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OEUVRES
DE
JEAN RACINE.
TOME PREMIER.
Cette édition, en 5 volumes, se vepd à Paria
Chez P.DiDOT l'aîné, imprimeur, rue du Pont
de Lodi , n» 6.
Et chez FiRwiN DiDOT , libraire , rue Jacob , no 24 .
f
Prix des 5 volumes broché ,
Papier ordinaire 5 fr. c.
Papier fin 6 2.5 ,
Papier yélin i5 5o
Grand papier vélin 23
OEUVRES
DE
JEAN RACINE.
TOME PP.EMIER.
ÉDITION STÉRÉOTYPE,
D'après le procédé de Firmih^ Didot.
A PARIS,
DR I, IMPRIMERIE ET DE I-A FOWDERIE STEREOTYPES
nr. Pierre DIDOT l'a^îné, et de Fthmin DIDOT.
tSi-
i BIDUOTHrrA ;
^,
NOTICE
SUR LA VIE ET LES OUVRACxES
DE RACINE.
Jean K acixe naquit à la Ferté-JMilon le 21 dé-
eembre 1659: il apprit le latin au collège de Beau^
vais, et le grec sous Claude Lancelot, sacristain de
Port-Royal. Ce savant homme, auteur de plusieurs
ouvrages utiles , le mit , dit-on , en moins d' un an , eu
état d'entendre Euripide et Sophocle. L'expérience
prouve quil n'y a aucune langue , ni même aucune
science , dans laquelle , avec de l'apphcation , de rapti=
tude , et , ce qui est plus rare i-ncore , tle bons maîtres ,
on ne puisse faire des progrès assez rapides : mais la
langue grecque est si étendue , si abondante ; ses for=
mes sont si variées , si hardies ; et la plupart des mots
qui la composent ont des nuances si délicates, si fu=
gitives , et cependant si distinctes pour qui sait les
saisir, qu'on persuadera difficilement à ceux qui ont
fait une étude approfondie de cette langue que neuf
ou dix mois , un an même , si l'on > eut, aient suffi à
Racine pour bien entendre Euripide , et sur-tout
Sophocle, dont les chœurs ne sont pas sans obscuri=
tés , même pour les meilleurs critiques.
Racine montra dès ses premières années un goût
très vif pour la poésie. Son plus gi-and plaisir étoit
d'aller s'enfoncer dnns les bois , dont le vaste silence
est si favorable à la méditation, et semble même y
inviter. C'est là que, solitaire, il hsoit sans cesse les
tragiques grecs , qu'il savoit presque par cœur , et
dont il a osé le premier transporter dans sa langue
les tours, les expressions et les images.
X.
0 NOTICE SUR LA VIE
Ayant trouvé le roman grec des amonrs de Thea=
gène et de Chariclée, il le lisoit avidement, lorsque
Qaude Lancelot son maître , animé de ce zèle indi5=
cret et peu refléchi qui fait passer le but lorsqu'il ne
faudroit qne l'atteindre , lui arracha ce livre et le jeta
au feu. Un second exemplaire ayant eu le même sort,
le jeune homme en acheta un troisième ; et après 1*3=
voir appris par cœur, il le porta à Lancelot, en lui
disant: « Vous pouvez brûler encore celui-ci comme
les autres. »
Ses premiers essais de poésie latine et Françoise ne
furent pas heu7-eux; mais il est si difficile d"ecrire ,
même médiocrement, dans one lang'ue morte, qu'on
pardonne sans peine à Racine d'avoir fait de mauvais
Ters latins. Horace et Virgle peuvent nous consoler
du peu de succès des modernes d.ins ce genre d'écrire
et devroient même les dispenser de s'y exercer. Uu
homme de génie se piait un moment à consacrer dans
un beau vers latin la mémoire de deux événements
qui font époqae , l'un dans l'histoire des sciences,
l'autre dans celle d'^s empires; mais il n'entreprendra
pas de faire une ode, une épître, un poème, dans
une langue qu'on ne parle plus : il aura sur-tout le
Lon esprit de préférer le mérite si nécessaire et si
rare d'écrire dans sa langue avec pureté, élégance et
précision, au v'ain plaisir de faire de barbares et d'iu=
sipides centons dans une langue que les artisans, je
dirois presque les porte-faix de Rome, entendoient ,
écrivaient, et parloient mieux que nous.
A peine Racine eut-il achevé sa philosophie, qu'il
se fit connoître assez avantageusement par son ode
intitulée, la. Nymphe de la. Seine. Cette pièce, qu'il
publia en 1660 à l'occasion du mariage du roi, fut
jugée la meilleure de tontes celles qui parurent sur
le même sujet. Chapelain , alors arbitre souverain
du Prîrcrîsse, et qne le ienne Racine avoit consulta;
sur son ode, parla si favorablement à Colbert et de
ET LES OUVRAGES DE RACINE. 7
l'ode et du poëte , que ce ministre lui envoya cent
louis de la part du roi, et le mit peu de temps après
sur l'état pour une pension de 600 livres. Si les vers
de Chapelain ne font pas beaucoup d'honneur à son
esprit , ce procédé en fait beaucoup à son discerne=
ment et à son caractère ; et le philosophe célèbre qui
a soutenu, par des raisons aussi solides qu'éloquentes,
qu'une belle page étoit plus difficile à faire qu'une
belle action, pouvoit citer cet exemple comme une
nouvelle preuve de la vérité de son opinion.
Ce premier succès, dans un âge où il n'y en a
point d'indifférent, ne fit qu'accroître la passion de
Racine pour la poésie , et le détermina à s'y livrer
entièrement. L'ttude épineuse de la jurisprudence,
celle delà théologie, ces deux sciences dans lesquelles
il est si difficile, même avec de grands talents , de
iîxer sur soi les regards du public , et de se faire une
réputation durable , contrarioient trop son goût do=
minant, pour qu'il put se résoudre à suivre l'une on
l'autre carrière, comme ses amis et ses parents le de=
siroient. Cependant , par déférence pour un oncle qui
vouloit lui résigner son bénéfice, Racine s'appliqua
à la théologie, mais sans négliger ses occupations
chéries : « Je passe mon temps , écrivoit-il à la Fon=
taine , avec mon oncle , saint Thomas , Virgile , et
l'Arioste ». Il faisoit des extraits des poètes grecs,
lisoit Plutarque et Platon, étudioit sur-tout sa langue,
qu'il a parlée depuis si purement , et à laquelle il a su
donner, par un choix, une propriété d'expressions
qui étonne, et par des associations de mots aussi
heureuses que neuves et hardies, une richesse, une
énergie, ua mouvement qu'elle n'avoit point eus jus=
qu'alors.
De retour à Paris en 1664, il y fît connoissance
avec Mohere, ce poète si philosophe qui a eu tant de
successeurs et pas un rival, et que Roileau regardoit
comme le génie le plus rare du siècle de Louis XIV.
8 ]N'OTICESURLAVIE
Une circonstance assez délicate, dans laquelle Racine
se conduisit avec une leçrèrete que son âge rend ex-
cusable , causa entre Molière et loi un refroidissement
qui dura toujours ; mais ils ne cessèrent jamais de
s'estimer , et de se rendre mutuellement la justice
qu'ils se dévoient.
Racine se lia la même année avec Roileau , qui se
vantoit de lui avoir appris à faire difficilement des
vers faciles. Dès ce moment il s'établit entre eux un
commerce d'amitié qui a duré sans interruption jus-
qu'à la mort de Racine, et dont la douceur n'a même
été altérée par aucun de ces troubles intestins et pas=
sagers qui s'élèvent quelquefois parmi les amis les
plus étroitement unis.
Alexandre fut joué en 166 5. Corneille, à qui
Racine l'avoit lu, lui dit « qu'il avoit un grand talent
pour la poésie, mais qu'il n'en avoit point pour la
tragédie». Ce jugement nous paroît étrange, parce-
qu'il se lie dans notre esprit avec cette estime liabi=
tuelle et sentie que nous avons pour Racine, et sur=
tout avec l'admiration profonde que la lecture ou la
représentation de ses pièces nous inspire. Mais siTou
fait réflexion que ce n'est point à l'auteur d'IpHicÉNiE,
de Phèdre, et de Britannicus, que Corneille a tenu
ce discours , mais au jeune poète qui avoit fait la
Thébaïde et Alexandre , on ne doutera pas que
Corneille ne fût de bonne foi : on dira seulement qu'il
s'est trompé; et que ce qu'il a dit avec raison d"A=
LEXANDRE , il ne l'eût certainement pas dit d'ANDRo=
MAQUE, qui fut jouée deux ans après , et que les pre^
mieres tragédies de Racine ne pouvoient pas faire es-
pérer. En effet, lorsqu'on mesure l'intervalle immense
qui sépare ces deux pièces, ou applique à Racine ces
beaux vers d'Homère si bien traduits par £oileau:
Autant qu'un homme assis an rivage des mers
Voit d'un roc élevé d'espace dans les air»,
ET LES OUVRAGES DE RACINE. 9
Autant des immortels les coursiers intrépides
En franchissent d'un saut.
Andromaque , «pièce admirable , à quelques scènes
de coquetterie près (i)», excita le même entliou=
sJasme que le Cid, et ne le méritoit pas moins. Les
.'pplaudissements que Racine reçut à cette occasion
I oient d'autant plus flatteurs, que de nouveaux suc=
ces dans une carrière que Corneille avoit parcourue
avec tant de e[loire ëtoient nécessairement plus difii=>
ciles à obtenir. Lorsqu'un art ou une science a déjà
fait de grands progrès cbez un peuple, il faut plus de
sagacité, plus de génie, pour reculer d'un pas lt-sli=
mites de cet art ou de cette science, qu'd n'en falloit
aux premiers inventeurs pour porter l'un ou l'autre
au point on ils l'ont laissé.
Un fait assez singulier, c'est que dans le privilège
d'ANDROAiAQUE OU douue à iiacine le titre de Prieur
de l'Epiuav: mais il n'eu jouit pas long-temps: le bé=
néllcelni futdjsputé, et il n'en retira pour tout fruit
qu'un procès que ni lui ni ses iuges n'entendirent
jamais , comme il le dit dans la préface des Plai=
DECRS, dont ce procès fut en partie l'occasion ou le
prétexte.
BRrrANNicus suivit de près Ajtdromaquk ; mais sa
destinée ne fut pas aussi heureuse. Soit que les amis
de Corneille, trop exclusifs sans doute, et par une
suite de cette intolérance qui domine plus ou moins
dans toutes les opinions quel quen soit l'objet, aient
étouffé par leurs critiques malignes et insidieuses la
voix presque toujours foible et timide de la louange;
soit plutôt que les beautés dont la pièce de Racine
étincelle eussent un caractère trop sévère, trop an=
tique pour le temps où elle parut, et qu'il en soit en
littérature comme en politique, où, même pour les
(i) C'est le Jugement que Voltaire en porte.
NOTICE SUR LA VIE
n ftilleures choses , il est nécessaire que les esprits
sOK'nt préparés; il est certain qu'on ne sentit pas
d'abord le mérite de Britanxkus. Cette pièce, un
dt-'s plus estimables ouvrages de Racine , « où l'on
trouve, dit Voltaire, toute l'énergie de Tacite ex-
primée dans des vers dignes de Virgile», fut reçue
très froidement, et ne réussit même que dans un
temj)s (m ce succès trop attendu devoit peu le flatter,
et ne pouvoit presque nen ajouter à sa réputation.
Il avoue dans sa préface, avec cette candeur e(
cette modestie qu'on ne trouve que dans les homme;,
d'un talent supérieur, qu'il doit beaucoup à Tacite,
qu'il appelle même le plus grand peintre de ranti=
quité. On voit avec plaisir un juge aussi éclairé , et
d'un goût aussi correct , aussi pur que Racine , rendre
cette justice à Tacite. Mais ce qui fait seul l'éloge de
cet excellent historien, c'est que par-tout où Racine
s'est proposé de l'imiter, il est reste au-dessous de
lui, et que ces imitations, souvent aussi heureuses
que le pénie si différent des deux langues le com^
porte, et qu'une traduction en vers le permet, sont
peut-être les plus beaux endroits de Britanwiccs,
ou, comme Racine le remarque, " il n'y a presque
pas un trait éclatant dont Tacite ne lui ait donné
l'idée. »
Je n'entrerai dans aucun détail sur les antres pièces
de Racine: il suf.it d'observer en gênerai qu'elles eu^
rent le sort de tous les bons ouvrages , c'est-à-dire
qu'elles furent critiquées avec autant de liel que d'i=
gnorance par les Zodes du temps , et justement ad=
mirées des vrais connoissenrs., les seuls hommes dont
le suffrage entraîne tôt ou tard celui de la nation , et
dont la voix se fasse entendre dans l'avenir.
Après avoir donné en six ans cinq tragédies, dont
la plus foible est écrite avec une élégance, un charme
qui fait presque disparoître ou pardonner la langueur
et la monotonie du seul sentiment qui y règne, Ra^
ET LES OUTRAGES DE RACINE, ii
me renonça à la poésie, et termina en 167-; sa car=
riere dramat.que par la tragédie de Phèdre. Il avoit
pour cette pièce une prédilection fondée sur d'assez
fortes raisons: il disoit même que s'il avoit produit
quelque chose de parfait, c'étoit Phèdre. Poui moi
il me semble que cette perfection qu'il cherchoii , et
dont personne n'a plus approché que lui, se trouve
d'une manière plus sensible et plus frappante dans
Iphigéxie, quoique le caractère de Phèdre, que Vol=
taire appelle « le chef-d'œuvre de l'esprit humain , et
le modèle éternel , mais inimitable , de quiconque
voudra jamais écrire en vers « , soit incontestable^
ment le plus tragique et le plus subhme qu'il y ait aa
.théâtre.
Racine fut reçu à l'académie francoise en 1678 ,
et y remplaça la Mothe le Vayer. Quelques années
après il fut nommé avec Boileau historiographe du
roi. M. de Valincour prétend avec beaucoup de vrai=
semblance « qu'après avoir long-temps essaye ce tra=
vail, ils sentirent qu'il étoit tout -à -fait opposé à
leur génie '■. C'est que pour bien écrire l'histoire il
ne sufiit pas d'être bon poète : il faut un talent peut=
être aussi rare, et que le premier ne suppose pas,
celui de bien écrire en prose : il faut de plus une
grande connoissance des hommes, qui ne s'acquiert
point dans le silence de la retraite ; une longue expé»
ricnce que rien ne peut suppléer, et qui tient à un,
courant subtil des choses de la vip bien observées;
un grand fonds d'idées, d'instruction, de raison,
de philosophie; avantages qui se trouvent rarement
réilnis : en un mot, il faut avoir le mérite de Tacite
ou de Voltaire, qui, dans deux genres très distincts ,
et en prenant chacun une route aussi diverse que le
caractère de leur esprit et la nature des objets dout
ils se sont occupés, ont laissé à la postérité les deux
plus beaux modèles d'histoire qui existent dans au=
cune langue et chez aucun peuple , et les deux seuls
12 INOTICE SUR LA VIE
eatre lesquels il soit permis de balancer, et très dif-
ficile de choisir.
Plusieurs aaecdotes de la vie de Racine, ses e'pi^
grammes, et sur -tout la préface de la premieif-
édition de Britannicds, où il tourne linement eu
ridicule , mais avec une ironie très amere , la plupart
des pièces de Corneille , décèlent en lui cet esprit
caustique et ce caractère irascible qu'Horace attribue
à tous les poètes, qu'il appelle si plaisamment une
race colère. La religion, vers laquelle Racine tourna
d'assez bonne beure toutes ses pensées, avoit modéré
son penchant pour la raillerie; et, ce qui étoit peTt^
être plus difiicile encore, parceque le sacrifice etoit
plus grand et plus pénible pour l'amour-propre,
elle avoit éteint en lui la passion des vers et celle de
la gloire, la plus forte de tontes dans les hommes
que la rutture a destinés à faire de grandes choses :
mais elle n'avoit pu affoiblir son talent pour la poésie.
Douze années presque uniquement consacrées aux
devoirs de la piété, dont le sentiment tranquille et
doux étoit devenu un besoin pour lui et remplissoit
son ame tout entière, ne lui avoient rien fait perdre
de ce génie heureux et facile qu'on remarque dans
tous ses ouvrages : il suffît, pour s'en convaincre,
de lire avec attention les deux dernières pièces qu'il
fit, à la sollicitation de madame de Maintenon, pour
les demoiselles de Saint-Cyr.
EsTHER fut représentée par les jeunes pensions
naires de cette maison, que l'auteur avoit formées
à la déclamation. Madame de Sévigné fait mention ,
dans une de ses lettres , des applaudissements que
reçut cette tragédie, qu'elle appelle uw chef-d'oeo
vredeRacin£. «Ce poète s'est surpassé , dit-elle ;
il aime Dieu comme il aimoit ses maîtresses ; il est
pour les choses saiutes comme il éfoit pour les pro=
fanes: tout est beau, tout est grand, tout est écnr
avec dignité. »
Î.T LES OUVRAGES DE RACINE. i3
On est d'abord un peu étonné de cette admi=
ration exagérée que madame de Sévigné montre
ici pour EsTHER , après avoir parlé si froidement ,
pour ne pas dire si dédaigneusement, d'AxDROMA=
QUE , de Britaxxicus , de Bajazet, de Phèdre, etc.
pièces très supérieures à Esther. Mais lorsqu'on se
rappelle que, fidèle à ce qu'elle appeloit ses vieilles
admirations , elle écrivoit à sa fille que « Racine
îi'iroit pas loin , et que le goût en passeroit comme
celui du café » , on ne voit plus dans la critique
comme dans l'éloge que le même défaut de tact et
de jugement.
Quoiqu'EsTHER offre de très beaux détails soute=
nus de ce style enchanteur qui rend la lecture de
Racine si débcieuse , il faut avouer que les applica=
tions pai'ticulieres et malignes que les courtisans
firent de plusieurs vers de cette tragédie à certains
événements du temps contribuèrent beaucoup au
grand succès qu'elle eut à la cour: mais le public,
qui jugeoit la pièce eu elle-même, et dans l'opinion
duquel ces applications , bonnes ou mauvaises , ne
pouvoient ajouter à l'ouvrage ni une beauté ni un
défaut , ne lui fut pas aussi favorable qu'on l'avoit
été à Versailles , et l'on convient généralement au=
jourd'hui que le public eut raison.
Deux ans après, Racine, flatté d'avoir réussi dans
un genre dont il étoit l'inventeur, et qui peut-être
avoit senti renaître en lui le «lesir si naturel et si
utile de la gloire, traita dans les mêmes vues le sujet
d'ATHALiE. Mais le long silence qu'il sétoit imposé,
et qui auroit dû lui faire pardonner sa réputation,
n'avoit pu encore désarmer l'envie : tous les ressorts
les plus actifs , et dont l'effet est le plus sur lors=
qu'on veut nuire , furent mis en mouvement ; et l'oa
parvint enfin à jeter dans l'esprit Je madame de
Tilaintenon des scrupules qui firent iiipprimer le^
T. i
14 NOTICES URLAVIE
spectacles de Saint Cyr ; et Athalie n'y fut point
représentée. Racine la fit imprimer en 1691; mais
elle trouva peu de lecteurs. On se persuada qu'une
pièce faite pour des enfants n'étoit bonne que pour
eux; et les gens du monde, qui cicJornent l'ennui
autant que la douleur, et qui, moins par défaut de
lumières qae d'application, n'ont guère en général
d'autres sentiments que ceux qu'on leur inspire, sui-
virent le torrent, et continuèrent à dépriser ÀTHAi-it
sans l'avoir lue.
Racine, étonné que le public reçût avec cette in-
différence un ouvrage qui auroit suffi pour l'immor-
taliser, s'imagina qu'il avoit manqué son sujet ; et il
l'avouoit sincèrement à Boileau , qui lui sontenoit
au contraire qu'ATHALiE étoit son chef-d'œuvre ■
tt Je m'y connois, lui disoit-il, et le public t revien-
dra «. La prédiction de r.oileau s'est accomplie .
mais si long-temps après la jnort de Rr.cine, que ce
grand homme n'a pu ni jouir du succès de sa pièce,
ni même le prévoir.
Cette nouvelle injustice du public , qui venoit de
commettre un second crime envers la poésie et le bon
goût, détermina enfin Racine à ne plus s'occuper dr
vers , et à renoncer pour jamais au théâtre. Il étoic
né très sensible; et cette extrême mobilité d'ame.
qui donnoit à la fortune et aux événements tant de
moyens divers de le tourmenter et de le rendre mal^
heureux, devint en effet pour lui une source de
peines. « Quoique les applaudissements que j'ai
reçus, disoit-il, m'aient beaucoup flatté, la moin^
dre critique, quelque mauvaise qu'elle ait été, m'a
toujours causé plus de chagrin que toutes les louan-
ges ne m'ont fait de plaisir ;. tin homme du génie
le plus fécond, le plus original et le plus universel
qu'il y ail jamais eu , et qui a d'ailleurs beaucoup
d'autres rapports avec Racùie. auroit pu faire îf
même avf»u.
ET LFS OUVRAGES DE RACINE. i5
La sensibilité de Racine se portoirsur tous les ob=
jets ; elle abrégea même ses jours. Il avoit fait, dans
les vues de madame de Maintenon , et pour répondre
à la confiance qu'elle lui témoignoit , un pro et de
finances dont l'objet étoit de préposer un plan de ré=
forme et de législation qui pût soulager la misère du
peuple. Louis XIV surprit ce projet entre les mains
de madame de Maintenon , et blâma hautement le
zèle inconsidéré de Racine. « Parcequ'il sait faire par=
faitement des vers, dit le roi, croit-il tout savoir.»* et
parcequ'il esc grand poète , veut-il être ministre >; ?
Racine auroit mieux fait sans doute, pour sa gloire
et pour son repos , de donner au public une bonne
tragédie de plus , que de s'occuper à écrire des lieux
communs plus ou moins éloquents sur des matières
qu'il n'avoit pas étudiées , et sur lesquelles , avec beau*
coup de conuoissances et une longue expérience , il
est si facile et si ordinaire de se tromper. Mais la va=
uité lui fit un moment illusion : son amour-propre
l'ut flatté que madame de Maintenon l'eût choisi pour
porter la vérité, ou ce qu'il preuoit pour ell% aux
pieds du trône; et l'espoir si séduisant et si doux de
devenir l'instrument du bonheur du peuple, après
avoir été si long-temps celui de ses plaisirs, lui ferma
les yeux sur les dangers de sa complaisance.
Cependant madame de Maintenon lui fît dire de
ne pas paroitre à la cour jusqu'à nouvel ordre. Dès
ce moment Racine ne douta plus de sa disgrâce. Ac=
câblé de mélancolie , et portant par-tout le trait mor=
tel dont il étoit atteint , il retourna quelque temps
après à Versailles : mais tout étoit changé pour lui,
ou du moins il le crut ainsi; et Louis XIV un jour
ayant passé dans Ih galerie sans le regarder. Racine,
qui n'étoit pas , dit Voltaire , aussi philosophe que
bon poète , en mourut de chagrin ( i ) après avoir
(i) Le 5.1 avril -^-v-».
l'J NOTICE SUR La VIE DE RACIN"E.
traîné pendant un an une vie languissante et pénible.
On ne peut assez regretter que Racine, trop indif-
férent pour ses tragédies profanes, qu'il aoroit même
voulu pouvoir anéantir s'il en faut croire son fils,
ait toujours négligé de donner une édition correcte
de ses œuvres. Toutes celles qui ont paru de son vi=
vaut et depuis sa mort sont si fautives, et le texte en
est si corrompu, que je ne connois aucun ouvrage
qui ait plus souffert de l'incapacité des éditeurs et de
la négligence des imprimeurs. L'édition publiée av^c
des commentaires est plus belle mais non plus exacte
que les précédentes ; et l'on doit sur-tout reprocher
aux éditeurs de n'avoir porté dans l'examen et le
choix des diverses leçons ni une critique assez éclair
rée, ni un goût assez sévère. A l'égard de leurs notes,
il me semble qu'à l'exception des remarques de Louis
Racine et de l'abbé d'Olivet , dont ils ont profité,
mais qu'ils n'ont pas toujours entendues, elles n'of=
frent riea d'utile et d'instructif. Peut-être aussi Vol=
taire étoit-il seul capable de faire un bon commen=
taire sur Racine , et d'apprécier avec justesse ses
beautés et ses défauts; mais on ne trouve dans ses on=
vrages que des réflex.ions générales sur cet auteur,
et quelques observations particulières sur Bérénice,
qui sont un modèle de goût , de précision , et qui
montrent toutes un jugement sain, une étude pro=
fonde et réfléchie des principes de l'art, des vues
neuves et fines sur la langue et sur la poétique, et
par-tout l'admiration la plus sincère pour Racine.
"Voltaire le croyoit le plus parfait de tous nos poètes,
et le seul qui soutienne constamment l'épreuve de la
lecture. lien parloit même avec tant d'enthousiasme,
qu'un homme de lettres lui demandant pourquoi il.
ne faisoit pas sur Racine le même travail qu'il avoit
fait sur Corneille : << Il est tout fait, lui répondit Vol=
taire ; il n'y a qu'à écrire au bas de chaque page , beau,
fATBÉTI'JUF, UAUMOMKCX, SUBMME. »
I
LA THEBAIDE,
OU
LES FRERES ENNEMIS,
TRAGEDIE.
1664.
t
PREFACE.
X-iE lecteur me permettra de lui demander un peu
plus d'indulgence pour cette pièce que pour les
autres qui la suivent : j 'étois fort jeune quand je
Ja fis. Quelques vers que j'avois faits alors tombèrent
par hasard entre les mains de quelques personnes
d'esprit; elles m'excitèrent à faire une tragédie, et
me proposèrent le sujet de la Thébaïde.
Ce sujet avoit été autrefois traité parKotrou, sous
le nom d'ANxiGONE : mais il faisoit mourir les
deux frères dès le commencement de son troisième
acte. Le reste étoit en quelque sorte le commencea
ment d'une autre tragédie , où l'on entroit dans des
intérêts tout nouveaux ; et il avoit réuni en une seule
pièce deux actions différentes , dont l'une sert de
matière aux Phéniciennes d'Euripide, et l'autre
à l'A-NTiGONE de Sophocle.
Je compris que cette duplicité d'action avoit pu
nuire à sa pièce , qui d'aiUeurs étoit rempHe de quan^
tité de beaux endroits. Je dressai à-peu-près mon
plan sur les Phéniciennes d'Euripide : car pour
la Thébjlide qui est dans Séneque, je suis un peu
de l'opimon d'Heinsins , et je tiens , comme lui , que
non seulement ce n'est point une tragédie de Sé=
neque , mais que c'est plutôt l'ouvrage d'un décla=
mateur qui ne savoit ce que c'étoit que tragédie.
La catastrophe de ma pièce estpeut-êtreunpeu trop
sanglante ; en effet il n'y paroît presque pas un acteur
qui ne meure à la fin : mais aussi c'est laTHÉB aïde,
c'est-à-dire le sujet le plus tragique de l'antiquité.
; L'amour, qui a d'oidinaire tant de part dans les
tragédies, n'en a presque point ici : et je doute que
je lui en donnasse davantage si c'étoit à recommen=
«er ; car il faadroit ou que l'un des deux frères fût
29 PREFACE.
amonrenx, on tous les deux ensemble. Et quelle ap-
parence de leur donner d'autres intérêts que ceux
de celte fameuse haine qxii les occupoit tout entiers?
Ou bien il faut jeter l'amour sur un des seconds
personnages, comme j'ai fait: et alors cette passion,
qui devient comme étransfere au sujet, ne ptnt pro=
duire que de médiocres effets. En un mot, je suis
persuadé que les tendresses ou les jalousies des
amants ne sauroient trouver que fort peu de place
parmi les incestes , les parricides, et toutes les autres
horreurs qui composent l'histoire ù OEdipe et de sa
malheureuse famille.
ACTEURS
ErtocLE, roi de Thebes.
PoLYNiCE, frère d'Etéocle.
.TocASTE, mère de ces deux princes et d'Anligen'
ArîTiGOJTE, sœur d'Etéocle et de Polynice.
Créo>', oncle des princes et de la princesse.
HÉMO:;», iils de Créon, amant d'Autic^ne.
Oi.YîiPE, confidente de .Tocaste.
Attalk, coniident de Créon.
\]s SOLDAT de l'armée de Polynice.
f'.ARI»ES.
La scène est à Thehcs , dans une salle
du palais royal.
LA THEBAIDE,
OU
LES FRERES ENNEMIS,
TRAGÉDIE.
ACTE PREMIER.
SCENE I.
JOGASTE, OLYMPE.
JO C A. s TE,
Xls sont sortis, Olympe? Ah mortelles d«uleurs !
Qu'an moment de repos me va coûter de pleurs !
Mes yeux depuis six mois étoient ouverts aux larmes ,
Et le sommeil les ferme en de telles alarmes !
Puisse plutôt la mort les fermer pour jamais ,
lit m'empécher de voir le plus noir des forfaits .'
Mais en sont-ils aux mains ?
OLYMPE.
Du haut de la muraille
Je les ai vus déjà tous rangés en bataille ;
J'ai vu déjà le fer briller de toutes parts ;
Et pour vous avertir j'ai quitté les remparts.
J'ai vu, le fer en main, Etéocle lui-même ;
Il marche des premiers , et d'une ardeur extrême
n montre aux plus hardis^ braver le danger.
22 LES rP.ERES E^^■EMIS.
j o c A s T E.
!Xen doutons plus, Olympe, ils se vont égorger.
Que l'on coure avertir et hâter la princesse ;
Je l'attends. Juste ciel, soutenez ma foiblesse!
Il faut courir. Olympe, après ces inhumains ;
Il les faut séparer, ou mourir par leurs mains.
!Nous voici donc, hélas ! à ce jour détestable
Dont la seule frayeur me rendoit misérable .'
Ni prières ni pleurs ne m'ont de rien servi :
Et le courroux du sort vouloit être assouvi.
O toi , Soleil , 6 toi , qui rends le jour an monde ,
Que ne Tas-tu laisse dans une nuit profonde .'
A de si noirs forfaits prêtes-tu tes rayons.'
Et peux-tu sans horreur voir ce que nous vovons.^
Mais ces monstres, hélas! ne t'épouvantent gueres;
La race de Lains les a rendus vulgaires;
Tu peux voir sans frayeur les crimes de mes fils ,
Après ceux que le père et la mère ont commis.
Tu ne t'étonnes pas si mes fils sont perlides.
S'ils sont tous deux méchants, et s'ils sont parricides;
Tu sais qu'ils sont sortis d'un sang incestueux ,
Et tu t'etonnerois s'ils étoient vertueux.
SCENE II.
JOCASTE, ANTIGONE, OLYMPF.
T o c A. s T E.
Ma fiUe, avez-vous su l'excès de nos misères.^
A N T I r, o >■ E.
Oui , madame; on m'a dit la fureur de mes frères.
JOCASTE.
Allons, chère Antigone, et courons de ce pas
Arrêter , s'U se peut, leurs parricides bras.
Allons leur faire voir ce qu'ils ont de plus tendre ;
Voyons si contre poirt ils pourront se défendre ,
ACTE I, SCENE II. a3
Ou s'ils oseront bien, dans leur noire fureur,
Répandre notre sang pour attaquer le leur.
ANTIGONE.
Madauie , c'en est fait , voici le roi lui-même.
SCENE II I.
îOCASTE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE,
OLYMPE.
3 O C A s T E.
Olympe , soutiens-moi: ma douleur est extrême.
ÉTÉOCLE.
"Madame, qu'avez-vous? et quel trouble...
j o c A s T K.
Ah mon fils'
Quelles traces de sang vois-je sur vos habits.^
tst-ce du sang d'un frère ? ou n'est-ce point au vôtre '.
ÉTÉOCLE.
Non , madame , ce n'est ni de l'un ni de l'autre.
Dans son camp jusqu'ici Polynice arrêté ,
Pour combattre, à mes yeux ue s'est point présente.
D'Argiens seulement une troupe hardie
M'a voulu de nos murs disputer la sortie :
T'ai fait mordre la poudre à ces audacieux ;
Et leur sang est celui qui paraît ù vos yeux.
j o c A s T E.
Maie que prétendiez-vous.'^ et quelle ardeur soudaine
Vous a fait tout-à-coup descendre dans la plaine?
ÉTÉOCLE.
Madame, il étoit temps que j'en usasse ainsi ,
Et je perdois ma gloire à demeurer ici.
Le peuple , a qui la faim se faisoit déjà craindre .
De mon peu de vigueur commençoit à se plaindre ,
Me reprochant déjà qu'il m'avoit couronné,
Et qûr j 'occupcis mal le rang qu'il m'a donné.
a4 LES FRERES ENNEMIS.
Il le faut satisfaire ; et , quoi qu'il en arrive ,
Thebes dès aujourd'hui ne sera plus captive :
Je veux, en n'y laissant aucun de mes soldats ,
Qu'elle soit seulement juge de nos combats.
J'ai des forces assez pour tenir la campagne;
Et si quelque bonheur nos armes accompagne,
L'insolent Polynice et ses fiers alliés
Laisseront Thebes libre, ou mourront à mes pieds.
j o c A s T E.
Tous pourriez d'un tel sang, oh ciel! souiller vos armeb?
La couronne pour vous a-t-elle tant de charmes?
Si par un parricide il la falloit gagner,
Ah mon fils ! à ce prix voudriez-vous régner ?
Mais il ne tient qu'à vous , si l'honneur vous anime .
De nous donner la paix sans le secours d'un crime .
Et, de votre courroux triomphant aujourd'hui ,
Contenter votre frère, et régner avec lui.
É T É o c 1. ï.
Appelez-vous régner partager ma couronne ,
Et céder lâchement ce que mon droit me doune r
j o c A. s T E.
Tous le savez, mon Hls, la justice et le sang
Lui donnent, comme à vous, sg. part à ce haut rang :
OEdipe , en achevant sa triste destinée ,
Ordonna que chacun régneroit son année ;
Et, n'ayant qu'un état à mettre sous vos lois.
Voulut que tour-à-tour vous fussiez tous deux roi*.
A ces conditions vous daignâtes souscrire.
Le sort vous appela le premier à l'empire.
Vous montâtes au trône ; il n'en fut point jaloux :
Et vous ne voulez pas qu'il y monte après vous !
É T É o c L E.
Non, madame; à l'empire il ne doit plus prétendre :
Thebes à cet arrêt n"a point voulu se rendre ;
Ct, lorsque sur le trône il s'est voulu placer.
C'est elle, et non pas moi, qui l'en a su chaLSU-r.
r
ACTE I, SCENE m. iS
Thebes doit-elle moins redouter sa puissancs ,
Après avoir six mois senti sa violence ?
Voudruit-elle obéir à ce prince inhumain,
Qui vient d'armer contre elle et le fer et la faim ?
Prendroit-eile pour roi l'esclave de Mécène,
Qui pour tous les ïhébains n'a plus que de la Laine,
Qui s'est au roi d'Argos indignement soumis,
Et que l'hymen attache à nos fiers t-nnemis?
Lorsque le roi d'Argos l'a choisi pour son gendre ,
Il esperoit par lui de voir Thebes en cendre.
L'amour eut peu de part à cet hymen honteux :
Et la seule fureur en alluma les feux.
Thebes m'a couronné pour éviter ses chaînes ;
EUe s'attend par moi de voir finir ses peines :
Il la faut accuser si je manque de foi ;
Et je suis son captif, je ne suis pas son roi.
j o c A s T E.
Dites, dites plutôt , cœur ingrat et farouche ,
Qu'auprès du diadème il n'est rien qui vous touche.
Mais je me trompe encor ; ce rang ne vous plaît pas .
Et le crime tout seul a pour vous des appas.
Hé bien! puisqu'à ce point vous en êtes avide.
Je vous offre à commettre un double parricide :
Versez le sang d'un frère ; et , si c'est peu du sien ,
Je vous invite encore à répandre le mien.
Vous n'aurez plus alors d'ennemis à soumettre.
D'obstacle à surmonter, ni de crime à commettre;
Et , n'ayant plus au trône un fâcheux concurrent.
De tons les criminels vous serez le plus grand.
É T É o o L E.
Hé bien , madame , hé bien , il faut vous satisfaire ;
Il faut sortir du trône , et couronner mon frère ;
Il faut , pour seconder votre injuste projet ,
De son roi que j'étois, devenir son sujet :
Et, pour vous élever au comble de la foie ,
Il faut à sa fureur que je me livre en proie ; .
ï. 3
afî L E S 1- K E P.. E S E N N E M I 5.
11 faut par mon trépas —
j o c A. s T E.
Ah ciel ! quelle rigueur !
Que vous pénétrez mal dans le fond de mon cœur :
Je ne demande pas que vous quittiez l'empire ;
Régnez toujours, mon fils, c'est ce que je désire.
Mais si tant de malheurs vous touchent de pitié ,
Si pour moi votre cœur garde quelque amitié,
Et si vous prenez soin de votre gloire même,
Associez un frère à cet honneur suprême :
Ce n'est qu'un vain éclat qu'il recevra de vous ;
Votre règne en sera plus puissant et plus doux;
Les peuples, admirant cette vertu subhme,
Voudront toujours pour prince un roi si ma gnanimej
Et cet illustre effort, loin d'affoiblir vos droits ,
Vous rendra le plus juste et le plus grand des rois.
Ou, s'il faut que mes vœux vous trouvent Lufleiible.
Si la paix à ce prix vous paroît impossible,
Et si le diadème a pour vous tant d'attraits.
Au moins consolez-moi de quelque heure de paix :
Accordez cette grâce aux larmes d'une mère.
Et cependant, mon fils, j'irai voir votre frère ;
La pitié dans son ame aura peut-être lieu ;
Ou du moins pour jamais j'irai lui dire adieu.
Dès ce même moment permettez que je sorte ;
J'irai jusqu'à sa tente, et j'irai sans escorte ;
Tar mes justes soupirs j'espère l'émouvoii".
É T É o c L E.
Madame, sans sortir vous le pouvez revoir;
Et si cette entrevue a pour tous tant de charmes ,
Il ne tiendra qu'à lui de suspendre nos armes.
Vous pouvez dès cette heure accomplir vos souhait*.
Et le faire venir jusques dans ce jialais.
J'irai plus loin encore ; et, pour faire couuoltre
Qu'il a tort en effet de me nommer un traître,
Et que je ne suis pas uu tyran odieux ,
ACTE I, SCENE III. 27
Que l'on fasse parUr et le peuple et les dieux.
Si le peuple y consent , Je lui cède ma place ;
Mais qu'il se rende enfin , si le peuple le chasse.
Je ne force personne; et j'engage ma foi
De laisser aux Thébains à se choisir un roi.
SCENE IV.
JOCASTE, ETEOCLE, ANTIGONE,
CREON, OLYMPE.
C R É O N.
Seigneur, votre sortie a mis tout en alarmes ;
Thebes , qui croit vous perdre, est doja toute en larmes,
L'épouvante et Tborreur régnent de toutes parts.
Et le peuple effrayé tremble sur ses remparts.
É T É o c I. fi.
Cette vaine frayeur sera bientôt calmée.
ISIadame, je m'en vais retrouver mon armée ;
Cependant vous pouvez accomplir vos souhaits,
Faire entrer Polynice , et lui parler de paix.
Créon, la reine ici commande en mon absence ;
Disposez tout le monde à son obéissance ;
Laissez, pour recevoir et pour donner ses lois,
Votre fils Ménécée , et j 'en ai fait le choix :
Comme il a de l'honneur autant que de courage,
Ce choix aux ennemis ôîera tout ombrage.
Et sa vertu suffit pour les rendre assurés.
(à Créon.)
Commandez-lui , madame. Et vous , vous me suivrez.
CRÉON.
Quoi seigneur ! . . .
É T É o c I. E.
Oui , Créon, la chose est résolue,
CRÉON.
Et vous quittez feinsi la puissance absolue?
28 LESFRERESE?ÎNEMIS.
É T K O C I, K.
Que je la quitte, oa non, ne vous tourmentez pns;
Faites ce que j'ordonne, et Tenez sur mes pas.
SCENE V.
JOCASTE, ANTIGONE, CRÉON,
OLYxMPE.
c R É o N.
Qn'avez-vous fait, madame? et par quelle conduite
Forcez-vous un vainqneur à prendre ainsi la fuite ?
Ce conseil va toot perdre.
j o c j s T I.
Il va tout conserver ;
Et par ce seul conseil Thebes se peut sauver.
c R É o N.
Eh quoi , madame, eh quoi ! dans l'état où nous sommes,
Lorsqu'avec unreufort de plus de six raille hommes
La fortune promet toute chose aux Ihébains,
Le roi se laisse ôter la victoire des mains !
JOCASTE.
La victoire, Créon , n'est pas toujours si belle ;
La honte et les remords vont souvent après elle.
Quand deux frères armés vont s'égorger entre eux ,
^e les pas séparer, c'est les perdre tons deux.
Peut-on faire au vainqueur une injure plus noire,
Que lui laisser gagner une telle victoire ?
c R i ov.
Lenr courroux e6t trop grand
JOCASTE.
Il peut être cdonci.
CRÉON.
Tous deux veulent régner.
JOCASTE.
Ils referont aussi.
ACTE I, SCETs E T. .59
C R É O N.
On ne partage point la grandeur souveraine ;
Et ce nestpas un bienqu'on quitte et qu'on reprenne.
j o c A s T E.
L'intérêt de l'état leur servira de loi.
c R É o N.
L'intérêt de l'état est de n'avoir qu'un roi ,
Qui , d'un ordre constant gouvernant ses provinces ,
Accoutume à ses lois et le peuple et les princes.
Ce règne interrompu de deux rois différents ,
En lui donnant deux rois , lui donne deux tyrans.
Par un ordre souvent l'un à l'autre contraire
Un frère détruiroit ce qu'auroit fait un frère :
Vous les verriez toujours former quelque attentat.
Et changer tous les ans la face de l'état.
Ce terme limité que l'on veut leur prescrire
Accroît leur violence en bornant leur empire.
Tous deux feront gémir les peuples tour-à-tour:
Pareils à ces torrents qui ne durent qu'un jour ;
Plus leur cours est borné, plus ils font de ravage.
Et d'horribles dégâts signalent leur passage.
j o c A s T E.
On les verroit plutôt , par de nobles projets ,
Se disputer tous deux l'amour de leurs sujets.
Mais avouez, Créon , que toute votre peine
C'est de voir que la paix rend votre attente vaine ;
Qu'elle assure à mes fils le trône où vous tendez,
Et va rompre le piège où vous les attendez.
Comme , après leur trépas , le droit de la naissance
Fait tomber en vos mains la suprême puissance.
Le sang qui vous unit aux deux princes mes fils
Vous fait trouver en eux vos plus grands ennemis;
Et votre ambition, qui tend à leur fortune ,
Vous donne pour tous deux une haine commune.
Vous inspirez au roi vos conseils dangereux ,
.Et VOUS en servez un pour les perdre tous deux.
3.
3o LESFRERES ENNEMIS.
c R £ o ir.
Je ne me repais point de pareilles chimères:
Mes respects pour le roi sont ardents et sincères;
Et mon ambition est de le maintenir
Au trône oti vous croyez que je veux parvenir.
Le soin de sa grandeur est le seul qui ji 'anime ,
Je hais ses ennemis , et c'est là tOTit mou crime :
Je ne m'en cache point. Mais, à ce que je voi ,
Chacun n'est pas ici criminel comme moi.
j o c A. s T E.
Je suis mère , Créon ; et , si j 'aime son frère ,
La personne du roi ne m'en est pas moins chei»?.
De lâches courtisans peuvent bien le haïr;
Mais une mère enfin ne peut pas se trahir.
awtigo:îe.
Tos intérêts ici sont conformes aux nôtres ,
Les ennemis du roi ne sont pas tous les vôtres ;
Créon, vous êtes père, et , dans ces ennemis.
Peut-être songez-vous que vous avez un fils.
On sait de quelle ardeur Hémon sert Polynice.
c R É o w.
Oui, je le sais , madame , et je lui fais justice ;
Je le dois, en effet, distinguer du commun ,
Mais c'est pour le haïr encor plus que pas un :
Et je souhaiterois , dans ma juste colère.
Que chacun le hait comme le hait son père.
AXTIGOICE.
Après tout ce qu'a fait la valeur de son bras.
Tout le monde en ce point ne vous ressemble pas.
c R É o IV.
Je le vois bien , madame , et c'est ce qni m'afflige :
Mais je sais bien à quoi sa révolte m'obhge;
Et tous ces beaux exploits qui le font admirer,
C'esi ce qui me le fait justement abhorrer.
La honte suit toujours le parti des rebelles :
Leurs grandes actions sont les plus criminelles.
ACTE I, SCENE V. 3t
Ils signalent leur crime en signalant leur bras ;
Et la gloire n'est point où. les rois ne sont pas.
ANTIGONE.
Ecoutez un peu mieux la voix de la nature.
c R É o N.
Plus l'offenseur m'est cher, plus je ressens l'injure.
A.NTIGONE.
Mais un père à ce point doit-il être emporté ?
Vous avez trop de haine.
c R É o N.
Et vous trop de honte.
C'est trop parler, madame, en faveur d'un rebelle.
ATTTIGONE.
L'innocence vaut bien que l'on parle pour elle
c R É O N.
Te sais ce qui le rend innocent à vos yeux.
AKTIGOIVE.
Et je sais quel sujet vous le rend odieux.
c RÉ o N.
L'Amour a d'autres yeux que le commun des hommes.
j o c A s T E.
Vous abusez, Créon, de l'état ou nous sommes;
Tout vous semble permis : mais craignez mon cour=
roux;
Vos libertés enfin retombcroient sur vous.
AIÎTIGOÎTE.
L'intérêt du pubhc agit peu sur son ame ,
Et l'amour du pays nous cache une autre flamme.
.Te la sais : mais, Créon, j'en abhorre le cours ;
Et vous ferez bien mieux de la cacher toujours.
c R É o w.
Te le £erai, madame; et je veux par avance
Vous épargner encor jusques à ma présence.
Aussi-bien mes respects redoublent vos mépris ;
Et je vais faire place à ce bienheureux fils.
Le roi m'appelle ailleurs, il faut que j'obéisse.
32 L E s F Pc E R E s E N N £ M I s.
Adieu. Faites venir Hémon et Polynice.
j o c A s T E.
N'en doute pas, méchant, ils vont venir tous deux ;
Tous deux ils préviendront tes desseins malheureux.
SCENE VI.
JOCASTE, ANTIGO NE, OLYMPE.
A.NTIGONK.
Le perfide ! A quel point son insolence monte I
JOCASTE.
Ses superbes discours tourneront à sa honte.
Bientôt, si nos désirs sont exaucés des cieux,
La paix nous vengera de cet ambitieux.
Mais il faut se hâter , chaque heure nous e^t chère .•
Appelons promptement Hémon et votre frère ;
Je suis , pour ce dessein , prête à leur accorder
Toutes les sûretés qu'ils pourront demander.
Et toi, si mes malheurs ont lassé ta justice.
Ciel, dispose à la paix le cœur de Polynice,
Seconde mes soupirs, donne force à mes pleurs.
Et comme il faut enfin fais parler mes douleurs .'
ANTIGO WE, seule.
Et si tu prends pitié d'une flamme innocente,
O ciel , en ramenant Hémon à son amante ,
Kamene-le lidele ; et permets , en ce jour ,
Qu'en retrouvant l'amant je retrouve l'amour.
FIN DU PREMIER ACTE.
ACTE SECOND.
SCENE I.
AN TI G ONE, HÉ M ON.
QH K M O N.
uoi! VOUS me refusez votre aimable présence.
Après un an entier de supplice et d'absence !
Ne m'avez-vojis , madame , appelé près de vous ,
Que pour m'ôter sitôt un bien qui m'est si doux?
A X T T G O N E.
Et voulez- vous sitôt que j'abandonne un frère?
Ne dois-je pas au temple accompagner ma mère?
Et dois-je préférer, au gré de vos souhaits.
Le soin de votre amour à celui de la paix ?
H É M o N.
Madame, à mon bonheur c'est chercher trop
d'obstacles ;
Ils iront bien, sans nous , consulter les oracles.
Permettez que mon cœur, envoyant vosbeaux yeux.
De l'état de son sort interroge ses dieux.
Puis-je leur demander, sans être téméraire.
S'ils ont toujours pour moi leur douceur ordinaire?
Souffrent-ils sans courroux mon ardente amitié?
Et du mal qu'ils ont fait ont-ils quelque pitié?
Durant le triste cours d'une absence cruelle,
Avez-vous souhaité que je fusse fidèle?
Songiez-vous que la mort menacoit , loin de vous,
T.n amant qui ne doit mourir qu'à vos genoux?
Ahl d'nn si bel objet quand une ame est blessée ,
Quand un cœur jusqu'à vous élevé sa pensée.
Qu'il est doux d'adorer tant de divins appas .'
34 LES FRERES ENNEMIS.
Mais aussi qne iou souffre en ne les voyant pas '
Un moment, loin de vous, me duroit une année :
J'aurois fini cent fois ma tnste destinée.
Si je n"eussp songé, jusqu'"s à mon retour.
Que mon eloignement vous prouvoit mon amonr:
Et que le souvemr de mon obéissance
Ponrroit en ma faveur parler en mon absence ;
Et que pensant à moi vous penseriez aussi
Qu'il faut aimer beaucoup pour obéir ainsi.
A.XTIGOWE.
Oui, je l'avois bien cru qu'une ame si fidèle
Trouveroit dans Tabsence une peine cruelle;
Et, si mes sentiments se doivent découvrir.
Je sonhaitois, Hémon. qu'ei! vous fit souffrir.
Et qu'étant loin de moi quelque ombre d'amertume
Vous fit trouver les jours jdus longs que de coutume.
Mais ne vous plaignez pas : mon cœur chargé d'ennui
Ne vous souhaitoit rien qu'il n'éprouvât en lui ,
Sur-tout depuis le temps que dure cette guerre,
Et que de sens armés vous couvrez cette terre.
Oh dieux! à qu^ls tourments mon coeur s'est vu soumis,
Tovant des deux côtes ses plus tendres amis!
MiUe objets de douleur d-^chiroient mes entrailles;
J'en vovois et dehors et dedans nos murailles :
Chaque assaut à mon cœur bvroit mille combats;
Et mille fois le four je souffrois le trépas.
H £ M o If .
Mais enfin qu'ai-je fait, en ce malheur extrême,
Qne ne 7n'ait ordonné ma princesse elle-même.'
J 'ai suivi Polvnice ; et vous l'avez voulu :
Tous me l'avez prescrit par un ordre absolu.
Je lui vouai dès-lors une amitié sincère;
Je quittai mon pnys, j'^tbandonnai mon père;
Sur moi. par ce départ . j'attirai son courroux,
Et , pour tout dire ealln , je m'éloigTMi de vous.
ACTE II, SCENE I. 3»
A.NTIGONE.
Je m'en souviens, Hémon, et je vous fais justice ;
C'est moi que vous serviez en servant PoJynice :
Il m'étoit cher alors comme il est aujourd'hui;
Et je prenois pour moi ce qu'on faisoit pour lui.
Nous nous aimions tous deux dés la plus tendre
enfance.
Et j'avois sur son cœur une entière puissance ;
Je trouvois à lui plaire une extrême douceur ,
Et les chagrins du frère étoient ceux de la sœur.
Ah! si j'avois encor sur lui le même empire,
11 aimeroit la paix, pour qui mon cœur soupire :
Notre commun malheur en seroit adouci :
Je le verrois , Hémon ; vous me verviez aussi l
H É M o N.
De cette affreuse guerre il abhorre l'image .
Je l'ai vu soupirer de douleur et de rage ,
Lorsque, pour remonter au trône paternel,
On le força de prendre un chemin si cruel.
Espérons que le ciel, touché de nos misères.
Achèvera bientôt de réunir les frères :
Paisse-t-il rétabUr l'amitié dans leur cœur.
Et conserver l'amour dans celui de la sœur !
ANTIGONE.
Hélas! ne doutez point que ce dernier ouvrage
Ne lui soit plus aisé que de calmer leur rage :
Je les connois tous deux , et je répondrois bien
Que leur cœur, cher Hémon, est plus dur que le mien.
Mais les dieux quelquefois font de plus gi'ands
miracles.
36 LES FRERES ENIV EMIS.
SCENE II.
ANTIGOrîE, HÉMON, OLYMPF.
A N T I G O îï E.
Hé bien? apprendrons-nous ce qu'ont dit les oracles?
Que faut-il faire ?
OLYMPE.
Hélas !
ANTIGOWE.
Quoi? qu'en a-t-on appris?
Est=ce la guerre, Olympe?
OLYMPE.
Ah î c'est encore pis .'
H É M O N.
Quel est donc ce grand mal que leur courroux
annonce ?
OLYMPE.
Prince, pour en juger, écoutez leur réponse :
« Thébains , ppur n'avoir plus de guerres ,
« Il faut, par un ordre fatal,
« Que le dernier du sang royal
c Par son trépas ensanglante vos terres. »
A.?rTIGONE.
O dieux, que vous a fait ce sang infortune?
Et pourquoi tout entier l'avez-vous condamné?
Jï'ètes-vous pas contents de la mort de mon père'
Tout notre sang doit-il sentir votre colère?
U É M o N.
Madame , cet arrêt ne vous regarde pas .
Votre Tertu vous met à couvert du trépas :
Les dieux savent trop bien conuoître l'innocence.
XSTIGOyt..
Hé! cen'estpaspourmoiqueje crainsleurvengeancc.
Mon innorence, Hémon. seroit un foible appui ;
ACTE II, SCENE ir. 3:
Fille d'OEdipe, il faut que j(^ meure pour lui.
Je l'attends, celte mort, et je l'attends sans plainte*,
Et , s'il faut avouer le sujet de ma crainte,
C'est pour vous que je crains; oui, cher Hémon, pour
vous.
De ce sang malheureux vous sortez con)me nous;
Et je ne vois que trop que k- courroux céleste
Tous rendra , comme à nous , cet honneur bien
funeste ,
Et fera regretter aux princes des Thébains
De n'être pas sortis du d( rnier des humains.
H É M. o x.
Peut-on se repentir d'un si grand avantage .►•
Un si noble trépas flatte trop mon courage ;
Et du sang d;" ses rois il est beau d'être issu ,
Dùt-on rendre ce sang sitôt qu'on l'a reçu.
A w T I G o N E.
Hé quoi ! si parmi nous on a fait quelque offense.
Le ciel doit-il sur vous en prendre la vtngeance?
Et n'est-ce pas assez du père et des enfants.
Sans qu'd aille plus loin chercher des innocents.^
C'est à nous à payer pour les crimes des nôtres :
Punissez-nous, grands dieux ; mais épargnez les autres
Mon père, cher Hémon, vous va perdre aujourd'hui;
Et je vous perds peut-être encore plus que lui :
Le ciel punit sur vous et sur votre famille ,
Et les crimes du père , et l'amour de la fille ;
Et ce funeste amour vous nuit encore plus
Que les crimes d'OEdipe et le san§ de Laïus.
H E M o w.
Quoi ! mon amour, madame ? Et qu'a-t-il de funeste?
Est-ce un crime qu'aimer une beauté céleste.^
Et puisque sans colère il est reçu de vous.
En quoi peut-il du ciel mériter le courroux ?
Vous seule en mes soapirs êtes intéressée,
C'est à vous à juger s'ils vous ont offensée :
3-8 L E S F R E P. E S E N N E M I S.
Tels que seront pour eux vos arrêts tout-puissants,
Ils seroat criminels, ou seront innocents.
Que le ciel à son gré de ma perte dispose,
J'en chérirai toujours et Tune et l'autre cause,
Glorieux de mourir pour le sang de mes rois.
Et plus heureux encor de mourir sous vos lois.
Aussi-bien que ferois-je en ce commun naufrage?
Pourrois-je me résoudre à vivre davantage?
En vain les dieux voudroient différer mon trépas ,
Mon désespoir feroit ce qu'ils ne feroient pas.
Mais peut-être, après tout, notre fi'ayeur est vaine:
Attendons Mais voici Polynice et la reine.
SCENE III.
JOCASTE,POLYNICE, ANTIGONE,
HÉ M ON.
POLYNICE.
Madame, an nom des dieux, cessez de m'arrèter :
Je vois bien que la paix ne peut s'exécuter.
J'espérois que du ciel la justice infinie
Youdroit se déclarer contre la tyrannie ,
Et que, lassé de voir répandre tant de sang,
Il rendroit à chacun son légitime rang :
Mais puisqu'ouvertement il tient pour l'injustice,
Et que des criminels il se rend le comphce ,
Dois-je encore espérer qu'un peuple révolté.
Quand le ciel est injuste , écoute l'équité.-*
Dois-je prendre pour juge une troupe insolente,
D'un lier usurpateur ministre violente.
Qui sert mon ennemi par un lâche intérêt.
Et qu'il anime encor, tout éloigné qu'il est?
La raison n'agit point sur une populace.
De ce peuple déjà j'ai ressenti l'audace :
Et loin de me reprendre après m'avoir chassé,
ACTE II, SCENE III. 59
Il croit voir un tyran dans un prince offensé.
Comme sur lui l'honneur n'eut jamais de puissance,
[1 croit que tout le monde aspire à la vengeance :
De ses inimitiés rien n'arrête le cours ;
Quand il hait une fois, il veut haïr toujours.
j o c A s T E.
Mais s'il est vrai , mon iils , que ce peuple vous craigne ,
Et que tous les Thébains redoutent votre règne.
Pourquoi par tant de san^f cherchez-vous à régner
Sur ce peuple endurci que rien ne peut gagner.^
POLYNIC£.
Est-ce au peuple , madame, à se choisir un maître?
Sitôt qu'il hait un roi, doit-on cesser de l'être ?
Sa haine , ou son amour , sont-ce les premiers droits
Qui font monter au trône ou descendre les rois.^
Que le peuple à son gré nous craigne ou nous chérisse ,
Le sang nous met au trône , et non pas son caprice :
Ce que le sang lui donne , il le doit accepter ;
Et s'il n'aime sonpiince, il le doit respecter.
j o c A s T E.
Vous serez un tyran haï de vos provinces.
P o L Y N I c E.
Ce nom ne convient pas aux légitimes princes ;
De ce titre odieux mes droits me sont garants :
La haine des sujets ne fait pas les tyrans.
Appelez de ce nom Etéocle lui-même.
J o c A s T E.
Il est aimé de tous.
POLYNICE.
C'est un tyran qu'on aime,
Qui par cent lâchetés tâche à se maintenir
Au rang où par la force il a su parvenir ;
Et son orgueil la n^nd , par un effet coufrair* ,
Esclave de sou peuple et tyran de son frtre.
Pour commander tout seul )! veuf bien obéir,
Et se fait mépriser pour me faire haïr.
40 L E S F R K R E S E N N E M I S.
Ce n'est pas sans sujet qu'on me préfère un traître :
Le peuple aimeun esclave, et craint d'avoir un maître.
INîais je croirois trahir la majesté des rois,
Si je faisois le peuple arbitre de mes droits.
J O C A s T E.
Ainsi donc la discorde a pour vous tant de cLarmes?
Tous lassez-vous dé;a d'avoir posé les armes?
Ne cesserons-nous point, après tant de malheurs.
Vous, de verser du sang, moi, de verser des pleurs?
N'accorderez-vous rien aux larmes d'une mère?
Ma fille, s'il se peut, retenez votre frère :
Le cruel pour vous seule avoit de l'amitié.
A ^- T I G o N E.
Ah! si pour vous son ame est sourde à la pitié.
Que pourrois-le espérer d'une amitié passée.
Qu'un Ions eloignement n"a que trop effacée?
A peine en sa mémoire ai-je encor quelque rang :
Il n'aime , il ne se plaît qu'à rrpandre du sang.
]N'e cherchez plus en lui ce prince magnanime.
Ce prince qui montroit tant d'horreur pour le crime ,
Dont l'ame généreuse avoit tant de douceur.
Qui respec»o.t sa mère et chérissoit sa sœur :
La nature pour lui n'est plus qu'une chimère ;
Il méconn àt sa sœur, il méprise sa mère ;
Et l'ingrat , en l'état où son orgueil l'a mis ,
ISous cro.t des étrangers, ou bien des ennemis.
p o L Y X I c E.
N'impitez point ce crime à mon ame affligée :
Dites j^ufôt, ma sœur, que vous êtes changée;
Dites c ae de mon rang l'injuste usnrpateur
jNI'a su ravir encor l'amitié de ma sœur.
Je voui connois toujours, et suis toujours le même.
A ^- T I G o N E.
Est=(p m*aimer, rrnel, autant que Je vous aime,
Qne d'rtre inexorable à mes tristes soupirs,
Et m'exposcr encore à tant de déplaisirs?
ACTE II, SCENE in. 4t
rOLYNICE.
Mais vous-même, ma sœur, est-ce aimer votre frère
Que de lui faire ainsi cette in;u.ste prière,
Et me vouloir ravir le sceptre de la main?
Dieux! qu'est-ce qu'Etéocle a de plus inhumain?
C'est trop favoriser un tyran qui m'outrage.
ANTIGONE.
Non, non , vos intérêts me touchent davantage :
IN'e croyez pas mes pleurs perlides à ce point;
Avec vos ennemis ils ne conspirent point.
Cette paix que je veux me seroit un supplice
S'il en devoit coiîter le sceptre à Polynice ;
Et l'unique faveur, mon frère, où je prétends.
C'est qu'il me soit permis de vous voir plus long-temps.
Seulement quelques Jours souffrez que l'on vous voie.
Et donnez-nous le temps de chercher quelque voie
Qui puisse vous remettre au rang de vos areux.
Sans que vous répandiez un sang si précieux.
Pouvez-vous refuser cette grâce lé^jere
Aux larmes d'une sœur, aux soupirs d'une mère ?
j o c A s T E.
Mais quelle crainte encor vous peut inquiéter?
Pourquoi si promptement voulez-vous nous quitter?
Quoi! ce jour tout entier n'est-il pas de la trêve?
Dès qu'elle a commencé faut-il qu'elle s'achève?
Vous voyez qu'Etéocle a mis les armes bas :
Il veut que je vous voie ; et vous ne voulez pas.
ANTIGONE.
Oui, mon frère , il n'est pas comme vous inilexihle ^
Aux larmes de sa mère il a paru sensible ;
Nos pleurs ont désarmé sa colère aujourd'hui :
Vous l'appelez cruel, vous l'êtes plus que lui.
H É M o N.
Seigneur , rien ne vous presse ; et vous pouvez sans
peine
Laisser agir encor la princesse et la reine :
i.
42 LESFRERESENNEMIS.
Accordez tout ce jour à leur pressant désir;
Yovons si leur dessein ne pourra réussir.
Ne donnez pas la [oie au prince vo(re frère
De d^re que, sans vous, la paix se ponvoit faire.
Vous aurez satisfait une mère, une sceur.
Et vous aurez sur-fou t satisfait votre lionneur.
Mais que vent ce soldat? son ame est tout tniue.
SCENE IV.
JOCASTE, POLYNICE, ANTIGONE,
HE MON, UN SOLDAT.
LE SOLDAT, A Poljnice.
Seigneur, on est aux mains, et la trêve est rompue :
Créon et les Tbébains , par ordre de leur roi ,
Attaquent votre armée, et violent leur foi.
Le brave HIppomédon s'efforce, en votre absence.
De soutenir leur cboc de toute sa puissance.
Par son ordre, seigneur , je vous viens avertir.
p O I. "ï X I c E.
Ab les traîtres ! Allons , Hémon , il faut sortir.
f a la reine. J
Madame, vous voyez comme il tient sa paroîe.
Mais il veut le combat , il mattaque ; et j'y vole.
JOCASTE.
Polvnice! mon (ils!... Mais il ne m'entend plus;
Aussi-bien que mes pleurs , mes cris sont superflus.
Cbere Antigonc , allez, courez à ce barbare:
Du moins allez prier Hémon qu'il les sépare.
La force mabandonne, et je n'y puis courir;
Tout ce que je puis faire , hélas ! c'est de mourir.
FIN DU SEC0>D ACTE.»
ACTE TROISIEME.
SCENE I.
JOCASTE, OLYMPE.
-^ JOCASTE.
V^LYMPE, va -t'en voir ce funeste spectacle ;
Va voir si leur fureur n'a poini trouvé d'oLstacîr ,
Si rien n'a pu toucher l'un ou l'autre parti.
Oa dit qu'à ce dessein Ménécée est sorti.
OLYMPE.
Te ne sais quel dessein animoit son courage;
Une héroïque ardeur brilloit sur son visage.
Mais vous devez, madame, espérer jusqu'au Lout.
JOCASTE.
Ta tout voir, chère Olympe, et me viens dire tout;
Eclaircis promptement ma triste inquiétude.
OLYMPE.
Mais vous dois-Je laisser en cette solitude ?
JOCASTE.
Va :je veux être seule en l'état où je suis;
J>i toutefois on peut l'être avec tant d'ennuis !
SCENE IL
JOCASTE.
Dureront-ils toujours ces ennuis si funestes?
rS 'épuiseront-ils point les vengeances célestes?
Me feront-ils souffrir tant de cruels trépas ,
Sans jamais au tombeau précipiter mes pas?
44 LESFRERESENNEMIS.
O ciel, qne tes rigueurs seroient peu redoutables ,
Si la foudre d'abord accabloit les coupables !
Et que tes châtiments paroissenl infinis.
Quand tu laisses la vie à ceux que tu punis î
Tu ne l'ignores pas , depuis le jour infâme
Où de mon propre fils je me trouvai la femme.
Le moindre des tourments que mon cœur a souffert»
Egale tous les maux que l'on souffre aux enfers.
Et toutefois , 6 dieux , un crime involontaire
Devoit-il attirer toute votre colère?
Le connoissois-je , hélas ! ce fîls infortuné?
Tous-mêmes dans mes bras vous l'avez amené.
C'est vous dont la ri;ïucur m'ouvrit ce précipice.
Voilà de ces grands dieux la suprême justice!
Jusques au bord du crime jIs conduisent nos pas :
Ils nous le font commettre , et ne l'excusent pas.
Prennent-ils donc plaisir à faire des coupables -
Afin d'en faire, après, d'illustres misérables?
Et ne peuvent-ils point , quand ils sont en courroux .
Chercher des criminels à qui le crime est doux ?
SCENE III.
JOCASTE, AIN'TIGO^sE
J o C A s T E.
Hé bien! en est-ce fait? l'un ou laulre perfide
Vient-d d'exécuter son noble parricide?
Parlez , parlez , ma fille.
AIÎTIGON K.
Ah madame ! en effet
L'oracle est accompli, le ciel est satisfait.
JOCASTE.
Quoi ! mes deux fils sont morts ?
A NTIGOÎîE.
Un antre sang , madame ,
ACTEIII, SCENEIII. 45
Rend la paix à l'état , et le calme à votre ame j
Un sans; digne des rois dont il est découlé :
Un héros pour l'état s'est lui-même immolé.
Je courois pour fléchir Hémon et Polymce :
Ils étoient déjà loin avant que je sortisse :
Ils ne m'entendoient plus, et mes cris douloureux
Tainement par leur nom les rappeloient tous deux.
Ils ont tous deux volé vers le champ de hatailie ;
Et moi , je suis montée au haut de la muraille ,
D'où le peuple étonné regardoit, comme moi ,
IVapproche d'un combat qui le glacoit d'effroi.
A cet instant fatal le dernier de nos princes ,
li'houneur de notre sang, l'espoir de nos provinces,
Ménécée , en un mot , dipne frère d'Hémon,
Et trop indigne aussi d'être iils de Creon,
De l'amour du pays montrant son ame atteinte ,
Au milieu des deux camps s'est avancé sans crainte;
Et se faisant ouïr des Grecs et des Thebains :
<: Arrêtez, a-t-il dit, arrêtez, inhumains I >>
Ces mots impérieux n'ont point trouvé d'obstacle.
Les soldats, étonnés de ce nouveau spectacle,
De leur noire fureur ont suspendu le cours ;
Et ce prince aussitôt poursuivant son d scou# :
« Apprenez, a-t-il dit, l'arrêt des dcst'nees,
" Par qui vous allez voir vos misères bonices-
« .le suis le dernier sang de vos rois descendu,
" Qui par l'ordre des dieux doit être répandu.
'( llecevez donc ce sang que ma main va répandre;
" Et recevez la paix, où vous n'osiez prétendre.»
Il se tait, et se frappe eu achevant ces mots:
Et les Thebains, voyant expirer ce héros,
Comme si leur salut devenoit leur supphce,
Regardent en tremblant ce noble saciùtice.
.T'ai vu le triste Hémon abandonner son rang
Pour venir embrasser ce frère tout en sang :
Creon , à son exemple , a jeté bas les armes ,
46 LES FRERES ENNEMIS.
Et vers ce lils mourant est venu tout en larmes :
Et l'un et l'autre camp , les voyant retirés ,
Ont quitté le combat, et se sont séparés.
Et moi, le cœur tremblant, et l'ame tout émue.
D'un si funeste objet j'ai détourne la vue,
De ce prince admirant l'héroïque fureur.
j oc A s TE.
Comme vous 'C l'admire, et j'en frémis d'horreur.
Est-il possible, ô dieux, qu'après ce grand miracle
IjC repos desThébauis trouve encor quelque ohsfacic?
Cet illustre trépas ne peut-il vous calmer.
Puisque même mes lils s'en laissent désarmer?
La refuserez-vous cette nohle victime ?
Si la vertu vous touche autant que fait le crime,
Si vous donnez les prix comme vous punissez,
Quels crimes par ce sang ne seront effacés?
A^tTIGONE.
Oui, oui, cette vertu sera récompensée;
Les dieux sont trop payés du sang de Ménécée;
Et le sang d'sin héros, auprès des immortels,
Vaut seul plus que celui de mille criminels.
J oc A STE.
Connoissez mieux du ciella vengeance fatale.
Toujours à ma douleur il met quelque intervalle :
Riais, hélas! quand sa main semble me secourir,
C'est alors qu'il s'apprête à me faire périr,
lia mis, cette nuit, quelque lin à mes larmes,
Afin qn'ît mon réveil je visse tout en armes.
S'il me flatte aussitôt de quelque espoir de paix ,
Un oracle cruel me l'ote pour jamais.
Il m'anifne mon fils; il veut que je le voie:
Mais, helas 1 combien cher me vend-il cette Joie .'
Ce lils est insensible et ne m'écoute pas ;
Et soudain il me l'ôte, et l'engage aux combats.
Ainsi, toujours cruel, et toujours en colère,
ACTE III, SCENE III 47
Il feint de s'appaiser, et devient plus sévère ;
Il n'interrompt ses coups que pour les redoubler.
Et retire son bras pour me mieux accabler.
AS^TIGONE.
Madame, espérons tout de ce dernier miracle.
JOC ASTE.
La baine de mes fils est un trop grand obstacle.
Polynice endurci n'écoute que ses droits:
Du peuple et de Créon l'autre écoute la voix :
Oui, du lâcbe Créon. Cette ame intéressée
Nous ravit tout le fruit du sang de Ménécée :
En vain pour nous sauver ce grand prince se perd ,
Le père nous nuit plus que le fils ne nous sert.
De deux jeunes héros cet infidèle père....
A>- TI GO NE.
Ah! le voici, madame, avec le roi mon frère.
SCENE IV.
JOCASTE, ÉTÉOCLE, ANTIGONE,
CRÉON.
JOCASTE.
Mon fils , c'est donc ainsi que l'on garde sa foi.'
ÉTÉOCLE.
Madame, ce combat n'est point venu de moi,
Mais de quelques soldats , tant dArgos que des nôtres ,
Qui, s'étant querellés les uns avec les autres,
Ont insensiblement tout le corps ébraulé.
Et fait un grand combat d'un simple démêlé.
La bataille sans doute alloit être cruelle ,
Et son événement vuidoit notre querelle ;
Quand du fils de Créon l'héroïque trépas
De tous les combattants a retenu le bras.
Ce prince, le dernier de la race royale ,
48 LES FRERES ENNEMIS.
S'est appliqué des dieux la réponse fatale j
Et lui-mèine à la mort il s'est précipité.
De l'amour du pays noblement transporté.
j o c A. s 1 E.
A-li ! si le seul amour qu'il eut pour sa patrie
Le rendit insensible aux douceurs de la vie ,
Mon fils, ce même amour ne peut-il seulement
De votre ambition vaincre l'emportement?
Un exemple si beau vous invite ? If suivre.
Il ne faudra cesser de régner ni de vivre :
Vous pouvez, en cédant un peu de votre rang,
Faire plus qu'il n'a fait en versant tout sou sang ;
Il ne faut que cesser de baïr votre frère;
Vous ferez beaucoup plus que sa mort n'a su faire.
Ob dieux ! aimer un frère , est-ce un plus grand effort
Que de liair la vie et courir à la mort.''
Et doit-il être enlin plus facile en un antre
De répandre son sang , qu'en vous d'aimer le vôtre?
É T É o CL E.
Son illustre vertu me cbarme comme vous :
Et d'un si beau trépas je suis même jaloux.
Et toutefois, madame, il f?ut que je vous die
Qu'un trône est plus pénible à quitter que la vie :
La gloire bien souvec t nous porte à la baïr ;
Mais peu de souverains font gloire d'obéir.
Les dieux vouloi?nt son sang ; et ce prince , sans crime ,
Ne pouvoit à l'état refuser sa victime.
Mais ce même pays , qui demandoit son sang.
Demande que je règne, et m'attache à mon rang.
.Jusqu'à ce qu'il m'en ôte, il faut que j'y demeure:
Il n'a qu'à prononcer , j'obéirai sur l'heure;
Et Thebes me verra, pour appaiser son sort.
Et descendre du trône, et courir à la mort.
c R ÉO N.
Ah .' Ménécée est mort, le ciel n'en veut point d'antre :
ACTE III, SCE^SE IV. 49
Laissez couler son sang, sans y mèltr le vôtre;
Et puisqu'il l'a versé pour nous donner la paix.
Accordez- la, seigneur, à nos justes souhaits.
ÉTÉOCL £.
Hé quoi! même Créon pour la paix se déclare?
C RÉOIf.
Pour avoir trop aimé cette guerre barbare,
Tous voyez les malheurs où le ciel m'a plongé:
Mon fils est mort, seigneur.
ÉTÉ OCLE.
Il faut qu'il soit vengé.
CRÉ ON.
Sur qui me veiigerois-je en ce malheur extrême?
É TÉ O CL E.
Vos ennemis, Créon, sont ceux de Thebes mèmr:
Vengez-la, vengez-vous.
CRÉON.
Ah ! dans ses ennemis
Je trouve votre frère, et je trouve mon lils :
Dois-je verser mon sang, ou répandre le vôtre.'
Et dois-je perdre un lils pour en venger nn autre?
Seigneur, mon sang m'est cher, le vôtre m'est sacré;
Serai-je sacrilège, ou bien dénaturé?
Soudlerai-je ma main d'un sang que je révère?
Serai-je parricide , afin d'être bon père?
Un si cruel secours ne me peut soulager;
Et ce seroit me perdre au lieu de me venger.
Tout le soulagement où ma douleur aspire ,
C'est qu'au moins mes malheurs servent à votre
empire.
Je me consolerai, si ce fils que je plains
Assure par sa mort le repos des Thébains.
Le ciel promet la paix au sang de Ménécée;
Achevez-la , seigneur , mon fils l'a commencée :
Accordez-lui ce prix qu'il en a prétendu ;
5o LESFRERESENNEMIS.
Et qtie son sang en vain ne soit pas rë panda.
JOC AST E.
Non, puisqu'à nos malheurs vous devenez sensible.
Au sang de Ménécée il n'est rien d'impossible.
Que Tliebes se rassure après ce grand effort;
Puisqu'il change votre ame , il chan.f^cra son sort.
La paix dès ce moment n'est plus desespérée :
Puisque Créon la veut, je la tiens assurée.
Bientôt ces cœurs de fer se verront adoucis :
Le vainqueur de Créon peut bien vaincre mes fils.
( a Etéocle. )
Qu'un si grand changement vous désarme et vous
toache:
Quittez, mon fils, quittez cette haine farouche;
Soulage? une mère, et consolez Créon ;
Rendez-moi Polynice , et lui rendez Hémon.
É TÉ oc L E.
Mais enfin c'est vouloir que je m'impose un maître.
Tons ne l'ignorez pas , Polynice veut l'être ;
n démande sur-tout le pouvoir souverain.
Et ne veut revenir que le sceptre à la main.
SCENE V.
JOCASTE, ETEOCLE, ANTIGONE,
CREON, ATTALE.
A T T A L E , à Etcocle.
Polynice, seigneur, demande une entrevue;
C'est ce que d'un héraut nous apprend la venue.
Il vons offre, seigneur, ou de venir ici.
Ou d'attendre en son camp.
c RÉ o X.
Peut-être qn'adonci
Il songe à terminer une guerre si lente ,
Et son ambition n'est plus si violente :
ACTE III, SCENE V. 5t
Par ce dernier combat il apprend aujourd'hui
Que vous êtes au moins aussi poissan» que lui.
Les Grecs même sont las de servir sa rolere;
Et j'ai su, depuis peu, que le roi son beau-pere ,
Préférant à la guerre un solide repos,
Se réserve Mycene, et le fait roi d'Argos.
Tout courageux qu'il est, sans doute il ne souhaite
Que de faire en effet une honnête retraite.
Puisqu'il s'offre à vous voir , croyez qu'il veui 1 a paix.
Ce jour la doit conclure , ou la rompre à jamais.
Tâchez dans ce dessein de 1 affermir vous-même.
Et lui promettez tout hormis le diadème.
ÉTÉ G CL E.
Hormis le diadème il ne demande rien.
J O CASTE.
Mais voyez-le du moins.
CRÉ ON.
Oui , puisqu'il le veut bien :
Tous ferez plus tout seul que nous ne saurions faire :
Et le sang reprendra son empire oïdinaire.
É T É o r. I, E.
Allons donc le chercher.
J o C A s TE.
]Mon fils, au nom des dieux,
Attendez-le plutôt, voyez-le dans ces heux.
É T É o c t E.
Hé bien , madame , hé bien , qu'il vienne , et qu 'on lui
donne
Toutes les sûretés qu'il faut pour sa personne.
Allons.
A Tf T I G o N E.
Ah ! si ce four rend la paix aux Thebains,
Elle sera , Créon, l'ouvrage de vos mains.
5a LES FRERES ENNEiMI S.
SCENE VI.
CRÉON, ATTALE.
CRÉ OX.
L'intérêt des Thébains n'est pas ce qn: vous touché.
Dédaigneuse princesse; et cette ame farouche,
Qui semble me flatter après tant de mépris ,
Songe moins à la paix qu'au retour de mon fils.
Mais nous verrons bientôt si la fiere Antigone
Aussi-bien que mon cœur dédaignera le trône;
Nous verrons, quandles dieux m'auront fait votre roi ,
Si ce fils bienheureux l'emportera sur moi.
ATTALE.
Eh! qui n'admireroit un changement si rare?
Créon même, Créon pour la paix se déclare î
CRion.
Tu crois donc que la paix est l'objet de mes soins?
ATT AI. E.
Oui, je le crois , seigneur, quand j'y pensois le moins;
Et voyant qu'en effet ce beau soin vous anime.
J'admire à tout moment cet effort magnanime
Qui vous fait mettre enfin votre haine au tombeau.
Ménécée, en mourant, n'a rien fait de plus beau.
Et qui peut immoler sa haine à sa patrie
Lui pourroit bien aussi sacrifier sa vie.
CRÉON.
Ah! sans doute, qui peut, d'un généreux effort,
Aimer son ennemi, peut bien aimer la mort.
Quoi.' je négligerois le soin de ma vengeance.
Et de mon ennemi je prendrois la défense .'
De la mort de mon fils Polvnice est l'auteur.
Et moi je deviendrois son lâche protecteur !
Quand je renoncerois à eette haine extrême,
Pourrois-je bien cesser d'aimer le diadème?
A C T E 1 1 1 , s C E N E V I. 53
"N'on, non; tn me verras d'une constante ardeur
Haïr mes ennemis , et chérir ma grandeur.
Le troue fît toujours mes ardeurs les plus chères ;
Je rougis d'obéir où régnèrent mes pères :
Je brûle de me voir au raug de mes aïeux ,
Et je l'envisageai dès que j'ouvris les yeux.
Sur-tout depuis deux ans ce noble soin m'inspire,
Je ne fais point de pas qui ne tende à l'empire :
Des princes mes neveux j 'entretiens la fureur,
Et mon ambition autorise la leur.
D'Etéocle d'abord j'appuyai l'injustice;
Je lui fis refuser le trône à Polynice.
Tu sais que je pensois dès-lors à m'y placer;
Et je l'y mis, Attale, afin de l'en chasser.
A. T TALE.
Mais, seigneur, si la guerre eut pour vous tant de
charmes ,
D'où vient que de leurs mains vous arrachez les armes ?
Et puisque leur discorde est l'objet de vos vœux.
Pourquoi , par vos conseils , vont-ils se voir tous deux ?
c R É O If .
Plus qu'à mes ennemis la guerre m'est mortelle.
Et le courroux, du ciel me la rend trop cruelle :
Il s'arme contre moi de mon propre dessein ;
Il se sert de mon bras pour me percer le sein.
La guerre s'allumoit , lorsque, pour mon suppLce,
Hémon m'abandonna pour servir Polynice :
Les deux frères par moi devinrent ennemis ;
Et je devins, Attale, ennemi de mon fils.
Enfin, ce même jour , je fais rompre la trêve ,
.l'excite le soldat, tout le camp se soulevé.
On se bat ; et voilà qu'un lîîs désespéré
Meurt, et rompt on combat que j'ai tant préparé-
Mais il me reste un fils ; et je sens que je l'aime
Tout rebelle qu'il est , et tout mon rival même :
Sans le perdre, je veux perdre mes ennemis.
54 LES FRERES ENNEMIS.
Il m'en conteroit trop , s'il m'en coiitolt deux (Ils.
Des deux princes , d'ailleurs , la haine est trop puis»
santé :
Ne crois pas qu'a la paix jamais elle consente.
Moi-même je saurai si bien l'envenimer,
Qu'ils p'^riront tous deux plutôt que de s'aimer.
Les autres ennemis n'ont que de courtes haines ;
Mais quand de la nature on a brisé les chaînes ,
Cher Attale, il n'est rien qui puisse réunir
Ceux que des nœuds si forts n'ont pas su letenir :
L'on hait avec excès lorsque l'on hait un frère.
Mais leur éloignement ralentit leur colère :
Quelque haine qu'on ait contre un fier ennemi ,
Quand il est loin de nous , on la perd à demi.
Ne t'étonne donc plus si je veux qu'ils se voient :
Je veux qu'en se voyant leurs fureurs se déploient:
Que rappelant leur haine, au heu de la chasser.
Ils s'étouffent, Attale, en voulant s'embrasser.
A T T A I. E.
Vous n'avez pins, seigneur, à craindre que vous«
même :
On porte ses remords avec le diadème.
c R É o s.
Quand on est sur le trône on a bien d'autres soins i
Et les remords sont ceux qui nous pèsent le moins
Du plaisir de régner une ame possédée
De tout le temps passé détourne son idée ;
Et de tout autre objet un esprit éloigné
Croit n'avoir point vécu tant qu'il n'a point régné.
Mais allons. Le remords n'est pas ce qui me touche ,
Et je n'ai plus un cœur que le crime effarouche :
Tous les premiers forfaits coûtent quelques eflbrts',
Mais, Attale, on commet les seconds sans remords.
FIN nu TROISIEME >.CT£.
ACTE QUATRIEME.
SCENE I.
ÉTÉOCLE, CRÉOIS.
^-^ ÉTÉOCLE.
V_/ui, Créon, c'est ici qu'il doit bi«;ntôt se rendre;
Et tous deux en ce lieu nous le pouvons attendre.
Nous verrons ce qu'il veut : mais je répondrais bien
Que par cette entrevue on n'avancera rien.
Je connois Polyuice et son humeur altiere;
Je sais bien que sa haine est encor tout entière ;
Je ne crois pas qu'on puisse en arrêter le cours;
Et pour moi , je sens bien que je It hais toujours,
CRÉON.
Mais s'il vous cède enfin la grandeur souveraine,
"Vous devez, ce me semble, appaiser votre haine.
É T É o c I. E,
Je ne sais si mon cœur s'appaisera jamais :
Ce n'est pas son orgueil, c'est lui seul que je hais.
Nous avons l'un et l'autre une haine obstinée :
Elle n'est pas, Créon, l'ouvrage d'une année;
EUe est née avec nous ; et sa noire fureur.
Aussitôt que la vie, entra dans notre cœur.
Nous étions ennemis dès la plus tendre enfnnce ;
Que dis-je? nous l'étions avant notre naissance :
Triste et fatal effet d'un sang incestueux !
Pendant qu'un même sein nous renfermoit tous deux.
Dans les flancs de ma mère une guerre intestine
De nos divisions lui marqua l'origine.
Eiies ont, tu le sais , paru dans le berceau ,
56 LES FRERES ENNEMIS.
Et nous suivront peut-être encor clans le tombeau .
On diroit que le ciel, par un arrêt funeste.
Voulut de nos parents punir ainsi l'inoeste;
Et que dans notre sang il voulut mettre au jour
Tout ce qu'ont de plus noir et la haine et l'amour.
Et maintenant, Créon, que j'attends sa venue,
Ne crois pas que pour lui ma haine diminue ;
Plus il approche, et plus il me semble odieux ;
Et sans doute il faudra qu'elle éclate à ses yeux.
J'aurois même regret qu'il me quittât l'empire ;
Il faut, il faut qu'il fuie, et non qu'il se retire.
.Te ne veux point, Créon, le hair à moitié.
Et je crains son courroux moins que son amitié.
Je veux, pour donner cours à mon ardente haine .
Que sa fureur au moins autorise la mienne;
Et puisqu'enlin mon cœur ne sauroit se Irahii .
•Te veux qu'il me déteste , alîn de le haïr.
Tu verras que sa rage est encore la même ,
Et que toujours son cœur aspire au diadème ;
Qu'il m'abhorre toujours, et veut toujours régner;
Et qu'on peut bien le vaincre , et non pas le gagner.
c RÉo ?r.
Domtez-le donc , seigneur , s'il demeure inflexible ;
Quelque fier qu'il puisse être, il n'est pas invincible:
Et puisque la raison ne peut ritn sur son cœur.
Eprouvez ce que peut un bras toujours vainqueur.
Oui, quoique dans la paix je trouvasse des charmes ,
Je serai le premier à reprendre les armes;
Et si je demandois qu'on en rompit le cours,
.Te demande encor plus que vous régniez toujours.
Que la guerre s'enflamme et jamais ne finisse ,
S'il faut, avec la paix, recevoir Polynice.
Qu'on ne nous vienne plus vanter un bien si donx ;
La guerre et ses horreurs nous plaisent avec vous.
Tout le peuple thébain vous parle par ma boache;
ACTE IV, SCENE I. 5?
Ne le soumette?, pas à ce prince farouche :
Si la paix se peut faire, il la veut comme moi;
Sur-tout, si vous l'aimez, conservez-lui son roi.
Cependant écoutez le prince votre frère,
Et, s'il se peut, seigneur, cachez votre colère;
Feignez... Mais quelqu'un vient.
SCENE IL
ÉTÉOCLE, CRÉON, ATTALE.
É T É o c r- E.
Sont-ils bien près d'ici?
Vont-ils venir , Attale ?
A T T A. L E.
Oui, seigneur, les voici.
Ils ont trouvé d'abord la princesse et la reine;
Et bientôt ils seront dans la chambre prochaine.
ÉTÉOCLE.
Qu'ils entrent. Cette approche excite mon courroux
Qu'on hait un ennemi quand il est près de nous I
CRÉON.
Ah ! le voici. ( h part.) Fortune , achevé mon ouvrage ,
Et livre-les tous deux aux transports de leur rage.'
SCENE III.
JOCASTE, ÉTÉOCLE, POLYNICE,
A N T I G O N E, H É M O N, C R É O N.
JOCASTE.
Me voici donc tantôt au comble de mes vœux,
Puisque déjà le ciel vous rassemble tous deux.
Vous revoyez un frère, après deux ans d'absence,
Dans ee même palais où vous prîtes naissance :
58 L E S F R E R E S E N N E M I S.
Et moi , par un bonheur cù je n'osois penser.
L'un et l'autre à-la-fois je vous puis embrasser.
Commencez donc, mes lils, cette union si chère :
Et que chacun de vous leconnoisse son frère:
Tous deux dans votre frère envisagez vos traits;
Mais, pour en mieux juger, voyez-les de plus près.
Sur-tout que le sang parle et fasse son office.
Approchez , Etêocle; avancez, Polynice....
Hé quoi! loin d'approcher, vous reculez tous deux!
D'où vient ce sombre accueil et ces regards fâcheux i
N'est-ce point que chacun, d'une ame irrésolue.
Pour saluer son frère attend qu'il le »alne ;
Et qu'affectant l'honneur de céder le dernier.
L'un ni l'autre ne veut s'embrasser le premier?
Etrange ambition qui n'aspire qu'au crime,
Ou le plus furieux passe pour magnanime.'
Le vainqueur doit rougir en ce combat honteux;
Et les premiers vaincus sont les plus généreux.
"Voyons donc qui des deux aura plus de courage.
Qui voudra le premier triompher de sa rage....
Quoi! vous n'en faites rien! C'est à vous d'avancer.
Et, venant de si loin, vous devez commencer;
Commencez, Polynice, embrassez votre frère;
Et montrez....
ÉTÉOCL E.
Hé, madame ! à quoi bon ce mystère?
Tous ces embrassements ne sont guère à propos :
Qu'il parle, qu'il s'explique, et nous laisse en repos.
POLYNICE.
Quoi ! faut-il davantage expliquer mes pensées?
On les peut découvrir par les choses passées :
La guerre, les combats, tant de sang répandu.
Tout cela dit assez que le trône m'est dû.
É TÉ O CI, E.
Et rcs mêmes combats, et cette in»*mp cucrre.
ACTE IV, SCENE III, 59
Ce sang qui tant de fois a fait ronsjir la terre ,
Tout cela dit assez que le trône est à moi;
Et, tant que je respire , il ne peut être à toi.
POLYXICE.
Tu sais qu'injustement tu remplis celte place.
ÉTÉOCL E.
L'injustice me plaît pourvu que je t'en cliasse.
POLTNICE.
Si ta n'en yenx sortir, tu pourras en tomber.
HTÉocr E.
Si je tombe, avec moi tu pourras snccomber.
JO c A s T E.
Oh dieux ! que je me vois cruellement décne 1
N'avois-je tant pressé cette fatale vue,
Que pour les désunir encor plus que jamais ?
Ah mes lils ! est-ce là comme on parle de paix?
Quittez, au nom des dieux, ces tragiques pensées;
Ne renouvelez point vos discordes passées :
"Vous n'êtes pas ici dans un champ inhumain.
Est-ce moi qui vous mets les armes à la main.»*
Considérez ces lieux où vous prîtes naissance ;
Leur aspect sur vos coeurs n'a-t-il point de puissance?
C'est ici que tous deux vous reçûtes le jour;
Tout ne vous parle ici que de paix et d'amour :
Ces princes, votre sœur, tout condamne vos haines;
Enfin moi, qui pour vous pris toujours tant de peines,
Qui, pour vous réunir, immolerois.... Hélas! '
Ils détournent la tête , et ne m'écoutent pas'
Tous deux pour s'attendrir ils ont Tame trop dure ;
Us ne connoisseut plus la voix de la nature !
{àPoljnice.)
Et vous, que je croyois plus doux et plus soumis....
rOLYITICE.
Je ne veux rien de lui que ce qu'il m'a promis ;
II ne sauroit régner sans se rendre parjure.
6o LES FRERES ETTNEMI S.
J O C A s T K.
Une extrême justice est souvent une injure.
Le trône vous est dû, je n'en saurois douter;
Mais vous le renversez en voulant y monter.
"Ne vous lassez-vous point de cette affreuse guerre ?
Youlez-vous sans pitié désoler cette terre,
Détruire cet empire alln de le gagner?
Est-ce donc sur des morts que vous voulez régner ?
Thebes avec raison craint le règne d'un prince
Qui de fleuves de sang inonde sa province :
"Voudroit-elle obéir à votre injuste loi?
Tons êtes son tyran avant qu'être son roi.
Dieux ! si devenant grand souvent on devient pire .
Si la vertu se perd quand on gagne l'empire ,
Lorsque vous régnerez , que serez-vous, hélas î
Si vous êtes cruel quand vous ne régnez pas?
POLYWICE.
Ab ! si je suis cruel , on me force de l'être ;
Et de mes actions je ne suis pas le maître.
J'ai honte des horreurs on je me vois contraint;
Et c'est injustement que le peuple me craint.
Mais il faut en effet soulager ma patrie ;
De ses gémissements mon ame est attendrie.
Trop de sang innocent se verse tnns les jours;
31 faut de ses malheurs que j'arrête le cours;
Et, sans faire gémir ni Thebes ni la Grèce,
A l'auteur de mes maux il faut que je m'adresse:
Il suffit aujourd'hui de son sang ou du mien.
j o c A s T E.
Du sang de votre frère ?
p o L T :» I c E.
Oui , madame , du sien :
Il faut finir ainsi cette guerre inhumaine.
Oui , cruel . et c'est là le dessein qui m'amène;
Moi-même à ce combat j'ai voulu t'appeler:
ACTE IV, SCENE II r. 6i
A tout antre qu'à toi je crai^ois d'en parler ;
loat antre auroit voulu condamner ica pensée,
Et personne en ces lieux ne te l'eût annoncée.
Je te l'annonce donc. C'-'st à toi de prouver
Si ce qae tu r ivis tu le sais conserver.
Montre-toi digne enfin d'une si belle proie.
É T É o c L £.
J'accepte ton dessein, et l'accepte avec joie ;
Créon sait là-dessus quel étoit mon des.r :
J'eusse accepté le trône avec mo.ns de plaisir.
Je te crois maintenant digne du d.adème ;
Je te le vais porter au bont dj ce ftr même.
J Ô c A s T F.
Hâtez-vous donc, crutds, d*t me percer le sein.
Et commencez par moi votre Lorr.bl'" dessein:
Ne considérez point qiie je snis votr'r mère
Considérez en moi cell^ d'* votr» freie.
Si de votre ennemi vous rech^rcbe? le sang,
Rechercbez-en la source en ce malheureux tianc:
Je suis de tous les deux la commune ennemie,
Puisque votre ennemi reçut de moi la vie;
Cet ennemi, sans moi, ne verroit pa.--: le jour.
S'il meurt, ne faut-il pas que je meure à mon four?
N'en doutez point, sa mort uie doit être commune;
Il faut en donner deux , ou n'en donner pas une ;
Et, sans être ni doux ni cruel à demi.
Il faut me perdre , ou bien sauver votre ennerrd.
Si la vertu vous plaît , si l'honneur vous anime.
Barbares, rougissez de commettre un tel crime:
Ou si le crime, enfin, vous plaît tant à chacun.
Barbares, rongissez de n'en commettre qu'un.
Aussi-bien, ce n'est point que l'amonr vous retie:3nc>
Si vous sauvez ma vie en poursuivant la sienne :
"Vous vous garderiez bien, cruels, de m'épargucr,
Si je vous empêchois un moment de régner.
I. 6
62 LES FRERES ENNEMIS.
Polynice, est-ce ainsi que l'on traite une mère?
p o L Y N I c E.
J'épargne mon pays.
j o c A. s T E.
Et vous tuez un frère î
POLYNICE.
Je punis un méchant,
j o c A. s T E,
Et sa mort aujourd'hui
Vous rendra plus coupable et plus méchant que lui.
POLYNICE.
Faut-il que de ma ma n j e couronne ce traître ,
Et que de cour en cour j'aille chercher un maître;
QuVrrant et vagabond je quitte mes états,
Pour observer des lois qu'il ne respecte pas?
De ses propres forfaits serai- e la victime?
Le diadème est-il le partage du crime ?
Quel droit ou quel devoir n'a-t-il point violé ?
Et cependant il règne, et je suis exilé .'
J o c A s T E.
Mais si le roi d'Argos vous cède une couronne. . .
POLYNICE
Dois-je chercher ailleurs ce que le sang me donne .^
En m'alliant chez lui n'aurai-je rien porté?
Et tiendrai-je mon rang de sa seule bonté?
D'un frone qui m'est dû faut-il que l'on me chasse.
Et d'un prince étranger que je brigue la pl;ice?
Non, non; sans m'abaisser à lui faire la cour,
Je veux devoir le sceptre à qui je dois le jour.
J o c A s T K
Qu'on le tienne, mon fils, d'u n beau-pere ou d'un père,
la main de tous les deux vous sera toujours chère.
POLYNICE.
Non , non ; la différence est trop grande pour moi ;
L'un me feroit esclave, et l'autre me fait roi.
Quoi! ma grandeur seroit l'ouvrage d'une femme I
ACTE IV, SCE^E III 63
D'un éclat si honteux je rougirois dum l'ame.
Le trône, sans l'amour, me seroit donc ferme?
Je ne régnerois pas si l'on ne m'eût aimé?
Je veux m'ouvrir le trône, ou jamais n'y paroître ;
Et quand j'y monterai, j'y veux monter en maître ;
Que le peuple à moi seul soit forcé d'obéir ;
Et qu'il me soit permis de m'en faire haïr.
Enfin, de ma grandeur je veux être l'arbitre,
N'être point roi, madame, ou l'être ajuste titre;
Que le san^j me couronne; ou, s'il ne suffit pas,
Je veux à son secours n'appeler que mon bras.
j o c A s T £.
Faites plus, tenez tout de votre grand courage;
Que votre bras tout seul fasse votre partage ;
Et, déda.^'nant les pas d^s autres souverains,
Soyez, mon (ils, -iovez l'cnvrage de vos mains.
Par d'illustr-^s exploits ronronnez-vous vous-même,
Qu'un superbe laurier soit votr*» diadème ;
Régnez et triomphez, et joignez ^-la- l'ois
La gloire des héros à la pourpre des rois.
Quoi! votre ambition seroit-elle bornée
A régner -tour-à-tour l'espace d'unf année?
Cherchez à ce grand cœur . que rien ce ])eut domter,
Quelque trône où vous seul avez droit de monter
Mille sceptres nouveaux s'offrent à votre epée.
Sans que d'un sang si cher nous la ■s osions trempée.
Vos triomphes pour moi n'auront r;en que de doux,
Et votre frère même ira vaincie a\ec vous.
POLYNICE.
Vous voulez que mon cœur, flatté de ces chimères.
Laisse un usurpateur au trône de mes pères?
j o c A s T E.
Si vous lui souhaitez en effet tant de mal,
Elevez le vous-même à ce trône fatal.
Ce trône fut tou'ours un dangereux abyme;
La foudre l'environae aussi-bien que le crime î
64 LES FRERES ENNEMIS.
Totre père et les rois qui vous ont devancés ,
Sitôt qu'ils y montoient, s'en sont vus renversés.
p O T- Y w I c E.
Quand ,e devrois au ciel rencontrer le tonnerre ,
J'v monterois plutôt que de ramper à terre.
]Mon cœur, jaloux du sort de ces grands malheureux,
Veut s'élever, madame , et tomber avec eux.
É T É o c L B.
Je saurai l'épargner une chute si vaine.
p o r. Y IT I c I.
Ah î ta chute , crois-moi , précédera la mienne.
j o c A. s T 2.
Mon fils , son règne plaît.
p o I, Y :t I c E.
Mais il m'est o«iieux.
j o c A s T E.
lia pour lui le peuple.
p o I, Y w I c E.
Et j'ai pour moi les dieux.
H T É O C T. E.
Les dieux de ce haut rang te vouloient interdire ,
Pnisqu" Js m'ont élevé le premier à l'empire :
Ils ne sa voient que trop, lorsqu'ils firent ce choix,
Qu'on veut régner toujours quand on regue une fois.
Jamais dessus le trône on ne vit plus d'un maître ;
Il n'en peut ♦enir deux, quelque grand qu'il puisse
être;
L'un des deux, tôt ou tard, se verroit renversé;
Et d'un autre soi-inème on y seroit pressé.
Jugez donc, par l'horreur que ce méchant me donne,
Si je puis avec lui partager la couronne.
P O L Y W I C E.
Et moi je ne veux pins, tant tu m'es odieux î
Partager avec toi la lumière des cienx.
j o r A s T E.
Allez donc , j 'y consens , allez perdre la vie ;
ACTE IT, SCENE III. 65
A ce cruel combat lous deux je vous convie ;
Puisque tous mes efforts ne sauroieut vous changer,
Que tardez-vous? allez vous perdre et me venger.
Surpassez, s'jI se peut, les crimes de vos pcres :
Mourrez, en vous tuant, comme vous êtes frères;
Le plus grand des forfaits vous a donné le jour.
Il faut qu'un crime égal vous l'arrache à son tour.
Je ne condamne plus la fureur qui vous presse ;
Je n'ai plus pour luou sang ni pitié ni tendresse :
Votre exemple m'apprend à ae le plus chérir;
Et moi je vais, cruels, vous apprendre à mourir
SCENE IV.
ANTIGONE, ÉTÉOCLE, POLYNICE^
H É M O :N , C R É O N.
ANTIGONE.
Madame... Oh ciel! que vois-je ! Hélas.' rien ne les
touche .'
H É M o >'.
Rien ne peut ébranler leur constance farouche.
X ?r T I G o N E.
Princes....
É T É o c I. E.
Pour ce combat, choisissons quelque lieu,
POLYNICE.
Courons. Adieu , ma sœur.
É T É o c T. E.
Adieu , princesse , adien.
JL >• T I G o N E.
Mes frères , arrêtez! Gardes , qu'on les retienne ;
Joignez , unissez tous vos douleurs à la mienne.
C'est leur être cruels que de les respecter.
H É M o N.
Madame , il n'est plus rien qui les puisse arrêter.
6.
66 LESFRERESENNEMIS.
ANTIGONE.
Ah ! pénerenx Hémon , c'est vous seul qne fimplore
Si la vertu vous plaît, si vous m'aimez encore,
Et fin on puisse arrAter leurs parricides mains.
Hélas! pour me sauver, sauvez ces inhumains.
FIH DU QUATRIEME ACTE.
■
ACTE CINQUIEME.
SCENE I.
A N T I G O N E.
A. QUOI te résous-tu, priucesse infortunée?
Ta mère vient de mourir dans tes bras ;
Ne saurois-tu suivre ses pas,
Et fmir, en mourant, ta triste destinée?
A de nouveaux malheurs te veux -tu réserver ?
Tes frères sont aux mains, rien ne les peut sauver
De leurs cruelles armes.
Leur exemple t'anime à te percer le flanc ;
Et toi seule verses des larmes,
Tous les autres versent du sang.
Quelle est de mes malheurs l'extrémité mortelle '
Où ma douleur doit-elle recourir?
Dois-je vivre? dois-je mourir?
Un amant me retient , une mère m'appelle ;
Dans la nuit du tombeau je la vois qui m'attend :
Ce que veut la raison , l'amour me le défend ,
Et m'en ôte l'envie.
Que je vois de sujets d'abandonner le jour I
Mais, hélas ! qu'on tient à la vie,
Quand on tient si fort à l'amour .'
Ooi , tn retiens , amour , mon ame fugitive ;
k Je reconnois la voix de mon vainqueur :
L'espérance est morte en mon cœur,
Et cependant tn vis , et tu veux que je vive ;
68 LESFRERESENNEMIS.
Ta dis que mon amant me suivroit au tombeau ,
Qne je dois de mes jours conserver le flambeau
Pour sauver ce que j'aime.
Hémon, vois le pouvoir que l'amour a sur moi:
Je ne vivrois pas pour moi-même,
Et je veux bien vivre pour toi.
Si jamais tu doutas de ma flamme fidèle....
Mais voici du combat la funeste nouvelle.
SCENE II.
ANTIGO^^E, OLYMPE.
A. X T I G O >- E.
Hé bien , ma chère Olympe , as-tu vu ce forfait ?
OLYMPE.
J'y suis courue en vain, c'en ëtoit déjà fait.
Du haut de nos remparts j'ai vu descendre en lannes
Le peuple qui couroit et qui crioit aux armes;
Et pour vous dire enfin d'où venoit sa terreur.
Le roi n'est plus , madame , et son frère est vainqueur.
On parle aussi d'Hémon ; l'on dit que son courage
S'est efforcé long-temps de suspendre leur rage ,
Mais que tous ses efforts ont été superflus.
C'est ce que j'ai compris de mille bruits confus.
A N T I G O N E.
Ah ! je n'en doute pas , Uémon est magnanime ;
Son graud cœur eut toujours trop d'horreur pour le
crime:
Je l'avois conjuré d'emp«'cher ce forfait;
J'.t s'il l'avoit pu faire. Olympe, il l'auroit fait.
Mais, hélas .' leur fureur ue pouvoit se contraindre;
33a ns des ruisseaux de sang elle vouloit s'éteindre.
Princes dénaturés, vous voilà satisfaits;
La mort seule entre vous pouvoit mettre la paix.
A. C T E V, s C E N E 1 1. 69
Le trone pour vons deux avoit trop peu de place ,
Il falloit en're vous mettre un plus er^nd espace,
Et que le ci<^l vous mit, pour finir vos discords,
L'uu parmi les vivants, l'autre parmi les morts.
Infortunés tous deux , d-gnes qu'on vous déplore 1
IVlo^ns malb'^ureux pourtant que je ne suis encore,
Puisque de tous les maux qui sont tombes sur vous
Vous n'en sentez aucun , et que je les sens tous !
OLYMPE.
Mais pour vous ce malheur est un moindre supplice
Que si la mort vous eût enlevé Polyn^ce ;
Ce prince étOit l'objet qui faisoit tous vos soins :
Les intérêts du roi vous touchoient beaucoup moins.
ANTIGONE.
Il est vrai, je l'aimois d'une ?mitié sincère ;
Te l'aimois beaucoup plus que je n'aimois son frère :
Et ce qui lui donnojt tant de part dans mes vœux ,
Il étoit vertueux. Olympe, et malbeureux.
Mais, hélas 1 ce n'est plus ce cœur si magnanime.
Et c'est un criminel qu'a couronné son crime :
Son frère plus que lui commence à me toucher;
Devenant malheureux , il m'est devenu cL?r.
OLYMPE.
Créon vient.
A.ITTIG017E.
Il est triste ; et j 'en connois la cause :
Au courroux du vainqueur la mort du loi l'expose.
C'est de tous nos malheurs l'auteur pernicieux.
SCENE III.
ANTIGONE, CRÉON, OLYMPE,
ATTALE, GARDES.
CRÉON.
Madame , qu'ai-je appris en entrant dans ces lieux?
Est-il vrai que la reine....
70 LES FRERES ENNEMIS.
JLNTIGOITE.
Oui, Créon,elle est morte,
c R É o K.
Oh dieux! puis-je savoir de quelle étrange sorte
Ses jours infortonés ont éteint leur flambeau?
OLYMPE.
Elle-même , seigneur, s'est ouvert le tombeau ;
Et s'étant d'un poignard en un moment saisie ,
Elle en a terminé ses malheurs et sa vie.
A.N T ÎG ON E.
Elle a su prévenir la perte de son fils.
C RÉ ON.
Ah. madame ! il est vrai que les dieux ennemis. ■ . .
ANTIGONE.
N'imputez qu'à vous seul la mort du r»i mon frère ,
Et u'en accusez point la céleste colère.
Ace combat fatal vous seul l'avez conduit:
Il a cru vos conseils ; sa mort en est le fruit.
Ainsi de leurs flatteurs les rois sont les victimes :
Vous avancez leur perte en approuvant leurs crimes-
De la chute des rois vous êtes les auteurs;
Mais les rois , en tombant , entraînent leurs flatteurs.
Tous le voyez, Créon; sa disgrâce mortelle
Vous est funeste autant qu'elle nous est cruelle :
Le ciel, en le perdant, s'en est vengé sur vous ;
Et vous avez peut-être à pleurer comme nous.
CRÉON.
Madame, je l'avoue; et les destins contraires
Me font plearer deux fils, si vous pleurez deux frères.
ANTIGONE.
Mes frères et vos fils ! dieux! que veut ce discours.'
Quelque autre qu'Eteocle a-t-il fini ses jours ?
CRÉO N.
Mais ne savez-vous pas cette sanglante histoir*.'
ANTIGOWE.
J'ai su que Polynice a gagné la victoire.
ACTE V, SCENE II. 71
Et qu'Hémon a voulu les séparer en vain.
CR É O N.
Madame, ce combat est bien plus inhumain.
Tous ignorez encor mes pertes et les vôtres;
Mais , hélas ! apprenez les unes et les autres.
ANTIGONE,
lligoureuse fortune , achevé ton courroux!
Ah ! sans doute , voici le dernier de tes coups !
c R É o N.
Tous avez vu , madame , avec quelle furie
Les deux princes sortoient pour s'arracher la vie;
Que d'une ardeur égale ils fuyoient de ces lieux ,
Et que jamais leurs cœurs ne s'accordèrent mieux.
La soif de se baigner dans le sang de leur frère
Paisoit ce que jamais le sang n'avoit su faire:
Par l'excès de leur haine ils sembloient réunis,
Et , prêts à s'égorger, ils paroissoient amis.
Ils ont choisi d'abord, pour leur champ de bataille.
Un lieu près des deux camps , au pied de la muraille.
C'est là que, reprenant leur première fureur.
Ils commencent enfin ce combat plein d'horreur.
D'un geste menaçant , d'un œil brûlant de rage ,
Dans le sein l'un de l'autre ils cherchent un passage:
Et, la seule fureur précipitant leurs bras.
Tous deux semblent courir au-devant du trépas.
Mon fils , qui de douleur en soupiroit dans l'ame ,
Et qui se souvenoit de vos ordres , madame ,
Se jette au miUeu d'eux, et méprise pour vous
Leurs ordres absolus qui nous arrêtoient tous,
n leur retient le bras , les repousse , les prie ,
Et pour les séparer s'expose à leur furie :
Mais il s'efforce en vain d'en arrêter le cours ;
Et ces deux furieux se rapprochent toujours.
Il tient ferme pourtant , et ne perd point courage ;
De mille coups mortels il détourne l'orage ,
Jusqti'à ce que du roi le fer trop rigoureux.
72 LES FRERES ENNEMIS.
Soit qu'il cherchât son frère, ou ce lils malhearenx,
Le renverse à ses pieds prêt à rendre la vie.
XWTIGONE.
Et la douleur «ncor ne me la pas ravie î
c R É o N.
J'y cours, je le relevé, et le prends daas mes htàs;
Et me reconnoissant : « Je meurs, dit- il tout bas,
« Trop heureux d'expirer pour ma belle princesse.
« En vain à mon secours vou'e amitié s'empresse;
« C'est à ces furieux que vous devez courir :
o Séparez-les, mon père, et me laissez mourir. »
Il expire à ces mots. Ce barbare spectacle
A leur noire fureur n'apporte point d'obstacle ;
Seulement Folynice en paroît affligé :
« Attends, Hémon, dit-il, tu vas être vengé. »
Eu effet sa douleur renouvelle sa rage ,
Et bientôt le combat tourne à son avantage.
Le roi, frappé d'un coup qui lui perce le flanc,
Lui cède la victoire , et tombe dans son sang.
Les deux camps aussitôt s'abandonnent en proie,
Le nôtre à la douleur , et les Grecs à la joie ;
Et le peuple, alarmé du trépas de son roi,
Sur le haut de ses tours témoigne son effroi.
Polynice, tout fier du succès de son crime,
Regarde avec plaisir expirer sa victime ;
Dans le sang de sou frère il semble se baigner :
« Et tu meurs, lu-i. dit-il, et moi je vais régner.
«< Regarde dans mes mains l'empire et la victoire :
« Va rougir aux enfers de l'excès de ma gloire;
« Et pour mourir encore avec j)lus de regret ,
« Traître, songe en mourant que tu meurs mon-«ajet. »
En achevant ces mots, dune démarche liere
11 s'approche du roi couché sur la poussière.
Et pour le désarmer il avance le bras.
Le roi, qui semble mort , observe tous ses pas ;
Jl le voit, il l'attend, et son ame irritée
ACTE V, SCENE III. 73
Pour quelque e^and dessein semble s'être arrêtée.
L'ardeur de se veasrer flatte encor ses désirs,
Et retîir !•' le cours de ses derniers soupirs.
Prêt à rendre la vie, il en cache le reste.
Et sa mort au vainqueur est un pie^e funeste :
Et dans l'ioslant fatal que ce frère inhumain
Lui veut ôter le fer qu'il tenoit à la main ,
Il lui perce le cœur; et son ame ravie.
En achevant ce coup, abandonne la vie.
Polynice frappé pousse un cri dans les airs ,
Et son ame en courroux s'enfuit dans les enfers.
Tout mort qu'il est , madame , il garde sa colère ;
Et l'on diroit qu'encore il menace son frère :
Son visage, où la mort a répandu ses traits,
Demeure plus terrible et plus fier que jamais.
A. N T I G o N E.
Fatale ambition, aveuglement funeste '
D'un oracle cruel suite trop manifeste '
De tout le sang royal il ne reste que nous ;
Et plût aux dieux, Créon, qu'il ne restât que vous,
Et que mon désespoir , prévenant leur colère , •'
Eût suivi de plus près le trépas de ma mère .'
c R É o N.
Il est vrai que des dieux le courroux embrasé
Ponr nous faire périr semble s'être épuise;
Car enfin sa rigueur, vous le voyez, madame, ,
Ne m'accable pas moins qu'elle afflige votre ame.
_^En m'arracbam mes fils...
A. N T I G o N E.
Ah! vous régnez, Créon;
Et le trône aisément vous console d'Hémon.
Mais laissez-moi , de grâce , un peu de solitude ,
Et ne contraignez point ma triste inquiétude :
Aussi-bien mes chigr.ns passeroient jusqu'à vous.
Tous trouverez ailleurs des entretiens plus doux:
e trône vous attend, le peuple vous appelle;
74 LES FRERES ENNEMIS.
Goûtez tout le plaisir d'une grandeur nouvelle.
Adiea. Nous ne faisons tous deux que nous gênci :
Je Tcux pleurer , Créon; et tous voulez régner.
c R É o y , arrêtant Anti^one.
Ah madame ! régnez , et montez sur le trône :
Ce haut rang n'appartient qu'à l'illustre Anti^OBC.
AÎTTI&OWE.
Il me tarde déjà que vous ne l'occuiMeE.
La couronne est à vous.
CRÉ OIT.
Je la mets a vos pieds.
A N T 1 G o N E.
Je la refuserois de la main des dietrx métaxe ;
Et vous osez, Créou, m'offrir le diadème !
c R É G y.
Je sais que ce haut rang n'a rien de glorieux
Qui ne cède à l'honneur de l'offrir à vos yenjt.
D'un si noble destin je me connois indigne :
Mais si l'on peut prétendre à cette gloire itjsigne ,
Si par d'illustres faits on la peut mériter ,
Que fau^-il faire enfin , madame ?
A. WTIGON t.
M'imiter.
CRÉ OW. '
Qne ne ferois-j'e point pour tinè t^Be ftWcè?
Ordonnez seulement ce qu'il fànt «jtté j"é fkést :
Je suis prêt...
A :t T I G o îi- E , en s*6n alfàrtt.
Nous verrotis.
c R E o îc, ia suivant.
J'aHertd* vos lois ici.
A!TTTOoîîS,en i'en ai font.
Attende*.
ACTE Y, SCENE TV. -)'»
SCENE IV.
CRÉON, ATÏALE, gardes.
ATT A-Ii E.
Son courroux seroit-il adouci ?
Croye* tous la fiéchir ?
CRÉOW.
Oui, oui, mon cher Attalc.
Il n'est point de fortune à mon bonheur égale;
Et tu vas voir en moi, dans ce jour fortuné,
L'ambitieux an trône , et l'amant couronné.
Je demandois an ciel la princesse el It irAne ;
n me donne le sceptre, et m'a'^'îorde AntJgone.
Pour couronner ma tète et ma fiamm»^ en ce jour,
Il arme en ma faveur et la haine et l'amour :
Il allume pour moi deux passions contraires;
Il attendrit la sœur, il endurci* les frères ;
Il aigrit leur courroux, il fléchit sa rigueur.
Et m'ouvre en même temps et leur trône et son cceur.
ATT A LE.
Il est vrai, vous avez toute chose prospère.
Et vous seriez heureux si vous n'étiez point père.
L'ambition, l'amour, n'ont nen a désirer :
MhIs, selgueur, la nature a beaucoup d pleurer :
Ln perdant vos deux iils...
CRÉOW.
Oui , leur perte m'afflige :
Je sais ce que de moi le rang de père exige ;
Je l'étois. Mais sur-tout j'étois né pour régner;
Et je perds beaucoup moins que je ne crois gagner.
Le nom de père, Attale, est un titre vulgaire;
C'est un don que le ciel ne nous refuse guère :
Un bonheur si commun n'a pour moi ricu de dc'û% t
Ce n'est pas un bonheur, s'il ne fait des jcloux.
76 LES FRERES ENNEMIS.
Mais le trône est un bien dont le ciel est avare :
Dd reste d s luortels ce haut rang nous sépare;
Rien peu sont honorés d'un don si précieux :
La ferre a moins de rois que le ciel n'a de dieox.
D'ailleurs tu sais qu'Hémon adoroit la princesse.
Et qu'elle eut pour ce pr.nce une extrême tendresse;
S'il vivoJt, son amour an mit*n seroit fatal.
En ine privant d'un lils, le ciel ni'ôte un rival.
Ne me narl:; donc plus.que de sujets de joie ;
Souffre qii'àïues tr^U'^poris je m 'abandonne en proie;
Et , saas mt^ rappeler des ombre» des enfers,
Dis-aioi ce que^e ^agne, et non ce que |V perds.
Parle-moi de r« gui r; parle-moi d'Antigone :
•l'aurai bieafôt son cœur, et j'ai déjà le trône.
Tout ce qui s'"st passé n'est qu'un songe pour moi:
J'étois p'.'re et sujet, je suis amant et roi.
La princesse el le troue ouf pour moi tant de charmes,
Que... Mais Olympe vient.
A TT A L E.
Dieux I elle est toute en larmes.
SCENE V.
CREON, OLYMPE, ATTALE, gardes.
OLYMPE.
Qu'attendez-vous , seigneur.' la princesse n'est plos.
GRÉ ON.
Elle n'est plus , Olympe !
OLYMPE.
Ah ! regrets superflus î
Elle n'a fait qu'entrer dans la chambre prochaine;
Et du même poignard dont est morte la reine,
Sans que je pusse voir son funeste dessein,
Cette liere princesse a percé son beau sein:
Elle s'en est , seigneur , mortellement frappée ;
ACTE V, s CENE T. •-
Et dans son sang, hélas ! elle est soudain tombée.
Jugez à cet objet ce que j'ai dû sentir.
Mais sa belle ame enfin ^ toute prête à sortir:
s Cher Hemon , c'est à toi que je me sacriiîc, i»
Dit-elle : et ce moment a terminé sa vie.
J'ai senti son beau corps tout froid eulre mes bras ;
Et j'ai cru que mon ame alloit suivre ses pas.
Heureuse mille fois , si ma douleur mortelle
Dans la noit du tombeau m'eût plongée avec elle !
SCENE VI.
CRÉON, ATTALE, gardes.
C R K O I»'.
Ainsi donc vous fuyez un amant odieux ,
Et vous-même, cruelle, éteignez vos beaux yeux î
Vous fermez pour jamais ces beaux yeux que j 'adore ;
Et, pour ne me point voir, vous les fermez encore.'
Quoiqu'Hémon vous fût cher , vous courez au trépas
Bien plus pour m'éviter que pour suivre ses pas !
Mais, dussiez-vous eucor m'être aussi rigoureuse ,
Ma présence âux enfers vous fùt-elle odieuse.
Dût après le trépas vivre votre courroux,
Inhumaine, je vais y descendre après vous.
Vous y verrez toujours l'objet de votre haine.
Et toujours mes soupirs vons rediront ma peine,
Ou pour vous adoucir, ou pour vous tourmeutei ;
Et TOUS ne pourrez plus mourir pour m 'éviter.
Mourons donc...
ATTALE, lai arrachant son épée.
Ah seigneur! quelle cruelle envie!
CRÉON.
Ah! c'est m'assassiner que ine sauver la vie î
Amour, rage, transports, venez à mou secours,
Venez, et terminez mes détestables jours]
78 LES FRERES ENNEMIS
De ces cruels amis trompez tous les obstacles l
Toi, justifie, ô ciel, la foi de tes oratitoi
Je suis le dernier san^ du malheureux Laïus;
Perdez-moi, dieux cruels, ou vous serez déçus.
Keprenez, reprenez cet empire funeste;
Vous m'otez Antigone, ôtez-moi tour le reste :
Le trône et vos présents excitent mon courroux;
Un coup de foudre est tout ce que je veux de vous.
Ne le refusez pas à mes vœux, à mes crimes ;
Ajoutez mou supplice à tant d'autres victimes.
Mais en vain je vous presse , et mes propres forfaits
Me fout déjà sputir tous les maux que j'ai faits.
Jocaste , Polyn .ce , Etéocle , Anl i «one ,
Mes fils que j'ai perdus pour m'élever au trône.
Tant d'autres malheureux dont j"ai causé les maux.
Font déjà dans mon coeur l'oflire de bourreaux.
Arrêtez... Mon trépas va V' nper votre perte;
L.^ foudre va toniber, la terre est en'^r'ouNcrte;
Je ressens à-la-fo s mille tourments divers.
Et je m'en vais cLiercher an i-epos aux enfers.
Cil tombe entre les mains des gardes)
FIN.
ALEXANDRE
LE GRAND,
TRAGÉDIE.
i665.
PREFACE.
XL n'y a guère de tragédies où l'histoire soit plus
fidèlement suivie que dans ceOe-ci. Le sujet en est
tiré de plusieurs auteurs, mais sur-tout du hui«:
tieme livre de Quinte-Curce. C'est là qu'on peut voir
tout ce qu'Alexandre lit lorsqu'il entra dans les
Indes, les ambassades qu'il envoya aux rois de ce
pays-là , les dlfierentes réceptions qu'ils nrent à ses
envoyés , l'alliance que Taxile fit avec lui , la fierté
avec laquelle Porus lefusa les conditions qu'on
lui présfutoit , l'inimitié qui étoit entre Porus et
Taxile , et enlin la victoire qu'Alexandre remporta
sur Porus, la réponse généreuse que ce brave Indien
fit au vainqueur, qui lui •.mandoit comment il vou»
loit qu'on le traitât , et la générosité avec laquelle
Alexandre lui rendit tous ses états -'t un aj'mta beaa^
coup d'autres.
Cette action d'Alexandre a passé pour une des
plus belles que ce prince ait faites en sa vie ; et le
danger que Porus lui fit courir dans la bataille lui
parut le plus grand où il se fût jamais trouvé. Il le
confessa lui-iuéme, en disant qu'il avoit trouvé enfin
un péril digne de son courage. Et ce fut en cette
même occasion qu'il s'écria: « O Athéniens, coms
« bien de travaux j'endure pour me faire louer de
• vous ! »
Si PREFACE.
J'ai tâché de représenter en Porus ua eunemi
digne d'Alexandre; et Je puis dire que son carac=
tere a plu extrêmement sur notre théâtre, jus»
ques-Jà que des personnes m'ont reproché que je
faisois ce prince plus grand qu'Alexandre. Mais
ces personnes ne considèrent pat qœ dans la ba-
taille et dans la victoire Alexandre est en effet pins
grand que Forus; qu'il n'y a pas un vers dans la
tragédie qui ne soit à la louange d'Alexandre, que
les invectives mêmes de Porus et d'Axiane sont
autant d'éloges de la valeur de ce conquérant. Porus
a peut-être quelque chose qui intéresse davantage,
parcequ'il est dans le malheur : car , comme dit
Séneque (i), «nous sommes de telle natnre, qu'il
« n'y a rien au monde qui se fasse tant admirer
€ qu'un homme qui sait être malheureux avec
« courage. »
Les amours d'Alexandre et de Cléodle ne sont
pas de mon invention: Justin en parle, aussi-bien
que Quinte-Curce : ces deux historiens rapportent
qu'une reine dans les Indes, nommée Clcofile, se rem
dit À ce prince avec la viUe où il la tenoit assiégée ,
et qu'il la rétablit dans son royaume , en considéra^
( I ) Ita affecti sumus , ut niliil seque magnam
apud nos admirationem occapet, qnàm homo fortfter
miser.
PRÉFACE. Si
tion de sa beauté. Elle en eut uu fils , et elle
l'appela Alexandre (i).
(i) Régna CleofUis reginae petit, quae cum sededisset
ei, regnum ab Alexandre recepit, illecebris consecuia
quod virtute non potuerat ; filiumque, ab eo genitum ,
Alexandrum nominavit, qui postea regnum Indoru ni
potitus est. JusTiK.
ACTEURS.
Alexandre.
_ ' f rois dans les Indes.
AxiANE, reine d'une autre partie des Indes.
Ci.ÉOFiLE, sœur de Taxile.
Ephestiow.
Suite d Alexandre.
La scène est sur le bord de V Hydaspe , dans le
camp de Taxilt.
ALEXANDRE,
TRAGÉDIE.
ACTE PREMIER.
s C E N E I.
TAXILE, CLÉOFILE.
QCLÉOFILE.
uoi ! TOUS allez combattre un roi dont la puissance
Semble forcer le ciel à prendre sa défense ,
Sous qui toute l'Asie a vu tomber ses rois ,
Et qui tient la fortune attachée à ses lois !
Mon frère , ouvrez les yeux pour connoitre Alexandre :
Voyez de toutes parts les trônes mis en cendre ,
Les peuples asservis, et les rois enchaînés ;
Et prévenez lès maux qui les ont entraînés.
TAXILE.
Voulez-vous que, frappé d'une crainte si basse ,
Je présente la tête au joug qui nous menace ,
Et que j'entende dire aux peuples indiens
Que i 'ai forgé moi-même et leurs fers et les miens.'
Quitterai-je Porus? Traliirai-je ces princes
Que rassemble le soin d'affranchir nos provinces,
Et qui , sans balancer sur un si noble choix ,
Sauront également vivre ou mourir en rois?
En voyez-vous un seul qui, sans rien eutreprendre.
Se laisse terrasser au seul nom d'Alexandre ,
Et, le croyant déjà maître de l'univers,
Aille, esclave empressé , lui demander des fers ?
I. a
86 ALEXANDRE.
Loin de s'épouvanter à l'aspect de sa gloire ,
Ils l'attaqueront même an sein de la victoire :
Et vous voulez, ma sœnr , que Taxile aujourd'hui .
Tout prêt à le combattre , implore son appui î
CI KOFILE.
Aussi n'est-ce qu'à vous que ce jwince s'adres<« :
Pour votre amitié seule Alexandre s'empresse :
Quand la foudre s'allume et s'apprête à partir.
Il s'efforce en secret de vous en garantir.
T A X I I. E.
Pourquoi suis-je le seul que son courroux ménage?
De tous ceux que l'Hydaspe oppose à son courage .
Ai-je mérité seul son indigne pitié?
Ne peut-il à Porus offrir son amitié ?
Ah! sans doute il lui croit l'ame trop généreuse
Pour écouter jamais une offre si honteuse :
Il cherche une vertu qui lui résiste moins ;
Et peut-être il me croit plus digne de ses soins.
CLÉOFILE.
Dites , sans l'accuser de chercher un esclave,
Que de ses ennemis il vous croit ïe plus Lrave ;
Et qu'en vous arrachant les armes de i* main ,
Il se promet du reste un triomphe certain.
Son choix à votre nom n'imprime point de taches ;
Son amitié n'est point le partage des lâches :
Quoiqu'il brûle de voir tout l'univers soumis,
On ne voit point d'esclave au rang de ses amis.
Ah ! si son amitié peut souiller voire gloire.
Que ne mépargniez-vous une tache si noire ?
YoUs connoissez les soins qu'il me rend tous le.v
jours,
Une tenoit qu'à vous d'en arrêter le cours.
Tous me voyez ici maîtresse de son ame ;
Cent messages secrets m'assurent de sa flamme :
Pour venir jusqu'à moi, ses soupirs embrasés
Se font jour au travers de deux camps opposés.
Au lieu de le haïr, au lieu de m"v contraimlie ,
ACTE I, SCENE r. 87
De mon. trop de rigueur je vous ai vu vous plaindre ;
Vous m'avez engagée à souffrir sou amour ,
Et peut-être, mottfrere, à l'aimer à mou tour.
T A. X IL I.
Tous pouvez, sans rcugir du pouvoir de vos charmes ,
Forcer ce grand guerrier à vous rendre les armes ;
Et, sans que votre cœur doive s'en alarmer,
Le vainqueur de l'Euphrate a pu vous desarmer :
Mais l'état aujourd'hui suivra ma destinée ;
Je tiens avec mon sort sa fortune enchaînée ;
Et, quoique vos conseils tâchent de me fléchir ,
Je dois demeurer libre afin de l'affranchir.
Te sais l'inquiétude où ce dessein vous livre ;
Mais comme vous, ma sœur, j'ai mon amour a sujTre.
Les beaux yeux d'Axiane, ennemis de la paix ,
Contre votre Alexandre arment lous leurs atti-aiîs:
Reine de tous les cœurs , elle met tout en armes
Pour cette liberté que détruisent ses charmes ;
Elle rougit des fers qu'on apporte en ces lieux.
Et n'y sauroit souffrir de tyrans que ses yeux.
Il faut servir, ma sœur, son illustre colère ;
Il faut aller....
CLÉOriLiE.
Hé bien.' perdez-vous pour lui plaire;
De ces tyraus si chers suivez l'arrêt fatal,
Sepvez-les : ou plutôt servez votre rival ;
De vos propres lauriers souffrez qu'on le couronue;
Combattez pour Porus , Axiane l'ordonne ;
Et, par de beaux exploits appuyant sa rigueur .
Assurez à Porus l'empire de son cœur.
T JL X I L E.
Ah ma sœur! croy«z-vou5 que Porus. .-
CLÉOÏILE.
Mais Tous-méme,
Dontez-vous en effet qu'Axiane ne l'aime.^
Quoi! ne voyez-vous pas avec quelle chaleur
L'ingrate à vos yeux même étale sa valeur.'*
88 ALEXANDRE.
Quelque brave qu'on soit, si nous la voulons croire,
Ce n'est qu'autour de lui que vole la victoire :
Vous formeriez sans lai d'inutiles desseins;
La liberté de l'Inde est toute entre ses mains ;
Sans lui déjà nos murs seroient réduits en cendre :
Lui seul peut arrêter les progrès d'Alexandre :
Elle se fait un dieu de ce prince cbarmant,
Et vous doutez encor qu'elle en fasse un amant!
T AXIL E.
Je tâcho's d'en douter , cruelle Cléofîle.
Hélas ! dans son erreur afft-rraisse/. Taxile :
Ponrquo: lai peignez-vous cet ob et odieux?
Ajdez-!e bien plutôt à dtment.r ses yeux :
D.ies-lui qu'Ax-aue est une beauté i!ore.
Telle à toiTs les mortels qu'elle est à votre frère;
Flattez de quelque e»j«oir....
c L Ê U F I L E,
Espérez, j'y consens :
Mais u'espér"7, plus rien de vos so.ns mpu^ssants.
Pourqaoi daii-iles combn.- ihcrcher uht') iquète
Qu'à vous 1 vrer lui-uiême Alexandre s'apj r<'te?
Ce n'est pjs coatre lu qu'il la fa i disyvAcT ;
Porus est l'enKfîai qui preiend vous l'ôtcr.
Pour ne vanter que h-,'. . Vm^usle renommée
Semble oublier les noms du reste de l'année:
Quo f Ton fasse, lui seul en rav.t fou; l'éclat;
Et comme ses su-ets il vous ir.ene an combat.
Ah! SI ce nom vous pLiît, si vous t.herobez à l'être,
Les Gr'-cs et les persans vous enseignent i-u maître;
Vous trouverez cent rois rom vagne u» de vos fers ;
Ponis y vi'» i'îia ;u«^i i.- l'-c tort i'nn'vers.
Mais AleX'Ti.lr: fniiu 'le vous reiiu point déchaînes;
Il laisse à votre front ces ma: ques souveraines
Qu'un orerne,l'**nx r v^i or.s ici dédaigner.
Por."s vo"s fr>(t servir; '.I vous frra réÉTuer:
Au liju que de Porus voa» êtes la victime ,
ACTE I, SCENE 1. S.)
Voas serez.... Mais Toici ce rival magnaniiuc.
T A X I I- E.
Ah ma sœur ! je me trouble ; et mon cœur alarmé ,
En voyant mon rival , me dit qu'il est aimé.
CrÉOFItE.
Le temps vous presse. Adieu. C'est a tous de vous
rendre
L'esclave de Porus , on l'ami d'Alexandre.
S C E N E 1 1.
PORUS, TAXILE.
r o R u s.
Seigneur, ou je me trompe, ou nos fiers ennemis
Feront moins de progrès qu'ils ne s'étoient promis.
Nos chefs et nos soldats , brûlant d'impatience ,
Eont lire sur leur front une raâle assurance ;
Ils s'animent l'un l'autre; et nos moindres guerrier»
Se promettent déjà des moissons de lauriers.
J'ai vu de r ng en rang cette ardeur répandue
Par des cris généreux éclater à ma vue :
Ils se plaignent qu'au lieu d'éprouver leur grand
cœur.
L'oisiveté d'un camp consume leur vigueur.
Laisserons-nous languir tant d'illustres courages.*^
N^otre ennemi, seigneur, cherche ses avantages ,
Il se sent foihle encore; et, pour nous retenir,
Ephestion demande à noas entretenir ,
Et par de vains discours....
T A X I T, E.
Seigneur, il faut l'entendre 5
Nous ignorons encor ce que veut Alexandre :
Peut-être est-ce la paix qu'il nous veut présenter.
r o R 17 s,
La paix! Ah! de sa main pourries-vous l'accepter?
'S.
90 ALEXANDRE.
Hé quoi ! nous l'aorons vu, par tant d'horribles
guerres ,
Troubler le calme heureux dont jouissoient nos terres
Et, le f r à la main, entr'T dans nos états
Pour attarjucT des rois qui ne loffensoicnt pas;
Nous l'aurons vu piller des provinces entières,
Du sanpr de nos sujets faire enfler nos rivières :
Et, qsand le ciel s'apprête à nous l'abandonner.
J'attendrai qu'un tyran daigne nous pardonner .'
T A X I L K.
Ne dites point, seigneur, que le ciel l'abandcnne ;
D'un so u ton, ours éeral sa faveur l'environne.
Un roi qni fuit trembler tant d'états sons ses lois
N'est pas un ennemi que méprisent les rois.
p o R u s.
Loin de le mépriser j'admire son courage;
Je rends à sa valeur un légitime hommage :
Ma. s je veux à mcm tour mériter les tributs
Que je m' sens forcé de rendre à ses vertus.
Oui, je consens qn'au Ciel on eleve Alexandre:
Mais si je puis, seigneur, je l'en ferai descendre,
El -'irai l'attaquer ju^qups sur les autels
Que lui dres-e en tremblant le reste des mortels.
C'est aiusi qji'Alexanrire estima tous ces princes
Dont sa valeur pouria :t a conquis les provinces:
Si sou cœur dans l'Asie eût montre quelqne effroi,
Dar;ns en mourant l'auroit-il vu son roi?
T A X I L E.
Seigneur, si Darius avoit su se connoître.
Il régnercjit encore où règne un autre maître.
Cependant cet orgueil qui causa son trépas
Avoit un fondement que vos mépris n'ont pas :
La valeur d'Al. xjindre à peine étoit connue;
Ce foudre éloit encore en! riné dans la nue,
Dans un calme profond Darius endormi
Ignorait jusqa'au nom d'un si foihlc ennemi.
ACTE I, SCENE II S)i
H le connut-bientôt : et son ame , étonnée ,
De tont ce grand pouvoir se vit abandonnée :
Il se vit terrassé d'un bras victorieux;
Et la foudre en tombant lui fit ouvrir les yeux.
p 0 R TJ s.
Mais encore, à quel prix croyez-vous qu'Alexandre
Mette l'indigne paix dont il veut vous surprendre?
Demandez-le, seigneur, à cent peuples divers
Que cette paix trompeuse a jetés dans les fers,
ïf on , ne nous flattons point : sa douceur nous outrage-;
Toujours son amitié traine un long esclavage;
En vain on preiendroit n'obéir qu'à demi ;
Si Ion n'est son esclave , on est son ennemi.
T A. XII,E.
Seigneur, sans se montrer lâche ni téméraire.
Par quelque vain hommage on peut le satisfaire.
Flattons par des respects ce prince ambitieux
Que son bouillant orgueil appelic en d'autres lieux.
C'est un torrent qui passe, et dont la violence
Sur tout ce qui l'arrête exerce sa puissance;
Qui, grossi du débris de cent peuples divers,
Teut du bruit de son cours remplir tout l'univers.
Que sert de l'irriter par un orgueil sauvage?
D'un favorable accueil honorons son passage:
Et, lui cédant des droits que nous reprendrons bien,
Kendons-loi des devoirs qui ne nous coiitent rien.
PORCS.
Qui ne nous coûtent rien , seigneur? l'osez-vous croire ?
Compterai-je pour rien la perte de ma gloire?
Votre empire et le mien seroieut trop achetés
S'ils coùtoient à Porus les moindres lâchetés.
Mais croyez-vous qu'un prince enflé de tant daudace
De son passage ici ne laissât point de trace?
Combien de rois, brises à ce funeste écueil,
Pse régnent plus qu'autant qu'il plaît à son orgueil.'
Nos couronnes, d'abord devenant ses conquêtes.
92 A L E X A N D II E.
Tf;nt que nous referions flotteroicnt sur nos têtC' ;
Lt nos sceptres, en proie à ses moindres dédains,
Dès qu'il auroit parlé tomberoient de nos mains.
îfe dites point qu'il court de province en province
Jamais de ses liens il ne dégage un priuce;
Et pour mieux asservir les peuples sous ses lois,
Souvent dans la poussière il leur cherche des rois.
Mais ces indignes soins touchent peu mon courage ;
Votre seul intérêt m'inspire ce langage.
Porus n'a point de part dans tout cet entretien.
Et quand la gloire parle il n'écoute plus rien.
T A.XILE.
J'écoute, comme vous, ce que l'hcnneur m'inspire
Seigneur; mais il m'engage à sauver mon empire.
PO RU s.
Si VOUS voulez sauver l'un et l'autre aujourd'hui,
Prévenons Alexandre , et marchons contre lui.
T A X I L K.
L'audace et le mépris sont d'infidèles guides.
p o R u s.
La honte suit de près les courages timide«.
T AXIL E.
Le peuple aime les rois qui savent l'épargner.
PORUS.
U estime encor plus ceux tjui savent régaep
T A. X I I. E.
Ces conseils ne plairont qu'à des âmes hautaines.
PORUS.
Us plairont à des rois, et peut-être à des reines.
T A. X I L E.
La reine, à vous ouïr, n'a des yeux que pour vous.
PORUS.
Un esclave est pour elle un objet de courroux.
T A X I L E.
Maiscroye&vous,seigueur, que l'amour v<.)usor(ioiui*r
D'exposer avec vous son peuple et sa personne i
Non, non: îîacs vous flatter, avouez <ju'cu ce îoui'
ACTEI, SCENEII. gî
Tous suivez votre haine, et non pas votre amour.
POR us.
Hé Lien ! je l'avoûrai que ma juste colère
Aime la guerre autant que la paix vous est chère ;
J'avoûrai que, brûlant d'une noble chaleur,
Je vais contre Alexandre éprouver ma valeur.
Du bruit de ses exploits mon ame importunée
Attend depuis long-temps cette heureuse journée.
Avant qu'il me cherchât, un orgueil inquiet
M'avoit déjà rendu son enner^i secret.
Dans le noble transport de cette jalousie,
Je le trouvois trop lent à traverser l'Asie ;
Je l'attirois ici par des vœux si puissants.
Que je portois envie au bonheur des Persan» :
Et maintenant encor , s'il trompoit mon courage.
Pour sortir de ces lieux s'il cherchoit un passage ,
Yous me verriez moi-même, armé pour l'arrêter,
Lui refuser la paix qu'il nous veut présenter.
T A XILE.
Oui, sans doute, une ardeur si haute et si constante
Yous promet dans l'histoire une place éclatante ;
Et, sous ce grand dessein dussiez-vous succomber,
Au moins c'est avec bruit qu'on vous verra tomber.
La reine vient. Adieu. Yantez-lui votre zèle;
Découvrez cet orgueil qui vous rend digne d'elle.
Pour moi, je troublerois un si noble entretien ;
Et vos coeurs rougiroient des foiblesses du mien.
SCENE III.
PO RU S, AXIANE.
1.XI AS E.
Quoi! Taxile m« fuit! Quelle cause inconnue...
r o R u s.
Il fait bien de cacher sa honte à votre vue :
Et puisqu'il n'ose plus s'exposer aux hasards.
94 A LE X A N D K E.
De quel frout pourroit-il souteair vos regards?
Mais laissoiis-le , madame ; et puisqu'il veut se rend» «r ,
Qu'il aille avec sa sœur adorer Alexandre.
Kelirons-nous d'un camp où, l'encens à la D)ain ,
Le fîdele Taxil« attend son souverain.
A XI A If E.
Mais, seigneur, que dit-il.^
To R irs.
Il en fait trop poroitre :
Cet esclave déjà mose vanter son inaitre;
^ veut que J€ le serv**...
A X i A >- E.
Ah ! sans vous emporter,
Souffrez que mes efforts tâchent de l'arrêter:
Ses soupirs, mal|[ré moi, m'assurent qu'il m'adore.
Quoi qu'il en soit, souffrez qus je lui parle encore ;
Et ne le forçons point , par ce cruel mépris,
D'achever un dessein qu'il peut n'avoir pas pris.
V O R U s.
Hé quoi! vous eu douter.; ot votre ame s'assure
Sur la foi d'un amant inlide.le et parjure.
Qui veut à son tyran vous livrer aujourd'hui.
Et croit, en vous donnant, vous obteziir de lui I
Hé bien! aidez-le donc à vous trahir vous-même :
Il vous peut arracher à mon amour extrême ;
Mais il ne peut lu'ôter, par ses efforts jaloux,
La gloire de combattre et de mourir pour tous.
A X I A N B.
Et vous croyez qu'après une telle insolence
Mon amitié, seigneur, seroit sa récompense !
Vous croyrz que . m>n cœur s'engageant sous sa loi.
Je sonscriroi^ \a don qu'on lui feroit de moi!
Pouvez-voui sau-s rougir m'accuscr d'un tel crime?
Ai- je fait pour ce prnce '''cl.iter tant d'estime?
Entre "".ix"!e fX v.min s'il f.illoit prononcer.
Seigneur, le croye«-voi«'i qu'on me vit balancer?
ACTE I, s CENE m. ^5
Sais-je pas que Taxile est une ame incertaine,
Que l'amour le retient quand la crainte l'entraîne ?
Sais-je pas que, sans moi , sa timide valeur
Succomberoit bientôt aux ruses de sa sœur?
Tous savez qu'Alexandre en lit sa prisonnière ,
Et qu'enlin cette sœur retourna vers son frère ;
Mais je connus bientôt qu'elle avoit entrepris
De l'arrêter au piège où son cœur ctoit pris.
PORUS.
Et vous pouvez encor demeurer auprès d'elle !
Que n'abandonnez-vous cette sœur criminelle ?
Pourquoi , par tant de soins , voulez-vous épargner
Un prince...
AXIA.Îf E.
C'est pour votis que je le veux gagner.
Vous verrai-je, accablé du som de nos provinces ,
Attaquer seul un roi vainqueur de tant de princes?
.Te vous veux dans Taxile offrir un défenseur
Qui combatte Alexandre en dépit de sa sœur.
Que n'avez-TOus pour moi cette ardeur empressée !
Alais d'un soin si commun votre ame est peu blessée :
Pourvu que ce grand cœur périsse noblement ,
Ce qui suivra sa mort le touche foiblement.
Tous me voulez livrer, sans secours, sans asyle .
Au courroux d'Alexandre , à l'amour de Taxile
Qui, me traitant bientôt en superbe vainqueur.
Pour prix de votre mort demandera mon cœur.
Hé bien ! seigneur, allez , contentez votre envie :
Combattez ; oubliez le soin de votre vie ;
Oubliez que le ciel, favorable à vos vœux,
Tous préparoit peut-être un sort assez heureux.
Peut-être qu'à son tour Axiane charmée
Alloit.... Mais non, seigneur, courez vers votre
armée ;
Un s"f long entretien vous seroit ennuyeux:
Et c'est vous retenir trop long-temps en ces lieux.
96 ALEXANDRE.
PORUS.
Ah madame ! arrêtez , et connoissez ma flammé ;
Ordonnez de mes jours, disposez de mon ame :
La gloire y peut beaucoup , je ne m'en cache pas ;
Mais que n'y peuvent point tant de divins appas î
Je ne vous dirai point que pour vaincre Alexandre
Vos soldats et les miens alloient tont entreprendit;
Que c'étoit pour Porus un bonlif ur sans égal
De triompher tout seul aux yeux de son rival:
Je ne vous dis plus rien. Parlez en souveraine ;
Mon cœur met à vos pieds et sa gloire et sa haine.
A X I A ^- F.
Ne craignez rien; ce cœur cjui veut bien m'obéir
N'est pas entre des mains qui le puissent trahir;
Non, je ne prétends pas, jalouse de sa gloire,
Arrêter un héros qui court à la victoire.
Contre un fier ennemi précipitez vos pas;
Mais de vos aUiés ne vous séparez pas ;
Ménagez-les, seigneur, et, d'une ame tranquille.
Laissez agir mes soins sur l'esprit de Taxile ;
Montrez en sa faveur des sentiments plus doux :
Je le vais engager à combattre pour vous.
r o R u s.
Hé bien, madame, allez, j'y consens avec joie :
Voyons Ephestion, puisqu'il faut qu'on le voie.
Mais, sans perdre l'espoir de le suivre de près,
J'attends Fphestion, et le combat après.
FIS DU PREMIER ACTF.
ACTE SECOND.
SCENE I.
CLEOFILE, EPHESTIO>'.
_. kphestiox.
V_/ci, tandis que vos rois délibèrent ensemble.
Et que tout se prépare au conseil qni s'assemble ^
Madame, permettez que je vous parle aussi
Des secrètes raisons qui m'amènent ici.
Fidèle confident du beau feu de mon maître ,
Souffrez que je l'explique aux yeux qui l'ont fa^t
naitre ;
Et que pour ce héros j'ose vous demander
Le repos qu'à vos rois il veut bien accorder.
Après tant de soupirs, que fant-il qu'il espère?
Attendez-vous encore après l'aveu d'un frère?
Voulez -vous que son cœur, incertain et confus.
Ne se donne jamais sans craindre vos refus?
Faut-il mettre à vos pieds le reste de la terre?
Faut-il donner la paix? faut-il faire la guerre?
Prononcez : Alexandre est tout prêt d'y courir .
Ou pour vous mériter , ou pour vous conquérir.
CLÉOFILE.
Puis-je croire qu'un prince au comble de la gloire
De mes foiblos attraits garde encor la mémoiie :
Que, traînant après lui la victoire et l'effroi.
Il se puisse abaisser à soupirer pour moi?
Des captifs comme lui brisent bientôt leur cbaîne :
A de plus bauts desseins la gloire les entraîne ;
Et l'amour dans leurs cœurs, interrompu, troublé .
Sous le faix d^s lar.riers est bientôt arcnbié.
Taudis que ce héros me tint sa prisonnière.
t)8 ALEXANDRE.
J'ai pu. toucher son cœur d'une atteinte légère ;
Mais je pense, seigneur, qu'en rompant mes lien»
Alexandre à son tour brisa bientôt les siens.
ÉPHESTIOX.
Ah! si vous l'aviez vu, brûlant d'impatience,
Compter les tristes jours d'une si longue absence,
Yous sauriez que, l'amour précipitant ses pas,
n ne chercboit que vous en courant aux combats.
C'est pour vous qu'on l'a vu, vainqueur de tant dt
princes ,
D'un cours impétueux traverser vos provinces.
Et briser en passant , sous l'effort de ses coups ,
Tout ce qui l'empcchoit de s'approcher de vous.
On voit en même champ vos drapeaux et les nôtres;
De ses retranchements il découvre les vôtres:
Mais, après tant d'exploits, ce timide vainqueur
Craint qu'il ne soit encor bien loin de votre cœur.
Que lui sert de coui-ir de contrée en contrée.
S'il faut que de ce cœur vous lui fermiez l'entrée ;
Si, pour ne point répondre à de sincères vœux,
Tous cherchez chaque jour à douter de ses feux;
Si votre esprit, armé de raille défiances...?
CLÉOFILE.
Hélas! de tels soupçons sont de foibles défenses;
Et nos cœurs, se formant mille soins superflus ,
Doutent toujours du bien qu'ils souhaitent le plus.
Oui, puisque ce héros veut que j'ouvre moname,
J'écoute avec plaisir le récit de sa flamme :
Je craignois que le temps n'en eût borné le cours ;
Je sonhaite qu'il m'aime , et qu'il m'aime toujours.
Je dis plus : quand son bras força notre frontitrx- ,
Et dans les murs d'Omphis m'arrêta prisonnière,
Mon cœur, qui le voyoit maitre de l'univers,
Se consoloit déjà de languir dans ses fers :
Et, loin de murmurer contre un destin si rude,
Il s'en lit . je l'avoue , une douce habitude ;
ACTE II, SCENE I. 99
Et de sa liberté perdant le souvenir,
Même en la demandant , craignoit de l'obtenir :
Jugez si sou retour me doit comLIer de joie.
Mais tout couvert de sang veut-il que je le voie?
Est-ce comme ennemi qu'il se vient présenter?
Et ne me cberclie-t-il que pour me tourmenter?
ÉrHESTIOTT.
Non, madame ; vaincu du pouvoir de vos charmes ,
Il suspend aujourd'hui la terreur de ses armes ;♦
Il présente la paix à des rois aveuglés,
Et retire la main qui les eût accablés.
Il craint que la victoire, à ses voeux trop facile,
Ne conduise ses coups dans le sein de Taxile :
Son courage, sensible à vos justes douleurs.
Ne veut point de lauriers arrosés de vos pleurs.
Favorisez les soins où son amour l'engage ;
Exemptez sa valeur d'un si triste avantage ;
Et disposez des rois qu'épargne son courroux
A recevoir un bien- qu'ils ne doivent qu'à vous.
CLÉor II. E.
N'en doutez point , seigneur , mon ame , inquiétée ,
D'une crainte si jnste est sans cesse agitée ;
.Te tremble pour mon frère , et crains que son trépas
D'un ennemi si cher n'ensanglante le bras.
Mais en vain je m'oppose à l'ardeur qui l'enflamme,
Axiane et Porus tyrannisent son ame ;
Les charmes d'une reine et l'exemple d'un roi ,
Dès que je veux parler, s'élèvent contre moi.
Que n"ai-je point à craindre en ce désordre extrême î
Je crains pour lui, je crains pour Alexandre même.
Je sais qu'en l'attaquant cent rois se sont perdus :
Je sais tous ses exploits : mais je connois Poras.
Nos peuples, qu'on a vus triomphants à sa suite
Repousser les efforts du Persan et du Scythe,
Et tout fiers des lanrJers dont il les a chargés ,
"Vaincront à son exeïïnil»jç:S&pcrif^iB^v^gés,
.---'rv..v6TrSitas ^Nx
iOTr'.ECA 11
(; BlBLli
loo ALEXANDRE.
Et je crains...
ÉPHESTIOJf.
Ah! quittez une crainte si vaine ;
Laissez courir Porns où son lualheur l'entraJne;
Que l'Inde en sa faveur arme tous ses états,
Lt que le seul Taxile en déloaxne ses pas.
Maii les voici.
tLÉoriLE.
Seigneur, achever •votre onvragr;
Par vos sages conseils dissipez cet orage :
Ou, s'il faut qu'il éclate, au moins souvenez-vous
De le faire tomber sur d'autres que sur nous.
SCENE IL
POP.US, TAXILE, ÉPHESTIOX
ÉPUESTION.
Avant que le combat qui menace vos tètes
Mette tous vos états au rang de nos conquêtes,
Alexandre veut bien différer ses exploits.
Et vous offrir la paix pour la dernière fois.
Vos peuples, prévenus de l'espoir qui vous flatte,
Prétendoient arrêter le vainqueur de l'Euphrate;
Mais l'Hydaspe, malgré tant d'escadrons épars.
Voit enlin sur ses bords flotter nos étendards:
Vous les verriez plantés jusques sur vos tranchées.
Et de sang et de morts vos campagnes jonchées,
Si ce héros, couvert de tant d'autres lauriers,
TV'eùt lai-même arrêté l'ardeur de nos gncrri^rs.
Il ue rient point ici, souillé du sang des prince».
D'un trioraph" barbare effrayer vos provinces.
Et, cherchant J briller d'une triste splendeur.
Sur le ^ombeau des rois ék-ver sa grandeur :
Mais vous-mêmes, trompés d'un vain espoir de gloire,
rs 'allez point dans sesbrjs irriter la rirtoire ;
ACTE II, SCENE II. ioï
Et lorsque son courroux demeure suspendu ,
Princes, contentez-vous de l'avoir attendu,
rse différez point tant à lui rendre Ihommage
Que vos cœurs , malgré vous , rendent à son courage ;
Lt, recevant l'appui que vous offre son bras,
D'un si grand défenseur honorez vos élats.
Toiià ce qu'un grand roi veut bien vous faire entendre ^
Prêt à quitter le fer , et prêt à le reprendre.
Vous savez son dessein: choisissez aujouid'hni
Si vous voulez tout perdre, ou tenir tout de lui.
T AXIL E.
Seigneur, ne croyez point qu'une fierté barbare
Nous fasse méconnoître une vertu si rare:
Et que dans leur orgueil nos peuples affermis
Prétendent, malgré -vous^, être vos ennemis.
Nous rendons ce qu'on doit aux illustres exemples:
Vous adorez des dieux qui nous doivent leurs temples ;
Des héros qui chez vous passoient pour des mortels
En venant parmi nous ont trouvé des autels.
Mais en vain l'on prétend , chez des peuples si braves ,
Au lien d'adorateurs se faire des esclaves :
Croyez-moi, quelque éclat qui les puisse toucher ,
Ils refusent l'encens qu'on leur veut arracher.
Assez d'autres états, devenus vos conquêtes ,
De leurs rois , sous le joug, ont vn ployer k-s têtes :
Après tous ces états qu'Alexandre a soumis ,
K'est-il pas temps, seigneur, qu'il cherche des arais.^
Tout ce peuple captif, qui tremble au nom d'un maître,
Soutient mal un pouvoir qui ne fait que de naître.
Ils ont pour saffranchir les yeux toujours ouverts î
"S'otre empire n'est plein que d'ennemis couverts :
Ils pleurent en secret lenrs rois sans diadpn)es :
Vos fers trop étendus se relâchent d'eux-mêmes;
Et déjà dans leur cœnr les Scythes mutinés
Vont sortir de la chaîneoù vous nous destinez.
Essayez , en prenant notre amitié pour gage ^
9-
loa ALEXANDRE.
Ce que p'^ut uue foi qu'aucun serment n'engage;
Laissez un peuj le, au moins, qui puisse quelquefois
Applaudir sans contrainte au bruit de vos exploits.
Je reçois à ce prii. l'amitié d'Alexandre ;
Et je l'attends dé;a comme un roi doit attendre
TJn héros dont la gloire accompagne les pas.
Qui peut tout sur mon cœur, et rien sur mes états.
ro R us.
Je croTois , quand l'Hydaspe , assemblant ses
provinces.
Au secours de ses bords fît voler tous ses princes
Qu'il n'avoit avec moi , dans des desseins si grands ,
Engagé que des rois ennemis des tyrans :
Mais puisqu'un roi , flattant la main qui nous menace.
Parmi ses alLés brigue une indigne place.
C'est à moi de répondre aux vœux de mon pays.
Et de parler pour ceux que TaxJe a trahis.
Que vient chercher ici le roi qui vous envoie.^
Quel est ce grand secours que son bras nous octroie.'
De quel front ose-t-il prendre sous son appui
Des peuples qui n'ont point d'autre ennemi que lui.?
Avant que sa fureur ravageât tout le monde ,
L'Inde se reposoit dans une paix profonde;
Et si quelques voisins en troubloient les douceurs.
Il portoit dans son sein d'assez bons défenseurs.
Pourquoi nous attaquer? Par quelle barbarie
A-t-on de votre maître excité la furie?
Vit-on jamais chez lui nos peuples en courroux
Désoler un pays inconnu parmi nous?
Faut-il que tant d'états, de déserts, de rivières.
Soient entre nous et lui d'impuissantes barrières?
Et ne sauroit-on vivre au bout de l'univers
Sans connoitre son nom et le p«)ids de ses fer> ?
Quelle étrange valeur, qui, ne cherchant qu'à nuire
Em)»rase tout sitôt qu'elle commence à luire;
Qui n'a que son orgueil pour règle et pour raison ;
ACTE II, SCENE IL io3
Qui veut que l'univers ne soit qu'une prison ,
Et que , maître absolu de tous tant que nous sommes ,
Ses esclaves en nombre égalent tous les hommes !
Plus d'états, plus de rois: ses sacrilèges mains
Dessous un même joug rangent tous les humains.
Dans sou avide orgueil je sais qu'il nous dévore;
])e tant de souverains nous seuls régnons encore.
Mais , que dis j ; , nous seuls? il ne reste que moi
Où l'on découvre encor les vestiges d'un roi.
Mais c'est pour mon courage une illustre matière :
Je vois d'un œil content trembler la terre entière,
Alin que par moi seul les mortels secourus,
S'ils sont libres , le soient de la m«iin de Poru» ;
lit qu'on disepar-toiît, dans une paix protonde:
•'- Alexandre vainqueur eût domtc tout le monde ;
« Mais un roi l'attendojt au bout de l'univers,
« Par qui le monde entier a vu briser ses fers. »
É P H E s ï I o N.
Voire projet du moins nous uiarque un grand courage;
Mais, seigneur, c'est b;en tard s'opposer à l'orsge :
-Si le monde penchant n'a plus que cet appui,
Je leplaius,et vous plains vous-même autant que lui.
•le ne vous retiens point ; marchez contr.-» mon maître ;
.1 e voudrois seulement qu'on vous l'eût fait counoître ;
l'^t que la renommée eût voulu, par pitié.
De ses exploits au moins vous conter la moitié;
"Nous verriez....
p o R r s .
Queverrois-je,etquepourrois-jeappreiiche
Qui m'abaisse si fort au-dessous d'Alexandre.'
Seroit-ce sans effort les Persans subjugués ,
Et vos bras taut de fois de meurtres fatigués.'
< >aelle gloire eu effet d'accabler la foiblcsse
3)'un roi déjà vaincu j)ar sa propre mollesse ,
D'un peuple sans vigueur et presque inanimé,
Qui gémissoit sous l'or dont il étoit armé,
ie4 ALEXANDRE.
Et qui , tombant en foule , au lieu de se défendre ,
N'opposoitque des morts au grand cœur d'Alexandre?
Les autres, éblouis de ses moindres exploits.
Sont venus à genoax lui demander des lois;
Et, leur crainte écoutant je ne sais quels oracles.
Ils n'ont pas cru qu'un dieu put trouver des obstacles.
IVIaisnous, qui d'un autre œil jugeons des conquérants,
Nous savons que les dieux ne sont pas des tyrans ;
Et de quelque façon qu'un esclave le nomme.
Le fils de Jupiter passe ici pour un homme.
Nous n'allons point de fleurs parfumer son cbcrain ;
Il nous trouve par-tout les armes à la main :
Il voit à chaque pas arrêter ses conquêtes;
Un seul rocher ici lui coûte plus de têtes.
Plus de soins, plus d'assauts, et presque plus detemps,
Que n'en coule à son bras l'empire des Persans.
Ennemis du repos qui perdit ces infâmes.
L'or qui naît sous nos pas ne corrompt point nos an:os :
La gloire est le seul bien qui nous puisse tenter,
Et le seul que mon cœur cherche à lui disputer;
C'est elle....
É p H E s T I G w , e/z se levant.
Et c'est aussi ce que cherche Alexandre:
A de moindres objets son cœur ne peut descendre .
C'est ce qui, l'arrachant du sein de ses états.
Au trône de Cyrus lui fit porter ses pas.
Et, du plus ferme empire ébranlant les colonnes,
Attaquer, conquérir, et donner les couronnes.
Et puisque votre orgueil ose lui disputer
La gloire du pardon qu'il vous fait présenter.
Vos yeux, dès aujourd'hui témoins de sa victoire.
Verront de quelle ardeur il combat pour la gloire :
Bientôt le fer en main vous le verrez marcher.
r o R r s.
Allez donc : je l'attends , on je le rai? clierchfr.
ACTE II, SCENE I XI. io5
SCENE III.
PO RU S, TA XI LE.
T AXILK.
Quoi ! vous voulez au gré de votre impatience......
p o R u s.
Non, je ne prétends point troubler votie alLanoe:
Ephestion, aigri seulement contre moi,
De vos soumissions rendra compte à son roi.
Les troupes d' Axiane , à me suivre engagées ,
Attendent le combat son» mes drapeaux rangée»;
De son trône et du mien je soutiendrai l'éclat:
Et vous serez, seigneur, le juge du combat :
A moins que votre cœur, auimé d'nn beau zèle.
De vos nouveaux amis n'embraase la quereile.
SCENE IV.
AXIANE. PORUS. TAXILI
XX.IÀ.KE, à Taxile.
Ah I que dit-on de vous , seigneur ! Nos ennemis
Se vantent que Taxile e^t à moitié soumis ;
Qu'il ne marchera point contre un roi qu'il respecte.
TAXILE.
I-a toi d'un ennemi doit être un peu suspecte ,
Madame; avec le temps ils me connoîtront mieux.
AX1A NE.
Démentez donc , seigneur , ce bruit injurieux ;
De ceux qui l'ont semé confondez l'insolence;
Allez , comme Porus , les forcer au silence ,
Et leur faire sentir, par un juste courroux,
Qu'ils n'ont point d'ennemi plus funeste que vous.
io6 ALEXANDRE.
T A.XIT.E.
Madame, je m'en vais disposer mon armée.
Ecoutez moins ce bruit qui vous tient alarmée:
Porus fait son devoir; et je ferai le mien.
. SCENE V.
AXI ANE, PORUS.
AXI A. !^E.
Cette sombre froideur ne m'en dit pourtant rien,
Làcbe ! et ce n'est point li , pour me le faire croire ,
La démarche d'un roi qui court à la victoire.
Il n'en faut plus douter, et nous sommes trahis:
Il immole à sa sœur sa gloire et son pays;
Et sa haine, seigneur, qui cherche à vous abattre,
Attend pour éclater que vous alliez combattre.
r o R r s.
Madame , en }e perdant je perds un foible appui ;
Je le connoissois trop pour m'assurer sur lui.
Mes yeux sans se troubler ont vu son inconstance :
Je craignois beaucoup plus sa molle résistance.
Untraitre.ennous quittant pourcomplaire à sa sœur,
IS ous affoiblit bien moins qu'un lâche défenseur.
A X I A N F.
Et cependant, seigneur, qu'allez-vous entreprendre?
"Vous marchez sans compter les forces d'Alexandre ;
Et, courant presque seul au-devant de leurs coups,
Contre tant d'ennemis vous n'opposez que vous.
PORUS.
Hé quoi! voudriez-vous qu'à l'exemple d'un traître
Ma frayeur conspirât à vous donner un maître ;
Que Porus, dans un camp se laissant arrêter.
Refusât le combat qu'il vient de présenter?
Kon, non, je n'en crois rieu. Je conuois mieux,
madame.
ACTE II, SCENE V. 107
Le beau feu que la gloire allume dans votre amer
C'est vous , je m'en souviens , dont les puissants appas
Excitoient tous nos rois, les trainoient aux combats;
Et de qui la fierté , refusant de se rendre ,
Ne vouloit pour amant qu'un vainqueur d'Alexandre.
Il faut vaincre ; et j 'y cours , bien moins pour éviter
Le titre de captif, que pour le mériter.
Oui , madame , je vais , dans l'ardeur qui m'entraîne ,
Victorieux ou mort mériter votre cbaine;
Et puisque mes soupirs s'ei.pliquoient vainement
A ce cœur que la gloire occupe seulement,
Je m'en vais , par l'éclat qu'une victoire donne ,
Attacher de si près la gloire à ma personne ,
Que je pourrai peut-être amener votre cœur
De l'amour de la gloire à l'amour du vainqueur.
A X I A rî E.
Hé bien, seigneur, allez. Taxilc aura peut-être
Des sujets dans son camp plus braves que leur maître;
Je vais les exciter par un dernier effort:
Après, dans votre camp j'attendrai votre sort.
Ne vous informez point de l'état de mon ame :
Triomphez, et vivez.
PO RU s.
Qu'attendez-vous, madame?
Pourquoi dès ce moment ne puis-je pas savoir
Si mas tristes soupirs ont pu vous émouvoir i^
Voulez-vous, car le sort, adorable Axiaue,
A ne V0U3 plus revoir peut-être me condamne ;
Voulez-vous qu'en mourant un prince infortuné
Ignore à quelle gloire il éîoit destiné .'*
Parlez.
AXIALE.
Que vous dirai je.**
p o R tr s.
Ah! divine princesse,
Si vous sentiez pour moi quelque heureuse foiblesse.
k
loii ALEXANDRE.
Ce cœur, qui me promet tant d'estime en ce four ,
Me pourroit bien encor promettre un peu d'amour.
Contre tant de soupirs peut-il bien se défendre?
Peut-il....
A X r A N E.
Aller , seigneur, marchez contre Alexandre.
La victoire est à vous, si ce fameux vainqueur
Ne se défend pas mieux contre vous que mon cœur.
rIX tu; SFCOXD A.CTF..
ACTE TE.OISIEME.
SCENE I.
AXIANE, CLÉOriLE.
QAXIANE.
tioi ! madame , en ces lieux on me tient enfermée î
Je ne pais au combat voir marcher mon armée !
Et, commençant par moi sa noire trahison,
Taxile de son camp me fait une prison!
C'est donc là cette avdeur qu'il me faisoit paroitre !
Cet humble adorateur se déclare mon maître !
Et déjà son amour, lassé de ma rigueur,
Captire ma personne au défaut de mou cœur î
CLÉOFILE.
Expliquez mieux les soins et les justes alarmes
D'un roi qui pour vainqueur ne connoit que vos
charmes ;
Et regardez , madame , avec plus de bonté
L'ardeur qui l'intéresse à votre sûreté.
Tandis qu'autour de nous deux puissantes armées ,
D'une égale chaleur au combat animées ,
De leur fureur par-tout font voler les éclats ,
De quel autre côté conduiricz-vous vos pas?
Où pourriez-vous ailleurs éviter la tempête ?
Un plein calme en ces lieux assure votre tête.
Tout est tranquille....
AXIA.TÎE.
Et c'est cette tranquillité
Dont je ne puis souffrir l'indigne sûreté.
Quoi! lorsque mes sujets, mourant dans une plaine,
Sur les pas de Porus combattent pour i'ur reine;
Qu'au prix de tout leur sang ils signalent leur foi;
I. to
110 ALEXA?ÎDRE.
Que le cri des mourants vient presque jusqu'à moi;
On me parle de paix ! et le camp de ïaxile
Garde dans ce désordre une assiette tranquille!
On flatte ma douleur d'un calme injurieux .'
Sur des objets de joie on arrête mes yeux !
CL É OF II. E.
Madame , voulez-vous que l'amour de mon frerf
Abandonne aux périls une tête si chère?
Il sait trop les hasards....
A. X ï A N F..
Et pour m'en détourner
Ce généreux amant me fait emprisonner .'
Et , tandis que pour moi son rival se hasarde .
Sa paisible valeur me sert ici de garde .'
c L É O F I L E.
Que Porus est heureux 1 le moindre éloignement
A votre impatience est un cruel tourment :
Et, si Ton vous crovoit, le soin qui vous travaille
Vous le feroit chercher jusqu'au champ de bataille,
A XI A IV E.
Je feroisplus, madame : un mouvement si beau
Me le feroit chercher jusques dans le tombeau ,
Perdre tous mes états, et voir d'un œil tranquiJU-
Alexandre en payer le cœur de Cléofile.
CLÉOFILE.
Si vous cherchez Porus, pourquoi m 'abandonner?
Alexandre en ces lieux pourra le ramener.
Permettez que, veillant au soin de votre tète.
A cet heureux amant l'on garde sa conquête.
A X I A K F.
Vous triomphez, madame; et déjà votre cœur
Vole vers Alexandre, et le nomme vainqueur.
Mais, sur la seule foi d'un amour qui vous flatte.
Peut-être avant le temps ce grand orgueil éclate :
Vous poussez un peu loin vos vœux précipites.
Et vous croyez trop tôt ce que vous souhaitez.
ACTE III, SCENE I. m
Oui, oui....
CI/ÉOFILE.
Mon frère vient ; et non s allons apprendre
Qui de nous deux , madame , aura pu se méprendre.
A.XI JLN E.
Ah ! je n'en donte plus ; et ce front satisfait
Dit assez à mes yeux que Porus est défait,
S C E N E 1 1.
T A X I L E, A X I A N E, C L É O F I L E.
T AXIL E.
Madame , si Porus , avec moins de colère ,
Eût suivi les conseils d'une amitié sincère ,
Il m'auroit en effet épargné la douleur
De vous venir moi-mème_annoncer son malheur.
A X I A N E.
Quoi ! Porus...
T AXILE.
C'en est fait ; et sa valeur trompée
Des maux que j'ai prévus se voit enveloppée.
Ce n'est pas, car mon cœur, respectant sa vertu,
N'accable point encore un rival abattu;
Ce n'est pas que son bras, disputant la victoire,
N'en ait aux ennemis ensanglanté la gloire ;
Qu'elle-même , attachée a ses faits éclatants,
Entre AJexandre et lui n'ait douté quelque temps :
Mais enfin contre moi sa vaillance irritée
Avec trop de chaleur s'éloit précipitée.
J'ai vu ses bataillons rompus et renversés.
Vos soldats en désordre, et les siens dispersés ;
Et lui-même, à la fin, entraîné dans leur fuite,
Malgré lui du vainqueur éviter la poursuite;
Et, de son vain courroux trop tard désabusé,
Souhaiter le secours qu'il avoit refusé.
lia ALEXANDRE.
A X I A N E.
Qn*il avoit refusé! Quoi donc I pour ta patrie^
Ton indigne courage attend que ion te prie !
Il faut donc, malgré toi, te traîner aux combats,
Et te forcer toi-même à sauver tes états.'
L'exemple de Porus, puisqu'il faut qu'on t'y porte
Dis-moi, n'étoit-ce pas une voix assez forte?
Ce héros en péril , ta maltresse en danger.
Tout l'état périssant n'a pu t'enconrager .'
Va , tu sers bien le maître à qui ta sœur te donne.
Achevé , et fais de moi ce que sa haine ordonne ;
Garde à tous les vaincus un traitement égal;
Enchaîne ta maîtresse en livrant ton rival.
Aussi-bien c'en est fait , sa disgrâce et ton crime
Ont placé dans mon cœur ce héros magnanime.
Je l'adore; et fe veux, avant la fin du ;our.
Déclarer à-la-fols ma haine et mon amour ;
Lui vouer , à tes yeux , une amitié (îdele ,
Et te jurer, aux siens, une baine immortelle.
Adieu. ïu me connols : aime-moi si tu veux.
T A X 1 L E.
Ah! n'espérez de mol que de sincères vœux.
Madame: n'attendez ni menaces ni chaînes;
Alexandre sait mieux ce qu'on doit à des reines.
Souffrez que sa douceur vous oblige à garder
Un trône que Porus devolt moius hasarder:
Et moi-même en aveugle on me verroit combattre
La sacrilège main qui le vou droit abattre.
A X I A N E.
Quoi ! par l'un de vous deux mon sceptre raffermi
Deviendrolt dans mes malus le don d'un ennemi '
Et sur mon propre trône on me verroit placée
Par le ipiême tyran qui m'en auroit chassée !
T A XI L E.
Des reines et des rois vaincus par sa valeur
Ont laissé par ?es soins adoucir leur malhear.
ACTE m, SCENE II. iiô
Voyez de Darius et la femme et la mère ;
L'une le traite en fils, l'autre le traite en frère.
A X 1 A JT E,
Non , non , je ne sais point vendre mon amitié.
Caresser un tyran , et régner par pitié.
Penses-tu que j'imite une foible Persane ;
Qu'à la cour d'Alexandre on retienne Axiane ;
Et qu'avec mon vainqueur courant tout l'univer»
J'aille vanter par-tout la douceur de ses fers?
S'il donne les états , qu'il te donne les nôtres ;
Qu'il te pare , s'il veut , des dépouilles des autres.
Règne : Porus ni moi n'en serons point jaloux ;
Et tu seras encor plus esclave que nous,
.T'espère qu'Alexandre, amoureux de sa gloire.
Et fâché que ton crime ait souillé sa victoire ,
S'en lavera bientôt par ton propre trépas.
Des traîtres comme toi font souvent des ingrats :
Et de quelques faveurs que sa main t'éblouisse,
Du perfide Bessus regarde le supplice.
Adieu.
SCENE III.
CLÉOFILE, ÏASILli.
CLÉOFirE.
Cédez, mon frère, à ce bouillant transport :
Alexandre et le temps vous rendront le plus fort :
Et cet âpre courroux, quoi qu'elle en puisse diie.
Ne s'obstinera point au refus d'un empire.
Maiire de ses destins , vous l'êtes de son cœur.
Mais, dites-moi, vos yeux ont-ils vu le vainqueur.'
Quel traitement, mon frère, eu devons-nous attendre .'
Qua-t ildit?
X AXILE.
Oui , ma sœur , j 'ai tu votre Alexandre.
JO.
114 ALEXANDRE.
D'abord, ce Jeune éclat qu'on remarque en ses trait»
M'a semblé démentir le nombre de ses faits ;
Mon cœur, plein de son nom , n'osoit , je le confesse ^
Accorder tant de gloire avec tant de jeunesse :
Mais de ce même front l'héroïque fierté.
Le feu de ses regards, sa haute majesté,
l'^ont connoitre Alexandre ; et certes son visage
Porte de sa grandeur l'infaillible présage.
Et, sa présence auguste appuyant ses projets,
Ses yeux comme son bras font par-tout des sujets.
Il sortoit du combat. Ebloui de sa gloire.
Je croyois dans ses yeux voir briller la victoire.
Toutefois, à ma vue oubliant sa fierté,
Il a fait à son tour éclater sa bonté.
Ses transports ne m'ont point déguisé sa tendresse :
o Retournez, m'a-t-il dit, auprès de la princesse :
« Disposez ses beaux yeux à revoir un vainqueur
« Qui va mettre à ses pieds sa victoire et son cœur. »
Il marche sur mes pas. Je n'ai rien à vous dire ,
Ma sœur: de votre sort je vous laisse l'empire ;
Je vous confie encor la conduite du mien.
CLÉOFILE.
Vous aurez tout pouvoir, ou je ne pourrai rien.
Tout va vous obéir si le vainqueur m'écoute.
T A X I L E.
Je vais donc... Mais on vient. C'est lui-même sans
doute.
SCENE IV.
ALEXANDRE, TAX ILE, CLl^OFILE,
ÉPHESTION, SUITE d'alexahdei.
ALEXAI7DRE.
Allez, Ephestion. Que Ion cherche Porns;
Qu'on épargne sa vie et le sang des vaincus.
ACTE III, SCENE V. ii5
SCENE V.
ALEXANDRE, TAXILE, CLÉOFILE.
ALEXANDRE, CL TaxUc .
Seigaear, est-il donc vrai qu'une reine aveuglée
Vous préfère d'un roi la valeur déréglée?
Mais ne le craignez point : son empire est à vous ;
D'une ingrate à ce prix fléchissez le courroux.
Maitre de deux états, arbitre des siens mêmes,
Allez avec vos vœux offrir trois diadèmes.
TAXILE.
Ah ! c'en est trop , seigneur : prodiguez un peu moins...
ALEXANDRE.
Vous pourrez à loisir reconnoître mes soins.
Ne tardez point, allez où l'amour vous appelle;
El coaronnez vos feux d'une palme si belle.
SCENE VI.
ALEXANDRE, CLÉOFILE.
ALEXANDRE.
Madone, à son amour je promets mon appui :
Ne puis-je rien pour moi quand je puis tout pour loi.?
Si prodigue envers lui des fruits de la victoire ,
N'en aurai-je pour moi qu'une stérile gloire?
Les sceptres devant vous ou rendus ou donnés ,
De mes propres lauriers mes amis couronnés ,
Les biens que j'ai conquis répandus sur leurs xkx.ç.s^
Font voir que je soupire après d'autres conquêtes.
Je vous avois promis que l'effort de mon bras
iYl'approcheroit bientôt de vos divins appas ;
Mais , dans ce même temps , souvenez-vous , madame ,
Que vous me promettiez quelque place en votre ame.
zi6 ALEXANDRE.
Je suis venu: l'amour a combattu pour moi;
La Victoire elle-même a dégagé ma foi;
Tout cède autour de vous : c'est à vous de vous rendre ;
"Votre cœur l'a promis, voudra-t-il s'en défendre?
Et lui seul poiirro:t-il échapper aujourd'hui
A l'ardeur d'un vainqueur qui ne cherche que lui?
c L É o F 1 L E.
Non, je ne prétends pas que ce cœur inflexible
Garde seul contre vous le titre d'invincible:
Je rends ce que je dois à l'éclat des vertus
Qai tiennent sous vos pieds cent peuples abatrus.
Les Indiens domtés sont vos moindres ouvragt-s ;
Vous inspirez la crainte aux plus fermes courages;
Et , quand vous le voudrez, vos bontés , à lear tour.
Dans les cœurs les plus durs inspireront l'amour.
Mais, seigneur, cet éclat, ces victoires, ces charmes.
Me troublent bien souvent par de justes alarmes:
Je crains que , satisfait d'avoir conquis un cceur,
Tous ne l'abandonniez à sa triste langueur;
Qu'insensible à l'ardeur que vous aurez causée,
Votre ame ne dédaigne une conquête aisée.
On attend peu d'amour d'un héros tel que vous :
La gloire fit toujours vos transports les plus doux ;
Et peut-être, au moment que ce grand cœur soupire,
La gloire de me vaincre est tout ce qu'il désire
ALEXANDRE.
Que vous connoissez mal les violents désirs
Dun amour qui vers vous porte tous mes soupirs)
J'avoùrai qu'autrefois , au milieu d'uue armée,
Mon cœur ne soupiroit que pour la renommée;
Les peuples et les rois , devenus mes sojets ,
Etoient seuls k mes vœux d'assez dignes objets.
Les beautés de la Perse à mes yeux présentées.
Aussi-bien que ses rois , ont paru surmontées :
Mon cœur, d'un fier mépris armé contre leurs traits,
li'a jr^s du moindre Iiommage lionore leurs attraits ;
A C T E 1 1 1, s e E N E Y I. 117
Amoureux de la gloire , et par-tout invincible ,
Il mettoit son bonheur à paroitre insensible.
Mais, hélas! que vos yeux, ces aimables tyrans,
Ont produit sur mon coeur des effets différents !
( k' grand nom de vainqueur n'est plus ce qu'il souhaite;
11 vient avec plaisir avouer sa défaite :
Heureux si, votre cœur se laissant émouvoir,
Tos beaux yeux à leur tour avouoient leur pouvoir!
Youlez-vous donc toujours douter de leur victoire,
Toujours de mes exploits me reprocher la gloire?
Comme si les beaux nœuds où vous me tenez pris
Ne dévoient arrêter que de foil.les esprits.
Par des faits tout nouveaux je m'en vais vous
apprendre
Tout ce que peut l'amour sur le cœur d'Alexandre:
Maintenant que mon bras, engagé sous vos lois,
Doit soutenir mon nom et le votre à-la-fois,
J'irai rendre fameux , par l'éclat de la guerre,,
T)es peuples inconnus au reste de la terre ,
Et vous faire dresser des autels en des lieux
Où leurs sauvages mains en refusent aux dieux»
c L É o F 1 L E.
Oui, vous y tramerez la victoire captive;
Mais je doute, seigneur, que l'amour vous y suive.
Tant d'états, tant de mers qui vont nous désunir,
M'effaceront bientôt de votre souvenir.
Quand l'océan troublé vous verra sur son onde
Achever quelque jour la conquête du monde;
Quand vous verrez les rois tomber à vos genoux.
Et la terre en tremblant se taire devant vous ;
Songerez-vons , seigneur, qu'une jeune princesse
Au fond de ses états vous regrette sans cesse.
Et rappelle en son cœur les moments bienheureux
Où ce grand conquérant l'assuroit de ses feux?
ALEXANDRE.
Hé quoi! vous croyez donc qu'à moi-même barbare
lîS ALEXANDRE.
J'abandonne en ces lieux une beauté si rare?
î.Ia.s vons-mèine plutôt voulez-vous renoncer
Au trône de l'Asie où je vous veux placer?
c L É o F I L I.
Seigneur, vous le savez, je dépends de mon frerc.
Ji L E X A N D R £.
Ah! s'il disposoit seul dn bonheur que j'espère.
Tout l'empire dp l'Inde asservi sous ses lois
Bientôt en ma faveur iroit briguer son choix.
c r- É O F 1 L E.
Mou amitié pour lui n'est point intéressée.
Appaistz seulement une reine offensée;
Et ne prm-'cz pas qu'un rival au^'ourd'hni ,
Pour vous ;ïvoir bravé, soit plus heureux que lui.
A 1. E X A ir DR E.
Porns étoit sans doute un rival magnanime:
J;nnais tant de val^nr n'aftira mon estime.
D ms l'ardeur dn combat je l'ai vu, je l'îii joint :
Et je puis dire f ûcof- qu'il ne m'évitoit point :
^'ous nous cherch oos l'un l'autre. Une fierté ii belle
Alioit entre nous deux finir notre querelle.
Lorsqu'un gros de soldats , se jetant entre nous ,
Nou* a fait dans la foule ensevelir nos coups.
SCENE Vil.
ALEXANDRE, CLEOFILE,
ÉPHESTION.
AI,1XANDRE.
Hé bien! ramene-t-on ce prince téméraire '
ÉPHESTION.
On le cherche par-tout ; mais quoi qu'on puisse faii»,
Seijiuer.r , jusques ici sa fuite ou son trépas
DiTobc ce captif aux soins de vos soldats.
Mais an reste des siens entoures dans leur faite.
A C T E I i I, s C E N E Y î T. r ij>
Et du soldat vainqueur arrêtant la poursuite,
A nous vendre leur mort semble se préparer.
Désarmez les vaincus sans les désespérer.
Madame, allons fléckir une fiera princesse,
Afin qu'à mon amour Taxile s'intéresse ;
Kt, puisque mon repos doit dépendra du sien,
Arh*'vous son bonheur pour établir le mien.
FfW Dl TROISIEME ACTE.
ACTE QUATRIEME.
SCENE I.
A X I A N E.
IM 'EyTzyvRO'Ss-vovs jamais que des cris de victoire
Qui de mes ennemis me reprochent la gloire?
Et ne pourrai-je au moins , en de si grands malheurs,
M'entretenir moi seule arecque mes douleurs?
D'un odieux amant sans cesse poursuivie.
Ou prétend, malgré moi, m'altacher à la vie:
On m'observe; on me sait. Mais, Porus, ne crois pas
Qu'on me puisse empêcher de courir sur tes pas.
Saas doute à nos malheurs ton cœur n'a pu survivre :
En vain tant de soldats s'arment pour -te poursuJ\re
On te découvriroit au bruit de tes efforts;
Et s'il te faut chercher , ce n'est qu'entre les morts.
Hélas ! en me quittant , ton ardeur redoublée
Sembloit prévoir les maux dont je suis accablée,
Lorsque tes veux , aux miens découvrant ta langueur ,
Me demandoient quel rang tu tenois dans mon cœur;
Que, sans t'inquieter du succès de tes armes.
Le soin de ton amour te causoit tant d'alarmes.
Et pourquoi te caf^hois-je avec tant de détours
Un secret si fatal au repos de tes jours?
Combien de fois, tes yeux forçant ma résistance-.
Mon cœur s'est-il vu près de rompre le silence !
Combien de fois, sensible à tes ardents désirs,
M'est-il en ta présence échappé des soupirs!
Mais je voulois encor douter de ta viocoire :
J'expliquois mes soupirs en faveur de la gloire;
Je croyois n'aimer qu'elle. Ah '■ pardonne , grand roi '.
Je sens bien aujourd'hui que je n'aimois que loi.
ACTE IV, SCE:NE I. 121
J'avoârai que la gloire eut sur moi quelque empire;
Je te l'ai dit cent fois : mais je devois te dire
Que toi seul , en effet , m'engageas sous ses lois.
J'appris H la connoître en voyant tes exploits;
Et de quelque beau feu qu'elle m'eût enflammée,
En un autre que toi je l'aurois moins aimée.
Mais que sert de pousser des soupirs superflus
Qui se perdent en l'air et que tu n'entends plus P
Il est temps que mon ame, au tombeau descendue,
Te jure une amitié si long-temps attendue ;
Il est temps que mon cœur, pour gage de sa foi.
Montre qu'il n'a pu vivre un moment après toi.
Aussi-bien, penses-tu que je voulusse vivre
Sous les lois d'un vainqueur à qni ta mort nous ji\ re .
Je sais qu'il se dispose à me venir parler ,
Qu'en me rendant mon sceptre il ■veut me consoler.
Il croit peut-être, il croit que ma haine étouffée
A sa fausse douceur servira de trophée !
Qu'il vienne. Il me verra, toujours digne de toi.
Mourir en reine , ainsi que tu mourus en roi.
SCENE II.
ALEXANDRE, AXIANK.
A s: I JL lï E.
Hé bien , seigneur , hé bien , trouvez-vous quelques
charmes
A voir couler des pleurs que font verser vos armes:''
Ou si vous m'enviez , en l'état où je suis ,
La triste hberté de pleurer mes ennuis.'
ALEXAITDRE.
Votre douleur est libre autant que légitime ;
Vous regrettez, madame, un prince magnanime.
Je fus son ennemi; mais je ne l'étois pas
Jusqu'à blâmer les pleurs qu'on donne à son trépas.
I. TI
laa ALEXANDRE.
Avant qtie sur ses bords l'Inde me vît paroître ,
L'éclat de sa vertu me l'avoit fait connoitre;
Entre les plus grands rois il se fit remarquer :
Je savois...-
i. X I A !f E,
Pourquoi donc le venir attaquer?
Par quelle loi fant-^1 qu'aux deux bouts de la terre
Tous cherchiez la vertu pour lui faire la guerre ?
Le mérite à vos yeux ne peut-il éclater
Sans pousser votre orgueil à le persécuter :
ALEXANDRE.
Oui , j 'ai cherché Porus : mais , quoi qu'on paisse d re .
Je ne le cherchois pas alin de le détruire.
J'avouerai que , brûlant de signaler mon bras ,
Je me laissai conduire au bruit de ses combats .
Et qu'an seul nom d'un roi jusqu'alors invinçil i(^
A de nouveaux exploits mon cœur devint sensibj* .
Tandis que je crovois par mes combats divers
Attacher sur moi seul les yeux de l'univers ,
J'ai vu de ce guerrier la valeur répandue
Tenir la renommée entre nous suspendue :
Et voyant de son bras voler par-tout l'effroi,
LTnde sembla m'onvrir un champ digne de moi.
Lassé de voir des rois vaincus sans résistance .
J 'appris avec plaisir le bruit de sa vaillance ;
Un ennemi si noble a so m'enconrager ;
Je suis venu chercher la gloire et le danger.
Son courage, madame , a passé mon attentr :
La victoire, à me suivre autrefois si constante,
^l'a presque abandonné pour suivre vos guerr.» i - .
Porus m'a dispute jusqu'aux moindres laurier:.
Et j'ose dire encor qu'en perdant la victoire
Mon ennemi lui-même a vu croître sa gloire :
Qu'une chute si belle élevé sa vertn ,
Et qu'il ne voudroit pas n'avoir point combatta.
ACTE lY, SCENE II. isî
A X I À N £.
Hélas ! il falloit bien qu'une si noble envie
],ui fit abandonner tout le soin de sa vie.
Puisque, de toutes parts trabi, persécuté,
Contre tant d'ennemis il s'est précipité.
Mais vous, s'il étoit vrai que son ardeur guerrière
Eût ouvert à la vôtre une iUustre carrière ,
Que n'avez-vous, seigneur, dignement combattu?
T"alloit-il par la ruse attaquer sa vertu ,
ht, loin de remporter une gloire parfaite.
D'un autre que de vous attendre sa défaite?
Triomphez : mais sachez que Taxile en son cœur
Vous dispute déjà ce beau nom de vainqueur •,
Que le traître se flatte , avec quelque justice ,
Que vous n'avez vaincu que par son artifice.
Et c'est à ma douleur un spectacle assez doux
De le voir partager cette gloire avec vous.
ALEXANDRE.
En vain votre douleur s'arme contre ma gloire :
•Eiiaais on ne m'a vu dérober la victoire.
Et par ces lâches soins , qu'on ne peut m'imputer.
Tromper mes ennemis au lieu de les domter.
Quoique par-tout , ce semble , accablé sous le nombre ,
•le n'ai pu me résoudre à me cacher dans l'ombre :
Ils u'ont de leur défaite accusé que mon bras ;
Et le jour a par-tout éclairé mes combats.
Il est vrai que je plains le sort de vos provinces ;
J'ai voulu prévenir la perte de vos princes ;
Mais, s'ils avoient suivi mes conseils et mes vœux,
Je les aurois sauvés ou combattus tous deux.
Oui, croyez...
A X I A N B.
Je crois tout. Je vous crois invincible ;
Mais, seigneur, suffit il que tout vous soit possible.^
Ne tient-il qu'à jeter tant de rois dans les fers ,
124 ALEXANDRE.
Qu'à faire impunément gémir tout l'univers?
Et que vous a voient fait tant de villes captives.
Tant de morts dont l'Hydaspe a vu couvrir ses rires?
Qu'ai-je fait, pour venir accabler en ces lieux
Un héros sur qui seul j'ai pu tourner les yeux ?
A-t-il de votre Grèce inondé les frontières?
Avons-nous soulevé des nations entières ,
Et coatre votre gloire excité leur courroux ?
Hélas I nous l'admirions sans en être jaloux.
Contents de nos états, et charmés l'un de l'autre,
Nous attendions un sort plus heureux que le vôtre :
Porus bornoit ses vceux à conquérir un coeur
Qui peut-être anjourd'huil'eùl nommé son vainqueur.
Ah ! n'eussiez- vous versé qu'un sang si magnanime;
Quand on ne vous pourroit reprocher que ce crime;
Ne vous sentez-vous pas, seigneur, bien malheureux
D'être venu si loin rompre de si beaux nœuds?
Non, de quelque douceur que se flatte votre ame,
Vous n'êtes qu'un tyran.
A.T. EXÂNDRE.
Je le vois bien , madame ,
Vous voulez que, saisi d'un indigne courroux.
En reproches honteux j'éclate contre vous :
Peut-être espérez-vous que ma douceur lassée
Donnera quelque atteinte à sa gloire passée.
Mais quand votre vertu ne m'auroit point charmé.
Vous attaquez, madame , un vainqueur désarmé :
Mon ame, malgré vous à vous plaindre engagée.
Respecte le malheur où vous êtes plongée.
C'est ce trouble fatal qui vous ferme les yeux ,
Qui ne regarde en moi qu'un tyran odieux :
Sans lui vous avoûriez que le sang et les larme?
Nont pas toujours souillé la gloire de mes armes j
Vous verriez.... .^
JL 3B«*A N E.
Ah seigneur! puis-j»* ne les point voir
ACTE IV, SCENE II. laS
Ces vertus dont l'éclat aigrit mon désespoir?
^"ai-je pas vu par-tout la victoire modeste
Perdre avec vous l'orgueil qui la rend si funeste?
Ne vois-je pas le Scythe et le Perse abattus
Se plaire sous le joug et vanter vos vertus ,
Et disputer enfin, par une aveugle envie,
A. vos propres sujets le soin de votre vie ?
Mais que sert à ce coeur que vous persécutez
De voir par-tout ailleurs adorer vos bontés?
Pensez-vous que ma haine en soit moins violt- me ,
Pour voir baiser par-tout la main qui me tourmente?
Tant de rois par vos soins vengés ou secourus,
Tant de peuples contents, me rendent-ils Porus?
Non, seigneur : je vous hais d'autant pins qu'on vous
aime,
D'autant plus qu'il me faut vous admirer moi-même;
Que l'univers entier m'en impose la loi.
Et que personne enfin ne vous hait avec moi.
ALEXANDRE.
J'excuse les transports d'une amitié si tendre.
Mais , madame , après tout , ils doivent me surprendre :
Si la commune voix ne m'a point abusé,
Porus d'aucun regard ne fut favorisé ;
Entre Taxile et lui votre cœur en balance ,
Tant qu'ont duré ses jours , a gardé le silence ;
Et lorsqu'il ne peut plus vous entendre aujourd'hui,
Vous commencez, madame, à prononcer pour lui.
Pensez-vous que, sensible à cette ardear nouvelle ,
Sa cendre exige encor que vous brûliez pour elle ?
Ne vous accablez point d'inutil«s douleurs ;
Des soins plus importants vous appellent ailleurs.
Vos larmes ont assez honoré sa mémoire :
Régnez, et de ce rang soutenez mieux la gloire;
Et, redonnant le calme à vos sens désolés,
Piassnrez vos états par sa chute ébranlés.
Parmi tant de grands rois choisissez-leur un maître.
I /
126 ALEXANDRE.
Plus ardent que jamais , ïaxile....
Jlx I xm !..
Quoi .' le traître ;...
ALEXANDRE.
Hé ! de grâce , prenez des sentiments plus doux ;
Aucune trahison ne le souille envers vous.
Maître de ses états , il a pu se résoudre
A se mettre avec eux à couvert de la foudre :
Ni serment ni devoir ne l'avoienl engagé
A courir dans l'abyme oii Porns s'est plongé.
Enfin, souvenez-vous qu'Alexandre lui-mèjoe
S'intéresse au bonheur d'un prince qui vous aime:
Songez que. réanis par un si juste choix,
L'Inde et l'Hydaspe entiers couleront sous vos lois;
Que pour vos intérêts tout me sera facile
Quand je les verrai joints avec ceux de Taxile.
Il vient. .Te ne veux point contraindre ses *oupirs;
Je le laisse lui-même expliquer ses désirs :
Ma présence à vos yeux n'est déjà que trop rude.
L'entretien des amants cherche la solitude :
Je ne vous trouble point.
SCENE III.
AXIANE, TAXILE.
A X I A N E.
Approche , puissant roi .
Grand monarque de l'Inde ; on parle ici de toi :
On veut eu ta faveur combattre ma colère;
On dit que tes désirs n'aspirent qu'à me plaire ,
Que mes rigueurs ne font qu'affermir ton amour:
On fait plus , et l'on veut que je t'aime à mon tour.
Mais sais-tu l'entreprise où s'engage ta flamme .'
Sais-tu par quels secrets on peut toucher mon ame?
Es-tu prêt....
ACTE IV, SCENE IIL 1^7
T A X I L E.
Ait madame 1 éprouvez stulement
Ce que peut sur mon cœur un espoir si charmant.
Que faut-il faire ?
A X 1 A N E.
Il faut , s'il est vrai que l'on m'aime,
Aimer la gloire autant que je l'aime moi-même,
ÎSe m'expliquer ses vœux que par mille beaux faits,
Et haïr Alexandre autant que je le hais ;
Il faut marcher sans crainte au milieu des alarmes ;
Il faut combattre, vaincre , ou périr sous les armes.
Jette , jette les yeux sur Porus et sur toi ;
Et juge qui des deux étoit digne de moi.
Oui , ïaxile, mon cœur, douteux en apparence ,
D'un esclave et d'un roi faisoit la différence.
Je l'aimai ; je l'adore : et puisqu'un sort jaloux
Lui défend de jouir d'un spectacle si doux,
C'est toi que je choisis pour témoin de sa gloire :
Mes pleurs feront toujours revivre sa mémoire ;
Toujours tu me verras , au fort de mon ennui j
Mettre tout mon plaisir à te parler de lui.
T A X I L. E.
Aii^i je brûle en vain pour une ame glacée ,
L'image de Porus n'en peut être effacée :
Quand j'irois, pour vous plaire, affronter le trépas .
Je me perdrois, madame, et ne vous plairois pas.
Je ne puis donc...
A X I A N E.
Tu peux recouvrer mon estime j
Dans le sang ennemi tu peux laver ton crime.
L'occasion te rit : Porus dans le tombeau
Rassemble ses soldats autour de son drapeau ;
Son ombre seule encor semble arrêter leur fuite :
Les tiens même, les tiens , honteux de ta conduite,
I ont lire sur leurs fronts justement courroucés
L? repentir du crime on tu les as forcés :
198 ALEXANDRE.
"Va seconder l'ardeur du feu qui les dévore;
Ven^e nos libertés qui respirent encore ;
De mon trône et du tien deviens le défenseur;
Cours, et donne à Porus un digne successeur....
Tu ne me réponds rien ! Je vois , sur ton visage ,
Qu'un si noble dessein étonne ton courage.
Je te propose en vain l'exemple d'un héros ;
Tu veux servir. Ya, sers; et me laisse en repos.
T A X I L E.
Madame, c'en est trop. Vous oubliez peut-être
Que, si vous m'y forcez, je puis parler en maître;
Que je puis me lasser de souffrir vos dédains ;
Que vous et vos états , tout est entre mes mains ;
Q a 'après tant de respects , qui vous rendent plus fiere ,
Je pourrai....
A X I A If E.
Je t'entends. Je suis ta prisonnière:
Tu veux peut-être encor captiver mes désirs ;
Que mon cœur , en tremblant , réponde à tes soupirs.
Hé bien! dépouille enfin cette douceur contrainte;
Appelle à ton secours la terreur et la crainte ;
Parle en tyran tout prêt à me persécuter ;
Ma haine ne peut croître, et tu peux tout tenter.
Sur-tout ne me fais point d'inutiles menaces.
Ta sœur vient t'inspirer ce qu'il faut que tu fasseï :
Adieu. Si ses conseils et mes vœux en sont cras.
Tu m'aideras bientôt à rejoindre Poras.
T A X I L E.
Ah .' plutôt...
SCENE IV.
TAXILE, CLÉOFILE.
CLÉOFILE.
Ah! quittez eette ingrate princesse ,
ACTE IV, SCENE IT. ia<,
Dont la haine a juré de nous troubler sans cesse,
Qui met tout son plaisir à vous désespérer.
Oubliez....
T A X I L E.
Non , ma sœur, je la veux adorer.
Je l'aîme : et quand les vœux que je pousse pour ell«
N'en obtiendroient jamais qu'une haine immortelle.
Malgré tous ses mépris, malgré tous vos discours,
Malgré moi-même, il faut que je l'aime toujours.
Sa colère, après tout, n'a rien qui me surprenne ;
C'està vous, c'est à moi qu'il faut que je m'en prenne.
Sans vous, sans vos conseils, ma sœur, qui m'ont trahi ,
Si je n'étois aimé, je serois moins h;ii;
Je la verrois , sans vous, par mes soins défendue ,
Entre Porus et moi demeurer suspendue :
Et ne seroit-ce pas un bonheur trop 'charmant
Qae de l'avoir réduite à douter un moment ?
Non, je ne puis plus vivre accablé de sa haine;
Il faut que je me jette aux pieds de l'inhumaine.
J'y cours : je vais m'offrir à servir son courroux,
Même contre Alexandre, «^t même contre vous.
Je sais de quelle ardeur vous brûlez l'un pour l'autre:
Mais c'est trop oublier mon repos pour le vôtre ;
Et, sans m'inquiéter du succès de vos feux.
Il faut que tout périsse , ou q ne je sois heureux.
■ CLÉOFILE.
Allez donc , retournez sur le champ de bataille ;
Ne laissez point lan^iir l'ardeur qui vous travaille.
A quoi s'arrête ici ce courage inconstant.'
Courez : on est aux mains ; et Porus vous attend.
T A X I L E.
Quoi ! Porus n'est point mort ? Porus vient de paroitre ?
c I. É o F I L E.
C'est lui. De si grands coups le font trop reconnoître.
Il l'avoit bien prévu : le bruit de son trépas
D'un vainqueur trop crédule a retenu le Ijras.
i3a /LL EX AND RE.
Il vient surprendre ici leur valeur endormie.
Troubler une victoire encor mal affermie,
U vieat, n'en doutez point, en amant furieux ,
Enlever sa maîtresse , ou périr à ses yeux.
Que dis-je? votre camp , séduit par cette ingrate,
Prêt à suivre Porus , en murmures éclate.
Allez vous-même, allez, en généreux amant ,
Au secouis d'un rival aimé si tendrement.
Adirr
SCENE V.
T A X I L E.
Quoi .' la fortune obstinée à me nnir^
Ressuscite un rival armé pour me détruire!
Cet amant reverra les yeux qui l'ont pleuré,
Qui, tout mort qu'il étoit, me l'avoient préféré !
Ah '. c'en est trop. Yovons ce que le sort m'apprête ;
A qui doit demeurer cette noble conquête.
AlloiLs. ]Ni 'attendons pas , dans un làclie courroux,
Qu'un si grand différent se termine sans nous.
Fin DU QUATRIEME ACTE.
ACTE CINQUIEME.
s C E N E I.
ALEXANDRE, C L É O F I L E.
>^ ALEXANDRE.
l^coi! VOUS craigniez Porus même après sa défaite !
M;i victoire à vos yeux sembloit-elle imparfaite ?
Non, non ; c'est un captif qui n'a pu m 'échapper ,
Qlic mes ordres par-tout ont fait envelopper.
Linn de le craindre encor , ne songez qu'à le plaindre.
CLÉOFILE.
Et c'est en cet état que Porus est à craindre.
Quelque brave qu'il fût, le bruit de sa valeur
M'inquiétoit hi^n moins que ne fait son malheur.
Tant qu'on l'a vu suivi d'une puissante armée,
Ses forces , ses exploits ne m'ont point alarmée :
Mais, seigneur , c'est un roi malheureux et soumis;
Et dès-lors je le compte au rang de vos amis.
ALEXANDRE.
r/est"'un rang où Poras n'a plus droit de prétendre ;
Il a trop recherché la haine d'Alexandre.
11 sait bien qu'à regret je m'y suis résolu ;
Mais enfin je le hais autant qu'il l'a voulu.
Je dois même un exemple au i-este de la terre :
Je dois venger sur lui tous les maux de la guerre ;
Le punir des malheurs qu'il a pu prévenir ,
Et de m'avoir forcé moi-même à le punir.
Y.'dncu deux fois, haï de ma belle princesse
CLÉOFILE.
Je ne hais point Porus, seigneur, je le confesse;
Et s'il m'étoit permis d'écouter aujourd'hui
La voix de ses malheurs qui me parle pour lui ,
x3a ALEXANDRE.
.Te vons dirois qu'il fut le plus grand de nos princes;
Que son bras fat long-temps l'appui de nos province»;
Qu'il a voulu peut-être, en marchant contre vous.
Qu'on le crût digne au moins de tomber sous vos
coups.
Et qu'un même combat signalant l'un et l'autre.
Son nom voiàt par-tout à la suite du vôtre.
Mais si ie le défends, des soins si généreux
Retombent sur mon frère et détruisent ses vœux.
Tant que Porus vivra , que faut-il qu'il devjennC?
Sa perte est infaillible, et peut-être la mienne.
Oui, oui, si son amour ne peut rien obtenir.
Il m'en rendra coupable , et m'en voudra punir.
Et maintenant encor que votre cœur s'apprête
A voler de nouveau de conquête en conquête;
Quand je verrai le Gange entre mon frère et vous,
Qui retiendra, seigneur, son injuste courroux?
Mon ame, loin de vous, languira solitaire.
Hélas! s'il condamnoit mes soupirs à se taire,
Que deviendrolt alors ce cœur infortuné .''
Où sera le vainqueur à qui je l'ai donné?
ALEXANDRE.
Ah! c'en est trop , madame; et si ce cœur se donne,
Je saurai le garder, quoi que Taxile ordonne,
Bien mieui que tant d'états qu'on m'a vu conquérir.
Et que je n'ai gardés que pour vous les offrir.
Encore une victoire, et je reviens, madame.
Borner toute ma gloire à régner sur votre ame ,
Vous obéir moi-même, et mettre entre vos mains
Le destin d'Alexandre et celui des humains.
Le Mallien m'attend, prêt à me rendre hommage.
Si près de l'Océan, que faut-il davantage
Que d'aller me montrer à ce lier élément.
Comme vainqueur du monde , et coiume votre amant ?
Alors...
ACTE Y, SCEIME I. ijà
CLÉOFII^E.
MaU quoi ! seigneur , toujours guerre sur guerre ?
Cherchez-vous des sujets au-delà de la terre ?
Voulez-vous pour témoins de vos faits éclatants
Des pays inconnus même à leurs habitants?
Qu'espérea-vous combattre en des cbmats si rudes?
Ils vous opposeront de vastes solitudes ,
Des déserts que le ciel refuse d'éclairer,
Où, la nature semble elle-même expirer.
Et peut-être le sort , dont la secrète envie
N'a pu cacher le cours d'une si belle vie,
Vous attend dans ces lieux, et veut nue dans l'oubli
Votre tombeau du moins demeure enseveli.
Pensez-vous y traîner les restes d'une armée
Vingt fois renouvelée et vingt fois consumée?
Vos soldats, dont la vue ex< ite la pitié.
D'eux-mêmes en cent lieux ont laissé la moitié;
El leurs gémissements vous font assez c(>unoilre,...
ALEXANDRE.
Ils marcheront, madame ; et je n'ai qu'à paroître :
Ces cœurs qui dans un camp, d'un vajn loisir décns.
Comptent en murmurant les coups qu'ils ont reçus.
Revivront pour me suivre, et, blâmant leurs
murmures ,
Brigueront à mes yeux de nouvelles blessures.
Cependant de Taxile appuyons les soupirs :
Son rival ne peut plus traverser ses désirs.
Je vous l'ai dit, madame ; et j'ose encor vous dire....
c L É o F I L E.
Seigneur . voici la reine.
134: ALEXANDRE.
SCENE II.
ALEXANDRE, AXIANE, CLÉOFILE.
Hé bien, Poms respire.
Le ciel semble , madame, écouter vos souhaits ;
Il vous le rend....
X X I ▲ IT c.
Hélas ! il me l'ôte à jamais .'
Aucun reste d'espoir ne peut flatter ma peine ;
Sa mort étoit douteuse , elle devient certaine :
Il y court; et peut-être il ne s'y vient offrir
Que pour me voir encore , et pour me secourir.
IVlais que feroit-il seul contre toute une armée .^
En vain ses grands efforts l'ont d'abord alarmée;
Eu vain quelques guerriers qu'anime son grand cœur
Ont ramené l'effroi dans le camp du vainqueur :
Il faut bien qu'il succombe, et qu'enfin son courage
Tombe sur tant de morts qui ferment son passage.
Encor, si je pouvois, en sortant de ces lieux,
Lui monti-er Axiane , et mourir à ses yeux .'
Mais Taxile m'enferme ; et cependant le traître
Du sang de ce béros est allé se repaître;
Dans les bras de la mort il le va regarder,
Si toutefois encore il ose l'aborder.
A.I-EXAWDRE.
Non, madame, mes soins ont assuré sa vie :
Son retour va bientôt contenter votre envie.
Vous le verrez.
A XI A ir E.
Vos soins s'étendroient jusqu'à lui '.
Le bras qni l'accabloit deviendroit son appui !
J'attendrois son salut de la maiu d" A.lexaudrf .'
Mais ^uel miracle enfin n'en dois-je point allecdre '.'
l
ACTE Y, SCENE II. i35
Je m'en souvieus, seigneur, vous me l'avez promis,
Qu'Alexandre vainqueur n'a voit plus d'ennemis.
Ou plutôt ce guerrier ne fut Jamais le vôtre :
La gloire également vous arma l'un et l'autre.
Contre un si grand courage il voulut s'éprouver;
Et vous ne l'attaquiez qu'afin de le sauver.
ALEXANDRE.
Ses mépris redoublés qui bravent ma colère
Mériteroient sans doute un vainqueur pins sévère;
Son orgueil en tombant semble s'être affermi :
Mais je veux bien cesser d'être son ennemi ;
J'en dépouille, madame, et la haine et le titre.
De mes ressentiments je fais Taxile arbitre :
Seal il peut, à son choix , le perdre ou l'épargner ;
Et c'est lui seul enfin que vous devez gagner.
A XI A N E.
Moi, j'irois à ses pieds mendier un asyle .'
Et vous me renvoyez aux bon+és de Taxile !
Tous voulez que Porus cherche un appui si bas '
Ah seigneur! votre haine a juré son trépas.
Non, vous ne le cherchiez qu'afin de le détruire i
Qu'une ame généreuse est facile à séduire !
Déjà mon cœur crédule, oubliant son courroux,
Admiroit des vertus qui ne sont point en vous.
Armez-vous donc, seigneur, d'une valeur cruelle;
Ensanglantez la fin d'une course si belle :
Après tant d'ennemis qu'on vous vit relever ,
Perdez le seul enfin que vous deviez sauver.
ALEXANDRE.
Hé bien, aimez Porus sans détourner sa perte;
Refusez la faveur qui vous étoit offerte ;
Soupçonnez ma pitié d'un sentiment jaloux :
Mais enfin, s'il périt, n'en accusez que vous.
Le voici. Je veux bien le consulter Itu-même :
Que Porus de son sort soit l'arbitre suprême.
«3^ ALEXANDRE.
SCENE III.
ALEXANDRE, PORUS, A X I A In L
CLÉOFILE, ÉPHESTION,
GARDES I>' ALEXANDRE-
ALEXANDRE.
Hé bien, de votre orgueil, Porus, voila le fruil :
Où sont ces beaux succès qui vous avoient séduit
Cette fierté si haute est enfin abais,sée.
Je dois une victime à ma gloire offensée ;
Rien ne vous peut sauver. Je veux bien tontefois
Vous offrir un pardon refuse tant de fo s.
Cette reine, elle seule à mes bontés rebelle.
Aux dépens de vos jours veut vous être fidèle;
Et que, sans balancer, vous mourier seulement
Pour porter au tombeau le nom de son amant.
N'acheté* point si cher une gloire inutile:
Tivez; mais consentez au bonheur de Taxile.
p o R u s.
Taxile !
Oui.
ALEXANDRE.
PORUS.
Tu fais bien ; et j 'approuve tet soins :
Ce qu'il a fait pour toi ne mérite pas moins.
C'est lui qui m'a des mains arraché la victoire;
Il t'a donné sa sœur; il t'a vendu sa gloire;
Il l'a livré Porus : que feras-tu jamais
Qui te puisse acquitter d'un seul de ses bieii/s't> "
Mais j'ai su prévenir le soiu qui te travaille:
Ta le voir expirer sur le champ de bataille.
ALEXANDRE.
Quoi ! Taxile !
<; T. É o F I L K.
Qu'entends iei
ACTE T, SCENE m. tS?
ÉPHESTIOX.
O ui, seigneur, il est mort j
H s'est livré loi -même aux rigueurs de son sort.
Porus étoit vaincu : mais , au lieu de se rendre,
Il sembloit attaquer , et non pas se défendre.
Ses soldats, à ses pieds étendus et mourants,
Le mettoient à l'abri de leurs corpa expirants,
îià, comme dans un fort, son audace enfermée
Se soutenoit encor contre toute une armée ;
Et, d'un bras qui portoit la terreur et la mort.
Aux pins hardis guerriers en défendoit l'abord.
Je i'épargnois toujours. Sa vigueur affoiblie
Bientôt en mon pouvoir auroit laissé sa vie ;
Quand sur ce champ fatal Taxile descendu :
« Arrêtez, c'est à moi que ce captif est dû.
« C'en est fait , a-t-il dit, et ta perte est certaine ,
«t Porus ; il faut périr , ou lae céder la reine. »
Porus, à cette voix ranimant son courroux,
A relevé ce bras lassé de tant de coups :
Et cherchant son rival d'un œil fier et tranquille:
« N'entends-je pas , dit-il, l'infîdele ïaxile,
« Ce traître à sa patrie, à sa maîtresse, à moi?
«t Viens, lâche, poursuit-il; Axiane est à toi:
« Je veux bien te céder cette illustre conquête ;
« Mais il faut que ton bras l'emporte avec ma tête,
« Approche ». A ce discours , ces rivaux irrités
L'un sur l'autre à-la-fois se sont précipités.
Nous nous sommes en foule opposés à leur rage :
Mais Porus parmi nous court et s'ouvre un passage,
Joint Taxile , le frappe ; et lui perçant le cœur ,
Coûtent de sa victoire , il se rend au vainqueur.
CLÉOFIt,E.
Seigneur, c'est donc à moi de répandre de» larme» ,^
C'est sur moi qu'est tombé tout le faix de vos armes.
Mou frère a vainement recherché votre appui :
-^ Et votre gloire, hélas ! n'est funeste qu'à lui.
k
x38 ALEXANDRE.
Que lui sert au tombeau ramitié d'Alexandre?
Sans le venger, seigneur, l'y verrez-vous descendre?
Souffrirez-Tous qu'après l'avoir percé de coups
Ou en triomphe aux yeux de sa sœur et de vous?
A X I A N E.
Oui , seigneur , écoutez les pleurs de ClcofUe.
Je la plains. Elle a droit de regretter Taxile :
Tous ses efforts en vain l'ont voulu conserver;
Elle en a fait un lâche, et ue l'a pu sauver.
Ce n'est point que Porus ait attaqué son frère -,
Il s'est offert lui-même à sa juste colère.
Au milieu du combat que venoit-il chercher»*
Au courroux du vainqueur venoit-il l'arracher?
Il venoJt accabler dans son malheur extrême
Un roi que respectoit la victoire elle-même.
Mais pourquoi vous ôter un prétexte si beau?
Que voulez-vous de plus? Taxile est au tombeau:
Immolez-lui, seigneur, cett€ grande victime;
Tengez-vous. Mais songez que jai part à son crime.
Oui, oui , Porus, mon cœur n'aime point à demi;
Alexandre le sait , Taxile en a gémi :
Vous seul vous l'ignoriez; mais ma joie est extrême
De pouvoir , en mourant , vous le dire à vous-mûne.
PORUS.
Alexandre , il est temps que tu sois satisfait.
Tout vaincu que j'étois, tu vois ce que j'ai fait;
Crains Porus; crains encor cette main désarmée
Qui venge sa défaite au milieu d'une armée.
Mon nom peut soulever de nouveaux ennemis.
Et réveiller cent rois dans leurs fers endormis :
Etouffe dans mon sang ces semences de guerre ;
Va vaincre en sûreté le reste de la terre.
Aussi-bien n'attends pas qu'un cœur comme le mien
Reconnoisse un vainqueur, et te demande rien.
Parle: et, sans espérer que je blesse ma gloire.
Voyons comme tu sais aser de la ^^cioire.
ACTE V, SCENli m. ,3^
XLEXA.NDRE.
Votre fierté , Porus, ne se peut abaisser :
Jusqu'au dernier soupir vous m'osez menacer.
En effet, ma victoire en doit être alarmée.
Votre nom peut encor plus que toute une armée:
Je m'en dois garantir. Parlez donc, dites-moi ,
♦.iomment prétendez-vous que je vous traite?
PORUS.
ËUltU.
1.I.EXAWDRE.
He bien! c'est doac en roi qu'il faut que je vous
traite :
Je ne laisserai point ma victoire imparfaite ;
Vous l'avez souhaité , vous ne vous plaindrez pas.
Régnez toujours, Porus; je vous rends vos états.
Avec mon amitié recevez Axiane :
A des liens si doux tous deux je vous condamne.
Vivez, régnez tous deux, et seuls de tant de rois
J usques aux bords du Gange allez donner vos lois.
{à Cléofile.)
Ce traitement, madame, a droit de vous surprendre;
Mais enfin c'est ainsi que se venge Alexandre.
Je vous aime ; et mon cœur , touché de vos soupirs ,
Voudroit par mille morts venger vos déplaisirs.
Mais vous-même pourriez prendre pour une offense
La mort d'un ennemi qui n'est plus en défense:
Il en triompheroit; et, bravant ma rigueur ,
Porus dans le tombeau descendroit en vainqueur.
Souffrez que, jusqu'au bout achevant ma carrière,
J'apporte à vos beaux yeux ma vertu tout entière.
Laissez régner Porus couronné par mes mains;
Et commandez vous-même au reste des humains.
Prenez les sentiments que ce rang vous inspire ;
Faites, dans sa naissance, admirer votre empire;
Et regardant l'éclat qui se répand sur vous ,
De la sœur de Taxile oubliez le courroux.
140 ALEXANDRE.
AXI ANE.
Otii, madame, réglez; et souffrez que moi-mrme
J'admire le grand cœur d'un héros qui voa5 aime.
Aimez, et possédez l'avantage charmant
De voir toute la terre adorer votre amant.
PORCS.
Seigneur, jusqu'à ce jour l'univers en alarmes
Me forcoit d'admirer le bonheur de vos armes :
Mais rien ne me forcoit, en ce commun effroi.
De reconnoître en vous plus de vertus qu'en moi.
.le me rends ; je vous cède une pleine victoire :
Vos vertus, je l'avoue, égalent votre gloire.
Allez , seigneur , rangez l'univers sous vos lois ;
Il me verra moi-même appuyer vos exploits :
Je vous suis; et je crois devoir tout entreprendre
Pour lui donner un maître aussi grand qu'Alexandre.
CI.ÉOFILE.
Seigneur, que vous peut dire un coeur triste, abattu.''
Je ne murmure point contre votre vertu :
"Vous rendez à Porus la vie et la couronne;
Je veux croire qu'ainsi votre gloire l'ordonne.
Mais ne me pressez point : en l'état où je suis .
Je ne puis que me taire, et pleurer mes ennuis.
ALEXANDRE.
Oui, madame, pleurons un ami si fidèle;
Faisons en soupirant éclater notre zèle ;
Et qu'un tombeau superbe instruise l'avenir
Et de votre douleur et de mon souvenir.
FIN.
ANDROMAQUE,
TRAGÉDIE.
1667,
PREFACE.
Virgile, au troisième livre de l'Enéide; c'est
Euée qui parle:
Littoraque Epiri legimus , portuque subimus
Cliaonio, et celsam Butliroti ascendimus urbem....
Solemnes tum forte dapes et tristia dona....
Libabat cineri Aadromache, Manesque vocabat
Hectoreumad tumulum,viridi quem cespite inanem,
Et geminas, causam lacrymis, sacraverat aras....
Dejecit vultum, et demissâ voce locuta est:
O felixuQa aute alias Priameïa vlrgo,
Hostilem ad tumulum, Trojae sub mœnibus altif
Jussa mori, quae sortitus non pertulit ullos,
Nec viotoris beri tetigit captiva cubile !
Nos, patriâ incensâ, diversa per œquora vectae,
Stirpis Acbilleae fastus, juvenemque superbam,
Servitio enixae tulimus; qui deinde secutus
Ledaeam Hermionem, Lacedaemoniosque hymenaeos...
Ast illum , ereptae magno inflammatus amore
Conjiigis, et scelerum furiis agitatus, Orestes
Excipit incautum, patriasque obtruncat ad aras.
Voilà en peu de vers tout le sujet de cette tragé=
dit; voilà le lieu de la scène, l'action qui s'y passe,
les quatre principaux acteurs , et même leurs carac-
tères, excepté celui d'Hermione , dont la Jslonsie et
144 PRÉFACE.
les emportements sont assez marqués dans l'Andro*
maque d'Euripide.
C'est presque la seule chose que j'emprunte ici
de cet auteur. Car, quoique ma tragédie porte le-
même nom que la sienne, le sujet en est pourtant
très différent. Andromaque, dans Euripide, craint
pour la vie de Molossus qui est un fils qu'elle a eu
de Pyrrhus, et qu'Hermione veut faire mourir avec
sa mère. Mais ici il ne s'agit point de Molossus;
Andromaque ne connoit point d'antre mari qu'Hec-
tor, ni d'autre fils qu'Astvanax. T'ai cru en cela me
conformer à l'idée que nous avons maintenant de
cette princesse. La plupart de ceux qui ont eue
tendu parler d'Andromaque ne la connaissent guère
que pour la veuVe d'Hector et pour la mère d'As^
tyanax; on ne croit point qu'elle doive aimer ni un
autre mari ni un autre lils : et je doute que les lar;
mes d'Andromaque eussent fait sur l'esprit de mes
spectateurs l'impression qu'elles y ont faite, si elles
avoient coulé pour un antre fils que celui qu'elle
avoit d'Hector.
Il est vrai que j'ai été obligé de faire vivre Astyac
nax uu peu plus qu'il n'a vécu: mais j'écris dans
un pays où cette liberté ne pouvoit pas être mal
reçue; car, sans parler de Ronsard qui a choisi ce
même Astyanax pour le héros de sa Franciade, qui
ne sait que l'on fait descendre nos anciens rois de
ce fils d'Hector , et que nos vieilles chroniques sans
PRÉFACE. 14 î
vent la vie à ce jeune prince, après la désolation
de son pays, pour en faire le fondateur de notre
monarchie ?
Combien Euripide a-t-ilété plus hardi dans sa tra=
gédie d'Hélène! il y choque ouvertement la créance
commune de toute la Grèce. Il suppose qu'Hélène
n'a jamais mis le pied dans Troie, et qu'après l'em^
brasement de cette ville Ménélas trouve sa femme
en Egypte, d'où elle n'étoit point partie: tout cel*
fondé sur une opinion qui n'étoit reçue que parmi
les Egyptiens , comme on le peut voir dans Hérodote.
Je ne crois pas que j'eusse besoin de cet exemple
d'Euripide pour justiiîer le peu de liberté que j'ai
pris: car il y a bien de la différence entre détruire
le principal fondement d'une fable, et en altérer
quelques incidents, qui changent presque de face
dans tontes les mains qui les traitent. Ainsi Achille,
selon la plupart des poètes , ne peut être blessé qu'au
talon, quoiqu'Homere le fasse blesser au bras, et ne
le croie invulnérable en aucune partie de son corps.
Ainsi Sophocle fait mourir Tocaste aussitôt après la
roconnoissance d'OEdipe; tout au contraire d'Euri^
pide, qui la fait vivre jusqu'au combat et à la mort
de ses deux fils. Et c'est à propos de quelque con-
trariété de cette nature, qu'un ancien commentateur
de Sophocle remarque fort bien (i) « qu'il n;: faut
(i) Sophoclis Electra.
146 PRÉFACE,
« point s'amuser à chicaneries poètes pour quelqnes
« cliangements qu'ils ont pu faire dans la fable ;
« mais qu'il faut s'attacher à considérer l'excellent
c£ usage qu'ils ont fait de ces changements, et la
■■t manière ingénieuse dont ils ont su accommoder
ti la fable à leur sujet. »
ACTEURS.
AifDROMAQCE, veuve d'Hector, captive de Pyrrhus.
Pyrrhus, lîls d'Achille, roi d'Epire.
Oreste, fils d'Agamemnon, amant d'Hermione.
Hermio:îe , fille d'Hélène , accordée avec Pyrrhus.
PTLAnE, ami dHïreste.
Cléoxe , confidente d'Hermione.
CÉPHisE, confidente d'Andromaque.
Phoenix, gDu verneur d" Achille, et ensuite de Pyrrhus.
Suite d'Oreste.
La scène est à Buthrote , ville d'Epire^
dans une salle du palaiî de Pyrrhus.
ANDROMAOUE,
TRAGEDIE.
ACTE PREMIER.
SCENE I.
ORES TE, PYLADE.
^^ O RE s TE.
\_Jui, puisque je retrouve un ami si Cdele,
Ma fortune va prendre une face nouvelle ;
Et déjà son courroux semble s'être adouci
Depuis qu'elle a pris soin de nous rejoindre ici.
Qui leùt dit, qu'un rivage à mes vœux si funeste
Présenteroit d'abord Pylade aux yeux d'Oreste;
Qu'après plus de sis mois que je t'avois perdu ,
A la cour de Pyirhus tu me serois rendu .**
PYLADE.
J'en rends grâces au ciel , qui m'arrètant sans cesse
Semblolt m'avoir fermé le cbemin de la Grèce ,
Depuis le jour fatal que la fureur des eaux,
Presque aux yeux de l'Epire, écarta nos vaisseaux.
Combien dans cet exil ai-je souffert dalarmes.
Combien à vos malheurs ai-je donné de larmes,
Craignant toujours pour vous quelque nouvean
danger
Que ma triste amitié ne pouvoit partager.
Sur-tout je redoutois cette mélancolie
Ou j'ai vu si long-temps votre ame ensevelie :
Je craignois que le ciel, par an cruel secours ,
148 A r^' D Pl O M A Q U E.
IS^e vous offrît la mort que vous cherchiez toujours.
ÎVIais je vous vois , seigneur ; et , si j'ose le dire ,
Un destin plus heureux vous conduit en Epire :
Le pompeux appareil qui suit ici vos pas
N'est point d'uu malheureux qui cherche le tréjja?..
O R E STE.
Hélas! qui peut savoir le destin qui m'amène ?
L'amour me fait ici chercher une inhumaine:
Mais qui sait ce qu'il doit ordonner de mon sor.
Et si je viens chercher ou la vie ou la mort?'
P YL A D E.
Quoi! votre ame à l'amour en esclave asservie
Se repose sur lui du soin de votre vie ?
Par quel charme, oubliant tant de tourments sonlifci t s,
Pouvez-vous consentir à rentrer dans ses fers ?
Pensez-vous qu'Hermione , à Sparte inexorable ,
Yous prépare en Epire nu sort plus favorable?
Honteux d'avoir poussé tant de vœux superflus.
Tous l'abhorriez: enfin, vous ne m'en parhez plus.
Tous me trompiez , seigneur.
o R ESTE.
Je me trompois moi-même!
Ami, n'accable point un malheureux qui t'aime:
T'ai-je jamais caché mon cœur et mes désirs ?
Tu vis naitre ma flamme et mes premiers soupirs :
Enfin, quand Ménélas disposa de sa lille
En faveur de Pyrrhus vengeur de sa famille ,
Tu vis mon désespoir ; et tu m'as vn depuis
Trainer de mers en mers ma chaîne et mes ennuis.
Je te ris à regret , en cet état funeste ,
Prêt à suivre par-tout le déplorable Oreste ,
Toujours de ma fureur interrompre le cours ,
Et de moi-même enfin me sauver tous les jours.
Mais quand je me souvins que , parmi tant d'alarmes ,
Hermione à Pyrrhus prodiguoit tous ses charmes,
lu sais de quel courroux mon cœur alors épris
ACTE I, SCEÎ<ÎE I. 1^9
Voulut en l'oubliant punir tous ses mépi'is.' t ;.
Je fis croire et je crus ma victoii'e ccilaine;
Je pris tous mes transports pour des transports de
haine :
Détestant ses rigueurs , rabaissant ses attraits^
Je déliois ses yeux de me ti'oubler jamaifi. : .: >
Voilà comme je crus étouffer ma tendresse.'^
En ce calme trompeur j'arrivai dans la Grèce ; '
Et je trouvai d'abord ses princes rassemblés ^
Qu'un péril assez grand serabloit avoir troublés.
J'y courus. Je pensai que la guerre et la gloire
De soins plus importants rempliroient ma memoii'e;
Que , mes sens reprenant leur première vigueur.
L'amour acheveroit de sortir de mon cœur.
Mais admire avec rcol le sort, dont la poursuite
Me fait courir alors au piège que j'évite.
J'entends de tous côtés qu'on menace P^rrhu.s:
Toute la Grèce éclate en murmureS' confus iir
On se plaint qu'oubliant son sang et sa promesse
Il élevé en sa eour l'ennemi de la Grèce , - ;
Astyanax, d'Hector jeune et malheureux fils.
Reste de tant de rois sous Troie ensevelis-; -'; .
J'apprends que pourxavir son enfance an supplice
Andromaque trompa l'ingénieux Ulysse,
Tandis qu'un autre enfant arraché de ses bras
Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.
On dit que, peu sensible aux charmes d'Hermione.
Mon rival porte ailleurs son cœur et sa couronne.
Ménélas , sans le croire , eu paroît affligé.
Et se plaint d'un hymen si long-temps néghgé.
Parmi les déplaisirs où son ame se noie ,
Il s'élève en la mienne une secrète joie :
Je triomphe ; et pourtant je me flatte d'abord
Que la seule vengeance excite ce transport.
Mais l'ingrate en mon cœur reprit bientôt sa place :
Bfc mes feux mal éteints je reconnus la trace :
i3
I ào A ?; D K O M A Q L E.
Je sentis que ma haine alloit finir son cours ;
Ou plutôt je sentis que je l'aimois toujours.
Ainsi de tous les Grecs je brigue le suffrage.
On m'envoie à Pyrrhus : j'entreprends ce voyage.
Je viens voir si l'on peut arracher de ses bras
Cet enfant dont la vie alarme tant d'états.
Heureux si je pouvais , dans l'ardeur qui me presse ,
Au lieu d'Àstvanax, lui ravir ma princesse !
Car enfin n'attends pas que mes feux redoublés
Des périls les pins gi'ands puissent être trouUés.
Puisqu 'après tant d'efforts ma résistance est vaine ,
.Te me livre en aveugle au transport qui m'entraîne.
J'aime : je viens chercher Hermione en ces lieux ,
La fléchir, l'enlever, ou mourir à ses yeux.
Toi qui connois Pyrrhus, que penses-tu qu'il fasse ?
Dans sa cour, dans son cœur, dis-moi «e qui se passe.
Mon Hermione encor le tient-elle asservi ?
Me rendra-t-il, Pyladie, un bien qu'il m'a ravi ?
' P Y T. A D F.
Je vous abuserois si j'osois vous promettre
Qu'entre: vos mains, seignetir, il voulôt Ja i^mellrp :
]>fon que de sa conquête il paroisse flatté.
Pour la veuve d'Hector ses feux ont éclaté;
Tl l'aime: mais enfin cette veuve inhumaine
IV'a payé jusqu'ici son amour que de haine;
Et chaque jour encore on lui voit tout tenter
Pour fléchir sa captive , ou pour l'épouvanter
De son fils qu'il lui cache il menace la tête ,
Et fait couler des pleurs qu'aussitôt il arrête.
Hermione elle-même a vu plus de cent fois
Cet amant irrité revenir sous ses lois ,
Et, de ses vœux troublés lui rapportant l'hommage,
Soupirer à ses pieds moins d'amour qae de rage.
Ainsi n'attendez pas que l'ou puisse aujourd'hui
Vous répondre d'un cœar si peu maître de lui :
II peut, seigneur, il peut, dans ce desordre extrême.
ACTE 1, SCENE I. i5i
Epouser ce qu'il hait , et perdre ce qu'il aime.
O R E s T E.
Mais dis-moi de quel œil Hermione peut voir
Son hymen différé, ses charmes sans pouvoir.
P Y L A. D E.
Hermione , seigneur , au moins en apparence ,
Semble de son amant dédaigner l'inconstance ,
Et croit que , trop heureux de fléchir sa rigueur,
Il 1» viendra presser de reprendre son cœur.
Mais je l'ai vue enfin me confier ses larmes :
Elle pleure en secret le mépris de ses charmes ;
Toujours prête à partir, et demeurant toujours,
Quelquefois elle appelle Oreste à son secours.
o R E s T E.
Ah ! si je le eroyois , j 'irois bientôt , Pylade ,
Me jeter...
PYLADE.
Achevez, seigneur, votre ambassade.
Yous attendez le roi. Parlez, et lui montrez
Contre le fils d'Hector tous les Grecs conjurés.
Loin de leur accorder ce fils de sa maîtresse ,
Leur haine ne fera qu'irriter sa tendresse :
Plus on les veut brouiller, plus on va les unir.
Pressez : demandez tout, pour ne rien obtenir.
Il vient.
ORESTE.
Hé bien, va donc disposer la cruelle
A revoir un amant qui ne vient que pour elle.
SCENE II.
PYRPuHUS, OP^ESTE, PHOENIX.
ORESTE.
Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix.
Souffrez que j'ose ici me flatter de leur choix,
x5> ANDROMAQUE.
Et qu'à vos yeox, seigneur, je montre quelque joie
De voir le fils d'Achille et le vainqueur de Troie.
Oui, comme ses exploits nous admirons vos coups;
Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous ;
Et vous avez montré, par une heureuse audace,
Que le iils seul d'Achille a pu remplir sa place.
Mais, ce qu'il n'eût point fait, la Grèce avec douleur
Tous voit du sang troyen relever le malheur,
Et , vous laissant toucher d'une pitié funeste,
D'une guerre si longue entretenir le reste.
Ne vous souvient-il plus, seigneur, quel fut Hectoi ?
Nos peuples affoihlis s'en souviennent eucor :
Son nom seul fait frémir nos veuves et nos filles j
Et dans toute la Grèce il n'est point de familles
Qui ne demandent compte à ce malheureux fils
D'un père ou d'un époux qu'Hector leur a ravis.
Et qui sait ce qu'un jour ce Sis peut entreprendir ?
Peut-être dans nos ports nous le verrons descendre.
Tel qu'on a vu son père embraser nos vaisseaux ,
Et , la flamme à la main , les suivre sur les eaux.
Oserai-je, seigneur, dire ce que je pense?
A'ous-même de vos soins craignez la récompense,
Et que dans votre sein ce serpent élevé
Ne vous punisse un jour de l'avoir conservé.
Enfin, de tous les Grecs satisfaites l'envie.
Assurez leur vengeance , assurez votre vie :
Perde? un ennemi d'autant plus dangereux
Qu'il s'essaiera sur vous à combattre coutre eux.
PYRRHUS.
La Grèce en ma faveur est trop inquiétée :
De soins plus importants je l'ai crue agitée ,
Seigneur ; et , sur le nom de son ambassadeur,
J'avois dans ses projets conçu plus de grandeur.
Qui croiroit en effet qu'une telle entreprise
Du fils d'Agamemnou méritât l'entremise;
Qu'un peuple tout entier, tant de fris triomphant.
ACTE I, SCENE II. i5ï
N'eut daigné conspirer que la mort d'un enfant?
Mais à qui prétend-on que je le sacrifie?
La Grèce a-t-elle encor quelque droit sur sa vie?
Et seul de tous les Grecs ne m'est-il pas permis
D'ordonner des captifs que le sort m'a soumis?
Oui, seigneur, lorsqu'au pied des murs fujuants de
Troie
Les vainqueurs tout sanglants partagèrent leur proie.
Le sort, dont les arrêts furent alors suivis.
Fit tomber en mes mains Andromaque et son fils.
Hécube près d'Ulysse acheva sa misère ;
Cassandre dans Argos a suivi votre père:
Sur eux, sur leurs captifs, ai-je étendu mes droits?
Ai-je enfin disposé du fruit de leurs exploits?
On craint qu'avec Hector Troie un jour ne renaisse i
Son iils peut me ravir le jour que je lui laisse .'
Seigneur , tant de prudence eu traîne trop de soin;
Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.
.Te songe quelle étoit autrefois cette ville
Si superbe en remparts , en héros si fertile ,
Maîtresse de l'Asie; et je regarde enfin
Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin :
Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,
Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes,
Un enfant dans les fers; et je ne puis songer
Que Troie en cet état aspire à se venger.
Ah! si du fils d'Hector la perte étoit jurée.
Pourquoi d'an an entier l'avons-nous différée?
Dans le sein de Priam n'a-t-on pu l'immoler?
Sous tant de morts, sous Troie, il falloit laccabler.
Tout étoit juste alors : la vieillesse et l'enfance
En vain sur leur foiblesse appuyoient leur défense;
La victoire et la nuit , plus cruelles que nous,
Nous excitoient au meurtre et confondoient nos
coups.
Mon courroux aux vaincus ne fut que trop sévère.
i54 ANDROMAQUE.
Mais que ma cruauté survive à ma colère ?
Que, malgré la pitié dont je me sens saisir.
Dans le sang d'un enfant je me baigne à loisir?
!Non , seigneur. Que les Grecs cherchent quelque antre
proie ;
Qu'ils poursuivent ailleurs ce qui reste de Troie :
De mes inimitiés le cours est achevé ;
L'Epire sauvera ce que Troie a sauvé.
o R E s T E.
Seigneur , vous savez tsop avec quel artifice
Un faux Astyanax fut offert au supplice
Où le seul fils d'Hector devoit être conduit.
Ce n'est pas les Troyens, c'est Hector qu'on poursuit.
Oui , les Grecs sur le fils persécutent le père ;
Il a par trop de sang acheté leur colère :
Ce n'est que dans le sien qu'elle peut expirer;
Et jusques dans l'Epire il les peut attirer.
Prévenez-les.
P T R R H U s.
Non, non. J'y consens avec joie;
Qu'ils cherchent dans l'Epire une seconde Troie;
Qu'ils confondent leur haine , et ne distinguent plus
Le sang qui les fit vaincre , et celui des vaincus.
Aussi-bien ce n'est pas la première injustice
Dont la Grèce d'Achille a payé le service.
Hector eu profita, seigneur; et quelque jour
Son fils eu pourroit bien profiter a son tour.
o R E s T E.
Ainsi la Grèce en vous trouve un enfant rebelle?
PYRRHUS.
Et je n'ai donc vaincu que pour dépendre d'elle ?
o R F. s T E.
Hermione, seigneur, arrêtera vos coups :
Ses yeux s'opposeront entre son père et vous.
PYRRHUS.
Hermione, seigneur, peut m'étre toujours chère;
ACTE I, SCEN E IL i55
Je puis l'aimer, sans être esclave de son père :
Et je saurai peut-être accorder queïque jour
Les soins de ma grandeur et ceux de mon amour.
Vous pouvez cependant voir la fille d'Hélène :
Du sang qui vous unit je sais l'étroite chaîne.
Après cela , seigneur , je ne vous retiens plus ,
Et vous pourrez aux Grecs annoncer mon refus.
SCENE III.
PYRRHUS, PHOENIX.
P H OE ir I X.
Ainsi vous l'envoyez aux pieds de sa maîtresse '
p T R R H u s.
On dit qu'il a long teoips brûle pour la princesse.
p H OE N I X.
Mais si ce feu, seigneur , vient à se rallumer,
Sil lui rendoit son cœur, s'il s'en faisoit aimer?
PYRRHUS.
Ahl qu'ils s'aiment, Phœnix, j'y consens. Qu'elle
parte ;
Que , charmés l'un de l 'autre , ils retournent à Spart e.
Tous nos ports sont ouverts et pour eJle et pour lui.
Qu'elle m'épargneroit de contrainte et d'ennui !
P H OE N 1 X.
Seigneur....
PYRRHUS.
Une autre fois je t'ou'^riia; mon aiiic:
Audromaque paroit.
i56 AND ROMAQ U E.
SCENE IV.
àNDROMAQUE, PYRRHUS,
CÉPHISE, PHOEN IX.
PYRRHUS.
Me cherchiez-vous, madame?
Un espoir si cliarroant me seroit-il permis ?
ANDROMAQUE.
Je passois jasqu'anx lieux où l'on garde mon hls.
Puisqu'une fois le jour vous souffrez, que je voie
Le seul bieu qui me reste et d'Hector et de Troie ,
J'allois, seigneur, pleurer un moment avec lui:
Je ne l'ai point encore embrassé daujourd'hui .'
PYRRHUS.
Ab madame! les Grecs, si j'en crois leurs alarmes.
Vous donneront bientôt d'autres sujets de larmes.
ANDROMAQUE.
Et quelle est cette peur dont leur cœur est frappt ,
Seigneur.' Quelque Troyea vous est-il ëcbappé.^
PYRRHUS.
Leur baine pour Hector n'est pns encore cteinte :
Ils redoutent §on fils.
ANDROMAQUE,
Digne objet de leur craint r !
Un enfant malheureux, qui ne sait pas eucor
Que Pyrrbus est son maître , et qu'il «^st fils d"Hc*:roi- !
PYRRHUS.
Tel qu'il est . tous les Grecs demandent qu'il péri.'s.se.
Le lils d'Agameranon vient bâter son supplice.
ANDROMAQUr.
Et VOUS prononcerez un arrêt si cruel ?
Est-ce mon intérêt qui le rend criminel ?
Hélas. ' on ne craint point qu'il venge nnjour son père;
On craint <|u"j: ii*es=;n\.'jt 1rs larni» s do sa mère.
ACTE I, SCENE IV. 157
Il m'auroit tenu lieu d'un père et d'un époux :
Mais il me faut tout perdre , et toujours par vos coups.
PYRRHUS,
Madame , mes r2fas ont prévenu vos larmes.
Tons les Grecs m'ont déjà menacé de leurs armes :
Mais, dussent-ils encore, en repassant les eaux.
Demander votre fils avec mille vaisseaux;
Coùtât-il tout le sang qu'Hélène a fait réj)andre;
Dussé-je après dix ans voir mou palais en cendre :
Je ne balance point , Je vole à son secours ,
Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours.
Mais, parmi ces périls où je cours pour vous plaire.
Me refuserez- vous un regard moins sévère.^
Hai de tous les Grecs , pressé de tous côtés ,
M« fandra-t-il combattre encor vos cruautés?
.Te vous offre mon bras. Puis-je espérer encore
Que vous accepterez un cœur qui vous adore .^
En combattant pour vous , me scra-t-il permis
De ne vous point compter parmi mes ennemis.'
A N D R o :.i >. Q r F.
Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce.'
Faut-il qu'un si grand cœur montre tant de foiblesse ?
Voulez-vous qu'un dessein si beau, si généreux,
Passe pour le transport d'un esprit amoureux.'
Captive, toujours triste, importune à moi-même,
Ponvez-vous souhaiter qu'Andromaquc vous aime?
Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés
Qh'.i des pleurs éternels vous avez condamnés.'
?Ion . non : d'un ennemi res])ccter la misère,
Sauver des malheureux, rendre un fils à sa merr.
De cent peuples pour lui combattre la rigueur
Sans me faire payer son salut de mon cœur.
ÎJalgré moi, s'il le faut, lui donnrr un asyle :
Seignex:r, voilà des soins dignes du fils d'Achille.
PYRRHUS.
Hé quoi ! votre courroux n';i-t il pas eu son cours.'
I. Il
i58 A>'DRO:.I AQUE.
Peut -on haïr sans cesse? et punit-on tonjours?
J'ai fait des malheureux, sans doute; et la Phrygie
Cent fois de votre sang a vu ma main rougie ;
Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés !
Qu'ils m'ont vendu bien cher les pleurs qu'ils ont
versés !
De combien de remords m'ont-ils rendu la proie .'
Je souffre tous les maux que j'ai faits devant Troie.
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé.
Brûlé de plus de feux que je n'en allumai ,
Tant de soins, tant de pleurs, tant d'ardears inquiètes. ..
Hélas! fus-je jamais si rruel que vous l'êtes i*
Mais enfin, tour-à-tonr, c'est assez nous punir;
!Nos ennemis communs devroient nous réunir :
Madame, dites-moi seulement que j'espère.
Je vous rends votre lils, et je lui sers de père :
Je l'instruirai moi-même à venger les Troyens :
J'irai punir les Grecs de vos maux et des miens.
Animé d'un regard , je pais tout entreprendre :
Totre Ilion encor peut sortir de sa cendre;
Je puis , en moins de temps que les Grecs ne l'ont pris .
Dans ses murs relevés couronner votre fils-
AIÏDROMAQUE.
Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus
guère ;
Je les lui promettois tant qu'a vécu son père.
iVon. vous n'espérez plus de nous revoir encor,
S.icrés murs, que n'a pu conserver mon Hector î
A de moindres faveurs des malheureux prétendent.
Seigneur;c'est un exil que mes pleurs vous demandent:
Souffrez que, loin des Grecs, et même loin de vous.
J'aille cacher mon fils, et pleurer mon époux.
Votre amour contre nous allume trop de haine :
Pietoumez, retournez à la fille d'Héier.e.
p y R R H r s.
Et le nuis je, madame.^ Ah î qne vous me {^êner.'
ACTE I, SCENE I T. i 5,
Comment lui rendre un cœur que vous me retenez?
Je sais que de mes voiux on lui promit l'empire ',
Je sais que pour régner elle vint dans TEpire :
Le sort vous y voulut l'une et l'autre amener.
Vous, pour porter des fers, elle , pour en donner.
Cependant ai-je pris quelque soin de lui plaire ?
Et ne diroit-ou pas , en voyant au contraire
Vos charmes tout-puissauts, et les sieuc dédaignés.
Qu'elle est ici captive, et que vous y régnez?
Ah ! qu'un seul des soupirs que mon cœur vous envoie ,
S'U s'échappoit vers elle , y pcrteroit de joie !
AWDHOMAQUE,
Et pourquoi vos soupi rs seroient-ils repoussés ?
Auroit-elle oublié vos services passés ?
Troie , Hector, contre vous révoltent-ils son ame?
Aux cendres d'un époux doit-elle enfin >a flamme?
Et quel époux encore ! Ah ! souvenir cruel !
Sa mort seule a rendu votre père immortel;
Il doit au sang d'Hector tout l'éclat de ses armes :
Et vous n'êtes tous deux connus que par mes larmes
P -i" R R H tr s.
Hé bien, madame, hé bien, il faut vous obéir :
Il faut TOUS oublier , ou plutôt vous haïr.
Oui, mes vœux ont trop loin poussé leur violence
Pour ne plus s'arrêter que dans l'indifférence :
Sougez-y bien ; il fauU désormais que mon cœur,
S'il n'aime avec transport , haïsse avec fureur.
Je n'épargnerai rien dans ma juste colère :
Le fils me répondra d.?s mépris de la mère ;
La Grèce le demande ; et je ne prétends pas
Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats.
XN DROMAQUE.
Helas! il mourra donc! il n'a pour sa défens*»
Que les pleurs de sa mère, et que son innocence....
Et peut-être après tout, en l'état où je suis,
Sa mort avancera lai fin de mes ennuis :
i^ A N D R O M A Q U E.
Je proîongeois pour lui ma ■vi«î et ma misère ;
Mais enlin sur ses pas j'irai revoir son père.
Ainsi , tous trois , seigneur , par vos soins reuuis ,
Nous vous...
P Y R B H t7 s.
Allez, madame, allez voir votre i\U.
Peut-être, en le voyant, votre amo: . plus timide
■Ne prendra pas toujours sa coler*" yi •■ guide.
Pour savoir nos destins j'irai vous re'ru'iver:
Madame , en l'embrassant, songez .i \r -:-uver.
Ifiy DU PREMIER a::î.
ACTE SECOND.
s C E N E I.
HERMIONE, CLÉONE.
^ HERMIOWE.
J E fais ce que ta -veux. Je consens qu'il me voie ;
Je lui veux bien encore accorder cette joie.
Pylade va bientôt conduire ici ses pas ;
Mais, si je m'en croyois, je ne le verroispas.
CLÉONE.
Et qu'est-ce que sa vue a pour vous de funeste.**
Madame, n'est-ce pas toujours le même Oreste
Dont vous avez cent fois souhaité îe retour,
Et dont vous regrettiez la constance et l'amour?
H E R M I O N E.
C'est cet amour payé de trop d'ingratitade
<^ui me rend en ces lieux sa présence si rude.
Quelle honte pour moi , quel triomphe pour lui ,
De voir mon infortune égaler son ennui!
Est-ce là , dira-t-il , cette fiere Hermione ?
Elle me dédaignoit ; un autre l'abandonne :
L'ingrate, qui mettoit son cœur à si haut prix,
Apprend donc , à son tour , à souffrir des mépris !.,..
Ali dieux!
c L Ê o If E.
Ah ! dissipez ces indignes alarmes :
Il a trop bien senti le pouvoir de vos charmes.
Vous croyez qu'un amant vienne vous insulter.''
Il vous rapporte un cœur qu'il n'a pu vous ôter.
INÏais vous ne dites point ce que vous mande un pt-re.
H E R M r o w E.
Dan* ses retardement* si Pyrrhus persévère,
i4.
i62 AjNDROMAQUE.
A la mort du Troyen s'il ne veut consentir,
Mon père avec les Grecs m'ordoune Je partir.
C I. É o N E.
Hé bien , madame , hé bien , écoutez donc Oresle.
Pyrrhus a commencé ; faites au moins le reste.
Pour bien faire il faudroit que vous le prévinssiez :
Ne m'avez-vons pas dit que vous le haïssiez.^
HERMIOWE.
Si je le hais , Cléone ! il y va de ma {,'loire ,
Après tant de bontés dont il perd la mémoire ;
Lui qui me fut si cher , et qui m'a pu trah^i ;
Ah ! je l'ai trop aimé, pour ne le point hau.
c I- É o N E.
Fuyez-le donc, madame ; et puisqu'on voas adcre..
H E R M I O N E.
Ah! laisse à ma fureur le temps de crcitrf ^mor« ;
Contre mon enuemi laisse-moi m'a^turei- :
Cléone, avec horreur je m'en venx séparer.
Il n'y travaillera que trop ^«jvn, i'iûûdele?
c T. É o N E.
Quoi! vous en attendez quelque injure nouvelle?
Aimer une captive, et l'aiffii^r à vosytux ,
Tout cela n'a donc pu vous !e rendre odieux?
Après ce qu'il a fait, que sauioit-il donc faire?
H vous auroit déplu . s'.l pouvoit vous dépLiire.
HERM^rOWE.
Pourquoi veux-tu, cruelle , irriter mes enû«is?
Je crains de me connoitre en l'état où je suis.
De tout ce que tu vois tâche de ne rien croire :
Crois que je n'aime plus ; vante-moi ma victoire :
Crois que dans sou depjt mon cœur est endurci ;
Hélas! et, s'il se peut , fais-le-moi croire anss.' '.
Tu veux que je le fuie. Eh bien ! rien ne m'unéie.
Allons, n'envions pins son indigue conqu/'te:
Que sur lui sa captive eftud* «on pouvoir.
Fuyons... Mais si l'ingrat rentroit d*n* scto det(»:r ;
ACTE II, SCENE I. i65
Si la foi dans son cœur retrouvoit quelque place;
S'il venoit à mes pieds me demander sa grâce ;
Si sous mes lois, Amour, tu pouvois l'engager ;
S'il vouloit.... Mais l'ingrat ne veut que m'outrager.
Demeurons toutefois pour troubler leur fortune,
Prenons quelque plaisir à leur être importune :
Ou , le forçant de rompre un nœud si solemnel.
Aux yeux de tous les Grecs rendons-le criminel.
J'ai déjà sur le fils attiré leur colère :
Je veux qu'on vienne encor lui demander la mere^
Rendons-lui les tourments qu'elle me fait souffrir:
Qu'elle le perde , ou bien qu'il la fasse périr.
c I. É o w E.
Vous pensez que des yeux toujours ouverts anx larmes
Se plaisent à troubler le pouvoir de vos chaymes .
Et qu'un cœur accablé de tant de déplaisirs
De son persécuteur ait brigué les soupirs.^
Yoyez si sa douleur en paroît soulagée :
Pourquoi donc les chagrins où son arae est plongée?
Coutre un amant qui plait pourquoi tant de fierté?
H E R 31 I O îî E.
Hélas ! pour mon malheur , je l'ai trop écouté.
Je n'ai point du silence affecté le mystère :
Je croyois sans péril pouvoir être sincère ;
Et, sans armer mes yeux d'un moment de rigueur .
Je n'ai pour lui parler consulté que mon eœur.
Et qui ne se seroit comme moi déclarée
Sur la foi d'une amour si saintement jurée ?
Me voyolt-il de l'œil qu'il me voit aujourd'hui ?
Ta t'en souviens encor, tout conspiroit pour lui :
Ma famille vengée, et les Grecs dans la joie.
Nos vaisseaux tout chargés des dépouilles de Troie,
Les exploits de son père effacés par les siens ,
Ses feux que je croyois plus ardents que les miens,
Mon cœur, toi-même enfin de sa gloire éblouie;
Avant qu'il me trahît, vous m'avez tous trahie.
i64 ANDROMAQUE.
Mais c'en est ^rop, Ciéone; et quel que soit Pyrrhua,
Herinioae est sensible, Oreste a des vertus :
Il sait aimer d'i moins, et mcine sans qu'on l'aime :
Et peut-être il sa'-ra se faire aimer lui-même.
Allons. Qu'il vienne enîîu.
c L É o N E.
Madame, le voici.
HERMIONE.
Ah î je ne croyois pas qu'il fût si près d'ici.
SCENE IL
HERMIONE, ORESTE, CLÈONE.
BERMIOKE.
Le croirai-je , seigneur, qu'un reste de tendresse
Vous fasse ici chercher une triste princesse ?
Ou n? dois-je imputer qu'à votre seul devoir
L'heureax empressement qui vous porte à me voir]
ORESTE.
Tel est de mon amour l'aveuglement funeste.
Vous le savez , madame ; et le destin d'Oreste
Est de venir sans cesse adorer vos attraits,
El de jurer toujours qu'il n'y viendra jamais.
Je sais que vos regards vont rouvrir mes blessures;
Que tous mes pa« vers vous sont autant de parjures:
.le le sais, j'en rougis. Mais j'atteste les dieux,
Témoias de la fureur de mes derniers adieux ,
Que j'ai couru par-tout où ma perte certaine
Dégageolt mes serments et finissoit ma peine.
T'ai mendié la mort chez des peuples cruels
Qui n'appaisoient leurs dieux que du sang de*
mortels :
lis m'ont fermé leur temple ; et ces peuples barbares
De mon sang prodigué sont devenus avares.
Enfin je viens à vous , et je me vois véduit
ACTE II, SCENE II. i65
A cliercîier dans vcs yeux une mort qui me fuit.
Mon désespoir n'attend que leur indifférence :
Ils n'ont qu'à m'interdire un reste d'espérance ;
Ils n'ont, pour avancer cette mort où je cours,
Qu'à me dire une fois ce qu'ils m'ont dit toujours.
Voilà, depuis un an, le seul soin qui m'anime.
Madame, c'est à vous de prendre une victime
Que les Scythes auroient dérobée à vos coup§
Si j'en avois trouvé d'aussi cruels que vous.
H E R M I O N E.
Quittez, seigneur, quittez ce funeste langage :
A des soins plus pressants la Grèce vous engage.
Que parlez-vous du Scythe et de mes cruautés?
Songez à tous ces rois que vous représentez.
Faut-il que d'un transport leur vengeance dépende ^
Est-ce le sang d'Oreste enfin qu'on vous demande?
Dégagez-vous des soins dont vous êtes chargé.
O R E s TE.
Les refus de Pyrrhus m'ont assez dégagé ,
Madame : il me renvoie ; et quelque autre puissance
Lui fait du fils d'Hector embrasser la défense.
H E R M I o N E.
L'infidèle !
o R E s T E.
Ainsi donc , tout prêt à le quitter.
Sur mon propre destin je viens vous consulter.
Déjà même je crois entendre la réponse
Qu'en secret contre moi votre haine prononce.
H E R M I o N E.
Hé quoi! toujours injuste en vos tristes discours,
De mon inimitié vous plaindrez-vous toujours?
Quelle est cette rigueur tant de fois alléguée?
J'ai passé dans l'Epire où j'étois reléguée*
Mon père l'ordonnoit : mais qui sait si depuii
Je n'ai point en secret partagé vos ennuis ?
Pensez-vorts avoir seul éprouvé des alarmes ;
i66 ANDROMAQUE.
Que l'Epire iamais n'ait vu couler mes larmes ?
Enfin, qui vous a dit que, malgré mon devoir,
Je n'ai pas quelquefois souhaité de vous voir?
I o R E s T E.
Souhaité de me voir! Ah! divine princesse....
]VIais,de grâce, est-ce à moi que ce discours s'adresse?
Ouvrez vos yeux ; songez qu'Oreste est devant vous .
Oreste , si long-temps l'objet de leur courroux.
H E R M 1 o N E.
Oui, c'est vous dont l'amour, naissant avec leurs
charmes ,
Leur apprit le premier le pouvoir de leurs armes ;
Vous, que mille vertus me forçoient d'estimer ;
"Vous , que j'ai plaint , enfin que je voudrois aimer.
ORESTE.
Je vous entends. Tel est mon partage funeste :
Le cœur est pour Pyrrhus, et les vœux pour Oreste.
HERMIONE.
Ah ! ne souhaitez pas le destin de Pyrrhus ,
Je vous haïrois trop.
o R E s T E.
Vous m'en aimeriez plus.
Ah ! que vous me verriez d'un regard bien contraire î
Vous me voulez aimer , et je ne puis vous plaire ;
Et, l'amour seul alors se faisant obéir
Vous m'aimeriez, madame, en me voulant haïr.
Oh dieux! tant de respects, une amitié si tendre,
Que de raisons pour moi , si vous pouviez m 'entendre !
Vous seule pour Pyrrhus disputez aujourd'hui.
Peut-être malgré vous, sans doute malgré lui:
Car enfin il vous hait : son ame ailleurs éprise
]N''a plus....
HERMIONE.
Qui VOUS l'a dit , seigneur , qu'il me méprise/
Ses regards, ses discours vous l'ont-ils donc appris?
Jugez-vous que ma vue inspire des mépris:
ACTE II, SCENE IL 167
Qu'elle allume en un cœur des feux si peu durables ?
Peut-être d'autres yeux me sont plus favorables.
G R E s T E.
Poursuivez : il est beau de m'insulter ainsi.
Cruelle ! c'est donc moi qui tous méprise ici.'
Vos yeux n'ont pas assez éprouvé ma constance ?
Je suis donc un témoin de leur peu de puissance.'
Je les ai' méprisés? Ah ! qu'ils voudroient bien voir
Mon rival comme moi mépriser leur pouvoir !
H E R M I O N E.
Que m'importe , seigneur, sa haine ou sa tendresse ?
Allez contre un rebelle armer toute la Grèce ;
Rapportez-lui le prix de sa rébellion;
Qu'on fasse de l'Epire un second Ilion :
Allez. Après cela direz-vous que je l'aime.'
o R E s T E.
Madame , faites plus , et vènez-y vous-même.
Voulez-vous demeurer pour otage en ces lieux.'
Venez dans tous les cœurs faire parler vos yeux.
Faisons de notre haine une commune attaque.
HERMIONE.
Mais, seigneur, cependant s'il épouse Andromaque .!*
o R E s T E.
lié madame !
H E R M I o N E.
Songez quelle honte pour nous
Si d'une Phrygienne il devenoit l'époux 5
o R E s T E.
Et vous le haïssez ! Avouez-le , madame ,
L'amour n'est pas un feu qu'on renferme en une anie :
Tout nous trahit, la voix . le silence, les yeux;
Et les feux mal couverts n'en éclatent que mieux.
HERMIOK^E.
.Seigneur, je le vois bien, votre ame prévenue
Répand sur mes discours le venin qui la tue ,
Toujours dans mes raisons cherche quelque détour,
Et croit qu'en moi la haine est nn effort d'amour.
i68 ANDROMAQUE.
n faut donc m'expliquer : vous agirez ensuite.
Vous savez qu'en ces lieux mon devoir m'a conduite :
Mon devoir m'y retient ;et je n'en puis partir
Que mon père , ou Pyrrhus, ne m'en iasse sortir.
De la part de mon père allez lui faire entendre
Que l'ennemi des Grecs ne peut être son {jendre :
Du Troyen ou de moi faites-le décider ;
Qu'il songe qui des deux il veut rendre ou garder :
Enfin, qu'il me renvoie, ou bien qu'il vous le livre.
Adieu. S'il y consent, je suis prête à vous suivre
SCENE III.
O R E S T E.
Oui, oui, vous me suivrez, n'en douter nullemenl^
Te vous réponds déjà de son consentement.
Je ne crains pas cnlin que Pyrrhus la retienne :
Il n'a devant les yeux que 5a cherc Troyennc ;
Tout antre objet le blesse; et peut être aujourd'hui
11 n'attend qu'un prétexte à l'éloigner de lui.
^Vous n'avons qu'à parler: c'en eî.t fait. Quelle joie
D'enlever à l'Epire une si belle proie!
Sauve tout ce qui reste et de Troie et d'Kector,
Garde son ills, s.i veuve , et mille au ires encor,
Fpire ; c'est assez qu'Hermione rendue
Perde à jamais tes bords et ton prince de vue.
Mais un heureux destin le conduit en ces lieux.
Pailons, A tant d'attraits , Amour , ferme ses yeux .'
SCENE IV.
PYRRHUS, O R E S T E, P H OE N I li.
PYRRHUS.
Te vous cherohois, seigneur. Un jieu de violence
M'a fait de vos raisons coiubattrc la pui*sanrp.
ACTE II, SCENE IV. i6g
Je l'avoue ; et, depuis que je vous ai quitté.
J'en ai senti la force et connu réquité.
J'ai songp, comme vous, qu'à la Grèce, à mon père,
A moi-même , en un mot , je devenois contraire ;
Que je relevois Troie , et rendois imparfait
Tout ce qu'a fait Achille, et tout ce que j'ai fait.
Je ne condamne plus un courroux légitime ;
Et l'on vous va, seigneur, livrer votre victime.
O RE ST E.
Seigneur, par ce conseil prudent et rigoureux ,
C'est acheter la paix du sang d'un malheureux.
PYRRHUS.
Oui : mais je veux , seigneur , l'assurer davantage :
D'une éternelle paix Hermione est le gage;
Je l'épouse. Il sembloit qu'un spectacle si doux
N'attendît en ces lieux qu'un témoin tel que vous:
Vous y représentez tous les Grecs et son père ,
Puisqu'on vous Ménélas voit revivre son frère.
Voyez-la donc. Allez. Dites-lui que demain
.l'attends avec la paix son cœur de votre main.
o R E s T E , à part.
Ah dieux!
S C E N E V.
PYRRHUS, PHOE NI X.
PYRRHUS.
Hé bien, Phœnix, l'amour est-il le maître?
Tes yeux refusent-ils encor de me connoître ?
P H OEîîl X.
Ah! je vous reconnois ; et ce juste courroux ,
Ainsi qu'à tous les Grers , seigneur , vous rend à voa*.
Ce n'est pins le jouet d'une flamme servile :
C'est Pyrrhus , c'est le fils et îe rival d'Achille,
Que la gloire à la fin ramené sous ses lois.
T- i5
I70 ANDROMAQUE.
Qui triomplxe de Troie une secoude fois,
P YR KH c s.
Dis plutôt qu'aujourd'hui coniraence ma victoirt:
D'aujourd'hui seulement je jouis de ma gloire ;
Et mon cœur, aussi fier que tu l'as vu soumit^
Croit avoir en l'amour vaincu mille ennemis.
Considère, Phoenix, les troubles que j'évite;
Quelle foule de maux l'amour traîne à sa suite ;
Que d'amis, de devoirs, j'allois sacrifier;
Quels périls... un regard m'eût tout fait oublier:
Tous les Grecs conjurés fondoient sur un rebelle.
Je trouvois du plaisir à me perdre pour elle.
ï H OEITI X.
Oui, je bénis, seigneur, l'heureuse cruauté
Qui vous rend...
PY aHHUS.
Tu l'as vu comme elle m'a traite.
Je pensois, en voyant sa tendresse alarmée ,
Que son fils me la dût renvoyer désarmée :
J'allois voir le succès de ses embrassements;
Je n'ai trouvé que pleurs mêlés d'emportements.
Sa misère l'aigrit ; et , toujours plus farouche.
Cent fois le nom d'Hector est sorti de sa bouche.
Vainement à son fils j'assurois mon secours,
■ C'est Hector, disoit-elle en l'embrassant toujours;
« "Voilà ses yeux , sa bouche , et déjà son audace ;
« C'est lui-même : c'est toi , cher époux , que j'em-
brasse, o
Eh! queUe est sa pensée ? attend-elle en ce jour
Que je lui laisse un fils pour nourrir son amour.'
p H OE jr IX.
Sans doute ; c'est le prix que vous gardoit l'ingrate.
Mais laissez-la , seigneur.
PYRRHUS.
Je vois ce qni la flatte:
Sa beauté la rassure ; et , malgré mon courroux ,
J-'orgueilIen«e m'attend encore à se»; genoux.
ACTE II, SCENE Y. 171
Je la verrois aux miens , Phœnix , d'un œil tranquille.
Elle est veuve d'Hector , et je suis fils d'Achille ;
Trop de haine sépare Andromaque et Pyrrhus.
PHOENIX.
Commencez donc , seigneur, à ne m'en parler plus.
Allez voir Hermione ; et , content de lui plaire ,
Oubliez à ses pieds jusqu'à votre colère.
Vous-même à cet hymen venez la disposer:
Est-ce sur un rival qu'il s'en faut reposer.''
U ne l'aime que trop.
p ï R R H c s.
Crois-tu , si je l'épouse ,
Qu' Andromaque en son cœur n'en sera pas jalouse?
PHOENIX.
Quoi ! toujours Andromaque occupe votre esprit !
Que vous importe , oh dieux ! sa joie ou son dépit?
Quel charme , malgré vous , vers elle vous attire ?
PYRRHUS.
Non , je n'ai pas hien dit tout ce qu'il lui faut dire :
Ma colère à ses yeux n'a paru qu'à demi;
Elle ignore à quel point je suis son ennemi.
Retournons-y : je veux la braver à sa vue,
Et donner à ma haine une libre étendue.
Viens voir tous ses attraits , Phœnix , humiliés.
Allons.
PHOE wix.
Allez, seigneur, vous jeter à ses pieds :
Allez, en lui jurant que votre ame l'adore ,
A de nouveaux mépris l'encourager encore.
PYRRHUS.
Je le vois bien , tu crois que prêt à l'excuses-
Mon cœur court après elle, et cherche à s'appai*fcr.
PHOENIX.
Vous aimez: c'est assez.
PYRRHUS.
Moi, l'aimer.' une ingrate
Qni me hait d'autant plus que mon amour la flatte?
17a A >' D R O M A Q U E.
Sans parents , sans amis, sans espoir que sur moi?
Je puis perdre son fils , peut-être je le doi ;
Etrangère.... que dis-je.-* esclave dans l'Epire,
Je lui donne son fils , mon ame , mou empire:
Et je ne puis gagner dans son perfide cœur
D'autre rang que celui de son persécuteur.^
Non , non , je l'ai juré , ma vengeance est certaine ;
Il faut bien uue fois justifier sa haine :
J'abandonne son fils.... Que de pleurs vont couler.'
De quel nom sa douleur me va-t-ellc appeler!
Quel spectacle pour elle aujourd'hui se dispose !
Elle en mourra, Phœnix; et j'en serai la cause:
C'est lui mettre moi-même an poignard dans le sein.
PH OE K 1 X.
Et pourquoi donc en faire éclater le dessein.^
Que ne consultiez- vous tantôt votre foiblesse.''
PYRRHUS.
Je t'entends. Mais excuse un reste de tendresse.
Crains-tu pour ma colère un si folble combat?
D'un amour qui s'éteint c'est le dernier éclat.
Allons. A tes conseils, Phœnix, je m'abandonne.
Faut-il hvrer son fils? faut-il voir Hermione?
. P H OE >- 1 X.
Oui , voyez-la , seigneur ; et par des vœux, sotunis
Protestez-lui....
PYRRHUS.
Faisons tout ce que jai promis.
FIN DU SECOND ACTE.
ACTE TROISIEME.
SCENE I.
OR F. S TE, PYLADE.
-_-. PYIiJLDE.
jyioDÉREz donc, seigneur, cette fureur extrême:
Je ne vous conaois plus ; vous n'êtes plus vous-même.
Souffrez....
OR ESTE.
Non, tes conseils ne sont plu» de saison,
Pylade; je suis las d'écouter la raison.
C'est traîner trop long-temps ma vie et mon supplice;
Il faut que je l'enlevé , ou bien que je périsse.
Le dessein en est pris ; je le v«ix achever :
Oui, je le veux.
P YI. JlD e.
Hé bien , il la faut enlever ;
.T'y consens. Mais songez cependant où vous êtes.
Que croira-t-on de vous , à voir ce que vous faites .•*
Dissimulez: calmez ce transport inquiet;
Commandez à vos yeux de garder le secret.
Ces gardes , cette cour , l'air qui vous environne ,
Tout dépend de Pyrrhus, et sur-tout Hermione.
A ses regards sur-tout cachez votre courroux.
Oh dieux! en cet état pourquoi la cherchiez-vous.!*
o RE s TE.
Que sais-je? De moi-même étois-je alors le maître.'
La fureur m'emportoit, et je venois peut-être
Menacer à-la-fois l'ingrate et son amant.
PYLADE.
Et quel étoit le fruit de cet emportement.^
i5.
174 A>'DROMAQUE.
O RESTE.
Et quelle ame, dis-moi , ne seroit éperdue
Du coup dont ma raison vient d'être confondue?
Il épouse, dit-d, Hermione demain;
Il vent , pour m'honorcr , la tenir de ma main.
Ah.! plulût cette main dans le sang du barbare....
P Y L AD E,
Tous l'accusez, seigneur , de ce destin bizarre :
Cependant, tourmenté de ses propres desseins.
Il est peut-être à plaindre aotant que je vous plains,
o R EST E.
Non , non ; je le connois , mon désespoir le flatte ;
San5 moi , sans mon amour, il dédaignoit l'ingrate;
Ses charmes jusques là n'avoient pu le toucher:
Le cruel ne la prend que pour me l'arracher.
Ah dieux! c'en étoit fait: Hermione gagnée
Pour jamais de sa vue alloit être éloignée;
Son cœur, entre l'amour et le dépit ccafus.
Pour se donner à moi n'attendoit qu'un refus :
Ses yeux s'ouvroient, Pylade; elle écoutoit Oreste,
Lui parloit, le plaignoit. Un mot eût fait le reste.
PYLADE.
Tous le croyez?
ORESTH.
Hé quoi! ce courroux enflammé
Contre un ingrat....
P Y t A DE.
Jamais il ne fut plus aimé.
Pensez-vous, quand Pyrrhus vous l'anroit accordée,
Qu'un prétexte tout prêt ne l'eût pas retardée.^
M'en croirez-vous? Lassé de se» trompeurs attraits.
Au lieu de l'enlever, fuyez-la pour jamais.
Quoi! votre amour se veut charger d'une furie
Qui vous détestera, qui, toute votre vie,
Hegrettant un hymen tout prêt à s'achever,
Voudra....
ACTE III, SCENE I. 1^5
ORESTE.
C'est pour cela que je veux l'enlever.
Tout lui riroit, Pylade : et moi , pour mon partage,
Je n'emporterois donc qu'une inutile rage?
J'irois loin d'elle encor târher de l'oublier?
Non , non : à înes tourment* je veux l'associor ;
G est trop gémir tout seul. Je suis las qu'on rae
plaigne:
Je prétends qu'à mon tour l'inhumaiiie rae craigne,
Et que ses yeux cruels , à pleurer condamnés ,
Me rendent tous les noms qnr- je leur ai donnés.
Pï L A.D E
Voilà donc le succès qu'aura votre ambassade .'
Oreste ravisseur !
ORESTE.
Et qu'importe , Pylade ?
Quand nos états veugés jouiront de mes soins ,
L'ingrate de mes pleurs jonira-t-ellr moins?
Et que me servira que la Grèce m'admire ,
Taudis que je serai la fable de l'Epire ?
Que veux-tu? ]Mais , s'il fnut ne te rien déguiser ,
Mon innocence enûn commence à me peser.
Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance
Laisse le crime en paix et poursuit l'innocence.
De quelque part sur moi que je tourne les yeux ,
Te ne vois que malheurs qui condamnent les dieux
Méritons leur courroux, justifions leur haine ,
Et que le fruit du crin.e en précède la peine.
Mais toi, par quelle erreur veux-tu toujours sur ter
Détourner un courroux qui ne cherche que moi?
Assez et trop long temps mon amitié t'accable :
Evite un malheureux , abandonne un coupable.
Cher Pylade , crois-moi , ta pitié te séduit :
Laisse-moi des périls dont j'attends tout le fruit.
Porte aux Grecs cet enfant que Pyrrhus m'abandonne.
Va-t'en.
176 ANbKOMAQUE.
PTL AD E.
Allons , seigneur , enlevons llermione :
Au travers des périls un grand cœur se fait jour.
Que ne peut l'amitié conduite par l'amour !
Allons de tous vos Grecs encourager le zèle :
Nos vaisseaux sont tout prêts , et le vent nous appelle.
Je sais de ce palais tous les détours obscurs :
Vous voyez que la mer en vient battre les murs ;
Et cette nuit , sans peine , une secrète voie
Jusqu'en votre vaisseau conduira votre proie.
OR E s T E.
J'abuse, cber ami, de ton trop d'amitié :
Mais pardonne à des maux dont toi seul as pitié.
Excuse un malheureux qui perd tout ce qu'il aime,
Que tout le monde hait , et qui se hait lui-même.
Que ne puis-je, à mon tour, dans un sort plus
heureux....
p Y L A n E.
Dissimulez, seigneur ; c'est tout ce que je veux.
Gardez qu'avant le coup votre dessein n'éclate :
Oubliez jusques-là qn'Hermione est ingrate;
Oubliez votre amour. Elle vient, je la voi.
o R E s T F..
Ta-t'en. Réponds-moi d'elle, et je répond* de moi.
SCENE II.
H F R M I O N E, O R E S T E, C L É O N E.
o R E s T £.
Hé bien, mes soins vous offtt rendu votre conquête;
.T'ai vu Pyrrhus , madjme ; et votra hymeu s'appretts»
H E K M I o K E.
On le dit: et de plus on vient de m'assurer
Que vous ne me ciierchiez que pour m y préparer.
o K K s T E.
Et votr? ame à ses vœux ne sera pas rebelle.''
ACTE HT, SCENE II. 177
H E R M I O N E.
Qui l'eût cru que Pyrrhus ne fût pas infidèle?
Que sa flamme attendroir si tard pour éclater?
Qu'il reviendroit à moi quaad je l'allois quitter?
Je veux "roire avec vous qu'il redoute la Grèce;
Qu'il suit son intérêt plutôt que sa tendresse;
Que mes yeux sur votre ame étoient plus absolus.
o R E s T E.
Non, madame: il vous aime, et je n'en doute pins.
Vos yeux ne font-ils pas tout ce qu'ils veulent faire?
Et vous ne vouliez pas, sans doute, lui déplaire.
HERMIONE.
Mais que pois-je, seigneur ? on a promis ma foi :
Loi ravirai-je un bien qu'il ne tient pas de moi?
L'amour ne règle pas le sort d'une princesse :
La gloire d'obéir est tout ce qu'on nous laisse.
Cependant je partois ; et vous avez pu voir
Combien je relàcliois pour vous de mon devoir.
o R E s T E.
Ah ! que vous saviez bien , cruelle... Mais , madame,
Chacun peut à sou choix disposer de son ame.
La vôtre étoit à vous; j'espérois : mais enfin
"Vous l'avez pu doaner sans me faire nn larcin.
Je vous accuse aussi bien moiiis que la fortune.
Et pourquoi vous lasser d'une plainte importune?
Tel est votre devoir ; je l'avoue : et le mien
Est de vous épargner un si triste entretien.
SCENE III.
HER MIONE, CLÉONE.
HERMIONE.
Attendois-tu , Cléone , un courroux si modeste i*
C L É O N E.
La douleur qui se tait n'en est que plus funeste.
irg A1NDROMAQT7E.
Je le plains : d'autant plus qu'auteur de son ennu)
Le coup qui l'a perdu n'est parti que de lui.
Comptez depuis quel temps votre hymen se préparf :
Il a parlé, madame; et Pyrrhus se déclare.
u E a M I o N L.
Tu crois que Pyrrhus craint? Et que craint-il encor?
Des peuples qui, dix ans, ont fui devant Hector;
Qui cent fois, effrayés de l'absence d'AchiUe,
Dans leurs vaisseaux bi ùîants ont cherché leurasyle.
Et qu'on verroit encor, sans l'appui de son fils.
Redemander Hélène aux Troyens impunis?
Non, Cléone , il n'est point ennemi de lui-même :
Il veut tout ce qu'il fait ; et s'Ll m'épouse , il m'aime.
Mais qu'Oreste , à son gré , m'impute ses douleurs ;
N'avons-nous d'entretien que celui de ses pleurs?
Pyrrhus revient à nous. Hé bien, chère Cléone,
Conçois-tu les transports de l'heureuse Hermionc^
Sais-tu quel est Pyirhus.'* T'es-tu fait raconter
Le nombre des exploits... Mais qui les peut compter?
Intrépide, et par-tout suivi de la victoire.
Charmant , fidek ; enfin rien ne manque à sa gloirr.
Songe...
CLÉONE.
Dissimuler : votre rivale en pleurs
Tient à vos pieds , sans doute , apporter ses douleurs.
HfRMIONE.
Dieux! ne puis-je à ma joie abandonner mon ame !
Sortons. Que lui dirois-je ?
SCENE IV.
AND ROM A QUE, HERMIONE,
CLÉONE, CÉPHISE.
▲ K13ROMAQUE.
Oix fuyez- von S, madame.'
ACTE III, SCENE IV. i^^
N'est-ce point à vos yeux un spectacle assez doux
Que la veuve d'Hector pleurant à vos genoux?
Je ne viens point ici, par de jalouses larmes,
Vous envier un cœur qui se rend à vos charmes.
Par une main cruelle , hélas ! j'ai vu percer
Le seul où mes regards prétendoient s'adresser.
IVIa flamme par Hector fut jadis allumée ;
Avec lui dans la tomhe elle s'est enfermée.
Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour.
Madame, pour un fils jusqu'où va notre amour :
Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite.
En quel trouble mortel son intérêt nous jette ,
Lorsque de tant de biens qui pouvoient nous flatter
C'est le seul qui nous reste, et qu'on veut nous 1 ôrer.
Hélas! lorsque, lassés de dix ans de luisere.
Les Troyens en courroux menacoient votrr. mère ,
J'ai su de mon Hector lui procurer l'appui :
Vous pouvez sur Pyrrhus ce que j'ai pu sur lui.
Que crajnt-ou d'nn enfant qui survit à sa perte?
Laissez-moi le cacher eu quelque isle déserte:
Sur les soins de sa mère on peut ^"en assurer;
Et mon fils avec moi n'apprendra qu'à pleurer.
H E R M I O N E.
Je conçois vos douleurs : mais un devoir austère,
Quand mon père a parlé , m'ordonne de me taire.
C'est lui qui de Pyrrhus fait agir le courroux.
S'il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vons?
Vos yeux assez long-temps ont régné sur sou am«.
Faites-le prononcer; j'y souscrirai, madame.
SCENE V.
A N D R O M A Q U E, C L P lil S E.
1. W D R O M A Q tJ E.
Qufl uiéprLs la cruelle attache a ses refus!
jSo' andromaque.
CE PHI SE.
Je croirois ses conseils , et je verrois Pyrrhus.
Un regard confondroit Hermione et la Grèce-
Mais lui-même il vous clierclie.
SCENE \L
PYRRHUS, A N D R O M A Q U E,
PHOEXIX, CE PHI SE.
PYRRHUS, à Phœnix.
Où donc est la princesse ?
TS^e m'avois-tn pas dit qu'elle étoit en ces lieux ?
PH OE2TIX.
Te le croyois.
ArînROMAQuE, a Céphise.
Tu vois le pouvoir de mes yeux.
Py RRHU s.
Que dit-elle, Phœnix?
AN D R OM A. Q r E.
Hclas ! tout m'abandonne .'
PHOEX I X.
Allons, seigneur, marchons sur les pas d"Hermionc.
CÉPHISE.
Qn'attendez-vous.^ Rompez ce silence obstiné.
A ?î D R O M A Q U E.
Il a promis mou lils.
c É p n I s B.
Il ne l'a pas donné.
A ND R O :.I AQUE.
ÎCon, non, jai beau pleurer, sa mort est résolue.
PYRRHUS.
Daij^ne-t-elle sur nous tourner au moins la vue.'
Quel orgueil .'
A Ti D R a M A Q U K.
Te ne fais que l'irriter encore
ACTE III, SCENE VI. i8i
Sortons.
P YR R H C9.
Allons aux Grecs livrer le fils d'Hector.
XNDROMAQCE., Sa jetant ttiix pieds de Pyrrhus.
Ah sei§rneur! arrêtez! que pretendez-rous faire?
Si vous livrez le fils, livrez-leur donc la mère !
Vos serments m'ont tantôt juré tant d'amitié !
Dieux! ne pourrai-je au moins loucher votre pitié?
Sans espoir de pardon m'avez-vous condamnée ?
PYRRHUS.
Phœnix vous le. dira, ma parole est donnée.
XKDROSIA.QUE.
Vous qui braviez pour moi tant de périls divers !
PYRRHUS.
J'étois aveugle alors ; mes yeux se sont ouverts.
Sa grâce à vos désirs pouvoit être accordée ;
Mais vous ne l'avez pas seulement demandée»
C'en est fait.
AîTDROMAQUE.
Ah seigneur! vous entendiez assez
Des soupirs qui craignoient de se voir repoussés.
Pardonnez à l'éclat d'une illustre fortune
Ce reste de fierté qui craint d'êti-e importune.
Vous ne l'ignorez pas ; Andromaque, sans vous ,
N'auroit jamais d'un maître embrassé les genoux.
PYRRHUS.
Non, vous me haïssez : et dans le fond de l'ame
Vous craignez de devoir quelque chose à ma flamme.
Ce Hls même, ce fils , l'objet de tant de soins ,
Si je l'avois sauvé, vous l'en aimeriez moins.
La haine , le mépri s , contre moi tout s'assemble ;
Vous me haïssez plus que tous les Grecs ensemble.
Jouissez à loisir d'un si noble courroux.
Allons , Phœnix.
A-XÎDROMAQUK.
Allons rejoindre mon é pcEX.
1. iC
i8a AN DR CM A QUE.
CÉPBIS Jt.
Madame...
AN'DROMAQUE, à CéphlSC.
Et que veux-tu queje lui dise encore?
Auteur de tous mes maux , crois-tu qu'il les ignore ?
( à Pyrrhus. )
Seigneur, voyez l'état où vous me réduisez:
J'ai vu mon père mort et nos murs embrasés;
J'ai vu trancher les jours de ma famille entière,
Et mon époux sanglant traîné sur la poussière,
.Sou fils, seul avec moi, réservé pour les fers;
Mais que ne peut un fils ! je respire, je sers.
J'ai fait plus; je me suis quelquefois consolée
Qu'ici plutôt qu'ailleurs le sort m'eût exilée;
Qu'heureux dans son malheur le fils de tant de rois,
Puisqu'il devoit servir , fût tombé sous vos lois ;
J'ai cru que sa prison deviendroit son asyle.
Jadis Priam soumis fut respecté d'Achille :
J'atteudois de son fils encor plus de bonté.
Pardonne, cher Hector! à ma créduHté:
Je n'ai pu soupçonner ton ennemi d'un crime ;
Malgré lui-même enfin je l'ai cru magnanime.
Ah! s'il l'étoit assez pour nous laisser du moins
Au tombeau qu'à ta cendre ont élevé mes soins ;
Et que , finissant là sa haine et nos misères.
Il ne séparât point des dépouilles si chères .'
P YRRH tJS.
Va m'attendre , Phoenix.
SCENE VII.
PYPcRHUS, ANDROMAQUE, CÉPHISE.
PYRRHUS.
Madame, demeurez.
On peut vous rendre encor ce fils que vous pleurez.
ACTE m, SCENE TU. i8î
Oui, je sens à regret qn'en excitant vos larmes
Je ne fais contre moi que vous donner des armes :
Je cToyois apporter plus de haine en ces lieux.
Mais, raad.'ime, du moins tourne?, vers moi les yeux;
Voyez si mes regards sont d'un ,'nge sévère,
S'ils sont d'un ennemi qui cherclie à vous déplaire.
Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir?
Au nom de votre fils, cessons de nous haïr.
A le sauver enfin c'est moi qui vous convie.
Faut-il que mes soupirs vous demandent sa vie?
Faut-il qu'en sa faveur j 'embrasse vos genoux?
Pour la dernière fois , sau^ ez-le , sauvez-vous.
Je sais de quels serments je romps pour vous les
chaînes ;
Combien je vais sur moi faire éclater de haines.
Je renvoie Hermione, et je mets sur son front.
Au lieu de ma couronne , un éternel affront :
Je vous conduis au temple on son hymen s'apprête ;
Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tête.
Mais ce n'est plus , madame , une offre à dédaigner :
Je vous le dis ; il faut ou périr , ou régner.
Mon coeur , désespéré d'un an d'ingratitude ,
Ne peut plus de son sort souffrir l'incertitude :
C'est craindre, menacer, et gémir trop long-teraps.
Je meurs si je vous perds ; mais je meurs si j'attends.
SoQgez-y ; je vous laisse : et je viendrai vous prendre
Pour vous mener au temple où ce fils doit m'attendre ;
Et là TOUS me verrez, soumis ou furieux.
Vous couronner, madame , ou le perdre à vos veux.
SCENE VIII.
ANDROMAQUE, CÉPHISE.
CÉTHI S E.
Je VOUS l'avois prédit , qu"cn dëpil de la Groce
i84 À?îDROMAQUE
De votre sort encor vous seriez la maîtresse.
A!ÏDROMAQUE.
Hélas! de quel effet tes discours sont suivis!
Il ne me restoit plus qu'à condamner mon fils.
C ÉPH ISE.
Madame, à votre époux c'est être assez fidèle :
Trop de vertu pourroit vous rendre criminelle.
Lui-même il porteroit votre ame à la douceur.
ilîîDROMAQCE.
Quoi I je lui donnerois Pyrrhus pour successeur?
CÉPHISE.
Ainsi le veut son fils que les Grecs vous ravissent.
Pensez-vous qu'après tout ses mânes en rougissent;
Qu'il méprisât , madame . un roi victorieux
Qui vous fait remonter au rang de vos aïeux.
Qui foule aux pieds pour vous \os vainqueurs en
colère.
Qui ne se souvient plus qu'AcLille étoit son père,
Qui dément ses exploits et les lend superflus?
JL X D R O M A. Q U E.
Dois-je les oublier, s'il ne s'en souvient pins?
Dois-je oublier Hector privé de funérailles,
Et traîné sans honneur autour de nos murailles?
Dois-Je oublier son père à mes pieds renversé.
Ensanglantant l'autel qu'il tenoit embrassé?
Songe, songe, Céphise , A cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle;
Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,
Entrant à la lueur de nos palais brûlants.
Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
Et, de sang tout couvert, échauffant le carnage;
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris de«
mourants
Dans la flamme éJouffés, soas le fer expirants ;
Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue:
Voilà comme Pyrrhus vint s'offnr à ma vue j
ACTE III, SCENE VIII. i85
Voilà par quels exploits il sut se couronner;
EnRn , voilà l'époux que tu me veux donner.
Non, je ne serai point complice de ses crimes:
Qu'il nous prenne , s'il veut , pour dernières victimes.
Tous mes ressentiments lui seroient asservis I
C ÉPHISE.
Hé bien, allons donc voir expirer votre fils :
On n'attend plus que vous. ..Vous frémissez, madame?
AND ROM AQUE.
Ah! de quel souvenir viens-tu frapper mon ame !
Quoi! Céphise, j'irai voir expirer encor
Ce fils, ma seule joie, et l'image d'Hector.''
Ce fils, que de sa flamme il me laissa pour gage.'
Hélas .' je m'en souviens : le jour que son courage
Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas,
H demanda son fils , et le prit dans ses bras :
« Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes,
« J'ignore quel succès Le sort garde à mes armes ;
« Je te laisse mon fils pour gage de ma foi:
« S'il me perd, je prétends qu'il me retrouve en toi.
« Si d'un heureux hymen la mémoire t'est chère ,
« Montre au fils à quel point tu chérissois le père. »
Et je puis voir répandre un sang si précieux?
Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux ?
Roi barbare, faut-il que mon crime l'entraîne?
Si je te hais , est-il coupable de ma haine ?
T'a-t-il de tous les siens reproché le trépas.**
S'est-il plaint à tes yeux des maux qu'il ne sent pas.'
Mais cependant, mon fils, tu meurs si je n'arrête
Le fer que le cruel tient levé sur ta tête.
Je l'en puis détourner, et je t'y vais offrir.^...
Won , tu ne mourras point , je ne le puis souffrir.
Allons trouver Pyrrhus. Mais non, chère Céphise,
Va le trouver pour moi.
CÉPHISE.
Que faut-il que je dise?
i86 AND ROM A QUE.
AWUnOMiiQUE.
Dis-lui que de mon fils l'amour est assez fort....
Crois-tu que daas son coeur il ait jure sa mort?
L'amour peut-il si loin pousser sa barbarie?
CÉ PHI s E.
Madame , il va bientôt revenir en furie.
^NOEOM^ QUB.
Hé bien, va l'assurer...
C É P H I s E.
De quoi? de votre foi ?
iLXDROMA-QUE.
Hélas ! pour la promettre est-elle encore à moi?
O cendres d'un époux ! 6 Troyens ! ô mon père !
O mon fils, que tes jours coûtent cher à ta merel
Allons.
c É p H r s E.
Où doue, n?adarae.^ et que résolvez-vous i
ANDROMAQUE,
Allons sur son tombeau consulter mon époux.
TIK DU TP.OISlEraE i.CTE.
ACTE QUATRIEME.
s C E N E I,
ANDROMAQUE, CÉPHISE.
. CÉPHISE.
Ah ! Je n'en doute point ; c'est votre époux , madame,
C'esi Hector qui produit ce miracle en votre ame :
Il veut que ïroie encor se puisse relever
Avec cet heureux fils qu'il vous fait conserver.
Pvrrlius vous l'a promis. Vous venez de l'entendre,
Mada me ; A n'attendoit qu'un mot pour vous le rendre.
Croyez-en ses transports: père, sceptre, alliés.
Content de votre cœur , il met tout à vos pieds ;
Sur lui , sur tout son peuple il vous rend souveraine.
Est-ce là ce vainqueur digne de tant de haine ?
D<-ja contre les Grecs plein d'un noble courroux,
Le soin de votre fils le touche autant que vous :
II prévient leur fureur; il lui laisse sa garde.
Pour ne pas l'exposer, lui-même û se hasarde.
Mais tout s'apprête au temple ; et vous avez promis....
A. N D R O M A Q U E.
Oui, je m'y trouverai. Mais allons voir mon fils.
CÉPHISE.
Madame, qui vous presse? Il suffît que sa vue
Désormais à vos yeux ne soit plus défendue
Vous lui pourrez bientôt prodiguer vos bontés ;
Et vos embrassements ne seront plus comptés.
Quel plaisir d'élever un enfant qu'on voit croître
ISon plus comme un esclave élevé pour son maître»
Mais pour voir avec lui renaître tant de rois !
JLNDROMAQUE.
Céphise , allofns le voir pour la dernière fois.
i88 ANDROMAQUE.
C É P H I s £.
Que dites-vous? Oh dieux!
ANDROMAQUE.
O ma chère Céphise ,
Ce n'est point avec toi que mon coeur se déguise.
Ta foi dans mon malheur s'est montrée à mes yeux;
Mais j'ai cru qu'à mon tour tu me connoissois mieux.
Quoi donc! as-tu pensé qu'Andromaque infidèle
Pût trahir un époux qui croit revivre en elle ;
Et que, de tant de morts réveillant la douleur,
Le soin de mon repos me fit trouhler le leur?
Est-ce là cette ardeur tant promise à sa cendre ?
Mais son fils périssoit , il l'a fallu défendre.
Pyrrhus en m'épousant s'en déclare l'appui ;
Il suffit : je veux bien m'en reposer sur lui.
Je sais quel est Pyrrhus : violent , mais sincère ,
Céphise , il fera plus qu'il n'a promis de faire.
Sur le courroux des Grecs je m'en repose encor ;
Leur haine va donner un père au fils d'Hector.
Je vais donc , puisqu'il faut que je me sacrifie ,
Assurer à Pyrrhus le reste de ma vie;
Je vais, en recevant sa foi sur les autels ,
L'engager à mon fils par des nœuds immortels.
Mais aussitôt ma main, à moi seule funeste.
D'une infidèle vie abrégera le reste ;
Et, sauvant ma vertu, reudra ce que je doi
A Pyrrhus , à mon fils , à mon époux , à moi.
Voilà de mon amour l'iunocent stratagème ;
Voilà ce qu'un époux m'a commandé lui-même.
J'irai seule rejoindre Hector et mes aïeux.
Céphise, c'est à toi de me fermer le» yeux.
CÉPHISE.
Ah î ne prétendez pas que je puisse survivre....
ANDROMAQUE.
Non , non , je te défends, Céphise, de me suivre ;
Te confie à tes sons mon unique trésor :
ACTE IV, SCENE I. 189
Si tu vivois pour moi , vis pour le fils d'Hector.
De l'espoir des ïroyens seule dépositaire,
Songe à combieu de rois tu deviens nécessaire.
Veille auprès de Pyrrhus ; fais-lui garder sa foi :
S'il le faut, je consens qu'on lui parle de moi.
Fais-lui valoir l'hymen où je me suis rangée :
Dis-lui qu'avant ma mort je lui fus engagée;
Que ses ressentiments doivent être effacés ;
Qu'en lai laissant mon lils, c'est l'estimer assez.
Fais connoître à mon iils les héros de sa race ;
Autant que tu pourras, conduis-le sur leur trace :
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,
Plutôt ce qu'ils ont fait que ce qu'ils ont été :
Parle-lui tous les jours des vertus de son père;
Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère.
Mais qu'il ne songe plus, Céphlse, à nous venger;
Nous lui laissons un maître , il le doit ménager.
Qu'il ait de ses aieux un souvenir modeste :
Il est du sang d'Hector ; mais il en est le reste :
Et pour ce reste enfin 'ai moi-même, en un jour ,
Sacrifié mon sang, ma haine , et mon amour.
G É p H I s E.
Hblasî
A N D R O M A Q U E.
Ne me suis point , si ton cœur en alarmes
Prévoit qu'il ne pourra commander à tes larmes.
On vient. Cache tes pleurs, Céphise; et souviens -toi
Que le sort d'Andromaque est commis à ta foi.
C'est Hermione. Allons, fuyons sa violence.
SCENE IL
HERMIONE, CLE ONE.
c r. É O N E.
Non, je ne pois assez admirer ce silence.
igo AND ROM A QUE.
Vous vous taisez, madame; et ce crael mépris
N'a pas da moindre trouble agité vos esprits:
Vous soutenez en paix une si rude attaque
Vous qu'on voyoit frémir au seul nom d'Andromaqut î
Vous qui sans désespoir ne pouviez endurer
Que Pyrrhus d'un regard la voulût honorer !
Il l'épouse; il lui donne, avec son diadème,
La foi que vous venez de recevoir voûs-mêmc ;
Et votre bouche encor , muette à tanc d'ennui ,
N'a pas daigné s'ouvrir pour se plaindre de lui !
Ah! que je crains, madame, un calme si funeste !
Et qu'il vaudroit bien mieux.... -
HERMIONE.
Fais-tu venir Oreste?
Cr ÉONE.
Il vient , madame , il vient ; et vous pouvez jnger
Que bientôt à vos pieds il alloit se ranger,
Prêt à servir toujours sans espoir de salaire :
Vos yeux ne sont que trop assurés de lui plaire.
Mais il entre.
SCENE III.
ORESTE, HERMIONE, CLÉONE.
O R E ST K.
Ah madame ! est-il vrai qu'aune fois
Oreste en vous cherchant obéisse à vos lois?
Ne ra'a-t-on pomt flatté d'une fausse espérance?
Avez-vous en effet souhaité ma présence.''
Croirai-je que vos yeux, à la fin déiarœés,
Veulent....
HERMlOlfK.
Je veux savoir , seigneur, si vous m'aimez.
ORESTE.
Si je vous aime ! oh dieux ! mes serments, mes parjures,
ACTE IV, SCENE III. 191
Ma fuite, mon retour, mes respects, mes injures,
Mon désespoir , mes yeux de pleurs toujours noyés ;
Quels témoins croirez-vous , si vous ne les croyez?
HERMIOWE.
Vengez-moi, JG crois tout.
O R E ST E.
Hé bien , allons , madame :
Mettons encore un coup toute la Grèce en flamme;
Prenons , en signalant mon bras et votre nom ,
Vous, la place d'Hélène, et moi, d'Agamemnon,
De Troie en ce pays réveillons les misères ;
Et qu'on parle de nous ainsi que de nos pt-res.
Partons, je suis tout prêt.
HERMIOITE.
rSon , seigneur ; demeurons :
Je ne veux pas si loin porter de tels affronts.
Quoi! de mes ennemis couronnant l'insolence,
J 'irois attendre ailleurs une lente vengeance .''
Et je m'en remettrois au destin des combats,
, Qui peut-être à la fin ne me vengeroit pas ?
Je veux qu'à mon départ toute l'Epire pleure.
Mais, si vous me vengez, vengez-moi dans une
heure.
Tous vos retardements sont pour moi des refus.
Courez au temple. Il faut immoler....
ORES T E.
HERMIONE.
Qui.?
Pyrrhus.
ORES T £.
Pyrrhus, madame!
H E R M I o W E.
Hé quoi! votre haine chancelle?
Ah! courez , et craignez que je ne vous rai)pflle.
N'alléguez point des droits que je veux oublier;
El ce n'est pas à vous à le justifier.
iga ANDROMAQUE.
O R ESTE.
Moi , je l'excnserois ! Ah ! vos bontés , madame ,
Ont gravé trop avant ses crimes dans mon ame.
Yengeons-nous, j'y consens, mais par d'autres
chemins;
Soyons ses ennemis, et non ses assassins;
Faisons de sa raine ane juste conquête.
Quoi! pour réponse aux Grecs porterai-je sa tête?
Et n'ai-je pris sur moi le soin de tout l'état.
Que pour m'eo acquitter par un assassinat?
Souffrez, au nom des dieux ! que la Grèce s'explique.
Et qu'il meure chargé de la haine publique.
Souvenez-vous qu'ilrpgTie,etqu'unfront couronné....
H E R M. [ o N E.
Ne vous suffît-il pas que je l'ai condamné ?
Ne vous suflit-il pas que ma gloire offensée
Demande une victime a moi seule adressée;
Qu'Hermione est le prix d'un tyran opprimé;
Que je le hais; enfin, seigneur, que je l'aimai?
Je ne m'en cache point; l'ingrat m'avoit su plaire.
Soit qu'ainsi l'ordonnât mon amour ou mon père,
N'importe: mais enlin réglez-vous là-dessus.
Malgré mes vœux, seigneur, honteusement déçus.
Malgré la juste horreur que son crime me donne.
Tant qu'il vivra , craignez que je ne lui pardonne.
Doutez jusqu'à sa mort d'un courroux incertain;
S'il ne meurt aujourd'hui, je puis l'aimer demain.
o R E ST E.
Hé bien, il faut le perdre, et prévenir sa grâce :
Il faut.... Mais cependant que faut-il que je fasse?
Comment puis je sitôt^ servir votre courroux?
Quel chemin jusqu'à lui peut conduire mes coups ?
A peine suis-je encore arrivé dans l'Epire,
Tous voulez par mes mains renverser un empire ;
'\'^oas voulez qu'un roi meure; et pour son chàbraenl
Vous ne donnez qu'un jour, qu'une heure, qu'un
moment:
ACTE IV, SCENE III. i^i
Aux yeux de tout son peuple il faut que je ropprime.
Lcdssez-moi vers l'autel conduire ma victime ,
Je ne m'en défends plus ; et je ne veux qu'aller
Reconnoître la place oii je dois l'immoler :
Cette nuit je vous sers, cette nuit je l'attaque.
H E R M I O N E.
Mais cependant^ ce jour, il épouse Andromaque;
Dans le temple déjà le trône est élevé,
Ma honte est confirmée, et son crime achevé.
Enfin qa'attendez-vous? il vous offre sa tête :
Sans gardes , sans défense, il marche à cette fête ;
Autour du fils d'Hector il les fait tous ranger :
Il s'abandonne au bras qui me voudra venger.
Voulez-vous , malgré lui, prendre soin de sa vie.^
Armez, avec vOs Grecs, tous ceux qui m'ont suivie;
Soulevez vos amis; tous les miens sont à vous :
Il me trahit, vous trompe, et nous méprise tous.
Mais quoi! déjà leur haine est égale à la mienne ;
Elle épargne à regret l'époux d'une Troyenne.
Parlez; mon ennemi ne vous peut échapper;
Ou plutôt il ne faut que les laisser frapper.
Conduisez ou suivez une fureur si belle ;
Revenez tout couvert du sang de l'infidèle ;
Allez : en cet état soyez sur de mon cœur.
O RESTE.
Mais, madame, songez,...
H E R M I o N E.
Ah ! c'en est trop, seigneur.
Tant de raisonnements offensent ma colère.
.T'ai voulu vous donner les moyens de me plaire ,
Rendre Oreste content: mais enfin je vois bien
Qu'il vent toujours se plaindre , et ne mériter rieu.
Partez: allez ailleurs vanter votre constance,
Et me laissez ici le soin de ma vengeance.
De mes lâches bontés mon courage est confus ;
Et c'est trop en un jour essuyer de lefas.
T. î-
,94 ANDROMAQUE,
Je m'en vais seule aa temple où leur hymen s'apprête,
Où vous n'osez aller mériter ma conquête:
Là, de mon ennemi je saurai m'approcher;
Je percerai le cœur que je n'ai pu toucher;
Et mes sanglantes mains, sur moi-même toarnées,
Aussitôt, malgré lui, joindront nos destinées :
Et , tout ingrat qu'il est , il me sera plus doux
De mourir avec lui, que de vivre avec vous.
OR E STE.
Non, je vous priverai de ce plaisir funeste,
IMadame ; il ne mourra que de la main d'Orestc.
Vos ennemis par moi vont vous être immolés.
Et vous reconnoîlrez mes soins, si vous voulez.
HEKMIONE.
AUez. De votre sort laissez-moi la conduite.
Et que tous vos vaisseaux soient prêts ponrnotre faite
SCENE IV.
HERMIO>"E,CLEONE.
CLKON E.
Tous vous perdez, madame; et vous devez songer.^
H E R M I O >• E.
Que je me perde ou non, je songe à me venger.
Je ne sais même encor , quoi qu'il m'ait pu promettre ,
Sur dautres que sur moi si je dois m'en remettre :
Pyrrhus n'est pas coupable à ses yeux comme aux
miens ;
Et je tiendrois mes coups bien plus surs que les siens.
Quel plaisir de venger moi-même mon injure,
De retirer mon bras teint du sang du parjure.
Et, ponr rendre sa peine et mes plaisirs plus grands.
De cacher ma rivale à ses regards mourants!
Ah! si du moins Oreste, en punissant son crime,
Lui laissoit le regret de mourir ma victime 1
Ta le trouver: dis-lui qu'il apprenne à l'ingr**.
ACTE IV, SCENE IV. 195
Qu*on l'immole à ma haine et non pas à l'état.
Chère Cléone, cours : ma vengeance est perdue
S'il ignore en mourant que c'est moi qui le tue.
C L É Oîf E.
Je vous obéirai. Mais qu'est-ce qiie je voil
Oh dieux! qui l'aurolt cru, madame.'* c'est le roi!
UERMIOTÎE.
Ah ! cours après Oreste ; et dis-lui , ma Cléone ,
Qu'il n'entreprenne rien sans revoir Hermione.
SCENE V.
PYRRHUS, HERMIONE, THOENIX.
TTR RHTI s.
Vous ne m'attendiez pas, madame; et je rois bien
Que mon abord ici trouble votre entretien.
Je ne viens point, armé d'un indigne artifice,
D'un voile d'équité couvrir mon injustice:
Il suflit que mon cœur me condamne tout bas ;
Et je sontiendrois mal ce que je ne crois pas.
J'épouse une Troyenne; oui, madame : et j'avoue
Que je vous ai promis la foi que je lui voue.
Un autre vous diroit que , dans les champs troyens ,
Nos deux pères , sans nous , formèrent ces liens ;
Et que , sans consulter ni mon choix ni le vôtre ,
Nous fumes , sans amour , engagés l'un à l'autre :
IMais c'est assez pour moi que je me sois soumis.
Par mes ambassadeurs mon cœur vous fut promis;
Loin de les révoquer je voulus y souscrire:
Je vous vis avec eux arriver en Epire ;
Et , quoique d'un autre œil l'éclat victorieux
Eût déjà prévenu le pouvoir de vos yeux.
Je ne m'arrêtai point à cette ardeur nouvelle.
Je voulus m'obstiner à vous être fidèle ;
Je vous reçus en reine , et jusques à ce jour
J'ai cru que mes serments me tiendraient lieu d'amour.
196 ÀNDROMAQUE.
Mais cet amour l'emporte ; et , par un coup funeste ,
Andromaqae m'arrache un cœur qu'elle déteste :
L'un par l'autre entraînés, nous courons à l'autel
Nous jurer , malgré nous , un amour immortel.
Après cela, madame, éclatez contre un traître.
Qui l'est avec douleur, et qui pourtant veut l'être.
Pour moi, loin de contraindre un si juste courroux.
Il me soulagera peut-être autant que vous.
Donnez-moi tous les noms destinés aux parjures :
Je crains votre silence et non pas vos injures ;
Et mon cœur, soulevant mille secrets témoins.
M'en dira d'autant plus que vous m'en direz moins.
HERMIONE.
Seigneur, dans cet aveu dépouillé d'artifice,
J'aime à voir que du moins vous vous rendiez justice ;
Et que, voulant bien rompre un nœud si solemnel,
Vous vous abandonniez au crime en criminel.
Est-il juste, après tout, qu'un conquérant s'abaisse
Sous la scrvile loi de garder sa promesse?
Non , non , la perfidie a de quoi vous tenter ;
Et vous ne me cherchez que pour vous en vanter.
Quoi! sans que ni serment ni devoir vous retienne,
Piechercher une Grecque, amant d'une TroyenneJ
Me quitter, me reprendre, et retourner encor
De la fille d'Hélcne à la veuve d'Hector I
Couronner tour-à-tour l'esclave et la princesse!
Immoler Troie aux Grecs , au lils d'Hector la Grèce i
Tout cela part d'un cœur toujours maître de soi,
D'un héros qui n'est point esclave de sa foi.
Pour plaire à votre épouse, il vous faudroit peut-^tre
Prodiguer les doux noms de parjure et de traître.
Vous veniez de mou front observer la pâleur,
Pour aller dans ses bras rire de ma douleur :
Pleurante après son char vous voulez qn'on me voie.
Mais, seigneur, en un jo'ir ce seroit trop de joie;
tt sans chercher ailleurs des titres empruntés.
ACTEIY, SCENEV. 197
Ne TOUS saffit-il pas de ceux que vous portez?
Du vieux père d'Hector la valeur abattue
Aux pieds de sa faïuille expirante à sa vue ,
Tandis que dans son sein votre bras enfoncé
Cherche un reste de saug que l'âge avoit glacé ;
Dans des ruisseaux de sang Troie ardente plongée ;
De votre propre main Polyxene égorgée
Aux yeux de tous les Grecs indignés contre vous :
Que peut-on refuser à ces généreux coups ?
PYRRHUS.
Bladame, je sais trop à quel excès de rage
La vengeance d'Hélène emporta mon courage ;
Je puis me plaindre à vous du sang que j"ai versé :
Mais enfin je consens d'oublier le passé.
Je rends grâces au ciel que votre indifférence
De mes heureux soupirs m'apprenne l'innocence :
IMon cœur, je le vois bien, trop prompt à se gcner,
Devoit mieux vous connoitre et mieux s'examiner.
Mes remords vous faisoient une injure mortelle:
Il faut se croire aimé pour se croire infidèle.
Tous ne prétendiez point m'arrèter dans vos fers:
J'ai craint de vous trahir, peut-être je vous sers.
îsos cœurs n'étoient point faits dépendants l'un de
l'autre :
Je suivois mon devoir , et vous cédiez au vôtre.
Rien ne vous engageolt à m'aimer en effet.
HERMIONE.
•Te ne t'ai point aimé , cruel I qu'ai-je donc fait ?
J'ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes :
Je t'ai cherché moi-même au fond de tes provinces;
J'y suis eucor, malgré les infidélités ,
Et malgré tous mes Grecs , honteux de mes bontés :
.Te leur ai commandé de cacher mon injure ;
J'attendois en secret le retoar dun pcrjure;
Jai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu.
Tu me rapporterois un cceur qui m'éioit dti.
17»
I9« ANDROMAQUE.
Je t'aimois inconstant; qu'aarois-je fait fidèle?
Et même, en ce moment, ou ta bouche cruelle
Vient si tranquillement ra'annoncer le trépas ,
Ingrat, je doute encor si je ne t'aime pas.
Mais, seigneur, s'J le faut , si le c.el en colère
Piéserve à d'antres yeux la gloire de vous plaire.
Achevez votre hymen , j 'y consens ; mais , du moins ,
Ne forcez pas mes yeux den être les témoins.
Pour la dernière fois le vous parle peut-être;
Différez-le d'un jour, demain vous serez maître....
Vous ne répondez point ?... Perfide î je le voi.
Tu comptes les moments que tu perds avec moL
Ton coeur, impatient de revoir ta Trovenne,
Ne souffre qu'à regret qu'une autre t'entretienne:
Tu lui parles du cœur , tu la cherches des yeux.
Je ne te retiens plus , sauve-toi de ces lieux :
Ta lui jurer la foi que tu m'avois jurée ;
Va profaner des dieux la majesté sacrée.
Ces dieux, ces justes dieux n'auront pas oublié
Que les mêmes serments avec moi t'ont lié.
Porte au pied des autels ce cœur qui m'abandonne;
Va, cours : mais crains encor d'y trouver Hemiione.
SCENE VI.
PYRRHUS, PHOENIX.
P H OE ÎT I X.
Seigneur , vous entendez. Gardez Je négliger
Une amante en fureur qui cherche à se venger.
Elle n'est en ces lieux que trop bien appuyée ;
La querelle des Grecs à la sienne est liée;
Oreste l'aime encore; et peut-être à ce prix....
PYRRHUS.
Andromaque m'attend. Phœuix, garde son fils.
PIS Dr QT:i.TRIF.Mî: ACTB
ACTE CINQUIEME.
SCENE I.
H E R M I O N E.
wu suis-je? qu'ai-je fait? que dois-je faire encore?
Quel transport me saisit? quel chagrin me dévore?
Errante et sans dessein, je cours dans ce palais.
Ah! ne puis-je savoir si j'aime ou si je hais?
Le cruel ! de quel œil il m'a congédiée !
Sans pitié , sans douleur au moins étudiée !
L'ai-je vu se troubler, et me plaindre un moment?
En ai-je pu tirer un seul gémissement?
Muet à mes soupirs , tranquille à mes alarmes ,
Sembloit-il seulement qu'il eût part à mes larmes?
Et je le plains encore ! et , pour comble d'ennui.
Mou coeur, mon lâche cœur s'intéresse pour lui.'
Je tremble au seul penser du coup qui le menace !
Et prête à me venger je lui fais déjà gi'ace !
Non, ne révoquons point l'arrêt de mon courroux :
Qu'il périsse ! aussi-bien il ne vit plus pour nous.
Le perfide triomphe et se rit de ma rage :
Il pense voir en pleurs dissiper cet orage ;
Il croit que, toujours foible, et d'un cœur incertain.
Je parerai d'un bras les coups de l'autre main.
Il juge encor de moi par mes bontés passées.
Mais plutôt le perfide a bien d'autres pensées :
Triomphant dans le temple , il ne s'informe pas
Si l'on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.
. Il me laisse , l'ingrat , cet embarras funeste.
Non, non, encore un coup, laissons agir Oreste. ;
Qu'il meure, puisqu'enlin il a dû le prévoir,
Et puisqu'il m'a forcée enfin à le vouloir.....
A le vouloir? Hé quoi! c'est donc moi qui l'ordonae?
aoe ANDROMAQUE.
Sî» mort sera l'effet de l'amour dllermione ?
Ce prince , dont mon cœur se faisolt autrefois
Avec tant de plaisir redire les exploits ;
A qui même en secret je m'étois destinée
.\.vaut qu'on eut conclu ce fatal hyméuée;
.If n'ai donc traversé tant de mers, tant d'états.
Que pour venir si loin préparer son trépas,
L'assassiner, le perdre? Ah! devant qu'il expire....
SCENE 1 1.
HERMIONE, CLEO NE.
H E R M I O N E.
Ah ! qu'ai-je fait, Cléone.^ et que viens-tu me dire.»*
Que fait Pjrrhus.'
c L i o w E.
Il est au comble de ses vœux ,
Le plus fier des mortels , et le plus amoureux.
Je l'ai TU vers le temple , où son hymen s'apprête,
Mener en conquérant sa nouvelle conquête ;
Et d'un œil oii brilioient sa joie et son espoir
S'euivrer en marchant du plaisir de la voir.
Andromaque, au travers de mille cris de joie.
Porte jusqu'aux autels le souvenir de Troie ;
Incapable toujours d'aimer et de haïr,
Sans joie et sans murmure elle semble obéir.
HERMIOITE.
Et l'ingrat ? jusqu'au bout il a poussé l'outrage?
Mais as-tu bien , Ciéone , observé son visage ?
Goùte-t-il des plaisirs tranquilles et parfaits.'
Ts'a-t-il point détourne ses yeux vers le palais.*
Dis-moi, ne t'es-tu point présentée à sa vue.'
L'ingrat a-t-il rougi lorsqu'il t'a reconnue.'
Son trouble avouoit-il son infidélité.'
A-t-il jusqu'à la fin soutenu sa fierté?
ACTE V, SCENE II. 201
C I. £ O N E.
Madame , il ne Toit rien. Son salut et sa gloire
Semblent être avec vous sortis de sa mémoik'e.
Sans songer qui le suit , ennemis ou sujets ,
Il poursuit seulement ses amoureux projets.
Autour du fils d'Hector il a rangé sa garde ,
Et croit que c'est lui seul que le péril regarde.
Phœnix même en répond, qui l'a conduit exprès
Dans un fort éloigné du temple et du palais.
Voilà dans ses transports le seul soin qui lui reste.
HERMIONE.
Le perfide! il mourra. Mais que t'a dit Oreste.^
c L É o N E.
Oreste avec ses Grecs dans le temple est entré.
HERMIONE.
Hé bien ? à me venger n'est-il pas préparé .'
c L É o N E.
Je ne sais.
HERMIONE.
Tu ne sais ! Quoi donc î Oreste encore ,
Oreste me trabit ?
c L É o N E.
Oreste vous adore;
Mais de mille remords son esprit combattu
Croit tantôt son amour et tantôt sa vertu.
Il respecte en Pyrrbus l'bonneur du diadème ;
Il respecte en Pyrrhus Achille et Pyrrhus même :
Il craint les Grecs, il craint l'univers en courroux ;
Mais il se craint , dit-il , soi-même plus que tous.
Il voudroit en vainqueur vous apporter sa tête ;
Le seul nom d'assassin l'épouvante et l'arrête.
£nnn il est entré, sans savoir dans son cœur
S'il en devoit sortir coupable ou spectateur.
HERMIONE.
Won, non, il les verra triompher sans obstacle ;
Il se gardera bien de troubler ce spectacle :
ao2 A N D R O M A Q U E.
Je sais de quels remords son courage est atteint;
Le lâche craint la mort, et c'est tout ce qu'il craint.
Quoi! sans qu'elle employât une seule prière ,
Ma mère en sa faveur arma la Grèce entière ;
Ses yeux pour leur querelle , en dix ans de combats,
Tirent périr vingt rois qu'ils ne connoissoieut pas :
Et moi, je ne prétends que la mort d'un parjure,
Et je charge un amant du soin de mon injure ;
Il peut me conquérir à ce prix sans danger ;
Je me livre moi-même , et ne puis me venger î
Allons. C'est à moi seule à me rendre justice.
Que de cris de douleur le temple retentisse :
De leur hymen fatal troublons l'événement ;
Et qu'ils ne soient unis , s'il se peut, qu'un moment
Je ne choisirai point dans ce désordre extrême :
Tout me sera Pyrrhus , fût-ce Oreste lui-même.
Je mourrai. Mais au moins ma mort me vengera ;
Je ne mourrai pas seule , et quelqu'un me saivra.
SCENE III.
ORESTE, HER MI ONE, CLÉ ONE.
ORESTE.
Madame, c'en est fait, et vous êtes servi** :
Pyrrhus rend à l'autel son infidèle vie.
HERMIOITE.
n est mort !
ORESTE.
Il expire ; et nos Grecs irrite»
Ont lavé dans son sang ses infidélités.
Je vous l'avois promis; et, quoique mon courage
Se fit de ce complot une funeste image ,
J'ai couru vers le temple, où nos Grecs dispersé»
Se sont jusqu'à l'autel dans la foule glissés.
Pyrrhus m'a reconnu . mais sans changer de fpce r
A C T E V, s C E N E 1 1 L 2o5
Il iembloit que pia vue excitât son audace ;
Que tous les Grecs , bravés en leur ambassadeur ,
Dussent de son hymen relever la splendeur.
Enfin, avec transport prenant son diadème,
Sur le front d'Andromaque il Ta posé lui-même :
« Je vous donne, a-t-il dit, ma couronne et ma foi;
« Andromaque , régnez sur l'Epire et sur moi.
« Je voue à votre fils une amitié de père ;
« J'en atteste les dieux , je le jure à sa mère :
o Pour tous mes ennemis je déclare les siens,
■ Et je le reconnois pour le roi des Troyens. »
A ces mots, qui du peuple attiroient le suffrage,
Nos Grecs n'ont répondu que par un cri de rage;
L'infidèle s'est vu par-tout envelopper,
Et je n'ai pu trouver de place pour frapper :
Chacun se disputoit la gloire de l'abottre.
Je l'ai vu dans leurs mains quelque temps se
débattre,
Tout sanglant à leurs coups vouloir se dérober ;
Mais enfin à l'autel il est allé tomber.
Du peuple épouvanté j 'ai traversé la presse
Pour venir de ces lieux enlever ma princesse ,
Et regagner le port , où bientôt nos amis
Tiendront couverts du sang que je vous ai promis.
H K R M I o N E.
Qu'ont-ils fait I
O R E s T E.
Pardonnez à leur impatience :
Ils ont, je le vois bien, trahi votre vengeance ;
Vous vouliez que ma main portât les premiers coups ;
Qu'il sentit en mourant qu'il expiroit pour vous.
Mais c'est moi dont l'ardeur leur a servi d'exemple :
Je les ai pour vous seule entraînés dans le temple,
Madame; et vous pouvez justement vous flatter
D'une mort que leurs bras n'ont fait qu'exécuter.
Tous seule avez poussé les coups....
204 A>DROMAQUE.
B £ R M I O ir £.
Tais-toi , perfide ,
Et n'impute qu'à toi ton lâche parricide.
Ta faire chez tes Grecs admirer ta fureur,
Ta; je la désavoue , et tu me fais horreur.
Barbare , qu'as-tu fait ? avec quelle furie '
As-tu tranché le cours d'une si belle vie ?
Avez-vous pu, cruels , l'immoler aujourd'hui
Sans que tout votre sang se soulevât pour lui ?
Mais parle; de son sort qui t'a rendu l'arbitre.'
Pourquoi l'assassiner? qu'a-t-il fait? à quel titre?
Qui te l'a dit?
o RE s T E.
Oh dieux .' quoi ! ne m'avez-vons pas
Vous-même , ici , tantôt , ordonné son trépas ?
HïRMIOÎTE.
Ah ! falloit-il en croire une amante insensée ?
Ne devois-tu pas lire au fond de ma pensée?
Ft ne voyois-tu pas, dans mes emportements,
Que mon cœurdémentoit ma bouche à tous moments?
Quand je l'aurois voulu , falloit-il y souscrire ?
jy as-tu pas dû cent fois te le faire redire ?
Toi-même avant le coup me venir consulter?
Y revenir encore, ou plutôt m'éviter?
Que ne me laissois-tu le soin de ma vengeance ?
Qui t'amène en des lieux où l'on fuit ta présence ?
Toilà de ton amour le détestable fruit:
Tu m'apportois , cruel , le malheur qui te suit.
C'est toi dont l'ambassade, à tous les deux fatale,
L'a fait pour son malheur pencher vers ma rivale.
Nous le verrions encor nous partager ses soins :
Il m'aimeroit peut-être; il le feindroit du moins.
Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Epire ;
Je renonce à la Grèce , à Sparte , à son emj)ire ,
A toute ma famille ; et c'est assez pour moi ,
Traître, qu'elle ait produit un monstre comme toi.
ACTE T, SCENE I Y. a«5
SCE><'E IV.
O E. E S T E.
Que vois-je? est-ce Hetmione? Et que viens-je d'en=
tendre ?
Pour qui coule le sang que je viens de répandre?
Je suis, si j: l'en crois, un traître, un assassin.
Est-ce Pyrrhus qui meurt? et suis-je Orcste enlln?
Quoi ! j'étouffe en mon cœur la raison qui m'éclaire
J'assassine à reg^ret un roi que je révère ;
Je viole en un jour les droits des souverains.
Ceux des ambassadeurs , et tous ceux des humains ,
Ceux même des autels ou ma fureur l'assiège ;
Je deviens parricide, assassin, sacrilège;
Pour qui ? pour une injrrate â qui je le promets ,
Qui même, s'il ne meurt, ne me verra Jamais,
Dont j'épouse la rage : et quand je l'ai servie ,
Elle me redemande et son sang et sa vie !
Elle l'aime! et je suis un monstre furieux !
Je la vois pour jamais s'éloigner de mes yeux !
Et l'ingrate en fuyant me laisse pour salaire
Tous les noms odieux que j'ai pris por:r lui plaire !
SCE^E V.
ORESTE, PYLADE, solcats b'of.estf.
P Y L A D E.
Il faut partir, seigneur. Sortons de ce palais.
Ou bien résolvons-nous de n'en sortir jamais.
Nos Grecs pour un moment en défendent la porte :
Tout le peuple assemblé nous poursuit à main forte.
Aux ordres d'Andromaque ici tout est soumis;
Us la traitent en reine, et nous comme ennemis.
2oG ANDROMAQUE.
Andromaqne elle-même , à Pyrrhus si rebelle ,
Lui rend tous les devoirs d'une veuve lidele,
Commaude qu'on le venge ; et peut-être sur nous
Yeut venger Troie encore et son premier époux.
Allons , n'attendons pas que l'on nous environne ;
IVos Grecs nous rejoindront: et tandis qn'Hermionç
Tient encore le peuple autour d'elle arrêté,
Yoilà notre chemin , sortons en sûreté.
o R E s T E.
Non, non, c'est Hermione, amis, que je veux sui-
vre,
A son dernier arrêt je ne puis plus survivre ;
Partez : j'ai fait le crime , et je vais l'expier.
PTL A 1) E.
Hermione , seigneur ? il la faut oublier.
Quoi! toujours l'instrument et l'objet de sa rage.
Cherchez-vous chez les morts quelque nouvel ou-
trage?
Et parcequ'elle meurt faut-il que vous mouriez ?
o R E s T E.
Elle meurt! dieux! qu'entends-je!
P YL A D E.
Hé quoi ! vous l'ignoriez ?
En rentrant dans ces lieux nous l'avons rencontrée
Qui couroit vers le temple, inquiète, égarée.
Elle a trouvé Pyrrhus porté sur des soldats
Que son sang excitoit à venger son trépas. -
Sans doute à cet objet sa rage sest émue.
Mais du haut de la porte enfin nous l'avons vue
Un poignard à la main sur Pyrrhus se courber,
Lever les yeux au ciel, se frapper, et tomber.
o R E s T E,
Grâce aux dieux, mou malheur passe mon espu=
rance !
Oui , je te loue , ô ciel , de ta persévérance ;
ACTE V, SCENE V. 207
Appliqué sans relâche aa soin de me punir.
Au comble des douleurs tu m'as fait parvenir :
Ta haine a pris plaisir à former ma misère;
J'étois né pour servir d'exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompU :
Hé bien! je meurs content , et mon sort est rempli.
Où sont ces deux amants? Pour couronner ma joie,
Da us leur sang , dans le mien , il faut que je me noie ;
L'un et l'autre en mourant je les veux regarder :
Réunissons trois coeurs qui n'ont pu s'accorder.
Mais quelle épaisse nuit tout-à-coup m'environne?
De quel côte sortir? D'où vient que je frissonne ?
Quelle horreur me saisit? Grâce au ciel, j'entrevoi...
Dieux ! quels ruisseaux de sang coulent autour de
moi!
p y L A D E.
Ah seigneur î
o R £ s T E.
Quoi ! Pyrrhus , je te rencontre encore.'
Trouverai-je par-tout un rival que j'abhorre?
Percé de tant de coups, comment t'es-tu sauvé.'
Tiens, tiens, voilà le coup que je t'ai réservé.
Mais que vois-je? A mes yeux Hermione l'embrasse!
EUe vient l'arracher au coup qui le menace !
Dieux! quels affreux regards elle jette sur moi î
Quels démons, quels serpents traîne-t-elle après soi!
Hé bien! filles d'enfer, vos mains sont-elles prêtes.'
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos
têtes ?
A qui destinez-vous l'appareil qui vous suit?
Venez-vous m'enlever dans l'éternelle nuit?
Venez, à vos fureurs Oreste s'abandonne.
Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione:
L'ingrate mieux que vous saura me déchirer ;
Et je lui porte entin mon coeur à dévorer.
2o3 A !S' D R O M A Q U E.
PYL AD E.
n perd le sentiment. Amis, le temps nous presse ;
Ménageons les moments que ce transport nous laisse.
Sauvons-le. Nos efforts dt^viendi oient impuissants
S'il reprenoit ici sa rage avec ses sens.
FIN.
LES PLAIDEURS
COMÉDIE.
z668.
x8.
PREFACE.
\)vÀ.yi> je lus les Guêpes d'Aristophane, je n«
songeois guère que j'en dusse faire les Plaideurs.
Javoue qu'elles me d&vertirent beaucoup, et que j'y
trouvai quantité de plaisanteries qui me tentèrent
den faire part au public; mais c'étoit en les mettant
dans la bouche des Italiens , à qui je les avois desti»
nées comme une chose qui leur appartenoit de plein
droit. Le juge qui saute par les fenêtres, le chien cri»
minel, et les larmes de sa famille, me sembloient au»
tant d'incidents dignes de la gravité de Scaramouche.
Le départ de cet acteur interrompit mon dessein, et
fit naître l'envie à quelques uns de mes amis de voir
sur notre théâtre un échantillon d'Aristophane. Je
ne me rendis pas à la première proposition qu'ils
m'en firent: je leur dis que quelque esprit que je
trouvasse dans cet auteur, mon inchnation ne me
porteroit pas à le prendre pour modèle, si j'avois à
faire une comédie ; et que j'aimerois beaucoup mieux
imiter la régularité de Ménandrs et de Térence, que
la liberté de Plante et d'Aristophane. On me répondit
que ce n'étoit pas une comédie qu'on me demandoit,
et qu'on vouloit seulement voir si les bons mots d'A=
ristophane auroient quelque grâce dans notre langue.
Ainsi, moitié en m'encourageant, moitié en mettant
enx-mêmes la main à l'ceuvre, mes amis me lirent
commencer une pièce qui ne tarda guère à être
achevée.
Cependant la plupart du monde ne se soucie point
de l'intention ni d • la diligence des auteurs. Ou ez.a =
mina d'abord mon amusement comme on auroit fait
une tragédie. Ceux même qui s'y étoicnt le pins di«
Tertis eurent peur de n'avoir pas ri dnas les règles,
et trouvèrent mauTais que je n'eusse pas scngc dIus
PRÉFACE. 21X
icrieusement à les faire rire. Quelques autres s'ima»
ginerent qu'il étoit bienséant à eux de s'y ennuyer,
et que les matières de palais ne pouvoient pas être
un sujet de divertissement pour les gens de cour. La
pièce fut bientôrt après jouée à Versailles. On ne lit
point de scrupule de s'y réjouir ; et ceux qui avoient
cru se déshonorer de rire à Paris furent peut-être
obligés de rire à Versailles pour se faire honneur.
Us auroient tort à la vérité s'ils me reprocboient
d'avoir fatigué leurs oreilles de trop de chicane. C'est
une langue qui m'est plus étrangère qu'à personne;
et je n'en ai employé que quelques mots barbare»
que je puis avoir appris dans le cours d'un procès
que ni mes juges ni moi n'avons jamais bien entendu.
Si j'appréhende quelque chose, c'est que des pers
sonnes un peu sérieuses ne traitent de badineries le
procès du chien et les extravagances dn juge. Mais
enfin je traduis Aristophane; et l'on doit se souvenir
qu'il avoit affaire à des spectateurs assez difficiles : les
Athéniens sa voient apparemment ce que c'étoit que le
sel attique; et ils étoient bien sûrs, quand ils avoient
ri d'une chose, qu'ils n'avoient pas ri d'une sottise.
Pour moi , je trouve qu'Aristophane a eu raison
de pousser les choses au-delà du vraisemblable. Les
juges de l'Aréopage n'auroieut pas peut-être trouvé
bon qu'il eût marqué au naturel leur avidité de ga-:
guer, les bons tours de leurs secrétaires, et les for=
fanteries de leurs avocats. Il étoit à propos d'outrer
nn peu les personnages , pour les empêcher de se re=
coanoître; le public ne laissoit pas de discerner le
vrai au travers du ridicule : et je m'assure qu'il vaut
mieux avoir occupé l'impertinente éloquence de deux
orateurs autour d'un chien accusé, que si l'on avoit
mis sur la sellette un véritable criminel , et qu'on
eut intéressé les spectateurs à la vie d'un homme.
Quoi qu'il en soit, je puis dire que notre siècle n'a
aia PRÉFACE,
pas été de plas mauvaise liainear qae le sien , et que
si le but de ma comédie étoit de faire rire , jamais co-
médie n'a mieux attrapé son but. Ce n'est pas que
j'attende un grand honneur d'avoir assez long-temps
réjoui le monde; mais je me sais quelque gré de l'a^
voir fait sans qu'il m'en ait coûté une seule de ces
sales équivoques et de ces malhonnêtes plaisanterie»
qui coûtent maintenant si peu à la plupart de nos
«crivains, et qui font retomber le théâtre dans la tur^
pitude d'où quelques auteurs plus modestes l'avoient
tiré.
ACTEURS.
Da-NDiw, juge.
LÉA.NDRE, fils de Dandin.
Chicaic E1.U, bourgeoi».
IsA.BEttE, fille de Chicane aa.
La. Comtesse.
Petit J e jl w , portier.
L'Iktimé, secrétaire.
Le Soufflette.
La scène est dans nne vilU de basse
Normandie.
LES PLAIDEURS,
COMÉDIE.
ACTE PREMIER.
SCENE I.
PETIT JEAN, traînant un gros sac de procès.
IVl A foi! sur l'avenir bien fou qui se fiera.
Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.
Un juge, l'an passé, me prit à son service ;
Il m'avoit fait venir d'Amiens pour être suisse.
Tous ces Normands vouloient se divertir de nous :
On apprend à hurler , dit l'autre , avec les loups.
Tout Picard que j'élois, j'étois un bon apôtre ,
Et je faisois claquer mon fouet tout comme un autre.
Tous les plus gros monsienrs me parloient chapeau
bas;
Monsieur de Petit Jean, ah! gros comme le bras.
Mais sans argent l'honneur n'est qu'une maladie.
Ma foi! j'étois un franc portier de comédie :
On avoit beau heurter et m'ôter son chapeau.
On n'entroit point chez nous sans graisser le martean.
Point d'argent , point de suisse ; et ma porte étoit close.
Il est vrai qu'à monsieur j'en rendois quelque chose :
Nous comptions quelquefois. On me donnoit le soin
De fournir la maison de chandelle et de foin :
Mais je n'y perdois rien. Enfin, vaille que vaille,
J'aurois sur le marché fort bien fourni la paille.
214 LES PLAIDEURS.
C'est dommage : il avoit le cœur trop au métier ;
Tous les jonts le premier aux plaids , et le dernier ;
Et bien souvent tout seul, si l'on l'eût voulu croire ,
Il s'y seroit couché sans manger et sans boire.
Je lui disois par fois : Monsieur Perrin Dandin,
Tout franc , vous vous levez tous les jours trop
matin.
Qui veut voyager loin ménage sa monture ;
Buvez, mangez, dormez, et faisons fea qui dure.
Il n'en a tenu compte. Il a si bien veillé
Et si bien fait, qu'on dit que son timbre est brouillé.
II nous veut tous jnger les uns après les autres.
Il marmotte toujours certaines patenôtres
Où je ne comprends rien. Il veut , bon gré , mal gré ,
Ne se coucher qu'en robe et qu'en bonnet quarré.
Il fit couper la tête à son coq , de colère ,
Pour l'avoir éveillé plus tard qu'à l'ordinaire ;
Il disoit qu'un plaideur dont l'affaire alloit mal
Avoit graissé la patte à ce pauvre animal.
Depuis ce bel arrêt , le pauvre homme a beau faire ,
Son fils ne souffre plus qu'on lui parle d'affaire.
Il aous le fait garder jour et nuit , et de près :
Autrement , serviteur , et mon homme est aux plaids.
Pour s'échapper de nous, Dieu sait s'il est alegre.
Pour moi, je ne dors plus : anssi je deviens maigre.
C'est pitié. Je m'étends, et ne fais que bâiller.
Mais, veille qui voudra , voici mon oreiller.
Ma foi ! pour cette nuit il faut que je m'en donne.
Pour dormir dans la rue on n'offense personne.
Dormons.
( // se couche par terre. )
ACTE I, SCENE IL aiS
SCENE II.
L'INTIMÉ, PETIT JEAN.
r'i N T I M É.
Hé, Petit Jean! Petit Jean!
PETIT jEi.A.
LTatimé !
( à part. )
Il a déjà bien peur de me voir enrhumé.
> l'i K T I M É.
Que diable ' si matin que fais-tu dans la me ?
PETIT JEiLN.
Est-ce qu'il faut toujours faire le pied de grue.
Garder toujours un homme, et l'entendre crier?
Quelle gueule! Pour moi je crois qu'il est sorcier.
l' I N T I M É.
Bon!
PETIT JEAN.
Je lui disois donc , en me grattant la tête,
Que je voulois dormir. « Présente ta requête
« Comme tu veux dormir » , m'a-t-il dit gravement.
Je dors en te contant la chose seulement.
Bon soir.
l'i N T I M É.
Comment , bon soir ? Que le diable m'emporte
Si... Mais j'entends du bruit au-dessus de k porte.
SCENE II L
D AND IN, L'INTIMÉ, PETIT JEAN.
DANDiN, a la fenêtre.
Petit Jean ! l'Intimé !
t'iiTTiMÉ, a Petit Jean.
Paix.
ai6 LES PLAIDEURS.
D A 9r D I N.
Je sais senl ici.
Tollà mes guichetiers en défaut , dieu merci.
Si je leur donne temps , ils pourront comparoître •
Çà, pour nous élargir, sautons par la fenêtre.
Hors de cour.
l'i w T 1 M i.
Comme il saute.'
PETIT JE1.?Î.
O monsieur, je vous tien
D A W D I lï.
Au voleur! au voleur I
PETIT JEAir.
Oh ! nous vous tenons bien.
I. ' 1 K T I M K.
Tous avez beau crier.
Main forte 1 l'on me tus '
SCENE IV.
L É A N D R E , D A N D I ?^" , L' I N T I M É ,
PETIT JEAN.
I. É A !T n R E.
Vite nn flambeau , j'entends mon père darJs la me.
Mon père, si matin qui vous fait déloger?
Où courez-vous la nuit.^
D A :î n I w.
Je veux aller juger.
T. K A K n R E.
Et qni juger.' tout dort.
PETIT J E A W.
Ma foi ! je ne dors guère s.
L É A W D R E.
Que de sao« ! il en a jus<jueR aux jarretières.
ACTE I, SCENE IV. 117
D A. ND I N.
Je ne veux de trois mois rentrer dans la maison.
De sacs et de procès j'ai fait provision.
I. É A > D R E.
Et qui vous nourrira ?
D A. W D I H.
Le buvetier, je pense.
I. É A N D R E.
Mais où dormirez-vous , mon père ?
D A. N D I X.
A l'audience.
L É A. !C n R E.
Non , mon père , il vaut mieux que vous ne sortiez
pas.
Dormez chez vous ; chez vous faites tous vos repas.
Souffrez que la raison enfin vous persuade :
Et pour votre santé....
D A N D I N.
Je veux être malade.
L É A N D E. E.
Tous ne l'êtes que trop. Donnez-vous du repos;
Vous n'avez tantôt plus que la peau sur les os.
D A ?f D I >-.
Du repos .^ Ah 1 sur loi tu veux régler ton père?
Crois-tu qu'un juge n'ait qu'à faire bonne chère,
Qu'à battre le pavé comme un tas de galants,
Courir le bal la nuit , et le jour les brelans ?
L'argent ne nous vient pas si vite que l'on pense.
Chacun de tes rubans me coûte une sentence.
Ma robe vous fait honte. Un fils de juge .' Ah ! fi !
Tu fais le gentilhomme : hé 1 Daodin , mon ami ,
Regarde dans ma chambre et dans ma garde-robe
Les portraits des Dandins : tous ont porté la robe;
Et c'est le bon parti. Compare prix pour prix ^
Les étrennes d'un juge à celles d'un marquis :
Attends que nous soyons à la fin de décembre.
I. ' .19
ai8 LES PLAIDEURS.
Qu'est-ce qu'un gentilhomme? Un pilier d'anti-
cliambre.
Combien en as-tu vu, je dis des plus happés,
A souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,
Le manteau sur le nez, ou la main dans la poche;
Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche.
VoUà comme on les traite. Hé ! mon pauvre garçon,
De ta défunte mère est-ce là la leçon?
La pauvre Babonnette ! Hélas ! lorsque j'y pense ,
Elle ne manquoit pas une seule audience.
Jamais, au grand jamais, elle ne me quitta.
Et Dieu sait bien souvent ce qu'elle en rapporta :
Elle eût du buvelier emporté les serviettes,
Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes.
Et voilà comme on fait les bonnes maisons. Va ,
Tu ne seras qu'un sot.
I, É A îî D R E.
Yons vous morfondez là.
Mon père. Petit Jean, remenez votre maître,
Couchez-le dans son lit; fermez porte , fenêtre ;
Qu'on barricade tout, afin qu'il ait plus chaud.
PETIT JEAN.
Faites donc mettre au moins des garde-fous là-haut.
D A N D I N.
Quoi! l'on me mènera coucher sans autre forme ?
Obtenez un arrêt comme il faut qu« je dorme.
L É A IT n R E.
Hé ! par provision , mon père , couchez-vous.
D A N D I N.
J'irai; mais je m'en vais vous faire enrager tous :
Je ne dormirai point.
I, É A N D R E.
Hé bien , à la bonne heure.
Qu'on ne le quitte pas. Toi, l'Intimé, demeure.
ACTE I, SCEyE V. 219
SCENE V.
LÉANDRE, L'INTIMÉ.
I. É X N D R E.
Je veux l'entretenir un moment sans témoin.
t' I X T I M É.
Quoi ! vous faut-il garder ?
L É A X D R E.
T'en aurois bon besoin.
J'ai ma folie , hélas ! aussi-bien que mou père.
T,' I ÎT T I M É .
Oh ! vous voulez j uger ?
L É A. N D R E , montrant le logis d'Isabelle.
Laissons là le mystère.
Tu connois ce logis.
t' I w T I M É.
Je vous entends enfin :
Diantre ! l'amour vous tient au cœur de bon matin.
"Vous me voulez parler sans doute d'Isabelle.
Je vous l'ai dit cent fois , elle est sage, elle est belle j
IVIais vous devez songer que monsieur Chicaneau
De son bien en procès consume le plus beau.
Qui ne plaide-t-il point.' Je crois qu'à l'audience
11 fera, s'il ne meurt, venir toute la France.
Tout auprès de son juge il s'est venu loger :
L'un veut plaider toujours, l'autre toujours juger.
Et c'est un grand hasard s'il conclut votre affaire
Sans plaider le curé , le gendre , et le notaire-
L É A N D R E.
.Te le sais comme toi. Mais , maigre tout cela .
Je meurs pour Isabelle.
l'i X T I M É.
Hé bien, épousez-la.
"Vous n'avez qu'à parler, c'est une affaire prête.
aao L E S P L A 1 D E U R S.
L É À N U R £.
Hé ! cela ne va pas si vite que ta tête.
Son père est an sauvage à qui je ferois penr.
A moins que d'être huissier, sergent ou procureur,
On ne voit point sa fiUe ; et la pauvre Isabelle ,
Invisible et dolente, est en prison chez elle.
Elle voit dissiper sa jeunesse en regrets ,
Mon amour en fumée , ^t son bien en procès.
Il la ruinera si l'on le laisse faire.
Ne connoîtrois-tn pas quelque honnête faussaire
Qui servît ses amis, en le payant, s'entend,
Quelque sergent zélé?
l' iir TI M É.
Bon! l'on en trouve tant .'
t. É A. t.* D & E.
Mais encore ?
T. ' I ÎT T T 31 É.
Ah monsieur ] si feu mon pauvre perc
Etoit enror vivant, c'éJoit bien votre affaire.
Il gagnoit en un jour plus qu'un autre en six mois :
Ses rides sur son front gravoient tous ses exploits.
H vous eût arrêté le carrosse dan prince ;
H vous l'eût pris lui-même : et si dans la province
Il se donnoit en tout vingt coups de nerfs de bœuf.
Mon père pour sa part en embourscit dix-neuf.
Mais de quoi s'agit-il? suis-je pas fils de maître?
Je voas servirai.
r É A if D r. E.
Toi?
l'intimé.
Mieux qu'unsergentpeut-être.
L £ A N O R E.
Tu porterois au père un faux exploit?
l'i W T I M É.
Hon, bon.
I, É A X D R K.
Ta rendrois à la fîlle un billet ?
ACTE I, SCENE Y. 22Î
l'intimé.
Pour(jnoinon?
Je suis des deux métiers.
L É A îf D R E.
Viens , je l'entends qui crie :
Allons à ce dessein rêver ailleurs.
SCENE VI.
CHICANEAU, PETIT JEAN.
cHicANEAtT, allant et rei>enant.
La Brie,
Qu'on garde la maison , je reviendrai bientôt.
Qu'on ne laisse monter aucune ame là-haut.
Fais porter cette lettre à la poste du Maine.
Prends-moi dans mon clapier trois lapins de garenne,
Et chez mon procureur porte-les ce matin.
Si son clerc vient céans , fais-lui goûter mon vin-
Ah ! donne-lui ce sac qui pend à ma fenêtre.
Est-ce tout? Il viendra me demander peut-être
Un grand homme sec, là , qui me sert de témoin,
Et qui jure pour moi lorsque j'en ai besoin :
Qu'il m'attende. Je crains que mon juge ne sorte :
Quatre heures vont sonner. Mais frappons à sa porte.
PETIT JEAN, entr ouvrant la porte.
Qui va là ?
CHICANEAtr.
Peut-on voir monsieur.»*
PETIT JEAN, fermant la porte.
Non.
CHICANEAU, frappant ci la porte.
Pourroit-on
Dire un mot à monsieur son secrétaire .>*
PETIT 3%h.TH., fermant la porte.
Non.
19.
aaa L E S P L A I D E U P. S.
CHICAIVEA.U. frappant à la porte.
Et monsieur son portier ?
PETIT JEAÎT.
C'est moi-même.
CHICJlIïEAU.
De grâce ,
Buvez à ma santé , monsieur.
PETIT JEAW, prenant l'argent.
Grand bien vous fasse !
(fermant la porte. J
Mais revenez demain.
CHICAîfEAU.
Hé I rendez do;3c l'argent.
Le monde est devenu , sans mentir , bien méchant.
J'ai vu que les procès ne donnoient |)oint de peine j
Six écus en gagnoient une demi-douzaine.
IVIais aujourd'hui, je crois que tout mon bienentiep
îi^e me snffiroit pas pour gagner un portier.
Mais j'apperçois venir madame la comtesse
De Pimbesche. Elle vient pour affaire qui presse.
SCENE VIL
-^LA COMTESSE, CHICANEAU.
C H I C A. X E A U.
INïadame , on n'entre plus.
LA. COMTESSE.
Hé bien .' l'ai-je pas dit?
Sans mentir, mes valets me font perdre l'esprit.
Pour les faire lever c'est en vain que je gronde ;
Il faut que tous les jours j'éveille tout mon monde.
CHICAÎTEAU.
n faut absolument qu'il se fasse celer.
LiL COMTESSE.
Pour moi , depuis deux jours je ne lui puis parler.
ACTE I, SCENE VII. ai3
CHICA.REjLtr.
Ma partie est paissante , et j 'ai lien de tout craindre.
LA COMTESSE.
Après ce qn'on m'a fait , il ne faut plus se plaindre.
CHICANEAU.
Si pourtant j'ai bon droit.
I.A COMTESSE.
Ah monsieur î quel arrêt !
CHICANEAU.
Je m'en rapporte à vous. Ecoutez, s'il vous plaît.
LA COMTESSE.
Il faut que vous sachiez, monsieur , la perfidie....
CHICASEAU.
Ce n'est rien dans le fond.
LA COMTESSE.
Monsieur , que je vous die...,
CniCANEAU.
Yoici le fait. Depuis quinze ou vingt ans en çà ,
Au travers d'un mien nré certain ânon passa.
S'y veautra, non sans faire un notable dommage,
Dont je formai ma plainte au juge du village.
Je fais saisir l'ânon. Un expert est nommé;
A deux bottes de foin le dégât estimé.
Enfin, au bout d'un an, sentence par laquelle
Nous sommes renvoyés hors de cour. J'en appelle.
Pendant qu'à l'audience on poursuit un arrêt.
Remarquez bien ceci , madame , s'il vous plaît.
Notre ami Drolichon , qui n'est pas une bète ,
Obtient pour quelque artjf'nt un arrêt sur requête ;
Et je gagne ma cause. A cela que fait-on.'
Mon chicaneur s'oppose à l'exécution.
Autre incident : tandis qu'au procès on travaille,
Ma partie en mon pré laisse aller sa volaille.
Ordonné qu'il sera fait rapport à la cour
Du foin que peut manger une poule en un jour:
224 LES PLAIDEURS.
Le tout joint au procès. Enfin, et toute chose
Demeurant en état , on appointe la cause
Le cinquième ou sixième avril cinquante-six.
J'écris sur nouveaux frais. Je produis , je fournis
De dits , de contredits , enquêtes , compulsoires ,
Rapports d'experts , transports, trois interlocutoires ,
Griefs et faits nouveaux , baux et procès-verbaux.
J'obtiens lettres royaux, et je m'inscris en faux.
Quatorze appointements, trente exploits, six
instances,
Six-vingts productions, vingt arrêts de défenses,
Arrêt enfin. Je perds ma cause avec dépens.
Estimés environ cinq à six mille francs.
Est-ce la faire droit? est-ce là comme on juge?
Après quinze ou vingt ans ! Il me reste un refuge :
La requête civile est ouverte pour moi.
Je ne suis pas rendu. Mais vous, comme je voi ,
Vous plaidez.'
LA. COMTESSE.
Plût à dieu !
CHICAWEA.U.
J'y brûlerai mes livres.
liA. COMTESSE.
Je...
CHICANEAU.
Deux bottes de foin cinq à six mille livres .'
LACOMTESSE. ^
Monsieur , tous mes procès alloient être finis :
Il ne m'en restoit plus que quatre ou cinq petits,
L'un contre mon mari, l'autre contre mon père ,
Et contre mes enfants : ah monsieur ! la misère î
Je ne sais quel biais ils ont imaginé,
Ni tout ce qu'ils ont fait; mais on leur a donné
Un arrêt par lequel, moi vêtue et nourrie.
On me défend, monsieur, de plaider de ma vie.
CHICAVEAXT.
Deplaider !
ACTE I, SCEN b V XX. 2:i„
I-A. COMTESSE.
De plaider.
CHICANEÀU.
Certes , le trait est noir.
J'en sais surpris.
LA COMTESSE.
Monsieur, j'en suis au désespoir.
r H I C A N E A tJ.
(."omment! lier les mains aux gens de votre sorte !
Mais cette pension, madame, est-elle forte .^
r. A COMTESSE.
Je n'en vivrois, monsieur, que trop honnêtement.
Mais vivre sans plaider, est-ce contentement.?
CHICANEAU.
Des chicaneurs viendront nous manger jusqu'à
l'ame ,
Et noas ne dirons mot .' Mais, s'il vous plaît, madame,
Depuis quand plaidez-vous ?
I,A COMTESSE.
Il ne m'en souvient pas.
Depuis trente ans au plus.
CHICANEAU.
Ce n'est pas trop.
LA COMTESSE.
Hélas !
CHICAIS'EAU.
Et quel âge avez-vous.^ Vous avez bon visage.
LACOMTESSE.
Hé ! quelque soixante ans.
CHICANEAU.
Comment .' c'est le bel âge
Pour plaider.
LA COMTESSE.
Laissez faire , ils ne sont pas au bout.
J'y vendrai ma chemise ; et je veux rien ou tout.
CHICAîfEAU.
Madame , écoutez -moi. Yoici ce qu'il faut faire.
226 LES PLAIDEURS.
LA. COMTESSE.
Oui, monsieur, je vous crois comme mon propre père.
CHICAKEAU.
J'irois trouver mon jnge.
LA. COMTESSE.
Oh! oui, monsieur j'irai.
CHICAIÇEA.C
Me jeter à ses pieds.
LA COMTESSE.
Oui , je m'y jetterai
Je l'ai bien résolu.
CHICAlfEA.Tr.
Mais daignez donc m 'en tendre.
LA COMTESSE.
Oui, vous prenez la chose ainsi qu'il la faut prendre.
C H I C A 2Î E A C.
Avez-vous dit, madame.^
LA COMTESSE.
Oui.
CHICANEAr.
J 'irois sans façon
Trouver mon juge.
LA COMTESSE.
Hélas ! que ce monsieur est bon !
CHICAWEAC.
Si vous parlez toujours , il faut que je me taise.
LA COMTESSE.
Ah! que vous m'obligez! Je ne me sens pas d'aise.
CHICANEAU.
J'irois trouver mon juge , et lui dJrois...
LA COMTESSE.
Oui.
C H I C A îf E A r.
Voi!
Et lui dirois, Monsieur...
LA COMTESSE.
Oui, monsieur.
ACTE I, SCENE VIL aa;
CHICANEAU.
Liez-moi.
tA. COMTESSE.
Monsieur, je ne veux point être liée.
CHICAWEAU.
A l'antre !
LA COMTESSE.
Je ne la serai point.
CHICANEAU.
Quelle humeur est la votre î
LA COMTESSE,
Non.
CHICANEAU.
Tous ne savez; pas , madame , où je viendrai.
LA COMTESSE.
Je plaiderai, monsieur , ou bien je ne pourrai
CHICANEAU.
Mais...
L A CO M.TE S SE.
Mais je ne veux point, monsieur, que l'on me lie.
CHICANKAU.
Enfin quand une femme en tète a sa folie...
LA COMTESSE.
Fou vous-même.
CHICANEAU.
Madame !
LA COMTESSE.
Et pourquoi me lier?
CHICANEAU.
Madame...
LA COMTESSE.
Voyez-vous! il se rend familier.
CHICANEAU.
Mais, madame...
LA COMTESSE.
Un crasseux , qui n'a que sa chicane
Veut donner des avis !
aaS L E S P L A î D E U R S.
CHICAKEAU.
Madame !
LA COMTESSE.
Avec son âne !
CHICA-NEAU.
Vous me poassez.
LA COMTESSE.
Bon homme , niiez garder TOs foins.
CHICANEAU.
Vous m'excédez.
LA COMTESSE.
Le sot !
GHICAWEAU.
Que n'ai-je des témoins!
SCENE VIII.
PETIT JEAN, LA COMTESSE,
CHICANEAU.
PETIT JEAN.
Voyez le beau sabbat qu'ils font à notre porte.
Messieurs, allez plus loin tempêter de la sorte.
CHICANEAU.
Monsieur , soyez témoin...
LA COMTESSE.
Que monsieur est un sot.
CHICANEAU.
Monsieur, vous l'entendez, retenez bien ce mot.
PETIT JEAN, «/a comtesse.
Ah! vous ne deviez pas lâcher cette parole.
LA. COMTESSE.
Vraiment, c'est bic^n à lui de me traiter de folle ?
PETIT JEAN, à Chicaneau.
Folle ! Vous avez tort. Pourquoi l'injurier ?
CHICANEAU.
On la conseille.
ACTE I, s CENE YIII. aay
PETIT JF. AIT.
Oh!
i:.A.COMTF.SSF.
Oui, de me faire lier.
PETIT JE AIT.
Oh monsieur !
CHICATTEA C.
Jusqu'au bout que ne m'écoute- t-eUe?
PETIT JEAW.
Oh madame!
T. A COMTESSE.
Qui? moi, souffrir qu'où me querelle?
CHICANE AU.
Une
criense
PETIT JEAÎT.
Hé ! paix.
LA COMTESSE.
Un chicaneur !
PETIT JEAIT.
ïlolà.
CHICANEAtT.
^ Qui n'ose plus plaider !
■LÀ. COMTESSE.
Que t'importe cela ?
Qu'est-ce qui t'en revient, faussaire abominable,
Brouillon, voleur.!*
CHIC A NE AU.
Et bon , et bon , de par le diable :
Un sergent ! un sergent !
^ LACOMTESSE.
■ • Un huissier ! un huissier !
PETIT JE AN, je///.
Ma foi, juge et plaideurs , il faudroit tout lier.
Fllf DU PRE M TES ACTE.
ACTE SECOND.
SCENE I.
LÉANDRE, L'INTIMÉ,
Ml'i N T 1 Mt.
ox SI EUR, encore un coap,je ne puis pas tout
faire;
Puisque je fais l'huissier, faites le commissaire.
En robe sur mes pas il ne faut que venir.
Tous aurez tout moTen de tous entretenir.
Changez en cheveux noirs votre perruque blonde.
Ces plaideurs songent-ils que tous soyez au monde.*'
Hél lorsqu'à votre père ils vont faire leur cour,
A peine seulement savez-vous s'il est jour.
Mais u'admirez-vous pas cette bonne comtesse
Qu'avec tant de bonheur la fortune m'adresse;
Qui, dès qu'elle me voit, donnant dans le panneau ,
Me charge d'un exploit pour monsieur Chicanean,
Et le fait assigner pour certaine parole.
Disant qu'il la voudroit faire passer pour folle ,
.Te dis folle à lier, et pour d'autres excès
Et blasphèmes, toujours l'ornement des procès.'
^lais vous ne dites rien de tout mon équipage?
Ai-je bien d'un sergent le port et le visage.^
t. à XV DR E.
Ah! fort bien!
t'iIïTIMi.
Je ne sais, mais je me sens enfin
L'ame et le dos six fois plus durs que ce matin.
Quoi qu'il en soit, voici l'exploit et votre lettre ;
Isab^'île l'aura , j'ose vous le promettre.
Mai , pour faire signer le contrat que voici.
ACTE II, SCENE I. 23i
Il faut que sur mes pas vous vous rendiez ici.
Tous feindrez d'informer sur toute cette affaire.
Et vous ferez l'amour en présence du père.
L É A. N D R E.
Mais ne va pas donner l'exploit pour le billet.
l'intimé.
Le père aura l'exploit, la fille le poulet.
Rentrez.
{L'Intimé 'va frapper à la porte d'Isabelle.)
SCENE IL
ISABELLE, L'INTIMÉ.
ISABELLE.
Qui frappe ?
l'i N T I M É.
Ami. {à part.) C'est la voix
d'Isabelle.
ISABELLE.
Demandez-vous quelqu'un, monsieur.^
l'intimé.
Mademoiselle ,
C'est un petit exploit que j'ose vous prier
De m'accorder l'honneur de vous signifier.
ISABELLE.
Monsieur , excusez-moi , je n'y puis "rien comprendre :
Mon père va venir qui pourra vous entendre.
L ' I N T I BI É .
Il n'est donc pas ici , mademoiselle .•*
ISABELLE.
Non.
l'intimé.
L'exploit, mademoiselle , est mis sous votre nom.
ISABELLE.
Monsieur, vous me prenez pour une autre, sans doute :
232 L E S P L A I D E U R S.
Sans avoir de procès, je sais ce qu'il en coûte ;
Et si Ion n'aimoit pas à plaider plus que moi ,
Vos pareils pourroient bien chercher un autre
emploi.
Adieu.
l' I IT T I M É.
Mais permettez...
ISABELLE.
Je ne veux rien pennettre.
t'iir T I M É.
Ce n'est pas un exploit.
ISABEI.I. E. ^
Chanson î
T,' I IT T I M É.
C'est une lettre.
ISABELLE.
Encor moins.
l' I N T I M É.
Mais lisez.
ISABELLE.
Tous ne m'y tenez pa».
l' I 2f T I M É.
C'est de monsieur...
ISABELLE.
Adieu.
l' I W T I M É.
Léandre.
ISABELLE.
Parlez bas.
C'est de monsieur....'
l'i N TT M É.
Que diable î on a bien de la peine.
A se faire écouter : je su. s tout hors d'haleine.
ISABELLE.
Ah ! rfntimé 1 Pardonne à mes sens étonnés :
Donne.
ACTE II, SCENE II. 233
Ij' I ir T I M K.
Vous me deviez fermer la porte au nez.
ISABELLE.
Et qui t'auroit connu déguisé de la sorte?
Mais donne.
l'intimé.
Aux gens de bien ouvre-t-on votre porte ?
ISABELLE.
Hé! donne Jonc.
l'intimé.
La peste!...
ISABELLE.
Oh ! ne donnez donc pas :
Avec votre billet retournez sur vos pas.
l'intimé.
Tenez. Une autre fois ne soyez pas si prompte.
SCENE III.
CHIC A NE AU, ISABELLE, L'INTIMÉ.
CHICANEAU.
Oui, je suis donc un sot , un voleur , à son compte I
Un sergent s'est chargé de la remercier ;
Et je lui vais servir un plat de mon métier.
Je serois bien fâché que ce fût à refaire.
Ni qu'elle m'envoyât assigner la première.
Mais un homme ici parle à ma fille ! Comment l
Elle lit un billet! Ah! c'est de quelque amant.
Approchons.
ISABELLE.
Tout de bon, ton maître est-il sincère?
Le croirai-je? /
l'intimé.
Il ne dort non plus que votre père.
Il se tourmente : il vous... (apperceuant Ckicaneau.)
fera voir aujourd'hui
a34 LES PLAIDEURS.
Que l'on ne gagne rien à plaider contre lui.
ISABELLE, appercevant Chicfljieau
C'est mon père I ^
(à l'Intimé,) Vraiment, vous leur pouvez
apprendre
Quesironnouspoursnitnoussauronsnons défendre.
( déchirant le billet. )
Tenez, voilà le cas qu'on fait de votre exploit.
CHICA.WEA.U.
Comment! c'est un exploit que ma fille lisoit !
Ah! tu seras un jour l'honneur de ta fainiUe :
Tu défendras ton bien. Viens , mcn sang ; viens , ma
fille.
Va, je t'achèterai le Praticien François.
Mais, diantre! il ne faut pas déchirer les exploits.
ISABELLE, a l'Intimé.
Au moins, dites-leur bien que je ne les crains guère;
Ils me feront plaisir : je les mets à pis faire.
CHICANEAU.
Eh ! ne te fâche point.
ISABELLE, a l'Intimé.
Adieu , monsieur.
SCENE IV.
..HICANEAU,L'INTIM
i.'iKTiMÉ,^e mettant en état d'écrire.
Orçà,
Verbalisons.
CHICÀirEAU.
Monsieur, de grâce, excusez-la;
Elle n'est pas instruite : et puis, si bon vous semble.
En voici les morceaux que je vais mettre ensemble.
l'intimé.
Non.
ACTE II, SCENE IV. «35
CHICXNEJLTJ.
/e le lirai bien.
l'i N T I M É.
Je ne sois pas méchant.
J'en ai sar moi copie.
CHICANEiLU.
Ah! le trait est touchant !
Mais je ne sàûs pourquoi , plus je vous envisage ,
Et moins je me remets, monsieur, votre visage.
Je connois force huissiers.
I.'l N T I MÉ,
Informez-vous de moi.
Je m'acquitte assez bien de mon petit emploi.
CHICA-WEAU.
Soit. Pour qui venez-vous ?
I.' I N T I M É.
Pour une brave dame,
Monsieur, qui vous honore, et de toute son ame
Voudroit que vous vinssiez à ma sommation
Lui faire un petit mot de réparation.
CHICANEAr.
De réparation? Je n'ai blessé personne.
l' I N T I M É.
Je le crois; vous avez , monsieur, l'ame trop bonne.
chicakeat:.
Que demandez-vous donc ?
l' I n t 1 m é.
Elle voudroit, monsieur.
Que devant des témoins vous lui fissiez l'honneur
De l'avouer pour sage, et point extravagante.
c H I c: A X E A u.
Parbleu! c'est ma comtesse.
T.'l N T I M É,
Elle est votre serrante.
C H I c A N E A r.
Je suis son serviteur.
a3ê LESPLAIDEUR^.
t' INTIMÉ.
Vous êtes obligeant ,
Monsieur.
CHICANE Atr,
Oui, vous pouvez l'assurer qu'un sergent
Lui doit porter pour luoi tout ee qu'elle demande.
Hé quoi donc ! les battus , ma foi î paieront l'amende !
Voyons ce qu'elle chante. Hon... « Sixième janvier,
« Pour avoir faussement dit qu'il falloit lier ,
n Etant à ce porté par esprit de chicane ,
« Haute et puissante dame Yolande Cudasne ,
« Comtesse de Pirabesche, Osbesche, et caetera ,
a II soit dit que sur l'heure il se transportera
« Au logis de la dame; et là , d'une voix claire .
« Devant quatre témoins assistés d'un notaire ,
« Zeste ! ledit Hier orne avoûra hautement
« Qu'il la tient pour sensée et de bon jugement,
a Le Bon ». C'est donc le nom de votre seigneurie?
l'intimé.
Pour vons servir, {a part.) Il faut payer d'effronterie.
CHICANEAU.
Le Bon 1 jamais exploit ne fut signé lï Bon.
Monsieur le Bon....
l'intimé.
Monsieur.
CH ICAN EA.U.
.Vpus êtes un frippon.
l'intimé.
Monsieur, pardonnez-moi, je suis fort honnête
homme.
C H I c A N F. i. u.
Mais frippon le plus franc qui soit de Cacn à Rome.
l'intimé.
Monsieur, je ne suis pas pour vous désavouer.
Vous aurez la bouté de me le bien payer.
CH I c A N R A u.
Moi, payer.' en soufflets.
ACTE II, SCENE IV. 237
I.'l N T I M É.
Vous êtes trop honnête.
Vous me le paierez bien.
CHICAWEA.U.
Oh ! tu me romps la tète.
Tiens , voilà ton paiement .
l' I >■ T I M É.
Un soufflet! Ecrivons.
« Lequel Hiérôme , après plusieurs rebellions ,
« Auroit atteint, frappé, moi sergent à la joue ,
« Et fait tomber , du coup , mon chapean dans la
« boue. »
CHicA-NEAc, lui donnant un coup de pied.
Ajoute cela.
l' I W T I M É,
Bon, c'est de l'argent comptant;
J'en avois bien besoin. " Et, de ce non content,
a Auroit avec le pied réitéré ». Courage !
« Outre plus , le susdit seroit venu , de rage ,
« Pour lacérer ledit présent procès-verbal. »
Allons, mon cher monsieur, cela ne va pas mal.
Ne vous relâchez point.
CHICANEA.U.
Coquin !
l'i N T I M i.
Ne vous déplaise ,
Quelques coups de bâton, et je suis à mon aise.
CHICANE AU, tenant un bâton.
Oui dà. Je verrai bien s'il est sergent.
l' I w T I M É , e/2 posture d'écrire .
Tôt donc ,
Frappez. J'ai quatre enfants à nourrir.
CHICANEAU.
Ah î pardon !
Monsieur , pour un sergent je ne pouvois vous
prendre ;
Mais le plus habile homme enfin peut se méprendre.
a38 LES PLAIDEURS.
Je saurai réparer ce soupçon outrageant.
Oui, vous êtes sergent, monsieur, et très sergent.
Touchez là : vos pareils sont gens que je révère ;
Et j'ai toujours été nourri par feu mon père
Dans la crainte de Dieu, monsieur, et des sergents.
I. * I K T I M £.
Non, à si bon marché Ion ne bat point les gens.
CBICXX KJlV.
Monsieur, point de procès.
l'intimé.
- Servîtear. Contumace ,
Bâton levé, soufflet, coup de pied. Ab;
CHICAIÏEAU.
De grâce ,
Rendez-les-moi plutôt.
l'intimé.
Suffît au'ils soient reçus ;
Je ne les voudrois paj» donner pour mille écus.
SCENE V.
LÉANDRE, EH ROBE DE COMMISSAIRS;
C H I C A N E A U, L ' 1 N T 1 M É.
l'intimé.
Voici fort à propos mousieur le commissaire.
Monsieur, votre présence est ici nécessaire.
Tel que vous me voyci . .aonsieur ici présent
M'a d'un fort grand soufliet fait un petit présent.
LÉANDRE,
A vous, monsieur.^
l'intimé.
A moi, parlant à ma personne.
Item , un coup de pied ; plus , les noms qu'il me donne.
L É JL N D R E.
Avez-vous des témoins.-*
ACTE II, SCENE V. 239
t' I rr T I M i.
Monsieur , tâtcz plutôt ;
Le soufflet sur ma joue est encore tout chaud.
r, É A N D R E.
Pri#en flagrant délit, affaire criminelie.
CHICANEAU.
Foin de moi!
I. ' I N T I M É.
Plus, sa fille, au moins soi-disant telle,
A mis un mien papier en moi'ceaux, protestant
Qu'on lui feroit plaisir, et que d'un œil content
Elle nous défioit.
i.Éi.iTDRE,à l'Intimé.
Faites venir la liUe.
L'esprit de contumace est dans cette famille.
CHicANEAu,/z pari.
Il faut absolument q'i'on m'ait ensorcelé.
Si j'en connois pas un , je veux être étranglé.
I. É A N D H E.
Comment ! battre un huissier ! Mais voici la rebelle.
SCENE VI.
ISABELLE, LÉANDRE, CHICANEAU.
L'INTIMÉ.
I- ' I N T I M É , « Isabelle.
Vous le reconnoissez?
L É A N D R E.
Hé bien, mademoiselle.
C'est donc vous qui tantôt braviez notre officier ,
Et qui si hautement osez nous délier.''
Votre nom .'
ISABELLE.
Isabelle.
L é Alf D R E.
Ecrivez, Et votre âge ?
940 L E s P L A I D E U R s.
ISABELLE.
Dix-hoit ans.
CHICAWEXU.
Elle en a quelque peu davantage :
Mais n'importe.
L É A ÏT D R I,
Etes-vous en pouvoir de mari?
ISABELLE.
Non, monsieur.
L É A ir O R E.
Tons riez? Ecrivez qu'elle a ri.
OHICANEAL.
Monsieur, ne parlons point de maris à des filles;
Voyez-vous, ce sont la des secrets de familles.
L É A s D R E.
Mettee qu'il interrompt.
CHlCAirEAC.
Hé .' je n'y pensois pas.
Prends bien garde , ma fille , à ce que tu diras.
L É A 3» D R E.
Là , ne vous troublez pas. Répondez à votre aise.
On ne veut pas rien faire ici qui vous déplaise.
N'avez-vous pas reçu de l'buissier que voilà
Certain papier tantôt.^
ISABELLE.
Oui , monsieur.
CHICAKEAU.
Bon cela.
L É A îf D R E.
Ave»-vous déchiré ce papier sans le lire ?
ISABELLE.
Monsieur , je l'ai lu.
CHICAKEAU.
Bon.
i.ÉA2rDRE,â l'Intimé.
Continuez d'étrire.
ACTE II, SCENE VI. 141
( à Isabelle. )
Et pourquoi ravez-vous décliiré?
■ISABELLE.
J'avois peur
Que mon père ne prît l'affaire trop à cœur,
Et qu'il ne s'échauffât le sang à sa lecture.
CHICANEA.C.
Et tu fuis les procès } C'est méchanceté pure.
L l^A. N D R E.
Tous ne l'avez donc pas déchiré par dépit,
Ou par mépris de ceux q^ vous l'avoient écrit?
ISABELLE.
Monsieur , je n'ai pour eux ni mépris ni colère.
LÉANDRE,à l'Intimé.
Ecrivez.
CHICANEAtJ.
Je vous dis qu'elle tient de son père ;
Elle répond fort bieti.
L É A N D R E.
Vous montrez cependant
Pour tous les gens de robe un mépris évident.
ISABELLE.
Une robe toujours m'avoit choqué la vue ;
Mais cette aversion à-présent diminue.
CHICAWEAU.
La pauvre enfant ! Va , va , je te marierai bien ,
Dès que je le pourrai, s'il ne m'eu coûte rieu.
L É A lî D R E.
A la justice donc vous voulez satisfaire ?
ISABELLE.
Monsieur, je ferai tout pour ne vous pas déplaire.
l'intimé.
Monsieur, faites signer.
L É A H D R E.
Dans les occasions
Soutiendrez-Tous au moins vcs dépositions.**
a4a ' L E S P L A I D E U R S.
ISA.BELLE.
Monsieur , assurez-vous qu'Isabelle est constante.
I, É A. ÎT D R E.
Signez. Cela va bien, la justice est contente.
Çà, ne si^ei-vous pas, monsieur?
caiCA-WEAr.
Oui-dà , galment ,
A tout ce qu'elle a dit je signe aveuglement.
L É A :? D R E, ba^ à Isabelle.
Tout va bien. A mes vœux le succès est conforme :
Il signe un bon contrat écrit en bonne forme;
Et sera condamné tantôt sur son écrit.
chicxîteau, à part.
Que lui dit-il.^ Il est cbariné de son esprit.
I- É A !î D R E .
Adieu. Soyez tonjours aussi sage que belle,
Tout ira bieu. ilaissier , remenez-la chez elle.
Et vous, monsieur, marchez.
CHICAXEAU.
Où, monsieur?
L É A Zî D R F.
SniTcz-mok
CHICAXKAr.
Où donc ?
I. É A W D R E.
Vous le saurez. Marchez, de par le roi.
C H I C A N K A u.
Comment I
SCENE VII.
LÉAÎ^DRE, CHICANEAU, PETIT JEAN.
PETIT JEATf.
Holà! quelqu'un n'a-t-il point vu mon
maître ?
ACTE II, SCENE VIL ^ 243
Quel cliemin a-t-il pris ? la porte , ou la fenêtre ?
L £ ▲ N D R E.
'A l'autre!
PETIT JEAK.
Je ne sais qu'est devenu son fils;
Et pour le père , il est où le diable l'a mis.
Il me redemandoit sans cesse ses ëpices;
Et j'ai tout bonnement couru dans les offices
Cbercber la boite au poivie : et lai, pendant cela,
Est disparu.
SCENE VIT T.
DANDIN, AuwE Ltici-RNE; LÉANDRE
CHICANE AU, L'INTIM É, PETIT J LAN.
D A w n I w.
Paix! paix .' que l'on se taise là.
L £ A ir r> R £.
Hé! grand dieu!
PETIT JEAIT.
Le voilà , ma foi , dans les gouttières.
D A N D I N.
Quelles gens êtes-vous? Quelles sont vos affaires.'
Qui sont ces gens en robe.»' Etes-vous avocats.**
Çà, parlez.
PETIT JE1.N.
Vous verrez qu'il va juger les chats.
D A W D I N.
Avez-vons eu le soin de voir mon secrétaire?
Allez lui demander si je sais votre affaire^
L É A N D R E.
Il faut bien que je raille arracher de ces lieux.
Sur votre prisonnier, huissier, ayez les yeux.
PETIT JEAIT.
Ro, ho, monsieur!
244 L E S P L A I D E U R S.
Et suis-moi.
I, E i. ir D R E.
Tais-toi , sur les yeux de ta tête ;
SCENE IX.
LA COMTESSE, DAIN'DIN, CHIC ANEAU,
L'INTIMÉ.
D A. K D r K.
Dépêchez, donnez votre requête.
CHICAITEA.U.
Monsieur , sans votre aveu l'on me fait prisonnier.
T.A.C05ITESSE.
Hé , mon dieu ! j'appercois monsieur dans son gremer.
Qaefait-illà?
I. ' I IT T I M É.
Madame , il y donne audience.
Le champ vous est ouvert.
CHICANEAU.
On me fait violence ,
Monsieur , on m'injurie , et je venois ici
Mu plaindre à vous.
t, À. COMTESSE.
Monsieur , je viens me plaindre aussi.
CHICAÎTEAU et LA COMTESSE.
Vous vtîyez devant vous mon adverse partie.
l'intimé.
Parbleu! je me veux mettre aussi de la partie.
CHIC AN EAU, LA COMTESSE, l'iKTIMI
Monsieur, je viens ici pour un petit exploit.
CHICAWEAIT,
Hé ! messiears , tour-ù-tour exposons notre droit.
LA COMTESSE.
Son droit. ^ Tout ce qu'il dit sont autant d'impostures.
ACTE II, SCENE IX. 945
D A. N D I ir.
Qu'est-ce qu'on vous a fait?
CHICA.NEA.U, LA COMTESSE, l'iNTIMÉ.
On m'a dit des injures.
l'intimé, continuant.
Outre un soufflet , monsieur, que j 'ai reçu plus qu'eux.
C. H I C A N E A U.
Monsieur, je suis cousin de l'un de vos neveux.
I.A COMTESSE.
Monsieur, père Cordon vous dira mon affaire.
l'i !«■ T I M É.
Monsieur, je suis bâtard de votre apotliicaire.
n A N D I ir.
Tos qualités.-*
LA COMTESSE.
Je suis comtesse.
l'i IT T I M É.
Huissier.
CHICANEAU.
Bourgeois.
Messieurs....
i> A N D iw , 5e retirant de la lucarne»
Parlez toujours , je vous entends tous trois.
CHICANEAU.
Monsieur....
l'intimé.
Bon ! le voilà qui fausse compagnie.
LA COMTESSE.
Hélas !
CHICANEAU.
Hé quoi! déjà l'audipice est finie?
Je n'ai pas eu le temps de lui dire deux mots.
ai.
a46 LES PLAIDEURS.
SCENE X.
LÉANDRE, SANS robe; CHICANEAU,
LA COMTESSE, L'INTIMÉ.
I. É A K D R ï.
Messieurs , voulez- vous bien nous laisser en repos?
CHICANEAU.
Monsieur , pent-OD entrer?
I. £ A N D RE.
Non, monsieur, ou je meure.
CHICANEAU.
Hé! pourquoi? j 'au '•ai fait en une petite heure,
En deux heures au plus.
LÉANDRE.
On n'entre point, monsieur.
LA COMTESSE.
C'est bien fait de /ermer la porte à ce crieur.
Mais moi....
I. É A N D R E.
L'oun' entre point, madame, je VOUS jure.
LA COMTESSE.
Ho , monsieur ,j 'ontreraL
LÉANDRE.
Peut-être.
LA COMTESSE.
J'en suis sûre.
LÉANDRE.
Par la fenêtre donc ?
LAC OJI T E s s E.
Par llporte.
LÉANDRE.
n faut voir.
CEI C_A N E A U.
Quand je devrois ici demeurer jusqu'au soir.
ACTE II, SCENE XI. 247
SCENE XL
LÉANDRE, CHICANE AU, LA COMTESSE,
L'INTIMÉ, PETIT JEAN.
PETIT JEAK, à Léandre.
On ne l'entendra pas, quelque chose qu'il fasse.
Parbleu ! je l'ai fourré dans notre salle basse ,
Tout auprès de la cave.
I, É A N D R E.
En un mot comme en cent,
On ne voit point mon père.
CSICANEAU.
He bien donc ! si pourtant
Sur toute cette affaire il faut que je le voie....
( Dandin paraît par le soupirail. )
Mais que vois-je ? Ah .' c'est lui que le ciel nous renvoie !
I. É A ir D R E.
Quoi ! par le soupirail .'
PETIT JEAN.
Il a le diable au corps.
CHICANEAU.
Monsieur....
D A W D I N.
L'impertinent ! Sans lui j'étois dehors.
CHICANEAU.
Monsieur....
D A H D I If .
Retirez-vous , vous êtes une bêle.
CHICA NEAU.
Monsieur, voulez-vous bien....
D A N D IW.
Vous me rompez la tête.
CHICANEAU.
Monsiear, j'ai commandé.»
aA$ LESPLAIDEURS.
D A W D I W.
Taisez-Toa», vous dit-on.
CHICJLITEAr.
Que l'on portât chez vons...
D A N D I ir.
Qu'on le mené eu prison.
CHICAITEAU.
Certain qnartant de vin.
D A W D I W.
Hé ! je n'en ai que faire.
CHICANEAU.
C'est de très bon muscat.
D A ir D I F.
Redites votre affaire.
LÉAiïDRE, à l'Intimé.
Il faut les entourer ici de tous côtés.
I. A COMTESSE.
Monsieur, il vous va dire autant de faussetés.
CHICAWEAU.
Monsieur, je vous dis vrai.
D A w D I w.
Mon dieu ! laissez la dire.
LA COMTESSE.
Monsieur , écoutez-moi.
p A w D I w.
Souffrez que je re5
CBICAITEAU.
Monsieur...
D A W D I If.
Yous m'étranglez.
I.A COMTESSE.
Toa ruez les yeux vers moi.
D A N D I W.
EUe m'étrangle. Ay î ay .'
CHICAIÎEAr.
Vous m'entraînez , ma foi !
ACT^ II, SCENE XI. 249
Prenez garde , je tombe.
P£TIT jrAN.
Ils sont , sur ma parole ,
L'an et l'autre encavés.
MÉANDRE.
Tîte , que l'on y vole ;
Courez à leur secours. Mais au moins je prétends
Que monsieur Chicaneau, puisqu'il est là dedans.
N'en sorte d'anjourd'hai. L'Intimé, prends-y garde.
l' I IT T I M É.
Gardez le soupirail.
1, É A IT D R E.
Va vite, je le garde.
SCENE XII.
LA COMTESSE, LÉANDRE.
LA. COMTESSE.
Misérable! il s'en va lui piévenir l'esprit.
{parle soupirail.)
Monsieur, ne croyez rien de tout ce qu'il vous dit;
Il n'a point de témoins, c'est un menteur.
I. É A ir D R £.
Madame ,
Que leur contez vous là.^ Peut-être ils rendent l'ame.
LA COMTESSE.
Il lui fera, monsieur, croire ce qu'il voudra.
Souffrez que j'entre.
LÉANDRE.
Oli non ! personne n'entrera.
LA COMTESSE.
Je le-vois bien, monsieur, le vin muscat opère
Aussi bien sur le lîl» que sur l'esprit du père.
Patience, je vais protester comme il faut
Contre monsienr le juge et contre le quartant.
aSo LES PLAIDEURS.
L É JL 17 D B E.
Allez donc , et cessez de nous rompre la tête.
Que de fous ! Je ae fus jamais à telle fête.
SCENE XIII.
DANDIN, LÉANDRF, L'INTIMÉ.
l/ I IT T I M É.
Monsieur, où courez vous? C'est vous mettre en
danger.
Et vous boitez tout bas.
Je veux aller jngcr.
I, É A N D R E.
Comment , mon père ! Allons , permettez qu'on vou»
panse.
Tite, un chirurgien.
D A. X D I îf.
Qu'il vienne à l'audience.
I. É A ir D R E.
Hél mon père! arrêtez...
D A K D ï X.
Oh î je vois ce que c'est :
Tu prétends faire ici de moi ce qui te plaît ;
Tu ne gardes pour moi respect ni complaisance :
Je ne puis prononcer une seule sentence.
Achevé, prends ce sac. prends vite.
L É A ir D R E.
Hé ! doucement,
Mon père. Il faut trouvfr quelque accommodement.
Si pour vous, sans ji ger, la vie est un supplice,
Si vous êtes pressé de rendre la justice ,
Il ne faut point sortir pour cela de chez vous ;
Exercez le talent, et jugez parmi nous.
D A !» D I N.
Ne raillons point ici de la magistrature.
1
ACTE II, SCENE XIII. a5i
Vois-tu? je ne veux point être un juge en peinture.
I. É AIT D R E.
Vous serez; au contraire , un juge sans appel,
Et juge du civil comme du criminel.
Vous pourrez tous les jours tenir deux audiences:
Tout vous sera rh»z vous matière de sentences.
Un valet manque-t-il de rendre un verre net ;
Condamnez-le à l'amende , ou , s'il le casse , au fouet.
1i X N D im.
C'est quelque chose. Eacor passe quand on raisonne.
Et mes vacations, qui les paiera? personne?
1 É A K D R E.
Leurs gages vous tiendront lieu de nantissement.
D A N D I Tï.
Il parle, ce me semble, assez pertinemment.
L É A w nRE,
Contre un de vos voisins...
SCENE XIV.
D AND IN, LÉ AND RE, L'INTIMÉ,
P E T II JEAN.
PETIT JEAK.
Arrête ! arrête .' attrape !
LÉAirnRE, à l'Intimé.
Ah î c'est mon prisonnier , sans doute , qui s'échappe ?
l' I It T I M É.
Non, non, ne craignez rien.
PETIT JEAW.
Tout est perdu... Qtron...
Votre chien... vient là-bas de niangei un chapon.
Rien n'est sur devant lui ; ce qu'il trouve il l'emporte.
I. É /. W ]) R E.
Bon, voilà pour mon perc rae cause. Main forte.
Qu'on se mette après lui. Courez tous.
aSa LESPLAIDEUKS.
D A N D I X.
Point de bruit,
Tout doux. Un amené sans scandale suffit.
MÉANDRE.
Cà, mon père, il faut faire un exemple authentique;
Jugez sévèrement ce voleur domestique.
D A N D I lï.
Mais je veux faire au moins la chose avec éclat.
Il faut de part et d'autre avoir un avocat.
Nous n'en avons pas un.
I, É A N D R E.
Hé bien! il en faut faire.
Voilà votre portier et votre secrétaire;
Vous en ferez , je crois , d'escellents avocats :
Ils sont fort ignorants.
t' I w T I »i É.
Non pas , monsieur, non pas.
J'endormirai monsieur tout aussi bien qu'un autre
PETIT JEAW.
Pour moi , je ne sais rien ; n'attendez rien du nôtre.
I. É A W D K E.
C'est ta première cause, et l'on te la fera.
PETIT JEAIT.
Mais je ne sais pas lire.
X. É A N D R E.
Hé ! l'on te soufflera.
D A If D I K.
Allons nous préparer. Çà, messieurs, point d'intrigue.
Fermons l'œil aux présents, et l'oreille à la brigue.
Yous, maître Petit Jean , serez le demandeur :
Vous, maitre l'Intimé, soyez le défendeur.
FIK DU SECOWD ACTE.
ACTE TROISIEME.
SCENE I.
CHICANEAU, LÉANDRE,
LE SOUFFLEUR.
^^ CHICANEAU.
Oui , monsieur, c'est ainsi qu'ils ont cond ai» l'affaire ;
L'huissier m'est inconnu, comme le commissaire.
Je ne mens pas d'un mot.
L É A N D R E.
Oui , je crois tout cela ;
Mais , si vous m'en croyez, vous les laisserez là.
En vain vous prétendez les pousser l'un et l'autre ;
Vous troublerez bien moins îeur repos que le vôtre.
Les trois quarts de vos biens sont déjà dépensés
A faire enfler des sacs l'un sur l'ancre entassés ;
Et dans une poursuite à vous-même contraire...
CHICANEAU.
Vraiment vous me donnez un conseil salutaire ;
Et devant qu'il soit peu je veux en profiter :
Mais je vous prie au moins de bien solliciter.
Puisque monsieur Dandin va donner audience,
Je vais faire venir ma fille en diligence.
On peut l'interroger , elle est de bonne foi ;
Et même elle saura mieux répondre que moi.
L É A N» R E.
Allez et revenez, l'on vous fera justice.
LE s O U F F T. E U a.
Quel hommeT
a54 LESPLAIDEURS.
SCENE II.
LÉANDRE, LE SOUFFLEUR.
LÉ A.ND KE.
Je me sers d'un étrange artifice :
Mais mon père est un homme à se désespérer ;
Et d'une caase en l'air il le faut bien lenrrtr.
D'ailleurs, j'ai mon dessein, et je veux qu'il condamne
Ce fou qui réduit tout au pied de la chicane.
Mais voici tous nos gens qui marchent sur nos pas.
SCENE III.
D AND IN, LÉ AND RE; L'INTIMÉ
ET PETIT JEAN EN robe;
LE SOUFFLEUR.
n ▲ 17 D I ir.
Çà, qu'êtes-vous ici?
I.É AÎTDRE.
Ce sont les avocate,
n A 9 D I ir , au Soufjleur.
Vous.?
LE SOUFFLEUR,
Je viens secourir leur mémoire troublée
D ATTTÏlir.
Je vous entends. Et vous?
L É AXDR E.
Moi? je suis ras$emble<-.
D A.K D I If.
Commencez donc.
LE SOUFFLEUR.
Messieurs...
PETIT JEAIT.
Ho.' prcuez-le plui i>«t;
ACTEIII, SCENEIII. i55
Si vous soufflez si haut, Ton ne m'entendra pas.
jNÎpssiears....
n A K D I N.
Couvrez-vous.
PETITJEÀW.
Oh! Mes...
D A K D I N.
Courrez-vous, rons di«-je.
PETIT JEAN.
Oh ! monsieur ! je sais bien à quoi l'honneur m'oblige.
D A K D I N.
Ne te couvre donc pas.
PETIT JEAK.
(se couvrant.) {au Sottffleii^.^
Messieurs.... Vous, doucement ;
Ce que je sais le mieux, c'est mon commencement.
Messieurs, quand je regarde avec exactilude
L'inconstance du monde et sa vicissitude ;
Lorsque je vois, parmi tant d'hommes différents,
Pas une étoile fixe, et tant d'astres errants;
Quand je vois les Césars, quand je vois leur fortune;
Quand je vois le soleil, ^t quand je vois la lune ;
Bal'yloniens.
Quand je vois les états des Bab-boniens
Persans. Macédoniens.
Transférés des Serpents aux Nacédonieus ;
Romains. despotique.
Quand je vois les Lorrains , de Tétat dépotique ,
démocratique.
Passer au démocrite , et puis au monarchique ;
Quand je vois le Japon...
. l' I N T I M É.
Quand aura-t-il tout va?
PETIT JEAW.
Oh ! pourquoi celui-là m'a-t-il int«rrompu?
Je ne dJrai plus rien.
25fi L E s P L A I D E U R s.
D A. IT D I W.
Avocat incommode ,
Qae ne lui laissez-vons finir sa période?
.le saoïs sang et eau , pour voir si da .lapon
Il vienJro.t à bon port au fait de son chapon ;
Et vous l'interrompez par tin discours frivole.
Parlez donc, avocat.
PETIT JEA.ir.
J'ai perdu la parole,
z. É A. ir D R E.
Achève, Petit Jean : c'est fort bien débuté.
Maie que font là tes bras pendants à ton côté?
Te vo'là sur tes pieds droit comme une statue.
Dégourdis -toi. Courage; allons, qu'on s'évertue.
PETIT ^EAw, remuant les bras.
Quand... je vois... Quand... je vois...
I. É A. IT D F. E.
Dis donc ce que tu vois.
PETIT JEAW.
Oh dame • on ne court pas deux lièvres à-la-foi».
LE SOUFFLEUR.
On lit...
PETIT JEAN.
On lit...
LE SOUFFLET a.
Dans la...
PETIT JEA.jr.
Dans la...
LE SOUFFLEUR.
Métamorphose...
PETIT JEAV.
Comment?
I.E .««OUFFLEUR.
Que la métem...
PETIT JEA>.
Que la métem.
ACTE III, SCENE III. i5^
LE SOUFFLEUR.
Psycose.^-
PETIT JEAK.
Psycose...
I,E SOUFFLEUR.
Hé ! le cheval !
PETITJEAW.
El le cheval. .
LE SOUFFLEUR.
Encor !
PETIT 3 Z AV.
Encor...
LE SOUFFLEUR.
Le ehien !
PETIT JEAir.
Le chien...
LE SOUFFLEUR.
Le buior !
PETIT JEAir.
Le bntor...
LE SOUFFLEUR.
Peste de l'avocat!
PETIT JEAK.
Ah! peste de toi-même!
Vovez cet autre avec sa face de carême !
Ta-t'en au diable.
D A n D I K .
Et vous . venez au fait. Un mot
Du fait.
PETIT JEAW.
Hé ! faut-il tant tourner autour du pot ?
Ils me font dire aussi des mots longs d'une toise,
De grands mots qui tiendroient d'ici jusqu'à Pontoiae.
Pour moi , je ne sais point tant faire de façon
Pour dire qu'un mâtin vient de prendre un chapon.
Tant y a qu'il n'est rien que votre chien ne prenne ;
a2.
a58 LES PLAIDEURS.
Qu'il a mangé là-bas nn bon chapon da Maine ;
Que la première fois que je l'y trouverai.
Son procès est lout fait, et je l'assommerai.
L É A N D R E.
Belle conclusion, et digne de l'exorde î
PETIT J iPx K,
On l'entend bien toujcnrs. Qui voudra mordre
y morde.
D X N D I w.
Appelez les témoins.
L É A. W D R E.
' C'est bien dit , s'il le peut :
Les témoins sont fort chers , et n'en a pas qui vent.
PETIT JEAK.
If Dus en avons pourtant , et qui sont sans reproche.
D A w n I If.
Faites-les donc venir.
PETIT JEAir.
Je les ai dans ma poche.
Tenez, voUà la tête et les pieds du chapon ;
Voyez -les , et jugez.
l' I W T I M É.
Je les récuse.
D A N D I N.
Bon!
Pourquoi lei récuser.'
I.' I W T I M É.
Monsieur, ûs sont du Maine.
D A n D I IT.
B est vrai que du Mans il en vient par douzaine.
l' I N T I M i.
Messieurs...
D A w D I w.
Serez-vous long , avocat .' dites-moi.
l' I N T I M t.
Je ne réponds de rien.
ACTE III, SCENE III. z5ç^
D A N D I N.
Il est de bonne foi.
l' I N T I M É, d'un ton finissant en fausset.
Messieurs, tout ce qui peut étonner un coupable,
Tout ce que les mortels ont de plus redoutable.
Semble s'être assemblé contre nous par basard,
Je veux d're la brigue et l'éloquence. Car ,
D'un côté, le crédit du défnnl m'éponvaule
Et de l'autre côté , l'éloquence éclatante
De maître Petit Jean m'éblouit.
D A. N D I N.
A-vocat,
De votre ton vous-même adoucissez l'éclat.
I,' I N T I M É.
( d'un ton ordinaire. ) ( du beau ton. )
Oui-dà, j'en ai plusieurs. Mais quelque défiance
Que nous doive donner la susdite éloquence ,
Et le susdit crédit; ce néanmoins, messieurs,
L'ancre de vos bontés nous rassure. D'ailleurs,
Devant le grand Dandin l'innocence est hardie;
Oui, devant ce Caton de basse Normandie,
Ce soleil d'équité qui n'est jamais terni :
YlCTRIX CAUSA. Dus PLACUIT, SED TICTA CaTOîVI.
D A N n I K.
Yraiment, il plaide bien.
l' I N T I M É.
Sans craindre aucune chose,
Je prends donc la parole, et je viens à ma cause.
Aristote, frimo péri Politicox ,
Dit fort bien...
DANDIN.
Avocat, il s'agit d'un chapon,
Et non point d' Aristote et de sa pobtique.
I.' I N T I M É.
Oui , mais rautorité du Péripatétique
â6o LES PLAIDEUR S-
ProuTeroit que le bien et le mal...
D A If D I N.
Je prétends
Qa'Aristote n*a point d'autorité céans.
Au fait.
l' I N T I M É-
Pausanias, en ses Corinthiaqne«...
J) A. N D I N.
Au fait.
Rebuffe
L INTIME.
D A If D I N.
Au fait , VOUS dis-je.
I.' I N T I M É.
Le grand Jacques...
D A N D I N.
Ati fait, au fait, au fait.
l' I N T I M É.
Harmenopul , iw PROJtPT....
D A N D I K.
Ob! je te vais juger.
I.' I N T I M É.
Ob .' vous êtes si prompt !
Voici le fait. (TJite.) Un cbien vient dans une cuisine,
Il y trouve un cbapon , lequel a bonne mine.
Or celui pour lequel je parle est affamé ,
Celui contre lequel je parle actem plumé :
Et celui pour lequel je suis prend en cachette
Celui contre lequel je parle. L'on décrète :
On le prend. Avocat pour et contre appelé :
Jour pris. Je dois parler, je parle; j'ai parlé.
D A K D I N.
Ta, ta, ta, ta. Voilà bien instruire une affaire!
Il dit fort posément ce dont on n'a que faire.
Et conrt le grand galop quand il e.^t â .son fait.
AGI L m, SCENE III. 261
l' I K T I M É.
Mais le premier, monsieur , c'est le beau.
D A. W D I W.
C'est le laid.
A-t-on jamais plaidé d'une telle métliode.^
Mais qu'en dit l'assemblée ?
I. É A w D R E.
Il est fort à la mode.
l' I N T I M É, d'un ton 'vehtment.
OD'arrive-t-iL,messieurs?On vient. Commfntvient-oh?
On poursuit ma partie. Ou force une maison.
Quelle maison? maison de notre propre juge.
Oa brise le cellier qui nous s^rt de refuge.
Do vol, de brigandage ou nous dériare auteurs.
On nous traîne, on nous livre à nos accusateurs,
A maître Petit Jean, messieurs. Je vous atteste :
Qui ne sait que la loi, Si Quis canis, Djgeste
De VI, paragrapho, messieurs... caponibus,
Est manifestement contraire à cet abus.**
Et quand il seroit vrai que Citron ma partie
Auroit mangé, messieurs, le tout, ou bien partie
Dudit cbapon: qu'on mette en compensation
Ce que nous avons fait avant cette action.
Quand ma partie a-t-elle été réprimandée .'*
Par qui votre maison a-t-elle été gardée .►•
Quand avons-nous manqué d'aboyer au larron.'
lémoins trois procureurs, dont icelui Citron
A décbiré la robe. On en verra les pièces.
Pour nous justifier , voulez-vous d'autres pièces.»'
PETIT JEAN.
Biaître Adam...
t' I N T I M É.
Laissez-nous.
PETIT JEAN.
L'Intimé...
2(Ja LESPLAIDEURS.
l' I K T I M É.
I^issez-noDs.
PETIT JEAK.
S'enroue.
l' I W T I M É.
Hé î laissez-nous. Euh ! euh !
D A If n I if^
Pi ep osez-vous,
Et concluez.
t'iiTTiMÉ, d'un ton pesant.
Puis donc qu'on nous permet de prendra;
Haleine, et que l'on nous défend de nous étendre ,
Je vais, sans rien omettre, et sans prévariquer,
Compendieusement énoncer, expliquer.
Exposer à vos yeux l'idée universelle
De ma cause , et des faits renfermés en iceUe.
n A JI D I N.
Il auroit plutôt fait de dire tout vingt fois
Que de l'abréger une. Homme , ou , qui que tu sois ,
Diable, conclus; ou bien que le ciel te confonde .'
X.' I N T 1 N É.
.Te Unis.
D A N D I N.
Ah!
l' I N T I M É,
Avant la naissance du monde....
D A s D I ?î , bâillant.
Avocat, ah! passons au déluge.
l' I N T I M É.
Avant donr
La naissance du monde et sa création.
Le monde, l'univers, tout, la nature entière
Eroit ensevelie au fond de la matière.
Lfs élt-raents , le feu , l'air , et la terre , et l'eau ,
Enfonces, culasses, ne faisoient qu'un monceau.
Une confusion, une masse sans forme,
ACTEIII, SCENEIII. 26Ï
Un désordre , uu chaos , une cohue énorme.
UrîCS ERA.T TOTO NA.TURAE VULTU!» IS ORBE ,
QUEM GrAECI DIXERE CHAOS, RUDIS INDIGESTAQUB
MOtES.
'' {Dandin endormi se laisse tombej\)
L É A IC D R E.
Quelle chute! mon père î
PETIT JEAW.
Ay, moasieur ! comme il dort !
L É A >^ I) R E.
Mon père, éveillez-vous.
PETIT jeA>-.
Monsieur, êtes-vous mort.'
li É A IT D R E.
Mou père !
D A IT D I W.
Hé bien? hé bien.*' quoi 7 qu'est-ce 7 Ah ! ah ! quel
homme !
Certes, je n'ai jamais dormi d'un ii bon somme.
L É A N D R E.
Mon père, il faut juger.
D ATT D I N.
Aux galères.
L £ A IT D R E.
Un chien
7 Aux galères 1
D A N D I K.
Ma foi! je n'y conçois plus rien.
De monde, de chaos, j'ai la tête troublée.
Hél concluez.
I. ' I N T I M É , lui présentant de petits chiens.
Venez , famille désolée ;
Venez , pauvres enfants qu'on veut rendre orphehns ,
Venez faire parler vos esprits enfantins.
Oui, messieurs, vous voyez ici notre misère :
Nous sommes orphelins, rende/, nous noire père.
a64 LES PLAIDEURS.
Noire père , par qui nous fûmes engendrés ,
Notre père , qui nous...
D A W D I N.
Tirez, tirez, tirez.
l'intimé.
INotre père , messieurs...
D A.K D I N.
Tirez donc. Quels vacarmisî
Ils ont pissé par-tout.
I,' I N T I M É.
Monsieur, voyez nos larincs.
D i. W D I N.
Ouf. Je me sens déjà pris de compassion.
Ce que c'est qu'à propos toucher la passion î
Je suis bien empêché. La vérité rae presse ;
Le crime est avéré ; lui-même il le confesse.
Mais, s'il est condamné, l'embarras est égal ;
Voilà bien des <?nfants réduits à l'hôpital.
Mais je suis occupé, je ne veux voir personne.
SCENE IV.
DANDIN, LÉANDRE, CHICANEAU,
ISABELLE, L'INTIMÉ, PETIT JEAN.
CHICANEAU.
Monsieur...
D A N D I N.
Oui, pour vous seuls l'audience se doniiv
Adieu... Mais, s'il vous plaît, quel est cet enfaut-là?
CHICANEAU.
C'est ma fille , monsieur.
n A N D I N.
Ké ! tôt , rappelez la.
I s A B E I. T, F .
Vcus êtes occupé.
ACTE III, s CE ]S E IV. a65
D A. N D I N.
Mol ' je n'ai point d'affaire.
(à Chîcaneau.J
Que ne me disiez-vous que vous étiez son ]>ere ?
CHICA.KEAU.
Monsieur...
D A. N D I N.
Elle sait mieux votre affaire que vous.
Dites.... Qu'elle est jolie, et qu'elle a les yeux doux'.
Ce n'est pas tout, ma tille, il faut de la sagesse.
Je suis tout réjoui de voir celte jeunesse.
Savez-vous que j'étois un compère autrefois?
On a parlé de nous.
ISA.BELI,E.
Ah ! monsieur , je vous crois.
D A. ÎT D I If.
Dis-nous : à qui veux-tu faire perdre la cause?
ISABELLE.
A personne.
D A K D I N.
Pour toi je ferai toute chofje.
Parle donc.
ISABELLE.
Je vous ai trop d'obligation.
D A N U I :!Y.
N'avez-vous jamais vu donner la question ?
ISABELLE.
Non; et ne le verrai, que je crois, de ma vie,
D A lî D I a*.
Venez, je vous en veux faire passer l'envie.
ISABELLE.
Hé monsieur! peut-on voir souffrir des malheureux?
D A N D I îf.
Bon .' cela fait toujours passer une heure ou deux,
CHICAWEATT.
IMonsieur, je viens ici poîir vous dire....
I. ' a3
366 LESPLAIDEURS.
L É A. K U R £.
Mon pei c ,
Je vons vais en deux mots dire tonte l'affaire.
C'est pour un mariage. Et vous saurez d'abord
Qu'il ne tient plus qu'à vous, et que fout est d'accord.
I^ (îlle le veut bien; son amant le respire :
Ce que la fille vent , le père le désire.
C'est à vous déjuger.
D A. n D I ir , se rasseyant.
Mariez au plutôt :
Dès demain, «i l'on vent ; aujourd'hui, s'il le faiii
T. É A ir D R E.
Mademoiselle, allons, voilà votre bean-pere;
Saluez -le.
GHICANEi V.
Comment !
D A If D I W.
Quel est donc ce mystère?
I. £ A TT D R E.
Ce que vous avez dit se fait de point en point,
T) A N D I N.
Puisque je l'ai ju{Ȏ, je n'en reviendrai point.
CIIICAWEAtr.
Mais ou ne donne pas une lilJe sans ell«.
I. K A w n R E.
Sans doute ; et j'en croirai la charmante Isabelle.
c H I c A K F. A tr.
Es-tu muette.' Allons, c'est à toi de parler.
Parle.
ISA B E ri. E.
Je n'ose pas^ mon père , en appeler,
c n I c A N E A r.
Mais j'en appelle .moi.
L É A N DR E, lui montrant un papier.
Toyez cette écriture.
Tous n'appellerez pas de votre signature.
ACTE1II,SCENEI'V ^67
CHICJLÎfEAU.
Plaît-il?
D A. N D I X.
C'est uji coatrat en fort bonne façon.
C H I C A If E A r.
Je To.s qu'on m'a surpris; mais j'en aurai raison:
De plus de vingt procès ceci sera la source.
On a la lîlle ; soit : on n'aura pas la bourse.
I, É A N D n E.
Hé monsieur î qui vous dit qu'on vous demande rien?
Laisstz-nous votre fille, et gardez votre bien.
c: H I c A w E A u.
Ab!
L É A N D R E.
Bion père , êtes-vous content de l'audience?
D A N D 1 N.
Oui-dà, Que les procès viennent en abondance ,
Et je passe avec vous le reste de mes jours.
Mais que les avocats soient désoimais plus court*
Et notre criminel ?
L É A N D R E.
!S'e parlons que de joie ;
Grâce î grâce ! mon père.
D AK n I N.
Hé bien , qu'on le renvoie.
C'est en votre faveur , ma bru , ce que j'en fais.
Allons nous délasser à voir d'autres procès.
FIW DU TOBfE PREMIEB.
TABLE
DES PIECES
COIfTE:ïUES OJlXS ce TOT. UME.
^Notice snr la vie et les ouvrages de Racine ,
Page -
L.t ThÉbaïde ou I.ES Frères fît ne mi a.,
tragédie, 17
Alexandre, tragédie , 7«j
AxDROMA<juE, tragétlie , 1 4 1
Le3 Plaideurs, oomcdie. anp
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9 ^