 


TOME    PREMIER. 


Cette  édition,  en  5  volumes,  se  vepd  à  Paria 
Chez  P.DiDOT  l'aîné,  imprimeur,  rue  du  Pont 
de  Lodi  ,  n»  6. 
Et  chez  FiRwiN  DiDOT ,  libraire ,  rue  Jacob  ,  no  24 . 

f 
Prix  des  5  volumes  broché  , 

Papier  ordinaire 5  fr.         c. 

Papier  fin 6         2.5  , 

Papier  yélin i5         5o 

Grand  papier  vélin 23 


OEUVRES 

DE 

JEAN  RACINE. 

TOME    PP.EMIER. 


ÉDITION   STÉRÉOTYPE, 
D'après  le  procédé  de  Firmih^  Didot. 


A   PARIS, 


DR   I,  IMPRIMERIE    ET    DE    I-A    FOWDERIE    STEREOTYPES 

nr.  Pierre  DIDOT  l'a^îné,  et  de  Fthmin  DIDOT. 
tSi- 


i    BIDUOTHrrA     ; 


^, 


NOTICE 

SUR  LA  VIE  ET  LES   OUVRACxES 

DE    RACINE. 

Jean  K  acixe  naquit  à  la  Ferté-JMilon  le  21  dé- 
eembre  1659:  il  apprit  le  latin  au  collège  de  Beau^ 
vais,  et  le  grec  sous  Claude  Lancelot,  sacristain  de 
Port-Royal.  Ce  savant  homme,  auteur  de  plusieurs 
ouvrages  utiles ,  le  mit ,  dit-on ,  en  moins  d' un  an ,  eu 
état  d'entendre  Euripide  et  Sophocle.  L'expérience 
prouve  quil  n'y  a  aucune  langue ,  ni  même  aucune 
science ,  dans  laquelle ,  avec  de  l'apphcation ,  de  rapti= 
tude ,  et ,  ce  qui  est  plus  rare  i-ncore ,  tle  bons  maîtres , 
on  ne  puisse  faire  des  progrès  assez  rapides  :  mais  la 
langue  grecque  est  si  étendue ,  si  abondante  ;  ses  for= 
mes  sont  si  variées ,  si  hardies  ;  et  la  plupart  des  mots 
qui  la  composent  ont  des  nuances  si  délicates,  si  fu= 
gitives ,  et  cependant  si  distinctes  pour  qui  sait  les 
saisir,  qu'on  persuadera  difficilement  à  ceux  qui  ont 
fait  une  étude  approfondie  de  cette  langue  que  neuf 
ou  dix  mois ,  un  an  même  ,  si  l'on  >  eut,  aient  suffi  à 
Racine  pour  bien  entendre  Euripide  ,  et  sur-tout 
Sophocle,  dont  les  chœurs  ne  sont  pas  sans  obscuri= 
tés ,  même  pour  les  meilleurs  critiques. 

Racine  montra  dès  ses  premières  années  un  goût 
très  vif  pour  la  poésie.  Son  plus  gi-and  plaisir  étoit 
d'aller  s'enfoncer  dnns  les  bois  ,  dont  le  vaste  silence 
est  si  favorable  à  la  méditation,  et  semble  même  y 
inviter.  C'est  là  que,  solitaire,  il  hsoit  sans  cesse  les 
tragiques  grecs  ,  qu'il  savoit  presque  par  cœur  ,  et 
dont  il  a  osé  le  premier  transporter  dans  sa  langue 
les  tours,  les  expressions  et  les  images. 

X. 


0  NOTICE  SUR  LA  VIE 

Ayant  trouvé  le  roman  grec  des  amonrs  de  Thea= 
gène  et  de  Chariclée,  il  le  lisoit  avidement,  lorsque 
Qaude  Lancelot  son  maître ,  animé  de  ce  zèle  indi5= 
cret  et  peu  refléchi  qui  fait  passer  le  but  lorsqu'il  ne 
faudroit  qne  l'atteindre ,  lui  arracha  ce  livre  et  le  jeta 
au  feu.  Un  second  exemplaire  ayant  eu  le  même  sort, 
le  jeune  homme  en  acheta  un  troisième  ;  et  après  1*3= 
voir  appris  par  cœur,  il  le  porta  à  Lancelot,  en  lui 
disant:  «  Vous  pouvez  brûler  encore  celui-ci  comme 
les  autres.  » 

Ses  premiers  essais  de  poésie  latine  et  Françoise  ne 
furent  pas  heu7-eux;  mais  il  est  si  difficile  d"ecrire  , 
même  médiocrement,  dans  one  lang'ue  morte,  qu'on 
pardonne  sans  peine  à  Racine  d'avoir  fait  de  mauvais 
Ters  latins.  Horace  et  Virgle  peuvent  nous  consoler 
du  peu  de  succès  des  modernes  d.ins  ce  genre  d'écrire 
et  devroient  même  les  dispenser  de  s'y  exercer.  Uu 
homme  de  génie  se  piait  un  moment  à  consacrer  dans 
un  beau  vers  latin  la  mémoire  de  deux  événements 
qui  font  époqae ,  l'un  dans  l'histoire  des  sciences, 
l'autre  dans  celle  d'^s  empires;  mais  il  n'entreprendra 
pas  de  faire  une  ode,  une  épître,  un  poème,  dans 
une  langue  qu'on  ne  parle  plus  :  il  aura  sur-tout  le 
Lon  esprit  de  préférer  le  mérite  si  nécessaire  et  si 
rare  d'écrire  dans  sa  langue  avec  pureté,  élégance  et 
précision,  au  v'ain  plaisir  de  faire  de  barbares  et  d'iu= 
sipides  centons  dans  une  langue  que  les  artisans,  je 
dirois  presque  les  porte-faix  de  Rome,  entendoient , 
écrivaient,  et  parloient  mieux  que  nous. 

A  peine  Racine  eut-il  achevé  sa  philosophie,  qu'il 
se  fit  connoître  assez  avantageusement  par  son  ode 
intitulée,  la.  Nymphe  de  la.  Seine.  Cette  pièce,  qu'il 
publia  en  1660  à  l'occasion  du  mariage  du  roi,  fut 
jugée  la  meilleure  de  tontes  celles  qui  parurent  sur 
le  même  sujet.  Chapelain ,  alors  arbitre  souverain 
du  Prîrcrîsse,  et  qne  le  ienne  Racine  avoit  consulta; 
sur  son  ode,  parla  si  favorablement  à  Colbert  et  de 


ET  LES  OUVRAGES  DE  RACINE.  7 
l'ode  et  du  poëte ,  que  ce  ministre  lui  envoya  cent 
louis  de  la  part  du  roi,  et  le  mit  peu  de  temps  après 
sur  l'état  pour  une  pension  de  600  livres.  Si  les  vers 
de  Chapelain  ne  font  pas  beaucoup  d'honneur  à  son 
esprit ,  ce  procédé  en  fait  beaucoup  à  son  discerne= 
ment  et  à  son  caractère  ;  et  le  philosophe  célèbre  qui 
a  soutenu, par  des  raisons  aussi  solides  qu'éloquentes, 
qu'une  belle  page  étoit  plus  difficile  à  faire  qu'une 
belle  action,  pouvoit  citer  cet  exemple  comme  une 
nouvelle  preuve  de  la  vérité  de  son  opinion. 

Ce  premier  succès,  dans  un  âge  où  il  n'y  en  a 
point  d'indifférent,  ne  fit  qu'accroître  la  passion  de 
Racine  pour  la  poésie ,  et  le  détermina  à  s'y  livrer 
entièrement.  L'ttude  épineuse  de  la  jurisprudence, 
celle  delà  théologie,  ces  deux  sciences  dans  lesquelles 
il  est  si  difficile,  même  avec  de  grands  talents  ,  de 
iîxer  sur  soi  les  regards  du  public ,  et  de  se  faire  une 
réputation  durable ,  contrarioient  trop  son  goût  do= 
minant,  pour  qu'il  put  se  résoudre  à  suivre  l'une  on 
l'autre  carrière,  comme  ses  amis  et  ses  parents  le  de= 
siroient.  Cependant ,  par  déférence  pour  un  oncle  qui 
vouloit  lui  résigner  son  bénéfice,  Racine  s'appliqua 
à  la  théologie,  mais  sans  négliger  ses  occupations 
chéries  :  «  Je  passe  mon  temps ,  écrivoit-il  à  la  Fon= 
taine ,  avec  mon  oncle ,  saint  Thomas  ,  Virgile ,  et 
l'Arioste  ».  Il  faisoit  des  extraits  des  poètes  grecs, 
lisoit  Plutarque  et  Platon,  étudioit  sur-tout  sa  langue, 
qu'il  a  parlée  depuis  si  purement ,  et  à  laquelle  il  a  su 
donner,  par  un  choix,  une  propriété  d'expressions 
qui  étonne,  et  par  des  associations  de  mots  aussi 
heureuses  que  neuves  et  hardies,  une  richesse,  une 
énergie,  ua  mouvement  qu'elle  n'avoit  point  eus  jus= 
qu'alors. 

De  retour  à  Paris  en  1664,  il  y  fît  connoissance 
avec  Mohere,  ce  poète  si  philosophe  qui  a  eu  tant  de 
successeurs  et  pas  un  rival,  et  que  Roileau  regardoit 
comme  le  génie  le  plus  rare  du  siècle  de  Louis  XIV. 


8  ]N'OTICESURLAVIE 

Une  circonstance  assez  délicate,  dans  laquelle  Racine 
se  conduisit  avec  une  leçrèrete  que  son  âge  rend  ex- 
cusable ,  causa  entre  Molière  et  loi  un  refroidissement 
qui  dura  toujours  ;  mais  ils  ne  cessèrent  jamais  de 
s'estimer ,  et  de  se  rendre  mutuellement  la  justice 
qu'ils  se  dévoient. 

Racine  se  lia  la  même  année  avec  Roileau ,  qui  se 
vantoit  de  lui  avoir  appris  à  faire  difficilement  des 
vers  faciles.  Dès  ce  moment  il  s'établit  entre  eux  un 
commerce  d'amitié  qui  a  duré  sans  interruption  jus- 
qu'à la  mort  de  Racine,  et  dont  la  douceur  n'a  même 
été  altérée  par  aucun  de  ces  troubles  intestins  et  pas= 
sagers  qui  s'élèvent  quelquefois  parmi  les  amis  les 
plus  étroitement  unis. 

Alexandre  fut  joué  en  166 5.  Corneille,  à  qui 
Racine  l'avoit  lu,  lui  dit  «  qu'il  avoit  un  grand  talent 
pour  la  poésie,  mais  qu'il  n'en  avoit  point  pour  la 
tragédie».  Ce  jugement  nous  paroît  étrange,  parce- 
qu'il  se  lie  dans  notre  esprit  avec  cette  estime  liabi= 
tuelle  et  sentie  que  nous  avons  pour  Racine,  et  sur= 
tout  avec  l'admiration  profonde  que  la  lecture  ou  la 
représentation  de  ses  pièces  nous  inspire.  Mais  siTou 
fait  réflexion  que  ce  n'est  point  à  l'auteur  d'IpHicÉNiE, 
de  Phèdre,  et  de  Britannicus,  que  Corneille  a  tenu 
ce  discours  ,  mais  au  jeune  poète  qui  avoit  fait  la 
Thébaïde  et  Alexandre  ,  on  ne  doutera  pas  que 
Corneille  ne  fût  de  bonne  foi  :  on  dira  seulement  qu'il 
s'est  trompé;  et  que  ce  qu'il  a  dit  avec  raison  d"A= 
LEXANDRE  ,  il  ne  l'eût  certainement  pas  dit  d'ANDRo= 
MAQUE,  qui  fut  jouée  deux  ans  après ,  et  que  les  pre^ 
mieres  tragédies  de  Racine  ne  pouvoient  pas  faire  es- 
pérer. En  effet,  lorsqu'on  mesure  l'intervalle  immense 
qui  sépare  ces  deux  pièces,  ou  applique  à  Racine  ces 
beaux  vers  d'Homère  si  bien  traduits  par  £oileau: 

Autant  qu'un  homme  assis  an  rivage  des  mers 
Voit  d'un  roc  élevé  d'espace  dans  les  air», 


ET  LES  OUVRAGES  DE  RACINE.     9 

Autant  des  immortels  les  coursiers  intrépides 
En  franchissent  d'un  saut. 

Andromaque  ,  «pièce  admirable ,  à  quelques  scènes 

de  coquetterie  près  (i)»,  excita  le  même  entliou= 
sJasme  que  le  Cid,  et  ne  le  méritoit  pas  moins.  Les 
.'pplaudissements  que  Racine  reçut  à  cette  occasion 
I oient  d'autant  plus  flatteurs,  que  de  nouveaux  suc= 
ces  dans  une  carrière  que  Corneille  avoit  parcourue 
avec  tant  de  e[loire  ëtoient  nécessairement  plus  difii=> 
ciles  à  obtenir.  Lorsqu'un  art  ou  une  science  a  déjà 
fait  de  grands  progrès  cbez  un  peuple,  il  faut  plus  de 
sagacité,  plus  de  génie,  pour  reculer  d'un  pas  lt-sli= 
mites  de  cet  art  ou  de  cette  science,  qu'd  n'en  falloit 
aux  premiers  inventeurs  pour  porter  l'un  ou  l'autre 
au  point  on  ils  l'ont  laissé. 

Un  fait  assez  singulier,  c'est  que  dans  le  privilège 
d'ANDROAiAQUE  OU  douue  à  iiacine  le  titre  de  Prieur 
de  l'Epiuav:  mais  il  n'eu  jouit  pas  long-temps:  le  bé= 
néllcelni  futdjsputé,  et  il  n'en  retira  pour  tout  fruit 
qu'un  procès  que  ni  lui  ni  ses  iuges  n'entendirent 
jamais ,  comme  il  le  dit  dans  la  préface  des  Plai= 
DECRS,  dont  ce  procès  fut  en  partie  l'occasion  ou  le 
prétexte. 

BRrrANNicus  suivit  de  près  Ajtdromaquk  ;  mais  sa 
destinée  ne  fut  pas  aussi  heureuse.  Soit  que  les  amis 
de  Corneille,  trop  exclusifs  sans  doute,  et  par  une 
suite  de  cette  intolérance  qui  domine  plus  ou  moins 
dans  toutes  les  opinions  quel  quen  soit  l'objet,  aient 
étouffé  par  leurs  critiques  malignes  et  insidieuses  la 
voix  presque  toujours  foible  et  timide  de  la  louange; 
soit  plutôt  que  les  beautés  dont  la  pièce  de  Racine 
étincelle  eussent  un  caractère  trop  sévère,  trop  an= 
tique  pour  le  temps  où  elle  parut,  et  qu'il  en  soit  en 
littérature  comme  en  politique,  où,  même  pour  les 

(i)  C'est  le  Jugement  que  Voltaire  en  porte. 


NOTICE  SUR  LA  VIE 
n  ftilleures  choses  ,  il  est  nécessaire  que  les  esprits 
sOK'nt  préparés;  il  est  certain  qu'on  ne  sentit  pas 
d'abord  le  mérite  de  Britanxkus.  Cette  pièce,  un 
dt-'s  plus  estimables  ouvrages  de  Racine ,  «  où  l'on 
trouve,  dit  Voltaire,  toute  l'énergie  de  Tacite  ex- 
primée dans  des  vers  dignes  de  Virgile»,  fut  reçue 
très  froidement,  et  ne  réussit  même  que  dans  un 
temj)s  (m  ce  succès  trop  attendu  devoit  peu  le  flatter, 
et  ne  pouvoit  presque  nen  ajouter  à  sa  réputation. 

Il  avoue  dans  sa  préface,  avec  cette  candeur  e( 
cette  modestie  qu'on  ne  trouve  que  dans  les  homme;, 
d'un  talent  supérieur,  qu'il  doit  beaucoup  à  Tacite, 
qu'il  appelle  même  le  plus  grand  peintre  de  ranti= 
quité.  On  voit  avec  plaisir  un  juge  aussi  éclairé ,  et 
d'un  goût  aussi  correct ,  aussi  pur  que  Racine ,  rendre 
cette  justice  à  Tacite.  Mais  ce  qui  fait  seul  l'éloge  de 
cet  excellent  historien,  c'est  que  par-tout  où  Racine 
s'est  proposé  de  l'imiter,  il  est  reste  au-dessous  de 
lui,  et  que  ces  imitations,  souvent  aussi  heureuses 
que  le  pénie  si  différent  des  deux  langues  le  com^ 
porte,  et  qu'une  traduction  en  vers  le  permet,  sont 
peut-être  les  plus  beaux  endroits  de  Britanwiccs, 
ou,  comme  Racine  le  remarque,  "  il  n'y  a  presque 
pas  un  trait  éclatant  dont  Tacite  ne  lui  ait  donné 
l'idée.  » 

Je  n'entrerai  dans  aucun  détail  sur  les  antres  pièces 
de  Racine:  il  suf.it  d'observer  en  gênerai  qu'elles  eu^ 
rent  le  sort  de  tous  les  bons  ouvrages  ,  c'est-à-dire 
qu'elles  furent  critiquées  avec  autant  de  liel  que  d'i= 
gnorance  par  les  Zodes  du  temps ,  et  justement  ad= 
mirées  des  vrais  connoissenrs.,  les  seuls  hommes  dont 
le  suffrage  entraîne  tôt  ou  tard  celui  de  la  nation ,  et 
dont  la  voix  se  fasse  entendre  dans  l'avenir. 

Après  avoir  donné  en  six  ans  cinq  tragédies,  dont 
la  plus  foible  est  écrite  avec  une  élégance,  un  charme 
qui  fait  presque  disparoître  ou  pardonner  la  langueur 
et  la  monotonie  du  seul  sentiment  qui  y  règne,  Ra^ 


ET  LES  OUTRAGES  DE  RACINE,  ii 
me  renonça  à  la  poésie,  et  termina  en  167-;  sa  car= 
riere  dramat.que  par  la  tragédie  de  Phèdre.  Il  avoit 
pour  cette  pièce  une  prédilection  fondée  sur  d'assez 
fortes  raisons:  il  disoit  même  que  s'il  avoit  produit 
quelque  chose  de  parfait,  c'étoit  Phèdre.  Poui  moi 
il  me  semble  que  cette  perfection  qu'il  cherchoii ,  et 
dont  personne  n'a  plus  approché  que  lui,  se  trouve 
d'une  manière  plus  sensible  et  plus  frappante  dans 
Iphigéxie,  quoique  le  caractère  de  Phèdre,  que  Vol= 
taire  appelle  «  le  chef-d'œuvre  de  l'esprit  humain ,  et 
le  modèle  éternel ,  mais  inimitable ,  de  quiconque 
voudra  jamais  écrire  en  vers  «  ,  soit  incontestable^ 
ment  le  plus  tragique  et  le  plus  subhme  qu'il  y  ait  aa 
.théâtre. 

Racine  fut  reçu  à  l'académie  francoise  en  1678  , 
et  y  remplaça  la  Mothe  le  Vayer.  Quelques  années 
après  il  fut  nommé  avec  Boileau  historiographe  du 
roi.  M.  de  Valincour  prétend  avec  beaucoup  de  vrai= 
semblance  «  qu'après  avoir  long-temps  essaye  ce  tra= 
vail,  ils  sentirent  qu'il  étoit  tout -à -fait  opposé  à 
leur  génie  '■.  C'est  que  pour  bien  écrire  l'histoire  il 
ne  sufiit  pas  d'être  bon  poète  :  il  faut  un  talent  peut= 
être  aussi  rare,  et  que  le  premier  ne  suppose  pas, 
celui  de  bien  écrire  en  prose  :  il  faut  de  plus  une 
grande  connoissance  des  hommes,  qui  ne  s'acquiert 
point  dans  le  silence  de  la  retraite  ;  une  longue  expé» 
ricnce  que  rien  ne  peut  suppléer,  et  qui  tient  à  un, 
courant  subtil  des  choses  de  la  vip  bien  observées; 
un  grand  fonds  d'idées,  d'instruction,  de  raison, 
de  philosophie;  avantages  qui  se  trouvent  rarement 
réilnis  :  en  un  mot,  il  faut  avoir  le  mérite  de  Tacite 
ou  de  Voltaire,  qui,  dans  deux  genres  très  distincts  , 
et  en  prenant  chacun  une  route  aussi  diverse  que  le 
caractère  de  leur  esprit  et  la  nature  des  objets  dout 
ils  se  sont  occupés,  ont  laissé  à  la  postérité  les  deux 
plus  beaux  modèles  d'histoire  qui  existent  dans  au= 
cune  langue  et  chez  aucun  peuple ,  et  les  deux  seuls 


12  INOTICE  SUR  LA  VIE 

eatre  lesquels  il  soit  permis  de  balancer,  et  très  dif- 
ficile de  choisir. 

Plusieurs  aaecdotes  de  la  vie  de  Racine,  ses  e'pi^ 
grammes,  et  sur -tout  la  préface  de  la  premieif- 
édition  de  Britannicds,  où  il  tourne  linement  eu 
ridicule  ,  mais  avec  une  ironie  très  amere  ,  la  plupart 
des  pièces  de  Corneille ,  décèlent  en  lui  cet  esprit 
caustique  et  ce  caractère  irascible  qu'Horace  attribue 
à  tous  les  poètes,  qu'il  appelle  si  plaisamment  une 
race  colère.  La  religion,  vers  laquelle  Racine  tourna 
d'assez  bonne  beure  toutes  ses  pensées,  avoit  modéré 
son  penchant  pour  la  raillerie;  et,  ce  qui  étoit  peTt^ 
être  plus  difiicile  encore,  parceque  le  sacrifice  etoit 
plus  grand  et  plus  pénible  pour  l'amour-propre, 
elle  avoit  éteint  en  lui  la  passion  des  vers  et  celle  de 
la  gloire,  la  plus  forte  de  tontes  dans  les  hommes 
que  la  rutture  a  destinés  à  faire  de  grandes  choses  : 
mais  elle  n'avoit  pu  affoiblir  son  talent  pour  la  poésie. 
Douze  années  presque  uniquement  consacrées  aux 
devoirs  de  la  piété,  dont  le  sentiment  tranquille  et 
doux  étoit  devenu  un  besoin  pour  lui  et  remplissoit 
son  ame  tout  entière,  ne  lui  avoient  rien  fait  perdre 
de  ce  génie  heureux  et  facile  qu'on  remarque  dans 
tous  ses  ouvrages  :  il  suffît,  pour  s'en  convaincre, 
de  lire  avec  attention  les  deux  dernières  pièces  qu'il 
fit,  à  la  sollicitation  de  madame  de  Maintenon,  pour 
les  demoiselles  de  Saint-Cyr. 

EsTHER  fut  représentée  par  les  jeunes  pensions 
naires  de  cette  maison,  que  l'auteur  avoit  formées 
à  la  déclamation.  Madame  de  Sévigné  fait  mention , 
dans  une  de  ses  lettres ,  des  applaudissements  que 
reçut  cette  tragédie,  qu'elle  appelle  uw  chef-d'oeo 
vredeRacin£.  «Ce  poète  s'est  surpassé ,  dit-elle  ; 
il  aime  Dieu  comme  il  aimoit  ses  maîtresses  ;  il  est 
pour  les  choses  saiutes  comme  il  éfoit  pour  les  pro= 
fanes:  tout  est  beau,  tout  est  grand,  tout  est  écnr 
avec  dignité.  » 


Î.T  LES  OUVRAGES  DE  RACINE.  i3 
On  est  d'abord  un  peu  étonné  de  cette  admi= 
ration  exagérée  que  madame  de  Sévigné  montre 
ici  pour  EsTHER ,  après  avoir  parlé  si  froidement , 
pour  ne  pas  dire  si  dédaigneusement,  d'AxDROMA= 
QUE ,  de  Britaxxicus  ,  de  Bajazet,  de  Phèdre,  etc. 
pièces  très  supérieures  à  Esther.  Mais  lorsqu'on  se 
rappelle  que,  fidèle  à  ce  qu'elle  appeloit  ses  vieilles 
admirations ,  elle  écrivoit  à  sa  fille  que  «  Racine 
îi'iroit  pas  loin ,  et  que  le  goût  en  passeroit  comme 
celui  du  café  » ,  on  ne  voit  plus  dans  la  critique 
comme  dans  l'éloge  que  le  même  défaut  de  tact  et 
de  jugement. 

Quoiqu'EsTHER  offre  de  très  beaux  détails  soute= 
nus  de  ce  style  enchanteur  qui  rend  la  lecture  de 
Racine  si  débcieuse ,  il  faut  avouer  que  les  applica= 
tions  pai'ticulieres  et  malignes  que  les  courtisans 
firent  de  plusieurs  vers  de  cette  tragédie  à  certains 
événements  du  temps  contribuèrent  beaucoup  au 
grand  succès  qu'elle  eut  à  la  cour:  mais  le  public, 
qui  jugeoit  la  pièce  eu  elle-même,  et  dans  l'opinion 
duquel  ces  applications ,  bonnes  ou  mauvaises  ,  ne 
pouvoient  ajouter  à  l'ouvrage  ni  une  beauté  ni  un 
défaut ,  ne  lui  fut  pas  aussi  favorable  qu'on  l'avoit 
été  à  Versailles ,  et  l'on  convient  généralement  au= 
jourd'hui  que  le  public  eut  raison. 

Deux  ans  après,  Racine,  flatté  d'avoir  réussi  dans 
un  genre  dont  il  étoit  l'inventeur,  et  qui  peut-être 
avoit  senti  renaître  en  lui  le  «lesir  si  naturel  et  si 
utile  de  la  gloire,  traita  dans  les  mêmes  vues  le  sujet 
d'ATHALiE.  Mais  le  long  silence  qu'il  sétoit  imposé, 
et  qui  auroit  dû  lui  faire  pardonner  sa  réputation, 
n'avoit  pu  encore  désarmer  l'envie  :  tous  les  ressorts 
les  plus  actifs ,  et  dont  l'effet  est  le  plus  sur  lors= 
qu'on  veut  nuire ,  furent  mis  en  mouvement  ;  et  l'oa 
parvint  enfin  à  jeter  dans  l'esprit  Je  madame  de 
Tilaintenon  des  scrupules  qui  firent  iiipprimer  le^ 

T.  i 


14  NOTICES  URLAVIE 

spectacles  de  Saint  Cyr  ;  et  Athalie  n'y  fut  point 
représentée.  Racine  la  fit  imprimer  en  1691;  mais 
elle  trouva  peu  de  lecteurs.  On  se  persuada  qu'une 
pièce  faite  pour  des  enfants  n'étoit  bonne  que  pour 
eux;  et  les  gens  du  monde,  qui  cicJornent  l'ennui 
autant  que  la  douleur,  et  qui,  moins  par  défaut  de 
lumières  qae  d'application,  n'ont  guère  en  général 
d'autres  sentiments  que  ceux  qu'on  leur  inspire,  sui- 
virent le  torrent,  et  continuèrent  à  dépriser  ÀTHAi-it 
sans  l'avoir  lue. 

Racine,  étonné  que  le  public  reçût  avec  cette  in- 
différence un  ouvrage  qui  auroit  suffi  pour  l'immor- 
taliser, s'imagina  qu'il  avoit  manqué  son  sujet  ;  et  il 
l'avouoit  sincèrement  à  Boileau  ,  qui  lui  sontenoit 
au  contraire  qu'ATHALiE  étoit  son  chef-d'œuvre  ■ 
tt  Je  m'y  connois,  lui  disoit-il,  et  le  public  t  revien- 
dra «.  La  prédiction  de  r.oileau  s'est  accomplie . 
mais  si  long-temps  après  la  jnort  de  Rr.cine,  que  ce 
grand  homme  n'a  pu  ni  jouir  du  succès  de  sa  pièce, 
ni  même  le  prévoir. 

Cette  nouvelle  injustice  du  public  ,  qui  venoit  de 
commettre  un  second  crime  envers  la  poésie  et  le  bon 
goût,  détermina  enfin  Racine  à  ne  plus  s'occuper  dr 
vers  ,  et  à  renoncer  pour  jamais  au  théâtre.  Il  étoic 
né  très  sensible;  et  cette  extrême  mobilité  d'ame. 
qui  donnoit  à  la  fortune  et  aux  événements  tant  de 
moyens  divers  de  le  tourmenter  et  de  le  rendre  mal^ 
heureux,  devint  en  effet  pour  lui  une  source  de 
peines.  «  Quoique  les  applaudissements  que  j'ai 
reçus,  disoit-il,  m'aient  beaucoup  flatté,  la  moin^ 
dre  critique,  quelque  mauvaise  qu'elle  ait  été,  m'a 
toujours  causé  plus  de  chagrin  que  toutes  les  louan- 
ges ne  m'ont  fait  de  plaisir  ;.  tin  homme  du  génie 
le  plus  fécond,  le  plus  original  et  le  plus  universel 
qu'il  y  ail  jamais  eu  ,  et  qui  a  d'ailleurs  beaucoup 
d'autres  rapports  avec  Racùie.  auroit  pu  faire  îf 
même  avf»u. 


ET  LFS  OUVRAGES  DE  RACINE.     i5 

La  sensibilité  de  Racine  se  portoirsur  tous  les  ob= 
jets  ;  elle  abrégea  même  ses  jours.  Il  avoit  fait,  dans 
les  vues  de  madame  de  Maintenon ,  et  pour  répondre 
à  la  confiance  qu'elle  lui  témoignoit ,  un  pro  et  de 
finances  dont  l'objet  étoit  de  préposer  un  plan  de  ré= 
forme  et  de  législation  qui  pût  soulager  la  misère  du 
peuple.  Louis  XIV  surprit  ce  projet  entre  les  mains 
de  madame  de  Maintenon  ,  et  blâma  hautement  le 
zèle  inconsidéré  de  Racine.  «  Parcequ'il  sait  faire  par= 
faitement  des  vers,  dit  le  roi,  croit-il  tout  savoir.»*  et 
parcequ'il  esc  grand  poète  ,  veut-il  être  ministre  >;  ? 
Racine  auroit  mieux  fait  sans  doute,  pour  sa  gloire 
et  pour  son  repos ,  de  donner  au  public  une  bonne 
tragédie  de  plus ,  que  de  s'occuper  à  écrire  des  lieux 
communs  plus  ou  moins  éloquents  sur  des  matières 
qu'il  n'avoit  pas  étudiées ,  et  sur  lesquelles ,  avec  beau* 
coup  de  conuoissances  et  une  longue  expérience  ,  il 
est  si  facile  et  si  ordinaire  de  se  tromper.  Mais  la  va= 
uité  lui  fit  un  moment  illusion  :  son  amour-propre 
l'ut  flatté  que  madame  de  Maintenon  l'eût  choisi  pour 
porter  la  vérité,  ou  ce  qu'il  preuoit  pour  ell%  aux 
pieds  du  trône;  et  l'espoir  si  séduisant  et  si  doux  de 
devenir  l'instrument  du  bonheur  du  peuple,  après 
avoir  été  si  long-temps  celui  de  ses  plaisirs,  lui  ferma 
les  yeux  sur  les  dangers  de  sa  complaisance. 

Cependant  madame  de  Maintenon  lui  fît  dire  de 
ne  pas  paroitre  à  la  cour  jusqu'à  nouvel  ordre.  Dès 
ce  moment  Racine  ne  douta  plus  de  sa  disgrâce.  Ac= 
câblé  de  mélancolie ,  et  portant  par-tout  le  trait  mor= 
tel  dont  il  étoit  atteint ,  il  retourna  quelque  temps 
après  à  Versailles  :  mais  tout  étoit  changé  pour  lui, 
ou  du  moins  il  le  crut  ainsi;  et  Louis  XIV  un  jour 
ayant  passé  dans  Ih  galerie  sans  le  regarder.  Racine, 
qui  n'étoit  pas  ,  dit  Voltaire  ,  aussi  philosophe  que 
bon  poète  ,  en  mourut  de  chagrin  (  i  )  après  avoir 

(i)  Le  5.1   avril   -^-v-». 


l'J  NOTICE  SUR  La  VIE  DE  RACIN"E. 
traîné  pendant  un  an  une  vie  languissante  et  pénible. 
On  ne  peut  assez  regretter  que  Racine,  trop  indif- 
férent pour  ses  tragédies  profanes,  qu'il  aoroit  même 
voulu  pouvoir  anéantir  s'il  en  faut  croire  son  fils, 
ait  toujours  négligé  de  donner  une  édition  correcte 
de  ses  œuvres.  Toutes  celles  qui  ont  paru  de  son  vi= 
vaut  et  depuis  sa  mort  sont  si  fautives,  et  le  texte  en 
est  si  corrompu,  que  je  ne  connois  aucun  ouvrage 
qui  ait  plus  souffert  de  l'incapacité  des  éditeurs  et  de 
la  négligence  des  imprimeurs.  L'édition  publiée  av^c 
des  commentaires  est  plus  belle  mais  non  plus  exacte 
que  les  précédentes  ;  et  l'on  doit  sur-tout  reprocher 
aux  éditeurs  de  n'avoir  porté  dans  l'examen  et  le 
choix  des  diverses  leçons  ni  une  critique  assez  éclair 
rée,  ni  un  goût  assez  sévère.  A  l'égard  de  leurs  notes, 
il  me  semble  qu'à  l'exception  des  remarques  de  Louis 
Racine  et  de  l'abbé  d'Olivet  ,  dont  ils  ont  profité, 
mais  qu'ils  n'ont  pas  toujours  entendues,  elles  n'of= 
frent  riea  d'utile  et  d'instructif.  Peut-être  aussi  Vol= 
taire  étoit-il  seul  capable  de  faire  un  bon  commen= 
taire  sur  Racine  ,  et  d'apprécier  avec  justesse  ses 
beautés  et  ses  défauts;  mais  on  ne  trouve  dans  ses  on= 
vrages  que  des  réflex.ions  générales  sur  cet  auteur, 
et  quelques  observations  particulières  sur  Bérénice, 
qui  sont  un  modèle  de  goût  ,  de  précision ,  et  qui 
montrent  toutes  un  jugement  sain,  une  étude  pro= 
fonde  et  réfléchie  des  principes  de  l'art,  des  vues 
neuves  et  fines  sur  la  langue  et  sur  la  poétique,  et 
par-tout  l'admiration  la  plus  sincère  pour  Racine. 
"Voltaire  le  croyoit  le  plus  parfait  de  tous  nos  poètes, 
et  le  seul  qui  soutienne  constamment  l'épreuve  de  la 
lecture.  lien  parloit  même  avec  tant  d'enthousiasme, 
qu'un  homme  de  lettres  lui  demandant  pourquoi  il. 
ne  faisoit  pas  sur  Racine  le  même  travail  qu'il  avoit 
fait  sur  Corneille  :  <<  Il  est  tout  fait,  lui  répondit  Vol= 
taire  ;  il  n'y  a  qu'à  écrire  au  bas  de  chaque  page ,  beau, 

fATBÉTI'JUF,  UAUMOMKCX,    SUBMME.  » 


I 


LA  THEBAIDE, 

OU 

LES  FRERES  ENNEMIS, 

TRAGEDIE. 

1664. 


t 


PREFACE. 

X-iE  lecteur  me  permettra  de  lui  demander  un  peu 
plus  d'indulgence  pour  cette  pièce  que  pour  les 
autres  qui  la  suivent  :  j 'étois  fort  jeune  quand  je 
Ja  fis.  Quelques  vers  que  j'avois  faits  alors  tombèrent 
par  hasard  entre  les  mains  de  quelques  personnes 
d'esprit;  elles  m'excitèrent  à  faire  une  tragédie,  et 
me  proposèrent  le  sujet  de  la  Thébaïde. 

Ce  sujet  avoit  été  autrefois  traité  parKotrou,  sous 
le  nom  d'ANxiGONE  :  mais  il  faisoit  mourir  les 
deux  frères  dès  le  commencement  de  son  troisième 
acte.  Le  reste  étoit  en  quelque  sorte  le  commencea 
ment  d'une  autre  tragédie ,  où  l'on  entroit  dans  des 
intérêts  tout  nouveaux  ;  et  il  avoit  réuni  en  une  seule 
pièce  deux  actions  différentes  ,  dont  l'une  sert  de 
matière  aux  Phéniciennes  d'Euripide,  et  l'autre 
à  l'A-NTiGONE  de  Sophocle. 

Je  compris  que  cette  duplicité  d'action  avoit  pu 
nuire  à  sa  pièce ,  qui  d'aiUeurs  étoit  rempHe  de  quan^ 
tité  de  beaux  endroits.  Je  dressai  à-peu-près  mon 
plan  sur  les  Phéniciennes  d'Euripide  :  car  pour 
la  Thébjlide  qui  est  dans  Séneque,  je  suis  un  peu 
de  l'opimon  d'Heinsins ,  et  je  tiens ,  comme  lui ,  que 
non  seulement  ce  n'est  point  une  tragédie  de  Sé= 
neque  ,  mais  que  c'est  plutôt  l'ouvrage  d'un  décla= 
mateur  qui  ne  savoit  ce  que  c'étoit  que  tragédie. 

La  catastrophe  de  ma  pièce  estpeut-êtreunpeu  trop 
sanglante  ;  en  effet  il  n'y  paroît  presque  pas  un  acteur 
qui  ne  meure  à  la  fin  :  mais  aussi  c'est  laTHÉB  aïde, 
c'est-à-dire  le  sujet  le  plus  tragique  de  l'antiquité. 

;  L'amour,  qui  a  d'oidinaire  tant  de  part  dans  les 
tragédies,  n'en  a  presque  point  ici  :  et  je  doute  que 
je  lui  en  donnasse  davantage  si  c'étoit  à  recommen= 
«er  ;  car  il  faadroit  ou  que  l'un  des  deux  frères  fût 


29  PREFACE. 

amonrenx,  on  tous  les  deux  ensemble.  Et  quelle  ap- 
parence de  leur  donner  d'autres  intérêts  que  ceux 
de  celte  fameuse  haine  qxii  les  occupoit  tout  entiers? 
Ou  bien  il  faut  jeter  l'amour  sur  un  des  seconds 
personnages,  comme  j'ai  fait:  et  alors  cette  passion, 
qui  devient  comme  étransfere  au  sujet,  ne  ptnt  pro= 
duire  que  de  médiocres  effets.  En  un  mot,  je  suis 
persuadé  que  les  tendresses  ou  les  jalousies  des 
amants  ne  sauroient  trouver  que  fort  peu  de  place 
parmi  les  incestes  ,  les  parricides,  et  toutes  les  autres 
horreurs  qui  composent  l'histoire  ù  OEdipe  et  de  sa 
malheureuse  famille. 


ACTEURS 

ErtocLE,  roi  de  Thebes. 

PoLYNiCE,  frère  d'Etéocle. 

.TocASTE,  mère  de  ces  deux  princes  et  d'Anligen' 

ArîTiGOJTE,  sœur  d'Etéocle  et  de  Polynice. 

Créo>',  oncle  des  princes  et  de  la  princesse. 

HÉMO:;»,  iils  de  Créon,  amant  d'Autic^ne. 

Oi.YîiPE,  confidente  de  .Tocaste. 

Attalk,  coniident  de  Créon. 

\]s  SOLDAT  de  l'armée  de  Polynice. 

f'.ARI»ES. 


La  scène  est  à  Thehcs ,  dans  une  salle 
du  palais  royal. 


LA  THEBAIDE, 

OU 

LES  FRERES  ENNEMIS, 

TRAGÉDIE. 

ACTE  PREMIER. 

SCENE    I. 
JOGASTE,  OLYMPE. 

JO  C  A.  s  TE, 

Xls  sont  sortis,  Olympe?  Ah  mortelles  d«uleurs  ! 
Qu'an  moment  de  repos  me  va  coûter  de  pleurs  ! 
Mes  yeux  depuis  six  mois  étoient  ouverts  aux  larmes , 
Et  le  sommeil  les  ferme  en  de  telles  alarmes  ! 
Puisse  plutôt  la  mort  les  fermer  pour  jamais , 
lit  m'empécher  de  voir  le  plus  noir  des  forfaits  .' 
Mais  en  sont-ils  aux  mains  ? 

OLYMPE. 

Du  haut  de  la  muraille 
Je  les  ai  vus  déjà  tous  rangés  en  bataille  ; 
J'ai  vu  déjà  le  fer  briller  de  toutes  parts  ; 
Et  pour  vous  avertir  j'ai  quitté  les  remparts. 
J'ai  vu,  le  fer  en  main,  Etéocle  lui-même  ; 
Il  marche  des  premiers ,  et  d'une  ardeur  extrême 
n  montre  aux  plus  hardis^  braver  le  danger. 


22  LES  rP.ERES  E^^■EMIS. 

j  o  c  A  s  T  E. 
!Xen  doutons  plus,  Olympe,  ils  se  vont  égorger. 
Que  l'on  coure  avertir  et  hâter  la  princesse  ; 
Je  l'attends.  Juste  ciel,  soutenez  ma  foiblesse! 
Il  faut  courir.  Olympe,  après  ces  inhumains  ; 
Il  les  faut  séparer,  ou  mourir  par  leurs  mains. 
!Nous  voici  donc,  hélas  !  à  ce  jour  détestable 
Dont  la  seule  frayeur  me  rendoit  misérable  .' 
Ni  prières  ni  pleurs  ne  m'ont  de  rien  servi  : 
Et  le  courroux  du  sort  vouloit  être  assouvi. 

O  toi ,  Soleil ,  6  toi ,  qui  rends  le  jour  an  monde , 
Que  ne  Tas-tu  laisse  dans  une  nuit  profonde  .' 
A  de  si  noirs  forfaits  prêtes-tu  tes  rayons.' 
Et  peux-tu  sans  horreur  voir  ce  que  nous  vovons.^ 
Mais  ces  monstres,  hélas!  ne  t'épouvantent  gueres; 
La  race  de  Lains  les  a  rendus  vulgaires; 
Tu  peux  voir  sans  frayeur  les  crimes  de  mes  fils  , 
Après  ceux  que  le  père  et  la  mère  ont  commis. 
Tu  ne  t'étonnes  pas  si  mes  fils  sont  perlides. 
S'ils  sont  tous  deux  méchants,  et  s'ils  sont  parricides; 
Tu  sais  qu'ils  sont  sortis  d'un  sang  incestueux , 
Et  tu  t'etonnerois  s'ils  étoient  vertueux. 

SCENE    II. 
JOCASTE,  ANTIGONE,  OLYMPF. 

T  o  c  A.  s  T  E. 

Ma  fiUe,  avez-vous  su  l'excès  de  nos  misères.^ 

A  N  T  I  r,  o  >■  E. 
Oui ,  madame;  on  m'a  dit  la  fureur  de  mes  frères. 

JOCASTE. 

Allons,  chère  Antigone,  et  courons  de  ce  pas 
Arrêter  ,  s'U  se  peut,  leurs  parricides  bras. 
Allons  leur  faire  voir  ce  qu'ils  ont  de  plus  tendre  ; 
Voyons  si  contre  poirt  ils  pourront  se  défendre , 


ACTE  I,  SCENE  II.  a3 

Ou  s'ils  oseront  bien,  dans  leur  noire  fureur, 
Répandre  notre  sang  pour  attaquer  le  leur. 

ANTIGONE. 

Madauie ,  c'en  est  fait ,  voici  le  roi  lui-même. 

SCENE    II I. 

îOCASTE,   ÉTÉOCLE,   ANTIGONE, 
OLYMPE. 

3  O  C  A  s  T  E. 

Olympe  ,  soutiens-moi:  ma  douleur  est  extrême. 

ÉTÉOCLE. 

"Madame,  qu'avez-vous?  et  quel  trouble... 
j  o  c  A  s  T  K. 

Ah  mon  fils' 
Quelles  traces  de  sang  vois-je  sur  vos  habits.^ 
tst-ce du  sang  d'un  frère  ?  ou  n'est-ce  point  au  vôtre '. 

ÉTÉOCLE. 

Non ,  madame ,  ce  n'est  ni  de  l'un  ni  de  l'autre. 

Dans  son  camp  jusqu'ici  Polynice  arrêté  , 

Pour  combattre,  à  mes  yeux  ue  s'est  point  présente. 

D'Argiens  seulement  une  troupe  hardie 

M'a  voulu  de  nos  murs  disputer  la  sortie  : 

T'ai  fait  mordre  la  poudre  à  ces  audacieux  ; 

Et  leur  sang  est  celui  qui  paraît  ù  vos  yeux. 

j  o  c  A  s  T  E. 
Maie  que  prétendiez-vous.'^  et  quelle  ardeur  soudaine 
Vous  a  fait  tout-à-coup  descendre  dans  la  plaine? 

ÉTÉOCLE. 

Madame,  il  étoit  temps  que  j'en  usasse  ainsi , 

Et  je  perdois  ma  gloire  à  demeurer  ici. 

Le  peuple ,  a  qui  la  faim  se  faisoit  déjà  craindre . 

De  mon  peu  de  vigueur  commençoit  à  se  plaindre , 

Me  reprochant  déjà  qu'il  m'avoit  couronné, 

Et  qûr  j 'occupcis  mal  le  rang  qu'il  m'a  donné. 


a4  LES  FRERES  ENNEMIS. 

Il  le  faut  satisfaire  ;  et ,  quoi  qu'il  en  arrive , 
Thebes  dès  aujourd'hui  ne  sera  plus  captive  : 
Je  veux,  en  n'y  laissant  aucun  de  mes  soldats  , 
Qu'elle  soit  seulement  juge  de  nos  combats. 
J'ai  des  forces  assez  pour  tenir  la  campagne; 
Et  si  quelque  bonheur  nos  armes  accompagne, 
L'insolent  Polynice  et  ses  fiers  alliés 
Laisseront  Thebes  libre,  ou  mourront  à  mes  pieds. 

j  o  c  A  s  T  E. 
Tous  pourriez  d'un  tel  sang,  oh  ciel!  souiller  vos  armeb? 
La  couronne  pour  vous  a-t-elle  tant  de  charmes? 
Si  par  un  parricide  il  la  falloit  gagner, 
Ah  mon  fils  !  à  ce  prix  voudriez-vous  régner  ? 
Mais  il  ne  tient  qu'à  vous ,  si  l'honneur  vous  anime . 
De  nous  donner  la  paix  sans  le  secours  d'un  crime . 
Et,  de  votre  courroux  triomphant  aujourd'hui , 
Contenter  votre  frère,  et  régner  avec  lui. 

É  T  É  o  c  1.  ï. 
Appelez-vous  régner  partager  ma  couronne , 
Et  céder  lâchement  ce  que  mon  droit  me  doune  r 

j  o  c  A.  s  T  E. 
Tous  le  savez,  mon  Hls,  la  justice  et  le  sang 
Lui  donnent,  comme  à  vous,  sg.  part  à  ce  haut  rang  : 
OEdipe ,  en  achevant  sa  triste  destinée , 
Ordonna  que  chacun  régneroit  son  année  ; 
Et,  n'ayant  qu'un  état  à  mettre  sous  vos  lois. 
Voulut  que  tour-à-tour  vous  fussiez  tous  deux  roi*. 
A  ces  conditions  vous  daignâtes  souscrire. 
Le  sort  vous  appela  le  premier  à  l'empire. 
Vous  montâtes  au  trône  ;  il  n'en  fut  point  jaloux  : 
Et  vous  ne  voulez  pas  qu'il  y  monte  après  vous  ! 

É  T  É  o  c  L  E. 
Non,  madame;  à  l'empire  il  ne  doit  plus  prétendre  : 
Thebes  à  cet  arrêt  n"a  point  voulu  se  rendre  ; 
Ct,  lorsque  sur  le  trône  il  s'est  voulu  placer. 
C'est  elle,  et  non  pas  moi,  qui  l'en  a  su  chaLSU-r. 


r 


ACTE  I,  SCENE  m.  iS 

Thebes  doit-elle  moins  redouter  sa  puissancs  , 
Après  avoir  six  mois  senti  sa  violence  ? 
Voudruit-elle  obéir  à  ce  prince  inhumain, 
Qui  vient  d'armer  contre  elle  et  le  fer  et  la  faim  ? 
Prendroit-eile  pour  roi  l'esclave  de  Mécène, 
Qui  pour  tous  les  ïhébains  n'a  plus  que  de  la  Laine, 
Qui  s'est  au  roi  d'Argos  indignement  soumis, 
Et  que  l'hymen  attache  à  nos  fiers  t-nnemis? 
Lorsque  le  roi  d'Argos  l'a  choisi  pour  son  gendre , 
Il  esperoit  par  lui  de  voir  Thebes  en  cendre. 
L'amour  eut  peu  de  part  à  cet  hymen  honteux  : 
Et  la  seule  fureur  en  alluma  les  feux. 
Thebes  m'a  couronné  pour  éviter  ses  chaînes  ; 
EUe  s'attend  par  moi  de  voir  finir  ses  peines  : 
Il  la  faut  accuser  si  je  manque  de  foi  ; 
Et  je  suis  son  captif,  je  ne  suis  pas  son  roi. 

j  o  c  A  s  T  E. 
Dites,  dites  plutôt ,  cœur  ingrat  et  farouche , 
Qu'auprès  du  diadème  il  n'est  rien  qui  vous  touche. 
Mais  je  me  trompe  encor  ;  ce  rang  ne  vous  plaît  pas . 
Et  le  crime  tout  seul  a  pour  vous  des  appas. 
Hé  bien!  puisqu'à  ce  point  vous  en  êtes  avide. 
Je  vous  offre  à  commettre  un  double  parricide  : 
Versez  le  sang  d'un  frère  ;  et ,  si  c'est  peu  du  sien , 
Je  vous  invite  encore  à  répandre  le  mien. 
Vous  n'aurez  plus  alors  d'ennemis  à  soumettre. 
D'obstacle  à  surmonter,  ni  de  crime  à  commettre; 
Et ,  n'ayant  plus  au  trône  un  fâcheux  concurrent. 
De  tons  les  criminels  vous  serez  le  plus  grand. 

É  T  É  o  o  L  E. 
Hé  bien  ,  madame ,  hé  bien ,  il  faut  vous  satisfaire  ; 
Il  faut  sortir  du  trône ,  et  couronner  mon  frère  ; 
Il  faut ,  pour  seconder  votre  injuste  projet , 
De  son  roi  que  j'étois,  devenir  son  sujet  : 
Et,  pour  vous  élever  au  comble  de  la  foie , 
Il  faut  à  sa  fureur  que  je  me  livre  en  proie  ; . 
ï.  3 


afî  L  E  S  1-  K  E  P..  E  S  E  N  N  E  M  I  5. 

11  faut  par  mon  trépas — 

j  o  c  A.  s  T  E. 

Ah  ciel  !  quelle  rigueur  ! 
Que  vous  pénétrez  mal  dans  le  fond  de  mon  cœur  : 
Je  ne  demande  pas  que  vous  quittiez  l'empire  ; 
Régnez  toujours,  mon  fils,  c'est  ce  que  je  désire. 
Mais  si  tant  de  malheurs  vous  touchent  de  pitié  , 
Si  pour  moi  votre  cœur  garde  quelque  amitié, 
Et  si  vous  prenez  soin  de  votre  gloire  même, 
Associez  un  frère  à  cet  honneur  suprême  : 
Ce  n'est  qu'un  vain  éclat  qu'il  recevra  de  vous  ; 
Votre  règne  en  sera  plus  puissant  et  plus  doux; 
Les  peuples,  admirant  cette  vertu  subhme, 
Voudront  toujours  pour  prince  un  roi  si  ma  gnanimej 
Et  cet  illustre  effort,  loin  d'affoiblir  vos  droits  , 
Vous  rendra  le  plus  juste  et  le  plus  grand  des  rois. 
Ou,  s'il  faut  que  mes  vœux  vous  trouvent  Lufleiible. 
Si  la  paix  à  ce  prix  vous  paroît  impossible, 
Et  si  le  diadème  a  pour  vous  tant  d'attraits. 
Au  moins  consolez-moi  de  quelque  heure  de  paix  : 
Accordez  cette  grâce  aux  larmes  d'une  mère. 
Et  cependant,  mon  fils,  j'irai  voir  votre  frère  ; 
La  pitié  dans  son  ame  aura  peut-être  lieu  ; 
Ou  du  moins  pour  jamais  j'irai  lui  dire  adieu. 
Dès  ce  même  moment  permettez  que  je  sorte  ; 
J'irai  jusqu'à  sa  tente,  et  j'irai  sans  escorte  ; 
Tar  mes  justes  soupirs  j'espère  l'émouvoii". 

É  T  É  o  c  L  E. 
Madame,  sans  sortir  vous  le  pouvez  revoir; 
Et  si  cette  entrevue  a  pour  tous  tant  de  charmes , 
Il  ne  tiendra  qu'à  lui  de  suspendre  nos  armes. 
Vous  pouvez  dès  cette  heure  accomplir  vos  souhait*. 
Et  le  faire  venir  jusques  dans  ce  jialais. 
J'irai  plus  loin  encore  ;  et,  pour  faire  couuoltre 
Qu'il  a  tort  en  effet  de  me  nommer  un  traître, 
Et  que  je  ne  suis  pas  uu  tyran  odieux , 


ACTE  I,  SCENE  III.  27 

Que  l'on  fasse  parUr  et  le  peuple  et  les  dieux. 
Si  le  peuple  y  consent ,  Je  lui  cède  ma  place  ; 
Mais  qu'il  se  rende  enfin ,  si  le  peuple  le  chasse. 
Je  ne  force  personne;  et  j'engage  ma  foi 
De  laisser  aux  Thébains  à  se  choisir  un  roi. 

SCENE  IV. 

JOCASTE,  ETEOCLE,  ANTIGONE, 
CREON,  OLYMPE. 

C  R  É  O  N. 

Seigneur,  votre  sortie  a  mis  tout  en  alarmes  ; 
Thebes ,  qui  croit  vous  perdre,  est  doja  toute  en  larmes, 
L'épouvante  et  Tborreur  régnent  de  toutes  parts. 
Et  le  peuple  effrayé  tremble  sur  ses  remparts. 

É  T  É  o  c  I.  fi. 
Cette  vaine  frayeur  sera  bientôt  calmée. 
ISIadame,  je  m'en  vais  retrouver  mon  armée  ; 
Cependant  vous  pouvez  accomplir  vos  souhaits, 
Faire  entrer  Polynice ,  et  lui  parler  de  paix. 
Créon,  la  reine  ici  commande  en  mon  absence  ; 
Disposez  tout  le  monde  à  son  obéissance  ; 
Laissez,  pour  recevoir  et  pour  donner  ses  lois, 
Votre  fils  Ménécée ,  et  j 'en  ai  fait  le  choix  : 
Comme  il  a  de  l'honneur  autant  que  de  courage, 
Ce  choix  aux  ennemis  ôîera  tout  ombrage. 
Et  sa  vertu  suffit  pour  les  rendre  assurés. 

(à  Créon.) 
Commandez-lui ,  madame.  Et  vous ,  vous  me  suivrez. 

CRÉON. 

Quoi  seigneur  ! . . . 

É  T  É  o  c  I.  E. 

Oui ,  Créon,  la  chose  est  résolue, 

CRÉON. 

Et  vous  quittez  feinsi  la  puissance  absolue? 


28  LESFRERESE?ÎNEMIS. 

É  T  K  O  C  I,  K. 

Que  je  la  quitte,  oa  non,  ne  vous  tourmentez  pns; 
Faites  ce  que  j'ordonne,  et  Tenez  sur  mes  pas. 

SCENE    V. 

JOCASTE,  ANTIGONE,  CRÉON, 
OLYxMPE. 

c  R  É  o  N. 

Qn'avez-vous  fait,  madame?  et  par  quelle  conduite 
Forcez-vous  un  vainqneur  à  prendre  ainsi  la  fuite  ? 
Ce  conseil  va  toot  perdre. 

j  o  c  j  s  T  I. 

Il  va  tout  conserver  ; 
Et  par  ce  seul  conseil  Thebes  se  peut  sauver. 

c  R  É  o  N. 
Eh  quoi ,  madame,  eh  quoi  !  dans  l'état  où  nous  sommes, 
Lorsqu'avec  unreufort  de  plus  de  six  raille  hommes 
La  fortune  promet  toute  chose  aux  Ihébains, 
Le  roi  se  laisse  ôter  la  victoire  des  mains  ! 

JOCASTE. 

La  victoire,  Créon ,  n'est  pas  toujours  si  belle  ; 
La  honte  et  les  remords  vont  souvent  après  elle. 
Quand  deux  frères  armés  vont  s'égorger  entre  eux  , 
^e  les  pas  séparer,  c'est  les  perdre  tons  deux. 
Peut-on  faire  au  vainqueur  une  injure  plus  noire, 
Que  lui  laisser  gagner  une  telle  victoire  ? 

c  R  i  ov. 
Lenr  courroux  e6t  trop  grand 

JOCASTE. 

Il  peut  être  cdonci. 

CRÉON. 

Tous  deux  veulent  régner. 

JOCASTE. 

Ils  referont  aussi. 


ACTE  I,  SCETs  E  T.  .59 

C  R  É  O  N. 

On  ne  partage  point  la  grandeur  souveraine  ; 

Et  ce  nestpas un bienqu'on quitte  et  qu'on  reprenne. 

j  o  c  A  s  T  E. 
L'intérêt  de  l'état  leur  servira  de  loi. 

c  R  É  o  N. 
L'intérêt  de  l'état  est  de  n'avoir  qu'un  roi , 
Qui ,  d'un  ordre  constant  gouvernant  ses  provinces , 
Accoutume  à  ses  lois  et  le  peuple  et  les  princes. 
Ce  règne  interrompu  de  deux  rois  différents , 
En  lui  donnant  deux  rois ,  lui  donne  deux  tyrans. 
Par  un  ordre  souvent  l'un  à  l'autre  contraire 
Un  frère  détruiroit  ce  qu'auroit  fait  un  frère  : 
Vous  les  verriez  toujours  former  quelque  attentat. 
Et  changer  tous  les  ans  la  face  de  l'état. 
Ce  terme  limité  que  l'on  veut  leur  prescrire 
Accroît  leur  violence  en  bornant  leur  empire. 
Tous  deux  feront  gémir  les  peuples  tour-à-tour: 
Pareils  à  ces  torrents  qui  ne  durent  qu'un  jour  ; 
Plus  leur  cours  est  borné,  plus  ils  font  de  ravage. 
Et  d'horribles  dégâts  signalent  leur  passage. 

j  o  c  A  s  T  E. 
On  les  verroit  plutôt ,  par  de  nobles  projets , 
Se  disputer  tous  deux  l'amour  de  leurs  sujets. 
Mais  avouez,  Créon ,  que  toute  votre  peine 
C'est  de  voir  que  la  paix  rend  votre  attente  vaine  ; 
Qu'elle  assure  à  mes  fils  le  trône  où  vous  tendez, 
Et  va  rompre  le  piège  où  vous  les  attendez. 
Comme ,  après  leur  trépas  ,  le  droit  de  la  naissance 
Fait  tomber  en  vos  mains  la  suprême  puissance. 
Le  sang  qui  vous  unit  aux  deux  princes  mes  fils 
Vous  fait  trouver  en  eux  vos  plus  grands  ennemis; 
Et  votre  ambition,  qui  tend  à  leur  fortune , 
Vous  donne  pour  tous  deux  une  haine  commune. 
Vous  inspirez  au  roi  vos  conseils  dangereux , 
.Et  VOUS  en  servez  un  pour  les  perdre  tous  deux. 

3. 


3o  LESFRERES  ENNEMIS. 

c  R  £  o  ir. 
Je  ne  me  repais  point  de  pareilles  chimères: 
Mes  respects  pour  le  roi  sont  ardents  et  sincères; 
Et  mon  ambition  est  de  le  maintenir 
Au  trône  oti  vous  croyez  que  je  veux  parvenir. 
Le  soin  de  sa  grandeur  est  le  seul  qui  ji 'anime  , 
Je  hais  ses  ennemis  ,  et  c'est  là  tOTit  mou  crime  : 
Je  ne  m'en  cache  point.  Mais,  à  ce  que  je  voi , 
Chacun  n'est  pas  ici  criminel  comme  moi. 

j  o  c  A.  s  T  E. 
Je  suis  mère ,  Créon  ;  et ,  si  j 'aime  son  frère , 
La  personne  du  roi  ne  m'en  est  pas  moins  chei»?. 
De  lâches  courtisans  peuvent  bien  le  haïr; 
Mais  une  mère  enfin  ne  peut  pas  se  trahir. 

awtigo:îe. 
Tos  intérêts  ici  sont  conformes  aux  nôtres , 
Les  ennemis  du  roi  ne  sont  pas  tous  les  vôtres  ; 
Créon,  vous  êtes  père,  et ,  dans  ces  ennemis. 
Peut-être  songez-vous  que  vous  avez  un  fils. 
On  sait  de  quelle  ardeur  Hémon  sert  Polynice. 

c  R  É  o  w. 
Oui,  je  le  sais ,  madame ,  et  je  lui  fais  justice  ; 
Je  le  dois,  en  effet,  distinguer  du  commun  , 
Mais  c'est  pour  le  haïr  encor  plus  que  pas  un  : 
Et  je  souhaiterois ,  dans  ma  juste  colère. 
Que  chacun  le  hait  comme  le  hait  son  père. 

AXTIGOICE. 

Après  tout  ce  qu'a  fait  la  valeur  de  son  bras. 
Tout  le  monde  en  ce  point  ne  vous  ressemble  pas. 

c  R  É  o  IV. 

Je  le  vois  bien ,  madame ,  et  c'est  ce  qni  m'afflige  : 
Mais  je  sais  bien  à  quoi  sa  révolte  m'obhge; 
Et  tous  ces  beaux  exploits  qui  le  font  admirer, 
C'esi  ce  qui  me  le  fait  justement  abhorrer. 
La  honte  suit  toujours  le  parti  des  rebelles  : 
Leurs  grandes  actions  sont  les  plus  criminelles. 


ACTE    I,    SCENE    V.  3t 

Ils  signalent  leur  crime  en  signalant  leur  bras  ; 
Et  la  gloire  n'est  point  où.  les  rois  ne  sont  pas. 

ANTIGONE. 

Ecoutez  un  peu  mieux  la  voix  de  la  nature. 

c  R  É  o  N. 

Plus  l'offenseur  m'est  cher,  plus  je  ressens  l'injure. 

A.NTIGONE. 

Mais  un  père  à  ce  point  doit-il  être  emporté  ? 
Vous  avez  trop  de  haine. 

c  R  É  o  N. 

Et  vous  trop  de  honte. 
C'est  trop  parler,  madame,  en  faveur  d'un  rebelle. 

ATTTIGONE. 

L'innocence  vaut  bien  que  l'on  parle  pour  elle 

c  R  É  O  N. 

Te  sais  ce  qui  le  rend  innocent  à  vos  yeux. 

AKTIGOIVE. 

Et  je  sais  quel  sujet  vous  le  rend  odieux. 

c  RÉ  o  N. 
L'Amour  a  d'autres  yeux  que  le  commun  des  hommes. 

j  o  c  A  s  T  E. 
Vous  abusez,  Créon,  de  l'état  ou  nous  sommes; 
Tout  vous  semble  permis  :  mais  craignez  mon  cour= 

roux; 
Vos  libertés  enfin  retombcroient  sur  vous. 

AIÎTIGOÎTE. 

L'intérêt  du  pubhc  agit  peu  sur  son  ame , 
Et  l'amour  du  pays  nous  cache  une  autre  flamme. 
.Te  la  sais  :  mais,  Créon,  j'en  abhorre  le  cours  ; 
Et  vous  ferez  bien  mieux  de  la  cacher  toujours. 

c  R  É  o  w. 
Te  le  £erai,  madame;  et  je  veux  par  avance 
Vous  épargner  encor  jusques  à  ma  présence. 
Aussi-bien  mes  respects  redoublent  vos  mépris  ; 
Et  je  vais  faire  place  à  ce  bienheureux  fils. 
Le  roi  m'appelle  ailleurs,  il  faut  que  j'obéisse. 


32  L  E  s  F  Pc  E  R  E  s  E  N  N  £  M  I  s. 

Adieu.  Faites  venir  Hémon  et  Polynice. 

j  o  c  A  s  T  E. 
N'en  doute  pas,  méchant,  ils  vont  venir  tous  deux  ; 
Tous  deux  ils  préviendront  tes  desseins  malheureux. 

SCENE    VI. 
JOCASTE,  ANTIGO  NE,  OLYMPE. 

A.NTIGONK. 

Le  perfide  !  A  quel  point  son  insolence  monte  I 

JOCASTE. 

Ses  superbes  discours  tourneront  à  sa  honte. 
Bientôt,  si  nos  désirs  sont  exaucés  des  cieux, 
La  paix  nous  vengera  de  cet  ambitieux. 
Mais  il  faut  se  hâter ,  chaque  heure  nous  e^t  chère  .• 
Appelons  promptement  Hémon  et  votre  frère  ; 
Je  suis  ,  pour  ce  dessein  ,  prête  à  leur  accorder 
Toutes  les  sûretés  qu'ils  pourront  demander. 
Et  toi,  si  mes  malheurs  ont  lassé  ta  justice. 
Ciel,  dispose  à  la  paix  le  cœur  de  Polynice, 
Seconde  mes  soupirs,  donne  force  à  mes  pleurs. 
Et  comme  il  faut  enfin  fais  parler  mes  douleurs .' 

ANTIGO  WE,  seule. 
Et  si  tu  prends  pitié  d'une  flamme  innocente, 
O  ciel ,  en  ramenant  Hémon  à  son  amante , 
Kamene-le  lidele  ;  et  permets ,  en  ce  jour , 
Qu'en  retrouvant  l'amant  je  retrouve  l'amour. 

FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE  SECOND. 

SCENE    I. 

AN  TI  G  ONE,  HÉ  M  ON. 

QH  K  M  O  N. 
uoi!  VOUS  me  refusez  votre  aimable  présence. 
Après  un  an  entier  de  supplice  et  d'absence  ! 
Ne  m'avez-vojis ,  madame ,  appelé  près  de  vous , 
Que  pour  m'ôter  sitôt  un  bien  qui  m'est  si  doux? 

A  X  T  T  G  O  N  E. 

Et  voulez- vous  sitôt  que  j'abandonne  un  frère? 
Ne  dois-je  pas  au  temple  accompagner  ma  mère? 
Et  dois-je  préférer,  au  gré  de  vos  souhaits. 
Le  soin  de  votre  amour  à  celui  de  la  paix  ? 

H  É  M  o  N. 

Madame,  à  mon  bonheur  c'est  chercher  trop 

d'obstacles  ; 
Ils  iront  bien,  sans  nous ,  consulter  les  oracles. 
Permettez  que  mon  cœur,  envoyant vosbeaux yeux. 
De  l'état  de  son  sort  interroge  ses  dieux. 
Puis-je  leur  demander,  sans  être  téméraire. 
S'ils  ont  toujours  pour  moi  leur  douceur  ordinaire? 
Souffrent-ils  sans  courroux  mon  ardente  amitié? 
Et  du  mal  qu'ils  ont  fait  ont-ils  quelque  pitié? 
Durant  le  triste  cours  d'une  absence  cruelle, 
Avez-vous  souhaité  que  je  fusse  fidèle? 
Songiez-vous  que  la  mort  menacoit ,  loin  de  vous, 
T.n  amant  qui  ne  doit  mourir  qu'à  vos  genoux? 
Ahl  d'nn  si  bel  objet  quand  une  ame  est  blessée  , 
Quand  un  cœur  jusqu'à  vous  élevé  sa  pensée. 
Qu'il  est  doux  d'adorer  tant  de  divins  appas  .' 


34  LES  FRERES  ENNEMIS. 

Mais  aussi  qne  iou  souffre  en  ne  les  voyant  pas  ' 
Un  moment,  loin  de  vous,  me  duroit  une  année  : 
J'aurois  fini  cent  fois  ma  tnste  destinée. 
Si  je  n"eussp  songé,  jusqu'"s  à  mon  retour. 
Que  mon  eloignement  vous  prouvoit  mon  amonr: 
Et  que  le  souvemr  de  mon  obéissance 
Ponrroit  en  ma  faveur  parler  en  mon  absence  ; 
Et  que  pensant  à  moi  vous  penseriez  aussi 
Qu'il  faut  aimer  beaucoup  pour  obéir  ainsi. 

A.XTIGOWE. 

Oui,  je  l'avois  bien  cru  qu'une  ame  si  fidèle 
Trouveroit  dans  Tabsence  une  peine  cruelle; 
Et,  si  mes  sentiments  se  doivent  découvrir. 
Je  sonhaitois,  Hémon.  qu'ei!    vous  fit  souffrir. 
Et  qu'étant  loin  de  moi  quelque  ombre  d'amertume 
Vous  fit  trouver  les  jours  jdus  longs  que  de  coutume. 
Mais  ne  vous  plaignez  pas  :  mon  cœur  chargé  d'ennui 
Ne  vous  souhaitoit  rien  qu'il  n'éprouvât  en  lui  , 
Sur-tout  depuis  le  temps  que  dure  cette  guerre, 
Et  que  de  sens  armés  vous  couvrez  cette  terre. 
Oh  dieux!  à  qu^ls  tourments  mon  coeur  s'est  vu  soumis, 
Tovant  des  deux  côtes  ses  plus  tendres  amis! 
MiUe  objets  de  douleur  d-^chiroient  mes  entrailles; 
J'en  vovois  et  dehors  et  dedans  nos  murailles  : 
Chaque  assaut  à  mon  cœur  bvroit  mille  combats; 
Et  mille  fois  le  four  je  souffrois  le  trépas. 

H  £  M  o  If . 
Mais  enfin  qu'ai-je  fait,  en  ce  malheur  extrême, 
Qne  ne  7n'ait  ordonné  ma  princesse  elle-même.' 
J 'ai  suivi  Polvnice  ;  et  vous  l'avez  voulu  : 
Tous  me  l'avez  prescrit  par  un  ordre  absolu. 
Je  lui  vouai  dès-lors  une  amitié  sincère; 
Je  quittai  mon  pnys,  j'^tbandonnai  mon  père; 
Sur  moi.  par  ce  départ .  j'attirai  son  courroux, 
Et ,  pour  tout  dire  ealln ,  je  m'éloigTMi  de  vous. 


ACTE  II,  SCENE  I.  3» 

A.NTIGONE. 

Je  m'en  souviens,  Hémon,  et  je  vous  fais  justice  ; 
C'est  moi  que  vous  serviez  en  servant  PoJynice  : 
Il  m'étoit  cher  alors  comme  il  est  aujourd'hui; 
Et  je  prenois  pour  moi  ce  qu'on  faisoit  pour  lui. 
Nous  nous  aimions  tous  deux  dés  la  plus  tendre 

enfance. 
Et  j'avois  sur  son  cœur  une  entière  puissance  ; 
Je  trouvois  à  lui  plaire  une  extrême  douceur , 
Et  les  chagrins  du  frère  étoient  ceux  de  la  sœur. 
Ah!  si  j'avois  encor  sur  lui  le  même  empire, 
11  aimeroit  la  paix,  pour  qui  mon  cœur  soupire  : 
Notre  commun  malheur  en  seroit  adouci  : 
Je  le  verrois ,  Hémon  ;  vous  me  verviez  aussi  l 

H  É  M  o  N. 

De  cette  affreuse  guerre  il  abhorre  l'image . 
Je  l'ai  vu  soupirer  de  douleur  et  de  rage , 
Lorsque,  pour  remonter  au  trône  paternel, 
On  le  força  de  prendre  un  chemin  si  cruel. 
Espérons  que  le  ciel,  touché  de  nos  misères. 
Achèvera  bientôt  de  réunir  les  frères  : 
Paisse-t-il  rétabUr  l'amitié  dans  leur  cœur. 
Et  conserver  l'amour  dans  celui  de  la  sœur  ! 

ANTIGONE. 

Hélas!  ne  doutez  point  que  ce  dernier  ouvrage 
Ne  lui  soit  plus  aisé  que  de  calmer  leur  rage  : 
Je  les  connois  tous  deux  ,  et  je  répondrois  bien 
Que  leur  cœur,  cher  Hémon,  est  plus  dur  que  le  mien. 
Mais  les  dieux  quelquefois  font  de  plus  gi'ands 
miracles. 


36  LES  FRERES  ENIV  EMIS. 

SCENE    II. 
ANTIGOrîE,  HÉMON,  OLYMPF. 

A  N  T  I  G  O  îï  E. 

Hé  bien?  apprendrons-nous  ce  qu'ont  dit  les  oracles? 
Que  faut-il  faire  ? 

OLYMPE. 

Hélas  ! 

ANTIGOWE. 

Quoi?  qu'en  a-t-on  appris? 

Est=ce  la  guerre,  Olympe? 

OLYMPE. 

Ah  î  c'est  encore  pis .' 

H  É  M  O  N. 

Quel  est  donc  ce  grand  mal  que  leur  courroux 
annonce  ? 

OLYMPE. 

Prince,  pour  en  juger,  écoutez  leur  réponse  : 

«  Thébains ,  ppur  n'avoir  plus  de  guerres , 
«  Il  faut,  par  un  ordre  fatal, 
«  Que  le  dernier  du  sang  royal 
c  Par  son  trépas  ensanglante  vos  terres.  » 

A.?rTIGONE. 

O  dieux,  que  vous  a  fait  ce  sang  infortune? 
Et  pourquoi  tout  entier  l'avez-vous  condamné? 
Jï'ètes-vous  pas  contents  de  la  mort  de  mon  père' 
Tout  notre  sang  doit-il  sentir  votre  colère? 

U  É  M  o  N. 

Madame ,  cet  arrêt  ne  vous  regarde  pas  . 

Votre  Tertu  vous  met  à  couvert  du  trépas  : 

Les  dieux  savent  trop  bien  conuoître  l'innocence. 

XSTIGOyt.. 

Hé!  cen'estpaspourmoiqueje  crainsleurvengeancc. 
Mon  innorence,  Hémon.  seroit  un  foible  appui  ; 


ACTE  II,  SCENE  ir.  3: 

Fille  d'OEdipe,  il  faut  que  j(^  meure  pour  lui. 
Je  l'attends,  celte  mort,  et  je  l'attends  sans  plainte*, 
Et ,  s'il  faut  avouer  le  sujet  de  ma  crainte, 
C'est  pour  vous  que  je  crains;  oui,  cher  Hémon, pour 

vous. 
De  ce  sang  malheureux  vous  sortez  con)me  nous; 
Et  je  ne  vois  que  trop  que  k-  courroux  céleste 
Tous  rendra ,  comme  à  nous ,  cet  honneur  bien 

funeste , 
Et  fera  regretter  aux  princes  des  Thébains 
De  n'être  pas  sortis  du  d(  rnier  des  humains. 

H  É  M.  o  x. 
Peut-on  se  repentir  d'un  si  grand  avantage .►• 
Un  si  noble  trépas  flatte  trop  mon  courage  ; 
Et  du  sang  d;"  ses  rois  il  est  beau  d'être  issu  , 
Dùt-on  rendre  ce  sang  sitôt  qu'on  l'a  reçu. 

A  w  T  I  G  o  N  E. 

Hé  quoi  !  si  parmi  nous  on  a  fait  quelque  offense. 
Le  ciel  doit-il  sur  vous  en  prendre  la  vtngeance? 
Et  n'est-ce  pas  assez  du  père  et  des  enfants. 
Sans  qu'd  aille  plus  loin  chercher  des  innocents.^ 
C'est  à  nous  à  payer  pour  les  crimes  des  nôtres  : 
Punissez-nous,  grands  dieux  ;  mais  épargnez  les  autres 
Mon  père,  cher  Hémon,  vous  va  perdre  aujourd'hui; 
Et  je  vous  perds  peut-être  encore  plus  que  lui  : 
Le  ciel  punit  sur  vous  et  sur  votre  famille  , 
Et  les  crimes  du  père  ,  et  l'amour  de  la  fille  ; 
Et  ce  funeste  amour  vous  nuit  encore  plus 
Que  les  crimes  d'OEdipe  et  le  san§  de  Laïus. 

H  E  M  o  w. 
Quoi  !  mon  amour,  madame  ?  Et  qu'a-t-il  de  funeste? 
Est-ce  un  crime  qu'aimer  une  beauté  céleste.^ 
Et  puisque  sans  colère  il  est  reçu  de  vous. 
En  quoi  peut-il  du  ciel  mériter  le  courroux  ? 
Vous  seule  en  mes  soapirs  êtes  intéressée, 
C'est  à  vous  à  juger  s'ils  vous  ont  offensée  : 


3-8          L  E  S  F  R  E  P.  E  S  E  N  N  E  M  I  S. 
Tels  que  seront  pour  eux  vos  arrêts  tout-puissants, 
Ils  seroat  criminels,  ou  seront  innocents. 
Que  le  ciel  à  son  gré  de  ma  perte  dispose, 
J'en  chérirai  toujours  et  Tune  et  l'autre  cause, 
Glorieux  de  mourir  pour  le  sang  de  mes  rois. 
Et  plus  heureux  encor  de  mourir  sous  vos  lois. 
Aussi-bien  que  ferois-je  en  ce  commun  naufrage? 
Pourrois-je  me  résoudre  à  vivre  davantage? 
En  vain  les  dieux  voudroient  différer  mon  trépas , 
Mon  désespoir  feroit  ce  qu'ils  ne  feroient  pas. 
Mais  peut-être,  après  tout,  notre  fi'ayeur  est  vaine: 
Attendons Mais  voici  Polynice  et  la  reine. 

SCENE    III. 

JOCASTE,POLYNICE,  ANTIGONE, 
HÉ  M  ON. 

POLYNICE. 

Madame,  an  nom  des  dieux,  cessez  de  m'arrèter  : 

Je  vois  bien  que  la  paix  ne  peut  s'exécuter. 

J'espérois  que  du  ciel  la  justice  infinie 

Youdroit  se  déclarer  contre  la  tyrannie , 

Et  que,  lassé  de  voir  répandre  tant  de  sang, 

Il  rendroit  à  chacun  son  légitime  rang  : 

Mais  puisqu'ouvertement  il  tient  pour  l'injustice, 

Et  que  des  criminels  il  se  rend  le  comphce , 

Dois-je  encore  espérer  qu'un  peuple  révolté. 

Quand  le  ciel  est  injuste  ,  écoute  l'équité.-* 

Dois-je  prendre  pour  juge  une  troupe  insolente, 

D'un  lier  usurpateur  ministre  violente. 

Qui  sert  mon  ennemi  par  un  lâche  intérêt. 

Et  qu'il  anime  encor,  tout  éloigné  qu'il  est? 

La  raison  n'agit  point  sur  une  populace. 

De  ce  peuple  déjà  j'ai  ressenti  l'audace  : 

Et   loin  de  me  reprendre  après  m'avoir  chassé, 


ACTE  II,  SCENE  III.  59 

Il  croit  voir  un  tyran  dans  un  prince  offensé. 
Comme  sur  lui  l'honneur  n'eut  jamais  de  puissance, 
[1  croit  que  tout  le  monde  aspire  à  la  vengeance  : 
De  ses  inimitiés  rien  n'arrête  le  cours  ; 
Quand  il  hait  une  fois,  il  veut  haïr  toujours. 

j  o  c  A  s  T  E. 
Mais  s'il  est  vrai ,  mon  iils ,  que  ce  peuple  vous  craigne , 
Et  que  tous  les  Thébains  redoutent  votre  règne. 
Pourquoi  par  tant  de  san^f  cherchez-vous  à  régner 
Sur  ce  peuple  endurci  que  rien  ne  peut  gagner.^ 

POLYNIC£. 

Est-ce  au  peuple ,  madame,  à  se  choisir  un  maître? 
Sitôt  qu'il  hait  un  roi,  doit-on  cesser  de  l'être  ? 
Sa  haine ,  ou  son  amour ,  sont-ce  les  premiers  droits 
Qui  font  monter  au  trône  ou  descendre  les  rois.^ 
Que  le  peuple  à  son  gré  nous  craigne  ou  nous  chérisse  , 
Le  sang  nous  met  au  trône  ,  et  non  pas  son  caprice  : 
Ce  que  le  sang  lui  donne  ,  il  le  doit  accepter  ; 
Et  s'il  n'aime  sonpiince,  il  le  doit  respecter. 

j  o  c  A  s  T  E. 
Vous  serez  un  tyran  haï  de  vos  provinces. 

P  o  L  Y  N  I  c  E. 

Ce  nom  ne  convient  pas  aux  légitimes  princes  ; 
De  ce  titre  odieux  mes  droits  me  sont  garants  : 
La  haine  des  sujets  ne  fait  pas  les  tyrans. 
Appelez  de  ce  nom  Etéocle  lui-même. 

J  o  c  A  s  T  E. 
Il  est  aimé  de  tous. 

POLYNICE. 

C'est  un  tyran  qu'on  aime, 
Qui  par  cent  lâchetés  tâche  à  se  maintenir 
Au  rang  où  par  la  force  il  a  su  parvenir  ; 
Et  son  orgueil  la  n^nd ,  par  un  effet  coufrair* , 
Esclave  de  sou  peuple  et  tyran  de  son  frtre. 
Pour  commander  tout  seul  )!  veuf  bien  obéir, 
Et  se  fait  mépriser  pour  me  faire  haïr. 


40  L  E  S  F  R  K  R  E  S  E  N  N  E  M  I  S. 

Ce  n'est  pas  sans  sujet  qu'on  me  préfère  un  traître  : 

Le  peuple  aimeun  esclave,  et  craint  d'avoir  un  maître. 

INîais  je  croirois  trahir  la  majesté  des  rois, 

Si  je  faisois  le  peuple  arbitre  de  mes  droits. 

J  O  C  A  s  T  E. 

Ainsi  donc  la  discorde  a  pour  vous  tant  de  cLarmes? 

Tous  lassez-vous  dé;a  d'avoir  posé  les  armes? 

Ne  cesserons-nous  point,  après  tant  de  malheurs. 

Vous,  de  verser  du  sang,  moi,  de  verser  des  pleurs? 

N'accorderez-vous  rien  aux  larmes  d'une  mère? 

Ma  fille,  s'il  se  peut,  retenez  votre  frère  : 

Le  cruel  pour  vous  seule  avoit  de  l'amitié. 

A  ^-  T  I  G  o  N  E. 
Ah!  si  pour  vous  son  ame  est  sourde  à  la  pitié. 
Que  pourrois-le  espérer  d'une  amitié  passée. 
Qu'un  Ions  eloignement  n"a  que  trop  effacée? 
A  peine  en  sa  mémoire  ai-je  encor  quelque  rang  : 
Il  n'aime  ,  il  ne  se  plaît  qu'à  rrpandre  du  sang. 
]N'e  cherchez  plus  en  lui  ce  prince  magnanime. 
Ce  prince  qui  montroit  tant  d'horreur  pour  le  crime  , 
Dont  l'ame  généreuse  avoit  tant  de  douceur. 
Qui  respec»o.t  sa  mère  et  chérissoit  sa  sœur  : 
La  nature  pour  lui  n'est  plus  qu'une  chimère  ; 
Il  méconn  àt  sa  sœur,  il  méprise  sa  mère  ; 
Et  l'ingrat ,  en  l'état  où  son  orgueil  l'a  mis  , 
ISous  cro.t  des  étrangers,  ou  bien  des  ennemis. 

p  o  L  Y  X  I  c  E. 
N'impitez  point  ce  crime  à  mon  ame  affligée  : 
Dites  j^ufôt,  ma  sœur,  que  vous  êtes  changée; 
Dites  c  ae  de  mon  rang  l'injuste  usnrpateur 
jNI'a  su  ravir  encor  l'amitié  de  ma  sœur. 
Je  voui  connois  toujours,  et  suis  toujours  le  même. 

A  ^-  T  I  G  o  N  E. 
Est=(p  m*aimer,  rrnel,  autant  que  Je  vous  aime, 
Qne  d'rtre  inexorable  à  mes  tristes  soupirs, 
Et  m'exposcr  encore  à  tant  de  déplaisirs? 


ACTE  II,    SCENE  in.  4t 

rOLYNICE. 

Mais  vous-même,  ma  sœur,  est-ce  aimer  votre  frère 
Que  de  lui  faire  ainsi  cette  in;u.ste  prière, 
Et  me  vouloir  ravir  le  sceptre  de  la  main? 
Dieux!  qu'est-ce  qu'Etéocle  a  de  plus  inhumain? 
C'est  trop  favoriser  un  tyran  qui  m'outrage. 

ANTIGONE. 

Non,  non ,  vos  intérêts  me  touchent  davantage  : 

IN'e  croyez  pas  mes  pleurs  perlides  à  ce  point; 

Avec  vos  ennemis  ils  ne  conspirent  point. 

Cette  paix  que  je  veux  me  seroit  un  supplice 

S'il  en  devoit  coiîter  le  sceptre  à  Polynice  ; 

Et  l'unique  faveur,  mon  frère,  où  je  prétends. 

C'est  qu'il  me  soit  permis  de  vous  voir  plus  long-temps. 

Seulement  quelques  Jours  souffrez  que  l'on  vous  voie. 

Et  donnez-nous  le  temps  de  chercher  quelque  voie 

Qui  puisse  vous  remettre  au  rang  de  vos  areux. 

Sans  que  vous  répandiez  un  sang  si  précieux. 

Pouvez-vous  refuser  cette  grâce  lé^jere 

Aux  larmes  d'une  sœur,  aux  soupirs  d'une  mère  ? 

j  o  c  A  s  T  E. 
Mais  quelle  crainte  encor  vous  peut  inquiéter? 
Pourquoi  si  promptement  voulez-vous  nous  quitter? 
Quoi!  ce  jour  tout  entier  n'est-il  pas  de  la  trêve? 
Dès  qu'elle  a  commencé  faut-il  qu'elle  s'achève? 
Vous  voyez  qu'Etéocle  a  mis  les  armes  bas  : 
Il  veut  que  je  vous  voie  ;  et  vous  ne  voulez  pas. 

ANTIGONE. 

Oui,  mon  frère ,  il  n'est  pas  comme  vous  inilexihle  ^ 
Aux  larmes  de  sa  mère  il  a  paru  sensible  ; 
Nos  pleurs  ont  désarmé  sa  colère  aujourd'hui  : 
Vous  l'appelez  cruel,  vous  l'êtes  plus  que  lui. 

H  É  M  o  N. 
Seigneur ,  rien  ne  vous  presse  ;  et  vous  pouvez  sans 

peine 
Laisser  agir  encor  la  princesse  et  la  reine  : 

i. 


42  LESFRERESENNEMIS. 

Accordez  tout  ce  jour  à  leur  pressant  désir; 

Yovons  si  leur  dessein  ne  pourra  réussir. 

Ne  donnez  pas  la  [oie  au  prince  vo(re  frère 

De  d^re  que,  sans  vous,  la  paix  se  ponvoit  faire. 

Vous  aurez  satisfait  une  mère,  une  sceur. 

Et  vous  aurez  sur-fou t  satisfait  votre  lionneur. 

Mais  que  vent  ce  soldat?  son  ame  est  tout  tniue. 

SCENE    IV. 

JOCASTE,  POLYNICE,  ANTIGONE, 
HE  MON,  UN  SOLDAT. 

LE  SOLDAT,  A  Poljnice. 
Seigneur,  on  est  aux  mains,  et  la  trêve  est  rompue  : 
Créon  et  les  Tbébains ,  par  ordre  de  leur  roi , 
Attaquent  votre  armée,  et  violent  leur  foi. 
Le  brave  HIppomédon  s'efforce,  en  votre  absence. 
De  soutenir  leur  cboc  de  toute  sa  puissance. 
Par  son  ordre,  seigneur ,  je  vous  viens  avertir. 

p  O  I.  "ï  X  I  c  E. 

Ab  les  traîtres  !  Allons  ,  Hémon ,  il  faut  sortir. 

f  a  la  reine. J 
Madame,  vous  voyez  comme  il  tient  sa  paroîe. 
Mais  il  veut  le  combat ,  il  mattaque  ;  et  j'y  vole. 

JOCASTE. 

Polvnice!  mon  (ils!...  Mais  il  ne  m'entend  plus; 
Aussi-bien  que  mes  pleurs ,  mes  cris  sont  superflus. 
Cbere  Antigonc  ,  allez,  courez  à  ce  barbare: 
Du  moins  allez  prier  Hémon  qu'il  les  sépare. 
La  force  mabandonne,  et  je  n'y  puis  courir; 
Tout  ce  que  je  puis  faire ,  hélas  !  c'est  de  mourir. 

FIN    DU    SEC0>D    ACTE.» 


ACTE  TROISIEME. 

SCENE    I. 
JOCASTE,  OLYMPE. 

-^  JOCASTE. 

V^LYMPE,  va -t'en  voir  ce  funeste  spectacle  ; 
Va  voir  si  leur  fureur  n'a  poini  trouvé  d'oLstacîr , 
Si  rien  n'a  pu  toucher  l'un  ou  l'autre  parti. 
Oa  dit  qu'à  ce  dessein  Ménécée  est  sorti. 

OLYMPE. 

Te  ne  sais  quel  dessein  animoit  son  courage; 
Une  héroïque  ardeur  brilloit  sur  son  visage. 
Mais  vous  devez,  madame,  espérer  jusqu'au  Lout. 

JOCASTE. 

Ta  tout  voir,  chère  Olympe,  et  me  viens  dire  tout; 
Eclaircis  promptement  ma  triste  inquiétude. 

OLYMPE. 

Mais  vous  dois-Je  laisser  en  cette  solitude  ? 

JOCASTE. 

Va  :je  veux  être  seule  en  l'état  où  je  suis; 
J>i  toutefois  on  peut  l'être  avec  tant  d'ennuis  ! 

SCENE    IL 

JOCASTE. 

Dureront-ils  toujours  ces  ennuis  si  funestes? 
rS 'épuiseront-ils  point  les  vengeances  célestes? 
Me  feront-ils  souffrir  tant  de  cruels  trépas , 
Sans  jamais  au  tombeau  précipiter  mes  pas? 


44  LESFRERESENNEMIS. 

O  ciel,  qne  tes  rigueurs  seroient  peu  redoutables , 

Si  la  foudre  d'abord  accabloit  les  coupables  ! 

Et  que  tes  châtiments  paroissenl  infinis. 

Quand  tu  laisses  la  vie  à  ceux  que  tu  punis  î 

Tu  ne  l'ignores  pas ,  depuis  le  jour  infâme 

Où  de  mon  propre  fils  je  me  trouvai  la  femme. 

Le  moindre  des  tourments  que  mon  cœur  a  souffert» 

Egale  tous  les  maux  que  l'on  souffre  aux  enfers. 

Et  toutefois ,  6  dieux ,  un  crime  involontaire 

Devoit-il  attirer  toute  votre  colère? 

Le  connoissois-je ,  hélas  !  ce  fîls  infortuné? 

Tous-mêmes  dans  mes  bras  vous  l'avez  amené. 

C'est  vous  dont  la  ri;ïucur  m'ouvrit  ce  précipice. 

Voilà  de  ces  grands  dieux  la  suprême  justice! 

Jusques  au  bord  du  crime  jIs  conduisent  nos  pas  : 

Ils  nous  le  font  commettre  ,  et  ne  l'excusent  pas. 

Prennent-ils  donc  plaisir  à  faire  des  coupables  - 

Afin  d'en  faire,  après,  d'illustres  misérables? 

Et  ne  peuvent-ils  point ,  quand  ils  sont  en  courroux . 

Chercher  des  criminels  à  qui  le  crime  est  doux  ? 

SCENE    III. 
JOCASTE,  AIN'TIGO^sE 

J  o  C  A  s  T  E. 

Hé  bien!  en  est-ce  fait?  l'un  ou  laulre  perfide 
Vient-d  d'exécuter  son  noble  parricide? 
Parlez ,  parlez ,  ma  fille. 

AIÎTIGON  K. 

Ah  madame  !  en  effet 
L'oracle  est  accompli,  le  ciel  est  satisfait. 

JOCASTE. 

Quoi  !  mes  deux  fils  sont  morts  ? 

A  NTIGOÎîE. 

Un  antre  sang ,  madame , 


ACTEIII,  SCENEIII.  45 

Rend  la  paix  à  l'état ,  et  le  calme  à  votre  ame  j 
Un  sans;  digne  des  rois  dont  il  est  découlé  : 
Un  héros  pour  l'état  s'est  lui-même  immolé. 
Je  courois  pour  fléchir  Hémon  et  Polymce  : 
Ils  étoient  déjà  loin  avant  que  je  sortisse  : 
Ils  ne  m'entendoient  plus,  et  mes  cris  douloureux 
Tainement  par  leur  nom  les  rappeloient  tous  deux. 
Ils  ont  tous  deux  volé  vers  le  champ  de  hatailie  ; 
Et  moi ,  je  suis  montée  au  haut  de  la  muraille , 
D'où  le  peuple  étonné  regardoit,  comme  moi , 
IVapproche  d'un  combat  qui  le  glacoit  d'effroi. 
A  cet  instant  fatal  le  dernier  de  nos  princes , 
li'houneur  de  notre  sang,  l'espoir  de  nos  provinces, 
Ménécée ,  en  un  mot ,  dipne  frère  d'Hémon, 
Et  trop  indigne  aussi  d'être  iils  de  Creon, 
De  l'amour  du  pays  montrant  son  ame  atteinte  , 
Au  milieu  des  deux  camps  s'est  avancé  sans  crainte; 
Et  se  faisant  ouïr  des  Grecs  et  des  Thebains  : 
<:  Arrêtez,  a-t-il  dit,  arrêtez,  inhumains I  >> 
Ces  mots  impérieux  n'ont  point  trouvé  d'obstacle. 
Les  soldats,  étonnés  de  ce  nouveau  spectacle, 
De  leur  noire  fureur  ont  suspendu  le  cours  ; 
Et  ce  prince  aussitôt  poursuivant  son  d  scou#  : 
«  Apprenez,  a-t-il  dit,  l'arrêt  des  dcst'nees, 
"  Par  qui  vous  allez  voir  vos  misères  bonices- 
«  .le  suis  le  dernier  sang  de  vos  rois  descendu, 
"  Qui  par  l'ordre  des  dieux  doit  être  répandu. 
'(  llecevez  donc  ce  sang  que  ma  main  va  répandre; 
"  Et  recevez  la  paix,  où  vous  n'osiez  prétendre.» 
Il  se  tait,  et  se  frappe  eu  achevant  ces  mots: 
Et  les  Thebains,  voyant  expirer  ce  héros, 
Comme  si  leur  salut  devenoit  leur  supphce, 
Regardent  en  tremblant  ce  noble  saciùtice. 
.T'ai  vu  le  triste  Hémon  abandonner  son  rang 
Pour  venir  embrasser  ce  frère  tout  en  sang  : 
Creon ,  à  son  exemple ,  a  jeté  bas  les  armes , 


46         LES  FRERES  ENNEMIS. 
Et  vers  ce  lils  mourant  est  venu  tout  en  larmes  : 
Et  l'un  et  l'autre  camp ,  les  voyant  retirés , 
Ont  quitté  le  combat,  et  se  sont  séparés. 
Et  moi,  le  cœur  tremblant,  et  l'ame  tout  émue. 
D'un  si  funeste  objet  j'ai  détourne  la  vue, 
De  ce  prince  admirant  l'héroïque  fureur. 

j  oc  A  s  TE. 
Comme  vous  'C  l'admire,  et  j'en  frémis  d'horreur. 
Est-il  possible,  ô  dieux,  qu'après  ce  grand  miracle 
IjC  repos  desThébauis  trouve  encor  quelque  ohsfacic? 
Cet  illustre  trépas  ne  peut-il  vous  calmer. 
Puisque  même  mes  lils  s'en  laissent  désarmer? 
La  refuserez-vous  cette  nohle  victime  ? 
Si  la  vertu  vous  touche  autant  que  fait  le  crime, 
Si  vous  donnez  les  prix  comme  vous  punissez, 
Quels  crimes  par  ce  sang  ne  seront  effacés? 

A^tTIGONE. 

Oui,  oui,  cette  vertu  sera  récompensée; 
Les  dieux  sont  trop  payés  du  sang  de  Ménécée; 
Et  le  sang  d'sin  héros,  auprès  des  immortels, 
Vaut  seul  plus  que  celui  de  mille  criminels. 

J  oc  A  STE. 

Connoissez  mieux  du  ciella  vengeance  fatale. 
Toujours  à  ma  douleur  il  met  quelque  intervalle  : 
Riais,  hélas!  quand  sa  main  semble  me  secourir, 
C'est  alors  qu'il  s'apprête  à  me  faire  périr, 
lia  mis,  cette  nuit,  quelque  lin  à  mes  larmes, 
Afin  qn'ît  mon  réveil  je  visse  tout  en  armes. 
S'il  me  flatte  aussitôt  de  quelque  espoir  de  paix  , 
Un  oracle  cruel  me  l'ote  pour  jamais. 
Il  m'anifne  mon  fils;  il  veut  que  je  le  voie: 
Mais,  helas  1  combien  cher  me  vend-il  cette  Joie  .' 
Ce  lils  est  insensible  et  ne  m'écoute  pas  ; 
Et  soudain  il  me  l'ôte,  et  l'engage  aux  combats. 
Ainsi,  toujours  cruel,  et  toujours  en  colère, 


ACTE  III,  SCENE  III  47 

Il  feint  de  s'appaiser,  et  devient  plus  sévère  ; 

Il  n'interrompt  ses  coups  que  pour  les  redoubler. 

Et  retire  son  bras  pour  me  mieux  accabler. 

AS^TIGONE. 

Madame,  espérons  tout  de  ce  dernier  miracle. 

JOC  ASTE. 

La  baine  de  mes  fils  est  un  trop  grand  obstacle. 
Polynice  endurci  n'écoute  que  ses  droits: 
Du  peuple  et  de  Créon  l'autre  écoute  la  voix  : 
Oui,  du  lâcbe  Créon.  Cette  ame  intéressée 
Nous  ravit  tout  le  fruit  du  sang  de  Ménécée  : 
En  vain  pour  nous  sauver  ce  grand  prince  se  perd  , 
Le  père  nous  nuit  plus  que  le  fils  ne  nous  sert. 
De  deux  jeunes  héros  cet  infidèle  père.... 

A>-  TI  GO  NE. 

Ah!  le  voici,  madame,  avec  le  roi  mon  frère. 

SCENE    IV. 

JOCASTE,  ÉTÉOCLE,  ANTIGONE, 
CRÉON. 

JOCASTE. 

Mon  fils ,  c'est  donc  ainsi  que  l'on  garde  sa  foi.' 

ÉTÉOCLE. 

Madame,  ce  combat  n'est  point  venu  de  moi, 

Mais  de  quelques  soldats ,  tant  dArgos  que  des  nôtres , 

Qui,  s'étant  querellés  les  uns  avec  les  autres, 

Ont  insensiblement  tout  le  corps  ébraulé. 

Et  fait  un  grand  combat  d'un  simple  démêlé. 

La  bataille  sans  doute  alloit  être  cruelle , 

Et  son  événement  vuidoit  notre  querelle  ; 

Quand  du  fils  de  Créon  l'héroïque  trépas 

De  tous  les  combattants  a  retenu  le  bras. 

Ce  prince,  le  dernier  de  la  race  royale , 


48  LES  FRERES  ENNEMIS. 

S'est  appliqué  des  dieux  la  réponse  fatale  j 
Et  lui-mèine  à  la  mort  il  s'est  précipité. 
De  l'amour  du  pays  noblement  transporté. 

j  o  c  A.  s  1  E. 
A-li  !  si  le  seul  amour  qu'il  eut  pour  sa  patrie 
Le  rendit  insensible  aux  douceurs  de  la  vie , 
Mon  fils,  ce  même  amour  ne  peut-il  seulement 
De  votre  ambition  vaincre  l'emportement? 
Un  exemple  si  beau  vous  invite  ?  If  suivre. 
Il  ne  faudra  cesser  de  régner  ni  de  vivre  : 
Vous  pouvez,  en  cédant  un  peu  de  votre  rang, 
Faire  plus  qu'il  n'a  fait  en  versant  tout  sou  sang  ; 
Il  ne  faut  que  cesser  de  baïr votre  frère; 
Vous  ferez  beaucoup  plus  que  sa  mort  n'a  su  faire. 
Ob  dieux  !  aimer  un  frère ,  est-ce  un  plus  grand  effort 
Que  de  liair  la  vie  et  courir  à  la  mort.'' 
Et  doit-il  être  enlin  plus  facile  en  un  antre 
De  répandre  son  sang  ,  qu'en  vous  d'aimer  le  vôtre? 

É  T  É  o  CL  E. 

Son  illustre  vertu  me  cbarme  comme  vous  : 

Et  d'un  si  beau  trépas  je  suis  même  jaloux. 

Et  toutefois,  madame,  il  f?ut  que  je  vous  die 

Qu'un  trône  est  plus  pénible  à  quitter  que  la  vie  : 

La  gloire  bien  souvec  t  nous  porte  à  la  baïr  ; 

Mais  peu  de  souverains  font  gloire  d'obéir. 

Les  dieux  vouloi?nt  son  sang  ;  et  ce  prince ,  sans  crime , 

Ne  pouvoit  à  l'état  refuser  sa  victime. 

Mais  ce  même  pays  ,  qui  demandoit  son  sang. 

Demande  que  je  règne,  et  m'attache  à  mon  rang. 

.Jusqu'à  ce  qu'il  m'en  ôte,  il  faut  que  j'y  demeure: 

Il  n'a  qu'à  prononcer ,  j'obéirai  sur  l'heure; 

Et  Thebes  me  verra,  pour  appaiser  son  sort. 

Et  descendre  du  trône,  et  courir  à  la  mort. 

c  R  ÉO  N. 

Ah .'  Ménécée  est  mort,  le  ciel  n'en  veut  point  d'antre  : 


ACTE  III,   SCE^SE  IV.  49 

Laissez  couler  son  sang,  sans  y  mèltr  le  vôtre; 
Et  puisqu'il  l'a  versé  pour  nous  donner  la  paix. 
Accordez- la,  seigneur,  à  nos  justes  souhaits. 

ÉTÉOCL  £. 

Hé  quoi!  même  Créon  pour  la  paix  se  déclare? 

C  RÉOIf. 

Pour  avoir  trop  aimé  cette  guerre  barbare, 
Tous  voyez  les  malheurs  où  le  ciel  m'a  plongé: 
Mon  fils  est  mort,  seigneur. 

ÉTÉ  OCLE. 

Il  faut  qu'il  soit  vengé. 

CRÉ  ON. 

Sur  qui  me  veiigerois-je  en  ce  malheur  extrême? 

É  TÉ  O  CL  E. 

Vos  ennemis,  Créon,  sont  ceux  de  Thebes  mèmr: 
Vengez-la,  vengez-vous. 

CRÉON. 

Ah  !  dans  ses  ennemis 
Je  trouve  votre  frère,  et  je  trouve  mon  lils  : 
Dois-je  verser  mon  sang,  ou  répandre  le  vôtre.' 
Et  dois-je  perdre  un  lils  pour  en  venger  nn  autre? 
Seigneur,  mon  sang  m'est  cher,  le  vôtre  m'est  sacré; 
Serai-je  sacrilège,  ou  bien  dénaturé? 
Soudlerai-je  ma  main  d'un  sang  que  je  révère? 
Serai-je  parricide  ,  afin  d'être  bon  père? 
Un  si  cruel  secours  ne  me  peut  soulager; 
Et  ce  seroit  me  perdre  au  lieu  de  me  venger. 
Tout  le  soulagement  où  ma  douleur  aspire , 
C'est  qu'au  moins  mes  malheurs  servent  à  votre 

empire. 
Je  me  consolerai,  si  ce  fils  que  je  plains 
Assure  par  sa  mort  le  repos  des  Thébains. 
Le  ciel  promet  la  paix  au  sang  de  Ménécée; 
Achevez-la ,  seigneur ,  mon  fils  l'a  commencée  : 
Accordez-lui  ce  prix  qu'il  en  a  prétendu  ; 


5o  LESFRERESENNEMIS. 

Et  qtie  son  sang  en  vain  ne  soit  pas  rë panda. 

JOC  AST  E. 

Non,  puisqu'à  nos  malheurs  vous  devenez  sensible. 
Au  sang  de  Ménécée  il  n'est  rien  d'impossible. 
Que  Tliebes  se  rassure  après  ce  grand  effort; 
Puisqu'il  change  votre  ame ,  il  chan.f^cra  son  sort. 
La  paix  dès  ce  moment  n'est  plus  desespérée  : 
Puisque  Créon  la  veut,  je  la  tiens  assurée. 
Bientôt  ces  cœurs  de  fer  se  verront  adoucis  : 
Le  vainqueur  de  Créon  peut  bien  vaincre  mes  fils. 

(  a  Etéocle.  ) 
Qu'un  si  grand  changement  vous  désarme  et  vous 

toache: 
Quittez,  mon  fils,  quittez  cette  haine  farouche; 
Soulage?  une  mère,  et  consolez  Créon  ; 
Rendez-moi  Polynice ,  et  lui  rendez  Hémon. 

É  TÉ  oc  L  E. 
Mais  enfin  c'est  vouloir  que  je  m'impose  un  maître. 
Tons  ne  l'ignorez  pas ,  Polynice  veut  l'être  ; 
n  démande  sur-tout  le  pouvoir  souverain. 
Et  ne  veut  revenir  que  le  sceptre  à  la  main. 

SCENE    V. 

JOCASTE,  ETEOCLE,  ANTIGONE, 
CREON,  ATTALE. 

A  T  T  A  L  E  ,    à  Etcocle. 

Polynice,  seigneur,  demande  une  entrevue; 
C'est  ce  que  d'un  héraut  nous  apprend  la  venue. 
Il  vons  offre,  seigneur,  ou  de  venir  ici. 
Ou  d'attendre  en  son  camp. 

c  RÉ  o  X. 

Peut-être  qn'adonci 
Il  songe  à  terminer  une  guerre  si  lente , 
Et  son  ambition  n'est  plus  si  violente  : 


ACTE  III,  SCENE  V.  5t 

Par  ce  dernier  combat  il  apprend  aujourd'hui 
Que  vous  êtes  au  moins  aussi  poissan»  que  lui. 
Les  Grecs  même  sont  las  de  servir  sa  rolere; 
Et  j'ai  su,  depuis  peu,  que  le  roi  son  beau-pere  , 
Préférant  à  la  guerre  un  solide  repos, 
Se  réserve  Mycene,  et  le  fait  roi  d'Argos. 
Tout  courageux  qu'il  est,  sans  doute  il  ne  souhaite 
Que  de  faire  en  effet  une  honnête  retraite. 
Puisqu'il  s'offre  à  vous  voir ,  croyez  qu'il  veui  1  a  paix. 
Ce  jour  la  doit  conclure ,  ou  la  rompre  à  jamais. 
Tâchez  dans  ce  dessein  de  1  affermir  vous-même. 
Et  lui  promettez  tout  hormis  le  diadème. 

ÉTÉ  G  CL  E. 

Hormis  le  diadème  il  ne  demande  rien. 

J  O  CASTE. 

Mais  voyez-le  du  moins. 

CRÉ  ON. 

Oui ,  puisqu'il  le  veut  bien  : 
Tous  ferez  plus  tout  seul  que  nous  ne  saurions  faire  : 
Et  le  sang  reprendra  son  empire  oïdinaire. 

É  T  É  o  r.  I,  E. 
Allons  donc  le  chercher. 

J  o  C  A  s  TE. 

]Mon  fils,  au  nom  des  dieux, 
Attendez-le  plutôt,  voyez-le  dans  ces  heux. 

É  T  É  o  c  t  E. 
Hé  bien ,  madame ,  hé  bien ,  qu'il  vienne ,  et  qu  'on  lui 

donne 
Toutes  les  sûretés  qu'il  faut  pour  sa  personne. 
Allons. 

A  Tf  T  I  G  o  N  E. 

Ah  !  si  ce  four  rend  la  paix  aux  Thebains, 
Elle  sera ,  Créon,  l'ouvrage  de  vos  mains. 


5a  LES  FRERES  ENNEiMI  S. 

SCENE    VI. 
CRÉON,  ATTALE. 

CRÉ  OX. 

L'intérêt  des  Thébains  n'est  pas  ce  qn:  vous  touché. 
Dédaigneuse  princesse;  et  cette  ame  farouche, 
Qui  semble  me  flatter  après  tant  de  mépris , 
Songe  moins  à  la  paix  qu'au  retour  de  mon  fils. 
Mais  nous  verrons  bientôt  si  la  fiere  Antigone 
Aussi-bien  que  mon  cœur  dédaignera  le  trône; 
Nous  verrons,  quandles  dieux  m'auront  fait  votre  roi , 
Si  ce  fils  bienheureux  l'emportera  sur  moi. 

ATTALE. 

Eh!  qui  n'admireroit  un  changement  si  rare? 
Créon  même,  Créon  pour  la  paix  se  déclare  î 

CRion. 
Tu  crois  donc  que  la  paix  est  l'objet  de  mes  soins? 

ATT  AI.  E. 

Oui,  je  le  crois ,  seigneur,  quand  j'y  pensois  le  moins; 
Et  voyant  qu'en  effet  ce  beau  soin  vous  anime. 
J'admire  à  tout  moment  cet  effort  magnanime 
Qui  vous  fait  mettre  enfin  votre  haine  au  tombeau. 
Ménécée,  en  mourant,  n'a  rien  fait  de  plus  beau. 
Et  qui  peut  immoler  sa  haine  à  sa  patrie 
Lui  pourroit  bien  aussi  sacrifier  sa  vie. 

CRÉON. 

Ah!  sans  doute,  qui  peut,  d'un  généreux  effort, 
Aimer  son  ennemi,  peut  bien  aimer  la  mort. 
Quoi.' je  négligerois  le  soin  de  ma  vengeance. 
Et  de  mon  ennemi  je  prendrois  la  défense .' 
De  la  mort  de  mon  fils  Polvnice  est  l'auteur. 
Et  moi  je  deviendrois  son  lâche  protecteur  ! 
Quand  je  renoncerois  à  eette  haine  extrême, 
Pourrois-je  bien  cesser  d'aimer  le  diadème? 


A  C  T  E  1 1 1 ,  s  C  E  N  E  V  I.  53 

"N'on,  non;  tn  me  verras  d'une  constante  ardeur 

Haïr  mes  ennemis ,  et  chérir  ma  grandeur. 

Le  troue  fît  toujours  mes  ardeurs  les  plus  chères  ; 

Je  rougis  d'obéir  où  régnèrent  mes  pères  : 

Je  brûle  de  me  voir  au  raug  de  mes  aïeux  , 

Et  je  l'envisageai  dès  que  j'ouvris  les  yeux. 

Sur-tout  depuis  deux  ans  ce  noble  soin  m'inspire, 

Je  ne  fais  point  de  pas  qui  ne  tende  à  l'empire  : 

Des  princes  mes  neveux  j 'entretiens  la  fureur, 

Et  mon  ambition  autorise  la  leur. 

D'Etéocle  d'abord  j'appuyai  l'injustice; 

Je  lui  fis  refuser  le  trône  à  Polynice. 

Tu  sais  que  je  pensois  dès-lors  à  m'y  placer; 

Et  je  l'y  mis,  Attale,  afin  de  l'en  chasser. 

A.  T  TALE. 

Mais,  seigneur,  si  la  guerre  eut  pour  vous  tant  de 

charmes , 
D'où  vient  que  de  leurs  mains  vous  arrachez  les  armes  ? 
Et  puisque  leur  discorde  est  l'objet  de  vos  vœux. 
Pourquoi ,  par  vos  conseils ,  vont-ils  se  voir  tous  deux  ? 

c  R  É  O  If . 

Plus  qu'à  mes  ennemis  la  guerre  m'est  mortelle. 
Et  le  courroux,  du  ciel  me  la  rend  trop  cruelle  : 
Il  s'arme  contre  moi  de  mon  propre  dessein  ; 
Il  se  sert  de  mon  bras  pour  me  percer  le  sein. 
La  guerre  s'allumoit ,  lorsque,  pour  mon  suppLce, 
Hémon  m'abandonna  pour  servir  Polynice  : 
Les  deux  frères  par  moi  devinrent  ennemis  ; 
Et  je  devins,  Attale,  ennemi  de  mon  fils. 
Enfin,  ce  même  jour ,  je  fais  rompre  la  trêve , 
.l'excite  le  soldat,  tout  le  camp  se  soulevé. 
On  se  bat  ;  et  voilà  qu'un  lîîs  désespéré 
Meurt,  et  rompt  on  combat  que  j'ai  tant  préparé- 
Mais  il  me  reste  un  fils  ;  et  je  sens  que  je  l'aime 
Tout  rebelle  qu'il  est ,  et  tout  mon  rival  même  : 
Sans  le  perdre,  je  veux  perdre  mes  ennemis. 


54  LES  FRERES  ENNEMIS. 

Il  m'en  conteroit  trop ,  s'il  m'en  coiitolt  deux  (Ils. 

Des  deux  princes ,  d'ailleurs ,  la  haine  est  trop  puis» 

santé  : 
Ne  crois  pas  qu'a  la  paix  jamais  elle  consente. 
Moi-même  je  saurai  si  bien  l'envenimer, 
Qu'ils  p'^riront  tous  deux  plutôt  que  de  s'aimer. 
Les  autres  ennemis  n'ont  que  de  courtes  haines  ; 
Mais  quand  de  la  nature  on  a  brisé  les  chaînes  , 
Cher  Attale,  il  n'est  rien  qui  puisse  réunir 
Ceux  que  des  nœuds  si  forts  n'ont  pas  su  letenir  : 
L'on  hait  avec  excès  lorsque  l'on  hait  un  frère. 
Mais  leur  éloignement  ralentit  leur  colère  : 
Quelque  haine  qu'on  ait  contre  un  fier  ennemi , 
Quand  il  est  loin  de  nous ,  on  la  perd  à  demi. 
Ne  t'étonne  donc  plus  si  je  veux  qu'ils  se  voient  : 
Je  veux  qu'en  se  voyant  leurs  fureurs  se  déploient: 
Que  rappelant  leur  haine,  au  heu  de  la  chasser. 
Ils  s'étouffent,  Attale,  en  voulant  s'embrasser. 

A  T  T  A  I.  E. 

Vous  n'avez  pins,  seigneur,  à  craindre  que  vous« 

même  : 
On  porte  ses  remords  avec  le  diadème. 

c  R  É  o  s. 
Quand  on  est  sur  le  trône  on  a  bien  d'autres  soins  i 
Et  les  remords  sont  ceux  qui  nous  pèsent  le  moins 
Du  plaisir  de  régner  une  ame  possédée 
De  tout  le  temps  passé  détourne  son  idée  ; 
Et  de  tout  autre  objet  un  esprit  éloigné 
Croit  n'avoir  point  vécu  tant  qu'il  n'a  point  régné. 
Mais  allons.  Le  remords  n'est  pas  ce  qui  me  touche , 
Et  je  n'ai  plus  un  cœur  que  le  crime  effarouche  : 
Tous  les  premiers  forfaits  coûtent  quelques  eflbrts', 
Mais,  Attale,  on  commet  les  seconds  sans  remords. 

FIN    nu    TROISIEME    >.CT£. 


ACTE  QUATRIEME. 

SCENE    I. 
ÉTÉOCLE,  CRÉOIS. 

^-^  ÉTÉOCLE. 

V_/ui,  Créon,  c'est  ici  qu'il  doit  bi«;ntôt  se  rendre; 
Et  tous  deux  en  ce  lieu  nous  le  pouvons  attendre. 
Nous  verrons  ce  qu'il  veut  :  mais  je  répondrais  bien 
Que  par  cette  entrevue  on  n'avancera  rien. 
Je  connois  Polyuice  et  son  humeur  altiere; 
Je  sais  bien  que  sa  haine  est  encor  tout  entière  ; 
Je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  en  arrêter  le  cours; 
Et  pour  moi ,  je  sens  bien  que  je  It  hais  toujours, 

CRÉON. 

Mais  s'il  vous  cède  enfin  la  grandeur  souveraine, 
"Vous  devez,  ce  me  semble,  appaiser  votre  haine. 

É  T  É  o  c  I.  E, 

Je  ne  sais  si  mon  cœur  s'appaisera  jamais  : 
Ce  n'est  pas  son  orgueil,  c'est  lui  seul  que  je  hais. 
Nous  avons  l'un  et  l'autre  une  haine  obstinée  : 
Elle  n'est  pas,  Créon,  l'ouvrage  d'une  année; 
EUe  est  née  avec  nous  ;  et  sa  noire  fureur. 
Aussitôt  que  la  vie,  entra  dans  notre  cœur. 
Nous  étions  ennemis  dès  la  plus  tendre  enfnnce  ; 
Que  dis-je?  nous  l'étions  avant  notre  naissance  : 
Triste  et  fatal  effet  d'un  sang  incestueux  ! 
Pendant  qu'un  même  sein  nous  renfermoit  tous  deux. 
Dans  les  flancs  de  ma  mère  une  guerre  intestine 
De  nos  divisions  lui  marqua  l'origine. 
Eiies  ont,  tu  le  sais ,  paru  dans  le  berceau , 


56  LES  FRERES  ENNEMIS. 

Et  nous  suivront  peut-être  encor  clans  le  tombeau  . 

On  diroit  que  le  ciel,  par  un  arrêt  funeste. 

Voulut  de  nos  parents  punir  ainsi  l'inoeste; 

Et  que  dans  notre  sang  il  voulut  mettre  au  jour 

Tout  ce  qu'ont  de  plus  noir  et  la  haine  et  l'amour. 

Et  maintenant,  Créon,  que  j'attends  sa  venue, 

Ne  crois  pas  que  pour  lui  ma  haine  diminue  ; 

Plus  il  approche,  et  plus  il  me  semble  odieux  ; 

Et  sans  doute  il  faudra  qu'elle  éclate  à  ses  yeux. 

J'aurois  même  regret  qu'il  me  quittât  l'empire  ; 

Il  faut,  il  faut  qu'il  fuie,  et  non  qu'il  se  retire. 

.Te  ne  veux  point,  Créon,  le  hair  à  moitié. 

Et  je  crains  son  courroux  moins  que  son  amitié. 

Je  veux,  pour  donner  cours  à  mon  ardente  haine  . 

Que  sa  fureur  au  moins  autorise  la  mienne; 

Et  puisqu'enlin  mon  cœur  ne  sauroit  se  Irahii  . 

•Te  veux  qu'il  me  déteste ,  alîn  de  le  haïr. 

Tu  verras  que  sa  rage  est  encore  la  même  , 

Et  que  toujours  son  cœur  aspire  au  diadème  ; 

Qu'il  m'abhorre  toujours,  et  veut  toujours  régner; 

Et  qu'on  peut  bien  le  vaincre ,  et  non  pas  le  gagner. 

c  RÉo  ?r. 
Domtez-le  donc ,  seigneur ,  s'il  demeure  inflexible  ; 
Quelque  fier  qu'il  puisse  être,  il  n'est  pas  invincible: 
Et  puisque  la  raison  ne  peut  ritn  sur  son  cœur. 
Eprouvez  ce  que  peut  un  bras  toujours  vainqueur. 
Oui,  quoique  dans  la  paix  je  trouvasse  des  charmes  , 
Je  serai  le  premier  à  reprendre  les  armes; 
Et  si  je  demandois  qu'on  en  rompit  le  cours, 
.Te  demande  encor  plus  que  vous  régniez  toujours. 
Que  la  guerre  s'enflamme  et  jamais  ne  finisse , 
S'il  faut,  avec  la  paix,  recevoir  Polynice. 
Qu'on  ne  nous  vienne  plus  vanter  un  bien  si  donx  ; 
La  guerre  et  ses  horreurs  nous  plaisent  avec  vous. 
Tout  le  peuple  thébain  vous  parle  par  ma  boache; 


ACTE  IV,  SCENE  I.  5? 

Ne  le  soumette?,  pas  à  ce  prince  farouche  : 

Si  la  paix  se  peut  faire,  il  la  veut  comme  moi; 

Sur-tout,  si  vous  l'aimez,  conservez-lui  son  roi. 

Cependant  écoutez  le  prince  votre  frère, 

Et,  s'il  se  peut,  seigneur,  cachez  votre  colère; 

Feignez...  Mais  quelqu'un  vient. 

SCENE  IL 

ÉTÉOCLE,  CRÉON,  ATTALE. 

É  T  É  o  c  r-  E. 

Sont-ils  bien  près  d'ici? 
Vont-ils  venir ,  Attale  ? 

A  T  T  A.  L  E. 

Oui,  seigneur, les  voici. 
Ils  ont  trouvé  d'abord  la  princesse  et  la  reine; 
Et  bientôt  ils  seront  dans  la  chambre  prochaine. 

ÉTÉOCLE. 

Qu'ils  entrent.  Cette  approche  excite  mon  courroux 
Qu'on  hait  un  ennemi  quand  il  est  près  de  nous  I 

CRÉON. 

Ah  !  le  voici.  (  h  part.)  Fortune ,  achevé  mon  ouvrage  , 
Et  livre-les  tous  deux  aux  transports  de  leur  rage.' 

SCENE  III. 

JOCASTE,  ÉTÉOCLE,  POLYNICE, 
A  N  T  I  G  O  N  E,  H  É  M  O  N,  C  R  É  O  N. 

JOCASTE. 

Me  voici  donc  tantôt  au  comble  de  mes  vœux, 
Puisque  déjà  le  ciel  vous  rassemble  tous  deux. 
Vous  revoyez  un  frère,  après  deux  ans  d'absence, 
Dans  ee  même  palais  où  vous  prîtes  naissance  : 


58  L  E  S  F  R  E  R  E  S  E  N  N  E  M  I  S. 

Et  moi ,  par  un  bonheur  cù  je  n'osois  penser. 
L'un  et  l'autre  à-la-fois  je  vous  puis  embrasser. 
Commencez  donc,  mes  lils,  cette  union  si  chère  : 
Et  que  chacun  de  vous  leconnoisse  son  frère: 
Tous  deux  dans  votre  frère  envisagez  vos  traits; 
Mais,  pour  en  mieux  juger,  voyez-les  de  plus  près. 
Sur-tout  que  le  sang  parle  et  fasse  son  office. 
Approchez  ,  Etêocle;  avancez,  Polynice.... 
Hé  quoi!  loin  d'approcher,  vous  reculez  tous  deux! 
D'où  vient  ce  sombre  accueil  et  ces  regards  fâcheux  i 
N'est-ce  point  que  chacun,  d'une  ame  irrésolue. 
Pour  saluer  son  frère  attend  qu'il  le  »alne  ; 
Et  qu'affectant  l'honneur  de  céder  le  dernier. 
L'un  ni  l'autre  ne  veut  s'embrasser  le  premier? 
Etrange  ambition  qui  n'aspire  qu'au  crime, 
Ou  le  plus  furieux  passe  pour  magnanime.' 
Le  vainqueur  doit  rougir  en  ce  combat  honteux; 
Et  les  premiers  vaincus  sont  les  plus  généreux. 
"Voyons  donc  qui  des  deux  aura  plus  de  courage. 
Qui  voudra  le  premier  triompher  de  sa  rage.... 
Quoi!  vous  n'en  faites  rien!  C'est  à  vous  d'avancer. 
Et,  venant  de  si  loin,  vous  devez  commencer; 
Commencez,  Polynice,  embrassez  votre  frère; 
Et  montrez.... 

ÉTÉOCL  E. 

Hé,  madame  !  à  quoi  bon  ce  mystère? 
Tous  ces  embrassements  ne  sont  guère  à  propos  : 
Qu'il  parle,  qu'il  s'explique,  et  nous  laisse  en  repos. 

POLYNICE. 

Quoi  !  faut-il  davantage  expliquer  mes  pensées? 
On  les  peut  découvrir  par  les  choses  passées  : 
La  guerre,  les  combats,  tant  de  sang  répandu. 
Tout  cela  dit  assez  que  le  trône  m'est  dû. 

É  TÉ  O  CI,  E. 

Et  rcs  mêmes  combats,  et  cette  in»*mp  cucrre. 


ACTE  IV,  SCENE  III,  59 

Ce  sang  qui  tant  de  fois  a  fait  ronsjir  la  terre , 
Tout  cela  dit  assez  que  le  trône  est  à  moi; 
Et,  tant  que  je  respire ,  il  ne  peut  être  à  toi. 

POLYXICE. 

Tu  sais  qu'injustement  tu  remplis  celte  place. 

ÉTÉOCL  E. 

L'injustice  me  plaît  pourvu  que  je  t'en  cliasse. 

POLTNICE. 

Si  ta  n'en  yenx  sortir,  tu  pourras  en  tomber. 

HTÉocr  E. 
Si  je  tombe,  avec  moi  tu  pourras  snccomber. 

JO  c  A  s  T  E. 

Oh  dieux  !  que  je  me  vois  cruellement  décne  1 
N'avois-je  tant  pressé  cette  fatale  vue, 
Que  pour  les  désunir  encor  plus  que  jamais  ? 
Ah  mes  lils !  est-ce  là  comme  on  parle  de  paix? 
Quittez,  au  nom  des  dieux,  ces  tragiques  pensées; 
Ne  renouvelez  point  vos  discordes  passées  : 
"Vous  n'êtes  pas  ici  dans  un  champ  inhumain. 
Est-ce  moi  qui  vous  mets  les  armes  à  la  main.»* 
Considérez  ces  lieux  où  vous  prîtes  naissance  ; 
Leur  aspect  sur  vos  coeurs  n'a-t-il  point  de  puissance? 
C'est  ici  que  tous  deux  vous  reçûtes  le  jour; 
Tout  ne  vous  parle  ici  que  de  paix  et  d'amour  : 
Ces  princes,  votre  sœur,  tout  condamne  vos  haines; 
Enfin  moi,  qui  pour  vous  pris  toujours  tant  de  peines, 
Qui,  pour  vous  réunir,  immolerois....  Hélas!  ' 

Ils  détournent  la  tête ,  et  ne  m'écoutent  pas' 
Tous  deux  pour  s'attendrir  ils  ont  Tame  trop  dure  ; 
Us  ne  connoisseut  plus  la  voix  de  la  nature  ! 

{àPoljnice.) 
Et  vous,  que  je  croyois  plus  doux  et  plus  soumis.... 

rOLYITICE. 

Je  ne  veux  rien  de  lui  que  ce  qu'il  m'a  promis  ; 
II  ne  sauroit  régner  sans  se  rendre  parjure. 


6o  LES  FRERES  ETTNEMI  S. 

J  O  C  A  s  T  K. 

Une  extrême  justice  est  souvent  une  injure. 

Le  trône  vous  est  dû,  je  n'en  saurois  douter; 

Mais  vous  le  renversez  en  voulant  y  monter. 

"Ne  vous  lassez-vous  point  de  cette  affreuse  guerre  ? 

Youlez-vous  sans  pitié  désoler  cette  terre, 

Détruire  cet  empire  alln  de  le  gagner? 

Est-ce  donc  sur  des  morts  que  vous  voulez  régner  ? 

Thebes  avec  raison  craint  le  règne  d'un  prince 

Qui  de  fleuves  de  sang  inonde  sa  province  : 

"Voudroit-elle  obéir  à  votre  injuste  loi? 

Tons  êtes  son  tyran  avant  qu'être  son  roi. 

Dieux  !  si  devenant  grand  souvent  on  devient  pire  . 

Si  la  vertu  se  perd  quand  on  gagne  l'empire  , 

Lorsque  vous  régnerez ,  que  serez-vous,  hélas  î 

Si  vous  êtes  cruel  quand  vous  ne  régnez  pas? 

POLYWICE. 

Ab  !  si  je  suis  cruel ,  on  me  force  de  l'être  ; 

Et  de  mes  actions  je  ne  suis  pas  le  maître. 

J'ai  honte  des  horreurs  on  je  me  vois  contraint; 

Et  c'est  injustement  que  le  peuple  me  craint. 

Mais  il  faut  en  effet  soulager  ma  patrie  ; 

De  ses  gémissements  mon  ame  est  attendrie. 

Trop  de  sang  innocent  se  verse  tnns  les  jours; 

31  faut  de  ses  malheurs  que  j'arrête  le  cours; 

Et,  sans  faire  gémir  ni  Thebes  ni  la  Grèce, 

A  l'auteur  de  mes  maux  il  faut  que  je  m'adresse: 

Il  suffit  aujourd'hui  de  son  sang  ou  du  mien. 

j  o  c  A  s  T  E. 
Du  sang  de  votre  frère  ? 

p  o  L  T  :»  I  c  E. 

Oui ,  madame ,  du  sien  : 
Il  faut  finir  ainsi  cette  guerre  inhumaine. 
Oui ,  cruel .  et  c'est  là  le  dessein  qui  m'amène; 
Moi-même  à  ce  combat  j'ai  voulu  t'appeler: 


ACTE  IV,  SCENE  II  r.  6i 

A  tout  antre  qu'à  toi  je  crai^ois  d'en  parler  ; 
loat  antre  auroit  voulu  condamner  ica  pensée, 
Et  personne  en  ces  lieux  ne  te  l'eût  annoncée. 
Je  te  l'annonce  donc.  C'-'st  à  toi  de  prouver 
Si  ce  qae  tu  r  ivis  tu  le  sais  conserver. 
Montre-toi  digne  enfin  d'une  si  belle  proie. 

É  T  É  o  c  L  £. 
J'accepte  ton  dessein,  et  l'accepte  avec  joie  ; 
Créon  sait  là-dessus  quel  étoit  mon  des.r  : 
J'eusse  accepté  le  trône  avec  mo.ns  de  plaisir. 
Je  te  crois  maintenant  digne  du  d.adème  ; 
Je  te  le  vais  porter  au  bont  dj  ce  ftr  même. 

J  Ô  c  A  s  T  F. 

Hâtez-vous  donc,  crutds,  d*t  me  percer  le  sein. 
Et  commencez  par  moi  votre  Lorr.bl'"  dessein: 
Ne  considérez  point  qiie  je  snis  votr'r  mère 
Considérez  en  moi  cell^  d'*  votr»  freie. 
Si  de  votre  ennemi  vous  rech^rcbe?  le  sang, 
Rechercbez-en  la  source  en  ce  malheureux  tianc: 
Je  suis  de  tous  les  deux  la  commune  ennemie, 
Puisque  votre  ennemi  reçut  de  moi  la  vie; 
Cet  ennemi,  sans  moi,  ne  verroit  pa.--:  le  jour. 
S'il  meurt,  ne  faut-il  pas  que  je  meure  à  mon  four? 
N'en  doutez  point,  sa  mort  uie  doit  être  commune; 
Il  faut  en  donner  deux ,  ou  n'en  donner  pas  une  ; 
Et,  sans  être  ni  doux  ni  cruel  à  demi. 
Il  faut  me  perdre ,  ou  bien  sauver  votre  ennerrd. 
Si  la  vertu  vous  plaît ,  si  l'honneur  vous  anime. 
Barbares,  rougissez  de  commettre  un  tel  crime: 
Ou  si  le  crime,  enfin,  vous  plaît  tant  à  chacun. 
Barbares,  rongissez  de  n'en  commettre  qu'un. 
Aussi-bien,  ce  n'est  point  que  l'amonr  vous  retie:3nc> 
Si  vous  sauvez  ma  vie  en  poursuivant  la  sienne  : 
"Vous  vous  garderiez  bien,  cruels,  de  m'épargucr, 
Si  je  vous  empêchois  un  moment  de  régner. 
I.  6 


62  LES  FRERES  ENNEMIS. 

Polynice,  est-ce  ainsi  que  l'on  traite  une  mère? 

p  o  L  Y  N  I  c  E. 

J'épargne  mon  pays. 

j  o  c  A.  s  T  E. 
Et  vous  tuez  un  frère  î 

POLYNICE. 

Je  punis  un  méchant, 

j  o  c  A.  s  T  E, 

Et  sa  mort  aujourd'hui 
Vous  rendra  plus  coupable  et  plus  méchant  que  lui. 

POLYNICE. 

Faut-il  que  de  ma  ma  n  j  e  couronne  ce  traître , 
Et  que  de  cour  en  cour  j'aille  chercher  un  maître; 
QuVrrant  et  vagabond  je  quitte  mes  états, 
Pour  observer  des  lois  qu'il  ne  respecte  pas? 
De  ses  propres  forfaits  serai-  e  la  victime? 
Le  diadème  est-il  le  partage  du  crime  ? 
Quel  droit  ou  quel  devoir  n'a-t-il  point  violé  ? 
Et  cependant  il  règne,  et  je  suis  exilé  .' 

J  o  c  A  s  T  E. 
Mais  si  le  roi  d'Argos  vous  cède  une  couronne.  .  . 

POLYNICE 

Dois-je  chercher  ailleurs  ce  que  le  sang  me  donne .^ 
En  m'alliant  chez  lui  n'aurai-je  rien  porté? 
Et  tiendrai-je  mon  rang  de  sa  seule  bonté? 
D'un  frone  qui  m'est  dû  faut-il  que  l'on  me  chasse. 
Et  d'un  prince  étranger  que  je  brigue  la  pl;ice? 
Non,  non;  sans  m'abaisser  à  lui  faire  la  cour, 
Je  veux  devoir  le  sceptre  à  qui  je  dois  le  jour. 

J  o  c  A  s  T  K 
Qu'on  le  tienne,  mon  fils,  d'u  n  beau-pere  ou  d'un  père, 
la  main  de  tous  les  deux  vous  sera  toujours  chère. 

POLYNICE. 

Non ,  non  ;  la  différence  est  trop  grande  pour  moi  ; 
L'un  me  feroit  esclave,  et  l'autre  me  fait  roi. 
Quoi!  ma  grandeur  seroit  l'ouvrage  d'une  femme I 


ACTE  IV,  SCE^E  III  63 

D'un  éclat  si  honteux  je  rougirois  dum  l'ame. 
Le  trône,  sans  l'amour,  me  seroit  donc  ferme? 
Je  ne  régnerois  pas  si  l'on  ne  m'eût  aimé? 
Je  veux  m'ouvrir  le  trône,  ou  jamais  n'y  paroître  ; 
Et  quand  j'y  monterai,  j'y  veux  monter  en  maître  ; 
Que  le  peuple  à  moi  seul  soit  forcé  d'obéir  ; 
Et  qu'il  me  soit  permis  de  m'en  faire  haïr. 
Enfin,  de  ma  grandeur  je  veux  être  l'arbitre, 
N'être  point  roi,  madame,  ou  l'être  ajuste  titre; 
Que  le  san^j  me  couronne;  ou,  s'il  ne  suffit  pas, 
Je  veux  à  son  secours  n'appeler  que  mon  bras. 

j  o  c  A  s  T  £. 
Faites  plus,  tenez  tout  de  votre  grand  courage; 
Que  votre  bras  tout  seul  fasse  votre  partage  ; 
Et,  déda.^'nant  les  pas  d^s  autres  souverains, 
Soyez,  mon  (ils,  -iovez  l'cnvrage  de  vos  mains. 
Par  d'illustr-^s  exploits  ronronnez-vous  vous-même, 
Qu'un  superbe  laurier  soit  votr*»  diadème  ; 
Régnez  et  triomphez,  et  joignez  ^-la- l'ois 
La  gloire  des  héros  à  la  pourpre  des  rois. 
Quoi!  votre  ambition  seroit-elle  bornée 
A  régner -tour-à-tour  l'espace  d'unf  année? 
Cherchez  à  ce  grand  cœur .  que  rien  ce  ])eut  domter, 
Quelque  trône  où  vous  seul  avez  droit  de  monter 
Mille  sceptres  nouveaux  s'offrent  à  votre  epée. 
Sans  que  d'un  sang  si  cher  nous  la  ■s osions  trempée. 
Vos  triomphes  pour  moi  n'auront  r;en  que  de  doux, 
Et  votre  frère  même  ira  vaincie  a\ec  vous. 

POLYNICE. 

Vous  voulez  que  mon  cœur,  flatté  de  ces  chimères. 
Laisse  un  usurpateur  au  trône  de  mes  pères? 

j  o  c  A  s  T  E. 
Si  vous  lui  souhaitez  en  effet  tant  de  mal, 
Elevez  le  vous-même  à  ce  trône  fatal. 
Ce  trône  fut  tou'ours  un  dangereux  abyme; 
La  foudre  l'environae  aussi-bien  que  le  crime  î 


64  LES  FRERES  ENNEMIS. 

Totre  père  et  les  rois  qui  vous  ont  devancés , 
Sitôt  qu'ils  y  montoient,  s'en  sont  vus  renversés. 

p  O  T-  Y  w  I  c  E. 

Quand  ,e  devrois  au  ciel  rencontrer  le  tonnerre  , 
J'v  monterois  plutôt  que  de  ramper  à  terre. 
]Mon  cœur,  jaloux  du  sort  de  ces  grands  malheureux, 
Veut  s'élever,  madame ,  et  tomber  avec  eux. 

É  T  É  o  c  L  B. 
Je  saurai  l'épargner  une  chute  si  vaine. 

p  o  r.  Y  IT  I  c  I. 
Ah  î  ta  chute ,  crois-moi ,  précédera  la  mienne. 

j  o  c  A.  s  T  2. 
Mon  fils ,  son  règne  plaît. 

p  o  I,  Y  :t  I  c  E. 

Mais  il  m'est  o«iieux. 
j  o  c  A  s  T  E. 
lia  pour  lui  le  peuple. 

p  o  I,  Y  w  I  c  E. 

Et  j'ai  pour  moi  les  dieux. 

H  T  É  O  C  T.  E. 

Les  dieux  de  ce  haut  rang  te  vouloient  interdire , 
Pnisqu"  Js  m'ont  élevé  le  premier  à  l'empire  : 
Ils  ne  sa  voient  que  trop,  lorsqu'ils  firent  ce  choix, 
Qu'on  veut  régner  toujours  quand  on  regue  une  fois. 
Jamais  dessus  le  trône  on  ne  vit  plus  d'un  maître  ; 
Il  n'en  peut  ♦enir  deux,  quelque  grand  qu'il  puisse 

être; 
L'un  des  deux,  tôt  ou  tard,  se  verroit  renversé; 
Et  d'un  autre  soi-inème  on  y  seroit  pressé. 
Jugez  donc,  par  l'horreur  que  ce  méchant  me  donne, 
Si  je  puis  avec  lui  partager  la  couronne. 

P  O  L  Y  W  I  C  E. 

Et  moi  je  ne  veux  pins,  tant  tu  m'es  odieux  î 
Partager  avec  toi  la  lumière  des  cienx. 

j  o  r  A  s  T  E. 
Allez  donc ,  j 'y  consens ,  allez  perdre  la  vie  ; 


ACTE  IT,  SCENE  III.  65 

A  ce  cruel  combat  lous  deux  je  vous  convie  ; 
Puisque  tous  mes  efforts  ne  sauroieut  vous  changer, 
Que  tardez-vous?  allez  vous  perdre  et  me  venger. 
Surpassez,  s'jI  se  peut,  les  crimes  de  vos  pcres  : 
Mourrez,  en  vous  tuant,  comme  vous  êtes  frères; 
Le  plus  grand  des  forfaits  vous  a  donné  le  jour. 
Il  faut  qu'un  crime  égal  vous  l'arrache  à  son  tour. 
Je  ne  condamne  plus  la  fureur  qui  vous  presse  ; 
Je  n'ai  plus  pour  luou  sang  ni  pitié  ni  tendresse  : 
Votre  exemple  m'apprend  à  ae  le  plus  chérir; 
Et  moi  je  vais,  cruels,  vous  apprendre  à  mourir 

SCENE  IV. 

ANTIGONE,  ÉTÉOCLE,  POLYNICE^ 
H  É  M  O  :N  ,   C  R  É  O  N. 

ANTIGONE. 

Madame...  Oh  ciel!  que  vois-je  !  Hélas.'  rien  ne  les 
touche  .' 

H  É  M  o  >'. 
Rien  ne  peut  ébranler  leur  constance  farouche. 

X  ?r  T  I  G  o  N  E. 
Princes.... 

É  T  É  o  c  I.  E. 
Pour  ce  combat,  choisissons  quelque  lieu, 

POLYNICE. 

Courons.  Adieu ,  ma  sœur. 

É  T  É  o  c  T.  E. 

Adieu ,  princesse ,  adien. 

JL  >•  T  I  G  o  N  E. 

Mes  frères  ,  arrêtez!  Gardes  ,  qu'on  les  retienne  ; 
Joignez ,  unissez  tous  vos  douleurs  à  la  mienne. 
C'est  leur  être  cruels  que  de  les  respecter. 

H  É  M  o  N. 
Madame ,  il  n'est  plus  rien  qui  les  puisse  arrêter. 

6. 


66  LESFRERESENNEMIS. 

ANTIGONE. 

Ah  !  pénerenx  Hémon ,  c'est  vous  seul  qne  fimplore 
Si  la  vertu  vous  plaît,  si  vous  m'aimez  encore, 
Et  fin  on  puisse  arrAter  leurs  parricides  mains. 
Hélas!  pour  me  sauver,  sauvez  ces  inhumains. 


FIH    DU    QUATRIEME    ACTE. 


■ 
ACTE   CINQUIEME. 

SCENE    I. 
A  N  T I  G  O  N  E. 

A.  QUOI  te  résous-tu,  priucesse  infortunée? 
Ta  mère  vient  de  mourir  dans  tes  bras  ; 
Ne  saurois-tu  suivre  ses  pas, 

Et  fmir,  en  mourant,  ta  triste  destinée? 

A  de  nouveaux  malheurs  te  veux -tu  réserver  ? 

Tes  frères  sont  aux  mains,  rien  ne  les  peut  sauver 
De  leurs  cruelles  armes. 

Leur  exemple  t'anime  à  te  percer  le  flanc  ; 
Et  toi  seule  verses  des  larmes, 
Tous  les  autres  versent  du  sang. 

Quelle  est  de  mes  malheurs  l'extrémité  mortelle  ' 
Où  ma  douleur  doit-elle  recourir? 
Dois-je  vivre?  dois-je  mourir? 

Un  amant  me  retient ,  une  mère  m'appelle  ; 

Dans  la  nuit  du  tombeau  je  la  vois  qui  m'attend  : 

Ce  que  veut  la  raison ,  l'amour  me  le  défend , 
Et  m'en  ôte  l'envie. 

Que  je  vois  de  sujets  d'abandonner  le  jour  I 
Mais,  hélas  !  qu'on  tient  à  la  vie, 
Quand  on  tient  si  fort  à  l'amour  .' 

Ooi ,  tn  retiens ,  amour ,  mon  ame  fugitive  ; 
k  Je  reconnois  la  voix  de  mon  vainqueur  : 

L'espérance  est  morte  en  mon  cœur, 
Et  cependant  tn  vis ,  et  tu  veux  que  je  vive  ; 


68  LESFRERESENNEMIS. 

Ta  dis  que  mon  amant  me  suivroit  au  tombeau , 
Qne  je  dois  de  mes  jours  conserver  le  flambeau 

Pour  sauver  ce  que  j'aime. 
Hémon,  vois  le  pouvoir  que  l'amour  a  sur  moi: 

Je  ne  vivrois  pas  pour  moi-même, 

Et  je  veux  bien  vivre  pour  toi. 

Si  jamais  tu  doutas  de  ma  flamme  fidèle.... 
Mais  voici  du  combat  la  funeste  nouvelle. 

SCENE  II. 

ANTIGO^^E,  OLYMPE. 

A.  X  T  I  G  O  >-  E. 

Hé  bien ,  ma  chère  Olympe ,  as-tu  vu  ce  forfait  ? 

OLYMPE. 

J'y  suis  courue  en  vain,  c'en  ëtoit  déjà  fait. 

Du  haut  de  nos  remparts  j'ai  vu  descendre  en  lannes 

Le  peuple  qui  couroit  et  qui  crioit  aux  armes; 

Et  pour  vous  dire  enfin  d'où  venoit  sa  terreur. 

Le  roi  n'est  plus ,  madame ,  et  son  frère  est  vainqueur. 

On  parle  aussi  d'Hémon  ;  l'on  dit  que  son  courage 

S'est  efforcé  long-temps  de  suspendre  leur  rage , 

Mais  que  tous  ses  efforts  ont  été  superflus. 

C'est  ce  que  j'ai  compris  de  mille  bruits  confus. 

A  N  T  I  G  O  N  E. 

Ah  !  je  n'en  doute  pas ,  Uémon  est  magnanime  ; 
Son  graud  cœur  eut  toujours  trop  d'horreur  pour  le 

crime: 
Je  l'avois  conjuré  d'emp«'cher  ce  forfait; 
J'.t  s'il  l'avoit  pu  faire.  Olympe,  il  l'auroit  fait. 
Mais,  hélas .'  leur  fureur  ue  pouvoit  se  contraindre; 
33a  ns  des  ruisseaux  de  sang  elle  vouloit  s'éteindre. 
Princes  dénaturés,  vous  voilà  satisfaits; 
La  mort  seule  entre  vous  pouvoit  mettre  la  paix. 


A.  C  T  E  V,  s  C  E  N  E  1 1.  69 

Le  trone  pour  vons  deux  avoit  trop  peu  de  place , 
Il  falloit  en're  vous  mettre  un  plus  er^nd  espace, 
Et  que  le  ci<^l  vous  mit,  pour  finir  vos  discords, 
L'uu  parmi  les  vivants,  l'autre  parmi  les  morts. 
Infortunés  tous  deux  ,  d-gnes  qu'on  vous  déplore  1 
IVlo^ns  malb'^ureux  pourtant  que  je  ne  suis  encore, 
Puisque  de  tous  les  maux  qui  sont  tombes  sur  vous 
Vous  n'en  sentez  aucun ,  et  que  je  les  sens  tous  ! 

OLYMPE. 

Mais  pour  vous  ce  malheur  est  un  moindre  supplice 
Que  si  la  mort  vous  eût  enlevé  Polyn^ce  ; 
Ce  prince  étOit  l'objet  qui  faisoit  tous  vos  soins  : 
Les  intérêts  du  roi  vous  touchoient  beaucoup  moins. 

ANTIGONE. 

Il  est  vrai,  je  l'aimois  d'une  ?mitié  sincère  ; 
Te  l'aimois  beaucoup  plus  que  je  n'aimois  son  frère  : 
Et  ce  qui  lui  donnojt  tant  de  part  dans  mes  vœux , 
Il  étoit  vertueux.  Olympe,  et  malbeureux. 
Mais,  hélas  1  ce  n'est  plus  ce  cœur  si  magnanime. 
Et  c'est  un  criminel  qu'a  couronné  son  crime  : 
Son  frère  plus  que  lui  commence  à  me  toucher; 
Devenant  malheureux ,  il  m'est  devenu  cL?r. 

OLYMPE. 

Créon  vient. 

A.ITTIG017E. 

Il  est  triste  ;  et  j 'en  connois  la  cause  : 
Au  courroux  du  vainqueur  la  mort  du  loi  l'expose. 
C'est  de  tous  nos  malheurs  l'auteur  pernicieux. 

SCENE  III. 

ANTIGONE,  CRÉON,  OLYMPE, 

ATTALE,    GARDES. 
CRÉON. 

Madame  ,  qu'ai-je  appris  en  entrant  dans  ces  lieux? 
Est-il  vrai  que  la  reine.... 


70         LES  FRERES  ENNEMIS. 

JLNTIGOITE. 

Oui,  Créon,elle  est  morte, 
c  R  É  o  K. 
Oh  dieux!  puis-je  savoir  de  quelle  étrange  sorte 
Ses  jours  infortonés  ont  éteint  leur  flambeau? 

OLYMPE. 

Elle-même ,  seigneur,  s'est  ouvert  le  tombeau  ; 
Et  s'étant  d'un  poignard  en  un  moment  saisie , 
Elle  en  a  terminé  ses  malheurs  et  sa  vie. 

A.N  T  ÎG  ON  E. 

Elle  a  su  prévenir  la  perte  de  son  fils. 

C  RÉ  ON. 

Ah.  madame  !  il  est  vrai  que  les  dieux  ennemis.  ■ . . 

ANTIGONE. 

N'imputez  qu'à  vous  seul  la  mort  du  r»i  mon  frère , 
Et  u'en  accusez  point  la  céleste  colère. 
Ace  combat  fatal  vous  seul  l'avez  conduit: 
Il  a  cru  vos  conseils  ;  sa  mort  en  est  le  fruit. 
Ainsi  de  leurs  flatteurs  les  rois  sont  les  victimes  : 
Vous  avancez  leur  perte  en  approuvant  leurs  crimes- 
De  la  chute  des  rois  vous  êtes  les  auteurs; 
Mais  les  rois ,  en  tombant ,  entraînent  leurs  flatteurs. 
Tous  le  voyez,  Créon;  sa  disgrâce  mortelle 
Vous  est  funeste  autant  qu'elle  nous  est  cruelle  : 
Le  ciel,  en  le  perdant,  s'en  est  vengé  sur  vous  ; 
Et  vous  avez  peut-être  à  pleurer  comme  nous. 

CRÉON. 

Madame,  je  l'avoue;  et  les  destins  contraires 

Me  font  plearer  deux  fils,  si  vous  pleurez  deux  frères. 

ANTIGONE. 

Mes  frères  et  vos  fils  !  dieux!  que  veut  ce  discours.' 
Quelque  autre  qu'Eteocle  a-t-il  fini  ses  jours  ? 

CRÉO  N. 

Mais  ne  savez-vous  pas  cette  sanglante  histoir*.' 

ANTIGOWE. 

J'ai  su  que  Polynice  a  gagné  la  victoire. 


ACTE  V,  SCENE  II.  71 

Et  qu'Hémon  a  voulu  les  séparer  en  vain. 

CR  É  O  N. 

Madame,  ce  combat  est  bien  plus  inhumain. 
Tous  ignorez  encor  mes  pertes  et  les  vôtres; 
Mais ,  hélas  !  apprenez  les  unes  et  les  autres. 

ANTIGONE, 

lligoureuse  fortune ,  achevé  ton  courroux! 
Ah  !  sans  doute ,  voici  le  dernier  de  tes  coups  ! 

c  R  É  o  N. 
Tous  avez  vu ,  madame ,  avec  quelle  furie 
Les  deux  princes  sortoient  pour  s'arracher  la  vie; 
Que  d'une  ardeur  égale  ils  fuyoient  de  ces  lieux , 
Et  que  jamais  leurs  cœurs  ne  s'accordèrent  mieux. 
La  soif  de  se  baigner  dans  le  sang  de  leur  frère 
Paisoit  ce  que  jamais  le  sang  n'avoit  su  faire: 
Par  l'excès  de  leur  haine  ils  sembloient  réunis, 
Et ,  prêts  à  s'égorger,  ils  paroissoient  amis. 
Ils  ont  choisi  d'abord,  pour  leur  champ  de  bataille. 
Un  lieu  près  des  deux  camps ,  au  pied  de  la  muraille. 
C'est  là  que,  reprenant  leur  première  fureur. 
Ils  commencent  enfin  ce  combat  plein  d'horreur. 
D'un  geste  menaçant ,  d'un  œil  brûlant  de  rage , 
Dans  le  sein  l'un  de  l'autre  ils  cherchent  un  passage: 
Et,  la  seule  fureur  précipitant  leurs  bras. 
Tous  deux  semblent  courir  au-devant  du  trépas. 
Mon  fils ,  qui  de  douleur  en  soupiroit  dans  l'ame  , 
Et  qui  se  souvenoit  de  vos  ordres ,  madame , 
Se  jette  au  miUeu  d'eux,  et  méprise  pour  vous 
Leurs  ordres  absolus  qui  nous  arrêtoient  tous, 
n  leur  retient  le  bras  ,  les  repousse ,  les  prie  , 
Et  pour  les  séparer  s'expose  à  leur  furie  : 
Mais  il  s'efforce  en  vain  d'en  arrêter  le  cours  ; 
Et  ces  deux  furieux  se  rapprochent  toujours. 
Il  tient  ferme  pourtant ,  et  ne  perd  point  courage  ; 
De  mille  coups  mortels  il  détourne  l'orage  , 
Jusqti'à  ce  que  du  roi  le  fer  trop  rigoureux. 


72  LES  FRERES  ENNEMIS. 

Soit  qu'il  cherchât  son  frère,  ou  ce  lils  malhearenx, 

Le  renverse  à  ses  pieds  prêt  à  rendre  la  vie. 

XWTIGONE. 

Et  la  douleur  «ncor  ne  me  la  pas  ravie  î 

c  R  É  o  N. 
J'y  cours,  je  le  relevé,  et  le  prends  daas  mes  htàs; 
Et  me  reconnoissant  :  «  Je  meurs,  dit- il  tout  bas, 
«  Trop  heureux  d'expirer  pour  ma  belle  princesse. 
«  En  vain  à  mon  secours  vou'e  amitié  s'empresse; 
«  C'est  à  ces  furieux  que  vous  devez  courir  : 
o  Séparez-les,  mon  père,  et  me  laissez  mourir.  » 
Il  expire  à  ces  mots.  Ce  barbare  spectacle 
A  leur  noire  fureur  n'apporte  point  d'obstacle  ; 
Seulement  Folynice  en  paroît  affligé  : 
«  Attends,  Hémon,  dit-il,  tu  vas  être  vengé.  » 
Eu  effet  sa  douleur  renouvelle  sa  rage , 
Et  bientôt  le  combat  tourne  à  son  avantage. 
Le  roi,  frappé  d'un  coup  qui  lui  perce  le  flanc, 
Lui  cède  la  victoire ,  et  tombe  dans  son  sang. 
Les  deux  camps  aussitôt  s'abandonnent  en  proie, 
Le  nôtre  à  la  douleur ,  et  les  Grecs  à  la  joie  ; 
Et  le  peuple,  alarmé  du  trépas  de  son  roi, 
Sur  le  haut  de  ses  tours  témoigne  son  effroi. 
Polynice,  tout  fier  du  succès  de  son  crime, 
Regarde  avec  plaisir  expirer  sa  victime  ; 
Dans  le  sang  de  sou  frère  il  semble  se  baigner  : 
«  Et  tu  meurs,  lu-i.  dit-il,  et  moi  je  vais  régner. 
«<  Regarde  dans  mes  mains  l'empire  et  la  victoire  : 
«  Va  rougir  aux  enfers  de  l'excès  de  ma  gloire; 
«  Et  pour  mourir  encore  avec  j)lus  de  regret , 
«  Traître,  songe  en  mourant  que  tu  meurs  mon-«ajet.  » 
En  achevant  ces  mots,  dune  démarche  liere 
11  s'approche  du  roi  couché  sur  la  poussière. 
Et  pour  le  désarmer  il  avance  le  bras. 
Le  roi,  qui  semble  mort ,  observe  tous  ses  pas  ; 
Jl  le  voit,  il  l'attend,  et  son  ame  irritée 


ACTE  V,  SCENE  III.  73 

Pour  quelque  e^and  dessein  semble  s'être  arrêtée. 
L'ardeur  de  se  veasrer  flatte  encor  ses  désirs, 
Et  retîir  !•'  le  cours  de  ses  derniers  soupirs. 
Prêt  à  rendre  la  vie,  il  en  cache  le  reste. 
Et  sa  mort  au  vainqueur  est  un  pie^e  funeste  : 
Et  dans  l'ioslant  fatal  que  ce  frère  inhumain 
Lui  veut  ôter  le  fer  qu'il  tenoit  à  la  main , 
Il  lui  perce  le  cœur;  et  son  ame  ravie. 
En  achevant  ce  coup,  abandonne  la  vie. 
Polynice  frappé  pousse  un  cri  dans  les  airs , 
Et  son  ame  en  courroux  s'enfuit  dans  les  enfers. 
Tout  mort  qu'il  est ,  madame ,  il  garde  sa  colère  ; 
Et  l'on  diroit  qu'encore  il  menace  son  frère  : 
Son  visage,  où  la  mort  a  répandu  ses  traits, 
Demeure  plus  terrible  et  plus  fier  que  jamais. 

A.  N  T  I  G  o  N  E. 

Fatale  ambition,  aveuglement  funeste  ' 

D'un  oracle  cruel  suite  trop  manifeste  ' 

De  tout  le  sang  royal  il  ne  reste  que  nous  ; 

Et  plût  aux  dieux,  Créon,  qu'il  ne  restât  que  vous, 

Et  que  mon  désespoir ,  prévenant  leur  colère  ,  •' 

Eût  suivi  de  plus  près  le  trépas  de  ma  mère .' 

c  R  É  o  N. 
Il  est  vrai  que  des  dieux  le  courroux  embrasé 
Ponr  nous  faire  périr  semble  s'être  épuise; 
Car  enfin  sa  rigueur,  vous  le  voyez,  madame,   , 
Ne  m'accable  pas  moins  qu'elle  afflige  votre  ame. 
_^En  m'arracbam  mes  fils... 

A.  N  T  I  G  o  N  E. 

Ah!  vous  régnez,  Créon; 
Et  le  trône  aisément  vous  console  d'Hémon. 
Mais  laissez-moi ,  de  grâce ,  un  peu  de  solitude , 
Et  ne  contraignez  point  ma  triste  inquiétude  : 
Aussi-bien  mes  chigr.ns  passeroient  jusqu'à  vous. 
Tous  trouverez  ailleurs  des  entretiens  plus  doux: 
e  trône  vous  attend,  le  peuple  vous  appelle; 


74  LES  FRERES  ENNEMIS. 

Goûtez  tout  le  plaisir  d'une  grandeur  nouvelle. 
Adiea.  Nous  ne  faisons  tous  deux  que  nous  gênci  : 
Je Tcux  pleurer ,  Créon;  et  tous  voulez  régner. 

c  R  É  o  y ,  arrêtant  Anti^one. 
Ah  madame  !  régnez ,  et  montez  sur  le  trône  : 
Ce  haut  rang  n'appartient  qu'à  l'illustre  Anti^OBC. 

AÎTTI&OWE. 

Il  me  tarde  déjà  que  vous  ne  l'occuiMeE. 
La  couronne  est  à  vous. 

CRÉ  OIT. 

Je  la  mets  a  vos  pieds. 

A  N  T  1  G  o  N  E. 

Je  la  refuserois  de  la  main  des  dietrx  métaxe  ; 
Et  vous  osez,  Créou,  m'offrir  le  diadème  ! 

c  R  É  G  y. 
Je  sais  que  ce  haut  rang  n'a  rien  de  glorieux 
Qui  ne  cède  à  l'honneur  de  l'offrir  à  vos  yenjt. 
D'un  si  noble  destin  je  me  connois  indigne  : 
Mais  si  l'on  peut  prétendre  à  cette  gloire  itjsigne , 
Si  par  d'illustres  faits  on  la  peut  mériter , 
Que  fau^-il  faire  enfin ,  madame  ? 

A.  WTIGON  t. 

M'imiter. 

CRÉ  OW.  ' 

Qne  ne  ferois-j'e  point  pour  tinè  t^Be  ftWcè? 
Ordonnez  seulement  ce  qu'il  fànt  «jtté  j"é  fkést  : 
Je  suis  prêt... 

A  :t  T I G  o  îi-  E ,  en  s*6n  alfàrtt. 
Nous  verrotis. 
c  R  E  o  îc,  ia  suivant. 

J'aHertd*  vos  lois  ici. 
A!TTTOoîîS,en  i'en  ai  font. 
Attende*. 


ACTE  Y,  SCENE  TV.  -)'» 

SCENE    IV. 
CRÉON,  ATÏALE,  gardes. 

ATT  A-Ii  E. 

Son  courroux  seroit-il  adouci  ? 
Croye*  tous  la  fiéchir  ? 

CRÉOW. 

Oui,  oui,  mon  cher  Attalc. 
Il  n'est  point  de  fortune  à  mon  bonheur  égale; 
Et  tu  vas  voir  en  moi,  dans  ce  jour  fortuné, 
L'ambitieux  an  trône ,  et  l'amant  couronné. 
Je  demandois  an  ciel  la  princesse  el  It  irAne  ; 
n  me  donne  le  sceptre,  et  m'a'^'îorde  AntJgone. 
Pour  couronner  ma  tète  et  ma  fiamm»^  en  ce  jour, 
Il  arme  en  ma  faveur  et  la  haine  et  l'amour  : 
Il  allume  pour  moi  deux  passions  contraires; 
Il  attendrit  la  sœur,  il  endurci*  les  frères  ; 
Il  aigrit  leur  courroux,  il  fléchit  sa  rigueur. 
Et  m'ouvre  en  même  temps  et  leur  trône  et  son  cceur. 

ATT  A  LE. 

Il  est  vrai,  vous  avez  toute  chose  prospère. 
Et  vous  seriez  heureux  si  vous  n'étiez  point  père. 
L'ambition,  l'amour,  n'ont  nen  a  désirer  : 
MhIs,  selgueur,  la  nature  a  beaucoup  d  pleurer  : 
Ln  perdant  vos  deux  iils... 

CRÉOW. 

Oui ,  leur  perte  m'afflige  : 
Je  sais  ce  que  de  moi  le  rang  de  père  exige  ; 
Je  l'étois.  Mais  sur-tout  j'étois  né  pour  régner; 
Et  je  perds  beaucoup  moins  que  je  ne  crois  gagner. 
Le  nom  de  père,  Attale,  est  un  titre  vulgaire; 
C'est  un  don  que  le  ciel  ne  nous  refuse  guère  : 
Un  bonheur  si  commun  n'a  pour  moi  ricu  de  dc'û%  t 
Ce  n'est  pas  un  bonheur,  s'il  ne  fait  des  jcloux. 


76  LES  FRERES  ENNEMIS. 

Mais  le  trône  est  un  bien  dont  le  ciel  est  avare  : 
Dd  reste  d  s  luortels  ce  haut  rang  nous  sépare; 
Rien  peu  sont  honorés  d'un  don  si  précieux  : 
La  ferre  a  moins  de  rois  que  le  ciel  n'a  de  dieox. 
D'ailleurs  tu  sais  qu'Hémon  adoroit  la  princesse. 
Et  qu'elle  eut  pour  ce  pr.nce  une  extrême  tendresse; 
S'il  vivoJt,  son  amour  an  mit*n  seroit  fatal. 
En  ine  privant  d'un  lils,  le  ciel  ni'ôte  un  rival. 
Ne  me  narl:;  donc  plus.que  de  sujets  de  joie  ; 
Souffre  qii'àïues  tr^U'^poris  je  m 'abandonne  en  proie; 
Et ,  saas  mt^  rappeler  des  ombre»  des  enfers, 
Dis-aioi  ce  que^e  ^agne,  et  non  ce  que  |V  perds. 
Parle-moi  de  r«  gui  r;  parle-moi  d'Antigone  : 
•l'aurai  bieafôt  son  cœur,  et  j'ai  déjà  le  trône. 
Tout  ce  qui  s'"st  passé  n'est  qu'un  songe  pour  moi: 
J'étois  p'.'re  et  sujet,  je  suis  amant  et  roi. 
La  princesse  el  le  troue  ouf  pour  moi  tant  de  charmes, 
Que...  Mais  Olympe  vient. 

A  TT  A  L  E. 

Dieux  I  elle  est  toute  en  larmes. 

SCENE    V. 

CREON,  OLYMPE,  ATTALE,  gardes. 

OLYMPE. 

Qu'attendez-vous ,  seigneur.'  la  princesse  n'est  plos. 

GRÉ  ON. 

Elle  n'est  plus ,  Olympe  ! 

OLYMPE. 

Ah  !  regrets  superflus  î 
Elle  n'a  fait  qu'entrer  dans  la  chambre  prochaine; 
Et  du  même  poignard  dont  est  morte  la  reine, 
Sans  que  je  pusse  voir  son  funeste  dessein, 
Cette  liere  princesse  a  percé  son  beau  sein: 
Elle  s'en  est ,  seigneur ,  mortellement  frappée  ; 


ACTE  V,  s  CENE  T.  •- 

Et  dans  son  sang,  hélas  !  elle  est  soudain  tombée. 
Jugez  à  cet  objet  ce  que  j'ai  dû  sentir. 
Mais  sa  belle  ame  enfin ^  toute  prête  à  sortir: 
s  Cher  Hemon ,  c'est  à  toi  que  je  me  sacriiîc,  i» 
Dit-elle  :  et  ce  moment  a  terminé  sa  vie. 
J'ai  senti  son  beau  corps  tout  froid  eulre  mes  bras  ; 
Et  j'ai  cru  que  mon  ame  alloit  suivre  ses  pas. 
Heureuse  mille  fois ,  si  ma  douleur  mortelle 
Dans  la  noit  du  tombeau  m'eût  plongée  avec  elle  ! 

SCENE    VI. 

CRÉON,  ATTALE,  gardes. 

C  R  K  O  I»'. 

Ainsi  donc  vous  fuyez  un  amant  odieux , 

Et  vous-même,  cruelle,  éteignez  vos  beaux  yeux  î 
Vous  fermez  pour  jamais  ces  beaux  yeux  que  j 'adore  ; 
Et,  pour  ne  me  point  voir,  vous  les  fermez  encore.' 
Quoiqu'Hémon  vous  fût  cher ,  vous  courez  au  trépas 
Bien  plus  pour  m'éviter  que  pour  suivre  ses  pas  ! 
Mais,  dussiez-vous  eucor  m'être  aussi  rigoureuse  , 
Ma  présence  âux  enfers  vous  fùt-elle  odieuse. 
Dût  après  le  trépas  vivre  votre  courroux, 
Inhumaine,  je  vais  y  descendre  après  vous. 
Vous  y  verrez  toujours  l'objet  de  votre  haine. 
Et  toujours  mes  soupirs  vons  rediront  ma  peine, 
Ou  pour  vous  adoucir,  ou  pour  vous  tourmeutei  ; 
Et  TOUS  ne  pourrez  plus  mourir  pour  m 'éviter. 
Mourons  donc... 

ATTALE,  lai  arrachant  son  épée. 

Ah  seigneur!  quelle  cruelle  envie! 

CRÉON. 

Ah!  c'est  m'assassiner  que  ine  sauver  la  vie  î 
Amour,  rage,  transports,  venez  à  mou  secours, 
Venez,  et  terminez  mes  détestables  jours] 


78  LES  FRERES  ENNEMIS 

De  ces  cruels  amis  trompez  tous  les  obstacles  l 
Toi,  justifie,  ô  ciel,  la  foi  de  tes  oratitoi 
Je  suis  le  dernier  san^  du  malheureux  Laïus; 
Perdez-moi,  dieux  cruels,  ou  vous  serez  déçus. 
Keprenez,  reprenez  cet  empire  funeste; 
Vous  m'otez  Antigone,  ôtez-moi  tour  le  reste  : 
Le  trône  et  vos  présents  excitent  mon  courroux; 
Un  coup  de  foudre  est  tout  ce  que  je  veux  de  vous. 
Ne  le  refusez  pas  à  mes  vœux,  à  mes  crimes  ; 
Ajoutez  mou  supplice  à  tant  d'autres  victimes. 
Mais  en  vain  je  vous  presse ,  et  mes  propres  forfaits 
Me  fout  déjà  sputir  tous  les  maux  que  j'ai  faits. 
Jocaste ,  Polyn  .ce ,  Etéocle ,  Anl  i «one , 
Mes  fils  que  j'ai  perdus  pour  m'élever  au  trône. 
Tant  d'autres  malheureux  dont  j"ai  causé  les  maux. 
Font  déjà  dans  mon  coeur  l'oflire  de  bourreaux. 
Arrêtez...  Mon  trépas  va  V'  nper  votre  perte; 
L.^  foudre  va  toniber,  la  terre  est  en'^r'ouNcrte; 
Je  ressens  à-la-fo  s  mille  tourments  divers. 
Et  je  m'en  vais  cLiercher  an  i-epos  aux  enfers. 

Cil  tombe  entre  les  mains  des  gardes) 
FIN. 


ALEXANDRE 
LE  GRAND, 

TRAGÉDIE. 
i665. 


PREFACE. 

XL  n'y  a  guère  de  tragédies  où  l'histoire  soit  plus 
fidèlement  suivie  que  dans  ceOe-ci.  Le  sujet  en  est 
tiré  de  plusieurs  auteurs,  mais  sur-tout  du  hui«: 
tieme  livre  de  Quinte-Curce.  C'est  là  qu'on  peut  voir 
tout  ce  qu'Alexandre  lit  lorsqu'il  entra  dans  les 
Indes,  les  ambassades  qu'il  envoya  aux  rois  de  ce 
pays-là ,  les  dlfierentes  réceptions  qu'ils  nrent  à  ses 
envoyés ,  l'alliance  que  Taxile  fit  avec  lui ,  la  fierté 
avec  laquelle  Porus  lefusa  les  conditions  qu'on 
lui  présfutoit ,  l'inimitié  qui  étoit  entre  Porus  et 
Taxile ,  et  enlin  la  victoire  qu'Alexandre  remporta 
sur  Porus,  la  réponse  généreuse  que  ce  brave  Indien 
fit  au  vainqueur,  qui  lui  •.mandoit  comment  il  vou» 
loit  qu'on  le  traitât ,  et  la  générosité  avec  laquelle 
Alexandre  lui  rendit  tous  ses  états  -'t  un  aj'mta  beaa^ 
coup  d'autres. 

Cette  action  d'Alexandre  a  passé  pour  une  des 
plus  belles  que  ce  prince  ait  faites  en  sa  vie  ;  et  le 
danger  que  Porus  lui  fit  courir  dans  la  bataille  lui 
parut  le  plus  grand  où  il  se  fût  jamais  trouvé.  Il  le 
confessa  lui-iuéme,  en  disant  qu'il  avoit  trouvé  enfin 
un  péril  digne  de  son  courage.  Et  ce  fut  en  cette 
même  occasion  qu'il  s'écria:  «  O  Athéniens,  coms 
«  bien  de  travaux  j'endure  pour  me  faire  louer  de 
•  vous  !  » 


Si  PREFACE. 

J'ai  tâché  de  représenter  en  Porus  ua  eunemi 
digne  d'Alexandre;  et  Je  puis  dire  que  son  carac= 
tere  a  plu  extrêmement  sur  notre  théâtre,  jus» 
ques-Jà  que  des  personnes  m'ont  reproché  que  je 
faisois  ce  prince  plus  grand  qu'Alexandre.  Mais 
ces  personnes  ne  considèrent  pat  qœ  dans  la  ba- 
taille et  dans  la  victoire  Alexandre  est  en  effet  pins 
grand  que  Forus;  qu'il  n'y  a  pas  un  vers  dans  la 
tragédie  qui  ne  soit  à  la  louange  d'Alexandre,  que 
les  invectives  mêmes  de  Porus  et  d'Axiane  sont 
autant  d'éloges  de  la  valeur  de  ce  conquérant.  Porus 
a  peut-être  quelque  chose  qui  intéresse  davantage, 
parcequ'il  est  dans  le  malheur  :  car  ,  comme  dit 
Séneque  (i),  «nous  sommes  de  telle  natnre,  qu'il 
«  n'y  a  rien  au  monde  qui  se  fasse  tant  admirer 
€  qu'un  homme  qui  sait  être  malheureux  avec 
«  courage.  » 

Les  amours  d'Alexandre  et  de  Cléodle  ne  sont 
pas  de  mon  invention:  Justin  en  parle,  aussi-bien 
que  Quinte-Curce  :  ces  deux  historiens  rapportent 
qu'une  reine  dans  les  Indes,  nommée  Clcofile,  se  rem 
dit  À  ce  prince  avec  la  viUe  où  il  la  tenoit  assiégée  , 
et  qu'il  la  rétablit  dans  son  royaume ,  en  considéra^ 


(  I  )  Ita  affecti  sumus  ,  ut  niliil  seque  magnam 
apud  nos  admirationem  occapet,  qnàm  homo  fortfter 
miser. 


PRÉFACE.  Si 

tion   de  sa   beauté.    Elle    en    eut    uu    fils  ,   et   elle 
l'appela  Alexandre  (i). 


(i)  Régna  CleofUis  reginae  petit,  quae  cum  sededisset 
ei,  regnum  ab  Alexandre  recepit,  illecebris  consecuia 
quod  virtute  non  potuerat  ;  filiumque,  ab  eo  genitum  , 
Alexandrum  nominavit,  qui  postea  regnum  Indoru  ni 
potitus  est.     JusTiK. 


ACTEURS. 

Alexandre. 

_  '     f  rois  dans  les  Indes. 

AxiANE,  reine  d'une  autre  partie  des  Indes. 
Ci.ÉOFiLE,  sœur  de  Taxile. 
Ephestiow. 
Suite  d  Alexandre. 


La  scène  est  sur  le  bord  de  V Hydaspe ,  dans  le 
camp  de  Taxilt. 


ALEXANDRE, 

TRAGÉDIE. 

ACTE  PREMIER. 

s  C  E  N  E    I. 

TAXILE,  CLÉOFILE. 

QCLÉOFILE. 
uoi  !  TOUS  allez  combattre  un  roi  dont  la  puissance 
Semble  forcer  le  ciel  à  prendre  sa  défense  , 
Sous  qui  toute  l'Asie  a  vu  tomber  ses  rois , 
Et  qui  tient  la  fortune  attachée  à  ses  lois  ! 
Mon  frère ,  ouvrez  les  yeux  pour  connoitre  Alexandre  : 
Voyez  de  toutes  parts  les  trônes  mis  en  cendre , 
Les  peuples  asservis,  et  les  rois  enchaînés  ; 
Et  prévenez  lès  maux  qui  les  ont  entraînés. 

TAXILE. 

Voulez-vous  que,  frappé  d'une  crainte  si  basse , 

Je  présente  la  tête  au  joug  qui  nous  menace , 

Et  que  j'entende  dire  aux  peuples  indiens 

Que  i 'ai  forgé  moi-même  et  leurs  fers  et  les  miens.' 

Quitterai-je  Porus?  Traliirai-je  ces  princes 

Que  rassemble  le  soin  d'affranchir  nos  provinces, 

Et  qui ,  sans  balancer  sur  un  si  noble  choix , 

Sauront  également  vivre  ou  mourir  en  rois? 

En  voyez-vous  un  seul  qui,  sans  rien  eutreprendre. 

Se  laisse  terrasser  au  seul  nom  d'Alexandre , 

Et,  le  croyant  déjà  maître  de  l'univers, 

Aille,  esclave  empressé  ,  lui  demander  des  fers  ? 

I.  a 


86  ALEXANDRE. 

Loin  de  s'épouvanter  à  l'aspect  de  sa  gloire , 

Ils  l'attaqueront  même  an  sein  de  la  victoire  : 

Et  vous  voulez,  ma  sœnr ,  que  Taxile  aujourd'hui . 

Tout  prêt  à  le  combattre ,  implore  son  appui  î 

CI   KOFILE. 

Aussi  n'est-ce  qu'à  vous  que  ce  jwince  s'adres<«  : 
Pour  votre  amitié  seule  Alexandre  s'empresse  : 
Quand  la  foudre  s'allume  et  s'apprête  à  partir. 
Il  s'efforce  en  secret  de  vous  en  garantir. 

T  A  X  I  I.  E. 

Pourquoi  suis-je  le  seul  que  son  courroux  ménage? 

De  tous  ceux  que  l'Hydaspe  oppose  à  son  courage  . 

Ai-je  mérité  seul  son  indigne  pitié? 

Ne  peut-il  à  Porus  offrir  son  amitié  ? 

Ah!  sans  doute  il  lui  croit  l'ame  trop  généreuse 

Pour  écouter  jamais  une  offre  si  honteuse  : 

Il  cherche  une  vertu  qui  lui  résiste  moins  ; 

Et  peut-être  il  me  croit  plus  digne  de  ses  soins. 

CLÉOFILE. 

Dites ,  sans  l'accuser  de  chercher  un  esclave, 
Que  de  ses  ennemis  il  vous  croit  ïe  plus  Lrave  ; 
Et  qu'en  vous  arrachant  les  armes  de  i*  main , 
Il  se  promet  du  reste  un  triomphe  certain. 
Son  choix  à  votre  nom  n'imprime  point  de  taches  ; 
Son  amitié  n'est  point  le  partage  des  lâches  : 
Quoiqu'il  brûle  de  voir  tout  l'univers  soumis, 
On  ne  voit  point  d'esclave  au  rang  de  ses  amis. 
Ah  !  si  son  amitié  peut  souiller  voire  gloire. 
Que  ne  mépargniez-vous  une  tache  si  noire  ? 
YoUs  connoissez  les  soins  qu'il  me  rend  tous  le.v 

jours, 
Une  tenoit  qu'à  vous  d'en  arrêter  le  cours. 
Tous  me  voyez  ici  maîtresse  de  son  ame  ; 
Cent  messages  secrets  m'assurent  de  sa  flamme  : 
Pour  venir  jusqu'à  moi,  ses  soupirs  embrasés 
Se  font  jour  au  travers  de  deux  camps  opposés. 
Au  lieu  de  le  haïr,  au  lieu  de  m"v  contraimlie  , 


ACTE  I,  SCENE  r.  87 

De  mon.  trop  de  rigueur  je  vous  ai  vu  vous  plaindre  ; 
Vous  m'avez  engagée  à  souffrir  sou  amour , 
Et  peut-être,  mottfrere,  à  l'aimer  à  mou  tour. 

T  A.  X  IL  I. 

Tous  pouvez,  sans  rcugir  du  pouvoir  de  vos  charmes , 

Forcer  ce  grand  guerrier  à  vous  rendre  les  armes  ; 

Et,  sans  que  votre  cœur  doive  s'en  alarmer, 

Le  vainqueur  de  l'Euphrate  a  pu  vous  desarmer  : 

Mais  l'état  aujourd'hui  suivra  ma  destinée  ; 

Je  tiens  avec  mon  sort  sa  fortune  enchaînée  ; 

Et,  quoique  vos  conseils  tâchent  de  me  fléchir , 

Je  dois  demeurer  libre  afin  de  l'affranchir. 

Te  sais  l'inquiétude  où  ce  dessein  vous  livre  ; 

Mais  comme  vous,  ma  sœur,  j'ai  mon  amour  a  sujTre. 

Les  beaux  yeux  d'Axiane,  ennemis  de  la  paix  , 

Contre  votre  Alexandre  arment  lous  leurs  atti-aiîs: 

Reine  de  tous  les  cœurs  ,  elle  met  tout  en  armes 

Pour  cette  liberté  que  détruisent  ses  charmes  ; 

Elle  rougit  des  fers  qu'on  apporte  en  ces  lieux. 

Et  n'y  sauroit  souffrir  de  tyrans  que  ses  yeux. 

Il  faut  servir,  ma  sœur,  son  illustre  colère  ; 

Il  faut  aller.... 

CLÉOriLiE. 

Hé  bien.'  perdez-vous  pour  lui  plaire; 
De  ces  tyraus  si  chers  suivez  l'arrêt  fatal, 
Sepvez-les  :  ou  plutôt  servez  votre  rival  ; 
De  vos  propres  lauriers  souffrez  qu'on  le  couronue; 
Combattez  pour  Porus  ,  Axiane  l'ordonne  ; 
Et,  par  de  beaux  exploits  appuyant  sa  rigueur . 
Assurez  à  Porus  l'empire  de  son  cœur. 

T  JL  X  I  L  E. 

Ah  ma  sœur!  croy«z-vou5  que  Porus. .- 

CLÉOÏILE. 

Mais  Tous-méme, 
Dontez-vous  en  effet  qu'Axiane  ne  l'aime.^ 
Quoi!  ne  voyez-vous  pas  avec  quelle  chaleur 
L'ingrate  à  vos  yeux  même  étale  sa  valeur.'* 


88  ALEXANDRE. 

Quelque  brave  qu'on  soit,  si  nous  la  voulons  croire, 
Ce  n'est  qu'autour  de  lui  que  vole  la  victoire  : 
Vous  formeriez  sans  lai  d'inutiles  desseins; 
La  liberté  de  l'Inde  est  toute  entre  ses  mains  ; 
Sans  lui  déjà  nos  murs  seroient  réduits  en  cendre  : 
Lui  seul  peut  arrêter  les  progrès  d'Alexandre  : 
Elle  se  fait  un  dieu  de  ce  prince  cbarmant, 
Et  vous  doutez  encor  qu'elle  en  fasse  un  amant! 

T  AXIL  E. 

Je  tâcho's  d'en  douter ,  cruelle  Cléofîle. 
Hélas  !  dans  son  erreur  afft-rraisse/.  Taxile  : 
Ponrquo:  lai  peignez-vous  cet  ob  et  odieux? 
Ajdez-!e  bien  plutôt  à  dtment.r  ses  yeux  : 
D.ies-lui  qu'Ax-aue  est  une  beauté  i!ore. 
Telle  à  toiTs  les  mortels  qu'elle  est  à  votre  frère; 
Flattez  de  quelque  e»j«oir.... 

c  L  Ê  U  F  I  L  E, 

Espérez,  j'y  consens  : 
Mais  u'espér"7,  plus  rien  de  vos  so.ns  mpu^ssants. 
Pourqaoi  daii-iles  combn.-  ihcrcher  uht')  iquète 
Qu'à  vous  1  vrer  lui-uiême  Alexandre  s'apj  r<'te? 
Ce  n'est  pjs  coatre  lu   qu'il  la  fa    i  disyvAcT  ; 
Porus  est  l'enKfîai  qui  preiend  vous  l'ôtcr. 
Pour  ne  vanter  que  h-,'.  .  Vm^usle  renommée 
Semble  oublier  les  noms  du  reste  de  l'année: 
Quo    f  Ton  fasse,  lui  seul  en  rav.t  fou;  l'éclat; 
Et  comme  ses  su-ets  il  vous  ir.ene  an  combat. 
Ah!  SI  ce  nom  vous  pLiît,  si  vous  t.herobez  à  l'être, 
Les  Gr'-cs  et  les  persans  vous  enseignent  i-u  maître; 
Vous  trouverez  cent  rois  rom  vagne  u»  de  vos  fers  ; 
Ponis  y  vi'»  i'îia  ;u«^i  i.-  l'-c  tort  i'nn'vers. 
Mais  AleX'Ti.lr:  fniiu  'le  vous  reiiu  point  déchaînes; 
Il  laisse  à  votre  front  ces  ma:  ques  souveraines 
Qu'un  orerne,l'**nx  r  v^i  or.s  ici  dédaigner. 
Por."s  vo"s  fr>(t  servir;  '.I  vous  frra  réÉTuer: 
Au  liju  que  de  Porus  voa»  êtes  la  victime  , 


ACTE  I,  SCENE  1.  S.) 

Voas  serez....  Mais  Toici  ce  rival  magnaniiuc. 

T  A  X  I  I-  E. 

Ah  ma  sœur  !  je  me  trouble  ;  et  mon  cœur  alarmé , 
En  voyant  mon  rival ,  me  dit  qu'il  est  aimé. 

CrÉOFItE. 

Le  temps  vous  presse.  Adieu.  C'est  a  tous  de  vous 

rendre 
L'esclave  de  Porus  ,  on  l'ami  d'Alexandre. 

S  C  E  N  E  1 1. 

PORUS,  TAXILE. 

r  o  R  u  s. 
Seigneur,  ou  je  me  trompe,  ou  nos  fiers  ennemis 
Feront  moins  de  progrès  qu'ils  ne  s'étoient  promis. 
Nos  chefs  et  nos  soldats  ,  brûlant  d'impatience , 
Eont  lire  sur  leur  front  une  raâle  assurance  ; 
Ils  s'animent  l'un  l'autre;  et  nos  moindres  guerrier» 
Se  promettent  déjà  des  moissons  de  lauriers. 
J'ai  vu  de  r  ng  en  rang  cette  ardeur  répandue 
Par  des  cris  généreux  éclater  à  ma  vue  : 
Ils  se  plaignent  qu'au  lieu  d'éprouver  leur  grand 

cœur. 
L'oisiveté  d'un  camp  consume  leur  vigueur. 
Laisserons-nous  languir  tant  d'illustres  courages.*^ 
N^otre  ennemi,  seigneur,  cherche  ses  avantages  , 
Il  se  sent  foihle  encore;  et,  pour  nous  retenir, 
Ephestion  demande  à  noas  entretenir  , 
Et  par  de  vains  discours.... 

T  A  X  I  T,  E. 

Seigneur,  il  faut  l'entendre 5 
Nous  ignorons  encor  ce  que  veut  Alexandre  : 
Peut-être  est-ce  la  paix  qu'il  nous  veut  présenter. 

r  o  R  17  s, 
La  paix!  Ah!  de  sa  main  pourries-vous  l'accepter? 

'S. 


90  ALEXANDRE. 

Hé  quoi  !  nous  l'aorons  vu,  par  tant  d'horribles 

guerres , 
Troubler  le  calme  heureux  dont  jouissoient  nos  terres 
Et,  le  f  r  à  la  main,  entr'T  dans  nos  états 
Pour  attarjucT  des  rois  qui  ne  loffensoicnt  pas; 
Nous  l'aurons  vu  piller  des  provinces  entières, 
Du  sanpr  de  nos  sujets  faire  enfler  nos  rivières  : 
Et,  qsand  le  ciel  s'apprête  à  nous  l'abandonner. 
J'attendrai  qu'un  tyran  daigne  nous  pardonner  .' 

T  A  X  I  L  K. 

Ne  dites  point,  seigneur,  que  le  ciel  l'abandcnne ; 
D'un  so  u  ton, ours  éeral  sa  faveur  l'environne. 
Un  roi  qni  fuit  trembler  tant  d'états  sons  ses  lois 
N'est  pas  un  ennemi  que  méprisent  les  rois. 

p  o  R  u  s. 
Loin  de  le  mépriser  j'admire  son  courage; 
Je  rends  à  sa  valeur  un  légitime  hommage  : 
Ma. s  je  veux  à  mcm  tour  mériter  les  tributs 
Que  je  m'   sens  forcé  de  rendre  à  ses  vertus. 
Oui,  je  consens  qn'au  Ciel  on  eleve  Alexandre: 
Mais  si  je  puis,  seigneur,  je  l'en  ferai  descendre, 
El  -'irai  l'attaquer  ju^qups  sur  les  autels 
Que  lui  dres-e  en  tremblant  le  reste  des  mortels. 
C'est  aiusi  qji'Alexanrire  estima  tous  ces  princes 
Dont  sa  valeur  pouria  :t  a  conquis  les  provinces: 
Si  sou  cœur  dans  l'Asie  eût  montre  quelqne  effroi, 
Dar;ns  en  mourant  l'auroit-il  vu  son  roi? 

T  A  X  I  L  E. 

Seigneur,  si  Darius  avoit  su  se  connoître. 
Il  régnercjit  encore  où  règne  un  autre  maître. 
Cependant  cet  orgueil  qui  causa  son  trépas 
Avoit  un  fondement  que  vos  mépris  n'ont  pas  : 
La  valeur  d'Al.  xjindre  à  peine  étoit  connue; 
Ce  foudre  éloit  encore  en!  riné  dans  la  nue, 
Dans  un  calme  profond  Darius  endormi 
Ignorait  jusqa'au  nom  d'un  si  foihlc  ennemi. 


ACTE  I,  SCENE  II  S)i 

H  le  connut-bientôt  :  et  son  ame ,  étonnée  , 
De  tont  ce  grand  pouvoir  se  vit  abandonnée  : 
Il  se  vit  terrassé  d'un  bras  victorieux; 
Et  la  foudre  en  tombant  lui  fit  ouvrir  les  yeux. 

p  0  R  TJ  s. 
Mais  encore,  à  quel  prix  croyez-vous  qu'Alexandre 
Mette  l'indigne  paix  dont  il  veut  vous  surprendre? 
Demandez-le,  seigneur,  à  cent  peuples  divers 
Que  cette  paix  trompeuse  a  jetés  dans  les  fers, 
ïf  on ,  ne  nous  flattons  point  :  sa  douceur  nous  outrage-; 
Toujours  son  amitié  traine  un  long  esclavage; 
En  vain  on  preiendroit  n'obéir  qu'à  demi  ; 
Si  Ion  n'est  son  esclave ,  on  est  son  ennemi. 

T  A.  XII,E. 

Seigneur,  sans  se  montrer  lâche  ni  téméraire. 
Par  quelque  vain  hommage  on  peut  le  satisfaire. 
Flattons  par  des  respects  ce  prince  ambitieux 
Que  son  bouillant  orgueil  appelic  en  d'autres  lieux. 
C'est  un  torrent  qui  passe,  et  dont  la  violence 
Sur  tout  ce  qui  l'arrête  exerce  sa  puissance; 
Qui,  grossi  du  débris  de  cent  peuples  divers, 
Teut  du  bruit  de  son  cours  remplir  tout  l'univers. 
Que  sert  de  l'irriter  par  un  orgueil  sauvage? 
D'un  favorable  accueil  honorons  son  passage: 
Et,  lui  cédant  des  droits  que  nous  reprendrons  bien, 
Kendons-loi  des  devoirs  qui  ne  nous  coiitent  rien. 

PORCS. 

Qui  ne  nous  coûtent  rien ,  seigneur?  l'osez-vous  croire  ? 
Compterai-je  pour  rien  la  perte  de  ma  gloire? 
Votre  empire  et  le  mien  seroieut  trop  achetés 
S'ils  coùtoient  à  Porus  les  moindres  lâchetés. 
Mais  croyez-vous  qu'un  prince  enflé  de  tant  daudace 
De  son  passage  ici  ne  laissât  point  de  trace? 
Combien  de  rois,  brises  à  ce  funeste  écueil, 
Pse  régnent  plus  qu'autant  qu'il  plaît  à  son  orgueil.' 
Nos  couronnes,  d'abord  devenant  ses  conquêtes. 


92  A  L  E  X  A  N  D  II  E. 

Tf;nt  que  nous  referions  flotteroicnt  sur  nos  têtC'  ; 

Lt  nos  sceptres,  en  proie  à  ses  moindres  dédains, 

Dès  qu'il  auroit  parlé  tomberoient  de  nos  mains. 

îfe  dites  point  qu'il  court  de  province  en  province 

Jamais  de  ses  liens  il  ne  dégage  un  priuce; 

Et  pour  mieux  asservir  les  peuples  sous  ses  lois, 

Souvent  dans  la  poussière  il  leur  cherche  des  rois. 

Mais  ces  indignes  soins  touchent  peu  mon  courage  ; 

Votre  seul  intérêt  m'inspire  ce  langage. 

Porus  n'a  point  de  part  dans  tout  cet  entretien. 

Et  quand  la  gloire  parle  il  n'écoute  plus  rien. 

T  A.XILE. 

J'écoute,  comme  vous,  ce  que  l'hcnneur  m'inspire 
Seigneur;  mais  il  m'engage  à  sauver  mon  empire. 
PO  RU  s. 

Si  VOUS  voulez  sauver  l'un  et  l'autre  aujourd'hui, 
Prévenons  Alexandre ,  et  marchons  contre  lui. 

T  A  X  I  L  K. 

L'audace  et  le  mépris  sont  d'infidèles  guides. 

p  o  R  u  s. 
La  honte  suit  de  près  les  courages  timide«. 

T  AXIL  E. 

Le  peuple  aime  les  rois  qui  savent  l'épargner. 

PORUS. 

U  estime  encor  plus  ceux  tjui  savent  régaep 

T  A.  X  I  I.  E. 

Ces  conseils  ne  plairont  qu'à  des  âmes  hautaines. 

PORUS. 

Us  plairont  à  des  rois,  et  peut-être  à  des  reines. 

T  A.  X  I  L  E. 

La  reine,  à  vous  ouïr,  n'a  des  yeux  que  pour  vous. 

PORUS. 

Un  esclave  est  pour  elle  un  objet  de  courroux. 

T  A  X  I  L  E. 

Maiscroye&vous,seigueur,  que  l'amour  v<.)usor(ioiui*r 
D'exposer  avec  vous  son  peuple  et  sa  personne  i 
Non,  non:  îîacs  vous  flatter,  avouez  <ju'cu  ce  îoui' 


ACTEI,  SCENEII.  gî 

Tous  suivez  votre  haine,  et  non  pas  votre  amour. 

POR  us. 
Hé  Lien  !  je  l'avoûrai  que  ma  juste  colère 
Aime  la  guerre  autant  que  la  paix  vous  est  chère  ; 
J'avoûrai  que,  brûlant  d'une  noble  chaleur, 
Je  vais  contre  Alexandre  éprouver  ma  valeur. 
Du  bruit  de  ses  exploits  mon  ame  importunée 
Attend  depuis  long-temps  cette  heureuse  journée. 
Avant  qu'il  me  cherchât,  un  orgueil  inquiet 
M'avoit  déjà  rendu  son  enner^i  secret. 
Dans  le  noble  transport  de  cette  jalousie, 
Je  le  trouvois  trop  lent  à  traverser  l'Asie  ; 
Je  l'attirois  ici  par  des  vœux  si  puissants. 
Que  je  portois  envie  au  bonheur  des  Persan»  : 
Et  maintenant  encor  ,  s'il  trompoit  mon  courage. 
Pour  sortir  de  ces  lieux  s'il  cherchoit  un  passage , 
Yous  me  verriez  moi-même,  armé  pour  l'arrêter, 
Lui  refuser  la  paix  qu'il  nous  veut  présenter. 

T  A  XILE. 

Oui,  sans  doute,  une  ardeur  si  haute  et  si  constante 
Yous  promet  dans  l'histoire  une  place  éclatante  ; 
Et,  sous  ce  grand  dessein  dussiez-vous  succomber, 
Au  moins  c'est  avec  bruit  qu'on  vous  verra  tomber. 
La  reine  vient.  Adieu.  Yantez-lui  votre  zèle; 
Découvrez  cet  orgueil  qui  vous  rend  digne  d'elle. 
Pour  moi,  je  troublerois  un  si  noble  entretien  ; 
Et  vos  coeurs  rougiroient  des  foiblesses  du  mien. 

SCENE    III. 

PO  RU  S,    AXIANE. 

1.XI  AS  E. 

Quoi!  Taxile  m«  fuit!  Quelle  cause  inconnue... 

r  o  R  u  s. 
Il  fait  bien  de  cacher  sa  honte  à  votre  vue  : 
Et  puisqu'il  n'ose  plus  s'exposer  aux  hasards. 


94  A  LE  X  A  N  D  K  E. 

De  quel  frout  pourroit-il  souteair  vos  regards? 
Mais  laissoiis-le ,  madame  ;  et  puisqu'il  veut  se  rend»  «r , 
Qu'il  aille  avec  sa  sœur  adorer  Alexandre. 
Kelirons-nous  d'un  camp  où,  l'encens  à  la  D)ain , 
Le  fîdele  Taxil«  attend  son  souverain. 

A  XI  A  If  E. 

Mais,  seigneur,  que  dit-il.^ 

To  R  irs. 

Il  en  fait  trop  poroitre  : 
Cet  esclave  déjà  mose  vanter  son  inaitre; 
^  veut  que  J€  le  serv**... 

A  X  i  A  >-  E. 

Ah  !  sans  vous  emporter, 
Souffrez  que  mes  efforts  tâchent  de  l'arrêter: 
Ses  soupirs,  mal|[ré  moi,  m'assurent  qu'il  m'adore. 
Quoi  qu'il  en  soit,  souffrez  qus  je  lui  parle  encore  ; 
Et  ne  le  forçons  point ,  par  ce  cruel  mépris, 
D'achever  un  dessein  qu'il  peut  n'avoir  pas  pris. 

V  O  R  U  s. 

Hé  quoi!  vous  eu  douter.;  ot  votre  ame  s'assure 
Sur  la  foi  d'un  amant  inlide.le  et  parjure. 
Qui  veut  à  son  tyran  vous  livrer  aujourd'hui. 
Et  croit,  en  vous  donnant,  vous  obteziir  de  lui  I 
Hé  bien!  aidez-le  donc  à  vous  trahir  vous-même  : 
Il  vous  peut  arracher  à  mon  amour  extrême  ; 
Mais  il  ne  peut  lu'ôter,  par  ses  efforts  jaloux, 
La  gloire  de  combattre  et  de  mourir  pour  tous. 

A  X  I  A  N  B. 

Et  vous  croyez  qu'après  une  telle  insolence 
Mon  amitié,  seigneur,  seroit  sa  récompense  ! 
Vous  croyrz  que .  m>n  cœur  s'engageant  sous  sa  loi. 
Je  sonscriroi^  \a  don  qu'on  lui  feroit  de  moi! 
Pouvez-voui  sau-s  rougir  m'accuscr  d'un  tel  crime? 
Ai- je  fait  pour  ce  prnce  '''cl.iter  tant  d'estime? 
Entre  "".ix"!e  fX  v.min  s'il  f.illoit  prononcer. 
Seigneur,  le  croye«-voi«'i  qu'on  me  vit  balancer? 


ACTE  I,  s  CENE  m.  ^5 

Sais-je  pas  que  Taxile  est  une  ame  incertaine, 
Que  l'amour  le  retient  quand  la  crainte  l'entraîne  ? 
Sais-je  pas  que,  sans  moi ,  sa  timide  valeur 
Succomberoit  bientôt  aux  ruses  de  sa  sœur? 
Tous  savez  qu'Alexandre  en  lit  sa  prisonnière , 
Et  qu'enlin  cette  sœur  retourna  vers  son  frère  ; 
Mais  je  connus  bientôt  qu'elle  avoit  entrepris 
De  l'arrêter  au  piège  où  son  cœur  ctoit  pris. 

PORUS. 

Et  vous  pouvez  encor  demeurer  auprès  d'elle  ! 
Que  n'abandonnez-vous  cette  sœur  criminelle  ? 
Pourquoi ,  par  tant  de  soins ,  voulez-vous  épargner 
Un  prince... 

AXIA.Îf  E. 

C'est  pour  votis  que  je  le  veux  gagner. 
Vous  verrai-je,  accablé  du  som  de  nos  provinces  , 
Attaquer  seul  un  roi  vainqueur  de  tant  de  princes? 
.Te  vous  veux  dans  Taxile  offrir  un  défenseur 
Qui  combatte  Alexandre  en  dépit  de  sa  sœur. 
Que  n'avez-TOus  pour  moi  cette  ardeur  empressée  ! 
Alais  d'un  soin  si  commun  votre  ame  est  peu  blessée  : 
Pourvu  que  ce  grand  cœur  périsse  noblement , 
Ce  qui  suivra  sa  mort  le  touche  foiblement. 
Tous  me  voulez  livrer,  sans  secours,  sans  asyle . 
Au  courroux  d'Alexandre  ,  à  l'amour  de  Taxile 
Qui,  me  traitant  bientôt  en  superbe  vainqueur. 
Pour  prix  de  votre  mort  demandera  mon  cœur. 
Hé  bien  !  seigneur,  allez ,  contentez  votre  envie  : 
Combattez  ;  oubliez  le  soin  de  votre  vie  ; 
Oubliez  que  le  ciel,  favorable  à  vos  vœux, 
Tous  préparoit  peut-être  un  sort  assez  heureux. 
Peut-être  qu'à  son  tour  Axiane  charmée 
Alloit....  Mais  non,  seigneur,  courez  vers  votre 

armée  ; 
Un  s"f  long  entretien  vous  seroit  ennuyeux: 
Et  c'est  vous  retenir  trop  long-temps  en  ces  lieux. 


96  ALEXANDRE. 

PORUS. 

Ah  madame  !  arrêtez ,  et  connoissez  ma  flammé  ; 
Ordonnez  de  mes  jours,  disposez  de  mon  ame  : 
La  gloire  y  peut  beaucoup ,  je  ne  m'en  cache  pas  ; 
Mais  que  n'y  peuvent  point  tant  de  divins  appas  î 
Je  ne  vous  dirai  point  que  pour  vaincre  Alexandre 
Vos  soldats  et  les  miens  alloient  tont  entreprendit; 
Que  c'étoit  pour  Porus  un  bonlif  ur  sans  égal 
De  triompher  tout  seul  aux  yeux  de  son  rival: 
Je  ne  vous  dis  plus  rien.  Parlez  en  souveraine  ; 
Mon  cœur  met  à  vos  pieds  et  sa  gloire  et  sa  haine. 

A  X  I  A  ^-  F. 

Ne  craignez  rien;  ce  cœur  cjui  veut  bien  m'obéir 
N'est  pas  entre  des  mains  qui  le  puissent  trahir; 
Non,  je  ne  prétends  pas,  jalouse  de  sa  gloire, 
Arrêter  un  héros  qui  court  à  la  victoire. 
Contre  un  fier  ennemi  précipitez  vos  pas; 
Mais  de  vos  aUiés  ne  vous  séparez  pas  ; 
Ménagez-les,  seigneur,  et,  d'une  ame  tranquille. 
Laissez  agir  mes  soins  sur  l'esprit  de  Taxile  ; 
Montrez  en  sa  faveur  des  sentiments  plus  doux  : 
Je  le  vais  engager  à  combattre  pour  vous. 

r  o  R  u  s. 
Hé  bien,  madame,  allez,  j'y  consens  avec  joie  : 
Voyons  Ephestion,  puisqu'il  faut  qu'on  le  voie. 
Mais,  sans  perdre  l'espoir  de  le  suivre  de  près, 
J'attends  Fphestion,  et  le  combat  après. 

FIS     DU    PREMIER     ACTF. 


ACTE   SECOND. 

SCENE  I. 

CLEOFILE,  EPHESTIO>'. 

_.  kphestiox. 

V_/ci,  tandis  que  vos  rois  délibèrent  ensemble. 
Et  que  tout  se  prépare  au  conseil  qni  s'assemble  ^ 
Madame,  permettez  que  je  vous  parle  aussi 
Des  secrètes  raisons  qui  m'amènent  ici. 
Fidèle  confident  du  beau  feu  de  mon  maître , 
Souffrez  que  je  l'explique  aux  yeux  qui  l'ont  fa^t 

naitre  ; 
Et  que  pour  ce  héros  j'ose  vous  demander 
Le  repos  qu'à  vos  rois  il  veut  bien  accorder. 
Après  tant  de  soupirs,  que  fant-il  qu'il  espère? 
Attendez-vous  encore  après  l'aveu  d'un  frère? 
Voulez -vous  que  son  cœur,  incertain  et  confus. 
Ne  se  donne  jamais  sans  craindre  vos  refus? 
Faut-il  mettre  à  vos  pieds  le  reste  de  la  terre? 
Faut-il  donner  la  paix?  faut-il  faire  la  guerre? 
Prononcez  :  Alexandre  est  tout  prêt  d'y  courir  . 
Ou  pour  vous  mériter ,  ou  pour  vous  conquérir. 

CLÉOFILE. 

Puis-je  croire  qu'un  prince  au  comble  de  la  gloire 

De  mes  foiblos  attraits  garde  encor  la  mémoiie  : 

Que,  traînant  après  lui  la  victoire  et  l'effroi. 

Il  se  puisse  abaisser  à  soupirer  pour  moi? 

Des  captifs  comme  lui  brisent  bientôt  leur  cbaîne  : 

A  de  plus  bauts  desseins  la  gloire  les  entraîne  ; 

Et  l'amour  dans  leurs  cœurs,  interrompu,  troublé  . 

Sous  le  faix  d^s  lar.riers  est  bientôt  arcnbié. 

Taudis  que  ce  héros  me  tint  sa  prisonnière. 


t)8  ALEXANDRE. 

J'ai  pu.  toucher  son  cœur  d'une  atteinte  légère  ; 
Mais  je  pense,  seigneur,  qu'en  rompant  mes  lien» 
Alexandre  à  son  tour  brisa  bientôt  les  siens. 

ÉPHESTIOX. 

Ah!  si  vous  l'aviez  vu,  brûlant  d'impatience, 
Compter  les  tristes  jours  d'une  si  longue  absence, 
Yous  sauriez  que,  l'amour  précipitant  ses  pas, 
n  ne  chercboit  que  vous  en  courant  aux  combats. 
C'est  pour  vous  qu'on  l'a  vu,  vainqueur  de  tant  dt 

princes , 
D'un  cours  impétueux  traverser  vos  provinces. 
Et  briser  en  passant ,  sous  l'effort  de  ses  coups , 
Tout  ce  qui  l'empcchoit  de  s'approcher  de  vous. 
On  voit  en  même  champ  vos  drapeaux  et  les  nôtres; 
De  ses  retranchements  il  découvre  les  vôtres: 
Mais,  après  tant  d'exploits,  ce  timide  vainqueur 
Craint  qu'il  ne  soit  encor  bien  loin  de  votre  cœur. 
Que  lui  sert  de  coui-ir  de  contrée  en  contrée. 
S'il  faut  que  de  ce  cœur  vous  lui  fermiez  l'entrée  ; 
Si,  pour  ne  point  répondre  à  de  sincères  vœux, 
Tous  cherchez  chaque  jour  à  douter  de  ses  feux; 
Si  votre  esprit,  armé  de  raille  défiances...? 

CLÉOFILE. 

Hélas!  de  tels  soupçons  sont  de  foibles  défenses; 
Et  nos  cœurs,  se  formant  mille  soins  superflus  , 
Doutent  toujours  du  bien  qu'ils  souhaitent  le  plus. 
Oui,  puisque  ce  héros  veut  que  j'ouvre  moname, 
J'écoute  avec  plaisir  le  récit  de  sa  flamme  : 
Je  craignois  que  le  temps  n'en  eût  borné  le  cours  ; 
Je  sonhaite  qu'il  m'aime  ,  et  qu'il  m'aime  toujours. 
Je  dis  plus  :  quand  son  bras  força  notre  frontitrx- , 
Et  dans  les  murs  d'Omphis  m'arrêta  prisonnière, 
Mon  cœur,  qui  le  voyoit  maitre  de  l'univers, 
Se  consoloit  déjà  de  languir  dans  ses  fers  : 
Et,  loin  de  murmurer  contre  un  destin  si  rude, 
Il  s'en  lit .  je  l'avoue ,  une  douce  habitude  ; 


ACTE  II,  SCENE  I.  99 

Et  de  sa  liberté  perdant  le  souvenir, 
Même  en  la  demandant ,  craignoit  de  l'obtenir  : 
Jugez  si  sou  retour  me  doit  comLIer  de  joie. 
Mais  tout  couvert  de  sang  veut-il  que  je  le  voie? 
Est-ce  comme  ennemi  qu'il  se  vient  présenter? 
Et  ne  me  cberclie-t-il  que  pour  me  tourmenter? 

ÉrHESTIOTT. 

Non,  madame  ;  vaincu  du  pouvoir  de  vos  charmes , 
Il  suspend  aujourd'hui  la  terreur  de  ses  armes  ;♦ 
Il  présente  la  paix  à  des  rois  aveuglés, 
Et  retire  la  main  qui  les  eût  accablés. 
Il  craint  que  la  victoire,  à  ses  voeux  trop  facile, 
Ne  conduise  ses  coups  dans  le  sein  de  Taxile  : 
Son  courage,  sensible  à  vos  justes  douleurs. 
Ne  veut  point  de  lauriers  arrosés  de  vos  pleurs. 
Favorisez  les  soins  où  son  amour  l'engage  ; 
Exemptez  sa  valeur  d'un  si  triste  avantage  ; 
Et  disposez  des  rois  qu'épargne  son  courroux 
A  recevoir  un  bien- qu'ils  ne  doivent  qu'à  vous. 

CLÉor  II.  E. 

N'en  doutez  point ,  seigneur ,  mon  ame ,  inquiétée , 
D'une  crainte  si  jnste  est  sans  cesse  agitée  ; 
.Te  tremble  pour  mon  frère ,  et  crains  que  son  trépas 
D'un  ennemi  si  cher  n'ensanglante  le  bras. 
Mais  en  vain  je  m'oppose  à  l'ardeur  qui  l'enflamme, 
Axiane  et  Porus  tyrannisent  son  ame  ; 
Les  charmes  d'une  reine  et  l'exemple  d'un  roi , 
Dès  que  je  veux  parler,  s'élèvent  contre  moi. 
Que  n"ai-je  point  à  craindre  en  ce  désordre  extrême  î 
Je  crains  pour  lui,  je  crains  pour  Alexandre  même. 
Je  sais  qu'en  l'attaquant  cent  rois  se  sont  perdus  : 
Je  sais  tous  ses  exploits  :  mais  je  connois  Poras. 
Nos  peuples,  qu'on  a  vus  triomphants  à  sa  suite 
Repousser  les  efforts  du  Persan  et  du  Scythe, 
Et  tout  fiers  des  lanrJers  dont  il  les  a  chargés , 
"Vaincront  à  son  exeïïnil»jç:S&pcrif^iB^v^gés, 
.---'rv..v6TrSitas  ^Nx 

iOTr'.ECA  11 


(;   BlBLli 


loo  ALEXANDRE. 

Et  je  crains... 

ÉPHESTIOJf. 

Ah!  quittez  une  crainte  si  vaine  ; 
Laissez  courir  Porns  où  son  lualheur  l'entraJne; 
Que  l'Inde  en  sa  faveur  arme  tous  ses  états, 
Lt  que  le  seul  Taxile  en  déloaxne  ses  pas. 
Maii  les  voici. 

tLÉoriLE. 
Seigneur,  achever  •votre  onvragr; 
Par  vos  sages  conseils  dissipez  cet  orage  : 
Ou,  s'il  faut  qu'il  éclate,  au  moins  souvenez-vous 
De  le  faire  tomber  sur  d'autres  que  sur  nous. 

SCENE   IL 
POP.US,  TAXILE,  ÉPHESTIOX 

ÉPUESTION. 

Avant  que  le  combat  qui  menace  vos  tètes 
Mette  tous  vos  états  au  rang  de  nos  conquêtes, 
Alexandre  veut  bien  différer  ses  exploits. 
Et  vous  offrir  la  paix  pour  la  dernière  fois. 
Vos  peuples,  prévenus  de  l'espoir  qui  vous  flatte, 
Prétendoient  arrêter  le  vainqueur  de  l'Euphrate; 
Mais  l'Hydaspe,  malgré  tant  d'escadrons  épars. 
Voit  enlin  sur  ses  bords  flotter  nos  étendards: 
Vous  les  verriez  plantés  jusques  sur  vos  tranchées. 
Et  de  sang  et  de  morts  vos  campagnes  jonchées, 
Si  ce  héros,  couvert  de  tant  d'autres  lauriers, 
TV'eùt  lai-même  arrêté  l'ardeur  de  nos  gncrri^rs. 
Il  ue  rient  point  ici,  souillé  du  sang  des  prince». 
D'un  trioraph"  barbare  effrayer  vos  provinces. 
Et,  cherchant  J  briller  d'une  triste  splendeur. 
Sur  le  ^ombeau  des  rois  ék-ver  sa  grandeur  : 
Mais  vous-mêmes, trompés  d'un  vain  espoir  de  gloire, 
rs 'allez  point  dans  sesbrjs  irriter  la  rirtoire  ; 


ACTE  II,  SCENE  II.  ioï 

Et  lorsque  son  courroux  demeure  suspendu , 
Princes,  contentez-vous  de  l'avoir  attendu, 
rse  différez  point  tant  à  lui  rendre  Ihommage 
Que  vos  cœurs ,  malgré  vous ,  rendent  à  son  courage  ; 
Lt,  recevant  l'appui  que  vous  offre  son  bras, 
D'un  si  grand  défenseur  honorez  vos  élats. 
Toiià  ce  qu'un  grand  roi  veut  bien  vous  faire  entendre  ^ 
Prêt  à  quitter  le  fer ,  et  prêt  à  le  reprendre. 
Vous  savez  son  dessein:  choisissez  aujouid'hni 
Si  vous  voulez  tout  perdre,  ou  tenir  tout  de  lui. 

T  AXIL  E. 

Seigneur,  ne  croyez  point  qu'une  fierté  barbare 
Nous  fasse  méconnoître  une  vertu  si  rare: 
Et  que  dans  leur  orgueil  nos  peuples  affermis 
Prétendent,  malgré -vous^,  être  vos  ennemis. 
Nous  rendons  ce  qu'on  doit  aux  illustres  exemples: 
Vous  adorez  des  dieux  qui  nous  doivent  leurs  temples  ; 
Des  héros  qui  chez  vous  passoient  pour  des  mortels 
En  venant  parmi  nous  ont  trouvé  des  autels. 
Mais  en  vain  l'on  prétend  ,  chez  des  peuples  si  braves , 
Au  lien  d'adorateurs  se  faire  des  esclaves  : 
Croyez-moi,  quelque  éclat  qui  les  puisse  toucher  , 
Ils  refusent  l'encens  qu'on  leur  veut  arracher. 
Assez  d'autres  états,  devenus  vos  conquêtes  , 
De  leurs  rois ,  sous  le  joug,  ont  vn  ployer  k-s  têtes  : 
Après  tous  ces  états  qu'Alexandre  a  soumis , 
K'est-il  pas  temps,  seigneur,  qu'il  cherche  des  arais.^ 
Tout  ce  peuple  captif, qui  tremble  au  nom  d'un  maître, 
Soutient  mal  un  pouvoir  qui  ne  fait  que  de  naître. 
Ils  ont  pour  saffranchir  les  yeux  toujours  ouverts  î 
"S'otre  empire  n'est  plein  que  d'ennemis  couverts  : 
Ils  pleurent  en  secret  lenrs  rois  sans  diadpn)es  : 
Vos  fers  trop  étendus  se  relâchent  d'eux-mêmes; 
Et  déjà  dans  leur  cœnr  les  Scythes  mutinés 
Vont  sortir  de  la  chaîneoù  vous  nous  destinez. 
Essayez ,  en  prenant  notre  amitié  pour  gage  ^ 

9- 


loa  ALEXANDRE. 

Ce  que  p'^ut  uue  foi  qu'aucun  serment  n'engage; 

Laissez  un  peuj  le,  au  moins,  qui  puisse  quelquefois 

Applaudir  sans  contrainte  au  bruit  de  vos  exploits. 

Je  reçois  à  ce  prii.  l'amitié  d'Alexandre  ; 

Et  je  l'attends  dé;a  comme  un  roi  doit  attendre 

TJn héros  dont  la  gloire  accompagne  les  pas. 

Qui  peut  tout  sur  mon  cœur,  et  rien  sur  mes  états. 

ro  R  us. 
Je  croTois ,  quand  l'Hydaspe ,  assemblant  ses 

provinces. 
Au  secours  de  ses  bords  fît  voler  tous  ses  princes 
Qu'il  n'avoit  avec  moi ,  dans  des  desseins  si  grands , 
Engagé  que  des  rois  ennemis  des  tyrans  : 
Mais  puisqu'un  roi ,  flattant  la  main  qui  nous  menace. 
Parmi  ses  alLés  brigue  une  indigne  place. 
C'est  à  moi  de  répondre  aux  vœux  de  mon  pays. 
Et  de  parler  pour  ceux  que  TaxJe  a  trahis. 

Que  vient  chercher  ici  le  roi  qui  vous  envoie.^ 
Quel  est  ce  grand  secours  que  son  bras  nous  octroie.' 
De  quel  front  ose-t-il  prendre  sous  son  appui 
Des  peuples  qui  n'ont  point  d'autre  ennemi  que  lui.? 
Avant  que  sa  fureur  ravageât  tout  le  monde , 
L'Inde  se  reposoit  dans  une  paix  profonde; 
Et  si  quelques  voisins  en  troubloient  les  douceurs. 
Il  portoit  dans  son  sein  d'assez  bons  défenseurs. 
Pourquoi  nous  attaquer?  Par  quelle  barbarie 
A-t-on  de  votre  maître  excité  la  furie? 
Vit-on  jamais  chez  lui  nos  peuples  en  courroux 
Désoler  un  pays  inconnu  parmi  nous? 
Faut-il  que  tant  d'états,  de  déserts,  de  rivières. 
Soient  entre  nous  et  lui  d'impuissantes  barrières? 
Et  ne  sauroit-on  vivre  au  bout  de  l'univers 
Sans  connoitre  son  nom  et  le  p«)ids  de  ses  fer>  ? 
Quelle  étrange  valeur,  qui,  ne  cherchant  qu'à  nuire 
Em)»rase  tout  sitôt  qu'elle  commence  à  luire; 
Qui  n'a  que  son  orgueil  pour  règle  et  pour  raison  ; 


ACTE  II,  SCENE  IL  io3 

Qui  veut  que  l'univers  ne  soit  qu'une  prison , 
Et  que ,  maître  absolu  de  tous  tant  que  nous  sommes , 
Ses  esclaves  en  nombre  égalent  tous  les  hommes  ! 
Plus  d'états,  plus  de  rois:  ses  sacrilèges  mains 
Dessous  un  même  joug  rangent  tous  les  humains. 
Dans  sou  avide  orgueil  je  sais  qu'il  nous  dévore; 
])e  tant  de  souverains  nous  seuls  régnons  encore. 
Mais  ,  que  dis  j  ; ,  nous  seuls?  il  ne  reste  que  moi 
Où  l'on  découvre  encor  les  vestiges  d'un  roi. 
Mais  c'est  pour  mon  courage  une  illustre  matière  : 
Je  vois  d'un  œil  content  trembler  la  terre  entière, 
Alin  que  par  moi  seul  les  mortels  secourus, 
S'ils  sont  libres  ,  le  soient  de  la  m«iin  de  Poru»  ; 
lit  qu'on  disepar-toiît,  dans  une  paix  protonde: 
•'-  Alexandre  vainqueur  eût  domtc  tout  le  monde  ; 
«  Mais  un  roi  l'attendojt  au  bout  de  l'univers, 
«  Par  qui  le  monde  entier  a  vu  briser  ses  fers.  » 

É  P  H  E  s  ï  I  o  N. 

Voire  projet  du  moins  nous  uiarque  un  grand  courage; 
Mais,  seigneur,  c'est  b;en  tard  s'opposer  à  l'orsge  : 
-Si  le  monde  penchant  n'a  plus  que  cet  appui, 
Je  leplaius,et  vous  plains  vous-même  autant  que  lui. 
•le  ne  vous  retiens  point  ;  marchez  contr.-»  mon  maître  ; 
.1  e  voudrois  seulement  qu'on  vous  l'eût  fait  counoître  ; 
l'^t  que  la  renommée  eût  voulu,  par  pitié. 
De  ses  exploits  au  moins  vous  conter  la  moitié; 
"Nous  verriez.... 

p  o  R  r  s . 
Queverrois-je,etquepourrois-jeappreiiche 
Qui  m'abaisse  si  fort  au-dessous  d'Alexandre.' 
Seroit-ce  sans  effort  les  Persans  subjugués , 
Et  vos  bras  taut  de  fois  de  meurtres  fatigués.' 
<  >aelle  gloire  eu  effet  d'accabler  la  foiblcsse 
3)'un  roi  déjà  vaincu  j)ar  sa  propre  mollesse  , 
D'un  peuple  sans  vigueur  et  presque  inanimé, 
Qui  gémissoit  sous  l'or  dont  il  étoit  armé, 


ie4  ALEXANDRE. 

Et  qui ,  tombant  en  foule ,  au  lieu  de  se  défendre , 

N'opposoitque  des  morts  au  grand  cœur  d'Alexandre? 

Les  autres,  éblouis  de  ses  moindres  exploits. 

Sont  venus  à  genoax  lui  demander  des  lois; 

Et,  leur  crainte  écoutant  je  ne  sais  quels  oracles. 

Ils  n'ont  pas  cru  qu'un  dieu  put  trouver  des  obstacles. 

IVIaisnous,  qui  d'un  autre  œil  jugeons  des  conquérants, 

Nous  savons  que  les  dieux  ne  sont  pas  des  tyrans  ; 

Et  de  quelque  façon  qu'un  esclave  le  nomme. 

Le  fils  de  Jupiter  passe  ici  pour  un  homme. 

Nous  n'allons  point  de  fleurs  parfumer  son  cbcrain  ; 

Il  nous  trouve  par-tout  les  armes  à  la  main  : 

Il  voit  à  chaque  pas  arrêter  ses  conquêtes; 

Un  seul  rocher  ici  lui  coûte  plus  de  têtes. 

Plus  de  soins, plus  d'assauts,  et  presque  plus  detemps, 

Que  n'en  coule  à  son  bras  l'empire  des  Persans. 

Ennemis  du  repos  qui  perdit  ces  infâmes. 

L'or  qui  naît  sous  nos  pas  ne  corrompt  point  nos  an:os  : 

La  gloire  est  le  seul  bien  qui  nous  puisse  tenter, 

Et  le  seul  que  mon  cœur  cherche  à  lui  disputer; 

C'est  elle.... 

É  p  H  E  s  T I G  w ,  e/z  se  levant. 

Et  c'est  aussi  ce  que  cherche  Alexandre: 
A  de  moindres  objets  son  cœur  ne  peut  descendre . 
C'est  ce  qui,  l'arrachant  du  sein  de  ses  états. 
Au  trône  de  Cyrus  lui  fit  porter  ses  pas. 
Et,  du  plus  ferme  empire  ébranlant  les  colonnes, 
Attaquer,  conquérir,  et  donner  les  couronnes. 
Et  puisque  votre  orgueil  ose  lui  disputer 
La  gloire  du  pardon  qu'il  vous  fait  présenter. 
Vos  yeux,  dès  aujourd'hui  témoins  de  sa  victoire. 
Verront  de  quelle  ardeur  il  combat  pour  la  gloire  : 
Bientôt  le  fer  en  main  vous  le  verrez  marcher. 

r  o  R  r  s. 
Allez  donc  :  je  l'attends ,  on  je  le  rai?  clierchfr. 


ACTE  II,  SCENE  I  XI.  io5 

SCENE   III. 
PO  RU  S,  TA  XI  LE. 

T  AXILK. 

Quoi  !  vous  voulez  au  gré  de  votre  impatience...... 

p  o  R  u  s. 
Non,  je  ne  prétends  point  troubler  votie  alLanoe: 
Ephestion,  aigri  seulement  contre  moi, 
De  vos  soumissions  rendra  compte  à  son  roi. 
Les  troupes  d' Axiane ,  à  me  suivre  engagées , 
Attendent  le  combat  son»  mes  drapeaux  rangée»; 
De  son  trône  et  du  mien  je  soutiendrai  l'éclat: 
Et  vous  serez,  seigneur,  le  juge  du  combat  : 
A  moins  que  votre  cœur,  auimé  d'nn  beau  zèle. 
De  vos  nouveaux  amis  n'embraase  la  quereile. 

SCENE  IV. 

AXIANE.  PORUS.  TAXILI 

XX.IÀ.KE,  à  Taxile. 
Ah  I  que  dit-on  de  vous ,  seigneur  !  Nos  ennemis 
Se  vantent  que  Taxile  e^t  à  moitié  soumis  ; 
Qu'il  ne  marchera  point  contre  un  roi  qu'il  respecte. 

TAXILE. 

I-a  toi  d'un  ennemi  doit  être  un  peu  suspecte , 
Madame;  avec  le  temps  ils  me  connoîtront  mieux. 

AX1A  NE. 

Démentez  donc ,  seigneur ,  ce  bruit  injurieux  ; 
De  ceux  qui  l'ont  semé  confondez  l'insolence; 
Allez ,  comme  Porus ,  les  forcer  au  silence , 
Et  leur  faire  sentir,  par  un  juste  courroux, 
Qu'ils  n'ont  point  d'ennemi  plus  funeste  que  vous. 


io6  ALEXANDRE. 

T  A.XIT.E. 

Madame,  je  m'en  vais  disposer  mon  armée. 
Ecoutez  moins  ce  bruit  qui  vous  tient  alarmée: 
Porus  fait  son  devoir;  et  je  ferai  le  mien. 

.     SCENE  V. 

AXI  ANE,  PORUS. 

AXI  A.  !^E. 

Cette  sombre  froideur  ne  m'en  dit  pourtant  rien, 

Làcbe  !  et  ce  n'est  point  li ,  pour  me  le  faire  croire , 

La  démarche  d'un  roi  qui  court  à  la  victoire. 

Il  n'en  faut  plus  douter,  et  nous  sommes  trahis: 

Il  immole  à  sa  sœur  sa  gloire  et  son  pays; 

Et  sa  haine,  seigneur,  qui  cherche  à  vous  abattre, 

Attend  pour  éclater  que  vous  alliez  combattre. 

r  o  R  r  s. 
Madame ,  en  }e  perdant  je  perds  un  foible  appui  ; 
Je  le  connoissois  trop  pour  m'assurer  sur  lui. 
Mes  yeux  sans  se  troubler  ont  vu  son  inconstance  : 
Je  craignois  beaucoup  plus  sa  molle  résistance. 
Untraitre.ennous  quittant  pourcomplaire  à  sa  sœur, 
IS  ous  affoiblit  bien  moins  qu'un  lâche  défenseur. 

A  X  I  A  N  F. 

Et  cependant,  seigneur,  qu'allez-vous  entreprendre? 
"Vous  marchez  sans  compter  les  forces  d'Alexandre  ; 
Et,  courant  presque  seul  au-devant  de  leurs  coups, 
Contre  tant  d'ennemis  vous  n'opposez  que  vous. 

PORUS. 

Hé  quoi!  voudriez-vous  qu'à  l'exemple  d'un  traître 
Ma  frayeur  conspirât  à  vous  donner  un  maître  ; 
Que  Porus,  dans  un  camp  se  laissant  arrêter. 
Refusât  le  combat  qu'il  vient  de  présenter? 
Kon,  non,  je  n'en  crois  rieu.  Je  conuois  mieux, 
madame. 


ACTE  II,  SCENE  V.  107 

Le  beau  feu  que  la  gloire  allume  dans  votre  amer 
C'est  vous ,  je  m'en  souviens ,  dont  les  puissants  appas 
Excitoient  tous  nos  rois,  les  trainoient aux  combats; 
Et  de  qui  la  fierté ,  refusant  de  se  rendre , 
Ne  vouloit  pour  amant  qu'un  vainqueur  d'Alexandre. 
Il  faut  vaincre  ;  et  j 'y  cours ,  bien  moins  pour  éviter 
Le  titre  de  captif,  que  pour  le  mériter. 
Oui ,  madame ,  je  vais ,  dans  l'ardeur  qui  m'entraîne , 
Victorieux  ou  mort  mériter  votre  cbaine; 
Et  puisque  mes  soupirs  s'ei.pliquoient  vainement 
A  ce  cœur  que  la  gloire  occupe  seulement, 
Je  m'en  vais ,  par  l'éclat  qu'une  victoire  donne , 
Attacher  de  si  près  la  gloire  à  ma  personne , 
Que  je  pourrai  peut-être  amener  votre  cœur 
De  l'amour  de  la  gloire  à  l'amour  du  vainqueur. 

A  X  I  A  rî  E. 

Hé  bien,  seigneur,  allez.  Taxilc  aura  peut-être 
Des  sujets  dans  son  camp  plus  braves  que  leur  maître; 
Je  vais  les  exciter  par  un  dernier  effort: 
Après,  dans  votre  camp  j'attendrai  votre  sort. 
Ne  vous  informez  point  de  l'état  de  mon  ame  : 
Triomphez,  et  vivez. 

PO  RU  s. 

Qu'attendez-vous,  madame? 
Pourquoi  dès  ce  moment  ne  puis-je  pas  savoir 
Si  mas  tristes  soupirs  ont  pu  vous  émouvoir  i^ 
Voulez-vous,  car  le  sort,  adorable  Axiaue, 
A  ne  V0U3  plus  revoir  peut-être  me  condamne  ; 
Voulez-vous  qu'en  mourant  un  prince  infortuné 
Ignore  à  quelle  gloire  il  éîoit  destiné  .'* 
Parlez. 

AXIALE. 

Que  vous  dirai  je.** 

p  o  R  tr  s. 

Ah!  divine  princesse, 
Si  vous  sentiez  pour  moi  quelque  heureuse  foiblesse. 


k 


loii  ALEXANDRE. 

Ce  cœur,  qui  me  promet  tant  d'estime  en  ce  four , 
Me  pourroit  bien  encor  promettre  un  peu  d'amour. 
Contre  tant  de  soupirs  peut-il  bien  se  défendre? 

Peut-il.... 

A  X  r  A  N  E. 

Aller ,  seigneur,  marchez  contre  Alexandre. 
La  victoire  est  à  vous,  si  ce  fameux  vainqueur 
Ne  se  défend  pas  mieux  contre  vous  que  mon  cœur. 


rIX    tu;    SFCOXD    A.CTF.. 


ACTE  TE.OISIEME. 

SCENE  I. 

AXIANE,  CLÉOriLE. 

QAXIANE. 
tioi  !  madame ,  en  ces  lieux  on  me  tient  enfermée  î 
Je  ne  pais  au  combat  voir  marcher  mon  armée  ! 
Et,  commençant  par  moi  sa  noire  trahison, 
Taxile  de  son  camp  me  fait  une  prison! 
C'est  donc  là  cette  avdeur  qu'il  me  faisoit  paroitre  ! 
Cet  humble  adorateur  se  déclare  mon  maître  ! 
Et  déjà  son  amour,  lassé  de  ma  rigueur, 
Captire  ma  personne  au  défaut  de  mou  cœur  î 

CLÉOFILE. 

Expliquez  mieux  les  soins  et  les  justes  alarmes 
D'un  roi  qui  pour  vainqueur  ne  connoit  que  vos 

charmes  ; 
Et  regardez ,  madame  ,  avec  plus  de  bonté 
L'ardeur  qui  l'intéresse  à  votre  sûreté. 
Tandis  qu'autour  de  nous  deux  puissantes  armées  , 
D'une  égale  chaleur  au  combat  animées , 
De  leur  fureur  par-tout  font  voler  les  éclats  , 
De  quel  autre  côté  conduiricz-vous  vos  pas? 
Où  pourriez-vous  ailleurs  éviter  la  tempête  ? 
Un  plein  calme  en  ces  lieux  assure  votre  tête. 
Tout  est  tranquille.... 

AXIA.TÎE. 

Et  c'est  cette  tranquillité 
Dont  je  ne  puis  souffrir  l'indigne  sûreté. 
Quoi!  lorsque  mes  sujets,  mourant  dans  une  plaine, 
Sur  les  pas  de  Porus  combattent  pour  i'ur  reine; 
Qu'au  prix  de  tout  leur  sang  ils  signalent  leur  foi; 
I.  to 


110  ALEXA?ÎDRE. 

Que  le  cri  des  mourants  vient  presque  jusqu'à  moi; 
On  me  parle  de  paix  !  et  le  camp  de  ïaxile 
Garde  dans  ce  désordre  une  assiette  tranquille! 
On  flatte  ma  douleur  d'un  calme  injurieux  .' 
Sur  des  objets  de  joie  on  arrête  mes  yeux  ! 

CL  É  OF  II.  E. 

Madame ,  voulez-vous  que  l'amour  de  mon  frerf 
Abandonne  aux  périls  une  tête  si  chère? 
Il  sait  trop  les  hasards.... 

A.  X  ï  A  N  F.. 

Et  pour  m'en  détourner 
Ce  généreux  amant  me  fait  emprisonner  .' 
Et ,  tandis  que  pour  moi  son  rival  se  hasarde  . 
Sa  paisible  valeur  me  sert  ici  de  garde  .' 

c  L  É  O  F  I  L  E. 

Que  Porus  est  heureux  1  le  moindre  éloignement 
A  votre  impatience  est  un  cruel  tourment  : 
Et,  si  Ton  vous  crovoit,  le  soin  qui  vous  travaille 
Vous  le  feroit  chercher  jusqu'au  champ  de  bataille, 

A  XI  A  IV  E. 

Je  feroisplus,  madame  :  un  mouvement  si  beau 
Me  le  feroit  chercher  jusques  dans  le  tombeau  , 
Perdre  tous  mes  états,  et  voir  d'un  œil  tranquiJU- 
Alexandre  en  payer  le  cœur  de  Cléofile. 

CLÉOFILE. 

Si  vous  cherchez  Porus,  pourquoi  m 'abandonner? 
Alexandre  en  ces  lieux  pourra  le  ramener. 
Permettez  que,  veillant  au  soin  de  votre  tète. 
A  cet  heureux  amant  l'on  garde  sa  conquête. 

A  X  I  A  K  F. 

Vous  triomphez,  madame;  et  déjà  votre  cœur 
Vole  vers  Alexandre,  et  le  nomme  vainqueur. 
Mais,  sur  la  seule  foi  d'un  amour  qui  vous  flatte. 
Peut-être  avant  le  temps  ce  grand  orgueil  éclate  : 
Vous  poussez  un  peu  loin  vos  vœux  précipites. 
Et  vous  croyez  trop  tôt  ce  que  vous  souhaitez. 


ACTE  III,  SCENE  I.  m 

Oui,  oui.... 

CI/ÉOFILE. 

Mon  frère  vient  ;  et  non  s  allons  apprendre 
Qui  de  nous  deux ,  madame ,  aura  pu  se  méprendre. 

A.XI  JLN  E. 

Ah  !  je  n'en  donte  plus  ;  et  ce  front  satisfait 
Dit  assez  à  mes  yeux  que  Porus  est  défait, 

S  C  E  N  E  1 1. 

T  A  X  I  L  E,  A  X  I  A  N  E,  C  L  É  O  F  I  L  E. 

T  AXIL  E. 

Madame ,  si  Porus ,  avec  moins  de  colère , 

Eût  suivi  les  conseils  d'une  amitié  sincère , 

Il  m'auroit  en  effet  épargné  la  douleur 

De  vous  venir  moi-mème_annoncer  son  malheur. 

A  X  I  A  N  E. 

Quoi  !  Porus... 

T  AXILE. 

C'en  est  fait  ;  et  sa  valeur  trompée 
Des  maux  que  j'ai  prévus  se  voit  enveloppée. 
Ce  n'est  pas,  car  mon  cœur,  respectant  sa  vertu, 
N'accable  point  encore  un  rival  abattu; 
Ce  n'est  pas  que  son  bras,  disputant  la  victoire, 
N'en  ait  aux  ennemis  ensanglanté  la  gloire  ; 
Qu'elle-même  ,  attachée  a  ses  faits  éclatants, 
Entre  AJexandre  et  lui  n'ait  douté  quelque  temps  : 
Mais  enfin  contre  moi  sa  vaillance  irritée 
Avec  trop  de  chaleur  s'éloit  précipitée. 
J'ai  vu  ses  bataillons  rompus  et  renversés. 
Vos  soldats  en  désordre,  et  les  siens  dispersés  ; 
Et  lui-même,  à  la  fin,  entraîné  dans  leur  fuite, 
Malgré  lui  du  vainqueur  éviter  la  poursuite; 
Et,  de  son  vain  courroux  trop  tard  désabusé, 
Souhaiter  le  secours  qu'il  avoit  refusé. 


lia  ALEXANDRE. 

A  X  I  A  N  E. 

Qn*il  avoit  refusé!  Quoi  donc I  pour  ta  patrie^ 
Ton  indigne  courage  attend  que  ion  te  prie  ! 
Il  faut  donc,  malgré  toi,  te  traîner  aux  combats, 
Et  te  forcer  toi-même  à  sauver  tes  états.' 
L'exemple  de  Porus,  puisqu'il  faut  qu'on  t'y  porte 
Dis-moi,  n'étoit-ce  pas  une  voix  assez  forte? 
Ce  héros  en  péril ,  ta  maltresse  en  danger. 
Tout  l'état  périssant  n'a  pu  t'enconrager .' 
Va ,  tu  sers  bien  le  maître  à  qui  ta  sœur  te  donne. 
Achevé  ,  et  fais  de  moi  ce  que  sa  haine  ordonne  ; 
Garde  à  tous  les  vaincus  un  traitement  égal; 
Enchaîne  ta  maîtresse  en  livrant  ton  rival. 
Aussi-bien  c'en  est  fait ,  sa  disgrâce  et  ton  crime 
Ont  placé  dans  mon  cœur  ce  héros  magnanime. 
Je  l'adore;  et  fe  veux,  avant  la  fin  du  ;our. 
Déclarer  à-la-fols  ma  haine  et  mon  amour  ; 
Lui  vouer ,  à  tes  yeux  ,  une  amitié  (îdele  , 
Et  te  jurer,  aux  siens,  une  baine  immortelle. 
Adieu.  ïu  me  connols  :  aime-moi  si  tu  veux. 

T  A  X  1  L  E. 

Ah!  n'espérez  de  mol  que  de  sincères  vœux. 
Madame:  n'attendez  ni  menaces  ni  chaînes; 
Alexandre  sait  mieux  ce  qu'on  doit  à  des  reines. 
Souffrez  que  sa  douceur  vous  oblige  à  garder 
Un  trône  que  Porus  devolt  moius  hasarder: 
Et  moi-même  en  aveugle  on  me  verroit  combattre 
La  sacrilège  main  qui  le  vou droit  abattre. 

A  X  I  A  N  E. 

Quoi  !  par  l'un  de  vous  deux  mon  sceptre  raffermi 
Deviendrolt  dans  mes  malus  le  don  d'un  ennemi  ' 
Et  sur  mon  propre  trône  on  me  verroit  placée 
Par  le  ipiême  tyran  qui  m'en  auroit  chassée  ! 

T  A  XI  L  E. 

Des  reines  et  des  rois  vaincus  par  sa  valeur 
Ont  laissé  par  ?es  soins  adoucir  leur  malhear. 


ACTE  m,  SCENE  II.  iiô 

Voyez  de  Darius  et  la  femme  et  la  mère  ; 
L'une  le  traite  en  fils,  l'autre  le  traite  en  frère. 

A  X  1  A  JT  E, 

Non ,  non ,  je  ne  sais  point  vendre  mon  amitié. 
Caresser  un  tyran ,  et  régner  par  pitié. 
Penses-tu  que  j'imite  une  foible  Persane  ; 
Qu'à  la  cour  d'Alexandre  on  retienne  Axiane  ; 
Et  qu'avec  mon  vainqueur  courant  tout  l'univer» 
J'aille  vanter  par-tout  la  douceur  de  ses  fers? 
S'il  donne  les  états ,  qu'il  te  donne  les  nôtres  ; 
Qu'il  te  pare ,  s'il  veut ,  des  dépouilles  des  autres. 
Règne  :  Porus  ni  moi  n'en  serons  point  jaloux  ; 
Et  tu  seras  encor  plus  esclave  que  nous, 
.T'espère  qu'Alexandre,  amoureux  de  sa  gloire. 
Et  fâché  que  ton  crime  ait  souillé  sa  victoire , 
S'en  lavera  bientôt  par  ton  propre  trépas. 
Des  traîtres  comme  toi  font  souvent  des  ingrats  : 
Et  de  quelques  faveurs  que  sa  main  t'éblouisse, 
Du  perfide  Bessus  regarde  le  supplice. 
Adieu. 

SCENE  III. 

CLÉOFILE,  ÏASILli. 

CLÉOFirE. 

Cédez,  mon  frère,  à  ce  bouillant  transport  : 
Alexandre  et  le  temps  vous  rendront  le  plus  fort  : 
Et  cet  âpre  courroux,  quoi  qu'elle  en  puisse  diie. 
Ne  s'obstinera  point  au  refus  d'un  empire. 
Maiire  de  ses  destins ,  vous  l'êtes  de  son  cœur. 

Mais,  dites-moi,  vos  yeux  ont-ils  vu  le  vainqueur.' 
Quel  traitement,  mon  frère,  eu  devons-nous  attendre .' 
Qua-t  ildit? 

X  AXILE. 

Oui ,  ma  sœur ,  j 'ai  tu  votre  Alexandre. 

JO. 


114  ALEXANDRE. 

D'abord,  ce  Jeune  éclat  qu'on  remarque  en  ses  trait» 

M'a  semblé  démentir  le  nombre  de  ses  faits  ; 

Mon  cœur,  plein  de  son  nom ,  n'osoit ,  je  le  confesse  ^ 

Accorder  tant  de  gloire  avec  tant  de  jeunesse  : 

Mais  de  ce  même  front  l'héroïque  fierté. 

Le  feu  de  ses  regards,  sa  haute  majesté, 

l'^ont  connoitre  Alexandre  ;  et  certes  son  visage 

Porte  de  sa  grandeur  l'infaillible  présage. 

Et,  sa  présence  auguste  appuyant  ses  projets, 

Ses  yeux  comme  son  bras  font  par-tout  des  sujets. 

Il  sortoit  du  combat.  Ebloui  de  sa  gloire. 

Je  croyois  dans  ses  yeux  voir  briller  la  victoire. 

Toutefois,  à  ma  vue  oubliant  sa  fierté, 

Il  a  fait  à  son  tour  éclater  sa  bonté. 

Ses  transports  ne  m'ont  point  déguisé  sa  tendresse  : 

o  Retournez,  m'a-t-il  dit,  auprès  de  la  princesse  : 

«  Disposez  ses  beaux  yeux  à  revoir  un  vainqueur 

«  Qui  va  mettre  à  ses  pieds  sa  victoire  et  son  cœur.  » 

Il  marche  sur  mes  pas.  Je  n'ai  rien  à  vous  dire  , 

Ma  sœur:  de  votre  sort  je  vous  laisse  l'empire  ; 

Je  vous  confie  encor  la  conduite  du  mien. 

CLÉOFILE. 

Vous  aurez  tout  pouvoir,  ou  je  ne  pourrai  rien. 
Tout  va  vous  obéir  si  le  vainqueur  m'écoute. 

T  A  X  I  L  E. 

Je  vais  donc...  Mais  on  vient.  C'est  lui-même  sans 
doute. 

SCENE  IV. 

ALEXANDRE,  TAX  ILE,  CLl^OFILE, 
ÉPHESTION,  SUITE  d'alexahdei. 

ALEXAI7DRE. 

Allez,  Ephestion.  Que  Ion  cherche  Porns; 
Qu'on  épargne  sa  vie  et  le  sang  des  vaincus. 


ACTE  III,  SCENE  V.  ii5 

SCENE  V. 

ALEXANDRE,  TAXILE,  CLÉOFILE. 

ALEXANDRE,    CL    TaxUc . 

Seigaear,  est-il  donc  vrai  qu'une  reine  aveuglée 
Vous  préfère  d'un  roi  la  valeur  déréglée? 
Mais  ne  le  craignez  point  :  son  empire  est  à  vous  ; 
D'une  ingrate  à  ce  prix  fléchissez  le  courroux. 
Maitre  de  deux  états,  arbitre  des  siens  mêmes, 
Allez  avec  vos  vœux  offrir  trois  diadèmes. 

TAXILE. 

Ah  !  c'en  est  trop ,  seigneur  :  prodiguez  un  peu  moins... 

ALEXANDRE. 

Vous  pourrez  à  loisir  reconnoître  mes  soins. 
Ne  tardez  point,  allez  où  l'amour  vous  appelle; 
El  coaronnez  vos  feux  d'une  palme  si  belle. 

SCENE    VI. 

ALEXANDRE,  CLÉOFILE. 

ALEXANDRE. 

Madone,  à  son  amour  je  promets  mon  appui  : 
Ne  puis-je  rien  pour  moi  quand  je  puis  tout  pour  loi.? 
Si  prodigue  envers  lui  des  fruits  de  la  victoire , 
N'en  aurai-je  pour  moi  qu'une  stérile  gloire? 
Les  sceptres  devant  vous  ou  rendus  ou  donnés  , 
De  mes  propres  lauriers  mes  amis  couronnés , 
Les  biens  que  j'ai  conquis  répandus  sur  leurs  xkx.ç.s^ 
Font  voir  que  je  soupire  après  d'autres  conquêtes. 
Je  vous  avois  promis  que  l'effort  de  mon  bras 
iYl'approcheroit  bientôt  de  vos  divins  appas  ; 
Mais ,  dans  ce  même  temps ,  souvenez-vous ,  madame , 
Que  vous  me  promettiez  quelque  place  en  votre  ame. 


zi6  ALEXANDRE. 

Je  suis  venu:  l'amour  a  combattu  pour  moi; 

La  Victoire  elle-même  a  dégagé  ma  foi; 

Tout  cède  autour  de  vous  :  c'est  à  vous  de  vous  rendre  ; 

"Votre  cœur  l'a  promis,  voudra-t-il  s'en  défendre? 

Et  lui  seul  poiirro:t-il  échapper  aujourd'hui 

A  l'ardeur  d'un  vainqueur  qui  ne  cherche  que  lui? 

c  L  É  o  F  1  L  E. 

Non,  je  ne  prétends  pas  que  ce  cœur  inflexible 
Garde  seul  contre  vous  le  titre  d'invincible: 
Je  rends  ce  que  je  dois  à  l'éclat  des  vertus 
Qai  tiennent  sous  vos  pieds  cent  peuples  abatrus. 
Les  Indiens  domtés  sont  vos  moindres  ouvragt-s  ; 
Vous  inspirez  la  crainte  aux  plus  fermes  courages; 
Et ,  quand  vous  le  voudrez,  vos  bontés  ,  à  lear  tour. 
Dans  les  cœurs  les  plus  durs  inspireront  l'amour. 
Mais,  seigneur,  cet  éclat,  ces  victoires,  ces  charmes. 
Me  troublent  bien  souvent  par  de  justes  alarmes: 
Je  crains  que ,  satisfait  d'avoir  conquis  un  cceur, 
Tous  ne  l'abandonniez  à  sa  triste  langueur; 
Qu'insensible  à  l'ardeur  que  vous  aurez  causée, 
Votre  ame  ne  dédaigne  une  conquête  aisée. 
On  attend  peu  d'amour  d'un  héros  tel  que  vous  : 
La  gloire  fit  toujours  vos  transports  les  plus  doux  ; 
Et  peut-être,  au  moment  que  ce  grand  cœur  soupire, 
La  gloire  de  me  vaincre  est  tout  ce  qu'il  désire 

ALEXANDRE. 

Que  vous  connoissez  mal  les  violents  désirs 
Dun  amour  qui  vers  vous  porte  tous  mes  soupirs) 
J'avoùrai  qu'autrefois  ,  au  milieu  d'uue  armée, 
Mon  cœur  ne  soupiroit  que  pour  la  renommée; 
Les  peuples  et  les  rois ,  devenus  mes  sojets , 
Etoient  seuls  k  mes  vœux  d'assez  dignes  objets. 
Les  beautés  de  la  Perse  à  mes  yeux  présentées. 
Aussi-bien  que  ses  rois ,  ont  paru  surmontées  : 
Mon  cœur,  d'un  fier  mépris  armé  contre  leurs  traits, 
li'a  jr^s  du  moindre  Iiommage  lionore  leurs  attraits  ; 


A  C  T  E  1 1 1,  s  e  E  N  E  Y  I.  117 

Amoureux  de  la  gloire ,  et  par-tout  invincible  , 

Il  mettoit  son  bonheur  à  paroitre  insensible. 

Mais,  hélas!  que  vos  yeux,  ces  aimables  tyrans, 

Ont  produit  sur  mon  coeur  des  effets  différents  ! 

(  k'  grand  nom  de  vainqueur  n'est  plus  ce  qu'il  souhaite; 

11  vient  avec  plaisir  avouer  sa  défaite  : 

Heureux  si,  votre  cœur  se  laissant  émouvoir, 

Tos  beaux  yeux  à  leur  tour  avouoient  leur  pouvoir! 

Youlez-vous  donc  toujours  douter  de  leur  victoire, 

Toujours  de  mes  exploits  me  reprocher  la  gloire? 

Comme  si  les  beaux  nœuds  où  vous  me  tenez  pris 

Ne  dévoient  arrêter  que  de  foil.les  esprits. 

Par  des  faits  tout  nouveaux  je  m'en  vais  vous 

apprendre 
Tout  ce  que  peut  l'amour  sur  le  cœur  d'Alexandre: 
Maintenant  que  mon  bras,  engagé  sous  vos  lois, 
Doit  soutenir  mon  nom  et  le  votre  à-la-fois, 
J'irai  rendre  fameux ,  par  l'éclat  de  la  guerre,, 
T)es  peuples  inconnus  au  reste  de  la  terre  , 
Et  vous  faire  dresser  des  autels  en  des  lieux 
Où  leurs  sauvages  mains  en  refusent  aux  dieux» 

c  L  É  o  F  1  L  E. 
Oui,  vous  y  tramerez  la  victoire  captive; 
Mais  je  doute,  seigneur,  que  l'amour  vous  y  suive. 
Tant  d'états,  tant  de  mers  qui  vont  nous  désunir, 
M'effaceront  bientôt  de  votre  souvenir. 
Quand  l'océan  troublé  vous  verra  sur  son  onde 
Achever  quelque  jour  la  conquête  du  monde; 
Quand  vous  verrez  les  rois  tomber  à  vos  genoux. 
Et  la  terre  en  tremblant  se  taire  devant  vous  ; 
Songerez-vons ,  seigneur,  qu'une  jeune  princesse 
Au  fond  de  ses  états  vous  regrette  sans  cesse. 
Et  rappelle  en  son  cœur  les  moments  bienheureux 
Où  ce  grand  conquérant  l'assuroit  de  ses  feux? 

ALEXANDRE. 

Hé  quoi!  vous  croyez  donc  qu'à  moi-même  barbare 


lîS  ALEXANDRE. 

J'abandonne  en  ces  lieux  une  beauté  si  rare? 
î.Ia.s  vons-mèine  plutôt  voulez-vous  renoncer 
Au  trône  de  l'Asie  où  je  vous  veux  placer? 

c  L  É  o  F  I  L  I. 

Seigneur,  vous  le  savez,  je  dépends  de  mon  frerc. 

Ji  L  E  X  A  N  D  R  £. 

Ah!  s'il  disposoit  seul  dn  bonheur  que  j'espère. 
Tout  l'empire  dp  l'Inde  asservi  sous  ses  lois 
Bientôt  en  ma  faveur  iroit  briguer  son  choix. 

c  r-  É  O  F  1  L  E. 

Mou  amitié  pour  lui  n'est  point  intéressée. 
Appaistz  seulement  une  reine  offensée; 
Et  ne  prm-'cz  pas  qu'un  rival  au^'ourd'hni , 
Pour  vous  ;ïvoir  bravé,  soit  plus  heureux  que  lui. 

A  1.  E  X  A  ir  DR  E. 
Porns  étoit  sans  doute  un  rival  magnanime: 
J;nnais  tant  de  val^nr  n'aftira  mon  estime. 
D  ms  l'ardeur  dn  combat  je  l'ai  vu,  je  l'îii  joint  : 
Et  je  puis  dire  f  ûcof-  qu'il  ne  m'évitoit  point  : 
^'ous  nous  cherch  oos  l'un  l'autre.  Une  fierté  ii  belle 
Alioit  entre  nous  deux  finir  notre  querelle. 
Lorsqu'un  gros  de  soldats  ,  se  jetant  entre  nous , 
Nou*  a  fait  dans  la  foule  ensevelir  nos  coups. 

SCENE   Vil. 

ALEXANDRE,    CLEOFILE, 
ÉPHESTION. 

AI,1XANDRE. 

Hé  bien!  ramene-t-on  ce  prince  téméraire  ' 

ÉPHESTION. 

On  le  cherche  par-tout  ;  mais  quoi  qu'on  puisse  faii», 
Seijiuer.r ,  jusques  ici  sa  fuite  ou  son  trépas 
DiTobc  ce  captif  aux  soins  de  vos  soldats. 
Mais  an  reste  des  siens  entoures  dans  leur  faite. 


A  C  T  E  I  i  I,  s  C  E  N  E  Y  î  T.  r  ij> 

Et  du  soldat  vainqueur  arrêtant  la  poursuite, 
A  nous  vendre  leur  mort  semble  se  préparer. 

Désarmez  les  vaincus  sans  les  désespérer. 
Madame,  allons  fléckir  une  fiera  princesse, 
Afin  qu'à  mon  amour  Taxile  s'intéresse  ; 
Kt,  puisque  mon  repos  doit  dépendra  du  sien, 
Arh*'vous  son  bonheur  pour  établir  le  mien. 


FfW   Dl    TROISIEME   ACTE. 


ACTE   QUATRIEME. 

SCENE    I. 

A  X  I  A  N  E. 

IM  'EyTzyvRO'Ss-vovs  jamais  que  des  cris  de  victoire 
Qui  de  mes  ennemis  me  reprochent  la  gloire? 
Et  ne  pourrai-je  au  moins ,  en  de  si  grands  malheurs, 
M'entretenir  moi  seule  arecque  mes  douleurs? 
D'un  odieux  amant  sans  cesse  poursuivie. 
Ou  prétend,  malgré  moi,  m'altacher  à  la  vie: 
On  m'observe;  on  me  sait.  Mais,  Porus, ne  crois  pas 
Qu'on  me  puisse  empêcher  de  courir  sur  tes  pas. 
Saas  doute  à  nos  malheurs  ton  cœur  n'a  pu  survivre  : 
En  vain  tant  de  soldats  s'arment  pour -te  poursuJ\re 
On  te  découvriroit  au  bruit  de  tes  efforts; 
Et  s'il  te  faut  chercher ,  ce  n'est  qu'entre  les  morts. 
Hélas  !  en  me  quittant ,  ton  ardeur  redoublée 
Sembloit  prévoir  les  maux  dont  je  suis  accablée, 
Lorsque  tes  veux ,  aux  miens  découvrant  ta  langueur , 
Me  demandoient  quel  rang  tu  tenois  dans  mon  cœur; 
Que,  sans  t'inquieter  du  succès  de  tes  armes. 
Le  soin  de  ton  amour  te  causoit  tant  d'alarmes. 
Et  pourquoi  te  caf^hois-je  avec  tant  de  détours 
Un  secret  si  fatal  au  repos  de  tes  jours? 
Combien  de  fois,  tes  yeux  forçant  ma  résistance-. 
Mon  cœur  s'est-il  vu  près  de  rompre  le  silence  ! 
Combien  de  fois,  sensible  à  tes  ardents  désirs, 
M'est-il  en  ta  présence  échappé  des  soupirs! 
Mais  je  voulois  encor  douter  de  ta  viocoire  : 
J'expliquois  mes  soupirs  en  faveur  de  la  gloire; 
Je  croyois  n'aimer  qu'elle.  Ah  '■  pardonne  ,  grand  roi  '. 
Je  sens  bien  aujourd'hui  que  je  n'aimois  que  loi. 


ACTE   IV,  SCE:NE  I.  121 

J'avoârai  que  la  gloire  eut  sur  moi  quelque  empire; 
Je  te  l'ai  dit  cent  fois  :  mais  je  devois  te  dire 
Que  toi  seul ,  en  effet ,  m'engageas  sous  ses  lois. 
J'appris  H  la  connoître  en  voyant  tes  exploits; 
Et  de  quelque  beau  feu  qu'elle  m'eût  enflammée, 
En  un  autre  que  toi  je  l'aurois  moins  aimée. 
Mais  que  sert  de  pousser  des  soupirs  superflus 
Qui  se  perdent  en  l'air  et  que  tu  n'entends  plus  P 
Il  est  temps  que  mon  ame,  au  tombeau  descendue, 
Te  jure  une  amitié  si  long-temps  attendue  ; 
Il  est  temps  que  mon  cœur,  pour  gage  de  sa  foi. 
Montre  qu'il  n'a  pu  vivre  un  moment  après  toi. 
Aussi-bien,  penses-tu  que  je  voulusse  vivre 
Sous  les  lois  d'un  vainqueur  à  qni  ta  mort  nous  ji\  re . 
Je  sais  qu'il  se  dispose  à  me  venir  parler , 
Qu'en  me  rendant  mon  sceptre  il  ■veut  me  consoler. 
Il  croit  peut-être,  il  croit  que  ma  haine  étouffée 
A  sa  fausse  douceur  servira  de  trophée  ! 
Qu'il  vienne.  Il  me  verra,  toujours  digne  de  toi. 
Mourir  en  reine  ,  ainsi  que  tu  mourus  en  roi. 

SCENE  II. 

ALEXANDRE,  AXIANK. 

A  s:  I  JL  lï  E. 

Hé  bien ,  seigneur ,  hé  bien ,  trouvez-vous  quelques 

charmes 
A  voir  couler  des  pleurs  que  font  verser  vos  armes:'' 
Ou  si  vous  m'enviez  ,  en  l'état  où  je  suis , 
La  triste  hberté  de  pleurer  mes  ennuis.' 

ALEXAITDRE. 

Votre  douleur  est  libre  autant  que  légitime  ; 
Vous  regrettez,  madame,  un  prince  magnanime. 
Je  fus  son  ennemi;  mais  je  ne  l'étois  pas 
Jusqu'à  blâmer  les  pleurs  qu'on  donne  à  son  trépas. 

I.  TI 


laa  ALEXANDRE. 

Avant  qtie  sur  ses  bords  l'Inde  me  vît  paroître  , 
L'éclat  de  sa  vertu  me  l'avoit  fait  connoitre; 
Entre  les  plus  grands  rois  il  se  fit  remarquer  : 
Je  savois...- 

i.  X  I  A  !f  E, 

Pourquoi  donc  le  venir  attaquer? 
Par  quelle  loi  fant-^1  qu'aux  deux  bouts  de  la  terre 
Tous  cherchiez  la  vertu  pour  lui  faire  la  guerre  ? 
Le  mérite  à  vos  yeux  ne  peut-il  éclater 
Sans  pousser  votre  orgueil  à  le  persécuter  : 

ALEXANDRE. 

Oui ,  j 'ai  cherché  Porus  :  mais ,  quoi  qu'on  paisse  d  re . 
Je  ne  le  cherchois  pas  alin  de  le  détruire. 
J'avouerai  que  ,  brûlant  de  signaler  mon  bras  , 
Je  me  laissai  conduire  au  bruit  de  ses  combats  . 
Et  qu'an  seul  nom  d'un  roi  jusqu'alors  invinçil  i(^ 
A  de  nouveaux  exploits  mon  cœur  devint  sensibj* . 
Tandis  que  je  crovois  par  mes  combats  divers 
Attacher  sur  moi  seul  les  yeux  de  l'univers  , 
J'ai  vu  de  ce  guerrier  la  valeur  répandue 
Tenir  la  renommée  entre  nous  suspendue  : 
Et  voyant  de  son  bras  voler  par-tout  l'effroi, 
LTnde  sembla  m'onvrir  un  champ  digne  de  moi. 
Lassé  de  voir  des  rois  vaincus  sans  résistance . 
J 'appris  avec  plaisir  le  bruit  de  sa  vaillance  ; 
Un  ennemi  si  noble  a  so  m'enconrager  ; 
Je  suis  venu  chercher  la  gloire  et  le  danger. 
Son  courage,  madame  ,  a  passé  mon  attentr  : 
La  victoire,  à  me  suivre  autrefois  si  constante, 
^l'a  presque  abandonné  pour  suivre  vos  guerr.»  i  - . 
Porus  m'a  dispute  jusqu'aux  moindres  laurier:. 
Et  j'ose  dire  encor  qu'en  perdant  la  victoire 
Mon  ennemi  lui-même  a  vu  croître  sa  gloire  : 
Qu'une  chute  si  belle  élevé  sa  vertn  , 
Et  qu'il  ne  voudroit  pas  n'avoir  point  combatta. 


ACTE  lY,  SCENE  II.  isî 

A  X  I  À  N  £. 

Hélas  !  il  falloit  bien  qu'une  si  noble  envie 
],ui  fit  abandonner  tout  le  soin  de  sa  vie. 
Puisque,  de  toutes  parts  trabi,  persécuté, 
Contre  tant  d'ennemis  il  s'est  précipité. 
Mais  vous,  s'il  étoit  vrai  que  son  ardeur  guerrière 
Eût  ouvert  à  la  vôtre  une  iUustre  carrière , 
Que  n'avez-vous,  seigneur,  dignement  combattu? 
T"alloit-il  par  la  ruse  attaquer  sa  vertu , 
ht,  loin  de  remporter  une  gloire  parfaite. 
D'un  autre  que  de  vous  attendre  sa  défaite? 
Triomphez  :  mais  sachez  que  Taxile  en  son  cœur 
Vous  dispute  déjà  ce  beau  nom  de  vainqueur  •, 
Que  le  traître  se  flatte ,  avec  quelque  justice , 
Que  vous  n'avez  vaincu  que  par  son  artifice. 
Et  c'est  à  ma  douleur  un  spectacle  assez  doux 
De  le  voir  partager  cette  gloire  avec  vous. 

ALEXANDRE. 

En  vain  votre  douleur  s'arme  contre  ma  gloire  : 
•Eiiaais  on  ne  m'a  vu  dérober  la  victoire. 
Et  par  ces  lâches  soins  ,  qu'on  ne  peut  m'imputer. 
Tromper  mes  ennemis  au  lieu  de  les  domter. 
Quoique  par-tout ,  ce  semble ,  accablé  sous  le  nombre  , 
•le  n'ai  pu  me  résoudre  à  me  cacher  dans  l'ombre  : 
Ils  u'ont  de  leur  défaite  accusé  que  mon  bras  ; 
Et  le  jour  a  par-tout  éclairé  mes  combats. 
Il  est  vrai  que  je  plains  le  sort  de  vos  provinces  ; 
J'ai  voulu  prévenir  la  perte  de  vos  princes  ; 
Mais,  s'ils  avoient  suivi  mes  conseils  et  mes  vœux, 
Je  les  aurois  sauvés  ou  combattus  tous  deux. 
Oui,  croyez... 

A  X  I  A  N  B. 

Je  crois  tout.  Je  vous  crois  invincible  ; 
Mais,  seigneur,  suffit  il  que  tout  vous  soit  possible.^ 
Ne  tient-il  qu'à  jeter  tant  de  rois  dans  les  fers , 


124  ALEXANDRE. 

Qu'à  faire  impunément  gémir  tout  l'univers? 
Et  que  vous  a  voient  fait  tant  de  villes  captives. 
Tant  de  morts  dont  l'Hydaspe  a  vu  couvrir  ses  rires? 
Qu'ai-je  fait,  pour  venir  accabler  en  ces  lieux 
Un  héros  sur  qui  seul  j'ai  pu  tourner  les  yeux  ? 
A-t-il  de  votre  Grèce  inondé  les  frontières? 
Avons-nous  soulevé  des  nations  entières  , 
Et  coatre  votre  gloire  excité  leur  courroux  ? 
Hélas  I  nous  l'admirions  sans  en  être  jaloux. 
Contents  de  nos  états,  et  charmés  l'un  de  l'autre, 
Nous  attendions  un  sort  plus  heureux  que  le  vôtre  : 
Porus  bornoit  ses  vceux  à  conquérir  un  coeur 
Qui  peut-être  anjourd'huil'eùl  nommé  son  vainqueur. 
Ah  !  n'eussiez- vous  versé  qu'un  sang  si  magnanime; 
Quand  on  ne  vous  pourroit  reprocher  que  ce  crime; 
Ne  vous  sentez-vous  pas,  seigneur,  bien  malheureux 
D'être  venu  si  loin  rompre  de  si  beaux  nœuds? 
Non,  de  quelque  douceur  que  se  flatte  votre  ame, 
Vous  n'êtes  qu'un  tyran. 

A.T.  EXÂNDRE. 

Je  le  vois  bien ,  madame  , 
Vous  voulez  que,  saisi  d'un  indigne  courroux. 
En  reproches  honteux  j'éclate  contre  vous  : 
Peut-être  espérez-vous  que  ma  douceur  lassée 
Donnera  quelque  atteinte  à  sa  gloire  passée. 
Mais  quand  votre  vertu  ne  m'auroit  point  charmé. 
Vous  attaquez,  madame  ,  un  vainqueur  désarmé  : 
Mon  ame,  malgré  vous  à  vous  plaindre  engagée. 
Respecte  le  malheur  où  vous  êtes  plongée. 
C'est  ce  trouble  fatal  qui  vous  ferme  les  yeux , 
Qui  ne  regarde  en  moi  qu'un  tyran  odieux  : 
Sans  lui  vous  avoûriez  que  le  sang  et  les  larme? 
Nont  pas  toujours  souillé  la  gloire  de  mes  armes  j 
Vous  verriez....  .^ 

JL  3B«*A  N  E. 

Ah  seigneur!  puis-j»*  ne  les  point  voir 


ACTE  IV,  SCENE  II.  laS 

Ces  vertus  dont  l'éclat  aigrit  mon  désespoir? 
^"ai-je  pas  vu  par-tout  la  victoire  modeste 
Perdre  avec  vous  l'orgueil  qui  la  rend  si  funeste? 
Ne  vois-je  pas  le  Scythe  et  le  Perse  abattus 
Se  plaire  sous  le  joug  et  vanter  vos  vertus , 
Et  disputer  enfin,  par  une  aveugle  envie, 
A.  vos  propres  sujets  le  soin  de  votre  vie  ? 
Mais  que  sert  à  ce  coeur  que  vous  persécutez 
De  voir  par-tout  ailleurs  adorer  vos  bontés? 
Pensez-vous  que  ma  haine  en  soit  moins  violt- me , 
Pour  voir  baiser  par-tout  la  main  qui  me  tourmente? 
Tant  de  rois  par  vos  soins  vengés  ou  secourus, 
Tant  de  peuples  contents,  me  rendent-ils  Porus? 
Non,  seigneur  :  je  vous  hais  d'autant  pins  qu'on  vous 

aime, 
D'autant  plus  qu'il  me  faut  vous  admirer  moi-même; 
Que  l'univers  entier  m'en  impose  la  loi. 
Et  que  personne  enfin  ne  vous  hait  avec  moi. 

ALEXANDRE. 

J'excuse  les  transports  d'une  amitié  si  tendre. 

Mais ,  madame ,  après  tout ,  ils  doivent  me  surprendre  : 

Si  la  commune  voix  ne  m'a  point  abusé, 

Porus  d'aucun  regard  ne  fut  favorisé  ; 

Entre  Taxile  et  lui  votre  cœur  en  balance  , 

Tant  qu'ont  duré  ses  jours  ,  a  gardé  le  silence  ; 

Et  lorsqu'il  ne  peut  plus  vous  entendre  aujourd'hui, 

Vous  commencez,  madame,  à  prononcer  pour  lui. 

Pensez-vous  que,  sensible  à  cette  ardear  nouvelle  , 

Sa  cendre  exige  encor  que  vous  brûliez  pour  elle  ? 

Ne  vous  accablez  point  d'inutil«s  douleurs  ; 

Des  soins  plus  importants  vous  appellent  ailleurs. 

Vos  larmes  ont  assez  honoré  sa  mémoire  : 

Régnez,  et  de  ce  rang  soutenez  mieux  la  gloire; 

Et,  redonnant  le  calme  à  vos  sens  désolés, 

Piassnrez  vos  états  par  sa  chute  ébranlés. 

Parmi  tant  de  grands  rois  choisissez-leur  un  maître. 


I       / 


126  ALEXANDRE. 

Plus  ardent  que  jamais ,  ïaxile.... 
Jlx  I  xm  !.. 

Quoi .'  le  traître  ;... 

ALEXANDRE. 

Hé  !  de  grâce ,  prenez  des  sentiments  plus  doux  ; 

Aucune  trahison  ne  le  souille  envers  vous. 

Maître  de  ses  états ,  il  a  pu  se  résoudre 

A  se  mettre  avec  eux  à  couvert  de  la  foudre  : 

Ni  serment  ni  devoir  ne  l'avoienl  engagé 

A  courir  dans  l'abyme  oii  Porns  s'est  plongé. 

Enfin,  souvenez-vous  qu'Alexandre  lui-mèjoe 

S'intéresse  au  bonheur  d'un  prince  qui  vous  aime: 

Songez  que.  réanis  par  un  si  juste  choix, 

L'Inde  et  l'Hydaspe  entiers  couleront  sous  vos  lois; 

Que  pour  vos  intérêts  tout  me  sera  facile 

Quand  je  les  verrai  joints  avec  ceux  de  Taxile. 

Il  vient.  .Te  ne  veux  point  contraindre  ses  *oupirs; 

Je  le  laisse  lui-même  expliquer  ses  désirs  : 

Ma  présence  à  vos  yeux  n'est  déjà  que  trop  rude. 

L'entretien  des  amants  cherche  la  solitude  : 

Je  ne  vous  trouble  point. 

SCENE    III. 
AXIANE,   TAXILE. 

A  X  I  A  N  E. 

Approche ,  puissant  roi . 
Grand  monarque  de  l'Inde  ;  on  parle  ici  de  toi  : 
On  veut  eu  ta  faveur  combattre  ma  colère; 
On  dit  que  tes  désirs  n'aspirent  qu'à  me  plaire , 
Que  mes  rigueurs  ne  font  qu'affermir  ton  amour: 
On  fait  plus  ,  et  l'on  veut  que  je  t'aime  à  mon  tour. 
Mais  sais-tu  l'entreprise  où  s'engage  ta  flamme .' 
Sais-tu  par  quels  secrets  on  peut  toucher  mon  ame? 
Es-tu  prêt.... 


ACTE  IV,  SCENE  IIL  1^7 

T  A  X  I  L  E. 

Ait  madame  1  éprouvez  stulement 
Ce  que  peut  sur  mon  cœur  un  espoir  si  charmant. 
Que  faut-il  faire  ? 

A  X  1  A  N  E. 

Il  faut ,  s'il  est  vrai  que  l'on  m'aime, 
Aimer  la  gloire  autant  que  je  l'aime  moi-même, 
ÎSe  m'expliquer  ses  vœux  que  par  mille  beaux  faits, 
Et  haïr  Alexandre  autant  que  je  le  hais  ; 
Il  faut  marcher  sans  crainte  au  milieu  des  alarmes  ; 
Il  faut  combattre,  vaincre  ,  ou  périr  sous  les  armes. 
Jette  ,  jette  les  yeux  sur  Porus  et  sur  toi  ; 
Et  juge  qui  des  deux  étoit  digne  de  moi. 
Oui ,  ïaxile,  mon  cœur,  douteux  en  apparence  , 
D'un  esclave  et  d'un  roi  faisoit  la  différence. 
Je  l'aimai  ;  je  l'adore  :  et  puisqu'un  sort  jaloux 
Lui  défend  de  jouir  d'un  spectacle  si  doux, 
C'est  toi  que  je  choisis  pour  témoin  de  sa  gloire  : 
Mes  pleurs  feront  toujours  revivre  sa  mémoire  ; 
Toujours  tu  me  verras ,  au  fort  de  mon  ennui  j 
Mettre  tout  mon  plaisir  à  te  parler  de  lui. 

T  A  X  I  L.  E. 

Aii^i  je  brûle  en  vain  pour  une  ame  glacée  , 
L'image  de  Porus  n'en  peut  être  effacée  : 
Quand  j'irois,  pour  vous  plaire,  affronter  le  trépas  . 
Je  me  perdrois,  madame,  et  ne  vous  plairois  pas. 
Je  ne  puis  donc... 

A  X  I  A  N  E. 

Tu  peux  recouvrer  mon  estime  j 
Dans  le  sang  ennemi  tu  peux  laver  ton  crime. 
L'occasion  te  rit  :  Porus  dans  le  tombeau 
Rassemble  ses  soldats  autour  de  son  drapeau  ; 
Son  ombre  seule  encor  semble  arrêter  leur  fuite  : 
Les  tiens  même,  les  tiens  ,  honteux  de  ta  conduite, 
I  ont  lire  sur  leurs  fronts  justement  courroucés 
L?  repentir  du  crime  on  tu  les  as  forcés  : 


198  ALEXANDRE. 

"Va  seconder  l'ardeur  du  feu  qui  les  dévore; 
Ven^e  nos  libertés  qui  respirent  encore  ; 
De  mon  trône  et  du  tien  deviens  le  défenseur; 
Cours,  et  donne  à  Porus  un  digne  successeur.... 
Tu  ne  me  réponds  rien  !  Je  vois ,  sur  ton  visage , 
Qu'un  si  noble  dessein  étonne  ton  courage. 
Je  te  propose  en  vain  l'exemple  d'un  héros  ; 
Tu  veux  servir.  Ya,  sers;  et  me  laisse  en  repos. 

T  A  X  I  L  E. 

Madame,  c'en  est  trop.  Vous  oubliez  peut-être 
Que,  si  vous  m'y  forcez,  je  puis  parler  en  maître; 
Que  je  puis  me  lasser  de  souffrir  vos  dédains  ; 
Que  vous  et  vos  états ,  tout  est  entre  mes  mains  ; 
Q  a  'après  tant  de  respects ,  qui  vous  rendent  plus  fiere , 
Je  pourrai.... 

A  X  I  A  If  E. 

Je  t'entends.  Je  suis  ta  prisonnière: 
Tu  veux  peut-être  encor  captiver  mes  désirs  ; 
Que  mon  cœur ,  en  tremblant ,  réponde  à  tes  soupirs. 
Hé  bien!  dépouille  enfin  cette  douceur  contrainte; 
Appelle  à  ton  secours  la  terreur  et  la  crainte  ; 
Parle  en  tyran  tout  prêt  à  me  persécuter  ; 
Ma  haine  ne  peut  croître,  et  tu  peux  tout  tenter. 
Sur-tout  ne  me  fais  point  d'inutiles  menaces. 
Ta  sœur  vient  t'inspirer  ce  qu'il  faut  que  tu  fasseï  : 
Adieu.  Si  ses  conseils  et  mes  vœux  en  sont  cras. 
Tu  m'aideras  bientôt  à  rejoindre  Poras. 

T  A  X  I  L  E. 

Ah .'  plutôt... 

SCENE   IV. 
TAXILE,    CLÉOFILE. 

CLÉOFILE. 

Ah!  quittez  eette  ingrate  princesse , 


ACTE  IV,  SCENE  IT.  ia<, 

Dont  la  haine  a  juré  de  nous  troubler  sans  cesse, 
Qui  met  tout  son  plaisir  à  vous  désespérer. 
Oubliez.... 

T  A  X  I  L  E. 

Non ,  ma  sœur,  je  la  veux  adorer. 
Je  l'aîme  :  et  quand  les  vœux  que  je  pousse  pour  ell« 
N'en  obtiendroient  jamais  qu'une  haine  immortelle. 
Malgré  tous  ses  mépris,  malgré  tous  vos  discours, 
Malgré  moi-même,  il  faut  que  je  l'aime  toujours. 
Sa  colère,  après  tout,  n'a  rien  qui  me  surprenne  ; 
C'està  vous,  c'est  à  moi  qu'il  faut  que  je  m'en  prenne. 
Sans  vous,  sans  vos  conseils,  ma  sœur,  qui  m'ont  trahi , 
Si  je  n'étois  aimé,  je  serois  moins  h;ii; 
Je  la  verrois  ,  sans  vous,  par  mes  soins  défendue , 
Entre  Porus  et  moi  demeurer  suspendue  : 
Et  ne  seroit-ce  pas  un  bonheur  trop  'charmant 
Qae  de  l'avoir  réduite  à  douter  un  moment  ? 
Non,  je  ne  puis  plus  vivre  accablé  de  sa  haine; 
Il  faut  que  je  me  jette  aux  pieds  de  l'inhumaine. 
J'y  cours  :  je  vais  m'offrir  à  servir  son  courroux, 
Même  contre  Alexandre,  «^t  même  contre  vous. 
Je  sais  de  quelle  ardeur  vous  brûlez  l'un  pour  l'autre: 
Mais  c'est  trop  oublier  mon  repos  pour  le  vôtre  ; 
Et,  sans  m'inquiéter  du  succès  de  vos  feux. 
Il  faut  que  tout  périsse ,  ou  q ne  je  sois  heureux. 

■   CLÉOFILE. 

Allez  donc ,  retournez  sur  le  champ  de  bataille  ; 
Ne  laissez  point  lan^iir  l'ardeur  qui  vous  travaille. 
A  quoi  s'arrête  ici  ce  courage  inconstant.' 
Courez  :  on  est  aux  mains  ;  et  Porus  vous  attend. 

T  A  X  I  L  E. 

Quoi  !  Porus  n'est  point  mort  ?  Porus  vient  de  paroitre  ? 

c  I.  É  o  F  I  L  E. 

C'est  lui.  De  si  grands  coups  le  font  trop  reconnoître. 
Il  l'avoit  bien  prévu  :  le  bruit  de  son  trépas 
D'un  vainqueur  trop  crédule  a  retenu  le  Ijras. 


i3a  /LL  EX  AND  RE. 

Il  vient  surprendre  ici  leur  valeur  endormie. 

Troubler  une  victoire  encor  mal  affermie, 

U  vieat,  n'en  doutez  point,  en  amant  furieux  , 

Enlever  sa  maîtresse  ,  ou  périr  à  ses  yeux. 

Que  dis-je?  votre  camp ,  séduit  par  cette  ingrate, 

Prêt  à  suivre  Porus  ,  en  murmures  éclate. 

Allez  vous-même,  allez,  en  généreux  amant , 

Au  secouis  d'un  rival  aimé  si  tendrement. 

Adirr 

SCENE    V. 

T  A  X  I  L  E. 

Quoi .'  la  fortune  obstinée  à  me  nnir^ 
Ressuscite  un  rival  armé  pour  me  détruire! 
Cet  amant  reverra  les  yeux  qui  l'ont  pleuré, 
Qui,  tout  mort  qu'il  étoit,  me  l'avoient  préféré  ! 
Ah  '.  c'en  est  trop.  Yovons  ce  que  le  sort  m'apprête  ; 
A  qui  doit  demeurer  cette  noble  conquête. 
AlloiLs.  ]Ni 'attendons  pas  ,  dans  un  làclie  courroux, 
Qu'un  si  grand  différent  se  termine  sans  nous. 


Fin    DU    QUATRIEME  ACTE. 


ACTE  CINQUIEME. 

s  C  E  N  E    I. 
ALEXANDRE,    C  L  É  O  F  I  L  E. 

>^  ALEXANDRE. 

l^coi!  VOUS  craigniez  Porus  même  après  sa  défaite  ! 
M;i  victoire  à  vos  yeux  sembloit-elle  imparfaite  ? 
Non,  non  ;  c'est  un  captif  qui  n'a  pu  m 'échapper , 
Qlic  mes  ordres  par-tout  ont  fait  envelopper. 
Linn  de  le  craindre  encor ,  ne  songez  qu'à  le  plaindre. 

CLÉOFILE. 

Et  c'est  en  cet  état  que  Porus  est  à  craindre. 
Quelque  brave  qu'il  fût,  le  bruit  de  sa  valeur 
M'inquiétoit  hi^n  moins  que  ne  fait  son  malheur. 
Tant  qu'on  l'a  vu  suivi  d'une  puissante  armée, 
Ses  forces ,  ses  exploits  ne  m'ont  point  alarmée  : 
Mais,  seigneur  ,  c'est  un  roi  malheureux  et  soumis; 
Et  dès-lors  je  le  compte  au  rang  de  vos  amis. 

ALEXANDRE. 

r/est"'un  rang  où  Poras  n'a  plus  droit  de  prétendre  ; 

Il  a  trop  recherché  la  haine  d'Alexandre. 

11  sait  bien  qu'à  regret  je  m'y  suis  résolu  ; 

Mais  enfin  je  le  hais  autant  qu'il  l'a  voulu. 

Je  dois  même  un  exemple  au  i-este  de  la  terre  : 

Je  dois  venger  sur  lui  tous  les  maux  de  la  guerre  ; 

Le  punir  des  malheurs  qu'il  a  pu  prévenir , 

Et  de  m'avoir  forcé  moi-même  à  le  punir. 

Y.'dncu  deux  fois,  haï  de  ma  belle  princesse 

CLÉOFILE. 

Je  ne  hais  point  Porus,  seigneur,  je  le  confesse; 
Et  s'il  m'étoit  permis  d'écouter  aujourd'hui 
La  voix  de  ses  malheurs  qui  me  parle  pour  lui , 


x3a  ALEXANDRE. 

.Te  vons  dirois  qu'il  fut  le  plus  grand  de  nos  princes; 
Que  son  bras  fat  long-temps  l'appui  de  nos  province»; 
Qu'il  a  voulu  peut-être,  en  marchant  contre  vous. 
Qu'on  le  crût  digne  au  moins  de  tomber  sous  vos 

coups. 
Et  qu'un  même  combat  signalant  l'un  et  l'autre. 
Son  nom  voiàt  par-tout  à  la  suite  du  vôtre. 
Mais  si  ie  le  défends,  des  soins  si  généreux 
Retombent  sur  mon  frère  et  détruisent  ses  vœux. 
Tant  que  Porus  vivra ,  que  faut-il  qu'il  devjennC? 
Sa  perte  est  infaillible,  et  peut-être  la  mienne. 
Oui,  oui,  si  son  amour  ne  peut  rien  obtenir. 
Il  m'en  rendra  coupable  ,  et  m'en  voudra  punir. 
Et  maintenant  encor  que  votre  cœur  s'apprête 
A  voler  de  nouveau  de  conquête  en  conquête; 
Quand  je  verrai  le  Gange  entre  mon  frère  et  vous, 
Qui  retiendra,  seigneur,  son  injuste  courroux? 
Mon  ame,  loin  de  vous,  languira  solitaire. 
Hélas!  s'il  condamnoit  mes  soupirs  à  se  taire, 
Que  deviendrolt  alors  ce  cœur  infortuné  .'' 
Où  sera  le  vainqueur  à  qui  je  l'ai  donné? 

ALEXANDRE. 

Ah!  c'en  est  trop  ,  madame;  et  si  ce  cœur  se  donne, 

Je  saurai  le  garder,  quoi  que  Taxile  ordonne, 

Bien  mieui  que  tant  d'états  qu'on  m'a  vu  conquérir. 

Et  que  je  n'ai  gardés  que  pour  vous  les  offrir. 

Encore  une  victoire,  et  je  reviens,  madame. 

Borner  toute  ma  gloire  à  régner  sur  votre  ame , 

Vous  obéir  moi-même,  et  mettre  entre  vos  mains 

Le  destin  d'Alexandre  et  celui  des  humains. 

Le  Mallien  m'attend,  prêt  à  me  rendre  hommage. 

Si  près  de  l'Océan,  que  faut-il  davantage 

Que  d'aller  me  montrer  à  ce  lier  élément. 

Comme  vainqueur  du  monde ,  et  coiume  votre  amant  ? 

Alors... 


ACTE  Y,  SCEIME  I.  ijà 

CLÉOFII^E. 

MaU  quoi  !  seigneur ,  toujours  guerre  sur  guerre  ? 
Cherchez-vous  des  sujets  au-delà  de  la  terre  ? 
Voulez-vous  pour  témoins  de  vos  faits  éclatants 
Des  pays  inconnus  même  à  leurs  habitants? 
Qu'espérea-vous  combattre  en  des  cbmats  si  rudes? 
Ils  vous  opposeront  de  vastes  solitudes  , 
Des  déserts  que  le  ciel  refuse  d'éclairer, 
Où,  la  nature  semble  elle-même  expirer. 
Et  peut-être  le  sort ,  dont  la  secrète  envie 
N'a  pu  cacher  le  cours  d'une  si  belle  vie, 
Vous  attend  dans  ces  lieux,  et  veut  nue  dans  l'oubli 
Votre  tombeau  du  moins  demeure  enseveli. 
Pensez-vous  y  traîner  les  restes  d'une  armée 
Vingt  fois  renouvelée  et  vingt  fois  consumée? 
Vos  soldats,  dont  la  vue  ex<  ite  la  pitié. 
D'eux-mêmes  en  cent  lieux  ont  laissé  la  moitié; 
El  leurs  gémissements  vous  font  assez  c(>unoilre,... 

ALEXANDRE. 

Ils  marcheront,  madame  ;  et  je  n'ai  qu'à  paroître  : 
Ces  cœurs  qui  dans  un  camp,  d'un  vajn  loisir  décns. 
Comptent  en  murmurant  les  coups  qu'ils  ont  reçus. 
Revivront  pour  me  suivre,  et,  blâmant  leurs 

murmures , 
Brigueront  à  mes  yeux  de  nouvelles  blessures. 
Cependant  de  Taxile  appuyons  les  soupirs  : 
Son  rival  ne  peut  plus  traverser  ses  désirs. 
Je  vous  l'ai  dit,  madame  ;  et  j'ose  encor  vous  dire.... 

c  L  É  o  F  I  L  E. 

Seigneur  .  voici  la  reine. 


134:  ALEXANDRE. 

SCENE    II. 
ALEXANDRE,  AXIANE,  CLÉOFILE. 

Hé  bien,  Poms  respire. 
Le  ciel  semble ,  madame,  écouter  vos  souhaits  ; 
Il  vous  le  rend.... 

X  X  I  ▲  IT  c. 
Hélas  !  il  me  l'ôte  à  jamais .' 
Aucun  reste  d'espoir  ne  peut  flatter  ma  peine  ; 
Sa  mort  étoit  douteuse ,  elle  devient  certaine  : 
Il  y  court;  et  peut-être  il  ne  s'y  vient  offrir 
Que  pour  me  voir  encore  ,  et  pour  me  secourir. 
IVlais  que  feroit-il  seul  contre  toute  une  armée  .^ 
En  vain  ses  grands  efforts  l'ont  d'abord  alarmée; 
Eu  vain  quelques  guerriers  qu'anime  son  grand  cœur 
Ont  ramené  l'effroi  dans  le  camp  du  vainqueur  : 
Il  faut  bien  qu'il  succombe,  et  qu'enfin  son  courage 
Tombe  sur  tant  de  morts  qui  ferment  son  passage. 
Encor,  si  je  pouvois,  en  sortant  de  ces  lieux, 
Lui  monti-er  Axiane ,  et  mourir  à  ses  yeux  .' 
Mais  Taxile  m'enferme  ;  et  cependant  le  traître 
Du  sang  de  ce  béros  est  allé  se  repaître; 
Dans  les  bras  de  la  mort  il  le  va  regarder, 
Si  toutefois  encore  il  ose  l'aborder. 

A.I-EXAWDRE. 

Non,  madame,  mes  soins  ont  assuré  sa  vie  : 
Son  retour  va  bientôt  contenter  votre  envie. 
Vous  le  verrez. 

A  XI  A  ir  E. 
Vos  soins  s'étendroient  jusqu'à  lui  '. 
Le  bras  qni  l'accabloit  deviendroit  son  appui  ! 
J'attendrois  son  salut  de  la  maiu  d"  A.lexaudrf  .' 
Mais  ^uel  miracle  enfin  n'en  dois-je  point  allecdre  '.' 


l 


ACTE  Y,  SCENE  II.  i35 

Je  m'en  souvieus,  seigneur,  vous  me  l'avez  promis, 
Qu'Alexandre  vainqueur  n'a  voit  plus  d'ennemis. 
Ou  plutôt  ce  guerrier  ne  fut  Jamais  le  vôtre  : 
La  gloire  également  vous  arma  l'un  et  l'autre. 
Contre  un  si  grand  courage  il  voulut  s'éprouver; 
Et  vous  ne  l'attaquiez  qu'afin  de  le  sauver. 

ALEXANDRE. 

Ses  mépris  redoublés  qui  bravent  ma  colère 
Mériteroient  sans  doute  un  vainqueur  pins  sévère; 
Son  orgueil  en  tombant  semble  s'être  affermi  : 
Mais  je  veux  bien  cesser  d'être  son  ennemi  ; 
J'en  dépouille,  madame,  et  la  haine  et  le  titre. 
De  mes  ressentiments  je  fais  Taxile  arbitre  : 
Seal  il  peut,  à  son  choix ,  le  perdre  ou  l'épargner  ; 
Et  c'est  lui  seul  enfin  que  vous  devez  gagner. 

A  XI  A  N  E. 

Moi,  j'irois  à  ses  pieds  mendier  un  asyle  .' 
Et  vous  me  renvoyez  aux  bon+és  de  Taxile  ! 
Tous  voulez  que  Porus  cherche  un  appui  si  bas  ' 
Ah  seigneur!  votre  haine  a  juré  son  trépas. 
Non,  vous  ne  le  cherchiez  qu'afin  de  le  détruire i 
Qu'une  ame  généreuse  est  facile  à  séduire  ! 
Déjà  mon  cœur  crédule,  oubliant  son  courroux, 
Admiroit  des  vertus  qui  ne  sont  point  en  vous. 
Armez-vous  donc,  seigneur,  d'une  valeur  cruelle; 
Ensanglantez  la  fin  d'une  course  si  belle  : 
Après  tant  d'ennemis  qu'on  vous  vit  relever , 
Perdez  le  seul  enfin  que  vous  deviez  sauver. 

ALEXANDRE. 

Hé  bien,  aimez  Porus  sans  détourner  sa  perte; 
Refusez  la  faveur  qui  vous  étoit  offerte  ; 
Soupçonnez  ma  pitié  d'un  sentiment  jaloux  : 
Mais  enfin,  s'il  périt,  n'en  accusez  que  vous. 
Le  voici.  Je  veux  bien  le  consulter  Itu-même  : 
Que  Porus  de  son  sort  soit  l'arbitre  suprême. 


«3^  ALEXANDRE. 

SCENE  III. 

ALEXANDRE,  PORUS,  A  X  I  A  In  L 
CLÉOFILE,  ÉPHESTION, 

GARDES  I>' ALEXANDRE- 
ALEXANDRE. 

Hé  bien,  de  votre  orgueil,  Porus,  voila  le  fruil  : 
Où  sont  ces  beaux  succès  qui  vous  avoient  séduit 
Cette  fierté  si  haute  est  enfin  abais,sée. 
Je  dois  une  victime  à  ma  gloire  offensée  ; 
Rien  ne  vous  peut  sauver.  Je  veux  bien  tontefois 
Vous  offrir  un  pardon  refuse  tant  de  fo  s. 
Cette  reine,  elle  seule  à  mes  bontés  rebelle. 
Aux  dépens  de  vos  jours  veut  vous  être  fidèle; 
Et  que,  sans  balancer,  vous  mourier  seulement 
Pour  porter  au  tombeau  le  nom  de  son  amant. 
N'acheté* point  si  cher  une  gloire  inutile: 
Tivez;  mais  consentez  au  bonheur  de  Taxile. 

p  o  R  u  s. 
Taxile  ! 

Oui. 


ALEXANDRE. 


PORUS. 

Tu  fais  bien  ;  et  j 'approuve  tet  soins  : 
Ce  qu'il  a  fait  pour  toi  ne  mérite  pas  moins. 
C'est  lui  qui  m'a  des  mains  arraché  la  victoire; 
Il  t'a  donné  sa  sœur;  il  t'a  vendu  sa  gloire; 
Il  l'a  livré  Porus  :  que  feras-tu  jamais 
Qui  te  puisse  acquitter  d'un  seul  de  ses  bieii/s't>  " 
Mais  j'ai  su  prévenir  le  soiu  qui  te  travaille: 
Ta  le  voir  expirer  sur  le  champ  de  bataille. 

ALEXANDRE. 

Quoi  !  Taxile  ! 

<;  T.  É  o  F  I  L  K. 

Qu'entends  iei 


ACTE  T,  SCENE  m.  tS? 

ÉPHESTIOX. 

O ui,  seigneur,  il  est  mort  j 
H  s'est  livré  loi -même  aux  rigueurs  de  son  sort. 
Porus  étoit  vaincu  :  mais ,  au  lieu  de  se  rendre, 
Il  sembloit  attaquer ,  et  non  pas  se  défendre. 
Ses  soldats,  à  ses  pieds  étendus  et  mourants, 
Le  mettoient  à  l'abri  de  leurs  corpa  expirants, 
îià,  comme  dans  un  fort,  son  audace  enfermée 
Se  soutenoit  encor  contre  toute  une  armée  ; 
Et,  d'un  bras  qui  portoit  la  terreur  et  la  mort. 
Aux  pins  hardis  guerriers  en  défendoit  l'abord. 
Je  i'épargnois  toujours.  Sa  vigueur  affoiblie 
Bientôt  en  mon  pouvoir  auroit  laissé  sa  vie  ; 
Quand  sur  ce  champ  fatal  Taxile  descendu  : 
«  Arrêtez,  c'est  à  moi  que  ce  captif  est  dû. 
«  C'en  est  fait ,  a-t-il  dit,  et  ta  perte  est  certaine , 
«t  Porus  ;  il  faut  périr ,  ou  lae  céder  la  reine.  » 
Porus,  à  cette  voix  ranimant  son  courroux, 
A  relevé  ce  bras  lassé  de  tant  de  coups  : 
Et  cherchant  son  rival  d'un  œil  fier  et  tranquille: 
«  N'entends-je  pas  ,  dit-il,  l'infîdele  ïaxile, 
«  Ce  traître  à  sa  patrie,  à  sa  maîtresse,  à  moi? 
«t  Viens,  lâche,  poursuit-il;  Axiane  est  à  toi: 
«  Je  veux  bien  te  céder  cette  illustre  conquête  ; 
«  Mais  il  faut  que  ton  bras  l'emporte  avec  ma  tête, 
«  Approche  ».  A  ce  discours ,  ces  rivaux  irrités 
L'un  sur  l'autre  à-la-fois  se  sont  précipités. 
Nous  nous  sommes  en  foule  opposés  à  leur  rage  : 
Mais  Porus  parmi  nous  court  et  s'ouvre  un  passage, 
Joint  Taxile ,  le  frappe  ;  et  lui  perçant  le  cœur , 
Coûtent  de  sa  victoire ,  il  se  rend  au  vainqueur. 

CLÉOFIt,E. 

Seigneur,  c'est  donc  à  moi  de  répandre  de»  larme» ,^ 
C'est  sur  moi  qu'est  tombé  tout  le  faix  de  vos  armes. 
Mou  frère  a  vainement  recherché  votre  appui  : 
-^  Et  votre  gloire,  hélas  !  n'est  funeste  qu'à  lui. 

k 


x38  ALEXANDRE. 

Que  lui  sert  au  tombeau  ramitié  d'Alexandre? 
Sans  le  venger,  seigneur,  l'y  verrez-vous  descendre? 
Souffrirez-Tous  qu'après  l'avoir  percé  de  coups 
Ou  en  triomphe  aux  yeux  de  sa  sœur  et  de  vous? 

A  X  I  A  N  E. 

Oui ,  seigneur ,  écoutez  les  pleurs  de  ClcofUe. 

Je  la  plains.  Elle  a  droit  de  regretter  Taxile  : 

Tous  ses  efforts  en  vain  l'ont  voulu  conserver; 

Elle  en  a  fait  un  lâche,  et  ue  l'a  pu  sauver. 

Ce  n'est  point  que  Porus  ait  attaqué  son  frère  -, 

Il  s'est  offert  lui-même  à  sa  juste  colère. 

Au  milieu  du  combat  que  venoit-il  chercher»* 

Au  courroux  du  vainqueur  venoit-il  l'arracher? 

Il  venoJt  accabler  dans  son  malheur  extrême 

Un  roi  que  respectoit  la  victoire  elle-même. 

Mais  pourquoi  vous  ôter  un  prétexte  si  beau? 

Que  voulez-vous  de  plus?  Taxile  est  au  tombeau: 

Immolez-lui,  seigneur,  cett€  grande  victime; 

Tengez-vous.  Mais  songez  que  jai  part  à  son  crime. 

Oui,  oui  ,  Porus,  mon  cœur  n'aime  point  à  demi; 

Alexandre  le  sait ,  Taxile  en  a  gémi  : 

Vous  seul  vous  l'ignoriez;  mais  ma  joie  est  extrême 

De  pouvoir ,  en  mourant ,  vous  le  dire  à  vous-mûne. 

PORUS. 

Alexandre ,  il  est  temps  que  tu  sois  satisfait. 
Tout  vaincu  que  j'étois,  tu  vois  ce  que  j'ai  fait; 
Crains  Porus;  crains  encor  cette  main  désarmée 
Qui  venge  sa  défaite  au  milieu  d'une  armée. 
Mon  nom  peut  soulever  de  nouveaux  ennemis. 
Et  réveiller  cent  rois  dans  leurs  fers  endormis  : 
Etouffe  dans  mon  sang  ces  semences  de  guerre  ; 
Va  vaincre  en  sûreté  le  reste  de  la  terre. 
Aussi-bien  n'attends  pas  qu'un  cœur  comme  le  mien 
Reconnoisse  un  vainqueur,  et  te  demande  rien. 
Parle:  et,  sans  espérer  que  je  blesse  ma  gloire. 
Voyons  comme  tu  sais  aser  de  la  ^^cioire. 


ACTE  V,  SCENli  m.  ,3^ 

XLEXA.NDRE. 

Votre  fierté ,  Porus,  ne  se  peut  abaisser  : 
Jusqu'au  dernier  soupir  vous  m'osez  menacer. 
En  effet,  ma  victoire  en  doit  être  alarmée. 
Votre  nom  peut  encor  plus  que  toute  une  armée: 
Je  m'en  dois  garantir.  Parlez  donc,  dites-moi , 
♦.iomment  prétendez-vous  que  je  vous  traite? 

PORUS. 

ËUltU. 
1.I.EXAWDRE. 

He  bien!  c'est  doac  en  roi  qu'il  faut  que  je  vous 

traite  : 
Je  ne  laisserai  point  ma  victoire  imparfaite  ; 
Vous  l'avez  souhaité ,  vous  ne  vous  plaindrez  pas. 
Régnez  toujours,  Porus;  je  vous  rends  vos  états. 
Avec  mon  amitié  recevez  Axiane  : 
A  des  liens  si  doux  tous  deux  je  vous  condamne. 
Vivez,  régnez  tous  deux,  et  seuls  de  tant  de  rois 
J  usques  aux  bords  du  Gange  allez  donner  vos  lois. 

{à  Cléofile.) 
Ce  traitement,  madame,  a  droit  de  vous  surprendre; 
Mais  enfin  c'est  ainsi  que  se  venge  Alexandre. 
Je  vous  aime  ;  et  mon  cœur ,  touché  de  vos  soupirs , 
Voudroit  par  mille  morts  venger  vos  déplaisirs. 
Mais  vous-même  pourriez  prendre  pour  une  offense 
La  mort  d'un  ennemi  qui  n'est  plus  en  défense: 
Il  en  triompheroit;  et,  bravant  ma  rigueur , 
Porus  dans  le  tombeau  descendroit  en  vainqueur. 
Souffrez  que,  jusqu'au  bout  achevant  ma  carrière, 
J'apporte  à  vos  beaux  yeux  ma  vertu  tout  entière. 
Laissez  régner  Porus  couronné  par  mes  mains; 
Et  commandez  vous-même  au  reste  des  humains. 
Prenez  les  sentiments  que  ce  rang  vous  inspire  ; 
Faites,  dans  sa  naissance,  admirer  votre  empire; 
Et  regardant  l'éclat  qui  se  répand  sur  vous , 
De  la  sœur  de  Taxile  oubliez  le  courroux. 


140  ALEXANDRE. 

AXI  ANE. 

Otii,  madame,  réglez;  et  souffrez  que  moi-mrme 
J'admire  le  grand  cœur  d'un  héros  qui  voa5  aime. 
Aimez,  et  possédez  l'avantage  charmant 
De  voir  toute  la  terre  adorer  votre  amant. 

PORCS. 

Seigneur,  jusqu'à  ce  jour  l'univers  en  alarmes 
Me  forcoit  d'admirer  le  bonheur  de  vos  armes  : 
Mais  rien  ne  me  forcoit,  en  ce  commun  effroi. 
De  reconnoître  en  vous  plus  de  vertus  qu'en  moi. 
.le  me  rends  ;  je  vous  cède  une  pleine  victoire  : 
Vos  vertus,  je  l'avoue,  égalent  votre  gloire. 
Allez ,  seigneur ,  rangez  l'univers  sous  vos  lois  ; 
Il  me  verra  moi-même  appuyer  vos  exploits  : 
Je  vous  suis;  et  je  crois  devoir  tout  entreprendre 
Pour  lui  donner  un  maître  aussi  grand  qu'Alexandre. 

CI.ÉOFILE. 

Seigneur,  que  vous  peut  dire  un  coeur  triste,  abattu.'' 
Je  ne  murmure  point  contre  votre  vertu  : 
"Vous  rendez  à  Porus  la  vie  et  la  couronne; 
Je  veux  croire  qu'ainsi  votre  gloire  l'ordonne. 
Mais  ne  me  pressez  point  :  en  l'état  où  je  suis . 
Je  ne  puis  que  me  taire,  et  pleurer  mes  ennuis. 

ALEXANDRE. 

Oui,  madame,  pleurons  un  ami  si  fidèle; 
Faisons  en  soupirant  éclater  notre  zèle  ; 
Et  qu'un  tombeau  superbe  instruise  l'avenir 
Et  de  votre  douleur  et  de  mon  souvenir. 


FIN. 


ANDROMAQUE, 


TRAGÉDIE. 

1667, 


PREFACE. 

Virgile,  au  troisième  livre  de   l'Enéide;  c'est 
Euée  qui  parle: 

Littoraque  Epiri  legimus ,  portuque  subimus 
Cliaonio,  et  celsam  Butliroti  ascendimus  urbem.... 

Solemnes  tum  forte  dapes  et  tristia  dona.... 
Libabat  cineri  Aadromache,  Manesque  vocabat 
Hectoreumad  tumulum,viridi  quem  cespite  inanem, 
Et  geminas,  causam  lacrymis,  sacraverat  aras.... 

Dejecit  vultum,  et  demissâ  voce  locuta  est: 

O  felixuQa  aute  alias  Priameïa  vlrgo, 

Hostilem  ad  tumulum,  Trojae  sub  mœnibus  altif 

Jussa  mori,  quae  sortitus  non  pertulit  ullos, 

Nec  viotoris  beri  tetigit  captiva  cubile  ! 

Nos,  patriâ  incensâ,  diversa  per  œquora  vectae, 

Stirpis  Acbilleae  fastus,  juvenemque  superbam, 

Servitio  enixae  tulimus;  qui  deinde  secutus 

Ledaeam  Hermionem, Lacedaemoniosque  hymenaeos... 

Ast  illum ,  ereptae  magno  inflammatus  amore 
Conjiigis,  et  scelerum  furiis  agitatus,  Orestes 
Excipit  incautum,  patriasque  obtruncat  ad  aras. 

Voilà  en  peu  de  vers  tout  le  sujet  de  cette  tragé= 
dit;  voilà  le  lieu  de  la  scène,  l'action  qui  s'y  passe, 
les  quatre  principaux  acteurs ,  et  même  leurs  carac- 
tères, excepté  celui  d'Hermione  ,  dont  la  Jslonsie  et 


144  PRÉFACE. 

les  emportements  sont  assez  marqués  dans  l'Andro* 

maque  d'Euripide. 

C'est  presque  la  seule  chose  que  j'emprunte  ici 
de  cet  auteur.  Car,  quoique  ma  tragédie  porte  le- 
même  nom  que  la  sienne,  le  sujet  en  est  pourtant 
très  différent.  Andromaque,  dans  Euripide,  craint 
pour  la  vie  de  Molossus  qui  est  un  fils  qu'elle  a  eu 
de  Pyrrhus,  et  qu'Hermione  veut  faire  mourir  avec 
sa  mère.  Mais  ici  il  ne  s'agit  point  de  Molossus; 
Andromaque  ne  connoit  point  d'antre  mari  qu'Hec- 
tor, ni  d'autre  fils  qu'Astvanax.  T'ai  cru  en  cela  me 
conformer  à  l'idée  que  nous  avons  maintenant  de 
cette  princesse.  La  plupart  de  ceux  qui  ont  eue 
tendu  parler  d'Andromaque  ne  la  connaissent  guère 
que  pour  la  veuVe  d'Hector  et  pour  la  mère  d'As^ 
tyanax;  on  ne  croit  point  qu'elle  doive  aimer  ni  un 
autre  mari  ni  un  autre  lils  :  et  je  doute  que  les  lar; 
mes  d'Andromaque  eussent  fait  sur  l'esprit  de  mes 
spectateurs  l'impression  qu'elles  y  ont  faite,  si  elles 
avoient  coulé  pour  un  antre  fils  que  celui  qu'elle 
avoit  d'Hector. 

Il  est  vrai  que  j'ai  été  obligé  de  faire  vivre  Astyac 
nax  uu  peu  plus  qu'il  n'a  vécu:  mais  j'écris  dans 
un  pays  où  cette  liberté  ne  pouvoit  pas  être  mal 
reçue;  car,  sans  parler  de  Ronsard  qui  a  choisi  ce 
même  Astyanax  pour  le  héros  de  sa  Franciade,  qui 
ne  sait  que  l'on  fait  descendre  nos  anciens  rois  de 
ce  fils  d'Hector ,  et  que  nos  vieilles  chroniques  sans 


PRÉFACE.  14  î 

vent  la  vie  à  ce  jeune  prince,  après  la  désolation 
de  son  pays,  pour  en  faire  le  fondateur  de  notre 
monarchie  ? 

Combien  Euripide  a-t-ilété  plus  hardi  dans  sa  tra= 
gédie  d'Hélène!  il  y  choque  ouvertement  la  créance 
commune  de  toute  la  Grèce.  Il  suppose  qu'Hélène 
n'a  jamais  mis  le  pied  dans  Troie,  et  qu'après  l'em^ 
brasement  de  cette  ville  Ménélas  trouve  sa  femme 
en  Egypte,  d'où  elle  n'étoit  point  partie:  tout  cel* 
fondé  sur  une  opinion  qui  n'étoit  reçue  que  parmi 
les  Egyptiens  ,  comme  on  le  peut  voir  dans  Hérodote. 

Je  ne  crois  pas  que  j'eusse  besoin  de  cet  exemple 
d'Euripide  pour  justiiîer  le  peu  de  liberté  que  j'ai 
pris:  car  il  y  a  bien  de  la  différence  entre  détruire 
le  principal  fondement  d'une  fable,  et  en  altérer 
quelques  incidents,  qui  changent  presque  de  face 
dans  tontes  les  mains  qui  les  traitent.  Ainsi  Achille, 
selon  la  plupart  des  poètes ,  ne  peut  être  blessé  qu'au 
talon,  quoiqu'Homere  le  fasse  blesser  au  bras,  et  ne 
le  croie  invulnérable  en  aucune  partie  de  son  corps. 
Ainsi  Sophocle  fait  mourir  Tocaste  aussitôt  après  la 
roconnoissance  d'OEdipe;  tout  au  contraire  d'Euri^ 
pide,  qui  la  fait  vivre  jusqu'au  combat  et  à  la  mort 
de  ses  deux  fils.  Et  c'est  à  propos  de  quelque  con- 
trariété de  cette  nature,  qu'un  ancien  commentateur 
de  Sophocle  remarque  fort  bien  (i)  «  qu'il  n;:  faut 

(i)  Sophoclis  Electra. 


146  PRÉFACE, 

«  point  s'amuser  à  chicaneries  poètes  pour  quelqnes 

«  cliangements  qu'ils  ont  pu  faire  dans  la  fable  ; 
«  mais  qu'il  faut  s'attacher  à  considérer  l'excellent 
c£  usage  qu'ils  ont  fait  de  ces  changements,  et  la 
■■t  manière  ingénieuse  dont  ils  ont  su  accommoder 
ti  la  fable  à  leur  sujet.  » 


ACTEURS. 

AifDROMAQCE,  veuve  d'Hector,  captive  de  Pyrrhus. 

Pyrrhus,  lîls  d'Achille,  roi  d'Epire. 

Oreste,  fils  d'Agamemnon,  amant  d'Hermione. 

Hermio:îe  ,  fille  d'Hélène  ,  accordée  avec  Pyrrhus. 

PTLAnE,  ami  dHïreste. 

Cléoxe  ,  confidente  d'Hermione. 

CÉPHisE,  confidente  d'Andromaque. 

Phoenix,  gDu verneur  d"  Achille, et  ensuite  de  Pyrrhus. 

Suite  d'Oreste. 


La  scène  est  à  Buthrote ,  ville  d'Epire^ 
dans  une  salle  du  palaiî  de  Pyrrhus. 


ANDROMAOUE, 

TRAGEDIE. 

ACTE  PREMIER. 

SCENE   I. 
ORES  TE,  PYLADE. 

^^  O  RE  s  TE. 

\_Jui,  puisque  je  retrouve  un  ami  si  Cdele, 
Ma  fortune  va  prendre  une  face  nouvelle  ; 
Et  déjà  son  courroux  semble  s'être  adouci 
Depuis  qu'elle  a  pris  soin  de  nous  rejoindre  ici. 
Qui  leùt  dit,  qu'un  rivage  à  mes  vœux  si  funeste 
Présenteroit  d'abord  Pylade  aux  yeux  d'Oreste; 
Qu'après  plus  de  sis  mois  que  je  t'avois  perdu  , 
A  la  cour  de  Pyirhus  tu  me  serois  rendu  .** 

PYLADE. 

J'en  rends  grâces  au  ciel ,  qui  m'arrètant  sans  cesse 
Semblolt  m'avoir  fermé  le  cbemin  de  la  Grèce  , 
Depuis  le  jour  fatal  que  la  fureur  des  eaux, 
Presque  aux  yeux  de  l'Epire,  écarta  nos  vaisseaux. 
Combien  dans  cet  exil  ai-je  souffert  dalarmes. 
Combien  à  vos  malheurs  ai-je  donné  de  larmes, 
Craignant  toujours  pour  vous  quelque  nouvean 

danger 
Que  ma  triste  amitié  ne  pouvoit  partager. 
Sur-tout  je  redoutois  cette  mélancolie 
Ou  j'ai  vu  si  long-temps  votre  ame  ensevelie  : 
Je  craignois  que  le  ciel,  par  an  cruel  secours , 


148  A  r^'  D  Pl  O  M  A  Q  U  E. 

IS^e  vous  offrît  la  mort  que  vous  cherchiez  toujours. 
ÎVIais  je  vous  vois  ,  seigneur  ;  et ,  si  j'ose  le  dire , 
Un  destin  plus  heureux  vous  conduit  en  Epire  : 
Le  pompeux  appareil  qui  suit  ici  vos  pas 
N'est  point  d'uu  malheureux  qui  cherche  le  tréjja?.. 

O  R  E  STE. 

Hélas!  qui  peut  savoir  le  destin  qui  m'amène  ? 
L'amour  me  fait  ici  chercher  une  inhumaine: 
Mais  qui  sait  ce  qu'il  doit  ordonner  de  mon  sor. 
Et  si  je  viens  chercher  ou  la  vie  ou  la  mort?' 

P  YL  A  D  E. 

Quoi!  votre  ame  à  l'amour  en  esclave  asservie 
Se  repose  sur  lui  du  soin  de  votre  vie  ? 
Par  quel  charme,  oubliant  tant  de  tourments  sonlifci  t  s, 
Pouvez-vous  consentir  à  rentrer  dans  ses  fers  ? 
Pensez-vous  qu'Hermione ,  à  Sparte  inexorable  , 
Yous  prépare  en  Epire  nu  sort  plus  favorable? 
Honteux  d'avoir  poussé  tant  de  vœux  superflus. 
Tous  l'abhorriez:  enfin,  vous  ne  m'en  parhez  plus. 
Tous  me  trompiez ,  seigneur. 

o  R  ESTE. 

Je  me  trompois  moi-même! 
Ami,  n'accable  point  un  malheureux  qui  t'aime: 
T'ai-je  jamais  caché  mon  cœur  et  mes  désirs  ? 
Tu  vis  naitre  ma  flamme  et  mes  premiers  soupirs  : 
Enfin,  quand  Ménélas  disposa  de  sa  lille 
En  faveur  de  Pyrrhus  vengeur  de  sa  famille  , 
Tu  vis  mon  désespoir  ;  et  tu  m'as  vn  depuis 
Trainer  de  mers  en  mers  ma  chaîne  et  mes  ennuis. 
Je  te  ris  à  regret ,  en  cet  état  funeste , 
Prêt  à  suivre  par-tout  le  déplorable  Oreste , 
Toujours  de  ma  fureur  interrompre  le  cours  , 
Et  de  moi-même  enfin  me  sauver  tous  les  jours. 
Mais  quand  je  me  souvins  que ,  parmi  tant  d'alarmes , 
Hermione  à  Pyrrhus  prodiguoit  tous  ses  charmes, 
lu  sais  de  quel  courroux  mon  cœur  alors  épris 


ACTE  I,  SCEÎ<ÎE  I.  1^9 

Voulut  en  l'oubliant  punir  tous  ses  mépi'is.'        t  ;. 
Je  fis  croire  et  je  crus  ma  victoii'e  ccilaine; 
Je  pris  tous  mes  transports  pour  des  transports  de 

haine  : 
Détestant  ses  rigueurs ,  rabaissant  ses  attraits^ 
Je  déliois  ses  yeux  de  me  ti'oubler  jamaifi.     :  .:  > 
Voilà  comme  je  crus  étouffer  ma  tendresse.'^ 
En  ce  calme  trompeur  j'arrivai  dans  la  Grèce  ;   ' 
Et  je  trouvai  d'abord  ses  princes  rassemblés  ^ 
Qu'un  péril  assez  grand  serabloit  avoir  troublés. 
J'y  courus.  Je  pensai  que  la  guerre  et  la  gloire 
De  soins  plus  importants  rempliroient  ma  memoii'e; 
Que ,  mes  sens  reprenant  leur  première  vigueur. 
L'amour  acheveroit  de  sortir  de  mon  cœur. 
Mais  admire  avec  rcol  le  sort,  dont  la  poursuite 
Me  fait  courir  alors  au  piège  que  j'évite. 
J'entends  de  tous  côtés  qu'on  menace  P^rrhu.s: 
Toute  la  Grèce  éclate  en  murmureS' confus  iir 
On  se  plaint  qu'oubliant  son  sang  et  sa  promesse 
Il  élevé  en  sa  eour  l'ennemi  de  la  Grèce  ,  -  ; 
Astyanax,  d'Hector  jeune  et  malheureux  fils. 
Reste  de  tant  de  rois  sous  Troie  ensevelis-;   -';     . 
J'apprends  que  pourxavir  son  enfance  an  supplice 
Andromaque  trompa  l'ingénieux  Ulysse, 
Tandis  qu'un  autre  enfant  arraché  de  ses  bras 
Sous  le  nom  de  son  fils  fut  conduit  au  trépas. 
On  dit  que,  peu  sensible  aux  charmes  d'Hermione. 
Mon  rival  porte  ailleurs  son  cœur  et  sa  couronne. 
Ménélas ,  sans  le  croire  ,  eu  paroît  affligé. 
Et  se  plaint  d'un  hymen  si  long-temps  néghgé. 
Parmi  les  déplaisirs  où  son  ame  se  noie , 
Il  s'élève  en  la  mienne  une  secrète  joie  : 
Je  triomphe  ;  et  pourtant  je  me  flatte  d'abord 
Que  la  seule  vengeance  excite  ce  transport. 
Mais  l'ingrate  en  mon  cœur  reprit  bientôt  sa  place  : 
Bfc  mes  feux  mal  éteints  je  reconnus  la  trace  : 

i3 


I  ào  A  ?;  D  K  O  M  A  Q  L  E. 

Je  sentis  que  ma  haine  alloit  finir  son  cours  ; 

Ou  plutôt  je  sentis  que  je  l'aimois  toujours. 

Ainsi  de  tous  les  Grecs  je  brigue  le  suffrage. 

On  m'envoie  à  Pyrrhus  :  j'entreprends  ce  voyage. 

Je  viens  voir  si  l'on  peut  arracher  de  ses  bras 

Cet  enfant  dont  la  vie  alarme  tant  d'états. 

Heureux  si  je  pouvais ,  dans  l'ardeur  qui  me  presse  , 

Au  lieu  d'Àstvanax,  lui  ravir  ma  princesse  ! 

Car  enfin  n'attends  pas  que  mes  feux  redoublés 

Des  périls  les  pins  gi'ands  puissent  être  trouUés. 

Puisqu 'après  tant  d'efforts  ma  résistance  est  vaine  , 

.Te  me  livre  en  aveugle  au  transport  qui  m'entraîne. 

J'aime  :  je  viens  chercher  Hermione  en  ces  lieux  , 

La  fléchir,  l'enlever,  ou  mourir  à  ses  yeux. 

Toi  qui  connois  Pyrrhus,  que  penses-tu  qu'il  fasse  ? 

Dans  sa  cour,  dans  son  cœur,  dis-moi  «e  qui  se  passe. 

Mon  Hermione  encor  le  tient-elle  asservi  ? 

Me  rendra-t-il,  Pyladie,  un  bien  qu'il  m'a  ravi  ? 

'   P  Y  T.  A  D  F. 

Je  vous  abuserois  si  j'osois  vous  promettre 

Qu'entre: vos  mains,  seignetir,  il  voulôt  Ja  i^mellrp  : 

]>fon  que  de  sa  conquête  il  paroisse  flatté. 

Pour  la  veuve  d'Hector  ses  feux  ont  éclaté; 

Tl  l'aime:  mais  enfin  cette  veuve  inhumaine 

IV'a  payé  jusqu'ici  son  amour  que  de  haine; 

Et  chaque  jour  encore  on  lui  voit  tout  tenter 

Pour  fléchir  sa  captive ,  ou  pour  l'épouvanter 

De  son  fils  qu'il  lui  cache  il  menace  la  tête , 

Et  fait  couler  des  pleurs  qu'aussitôt  il  arrête. 

Hermione  elle-même  a  vu  plus  de  cent  fois 

Cet  amant  irrité  revenir  sous  ses  lois , 

Et,  de  ses  vœux  troublés  lui  rapportant  l'hommage, 

Soupirer  à  ses  pieds  moins  d'amour  qae  de  rage. 

Ainsi  n'attendez  pas  que  l'ou  puisse  aujourd'hui 

Vous  répondre  d'un  cœar  si  peu  maître  de  lui  : 

II  peut,  seigneur,  il  peut,  dans  ce  desordre  extrême. 


ACTE  1,  SCENE  I.  i5i 

Epouser  ce  qu'il  hait ,  et  perdre  ce  qu'il  aime. 

O  R  E  s  T  E. 

Mais  dis-moi  de  quel  œil  Hermione  peut  voir 
Son  hymen  différé,  ses  charmes  sans  pouvoir. 

P  Y  L  A.  D  E. 

Hermione ,  seigneur ,  au  moins  en  apparence , 
Semble  de  son  amant  dédaigner  l'inconstance , 
Et  croit  que ,  trop  heureux  de  fléchir  sa  rigueur, 
Il  1»  viendra  presser  de  reprendre  son  cœur. 
Mais  je  l'ai  vue  enfin  me  confier  ses  larmes  : 
Elle  pleure  en  secret  le  mépris  de  ses  charmes  ; 
Toujours  prête  à  partir,  et  demeurant  toujours, 
Quelquefois  elle  appelle  Oreste  à  son  secours. 

o  R  E  s  T  E. 
Ah  !  si  je  le  eroyois ,  j 'irois  bientôt ,  Pylade , 
Me  jeter... 

PYLADE. 

Achevez,  seigneur,  votre  ambassade. 
Yous  attendez  le  roi.  Parlez,  et  lui  montrez 
Contre  le  fils  d'Hector  tous  les  Grecs  conjurés. 
Loin  de  leur  accorder  ce  fils  de  sa  maîtresse , 
Leur  haine  ne  fera  qu'irriter  sa  tendresse  : 
Plus  on  les  veut  brouiller,  plus  on  va  les  unir. 
Pressez  :  demandez  tout,  pour  ne  rien  obtenir. 
Il  vient. 

ORESTE. 

Hé  bien,  va  donc  disposer  la  cruelle 
A  revoir  un  amant  qui  ne  vient  que  pour  elle. 

SCENE   II. 
PYRPuHUS,  OP^ESTE,  PHOENIX. 

ORESTE. 

Avant  que  tous  les  Grecs  vous  parlent  par  ma  voix. 
Souffrez  que  j'ose  ici  me  flatter  de  leur  choix, 


x5>  ANDROMAQUE. 

Et  qu'à  vos  yeox,  seigneur,  je  montre  quelque  joie 
De  voir  le  fils  d'Achille  et  le  vainqueur  de  Troie. 
Oui,  comme  ses  exploits  nous  admirons  vos  coups; 
Hector  tomba  sous  lui,  Troie  expira  sous  vous  ; 
Et  vous  avez  montré,  par  une  heureuse  audace, 
Que  le  iils  seul  d'Achille  a  pu  remplir  sa  place. 
Mais,  ce  qu'il  n'eût  point  fait,  la  Grèce  avec  douleur 
Tous  voit  du  sang  troyen  relever  le  malheur, 
Et ,  vous  laissant  toucher  d'une  pitié  funeste, 
D'une  guerre  si  longue  entretenir  le  reste. 
Ne  vous  souvient-il  plus,  seigneur,  quel  fut  Hectoi  ? 
Nos  peuples  affoihlis  s'en  souviennent  eucor  : 
Son  nom  seul  fait  frémir  nos  veuves  et  nos  filles j 
Et  dans  toute  la  Grèce  il  n'est  point  de  familles 
Qui  ne  demandent  compte  à  ce  malheureux  fils 
D'un  père  ou  d'un  époux  qu'Hector  leur  a  ravis. 
Et  qui  sait  ce  qu'un  jour  ce  Sis  peut  entreprendir  ? 
Peut-être  dans  nos  ports  nous  le  verrons  descendre. 
Tel  qu'on  a  vu  son  père  embraser  nos  vaisseaux  , 
Et ,  la  flamme  à  la  main ,  les  suivre  sur  les  eaux. 
Oserai-je,  seigneur,  dire  ce  que  je  pense? 
A'ous-même  de  vos  soins  craignez  la  récompense, 
Et  que  dans  votre  sein  ce  serpent  élevé 
Ne  vous  punisse  un  jour  de  l'avoir  conservé. 
Enfin,  de  tous  les  Grecs  satisfaites  l'envie. 
Assurez  leur  vengeance ,  assurez  votre  vie  : 
Perde?  un  ennemi  d'autant  plus  dangereux 
Qu'il  s'essaiera  sur  vous  à  combattre  coutre  eux. 

PYRRHUS. 

La  Grèce  en  ma  faveur  est  trop  inquiétée  : 

De  soins  plus  importants  je  l'ai  crue  agitée , 

Seigneur  ;  et ,  sur  le  nom  de  son  ambassadeur, 

J'avois  dans  ses  projets  conçu  plus  de  grandeur. 

Qui  croiroit  en  effet  qu'une  telle  entreprise 

Du  fils  d'Agamemnou  méritât  l'entremise; 

Qu'un  peuple  tout  entier,  tant  de  fris  triomphant. 


ACTE  I,  SCENE  II.  i5ï 

N'eut  daigné  conspirer  que  la  mort  d'un  enfant? 
Mais  à  qui  prétend-on  que  je  le  sacrifie? 
La  Grèce  a-t-elle  encor  quelque  droit  sur  sa  vie? 
Et  seul  de  tous  les  Grecs  ne  m'est-il  pas  permis 
D'ordonner  des  captifs  que  le  sort  m'a  soumis? 
Oui,  seigneur,  lorsqu'au  pied  des  murs  fujuants  de 

Troie 
Les  vainqueurs  tout  sanglants  partagèrent  leur  proie. 
Le  sort,  dont  les  arrêts  furent  alors  suivis. 
Fit  tomber  en  mes  mains  Andromaque  et  son  fils. 
Hécube  près  d'Ulysse  acheva  sa  misère  ; 
Cassandre  dans  Argos  a  suivi  votre  père: 
Sur  eux,  sur  leurs  captifs,  ai-je  étendu  mes  droits? 
Ai-je  enfin  disposé  du  fruit  de  leurs  exploits? 
On  craint  qu'avec  Hector  Troie  un  jour  ne  renaisse  i 
Son  iils  peut  me  ravir  le  jour  que  je  lui  laisse .' 
Seigneur ,  tant  de  prudence  eu  traîne  trop  de  soin; 
Je  ne  sais  point  prévoir  les  malheurs  de  si  loin. 
.Te  songe  quelle  étoit  autrefois  cette  ville 
Si  superbe  en  remparts ,  en  héros  si  fertile , 
Maîtresse  de  l'Asie;  et  je  regarde  enfin 
Quel  fut  le  sort  de  Troie,  et  quel  est  son  destin  : 
Je  ne  vois  que  des  tours  que  la  cendre  a  couvertes, 
Un  fleuve  teint  de  sang,  des  campagnes  désertes, 
Un  enfant  dans  les  fers;  et  je  ne  puis  songer 
Que  Troie  en  cet  état  aspire  à  se  venger. 
Ah!  si  du  fils  d'Hector  la  perte  étoit  jurée. 
Pourquoi  d'an  an  entier  l'avons-nous  différée? 
Dans  le  sein  de  Priam  n'a-t-on  pu  l'immoler? 
Sous  tant  de  morts,  sous  Troie,  il  falloit  laccabler. 
Tout  étoit  juste  alors  :  la  vieillesse  et  l'enfance 
En  vain  sur  leur  foiblesse  appuyoient  leur  défense; 
La  victoire  et  la  nuit ,  plus  cruelles  que  nous, 
Nous  excitoient  au  meurtre  et  confondoient  nos 

coups. 
Mon  courroux  aux  vaincus  ne  fut  que  trop  sévère. 


i54  ANDROMAQUE. 

Mais  que  ma  cruauté  survive  à  ma  colère  ? 
Que,  malgré  la  pitié  dont  je  me  sens  saisir. 
Dans  le  sang  d'un  enfant  je  me  baigne  à  loisir? 
!Non ,  seigneur.  Que  les  Grecs  cherchent  quelque  antre 

proie  ; 
Qu'ils  poursuivent  ailleurs  ce  qui  reste  de  Troie  : 
De  mes  inimitiés  le  cours  est  achevé  ; 
L'Epire  sauvera  ce  que  Troie  a  sauvé. 

o  R  E  s  T  E. 

Seigneur ,  vous  savez  tsop  avec  quel  artifice 

Un  faux  Astyanax  fut  offert  au  supplice 

Où  le  seul  fils  d'Hector  devoit  être  conduit. 

Ce  n'est  pas  les  Troyens,  c'est  Hector  qu'on  poursuit. 

Oui ,  les  Grecs  sur  le  fils  persécutent  le  père  ; 

Il  a  par  trop  de  sang  acheté  leur  colère  : 

Ce  n'est  que  dans  le  sien  qu'elle  peut  expirer; 

Et  jusques  dans  l'Epire  il  les  peut  attirer. 

Prévenez-les. 

P  T  R  R  H  U  s. 

Non,  non.  J'y  consens  avec  joie; 
Qu'ils  cherchent  dans  l'Epire  une  seconde  Troie; 
Qu'ils  confondent  leur  haine ,  et  ne  distinguent  plus 
Le  sang  qui  les  fit  vaincre  ,  et  celui  des  vaincus. 
Aussi-bien  ce  n'est  pas  la  première  injustice 
Dont  la  Grèce  d'Achille  a  payé  le  service. 
Hector  eu  profita,  seigneur;  et  quelque  jour 
Son  fils  eu  pourroit  bien  profiter  a  son  tour. 

o  R  E  s  T  E. 

Ainsi  la  Grèce  en  vous  trouve  un  enfant  rebelle? 

PYRRHUS. 

Et  je  n'ai  donc  vaincu  que  pour  dépendre  d'elle  ? 

o  R  F.  s  T  E. 

Hermione,  seigneur,  arrêtera  vos  coups  : 
Ses  yeux  s'opposeront  entre  son  père  et  vous. 

PYRRHUS. 

Hermione,  seigneur,  peut  m'étre  toujours  chère; 


ACTE  I,  SCEN  E  IL  i55 

Je  puis  l'aimer,  sans  être  esclave  de  son  père  : 
Et  je  saurai  peut-être  accorder  queïque  jour 
Les  soins  de  ma  grandeur  et  ceux  de  mon  amour. 
Vous  pouvez  cependant  voir  la  fille  d'Hélène  : 
Du  sang  qui  vous  unit  je  sais  l'étroite  chaîne. 
Après  cela  ,  seigneur  ,  je  ne  vous  retiens  plus , 
Et  vous  pourrez  aux  Grecs  annoncer  mon  refus. 

SCENE    III. 

PYRRHUS,  PHOENIX. 

P  H  OE  ir  I  X. 

Ainsi  vous  l'envoyez  aux  pieds  de  sa  maîtresse  ' 

p  T  R  R  H  u  s. 
On  dit  qu'il  a  long  teoips  brûle  pour  la  princesse. 

p  H  OE  N  I  X. 

Mais  si  ce  feu,  seigneur  ,  vient  à  se  rallumer, 
Sil  lui  rendoit  son  cœur,  s'il  s'en  faisoit  aimer? 

PYRRHUS. 

Ahl  qu'ils  s'aiment,  Phœnix,  j'y  consens.  Qu'elle 

parte  ; 
Que ,  charmés  l'un  de  l 'autre ,  ils  retournent  à  Spart  e. 
Tous  nos  ports  sont  ouverts  et  pour  eJle  et  pour  lui. 
Qu'elle  m'épargneroit  de  contrainte  et  d'ennui  ! 

P  H  OE  N  1  X. 

Seigneur.... 

PYRRHUS. 

Une  autre  fois  je  t'ou'^riia;  mon  aiiic: 
Audromaque  paroit. 


i56  AND  ROMAQ  U  E. 

SCENE  IV. 

àNDROMAQUE,    PYRRHUS, 
CÉPHISE,   PHOEN  IX. 

PYRRHUS. 

Me  cherchiez-vous,  madame? 
Un  espoir  si  cliarroant  me  seroit-il  permis  ? 

ANDROMAQUE. 

Je  passois  jasqu'anx  lieux  où  l'on  garde  mon  hls. 
Puisqu'une  fois  le  jour  vous  souffrez,  que  je  voie 
Le  seul  bieu  qui  me  reste  et  d'Hector  et  de  Troie , 
J'allois,  seigneur,  pleurer  un  moment  avec  lui: 
Je  ne  l'ai  point  encore  embrassé  daujourd'hui .' 

PYRRHUS. 

Ab  madame!  les  Grecs,  si  j'en  crois  leurs  alarmes. 
Vous  donneront  bientôt  d'autres  sujets  de  larmes. 

ANDROMAQUE. 

Et  quelle  est  cette  peur  dont  leur  cœur  est  frappt  , 
Seigneur.'  Quelque  Troyea  vous  est-il  ëcbappé.^ 

PYRRHUS. 

Leur  baine  pour  Hector  n'est  pns  encore  cteinte  : 
Ils  redoutent  §on  fils. 

ANDROMAQUE, 

Digne  objet  de  leur  craint r  ! 
Un  enfant  malheureux,  qui  ne  sait  pas  eucor 
Que  Pyrrbus  est  son  maître ,  et  qu'il  «^st  fils  d"Hc*:roi-  ! 

PYRRHUS. 

Tel  qu'il  est .  tous  les  Grecs  demandent  qu'il  péri.'s.se. 
Le  lils  d'Agameranon  vient  bâter  son  supplice. 

ANDROMAQUr. 

Et  VOUS  prononcerez  un  arrêt  si  cruel  ? 

Est-ce  mon  intérêt  qui  le  rend  criminel  ? 

Hélas. '  on  ne  craint  point  qu'il  venge  nnjour  son  père; 

On  craint  <|u"j:  ii*es=;n\.'jt  1rs  larni»  s  do  sa  mère. 


ACTE  I,  SCENE  IV.  157 

Il  m'auroit  tenu  lieu  d'un  père  et  d'un  époux  : 
Mais  il  me  faut  tout  perdre ,  et  toujours  par  vos  coups. 

PYRRHUS, 

Madame ,  mes  r2fas  ont  prévenu  vos  larmes. 
Tons  les  Grecs  m'ont  déjà  menacé  de  leurs  armes  : 
Mais,  dussent-ils  encore,  en  repassant  les  eaux. 
Demander  votre  fils  avec  mille  vaisseaux; 
Coùtât-il  tout  le  sang  qu'Hélène  a  fait  réj)andre; 
Dussé-je  après  dix  ans  voir  mou  palais  en  cendre  : 
Je  ne  balance  point ,  Je  vole  à  son  secours , 
Je  défendrai  sa  vie  aux  dépens  de  mes  jours. 
Mais,  parmi  ces  périls  où  je  cours  pour  vous  plaire. 
Me  refuserez- vous  un  regard  moins  sévère.^ 
Hai  de  tous  les  Grecs ,  pressé  de  tous  côtés , 
M«  fandra-t-il  combattre  encor  vos  cruautés? 
.Te  vous  offre  mon  bras.  Puis-je  espérer  encore 
Que  vous  accepterez  un  cœur  qui  vous  adore  .^ 
En  combattant  pour  vous ,  me  scra-t-il  permis 
De  ne  vous  point  compter  parmi  mes  ennemis.' 

A  N  D  R  o  :.i  >.  Q  r  F. 
Seigneur,  que  faites-vous,  et  que  dira  la  Grèce.' 
Faut-il  qu'un  si  grand  cœur  montre  tant  de  foiblesse  ? 
Voulez-vous  qu'un  dessein  si  beau,  si  généreux, 
Passe  pour  le  transport  d'un  esprit  amoureux.' 
Captive,  toujours  triste,  importune  à  moi-même, 
Ponvez-vous  souhaiter  qu'Andromaquc  vous  aime? 
Quels  charmes  ont  pour  vous  des  yeux  infortunés 
Qh'.i  des  pleurs  éternels  vous  avez  condamnés.' 
?Ion .  non  :  d'un  ennemi  res])ccter  la  misère, 
Sauver  des  malheureux,  rendre  un  fils  à  sa  merr. 
De  cent  peuples  pour  lui  combattre  la  rigueur 
Sans  me  faire  payer  son  salut  de  mon  cœur. 
ÎJalgré  moi,  s'il  le  faut,  lui  donnrr  un  asyle  : 
Seignex:r,  voilà  des  soins  dignes  du  fils  d'Achille. 

PYRRHUS. 

Hé  quoi  !  votre  courroux  n';i-t  il  pas  eu  son  cours.' 
I.  Il 


i58  A>'DRO:.I  AQUE. 

Peut -on  haïr  sans  cesse?  et  punit-on  tonjours? 
J'ai  fait  des  malheureux,  sans  doute;  et  la  Phrygie 
Cent  fois  de  votre  sang  a  vu  ma  main  rougie  ; 
Mais  que  vos  yeux  sur  moi  se  sont  bien  exercés  ! 
Qu'ils  m'ont  vendu  bien  cher  les  pleurs  qu'ils  ont 

versés  ! 
De  combien  de  remords  m'ont-ils  rendu  la  proie  .' 
Je  souffre  tous  les  maux  que  j'ai  faits  devant  Troie. 
Vaincu,  chargé  de  fers,  de  regrets  consumé. 
Brûlé  de  plus  de  feux  que  je  n'en  allumai , 
Tant  de  soins,  tant  de  pleurs,  tant  d'ardears  inquiètes. .. 
Hélas!  fus-je jamais  si  rruel  que  vous  l'êtes i* 
Mais  enfin,  tour-à-tonr,  c'est  assez  nous  punir; 
!Nos  ennemis  communs  devroient  nous  réunir  : 
Madame,  dites-moi  seulement  que  j'espère. 
Je  vous  rends  votre  lils,  et  je  lui  sers  de  père  : 
Je  l'instruirai  moi-même  à  venger  les  Troyens  : 
J'irai  punir  les  Grecs  de  vos  maux  et  des  miens. 
Animé  d'un  regard  ,  je  pais  tout  entreprendre  : 
Totre  Ilion  encor  peut  sortir  de  sa  cendre; 
Je  puis ,  en  moins  de  temps  que  les  Grecs  ne  l'ont  pris . 
Dans  ses  murs  relevés  couronner  votre  fils- 

AIÏDROMAQUE. 

Seigneur,  tant  de  grandeurs  ne  nous  touchent  plus 

guère  ; 
Je  les  lui  promettois  tant  qu'a  vécu  son  père. 
iVon.  vous  n'espérez  plus  de  nous  revoir  encor, 
S.icrés  murs,  que  n'a  pu  conserver  mon  Hector  î 
A  de  moindres  faveurs  des  malheureux  prétendent. 
Seigneur;c'est  un  exil  que  mes  pleurs  vous  demandent: 
Souffrez  que,  loin  des  Grecs,  et  même  loin  de  vous. 
J'aille  cacher  mon  fils,  et  pleurer  mon  époux. 
Votre  amour  contre  nous  allume  trop  de  haine  : 
Pietoumez,  retournez  à  la  fille  d'Héier.e. 

p  y  R  R  H  r  s. 
Et  le  nuis  je,  madame.^  Ah  î  qne  vous  me  {^êner.' 


ACTE  I,   SCENE  I  T.  i  5, 

Comment  lui  rendre  un  cœur  que  vous  me  retenez? 

Je  sais  que  de  mes  voiux  on  lui  promit  l'empire  ', 

Je  sais  que  pour  régner  elle  vint  dans  TEpire  : 

Le  sort  vous  y  voulut  l'une  et  l'autre  amener. 

Vous,  pour  porter  des  fers,  elle  ,  pour  en  donner. 

Cependant  ai-je  pris  quelque  soin  de  lui  plaire  ? 

Et  ne  diroit-ou  pas ,  en  voyant  au  contraire 

Vos  charmes  tout-puissauts,  et  les  sieuc  dédaignés. 

Qu'elle  est  ici  captive,  et  que  vous  y  régnez? 

Ah  !  qu'un  seul  des  soupirs  que  mon  cœur  vous  envoie  , 

S'U  s'échappoit  vers  elle ,  y  pcrteroit  de  joie  ! 

AWDHOMAQUE, 

Et  pourquoi  vos  soupi  rs  seroient-ils  repoussés  ? 

Auroit-elle  oublié  vos  services  passés  ? 

Troie  ,  Hector,  contre  vous  révoltent-ils  son  ame? 

Aux  cendres  d'un  époux  doit-elle  enfin  >a  flamme? 

Et  quel  époux  encore  !  Ah  !  souvenir  cruel  ! 

Sa  mort  seule  a  rendu  votre  père  immortel; 

Il  doit  au  sang  d'Hector  tout  l'éclat  de  ses  armes  : 

Et  vous  n'êtes  tous  deux  connus  que  par  mes  larmes 

P  -i"  R  R  H  tr  s. 
Hé  bien,  madame,  hé  bien,  il  faut  vous  obéir  : 
Il  faut  TOUS  oublier  ,  ou  plutôt  vous  haïr. 
Oui,  mes  vœux  ont  trop  loin  poussé  leur  violence 
Pour  ne  plus  s'arrêter  que  dans  l'indifférence  : 
Sougez-y  bien  ;  il  fauU  désormais  que  mon  cœur, 
S'il  n'aime  avec  transport ,  haïsse  avec  fureur. 
Je  n'épargnerai  rien  dans  ma  juste  colère  : 
Le  fils  me  répondra  d.?s  mépris  de  la  mère  ; 
La  Grèce  le  demande  ;  et  je  ne  prétends  pas 
Mettre  toujours  ma  gloire  à  sauver  des  ingrats. 

XN   DROMAQUE. 

Helas!  il  mourra  donc!  il  n'a  pour  sa  défens*» 
Que  les  pleurs  de  sa  mère,  et  que  son  innocence.... 
Et  peut-être  après  tout,  en  l'état  où  je  suis, 
Sa  mort  avancera  lai  fin  de  mes  ennuis  : 


i^  A  N  D  R  O  M  A  Q  U  E. 

Je  proîongeois  pour  lui  ma  ■vi«î  et  ma  misère  ; 
Mais  enlin  sur  ses  pas  j'irai  revoir  son  père. 
Ainsi ,  tous  trois  ,  seigneur ,  par  vos  soins  reuuis  , 
Nous  vous... 

P  Y  R  B  H  t7  s. 

Allez,  madame,  allez  voir  votre  i\U. 
Peut-être,  en  le  voyant,  votre  amo:  .  plus  timide 
■Ne  prendra  pas  toujours  sa  coler*"  yi     •■  guide. 
Pour  savoir  nos  destins  j'irai  vous  re'ru'iver: 
Madame  ,  en  l'embrassant,  songez  .i  \r  -:-uver. 

Ifiy   DU  PREMIER    a::î. 


ACTE    SECOND. 

s  C  E  N  E  I. 
HERMIONE,   CLÉONE. 

^  HERMIOWE. 

J  E  fais  ce  que  ta  -veux.  Je  consens  qu'il  me  voie  ; 
Je  lui  veux  bien  encore  accorder  cette  joie. 
Pylade  va  bientôt  conduire  ici  ses  pas  ; 
Mais,  si  je  m'en  croyois,  je  ne  le  verroispas. 

CLÉONE. 

Et  qu'est-ce  que  sa  vue  a  pour  vous  de  funeste.** 
Madame,  n'est-ce  pas  toujours  le  même  Oreste 
Dont  vous  avez  cent  fois  souhaité  îe  retour, 
Et  dont  vous  regrettiez  la  constance  et  l'amour? 

H  E  R  M  I  O  N  E. 

C'est  cet  amour  payé  de  trop  d'ingratitade 
<^ui  me  rend  en  ces  lieux  sa  présence  si  rude. 
Quelle  honte  pour  moi ,  quel  triomphe  pour  lui , 
De  voir  mon  infortune  égaler  son  ennui! 
Est-ce  là  ,  dira-t-il ,  cette  fiere  Hermione  ? 
Elle  me  dédaignoit  ;  un  autre  l'abandonne  : 
L'ingrate,  qui  mettoit  son  cœur  à  si  haut  prix, 
Apprend  donc ,  à  son  tour ,  à  souffrir  des  mépris  !.,.. 
Ali  dieux! 

c  L  Ê  o  If  E. 
Ah  !  dissipez  ces  indignes  alarmes  : 
Il  a  trop  bien  senti  le  pouvoir  de  vos  charmes. 
Vous  croyez  qu'un  amant  vienne  vous  insulter.'' 
Il  vous  rapporte  un  cœur  qu'il  n'a  pu  vous  ôter. 
INÏais  vous  ne  dites  point  ce  que  vous  mande  un  pt-re. 

H  E  R  M  r  o  w  E. 
Dan*  ses  retardement*  si  Pyrrhus  persévère, 

i4. 


i62  AjNDROMAQUE. 

A  la  mort  du  Troyen  s'il  ne  veut  consentir, 
Mon  père  avec  les  Grecs  m'ordoune  Je  partir. 

C  I.  É  o  N  E. 
Hé  bien ,  madame ,  hé  bien ,  écoutez  donc  Oresle. 
Pyrrhus  a  commencé  ;  faites  au  moins  le  reste. 
Pour  bien  faire  il  faudroit  que  vous  le  prévinssiez  : 
Ne  m'avez-vons  pas  dit  que  vous  le  haïssiez.^ 

HERMIOWE. 

Si  je  le  hais  ,  Cléone  !  il  y  va  de  ma  {,'loire , 
Après  tant  de  bontés  dont  il  perd  la  mémoire  ; 
Lui  qui  me  fut  si  cher ,  et  qui  m'a  pu  trah^i  ; 
Ah  !  je  l'ai  trop  aimé,  pour  ne  le  point  hau. 

c  I-  É  o  N  E. 
Fuyez-le  donc,  madame  ;  et  puisqu'on  voas  adcre.. 

H  E  R  M  I  O  N  E. 

Ah!  laisse  à  ma  fureur  le  temps  de  crcitrf  ^mor«  ; 
Contre  mon  enuemi  laisse-moi  m'a^turei-  : 
Cléone,  avec  horreur  je  m'en  venx  séparer. 
Il  n'y  travaillera  que  trop  ^«jvn,  i'iûûdele? 

c  T.  É  o  N  E. 
Quoi!  vous  en  attendez  quelque  injure  nouvelle? 
Aimer  une  captive,  et  l'aiffii^r  à  vosytux  , 
Tout  cela  n'a  donc  pu  vous  !e  rendre  odieux? 
Après  ce  qu'il  a  fait,  que  sauioit-il  donc  faire? 
H  vous  auroit  déplu  .  s'.l  pouvoit  vous  dépLiire. 

HERM^rOWE. 

Pourquoi  veux-tu,  cruelle  ,  irriter  mes  enû«is? 
Je  crains  de  me  connoitre  en  l'état  où  je  suis. 
De  tout  ce  que  tu  vois  tâche  de  ne  rien  croire  : 
Crois  que  je  n'aime  plus  ;  vante-moi  ma  victoire  : 
Crois  que  dans  sou  depjt  mon  cœur  est  endurci  ; 
Hélas!  et,  s'il  se  peut ,  fais-le-moi  croire  anss.'  '. 
Tu  veux  que  je  le  fuie.  Eh  bien  !  rien  ne  m'unéie. 
Allons,  n'envions  pins  son  indigue  conqu/'te: 
Que  sur  lui  sa  captive  eftud*  «on  pouvoir. 
Fuyons...  Mais  si  l'ingrat  rentroit  d*n*  scto  det(»:r  ; 


ACTE  II,  SCENE  I.  i65 

Si  la  foi  dans  son  cœur  retrouvoit  quelque  place; 
S'il  venoit  à  mes  pieds  me  demander  sa  grâce  ; 
Si  sous  mes  lois,  Amour,  tu  pouvois  l'engager  ; 
S'il  vouloit....  Mais  l'ingrat  ne  veut  que  m'outrager. 
Demeurons  toutefois  pour  troubler  leur  fortune, 
Prenons  quelque  plaisir  à  leur  être  importune  : 
Ou ,  le  forçant  de  rompre  un  nœud  si  solemnel. 
Aux  yeux  de  tous  les  Grecs  rendons-le  criminel. 
J'ai  déjà  sur  le  fils  attiré  leur  colère  : 
Je  veux  qu'on  vienne  encor  lui  demander  la  mere^ 
Rendons-lui  les  tourments  qu'elle  me  fait  souffrir: 
Qu'elle  le  perde ,  ou  bien  qu'il  la  fasse  périr. 

c  I.  É  o  w  E. 
Vous  pensez  que  des  yeux  toujours  ouverts  anx larmes 
Se  plaisent  à  troubler  le  pouvoir  de  vos  chaymes . 
Et  qu'un  cœur  accablé  de  tant  de  déplaisirs 
De  son  persécuteur  ait  brigué  les  soupirs.^ 
Yoyez  si  sa  douleur  en  paroît  soulagée  : 
Pourquoi  donc  les  chagrins  où  son  arae  est  plongée? 
Coutre  un  amant  qui  plait  pourquoi  tant  de  fierté? 

H  E  R  31  I  O  îî  E. 

Hélas  !  pour  mon  malheur ,  je  l'ai  trop  écouté. 

Je  n'ai  point  du  silence  affecté  le  mystère  : 

Je  croyois  sans  péril  pouvoir  être  sincère  ; 

Et,  sans  armer  mes  yeux  d'un  moment  de  rigueur . 

Je  n'ai  pour  lui  parler  consulté  que  mon  eœur. 

Et  qui  ne  se  seroit  comme  moi  déclarée 

Sur  la  foi  d'une  amour  si  saintement  jurée  ? 

Me  voyolt-il  de  l'œil  qu'il  me  voit  aujourd'hui  ? 

Ta  t'en  souviens  encor,  tout  conspiroit  pour  lui  : 

Ma  famille  vengée,  et  les  Grecs  dans  la  joie. 

Nos  vaisseaux  tout  chargés  des  dépouilles  de  Troie, 

Les  exploits  de  son  père  effacés  par  les  siens  , 

Ses  feux  que  je  croyois  plus  ardents  que  les  miens, 

Mon  cœur,  toi-même  enfin  de  sa  gloire  éblouie; 

Avant  qu'il  me  trahît,  vous  m'avez  tous  trahie. 


i64  ANDROMAQUE. 

Mais  c'en  est  ^rop,  Ciéone;  et  quel  que  soit  Pyrrhua, 

Herinioae  est  sensible,  Oreste  a  des  vertus  : 

Il  sait  aimer  d'i  moins,  et  mcine  sans  qu'on  l'aime  : 

Et  peut-être  il  sa'-ra  se  faire  aimer  lui-même. 

Allons.  Qu'il  vienne  enîîu. 

c  L  É  o  N  E. 

Madame,  le  voici. 

HERMIONE. 

Ah  î  je  ne  croyois  pas  qu'il  fût  si  près  d'ici. 

SCENE  IL 
HERMIONE,  ORESTE,  CLÈONE. 

BERMIOKE. 

Le  croirai-je  ,  seigneur,  qu'un  reste  de  tendresse 
Vous  fasse  ici  chercher  une  triste  princesse  ? 
Ou  n?  dois-je  imputer  qu'à  votre  seul  devoir 
L'heureax  empressement  qui  vous  porte  à  me  voir] 

ORESTE. 

Tel  est  de  mon  amour  l'aveuglement  funeste. 
Vous  le  savez ,  madame  ;  et  le  destin  d'Oreste 
Est  de  venir  sans  cesse  adorer  vos  attraits, 
El  de  jurer  toujours  qu'il  n'y  viendra  jamais. 
Je  sais  que  vos  regards  vont  rouvrir  mes  blessures; 
Que  tous  mes  pa«  vers  vous  sont  autant  de  parjures: 
.le  le  sais,  j'en  rougis.  Mais  j'atteste  les  dieux, 
Témoias  de  la  fureur  de  mes  derniers  adieux  , 
Que  j'ai  couru  par-tout  où  ma  perte  certaine 
Dégageolt  mes  serments  et  finissoit  ma  peine. 
T'ai  mendié  la  mort  chez  des  peuples  cruels 
Qui  n'appaisoient  leurs  dieux  que  du  sang  de* 

mortels  : 
lis  m'ont  fermé  leur  temple  ;  et  ces  peuples  barbares 
De  mon  sang  prodigué  sont  devenus  avares. 
Enfin  je  viens  à  vous ,  et  je  me  vois  véduit 


ACTE  II,  SCENE  II.  i65 

A  cliercîier  dans  vcs  yeux  une  mort  qui  me  fuit. 
Mon  désespoir  n'attend  que  leur  indifférence  : 
Ils  n'ont  qu'à  m'interdire  un  reste  d'espérance  ; 
Ils  n'ont,  pour  avancer  cette  mort  où  je  cours, 
Qu'à  me  dire  une  fois  ce  qu'ils  m'ont  dit  toujours. 
Voilà,  depuis  un  an,  le  seul  soin  qui  m'anime. 
Madame,  c'est  à  vous  de  prendre  une  victime 
Que  les  Scythes  auroient  dérobée  à  vos  coup§ 
Si  j'en  avois  trouvé  d'aussi  cruels  que  vous. 

H  E  R  M  I  O  N  E. 

Quittez,  seigneur,  quittez  ce  funeste  langage  : 
A  des  soins  plus  pressants  la  Grèce  vous  engage. 
Que  parlez-vous  du  Scythe  et  de  mes  cruautés? 
Songez  à  tous  ces  rois  que  vous  représentez. 
Faut-il  que  d'un  transport  leur  vengeance  dépende ^ 
Est-ce  le  sang  d'Oreste  enfin  qu'on  vous  demande? 
Dégagez-vous  des  soins  dont  vous  êtes  chargé. 

O  R  E  s  TE. 

Les  refus  de  Pyrrhus  m'ont  assez  dégagé , 
Madame  :  il  me  renvoie  ;  et  quelque  autre  puissance 
Lui  fait  du  fils  d'Hector  embrasser  la  défense. 

H  E  R  M  I  o  N  E. 

L'infidèle  ! 

o  R  E  s  T  E. 

Ainsi  donc ,  tout  prêt  à  le  quitter. 
Sur  mon  propre  destin  je  viens  vous  consulter. 
Déjà  même  je  crois  entendre  la  réponse 
Qu'en  secret  contre  moi  votre  haine  prononce. 

H  E  R  M  I  o  N  E. 

Hé  quoi!  toujours  injuste  en  vos  tristes  discours, 
De  mon  inimitié  vous  plaindrez-vous  toujours? 
Quelle  est  cette  rigueur  tant  de  fois  alléguée? 
J'ai  passé  dans  l'Epire  où  j'étois  reléguée* 
Mon  père  l'ordonnoit  :  mais  qui  sait  si  depuii 
Je  n'ai  point  en  secret  partagé  vos  ennuis  ? 
Pensez-vorts  avoir  seul  éprouvé  des  alarmes  ; 


i66  ANDROMAQUE. 

Que  l'Epire  iamais  n'ait  vu  couler  mes  larmes  ? 
Enfin,  qui  vous  a  dit  que,  malgré  mon  devoir, 
Je  n'ai  pas  quelquefois  souhaité  de  vous  voir? 
I  o  R  E  s  T  E. 

Souhaité  de  me  voir!  Ah!  divine  princesse.... 
]VIais,de  grâce,  est-ce  à  moi  que  ce  discours  s'adresse? 
Ouvrez  vos  yeux  ;  songez  qu'Oreste  est  devant  vous . 
Oreste ,  si  long-temps  l'objet  de  leur  courroux. 

H  E  R  M  1  o  N  E. 

Oui,  c'est  vous  dont  l'amour,  naissant  avec  leurs 

charmes , 
Leur  apprit  le  premier  le  pouvoir  de  leurs  armes  ; 
Vous,  que  mille  vertus  me  forçoient  d'estimer  ; 
"Vous ,  que  j'ai  plaint ,  enfin  que  je  voudrois  aimer. 

ORESTE. 

Je  vous  entends.  Tel  est  mon  partage  funeste  : 

Le  cœur  est  pour  Pyrrhus,  et  les  vœux  pour  Oreste. 

HERMIONE. 

Ah  !  ne  souhaitez  pas  le  destin  de  Pyrrhus , 
Je  vous  haïrois  trop. 

o  R  E  s  T  E. 

Vous  m'en  aimeriez  plus. 
Ah  !  que  vous  me  verriez  d'un  regard  bien  contraire  î 
Vous  me  voulez  aimer ,  et  je  ne  puis  vous  plaire  ; 
Et,  l'amour  seul  alors  se  faisant  obéir 
Vous  m'aimeriez,  madame,  en  me  voulant  haïr. 
Oh  dieux!  tant  de  respects,  une  amitié  si  tendre, 
Que  de  raisons  pour  moi ,  si  vous  pouviez  m 'entendre  ! 
Vous  seule  pour  Pyrrhus  disputez  aujourd'hui. 
Peut-être  malgré  vous,  sans  doute  malgré  lui: 
Car  enfin  il  vous  hait  :  son  ame  ailleurs  éprise 
]N''a  plus.... 

HERMIONE. 

Qui  VOUS  l'a  dit ,  seigneur ,  qu'il  me  méprise/ 

Ses  regards,  ses  discours  vous  l'ont-ils  donc  appris? 
Jugez-vous  que  ma  vue  inspire  des  mépris: 


ACTE  II,  SCENE  IL  167 

Qu'elle  allume  en  un  cœur  des  feux  si  peu  durables  ? 
Peut-être  d'autres  yeux  me  sont  plus  favorables. 

G  R  E  s  T  E. 

Poursuivez  :  il  est  beau  de  m'insulter  ainsi. 
Cruelle  !  c'est  donc  moi  qui  tous  méprise  ici.' 
Vos  yeux  n'ont  pas  assez  éprouvé  ma  constance  ? 
Je  suis  donc  un  témoin  de  leur  peu  de  puissance.' 
Je  les  ai' méprisés?  Ah  !  qu'ils  voudroient  bien  voir 
Mon  rival  comme  moi  mépriser  leur  pouvoir  ! 

H  E  R  M  I  O  N  E. 

Que  m'importe  ,  seigneur,  sa  haine  ou  sa  tendresse  ? 
Allez  contre  un  rebelle  armer  toute  la  Grèce  ; 
Rapportez-lui  le  prix  de  sa  rébellion; 
Qu'on  fasse  de  l'Epire  un  second  Ilion  : 
Allez.  Après  cela  direz-vous  que  je  l'aime.' 

o  R  E  s  T  E. 
Madame ,  faites  plus ,  et  vènez-y  vous-même. 
Voulez-vous  demeurer  pour  otage  en  ces  lieux.' 
Venez  dans  tous  les  cœurs  faire  parler  vos  yeux. 
Faisons  de  notre  haine  une  commune  attaque. 

HERMIONE. 

Mais,  seigneur,  cependant  s'il  épouse  Andromaque .!* 

o  R  E  s  T  E. 
lié  madame  ! 

H  E  R  M  I  o  N  E. 

Songez  quelle  honte  pour  nous 
Si  d'une  Phrygienne  il  devenoit  l'époux  5 

o  R  E  s  T  E. 
Et  vous  le  haïssez  !  Avouez-le ,  madame , 
L'amour  n'est  pas  un  feu  qu'on  renferme  en  une  anie  : 
Tout  nous  trahit,  la  voix  .  le  silence,  les  yeux; 
Et  les  feux  mal  couverts  n'en  éclatent  que  mieux. 

HERMIOK^E. 

.Seigneur,  je  le  vois  bien,  votre  ame  prévenue 
Répand  sur  mes  discours  le  venin  qui  la  tue , 
Toujours  dans  mes  raisons  cherche  quelque  détour, 
Et  croit  qu'en  moi  la  haine  est  nn  effort  d'amour. 


i68  ANDROMAQUE. 

n  faut  donc  m'expliquer  :  vous  agirez  ensuite. 

Vous  savez  qu'en  ces  lieux  mon  devoir  m'a  conduite  : 

Mon  devoir  m'y  retient  ;et  je  n'en  puis  partir 

Que  mon  père  ,  ou  Pyrrhus,  ne  m'en  iasse  sortir. 

De  la  part  de  mon  père  allez  lui  faire  entendre 

Que  l'ennemi  des  Grecs  ne  peut  être  son  {jendre  : 

Du  Troyen  ou  de  moi  faites-le  décider  ; 

Qu'il  songe  qui  des  deux  il  veut  rendre  ou  garder  : 

Enfin,  qu'il  me  renvoie,  ou  bien  qu'il  vous  le  livre. 

Adieu.  S'il  y  consent,  je  suis  prête  à  vous  suivre 

SCENE  III. 
O  R  E  S  T  E. 

Oui,  oui,  vous  me  suivrez,  n'en  douter  nullemenl^ 
Te  vous  réponds  déjà  de  son  consentement. 
Je  ne  crains  pas  cnlin  que  Pyrrhus  la  retienne  : 
Il  n'a  devant  les  yeux  que  5a  cherc  Troyennc  ; 
Tout  antre  objet  le  blesse;  et  peut  être  aujourd'hui 
11  n'attend  qu'un  prétexte  à  l'éloigner  de  lui. 
^Vous  n'avons  qu'à  parler:  c'en  eî.t  fait.  Quelle  joie 
D'enlever  à  l'Epire  une  si  belle  proie! 
Sauve  tout  ce  qui  reste  et  de  Troie  et  d'Kector, 
Garde  son  ills,  s.i  veuve  ,  et  mille  au  ires  encor, 
Fpire  ;  c'est  assez  qu'Hermione  rendue 
Perde  à  jamais  tes  bords  et  ton  prince  de  vue. 
Mais  un  heureux  destin  le  conduit  en  ces  lieux. 
Pailons,  A  tant  d'attraits ,  Amour ,  ferme  ses  yeux .' 

SCENE  IV. 

PYRRHUS,  O  R  E  S  T  E,  P  H  OE  N  I  li. 

PYRRHUS. 

Te  vous  cherohois,  seigneur.  Un  jieu  de  violence 
M'a  fait  de  vos  raisons  coiubattrc  la  pui*sanrp. 


ACTE  II,  SCENE  IV.  i6g 

Je  l'avoue  ;  et,  depuis  que  je  vous  ai  quitté. 
J'en  ai  senti  la  force  et  connu  réquité. 
J'ai  songp,  comme  vous,  qu'à  la  Grèce,  à  mon  père, 
A  moi-même  ,  en  un  mot ,  je  devenois  contraire  ; 
Que  je  relevois  Troie  ,  et  rendois  imparfait 
Tout  ce  qu'a  fait  Achille,  et  tout  ce  que  j'ai  fait. 
Je  ne  condamne  plus  un  courroux  légitime  ; 
Et  l'on  vous  va,  seigneur,  livrer  votre  victime. 

O  RE  ST  E. 

Seigneur,  par  ce  conseil  prudent  et  rigoureux  , 
C'est  acheter  la  paix  du  sang  d'un  malheureux. 

PYRRHUS. 

Oui  :  mais  je  veux ,  seigneur ,  l'assurer  davantage  : 
D'une  éternelle  paix  Hermione  est  le  gage; 
Je  l'épouse.  Il  sembloit  qu'un  spectacle  si  doux 
N'attendît  en  ces  lieux  qu'un  témoin  tel  que  vous: 
Vous  y  représentez  tous  les  Grecs  et  son  père , 
Puisqu'on  vous  Ménélas  voit  revivre  son  frère. 
Voyez-la  donc.  Allez.  Dites-lui  que  demain 
.l'attends  avec  la  paix  son  cœur  de  votre  main. 

o  R  E  s  T  E ,  à  part. 
Ah  dieux! 

S  C  E  N  E  V. 

PYRRHUS,  PHOE  NI  X. 

PYRRHUS. 

Hé  bien,  Phœnix,  l'amour  est-il  le  maître? 
Tes  yeux  refusent-ils  encor  de  me  connoître  ? 

P  H  OEîîl  X. 

Ah!  je  vous  reconnois  ;  et  ce  juste  courroux  , 
Ainsi  qu'à  tous  les  Grers ,  seigneur ,  vous  rend  à  voa*. 
Ce  n'est  pins  le  jouet  d'une  flamme  servile  : 
C'est  Pyrrhus ,  c'est  le  fils  et  îe  rival  d'Achille, 
Que  la  gloire  à  la  fin  ramené  sous  ses  lois. 

T-  i5 


I70  ANDROMAQUE. 

Qui  triomplxe  de  Troie  une  secoude  fois, 
P  YR  KH  c  s. 

Dis  plutôt  qu'aujourd'hui  coniraence  ma  victoirt: 
D'aujourd'hui  seulement  je  jouis  de  ma  gloire  ; 
Et  mon  cœur,  aussi  fier  que  tu  l'as  vu  soumit^ 
Croit  avoir  en  l'amour  vaincu  mille  ennemis. 
Considère,  Phoenix,  les  troubles  que  j'évite; 
Quelle  foule  de  maux  l'amour  traîne  à  sa  suite  ; 
Que  d'amis,  de  devoirs,  j'allois  sacrifier; 
Quels  périls...  un  regard  m'eût  tout  fait  oublier: 
Tous  les  Grecs  conjurés  fondoient  sur  un  rebelle. 
Je  trouvois  du  plaisir  à  me  perdre  pour  elle. 

ï  H  OEITI  X. 

Oui,  je  bénis,  seigneur,  l'heureuse  cruauté 
Qui  vous  rend... 

PY  aHHUS. 

Tu  l'as  vu  comme  elle  m'a  traite. 
Je  pensois,  en  voyant  sa  tendresse  alarmée  , 
Que  son  fils  me  la  dût  renvoyer  désarmée  : 
J'allois  voir  le  succès  de  ses  embrassements; 
Je  n'ai  trouvé  que  pleurs  mêlés  d'emportements. 
Sa  misère  l'aigrit  ;  et ,  toujours  plus  farouche. 
Cent  fois  le  nom  d'Hector  est  sorti  de  sa  bouche. 
Vainement  à  son  fils  j'assurois  mon  secours, 
■  C'est  Hector,  disoit-elle  en  l'embrassant  toujours; 
«  "Voilà  ses  yeux ,  sa  bouche  ,  et  déjà  son  audace  ; 
«  C'est  lui-même  :  c'est  toi ,  cher  époux ,  que  j'em- 
brasse, o 
Eh!  queUe  est  sa  pensée  ?  attend-elle  en  ce  jour 
Que  je  lui  laisse  un  fils  pour  nourrir  son  amour.' 

p  H  OE  jr  IX. 

Sans  doute  ;  c'est  le  prix  que  vous  gardoit  l'ingrate. 
Mais  laissez-la ,  seigneur. 

PYRRHUS. 

Je  vois  ce  qni  la  flatte: 
Sa  beauté  la  rassure  ;  et ,  malgré  mon  courroux , 
J-'orgueilIen«e  m'attend  encore  à  se»;  genoux. 


ACTE  II,  SCENE  Y.  171 

Je  la  verrois  aux  miens ,  Phœnix ,  d'un  œil  tranquille. 
Elle  est  veuve  d'Hector  ,  et  je  suis  fils  d'Achille  ; 
Trop  de  haine  sépare  Andromaque  et  Pyrrhus. 

PHOENIX. 

Commencez  donc  ,  seigneur,  à  ne  m'en  parler  plus. 
Allez  voir  Hermione  ;  et ,  content  de  lui  plaire , 
Oubliez  à  ses  pieds  jusqu'à  votre  colère. 
Vous-même  à  cet  hymen  venez  la  disposer: 
Est-ce  sur  un  rival  qu'il  s'en  faut  reposer.'' 
U  ne  l'aime  que  trop. 

p  ï  R  R  H  c  s. 
Crois-tu ,  si  je  l'épouse , 
Qu' Andromaque  en  son  cœur  n'en  sera  pas  jalouse? 

PHOENIX. 

Quoi  !  toujours  Andromaque  occupe  votre  esprit  ! 
Que  vous  importe ,  oh  dieux  !  sa  joie  ou  son  dépit? 
Quel  charme ,  malgré  vous ,  vers  elle  vous  attire  ? 

PYRRHUS. 

Non ,  je  n'ai  pas  hien  dit  tout  ce  qu'il  lui  faut  dire  : 

Ma  colère  à  ses  yeux  n'a  paru  qu'à  demi; 

Elle  ignore  à  quel  point  je  suis  son  ennemi. 

Retournons-y  :  je  veux  la  braver  à  sa  vue, 

Et  donner  à  ma  haine  une  libre  étendue. 

Viens  voir  tous  ses  attraits ,  Phœnix ,  humiliés. 

Allons. 

PHOE  wix. 
Allez,  seigneur,  vous  jeter  à  ses  pieds  : 
Allez,  en  lui  jurant  que  votre  ame  l'adore , 
A  de  nouveaux  mépris  l'encourager  encore. 

PYRRHUS. 

Je  le  vois  bien ,  tu  crois  que  prêt  à  l'excuses- 

Mon  cœur  court  après  elle,  et  cherche  à  s'appai*fcr. 

PHOENIX. 

Vous  aimez:  c'est  assez. 

PYRRHUS. 

Moi,  l'aimer.'  une  ingrate 
Qni  me  hait  d'autant  plus  que  mon  amour  la  flatte? 


17a  A  >'  D  R  O  M  A  Q  U  E. 

Sans  parents ,  sans  amis,  sans  espoir  que  sur  moi? 
Je  puis  perdre  son  fils  ,  peut-être  je  le  doi  ; 
Etrangère....  que  dis-je.-*  esclave  dans  l'Epire, 
Je  lui  donne  son  fils ,  mon  ame ,  mou  empire: 
Et  je  ne  puis  gagner  dans  son  perfide  cœur 
D'autre  rang  que  celui  de  son  persécuteur.^ 
Non ,  non ,  je  l'ai  juré ,  ma  vengeance  est  certaine  ; 
Il  faut  bien  uue  fois  justifier  sa  haine  : 
J'abandonne  son  fils....  Que  de  pleurs  vont  couler.' 
De  quel  nom  sa  douleur  me  va-t-ellc  appeler! 
Quel  spectacle  pour  elle  aujourd'hui  se  dispose  ! 
Elle  en  mourra,  Phœnix;  et  j'en  serai  la  cause: 
C'est  lui  mettre  moi-même  an  poignard  dans  le  sein. 

PH  OE  K  1  X. 

Et  pourquoi  donc  en  faire  éclater  le  dessein.^ 
Que  ne  consultiez- vous  tantôt  votre  foiblesse.'' 

PYRRHUS. 

Je  t'entends.  Mais  excuse  un  reste  de  tendresse. 
Crains-tu  pour  ma  colère  un  si  folble  combat? 
D'un  amour  qui  s'éteint  c'est  le  dernier  éclat. 
Allons.  A  tes  conseils,  Phœnix,  je  m'abandonne. 
Faut-il  hvrer  son  fils?  faut-il  voir  Hermione? 

.    P  H  OE  >- 1  X. 

Oui ,  voyez-la ,  seigneur  ;  et  par  des  vœux,  sotunis 
Protestez-lui.... 

PYRRHUS. 

Faisons  tout  ce  que  jai  promis. 


FIN  DU  SECOND   ACTE. 


ACTE  TROISIEME. 

SCENE  I. 

OR  F.  S  TE,  PYLADE. 

-_-.  PYIiJLDE. 

jyioDÉREz  donc,  seigneur,  cette  fureur  extrême: 
Je  ne  vous  conaois  plus  ;  vous  n'êtes  plus  vous-même. 
Souffrez.... 

OR  ESTE. 

Non,  tes  conseils  ne  sont  plu»  de  saison, 
Pylade;  je  suis  las  d'écouter  la  raison. 
C'est  traîner  trop  long-temps  ma  vie  et  mon  supplice; 
Il  faut  que  je  l'enlevé ,  ou  bien  que  je  périsse. 
Le  dessein  en  est  pris  ;  je  le  v«ix  achever  : 
Oui,  je  le  veux. 

P  YI.  JlD  e. 

Hé  bien ,  il  la  faut  enlever  ; 
.T'y  consens.  Mais  songez  cependant  où  vous  êtes. 
Que  croira-t-on  de  vous  ,  à  voir  ce  que  vous  faites  .•* 
Dissimulez:  calmez  ce  transport  inquiet; 
Commandez  à  vos  yeux  de  garder  le  secret. 
Ces  gardes ,  cette  cour ,  l'air  qui  vous  environne  , 
Tout  dépend  de  Pyrrhus,  et  sur-tout  Hermione. 
A  ses  regards  sur-tout  cachez  votre  courroux. 
Oh  dieux!  en  cet  état  pourquoi  la  cherchiez-vous.!* 

o  RE  s  TE. 

Que  sais-je?  De  moi-même  étois-je  alors  le  maître.' 
La  fureur  m'emportoit,  et  je  venois  peut-être 
Menacer  à-la-fois  l'ingrate  et  son  amant. 

PYLADE. 

Et  quel  étoit  le  fruit  de  cet  emportement.^ 

i5. 


174  A>'DROMAQUE. 

O  RESTE. 

Et  quelle  ame,  dis-moi ,  ne  seroit  éperdue 

Du  coup  dont  ma  raison  vient  d'être  confondue? 

Il  épouse,  dit-d,  Hermione  demain; 

Il  vent ,  pour  m'honorcr  ,  la  tenir  de  ma  main. 

Ah.!  plulût  cette  main  dans  le  sang  du  barbare.... 

P  Y  L  AD  E, 

Tous  l'accusez,  seigneur ,  de  ce  destin  bizarre  : 

Cependant,  tourmenté  de  ses  propres  desseins. 

Il  est  peut-être  à  plaindre  aotant  que  je  vous  plains, 

o  R  EST  E. 

Non  ,  non  ;  je  le  connois ,  mon  désespoir  le  flatte  ; 
San5  moi ,  sans  mon  amour,  il  dédaignoit  l'ingrate; 
Ses  charmes  jusques  là  n'avoient  pu  le  toucher: 
Le  cruel  ne  la  prend  que  pour  me  l'arracher. 
Ah  dieux!  c'en  étoit  fait:  Hermione  gagnée 
Pour  jamais  de  sa  vue  alloit  être  éloignée; 
Son  cœur,  entre  l'amour  et  le  dépit  ccafus. 
Pour  se  donner  à  moi  n'attendoit  qu'un  refus  : 
Ses  yeux  s'ouvroient,  Pylade;  elle  écoutoit  Oreste, 
Lui  parloit,  le  plaignoit.  Un  mot  eût  fait  le  reste. 

PYLADE. 

Tous  le  croyez? 

ORESTH. 

Hé  quoi!  ce  courroux  enflammé 
Contre  un  ingrat.... 

P  Y  t  A  DE. 

Jamais  il  ne  fut  plus  aimé. 
Pensez-vous,  quand  Pyrrhus  vous  l'anroit  accordée, 
Qu'un  prétexte  tout  prêt  ne  l'eût  pas  retardée.^ 
M'en  croirez-vous?  Lassé  de  se»  trompeurs  attraits. 
Au  lieu  de  l'enlever,  fuyez-la  pour  jamais. 
Quoi!  votre  amour  se  veut  charger  d'une  furie 
Qui  vous  détestera,  qui,  toute  votre  vie, 
Hegrettant  un  hymen  tout  prêt  à  s'achever, 
Voudra.... 


ACTE  III,  SCENE  I.  1^5 

ORESTE. 

C'est  pour  cela  que  je  veux  l'enlever. 
Tout  lui  riroit,  Pylade  :  et  moi ,  pour  mon  partage, 
Je  n'emporterois  donc  qu'une  inutile  rage? 
J'irois  loin  d'elle  encor  târher  de  l'oublier? 
Non ,  non  :  à  înes  tourment*  je  veux  l'associor  ; 
G  est  trop  gémir  tout  seul.  Je  suis  las  qu'on  rae 

plaigne: 
Je  prétends  qu'à  mon  tour  l'inhumaiiie  rae  craigne, 
Et  que  ses  yeux  cruels ,  à  pleurer  condamnés  , 
Me  rendent  tous  les  noms  qnr-  je  leur  ai  donnés. 

Pï  L  A.D  E 

Voilà  donc  le  succès  qu'aura  votre  ambassade .' 
Oreste  ravisseur  ! 

ORESTE. 

Et  qu'importe ,  Pylade  ? 
Quand  nos  états  veugés  jouiront  de  mes  soins  , 
L'ingrate  de  mes  pleurs  jonira-t-ellr  moins? 
Et  que  me  servira  que  la  Grèce  m'admire  , 
Taudis  que  je  serai  la  fable  de  l'Epire  ? 
Que  veux-tu?  ]Mais ,  s'il  fnut  ne  te  rien  déguiser  , 
Mon  innocence  enûn  commence  à  me  peser. 
Je  ne  sais  de  tout  temps  quelle  injuste  puissance 
Laisse  le  crime  en  paix  et  poursuit  l'innocence. 
De  quelque  part  sur  moi  que  je  tourne  les  yeux , 
Te  ne  vois  que  malheurs  qui  condamnent  les  dieux 
Méritons  leur  courroux,  justifions  leur  haine  , 
Et  que  le  fruit  du  crin.e  en  précède  la  peine. 
Mais  toi,  par  quelle  erreur  veux-tu  toujours  sur  ter 
Détourner  un  courroux  qui  ne  cherche  que  moi? 
Assez  et  trop  long  temps  mon  amitié  t'accable  : 
Evite  un  malheureux ,  abandonne  un  coupable. 
Cher  Pylade ,  crois-moi ,  ta  pitié  te  séduit  : 
Laisse-moi  des  périls  dont  j'attends  tout  le  fruit. 
Porte  aux  Grecs  cet  enfant  que  Pyrrhus  m'abandonne. 
Va-t'en. 


176  ANbKOMAQUE. 

PTL  AD  E. 

Allons ,  seigneur ,  enlevons  llermione  : 
Au  travers  des  périls  un  grand  cœur  se  fait  jour. 
Que  ne  peut  l'amitié  conduite  par  l'amour  ! 
Allons  de  tous  vos  Grecs  encourager  le  zèle  : 
Nos  vaisseaux  sont  tout  prêts ,  et  le  vent  nous  appelle. 
Je  sais  de  ce  palais  tous  les  détours  obscurs  : 
Vous  voyez  que  la  mer  en  vient  battre  les  murs  ; 
Et  cette  nuit ,  sans  peine ,  une  secrète  voie 
Jusqu'en  votre  vaisseau  conduira  votre  proie. 

OR  E  s  T  E. 

J'abuse,  cber  ami,  de  ton  trop  d'amitié  : 
Mais  pardonne  à  des  maux  dont  toi  seul  as  pitié. 
Excuse  un  malheureux  qui  perd  tout  ce  qu'il  aime, 
Que  tout  le  monde  hait ,  et  qui  se  hait  lui-même. 
Que  ne  puis-je,  à  mon  tour,  dans  un  sort  plus 
heureux.... 

p  Y  L  A  n  E. 

Dissimulez,  seigneur  ;  c'est  tout  ce  que  je  veux. 
Gardez  qu'avant  le  coup  votre  dessein  n'éclate  : 
Oubliez  jusques-là  qn'Hermione  est  ingrate; 
Oubliez  votre  amour.  Elle  vient,  je  la  voi. 
o  R  E  s  T  F.. 

Ta-t'en.  Réponds-moi  d'elle,  et  je  répond*  de  moi. 
SCENE   II. 
H  F  R  M  I  O  N  E,  O  R  E  S  T  E,  C L  É  O  N  E. 

o  R  E  s  T  £. 

Hé  bien,  mes  soins  vous  offtt  rendu  votre  conquête; 
.T'ai  vu  Pyrrhus ,  madjme  ;  et  votra  hymeu  s'appretts» 

H  E  K  M  I  o  K  E. 

On  le  dit:  et  de  plus  on  vient  de  m'assurer 

Que  vous  ne  me  ciierchiez  que  pour  m  y  préparer. 

o  K  K  s  T  E. 
Et  votr?  ame  à  ses  vœux  ne  sera  pas  rebelle.'' 


ACTE  HT,  SCENE  II.  177 

H  E  R  M  I  O  N  E. 

Qui  l'eût  cru  que  Pyrrhus  ne  fût  pas  infidèle? 
Que  sa  flamme  attendroir  si  tard  pour  éclater? 
Qu'il  reviendroit  à  moi  quaad  je  l'allois  quitter? 
Je  veux  "roire  avec  vous  qu'il  redoute  la  Grèce; 
Qu'il  suit  son  intérêt  plutôt  que  sa  tendresse; 
Que  mes  yeux  sur  votre  ame  étoient  plus  absolus. 

o  R  E  s  T  E. 
Non,  madame:  il  vous  aime,  et  je  n'en  doute  pins. 
Vos  yeux  ne  font-ils  pas  tout  ce  qu'ils  veulent  faire? 
Et  vous  ne  vouliez  pas,  sans  doute,  lui  déplaire. 

HERMIONE. 

Mais  que  pois-je,  seigneur  ?  on  a  promis  ma  foi  : 
Loi  ravirai-je  un  bien  qu'il  ne  tient  pas  de  moi? 
L'amour  ne  règle  pas  le  sort  d'une  princesse  : 
La  gloire  d'obéir  est  tout  ce  qu'on  nous  laisse. 
Cependant  je  partois  ;  et  vous  avez  pu  voir 
Combien  je  relàcliois  pour  vous  de  mon  devoir. 

o  R  E  s  T  E. 
Ah  !  que  vous  saviez  bien ,  cruelle...  Mais  ,  madame, 
Chacun  peut  à  sou  choix  disposer  de  son  ame. 
La  vôtre  étoit  à  vous;  j'espérois  :  mais  enfin 
"Vous  l'avez  pu  doaner  sans  me  faire  nn  larcin. 
Je  vous  accuse  aussi  bien  moiiis  que  la  fortune. 
Et  pourquoi  vous  lasser  d'une  plainte  importune? 
Tel  est  votre  devoir  ;  je  l'avoue  :  et  le  mien 
Est  de  vous  épargner  un  si  triste  entretien. 

SCENE  III. 
HER  MIONE,  CLÉONE. 

HERMIONE. 

Attendois-tu ,  Cléone ,  un  courroux  si  modeste  i* 

C  L  É  O  N  E. 

La  douleur  qui  se  tait  n'en  est  que  plus  funeste. 


irg  A1NDROMAQT7E. 

Je  le  plains  :  d'autant  plus  qu'auteur  de  son  ennu) 
Le  coup  qui  l'a  perdu  n'est  parti  que  de  lui. 
Comptez  depuis  quel  temps  votre  hymen  se  préparf  : 
Il  a  parlé,  madame;  et  Pyrrhus  se  déclare. 

u  E  a  M  I  o  N  L. 
Tu  crois  que  Pyrrhus  craint?  Et  que  craint-il  encor? 
Des  peuples  qui,  dix  ans,  ont  fui  devant  Hector; 
Qui  cent  fois,  effrayés  de  l'absence  d'AchiUe, 
Dans  leurs  vaisseaux  bi  ùîants  ont  cherché  leurasyle. 
Et  qu'on  verroit  encor,  sans  l'appui  de  son  fils. 
Redemander  Hélène  aux  Troyens  impunis? 
Non,  Cléone ,  il  n'est  point  ennemi  de  lui-même  : 
Il  veut  tout  ce  qu'il  fait  ;  et  s'Ll  m'épouse ,  il  m'aime. 
Mais  qu'Oreste  ,  à  son  gré ,  m'impute  ses  douleurs  ; 
N'avons-nous  d'entretien  que  celui  de  ses  pleurs? 
Pyrrhus  revient  à  nous.  Hé  bien,  chère  Cléone, 
Conçois-tu  les  transports  de  l'heureuse  Hermionc^ 
Sais-tu  quel  est  Pyirhus.'*  T'es-tu  fait  raconter 
Le  nombre  des  exploits...  Mais  qui  les  peut  compter? 
Intrépide,  et  par-tout  suivi  de  la  victoire. 
Charmant ,  fidek  ;  enfin  rien  ne  manque  à  sa  gloirr. 
Songe... 

CLÉONE. 

Dissimuler  :  votre  rivale  en  pleurs 
Tient  à  vos  pieds ,  sans  doute ,  apporter  ses  douleurs. 

HfRMIONE. 

Dieux!  ne  puis-je  à  ma  joie  abandonner  mon  ame  ! 
Sortons.  Que  lui  dirois-je  ? 

SCENE  IV. 

AND  ROM  A  QUE,  HERMIONE, 
CLÉONE,  CÉPHISE. 

▲  K13ROMAQUE. 

Oix  fuyez- von  S,  madame.' 


ACTE  III,  SCENE  IV.  i^^ 

N'est-ce  point  à  vos  yeux  un  spectacle  assez  doux 

Que  la  veuve  d'Hector  pleurant  à  vos  genoux? 

Je  ne  viens  point  ici,  par  de  jalouses  larmes, 

Vous  envier  un  cœur  qui  se  rend  à  vos  charmes. 

Par  une  main  cruelle ,  hélas  !  j'ai  vu  percer 

Le  seul  où  mes  regards  prétendoient  s'adresser. 

IVIa  flamme  par  Hector  fut  jadis  allumée  ; 

Avec  lui  dans  la  tomhe  elle  s'est  enfermée. 

Mais  il  me  reste  un  fils.  Vous  saurez  quelque  jour. 

Madame,  pour  un  fils  jusqu'où  va  notre  amour  : 

Mais  vous  ne  saurez  pas,  du  moins  je  le  souhaite. 

En  quel  trouble  mortel  son  intérêt  nous  jette , 

Lorsque  de  tant  de  biens  qui  pouvoient  nous  flatter 

C'est  le  seul  qui  nous  reste,  et  qu'on  veut  nous  1  ôrer. 

Hélas!  lorsque,  lassés  de  dix  ans  de  luisere. 

Les  Troyens  en  courroux  menacoient  votrr.  mère  , 

J'ai  su  de  mon  Hector  lui  procurer  l'appui  : 

Vous  pouvez  sur  Pyrrhus  ce  que  j'ai  pu  sur  lui. 

Que  crajnt-ou  d'nn  enfant  qui  survit  à  sa  perte? 

Laissez-moi  le  cacher  eu  quelque  isle  déserte: 

Sur  les  soins  de  sa  mère  on  peut  ^"en  assurer; 

Et  mon  fils  avec  moi  n'apprendra  qu'à  pleurer. 

H  E  R  M  I  O  N  E. 

Je  conçois  vos  douleurs  :  mais  un  devoir  austère, 
Quand  mon  père  a  parlé ,  m'ordonne  de  me  taire. 
C'est  lui  qui  de  Pyrrhus  fait  agir  le  courroux. 
S'il  faut  fléchir  Pyrrhus,  qui  le  peut  mieux  que  vons? 
Vos  yeux  assez  long-temps  ont  régné  sur  sou  am«. 
Faites-le  prononcer;  j'y  souscrirai,  madame. 

SCENE  V. 
A  N  D  R  O  M  A  Q  U  E,  C  L  P  lil  S  E. 

1.  W  D  R  O  M  A  Q  tJ  E. 

Qufl  uiéprLs  la  cruelle  attache  a  ses  refus! 


jSo'  andromaque. 

CE  PHI  SE. 

Je  croirois  ses  conseils ,  et  je  verrois  Pyrrhus. 
Un  regard  confondroit  Hermione  et  la  Grèce- 
Mais  lui-même  il  vous  clierclie. 


SCENE  \L 

PYRRHUS,    A  N  D  R  O  M  A  Q  U  E, 
PHOEXIX,  CE  PHI  SE. 

PYRRHUS,  à  Phœnix. 

Où  donc  est  la  princesse  ? 
TS^e  m'avois-tn  pas  dit  qu'elle  étoit  en  ces  lieux  ? 

PH  OE2TIX. 

Te  le  croyois. 

ArînROMAQuE,  a  Céphise. 
Tu  vois  le  pouvoir  de  mes  yeux. 
Py  RRHU  s. 

Que  dit-elle,  Phœnix? 

AN  D  R  OM  A.  Q  r  E. 

Hclas  !  tout  m'abandonne  .' 

PHOEX  I  X. 

Allons,  seigneur,  marchons  sur  les  pas  d"Hermionc. 

CÉPHISE. 

Qn'attendez-vous.^  Rompez  ce  silence  obstiné. 

A  ?î  D  R  O  M  A  Q  U  E. 

Il  a  promis  mou  lils. 

c  É  p  n  I  s  B. 

Il  ne  l'a  pas  donné. 

A  ND  R  O  :.I  AQUE. 

ÎCon,  non,  jai  beau  pleurer,  sa  mort  est  résolue. 

PYRRHUS. 

Daij^ne-t-elle  sur  nous  tourner  au  moins  la  vue.' 
Quel  orgueil .' 

A  Ti  D  R  a  M  A  Q  U  K. 

Te  ne  fais  que  l'irriter  encore 


ACTE  III,  SCENE  VI.  i8i 

Sortons. 

P  YR  R  H  C9. 

Allons  aux  Grecs  livrer  le  fils  d'Hector. 
XNDROMAQCE.,  Sa  jetant  ttiix  pieds  de  Pyrrhus. 
Ah  sei§rneur!  arrêtez!  que  pretendez-rous  faire? 
Si  vous  livrez  le  fils,  livrez-leur  donc  la  mère  ! 
Vos  serments  m'ont  tantôt  juré  tant  d'amitié  ! 
Dieux!  ne  pourrai-je  au  moins  loucher  votre  pitié? 
Sans  espoir  de  pardon  m'avez-vous  condamnée  ? 

PYRRHUS. 

Phœnix  vous  le. dira,  ma  parole  est  donnée. 

XKDROSIA.QUE. 

Vous  qui  braviez  pour  moi  tant  de  périls  divers  ! 

PYRRHUS. 

J'étois  aveugle  alors  ;  mes  yeux  se  sont  ouverts. 
Sa  grâce  à  vos  désirs  pouvoit  être  accordée  ; 
Mais  vous  ne  l'avez  pas  seulement  demandée» 
C'en  est  fait. 

AîTDROMAQUE. 

Ah  seigneur!  vous  entendiez  assez 
Des  soupirs  qui  craignoient  de  se  voir  repoussés. 
Pardonnez  à  l'éclat  d'une  illustre  fortune 
Ce  reste  de  fierté  qui  craint  d'êti-e  importune. 
Vous  ne  l'ignorez  pas  ;  Andromaque,  sans  vous , 
N'auroit  jamais  d'un  maître  embrassé  les  genoux. 

PYRRHUS. 

Non,  vous  me  haïssez  :  et  dans  le  fond  de  l'ame 
Vous  craignez  de  devoir  quelque  chose  à  ma  flamme. 
Ce  Hls  même,  ce  fils ,  l'objet  de  tant  de  soins  , 
Si  je  l'avois  sauvé,  vous  l'en  aimeriez  moins. 
La  haine ,  le  mépri  s ,  contre  moi  tout  s'assemble  ; 
Vous  me  haïssez  plus  que  tous  les  Grecs  ensemble. 
Jouissez  à  loisir  d'un  si  noble  courroux. 
Allons ,  Phœnix. 

A-XÎDROMAQUK. 

Allons  rejoindre  mon  é pcEX. 
1.  iC 


i8a  AN  DR  CM  A  QUE. 

CÉPBIS  Jt. 

Madame... 

AN'DROMAQUE,   à  CéphlSC. 

Et  que  veux-tu  queje  lui  dise  encore? 
Auteur  de  tous  mes  maux ,  crois-tu  qu'il  les  ignore  ? 

(  à  Pyrrhus.  ) 
Seigneur,  voyez  l'état  où  vous  me  réduisez: 
J'ai  vu  mon  père  mort  et  nos  murs  embrasés; 
J'ai  vu  trancher  les  jours  de  ma  famille  entière, 
Et  mon  époux  sanglant  traîné  sur  la  poussière, 
.Sou  fils,  seul  avec  moi,  réservé  pour  les  fers; 
Mais  que  ne  peut  un  fils  !  je  respire,  je  sers. 
J'ai  fait  plus;  je  me  suis  quelquefois  consolée 
Qu'ici  plutôt  qu'ailleurs  le  sort  m'eût  exilée; 
Qu'heureux  dans  son  malheur  le  fils  de  tant  de  rois, 
Puisqu'il  devoit  servir ,  fût  tombé  sous  vos  lois  ; 
J'ai  cru  que  sa  prison  deviendroit  son  asyle. 
Jadis  Priam  soumis  fut  respecté  d'Achille  : 
J'atteudois  de  son  fils  encor  plus  de  bonté. 
Pardonne,  cher  Hector!  à  ma  créduHté: 
Je  n'ai  pu  soupçonner  ton  ennemi  d'un  crime  ; 
Malgré  lui-même  enfin  je  l'ai  cru  magnanime. 
Ah!  s'il  l'étoit  assez  pour  nous  laisser  du  moins 
Au  tombeau  qu'à  ta  cendre  ont  élevé  mes  soins  ; 
Et  que ,  finissant  là  sa  haine  et  nos  misères. 
Il  ne  séparât  point  des  dépouilles  si  chères .' 

P  YRRH  tJS. 

Va  m'attendre ,  Phoenix. 

SCENE    VII. 
PYPcRHUS,  ANDROMAQUE,  CÉPHISE. 

PYRRHUS. 

Madame,  demeurez. 
On  peut  vous  rendre  encor  ce  fils  que  vous  pleurez. 


ACTE  m,  SCENE  TU.  i8î 

Oui,  je  sens  à  regret  qn'en  excitant  vos  larmes 
Je  ne  fais  contre  moi  que  vous  donner  des  armes  : 
Je  cToyois  apporter  plus  de  haine  en  ces  lieux. 
Mais,  raad.'ime,  du  moins  tourne?,  vers  moi  les  yeux; 
Voyez  si  mes  regards  sont  d'un  ,'nge  sévère, 
S'ils  sont  d'un  ennemi  qui  cherclie  à  vous  déplaire. 
Pourquoi  me  forcez-vous  vous-même  à  vous  trahir? 
Au  nom  de  votre  fils,  cessons  de  nous  haïr. 
A  le  sauver  enfin  c'est  moi  qui  vous  convie. 
Faut-il  que  mes  soupirs  vous  demandent  sa  vie? 
Faut-il  qu'en  sa  faveur  j 'embrasse  vos  genoux? 
Pour  la  dernière  fois  ,  sau^  ez-le ,  sauvez-vous. 
Je  sais  de  quels  serments  je  romps  pour  vous  les 

chaînes  ; 
Combien  je  vais  sur  moi  faire  éclater  de  haines. 
Je  renvoie  Hermione,  et  je  mets  sur  son  front. 
Au  lieu  de  ma  couronne  ,  un  éternel  affront  : 
Je  vous  conduis  au  temple  on  son  hymen  s'apprête  ; 
Je  vous  ceins  du  bandeau  préparé  pour  sa  tête. 
Mais  ce  n'est  plus ,  madame ,  une  offre  à  dédaigner  : 
Je  vous  le  dis  ;  il  faut  ou  périr ,  ou  régner. 
Mon  coeur ,  désespéré  d'un  an  d'ingratitude , 
Ne  peut  plus  de  son  sort  souffrir  l'incertitude  : 
C'est  craindre,  menacer,  et  gémir  trop  long-teraps. 
Je  meurs  si  je  vous  perds  ;  mais  je  meurs  si  j'attends. 
SoQgez-y  ;  je  vous  laisse  :  et  je  viendrai  vous  prendre 
Pour  vous  mener  au  temple  où  ce  fils  doit  m'attendre  ; 
Et  là  TOUS  me  verrez,  soumis  ou  furieux. 
Vous  couronner,  madame ,  ou  le  perdre  à  vos  veux. 

SCENE  VIII. 

ANDROMAQUE,  CÉPHISE. 

CÉTHI  S  E. 

Je  VOUS  l'avois  prédit ,  qu"cn  dëpil  de  la  Groce 


i84  À?îDROMAQUE 

De  votre  sort  encor  vous  seriez  la  maîtresse. 

A!ÏDROMAQUE. 

Hélas!  de  quel  effet  tes  discours  sont  suivis! 
Il  ne  me  restoit  plus  qu'à  condamner  mon  fils. 

C  ÉPH  ISE. 

Madame,  à  votre  époux  c'est  être  assez  fidèle  : 
Trop  de  vertu  pourroit  vous  rendre  criminelle. 
Lui-même  il  porteroit  votre  ame  à  la  douceur. 

ilîîDROMAQCE. 

Quoi  I  je  lui  donnerois  Pyrrhus  pour  successeur? 

CÉPHISE. 

Ainsi  le  veut  son  fils  que  les  Grecs  vous  ravissent. 
Pensez-vous  qu'après  tout  ses  mânes  en  rougissent; 
Qu'il  méprisât ,  madame .  un  roi  victorieux 
Qui  vous  fait  remonter  au  rang  de  vos  aïeux. 
Qui  foule  aux  pieds  pour  vous  \os  vainqueurs  en 

colère. 
Qui  ne  se  souvient  plus  qu'AcLille  étoit  son  père, 
Qui  dément  ses  exploits  et  les  lend  superflus? 

JL  X  D  R  O  M  A.  Q  U  E. 

Dois-je  les  oublier,  s'il  ne  s'en  souvient  pins? 
Dois-je  oublier  Hector  privé  de  funérailles, 
Et  traîné  sans  honneur  autour  de  nos  murailles? 
Dois-Je  oublier  son  père  à  mes  pieds  renversé. 
Ensanglantant  l'autel  qu'il  tenoit  embrassé? 
Songe,  songe,  Céphise  ,  A  cette  nuit  cruelle 
Qui  fut  pour  tout  un  peuple  une  nuit  éternelle; 
Figure-toi  Pyrrhus,  les  yeux  étincelants, 
Entrant  à  la  lueur  de  nos  palais  brûlants. 
Sur  tous  mes  frères  morts  se  faisant  un  passage, 
Et,  de  sang  tout  couvert,  échauffant  le  carnage; 
Songe  aux  cris  des  vainqueurs,  songe  aux  cris  de« 

mourants 
Dans  la  flamme  éJouffés,  soas  le  fer  expirants  ; 
Peins-toi  dans  ces  horreurs  Andromaque  éperdue: 
Voilà  comme  Pyrrhus  vint  s'offnr  à  ma  vue  j 


ACTE  III,  SCENE  VIII.  i85 

Voilà  par  quels  exploits  il  sut  se  couronner; 
EnRn ,  voilà  l'époux  que  tu  me  veux  donner. 
Non,  je  ne  serai  point  complice  de  ses  crimes: 
Qu'il  nous  prenne ,  s'il  veut ,  pour  dernières  victimes. 
Tous  mes  ressentiments  lui  seroient  asservis  I 

C  ÉPHISE. 

Hé  bien,  allons  donc  voir  expirer  votre  fils  : 

On  n'attend  plus  que  vous. ..Vous  frémissez, madame? 

AND  ROM  AQUE. 

Ah!  de  quel  souvenir  viens-tu  frapper  mon  ame  ! 

Quoi!  Céphise,  j'irai  voir  expirer  encor 

Ce  fils,  ma  seule  joie,  et  l'image  d'Hector.'' 

Ce  fils,  que  de  sa  flamme  il  me  laissa  pour  gage.' 

Hélas .'  je  m'en  souviens  :  le  jour  que  son  courage 

Lui  fit  chercher  Achille,  ou  plutôt  le  trépas, 

H  demanda  son  fils ,  et  le  prit  dans  ses  bras  : 

«  Chère  épouse,  dit-il  en  essuyant  mes  larmes, 

«  J'ignore  quel  succès  Le  sort  garde  à  mes  armes  ; 

«  Je  te  laisse  mon  fils  pour  gage  de  ma  foi: 

«  S'il  me  perd,  je  prétends  qu'il  me  retrouve  en  toi. 

«  Si  d'un  heureux  hymen  la  mémoire  t'est  chère  , 

«  Montre  au  fils  à  quel  point  tu  chérissois  le  père.  » 

Et  je  puis  voir  répandre  un  sang  si  précieux? 

Et  je  laisse  avec  lui  périr  tous  ses  aïeux  ? 

Roi  barbare,  faut-il  que  mon  crime  l'entraîne? 

Si  je  te  hais ,  est-il  coupable  de  ma  haine  ? 

T'a-t-il  de  tous  les  siens  reproché  le  trépas.** 

S'est-il  plaint  à  tes  yeux  des  maux  qu'il  ne  sent  pas.' 

Mais  cependant,  mon  fils,  tu  meurs  si  je  n'arrête 

Le  fer  que  le  cruel  tient  levé  sur  ta  tête. 

Je  l'en  puis  détourner,  et  je  t'y  vais  offrir.^... 

Won ,  tu  ne  mourras  point ,  je  ne  le  puis  souffrir. 

Allons  trouver  Pyrrhus.  Mais  non,  chère  Céphise, 

Va  le  trouver  pour  moi. 

CÉPHISE. 

Que  faut-il  que  je  dise? 


i86  AND  ROM  A  QUE. 

AWUnOMiiQUE. 

Dis-lui  que  de  mon  fils  l'amour  est  assez  fort.... 
Crois-tu  que  daas  son  coeur  il  ait  jure  sa  mort? 
L'amour  peut-il  si  loin  pousser  sa  barbarie? 

CÉ  PHI  s  E. 

Madame ,  il  va  bientôt  revenir  en  furie. 

^NOEOM^  QUB. 

Hé  bien,  va  l'assurer... 

C  É  P  H  I  s  E. 

De  quoi?  de  votre  foi  ? 

iLXDROMA-QUE. 

Hélas  !  pour  la  promettre  est-elle  encore  à  moi? 
O  cendres  d'un  époux  !  6  Troyens  !  ô  mon  père  ! 
O  mon  fils,  que  tes  jours  coûtent  cher  à  ta  merel 
Allons. 

c  É  p  H  r  s  E. 
Où  doue,  n?adarae.^  et  que  résolvez-vous i 

ANDROMAQUE, 

Allons  sur  son  tombeau  consulter  mon  époux. 


TIK    DU   TP.OISlEraE    i.CTE. 


ACTE   QUATRIEME. 

s  C  E  N  E  I, 

ANDROMAQUE,   CÉPHISE. 

.  CÉPHISE. 

Ah  !  Je  n'en  doute  point  ;  c'est  votre  époux ,  madame, 
C'esi  Hector  qui  produit  ce  miracle  en  votre  ame  : 
Il  veut  que  ïroie  encor  se  puisse  relever 
Avec  cet  heureux  fils  qu'il  vous  fait  conserver. 
Pvrrlius  vous  l'a  promis.  Vous  venez  de  l'entendre, 
Mada  me  ;  A  n'attendoit  qu'un  mot  pour  vous  le  rendre. 
Croyez-en  ses  transports:  père,  sceptre,  alliés. 
Content  de  votre  cœur  ,  il  met  tout  à  vos  pieds  ; 
Sur  lui ,  sur  tout  son  peuple  il  vous  rend  souveraine. 
Est-ce  là  ce  vainqueur  digne  de  tant  de  haine  ? 
D<-ja  contre  les  Grecs  plein  d'un  noble  courroux, 
Le  soin  de  votre  fils  le  touche  autant  que  vous  : 
II  prévient  leur  fureur;  il  lui  laisse  sa  garde. 
Pour  ne  pas  l'exposer,  lui-même  û  se  hasarde. 
Mais  tout  s'apprête  au  temple  ;  et  vous  avez  promis.... 

A.  N  D  R  O  M  A  Q  U  E. 

Oui,  je  m'y  trouverai.  Mais  allons  voir  mon  fils. 

CÉPHISE. 

Madame,  qui  vous  presse?  Il  suffît  que  sa  vue 
Désormais  à  vos  yeux  ne  soit  plus  défendue 
Vous  lui  pourrez  bientôt  prodiguer  vos  bontés  ; 
Et  vos  embrassements  ne  seront  plus  comptés. 
Quel  plaisir  d'élever  un  enfant  qu'on  voit  croître 
ISon  plus  comme  un  esclave  élevé  pour  son  maître» 
Mais  pour  voir  avec  lui  renaître  tant  de  rois  ! 

JLNDROMAQUE. 

Céphise ,  allofns  le  voir  pour  la  dernière  fois. 


i88  ANDROMAQUE. 

C  É  P  H  I  s  £. 

Que  dites-vous?  Oh  dieux! 

ANDROMAQUE. 

O  ma  chère  Céphise , 
Ce  n'est  point  avec  toi  que  mon  coeur  se  déguise. 
Ta  foi  dans  mon  malheur  s'est  montrée  à  mes  yeux; 
Mais  j'ai  cru  qu'à  mon  tour  tu  me  connoissois  mieux. 
Quoi  donc!  as-tu  pensé  qu'Andromaque  infidèle 
Pût  trahir  un  époux  qui  croit  revivre  en  elle  ; 
Et  que,  de  tant  de  morts  réveillant  la  douleur, 
Le  soin  de  mon  repos  me  fit  trouhler  le  leur? 
Est-ce  là  cette  ardeur  tant  promise  à  sa  cendre  ? 
Mais  son  fils  périssoit ,  il  l'a  fallu  défendre. 
Pyrrhus  en  m'épousant  s'en  déclare  l'appui  ; 
Il  suffit  :  je  veux  bien  m'en  reposer  sur  lui. 
Je  sais  quel  est  Pyrrhus  :  violent ,  mais  sincère , 
Céphise  ,  il  fera  plus  qu'il  n'a  promis  de  faire. 
Sur  le  courroux  des  Grecs  je  m'en  repose  encor  ; 
Leur  haine  va  donner  un  père  au  fils  d'Hector. 
Je  vais  donc ,  puisqu'il  faut  que  je  me  sacrifie , 
Assurer  à  Pyrrhus  le  reste  de  ma  vie; 
Je  vais,  en  recevant  sa  foi  sur  les  autels , 
L'engager  à  mon  fils  par  des  nœuds  immortels. 
Mais  aussitôt  ma  main,  à  moi  seule  funeste. 
D'une  infidèle  vie  abrégera  le  reste  ; 
Et,  sauvant  ma  vertu,  reudra  ce  que  je  doi 
A  Pyrrhus ,  à  mon  fils ,  à  mon  époux ,  à  moi. 
Voilà  de  mon  amour  l'iunocent  stratagème  ; 
Voilà  ce  qu'un  époux  m'a  commandé  lui-même. 
J'irai  seule  rejoindre  Hector  et  mes  aïeux. 
Céphise,  c'est  à  toi  de  me  fermer  le»  yeux. 

CÉPHISE. 

Ah  î  ne  prétendez  pas  que  je  puisse  survivre.... 

ANDROMAQUE. 

Non ,  non ,  je  te  défends,  Céphise,  de  me  suivre  ; 
Te  confie  à  tes  sons  mon  unique  trésor  : 


ACTE  IV,  SCENE  I.  189 

Si  tu  vivois  pour  moi ,  vis  pour  le  fils  d'Hector. 
De  l'espoir  des  ïroyens  seule  dépositaire, 
Songe  à  combieu  de  rois  tu  deviens  nécessaire. 
Veille  auprès  de  Pyrrhus  ;  fais-lui  garder  sa  foi  : 
S'il  le  faut,  je  consens  qu'on  lui  parle  de  moi. 
Fais-lui  valoir  l'hymen  où  je  me  suis  rangée  : 
Dis-lui  qu'avant  ma  mort  je  lui  fus  engagée; 
Que  ses  ressentiments  doivent  être  effacés  ; 
Qu'en  lai  laissant  mon  lils,  c'est  l'estimer  assez. 
Fais  connoître  à  mon  iils  les  héros  de  sa  race  ; 
Autant  que  tu  pourras,  conduis-le  sur  leur  trace  : 
Dis-lui  par  quels  exploits  leurs  noms  ont  éclaté, 
Plutôt  ce  qu'ils  ont  fait  que  ce  qu'ils  ont  été  : 
Parle-lui  tous  les  jours  des  vertus  de  son  père; 
Et  quelquefois  aussi  parle-lui  de  sa  mère. 
Mais  qu'il  ne  songe  plus,  Céphlse,  à  nous  venger; 
Nous  lui  laissons  un  maître ,  il  le  doit  ménager. 
Qu'il  ait  de  ses  aieux  un  souvenir  modeste  : 
Il  est  du  sang  d'Hector  ;  mais  il  en  est  le  reste  : 
Et  pour  ce  reste  enfin    'ai  moi-même,  en  un  jour , 
Sacrifié  mon  sang,  ma  haine ,  et  mon  amour. 

G  É  p  H  I  s  E. 
Hblasî 

A  N  D  R  O  M  A  Q  U  E. 

Ne  me  suis  point ,  si  ton  cœur  en  alarmes 
Prévoit  qu'il  ne  pourra  commander  à  tes  larmes. 
On  vient.  Cache  tes  pleurs,  Céphise;  et  souviens -toi 
Que  le  sort  d'Andromaque  est  commis  à  ta  foi. 
C'est  Hermione.  Allons,  fuyons  sa  violence. 

SCENE  IL 
HERMIONE,  CLE  ONE. 

c  r.  É  O  N  E. 

Non,  je  ne  pois  assez  admirer  ce  silence. 


igo  AND  ROM  A  QUE. 

Vous  vous  taisez,  madame;  et  ce  crael  mépris 
N'a  pas  da  moindre  trouble  agité  vos  esprits: 
Vous  soutenez  en  paix  une  si  rude  attaque 
Vous  qu'on  voyoit  frémir  au  seul  nom  d'Andromaqut  î 
Vous  qui  sans  désespoir  ne  pouviez  endurer 
Que  Pyrrhus  d'un  regard  la  voulût  honorer  ! 
Il  l'épouse;  il  lui  donne,  avec  son  diadème, 
La  foi  que  vous  venez  de  recevoir  voûs-mêmc  ; 
Et  votre  bouche  encor ,  muette  à  tanc  d'ennui , 
N'a  pas  daigné  s'ouvrir  pour  se  plaindre  de  lui  ! 
Ah!  que  je  crains,  madame,  un  calme  si  funeste  ! 
Et  qu'il  vaudroit  bien  mieux....  - 

HERMIONE. 

Fais-tu  venir  Oreste? 

Cr  ÉONE. 

Il  vient ,  madame ,  il  vient  ;  et  vous  pouvez  jnger 
Que  bientôt  à  vos  pieds  il  alloit  se  ranger, 
Prêt  à  servir  toujours  sans  espoir  de  salaire  : 
Vos  yeux  ne  sont  que  trop  assurés  de  lui  plaire. 
Mais  il  entre. 

SCENE  III. 
ORESTE,  HERMIONE,  CLÉONE. 

O  R  E  ST  K. 

Ah  madame  !  est-il  vrai  qu'aune  fois 
Oreste  en  vous  cherchant  obéisse  à  vos  lois? 
Ne  ra'a-t-on  pomt  flatté  d'une  fausse  espérance? 
Avez-vous  en  effet  souhaité  ma  présence.'' 
Croirai-je  que  vos  yeux,  à  la  fin  déiarœés, 
Veulent.... 

HERMlOlfK. 

Je  veux  savoir ,  seigneur,  si  vous  m'aimez. 

ORESTE. 

Si  je  vous  aime  !  oh  dieux  !  mes  serments,  mes  parjures, 


ACTE  IV,  SCENE  III.  191 

Ma  fuite,  mon  retour,  mes  respects,  mes  injures, 
Mon  désespoir ,  mes  yeux  de  pleurs  toujours  noyés  ; 
Quels  témoins  croirez-vous ,  si  vous  ne  les  croyez? 

HERMIOWE. 

Vengez-moi,  JG  crois  tout. 

O  R  E  ST  E. 

Hé  bien ,  allons ,  madame  : 
Mettons  encore  un  coup  toute  la  Grèce  en  flamme; 
Prenons ,  en  signalant  mon  bras  et  votre  nom , 
Vous,  la  place  d'Hélène,  et  moi,  d'Agamemnon, 
De  Troie  en  ce  pays  réveillons  les  misères  ; 
Et  qu'on  parle  de  nous  ainsi  que  de  nos  pt-res. 
Partons,  je  suis  tout  prêt. 

HERMIOITE. 

rSon ,  seigneur  ;  demeurons  : 
Je  ne  veux  pas  si  loin  porter  de  tels  affronts. 
Quoi!  de  mes  ennemis  couronnant  l'insolence, 
J 'irois  attendre  ailleurs  une  lente  vengeance .'' 
Et  je  m'en  remettrois  au  destin  des  combats, 
,  Qui  peut-être  à  la  fin  ne  me  vengeroit  pas  ? 
Je  veux  qu'à  mon  départ  toute  l'Epire  pleure. 
Mais,  si  vous  me  vengez,  vengez-moi  dans  une 

heure. 
Tous  vos  retardements  sont  pour  moi  des  refus. 
Courez  au  temple.  Il  faut  immoler.... 

ORES  T  E. 


HERMIONE. 


Qui.? 

Pyrrhus. 

ORES  T  £. 

Pyrrhus,  madame! 

H  E  R  M  I  o  W  E. 

Hé  quoi!  votre  haine  chancelle? 
Ah!  courez  ,  et  craignez  que  je  ne  vous  rai)pflle. 
N'alléguez  point  des  droits  que  je  veux  oublier; 
El  ce  n'est  pas  à  vous  à  le  justifier. 


iga  ANDROMAQUE. 

O  R  ESTE. 

Moi ,  je  l'excnserois  !  Ah  !  vos  bontés ,  madame , 
Ont  gravé  trop  avant  ses  crimes  dans  mon  ame. 
Yengeons-nous,  j'y  consens,  mais  par  d'autres 

chemins; 
Soyons  ses  ennemis,  et  non  ses  assassins; 
Faisons  de  sa  raine  ane  juste  conquête. 
Quoi!  pour  réponse  aux  Grecs  porterai-je  sa  tête? 
Et  n'ai-je  pris  sur  moi  le  soin  de  tout  l'état. 
Que  pour  m'eo  acquitter  par  un  assassinat? 
Souffrez,  au  nom  des  dieux  !  que  la  Grèce  s'explique. 
Et  qu'il  meure  chargé  de  la  haine  publique. 
Souvenez-vous  qu'ilrpgTie,etqu'unfront  couronné.... 

H  E  R  M.  [  o  N  E. 

Ne  vous  suffît-il  pas  que  je  l'ai  condamné  ? 
Ne  vous  suflit-il  pas  que  ma  gloire  offensée 
Demande  une  victime  a  moi  seule  adressée; 
Qu'Hermione  est  le  prix  d'un  tyran  opprimé; 
Que  je  le  hais;  enfin,  seigneur,  que  je  l'aimai? 
Je  ne  m'en  cache  point;  l'ingrat  m'avoit  su  plaire. 
Soit  qu'ainsi  l'ordonnât  mon  amour  ou  mon  père, 
N'importe:  mais  enlin  réglez-vous  là-dessus. 
Malgré  mes  vœux,  seigneur,  honteusement  déçus. 
Malgré  la  juste  horreur  que  son  crime  me  donne. 
Tant  qu'il  vivra  ,  craignez  que  je  ne  lui  pardonne. 
Doutez  jusqu'à  sa  mort  d'un  courroux  incertain; 
S'il  ne  meurt  aujourd'hui,  je  puis  l'aimer  demain. 

o  R  E  ST  E. 

Hé  bien,  il  faut  le  perdre,  et  prévenir  sa  grâce  : 
Il  faut....  Mais  cependant  que  faut-il  que  je  fasse? 
Comment  puis  je  sitôt^  servir  votre  courroux? 
Quel  chemin  jusqu'à  lui  peut  conduire  mes  coups  ? 
A  peine  suis-je  encore  arrivé  dans  l'Epire, 
Tous  voulez  par  mes  mains  renverser  un  empire  ; 
'\'^oas  voulez  qu'un  roi  meure;  et  pour  son  chàbraenl 
Vous  ne  donnez  qu'un  jour,  qu'une  heure,  qu'un 
moment: 


ACTE  IV,  SCENE  III.  i^i 

Aux  yeux  de  tout  son  peuple  il  faut  que  je  ropprime. 
Lcdssez-moi  vers  l'autel  conduire  ma  victime , 
Je  ne  m'en  défends  plus  ;  et  je  ne  veux  qu'aller 
Reconnoître  la  place  oii  je  dois  l'immoler  : 
Cette  nuit  je  vous  sers,  cette  nuit  je  l'attaque. 

H  E  R  M  I  O  N  E. 

Mais  cependant^  ce  jour,  il  épouse  Andromaque; 
Dans  le  temple  déjà  le  trône  est  élevé, 
Ma  honte  est  confirmée,  et  son  crime  achevé. 
Enfin  qa'attendez-vous?  il  vous  offre  sa  tête  : 
Sans  gardes  ,  sans  défense,  il  marche  à  cette  fête  ; 
Autour  du  fils  d'Hector  il  les  fait  tous  ranger  : 
Il  s'abandonne  au  bras  qui  me  voudra  venger. 
Voulez-vous  ,  malgré  lui,  prendre  soin  de  sa  vie.^ 
Armez,  avec  vOs  Grecs,  tous  ceux  qui  m'ont  suivie; 
Soulevez  vos  amis;  tous  les  miens  sont  à  vous  : 
Il  me  trahit,  vous  trompe,  et  nous  méprise  tous. 
Mais  quoi!  déjà  leur  haine  est  égale  à  la  mienne  ; 
Elle  épargne  à  regret  l'époux  d'une  Troyenne. 
Parlez;  mon  ennemi  ne  vous  peut  échapper; 
Ou  plutôt  il  ne  faut  que  les  laisser  frapper. 
Conduisez  ou  suivez  une  fureur  si  belle  ; 
Revenez  tout  couvert  du  sang  de  l'infidèle  ; 
Allez  :  en  cet  état  soyez  sur  de  mon  cœur. 

O  RESTE. 

Mais,  madame,  songez,... 

H  E  R  M  I  o  N  E. 

Ah  !  c'en  est  trop,  seigneur. 
Tant  de  raisonnements  offensent  ma  colère. 
.T'ai  voulu  vous  donner  les  moyens  de  me  plaire , 
Rendre  Oreste  content:  mais  enfin  je  vois  bien 
Qu'il  vent  toujours  se  plaindre ,  et  ne  mériter  rieu. 
Partez:  allez  ailleurs  vanter  votre  constance, 
Et  me  laissez  ici  le  soin  de  ma  vengeance. 
De  mes  lâches  bontés  mon  courage  est  confus  ; 
Et  c'est  trop  en  un  jour  essuyer  de  lefas. 

T.  î- 


,94  ANDROMAQUE, 

Je  m'en  vais  seule  aa  temple  où  leur  hymen  s'apprête, 

Où  vous  n'osez  aller  mériter  ma  conquête: 

Là,  de  mon  ennemi  je  saurai  m'approcher; 

Je  percerai  le  cœur  que  je  n'ai  pu  toucher; 

Et  mes  sanglantes  mains,  sur  moi-même  toarnées, 

Aussitôt,  malgré  lui,  joindront  nos  destinées  : 

Et ,  tout  ingrat  qu'il  est ,  il  me  sera  plus  doux 

De  mourir  avec  lui,  que  de  vivre  avec  vous. 

OR  E  STE. 

Non,  je  vous  priverai  de  ce  plaisir  funeste, 
IMadame  ;  il  ne  mourra  que  de  la  main  d'Orestc. 
Vos  ennemis  par  moi  vont  vous  être  immolés. 
Et  vous  reconnoîlrez  mes  soins,  si  vous  voulez. 

HEKMIONE. 

AUez.  De  votre  sort  laissez-moi  la  conduite. 

Et  que  tous  vos  vaisseaux  soient  prêts  ponrnotre  faite 

SCENE  IV. 

HERMIO>"E,CLEONE. 

CLKON  E. 

Tous  vous  perdez,  madame;  et  vous  devez  songer.^ 

H  E  R  M  I  O  >•  E. 

Que  je  me  perde  ou  non,  je  songe  à  me  venger. 
Je  ne  sais  même  encor ,  quoi  qu'il  m'ait  pu  promettre  , 
Sur  dautres  que  sur  moi  si  je  dois  m'en  remettre  : 
Pyrrhus  n'est  pas  coupable  à  ses  yeux  comme  aux 

miens  ; 
Et  je  tiendrois  mes  coups  bien  plus  surs  que  les  siens. 
Quel  plaisir  de  venger  moi-même  mon  injure, 
De  retirer  mon  bras  teint  du  sang  du  parjure. 
Et,  ponr  rendre  sa  peine  et  mes  plaisirs  plus  grands. 
De  cacher  ma  rivale  à  ses  regards  mourants! 
Ah!  si  du  moins  Oreste,  en  punissant  son  crime, 
Lui  laissoit  le  regret  de  mourir  ma  victime  1 
Ta  le  trouver:  dis-lui  qu'il  apprenne  à  l'ingr**. 


ACTE  IV,  SCENE  IV.  195 

Qu*on  l'immole  à  ma  haine  et  non  pas  à  l'état. 
Chère  Cléone,  cours  :  ma  vengeance  est  perdue 
S'il  ignore  en  mourant  que  c'est  moi  qui  le  tue. 

C  L  É  Oîf  E. 

Je  vous  obéirai.  Mais  qu'est-ce  qiie  je  voil 

Oh  dieux!  qui  l'aurolt  cru,  madame.'*  c'est  le  roi! 

UERMIOTÎE. 

Ah  !  cours  après  Oreste  ;  et  dis-lui ,  ma  Cléone , 
Qu'il  n'entreprenne  rien  sans  revoir  Hermione. 

SCENE  V. 

PYRRHUS,  HERMIONE,  THOENIX. 

TTR  RHTI  s. 

Vous  ne  m'attendiez  pas,  madame;  et  je  rois  bien 

Que  mon  abord  ici  trouble  votre  entretien. 

Je  ne  viens  point,  armé  d'un  indigne  artifice, 

D'un  voile  d'équité  couvrir  mon  injustice: 

Il  suflit  que  mon  cœur  me  condamne  tout  bas  ; 

Et  je  sontiendrois  mal  ce  que  je  ne  crois  pas. 

J'épouse  une  Troyenne;  oui,  madame  :  et  j'avoue 

Que  je  vous  ai  promis  la  foi  que  je  lui  voue. 

Un  autre  vous  diroit  que ,  dans  les  champs  troyens , 

Nos  deux  pères ,  sans  nous ,  formèrent  ces  liens  ; 

Et  que ,  sans  consulter  ni  mon  choix  ni  le  vôtre , 

Nous  fumes ,  sans  amour ,  engagés  l'un  à  l'autre  : 

IMais  c'est  assez  pour  moi  que  je  me  sois  soumis. 

Par  mes  ambassadeurs  mon  cœur  vous  fut  promis; 

Loin  de  les  révoquer  je  voulus  y  souscrire: 

Je  vous  vis  avec  eux  arriver  en  Epire  ; 

Et ,  quoique  d'un  autre  œil  l'éclat  victorieux 

Eût  déjà  prévenu  le  pouvoir  de  vos  yeux. 

Je  ne  m'arrêtai  point  à  cette  ardeur  nouvelle. 

Je  voulus  m'obstiner  à  vous  être  fidèle  ; 

Je  vous  reçus  en  reine  ,  et  jusques  à  ce  jour 

J'ai  cru  que  mes  serments  me  tiendraient  lieu  d'amour. 


196  ÀNDROMAQUE. 

Mais  cet  amour  l'emporte  ;  et ,  par  un  coup  funeste , 
Andromaqae  m'arrache  un  cœur  qu'elle  déteste  : 
L'un  par  l'autre  entraînés,  nous  courons  à  l'autel 
Nous  jurer ,  malgré  nous ,  un  amour  immortel. 
Après  cela,  madame,  éclatez  contre  un  traître. 
Qui  l'est  avec  douleur,  et  qui  pourtant  veut  l'être. 
Pour  moi,  loin  de  contraindre  un  si  juste  courroux. 
Il  me  soulagera  peut-être  autant  que  vous. 
Donnez-moi  tous  les  noms  destinés  aux  parjures  : 
Je  crains  votre  silence  et  non  pas  vos  injures  ; 
Et  mon  cœur,  soulevant  mille  secrets  témoins. 
M'en  dira  d'autant  plus  que  vous  m'en  direz  moins. 

HERMIONE. 

Seigneur,  dans  cet  aveu  dépouillé  d'artifice, 
J'aime  à  voir  que  du  moins  vous  vous  rendiez  justice  ; 
Et  que,  voulant  bien  rompre  un  nœud  si  solemnel, 
Vous  vous  abandonniez  au  crime  en  criminel. 
Est-il  juste,  après  tout,  qu'un  conquérant  s'abaisse 
Sous  la  scrvile  loi  de  garder  sa  promesse? 
Non  ,  non  ,  la  perfidie  a  de  quoi  vous  tenter  ; 
Et  vous  ne  me  cherchez  que  pour  vous  en  vanter. 
Quoi!  sans  que  ni  serment  ni  devoir  vous  retienne, 
Piechercher  une  Grecque,  amant  d'une  TroyenneJ 
Me  quitter,  me  reprendre,  et  retourner  encor 
De  la  fille  d'Hélcne  à  la  veuve  d'Hector  I 
Couronner  tour-à-tour  l'esclave  et  la  princesse! 
Immoler  Troie  aux  Grecs ,  au  lils  d'Hector  la  Grèce  i 
Tout  cela  part  d'un  cœur  toujours  maître  de  soi, 
D'un  héros  qui  n'est  point  esclave  de  sa  foi. 
Pour  plaire  à  votre  épouse,  il  vous  faudroit  peut-^tre 
Prodiguer  les  doux  noms  de  parjure  et  de  traître. 
Vous  veniez  de  mou  front  observer  la  pâleur, 
Pour  aller  dans  ses  bras  rire  de  ma  douleur  : 
Pleurante  après  son  char  vous  voulez  qn'on  me  voie. 
Mais,  seigneur,  en  un  jo'ir  ce  seroit  trop  de  joie; 
tt  sans  chercher  ailleurs  des  titres  empruntés. 


ACTEIY,  SCENEV.  197 

Ne  TOUS  saffit-il  pas  de  ceux  que  vous  portez? 
Du  vieux  père  d'Hector  la  valeur  abattue 
Aux  pieds  de  sa  faïuille  expirante  à  sa  vue , 
Tandis  que  dans  son  sein  votre  bras  enfoncé 
Cherche  un  reste  de  saug  que  l'âge  avoit  glacé  ; 
Dans  des  ruisseaux  de  sang  Troie  ardente  plongée  ; 
De  votre  propre  main  Polyxene  égorgée 
Aux  yeux  de  tous  les  Grecs  indignés  contre  vous  : 
Que  peut-on  refuser  à  ces  généreux  coups  ? 

PYRRHUS. 

Bladame,  je  sais  trop  à  quel  excès  de  rage 

La  vengeance  d'Hélène  emporta  mon  courage  ; 

Je  puis  me  plaindre  à  vous  du  sang  que  j"ai  versé  : 

Mais  enfin  je  consens  d'oublier  le  passé. 

Je  rends  grâces  au  ciel  que  votre  indifférence 

De  mes  heureux  soupirs  m'apprenne  l'innocence  : 

IMon  cœur,  je  le  vois  bien,  trop  prompt  à  se  gcner, 

Devoit  mieux  vous  connoitre  et  mieux  s'examiner. 

Mes  remords  vous  faisoient  une  injure  mortelle: 

Il  faut  se  croire  aimé  pour  se  croire  infidèle. 

Tous  ne  prétendiez  point  m'arrèter  dans  vos  fers: 

J'ai  craint  de  vous  trahir,  peut-être  je  vous  sers. 

îsos  cœurs  n'étoient  point  faits  dépendants  l'un  de 

l'autre  : 
Je  suivois  mon  devoir ,  et  vous  cédiez  au  vôtre. 
Rien  ne  vous  engageolt  à  m'aimer  en  effet. 

HERMIONE. 

•Te  ne  t'ai  point  aimé ,  cruel  I  qu'ai-je  donc  fait  ? 
J'ai  dédaigné  pour  toi  les  vœux  de  tous  nos  princes  : 
Je  t'ai  cherché  moi-même  au  fond  de  tes  provinces; 
J'y  suis  eucor,  malgré  les  infidélités  , 
Et  malgré  tous  mes  Grecs ,  honteux  de  mes  bontés  : 
.Te  leur  ai  commandé  de  cacher  mon  injure  ; 
J'attendois  en  secret  le  retoar  dun  pcrjure; 
Jai  cru  que  tôt  ou  tard,  à  ton  devoir  rendu. 
Tu  me  rapporterois  un  cceur  qui  m'éioit  dti. 

17» 


I9«       ANDROMAQUE. 

Je  t'aimois  inconstant;  qu'aarois-je  fait  fidèle? 

Et  même,  en  ce  moment,  ou  ta  bouche  cruelle 

Vient  si  tranquillement  ra'annoncer  le  trépas , 

Ingrat,  je  doute  encor  si  je  ne  t'aime  pas. 

Mais,  seigneur,  s'J  le  faut ,  si  le  c.el  en  colère 

Piéserve  à  d'antres  yeux  la  gloire  de  vous  plaire. 

Achevez  votre  hymen  ,  j 'y  consens  ;  mais ,  du  moins , 

Ne  forcez  pas  mes  yeux  den  être  les  témoins. 

Pour  la  dernière  fois  le  vous  parle  peut-être; 

Différez-le  d'un  jour,  demain  vous  serez  maître.... 

Vous  ne  répondez  point  ?...  Perfide  î  je  le  voi. 

Tu  comptes  les  moments  que  tu  perds  avec  moL 

Ton  coeur,  impatient  de  revoir  ta  Trovenne, 

Ne  souffre  qu'à  regret  qu'une  autre  t'entretienne: 

Tu  lui  parles  du  cœur ,  tu  la  cherches  des  yeux. 

Je  ne  te  retiens  plus  ,  sauve-toi  de  ces  lieux  : 

Ta  lui  jurer  la  foi  que  tu  m'avois  jurée  ; 

Va  profaner  des  dieux  la  majesté  sacrée. 

Ces  dieux,  ces  justes  dieux  n'auront  pas  oublié 

Que  les  mêmes  serments  avec  moi  t'ont  lié. 

Porte  au  pied  des  autels  ce  cœur  qui  m'abandonne; 

Va,  cours  :  mais  crains  encor  d'y  trouver  Hemiione. 

SCENE  VI. 

PYRRHUS,  PHOENIX. 

P  H  OE  ÎT  I  X. 

Seigneur ,  vous  entendez.  Gardez  Je  négliger 
Une  amante  en  fureur  qui  cherche  à  se  venger. 
Elle  n'est  en  ces  lieux  que  trop  bien  appuyée  ; 
La  querelle  des  Grecs  à  la  sienne  est  liée; 
Oreste  l'aime  encore;  et  peut-être  à  ce  prix.... 

PYRRHUS. 

Andromaque  m'attend.  Phœuix,  garde  son  fils. 

PIS  Dr  QT:i.TRIF.Mî:   ACTB 


ACTE   CINQUIEME. 

SCENE    I. 

H  E  R  M  I  O  N  E. 

wu  suis-je?  qu'ai-je  fait?  que  dois-je  faire  encore? 
Quel  transport  me  saisit?  quel  chagrin  me  dévore? 
Errante  et  sans  dessein,  je  cours  dans  ce  palais. 
Ah!  ne  puis-je  savoir  si  j'aime  ou  si  je  hais? 
Le  cruel  !  de  quel  œil  il  m'a  congédiée  ! 
Sans  pitié ,  sans  douleur  au  moins  étudiée  ! 
L'ai-je  vu  se  troubler,  et  me  plaindre  un  moment? 
En  ai-je  pu  tirer  un  seul  gémissement? 
Muet  à  mes  soupirs ,  tranquille  à  mes  alarmes , 
Sembloit-il  seulement  qu'il  eût  part  à  mes  larmes? 
Et  je  le  plains  encore  !  et ,  pour  comble  d'ennui. 
Mou  coeur,  mon  lâche  cœur  s'intéresse  pour  lui.' 
Je  tremble  au  seul  penser  du  coup  qui  le  menace  ! 
Et  prête  à  me  venger  je  lui  fais  déjà  gi'ace  ! 
Non,  ne  révoquons  point  l'arrêt  de  mon  courroux  : 
Qu'il  périsse  !  aussi-bien  il  ne  vit  plus  pour  nous. 
Le  perfide  triomphe  et  se  rit  de  ma  rage  : 
Il  pense  voir  en  pleurs  dissiper  cet  orage  ; 
Il  croit  que,  toujours  foible,  et  d'un  cœur  incertain. 
Je  parerai  d'un  bras  les  coups  de  l'autre  main. 
Il  juge  encor  de  moi  par  mes  bontés  passées. 
Mais  plutôt  le  perfide  a  bien  d'autres  pensées  : 
Triomphant  dans  le  temple  ,  il  ne  s'informe  pas 
Si  l'on  souhaite  ailleurs  sa  vie  ou  son  trépas. 
.  Il  me  laisse ,  l'ingrat ,  cet  embarras  funeste. 
Non,  non,  encore  un  coup,  laissons  agir  Oreste.  ; 
Qu'il  meure,  puisqu'enlin  il  a  dû  le  prévoir, 
Et  puisqu'il  m'a  forcée  enfin  à  le  vouloir..... 
A  le  vouloir?  Hé  quoi!  c'est  donc  moi  qui  l'ordonae? 


aoe  ANDROMAQUE. 

Sî»  mort  sera  l'effet  de  l'amour  dllermione  ? 
Ce  prince  ,  dont  mon  cœur  se  faisolt  autrefois 
Avec  tant  de  plaisir  redire  les  exploits  ; 
A  qui  même  en  secret  je  m'étois  destinée 
.\.vaut  qu'on  eut  conclu  ce  fatal  hyméuée; 
.If  n'ai  donc  traversé  tant  de  mers,  tant  d'états. 
Que  pour  venir  si  loin  préparer  son  trépas, 
L'assassiner,  le  perdre?  Ah!  devant  qu'il  expire.... 

SCENE    1 1. 
HERMIONE,   CLEO  NE. 

H  E  R  M  I  O  N  E. 

Ah  !  qu'ai-je  fait,  Cléone.^  et  que  viens-tu  me  dire.»* 
Que  fait  Pjrrhus.' 

c  L  i  o  w  E. 

Il  est  au  comble  de  ses  vœux  , 
Le  plus  fier  des  mortels ,  et  le  plus  amoureux. 
Je  l'ai  TU  vers  le  temple  ,  où  son  hymen  s'apprête, 
Mener  en  conquérant  sa  nouvelle  conquête  ; 
Et  d'un  œil  oii  brilioient  sa  joie  et  son  espoir 
S'euivrer  en  marchant  du  plaisir  de  la  voir. 
Andromaque,  au  travers  de  mille  cris  de  joie. 
Porte  jusqu'aux  autels  le  souvenir  de  Troie  ; 
Incapable  toujours  d'aimer  et  de  haïr, 
Sans  joie  et  sans  murmure  elle  semble  obéir. 

HERMIOITE. 

Et  l'ingrat  ?  jusqu'au  bout  il  a  poussé  l'outrage? 
Mais  as-tu  bien  ,  Ciéone  ,  observé  son  visage  ? 
Goùte-t-il  des  plaisirs  tranquilles  et  parfaits.' 
Ts'a-t-il  point  détourne  ses  yeux  vers  le  palais.* 
Dis-moi,  ne  t'es-tu  point  présentée  à  sa  vue.' 
L'ingrat  a-t-il  rougi  lorsqu'il  t'a  reconnue.' 
Son  trouble  avouoit-il  son  infidélité.' 
A-t-il  jusqu'à  la  fin  soutenu  sa  fierté? 


ACTE  V,  SCENE  II.  201 

C  I.  £  O  N  E. 

Madame ,  il  ne  Toit  rien.  Son  salut  et  sa  gloire 
Semblent  être  avec  vous  sortis  de  sa  mémoik'e. 
Sans  songer  qui  le  suit ,  ennemis  ou  sujets , 
Il  poursuit  seulement  ses  amoureux  projets. 
Autour  du  fils  d'Hector  il  a  rangé  sa  garde , 
Et  croit  que  c'est  lui  seul  que  le  péril  regarde. 
Phœnix  même  en  répond,  qui  l'a  conduit  exprès 
Dans  un  fort  éloigné  du  temple  et  du  palais. 
Voilà  dans  ses  transports  le  seul  soin  qui  lui  reste. 

HERMIONE. 

Le  perfide!  il  mourra.  Mais  que  t'a  dit  Oreste.^ 

c  L  É  o  N  E. 

Oreste  avec  ses  Grecs  dans  le  temple  est  entré. 

HERMIONE. 

Hé  bien  ?  à  me  venger  n'est-il  pas  préparé .' 

c  L  É  o  N  E. 
Je  ne  sais. 

HERMIONE. 

Tu  ne  sais  !  Quoi  donc  î  Oreste  encore , 
Oreste  me  trabit  ? 

c  L  É  o  N  E. 
Oreste  vous  adore; 
Mais  de  mille  remords  son  esprit  combattu 
Croit  tantôt  son  amour  et  tantôt  sa  vertu. 
Il  respecte  en  Pyrrbus  l'bonneur  du  diadème  ; 
Il  respecte  en  Pyrrhus  Achille  et  Pyrrhus  même  : 
Il  craint  les  Grecs,  il  craint  l'univers  en  courroux  ; 
Mais  il  se  craint ,  dit-il ,  soi-même  plus  que  tous. 
Il  voudroit  en  vainqueur  vous  apporter  sa  tête  ; 
Le  seul  nom  d'assassin  l'épouvante  et  l'arrête. 
£nnn  il  est  entré,  sans  savoir  dans  son  cœur 
S'il  en  devoit  sortir  coupable  ou  spectateur. 

HERMIONE. 

Won,  non,  il  les  verra  triompher  sans  obstacle  ; 
Il  se  gardera  bien  de  troubler  ce  spectacle  : 


ao2  A  N  D  R  O  M  A  Q  U  E. 

Je  sais  de  quels  remords  son  courage  est  atteint; 
Le  lâche  craint  la  mort,  et  c'est  tout  ce  qu'il  craint. 
Quoi!  sans  qu'elle  employât  une  seule  prière , 
Ma  mère  en  sa  faveur  arma  la  Grèce  entière  ; 
Ses  yeux  pour  leur  querelle ,  en  dix  ans  de  combats, 
Tirent  périr  vingt  rois  qu'ils  ne  connoissoieut  pas  : 
Et  moi,  je  ne  prétends  que  la  mort  d'un  parjure, 
Et  je  charge  un  amant  du  soin  de  mon  injure  ; 
Il  peut  me  conquérir  à  ce  prix  sans  danger  ; 
Je  me  livre  moi-même ,  et  ne  puis  me  venger  î 
Allons.  C'est  à  moi  seule  à  me  rendre  justice. 
Que  de  cris  de  douleur  le  temple  retentisse  : 
De  leur  hymen  fatal  troublons  l'événement  ; 
Et  qu'ils  ne  soient  unis ,  s'il  se  peut,  qu'un  moment 
Je  ne  choisirai  point  dans  ce  désordre  extrême  : 
Tout  me  sera  Pyrrhus ,  fût-ce  Oreste  lui-même. 
Je  mourrai.  Mais  au  moins  ma  mort  me  vengera  ; 
Je  ne  mourrai  pas  seule ,  et  quelqu'un  me  saivra. 

SCENE    III. 
ORESTE,  HER  MI  ONE,  CLÉ  ONE. 

ORESTE. 

Madame,  c'en  est  fait,  et  vous  êtes  servi**  : 
Pyrrhus  rend  à  l'autel  son  infidèle  vie. 

HERMIOITE. 

n  est  mort  ! 

ORESTE. 

Il  expire  ;  et  nos  Grecs  irrite» 
Ont  lavé  dans  son  sang  ses  infidélités. 
Je  vous  l'avois  promis;  et,  quoique  mon  courage 
Se  fit  de  ce  complot  une  funeste  image , 
J'ai  couru  vers  le  temple,  où  nos  Grecs  dispersé» 
Se  sont  jusqu'à  l'autel  dans  la  foule  glissés. 
Pyrrhus  m'a  reconnu  .  mais  sans  changer  de  fpce  r 


A  C  T  E  V,  s  C  E  N  E  1 1 L  2o5 

Il  iembloit  que  pia  vue  excitât  son  audace  ; 

Que  tous  les  Grecs ,  bravés  en  leur  ambassadeur  , 

Dussent  de  son  hymen  relever  la  splendeur. 

Enfin,  avec  transport  prenant  son  diadème, 

Sur  le  front  d'Andromaque  il  Ta  posé  lui-même  : 

«  Je  vous  donne,  a-t-il  dit,  ma  couronne  et  ma  foi; 

«  Andromaque ,  régnez  sur  l'Epire  et  sur  moi. 

«  Je  voue  à  votre  fils  une  amitié  de  père  ; 

«  J'en  atteste  les  dieux ,  je  le  jure  à  sa  mère  : 

o  Pour  tous  mes  ennemis  je  déclare  les  siens, 

■  Et  je  le  reconnois  pour  le  roi  des  Troyens.  » 

A  ces  mots,  qui  du  peuple  attiroient  le  suffrage, 

Nos  Grecs  n'ont  répondu  que  par  un  cri  de  rage; 

L'infidèle  s'est  vu  par-tout  envelopper, 

Et  je  n'ai  pu  trouver  de  place  pour  frapper  : 

Chacun  se  disputoit  la  gloire  de  l'abottre. 

Je  l'ai  vu  dans  leurs  mains  quelque  temps  se 

débattre, 
Tout  sanglant  à  leurs  coups  vouloir  se  dérober  ; 
Mais  enfin  à  l'autel  il  est  allé  tomber. 
Du  peuple  épouvanté  j 'ai  traversé  la  presse 
Pour  venir  de  ces  lieux  enlever  ma  princesse  , 
Et  regagner  le  port ,  où  bientôt  nos  amis 
Tiendront  couverts  du  sang  que  je  vous  ai  promis. 

H  K  R  M  I  o  N  E. 

Qu'ont-ils  fait  I 

O  R  E  s  T  E. 

Pardonnez  à  leur  impatience  : 
Ils  ont,  je  le  vois  bien,  trahi  votre  vengeance  ; 
Vous  vouliez  que  ma  main  portât  les  premiers  coups  ; 
Qu'il  sentit  en  mourant  qu'il  expiroit  pour  vous. 
Mais  c'est  moi  dont  l'ardeur  leur  a  servi  d'exemple  : 
Je  les  ai  pour  vous  seule  entraînés  dans  le  temple, 
Madame;  et  vous  pouvez  justement  vous  flatter 
D'une  mort  que  leurs  bras  n'ont  fait  qu'exécuter. 
Tous  seule  avez  poussé  les  coups.... 


204  A>DROMAQUE. 

B  £  R  M  I  O  ir  £. 

Tais-toi ,  perfide , 
Et  n'impute  qu'à  toi  ton  lâche  parricide. 
Ta  faire  chez  tes  Grecs  admirer  ta  fureur, 
Ta;  je  la  désavoue ,  et  tu  me  fais  horreur. 
Barbare ,  qu'as-tu  fait  ?  avec  quelle  furie   ' 
As-tu  tranché  le  cours  d'une  si  belle  vie  ? 
Avez-vous  pu,  cruels ,  l'immoler  aujourd'hui 
Sans  que  tout  votre  sang  se  soulevât  pour  lui  ? 
Mais  parle;  de  son  sort  qui  t'a  rendu  l'arbitre.' 
Pourquoi  l'assassiner?  qu'a-t-il  fait?  à  quel  titre? 
Qui  te  l'a  dit? 

o  RE  s  T  E. 
Oh  dieux .'  quoi  !  ne  m'avez-vons  pas 
Vous-même ,  ici ,  tantôt ,  ordonné  son  trépas  ? 

HïRMIOÎTE. 

Ah  !  falloit-il  en  croire  une  amante  insensée  ? 

Ne  devois-tu  pas  lire  au  fond  de  ma  pensée? 

Ft  ne  voyois-tu  pas,  dans  mes  emportements, 

Que  mon  cœurdémentoit  ma  bouche  à  tous  moments? 

Quand  je  l'aurois  voulu  ,  falloit-il  y  souscrire  ? 

jy  as-tu  pas  dû  cent  fois  te  le  faire  redire  ? 

Toi-même  avant  le  coup  me  venir  consulter? 

Y  revenir  encore,  ou  plutôt  m'éviter? 

Que  ne  me  laissois-tu  le  soin  de  ma  vengeance  ? 

Qui  t'amène  en  des  lieux  où  l'on  fuit  ta  présence  ? 

Toilà  de  ton  amour  le  détestable  fruit: 

Tu  m'apportois ,  cruel ,  le  malheur  qui  te  suit. 

C'est  toi  dont  l'ambassade,  à  tous  les  deux  fatale, 

L'a  fait  pour  son  malheur  pencher  vers  ma  rivale. 

Nous  le  verrions  encor  nous  partager  ses  soins  : 

Il  m'aimeroit  peut-être;  il  le  feindroit  du  moins. 

Adieu.  Tu  peux  partir.  Je  demeure  en  Epire  ; 

Je  renonce  à  la  Grèce ,  à  Sparte  ,  à  son  emj)ire  , 

A  toute  ma  famille  ;  et  c'est  assez  pour  moi , 

Traître,  qu'elle  ait  produit  un  monstre  comme  toi. 


ACTE  T,  SCENE  I Y.  a«5 

SCE><'E    IV. 
O  E.  E  S  T  E. 

Que  vois-je?  est-ce  Hetmione?  Et  que  viens-je  d'en= 

tendre  ? 
Pour  qui  coule  le  sang  que  je  viens  de  répandre? 
Je  suis,  si  j:  l'en  crois,  un  traître,  un  assassin. 
Est-ce  Pyrrhus  qui  meurt?  et  suis-je  Orcste  enlln? 
Quoi  !  j'étouffe  en  mon  cœur  la  raison  qui  m'éclaire 
J'assassine  à  reg^ret  un  roi  que  je  révère  ; 
Je  viole  en  un  jour  les  droits  des  souverains. 
Ceux  des  ambassadeurs ,  et  tous  ceux  des  humains , 
Ceux  même  des  autels  ou  ma  fureur  l'assiège  ; 
Je  deviens  parricide,  assassin,  sacrilège; 
Pour  qui  ?  pour  une  injrrate  â  qui  je  le  promets  , 
Qui  même,  s'il  ne  meurt,  ne  me  verra  Jamais, 
Dont  j'épouse  la  rage  :  et  quand  je  l'ai  servie  , 
Elle  me  redemande  et  son  sang  et  sa  vie  ! 
Elle  l'aime!  et  je  suis  un  monstre  furieux  ! 
Je  la  vois  pour  jamais  s'éloigner  de  mes  yeux  ! 
Et  l'ingrate  en  fuyant  me  laisse  pour  salaire 
Tous  les  noms  odieux  que  j'ai  pris  por:r  lui  plaire  ! 

SCE^E    V. 

ORESTE,  PYLADE,  solcats  b'of.estf. 

P  Y  L  A  D  E. 

Il  faut  partir,  seigneur.  Sortons  de  ce  palais. 
Ou  bien  résolvons-nous  de  n'en  sortir  jamais. 
Nos  Grecs  pour  un  moment  en  défendent  la  porte  : 
Tout  le  peuple  assemblé  nous  poursuit  à  main  forte. 
Aux  ordres  d'Andromaque  ici  tout  est  soumis; 
Us  la  traitent  en  reine,  et  nous  comme  ennemis. 


2oG  ANDROMAQUE. 

Andromaqne  elle-même ,  à  Pyrrhus  si  rebelle , 
Lui  rend  tous  les  devoirs  d'une  veuve  lidele, 
Commaude  qu'on  le  venge  ;  et  peut-être  sur  nous 
Yeut  venger  Troie  encore  et  son  premier  époux. 
Allons ,  n'attendons  pas  que  l'on  nous  environne  ; 
IVos  Grecs  nous  rejoindront:  et  tandis  qn'Hermionç 
Tient  encore  le  peuple  autour  d'elle  arrêté, 
Yoilà  notre  chemin ,  sortons  en  sûreté. 

o  R  E  s  T  E. 

Non,  non,  c'est  Hermione,  amis,  que  je  veux  sui- 
vre, 
A  son  dernier  arrêt  je  ne  puis  plus  survivre  ; 
Partez  :  j'ai  fait  le  crime ,  et  je  vais  l'expier. 

PTL  A  1)  E. 

Hermione ,  seigneur  ?  il  la  faut  oublier. 
Quoi!  toujours  l'instrument  et  l'objet  de  sa  rage. 
Cherchez-vous  chez  les  morts  quelque  nouvel  ou- 
trage? 
Et  parcequ'elle  meurt  faut-il  que  vous  mouriez  ? 

o  R  E  s  T  E. 
Elle  meurt!  dieux!  qu'entends-je! 

P  YL  A  D  E. 

Hé  quoi  !  vous  l'ignoriez  ? 
En  rentrant  dans  ces  lieux  nous  l'avons  rencontrée 
Qui  couroit  vers  le  temple,  inquiète,  égarée. 
Elle  a  trouvé  Pyrrhus  porté  sur  des  soldats 
Que  son  sang  excitoit  à  venger  son  trépas.  - 
Sans  doute  à  cet  objet  sa  rage  sest  émue. 
Mais  du  haut  de  la  porte  enfin  nous  l'avons  vue 
Un  poignard  à  la  main  sur  Pyrrhus  se  courber, 
Lever  les  yeux  au  ciel,  se  frapper,  et  tomber. 

o  R  E  s  T  E, 

Grâce  aux  dieux,  mou  malheur  passe  mon  espu= 

rance ! 
Oui ,  je  te  loue ,  ô  ciel ,  de  ta  persévérance  ; 


ACTE  V,  SCENE  V.  207 

Appliqué  sans  relâche  aa  soin  de  me  punir. 
Au  comble  des  douleurs  tu  m'as  fait  parvenir  : 
Ta  haine  a  pris  plaisir  à  former  ma  misère; 
J'étois  né  pour  servir  d'exemple  à  ta  colère, 
Pour  être  du  malheur  un  modèle  accompU  : 
Hé  bien!  je  meurs  content ,  et  mon  sort  est  rempli. 
Où  sont  ces  deux  amants?  Pour  couronner  ma  joie, 
Da  us  leur  sang ,  dans  le  mien ,  il  faut  que  je  me  noie  ; 
L'un  et  l'autre  en  mourant  je  les  veux  regarder  : 
Réunissons  trois  coeurs  qui  n'ont  pu  s'accorder. 
Mais  quelle  épaisse  nuit  tout-à-coup  m'environne? 
De  quel  côte  sortir?  D'où  vient  que  je  frissonne  ? 
Quelle  horreur  me  saisit?  Grâce  au  ciel,  j'entrevoi... 
Dieux  !  quels  ruisseaux  de  sang  coulent  autour  de 
moi! 

p  y  L  A  D  E. 

Ah  seigneur  î 

o  R  £  s  T  E. 
Quoi  !  Pyrrhus ,  je  te  rencontre  encore.' 
Trouverai-je  par-tout  un  rival  que  j'abhorre? 
Percé  de  tant  de  coups,  comment  t'es-tu  sauvé.' 
Tiens,  tiens,  voilà  le  coup  que  je  t'ai  réservé. 
Mais  que  vois-je?  A  mes  yeux  Hermione  l'embrasse! 
EUe  vient  l'arracher  au  coup  qui  le  menace  ! 
Dieux!  quels  affreux  regards  elle  jette  sur  moi  î 
Quels  démons,  quels  serpents  traîne-t-elle  après  soi! 
Hé  bien!  filles  d'enfer,  vos  mains  sont-elles  prêtes.' 
Pour  qui  sont  ces  serpents  qui  sifflent  sur  vos 

têtes  ? 
A  qui  destinez-vous  l'appareil  qui  vous  suit? 
Venez-vous  m'enlever  dans  l'éternelle  nuit? 
Venez,  à  vos  fureurs  Oreste  s'abandonne. 
Mais  non,  retirez-vous,  laissez  faire  Hermione: 
L'ingrate  mieux  que  vous  saura  me  déchirer  ; 
Et  je  lui  porte  entin  mon  coeur  à  dévorer. 


2o3  A  !S'  D  R  O  M  A  Q  U  E. 

PYL  AD  E. 

n  perd  le  sentiment.  Amis,  le  temps  nous  presse  ; 
Ménageons  les  moments  que  ce  transport  nous  laisse. 
Sauvons-le.  Nos  efforts  dt^viendi oient  impuissants 
S'il  reprenoit  ici  sa  rage  avec  ses  sens. 


FIN. 


LES  PLAIDEURS 

COMÉDIE. 

z668. 


x8. 


PREFACE. 

\)vÀ.yi>  je  lus  les  Guêpes  d'Aristophane,  je  n« 
songeois  guère  que  j'en  dusse  faire  les  Plaideurs. 
Javoue  qu'elles  me  d&vertirent  beaucoup,  et  que  j'y 
trouvai  quantité  de  plaisanteries  qui  me  tentèrent 
den  faire  part  au  public;  mais  c'étoit  en  les  mettant 
dans  la  bouche  des  Italiens ,  à  qui  je  les  avois  desti» 
nées  comme  une  chose  qui  leur  appartenoit  de  plein 
droit.  Le  juge  qui  saute  par  les  fenêtres,  le  chien  cri» 
minel,  et  les  larmes  de  sa  famille,  me  sembloient  au» 
tant  d'incidents  dignes  de  la  gravité  de  Scaramouche. 
Le  départ  de  cet  acteur  interrompit  mon  dessein,  et 
fit  naître  l'envie  à  quelques  uns  de  mes  amis  de  voir 
sur  notre  théâtre  un  échantillon  d'Aristophane.  Je 
ne  me  rendis  pas  à  la  première  proposition  qu'ils 
m'en  firent:  je  leur  dis  que  quelque  esprit  que  je 
trouvasse  dans  cet  auteur,  mon  inchnation  ne  me 
porteroit  pas  à  le  prendre  pour  modèle,  si  j'avois  à 
faire  une  comédie  ;  et  que  j'aimerois  beaucoup  mieux 
imiter  la  régularité  de  Ménandrs  et  de  Térence,  que 
la  liberté  de  Plante  et  d'Aristophane.  On  me  répondit 
que  ce  n'étoit  pas  une  comédie  qu'on  me  demandoit, 
et  qu'on  vouloit  seulement  voir  si  les  bons  mots  d'A= 
ristophane  auroient  quelque  grâce  dans  notre  langue. 
Ainsi,  moitié  en  m'encourageant,  moitié  en  mettant 
enx-mêmes  la  main  à  l'ceuvre,  mes  amis  me  lirent 
commencer  une  pièce  qui  ne  tarda  guère  à  être 
achevée. 

Cependant  la  plupart  du  monde  ne  se  soucie  point 
de  l'intention  ni  d  •  la  diligence  des  auteurs.  Ou  ez.a  = 
mina  d'abord  mon  amusement  comme  on  auroit  fait 
une  tragédie.  Ceux  même  qui  s'y  étoicnt  le  pins  di« 
Tertis  eurent  peur  de  n'avoir  pas  ri  dnas  les  règles, 
et  trouvèrent  mauTais  que  je  n'eusse  pas  scngc  dIus 


PRÉFACE.  21X 

icrieusement  à  les  faire  rire.  Quelques  autres  s'ima» 
ginerent  qu'il  étoit  bienséant  à  eux  de  s'y  ennuyer, 
et  que  les  matières  de  palais  ne  pouvoient  pas  être 
un  sujet  de  divertissement  pour  les  gens  de  cour.  La 
pièce  fut  bientôrt  après  jouée  à  Versailles.  On  ne  lit 
point  de  scrupule  de  s'y  réjouir  ;  et  ceux  qui  avoient 
cru  se  déshonorer  de  rire  à  Paris  furent  peut-être 
obligés  de  rire  à  Versailles  pour  se  faire  honneur. 

Us  auroient  tort  à  la  vérité  s'ils  me  reprocboient 
d'avoir  fatigué  leurs  oreilles  de  trop  de  chicane.  C'est 
une  langue  qui  m'est  plus  étrangère  qu'à  personne; 
et  je  n'en  ai  employé  que  quelques  mots  barbare» 
que  je  puis  avoir  appris  dans  le  cours  d'un  procès 
que  ni  mes  juges  ni  moi  n'avons  jamais  bien  entendu. 

Si  j'appréhende  quelque  chose,  c'est  que  des  pers 
sonnes  un  peu  sérieuses  ne  traitent  de  badineries  le 
procès  du  chien  et  les  extravagances  dn  juge.  Mais 
enfin  je  traduis  Aristophane;  et  l'on  doit  se  souvenir 
qu'il  avoit  affaire  à  des  spectateurs  assez  difficiles  :  les 
Athéniens  sa  voient  apparemment  ce  que  c'étoit  que  le 
sel  attique;  et  ils  étoient  bien  sûrs,  quand  ils  avoient 
ri  d'une  chose,  qu'ils  n'avoient  pas  ri  d'une  sottise. 

Pour  moi ,  je  trouve  qu'Aristophane  a  eu  raison 
de  pousser  les  choses  au-delà  du  vraisemblable.  Les 
juges  de  l'Aréopage  n'auroieut  pas  peut-être  trouvé 
bon  qu'il  eût  marqué  au  naturel  leur  avidité  de  ga-: 
guer,  les  bons  tours  de  leurs  secrétaires,  et  les  for= 
fanteries  de  leurs  avocats.  Il  étoit  à  propos  d'outrer 
nn  peu  les  personnages ,  pour  les  empêcher  de  se  re= 
coanoître;  le  public  ne  laissoit  pas  de  discerner  le 
vrai  au  travers  du  ridicule  :  et  je  m'assure  qu'il  vaut 
mieux  avoir  occupé  l'impertinente  éloquence  de  deux 
orateurs  autour  d'un  chien  accusé,  que  si  l'on  avoit 
mis  sur  la  sellette  un  véritable  criminel ,  et  qu'on 
eut  intéressé  les  spectateurs  à  la  vie  d'un  homme. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  puis  dire  que  notre  siècle  n'a 


aia  PRÉFACE, 

pas  été  de  plas  mauvaise  liainear  qae  le  sien ,  et  que 
si  le  but  de  ma  comédie  étoit  de  faire  rire ,  jamais  co- 
médie n'a  mieux  attrapé  son  but.  Ce  n'est  pas  que 
j'attende  un  grand  honneur  d'avoir  assez  long-temps 
réjoui  le  monde;  mais  je  me  sais  quelque  gré  de  l'a^ 
voir  fait  sans  qu'il  m'en  ait  coûté  une  seule  de  ces 
sales  équivoques  et  de  ces  malhonnêtes  plaisanterie» 
qui  coûtent  maintenant  si  peu  à  la  plupart  de  nos 
«crivains,  et  qui  font  retomber  le  théâtre  dans  la  tur^ 
pitude  d'où  quelques  auteurs  plus  modestes  l'avoient 
tiré. 


ACTEURS. 

Da-NDiw,  juge. 
LÉA.NDRE,  fils  de  Dandin. 
Chicaic E1.U,  bourgeoi». 
IsA.BEttE,  fille  de  Chicane aa. 
La.  Comtesse. 
Petit  J e jl w ,  portier. 
L'Iktimé,  secrétaire. 
Le  Soufflette. 


La  scène  est  dans  nne  vilU  de  basse 
Normandie. 


LES  PLAIDEURS, 

COMÉDIE. 

ACTE  PREMIER. 

SCENE    I. 

PETIT  JEAN,  traînant  un  gros  sac  de  procès. 

IVl  A  foi!  sur  l'avenir  bien  fou  qui  se  fiera. 

Tel  qui  rit  vendredi,  dimanche  pleurera. 

Un  juge,  l'an  passé,  me  prit  à  son  service  ; 

Il  m'avoit  fait  venir  d'Amiens  pour  être  suisse. 

Tous  ces  Normands  vouloient  se  divertir  de  nous  : 

On  apprend  à  hurler ,  dit  l'autre  ,  avec  les  loups. 

Tout  Picard  que  j'élois,  j'étois  un  bon  apôtre , 

Et  je  faisois  claquer  mon  fouet  tout  comme  un  autre. 

Tous  les  plus  gros  monsienrs  me  parloient  chapeau 

bas; 
Monsieur  de  Petit  Jean,  ah!  gros  comme  le  bras. 
Mais  sans  argent  l'honneur  n'est  qu'une  maladie. 
Ma  foi!  j'étois  un  franc  portier  de  comédie  : 
On  avoit  beau  heurter  et  m'ôter  son  chapeau. 
On  n'entroit  point  chez  nous  sans  graisser  le  martean. 
Point  d'argent ,  point  de  suisse  ;  et  ma  porte  étoit  close. 
Il  est  vrai  qu'à  monsieur  j'en  rendois  quelque  chose  : 
Nous  comptions  quelquefois.  On  me  donnoit  le  soin 
De  fournir  la  maison  de  chandelle  et  de  foin  : 
Mais  je  n'y  perdois  rien.  Enfin,  vaille  que  vaille, 
J'aurois  sur  le  marché  fort  bien  fourni  la  paille. 


214  LES  PLAIDEURS. 

C'est  dommage  :  il  avoit  le  cœur  trop  au  métier  ; 

Tous  les  jonts  le  premier  aux  plaids ,  et  le  dernier  ; 

Et  bien  souvent  tout  seul,  si  l'on  l'eût  voulu  croire , 

Il  s'y  seroit  couché  sans  manger  et  sans  boire. 

Je  lui  disois  par  fois  :  Monsieur  Perrin  Dandin, 

Tout  franc  ,  vous  vous  levez  tous  les  jours  trop 

matin. 
Qui  veut  voyager  loin  ménage  sa  monture  ; 
Buvez,  mangez,  dormez,  et  faisons  fea  qui  dure. 
Il  n'en  a  tenu  compte.  Il  a  si  bien  veillé 
Et  si  bien  fait,  qu'on  dit  que  son  timbre  est  brouillé. 
II  nous  veut  tous  jnger  les  uns  après  les  autres. 
Il  marmotte  toujours  certaines  patenôtres 
Où  je  ne  comprends  rien.  Il  veut ,  bon  gré ,  mal  gré , 
Ne  se  coucher  qu'en  robe  et  qu'en  bonnet  quarré. 
Il  fit  couper  la  tête  à  son  coq ,  de  colère  , 
Pour  l'avoir  éveillé  plus  tard  qu'à  l'ordinaire  ; 
Il  disoit  qu'un  plaideur  dont  l'affaire  alloit  mal 
Avoit  graissé  la  patte  à  ce  pauvre  animal. 
Depuis  ce  bel  arrêt ,  le  pauvre  homme  a  beau  faire , 
Son  fils  ne  souffre  plus  qu'on  lui  parle  d'affaire. 
Il  aous  le  fait  garder  jour  et  nuit ,  et  de  près  : 
Autrement ,  serviteur ,  et  mon  homme  est  aux  plaids. 
Pour  s'échapper  de  nous,  Dieu  sait  s'il  est  alegre. 
Pour  moi,  je  ne  dors  plus  :  anssi  je  deviens  maigre. 
C'est  pitié.  Je  m'étends,  et  ne  fais  que  bâiller. 
Mais,  veille  qui  voudra ,  voici  mon  oreiller. 
Ma  foi  !  pour  cette  nuit  il  faut  que  je  m'en  donne. 
Pour  dormir  dans  la  rue  on  n'offense  personne. 
Dormons. 

(  //  se  couche  par  terre.  ) 


ACTE  I,  SCENE  IL  aiS 

SCENE   II. 
L'INTIMÉ,  PETIT  JEAN. 

r'i  N  T  I  M  É. 

Hé,  Petit  Jean!  Petit  Jean! 

PETIT     jEi.A. 

LTatimé  ! 
(  à  part.  ) 
Il  a  déjà  bien  peur  de  me  voir  enrhumé. 

>  l'i  K  T  I  M  É. 

Que  diable  '  si  matin  que  fais-tu  dans  la  me  ? 

PETIT     JEiLN. 

Est-ce  qu'il  faut  toujours  faire  le  pied  de  grue. 
Garder  toujours  un  homme,  et  l'entendre  crier? 
Quelle  gueule!  Pour  moi  je  crois  qu'il  est  sorcier. 
l'  I  N  T  I  M  É. 

Bon! 

PETIT     JEAN. 

Je  lui  disois  donc ,  en  me  grattant  la  tête, 
Que  je  voulois  dormir.  «  Présente  ta  requête 
«  Comme  tu  veux  dormir  » ,  m'a-t-il  dit  gravement. 
Je  dors  en  te  contant  la  chose  seulement. 
Bon  soir. 

l'i  N  T  I  M  É. 

Comment ,  bon  soir  ?  Que  le  diable  m'emporte 
Si...  Mais  j'entends  du  bruit  au-dessus  de  k  porte. 

SCENE    II  L 

D  AND  IN,  L'INTIMÉ,  PETIT  JEAN. 

DANDiN,  a  la  fenêtre. 
Petit  Jean  !  l'Intimé  ! 

t'iiTTiMÉ,  a  Petit  Jean. 
Paix. 


ai6  LES  PLAIDEURS. 

D  A  9r  D  I  N. 

Je  sais  senl  ici. 
Tollà  mes  guichetiers  en  défaut ,  dieu  merci. 
Si  je  leur  donne  temps ,  ils  pourront  comparoître  • 
Çà,  pour  nous  élargir,  sautons  par  la  fenêtre. 
Hors  de  cour. 

l'i  w  T  1  M  i. 
Comme  il  saute.' 

PETIT     JE1.?Î. 

O  monsieur,  je  vous  tien 

D  A  W  D  I  lï. 

Au  voleur!  au  voleur I 

PETIT    JEAir. 

Oh  !  nous  vous  tenons  bien. 

I.  '  1  K  T  I  M  K. 

Tous  avez  beau  crier. 

Main  forte  1  l'on  me  tus  ' 

SCENE    IV. 

L  É  A  N  D  R  E  ,   D  A  N  D  I  ?^" ,  L'  I  N  T  I  M  É , 
PETIT   JEAN. 

I.  É  A  !T  n  R  E. 

Vite  nn  flambeau ,  j'entends  mon  père  darJs  la  me. 
Mon  père,  si  matin  qui  vous  fait  déloger? 
Où  courez-vous  la  nuit.^ 

D  A  :î  n  I  w. 

Je  veux  aller  juger. 

T.  K  A  K  n  R  E. 

Et  qni  juger.'  tout  dort. 

PETIT    J  E  A  W. 

Ma  foi  !  je  ne  dors  guère  s. 

L   É  A   W  D  R  E. 

Que  de  sao«  !  il  en  a  jus<jueR  aux  jarretières. 


ACTE  I,  SCENE  IV.  117 

D  A.  ND  I  N. 

Je  ne  veux  de  trois  mois  rentrer  dans  la  maison. 
De  sacs  et  de  procès  j'ai  fait  provision. 

I.  É  A  >  D  R  E. 

Et  qui  vous  nourrira  ? 

D  A.  W  D  I  H. 

Le  buvetier,  je  pense. 

I.  É  A  N  D  R  E. 

Mais  où  dormirez-vous  ,  mon  père  ? 

D  A.  N  D  I  X. 

A  l'audience. 

L  É  A.  !C  n  R  E. 

Non ,  mon  père ,  il  vaut  mieux  que  vous  ne  sortiez 

pas. 
Dormez  chez  vous  ;  chez  vous  faites  tous  vos  repas. 
Souffrez  que  la  raison  enfin  vous  persuade  : 
Et  pour  votre  santé.... 

D  A  N  D  I  N. 

Je  veux  être  malade. 

L  É  A  N  D  E.  E. 

Tous  ne  l'êtes  que  trop.  Donnez-vous  du  repos; 
Vous  n'avez  tantôt  plus  que  la  peau  sur  les  os. 

D  A  ?f  D  I  >-. 
Du  repos .^  Ah  1  sur  loi  tu  veux  régler  ton  père? 
Crois-tu  qu'un  juge  n'ait  qu'à  faire  bonne  chère, 
Qu'à  battre  le  pavé  comme  un  tas  de  galants, 
Courir  le  bal  la  nuit ,  et  le  jour  les  brelans  ? 
L'argent  ne  nous  vient  pas  si  vite  que  l'on  pense. 
Chacun  de  tes  rubans  me  coûte  une  sentence. 
Ma  robe  vous  fait  honte.  Un  fils  de  juge  .'  Ah  !  fi  ! 
Tu  fais  le  gentilhomme  :  hé  1  Daodin ,  mon  ami , 
Regarde  dans  ma  chambre  et  dans  ma  garde-robe 
Les  portraits  des  Dandins  :  tous  ont  porté  la  robe; 
Et  c'est  le  bon  parti.  Compare  prix  pour  prix  ^ 

Les  étrennes  d'un  juge  à  celles  d'un  marquis  : 
Attends  que  nous  soyons  à  la  fin  de  décembre. 
I.  '  .19 


ai8  LES  PLAIDEURS. 

Qu'est-ce  qu'un  gentilhomme?  Un  pilier  d'anti- 

cliambre. 
Combien  en  as-tu  vu,  je  dis  des  plus  happés, 
A  souffler  dans  leurs  doigts  dans  ma  cour  occupés, 
Le  manteau  sur  le  nez,  ou  la  main  dans  la  poche; 
Enfin,  pour  se  chauffer,  venir  tourner  ma  broche. 
VoUà  comme  on  les  traite.  Hé  !  mon  pauvre  garçon, 
De  ta  défunte  mère  est-ce  là  la  leçon? 
La  pauvre  Babonnette  !  Hélas  !  lorsque  j'y  pense , 
Elle  ne  manquoit  pas  une  seule  audience. 
Jamais,  au  grand  jamais,  elle  ne  me  quitta. 
Et  Dieu  sait  bien  souvent  ce  qu'elle  en  rapporta  : 
Elle  eût  du  buvelier  emporté  les  serviettes, 
Plutôt  que  de  rentrer  au  logis  les  mains  nettes. 
Et  voilà  comme  on  fait  les  bonnes  maisons.  Va , 
Tu  ne  seras  qu'un  sot. 

I,  É  A  îî  D  R  E. 

Yons  vous  morfondez  là. 
Mon  père.  Petit  Jean,  remenez  votre  maître, 
Couchez-le  dans  son  lit;  fermez  porte ,  fenêtre  ; 
Qu'on  barricade  tout,  afin  qu'il  ait  plus  chaud. 

PETIT    JEAN. 

Faites  donc  mettre  au  moins  des  garde-fous  là-haut. 

D  A  N  D  I  N. 

Quoi!  l'on  me  mènera  coucher  sans  autre  forme  ? 
Obtenez  un  arrêt  comme  il  faut  qu«  je  dorme. 

L  É  A  IT  n  R  E. 

Hé  !  par  provision ,  mon  père ,  couchez-vous. 

D  A  N  D  I  N. 

J'irai;  mais  je  m'en  vais  vous  faire  enrager  tous  : 
Je  ne  dormirai  point. 

I,  É  A  N  D  R  E. 

Hé  bien ,  à  la  bonne  heure. 
Qu'on  ne  le  quitte  pas.  Toi,  l'Intimé,  demeure. 


ACTE  I,  SCEyE  V.  219 

SCENE   V. 
LÉANDRE,  L'INTIMÉ. 

I.  É  X  N  D  R  E. 

Je  veux  l'entretenir  un  moment  sans  témoin. 

t'  I  X  T  I  M  É. 

Quoi  !  vous  faut-il  garder  ? 

L  É  A  X  D  R  E. 

T'en  aurois  bon  besoin. 
J'ai  ma  folie ,  hélas  !  aussi-bien  que  mou  père. 

T,'  I  ÎT  T  I  M  É . 

Oh  !  vous  voulez  j  uger  ? 

L  É  A.  N  D  R  E ,  montrant  le  logis  d'Isabelle. 
Laissons  là  le  mystère. 
Tu  connois  ce  logis. 

t'  I  w  T  I  M  É. 

Je  vous  entends  enfin  : 
Diantre  !  l'amour  vous  tient  au  cœur  de  bon  matin. 
"Vous  me  voulez  parler  sans  doute  d'Isabelle. 
Je  vous  l'ai  dit  cent  fois ,  elle  est  sage,  elle  est  belle  j 
IVIais  vous  devez  songer  que  monsieur  Chicaneau 
De  son  bien  en  procès  consume  le  plus  beau. 
Qui  ne  plaide-t-il  point.'  Je  crois  qu'à  l'audience 
11  fera,  s'il  ne  meurt,  venir  toute  la  France. 
Tout  auprès  de  son  juge  il  s'est  venu  loger  : 
L'un  veut  plaider  toujours,  l'autre  toujours  juger. 
Et  c'est  un  grand  hasard  s'il  conclut  votre  affaire 
Sans  plaider  le  curé  ,  le  gendre ,  et  le  notaire- 

L  É  A  N  D  R  E. 

.Te  le  sais  comme  toi.  Mais ,  maigre  tout  cela . 
Je  meurs  pour  Isabelle. 

l'i  X  T  I  M  É. 

Hé  bien,  épousez-la. 
"Vous  n'avez  qu'à  parler,  c'est  une  affaire  prête. 


aao  L  E  S  P  L  A  1  D  E  U  R  S. 

L  É  À  N  U  R  £. 

Hé  !  cela  ne  va  pas  si  vite  que  ta  tête. 

Son  père  est  an  sauvage  à  qui  je  ferois  penr. 

A  moins  que  d'être  huissier,  sergent  ou  procureur, 

On  ne  voit  point  sa  fiUe  ;  et  la  pauvre  Isabelle , 

Invisible  et  dolente,  est  en  prison  chez  elle. 

Elle  voit  dissiper  sa  jeunesse  en  regrets , 

Mon  amour  en  fumée ,  ^t  son  bien  en  procès. 

Il  la  ruinera  si  l'on  le  laisse  faire. 

Ne  connoîtrois-tn  pas  quelque  honnête  faussaire 

Qui  servît  ses  amis,  en  le  payant,  s'entend, 

Quelque  sergent  zélé? 

l'  iir  TI  M  É. 

Bon!  l'on  en  trouve  tant .' 

t.  É  A.  t.*  D  &  E. 
Mais  encore  ? 

T.  '  I  ÎT  T  T  31  É. 

Ah  monsieur  ]  si  feu  mon  pauvre  perc 
Etoit  enror  vivant,  c'éJoit  bien  votre  affaire. 
Il  gagnoit  en  un  jour  plus  qu'un  autre  en  six  mois  : 
Ses  rides  sur  son  front  gravoient  tous  ses  exploits. 
H  vous  eût  arrêté  le  carrosse  dan  prince  ; 
H  vous  l'eût  pris  lui-même  :  et  si  dans  la  province 
Il  se  donnoit  en  tout  vingt  coups  de  nerfs  de  bœuf. 
Mon  père  pour  sa  part  en  embourscit  dix-neuf. 
Mais  de  quoi  s'agit-il?  suis-je  pas  fils  de  maître? 
Je  voas  servirai. 

r  É  A  if  D  r.  E. 
Toi? 

l'intimé. 

Mieux  qu'unsergentpeut-être. 

L  £  A  N  O  R  E. 

Tu  porterois  au  père  un  faux  exploit? 

l'i  W  T  I  M  É. 

Hon,  bon. 

I,  É  A  X  D  R  K. 

Ta  rendrois  à  la  fîlle  un  billet  ? 


ACTE  I,  SCENE  Y.  22Î 

l'intimé. 

Pour(jnoinon? 
Je  suis  des  deux  métiers. 

L  É  A  îf  D  R  E. 

Viens ,  je  l'entends  qui  crie  : 
Allons  à  ce  dessein  rêver  ailleurs. 

SCENE   VI. 

CHICANEAU,  PETIT  JEAN. 

cHicANEAtT,  allant  et  rei>enant. 
La  Brie, 

Qu'on  garde  la  maison ,  je  reviendrai  bientôt. 
Qu'on  ne  laisse  monter  aucune  ame  là-haut. 
Fais  porter  cette  lettre  à  la  poste  du  Maine. 
Prends-moi  dans  mon  clapier  trois  lapins  de  garenne, 
Et  chez  mon  procureur  porte-les  ce  matin. 
Si  son  clerc  vient  céans ,  fais-lui  goûter  mon  vin- 
Ah  !  donne-lui  ce  sac  qui  pend  à  ma  fenêtre. 
Est-ce  tout?  Il  viendra  me  demander  peut-être 
Un  grand  homme  sec,  là  ,  qui  me  sert  de  témoin, 
Et  qui  jure  pour  moi  lorsque  j'en  ai  besoin  : 
Qu'il  m'attende.  Je  crains  que  mon  juge  ne  sorte  : 
Quatre  heures  vont  sonner.  Mais  frappons  à  sa  porte. 

PETIT  JEAN,  entr  ouvrant  la  porte. 
Qui  va  là  ? 

CHICANEAtr. 

Peut-on  voir  monsieur.»* 

PETIT  JEAN,  fermant  la  porte. 

Non. 
CHICANEAU,  frappant  ci  la  porte. 
Pourroit-on 
Dire  un  mot  à  monsieur  son  secrétaire  .>* 

PETIT  3%h.TH.,  fermant  la  porte. 
Non. 
19. 


aaa  L  E  S  P  L  A  I  D  E  U  P.  S. 

CHICAIVEA.U.  frappant  à  la  porte. 
Et  monsieur  son  portier  ? 

PETIT    JEAÎT. 

C'est  moi-même. 

CHICJlIïEAU. 

De  grâce , 
Buvez  à  ma  santé  ,  monsieur. 

PETIT  JEAW,  prenant  l'argent. 
Grand  bien  vous  fasse  ! 
(fermant  la  porte. J 
Mais  revenez  demain. 

CHICAîfEAU. 

Hé  I  rendez  do;3c  l'argent. 
Le  monde  est  devenu ,  sans  mentir ,  bien  méchant. 
J'ai  vu  que  les  procès  ne  donnoient  |)oint  de  peine  j 
Six  écus  en  gagnoient  une  demi-douzaine. 
IVIais  aujourd'hui,  je  crois  que  tout  mon  bienentiep 
îi^e  me  snffiroit  pas  pour  gagner  un  portier. 
Mais  j'apperçois  venir  madame  la  comtesse 
De  Pimbesche.  Elle  vient  pour  affaire  qui  presse. 

SCENE    VIL 

-^LA  COMTESSE,  CHICANEAU. 

C  H  I  C  A.  X  E  A  U. 

INïadame ,  on  n'entre  plus. 

LA.     COMTESSE. 

Hé  bien  .'  l'ai-je  pas  dit? 
Sans  mentir,  mes  valets  me  font  perdre  l'esprit. 
Pour  les  faire  lever  c'est  en  vain  que  je  gronde  ; 
Il  faut  que  tous  les  jours  j'éveille  tout  mon  monde. 

CHICAÎTEAU. 

n  faut  absolument  qu'il  se  fasse  celer. 

LiL     COMTESSE. 

Pour  moi ,  depuis  deux  jours  je  ne  lui  puis  parler. 


ACTE  I,  SCENE  VII.  ai3 

CHICA.REjLtr. 

Ma  partie  est  paissante ,  et  j 'ai  lien  de  tout  craindre. 

LA    COMTESSE. 

Après  ce  qn'on  m'a  fait ,  il  ne  faut  plus  se  plaindre. 

CHICANEAU. 

Si  pourtant  j'ai  bon  droit. 

I.A     COMTESSE. 

Ah  monsieur  î  quel  arrêt  ! 

CHICANEAU. 

Je  m'en  rapporte  à  vous.  Ecoutez,  s'il  vous  plaît. 

LA     COMTESSE. 

Il  faut  que  vous  sachiez,  monsieur ,  la  perfidie.... 

CHICASEAU. 

Ce  n'est  rien  dans  le  fond. 

LA    COMTESSE. 

Monsieur ,  que  je  vous  die..., 

CniCANEAU. 

Yoici  le  fait.  Depuis  quinze  ou  vingt  ans  en  çà  , 
Au  travers  d'un  mien  nré  certain  ânon  passa. 
S'y  veautra,  non  sans  faire  un  notable  dommage, 
Dont  je  formai  ma  plainte  au  juge  du  village. 
Je  fais  saisir  l'ânon.  Un  expert  est  nommé; 
A  deux  bottes  de  foin  le  dégât  estimé. 
Enfin,  au  bout  d'un  an,  sentence  par  laquelle 
Nous  sommes  renvoyés  hors  de  cour.  J'en  appelle. 
Pendant  qu'à  l'audience  on  poursuit  un  arrêt. 
Remarquez  bien  ceci ,  madame ,  s'il  vous  plaît. 
Notre  ami  Drolichon ,  qui  n'est  pas  une  bète , 
Obtient  pour  quelque  artjf'nt  un  arrêt  sur  requête  ; 
Et  je  gagne  ma  cause.  A  cela  que  fait-on.' 
Mon  chicaneur  s'oppose  à  l'exécution. 
Autre  incident  :  tandis  qu'au  procès  on  travaille, 
Ma  partie  en  mon  pré  laisse  aller  sa  volaille. 
Ordonné  qu'il  sera  fait  rapport  à  la  cour 
Du  foin  que  peut  manger  une  poule  en  un  jour: 


224  LES  PLAIDEURS. 

Le  tout  joint  au  procès.  Enfin,  et  toute  chose 
Demeurant  en  état ,  on  appointe  la  cause 
Le  cinquième  ou  sixième  avril  cinquante-six. 
J'écris  sur  nouveaux  frais.  Je  produis ,  je  fournis 
De  dits ,  de  contredits ,  enquêtes ,  compulsoires , 
Rapports  d'experts ,  transports,  trois  interlocutoires , 
Griefs  et  faits  nouveaux ,  baux  et  procès-verbaux. 
J'obtiens  lettres  royaux,  et  je  m'inscris  en  faux. 
Quatorze  appointements,  trente  exploits,  six 

instances, 
Six-vingts  productions,  vingt  arrêts  de  défenses, 
Arrêt  enfin.  Je  perds  ma  cause  avec  dépens. 
Estimés  environ  cinq  à  six  mille  francs. 
Est-ce  la  faire  droit?  est-ce  là  comme  on  juge? 
Après  quinze  ou  vingt  ans  !  Il  me  reste  un  refuge  : 
La  requête  civile  est  ouverte  pour  moi. 
Je  ne  suis  pas  rendu.  Mais  vous,  comme  je  voi , 
Vous  plaidez.' 

LA.    COMTESSE. 

Plût  à  dieu  ! 

CHICAWEA.U. 

J'y  brûlerai  mes  livres. 

liA.    COMTESSE. 

Je... 

CHICANEAU. 

Deux  bottes  de  foin  cinq  à  six  mille  livres .' 

LACOMTESSE.  ^ 

Monsieur ,  tous  mes  procès  alloient  être  finis  : 
Il  ne  m'en  restoit  plus  que  quatre  ou  cinq  petits, 
L'un  contre  mon  mari,  l'autre  contre  mon  père  , 
Et  contre  mes  enfants  :  ah  monsieur  !  la  misère  î 
Je  ne  sais  quel  biais  ils  ont  imaginé, 
Ni  tout  ce  qu'ils  ont  fait;  mais  on  leur  a  donné 
Un  arrêt  par  lequel,  moi  vêtue  et  nourrie. 
On  me  défend,  monsieur,  de  plaider  de  ma  vie. 

CHICAVEAXT. 

Deplaider  ! 


ACTE  I,  SCEN  b   V  XX.  2:i„ 

I-A.    COMTESSE. 

De  plaider. 

CHICANEÀU. 

Certes ,  le  trait  est  noir. 
J'en  sais  surpris. 

LA    COMTESSE. 

Monsieur,  j'en  suis  au  désespoir. 

r  H  I  C  A  N  E  A  tJ. 

(."omment!  lier  les  mains  aux  gens  de  votre  sorte  ! 
Mais  cette  pension,  madame,  est-elle  forte .^ 

r.  A     COMTESSE. 

Je  n'en  vivrois,  monsieur,  que  trop  honnêtement. 
Mais  vivre  sans  plaider,  est-ce  contentement.? 

CHICANEAU. 

Des  chicaneurs  viendront  nous  manger  jusqu'à 

l'ame , 
Et  noas  ne  dirons  mot .' Mais,  s'il  vous  plaît, madame, 
Depuis  quand  plaidez-vous  ? 

I,A    COMTESSE. 

Il  ne  m'en  souvient  pas. 
Depuis  trente  ans  au  plus. 

CHICANEAU. 

Ce  n'est  pas  trop. 

LA    COMTESSE. 

Hélas  ! 

CHICAIS'EAU. 

Et  quel  âge  avez-vous.^  Vous  avez  bon  visage. 

LACOMTESSE. 

Hé  !  quelque  soixante  ans. 

CHICANEAU. 

Comment .'  c'est  le  bel  âge 
Pour  plaider. 

LA     COMTESSE. 

Laissez  faire  ,  ils  ne  sont  pas  au  bout. 
J'y  vendrai  ma  chemise  ;  et  je  veux  rien  ou  tout. 

CHICAîfEAU. 

Madame ,  écoutez -moi.  Yoici  ce  qu'il  faut  faire. 


226  LES  PLAIDEURS. 

LA.   COMTESSE. 

Oui,  monsieur,  je  vous  crois  comme  mon  propre  père. 

CHICAKEAU. 

J'irois  trouver  mon  jnge. 

LA.    COMTESSE. 

Oh!  oui,  monsieur  j'irai. 

CHICAIÇEA.C 

Me  jeter  à  ses  pieds. 

LA    COMTESSE. 

Oui ,  je  m'y  jetterai 
Je  l'ai  bien  résolu. 

CHICAlfEA.Tr. 

Mais  daignez  donc  m 'en  tendre. 

LA    COMTESSE. 

Oui,  vous  prenez  la  chose  ainsi  qu'il  la  faut  prendre. 

C  H  I  C  A  2Î  E  A  C. 

Avez-vous  dit,  madame.^ 

LA    COMTESSE. 

Oui. 

CHICANEAr. 

J 'irois  sans  façon 
Trouver  mon  juge. 

LA    COMTESSE. 

Hélas  !  que  ce  monsieur  est  bon  ! 

CHICAWEAC. 

Si  vous  parlez  toujours ,  il  faut  que  je  me  taise. 

LA    COMTESSE. 

Ah!  que  vous  m'obligez!  Je  ne  me  sens  pas  d'aise. 

CHICANEAU. 

J'irois  trouver  mon  juge ,  et  lui  dJrois... 

LA    COMTESSE. 

Oui. 

C  H  I  C  A  îf  E  A  r. 

Voi! 
Et  lui  dirois,  Monsieur... 

LA    COMTESSE. 

Oui,  monsieur. 


ACTE  I,  SCENE  VIL  aa; 

CHICANEAU. 

Liez-moi. 

tA.    COMTESSE. 

Monsieur,  je  ne  veux  point  être  liée. 

CHICAWEAU. 

A  l'antre  ! 

LA    COMTESSE. 

Je  ne  la  serai  point. 

CHICANEAU. 

Quelle  humeur  est  la  votre  î 

LA    COMTESSE, 

Non. 

CHICANEAU. 

Tous  ne  savez;  pas ,  madame ,  où  je  viendrai. 

LA    COMTESSE. 

Je  plaiderai,  monsieur ,  ou  bien  je  ne  pourrai 

CHICANEAU. 

Mais... 

L  A    CO  M.TE  S  SE. 

Mais  je  ne  veux  point,  monsieur,  que  l'on  me  lie. 

CHICANKAU. 

Enfin  quand  une  femme  en  tète  a  sa  folie... 

LA    COMTESSE. 

Fou  vous-même. 

CHICANEAU. 

Madame  ! 

LA    COMTESSE. 

Et  pourquoi  me  lier? 

CHICANEAU. 

Madame... 

LA    COMTESSE. 

Voyez-vous!  il  se  rend  familier. 

CHICANEAU. 

Mais,  madame... 

LA    COMTESSE. 

Un  crasseux ,  qui  n'a  que  sa  chicane 
Veut  donner  des  avis  ! 


aaS  L  E  S  P  L  A  î  D  E  U  R  S. 

CHICAKEAU. 

Madame  ! 

LA    COMTESSE. 

Avec  son  âne  ! 

CHICA-NEAU. 

Vous  me  poassez. 

LA    COMTESSE. 

Bon  homme , niiez  garder TOs  foins. 

CHICANEAU. 

Vous  m'excédez. 

LA    COMTESSE. 

Le  sot  ! 

GHICAWEAU. 

Que  n'ai-je  des  témoins! 

SCENE   VIII. 

PETIT    JEAN,    LA    COMTESSE, 
CHICANEAU. 

PETIT    JEAN. 

Voyez  le  beau  sabbat  qu'ils  font  à  notre  porte. 
Messieurs,  allez  plus  loin  tempêter  de  la  sorte. 

CHICANEAU. 

Monsieur ,  soyez  témoin... 

LA    COMTESSE. 

Que  monsieur  est  un  sot. 

CHICANEAU. 

Monsieur,  vous  l'entendez,  retenez  bien  ce  mot. 

PETIT  JEAN,  «/a  comtesse. 
Ah!  vous  ne  deviez  pas  lâcher  cette  parole. 

LA.    COMTESSE. 

Vraiment,  c'est bic^n  à  lui  de  me  traiter  de  folle  ? 

PETIT  JEAN,  à  Chicaneau. 
Folle  !  Vous  avez  tort.  Pourquoi  l'injurier  ? 

CHICANEAU. 

On  la  conseille. 


ACTE  I,  s  CENE  YIII.  aay 

PETIT    JF.  AIT. 

Oh! 

i:.A.COMTF.SSF. 

Oui,  de  me  faire  lier. 

PETIT    JE  AIT. 

Oh  monsieur  ! 

CHICATTEA  C. 

Jusqu'au  bout  que  ne  m'écoute- t-eUe? 

PETIT    JEAW. 

Oh  madame! 

T.  A    COMTESSE. 

Qui?  moi,  souffrir  qu'où  me  querelle? 

CHICANE  AU. 


Une 


criense 


PETIT    JEAÎT. 

Hé  !  paix. 

LA    COMTESSE. 

Un  chicaneur  ! 

PETIT   JEAIT. 

ïlolà. 

CHICANEAtT. 

^  Qui  n'ose  plus  plaider  ! 

■LÀ.    COMTESSE. 

Que  t'importe  cela  ? 
Qu'est-ce  qui  t'en  revient,  faussaire  abominable, 
Brouillon,  voleur.!* 

CHIC  A  NE  AU. 

Et  bon  ,  et  bon ,  de  par  le  diable  : 
Un  sergent  !  un  sergent  ! 

^  LACOMTESSE. 

■  •  Un  huissier  !  un  huissier  ! 

PETIT   JE  AN,  je///. 
Ma  foi,  juge  et  plaideurs  ,  il  faudroit  tout  lier. 

Fllf   DU  PRE  M  TES    ACTE. 


ACTE  SECOND. 

SCENE    I. 
LÉANDRE,   L'INTIMÉ, 

Ml'i  N  T  1  Mt. 
ox  SI  EUR,  encore  un  coap,je  ne  puis  pas  tout 
faire; 
Puisque  je  fais  l'huissier,  faites  le  commissaire. 
En  robe  sur  mes  pas  il  ne  faut  que  venir. 
Tous  aurez  tout  moTen  de  tous  entretenir. 
Changez  en  cheveux  noirs  votre  perruque  blonde. 
Ces  plaideurs  songent-ils  que  tous  soyez  au  monde.*' 
Hél  lorsqu'à  votre  père  ils  vont  faire  leur  cour, 
A  peine  seulement  savez-vous  s'il  est  jour. 
Mais  u'admirez-vous  pas  cette  bonne  comtesse 
Qu'avec  tant  de  bonheur  la  fortune  m'adresse; 
Qui,  dès  qu'elle  me  voit,  donnant  dans  le  panneau , 
Me  charge  d'un  exploit  pour  monsieur  Chicanean, 
Et  le  fait  assigner  pour  certaine  parole. 
Disant  qu'il  la  voudroit  faire  passer  pour  folle , 
.Te  dis  folle  à  lier,  et  pour  d'autres  excès 
Et  blasphèmes,  toujours  l'ornement  des  procès.' 
^lais  vous  ne  dites  rien  de  tout  mon  équipage? 
Ai-je  bien  d'un  sergent  le  port  et  le  visage.^ 

t.  à  XV  DR  E. 

Ah!  fort  bien! 

t'iIïTIMi. 

Je  ne  sais,  mais  je  me  sens  enfin 
L'ame  et  le  dos  six  fois  plus  durs  que  ce  matin. 
Quoi  qu'il  en  soit,  voici  l'exploit  et  votre  lettre  ; 
Isab^'île  l'aura ,  j'ose  vous  le  promettre. 
Mai  ,  pour  faire  signer  le  contrat  que  voici. 


ACTE  II,  SCENE  I.  23i 

Il  faut  que  sur  mes  pas  vous  vous  rendiez  ici. 
Tous  feindrez  d'informer  sur  toute  cette  affaire. 
Et  vous  ferez  l'amour  en  présence  du  père. 

L  É  A.  N  D  R  E. 

Mais  ne  va  pas  donner  l'exploit  pour  le  billet. 

l'intimé. 
Le  père  aura  l'exploit,  la  fille  le  poulet. 
Rentrez. 

{L'Intimé  'va  frapper  à  la  porte  d'Isabelle.) 

SCENE   IL 

ISABELLE,  L'INTIMÉ. 

ISABELLE. 

Qui  frappe  ? 

l'i  N  T  I  M  É. 

Ami.  {à part.)  C'est  la  voix 
d'Isabelle. 

ISABELLE. 

Demandez-vous  quelqu'un,  monsieur.^ 
l'intimé. 

Mademoiselle , 
C'est  un  petit  exploit  que  j'ose  vous  prier 
De  m'accorder  l'honneur  de  vous  signifier. 

ISABELLE. 

Monsieur ,  excusez-moi ,  je  n'y  puis  "rien  comprendre  : 
Mon  père  va  venir  qui  pourra  vous  entendre. 

L  '  I  N  T  I  BI  É . 

Il  n'est  donc  pas  ici ,  mademoiselle  .•* 

ISABELLE. 

Non. 
l'intimé. 
L'exploit,  mademoiselle ,  est  mis  sous  votre  nom. 

ISABELLE. 

Monsieur,  vous  me  prenez  pour  une  autre,  sans  doute  : 


232  L  E  S  P  L  A  I  D  E  U  R  S. 

Sans  avoir  de  procès,  je  sais  ce  qu'il  en  coûte  ; 
Et  si  Ion  n'aimoit  pas  à  plaider  plus  que  moi , 
Vos  pareils  pourroient  bien  chercher  un  autre 

emploi. 
Adieu. 

l'  I  IT  T  I  M  É. 

Mais  permettez... 

ISABELLE. 

Je  ne  veux  rien  pennettre. 
t'iir  T  I  M  É. 
Ce  n'est  pas  un  exploit. 

ISABEI.I.  E.  ^ 

Chanson  î 

T,'  I  IT  T  I  M  É. 

C'est  une  lettre. 

ISABELLE. 

Encor  moins. 

l'  I  N  T  I  M  É. 

Mais  lisez. 

ISABELLE. 

Tous  ne  m'y  tenez  pa». 

l'  I  2f  T  I  M  É. 

C'est  de  monsieur... 

ISABELLE. 

Adieu. 

l'  I  W  T  I  M  É. 

Léandre. 

ISABELLE. 

Parlez  bas. 
C'est  de  monsieur....' 

l'i  N  TT  M  É. 

Que  diable  î  on  a  bien  de  la  peine. 
A  se  faire  écouter  :  je  su. s  tout  hors  d'haleine. 

ISABELLE. 

Ah  !  rfntimé  1  Pardonne  à  mes  sens  étonnés  : 
Donne. 


ACTE  II,  SCENE  II.  233 

Ij'  I  ir  T  I  M  K. 

Vous  me  deviez  fermer  la  porte  au  nez. 

ISABELLE. 

Et  qui  t'auroit  connu  déguisé  de  la  sorte? 
Mais  donne. 

l'intimé. 
Aux  gens  de  bien  ouvre-t-on  votre  porte  ? 

ISABELLE. 

Hé!  donne  Jonc. 

l'intimé. 
La  peste!... 

ISABELLE. 

Oh  !  ne  donnez  donc  pas  : 
Avec  votre  billet  retournez  sur  vos  pas. 

l'intimé. 
Tenez.  Une  autre  fois  ne  soyez  pas  si  prompte. 

SCENE  III. 

CHIC  A  NE  AU,  ISABELLE,  L'INTIMÉ. 

CHICANEAU. 

Oui,  je  suis  donc  un  sot ,  un  voleur ,  à  son  compte  I 
Un  sergent  s'est  chargé  de  la  remercier  ; 
Et  je  lui  vais  servir  un  plat  de  mon  métier. 
Je  serois  bien  fâché  que  ce  fût  à  refaire. 
Ni  qu'elle  m'envoyât  assigner  la  première. 
Mais  un  homme  ici  parle  à  ma  fille  !  Comment  l 
Elle  lit  un  billet!  Ah!  c'est  de  quelque  amant. 
Approchons. 

ISABELLE. 

Tout  de  bon,  ton  maître  est-il  sincère? 
Le  croirai-je?      / 

l'intimé. 
Il  ne  dort  non  plus  que  votre  père. 
Il  se  tourmente  :  il  vous...  (apperceuant  Ckicaneau.) 
fera  voir  aujourd'hui 


a34  LES  PLAIDEURS. 

Que  l'on  ne  gagne  rien  à  plaider  contre  lui. 

ISABELLE,  appercevant  Chicfljieau 
C'est  mon  père  I  ^ 

(à  l'Intimé,)  Vraiment,  vous  leur  pouvez 
apprendre 
Quesironnouspoursnitnoussauronsnons  défendre. 

(  déchirant  le  billet.  ) 
Tenez,  voilà  le  cas  qu'on  fait  de  votre  exploit. 

CHICA.WEA.U. 

Comment!  c'est  un  exploit  que  ma  fille  lisoit  ! 
Ah!  tu  seras  un  jour  l'honneur  de  ta  fainiUe  : 
Tu  défendras  ton  bien.  Viens ,  mcn  sang  ;  viens ,  ma 

fille. 
Va,  je  t'achèterai  le  Praticien  François. 
Mais,  diantre!  il  ne  faut  pas  déchirer  les  exploits. 

ISABELLE,  a  l'Intimé. 
Au  moins,  dites-leur  bien  que  je  ne  les  crains  guère; 
Ils  me  feront  plaisir  :  je  les  mets  à  pis  faire. 

CHICANEAU. 

Eh  !  ne  te  fâche  point. 

ISABELLE,  a  l'Intimé. 
Adieu ,  monsieur. 

SCENE    IV. 

..HICANEAU,L'INTIM 

i.'iKTiMÉ,^e  mettant  en  état  d'écrire. 

Orçà, 

Verbalisons. 

CHICÀirEAU. 

Monsieur,  de  grâce,  excusez-la; 
Elle  n'est  pas  instruite  :  et  puis,  si  bon  vous  semble. 
En  voici  les  morceaux  que  je  vais  mettre  ensemble. 

l'intimé. 
Non. 


ACTE  II,  SCENE  IV.  «35 

CHICXNEJLTJ. 

/e  le  lirai  bien. 

l'i  N  T  I  M  É. 

Je  ne  sois  pas  méchant. 
J'en  ai  sar  moi  copie. 

CHICANEiLU. 

Ah!  le  trait  est  touchant  ! 
Mais  je  ne  sàûs  pourquoi ,  plus  je  vous  envisage , 
Et  moins  je  me  remets,  monsieur,  votre  visage. 
Je  connois  force  huissiers. 

I.'l  N  T  I  MÉ, 

Informez-vous  de  moi. 
Je  m'acquitte  assez  bien  de  mon  petit  emploi. 

CHICA-WEAU. 

Soit.  Pour  qui  venez-vous  ? 

I.'  I  N  T  I  M  É. 

Pour  une  brave  dame, 
Monsieur,  qui  vous  honore,  et  de  toute  son  ame 
Voudroit  que  vous  vinssiez  à  ma  sommation 
Lui  faire  un  petit  mot  de  réparation. 

CHICANEAr. 

De  réparation?  Je  n'ai  blessé  personne. 

l'  I  N  T  I  M  É. 

Je  le  crois;  vous  avez ,  monsieur,  l'ame  trop  bonne. 

chicakeat:. 
Que  demandez-vous  donc  ? 

l'  I  n  t  1  m  é. 

Elle  voudroit,  monsieur. 
Que  devant  des  témoins  vous  lui  fissiez  l'honneur 
De  l'avouer  pour  sage,  et  point  extravagante. 

c  H  I  c:  A  X  E  A  u. 
Parbleu!  c'est  ma  comtesse. 

T.'l  N  T  I  M  É, 

Elle  est  votre  serrante. 
C  H  I  c  A  N  E  A  r. 
Je  suis  son  serviteur. 


a3ê  LESPLAIDEUR^. 

t' INTIMÉ. 

Vous  êtes  obligeant , 
Monsieur. 

CHICANE  Atr, 
Oui,  vous  pouvez  l'assurer  qu'un  sergent 
Lui  doit  porter  pour  luoi  tout  ee  qu'elle  demande. 
Hé  quoi  donc  !  les  battus ,  ma  foi  î  paieront  l'amende  ! 
Voyons  ce  qu'elle  chante.  Hon...  «  Sixième  janvier, 
«  Pour  avoir  faussement  dit  qu'il  falloit  lier , 
n  Etant  à  ce  porté  par  esprit  de  chicane  , 
«  Haute  et  puissante  dame  Yolande  Cudasne  , 
«  Comtesse  de  Pirabesche,  Osbesche,  et  caetera , 
a  II  soit  dit  que  sur  l'heure  il  se  transportera 
«  Au  logis  de  la  dame;  et  là  ,  d'une  voix  claire  . 
«  Devant  quatre  témoins  assistés  d'un  notaire , 
«  Zeste  !  ledit  Hier  orne  avoûra  hautement 
«  Qu'il  la  tient  pour  sensée  et  de  bon  jugement, 
a  Le  Bon  ».  C'est  donc  le  nom  de  votre  seigneurie? 

l'intimé. 
Pour  vons  servir,  {a part.)  Il  faut  payer  d'effronterie. 

CHICANEAU. 

Le  Bon  1  jamais  exploit  ne  fut  signé  lï  Bon. 
Monsieur  le  Bon.... 

l'intimé. 
Monsieur. 

CH  ICAN  EA.U. 

.Vpus  êtes  un  frippon. 
l'intimé. 
Monsieur,  pardonnez-moi,  je  suis  fort  honnête 
homme. 

C  H  I  c  A  N  F.  i.  u. 
Mais  frippon  le  plus  franc  qui  soit  de  Cacn  à  Rome. 

l'intimé. 
Monsieur,  je  ne  suis  pas  pour  vous  désavouer. 
Vous  aurez  la  bouté  de  me  le  bien  payer. 

CH  I  c  A  N  R  A  u. 

Moi,  payer.'  en  soufflets. 


ACTE  II,  SCENE  IV.  237 

I.'l  N  T  I  M  É. 

Vous  êtes  trop  honnête. 
Vous  me  le  paierez  bien. 

CHICAWEA.U. 

Oh  !  tu  me  romps  la  tète. 
Tiens ,  voilà  ton  paiement . 

l'  I  >■  T  I  M  É. 

Un  soufflet!  Ecrivons. 
«  Lequel  Hiérôme ,  après  plusieurs  rebellions , 
«  Auroit  atteint,  frappé,  moi  sergent  à  la  joue , 
«  Et  fait  tomber ,  du  coup ,  mon  chapean  dans  la 
«  boue.  » 
CHicA-NEAc,  lui  donnant  un  coup  de  pied. 
Ajoute  cela. 

l'  I  W  T  I  M  É, 

Bon,  c'est  de  l'argent  comptant; 
J'en  avois  bien  besoin.  "  Et,  de  ce  non  content, 
a  Auroit  avec  le  pied  réitéré  ».  Courage  ! 
«  Outre  plus ,  le  susdit  seroit  venu ,  de  rage , 
«  Pour  lacérer  ledit  présent  procès-verbal.  » 
Allons,  mon  cher  monsieur,  cela  ne  va  pas  mal. 
Ne  vous  relâchez  point. 

CHICANEA.U. 

Coquin  ! 
l'i  N  T  I  M  i. 

Ne  vous  déplaise , 
Quelques  coups  de  bâton,  et  je  suis  à  mon  aise. 

CHICANE  AU,  tenant  un  bâton. 
Oui  dà.  Je  verrai  bien  s'il  est  sergent. 

l'  I  w  T  I  M  É ,  e/2  posture  d'écrire . 

Tôt  donc , 
Frappez.  J'ai  quatre  enfants  à  nourrir. 

CHICANEAU. 

Ah  î  pardon  ! 
Monsieur ,  pour  un  sergent  je  ne  pouvois  vous 

prendre  ; 
Mais  le  plus  habile  homme  enfin  peut  se  méprendre. 


a38  LES  PLAIDEURS. 

Je  saurai  réparer  ce  soupçon  outrageant. 

Oui,  vous  êtes  sergent,  monsieur,  et  très  sergent. 

Touchez  là  :  vos  pareils  sont  gens  que  je  révère  ; 

Et  j'ai  toujours  été  nourri  par  feu  mon  père 

Dans  la  crainte  de  Dieu,  monsieur,  et  des  sergents. 

I.  *  I  K  T  I  M  £. 

Non,  à  si  bon  marché  Ion  ne  bat  point  les  gens. 

CBICXX  KJlV. 

Monsieur,  point  de  procès. 

l'intimé. 

-    Servîtear.  Contumace , 
Bâton  levé,  soufflet,  coup  de  pied.  Ab; 

CHICAIÏEAU. 

De  grâce , 

Rendez-les-moi  plutôt. 

l'intimé. 

Suffît  au'ils  soient  reçus  ; 
Je  ne  les  voudrois  paj»  donner  pour  mille  écus. 

SCENE    V. 

LÉANDRE,  EH   ROBE  DE  COMMISSAIRS; 

C  H  I  C  A  N  E  A  U,  L  '  1  N  T  1  M  É. 

l'intimé. 
Voici  fort  à  propos  mousieur  le  commissaire. 
Monsieur,  votre  présence  est  ici  nécessaire. 
Tel  que  vous  me  voyci  .  .aonsieur  ici  présent 
M'a  d'un  fort  grand  soufliet  fait  un  petit  présent. 

LÉANDRE, 

A  vous,  monsieur.^ 

l'intimé. 

A  moi,  parlant  à  ma  personne. 
Item ,  un  coup  de  pied  ;  plus ,  les  noms  qu'il  me  donne. 

L  É  JL  N  D  R  E. 

Avez-vous  des  témoins.-* 


ACTE  II,  SCENE  V.  239 

t'  I  rr  T  I  M  i. 

Monsieur ,  tâtcz  plutôt  ; 
Le  soufflet  sur  ma  joue  est  encore  tout  chaud. 

r,  É  A  N  D  R  E. 

Pri#en  flagrant  délit,  affaire  criminelie. 

CHICANEAU. 

Foin  de  moi! 

I.  '  I  N  T  I  M  É. 

Plus,  sa  fille,  au  moins  soi-disant  telle, 
A  mis  un  mien  papier  en  moi'ceaux,  protestant 
Qu'on  lui  feroit  plaisir,  et  que  d'un  œil  content 
Elle  nous  défioit. 

i.Éi.iTDRE,à  l'Intimé. 
Faites  venir  la  liUe. 
L'esprit  de  contumace  est  dans  cette  famille. 

CHicANEAu,/z  pari. 
Il  faut  absolument  q'i'on  m'ait  ensorcelé. 
Si  j'en  connois  pas  un ,  je  veux  être  étranglé. 

I.  É  A  N  D  H  E. 

Comment  !  battre  un  huissier  !  Mais  voici  la  rebelle. 

SCENE    VI. 

ISABELLE,  LÉANDRE,  CHICANEAU. 
L'INTIMÉ. 

I-  '  I  N  T  I  M  É ,  «  Isabelle. 
Vous  le  reconnoissez? 

L  É  A  N  D  R  E. 

Hé  bien,  mademoiselle. 
C'est  donc  vous  qui  tantôt  braviez  notre  officier , 
Et  qui  si  hautement  osez  nous  délier.'' 
Votre  nom .' 

ISABELLE. 

Isabelle. 

L  é  Alf  D  R  E. 

Ecrivez,  Et  votre  âge  ? 


940  L  E  s  P  L  A  I  D  E  U  R  s. 

ISABELLE. 

Dix-hoit  ans. 

CHICAWEXU. 

Elle  en  a  quelque  peu  davantage  : 
Mais  n'importe. 

L  É  A  ÏT  D  R  I, 

Etes-vous  en  pouvoir  de  mari? 

ISABELLE. 

Non,  monsieur. 

L  É  A  ir  O  R  E. 

Tons  riez?  Ecrivez  qu'elle  a  ri. 

OHICANEAL. 

Monsieur, ne  parlons  point  de  maris  à  des  filles; 
Voyez-vous,  ce  sont  la  des  secrets  de  familles. 

L  É  A  s  D  R  E. 

Mettee  qu'il  interrompt. 

CHlCAirEAC. 

Hé .'  je  n'y  pensois  pas. 
Prends  bien  garde ,  ma  fille ,  à  ce  que  tu  diras. 

L  É  A  3»  D  R  E. 

Là ,  ne  vous  troublez  pas.  Répondez  à  votre  aise. 
On  ne  veut  pas  rien  faire  ici  qui  vous  déplaise. 
N'avez-vous  pas  reçu  de  l'buissier  que  voilà 
Certain  papier  tantôt.^ 

ISABELLE. 

Oui ,  monsieur. 

CHICAKEAU. 

Bon  cela. 

L  É  A  îf  D  R  E. 

Ave»-vous  déchiré  ce  papier  sans  le  lire  ? 

ISABELLE. 

Monsieur ,  je  l'ai  lu. 

CHICAKEAU. 

Bon. 
i.ÉA2rDRE,â  l'Intimé. 

Continuez  d'étrire. 


ACTE  II,  SCENE  VI.  141 

(  à  Isabelle.  ) 
Et  pourquoi  ravez-vous  décliiré? 

■ISABELLE. 

J'avois  peur 
Que  mon  père  ne  prît  l'affaire  trop  à  cœur, 
Et  qu'il  ne  s'échauffât  le  sang  à  sa  lecture. 

CHICANEA.C. 

Et  tu  fuis  les  procès  }  C'est  méchanceté  pure. 

L  l^A.  N  D  R  E. 

Tous  ne  l'avez  donc  pas  déchiré  par  dépit, 

Ou  par  mépris  de  ceux  q^  vous  l'avoient  écrit? 

ISABELLE. 

Monsieur ,  je  n'ai  pour  eux  ni  mépris  ni  colère. 

LÉANDRE,à  l'Intimé. 
Ecrivez. 

CHICANEAtJ. 

Je  vous  dis  qu'elle  tient  de  son  père  ; 
Elle  répond  fort  bieti. 

L  É  A  N  D  R  E. 

Vous  montrez  cependant 
Pour  tous  les  gens  de  robe  un  mépris  évident. 

ISABELLE. 

Une  robe  toujours  m'avoit  choqué  la  vue  ; 
Mais  cette  aversion  à-présent  diminue. 

CHICAWEAU. 

La  pauvre  enfant  !  Va ,  va ,  je  te  marierai  bien , 
Dès  que  je  le  pourrai,  s'il  ne  m'eu  coûte  rieu. 

L  É  A  lî  D  R  E. 

A  la  justice  donc  vous  voulez  satisfaire  ? 

ISABELLE. 

Monsieur,  je  ferai  tout  pour  ne  vous  pas  déplaire. 

l'intimé. 
Monsieur,  faites  signer. 

L  É  A  H  D  R  E. 

Dans  les  occasions 
Soutiendrez-Tous  au  moins  vcs  dépositions.** 


a4a  '     L  E  S  P  L  A  I  D  E  U  R  S. 

ISA.BELLE. 

Monsieur ,  assurez-vous  qu'Isabelle  est  constante. 

I,  É  A.  ÎT  D  R  E. 

Signez.  Cela  va  bien,  la  justice  est  contente. 
Çà,  ne  si^ei-vous  pas,  monsieur? 
caiCA-WEAr. 

Oui-dà ,  galment , 
A  tout  ce  qu'elle  a  dit  je  signe  aveuglement. 

L  É  A  :?  D  R  E,  ba^  à  Isabelle. 
Tout  va  bien.  A  mes  vœux  le  succès  est  conforme  : 
Il  signe  un  bon  contrat  écrit  en  bonne  forme; 
Et  sera  condamné  tantôt  sur  son  écrit. 
chicxîteau,  à  part. 
Que  lui  dit-il.^  Il  est  cbariné  de  son  esprit. 

I-  É  A  !î  D  R  E . 

Adieu.  Soyez  tonjours  aussi  sage  que  belle, 
Tout  ira  bieu.  ilaissier ,  remenez-la  chez  elle. 
Et  vous,  monsieur,  marchez. 

CHICAXEAU. 

Où,  monsieur? 

L  É  A  Zî  D  R  F. 

SniTcz-mok 

CHICAXKAr. 

Où  donc  ? 

I.  É  A  W  D  R  E. 

Vous  le  saurez.  Marchez,  de  par  le  roi. 

C  H  I  C  A  N  K  A  u. 

Comment  I 

SCENE  VII. 
LÉAÎ^DRE,  CHICANEAU,  PETIT  JEAN. 

PETIT    JEATf. 

Holà!  quelqu'un  n'a-t-il  point  vu  mon 
maître  ? 


ACTE  II,  SCENE  VIL    ^     243 
Quel  cliemin  a-t-il  pris  ?  la  porte ,  ou  la  fenêtre  ? 

L  £  ▲  N  D  R  E. 

'A  l'autre! 

PETIT    JEAK. 

Je  ne  sais  qu'est  devenu  son  fils; 
Et  pour  le  père ,  il  est  où  le  diable  l'a  mis. 
Il  me  redemandoit  sans  cesse  ses  ëpices; 
Et  j'ai  tout  bonnement  couru  dans  les  offices 
Cbercber  la  boite  au  poivie  :  et  lai,  pendant  cela, 
Est  disparu. 

SCENE   VIT  T. 

DANDIN,  AuwE  Ltici-RNE;  LÉANDRE 
CHICANE  AU,  L'INTIM  É,  PETIT  J  LAN. 

D  A  w  n  I  w. 
Paix!  paix  .'  que  l'on  se  taise  là. 
L  £  A  ir  r>  R  £. 
Hé!  grand  dieu! 

PETIT    JEAIT. 

Le  voilà ,  ma  foi ,  dans  les  gouttières. 

D  A  N  D  I  N. 

Quelles  gens  êtes-vous?  Quelles  sont  vos  affaires.' 
Qui  sont  ces  gens  en  robe.»'  Etes-vous  avocats.** 
Çà,  parlez. 

PETIT    JE1.N. 

Vous  verrez  qu'il  va  juger  les  chats. 

D  A  W  D  I  N. 

Avez-vons  eu  le  soin  de  voir  mon  secrétaire? 
Allez  lui  demander  si  je  sais  votre  affaire^ 

L  É  A  N  D  R  E. 

Il  faut  bien  que  je  raille  arracher  de  ces  lieux. 
Sur  votre  prisonnier,  huissier,  ayez  les  yeux. 

PETIT    JEAIT. 

Ro,  ho,  monsieur! 


244  L  E  S  P  L  A  I  D  E  U  R  S. 


Et  suis-moi. 


I,  E  i.  ir  D  R  E. 

Tais-toi ,  sur  les  yeux  de  ta  tête  ; 


SCENE  IX. 


LA  COMTESSE,  DAIN'DIN,  CHIC ANEAU, 
L'INTIMÉ. 

D  A.  K  D  r  K. 

Dépêchez,  donnez  votre  requête. 

CHICAITEA.U. 

Monsieur ,  sans  votre  aveu  l'on  me  fait  prisonnier. 

T.A.C05ITESSE. 

Hé ,  mon  dieu  !  j'appercois  monsieur  dans  son  gremer. 
Qaefait-illà? 

I.  '  I  IT  T  I  M  É. 

Madame ,  il  y  donne  audience. 
Le  champ  vous  est  ouvert. 

CHICANEAU. 

On  me  fait  violence , 
Monsieur ,  on  m'injurie ,  et  je  venois  ici 
Mu  plaindre  à  vous. 

t,  À.    COMTESSE. 

Monsieur ,  je  viens  me  plaindre  aussi. 

CHICAÎTEAU   et   LA    COMTESSE. 

Vous  vtîyez  devant  vous  mon  adverse  partie. 

l'intimé. 
Parbleu!  je  me  veux  mettre  aussi  de  la  partie. 

CHIC  AN  EAU,    LA    COMTESSE,    l'iKTIMI 

Monsieur,  je  viens  ici  pour  un  petit  exploit. 

CHICAWEAIT, 

Hé  !  messiears ,  tour-ù-tour  exposons  notre  droit. 

LA    COMTESSE. 

Son  droit. ^  Tout  ce  qu'il  dit  sont  autant  d'impostures. 


ACTE  II,  SCENE  IX.  945 

D  A.  N  D  I  ir. 
Qu'est-ce  qu'on  vous  a  fait? 

CHICA.NEA.U,    LA    COMTESSE,    l'iNTIMÉ. 

On  m'a  dit  des  injures. 
l'intimé,  continuant. 
Outre  un  soufflet ,  monsieur,  que  j 'ai  reçu  plus  qu'eux. 

C.  H  I  C  A  N  E  A  U. 

Monsieur,  je  suis  cousin  de  l'un  de  vos  neveux. 

I.A    COMTESSE. 

Monsieur,  père  Cordon  vous  dira  mon  affaire. 

l'i  !«■  T  I  M  É. 
Monsieur,  je  suis  bâtard  de  votre  apotliicaire. 

n  A  N  D  I  ir. 
Tos  qualités.-* 

LA     COMTESSE. 

Je  suis  comtesse. 

l'i  IT  T  I  M  É. 

Huissier. 

CHICANEAU. 

Bourgeois. 
Messieurs.... 

i>  A  N  D  iw ,  5e  retirant  de  la  lucarne» 
Parlez  toujours ,  je  vous  entends  tous  trois. 

CHICANEAU. 

Monsieur.... 

l'intimé. 
Bon  !  le  voilà  qui  fausse  compagnie. 

LA     COMTESSE. 

Hélas  ! 

CHICANEAU. 

Hé  quoi!  déjà  l'audipice  est  finie? 
Je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  lui  dire  deux  mots. 


ai. 


a46  LES  PLAIDEURS. 

SCENE    X. 

LÉANDRE,  SANS  robe;  CHICANEAU, 
LA  COMTESSE,  L'INTIMÉ. 

I.  É  A  K  D  R  ï. 

Messieurs ,  voulez- vous  bien  nous  laisser  en  repos? 

CHICANEAU. 

Monsieur ,  pent-OD  entrer? 

I.  £  A  N  D  RE. 

Non,  monsieur,  ou  je  meure. 

CHICANEAU. 

Hé!  pourquoi?  j 'au '•ai  fait  en  une  petite  heure, 
En  deux  heures  au  plus. 

LÉANDRE. 

On  n'entre  point, monsieur. 

LA     COMTESSE. 

C'est  bien  fait  de  /ermer  la  porte  à  ce  crieur. 
Mais  moi.... 

I.  É  A  N  D  R  E. 

L'oun' entre  point,  madame,  je  VOUS  jure. 

LA     COMTESSE. 

Ho ,  monsieur  ,j  'ontreraL 

LÉANDRE. 

Peut-être. 

LA     COMTESSE. 

J'en  suis  sûre. 

LÉANDRE. 

Par  la  fenêtre  donc  ? 

LAC  OJI  T  E  s  s  E. 

Par  llporte. 

LÉANDRE. 

n  faut  voir. 

CEI  C_A  N  E  A  U. 

Quand  je  devrois  ici  demeurer  jusqu'au  soir. 


ACTE  II,  SCENE  XI.  247 

SCENE    XL 

LÉANDRE,  CHICANE  AU,  LA  COMTESSE, 
L'INTIMÉ,  PETIT  JEAN. 

PETIT  JEAK,  à  Léandre. 
On  ne  l'entendra  pas,  quelque  chose  qu'il  fasse. 
Parbleu  !  je  l'ai  fourré  dans  notre  salle  basse , 
Tout  auprès  de  la  cave. 

I,  É  A  N  D  R  E. 

En  un  mot  comme  en  cent, 
On  ne  voit  point  mon  père. 

CSICANEAU. 

He  bien  donc  !  si  pourtant 
Sur  toute  cette  affaire  il  faut  que  je  le  voie.... 

(  Dandin  paraît  par  le  soupirail.  ) 
Mais  que  vois-je  ?  Ah  .'  c'est  lui  que  le  ciel  nous  renvoie  ! 

I.  É  A  ir  D  R  E. 
Quoi  !  par  le  soupirail .' 

PETIT    JEAN. 

Il  a  le  diable  au  corps. 

CHICANEAU. 

Monsieur.... 

D  A  W  D  I  N. 

L'impertinent  !  Sans  lui  j'étois  dehors. 

CHICANEAU. 

Monsieur.... 

D  A  H  D  I  If . 

Retirez-vous ,  vous  êtes  une  bêle. 

CHICA  NEAU. 

Monsieur,  voulez-vous  bien.... 

D  A  N  D  IW. 

Vous  me  rompez  la  tête. 

CHICANEAU. 

Monsiear,  j'ai  commandé.» 


aA$  LESPLAIDEURS. 

D  A  W  D  I  W. 

Taisez-Toa»,  vous  dit-on. 

CHICJLITEAr. 

Que  l'on  portât  chez  vons... 

D  A  N  D  I  ir. 

Qu'on  le  mené  eu  prison. 

CHICAITEAU. 

Certain  qnartant  de  vin. 

D  A  W  D  I  W. 

Hé  !  je  n'en  ai  que  faire. 

CHICANEAU. 

C'est  de  très  bon  muscat. 

D  A  ir  D  I  F. 

Redites  votre  affaire. 
LÉAiïDRE,  à  l'Intimé. 
Il  faut  les  entourer  ici  de  tous  côtés. 

I.  A     COMTESSE. 

Monsieur,  il  vous  va  dire  autant  de  faussetés. 

CHICAWEAU. 

Monsieur,  je  vous  dis  vrai. 

D  A  w  D  I  w. 

Mon  dieu  !  laissez  la  dire. 

LA    COMTESSE. 

Monsieur ,  écoutez-moi. 

p  A  w  D  I  w. 

Souffrez  que  je  re5 

CBICAITEAU. 

Monsieur... 

D  A  W  D  I  If. 

Yous  m'étranglez. 

I.A    COMTESSE. 

Toa  ruez  les  yeux  vers  moi. 

D  A  N  D  I  W. 

EUe  m'étrangle.  Ay  î  ay .' 

CHICAIÎEAr. 

Vous  m'entraînez ,  ma  foi  ! 


ACT^  II,  SCENE  XI.  249 

Prenez  garde ,  je  tombe. 

P£TIT    jrAN. 

Ils  sont ,  sur  ma  parole , 
L'an  et  l'autre  encavés. 

MÉANDRE. 

Tîte ,  que  l'on  y  vole  ; 
Courez  à  leur  secours.  Mais  au  moins  je  prétends 
Que  monsieur  Chicaneau,  puisqu'il  est  là  dedans. 
N'en  sorte  d'anjourd'hai.  L'Intimé,  prends-y  garde. 

l'  I  IT  T  I  M  É. 

Gardez  le  soupirail. 

1,  É  A  IT  D  R  E. 

Va  vite,  je  le  garde. 

SCENE    XII. 
LA  COMTESSE,  LÉANDRE. 

LA.    COMTESSE. 

Misérable!  il  s'en  va  lui  piévenir  l'esprit. 

{parle  soupirail.) 
Monsieur,  ne  croyez  rien  de  tout  ce  qu'il  vous  dit; 
Il  n'a  point  de  témoins,  c'est  un  menteur. 
I.  É  A  ir  D  R  £. 

Madame , 
Que  leur  contez  vous  là.^  Peut-être  ils  rendent  l'ame. 

LA    COMTESSE. 

Il  lui  fera,  monsieur,  croire  ce  qu'il  voudra. 
Souffrez  que  j'entre. 

LÉANDRE. 

Oli  non  !  personne  n'entrera. 

LA     COMTESSE. 

Je  le-vois  bien,  monsieur,  le  vin  muscat  opère 
Aussi  bien  sur  le  lîl»  que  sur  l'esprit  du  père. 
Patience,  je  vais  protester  comme  il  faut 
Contre  monsienr  le  juge  et  contre  le  quartant. 


aSo  LES  PLAIDEURS. 

L  É  JL  17  D  B  E. 

Allez  donc ,  et  cessez  de  nous  rompre  la  tête. 
Que  de  fous  !  Je  ae  fus  jamais  à  telle  fête. 

SCENE    XIII. 

DANDIN,  LÉANDRF,  L'INTIMÉ. 

l/  I  IT  T  I  M  É. 

Monsieur,  où  courez  vous?  C'est  vous  mettre  en 

danger. 
Et  vous  boitez  tout  bas. 

Je  veux  aller  jngcr. 

I,  É  A  N  D  R  E. 

Comment ,  mon  père  !  Allons ,  permettez  qu'on  vou» 

panse. 
Tite,  un  chirurgien. 

D  A.  X  D  I  îf. 

Qu'il  vienne  à  l'audience. 
I.  É  A  ir  D  R  E. 
Hél  mon  père!  arrêtez... 

D  A  K  D  ï  X. 

Oh  î  je  vois  ce  que  c'est  : 
Tu  prétends  faire  ici  de  moi  ce  qui  te  plaît  ; 
Tu  ne  gardes  pour  moi  respect  ni  complaisance  : 
Je  ne  puis  prononcer  une  seule  sentence. 
Achevé,  prends  ce  sac.  prends  vite. 
L  É  A  ir  D  R  E. 

Hé  !  doucement, 
Mon  père.  Il  faut  trouvfr  quelque  accommodement. 
Si  pour  vous,  sans  ji  ger,  la  vie  est  un  supplice, 
Si  vous  êtes  pressé  de  rendre  la  justice , 
Il  ne  faut  point  sortir  pour  cela  de  chez  vous  ; 
Exercez  le  talent,  et  jugez  parmi  nous. 

D  A   !»  D  I  N. 

Ne  raillons  point  ici  de  la  magistrature. 


1 


ACTE  II,  SCENE  XIII.  a5i 

Vois-tu?  je  ne  veux  point  être  un  juge  en  peinture. 

I.  É  AIT  D  R  E. 

Vous  serez;  au  contraire  ,  un  juge  sans  appel, 

Et  juge  du  civil  comme  du  criminel. 

Vous  pourrez  tous  les  jours  tenir  deux  audiences: 

Tout  vous  sera  rh»z  vous  matière  de  sentences. 

Un  valet  manque-t-il  de  rendre  un  verre  net  ; 

Condamnez-le  à  l'amende ,  ou ,  s'il  le  casse ,  au  fouet. 

1i  X  N  D  im. 
C'est  quelque  chose.  Eacor  passe  quand  on  raisonne. 
Et  mes  vacations,  qui  les  paiera?  personne? 

1  É  A  K  D  R  E. 

Leurs  gages  vous  tiendront  lieu  de  nantissement. 

D  A  N  D  I  Tï. 

Il  parle,  ce  me  semble,  assez  pertinemment. 

L  É  A  w  nRE, 
Contre  un  de  vos  voisins... 

SCENE    XIV. 

D  AND  IN,  LÉ  AND  RE,   L'INTIMÉ, 
P  E  T  II    JEAN. 

PETIT     JEAK. 

Arrête  !  arrête  .'  attrape  ! 
LÉAirnRE,  à  l'Intimé. 
Ah  î  c'est  mon  prisonnier ,  sans  doute ,  qui  s'échappe  ? 

l'  I  It  T  I  M  É. 

Non,  non,  ne  craignez  rien. 

PETIT     JEAW. 

Tout  est  perdu...  Qtron... 
Votre  chien...  vient  là-bas  de  niangei  un  chapon. 
Rien  n'est  sur  devant  lui  ;  ce  qu'il  trouve  il  l'emporte. 

I.  É  /.  W  ])  R  E. 

Bon,  voilà  pour  mon  perc  rae  cause.  Main  forte. 
Qu'on  se  mette  après  lui.  Courez  tous. 


aSa  LESPLAIDEUKS. 

D  A  N  D  I  X. 

Point  de  bruit, 
Tout  doux.  Un  amené  sans  scandale  suffit. 

MÉANDRE. 

Cà,  mon  père,  il  faut  faire  un  exemple  authentique; 
Jugez  sévèrement  ce  voleur  domestique. 

D  A  N  D  I  lï. 

Mais  je  veux  faire  au  moins  la  chose  avec  éclat. 
Il  faut  de  part  et  d'autre  avoir  un  avocat. 
Nous  n'en  avons  pas  un. 

I,  É  A  N  D  R  E. 

Hé  bien!  il  en  faut  faire. 

Voilà  votre  portier  et  votre  secrétaire; 
Vous  en  ferez ,  je  crois ,  d'escellents  avocats  : 
Ils  sont  fort  ignorants. 

t'  I  w  T  I  »i  É. 

Non  pas ,  monsieur,  non  pas. 
J'endormirai  monsieur  tout  aussi  bien  qu'un  autre 

PETIT    JEAW. 

Pour  moi ,  je  ne  sais  rien  ;  n'attendez  rien  du  nôtre. 

I.  É  A  W  D  K  E. 

C'est  ta  première  cause,  et  l'on  te  la  fera. 

PETIT    JEAIT. 

Mais  je  ne  sais  pas  lire. 

X.  É  A  N  D  R  E. 

Hé  !  l'on  te  soufflera. 

D  A  If  D  I  K. 

Allons  nous  préparer.  Çà,  messieurs,  point  d'intrigue. 
Fermons  l'œil  aux  présents,  et  l'oreille  à  la  brigue. 
Yous,  maître  Petit  Jean  ,  serez  le  demandeur  : 
Vous,  maitre  l'Intimé,  soyez  le  défendeur. 

FIK    DU    SECOWD    ACTE. 


ACTE  TROISIEME. 

SCENE    I. 

CHICANEAU,   LÉANDRE, 
LE  SOUFFLEUR. 

^^  CHICANEAU. 

Oui  , monsieur,  c'est  ainsi  qu'ils  ont  cond  ai»  l'affaire  ; 
L'huissier  m'est  inconnu,  comme  le  commissaire. 
Je  ne  mens  pas  d'un  mot. 

L  É  A  N  D  R  E. 

Oui ,  je  crois  tout  cela  ; 
Mais ,  si  vous  m'en  croyez,  vous  les  laisserez  là. 
En  vain  vous  prétendez  les  pousser  l'un  et  l'autre  ; 
Vous  troublerez  bien  moins  îeur  repos  que  le  vôtre. 
Les  trois  quarts  de  vos  biens  sont  déjà  dépensés 
A  faire  enfler  des  sacs  l'un  sur  l'ancre  entassés  ; 
Et  dans  une  poursuite  à  vous-même  contraire... 

CHICANEAU. 

Vraiment  vous  me  donnez  un  conseil  salutaire  ; 
Et  devant  qu'il  soit  peu  je  veux  en  profiter  : 
Mais  je  vous  prie  au  moins  de  bien  solliciter. 
Puisque  monsieur  Dandin  va  donner  audience, 
Je  vais  faire  venir  ma  fille  en  diligence. 
On  peut  l'interroger  ,  elle  est  de  bonne  foi  ; 
Et  même  elle  saura  mieux  répondre  que  moi. 

L  É  A  N»  R  E. 

Allez  et  revenez,  l'on  vous  fera  justice. 

LE    s  O  U  F  F  T.  E  U  a. 

Quel  hommeT 


a54  LESPLAIDEURS. 

SCENE  II. 
LÉANDRE,  LE  SOUFFLEUR. 

LÉ  A.ND  KE. 

Je  me  sers  d'un  étrange  artifice  : 
Mais  mon  père  est  un  homme  à  se  désespérer  ; 
Et  d'une  caase  en  l'air  il  le  faut  bien  lenrrtr. 
D'ailleurs,  j'ai  mon  dessein,  et  je  veux  qu'il  condamne 
Ce  fou  qui  réduit  tout  au  pied  de  la  chicane. 
Mais  voici  tous  nos  gens  qui  marchent  sur  nos  pas. 

SCENE    III. 

D  AND  IN,  LÉ  AND  RE;  L'INTIMÉ 

ET  PETIT  JEAN  EN  robe; 

LE  SOUFFLEUR. 

n  ▲  17  D  I  ir. 

Çà,  qu'êtes-vous  ici? 

I.É  AÎTDRE. 

Ce  sont  les  avocate, 
n  A  9  D I  ir ,  au  Soufjleur. 
Vous.? 

LE    SOUFFLEUR, 

Je  viens  secourir  leur  mémoire  troublée 

D  ATTTÏlir. 

Je  vous  entends.  Et  vous? 

L  É  AXDR  E. 

Moi?  je  suis  ras$emble<-. 

D  A.K  D  I  If. 

Commencez  donc. 

LE     SOUFFLEUR. 

Messieurs... 

PETIT    JEAIT. 

Ho.'  prcuez-le  plui  i>«t; 


ACTEIII,  SCENEIII.  i55 

Si  vous  soufflez  si  haut,  Ton  ne  m'entendra  pas. 
jNÎpssiears.... 

n  A  K  D  I  N. 

Couvrez-vous. 

PETITJEÀW. 

Oh!  Mes... 

D  A  K  D  I  N. 

Courrez-vous,  rons  di«-je. 

PETIT    JEAN. 

Oh  !  monsieur  !  je  sais  bien  à  quoi  l'honneur  m'oblige. 

D  A  K  D  I  N. 

Ne  te  couvre  donc  pas. 

PETIT    JEAK. 

(se  couvrant.)     {au  Sottffleii^.^ 
Messieurs....       Vous,  doucement  ; 

Ce  que  je  sais  le  mieux,  c'est  mon  commencement. 

Messieurs,  quand  je  regarde  avec  exactilude 

L'inconstance  du  monde  et  sa  vicissitude  ; 

Lorsque  je  vois,  parmi  tant  d'hommes  différents, 

Pas  une  étoile  fixe,  et  tant  d'astres  errants; 

Quand  je  vois  les  Césars,  quand  je  vois  leur  fortune; 

Quand  je  vois  le  soleil,  ^t  quand  je  vois  la  lune  ; 
Bal'yloniens. 

Quand  je  vois  les  états  des  Bab-boniens 

Persans.       Macédoniens. 

Transférés  des  Serpents  aux  Nacédonieus  ; 

Romains.  despotique. 

Quand  je  vois  les  Lorrains ,  de  Tétat  dépotique , 
démocratique. 

Passer  au  démocrite ,  et  puis  au  monarchique  ; 

Quand  je  vois  le  Japon... 

.  l'  I  N  T  I  M  É. 

Quand  aura-t-il  tout  va? 

PETIT    JEAW. 

Oh  !  pourquoi  celui-là  m'a-t-il  int«rrompu? 
Je  ne  dJrai  plus  rien. 


25fi  L  E  s  P  L  A  I  D  E  U  R  s. 

D  A.  IT  D  I  W. 

Avocat  incommode , 
Qae  ne  lui  laissez-vons  finir  sa  période? 
.le  saoïs  sang  et  eau  ,  pour  voir  si  da  .lapon 
Il  vienJro.t  à  bon  port  au  fait  de  son  chapon  ; 
Et  vous  l'interrompez  par  tin  discours  frivole. 
Parlez  donc,  avocat. 

PETIT    JEA.ir. 

J'ai  perdu  la  parole, 
z.  É  A.  ir  D  R  E. 
Achève,  Petit  Jean  :  c'est  fort  bien  débuté. 
Maie  que  font  là  tes  bras  pendants  à  ton  côté? 
Te  vo'là  sur  tes  pieds  droit  comme  une  statue. 
Dégourdis -toi.  Courage;  allons,  qu'on  s'évertue. 

PETIT  ^EAw,  remuant  les  bras. 
Quand...  je  vois...  Quand...  je  vois... 

I.  É  A.  IT  D  F.  E. 

Dis  donc  ce  que  tu  vois. 

PETIT    JEAW. 

Oh  dame  •  on  ne  court  pas  deux  lièvres  à-la-foi». 

LE    SOUFFLEUR. 

On  lit... 

PETIT    JEAN. 

On  lit... 

LE    SOUFFLET  a. 

Dans  la... 

PETIT     JEA.jr. 

Dans  la... 

LE    SOUFFLEUR. 

Métamorphose... 

PETIT    JEAV. 


Comment? 


I.E    .««OUFFLEUR. 

Que  la  métem... 

PETIT    JEA>. 

Que  la  métem. 


ACTE  III,  SCENE  III.  i5^ 

LE    SOUFFLEUR. 

Psycose.^- 

PETIT    JEAK. 

Psycose... 

I,E    SOUFFLEUR. 

Hé  !  le  cheval  ! 

PETITJEAW. 

El  le  cheval.  . 

LE    SOUFFLEUR. 

Encor  ! 

PETIT    3  Z  AV. 

Encor... 

LE    SOUFFLEUR. 

Le  ehien  ! 

PETIT    JEAir. 

Le  chien... 

LE  SOUFFLEUR. 

Le  buior  ! 

PETIT    JEAir. 

Le  bntor... 

LE    SOUFFLEUR. 

Peste  de  l'avocat! 

PETIT    JEAK. 

Ah!  peste  de  toi-même! 
Vovez  cet  autre  avec  sa  face  de  carême  ! 
Ta-t'en  au  diable. 

D  A  n  D  I  K . 

Et  vous .  venez  au  fait.  Un  mot 
Du  fait. 

PETIT    JEAW. 

Hé  !  faut-il  tant  tourner  autour  du  pot  ? 
Ils  me  font  dire  aussi  des  mots  longs  d'une  toise, 
De  grands  mots  qui  tiendroient  d'ici  jusqu'à  Pontoiae. 
Pour  moi ,  je  ne  sais  point  tant  faire  de  façon 
Pour  dire  qu'un  mâtin  vient  de  prendre  un  chapon. 
Tant  y  a  qu'il  n'est  rien  que  votre  chien  ne  prenne  ; 

a2. 


a58  LES  PLAIDEURS. 

Qu'il  a  mangé  là-bas  nn  bon  chapon  da  Maine  ; 
Que  la  première  fois  que  je  l'y  trouverai. 
Son  procès  est  lout  fait,  et  je  l'assommerai. 

L  É  A  N  D  R  E. 

Belle  conclusion,  et  digne  de  l'exorde  î 

PETIT    J  iPx  K, 

On  l'entend  bien  toujcnrs.  Qui  voudra  mordre 
y  morde. 

D  X  N  D  I  w. 

Appelez  les  témoins. 

L  É  A.  W  D  R  E. 

'  C'est  bien  dit ,  s'il  le  peut  : 

Les  témoins  sont  fort  chers ,  et  n'en  a  pas  qui  vent. 

PETIT    JEAK. 

If  Dus  en  avons  pourtant ,  et  qui  sont  sans  reproche. 

D  A  w  n  I  If. 

Faites-les  donc  venir. 

PETIT    JEAir. 

Je  les  ai  dans  ma  poche. 
Tenez,  voUà  la  tête  et  les  pieds  du  chapon  ; 
Voyez -les ,  et  jugez. 

l'  I  W  T  I  M  É. 

Je  les  récuse. 

D  A  N  D  I  N. 

Bon! 
Pourquoi  lei  récuser.' 

I.'  I  W  T  I  M  É. 

Monsieur,  ûs  sont  du  Maine. 

D  A  n  D  I  IT. 

B  est  vrai  que  du  Mans  il  en  vient  par  douzaine. 

l'  I  N  T  I  M  i. 
Messieurs... 

D  A  w  D  I  w. 
Serez-vous  long ,  avocat .'  dites-moi. 
l'  I  N  T  I  M  t. 
Je  ne  réponds  de  rien. 


ACTE  III,  SCENE  III.  z5ç^ 

D  A  N  D  I  N. 

Il  est  de  bonne  foi. 
l'  I  N  T I M  É,  d'un  ton  finissant  en  fausset. 
Messieurs,  tout  ce  qui  peut  étonner  un  coupable, 
Tout  ce  que  les  mortels  ont  de  plus  redoutable. 
Semble  s'être  assemblé  contre  nous  par  basard, 
Je  veux  d're  la  brigue  et  l'éloquence.  Car , 
D'un  côté,  le  crédit  du  défnnl  m'éponvaule 
Et  de  l'autre  côté ,  l'éloquence  éclatante 
De  maître  Petit  Jean  m'éblouit. 

D  A.  N  D  I  N. 

A-vocat, 
De  votre  ton  vous-même  adoucissez  l'éclat. 

I,'  I  N  T  I  M  É. 

(  d'un  ton  ordinaire.  )       (  du  beau  ton.  ) 
Oui-dà,  j'en  ai  plusieurs.  Mais  quelque  défiance 
Que  nous  doive  donner  la  susdite  éloquence , 
Et  le  susdit  crédit;  ce  néanmoins,  messieurs, 
L'ancre  de  vos  bontés  nous  rassure.  D'ailleurs, 
Devant  le  grand  Dandin  l'innocence  est  hardie; 
Oui,  devant  ce  Caton  de  basse  Normandie, 
Ce  soleil  d'équité  qui  n'est  jamais  terni  : 

YlCTRIX  CAUSA.  Dus  PLACUIT,  SED  TICTA  CaTOîVI. 
D  A  N  n  I  K. 

Yraiment,  il  plaide  bien. 

l'  I  N  T  I  M  É. 

Sans  craindre  aucune  chose, 
Je  prends  donc  la  parole,  et  je  viens  à  ma  cause. 
Aristote,  frimo  péri  Politicox  , 
Dit  fort  bien... 

DANDIN. 

Avocat,  il  s'agit  d'un  chapon, 
Et  non  point  d' Aristote  et  de  sa  pobtique. 

I.'  I  N  T  I  M  É. 

Oui ,  mais  rautorité  du  Péripatétique 


â6o  LES  PLAIDEUR  S- 

ProuTeroit  que  le  bien  et  le  mal... 

D  A  If  D  I  N. 

Je  prétends 
Qa'Aristote  n*a  point  d'autorité  céans. 
Au  fait. 

l'  I  N  T  I  M  É- 

Pausanias,  en  ses  Corinthiaqne«... 

J)  A.  N  D  I  N. 


Au  fait. 

Rebuffe 


L    INTIME. 


D  A  If  D  I  N. 

Au  fait ,  VOUS  dis-je. 

I.'  I  N  T  I  M  É. 

Le  grand  Jacques... 

D  A  N  D  I  N. 

Ati  fait,  au  fait,  au  fait. 

l'  I  N  T  I  M  É. 

Harmenopul ,  iw  PROJtPT.... 

D  A  N  D  I  K. 

Ob!  je  te  vais  juger. 

I.'  I  N  T  I  M  É. 

Ob  .'  vous  êtes  si  prompt  ! 
Voici  le  fait.  (TJite.)  Un  cbien  vient  dans  une  cuisine, 
Il  y  trouve  un  cbapon  ,  lequel  a  bonne  mine. 
Or  celui  pour  lequel  je  parle  est  affamé , 
Celui  contre  lequel  je  parle  actem  plumé  : 
Et  celui  pour  lequel  je  suis  prend  en  cachette 
Celui  contre  lequel  je  parle.  L'on  décrète  : 
On  le  prend.  Avocat  pour  et  contre  appelé  : 
Jour  pris.  Je  dois  parler,  je  parle;  j'ai  parlé. 

D  A  K  D  I  N. 

Ta,  ta,  ta,  ta.  Voilà  bien  instruire  une  affaire! 
Il  dit  fort  posément  ce  dont  on  n'a  que  faire. 
Et  conrt  le  grand  galop  quand  il  e.^t  â  .son  fait. 


AGI  L  m,  SCENE  III.  261 

l'  I  K  T  I  M  É. 

Mais  le  premier,  monsieur ,  c'est  le  beau. 

D  A.  W  D  I  W. 

C'est  le  laid. 
A-t-on  jamais  plaidé  d'une  telle  métliode.^ 
Mais  qu'en  dit  l'assemblée  ? 

I.  É  A  w  D  R  E. 

Il  est  fort  à  la  mode. 
l'  I  N  T  I  M  É,  d'un  ton  'vehtment. 
OD'arrive-t-iL,messieurs?On  vient. Commfntvient-oh? 
On  poursuit  ma  partie.  Ou  force  une  maison. 
Quelle  maison?  maison  de  notre  propre  juge. 
Oa  brise  le  cellier  qui  nous  s^rt  de  refuge. 
Do  vol,  de  brigandage  ou  nous  dériare  auteurs. 
On  nous  traîne,  on  nous  livre  à  nos  accusateurs, 
A  maître  Petit  Jean,  messieurs.  Je  vous  atteste  : 
Qui  ne  sait  que  la  loi,  Si  Quis  canis,  Djgeste 
De  VI,  paragrapho,  messieurs...  caponibus, 
Est  manifestement  contraire  à  cet  abus.** 
Et  quand  il  seroit  vrai  que  Citron  ma  partie 
Auroit  mangé,  messieurs,  le  tout,  ou  bien  partie 
Dudit  cbapon:  qu'on  mette  en  compensation 
Ce  que  nous  avons  fait  avant  cette  action. 
Quand  ma  partie  a-t-elle  été  réprimandée  .'* 
Par  qui  votre  maison  a-t-elle  été  gardée  .►• 
Quand  avons-nous  manqué  d'aboyer  au  larron.' 
lémoins  trois  procureurs,  dont  icelui  Citron 
A  décbiré  la  robe.  On  en  verra  les  pièces. 
Pour  nous  justifier ,  voulez-vous  d'autres  pièces.»' 

PETIT    JEAN. 

Biaître  Adam... 

t'  I  N  T  I  M  É. 

Laissez-nous. 

PETIT    JEAN. 

L'Intimé... 


2(Ja  LESPLAIDEURS. 

l'  I  K  T  I  M  É. 

I^issez-noDs. 

PETIT    JEAK. 

S'enroue. 

l'  I  W  T  I  M  É. 

Hé  î  laissez-nous.  Euh  !  euh  ! 
D  A  If  n  I  if^ 

Pi  ep  osez-vous, 
Et  concluez. 

t'iiTTiMÉ,  d'un  ton  pesant. 

Puis  donc  qu'on  nous  permet  de  prendra; 
Haleine,  et  que  l'on  nous  défend  de  nous  étendre  , 
Je  vais,  sans  rien  omettre,  et  sans  prévariquer, 
Compendieusement  énoncer,  expliquer. 
Exposer  à  vos  yeux  l'idée  universelle 
De  ma  cause ,  et  des  faits  renfermés  en  iceUe. 

n  A  JI  D  I  N. 

Il  auroit  plutôt  fait  de  dire  tout  vingt  fois 

Que  de  l'abréger  une.  Homme ,  ou  ,  qui  que  tu  sois , 

Diable,  conclus;  ou  bien  que  le  ciel  te  confonde  .' 

X.'  I  N  T  1  N  É. 

.Te  Unis. 

D  A  N  D  I  N. 

Ah! 

l'  I  N  T  I  M  É, 

Avant  la  naissance  du  monde.... 
D  A  s  D  I  ?î ,  bâillant. 
Avocat,  ah!  passons  au  déluge. 

l'  I  N  T  I  M  É. 

Avant  donr 
La  naissance  du  monde  et  sa  création. 
Le  monde,  l'univers,  tout,  la  nature  entière 
Eroit  ensevelie  au  fond  de  la  matière. 
Lfs  élt-raents ,  le  feu ,  l'air  ,  et  la  terre ,  et  l'eau  , 
Enfonces,  culasses,  ne  faisoient  qu'un  monceau. 
Une  confusion,  une  masse  sans  forme, 


ACTEIII,  SCENEIII.  26Ï 

Un  désordre ,  uu  chaos  ,  une  cohue  énorme. 

UrîCS  ERA.T  TOTO  NA.TURAE  VULTU!»  IS  ORBE  , 
QUEM   GrAECI    DIXERE   CHAOS,    RUDIS   INDIGESTAQUB 
MOtES. 

''  {Dandin  endormi  se  laisse  tombej\) 

L  É  A  IC  D  R  E. 

Quelle  chute!  mon  père  î 

PETIT    JEAW. 

Ay,  moasieur  !  comme  il  dort  ! 

L  É  A  >^  I)  R  E. 

Mon  père,  éveillez-vous. 

PETIT    jeA>-. 

Monsieur,  êtes-vous  mort.' 

li  É  A  IT  D  R  E. 

Mou  père  ! 

D  A  IT  D  I  W. 

Hé  bien?  hé  bien.*'  quoi  7  qu'est-ce  7  Ah  !  ah  !  quel 
homme  ! 
Certes,  je  n'ai  jamais  dormi  d'un  ii  bon  somme. 

L  É  A  N  D  R  E. 

Mon  père,  il  faut  juger. 

D  ATT  D  I  N. 

Aux  galères. 

L  £  A  IT  D  R  E. 

Un  chien 
7  Aux  galères  1 

D  A  N  D  I  K. 

Ma  foi!  je  n'y  conçois  plus  rien. 
De  monde,  de  chaos,  j'ai  la  tête  troublée. 
Hél  concluez. 

I.  '  I  N  T  I  M  É ,  lui  présentant  de  petits  chiens. 
Venez ,  famille  désolée  ; 
Venez ,  pauvres  enfants  qu'on  veut  rendre  orphehns , 
Venez  faire  parler  vos  esprits  enfantins. 
Oui,  messieurs,  vous  voyez  ici  notre  misère  : 
Nous  sommes  orphelins,  rende/,  nous  noire  père. 


a64  LES  PLAIDEURS. 

Noire  père ,  par  qui  nous  fûmes  engendrés , 
Notre  père ,  qui  nous... 

D  A  W  D  I  N. 

Tirez,  tirez,  tirez. 
l'intimé. 
INotre  père ,  messieurs... 

D  A.K  D  I  N. 

Tirez  donc.  Quels  vacarmisî 
Ils  ont  pissé  par-tout. 

I,'  I  N  T  I  M  É. 

Monsieur,  voyez  nos  larincs. 

D  i.  W  D  I  N. 

Ouf.  Je  me  sens  déjà  pris  de  compassion. 
Ce  que  c'est  qu'à  propos  toucher  la  passion  î 
Je  suis  bien  empêché.  La  vérité  rae  presse  ; 
Le  crime  est  avéré  ;  lui-même  il  le  confesse. 
Mais,  s'il  est  condamné,  l'embarras  est  égal  ; 
Voilà  bien  des  <?nfants  réduits  à  l'hôpital. 
Mais  je  suis  occupé,  je  ne  veux  voir  personne. 

SCENE  IV. 

DANDIN,  LÉANDRE,  CHICANEAU, 
ISABELLE,  L'INTIMÉ,  PETIT  JEAN. 

CHICANEAU. 

Monsieur... 

D  A  N  D  I  N. 

Oui,  pour  vous  seuls  l'audience  se  doniiv 
Adieu...  Mais,  s'il  vous  plaît,  quel  est  cet  enfaut-là? 

CHICANEAU. 

C'est  ma  fille ,  monsieur. 

n  A  N  D  I  N. 

Ké  !  tôt ,  rappelez  la. 

I  s  A  B  E  I.  T,  F . 

Vcus  êtes  occupé. 


ACTE  III,  s  CE ]S  E  IV.  a65 

D  A.  N  D  I  N. 

Mol  '  je  n'ai  point  d'affaire. 
(à  Chîcaneau.J 
Que  ne  me  disiez-vous  que  vous  étiez  son  ]>ere  ? 

CHICA.KEAU. 

Monsieur... 

D  A.  N  D  I  N. 

Elle  sait  mieux  votre  affaire  que  vous. 
Dites....  Qu'elle  est  jolie,  et  qu'elle  a  les  yeux  doux'. 
Ce  n'est  pas  tout,  ma  tille,  il  faut  de  la  sagesse. 
Je  suis  tout  réjoui  de  voir  celte  jeunesse. 
Savez-vous  que  j'étois  un  compère  autrefois? 
On  a  parlé  de  nous. 

ISA.BELI,E. 

Ah  !  monsieur ,  je  vous  crois. 

D  A.  ÎT  D  I  If. 

Dis-nous  :  à  qui  veux-tu  faire  perdre  la  cause? 

ISABELLE. 

A  personne. 

D  A  K  D  I  N. 

Pour  toi  je  ferai  toute  chofje. 
Parle  donc. 

ISABELLE. 

Je  vous  ai  trop  d'obligation. 

D  A  N  U  I  :!Y. 

N'avez-vous  jamais  vu  donner  la  question  ? 

ISABELLE. 

Non;  et  ne  le  verrai,  que  je  crois,  de  ma  vie, 

D  A  lî  D  I  a*. 

Venez,  je  vous  en  veux  faire  passer  l'envie. 

ISABELLE. 

Hé  monsieur!  peut-on  voir  souffrir  des  malheureux? 

D  A  N  D  I  îf. 

Bon .'  cela  fait  toujours  passer  une  heure  ou  deux, 

CHICAWEATT. 

IMonsieur,  je  viens  ici  poîir  vous  dire.... 

I.   '  a3 


366  LESPLAIDEURS. 

L  É  A.  K  U  R  £. 

Mon  pei  c , 
Je  vons  vais  en  deux  mots  dire  tonte  l'affaire. 
C'est  pour  un  mariage.  Et  vous  saurez  d'abord 
Qu'il  ne  tient  plus  qu'à  vous,  et  que  fout  est  d'accord. 
I^  (îlle  le  veut  bien;  son  amant  le  respire  : 
Ce  que  la  fille  vent ,  le  père  le  désire. 
C'est  à  vous  déjuger. 

D  A.  n  D  I  ir  ,  se  rasseyant. 
Mariez  au  plutôt  : 
Dès  demain,  «i  l'on  vent  ;  aujourd'hui,  s'il  le  faiii 

T.  É  A  ir  D  R  E. 

Mademoiselle,  allons,  voilà  votre  bean-pere; 
Saluez -le. 

GHICANEi  V. 

Comment  ! 

D  A  If  D  I  W. 

Quel  est  donc  ce  mystère? 

I.  £  A  TT  D  R  E. 

Ce  que  vous  avez  dit  se  fait  de  point  en  point, 

T)  A  N  D  I  N. 

Puisque  je  l'ai  ju{Ȏ,  je  n'en  reviendrai  point. 

CIIICAWEAtr. 

Mais  ou  ne  donne  pas  une  lilJe  sans  ell«. 

I.  K  A  w  n  R  E. 

Sans  doute  ;  et  j'en  croirai  la  charmante  Isabelle. 

c  H  I  c  A  K  F.  A  tr. 
Es-tu  muette.'  Allons,  c'est  à  toi  de  parler. 
Parle. 

ISA   B  E  ri.  E. 

Je  n'ose  pas^  mon  père ,  en  appeler, 
c  n  I  c  A  N  E  A  r. 
Mais  j'en  appelle  .moi. 

L  É  A  N  DR  E,  lui  montrant  un  papier. 
Toyez  cette  écriture. 
Tous  n'appellerez  pas  de  votre  signature. 


ACTE1II,SCENEI'V  ^67 

CHICJLÎfEAU. 

Plaît-il? 

D  A.  N  D  I  X. 

C'est  uji  coatrat  en  fort  bonne  façon. 

C  H  I  C  A  If  E  A  r. 
Je  To.s  qu'on  m'a  surpris;  mais  j'en  aurai  raison: 
De  plus  de  vingt  procès  ceci  sera  la  source. 
On  a  la  lîlle  ;  soit  :  on  n'aura  pas  la  bourse. 

I,  É  A  N  D  n  E. 
Hé  monsieur  î  qui  vous  dit  qu'on  vous  demande  rien? 
Laisstz-nous  votre  fille,  et  gardez  votre  bien. 

c:  H  I  c  A  w  E  A  u. 
Ab! 

L  É  A  N  D  R  E. 

Bion  père  ,  êtes-vous  content  de  l'audience? 

D  A  N  D  1  N. 

Oui-dà,  Que  les  procès  viennent  en  abondance  , 
Et  je  passe  avec  vous  le  reste  de  mes  jours. 
Mais  que  les  avocats  soient  désoimais  plus  court* 
Et  notre  criminel  ? 

L  É  A  N  D  R  E. 

!S'e  parlons  que  de  joie  ; 
Grâce  î  grâce  !  mon  père. 

D  AK  n  I  N. 

Hé  bien ,  qu'on  le  renvoie. 
C'est  en  votre  faveur ,  ma  bru ,  ce  que  j'en  fais. 
Allons  nous  délasser  à  voir  d'autres  procès. 

FIW    DU    TOBfE    PREMIEB. 


TABLE 

DES     PIECES 

COIfTE:ïUES     OJlXS     ce     TOT.  UME. 


^Notice  snr  la  vie  et  les  ouvrages  de  Racine , 

Page   - 
L.t  ThÉbaïde  ou  I.ES  Frères  fît  ne  mi  a., 

tragédie,  17 

Alexandre,  tragédie ,  7«j 

AxDROMA<juE,  tragétlie ,  1 4 1 

Le3  Plaideurs,  oomcdie.  anp 


-"^mf^ 


9  ^