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Full text of "Oeuvres de J.J. Rousseau"

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I 


UNWi 


V.I2 


OEUVRES 


DE 


J.  J.  ROUSSEAU 


TOME  XII. 


DE  L'IMPRIMERIE  D%  JULES  DIDOT  AÎNÉ, 

RUE  DU  PONT-DE-LODI,   N*  6. 


OEUVRES 

DE 

J.  J.  ROUSSEAÏL 

NOUVELLE  ÉDITION,    ?_?,X— — ^-— 

AVEC  DES  ^OTE8  BISTORIQUEH  ET  CRITIQDEG; 

d'un  appendice  aux  confessions 

PAR  M.  MUSSAY  PATHAY. 


MÉLANGES. 


PARIS. 

WERDET  ET  LEQDIEN  FILS, 

BDE    DU    BATTOIR,    V""  30. 
M  DCCC  XXVI. 


GRfM> 


MÉLANGES. 


XII. 


^/^/■%,-%/%/^-%/^/^-%/*  %■%/%/%.  V>/'»-%/%/^-C'%<'%.-%/*'^-V^'*  %^'V'%/V^**'*'V-*f%'X  %/^'X-\/\/%.-%/%/X'\/%f\,-%/%/%-%/^^ 


PROJET 

POUR  L'ÉDUCATION 


DE  M.  DE  SAINTE-MARIK.* 


Vous  m'avez  fait  l'honneur,  monsieur,  de  me  con- 
fier  rinstruction  de  messieurs  vos  enfants  :  c'est  à  moi 
d'y  répondre  par  tous  mes  soins  et  par  toute  Tétendue 
des  lumières  que  je  puis  avoir;  et  j'ai  cru  que,  pour 
cela,  mon  premier  objet  devoit  être  de  bien  connoitre 
les  sujets  auxquels  j'aurai  affaire.  G'està  quoi  j'ai  prin- 
cipalement employé  le  temps  qu'il  y  a  que  j'ai  l'hon- 
neur d'éti'e  dans  votive  maison;  et  je  crois  d'être  suffi- 
samment au  fait  à  cet  égard  pour  pouvoir  régler  là- 
dessus  le  plan  de  leur  éducation.  I)  n'est  pas  néces- 
saire que  je  vous  fasse  compliment,  monsieur,  sur  ce 
que  j'y  ai  remarqué  d'avantageux  ;  l'affection  que  j'ai 
conçue  pour  eux  se  déclarera  par  des  marques  plus 
solides  que  des  louanges ,  et  ce  n'est  pas  un  père  aussi 
tendre  et  aussi  éclairé  que  vous  l'êtes  qu'il  faut  in- 
struire des  belles  qualités  de  ses  enfants. 

Il  me  reste  à  présent,  monsieur,  d'être  éclairci  par 
vous-même  des  vues  particulières  que  vous  pouvez 
avoir  sur  chacun  d'eux,  du  degré  d'autorité  que  vous 

« 

*  Ce  petit  écrit  a  dû  être  fait  vers  l'année  1 788  :  Rousseau  avoit 
alors  vinfjl-six  ans.  Il  est  adressé  à  M.  de  Mably,  grand-prév6t  de 
Lydn ,  et  frère  des  célèbres  ahbés  de  Mably  et  de  Condillac*. 

I. 


4  PROJET 

êtes  dans  le  dessein  de  m'accorder  à  leur  égard ,  et  des 
bornes  que  vous  donnerez  à  mes  droits  pour  les  ré- 
compenses et  les  châtiments. 

Il  est  probable ,  monsieur,  que  ,* m  ayant  feit  la  fa- 
veur de  m'agréer  dans  votre  maison  avec  un  ^ppoin- 
tement  honorable  et  des  distinctions  flatteuses ,  vous 
avez  attendu  de  moi  des  effets  qui  répondissent  à  des 
conditions  si  avantageuses  ;  et  Ton  voit  bien  qu'il  ne 
fialloit  pas  tant  de  frais  ni  de  façons  pour  donner  à 
messieurs  vos  enfants  un  précepteur  ordinaire  qui 
leur  apprît  le  rudiment ,  l'orthographe ,  et  le  caté- 
chisme :  je  me  promets  bien  aussi  de  justifier  d^  tout 
mon  pouvoir  les  espérances  favorables  que  vous  avez 
pu  concevoir  sur  mon  compte  ;  et,  tout  plein  d'ailleurs 
de  fautes  et  de  foiblesses ,  vous  ne  me  trouverez  ja- 
mais à  me  démentir  un  instant  sur  le  zélé  et  ratta- 
chement que  je  dois  à  mes  élèves. 

Mais,  monsieur,  quelques  soins  et  quelques  peines 
que  je  puisse  prendre,  le  succès  est  bien  éloigné  de 
dépendre  de  moi  seul.  C'est  l'harmonie  parfaite  qui 
doit  régner  entre  nous ,  la  confiance  que  vous  dai- 
gnerez m'accorder  ,  et  l'autorité  que  vous  me  don- 
nerez sur  mes  élèves  qui  décidera  de  l'effet  de  mon 
travail.  Je  crois,  monsieur,  qu'il  vous  est  tout  mani- 
feste qu'un  homme  qui  n'a  sur  des  enfants  des  di'oits 
de  nulle  espèce,  soit  pour  rendre  ses  instructions  ai- 
mables ,  soit  pour  leur  donner  du  poids ,  ne  prendra 
jamais  d'ascendant  sur  des  esprits  qui,  dans  le  fond , 
quelque  précoces  qu'on  les  veuille  supposer,  règlent 
toujours,  à  certain  âge,  les  trois  quarts  de  leurs  opé- 
rations sur  les  impressions  des  sens.  Vous  sentez  aussi 


d'éducation.  5 

quun  maître  obligé  de  porter  ses  plaintes  sur  toutes 
les  fautes  d'uu  enfant  se  {^Eurdera  bien ,  quand  il  le 
pourroit  avec  bienséance ,  de  se  rendre  insupportable 
en  renouvelant  sans  cesse  de  vaines  lamentations;  et, 
d  ailleurs ,  mille  petiteâ  occasions  décisives  de  faire 
une  correction ,  ou  de  flatter  à  *propos ,  s'échappent 
dans  l'absence  d'un  père  et  d'une  mère,  ou  dans  des 
moments  où  il  seroit  messéant  de  les  interrompre 
aussi  désagréablement  ;  et  l'on  n'est  plus  à  temps  d'y 
revenir  dana  un  autre  instant,  où  le  changement  des 
idées  d'un  enfant  lui  rendroit  pernicieux  ^e  qui  auroit 
été  salutaire;  enfin  un  enfant  qui  ne  tarde  pas  à  s'aper- 
cevoir de  l'impuissance  d'un  maitre  à  son  égard  en 
prend  occasion  de  faire  peu  de  cas  de  ses  défenses  et 
de  ses  préceptes ,  et  de  déti'uire  sans  iretour  l'ascen- 
dant que  l'autre  s'efforçoit  de  prendre.  Vous  ne  devez 
pas  croire,  monsieur,  qu'en  parlant  sur  ce  ton-là  je 
souhaite  de  me  procurer  le  droit  de  malti*aiter  mes- 
sieurs vos  enfants  par  des  coups;  je  me  suis  toujours 
déclaré  contre  cette  méthode  :  rien  ne  me  paroltroit 
plus  triste  pour  M.  de  Sainte-Marie  que  s'il  ne  restoit 
que  cette  voie  de  le  réduire;  et  j'ose  me  promettre 
d'obtenir  désormais  de  lui  tout  ce  qu'on  aura  lieu  d'en 
exiger,  par  des  voies  moins  dures  et  plus  convena- 
bles ,  si  vous  goûtez  le  plan  que  j'ai  l'honneur  de  vous 
proposer.  D'ailleurs ,  à  parler  franchement ,  si  vous 
pensez,  monsieur ,  qu'il  y  eût  de  Tignominie  à  mon- 
sieur votre  fils  d'être  frappé  par  des  mains  étrangères , 
je  trouve  aussi  de  mon  côté  qu'un  honnête  homme  ne 
sauroit  guère  mettre  les  siennes  à  un  usage  plus  honr 
teux  que  de  les  ^uployer  à  maltraiter  un  enfant: 


6  PROJET 

mais ,  à  Tégard  de  M.  de  Sainte-Marie ,  il  ne  manque 
pas  de  voies  de  le  châtier ,  dans  le  besoin ,  par  des 
mortiÉcations  qui  lui  feroient  encore  plus  d'impres- 
sion ,  et  qui  produiroient  de  meilleurs  efFets  ;  car ,  dans 
un  esprit  aussi  vif  que  le  sien ,  Tidée  des  coups  s'efla- 
cera  aussitôt  que  la  douleur ,  tandis  que  celle  d'un 
mépris  marqué,  ou  d'une  privation  sensible,  y  res- 
tera beaucoup  plus  long-temps. 

Un  maître  doit  être  craint  ;  il  faut  pour  cela  que 
Téléve  soit  bien  convaincu  qu'il  est  en  diH)it  de  le 
punir  :  mai^il  doit  surtout  être  aimé;  et  quel  moyen 
a  un  gouvernent*  de  se  faire  aimer  d'un  enfant  à  qui  il 
n'a  jamais  à  proposer  que  des  occupations  contraires 
à  son  goût ,  si  d'ailleurs  il  n'a  le  pouvoir  de  lui  accorder 
certaines  petites  douceurs  de  détail  qui  ne  coùtiiit 
presque  ni  dépenses  ni  perte  de  temps ,  et  qui  ne  lais- 
sent pas,  étant  ménagées  à  propos,  d'être  extrême- 
ment sensibles  à  un  enfant,  et  de  Tattacher  beaucoup 
à  son  maître?  J'appuierai  peu  sur  cet  article,  parce- 
qu'un  père  peut,  sans  inconvénient,  se  conserverie 
droit  exclusif  d'accorder  des  grâces  à  son  fils;  pourvu 
qu'il  y  apporte  les  précautions  suivantes,  nécessaires 
surtout  à  M.  de  Sainte-Marie ,  dont  la  vivacité  et  le 
penchant  à  la  dissipation  demandent  plus  de  dépen- 
dance. i<>  Avant  que  de  lui  faire, quelque  cadeau,  sa- 
voir secrètement  du  gouverneur  s'il  a  lieu  d'être  satis- 
fait de  la  conduite  de  l'enfont.  ^^  Déclarer  au  jeune 
homme  que  quand  il  a  quelque  grâce  à  demander ,  il 
doit  le  faire  par  la  bouche  de  son  gouverneur ,  et  que , 
s'il  lui  arrive  de  la  demander  de  son  chef,  cela  seul 
suffira  pour  l'en  exclure.  3°  Prendre  de  là  occasion  de 


y 


D'ÉDUCATION.  7 

repcocfaer  qudquefbis  an  goirrenieur  qu'il  est  trop 
bmn  y  que  scm  trop  de  fiunlité  nuira  au  progrès  de  son 
él^ve,  et  que  c  est  à  sa  prudence  %  lui  de  conî^^  ce 
qui  manque  à  la  modération  dW  enfant.  4°  Q^^  ^^  ^^ 
maître  croit  avoir  qnelque  raison  de  s'opposer  à  quel- 
que cadeau  qu'on  voudroit  faire  à  son  élève ,  refuser 
absolument  de  le  lui  accorder  jusqu'à  ce  qu'il  ait 
trouvé  le  moyen  de  fléchir  son  précepteur.  Ail  reste  ^ 
il  ne  sera  point  du  tout  nécessaire  d'expUquer  au  jetme 
enfeot  j  dans  l'occasion  ^  qu'on  lui  accorde  quelque 
fiiveur,  précisément  parcequ'il  a  bien  fa^t  son  devoir; 
mais  il  vaut  mieux  qu'il  conçoive  que  les  plaisirs  et 
lesidouceurs  sont  les  suites  naturelles  de  la  sagesse 
et  de  la  bonne  conduite,  que  s'il  les  regardent  comme 
des  récompenses  arbitraires  qui  peuvent  dépendre  du 
caprice  y  et  qui,  dans  le  fond,  ne  doivent  jamais  être 
proposées  pour  l'objet  et  le  prix  de  l'étude  et  de*  la 
vertu. 

Voilà  tout  au  moins ,  monsieur ,  les  droits  que  vous 
devez  m'accorder  sur  monsieur  votre  fils,  si  vous 
souhaitez  de  lui  donner  une  heureuse  éducation ,  et 
qui  réponde  aux  belles  qualités  qu'il  montre  à  bien 
des  égsirds ,  mais  qui  actuellement  sont  offusquées  peur 
beaucoup  de  mauvais  plis  qui  demandent  d  être  cor* 
rigés  à  bonne  heure,  et  avant  que  le  temps  ait  rendu 
la  chose  impossible.  Cela  est  si  vrai ,  qu'il  s'en  faudra 
beaucoup ,  par  exemple,  que  tant  de  précautions  ne 
soient  nécessaires  envers  M.  de  Gondillac  ;  il  a  autant 
besoin  d'^e  poussé  que  l'autre  d'être  rftenu,  et  je 
saurai  bien  prendre -de  moi^inéme  tout  l'ascendant 
dont  j'aurai  besoin  sur  lui  :  mais  pour  M.  de  Sainte- 


8  PROJET 

Marie,  cest  un  coup  de  partie  pour  son  éducation, 
que  de  lui  donner  ime  bride  qu  il  sente ,  et  qui  soit  oa- 
paMe  de  le  retenir  ;  et,  dans  F^tat  où  sont  les  choses , 
les  sentiments  que  vous  souhaitez,  monsieur,  qu'il 
ait  sur  mon  cojnpte,  dépendent  beaucoup  plus  de 
vous  que  de  moi-même. 

Je  suppose  toujours,  monsieur,  que  vous  n  auriez 
getrde  êk  confier  Téducàtion  de  messieurs  vos  enfants 
à  un  homme  que  vous  ne  croiriez  pas  digne  de  votre 
estime;  et  ne  pensez  point ,  je  vous  prie,  que,  par 
le  parti  que  j'ai  pris  de  m'attacher  sans  réserve  à  votre 
maison  dans  une 'occasion  délicate,  j'aie  prétendu 
vous  engager  vous-même  en  aucUne  manière.  U  y  a 
bien  de  la  différence  entre  nous  :  en  faisant  mon 
devoir  autant  que  vous  m'en  laisserez  la  liberté ,  je 
ne  suis  responsable  de  rien  ;  et ,  dans  le  fond ,  comme 
vous  êtes ,  monsieur ,  le  maîti;e  et  le  supérieur  naturel 
de  vos  enfants,  je  ne  suis  pas  en  droit  de  vouloir,  à 
l'égard  de  leur  éducation,  forcer  votre  goût  de  se  rap- 
porter au  mien  :  ainsi ,  après  vous  avoir  fait  les  repré- 
sentations qui  m'ont  paru  nécessaires,  s'il  arrivoit 
que  vous  n'en  jugeassiez  pas  de  même ,  ma  conscience 
seroit  quitte  à  cet  égard ,  et  il  ne  me  resteroit  qu'à  me 
conformer  à  votre  volonté.  Mais  pour  vous ,  monsieur, 
nulle  considération  humaine  ne  peut  balancer  ce  que 
vous  devez  aux  mœurs  et  à  l'éducation  de  messieurs 
vos  enfants  ;  et  je  ne  trouverois  nullement  mauvais 
qu'après  m'avoin  découvert  des  défauts  que  vous  n'au- 
riez peut-être  pas  d'abord  aperçus,  et  qui  seroient 
d'une  certaine  conséquence  pour  mes  élèves ,  vous 
vous  pourvussiez  ailleurs  d'un  meilleur  sujet. 


d'éducation.  9 

0 

J  ai  donc  lieu  de  penser  que  tant  que  vous  me  sout^ 
irez  dans  votre  maison  vous  n'avez  pas  trouvé  en  moi 
de  quoi  effacer  Testime  dont  vous  m  aviez  boncnté.  Il 
est  vrai,  monsieur,  que  je  pourrois  me  plaindre  que , 
dans  les  occasions  où  j'ai  pu  commettre  quelque  faute, 
vous  ne  m'ayez  pas  fait  l'honneur  de  m'en  avertir 
tout  uniment:  c'est  ime  grâce  que  je  vous  ai  demandée 
en  entrant  chez  vous ,  et  qui  marquoit  du  moins  ma 
bonne  volonté  ;  et  si  ce  n'est  en  ma  propre  considé- 
ration, ce  seroit  du  moins  pour  celle  de  messieurs 
vos  enfants^  de  qui  l'intérêt  seroit  que  je  devinsse  ui^ 
homme  parfait,  s'il  étoit  possible. 

Dans  ces  suppositions,  je  crois,  monsieur,  que 
vous  ne  devez  pas  faire  difficulté  de  communiquer 
à  monsieur  votre  fils  les  bons  sentiments  que  vous 
pouvez  avoir  sur  mon  compte ,  et  que ,  comme  il  est 
impossible  que  mes  fautes  et  mes  foiblesses  échap- 
pent à  des  yeux  aussi  clairvoyants  que  les  vôtres ,  - 
vous  ne  sauriez  trop  éviter  de  vous  en  entretenir  en 
sa  présence;  car  ce  sont  des  impressions  qui  portent  * 
coup ,  et,  comme  dit  M.  de  La  Bruyère ,  le  premier 
soin  des  enfants  est  de  chercher  les  endroits  foibles 
de  leurs  maîtres,  pour  acquérir  le  droit  de  les  mé- 
priser :  or ,  je  demande  quelle  impression  pourroient 
faire  les  leçons  d'un  homme  pour  qui  son  écolier  au- 
rok  du  mépris. 

Pour  me.  flatter  d'un  heureux  succès  dans  Féduca- 
tion  de  monsieur  votre  fils,  je  ne  puis  donc  pas  moins 
exiger  que  d%n  être  aimé ,  craint ,  et  estimé.  Que  si  l'on 
me  répondoit  q|ie  tout  cela  devoit  être  mon  ouvrage , 
et  que  c'est  ma  faute  si  je  n'y  ai  pas  réussi ,  j'aurois  à 


lO  PROJET 

me  plaindre  d'un  jugement  si  injuste.  Vous  n'avez 
jamais  eu  d'explication  avec  moi  sur  lautorité  que 
vous  me  permettiez  de  prendre  à  son  égard  :  ce  qui 
étoit  d'autant  plus  nécessaire,  que  je  commence  un 
métier  que  je  n'ai  jamais  fait;  (|ue,  lui  ayant  trouvé 
d'abord  une  résistance  parfaite  à  mes  instructions  et 
une  négligence  excessive  pour  moi ,  je  n'ai  su  com- 
ment le  réduire;  et  qu'au  moindre  mécontentement 
il  couroit  chercher  un  asile  inviolable  auprès  de  son 
papa,  auquel  peut-être  il  ne  manquoit  pas  ensuite  de 
«onter  les  choses  comme  il  lui  plaisoit. 

Heureusement  le  mal  n'est  pas  grand  à  l'âge  où  il 
est;  nous  avons  eu  le  loisir  de  nous  tâtonner,  pour 
ainsi  dire,  réciproquement,  sans' que  ce  retard  ait  pu 
porter  encore  un  grand  préjudice  à  ses  progrès ,  que 
d  ailleurs  la  délicatesse  de  sa  santé  n'auroit  pas  permis 
de  pousser  beaucoup  <  ;  mais  comme  les  mauvaises 
habitudes,  dangereuses  à  tout  âge,  le  sont  infiniment 
plus  à  celui-là,  il  est  temps  d'y  mettre  ordre  sérieuse- 
«ment,  non  pour  le  charger  d'études  et  de  devoirs, 
mais  pour  lui  donner  à  bonne  heure  un  pli  d'obéis- 
sance et  de  docilité  qui  se  trouve  tout  acquis  quand  il 
en  sera  temps. 

Nous  approchons  de  la  fin  de  l'année  :  vous  ne 
sauriez,  monsieur,  prendre  une  occasion  plus  natu- 
relle que  le  commencement  de  l'autre  pour  faire  tin 
petit  discours  à  monsieur  votre  fils ,  à  la  portée  de  son 
âge,  qui,  lui  mettant  devant  les  yeux  les  avantages 
d'une  bonneéçlucation ,  et  les  inconvénients  d'une  en- 

'  Il  étoit  fort  languissant  ijuand  je  suis  entré  dans  la-  maison  ; 
aujourd'hui  sa  santé  s'affermit  visiblement. 


d'éducation.  Il 

fance  négligée,  le  didpose  à  se  prêter  de  bonne  grâce 
à  ce  que  la  connoissance  de  son  intérêt  bien  entendu 
nous  fera  dans  la  suite  exiger  de  lui;  après  quoi  vous 
auties  la  bonté  de  me  déclarer  en  sa  présence  qbe 
vous  me  rendez  le  dépositaire  de  votre  autorité  sur 
lui,  et  que  vous  m  accordez  sans  réserve  le  droit  de 
TpbUger  à  remplir  son  devoir  par  tous  les  moyens  qiH 
me  paroltront  convenables;  lui  ordonnant ,  en  consé- 
quence, de  m'obéir  comme  à  vous-même,  sous  peine 
de  votre  indigaatfon.  Cette  déclaration ,  qui  ïie  sera  que 
pour  faire  sur  lui  une  plus  vive  impression,  naura 
d^ailleurs  d'effet  que  conformément  à  ce  que  voufe 
aurez  |)ris  la  peine  de  me  prescrire  en  particulier. 

'Voilà,  monsieur,  les  préliminaires  qui  me  parois- 
sent  indispensables  pour  s'assurer  que  les  soins  que 
je  donnerai  à  monsieur  votre  fils  ne  seront  pas  des 
soins  perdus.  Je  vais  maintenant  tracer  l'esquisse  de 
son  éducation,  telle  que  j'en  a  vois  conçu  le  plan  sur 
ce  que  j'ai  connu  jusqu'ici  de  son  caractère  et  de  vos 
vues.  Je  ne  le  propose  point  comme  une  régie  à  la- 
quelle il  faille  s'attacher,  mais  comnie  un  projet  qui , 
ayant  besoin  d'être  refondu  et  corrigé  par  vos  lumières 
et  par  celles  de  M.  l'abbé  de....,  servira  seulement  à 
lui  donner  quelque  idée  du  génie  de  l'enfant  à  qui 
nous  avons  affaire.  Et  je  m*estimerài  trop  heureux 
que  monsieur  votre  frère  veuille  bien  me  guider  dans 
les  routes  que  je  dois  tenir  :  il  peut  être  assuré  que  je 
me  ferai  un  principe  inviolable  de  suivre  entièrement 
et  selon  toute  la  petite  portée  de  mes  lumières  et  de 
mes  talents ,  les  routes  qu'il  aura  pris  la  peine  de  me 
prescrire  avec  votre  agrément. 


12  PROJET 

Le  but  que  Ton  doit  se  proposer  dans  Téducation 
dun  jeune  homme,  cest  de  lui  former  le  cœur^  le 
jugement,  et  Tesprit;  et  cela  dans  l'ordre  que  je  les 
nomme.  La  plupart  des  maîtres,  les  pédants  surtout, 
regardent  l'acquisition  et  l'entassement  des  sciences 
comme  l'unique  objet  d'une  belle  éducation ,  sans 
penser  que  souvent,  comme  dit  Molière , 

Un  sot  savant  est  sot  plus  qu*UD  sot  ignorant. 

* 

D'un  autre  côté,  bien  des  pères,  méprisant  assez 
tout  ce  qu'on  appelle  études,  ne  se  soucient  guère 
que  de  former  leurs  enfants  aux  exercices  du  corps  et 
à  la  connoissance  du  monde.  Entre  ces  extrémités 
nous  prendrons  un  juste  milieu  pour  conduire  M.  vo- 
tre fils.  Les  sciences  ne  doivent  pas  être  négligées  ; 
j'en  parlerai  tout-à-l'heure.  Mais  aussi  elles  ne  doi- 
vent pas  précéder  les  mœurs,  surtout  dans  un  esprit 
pétillant  et  plein  de  feu,  peu  capable  d'attention  jus- 
qu'à un  certain  âge,  et  dont  le  caractère  se  trouvera 
décidé  très  à  bonne  heure.  A  quoi  airt  à  un  homme  le 
savoir  de  Varron ,  si  d'ailleurs  il  ne  sait  pas  penser 
juste?  Que  s'il  a  eu  le  malheur  de  laisser  corrompre 
son  cœur,  les  sciences  sont  dans  sa  tête  comme  autant 
d'armes  entre  les  mains  d'un  furieuse  De  deux  per- 
sonnes également  engagées  dans  It  vice,  le  moins  ha- 
bile fera  toujours  le  moins  de  mal  ;  et  les  sciences , 
même  les  plus  spéculatives  et  les  plus  éloignées  en 
apparence  de  la  société,  ne  laissent  pas  d'exercer  l'es- 
prit et  de  lui  donner,  en  l'exerçant,  une  force  dont  il 
est  facile  d'abuser  dans  le  commerce  de  la  vfe ,  quand 
on  a  le  cœur  mauvais. 


d'éducation.  i3 

Il  y  a  plus  à  Tégard  de  M.  de  Sainte-Marje.  Il  a 
cofiçu  un  dégoût  $i  fort  contre  tout  ce  qui  porte  le  nom 
d'étude  et  d'application  ^  qu'il  faudra  beaucoup  d'art 
et  de  tetnps  pour  le  détruire  :  et  il  seroit  fàftheux  que 
ce  temps-là  fût  perdu  pour  lui  ;  car  il  y  auroit  trop 
d'inconvénients  à  le  contraindre  ;  et  il  vaudroit  encore 
mieux  qu'il  ignorât  entièrement  ce  que  c'est  qu'étu- 
des et  que  sciences ,  que  de  ne  les  connottre  que  pour 
les  détester. 

A  l'égard  de  la  religion  et  de  la  morale,  ce  n'est 
point  par  la  multiplicité  des  préceptes  qu'on  pourra 
parvenir  à  lui  en  inspirer  des  principes  solides  qui 
servent  de  régie  à  sa  conduite  pour  le  reste  de  sa  vie. 
Excepté  les  éléments  à  la  portée  de  son  âge, 'on  doit 
moins  songer  à  feitiguer  sa  mémoire  d'un  détail  de 
lois  et  de  devoirs ,  qu'à  disposer  son  esprit  et  son  cœur 
à  les  connoitre  et  à  les  goûter ,  à  mesure  que  l'occasion 
se  présentera  de  les  lui  développer;  et  c'est  par  là 
même  que  ces  préparatifs  sont  tout-à-fait  à  la  portée 
de  son  âge  et  de  son  esprit ,  parcequ  ils  ne  renferment 
que  des  sujets  curieux  et  intéressants  sur  le  commerce 
civil ,  sur  les  arts  et  les  métiers ,  et  sur  la  manière  va- 
liée  dont  la  Providence  a  readu  tous  les  hommes  uti- 
les et  nécessaires  les  uns  aux  autres.  Ces  suji^ts ,  qui 
sont  plutôt  des  matières  de  conversations  et  de  pro- 
menades que  d'études  réglées ,  auront  encore  divers 
avantages  dont  l'effet  me  paroit  infaillible. 

Premièrement  9  u's^^fectant  point  désagréablement 
son  esprit  par  des  idées  de  conti'ainte  et  d'étude  réglée , 
et  n'exigeant  pas  de  lui  une  attention  pénible  et  conti- 
nue, ils  n'auront  rien  de  nuisible  à  sa  santé.  En  second 


l4  PROJET 

Iie»i ,  ils  accoutumeront  à  bonne  heure  son  esprit  à  la 
réflexion  et  à  considérer  les  choses  par  leurs  suites  et 
par  leurs  efFets.  Troisièmement,  ils  le  rendront  eu- 
,  lieHX  et  lui  inspireront  du  goût  pour  les  sciences  na- 
turelles. 

■  > 

Je  devrois  ici  aller  au-devant  d'une  impression  qu'on 
pourroit recevoir  de  mon  projet,  en  s'imaginant  que 
je  ne  cherche  qu'à  m'égayer  moi-même  et  à  me  dé- 
barrasser de  ce  que  les  leçons  ont  de  sec  et  d'en- 
nuyeux ,  pour  me  procurer  une  occupation  plus  agréa- 
ble. Je  ne  crois  pas ,  monsieur ,  qu'il  puisse  vous  tom* 
ber  dans  l'esprit  de  pepser  ainsi  sm^  mon  compte. 
Peut-être  jamais  homme  ne  se  fit  une  afiaire  plus  im- 
portante que  celle  que  je  me  fais  de  l'éducation  de 
messieurs  vos  enfants,  pour  peu  que  vous  veuilliez 
secxmder  mon  zèle.  Vous  n'avez  pas  eu  lieu  de  vous 
apercevoir  jusqu'à  présent  que  je  cherche  à  fuir  le  tra^ 
vail:  mais  je  ne  crois  point  que,  pour  se  donner  un 
air  de  zélé  et  d'occupation,  un  inaltre  doive  affecter 
de  Mircharger  se^  élèves  d'un  travail  rebutant  et  sé- 
rieux ,  de  leur  montrer  toujours  une  contenance  sé- 
vère et  £àchée ,  et  de  se  faire  ainsi  à  leurs  dépens  la 
réputation  d'homme  exact  et  laborieux.  Pour  moi, 
monsieur ,  je  le  déclare  une  fois  pour  toutes;  jaloux 
jusqu'au  scrupule  de  l'accomplissement  de  mon  de- 
voir, je  suis  incapable  de  m'en  relâcher  jamais  ;  mon 
goût  ni  mes  principes  ne  me  portent  ni  à  la  paresse 
ni  au  relâchement  :  mais  de  deu;^  voies  pour  m'assurer 
le  même  succès,  je  préférerai  toujours  celle  qui  coû- 
tera le  moins  de  peine  et  de  désagrément  à  mes  élèves  ; 
et  j'ose  assurer,  sans  vouloir  passeï^  pour  un  honime 


d'éducation.  ir> 


très  occupé  y  que  moins  ils  travailleront  eu  appa- 
rence 9  et  plus  en  effet  je  travaillerai  pour  eux. 

S'il  y  a  quelques  occasions  où  la  sévérité  soit  né- 
cessaire à  regard  des  enfants ,  c  est  daus  les  cas  où  kes 
mœurs  sont  attaquées ,  ou  quand  il  s'agit  de  corriger 
de  mauvaises  habitudes.  Souvent,  plus  un  enCsint  a 
d  esprit ,  et  plus  la  connoissance  de  ses  proprts  avan- 
tages le  rend  indocile  sur  ceux  qui  lui  restent  à  acqué- 
rir. De  là  le  mépris  des  inférieurs,  la  désobéissance 
aux  supérieurs ,  et  Timpolitesse  avec  les  égaux  :  quand 
on  se  croit  parfut ,  dans  quels  travers  ne  donue-t-on 
pas!  M.  de  Sainte-Marie  a  trop  d'intelligence  pour  no 
pas  sentir  ses  belles  qualités  ;  mais ,  si  Ton  n'y  prend 
g^de ,  il  y  comptera  trop ,  et  négligera  d'en  tirer  tout 
le  parti  qu'il  faudroit.  Ces  semences  de  vanité  ont  déjà 
produit  en  lui  bien  des  petits  penchants  nécessaires  4 
corriger.  C'est  à  cet  égard ,  monsieur ,  que  nous  ne  sau- 
rions agir  avec  trop  de  correspondmice  ;  et  il  est  trèr 
important  que ,  dans  les  occasions  où  l'on  aura  lieu 
d'être  mécontent  de  lui,  il  ne  trouve  de  toutes  part* 
quWe  apparence  de  mépris  et  d'indifférei^ce ,  qui  le 
mortifiera  d'autant  plus  que  ces  marques  de  froideur 
ne  lui  seront 'point  ordinaires.  C'est  punir  l'orgueil 
par  ses  propres  armes  et  l'attaquer  dans  sa  source 
méme^  et  l'on  peut  s'assurer  que  M.  de  Sainte-Marie 
est  trop  bien  né  pour  n'être  pas  infiniment  sensible  à 
l'estime  des  personnes  qui  lui  sontchères. 

La  droiture  du  «oeuf ,  quand  elle  est  alïermie  par 
le  raisonnement,  est  la  source  de  la  justesse  de  l'es- 
prit: un  honnête  homgie  pense  presque  toujours 
juste ,  et  quand  on  est  accoutumé  dès  l'enfance  à  ne 


l6  PROJET 

pas  s'étourdir  sur  la  réflexion ,  et  à  ne  se  livrer  au 
plaisir  présent  qu'après  en  avoir  pesé  les  suites  et 
balancé  les  avantages  avec  les  inconvénients ,  on  a 
presque,  avec  un  peu  d'expérience,  tout  l'acquis  né- 
cessaire pour  former  le  jugement.  Il  semble  en  ef- 
fet que  le  bon  sens  dépend  encore  plus  des  senti- 
ments du  cœur  que  des  lumières  de  l'esprit,  et 
l'on  éprouve  que  les  gens  les  plus  savants  et  les 
plus  éclairés  ne  sont  pas  toujours  ceux  qui  se  coi)- 
duisent  le  mieux  dans  les  affaires  de  la  vie  :  ainsi , 
après  avoir  rempli  M.  de  Sainte-Marie  de  bons  princi- 
pes de  morale,  on  pourroit  le  regarder  en  un  sens 
comme  assez  avancé  dans  la  science  du  raisonnement. 
Mais  s'il  est  quelque  point  important  dans  son  éduca- 
tion, c'est  sans  contredit  celui-là;  et  l'on  ne  sauroit 
tvop  bien  lui  apprendre  à  connottre  les  hommes ,  à 
savoir  les  prendre  par  leurs  vertus  et  même  par  leurs 
Ibibles ,  pour  les  amener  à  son  but,  et  à  choisir  tou- 
jours le  meilleur  parti  dans  les  occasions  difficiles. 
6ela  dépend  en  partie  de  la  manière  dont  on  l'exer- 
cera à  considérer  les  objets  et  à  les  retourner  de  toutes 
leurs  faces ,  et  en  partie  de  l'usage  du  monde.  Quant  au 
premier  point ,  vous  y  pouvez  contribuer  beaucoup , 
monsieur,  et  avec  un^très  grand  succès,  en  feignant 
quelquefois  de  le  consulter  sur  la  manière  dont  vous  de- 
vez vous  conduire  dans  les  incidents  d'invention  ;  cela 
flattera  sa  vanité ,  et  il  ne  regardera  point  comme  un 
travail  le  temps  qu'on  mettra  à  délibérer  sur  une  af- 
faire où  sa  voix  sera  comptée  pour  quelque  chose. 
C'est  dans  de  telles  conversations  qu'on  peut  lui  don- 
ner le  plus  de  lumières  sur  la  science  du  monde ,  et  il 


d'éducation.  17 

apprendra  plus  dans  deux  heures  de  temps  par  ce 
moyen  qu'il  ne  feroit  en  un  an  par  des  instructions 
en  régie:  mais  il  faut  observer  de  ne  lui  présenter  que 
des  matières  proportionnées  à  son  âge,  et  surtout 
l'exercer  long-temps  sur  des  sujets  où  le  meilleur 
parti  se  présente  aisément ,  tant  afin  de  l'amener  faci- 
lement à  le  trouver  comme  de  lui-même ,  que  pour 
éviter  de  lui  faire  envisager  les  affaires  de  là  vie  comme 
une  suite  de  problèmes  où,  les  divers  partis  parois- 
sant  également  probables ,  il  seroit  presque  indiffé- 
rent de  se  déterminer  plutôt  pour  l'un  que  pour  l'au- 
tre ;  ce  qui  le  méneroit  à  l'indolence  dans  le  raisonne- 
ment ,  et  à  l'indifférence  dans  la  conduite. 

L'usage  du  mondeest  aussi  d'une  nécessité  absolue , 
et  d'autant  plus  pour  M.  de  Sainte-Marie,  que,  né 
timide ,  il  a  besoin  de  voir  souvent  compagnie  pour 
apprendre  à  s'y  trouver  en  liberté ,  et  à  s'y  conduire 
avec  ces  grâces  et  cette  aisance  qui  caractérisent 
l'homme  du  monde  et  l'homme  aimable.  Pour  cela , 
mc^sieur ,  vous  auriez  la  bonté  de  m'indiquer  deux  ou 
trois  maisons  où  je  pourrois  le  mener  quelquefois  par 
forme  de  délassement  et  de  récompense.  Il  est  vrai 
qu'ayant  à  corriger  en  moi-même  les  défauts  que  je 
cherche  à  prévenir  en  lui,  je  pourrois  parottre  peu 
propre  à  cet  usage.  C'est  à  vous,  monsieur,  et  à  ma- 
dame sa  mère ,  à  voir -ce  qui  convient ,  et  à  vous  donner 
la  peine  de  le  conduire  quelquefois  avec  vous  si  vous 
jugez  que  cela  lui  soit  plus  avantageux.  Il  sera  bon 
aussi  que  quand  on  aura  du  monde  on  le  retienne  dans 
la  chambre,  et  qu'en  l'interrogeant  quelquefois  et  à 
pro]K>s  sur  les  matières  de  la  conversation ,  on  lui 
XII.  3 


l8  PROJET 

donne  lieu  de  s'y  mêler  insensiblement.  Mais  il  y  a  un 
point  sur  lequel  je  crains  de  ne  me  pas  trouver  tout- 
à*feit  de  votre  sentiment.  Quand  M.  de  Sainte-Marie 
se  trouve  en  compagnie  sous  vos  yeux ,  il  badine  et 
s'égaie  autour  de  vous ,  et  n  a  des  yeux  que  pour  «on 
papa ,  tendresse  bien  flatteuse  et  bien  aimable  ;  mais 
s'il  est  contraint  d'aboeder  une  autre  personne  ou  de 
lui  pcurler ,  aussitôt  il  est  découienancé ,  il  ne  peut  mar- 
cher ni  dire  un  seul  mot ,  ou  bien  il  prend  Textréme ,  et 
làcbe  quelque  indiscrétion.  Voilà  qui  est  pardonnable 
à  son  âge  :  mais  enfin  on  grandit  ^  et  ce  qui  convenoît 
hier  ne  convient  plus  aujourd'hui;  et  j'ose  dire  qu'il 
n'apprendra  jamais  à  se  présenter  tant  qu'il  gardera 
ce  défaut.  La  raison  en  est  qu'il  n'e^  poin^en  compa- 
^  gnie  quoiqu'il  y  ait  &  monde  autour  de  lui  ;  de  peur 
d'être  contraint  de  se  gêner,  il  affecte  de  ne  voir  per- 
sonne «  et  le  papa  lui  sert  d'objet  pour  se  distraire  de 
tous  les  autres.  Cette  hardiesse  forcée ,  bien  loin,  de 
détruite  sa  timidité,  ne  fera  sûrement  que  l'enracinet* 
davantage  tant  qu'il  n'osera  point  envisager  une  as- 
semblée ni  répondre  à  ceux  qui  lui  adressent  le  pa^ 
rôle.  Pour  prévenir  cet  inconvénient,  je  crois,  mon^ 
sîeur ,  qu'il  seroit  bien  de  le  tenir  quelqueMs  éloigné 
de  vous ,  soit  à  table ,  soit  ailleurs ,  et,  de  le  livrer  aux 
étrangers  pour  l'accoutumer  de  se  iamiliariser  avec 
eux. 

'  On  conduroit  très  mal  si,  de  tout  ce  que  je  viens 
de  dire,  on  oonchioit  (fie ,  me  voulant  débarrater  de 
la  peine  d^enséigner,  ou  peut-être  par  mauvais  goût 
méprisant  les  sciences ,  je  n'ai  nul  dessein  d'y  fonner 
monsieur  votre  fils,  et  qu'après  lui  avoir  enseigné  les 


d'éducation.  19 

éléments  indispeasables  je  m'en  tiendrai  là,  sans  me 
mettre  en  peine  de  le  pousser  dans  les  études  conve- 
nables. Ce  n'est  pas  ceux  qui  me  connottront  qui  rai- 
sonneroient  £dnsi  ;  on  sait  mon  goût  déclaré  pour  les 
sdences ,  et  je  les  ai  assez  cultivées  pour  avoir  dû  y 
feire  des  progrès  pour  peu  que  j'eusse  eu  de  dtspo*- 
sition. 

On  a. beau  parier  au  désavantage  des  études ,  et 
tâdier  d'en  anéantir  la  nécessité  et  d'en  grossir  les 
mauvais  effets ,  il  sera  toujours  beau  et  utile  de  sayoir  ; 
et  quant  au  pédantisme ,  ce  n'est  pas  l'étude  même 
qui  le  donne,  mais  la  mauvaise  disposition  du  sujet» 
Les  vrais  savants  sont  polis  ;  et  ils  sont  modestes , 
parceque  la  conqoissance  de  ce  qui  leur  manque  les 
empêche  de  tirer  vanité  de  ce  qu'ils  ont ,  et  il  n'y  a 
que  les  petits  jg;énies  et  les  demi-savants  qui ,  croyant 
de  savoir  tout,  m^piisent  orgueilleusement  ce  qu'ils 
ne  connoissent  point.  D'ailleurs ,  le  ^oût  des  lettres 
est  d'une  grande  ressource  dans  la  vie,  même  pour 
un  homme  d'épée.  Il  est  biân  gracieux  de  n'avoir  pas 
toujours  besoin  du  concours  des  autres  hommes  pour 
6e  procurer  des  plaisirs  ;  et  il  se  commet  tant  d'injus- 
tices dans  le  monde ,  l'on  y  est  sujet  à  tant  de^revers , 
qu'on  a  souvent  occasion  de  s'estimer  heureux  de 
trouver  des  amis  et  des  consolateurs  dans  son  ca*- 
binet ,  au  défaut  de  ceux  que  le  fnonde  nous  ôte  ou 
noué  refuse. 

Mais  il  s'agit  d  en  faire  nalti*e  le  goût  à  M.  votre 
fik ,  qui  témoifpie  actuellement  uiie  aversion  horrir 
bie  pour  tout  ce,  qui  sent  l'application.  Déjà  la  vio»- 
lenoe  n  y  doit  concourir  en  rien;  j'en  ai  dit  la  raison 


3. 


ao  PROJET 

ci-devant;  mais  pour  que  cela  revienne  naturelle- 
ment ,  il  faut  remonter  jusqu'à  la  source  de  cette  anti- 
pathie. Cette  source  est  un  goût  excessif  de  dissipation 
qu'il  a  pris  en  badinant  avec  ses  frères  et  sa  sœur ,  qui 
fait  qu  il  ne  peut  souffrir  qu'on  l'en  distraie  un  in- 
stant, et  qu'il  prend  en  aversion  tout  ce  qui  produit 
cet  effet;  car  d'ailleurs  je  me  suis  convaincu  qu'il  n'a 
nulle  haine  pour  Pétude  en  elle-même ,  et  qu'il  y  a 
même  des  dispositions  dont  on  peut  se  promettre 
beaucoup.  Pour  remédiera  cet  inconvénient,  il  fau- 
droit  lui  procurer  d'autres  amusements  qui  le  déta- 
chassent des  niaiseries  auxquelles  il  s'occupe ,  et  pour 
cela  le  tenir  un  peu  séparé  de  ses  frère?  et  de  sa  sœur  ; 
c'est  ce  qui  ne  se  peut  guère  faire  dans  un  apparte- 
ment comme  le  mien ,  trop  petit  pour  les  mouvements 
d'un  enfant  aussi  vif,  et  où  même  il  seroit  dangereux 
d'altérer  sa  santé,  si  l'on  vouloit  le  contraindre  d'y 
rester  trop  renfermé.  Il  seroit  plus  important,  mon- 
sieur ,  que  vous  ne  pensez ,  d'avoir  une  chambre  rai- 
sonnable pour  y  faire  son  étude  et  son  séjour  ordi- 
naire; je  tâcherois  de  la  lui  rendre  aimable  par  ce 
que  je  pourrois  lui  présenter  de  plus  riant ,  et  ce  seroit 
déjà  beaucoup  de  gagné  que  d'obtenir  qu'il  se  plût 
dans  l'endroit  où  il  doit  étudier.  Alors ,  pour  le  déta- 
cher insensiblement  de  ces  badinages  puérils ,  je  me 
mettrois  de  moitié  de  tous  ses  amusements  ;  et  je  lui 
en  procurerois  des  plus  propres  à  lui  plaire  et  à  exciter 
sa  curiosité  :  de  petits  jeux ,  des  découpures ,  un  peu 
de  dessin,  la  musique,  les  instruments,  un  prisme, 
un  microscope ,  un  verre  ardent ,  et  mille  autres  pe- 
tites curiosités,  me  fourniroient  ^e^  sujets  de  le  di- 


1    • 


D  EDUCATION.  21 

Tertir  et  de  lattacher  peu-à-peu  à  son  appartement, 
au  point  de  s'y  plaire  plus  que  partout  ailleurs.  D'un 
autre  côté ,  on  auroit  soin  de  me  l'envoyer  dès  qu'il 
seroit  levé ,  sans  qu'aucun  prétexte  pût  l'en  dispenser  ; 
l'on  ne  permettroit  point  qu'il  allât  dandinant  par  la 
maison ,  ni  qu'il  se  réfugiât  près  de  vous  aux  heures 
de  son  travail  ;  et  afin  de  lui  faire  regarder  l'étude 
comme  d'une  importance  que  rien  ne  pourroit  ba- 
lancer, on  éviteroit  de  prendre  ce  temps  pour  le  pei- 
gner ,  le  iriser ,  ou  lui  donner  quelque  autre  soin  né- 
cessaire. Voici,  par  rapport  à  moi ,  comment  je  m'y 
prendrois  pour  l'amener  insensiblement  à  l'étude,  de 
son  propre  mouvement.  Aux  heures  où  je  voudrois 
l'occuper ,  je  lui  retrancherois  toute  espèce  d'amuse- 
ment ,  et  je  tiii  proposerois  le  travail  de  cette  heure-là; 
s'il  né  s'y  livroit  pas  de  bonne  grâce ,  je  ne  ferois  pas 
même  semblant  de  m'en  apercevoir,  et  je  le  laisserois 
seul  et  sans  amusement  se  morfondre ,  jusqu'à  ce  que 
l'ennui  d'être  absolument  sans  rien  faire  l'eût  ramené 
de  lui-même  à  ce  que  j'exigeois  de  lui;  alors  j'aflfecte- 
rois  de  répandre  un  enjouement  et  une  gaieté  sur  son 
travail ,  qui  lui  ât  sentir  la  différence  qu'il  y  a ,  même 
pour  le  plaisir ,  de  la  fainéantise  à  une  occupation 
honnête.  Quand  ce  moyen  ne  réussiroit  pas ,  je  ne  le 
maltraiterois  point;  mais  je  lui  retrancherois  toute 
récréation  pour  ce  jour-là ,  en  lui  disant  froidement 
que  je  ne  prétends  point  le  foire  étudier  par  force , 
mais  que  le  divertissementn'étant  légitime  que  quand 
il  est  le  délassement  du  travail ,  ceux  qui  ne  font  rien 
n'en  n'ont  aucun  besoin.  De  plus ,  vous  auriez  la  bonté 
de  convenir  avee  moi  d'un  signe  par  lequel,  sans 


22  PROJET 

apparenceii  mteliigeoce ,  je  pourrois  vous  témoigner , 
de  méine  qu'à  madame  sa  mère ,  qiïand  je  serais  mé« 
content  de  lui.  Alors  la  froideur  et  FindifFérence  qu-il 
trouveroit  de  toutes  paits ,  sans  cependant  lui  faire  le 
moindre  reproche ,  le  surprendroit  d'autant  plus ,  qu'il 
ne  s'apercevroit  point  que  je  me  fasse  plaint  de  lui  ; 
et  il  se  porteroit  à  croire  que  comme  la  récompense 
naturelle  du  devoir  est  Tamitié  et  les  caresses  de  se» 
supérieurs,  de  même  la  fainéantise  et  l'oisiveté  por- 
tent avec  elles  un  certain  caractère  méprisable  qui  se 
fisiit  d'abord  sentir ,  et  qui  refroidit  tout  le  monde  à 
son  égard. 

J'ai  connu  un  père  tendre  qui  ne  s'en  fioit  pas  telle- 
ment à  un  mercenaire  sur  l'instruction  de  ses  enfants , 
qu'il  ne  voulût  lui-même  y  avoir  l'œil  :  le  bon  père, 
pour  ne  rien  négliger  de  tout  ce  qui  pouvoit  donner 
de  l'émulation  à  ses  enfants ,  avoit  adopté  les  mêmes 
moyens  que  j'expose  ici.  Quand  il  revoyoit  ses  enfants , 
il  jetoit ,  avant  que  les  aborder ,  un  coup  d'oeil  sur 
leur  gouverneur  :  lorsque  celui-ci  touchoit  de  la  main 
droite  le  premier  bouton  de  son  habit,  c'étoit  une  m;ir- 
que  qu'il  étoit  content ,  et  le  père  caressoit  son  fils  à 
son  ordinaire  :  si  le  gouvemeneur  touchoit  le  second , 
alors  c'étoit  marque  d'une  parfaite  satisfaction,  et  le 
père  ne  donnoit  point  de  bornes  à  la  tendresse  de  ses 
caresses ,  et  y  ajoutoit  ordinairement  quelque  cadeau , 
mais  sans  affectation  :  quand  le  gouverneur  ne  fàisoit 
aucun  signe,  cela  vouloit  dire  qu'il  étoit  mal  satisfait , 
et  la  froideur  du  père  répondoit  au  mécontentement 
du  maître  ;  mais  quand  de  là  main  gauche  celui-ci  tou- 
choit sa  première  boutonnière ,  le  père  faisoit  sortii* 


d'éducation.  23 

son  fils  de  sa  présence ,  et  alors  le  gouvemeiir  lut  ex* 
pliquoit  les  fautes  de  Tenfant.  J  ai  vu  ce  jeune  seigneur 
acquérir  en  peu  de  ttaips  de  si  grandes  perfections  ^ 
que  je  crois  qu'on  ne  peut  trop  Uen  augurer  d'une 
méthode  qui  a  produit  de  si  bons  effets  :  ce  n'est  aussi 
qu'une  harmonie  et  une  correspondance  parfaite  entre 
un  père  et  un  précepteur  qui  peut  assurer  le  succès 
d'une  bonne  éducation  ;  et  comme  le  meilleur  père 
se  donneroit  vainement  des  mouvements  pour  bien 
élever  son  fils,  si  d'ailleurs  il  le  laissoit  entre  les  mains 
d'un  précepteur  inattentif,  de  même  le  plus  intelH* 
gent  et  le  plus  zélé  de  tous  les  maîtres  prendroit  des  ' 
peines  inutiles,  si  le  père,  au. lieu  de  le  seconder, 
détruisoit  son  ouvrage  par  des  démarches  à  contre- 
temps. 

Pour  que  monsieur  votre  fils  prenne  ses  études  à 
coeur,  je  crois ,  monsieur,  que  vous  devez  témoigner 
y  prendre  vous-même  beaucoup  de  part  :  pour  Cela 
vous  auriez  la  bonté  de  l'interroger  quelquefois  sur 
ses  progrès,  mais  dans  les  temps  setdeœent  et  sur  les 
matières  où  il  aura  le  mieux  fait,  afin  de  n'avoir  que 
du  contentement  et  de  la  satisfaction  à  lui  marquer , 
non  pas  cependant  par  de  trop  grands  éloges,  propres 
à  lui  inspirer  de  l'orgueil  et  à  le  faire  trop  compter  sur 
lui-même.  Quelquefois  aussi,  mais  plus  rarement, 
votre  examen  rouleroit  sur  les  matières  où  il  se  sera 
négligé  :  alors  vous  vous  informeriez  de  ^sl  santé  et 
des  causes  de  son  relàchenaent  avec  des  marques  d'in- 
quiétude qui  luivcn  communiqueroient  à  lui-même. 

Quand  vous ,  monsieur ,  ou  madame  sa  mère ,  aurez 
quelque  cadeau 'à  lui  faire,  vous  aurez  la  bonté  de 


24  PROJET 

choisir  les  temps  où  il  y  aura  le  plus  lieu  d  être  con- 
tent de  lui,  ou  du  moins  de  m^en  avertir  d'avance , 
sâm  que  j'évite  dans  ce  temps-là  de  Texposef^à  me 
donner  sujet  de  m  en  plaindre;  car  à  cet  âgeJà  les 
moindres  irrégularités  portent  coup. 

Quant  à  lordi^e  même  de  ses  études,  il  sera  très 
simple  pendant  les  deux  ou  trois  premières  années. 
Les  éléments  du  latin,  de  l'histoire  et  de  la  géogra- 
phie, partageront  son  temps.  A  l'égard  du  latin ,  je 
n'ai  point  dessein, de  l'exercer  par  une  étude  trop  mé- 
thodique, et  moins  encore  par  la  composition  des 
thèmes.  Les  thèmes,  suivant  M.  RoUin,  sont  la  croix 
des  enfiints;  et,  dans  l'intention  où  je  suis  de  lui  ren- 
dre ses  études  aimables,  je  me  garderai  bien  de  le 
faire  passer  par  cette  croix,  ni  de  lui  mettre  dans  la 
tête  lesvmauvais  gallicismes  de  mon  latin  au  lieu  de 
celui  de  Tite  Live,  de  César,  et  de  Cicéron:  d'ailleurs 
un  jeune  homme,  surtout  s'il  est  destiné  à  l'épée, 
étudie  le  latin  pour  l'entendre  et  non  pour  l'écrire , 
chose  dont  il  ne  lui  arrivera  pas  d'avoir  besoin  une 
fois  en  sa  vie.  Qu'il  traduise  donc  les  anciens  au- 
teurs ,  et  qu'il  prenne  dans  leur  lecture  le  goût  de  la 
bonne  latinité  et  de  la  belle  littérature  :  c'est  tout  ce 
que  j'exigerai  de  lui  à  cette  égard. 
. .  Pour  l'histoire  et  la  géographie,  il  faudra  seule- 
ment lui  en  donner  d'abord  une  teinture  aisée ,  d'où 
je  bannirai  tout  ce  qui  sei^t  trop  la  sécheresse  et  l'é- 
tude, réservant  pour  un  âge  plus  avancé  les  diffi- 
cultés les  plus  nécessaires  de  la  chronologie  et  de  la 
sphère.  Au  reste ,  m'écartant  un  peu  du  plan  ordinaire 
des  études ,  je  jn'attacherai  beaucoup  plus  k  Thistoire 


d'éducation.  25 

moderne  qu'à  Fancienne ,  parceque  je  la  crois  beau- 
coup plus  convenable  à  un  officier;  et  que  d'ailleurs  je 
suis  convaincu  sur  Thistoire  moderne  en  général  de  ce 
que  dit  M.  labbé  de. . .  de  celle  de  France  en  particulier, 
qu'elle  n'abonde  pas  moins  en  grands  traits  que  l'his- 
toire ancienne ,  et  qu'il  n'a  manqué  que  de  meilleurs 
historiens  pour  les  mettre  dans  un  aussi  beau  jour. 

Je  suis  d'avis  de  supprimer  à  M.  de  Sainte-Marie 
toutes  ces  espèces  d'études  où,  sans  aucun  usage 
solide,  on  fait  languir  la  jeunesse  pendant  nombris 
d'années  :  la  rhétorique ,  la  logique ,  et  la  philosophie 
scolastique,  sont,  à  mon  sens,  toutes  choses  très 
superflues  pour  lui ,  et  que  d'ailleurs  je  serois  peu» 
propre  à  lui  enseigner.  Seulement,  quand  il  en  sera 
temps,  je  lui  ferai  lire  la  Logique  de  Port-Royal, 
et,  tout  au  plus,  YJrt  de  parler  du  P.  Lami,  mais 
sans  l'amuser  d'un  côté  au  détail  des  tropes  et  des 
figures,  ni  de  l'autre  aux  vaines  subtilités  de  la  dia* 
lectique  :  j'ai  dessein  seulement  de  l'exerd&r  à  la  pré- 
cision et  à  la  pureté  dans  le  style,  à  l'ordre  et  à  la  mé- 
thode dans  ses  raisonnements,  et  à  se  faire  un  esprit 
de  justesse  qui  lui  serve  à  démêler  le  faux  orné,  de 
la  vérité  simple,  toutes  les  fois  que  l'occasion  s'en 
présentera. 

L'histoire  naturelle  peut  passer  aujourd'hui ,  par 
la  manière  dont  elle  est  traitée,  pour  la  plus  intéres- 
sante de  toutes  les  sciences  que  les  hommes  culti- 
vent ,  et  celle  qui  nous  ramène  le  plus  naturellement 
de  l'admiration  des  ouvrages  à  l'amour  de  l'ouvrier  : 
je  ne  négligerai  pas  de  le  rendre  curieux  sur  les 
matières  qui  y  ont  rapport ,  et  je  me  propose  de  l'y 


:26  PROJET 

introduire  dans  deux  ou  trois  ans  par  ki  lecture  du 
Spectacle  de  la  nature,  <1U6  je  ferai  suivre  de  celle  de 
Itîeuwentit. 

On  ne  va  pas  loin  en  physique  sans  le  secours  des 
mathématiques;  et  je  lui  en  ferai  faire  une  année,  ce 
qui  servira  encore  à  lui  apprendre  à  raisonner  consé- 
quemment  et  à  s'appliquer  avec  un  peu  d  attention , 
exercice  dont  il  aura  grand  besoin  :  cela  Te  mettra  asssi 
à  portée  de  se  faire  mieux  considérer  parmi  les  offi- 
ciers, dont  une  teinture  de  mathématiques  et  de  forti- 
fications fait  une  partie  du  métier. 

Enfin ,  s'il  arrive  que  mon  élève  reste  assez  long- 
temps entre  mes  mains ,  je  hasarderai  de  lui  donner 
quelque  connoissance  de  la  morale  et  du  droit  naturel 
par  la  lecture  de  PufFendorf  et^de  Grotius,  parcequ'il 
est  digne  d'un  honnête  homme  et  d'un  iKMnme  rai- 
sonnable de  connoitre  les  principes  du  bien  et  du  mal , 
et  les  fondements  sur  lesquels  la  société  dont  il  fait 
partie  est  établie. 

En  faisant  succéder  ainsi  les  sciences  les  unes  àust 
autres,  je  ne  perdrai  point  l'histoire  de  vue,  comme 
le  principal  objet  de  toutes  ses  études  et  celui  dont 
les  branches  s'étendent  le  plus  loin  sur  toutes  les 
autres  sciences  :  je  le  ramènerai,  au  bout  de  quel- 
ques années ,  à  ses  premiers  principes  avec  plus  de 
méthode  et  de  détail  ;  et  je  tâcherai  de  lui  en  faire 
tirer  alors  tout  le  profit  qu'on  peut  espérer  de  cette 
étude. 

Je  me  propose  ^ussi  de  lui  faire  une  récréation 
amusante  de  ce  qu'on  appelle  proprement  belles- 
lettres  ,  comme  la  connoissance  des  livres  et  des  au- 


d'éducation.  17 

leurs,  la  critique,  la  poésie,  le  style;  Téloqueuce,  le 
théâtre ,  et  en  un  mot  tout  ce  qui  peut  contribuer  à 
lui  former  le  goût  et  à  lui  présenter  Tétude  sous  une 
face  riante. 

Je  ne  m'arrêterai  pas  davantage  sur  cet  article,' 
parceque  après  avoir  donné  une  légère  idée  de  la 
route  que  je  m'étois  à  peu  près  proposé  de  suivre 
dans  les  études  de  mon  élève,  j'espère  que  M.  votre 
frère  voudra  bien  vous  tenir  la  promesse  qu'il  vous 
a  faite  de  nous  dresser  un  projet  qui  puisse  me  servir 
de  guide  dans  un  chemin  aussi  nouveau  pour  moi. 
Je  le  supplie  d'avance  d'être  assuré  que  je  m'y  tien- 
drai attaché  avec  une  exactitude  et  un  soin  qui  le 
convaincra  du  profond  respect  que  j'ai  pour  ce  qui 
vient  de  sa  part;  et  j'ose  vous  répondre  qu'il  ne  tien- 
dra pas  à  mon  zèle  6t  à  mon  attachement  que  mes- 
sieurs ^s  neveux  ne  deviennent  des  hommes  parfaits. 


%■%'%  %/%/K^)l\^^/%/^^/%/^%/%/^%^%^.^/\/%,%/%i%r\J%/^^^r\.%'%.'^'%/^>^'%/%/^'*^%/^%y%/^.'\/\/%.%/%/^%/%t%,%/%/% 


RÉPONSE 


AU 

MÉMOIRE  ANONYME 

INTITULÉ 

81  LE  MONDE  QUE  NOUS  HABITONS  EST  UNE  SPHÈRE,  eic. 

UiSBBÉ  DANS    LE   MERCURE   DE  JUILLET,  PAGE   l5l4* 


Monsieur , 

Attiré  par  le  titre  de  votre  mémoire,  je  l'ai  lu  avec 
toute  Favidité  d'un  homme  qui,  depuis  plusieurs  an-^ 
nées ,  attendoit  impatiemment  avec  toute  l'Europe  le 
résultat  de  ces  fameux  voyages  entrepris  par  plusieurs 
membres  de  l'académie  royale  des  Sciences ,  sous  les 
auspices  du  plus  magnifique  de  tous  les  rois.  J'avoue- 
rai franchement,  monsieur,  quej'ai  eu  quelque  regret 
de  voir  que  ce  que  j'avois  pris  pour  le  précis  des  obser- 
vations de  ces  grands  hommes  n'étoit  effectivement 
qu'une  conjecture  hasardée  peut-être  un  peu  hors  de 
propos.  Je  ne  prétends  pas  pour  cela  avilir  ce  que  votre 
mémoire  contient  d'ingénieux;  mais  vous  permettrez, 
monsieur ,  que  je  me  prévale  du  même  privilège  que 
vous  vous  êtes  accordé ,'  et  dont ,  selon  vous ,.  tout 
homme  doit  être  en  possession,  qui  est  de  dire  libre- 
ment sa  pensée  sur  le  sujet  dont  il  s'agit. 


RÉPONSE  AU  MÉMOIRE  ANONYME.  29 

D'abord  il  me  paroit  que  vous  avez  choisi  le  temps 
le  moins  convenable  pour  faire  part  au  public  de  votre 
sentiment.  Vous  nous  assurez,  monsieur,  que  vous 
n'avez  point  eu  en  vue  de  ternir  la  gloire  de  messieurs 
les  académiciens  observateurs ,  ni  de  diminuer  le  prix 
de  la  générosité  du  roi.  Je  suis  assurément  très  porté  à 
justifier  votre  cœur  sur  cet  article;  et  il  paroit  aussi , 
•  par  la  lecture  de  votre  mémoire ,  qu'en  effet  des  senti- 
ments si  bas  sont  très  éloignés  de  votre  pensée.  Ce- 
pendant vous  conviendrez ,  moosieur ,  que  si  vous 
aviez  en  effet  tranché  la  difficulté ,  et  que  vous  eussiez 
fait  voir  que  la  figure  de  la  terre  n'est  point  cause  de 
la  variation  qu'on  a  trouvée  dans  la  mesure  de  diffé- 
rents degrés  de  latitude,  tout  le  prix  des  soins  et  des 
fetigues  de  ces  messieurs,  les  frais  qu'il  en  a  coÂté  «t 
la  gloire  qui  en  doit  être  le  fruit,  seroient  bien  près 
d'être  anéantis  dans  l'opinion  publique.  Je  ne  prétends 
pas  pour  cela,  monsieur,  que  vous  ayez  dû  déguiser 
ou  cacher  aux  hommes  la  vérité ,  quand  vous  avez 
cru  la  trouver,  par  des  considérations  pardcuhères; 
je  parlerois  contre  mes  principes  les  plus  chers.  La 
vérité  est  si  précieuse  à  mon  cœur ,  que  je  ne  fais  en- 
trer nul  autre,  avantage  en  comparaison  avec  elle. 
Mais ,  monsieur ,  il  n  étoit  ici  ques.tioit  que  de  retarder 
votre  mémoire  de  quelques  mois ,  ou  plutôt  de  l'avan- 
cer de  quelques  années.  Alors  vous  aiuriez  pu  avec 
bienséance  user  de  la  liberté  qu'ont  tous  les  hommes 
de  dire  ce  qu'ils  pensent  sur  certaines  matières;  et  il 
eût  sans  doute  été  bien  doux  pour  vous,  si'vous  eus- 
siez rencontré  juste ,  d'avoir  évité  au  roi  la  dépense 
de  deux  si  longs  voyages ,  et  à  ces  messieurs  les  peines 


3o  RÉPONSE 

qu'ils  ont  souffertes  et  les  dangers  qu'ils  ont  essayés. 
Mais  aujourd'hui  que  les  voici  de  retour,  avant  qu'ê- 
tre au  fait  des  observations  qu'ils  ont  faites ,  des  con- 
séquences qu'ils  en  ont  tirées;  en  un  mot,  avant  que 
d'avoir  vu  leurs  relations  et  leurs  découvertes ,  il  pa- 
roit,  monsieur,  que  vous  deviez  moins  vous  hâter  de 
proposer  vos  objections,  qui,  plus' elles  auroient  de 
force,  plus  aussi  seroient  propres  à  ralentir  l'empres- 
sement et  la  reconnoissance  du  public,  et  à  priver  ces 
messieurs  de  lagloii^  légitimementdueàleurs  travaux. 

I)  est  questaon  de  savoir  si  la  terre  est  spbérique  ou 
non.  Fondé  sur  quelques  arguments,  vous  vous  déci- 
dez pour  l'affirmative.  Autant  que  je  suis  capable  de 
porter  mon  jugement  sur  ces  matières ,  vos  raisonne- 
ments ont  de  la  solidité  ;  la  conséquence  cependant  ne 
m'en  paroit  pas  invinciblement  nécessaire. 

En  premier  lieu ,  l'autorité  dont  vous  fortifiez  votre 
cause,  en  vous  associant  avec  les  ancienjs,  est  bien 
foible,  à  mon  avis,  Je  crois  que  la  prééminence  qu'ils 
ont  tfès  justement  conservée  sur  les  modernes  en  fait 
de  poésie  et  d'éloquence  ne  s'étend  pas  jusqu'à  U 
physique  et  à  l'astronomie  ;  et  je  doute  qu'on  osât  met- 
tre Aristote  et  Ptolémée  en  comparaison  avec  le  chei- 
valier  Newton  et'M.  Cassini  :  ainsi ,  monsieur ,  ne  vous 
flattez  pas  de  tirer  un  grand  avantage  de  leur  appui. 
On  peut  croire ,  sans  offenser  la  mémoire  de  ces  grands 
hommes,  qu'il  a  échappé  quelque  chose  à  leurs  lur 
mières.  Destitués,  comme  ils  ont  été,  des  expériences 
et  des  instruments  nécessaires,  ils  n'ont  pas  dû  pré*- 
tendre  à  la  gloim.  d'avoir  tout  connu  ;  et  si  1  on  met 
leur  disette  en  comparaison  avec  les  seicours  dont  nous 


AU   MÉMOIRE  ANONYME.  3l 

jouissons  aujourd'hui ,  ou  verra  que  leur  opinion  ne 
doit  pas  être  d'un  grand  poids  contre  le  intiment  des 
modernes  :  je  dis  des  modernes  en  général ,  parce- 
quen  effet  vous  les  rassemblez  tous  contre  vous,  en 
voqs  déclarant  contre  les  deux  nations  qui  tiennent 
sans  contredit  le  premier  rang  dans  les  sciences  dont 
il  s  agit  ;  car  vous  avez  en  tête  les  François  d'une  part 
et  les  Anglois  de  l'autre,  lesquels  à  la  vérité  ne  s  ac- 
cordent pas  entre  eux  sur  la  figure  de  la  terre,  mais 
qui  se  réunissent  en  ce  point ,  de  nier  sa  sphéricité. 
En  vérité ,  monsieur,  si  la  gloire  de  vaiiicre  augmente 
à  proportion  du  nombre  et  de  la  valeur  des  adversai- 
res ,  votre  victoire,  si  vous  la  remportez,  sera  accom- 
pagnée d'un  triomphe  bien  flatteur. 

Votre  première  preuve ,  tirée  de  la  tendance  égale 
des  eaux  vers  leur  centre  de  gravité ,  me  parolt  avoir 
))eaucoup  de  force,  et  j'avoue  de  bonne  foi.  que  je  n'y 
saié  pas^de  réponse  satis£siisante.  En  effet,  s'il  est  vrai 
que  1%  superficie  de  la  mer  soit  sphérique ,  il  faudra 
nécessairement  ou  que  le  globe  entier  suive  la  même 
figure,  ou  bien  que  les  terres  des  rivageâ  soient  hor- 
riblement escarpées  dans  les  heux  de  leurs  alonge^ 
ments.  D'ailleurs ,  et  je  m'étonne  que  ceci  vou*  ait 
échappé,  on  ne  aauroit  concevoir  que  le  cours  des  r»- 
vièr^  pût  tendre  de  l'équateur  vers  les  pôles,  suivant 
l'hypothèse  de  M.  Cassini.  Celle  de  M.  Newton  seroit 
aussi  sujette  aux  mêmes  inconvénients ,  mais  dans  un 
sens  contraire  ;  c'est-à-dire  des  lieux  bjis  vers  les  parr 
ties  plus  élevées ,  principalement  aux  environs  des 
cefcles  polaires ,  et  dans  les  régions  ^id^s  où  l'élévar 
tion  devi^ndroit  plus  sensible  :  cependant  l'expérience 


32  RÉPONSE 

nous  apprend  qu'il  y  a  quantité  de  rivières  qtii  suivent 
cette  direction. 

Que  pourroit-on  répondre  à  de  si  fortes  instances? 
Je  n'en  sais  rien  du  tout.  Remarquez  cependant, 
monsieur,  que  votre  démonstration,  ou  celle,  du 
P.  Tacquet ,  est  fondée  sur  ce  principe .  que  toutes 
les  parties  de  la  masse  terraquée  tendent  par  leur  pe- 
santeur vers  un  centre  commun  qui  n'est  qu'un  point 
et  n'a  par  conséquent  aucune  longueur;  et  sans  doute 
il  n'étoit  pas  probable  qu'un  axiome  si  évident,  et  qui 
fait  le  fondement  de  deux  parties  considérables  des 
mathématiques,  pût  devenir  sujet  à  être  contesté. 
Mais  quand  il  s'agira  de  concilier  des  démonstrations 
contradictoires  avec  des  faits  assurés ,  que  ne  pourra- 
t-on  point  contester?*  J'ai  vu  dans  la  préftice  des  Élé- 
ments d'astronomie  de  M.  Fizes ,  professeur  en  mathé- 
matiques de  Montpellier,  un  raisonnement  qui  tend  à 
montrer  que  dans  l'hypothèse  de  Copernic ,  et  suivant 
les  principes  de  la  pesanteur  établis  par  Descartes,  il 
s'ensuivroit  que  le  centre  de  gravité  de  chaque  partie 
de  la  terre  devroit  être ,  non  pas  le  centre  commun  du 
ifflobe,  mais  la  portion  de  l'axe  qui  répondroit  perpen- 
diculairement à  cette  partie ,  et  que  par  conséquent 
la  figure  de  la  terre  se  trouveroit  c^indrique.  Se  n'ai 
{prde  assurément  de  vouloir  soutenir  un  si  étonnant 
paradoxe,  lequel  pris  à  la  rigueur  est  évidemment 
faux;  mais  qui  nous  répondra  que,  la  terre  une  fois 
démontrée  obbngue  par  de  constantes  observations , 
quelque  physicien  plus  subtil  et  plus  hardi  que  moi 
n'adopteroit  pas  quelque  hypothèse  approchante?  Car 
enfin,  diroit-il,  c'est  une  nécessité  en  physique  que 


AU   MÉMOIRE   ANONYME.  33 

ce  qui  doit  être  se  trouve  d'accord  avec  ce  qui  est. 

Mais  ne  chicanons  point;  je  veux  accorder  votre 
premier  argument.  Vous  avez  démontré  que  la  super- 
ficie de  la  mer,  et  par  conséquent  celle  de  la  terre , 
doit  être  sphérique  ;  si ,  par  Fexpérience ,  je  démon- 
tnm  qu  eUe  ne  Test  point ,  tout  votre  raisonnement 
pourroit-il  détruire  la  force  de  ma  conséquence?  Sup- 
posons pour  un  moment  que  cent  épreuves  exactes 
et  réitérées  vinssent  à  nous  convaincre  qu'un  degré 
de  latitude  a  constamment  plus  de  longueur  à  mer 
sure  qu'on  approche  de  i'équateur,  serois-je  moins 
en  droit  d  en  conclure  à  mon  tour ,  Donc  la  terre  est 
effectivement  plus  courbée  vers  les  pôles  que  vers 
lequateur;  donc  elle  s'alonge  en  ce  sens-là;  donc 
c'est  un  sphéroïde?  Ma  démonstration,  fondée  sur  les 
opérations  les  plus  fidèles  de  la  géométrie,  seroit- 
elle  moins  évidente  que  la  vôtre  établie  sur  un  prin- 
cipe universellement  accordé?  Où  les  fiiits  parlent, 
n'est-ce  pas  au  raisonnement  à  se  taire?  Or,  c'est 
pour  constater  le  fait  en  question  que  plusieurs  mem- 
bres de  l'académie  ont  entrepris  les  voyages  du  Nord 
et  du  Pérou  :  c'est  donc  à  l'académie  à  en  décider , 
et  votre  argument  n'aura  point  de  force  contre  sa 
décision. 

Pour  éluder  d'avance  une  conclusion  dont  vous 
sehtez  la  nécessité ,;  vous  tâchez  de  jeter  de  Tin- 
certitude  sur  les  oy^rations  faites  en  divers  lieux 
et  à  plusieurs  reprises  par  MM.  Picart,  de  La  Hire,  et 
Gassini ,  pour  tracer  la  fameuse  méridienne  qui  ti^- 
verse  la  France,  lesquelles  donnèrent  lieu  à  M.  Cas^ 

sini  de  soupçonner  le  premier  de  l'irrégularité  dans 
XII.  3 


34  RÉPONSE 

k  rondeur  du  globe ,  quand  il  se  fut  assuré  que  le» 
degrés  mesurés  vers  le  septentrion  avoient  quelque 
longueur  de  moins  que  ceux  qui  s'avançoient  vers  le 
Midi. 

Vous  distinguez  deux  manières  de  considérer  la 
surface  de  la  terre.  Vue  de  loin,  comme  par  exemple 
depuis  la  lune,  vous  rétablissez  sphérique;  mais,  re- 
gardée de  près ,  elle  ne  vous  paroît  plus  telle ,  à  cause 
de  ses  inégalités  :  car,  dites- vous,  les  rayons  tirés  du 
centre  au  sommet  des  plus  hautes  montagnes  ne  se- 
ront pas  égaux  à  ceux  qui  seront  bornés  à  la  super- 
ficie de  la  mer.  Ainsi  les  arcs  de  cercle,  quoique  pro- 
portionnels entre  eux ,  étant  inégaux  suivant  l'inégalité 
des  rayons ,  il  se  peut  très  bien  que  les  différences 
qu  on  a  trouvées  entre  les  degrés  mesurés ,  quoique 
avec  toute  l'exactitude  et  la  précision  dont  Fattention 
humaine  est  capable ,  viennent  des  différentes  éléva- 
tions sur  lesquelles  ils  ont  été  pris ,  lesquelles  ont  dû 
donner  des  arcs  inégaux  en  grandeur,  quoique  égales 
portions  de  leurs  cercles  respectifs. 

J'ai  deux  choses  à  répondre  à  cela.  En  premier  lieu , 
monsieur,  je  ne  crois  point  que  la  seule  inégalité  des 
hauteurs  sur  lesquelles  on  a  fait  les  observations  ait 
sufH  pour  donner  des  différences  bien  sensibles  dans 
la  mesure  des  degrés.  Pour  s'en  convaincre,  il  faut 
considérer  que,  suivant  le  sentiment  commun  des 
géographes ,  les  plus  hautes  montagnes  ne  sont  non 
plus  capables  d'altérer  la  figure  de  la  terre ,  sphérique 
ou  autre,  que  quelques  grains  de  sable  ou  de  gravier 
stir  une  boule  de  deux  ou  trois  pieds  de  diamètre.  En 
effet,  on  convient  généralement  aujourd'hui  qu'il  n'y 


AU   MÉMOIRE   ANONYME.  35 

a  point  de  montagne  qui  ait  une  lieue  perpendiculaire 
sur  la  surface  de  laterre  ;  une  lieue  cependant  ne  se- 
roit  pas  grand'chose ,  en  comparaison  d'un  circuit  de 
huit  ou  neuf  mille.  Quant  à  la  hauteur  de  la  surface 
de  la  terre  même  par-dessus  celle  de  la  mer,  et  dere- 
chef de  la  mer  par-dessus  certaines  terres ,  comme , 
par  exemple,  du  Zuyderzée  au-dessus  de  la  Nord- 
Hollande,  on  sait  qu'elles  sont  peu  considérables.  Le 
cours  modéré  de  la  plupart  des  fleuves  et  des  rivières 
ne  peut  être  que  l'effet  d'une  pente  extrêmement 
douce.  J'avouerai  cependant  que  ces  différences  prises 
à  la  rigueur  seroient  bien  capables  d'en  apporter  dans 
les  mesures  :  mais,  de  bonne  foi,  seroit-il  raisonnable 
de  tirer  avantage  de  toute  la  différence  qui  se  peut 
trouver  entre  la  cime  de  la  plus  haute  montagne  et  les 
terres  inférieures  à  la  mer?  les  observations  qui  ont 
donné  lieu  aux  nouvelles  conjectures  sur  la  figure  de 
la  terre  ont-elles  été  prises  à  des  distances  si  énormes? 
Vous  n'ignorez  pas  sans  doute,  monsieur,  qu'on  eut 
soin,  dans  la  construction  de  la  grande  méridienne ,  d'é- 
tablir des  stations  sur  les  hauteurs  les  plus  égales  qu'il 
fut  possible  :  ce  fut  même  une  occasion  qui  contribua 
beaucoup  à  la  perfection  des  niveaux. 

Ainsi,  monsieur,  en  supposant,  avec  vous,  que  la 
terre  est  sphérique ,  il  me.reste  maintenant  à  faire  voir 
que  cette  supposition ,  de  la  manière  que  vous  la  pre- 
nez, est  une  pure  pétition  de  principe.  Un  moment 
d'attention,  et  je  m'ei^plique. 

Tout  votre  raisonnement  roule  sur  ce  théorème  dé- 
montré en  géométrie ,  que  deux  cercles  étant  concentri- 
ques^ si  ton  mène  des  rayons  jusqu  à  la  circonférence  du 

3. 


36  RÉPONSE 

grande  les  arcs  coupés  par  ces  rayons  seront  inégaux  et 
plus  grands  à  proportion  quils  seront  portions  de  plus 
grands  cercles.  Jusqu'ici  tout  est  bien  ;  votre  principe 
est  incontestable  :  mais  vous  me  paroissez  moins  heu- 
reux dans  Fapplication  que  vous  en  faites  aux  degiés 
de  latitude.  Qu  on  divise  un  méridien  terrestre   en 
trois  cent  soixante  parties  égales  par  des  rayons  me* 
nés  du  centre ,  ces  parties  égales ,  selon  vous ,  seront 
des  degrés  par  lesquels  on  mesurera  l'élévation  du 
pôle.  J'ose,  monsieur,  m'inscrire  en  faux  contre  un 
pareil  sentiment,  et  je  soutiens  que  ce  n'est  point  là 
l'idée  qu'on  doit  se  faire  des  degrés  de  latitude.  Pour 
vous  en  convaincre  d'une  manière  invincible ,  voyons 
cequirésulteroitdelà,  en  supposant  pour  un  moment 
que  la  terre  fut  un  sphéroïde  oblong.  Pour  faire  la  di- 
vision des  degrés ,  j'inscris  un  cercle  dans  une  ellipse 
représentant  la  figure  de  la  terre.  Le  petit  axe  sera 
l'équateur ,  et  le  grand  sera  l'axe  même  de  la  terre  :  je. 
divise  le  cercle  en  trois  cent  soixante  degrés ,  de  sorte 
que  les  deux  axes  passent  par  quatre  de  ces  divisions; 
par  toutes  les  autres  divisions  je  mène  des  rayons  que 
je  prolonge  jusqu'à  la  circonférence  de  l'ellipse.  Les 
arcs  de  cette  courbe ,  compris  entre  les  extrémités 
des  rayons ,  donneront  l'étendue  des  degrés ,  lesquels 
seront  évidemment  inégaux  (une  figure  rendroittout 
ceci  plus  intelligible,  je  l'omets  pour  ne  pas  effrayer 
les  yeux  des  dames  qui  lisent  ce  journal),  mais  dans 
un  sens  contraire  à  ce  qui  doit  être;  car  les  degrés  se- 
ront plus  longs  vers  les  pôles,  et  plus  courts  vers 
l'équateur ,  comme  il  est  manifeste  à  quiconque  a  quel- 


AU   MÉMOIRE   ANONYME.  3^] 

que  teinture  de  géométrie.  Cependant  il  est  démontré 
que,  si  la  terre  est  (^longue ,  les  degrés  doivent  avoir 
plus  de  longueur  vers  Téquateur  que  vers  les  pôles. 
C'est  à  vous,  monsieur,  à  sauver  la  contradiction. 

Quelle  est  donc  Tidée  qu'on  se  doit  former  des 
degrés  de  latitude?  Le  terme  même  d'élévation  du 
pôle  vous  l'apprend.  Des  différents  degrés  de  cette 
élévation  tirez  de  part  et  d'autre  des  tangentes  à  la 
superficie  de  la  terre;  les  intervalles  compris  entre 
les  points  d'attouchement  donneront  les  degrés  de 
latitude  :  or  il  est  bien  vrai  que ,  si  la  terre  étoit  sphé- 
rique,  tous  ces  points  correspondroient  aux  divisions 
qui  marqueroient  les  degrés  de  la  circonférence  de  la 
terre,  considérée  comme  circulaire;  mais  si  elle  ne 
l'est  point,  ce  ne  sera  plus  la  même  chose.  Tout  au 
contraire  de  votre  système ,  les  pôles  étant  plus  élevés , 
les  degrés  y  devroient  être  plus  grands;  ici  la  terre 
étant  plus  courbée  vers  les  pôles,  les  degrés  sont  plus 
petits.  C'est  le  plus  ou  moins  de  courbure,  et  non 
l'éloignement  du  centre ,  qui  influe  sur  la  longueur 
des, degrés  d'élévation  du  pôle.  Puis  donc  que  votre 
raisonnement  n'a  de  justesse  qu'autant  que  vous  sup- 
posez que  la  terre  est  sphérique,  j'ai  été  en  droit  de 
dire  que  vous  vous  fondez  sur  une  pétition  de  prin- 
cipe ;  et,  puisque  ce  n'est  pas  du  plus  grand  ou  moin- 
dre éloignement  du  centre  que  résulte  la  longueur 
des  degrés  de  latitude ,  je  conclurai  derechef  que  votre 
argument  n'a  de  solidité  en  aucune  de  ses  parties. 

Il  se  peut  que  le  terme  de  degré  y  équivoque  dans  le 
cas  dont  il  s'agit ,  vous  ait  induit  en  erreur  :  autre 


38  RÉPONSE 

chose  est  un  degré  de  la  terre  considéré  comme  1^ 
trois  cent  soixantième  partie  d'une  circonférence  cir- 
culaire, et  autre  chose  un  degré  de  latitude  considéré 
comme  la  mesure  de  Télévation  du  pôle  par-dessus 
l'horizon  ;  et ,  quoiqu'on  puisse  prendre  l\in  pour  l'au- 
tre dans  le  cas  que  la  terre  soit  sphérique,  il  s'en  faut 
beaucoup  qu'on  en  puisse  faire  de  même ,  si  sa  figure 
est  irrégulière. 

Prenez  garde,  monsieur,  que  quand  j'ai  dit  que  la 
terre  n'a  pas  de  pente  considérable,  je  l'ai  entendu, 
non  par  rapport  à  sa  figure  sphérique,  mais  par  rap- 
port à  sa  figure  naturelle,  oblongue  ou  autre;  figure 
que  je  regarde  comme  déterminée  dès  le  commence- 
ment par  les  lois  de  la  pesanteur  et  du  mouvement,  et 
à  laquelle  l'équilibre  ou  le  niveau  des  fluides  peut  très 
bien  être  assujetti  :  mais  sur  ces  matières  on  ne  peut 
hasarder  aucun  raisonnement  que  le  &it  même  ne 
nous  soit  mieux  connu. 

Pour  ce  qui  est  de  l'inspection  de  la  lune,  il  est 
bien  vrai  qu'elle  nous  paroît  sphérique ,  et  elle  l'est 
probablement  ;  mais  il  ne  s'ensuit  point  du  tout  que 
la  terre  le  soit  aussi.  Par  quelle  régie  sa  figure  seroit- 
elle  assujettie  à  celle  de  la  lune ,  plutôt  par  exemple 
qu'à  celle  de  Jupiter,  planète  d'une  toute  autre  im- 
portance, et  qui  pourtant  n'est  pas  sphérique?  La 
raison  que  vous  tirez  de  l'ombre  de  la  terre  n'est 
guère  plus  forte  :  si  le  cercle  se  montroit  tout  entier , 
elle  seroit  sans  réplique;  mais  vous  savez ,  monsieur, 
qu'il  est  difficile  de  distinguer  une  petite  portion  de 
courbe  d'avec  l'arc  d'un  cercle  plus  ou  moins  grand. 


AU  MÉMOIRE  ANONYME.  3g 

D'ailleurs  on  ne  croit  point  que  la  terre  s^éloigne  si 
fort  de  la  figure  spbérique ,  que  cela  doive  occasio- 
ner  sur  la  surface  de  la  lune  une  ombre  sensiblement 
irrégulière;  d'autant  plus  que  la  terre  étant  consi- 
dérablement plus  grande  que  la  lune,  il  ne  paroît 
jamais  sur  celle-ci  qu  une  bion  petite  pai^tie  de  son 
circuit. 


Je  suis,  etc. 


R0USS£AU. 


Chambéry  ,  ao  septembre  1738. 


MÉMOIRE 


A  s.  E.  MONSEIGNEUR 


LE  GOUVERNEUR  DE  SAVOIE. 


J  ai  rhonneur  d'exposer  très  respectueusement  à 
son  excellence  le  triste  détail  de  la  situation  où  je  me 
trouve,  la  suppliant  de  daigner  écouter  la  générosité 
de  ses  pieux  sentiments  pour  y  pourvoir  de  la  manière 
qu'elle  jugera  convenable. 

Je  suis  sorti  très  jeune  de  Genève ,  ma  patrie ,  ayant 
abandonné  mes  droits  pour  entrer  dans  le  sein  de 
l'Église ,  sans  avoir  cependant  jamais  fait  aucune  dé- 
marche, jusque  aujourd'hui,  pour  implorer  des  se- 
cours, dont  j'aurois  toujours  tâché  de  me  passer  s'il 
n'avoit  plu  à  la  Providence  dem'afïliger  par  des  maux 
qui  m'en  ont  ôté  le  pouvoir.  J'ai  toujours  eu  du  mé- 
pris et  même  de  l'indignation  pour  ceux  qui  ne  rou- 
gissent point  de  faire  un  trafic  honteux  de  leur  foi , 
et  d'abuser  des  bienfaits  qu'on  leur  accorde.  J'ose 
dire  qu'il  a  paru  par  ma  conduite  que  je  suis  bien 
éloigné  de  pareils  sentiments.  Tombé,  encore  enfant, 
entre  les  mains  de  feu  monseigneur  l'évéque  de  Ge- 
nève, je  tâchai  de  répondre  par  l'ardeur  et  l'assi- 
duité de  mes  études,  aux  vues  flatteuses  que  ce  res- 
pectable prélat  avoit  sur  moi.  Madame  la  baronne 
de  Warens  voulut  bien  condescendre  à  la  prière  qu'il 


MÉMOIRE  AU  GOUVERNEUR  DE  SAVOIE.  4  > 

lui  fit  de  prendre  soin  de  mon  éducation ,  et  il  ne  dé- 
pendit pas  de  moi  de  témoigner  à  cette  dame ,  par  mes 
progrès ,  le  désir  passionné  que  j'avois  de  la  rendre 
satisfaite  de  Tefïet  de  ses  bontés  et  de  ses  soiûs. 

Ce  grand  évêque  ne  borna  pas  là  ses  bontés  ;  il  me 
recommanda  encore  à  M.  le  marquis  de  Bonac ,  am- 
bassadeur de  France  auprès  du  Corps  helvétique.  Voi- 
là les  trois  seuls  protecteurs  à  qui  j'aie  eu  obligation 
du  moindre  secours  ;  il  est  vrai  qu'ils  m'oint  tenu  lieu 
de  tout  autre ,  par  la  manière  dont  ils  ont  daigné  me 
faire  éprouver  leur  générosité.  Us  ont  envisagé  en  moi 
un  jeune  homme  assez  bien  né ,  rempli  d'émulation ,  et 
qu'ils  entrevoyoient  pourvu  de  quelques  talents,  et 
qu'ils  se  proposoient  de  pousser.  Il  me  seroit  glorieux 
de  détaillera  son  excellence  ce  que  ces  deux  seigneurs 
avoient  eu  la  bonté  de  concerter  pour  mon  établisse- 
ment ;  mais  la  mort  de  monseigneur  l'évêque  de  Ge- 
nève ,  et  la  maladie  mortelle  de  M.  l'ambassadeur,  ont 
été  la  fatale  époque  du  commencement  de  tous  mes 
désastres. 

Je  commençai  aussi  moi-même  d'être  attaqué  de  la 
langueur  qui  me  met  aujourd'hui  au  tombeau.  Je  re- 
tombai par  conséquent  à  la  charge  de  madame  de 
Warens ,  qu'il  faudroit  ne  pas  connoître  pour  croire 
qu'elle  eût  pu  démentir  ses  premiers  bienfaits ,  en  m'a- 
bandonnant  dans  une  si  triste  situation. 

Malgré  tout,  je  tâc!kii,  tant  qu'il  me  resta  quel- 
ques forces ,  de  tirer  parti  de  mes  foibles  talents  ;  mais 
de  quoi  servent  les  talents  dans  ce  pays?  Je  le  dis 
dans  l'amertume  de  mon  cœur ,  il  vaudroit  mille  fois 
mieux  n'en  avoir  aucun.  Eh!  n'éprouvê-je  pas  encore 


42  MÉMOIRE 

aujourd'hui  le  retour  plein  d'ingratitude  et  de  dureté 
de  gens  pour  lesquels  j  ai  achev€  de  m'épuiser  en 
leur  enseignant,  avec  beaucoup  d assiduité  et  d ap- 
plication ,  ce  qui  m'avoit  coûté  bien  des  soins  et  des 
travaux  à  apprendre?  Enfin,  pour  comble  de  dis- 
grâces ,  me  voilà  tombé  dans  une  maladie  afiireuse , 
qui  ma  défigure.  Je  suis  désormais  renfermé  sans 
pouvoir  presque, sortir  du  lit  et  de  la  chambre,  jus^ 
qu'à  ce  qu'il  pla^^e  à  Dieu  de  disposer  de  ma  courte 
mais  misérable  vie. 

Ma  douleur  est  de  voir  que  madame  de  Warens  a 
déjà  trop  fait  pour  moi  ;  je  la  trouve ,  pour  ie  reste  de 
mes  jours ,  accablée  du  fardeau  de  mes  infirmités ,  dont 
son  extrême  bonté  ne  lui  laisse  pas  sentir  le  poids , 
mais  qui  n'incommode  pas  moins  ses  affaires ,  déjà 
trop  resserrées  par  sqs  abondantes  charités,  et  par 
l'abus  que  des  misérables  n'ont  que  trop  souvent  Eut 
de  sa  confiance. 

J'ose  donc ,  sur  le  détail  de  tous  ces  faits ,  recourir 
à  son  excellence ,  comme  au  père  des  afiQigés.  Je  ne 
dissinuilerai  point  qu'il  est  dur  à  un  homme  de  senti- 
ments, et  qui  pense  comme  je  fais,  d'être  obligé, 
faute  d'un  autre  moyen,  d'implorer  des  assistances  et 
des  secours  :  mais  tel  est  le  décret  de  la  Providence. 
Il  me  suffit,  en  mon  particulier,  d'être  bien  assuré 
que  je  n'ai  donné ,  par  ma  faute,  aucun  lieu  ni  à  la 
misère  ni  aux  maux  dont  je  siHs  accablé.  J'ai  toujours 
abhorré  le  libertinage  et  l'oisiveté  ;  et,  tel  que  je  suis, 
j'ose  être  assuré  que  personne,  de  qui  j'aie  l'honneur 
d'être  connu ,  n'aura ,  sur  ma  conduite ,  mes  senti- 
ments ,  et  mes  mœurs ,  que  de  favorables  témoignages 
à  rendre. 


AU   GOUVERNEUR   DE   SAVOIE.  43 

Dans  un  état  donc  aussi  déplorable  que  le  mien ,  et 
sur  lequel  je  n  ai  nul  reproche  à  me  feire ,  je  crois  qu'il 
n'est  pas  honteux  à  moi  d'implorer  de  son  excellence 
la  grâce  d  être  admis  à  participer  aux  bienfaits  établis 
par  la  piété  des  princes  pour  de  pareils  usages.  Ils  sont 
destinés  pour  des  cas  semblables  aux  miens ,  ou  ne  le 
sont  pour  personne. 

En  conséquence  de  cet  exposé ,  je  supplie  très  hum- 
blement son  excellence  de  vouloir  me  procurer  une 
pension ,  telle  qu'elle  jugera  raisonnable ,  sur  la  fon- 
dation que  la  piété  du  roi  Victor  a  établie  à  Annecy, 
ou  de  tel  autre  endroit  qu'il  lui  semblera  bon,  pour 
pouvoir  subvenir  aux  nécessités  du  reste  de  ma  triste 
carrière. 

De  plus ,  rimpossîbilité  où  je  me  trouve  de  faire  des 
voyages ,  et  de  traiter  aucune  affaire  civile  /m'engage 
à  supplier  encore  son  excellence  qu'il  lui  plaise  de 
faire  régler  la  chose  dei  manière  que  ladite  pension 
puisse  être  payée  ici  en  droitune ,  et  remise  entre  mes 
mains ,  ou  celles  de  madame  la  baronne  de  Warens, 
qui  voudra  bien ,  à  ma  tpès  humble  sollicitation ,  se 
charger  de  l'employer  à  mes  besoins.  Ainsi  jouissant , 
pour  le  peu  de  jours  qu'il  me  reste ,  des  secours  néces- 
saires pour  le  temporel ,  je  recueillerai  mon  esprit  et 
mes  forces  pour  mettre  mon  ame  et  ma  conscience 
en  paix  avec  Dieu;  pour  me  préparer  à  commencer, 
avec  courage  et  résignation,  le  voyage  de  l'éternité, 
et  pour  pi^r  Dieu  sincèrement  et  sans  distraction 
pour  la  parfaite  prospérité  et  la  très  précieuse  conser- 
vation de  son  excellence, 

J.  J.  Rousseau. 


MÉMOIRE 

B£MIS,  LE  19  AVRIL   1743, 

A  M.  BOUDET,  ANTONIN, 

) 

Qui  travaille  à  l'histoire  de  feu  M.  de  Bervex,  évêque  de  Genève. 

Dans  rintentioD  où  Ton  est  de  n'omettre  dans  l'his- 
toire de  M.  de  Bemex  aucun  des  faits  considérables 
qui  peuvent  S(M:*vir  à  mettre  ses  vertus  chrétienoes 
dans  tout  leur  jour ,  on  ne  sauroit  oublier  la  conver- 
sion de  madanve  la  baronne  de  Warens  de  La  Tour , 
qui  fut  l'ouvrage  de  ce  prélat. 

Au  mois  de  juillet  de  Tannée  J726,  le  roi  de  Sar- 
daigne  étant  à  Évian ,  plusieurs  personnes  de  distinc- 
tion du  pays  de  Vaud  s'y  rendirent  pour  voir  la  cour. 
Madame  de  Warens  fut  du  nombre  ;  et  cette  dame , 
qu'un  pur  motif  de  curiosité  avoit  amenée ,  fut  rete- 
nue par  des  motifs  d'un  genre  supérieur,  et  qui  n'en 
furent  pas  moins  efficaces  pour  avoir  été  moins  pré- 
vus. Ayant  assisté  par  hasard  à  un  des  discours  que 
ce  prélat  prononçoit  avec  ce  zélé  et  cette  onction  qui 
portoient  dans  les  cœurs  le  feu  de  sa  charité ,  madame 
de  Warens  en  fût  émue  au  point ,  qu'on  peut  regarder 
cet  instant  comme  l'époque  de  sa  conversion.  La 
chose  cependant  devoit  parpître  d'autant  plus  diffi- 
cile ,  que  cette  dame ,  étant  très  éclairée ,  *e  tenoit  en 
garde  contre  les  séductions  de  l'éloquence ,  et  n'étoit 
pas  disposée  à  céder  sans  être  pleinement  convain- 
cue. Mais  quand  on  a  l'esprit  juste  et  le  cœur  droit , 


MÉMOIRE   A  M.    BOUDET.  4^ 

que  peut-il  manquer  pour  goûter  la  vérité,  que  le 
secours  de  la  grâce?  et  M.  de  Bernex  n'étoit-il  pas 
accoutumé  à  la  porter  dads  les  cœurs  les  plus  en- 
durcis? Madame  de  Warens  vit  le  prélat;  ses  préju- 
gés furent  détruits;  ses  doutes  furent  dissipés;  et 
pénétrée  des  grandes  vérités  qui  lui  étoient  annon- 
cées ,  elle  se  détermina  à  rendre  à  la  Foi ,  par  un  sa- 
crifice éclatant ,  le  prix  des  lumières  dont  elle  venoit 
de  l'éclairer.    * 

Le  bruit  du  dessein  de  madame  de  Warens  ne 
tarda  pas  à  se  répandre  dans  le  pays  de  Vaud.  Ce 
fut  un  deuil  et  des  alarmes  universelles.  Cette  daÉie 
y  étoit  adorée ,  et  Tamour  qu'on  avoit  pour  elle  se 
changea  en  fureur  contre  ce  qu'on  appeloit  ses  sé- 
ducteurs et  ses  ravisseurs.  Les  habitants  de  Vevay  ne 
parloient  pas  moins  que  de  mettre  le  feu  à  Évian ,  et 
de  l'enlever  à  main  armée  au  milieu  même  de  la  cour. 
Ce  projet  insensé ,  frui^:  ordinaire  d'un  zèle  fanatique , 
parvint  aux  oreilles  de  sa  majesté  ;  et  ce  fut  à  cette 
occasion  qu'elle  fit  à  M.  de  Bernex  cette  espèce  de 
reproche  si  glorieux,  qu'il  faisoit  des  conversions 
bien  bruyantes.  Le  roi  fit  partir  sur-le-champ  madame 
de  Warens  pour  Annecy,  escortée  de  quarante  de  ses 
gardes.  Ce  fut  là  où ,  quelque  temps  après ,  sa  majesté 
l'assura  de  sa  protection  dans  les  termes  les  plus  flat- 
teurs ,  et  lui  assigna  une  pension  qtri  doit  passer  pour 
une  preuve  éclatante  de  la  piété  et  de  la  générosité  de 
ce  prince ,  mais  qui  n'ôte  point  à  madame  de  Warens 
le  mérite  d'avoir  abandonné  de  grands  biens  et  un 
rang  brillant  dans  sa  patrie,  pour  suivre  la  voix  du 
Seigneur,  et  se  livrer  sans  réserve  à. sa  providence. 


46  MÉMOIRE 

Il  eut  même  la  bonté  de  lui  offrir  d'augmenter  cette 
pensicm  de  sorte  qu'elle  pût  figurer  avec  tout  l'éclat 
qu'elle  souhaiteroit ,  et  de  lui  procurer  la  situation  la 
plus  gracieuse ,  si  elle  vouloit  se  rendre  à  Turin ,  au- 
près de  la  reine.  Mais  madame  de  Warens  n'abusa 
point  des  bontés  du  monarque  :  elle  àlloit  acquérir 
les  plus  grands  biens  en  participant  à  ceux  que  l'Église 
répand  sur  les  fiiléles;  et  l'éclat  des  autres  n'avoit 
désormais  plus  rien  qui  pût  la  toucher.  C'est  ainsi 
qu'elle  s'en  explique  à  M.  de  Bernex ,  et  c'est  sur  ces 
maximes  de  détachement  et  de  modération  qu'on  l'a 
vue  se  conduire  constamment  depuis  lors. 

Enfin  le  jour  arriva  où  M.  de  Bernex  alloit  assurer 
à  l'Église  la  conquête  qu'il  lui  avoit  acquise.  Il  reçut 
publiquement  l'abjuration  de  madame  de  Warens ,  et 
lui  administra  le  sacrement  de  confirmation  le  8  sep* 
tembre  1 726 ,  jour  de  la  Nativité  de  Notre-Dame,  dans 
l'église  de  la  Visitation,  devant  la  relique  de  saint 
Françoij^  de  Sales.  Cette  dame  eut  l'honneur  d'avoir 
pour  marraine,  dans  cette  cérémonie,  madame  la 
princesse  de  Hesse ,  sœur  de  la  princesse  de  Piémont, 
depuis  reine  de  Sardaigne.  Ce  fut  un  spectacle  tou- 
chant de  voir  une  jeune  dame  d'ime  naissance  illus- 
tre ,  favorisée  des  grâces  de  la  nature  et  enrichie  des 
biens  de  la  fortune ,  et  qui,  peu  de  temps  auparavant, 
faisoit  les  délices  de  sa  patrie ,  s'ariacher  du  sein  de 
l'abondance  et  des  plaisirs ,  pour  venir  déposer  au 
pied  de  la  croix  du  Christ  l'éclat  et  les  voluptés  du 
monde ,  et  y  renoncer  pour  jamais.  M.  de  Bernex  fit  à 
ce  sujet  un  discours  très  touchant  et  très  pathétique  : 
l'ardeur  de  son  zélé  lui  prêta  ce  jourJà  dfi  nouvelle^ 
forces  ;  toute  cette  nombreuse  assemblée  fondit  en 


A  M.    BODDET.  4? 

larmes,  et  les  dames,  baignées  de  pleurs,  vinrent 
embrasser  madame  de  Warens ,  la  féliciter ,  rendre 
grâces  à  Dieu  avec  eUe  de  la  victoire  qu'il  lui  faisoit 
remporter.  Au  reste ,  on  a  cherché  inutilement ,  parmi 
tous  les  papiers  de  feu  M.  de  Bernex ,  le  discours  qu'il 
prononça  en  cette  occasion ,  et  qui ,  au  témoignage  de 
tous  ceux  qui  l'entendirent ,  est  un  chef-d'œuvre  d'élo- 
quence ;  et  il  y  a  lieu  de  croire  que ,  quelque  beau 
qu'il  soit,  il  a  été  composé  sur-le-champ  et  sans  pré- 
paration. 

Depuis  ce  jour-là ,  M.  de  Bernex  n'appela  plus  ma- 
dame de  Warens  que  sa  fille ,  et  elle  l'appeloit  son 
père.  Il  a  en  effet  toujours  conservé  pour  elle  les 
bontés  d'un  père  ;  et  il  ne  faut  pas  s'étonner  qu'il  re- 
gardât avec  une  sorte  de  complaisance  l'ouvrage  de 
ses  soins  apostoliques ,  puisque  cette  dame  s'est  tou- 
jours efforcée  de  suivre,  d'aussi  près  qu'il  lui  a  été 
possible,  les  saints  exemples  de  ce  prélat,  soit  dans 
son  détachement  des  choses  mondaines ,  soit  dans 
son  extrême  charité  envers  les  pauvres  *,  deux  vertus 
qui  définissent  parfaitement  le  caractère  de  madame 
de  Warens, 

Le  fait  suivant  peut  entrer  aussi  parmi  les  preuves 
qui  constatent  les  actions  miraculeuses  de  M.  de 
Bemex. 

Au  mois  de  septembre  1 72g ,  madame  de  Warens , 
demeurant  dans  la  maison  de  M.  de  Boige ,  le  feu  prit 
au  four  des  cordeliers ,  qui  dohnoit  dans  la  cour  de  cette 
maison ,  avec  une  telle  viol^ice ,  que  ce  four ,  qui  con- 
tenoit  un  bâtiment  assez  grand ,  entièrement  plein  de 
fascines  et  de  bois  sec,  fiit  bientôt  embrasé.  Le  feu, 
porté  par  un  vent  impétueux  y  s'attacha  au  toit  de  la 


48  MÉMOIRE  A  M.   BOUDET. 

maison ,  et  pénétra  même  par  les  fenêtres  dans  les  ap- 
partements. Madame  de  Warens  donna  aussitôt  ses 
ordres  pour  arrêter  les  progrès  du  feu ,  et  pour  faire 
transporter  ses  meubles  dans  son  jardin.  Elle  étoit 
occupée  à  ces  soins ,  quand  elle  apprit  que  M.  Févéque 
étoit  accouru  au  bruit  du  danger  qui  la  menaçoit^  et 
quil  alloit  paroître  à  Finstant;  elle  fut  au-deyant  de 
lui.  Ils  entrèrent  ensemble  dans  le  jardin  ;  il  se  mit  à 
genoux ,  ainsi  que  tous  ceux  qui  étoient  présents ,  du 
nombre  desquels  j'étois ,  et  commença  à  prononcer 
des  oraisons  avec  cette  ferveur  qui  étoit  inséparable 
de  ses  prières.  L'effet  en  fut  sensible;  le  vent  qui  por- 
toit  des  flammes  pardessus  la  maison  jusque  près  du 
jardin ,  changea  tout-à-coup ,  et  les  éloigna  si  bien , 
que  le  four ,  quoique  contigu ,  fiit  entièrement  con- 
sumé ,  sans  que  la  maison  eût  d'autre  mal  que  le  dom- 
mage qu'elle  avoit  reçu  auparavant.  C'est  un  fait  connu 
de  tout  Annecy ,  et  que  moi ,  écrivain  du  présent  mé- 
moire, ai  vu  de  mes  propres  yeux. 

M.  de  Bernex  a  continué  constamment  à  prendre  lé 
n^ême  intérêt  dans  tout  ce  qui  regardoit  madame  de 
Warens.  Il  fit  faire  le  portrait  de  cette  dame ,  disant 
qu'il  souhaitoit  qu'il  restât  dans  sa  famille ,  comme  un 
monument  honorable  d'un  de  ses  plus  heureux  tra- 
vaux. Enfin  ;  quoiqu'elle  fût  éloignée  de  lui ,  il  lui  a 
donné ,  peu  de  temps  avant  que  de  mourir ,  des  mar- 
ques de  son  souvenir,  et  en  a  même  laissé  dans  son 
testament.  Après  la  mort  de  ce  prélat ,  madame  de 
Warens  s'est  entièrement  consacrée  à  la  solitude  et  à 
la  retraite ,  disant  qu'après  avoir  perdu  son  père  rien 
ne  l'attachoit  plus  au  monde. 


k  ■^/%/%.-%/%y%.^/%/x.^/\/%.^/%/%./%/%/%.'V%/^%/%^'%/\/^ 


NOTES 

EN  RÉFUTATION  DE  L'OUVRAGE  d'hELVÉTIUS  ,  INTITULÉ, 

DE  L'ESPRIT. 


AVIS  DE  L'ÉDITEUR. 

Rousseau  prêt  à  quitter  FAug^leterre,  et  voulant  se  dé- 
faire de  ses  livres,  a  voit  prié  son  hôte,  M.  Davenport,  de 
lui  trouver  un  acheteur.  «  Parmi  ces  livres,  lui  écrivoit-il 
«  en  février  1767,  il  y  a  le  livre  de  F  Esprit  y  in-4^,  première 
u  édition ,  qui  est  rare ,  et  où  j'ai  fait  quelques  notes  aux 
a  marges  ;  je  voudrois  bien  que  ce  livre  ne  tombât  qu'entre 
u  des  mains  amies.  »  A  cet  égard  son  désir  a  été  pleinement 
satisfait.  Il  traita  directement  de  ses  livres  avec  un  Fran- 
çois nommé  Dutens,  établi  depuis  long-temps  à  Londres, 
connu  en  France  par  quelques  écrits,  et  avec  lequel  Rous- 
seau a  été  quelque  temps  en  correspondance.  Dutens  nous 
apprend  lui-même,  dans^^ne  brochure  dont  il  sera  ci-après 
parlé ,  qu'il  acheta  tous  ces  livres ,  au  nombre  d'environ 
mille  volunies,  moyennant  une  rente  de  dix  livres  sterling, 
et  que  ce  fut  cet  exemplaire  de  l'ouvrage  d'Helvétius  qui 
le  détermina  principalement  à  cette  acquisition  ;  mais 
Rousseau,  dit-il,  u  ne  consentit  à  me  les  vendre  qu'à  con- 
a  dition  que,  pandknt  sa  vze,  je  ne  publierois  point  les  notes 
«  que  je  pourrois  trouver  sur  les  livres  qu'il  me  vendoit, 
«  et  que ,  lui  vivant ,  l'exemplaire  du  livre  de  C Esprit  ne 
u  sortir  oit  point  de  mes  mains.  » 

a  II  paroît,  dit  encore  Dutens,  qu'il  avoit  entrepris  de 
«réfuter  cet  ouvrage  de  M.  Helvétius,  mais  qu'il  avoit 
«abandonné  cette  idée  dès  qu'il  l'avoit  vu  persécuté*. 

*  Cette  conjecture  de  Dutens  est  confirmée  par  Rousseau  lui- 
XII.  4 


5o  RÉFUTATION 

uM.  Helvëtius,  ayant  appris  que  j'ëtoîs  en  possession  de 
«  cet  exemplaire,  me  fit  proposer  de  le  lui  envoyer.  J^étois 
«  lié  par  ma  promesse:  je  le  représentai  à  M.  Helvétius;  il 
u  approuva  ma  délicatesse,  et  se  réduisit  à  me  prier  de  lui 
u  extraire  quelques  unes  des  remarques  qui  portoient  le 
u  plus  de  coup  contre  ses  principes ,  et  de  les  lui  conimuni- 
a  quer;  ce  qUe  je  fis.  Il  fut  tellement  alarmé  du  danger  que 
«  couroit  un  édifice  qu'il  avoit  pris  tant  de  plaisir  à  élever, 
«  qu'il  me  répondit  sur-le-champ ,  afin  d'effacer  les  impres- 
u  siens  qu'il  ne  doutoit  pas  que  ces  notes  n'eussent  faites 
u  sur  mon  esprit.  Il  m'annonçoit  une  autre  lettre  par  le 
u  courrier  suivant,  mais  la  mort  l'enleva  huit  ou  dix  jours 
u  après,  n 

Après  la  mort  de  Rousseau,  Dutens,  dégagé  de  sa  pro- 
messe envers  lui,  songea  à  faire  jouir  le  publie  des  notes 
dont  il  étoit  possesseur;  il  en  a  fait  l'objet  d'une  brochure 
publiée  à  Paris  sous  |e  titre  de  Lettre  à  M.  D.  B.  (  De  Bure , 
alors  libraire  à  Paris),  1779,  in-ia.  Il  y  rapporte  les  pas- 
sages du  livre  de  l'Esprit  auxquels  les  notes  de  Rousseau 
s'appliquent,  puis  transcrit  immédiatement  celles-ci,  en  y 
joignant  au  besoin  quelques  éclaircissements.  A  la  fin  de 

la  même  brochure  se  trouvent  les  deux  lettres  d'Helvétius 

« 

à  Dutens.,  dont  il  vient  d'être  parlé  *. 

C'est  cette  brochure  de  Dutens  que  nous  allons  repro- 
duire ici  presque  tout  entière,  ce  qui  lui  appartient  en 
propre  dans  ce  petit  ouvrage  ne  pouvant  guère  être  séparé 
des  notes  de  Rousseau  dont  il  facilite  l'intelligence.  Quant 
à  l'exemplaire  qui  contient  celles-ci  en  original,  il  est 
maintenant  en  la  possession  de  M.  De  Bure. 

même ,  qui  s^en  explique  formellement  dans  une  note  des  Lettres 
de  la  Montagne  y  Lettre  première. 

*  La  Lettre  h  M.  D.  B.,  et  les  deux  lettres  d'Helvétius  qui  y  font 
suite,  ont  été  réimprimées  dans  l'édition  de  Genève,  in-S**  tome  III 
du  premier  Supplément, 


DU   LIVRE   DE   l'eSPRIT.  5i 


Le  grand  but  de  M.  Helvétius  dans  son  ouvrage  est 
de  réduire  toutes  les  facultés  de  rhomme  à  une  exis- 
tence purement  matérielle.  Il  débute  par  avancer, 
tom.  I ,  dise.  I ,  chap.  i ,  pag.  1 90  * ,  «  que  nous  avons 
«  en  nous  deux  facultés,  ou ,  s'il  Tose  dire,  deux  puis- 
«  sances  passives;  la  sensibilité  physique  et  la  mémoire  ; 
«et  il  définit  la  mémoire  une  sensation  continuée, 
«  mais  affoiblie.  »  A  quoi  Rousseau  répond  :  «  Il  me 
«  sembla  qu'il  faudroit  distinguer  les  impressions  pu* 
fc  remeot  organiques  et  locales,  des  impressions  qui 
«  affectent  tout  l'individu  ;  les  premières  ne  sont  que 
«  de  simples  sensations  ;  les  autres  sont  des  senti*^ 
u  ments.  »  Et  un  peu  plus  bas  il  ajoute  :  «  Non  pas ,  la 
«  mémoire  est  la  faculté  de  se  rappeler  la  sensation , 
«  mais  la  sensation,  même  affi)iblie,  ne  dure  pas  con^ 
«  tinuellement.  » 

a  La  mémoire,  continue  Helvétius,  tom.  I,  dise,  i , 
«  chap.  I ,  p.  2d3  ,  ne  peut  être  qu'un  des  organes  de 
«  la  sensibilité  physique  :  le  principe  qui  sent  en  nous 
«  doit  être  nécessaii^ement  le  principe  qui  se  ressou- 
«vient,  puisque  se  ressouvenir,  comme  je  vais  le 
«  prouver ,  n'est  proprement  que  sentir.  »>  «  Je  ne  sais 
«  pas  encore,  dit  Rousseau,  comme  il  va  prou  ver  cela; 
«  mais  je  sais  bien  que  sentir  l'objet  présent,  et  sentir 
«  l'objet  absent,  sont  deux  opérations  dont  la  diffé^ 
«  rence  mérite  bien  d'être  examinée.  » 

«  Lorsque ,  par  une  suite  de  mes  idées ,  ajoute  l'au*' 

*  Les  renvois  de  ces  paçes  et  de  ces  volumes  se  rapportent  k 
rédition  en  14  volumes  in^-iS,  imprimée  par  P.  Didot  aînë. 

4- 


52  RÉFUTATION 

(t  teur ,  tom.  I ,  dise,  i ,  chap.  i ,  p.  206 ,  ou  par  Té- 
«  braillement  que  certains  sons  causent  dans  lorgane 
«  de  mon  oreille ,  je  merappelle  l'image  d'un  chéoe; 
«  alors  mes  organes  intérieurs  doivent  nécessairement 
ti  se  trouver  à  peu  près  dans  la  même  situation  où  ils 
«  étoient  à  la  vue  de  ce  chêne  :  or,  cette  situation  des 
«  organes  doit  incontestablement  produire  une  sen- 
«  sation;  il  est  donc  évident  que  se  ressouvenir,  c'est 
«  sentir.  » 

ti  Oui  ^  dit  Rousseau ,  vos  organes  intérieurs  se  trou- 
«  vent  à  la  vérité  dans  la  même  situation  où  ils  étoient 
a  à  la  vue  du  chêne,  mais  par  FefFet  d'une  opération 
ti  très  différente.  »  Et  quant  à  ce  que  vous  dites  que 
cette  situation  doit  produire  une  sensation ,  «  Qu'ap- 
«  pelez-vous  sensation?  dit-il.  Si  une  sensation  est 
a  l'impression  transmise  par  l'organe  extérieur  à  l'or- 
«  gane  intérieur,  la  situation  de  l'organe  intérieur  a 
«  beau  être  supposée  la  même ,  celle  de  l'organe  exté- 
M  rieur  manquant ,  ce  défont  seul  suffit  pour  distinguer 
a  le  souvenir  de  la  sensation.  D'ailleurs ,  il  n'est  pas 
«  vrai  que  la  situation  de  l'organe  intérieur  soit  la 
«  même  dans  la  mémoire  et  dans  la  sensation;  autre- 
«  ment  il  seroit  impossible  de  distinguer  le  souvenir 
-ft  de  la  sensation  d'avec  la  sensation.  Aussi  l'auteur  se 
«  sauve-t-il  par  un  a  peu  près  ;  mais  une  situation 
«  d'organes  qui  n'est  qu'à  peu  près  la  même  ne  doit 
«  pas  produire  exactement  le  même  effet. 

«  Il  est  donc  évident,  dit  Helvétius ,  tom.  I ,  dise,  i , 
«  chap.  I ,  p.  207 ,  que  se  ressouvenir  c'est  sentir.  »  «  Il 
^<  y  a  cette  différence ,  répond  Rousseau ,  que  la  me- 


Du   LIVRE   DE   L'ESPRIT.  53 

«  moire  produit  une  sensation  semblable  et  non  pas 
«  le  sentiment  ;  et  cette  autre  différence  encore ,  que  la 
«  cause  n  est  pas  la  même.  » 

L^auteur,  tom.  I,  dise.  i.  chap.  i ,  p.  207,  ayant 
posé  son  principe ,  se  croit  en  droit  de  conclure  ainsi  : 
<c  Je  dis  encore  que  c'est  dans  la  capacité  que  nous 
«  avons  d'apercevoir  les  ressemblances  ou  les  difFé- 
«  rences ,  les  convenancesou  les  disconvenances  qu'ont 
u  entre  eux  les  objets  divers.,  que  consistent  toutes  les 
«  opérations  de  l'esprit.  Or ,  cette  capacité  n'est  que  la 
«  sensibilité  physique  même:  tout  se  réduit  donc  à 
«  sentir.  »  «Voici  qui  est  plaisant!  s'écrie  son  adver- 
«  saire ,  après  avoir  légèrement  affirmé  qu'apercevoir 
n  et  comparer  sont  la  même  chose ,  l'auteur  conclut 
«  en  grand  appareil  que  juger  c'est  sentir.  La  conclu- 
«  sion  me  paroît  claire  ;  mais  c'est  de  l'antécédent  qu'il 
«  s  agit.  » 

L'auteur  répète  sa  conclusion  d'une  autre  manière , 
tom.  I ,  dise.  I ,  chap.  i ,  p.  209 ,  et  dit  :  «  La  conclusion 
«  de  ce  que  je  viens  de  dire ,  c'est  que  si  tous  les  mots 
«  des  diverses  langues  ne  désignent  jamais  que  des 
ft  objets ,  ou  les  rapports  de  ses  objets  avec  nous  et 
«  entre  eux  ;  tout  l'esprit  par  conséquent  consiste  à 
«comparer  et  nos  sensations  et  nos  idées,  c'est-à- 
«dire  à  voir  les  ressemblances  et  les  différences, 
«  les  convenances  et  les  disconvenances  qu'elles  ont 
«  entre  elles.  Or ,  comme  le  jugement  n'est  que  cette 
«  apercevance  elle-même,  ou  du  moins  que  le  pronon- 
«  ce  de  cette  apercevance ,  il  s'ensuit  que  toutes  les 
«  opérations  de  Tesprit  se  réduisent  à  juger.  »  Rous- 
seau oppose  à  cette  conclusion  une  distinction  lumi- 


54    *  RÉFUTATION 

neuse:  Apercevoir  les  objets,  dit-il,  c'est  sentir; 

APERCEVOIR  LES  RAPPORTS,  c'eST  JUGER.  (*) 

«  La  question  renfermée  dans  ces  bornes,  continue 
«  l'auteur  de  F  Esprit^  tom.  I ,  dise,  i ,  chap.  i ,  p.  210, 
«j'examinerai  maintenant  si  juger  n'est  pas  sentir. 
«  Quand  je  juge  de  la  grandeur  ou  de  la  couleur  des 
«  objets  qu'on  me  présente ,  il  est  évident  que  le  juge- 
nt ment  porté  sur  les  différentes  impressions  que  ces 
«objets  ont  faites  sur  mes  sens  n'est  proprement 
<«  qu'une  sensation  ;  que  je  puis  dire  également,  je  juge 
«  ou  je  sens  que ,  de  deux  objets ,  l'un ,  que  j'appelle 
«  toise,  fait  sur  moi  une  impression  différente  de  cdui 
«que  j'appelle  pied;  que  la  couleur  que  je  pomme 
«  rouge  agit  sur  mes  yeux  différemment  de  celle  que 
«  je  nomme  patine  ;  et  j'en  conclus  qu'en  pareil  cas  ju- 
«  ger  n'est  jamais  que  sentir.  »  «  Il  y  a  ici  un  sophisme 
«  très  subtil  et  très  important  à  bien  remarquer ,  re- 
«  prend  Rousseau  :  autre  chose  est  sentir  une  diffé- 
«  rence  entre  une  toise  et  un  pied^  et  autre  chose  me^ 
«  surer  cette  différence.  Dans  la  première  opération 
«  l'esprit  est  purement  passif,  mais  dans  l'autre  il  est 

*  Dutens  nous  apprend  que  cette  objection  fut  celle  qui  alarma 
le  plus  Helvélius ,  lorsqu'il  la  lui  communiqua,  et  c'est  à  cette  occa- 
sion qu'il  se  crutPobligé  de  publier  la  lettre  que  loi  écrivit  Ilelvëtius  à 
ce  sujet,  lettre  par  laquelle  «  non  seulement,  dit-il,  Helvétius  ne 
«  bannit  point  de  l'esprit  les  doutes  que  Rousseau  y  introduit ,  mais 
«  dont  il  appréhende  lui-même  le  peu  d'effet,  puisqu'il  en  annonce 
«  Une  autre  sur  le  même  sujet,  qu'il  «ût  écrite  sans  doute  s'il  eût 
«  vécu.  »  Cette  lettre  d'HeJvétius  ,  réimprimée ,  comme  il  a  été  dit 
plus  haut,  dans  l'édition  de  Genève,  est  en  effet  aussi  foible  de 
raisonnement  que  de  style;  et  quoiqu'il  eût  pu  paroître  intéressant 
de  voir  aux  prises  l'auteur  di  Emile  et  celui  de  t Esprit^  elle  ne  nous 
a  pas  paru  mériter  de  trouver  place  dans  cette  édition. 


DU   LIVRE   DE   L'eSPRIT.  55 

«  actif.  Celui  qui  a  plus  de  justesse  dans  Tesprit  pour 
«  transporter  par  la  pensée  le  pied  sur  la  toise ,  et  voir 
«  combien  de  fois  il  y  est  contenu ,  est  celui  qui  en  ce 
«  point  a  l'esprit  le  plus  juste  et  juge  le  mieux.  »  Et 
quant  à  la  conclusion ,  «  qu  en  pareil  cas  juger  n'est 
«  jamais  que  sentir  »  ,  Rousseau  soutient  que  «  c'est 
«autre  chose,  parceque  la  comparaison  du  jaune  et 
«  du  rouge  n'est  pas  la  sensation  du  jaune  ni  celle  du 
«  rouge.  » 

L'auteur  se  feit  ensuite  cette  objection,  tom.  I, 
discl  I ,  chap.  i ,  p.  21 1  :  «  Mais,  dira-t-on,  supposons 
«  qu'on  veuille  savoir  si  la  force  est  préférable  à  la 
(t  grandeur  du  corps ,  peut-on  assurer  qu'alors  juger 
«  soit  sentir?  Oui ,  répondrai-je  ;  car ,  pour  porter  un 
«  jugement  sur  ce  sujet ,  ma  mémoire  doit  me  tracer 
«  successivement  les  tableaux  des  situations  différen- 
«  tes  où  je  puis  me  trouver  le  plus  communément  dans 
«le  cours  de  ma  vie.  »  «Gomment!  réplique  à  Cela 
«  Rousseau  ;  la  comparaison  successive  de  mille  idées 
«  est  aussi  un  sentiment!  Il  ne  feut  pas  disputer  des 
«  mots ,  mais  l'auteur  se  fait  là  un  étrange  diction- 
tt  naire.  » 

Enfin  Helvétius  finit  ainsi ,  tom.  I ,  dise,  i ,  chap.  i , 
p.  217  :  «Mais,  dira-t-on,  comment  jusqu'à  ce  jour 
«  a-t-on  supposé  en  nous  une  faculté  de  juger  distincte 
«de  la  faculté  de  sentir?  L'on  ne  doit  cette  supposi- 
«  tion ,  répondrai-je ,  qu'à  l'impossibilité  où  l'on  s'est 
«  cru  jusqu'à  présent  d'expliquer  d'aucune  autre  ma- 
«  nière  certaines  erreurs  de  l'esprit.  »  «  Point  du  tout, 
«  reprend  Rousseau.  C'est  qu'il  est  très  simple  de  sup- 


56  RÉFUTATION^ 

R  poser  que  deux  opérations  d'espèces  difFérentes  se 
A  font  par  deux  différentes  facultés.  » 

A  la  fin  du  premier  discours ,  tom.  I ,  dise,  i ,  ch.  4  9 
p.  284.  M.  Helvétius ,  revenant  à  son  grand  principe , 
dit  :  «  Rien  ne  m'empêche  maintenant  d'avancer  que 
juger ^  comme  je  Tai  déjà  prouvé,  n'est  proprement 
«  c^Lie  sentir.  »  «  Vous  n'avez  rien  prouvé  sur  ce. point , 
«  répond  Rousseau ,  sinon  que  vous  ajoutez  au  sens  du 
«  mot  SENTIR  le  sens  que  nous  donnons  au  mot  juger  : 
ti  vous  réunissez  sous  un  mot  conmiun  deux  fecultés 
«  essentiellement  différentes.  »  Et  sur  ce  que  Helvé- 
tius dit  encore ,  tom.  I ,  dise,  i ,  chap.  4  9  p*  ^85  ,  que 
«  l'esprit  peut  être  considéré  comme  la  faculté  pro- 
«  ductrice  de  nos  pensées ,  et  n'est ,  en  ce  sens ,  que 
«sensibilité  et  mémoire»,  Rousseau  met  en  note: 
Sensibilité  ,  Mémoire  ,  Jugement.  * 

Dans  son  second  discours ,  M.  Helvétius  avance , 
tom.  n ,  dise.  Il,  chap.  4  9  P*  ^3,  «  que  nous  ne  conce- 
«  vous  que  des  idées  analogues  aux  nôtres ,  que  nous 
«  n'avons  d'estime  sentie  que  pour  cette  espèce  d'idées; 
a  et  de  là  cette  haute  opinion  que  chacun  est ,  pour 
«  ainsi  dire ,  forcé  d'avoir  de  soi-même ,  et  qu'il  ap- 
«  pelle  la  nécessité  où  nous  sommes  de  nous  estimer 
apréférablementauxauti*es.Mais,ajoute-t-il,  tom.  II, 
«  dise.  Il ,  chap.  4  9  p*  ^7  on  me  dira  que  l'on  voit  quel- 

*  Les  notes  qu'on  vient  de  lire  ont  toutes  pour  objet  de  com- 
battre la  proposition  principale  qui  sert  de  base  à  l'ouvrage  d*Hel- 
vëtius ,  et  Dutens  observe  avec  raison  que  cet  ouvrage  n'ëtant  com- 
posé que^de  chapitres  sans  liaison ,  d'idées  décousues ,  de  petits 
contes,  et  de  bons  mots ,  les  notes  qui  suivent  ne  sont  aussi  que  des 
sorties  sur  des  sentiments  particuliers. 


DU   LIVRE  DE   l'ESPRIT.  67 

u  ques  gens  reconnottre  dans  les  autres  plus  d'esprit 
«  qu'en  eux.  Oui ,  répondrai-je ,  on  voit  des  hommes  en 
«  faire  Favèu  ;  et  cet  aveu  est  d  une  belle  ame.  Cepen- 
«  dant  ils  n'ont ,  pour  celui  qu'ils  avouent  leur  supé- 
«  rieur ,  qu'une  estime  sur  parole  :  ils  ne  font  que  donner 
«  à  l'opinion  publique  la  préférence  sur  la  leur ,  et  con- 
«  venir  que  ces  personnes  sont  plus  estimées ,  sans 
«  être  intérieurement  convaincus  qu'elles  soient  plus 
«  estimables.  »  «  Gela  n'est  pas  vrai ,  reprend  brusque- 
«  lùent  Rousseau.  J'ai  long-temps  médité^sur  un  su- 
it jet ,  et  j'en  ai  tiré  quelques  vues  avec  toute  l'atten- 
«  tion  que  j'étois  capable  d'y  mettre.  Je  communique 
«  ce  même  sujet  à  un  autre  homme  ;  et ,  durant  notre 
«  €»itretien ,  je  vois  sortir  du  cerveau  de  cet  homme 
a  des  foules  d'idées  neuves  et  de  grandes  vues  sur  ce 
«  même  sujet  qui  m'en  avoit  fourni  si  peu.  Je  ne  suis 
N  pas  assez  stupide  pour  ne  pas  sentir  l'avantage 
«  de  ses  vues  et  de  ses  idées  sur  les  miennes  :  je 
«suis  donc  forcé  de  sentir  intérieurement  que  cet 
«  honune  a- plus  d'esprit  que  moi,  et  de  lui  accorder 
«  dans  mon  cœur  une  estime  sentie ,  supérieure  à  celle 
«  que  j'ai  pour  moi.  Tel  fiit  le  jugement  que  Philippe 
«  second  porta  de  l'esprit  d'Alonzo  Ferez ,  et  qui  fit 
«  que  celui-ci  s'estima  perdu.  » 

Helvétius  veut  appuyer  son  sentiment  d'un  exem- 
ple, et  dit,  tom.  ,11,  dise,  iiych.  4,  p.  Sy,  note:  «En 
«  poésie ,  Fontenelle  seroit  sans  peine  convenu  de  la 
«  supériorité  du  génie  de  Corneille  sur  le  sien ,  mais  il 
«ne  l'auroit  pas  sentie.  Je  suppose,  pour  s'en  con- 
«  vaincre ,  qu'ont  eût  prié  ce  même  Fontenelle  de  don- 
«  ner ,  en  fait  de  poésie ,  Fidée  qu'il  s'étoit  formée  de  la 


58  RÉFUTATION 

«  perfection  ;  il  est  certain  qu'il  n'auroit  en  ce  genre 
«  proposé  d'autres  régies  fines  que  celles  qu'il  avoit 
«  lui-même  aussi  bien  observées  que  G^rneille.  »  Mais 
Rousseau  objecte  à  cela  :  «  Il  ne  s'agit  pas  de  régies; 
«  il  s'agit  du  génie  qui  trouve  les  grandes  images  et  les 
«  grands  sentiments.  Fonténelle  auroit  pu  se  croire 
ff  meilleur  juge  de  tout  cela  que  Corneille ,  mais  non 
«  pas  aussi  bon  inventeur  :  il  étoit  fait  pour  senth*  le 
«  génie  de  Corneille ,  et  non  pour  l'égaler.  Si  l'auteur 
«  ne  croit  pAS  qu'un  homme  puisse  sentir  la  supério- 
«  rite  d'un  autre  dans  son  propre  genre ,  assurément  il 
«  se  trompe  beaucoup  ;  moi-même  je  sens  la  sienne  : 
«  quoique  je  ne  sois  pas  de  son  sentiment.  Je  sens  qu'il 
«  se  trompe  en  homme  qui  a  plus  d'esprit  que  moi  :  il 
«  a  plus  de  vues  et  plus  lumineuses,  mais  les  miennes 
«  sont  plus  saines.  Fénélon  l'emportoit  sur  moi  à  tous 
«  égards  :  cela  est  certain.  »  A  ce  sujet  Helvétius  ayant 
laissé  échapper  l'expression  «  du  poids  iihportun  de 
«  l'estime,  »  Rousseau  le  relève  en  s'écriant  :  «  Le  poids 
«  importun  de  Testime  1  Eh  dieu  !  rien  n'est  si  doux  que 
«  l'estime ,  même  pour  ceux  qu'on  croit  supérieurs  à 
«  soi.  » 

«  Ce  n'est  peut-être  qu'en  vivant  loin  des  sociétés ,  » 
dit  Helvétius ,  tom.  II ,  dise,  ii ,  ch.  6  ,  p.  77 ,  «  qu'on 
«  peut  se  défendre  des  illusioiis  qui  les  séduisent.  Il 
N  est  du  moins  certain  que ,  dans  ces  mêmes  sociétés , 
«  on  ne  peut  conserver  une  vertu  toujours  forte  et 
«  pure ,  sans  avoir  habituellement  présent  à  l'esprit  le 
«  principe  de  l'utilité  publique;  sans  avoir  une  con- 
«  noissance  pro£Dnde  des  véritables  intérêts  de  ce  pu- 
«  blic ,  et ,  par  conséquent ,  de  la  morale  et  de  la  poli- 


DU   LIVRE   DÉ   l'esprit.  Sg 

fc  tique.  »  «  A  ce  compte ,  répond  Rousseau ,  il  n  y  a  de 
«  véritable  probité  que  chez  les  philosophes.  Ma  foi , 
a  ils  font  bien  de  s'en  faire  compliment  les  uns  aux 
«  autres.  » 

Gonséquemment  au  principe  que  venoit  d'avancer 
lauteur,  il  dit,  tom.  II,  dise,  ii,  ch.  6,  p.  78^  note, 
«  que  Fontenelle  définissoit  le  mensonge ,  taire  une 
«  vérité  qu'on  doit.  Un  homme  sort  du  lit  d'une  femme , 
h  il  en  rencontre  le  mari  :  D'où  venez-vous?  lui  dit  ce- 
«lui-ci.  Que  lui  répondre?  Lui  doit-on  alors  la  vérité? 
«Non,  dit  Fontenelle,  parcequ'alors  la  vérité  n'est 
«  utile  à  personne.  »  «  Plaisant  exemple  !  s'écrie  Rous* 
«  seau  :  comme  si  celui  qui  ne  se  fait  pas  un  scrupule 
«  de  coucher  avec  la  femme  d'autrui  s'en  faisoit  un 
«  de  dire  un  mensonge!  Il  se  peut  qu'un  adultère  soit 
«  obligé  de  mentir,  mais  l'homme  de  bien  ne  veut  être 
«  ni  menteur  ni  adultère.  *  » 

Lorsqu'il  dit,  tom.  II,  dise,  n,  chap.  12,  p>  168, 
«  Qu'un  poète  dramatique  fasse  une  bonne  tragédie 
«  sur  un  plan  déjà  connu,  c'est,  dit-on,  un  plagiaire 
^<  méprisable  ;  mais  qukin  général  se  serve  dans  une 
«  campagne  de  l'ordre  de  bataille  et  des  stratagèmes 

*  Helvétias  a  dit  :  «  Tout  devient  légitime ,  et  même  vertueux , 
«pour  le  salut  public.  »  Rousseau  a  mis  en  note,  à  côté  :  Le  salut 
public  n'est  rien^  si  tous  les  particuliers  ne  sont  en  sûreté.  —  Cette 
note  de  Rousseau  ne  fait  point  partie  de  celles  que  Dutens  a  pu- 
bliées; nous  la  devons  à  l'éditeur  de  1801,  qui  Ta  trouvée  sans 
doute  dans  l'exemplaire  que  nous  avons  dit  plus  haut  être  encore 
en  la  possession  de  M.  De  Bure.  Dutens  a  pu  la  juger  digne  de  peu 
d'attention ,  et  l'omettre  comme  telle  dans  sa  brochure  ;  mais  les 
événements  survenus  depuis  donnent  à  cette  note  un  prix  inesti^ 
mable  et  qui  sera;senti  par  tous  les  lecteurs. 


6o  RÉFUTATION 

«  d'un  auti^e  général ,  il  n'en  paroît  souvent  que  plus 
«  estimable  »  :  Tautre'  le  relève  en  disant,  «  Vrai- 
«ment,  je  le  crois  bien!  le  premier  se  donne  pour 
«Fauteur  d'une  pièce  nouvelle,  le  second  ne  se 
«donne  pour  rien;  son  objet  est  de  battre  l'en- 
<c  nemi.  S'il  faisoit  un  livre  sur  les  batailles ,  on  ne 
«  lui  pardoi^neroit  pas  plus  le  plagiat  qu'à  l'auteur 
«  dramatique.  »  Rousseau  n'est  pas  plus  indulgent  en- 
vers M.  Helvétius  lorsque  celui-ci  altèfre  les  fiiits  pour 
autoriser  ses  principes.  Par  exemple ,  lorsque ,  voulant 
prouver  que ,  «  dans  tous  les  siècles  et  dans  tous  les 
«  pays,  la  probité  n'est  que  l'habitude  des  actions  uti- 
(i  les  à  sa  nation ,  il  allègue ,  tom.  II ,  dise,  il ,  chap.  1 3 , 
«p.  190,  l'exemple  des  Lacédémoniens  qui  permet- 
«  toient  le  vol,  et  conclut  ensuite,  tome  II,  dise.  11 , 
«  cfaap.  1 3 ,  p.  192,  que  le  vol ,  nuisible  à  tout  peuple 
«  riche ,  mais  utile  à  Sparte ,  y  devoit  être  honoré  »  ; 
Rousseau  remarque  que  le  vol  n  était  permis  quaux  en- 
fants ,  et  qu'il  nest  dit  nulle  part  que  les  hommes  volassent , 
ce  qui  est  vrai.  Et  sur  le  même  sujet  l'auteur,  dans 
une  note,  ayant  dit  «  qvi'un  jeune  Lacédémbnien,  plu- 
«  tôt  que  d'avouer  son  larcin ,  se  laissa ,  sans  crier ,  dé- 
«  vorer  le  ventre  par  un  jeune  renard  qu'il  avoit  volé 
«  et  caché  sous  sa  robe  »  ;  son  critique  le  reprend  ainsi 
avec  raison  :  «  Il  n'est  dit  nulle  part  que  l'enfant  fiit 
«  questionné  :,  il  ne  s'agissoit  que  de  ne  pas  déceler 
«  son  vol,  et  non  de  le  nier.  Mais  l'auteur  est  bien  aise 
de  mettre  adroitement  le  mensonge  au  nombre  des 
«  vertus  lacédémoniennes.  » 

M.  Helvétius,  tom.  II,  dise.  11,  chap.  i5,  p.  243  , 
faisant  l'apologie  du  luxe,  porte  l'esprit  du  paradoxe 


DU   LIVRE   DE   L'ESPRIT.  6l 

jusqu'à  dire  que  les  femmes  galantes,  dans  un  sens 
politique,  sont  plus  utiles  à  Tétat  que  les  femmes 
sages.  Mais  Rousseau  répond  :  «  L'une  soulage  des 
«gens  qui  souffrent;  Fautre  fevorise  des  gens  qui 
«  veulent  s'enrichir  :  en  excitant  l'industrie  des  arti- 
(c  sans  du  luxe ,  elle  en  augmente  le  nombre  ;  en  fai- 
«  sant  la  fortune  de  deux  ou  trois ,  elle  en  excite  vingt 
«à  prendre  un  état  où  ils  resteront,  misérables;  elle 
«  multiplie  les  €ujets  dans  les  professions  inutiles  ,  et 
«  I^s  fait  manquer  dans  les  professions  nécessaires.  » 

Dans  une  autre  occasion,  tom.  III,  dise,  ii,  cb.  ^5, 
p.  1 46 ,  note ,  M.  Helvétius ,  remarquant  que  «  Tenvie 
«  permet  à  chacun  d'être  le  pafaégyriste  de  sa  probité, 
tt  et  non  de  son  esprit  » ,  Rousseau ,  loin  d'être  de  son 
avis ,  dit:  «  Ce  n'est  point  cela;  mais  c'est  qu'en  pre- 
(t  mier  lieu  la  probité  est  indispensable ,  et  non  l'es- 
«  prit,  et  qu'en  second  lieu  il  dépend  de  nous  d'être 
«  honnêtes  gens ,  et  non  pas  gens  d'esprit.  » 

Enfin,  dans  le  premier  chapitre  du  troisième  dis- 
cours, tom.  III,  p.  i63,  l'auteur  entre  dans  lia  ques* 
tion  de  l'éducation  et  de  l'égalité  naturelle  des  esprits. 
Voici  le  sentiment  de  Rousseau  là-dessus ,  exprimé 
dans  une  de  ses  notes  :  «  XaB  principe  duquel  l'auteur 
«  déduit,  dans  les  chapitres  suivants,  l'égalité  natu- 
ft  relie  des  esprits,  et  qu'il  a  tâché  d'établir  au  com- 
«mencementde  cet  ouvrage,  est  que  les  jugements 
a  humains  sont  purement  passifs.  Ce  principe  a  été 
«  établi  et  discuté  avec  beaucoup  de  philosophie  et  de 
«profondeur  dans  tEncydopédie,  article  Évidence. 
«  J'ignore  quel  est  l'auteur  de  cet  article  ;  mais  c'est 
«  certainement  un  très  grand  métaphysicien  ;  je  soup- 


62  RÉFUTATION  DU  LIVRE  DE  l'ESPRIT. 

u  çonne  Fabbé  de  Condillac  ou  M.  de  Buffon.  Quoi 
M  qu'il  eu  soit,  j'ai  tâché  de  combattre  ce  principe  et 
«<  d'établir  l'activité  de  nos  jugements  dans  les  notes 
«  que  j'ai  écrites  au  commencement  de  ce  livre,  et  sur- 
a  tout  dans  la.première  partie  dé  la  Profession  de  foi 
ft  du  vicaire  savoyard.  Si  j'ai  raison ,  et  que  le  principe 
«de  M.  Helvédus  et  de  l'auteur  susdit  soit  faux,  les 
«  raisonnements  des  chapitre^  suivants,  qui  n'en  sont 
«  que  des  conséquences,  tombent,  et  il  n'est  pas  vrai 
M  que  l'inégalité  des  esprits  soit  l'effet  de  la  seule  édu- 
«  cation ,  quoiqu'elle  y  puisse  influer  beaucoup.  » 


)        ■       I      I        I      HJ' 


LE  PERSIFLEUR. 


Dès  qu'on  m'a  appris  que  les  écrivains  qui  s'étoient 
chargés  d'examiner  les  ouvrages  nouveaux  avoient , 
par  divers  accidents,  successivement  résigné  leurs 
emplois,  je  me  suis  mis  en  tête  que  je  pourrois  fort 
bien  les  remplacer  ;  et ,  comme  je  n'ai  pas  la  mauvaise 
vanité  de  vouloir  être  modeste  avec  le  public,  j'avoue 
franchement  que  je  m'en  suis  trouvé  très  capable  ;  je 
soutiens  même  qu'on  ne  doit  jamais  parler  autrement 
de  soi,  que  quand  on  est  biem  sûr  de  n'en  pas  être  la 
dupe.  Si  j'étois  un  auteur  connu,  j'afFecterois  peut- 
être  de  débiter  des  contre-vérités  à  mon  désavantage, 
pour  tâcher ,  à  leur  faveur ,  d'amener  adroitement  dans 
la  même  classe  les  défauts  que  je  serois  contraint  d'a- 
vouer :  mais  actuellement  le  stratagème  seroit  trop 
dangereux;  le  lecteur ,  par  provision ,  me  joueroit  in- 
fiEÛlliblement  le  tour  de  tout  prendre  au  pied  de  la 
lettre  :  or ,  je  le  demande  à  mes  chers  confrères.,  est-ce 
là  le  compte  d'un  auteur  qui  parle  mal  de  soi? 

Je  sens  bien  qu'il  ne  suffit  pas  tout-à-fait  que  je  sois 
convaincu  de  ma  grande  capacité ,  et  qu'il  seroit  assez 
Qecessaire  que  le  public  fut  de  moitié  dans  cette  con- 

*  Rousseau,  dans  ses  Confessions,  livre  vu,  nous  apprend  que 
ce  morceau  devoit  être  la  première  feuille  d'un  ëcrit  périodique 
projeté  pour  être  fait  alternativement  entre  Diderot  et  lui.  «  Des 
«  événements  imprévus,  dit-il,  nous  barrèrent,  et  le  projet  en  de- 
M  meara  là.  » 


64  LE  PERSIFLEUR. 

viction  :  mais  il  m'est  aisé  de  montrer  que  cette  ré- 
flexion, même  prise  comme  il  faut,  tourne  presque 
toute  à  mon  profit.  Car  remarquez ,  je  vous  prie,  que , 
si  le  public  n'a  point  de  preuves  que  je  sois  pourvu 
des  talents  convenables  pour  réussir  dans  Touvrage 
que  j'entreprends ,  on  ne  peut  pas  dire  non  plus  qu'il 
en  ait  du  contraire.  Voilà  donc  déjà  pour  moi  un 
avantage  considérable  sur  la  plupart  de  mes  concur^ 
rents;  j'ai  réellement  vis-à-vis  d'eux  une  avance  rela- 
tive de  tout  le  chemin  qu'ils  ont  £sdt  en  arrière. 

Je  pars  ainsi  d'un  préjugé  favorable ,  et  je  le  confirme 
par  les  raisons  suivantes ,  très  capables  ^  à  mon  avis , 
de  dissiper  pour  jamais  toute  espèce  de  doute  dés- 
avantageux sur  mon  compte, 

lO  On  a  publié  depuis  un  grand  nombre  d'années 
une  infinité  de  journaux,  feuilles  et  autres  ouvrages 
périodiques,  en  tous  pays  et  en  toute  langue,  et  j'ai 
apporté  la  plus  scrupuleuse  attention  à  ne  jamais  rien 
lire  de  tout  cela.  D'où  je  conclus  que ,  n'ayant  point  la 
tête  farcie  de  ce  jargon,  je  suis  en  état  d'en  tirer  des 
productions  beaucoup  meilleures  en  elles-mêmes, 
quoique  peut-être  en  moindre  quantité.  Cette  raison 
est  bonne  pour  le  public;  mais  j'ai  été  contraint  de  la 
retourner  pour  mon  libraire ,  en  lui  disant  que  le  ju- 
gement engendre  plus  de  choses  à  mesure  que  la  mé- 
moire en  est  moins  chargée,  et  qu'ainsi  les  matériaux 
ne  nous  manqueroient  pas. 

2°  Je  n'ai  pas  non  plus  trouvé  à  propos ,  et  à  peu 
près  par  la  même  raison ,  de  perdre  beaucoup  de  temps 
à  Tétude  des  sciences  ni  à  celle  des  auteurs  anciens. 
La  physique  systématique  est  depuis  long-temps  re- 


LE   PERSIFLEUR.  65 

léguée  dans  le  pays  des  romans  ;  la  physique  expéri- 
mentale De  me  paroît  plus  que  Tart  d'arranger  agréa- 
blement de  jolis  brimborions,  et  la  géométrie,  celui 
de  se  passer  du  raisonnement  à  laide  de  quelques 
formules. 

Quant  aux  anciens ,  il  ma  semblé  que ,  dans  les  ju- 
gements que  jaurois  à  porter ,  la  probité  ne  vouloit  pas 
que  je  donnasse  le  change  à  mes  lecteurs,  ainsi  que 
faisoient  jadis  nos  savants,  en  substituant  frauduleu- 
sement, à  mon  avis  qu'ils  attendroient,  celui  d'Aris- 
tote  ou  de  Gicéron  dont  ils  n'ont  que  faire  :  grâce  à 
l'esprit  de  nos  modernes,  il  y  a  long-temps  que  ce 
scandale  a  cessé,  et  je  me  garderai  bien  d'en  ramener 
la  pénible  mode.  Je  me  suis  seulement  appliqué  à  la 
lecture  des  dictionnaires;  et  j'y  ai  fait  un  tel  profit, 
qu'en  moins  de  trois  mois  je  me  suis  vu  en  état  de  dé- 
cider de  tout  avec  autant  d'assurance  et  d'autorité  que 
si  j'avois  eu  deux  ans  d'étude.  J'ai  de  plus  acquis  un 
petit  recueil  de  passages  latins  tirés  de  divers  poètes  , 
où  je  trouverai  de  qlioi  broder  et  enjoliver  meS  feuil- 
les, en  les  ménageant  avec  économie  afin  qu'ils  durent 
long-temps.  Je  sais  combien  les  vers  latins ,  cités  à 
propos,  donnent  de  relief  à  un  philosophe;  et,  parla 
même  raison ,  je  me  suis  fourni  de  quantité  d'axiomes 
et  de  sentences  philosophiques  pour  orner  mes  dis- 
sertations, quand  il  sera  question  de  poésie.  Car  je 
n'ignore  pas  que  c'est  un  devoir  indispensable ,  pour 
quiconque  aspire  à  la  réputation  d'auteur  célèbre ,  de 
parler  pertinemment  de  toutes  les  sciences,  hors  celle 
dont  il  se  mêle.  D'ailleurs,  je  ne  sens  point  du  tout  la 
nécessité  d'être  fort  savant  pour  juger  les  ouvrages 

XII.  5 


\ 


66  LE  PERSIFLEUR. 

qu  on  nous  donne  aujourd'hui.  Ne  diroit-on  pas  qu  il 
faut  avoir  lu  le  père  Pétau ,  Montfaucon ,  etc.  9  et  être 
profond  dans  les  mathématiques ,  etc. ,  pour  juger 
Tanzaï ,  Grigri,  Angola,  Misapouf ,  et  autres  sublimes 
productions  de  ce  siècle  ? 

Ma  dernière  raison,  et,  dans  le  fond,  la  seule  dont 
j  avois  besoin ,  est  tirée  de  mon  objet  même.  Le  but 
que  je  me  propose  dans  le  travail  médité  est  de  faire 
lanalyse  des  ouvrages  nouveaux  qui  parottront,  d'y 
joindre  mou  sentiment ,  et  de  communiquer  Vun  et 
Tautre  au  public;  or ,  dans  tout  cela ,  J9  ne  vois  pas  la 
au)indre  nécessité  d'être  savant.  Juger  sainement  et 
impartialement ,  bien  écrire ,  savoir  sa  langue;  ce  sent 
là ,  ce  uie  semble ,  toutes  les  connoissances  nécessaires 
eu  pareil  cas  :  mais  ces  connoissances ,  qui  est-ce  qui 
se  vante  de  les  posséder  mieux  que  moi  et  à  un  plus 
haut  degré?  A  la  vérité  je  ne  saurois  pas  bioEi  démon- 
trer que  cela  soit  réellement  tout-à-fait  comme  je  le 
dis,  mais  c'est  justement  à  cause  de  cela  que  je  le  crois 
encore  plus  fort  :  on  ne  peut  trop  sentir  soi-même  ce 
qu'on  veut  persuader  aux  autres.  Serois-je  donc  le 
premier  qui ,  à  force  de  se  croire  un  fort  habile  homme , 
l'auroit  aussi  £sdt  croire  au  public?  et  si  je  parviens  à 
lui  donner  de  moi  une  semblable  opinion,  qu'elle  soit 
bien  ou  mal  fondée,  n'est-ce  pas,  pour  ce  qui  me're- 
garde,  à  peu  près  la  même  chose  dans  le  cas  dont  il 
s'agit? 

On  ne  peut  donc  nier  que  je  ne  sois  très  fondé  à 
m'ériger  en  Aristarque,  en  juge  souverain  des  ouvra- 
ges nouveaux,  loiAint,  blâmant ,  critiquant  à  ma  fan- 
taisie, sans  que  personne  soit  en  droit  de  me  taxer  de 


LE   PERSIFLEUR.  67 

témérité ,  sauf  à  tous  et  un  chacun  de  se  prévaloir 
contre  nM)i  du  droit  de  représailles^  que  je  leur  ac- 
corde de  très  grand  cœur  y  désirant  seulement  qu'il  leur 
prenne  en  gré  de  dire  du  mal  de  moi  de  la  même  ma* 
nière  et  dans  le  même  sens  que  je  m'avise  d'en  dire, 
du  bien. 

C'est  par  une  suite  de  ce  principe  d'équité  que,  n  é- 
tant  point  connu  de  ceux  qui  pourroient  devenir  mes 
adversaires,  je  déclare  que  toute  critique  ou  observa* 
tion  personnelle  sera  pour  toujours  bannie  de  fxkon 
jouraal.  Ce  ne  sont  que  des  livres  que  je  vais  eixami- 
ner;  le  mot  d'aut«ur  ne  sera  pour  moi  que  l'esprit  du 
livre  même,  il  ne  s'étendra  point  au-delà;  et  j'avertis 
positivement  que  je  ne  m'en  servirai  jamais  dans  un 
autre  sens  :.  de  sorte  que  si,  dans  mes  jours  de  mau- 
vaise kuûieur,  il  m'arrive  quelquefois  de  dire  :  Voilà 
un  ^>t,  un  impertinent  écrivain ,  c'est  l'ouvrage  seul 
qui  sera  taxé  d'impeitinence  et  de  sottise,  et  je  n'en- 
tends nullement  cpie  l'auteur  en  soit  moins  un  génie 
du  premier  ordre ,  et  peut-être  même  un  digne  acadé-  ' 
micien.  Que  sais-je ,  par  exemple,  si  l'on  ne  s'avisera 
point  de  régaler  mes  feuilles  des  épithétes  dont  je  viei^ 
de  padbr?  or,  on  voit  bien  d'abord  que  je  ne  cesserai 
pas  pour  cela  d  être  un  homme  de  beaucoup  de  mérite. 

Comme  tout  ce  que  j'ai  dit  jusqu'à  présent  parol- 
troit  un  peu  vague ,  si  je  n  ajoutois  rien  pour  exposer 
plus  nettement  mon  projet  et  la  manière  dont  je  me 
propose  de  l'exécuter ,  j  e  vais  prévenir  mon  lecteur  spr 
certaines  particularités  de  mon  caractère ,  qui  le  met- 
tront au  fait  de  ce  qu'il  peut  s'attendre  à  trouver  dans 
mes  écrits. 

5. 


68  LE   PERSIFLEUR. 

Quand  Boileau  a  dit  de  rhomme  en  général  qu'il 
ch^ngeoit  du  blanc  au  noir ,  il  a  croqué  mon  portrait 
en  deux  mots ,  en  qualité  d'individu.  Il  Feût  rendu 
plus  précis,  s'il  y  eût  ajouté  toutes  les  autres  cou^ 
leurs  avec  les  nuances  intermédiaires.  Rien  n'est  si 
dissemblable  à  moi  que  moi-même;  c'est  pourquoi  il 
seroit  inutile  de  tenter  de  me  définir  autrement  que 
par  cette  variété  singulière;  elle  est  telle  dans  mon  es- 
prit, qu'elle  influe  de  temps  à  autre  jusque  sur  mes 
sentiments.  Quelquefois  je  suis  un  dur  et  féroce  mis-^ 
anthrope  ;  en  d'autres  moments ,  j'entre  en  extase  au 
milieu  des  charmes  de  la  société  et  des  délices  de  l'a- 
mour. Tantôt  je  suis  austère  et  dévot,  et,  pour  le  bien 
de  mon  ame,  je  fais  tous  mes  efiForts  pour  rendt*e  du- 
rables ces  saintes  dispositions  :  mais  je  deviens  bien- 
tôt un  franc  libertin;  et,  comme  je  m'occupe  alors 
beaucoup  plus  de  mes  ^ens  que  de  ma  raison,  je 
m'abstiens  constamment  d'écrire  dans  ces  moments- 
là.  C'est  sur  quoi  il  est  bon  que  mes  lecteurs  soient 
'  suffisamment  prévenus ,  de  peur  qu'ils  ne  s'attendent 
à  trouver  dans  mes  feuilles  des  choses  que  certaine- 
ment ils  n'y  verront  jameiis.  En  un  mot,  un  Protée, 
un  caméléon,  une  femme,  sont  des  êtres  moins  chan- 
geants que  moi  :  ce  qui  doit  dès  l'abord  ôter  aux  cu- 
rieux toute  espérance  de  me  reconnôître  quelque  jour 
à  mon  caractère;  car  ils  me  trouveront  toujours  sous 
quelque  forme  particulière ,  qui  ne  sera  la  mienne  que 
pendant  ce  moment-là.  Et  ils  ne  peuvent  pas  même 
espérer  de  me  reconnoltre  à  ee$  changements  ;  car, 
comme  ils  n'ont  point  de  période  fixe,  ils  se  feront 
quelquefois  d'un  instant  à  l'autre,  et,  d'autres  fois,  je 


LE   PERSIFLEUR.  69 

demeurerai  des  mois  entiers  dans  le  même  état.  C'est 
cette  irrégularité  même  qui  fait  le  fond  de  ma  consti- 
tution. Bien  plus ,  le  retour  des  mêmes  objets  retiou- 
velle  ordinairement  en  moi  des  dispositions  sembla- 
bles à  celles  où  je  me  suis  trouvé  la  première  fois  cpie 
je  les  ai  vus  ;  c'est  pourquoi  je  suis  assez  constamment 
de  la  même  humeur  avec  les  mêmes  personnes.  De 
sorte  quà  entendre  séparément  tous  <;çux  qui  me 
connoissent,  rien  ne  paroitroit  moins  varié  que  mon 
caractère  :  mais  allez  aux  derniers  éclaircissements , 
l'un  vous  dira  que  je  suis  badin;  lautre,  grave  ;  celui- 
ci  me  prendra  pour  un  ignorant,  l'autre  pour  un 
homme  fort  docte;  en  un  mot,  autant  de  têtes  autant 
d'avis.  Je  me  ti^ouve  si  bizarrement  disposé  à  cet 
égard ,  qu'étant  un  jour  abordé  par  deux  personnes 
à-la-fois ,  avec  l'une  desquelles  j 'a vois  accoutumé 
d'être  gai  jusqu'à  la  folie,  et  plus  ténébreux  qu'Hera- 
clite avec  l'autre,  je  me  sentis  si  puissamment  agité , 
que  je  fus  contraint  de  les  quitter  brusquement,  de 
peur  que  le  contraste  des  passions  opposées  ne  me  ftt 
tomber  en  syncope.  , .  - 

Avec  tout  cela,  à  force  de  m'examiner,  je  n'ai  pas 
laissé  que  de  démêler  en  moi  certaines  dispositions 
dominantes  et  certains  retours  presque  périodiques 
qui  seroient  difficiles  à  remarquer  à  tout  autre  qu'à 
l'observateur  le  plus  attentif,  en  un  mot  qu'à  moi- 
même  :  c'est  à  peu  près  ainsi  que  toutes  les  vicissi- 
tudes et  les  irrégularités  de  l'air  n'empêchent  pas  que 
les  marins  et  les  habitants  de  la  campagne  n'y  aient 
remarqué  quelques  circonstances  annuelles  et  quel- 
ques'phénomènes,  qu'ils  ont  réduits  en  règle  pour  . 


^ 


70  L£   PERSIFLEUR. 

prédire  à  peu  près  le  temps  qu'il  fera  dans  certaines 
saisons.  Je  suis  sujet,  par  exemple,  à  deux  disposi- 
tions principales,  qui  changent  aissez  constamment 
de  huit  en  huit  jours ,  et  cpiej  appelle  mes  âmes  heb- 
domadaires :  par  Tune ,  je  me  trouve  sagement  fou  ;  par 
Tautre,  follement  sage;  mais  de  telle  manière  pour- 
tant que,  la  folie  remportant  sur  la  sagesse  dans  Tun 
et  dans  l'autre  cas  ,  elle  a  surtout  manife^ement  le 
dessus  dans  la  semaine  où  je  m'appelle  sage;  car  alors 
le  fond  de  toutes  les  matières  que  je  traite,  quelque 
raisonnable  qu'il  puisse  être  en  soi ,  se  trouve  presque 
entièrement  absorbé  par  les  futilités  et  les  extrava- 
gances dont  j'ai  toujours  soin  de  l'habiller.  Pour  mon 
ame  foUe,  elle  est  bien  plus  sage  que  cela;  car,  bien 
qu'elle  tire  toujours  de  son  propre  fonds  le  texte  sur 
lequel  elle  argumente ,  elle  met  tant  d'art,  tant  d'or- 
dre ,  et  tant  de  force  dans  ses  raisonnements  et  dans 
ses  preuves,  qu'une  folie  ainsi  déguisée  ne  diffère 
presque  en  rien  de  la  sagesse^  Sur  ces  idées,  que  je 
garantis  justes ,  ou  à  peu  près ,  je  trouve  un  petit  pro- 
blème à  proposer  à  mes  lecteurs ,  et  je  les  prie  de  tou^^ 
loir  bien  décider  laquelle  c'est  de  mes  deux  âmes  qui- 
a  dicté  cette  feuille. 

Qu'on  ne  s'attende  donc  point  à  ne  voir  ici  que  de 
sages  et  graves  dissertations  :  on  y  en  verra  sans 
doute;  et  où  seroit la  variété?  Maisje  ne  garantis  point 
du  tout  qu'au  milieu  delà  plus  profonde  métaphysi- 
que il  ne  me  prenne  tout  d'un  coup  une  saillie  extra- 
vagante, et  qu'emboîtant  mon  lecteur  dans  l'Icosaë- 
dre  de  Bergerac  je  ne  le  transporte  tout  d'un  coup 
dans  la  lune ,  tout  comme ,  à  propos  de  l'Arioste  et  de 


LE   PERSIFLEUR.  -71 

THippocrifFe ,  je  pourrois  fort  bien  lui  citer  Platon, 
Locke  y  ou  Malebranchè. 

Au  reste  tontes  matières  seront  de  ma  compétence  : 
j'étends  ma  juridiction  indistinctement  sut*  tout  ce  qui 
sortira  de  la  presse ;'je  m'arrogerai  même,  quand  le 
caë  y  écherra ,  le  droit  de  révision  sur  les  jugements  de 
mes  confrères  ;  et ,  non  content  de  me  soumettre  tou- 
tes les  imprimeries  de  France ,  je  me  propose  aussi 
de  faire,  de  temps  en  temps,  de  bonnes  excursions 
hors  du  royaume ,  et  de  me  rendre  tributaires  Tltalie , 
la  Hollande ,  et  même  l'Angleterre ,  chacune  à  son  tour, 
promettant ,  foi  de  voyageur ,  la  véracité  la  plus  exacte 
dans  les  actes  que  j'en  rapporterai. 

Quoique  le  lecteur  se  soucie  sans  doute. assez  peu 
des  détails  que  je  lui  fais  ici  de  moi  et  de  mon  carac- 
tère ,  j'ai  résolu  de  ne  pas  lui  en  faire  grâce  d'une  seule 
ligne  ;  c'est  autant  pour  son  profit  que  pour  ma  con- 
modité  que  j'en  agis  ainsi.  Après  avoir  conunencé  par 
me  persifler  moi-même ,  j'aurai  tout  le  temps  de  per- 
sifler les  autres  ;  j'ouvrirai  les  yeux ,  j'écrirai  ce  que  je 
vois ,  et  l'on  trouvera  que  je  ma  serai  assez  bien  ac- 
quitté de  ma  tâche. 

Il  me  reste  a  faire  excuse  d'avance  aux  auteurs  que 
je  pourrois  maltraiter  à  tort ,  et  au  public,  de  tous  les 
éloges  injustes  que  je  pourrois  donner  aux  ouvrages 
qu'on  lui  présente  ;  ce  ne  sera  jamais  volontairement 
que  je  commettrai  de  pareilles  erreurs.  Je  sais  que 
l'impartialité  dans  un  journaliste  ne  sert  qu'à  lui  faire 
des  ennemis  de  tous  les  auteurs ,  pour  n'avoir  pas 
dit ,  au  gré  de  chacun  d'eux ,  assez  de  bien  de  lui ,  ni 
assez  de  mal  de  ses  confrères  ;  c'est  pour  cela  que  je 


72  LE   PERSIFLEUR. 

veux  toujours  rester  inconnu.  Ma  grande  folie  est  de 
vouloir  ne  consulter  que  la  raison  et  ne  dire  que  la 
vérité;  de  sorte  que,  suivant  Fétendue  de  mes  lu- 
mières et  la  disposition  de  mon  esprit ,  on  pourra 
trouver  en  moi ,  tantôt  un  critique  plaisant  et  badin, 
tantôt  un  censeur  sévère  et  bourru ,  non  pas  un  sati- 
rique amer  ni  un  puéril  adulateur.  Les  jugements 
peuvent  être  faux ,  mais  le  juge  ne  sera  jamais  inique. 


I 


LA  REINE 

FANTASQUE, 

CONTE. 

,  Il  y  avoit  autrefois  un  roi  qui  aimoit  son  peuple... 
Gela  commence  comme  un  conte  de  fée ,  interrompit 
le  druide.  C'en  est  un  aussi,' répondit  Jalamir.  Il  y 
avoit  donc  un  roi  qui  aimoit  son  peuple ,  et  qui ,  par 
conséquent ,  en  étoit  adoré.  Il  avoit  fait  tous  ses  efïbrts 
pour  trouver  des  ministres  aussi  bien  intentionnés 
que  lui  ;  mais ,  ayant  enfin  reconnu  la  folie  d  une  pa- 
reille recherche ,  il  avoit  pris  le  parti  de  faire  par  lui- 
même  toutes  les  choses  qu'il  pouvoit  démber  à  leur 
malfaisante  activité.  Comme  il  étoit  fort  entêté  du 
bizarre  projet  de  rendre  ses  sujets  heureux ,  il  agissoit 
en  conséquence;  et  ime  conduite  si  singulière  lui 
donnoit  parmi  les  grands  un  ridicule  inefBsiçable.  Le 
peuple  le  bénissoit  ;  mais ,  à  la  cour ,  il  passoit  pour  un 
fou.  A  cela  près ,  il  ne  manquoit  pas  de  mérite  :  aussi 
sappeloit-il  Phénix. 

Si  ce  prince  étoit  extraordinaire ,  il  avoit  une  femme 
qui  Fétoit  moins.  Vive ,  étourdie ,  capricieuse ,  folle 
paf  la  tête ,  sage  par  le  cœur ,  bonne  par  tempéra- 
ment, méchante  par  caprice;  voilà,  en  quatre  mots, 
le  portrait  de  la  reine.  Fantasque  étoit  son  nom  :  nom 
célèbre  qu'elle  avoit  reçu  de  ses  ancêtres  en  ligne  fé- 
minine, et  dont  elle  soutenoit  dignement  Thonneur. 


^  • 


f 
1 


74  LA^  REINE  FANTASQUE. 

Cette  personne  si  illustra  et  si  raisonnable  étoit  le 
charme  et  le  supplice  de  son  cher  époux  ;  car  elle  Fai- 
moit  aussi  fort  sincèrement ,  peut-être  à  cause  de  la 
iaciUté  qu'elle  avoit  à  le  tourmenter.  Malgré  Tamour 
réciproque  qui  régnoit  entre  eux ,  ils  passèrent  plu- 
sieurs années  sans  pouvoir  obtenir  aucun  fruit  de  leur 
union.  Le  roi  en  étoit  pénétré  de  chagrin ,  et  la  reine 
s'en  mettoit  dans  des  impatiences  dont  ce  bon  prince 
ne  se  ressentoit  pas  tout  seul  :  elle  s'en  prenoit  à  tout 
le  monde  de  ce  qu'elle  n'avoit  point  d'en&nts.  Il  n'y 
avoit  pas  un  courtisan  à  qui  elle  ne  demandât  étourdi- 
ment  quelque  décret  pour  en  avoir ,  et  qu'elle  ne  ren- 
dit responsable  du  mauvais  succès. 

Les  médecins  ne  furent  point  oubliés  ;  car  la  reine 
avoit  pour  eux  une  dodlité  peu  commune ,  et  ils  n'or- 
donnoient  pas  une  drogue  qu'elle  ne  ftt  préparer  très 
soigneusement ,  pour  avoir  le  plaisir  de  la  leur  jeter 
au  nez  à  l'instant  qu'il  la  falloit  prendre.  Les  derviches 
eurent  leur  tour;  il  fallut  recourir  aux  neuvaines  ^  aux 
voeux  y  surtout  aux  offrandes*  Et  malheur  aux  desser- 
vants des  temples  où  sa  majesté  alloit  en  pèlerinage  ! 
elle  fourrageoit  tout  ;  et ,  sous  prétexte  d'aller  respirer 
un  air  prolifique ,  elle  ne  manquoit  jamais  de  mettre 
sens  dessus  dessous  toutes  les  cellules  des  moines. 
Elle  portoit  aussi  leurs  reliques ,  et  s'atïîibloit  alterna- 
tivement de  tous  leurs  différents  équipages:  tantôt 
c'étoit  un  cordon  blanc  «  tantôt  une  ceinture  de  cuir, 
tantôt  un  capuchon ,  tantôt  un  écapulaire  ;  il  n'y  avoit 
sorte  de  mascarade  monastique  dost  sa  dévotion  ne 
s'avisât  ;  et  comme  elle  avoit  un  petit  air  éveillé  qui 
la  rendoit  charmante  sous  tous  ces  déguisements, 


LA   REINE    FANTASQUE.  75 

elle  n'en  quittoit  aucun  sans  avoir  eu  soin  de  s'y  fiiire 
peindre. 

Enfin ,  à  force  de  dévotions  si  bien  faites ,  à  force  de 
médecines  si  sagement  employées ,  le  ciel  et  la  teire 
exaucèrent  les  vœux  de  la  reine  ;  elle  devint  grosse  au 
moment  qu  on  commençoit  à  en  désespérer.  Je  laisse 
à  deviner  la  joie  du  roi  et  celle  du  peuple.  Pour  la 
sienne,  elle  alla ,  comme  toutes  ses  passions,  jusqu'à 
lextravagance :  dans  ses  transports,  elle  cassoit  et 
brisoit  tout;  elle'embrassoit  indifféremment  tout  ce 
qu'elle  rencontroit,  hommes,  femmes,  courtisans, 
valets  :  c'étoit  risquer  de  se  Éadre  étouflfer  que  se  trou- 
ver sur  son  passage.  Elle  ne  connoissoit point,  disoit* 
elle ,  de  ravissement  pareil  à  celui  d'avoir  un  enfant  à 
qui  elle  pût  donner  le  fouet  tout  à  son  aise  dans  ses 
moments  de  mauvaise  humeur. 

Gomme  la  grossesse  de  la  reine  avoit  été  long-temps 
inutilement  attendue ,  elle  passoit  pour  un  de  ces  évé- 
nements extraordinaires  dont  tout  le  monde  veut  avoir 
l'honneur.  Les  médecins  l'attribuoient  à  leurs  dro«- 
gues ,  les  moiiles  à  leur  reliques ,  le  peuple  à  ses  prié* 
res  )  et  le  roi  à  son  amoUr.  Chacun  s'intéressoit  à  l'en^ 
faut  qui  devoit  naître ,  comme  si  c'eût  été  le  sien  ;  et 
tous  &isoient  des  voeux  sincères  pour  Fheureuse  nais^ 
sance  du  prince ,  car  on  en  vouloit  un  ;  et  le  peuple , 
les  grands ,  et  le  roi ,  réunissoient  leurs  désirs  sur  ce 
point.  La  reine  trouva  fort  mauvms  qu'on  s'avisât  de 
lui  prescrire  de  qui  elle  devoit  accoucher ,  et  dét^lara 
qu'elle  prétendoit  avoir  une  fille,  ajootant  qu'il  lui 
paroissoit  assez  singuHer  que  quelqu'un  osit  lui  dis- 


76  LÀ   REINE   FAJVTASQUE. 

puter  le  droit  (}e  disposer  d'un  bien  qui  n  appartenoit 
incontestablement  qu'à  elle  seule. 

Phénix  voulut  en  vain  lui  faire  entendre  raison  :  elle 
lui  dit  nettement  que  ce  n'étoient  point  là  ses  af&ires , 
et  s'enferma  dans  son  cabinet  pour  bouder  ;  occupa- 
tion chérie  à  laquelle  elle  employoit  régulièrement  au 
moins  six  mois  de  Tannée.  Je  dis  six  mois,  non  de 
suite ,  c  eût  été  autant  de  repos  pour  son  mari,  mais 
pris  dans  des  intervalles  propres  à  le  chagriner. 

Le  roi  çomprenoit  fort  bien  que  les  caprices  de  la 
mère  ne  détermineroient  pas  le  sexe  de  Tenfant  ;  mais  il 
étoit  au  désespoir  qu'elle  donnât  ainsi  ses  travers  en 
spectacle  à  toute  la  cour.  Il  eût  sacrifié  tout  au  monde 
pour  que  l'estime  universelle  eût  justifié  l'amour  qu'il 
avoit  pour  elle;  et  le  bruit  qu'il  fit  mal  à  propos  en 
cette  occasion  ne  fut  pas  la  seule  folie  que  lui  eût  fait 
faire  le  ridicule  espoir  de  rendre  sa  femme  raison- 
nable. 

Ne  sachant  plus  à  quel  saint  se  vouer ,  il  eut  recours 
à  la  fée  Discrète  son  amie,  et  la  protectrice.de  son 
royaume.  La  fée  lui  conseilla  de  prendre  les  voies  de 
la  douceur,  c'est-à-dire  de  demander  excuse  à  la 
reine.  Le  seul  but ,  lui  dit-elle,  de  toutes  les  fantaisies 
des  femmes  est  de  désorienter  un  peu  la  morgue  mas- 
culine ,  et  d'accoutumer  les  honmies  à  l'obéissance  qui 
leur  convient.  Le  meilleur  moyen  que  vous  ayez  de 
guérir  les  ejttravagances  de  votre  femme  est  d'extra- 
vaguer  avec  elle.  Dès  le  moment  que  vous  cesserez  de 
contrarier  ses  caprices,  assurez-vous  qu'elle  cessj^ra 
d'en  avoir,  et  qu'elle  n'attend ,  pour  devenir  sage ,  que 
de  vous  avoir  rendu  bien  complètement  fou.  Faites 


LA  REIME  FANTASQUE.  -y-y 

donc  les  choses  de  bonne  grâce ,  et  tâchez  de  céder  en 
cette  occasion,  pour  obtenir  tout  ce  que  vous  voudrez 
dans  une  autre.  Le  roi  crut  la  fée  ;  et  pour  se  confor- 
mer à  son  avis ,  s'étant  rendu  au  cercle  de  la  reine ,  il 
la  prit  à  part ,  lui  dit  tout  bas  qu'il  étoit  iacbé  d  avoir 
contesté  contre  elle  mal  à  propos ,  et  qu'il  tâcheroit 
de  la  dédommager  à  l'avenir ,  par  sa  complaisance , 
de  rhumeur  qu'il  pouvoit  avoir  mise  dans  ses  dis- 
cours en  disputant  impoliment  contre  elle. 

Fantasque,  qui  craignit  que  la  douceur  de  Phénix 
ne  la  couvrit  seule  de  tout  le  ridicule  de  cette  afïaire . 
se  hâta  de  lui  répondre  que  sous  cette  excuse  ironique 
elle  voyoit  encore  plus  d'orgueil  que  dans  les  disputes 
précédentes;  mais  que,  puisque  les  torts  d'un  mari 
n'autorisoient  point  ceux  d'une  femme,  elle  se  hâtoit 
de  céder  en  cette  occasion  comme  elle  avoit  toujours 
feit.  Mon  prince  et  mon  époux ,  ajouta-t-elle  tout  haut , 
m'ordonne  d'accoucher  d'un  garçon,  et  je  sais  trop 
bien  mon  devoir  pour  manquer  d'obéir.  Je  n'ignore 
pas  que  quand  sa  majesté  m'honore  des  marques  de 
sa  tendresse,  c'est  moins  pour  l'amour  de  moi  cpie 
poui*  celui  de  son  peuple ,  dont  l'intérêt  ne  l'occupe 
guère  moins  la  nuit  que  la  jour;  je  dois  imiter  un  si 
noble  désintéressement,  et  je  vais  demander  au  divan 
un  mémoire  instructif  du  nombre  ei  du  sexe  des  en- 
fants qui  conviennent  à  la  famille  royale  ;  mémoire 
important  au  bonheur  de  l'état,  et  sur  lequel  toute 
reine  doit  apprendre  à  régler  sa  conduite  pendant  la 
nuit. 

Ce  beau  soliloque  fut  écouté  de  tout  le  cercle  avec 
beaucoup  d'attention ,  et  je  vous  laisse  à  penser  com- 


78  LA   REINE   FANTASQUE. 

bien  d'éclats  de  rire  furent  assez  maladroitement  étouf- 
fés. Ah!  dit  tristement  le  roi  en  sortant  et  haussant 
les  épaules,  je  vois  bien  que,  quand  on  a  une  femme 
folle ,  on  ne  peut  éviter  d'être  un  sot. 

La  fée  Discrète ,  dont  le  sexe  et  le  nom  contrastoient 
quelquefois  plaisamment  dans  son  caractère ,  trouva 
cette  querelle  si  réjouissante,  qu'elle  résolut  de  s'en 
amuser  jusqu'au  bout.  Elle  dit  publiquement  au  roi 
qu'elle  avoit  consulté  les  comètes  qui  président  à  la 
naissance  des  princes,  et  quelle  pouvoit  lui  répondre 
que  l'enfant  qui  naitroit  de  lui  seroit  un  garéon  ;  mais 
en  seqret  eUe  assura  la  veine  qu'elle  auroit  une  fille. 

Cet  avis  rendit  tout-à-coup  Fantasque'aussi  raison* 
nable  qu'elle  avoit  été  capricieuse  jusqu'alors.  Ce  fut 
avçc  une  douceur  et  une  complaisance  infinies  qu  elle 
prit  toutes  les  mesures  possibles  pour  désoler  le  roi  et 
toute  la  cour.  Elle  se  hâta  de  faire  iaàre  une  layette 
des  plus  superbes ,  affectant  de  la  rendre  si  propre  à 
un  garçon ,  qu'elle  devint  ridicule  à  une  fille  :  il  &Uut , 
dans  ce  dessein,  changer  plusieurs  modes;  mais  tout 
cela  ne  lui  coûtoit  rien.  Elle  fit  préparer  un  beau  coU 
lier  de  l'ordre,  tout  brillant  de  pierreries,  et  voulut 
absolument  que  le  roi  nommât  d  avance  le  gouverneur 
et  le  précepteur  du  jeune  prince. 

Sitôt  qu'elle  fut  sûre  d'avoir  une  fille,  elle  ne  paria 
que  de  son  fils ,  et  n'omit  aucune  des  précautions  inu« 
tiles  qui  p>ou voient  fsdre  oublier  celles  qu'on  auroit  dû 
prendre.  Elle  rioit  aux  éclats  en  se  peignant  la  conte- 
nance étonnée  et  bête  qu'auroient  les  grands  et  les  ma* 
gistrats  qui  dévoient  (H'ner  ses  couches  de  leur  pré- 
sence. Il  me  semble,  disoit-elle  à  la  fée,  voir  d'un 


LA   REINE  FANTASQUE.  7JJ 

côté  notre  vénérable  chancelier  arborer  de  grandes 
lunettes  pour  vérifier  le  sexe  de  Tenfiguit;  et  de  l'autre 
sa  sacrée  niajesté  baisser  les  yeux  et  dire  en  balbu- 
tiant :  «Je  crpyois....  là  fée  m'avoit  pourtant  dit.... 
«  Idessieurs ,  ce  n'est  pas  ma  faute  »  ;  et  d  autres  apoph- 
thegmes  aussi  spirituels,  recueillis  par  les  savants  de 
la  cour,  et  bientôt  portés  jusqu'aux  extrémités  des 
Indes. 

Elle  se  représentoit  avec  un  plaisir  malin  le  dés- 
ordre et  la  confusion  que  ce  merveilleux  événement 
«lloit  jeter  dans  toute  l'assemblée.  Elle  se  figuroit 
d'avance  les  disputes ,  l'agitation  de  toutes  les  dames 
du  palais ,  pour  réclamer ,  ajuster ,  concilier  en  ce  mo- 
ment imprévu ,  les  droits  de  leurs  importantes  charge^ 
et  toute  la  cour  en  mouvement  pour  un  béguin. 

Ce  fiit  aussi  dans  cette  occasion  qu'elle  inventa  le 
décent  et  spirituel  usagé  de  faire  haranguer  par  les 
magistrats  en  robe  le  prince  nouveau-^né.  Phénix  vou- 
lut lui  repréaçnter  que  c'étoit  avilir  la  magistrature  à 
pure  perte ,  et  jeter  un  comique  extravagant  sur  tout 
le  cérémonial  de  la  cour ,  que  d'aller  en  grand  appareil 
étaler  du  pbébus  à  un  petit  marmot  avant  qu'il  le  pût 
entendre ,-  ou  du  moins  y  répondre. 

Eh  !  tant  mieux  !  reprit  vivement  la  reine ,  tant  mieux 
pour  votre  fils!  Ne  seroit-il  pas  trop  heureux  que  tou- 
tes les  bêtises  qu'ils  ont  à  lui  dire  fussent  épuisées 
avant  qu  il  les  entendît?  et  voudriez -vous  qu'on  lui 
gardât  pour  l'âge  de  raisop  des  discours  propres  à  le 
rendre  fou?  Pour  Dieu ,  lai$sez-les  haranguer  tout  leur 
bien-aise ,  tandis  qu'on  est  sur  qu  il  n'y  comprend 
rien ,  et  qu'il  en  a  l'ennui  de  moins  :  vous  d«vez  savoir 


i 
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8o  LA   REINE   FANTASQUE. 

de  reste  qa'on  n'en  est  pas  toujours  quitte  à  si  bon 
marché.  Il  en  fallut  passer  par  là;  et,  de  l'ordre  ex- 
près de  sa  majesté,  les  présidents  du  sénat  et  des  aca- 
démies commencèrent  à  composer,  étudier,  raturer , 
et  feuilleter  leur  Vaumorîère  et  leur  Démosthène ,  pour 
apprendre  à  parler  à  un  embryon. 

Enfin  le  moment  critique  arriva.  La  reine  sentit  les 
premières  douleurs  avec  des  transports  de  joie  dont 
on  ne  s'avise  guère  en  pareille  occasion.  Elle  se  plai- 
gnoit  de  si  bonne  grâce,  et  pleuroit  d'un  air  si  riant, 
qu'on  eût  cru  que  le  plus  grand  de  ses  plaisirs  étoit 
celui  d'accoucher. 

Aussitôt  ce  fut  dans  tout  le  palais  une  rumeur  épou- 
vantable. Les  uns  couroient  chercher  le  roi ,  d'autres 
les  princes,  d'autres  les  ministres,  d'autres  le  sénat; 
le  plus  grand  nombre  et  les  plus  pressés  allpientpour 
aller,  et,  roulant  leur  tonneau  comme  Diogène, 
avoient  pour  toute  affaire  de  se  donner  un  air  affaire. 
Dans  l'empressement  de  rassembler  tant  de  gens  né- 
cessaires, la  dernière  personne  à  qui  l'on  songea  fut 
l'accoucheur,  et  le  roi ,  que  son  trouble  mettoit  hors 
de  lui,  ayant  demandé  par  mégarde  une  sage-femme, 
cette  inadvertance  excita  parmi  les  dames  du  palais 
des  ris  immodérés ,  qui ,  joints  à  la  bonne  humeur  de 
la  reine ,  firent  l'accouchement  le  plus  gai  dont  on  eût 
jamais  entendu  parler. 

Quoique  Fantasque  eût  gardé  de  son  mieux  le  secret 
de  la  fée ,  il  n'avoit  pas  laissé  de  transpirer  parmi  les 
femmes  de  sa  maison  ;  et  celles-ci  le  gardèrent  si  soi- 
gneusement elles-mêmes ,  que  le  bruit  fiit  plus  de  trois 
jours  à  s'en  répandre  par  toute  la  ville  :  de  sorte  qu'il 


LA  REINE  FANTASQUE.  8l 

n'y  avoit  depuis  long-temps  que  le  roi  seul  qui  n  en 
sût  rien.  Chacun  étoit  donc  attentif  à  la  scène  qui  se 
préparoit  ;  Tintérêt  public  fournissant  un  prétexte  à 
tous  les  curieux  de  s  amuser  aux  dépens  de  la  famille 
royale ,  ils  se  faisoient  une  fête  d'épier  la  contenance 
de  leurs  majestés ,  et  de  voir  comment ,  avec  deujc  pro- 
messes contradictoires ,  la  fée  pourroit  se  tirer  d'af- 
faire ,  et  conserver  son  crédit. 

Oh  çà,  monseigneur,  dit  Jalamir  au  druide  en  s'in- 
terrompant,  convenez  qu'il  ne  tient  qu'à  moi  de  vous 
impatienter  dans  les  régies  ;  car  vous  sentez  bien  que 
voici  le  moment  des  digressions,  des  portraits,  et  de 
cette,  multitude  de  belles  choses  que  tout  auteur  homme 
d'esprit  ne  manque  jamais  d'employer  à  propos  dans 
l'endroit  le  plus  intéressant  pour  amuser  ses  lecteurs. 
Ck)mment!  par  dieu,  ditle  druide,  t'imagines-tu  qu'il 
y  en  ait  d'assez  sots  pour  lire  tout  cet  esprit-là?  Ap-- 
prends  qu'on  a  toujours  celui  de  le  passer ,  et  qu'en 
dépit  de  M.  l'auteur  on  a  bientôt  couvert  son  étalage 
des  feuillets  de  son  livre.  Et  toi,  qui  fais  ici  le  raison- 
neur ,  penses-tu  que  tes  propos  vaillent  mieux  que  l'es- 
prit des  autres ,  et  que ,  pour  éviter  l'imputation  d'une 
sottise ,  il  suffise  de  dire  qu'il  ne  tiendroit  qu'à  toi  de 
la  faire?  Vraiment,  il  ne  falloit  que  le  dire  pour  le 
prouver  ;  et  fiialheureusement  je  n'ai  pas,  moi ,  la  res- 
source de  tourner  les  feuillets.  Consolez-vous,  lui  dit 
doucement  Jalamir;  d'autres  les  tourneront  pour  vous 
si  jamais  on  écrit  ceci.  Cependant  considérez  que  voilà 
toute  la  cour  rassemblée  dans  la  chambre  de  la  reine; 
^e  c'est  la  plus  belle  occasion  que  j'aurai  jamais  de 
vous  peindre  tant  d'illustres  originaux,   et  la  seule 


XII. 


82  LA   BEINE   FANTASQUE. 

peut-être  que  vous  aurez  de  les  connoitre.  Que  Dieu 
t'entende  !  repartit  plaisamment  le  druide  ;  je  ne  les 
connoîtrai  que  trop  par  leurs  actions  :  fais-les  donc 
agir  si  ton  histoire  a  besoin  d'eux,  et  n'en  dis  mot 
s'ils  sont  inutiles  :  je  ne  veux  point  d'autres  portraits 
que  les  faits.  Puisqu'il  n'y  a  pas  moyen ,  dit  Jalamîr  ^ 
d'égayer  mon  récit  par  un  peu  de  métaphysique ,  j'en 
vais  tout  bêtement  reprendre  le  fil.  Mais  conter  pour 
conter  est  d'un  ennui...  Vous  ne  savez  pas  combien 
de  belles  choses  vous  allez  perdre.  Aidez-moi ,  je  i^ous 
prie,  à  me  retrouver;  car  l'essentiel  m'a  tellement 
emporté ,  que  je  ne  sais  plus  à  quoi  j'en  étois  du  conte. 
A  cette  reine,  dit  le  druide  impatienté,  que  ttt  as 
tant  de  peine  à  faire  accoucher ,  et  avec  laquelle  tu  me 
tiens  depuis  une  heure  en  travail.  Oh  !  Oh!  reprit  Ja- 
lamir ,  croyez-vous  que  les  enfants  des  rois  se  pondent 
comme  des  œufs  de  grives?  Vous  allez  voir  si  ce  n'é- 
toitpas  bien  la  peine  de  pérorer.  La  reine  donc,  après 
Imcu  des  cris  et  des  ris,  tira  enfin  les  curieux  de  peine 
et  ta  fée  d'intrigue ,  en  mettant  au  jour  une  fille  et 
iin  garçon  plus  beaux  que  la  lune  et  le  soleil ,  et  qui 
se  ressembloient  si  fort  qu'on  avoit  peine  à  les  distin- 
guer,  ce  qui  fit  que  dans  leur  enfance  on  se  plaisoit  à 
les  habiller  de  même.  Dans  ce  moment  si  désiré,  le 
roi ,  sortant  de  la  majesté  pour  se  rendre  à  la  nature , 
fit  des  extravagances  qu'en  d'autres  temps  il  n'eût  pas 
laissé  faire  à  la  reine;  et  le  plaisir  d'avoir  des  enfants 
le  rendoit  si  enfant  lui-même ,  qu'il  courut  sur  son  bal- 
con crier  à  pleine  tête  :  «  Mes  amis,  réjouissez-vous 
ff  tous  ;  il  vient  de  me  naître  un  fils ,  et  à  vous  un  père , 
«  et  une  fille  à  ma  femme.  »  La  reine,  qui  se  trooToit 


LA  REIME   FANTASQUE.  83 

pour  la  première  fois  de  sa  vie  à  pareille  fête,  ne  s  a- 
perçut  pas  de  tout  louvrage  qu  elle  avoit  Éait ,  etla  fée , 
qui  connoissoit  son  esprit  fieuitasque,  se  contenta,  con- 
formément à  ce  qu  elle  avoit  désiré,  de  lui  annoncer 
d'abord  une  fille.  La  reine  seia  fit  apporter,  et,  ce 
qui  surprit  fort  les  spectateurs ,  elle  Tembrassa  tendre- 
ment à  la  vérité ,  mais  les  larmes  aux  yeux ,  et  avec  un 
air  de  tristesse  qui  cadroit  mal  avec  celui  qu'elle  avoit 
eu  jusqu'alors.  J'ai  déjà  dit  qu'elle  aimoit  sincèrement 
s<Hi  époux  :  elle  avoit  été  touchée  de  l'inquiétude  et  de 
Tattendrissement  qu'elle  avoit  lu  dans  ses  regards  du- 
rant ses  souffrances.  Elle  avoit  fait,  dans  un  temps  à 
la  vérité  singulièrement  choisi ,  des  réflexions  sur  la 
cruauté  qu'il  y  avoit  à  désoler  un  mari  si  bon  ;  et ,  quand 
on  lui  présenta  sa  fille ,  elle  ne  songea  qu'au  regret 
qu'auroit  le  roi  de  n'avoir  pas  un  fils.  Discrète,  à  qui 
l'esprit  de  son  sexe  et  le  don  de  féerie  apprenoità  lire 
fecilement  dans  les  cœurs ,  pénétra  sur-le-champ  ce 
qui  se  passoit  dans  celui  de  la  reine  ;  et,  n'ayant  plus 
de  raison  pour  lui  déguiser  la  vérité,  elle  fit  apporte!* 
le  jeune  prince.  La  reine,  revenue  de  sa  surprise, 
ti*ouva  l'expédient  si  plaisant  qu'elle  en  fit  des  éclats 
de  rire  dangereux  dans  l'état  où  elle  étoit.  Elle  se 
trouva  mal.  On  eut  beaucoup  de  peine  à  la  faire  rêve* 
nir  ;  et,  si  la  fée  n'eût  répondu  de  sa  vie ,  la  douleur  la 
plus  vive  alloit  succéder  aUx  transports  de  joie  dans 
le  cœur  du  roi  et  sur  les  visage*  des  courtisans. 

Mais  voici  ce  qu'il  y  eut  de  plus  singulier  dafts  toute 
cette  aventure  :  le  regret  sincère  qu'a  voit  la  reine  d  a^* 
voir  tourmenté  son  mari  lui  fit  prendre  une  affection 
plus  vive  pour  le  jeune  prince  que  pour  sa  sœur;  et  le 

6. 


n 


84  LA   REINE   FANTASQUE. 

roi ,  de  son  côté ,  qui  adoroit  la  reine ,  marqua  la  même 
préférence  à  la  fille  qu'elle  avoit  souhaitée.  Les  ca- 
resses indirectes  que  ces  deux  uniques  époux  se  &i- 
soient  ainsi  Fun  à  Vautre  devinrent  bientôt  un  goût 
très  décidé,  et  la  reine  ne  pouvoit  non  plus  se  passer 
de  son  fils  que  le  roi  de  sa  fille. 

Ce  double  événement  fit  un  grand  plaisir  à  tout  le 
peuple,  et  le  rassura  du  moins  pour  un  temps  sur  la 
frayeur  de  manquer  de  maîtres.  Les  esprits  forts,  qui 
s'étoient  moqués  des  promesses  de  la  fée ,  furent  mo- 
qués à  leur  tour  ;  mais  ils  ne  se  tinrent  pas  pour  bat- 
tus, disant  qu'ils  n'accordoient  pas  même  à  la  fée  Tin- 
faillibilité  du  mensonge ,  ni  à  ses  prédictions  la  vertu 
de  rendre  impossibles  les  choses  qu'elle  annonçoit  : 
d'autres ,  fondés  sur  la  prédilection  qui  commençoit  à 
se  déclarer,  poussèrent  l'impudence  jusqu'à  soutenir 
qu'en  donnant  un  fils  à  la  reine  et  une  fille  au  roi , 
l'événement  avoit  de  tout  point  démenti  la  prophétie. 

Tandis  que  tout  se  disposoit  pour  la  pompe  du 
baptême  des  deux  nouveau-nés,  et  que  l'orgueil  hu- 
main se  préparoit  à  briller  humblement  aux  autels  des 
dieux...  Un  moment,  interrompit  le  druide;  tu  me 
'  brouilles  d'une  terrible  façon.  Âpprends-moi ,  je  te 
prie,  en  quel  lieu  nous  sommes.  D'abord,  pour  ren- 
dre la  reine  enceinte ,  'tu  la  promenois  parmi  des  reli- 
ques et  des  capuchons  ;  après  cela  tu  nous  as  tout-à- 
coup  feit  passer  aux  Indes  ;  à  présent  tu  viens  me  par- 
ler du  baptême ,  et  puis  des  autels  des  dieux.  Par  le 
grand  Thamiris  !  je  ne  sais  plus  si,  dans  la  cérémonie 
que  tu  prépares,  nous  allons  adorer  Jupiter,  la  bonne 
Vierge ,  ou  Mahomet.  Ce  n'est  pas  qu'à  moi ,  druide ,  il 


LA  REINE   FANTASQUE.  85 

m'importe  beaucoup  que  tes  deux  bambius  soient 
baptisés  ou  circoncis  ;  mitts  encore  faut-il  observer  le 
costume ,  et  ne  pas  m'exposer  à  prendre  un  évêque 
pour  le  muphti,  et  le  Missel  pour  TAlcoran.  Le  grand 
malheur  !  lui  dit  Jalamir  :  d'aussi  fins  que  vous  s'y 
tromperoient  bien.  Dieu  garde  de  mal  tous  les  prélats 
qui  ontdes  sérailsetprennentpourdelarabelelatindu 
bréviaire  !  Dieu  fesse  paix  à  tous  les  honnêtes  cafards 
qui  suivent  Fintolémnce  du  prophète  de  la  Mecque , 
toujours  prêts  à  massacrer  saintement  le  genre  hu- 
main poul*  la  plus  grande  gloire  du  Créateur  !  Mais 
vous  devez  vous  ressouvenir  que  nous  sommes  dans 
un  pays  de  fées ,  où  Ton  n'envoie  personne  en  enfer 
pour  le  bien  de  son  ame ,  où  Ton  ne  s  avise  point  de 
regarder  au  prépuce  des  gens  pour  les  damner  ou  les 
absoudre ,  et  où  la  mitre  et  le  turban  vert  couvrent 
également  les  têtes  sacrées ,  pour  servir  de  signale- 
ment aux  yeux  des  sages  et  de  parure  à  ceux  des 
sots. 

Je  sais  bien  que  les  lois  de  la  géographie,  qui  rè- 
glent toutes  les  religions  du  monde,  veulent  que  les 
deux  nouveau-nés  soient  musulmans;  mais  on  ne 
circoncit  que  les  mâles,  et  j'ai  besoin  que  mes  ju- 
meaux soient  administrés  tous  deux;  ainsi  trouvez 
bon  que  je  les  baptise.  Fais ,  fais ,  dit  le  druide  ;  voilà , 
foi  de  prêtre ,  un  choix  le  mieux  motivé  dont  j'aie  en- 
tendu parler  de  ma  vie. 

La  reine ,  qui  se  plaisoit  à  bouleverser  toute  éti- 
quette, voulut  se  lever  au  bout  de  six  jours,  et  sortir 
le  septième,  sous  prétexte  qu'elle  se  portoit  bien.  En 
effet,  elle  nourrissoit  ses  enfemts  :  exemple  odieux. 


86  LA  REINE  FANTASQUE. 

dont  toutes  les  femmes  lui  représentèrent  très  forte- 
ment les  conséquences.  Mais  Fantasque,  qui  craignoit 
les  ravages  du  lait  répandu ,  soutint  qu'il  n'y  a  point 
de  temps  plus  perdu  pour  le  plaisir  de  la  vie  que  celui 
qui  vient  après  la  mort ,  que  le  sein  d'une  femme  morte 
ne  se  flétrit  pas  moins  que  celui  d'une  nourrice,  ajou- 
tant d'un  ton  de  duègne  qu'il  n'y  a  point  de  si  belle 
gorge  aux  yeux  d'un  mari  que  celle  d'une  mère  qui  nour- 
rit ses  enfants.  Cette  intervention  des  maris  dans  des 
s#ins  qui  les  regardent  si  peu  fit  beaucoup  rire  les 
dames;  etla  reine ,  trop  jolie  pour  l'être  impunément, 
leur  parut  dèsJors ,  malgré  ses  caprices ,  presque  aussi 
ridicule  que  son  époux ,  qu'elles  appeloient  par  déri« 
sion  le  bourgeois  de  Vaugirard. 

Je  te  vois  venir,  dit  aussitôt  le  druide;  tu  voudi*ois 
me  donner  insensiblement  le  rôle  de  Scbah-Bahan,  et 
me  faire  demander  s'il  y  a  aussi  un  Vaugirard  aux 
Indes  comme  un  Madrid  au  bois  de  Boulogne^  un 
Opéi^a  dans  Paris ,  et  un  philosophe  à  la  cour.  Mais 
poursuis  ta  rapsodie,  et  ne  me  tends  plus  de  ces  piè- 
ges; car  n'étant  ni  marié,  ni  sultan,  ce  nest  pas  la 
peine  d'être  un  sot. 

Enfin,  dit  Jalamir  sans  répondre  au  druide,  tout 
étant  prêt,  le  jour  fut  pris  pour  ouvrir  les  portes  du 
ciel  aux  deux  nouveau-nés.  La  fée  se  rendit  de  bon 
matin  au  palais,  et  déclara  aux  augustes  époux  qu'elle 
alloit  faire  à  chacun  de  leurs  enfants  un  présent  digne 
de  leur  naissance  et  de  son  pouvoir.  Je  veux ,  dit-elle , 
avant  que  l'eau  magique  les  dérobe  à  ma  protection , 
les  enrichir  de  mes  dons  et  leur  donner  des  noms  plus 
efficaces  que  ceux  de  tous  les  pieds  plats  du  cah 


r 

LA   KËINE   FANTASQUE.  87 

drier,  puisqu'ils  exprimeront  les  perfections  d«Qt 
j aurai  soin  de  les  douer  en  même  temps;  mais, 
comme  vous  devez  connoître  mieux  que  moi  les  qua* 
lités  qui  conviennent  au  bonheur  de.  votre  famille  et 
de  vos  peuples ,  choisissez  vous-mêmes ,  et  faites  ainsi 
d'un  seul  acte  de  volonté  sur  chacun  de  vos  deux  en- 
fants ce  que  vingt  ans  d'éducation  font  rarement  dans 
la  jeunesse,  et  que  la  raison  ne  fait  plus  dans  un  âge 
avancé. 

Aussitôt  grande  altercation  entre  les  deux  époux. 
La  reine  prétendoit  seule  régler  à  sa  fantaisie  le  csh 
ractère  de  toute  sa  famille;  et  le  bon  prince,  qui  sen- 
toit  toute  l'importance  d'un  pareil  choix,  n'avoit  garde 
de  l'abandonner  au  caprice  d'une  fenune  dont  il  ado* 
roit  les  folies,  sans  les  partager.  Phénix  vouloit  des 
enfants  qui  devinssent  un  jour  des  gens  raisonnables  : 
Fantasque  aimoit  mieux  avoir  de  jolis  enfants  ;  et , 
pourvu  qu'ils  brillassent  à  six  ans,  elle  s'embarrassoit 
fort  peu  qu'ils  fussent  des  sots  à  trente.  La  fée  eut 
beau  s'efforcer  de  mettre  leurs  majestés  d'accord, 
bientôt  le  caractère  des  nouveau-nés  ne  fut  plus  que 
le  prétexte  de  la  dispute  ;  et  il  n'étoit  pas  question 
d'avoir  raison,  mais  de  se  mettre  l'un  l'autre  à  la 
raison.  « 

Enfin  Discrète  imagina  un  moyen  de  tout  ajuster 
sans  donner  le  tort  à  personne;  ce  fut  que  chacun 
disposât  à  son  gré  de  l'enfant  de  son  sexe.  Le  roi  ap- 
prouva un  expédient  qui  pourvoyoit  à  l'essentiel ,  en 
mettant  à  couvert  des  bizarres  souhaits  de  la  reine 
l'héritier  présomptif  de  la  couronne  ;  et  voyant  les 
deux  enfants  sur  les  genoux  de  leur  gouvernante ,  il  se 


88  LA   REINE   FANTASQUE. 

hâta  de  s'emparer  du  prince,  non  sans  regarder  sa 
sœur  d'un  œil  de  commisération.  Mais  Fantasque , 
d'autant  plus  mutinée  qu'elle  avoit  moins  raison  de 
l'être  ,  courut  comme  une  emportée  à  la  jeune  prin- 
cesse, et  la  prenant  aussi  dans  ses  bras:  Vous  vous 
unissez  tous,  dit-elle,  pour  m'excédér;  mais,  afin 
que  les  caprices  du  roi  tournent  malgré  lui-même  au 
profit  d'un  de  ses  enfants,  je  déclare  que  je  demande 
pour  celui  que  je  tiens  tout  le  contraire  de  ce  qu'il 
demandera  pour  l'autre.  Choisissez  maintenant,  dit- 
elle  au  roi  d'un  air  de  triomphe;  et  puisque  vous 
trouvez  tant  de  charmes  à. tout  diriger,  décidez  d'un 
seul  mot  le  sort  de  votre  famille  entière.  La  fée  et  le 
roi  tâchèrent  en  vain  de  la  dissuader  d'une  résolution 
qui  mettoit  ce  prince  dans  un  étrange  embarras;  elle 
n'en  voulut  jamais  démordre ,  et  dit  qu'elle  se  félicitoit 
beaucoup  d'un  expédient  qui  feroit  rejaillir  sur  sa  fille 
tout  le  mérite  que  le  roi  né  sauroit  pas  donner  à  son 
fils.  Ah  !  dit  ce  prince  outré  de  dépit,  vous  n'avez  ja- 
mais eu  pour  votre  fille  que  de  l'aversion,  et  vous  le 
prouvez  dans  l'occasion  la  plus  importante  de  sa  vie^; 
mais,  ajouta-t-il  dans  un  transport  de  colère  dont  il 
ne  fut  pas  le  maître ,  pour  la  rendre  parfaite  en  dépit 
de  voiïs,  je  demande  que  cet  enfant-ci  vous  ressem- 
ble. Tant  mieux  pour  vous  et  pour  lui,  reprit  vive- 
ment la  reine  ;  mais  je  serai  vengée ,  et  votre  fille  vous 
ressemblera.  A  peine  ces  mots  furent-ils  lâchés  de  part 
et  d'autre  avec  une  impétuosité  sans  égale ,  que  le  roi 
désespéré  de  son  étourderie,  les  eût  bien  voulu  re- 
tenir; mais  c'en  étoit  fait,  et  les  deux  enfants  étoient 
doués  sans  retour  des  caractères  demandés.  Le  garçon 


LA  REINE   FANTASQUE.  89 

reçut  le  nom  de  prince  Caprice;  et  la  fille  s'appela  la 
princesse  Raison ,  nom  bizarre  qu'elle  illustra  si  bien 
qu  aucune  femme  n'osa  le  porter  depuis. 

Voilà  donc  le  futur  successeur  au  trône  orné  de 
toutes  les  perfections  d'une  jolict  femme ,  et  la  prin- 
cesse sa  sœur  destinée  à  posséder  un  jour  toutes  les 
vertus  d'un  honnête  homme  et  les  qualités  d'un  bon 
roi  ;  partage  qui  ne  paroissoit  pas  des  meux  entendus , 
mais  sur  lequel  on  ne  pouvoit  plus  revenir.  Le  plai- 
sant fut  que  l'amour  mutuel  des  deux  époux  agissant 
en  cet  instant  avec  toute  la  force  que  lui  rendoient 
toujours,  mais  souvent  trop  tard,  les  occasions  essen- 
tielles, et  la  prédilection  ne  cessant  d'agir,  chacun 
trouva  celui  de  ses  enfants  qui  devoit  lui  ressembler 
le  plus  mal  partagé  des  deux ,  et  songea  moins  à  le 
féliciter  qu'aie  plaindre.  Le  roi  prit  sa  fille  dans  ses 
bras ,  et  la  serrant  tendrement  :  Hélas  !  lui  dit-il ,  que" 
te  serviroit  la  beauté  même  de  ta  mère  sans  son  ta- 
lent pour  la  faire  valoir?  Tu  seras  trop  raisonnable 
pour  faire  tourner  la  tête  à  personne.  Fantasque,  plus 
circonspecte  sur  ses  propres  vérités ,  ne  dit  pas  tout 
ce  qu'elle  pensoittle  la  sagesse  du  roi  futur;  mais  il 
étoit  aisé  de  douter ,  à  l'air  triste  dont  elle  le  caressoit , 
qu'elle  eût  au  fond  du  cœur  une  grande  opinion  de 
son  partage.  Cependant  le  roi-,  la  regardant  avec  une 
sorte  de  confusion ,  lui  fit  quelques  reproches  sur  ce 
qui  s'étoit  passé.  Je  sens  mes  torts,  lui  dit-il,  mais  ils 
sont  votre  ouvrage  ;  nos  enfants  auroient  valu  beau- 
coup mieux  que  nous ,  vous  êtes  cause  qu'ils  ne  feront 
que  nous  ressembler.  Au  moins,  dit-elle  aussitôt,  en 
sautant  au  cou  de  son  mari,  je  suis  sûre  qu'ils  s'aime- 
ront autant  qu'il  est  possible.  Phénix ,  touché  de  ce 


90  LA  RËINË   FANTASQUE. 

qu'il  y  avoit  de  tendre  dans  cette  saillie  ^  se  consola 
par  cette  réflexion  qu  il  avoit  si  souvent  occasion  de 
faire,  qu  en  effet  la  bonté  naturelle  et  un  cœur  sensi- 
ble suffisent  pour  tout  réparer. 

Je  devine  si  bien  tout  le  reste,  dit  le  druide  à  Jala- 
mir  enrinterronipant,  que  j'achéverois  le  conte  pour 
toi.  Ton  prince  Caprice  fera  tourner  la  tête  à  tout  le 
monde,  et  sera  trop  bien  Timitateur  de  sa  mère  pour 
n'en  pas  être  le  tourment.  Il  bouleversera  le  royaume 
en  voulant  le  réformer.  Pour  rendre  ses  s]ajets  heu- 
reux, il  les  mettra  au  désespoir,  s'en  prenant  toujours 
aux  autres  de  ses  propres  torts  :  injuste  pour  avoir  été 
imprudent ,  le  regret  de  ses  fautes  lui  en  fera  com- 
mettre de  nouvelles.  Comme  la  sagesse  ne  le  conduira 
jamais ,  le  bien  qu'il  voudra  faire  augmentera  le  mal 
qu'il  aura  fait.  En  un  mot,  quoique  au  fond  il  soit  bon, 
sensible  et  généreux ,  ses  vertus  mêmes  lui  tourne- 
ront à  préjudice;  et  sa  seule  étourderie,  unie  à  tout 
son  pouvoir ,  le  fera  plus  haïr  que  n'auroit  fait  une 
méchanceté  raisonnée.  Dun  autre  côté,  ta  princesse 
Raison,  nouvelle  héroïne  du  pays  des  fées,  deviendra 
un  prodige  de  sagesse  et  de  prudence;  et,  sans  avoir 
d'adorateurs ,  se  fera  tellement  adorer  du  peuple ,  que 
chacun  fera  des  vœux  pour  être  gouverné  par  elle  :  sa 
bonne  conduite ,  avantageuse  à  tout  le  monde  et  à 
elle-même,  ne  fera  du  tort  quà  son  frère,  dont  on 
opposera  sans  cesse  les  travers  à  ses  vertus ,  et  à  qui  la 
prévention  publique  donnera  tous  les  défauts  qu'elle 
n  aura  pas ,  quand  même  il  ne  les  auroit  pas  lui-même. 
Il  sera  question  d'intervertir  Tordre  de  la  succession 
au  trône ,  d'asservir  la  marotte  à  la  quenouille ,  et  la 
fortune  à  la  raison.  Les  docteurs  exposeront  avec  em- 


LA  REINE  FANTASQUE.  pi 

{Aase  les  conséquences  d'un  tel  exemple ,  et  prouve- 
ront qu  il  vaut  mieux  que  le  peuple  obéisse  aveuglé- 
ment aux  enragés  que  le  hasard  peut  lui  donner  pour 
maîtres,  que  de  se  choisir  lui-même  des  chefs  raison- 
nables ;  que ,  quoiqu'on  interdise  à  un  fou  le  gouver- 
nement de  son  pf  opre  bien ,  il  est  bon  de  lui  laisser  la 
suprême  disposition  de  nos  biens  et  de  nos  vies;  que 
le  plus  insensé  des  hommes  est  encore  préférable  à 
la  plus  sage  des  femmes  ;  et  que  le  mâle  ou  le  pre^ 
mier  né ,  fùt-il  un  singe  ou  un  loup ,  il  fdudroit  en 
bonne  politique  qu'une  héroïne  ou  un  ange ,  nais- 
sant après  lui ,  obéit  à  ses  yolontés.  Objections  et 
répliques  de  la  part  des  séditieux,  dans  lesquelles 
Dieu  sait  coiqme  on  verra  briller  ta  sophistique  élo- 
quence ;  cai' je  te  connois,  c'est  surtout  à  médire  de 
ce  qui  se  fait  que  ta  bile  s'exhale  avec  volupté  ;  et 
ton  amère  franchise  semble  se  réjouir  de  la  méchan- 
ceté des  hommes ,  par  le  plaisir  qu'elle  prend  à  la 
leur  reprocher. 

Tubleu  !  père  druide ,  comme  vous  y  allez  !  dit 
Jalamir  tout  surpris;  quel  flux  de  paroles!  Où  diable 
avez-vous  pris  de  si  belles  tirades?  Vous  ne  prêchâtes 
de  votre  vie  aussi  bien  dans  le  bois  sacré ,  quoique 
vous  n'y  parliez  pas  plus  vrai.  Si  je  vous  laissois  faire, 
vous  changeriez  bientôt  un  conte  de  fées  en  un  traité 
de  politique,  et  l'on  tronveroit  quelque  jour ,  dans  les 
cabinets  des  princes,  Barbe-Bleue  ou  Peau-dane,  au 
lieu  de  Machiavel.  Mais  ne  vous  mettez  point  tant  en 
frais  pour  deviner  la  fin  de  mon  conte. 

Pour  vous  montrer  que  les  dénouements  ne  me 
manquent  pas  au  besoin  ^  j'en  vais  dans  quatre  mots 
expédier  un ,  non  pas  aussi  savant  que  ie  vôtre ,  mais 


92  LA   REINE   FANTASQUE. 

peut-être  aussi  naturel,  et  à  coup  sûr  plus  imprévu. 
Vous  saurez  donc  que  les  deux  enfants  jumeaux 
étant,  comme  je  lai  remarqué,  fort  semblables  de 
figure,  et  de  plus  habillés  de  même,  le  roi,  croyant 
avoir  pris  son  fils ,  tenoit  sa  fille  entre  ses  bras  au  mo- 
ment de  Finfluence  ;  et  que  la  reine',  trompée  par  le 
choix  de  son  mari ,  ayant  aussi  pris  son  fils  pour  sa 
fille ,  la  fée  profita  de  cette  erreur  pour  douer  les  deux 
enfants  de  la  manière  qui  leur  convenoit  le  mieux. 
Caprice  fut  donc  le  nom  de  la  princesse,  Raison  celui 
du  prince  son  frère;  et,  en  dépit  des  bizarreries  de  la 
reine ,  tout  se  trouva  dans  Tordre  naturel.  Parvenu  au 
trône  après  la  mort  du  roi ,  Raison  fit  beaucoup  de 
bien  et  fort  peu  de  bruit,  cherchant  plutôt  à  remplir 
ses  devoirs  qu'à  s'acquérir  de  la  réputation;  il  ne  fit 
ni  guerre  aux  étrangers ,  ni  violence  à  ses  sujets ,  et 
reçut  plus  de  bénédictions  que  d'éloges.  Tous  les  pro- 
jets formés  sous  le  précédent  régne  furent  exécutés 
sous  celui-ci  ;  et  en  passant  de  la  domination  du  père 
sous  celle  du  fils ,  les  peuples  deux  fois  heureux,  cru- 
rent n'avoir  pas  changé  de  maître.  La  princesse  Ca- 
price, après  avoir  fait  perdre  la  vie  ou  la  raison  à  des 
multitudes  d'amants  tendres  et  aimables,  fut  enfin 
mariée  à  un  roi  voisin ,  qu'elle  préféra  parcequ'il  por- 
toit  la  plus  longue  moustaqhe  et  sautoit  le  mieux  à 
cloche-pied.  Pour  Fantasque,  elle  mourut  d'une  indi- 
gestion de  pieds  de  perdrix  en  ragoût  qu'elle  voulut 
manger  avant  de  se  mettre  au  lit ,  où  le  roi  se  morfon- 
doit  à  l'attendre ,  un  soir  qu'à  force  d'agaceries  elle 
l'avoit  engagé  à  venir  coucher  avec  elle. 


TRADUCTION 


DU  PREMIER  LIVRE 


DE  L'HISTOIRE  DE  TACITE 


AVERTISSEMENT. 


QiMud  j'eus  le  malheur  de  vouloir  parler  au  public^  je 
sentis  le  besoin  d'apprendre  à  écrire,  et  j'osai  m'essayer  sur 
Tacite.  Dans  cette  vue,  entendant  médiocrement  le  latin, 
et  souvent  n'entendant  point  mon  auteur,  j'ai  dû  faire 
bien  des  contre-sens  particuliers  sur  ses  pensées  :  mais,  si 
je  n'en  ai  point  fait  un  général  sur  son  esprit,  j'ai  rempli 
mon  but;  car  je  ne  cherchois  pas  à  rendre  les  phrases  de 
Tacite,  mais  son  style;  ni  de  dire  ce  qu'il  a  dit  en  latin, 
mais  ce  qu'il  eût  dît  en  françois. 

Ce  n'est  donc  ici  qu'un  travail  d'écolier;  j'en  conviens, 
et  je  ne  le  donne  que  pour  tel.  Ce  n'est  de  plus  qu'un  simjde 
fragment,  un  essai;  j'en  conviens  encore  :  un  si  rude  jou- 
teur m'a  bientôt  lassé.  Mais  ici  les  essais  peuvent  être  admis 
en  attendant  mieux;  et,  avant  que  d'avoir  une  bonne  tra- 
duction complète ,  il  faut  supporter  encore  bien  des  thè- 
mes. C'est  une  grande  entreprise  qu'une  pareille  traduction  : 
quiconque  en  sent  assez  la  difficulté  pour  pouvoir  la  vain- 
cre persévérera  difficilement.  Tout  homme  en  état  de  sui- 
vre Tacite  est  bientôt  tenté  d'aller  seul. 


•«/»>%,  .%/%/^V'%/%/%/%/%-*-%'%.^/*<'».%'%/*/*'*^''«'»'^'*«'*'^'*^*'*-^"'*'*''*'*'»-'*'»'*^  '*'^ 


TRADUCTION 


DU  PBEMIER  LIVBE 


DE  UHISTOIRE  DE  TACITE. 


Je  commencerai  cet  ouvrage  par  le  second  consalat 
de  Galba  et  l'unique  de  Vinius.  Les  720  premières  an- 
nées de  Rome  ont  été  décrites  par  divers  soiteurs  avec 
l'éloquence  et  la  liberté  dont  elles  étoient  dignes. 
Mais  9  après  la  bataille  d'Actium ,  qu'il  fallut  se  donner 
un  maître  pour  avoir  la  paix ,  ces  grands  génies  dis- 
parurent. L'ignorance  des  affaires  d'une  république 
devenue  étrangère  à  ses  citoyens ,  le  goût  effréné  de 
la  flatterie ,  la  haine  ccoitre  les  chefs ,  altérèrent  la  vé- 
rité de  mille  manières  ;  tout  fut  loué  ou  blâmé  par 
passion ,  sans  égard  pour  la  postérité  :  mais ,  en  démê- 
lant les  vues  de  ces  écrivains,  elle  se  prêtera  plus  vo- 
lontiers aux  traits  de  l'envie  et  de  la  satire ,  qui  flatte 
la  mcdignité  par  un  faux  air  d'indépendance ,  qu'à  la 
basse  adulation ,  qui  marque  la  servitude  et  rebute 
par  sa  lâcheté.  Quant  à  moi ,  Galba ,  Vitellius,  Othon , 
ne  m'ont  fait  ni  bien  ni  mal  :  Vespasien  commença 
ma  fortune,  Tite  l'augmenta,  Domitien  l'acheva,  j'en 
conviens  ;  mais  un  historien  qui  se  consacre  à  la  vérité 
doit  parler  sans  amour  et  sans  haine;  Que  s'il  me  reste 
assex  de  vie,  je  réserve  pour  ma  vieillesse  la  riche  et 
paisible  matière  des  régnes  de  Nerva  et  de  Trajan  ; 


96  PREMIER   LIVRE 

rares  et  heureux  temps  où  Ton  peut  penser  librement 
et  dire  ce  que  l'on  pense. 

J'entreprends  une  histoire  pleine  de  catastrophes , 
de  combats ,  de  séditions ,  terrible  même  durant  la 
paix  :  quatre  empereurs  égorgés ,  trois  guerres  ci- 
viles, plusieurs  étrangères,  et  la  plupart  mixtes  :  des 
succès  en  Orient,  des  revers  en  Occident,  des  trou- 
bles en  lUyrie  ;  la  Gaule  ébranlée ,  l'Angleterre  con- 
quise et  d'abord  abandonnée;  les  Sarmates  et  les 
Suéves  commençant  à  se  montrer  ;  les  Daces  illustrés 
par  de  mutuelles  défaites;  les  Parthes,  joués  par  un 
faux  Néron,  tout  prêts  à  prendre  les  armes  :  l'Italie , 
après  les  malheurs  de  tant  de  siècles ,  en  proie  à  de 
nouveaux  désastres  dans  celui-ci  ;  des  villes  écrasées 
ou  consumées  dans  les  fertiles  régions  de  la  Campanie  ; 
Rome  dévastée  par  le  feu ,  les  plus  anciens  temples 
brûlés  ;  le  Capitole  même  livré  aux  jQammes  par  les 
mains  des  citoyens  ;  le  culte  profané ,  des  adultères 
publics,  les  mers  couvertes  d'exilés,  les  îles  pleines 
de  meurtres;  des  cruautés  plus  atroces  dans  la  capi- 
tale ,  où  les  biens ,  le  rang ,  la  vie  privée  ou  publique , 
tout  étoit  également  imputé  à  crime ,  et  où  le  plus 
irrémissible  étoit  la  vertu  :  les  délateurs  non  moins 
odieux  par  leurs  fortunes  que  par  leurs  forfaits  ;  les 
uns  faisoient  trophée  du  sacerdoce  et  du  consulat, 
dépouilles  de  leurs  victimes  ;  d'autres ,  tout  puissants 
tant  au-dedans  qu'au^-dehors ,  portant  partout  le  trou- 
ble ,  la  haine ,  et  l'effroi  :  les  maîtres  tradiis  par  leurs 
esclaves ,  les  patrons  par  leurs  affranchis  ;  et ,  pour 
comble  enfin ,  ceux  qui  manquoient  d'ennejQiis ,  op- 
primés par  leurs  amis  mêmes. 


DE   TACITE.  97 

Ce  siècle ,  si  fertile  en  crimes ,  ne  fut  pourtant  pas 
sans  vertus  :  on  vit  des  mères  accompagner  leurs  en- 
fants dans  leur  fuite ,  des  femu^es  suivre  leurs  maris 
en  exil ,  des  parents  intrépides ,  des  gendres  inébran- 
lables ,  des  esclaves  même  à  Tépreuve  des  tourments. 
On  vit  de  grands  hommes,  fermes  dans  toutes  les 
adversités,  porter  et  quitter  la  vie  avec  une  con- 
stance digne  de  nos  pères.  A  ces  multitudes  d'événe- 
ments humains  se  joignirent  les  prodiges  du  ciel  et 
de  la  terre,  les  signes  tirés  de  la  foudre,  les  présages 
de  toute  espèce,  obscurs  ou  manifestes,  sinistres  ou 
favorables  :  jamais  les  plus  tristes  calamités  du  peuple 
romain,  jamais  les  plus  justes  jugements  du  ciel  ne 
montrèrent  avec  tant  d'évidence  que  si  les  dieux  son- 
gent à  nous,  c'est  moins  pour  nous  conserver  que 
pour  nous  punir. 

Mais,  avant  que  d'entrer  en  matière,  pour  déve- 
lopper les  causes  des  événements  qui  semblent  sou- 
vent l'effet  du  hasard ,  il  convient  d'exposer  l'état  de 
Rome,  le  génie  des  armées,  les  mœurs  des  provinces, 
et  ce  qu'il  y  avoit  de  sain  et  de  corrompu  dans  toutes 
les  régions  du  monde. 

Après  les  premiers  transports  excités  par  la  mort 
de  Néron  ^  il  s'étoit  élevé  des  mouvements  divers  non 
seulement  au  sénat,  parmi  le  peuple  et  le^s  bandes  pré- 
toriennes ,  mais  entre  tous  les  chefs  et  dans  toutes  les 
légions  :  le  secret  de  l'empire  étoit  enfin  dévoilé ,  et 
l'on  voyoit  que  le  prince  pouvoit  s'élire  ailleurs  que 
dans  la  capitale.  Mais  le  sénat,  ivre  de  joie,  se^pres- 
soit ,  ^us  un  nouveau  prince  encore  éloigné ,  d'abuser 

de  la  liberté  qu'il  venoit  d^usurper  :  les  principaux  de 
xn.  7 


98  PREMIER   LIVRE 

Tordre  équestre  n'étoient  guère  moins  contents  ;  U 
plus  saine  partie  du  peuple  qui  tenoit  aux  grandes 
maisons,  les  clients,  les  affranchis  des  proscrits  et  des 
exilés ,  se  livroient  à  Tespérance^  La  vile  populace , 
qui  ne  bougeoit  du  cirque  et  des  théâtres ,  les  esclaves 
perfides ,  ou  ceux  qui ,  à  la  honte  de  Néron ,  vi voient 
des  dépouilles  des  gens  de  bien ,  s'affligeoient  et  ne 
cherchoient  que  des  troubles, 

La  milice  de  Rome ,  de  tout  temps  attachée  aux 
Césars ,  et  qui  s'étoit  laissé  porter  à  déposer  Néron 
plus  à  force  d'art  et  de  sollicitations  que  de  son  bon 
gré ,  ne  recevant  point  le  donatif  promis  au  nom  de 
Galba,  jugeant  de  plus  que  les  services  et  les  récom- 
penses militaires  auroient  moins  lieu  durant  la  paix, 
et  se  voyant  prévenue  dans  la  faveur  du  prince  par 
les  légions  qui  Fa  voient  élu ,  se  livroit  à  son  penchant 
pour  les  nouveautés ,  excitée  par  la  trahison  de  son 
préfet  Nymphidius  qui  aspiroit  à  Fempire.  Nymphi- 
dius  périt  dans  cette  entreprise  ;  mais ,  après  avoir 
perdu  le  chef  de  la  sédition ,  ses  complices  ne  Fa  voient 
pas  oubliée,  et  glosoient  sur  la  vieillesse  et  Favarice 
de  Galba.  Le  bruit  de  sa  sévérité  militaire,  autrefois 
si  louée ,  alarmoit  ceux  qui  ne  pouvoient  souffrir  Fan- 
cienne  discipline;  et  quatorze  ans  de  relâchement 
sous  Néron  leur  faisoient  autant  aimer  les  vices  de 
leurs  princes ,  que  jadis  ils  respectoient  leurs  vertus. 
On  répandoit  aussi  ce  mot  de  Galba,  qui  eût  fait  hon- 
neur à  un  prince  plus  libéral ,  mais  qu'on  interprétoit 
par  son  humeur  :  Je  sais  choisir  mes  soldats,  et  non 
les  acheter. 

Vinius  et  Lacon,  Fun  le  plus  vil ,  et  Fautre  le  plus 


DP   TACITE.  99 

méchant  dis$  hommes,  le  décrioient  par  leur  con- 
duite ;  et  la  haine  de  leurs  forfaits  retomboit  sur  son 
indolence.  Cependant  Galba  venoit  lentement,  et  en- 
sanglantoit  sa  route  :  il  fit  mourir  Yarron ,  consul  dé- 
signé ,  comme  complice  de  Nymphidius ,  et  Turpi-  ' 
lien,  consulaire,  comme  général  de  Néron.  Tous 
deux ,  exécutés  sans  avoir  été  entendus ,  et  sans 
fonne  de  procès,  passèrent  pour  innocents.  A  son  ar- 
rivée il  fit  égorger  par  milliers  les  soldats  désarmés , 
présage  funeste  pour  son  régne ,  et  de  mauvais  au- 
gure même  aux  meurtriers.  La  légion  qu'il  amenoit 
d'Espagne,  jointe  à  celle  que  Néron  avoit  levée,  rem- 
plirent la  ville  de  nouvelles  troupes  qu'augmentoient 
encore   Içs  nombreux  détachements   d'Allemagne, 
d'Angleterre  Qt  d'iHyrie,  choisis  et  envoyés  par  Néron 
aux  Portes  Caspiennes ,  où  il  préparoit  la  guerre  d'Al- 
banie, et  qu'il  avoit  rappelés  pour  réprimer  les  mou- 
vements de  Vindex;  tous  gens  à  beaucoup  entrepren- 
dre, sans  chef  encore,  mais  prêts  à-servir  le  premier 
audacieux. 

Par  hasard  on  apprit  dans  ce  même  temps  les  meur- 
tres de  Macer  et  de  Capiton.  Galba  fit  mettre  à  mort 
le  premier  par  l'intendant  Garucianus,  sur  l'avis  cer- 
tain de  ses  mouvements  en  Afrique  ;  et  l'autre ,  com- 
mençant aussi  à  renuier  en  Allemagne,  fat  traité  de 
même  avant  l'ordre  du  prince  par  Aquinus  et  Valens , 
li^tenants-généraux.  Plusieurs  crurent  que  Capiton, 
quoique  décrié  pour  son  avarice  et  poyr  sa  débauche , 
étoit  innocent  des  trames  qu'on  lui  imputoit,  mais 
que  ses  lieutenants ,  s  étant  vainement  efforcés  de  l'ex- 
citer à  la  guerre,  avoient  ainsi  couvert  leur  crime;  et 


lOO  PREMIER   LIVRE 

que  Galba ,  soit  par  légèreté ,  soit  de  peur  d'en  trop 
i^prendre,  prît  le  parti  d'approuver  une  conduite 
qu'il  ne  pouvoit  plus  réparer.  Quoi  qu'il  en  soit ,  ce« 
assassinats  firent  un  mauvais  effet;  car,  sous  un 
*  prince  une  fois  odieux ,  tout  ce  qu'il  fait ,  bien  ou  mal , 
lui  attire  le  même  blâme.  Les  affranchis,  tout  puis- 
sants à  la  cour ,  y  vendoient  tout  :  les  esclaves ,  ardents 
à  profiter  dune  occasion  passagère,  se  hâtoient  sous 
un  vieillard  d'assouvir  leur  avidité.  On  éprouvoit 
toutes  les  calamités  du  régne  précédent,  sans  les  ex* 
cuser  deméme  :  il  n'y  avoit  pas  jusqu'à  l'âge  de  Galba 
qui  n'excitât  la  risée  et  le  mépris  du  peuple ,  accou- 
tumé à  la  jeunesse  de  Néron ,  et  à  ne  juger  des  princes 
que  sur  la  figure. 

Telle  étoit  à  Rome  1^  disposition  d'esprit  la  plus 
générale  chez  une  si  grande  multitude.  Dans  les  pro- 
vinces, Rufus ,  beau  parleur  et  bon  chef  en  temps  de 
paix,  mais  sans  expérience  militaire,  commandoit  en 
Espagne.  Les  Gaules  conservoient  le  souvenir  de  Vin- 
dex  et  des  faveurs  de  Galba,  qui  venoit  de  leur  ac- 
corder le  droit  de  bourgeoisie  romaine ,  et ,  de  plus ,  la 
suppression  des  impôts.  On  excepta  pourtant  de  cet 
honneur  les  villes  voisines  des  armées  d'Allemagne , 
et  Ton  en  priva  même  plusieurs  de  leur  territoire;  ce 
qui  leur  fit  supporter  avec  un  double  dépit  leurs 
propres  pertes  et  les  grâces  faites  à  autrui.  Mais  où  le 
danger  étoit  grand  à  jMroportion  des  forces,  c'étoit 
dans  les  armées  d'Allemagne ,  fières  de  leur  récente 
victoire ,  et  craignant  le  blâme  d'avoir  favorisé  d'au- 
tres partis;  car  elles  n'avoient  abandonné  Néron  qu'a- 
vec peine.  Verginius  ne  s'étoit  pas  d'abord  déclaré 


DE   TACITE.  ICI 

pour  Galba;  et  s'il  étoit  douteux  qu'il  eût  aspiré  à 
Fempire ,  il  étoit  sûr  que  larmée  le  hii  avoit  offert  : 
ceux  même  qui  ne  prenoient  aucun  intérêt  à  Capiton 
ne  laissoient  pas  de  murmurer  de  sa  mort.  Enfin  Ver- 
ginius  ayant  été  rappelé  sous  un  faux  semblant  d  a- 
mitié ,  les  troupes ,  privées  de  leur  chef,  le  voyant 
retenu  et  accusé ,  s'en  ofïensoient  conune  d'une  accu- 
sation tacite  contre  elles-mêmes^ 

Dans  la  Haute-Allemagne ,  Flaecus ,  vieillard  in- 
firme qui  pouvoit  à  peine  se  soutenir ,  et  qui  n'avoit  nt 
autorité  ni  fermeté ,  étoit  méprisé  de  l'armée  qu'il 
commandoît;  et  ses  soldats,  qu'il  ne  pouvoit  conte* 
nir  même  en  plein  repos,  animés  par  sa  foiblesse,  ne 
connoissoient  plus  de  frein.  Les  légions  de  la  Basse^ 
Allenmgne  restèrent  long-temps  sans  cbef  consulaire. 
Enfin  Galba  leur  donna  Vitellius,  dont  le  père  avoit^ 
été  censeur  et  trois  fois  consul  ;  ce  qui  parut  suffisant. 
Le  calme  régnoit  dans  l'armée  d'Angleterre;  et,  par- 
mi tous  ces  mouvements  de  guerres  civiles ,  les  légions 
qui  la  composaient  furent  celles  qui  se  comportèrent 
le  mieux,  soit  à  cause  de  leur  éloignement  et  de  la 
mer  qui  les  enfermoit,  soit  que  leurs  fréquentes  ex- 
péditions leur  apprissent  à  ne  haïr  que  l'ennemi.  L'U- 
lyrie  n'étoît  pas»  moins  paisible ,  quoique  ses  légions , 
appelées  par  Néron,  eussent,  durant  leur  séjour  en 
Italie ,  envoyé  des  députés  à  Verginius  :  mais  ces  ar- 
mées ,  trop  séparées  pour  unir  leurs  forces  et  mêler 
leurs  vices ,  fîirent  par  ce  salutaire  moyen  maintenues 
dans  leur  devoir. 

Bien  ne  remuoit  encore  en  Orient.    Mucianus, 
homme  également  célèbre  dans  les  succès  et  dans  les 


I02  PREMIER    LIVRE 

revers ,  tenoit  la  Syrie  avec  quatre  légions.  Ambitieux 
dès  sa  jeonesse ,  il  s'étoit  lié  aux  grands  ;  mais  bien- 
tôt, voyant  sa  fortune  dissipée,  sa  personne  en  dan- 
ger, et  suspectant  la  colère  du  prince,  il  s  alla  cacher 
en  Asie,  aussi  près  de  Fexil  qu'il  fut  ensuite  du  rang 
suprême.  Unissant  la  mollesse  à  l'activité ,  la  douceur 
et  Farrogance ,  les  talents  bons  et  mauvais ,  outrant  la 
débauche  dans  Toisiveté ,  mais  ferme  et  courageux 
dans  Foccasion  ;  estimable  en  public ,  blâmé  dans  sa 
vie  privée;  enfin  si  séduisant,  que  se«  inférieurs,  ses 
proches,  ni  ses  égaux,  ne  pouvoient  lui  ré^ster;  il  lui 
étoit  plus  aisé  de  donner  Tempire  que  de  Tusurper. 
Vespasien,  choisi  par  Néron,  faisoit  la  guerre  en 
Judée aveo trois  légions,  et  se  montra  si  peu  contraire 
à  Galba,  qu'il  lui  envoya  Tite  son  fils  pour  lui  rendre 
hommage  et  cultiver  ses  bonnes  grâces,  comme  nous 
dirons  ci-après.  Mais  leur  destin  se  cachoit  encore , 
et  ce  n  est  qu'après  l'événement  qu'on  a  remarqué  les 
signes  et  les  oracles  qui  promettoient  l'empire  à  Ves- 
pasien et  à  ses  enfisints. 

En  Egypte ,  c'étoit  aux  chevaliers  romains  au  lieu 
des  rois  qu'Auguste  avoit  confié  le  commandement 
de  la  province  et  des  troupes  ;  précaution  qui  parut 
nécessaire  dans  un  pays  abondant  en  blé,  d'un  abord 
difficile,  et  dont  le  peuple  changeant  et  superstitieux 
ne  respecte  ni  magistrats  ni  lois.  Alexandre,  Égyp- 
tien, gouvernoit  alors  ce  royaume.  L'Afrique  et  ses 
légions,  après  la  mort  de  Macer ,  ayant  souffert  la  do- 
mination particulière ,  étoient  prêtes  à  se  donner  au 
premier  venu  :  les  deux  Mauritanies ,  la  Rhétie ,  la 
Ncfrique,  laThrace,  et  toutes  les  nations  qui  n'obéis- 


DE    TACITE.  Io3 

soient  qu'à  des  intendants ,  se  tournoient  pour  ou  con- 
tre, selon  le  voisinage  des  armées  et  l'impulsion  des 
plus  puissants  :  les  provinces  sans  défense,  et  surtout 
ritalie,  navoient  pas  même  le  choix  de  leurs  fers  j  et 
n  étoient  que  le  prix  des  vainqueurs.  Tel  étoit  Tétat 
de  Tempire  romain  quand  Galba,  consul  pour  la 
deuxième  fois ,  et  Vinius  son  collègue ,  commencèrent 
leur  dernière  année  et  presque  celle  de  la  république. 

Au  commencement  de  janvier  on  reçut  avis  de 
Propinquus,  intendant  de  la  Belgique,  que  les  lé- 
gions de  la  Germanie  supérieure ,  sans  respect  pour 
leur  serment ,  demandoient  un  autre  empereur ,  et 
que»,  pour  rendre  leur  révolte  moins  odieuse,  elles 
consentoient  qu'il  fût  élu  par  le  sénat  et  le  peuple 
romain.  Ces  nouvelles  accélérèrent  l'adoption  dont 
Galba  délibéroit  auparavant  en  lui-même  et  avec  ses 
amis,  et  dont  le  bruit  étoit  grand  depuis  quelque 
temps  dans  toute  la  ville,  tant  par  la  licence  des  nou- 
vellistes qu'à  cause  de  Tâge  avancé  de  Galba.  La  rai- 
son, l'amour  de  la  patrie,  dictoient  les  vœux  du  petit 
nombre^  mais  la  multitude  passionnée,  nommant 
tantôt  Tun  ,  tantôt  l'autre ,  chacun  son  protecteur  ou 
son  ami ,  consultoit  uniquement  ses  désirs  secrets  ou 
sa  haine  pour  Vinius ,  qui ,  devenant  de  jour  en  jour 
plus  puissant ,  devenoit  plus  odieux  en  même  me- 
sure ;  car ,  comme  sous  un  maître  infirme  et  crédule 
les  fraudes  sont  plus  profitables  et  moins  dange- 
reuses ,  la  facilité  de  Galba  augmentoit  l'avidité  des 
parvenus,  qui  mesuroient  leur  ambition  sur  leur 
fortune. 

Le  pouvoir  du  prince  étoit  partagé  entre  le  consul 


/ 


Io4  PREMIER   LIVRE 

Vinius  et  Lacon ,  préfet  du  prétoire  :  mais  Icehis ,  af- 
franchi de  Galba ,  et  qui ,  ayant  reçu  Tanneau ,  portoit 
dans  Tordre  équestre  le  nom  de  Marcian,  ne  leur  cé- 
doit  point  en  crédit.  Ces  favoris,  toujours  en  discorde, 
et  jusque  dans  les  moindres  choses  ne  consultant 
chacun  que  son  intérêt ,  formoient  deux  factions  pour 
le  choix  du  suctsesseur  à  Fempire  :  Vinius  étoit  pour 
Othon  ;  Icelus  et  Lacon  s'unissoient  pour  le  rejeter , 
sans  en  préférer  un  autre.  Le  public ,  qui  ne  sait  rien 
taire ,  ne  laissoit pas  ignorer  à  Galba  lamitié  d'Othon 
et  de  Vinius,  ni  Falliance  qu'ils  projetoient  entre  eux 
par  le  mariage  de  la  fille  de  Vinius  et  d'Othon,  Tune 
veuve  et  l'autre  garçon  ;  mais  je  crois  qu'occupé  du 
bien  de  l'état.  Galba  jugeoit  qu'autant  eût  valu  laisser 
à  Néron  l'empire  que  de  le  donner  à  Othon.  En  effet , 
Othon ,  négligé  dans  son  enfance ,  emporté  dans  sa 
jeunesse,  se  rendit  si  agréable  à  Néron  par  l'imitation 
de  son  luxe ,  que  ce  fut  à  lui ,  comme  associé  à  ses 
débauches ,  qu'il  confia  Poppée ,  la  principale  de  ses 
courtisanes,  jusqu'à  ce  qu'il  se  ftlt  défait  de  sa 
femme  Octavie  ;  mais ,  le  soupçonnant  d'abuser  de  son 
dépôt ,  il  le  relégua  en  Lusitanie  sous  le  nom  de  gou- 
verneur. Othon ,  ayant  administré  sa  province  avec 
douceur,  passa  des  premiers  dans  le  parti  contraire, 
y  montra  de  l'activité  ;  et  tant  que  la  guerre  dura , 
s'étant  distingué  par  sa  magnificence ,  il  conçut  to^t 
d'un  coup  l'espoir  de  se  faire  adopter;  espoir  qui  de- 
venoit  chaque  jour  plus  ardent,  tant  par  la  faveur  des 
gens  de  guerre  que  par  celle  de  la  cour  de  Néron ,  qui 
comptoit  le  retrouver  en  lui. 

Mais,  sur  les  pi^emières  nouvelles  dp  la  sédition 


DE   TACITE.  Io5 

d'Allemagne ,  et  avant  que  d  avoir  rien  d  assuré  du 
côté  de  Vitellius ,  l'incertitude  de  Galba  sur  les  lieux 
où  tomberoit  Feffort  des  armées ,  et  la  défiance  des 
troupes  mêmes  qui  étoient  à  Rome,  le  déterminèrent 
à  se  donner  un  collègue  à  Tempire,  comme  à  Tunique 
parti  qu'il  crut  lui  rester  à  prendre.  Ayant  donc  as- 
semblé ,  avec  Vinius  et  Lacon ,  Gelsus  consul  désigné , 
et  Géminus  préfet  de  Rome,  après  quelques  dis- 
cours sur  sa  vieillesse  )  il  fit  appeler  Pison,  soit  de 
son  propre  mouvement ,  soit ,  selon  quelques  uns ,  à 
l'instigation  de  Lacon,  qui ,  parle  moyen  de  Plautus, 
avoit  lié  amitié  avec  Pison,  et  le  portant  adroitement 
sans  paroître  y  prendre  intérêt ,  étoit  secondé  par  la 
bonne  opinion  publique.  Pison,  fils  de  Crassus  et  de 
Scribonia ,  tous  deux  d'illustres  maisons ,  suivoit  les 
mœurs  antiques ,  homme  austère ,  à  le  juger  équita-" 
blement,  triste  et  dur  selon  ceux  qui  tournent  tout 
en  mal ,  et  dont  ladoption  plaisoit  à  Galba  par  le  côté 
même  qui  choquoit  les  autres. 

Prenant  donc  Pison  par  la  main ,  Galba  lui  parla , 
dit-on ,  de  cette  manière  :  «  Si ,  comme  particulier ,  je 
«  vous  adoptois ,  selon  l'usage ,  par-devant  les  pon- 
«  tifes ,  il  nous  seroit  honorable ,  à  moi ,  d'admettre 
«dans^  ma. famille  un  descendant  de  Pompée  et  de 
«Crassus;  à  vous,  d'ajouter  à  votre  noblesse  celle 
«  des  maisons  Lutatienne  et  Sulpicienne.  Maintenant, 
«  appelé  à  l'empire  du  consentement  des  dieux  et  des 
«  hommes  ,  Famour  de  la  patrie  et  votre  heureux  na- 
«  turel  me  portent  à  vous  offrir ,  au  sein  de  la  paix , 
«  ce  pouvoir  suprême  que  la  guerre  m'a  donné  et  que 
'  «nos  ancêtres  se  sont  disputé  par  les  armes.  C'est 


lo6  PREMIER   LIVRE 

«  ainsi  que  le  |[rand  Auguste  mit  au  premier  raag 
<c  après  lui ,  d'abord  son  neveu  Marcellus ,  ensuite 
«  Agrippa  son  gendre ,  puis  set  petits-fils ,  et  enfin 
«  Tibère ,  fils  de  sa  femme  ;  mais  Auguste  choisit  son 
«  successeur  dans  sa  maison  ;  je  choisis  le  mien  dans 
«la  république,  non  que  je  manque  de  proches 
«  ou  de  compagnons  d'armes  :  mais  je  n  ai  point 
«inoi-méme  brigué  Tempire,  et  vous  préférer  à 
«mes  parents  et  aux  vôtres,  c'est  montrer  assez 
«  mes  vrais  sentiments.  Vous  avez  un  frère  illustre 
«  ainsi  que  vous ,  votre  aîné ,  et  digne  du  rang  où  vous 
«  montez ,  si  vous  ne  l'étiez  encore  plus.  Vous  avez 
«  passé  sans  reproche  l'âge  de  la  jeunesse  et  des  pas- 
«sions:  mais  vous  n'avez  soutenu  jusqu'ici  que  la 
«  mauvaise  fortune  ;  il  vous  reste  une  épreuve  plus 
«  dangereuse  à  faire  en  résistant  à  la  bonne  ;  car  l'ad- 
«  versité  déchire  l'ame ,  mais  le  bonheur  la  corrompt. 
«Vous  aurez  beau  cultiver  toujours  avec  la  même 
«  constance  l'amitié ,  la  foi ,  la  liberté ,  qui  sont  les 
«premiers  biens  de  Ihomme,  un  vain  respect  les 
«  écartera  malgré  vous  ;  les  flatteurs  vous  accableront 
«  de  leurs  fausses  caresses,  poison  de  la  vraie  amitié, 
«  et  chacun  ne  songera  qu'à  son  intérêt.  Vous  et  moi 
«  nous  parlons  aujourd'hui  l'un  à  l'autre  avec  simpli- 
«  cité;  mais  tous  s'adresseront  à  notre  fortune  plutôt 
«  qu'à  nous ,  car  on  risque  beaucoup  à  montrer  leur 
«  devoir  aux  princes,  et  rien  à  leur  persuader  qu'ils 
«  le  font. 

«  Si  la  masse  immense  de  cet  empire  eût  pu  garder 
«  d'elle-même  son  équilibre,  j'étois  digne  de  rétablir 
«la  république;  mais  depuis  longtemps  les  choses 


DE   TACITE.  107 

«  en  sontà  tel  point,  cpie  tout  ce  qui  reste  à  faire  en 
«  faveur  du  peuple  romain ,  c  est  pour  moi ,  d'em- 
«  ployer  mes  derniers  jours  à  lui  choisir  un  bon 
(^maître,  et,  pour  vous,  d'être  tel  durant  tout  le 
a  cours  des»  vôtres.  Sous  les  empereurs  précédents , 
«  Vétat  n'étoit  Théritage  que  d  une  seule  famille  :  par 
«fious  le  choix  de  ses  chefs  lui  tiendra  lieu  de  li- 
ft berté;  après  Textinction  des  Jules  et  des  Claudes, 
«  Fadoption  reste  ouverte  au  plus  digne.  Le  droit  du 
«  saxîg  et  de  la  naissance  ne  mérite  aucune  estime ,  et 
a&it  un  prince  au  hasard;  mais  Tadoption  permet  le 
ti  choix ,  et  la  voix  publique  l'indique.  Ayez  toujours 
«  sous  les  yeux  le  sort  de  Néron ,  fier  d'une  longue 
«  suite  de  césars;  ce  n'est  ni  le  pays  désarmé  de  Vin- 
«  dex ,  ni  l'unique  légion  de  Galba ,  mais  son  luxe  et  ses 
<i  cruautés  qui  nous  ont  délivrés  de  son  joug,  qumque 
«  un  empereur  proscrit  fut  alors  un  événement  sans 
*  exenxple.  Pour  nous  que  la  guerre  et  l'estime  publi- 
«que  ont  élevés,  sans  mériter  d'ennemis,  n'espérons 
ft  pas  n'en  point  avoir;  n^s ,  après  ces  grands  mouve- 
«  mentsde  tout  l'univers ,  deux  légfons  émues  doivent 
«peu  vous  effrayer.  Ma  propre  élévation  ne  fut  pas 
«tranquille;  et  ma  vieillesse,  la  seule  chose  qu'on  me 
«reproche,  disparoîtra  devant  celui  qu'on  a  choisi 
«  pour  la  soutenir.  Je  sais  que  Néron  sera  toujours  re- 
«  gretté  des  méchants  ;  c'est  à  vous  et  à  moi  d'empé- 
«  cher  qu'il  ne  le  soit  aussi  des  gens  de  bien.  Il  n'est  pas 
«  temps  d'en  dire  ici  davantage ,  et  cela  seroit  superflu 
«  si  j'ai  fait  en  vous  un  bon  choix.  La  plus  simple  et  la 
«  meilleure  régie  à  suivre  dans  votre  conduite ,  c'est 
«  de  chercher  ce  que  vous  auriez  approuvé  ou  blâmé 


lo8  PREMIER   LIVRE 

«  SOUS  uu  autre  prince.  Songez  qu  il  n'en  est  pas  ici 
tt  comme  des  monarchies ,  où  une  seule  famille  com- 
tt  mande ,  et  tout  le  reste  obéit,  et  que  vous  allez  gou- 
a  verner  un  peuple  qui  ne  peut  supporter  ni  une  sér- 
ie vitude  extrême  ni  une  entière  liberté.  »  Ainsi  parloit 
Galba  en  homme  qui  fait  un  souverain ,  tandis  que 
tous  les  autres  prenoient  d'avance  le  ton  qu'on  prend 
avec  un  souverain  déjà  fait. 

On  dit  que  de  toute  l'assemblée  qui  tourna  les  yeux 
sur  Pison,  même  de  ceux  qui  l'observoient  à  dessein, 
nul  ne  put  remarquer  en  lui  la  moindre  émotion  de 
plaisir  ou  de  trouble.  Sa  réponse  fut  respectueuse  en- 
vers son  empereur  et  son  père ,  modeste  à  Tégard  de 
lui-même;  rien  ne  parut  changé  dans  son  air  et  d^s 
ses  manières  ;  on  y  voyoit  plutôt  le  pouvoir  que  la 
volonté  de  commander.  On  délibéra  ensuite  si  la  cé- 
rémonie de  l'adoption  se  feroit  devant  le  peuple ,  au 
sénat,  ou  dans  le  camp.  On  préféra  le  camp,  pour 
faire  honneur  aux  troupes,  comme  ne  voulant  point 
acheter  leur  faveur  par  la  flatterie  ou  à  prix  d'argent, 
ni  dédaigner  de  l'acquérir  par  les  moyens  honnêtes. 
Cependant  le  peuple  environnoit  le  palais ,  impatient 
d'apprendre  l'importante  affaire  qui  s'y  traitoit  en 
secret ,  et  dont  le  bruit  s'augmentoit  encore  par  les 
vains  efforts  qu'on  faisoit  pour  l'étouffer. 

Le  dix  de  janvier ,  le  jour  fiit  obscurci  par  de  gran- 
des pluies ,  accompagnées  d'éclairs ,  de  tonnerres,  et 
de  signes  extraordinaires  du  courroux  céleste.  Ces 
présages ,  qui  jadis  eussent  rompu  les  comices ,  ne  dé- 
tournèrent point  Galba  d'aller  au  camp  ;  soit  qu'il  les 
méprisât  comme  des  choses  fortuites ,  soit  que ,  les 


DE   TACITE.  ^  109 

prenant  pour  des  signes  réels,  il  en  jugeât  révéne- 
ment  inévitable.  Les  gens  de  guerre  étant  donc  assem- 
blés en  grand  nombre,  il  leur  dit,  dans  un  discours 
grave  et  concis  ,  qu'il  adoptoit  Pison ,  à  Texemple 
d'Auguste,  et  suivant  Fusage  militaire,  qui  laisse  aux 
généraux  le  choix  de  leurs  lieutenants.  Puis ,  de  peur 
que  son  silence  au  sujet  de  la  sédition  ne  la  fit  croire 
plus  dangereuse ,  il  assura  fort  que ,  n'ayant  été  for- 
mée dans  la  quatrième  et  la  dix-huitième  légion  que 
par  un  petit  nombre  de  gens ,  elle  s'étoit  bornée  à  des 
murmures  et  des  paroles ,  et  que  dans  peu  tout  seroit 
pacifié.  Il  ne  mêla  dans  son  discours  ni  flatteries  ni 
promesses.  Les  tribuns,  les  centurions^  et  quelques 
soldats  voisins,  applaudirent;  mais  tout  le  reste  gar- 
doit  un  morne  silence ,  se  voyant  privés  dans  la  guerre 
du  donatif  qu'ils  avoient  même  exigé  durant  la  paix. 
Il  paroît  que  la  moindre  libéraUté  arrachée  à  l'aus- 
tère parcimonie  de  ce  vieillard  eût  pu  lui  conciUer 
les  esprits.  Sa  perte  vint  de  cette  antique  roideur  et 
de  cet  excès  de  sévérité  qui  ne  convient  plus  à  notre 
foiblesse. 

De  là  s'étant  rendu  au  sénat,  il  n'y  parla  ni  moins 
simplement  ni  plus  longuement  qu'aux  soldats.  La 
harangue  de  Pison  fiit  gracieuse  et  bien  reçue  ;  plu- 
sieurs le  félicitoient  de  bon  coeur  ;  ceux  qui  l'aimoient 
le  moins,  avec  plus  d'affectation;  et  le  plus  grand 
nombre,  par  intérêt  pour  eux-mêmes,  sans  aucun 
souci  de  celui  de  l'état.  Durant  les  quatre  jours  sui- 
vants, qui  furent  l'intervalle  entre  l'adoption  et  la 
mort  de  Pison ,  il  ne  fit  ni  ne  dit  plus  rien  en  public. 

Cependant  les  fréquents  avis  du  progrès  de  la  dé- 


I  lO  PREMIER   LIVRE 

fectioa  en  Allemagne,  et  la  facilité  avec  laquelle  les 
mauvaises  nouvelles  s'accréditoient  à  Rome,  enga- 
gèrent le  sénat  à  envoyer  une  députation  aux  légions 
révoltées;  et  il  fut  mis  secrétesient  en  xlélibération 
si  Pison  ne  s'y  joindroit  point  lui-même  ,  pour  lui 
donner  plus  de  poids,  en  ajoutant  la  majesté  impé- 
riale à  Tautorité  du  sénat.  On  vouloit  que  Lacon , 
préfet  du  prétoire,  fut  aussi  du  voyage;  mais  il  s  en 
excusa.  Quant  aux  députés,  le  sénat  en  ayant  laissé 
le  choix  à  Galba ,  on  vit,  par  la  plus  honteuse  incon- 
stance, des  nominations,  des  refus,  des  substitutions, 
des  brigues  pour  aller  ou  pour  demeurer,  selon  Tes-, 
poir  ou  la  crainte  dont  chacun  étoit  agité. 

Ensuite  il  fallut  chercher  de  l'argent;  et,  tout  bien 
pesé,  il  parut  très  juste  que  l'état  eût  recours  à  ceux 
qui  l'avoient  appauvri.  Les  dons  ver$és  par  Néron 
montoient  à  plus  de  soixante  millions.  Il  fit  donc 
citer  tous  les  donataires ,  leur  redemandant  les  neuf 
dixièmes  de  ce  qu'ils  avoient  reçu,  et  dont  à  peine 
leur  restoit-il  l'autre  dixième  partie;  car  également 
avides  et  dissipateurs,  et  non  moins  prodigues  du 
bien  d  autrui  que  du  leur,  ils  n'a  voient  conservé,  au 
lieu  de  terres  et  de  revenus ,  que  le§  instruments  ou 
le$  vices  qui  avoient  acquis  et  consumé  tout  cela. 
Trente  chevaliers  romains  furent  préposés  au  recou- 
vrement; nouvelle  magistrature  onéreuse  par  les  bri- 
gues et  par  le  nombre.  On  ne  voyoit  que  ventes , 
huissiers  ;  et  le  peuple ,  tourmenté  par  ces  vexations^, 
ne  laissoit  pas  de  se  réjouir  de  voir  ceux  que  Néron 
avoit  enrichis  aussi  pauvres  que  ceux  qu'il  avoit  dé- 
pouillés. En  ce  mrâie  temps,  Taurus  et  Nason,  tri- 


DE   TACITE.  il  I 

buns  prétoriens  ;  Pacensis ,  tribun  des  milices  bour- 
geoises; et  Fronto,  tribun  du  guet,  ayant  été  cassés , 
cet  exemple  servit  moins  à  contenir  les  officiers  qu'à 
les  effrayer ,  et  leur  fit  craindre  qu'étant  tous  suspects , 
on  ne  voulût  les  chasser  Fun  après  l'autre. 

Cependant  Othoù,  qui  n'atténdoit  rien  d'un  gou- 
vernement tranquille ,  ne  cherchoit  que  de  ];K)uveaux 
troubles.  Son  indigence,  qui  eût  été  à  charge  même 
à  des  particuliers,  son  luxe ,  qui  l'eût  été  même  à  des 
princes,  son  ressentiment  contre  Galba,  sa  haine  pour 
Pison ,  tout  l'excitoit  à  remuer.  Il  se  forgeoit  même 
des  craintes  pour  irriter  ses  de3irs.  N'avoit-il  pas  été 
suspect  à  Néron  lui-même?  Falloit-il  attendre  encone 
l'honneur  d'un  second  exil  en  Lusitanieou  ailleurs? 
Les  souverains  ne  voient-ils  pas  toujours  avec  défiance 
et  de  mauvais  œil  ceux  qui  peuvent  leur  succéder? 
Si  cette  idée  lui  avoit  nui  près  d'un  vieux  prince ,  com- 
bien plus  lui  nuiroit-elle  auprès  d'un  jeune  homme 
naturellement  cruel ,  aigri  par  un  long  exil!  Que  s'ils 
étoient  tentés  de  se  défaire  de  lui ,  pourqum  ne  les 
préviendroit-il  pas,  tandis  que  Galba  chanceloit  en- 
core, et  avant  que  Pison  fût  affermi?  Les  temps  de 
crise  sont  ceux  où  conviennent  les  grands  efforts;  et 
c'est  une  erreur  de  temporiser ,  quand  les  délais  sont 
plus  dangereux  que  l'audace.  Tous  les  hommes  meu- 
rent égsilement,  c'est  la  loi  de  la  nature;  mais  la  pos- 
térité les  distingue  par  la  gloire  ou  l'oubli.  Que  si  le 
même  sort  attend  l'innocent  et  le  coupable ,  il  est 
plus  digne  d'un  homme  de  courage  de  ne  pas  périr 
sans  sujet. 

Othon  avoit  le  cœur  moins  effémiaé  que  le  corps. 


I  Ti  PREirflER   LIVRE 

Ses  plus  familiers  esclaves  et  afFranchis ,  accoutumés 
à  une  vie  trop  licencieuse  pour  une  maison  privée , 
en  rappelant  la  magnificence  du  palais  de  Néron ,  les 
adultères,  les  fêtes  nuptiales,  et  toutes  les  débauches 
des  princes ,  à  un  homme  ardent  après  tout  cela ,  le 
lui  montroient  en  proie  à  d'autres  par  son  indolence  , 
et  à  lui  s'il  ospit  s'en  emparer.  Les  astrologues  Fani- 
moient  encore ,  en  publiant  que  d'extraordinaires  mou- 
vements dans  les  cieux  lui  annonçoient  une  année 
glorieuse  :  genre  d'hommes  fait  pour  leurrer  les 
grands,  abuser  les  simples ,  qu'on  chassera  sans  cesse 
de  notre  ville,  et  qui  s'y  maintiendra  toujours.  Pop- 
pée  en  avoit  secrètement  employé  plusieurs  qui  furent 
l'instrument  funeste  de  son  mariage  avec  l'empereur. 
Ptolomée ,  un  d'entre  eux  qui  avoit  accompagné  Othon, 
lui  avoit  promis  (j[u'il  survivroit  à  Néron  ;  et  l'événe- 
ment, joint  à  la  vieillesse  de  Galba^.à  la  jeunesse 
d'Othon,  aux  conjectures,  et  aux  bruits  publics,  lui 
fit  ajouter  qu'il  parviendroit  à  l'empire.  Othon,  sui- 
vant le  penchant  qu'a  l'esprit  humain  de  s'afiFection- 
ner  aux  opinions  par  leur  obscurité  même,  prenoit 
tout  cela  pour  de  la  science  et  pour  des  avis  du  destin , 
et  Ptolomée  ne  manqua  pas ,  selon  la  coutume,  d'être 
rinstigateur  du  crime  dont  il  avoit  été  le  prophète. 

Soit  qu'Othon  eût  ou  non  formé  ce  projet,  il  est 
certain  qu'il  cultivoit  depuis  longtemps  les  gens  de 
guerre,  comme  espérant  succéder  à  l'empire  ou  l'usur- 
per. En  route,  en  bataille,  ausamp,  nommant  les 
vieux  soldats  par  leur  nom,  et,  comme  ayant  servi 
avec  eux  sous  Néron,  les  appelant  camarades,  il  re- 
connoissoit  les  uns ,  s'informoit  des  autres ,  et  les  ai-  * 


DE   TACITE.  Il3 

doit  tous  de  sa  bourse  ou  de  son  crédit.  Il  entreméloit 
tout  cela  de  fréquentes  plaintes ,  de  discours  équivo- 
ques sur  Galba ,  et  de  ce  qu  il  y  a  de  plus  propre  à 
émouvoir  I«  peyple.  Les  fatigues  des  marches,  la  ra- 
reté des  vivres ,  la  dureté  du  commandement,  il  enve- 
nimoit  tout,  comparant  les  anciennes  et  agréables  na- 
vigations de  la  Campanie  et  des  villes  grecques  avçc 
les  longs  et  rudes  trajets  des  Pyrénées  et  des  Alpes, 
où  l'on  pouvoit  à  peine  soutenir  le  poids  de  ses  armes. 

Pudens,  undesgonfidentsdeTigellinus,  séduisant 
diversement  les  plus  remuants ,  les  plus  obérés ,  les 
plus  crédules,  achevoit  d'allumer  les  esprits  déjà 
échauffés  des  soldats.  Il  en  vint  au  point  que,  chaque 
fois  que  Galba  mangeoit  chez  Othon,  Ton  distribuoit 
cent  sesterces  par  tète  à  \a^  cohorte  qui  étoit  de  garde, 
comme  pour  sa  part  du  festin;  distribution  que,  sous 
Fair  d'une  largesse  publique,  Othon  soutenoit  encore 
par  d'autres  dou3  particuliers.  Il  étoit  même  si  ardent 
à  les  corrompre,  et  la  stupidité  du  préfet  qu'on  trom- 
poit  jusque  sous  ses  yeux  fiât  si  grande,  que,  sur  une 
dispute  de  Proculus ,  lancier  de  la  garde ,  avec  un  voi- 
sin pour  quelque  borne  commune,  Othon  acheta  tout 
le  champ  du  voisin  et  le  donna  à  Proculus. 

Ensuite  il  choisit  pour  chef  de  l'entrepiâse  qu'il  mé- 
ditoit Onomastus ,  un  de  ses- affranchis,  qui  lui  ayant 
amené  Barbius  et  Veturius ,  tous  deux  bas  officiers 
des  gardes ,  après  les  avoir  trouvés  à  l'examen  rusés 
et  courageux,  il  les  chargea  de  dons,  de. promesses, 
d'argent  pour  en  gagner  d'autres  ;  et  l'on  vit  ainsi  deux 
manipulaires  entreprendre  et  venir  à  bout  de  disposer 
de  l'empire  romain.  Ils  mirent  peu  de  gens  dans  le 

xn.  8 


I  l4  PREMIER  1.IVRE 

secret  ;  et  tenant  les  autres  en  suspens ,  ils  les  excitoient 
par  divers  moyens  :  les  chefs,  comme  suspects  par  les 
bienfaits  de  Nymphidius  ;  les  soldats ,  par  le  dépit  de 
se  voir  frustrés  du  donatif  si  long^ten^)s  attendu.  Rap- 
pelant à  quelques  uns  le  souvenir  de  Néron,  ils  rallu- 
rooient  en  eux  le  désir  de  Tancienne  licence  :  enfin  ils 
h^s  effrayoient  tous  par  la  peur  d'un  changement  dans 
la  milice. 

Sitôt  qu'on  sut  la  défection  de  Tarmée  d'Allemagne , 
le  venin  gagna  les  esprits  déjà  émus  des  légions  et 
des  auxiliaires.  Bientôt  les  malintentionnés  se  trouvè- 
rent si  disposés  à  la  sédition ,  et  les  bons  si  tiédes  à  la 
réprimer,  que,  le  quatorze  de  janvier,  Othon  reve- 
nant de  souper  eût  été  enlevé ,  si  Ton  n'eût  craint  les 
erreurs  de  la  nuit ,  les  troupes  cantonnées  par  toute 
la  ville ,  et  le  peu  d'accord  qui  régne  dans  la  chaleur 
du  vin.  Ce  ne  fut  pas  l'intérêt  de  l'état  qui  retint  ceux 
qui  méditoient  à  jeun  de  souiller  leurs  mains  dans  le 
sang  de  leur  prince ,  mais  le  danger  qu'un  autre  ne 
fût  pris  dans  l'obscurité  pour  Othon  par  les  soldats 
des  armées  de  Hongrie  et  d'Allemagne,  qui  ne  le  con- 
noissoient  pas.  Les  conjurés  étouffèrent  plusieurs  in- 
dices de  la  sédition  naissante  ;  et  ce  qu  il  en  parvint  aux 
oreilles  de  Galba  fut  éludé  par  Lacon ,  homme  inca- 
pable de  lire  dans  l'esprit  des  soldats,  ennemi  de  tout 
bon  conseil  qu'il  n'avoit  pas  donné,  et  toujours  résis- 
tant à  l'avis  des  sages. 

Le  cpiinze  de  janvier,  comme  Galba  saorifioit  au 
temple  d'Apollon,  l'aruspice  Umbricius ,  sur  le  triste 
aspect  des  entrailles,  lui  dénonça  d'actuelles  embû- 
ches et  un  ennemi  domotique ,  tandis  qu 'Othon ,  qui 


DE   TAdlTE.  Il5 

étoit  présent,  se  réjouissoit  de  ces  mauvais  augures 
et  les  interprétoit  fevorablement  pour  ses  desseins. 
Ua  moment  après,  Onomastus  vint  lui  dire  que  l'ar- 
chitecte et  les  e^iperts  lattendoient  ;  mot  convenu  pour 
lui  annoncer  rassemblée  des  soldats  et  les  apprêts  de 
la  conjuration.  Othon  fit  croire  à  ceux  qui  deman- 
doient  où  il  alloit ,  que ,  prêt  d'acheter  une  vieille 
maison  dç)  campagne ,  il  vouloit  auparavant  la  feire 
examiner  ;  puis ,  suivant  laffranchi  à  travers  le  palais 
de  Tibère  au  Vélabre,  et  de  là  vers  la  colonne  dorée 
sous  le  temple  de  Ss^uriie ,  il  fut  salué  empereur  pai^ 
vingt-trois  soldats,  qui  le  placèrent  aussitôt  sur  une 
chaire  curiile ,  tout  coqsterné  de  leur  petit  nombre,  et 
r^nvironnèrent  Fépée  à  la  main.  Chemin  faisant,  ils 
fiirént  joints  par  un  nombre  à  peu  près  égal  de  leurs 
camarades.  Les  uns,  instruits  du  complot ,  Tacçom- 
pagnoient  à  grands  cris  avec  leurs  armes  ;  d'autres , 
frappés  du  spectacle  ^  se  disposoient  en  silence  à  pren- 
dre conseil  de  Févénement. 

Le  tribun  Martialis ,  qui  étoit  de  garde  au  camp , 
effirayé  d'une  si  prompte  et  si  grande  entreprise ,  ou 
craignant  que  la  sédition  n'eût  gagné  ses  soldats  et 
qu'il  ne  fût  tué  en  s'y  opposant,  fut  soupçonné  par 
plusieurs  d'pn  être  complice.  Tous  les  aptres  tribuns 
et  centurions  préférèrent  aussi  le  parti  le  plus  sûr  au 
plus  honnête.  Enfin  tel  fut  l'état  des  esprits ,  qu'un 
petit  nombre  ayant  entrepris  un  forfait  détestable, 
plusieurs  Tapprouvèrent  et  tous  le  souffrirent. 

G^eodant  Galba ,  tranquillement  occupé  de  son  sa- 
crifice ,  importunoit  leé  dieux  pour  un  empire  qui  n'é- 
toit  plus  à  lui,  quand  tout-à-iX)up  un  bruit  s'éleva  que 

8. 


Il6  PREMIER   LIVRE 

les  troupes  enlevoient  un  sénateur  qu'on  ne  nom- 
moit  pas,  mais  qu  on  sut  ensuite  être  Othon.  Aussitôt 
on  vit  accourir  des  gens  de  tous  les  quartiers  ;  et  à  me- 
sure qu'on  les  rencontroit,  plusieurs  augmentoient  le 
mal  et  d'autres  Texténuoient,  ne  pouvant  en  cet  in- 
stant même  renoncer  à  la  flatterie.  On  tint  conseil ,  et 
il  fut  résolu  que  Pison  sonderoit  la  disposition  derla 
cohorte  qui  étoit  de  garde  au  palais ,  réservant  Tauto- 
rité  encore  entière  de  Galba  pour  de  plus  pressants 
besoins.  Ayant  donc  assemblé  les  soldats  devant  les 
degrés  du  palais ,  Pison  leur  parla  ainsi  :  a  Compa- 
«  gnons ,  il  y  a  six  jours  que  je  fus  nommé  césar  sans 
«  prévoir  Favenir ,  et  sans  savoir  si  ce  choix  me  seroit 
«  utile  ou  funeste;  c'est  à  vouS  d'en  fixer  le  sort  pour 
«  la  république  et  pour  nous.  Ce  n'est  pas  que  je  crai- 
«  gne  pour  moi-même ,  trop  instruit  par  mes  malheurs 
«  à  ne  point  compter  sur  la  prospérité  :  mais  je  plains 
et  mon  père ,  le  sénat  et  l'empire ,  en  nous  voyant  ré- 
«  duits  à  recevoir  la  mort  ou  à  la  donner,  extrémité 
«  non  moins  cruelle  pour  des  gens  de  bien ,  tandis 
«  qu'après  les  derniers  mouvements  on  se  félicitoit 
«  que  Rome  eût  été  exempte  de  violence  et  de  meur- 
«  très ,  et  qu'on  espéroit  avoir  pourvu ,  par  l'adoption ,  à 
«  prévenir  toute  cause  de  guerre  après  la  mort  de  Galba. 
a  Je  ne  vous  parlerai  ni  de  mon  nom. ni  de  mes 
«  mœurs,  on  a  peu  besoin  de  vertus  pour  se  comparer 
«  à  Othon .  Ses  vices ,  dont  il  fait  toute  sa  gloire ,  ont 
«  ruiné  l'état  quand  il  étoit  adfii  du  prince.  Est-ce  par 
«  son  air,  par  sa  démarche,  par  sa  parure  efféminée, 
«  qu*îl  se  croit  digne  de  l'empire?  On  se  trompe  bcau- 
M  coup  si  l'on  prend  son  luxe  pour  de  la  libéralité. 


l 


DE   TACITE.  117 

«  Plus  il  saura  pei;dre ,  et  moins  il  sauva  donner.  Dé- 
«bauches,  festins,  attroupements  de  femmes,  voilà 
«  les  projets  quil  médhe^  et,  selon  lui,  les  droits  de 
tt  Tempire ,  dont  la  volupté  sera  pour  lui  seul ,  la  honte 
a  et  le  déshonneur  pour  tous  ;  car  jamais  souvefaia 
«  pouvoir  |icquis  par  le  crime  ne  fut  vertueusement 
«  exercé.  Galba  fut  nommé  césar  par  le  genre  humain , 
«  et  je  Tai  été  par  Galba  de  votre  consentement.  Com- 
«  pagnons ,  j'ignore  s'il  vous  est  indifférent  que  la  ré- 
K  publique ,  le  sénat  et  le  peuple  ne  soient  que  de 
«vains  noms;  mais  je  sais  au  moins  qu'il  vous  im- 
«  porte  que  des  scélérats  ne  vous  donnent  pas  un  chef. 

<.  On  a  vu  quelquefois  des  légions  se  révolter  contre 
«  leurs  tribuns.  Jusqu^ici  votre  gloire  et  votre  fidélité 
«  n'ont  reçu  nulle  atteinte ,  et  Kéron  lui-même  vous 
«  abandonna  plutôt  qiill  ne  fut  abandonné  de  vous. 
tt  Quoi  !  verrons-nous  une  trentaine  au  plus  de  déser- 
«  teurs  et  de  transfuges ,  à  qui  Ton  ne  permettroit  pas 
i<  de  se  choisir  seulement  un  officier,  faire  un  empe- 
«  reur?  Si  vous  souffrez  un  tel  exemple,  si  vous  par- 
ti tagez  le  crime  en  le  laissant  commettre ,  cette  licence 
«  passera  dans  les  provinces  ;  nous  périrons  par  les 
fi  meurtres,  et  vous  par  les  combats,  sans  que  la  solde 
«  en  soit  plus  grande  pour  avoir  égorgé  son  prince , 
«  que  pour  avoir  fait  son  devoir  :  mais  le  donatif  n  en 
«  vaudra  pas  moins ,  reçu  de  nous  pour  le  prix  de  la 
«  fidélité ,  que  d'un  auti*e  pour  le  prix  de  la  trahison.  » 

Les  lanciers  de  la  garde  ayant  disparu ,  le  reste  de 
la  cohorte ,  sans  paroître  mépriser  le  discours»de  Pi- 
son  ,  se  mit  en  devoir  de  préparer  ses  enseignes  plutôt 
par  hasard ,  et ,  comme  il  arrive  en  ces  moments  de 


Il8  PREMIER   LIVRE 

trouble,  sand  trop  savoir  ce  cju  on  faisoit,  que  par  une 
feinte  insidieuse,  comme  on  la  cru  dans  la  suite. 
Celsus  fut  envoyé  au  détackeitient  de  Farmée  d'Illy rie 
vers  le  portique  de  Vipsanius.  On  ordonna  aux  pri- 
mipilairés  Serenus  et  Sabinus  d'amener  les  soldats 
germains  du  temple  de  la  Liberté.  On  se  défioit  de  la 
légion  marine ,  aigrie  par  le  meurtre  de  ses  soldats 
que  Galba  a  voit  fait  tuer  à  son  arrivée.  Les  tribuns 
Cerius,  Subrinus,  etLonginus,  allèrent  au  camp  pré- 
torien pour  tâcher  d'étouffer  la  sédition  naissante 
avant  qu'elle  eût  éclaté.  Les  soldats  menacèrent  les 
deux  premiers;  mais  Longin  Ait  maltraité  et  désaimé, 
parcequ'il  n'avoit  pas  passé  par  les  grades  militaires, 
et  qu'étant  dans  la  confiance  de  Galba  il  en  étoit  plus 
suspect  aux  rebelles.  La  légion  de  mer  ne  balança  pas 
à  se  joindre  aux  prétoriens  :  ceux  du  détachement  d'f  1- 
lyrie ,  présentant  à  Celsus  la  pointe  des  armes ,  ne  vou- 
lurent point  l'écouter;  mais  les  troupes  d'Allemagne 
hésitèrent  long-temps ,  n'ayant  pas  encore  recouvré 
leurs  forces ,  et  ayant  perdu  toute  mauvaise  volonté 
depuis  que ,  revenues  malades  de  la  longue  naviga- 
tion d'Alexandrie  où  Néron  les  avoit  envoyées ,  Galba 
n'épargnoit  ni  soin  ni  dépense  pour  les  rétablir.  La 
foule  du  peuple  et  des  esclaves ,  qui  durant  ce  temps 
remplissoit  le  palais,  demandoit  à  cris  perçants  la 
mort  d'Othon  et  l'exil  des  conjurés,  comme  ils  au- 
roient  deinandé  quelque  scène  dans  les  jeux  publics  ; 
non  que  le  jugement  ou  le  zélé  excitât  des  clameurs 
qui  changèrent  d'objet  dès  le  même  jour,  mais  par 
l'usage  établi  d'enivrer  chaque  prince  d'acclamations 
effrénées  et  de  vaines  flatteries. 


DE   TACITE.  no 

Cependant  Galba  flottoit  entre  deux  avis.  Celui  de 
Vinius  étoit  qu  il  falloit  armer  les  esclaves ,  rester  dans 
le  palais,  et  en  barricader  les  avenues;  qu'au  lieu  de 
s  offrir  à  des  gens  écbaufFés  on  devoit  laisser  le  temps 
aux  révoltés  de  se  repentir  et  aux  fidèles  de  se  rassu- 
rer, que  si  la  promptitude  convient  aux  forfaits,  le 
temps  &vorise  les  bons  desseins;  qu'enfin  Ton  auroit 
toujours  la  même  liberté  d'aller  s'il  étoit  nécessaire , 
mais  qu'on  n'étoit  pas  sûr  d  avoir  celle  du  retour  au 
besoin. 

Les  antres  jugeoient  qu'en  se  hâtant  de  prévenir  le 
progrès  d'une  sédition  foible  encore  et  peu  nombreuse, 
on  épouvanteroit  Othon  même,  qui ,  s'étant  livré  fur- 
tivement à  des  inconnus,  profiteroit,  pour  apprendre 
à  représenter ,  de  tout  le  temps  qu'on  perdroit  dans 
une  lâche  indolence.  Falloit-il  attendre  qu'ayant  paci- 
fié le  camp  il  vint  s'emparer  de  la  place,  et  monter  au 
Gapitole  aux  yeux  mêmes  de  G^lba,  tandis  qu'un  si 
grand  capitaine  et  ses  braves  amis,  renfermés  dans 
les  portes  et  le  seuil  du  palais ,  l'inviteroient  pour  ainsi 
dire  à  les  assiéger?  Quel  secours  pouvoit-on  se  pro- 
mettre des  esclaves ,  si  on  laissoit  refroidir  la  faveur 
de  la  multitude ,  et  sa  première  indignation  plus  puisr 
santé  que  tout  le  reste?  D'ailleurs,  disoient-ils ,  le 
parti  le  moins  honnête  est  aussi  le  moins  sûr;  et,  dût- 
on  succomber  au  péril ,  il  vaut  encore  mieux  l'aller 
chercher;  Othon  en  sem  plus  odieux,  et  nous  en  au- 
rons plus  d'honneur.  Vinius  résistant  à  cet  avis  fut 
menacé  par  Lacon  à  l'instigation  d'Icelus,  toujours 
prêt  à  servir  sa  haine  particulière  aux  dépens  de  l'état. 

Galba,  sans  hésiter  plus  loQg-teraps ,  choisit  le  parti 


120  PREMIER    LIVRE 

*le  plus  spécieux.  On  envoya  Pison  le  premier  au  camp , 
appuyé  du  crédit  que  dévoient  lui  donner  sa  nais- 
sance ,  le  rang  auquel  il  venoit  de  monter ,  et  sa  colère 
contre  Vinius,  véritable  ou  supposée  telle  par  ceux 
dont  Vinius  étoit  haï  et  que  leur  haine  rendoit  cré- 
dules. A'peine  Pison  fut  parti ,  qu'il  s'éleva  un  bruit , 
d'abord  vague  et  incertain ,  qu  Othon  avoit  été  tué 
dans  le  camp  :  puis ,  comme  il  arrive  aux  mensonges 
importants ,  il  se  trouva  bientôt  des  témoins  occulaires 
du  fait,  qui  persuadèrent  aisément  tous  ceux  qui  s'en 
réjouissoient  ou  qui  s'en  soucioient  peu;  mais  plu- 
sieurs crurent  que  ce  bruit  étoit  répandu  et  fomenté 
par  les  amis  d'Othon ,  pour  attirer  Galba  par  le  leurre 
d'une  bonne  nouvelle. 

Ce  fut  alors  que ,  les  applaudissements  et  l'empres- 
sement outré  gagnant  plus  haut  qu'une  populace  im- 
prudente ,  la  plupart  des  chevaliers  et  des  sénateurs , 
rassurés  et  sans  précaution ,  forcèrent  les  portes  du  pa- 
lais ,  et,  courant  au-devant  de  Galba ,  se  plaignoient  que 
l'honneur  de  le  venger  leur  eût  été  ravi.  Les  plus  lâ- 
ches, et,  comme  l'effet  le  prouva,  les  moins  capables 
d'affronter  le  danger,  téméraires  en  paroles  et  braves 
de  la  langue ,  affirmoient  tellement  ce  qu'ils  sa  voient 
le  moins,  que,  faute  d'avis  certain,  et  vaincu  par  ces 
clameurs ,  Galba  prit  une  cuirasse ,  et ,  n'étant  ni  d'âge 
ni  de  force  à  soutenir  le  choc  de  la  foule,  se  fit  porter 
dans  sa  chaise.  Il  rencontra,  sortant  du  palais,  un 
gendarme  nommé  Julius  Atticus ,  qui ,  montrant  son 
glaive  tout  sanglant,  s'écria  qu'il  avoit  tué  Othon. 
Camarade,  lui  dit  Galba,  qui  vous  ta  commandé?  Vi- 
gueur singulière  d'un  homme  attentif  à  réprimer  la 


DE   TACITE.  121 

licence  militaire ,  et  qui  ne  se  laissoit  pas  plus  amor- 
cer par  le$  flatteries  qu'effrayer  par  les  menaces  ! 

Dans  le  camp  les  sentiments  n  étaient  plus  douteux 
ni  partagés ,  et  le  zélé  des  soldats  étoit  tel ,  que ,  non 
contents  d'environner  Othon  de  leurs  corps  et  de  leurs 
bataillons ,  ils  le  placèrent  au  milieu  des  enseignes  et 
des  drapeaux ,  dans  l'enceinte  où  étoit  peu  auparavant 
la  statue  d'or  de  Galba.  Ni  tribuns  ni  centurions  ne 
pouvoient  approcher ,  et  les  simples  soldats  crioient 
qu'on  prît  garde  aux  officiers.  On  n'entendoit  que  cla- 
meurs, tumultes,  exhortations  mutuelles.  Ce  n'é- 
toient  pas  les  tiédes  et  les  discordantes  acclamations 
d'une  populace  qui  flatte  son  maître  ;  mais  tous  les 
soldats  qu'on  voyoit  accourir  en  foule  étoient  pris  par 
la  main,  embrassés  tout  armés,  amenés  devant  lui, 
et,  après  leur  avoir  dicté  le  serment,  ils  recomman- 
doient  l'empereur  aux  troupes  et  les  troupes  à  l'em- 
pereur. Othon,  de  son  côté,  tendant  les  bras,  saluant 
la  multitude,  envoyant  des  baisers,  n'omettoit  rien 
de  servile  pour  commander. 

Enfin,  après  que  toute  la  légion  de  mer  lui  eut 
prêté  le  serment,  se  confiant  en  ses  forces  et  voulant 
animer  en  commun  tous  ceux  qu'il  avoit  excités  en 
particulier,  il  monta  sur  le  rempart  du  camp,  et  leur 
tint  ce  discours  : 

«  Compagnons,  j'ai  peine  à  dire  sous  quel  titre  je 
«  me  présente  en  ce  lieu  :  car ,  élevé  par  vous  à  l'empire, 
«je  ne  puis  mereg«rdîr  comme-particulier,  ni  comme 
«  empereur  tandis  qu'un  autre  commande;  et  l'on  ne 
«  peut  savoir  quel  nom  vous  convient  à  vous-mêmes 
«  qu'en  décidant  si  celui  que  vous  protégez  est  le  chef 


122  PREMIER   LIVRE 

u  OU  reonemi  du  peuple  romain.  Vous  entendez  que 
«  nui  ne  demande  ma  punition  qu'il  ne  demande  aussi 
«la  vôtre,  tant  il  est  certain  que  nous  ne  pouvons 
«  nous  sauver  ou  périr  qu'ensemble  ;  et  vous  devez 
«juger  de  la  facilité  avec  laquelle  le  clément  Galba  a 
«  peut-être. déjà  pi'omis  votre  mort  par  le  meurtre  de 
«  tant  de  milliers  de  soldats  innocents  que  personne 
a  ne  lui  demandoit.  Je  frémis  en  me  rappelant  Fhor- 
«  reur  de  son  entrée  et  de  son  unique  victoire ,  lors- 
«  qu'aux  yeux  de  toute  la  ville  il  fit  décimer  les  prison- 
«  niers  suppliants  qu'il  avoit  reçus  en  grâce.  Entré 
«  dans  Rome  sous  de  tels  auspices ,  quelle  gloire  a-t-il 
«acquise  dans  le  gouvernement,  si  ce  n'est  d'avoir 
«  fait  mourir  Sabinus  et  Marcel  lus  en  Espagne,  Chilon 
«  dans  les  Gaules,  Capiton  en  Allemagne,  Macer  en 
«  Mrique ,  Cïngonius  en  route ,  Turpilien  dans  Rome , 
«  et  Nymphidius  au  camp?  Quelle  armée  ou  quelle 
«  province  si  reculée  sa  cruauté  n'a^t-elle  point  souil- 
«  lée  et  déshonorée ,  ou ,  selon  lui ,  lavée  et  purifiée , 
«  avec  du  sang?  car,  traitant  les  crimes  de  remèdes  et 
«  donnant  de  faux  noms  aux  choses ,  il  appelle  la  bar- 
«  barie  sévérité,  l'avarice  éconcnnie,  et  discipline  tous 
«  les  maux  qu'il  vous  fait  souffrir.  Il  n'y  a  pas  sept 
«  n]|ois  que  Néron  est  mort,  et  Icelus  a  déjà  plus  volé 
V  que  n'ont  fait  Elius ,  Polycléte  et  Vatinius.  Si  Vinius 
«lui-même  eût  été  empereur,  il  e^ût  gouverné  avec 
(^  moins  d'avarice  et  de  licence  ;  mais  il  nous  conunande 
«  conune  à  ses  sujets,-  et  nous  fléii^igne  comme  ceux 
«  d'un  autre.  Ses  richesses  seules  suffisent  pour  ce  ck)* 
«  natif  qu'on  vous  vante  sans  cesse  et  qu'on  ne  vous 
«  donne  jamais. 


DE   TACITE.  123 

<t  Afin  dé  ne  pas  même  laisser  d'espoir  à  son  succes- 
a  seur  y  Galba  a  rappelé  d'exil  un  homme  qu'il  jugeoit 
«  avare  et  dur  comme  lui.  Les  dieux  vous  ont  avertis 
-«  par  les  signes  les  plus  évidents ,  qu  ils  désapprou- 
«  voient  cette  élection.  Le  sénat  et  le  peuple  romain 
ft  ne  lui  sont  pas  plus  favorables  t  mais  leur  confiance 
«  est  tonte  en  votre  courage  ;  car  vous  avez  la  force  en 
«  main  pour  exécuter  les  choses  honnêtes ,  et  sans 
n  vous  les  meilleurs  desseins  ne  peuvent  avoir  d'effet. 
R  Ne  croyez  pas  qu'il  soit  ici  question  de  guerres  ni  de 
«  périls ,  puisque  toutes  les  troupes  sont  pour  nous , 
«  que  Galba  n'a  qu'une  cohorte  en  toge  dont  il  n'est 
«  pas  le  chef,  mais  le  prisonnier ,  et  dont  le  seul  combat 
«  à  votre  aspect  et  à  mon  premier  signe  va  être  à  qui 
a  m'aura  le  plus  tôt  reconnu.  Enfin  ce  n'est  pas  le  cas 
*de  temporiser  dans  une  entreprise  qu'on  ne  peut 
«  louer  qu'après  l'exécution.  » 

Aussitôt,  ayant  fait  ouvrir  l'arsenal ,  tous  coururent 
aux  armes  sans  ordre,  sans  régie ,  sans  distinction  des 
enseignes  prétoriennes  et  des  légionnaires ,  de  l'écu 
des  auxiliaires  et  du  bouclier  romain;  et ,  sans  que  ni 
tribun  ni  centurion  s'en  mêlât,  chaque  soldat ,  devenu 
son  propre  officier ,  s'animoit  et  s'excitoit  lui-même  à 
mal  feire  par  le  plaisir  d'aflliger  les  gens  de  bien. 

Déjà  Pison,  effrayé  du  frémissement  de  la  sédition 
croissante  et  du  bruit  des  clameurs  qui  retentissoit 
jusque  dans  la  ville ,  s'étoit  mis  à  la  suite  de  Galba  qui 
s'acheminoit  vers  la  place.  Déjà ,  sur  les  mauvaises 
nouvelles  apportées  par  Celsus ,  les  uns  parloient  de 
retourner  au  palais ,  d'autres  d'aller  au  Capitole ,  le 
plus  grand  nombre  d'occuper  les  rostres.  Plusieurs 


124  PREMIER   LIVRE 

se  CDntentoieiU  de  contredire  Tavis  des  antres  ;  et , 
comble  il  arrive  dans  les  maiivais  succès,  le  parti 
qu'il  n'étoit  pltts  temps  de  prendre  sembloit  alors  le 
meilleur.  On  dit  que  Lacon  méditoit  à  Tinsu  de  Galba 
de  faire  tuer  Vinius;  soit  qu'il  espérât  adoucir  les  sol- 
dats par  ce  châtiment,  soit  qu'il  le  crût  complice 
d'Otbon ,  soit  enfin  par  un  mouvement  de  haine.  Mais 
le  temps  et  le  lieu  l'ayant  fait  balancer  par  la  crainte 
de  ne  pouvoir  plus  arrêter  le  sang  après  avoir  oom- 
mencé  d'en  répandre,  l'effroi  des  survenants,  la  dis- 
persion du  cortège ,  et  le  trouble  de  ceux  qui  s'étoient 
d'abord  montrés  si  pleins  de  zèle  et  d'ardeur,  achevè- 
rent de  l'en  détourner. 

Cependant,  entraîné  çà  et  là ,  Galba  cédoit  à  l'im- 
pulsidn  des  flots  de  la  multitude ,  qui ,  remplissant  de 
toutes  parts  les  temples  et  les  basiliques,  n'offroit 
qu'un  aspect  lugubre.  Le  peuple  et  les  citoyens,  l'air 
morne  et  l'oreille  attentive ,  ne  poussoient  point  de 
cris;  il  ne  régnoit  ni  tranquillité  ni  tumulte,  mais  un 
silence  qui  marquoit  à-la-fois  la  frayeur  et  l'indigna- 
tion. On  dit  pourtant  à  Othon  que  le  peuple  prenoit 
les  armes ,  sur  quoi  il  ordonna  de  forcer  les  passages 
et  d'occuper  les  postes  importants.  Alors ,  comme  s'il 
eût  été  question  non  de  massacrer  dans  leur  prince 
un  vieillard  désarmé ,  mais  de  ,renvei»er  Pacore  ou 
Vologèse  du  trône  des  Arsacides,  on  vit  les  soldats 
romains  écrasant  le  peuple ,  foulant  aux  pieds  les  sé- 
nateurs ,  pénétrer  dans  la  place  à  la  course  de  leurs 
chevaux  et  à  la  pointe  de  leurs  armes ,  sans  respecter 
le  Caprtole  ni  les  temples  des  dieux ,  sans  craindre  les 


DE   TACITE.  125 

princes  présente  et  à  venir ,  vengeurs  de  ceux  qui  les 
ont  précédés: 

A  peine  aperçut-oh  les  troupes  d'Othon ,  que  ren- 
seigne de  l'escorte  de  Galba ,  appelé ,  dit-on ,  Vergilio , 
arracha  Timage  de  Fempereur  et  la  jeta  par  terre.  A 
Tinstant  tous  les  soldats  se  déclarent ,  le  peuple  fuit , 
quiconque  hésite  voit  le  fer  prêt  à  le  percer.  Près  du 
lac  de  Curtius ,  Galba  tomba  de  sa  chaise  par  TefFroi  de 
ceux  qui  le  portoient,  et  fut  d'abord  enveloppé.  On  a 
rapporté  diversement  ses  dernières  paroles  selon  la 
haine  ou  l'admiration  qu'on  avait  pour  lui  :  quelques 
uns  disent  qu'il  demanda  d'un  ton  suppliant  quel  mal 
il  avoit  fait  ^  priant  qu'on  lui  laissât  quelques  jours 
pour  payer  le  donatif;  mais  plusieurs  assurent  que, 
présentant  hardiment  la  gorge  aux  soldats ,  il  leur  dit 
de  firapper  s'ils  croy oient  sa  mort  utilie  à  l'état.  Les 
meurtriers  écoutèrent  peu  ce  qu'il  p^^uvoit  dire.  On 
n'a  pas  bien  su  qui  l'avoit  tué  :  les  uns  nomment  Te- 
rentius ,  d'autres  Lecanius  ;  mais  le  bruit  commun  est 
que  Camurius ,  soldat  de  la  quinzième  légion ,  lui  coupa 
la  gorge.'  Les  autres  lui  déchiquetèrent  cruellement 
les  bras  et  les  jambes ,  car  la  cuirasse  couvroit  la  poi- 
trine; et  leur  barbare  férocité  chargeoit  encore  de 
blessures  un  corps  déjà  mutilé. 

On  vint  ensuite  à  Vinius ,  dont  il  est  pareillement 
douteux  si  le  subit  effroi  lui  coupa  la  voix,  ou  s'il 
s'écria  qu'Othon  n'avoit  point  ordonné  sa  mort  ;  pa- 
roles qui  pouvoient  être  l'effet  de  sa  crainte,  ou  plutôt 
l'aveu  de  sa  trahison ,  sa  vie  et  sa  réputation  portant  à 
le  croire  complice  d'un  crime  dont  il  étoit  oause.  /v 

On  vit  ce  jour-là  dans  Sempronius  Densus  unexem- 


120  PRËMIËE   LIVRE 

pie  mémorable  pour  notre  temps.  G'étoit  un  centurion 
de  la  cohorte  prétorienne ,  chargé  par  Galba  de  la 
garde  de  Pison  :  il  se  jeta  le  poignard  à  la  main  au- 
devant  des  soldats  en  leur  reprochant  leur  crime;  et, 
du  geste  et  de  la  voiic  attirant  les  coups  sur  lui  seul , 
il  donna  le  temps  à  Pison  de  s'échapper  quoique 
blessé.  Pidon  se  sauva  dans  le  temple  de  Vesta ,  où  il 
reçut  asile  par  la  piété  d'un  esclave  qui  le  cacha  dans 
sa  chambre  ;  précaution  plus  propre  à  différer  sa  nK)rt 
que  la  religion  ni  le  respect  des  autels.  Mais  Florus, 
soldat  des  -cohortes  britanniques ,  qui  depuis  long- 
temps avoit  été  fait  citoyen  par  Galba ,  et  Statius  Mur- 
cus ,  lancier  dfi  la  garde ,  tous  deux  particulièrement 
altérés  du  sang  de  Pison ,  vinrent  de  la  part  d'Othon  le 
tirer  de  son  asile ,  et  le  tuèrent  à  la  porte  du  temple. 

Cette  mort  fut  celle  qui  fit  le  plus  de  plaisir  à  Othon , 
et  Ton  dit  que  ses  regai'ds  avides  ne  pouvoient  se 
lasser  de  considérer  cette  tête ,  soit  que ,  délivré  de 
toute  inquiétude,  il  commençât  alors  à  se  livrer  à  la 
joie,  soit  que ,  son  ancien  respect  pour  Galba  et  son 
amitié  pour  Vinius  mêlant  à  sa  cruauté  quelque  image 
de  tristesse ,  il  se  crût  plus  permis  de  prendre  plaisir 
à  la  mort  d'un  concurrent  et  d'un  ennemi.  Les  têtes 
furent  mises  chacune  au  bout  d'une  pique  et  portées 
parmi  les  enseignes  des  cohortes  ei:  autour  de  l'aigle 
de  la  légion  :  c'étoit  à  qui  feroit  parade  de  ses  mains 
sanglantes,  à  qui,  fiiussement  on  non,  se.  vanteroit 
d'avoir  commis  ou  vu  ces  assassinats ,  comme  d'ex- 
ploits glorieux  et  mémorables.  Vitellius  trouva  dans 
la  suite  plus  de  cent  vingt  place ts  de  gens  qui  deman* 
doient  récompense  pour  quelque  fait  notable  de  ce 


DE   TACITE.  127 

jour-là  ;  il  leé  fit  tous  chercher  et  m^tre  à  mort ,  non 
pour  honprer  Galba ,  mais  selon  la  maxime  des  pripces 
de  pourvoir  à  leur  ihreté  présente  par  la  crainte  des 
châtiments  futurs. 

Vous  eussiez  cru  voir  un  autre  sénat  et  un  autre 
peuple»  Tout  accouroit  au  camp  :  chacun  s'empres- 
soit  à  devancer  les  autres ,  à  maudire  Galba,  à  vanter 
le  bon  choix  des  troupes,  à  baiser  les  mains  d'Odion; 
moins  le  zélé  étoit  sincère,  plus  on  affectoit  d'en  mon- 
trer. Othon  de  son  côté  ne  rebutoit  personne ,  mais 
des  yeux  et  de  la  voix  tâchoit  d  adoucir  Tavide  féro- 
cité des  soldats.  Ils  ne  cessoient  de  demander  le  sup- 
plice de  Gelsus,  consul  désigné,  et,  jusqu^à  l'extré- 
mité ,  fidèle  ami  de  Galba  :  son  innocence  et  ses  ser- 
vices étoient  des  crimes  qui  les  irritoient.  On  voyoit 
qu'ils  ne  cherchoiènt  qu  a  faire  périr  tout  homme  de 
bien ,  et  commencer  les  meurtres  et  le  pillage  :  mais 
Othon,  qui  pouvoit  commander  des  assassinats,  n'avoit 
pas  encore  assez  d'autorité  pour  les  défendre.  Il  fit 
donc  lier  Celsus ,  affectant  une  grande  colère ,  et  le 
sauva  d'une  mort  présente  en  feignant  de  le  réserver 
à  des  tourments  plus  cruels. 

Alors  tout  se  fit  au  gré  des  soldats.  Les  prétoriens 
se  choisirent  eux-mêmes  leurs  préfets.  A  Firmus , 
jadis  znanipulaire ,  puis  commandant  du  guet,  et  qui, 
du  vivant  même  de  Galba,  s'étoit  attaché  à  Othon ,  ils 
joignirent  Licinius  Proculus ,  que  son  étroite  familia- 
rité avec  Othon  fit  soupçonner  d'avoir  favorisé  ses 
desseins.  En  donnant  à  Sabinus  la  préfecture  de  Rome , 
ils  suivirent  le  sentiment  de  Néron ,  soitis  lequel  il  avoit 
eu  le  même  emploi;  mais  le  plus  grand  nombre  ne 


128  PREMIER    LIVRE 

vpyoit  en  lui  que  Vespasien  son  frère  :  ils  sollicitèrent 
rafFranchissement  des  tributs  annuels  que ,  sou§  le 
noni  de  congés  à  temps ,  ies  sinJples  soldats  payoient 
aux  centurions.  Le  quart  des  manipulaires  étoit  aux 
vivres  ou  dispersé  dans  le  camp;  et  pourvu  que  le 
droit  dq  centurion  ne  fut  pas  oublié ,  il  n'y  avoit  sorte 
de  vexation  dont  ils  s'abstinssent,  ni  sorte  de  métiers 
dont  ils  rougissent.  Du  profit  de  leurs  volenies  et  des 
plus  serviles  emplois  ils  payoient  l'exemption  du  ser- 
vice militaire  ;  et  quand  ils  s'étoient  enrichis ,  les  offi- 
ciers, les  accablant  de  travaux  et  de  peine,  les 
forçoient  d'acheter  de  nouveaux  congés.  Enfin, 
épuisés  de  dépense  et  perdus  de  mollesse ,  ils  reve- 
noient  au  manipule  pauvres  et  fainéants ,  de  laborieux 
qu'ils  en  étoient  partis  et  de  riches  qu'ils  y  dévoient 
retourner.  Voilà  comment,  également  corrompus 
tour-à-toHr  par  la  licence  et  par  la  misère,  ils  ne  cher- 
choient  que  mutineries,  révoltes,  et  guerres  civiles. 
De  peur  d'irriter  les  centurions  en  gratifiant  les  soldats 
à  leurs  dépens,  Othon  promit  de  payer  du  fisc  les 
congés  annuels;  établissement  utile,  et  depuis  con- 
firmé par  tous  les  bons  princes  pour  le  maintien  de  la 
discipline.  Le  préfet  Lacon,  qu'on  feignit  de  reléguer 
dans  une  île,  fut  tué  par  un  garde  envoyé  pour  cela 
par  Othon  :  Icelus  fut  puni  publiquement  en  qualité 
d'affranchi. 

Le  comblç  des  maux  dans  un  jour  si  rempli  de 
crimes  fut  l'alégresse  qui  le  termina.  Le  préteur  de 
Rome  convoqua  le  sénat;  et,  tandis  que  les  autres 
magistrats  outroientà  l'envi  l'adulation,  les  sénateurs 
accourent,  décernent  à  Othon  la  puissance  tribu- 


DE   TACITE.  12g 

nitienne,  le  nom  d'Auguste,  et  tous  les  honneurs  des 
empereurs  précédents ,  tâchant  d'effacer  ainsi  les  in- 
jures dont  ils  venoient  de  le  charger,  et  auxcjuelles  il 
ne  parut  point  sensible.  Que  ce  fût  clémence  ou  délai 
de  sa  part,  c'est  ce  que  le  peu  de  temps  qu'il  a  régné 
n'a  pas  permis  de  savoir. 

S'étant  feit  conduire  au  Capitole,  puis  au  palais ,  il 
trouva  la  place  ensanglantée  des  morts  qui  y  étoient 
encore  étendus ,  et  permit  qu'ils  fussent  brûlés  et  en- 
terrés. Verania,  femme  de  Pison,  Scribonianus  son 
frère ,  et  Crispine ,  fille  de  Vinius ,  recueillirent  leurs 
corps ,  et ,  ayant  cherché  les  têtes ,  les  rachetèrent  des 
meurtriers  qui  les  âvoient  gardées  pour  les  vendre. . 

Pison  finit  ainsi  la  trente-unième  année  d'une  vie 
passée  avec  moins  de  bonheur  que  d'honneur.  Deux 
de  ses  frères  avoient  été  mis  à  mort,  M^gnus  par 
Claude ,  et  Crassus^  par  Néron  :  lui-même ,  après  un 
long  exil,  fiit  six  jours  césar,  et,  par  une  adoption 
précipitée,  sembla  n'avoir  été  préféré  à  son  aîné  qiie 
pour  être  mis  à  mort  avant  lui.  Vinius  vécut  qua- 
rante-sept ans  avec  des  mœurs  inconstantes  :  son 
père  étoit  de  famille  prétorienne  ;  son  aïeul  maternel 
fut  au  nombre  des  proscrits.  Il  fit  avec  infamie  ses 
premières  armes  sous  Calvisius  Sabinus ,  lieutenant- 
général,  dont  la  femme  indécemment  curieuse  devoir 
l'ordre  du  camp  y  entra  de,  nuit  en  habit  d^homme, 
et,  avec  la  même  impudence,  parcourut  les  gardes  et 
tous  les  postes ,  aprè^  avoir  commencé  par  souiller  le 
lit  conjugal;  crime  dont  on  taxa  Vinius  d'être  com- 
plice. Il  fiit  donc  chargé  de  chaînes  par  ordre  de  Ca- 
ligula  :  mais  bientôt,  les  révolutions  des  temps  l'ayant 


XII. 


l3o  PREMIER    LIVRE 

feit  délivrer,  il  monta  sans  reproche  de  grade  en 
grade.  Après  sa  préture,  il  obtint  avec  applaudisse* 
ment  le  commandement  d'une  légion  ;  mais  se  désho- 
Borant  derechef  par  la  plus  servile  bassesse ,  il  vola 
une  coupe  d'or  dans  un  festin  de  Claude,  qui  ordonna 
le  lendemain  que  de  tous  les  convives  on  servit  le 
seul  Yinius  en  vaisselle  de  terre.  Il  ne  laissa  pas  de 
gouverner  ensuite  la  Gaule  narbonnoise,  en  qualité 
de  proconsul,  avec  la  plus  sévère  intégrité.  Enfin ,  de- 
venu tout-à-coup  ami  de  Galba,  il  se  montra  prompt, 
hardi,  rusé,  méchant,  habile  selon  ses  desseins,  et 
toujours  avec  la  même  vigueur.  On  n'eut  point  d  égard 
à  ^oa  testament  à  cause  de  ses  grandes  richesses  ; 
mais  la  pauvreté  de  Pison  fit  respecter  ses  dernières 
volontés.  , 

Le  corps  de  Galba ,  négligé  long-temps ,  et  chargé 
de  mille  outrages  dans  la  hcence  des  ténèbres ,  reçut 
vue  humble  sépulture  dans  ses  jardins  particuliers, 
par  les  soins  d*Argius ,  son  intendant  et  Fun  de  ses  plus 
anciens  doonestiques.  Sa  tête,  plantée  au  bout  d'une 
lance,  et  défigurée  par  les  valets  et  goujats,  fîittrouvée 
te  jour  suivant  devant  le  tombeau  de  Patrobe,  affran- 
chi de  Néron,  qu'il  avoit  fait  punir,  et  mise  avec  son 
ccorps  déjà  brûlé.  Telle  fut  la  fin  de  Sergius  Galba  ^ 
après  soixante  et  treize  ans  de  vie  et  de  prospérité 
sous  ciiK]  princes,  et  plus  heureux  sujet  que  sou- 
verain. Sa  noblesse  étoit  ancienne,  et  sa  fortune  im- 
mense. Il  avoit  un  génie  médiocre,  point  de  vices ,  et 
peu  de  vertus.  U  ne  fuyoit  ni  ne  cherchoit  la  répu- 
tation :  sans  convoiter  les  richesses  d'autrui ,  il  étoit 
ménager  des  siennes,  avare  de  cettes  de  l'état.  Sub- 


DE   TACITK.  *  l3l 

jugué  par  ses  amis  et  ses  afiranchis,  et  juste  ou  mé* 
chant  par  leur  caractère,  il  laissoit  faire  également  le 
bien  et  le  mal ,  approuvant  Tun  et  ignorant  Tautre  ; 
mais  un  grand  nom  et  le  malheur  des  temps  lui  fai- 
soient  imputer  à  vertu  ce  qui  n'étoit  qu'indolence.  Il 
avoit  servi  dans  sa  jeunesse  en  Germanie  avec  hon- 
neur ,  et  s'étoit  bien  comporté  dans  le  proconsulat 
d'Afrique  :  devenu  vieux ,  il  gouverna  FEspagne  ci- 
térieure  avec  la  même  équité.  En  un  mot,  tant  qu'il 
fiit  homme  privé ,  il  parut  au-dessus  de  son  état  ;  et 
tout  le  monde  l'eût  jugé  digne  de  l'empire,  s'il  n'y  fût 
jamais  parvenu. 

A  la  consternation  que  jeta  dans  Rome  l'atrocité 
de  ces  récentes  exécutions ,  et  à  la  crainte  qu'y  cau- 
soient  les  anciennes  mœurs  d'Othon ,  se  joignit  un 
nouvel  effroi  par  la  défection  de  Viteliius ,  qu'on  avoit 
cachéis  du  vivant  de  Galba,  en  laissant  croire  qu'il  n'y 
avoit  de  révolte  que  dans  l'armée  de  la  Haute-Aile* 
magne.  C'est  alors  qu'avec  le  sénat  et  l'ordre  équestre, 
qui  prenoient  quelque  part  aux  affaires  publiques,  le 
peuple  même  déploroit  ouvertement  la  fatalité  du 
sort,  qui  sembloit  avoir  suscité  pour  la  perte  de  l'em* 
pire  deux  hommes ,  les  plus  cori*ompùs  des  mortels 
par  la  mollesse ,  la  débauche ,  l'impudicité.  On  ne 
voyoit  pas  seulement  renaître  leaf  cruautés  commises 
durant  la  paix,  mais  l'horreur  des  guerres  civiles  où 
Rome  avoit  été  si  souvent  prise  par  ses  propres 
troupes ,  l'Italie  dévastée, les  provinces  ruinées.  Pbar- 
sale  y  Philîppes ,  Pérouse  etModène ,  ces  noms  célèbres 
par  la  désolation  publique ,  revenoient  sans  cesse  à 
la  bouche.  Le  monde  avoit  été  presque  bouleversé 

I  9- 


l32  *         PREMIER   LIVRE 

quand  des  bomn^es  dignes  du  souverain  pouvoir  se  le 
disputèrent.  Jules  et  Auguste  vainqueurs  avoient  sou- 
tenu Tempire ,  Pompée  et  Brutus  eussent  relevé  la  ré- 
publique. Mais  étoit-ce  pour  Vitellius  ou  pour  Otbon 
qu'il  falloit  invoquer  les  dieux?  et  quelque  parti  qu'on 
prit  entre  de  tels  compétiteurs ,  comment  éviter  de 
iaire  des  vœux  impies  et  des  prières  sacrilèges ,  quand 
Té vénement  de  la  guerre  ne  pouvoit  dans  le  vainqueur 
montrer  que  le  plus  mécbant  !  Il  y  en  avoit  qui  son- 
geoient  à  Vespasien  et  à  l'armée  d'Orient;  mais, 
quoiqu'ils  préférassent  Vespasien  aux  deux  autres, 
ils  ne  laissoient  pas  de  craindre  cette  nouvelle  guerre 
comme  une  source  de  nouveaux  malbeurs  :  outre  que 
la  réputation  de  Vespasien  étoit  encore  équivoque  ; 
car  il  est  le  seul  parmi  tant  de  princes  que  le  rang 
suprême  ait  cbangé  en  mieux. 

Il  faut  maintenant  exposer  l'origine  et  les  causes 
des  mouvements  de  Vitellius.  Après  la  défaite  et  la 
mort  de  Vindex ,  l'armée ,  qu'une  victoire  sans  danger 
et  s^ns  peine  venoitd'enricbir,  fière  de  sa  gloire  et  de 
son  butin ,  et  préférant  le  pillage  à  la  paie ,  ne  cber- 
cboit  que  guerres  et  que  combats.  Long-temps  le  ser- 
vice avoit  été  infructueux  et  dur,  soit  par  la  rigueur 
du  climat  et  des  saispns ,  soit  par  la  sévérité  de  la  dis- 
cipline, toujours  inflexible  durant  la  paix,  mais  que 
les  flatteries  des  séducteurs  et  l'impunité  des  traitre$ 
énerventdans  les  guerres  civiles.  Honmies ,  armes ,  che- 
vaux ,  tout  s'offroit  à  qui  sauroit  s'en  servir  et  s'en  illus- 
trer ;  et,  au  lieu  qu'avant  la  guerre  les  armées  étant 
éparses  sur  les  frontières ,  chacun  ne  connoissoit  que  sa 
dompagnie  et  son  bataillon ,  alors  les  légions  rassem- 


DE   TACITE.  l33 

blées  contre  Yindex ,  ayant  comparé  leur  force  à  celles 
des  Gaules ,  n  attendoient  qu'un  nouveau  prétexte  pour 
chercher  querelle  à  des  peuples  qu'elles  ne  ti^toient 
plus  d  amis  et  de  compagnons ,  mais  de  rebelles  et  de 
vaincus.  Elles  comptoient  sur  la  partie  des  Gaules  qui 
confine  au  Rhin ,  et  dont  les  habitants  ayant  pris  le 
même  parti  les  excitoient  alors  puissamment  contre  les 
galbiens  ^  nom  que  par  mépris  pour  Vindex  ils  avoient 
donné  à  ses  partisans.  Le  soldat  animé  contre  les 
Éduens  et  les  Séquanois ,  et  mesurant  sa  colère  sur 
leur  opulence,  dévoroit  déjà  dans  son  cœur  le  pillage 
des  villes  et  des  champs  et  les  dépouilles  des  ciloyens. 
Son  arrogance  et  son  avidité,  vices  communs  à  qui  se 
sent  le  plus  fort,  s'irritoient  encore  par  les  bravades 
des  Gaulois ,  qui ,  pour  fûre  dépit  aux  troupes  ,  se 
vantoient  de  la  remise  du  quart  des  tributs ,  et  du 
droit  qu'ils  avoient  reçu  de  Galba. 

A  tout  cela  se  joignoit  un  bruit  adroitement  ré- 
pandu et  inconsidérément  adopté,  que  les  légions  se- 
roient  décimées  et  les  plus  braves  Centurions  cassés. 
De  toutes  parts  venoient  des  nouvelles  fâcheuses  : 
rien  de  Rome  que  de  sinistre  ;  la  mauvaise  volonté  de 
la  colonie  lyonnoise  et  son  opiniâtre  attachement  pour 
Néron  étoit  là  source  de  mille  faux  bruits.  Mais  la 
haine  et  la  crainte  particulière  jointe  à  la  sécurité 
générale  qu'inspiroient  tant  de  forces  réunies ,  four- 
nissoient  dans  le  camp  une  assez  ample  matière  au 
mensonge  et  à  la  crédulité. 

Au  commencement  de  décembre,  Vitellius,  arrivé 
dans  la  Germanie  inférieure ,  visita  soigneusement  les 
quartiers  où ,  quelquefois  avec  prudence  et  plus  «ou- 


/ 


|34  PREMIER   LIVRE 

vent  par  ambition ,  il  effaçok  Tignominie ,  adoucissoit 
les  châtiments ,  et  rétablissoit  chacun  dans  son  rang 
ou  dans  son  honneur.  Il  répara  surtout  avec  beau- 
coup d'équité  les  injustices  que  l'avarice  et  la  corrup- 
tion avoient  fait  commettre  à  Capiton  en  avançant  ou 
déplaçant  les  gens  de  guerre.  On  lui  obéis6oit  plutôt 
comme  à  un  souverain  que  comme  à  un  proconsul , 
mais  il  étoit  souple  avec  les  hommes  fermes.  Libéral 
de  son  bien,  prodigue  de  celui  d'autrui,  il  étoit  d'une 
profusion  sans  mesure,  que  ses  amis,  changeant,  par 
l'ardeur  de  commander ,  ses  vertus  en  vices ,  appe- 
loient  douceur  et  bonté.  Plusieurs  dans  le  camp  ca- 
choient  sous  un  air  modeste  et  tranquille  beaucoup 
de  vigueur  à  mal  faire;  mais  Valens  et  Cécina,  lieute- 
nants-généraux ,  se  distinguoient  par  une  avidité  sans 
bornes  qui  n'en  laissoit  point  à  leur  audace.  Yalens 
surtout,  après  avoir  étouffé  les  projets  de  Capiton  et 
prévenu  l'incertitude  de  Verginius,  outré  de  l'ingrati- 
tude de  Galba ,  ne  cessoit  d'exciter  Vitellius  en  lui  van- 
tant le  zélé  des  troupes.  Il  lui  disoit  que  sur  sa  répu- 
tation Hordeonius  ne  balanceroit  pas  un  moment; 
que  l'Angleterre  seroit  pour  lui  ;  qu'il  auroit  des  se- 
cours de  l'Allemagne  ;  que  toutes  les  provinces  flot- 
toientsous  le  gouvernement  précaire  et  passager  d'un 
vieillard;  qu'il  n'avoit  qu'à  tendre  les  bras  à  la  fortune 
et  courir  au-devant  d'elle;  que  les  doutes  convenoient 
à  Verginius,  simple  chevalier  romain,  fils  d'un  père 
inconnu,  et  qui,  trop  au-dessous  du  rang  suprême, 
pou  voit  le  refuser  sans  risque  :  mais  quant  à  lui ,  dont 
le  père  avoit  eu  trois  consulats,  la  censure,  et  Qésar 
pour  collègue ,  que  plus  il  avoit  de  titres  pour  aspirer 


DE   TACITE.  l35 

à  lempire,  plus  il  lui  étoit  dangereux  de  vivre  en 
homme  privé.  Ces  discours  agitant  Vitellius  portoient 
dans  son  esprit  indolent  plus  de  désirs  que  d'espoir. 

Cependant  Cecina ,  grand ,  jeune ,  d'une  belle  figure , 
d'une  démarche  imposante,  ambitieux,  parlant  bien, 
flattoitet  gagnoit  les  soldats  de  TAllemagne  supérieure. 
Questeur  en  Bétique ,  il  avoit  pris  des  premiers  le  parti 
de  Galba,  qui  lui  donna  le  commandement  d'une  lé- 
gion :  mais  ayant  reconnu  qu'il  détournoit  les  deniers 
publics ,  il  le  fit  accuser  de  péculat  ;  ce  que  Cécina  sup- 
portant impatiemment,  il  s'efforça  de  tout  brouiller 
et  d'ensevelir  ses  fautes  sous  les  ruines  de  la  républi* 
que.  Il  y  avoit  déjà  dans  l'armée  assez  de  penchant  à 
la  révolte;  car  elle 'avoit  de  concert  pris  parti  contre 
Vindex ,  et  ce  ne'fut  qu'après  la  mort  de  Néron  qu'elle 
se  déclara  pour  Galba ,  en  quoi  même  elle  se  laissa  pré- 
venir par  les  cohortes  de  la  Germanie  inférieure.  De 
plus ,  les  peuples  de  Trêves ,  de  Langres ,  et  de  toutes 
les  villes  dont  Galba  avoit  diminué  le  territoire  et  qu'il 
avoit  maltraitées  par  de  rigoureux^  édits,  mêlés  dans 
les  quartiers  des  légions ,  les  excitoient  par  des  dis- 
cours séditieux;  et  les  soldats,  corrompus  par  les  ha- 
bitants ,  n'attendoient  qu'un  homme  qui  vmilût  pro- 
fiter de  l'oflfre  qu'ils  avoient  faite  à  Verginius.  La  cité 
de  Langres  avoit,  selon  l'ancien  usage,  envoyé  aux 
légions  le  présent  des  mains  enlacées ,  en  signe  d'hos- 
pitalité. Les  députés,  affectant  une  contenance  affli- 
gée, commencèrent  à  raconter  de  chambrée  en  cham- 
brée les  injures  qu'ils  recevoient  et  les  grâces  qu'on 
ittisoit  aux  cités  voisines;  puis ,  se  voyant  écoutés,  ils 
écbauffoient  les  esprits  par  l'énuméraetion  des  mécon- 


y 


t     k 


l36  PREMIER   LIVRE 

tentements  donnés  à  Tarmée  et  de  ceux  qu'elle  avoit 
encore  à  craindre. 

Enfin  tout  se  préparant  à  la  sédition ,  Hordeonius 
renvoya  les  députés  et  les  fit  sortir  de  nuit  pour  ca- 
cher leur  départ.  Mais  cette  précaution  réussit  mal , 
plusieurs  assurant  quils  avoient  été  massacrés ,  et 
que  si  Ton  ne  prenoit  garde  à  soi ,  les  plus,  braves 
soldats  qui  avoient  osé  murmurer  de  ce  qui  se  passoit 
seroient  ainsi  tués  de  nuit  à  Tinsu  des  autres.  Là-des- 
sus les  légions  s  étant  liguées  par  un  engagement  se- 
cret ,  on  fit  venir  les  auxiliaires ,  qui  d'abord  donnèrent 
de  l'inquiétude  aux  cohortes  et  à  la  cavalerie  qu  ils  en- 
vironnoient,  et  qui  craignirent  d'en  être  attaquées. 
Mai  s  bientôt  tous  avec  la  même  ardeur  prirent  le  même 
parti;  mutins  plus  d'accord  dans  la  révolte  qu'ils  ne 
furent  dans  leur  devoir. 

Cependant  le  premier  janvier  les  légions  de  la  Gerr 
manie  inférieure  prêtèrent  solennellement  le  serment 
de  fidélité  à  Galba,  mais  à  contre-cœur  et  seulement 
par  la  voix  de  quelques  uns  dans  les  premiers  rangs; 
tous  les  autres  gardoient  le  silence  ^  chacun  n'atten- 
dant que  l'exemple  de  son  voisin,  selon  la  disposition 
naturelle  aux  honunes  de  seconder  avec  courage  les 
entreprises  qu'ils  n'osent  commencer.  Mais  l'émotion 
n^'étoit  pas  la  même  dans  toutes  les  légions.  Il  régnoit 
un  si  grand  trouble  dans  la  première  et  dans  la  cin- 
quième ,  que  quelques  uns  jetèrent  des  pierres  aux 
images  de  Galba.  La  quinzième  et  la  seizième ,  sans 
aller  au-delà  du  murmure  et  des  menaces ,  cherchoient 
le  moment  de  commencer  larévolte.  Dans  l'arméesupér 
rieure ,  la  quatrième  et  la  vingt-deuxième  légion ,  allant 


DE   TACITE.  187 

occuper  les  mêmes  quartiers ,  brisèrent  les  images  de 
Galba  ce  même  premier  de  janvier;  la  quatrième  sans 
balancer,  la  vingt-deuxième  ayant  d'abord  hésité,  se 
détermina  de  même  :  mais  pour  ne  pas  paroitre  avilir 
la  majesté  de  Fempire  elles  jurèrent  au  nom  du  sénat 
et  du  peuple  romain ,  mots  surannés  depuis  long- 
temps. On  ne  vit  ni  générauxui  officiers  feire  le  moin- 
dre mouvement  en  feveur  de  Galba  ;  plusieurs  même 
dans  le  tamulte  cherchoient  à  Faugmenter,  quoique 
jamais  de  dessus  le  tribunal  ni  par  de  publiques  ha- 
rangues ;  de  sorte  que  jusque-là  on  n'auroit  su  à  qui 
s  en  prendre. 

Le  proconsul  Hordeonius ,  simple  spectateur  de  la 
révolte,  nosa  foire  le  moindre  effort  pour  réprimer 
les  séditieux ,  contenir  ceux  qui  flottoient,  ou  ranimer 
les  fidèles  :  négligent  et  craintif,  il  fut  clément  par  lâ- 
cheté. Nonius  Receptus,  Donatius  Valens ,  Romillius 
Marcellus,  Calpurnius  Repentinus ,  tous  quatre  cen- 
turions de  la  vingt-deuxième  légion,  ayant  voulu  dé- 
fendre les  images  de  Galba,  les  soldats  se  jetèrent  sur 
eux  et  les  lièrent.  Après  cela  il  ne  fut  phfe  question  de 
la  foi  promise  ni  du  serment  prêté  :  et,  comme  il  ar- 
rive dans  les  séditions ,  tout  fut  bientôt  du  côté  du  plus 
grand  nombre.  La  même  nuit ,  Vitellius  étant  à  table 
à  Cologne ,  Fenseigne  de  la  quatrième  légion  le  vint 
avertir  que  les  deux  légions ,  après  avoir  renversé  le» 
images  de  Galba ,  avoient  juré  fidélité  au  sénat  et  au 
peuple  romain  ;  serment  qui  fut  trouvé  ridicule.  Vitel- 
lius ,  voyant  Foccasion  favorable ,  et  résolu  de  s'offrir 
pour  chef,  envoya  des  députés  annoncer  aux  légions 
que  Farmée  supérieure. s'étoit  révoltée  contre  Galba, 


l38  PREMIER   LIVRE 

qu'il  falloit  se  préparer  à  faire  la  guerre  aux  rebelles  ,^ 
ou  y  si  Ion  aimoit  mieux  la  paix ,  à  reconnottre  un  autre 
empereur ,  et  qu'ils  couroient  moins  de  risque  à  l'élire 
qu'à  l'attendre. 

Les  quartiers  de  la  première  légion  étoientles  plus 
voisins.  Fabius  Valens,  lieutenant-général,  fut  le  plus 
diligent,  et  vint  le  lendemain,  à  la  tète  de  la  cavalerie 
de  la  légion  et  des  auxiliaires ,  saluer  Vitellius  empe- 
reur. Aussitôt  ce  fut  parmi  les  légions  de  la  province 
à  qui  préviendroit  les  autres;  et  l'armée  supérieure, 
laissant  ces  mots  spécieux  de  sénat  et  de  peuple  ro* 
main,  reconnut  aussi  Vitellius,  le  3  de  janvier,  après 
s'être  jouée  durant  deux  jours  du  nom  de  la  républi- 
que. Ceux  de  Trêves,  de  Langres  et  de  Cologne,  non 
moins  ardents  que  les  gens  de  guerre,  oflroient  à 
l'envi ,  selon  leurs  moyens ,  troupes ,  cbevaux ,  armes , 
argent.  Ce  zélé  ne  se  bomoit  pas  aux  chefs  des  coIch 
nies  et  des  quartiers ,  animés  par  le  concours  présent 
et  par  les  avantages  que  leur  promettoit  la  victoire  ; 
mais  les  manipules,  et  même  les  simples  soldats, 
ti:*ansportés  par  instinct ,  et  prodigues  par  avarice , 
venoient ,  faute  d'autres  biens ,  offrir  leur  paie ,  leur 
équipage ,  et  jusqu'aux  ornements  d'argent  dont  leurs 
armes  étoient  garnies. 

Vitellius ,  ayant  remercié  les  troupes  de  leur  zélé , 
commit  aux  chevaliers  romains  le  service  auprès  du 
prince,  que  les  afiranchis  faisoient  auparavant.  Il  ac^ 
quitta  du  fisc  les  droits  dus  aux  centurions  par  les 
9)anipulaires«  Il  abandonna  beaucoup  de  gens  à  la  fu* 
reur  des  soldats ,  et  en  sauva  quelques  uns  en  feignant 
de  les  envoyer  en  prison.  Propinquus,  intendant  de 


DE   TACITE.  iSg 

la  Belgique ,  fut  tué  sur-le-champ  ;  mais  Vitellius  sut 
adroitement  soustraire  aux  troupes  irritées  Julius 
fiurdo ,  commandant  de  Tarmée  navale,  taxé  d'avoir 
intenté  des  accusations  et  ensuite  tendu  des  pièges  à 
Fontéius  Capiton.  Capiton  étoit  regretté;  et  parmi  ces 
furieux  on  pouvoit  tuer  impunément ,  mais  non  pas 
épargner  sans  ruse.  Burdo  fut  donc  mis  en  prison ,  et 
relâché  bientôt  après  la  victoire,  quand  les  soldats 
èirent  apaisés.  Quant  au  centurion  Crispinus ,  qui  s'é- 
toit  souillé  du  sang  de  Capiton,  et  dont  le  crime  n'é* 
toit  pas  équivoque  à  leurs  yeux ,  ni  la  personne  regretr 
table  à  cmix  de  Vitellius ,  il  fut  livré  pour  victime  à 
leur  vengeance.  Juhus  Civilis ,  puissant  chez  les  Ba- 
taves ,  échappa  au  péril  par  la  crainte  qu  on  eut  que 
son  supplice  n  aliénât  un  peuple  si  féroce;  d'autant 
plus  qu'il  y  avoit  dans  Langres  huit  cohortes  bataves 
auxiliaires  de  la  quatorzième  légion ,  lesquelles  s'en 
étoient  séparées  par  l'esprit  de  discorde  qui  régnoit 
en  ce  temps-là ,  et  qui  pouvoient  produire  un  grand 
effet  en  se  déclarant  pour  ou  contre.  Les  centurions 
Nonius,  Donatius ,  Romillius ,  Calpurniiis ,  dont  nous 
avons  parlé,  furent  tués  par  l'ordre  de  Vitellius, 
comme  coupables  de  fidélité ,  crime  irrémissible  chez 
des  rebelles.  Yalerius  Asiaticus,  commandant  de  la 
Belgique,  et  dont  peu  après  Vitellius  épousa  la  fille, 
se  joignit  à  lui.  Julius  Blsesus,  gouverneur  du  Lyon-^ 
nois,  en  fit  de  même  avec  les  troupes  qui  venoient  à 
Lyon;  savoir ,  la  légion  d'Italie  et  l'escadron  de  Turin  : 
celles  de  la  Rhétique  ne  tardèrent  point  à  suivre  cet 
exemple. 

Il  n'y  eut  pas  plus  d'incertitude  en  Angleterre.  Tre- 


l4o  '         PREMIER   LIVRE 

belliusMaximus,  qui  y  commandoit,  s'étoitfaithmr  et 
mépriser  de  Farinée  par  ses  vices  et  son  avarice;  haine 
que  fomentoit  Roscius  Caelius ,  commandant  de  la  ving- 
tième légion ,  brouillé  depuis  long-temps  avec  lui, 
mais  à  l'occasion  des  guerres  civiles  devenu  son  en- 
nemi déclaré. Trebelliiîs  traitoit  Caelius  de  séditieux,  de 
perturbateur  de  la  discipline  ;  Caelius  Faccusoit  à  son 
tour  de  piller  et  ruiner  les  légions.  Tandis  que  les  gé- 
néraux se  déshonoroient  par  pes  opprobres  mutuels , 
les  troupes  perdant  tout  respect  en  vinrent  à  tel  excès 
de  licence  que  les  cohortes  et  la  cavalerie  se  joignirent 
à  Caelius,  et  que  Trebellius,  abandonné  de  tous  et 
chargé  d'injures,  fat  contraint  de  se  réfagier  auprès 
de  Vitellius.  Cependant,  sans  chef  consulaire ,  la  pro- 
vince ne  laissa  pas  de  rester  tranquille,  gouvernée 
par  les  commandants  des  légions  que  le  droit  rendoit 
tous  égaux ,  mais  que  Faudace  de  Caelius  tenoit  en  res- 
pect. 

Après  Faccessibn  de Farmée  britannique,  Vitellius , 
bien  pourvu  d'armes  et  d'argent,  résolut  de  Éadre  mar- 
cher ses  troupes  par  deux  chemins  et  sous  deux  gé- 
néraux. Il  chargea  Fabius  Valens  d'attirer  à  son  parti 
les  Gaules ,  ou ,  sur  leur  refas ,  de  les  ravager ,  et  de 
déboucher  en  Italie  par  les  Alpes  cottiennes;  il  or- 
donna à  Cécina  de  gagner  la  crête  des  Pennines  par 
le  plus  court  chemin.  Valens  eut  Félite  de  l'armée  in- 
férieure avec  Faigle  de  la  cinquième  légion ,  et  assez 
de  cohortes  et  de  cavalerie  pour  lui  faire  une  armée 
de  quarante  mille  hommes.  Cécina  en  conduisit  trente 
mille  de  Farmée  supérieure ,  dont  la  vingt-unième  lé- 
gion faisoit  la  principale  force.  On  joignit  à  l'une  et  à 


DE   TACITE.  l4l 

lautre  armée  des  Germains  auxiliaires  dont  Vitellius 
recruta  aussi  la  sienne,  avec  laquelle  il  se  prépai'oit  à 
suivre  le  sort  de  la  guerre. 

Il  y  avoit  entre  l'armée  et  l'empereur  une  opposition 
bien  étrange.  Les  soldats ,  pleins  d'ardeur,  sans  se  sou- 
cier de  l'hiver  ni  d'une  paix  prolongée  par  indolence , 
ne  demandoient  qu'à  combattre;  et,  persuadés  que  la 
diligence  est  surtout  essentielle  dans  les  guerres  civi- 
les, où  il  est  plus  question  d'agir  que  de  consulter ,  ils 
vouloient  profiter  de  l'effroi  des  Gaules  et  des  lenteurs 
de  l'Espagne ,  pour  envahir  l'Italie  et  marcher  à  Rome. 
Vitellius ,  engourdi  et  dès  le  milieu  du  jour  surchargé 
d'indigestion  et  de  vin ,  consumoit  d'avance  les  reve- 
nus de  l'empire  dans  un  vain  luxe  et  des  festins  im- 
menses; tandis  que  le  zélé  et  l'activité  des  troupes 
suppléoient  au  devoir  du  chef,  comme  si,  présent 
lui-même ,  il  eût  encouragé  les  braves  et  menacé  les 
lâches. 

Tout  étant  prêt  pour  le  départ,  elles  en  demandè- 
rent l'ordre,  et  sur-le-champ  donnèrent  à  Vitellius  le 
surnom  de  Germanique  ;  mais ,  même  après  la  victoire , 
il  défendit  qu'on  le  nommât  césar.  Valenè  et  son  ar- 
mée eurent  un  favorable  augure  pour  la  guerre  qu'ils 
alloient  faire;  car,  le  jour  même  du  départ,  un  aigle 
planant  doucement  à  la  tête  des  bataillons ,  sembla 
leur  servir  de  guide;  et  durant  un  long  espace  les  sol- 
dats poussèrent  tant  de  cris  de  joie  et  l'aigle  s'en  ef- 
fraya si  peu ,  qu'on  ne  douta  pas  sur  ces  présages  d'un 
grand  et  heureux  succès. 

L'armée  vint  à  Trêves  en  toute  sécurité,  comme 
chez  des  alliés.  Mais,  quoiqu'elle  reçût  toutes  sortes 


l42  PREMIER   LIVRE 

de  bons  traitements  à  Divodure ,  ville  de  la  province 
de  Metz ,  une  terreur  panique  fit  prendre  sans  sujet 
les  armes  aux  soldats  pour  la  détruire.  Ce  n  étoit  point 
lardeur  du  pillage  qui  les  animoit,  mais  une  fureur, 
une  rage  ^  d'autant  plus  difficile  à  calmer  qu  on  en 
ignoroit  la  cause.  Enfin ,  après  bien  des  prières  et  le 
meurtre  de  quatre  mille  hommes ,  le  général  sauva  le 
reste  de  la  ville.  Cela  répandit  une  telle  terreur  dans 
les  Gaules ,  que  de  toutes  les  provinces  où  passoit  Tar- 
mée  on  voyoit  accourir  le  peuple  et  les  magistrats 
suppliants,  les  chemins  se  couvrir  de  femmes,  d'en* 
fants ,  de  tous  les  objets  les  plus  propres  à  fléchir  un 
ennemi  même,  et  qui,  sans  avoir  de  guerre,  implo- 
roient  la  paix. 

A  Toul ,  Valens  apprit  la  mort  de  Galba  et  Félection 
d'Othon.  Cette  nouvelle,  sans  effrayer  ni  réjouir  les 
troupes,  ne  changea  rien  à  leurs  desseins;  mais  elle 
détermina  les  Gaulois  qui ,  haïssant  également  Othon 
et  Vitellius,  craignoient  de  plus  celuiKîi.  On  vint  en- 
suite à  Langres ,  province  voisine ,  et  du  parti  de  l'ar- 
mée; elle  y  fiit  bien  reçue,  et  s'y  comporta  honnête- 
ment. Mais 'cette  tranquilUté  fut  troublée  parles  excès 
des  cohortes  détachées  de  la  quatorzième  légion ,  dont 
j'ai  parlé  ci-devant,  et  que  Valens  avoit  jointes  à  son 
armée.  Une  querelle ,  qui  devint  émeute ,  s'éleva  entre 
les  Bataves  et  les  légionnaires;  et  les  uns  et  les  autres 
ayant  ameuté  leurs  camarades,  on  étoit  ssur  le  point 
d'en  venir  aux  maints,  si,  par  le  châtiment  de  quet 
ques  Bataves ,  Valens  n'eût  rappelé  les  autres  à  leur 
devoir.  On  s'en  prit  mal  à  propos  aux  Éduens  du  sujet 
de  la  querelle.  H  leur  fut  orflonné  de  fournir  de  l'ar- 


DE   TACITE.  143 

gent,  des  armes  et  des  vivres,  gratuitement.  Ce  que 
les  Éduens  firent  par  force ,  les  Lyonnois  le  firent  vo- 
lontiers :  aussi  furent-ils  délivrés  de  la  légion  italique 
et  de  Fescadron  de  Turin  qu  on  emmenoit ,  et  on  ne 
laissa  que  la  dix-huitième  cohorte  à  Lyon ,  son  quartier 
ordinaire.  Quoique  Manlius  Valens ,  commandant  de 
la  légion  italique,  eût  bien  mérité  de  Vitellius ,  il  n'en 
reçut  aucun  honneur.  Fabius  Vavoit  desservi  secrète- 
ment; et,  pour  mieux  le  tromper,  il  afïectoit  de  le 
louer  en  public. 

Il  régnoit  entre  Vienne  et  Lyon  d'anciennes  dis- 
cordes que  la  dernière  guerre  avoit  ranimées  :  il  y 
avoit  eu  beaucoup  de  sang  versé  de  part  et  d  autre , 
et  des  combats  plus  fréquents  et  plus  opiniâtres  que 
s'il  n'eût  été  question  que  des  intérêts  de  Galba  ou  de 
Néron.  Les  revenus  publics  de  la  province  de  Lyon 
avoîent  été  confisqués  par  Galba  sous  le  nom  d'a- 
m^^e.  Il  fit,  au  contraire,  toutes  sortes  d'honneurs 
aux  Viennois ,  ajoutant  ainsi  l'envie  à  la  haine  de  ces 
deux  peuples ,  séparés  seulement  par  un  fleuve ,  qui 
n'arrêtoit  pas  leur  animosité.  Les  Lyonnois ,  animant 
donc  le  soldat,  l'excitoient  à  détruire  Vienne,  qu'ils 
accusoient  de  tenir  leur  colonie  assiégée;  de  s'être 
déclarée  pour  Vindex ,  et  d'avoir  ci-devant  fourni  des 
troupes  pour  le  service  de  Galba.  £n  leur  montrant 
ensuite  la  grandeur  du  butin,  ils  animoient  la  colère 
par  la  coiivoitise;  et,  non  content»  de  les  exciter  en 
secret:  tt Soyez^,  leur  disoient^ils  hautement,  nos  ven- 
«  geurs  et  les  vôtres ,  en  détruisant  la  source  de  toutes 
«les  ferres  des  Gaules:  là,  tout  vous  est  étcanger 
«ou  ennemi;  ici  vous  voyez  une  colonie  romaine  et 


l44  PREMIER   LIVRE 

"  une  portion  de  Farmée  toujours  fidèle  à  partager 
«  avec  vous  les  bons  et  les  mauvais  succès  :  la  fortune 
a  peut  nous  être  contraire ,  ne  nous  abandonnez  pas  à 
a  des  ennemis  irrités.  »  Par  de  semblables  discours,  ils 
échauffèrent  tellement  l'esprit  des  soldats ,  que  les  of- 
ficiers et  les  généraux  désespéroient  de  les  contenir. 
Les  Viennois ,  qui  n  ignoroient  pas  le  péril ,  vinrent 
au-devant  de  Farmée  avec  des  voiles  et  des  bs^ndelettes , 
et ,  se  prosternant  devant  les  soldats ,  baisant  leurs  pas , 
embrasscmt  leurs  genoux  et  leurs  armes ,  ils  calmèrent 
leur  fureur.  Alors  Valens  leur  ayant  fait  distribuer 
trois  cents  sesterces  par  tête ,  on  eut  égard  à  Fancien- 
neté  et  à  la  dignité  de  la  colonie;  et  ce  quil  dit  pour 
le  salut  et  la  conservation  des  habitants  fut  écouté  fa« 
vorablement.  On  désarma  pourtant  la  province,  et  les 
particuliers  furent  obligés  de  fournir  à  discrétion  des 
vivres  au  soldat;  mais  on  ne  douta  point  qu  ils  n'eus- 
sent à  grand  prix  acheté  le  général.  Enrichi  tout-à- 
coup,  après  avoir  long-temps  sordidement  vécu,  il 
cachoit  mal  le  changement  de  sa  fortune  ;  et ,  se  li- 
vrant ssins  mesure  à  tous  ses  désirs  irrités  par  une 
k>ngue  abstinence,  il  devint  un  vieillard  prodigue, 
d'un  jeune  homme  indigent  qu'il  avoit  été. 

En  poursuivant  lentement  sa  route,  il  conduisit 
Farmée  sur  les  confins  des  Allobroges  et  des  Vocon- 
ces,  et,  par  le  plus  infâme  commerce,  il  régloit  les 
séjours  et  les  marches  sur.  l'argent  qu'on  lui  payoit 
pour  s'en  délivrer.  Il  imposoit  les  propriétaires  des 
terres  et  les  magistrats  des  villes  avec  une  telle  du- 
reté, qu'il  fut  prêt  à  mettre  le  feu  au  Luc,  ville  des 
Vocônces ,  qui  l'adoucirent  avec  de  l'argent.  Ceux  qui 


PE   TACITE.  l45 

n'en  avoient  point  lapaisoient  en  lui  livrant  leurs 
femmes  et  leurs  filles.  C'est  ainsi  qu'il  marcha  jus- 
qu'aux Alpes. 

Cécina  fut  plus  sanguinaire  et  plus  âpre  au  butin. 
Les  Suisses,  nation  gauloise,  illustre  autrefois  par  se% 
armes  et  ses  soldats,  et  maintenant  par  ses  ancêtres, 
ne  sachant  rien  iie  la  mort  de  Galba  et  refusant  d'obéir 
à  VitelUus ,  irritèrent  l'esprit  brouillon  de  son  général, 
La  vingt-unième  légion ,  ayant  enlevé  la  paie  destinée 
à  la  garnison  d'un  fort  où  les  Suisses  entretenoient 
depuis  long-temps  des  milices  du  pays ,  fut  cause ,  par 
an  pétulance  et  son  avarice,  du  comttencement  de  la 
guerre.  Les  Suisses  irrités  interceptèrent  des  lettres 
que  l'armée  d'Allemagne  écrivoit  à  celle  de  Hongrie, 
et  retinrent  prisonnier  un  centurion  et  quelques  sol- 
dats. Cécina,  qui  ne  cherchoit  que  la  guerre,  etpré- 
venoit^toujours  la  réparation  par  la  vengeance,  lève 
aussitôt  son  camp  et  dévaste  le  pays.  Il  détruisit  un 
lieu  que  ses  eaux  minérales  £eUsoient  fréquenter ,  et 
qui,  durant  une  longue  paix,  s'étoit  embelli  comme 
une  ville.  Il  envoya  ordre  aux  auxiliaires  de  la  Rhéti- 
que  décharger  en  queue  les  Suisses  qui  faisoient  face 
à  la  légion.  Ceux-ci,  féroces  loin  du  péril  et  lâches  de- 
vant FeQuemi  ,'élurent  bien  au  premier  tumulte  Claude 
Sévère  pour  leur  général  ;  mais ,  ne  sachant  ni  s'acoor* 
derdans  leurs  délibération^ ,  ni  garder  leurs  rangs,  ni 
se  servir  de  leurs  armes,  ils  se  laissoient  défaire,  tuer 
par  nos  vieux  soldats ,  et  forcer  dans  leurs  places ,  dont 
tous  les  murs  tomboient  en  ruines.  Cécina  d'un  -côté 
^vec  une  bonne  armée ,  de  l'autre  les  escadrons  et  les 
cohortes  rhétiques  qompbsées  d'une  jeunesse  exercer 

XII.  10 


i 


l46  PREMIER   LIVRE 

arux  arôies  et  bien  disci|dinée ,  mettoient  tout  à  feu  et 
à«ang.  Les  Suisses ,  dispersés  entre  deux ,  jetant  leurs 
amnes,  et  la  plupart  épars  ou  blessés  /se  réfugièrent 
snr  les  montagnes,  d'où  <;hassés  par  une  ooliorte 
ibraoe  qu'on  détacha  après  eux ,  ht  poursuivis  par  lar- 
m^desBhétiens,  on  les  massacroit  dans  lès  forêts  et 
jusque  dans  leurs  cavernes.  On  en  tua  pat  milliers ,  et 
Ton  en  vfndtt  un  grand  nombre.  Quand  on  eut  fait  le 
dégât,  on  marcha  en  bataille  à  Avanche,  capitale  du 
pays.  Ils  envoyèrent  des  députés  pour  se  rendre ,  et 
furent  reçus  à  discrétion.  Cécina  fit  punir  Julius  Al- 
pinus ,  un  de  leurs  chefs ,  comme  auteur  de  la  guerre^, 
laissant  au  jugement  de  Vitellius  la  grâce  ou  le  châti- 
ment  des  autres. 

Gn  aurok  peine  à  dire  qui ,  du  soldat  ou  de  Terope- 
r6ur ,  se  montra  le  pluslmplâcable  aux  députés  hélvé- 
ûens.  Tous ,  les  menaçant  des  atmes  et  de  la  maiu, 
crioient  qu il  felloit  déti*uire  leur  ville;  et  Vitellius 
même  ^ne  ppnvoit  modérer  sa  fureur.  Cependant 
Gfcmdius  Cossus ,  un  des  députés,  connu  par  son  élo-* 
quence ,  sut  remployer  avec  tant  de  force  et  la  cachet 
avec  tant  d'adresse  sous  lin  air  d'effroi ,  qu'il  adoucit 
F^eisprit  des  soldats,  et,  selon4'inc6nstance  ordinaire 
au  peuple,  les  rendit  aussi  pointés  àia  clémence  qu^ils 
Fétoient  d'abord  à  la  cruauté  ;  de  sorte  qu'après  beau- 
coup de  pleurs ,  ayajit  imploré  grâce  d'un  ton  plus 
jassis ,  ils  obtinrent  le  salut  et  JHmpunité  de  leur  ville. 

Cécina,  s'étmit arrêté  quelqtiesjours en  Suisse pdur 
attendre  les  ordres  de  'Vitellius  et  se  préparerau  pars* 
sage  des  Alpes,  y^reoùtlagréable  nouvelle  que  la4ni* 
«derte  ^llanienne ,  qiii  b^ftk^t^  1^  P6 ,  ;  s'étoit  soumise 


DE  TACITE.  1^7 

à  Vitellms.  Elle  avoit  servi  sous  lui  dans  aQU  procoo- 
sulat  d'Afri(jue;  puis  Néron,  Fayant  rappelée  pour 
renvoyer  eu  Egypte,  la  retint  pour  la  guerre  de  Vii^- 
dex.  KUe  étoit  ainsi  demeurée  en  Italie ,  où  ses  .4^^^* 
rions,  à  qui  Othon  étoit  inconnu  e^t  qui  se  trou  voient 
Ués  à  Yitellius ,  vantant  la  force  des  légions  qui  s  ap* 
prochoient  et  ne  parlant  que  des  çiimées  d'Allemagne, 
lattirèrent  dans  sou  parti.  Pour  ne  point  s'offrir  If» 
makis  vides,  ces  troupes  déclarèrent  à  Cécina^que:U<^ 
joignpient  aux  possessions  de  leur  npuyeî^u  .prince 
les  forteresses  d'au-delà  du  Pô  :  sîiVQir,  Milan,  No- 
varre,  Ivrée  et  Verceil;  et  comme  une  seule  brigadi» 
de  cavalerie  ne  suffisoit  pas  pour  garder  une  si  grande 
paiTtîe  de  l'Italie ,  il  y  envoya  les  cohortes  des  0^Ç3| 
de  Lusitanie  et.de  Bretagne,  auxq^elles  il  jçiguit  les 
enseignes  alleuiaades  et  l'escfifdron  de  Sicile-  Q^apt  ^ 
lui,  iLhésila  quelque  temps  s'il  qe .trayerseroit  poii^ 
les  monts  -Hhétiens  popr  marcher  dans  la  Npriqu^ 
contre  l'intendant  Petrpnius ,  qui ,  ayant  rassemblé 
le3  auxiliaires  et  fait  QOiiper. les  ponts,  sembloit  vou«- 
loir  être  fidèle  ^  Othon.  Mai^ ,.  craignant  de  perdre  les 
troupes  qu'il  avoit  envoyées  devant  lui ,  trou  vaptau^^i 
plus  de  gloii^e  à  consieiîver  l'Italie,  ,qt  jugeant  qu'ep 
quelque  lieu. que  l'on  combattit ,  1^  ISorique  ne.poi^r^ 
voit  échappiçr  au  vainqumiT»  U  ^t,pas^e^  les  troupe3 
des  alliés ,  etméme  ies.pesaqts  bati^illoAS  légioqnaire3 
par  1^  Alpes  Pennines,  ^quoiqu'èUes  fussent  çDçqr^ 
couvertes,  de  neige. 

Cependant,  au.lieu.de  s'abandonner  aux  piiîsirs.el 
à  la  mollesse,  Othon,  renvoyant  à  d'autres, temps  le 
luxecfe  la  volupté ,  suvprit:  tout. le  .monde  ens'.^pli- 


lO. 


l48  PREMIER   LIVRE 

quant  à  rétablir  la  gloire  de  Tempire.  Mais  ces  fausses 
vertus  ne  faisoient  prévoir  qu'avec  plus  d'effroi  le  mo- 
ment où  ses  vices  reprendroient  le  dessus.  II  fit  con- 
duire au  Capitole  Marius  Celsus ,  consul  désigné ,  qu'il 
avoit  feint  de  mettre  aux  fers  pour  le  sauver  de  la  fu- 
reur des  soldats ,  et  voulut  se  donner  une  réputation 
de  clémence  en  dérobant  à  \h  haine  des  siens  une  tète 
illustre.  Celsus ,  par  l'exemple  de  sa  fidélité  pour  Galba, 
dont  il  fifisoit  gloire ,  montroit  à  son  successeur  ce  qu'il 
en  pouvoit  attendre  à  son  tour.  Othon ,  ne  jugeant  pas 
qu'il  eût  besoin  de  pardon,  et  voulant  ôter  toute  dé- 
fiance à  un  ennemi  réconcilié ,  l'admit  au  nombre  de 
ses  plus  intimes  amis ,  et  dans  la  guerre  qui  suivit  bien- 
tôt en  fit  l'un  de  ses  généraux.  Celsus,  de  son  côté, 
s'attacha  sincèrement  à  Othon ,  comme  si  c'eût  été  son 
sort  d'être  toujours  fidèle  au  parti  malheureux.  Sa 
conservation  fut  agréable  aux  grands,  louée  du  peu- 
ple, iet  ne  déplut  pas  même  aux  soldats,  forcés  d'ad- 
mirer une  vertu  qu'ils  haïssoient. 

Le  châtiment  de  Tigellinus  ne  fut  pas  moins  ap- 
plaudi ,  par  une  cause  toute  différente.  Sophonius  Ti- 
gellinus, né  de  parents  obscurs,  souillé  dès  s<m  «n^ 
fance,  et  débauché  dans  sa  vieillesse,  avoit,  à  force 
de  vices,  obtenu  les  préfectures  de  la  police,  du  pré- 
toire ,  et  d'autres  emplois  dus  à  la  vertu ,  dans  lesquels 
il  montra  d'abord  sa  cruauté ,  puis  son  avarice  et  tous 
les  crimes  d'un  méchant  homme.  Non  content  de  cor- 
rompre  Néron  et  de  l'exciter  à  mille  forfaits ,  il  osoit 
même  en  commettre  à  son  insu,  et  finit  par  l'aban- 
donner et  le  trahir.  Aussi  nulle  punition  ne  fut-elle 
plus  ardemment  poursuivie,  ipais  par  divers  motifs, 


DE   TACITE.  i4q 

de  cei»x:  qui  détestoient  Néron  et  de  ceux  qui  le  re- 
grettoient.  Il  avoit  été  protégé  près  de  Galba  par  Vi- 
nius  dont  il  avoit  sauvé  la  fiUe,  moins  par  pitié ,  lui 
qui  commit  tant  d'autres  meurtres,  que  pour  s'étayer 
du  père  au  besoin.  Car  les  scélérats ,  toujours  en 
orainté  des  révolutions ,  se  ménagent  de  4oin  des  amis 
particuliers  qui  puissent  les  garantir  de  la  haine  pu* 
blique,et)  sans  s'abstenir  du  crime,  s'assurent  ainsi 
de  l'impunité;  Mais  cette  ressource  ne  rendit  Tigelli- 
nus  que  plus  odieux,  en  ajoutant  à  l'ancienne  aversion 
qu'on  avoit  pour  lui  celle  que  Vinius  vendit  de  s'atti- 
rer. On  accburoit  <je  tous  les  quartiers  dans  la  place  et 
dans  le  palais  :  le  cirque  surtout  et  les  théâtres ,  lieux 
où  la  Hcence  du  peuple  est  plus  grande ,  retentissoient 
de  clameurs  séditieuses.  Enfin  Tigellinus,  ayant  reçu 
aux  eaux  de  Sinuesse  l'ordre  deinourir,  après  de  hour 
tèux  délais  cherchés  dans  les  bras  des  femmes,  se 
coupa  la  gorge  avec  un  rasoir,  terminant  ainsi,  une 
vie  infisune  par  une  mort  tardive  et  déshonnéte. 

Dans  ce  même  temps  on  solKcitoit  la  punition  de 
Gai  via  Crispinilla  ;  mais  elle  se  tira  d'affiatire  à  force  de 
défaites,  et  par  une  connivence  qui  ne  fit  pas  honneui: 
au  prince.  £lle  avoit  eu  Néron  pour  élève  de  débauche  : 
ensuite ,  ayant  passé  en  Afrique  pour  exciter  Macer  à 
prendreJes  armes,  elle  tâcha  tout  ouvertement  d'af- 
fiauner  Rome.  Rentrée  en  grâce  à  la  faveur  d'un  ma 
nage  consulaire,  et  échappée  aux  régnes ^e  Galba, 
d'Othon.  et  de  ViteUius ,  elle  resta  fort  riche  et  sans 
enfants;  deux  grands  moyens  de  ci^éiUt  dans  tous  les 
temps,  bons  et  mauvais. 

Cependant  Othon  écrivoit  à  Vîtellius  lettres  sut  let- 


tSo  PREMIER    LIVRE 

très ,  qu  11  sotiilloit  de  cajoieries  de  femmes ,  lui  offrant 
argent,  grâces,  et  tel  asile  qu'il  voadroit  choisir  pour 
y  vivre  dans  les  plaisirs  ;  Vitellius  lui  répôndoit  sur  le 
ienême  ton.  Maie  ces  offres  mutuelles,  d  abord  sobre- 
ment ménagées  et  Couvertes  des  deux  côtés  d'une 
sotte  et  honteuse  dissimulation,  dégénérèrent  bientèt 
en  i]uerelleë ,  chacun  reprochant  à  l'autre  avec  la  même 
vérité  seâ  vices  et  sa  débauche.  Othon  rappela  lesr  dé- 
putés de  Galba ,  et  en  envoya  d'autres ,  au  nom  du  sé- 
nat, aux  deux  armées  d'Allemagne,  aux  troupes  qui 
étoietità  Lyon,  et  à  la  légion  dltalie.  Les  députés  res- 
tèrent auprès  de  Vitellius,  niais  trop  aisément  pour 
qu'on  crût  que  c'étoit  par  force.  Quant  aux  prétoriens 
^'Othon  avoit  joints  comme  par  honneur  à  ces  dé* 
pûtes,  bn  se  hâta  de  les  renvoyer  avant  qu'ils  se  mê- 
lassent parmi  les  légions.  Fabius  Valens  leur  remit  des  ' 
lettres  au  nom  dés  armées  d'Allemagne  pour  les  co» 
hbrtés  de  là  ville  et  du  prétoire ,  par  lesquelles ,  parlant 
pompeusem^ht  du  parti  de  Yitellius,  on  les  pressoit 
de  s'y  réunir.  On  leur  reprochoit  vivement  d'avoir 
transféré  à  Othon  l'empit'e  décerné  long-temps  aupa- 
l^àVant  à  Vitellius.  Enfin  ^  usant  pour  les  gagner  de 
promesses  et  de  menaces ,  ôû  leur  parloit  comme  à  dies 
'gens  à  qtii  la  paix  n'ôtoit  rien,  et  qUi  ne  pouvoient  ' 
soùtéteir  la  guerire  :  *hiais  tout  cela  n'ébranla,  point  la 
fidélité  des  prétoriens. 

Alors  Othoii  et  Vitellius  prirent  le  parti  d'envoyer 
des  assassins,  l'iln  en  Allemagne  et  l'autre  à  Home , 
tous  deux  inutilement.  Ceux  de  Vitellius,  mêlés  dans 
une  si  grande  multitude  d'hommes  ilicôtmuft  l'un  à 


J 


,DE   TACITE.  l5l 

Tautre,  ne  furent  pas  découfeits;  mais  ceux  d'Othoii 
furent  l»ent6t  trahis  par  la  nouveauté  de  leurs  visages 
parmi  des  gens  qui  se  copaoissoiopt  tous.  Vitelbus 
écrivit  à  Titien,  frère  d'Othon,  que  sa  vie  et  celle  de 
ses  fils  lui  répondroient  de  sa  mère  et  de  ses  enfants. 
L'une  et  l'autre  famille  f^t  conservée.  On  douta  du 
motif  de  la  clémence  d'Othon  ;  mais  Vitelliui» ,  vain- 
queur,  eut  tout  Thonneur  de  la  sienne. 

La  première  nouvelle  qui  donna  de  la  confiance  à 
OtfaoQ  Iqi  vint  d'iUyrie ,  d  où  il  apprit  quç  les  légipns 
de  Dalmatie,  de  Pannonie  et  d^  laMœsie,  avoient 
prêté  serment  en  son  noin.  Il  reçut  d'Espagne  un  sen^ 
blable  avis,  et  donna  pfir  édit  des  louanges  à  Cluvius 
Rufus  ;  mais  on  sut,  bientôt  après,  que  Tfi^pagiie 
s  étoit  retournée  du  côté  de.Vitellius.  L'Aquitaine  que 
Juliqs  Cordus  avqit  aussi  fait  déclarer  pour  Othon  ne 
lui  re^tii  pa^  plus  fidèle.  Gomme  il  n^étoit  pa^  question 
de  foi  ni  d'attachement  ,*  chacun  se  laissoit  entraîner 
çà  çt  là  selop  sa  crainte  qu  «es  espérances.  L'eff]?oi  fit 
déclarfer  de  même  la  proyipce  nar)x)nuoise  en  faveur 
4e  ViteJiMïs,  qui ,  le  plus  proche  et  le  pli^s  puissant/ 
parut  aisément  le  plus  légiti^le.  Les  province8l^s  plus 
élpigné^s  «ç  celles  que  la  iper  séparoit  des  troupes  res- 
tèrent à  Othon ,  moins  pour  l'amour  de  lui,  qu'à  cause 
du  grand  poids  que  donnolept  à  soi)  parti  le  uo^i  de 
^me  et  1  autorité  djx  sénat,  oi^tre  qu  on  penchoit  na- 
turellement pour  le  premier  reconnu  ?.  L'armée  4e 
Judée,  parles  soi^s  de  Vespasia;! ,  et  les  légions  de 

'  L'ëlection  de  ViteHius  aToit  précédé  celle  d'Othon  ;  mais ,  an- 
delà  dM  mers,  le  bruit  de  celle-ci  avoit  prévenu  1*  bruit  de  Faiïtre  : 
f^aû  Otj^an  étpit,  dan/s  jceé  région ,  le  préposer  recomafi. 


l52  PREMIER   LIV'RE 

Syrie,  par  ceux  de  ^ucianus,  prêtèrent  serment  à 
Othon.  L'Egypte  et  toutes  les  provinces  d'Orient  re- 
connoissoient  son  autorité.  L'Afrique  lui  rendoit  la 
même  obéissance,  àTexemplede  Carthage,  où,  sans 
attendre  les  ordres  du  proconsul  Vipsanius  Apronia- 
nus,  Crescens,  affranchi  de  Néron,  se  mêlant,  comme 
ses  pareils ,  des  aflaires  de  la  république  dans  les  temps 
de  calamités ,  avoit ,  en  réjouissance  de  la  nouvelle 
élection ,  donné  des  fêtes  au  peuple ,  qui  se  livroit 
étourdiment  à  tout.  Les  autres  villes  imitèrent  Car^ 
thage.  Ainsi  les  armées  et  les  provinces  se  trouvoient 
tellement  partagées,  que  Vitellius  avoit  besoin  des 
succès  de  la  guerre  pour  se  mettre  en  possession  de 
Tempire. 

Pour  Othon ,  il  (aisoit  comme  en  pleine  paix  les 
fonctions  d'empereur,  quelquefois  soutenant  la  di^ 
gnité  de  la  république,  mais  plus  souvent  l'avilissant 
en  se  hâtant  de  régner.  Il  désigna  son  frère  Titianus 
consul  avec  lui ,  jusqu'au  premier  de  mars;  et  cher- 
chant à  se  concilier  l'armée  d'Allemagne ,  il  destina 
les  deux  mois  suivants  à  Verginius ,  auquel  il  donna 
Poppœus  Vopiscus  pour  collègue ,  sou*  prétexte  d'une 
ancienne  amitié;  mais  plutôt ,  selon  pluSfl^rs,  pour 
faire  honneur  aux  Viennois.  Il  n'y  eut  rien  de  changé 
pour  les  autres  consulats  aux  nominations  de  Néron 
et  de  Galba.  Deux  Sabinus ,  Ccelius  et  Flave ,  restèrent 
désignés  pour  mai  et  juin;  Arius  Antonius  et  Mariuis 
Cekus ,  pour  juillet  et  août  ;  honneur  dont  Vitellius 
même  ne  les  priva  pas  après  sa  victoire.  Othon  xait  le 
comble  aux  dignités  des  plus  illustres  vieillards  ^  en  y 
ajçutant  celles  d'augures  et  de  pontifes ,  et  consola  kt 


DE   TACITE.  l53 

jeune  nobTesse  récemment  rappelée  d'exil  en  lui  rett- 
dant  le.sacerdoce  dont  avoient  joui  ses  ancêtres.  Il  ré- 
tablit dans  le  sénat  Cadius  Bufus ,  Pedius  Blœsus ,  et 
Sevinus  Promptinus,  qui  en  avoient  été  chassés  sous 
Claude  pour  crime  de  concussion.  L'on  s'avisa,  pour 
leur  pardonner ,  de  changer  le  mot  de  rapine  en  celui 
de  lèse-nurjesté ;  mot  odieux  en  ces  temps-là  et  dont 
l'abus  faisoit  tort  aux  meilleures  lois. 

tl  étendit  aussi  ses  grâces  sur  les  villes  et  les  piD- 
vinces.  Il  ajouta  de  nouvelles  familles  aux  colonies 
d'Hispalis  et  d'£merita  :  il  donna  le  droit  de  bour- 
geoisie romaine  à  tonte  la  province  de  Langres  ;  à 
celle  de  la  Bétique ,  les  villes  de  la  Mauritanie;  à  délie 
d'Afrique  et  de  Cappadoce,  de  nouveaux^  droits  trop 
brillants  pour  être  durables.  Tous  ces  soins  et  les  be- 
soins pressants  qui  les  exigeoient  ne  lui  firent  point 
oublier  ses  amours  ;  et  il  fit  rétablir ,  par  décret  du  sé- 
nat, les  statues  de  Poppée.  Quelques  uns  relevèrent 
audsi  celles  de  Néron;  Ton  dit  même  qu'il  délibéra  s'il 
ne  lui  feroit  point  une  oraison  funèbre  pour  plaire  à 
la  populace.  Enfin  le  peuple  et  les  soldats,  croyant 
bien  lui  faire  honneur ,  crièrent  durant  quelques  jours, 
vive  Néron  Othon  :  acclamations  qu'il  feignit  d'ignorer, 
n'osant  les  défendre ,  et  rougissant  de  les  permettrib. 

Cependant,  uniquement  occupés  de  leurs  guerres 
civiles,  les  Bomains  abandonnoient  les  affaires  de 
d^ors.  Cette  négligence  inspira  tant  d'audace  aux 
Boxôlans ,  peuple  sarmate ,  que ,  dès  l'hiver  précé- 
dent, après  avoir  défait  deux  cohortes,  ils  firent  avec 
beaucoup*  de  confiance  une  irruption  dans  la  Mœsie 
au  nombre  de  neuf  mille  chevaux.  Le  succès,- joint  à 


l54  PREMIER   LIVRE 

ieur  avidité ,  leur  faisaot  plutôt  sougei*  à,  piUer  qu  à 
^mbattre  :  la  troisième  légio9  jointe  aux  auxiliaires 
les  surprit  épars  et  sans  discipline.  Attachés  par  les 
Romains  en  bataille^  les  Sarmates  dispersés  au  pilla^ 
ou  déjà  chargés  de  butin ,  et  ne  pouvant  dans  des  die- 
mins  glissants  s^aider  de  la  vitesse  de  leurs  chevaux, 
se  laissoient  tuer  sans  résistance.  Tel  est  le  caraiptère 
de  ces  étranges  peuples,  que  leur  valeur  semble n'étfe 
pas  en  eux.  S'ils  donnent  en  escadrons,  à  petite  une 
armée peut<-ellesioutenir  leur  choc;  s'ils  combattent  à 
pied ,  C  est  la  lâcheté  même.  Le  dégel  et  Thumidité , 
qui  faisoient  alors  glisser  et  tomber  leurs  chevaux , 
leur  ôtoient  Tusage  de  leurs  piques  et  de  leurs  longues 
épées  à  deux  mains.  Le  poids  des  cataphractes,  sorte 
d  armure  &ite  de  lames  de  fer  ou  d'un  ^uir  très  dur 
qui  rend  les  chefs  et  les  officiers  impénétrablq9  aux 
coups,  les  empéchoit  de  se  rdever  quand  le  choc  d^ 
ennemis  les  avoit  renversés  ;  et  ils  étoient  étouffés 
dans  la  neige,  qui  étoit  molle  et  haute.  Les  soldats  ro- 
mains, couverts  d'une  cuirasse  légère,  les  renver* 
soient  à  coups  de  traits  ou  de  lances,  selon  l'occasion, 
et  les  perçoient  d'autant  plus  aisément  de  leurs 
courtes  épées ,  qu'ils  n'ont  point  la  défense  du  bouclier. 
0n  petit  nombre  édiappèrent  et  se  sauvèrent  dans  les 
marais  9  où  la  rigueur  de  l'hiver  et  leurs  blessures  les 
firmit  périr.  Sur  ces  nouvelles,  on  donna  à  Rome  une 
^atue  triomphale  à.Marcus  Apronianus,  qui  cosn- 
mandoit  en  Mœsie ,  et  les  omemcaits  consulaires  à 
Fulvius  Aurelius ,  Juliancis  Titius ,  et  Numisius  Lupus, 
colonels  des  légions.  Othon  fbt  charmé  d'un  sucoès 
dont  il  s'atthbuoit  l'honneur,  comme  d'une  ^o^rre 


ti«   TACItE.  l55 

Conduite  sous  ses  auspices  et  par  ses  officiers ,  au  pro^ 
fit  âe  Fétat. 

Tout-à-coup  il  s'éleva  sur  le  plus  léger  sujet ,  et  du 
côté  dont  on  se  défioit  le  moins ,  une  sédition  qui  mit 
Rome  à  deux  doigts  de  sa  ruine.  Othon,  ayant  or- 
donné qu'on  fît  venir  dans  la  ville  la  dix-septième  co- 
horte qui  étoitàOstie,  avoit  chargé  Varius  Crisipinus, 
tribun  prétorien,  du  soin  de  la  faire  armer.  Crispinus, 
pour  prévenir  l'embarras ,  choisit  le  temps  où  le  camp 
étoit  tranquille  et  le  soldat  retiré,  et, ayant  fait  ouvrir 
Tarseùal ,  commença ,  dès  l'entrée  de  la  nuit,  à  faire 
charger  les  fourgons  de  la  cohorte*  L'heure  rendit  le 
motif  stispect;  et  ce  qu'on  avoit  fait  pour  empêcher  le 
désordre  en  produisit  un  très  grand.  La  vue  des  armes 
donna  ^  des  gens  pris  de  vin  la  tentation  de  s'en  servir.  ' 
Les  «oldats  s'emportent,  et,  traitant  de  traîtres  leurs 
officiiBrs  et  tribuns ,  les  accusent  de  vouloir  armer  1$ 
sénat  contre  Othon.  Les  uns ,  déjà  ivres ,  ne  saVoient 
te  qu'ils  feisoient;  les  plus  méchants  ne  cherchoient 
que  l'ôtx^sion  de  piller  :  la  foule  se  laissoit  entraîner 
pal*  ison  goût  ordinaire  pour  les  nouveautés ,  et  la  nuit 
empéchoit  qu'on  ne  pût  tirer  parti  de  l'obéissance  des 
sages.  Le  tribun,  voulant  réprimer  la  sédition,  fut 
tué,  de  même  que  les  plus  révères  centurions;  après 
quoi ,  s'étant  ssûsis  des  armes ,  ces  emportés  montèrent 
à  cheval ,  et,  l'épée  à  la  main ,  prirent  le  chemin  de  la 
ville  et  du  palais. 

Othon  donnoit  un  festin  Ce  jour-là  à  ce  qu'il  y  avoit 
de  plti^  grand  à  Rome  dans  les  deux  sexes.  Les  con- 
vives ,  redoutant  également  la  fureur  des  soldats  et  la 
trahison  dé  l'ètiipereur ,  ne  sa  voient  ce  qu'ils  «dévoient 


l56  PREMIER   LIVRE 

craindre  le  plus,  d'être  pris  s'iU  demeuroiènt,  ou 
d'être  poursuivis  dans  leur  fuite  ;  tantôt  afEectant  de 
la  fermeté,  tantôt  décelant  leur  effroi,  tous  obser- 
voientle  visage  d'Othon,  et,  comme  on  étoit  porté  à 
la  >  défiance ,  la  ci^ainte  qu  il  témoignoit  augmentoit 
celle  qu'on  avoit  de  lui.  Noamoins  effrayé  du  péril  du 
sénat*que  du  sien  propre,  Othon  chargea  d  abord  les 
préfets  du  prétoire  daller  apaiser  les  soldats,  et  se 
hâta  de  renvoyer  tout  le  monde.  Les  magistrats 
fuyoient  çà  et  là,  jetant  les  marques  de  leurs  dignités  ; 
les  vieillards  et  les  fnnmes,  dispersés  par  les  rues 
dans  les  ténèbres,  se  déroboient  aux  gens.de  leur 
suite.  Peu  rentrèrent  dans  leurs  maisons;  presque 
tous  cherchèrent  chez  leurs  amis  et  les  plus  pauvres 
de  leurs  clients  des  retraites  mal  assurées. 

Les  soldats  arrivèrent  avec  une  telle  impétuosité , 
qu'ayant  forcé  l'entrée  du  palais ,  ils  bl^ssèrent  le  tri- 
bun Julius  Martialis  et  Vitellius  Satuminus  qui  tà- 
choient  de  les  retenir ,  et  pénétrèrent  jusque  dans  la 
salle  du  festin,  demandant  à  voir  Othon.  Partout  ils 
menaçoient  des  armes  et  de  la  voix ,  tantôt  leurs  tri- 
buns et  centurions,  tantôt  le  corps  entier  du  sénat: 
furieux  et  troublés  d'une  aveugle  terreur,  faute  de 
savoir  à  qui  s'en  prendre ,  ils  en  vouloieiU  à  tout  le 
monde.  Il  fallut  qu'Othon ,  sans  égard  pour  la  majesté 
de  son  rang ,  montât  sur  un  sofe ,  d'où ,  à  force  de  lar- 
mes et  de  prières,  les  ayant  contenus  avec  peine,  il 
les  renvoya  au  camp,  coupables  et  mal  apaisés.  Le 
l^idemain  les  maisons  étoient  fermées ,  les  rues  dé- 
sertes, le  peuple -consterné,  comme  dans  une  ville 
prise  ;  «t  les  soldats  baissoient  les  yeux  moins  de  re- 


DE   TACITE.  iSy 

pentir  que  de  honte.  Les  deux  préfets,  Proculus  et 
Firmus ,  parlant  avec  douceur  ou  dureté ,  chacun  selon 
son  génie ,  firent  à  chaque  manipule  des  exhortations 
qu'ils  conclurent  par  annoncer  une  distribution  de  cinq 
mille  sesterces  par  tète.  Alors  Otlion,  ayant  hasardé 
d'entrer  dans  le  camp ,  fut  environné  des  tribuns  et  des 
centurions,  qui,  jetant  leurs  ornements  militaires,  lui 
demandoient  congé  et  sûreté.  Les  soldats  sentirent  le 
reproche,  et,  rentrant  dans  leur  devoir,  crioient 
qu'on  menât  au  supplice  les  auteurs  de  la  révolte. 

Au  milieu  de  tous  ces  troubles  et  de  ces  mouve- 
ments divers ,  Othon  voyoit  bien  que  tout  homoie  sagç 
desiroit  un  frein  à  tant  de  licence;  il  n'ignoroitpasnon 
plus  que  les  attroupements  et  les  rapines  mènent 
aisément  à  la  guerre  civile  une  multitude  avide  des 
séditions  qui  forcent  le  gouvernement  à  la  flatter. 
^  Alanné  du  danger  oix  il  voyoit  Rome  et  le  sénat ,  mais 
jugeant  impossible  d'exercer  tout  d'un  coup  avec  la 
dignité  convenable  un  pouvoir  acquis  par  le  crime,  il 
.tînt  enfin  le  discours  suivant  : 

<c  Compagnons ,  je  ne  Aiens  ici  ni  ranimer  votre  zélé 
«^n  ma  feveur,  ni  réchauffer  votre  courage;  je  sais 
«  que  l'un  et  l'autre  ont  toujours  la  méme^vigueur  :  je 
«  viensr  vous  exhorter  au  contraire  à  les  contenir  dans 
«  de  justes  bornes.  Ce  n'est  ni  l'avarice  ou  la  haine  f 
u  causes  de  tant  de  troubles  dmis  les  armées ,  ni  la  ca- 
«  lofnnie  ou  quelque  vaine  terreur,  c'est  l'excès  seul 
«  de  votre  affection  pour  moi  qui  a  produit  avec  plus 
«  de  chaleur  que  de  raison  le  tumulte  de  la  nuit  der- 
•«  nière;  mais,  avec  les  motiis  les  plu» honnêtes ,  une 
.«  conduite  inconsidérée  peut  avoir  lés  plus  funestes 


l58  PREMIER    LIVRE 

«  effets.  Dans  1^  guerre  cpie  nous  allons  commencer, 
«  est-ce  le  temps  de  communiquer  à  tous  dbaque  avis 
u  qu  ou  reçoit ,  et  faut-il  délibérer  de  chaque  choç^ 
«  devant  tout  le  monde?  L'ordre  des  af&ires  ni  la  ra^ 
«  pidité  de  l'occasion  ne  le  permettroient  pas  ;  et  comme 
«  il  y  a  des  choses  que  le  soldat  doit  savoir,  il  y  ^ft  a 
«  d'autres  qu'il  doit  ignorer.  L'autorité  des  chefs -et  la 
«  rigueur  de  la  discipUne  demandent  qu'en  plusieurs 
«  occasions  les  centurions  et  les  tribuns  eux-mêmes 
«  ne  sachent  qu'obéir.  Si  chacun  veut  qu'on  lui  rende 
«  raison  des  ordres  qu'il  reçoit ,  c'en  est  fait  de  l'obéis- 
«  sance ,  et  par  conséquent  de  l'empire.  Que  sera-ce 
u  lorsqu'on  osera  courir  aux  armes  dans  le  temps  de 
«  la  retraite  et  de  la  nuit;  lorsqu'un  ou  deux  honunes 
«  perdus  et  pris  de  vin,  car  je  ne  puis  croire  qu'une 
«  telle  frénésie  en  ait  saisis  davantage ,  tremperont 
«  leurs  mains  dans  le  sang  de  leurs  officiers,  lorsqu'ils 
«  oseront  forcer  l'appartement  de  leur  empereur? 

«  Vous  agissiez  pour  moi,  j'en  conviens;  mais  com- 
u  bien  l'affluence  dans  los  ténèbres  et  Ja  confusion  de* 
M  toutes  choses  fournissoient-elles  une  occasion  facile 
^de  s^en  prévaloir  contre  moi-même!  S'il  étoit  au 
«  pouvoir  de  Vitelliusetde  ses  satellites  de  diriger.nos 
cjndipations  et  nos  esprits,  que  voudroient41sdeplus 
«  que  denous  inspirer  la  discorde  et  la  sédition,  quex- 
«  citera  la  révolte  lesoldat  contre  lecenturion^  le  ceo- 
«turion  contre  le  tribun,  et,  gens  decheval  et  depied, 
«  nous  entraîner  ainsi  tous  pél&^néle  à  notre  perte? 
jt^Cîompagpons,  c'iesten  exécutant  les  ordres  dos  cbf^fs 
«et  non» en  les. contrôlant  qu'on  &it  hraveusement 
«la  guerre;  et  les  troupes  les  plus  terribles  dMa  h. 


ÏXE   TACITE.  iS^ 

K  mâée  sont  les  plos  tranquilles  hors  du  combat.  Les 
«armes  et  ki  valeur  jsont  votre  partage;  laissez-moi  le 
«^soîn  de  les  diriger.  Qie  deux  ^coupables  •seulement 
«  expient  le  o^ime  dW  petit  nomlH*^  :  que  les  autres 
«  s'efforcent  d'ensevelir  dans  un  étemel  oubli  la  hente 
«de  cette  Buit,  et  que  de  pareils  discours  contre  lésé- 
«  nat  ne  s'entendent  jamais  dans  aucune  armée.  Non , 
«les  Germains mfêmes ,  qoe^itellius  {{'efforcé  d'exci- 
«ter  Contre  nous,  n'oseroient  menacer  ce  corps  res- 
«pecftaWe,  ie  chef  et  l'ornement  de  l'empire.  Quels 
«  8eroient<ibncles  vrais  enfants  de  Rome  ou  de  T  Italie 
«  qui  voudroient  le  sang  et  la  mort* des  mend:)re8  decet 
«^oixire ,  dont  la  splendeur  et  1^  gloire  montrent  et fe- 
•  douHent  l'opprobre  et  Tobscurité  du  parti  de  Vitel- 
«j^lîus?  S'il  ocbupe  quelques  provinces,  s'il  traîne  apiès 
«  lui  quelque  simulacre  d'armée,  le  sénat  est  avec 
«  nous;  c'est 'par  lui  que  nous  somçies  la  république , 
«et  que  nos  ennemis  le  sont  aussi  de  l'état.  Pensez- 
ktvous  que  lu  majesté  de  ^ette  ville  consiste  dans  des 
«aniasde  pierpeset  de  maisons,  monuments  sans  am« 
«et  sans  voix,  qu'on  peut  détruire  ou  rétablir  à  son 
«  gré?  L'éternité  de  l'empire ,  la  paix  des  nations ,  mon . 
««^ut  et  le  vôtre,  tout  dépend  de  la  conservation  du 
rdénat.  Institué  solei^neUement  parle  premier  père  et 
«'fondateur  de  cette  villcipour  être  immortel  comme 
«.elle,  et  continué  sans  interruption  «depuis  les  roîs 
«t jusqu'aux  empereurs,  l'intérêt  eommun  veut  que 
k^nrous  le  transniittions  à  nos  descendants  tel  que 
«^ous  l'avons  «reçu  de  qos  aïeux  :  car  c'^st  du  sénat 
«que  naissent  les  ^successeurs; à 'l'empirç,. comme  de 
«  vous  les  sénateurs.  » 


l6o  PREMIER   LIVRE 

Ayant  ainsi  tâché  d'adoucir  et  contenir  la  fougue 
des  soldats ,  Othon  se  contenta  d'en  faire  punir  deux; 
sévérité  tempérée ,  qui  nota  rien  au  bon  efFet  du  dis- 
cours. C'est  ainsi  qu'il  apaisa,  pour  le  moment,  ceux 
qu'il  ne  pbuvoit  réprimer. 

Mais  le  calme  n'étoit  pas  pour  cela  rétabli  dans  la 
ville.  Le  bruit  des  armes  y  retentissoit  encore^  et  Ton 
y  voyoit  l'image  de  la  guerre.  Les  soldats  n'étoient  pas 
attroupés  en  tumulte;  mais /déguisés  et  dispersés  par 
l^s  maisons,  ils  épioient,  avec  une  attention  maligne, 
tous  ceux  que  leur  rang,  leur  richesse  ou  leur  gloire 
exposoientaux  discours  publics.  On  crut  même  qu'il 
s'étoit  glissé  dans  Rome  des  soldats  de  Vitellius  pour 
sonder  les  dispositions  des  esprits.  Aiasi  la  défiance 
ét#it  universelle ,  et  l'on  se  croyoit  &  peine  en  sûreté 
renfermé  chez  soi.  Mais  c'étoit  encore  pis  en  public, 
où  chacun,  craignant  de  paroitre  incertain  dans  les 
nouvelles  douteuses  ou  peu  joyeux  dans  le>  favora- 
'  blés,  couroitavec  une  avidité  marquée  au*devant  de 
tous  les  bruits.  Le  sénat  assemblé  ne  savoit  que  faire , 
et  trouvoit  partout  des  difficultés  :  se  taire  étoit  d'un 
rebelle ,  parler  étoit  d'un  flatteur;  et  le  manège  de  l'a- 
dulation n'étoit  pas  ignoré  d'Othon ,  qui  s'en  étoit  servi 
si  long-temps.  Ainsi,  flottant  d'avis  en  avis  sans  s'arrêter 
à  aucun,  l'on  ne  s'accordoit  qu'à  traiter  Vitellius  de 
parricide  et  d'ennemi  de  Fétat  :  les  plus  prévoyants  se 
contentoient  de  l'accabler  d'injures  sans  conséquence, 
tandis  que  d'autres  n'épargnoient  pas  ses  vérités ,  mais 
à  grands  cris,  et  dans  tme  telle  confusion  de  voi^, 
qae4ibacun  profitoit  du  bruit  pour  l'augmenter  sans 
être  entendu. 


DE   TACITE.  l6l 

Des  prodiges  attestés  par  divers  témoins  augmen- 
toient  encore  l'épouvante.  Dans  le  vestibule  du  Gapi- 
tole  les  rênes  du  char,  de  la  Victoire  disparurent.  Un 
spectre  de  grandeur  gigantesque  fut  vu  dans  la  cha- 
pelle de  Junon.  La  statue  de  Jules  César  dans  Tîle  du 
Tibre  se  tourna ,  par  un  temps  calme  et  serein ,  d'occi- 
dent en  orient.  Un  bœuf  parla  dans  l'Étrurie.  Plu- 
sieurs bêtes  firent  des  monstres.  Enfin  Ton  reinarqua 
mille  autres  pareils  phénomènes  qu'on  observoit  en 
pleine  paix  dans  les  siècles  grossiers,  et  qu'on  ne  voit 
plus  aujourd'hui  que  quand  on  a  peur.  Mais  ce  qui 
joignit  la  désolation  présente  à  l'effroi  pour  l'avenir , 
fut  une  subite  inondation  du  Tibre,  qui  crut  à  tel 
point,  qu'ayant  rompu  le  pont  Sublicius,  les  débris 
dont  son  lit  fut  rempli  le  firent  refluer  par  toute  la 
ville  ^  même  dans  les  lieux  que  leur  hauteur  semblpit 
garantir  d'un  pareil  danger.  Plusieurs  furent  surpris 
dans  les  rues ,  d'autres  dans  les  boutiques  et  dans  les 
chambres.  A  ce  désastre  se  joignit  la  famine  chez  le 
peuple  par  la  disette  des  vivres  et  le  défaut  d'argent, 
Enfin ,  le  Tibre ,  en  reprenant  son  cours ,  emporta  des 
iles  dont  le  séjour  des  eaux  avoit  ruiné  les  fondements* 
Mais  à  peine  le  péril  passé  laissa-t-il  songer  à  d'autres 
choses,  qu'on  remarqua  que  la  voie  flaminienne  et  le 
champ  de  Mars,  par  où  devoit  passer  Othon,  étoient 
comblés.  Aussitôt,  sans  songer  si  la  cause  en étoit  for- 
tuite ou  naturelle ,  ce  fut  un  nouveau  prodige  qiii  pré- 
sageoit  tousles  malheurs  dont  on  étoit  menacé. 

Ayant  purifié  la  ville ,  Othon  se  livra  aux  soins  de  la 
guerre;  et  voyant  que  les  Alpes  Penninej^,  les  Cot- 
tiennes,  et  toutes  les  autres  avenues  des  Gaules, 

XII.  II 


t6l  PREMIER   LIVRE 

étbieùt  boochées  par  les  troupes  de  Vitellius ,  il  réso- 
lut d  attaquer  la  Gaule  narbonnoise  avec  une  bonne 
flotte  dont  il  étoit  sûr  :  car  il  avoit  rétabli  en  légion 
ceux  qui  avoient  échappé  au  massacre  du  pont  Mil- 
Vins  ,  et  que  Galba  avoit  fait  emprisonner  ;  et  il  promit 
aux  autres  légionnaires  de  les  avancer  dans  la  suite. 
il  joignit  à  la  même  flotte  avec  les  cohortes  urbaines 
(plusieurs  prétoriens ,  Félite  des  troupes ,  lesquels  ser<^ 
Voient  en  même  temps  de  conseil  et  de  garde  aux 
dliefs.  Il  donna  le  commandement  de  cette  expédition 
aux  primipilaires  Antonius  Novellus  et  Suedius  Gle- 
mens ,  auxquels  il  joignit  Emilius  Pacensis ,  en  lui  reoh 
âant  le  tribunat  que  Galba  lui  avoit  ôté.  La  flotte  lîit 
kissée  aux  soins  d'Oscus,  affranchi,  quOtbon  char- 
gea d'avoir  Toeil  sur  la  fidélité  des  généraux.  A 1  égard 
dès  troupes  de  terre ,  il  mit  à  leur  tête  Suetonius  Pau- 
Knus,  Marins  Ceisûs ,  et  Annius  Gallus;  mais  il  donna 
§a  plus  grande  cotifiance  à  Licinius  Proculus,  pré£^ 
du  prétoire.  Cet  homme ,  officier  vigilant  dans  Rome , 
lÉiiais  sans  expérience  à  la  gueire,  blâmant  lautorité 
dé  Paulin,  la  vigueur  de  Celsus,  la  maturité  de  Gal*- 
his,  toumoit  en  mal  tous  les  caractères,  et,  ce  qui 
A>est  pas  fort  surprenant,  Temportrât  ainsi  par  son 
adroite  méchanceté  sur  des  gens  meilleurs  et  plus 
Étiddestes  que  lui. 

Environ  ce  t^txip64è,  Gonielius  Dolabella  fut  rdé- 
gùé  dans  la  ville  d'Aquin ,  et  gardé  moins  rigoureuse- 
ment que  sûrement ,  sans  qu  on  etrt  autre  chose  à  Im 
^prothér  €(u'une  illustre  naissance  et  lamitié  de 
Galba.  Plusieurs  magistrats  $t  la  plupart  dès  costu^ 
kiires  suivirent  Othon  par  son  ordre,  plutôt  sous  le 


DE   TACITE.  l6| 

pr^xte  de  raccompagner,  que  pour  partager  les 
3oiQs  de  la  guerre^  De  ce  nombre  étoit  Lucjus  Vitel- 
lias ,  qui  ne  fut  distingué  ni  comme  ennemi  fki  comme 
frère  d'ui^  empereur.  C  est  alors  que,  les  soucis  chan-. 
géant  d'objet,  nul  ordre  ne  fut  exempt  de  péril  ou  de 
crainte.  Les  premiers  du  sénat,  chargés  d années  et 
amollis  par  une  longue  paix,  une  noblesse  énervée  et 
qui  avoit  oublié  Tusage  des  armes ,  d^s  chevaliers  mal 
exercés,  ne  faisoient  tous  que  mieux  déceler  JieiDr 
frayeur  par  leurs  efforts  pour  la  cacher.  Plusieurs 
cependant ,  guerriers  à  prix  d  argent  et  braves  de 
leors  richesses ,  ^étaloient  piar  une  imbécile  vanité  de^ 
armes  brillantes,  de  superbes  chevaux,  de  pompeux 
équipage^,  et  tous  le^s  apprêts  du  luxe  et  de  la  volupté 
pour  ceux  de  la  guerre.  Tandis  que  les  sages  veil- 
lmen$  au  repos  de  Ja république,  mille  étourdis  ,  sans 
prévoyance,  s'enorgueillissoient  d'un  vain  espoir; 
plusieurs ,  qui  s'étoient  mal  conduits  durant  la  paix , 
se  réjouissoient  de  tout  ce  désordre,  et  tiroient  du 
danger  présent  leur  sûreté  personnelle. 

Cependant  le  peuple,  dont  tant  de  soins  passoiettt 
la  portée,  voyant  augmenter  le  prix  des  denrées ,  et 
t^ut  Fargent  servir  à  l'entretien  des  troupçs,  icom*^ 
mença  de  senfir  leis  maux  qu'il  n'avoit  fait  que  çrain- 
dire  après  1%  révolte  de  ViodeXf  t^mps  où  la  guerre 
allumée  «ntre  les  Gaules  et  les  légions,  laissant  Roqne 
^f:  l'I^aJtie  «p  paix,  pouypât  passer  pour  externe*  Car 
depuis  qu'Auguste  eut  assuré  Tempire  aux  césars,  le 
peuple  romain  avpit  toujours  ponté  ses  ^rmes au  loin» 
eî  s^^mmi  poi^*  Jiaiglpke  etrinté*4td'tm  seul.  Les 
régnes  4e  Tibère  et  d^  CaKgula  n'a  voient  été  que  me- 


II. 


l64  PREMIER   LIVRE 

nacés  de  guerres  civiles.  Sous  Claude  les  premiers 
mouvements  de  Scribonianus  furent  aussitôt  répri- 
mes que  connus;  et  Néron  même  fut  expulsé  par  des 
rumeurs  et  des  bruits  plutôt  que  par  la  force  des 
armes.  Mais  ici  Ton  avoit  sous  les  yeux  des  légions, 
des  flottés,  et,  ce  qui  étoit  plus  rare  encore,  les  mi- 
lices de  Rome  et  les  prétoriens  en  armes.  L'Orient  et 
rOccident ,  avec  toutes  les  forces  qu'on  laissoit  der- 
rière soi ,  eussent  fourni  l'aliment  d'une  longue  guerre 
à  de  meilleurs  généraux.  Plusieurs ,  s'amusant  aux 
présages,  vouloient  qu'Othon  différât  son  départ  jus- 
qu'à ce  que  les  boucliers  sacrés  fussent  prêts.  Mais, 
excité  par  la  diligence  de  Cécina  qui  avoit  déjà  passé 
les  Alpes,  il  méprisa  de  vains  délais  dont  Néron  s'étoit 
mal  trouvé. 

Le  quatorze  de  mars  il  chargea  le  sénat  du  soin  de 
la  république ,  et  rendit  aux  proscrits  rappelés  tout  ce 
qui  n'avoit  point  encore  été  dénaturé  de  leurs  biens 
confisqués  par  Néron  ;  don  très  juste  et  très  magnifi- 
que en  apparence,  mais  qui  se  réduisoit  presque  à 
rien  par  la  promptitude  qu'on  avoit  mise  à  tout  ven- 
dre. Ensuite  dans  une  harangue  publique  il  fit  valoir 
en  sa  faveur  la  majesté  de  Rome,  le  consentement  du 
peuple  et  du  sénat,  et  parla  modestement  du  parti 
contraire ,  accusant  plutôt  les  légions  d'erreur  que 
d'audace ,  sans  faire  aucune  mention,  de  Vitellius , 
soit  ménagement  de  sa  part,  soit  précaution  de  la 
part  de  l'auteur  du  discours  :  car,  comme  Othon  con- 
sultoit  Suétone  PauUn  et  Marins  Celsus  sur  la  guerre, 
on  crut  qu'il  se  servoit  de  Galerius  Trachalus  dansles 
afiaires  civiles.  Quelques  uns  démêlèrent  même  le 


Dp   TACITE.  l65 

genre  de  cet  orateur,  connu  par  ses  fréquents  plai- 
doyers et  par  son  style  ampoulé ,  propre  à  remplir  les 
oreilles  du  peuple.  La  harangue  fut  reçue  avec  ces  cris  y 
ces  applaudissements *faux  et  outrés ,  qui  sontladu^- 
lation  de  la  multitude.  Tous  s'efForçoient  à  Fenvi  d'é- 
taler un  zélé  et  des  vœux  dignes  dç  la  dictature  de 
César  ou  de  Tempire d'Auguste;  ilsnesuivoientméme 
en  cela  ni  l'amour  ni  la  crainte,  mais  un  penchant  bas 
et  servile;  et  comme  il  n  étoit  plus  question  d'honnê- 
teté publique ,  les  citoyens  n'étoient  que  de  vils  escla- 
ves flattant  leur  maître  par  intérêt.  Qthon ,  en  partant , 
remit  à  Salvius  Titianus ,  son  frère ,  le  gouvernement 
de  Rome  et  le  soin  de  l'empire. 


^      . 


TRADUCTION 

DE  UAPOCOLORINTOSIS 

PE  SÉNÈQUE, 


SUR  LA  MORT  DE  L'EMPEREUR  CLAUD^. 


Je  veux  raconter  aux  hommes  ce  qui  s'est  passé 
dans  les  deux  le  treize  octobre,  sous  le  consulat  d'A- 
sinius  Marcellus  et  d'Acilius  Aviola ,  dans  la  nouvelle 
année  qui  commence  cet  heureux  siècle  ■.  Je  ne  ferai 
ni  tort  ni  grâce.  Mais  si  Von  demande  comment  je  suis 
si  bien  instruit;  premièrement  je  ne  répondrai  rien, 
s'il  me  plait;  car  qui  m'y  pourra  contraindre?  ne  sais- 
je  pas  que  me  voilà  devenu  libre  par  la  mort  de  ce 
galant  homme  qui  avoit  très  bien  vérifié  le  proverbe , 
qu'il  faut  naître  ou  monarque  ou  sot. 

Que  si  je  veux  répondre ,  je  dirai  comme  un  autre 
tout  ce  qui  me  viendra  dans  la  tête.  Demanda-t-on 
jamais  caution  à  un  historien  juré?  Cependant  si  j'en 

'  Quoique  les  jeux  séculaires  eussent  été  cëlëbrës  par  Auguste, 
Claude,  prétendant  qu*il  avoit  mal  calculé,  les  fit  célébrer  aussi; 
ce  qui  donnoit  à  rire  an  peuple,  quand  le  crieur  public  annonça, 
dans  la  forme  ordinaire,  dès  jeux  que  nul  homme  vivant  n*avoit 
vus ,  ni  ne  reverroit.  Car,  non  seulement  plusieurs  personnes  encore 
vivantes  avoient  vu  ceux  d* Auguste,  mais  même  il  y  eut  des  his- 
trions qui  jouèrent  aux  uns  et  aux  autres;  et  Vitellius  n* avoit  pas 
honte  de  dire  à  Claude ,  malgré  la  proclamation ,  Sœpè  facias. 


TRADUCTION  DE  L  APOCOLOKINTOSIS.         167 

voulois  une ,  je  n  ai  qu  à  citer  celui  qui  a  vu  Drusille 
monter  au  ciel  ;  il  vous  dira  qu'il  a  vu  Claude  y  mon- 
ter aussi  tout  clochant.  Ne  faut-41  p^  que  cet  homme 
v^e,  bon  gré  mal  gré,  tout  ce  qui  se  fait  là-haut? 
n'est-il  pas  inspecteur  de  la  voie  appienue  par  la- 
quelle on  sait  qu'Auguste  et  Tibère  sont  allés  se  faire 
dieux?  Mais  ne  l'interrogez  que  tète  à  tête  :  il  ne  dira 
rien  en  public;  car  après  avoir  juré  daAS  le  sénat 
qu'il  avoit  vu  l'ascension  de  Drusille ,  indigné  q^  au 
mépris  d'une  si  bonne  nouvelle  personne  ne  voulût 
croire  à  ce  qu'il  avoit  vu ,  il  protesta  en  bonne 
forme  qu'il  verroit  tuer  un  homme  en  pleine  rue 
qu'il  n'en  diroit  rien,  Pour  moi,  je  peux  jurer, 
par  le  bien  que  je  lui  souhaite ,  qu'il  m'a  dit  ce  que, je 
vais  publier.  Déjà 

Par  un  plus  court  cheniin  Tastre  qui  nous  ëd^ire 
•     Dirigeoic  à  nos  yeux  sa  course  journalière; 
Le  dieu  fantasque  et  brun  qui  préside  au  repos 
A  de  plus  longues  nuits  prodi|;uoit  ses  payots  r 
La  blj^arde  Gynthie,  auy  dépens  de  son  frère. 
De  sa  triste  lueur  éclairoit  l'hémisphère , 
Et  le  difforme  hiver  obtenoit  les  honneurs 
De  la  saison  des  fruits  et  du  dieu  des  buveurs  t 
Le  vendangeur  tardif,  d'une  main  eogourdiiet 
Qtoit  «Qcor  du  cep  quelque  grappe  flitris. 

Mais  peut-être  parlerai-je  aussi  elaireraent  «n  di- 
sant que  c'étoit  le-treizième  d'octobre.  A  Fégard  de 
rheure,  je  ne  puis  vous  la  dire  exactement;  mais  il 
est  à  croire  que  là-dessus  les  phîlosc^bes  s'accorde- 
ront mieux  que  les  horloges  ' .  Quoi  qu'il  en  soit , 

'  La  mprt  de  Claude  fut  kN9g*temps  c^çbéA  au  peuple,  J9sqM*À 
ce  qu  Agrippine  eût  pris  ses  mesures  pour  ^ter  Tevipire  à  Bri<wi- 


l68  TRADUCTION 

supposons  qu'il  étoit  entre  six  et  sept;  et  puisque, 
non  contents  de  décrire  le  commencement  et  la  fin 
dû  jour ,  les  poètes,  plus  actifs  que  des  manœuvres, 
n  en  peuvent  laisser  en  paix  le  milieu ,  voici  com^ 
ment  dans  leur  langue  j'exprimerois  cette  heure  for- 
tunée : 

Déjà  du  haat  des  cieux  le  dieu  de  la  lumière 
Avoit  en  deux  moitiés  partagé  Thémisphère , 
Et  pressant  de  la  main  ses  coursiers  déjà  las, 
Vers  rhesphérique  bord  accéléroit  leurs  pas  ; 

quand  Mercure,  que  la  folie  de  Claude  avoit  toujours 
amusé,  voyant  son  ame  obstruée  de  toutes  parts 
chercher  vainement  une  issue ,  prit  à  part  une  de» 
trois  Parques ,  et  lui  dit  :  Comment  une  femme  a-t-elle 
assez  de  cruauté  pour  voir  un  misérable  dans  des 
tourments  si  longs  et  si  peu  mérités?  Voilà  bientôt 
soixante^quatre  ans  qu'il  est  en  querelle  avec  son 
ame.  Qu'attends-tu  donc  encore?  souffre  que  les  as- 
trologues ,  qui  depuis  son  avènement  annoncent  tous 
les  ans  et  tous  les  mois  son  trépas,  disent  vrai  du 
moins  une  fois.  Ce  n'est  pas  merveille,  j'en  conviens, 
s'ils  se  trompent  en  cette  occasion  :  car  qui  trouva 
jamais  son  heure?  et  qui  sait  comment  il  peut  rendre 
l'esprit?  Mais  n'importe  ;  fais  toujours  ta  charge  qu'il 
meure,  et  çéde  l'empire  au  plus  digne. 

Vraiment,  répondit  Clotho,  je  voulois  lui  laisser 
quelques  jours  pour  foire  citoyens  romains  ce  peu  de 
gens  qui  sont  encore  à  l'être  ,  puisque  c'étoit  son 

njcus  et  l'assurer  à  Néron  ;  ce  qui  fit  que  1^  public  n'en  savoit  exac- 
tement ni  le  jour  ni  l'heure. 


DE  l'apocolokintosis.  i6g 

plaisir  de  voir  Grecs ,  Gaulois ,  Espagnols ,  Bretons , 
et  tout  le  monde  en  toge.  Cependant,  comme  il  est 
bon  de  laisser  quelques  étrangers  pour  graine ,  soit 
fait  selon  votre  volonté.  Alors  elle  ouvre  une  boite  et 
en  tire  trois  fuseaux;  Tun  pour  Augurinus,  l'autre 
pour  Babe ,  et  le  troisième  pour  Claude  :  ce  sont,  dit- 
elle,  trois  personnages  que  j'expédierai  dans  Tespace 
d'un  an  à  peu  d'intervalle  entre  eux,  afin  que  celui-ci 
n'aille  pas  tout  seul.  Sortant  de  se  voir  environné  de 
tant  de  milliers  d'hommes ,  que  deviendroit-il  aban- 
donné tout  d'un  coup  à  lui-même?  Mais  ces  deux  ca- 
marades lui  suffiront. 

Elle  dit  :  et  d'un  tour  fait  sur  un  vil  fuseau ,    ' 

Du  stupide  mortel  abrégeant  l'agonie , 

Elle  tranche  le  cours  de  sa  royale  vie. 

A  l'instant  Lachésis ,  une  de  ses  deux  sœurs , 

Dans  un  habit  paré  de  festons  et  de  fleurs , 

Et  le  front  couronné  des  lauriers  du  Permesse , 

D'une  toison  d'argent  prend  une  blanche  tresse 

Dont  son  adcoite  main  forme  un  fil  délicat. 

Le  fil  sur  le  fuseau  prend  un  nouvel  éclat. 

De  sa  rare  beauté  les  sœurs  sont  étonnées  ; 

Et  toutes  à  Tenvi  de  guirlandes  ornées, 

Voyant  briller  leur  laine  et  s'enrichir  encor, 

Avec  un  fil  doré  filent  le  siècle  d'or.  ' 

De  la  blanche  toison  la  laine  détachée, 

Et  de  leurs  doigts  légers  rapidement  touchée , 

Coule  à  l'instant  sans  peine,  et  file  et  s'embellit; 

De  mille  et  mille  tours  le  fuseau  se  remplit. 

Qu'il  passe  les  longs  jours  et  la  trame  fertile 

Du  rival  de  Géphale  et  du  vieux  roi  de  Pyle  ! 

Phœbus,  d'un  chant  de  joie  annonçant  l'avenir, 

De  fuseaux  toujours  neufs  s'empresse  à  les  servir, 

Et  cherchant  sur  sa  lyre  un  ton  qui  les  séduise , 

Les  trompe  heureusement  sur  le  temps  qui  s'épuise. 


170  TRADUCTION 

Poisse  un  si  doux  travail,  dit-il,  être  ëtemel  ! 
Les  jours  que  vous  filez  ue  sont  pas  d*un  mortel  : 
n  me  sera  semblable  et  d'air  et  de  visage , 
De  la  Toix  et  des  chants  il  aura  l'avantage. 
Des  siècles  plus  heureux  renaîtront  à  sa  voix  ; 
Sa  loi  fera  cesser  le  silence  des  lois. 
Comme  on  voit  du  matin  Fétoile  radieuse 
Annoncer  le  départ  de  la  nuit  ténébreuse  ; 
Ou  tel  que  le  soleil,  dissipant  les  vapeurs, 
Rend  la  lumière  au  monde  et  Falégresso  aux  4:cears  ; 
Tel  César  va  paroitre  ;  et  la  terre  éblouie 
A  ses  premiers  rayons  est  déjà  réjouie. 

Ainsi  dit  Apollon;  et  la  Parque,  honorant lagrande 
ame  de  Néron,  ajoute  encore  de  son  chef  plusieurs 
années  à  celles  qu'elle  lui  file  à  pleines  mains.  Pour 
Claude ,  tous  ayant  opiné  que  sa  trame  pourrie  fut 
coupée ,  aussitôt  il  cracha  son  ame  et  cessa  de  paroitre 
en  vie.  Au  moment  qu'il  expira,  il  écoutoit  des  comé- 
diens; par  où  Ton  voit  que  si  je  les  crains,  ce  n'est 
pas  sans  cause.  Après  un  son  fort  bruyant  de  l'organe 
dont  ilparloit  le  plus  aisément,  son  dernier  mot  fut: 
Foin!  je  me  suis  embrené.  Je  ne  sais  au  vrai  ce  qu'il  fit 
de  lui ,  mais  ainsi  faisoit-il  toutes  choses. 

Il  seroit  superflu  de  dire  ce  qui  s'est  passé  depuis 
sur  la  terre.  Vous  le  savez  tous,  et  il  n'<est  pas  à  crain- 
dre que  le  public  en  perde  la  mémoire.  Oublîa-t-on 
jamais  son  bonheur?  Quant  à  ce  qui  s'est  passé  au 
ciel,  je  vais  vous  le  rapporter;  et  vous  devez ,  s'il  vous 
plaît,  m'en  croire.  D'abord  on  annonça  à  Jupiter  un 
quidam  d'assez  bonne  taille ,  blanc  ccHume  une  chè- 
vre, branlant  la  tête  et  traînant  le  pied  droit  d'un  air 
fort  extravagant.  Interrogé  d'où  il  étoit,  il  avoit  mur- 
muré entre  ses  dents  je  ne  sais  quoi  qu'on  ne  put  en- 


DE   l'aPOCOLOKINTOSIS.  171 

toMlre  j  et  qui  n'étoit  ni  grec  ni  latin ,  ni  d£Ui8  aucune 
langue  connue. 

Alors  Jupiter,  s  adressant  à  Hercule,  qui  ayant 
cpuru  toute  la  terre  en  devoit  connoitre  tous  les  peu- 
ples ,  le  chargea  d'aller  examiner  de  quel  pays  étoit 
cet  homme.  Hercule ,  aguerri  contre  tant  de  monstres , 
ne  laissa  pas  de  se  troubler  en  abordant  celui-cû  : 
frappé  de  cette  étrange  &ce ,  de  ce  marcher  inusité , 
de  ce  beuglement  rauque  et  sourd ,  moins  semnla1:)le  à 
la  voix  d'un  animal  terrestre  qu'au  mugissement  d'un 
monstre  marin  :  Ah  !  dit41 ,  voici  mon  treizième  tra- 
vail. Cependant,  en  regardant  mieux,  il  crutdémélei* 
quelques  traits  d'un  homme.  Il  l'arrête ,  et  lui  dit  aisé- 
ment en  grec  bien  tourné  : 

D*6à  viens-tu?  quel  es-tu?  de  quel  pays  es-tu? 

A  ce  mot ,  Claude,  voyant  qu'il  y  avoit  là  des  beaux 
esprits ,  espéra  que  l'un  d'eux  écriroit  son  histoire  ; 
et  s'annonçant  pour  César  par  un  vers  d'Homère ,  il 
dit: 

Les  vents  m'ont  unené  des  livages  troyens. 

Mais  le  vers  suivant  eût  été  plus  vrai , 

Dont  j*ai  détruit  les  murs,  tué  les  citoyens. 

Cependant  il  ea  auroit  imposé  à  Hercule ,  qui  est 
un  assez  bon-homme  de  dieu ,  sans  la  Fièvre ,  qui , 
laissant  toutes  les  autres  divinités  à  Rome,  seule 
avoit  quitté  son  temple  pour  le  suivre.  Apprenez,  lui 
dit-elle,  qu*il  ne  fait  que  mentir;  je  puis  le  savoir; 
moi  qui  ai  demeuré  tant  d'années  avec  lui  :  c'est  un 
bourgeois  de  Lyon  ;  il  est  né  dans  les  Gaules  à  dix- 


l'J2  TRADUCTION 

sept  milles  de  Vienne  ;  il  n'est  pas  Romain ,  vous  dis-je  ^ 
c'est  un  franc  Gaulois ,  et  il  a  traité  Rome  à  la  gauloise. 
C'est  un  fait  qu'il  est  de  Lyon,  où  Licinius  a  com- 
mandé si  long-temps.  Vous  qui  avez  couru  plus  de  pays 
qu'un  vieux  muletier ,  devez  savoir  ce  que  c'est  que 
Lyon,  et  qu'il  y  a  loin  du  Rhône  au  Xanthe. 

Ici  Claude,  enflammé  de  colère,  se  tait  à  grogner 
le  plus  haut  qu'il  put.  Voyant  qu'on  ne  l'entendoit 
point,  il  fit  signe  qu'on  arrêtât  la  Fièvre  ;  et  du  geste 
dont  il  faisoit  décoller  les  gens  (  seul  mouvement  que 
ses  deux  mains  sussent  faire  ) ,  il  ordonna  qu'on  lui 
coupât  la  tète.  Mais  il  n'étoit  non  plus  écouté  que  s'il 
eût  parlé  encore  à  ses  af&^anchis  '. 

Oh  !  oh  !  l'ami ,  lui  dit  Hercule ,  ne  va  pas  faire  ici 
le  sot.  Te  voici  dans  un  séjour  où  les  rats  rongent  le 
fer;  déclare  promptement  la  vérité  avant  que  je  te 
l'arrache.  Puis  prenant  un  ton  tragique  pour  lui  en 
mieux  imposer ,  il  continua  ainsi  : 

Nomme  à  Finstant  les  lieux  où  tu  reçus  le  jour, 

Ou  ta  race  avec  toi  va  périr  sans  retour. 

De  grands  rois  ont  senti  cette  lourde  massue , 

Et  ma  main  dans  ses  coups  ne  s'est  jamais  déçue  ; 

Tremble  de  réprouver  encore  à  tes  dépens. 

Quel  murmure  confus  entends-je  entre  tes  dents? 

Parle,  et  ne  me  tiens  pas  plus  long-temps  en  attente  : 

Quels  climats  ont  produit  cette  tête  branlante? 

Jadis,  dans  l'Hespérie,  au  triple  Géryon, 

J* allai  porter  la  guerre,  et,  par  occasion, 

'  On  sait  combien  cet  imbécile  avoit  peu  de  considération  dans 
sa  maison  :  à  peine  le  maître  du  monde  avoit-il  un  valet  qui  lui 
daignât  obéir.  Il  est  étonnant  que  Sénèque  ait  osé  dire  tout  cela , 
lui  qui  étoit  si  courtisan  ;  mais  Âgrippine  avoit  besoin  de  lui,  et  il 
le  savoit  bien. 


DE   l'aPOCOLOKINTOSIS.  j-j^ 

De  ses  nobles  troupeaux,  ravis  dans  son  étable, 

Ramenai  dans  Argos  le  trophée  honorable. 

En  route,  aux  pieds  d  un  mont  doré  par  Torient, 

Je  vis  se  réunir  dans  un  séjour  riant 

Le  rapide  courant  de  l'impétueux  Rhône 

Et  le  cours  incerMÛn  de  la  paisible  Saône  : 

Est-ce  là  le  pays  où  tu  reçus  le  jour? 

Hercule,  en  parlant  de  la  sorte,  affectoit  plus  d'in- 
trépidité qu  il  n'en  avoit  dans  Tanie ,  et  ne  laissoit  pas 
de  craindre  la  main  d'un  fou.  Mais  Claude,  lui  voyant 
Tair  d'un  homme  résolu  qui  n'entendoit  pas  raillerie, 
jugea  qu'il  n'étoit  pas  là  comme  à  Rome,  où  nul  n'o- 
soit  s'égaler  à  lui ,  et  que  partout  le  coq  est  maître  sur 
son  fumier.  Il  se  remit  donc  à  grogner;  et  autant 
qu'on  put  l'entendre ,  il  sembla  parler  ainsi  : 

J'espérois ,  ô  le  plus  fort  de  tous  les  dieux  !  que  vous 
me  pi^otégeriez  auprès  des  autres,  et  que,  si  j'avois 
eu  à  me  renommer  de  quelqu'un ,  c'eût  été  de  vous 
qui  me  connoissez  si  bien  :  car,  souvenez-vous-en ,  s'il 
vous  plaît,  quel  autre  que  moi  tenoit  audience  devant 
votre  tanple  durant  les  mois  de  juillet  et  d'août? 
Vous  savez  ce  que  j'ai  souffert  là  de  misères,  jour  et 
nuit  à  la  merci  des  avocats.  Soyez  sûr,  tout  roimste 
que  vous  êtes,  qu'il  vous  a  mieux  valu  purger  les  éta- 
bles  d'Augias  que  d'essuyer  leurs  criaillerîa§;  vous 
avez  avalé  moins  d'ordures  '. 

Or  dîtes-nous  quel  dieu  nous  ferons  de  cet  homme- 
ci.  En  ferons-nous  un  dieu  d'Épicare,  parcequ'il  ne 
se  soucie  de  personne ,  ni  personne  de  lui?  un  dieu 
stoïcien,  qui,  dit  Varron,  ne  pense  ni  n'engendre? 

*  Il  y  a  idi  très  ëTidemment  une  lacune ,  que  je  ne  vois  pourtant 
marquée  dans  aucune  édition.  ,      .      , 


174  TRADUCTION 

N  ayan^  ni  cœur  ni  tête ,  il  semble  assez  propre  à  le 
devenif .  Eh  !  messieurs ,  s'il  eût  demandé  cet  honneur 
à  Saturne  même,  dont,  présidant  à  ses  jeux,  il  fît  du- 
rer le  mois  toute  Tannée,  il  ne  Yeàt  pas  obtenu.  ]U'ob> 
tiendra-t-il  de  Jupiter ,  qu  il  a  condamné  pour  cause 
d'inceste ,  autant  qu'il  étoit  en  lui ,  en  faisant  mourir 
Silanus,  son  gendre?  et  cela,  pourquoi  ?  pîsirceque 
ayant  une  sœur  d'une  humeur  charmante,  et  que  tou( 
le  monde  appeloit  Vénus  ^  il  aima  mieux  l'appeler 
Juncm.  Qdel  si  grand  crime  est-ce  do<ic ,  direz*voos , 
de  fêter  discrètement  sa  sœur?  La  loi  ne  le  permet- 
elle  pas  à  demi  dans  Atibiènes ,  et  dans  l'Egypte  eo 

pleine? ARome...  ..Oh!  àRomet  igoor^^vous 

que  les  rats  mangent  le  fer  ?  Notre  sag^  bouleverse 
tout.  Quant  à  lui ,  j'ignore  ce  qu'il  faisoit  dans  sacham- 
fare;  mais  le  voilà  maintenant  furetant  le  ciel  pour  se 
faire  dieu,  non  content  d'avoir  en  Angleterre  un  tem* 
pie  où  les  barbares  le  servent  comme  tel. 

A  la  fin,  Jupiter  s'avisa  qu'il  falloit  arrêter  les  lon- 
gues disputes ,  et  faire  opiner  chaoun  à  son  ra^g.  Père^ 
conscrits,  dit^il  à  ses  cotlégues^  auiieu  des  interro- 
gatk»is  que  je  vous  avois  permises ,  vous  ne  faitçs  que 
battre  Ja  campagpe  ;  j'entmids  que  la  cour  rqpreiaa»^ 
ses  formes  ordinaires  :  que  penseroil;  de  nous  ce  pas* 
tulant ,  tel  qu'il  soit  ? 

L'ayant  donc  fait  sortir ,  A  alla  aux  voix ,  en  çom- 
saenoant  par  le  père  Janus.  Celui-ci»  >eonsiil  d'un 

'  On  sait  qu'il  étoit  permis  en  Egypte  d*époaser  sa  sœur  de  père 
et  de  mère  ;  et  cela  ëtoit  aussi  permis  à  Athènes ,  mais  pour  la 
MBor  ée  mère  aeidement.  Le  mariiig»  «l'£lpûii^  et  dtt  Giai^^  en 
fournit  un  exemple. 


DE   L'aPOCOLOKINTOSIS.  175 

après-dîner,  désigné  le  premier  juillet,  ne  laissoit  pas 
d'être  homme  à  deux  envers ,  regardant  à-la-fois  devant 
et  derrière.  En  vrai  pilier  de  barreau ,  il  se  mit  à  débi- 
ter fort  dis^rtement  beaucoup  de  belles  choses  que  le 
scribe  ne  put  suivre ,  et  que  je  ne  répéterai  pas  de  peur 
de  prendre  un  mot  .pour  Fautre.  Il  s'étendit  sur  la 
grandeur  des  dieux  ;  soutint  qu'ils  ne  dévoient  pas 
s'associer  des  fequins.  A.utrefois ,  dit-il ,  c'étoit  une 
grande  affaire  que  d'être  fait  dieu  ;  aujourd'hui  ce 
n'est  plus  rien  '.  Vous  n'avez  déjà  rendu  cet  homme* 
d  que  trop  célèbre.  Mais  y  de  peur  qu'on  ne  m'accuse 
d'opiner  sur  la  personne  et  non  sur  la  chose ,  mon 
avis  est  que  désormais  on  ne  déifie  plus  aucun  de 
ceux  qui  broutent  l'herbe  des  champs  ou  qui  vivent 
des  fruits  de  la  terre;  que  si,  malgré  ce  sénatus-con- 
sulte,  quelqu'un  d'eux  s'ingère  à  l'avenir  de  trancher 
du  dieu,  soit  de  fait,  soit  en  peinture,  je  le  dévoue 
âux  Larves  ;  et  j'opine  qu'à  la  première  foire  sa  déité 
Hôçoive  les  étrivières  et  soit  mise  en  vente  avec  les 
nouveaux  esclaves. 

^près  ci4à  vint  le  tour  du  divin  fils  de  Vica-IV>ta , 
désigné  cxmênl  grippe-sou ,  et  qui  gagnoit  sa  vie  à 
grâ^eKiMT,  et  vendre  les  petites  villes.  Hercule,  pas- 
sant donc  à  celui-ci,  lui  toucha  galamment  l'oreille; 
et  il  o^ina  en  ces  termes  :  Attendu  que  le  divin  Claude 
eitdn  sang  du  divin  Auguste  et  du  sang  de  la  divine 
Ltvie  son  aïeule ,  à  laquelle  il  a  méine  confirmé  son 

'  Je  ne  sanrois  me  persuader  qu'il  n  y  ait  pas  encore  une  lacune 
entre  ces  mots,  Olim,  inquit,  magna  res  erqt deum  fieriy  et  ceux-ci, 
Juttnfafna  nimium  fecisti.  Je  n*y  vois  ni  liaison,  ni  transition ,  ni  au- 
cune espèce  de  «entt»,  ii  lèa  lire  ainsi  de  s^ke. 


176  TRADUCTION 

brevet  de  déesse;  qu'il  est  d ailleurs  un  prodige  de 
science,  et  que  le  bien  public  exige  un  adjoint  à  Técot 
de  Romulus;  j'opine  qu'il  soit  dès  ce  jour  créé  et 
proclamé  dieu  en  aussi  bonne  forme  qu'il  s'en  soit 
jamais  fait,  et  que  cet  événement  soit  ajouté  aux  mé- 
tamorphoses d'Ovide. 

Quoiqu'il  y  eût  divers  avis ,  il  paroissoit  que  Claude 
l'emporteroit;  et  Hercule,  qui  sait  battre  le  fer  tandis 
qu'il  est  chaud,  couroit  de  côté  et  d'autre,  criant: 
Messieurs ,  un  pe^  de  faveur  ;  cette  affaire-ci  m'inté- 
resse :  dans  une  autre  occasion  vous  disposerez  aussi 
de  ma  voix  ;  il  faut  bien  qu'une  main  lave  l'autre. 

Alors  le  divin  Auguste  s'étant  levé,  pérora  fort 
pompeusement,  et  dit  :  Pères  conscrits,  je  vous 
prends  à  témoin  que  depuis  que  je  suis  dieu  je  n'ai 
pas  dk  un  seul  mot,  car  je  ne  me  mêle  que  de  mes 
affaires.  Mais  comment  me  taire  en  cette  occasion  ? 
comment  dissimuler  ma  douleur,  que  le  dépit  aigrit 
encore?  C'est  donc  pour  la  gloire  de  ce  misérable  que 
j'ai  rétabli  la  paix  sur  mer  et  sur  terre ,  que  j'ai  étouffé 
les  guerres  civiles ,  que  Rome  est  affermie  par  mes 
lois  et  ornée  par  mes  ouvrages  ?  O  pères  conscrits ,  je 
ne  puis  m'exprimer;  ma  vive  indignation  ne  trouve 
point  de  termes ,  je  ne  puis  que  redire  après  l'éloquent 
Messala  :  L'état  est  perdu  !  cet  imbécile ,  qui  paroit 
ne  pas  savoir  troubler  l'eau ,  tuoit  les  hommes  comme 
des  mouches.  Mais  que  dire  de  tant  d'illustres  vic- 
times? Les  désastres  de  ma  famille  me  laissent-ils  des 
larmes  pour  les  malheurs  publics?  Je  n'ai  que  trop 
â  parler  des  miens .  '  Ce  galant  homme  que  vous  voyez , 

'  Je  n'ai  point  traduit  ces  mots ,    etiamsi  Phùrmea  grœcè  nescit, 


DE   LAPOCOLOKINTOSIS.  177 

* 

protégé  par  n^oa  nom  durant  tant  d'années ,  me  mar* 
qua  sa  recoïmoissance  en  faisant  mourir  Lucius  Sila- 
nu^  un  de  mes  arrière-petits-neveux,  et  deux  Julies 
mes  arrière-petites-niéces,  Tune  par  le  fer,  Tautre 
par  la  faim.  Grand  Jupiter,  si  vous  l'admettez  parmi 
nous ,  à  tort  ou  non ,  ce  sera  sûrement  à  votre  blâme. 
Car,  dis-moi,  je  te  prie ,  ô  divin  Claude  !  pourquoi  tu 
fis  tant  tuer  de  gens  sans  les  entendre,  sans  même 
t'informer  deleuts  crimes.  —  C'étoit  ma  coutume? — 
Ta  coutume?  On  ne  la  connoit  pas  ici.  Jupiter,  qui 
régne  depuis  tant  d années,  a-t-il  jamais  rien  fait  de 
semblable?  Quand  il  estropia  son  fils,  le  tua-t-il? 
Quand  il  pendit  sa  femme,  1  etrangla-t-il ?  Mais  toi, 
n  as-tu  pas  mis  à  mort  Messaline,  dont  j'étois  le  grand- 
oncle  ainsi  que  le  tien'?  Je  Tignore,  dis-tu?  Miséra- 
ble !  ne  sais-tu  pas  qu'il  t'est  plus  bonteux  de  l'ignorer 
que  de  l'avoir  fait  ! 

Enfin  Gaïus  Galigula  s'est  ressuscité  dans  son  suc- 
cesseur. L'un  fait  tuer  son  beau-père  « ,  et  l'autre  son 
gendre  ^<  L'un  défend  qtt'on  donne  au  fils  de  Crassus 
le  surnom  de  grand  ;  l'autre  le  lui  rend  et  lui  fait  cou- 
per la  tété.  Sans  respect  pour  un  sang  illustre,  il  fait 
périr  dans  une  même  maison  Sçribonie,  '^l^ristonie, 

ego  scio.  ENTIKONTONTKHNAIH2  senescit  ou  se  nescity  parceque 
je  n'y  entends  rien  du  tout.  ,  Peut-être  aurois-je  tro,uv^  quelque 
éclaircissement  dans  les  adages  d'Érasme ,  mais  je  ne  suis  pas  à 
portée  de  les  consulter. 

>, .  *  Par  Fadoption  de  Drusus,  Auguste  étoitTaïeul  de  Claude,  mais 
il  étoit  aussi  son  grand-oncle  par  la  jeune  Antonia,  mère  de  ClaucU 
et  nièce  d'Auguste.  ^ 

'  M.  Silauus.  —  '  Pompeius  Magnus. 

XII.  12 


178  TRADUCTION 

Assarion ,  et  même  Crassus  le  grand,  ce  pauvre  Gras- 
sus  si  eomplétement  sot  qu'il  eût  mérité  de  régner. 
Songez,  pères  conscrits,  quel  monstre  ose  aspirera 
siéger  parmi  noue.  Voyez -comment  déifier  une  telle 
igure ,  vil  ouvrage  des  dieux  irrités?  A  quel  culte,  à 
quelle  foi  pourra4-il  prétendre?  qu'il  réponde,  et  je 
me  rends.  Messieurs ,  messieurs ,  si  vous  donnez  la' 
divinité  à  de  telles  gens ,  qui  diable  reconnottra  la 
vôtre?  En  un  mot,  pères  conscrits ,  je  vous  demande, 
pour  prix  de  ma  complaisance  et  de  ma  discrétion , 
de  venger  mes  injures.  Voilà  mes  raisons ,  et  voici 
mon  «vis  : 

Çlomme  ainsi  soit  que  le  divin  Claude  a  tué  son 
beau-père  Appius  Silanus,  ses  deux  gendres,  Pom- 
peius  Magnus  et  Lucianus  Silanus ,  Crassus  beau-père 
de  sa  fille ,  cet  homme  si  sobre  ■  et  en  tout  si  sem- 
blable à  lui,  Scribonie  belle-mère  de  sa  fille,  Mes^- 
Hne  sa  propre  femme ,  et  mille  autres  dont  les  noms 
ne  finiroient  point  ;  j  opine  qu'il  soit  sévèrement  puni , 
qu'on  ne  lui  permette  plus  dé  siéger  en  justice,  qu'en- 
fin banni  sans  retard  il  ait  à  vider  l'CAympe  en  trois 
jours ,  et  le  ciel  en  un  mois. 

Cet  avis  fut  suivi  tout  d'une  voix .  A  l'instant  le  Cyl- 
lénien  ^  lui  tordant  le  cou ,  *le  tire  au  séjour 

lyoù  uni,  âit-on,  ne  retourna  jamais.  ' 

'  Je  n'ai  gnère  besoin^  je  crois,  d'avertir  que  ce  mot  est  pria 
'îÉtnnqaeiiietit.  Soîétooe,  ^rès  avoir  dît  qu'en  tout  temps,  en  tout 
lieii,  Claude  étoit  toujours  prêt  à  manger  et  boire,  ajoute  qu'un 
jour,  ayant  senti  de  son  tribunal  Todeur  du  dîner  des  saliens ,  il 
planta  là  toute  l'audience,  et  courut  se  mettre  à  table  avec  eux. 

'  Mercure. 


DE   L'APOCOLOKINTOSIS.  179 

En  descçndant  par  la  voie  sacrée  ils  trouvent  un 
grand  concours  dont  Mercure  demande  la  cause.  Pa- 
rions ,  dit-il ,  que  c'est  sa  pompe  fuQébre  :  et  en  effet , 
la  beauté  du  convoi ,  où  largent  n  aVbit  pas  été  épar- 
gné ,  annpnçoit  bien  Tenterrçment  d'un  dieu.  Le  bruit 
des  trompettes ,  des  cors,  des  instruments* de  toute 
espèce,  et  surtout  de  la  foule,  étoit  si  grand  que 
Claude  lui-même  pouvoit  Fentendre.  Tout  le  monde 
étoit  dans  Talégresse  ;  le  peuple  romain  marchoit  lé- 
gèrement comme  ayant  secoué  ses  fers.  Agathon  et 
quelques  chicaneurs  pleuroient  tout  bas 'dans  le  fond 
du  cœur.  Les  jurisconsultes ,  maigres ,  exténués  ■ , 
commençoi^nt  à  respirer  et  sembloient  sortir  du  tom- 
I)eau.  Un  d'entre  eux,  voyant  les  avocats  la  tête  basse 
déplorer  leur  perte ,  leur  dit  en  s  approchant  :  Ne  vous 
le  disois-je  pas ,  que  les  saturnales  ne  durel^oient  pas 
toujours? 

Claude  en  voyant  ses  funérailles  comprit  enfin  qu'il 
étoit  mort.  On  lui  beugloit  à  pleine  tête  ce  chant  funè- 
bre en  jolis  vers  heytasyllabes. 

O  cris  !  6  perte  !  6  douWiirt  ! 

De  nos  fanébres  cUoMurs 

Faisons  retentir  la  place  : 

Que  chacun  se  contrefasse  : 

Crions  d*un  commun  acitord,  ' 

Ciel  !  ce  grand  hopime  est  dolie  mort  ! 

n  est  donc  mort  ce  grand  homma  1 

Hélas  !  vous  savez  tons  cemme , 

Sous  la  force  de  son  bras, 

Il  mit  tout  le  im^nà*  à  ba*. 

'  Un  jnge  qui  n'avoit  d'autre  loi  que  sa  volonté  ddnnoit  peu  d'ou- 
vrages à  ces  messieurs-là. 


L 


l8o  TRADUCTION 

Falloit-il  vaiocre  à  la  course  ; 
Falloit-il,  jusque  sous  Fourse, 
Des  Bretons  presque  ignorés , 
Du  Cance  aux  cheveui  doréç 
Mettre  l'orgueil  à  la  chaîne, 
Et  sous  la  hache  romaine 
.Faire  trembler  FOcéan  ; 
Falloit-il  en  moins  d'un  an 
Dompter  le  Parthe  rebelle  ; 
Falloit-il  d*un  bras  fidèle 
Bander  l'arc,  lancer  des  traits 
Sur  des  ennemis  défaits, 
Et  d'une  audace  guerrière 
Blesser  lelilède  au  derrière  ; 
Notre  hotome  étoit  prêt  à  tout. 
De  tout  il  venbit  à  bout. 
Pleurons  ce  nouvel  oracle. 
Ce  grand  prononceur  d'arrêts, 
Ce  Minos  que  par  miracle 
Le  ciel  fol*ma  tout  exprès. 
Ce  phénix  des  beaux  génies 
rTépuisoit  point  les  parties 
En  plaidoyers  superflus; 
Pour  juger  sans  se  méprendre 
Il  lui  suffisoit  d'entendre  ^ 

Une  des  deux  tout  au  plus. 
Quel  autre  toute  l'année 
Voudra  si^er  désormais , 
Et  n'avoir,  dans  la  journée, 
De  plaisir  que  les  procès  ? 
Minos  y*  cédez-lui  la  place  ; 
Déjà  son  ombre  vous  chasse 
Et  va  juger  aux  enfers. 
Pleurez^  avocats  à  vendre  ; 
,        Vos  cabinets  sont  déserts. 

Rimeurs  qu'il  daignok  entendre, 

A  qui  lirez-vous  vos  vers  ? 

Et  vous,  qui  comptiez  d'avance 


DE  LAPOCOLOKINTOSIS.  l8l 

*    Des  comels  et  de  là  chance 
Tirer  un  ample  trésor, 
Pleurez,  brelandier  célèbre, 
Bientôt  un  bûcher  funèbre 
Va  consumer  tout  votre  or. 

Claude  se  délectoît  à  entendre  ses  louanges ,  et  au- 
roit  bien  voulu  s'arrêter  plus  long-temps  ;  mais  le 
héraut  des  dieux ,  lui  mettant  la  main  au  collet  et  lui 
enveloppant  la  tête  de  jieur  quil  ne  fût  reconnu^ 
Teatraina  par  le  champ  de  Mars ,  et  le  fit  descendre 
aux  enfers  entr«  le  Tibrç  et  la  voie  fîouverte. 

Narcisse ,  ayant  coupé  par  un  plus  court  chemin , 
vint  frais ,  sortiant  du  bain ,  au-devant  de  son  maître , 
et  lui  dit  :  Comment  !  les  dieux  chez  les  hommes  ! 
Allons,  allons,  dit  Mercure,  qu'on  se  dépêche  de 
iious  annoncer.  L'autre  voulant  s'amuser  à  cajoler 
son  maître,  il  le  hâta  d'aller  à  coups  de  caducée,  et 
Narcisse  partit  sur4e-champ.  La  pente  est  si  glis- 
sante, et  l'on  descend  si  facilement,  que,  tout  gout- 
teux qu'il  étoit,  il  arrive  en  un  moment  à  la  porte  dea 
enfers.  A  sa  vue ,  le  monstre  aux  cent  têtes  dont  parle 
Horace  s'agite ,  hérisse  ses  horribles  crins  ;  et  Nar- 
cisse ,  accoutiuné  aux  caiesses  de  sa  jolie  levrette 
blanche ,  éprouva  quelque  surprise  à  l'aspect  d'un 
grand  vilain  chien  noir  à  long  poil ,  peu  agréable  à 
rencontrer  dans  l'obscurité.  Il  ne  laissa  pas  pourtant 
de  s'écrier  à  haute  voix  :  Voici  Claude  César.  Aussitôt 
une  foule  s'avance  en  poussant  des  cris  de  joie  et 
chantant , 

.11  vient,  rëjouisftofis-nous. 

Parmi  eux  étoient  Caïus  Silius ,  consul  désigné,  Ju- 


iSa  TRADUCTION 

nius  Praetorius,  Sextius  Trallus,  Helvius  'firoguS, 
Cotta  Tectus ,  Valens ,  Fabius ,  chevaliers  romains 
que  Narcisse  avoit  tous  expédiés.  Au  milieu  de  la 
troupe  chantante  étoit  le  pantomime  Mnester ,  à  qui  sa 
beauté  ayoit  coûté  la  vie.  Bientôt  le  bruit  que  Claude 
arrivoit  parvint  jusqu'à  Messaline  ;  et  Ton  vit  accourir 
les  premiers  au-devant  de  lui  ses  affranchis  Polybe, 
Myron,  Harpocrate^  Amphœus  et  Pheronacte,  quHl 
avoit  enyôyés  devant  pour  préparer  sa  maison.  Sui- 
voient  les  deux  préfets  Justus  Catonius,  et  Bufîis  fils 
dePodapée;  puis  ses  amis  Saturnins  Lucius^  et  Pedo 
Pompeius,  et  Lupus,  et  Celer  Asinius,  consulaires; 
enfin  la  fille  de  son  frère  ,  la  fille  de  sa  sœur ,  soa 
gendre ,  son  beau-père ,  sa  belle-mère ,  et  presque  tous 
ses  parents.  Toute  cette  troupe  accourt  au-devant  de 
Claude,  qui  les  voyant  s'écria  :  Bon  !  je  jtrouve partout 
des  amis  !  Par  quel  hasard  êtes- vous  ici  ? 

Comment,  scélérat!  dit  Pedo  Pompeius,  par  quel 
hasard  ?  et  qui  nous  y  envoya  que  toi-même ,  bourreau 
de  tous  tes  amis?  Viens,  viens  devant  le  juge;  ici  je 
t'en  montrerai  le  chemin.  Il  le  mène  au  tribunal  d'Éa- 
que,  lequel  précisément  se  faisoit  rendre  compte  de 
la  loi  Cornelia  sur  les  meurtriers.  Pedo  fait  inscrire 
son  homme,  et  présente  une  liste  de  trente  sénateurs, 
trois  cent  quinze  chevaliers  romains ,  deux  cent  vingt- 
un  citoyens ,  et  d'autres  en  nombre  infini ,  tous  tués  par 
ses  ordres. 

Claude ,  effrayé ,  tournoit  les  yeux  de  tous  côtés  pour 
chercher  un  défenseur;  mais  aucun  ne  se  présentoit. 
Enfin,  P.  Petronius,  sou  ancien  oo^pvive  et  beau  par- 
leur comme  lui ,  reqiût  v£Ûnem^[it  d'être  admis  à  le 


DE  l'apocolo&intosis.  i83 

défendre,  Pedo  Taccrnseà  grands  cris,  Pétrone  tâche 
de  répondre  ;  mais  le  juste  Éaque  le  iait  taire ,  et ,  après 
avoir -entendu  seulement  Tune  des  parties,  condamne 
Taccusé  en  disant  : 

M  est  traite  ààméae  fl  traita  let  atitrës.  ' 

A  ces  mots  il  se  fit  un  grand  silence.  Tout  le  monde , 
étonné  de  cette  étrange  forme,  lasoutenoit  sans  exeih- 
ple;  mais  Claude  la  trouva  plus  inique  que  nouvelle. 
On  disputa  long-temps  sur  la  peine  qui  lui  seroitltn- 
pôséé'.  Quelques  uns  disoient  qu'il  fdlloit  fkirë  un 
échange;  que  Tantale  mourroit  de  soif  s  il  n'étoit  se- 
couru ;  qu'Ixion  avoit  besoin  d  enrayer ,  et  Sisyphe  de 
reprendre  haleine  :  mais  comme  relâcher  un  vétéran , 
c'eût  été  laisser  à  Claude  Tespoir  d^obtenir  un  jour  la 
même  grâce ,  on  aima  mieux  imaginer  quelque  nou- 
veau supplice  qui,  Tassujettisant  à  lin  vain  travail, 
irritât  incessamment  sa  cupidité  par  une  espérance 
illusoire.  JÉaque  ordonna  donc  qu'il  jouât  aux  dés 
avec  un  cornet  percé,  et  d'abord  on  le  vit  se  tour- 
menter inutilement  à  courir  après  ses  dés  : 

Car  à  peine  agitant  le  mobile  cornet 

Aox  dés  prêts  à  partir  il  demande  sonnet ,  * 

Que,  malgré  tous  ses  soins ,  entre  ses  doigts  avides , 

Du  cornet  défoncé,  panier  des  Danaïdes, 

n  sent  couler  les  dés  ;  ils  tombent,  et  souvent 

Sur  la  table,  entraîné  par  ses  gestes  rapides, 

Son  bras  avec  effort  jette  un  cornet  de  vent. 

Ainsi  pour  terrasser  son  adroit  adyersaire  ' 

Sur  Tarène  un  atbléte,  enflammé  de  colère, 

*  Sonnet  est  ici  pour  la  rime  ;  il  faut  sonnet. 

*  J*ai  pris  la  liberté  de  substituer  cette  comparaison  à  celle  de 
Sisyphe,  employée  par  Sénéque,  et  trop  rebattue  depuis  cet  auteur. 


1 84         TRADUCTION  DE  L'APOCOLOKINTOSIS. 

Da  ceste  qu*il  ëléve  ^père  le  frapper  ; 
L'autre  gauchit,  esquive,  a  le  temps  dVchapper; 
Et  le  coup,  frappant  l'air  avec  toute  sa  force, 
Au  bras  qui  Ta  porté  donne  une  rude  entorse. 

Là-dessus,  Galigula  paroissant  tout-à-cou[^  se  mit 
à  le  réclamer  comme  son  esclave.  Il  produisoit  des 
témoins  qui  Tavoient  vu  le  charger  de  soufflets  et  d'é- 
trivières.  Aussitôt  il  lui  fut  adjugé  par  Éaque;  et  Gali- 
gula  le  donna  àMénandre  son  affranchi,  pour  en  faire 
un  de  ses  gens. 


\ 


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TRADUCTION 

DE  L'ODE  DE  JEAN  PUTHOD,* 

Sur  le  mariage  de  Gharl^s-Emiiaruel,  roi  de  Sardaigne  et  dac  de 
Savoie,  avec  la  princesse  Elisabeth  de  LonaAiKE. 


Muse ,  vous  exigez  de  moi  que  je  consacre  au  roi  de 
nouveaux  chants  ;  inspirez-moi  donc  des  vers  di^es 
d'un  si  grand  monarque. 

Le  terrible  dieu  des  combats  avoit  semé  la  discorde 
entre  les  peuples  de  l'Europe  :  toute  Tltalie  retentis- 
soit  du  bruit  des  armes ,  pendant  que  la  triste  paix 
entendoit  du  fond  d'un  antre  obscur  les  tumultes  fu- 
rieux excités  par  les  humains ,  et  voyoit  les  campagnes 
inondées  de  nouveaux  flots'  de  sang.  Elle  distingue  de 

*  Il  nous  a  paru  inutile  d'imprimer  le  texte  latin  ou  italien  pour 
les  morceaux  traduits  de. Tacite,  de  Sénéque  et  du  Tasse  qui  font 
partie  de  ce  volume ,  parceque  ces  auteurs  sont  entre  les  mains  de 
tout  le  monde.  Le  méme^  motif  n'existant  pas  pour  Tode  latine  de 
J.  Puthod,  nous  avons  cru  convenable  d'en  joindre  ici  le  texte  à 
la  traduction. 


In  nuptias  Gaboli  EaiMAlruEUS  invictissimi  Sardiniœ  régis  y  ducis 
SahaudicSy  etc.,   et   reginœ  aiigustissimes  Elisabeth^e^ a  Lotha- 

RIRGIA. 

Ergè  nunc  vatem ,  mea  mtua ,  régi 
Plectra  jnsaisti  nova  dedicare  ?  ^ 

Ergè  da  magnum  cdebrare  digno 
Carminé  regem. 


l86  TRADUCTION 

loin  un  héros  enflammé  par  sa  valeur  ;  c  est  Charles 
qu'elle  reconnott,  chargé  de  glorieuses  dépouilles.  La 
déesse  Faborde  en  soupirant,  et  tâche  de  le  fléchir  par 
ses  larmes. 

Prince,  lui  dit-elle,  quels  charmes  trouvez-vous 
dans  ITiorreur  du  carnage?  Épargnez  des  ennemis 
vaincus  ;  épargnez-vous  vous-même ,  et  n'exposez 
plus  votre  tête  sacrée  à  de  si  grands  périls  ;  le  cruel 
Mars  vous  a  trop  long-temps  occupé.  Vous  êtes  char- 
gé d'une  ample  moisson  de  palmes;  il  est  temps  dé- 
sormais que  la  paix  ait  part  à  vos  soins,  et  que  vous 
livriez  votre  cœur  à  des  sentiments  phis  doux.  Pour  le 
prix  de  cette  paix ,  les  dieux  vous  ont  destiné  une  jeune 
et  divine  princesse  du  sang  des  rois,  illustre  par  tant 
de  héros  que  Fauguste  maison  de  Lorraine  a  produits , 
et  qu'elle  compte  parmi  ses  ancêtres.  Un  si  digne  pré- 
sent est  la  récompense  de  vos  vertus  royales ,  de  votre 

loter  Earopie  populos  fvroretn 
'  Impiusbelli  Deus.excitârat; 
Omnit  armoratii  tft-epitu  firemdl>«t 
Itala  teUtts. 

Intérim  caeco  -latitans  sufo  antro 
Mœsta  pax  diros  hominum  tnmuHa» 
Audit,  undantesque  ^idet  recenti 
Sanguine  camposi 

Gémit  heroem  procuraestuantem  ; 
Garolum  «gnoacit  «tppliis  onuttun  ; 
^  Diva  suspirans  adit»  atque  menteui 
Flectere  tentât. 

Te  quid  armorum  juvat ,  inquit,  Uorvor." 
Parce  jam  yictis ,  tibi  pa^rce,  prinotpt; 
Ne  caput  sacrum  per  aperta  beUi 
Milte  pericla. 


DE  l'ode  de  JEAN   PUTHOD.  187 

amour  pour  Yéqa^té,  de  la  sainteté  de  vos  moeurs,  et 
de  cette  douce  humanité  si  natureUeà  votre  ame  pure. 

Le  monarque  acquiesce  aux  exhortations  des  dieux. 
Hâtez-vous ,  généreuse  princesse  ;  ne  vous  laissez  point 
retarder  par  les  larmes  d'une  sœur  et  d'une  mère  affli- 
gées. Que  ces  monts  Couverts  de  neige,  dont  le  som- 
iQ,et  se  perd  dans  les  cieux ,  ne  vous  effraient  point  : 
leurs  cimes  ^levées  s'abaisseront  pour  favoriser  votre 
passage. 

Voyez  avec  quel  cortège  brillant  marche  cette  char- 
mante épouse  ;  les  grâces  environnent  son  char ,  et 
son  visage  modeste  est  fait  pour  plaire. 

Cependant  le  roi  écoute  avec  empressement  tous 
les  éloges  que  répand  la  renommée.  Il  part,  accompa- 
gné d'une  cour  pompeuse.  Il  vole  emporté  par  l'im- 

Te  diù  Mavors  feras  occupavit, 
Teque  palmarum  «eges  ampla  diiat  ; 
NuDc  plus  pacem  cole ,  midores 
CoDcipe  sensus. 

Ecce  divinam  tuper  pueUam , 
Praemium  pacis ,  tibi  destinârnnt 
Sangninem  reguo» ,  Lotharaeqae  claraiu 

■Stemmate  gentis.  v 

Scilicet  tantum  neruére  hhiwis 
Regiae  dotes ,  amor  nims  attpd , 
Sanctitas  moram  ,  pieiaa<{ae  east» 
Hospita  mentis. 

Parait  princeps  moDitic  deoraiB. 
Ergè  festina,  0n»«rosa  wgo, 
Nec  soror,  nec  te  lacrymis  roorciui 
Anxia  m.iter. 


i 


188  TRADUCTION 

patience  de  son  amour.  Tel  que  Téclatant  Phœbuâ  ef- 
face dans  le  ciel ,  par  la  vivacité  de  ses  rayons ,  la  lu- 
mière,des  autres  astres  ;  ainsi  brille  cet  auguste  prince 
au  milieu  de  tous  ses  courtisans. 

Charles .  généreux  sang  des  héros ,  quels  accords 
assez  sublimes ,  quels  vers  assez  majestueux  pourrai- 
je  employer  pour  chanter  dignement  les  vertus  diela 
grande  ame  et  Tintrépidité  de  ta  valeur  ?  Ce  sera ,  grand 
prince,  en  méditant  sur  les  hauts  Êdts  de  tes  magna^ 
nimes  aïeux  que  leur  vertu  a  consacrés  :  car  tu  cours 
à  la  gloire  par  le  même  chemin  qu^ils  ont  pris  poiu*  y 
parvenir. 

Soit  que  tu  remportes  de  la  guerre  les  plus  glo- 
rieux trophées ,  ou  qu  en  paix  tu  cultives  les  beaux- 
arts,  mille  monuments  illustres  témoignent  la  gran- 
deur de  ton  régne. 

Moatium  nec  te  niye  candidorum 
Terreat  sargens  super  astra  moles  ; 
Se  tibi  sensim  juga  cclsa  prono 
CulmÏDe  sistent. 

Cerois  ?  ô  quanta  speciosa  poinpâ 
Ambulat  !  currum  teneri  lepores 
Ambiunt,  sponsae  sedet  et  modesto 
Gratia  vultu. 

Rex  ut  attenta  bibit  anre  famam  ! 
Splendidâ  latè  comitatus  aolâ, 
Ecce  confestim  yolat  inquieto 
Raptus  amore. 

Qualis  in  cœlo  radiis  çoruscans 
Vulgus  astroruin  tenebris  recondît 
Phœbus ,  augnsto  micat  fnter  ouines 
Lumine  princeps. 


DE   l'ode  de   JEAN   PUTHOD.  189 

Atois  redoublez  vos  chants  d'alégresse;  je  vois  arri- 
ver cette  reine  divine  que  le  ciel  accorde  à  nos  vœux. 
Elle  vient  ;  c'est  elle  qui  a  ramené  de  doux  loisirs 
parmi  Jes  peuples»  A  son  abord  Thiver  fuit;  toutes  les 
routes  se  parent  d'une  hçrbe  tendre;  les  champs  bril- 
lent de  verdure  et  se  couvrent  de  fleurs.  Aussitôt  les 
maîtres  et  les  serviteurs  quittent  leur  labourage ,  et 
accourent  pleins  de  joie.  Royale  épouse,  les  cœurs 
volent  de  toutes  parts  au-devant  de  vous. 

Vbyez  comment,  au  milieu  des  torrents  d*une 
flamme  bruyante ,  le  feu  prend  toutes  sortes  défigu- 
res ;  voyez  "fuir  la  nuit  ;  voyez  cette  pluie  d  astres  qui 
semblent  se  détacher  du  ciel. 

Le  bruit  se  fait  entendre  dans  les  montagnes,  et 
passe  bien  loin  au-dessus  de  leurs  cimes  massives  ;  les 

Gan>le ,  herojim  generose  sanguis , 
Qaà  lyrâ  vel  qno  satis  ore'  possim 
Mentis  excelsœ  titulos  et  ingens 
Dicere  pectus. 

Nempè  magnorum  meditans  avoram 
Facu,  qnos  virlus  stta  consecravit. 
Âne  quâ  cœlum  mernére ,  cœlum 
Scandefe  tendis. 

Clara  seu  bello  referas  trophaea , 
Seu  colas  artes  placidos  quietas, 
Mille  te  monstrant  monumenta  magnum 
Inclyta  regem. 

Venit,  ô  !  festos  geminate  plausus; 
Venit  optanti  data  diya  terrae, 
,  Blandâ  qu»  tandem  populis  reyexit 
Otia,  yenit. 


I 


] 


1 90      TRADUCTION  DE  L'ODE  DE  JEAN  PUTHOD. 

sapins  d'alentour  étonnés  en  frémissent,  et  les  échos 
des  Alpes  en  redoublent  le  retentissement. 

Vivez,  bon  roi;  parcourez  la  plus  longue  carrière. 
Vivez  de  même,  digne  épouse.  Que  votre  postérité 
vive  éternellement,  et  donne  ses  lois  à  la  Savoie. 

Hujiu  «dTentu,  Ai^iente  bnuttâ, 
Omnis  aprili  yia  ridet  berbâ; 
Floribus  spirant ,  viridique  lucent 
Gramiae  campi. 

Protinùs  pagis  benè  feriatif 

'EMOQt  laeti  proceret ,  coloni  ; 

Obviàm  passim  tibi  corda  currunt ,     '  « 

Regia  conjax. 

'     '      '  •  -      • 

Aspicis?  Crebrà  crépitante  flammâ, 

Ignis  ut  canctas  simulât  figuras , 

Ut  fugat  Doctem ,  riguis  ut  aetber 

Depluit  astris. 

Audinnt  colles,  et  opaca  longé 
Colla  sobmittunt ,  trepidaeqne  circùm 
Gontremunt  pions ,  iteratque  voces 
Alpibus  EcbQ. 

Vive  ter  centam ,  bone  rex,  per  annos; 
%c  tbpri  consors  bona^  yive;  vestrum 
Vivat  aeterniim  genus ,  et  Sabaudis 
Imperet  anris. 

Offèrebat  régi,  etç, 
JoBANNEB  ^UTBOiif  canonicusRupensis. 


OLINDE 

ET  SOPHRONIE, 

ÉPISODE 

Tir^  én' second  chant  de  la  JéRUtALm  niiiviiii,  da  Tassk. 


Tandis  cpie  le  tyran  se  prépare  à  la  guerre,  Isméue 
un  jour  se  présente  à  lui  ;  Isméne ,  qui  de  dessous 
la  tombe  peut  faire  sortir  un  corps  mort ,  et  lui  rendre 
le  sentiment  et  la  parole  ;  Isméne ,  qui  peut,  aj^on 
des  paroles  magiques,  effrayer  Pluton  jusque  "on 
palais;  qui  commande  aux  démons  en  maître,  les  em- 
ploie à  ses  œuvres  impies ,  et  les  enchaîne  ou  délie  à 
son  gré. 

Chrétien  jadis,  aujourd'hui  mahométan,  il  na  pu 
quitter  tout-à-fait  ses  anciens  rites,  et,  les  pro&nant 
à  de  criminels  usages ,  mêle  et  confond  ainsi  les  deu:x 
lois  qu^il  connoit  mal.  Maintenant,  du  fond  des  an- 
tres où  il  exerce  ses  arts  ténébreux,  il  vient  à  son  sei- 
gneur  dans  le  danger  public  :  à  mauvais  roi ,  pire  con- 
seiller. 

Sire,  dit-il ,  la  formidable  et  victorieuse  armée  arrive. 
Mais  nous ,  rempUssons  nos  devoirs  ;  le  ciel  et  la  terre 
seconderont  notre  couragç.  Doué  de  toutes  les  quali- 
tés d'un  'capitaine  et  d'un  roi ,  vous  avez  de  loin  tout 


192  OLINDE 

prévu,  vous  avez  pourvu  à  tout;  et,  si  chacun  s'ac- 
quitte ainsi  de  sa  charge ,  cette  terre  sera  le  tombeau 
de  vos  ennemis. 

Quant  à  moi,  je  viens  dt  mon  côté  partager  vos 
périls  et  vos  travaux.  J'y  mettrai  pour  ma  part  les 
conseils,  de  la  vieillesse  et  les  forces  de  Tart  magique. 
Je  contraindrai  les  anges  bannis  du  ciel  à  ccfncourir 
à  mes  soins.  Je  veux  commencer  mes  enchantements 
par  une  opération  dont  il  faut  vous  rendre  compter 

Dans  le  temple  des  chrétiens,  stir  un  autel  sou- 
terrain, est  une  image  de  celle  qu'ils  adorent,  et  que 
leur  peuple  ignorant  fait  la  mère  de  leur  dieu ,  né , 
md^?  et  enseveli.  Le  simulacre ,' devant  lequel  une 
lampe  brûle  sans  cesse,  est  enveloppé  d'un  voil.e ,  et 
entouré  d'un  grand  nombre  de  vœux  suspendus  en 
ordre ,  et  que  les  crédules  dévots  y  portent  de  toutes 
parts. 

Il  s'agit  d'enlever  de  là  cette  effigie ,  et  de  la  trans- 
porter de  vos  propres  mains  dans  votre  mosquée;  là 
j'y  attacherai  un  charme  si  fort ,  qu'elle  sera ,  tant  qu'on 
l'y  gardera,  la  sauvegarde  de  vos  portes  ;  et,  par  l'effet 
d'un  nouveau  mystère ,  vous  conserverez  dans  vos 
murs  un  empire  inexpugnable. 

A  ces  mots,  le  roi  persuadé  co^^t  impatient  à  la 
maison  de  Dieu ,  force  les  prêtres ,  enlève  sans  respect 
le  chaste  simulacre,  et  le  porte  à  ce  temple  impie  où 
un  culte  insensé  ne  fait  qu'irriter  le  ciel.  C'est  là,  c'est 


ET  SOPHRONIE.  igS 

dans  ce  lieu  profane  et  sur  cette  sainte  image ,  que  le 
magicien  murmure  ses  blasphèmes. 

Mais ,  le  matin  du  jour  suivant,  le  gardien  du  tem- 
ple immonde  ne  vit  plus  Timage  où  elle  étoit  la  veille , 
et,  Fayant  cherchée  en  vain  de  tous  côtés,  courut 
avertir  le  roi ,  qui ,  ne  doutant  pas  que  les  chrétiens 
ne  l'eussent  enlevée,  en  fut  transporté  <le  colère. 

Soit  qu  en  effet  ce  fût  un  coup  d'adresse  d'une  main 
pieuse,  ou  un  prodige  du  ciel  indigné  que  Timage  de 
sa  souveraine  soit  prostituée  en  un  Ueu  souillé ,  il  est 
édifiant ,  il  est  juste  de  faire  céder  le  zélé  et  la  piété 
des  hommes ,  et  de  croire  que  le  coup  est  venu  d'en 
haut. 

Le  roi  fit  faire  dans  chaque  égUse  et  dans  chaque 
maison  la  plus  importune  recherche ,  et  décerna  de 
grands  prix  et  de  grandes  peines  à  qui  révéleroit  ou 
recéleroit  le  vol.  Le  magicien  de  son  côté  déploya  sans 
succès  toutes  les  forces  de  son  art  pour  en  découvrir 
l'auteur  :  le  ciel ,  au  mépris  de  ses  enchantements  et 
de  lui ,  tint  l'œuvre  secrète ,  de  quelque  part  qu'elle 
pût  venir. 

Mais  le  tyran ,  furieux  de  se  voir  cacher  le  délit  qu'il 
attribue  toujours  aux  fidèles ,  se  livre  contre  eux  à  la 
plus  ardente  rage.  Oubliant  toute  prudence,  tout  res- 
pect humain,  il  veut,  à  quelque  prix  que  ce  soit ,  as- 
souvir sa  vengeance .  «  Non ,  non ,  s'écrioit-il ,  la  menace 
«  ne  sera  pas  vaine  ;  le  coupable  a  beau  se  cacher,  il 

a  &ut  qu'il  meure  ;  ils  mourront  tous,  et  lui  avec  eux, 
xi|b  i3 


194  OLINDE 

«  Pourvu  qu'il  n'échappe  pas ,  que  le  juste ,  que 
^  «Finnocent  périsse  :  qu importe?  Mais  qu'ai-je  dit? 
«  Tinnocent  !  Nul  ne  Test  ;  et  dans  cette  odieuse  race 
«  en  est-il  un  seul  qui  ne  soit  notre  ennemi?  Oui ,  s'il 
«  en  est  d'exempts  de  ce  délit ,  qu'ils  portent  la  peine 
tt  due  à  tous  pour  leur  haine  ;  que  tous  périssent  ;  l'un 
<r  comme  voleur,  et  les  autres  comme  chrétiens.  Ve- 
«  nez,  mes  loyaux,  apportez  la  flamme  et  le  fer;  tuez 
«  et  brûlez  sans  miséricorde.  » 

C'est  ainsi  qu'il  parle  à  son  peuple.  Le  bruit  de  ce 
danger  parvient  bientôt  aux  chrétiens.  Saisis,  glacés 
d'effroi  par  l'aspect  de  la  mort  prochaine ,  nul  ne  songe 
à  fuir  ni  à  se  défendre  ;  nul  n'ose  tenter  les  excuses  ni 
les  prières.  Timides,  irrésolus,  ils  attendoient  lem* 
destinée ,  quand  ils  virent  arriver  leur  salut  d'où  ils 
l'espéroient  le  moins. 

Parmi  eux  étoit  une  vierge  déjà  nubile,  d'une  ame 
sublime,  d'une  beauté  d'ange,  qu'elle  néglige  ou  dont 
elle  ne  prend  que  les  soins  dont  l'honnêteté  se  pare  ; 
et  ce  qui  ajoute  au  prix  de  ses  charmes,  dans  les  murs 
d'une  étroite  enceinte,  elle  les  soustrait  aux  yeux  et 
aux  vœux  des  amants. 

Mais  est-il  des  murs  que  ne  perce  quelque  rayon 
d'une  beauté  digne  de  briller  aux  yeux  et  d'eniBammer 
les  cœurs?  Amour,  lesouffrirois-tu?  Non;  tu  l'as  révé- 
léf)  9UX  jeunes  désirs  d'un  adolescent.  Ampur,^qui, 
l^tèt  Argus  et  tantôt  aveugle ,  éclaires  les  y^ux  de 
te^  ibnob^au  ou  lç3  voiles  dç  ton  bandwu,  malgré 


ET   SOPHRONIE.  lyS 

tous  les  g^diens  /toutes  les  clôtures ,  jusque  dans  les  . 
plus  chastes  asiles  tu  sus  porter  un  regard  étranger. 

Elle  s'appelle  Sophronie;  Olindeestle  nom  du  jeune 
homme  :  tous  deux  ont  la  même  patrie  et  la  même 
foi.  Comme  il  est  modeste  autant  qu'elle  est  belle,  il 
désire  beaucoup ,  espère  peu ,  ne  demande  rien ,  et  ne 
sait  ou  n'ose  se  découvrir.  Elle,  de  son  côté,  ne  le  voit 
pas,  ou  n  y  pense  pas,  ou  le  dédaigne;  et  le  malheu- 
reux perd  ainsi  ses  soins  ignorés ,  mal  connus ,  ou  mal 
reçus. 

Cependant  on  entend  Thorrible  proclamation ,  et  le 
moment  du  massacre  approche.  Sophronie,  aussi  gé- 
néreuse qu'honnête ,  forme  le  projet  de  sauver  son 
peuple.  Si  sa  modestie  l'arrête,  son  courage  l'anime 
et  triomphe ,  ou  plutôt  ces  deux  vertus  s'accordent  et 
s'illustrent  mutuellement. 

• 

La  jeune  vierge  sort  seule  au  milieu  du  peuple.  Sans 
exposer  ni  cacher  ses  charmes ,  en  marchant  elle  re- 
cueille ses  yeux ,  resserre  son  voile,  et  en  impose  par 
la  réserve  de  son  maintien.  Soit  art  ou  hasard ,  soit  né- 
gligence ou  parure ,  tout  concourt  à  rendre  sa  beauté 
touchante.  Le  ciel,  la  nature,  et  l'amour,  qui  la  favo- 
risent, donnent  à  ses  négligences  1  effet  de  Tart. 

Sans  daigner  voir  les  regards  qu'elle  attire  à  son 

passage ,  et  sans  détourner  les  siens ,  elle  se  présente 

devant  le  Foi ,  ne  tremble  point  en  voyant  sa  colère ,  et 

soutient  avec  fermeté  son  féroce  aspect.  Seigneur,  lui 

dit*elle ,  daignez  suspendre  votre  vengeance  et  con- 

i3. 


196  OLINDE 

.  tenir  votre  peuple.  Je  viens  vous  découvrir  et  vous 
livrer  le  coupable  que  vous  cherchez ,  et  qui  vous  a  si 
fort  offensé. 

A rhonnéte  assurance  de  cet  abord,  à  Téclat  subit 
de  ces  chastes  et  fières  gfraces ,  le  roi ,  confus  et  sub- 
jugué ,  calme  sa  colère  et  adoucit  son  visage  irrité. 
Avec  moins  de  sévérité ,  lui  dans  Tame ,  elle  sur  le 
visage,  il  en  deveuoit  amoureux.  Mais  une  beauté 
revéche  ne  prend  point  un  cœur  farouche,  et  les  dou- 
ces manières  sont  les  amorces  de  Tamour. 

Soit  surprise ,  attrait,  ou  volupté,  plutôt  qu'atten- 
drissement, le  barbare  se  sentit  ému.  Déclare-moi 
tout,  lui  dit-il  ;  voilà  que  J'ordonne  qu'on  épargne  ton 
peuple.  Le  coupable ,  reprit-elle ,  est  devant  vos  yeux  ; 
voilà  la  main  dont  ce  vol  est  l'œuvre.  Ne  cherchez 
personne  autre  ;  c'est  moi  qui  ai  ravi  l'image ,  et  je 
suis  celle  que  vous  devez  pUnir. 

C'est  ainsi  que,  se  dévouant  pour  le  salut  de,  son 
peuple ,  elle  ''détourne  courageusement  le  malheur 
pubUc  sur  elle  seule.  Le  tyran,  quelque  temps  irré- 
solu, ne  se  livre  pas  sitôt  à  sa  furie  accoutumée.  Il 
l'interroge.  Il  faut,  dit-il,  que  tu  me  déclares  qui  t'a 
donné  ce  conseil ,  et  qui  t'a  aidée  à  l'exécuter. 

Jalouse  de  ma  gloire,  je  n'ai  voulu,  répond-elle, 
en  foire  part  à  personne.  Le  projet,  l'exécution,  tout 
vient  de  moi  seule ,  et  seule  j'ai  su  mon  secret.  C'est 
donc  sur  toi  seule,  lui  dit  le  roi,  que  doit  tomber  ma 


ET   SOPHRONIE.  197 

vengeance.  Cela  est  juste,  reprend-elle,  je  dois  subir 
toute  la  peine ,  comme  j'ai  remporté  tout  Thonneur. 

Ici  le  courroux  du  tyran  commence  à  se  rallumer. 
Il  lui  demande  où  elle  a  caché  Timage.  Elle  répond  : 
Je  ne  lai  point  éachée,  je  Tai  brûlée,  et  j'ai  cru  faire 
une  œuvre  louable  de  la  garantir  ainsi  des  outrages 
des  mécréants.  Seigneur ,  est-ce  le  voleur  que  vous 
cherchez  ?  il  est  en  votre  présence.  Est-ce  le  vol?  vous 
ne  le  reverrez  jamais.  * 

Quoique  au  reste  ces  noms  de  voleur  et  de  vol  ne 
conviennent  ni  à  moi  ni  à  ce  que  j'ai  fait,  rien  n'est 
plus  juste  que  de  reprendre  ce  qui  fut  pris  injuste- 
ment. A  ces  mots,  le  tyran  pousse  un  cri  menaçant, 
sa  colère  n'a  plus  de  frein.  Vertu,  beauté,  courage, 
n'espérez  plus  trouver  grâce  devant  lui.  C'est  en  vain 
que,  pour  la  défendre  d'un  barbare  dépit,  l'amour  lui 
fait  un  bouclier  de  ses  charmes. 

On  la  saisit.  Rendu  à  toute  sa  cruauté ,  le  rôi  la 
condamnée  périr  sur  un  bûcher.  Son  voile,  sa  chaste 
mante ,  lui  sont  arrachés  ;  ses  bras  délicats  sont  meur- 
tris de  rudes  chaînes.  Elle  se  tait;  son  ame  forte,  sans 
être  abattue ,  n'est  pas  sans  émotion  ;  et  les  roses  étein- 
tes sur  son  visage  y  laissent  la  candeur  de  l'innocence 
plutôt  que  la  pâleur  de  la  mort. 

Cet  acte  héroïque  aussitôt  se  divulgue.  Déjà  le  peu- 
ple accourt  en  foule.  Olinde  accourt  aussi  tout  alar- 
mé. Le  feit  étoit  sûr,  la  personne  encore  douteuse  :  ce 
pouvoit  être  la  maîtresse  de  son  cœur.  Mais  sitôt  qu'il 


198  OLINDE 

aperçcHt  la  belle  prisonnière  en  cet  état ,  sitôt  qu'il 
voit  les  ministres  de  sa  mort  occupes  à  leur  dur  office, 
il  s'élance ,  il  heurte  la  foule , 

Et  crie  au  roi  :  Mon ,  non  :  ce  vol  n  est  point  de  son 
fait  ;  c'est  par  folie  qu'elle  s'en  ose  vanter.  Conunent 
une  jeune  fille  sans  expérience  pourroit-elle  exécuter, 
tenter,  concevoir  même  une  pareille  entreprise?  com-^ 
ment  a-t-elle  trompé  les  gardes?  comment  s'y  est-elle 
prise  pour  enlever  la  sainte  image?  Si  elle  l'a  fait, 
qu'elle  s'explique.  C'est  moi,  sire,  qui  ai  fait  le  coup. 
Tel  fut ,  tel  fut  l'amour  dont  même  sans  retour  il  brûla 
pour  elle. 

Il  reprend  ensuite  :  Je  suis  monté  de  nuit  jusqu'à 
l'ouverture  par  où  l'air  et  le  jour  entrent  dans  votre 
mosquée,  et,  tentant  des  routes  presque  inaccessi- 
bles ,  j'y  suis  entré  par  un  passage  étroit.  Que  celle-ci 
cesse  d'usurper  la  peine  qui  m'est  due  :  j'ai  seul  mérité 
l'honneur  de  la  mort;  c'est  à  moi  qu'appartiennent  ces 
chaînes,  ce  bûcher,  ces  flammes;  tout  cela  n'est  des- 
tiné que  pour  moi. 

Sophronie  lève  sur  lui  les  yeux  :  la  douceur ,  la  pitié , 
sont  peintes  dans  ses  regards.  Innocent  infortuné,  lui 
dit-elle,  que  viens-tu  faire  ici?  Quel  conseil  t'y  con- 
duit? quelle  fureur  t'y  traîne?  Crains-tu  que  sans  toi 
mon  ame  ne  puisse  supporter  la  colère  d'un  homme 
irrité?  Non,  pour  une  seule  mort  je  me  suffis  à  moi 
seule ,  et  je  n'ai  pas  besoin  d'exemple  pour  apprendre 
à  la  souffrir. 


ET   SOPUKONIE.  I^ 

Ce  discours  qu'elle  tient  à  son  amant  ne  te  fait  point 
réiraoter  ni  renoncer  à  son  dessein.  IMgne  et  grand 
spectacle  où  Tamour  entre  en  lice  avec  la  vertu  ma- 
gnanime, où  la  mort  est  le  prix  du  vainqueur,  et  Id 
vie  la  peine  du  vaincu!  Mais,  loin  detre  touché  de  ce 
combat  de  constance  et  de  générosité ,  le  roi  s'en  irrite ,. 

Et  s'en  croit  insulté ,  comme  si  ce  mépris  du  sup- 
plice retomboit  sur  lui.  Croyons-en ,  dit-il ,  à  tous  deux  ; 
qu'ils  triomphent  l'un  et  l'autre ,  et  partagent  la  palme 
qui  leur  est  due.  Puis  il  feit  signe  aux  sergents ,  et 
dans  l'instant  Olinde  est  dans  les  fers.  Tous  deux, 
liés  et  adossés  au  même  pieu ,  ne  peuvent  se  voir  en 
fece. 

On  arrange  autour  d'eux  le  bûcher;  et  déjà  l'on 
excite  la  flamme ,  quand  le  jeune  homme ,  éclatant  en 
gémissements ,  dit  à  celle  avec  laquelle  il  est  attaché  : 
C'est  donc  là  le  lien  duquel  j'espérois  m'unir  à  toi 
pour  la  vie  !  C'est  donc  là  ce  feu  dont  nos  cœurs  de- 

voient  brûler  ensemble! 

« 

O  flammes  !  ô  nœuds  qu'un  sort  cruel  nous  des- 
tine !  hélas  !  vous  n'êtes  pas  ceux  que  Tamour  m'avoit 
promis  !  Sort  cruel  qui  nous  sépara  durant  la  vie ,  et 
nous  joint  plus  durement  encore  à  la  mort!  Ah!  puis- 
que tu  dois  la  subir  aussi  funeste,  je  me  console,  en 
la  partageant  avec  toi,  de  t'être  uni  sur  ce  bûchet*, 
n'ayant  pu  Têtreàla  couche  nuptiale.  Je  pleure  ,'m€Ûs 
sur  ta  triste  destinée,  et  non  sur  la  mienne,  puisque 
je  meurs  à  tes  côtés. 


200  OLINDE 

O  que  la  mort  me  sera  douce ,  que  les  tourments  me 
seront  délicieux,  si  j'obtiens  qu'au  dernier  moment, 
tombant  Tun  sur  Tautre ,  nos  bouches  se  joignent  pour 
exhaler  et  recevoir  au  même  instant  nos  derniers 
soupirs!  Il  parle,  et  ses  pleurs  étouffent  ses  paroles. 
Elle  le  tance  avec  dbuceur ,  et  le  remontre  en  ces  ter- 
mes: 

Ami ,  le  moment  où  nous  sommes  exige  d'autres 
soins  et  d'autres  regrets.  Ah  !  pense ,  pense  à  tes  fautes 
et  au  digne  prix  que  Dieu  promet  aux  fidèles  :  souffre 
en  son  nom,  les  tourments  te  seront  doux.  Aspire 
avec  joie  au  séjour  céleste  :  vois  le  ciel  connue  il  est 
beau;  vois  le  soleil,  dont  il  semble  que  l'aspect  riant 
nous  appelle  et  nous  console. 

A  ces  mots,  tout  le  peuple  païen  éclate  en  sanglots , 
tandis  que  le  fidèle  ose  à  peine  gémir  à  plus  ba^se 
voix.  Le  roi  même,  le  roi  sent  au  fond  de  son  ame 
dure  je  ne  sais  quelle  émotion  prêté  à  l'attendrir  : 
mais,  en  la  pressentant,  il  s'indigne,  s'y  refuse,  dé- 
tourne les  yeux,  et  part  sans  vouloir  se  laisser  fléchir. 
Toi  seule ,  ô  Sophronie  !  n'accoinpagnea  point  le  deuil 
général;  et,  quand  tout  pleure  sur  toi,  toi  seule  ne 
pleures  pas. 

En  ce  péril  pressant  survient  un  guerrier,  ou  pa- 
.  roissant  tel ,  d'une  haute  et  belle  apparence ,  dont  l'ar- 
mure et  l'habillement  étranger  annonçoient  qu'il  ve- 
noitde  loin  :  le  tigre ,  fameuse  enseigne  qui  couvre  son 
casque,  attira  tous  les  yeux,  et  fit  juger  avec  raison 
que  c'étoitClorinde. 


ET   SOPHRONIE.  20I 

Dès  Fâge  le  plus  tendre  die  méprisa  les  migniîrdi- 
ses  de  son  sexe  :  jamais  ses  courageuses  mains  ne  dai- 
gnèrent toucher  le  fuseau,  Faiguille,  et  les  travaux 
d'Araclmé;  elle  ne  voulut  ni  s  amollir  par  des  vête- 
ments délicats ,  ni  s'environner  timidement  de  clôtu- 
res. Dans  les  camps  même ,  la  vraie  honnêteté  se  fait 
respecter,  et  partout  sa  force  et  sa  vertu  fut  sa  sauve- 
garde :  elle  arma  de  fierté  son  visage ,  et  se  plut  à  le 
rendre  sévère  ;  mais  il  charme ,  tout  sévère  qu'il  est. 

D'une  main  encore  enfantine  elle  apprit  à  gouver- 
ner le  mors  d'un  coursier ,  à  manier  la  pique  et  l'épée  ; 
elle  endurcit  son  corps  sur  l'arène ,  se  rendit  légère  à 
la  course;  sur  les  rochers,  à  travers  les  bois,  suivit  à 
la  piste  les  bêtes  féroces;  se  fit  guerrière  enfin,  et, 
après  avoir  fait  la  guerre  en  homme  aux  lions  dans 
les  forêts ,  combattit  en  lion  dans  les  camps  parmi  les 
hommes. 

Elle  venoit  des  contrées  persanes  pour  résister  de 
toute  sa  force  aux  chrétiens  :  ce  n'étoit  pas  la  première 
fois  qu'ils  éprouvoient  son  courage;  souvent  elle  avoit 
dispersé  leurs  membres  sur  la  poussière  et  rougi  les 
eaux  de  leur  sang.  L'appareil  de  mort  qu'elle  aper- 
çoit en  arrivant  la  frappe  :  elle  pousse  son  cheval,  et 
veut  savoir  quel  crime  attire  un  tel  châtiment. 

La  foule  s'écarte;  et  Oorinde,  en  considérant  de 
près  les  deux  victimes  attachées  ensemble ,  remarque 
le  silence  de  l'une  et  les  gémissements  de  l'autre.  Le 
sexe  le  plus  foible  montre  en  cette  occasion  plus  de 


202  OLINDË 

fernleté;  et,  tandis  qu'OImde  pleure  de  pitié  plutôt 
que  de  crainte,  Sophronie  se  tait,  et,  les  yeux  fixés 
vers  le  ciel ,  semble  avoir  déjà  quitté  le  séjour  ter- 
restre. 

Clorinde,  encore  plus  touchée  du  tranquille  silence 
de  Tune  que  des  douloureuses  plaintes  de  Feutre,  s'at- 
tendrit sur  leur  sort  jusqu'aux  larmes  ;  puis,  se  tour- 
nant vers  un  vieillard  qu'elle  aperçut  auprès  d'elle  : 
Dites-moi,  je  vous  prie,  lui  demanda-t-elle ,  qui  sont 
ces  jeunes  gens,  et  pour  quel  crime  ou  par  quel  mal- 
heur ils  souffrent  un  pareil  supplice. 

Le  vieillard  en  peu  de  mots  ayant  pleinement  satis- 
{aât  à  sa  demande,  elle  fut  frappée  d'étonnement,  et, 
jugeant  bien  que  tous  deux  étoient  innocents,  elle  ré- 
solut, autant  que  le  pourroient  sa  prière  ou  ses  armes; 
de  les  garantir  de  la  mort.  Elle  s'approche ,  en  faisant 
retirer  la  flamme  prête  à  les  atteindre  :  elle  parle  ainsi 
à  ceux  qui  Fattisoient  : 

Qu'aucun  de  vous  n'ait  l'audace  de  poursuivre  cette 
cruelle  œuvre  jusqu'à  ce  que  j'aie  parle  au  roi  :  je  vous 
promets  qu'il  ne  vous  saura  pas  mauvais  gré  de  ce  re- 
tard. Frappés  de  son  air  grand  et  noble,  les  sergents 
obéirent  :  alors  elle  s'achemin»  vers  le  roi ,  et  le  ren- 
contra qui'vénoit  au-devatit  d'elle. 

Seigneur ,  lui  dit-elle  ^  je  suis  Giorinde  ;  vous  m'avez 
peut-être  ouï  nommer  quelquefois.  Je  viens  m'offrir 
pour  défendre  avec  vous  la  foi  commune  et  votre 


ET   S^OPHRONIE.  2o3 

trône  :  ordonnez  ;  soit  en  plaine  campagne  ou  dans 
lenceinte  des  murs ,  quelque  emploi  qu'il  vous  plaise 
m  assigner,  je  Taccepte ,  sans  craindre  les  plus  péril- 
leux ni  dédaigner  les  plus  humbles. 

Quel  pays ,  lui  répond  le  roi ,  est  si  loin  de  F  Asie  et 
de  la  route  du  soleil ,  où  l'illustre  pom  de  Clorinde 
ne  vole  pas  sur  les  ailes  de  la  gloire?  Non ,  vaillante 
guerrière,  avec  vous  je  n'ai  plus  ni  doute  ni  crainte; 
et  j'aurois  moins  de  cionfiance  en  une  armée  entière 
venue  à  mon  secours  qu'en  votre  seule  assistance. 

Oh  !  que  Godefroi  n'arrive-t-il  à  l'instant  même  !  Il 
vient  trop  lentement  à  mon  gré.  Vous  me  demandez 
ua  emploi?  Les  entreprises  difficiles  et  grandes  sont 
les  seules  dignes  de  vous;  commandez  à  nos  guer- 
riers ;  je  vous  nomme  leur  général.  La  modeste  Clo- 
rinde lui  rend  grâce ,  et  reprend  ensuite  : 

C'est  une  chose  bien  nouvelle  sans  doute  que  le  sa- 
laire précède  les  services  ;  mais  ma  confiance  en  vos 
bontés  me  fait  demander,  pour  prix  de  ceux  que  j'as- 
pire à  vous  rendre,  la  grâce  de  ces  deux  condamnés. 
Je  les  demande  en  pur  don ,  sans  examiner  si  le  crime 
est  bien  avéré ,  si  le  châtiment  n  est  point  trop  sévère , 
et  sans  m'arrêter  aux  signes  sur  lesquels  je  préjuge 
leur  innocence. 

Je  dirai  seulement  que,  quoiqu'on  accuse  ici  les 
chrétiens  d'avoir  enlevé  l'image,  j'ai  quelque  raison 
de  penser  autrement  :  cette  œuvre  du  magicien  fut 
une  pro&nation  de.  notre  loi ,  qui  n'admet  point  d'i- 


1 


2o4  OLINDE   ET   SOPHRONIE. 

doles  dans  nos  temples ,  et  inoins  encore  celles  des 
dieux  étrangers. 

C'est  donc  a  Mahomet  que  j'aime  à  rapporter  le 
miracle  ;  et  sans  doute  il  la  fait  pour  nous  apprendre 
à  ne  pas  souiller  ses  temples  par  d'autres  cultes. 
Qulsméne  fasse  à  son  gré  ses  enchantements,  lui 
dont  les  exploits  sont  des  maléfices  :  pour  nous  guer- 
riers ,  manions  le  glaive  ;  c^est  là  notre  défense ,  et 
nous  ne  devons  espérer  qu'en  lui. 

Elle  se  tait;  et,  quoique  l'ame  colère  du  roi  ne 
s'apaise  pas  sans  peine ,  il  voulut  néanmoins  lui  com- 
plaire ,  plutôt  fléchi  par  sa  prière  et  par  la  raison  d'é- 
tat que  par  la  pitié.  Qu'ils  aient ,  dit-il ,  la  vie  et  la 
liberté  :  un  tel  intercesseur  peut-il  éprouver  des  re- 
fus ?  Soit  pardon ,  soit  justice ,  innocents  je  les  absous , 
coupables  je  leur  fais  grâce. 

Ils  furent  ainsi  délivrés ,  et  là  fut  couronné  le  sort 
vraiment  aventureux  de  l'amant  de  Sophronie.  Eh! 
comment  refuseroit-elle  de  vivre  avec  celui  qui  vou- 
lut mourir  pour  elle?  Du  bûcher  ils  vont  à  la. noce; 
d'amant  dédaigné ,  de  patient  même ,  il  devient  heu- 
reux époux  ;^  et  montre  ainsi  dans  un  mémorable 
exemple  que  les  preuves  d'un  amour  véritable  ne 
laissent  point  insensible  un  cœur  généreux. 


LE  LEVITE 

D'ÉPHRAIM- 


CHANT  PREMIER. 


Sainte  colère  de  la  vertu ,  viens  animer  ma  voix  :  je 
dirai  les  crimes  de  Benjamin  et  les  vengeances  d'Is- 
raël ;  je  dirai  des  forfaits  inouïs,  et  des  châtiments  en- 
core plus  terribles.  Mortels ,  respectez  la  beauté ,  les 
mœurs ,  l'hospitalité  :  soyez  justes  sans  cruauté ,  misé- 
ricordieux sans  foiblesse;  et  sachez  pardonner  au  cou- 
pable plutôt  que  de  punir  Tinnocent. 

O  vous ,  hommes  débonnaires ,  ennemis  de  toute 
inhumanité  ;  vous  qui ,  de  peur  d'envisager  les  crimes 
de  vos  frères ,  aimez  mieux  les  laisser  impunis ,  quel 
tableau  viens-je  offrir  à  vos  yeux!  Le  corps  d'une 
femme  coupé  par  pièces;  ses  membres  déchirés  et 
palpitants  envoyés  aux  douze  tribus  ;  tout  le  peuple,  i 
ssusi  d'horreur,  élevant  jusqu'au  ciel  une  clameur 
unanime ,  et  s'écriant  de  concert  :  Non ,  jamais  rien  de 
pareil  ne  s'est  fait  en  Israël  depuis  le  jour  oti  nos  pères 
sortirent  d'Egypte  jusqu'à  ce  jour.  Peuple  saint,  ras- 
semble-toi :  prononce  sur  cet  acte  horrible ,  et  décerne 
le  prix  qu'il  a  mérité.  A  de  tels  forfaits ,  celui  qui  dé- 
tourne ses  regards  est  un  lâche ,  un  déserteur  de  la  j  us- 

*  Voyez  dans  la  Bible  les  chapitres  19,   20  et  21  du  Livre  des 
Juges. 


2o6  LE    LÉVITE   D'ÉPHRAÏM. 

tice  ;  la  véritable  humanité  les  envisage  pour  les  con- 
noître ,  pour  les  juger,  pour  les  détester.  Osons  entrer 
dans  ces  détails,  et  remontons  à  la  source  des  guerres 
civiles  qui  firent  périr  une  des  tribus ,  et  coûtèrent  tant 
de  sang  aux  autres.  Benjamin ,  triste  enfant  de  douleur, 
qui  donnas  la  mort  à  ta  mère ,  c'est  de  ton  sein  qu'est 
sorti  le  crime  qui  t'a  perdu  ;  c'est  ta  race  impie  qui  put 
le  commettre ,  et  qui  devoit  trop  l'expier. 

Dans  les  jours  de  liberté ,  où  iiul  ne  régnoit  sur  le 
peuple  du  Seigneur ,  il  fut  un  temps  de  licence  où 
chacun,  sans  reconnoître  ni  magistrat  ni  juge^  étoit 
seul  son  propre  maître  et  faisoit  tout  ce  qui  lui  sem- 
bloit  bon.  Israël,  alors  épars  dans  les  champs,  avoit 
peu  de  grandes  villes ,  et  la  simplicité  de  ses  mœurs 
rendoit  superflu  l'empire  des  lois.  Mais  tous  les  cœurs 
n'étoient  pas  également  purs ,  et  les  méchants  trou- 
voient  l'impunité  du  vice  dans  la  sécurité  de  la  vertu. 
Durant  un  de  ces  courts  intervalles  de  calme  et 
d'égalité  qui  restent  dans  l'oubli ,  parceque  nul  n'y 
commande  aux  autres  et  qu'on  n'y  fait  point  de  mal , 
un  lévite  des  monts  d'Éphraïm  vit  dans  Bethléem  une 
jeune  fille  qui  lui  plut.  Il  lui  dit  :  Fille  de  Juda ,  tu  n'es 
pus  de  ma  tribu ,  tu  n'as  point  de  frère ,  tu  es  comme 
'  les  filles  de  Salphaad,  et  je  ne  puis  t'épouser  selon  la 
loi  du  Seigneur  ^  Mais  mon  cœur  est  à  toi;  viens 
avec  moi ,  vivons  ensemble  ;  nous  serons  uni^  et  libres; 
tu  feras  mon  bonheur,  et  je  ferai  le  tien.  Le  Lévite 

'  Nombres,  chap.  xxxvi,  v.  8.  Je  sais  que  les  enfants  de  Lëvi 
pouvoient  se  marier  dans  toutes  les  tribus ,  mais  non  dans  le  cas 
Stipposé. 


CHANT    PREMIER.  207 

étoit  jeune  et  beau  ;  la  jeune  fille  sourit  ;  ils  s  unirent , 
puis  il  remmena  dans  ses  montagnes. 

Là ,  coulant  une  douce  vie ,  si  chère  aux  cœurs  ten- 
dres  et  simples ,  il  goûtoit  dans  sa  retraite  les  charmes 
d'un  amour  partagé  ;  là  sur  un  sistre  d'or  fait  pour 
chanter  les  louanges  du  Très-Haut ,  il  chantoit  souvent 
les  charmes  de  sa  jeune  épouse.  Combien  de  fois  les  co- 
teaux du  mont  Hébal  retentirent  de  ses  aimables  chan- 
sons  !  Combien  de  fois  il  la  mena  sous  Tombrage ,  dans 
les  vallons  de  Sichem ,  cueillir  des  roses  champêtres  et 
goûter  le  frais  au  bord  des  ruisseaux  !  Tantôt  il  cher- 
choit  dans  les  creux  des  rochers  des  rayons  d'un  miel 
doré  dont  elle  faisoit  ses  délices  ;  tantôt  dans  le  feuil- 
lage des  oliviers  il  tendoit  aux  oiseaux  des  pièges 
trompeurs,  et  lui  apportoit  une  tourterelle  craintive 
qu'elle  baisoit  en  la  flattant;  puis,  l'enfermant  dans 
son  sein,  elle  tressailloit  d'aise  en  la  sentant  se 
dâ)attre  et  palpiter.  Fille  de  Bethléem ,  lui  disoit-il , 
pourquoi  pleures-tu  toujours  ta  famille  et  ton  pays? 
Les  enfents  d'Éphraïm  n  ont-ils  point  aussi  des  fêtes? 
les  filles  de  la  riante  Sichem  sont-elles  sans  grâce  et 
sans  gaieté?  les  habitants  de  l'antique  Atharot  man- 
quent-ils de  force  et  d'adresse?  Viens  voir  leurs  jeux 
et  les  embellir.  Donne-moi  des  plaisirs  ;  ô  ma  bien- 
aimée  !  en  est-il  pour  moi  d'autres  que  les  tiens? 

Toutefois  la  jeune  fille  s'ennuya  du  Lévite ,  peut-être 
parcequ'il  ne  lui  laissoit  rien  à  désirer.  Elle  se  dérobe 
et  s'enfuit  vers  son  père,  vers  sa  tendre  mère,  vers 
ses  folâtres  sœurs.  Elle  y  croit  retrouver  les  plaisirs 
innocents  de  son  enfieipce ,  comme  si  elle  y  portoit  le 
méfiM  âge  et  1^  même  cœuk*. 


2o8  LE   LÉVITE   d'ÉPHRAÏM. 

liais  le  Lévite  abandonné  ne  pouvoit  oublier  sa  vo- 
hige  épouse.  Tout  lui  rappeloit  dans  sa  solitude  les 
jours  heureux  qu'il  avoit  passés  auprès  d'elle ,  leurs 
jeux ,  leurs  plaisirs ,  leurs  querelles ,  et  leurs  tendres 
raccommodements.  Soit  que  le  soleil  levant  dorât  la 
cime  des  montagnes  de  Gelboé ,  soit  qu'au  soir  un  vent 
de  mer  vint  rafraîchir  leurs  roches  brûlantes,  il  erroit 
en  soupirant  dans  les  lieux  qu'avoit  aimés  Tinfidéle  ; 
et  la  nuit,  seul  dans  sa  couche  nuptiale,  il  abreuvoit 
son  chevet  de  ses  pleurs. 

Après  avoir  flotté  quatre  mois  entre  le  regret  et  le 
dépit,  comme  un  enfant  chassé  du  jeu  par  les  autres 
feint  n'en  vouloir  plus  en  brûlant  de  s'y  remettre ,  puis 
enfin  demande  eu  pleurant  d'y  rentrer ,  le  Lévite ,  en- 
traîné par  son  amour ,  prend  sa  monture  ;  et ,  suivi  de 
son  serviteur  avec  deux  ânes  d'Épha  chargés  de  ses 
provisions  et  de  dons  pour  les  parents  de  la  jeune  fille , 
il  retourne  à  Bethléem  pour  se  réconcilier  avec  elle , 
et  tacher  de  la  ramener. 

La  jeune  femme,  l'apercevant  de  loin,  tressaille, 
court  au-devant  de  lui ,  et ,  l'accueillant  avec  caresses , 
l'introduit  dans  la  maison  de  son  père ,  lequel  appre- 
nant son  arrivée  accourt  aussi  plein  de  joie,  Tem- 
brasse ,  le  reçoit ,  lui ,  son  serviteur ,  son  équipage ,  et 
s'empresse  à  le  bien  traiter.  Mais  le  Lévite  ayant  le 
cœur  serré  ne  pouvoit  parler;  néanmoins,  ému  par  le 
bon  accueil  de  la  famille ,  il  leva  les  yeux  sur  sa  jeune 
épouse,  et  lui  dit:  Fille  d'Israël,  pourquoi  me  fuis- 
tu?  quel  mal  t'ai-je  fait?  La  jeune  fille  se  mit  à  pleurer 
en  se  couvrant  le  visage.  Puis  il  dit  au  père  :  Rendez- 
moi  ma  compagne  ;    rendez-la-moi    pour   l'amour 


CHANT   PREMIER.  209^ 

d'elle;  pourquoi  vivroit-elle  seule  et  délaissée?  Quel 
autre  que  moi  peut  honorer  comme  sa  femme  celle 
que  j  ai  reçue  vierge? 

Le  père  regarda  sa  fille,  et  la  fille  avoit  le  cœur  at- 
tendri du  retour  de  son  mari.  Le  père  dit  donc  à  son 
gendre  :  Mon  fils ,  donnez-moi  trois  jours  ;  passons 
ces  trois  jours  dans  la  joie,  et  le  quatrième  jour,  vous 
et  ma  fille  partirez  en  paix.  Le  Lévite  resta  donc  troîs 
jours  avec  son  beau-père  et  toute  sa  famille,  man- 
geant et  buvant  familièrement  avec  eux  :  et  la  nuit  dû 
quatrième  jour,  se  levant  avant  le  soleil,  il  voulut 
partir.  Mais  son  beau-père,  Farrétant  par  la  main,  lui 
dit  ;  Quoi  !  voulez-vous  partir  à  jeun?  Venez  fortifier 
votre  estomac,  et  puis  vous  partirez.  Us  se  mirent 
donc  à  table  ;  et,  après  avoir  mangé  et  bu ,  le  père  lui 
dit  :  Mon  fils ,  je  vous  supplie  de  vous  réjouir  avec  nous 
encore  aujourd'hui.  Toutefois  le  Lévite  se  levant  voii- 
loit  partir;  il  croyoit  ravir  à  Tamour  le^ temps  qu'il 
passoit  loin  de  sa  retraite,  livré  à  d'autres  qu'à  sa 
bien-aimée.  Mais  le  père ,  ne  pouvant  se  résoudre  à 
s'en  séparer ,  engagea  sa  fille  d'obtenir  encore  cette 
journée  ;  et  la  fille ,  caressant  son  mari ,  le  fit  rester 
jusqu'au  lendemain. 

Dès  le  matin ,  comme  il  étoit  prêt  à  partir ,  il  fut 

encore  arrêté  par  son  beau-père,  qui  le  força  de  se 

mettre  à  table  en  attendant  le  grand  jour;  et  le  temps 

s'éçouloit  sans  qu'ils  s'en  aperçussent.  Alors  le  jeune 

homme  s'étam;  levé  pour  partir  avec  sa  femme  et  son 

serviteur,  et  ayant  préparé  toute  chose  :  0  mon  fils, 

lui  dit  le  père,  vous  voyez  que  le  jour  s'avance  et  que 

le  soleil  est  sur  son  déclin  :  ne  vous  mettez  pas  si 
XII.  i4 


2IO  LE   LÉVITE   DÉPBRAÏM. 

tard  en  route;  de  grâce,  réjouissez  mon  cœur  encore 
le  reste  de  cette  journée;  demain  dès  le  point  du  jour 
vous  partirez  sans  retard.  Et,  en  disant  ainsi,  le  boa 
vieillard  étoit  tout  saisi  ;  ses  yeux  paternels  se  rem- 
plissoient  de  larmes.  Mais  le  Lévite  ne  se  rendit  point , 
et  voulut  partir  à  Finstant. 

Que  de  regrets  coûta  cette  séparation  funeste  î  Que 
de  touchants  adieux  furent  dits  et  reconunencés  !  Que 
de  pleurs  les  sœurs  de  la  jeune  fille  versèrent  sur  son 
visage  !  Combien  de  fois  elles  la  reprirent  tour-à-tour 
dans  leurs  bras  !  Combien  de  fois  sa  mère  éplorée,  en 
la  serrant  derechef  dans  les  siens,  sentit  les  douleurs 
d'une  nouvelle  séparation!  Mais  son  père,  en  l'em- 
brassant, ne  pleuroit  pas  :  ses  muettes  étreintes 
étoient  mornes  et  convulsives;  des  soupirs  tranchants 
soulevoient  sa  poitrine.  Hélas  ?  il  seœbloit  prévoir 
rhorrible  sort  de  l'infortunée.  Oh  !  s'il  eût  su  qu'elle 
ne  reverroit  jamais  l'aurore;  s'il  eût  su  que  ce  jour 
étoit  le  dernier  de  ses  jours!...  Ils  partent  enfin, 
suivis  des  tendres  bénédictions  de  toute  leur  famille , 
et  de  vœux  qui  méritoient  d'être  exaucés.  Heureuse 
femille,  qui,  dans  l'union  la  plus  pure,  coule  au  sein 
de  l'amitié  ses  paisibles  jours ,  et  semble  n'avoir  qu'un 
oœur  à  tous  ses  membres  1  O  innocence  des  mœurs , 
douceur  d'ame,  antique  simplicité,  que  vous  êtes 
aimables  !  Comment  la  brutalité  du  vice  a-t-elle  pu 
trouver  place  au  milieu  de  vous?  Comment  les  fureurs 
de  la  barbarie  n'ont-elles  pas  respecté  vos  plaisirs  ? 


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CH4NT  SECOND.  21  I 


CHANT  SECOND. 

Le  jeune  Lévite  suivoit  s^  route  avec  sa  femme , 
scMi  serviteur  et  sou  bagage,  transporté  de  jqie  de  ra;- 
mener  Famie  de  son  cœur,  et  inquiet  du  soleil  et  de  )a 
||oussière,  comme  une  mère  qui  ramène  so«  enfant 
chez  la  nourrice  et  craint  pour  lui  les  injures  de  Fair. 

iDéjà  rôn  déiCouvroit  la  ville  de  Jébus  à  ^aain  droite , 
et  ses  murs ,  aussi  vieux  que  les  siècles ,  leur  ofiFroient 

'  im  asile  aux  approches  de  la  nuit.  Le  serviteur  dit 
donc  à  son  maître  :  Vous  voyez  le  joinr  prêt  k  finir; 
avant  que  les  ténèbres  nous  sjurprennent ,  entrons 
dans  la  ville  des  Jébuséens ,  nous  y  chercherons  un 
asile;  et  demain,  poursuivant  notrç  voyage,  nous 
pQiuTons  arriver  à  Géba. 

A  Diemie  plaise,  dit  le  Lévite,  que  je  loge  chez  un 
peuple  infidèle ,  et  q^'un  Cananéen  donne  le  couvert  au 
ministre  du  Seigneur  I  non  :  mais  allons  jusques  à  * 
Qabaa  chercher  TbospitaUté  chez  nos  frères.  Us  lais* 
sèrent  donc  Jérusalem  derrière  eux;  ils  arrivèrent 
Qffès  le  coucher  du  soleil  à  la  hauteur  àfi  Gabaa,  qui 
est  de  la  tribu  de  Benjamin.  Ils  se  détournèrent  pour 
y  passer  la  nuit  :  et  y  étant  entrés  ils  allèrent  s'asseoir 
4^QS  la  place  publique  ;  mais  nul  ne  leur  offrit  un 
^ile ,  et  ils  demeuroient  à  découvert. 

Hoitames  de  nos  jours ,  ne  calomniez  pas  les  mours 
de  vos  pères.  Ces  premiers  temps,  il  est  vrai ,  n  abour 
doient  pas  comme  If^  y4u*çs  ^q  commodités  de  la  vie; 

d^  viLs  métaux  ny  s:ufEsoi<3qt  pas  à  t^ut  :  mais 

14. 


(     ■ 


212  LE   LÉVITE   d'ÉPHRAÏM. 

* 

rhomme  avoit  des  entrailles  qui  faisoient  le  reste; 
rhospitalité  n'étoit  pas  à  vendre,  et  Ton  n'y  trafi- 
quoit  pas  des  vertus.  Les  fils  de  Jémini  n'étoient  pas 
les  seuls ,  sans  doute ,  dont  les  cœurs  de  fer  fussent 
endurcis;  mais  cette  dureté  n'étoit  pas  commune.  Par- 
tout avec  la  patience  on  trouvoit  des  frères;  le  voya- 
geur dépourvu  de  tout  ne  manquoit  de  rien. 

Après  avoir  attendu  long-temps  inutilement,  le 
Lévite  allôit  détacher  son  bagage  pour  en  foire  à  la 
jeune  fille  un  lit  moins  dur  que  la  terre  nue,  quand  iP 
aperçut  un  homme  vieux  revenant  sur  le  tard  de  ses 
champs  et  de  ses  travaux  rustiques.  Cet  homme  étoit 
comme  lui  des  monts  d'Éphrsum,  et  il  étoit  venu 
s'établir  autrefois  dans  cette  ville  parmi  les  enfonts 
de  Benjamin. 

Le  vieillard ,  élevant  les  yeux ,  vit  un  homme  et  une 
femme  assise  au  milieu  de  la  place,  avec  un  serviteur, 
des  bêtes  de  somme,   et  du  bagage.   Alors,   s  ap- 
prochant,  il  dit  au  Lévite  :  Étranger ,  d'où  étes-vous? 
'  et  oîi  allez-vous?  Lequel  lui  répondit  :  Nous  venons 
de  Bethléem ,  ville  de  Juda  ;  nous  retournons  dans 
notre  demeure  sur  le  penchant  du  mont  d'Éphraïm , 
d'où  nous  étions  venus  :  et  maintenant  nous  cher- 
chions l'hospice  du  Seigneur;  mais  nul  n'a  voulu  nous 
loger.  Nous  avons  du  grain  pour  nos  animaux ,  du 
pain,  du  vin  pour  moi,  pour  votre  servante,  et  pour 
le  garçon  qui  nous  suit;  nous  avons  tout  ce  qui  nous 
est  nécessaire,  il  nous  manque  seulement  le  couvert. 
Le  vieillard  lui  répondit  :  Paix  vous  soit,  mon  frère  l 
vous  ne  resterez  point  dans  la  place  :  si  quelque  chose 
vous  manque,  que  le  crime  en  soit  sur  moi.  Ensuite 


CHANT   SECOND.  2i3 

il  les  mena  dans  sa  maison ,  fit  décharger  lem*  équi- 
page, garnir  le  râteliel*  pour  leurs  bêtes;  et  ayant  fait 
laver  les  pieds  à  ses  hôtes ,  il  leur  fit  un  festin  de  pa- 
triarches ,  simple  et  sans  faste ,  mais  abondant. 

Tandis  qu'ils  étoient  à  table  avec  leur  hôte  et  sa 
fille  " ,  promise  à  un  jeune  homme  du  pays,  et  que, 
dans  la  gaieté  d'un  repa^  offert  avec  joie,  ils  se  délas- 
soient  agréablement,  les  hommes  de  cette  ville, 
enfimts  de  Bélial ,  sans  joug,  sans  frein ,  sans  retenue , 
et  bravant  le  ciel  comme  le&  Gyclopes  du  mont  Etna^ 
vinrent  environner  la  maison ,  frappant  rudement  à 
la  porte ,  et  criant  au  vieillard  d'un  ton  menaçant  : 
Livre-nous  ce  jeune  étranger  que  sans  congé  tu  reçois 
dans  nos  murs  ;  que  sa  beauté  nous  paie  le  prix  de 
cet  asile  ,'et  qu'il  expie  ta  témérité.  Car  ils  avoient  vu 
le  Lévite  sur  la  place ,  et ,  par  un  reste  de  respect 
pour  le  plus  sacré  de  tous  les  droits,  n'avoient  pas 
voulu  le  loger  dans  leurs  maisons  pour  lui  faire  vio- 
lence^ mais  ils  avœent  comploté  de  revenir  le  sur- 
prendre au  milieu  de  la  nuit  ;  et  ayant  su  que  le  vieil- 
lard lui  avoit  donné  retraite,  ils  accouroient  sans 
justice  et  sans  honte  pour  l'arraqher  de  sa  maison. 

Le  vieillard,  entendant  ces  forcenés,  se  trouble, 
s'effraie ,  et  dit  au  Lévite  :  Nous  sommes  perdus  :  ces 
méchants  ne  sont  pas  des  gens  que  la  raison  ramène , 
et  qui  reviennent  jamais  de  ce  qu'ils  ont  résolu. 
Toutefois  il  sort  au-devant  d'eux  pour  tâcher  de  les 
fléchir.  Il  se  prosterne,  et ,  levant  au  ciel  ses  mains 

'  DaDs  l'usage  antique,  les  femmes  de  la  maison  ne  se  mettoient 
pas  à  table  avec  leurs  hôtes^quand  c'étoient  des  hommes  ;  mais  lors- 
qu'il y^voit  des  femmes ,  elles  s'y  mettoient  avec  elles . 


il4  LE   LÉVITE   DÉPHRAÏM. 

pures  de  toute  rapine ,  il  leur  dit  :  O  mes  frères  !  quels 
discours  avez-vous  prononcés!  Ah!  ne  faites  pas  ce 
mal  deyant  le  Seigneur  ;  n  outragez  pas  ainsi  la  nature , 
ne  violez  pas  la  sainte  hospitalité.  Mais  voyant  qu  ils  * 
ne  Técoutoient  point,  et  que,  prêts  à  le  maltraiter  lui- 
même  ,  ils  alloient  forcer  la  maison ,  le  vieillard ,  au 
désespoir,  prit  à  Imstant  son  parti;  et,  faisant  signe 
de  la  main  pour  se  faire  entendre  au  milieu  du  tu- 
multe, il  reprit  d'une  voix  plus  forte  :  Non,  moi  vi- 
vant, un  tel  forfait  ne  déshonorera  point  mon  hôte  et 
ne  souillera  point  ma  maison  :  mais  écoutez,  hommes 
cruels ,  les  supplications  d'un  malheureux  père.  J'ai 
une  fille,  encore  vierge,  promise  à  lun  d'entre  vous; 
je  vais  l'amener  pour  vous  être  iiiimolée ,  mais  seu- 
lement que  vos  mains  sacrilèges  s'abstiennent  de  tou- 
cher au  Lévite  du  Seigneur.  Alors ,  sans  attendre  lemr 
réponse,  il  court  chercher  sa  fille  pour  racheter  son 
hôte  aux  dépens  de  son  propre  sang. 

Mais  le  Lévite,  que  jusqu'à  cet  instant  la  terreur 
r^endoit  immobile ,  se  réveillant  à  ce  déplorable  as- 
pect, prévientle  généreux  vieillard,  s'élance  au-devant 
de  lui,  le  force  à  rentrer  avec  sa  fille,  et  prenant  lui- 
même  sa  compagne  bien-aimée  sans  lui  dire  un  seul 
mot,  sans  lever  les  yeux  sur  elle,  Tentraine  jusqu^à  la 
porte,  et  la  livre  à  ces  maudits.  Aussitôt  ils  entourent 
la  jeune  fille  à  demi  morte ,  la  saisissent ,  se  l'arracheàt 
sans  pitié;  tels  dans  leur  brutale  furie  qu'au  pied  des 
Alpes  glacées  un  troupeau  de  loups  affamés  surprend 
une  foible  génisse ,  se  jette  sur  elle  et  la  déchire ,  au 
retour  de  l'abreuvoir.  O  misérables  !  qui  détruisez  vo- 
tre espèce  par  les  plaisirs  destinés  à  la  reproduire , 


CHANT   SECOND.  2l5 

comment  cette  beauté  mourante  ne  glace-t-elle  point 
vos  féroces  désirs?  Voyez  ses  yeux  déjà  fermés  à  la 
lumière ,  ses  traits  effacés ,  son  visage  éteint;  la  pâleur 
de  la  mort  a  couvert  ses  joues ,  les  violettes  livides  en 
ont  chassé  les  roses;  elle  n'a  plus  de  voix  pour  gémir; 
ses  mains  n  ont  plus  de  force  pour  repousser  vos  ou- 
trages. Hélas!  elle  est  déjà  morte!  Barbares,  indignes 
du  nom  d'hommes,  vos  hurlements  ressemblent  aux 
cris  de  Thorrible  hyène,  et  comme  die  vous  dévorez 
les  cadavres. 

Les  approches  du  jour  qui  rechasse  les  bétes  fanm* 
ches  dans  leurs  tanières  ayant  dispersé  ces  brigands , 
l'infortunée  use  le  reste  de  sa  force  à  se  traîner  jus- 
qu'au logis  du  vieillard;  elle  tombe  à  la  porte  la  face 
contre  terre  et  les  bras  étendus  sur  le  seuiL  Cepen- 
dant, après  avoir  passé  la  nuit  à  remplir  la  maison  de 
son  hôte  d'imprécations  et  de  pleurs ,  le  Lévite  prêta 
sortir  ouvre  la  porte  et  trouve  dans  cet  état  celle  qu'il 
a  tant  aimée.  Quel  spectacle  pour  son  cœur  déchiré  l" 
Il  élève  un  cri  plaintif  vers  le  ciel  vengeur  du  crime  ; 
puis ,  adressant  la  parole  à  la  jeune  fille  :  Lève-toi ,  lui 
dit-il,  fuyons  la  malédiction  qui  couvre  cette  terre: 
viens,  ô  ma  compagne  !  je  suis  cause  de  ta  perte,  je 
serai  ta  consolation  ;  périsse  l'honune  injuste  et  vil  qui 
jamais  te  reprochera  ta  misère  !  tu  m'es  plus  respec- 
table qu'avant  nos  malheurs.  La  jeune  fille  ne  répond 
point  :  il  se  trouble;  son  cœur  saisi  d'effi*oi  commence 
à  craindre  de  plus  grands  maux  ;  il  l'appelle  derechef» 
il  la  regarde,  il  la  touche;  elle  n'étoit  plus.  O  fille  trop 
aimable  et  trop  aimée  !  c'est  donc  pour  cela  que  je  t'ai 
tirée  de  la  maison  de  ton  père  !  Voilà  dOnc  le  sort  que 


2l6  LE   LÉVITE   d'ÉPHRAÏM. 

te  préparoit  mon  amour!  Il  acheva  ces  mots  prêt  à  la 
suivre,  et  ne  lui  survéquit  que  pour  la  venger. 

Dès  cet  instant ,  occupé  du  seul  projet  dont  son  ame 
étoit  remplie ,  il  fut  sourd  à  tout  autre  sentiment  ;  Ta- 
mour,  les  regrets,  la  pitié,  tout  en  lui  se  change  en 
fureur;  l'aspect  même  de  ce  corps,  qui  devroit  le 
faire  fondre  en  larmes ,  ne  lui  arrache  plus  ni  plaintes 
ni  pleurs  :  il  le  contemple  d'un  œil  sec  et  sombre  ;  il 
n'y  voit  plus  qu'un  objet  de  rage  et  de  désespoir.  Aidé 
de  son  serviteur,  il  le  charge  sur  sa  monture  et  l'em- 
porte dans  sa  maison.  Là,  sans  hésiter,  sans  trembler, 
le  barbare  ose  couper  ce  corps  en  douze  pièces  ;  d'une 
main  ferme  et  sûre  il  frappe  sans  crainte ,  il  coupe  la 
chair  et  les  os ,  il  sépare  la  tête  et  les  membres  ;  et  après 
avoir  fait  aux  tribus  ces  envois  effroyables  il  les  pré- 
cède à  Maspha,  déchire  ses  vêtements,  couvre  sa  tête 
de  cendres,  se  prosterne  à  mesure  qu'ils  arrivent,  et 
réclame  à  grands  cris  la  justice  du  Dieu  d'Israël. 


CHANT  TROISIÈME. 

Cependant  vous  eussiez  vu  tout  le  peuple  de  Dieu 
s'émouvoir ,  s'assembler ,  sortir  de  ses  demeures ,  ac- 
courir de  toutes  les  tribus  à  Maspha  devant  le  Sei- 
gneur, comme  un  nombreux  essaim  d'abeilles  se  ras-  . 
semble  en  bourdonnant  autour  de  leur  roi.  Ils  vinrent 
tous,  ils  vinrent  de  toutes  parts,  de  tous  les  cantons, 
tous  d'accord  comme  un  seul  homme,  depuis  Dan 
jusqu'à  Bersabée,  et  depuis  Galaad  jusqu'à  Maspha. 

Alors  le  Lévite  s'étant  présenté  dans  un  appareil 


J 


CHANT   TROISIÈME.  217 

lugubre  9  fîit  interrogé  par  les  anciens  devant  rassem- 
blée sur  le  meurtre  de  la  jeune  fille,  et  il  leur  parla 
ainsi  :  «  Je  suis  entré  dans  Gabaa ,  ville  de  Benjamin , 
«  avec  ma  femme  pour  y  passer  la  nuit;  et  les  gen^  du 
«  pays  ont  entouré  la  maison  où  j'étois  logé,  voulant 
«  m'outrager  et  me  faire  périr.  J'ai  été  forcé  de  livrer 
«  ma  femme  à  leur  débauche ,  et  elle  est  morte  en  sor  • 
«  tant  de  leurs  mains.  Alors  j'ai  pris  son  corps,  je  Fai 
«  mis  en  pièces,  et  je  vous  les  ai  envoyées  à  chacun 
«  dans  vos  limites.  Peuple  du  Seigneur ,  j'ai  dit  la  vé- 
«  rite  ;  £sdtes  ce  qui  vous  semblera  juste  devant  le  Très- 
«Haut.  » 

A  rinstant  il  s'éleva  dans  tout  Israël  un  seul  cri , 
mais  éclatant,  mais  unanime  :  Que  le  sang  de  la  jeune 
fénmie  retombe  sur  ses  meurtriers.  Vive  l'Éternel! 
nous  ne  rentrerons  point  dans  nos  demeures ,  et  nul 
de  nous  ne  retournera  sôus  son  toit,  que  Gabaa  ne 
soit  exterminé.  Alors  le  Lévite  s'écria  d'une  voix  forte: 
Béni  soit  Israël  qui  punit  l'infamie  et  venge  le  sang 
innocent!  Fille  de  Bethléem,  je  te  porte  une  bonne 
nouvelle;  ta  mémoire  ne  restera  point  sans  honneur. 
En  disant  ces  mots ,  il  tomba  sur  sa  face  et  mourut. 
Son  corps  fut  honoré  de  funérailles  publiques.  Les 
membres  de  la  jeune  femme  furent  rassemblés  et  mis 
dans  le  même  sépulcre»  jSt  tout  Israël  pleura  sur  eux. 

Les  apprêts  de  la  guerre  qu'on  alloit  entreprendre 
commencèrent  par.  un  serment  solennel  de  mettre  à 
mort  quiconque  négUgeroit  de  s'y  trouver.  Ensuite  on 
fit  le  dénombrement  de  tous  les  Hébreux  portant  ar- 
mes, et  l'on  choisit  dix  de  cent,  cent  de  mille,  et  miUe 
de  dix  mille;  la  dixième  partie  du  peuple  entier,  dont 


2l8     -  LE   LÉVITE  DÉPHRAÏM. 

on  fit  une  armée  de  quarante  mille  hommes  quidevoit 
agir  contre  Gabaa ,  tandis  qu'un  pareil  nombre  étoit 
chargé  des  convois  de  munitions  et  de  vivres  pour 
Fapprovisionnement  de  Farmée.  Ensuite  le  peuple 
vint  à  Silo  devant  l'arche  du  Seigneur,  en  disant: 
Quelle  tribu  commandera  les  autres  contre  les  enfants 
de  Benjamin?  Et  le  Seigneur  répondit  :  C'est  le  sang 
de  Juda  qui  crie  vengeance;  que  Juda  soit  votre  chef. 

Mais 9  avant  de  tirer  le  glaive  contre  leurs  frères, 
ils  envoyèrent  à  la  tribu  de  Benjamin  des  hérauts , 
lesquels  dirent  aux  Benjamites  :  Pourquoi  cette  hor- 
reur se  trouve-t-elle  au  milieu  de  vous?  Livrez-nous 
ceux  qui  l'ont  commise ,  afin  qu'ils  meurent,  et  que  le 
mal  soit  ôté  du  sein  d'Israël. 

Les  farouches  enfants  de  Jémini,  quin'avoientpas 
ignoré  l'assemblée  de  Maspha ,  ni  la  résolution  qu'on 
y  avoit  prise,  s'étant  préparés  de  leur  côté,  crurent 
que  leur  valeur  les  dispensoit  d'être  justes.  Ils  n'écou- 
tèrent point  l'exhortation  de  leurs  frères;  et;  loin  de 
leur  accorder  la  satisfaction  qu'ils  leur  dévoient ,  ils 
sortirent  en  armes  de  toutes  les  villes  de  leur  partage, 
et  accoururent  à  la  défend  de  Gabaa ,  sans  se  laisser 
effrayer  par  le  nombre,  et  résolus  de  combattre  seuls 
••tout  le  peuple  réuni.  L'armée  de  Benjaunin  se  trouva 
de  vingt-cinq  mille  honunes  tirant  l'épée,  outre  les 
habitants  de  Gabaa ,  au  nombre  de  sept  cents  hom- 
mes bien  aguerris  ;  maniant  les  armes  des  deux  mains 
avec  la  même  adreâse ,  et  tous  si  excellents  tireurs  de 
fronde  qu'ils  pou  voient  atteindre  un  cheveu,  sans 
que  la  pierre  déclinât  de  côté  ni  d'autre. 

L'armée  d'Israël  s'étant  assemblée ,  et  ayant  élu  ses 


CHANT   TROISIÈME.  219 

chefs ,  vint  camper  devant  Gabaa,  comptant  emporter 
aisânent  cette  place.  Mais  les  Benjamites ,  étant  sortis 
en  bon  ordre ,  lattaquent,  la  rompent ,  la  poursuivent 
avec  furie ,  la  terreur  les  précède  et  la  mort  les  suit. 
On  voyoit  les  forts  d'Israël  en  déroute  tomber  par 
milliers  sous  leur  épée  ^  et  les  champs  de  Rama  se 
couvrir  de  cadavres  j  comme  les  sables  d'Élath  se  cou- 
vrent-des  nuées  de  sauterelles  qu'un  vent  brûlant  ap- 
porte et  tue  en  un  jour.  Vingt-deux  mille  hommes  de 
larmée  dlsraël  périrent  dans  ce  combat  :  mais  leurs 
frères  ne  se  découragèrent  point;  et  se  fiant  à  leur 
forcée  et  à  leur  grand  nombre  encore  plus  qu'à  la  jus- 
tice de  leur  cause ,  ils  vinrent  le  lendemain  se  ranger 
en  bataille  dans  le  même  lieu. 

Toutefois  y  avant  que  de  risquer  un  nouveau  com* 
bat ,  ils  étoient  montés  la  veille  devant  le  Seigneur ,  et 
pleurant  jusqu'au  soir  en  sa  présence  ils  l'avoient 
consulté  sur  le  sort  de  cette  guerre.  Mais  il  leur  dit: 
Allez ,  et  combattez  ;  votre  devoir  dépend-il  de  l'évé- 
nement? 

Comme  ils  marchoient  donc  vers  Gabaa ,  les  Benja- 
mites firent  une  sortie  par  toutes  les  portes  ;  et  y  tom- 
bant sur  eux  avec  plus  de  foreur  que  la  veille ,  ils  les 
défirent  et  les  poursuivirent  avec  un  tel  adiamement 
que  dix-huit  mille  hommes  de  guerre  périrent  encore 
ce  jour-là  dans  l'armée  d'Israël.  Alors  tout  le  peuple 
vint  derechef  se  prosterner  et  pleurer  devant  le  Sd- 
gneur;  et,  jeûnant  jusqu'au  soir ,  ils  ofirirent  des  obla- 
tions  et  des  sacrifices.  Dieu  d'Abraham ,  disoient-ils  en 
gémissant ,  ton  peuple ,  épargné  tant  de  fois  dans  ta 
juste  colère ,  périra-t-il  pour  vouloir  ôter  le  mal  de 


H20  LE   LÉVITE   D*ÉPHRAÏM. 

son  sein?  Puis,  s'étant  présentés  devant  Farche  re- 
doutable, et  consultant  derechef  le  Seigneur  par  la 
bouche  de  Phinées ,  fils  d'Éléazar ,  ils  lui  dirent  :  Mar- 
cherons-nous encore  contre  nos  frères ,  ou  laisserons- 
notis  en  paix  Benjamin?  La  voix  du  Tout-Puissant 
daigna  leur  répondre  :  Marchez ,  et  ne  vous  fiez  plus 
en  votre  nombre  ,  mais  au  Seigneur ,  qui  donne  et  ôte 
le  courage  comme  il  lui  plaît;  demain  je  livrerai  Ben- 
jamin aitre  vos  mains. 

A  Finstant  ils  sentent  déjà  dans  leurs  cœurs  Teffet 
de  cette  promesse.  Une  valeur  froide  et  sûre,  succé- 
dant à  leur  brutale  impétuosité ,  les  éclaire  et  les  con- 
duit. Ils  s'apprêtent  posément  au  combat ,  et  ne  s  y 
présentent  plus  en  forcenés ,  mais  en  hommes  sages  et 
braves  qui  savent  vaincre  sans  fiireur ,  et  mourir  sans 
dégespoir.  Ils  cachent  des  troupes  derrière  le  coteau 
de  Gabaa,  et  se  rangent  en  bataille  avec  le  reste  de 
leur  armée;  ils  attirent  loin  de  la  ville  les  Benjamites , 
qui ,  sur  leurs  premiers  succès ,  pleins  d'une  confiance 
trompeuse ,  sortent  plutôt  pour  les  tuer  que  pour  les 
combattre;  ils  poursuivent  avec  impétuosité  l'armée 
qui  cède  et  recule  à  dessein  devant  eux  ;  ils  arrivent 
après  elle  jusqu'où  se  joignent  les  chemins  de  Béthel 
et  de  Gabaa ,  et  crient  en  s'animant  au  carnage  :  ils 
tombent  devant  nous  comme  les  premières  fois.  Aveu- 
gles qui ,  dans  l'éblouissement  d'un  vain  succès ,  ne 
voient  pas  l'ange  de  la  vengeance  qui  vole  déjà  sur 
leurs  rangs ,  armé  du  glaive  exterminateur  ! 

Cependant  le  corps  de  troupes  caché  derrière  le  co- 
teau sort  de  son  embuscade  en  bon  ordre  au  nombre 
de  dix  mille  hommes ,  et  s'étendant  autour  de  la  ville , 


CHANT   TROISIÈME.  ,  221 

lattaque ,  la  force ,  en  passe  tous  les  habitants  au  fil  de 
Tépée  ;  puis ,  élevant  une  grande  fumée  y  il  donne  à 
Tarmée  le  signal  convenu ,  tandis  que  le  Benjamite 
acharné  s'excite  à  poursuivre  sa  victoire. 

Mais  les  forts  dlsraël ,  ayant  aperçu  le  signal ,  firent 
face  à  Fennemi  en  Baal-Thamar.  Les.Benjamites ,  sur- 
pris de  voir  les  bataillons  dlsraël  se  former ,  se  déve- 
lopper j  s'étendre ,  fondre  sur  eux ,  commencèrent  à 
perdre  courage;  et,  tournant  le  dos,  ils  virent  avec 
effroi  des  tourbillons  de  fumée  qui  leur  annonçoient  le 
désastre  de  Gabaa.  Alors ,  frappés  de  terreur  à  leur 
tour ,  ils  connurent  que  le  bras  du  Seigneur  les  avoit 
atteints  ;  et ,  fuyant  en  déroute  vers  le  désert ,  ils  furent 
environnés ,  poursuivis ,  tués ,  foulés  aux  pieds ,  tandis 
que  divers  détachements  entrant  dans  les  villes  y  met- 
toient  à  mort  chacun  dans  son  habitation. 

En  ce  jour  de  colère  et  de  meurtre ,  presque  toute 
la  tribu  de  Benjamin ,  au  nombre  de  vingt-six  mille 
hommes ,  périt  sous  Tépée  dlsraël  ;  savoir  dix-huit 
mille  hommes  dans  leur  première  retraite  depuis  Me- 
nuha  jusqu'à  Test  du  coteau ,  cinq  mille  dans  la  dé- 
route vers  le  désert ,  deux  mille  qu'on  atteignit  près  de 
Guidhon ,  et  le  reste  dans  les  places  qui  furent  brûlées , 
et  dont  tous  les  habitants ,  hommes  et  femmes ,  jeunes 
et  vieux ,  grands  et  petits ,  jusqu'aux  bêtes ,  furent  mis 
à  mort ,  sans  qu'on  fit  grâce  à  aucun  ;  en  sorte  que  ce 
beau  pays ,  auparavant  si  vivant ,  si  peuplé ,  si  fertiU , 
et  maintenant  moissonné  par  la  flamme  et  par  le  fer, 
n'offroit  plus  qu'une  affreuse  soUtude  couverte  de  cen- 
dres et  d'ossements. 

Six  cents  hommes  seulement,  dernier  reste  de  cette 


222  LE   LÉVITE   D'ÉPHRAÏM. 

malheureuse  tribu ,  échappèrent  au  glaive  d'Israël ,  et 
se  réfugièrent  au  rocher  de  Bhimmon ,  où  ils  restèrent 
cachés  quatre  mois ,  pleurant  trop  tard  le  forjBedt  de 
leurs  frères  et  la  misère  où  il  les  avoit  réduits. 

Mais  les  tribus  victorieuses ,  voyant  le  sang  qu'elles 
avoient  versé ,  sentirent  la  plaie  qu  elles  s'étoient  faite. 
Le  peuple  vint,  et,  se  rassemblant  devant  la  maison 
du  Dieu  fort,  éleva  un  autel  sur  lequel  il  lui  rendit  ses 
hommages ,  lui  offrant  des  holocaustes  et  des  actions 
de  grâces  ;  puis ,  élevant  sa  voix ,  il  pleura;  il  pleura 
sa  victoire  après  avoir  pleuré  sa  défaite.  Dieu  d'Abra- 
ham, s'écrioient-ils  dans  leur  affliction,  ah!  où  sont 
tes  promesses?  et  comment  ce  mal  est-il  arrivé  à  ton 
peuple,  qu'une  tribu  soit  éteinte  en  Israël?  Malheu- 
reux humains ,  qui  ne  savez  ce  qui  vous  est  bon,  vous 
avez  beau  vouloir  sanctifier  vos  passions ,  elles  vous 
punissent  toujours  des  excès  qu'elles  vous  font  com- 
mettre; et  c'est  en  exauçant  vos  vœux  injustes  que  le 
ciel  vous  les  fait  expier. 


CHANT  QUATRIÈME. 

Après  avoir  gémi  du  mal  qu'ils  avoient  fait  dans  leur 
colère,  les  enfants  d'Israël  y  cherchèrent  quelque  re- 
mède qui  pût  rétablir  en  son  entier  la  race  de  Jac(^ 
mutilée.  Émus  de  compassion  pour  les  six  cents 
hommes  réfugiés  au  rocher  de  Rhimmon,  ils  dirent: 
Que  ferons-nous  pour  conserver  ce  dernier  et  précieux 
reste  d'une  de  nos  tribus  presque  éteinte?  Car  ils 


CHANT   QUATRIÈME.  223 

avoient  juré  par  le  Seigneur  j  disant  :  Si  jamais  aucun 
d'entre  nous  donne  sa  fille  au  fils  d'un  enfent  de 
Jéminiy  etméle  son  sang  au  sang  de  Benjamin...  Alors , 
pour  éluder  un  serment  si  cruel ,  méditant  de  nou> 
veaux  carnages ,  ils  firent  le  dénombrement  de  Tannée 
pour  voir  si ,  malgré  l'engagement  solennel ,  quelqu'un 
d'eux  avoit  manqué  de  s'y  rendre ,  et  il  ne  s'y  trouva 
nul  des  habitants  de  Jabès  de  Galaad.  Cette  branche 
des  enfants  de  Manassès ,  regardant  moins  à  la  pu* 
nitioa  du  crime  qu'à  l'effusion  du  sang  fraternel , 
s'étoit  refusée  à  des  vengeances  plus  atroces  que 
le  forfait ,  sans  considérer  que  le  parjure  et  la  déser- 
tion de  la  cause  commune  sont  pires  que  la  cruauté. 
Hélas  !  la  mort ,  la  mort  barbare  fut  le  prix  de  leur  in- 
juste pitié.  Dix  miHe  hommes  détachés  de  l'armée 
d'Israël  reçurent  et  exécutèrent  cet  ordre  effroyable  : 
Aile?,  exterminez  Jabès  de  Galaad  et  tous  ses  habi- 
tants ,  hommes ,  femmes ,  enfants ,  excepté  les  seules 
filles  viergaSy  que  vous  amènerez  au  camp,  afin 
qu'elles  soient  données  en  mariage  aux  enfants  de 
Benjamin.  Ainsi ,  pour  réparer  la  désolation  de  tant 
de  meurtres ,  ce  peuple  farouche  en  commit  de  plus 
girands  ;  semblable  &!  sa  furie  à  ces  globes  de  fer  lancés 
pornos  machines  embrasées,  lesquels ,  toud)és  à  terre 
après  leur  premier  effet ,  se  relèvent  avec  une  impé- 
t40sité  nouvelle,  et  dans  leurs  bonds  inattendus ,  ren- 
versent et  détruisent  des  rangs  entiers. 

Pendant  cett;e  exécution  funeste ,  Israël  envoya  des 
paroles  de  paix  aux  six  cents  de  Benjamin  réfugiés 
au  rocher  de  Rhimmon  ;  et  ils  revinrent  parmi  leurs 
fi^ères.  Leur  retour  ne  fut  point  un  retour  de  joie  :  ils 


224  LE   LÉVITE  D'ÉPHRAÏM. 

avoient  la  contenance  abattue  et  les  yeux  baisées;  la 
honte  et  le  remords  couvroient  leurs  visages  ;  et  tout 
Israël  consterné  poussa  des  lamentations  en  voyant 
ces  tristes  restes  d'une  de  ses  tribus  bénites ,  de  la- 
quelle Jaoob  avoit  dit  :  «  Benjamin  est  un  loup  dévo- 
«  rant  ;  au  matin  il  déchirera  sa  proie ,  et  lé  soir  il  par- 
«  tagera  le  butin.  »       v 

Après  -que  les  àix  mille  hommes  envoyés  à  Jabès 
furent  de  retour,  et  qu'oii  eut  dénombré  les  filles 
qu'ils  amenoient ,  il  ne  s'en  trouva  que  quatre  cents , 
et  on  les  donna  à  autant  de  Benjamites ,  comme  une 
proie  qu'on  venoit  de  ravir  pour  eux.  Quelles  noces 
pour  de  jeunes  vierges  timides  dont  on  vient  d'égor- 
ger les  frères ,  les  pères ,  les  mères ,  devant  leurs  yeux , 
et  qui  reçoivent  des  liens  d'attachement  et;  d'amour 
par  des  mains  dégouttantes  du  sang  de  leurs  proches  ! 
Sexe  toujours  esclave  ou  tyran ,  que  l'homme  opprimç 
ou  qu'il  adore,,  et  qu'il  ne  peut  pourtant  rendre  heu- 
reux ni  l'être ,  qu'en  le  laissant  égal  à  lui. 

Malgré  ce  terrible  expédient  il  restoit.deux  cents 
hommes  à  pourvoir  ;  et  ce  peuple  cruel  dans  sa  pitié 
même ,  et  à  qui  le  sang  de  ses  frères  coûtoit  si  peu , 
songeoit  peut-être  à  faire  pour  eux  de  nouvelles  veu- 
ves ,  lorsqu'un  vieillard  de  Lébona  parlant  aux  anciens, 
leur  dit:  Hommes  israélites,  écoutez  lavis  d'un  de 
vos  frères.  Quand  vos  mains  se  lasseront-elles  du 
meurtre  des  innocents?  Voici  les  jours  de  la  solennité 
de  l'Éternel  en  Silo.  Dites  ainsi  aux  enfants  de  Benja- 
min  :  Allez ,  et  mettez  des  embûches  aux  vignes  ;  puis 
quand  vous  verrez  que  les  filles  de  Silo  sortiront  pour 
danser  avec  des  flûtes^  alors  vous  les  envelopperez, 


CHANT   QUATRIÈME.  22$ 

et ,  ravissant  chacuu  sa  femme  y  vous  retouroerez  vous 
établir  avec  elles  au  pays  de  Benjamin. 

Et  quand  les  pères  ou  les  frères  des  jeunes  filles 
viaidront  se  plaindre  à  nous,  nous  leur  dirons  :  Ayez 
pitié  d'eux  pour  Tamour  de  nous  et  de  vous-mêmes 
qui  êtes  leurs  frères ,  puisque  n'ayant  pu  les  pourvoir 
après  cette  guerre  et  ne  pouvant  leur  donner  nos 
filles  contre  le  serment,  nous  serons  coupables  de 
leur  perte  si  nous  les  laissons  périr  sans  descendants'. 

Les  enfents  donc  de  Benjamin  firent  ainsi  qu'il  leur 
fut  dit;  et,  lorsque  les  jeunes  filles  sortirent  de  Silo 
pour  danser ,  ils  s'élancèrent  et  les  environnèrent.  Xa 
craintive  troupe  fait ,  se  disperse  ;  la  terreur  succède 
à  leur  innocente  gaieté;  chacune  appelle  à  grands  cris 
ses^compagnes,  et  court  de  toutesses  forces.  Les  ceps 
déchirent  leurs  voiles ,  la  terre  est  jonchée  de  leurs 
parures.  La  course  anime  leur  teint  et  l'ardeur  des  ra- 
visseurs. Jeunes  beautés ,  où  courez-vous?  En  fayant 
l'oppresseur  qui  vous  poursuit,  vous  tombez  dans  des 
bras  qui  vous  enchaînent.  Chacun  ravit  la  sienne,  et , 
s'efForçant  de  l'apaiser ,  l'effraie  encore  plus  par  ses 
caresses  que  par  sa  violence.  Au  tumulte  qui  s'élève , 
aux  cris  qui  se  font  entendre  au  loin  ;  tout  le  peuple 
accourt  :  les  pères  ^t  mères  écartent  la  foule  et  veulent 
dégager  leurs  filles  ;  les  ravisseurs  autorisés  défendent 
leur  proie;  enjSn  les  anciens  font  entendre  leur  voix; 
et  le  peuple ,  ému  de  compassion  pour  les  Benjamites , 
s'intéresse  en  leur  faveur. 

Mais  les  pères ,  indignés  de  l'outrage  fait  à  leurs 

filles,  ne  cessoient  point  leurs  clameurs.  Quoi!  s'é- 

crioient-ils  avec  véhémence ,  des  filles  d'Israël  seront- 
XII.  1 5 


226  LE   LÉVITE    DÉPHRAÏM. 

elles  asservies  et  traitées  en  esclaves  sous  les  yeux 
du  Seigneur?  Benjamin  nous  sera-t-il  comme  le  Moa- 
bite  et  Tlduméen  ?  Où  est  la  liberté  du  peuple  de  Dieu? 
Partagée  entre  la  justice  et  la  pitié ,  FassemUée  pro* 
BOHCe  enfin  que  les  captives  seront  remises  en  liberté 
et  décideront  elles-mêmes  de  leur  sort.  Les  ravisseurs , 
forcés  de  céder  à  ce  jugement ,  les  relâchent  à  regret, 
et  tâchent  de  substituer  à  la  force  des  moyens  plus 
poissants  sur  leurs  jeunes  cœurs.  Aussitôt  elles  s'é- 
ch^^ent  et  fuient  toutes  ensemble;  ils  les  suivent, 
leur  tendent  les  bras ,  et  leur  crient  :  Filles  de  Silo , 
serez-vous  plus  heureuses  avec  d'autres?  Les  restes 
ae  BaEijamin  sont-ils  indignes  de. vous  fléchir?  Maàs 
plusieurs  d'entre  elles ,  déjà  liées  par  des  attachements 
secrets,  palpitoient  d'aise  d'échapper  à  leurs  ravis- 
seurs. Axa ,  la  tendre  Axa  parmi  les  autres,  en  s'ébm- 
^nt  dans  les  bras  de  sa  mère  qu'elle  voit  accourir , 
jette  furtivement  les  yeux  sur  le  jeune  Elmacin  auquel 
dUe  ^toit  promise ,  et  qui  venoit  plein  de  douleur  et  de 
rage  la  dégager  au  prix  de  son  sang.  Elmacin  la  revoit, 
tend  les  bras ,  s'écrie  et  ne  peut  parler  ;  la  course  et 
l'émotion  l'ont  mis  hors  d'haleine.  Le  Benjamite  aper- 
çoit ce  transport ,  ce  coup  d'œil  ;  il  devine  tout ,  il  gé- 
mit ;  et ,  prêt  à  se  retirer ,  il  voit  arriver  le  père  d'Axa. 

C'étoit  le  même  vieillard  auteur  du  conseil  donné 
auxBenjamites.  Il  avoit  choisi  lui-même  Elmacin  pour 
son  gendi*e;  mais  sa  probité  l'a  voit  empêché  d'avertir 
sa  fille  du  risque  auquel  il  exposoit  celles  d'autrui. 

Il  arrive  ;  et  la  prenant  par  la  main  :  Axa ,  lui  dit-il , 
tu  connois  mcm  cœur:  j'aime  Elmacin;  il  eût  été  la 
ooasolatbfm  de  mes  vieux  jours;  mais  le  salut  de  ton 


CHANT   QUATRIÈME.-  227 

peuple  et  Thonneur  de  ton  père  doivent  remporter  sur 
lui.  Fais  ton  devoir ,  ma  fille,  et  sauve-moi  de  l'oppro- 
bre parmi  mes  frères^  car  j'ai  conseillé  tout  ce  qui  s'est 
fait.  Axa  baisse  la  tête  y  et  soupire  sans  répondre  ;  mais 
enfin  levant  les  yeux  elle  rencontre  ceux  de  son  véné- 
rable père.  Ils  ont  plus  dit  que  sa  bouche.  Elle  prend 
son  parti .  Sa  voix  foible  et  tremblante  prononce  à  peine 
dans  un  foible  et  dernier  adieu  le  nom  d'Elmacin, 
qu'elle  n'ose  regarder  ;  et ,  se  retournant  à  l'instant 
demi-morte  ,  elle  tombe  dans  les  bras  du  Benjamite. 

Un  bruit  s'excite  dans  l'assemblée.  Mais  Elmacin 
s'avance  et  fait  signe  de  la  main.  Puis  élevant  la  voix  : 
Écoute,  ô  Axa  !  lui  dit-il ,  mon  vœu  solennel.  Puisque 
je  ne  puis  être  à  toi ,  je  ne  serai  jamais  à  nulle  autre  : 
le  seul  souvenir  de  nos  jeunes  ans ,  que  l'innocence  et 
l'amour  ont  embellis ,  me  suffit.  Jamais  le  fer  n'a  passé 
sur  ma  tête ,  jaioais  le  vin  n'a  mouillé  mes  lèvres  ;  mon 
corps  est  aussi  pur  que  mon  cœur;  prêtres  du  Dieu 
vivant ,  je  me  voue  à  son  service  ;  recevez  le  Nazaréen 
du  Seigneur. 

Aussitôt,  comme  par  une  inspiration  subite ,  toutes 
les  filtes ,  entraînées  par  l'exemple  d'Axa ,  imitent  son 
sacrifice  ;  et ,  renonçant  à  leurs  premières  amours ,  se 
livrent  aux  Benjamites  qui  les  suivoient.  A  ce  tou- 
chant aspect  il  s'élève  un  cri  de  joie  au  milieu  du 
peuple  :  Vierges  d'Éphraïm ,  par  vous  Benjamin  va 
renaître  ►  Béni  soit  le  Dieu  de  nos  pères  !  il  est  encore 
des  vertus  en  Israël. 


i5. 


LETTRES  A  SARA. 


Jam  Dec  spes  animi  credula  mutai. 

HOR.  Lib.  IV,  od.  i, 


AVERTISSEMENT. 

On  comprendra  sans  peine  comment  une  espèce  de  défi 
a  pu  faire  écrire  ces  quatre  lettres.  On  demàndoit  si  un 
amant  d'un  demi-siécle  pouvoit  ne  pas  faire  rire.  Il  m'a 
semblé  qu'on  pouvoit  se  laisseï^  surprendre  à  tout  âge; 
qu'un  barbon  pouvoit  même  écrire  jusqu'à  quatre  lettres 
d'amour,  et  intéresser  encore  les  honnêtes  gens,  mais 
qu'il  ne  pouvoit  aller  jusqu'à  six  sans  se  déshonorer.  Je 
n'ai  pas  besoin  de  dire  ici  mes  raisons;  on  peut  les  sentir 
en  lisant  ces  lettres  :  après  leur  lecture,  on  en  jugera. 


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LETTRES  A  SARA. 


PREMIÈRE  LETTRE. 

Tu  lis  dans  mon  cœur ,  jeune  Sara  ;  tu  m'as  pénétré , 
je  le  sais,  je  le  sens.  Cent  fois  le  jour  ton  ceil  curieux 
vient  épier  l'effet  de  tes  charmes.  A  ton  air  satisfait  » 
à  tes  cruelles  bontés,  à  tes  méprisantes  agaceries,  je 
vois  que  tu  jouis  en  secret  de  ma  misère;  tu  tap 
{^udis  avec  un  souris  moqueur  du  désespoir  où  tu 
pkmges  un  malheureux,  pom'  qui  Tamour  n'est  plus 
cpi'un  opprobre.  Tu  te  trompes ,  Scu^a  ;  je  suis  à  plain- 
dre ,  mais  je  ne  suis  point  à  railler  :  je  ne  suis  point 
digne  de  mépris ,  mais  de  pitié ,  parceque  je  ne  m'en 
impose  ni  sur  ma  figure  ni  sur  mon  âge ,  qu'en  aimant 
je  me  sens  iikligne  de  plaire ,  et  que  la  fatale  illusion 
qui  m'égare  m  empêche  de  te  voir  telle  que  tu  es ,  sans 
m'empêcher  de  me  voir  tel  que  je  sms.  Tu  peux  m'a- 
l»iser  sur  tout,  hormis  sur  moi-même;  tu  peux  me 
persuader  tout  au  monde ,  excepté  que  tu  puisses  par- 
tager mes  feux  insensés.  C'est  le  pire  de  mes  sup- 
plices de  me  voir  comme  tu  me  vois  ;  tes  trompeuses 
caresses  ne  sont  pour  moi  qu'une  humiliation  de  plus , 
et  j'aime  avec  la  certitude  affreuse  de  ne  pouvoir  être 
aimé. 

Sois  donc  contente.  Hé  bien  oui ,  je  t'adore;  oui ,  je 
brûle  pour  toi  de  la  plus  cruelle  des  passions.  Mais 
tente ,  si  tu  l'oses ,  de  m^enchaîner  à  ton  char ,  comme 


232  LETTRES 

un  soupirant  à  cheveux  gris ,  comme  un  amant  barbon 
qui  veut  faire  l'agréable ,  et  dans  son  extravagant  dé- 
lire, s'imagine  avoir  des  droits  sur  un  jeune  objet.  Tu 
n'auras  pas  cette  gloire ,  ô  Sara  !  ne  t'en  flatte  pas  :  tu 
ne  me  verras  point  à  tes  pieds  vouloir  t'amuser  avec 
le  jargon  de  la  galanterie,  ou  t'attendrir  avec  des 
propos  langoureux.  Tu  peux  m'arracher  des  pleurs , 
mais  ils  sont  moins  d'amour  que  de  rage.  Ris,  si  tu 
veux,  de  ma  foiblesse;  tu  ne  riras  pas  au  moins  de 
ma  crédulité. 

Je  te  parle  avec  emportement  de  ma  passion ,  par- 
ceque  l'humiliation  est  toujours  cruelle,  et  que  le 
dédain  est  dur  à  supporter  ;  mais  ma  passion  ,  toute 
folle  qu'elle  est , n'est  point  emportée;  elle  est  à-la-fois 
vive  et  douce  comme  toi.  Privé  de  tout  espoir,  je  suis 
mort  au  bonheur ,  et  ne  vis  que  de  ta  vie.  Tes  plaisirs 
sont  mes  seuls  plaisirs  ;  je  ne  puis  avoir  d'autres  jouis- 
sances que  les  tiennes ,  ni  former  d'autres  vœux  que 
tes  voeux.  J'aimerois  mon  rival  même  situ  l'aimois: 
si  tu  ne  l'aimois  pas ,  je  voudrois  qu'il  pût  mériter  ton 
amour  ;  qu'il  eût  mon  cœur  pour  t'aimer  plus  digne- 
ment, et  te  rendre  plus  heureuse.  C'est  le  seul  désir 
permis  à  quiconque  ose  aimer  sans  être  aimable.  Aime , 
et  sois  aimée,  ô  Sara!  Vis  contente,  et  je  mourrai 
content. 


A   SARA.  233 


i,'^/^/^%/M/\.^y\/%/y/%/^^^%/%.t^%/%.\/*/\.^/^/*^/^i/%^'K/*/x/\/%/\j%)^%i*i'K/\/\,'%/\/^ 


SECONDE  LETTRE. 

Puisque  je  vous  ai  écrit ,  je  veux  vous  écrire  encore  : 
ma  première  faute  en  attire  une  autre.  Mais  je  saurai 
m'arrêter,  soyez -en  sûre;  et  c'est  la  manière  dont 
vous  m'avez  traité  durant  mon  délire,  qui  décidera 
de  mes  sentiments  à  v©tre  égard  quand  j'en  serai  re- 
venu. Vous  avez  beau  feindre  de  n'avoir  pas  lu  ma 
lettre,  vous  mentes;  je  le  sais,  vous  l'avez  lue.  Oui, 
vous  mentez  skns  me  rien  dire,  par  l'air  égal  avec  le- 
quel vous  croyez  m'en  imposer.  Si  vous  êtes  la  même 
qu'auparavant ,  c'est  parceque  vous  avez  été  toujours 
fausse  ;  et  la  simplicité  que  vous  affectez  avec  moi  me 
prouve  que  vous  n'en  avez  jamais  eu.  Vous  ne  dissi- 
mulez ma  folie  que  pouk*  l'augmenter  ;  vous  n'êtes  pas 
contente  que  je  vous  écrive ,  si  vous  ne  me  voyez  en- 
core à  vos  pieds  ;  vous  voulez  me  rendre  aussi  ridicule 
que  je  peux  l'être;  vous  voulez  me  donner  en  spectacle 
à  vous-même ,  peut-être  à  d'autres  ;  et  vous  ne  vous 
croyez  pas  assez  triomphante  si  je  ne  suis  déshonoré. 

Je  vois  tout  cela ,  fille  artificieuse ,  dans  cette  feinte 
modestie  par  laquelle  vous  espérez  m'en  imposer , 
dans  cette  feinte  égalité  par  laquelle  vous  me  semblez 
vouloir  me  tenter  d'oublier  ma  faute ,  en  paroissant 
vous-même  n'en  rien  savoir.  Encore  une  fois ,  vous  avez 
lu  ma  lettre  ;  je  le  sais ,  je  l'ai  vu.  Je  vous  ai  vup ,  quand 
j'entrois  dans  votre  chambre ,  poser  précipitamment 
le  livre  où  je  l'avois  mise;  je  vous  ai  vue  rougir,  et 
marquer  un  moment  de  trouble;  trouble  séducteur  et 


234  LETTRES 

cruel ,  qui  peut-être  est  encore  un  de  vos  pièges ,  et 
([ui  m'a  fait  plus  de  mal  que  tous  vos  regards.  Que 
devins-je  à  cet  aspect ,  qui  m'agite  encore?  Cent  fois , 
en  un  instant ,  prêt  à  me  précipiter  aux  pieds  de  l'or- 
gueilleuse y  que  de  combats,  que  d'efforts  pour  me  re- 
tenir 1  Je  sortis  pourtant ,  je  sortis  palpitant  de  joie 
d'échapper  à  l'indigne  bassesse  que  j'allois  faire.  C^ 
seul  moment  me  venge  de  tes  outrages.  Sois  moins 
fière,  ô  Sara!  d'un  penchant  que  je  peux  vaincre, 
puisqu'une  fois  en  ma  vie  j'ai  déjà  triomphé  de  toi. 

Infortuné  !  j'impute  à  ta  vanité  des  fictions  de  mon 
amour-propre.  Que  n'ai-je  le  bonheur  de  pouvoir 
croire  que  tu  t'occupes  de  moi,  ne  fût-ce  que  pour  me 
tyranniser  !  Mais  daigner  tyranniser  un  amant  grison 
seroit  lui  faire  trop  d'honneur  encore.  Non ,  lu  n'as 
point  d'autre  art  que  ton  indifférence  :  ton  dédain  fait 
toute  ta  coquetterie ,  tu  me  désoles  sans  songer  à  moi. 
Je  suis  malheureux  jusqu'à  ne  pouvoir  t'occuper  au 
moins  de  mes  ridicules,  et  tu  méprises  ma  folie  jus* 
qu'à  ne  daigner  pas  même  t'en  moquer.  Tu  as  lu  ma 
lettre ,  et  tu  l'as  oubliée  ;  tu  ne  m'as  point  parlé  de  mes 
maux ,  parceque  tu  n'y  songeois  plus.  Quoi  !  je  suis 
donc  nul  pour  toi  î  mes  fureurs ,  mes  tourments  ^  loin 
d'exciter  ta  pitié ,  n'excitent  pas  même  ton  attention! 
Ah!  où  est  cette  douceur  que  tes  yeux  promettent? 
où  est  ce  sentiment  si  tendre  qui  paroîtles  apimer?... 
Barbare  !...  insensible  à  mdn  état ,  tu  dois  l'être  à  tout 
sentiment  honnête.  Ta  figure  promet  luie  ame  ;  elle 
ment,  tu  nas  que  de  la  férocité...  Ah,  Sara!  j'aurois 
attendu  de  ton  bon  cœur  quelque  consolation  dans 
loa  misère. 


A   SARA.  235 


i.'m/m/*.  v%.'«.'%/%«%  'Ki^/x. 


TROISIÈME  LETTRE. 

Enfin  rien  ne  manque  plus  à  ma  honte ,  et  je  suis 
aussi  humilié  que  tu  Tas  voulu.  Voilà  donc  à  quoi  ont 
abouti  mon  dépit ,  mes  combats ,  mes  résolutions ,  ma 
constance  !  Je  serois  moins  aviU  si  j'avois  moins  ré- 
sisté. Qui ,  moi  !  j'ai  fait  l'amour  en  jeune  homme  ?  j'ai 
passé  deux  heures  aux  genoux  d'un  enfant!  j'ai 
versé  sur  ses  mains  des  torrents  de  larmes?  j'ai  souf- 
fert qu'elle  me  consolât ,  qu'eUe  me  plaignit ,  qu'elle 
essuyât  mes  yeux  ternis  par  les  ans?  j'ai  reçu  d'elle 
des  leçons  de  raison,  de  courage?  J'ai  bien  profité  de 
ma  longue  expérience  et  de  mes  tristes  réflexions  ! 
Combien  de  fois  j'ai  rougi  d'avoir  été  à  vingt  ans  ce 
que  je  redeviens  à  cinquante  !  Ah  !  je  n'ai  donc  vécu 
cfàê  pour  me  déshonorer!  Si  du  moins  un  vrai  re- 
pentir me  ramenoit  à  des  sentiments  plus  honnêtes! 
Mais  non  ;  je  me  coûiplais ,  malgré  moi ,  dans  ceux 
que  tu  m'inspires ,  dans  le  délire  où  tu  me  plonges , 
dans  l'abaissement  où  tu  m'as  réduit.  Quand  je  m'ima- 
gine ,  à  mon  âge ,  à  genoux  devant  toi ,  tout  mon  cœur 
se  soulève  et  s'irrite  ;  mais  il  s'oublie  et  se  perd  dans 
les  ravissements  que  j'y  ai  sentis.  Ah!  je  ne  me  voyois 
pas  alors;  je  ne  voyois  que  toi ,  fille  adorée  :  tes  char- 
lûes,  tes  sentiments,  tes  discours  remplissoient , 
formoient  tout  mon  être;  j'étois  jeune  de  ta  jeunesse, 
sage  de  ta  raison,  vertueux  de  ta  vertu.  Pouvois-je 
mépi^iser  celui  que  tu  honorois  de  ton  estime?  pou- 
vois-je haïr  celui  que  tu  daignois  appeler  ton  ami? 


236  LETTRES 

Hélas  !  cette  tendresse  de  père  que  tu  me  demsoidois 
d'un  ton  si  touchant,  ce  nom  de  fille  que  tu  voulois 
recevoir  de  moi ,  me  faisoient  bientôt  rentrer  en  moi- 
même  :  tes  propos  si  tendres ,  tes  caresses  si  pures , 
m'encfaantoient  et  me  déchiroient  ;  des  pleurs  d'amour 
et  de  rage  couloient  de  mes  yeux.  Je  sentois  que  je  n  é- 
tois  heureux  que  par  ma  misère ,  et  que ,  si  j'eusse  été 
plus  digne  de  plaire,  je  n'aurois  pas  été  si  bien  trsdté. 

N'importe.  J'm  pu  porter  l'attendrissement  dans 
ton  cœur.  La  pitié  le  ferme  à  l'amour ,  je  le  sais;  mais 
elle  en  a  pour  moi  tous  les  charmes.  Quoi!  j'ai  vu 
s'humecter  pour  moi  tes  beaux  yeux  !  j'ai  senti  tomber 
sur  ma  joue  une  de  tes  larmes  !  Oh  !  cette  larme ,  quel 
embrasement  dévorant  elle  a  causé!  et  je  ne  seroi* 
pas  le  plus  heureux  des  hommes  !  Ah!  combien  je  le 
suis ,  au-dessus  de  ma  plus  orgueilleuse  attente  1 

Oui,  que  ces  deux  heures  reviennent  sans  cesse, 
qu'elles  remplissent  de  leur  retour  ou  de  leur  souve- 
nir le  reste  de  ma  vie.  Eh!  qu'a-t-elle  eu  de  compa* 
rable  à  ce  que  j'ai  senti  dans  cette  attitude?  J'étois 
humilié,  j'étois  insensé,  j'étois  ridicule;  mais  j'étois 
heureux,  et  j'ai  goûté  dans  ce  court  espace  plus  de 
plaisirs  que  je  n'en  eus  dans  tout  le  cours  de  mes  ans. 
Oui ,  Sara ,  oui ,  charmante  Sara ,  j'ai  perdu  tout  repen- 
tir, toute  honte;  je  ne  me  souviens  plus  de  moi,  je  i^e 
sens  que  le  feu  qui  me  dévore  ;  je  puis  dans  tes  fers 
braver  les  huées  du  monde  entier.  Que  m'importe  ce 
que  je  peux  paroître  aux  autres?  j'ai  pour  toi  le  cœm' 
d'un  jeune  homme ,  et  cela  me  suffit.  L'hiver  a  beau 
couvrir  l'Etna  de  ses  glaces ,  son  sein  n'est  pas  moins 
embrasé. 


A   SARA.  237 

QUATRIÈME  LETTRE. 

Quoi!  c'étoit  vous  que  je  redoHtois!  c'étoit  vous 
que  je  rougissois  d'aimer  !  O  Sara  !  fille  adorable  ! 
à3ûïe?pliis  belle  que  ta  figure  !  si  je  m'estime  désormais 
quelque  chose ,  c  est  d'avoir  un  cœur  fait  pour  sentir 
tout  ton  prix.  Oui,  sans  doute,  je  rougis  de  Famour 
que  j'avois  pour  toi;  mais  c'est  parcequ'il  étoit  trop 
rampant ,  trop  languissant ,  trop  foible ,  trop  peu 
digne  de  son  objet.  Il  y  a  six  mois  que  mes  yeux  et 
mon  cœur  dévorent  tes  charmes  ;  il  y  a  six  mois  que 
tu  m'occupes  seule,  et  que  je  ne  vis  que  pour  toi: 
mais  ce  n'est  que  d'hier  que  j'ai  appris  à  t'aimer.  Tan- 
dis que  tu  me  parlois ,  et  que  des  discours  dignes  du 
ciel  sortoient  de  ta  bouche,  je  croyois  voir  changer 
tes  traits,  ton  air,  ton  port,  ta  figure;  je  ne  sais  quel 
feu  sumatuirel  luisoit  dans  tes  yeux ,  des  rayons  de 
lumière  sembloient  t'entourer.  Ah!  Sara!  si  réelle- 
ment tu  n'es  pas  une  mortelle ,  si  tu  es  l'ange  envoyé 
du  ciel  pour  ramener  un  cœur  qui  s'égare ,  dis-le-moi , 
peut-être  il  est  temps  encore.  Ne  laisse  plus  profaner 
ton  image  par  des  désirs  formés  malgré  moi.  Hélas  ! 
si  je  m'abuse  dans  mes  vœux,  dans  mes  transports, 
dans  mes  téméraires  hommages,  guéris-moi  d'une 
erreur  qui  t'offense,  apprends-moi  comment  il  faut 
t'adorer. 

Vous  m'avez  subjugué,  Sara,  de  toutes  les  ma- 
nières; et  si  vous  me  faites  aimer  ma  folie ,  vous  me  la 
faites  cruellement  sentir.  Quand  je  compare  votre 
conduite  à  la  mienne,  je  trouve  un  sage  dans  une 


238  I^ETTRES 

jeune  fille,  et  je  ne  sens^n  moi  qu  ua  vieux  enfant. 
Votre  douceur,  si  pleine  de  dignité,  de  raison,  de 
bienséance,  m'a  dit  tout  ce  que  ne  m'eût  pas  dit  un 
accueil  plus  sévère  ;  elle  m'a  fait  plus  rougir  de  ^oi 
que  n'eussent  feit  vos  reproches  ;  et  l'accent  un  peu 
plus  grave  que  vous  avez  mis  hier  dans  vos  discours 
m'a  fait  aisément  connoître  que  je  n'aurois  pas  dû 
vous  exposer  à  me  les  tenir  deux  fois.  Je  vous  entends, 
jSara;  et  j'espère  vous  prouver  aussi  que  si  je  ne  suis 
pas  digne  de  vous  plaire  par  mon  amour ,  je  le  suis  par 
les  sentiments  qui  l'accompagnent.  Mon  égarement 
sera  aussi  court  qu'il  a  été  grand;  vous  me  l'avez 
montré,  cela  suffit;  j'en  saurai  sortir,  soyez-en  sûre  : 
quelque  aliéné  que  je  puisse  être,  si  j'en  avois  vu 
toute  l'étendue,  jamais  je  n'aurois  fait  le  premier  pas. 
Quand  je  méritois  des  censures,  vous  ne  m'avez  don- 
né que  des  avis,  et  vous  avez  bieai  voulu  ne  me 
voir  que  foible  lorsque  j'étois  criminel.  Ce  que  vous 
ne  m'avez  pas  dit ,  je  sais  me  le  dire;  je  sais  donner  à 
ma  conduite  auprès  de  vous  le  nom  que  vous  ne  lui 
avez  pas  donné;  et  si  j'ai  pu  faire  une  bassesse  sans 
la  connoître,  je  vous  ferai  voir  que  je  ne  porte  point 
un  cœur  bas.  Sans  doute  c'est  moins  mon  âge  que  le 
vôtre  qui  me  rend  coupable.  Mon  mépris  pour  moi 
m'empéchoit  de  voir  toute  l'indignité  de  ma  dé- 
marche. Trente  ans  de  différence  ne  me  montroient 
^ue  ma  honte ,  et  me  cachoient  vos  dangers.  Hélas  1 
quels  dangers  !  Je  n'étois  pas  assez  vain  pour  en  sup- 
poser :  je  n'imaginois  pas  pouvoir  tendre  un  piège  à 
votre  innocence;  et  si  vous  eussiez  été  moins  ver- 
tueuse, j'étois  un  suborneur  sans  en  rien  savoir. 


A   SARA.  289 

O  Sara!  ta  -vertu  est  à  des  épreuves  plus  dange- 
reuses, et  tes  charmes  ont  mieux  à  choisir.  Mais  mon 
devoir  ne  dépend  ni  de  ta  vertu  ni  de  tes  charmes;  sa 
voix  me  parle ,  et  je  le  suivrai.  Qu'un  étemel  oubli  ne 
peut-il  te  cacher  mes  erreurs  !  Que  ne  les  puis-je  ou- 
blier moi-i^me  !  Mais  non ,  je  le  sens ,  j  en  ai  pour  la 
vie ,  et  le  trait  s'enfonce  par  mes  efforts  pour  l'arra- 
cher. C^est  mon  sort  de  brûler ,  jusqu'à  mon  dernier 
soupir ,  d'un  feu  que  rien  ne  peut  éteindre ,  et  auquel 
iJiaicpie  jour  ôte  un  degré  d'espérance ,  et  en  ajoute  un 
de  déraison.  Voilà  ce  qui  ne  dépend  pas  de  moi  ;  mais 
voici ,  Sara ,  ce  qui  en  dépend.  Je  vous  donne  ma  foi 
d'homme  qui  ne  1^  faussa  jamais ,  que  je  ne  vous  re- 
parlerai de  mes  jours  de  cette  passion  ridicule  et  mal- 
heureuse que  j'ai  pu  peut-être  empêcher  de  naître , 
mais  que  je  ne  puis  plus  étouffer.  Quand  je  dis  que  je 
ne  vous  en  parlerai  pas ,  j'entends  que  rien  en  moi  ne 
vous  dira  ce  que  je  dois  taire.  J'impose  à  mes  yeux  le 
même  silence  qu'à  ma  bouche  :  mais ,  de  grâce,  im- 
posez aux  vôtres  de  ne  plus  venir  m'arracher  ce  triste 
secret.  Je  suis  à  l'épreuve  de  tout ,  hors  de  vos  regards  r 
vous  savez  trop  combien  il  vous  est  aisé  de  me  rendre 
parjure.  Un  triomphe  si  sûr  pour  vous ,  et  si  flétrissaiït 
pour  moi,  pourroit-il  jflatter  votre  belle  ame?  Non, 
divine  Sara ,  ne  profane  pas  le  temple  où  tu  es  adorée, 
et  laisse  au  moins  quelque  vertu  dans  ce  cœur  à  qui 
tu  as  tout  ôté. 

Je  ne  puis  ni  ne  veux  reprendre  le  malheureux  se- 
cret qui  m'est  échappé  ;  il  est  trop  tard  ;  il  Éaïut  qu'il 
vous  reste;  et  il  est  si  peu  intéressant  pour  vous ,  qu  il 
seroit  bientôt  oublié  si  l'aveu  ne  s'en  renouveloit  sans 


34o  LETTRES   A   SARA. 

cesse.  Ah  !  je  serois  trop  à  plaindre  dans  ma  misère , 
si  jamais  je  ne  pouvois  me  dire  que  vous  la  plaignez; 
et  vous  devez  d autant  plus  la  plaindre,  que  vous 
n  aurez  jamais  à  m'en  consoler.  Vous  me  verrez  tou- 
jours tel  que  je  dois  être ,  mais  eonnoissez-moi  toujours 
tel  que  je  suis;  vous  n'aurez  plus  à  censurer  mes  dis- 
cours ,  mais  souffrez  mes  lettres  :  c'est  tout  ce  que  je 
vous  demande.  Je  n'approcherai  de  vous  que  comme 
d'une  divinité  devant  laquelle  on  impose  silence  à  ses 
passions.  Vos  vertus  suspendront  l'effet  de  vos  char- 
mes ;  votre  présence  purifiera  mon  cœur  ;  je  ne  crain- 
drai point  d'être  un  séduc]teur  en  ne  vous  di^nt  rien 
qu'il  ne  vous  convienne  d'entendre,;  je  cesserai  de  me 
croire  ridicule  quand  vous  ne  me  verrez  jamais  tel;  et 
je  voudrai  n'être  plus  coupable ,  quand  je  ne  pourrai 
l'être  que  loin  de  vous. 

Mes  lettres!  !Non.  Je  ne  dois  pas  même  désirer  de 
vous  écrire ,  et  vous  ne  devez  le  souffrir  jamais.  Je 
vous  estimerois  moins  si  vous  en  étiez  capable.  Sara , 
je  te  donne  cette  arme,  pour  t'en  servir  contre  moi. 
Tu  peux  être  dépositaire  de  mon  fatal  secret ,  tu  n'en 
peux  être  la  confidente.  C'est  assez  pour  moi  que  tu 
le  saches ,  ce  seroit  trop  pour  toi  de  l'entendre  répéter. 
Je  me  tairai:  qu'aurois-je  de  plus  à  te  dire?  Bannis- 
moi,  méprise-moi  désormais,  si  tu  revois  jamais  ton 
amant  dans  l'ami  que  tu  t'es  choisi  «  Sans  pouvoir  te 
fuir,  je  te  dis  adieu  pour  la  vie.  Ce  sacrifice  étoit  le 
dernier  qui  me  réstoit  à  te  faire,  c'étoit  le  seul  qui  fût 
digne  de  tes  vertus  et  de  mon  cœur. 


POÉSIES. 


ziu 


i6 


• 


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AVERTISSEMENT 


J^ai  eu  le  malheur  autrefois  de  refuser  4^s  vers  à  des  pei'- 
sonnes.  que  j'honorois  et  que  je  respectois  infinimeiity  par- 
ceque  je  m'ëtois  désormais  interdit  d'en  faire.  J'ose  espérer 
cependant  que  ceux  que  je  publie  aujourd'hui  ne  les  offen- 
seront point;  et  je  crois  pouvoir  dire,  sans  trop  de  raffi- 
nement, qu'ils  sont  l'ouvrage  de  mon  cœur,  et  non  de  mon 
esprit.  Il  est  même  aisé  de  s'apercevoir  que  c'est  un  enthou- 
siasme impromptu,  si  je  puis  parler  ainsi,  dans  lequel  je 
n'ai  guère  songé  à  briller.  De  fréquentes  répétitions  dans 
les  pensées  et  même  dans  les  tours,  et  .beaucoup  de  négli- 
gence dans  la  diction ,  n'annoncent  pas  un  homme  fort 
empressé  de  la  gloire  d'être  un  bon  poète.  Je  déclare  de 
plus  que,  si  l'on  me  trouve  jamais  à  faire  des  vers  galants, 
ou  de  ces  sortes  de  belles  choses  qu'on  appelle  des  jeux 
d'esprit,  je  m'abandonne  volontiers  à  toute  l'indignation 
que  j'aurai  méritée.  . 

Il  faudroit  m'excuser  auprès  de  certaines  gens  d'avoir 
loué  ma  bienfaitrice;  et,  auprès  des  personnes  de  méfite, 
de  n'en  avoir  pas  assez  dit  de  bien.  Le  silence  que  je  garde 
à  l'égard  des  premiers  n'est  pas  sans  fondement;  quant  aux 
autres,  j'ai  l'honneur  de  les  assurer  que  je  serai  toujours 
infiniment  satisfait  de  m'eutendre  faire  le  même  reproche. 

Il  est  vrai  qu'en  félicitant  madame  de  Warens  sur  son 
penchant  à  faire  du  bien  je  pouvpis  m'étendre  sur  beau- 
coup d'autres  vérités  non  moins  honorables  pour  elle.  Je 
n'ai  point  prétendu  être  ici  un  panégyriste,  mais  simple- 
ment un  homme  sensible  et  reconnoissànt  qui  s'amuse  à 
décrire  ses  plaisirs. 

On  ne  manquera  pas  de  s'écrier  :  Un  malade  faire  des 
vers!  un  homme  à  deux  doigts  du  tombeau!  C'est  précisé- 

i6. 


244  AVERTISSEMENT. 

ment  pour  cda  que  j'ai  fait  des  yers.  Si  je  me  portois  moins 
mal,  je  me  croirois  comptable  de  mes  occapations  au  bien 
de  la  sociAé;  Fétat  où  je  sois  ne  me  permet  de  travailler 
qa^  ma  propre  satisfaction.  Combien  de  gens  qui  r^or- 
gent  de  biens  et  de  santé  ne  passent  pas  autrement  leur  vie 
entière!  Il  faudroit  aussi  savoir  si  ceux  qui  me  feront  ce 
reproche  sont  disposés  à  m'employer  à  quelque  chose  de 
mieux. 


LE  VERGER 

DES  CHARMETTES. 

Rara'  domus  tennem  non  asfpernatur  amicam  : 
*  Raraque  non  humilem  calcat  fastosa  clientem. 

Verger  cher  à  mon  cœur,  séjour  de  Finnocence , 
Honneur  des  plus  Beaux  jours  que  le  ciel  me  dispense , 
S^itude  charmante ,  asile  de  la  paix , 
Puissé-je,  heureux  verger,  ne  vous  quitter  jamais! 

O  jours  délicieux,  coulés  sous  vos  ombrages  î 
De  Philoméle  en  pleurs  les  languissants  i^unages , 
D'un  ruisseau  fugitif  le  murmure  flatteur , 
Excitent  dans  mon  ame  un  charme  séducteur. 
J'apprends  sur  votre  émail  à  jouir  de  la  vie  : 
J^apprends  à  méditer  sans  regret,  sans  envie, 
Sur  les  frivoles  goûts  des  mortels  insensés  ; 
Leurs  jours  tumultueux,  Fun  par  l'autre  poussés, 
N'enflamment  point  mon  cœur  du  désir  de  les  suivre. 
A  de  plus  grands  plaisirs  je  mets  le  prix  de  vivre. 
Plaisirs  toujours  charmants ,  toujours  doux,  toujours  purs , 
A  mon  cœur  enchanté  vous  êtes  toujours  surs. 
Soit  qu'au  premier  aspect  d'un  beau  jour  près  d'éclore 
J'aille  voir  ces  coteaux  qu'un  soleil  levant  dore, 
Soit  que  vers, le  midi,  chassé  par  son  ardeur, 
Sous  un  arbre  touffu  je  cherche  la  fraîcheur; 
Là>  portant  avec  moi  Montaigne  ou  La  Bruyère , 
Je  ris  tranquillement  de  l'humaine  misère  ; 
Ou  bien,  avec  Socrate  et  le  divin  Platon , 
Je  m'exerce  à  marcher  sur  les  pas  de  Caton  : 


^46  LE   VERGER 

Soit  qu^une  nuit  brillante,  en  étendant  ses  voiles, 

Découvre  à  mes  regards  la  lube  et  les  étoiles  ; 

Alors ,  suivant  de  loin  La  Hire  et  Cassini , 

Je  calcule,  j'observe,  et,  près  de  Finfini, 

Sur  ces  mondes  diverè  que  l'éther  nous  recèle. 

Je  pousse^  en  raisonnant,  Huygens  et  Fontenelle  : 

Soit  enBn  que,  surpris  d*un  orage  imprévu,  ^ 

Je  rassure,  en  courant,  le  berger  éperdu , 

Qu'épouvantent  les  vents  qui  sifflent  sur  sa  tête, 

Les  tourbillons,  l'éclair,  la  foudre,  la  tempête; 

Toujours  également  heureux  et  satisfait , 

Je  ne  désire  point  un  bonbeur  plus  parfait.  * 

O  vous,  sage  Warens,  élève  de  Minerve, 
Pardonnez  êes  transports  d'une  indiscrète  vervB; 
Quoique  j'eusse  promis  de  ne  rimer  jamais. 
J'ose  chanter  ici  les  fruits  de  vos  bienfaits. 
Oui,  si  mon  cœur  jouit  du  sort  le  plus  tranquille, 
Si  je  suis  la  vertu'dans  un  chemin  facile. 
Si  je  goâte  eh  ces  lieux  un  repos  innocent, 
Je  ne  dois  qu'à  vous  seule  un  si  rare  présent. 
Vainement  des  cœurs  bas,  des  âmes  mercenaires, 
Par  des  avis  cruels  plutôt  que  salutaires, 
Cent  fois  ont  essayé  de  m'ôter  vos  bontés  : 
Us  ne  connoissent  pas  le  bien  que  vous  goûtez 
En  faisstnt  des  heuseux ,  en  essuyant  des  larmes  : 
Ces  plaisirs  délicats  pour  eux  n'ont  point  de  charmes. 
De  Tite  et  de  Trajan  les  libérales  mains 
N'excitent  dans  leurs  cœurs  que  d^s  ris  inhumains. 
Pourquoi  faire  du  bien  dans  le  siècle  où  nous  sommes? 
Se  trouve-t-il  quelqu'un,  dans  la  race  des  hommes. 
Digne  d'être  tiré  du  rang  des  indigents? 
Peut-U  dans  la  misère  être  d'honnêtes  gens  ? 


DES  CHARMETTES.  247 

Et  ûe  vam*îl  pas  Kiieiix  employer  ges  ndiesias 
A  jouir  des  plaisirs ,  qu'à  faire  des  largesses? 
Qu'ils  suivent  à  lelir  gré  ces  sentimeuts  affreux, 
Je  me  garderai  bien  de  rien  exiger  d'yeux. 
Je  n  irai  pas  ramper,  ni  chercher  à  leur  plaire; 
Mon  cceur  sait,  s'il  le  faut,  affronter  la  misère, 
Et,  plus  délicat  qu'eux,  plus  sensible  ^  l'koimenr^ 
Regsu*de  de  plus  près  au  choix  d'un  bienâùteur. 
Oui,  j'en  donne  aujourd'hui  l'assurance  publique. 
Cet  écrit  en  sera  le  témoin  authentique. 
Que,  si  jamais  le  sort  m^arrache  à  vo$  bienfeits, 
Mes  besoins  jusqu'eux  leurs  ne  recourront  jamais. 

Laissez  des  envieux  la  troupe  méprisable 
Attaquer  des  vertus  dont  Tédat  les  accable. 
Dédaignez  leurs  complots,  leur  haide,  leur  fureur; 
La  paix  n'en  est  pas  mmus  au  fond  de  votre  cœur, 
Tandis  que,  vils  jouets  de  leurs  pn^res  furies, 
AUments  des  serpents  dont  elles  sont  nourries, 
Le  crime  et  les  remords  portent  au  fond  des  leurs 
Le  triste  châtiment  de  leurs  noires  horreurs. 
Semblables  en  leur  lage  à  la  guêpe  maligne,   . 
De  traTQÎl  in€aq[)able,  et  de  secours  indigne^, 
Qui  ne  vit  que  de  vols,  et  dont  enfin  le  sort 
Est  de  faeire  du  mal  en  se  donnant  la  mort, 
Qu'ils  exhalent  en  vain  leur  colère  impuissante; 
Leurs  menaces  pour  voud  n'ont  rien  qui  m'épowarnce. 
Us  voudroient  d'un  gmnd  roi  vous  6ter  les  bienfints; 
Mais  de  phis  nobles  êoiti»  illustrent  ses  projets  : 
Leur  basse  jalousie  et  leur  fureur  injuste 
N'arriveront  jamais  jusqu'à  SKm  tr6ne  ai:^ste; 
Et  le  mottstâre  qui  régne  en  leurs  cœurs  abatins 
N'est  pas  fait  pou»  braver  l'éclac  de  ses  vertus. 


\ 


248  LE   VERGER 

C'est  ainsi  qu'un  bon  roi  rend  son  empire  aimable; 

Il  soutient  la  vertu  que  Finfortune  accable  : 

Quand  il  doit  menacer,  la  foudre  est  en  ses  mains. 

Tout  roi,  sans  s'élever  au-dessus  des  humains , 

Contre  les  criminels  peut  lancer  le  tonnerre; 

Mais,  s'il  fait  des  heureux,  c'est  un  dieu  sur  la  terre. 

Charles,  on  reconnoit  ton  empire  à  ces  traits  ; 

Ta  main  porte  en  tous  lieux  la  joie  et  les  bienfaits. 

Tes  sujets  égalés  éprouvent  ta  justice; 

On  ne  réclame  plus,  par  un  honteux  caprice , 

Un  principe  odieux ,  proscrit  par  l'équité , 

Qui,  blessant  tous  les  droits  de  la  société. 

Brise  les  nœuds  sacrés  dont  elle  étoit  unie , 

Refuse  à  ses  besoins  la  meilleure  partie , 

Et  prétend  affranchir  de  ses  plus  justes  lois 

Ceux  qu'elle  fait  jouir  de  ses  plus  riches  droits. 

Ah  !  s'il  t'avoit  suffi  de  te  rendre  terrible, 

Quel  autre,  plus  que  toi ,  pouvoit  être  invincible, 

Quand  l'Europe  t'a  vu,  guidant  tes  étendards. 

Seul  entre  tous  ses  rois  briller  aux:  champs  de  Mars? 

Mais  ce  n'est  pas  assez  d'épouvanter  la  terre; 

Il  est  d'autres  devoirs  que  les  soins  de  la  guerre  ; 

Et  c'est  par  eux,  grand  roi,  que  ton  peuple  aujourd'hui 

Trouve  en  toi  son  vengeur,  son  père  et  son  appui. 

Et  vous,  «âge  Warens,  que  ce  héros  protège. 

En  vain  la  calomnie  en  secret  vous  assiège , 

Craignez  peu  ses  effets,  bravez  son  vain  courroux^ 

La  ver'tu  vous  défend ,  et  c'est  assez  pour  vous  ; 

Ce  grand  roi  vous  estime ,  il  connoit  votre  zèle. 

Toujours  à  sa  parole  il  sait  être  fidèle; 

Et,  pour  tout  dire  enfin,  garant  de  ses  bontés , 

Votre  cœur  vous  répond  que  vous  les  méritez. 


DES   CHARMETTES.  249 

On  me  connott  assez ,  et  ma  muse  sévère 
Ne  sait  point  dispenser  un  encens  mercenaire; 
Jamais  d'un  vil  flatteur  le  langage  affecté 
N'a  souillé  dans  mes  vers  Tauguste  vérité.  •     • 
Vous  méprisez  vous-même  un  éloge  insipide , 
Vos  sincères  vertus  n'ont  point  Torgueil  pour  guide. 
Avec  vos  ennemis  convenons,  s'il  le  fapt, 
Que  la  sagesse  en  vous  n'exclut  point  tout  défaut. 
Sur  cette  terre,  héla$  !  telle  est  notre  misère, 
Que  la  perfection  n'est  què^meur  et  chimère. 
Connoitre  mes  travers  est  mon  premier  souhait, 
Et  je  fais  peu  de  cas  de  tout  homnve  parfait. 
La  haine  quelquefois  donne  un  avis  utile  : 
Blâmez  cette  bonté  trop  douce  et  trop  facile 
Qui  souvent  à  leurs  yeux  a  causé  vos  malheurs. 
Beconnoissez  en  vous  les  foibles  des  bons  cœurs  : 
Mais  sachez  qu'en  secret  Fétemelle  sagesse 
Hait  leurs  fausses  vertus  plus  que  votre  foiblesse. 
Et  qu'il  vaut  mieux  cent  fois  se  montrer  à  ses  yeux 
Imparfait  comme  vous,  que  vertueux  comme  eux. 

Vous  donc  dès  mon  enfance  attachée  à  m'instruire , 
A  travers  ma  misère,  hélas  !  qui  crûtes  lire 
Que  de  quelques  talents  le  ciel  m'avoit  pourvu, 
Qui  daignâtes  former  mon  cœur  à  la  vertu. 
Vous,  que  j'ose  appeler  du  tendre  nom  de  mère, 
Acceptez  aujourd'hui  cet  hommage  sincère, 
Le  tribut  légitime,  et  trop  bien  mérité , 
Que  ma  reconnoissance  offre  à  la  vérité. 
Oui,  si  quelques  douceurs  assaisonnent  ma  vie; 
Si  j'ai  pu  jusqu'ici  me  soustraire  à  l'envie; 
Si ,  le  cœur  plus  sensible,  et  l'esprit  moins  grossier , 
Au-dessus  du  vulgaire  on  m'a  vu  m'élever  ; 


25ô  LE   VERGER 

Enfin,  si  chaque  joar  je  jouis  de  moi'^iiéme, 

Tantôt  en  m'élançant  jusqn'à  FÉtre  suprême, 

Tantôt  en  méditant,  dans  un  profond  repos, 

Les  erreur  des  humains ,  et  leurs  biens ,  et  leurs  maiix; 

Tantôt,  philosophant  sur  les  lois  naturelles, 

J'entre  dans  le  secret  des  causes  étemelles. 

Je  cherche  à  p^Uétrer  tous  les  ressorts  divers, 

Les  principes  cachés  qvû  meuvent  runivers;t 

Si,  dis-je,  en  mon  pouvoir  j'ai  touâ  ces  availrtiages; 

Je  le  répète  encor,  ce  so%tlà  vos  ouvrages. 

Vertueuse  Warens  :  c'est  de  vous  que  je  tiens 

Le  vrai  bonheur  de  l'homme  et  les  solides  biens.        ^ 

Sans  craintes,  sans  désirs,  dans  cette  solitude, 
Je  laisse  aller  mes^ jours  exempts  d'inquiétude  : 
O  que  mofî  cœur'touché  ne  peut-il  à  son  ^é 
Peindre  sur  ce  papier,  dans  un  juste  degré, 
Des  plaisirs  qu'il  ressent  la  volupté  parfaite  ! 
Présent  dont  je  jouis,  passé  que  je  regrette. 
Temps  précieux,  hélas  !  je  ne  vous  perdrai  pltis 
En  bizarres  prdjets,  en  soucis  superflus. 
Dans  ce  verger  charmant  j'en  partage  Tespace. 
Sous  un  ombrage  frms  tantôt  je  me  délasse; 
Tantôt  avee  Leibnitz,  Malebranche  et  Newton, 
Je  monte  ma  raison  sur  un  sublime  tob. 
J'examine  leç  lois  des  corps  et  des  pensées  ; 
Avec  Locke  je  fais  l'histoire  des  idées; 
Avec  Kepler,  Wallis,  Bajrow,  Raynaud,  Pascal, 
Je  devance  Archiméde,  et  je  suis  L'Hospital  '. 
Tantôt^  à  la  physique  appliquant  mes  problènù^es. 
Je  me  laisse  entrahier  à  l'esprit  des  systètties  ; 

'  Le  marqtiis  de  L*Hospital,  auteur  de  l'Analyse  des  infiniment 
petits f  et  de  plusieurs  autres  ouvrages  de  mathématiques. 


DE«   CHARMETTES.  25l 

Je  tâtonne  Déscarte  et  ^s  ég2d*eiiiebte^ 
Sublimed,  il  est  yrai,  inais  friyoles  ronmiis. 
J'abandonne  bientôt  l'bypothèse  infidèle, 
Ccoitent  d'étudier  Fhistoire  naturelle. 
Là,  Pline  et  Niôuwentit,  m'aidant  de  leur  savoir, 
M'apprennent  à  penser,  ouvrir  les  jeax,  «t  voir. 
Quelquefois,  descendant  de  ces  vastes  lumièreft, 
Des  difféoents  mortels  je  suis  les  cara'ctères. 
Quelquefois,  m'am^santjusqu'à  la  fiction, 
Ti^Boaque  et  Sétbos  me  donnent  leur  leçoâ  ; 
Ou  bien  dang  Gléveland  j'observe  la  nature , 
Qui  se  montre  à  mes  yeux  touchante  et  toujouirs  pni^. 
Tantôt  aussi ,  de  Spon  ppr^douraiac  les  cabiers. 
De  ma  patrie  en  pleurs  je  relis  les  dani^rs. 
Genève ,  jadis  sage ,  è  ma  cbère  paitriè  ! 
Quel.démon  dans  ton  sein  produit  la  feenésie? 
Souviens-toi  qu'autrefois  tu  donnas  des  héros, 
Dont  le  sang  t'acheta  les  douceurs  du  repos. 
Transportés  aujourd'hui  d'une  soudaine  rage. 
Aveugles  citoyens,  cherchez-vous  Fesclavage? 
Trop  tôt  peut-être,  hélas  !  pourrez- vous  le  trouver  : 
Mais,  s'il  est  encor  temps,  c'est  à  vous  d'y  songer. 
Jouissez  des  bienfaits  que  Louis  vous  accorde. 
Rappelez  dans  vos  murs  cette  antique  concorde. 
Heureux  si,  reprenant  la  foi  de  vos  aïeux, 
Vous  n'oubliez  jamais  d'être  libres  comme  eux  ! 
O  vous,  tendre  Racine  !  ô  vous,  aimable  Horace  ! 
Dans  mes  loisirs  aussi  vous  trouvez  votre  place; 
Glaville ,  Saint-Aubin ,  Plutarque ,  Mézerai , 
Despréaux,  Cicéron,  Pope,  Rol^n,  Bardai, 
Et  vous ,  trop  doux  La  Mothe ,  et  toi ,  touchant  X^oltaire , 
Ta  lecture  à  mon  cœur  restera  toujours  chère. 


252     LE  VERGER  DES  CHARMETTES. 

Mais  mon  goût  se  refuse  à  tout  frivole  écrit 

Dont  l'auteur  n'a  pour  but  que  d'amuser  l'esprit  : 

Il  a  beau  prodiguer  la  brillante  antithèse , 

Semer  partout  des  fleurs,  chercher  un  tour  qui  plaise; 

Le  cœur,  plus  que  l'esprit,  a  chez  moi  des  besoins. 

Et,  s'il  n'est  attendri,  rebute  tous  ces  soins. 

C'est  ainsi  que  mes  jours  s'écoulent  sans  alarmes. 
Mes  yeux  sur  mes  malheurs  ne  versent  point  de  larmes. 
Si  des  pleurs  quelquefois  altèrent  mon  repos, 
C'est  pour  d'autres  sujets  que  pour  me&-propres  maux. 
Vainement  la  douleur,  les  craintes,  la  misère. 
Veulent  décourager  la  fin  de  ma  carrière; 
D'Épictéte  asservi  la  stbïque  fierté 
M'apprend  à  supporter  les  maux,  la  pauvreté; 
Je  vois,  sans  m'affliger,  la  langueur  qui  m'accable; 
L'approche  du  trépas  ne  m'est  point  effroyable  ; 
Et  le  mal  dont  mon  corps  se  sent  presque  abattu 
N'est  pour  moi  qu'un  sujet  d'affermir  ma  vertu. 


EPITRE 


A  M.  BORDES. 


Toi  qu'aux  jeux  du  Parnasse  Apollon  même  guide , 

Tu  daignes  exciter  une  muse  timide  ; 

De  mes  foibles  essais  juge  trop  indulgent, 

Ton  goût  à  ta  bonté  cède  en  m'encourageant. 

Mais,  hélas!  je  n'ai  point,  pour  tenter  la  carrière, 

D'un  athlète  animé  l'assurance  guerrière  ; 

Et,  dès  les  premiers  pas ,  inquiet  et  surpris. 

L'haleine  m'abandonne,  et  je  renonce  au  prix. 

Bordes,  daigne  juger  de  toutes  mes  alarmes; 

Vois  quels  sont  les  combats ,  et  quelles  sont  les  armes. 

Ces  lauriers  sont  bien  doux,  sans  doute,  à  remporter; 

Mais  quelle  audace  à  moi  d'oser  les  disputer  ! 

Quoi  1  j'irois ,  sur  le  ton  de  ma  lyre  rustique , 

Faire  jurer  en  vers  une  muse  helvétique;  * 

Et,  prêchant  durement  de  tristes  vérités. 

Révolter  contre  moi  les  lecteurs  irrités  ! 

Plus  heureux,  si  tu  veux,  encor  que  téméraire, 

Quand  mes  foibles  talents  trouveroient  Fart  de  plaire  ; 

Quand,  des  sifflets  publics  par  bonheur  préservés, 

Mes  vers  des  gens  de  goût  pourroient  être  approuvés, 

Dis-moi,  sur  quel  sujet  s'exercera  ma  muse? 

*  Ce  vers  manque  à  Fédition  de  Genève.  Dans  Tédition  de  Poinçot , 
en  38  vol.  in-8** ,  on  lit  : 

Quoi  !  j'irois ,  sur  le  ton  de  ma  lyre  criti^e , 
Faire  la  guerre  au  vice  en  style  académique. 


254  ÉPÎTRE 

Tout  poète  est  menteur,  et  le  métier  Fexcuse, 

Il  &ait  en  mots  pompeux  feire,  d'un  riche  fat, 

Un  nouveau  Mécénas ,  un  pilier  de  Fétat. 

Mais  moi,  qui  cannois  peu Its  usager  de  France, 

Moi,  fier  républicain  que  blesse  Tarrogance, 

Du  riche  impertinent  je  dédaigne  Fappui , 

S'il  le  faut  mendier  en  rampant  devant  lui  ; 

Et  ne  sais  applaudir  qu'à  toi,  qu'au  vrai  mérite  : 

La  sotte  vanité  me  révolte  et  m'irrit^* 

Le  riche  me  méprise;  et,  malgré  son  orgueU, 

Nous  nous  voyons  souvent  à  peu  près  de  même  oeil. 

Mais,  quelque  haine  en  moi  que  le  travers  inspire, 

Mon  coeur  sincère  et  franc  abhorre  la  satire  :- 

Trop  découvert  peut-être,  et  jamais  criminel, 

Je  dis  la  vérité  sans  l'abreuVer  de  fiel. 

Ainsi  toujours  ma  plume,  implacable  ennemie 
Et  de  la  flatterie  et  de  la  calomnie, 
Ne  sait  point  en  ses  vers  trahir  la  vérité; 
Et,  toujours  accordât  un  tribut  mérité. 
Toujours  prête  à  donner  ^es  louanges  acquises, 
Jamais  d'un  vil  Crésus  n'enc^sa  les  sotti$e$. 

O  vous  qui  dans  le  sein  d'une  hnmbl^  obscurité 

Nourrissez  les  vertus  avec  Is^  pauyreté; 
Dont  les  désirs  )>ornés  dçms  la  sage  indigence 
Méprisent  sans  orgueil  une  yaine  abondance, 
Restes  trop  précieux  de  ces  ^tiques  temps 
Où  des  moindres  apprêts  nosi  ancêtres  contenus , 
Recherchés  dans  leurs  n^oenrs ,  ^mpl«§  dfin^  leur pi^r nrc , 
Ne  sentoient  de  besoins  que  ceux  de  la  nature; 
Illustres  malheureux,  quels  lieux  habitez-vous? 
Dites,  quels  spnt  vos  noms?  Il  me  sera  trop  doux 
D'exercer  mes  talents  à  chanter  votre  gloire , 


A  M.    BORPES.  :)5S 

A  VOUS  éterniser  au  tQmple  de  mémoire; 

Et  quand  mes  foible*  vers  n'y  pourraient  arriver. 

Ces  noms  si  respectés  sauront  les  conserver. 

Mais  pourquoi  m'occuper  d'une  vaine  chimie? 
Il  n'est  plus  de  sagesse  où  régne  la  misère; . 
Sous  le  poids  de  la  faim  le  mérite  abattu 
Laisse  en  un  ^ste  ooeur  éteindre  la  vertu. 
Tant  de  pompeux  discours  sur  l'heureuse  indigence 
M'ont  bien  l'air  d'être  nés  du  sein  de  l'abondance  : 
Philosophe  commode,  on  a  toujours  grand  soin 
De  prêcher  des  vertus  dont  on  n'a  pas  b^oin. 

Bordes,  cherchons  ailleurs  dea sujets  pour  ma  muse; 
De  la  jMtié  qu'il  tait  souvent  le  pauvre  abuâe , 
Et,  décorant  du  nom  de  sainte  charité 
Les  dons  dowt  on  noumt  sa  vile  oisiveté, 
Sous  l'aspçct  des  vertus  qu©  l'ipfortune  opprime 
Cache  l'amour  du  vice  et  le  penchant  mk  crime. 
J'honore  le  mérite  aux;  rangs  les  plus  abjeols  ; 
Mais  je  trouve  Ji  louer  peu  de  pareils  sujets. 

Non,  célébrons  plutôt  l'innocente  industrie 
Qui  sait  muHipUer  les  d«>ucemrs  de  la  yie. 
Et,  salutaire  à  Ipus  dans  sçs  utiles  soins, 
Par  la  route  du  luxe  apaisa  les  besoins/ 
C'est  par  cet  art  charmant  <pie  sans  o^se  enrichie 
On  voit  briller  au  loin  ton  heureusç  patrk . 

Ouvrage  précieux»  superbe  ors^m^nts. 
On  diroit  ^e  Minerve,  ep  s^s  amusements. 
Avec  l'or  et  la  soie  n  d'une  maû»  sainte 
Formé  de  vos  desçm*  la  tis^re  élégant^. 
Turin ,  Londres,  en  vain,  pour  irons  le  disputer , 

•  La  ville  de  Lyon. 


*•* 


\ 


256  ÉPÎTRE 

Par  de  jaloux  efforts  veulent  vous  imiter  : 
Vos  mélanges  charmants,  assortis  par  les  grâces, 
Les  laissent  de  bien  loin  s'épuiser  sur  vos  traces. 
Le  bon  goût  les  dédaigne,  et  triomphe  chez  vous; 
Et  tandis  qu'entraînés  par  leur  dépit  jaloux 
Dans  leurs  ouvrages  froids  ils  forcent  la  nature, 
Votre  vivacité,  toujours  brillante  et  pure. 
Donne  à  ce  qu'elle  paré  un  œil  plus  délicat, 
Et  même  à  la  beauté  prête  encor  de  l'éclat. 

Ville  heureuse,  qui  fais  l'ornement  de  la  France, 
Trésor  de  l'univers,  source  de  l'abondance, 
Lyon ,  séjour  charmant  des  enfants  de  Plutus , 
Dans  tes  tranquilles  murs  toils  les  arts  sont  reçus  : 
D'un  sage  protecteur  le  goût  les  y  rassemble; 
Apollon  et  Plutus,  étonnés  d'être  ensemble. 
De  leurs  longs  différents  ont  peine  à  revenir. 
Et  demandent  quel  dieu  les  a  pu  réunir. 
On  reconnoit  tes  soins,  Pallu  '  :  tu  nous  ramènes 
Les  siècles  renommés  et  de  Tyr  et  d'Athènes  : 
De  mille  éclats  divers  Lyon  brille  à-la-fois. 
Et  son  peuple  opulent  semble  un  peuple  de  rois. 

Toi ,  digne  citoyen  de  cette  ville  illustre , 
Tu  peux  contribuer  à  lui  donner  du  lustre. 
Par  tes  heureux  talents  tu  peux  la  décorer. 
Et  c'est  lui  faire  un  vol  que  de  plus  différer. 

Comment  ose^tu  bien  me  proposer  d'écrire , 
Toi,  que  Minerve  même  avoit  pris  soin  d'instruire, 
Toi,  de  ses  dons  divins  possesseur  négligent. 
Qui  viens  parler  pour  elle  encore  en  l'outrageant? 
Ah  !  si  du  feu  divin  qui  brille  en  ton  ouvrage 

^  Intendant  de  Lyon. 


A  M.    BORDES.  257 

iJne  étincelle  au  moins  eât  été  mon  partage, 
Ma  muse  quelque  jour,  attendrissant  les  cœurs, 
Peut-être  sur  la  scène  eût  fait  couler  des  pleurs. 
Mais  je  te  parle  en  vain  :  insensible  à  mes  plaintes. 
Par  de  cruels  refus  tu  confirmes  mes  craintes, 
Et  je  vois  qu'impuissante  à  fléchir  tes  rigueurs , 
Kanche  '  n'a  pas  encore  épuisé  ses  malheurs. 

*  Blanche  de  Bourbon ^  tragédie  de  M.  Bordes,  qu'au  grand  re- 
gret de  ses  amis  il  refuse  constamment  de  mettre  au  théâtre.  * 

*  Elle  a  été  imprimée  depuis»  et  fait  partie  de  la  coUection  de  set  ceuvres. 
Lyon,  1783 ,  4  vol'  in-8?. 


XII.  17 


ÉPÎTRE 

A  M.  PARISOT, 

ACHEVÉE,  LE  lO  JUILLET  1743*    ■ 

a* 

Ami,  daigne  souffrir  qtt'à  tes  yetiJt  dtrjoiïftl*hui 
Je  dévoile  ce  cœur  plein  de  trouble  et  d'ennui  : 
Toi  qui  connus  jadis  mon  ame  tout  entière , 
Seul  en  qui  je  trouvois  un  ami  tendre,  un  père. 
Rappelle  encôt  pour  moi  tes  premières  bôtttéS; 
Rends  tes  soins  à  mon  cœur,  il  les  a  mérités. 

Ne  crois  pas  qu'alarn^  par  de  frivoles  craintes 
De  ton  silence  ici  je  te  fasse  des  plaintes; 
Que  par  de  faux  soupçons,  indignes  de  tous  deux. 
Je  puisse  t'accuser  d'un  mépris  odieux. 
Non ,  tu  voudrois  en  vain  t'obstiner  à  te  taire  : 
Je  sais  trop  expliquer  ce  langage  sévère 
Sur  ce  triste  projet  que  je  t'ai  dévoilé  ; 
Sans  m'avoir  répondu,  ton  silence  a  parlé. 
Je  ne  m'excuse  point  dès  qu'un  ami  me  blâme; 
Le  vil  orgueil  n'est  pas  le  vice  de  mon  ame  : 
J'ai  reçu  quelquefois  de  solides  avis 
Avec  bonté  donnés,  avec  zèle  suivis. 
J'ignore  ces  détours  dont  les  vaines  adresses 
En  autant  de  vertus  transforment  nos  foiblesses, 
Et  jamais  mon  esprit,  sous  de  fausses  couleurs. 
Ne  sut  à  tes  regards  déguiser  ses  erreurs. 
Mais  qu'il  me  soit  permis,  par  un  soin  légitime. 
De  conserver  du  moins  des  droits  à  ton  estime  :  • 
Pèse  mes  sentiments,  mes  raisons,  et  mon  choix. 
Et  décide  mon  sort  pour  la  dernière  fois. 


1 


ÉPÎTRE   A   M.    PARISOT.  259 

Né  dans  l'obscurité,  j'ai  fait  dès  mon  enfance 
Des  caprices  du  sort  la  triste  expérience; 
Et  s'il  esc  quelque  bien  qu'il  ne  m'ait  point  ôté, 
Même  par  ses  faveurs  il  m'a  persécuté. 
Il  m'a  fait  nattre  libre,  bêlas  !  pour  quel  usage? 
Qu'il  m'a  vendu  bien  cher  un  si  vain  avantage  ! 
Je  suis  libre  en  effet;  mais  de  ce  bien  cruel 
J'ai  reçu  plus  d'ennuis  que  d'un  malheur  réel. 
Ah  !  s'il  falloit  un  jour,  absent  de  ma  patrie. 
Traîner  chez  Fétranger  ma  languissante  vie. 
S'il  falloit  bassement  ramper  auprès  des  grands. 
Que  n'en  ai-je  appris  l'art  dès  mes  plus  jeunes  ans  ! 
Mais  sur  d'autres  leçons  on  forma  ma  jeunesse. 
On  me  dit  de  remplir  mes  devoirs  sans  bassesse, 
De  respecter  les  grands,  les  magistrats,  les  rois , 
De  chérir  les  humains ,  et  d'obéir  aust  lois  : 
Mais  on  m'apprit  aussi  qu'ayant  par  ma  naissance 
Le  droit  de  partager  la  suprême  puissance , 
Tout  petit  que  j'étois,  foible,  obscur  citoyen. 
Je  faisois  cependant  membre  du  souverain  ; 
Qu'il  falloit  soutenir  un  si  noble  avantage 
Par  le  cœur  d'un  héros,  parles  vertus  d'un  sage, 
Qu'enfin  la  liberté,  ce  cher  présent  des  deux. 
N'est  qu'un  fléau  fetal  pour  les  coeurs  vicieux. 
Avec  le  lait,  chez  nous,  on  suce  ces  maximes. 
Moins  pour  s'enorgueillir  de  nos  droits  légitimes 
Que  pour  savoir  un  jour  se  donner  à^la-fois 
Les  meilleurs  magistrats  et  les  plus  sages  lois. 

Vois-tu,  me  disoit-on,  ces  nations  puissantes 
Fournir  rapidement  leurs  carrières  brillantes? 
Tout  ce  vain  appareil  qui  remplit  l'univers 
N'est  qu'un  frivole  éclat  qui  leur  cache  leurs  fers.  * 

'7 


26o  É  PITRE 

Par  leur  propre  valeur  ils  forgent  leurs  entraves  : 
Ils'font  les  conquérants,  et  sont  de  vils  esclaves; 
Et  leur  vaste  pouvoir,  que  Fart  avoît  produit. 
Par  le  luxe  bientôt  se  retrouve  détruit. 
Un  soin.bien  différent  ici  nous  intéresse, 
Notre  plus  grande  force  est  dans  notre  foiblesse  : 
Nous  vivons  sans  regret  dans  l 'humble  obscurité  ;     . 
Mais  du  moins  dans  nos  murs  on  est  en  liberté. 
Nous  n^  connoissons  point  la  superbe  arrogance , 
Nuls  titres  fastueux,  nulle  injtiste  puissance. 
De  sages  magistrats^  établis  par  nos  voix, 
Jugent  nos  différents,  font  observer  nos  lois. 
L'art  n'est  point  le  soutien  de  notre  république  : 
Être  juste  est  chez  nous  Tunique  politique  ; 
Tous  les  ordres  divers,  sans  inégalité, 
Gardeut  chacun  le  rang  qui  leur  est  affecté. 
Nos  chefs,  nos  magistrats,  simples  dans  leur  parure, 
Sans  étaler  ici  le  luxe  et  la  dorure , 
Parmi  nous  cependant  ne  sont  point  confondus  : 
Ils  eu  sont  distingués ,  ms^is  c'est  par  leurs  vertus. 

Puisse  durer  toujours  cette  union  charmante  ! 
Hélas  !  on  voit  si  peu  de  probité  constante  ! 
Il  n'est  rien  que  le  temps  ne  corrompe  à  la  fin  ; 
Tout,  jusqu'à  la  sagesse,  est  sujet  au  déclin. 

Par  ces  réflexions  ma  raison  exercée 
M'apprit  à  mépriser  cette  pompe  insensée 
Par  qui  l'orgueil  des  grands  brille  de  toutes  parts, 
Et  du  peuple  imbécile  attire  les  regards. 
Mais  qu'il  m'en  coûta  cher  quand ,  pour  toute  ma  vie, 
La  foi  m'eut  éloigné  du  sçin  de  ma  patrie; 
Quand  je  me  vis  enfin,  sans  appui,  sans  secours, 
JL  ces  mêmes  grandeurs  contraint  d'avoir  recours  ! 


A  M.    PARISOT.  261 

Non,  je  ne  puis  penser,  sans  répandre  des  larmes, 
A  ces  moments  affreux ,  pleins  de  tronble  et  d'alarmes, 
Où  j'éprouvai  qu'enfin  tous  ces  beaux  sentiments, 
Loin  d'adoucir  mon  sort,  irritoient  mes  tourments. 
Sans  doute  à  tous  les  yeux  la  misère  est  horrible  ; 
Mais  pour  qui  sait  penser  elle  est  bien  plus  sensible. 
A  force  de  ramper  un  lâche  en  peut  sortir  : 
L'honnête  homme  à  ce  prix  n'y  sauroit  consentir. 
Encor ,  si  de  vrais  grands  recevoient  mon  hommage^  ' 
Ou  qu'ils  eussent  du  moins  le  mérite  en  partage , 
Mon  cœur  par  les  respects  noblement  accordés 
Beconnoitroit  dçs  dons  qu'il  n'a  pas  possédés  : 
Mais  faudra-t-il  qu'ici  mon  humble  obéissance 
De  ces  fiers  campagnards  nourrisse  l'arrogance? 
Quoi  !  de  vils  parchemins,  par  faveur  obtenus , 
Leur  donneront  le  droit  de  vivre  sans  vertus  ! 
Et  malgré  mes  efforts,  sans  mes  respects  serviles, 
Mon  zèle  et  mes  talents  resteront  inutiles  ! 
Ah  !  de  mes  tristes  jours  voyons  plutôt  la  fin 
Que  de  jamais  subir  un  si  lâche  destin. 

Ces  discours  insensés  troubloient  ainsi  mon  ame  ; 
Je  les  tenois  alors,  aujourd'hui  je  les  blâme  : 
De  phis  sages  leçons  ont  formé  mon  esprit; 
Mais  de  bien  des  malheurs  ma  raison  est  le  fruit. 

Tu  sais,  cher  Parisot,  quelle  main  généreuse 
Vint  tarir  de  mes'inaux  la  source  malheureuse; 
Tu  le  sais,  et  tes  yeux  ont  été  les  témoins 
Si  mon  cœiir  sait  sentir  ce  qu'il  doit  à  ses  soins. 
Mais  mon  zèle  enflammé  peut<-il  jamais  prétendre^ 
De  payer  lès  bienfaits  de  cette  mère  tendre? 
Si  par  les  sentiments  on  y  peut  aspirer. 
Ah  !  du  moins  par  les  miens  j'ai  droit  de  l'espérer. 


202  ÉPÎTRE 

Je  puis  compter  pour  peu  ses  bontés  secourables  : 
Je  lui  dois  d  autres  biens,  des  biens  plus  estimables. 
Les  biens  de  la  raison ,  les  sentiments  du  cqeur, 

\Méme  par  les  talents  quelques  droits  à  Thonneur. 
Avant  que  sa  bonté,  du  sein  de  la  misère, 
Aux  plus  tristes  besoins  eût  daigné  me  soustraire , 
J'étois  un  vil  enfant,  du  sort  abandonné, 
Peut-être  dans  la  fange  à  périr  destiné , 
Orgueilleux  avorton,  dont  la  fierté  burlesque  . 
Méloit  comiquement  Fenfance  au  romanesque , 
Aux  bons  faisoit  pitié,  feisoit  rire  les  fous, 
Et  des  sots  quelquefois  excttoit  le  courroux. 
Mais  les  hommes  qe  sont  que  ce  qu'on  les  fieiit  être  : 
A  peine  à  ses  regards  j'avois  osé  paroître. 
Que,  de  ma  bienfaitrice  apprenant  mes  erreurs > 
Je  sentis  le  besoiu  de  corriger  mes  mceurs  : 
J'abjurai  pour  toujours  ces  maximes  féroces, 
Du  préjugé  natal  fruits  amçrs  et  précoces. 
Qui  dès  les  jeunes  ans,  par  leurs  acres  levains. 
Nourrissent  la  fierté  des  cœurs  républicains; 
J'appris  à  respecter  une  xioblesse  illustre, 
Qui  même  à  la  vertu  sait  jouter  du  lustre. 
Il  ne  seroit  pas  bon  dans  la  société 
Qu'il  fût  entre  les  rangs  moins  d'inégalité. 
Irai-je  faire  ici,  dans  ma  vaiijto  marotte, 

*  Le  grand  déclamateur ,  le  nouveau  don  Quichotte? 
Le  destin  sur  la  terre  a  réglé  les  états. 
Et  pour  moi  sûrement  ne  les  changera  pas. 
Ainsi  de  ma  raison  si  long-temps  lai^uissante 
Je  me  formai  dès-lors  une  raison  naissante  : 
Par  les  soins  d'unç  mère  inœssamment  conduit. 
Bientôt  de  ses  bontés  je  recueillis  le  fruit; 


A   M.    PARISOT.  263 

Je  connus  que  surtout  cette  roideur  sauv^g/e 
Dans  le  monde  aujourd^kui  seroit  d'un  triste  u«age; 
La  modestif^  slors  deyint  chère  à  mon  cq^ur; 
J'aimai  rhumanité  9  je  chéris  la  douceur  ; 
Et,  respectant  des  grands  la  rang  et  la  naisisance, 
Je  souffris  leurs  hauteurs,  avec  cetta  aspérancie 
Que ,  malgré  tout  Téclat  dont  ils  sont  rêyétiis , 
Je  les  pourrai  du  moins  é|^ler  en  vertus. 
Enfin,  pendant  deuic  ans,  au  sein  de  ta  patriie, 
J'appris  à  ctdtivar  les  doncam^  da  la  vie. 
Du  Bortiiina  autrafois  la  triste  au^térilé 
A  mon  goût  peu  formé  uiêloii;  ga  durcie  : 
Épictéte  et^éuon,  daus  leur  fierté  $iu>ïque. 
Me  faisoiaot  admirer  c#  cQurage  héroïquf 
Qui,  faisant  des  faux  hi^m  uo  mépris  généraux» 
Par  la  s^ule  vartu  prétand  nous  raudre  heuram. 
Long4afl»ps  de  cetta  erriaur  la  brijlfmta  çhi^9^e 

Séduisit  mou  asprit»  roidit  mpu  .caractère  ; 
Mais,  malgré  taol  d'e£fort$,  cas  ¥aiua$  ilctiçus 
Ont^las  da  mo»  cfaur  bai^ni  h^  pas$iu»3  ? 
Il  n  estpàjmiîs  qu'à  Diau,  qu'à  Tes^ença  mprèm^f 
D'être  toujours  heurausa,  ?)i(saula  par  soi-^Leme  : 
Pour  rbamwa,  tal  qu'il  ast  p4>ur  l'^prit  at  le  cq^iip^ 
Otez  les  pas^(^n$,  il  u'est  plus  de  honhaur. 
C'est  toi ,  cher  I^ispt,  ç'a^  ton  conuparca  ai|»^ta  t 
Da  grossier  que  j^afUÛ$,  qui  me  rendit  traitabla  : 
Je  recontuus  alor»  po^iau  il  ast  charmant 
De  joindre  à  la  sagesça  UU  peu  d'amusam^snt. 
Des  ami#  phi^  pojis,  un  climai  moiiis  sauvage, 
Des  plaisirs  innocents  m'enseignèrent  Tusage  : 
Je  vis  ayaa  trau^ait  aa  spectacle  enchanteur 
Par  la  route  des  sanç  cpù  sait  aUar  au  caeur 


l 


264  ÉPÎTRE 

Le  mien,  qui  jusqu^alors  avoitété  paisible , 
Pour  la  première  fois  \eufiu  devint  sepsible  : 
L'aîmour,  malgré  mes  soins ,  heureux  à  m^égarei", 
Auprès  de  deux  beaux  yeux  m'apprit  à  soupirer. 
Bons  mots,  vers  élégants,  conversations  vives, 
Un  repas  égayé  par  d'aimables  convives , 
Petitsjeux  de  commerce  et  d'où  le  chagrin  fuit, 
Où,  sans  risquer  la  bourse  on  délaisse  Fesprit; 
En  un  mot,  les  attraits  d'une  vie  opulente, 
Qu'aux  vœux  de  l'étranger  sa  richesse  présente , 
Tous  les  plaisirs  du  goût,  le  charme  des  beaux-arts, 
À  mes  yeux  enchantés  brilloient  de  toutes  parts. 
Ce  n'est  pas  cependant  que  mon  ame  égarée 
Donnât  dans  les  travers  d'une  mollesse  outrée  : 
L'innocence  est  le  bien  le  plus  cher  à  mon  cœur  ; 
La  débauche  et  l'excès  sont  des  objets  d'horreur  : 
Les  coupables  plaisirs  sont  les  tourments  de  l'ame, 
Ils  sont  trop  achetés  s'ils  sont  dignes  de  blâaie. 
Sans  doute  le  plaisir,  pour  être  un  bien  réel, 
Doit  rendre  l'homme  heureux  et  non  pas  criminel  : 
Mais  il  n'est  pas  moins  vrai  que  de  notre  carrière 
Le  ciel  ne  défend  pas  d'adoucir  la  misère  ; 
Et,  pour  finir  ce  point  trop  loi^g-temps  débattu*, 
Rien  ne  doit  être  outré,  pas  même  la  vertu. 

Voilà  de  mes  erreurs  un  abrégé  fidèle  : 
C'est  à  toi  de  juger,  ami,  sur  ce  modèle, 
Si  je  puis,  près  des  grands  implorant  de  l'appui, 
A  la  fortune  encor  recourir  aujourd'hui. 
De  la  gldlre  est^il  temps  de  rechercher  le  lustre? 
Me  voici  presque  au  bout  de  mon  sixième  lustre  : 
La  moitié  de  mes  jours  dans  l'oubh  sont  passés, 
Et  déjà  du  travail  mes  esprits  sont  lassés. 


A  M.   PARISOT.  265 

Ayide  de  scieoee  ^  avide  de  sagesse , 
Je  n'ai  point  aux  plaisirs  prodigué  ma  jeunesse  : 
J'osai  d'un  temps  si  cher  faire  uû  meilleur  emploi  ; 
L'étude  et  la  vertu  furent  la  seule  loi  ■ 

Que  je  me  proposai  pour  régler  ma  conduite, 
Mais  ce  n^est  point  par  art  qu'on  acquiert  du  mérite  : 
Que  sert  un  vdin  travail  par  le  ciel  dédaigné , 
Si  de  son  but  toujours  on  se  voit  éloigné? 
Comptant  par  mes  talents  d'assurer  ma  fortune, 
Je  négligeai  ces  soins,  cette  brigue  importune, 
Ce  manège  subtil,  par  qui  cent  ignorants 
Ravissent  la  faveur  et  les  bienfaits  des  grands. 
Le  succès  cependant  trompe  ma  confiance  : 
De  mes  foibles  progrès  je  sens  peu  d'espérance; 
Et  je  vois  qu'à  juger  par  des  effets  si  lents , 
Pour  briller  dans  le  monde  il  faut  d'autres  talents. 
Et,  qu'y  ferois-je,  moij  de  qui  l'abord  timide 
Ne  sait  point  affecter  cette  audace  intrépide , 
Cet  air  content  de  soi,  ce  ton  fier  et  joli 
Qui  du  rang  des  badauds  sauve  l'homme  poli? 
Faut-il  donc  aujourd'hui  m'en  aller  dans  le  monde 
Vanter  impudemment  ma  science  profonde , 
Et,  toujours  en  secret  démenti  par  ^lon  cœur. 
Me  prodiguer  l'encens  et  les  degrés  d'honneur? 
Faudra-^1,  d'un  dévot  affectant  la  grimace. 
Faire  servir  le  ciel  à  gagner  une  plase  ,• 
Et,  par  l'hypocrisie  assurant  mes  projets. 
Grossir  l'heureux  essaim  de  ces  hommes  parfedts , 
De  ces  humbles  dévots,  de  qui  là  modestie 
Compte  par  leurs  vertus  tous  les  jours  de  leur  vie? 
Pour  glorifier  Dieu  leur  bouche  a  toup-à-tour 
Quelque  nouvelle  grâce  à  reodre  chaque  jour. 


n 


266  ÉPÎTRE 

Mais  Forgueilleux  en  ¥ain,  d'una  adresse  chrétienne, 
Sous  la  gloire  de  Dieu  veut  étaler  la  sieune  : 
L'homme  vraiment  sensé  fait  le  mépris  qu'il  doit 
Des  mensonges  du  fat,  et  du  sot  qui  les  croit. 

Non,  je  ne  puis  forcer  mon  esprit,  né  sincère, 
A  déguiser  ainsi  mon  propre  caractère  ; 
Il  en  coûteroit  trop  de  contrainte  h  mon  coeur  : 
A  cet  indigne  prix  je  renonce  au  bonheur. 
D  ailleurs  il  foudroit  donc,  fils  Jâcbe  et  mercenaire, 
Trahir  indignement  les  bontés  d'une  mère. 
Et,  payant  en  ingrat  tant  de  bienfeits  reçus, 
Laisser  à  d*autres  mains  les  soins  qui  lui  sont  dus. 
Ah  !  ces  soins  sont  trop  chers  à  ma  reconnoissance  : 
Si  le  ciel  n'a  rien  mis  de  plus  en  ma  puissance. 
Du  moins  d'un  zélé  pur  les  vœux  trop  méril|is 
Par  mon  cœur  chaque  jour  lui  seront  présentés. 
Je  sais  trop,  il  est  Trai,  que  ce  zèle  inutile 
Ne  peut  lui  procurer  un  destin  plus  tranquille  : 
En  vain  dans  sa  langueur  je  yeux  la  soulager  ; 
Ce  n'est  pas  les  guérir  que  de  les  partager. 
Hélas  1  de  ses  tourments  le  spectacle  funeste 
Bientôt  de  mon  courage  étouffera  le  reste: 
C'est  trop  lui  voir  porter,  par  d*éternels  efforts, 
Et  les  peines  de  Tame  et  les  douleurs  du  corps. 
Que  lui  sert  de  chercher  dans  cette  solitude 
A  fuir  l'éclat  du  mopde  et  son  inquiécude, 
Si  jusqu'en  ce  désert,  à  la  paix  destiné. 
Le  soit  lui  donne  encore,  à  lui  nuire  acharné, 
D'un  affreux  procureur  l6  votsinagie  horriUie , 
Nourri  d'encre  et  de  fiel ,  donc  la  griffe  ternble 
De  ses  tristes  "voisins  est  plus  crainte  cent  fois 
Que  le  hussard  cruri du  pauvre  Bavarois? 


A   M.    PARISOT.  267 

Mais  c'est  trop  t'accabler  du  récit  de  nos  peines  : 
Daigne  me  pardonner ,  ami,  ces  plaintes  vaines; 
C'est  le  dernier  des  biens  permis  aux  malheureux 
De  voir  plaindre  leurs  maux  par  les  cœurs  généreux. 
Telle  est  de  mes  malheurs  la  peinture  naïve. 
Juge  de  Favenir  sur  cette  perspective; 
Vois  si  je  dois  encor,  par  des  soins  impuissants, 
Offrir  à  la  £prtune;  un  inutile  encens. 
Non ,  la  gloire  n'est  point  Tidole  de  mon  ame; 
Je  nV  sens  point  brûler  cettQ  divine  flamme 
Qai,  d'un  génie  heureux  animant  les  ressorts, 
Le  force  à  s'élever  parde  nobles  efforts. 
Que  m'importe,  après  tout ,  ce  que  pensentles  hommes  ? 
Leurs  honneurs,  leurs  mépris  g  font-ils  ce  que  nous  somfhes  ? 
£t  qui  ne  sait  pas  l'art  de  s'en  faire  admirer 
A  la  félicité  ne  peut-il  aspirer? 
L'ardente  ambition  a  l'éclat  en  partage , 
Mais  les  plaisirs  du  cceur  font  le  bonheur  du  sage. 
Que  ces  plaisirs  sont  doux  à  qui  sait  les  goûter  ! 
Heureux  qui  les  connoit  et  sait  s'en  contenter] 
Jouir  de  leurs  douceurs  dans  un  état  paisible, 
C'est  le  plus  cher  désir  auquel  je  suis  sensible. 
Un  bon  livre,  un  ami,  la  liberté,  la  paix, 
Faut-il  pour  vivre  heureux  former  d'autres  souhaits? 
Les  grandes  passions  sont  des  sources  de  peine  : 
J'évite  les  dangers  où  leur  penchant  entratne; 
Dans  leurs  pièges  adroits  si  l'on  me  voit  tomber, 
Du  moins  je  ne  fais  pas  gloire  d'y  succomber.  » 
De  mes  égarements  mon  cœur  n'est  point  complice; 
Sans  être  vertueux  je  déteste  le  vice  ; 
Et  le  bonheur  en  vain  s'obstine  à  se  cacher, 
Puisqu'enfin  je  connois  où  je  dois  le  chercher. 


EPITRE       . 
A  M.  DE  L'ÉTANG, 

VICAIRE    DE    MAHCOUSSIS. 

En  dépit  du  destin  jaloux, 
Cher  abbé,  nous  irons  chez  vous.        < 
.    Dans  Totre  franche  politesse , 
Dans  votre  gaieté  sans  rudesse, 
Parnii  vos  bois  et  vos  coteaux 
Nous  irons  chercher  le  repos; 
Nous  irons  chercher  le  remède 
Au  triste  ennui  qui  nous  possède , 
A  ces  affreux  charivaris , 
A  tout  ce  fracas  de  Paris. 
O  ville  où  régne  l'arrogance , 
Où  les  plus  grands  fripons  dé  France 
Régentent  les  honnêtes  gens. 
Où  les  vertueux  indigents 
Sont  des  objets  de  raillerie  ; 
Ville  où  la  charlatanerie , 
lie  ton  haut,  les  airs  insolents  ^ 
Écrasent  les  humbles  talents 
Et  tyrannisent  la  fortune  ; 
Ville  où  Fauteur  de  Rôdogune  - 
A  rampé  devant  Chapelain; 
Où  d'un  petit  magot  vilain 
L'amour  fit  le  héros  des  belles  ; 
Où  tous  les  roquets  des  ruelles 
Deviennent  des  hommes  d'état; 
Où  le  jeune  et  beau  magistrat 


ÉPÎTRE   A   M.    DE   l'ÉTANG.  269 

Étale,  avec  les  air» d'un  fet, 

Sa  perruque  pour  tout  mérite; 

Où  le  savant,  bas  parasite,  ' 

Chez  Aspasie  ou  chez  Pkryné, 

Vend  de  Tesprit  pour  un  dîné  : 

Paris,  malheureux  qui  t'habite  ! 

Mais  plus  malheureux  mille  fois 

Qui  t'habite  de  son  pur  choix, 

Et  dans  un  elimat  plus  tranquille 

Ne  sait  point  se  feire  un  asile 

Inabordable  aux  noirs  soucis. 

Tel  qu'à  mes  yeux  est  Marcoussis  ! 

Marcoussis  qui  sait  tant  nous  plaire; 

Marcoussis  dont  pourtant  j'espère 

Vous  voir  partir  un  beau  matin 

Sans  vous  en  pendre  dé  chagrin  ! 

Accordez  donc,  mon  cher  vicaire, 

Votre  demeure  hospitalière 

A  gens  dont  le  soin  le  plus  doux 

Est  d'aller  passer  près  de  vous 

Les  moments  dont  ils  sont  les  maîtres. 

Nous  connoissons  déjà  les  êtres 

Du  pays  et  de  la  maison  ; 

Nous  en  chérissons  le  patron , 

Et  desirons ,  s^il  est  possible , 

Qu^à  tous  autres  inaccessible. 

Il  destine  en  notre  feveur       ' 

Son  loisir  et  sa  bonne  humeur. 

De  plus,  prières  des  plus  vives 

D^éloigner  tous  fâcheux  convives. 

Taciturnes,  mauvais  plaisants. 

Ou  beaux  parleurs,  ou  médisants. 


70 


ÉPÎTRE 


Point  de  ces  gens  qae  Pieu  confonde, 
De  ces  sots  dont  Pam  abonde , 
Et.qu^on  y  nonune  beaux  esprits, 
Vendeurs  de  fumëe  à  tout  prix 
Au  riche  faquin  <}ui  les  gâte, 
Vils  flatteurs  de  qui  les  empâte. 
Plus  vils  détracteurs  du  bon  sens 
De  qui  méprise  leur  encens. 
Point  de  ces  fades  petits*maitres. 
Point  de  ces  hobereaux  champêtres 
Tout  fiers  de  quelques  vains  aïeux 
Presque  aussi  méprisables  qu  eux. 
Point  de  grondeuses  pigrièches, 
Voix  aigre,  teint  noir,  et  mains  sèches; 
Toigours  syndiquant  les  appas 
Et  les  plaisirs  qu'elles  n'ont  pas , 
Dénigrant  le  prochain  par  zèle, 
Se  donnant  à  tous  pour  modèle. 
Médisantes  par  charité, 
Et  sages  par  nécessité. 
Point  de  Crésus,  point  de  canaille  ; 
Point  surtout  de  cette  racaille 
Que  Ton  appelle  grands  seigneurs, 
Fripons  sans  probité,  sans  mœurs. 
Se  raillant  du  pauvre  vulgaire 
Dont  la  vertu  fait  la  chimère; 
Mangeant  fièrement  notre  bien  ; 
Exigeant  tout,  n'accordant  rien; 
Et  dont  la  fausse  politesse. 
Rusant^  patelinant  sans  cesse, 
N'est  qu'un  piège  adroit  pour  duper 
Le  sot  qui  s'y  laisse  attraper. 


A  M.  DE  l'Étang. 

• 

Point  de  ce»  fendants  militaires  / 
A  Pair  rogue,  aux  mines  altières, 
Fiers  de  commander  des  goujacs, 
Traitant  chacun  du  haut  en  bai . 
Donnant  la  loi,  tranchant  du  mattre, 
Bretailleurs,  fanfturons  peut-être, 
Toujours  prêts  à  battre  ou  tuer, 
Toujours  parlant  de  leur  métier, 
Et  cent  fois  plus  pédants,  me  semble, 
Que  tous  le8  ergoteurs  ensemble. 
Loin  de  nous  tous  ces  ennuyeux. 
Mais  si^  par  un  sort  ^us  heureux, 
Il  se  rencontre  un  honnête  homme 
Qui  d'aucun  grand  ne  se  renomme, 
Qui  soit  aimable  comme  vous, 
Qui  sache  rire  avec  les  fous , 
Et  raisonner  avec  le  sage, 
Qui  n'affecte  point  de  langage , 
Qui  ne  dise  point  de  bon  mot, 
Qui  ne  soit  pas  non  plus  un  sot , 
Qui  soit  gai  sans  chercher  à  Tétre , 
Qui  soit  instruit  sans  le  paroître , 
Qui  ne  rie  que  par  gaieté. 
Et  jamais  par  malignité , 
De  mœurs  droites  sans  être  austères, 
Qui  soit  simple  dans  ses  manières. 
Qui  veuille  vivre  pour  autrui. 
Afin  qu'on  vive  aussi  pour  lui  ; 
Qui  sache  assaisonner  la  tablç 
D'appétit ,  d'humeur  agréable  ; 
Ne  voulant  point  être  admiré. 
Ne  voulant  point  être  ignoré , 


271 


L 


272  EPlTRE    A   M.    DE   L  ÉTANG. 

Tenant  8on  coin  comme  les  autres, 
fêlant  ses  folies  aux  nôtres, 
Raillant  sans  jamais  insulter , 
Raillé  sans  jamais  s^emporter , 
Aimant  je  plaisir  sans  crapule , 
Ennemi  du  petit  scrupule, 
Buyant  sans  risquer  sa  raison, 
Point  philosophe  hors  de  saison; 
En  un  mot  d'un  tel  caractère 
Qu^avec  lui  nous  puissions  nous  plaire, 
QuWec  nous  il  se  plaise  aussi  : 
S'il  est  un  homme  feit  ainsi ,    . 
Donne24e-nous,  je  tous  supplie, 
Mettez-le  en  notre  compagnie; 
Je  brûle  déjà  de  le  voir, 
Et  de  Faimer,  c'est  mon  devoir; 
Mais  c'est  le  TÔtre,  il  faut  le  dire. 
Ayant  que  de  nous  le  produire , 
De  le  connoitre.  C'est  assez; 
Montrez-le-nous  si  vous  osez. 


FRAGMENT  D'UNE  ÉPITRE 

A  M.  BORDES. 

Après  un  carême  ennuyeux, 
Grâce  à  Dieu,  voici  la  semaine 
Des  divertissements  pieux. 
On  va  de  neuvaine  en  neuvaine , 
Dans  chaque  église  on  se  promène; 
Chaque  autel  y  charme  les  yeux; 
Le  luxe  et  la  pompe  mondaine 
Y  brillent  à  l'honneur  des  cieux. 
Là,  maint  agile  énerguméne 
Sert  d'Arlequin  dans  ces  saints  lieux; 
Le  moine  ignorant  s'y  démène, 

Ijlécitant,  à  perte  d'haleine. 

Ses  orémus  mystérieux. 

Et  criant  d'un  ton  furieux, 

Fora,  fora,  par  saint  Eugène  ! 

Rarement  la  semonce  est  vaine  ; 

Diable  et  frà  s'entendent  bien  mieux , 

L'un  à  l'autre  obéit  sans  peine. 
Sur  des  objets  plus  gracieux 

La  diversité  me  ramène. 

Dans  ce  temple  délicieux 
N         Où  ma  dévotion  m'entraîne , 

Quelle  agitation  soudaine 

Me  rend  tous  mes  sens  précieux? 
Illumination  brillante , 

Peintures  d'une  main  savante. 

Parfums  destinés  pour  les  dieux, 
XII.  i8 


274       FRAGMENT  D'uNE  ÉPÎTRE  A  M.  BORDES, 

Mais  dont  la  volupté  diTine 
Délecte  Thumaitie  narine 
Avant  de  se  porter  aux  cieux  ? 
Et  toi,  musique  ravissante, 
Du  Garcani  chef-d'œuvre  harmonieux, 
Que  tu  plais  quand  Catine  chante  ! 
Elle  charme  à-la-fois  notre  oreille  et  nos  yeux. 
Beaux  sons,  que  votre  effet  est  tendre  ! 
«    Heureux  Famant  qui  peut  s'attendre 
D'occuper  en  d'autres  moments 
La  bouche  qui  vous  fait  entendre, 
A  des  soins  encor  plus'^charmants  ! 
Mais  ce  qui  plus  ici  m'enchante , 
C'est  mainte  dévote  piquante , 
Au  teint  frais,  à  l'œil  tendre  et  doux, 
Qui,  pour  éloigner  tout  scrupule. 
Vient  à  la  Vierge,  à  deux  genoux, 
Offrir,  dans  l'ardeur  qui  la  brûle , 
Tous  les  vœux  qu'elle  attend  de  nous 

Tels  sont  les  familiers  colloques. 
Tels  sont  les  ardents  soliloques 
Des  gens  dévots  en  ce  saint  lieu. 
Ma  foi ,  je  ne  m'étonne  guères , 
Quand  on  fait  ainsi  ses  prières. 
Qu'on  ait  du  goût  à  prier  Dieu. 


^/%n.-%f%/\/%/\/%,'%/%/%,'%^%/^'\ 


IMITATION  LIBRE 

D'UNE  CHANSON  ITALIENNE 

DE  MÉTASTASE. 

Grâce  à  taat  de  tromperies , 
Grâce  à  tes  coquetteries , 
Nice,  je  respire  enfin* 
Mon  cœur,  libre  de  sa  chaîne, 
Ne  déguise  plus  sa  peine; 
Ce  n'est  plus  un  aonge  vain. 

Toute  naa  flamme  est  éteinte  : 
Sous  une  colère  feinte 
L  amour  ne  se  cache  plus» 
Qu'on  te  nomme  en  ton  absence, 
Qu'on  t'adore  en  ma  présence , 
Mes  sens  n'en  sont  point  émus. 

En  paix  sans  toi  je  sommeille  ; 
Tu  n'es  plus,  quand  je  m'éveille, 
Le  premier  de  mes  désirs. 
Rien  de  ta  part  ne  m'agite; 
Je  t'aborde  et  je  te  quitte 
Sans  regrets  et  sans  plaisirs. 

Le  souvenir  de  tes  charmes^ 
•Le  souvenif  de  i^^s  larn^és , 
Ne  fait  nul  effet  sur  moi» 
Juge  enfin  camme  je  t'aime  : 
Avec  mon  rivfd  lui^aeme 
Je  pourrois  parler  de  toi. 


i8. 


2^6  IMITATION 

* 

)      Sois  fière,  sois  inhumaine. 
Ta  fierté  n'est  pas  moins  vaine 
Que  le  seroit  ta  douceur. 
Sans  être  ému  je  t'écoute , 
Et  tes  yeux  n'ont  plus  de  route 
Pour  pénétrer  dans  mon  cœur. 

D'un  mépris,  d'une  caresse, 
Mes  plaisirs  ou  ma  tristesse 
Ne  reçoivent  plus  la  loi. 
Sans  toi  j'aime  les  bocages; 
L'horreur  des  antres  sauvages 
Peut  me  déplaire  avec  toi; 

Tu  me  parois  encor  belle  ; 
Mais,  Nice,  tu  n'es  plus  celle 
Dont  mes  sens  sont  enchantés. 
Je  vois,  devenu  plus  sage, 
Des  défauts  sur  ton  visage 
Qui  me  sembloient  des  beautés. 

Lorsque  je  brisai  ma  chaîne. 
Dieux!  que  j'éprouvai  de  peine! 
Hélas  !  je  crus  en  mourir  : 
Mais,  quand  on  a  du  courage , 
Pour  se  tirer  d'esclavage 
Que  ne  peut-on  point  souffrir? 

Ainsi  du  piège  perfide 
Un  oiseau  simple  et  timide 
Avec  effort  échappé. 
Au  prix  des  plumes  qu'il  laisse , 
Prend  des  leçon»  de  sagesse 
Pour  n'être  plus  attrapé. 


d'une  chanson  de  métastase.       277 

Tu  crois  que  mon  cœur  t'adore ,    , 
Voyant  que  je  parle  encore 
Des  soupirs  que  j'ai  poussés; 
Mais  tel,  au  port  qu'il  désire, 
Le  nocher  aime  à  redire 
Les  périls  qu  il  a  passés. 

Le  guerrier  couvert  de  gloire 
Se  plaît ,  après  la  victoire , 
A  raconter  ses  exploits  ; 
Et  Fesclave,  exeippt  de  peiné , 
Montre  avec  plaisir  la  chaîne 
Qu'il  a  traînée  autrefois. 

Je  m'exprime  sans  contrainte; 
Je  ne  parle  point  par  feinte, 
Pour  que  tu  m'ajoutes  foi; 
Et,  quoi  que  tu  puisses  dire. 
Je  ne  daigne  pas  m'instruire 
Gomment  tu  parles  de  moi. 

Tes  appas ,  beauté  trop  vaine , 
Ne  te  rendront  pas  sans  peine 
Un  aussi  fidèle  amant. 
Ma  perte  est  moins  dangereuse  ; 
Je  sais  qu'une  autre  trompeuse 
Se  trouve  plus  aisément. 


278      IMITAT,  d'une  chanson  VE  MÉTASTASE. 

VARIANTES 

EVTRE  L'énlTIOlf  DE  GENÈVE  ET  CfeLLB  DE  Al^C  MICHEL  HET. 

IMon  cœur,  libre  de  sa  dmlne, 
Ne  déguise  plus  sa  peine; 
Ce  n*est  plus  un  songe  vain. 

INon,  non,  ce  n*est  point  un  songea 
Mon  cœur ,  libre ,  sans  mensonge  , 
Ne  triomphe  plus  en  vain. 

Éd.  de  Gen.  Qu*on  t'adore  ea  mu  présence. 

M,  M.  Rey.  Qu'on  te  lorgne  en  ma  présence. 

Éd,  de  Gen.  Juge  enfin  comine  je  I  aime. 

M.  M,  Rey.  Juge  enfin  comment  je  t  aime. 

Éd.  de  Gen.  Sois  fière,  sois  inhumaine. 

M.  M.  Rey.  Sois  tendre,  sois  inhumaine. 

Éd.  de  Gen.  Mes  plaisirs  ou  ma  tristesse. 

M.  M.  Rey.  Ma  gaieté  ni  ma  tristeise. 

.  ,    ,  ^       (  L'horreur  des  tntres  sauvages 
Ed.  de  Gen.  J  aa  i^-  *  • 

(  Peut  me  dépuure  avec  tôt. 

„   .*  «       (  Eh  bien  !  des  déserts  sauvages 
M.  M.  Rey.  l,.    ,,  .  .     .     .  , 

•^     (  Me  déplairoient  avec  toi. 

Éd.  de  Gen.     Hélas  !  je  cms  en  mourir. 
M.  M.  Rey.     Hélas  !  je  crus  d'en  mourir. 

Éd.  de  Gen.     Un  oiseàU  simple  et  timide. 
M.  M.  Rey.    Cet  oiseau  jeoné  et  timide. 

Éd.  de  Gen.    Voyant  que  je  parle  encore. 
M.  M.  Rey.     Parceque  je  parle  encore. 

N.  B.  Je  crois  que  Téditeur  qui  a  recueilli  ces  variaotes  s'est 
trompé.  Je  n*ai  point  rédition  de  M.  M.  Rey;  mais  tout  ce  qu'il  dit 
appartenir  à  cette  édition  est  conforme  à  l'édition  de  Genève. 

Kit    A.    \j. 


L'ALLÉE  DE  SYLVIE. 


Qu'à  m^égarer  dans  ces  bocages 
Mon  cœur  goûte  de  voluptés  ! 
(^e  je  me  plais  sous  ces  ombrages  ! 
Que  j^aime  ces  flots  argentés  ! 
Douce  et  charmante  rêverie , 
Solitude  aimable  et  chérie, 
Puissiez-vous  toujours  me  charmer  ! 
De  ma  triste  et  lente  carrière 
Rien  n'adouciroit  la  misère , 
Si  jç  cessois  de  vous  aimer. 
Fuyez  de  cet  heureux  asilë| 
Fuyez  de  mon  ame  tranquille , 
Vains  et  tun^ultueux  projets  ; 
Vous  pouvez  promettre  sans  cesse 
Et  le  bonheur  et  la  sagesse , 
Mais  voHS  ne  les  donnez  jamais. 
Quoi  1  rhomme  ne  pourra-t-il  vivre , 
A  moins  que  son  cœur  ne  se  livre 
Aux  soins  d'un  douteux  avenir? 
Et  si  le  temps  coule  si  vite ,     ^ 
Au  lieu  de  retarder  sa  fuite , 
Faut-il  encor  la  prévenir? 
Oh  !  qu'avec  moins  de  prévoyance 
La  vertu,  la  simple  innocence, 
Font  des  heureux  à  peu  de  frais! 
Si  peu  de  bien  suffit  au  sage,  ^ 
Qu'avec  le  plus  léger  partage 
Tous  ses  désirs  sont  satisfaits. 


28o  l'allée  de  SYLVIE. 

Tant  de  soios,  tant  de  prévoyance, 
Sont  moins  des  fruits  de  la  prudence 
Que  des  fruits  de  Tambition. 
L'homme  content  du  nécessaire 
Craint  peu  la  fortune  contraire, 
Quand  son  cœur  est  sans  passion. 
Passions,  source  de  délices, 
Passions ,  source  de  supplices  ; 
Cruels  tyrans,  doux  séducteurs, 
Sans  vos  fureurs  impétueuses, 
Sans  vos  amorces  dangereuses, 
La  paix  seroit  dans  tous  les  cœurs. 
Malheur  au  mortel  méprisable 
Qui  dans  son  ame  insatiable 
Nourrit  Tapdei^e  soif  de  Tor  ! 
Que  du  vil  penchant  qui  Tentratue 
Chaque  instant  il  trouve  la  peine 
Au  fond  même  de  son  trésor  ! 
Malheur  à  Famé  ambitieuse 
De  qui  Tinsolence  odieuse 
Veut  asservir  tous  les  humains  ! 
Qu'à  ses  rivaux  toujours  en  butte, 
L'abhne  apprêté  pour  sa  chute 
Soit  creusé  de  ses  propres  mains  ! 
Malheur  à  tout  homme  farouche , 
A  tout  mortel  que  rien  ne  touche 
Que  sa  propre  féUcité  ! 
Qu'il  éprouve  dans  sa  misère , 
De  la  part  de  son  propre  frère , 
La  même  insensibilité  ! 
Sans  doute  un  cœur  né  pour  le  crime 
Est  &it  pour  être  la  victime 


l'allée  de  SYLVIE.  28 

.  De  ces  affreuses  passions  ; 
Mais  jamais  du  ciel  condamnée 
On  ne  vit  une  ame  bien  née 
Céder  à  leurs  séductions. 
Il  en  est  de  plus  dangereuses, 
Oe  qui  les  amorces  flatteuses 
Déguisent  bien  mieux  le  poison, 
Et  qui  toujours,  dans  un  cœur  tendre, 
Commencent  à  se  faire  entendre 
En  faisant  taire  la  raison  ; 
Mais  du  moins  leurs  leçons  charmantes 
N'imposent  que  d'aimables  lois; 
La  haine  et  ses  fureurs  sanglantes 
S'endorment  à  leur  douce  voix. 
Des  sentiments  si  légitimes 
Seront-ils  toujours  combattus? 
Nous  les  mettons  au  rang  des  crimes. 
Ils  devroient  être  des  vertus. 
Pourquoi  de  ces  penchants  aimables 
Le  ciel  nous  fait-il  un  tourment? 
Il  en  est  taht  de  plus  coupables 
Qu'il  traite  moins  sévèrement  ! 
O  discours  trop  remplis  de  charmes, 
Est-ce  à  moi  de  vous  écouter? 
Je  fais  avec  mes  propres  armes 
Les  maux  que  je  veux  éviter. 
Une  langueur  enchanteresse 
Me  poursuit  jusqu'en  ce  séjour; 
J'y  veux  moraliser  sans  cesse. 
Et  toujours  j'y  songe  à  l'amour. 
Je  sens  qu'une  ame  plus  tranquille, 
Plus  exempte  de  tendres  soins. 


2^2  l'allée  dï:  stlyie. 

Plus  libre  en  ce  charmaat  asile , 
Philosopheroit  beaucoup  moins. 
Ainsi  du  feu  qui  me  dévore 
Tout  sert  à  fomenter  Tardeur  : 
Hélas  !  n'est-il  pas  temps  encore 
Que  la  paix  régne  dans  mon  cœur? 
Déjà  de  mon  septième  lustre 
Je  vois  le  terme  s'avancer; 
Déjà  la  jeunesse  et  son  lustre 
Chez  moi  commence  à  s'effacer. 
La  triste  et  sévère  sagesse 
Fera  bientôt  fuir  les  amours, 
Bientôt  la  pesante  vieillesse 
Va  succéder  à  mes  beaux  jours. 
Alors  les  ennuis  de  la  vie 
Chassant  Faimable  volupté , 
On  verra  la  philosophie 
Naître  de  la  nécessité  ; 
On  me  verra,  par  jalousie, 
Prêcher  mes  caduques  vertus , 
Et  souvent  blâmer  par  envie    ' 
Les  plaisirs  que  je  n'aursd  plus. 
Mais  malgré  les  glaces  de  Fâge, 
Raison,  malgré  ton  vain  effort, 
Le  sage  a  souvent  fait  naufrage 
Quand  il  croyoit  toucher  au  port. 

O  sagesse ,  aimable  chimère , 
Douce  illusion  de  nos  cœurs, 
C'est  sous  ton  divin  caractère 
Que  nous  encensons  nos  erreurs. 
Chaque  homme  t'habill&è  sa  mode  ; 
Sous  le  masque  le  plus  commode 


l'allée  de  SYLVIE.  283 

A  leur  propre  félicité 
Ils  déguisent  tous  leur  foiblesse, 
Et  donnent  le  nom  de  sa*gesse 
Au  penchant  quHls  ont  adopté. 

Tel,  chez  la  jeunesse  étourdie, 
Le  vice  instruit  par  la  folie , 
Et  d'un  hnx  titre  reTétu , 
Sous  le  nom  de  philosophie , 
Tend  des  pièges  à  la  vertu. 
Tel,  dans  une  route  contraire. 
On  voit  le  fenatiqne  austère 
En  guerre  avec  tous  ses  désirs , 
Peignant  Dieu  toujours  en  colère, 
Et  ne  s^attachant,  pour  lui  jdaire , 
Qu'à  fuir  la  joie  et  les  plaisirs. 
Ah  !  s'il  existoit  un  vrai  sage , 
Que,  différent  en  son  langage, 
Et  plus  différent  en  ses  mœurs, 
Ennemi  des  vils  séducteurs , 
D'une  sagesse  plus  aimahle. 
D'une  vertu  plus  sociable. 
Il  joindroit  le  j uste  milieu 
A  cet  hommage  pur  et  tendre 
Que  tous  les  cœurs  auroient  dû  rendre 
Aux  grandeurs,  aux  hienfeits  de  Dieu  ! 


284  POÉSIES   DIVERSES. 

ÉNIGME. 

Enfant  de  Tart,  enfent  delà  nature, 
Sans  prolonger  les  jours  j'empêche  de  mourir  : 

Plus  je  suis  vrai  9  plus  je  fais  d^imposture; 
Et  je  deviens  trop  jeune  à  force  de  vieillir. 


VIRELAI 

A  MADAME  LA  BARONNE  DE  WARENS. 

Madame,  apprenez  la  nouvelle 
De  la  prise  de  quatre  rats  ; 
Quatre  rats  n'est  pas  bagatelle ,  . 
Aussi  n'en  badinè-je  pas  : 
Et  je  vous  mande  avec  grand  zélé 
Ces  vers  qui  vous  diront  tout  bas, 
Madame,  apprenez  la  nouvelle 
De  la  prise  de  quatre  rats. 

A  Todeur  d'un  friand  appas,  * 
Rats  sont  sortis  de  leur  caselle  ; 
Mais  ma  trappe,  arrêtant  leurs  pas, 
Les  a,  par  utie  moit  cruelle , 
Fait  passer  de  vie  à  trépas. 
Madame,  apprenez  la  nouvelle 

*  Appas  est  ici  pour  la  rime.  Il  faut  appât. 


POÉSIES  DIVERSES.  285 

De  la  prise  *  de  quatre  rats. 

Mieux  que  moi  savez  qu'ici-bas 
N'a  pas  qui  veut  fortune  telle; 
C'est  triomphe  qu'un  pareil  cas  : 
Le  fait  n'est  pas  d'une  alumelle. 
Ainsi  donc  avec  grand  soûlas , 
Madame  y  apprenez  la  nouvelle 
De  la  prise  de  quatre  rats. 


VERS 

POUR  MADAME  DE  FLEURIEU, 

Qui,  m'ayant  YU  dans  une  assemblée  sans  que  j*eusse  llionnear 
d*étre  connu  d'elle ,  dit  à  M.  Tintendant  de  Lyon  que  je  parois- 
sois  avoir  de  Tesprit ,  et  qu'elle  le  gageroit  sur  ma  seule  phy- 
sionomit. 

Déplacé  par  le  sort,  trahi  par  la  tendresse, 

Mes  maux  sont  comptés  par  mes  jours  : 
Imprudent  quelquefois,  persécuté  toujours, 
Souvent  le  châtiment  surpasse  la  foiblesse. 
0  fortune  !  à  ton  gré  comble-moi  de  rigueurs; 
Mon  cœur  regrette  peu  tes  frivoles  grandeurs. 
De  tes  biens  inconstants  sans  peine  il  te  tient  quitte. 
Un  seul  dont  je  jouis  ne  dépend  point  de  toi  : 
La  divine  Fleurieu  m'a  jugé  du  mérite; 
Ma  gloire  est  assurée,  et  c'est  assez  pour  moi. 

*  Dans  Fédition  de  Genève,  on  lit  : 

De  la  mort  de  quatre  rats. 


286  POÉSIES  DIVERSES. 

VERS 

A  MADEMOISELLE  THÉODORE,* 

QUI  NE  PABU>lt  MMàia  4  h'tXmtm  qOB  0(  MOtlQDB. 

§ 

Sapho,  j'entends  ta  voix  brillante 

Pousser  des  sons  jusques  aux  cieux; 

Ton  chant  nous  ravit,  nous  enchante; 

Le  Maure  ne  chante  pas  mieux^ 
Mais  quoi!  toujours  des  chants  !  crois-tu  que  Tharmonie 
Seule  ait  droit  de  borner  tes  soins  et  tes  plaisirs? 
Ta  voix,  en  déployant  sa  douceur  infinie , 
Veut  en  vain  sur  ta  bouche  arrêter  nos  désirs  ; 

Tes  yeux  charmants  en  inspirent /nille  autres, 
Qui  méritoient  bien  mieux  d'occuper  tes  loisks.     , 
Mais  tu  n'es  point,  dis-tu,  sensible  à  nos  soupirs, 

Et  tes  goûts  ne  sont  point  les  nôtres. 
Quel  goût  trouves-tu  donc  à  de  frivoles  sons? 
Ah!  sans  tes  fiers  mépris,  sans  tes  rebuts  sauvages. 
Cette  bouche  charmante  auroit  d'autres  usages 
Bien  plus  délicieux  que  de  vaines  chansons. 
Trop  sensible  au  plaisir,  quoi  que  tu  puisses  dire, 
Parmi  de  froids  accords  tu  sens  peu  de  douceur; 
Mais,  entre  tous  les  biens  que  ton  ame  désire. 
En  est-il  de  plus  doux  que  les  plaisirs  du  cœur? 

*  Ces  vers  ont  été  imprimés  pour  la  première  fois  en  1779,  «l^n^ 
le  même  volume  qui  a  fait  connoitre  Iphis^  la  Découverte  du  Nou- 
veau-Monde y  etc. 


POÉSIES  DIVERSES.  287 

Le  mien  est  délicat,  tendre,  empressé,  fidèle; 

Fait  pomr  aimer  jusqu'au  tombeau. 
Si  du  parfeit  bonheur  tu  cherches  le  modèle; 
Aime-moi  seulement,  et  laisse  là  Rameau. 

i 

ÉPITAPHE 

DE  DEUX  AMANTS  QUI  SE  SOtlT  tUÉS  A  SAlNT-ÉtllHnE  EN  POREZ  , 

AU  MOU  DE  lUlH  177O.  * 

Ci-gisent  deux  amants  :  Fun  pour  Fautre  ils  vécurent. 
L'un  pour  l'autre  ils  sont  morts ,  et  les  lois  en  murmurent. 
La  simple  piété  n'y  trouve  qu'un  forfait; 
Le  sentiment  admire,  et  la  raison  se  tait. 

*  Cette  aventure  a  fourni  à  Léonard  le  sujet  d*uii  roman  intitulé, 
Lettres  de  deux  Amants  habitants  de  Lyon^  1783,  3  vol.  in-ia.  Le 
16  juin  181  2,  on  représenta  sur  le  théâtre  de  FOdéon,  Célestineet 
Faldoni,  ou  les  Amants  de  Lyon,  drame  historique  en  trois  actes 
et  en  prose ,  par  M.  Augustin  ***  (Hapdé),  imprimé  la  même  année. 
Voltaire  a  parlé  des  deux  amants  de  Lyon  dans  Farticle  Caton  de 
son  Dictionnaire  philosophique.  ÎA  jeUne  homme  s*appeloit  Fat- 
doni;  la  jeune  personne ,  Thérèse  Monter. 

(Note  communiquée  à  l'éditeur.  ) 

E.  AL. 


288  POÉSIES   DIVERSES. 


STROPHES 

Ajoutées  à  celles  dont  se  compose  le  Siècle  pastoral,  idylle 

de  Gresset.  * 

Mais  qui  nous  eût  transmis  Fhistoire 
De  ces  temps  de  simplicité? 
Étoit-ce  au  temple  de  mémoire 
Qu'ils  gravoient  leur  félicité? 

*  Rousseau  a  mis  cette  idylle  en  musique;  elle  fait  partie  du 
recueil  de  ses  romances  gravées.  Les  trois  strophes  qu'il  y  a  ajoutées 
ont  été  éyidemment  composées  pour  faire  suite  à  Tayant-dernière 
des  strophes  de  Gresset,  et  remplacer  la  dernière  qui  présentoit  à 
Timagination  de  notre  philosophe  une  idée  trop  chagrine.  Voici 
<ces  deux  strophes  : 

Ne  peins-je  point  une  chimère? 
'  Ce  charmaiit  siècle  a-t-il  été  ? 

D'un  auteur  témoin  oculaire 
En  sait-on  la  réalité  ? 
J'ouvre  les  fastes  :  sur  cet  âge 
Partout  je  trouve  des  rejprets  ; 
Tous  ceux  qui  m'en  offrent  l'image 
Se  plaignent  d'être  nés  après. 

J'y  lis  que  la  terre  fut  teinte 
Du  sang  de  son  premier  berger  ; 
Depuis  ce  jour ,  de  maux  atteinte , 
Elle  s'arma  pour  le  venger. 
Ce  n'est  donc  qu'une  belle  fable; 
N'envions  rien  à  nos  aïeux. 
En  tout  temps  l'homme  fut  coupable , 
En  tout  temps  il  fui  malheureux. 


POÉSIES  DIVERSES.  2S9 

La  vanité  de  Fart  d'écrire 
L'eût  bientôt  fait  évanouir; 
Et  sans  songer  à  le  décrire , 
Ils  se  contentoient  d'en  jouir. 

Des  traditions  étrangères 

En  parlent  sans  obscurité  ; 

Mais  dans  ces  sources  mensongères 

Ne  cherchons  point  la  vérité. 

Cherchons-la  dans  le  cœur  des  hommes  ; 

Dans  ces  regrets  trop  superflus 

Qui  disent  dans  ce  que  nous  s^ommes 

Tout  ce  que  nous  ne  sœnmes  plus. 

Qu'un  savant  des  fastes  des  âges 
Fasse  I9  règle  de  sa  foi  ; 
Je  secs  de  plus  surs  témoignages 
De  la  mienne  au-dedans  de  moi. 
Ah  !  qu'avec  moi  le  ciel  rassemble, 
Apaisant  enfin  son  courroux^ 
Un  autre  cœur  qui  me  ressemble , 
L'âge  d  or  renaîtra  pour  nous. 

BOUQUET 

D'UN  ENFANT  A  SA  MÈRE. 

Ce  n'est  point  en  offrant  des  fleurs 
Que  je  veux  peindre  ma  tendresse  ; 
De  leur  parfum,  de  leurs  couleurs,        ^ 
En  peu  d'instants  le  charme  cesse. 

XII.  IQ 


L 


390  POÉSIES  DIVERSES. 

La  rose  natt  en  un  moment, 
En  un  moment  elle  e^  flétrie  : 
Mais  ce  que  pour  tous  mon  cœur  sent 
Ne  finira  qu'avec  la  vie. 


INSCRIPTION 

MISE  AU  BA6  D*CN  PORTRAIT  DB  FRÉDÉRIC  II. 

Il  pense  en  philosophe ,  et  se  conduit  en  roi. 

Derrière  t estampe: 
La  gloire^  l'intérêt;  voilà  son  dieu,  sa  loi. 


QUATRAIN 

A  MADAME  DUPIN.* 

Raison,  ne  sois  point  éperdue, 
Près  d'elle  on  te  trouve  toujours; 
Le  sage  te  perd  à  sa  vue , 
Et  te  retrouve  en  ses  discours. 

*  n  a  été  publie  dans  la  Décade  philosophiijiue  (tom.  VI,  p.  364) 
eomme  ëtant  de  Rotisseau. 


POÉSIES  DIVERSES.  291 


QUATRAIN 

Mis  par  lui-même  au-dessous  d*un  de  ces  nombreux  portraits  qui 
portoient  son  nom ,  et  dont  il  ëtoit  si  mécontent.  * 

Hommes  savants  dans  Fart  de  feindre, 
Qui  me  prêtez  des  ti;aits  si  doux, 
Vous  aurez  beau  vouloir  me  peindre , 
Vous  ne  peindrez  jamais  que  vous. 

*  Voyez  le  second.  Dialogue  de  Rousseau  juge  de  Jean^Jacques, 

FIN    DES    POÉSIES. 

l'i^.B.  —  A  en  croire  Frëron,  rendant  compte  à  sa  manière  de  la 
Lettre  sur  la  musûjue  françoise ,  Rousseau  «  a  dai^ë  enrichir  a^icien- 
*nement\e  Mercure  d'un  grand  nombre  de  pièces  de  poésie,  im- 
«primées  sous  sqn  nom,  auxquelles  le  public,  insensible  aux 
«bonnes  choses,  na  pas  fait  la  plus  petite  a^ttention.  (Lettres  sur 

•  quelques  écrits  de  ce  temps,  tome  IX,   page  33i.)  »  Fréron 

écrivoit  ceci  en  juin  lySîS.  Ce  n  est  pas  sur  la  foi  d*un  pareil  témoi- 
gnage que  nous  pouvions  être  tentés  de  faire  à  cet  égard  des  re- 
cherches, dont  le  résultat,  au  moins  sous  le  rapport  littéraire  eût 
été  certainement  de  très  peu  d'intérêt  pour  les  lecteurs.  D'ailleurs 
la  fausseté  du  fait  leur  sera  sans  doute  suffisamment  prouvée  par 
ce  passage  d'une  lettre  à  l'abbé  Raynal,  du  25  juillet  1760  :  «  Une 
«chose  singulière,  c'est  qu'ayant  autrefois  publié  un  seul  ouvrage 
«  (/a  Dissertation  sur  la  musique  moderne)^  où  certainement  il  n'est 
«point  question  de  poésie,  on  me  fasse  aujourd'hui  poète  m;  Igré 
«moi;  on  vient  tous  les  jours  me  faire  compliment  sur  des  pièces 
«  de  vers  que  je  n'ai  point  faites' et  que  je  ne  suis  point  capable  de 
«  faire.  C'est  l'identité  du  nom  de  l'auteur  et  du  mien  qui  m'attire 
«  cet  honneur.  J'en  serois  flatté,  sans  doute,  etc.  » 


.  1 


ï9- 


• 


LETTRES 


SUR 


LA  BOTANIQUE. 


%/»/^v%»^^/%<^^/*<%  «^  ^^^^^^/•^%^%/^'%/%^^^/%/*.^i/m^*^^/%,^^>%%^/%.^/%f%i^^/%^%/%^%/%^/^ii^^%^^%/% 


LETTRES  ÉLÉMENTAIRES 


SUR 


LA    BOTANIQUE, 

A  MADAME  DELESSERT.* 


LETTRE  PREMIÈRE. 

Du  22  août  1771. 

Votre  idée  d^amuser  un  peu  la  vivacité  de  votre 
fille,  et  de  Texercer  à  Tattention  sur  des  objets  agréa- 
bles et  variés  comme  les  plantes ,  me  pàroit  excellente , 
mais  je  n'aurois  osé  vous  la  proposer ,  de  peur  de  foire 
le  monsieur  Josse.  Puisqu'elle  vient  de  vous,  je  l'ap- 
prouve de  tout  mon  cœur ,  et  j'y  concourrai  de  même , 
persuadé  qu'à  tout  âge  l'étude  de  la  nature  émousse 
le  goût  des  amusements  frivoles ,  prévient  le  tumulte 

*  Ces  Lettres  aa  nombre  de  huit,  et  formant  le  commencement 
d'un  cours  abrégé  de  botanique,  ont  été  particulièrement  goûtées 
en  Angleterre,  et  Ton  y  a  bientôt  senti  le  besoin  qu'elles  fussent 
continuées  sur  le  même  plan.  C'est  ce  qu'a  fait  avec  succès  M.  Mar- 
tyn,  professeur  de  botanique  à  Tuniversité  de  Cambridge.  Il  a  pu- 
blié vingt-quatre  Le^es  familières  qui  font  suite  à  ce;l|es  de  notre 
auteur,  et  qui  ont  été  traduites  en  françois  par  M.  de  La  Montagne. 
Cette  traduction  a  été  insérée  tout  entière  dans  l'édition  de  Poinçot , 
et  forme,  avec  les  Lettres  de  Rousseau,  les  tomes  V  et  VI  de  cette- 
édition. 


296  LETTRES  ÉLÉMENTAIRES 

des  passions,  et  porte  à  Famé  une  nourriture  qui  lui 
profite  en  la  remplissant  du  plus  digne  objet  de  ses 
contemplations. 

Vous  avez  commencé  par  apprendre  à  la  petite  les 
noms  d'autant  de  plantes  que  vous  en  aviez  de  com- 
munes sous  les  yeux  :  c'étoit  précisément  ce  qu'il  fal- 
loit  faire.  Ce  petit  nombre  de  plantes  qu'elle  connoît 
de  vue  sont  les  pièces  de  comparaison  pour  étendre 
ses  connoissances  :  mais  elles  ne  suffisent  pas.  Vous 
me  demandez  un  petit  catalogue  des  plantes  les  plus 
connues  avec  des  marques  pour  les  reconnoître.  Je 
trouve  à  cela  quelque  embarras  :  c'e€t  de  vous  donner 
par  écrit  ces  marques  ou  caractères  d'une  manière 
claire  et  cependant  peu  diffuse.  Cela  me  paroît  impos- 
sible sans  employer  la  langue  de  la  chose  ;  et  les  termes 
de  cette  langue  forment  un  vocabulaire  à  part  que 
vous  ne  sauriez  entendre ,  s'il  ne  vous  est  préalable- 
ment expliqué. 

D'ailleurs ,  ne  connoître  simpletnent  les  plantes  que 
de  vue ,  et  ne  savoir  que  leurs  noms ,  ne  peut  être 
qu'une  étude  trop  insipide  poui:  des  esprits  comme 
les  vôtres;  et  il  est  à  présumer  que  votre  fille  ne  s'en 
amuseroitpas  long-temps.  Je  vous  propose  de  pren- 
dre quelques  notions  préliminaires  de  la  structure  vé- 
gétale ou  de  l'organisation  des  plantes,  afin,  dussiez- 
vous  ne  faire  que  quelques  pas  dans  le  plus  beau ,  dans 
le  plus  riche  des  trois  régnes  de  la  nature,  d'y  mar- 
cher du  moins  avec  quelques  lumières.  Il  ne  s'agit 
donc  pas  encore  de  la  nomenclature^  qui  n'est  qu'un 
Ravoir  d'herboriste.  J'ai  toujours  cini  qu'on  pouvoit 
être  un  très  grand  botaniste  sans  connoître  une  seule 


SUR   LA   BOTANIQUE.  297 

plante  par  son  nom,  et,  sans  vouloir  faire  de  votre 
fiUe  un*très  grand  botaniste,  je  crois  néanmoins  qu'il 
lui  sera  toujours  utile  d  apprendre  à  bien  voir  ce 
qu'elle  regarde.  Ne  vous  effarouchez  pas  au  reste  de 
l'entreprise  :  vous  connoîtrez  bientôt  qu'elle  n'est  pas 
grande.  Il  n'y  a  rien  de  compliqué  ni  de  difficile  à  sui- 
vre dans  ce  que  j'ai  à  vous  proposer.  Il  ne  s'agit  que 
d'avoir  la  patience  de  commencer  par  le  commence- 
ment. Après  cela  on  n'avance  qu'autant  qu'on  veut. 

Nous  touchons  à  l'arrière-saison ,  et  les  plantes  dont 
la  structure  a  le  plus  de  simplicité  sont  déjà  passées. 
D'ailleurs  je  vous  demande  quelque  temps  pour  met> 
tre  un  peu  d'ordre  dans  vos  observations.  Mais ,  en 
attendant  que  le  printemps  nous  mette  à  portée  de 
commencer  et  de  suivre  le  cours  de  la  nature,  je  vais 
toujours  vous  donner  quelques  mots  du  vocabulaire 
à  retenir. 

Une  plante  parfaite  est  composée  de  racine ,  de  tige , 
de  branches ,  de  feuilles ,  de  fleurs  et  de  fruits  (  car  on 
appelle  fruit  en  botanique,  tant  dans  les  herbes  que 
dans  les  arbres,  toute  la  fabrique  de  la  semence). 
Vous  connoissez  déjà  tout  cela ,  du  moins  assez  pour 
entendre  le  mot  :  mais  il  y  a  une  partie  piincipale  qui 
demande  un  plus  grand  examen;  c  est  la Jructification^ 
c'est-à-dire  hi fleur  et  ie  fruit,  Conmiençons  par  la  fleur , 
qui  vient  la  première.  C'est  dans  cette  partie  que  la 
nature  a  renfermé  le  sommaire  de  son  ouvrage  :  c'est 
par  elle  qu'elle  le  perpétue,  et  c'est  aussi  de  toutes  les 
parties  du  végétal  la  plus  éclatante  pour  l'ordinaire, 
toujours  la  moins  sujette  aux  variations. 

Prenez  un  lis.  Je  pense  que  vous  en  trouverez  en- 


298  LETTRES  ÉLÉMENTAIRES 

core  aisément  en  pleine  fleur.  Avant  qu'il  s'ouvre, 
vous  voyez  à  Textréinité  de  la  tige  un  bouton  f^blong , 
verdâtre ,  qui  blanchit  à  mesure  qu'il  est  prêt  à  s'épa- 
nouir; et,  quand  il  est  tout-à-fait  ouvert,  vous  voyez 
son  enveloppe  blanche  prendre  la  forme  d'un  vase 
divisé  en  plusieurs  segments.  Cette  partie  envelop- 
paate  et  colorée  qui  est  blanche  dans  le  hs,  s'appelle 
4a  corolle ,  -et  non  pas  la  fleur  comme  chez  le  vulgaire , 
parceque  la  fleur  est  un  composé  de  plusieurs  parties 
dont  la  corolle  est  seulement  la  principale. 

La  corolle  du  lis  n'est  pas  d'une  seule  pièce,  comme 
il  est  £aicile  à  voir.  Quand  elle  se  fane  et  tombe ,  elle 
tombe'en  six  pièces  bien  séparées ,  qui  s'appellent  des 
pétales.  Ainsi  la  corolle  du  lis  est  compolsée  de  six  pé- 
tries. Toute  corolle  de  fleur  qui  est  ainsi  de  plusieurs 
pièces  s'appelle  corolle  polipétale.  Si  la  corcdle  n'étoit 
que  d'une  seule  pièce,  comme  par  exemple  dans  le  li- 
seron, appelé  clochette  des  champs ,  elle  s'appelleroit 
monopétale.  Revenons  à  notre  lis. 

Dans  la  corolle  vous  trouverez,  précisément  au 
miheu ,  une  espèce  de  petite  colonne  attachée  tout  au 
fond  et  <]pii  pointe  directement  vers  le  haut.  Cette 
colonne,  prise  dans  son  entier,  s'appelle  le  pistil; 
prise  dans  ses  parties,  elle  se  divise  en  trois  :  i<>  sa 
base  renflée  en  cylindre  avec  trois  angles  arrondis 
tout  autour;  cette  base  s'appelle  le  germe  :  2^  un  filet 
posé  sur  le  germe;  ce  filet  s'appelle  style  :  3<*  le  style 
est  couronné  par  une  espèce  de  chapiteau  avec  trois 
échancrures  :  ce  diapiteau  s'appelle  le  stigmate.  Voilà 
en  quoi  consistent  le  pistil  et  ses  trois  parties. 

Entre  le  pistil  et  la  corolle  vous  trouvez  six  autres 


.SUR   LA   BOTANIQUE.  299 

corps  bien  distincts  y  qui  s'appellent  les  étamines.  Cha- 
que étamine  est  ccmiposée  de  deux  parties  ;  savoir , 
une  plus  mince  par  laquelle  Tétamine  tient  au  fond 
de  la  corolle ,  et  qui  s'appelle  lejikt;  une  plus  grosse 
qui  tient  à  Fextrémité  supérieure  du  filet ,  et  qui  s'ap- 
pelle anthère.  Chaque  anthère  est  une  boite  qui  s'ouvre 
quand  elle  est  mûre,  et  verse  une  poussière  jaune  très 
odorante  y  dont  n^us  parlerons  dans  la  suite.  Cette 
poussière  jusqu'ici  n'a  point  de  nom  françois  ;  chez 
les  botanistes  on  l'appelle  le  pollen ,  root  qui  signifie 
poussière. 

Voilà  l'analyse  grossière  des  parties  de  la  fleur.  A 
mesure  que  la  corolle  se  ftme  et  ton]^,  le  germe 
gpx)ssit ,  et  devient  une  capsule  triangulaire  alongée , 
<ioxit  l'intérieur  contient  des  semences  plates  distri- 
buées en  trois  loges.  Cette  capsule ,  considérée  comme 
l'enveloppe  des  graines ,  prend  le  nom  de  péricarpe. 
Mais  je  n'entrepraiidrai  pas  ici  l'analyse  du  fruit  :  ce' 
sera  le  sujet  d'une  autre  lettre.  • 

Les  parties  que  je  viens  de  vous  nommer  se  trou- 
vent également  dans  les  fleurs  de  la  plupart  des  aur 
très  plantes ,  mcds  à  divers  degrés  de  proportion ,  de 
situation ,  et  de  nombre.  C'est  par  l'analogie  de  ces 
parties  y  et  par  leurs  diverses  combinaisons ,  que  se 
déterdoiiiieat  les  diverses  &milles  du  régne  végétal;  et 
ces  analo^es  des  parties  de  la  fleuf  se  Kent  avec  d'au- 
tres analogies  des  pâitied  de  la  plante  qui  semblent 
n'avioir  aucun  rapport  à^  c^les4à.  Par  exemple,  ce 
nondbre  de  six  étamines,  quelquefois  seulement  trois, 
de  six  pétales  ou  divisions^dela  corolle,  et  cette  forme 
triaKgalacireà^Tois  loges  del'ovairé ,  déterminent  toute 


3oo  LETTRES  ÉLÉMENTAIRES 

la  famille  des  liliacées  ;  et  dans  toute  cette  même  fa- 
mille ,  qui  est  très  nombreuse ,  les  racines  sont  toutes 
des  oi|g[nons  ou  bulbes ^  plus  ou  moins  marquées,  et 
variées  quant  à  leur  figure  ou  composition.  L  oignon 
'du  lis  est  composé  d'écaillés  en  recouvrement;  dans 
lasphodéle,  c'est  une  liasse  de  navets  alongés;  dans 
le  safran,  ce  sont  deux  bulbes  Tune  sur  lautre;  dans 
le  colchique,  à  côté  Tune  de  lautre,  mais  toujours 
des  bulbes. 

Le  lis ,  que  j'ai  choisi  parcequ'il  eât  de  la  saison ,  et 
aussi  à  cause  de  la  grandeur  de  sa  fleur  et  de  ses  par- 
ties qui  les  rend  plus  sensibles ,  manque  cependant 
d'une  des  parties  constitutives  d'une  fleur  parfaite , 
savoir  le  calice.  Le  calice  est  cette  partie  verte  et  di- 
visée communément  en  cinq  folioles ,  qui  soutient  et 
embrasse  par  le  bas  la  corolle,  et  qui  l'enveloppe  tout 
entière  avant  son  épanouissement,  comme  vous  au- 
rez pu  le  remarquer  dans  la  rose.  Le  calice ,  qui  accom- 
pagne presque  toutes  les  autres  fleurs,  manque  à  la 
plupart  des  liliacées ,  comme  la  tulipe ,  la  jacinthe,  le 
narcisse ,  la  tubéreuse ,  etc. ,  et  même  l'oignon ,  le  poi- 
reau, l'ail,  qui  sont  aussi  de  véritables  liliacées ,  quoi- 
qu'elles paroissent  fort  différentes  au  premier  coup 
d'oeil.  Vous  verrez  encore  que ,  dans  toute  cette  même 
famille,  les  tiges  sont  simples  et  peu  rameuses,  les 
feuilles  entières  et  jamais  découpées;  observations  qui 
confirment,  dans  cette  famille,  l'analogie  de  la  fleur 
et  du  fruit  par  celle  des  autres  parties  de  la  plante.  Si 
vous  suivez  ces  détails  avec  quelque  attention ,  et  que 
vous  vous  les  rendiez  familiers  par  des  observations 
fréquentes,  vous  voilà  déjà  en  état  de  déterminer  par 


SUR  LA  BOTANIQUE.  3oi 

Irnspection  attentive  et  suivie  d'une  plante,  si  elle  est 
ou  non  de  la  famille  des  liliacées,  et  cela,  sans  savoir 
le  nom  de  cette  plante.  Vous  voyez  que  ce  n'est  plus 
ici  un  simple  travail  de  la  mémoire,  mais  Une  étude 
d'observations  et  de  Êdts ,  vraiment  digne  d'un  natura- 
liste. Vous  ne  commencerez  pas  par  dire  tout  cela  à 
votre  fille ,  et  encore  moins  dans  la  suite ,  quand  vous 
serez  initiée  dans- les  mystères  de  la  végétation;  mais 
vous  ne  lui  développerez  par  degrés  que  ce  qui  peut 
convenir  à  son  âge  et  à  son  sexe ,  en  la  guidant  pour 
trouver  les  choses  par  elle-même  plutôt  qu'en  les  lui 
apprenant.  Bonjour,  chère  cousine;  si  tout  ce  fatras 
vous  convient ,  je  suis  à  vos  ordres. 


t^/%  '%i'%/%r^%/%/^'*/%/%^/^^^>%/>,>%,-*/*^^^^-%.%/%»%.-%<^/%/\/\/\' 


LETTRE  IL 

Du  i8  octobre  1771. 

Puisque  vous  saisissez  si  bien,  chère  cousine,  les 
premiers  linéaments  des  plantes,  quoique  si  légère- 
ment marqués,  <jue  votre  œil  clairvoyant  sait  déjà 
distinguer  un  air  de  famille  dans  les  liliacées,  et  que 
notre  chère  petite  botaniste  s'amuse  de  corolles  et  • 
de  pétales ,  je  vais  vous  proposer  une  autre  famille 
sur  laquelle  elle  pourra  derechef  exercer  son  petit  sa- 
voir; avec  un  peu  plus  de  difficultés  pourtant,  je 
l'avoue ,  à  cause  des  fleurs  beaucoup  plus  petites ,  du 
feuillage  plus  varié;  mais  avec  le  même  plaisir  de  sa 
part  et  de  la  vôtre ,  du  moins  si  vous  en  prenez  au- 
tant à  suivre  cette  route  fleurie  que  j'en  trouve  à  vous 
la  tracer. 


3o2  LETTftE«   ÉLÉMENTAIRES 

Quaud  les  prenéers  raymis  du  printanps  auront 
éclairé  vos  progprès  en  vous  montrant  dans  les  jardins 
les  jacinthes ,  les  tulipes ,  les  narcisses ,  les  jonquilles 
et  les  muguets ,  dont  lanalyse  vous  est  déjà  connue , 
d'autres,  fleurs  arrêteront  bientôt  vos  regards ,  et  vous 
demanderont  un  nouvel  examen.  Telles  s^ont  les 
giroflées  ou  vîoliers;  telles  les  juliennes  ou  gîrardes. 
Tant  que  vous  les  trouverez  doubles ,  ne  vous  at- 
tackez  pas  à  leur  examen;  ell^  sercmt  défigurées, 
ou,  si  vous  voulez^  parées  à  notre  mode;  la  nature 
ne  s'y  trouvera  plus  :  elle  refuse  de  se  r^roduire  <par 
des  monstres  ainsi  mutilés  ;  car  si  la  partie  la  plus 
brillante,  savoir  la  corolle,  s'y  mulùphe,  c'est  aux 
dépens  des  parties  plus  essentielles  qui  disparoissent 
sous  cet  éclat. 

Prenez  donc  une  giroflée  simple ,  et  procédez  à  Fa- 
nalyse  de  sa  fleur.  Vous  y  trouverez  d'abord  une 
partie  extérieure  qui  manque  dans  les  liliacées ,  sa- 
voir le  calice.  Ce  calice  est  de  quatre  pièces,  q«'il 
faut  bien  appeler  feuilles  ou  folioles ,  puisque  nous 
n'avons  point  de  mot  propre  pour  les  exprimer, 
comme  le  mot  pétales  pour  les  pièces  de  la  oo- 
.  rolle.  Ces  quatre  pièces ,  pour  l'ordinaire^  sont  iné- 
gales de  deux  en  deux,  c'est-4-dire  deux  foKoles 
opposées  l'une  à  l'autre ,  égales  entre  elles  ^  plus  pe- 
tites ;  et  les  deux  autres ,  aussi  égales  enti^  ^Ues  et 
opposées,, plus  grandes ,  et  Surtout  par  le  bas  où  leur 
arrondissement  fait  en  dehoi^s  une  bosse  assez  sen- 
sible. 

Dans  ce  calice  vous  trouverez  une  corolle  com- 
posée de  quatre  pétales  dont  je  laisse  à  part  la  cou- 


SDR   LA  BOTANIQUE.  3o3 

leur,  parcequ  elle  ne  fait  point  caractère.  Chacun  de 
ces  pétales  est  attaché  au  réceptacle  ou  fond  du  ca- 
lice par  une  partie  étroite  et  pâle  qu'on  appelle  V onglet , 
et  déborde  le  calice  par  une  partie  plus  large  et  plus 
colorée,  qu'on  appelle  la  lame. 

Au  centre  de  la  corolle ,  est  un  pistil  alongé ,  cy- 
lindrique ou  à  peu  près ,  terminé  par  un  style  très 
court,  lequel  est  terminé  lui-même  par  un  stigmate 
oblong ,  bifide ,  c'est-à-dire  partagé  en  deux  parties  qui 
se  réfléchissent  de  part  et  d'autre. 

Si  vous  examinez  avec  soin  la  position  respective 
du  calice  et  de  la  corolle ,  vous  verrez  que  chaque  pé- 
tale, au  lieu  de  correspondre  exactement  à  chaque 
foliole  du  calice ,  est  posé  au  contraire  eutre  les  deux , 
de  sorte  qu'il  répond  à  l'ouverture  qui  les  sépare ,  et 
cetle  position  alternative  a  heu  dans  toutes  les  es- 
pèces de  fleurs  qui  ont  un  iiomblre  égal  de  pétales  à 
la  corolle  et  de  foUoles  au  calice. 

U  nous  reste  à  parler  des  étamines.  Vous  les  trou^ 
v^re?  dans  la  giroflée  au  nombre  de  six ,  comme  dans 
leslitiacées ,  mais  non  pas  de  même  égales  entre  eUes, 
ou  alternativement  inégales;  car  vous  en  verrez  seule- 
ment deux  en  opposition  l'une  de  l'autre ,  sensible- 
ment plus  comtes  que  les  quatre  autres  qui  les  sé« 
parent,  et  qui  en  sont  aussi  séparées  de  deux  en 
deux. 

Je  n'entrerai  pas  ici  dans  le  détail  de  leur  structure 
et  de  leur,  position  ;  mais  je  vous  préviens  que ,  si 
vous  y  regardez  bien ,  vous  trouverez  la  raison  pour-^ 
quoi  ces  deux  étamines  sont  plus  courtes  que  les 
autres,  et  pourquoi  deux  folioles  du  cahce  sont  plus 


3o4  LETTRES  ÉLÉMENTAIRES 

bossi}es,  ou,  pour  parler  en  termes  de  botanique, 
plus  gibbeuses,  et  les  deux  autres  plus  aplaties. 

Pour  achever  l'histoire  de  notre  giroflée,  il  ne  faut 
pas  Tabandonner  après  avoir  analysé  sa  fleur ,  mais 
il  faut  attendre  que  la  corolle  se  flétrisse  et  tombe,  ce 
qu'elle  fait  assez  promptement,  et  remarquer  alors 
ce  que  devient  le  pistil ,  composé ,  comme  nous  Favons 
dit  ci-devant,  de  Tovaire  ou  péricarpe,  du  style,  et 
du  stigmate.  L'ovaire  s'alonge  beaucoup  €t  s'élargit 
un  peu  à  mesure  que  le  fruit  mûrit  :  quand  il  est 
mûr,  cet  ovaire  ou  fruit  devient  une  espèce  de  gousse 
plate  appelée  silique. 

Cette  silique  est  composée  de  deux  valvules  posées 
l'une  sur  Tautre ,  et  séparées  par  ui^e  cloison  lort 
mince  appelée  médiastirt. 

Quand  la  semence  est  tout-à-fait  mûre,  les  val- 
vules s'ouvrent  de  bas  en  haut  pour  lui  donner  pas- 
sage, et  restent  attachées  au  stigmate  par  leur  partie 
supérieure. 

Alors  on  voit  des  graines  plates  et  circulaires  po- 
sées sur  les  deux  faces  du  médiastin  ;  et  si  Ton  regarde 
avec  soin  comment  elles  y  tiennent ,  on  trouve  que 
c'est  par  un  court  pédicule  qui  attache  chaque  graine 
alternativement  à  droite  et  à  gauche  aux  sutures  du 
médiastin ,  c'est-à-dire  à  ses  deux  bords \  par  lesquels 
il  étoit  comme  cousu  avec  les  valvules  avant  leur  sé- 
paration. 

Je  crains  fort,  chère  cousine,  de  vous  avoir  un  peu 
fatiguée  par  cette  longue  description,  mais  elle  étoit 
nécessaire  pour  vous  donner  le  caractère  essentiel  de 
la  nombreuse  famille  des  crucifères  où  fleurs  en  croix, 


8UR   LA  BOTANIQUE.  3o5 

laquelle  compose  une  classe  entière  dans  presque 
tous  les  systèmes  des  botanistes;  et  cette  description, 
diffi^le  à  entendre  ici  sans  figure,  vous  deviendra 
plus  claire,  j'ose  l'espérer,  quand  vous  la  suivrez 
avec,  quelque  attention,  ayant  Tobjet  sous  les  yeux. 

Le  grand  Dfombre  d'espèces  qui  composent  la  fa- 
mille des  crucifères  a  déterminé  les  botanistes  à  la  di- 
viser en  deux  sections  qui ,  quant  à  la  fleur ,  sont  par- 
faitement semblables,  mais  diffèrent  sensiblemeiit 
quant  au  fruit. 

La  première  section  comprend  les  crucifères  à  si- 
lique,  comme  la  giroflée  dont  je  viens  de  parler^  la 
julienne,  le  cresson  de  fontaine,  les  choux,  les  raves, 
les  navets,  la  moutarde,  etc. 

La  seconde  section  comprend  les  crucifères  à  siliculey 
c  est-à-dire  dont  la  silique  en  diminutif  est  extrême- 
ment courte ,  presque  aussi  large  que  longue ,  et  autre- 
ment divisée  en  dedans;  comme  entre  autres  le  cres- 
son alenois ,  dit  nasitort  ou  natou ,  le  thlaspi ,  appelé  ta- 
raspi  par  les  jardiniers ,  le  cochléaria ,  la  lunaire ,  qui , 
quoique  la  gousse  en  soit  fort  grande ,  n'est  pourtant 
qu'une  silicule ,  parceque  sa  longueur  excède  peu  sa 
largeur.  Si  vous  ne  connoissez  ni  le  cresson  alenois  , 
ni  le  cocbléaria,  ni  le  thiàspi,  ni  la  lunaire  ,  vous  con- 
noissez ,  du  moins  je  le  présume ,  la  bourse-à-pasteur , 
si  commune  parmi  les  mauvaises  herbes  des  jardins. 
Hé  bien,  cousine ,  la  bourse-à-pasteur  est  une  cruci- 
fère à  silicule,  dont  la  silicule  est  triangulaire.  Sur 
celle-là  vous  pouvez  vous  former  une  idée  des  autres , 
jusqu'à  ce  qu'elles  vous  tombent  sous  la  main. 

Il  est  temps  de  voits  laiâser  respirer,  d'autant  pins 


3o6  LETTRES   ÉLÉMENTAIRES 

que  cette  lettre ,  avant  que  la  saison  vous  permette 
d'en  faire  usage,  sera,  j'espère,  suivie  de  plusieurs 
autres ,  où  je  pourrai  ajouter  ce  qui  reste  à  dire  cle  né- 
cessaire sur  les  crucifères,  et  que  je  n'ai  pas  dit  dans 
celle-ci.  Mais  il  est  bon  peut-être  de  vous  prévenir  dès 
à  présent  que  dans  cette  famille,  et  dans  beaucoup 
d'autres ,  vous  trouverez  souvent  des  fleurs  beaucoup 
plus  petites  que  la  giix>flée ,  et  quelquefois  si  petites , 
que  vous  ne  pourrez  guère  examiner  leurs  parties 
qu'à  la  faveur  d'une  loupe ,  instrument  dont  im  bota- 
niste ne  peut  se  passer ,  non  plus  que  d'une  pointe , 
d'une  lancette ,  et  d'une  paire  de  bons  ciseaux  fins  à 
découper.  En  pensant  que  votre  zélé  maternel  peut 
vous  mener  jusque-là ,  je  me  fais  un  tableau  charmant 
de  ma  belle  cousine  empressée  avec  son  verre  à  éplu- 
cher des  monceaux  de  fleurs,  cent  fois  moins  fleuries , 
moins  fraîches  et  moins  agréables  qu'elle.  Bonjour, 
cousine ,  jusqu'au  chapitre  suivant. 


LETTRE  m. 

Du  i6  mai  1773. 

Je  suppose,  chère  cousine,  que  vous  avez  bioi 
rieçuma  précédente  réponse,  quoique  vous  ne  m'en 
parliez  point  dans  votre  seconde  lettre.  Répondant 
maintenant  à  celle-ci,  j'espère,  sur  ce  que  vous  m'y 
marquez,  que  la  mamaa,  bien  rétablie,  est  partie  en 
bon  état  pour  la  Suisse,  et  je  compte  que  vous  n'ou<- 
fclierez  pas  de  me  donner  avis  de  l'efiRet  dé  ce  voyage 


Sur  la  botanique.  307 

et  des  eaux  qu'elle  va  prendre.  Comme  tante  Julie  a 
dû  partir  avec  elle,  j'ai  chargé  M.  G.  qui  retourne  au 
Val-de-Travers ,  du  petit  herbier  qui  lui  est  destiné, 
et  je  Fai  mis  à  votre  adresse,  afin  qu'en  son  absence 
vous  puissiez  le  recevoir  et  vous  en  servir ,  si  tant  est 
que  parmi  ces  échantillons  informes  il  se  trouve  quel- 
que chose  à  votre  usage.  Au  reste,  je  n'accorde  pas 
que  vous  ayez  des  droits  sur  ce  chiffon.  Vous  en  avez 
sur  celui  qui  l'a  fait ,  les  plus  forts  et  les  plus  chers  que 
je  connoisse;  mais  pour  l'herbier,  il  fut  prorais  à 
votre  sœur,  lorsq^'elle  herborisoitavec  moi  dans  nos 
promenades  à  la  Croix  de  Vague,  et  que  vous  ne  son- 
giez à  rieu  moins  dans  celles  où  mon  cûeur  et  mes 
pieds  vous  suivoient  avec  grand'maman  en  Vaise.  Je 
rougis  de  lui  avoir  tenu  parole  si  tard  et  si  mal;  mais 
enfin  elle  avoit  sur  vous ,  à  cet  égard,  ma  parole  et 
l'antériorité.  Pour  vous,  chère  cousine,  si  je  ne 
vous  proniets  pas  un  herbier  de  ma  main ,  c'est  pour 
vous  en  procurer  un  plus  précieux  de  la  main  de 
votre  fille,  si  vous  continuez  à  suivre  avec  elle  cette 
douce  et  charmante  étude  qui  remplit  d'intéressantes 
observations  sur  la  nature  ces  vides  du  temps  que  les 
autres  consacrent  à  l'oisiveté  ou  à  pis.  Quant  à 
présent,  reprenons  le  fil  interrompu  de  nos  familles 
végétales. 

Mon  intention  est  de  vous  décrire  d'abord  six  de 
<SBS*  familles  pour  vous  familiariser  avec  la  structure 
générale  des  parties  caractéristiques  des  plantes. 
Vous  en  avez  déjà  deux;  reste  à  quatre  qu'il  faut  en- 
core avoir  la  patience  de  suivre  :  après  quoi ,  laissant 
pour  lin  temps  les  autres  branches  de  cette  nombreuse 


ao. 


3o8  LETTRES   ÉLÉMENTAIRES 

ligaée,  et  passant  à  Texamen  des  parties  différentes 
de  la  fructification ,  nous  ferons  en  sorte  que ,  sans 
peut-être  connoître  beaucoup  de  plantes,  vous  ne 
serez  du  moins  jam^iis  en  terre  étrangère  parmi  les 
productions  du  régne  végétal. 

Mais  je  vous  préviens  que  si  vous  voulez  prendre  des 
livres  et  suivre  la  nomenclature  ordinaire,  avec  beau- 
coup de  noms  vous  aurez  peu  d'idées;  celles  que  vous 
aurez  se  brouilleront,  et  vous  ne  suivrez  bien  ni  ma 
marche  ni  celle  des  autres ,  et  n  aurez  tout  au  plus 
qu'une  connoissance  de  mots.  Chère  cousine,  je  suis 
jaloux  d'être  votre  seul  guide  dans  cette  partie.  Quand 
il  en  sera  temps ,  je  vous  indiquerai  les  livres  que  vous 
pourrez  consulter.  En  attendant,  ayez  la  patience  de 
ne  lire  que  dans  celui  de  la  nature  et  de  vous  en  tenir 
âmes  lettres. 

Les  pois  sont  à  présent  en  pleine  fructification.  Sai- 
sissons ce  moment  pour  observer  leur  caractère.  Il  est 
un  des  plus  curieux  que  puisse  oflrir  la  botanique. 
Toutes  les  fleurs  se  divisent  généralement  en  réguliè- 
res et  irrégulières.  Les  premières  sont  celles  dont 
toutes  les  parties  s'écartent  uniformément  du  centre 
de  la  fleur,  et  aboutiroient  ainsi  par  leurs  extrémités 
extérieures  à  la  circonférence  d'un  cercle.  Cette  uni- 
formité fait  qu'en  présentant  à  l'œil  les  fleurs  de  cette 
espèce ,  il  n'y  distingue  ni  dessus  ni  dessous,  ni  droite 
ni  gauche;  telles  sont  les  deux  familles  ci-devant  exa- 
minées. Mais,  au  premier  coup  d'œil,  vous  verrez 
qu'une  fleur  de  pois  est  irrégulière,  qu'on  y  distingue 
aisément  dans  la  corolle  la  partie  plus  longue ,  qui 
doit  être  en  haut ,  de  la  plus  courte ,  qui  doit  être  en 


SUR  LA  BOTANIQUE.  3o9 

bas ,  et  qu'on  connoit  fort  bien ,  en  présentant  la  fleur 
vis-à-vis  de  Toeil ,  si  on  la  tient  dans  sa  situation  natu^ 
relie  ou  si  on  la  renverse.  Ainsi  toutes  les  fois  qu'exa^ 
minant  une  fleur  irrégulière  on  parle  du  haut  et  du 
bas,  c  est  en  la  plaçant  dans  sa  situation  naturelle. 

Comme  les  fleurs  de  cette  famille  sont  d'une  con* 
struction  fort  particulière ,  non  seulement  il  feiut  avoir 
plusieurs  fleurs  de  pois  et  les  disséquer  successive- 
ment ,  pour  observer  toutes  leurs  parties  Tune  après 
lautre ,  il  faut  même  suivre  le  progrès  de  la  fructifica- 
tion depuis  la  première  floraison  jusqu  a  la  maturité 
du  fruit. 

Vous  trouverez  d  abord  un  calice  mom>pAi7/e,  c  est- 
à-dire  d'une  seule  pièce  terminée  en  cinq  pointes  bien 
distinctes ,  dont  deux  un  peu  plus  larges  sont  en  haut , 
et  les  trois  plus  étroites  en  bas.  Ce  calice  est  recoitrbé 
vers  le  bas ,  de  même  que  le  pédicule  qui  le  soutient , 
lequel  pédicule  est  très  délié ,  très  mobile  ;  en  sorte 
que  la  fleur  suit  aisément  le  courant  de  Tair,  et 
présente  ordinairement  son  dos  au  vent  et  à  la  pluie. 

Le  calice  examiné ,  on  Tôte ,  en  le  déchirant  déli- 
catement de  tnanière  que  le  reste  de  la  fleur  demeure 
entier ,  et  alors  vous  voyez  clairement  que  la  corolle 
est  polypétale. 

Sa  première  pièce  est  un  grand  et  large  pétale  qui 
couvre  les  autres ,  et  occupe  la  partie  supérieure  de  la 
corolle,  à  cause  de  quoi  ce  grand  pétale  a  pris  le  nom 
de  pavillon.  On  Fappelle  aussi  Y  étendard.  Il  faudroit  se 
boucher  les  yeux  et  Fesprit  pour  ne  pas  voir  que  ce 
pétale  est  là  comme  un  parapluie  pour  garantir  ceux 
qu'il  couvre  des  principales  injures  de  Tair. 


3lO  LETTRES  ÉLÉMENTAIRES 

En  enlevant  le  pavillon  comme  vous  avez  fait  lie 
calice ,  vous  remarquerez  qu'il  est  emboîté  de  chaque 
côté  par  une  petite  oreillette  dans  les  pièces  latérales , 
de  manière  que  sa  situation  ne  puisse  être  dérangée 
par  le  vent. 

Le  pavillon  ôté  laisse  à  découvert  ces  deux  pièces 
latérales  auxquelles  il  étoit  adhérent  par  sesoreillettes  : 
ces  pièces  latérales  s'appellent  les  ailes.  Vous  trouve- 
rez en  les  détachant  qu'emboîtées  encore  plus  forte- 
ment avec  celle  qui  reste ,  elles  n'en  peuvent  être  sé- 
parées sans  quelque  effort.  Aussi  les  ailes  ne  sont 
guère  moins  utiles  pour  garantir  les  côtés  de  la  fle«r 
que  le  pavillon  pour  la  couvrir. 

Les  ailes  ôtéès  vous  laissent  voir  la  dernière  pièce 
de  la  corolle;  pièce  qui  couvre  et  défend  le  centre  de 
la  fleur,  et  l'enveloppe,  surtout  par-dessous,  aussi 
soigneusement  que  les  trois  autres  pétales  envelop- 
pent lé  dessus  et  les  côtés.  Cette  dernière  pièce ,  qu'à 
caàse  de  sa  forme  on  appelle  la  nacelle  ^  est  comme  le 
cofïre-fort  dans  lequel  la  nature  a  mis  son  trésor  à 
l'abri  des  atteintes  de  l'air  et  de  l'eau. 

Après  avoir  bien  examiné  ce  pétale ,  tirez-le  dou- 
cement par-dessous  en  le  pinçant  légèrement  par  la 
quille ,  c'est-à-dire  par  la  prise  mince  qu'il  vous  pré- 
sente ,  de  peur  d'enlever  avec  lui  ce  qu'il  enveloppe  : 
je  suis  sûr  qu'au  moment  où  ce  dernier  pétale  sera 
forcé  de  lâcher  prise  et  de  déceler  le  mystère  qu'il 
cache ,  vous  ne  pourrez  eu  l'apercevant  vous  abstenir 
de  faire  un  cri  de  surprise  et  d'admiration. 

Le  jeune  fruit  qu'enveloppoit  la  nacelle  est  con- 
struit de  cette  manière  :  Une  membrane  cylindrique 


SUR   LA   BOTANIQUE.  3ll 

terminée  par  dix  filets  bien  distincts  entoure  1  ovaire , 
c  est-à-dire  Tembryon  de  la  gousse.  Ces  dix  filets  sont 
autant  d'étamines  qui  se  réunissent  par  le  bas  autour 
du  germe ,  et  se  terminent  par  le  haut  en  autant  d'an- 
thères jaunes  dont  la  poussière  va  féconder  le  stigmate 
qui  termine  le  pistil ,  et  qui ,  quoique  jaune  aussi  par 
la  poussière  fécondante  qui  s  y  attache ,  se  distingue 
aisément  des  étamines  par  sa  figure  et  par  sa  gros- 
seur. Ainsi  ces  dix  étamines  forment  encore  autour 
de  lovaire  une  dernière  cuirasse  pour  le  préserver  dés 
injures  du  dehors. 

■  Si  vous  y  regardez  de  bien  près ,  vous  trouverez 
qam  ces  dix  étamines  ne  font  par  leur  base  un  seul 
corps  queiî  apparence:  car,  dans  la  partie  supé^ 
rieure  de  ce  cylindre ,  il  y  a  une  pièce  ou  étamine  qui 
d  abord  parott  adhérente  aux  autres ,  mais  qui ,  à  me* 
sure  que  la  fleur  se  fane  et  que  le  fruit  grossit ,  se  dé- 
tacl^  et  laisse  une  ouverture  en  dessus  par  laquelle 
ce  fruit  grossissant  peut  s'étendre  en  entr'ouvrant  et 
écartant  de  plus  en  plus  le  cylindre  qui ,  sans  cela,  le 
comprimant  et  Fétranglant  tout  autour ,  Fempécheroit 
de  grossir  et  de  profiter.  Si  la  fleur  n'est  pas  assez, 
avancée ,  vous  ne  verrez  pas  cette  étamine  détachée 
du  cyliùdre  ;  mais  passez  un  camion  dans  deux  petits 
trous  que  vous  trouverez  près  du  réceptacle  à  la  base 
de  cette  étamine,  et  bientôt  vous  verrez  Tétamine 
avec  son  anthère  suivre  l'épingle  et  se  détacher  des 
neuf  autres  qui  continueront  toujours  de  faire  ensem- 
ble un  seul  corps ,  jusqu'à  ce  qu'elles  se  flétrissent  et 
desséchent  quand  le  germe  fécondé  devient  gousse  et 
qu'il  n'a  plus  besoin  d'elles. 


:>12  LETTRES   ÉLÉMENTAIRES 

Cette  gousse  y  dans  laquelle  Tovaire  se^  change  en 
mûrissant ,  se  distingue  de  la  siUque  des  crucifères ,  en 
ce  que  dans  la  silique  les  graines  sont  attachées  alter- 
nativement aux  deux  sutures,  au  lieu  que  dans  la 
gousse  elles  ne  sont  attachées  que  d'un  côté ,  c'est-à- 
dire  à  une  seulement  des  deux  sutures ,  tenant  alter- 
nativement à  la  vérité  aux  deux  valves  qui  la  compo- 
sent ,  mais  toujours  du  même  côté.  Vous  saisirez  par- 
faitement cette  différence  si  vous  ouvrez  en  même 
temps  la  gousse  d'un  pois  et  la  silique  d'une  giroflée , 
ayant  attention  de  ne  les  prendre  ni  l'une  ni  l'autre  en 
parfaite  maturité ,  afin  qu'après  l'ouverture  du  fruit 
les  graines  restent  attachées  par  «leurs  ligaments  à 
leurs  sutures  et  à  leurs  valvules. 

Si  je  me  suis  bien  fait  entendre ,  vous  comprendrez , 
chère  cousine,  quelles  étonnantes  précautions  ont  été 
cumulées  par  la  nature  pour  amener  Tembryon  du 
pois  à  maturité ,  et  le  garantir  surtout ,  au  milieu  des 
plus  grandes  pluies,  de  l'humidité  qui  lui  est  funeste^ 
sans  cependant  l'enfermer  dans  une  coque  dure  qui 
en  eût  fait  une  autre  sorte  de  fruit.  Le  suprême  ou- 
vrier ,  attentif  à  la  conservation  de  tous  les  êtres ,  a 
mis  de  grands  soins  à  garantir  la  fructification  des 
plantes  des  atteintes  qui  lui  peuvent  nuire;  mais  il 
paroit  avoir  redoublé  d'attention  pour  celles  qui  ser- 
vent à  la  nourriture  de  l'homme  et  des  animaux, 
comme  la  plupart  des  légumineuses.  L'appareil  de  la 
fructification  du  pois  est ,  en  diverses  proportions ,  le 
même  dans  toute  cette  fEunille.  Les  fleurs  y  «portent  le 
nom  àepapilionacées ,  parcequ'on  a  cru  y  voir  quelque 
chose  de  semblable  à  la  figure  d'un  papillon  :  elles 


SUR  LA  BOTANIQUE.  3l3 

bnt  généralement  un  pamilon ,  deux  ailes ,  une  nacelle , 
€C  qui  fait  communément  quatre  pétales  irréguliers. 
Mais  il  y  a  des  genres  où  la  nacelle  se  diVise  dans  sa 
longueur  en  deux  pièces  presque  adhâ:*entes  par  la 
quille,  et  ces, fleurs-là  ont  réellement  cinq  pétales; 
d'autres,  comme  le  trèfle  des  prés,  ont  toutes  leurs 
parties  attachées  en  une  seule  pièce ,  et ,  quoique  pa- 
pilionacées ,  ne  laissent  pas  d'être  monopétales. 

Les  papilionacées  ou  légumineuses  sont  une  des 
familles  des  plantes  les  plus  nombreuses  et  les  plus 
utiles.  On  y  trouve  les  fèves ,  les  genêts ,  les  luzernes , 
sainfoins ,  lentilles ,  vesces ,  gesses ,  les  haricots ,  dont 
le  caractère  est  d'avoir  la  nacelle  contournée  en  spi- 
rale ,  ce  qu'on  prendroit  d'abord  pour  un  accident  ; 
il  y  a  des  arbres,  entre  autres,  celui  qu'on  appelle 
vulgairement  acacia  y  et  qui  n'est  pas  le  véritable 
acacia  ;  l'indigo ,  la  régUsse ,  en  sont  aussi  :  mais  nous 
parlerons  de  tout  cela  plus  en  détail  dans  la  suite. 
Bonjour,  cousine.  J'embrasse  tout  ce  que  vous  aimez. 


/ 


LETTRE   IV. 

Du  19  juin  1772. 

Vous  m'avez  tiré  de  peine,  chère  cousine;  mais  il 
me  reste  encore  de  l'inquiétude  sur  ces  maux  d'es- 
tomac appelés  maux  de  cœur,  dont  votre  maman 
sent  les  retouj-s  dans  l'attitude  d'écrire.  Si  c'est  seule- 
ment l'effet  d't^ie  plénitude  de  bile,  le  voyage  et  les 
eaiix  suffiront  pour  l'évacuer;   mais  je  crains  bien 


3l4  LETTRES   ÉLÉMENTAIRES 

qu'il  n  y  ait  à  ces  accidents  quelque  cause  locale  qui 
ne  sera  pas  si  £eicile  à  détruire ,  et  qui  demandera  tou- 
jours  d'elle  un  grand  ménagement,  même  après  son 
rétablissement.  J'attends  de  vous  des  nouvelles  de  ce 
voyage,  aussitôt  que  vous  en  aurez;  mais  j'exige  que 
la  maman  ne  songe  à  m'écrire  que  pour  m'apprendre 
son  entière  guérison. 

Je  ne  puis  comprendre  pourquoi  vous  n'avez  pas 
reçu  l'herbier.  Dans  la  persuasion  que  tante  Julie 
étoit  déjà  partie ,  j'avois  remis  le  paquet  à  M.  G.  pour 
vous  Texpédier  en  passant  à  Dijon.  Je  n'apprends  d'au- 
cun côté  qu'il  soit  parvenu  ni  dans  vos  mains ,  ni  dans 
celles  de  votre-sœur ,  et  je  n  imagine  plus  ce  qu'il  peut 
être  devenu. 

Parlons  de  plantes ,  tandis  que  la  saison  de  les  ob- 
server nous  y  invite.  Votre  solution  de  la  question 
que  je  vous  avois  faite  sur  les  étamines  des  crucifères 
est  par&itement  juste,  et  me  prouve  bien  que  vous 
m'avez  entendu ,  ou  plutôt  que  vous  m'avez  écouté  ; 
car  vous  n'avez  besoin  que  d'écouter  pour  entendre. 
Vous  m'avez  bien  rendu  raiaon  de  la  gibbosité  de  deux 
folioles  du  calice ,  et  de  la  brièveté  relative  de  deux 
étamines ,  dans  la  giroflée ,  p£U'  la  courbure  de  ces  deux 
étamines.  Cependant,  un  pas  de  plus  vous  eût  menée 
jusqu'à  la  cause  première  de  cette  structure  :  car  si 
vous  recherchez  encore  pourquoi  ces  deux  étamines 
sont  ainsi  recourbées  et  par  conséquent  raccourcies , 
vous  trouverez  une  petite  glande  implantée  sur  le 
réceptacle,  entre  l'étamine  et  le  germe,  et  c'est  cette 
glande  qui,  éloignant  l'étamine,  et  la  forçant  à  pren- 
dre le  contour ,  la  raccmircit  nécessairement.  li  y  a 


SUR  LA  BOTANIQUE.  3l5 

encore  sur  le  même  réceptacle  deux  autres  g^ndes , 
une  au  pied  de  chaque  paire  des  grandes  étamines  ; 
mais  ne  leui*  faisant  point  faire  de  contour ,  elles  ne 
les  raccourcissent  pas ,  parceque  ces  glandes  ne  sont 
pas,  comme  les  deux  premières,  en  dedans,  c'est-à- 
dire  entre  Tétamine  et  le  germe ,  mais  en  dehors ,  c'est- 
à-dire  entre  la  paire  d'étamines  et  le  caUce.  Ainsi  ces 
quatre  étamines,  soutenues  et  dirigées  verticalement 
en  droite  ligne ,  débordent  celles  qui  sont  recourbées , 
et  semblent  plus  longues  parcequ'elles  sont  plus 
droites.  Ces  quatre  glandes  se  trouvent,  ou  du  moins 
leurs  vestiges ,  plus  ou  moins  visiblement  dans  pres- 
que toutes  les  fleurs  crucifères ,  et  dans  quelques  unes 
bien  plus  distinctes  que  dans  la  giroflée.  Si  vous  de- 
mandez encore  pourquoi  ces  glandes,  je  vous  répon- 
drai qu  elles  sont  un  des  instruments  destinés  par  la 
nature  à  unir  le  régne  végétal  au  régne  aniiûal ,  et  les 
&ire  circuler  Tun  dans  l'autre  :  mais,  laissant  ces  re- 
cherches un  peu  trop  anticipées ,  revenons ,  quant  à 
présent,  à  nos  familles. 

Les  fleurs  que  je  vous  ai  décrites  jusqu'à  présent , 
sont  toutes  polypétales.  J'aurois  dû  commencer  peut- 
être  par  les  monopétales  réguUères  dont  la  structure 
est  beaucoup  plus  simple  :  cette  grande  simplicité 
même  est  ce  qui  m'en  a  empêché.  Les  monopétales  ré- 
guUères constituent  moins  une  famille  qu'une  grande 
nation  dans  laquelle  on  compte  plusieurs  familles  bien 
distinctes  ;  en  sorte  que ,  pour  les  comprendre  toutes 
sous  une  indication  commune,  il  fetut  employer  des 
caractères  si  généraux  et  si  vagues,  que  c'est paroître 
dire  quelque  chose,  en  ne  disant  en  effet  presque  rien 


3l6  LETTRES   ÉLÉMENTAIRES 

du  tout'.  Il  vaut  mieux  se  renfermer  dans  des  bornes 
plus  étroites ,  mais  qu'on  puisse  assigner  avec  plus  de 
précision. 

Parmi  les  monopétales  irrégulières  il  y  a  une  fa- 
mille dont  la  physionomie  est  si  marquée  qu'on  en 
distingue  aisément  les  membres  à  leur  air.  CVst  celle 
à  laquelle  on  donne  le  nom  de  fleurs  en  gueule, 
parceque  ces  fleurs  sont  fendues  en  deux  lèvres ,  dont 
l'ouverture ,  soit  naturelle ,  soit  produite  par  une  lé- 
gère compression  des  doigts ,  leur  donne  l'air  d'une 
gueule  béante.  Cette  famille  se  subdivise  en  deux 
sections  ou  lignées  :  l'une,  des  fleurs  en  lèvres,  ou 
labiées;  l'autre,  des  fleurs  en  masque,  ou  personnées ; 
car  le  mot  latin  persona  eigniiîe  un  masque,  nom  très 
convenable  assurément  à  la  plupart  des  gens  qui  por- 
tent parmi  nous  celui  de  personnes.  Le  caractère  com- 
mun à  toute  la  famille  est  non  seulement  d'avoir  la 
corolle  monopétale,  et,  comme  je  l'ai  dit,  fendue  en 
deux  lèvres  ou  babines ,  l'une  supérieure ,  appelée 
casque^  l'autre  inférieure,  appelée  barbe ^  mais  d'avoir 
quati^e  étamines  presque  sur  un  même  rang,  distin- 
guées en  deux  paires ,  l'une  plus  longue ,  et  l'autre 
plus  courte.  L'inspection  de  l'objet  vous  expliquera 
mieux  ces  caractères  que  ne  peut  faire  le  discours. 

Prenons  d'abord  les  labiées.  Je  vous  en  donnerois 
volontiers  pour  exemple  la  sauge,  qu'on  trouve  dans 
presque  tous  les  jardins.  Mais  la  construction  parti- 
culière et  bizarre  de  ses  étamines  qui  l'a  fait  retran- 
cher par  quelques  botanistes  du  nombre  des  labiées, 
quoique  la  nature  ait  semblé  l'y  inscrire ,  me  porte  à 
chercher  un  autre  exemple  dans  les  orties  mortes,  et 


SUR   LA   BOTANIQUE.  817 

« 

particulièrement  dans  Fespéce  appelée  vulgairement 
ortie  blanche,  mais  que  les  botanistes  appellent  plutôt 
lamier  blanc,  parcequ'elle  n'a  nul  rapport  à  Fqrtie  par 
sa  fructification ,  quoiqu'elle  en  ait  beaucoup  par  son 
feuillage.  L'ortie  blanche,  si  commune  partout,  du- 
rant très  long-temps  en  fleur ,  ne  doit  pas  vous  être 
difficile  à  trouver.  Sans  m'arrêter  ici  à  Télégante  situa- 
tion des  fleurs ,  je  me  borne  à  leur  structure.  L'orti« 
blanche  porte  une  fleur  monopétale  labiée ,  dont  le 
casque  est  concave  et  recourbé  en  forme  de  voûte , 
pour  recouvrir  le  reste  de  la  fleur ,  et  particulièrement 
se»  étamines ,  qui  se  tiennent  toutes  quatre  assez  ser- 
rées sous  l'abri  de  son  toit.  Vous  discernerez  sdsément 
la  paire  plus  longue  et  la  paire  plus  courte ,  et ,  au  mi- 
lieu des  quatre,  le  style  de  la  même  couleur,  mais  qui 
s'en  distingue  en  ce  qu'il  est  simplement  fourchu  par 
son  extrémité,  au  lieu  d'y  porter  une  anthère  comme 
font  les  ét£unines.  La  barbe,  c'est-à-dire  la  lèvre  in- 
férieure ,  se  replie  et  pend  en  en-bas ,  et ,  par  cette 
situation,  laisse  voir  presque  jusqu'au  fond  le  dedans 
de  la  corolle.  Dans  les  lamiers  cette  barbe  est  refendue 
en  longueur,  dans  son  milieu,  mais  cela  n'arrive  pas 
de  même  aux  autres  labiées. 

Si  vous  arrachez  la  corolle ,  vous  arracherez  avec 
elle  les  étamines  qui  y  tiennent  par  leurs  filets ,  et  non 
pas  au  réceptacle ,  où  le  style  restera  seul  attaché.  En 
examinant  comment  les  étamines  tiennent  à  d'autres 
fleurs ,  on  les  trouve  généralement  attachées  à  la  co- 
rolle quand  elle  est  monopétale ,  et  au  réceptacle  ou 
au  calice  quand  la  corolle  est  polypétale  :  en  sorte 
qu'on  peut ,  en  ce  dernier  cas ,  arracher  les  pétales 


3l8  LETTRES   ÉLÉMENTAIRES 

sans  arracher  les  étamines.  De  cette  observation  Ton 
tire  une  régie  belle,  facile,  et  même  assez  sûre,  pour 
savoir  ai  une  corolle  est  d'une  seule  pièce  ou  de  plu- 
sieurs, lorsqu'il  est  difficile,  comme  il  l'est  quelque- 
fois ,  de  s'en  assurer  immédiatement. 

La  corolle  arrachée  reste  percée  à  son  fond,  parce- 
qu'elle  étoit  attachée  au  réceptacle,  laissant  une  ou- 
verture circulaire  par  laquelle  le  pistil  et  ce  qui  l'en- 
toure pénétroit  au-dedans  du  tube  et  de  la  corolle.  Ce 
qui  entoure  ce  pistil  dans  le  lamier  et  dans  toutes  les 
labiées ,  ce  sont  quatre  embryons  qui  deviennent  qua- 
tre graines  nues,  c'est-à-dire  sans  aucune  enveloppe; 
en  sorte  que  ces  graines,  quand  elles  sont  mûres,  se 
détachent,  et  tombent  à  terre  séparément.  Voilà  le 
caractère  des  labiées. 

L'autre  lignée  ou  section ,  qui  est  celle  des  person- 
nées  y  se  distingue  des  labiées;  premièrement  par  sa 
corolle ,  dont  les  deux  lèvres  ne  sont  pas  ordinairement 
ouvertes  et  béantes ,  mais  fermées  et  jointes ,  comme 
vous  le  pourrez  voir  dans  la  fleur  de  jardin  appelée 
muflaude  ou  mufle  de  veau ,  ou  bien ,  à  son  défaut ,  dans 
la  linaire,  cette  fleur  jaune  à  éperon,  si  commune  en 
cette  saison  dans  la  campagne.  Mais  un  caractère  plus 
ptécis  et  plus  sûr  est  qu'au  lieu  d'avoir  quatre  graines 
nues  au  fond  du  calice,  comme  les  labiées,  les  per- 
sonnées  y  ont  toutes  une  capsule  qui  renferme  les 
graines,  et  ne  s'ouvre  qu'à  leur  maturité  pour  les  ré- 
pandre. J'ajoute  à  ces  caractères  qu'un  grand  nombre 
de  labiées  sont  ou  des  plantes  odorantes  et  aromati- 
ques, telles  que  l'origan,  la  marjolaine,  le  thym,  le 
Serpolet,  le  basilic,  la  menthe,  l'Mysope,  la  lavan- 


SUR   LA   BOTANIQUE.  Sig 

de,  etc.  ;  ou  des  plantes  odorantes  et  puantes,  telles 
que  diverses  espèces  d'orties  mortes,  staquis,  crapau- 
dines,  marrube;  quelques  unes  seulement,  telles  que 
le  bugle,  labrunelle,  la  toque,  nont  pas  d'odeur, 
au  lieu  que  les  personnées  sont  pour  la  plupart  des 
plantes  sans  odeur ,  comme  la  muflaude ,  la  linaire , 
Teuphraise,  la  pédiculaire,  la  crête  de  coq,  Toroban- 
che ,  la  cimbalaire ,  la  velvote ,  la  digitale  ;  j  e  ne  connois 
guère  d'odorantes  dans  cette  brayiche  que  la  scrophu- 
laire,  qui  sente  et  qui  pue,  sans  être  aromatique.  Je 
ne  puis  guère  vous  citer  ici  que  des  plantes  qui  vrai- 
semblablement ne  vous  sont  pas  connues,  mais  que 
peu-à-peu  vous  apprendrez  à  connoître ,  et  dont  au 
moins  à  leur  rencontre  vous  pourrez  par  vous-même 
déterminer  la  famille.  Je  voudrois  même  que  vous  tâ- 
clKissiez  d'en  déterminer  la  lignée  ou  section  par  la 
physionomie,  et  que  vous  vous  exerçassiez  à  juger, 
au»  simple  coup  d'œil,  si  la  fleur  en  gueule  que  vous 
voyez  est  une  labiée,  ou  une  personnée.  La  figure  ex- 
térieure de  la  corolle  peut  suffire  pour  vous  guider 
dans  ce  choix,  que  vous  pourrez  vérifier  ensuite  en 
étant  la  corolle,  et  regardant  au  fond  du  calice  ;  car, 
si  vous  avez  bien  jugé ,  la  fleur  que  vous  aurez  nom-^ 
mée  labiée  vous  montrera  quatre  graines  nues ,  et  celle 
que  vous  aurez  nommée  personnée  vous  montrera  un 
péricarpe  :  le  contraire  vous  prouveroit  que  vous  vous 
êtes  trompée;  et,  par  un  second  examen  de  la  même 
plante ,  vous  préviendrez  une  erreur  semblable  pour 
une  autre  foi^.  Voilà ,  chère  cousine,  de  l'occupation 
pour  quelques  promenades.  3e  ne  tarderai  pas  à  vous 
en  préparer  pour  celles  qui  suivront. 


320  LETTRES   ÉLÉMENTAIRES 

i 

LETTRE  V. 

Du  iGjuiiret  177a. 

Je  VOUS  remercie ,  chère  cousine,  des  bonnes  nou- 
velles que  vous  m'avez  données  de  la  maman.  J'avois 
espéré  le  bon  effet  du  changement  d'air,  et  je  n'en  at- 
tends pas  moins  des  eaux ,  et  surtout  du  régime  austère 
prescrit  durant  leur  usage.  Je  suis  touché  du  souvenir 
de  cette  bonne  amie,  et  je  vous  prie  de  l'en  remercier 
pour  moi.  Mais  je  ne  veux  pas  absolument  qu'elle 
m'écrive  durant  son  séjour  en  Suisse;  et,  si  elle  veut 
me  donner  directement  de  ses  nouvelles ,  elle  a  près 
d'elle  un  bon  secrétaire*  qui  s'en  acquittera  fort  bien. 
Je  suis  plus  charmé  que  surpris  qu'elle  réussisse  en 
Suisse  :  indépendamment  des  grâces  de  son  âge ,  et  de 
sa  gaieté  vive  et  caressante ,  elle  a  dans  le  caractère  un 
£3nds  de  douceur  et  d'égalité  dont  je  l'ai  vue  donner 
quelquefois  à  la  grand'mamap  l'exemple  charmant 
qu'elle  a  reçu  devons.  Si  votre  sœur  s'établit  en  Suisse, 
vous  perdrez  l'une  et  l'autre  une  grande  douceur  dans 
la  vie ,  et  elle  surtout  des  avantages  difficiles  à  rem- 
placer. Mais  votre  pauvre  maman  qui,  porte  à  porte, 
séntoit  pourtant  si  cruellement  sa  séparation  d'avec 
vous ,  comment  supportera-t-elle  la  sienne  à  une  si 
grande  distance?  C'est  de  vous  encore  qu'elle  tiendra 
ses  dédommagements  et  ses  ressources.  Vous  lui  en 

*  La  sœur  de  madame  Delessert^  que  Rousseau  appeloit  tante 
Julie. 


SUR  LA   BOTANIQUE.  321 

.  ménagez  une  bien  précieuse  en  assouplissant  dans  vos 
douces  mains  la  bonne  et  foite  étoile  de  votre  favorite , 
qui  y  jen'en^oute  point,  deviendra  par  vos  soins  aussi 
pleine  de  grandes  qualités  que  de  charmes.  Ah  !  cou- 
sine, l'heureuse  mère  que  la  vôtre  ! 

Savez-vous  que  je  commence  à  être  en  peine  du  pe- 
titherbier ?  Je  n  en  ai  d  aucune  part  aucune  nouvelle , 
quoique  j  en  aie  eu  de  M.  6.  depuis  son  retour,  par  sa 
femme ,  qui  ne  me^dit  pas  de  sa  part  un  seul  mot  sur 
cet  herbier.  Je  lui  en  ai  demandé  des  nouvelles  ;  j  at- 
tends sa  ré|)0iise.  J  ai  grand'pmir  que,  ne  passant  pas 
à  Lyon ,  il  n  ait  confié  le  paquet  à  quelque  quidam  qui  ^ 
sachant  que  c'étoient  des  herbes  sèches ,  aura  pris  tout 
cela  pour  du  foin.  Cependant,  si,  comme  je  Tespère 
enoGH» ,  il  parvient'  enfin  à  votre,sœur  Julie  ou  à  vous , 
vous  trouvarez  que  je  n'ai  pas  laissé  d'y  prendre  quel- 
que*" soin.  C'est  une  perte  qui,  quoique  petite, «ne 
me  seroit  pas  facile  à  réparer  promptement,  surtout 
à  cause  du  catalogue ,  accompagné  de  divers  petits 
éclaîrciss^nents  écrits  sur-le-champ ,  et  dont  je  n'ai 
gardé  aucila  double. 

Consolez-vous,  bonne  cousine,  de  n'avoir  pas  vu 
les  glandes  des  crucifères.  De  grands  bota^iistes  très 
bien  oculés  ne  les  ont  |)as  mieux  vues.  Tournefort  lui- 
mémre  n'en  fmt  aucune  mention«£lles  son  tbiéh  clairet 
datts  peu  de  genres ,  quoiqu'on  en  trouve  des  vestiges 
pmsque  dans  tous ,  et  c'est  à  fome  d'analy  set  des  fleurs 
en  croix ,  et  d'y  voir  toujours  des  inégalités  an  récep- 
tacle, qu'en  les  examinant  eu  particulier  on  a  trouvé 
que  ces  glandes  «ppartenoient  au  plus  gr«nd  nombre 

XII»  .    31   ■ 


322  LETTRES  ÉLÉMEISTAIRES 

des  genre»,  et  qu  on  les  suppose,  par  anhiogie,  davs 
ceux  même  où  on  ne  les  distingae  pas. 

le  comprends  q«i'on  est  fàcbé  de  prendre  tant  de 
peine  sans  apprendre  les  noms  des- plantes  qu'on  exa* 
mine.  Mais  je  vous  avoue  de  bonne  foi  «fu'il  n'est  pas 
entré  dans  mon  plan  de  vou^  épargner  ce  pc^t  cfaa- 
^n.  On  prétend  que  la  botanique  n'est  qu'une  science 
de  9iots  qui  n exerce  cjue  la  mémoire,  et  n apprend 
qu'à  nommer  des  plantes  :  pour  ipoî ,  je  ne  cobboss 
p^nt d'étude  raisonnable  qui  ne  soit  qu'une  science  ^e 
mots;  et  auquel  des  deux ,  je  vous  prie,  ftQCorcferai-^e 
le  nom  de  betaniste,  de  celui  qui  sait  cracher  un  nom 
ou  une  phrase  à  l'aspect  d'une  plbnte,  sans  rien  con« 
nottre  à  sa  structure ,  ou  de  celui  qui ,  cômioiseuittrn 
bien  cette  structure ,  ignare  néanmoins  te  nom  très 
arbintiire  qu'on  donne^à  èette  plainte  en  tel  ou  en  tel 
pays?  Si  nous  ne  donnons  à  vos  enfanta  qu'une  ogou-^ 
paiion  amusante ,  nm&  manquons  la  meâlleure  OH>îtîé 
ée  notre  but,  qui  est,  en  le& amusant,  d'exeroer  leur 
intelligence,  et  de  les  accoutumer  à  Tattention,  Avant 
de  leur  apprendre  à  nommer  ce  qu'ils  voient*,  oonih 
mençons-par  leur  apprendre  à  le  vok*.  Cette  science, 
nubliée  dans  toutes  les  éducations ,  doit  faire  la  pins 
importante  partie  de  la  leur.  Je  ne  le  redirai  jamaît 
assez  ;  apprenez-leup  à  ne  jamais*  se  payer  de  matSi, 
ei  à  croire  ne  ri«n  savoir  de  eexi|ijû  n'est  entré  qnçdans 
leur  mémeire. 

Au  reste ,  pour  ne  pas  trop iaiire  le  méchant ,  je  vous 
nomme  pourtant  des  plantes  sur  keqaelled,  ea  vons 
lesfiBÛsantmonteer,  ygus  pouvca  ayiément  vérifieg  mes 
descriptions.  Vous  n  aviez  pas,  je  le  suppose,  anus  vos 


-■ 


r 


SU»   LA   BOTANIQUK.  3^3 

yeu^  une  orti«  blatiM^  «a  Usant  Tanalyse  des  labiées  ; 
mais  voua  n'aviez  qu'à  envoyer  cliea  rherb<»riste  du 
coin  diercbar  de  Yortke  bkoiieke  fir&ichement  cueUHe , 
TOUS  a^liqoîeB  à  safleur  ma  description,  etensHite, 
examinaBl  lès  autres  parties  de  la  plante  delà  maiitèM- 
cbotBOU»  traiterais  ci*aprèS(,  vous  e0iinoi89iez  Fortie 
Manche  infiniment  njieiix  cfue  Therboiiste  qui  la  four- 
nit ne  la  connoltra  de  ses  jours;  encore  trouver<ins«> 
Qops  dans  p^i  le  nsoyea  denous  passer  d'I^erborisie  : 
Hiws  il  £siut  premièrement'  achever  Texamen  de  nos 
&HHlki|.  Ainsi  je  viens  à  la  cinquième,  qui ,  dans  ce 
flBsmeat,  est  en  pleine  fructification. 

Représentez-vous  une  longue  tige  assez  drate, 
guiMue;akemativemea|  de  fetnile^  poui^  l'cirdiiiaîce  dé- 
eoupée» assez  menu,  lesquelles  embr&S|sent  par  leus 
base  ét&  brapches  qui  sortent dç  leurs  msseUes .  De  Ven^ 
ti^mijté  supérieure  de  cette  tige  partent,  comme  d'un 
centre^  plusieurs pédicLdf s  ou  myon&,  qui ,  s'écartant 
circulairementet  régulièrement  comme  les  côtes  d'an 
patttsol,  couronnent  eette  tige  en  forme  d'un  vase  plus 
nu  moi^  ouvert.  Quelcpefois  ces  rayons  laissent  nn 
espaoe  vide  dàne  lew  milieu ,  et  représeiitem  alopd 
plus  eiauitement  le  crenx  dn  vase^  quelquefois  aussi 
cemttieu  est  fowrni  d'anitres  rayons  plus  eourt»,  qui; 
montant  moins  obliquement,  garnissent  le  vase;  e( 
foraocat  conjoèat»ni^n«  ai^aec  les  premier^ ,  la  figure  à 
peu  près*  d'un  demi^globe,  dont  la  partie  cQnvexe  eef 
tournée  en  dessus. 

*  Ghaonn  de  00»  fayona  ou  p^iculê»  est  tenniné  à 
son  ^mrémité  non  pasencguie  pan  une  flenr ,  niaia  par 
un  autte  onire  de  |*ayens  plua  petits  qui  eouroiuient 


21. 


324  LETTRES   ÉLÉMENTAIRES 

chacun  des  premiers ,  précisément  comme  ces  pre- 
miers eouronnent  la  tige. 

Ainsi,  voilà  deux  ordres  pareils  et  successifs  :  Tun^  de 
grands  rayons  qui  terminent  la  tige;  l'autre,  de  petits 
rayons  semblables  qui  terminent  chacun  des  grands. 

Les  rayons  des  petits  parasols  ne  se  subdivisent 
plus ,  mais  chacun  d'eux  est  le  pédicule  d^une  petite 
fleur  dont  nous  parlerons  tout-à-l'heure. 

£i  vous  pouvez  vous  £3rmer  Tidée  de  la  figure  que 
je  viens  de  vous  décrire,  vous  aurez  celle  de  la  dis- 
position des  fleurs  dans  la  famille  des  ombelltfères  ou 
parêe-parasols  j  car  le  mot  latin  umbella  signifie  un 
parasol. 

Quoique  cette  disposition  régulière  de  lafructificar 
tion  soit  fi^ppante,  et  assez  constante  dans  toutes  les 
ombellifères ,  ce  n'est  pourtant  pas  elle  qui  constitue 
le  caractère  de  la  &mille  :  ce  caractère  se  tire  .de  la 
structure  même  de  la  fleur ,  qu  il  faut  maintenant  vous 
décrire. 

Mais  il  convient,  pour  plus  de  clarté,  de  vous 
donner  ici  une  distinction  générale  sur  la  disposition 
relative  de  la  fleur  et  du  fruit  dans  toutes  les  plantes, 
distinction  qui  facilite  extrêmement  leur  arrangement 
ikiéthodique ,  quelque  système  qu'on  veuille  choisir 
pour  cela.  > 

Il  y  a  des  plantes ,  et  c'est  le  plus  grand  nombre, 
par  exemple  l'œillet,  dont  Tovaireest  évidemment  en* 
fermé  dans  la  corolle..  Nous  donnerons  à  celles-là  le 
mom  àejlewrs  infères ,  parceque  les  pétales  embrassant 
l'ov^ure  prennent  leur  naissance  au-dessous  de  lui. 

Dans  d'autres  plantes  en  assez  grand  nombre,  Yxi^ 


SUR   LA   BOTANJQUE.  325 

vaire  se  trouve  placé,  non  dans  les  pétale^,  mais  aa- 
dessous  d'eux  :  ce  que  vous  pouvez  voir  dans  la  rosa; 
car  le  gratte-cul ,  qui  en  est  le  fruit,  est  ce  corps  vert 
et  renflé  que  vous  voyez  au-dessous  du  calice,  par 
conséquent  aussi  au-dessous  de  la  corolle ,  qui,  de  cette 
manière,  couronne  cet  ovaire  et  ne  Tenveloppe  pas. 
J  appellerai  celles-ciyZeurs  supères ,  parceque  la  corolle 
est  au-dessus  du  fruit.  On  pourroit  £sûre  des  mots  plus 
francisés,  mais  il  me  paroit  avantageux  de  vous  tenir 
toujours  le  plus  près  qu  il  se  pourra  de&termes  admis 
dans  la  botanique,  afin  que*,  sans*  avoir  besoin  d'ap- 
prendre ni  latin  ni  grec,  vous  puissiez  néanmoins  en- 
tendre passablement  le  vocabulaire  de  cette  science , 
pédantesquement  tiré  de  ces  deux  langues ,  comme  si , 
pour  connoître  les  plantes,  il  falloit  commencer  par 
être  un  savant  grammairien. 

Tournefort  exprimoit  la  même  distinction  en  d  au^ 
très  termes  :  dans  le  cas  de  la  fleur  infère ,  il  disoit  que 
le  pistil  devenoit  fruit;  dans  le  cas  de  la  fleur  supère , 
il  disoit  que  le  calice  devenoit  fruit.  Cette  manière  de 
s  exprimer  pou  voit  être  aussi  claire,  mais  elle  n'étoit 
certainement  pas  aussi  juste.  Quoi  qu'il  en  soit,  voici 
une  occasion  d'exercer,  quand  il  en  sera  temps,  vos  ^ 
jeunes  élèves  à  savoir  démêler  les  mêmes  idées ,  ren. 
dues  par  des  termes  tout  différents. 

Je  vous  dirai  maintenant  que  les  plantes  ombellifè- 
res  ont  la  fleur  supère  j  ou  posée  sur  le  fruit.  La  corolle 
de  cette  fleur  est  à  cinq  pétales  appelés  réguliers , 
quoique  souv^it  les  deux  pétales ,  qui  sont  tournés  en 
dehors  dans  les  fleurs  qui  bordent  l'ombelle ,  soient 
plus  grands  que  les  trois  autres. 


3^6  LETTRES   ÉLÉMENTAIRES 

La  fi^re  de  ces  pétales  vai4e  selon  les  genres,  mais 
le  plus  ooinmunément  elle  est  en  cœur;  Fongtet  qui 
perte  sur levaire  est  fort  imnce;  la  lame  va  en  s'élar*^ 
giesant;  sonbdrd  e8t^ma/^iii^(légèrem»itéchàtt€ré), 
m  bien  il  se  termine  en  line  pointe  qui  se  repliant  oi 
ilessus,  donne  encore  au  pétale  IW  d'être  émargioé, 
t{fieiqn  on  le  tH  pointu  s'il  étoit  défiiez 
4  Entre  chaque  pétale  est  une  étamine  dont  Tàtidière , 
débordant  ordinairement  la  corolle ,  rend  les  cinq 
éiaibnies  plus  visibles  que  les  cinq  pétales.  Je  ne  fins 
pat  îd  mention  du  calice,  parceque  les  ombdlifères 
s  en  ont  aucun  bien  distinct 

Du  centre  de  la  fleur  partent  deut  styles  garnis 
chacun <de leur  stigmate,  et  assez  apparents  aiissi^  lès- 
tpieh ,  apnès  la  chute  des  pétales  et  des  étamines , 
restent  pour  couronner  le  fruit 

La  figare  la  plus  comnmne  de  œ  fruit  est  un  ovale 
«m  peu  alôngé,  qui,  dans  sa  maturité,  s'ouvre  par  la 
moitié ,  et  se  partage  en  deux  semences  nues  attachées 
an  pédicule,  lequel,  par  un  art  admirable,  se  £visé 
en  deux  ^  ainsi  que  le  fruit ,  et  tient  les  graines  séparé- 
ment suspendues,  jusqu'à  leur  chute. 
'  I  Totties  ces  proportions  varient  selon  lés  genres , 
mai^  en  voilà  l'ordre  le  plus  con^un.  Il  faut)  je  la- 
voue,  avoir  l'œil  très  attentif  peur  bien  distingua 
sans  lénpede  si  petits  d^jets;  mats  ils  sont  si  digties 
d'attention,  qu'on  n'a  pas  regret  à  sa  peiné. 

Voici  donc  le  caractère  propre  de  la  fiàniUe  des 
ombelltfères.  Corolle  supère  à  cinq  pétales ,  cinq  éla- 
tnines,  deux  stylet  portés  sur  un  fruit  nu  dispenhe, 
c'est-à-dire  composé  de  deux  graines  aiocolées. 


SUR. LA  BOTANIQUE.  32^ 

Toutes  les  ibis  que  vous  .trouvei*ez  oes  caractères 
réunis  dans  une  iructification ,  comptez  que  la  plante 
e^vm»  ombellifère,  quand  soéaie  elle  n  adroit  A'ail- 
leurs  ^  dans  son  an^angament ,  rien  de  Tordre  ci-devant 
marqué.  Et  queuid  voua  trouveriez  tout  cet  ordre 
de  iparasols  conforjtie  à  ma  description ,  cdmpUB 
qu'il  vous  trompe,  s'il  est  démenti  par  Te^iamen  de 
la  fleur. 

S'il  arrivoity  par  exeesple,  qu  6n  sortant  de  lire  ma  » 
lettre  ycHi^  trouvassiez^  en  vous,  promenant ^  un  su-i 
raau  encore  en  fleur ,  je  suis  presque  assuré  quau 
premier  aspect  vous  diriez  ^  Voilà  uUepipbelUfiàre.  1^ 
y  regardant)  vous  trouveriez  gmnde  ombelle,  petite 
MnbeUe,  petites  fleurs  blanches,  corx>lle  supère,  cinq 
élnmines  :  c'est  osie  ombeUifère  assurément;  iwais 
v^yoBS  encore  :  je  prends  une  fleur. 

D'abord ,  au  lieu  de  cinq  pétales ,  je  Ut>uve  une  co* 
rolLe  à  cinq  dividions ,  il  est  vrai ,  mais  néanmoiniB 
d'uae  scwle  pièce  :  or  ^  les  fleurs  des  ombellifères  né 
sont  pas  monopétales.  Voilà  bien  cinq  étaminee;  maiis 
^  ^e  vois  point  de  styles ,  et  je  vois  plus  souvent  trois  . 
stigmates  c|ùe  deux  ;  plus,  souvent  trois  graines  que 
Àe^x  :  or  ^  \e$  ^nbelli^res  n'ont  jamais  ni  plus  ni 
moin»  de  deux  stigmates ,  ni  plus  ni  moins  ^e  deux 
graines  pour  chaque. fleur.  Enfin,  le  fruit  du  »u*eau 
est  une^bàie  molle;  et  celui  des  ombellifères  est  ^c  et 
9A1.  L^ureau  n'est  donc  pas  une  ombellif ère. 

Si  vous  revenez  miôntenaat  sur  vos  pas  en  régir- 
da^  de  plus  près  à  la  disposition  des  fleurs,  vous 
verrez  que  cett^  dis^sitioa  n'est  qu'«n  apparence 
celle  des  ombellifères.  Les  grands  rayons,  au  lieu  de 


328  LETTRES   ÉLÉMENTAIRES 

partir  exactement  du  même  centre ,  prennent  leur 
naissance  les  uns  plus  haut,  les  autres  plus  bas;  les 
petits  naissent  encore  moins  régulièrement  :  tout  cela 
n  a  point  Tordre  invariable  des  ombellifères.  L'arran- 
gement des  fleurs  du  sureau  est  en  corymbe^  ou  bou- 
quet, plutôt  qu'en  ombelles.  Voilà  comment,  en  nous 
trompant  quelquefois,  nous  finissons  par  apprendre 
à  mieux  voir. 

Le  chardon-roland^  au  contraire,  na  guère  le  port 
V d'une  ombellifère,  et  néanmoins  c'en  est  une,  puis- 
qu'il en  a  tous  les  caractères  dans  sa  fructificaticm. 
Où  trouver,  me  direz-vous ,  le  cbardon-roland?  par 
toute'  la  campagne  ;  tous  les  grands  chemins  en  sont 
tapissés  à  droite  et  à  gauche;  le  premier  paysan  peut 
vous  le  montrer ,  et  vous  le  reconnoltrez  presque  vous- 
même  à  la  couleur  bleuâtre  ou  vert-de-mer  de  ses 
feuilles ,  à  leurs  durs  piquants ,  et  à  leur  consistance 
lisse  et  coriace  cooune  du  parchemin.  Mais  on  peut 
laisser  une  plante  aussi  intraitable;  elle  n'a  pas  assez 
de  beauté  pour  dédommager  des  blessures  qu'on  se 
.  fait  en  l'examinant  :  et  fût-elle  cent  fois  plus  jolie ,  ma 
petite  cousine,  avec  ses  petits  doigts  sensibles,  seroit 
bientôt  rebutée  de  caresser  une  plante  de  si  mauvaise 
humeui:. 

La  famille  des  ombellifères  est  nombreuse,  et  si  na- 
turelle, que  ses  genres  sont  très  difficiles  à  distinguer; 
ce  sont  des  frères  que  la  grande  ressemblance  fisôt 
y  soÉvent  prendre  l'un  pour  l'autre.  Pour  aider  à  s'y 

rtconnoitre,  on  a  imaginé  des  distinctions  principales 
qui  sont  quelquefois  utiles ,  mais  sur  lesquelles  il  ne 


SUR   LA  BOTANIQUE.  829 

faut  pas  non  plus  trop  compter.  Le  foyer  d'où  partent 
les  rayons ,  tant  de  la  grande  que  de  la  petite  ombelle , 
n'est  pas  toujours  nu  ;  il  est  quelquefois  entouré  de 
folioles,  comme  d'une  manchette.  On  donne  à  ces 
folioles  le  nom  d'tnvolucre  (enveloppe).  Quand  la 
grande  ombelle  a  une  manchette ,  on  donne  à  cette 
manchette  le  nom  de  grand  involuere  :  on  appelle 
petits  involucres  ceux  qui  entourent  quelquefois  les 
petites  ombelles.  Cela  donne  lieu  à  trois  sections  des 
ombellifères. 

10  Celles  qui  ont  grand  involuere  et  petits  invo- 
lucres  ; 

2®  Celles  qui  n'ont  que  les  petits  involuores 
seulement  ; 

3<>  Celles  qui  n  ont  ni  grand  ni  petits  involucres. 

11  sembleroit  manquer  une  quatrième  division  de 
celles  qui  ont  un  grand  involuere  et  point  de  petits; 
mais  on  neconnolt  aucun  genre  qui  soit  constamment 
dans  ce  cas. 

Vos  étonnants  progrès,  chère  cousine,  et  votre  pa- 
tience m'ont  tellement  enhardi  que ,  comptant  pour 
rien  votre  peine ,  j'ai  osé  vous  décrire  la  famille  des 
oinbellifères  sans  fixer  vos  yeux  sur  aucun  modèle; 
ce  qui  a  rendu  nécessairement  votre  attention  beat^ 
coup  plus  fatigante.  Cependant  j'ose  douter,  lisant 
comme  vous  savez  &ire,  qu'après  une  ou  deux  lec- 
tures de  ma  lettre,  une  oinbellifère  en  fleurs  échappe 
à  votre  esprit  en  frappant  vos  yeux;  et,  dans  CQtte 
saison,  vous  ne  pouvez  manquer  d'en  trouver  plu- 
sieurs dans  les  jardins  et  dans  la  campagne. 


33o  LETTRES  ji;LÉM^NTÂlR£S 

Elles  ont  ^  la  fduparti  les  fleura  bU&ches.  T^es 
sont  la  carotte  ^  le  cerfeuil  ^  le  per$U  ^  la  ciguë ,  Taugé  • 
Uque,  la  berce,  la  berle,  laboueage,  lechervisoa 
girole,  la  percepierre ,  etc. 

Quelques  unes ,  comme  le  feneuil ,  Tanet ,  1^  paÉnai^, 
scNit  à  fleurs  jauueç  :  il  y  en  a  peu  à  fleurs  l*eiige&tres> 
et  point  d  aucune  autre  ceuleur. 

Voilà;  me  diree-vous ,  unie  belle  notie«i  générale  des 
oflbbeUifères  :  maiâ  comment  tout  oe  vague  savoir  me 
garantira-t-il  de  confondre  la  ciguë  avec  le  ceriFenil  et 
lepelrsil,  que  vous  Venez  dénommer  avec  elle?  La 
moindre  cuisinière  en  saura  là-dessus  plus  que  nous 
avec  toute  notre  doct»*ine.  Vous  àve^  raison.  Mais  ce- 
pendant,  si  nous  commençons  par  les  observations 
de  détails^  bi^itôt,  accablés  par  lé  ncNoibré,  la  mé- 
moire nous  abandonnera,  et  iMms  nous  pet^drons  dès 
le  premier  p$s  dans  ce  régne  immen$6  :  au  lieu  que» 
$i  nous  <}omlnençons  par  bien  reoonnoître  les  grandes 
routes,  nous  nous  égarerons  rarement  dans  les  sen- 
tiers, et  nous  nous  retrouverons  peurtout  sans  beau- 
coup de  peine.  Donnons  cependant  quelque  exception 
à  Futilité  de  lobjet,  et  ne  nous  exposons  pas,  tout  en 
analysant  le  régne  végétal ,  à  maager  par  ignorance 
iftne  omelette  à  la  ciguë. 

La  petite  ciguë  des  jardins  est  une  ombellif^^ 
ainsi  que  le  persil  et  le  cerfeuil.  E21ea  la  fleur  blanche 
comme  Tun  et  lautre  ■  ;  elle  est  avec  le  dernier  dans  la 
s^tion  qui  a  la  petite  enveloppe  et  qui  n  a  pas  la 

'  La  fleur  du  persil  est  un  peu  jaunâtre;  mais  plusieurs  fleurs 
d'ombellifèresparoissent  jaunes,  à  causedeTotaireet  des  anthères, 
et  ne  laissent  pas  d'avoir  lés  pétales  blancs.  ^ 


SUR   LA  BOTANIQUE.  33 1 

çraede;  elle  leur  ressemble  assez  par  son  feuillage , 
p^ur  t|u'il  ne  soit  pas  aisé  de  vous  en  marquet*  par 
éerit  les  dâfféronces.  Mus  void  des  caractères  anffi- 
sànts  pour  ne  irous  y  pas  tromper. 

il  fiiut  ooiùmenc^  pai^  voir  ea  fleurs  ces  divcÂrses 
plantes  ^  car  c'est  en  cet  état  que  la  ciguë  a  son  carac- 
tère propre.  G  est  d  avoir  sous  chaque  petite  ombelle 
un  petit  involucre  composé  de  trois  petite^  folioles 
pointues,  assez  longues,  et  toutes  trois  tournées  en 
dehors;  au  lieu  que  les  folioles  des  petites  ombelles 
du  cerfeuil  Tenveloppent  tout  autour,  et  sont  tournées 
également  de  tous  les  côtés.  A  Tégard  du  persil ,  à 
peine  a-t-il  quelques  courtes  folioles ,  fines  comme 
des  cheveux,  et  distribuées  indifféremment,  tant  dans 
la  granvde  ombelle  que  dans  les  petites,  qui  toutes  sont 
ehiii«8  et  maigres. 

Quand  vous  vo«s  serez  tnen  assurée  de  la  ôguë  en 
flètn^ ,  vous  vous  confirmerez  dans  votre  jugement  ett 
iroissant  légèrement  et  flairant  son  feuillage;  car  son 
oAenr  puante  et  vireusene  vous  la  laissera  pas  con- 
fondre avec  le  persil  ni  avec  le  cerfeuil ,  qui ,  tous  deux  ^ 
ont  des  odeurs  agréables.  Bien  sûre  enfin  de  ne  pas 
iaire  de  quiproquo ,  vous  examinerez  ensemble  et  se* 
parement  ces  trois  plantes  dans  tous  leurs  états  et  par 
tontes  leurs  parties,  surtout  par  le  feuillage,  qui  lés 
aeeempagne  plus  constamment  que  la  fleur  ;  et  pai* 
cet  examen,  compsuré  et  répété  jusqua  ce  que  vous 
ayez  ncqttis  la  certitude  du  coup  d  œil ,  vous  parvieH* 
drez  à  distinguer  et  connottre  imperturbablement  Ja 
eiguë.  L  étude  nous  mène  ainsi  jusqu'à  la  porte  de  la 
pratique  ;  après  quoi  œUe-ci  feît  la  facitité  du  savon*. 


332  LETTRES   ÉLÉMENTAIRES 

Prenez  haleine,  chère  cousine ,  car  voilà  une  lettre 
excédante;  je  nose  même  vous  promettre  plus  de 
discrétion  dans  celle  qui  doit  la  suivre,  mais  aprj^ 
cela  nous  n  aurons  devant  nous  qu  un  chemin  bordé 
4e  fleurs.  Vous  en  méritez  une  couronne  pour  la  dou- 
ceur et  la  constance  avec  laquelle  vous  daignez  me 
suivre  à  travers  ces  broussailles,  sans  vous  rebuter  de 
leurs  épiines. 


LETTRE  VI. 


Du  2  mai  1 773. 


Quoiqu'il  vous  reste,  chère  cousine,  bien  de9 cho- 
ses à  désirer  dans  les  notions  de  nos  cinq  premières 
fiunilles ,  et  que  je  n  aie  pas  toujours  su  mettre  mes 
descriptions  à  la  portée  de  notre  petite  botanophik 
(amatricede  la  botanique),  je  crois  néanmoins  vous 
en  avoir  donné  une  idée  suffisante  pour  pouvoir, 
après  quelques  mois  d'herborisation,  vous  femiUari- 
s«r  avec  Fidée  générale  du  port  de  chaque  famille  :  en 
sorte  qu'à  Taspect  d'une  plante  vous  puissiez  conjec- 
turer à  peu  près  si  elle  appartient  à  quelqu'une  des 
cinq  femilles ,  et  à  laquelle ,  sauf  à  vérifier  ensuite, 
par  l'analyse  de  la  fructification,  si  vous  vous  êtes 
trompée  ou  non  ^àns  votre  conjecture.  Les  ombelli- 
fères,  par  exemple,  vous  ont  jetée  dans  quelque  em- 
barras ,  mais  dont  vous  pouvez  sortir  quand  il  vous 
plaira,  au  moyen  des  indications  que  j  ai  jointes  aux 
descriptions  ;  car  enfin  les'  carottes ,  les  panais ,  sont 


SUR  La  botanique.  333 

choses  si  communes ,  que  den  n'est  plus  aisé,  dans  le 
milieu  de  Teté ,  que  de  se  faire  montrer  Fune  ou  Tautre 
en  fleurs  dans  un  potager.  Or,  au  simple  aspect  de 
lombelle  et  de  la  plante  qui  la  porte ,  on  doit  prendre 
une  idée  si  nette  des  ombelliferes ,  qu  a  la  rencontm 
dune  plante  de  cette  £unille,  on  s'y  trompera  rare- 
mei;it  au  premier  coup  dœil.  Voilà  tout  ce  que  j'ai  . 
prétendu  jusqu'ici;  car  il  ne  sera  pas  question  si  tôt 
des  genres  et  des  espèces  ;  et,  encore  une  fois ,  ce  n'est 
pas  une  nomenclature  de  perroquet  qu'il  s'agit  d'ac- 
quérir, mais  une  science  réelle,  et  l'une  des  sciences 
les  plus  aimables  qu'il  soit  possible  de  cultiver.  Je 
passe,  donc  à  notre  sixième  &mille  avant  de  prendre 
une  route  plus  méthodique  :  «lie  pourra  vous  embar- 
rasser, d'abord,  autant  et  plus  cpie  les  ombellifères. 
Mais  mon  but  n'est ,  quant  à  présent,  que  de  vous  en 
donner  une  notion  générale,  d'autant  plus  que  nous 
avons  bien  du  temps  encore  avant  celui  de  la  pleine 
floraison,  et  que  ce  temps,  bien  employé,  pourra  ^ 
vous  aplanir  des  difficultés  con);re  lesquelles  il  ne 
Ëiut  pas  lutter  encore. 

Prenez  une  de  ces  petites  fleurs  qui,  dans  cette 
sais<m,  tapissent  les  pâturages,  et  qu'on  appelle  ici 
pâquerettes ,  petites  marguerites ,  ou  marguerites  tout 
court.  Regardez-la  bien ,  car,  à  son  aspect ,  je  suis  sûr 
de  vous  surprendre  en  vous  disant  que  cette  fleur,  fi 
petite  et  si  ipignontoe ,  est  réellement  composée  de 
deux  ou  trois  cents  autres  fleurs  toutes  parfaites ,  c'est- 
àrdire  ayant  chacune  sa  corolle ,  son  germe ,  son  pistil , 
ses  étamines,  sa  graine,  en  un  nk>t  aussi  parfaite  to 
son  espèce  qu'une  fleur  de  jacinthe  ou  de  lis.  Chacune 


334  LETTRES   ÉLÉMENTAIBtËS 

de  ses  foBelea,  E^ndieseQ  dessus,  roses  «Ddesseus, 
qui  forment  conmie  une  counMune  autour  de  ki  mar-! 
gueriie,  et  qui  ne  vous  paroâssent  tout  auf^usqu^an^ 
tant  de  petits  pétales ,  sont  réellesnent  autant  de  ivérin 
tables  fleurs;  et  chacun  de  ces  petits  luins  jauaes  que 
voua  voyez  dans  le  centre,  et  q^e  d'dbord  voua  naiHez 
peut^tre  pris  que  pour  des  étaniines,  ^ont  encore  aun 
tant  de  véritables  fleurs.  Si  vous  aviez  d^  les  doigta 
exercés  aux  dissections  botaniques,  que  vous  vous 
armassiez  d'une  boime  loupe  et  de  beaucoup  de  far 
tience,  je  pourrois  vous  convaincH:*e  de  cfstte  véttté 
par  vos  propres  yeux;  mais,  pour  le  préa^it ,  il  faut 
c(»nixieneer ,  ail  vous  plaît,  par  m'en  croire  sur  m^ 
parole,  de  peur  de  fetiguer  votre  attenéon  auv  4es 
cHoiaes^  Cependant^,  pour  vous  mettra  au  moins  sas 
la  voie,  arrachez  une  des  folioles  blanches  de  la  cou- 
ronne ;  voua  croirez  d'abord  ceti^e  foliole  plate  d'un 
hoiil  ^  l'autre;  mais  regapdez4a  bien^  par  le  bout  cpû 
étoit  attaché  à  la  fleur,  voas  verr^ez  que  ce  bout  n'est 
pas  plat,  maisTonil  et  creux  en  forme  de  tubo,  et 
que  de  ce  tube  sort  un  petit  filet  àr  deux:  cortte^  :  ee 
filet  est  le  style  fourchu  de  cette  fl^ir ,  qui ,  oomme 
vous,  voyez ,  n'est  |^te  que  par  le  haut. 

Regardez  laaiûtenantles  brins  jaunes  qui  sont  an 
HMlieu  de  la  fleur,  et  que  je  vous  ai  dit  être  autani  de 
Qeui?s  eux-mêmes  :  si  la  fleur  est  assez  a^pnoée^  vous 
en  vei?rez  ^sieurs  tout  autour,  les<fqi^l9  sont  ouvert^ 
dwsil&milieu,  etmémedéeoilpéseaplu^euiis«papties. 
Qe  sont  des  c^rcdles  mosopétales  qui  s'épanooi^sent^ 
etcknd  lesquelles  lau  loupe  vous  ff  ixtit  msuémmitdts? 
4«l|^r  le  piràl  et  même  ]^  anthères  difit  il  ^  «3^ 


SUR   LA   BOTANIQUE.  ^35 

temé  :  ordkiaîremem  le»  fleurons  jaunes  ^  ^'tm  voit 
au  centra ,  sont  encore  arvcmdis  et  non  percés;  ce  sont 
des  fieurs  comme  les  auttes ,  n^ais  qui  ne  soirt  pa» 
^œre  épanouies;  car  elles  ne  s^épanonissent  qne 
successiveinent  en  avançant  des  boMls  vers  le  centre. 
En  voilà  asseas  pour  vo«i!s  momrer  à  Fœil  la  pœsibilflé 
que  tous  ces  brins,  tsaxt  blancs  que  jaunes,  soient 
réellement  autant  de  fleurs  pai&ites;  et  c'est  un  iait 
très  constaiit  :  vous  voyez  néanmoins  que  toutes  ces 
petites^  flairs  sont  pressées  et  renfeitnées  dans  un  ca- 
Kce  qui  leur  est  comoNin ,  et  qui  est  cekû  de  la  saar- 
gu^te.  Ët|  considérant  toote  la  marguerite  comme 
une  seule  fleur ,  ce  sera  dc^c  lui  donner  un  nom  très 
esnvenabie  que  de  l'appeler  une  fleur  composée;  or  il  y 
s^  an  gran^Puombre  d'espét^s  et  de  genres  de  fleurs 
formées  consme  la  margneiite  d'un  assemUage  d'au- 
tres fleurs  plus  petites ,  contenues  dans  un  caKce  corn- 
nftan:  Yoiki  ce  qui  constitue  la  Âxièrae  famille  dont 
jWois  à  vous  jparler ,  savoir  celle  des  fleurs  composées, 

Cknumençons  par  ôter  ici  Téquivoque  du  mot  dé 
^bnr ,  en  restreignant  ce  nom  dans  la  présente  famille 
à  kl  fleur  composée,  et  donnant  celui  de  fleurons  a^x 
pei»tes  fleurs  cpûlaeoBg^sent;  mais  n'oublions  pas 
çie,  dan»  la  précision  du  met,  ces  fleurons  eux- 
ttémes^  sont  autant  de  véritables  fleurs. 

Voufr  avez  vu  dans  la  marguerite  deux  ^>rte9  de 
fleurons,  savoir,  ceux  de  couleur  jaune  qui  remplis- 
sent le  mU^u  ^ela  fleur ,  Qi  les  petites  languettes  blan* 
ches  qui  les  nntourent  :  les  premiers  sont,  dans  leur 
petitesse,  assea  semblables  de  flgui^  aux  fleurs  dunau- 
guet  ou  de  la  jadntbe,  et  les  seconds  ont  quelque 


336  LETTRES  ÉLÉMENTAIRES 

rapport  aux  fleurs  du  chèvrefeuille.  Nous  laisserons 
aux  premiers  le  nom  de^feuron^,  et,  pour  distinguer 
les  autres,  nous  les  appellerons  demi-jurons;  car,  en 
effet,  ils  ont  assez  Tair  de  fleurs  monopétales  quon 
auroit  rognées  par  un  côté  en  n'y  laissant  qu'une  lan- 
guette qui  feroit  à  peine  la  moitié  de  la  corolle:^ 

Ces  deux  sortes  de  fleurons  se  combinent  dans  les 
fleurs  composées  de  manière  à  diviser  toute  la  famille 
en  trois  sections  bien  distinctes. 

La  première  section  est  formée  de  celles  qui  ne  sont 
composées  que  de  languettes  ou  demi-fleurons,  tant 
au  milieu  qu'à  la  circonférence  ;  on  les  appelle^Zetirs 
demi^ur^nnées  ;  et  la  fleur  entière  dans  cette  section 
esttoujours  d'une  seule  couleur ,  le  plus  souvent  jaune. 
Telle  est  la  fleur  appelée  dent-de-lion  c^  pissenlit; 
telles  sont  les  fleurs  de  laitues,  de  chicoipée  (celle^^i 
est  bleue),  de  scorsonère,  de  salsifis^  etc. 

La  seconde  section  comprend  les  Jleursfleumnnées, 
c'est-à-dire  qui  ne  sont  composées  que  de  fleurons, 
tous  pour  l'ordinaire  aussi  d'une  seule  couleur  :  telles 
sont  les  fleurs  d'immortelle ,  de  bardane ,  d'absinthe, 
d'armoise,  de  chardon,  d'artichaut,  qui  est  un  char- 
don lui-même,  dont  on  mange  le  calice  et  le  récepta- 
cle encore  en  bouton  avant  que  la  fleur  soit  éclose,  et 
même  formée.  Cette  bourre,  qu'on  ôte  du  milieu  de 
l'artichaut,  n'est  autre  chose  que  l'assemblage  des 
fleurons  qui  commencent  à  se  former,  et  qui  sont  sér 
parés  les  uns  des  autres  par  de  longs  poils  implantés 
sur  le  réceptacle.  » 

La  troisième  section  est  celle  des  fleurs  qui  rassem- 
bleiit  les  deux  sortes  de  fleurons.  Cela  se  fait  toujours 


SUR  LA,  BOTANIQUE.  SSy 

de  manière  que  les  fleurons  entiers  occupent  le  centre 
delà  fleur,  et  les  demi-fleurons  forment  le  contour  au 
la  circonférence ,  comme  vous  avez  vu  dans  la  pâque- 
rette. Les  fleurs  de  cette  section  s'appellent  radiées ,  les 
botanistes  ayant  dojané  le  nom  de  rayon  au  contour 
d'une  fleur  composée ,  quand  il  est  formé  de  languettes 
ou  demi-fleurons.  A  ] 'égard  de  Faire  ou  du  centre  de 
la  fleur  occupé  par  les  fleurons ,  on  l'appelle  \e  disque , 
et  on  donne  aus^i  quelquefois  ce  même  nom  de  disque 
à  la  surface  du  réceptacle  où  sont  plantés  tous  les  fleu- 
rons et  demi-fleurons.  Dans  les  f^Burs  radiées,  le  dis- 
que est  souvent  d'une  couleur  et  le  rayon  d'une  autre  : 
ciependant  il  y  a  aussi  des  genres  et  des  espèces  où 
tous  les. deux  sont  de  la  même  couleur. 

Tâchons  à  présent  de  bien  déterminer  dans  votre 
esprit  l'idée  d'une  Jleur  composée.  Le  trèfle  ordipaire 
fleurit  en  cette  saison;  sa  fleur  qst  pourpre:  s'il  vous 
en  tomboit  une  sous  la  main ,  vous  pourriez ,  voyant 
tantde  petites  fleurs  rassemblées ,  être  tentée  de  pren^ 
dre  le  tout  pour  une  fleur  composée.  Vous  vaus  trom- 
periez ;  en  quoi?  en  ce  que ,  pour  constituer  une  fleur 
composée,  il  ne  suffit  pas  d'une  agrégation  de  plu- 
sieurs petites  fleurs,  mais  qu'il  faut  de  plus  quWe  ou 
deux  des  parties  de  la  fructification  leur  soient  com- 
fliuiles ,  de  manière  que  toutes  aient  part  à  la  même , 
et  qu'aucune  n'ait  la  sienne  séparément.  Ces  deux 
parties  communes  sont  le  calice  et  le  réceptacle.  Il  est 
vrai  que  la  fleur  de  trèfle ,  ou  plutôt  le  groupe  de  fleurs 
qui  n'en  semblent  qu'une ,  paroît  d'abord  portée  sur 
tmé  espèce  de  calice  ;  mais  écartez  un  peu  ce  prétendu 
calice,  et  vous  verrez  qu'il  ne  tient  point  à  la  fleur, 

XII.  aa 


338  LETTKES  ÉLÉMEUTAIKES 

mais  c(u')l  est  attaché  aunlessoQs  d  eUé  au  pédicule 
<)ui  la  porte.  Ainsi  de  calice  apparent  n*en  est  point 
tm  ;  il  appartient  au  feuillage  et  non  pas  à  la  fleur;  et 
cette  prétendue  fleur  n  est  en  effet  qu  un  assemblage 
de  fleurs  légumineuses  fort  petites ,  dont  chacune  a 
son  calice  particulier ,  et  qui  n  ont  absolument  rien  de 
èommun  entre  elles  que  leur  attache  au  même  pédi- 
cule. L'usage  est  pourtant  de  prendre  tout  cela  pour 
une  seule  fleur;  mais  c'est  une  fausse  idée ,  ou ,  si  Ton 
vetlt  absolument  regarder  coiiime  une  fleur  un  bou- 
quet de  cette  espèce,  il  ne  faut  pas  du  moins  lappekr 
une  ^tir  compoéée^  mais  nue  fleur  agrégée  ou  une  tète 
(fljos  aggregatus  f  flos  capitatus,  capitulum).  Et  ces  dé- 
nominations sont  en  effet  quelquefois  employées  en 
ce  sens  par  les  botanistes. 

Voilà ,  chère  cousine ,  la  ûotion  la  plus  simple  et  la 
plus  naturelle  que  je  puisse  vous  donn^  de  la  iamille, 
ou  plutôt  de  la  nombreuse  classe  des  composées ,  et 
des  trois  sections  ou  familles  dans  lesquelles  elles  se 
subdivisent.  Il  faut  maintenant  vous  parler  de  la  struc- 
ture des  fructifications  particulières  à  cette  classe,  et 
cela  nous  mènera  peut-être  à  en  déterminer  le  cara(> 
tére  avec  plus  de  précision. 

La  partie  la  plus  essentielle  d'une  fleur  composée 
est  le  récepta<^  sur  lequel  sont  plimtés ,  d'aberd  les 
fleurons  et  demi-fleurons ,  et  ensuite  les  graines  qui 
leur  succèdent.  €e  réceptacle ,  qui  fonaae  un  disque 
df*uiïé  certsûne  étendue ,  fait  le  centre  du  caliee ,  comme 
vous  pouvez  voir  dan^le  pissettlit,  qi^nousprendrons 
ici  pour  exeitiple.  Le  calice ,  dans  toute  cette  fennille , 
est  ordinaii^ement  déooupé  j  usqu'ài  la  baseen  plusieurs 


J 


SUR  LA  BOTANIQUE.  33^ 

fHe<^s  4  B&a.  cpLï\  puisse  se  fermer  y  se  ronvri^  ^  et  se 
renverser ,  comme  il  arrive  dans  le  progrès  de  la  fruc- 
tification ,  saiis  y  causer  de  décbiriire*  Le  calice  du  pië- 
seiilit  est  formé  de  deux  rangs  de  fblioleit  insérés  Yxm 
dans  ji  autre ,  et  les  folioles  du  rang  extéi'ieuf  qui  ^^- 
tient  Tautre  se  recourbent  et  replient  ed  ba^  tei's  le 
pédicule^  tandis  que  les  folioles  du  rang  ititérieilt  i^é^^ 
tent  droites  pour  entourer  et  contenir  le^  dejôî-flèti- 
roDs  qui  composent  la  fleur. 

Une  forme  encore  des  plus  cofnixmiidi  doit  éâlicê^ 
de  cette  classe  est  d-étre  imbriqués ,  e'est-à-dire  formée 
de  plusieurs  rangs  de  folioles^  en  recoilvreinent ,  léé 
Biies  stn*  les  joints  des  autres  f  ùùmnxei  les  tuiles  à'ûû 
txÀU  L'artichatit ,'  le  bluet,  la  jacée,  là  Scorsonère, 
TOUS  offrent  desr  exempleisf  àé  caltees  iinbriqtiés. 

lies  fleurons  et  demi-fleorons  enferti^d  dans  le  éà^ 
lice  sont  plantés  fort  dru  sur  son  disque  dU  i^éde^taëlé 
en  quinconce ,  ott  comme  lès  casesf  d'tm  daiûter .  Quet^ 
quefois  ils  s  entre^totedbent  à  nu  S2ms  rien  d'internié- 
diaire,  quelquefois  il^  sont  séparés  par  de9  cloisons 
de  poils  ou  de  petites  écaillée  qui  resteoft  attachées  âtti 
réceptacle  quand  les  graines  sont  tombées.  Vou$  toild 
¥»  la  vok  d'observet'  les  différences  dé  calicêS  et  èê 
réceptttdjes;  parlons  à  |n*éseni  de  là  si^ûcturé  dé§ 
fleur^nsr  et  d^ifti-deôfoiis ,  énf  commençant  pai"  léy 
J^retniei^; 

Un  fleùVM  estteiief  ûéiif  iflotoopétalé',  l'égiilièré^ 
pisrtif  rordNsiâiré ,  dc^t-  la  cèf  olle  ^  fend  éans'  lé  bàfii 
m  ^i0^e  6tf  cinq  parties.  Dans  cette  corolle  iànt  kt- 
•àéhéâ^  à  soi^  tube ,  le^  filets  de^  éfdïiiiné^  ââ  ûùthWë 
de  eittq  :  asé^  dnq  fil^  se  H^ni^eM  par  lé  Haut  éh  uii 


%2i 


3i4o  LETTRES   ÉLÉMENTAIRES 

petit  tube  rond  qui  entoure  le  pistil,  etxe  tube  n est' 
autre  chose  (jue  les  cinq  anthères  ou  étamines  réu- 
nies circûlairement  en  un  seul  corps.  Cette  réunion 
des  étamines  forme ,  aux  yeux  des  botanistes ,  le  ca- 
ractère essentiel  des  fleurs  composées ,  et  n'appartient 
qu'à  leurs  fleurons  exclusivement  à  toutes  sortes  de 
fleurs.  Ainsi  vous  aurez  beau  trouver  plusieurs  fleurs 
portées  sur  un  même  disque,  comme  dans  les  sca- 
bieuses  et  le  chardon  à  foulon,  si  les  anthères  ne  se 
réunissent  pas  en  un  tube  autour  du  pistil,  et  si  la 
corolle  ne  porte  pas  sur  une  seule  graine  nue,  ces 
fleurs  ne  sont  pas  des  fleurons  et  ne  forment  pas  une 
fleur  composée.  Auxx)ntraire^  quand  vous  trouveriez 
dans  une  fleur  unique  les  anthères  ainsi  réunies  en 
un  seul  corps ,  et  la  corolle,  supère  posée  sur  une  seule 
graine ,  cette  fleur ,  quoique  seule ,  serôit  un  vrai  fleu- 
ron,^ et  appartiendrQit  à  la  famille  des  cojmposées, 
dont  il  vaut  mieux  tirer  ainsi  le  caractère  d'une  struc- 
ture précise ,  que  d'une  apparence  trompeuse. 

Le  pistil  porte  un  style  plus  long  d^ordinaire  que  le 
fleuron  au-dessus  duquel  on  le  voit  s'élever  à  travers 
le  tube  formé  par  les  anthères.  II  se  termine  le  plus 
souvent,  dans  le  haut ,  par  un  stigmate  fourchu  dont 
on  voit  aisément  les  deux  petites  cornes.  Par  son  pied, 
le  pistil  ne  porte  pas  immédiatement  sur  le  réceptacle, 
non  plus  que  le  fleuron  ;  mais  l'un  et  l'autre  y  tiennent 
par  le  germe  qui  leur  sert  de  base,  lequel  croit  et 
i^alonge  à  mesure  que  le  fleuron  se  desséche,  et  de- 
vient enfin  une  graine  longuette  qui  reste  attachée 
^u  réceptacle,  jusqu'à  ce  qu'elle  soit  mûre.  Alors  elle 
tombe  sielle  est  nue ,  ou  bien  le  vent  l'emporte  au  loia^ 


SUÏl   LA   BOTANIQUE.  34l 

si  elle  est  couronnée  d'une  aigrette-  de-  plumes ,  et  le 
réceptacle  reste  à  découvert  tout  nu  dans  des  genres , 
ou  garni  d'écaillés  ou  de  poils  dans  d'autres. 

La  structure  des  demi-fleurons  est  semblable  à  celle  - 
des  fleurons  ;  les  étamines ,  le  pistil  et  la  graine  y  sont 
arrangés  à  peu  près  de  même:  seulement  dans  les 
fleurs  radiées  il  y  a  plusieurs  genres  où  les  demi-fleu- 
rons du  contow*  sont  sujets  à  avorter ,  soit  parcequ'ils 
manquent  d'étamines ,  soit'parceque  celles  qu'ils  ont 
sotit  stériles ,  et  n  ont  pas  la  force  de  féconder  le 
germe  ;  alors  la  fleur  ne  graine  que  par  l€S  fleurons 
du  milieu. 

Dans  toute  la  classe  des  composées ,  la  graine  est 
toujours  sessiley  c'est-à-dire  qu'elle  porte  immédiate* 
ment  sur  le  réceptacle  sans  aucun  pédicule  intermé- 
diaire. Mais  il  y  a  des  graines  dont  le  sommet  est  cou. 
ronné  par  une  aigrette  quelquefois  sessile ,  et  quel- 
quefois attachée  à  la  graine  par  un  pédicule.  Vous 
comprenez  que  l'usage  de  cette  aigrette  est  d'éparpiller 
au  loin  les  semences ,  en  donnant  plus  de  prise  à  l'air 
pour  les  emporter  et  semer  à  distance. 

A  ces  descriptions  informes  et  tronquées ,  je  dois 
ajouter  que  les  calices  ont,  pour  l'ordinaire,  la  pro- 
priété de  s'ouvrir  quand  la  fleur  s'épanouit,  de  se 
refermer  quand  les  fleurons  se  sèment  et  tombent , 
afin  de  contenir  la  jeune  graine  et  l'empêcher  de  se 
répandre  avant  sa  maturité^,  enfin  de  se  rouvrir  et  de 
se  renverser  tout-à-fait  pour  offrir  dans  leur  centre 
une  aire  plus  large  aux  graines  qui  grossissent  en 
mûrissant.  Vous  avez  dû  souvent  voir  le  pissenlit  dans 
cet  état ,  quand  les  enfants  le  cueillent  pour  souffler   * 


34a  LETTEiéS  l&LÉllENTAIHES 

4ap^  S96  ^gre^9 ,  qti^  forment  un  gltbe  autour  du 
c^i^  renversé* 

Pour  \nm  fiQnnoUre  cetle  daase ,  il  faut  en  suivre 
Içs  flg^r^  àè$  avant  leur  épanouissement  jusqu'à  la 
p|§ihe  maturité  du  fruit ,  et  c  est  dans  pette  suisces- 
^jion  qu  on  voit  des  métamorphoses  et  i|n  endiaiiier 
mwt  à0  merveilles  qyi  tiennent  tout  esprit  sain  qui 
Jes  observe  dans  une  continuelle  admiration.  Une  fleur 
fSQmmode  pour  ces  observations  est  celle  des  scHeiJs , 
qu  M  rencontre  fréqucaoQment  dans  les  yignes  et  dans 
jes  jardins.  Le  ^oleil ,  comipe  vous  voyez ,  est  une  ri|- 
diée.  La  reine-marguerite,  qui,  dans  Tautomue,  fyit 
}  arfiem^nt  des  parterres ,  en  est  une  aussi.  Les  isfaar- 
jâons  '  sont  des  fleuronnées  :  j  ai  déjà  dit  que  la  spo^rr 
^nère  et  le  pissenlit  sont  des  demi^euronnées.  Toutes 
.^s  fleurs  sont  assez  grosses  pour  pouvoir  être  dissér 
4ué|is  et  ptudiées  à  Foeil  nu  ^ans  le  ^tiguer  beaucoup. 

Je  ne  vous  pu  dirai  pas  davantage  aujourd'hui  &uf 
I4  Ëunille  ou  classe  des  composées.  Je  tremble  déjà 
d'fivoir  trop  abusé  de  votre  patience  par  des  détails 
que  j  aurois  rendus  plus  clairs  si  j  avois  su  les  rendra 
pbis  courts ,  mais  il  m  est  impossible  de  sauver  la  dif- 
ficulté qui  «ait  de  la  petitesse  des  objets.  Bonjoui-, 
phè^-e  cousine. 

'  Il  faut  prendre  garde  de  n'y  pas  mêler  le  chardon  à  foi^lon  ^n 
de$  bonnetiers ,  qui  n'est  pas  un  vrai  chardon. 


»UR   hA  BpTANlQUE.  343 


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LETTRE  VU. 


Suf  les  siv\irf$  frakier». 


J  attendois  de  vos  nouvelles,  chère  cousine,  avec 
impatience,  parceque  M.  T.,  que  j'avois  vu  depuis 
la  réception  de  votre  précédente  lettre,  m^avoit  dit 
^voii*  laissé  votre  maman  et  toute  votre  famille  en 
bonne  santé,  Je  me  réjouis  d  en  avoir  la  confirmation 
par  vous-mémQ,  ainsi  que  des  bonnes  et  fraîches  nou- 
velles que  vous  me  donnez  de  ma  tante  Gonceru.  Son 
souvenir  fit  sa  bénédiction  ont  épanoui  de  joie  un 
çoeu^  à  qui ,  depuis  long-temps ,  on  ne  Êiit  plus  guère 
éprouver  de  ce3  sortes  de  mouvements.  C'est  par  elle 
que  je  tiens  çncore  à  quelque  chose  de  bien  précieux 
sur  la  terre  ;  et  tant  qiiè  je  la  conserverai ,  je  pontinue- 
rai ,  quoi  qu  on  fasse,  à  aimer  la  vie.  Voici  le  temps 
de  profiter  de  vos  bontés  ordinaires  pour  elle  et  pour 
moi  ;  il  me  semble  que  ma  petite  offrande  prend  un 
prix  réel  en  pas3ant  par  vos  mains.  Si  votre  cher 
époux  vient  bientôt  à  Paris ,  comme  vous  me  le  faites 
espérer ,  je  le  prierai  de  vouloir  bien  se  charger  de 
mon  tribut  annuel  *  ;  mais ,  s'il  tarde  un  peu ,  je  vous 
prie  de  me  marquer  à  qui  je  dois  le  remettre ,  afin 
qu'jl  n'y  ^it  point  dç  retard ,  et  que  vous  n'en  fassiez 
pas  l'avance  comme  l'année  dernière,  ce  que  je  sais 
que  vous  faites  avec  plaisir ,  mais  à  quoi  je  ne  dois 
pas  consentir  sans  nécessité. 

*  La  rems  d«  loo  Ut.  qu'il  faisait  à  sa  tant«  Goneerji. 


344  LETTRES   ÉLÉMENTAIRES 

Voici ,  chère  cousine ,  les  noms  des  plantes  que 
vous  m'avez  envoyées  en  dernier  lieu.  J'ai  ajouté  un 
point  d'interrogation  à  ceux  dont  je  suis  en  doute, 
parceque  vous  n'avez  pas  eu  soin  d'y  mettre  des 
feuilles  avec  la  fleur,  et  que  le  feuillage  est  souvent 
nécessaire  pour  déterminer  l'espèce  à  un  aussi  mince 
botaniste  que  moi.  En  arrivant  à  Fourrière ,  vous 
trouverez  la  plupart  des  arbres  fruitiers  en  fleur ,  et 
je  me  souviens  que  vous  aviez  désiré  quelques  direc- 
tions sur  cet  article.  Je  ne  puis  en  ce  moment  vous 
tracer  là-dessus  que  quelques  mots  très  à  la  hâte,  étant 
très  pressé ,  et  afin  que  vous  ne  perdiez  pas  encore 
une  saison  pour  cet  examen. 

Il  ne  faut  pas ,  chère  amie ,  donner  à  la  botanique 
une  importance  "qu'elle  n'a  pas  ;  c'est  une  étude  de 
pure  curiosité,  et  qui  n'a  d'autre  utilité  réelle  que 
celle  que  peut  tirer  un  être  pensant  et  sensible  de 
l'observation  de  la  nature  et  des  merveilles  de  l'uni- 
vers. L'homme  adénatu^'é  beaucoup  de  choses  pour 
les  mieux  convertir  à  son  usage  :  en  cela  il  n'est  point 
à  blâmer  ;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  les  a 
souvent  défigurées ,  et  que ,  quand ,  dans  les  œuvres  de 
ses  mains ,  il  croit  étudier  vraiment  la  nature ,  il  se 
trompe.  Cette  erreur  a  lieu  surtout  dans  la  société 
civile;  elle  a  lieu  de  même  dans  les  jardins.  Ces  fleurs 
doubles,  qu'on  admire  dans  les  parterres,  sont  des 
monstres  dépourvus  de  la  faculté  de  produire  leur 
semblable ,  dont  la  nature  a  doué  tous  les  êtres  orga- 
nisés. Les  arbres  fruitiers  sont  à  peu  près  dans  le 
même  cas  par  la  greffe  :  vous  aurez  beau  planter  des 
pépins  de  poires  et  de  pommes  des* meilleures «spè* 


SUR  LA  BOTANIQUE.  345 

ces,  il  n'en  naîtra  jamais  que  des  sauvageons.  Ainsi, 
pour  connoitre  la  poire  et  la  pomme  de  la  nature ,  il 
feut  les  ckercber ,  non  dans  les  potagers ,  mais  dans  les 
forêts.  La  chair  n'en  est  pas  si  grosse  et  si  succulente, 
maislessemences^  en  mûrissent  mieux,  en  mrultiplient 
'  davantage ,  et  les  arbres-'  en  sont  infiniment  plus 
grands  et  plus  vigoureux.  Mais  j'entame  ici  un  article 
qui  me  méneroit  trop  loin  :  revenons  a  nos  potagers. 

Nos  arbres  fruitiers,  quoique  greffes,  gardent  dans 
leur  fructification  tous  les  caractères  botaniques  qtni 
les  distinguent  ;'  et  c'est  par  l'étude  attentive  de  ces 
caractères,  aussi  bien  que  par  les  transformations  de 
la  greffe,  qu'on  s'assure  qu'il  n*y  a,  par  exemple, 
qu'une  seule  espèce  de  poires  sous  mille  noms  divers, 
par  lesquels  la  forme  et  la  saveur  de  leurs  fruits  les  a 
fak  distinguer  en  autant  de  prétendues  espèces  qui  ne 
sont,  au  fond,  que  des  variétés.  Bien  plus,  la  poire  et 
la  pomme  ne  sont  que  deux  espèces  du  même  genre, 
et  leur  unique  différence  bien  caractéristique  est  que 
le  pédicule  de  la  pomme  entre  dans  un  enfoncement 
du  fruit,  et  celui  de  la  poire  tient  à  un  prolongement 
du  fruit  un  peu  alongé.  De  même  toutes  les  sortes  de 
cerises,  guignes,  griottes,  bigarreaux,  ne  sont  que 
iies-  variétés  d'une  même  espèce  :  toutes  les  prunes 
ne  sont  qu'une  espèce  de  prunes;  le  genre  de  fepruile 
contient  trois  espèces  principales,  savoir  :  la  prune 
proprement  dite ,  la  cerise  et  l'abricot,  qui  n'est  aussi 
qu'une  espèce  de  prune.  Ainsi,  quand  le  savant  Lin- 
Jiaeus,  divisant  le  genre  dans  ses  espèces,  a  dénommé 
la ^ru/ie  prune,'  la  pruùe  cerise,  et  la  prune  abricot, 
les  ignorants  se  sont  moqués  de  lui;  mais  les  obseS*va- 


346  LETTRES  ÉI^ÉMENTAIRES 

teurs  piU  «dmiré  la  justesse  de  ses  réducdons ,  etc.  Il 
hm  courir  y  je  me  hâte. 

Le9  arbres  fruitiers  eotreot  presque  tous  dans  mm 
famMle  aombreuse,  dont  le  caractère  est  fedle  à  sai- 
sir, eu  ce  que  les  étamiues,  eu  grand  nombre,  au 
lieu  d'être  attachées  au  réceptacle ,  soûl  attadiées  au 
calice  par  les  intervalles  que  laissept  les  pétales  entre 
eux;  toutes  leurs  fleurs  sont  polypétales  et  à  cinq 
conununément.  Void  les  principaux  caractères  géné- 
riques. 

ILiC  genre  de  la  p<Hre,  qui  cooiprend  aussi  la  pomme 
§it  1#  coin.  Galice  monophytte  à  cinq  pointes.  GuroUt 
|i  cinqpétale^  attachés  ai|  calice,  une  vingtaine  d'é* 
taminets  toutes  attachées  au  calice.  Germe  ou  ovaire 
infère,  c'isst-è-dire  au-dessous  de  la  corolle,  cinq 
styles.  Fruits  charaua  à  cinq  l<^ttes ,  contfsnant  des 
graines,  etc. 

Le  genre  de  la  pirune,  qui  comprend  Tabricot ,  b 
cerise  et  Iç  laurierrcerise.  Galice,  corolles  et  andières 
à  p^u  près  comme  la  poire;  mais  le  germe  est  supère, 
C  est-  à  -^  4ir^  dans  la  corolle ,  et  U  n  y  a  qu'un 
s^le.  Fruit  plus  aqueux  qu^  charnu ,  contenant  un 
noyau,  etc. 

Le  genre  de  Tamande,  qui  comprend  aussi  la  pè- 
che. Presque  comme  la  prune ,  siée  n  est  que  le  germe 
est  yelu ,  et  cpe  le  fruits  mop  dans  la  péch?,  sec  dans 
lamande,  contient  v^  noyau  dur,  raboteux,  par- 
semé de  cavités ,  etc» 

Tout  ceci  n'est  que  bien  gpfissièrement  ébauché*, 
œ^is  c\^  est  as^e»  pQur  vous  ainuser  cette  année. 
Bonjour ,  chèjre  cousinev 


/ 


iJPB   LA  ?9T*îi»ftUE.  347 


!%/%>«,    «/X/^ 


LETTRE  VIII. 

Sur  les  Herbier». 

Du  II  a\ril  *773. 

"  Criv^ise  9tt  ^e)  t  chèro  ewsmsi ,  vous  voUà  vétaUîe. 
Mai»  cd  n  esl  pas  sans  que  votre  silenee  et  celui  de 
M.  /&.  ^  que  j  avoU  instamment  prié  de  m  écrire  un 
Hiot  à  hon  arrivée  ^  ne  m'sdt  causé  Uen  des  alarmes. 
Dans  des  inquiétudes  de  cette  espèce,  rien' n'est  ^us 
oruel  que  le  silence ,  parcequ'il  £aut  tout  porter  au  pis  ; 
Hiais  tout  cela  est  déjà  oublié ,  et  je  ne  sens  plus  que 
le  plaisir  de  votre  rétablissement.  Le  retour  de  la  belle 
saison,  la  vie  moins  sécîentaire  de  Fourrière,  et  le 
^aisir  de  remplir  avec  succès  la  plus  douce  ainsi  que 
la  plus  respectable  des  fonctions,  achèveront  bientôt 
de  raffermir,  et  vous  en  sentires  moins  tristement 
Fabsence  passagère  de  votre  mari,  au  milieu  des  chers 
gages  de  son  attachement,  et  des  soins  continuels 
qu'ils  vous  demandent. 

jLa  terre  commence  à  verdir ,  les  ar}>res  à  bourgeon^ 
oer,  les  fleurs  à  s'épanouir  :  i|  y  en  a  déjà  de  pasv 
sées  ;  un  moment  de  retard  pour  la  botanique  nous 
fecttleproit  d'une  année  entière  :  ainsj  j'y  passe  sans 
autre  préambule. 

Je  /Crains  que  nous  ne  l'ayons  traitée  jusqu'ici  d'une 
manière  trop  abstraite ,  en  n'appliquant  point  nos 
idées  Sur  des  objets  déterminés  ;  c'est  le  dé£Biut  dan9 
kquc;l  je  suis  toinbé ,  principalement  à  régar4  des 
embellifères.  &  j'avoi^  commencé  par  vous  en  met- 


S-' 


34S  LETTRES  ÉLÉMENTAIRES 

tre  une  sous  les  yeux ,  je  vous  aurois  épargné  une 
application  très  fatigante  sur  un  objet  imaginaire, 
et  à  moi  des  descriptions  difficiles ,  auxquelles  un  sim- 
ple coup  d^œil  auroit  suppléé.  Malheureusement,  à  la 
distance  où  la  loi  de  la  nécessité  me  tient  de  vous,  je 
ne  suis  pas'à  portée  de  vous  montrer  du  doigt  les  ob- 
jets; mais  si,  chacun  de  notre  côté,  nous  en  pouvons 
avoir  sous  les  yeux  de  semblables,  nous  nous  enten- 
drons très  bien  Fun  TaiUre  en  parlant  de  ce  que  nous 
voyons.  Toute  la  difficulté  est  qu  il  faut  que  Findica- 
tion  vienne  de  vous;  car  vous  envoyer  d'ici  des  plantes 
sèches  seroit  ne  rien  faire.  Pour  bien  reconnokre  une 
plante,  il  faut  commencer  par  la  voir  sur  pied.  Les 
herbiers  servent  de  mémoratifs  pour  celles  quW  a 
déjà  connues,  iiiais  ils  font  mal  connottre  celles 
qu'on  n'a  pas  vues  auparavant.  C'est  donc  à  vous 
de  m'envoyer  des  plantes  que  vous  voudrez  connottre 
et  que  vous  aurez  cueillies  sur  pied;  et  c'est  à  moide 
vous  les  nommer,  de  les  classer,  de  les  décrire ,  jus- 
qu'à ce  que,  par  des  idées  comparatives,  devenues 
familières  à  vos  yeux  et  à  votre  esprit,  vous  parveniez 
à  classer,  ranger  et  nommei;  vous-même  celles  que 
vous  verrez  pour  la  première  fois  ;  science  qui  seule 
distingue  le  vi^i  botaniste  de  l'herboriste  ou  nomen- 
dateur.  Il  s'agit  donc  ici  d'apprendre  à  préparer , 
dessécher  et  conserver  les  plantes,  ou  échantillons 
de  plaiites ,  de  manière  à  les  rendre  faciles  à  recon- 
noîtrejet  à  déterminer;  c'est ,  en  un  mot,  un  herbier 
que  je  vous  propose  de  commencer.  Voici  une  grande 
occupation  qui,  de  loin,  se  prépare  pour  notre  petrte 
amatrice  ;  car ,  quant  à  présent ,  et  pour  quelquetemps 


SUE   LA   BOTANIQUE.  349 

encore,  il  fiiudra  que  Fadresse  de  vos  doigts  supplée 
à  la.foibl^ddes  siens. 

Il  y  a  d'abord  une  provision  à  faire;  savoir,  cinq 
QU^ix  mains  de  papier  gris ,  et  à  peu  près  autant  de 
papier. blanc,  de  même  grandeur ,  ass^z  fort  et  bien 
collé,  sans  quoi  les  plantes  se  pourriroient  dans  le 
papier  gris,  ou  du  moins  les  fleurs  y  perdroient  leur 
couleur;  ce  qui. est  une  des  parties  qui  les  rendent 
reconnoissables ,  et  par  lesquelles  un  herbier  est 
agréable,  à  voir.  Il  seroit  encore  à  désirer  que  vous 
eussiez  une  presse  de  la  grandeur  de  votre  papier, 
ou.du  moins  deux  bouts  de  planches  bien  unies,  de 
manière  qu'en  plaçant  vos  feuilles  entre  deux,  vous 
les  y.  puissiez  tenir  pressées  par  les  pierres- ou  autres 
corps- pesants  dont  vpus  chargerez  Ja  planche  supé- 
rieure. Ces  préparatifs  faits,  voici  ce  quil  faut.obser-- 
ver  pour  préparer  vos  plantes  de  manière  à  les  con- 
server et  les  reconùoître. . 

Le  moment  à  choisir  pour  cela  est  celui  où  la  plante 
est^en  pleine  fleur,  et  où  même  quelques  fleurs  com- 
mencent à  tomber  pour  faire  place  au  fruit  qui  com- 
mence à  paroitre.  C'est  dans  ce  point  où  toutes  les 
parties  de  la  fructification  sont  sensibles ,  qu'il  faut 
tâcher  de  prendre  la  plante  pour  la  dessécher  dans 
cet  état.. 

Les  petites  plantes  se  prennent  tout  entières  avec 
leurs  racines ,  qu'on  a  soin  de  bien  nettoyer  avec  une 
brosse,  afin  qu'il  n'y  reste  point  de  terre.  Si  la  teiTe 
est  mouillée,  on  la  laisse  sécher  pour  la  brosser,  ou 
bien  on  lave  la  racine;  mais  il  faut  avoir  alors  la.plus 
grande  attention.de  labien  essuyer  et  dessécher  avant 


35o  LEtTRÉS  ÉLÉMENTAIRES 

de  la  mettre  entre  lés  papiers ,  sans  quoi  eÛè  s'y  potnr- 
riroit  infailliblement,  et  communiqueroiMà  pourri- 
ture au:!t  autres  plaûtés  voisines.  Il  ne  faut  cepehdant 
s'obstiner  à  conserver  les  racines  qu'autant  ^u'élk^ 
ont  quelques^  singularités  remarqualblés;  car,  dand  lé 
plus  grand  nombre,  les  radne^ ramifiées  et  fibreuses 
ont  dés  formés  èi  semblables ,  que  ce  Di'est  pas  la  peiné 
de  les  coHserter.  La  nature,  qui  à  tant&it  pour  Félé- 
ganôe  et  Fornement  dans  la  figuré  et  la  couleur  deà 
plantes  en  ôe  qui  frappe  les  yeux ,  a  destiné  les  racines 
uniquement  attt,  fonctions  utiles,  puisqu'étant  ca- 
chées dans  \û  tertéy  leur  donnée'  une  structuré  agréa- 
Mé  eût  été  ^cber  la  lumière  ëous  le  boisseau. 

Les  ambres  et  toutes  les  grandes  plantes  ne  séprcâà- 
néiit  qt^  pà^  échantillon  ;  mais  il  font  que  cet  échsm- 
titton  soit  ai  bien  choisi ,  qu'il  contienne  toutes  lés 
parties  constitutives  du  genre  et  de  l'espéré,  afin  qu'il 
puisse  suffire  pour  reconnoitre  et  déterminer  la  planté 
qui  Yé.  fourni.  Il  ne  suffit  pas  que  toutes  les  parties  de 
lu  fructification  y  soient  sensibles ,  ce  qui  né  serviroit 
qu'à  distinguer  le  genre ,  il  faut  qu'on  y  voie  bien  lé 
<^ractèl^  dé  la  foliation  et  de  la  ramification,  c'est-à- 
dire  la  naissance  et  la  forme  des  feuilles  et  èeà  bran- 
ches, et  même,  autant  qu'il  se  peut,  quelque  poHion 
de  la  tige;  car,  comme  vous  verrez  dans  la  suite,  tout 
éeb  sert  à  distingnef  les  espèces  diffiSrentes  des 
lûémés  genres  qui  sont  për&fteiiiént  sen)fbtal))es  pstt 
k  flèéÈT  et  lé  fruit.  Si  lés  bf*anches  sont  trop  épaisses , 
en  lé^  amincit  aVéc' un  coutéàir  ou  camif ,  eu  diminuant 
ïEÉdroi^eâieM  {kîi^e^ôuS  de  leur  épaisseur,  éEUtantqtxe 
1!^  se  pënt ,  sens  couper  et  mtttf  ter  le>^  fecâlf  es .  Il  y  a 


SUR  LA  BOTANIQUE.  35 1 

dès  botanisted  qui  ont  k  patience  de  fendre  l'éebrce 
de  la  branche  et  d'en  tirer  adroitement  le  Jrâid,  dé 
façon  qae  Técorce  rejointe  paroit  votrs  montrer  encore 
k branche  entière,  quoique  le  bois  ny  soit  plus  :  au 
moyen  de  quoi  Ton  n  a  point  entre  les  papiers  des 
épaisseurs  et  bosses  trop  considérables ,  qui  gâtent , 
défigurent  Therbier,  et  font  prendre  une  mauvaise 
forme  aux  plantes.  Dans  les  {Nantes  où  les  fleurs^  et 
les  feuilles  ne  viemient  pad  en  même  temps,  ou  nais- 
sent trop  loin  les  unes  des  autres ,  on  prend  une  pe^ 
tite  brandi  à  fleurs  et  une  petite  branché  à  Feuilles f; 
et,  les  plaçant  ensemble  dans  le  même  papier,  ùh 
eiSre  ainsi  à  YceH  les  diverses  parties  de  la  niémé 
plante,  suffisantes  pour  la  faire  recénnottre.  Quant 
aasiK  plantes  où  Von  ne  trouve  que  des  feuilles ,  et  doiit 
là  fleur  n'est  paBs  encore  venue  ou  est  déjà  passée,  il 
lès  faut  Isûsser,  et  attendre,  pour  les  re<îohnôitré, 
qu'elles  montrent  leur  visage.  Une  plante  n'est  paë 
j^us  sûremem  reconnoissable  à  son  fmiillagè  qu'uïi 
famBme  à  son  habit. 

Tel  est  le  choix  qu'il  faut  mettre  dans  ce  qu'6â 
ciieille  :  il  en  faut  mettre  aussi  daiis  le  moment  qu'on 
ftead  pour  cela.  Les  plantes  cueillies  le  miatin  à  ta 
rosée,  ou  le  soir  à  l'humidité,  ou  \è  jéujp  durant  la 
pluie  ^  ne  se  conservent  point.  11  ibut  absolumeiit 
ekoisir  un  temps  see,  et  même,  dans  ce  témps^là,  le 
noHkeiit  le  plus  sec  01^  le  plus  chaud  de  Ift  jotiriiéë , 
qui  est  en  été  entre  ons^  iiéul^es*  du  màtic^  et  cinq  ôtt 
lîiE  héui»s  du  soir.  Ëcidore  alors,  dVon  f  troufve  la 
moindi^e  humidité ,  fkut-il  le&  knsiser ,  car  infaillible'- 
nent  eUet  ne  se  conserveroirt  pas. 


352  LETTRES   ÉLÉMENTAIRES 

Quand  vqus  avez  cueilli  vos  échantillons  /  vous  les 
apportez  au  logis,  toujours  bien  au  sec,  pour  les 
placer  et  arranger  dans  vos  papiers.  Pour  cela  vous 
faites  votre  premier  lit  de  deux  feuilles  au  moins  de 
papier  gris,  sur  lesquelles  vous  placez  une  feuille  de 
papier  blanc,  et  sur  cette  feuille  vous  arrangez  votre 
plante ,  pre;]Dant  grand  soin  que  toutes  ses  parties ,  sur- 
tout les  feuilles  et  les  fleurs,  soient  bien  ouvertes  et 
bien  étendues  dans  leur  situation  naturelle.  La  plante 
un  peu  flétrie,  mais  sans  Fétre  trop,  se  prête  mieux 
pour  l'ordinaire  à  l'arrangement  qu'on  lui  donne  sur 
le  papier  avec  le  pouce  et  les  doigts.  Mais  il  y  en  a  de 
rebelles  qui  se  grippent  d'un  côté,  pendant  qu'on  les 
arrange  de  l'autre.  Pour  prévenir  cet. inconvénient, 
j 'ai  des  plombs ,  des  grps  sous ,  des  liards  ;  avec  lesquels 
j'asâujettis  les  parties  que  je  viens  d'arranger,  tandis 
que  j'arrange  les  autres ,  de  façon  que ,  quand  j'ai  fini, 
ma  plante  se  trouve  presque  toute  couverte  de  ces 
pièces  qui  la  tiennent  en  état.  Après  cela  oqpose  une 
seconde  feuille  blanche  sur  la  première ,  et  on  la  presse 
avec  la  main,  afin  dç  tenir  la  plante  assujettie  dans  la 
situation  qu'oji  lui  a  donnée,  avançant  ainsi  la  main 
gauche  qui  presse  à  mesure  qu'on  retire  avec  la  droite 
les  plombs  et  les  gros  soup  qui  sont  entre  les  papiers: 
on  met  ensuite  deux  autres  feuilles  de  papier  gris  sur 
1^  seconde  feuille  blanche,  sans  cesser  un  seul  mor 
ment.de  tmir  la  plante  assujettie,  de  peur  qu'elle  ne 
perde  la  situation  qu'on  lui  a  donnée.  Sur  ce  papier 
gris  o|i  met  une  autre  feuille  blanche;  sur  cette  feuille 
une  plantç  qu^on  arrange  et  recouvre  comme  ci-de* 
vaut ,  jusqu'à  ce  qu'on  ait  placé  toute  la:  moisson  qu'on 


SUR   LA  BOTANIQUE.  353 

a  apportée,  et  qui  ne  doit  pas  être  nombreuse  pour 
chaque  fois ,  tant  pour  éviter  la  longueur  du  travail, 
que  de  peur  que,  durant  la  dessiccation  des  plantes , 
le  papier  ne  contracte  quelque  humidité  par  leur  grand 
nombre;  ce  qui  gâteroit  inBeiilliblement  vos  plantes, 
si  vous  ne  vous  hâtiez  de  les  changer  de  papier  avec 
les  mêmes  attentions  ;  et  c'est  même  ce  qu'il  ^ut  feire 
de  temps  en  temps ,  jusqu'à  ce  cfu'elles  aient  bien  pris 
leur  pli ,  et  qu'elles  soient  toutes  assez  sèches. 

Votre  pile  de  plantes  et  derpapiers  ainsi  arrangée 
doit  être  mise  en  presse ,  sans  quoi  les  plantes  se  grip- 
peroient  :  il  y  en  a  qui  veulent  être  plus  pressées ,  d'au- 
tres moins  ;  l'expérience  vouls  apprendra  cela ,  ainsi 
qu'à  les  changer  de  papier  à  propos,  et  aussi  souvent 
qu'il  faut,  sans  vous  donner  un  travail  inutile.  Enfin , 
quand  vos  plantes  seront  bien  sèches ,  vous  tes  met- 
tret  bien  proprement  diacune  dans  une  feuille  de 
papier,  les  unes  sur  les  autres,  sans  avoir  besoin  de 
papiers  intermédiaires ,  et  vous  aurez  ainsi  un  herbier 
commencé,  qui  s'augmentera  sans  cesse  avec  vos  con- 
noissances ,  et  contiendra  enfin  l'histoire  de  toute  fa 
végétation  du  pays  :  au  reste  tl  faut  toujours  tenir  un 
herbier  bien  serré  et  un  peu  en  presse;  sans  quoi  les 
plantes,  quelque  sèches  qu'elles  fussent,  attireroient 
l'humidité' de  l'air  et  se  gripperoient  encore. 

Voici  maintenant  l'usage  de  tout  ce  travail  pour 
parvenir  à  la  connoissance  particulière  des  plantes ,  et 
à  nous  bien  entendre  lorsque  nous  en  parlerons. 

Il  faut  cueillir  deux  échantillons  de  chaque  planté  : 
l'un,  plus  grand,  pour  le  garder;  l'autre,  plus  petit, 
pour  me  l'envoyer.  Vous  les  numéroterez  avec- soin, 

su.  23 


354  LETTRES   ÉLÉMENTAIRES 

de  jaçon  que  le  grand  et  le  peët  échantillon  de  cha- 
que espèce  aient  toujours  le  même  numéro.  Quand 
TOUS  aurez  une  douzaine  ou  deux  d'espèces  ainsi  des- 
séchées, vous  me  les  enverrez  dans  un  petit  cahier 
par  quelcpe  occasion.  Je  vous  enverrai  le'^nom  et  la 
description  des  mêmes  plantes;  par  le  moyen  des  na- 
méros,  vous  les  reconuoitrez  dans  votre  herbier^  et 
de  là  sur  la  teire,  où  je  suppose  que  vous  aurez  com- 
mencé de  les  bien  examiner.  Voilà  un  moyen  sûr  de 
fiiire  des  progi^ès  aussi  sûrs  et  aussi  rapides  qu'il  est 
possible  loin  de  votre  guide. 

iV«  B.  J'di  oublie  de  vous  dire  que  les  mém^  .papiers 
peuvent  servir  plusieurs  fois ,  pourvu  qu'on  ait  soin  de 
les  bien  aérer  et  dessécher  auparavant.  Je  dois  ajouter 
aussi  que  Therbier  doit  être  tenu  dans  le  lieu  le  plus  sec  de 
la  xnaison,  et  plutôt  au  premier  qu'au  rez-de-chaussée.  * 

*  Dans  k  Dicû^nnmre  élémentaire  de  Botamifue  ée  Boiliard',  rêva 
|k«fr  Richard  (in- 8°.  Patis^  1^2),  au  mot  Hvrbiea,  se  trouve  une 
assez  longue  citation  que  l'auteur  de  cet  article  annonce  être  ex- 
traite d'un  manuscrit  de  Rousseau.  Cette  citation  ne  peut  mieux 
troiiver  sa  place  qu'ici,  et  nous  !a  ferons  précéder  de  ce  que  dit 
IMKard  ou  Rickard  à  t>ette  occaaion. 

iR  On  i^it  que  Jean-Jacques  Rousseau  aimait  pa^sioanément  la 
botanique ,  et  qu*il  travailloit  même  à  faire  dans  cette  science  quel- 
ques réformes  avantageuses.  Il  s*est  long-temps  occupé  de  Fart  de 
l^a  dessiccation  des  plantes  ^  il  nous  a  laissé  plusieurs  herbiers  de 
èi^Birents  formats.  Panoi  les  livres  rares  et  précieux  qui  oomposent 
la  bU>Uotb^ac  du  «avant  Malesherbes ,  on  trouve  deux  petits  her- 
biers de  Jean-Jacques,  faits  avec  tout  le  soin  et  tout  Fart  pos- 
sibles :  f  un  est  de  fqrmat  in-8° ,  et  ne  renferme  que  des  ctypUy- 
uftmes;  et  Tantre,  de  format  ïn-^ ,  est  composé  de  plantes  à  fienrs 
idKatiiictes. 

«  M-  Tourmevei  ayant  appris  que  j'étods  sur  le  point  de  faire  im- 


SUR    LA   BOTANIQUE.  355 

primer  c^  ouvrage,*  a  bien  voulu  concourir  de  la  manière  la  plus 
obligeante  k  pn  augmenter  l'utilité,  en  me  communiquant  un  ma- 
nuserit  du  Philosophe  genevois ,  sur  la  nécessité  d'un  herbier ,  et 
sur  les  «oyenâ  les  plus  simples  et  les  plu»  avantageux  en  même 
temps  de  travailler  à  s*en  faire  un. 

« /eaif-Jaci|ueâ,  après  avoir  montré  la  nécessité  d'un  herbier; 
«près  s'être  él^é  contre  ces  prétendus  botanistes  qui  ont  des  her- 
biers lie  huit  à  dix  mille  plantes  étrangères,  et  qui  ne  cofanoissent 
p4U  celles  qulls  foulent  continuellement  aux  pieds,  dit  : 

»  Ob  peut  se  faire  un  très  'bon  hesbier  sans  savoir-  un  mot  de 
fiibotanique;  tons  ceux  qui  se  disposent  à  étudier  la  botanique  de- 
«vroieat  cornsdeneer  paria.  Quand  ils  auroiept  desséché  un  assez 
f  boa  pombre  d«  plantes ,  et  qu'il  ne  8*agiroit  plus  que  d'y  ajouter 
«les  noms,  il  y  a  des  gens  qui  leur  tendroient  ce  service  pour  de 
«  f  argent,  ou  pour  quek[ue  chose  d'équivalent;  d'aj^eurs,  n'avons- 
^  nous  pas  dane  presque  toutes  les  villes  un  peu  considérables  des 
f  î^rdins  biotaniques  où  les  plantes  sont  disposées  dans  un  ordre 
«  afthodiqu^,  marquées  «Tun  étiquet,  sur  lequf^  leur  nom  est  in* 
«  serit?  Font-  peu  que  l'on  ait  un«  idée  dé  la  méthode  adoptée,  et 
«  les  premières  «otions  de  l'A,  B,  O  de  la  botanique,  c'est-à-dire 
¥  les  premiers  éléments  de  cette  science  9  on  y  trouve  les  plantes 
«que  l'on  «perche  ^  on  les  compare  ;  on  en  prends  noms,  et  c'en 
mettmêMn^  fusage  fait  le  reste,  et  nous  rend  botanistes.  Mais  ne 
«cpmptez  guère  sur  les  «meilleurs livres  de  botanique^  pour  nom- 
«mer,  dHiprès  eux,  de9  plantes  que  vous  ne  connoîtriez  pas  :  si 
«  ces  livides  ne  sont  pas  accompagnés  de  bonnes  figures,  ils  vous 
«fi^tigneront  sa»s  succès;  à  chaque  pas  ils  Vous  offriront  de  nou- 
«  «elles difficultés,  et  ne  vous  apprendront  rieu...^  Ne  vous  attendez 
•  foikktk  conserver  "Une  plante  dans  tout  son  éclat  :  celles  qui  se - 
«dessèchent  le  mieux  perdent  encore  beaucoup  de  leur  frai- 
«  «heur.  ; . .  De  tous  les  moyens  employés  à  la  dessiccation  des 
«  plantes )  le  plus  simple,  celui  de  la  pression,  est  le  préférable 
«  p^ur  un  herbier.  Les  conteurs  peuvent  être  conservées  aussi  bien 
«ipieparia^dessiccation  au  sable,  et  les  plantes  dossécdiées  y  sont, 
«Hiotns  vohnnineuses  et  moins  fragiles....  Ayez  une  bonne  provi- 
«  8»n  Ap  quatre  sortes  de  papiers;  r^  du  papier  gris,  épais  et  peu 
«  cdHé<;  s'  du  papier  |[ri« ,  épais  et  collé  ;  3^  du  gros  papier  Mané 

23. 


356  LETTRES   ÉLÉMENTAIRES 

«  sur  lequel  on  puisse  écrire;  et  4°  du  papier  blanc  sur  lequel  vous 
«  fixerez  vos  plantes,  lorsque  la  dessiccation  sera  complète....  Lors- 
«  que  vous  voudrez  dessécher  une  plante,  il  faut  la  cueillir  par  un 
«  beau  temps  ;  et  lorsque  ses  fleurs  seront  épanouies ,'  laissez-la  quel- 
«  ques  heures  se  faner  à  l'air  libre. . .  Dès  que  ses  parties  seront 
«  amollies ,  étendez-1^  avec  soin  sur  une  feuille  dé  papier  gris  de  la 
«  première  espèce  dont  j*ai  parlé  ;  mettez  dessous  cette  feuille  une 
«.feuille  île  carton,  et  dessus ,  4puze  k  quinze  doubles  de  papier  de 
«  la  première  espèce  ;  mettez  le  tout  entre  deux  ais  de  bois ,  ou  deux 
«  planches  bien  unies,  que  vous  chargerez  d'abord  médiocrement, 
«  et  dont  vous  augmenteres  peu-à-peu  la  pression,  à  mesure  que  v 
«  la  dessiccation  s'opérera.  Il  est  plus  avantageux  de  se  servir  de 
m  ces  petites  presses  de  brocheuses ,  parceque  l'on  serre  si  peu  et 
«  autant  qu'on  le  veut  ;  au  bout  d'une  heure  ou  deux ,  serrez-la 
«  davantage,  et  laissez-la  ainsi  vingt-quatre  heures  au  plus;  retirez- 
•  la  ensuite  ;  cnftngez-la  de  papier ,  et  mettez  dessous  une  antre 
«  feuille  de  carton  bien  sèche,  ainsi  que  les  feuilles  de  papier  que 
«  vous  allez  mettre  dessus;  remettez  le  tout  en  presse;  serrez  plus 
«  que  la  première  fois;  laissez  aii^i  deux  jours  votre  plante  sans  y 
«  toucher  ;  changez'la  encore  une  troisième  fois  de  papier  ;  mais 
«  prenez  du  papier  gris  collé  ;  serrez  encore  davantage  la  presse , 
«  et  ne  mettez  d^Mus  que  trois  ou  quatre  doubles  de  papiers ,  ou 
«  seulement  une  feuiUe  de  carton  dessus  et  une  dessous  ;  laissezr4a 
«  ainsi  en  presse  deux  ou  trois  fois  vingt-quatre  heures;  si,  lorsque 
«  vous  retirerez  votre  plante ,  çUe  ne  vous  paroit  pas  asaez  privée 
«  de  son  humidité,  vous  la  changerer'encore  plusieurs  fois  de  pa- 
ît piers.  (  Il  f  a  des  plantes  qu'il  suffit  de  changer  deux  fois  de  pa- 
«  piers ,  et  d'autres  qu'il  faut,  changer  jusqu'à  six  fois  :  celles  qui 
«  sont  de  nature  aqueuse  exigent  qu'on  en  accélère  la  dessiccation.) 
•M  Mais  si,  au  contraire,  les  parties  qui  la  composent  ont  déjà  perdu 
«  de  leur  flexibilité,  il  faut  la  mettre  dans  une  feuille  de  gros  pa- 
«  pier  blanc ,  où  on  la  laissera  en  presse  jusqu'à  ce  que  la  dessic- 
«  cation  soit  parfaitement  achevée;  ce  sera  alors  qu'il  faudra  songer 
a  à  assurer  pour  long-temps  la  conservation  de  votre  plante  ;  elle 
«  pourra  être  employée  à  la  formation  de  votre  herbier  ;  il  ne  s'agit 
«  plus.que  de  la  fixer^  de  la  nommer  et  de  la  mettre  en  place.... 
M  Pour  garantir  Urotre  herbier  des  ravages  qu'y  feroient  les  insectes, 


SUR   LA  I  BOTANIQUE.  357 

«  il  f9Ut  tremper  le  papier  sur  lequel  Yons  Yoolez  fixer  vos  plantes 
«  dans  une  forte  dissolution  d*^ui)  ^  le  faire  bien  sëcher  >  et  y  atta- 
«  cher  Yos  plantes  avec  de  petites  bandelettes  de  papier ,  que  vous 
«  collerez  avec  de  la  colle  à  bouche  ;  c*est  avec  cette  colle  que  vous 
«  pourrez  aussi  as^^ujettir  Ves  organes  de  la  fructification  des  plantes , 

«lorsque  vous  aurez  eu  la  patience  de  les  desséchera  part Il 

N  seroit^bon  d*(avoir  plusieurs  échantillons  de  la  même  plante ,  sur- 
«  tout  si  elle  est  sujette  à  varier....  Il  faut  renfermer  vos  plantes 
K  dans  des  boites  de  tilleul  que  vous  étiqueterez  ;  il  faut  qu'elles 
«  soient  en  un  lieu  sec,  etc.  » 


I 


DEUX  LETTRES 


A  M.  DE  MALSSHERBËS. 


PREMIJÈRE  LETTRE.    , 

Sur  le  format  des  Herbiers  et  sur  la  Synonymie. 

Si  j'ai  tardé  si  long-têmps,  monsieur,  à  répondre 
en  détail  à  la  lettre  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'é- 
crirè  le  3  janvier ,  c'a  été  d'abord  dansl'idée  du  voyage 
dont  vous  m'aviez  prévenu,  et  auquel  je  n'ai  appris 
que  dans  la  suite  que  vous  aviez  renoncé,  et  ensuite 
par  mon  travail  journalier,  qui  m'est  venu  tout  d'un 
coup  en  si  grande  abondance,  que,  pour  ne  rebuter 
personne,  j'ai  été  obligé  de  m'y  livrer  tout  entier;  ce 
qui  a  fait  à  la  botanique  une  diversion  de  plusieurs 
mois.  Mais  enfin  voilà  la  saison  revenue ,  et  je  me  pré- 
pare à  recommencer  pies  courses  chatopétres,  deve- 
nues, par  une  longue  habitude ,  nésessaires  à  mon 
humeur  et  à  ma  santé. 

En  parcourant  ce  qui  me  restoit  en  plantes  sèches, 
je  n'ai  guère  trouvé  horis  de  mon  herbier,  auquel  je 
ne  veux  pas  toucher ,  que  quelques  doubles  de  ce  que 
vous  avez  déjà  reçu  ;  et  cela  ne  valant  pas  la  peine 
d'être  rassemblé  pour  unpremier  envoi,  je. trouverois 
convenable  de  me  faire,  durant  cet  été,  de  bonnes 
fournitures,  de  les  préparer,  coller  et  ranger  durant 


LETTRES   SUE  LA   BOTANIQUE.  359 

l'hiver;  après  quoi  je  pourroia contÎQuer  de  même 9 
d'année  en  année»  jusqu  a  ce  que  j'eusse  épui$é  tout 
ce  que  je  po|irrois  fournir.  Si  cet  arrangement  vous 
convient,  monsieur,  je  m'y  conformerai  avec  exacti- 
tude; et  dès  à  présent  je  commeuQerài  mes  collections. 
Je  desirerois  seulement  savoir  quelle  forme  vous  pré- 
férez. Mon  idée  seroit  de  faire  le  fond  de  chaque  her- 
bier sur  du  papier  àjettre  tel  que  celui-ci;  c'est  ainsi 
que  j'en  ai  commencé  un  pour  mon  usage  y  et  je  sens 
chaque  jour  mieux  que  la  commodité  de  ce  format 
compense  amplement  Favajitage  qu'ont  de  plus  les 
grands  herbiers.  Le  papier  sur  lequel  sont  les  plantes 
que  je~  vous  ai  envoyées  vaudroit  encore  mieux ,  mais 
je  ne, puis  retrouver  du  même;  et  l'impôt  sur  les  pa- 
piers a  telleipient  dénaturé  leur  fabrication,  que  je 
n'en  puis  plus  trouver  pour  noter  qui  ne  perce  pas« 
J'ai  le  projet  aussi  d'une  forme  de  petits  herbiers  à 
mettre  dans  la  poche  pour  les  plantes  en  miniatiire , 
qui  ne  sont  pas  les  moins  curieuses ,  et  je  n'y  ferois 
entrer  néanmoins  que  des  plantes  qui  pourroient  y 
tenir  entières,  racine  et  tout;  entre  auti^es,  la  plupart 
des  mousses ,  les  glaux ,  peplis ,  montia ,  sagina ,  passe- 
pierire,  etc.  Il  me  semble  que  ces  herbiers  mignons 
pourroient  devenir  charmants  et  précieux  enr  môme 
ternp^.  Enfin,  il  y  a  des  plantes  d'une  certaine  gran^ 
deur  qui  ne  peuvent  conserver  leur  port  dans  un  petit 
espace,  et  d.es  échantillons  si  parfaits,  que  ce  seroit 
dommage  de  les  mutiler.  Je  destine  à  ces  belles  plan-* 
tes  du  papier  grand  et  fort;  et  j'en  ai  déjà  quelques 
unes  qui  font  un  fort  bel  effet  dans  cette  forme. 
.  U  y  a  long^temps  que  j'éprouve  les  difficultés  de  la 


36o  LETTRES 

nomenclatcire,  et  j'ai  souvent  été  teoté  d'abandonner 
tout-à-fait  cette  partie.  Biais  il  fieuidroit  en  màne 
temps  renoncer  aux  livres  et  à  profitai:  des  obser- 
vations d autrui;  et  il  me  semUe  qu'un  des  plus 
grands  charmes  de  la  botanique  est,  après  celui  de 
voir  par  soi-même,  celui  de  vérifier  ce  qu'ont  vu  les 
autres  :  donner ,  sur  le  témoignage  de  iâes  propres 
yeux,  mon  assentiment  aux  observations  fines  et  jus- 
tes d'un  auteur  me  parott  une  véritable  jouissance; 
au  lieu  que ,  quand  je  ne  trouve  pas  ce  qu'il  dit ,  je 
suis  toujours  en  inquiétude  si  ce  n'est  point  moi  qui 
vois  mal.  D'ailleurs,  ne  pouvant  voir  par  moi-même 
que  si  peu  de  chose ,  il  faut  bien  sur  le  reste  me  fier  à 
ce  que  d'autres  ont  vu  ;  et  leurs  différentes  nomien- 
clatiu*es  me  forcent  pour  cela  de  percer  de  mon  mieux 
le  diaos  de  la  synonymie.  Il  a  fallu,  pour  ne  pas  m'y 
perdre,  tout  rapporter  à  une  nomenclature  parti- 
culière ;  et  j'ai  choisi  celle  de  Linnœus ,  tant  par  la  pré- 
férence que  j'ai  donnée  à  son  système ,  que  parceque 
ses  noms ,  composés  seulement  de  deux  mots ,  me  dé- 
livrent des  longues  phrases  des  autres.  Pour  y  rap- 
porter sans  peine  cellesde  Tournefbrt,  il  me  faut  très 
souvent  recourir  à  lauteur  commun  que  tous  deux 
citent  assez  constamment,  savoir  Gaspard  Bauhin. 
C'est  dans  son  Pinax  que  je  cherche  leur  concordan- 
ce :  car  Linnaeus  me  paroit  fkire  une  chose  convena- 
ble et  juste ,  quand  Tournefort  n'a  fait  que  prendre  la 
phrase  de  Bauhin,  de  citer  l'auteur  original,  et  non 
pas  celui  qui  Ta  transcrit,  comme  on  Sedt  très  injuste- 
ment euTrance.  De  sorte  que,  quoique  presque  toute 
la  nomenclature  de  Tournefort  soit  tirée  mot  à  mot 


SUR   LA  BOTANIQUE.  36 1 

du  Pituix^  on  cil[>iroit9  à  lire  les  botanistes  françois , 
qu'il  n a  jamais  existé  ni  Bauhin  ni  Pinax^  au  monde; 
et,  pour  comble,  ils  font  encore  un  crime  à  Linnaeus 
de  n  avoir  pas  imité  leur  partialité.  A  Tégard  des  plan- 
tes dont  Toumeibrt  n  a  pas  tiré  les  noms  du  Pinax , 
on  en  trouve  aisément  la  concordance  dans  les  auteurs 
françois  linnsêistes ,  tels  que  Sauvages ,  Gouan ,  Gé- 
rard, Guettard,  et  d'Alibard  qui  la  presque  toujours 
suivi. 

J'aS  fait  cet  hiver  une  seule  herborisation  dans  le 
bois  de  Boulogne,  et  j'en  ai  rapporté  quelques  mous- 
ses. Mais  il  ne  faut  pas  s  attendre  qu'on  puisse  com- 
pléter tous  les  genres,  même  par  une  espèce  unique, 
li  y  en  a  de  bien  difficiles  à  mettre  dans  un  herbier, 
et  il  y  «1  a  de  si  rares.,  qu'ils  n'ont  jamais  passé  et 
vraisemblablement  ne  passeront  jamais  sous  mes  yeax. 
Je  crois  que,  dans  cette  famille  et  celle  des  algues, 
il  faut  se  tenir  a«x  genres ,  dont  on  rencontre  assez 
souvent  des  espèces ,  pour  avoir  le  plaisir  de  s'y  recon- 
noitre,  et  négliger  ceux  dont  la  vue  ne  nous  repro- 
chera jamais  notre  ignorance ,  ou  dont  la  figure  ex- 
tra<H*dinaire  nous  fera  Sedre  effort  pour  la  vaincre. 
J'ai  la  vue  fort  courte,  me^  yeux  deviennent  mauvais , 
et  je  ne  puis  plus  espérer  de  recueillir  que  ce  qui  se 
présentera  fortuitement  dans  les  lieux  à  peu  près  où 
je  saurai  qu'est  ce  que  je  cherche.  A  l'égard  de  la  ma- 
nière de  chercha,  j'ai  suivi  M.  de  Jussieu  dans  sa 
dernière  herborisation ,  et  je  la  trouvai  si  tumultueuse 
et  si  peu  utile  pour  moi,  que,  quand  il  en  auroit  en- 
core fait,  j'aurois  renoncé  à  l'y  suivre.  J'ai  accom- 
pagné son  neveu  l'année  dernière ,  moi  Vingtième,  à 


363  LETTRES 

MoatmcMrency ,  et  j  en  ai  rappcurté  pudiques  jolies 
plantes ,  entre  autres  la  fysimachia  tenella^  que  je  crois 
vous  avoir  envoyée.  Mais  j  ai  trouvé  dans  cette  herbo- 
risation que  ]es  indications  de  Toumefort  et  de  Vail* 
lant  sont  très. fautives,  ou  que,  depuis  eux,  bien  des 
plantes  ont  changé  de  sol.  J'ai  cherché  entre  autres, 
et  j'ai  engagé  tout  le  monde  à  chercher  avec  soin  le 
plantago  monanthos  à  la  queue  de  Fétang  de  Montmo* 
rency ,  et  dans  tous  les  endroits  où  Tournefort  et. 
Vaillant  Tindiquent,  et  nous  nen  avons  pu  trduver 
un  seul  pied  :  en  revanche,  jai  trouvé  plusieurs 
plantes  de  remarque ,  et  même  tout  près  de  Paris , 
dans  des  lieux  où  elles  ne  sont  pcMnt  indiquées.  £n 
gâoiéral  j'ai  toujours  été  malheureux  en  cherchant 
d  après  les  autres.  Je  trouve  encore  mieux  mon  compte 
à  chercher  de  mon  chef. 

J'oubliois,  monsieur,  de  vous  parler  de  vos  livres. 
Jenai  fait  encore  qu  y  jeter  les  yanix;  et* comme  ils 
ne  sont  pas  de  taille  à  porter  dani  la  poche,  et  que 
je  ne  lis  guère  l'été  dans  la  chambre,. je  tarderai  peut- 
éU'e  jusqu'à  la  fin  de  l'hiver  prochain  à  vous  rcaadre. 
ceux  dont  vous  n'aurez  pas  à  faire  avant  ce  temps4à. 
J'ai  commencé  de  lire  \ Anthologie  de  Pontedera,  et  j'y 
trouve  contre  le  système  sexuel  des  objections  qui  me 
paroissent  bien  fartes,  et  dont  je  ne  sais  pas  oom* 
ment  Linnaeus  s'est  tiré.  Je  suis  souvent  tenté  d'éorire 
dans  cet  auteur  et  dans  les  autres  les  noms  deLinnœtis 
à  c6lé  des  leurs  pour  me  reoonm^Uxe.  J'ai  déjà  même 
cédéàx^ette  tentation  pour  quelques  unes,  n'imagi- 
nant à  cela  rien  que  d'avantageux  pour  l'exemplaire. 
Je  sens  pourtant  que  c'est  une  liberté  qvie  je  n'aurois 


SUR   LA  BOTANIQUE.  363 

pas  dû  prendre  sans  votre  agrément^  et  je  l  attendrai 
pour  continuer. 

Je  vous  dois  des  remerciements  ^  monsieur,  pour 
remplacement  que  -vous  avez  la  bonté  de  m'<rfFrir 
pour  la  dessiccation  des  plantes  :  mais ,  quoique  ce 
soit  un  avantage  dont  je  sens  bien  de  la  privation,  la 
nécessité  de  les  visiter  souvent,  et  Téloignement  des 
lieux,  qui  me  feroit  consumer  beaucoup  de  temps 
en  courses ,  m'empêchent  de  me  prévaloir  de  cette 
offre. 

Laiantaisie  m'a  pris  de  &ire  une  collection  de  fruits 
et  de  graines  de  toute  espèce,  qui  devroient,  avec  un 
herbier ,  faire  la  troisième  partie  d'un  cabinet  d'his- 
toire naturelle.  Quoique  j'aie  encore  acquis  très  peu 
de  chose ,  et  que  je  ne  puisse^jespérer  de  rien  acquérir 
que  très  lentement  et  par  hasard,  je  sens  déjà  pour 
cet  objet  le  dé&ut  de  place  :  mais  le  plaisir  de  par- 
courir et  visiter  incessamment  ma  petite  collection 
peut  seul  me  payer  la  peine  de  la  faire  ;  et  si  je  la  te- 
nois  loin  de  mes  yeux  ^  je  cesserois  d'en  jouir.  Si  par 
hasard  9  vos  gardes  et  jardiniers  trouvoient  quelque- 
fois sous  leurs  pas  des  faînes  de  hêtres,  des  fruits 
d'aunes,  d'érables,  de  bouleau,  et  généralement  de 
tous  les  fruits  secs  des  arbres  des  forêts  ou  d'autres, 
qu'ils  en  ramassassent,  en  passant,  quelques  uns 
dans  leurs  poches,  et  que  vous  voulussiez  bienWen 
fiiire  parvenir  quelques  échantillons  pai*  occasion , 
j'aurois  ua  double  plaisir  d'en  orner  ma  cqllection 
nais^autd.  ^ 

Erxcepté  ï Histoire  de^  Mousses  par.Dillenius,  j'ai  à 
moi  les  autres  livres  de  botanique  dont  vous  m'en- 


364  LETTRES 

voyez  la  note  :  ipais,  quand  je  n'en  aurois  aucun,  je 
me  garderois  assurément  de  consentir  à  vous  priver, 
pour  mon  agrément,  du  mmndre  des  amusements 
qui  sont  à  \oVte  portée.  Je  vous  prie ,  monsieur ,  d  a- 
gréer  mon  respect. 

SECONDE  LETTRE, 

Sur  les  Mousses. 

* 

A  Paris,  le  19  décembre  1771. 

Voici,  monsieur,  quelques  échantillons  de  mousses 
que  j  ai  rassemblés  à  la  hâte ,  pour  vous  mettre  à 
portée  au  moins  de  distinguer  les  principaux  genres 
avant  que  la  saison  de  les  observer  soit  passée.  C'est 
une  étude  à  laquelle  j'employai  délicieusement  l'hi- 
ver que  j'ai  passé  à  Wootton ,  où  je  me  trouvois  en- 
vironné de  montagnes ,  de  bois  et  de  rochers  tapissés 
de  capillaires  et  de  mousses  des  plus  curieuses.  Mais, 
depuis  lors,  j'ai  si  bien  perdu  cette  iamille  de  vue, 
que  ma  mémoire  éteinte  ne  me  fournit  presque  plus 
rien  de  ce  que  j'avois  acquis  en  ce  genre  ;  et  n'ayant 
point  l'ouvrage  de  Dillenius,  guide  indispensable 
<lans*ces  recherches ,  je  ne  suis  parvenu  qu'avec  beau- 
coup d'effort,  et  souvent  avec  doute , à  déterminer  les 
espèces  que  je  vous  envoie.  Mus  je  m'opiniâtre  à 
vaincre  les  difficultés  par  moi-même  et  sans  le  secours 
de  personne ,  pliis  je  me  confirme  dans  l'opinion  que 
la  botanique ,  telle  qu'on  la  cultive ,  est  une  science 


SUR   LA   BOTANIQUE.  365 

qui  ne  s^aoquiert  que  par  tradition  :  on  montre  la 
plante ,  on  la  nomme  ;  sa  figuré  et  son  nom  se  gra- 
vent ensemble  4lans  la  mémoire.  U  y  a  peu  de  peine 
à  retenir  ainsi  la  nomenclature  d'un  grand  nombre 
de  plantes  :  mais,  quand  on  se  croit  pour  oela  bota- 
niste, on  9e  trompe,  on  nest  qu'herboriste;  et  quand 
il  s'agit  de  déterminer  par  soi-même  et  sans  guide  les 
plantes  quon  na  jamais  vues,  c'est  alors  qu'on  se 
trouve  arrêté  tout  court,  et  qu'on  esc  au  bout  de  sa 
doctrine.  Je  suis  resté  plus  ignorant  encore  en  pre- 
nant la  route  contraire.  Toujours  seul  et  sans  autre 
maître  que  la  nature,  j'ai  mis  des  efforts  incroyables 
à  de  très  foibles  progrès.  Je  suis  parvenu  à  pouvoir, 
en  bien  travaillant ,  déterminer  à  peu  près  les  genres  ; 
mais  pour  les  espèces,  dont  les  différences  sont 
souvent  très  peu  marquées  par  la  nature ,  et  plus  mal 
énoncées  par  les  auteurs,  je  n'ai  pu  parvenir  à  en 
distinguer  avec  certitude  qu'un  très  petit  nombre ,  sur- 
tout dans  la  famille  des  mousses,  et  surtout  dans  les 
genres  difficiles ,  tels  que  les  hypnum,  les  junger- 
mania,  les  lichens.  Je  crois  pourtant  être  sûr  de 
celles  que  je  vous  envoie ,  à  une  ou  deux  près  que 
j'ai  désignées  par  un  point  interrogant ,  afin  que  vous 
puissiez  vérifier ,  dans  Vaillant  et  dans  Dillenius ,  si 
je  me  suis  trompé  ou  non.  Quoi  qu'il  en  soit,  je 
crois  qu'il  faut  commencer  à  connoitre  empirique- 
ment un  certain  nombre  d'espèces  pour  parvenir  à 
déterminer  les  autres,  et  je  crois  que  celles  que  je 
vous  envoie  peuvent  suffire ,  en  les  étudiant  bien ,  à 
vous  familiariser  avec  la  famille  et  à  en  distinguer 
au  moins  les  genres  au  premier  coup  d'œil  par  le 


366  LETTRES 

fmàes  propre  à  chacun  d'eux.  Mais  il  y  a  une  autre  dîf* 
ficulté,  €  est  que  les  Inousses  ainsi  disposées  par  brins 
n  ont  point  sur  le  papier  le  même  coup  dWl  qu'elles 
ont  sur  la  terre  rassemblées  par  touffes  ou  gazons  ser- 
rés. Ainsi  Ton  herborise  inutilement  dans  un  kerbier 
et  sartoiit  dans  un  moiissier ,  si  l'on  n  a  commencé  par 
herboriser  sur  la  terre.  Ces  sortes  dé  recueils  doivent 
servir  seulement  de  mémoratifs,  mais  non  pas  d'in- 
struction première.  Je  doute  cependant,  monsieur, 
que  yous  trouviez  aisément  le  temps  et  la  patience 
de  vous  appesantir  à  l'examen  de  chaque  touffe 
d'herbe  ou  de  mousse  que  vous  trouverez  ai 'votre 
cbemin.  Mais  voici  le  moyen  qu'il  me  semble  que 
vous  pourriez  prendre  pour  analyser  avec  succès 
toutes  les  productions  végétales  de  vos  environs  y 
aaflis  vous  ennuyer  à  des  détails  minuti^x ,  insup- 
portables pour  les  esprits  accoutumés  à  généraliser 
les  idées  et  à  regarder  toujours  les  objets  en  graifid.  f  I 
fiMidrott  inspirer  à  quelqu'un  de  vos  laquais ,  garde 
ou  garçon  jardiniçr ,  un  peu  de  goût  pour  l'étude  des 
plantes ,  et  le  mener  à  votre  suite  dans  vos  promena- 
des, lui  faire  cueillir  les  plantes  que  vous  ne  connot- 
triez  pas ,  particulièrement  les  mousses  et  ies  gra- 
minées, deux  familles  difficiles  et  nombreuses.  Il 
feudroit  qu'il  tâchât  de  les  prendre  dans  l'état  de  flo- 
raison où  leurs  caractères  déterminants  sont  les  plus 
macqués.  £n  prenant  deux  exemplaires  de  chacun ,  il 
en  ffiettroit  un  à  part  poUr  me  l'envoyer,  sous  le 
même  nmaaéro<:pj€  le  semblable  qui  vous  resteroit,  et 
aui*  lequel  vous  feriez  mettre  ensuite  le  nom  de  }a 
plaoÉt ,  quand  je  vous  l'aurois  envoyé.  Vous  vous 


SUR   LA  BOTANIQUE.  867 

éTrteries  ainsi  le  travail  de  cette  déterminatioti ,  et  ce 
travail  ne  seroit  qu'un  plaisir  pour  moi  ^  qui  en  ai 
rhabitude  et  qui  m  y  livre  avec  passion  .lime  semble , 
monsieur ,  que  de  cette  manière  vous  auriez  &it  eti 
pea  de  temps  le  relevé  des  .productions  vestales  de 
VQS  terres  et  des  environs;  et  que ,  vous  livrant  sans 
fatigue  au  plaisip  d'observer ,  vous  pourriez  encore , 
au  moyen  d  une  nomenclature  assurée ,  avoir  celui  de 
ooaaparer  vos  observations  avec  celles  des  auteurs.  Je 
ne  me  £ais  pourtant  pas  Ibrt  de  tout  détemiiner.  Mais 
la  longue  habitude  de  fureter  des  campagnes  ma 
rendu  familières  la  plupart  des  plantes  indigènes.  Il 
n'y  a  que  les  jardins  et  productions  exotiques  où  je  me 
trouve  en  pays  perdu.  Enfin  ce  que  je  n'aurai  pu  dé- 
terminer sera  pour  vous ,  monsieur ,  un  objet  de  re- 
cherche et  de  curiosité  qui  rendra  vos  amusements 
plus  piquants.  Si  cet  arrangement  vous  plaît ,  je  suis 
à  vos  ordres,  et  vous  pouvez  être  sûr  de  me  procurer 
un  amusement  très  intéressant  pour  moi. 

J'attends  la  note  que  vous  m'avez  promise  pour 
travailler  à  la  remplir  autant  qu'il  dépendra  de  moi. 
L'occupation  de  travailler  à  des  herbiers  remplira 
très  agréablement  mes  beaux  jours  d'été.  Cependant 
je  ne  prévjois  pas  d'être  jamais  bien  riche  en  plantes 
étrangères  ;  et ,  selon  moi,  le.  plus  grand  agrémçnt 
èe  la*  botanique  est  de  pouvoir  étudier  et  connoître 
la  nature  autour  de  soi  plutôt  qu'aux  Indes.  J'ai  été 
pourtant  assez  heureux  pour  pouvoir  insérer  dans 
le  petit  recueil  que  j'ai  eu.l'honneur  de  vous  envoyer 
quelques  plantes  curieuses,  et  entre  autres  le  vrai 
papier,  qui  jusqu'ici  n'étoit  point  connu  en  France, 


368     LETTRES  SUR  LA  BOTANIQUE. 

pas  même  de  M.  de  Jussieu.  Il  est  vrai  que  je  n  ai  pu 
vous  envoyer  qu'un  brin  bien  misérable,  mais  c'en 
est  assez  pour  distinguer  ce  rare  et  précieux  souchet. 
Voilà  bien  du  bavardage;  mais  la  botanique  m'en- 
traîne ,  et  jai  le  plaisir  d'en  parler  avec  vous  :  accor- 
dez-moi ,  monsieur ,  un  peu  d'indulgence. 

Je  ne  vous  envoie  quç  de  vieilles  mousses;  j 'eu  ai 
vainement  cherché  de  nouvelles  dans  la  campagne. 
Il  n'y  en  aura  guère  qu'au  mois  de  février ,  parceque 
l'automne  a  été  trop  sec;  encore  faqdra^t-il  les  cher* 
cher  au  loin.  On  n'en  trouve  guère  autour  de  Paris 
que  les  mêmes  répétées. 


•      • 


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QUINZE  LETTRES 


ADRESSÉES 


A  M»»  LA  DUCHESSE  DE  PORTLAND. 


*■  • 


LETTRE  PREMIÈRE. 

A  Wootton,  le  20  octobre  1766. 

Vous  avez  raison,  madame  la  duchesse,  de  com- 
mencer la  correspondance,  que  vous  me  faites Thon- 
neur  de  me  prpposer,  par  m'envoyer  des  livres  pour 
me  mettre  en  état  de  la  soutenir  :  mais  je  crains  que 
ce  ne  soit  peine  perdue;  je  ne  retiens  plus  rien  de 
ce  que  je  lis;  je  n'ai  plus  de  mémoire  pour  les  livres , 
il  ne  m'en  reste  que  pour  Jes  personnes ,  pour  les 
bontés  qu  on  a  pour  moi  ;  et  j'espère  à  ce  titre  pro- 
fiter plus  avec  vos  lettres  qu'avec  tous  les  livres  de 
l'univers.  Il  en  est  un,  madame,  où  vous  savez  si 
bien  lire,  et  où  je  voudrois  bien  apprendre  à  épeler 
quelques  mots  après  vous.  Heureux  qui  sait  prendre 
^ssez  de  goût  à  cette  intéressante  lecture  pour  n'avoir 
besoin  d'aucune  autre ,  et  qui ,  méprisant  les  instruc- 
tions des  hommes,  qui  sont  menteurs,  ^'attache  à 
celles  de  la  nature ,  qui  ne  ment  point  !  Vous  l'étu- 
diez.  avec  autant  de  plaisir  que  de  succès;  vous  la 
suivez  dans  tous  ses  régnes  ;  aucune  de  ses  produc- 
XII.  24 


370  LETTRES 

lions  ne  vous  est  étrangère  ;  vous  savez  assortir  les 
fossiles,  les  minéraux,  les  coquillage»,  cultiver  les 
plantes ,  apprivoiser  les  oiseaux  :  et  que  n'apprivoise- 
riez-vous  pas?  Je  connois  un  animal  un  peu  sauVagé 
qui  vivroit  avec  grand  plaisir  dans  votre  ménagerie , 
en  attendant  Thonneur  d'être  admis  un  jour  en  momie 
dans  votre  cabinet. 

J'aurois  bien  les  mêmes  goûts  si  j'étois  en  état  de 
les  satisfaire  ;  mais  «un  solitaire  et  un  commençant 
de  mon  âge  doit  rétrécir  beaucoup  l'univers ,  s'il  veut 
le  connoître  ;  et  moi ,  qui  me  perds  comme  un  insecte 
parnai  les  herbes  d'un  pré ,  je  n'ai  garde  d'aUar  escala- 
der les  palmiers  de  l'Afrique  ni  les  cèdres  du  Liban. 
Le  temps  presse ,  et ,  loin  d'aspirer  à  savoir  un  jour  la 
botanique,  j'ose  à  peine  espéiier  d'herboriser* aussi 
bien  que  lés  moutons  qui  paissent  sous^ma  fenêtre ,  et 
de  savoir  comme  eux  trier  mon  foin. 

J'avoue  pourtant,  comme  les  hommes  ne  sont  guère 
conséquents ,  et  que  les  tentations  viennent  par  la  fa- 
cilité d'y  succomJ)er ,  que  le  jardiû  de  mon  excellent 
voisin ,  M.  de  Grân ville ,  m'a  donné  le  projet  ambitieux 
d'en  connoître  les  richesses  :  mais  voitè  précisément 
ce  qui  prouve  que ,  ne  sachant  rien ,  je  ne  suis  fait  pour 
rien  apprendre.  Je  vois  les  plantes ,  il  me  les  nomme , 
^je  les  oublie;  je  les  revois ,  il  me  les  renonmie,  je  les 
oublie  encore  ;  et  il  ne  résulte  de  tout  cela  que  l'^reu ve 
que  nous  faisons  sans  cessje ,  moi  de  sa  complaisance , 
et  lui  de  mon  incapacité.  Ainsi ,  du  côté  de  ta  botani- 
que ,  peu  d'avantage;  mais  un  très  grand  pour  le  bon- 
heur dé  la  vie ,  dans  cehii  de  cultiver  h.  société  d'un 
¥oisin  bienfeisant ,  obligeant ,  aimable ,  et ,  pour  dire 


SUR   LA   BOTANIQUE.  3'] l 

eocore  plus^  $  il  est  possible,  à  qui  je  dois  l'honneur 
d'être  coddyi  de  voufs. 

•  Voyez  donc  y  madame  la  duchesse ,  quel  ignare  cor>* 
respondamt  vous  vous  choisissez  ^-et  ce  qu'il  pourra 
lûettre  du  sien  ccmtre  \^M  lumières;  Je  scuis  en  cou- 
scieur  oblige  de  vous  avertir  de  la  mesure  des  mten^ 
ues;  après  cela,  si  vous  daignez  vous  en  contenter, 
à  la  bouue  heure  ;  je  n'ai  garde  de  refuser  un  accord  si 
avantageux  pour  moi^  Je  vous  rendrai  de  l'herbe  pour 
vos  planés  ^  des  rêveries  pour  vos  observatietns  ;  je 
m'instruirai  cependant  par  vos  bontés:  et  puissé-je 
un  pur  >  devenu  oaeillreur  berborisie ,  ori^r  de  queK 
ques  âeurs  la  couronne  que  vous  doit  ki  botaniqi^, 
pour  l'hoimeur  que  vous  lui  faites  de  la  cultiver  ! 

J'avois  apporté  de  Suisse  quelques  plantes  sèches 
qui  se  sont  pourries  en  chemin  :  c'est  un  herbier  à  re- 
eommencer ,  et  je  n'ai  plu^  pour  cela  les  mêmes  re&* 
sources.  Je  détacherai  toutefois  de  ce  qui  me  reste 
qudques  échantillons  des  moins  gâtés,  auxquels  j'en 
joindrai  quelques  uus  de  ce  pays  en  fort  petit  nombre , 
selon  l'étendue  de  naon  savoir ,  et  je  prierai  M.  Gran^ 
ville  de  vou&èes  faire  passer  quand  il  en  aura  l'ooc»- 
sion  ;  mais  il  faut  auparavant  les  trier ,  les  démoisir ,  et 
surtout  retrouver  les  noms  à  moitié  perdus  ;  ce  qui 
n'est  pas  pour  moi  une  petite  affaire.  Et ,  à  propos  des 
noms ,  comment  parviendrons-nous ,  madame ,  à  nous 
entendre?  Je  ne  connois  "point  les  noms  anglois;  ceux 
que  je  connois  sont  tous  du  Pinax  de  Gaspard  Bauhin 
ou  du  Species  plantarum  de  M.  Linnaeus ,  et  je  ne  puis 
en  faire  la  synonymie  avec  Gérard ,  qui  leur  est  anté- 
rieur à  l'un  et  à  l'autre,  ni  avec  le  Synopsis,  qui  est 


372  LETTRES 

antérieur  au  second,  et  qui  cite  rarement  le  premier; 
en  sorte  que  mon  Spectes  me  devient  inutile  pour  vous 
nommer  l'espèce  de  plante  que  j'y  connois ,  et  pour  y 
rapporter  celle  qtie  vous  pouvez  me  faire  connoître. 
Si  par  hasard,  madame  la  duchesse,  vous  aviez  aussi 
le  Species  plantarum  ou  le  Pinax^  ce  point  d^  réunion 
nous  seroit  très  commode  pour  nous  entendre ,  sans 
quoi  je  ne  sais  pas  trop  comment  nous  ferons. 

J'avois  écrit  à  milord  maréchal  deux  jours  avant 
«de  recevoir  la  lettre  dont  vous  m'avez  honoré.  Je  lui 
•en  écrirai  bientôt  une-autre  pour  m'acquitter  dé  votre 
4X>mmission,  et  pour  lui  demander  ses  félicitations 
sur  l'avantage  que  son  nom  m'a  procuré  près  de  vous. 
J'ai  renoncé  à  tout  commerce  de  lettres,  hors  avec 
lui  seul  et  un  autre  ami.  Vous  serez  la  troisième ,  ma- 
dame la  duchesse ,  et  vous  me  ferez  chérir  toujours 
plus  la  botanique  à  qui  je  dois  cet  honneur.  Passé 
cela ,  la  porte  est  fermée  aux  correspondances.  Je  de- 
viens de  jour  en  jour  plus  paresseux  ;  il  m'en  coûte 
beaucoup  d'écrire  à  cause  de  mes  incommodités;  et 
content  d'un  si  bon  choix  je  m'y  borne,  bien  sûr  que, 
^i  je  l'éteivdois  davantage ,  le  même  bonheur  ne  m'y 
suivroit  pas. 

Je  vous  supplie ,  madame  la  duchesse ,  d'agréer  mon 
profond  respect. 


SUR   LA   BOTANIQUE.  37^ 


^/\/^  VW  -X/XTK.  \/%/^%/\/%^^/%t%.-\/^/%,  \/%/^f%/%/\.-\/X/\,'%/%/\.  \/\/\,-\/%/\.'\/%A\,'K/%/\.X/%/\,  V/%^-Kt/%/\.'%/%/%.%^%/%. 


LETTRE  IL 

AWootton,le  13^  février  1767. 

Je  n'aurois  pas,  madame  la  duchesse ,  tardé  un  seul 
instant  de  calmer ,  si  jeTavois  pu ,  vos  inquiétudes  sur 
la  santé  de  inilord  maréchal;  mais  je  craignis  de  ne 
faire,  en  vous  écrivant,  qu'augmenter  ces  inquiétudes, 
qui  devinrent  pour  moi  des  alarmes.  La  seule  chose 
qui  me  rassurât  étoit  que  j'avois  de  lui  une  lettre  du 
22  novembre  ;  et  je  présumois  que  ce  qu'en  disoient 
les  papiers  publics  ne  pou  voit  guère  être  plus  récept 
que  cela.  Je  raisonnai  là-dessus  avec  M.  Granville^  qui 
de  voit  partir  dans  peu  de  jours,,  et  qui  se  chargea  de 
vous  rendre  compte  de  ce  que  nous  avions  pensé,  en 
attendant  que  je  pusse ,  madame ,  vous  marquer  quel- 
que chose  de  plus  positif:  dans  cette  lettre  du  22  no-  ' 
vembre,  milord  maréchal  me  marquoit  qu'il  se  sei(i-- 
toit  vieillir  et  affbiblir ,  qu'il  n'écrivoit  plus  qu'avec 
peine,  qu'il  avoit  cessé  d'écrire  à  ses  parents  et  amis, 
et  qu'il  m'écriroit  désormais  fort  rarement  à  moi- 
même.  Cette  résolution,  qui  peut-être  étoit  déjà  l'effet 
de  sa  maladie,  fait  que  son  silence  depuis  ce  temps-là 
me  surprend  moins,  mais  il  me  chagrine  extrême- 
ment. J'attendois  quelque  réponse  aux  lettres  que  je 
lui  ai  écrites  ;  je  la  demandois  incessamment,  etj'es- 
pérois  vous  en  faire  part  aussitôt;  il  n'est  rien  venu. 
J'ai  aussi  écrit  à  son  banquier  à  Londres ,  qui  ne  savoit 


374  LETTRES 

rien  non  plus,  mais  qui,  ayant  iàit des  informations, 
m'a  marqué  qu^en  effet  milord  maréchal  avoit  été  fort 
malade,  mais  qu'il  étoit  beaucoup  mieux.  Voilà  tout 
ce  que  j'en  sais,  madame  la  duchesse.  Probablement 
vous  en  savez  davantage  à  présent,  vous-mékne ;  et, 
cela  supJ)osé,  j'oserois  vous  supplier  de  vouloir  bien 
me  faire  écrire  un  mot  pour  me  tirer  du  trouble  où  je 
suis.  A  moins  que  les  amis  charitables  ne  m'instrui- 
sent de  ce  qu'il  m'importe  de  savoir ,  je  ne  suis  pas  eu 
position  de  pouvoir  l'apprendre  par  moi-même. 

Je  n'ose  presque  pluis  vous  parler  de  plantes ,  depuis 
que,  vous  ayant  trop  annoncé  les  chiffons  que  j'avois 
apportés  de  Suisse,  je  n  ai  pu  encore  vous  rien  envoyer. 
Il  faut ,  madame ,  vous  avouer  toute  ma  misère  :  outre 
que  ces  dâiris  valoient  peu  la  peine  de  vous  être  of- 
ferts, j'ai  été  retardé  par  la  difficulté  d'en  trouver  les 
noms ,  qui  manquoient  à  la  plupart;  et  cette  difficulté 
mal  vaincue  m'a  fait  sentir  que  j'avois  fait  une  entre- 
prise trop  pénible  à  mon  âge,  en  voulant  m^obstii)ierà 
connottre  les  plantes  tout  seul.  Il  faut,  en  botanique, 
commencer  par  être  guidé  ;  il  faut  du  moins  appren- 
dre empiriquement  tes  noms  d'un  certain  nombre  de 
plantes  avant  de  vouloir  les  étudier  méthodiquement: 
il  faut  premièrement  être  herboriste ,  et  puis  devenir 
botaniste  après ,  si  Ton  peut.  J'ai  voulu  faire  le  con- 
traire, et  je  m'en  suis  mal  trouvé.  Les  livres  des  bota- 
nistes modernes  n^instruisent  que  les  botanistes ,  ils 
sont  inutiles  aux  ignorants.  Il  nous  manque  un  livre 
vraiment  élémentaire,  avec  lequel  un  homme  qui  n'au- 
roit  jamais  vu  de  plantes  pût  parvenir  à  les  étudier 
seul.  Voilà  le  livre  qu'il  me  faudroit  au  défaut  d'in- 


SUR   LA   BOTANIQUE.  375 

strHÉliond  vei4)al«i  car  où  les  trouver?  Il  n  y  a  point 
autouc  de  iiia  demeure  d'autres  herboristes  que  les 
0it»uto«M.  Une  di0ici4té  plus  grande  est  que  j  ai  de 
très  mauvais  yeux  pour  analyser  les  plantes  par  les 
paities  de  la  fructification^.  Je  voudrois  étudier  les 
Bious^^  «t  les  gramens,qui  sont  à  ma  portée;,  je 
m'éboV^^,  et  j«  ne  voi^.rien.  Il  semble,  madame  la 
dmjiesse,  que  vous  ayez  exactement  <leviné  mes  be- 
soins eu  m  envoyant  les  deux  livres  qui  me  sont  le 
plus  utilesv  Le  Synopsis  comprend  des  descriptions  à 
ma  portée  et  que  je  sui$  en  état  de  suivre  sans  m'ar- 
raeher  le»  yeux ,  et  lePetitm*m^}de  beaucoup  par  ses 
(libres  ^  qui  prêtent  à  mon  iuiagination  autant  qu  un 
objeC  sans  couleur  peut  y  prêter .  C  est  encore  un  grand 
défaut  des  botanistes  modernes  de  J  avoir  négligée 
eifttièreiment.  Quand  j  ai  vu  dans  mon  Linnœus  la 
daissie  et  Tordre  d'uue  plamte  qui  m  est  inconnue,  je 
volidrois  me  figurer  cette  plante ,  savoir  si  elle  est 
grande  ou  petite^  si  la  fleur  est  bleue  ou  rouge,  me 
représenter  son  port.  Rien.  Je  lis  une  description  ca- 
mctériistique,  d'après  laquelle  je  ne  puis  rien  me  re- 
préseut^.  Gela  n  est-ii  pe^s  dé^l^nt? 

Cependant,  madame  la  duçbesse ,  je  suis  assez  fou 
pour  aa'obstiner ,  ou  plu|i$t  je  suis  as^ez  sage;  car  ce 
goût  est  pour  fl^  une  affaire  de  raison.  J'ai  quelque- 
fois besoin  dWt  pour  me  conserver  dans  ce  calme 
précieux  au  milieu  des  agitations  qui  troublent  ma 
vie ,  pour  tenir  au  loin  ces  passions  haineuses  que  vous 
né€oaiioissez4>aa ,  que  je  a  ai  guère  connues  que  dans 
les  autres,  et  que  je  ne  veux  pas  laisser  approcher  de 
moi.  Je  ne  veux  pas ,  s  il  est  possible,  que  de  tristes 


376  LETTRES 

souvenirs  viennent  trouUer  la  paix  de  ma  solitude.  Je 
veux  oublier  les  hommes  et  leurs  injustices.  Je  veux 
m'attendrir  chaque  jour  sur  les  merveilles  de  cehii 
qui  les  fit  pour  être  bons,  et  dont  ils  ont  si  indigne- 
ment dégradé  Fouvrage.  Les  végétaux  dans  nos  bois 
et  dans  nos  montagnes  sont  encore  tels  qu'ils  sorti- 
rent originairement  de  ses  mains ,  et  c'est  là  que  j'aime 
à  étudier  la  nature;  car  je  vous  avoue  que  je  ne  sens 
plus  le  même  charmé  à  herboriser  dans  un  jardin.  Je 
trouve .  qu'elle  n'y  est  plus  la  même  ;  elle  y  a  plus 
d'éclat ,  mais  elle  n  y  est  pas  si  touchante.  Les  hommes 
disent  qu^ils  l'embellissent,  et  moi  je 'trouve  qu'ils  la 
défigurent.  Pardon,  madame  la  duchesse;  en  parlant 
des  jardins  j'ai  peut-être  un  peu  médit  du  vôtre  :  mais, 
si  j'étois  à  portée,  je  lui  ferois  bien  réparation.  Que 
n'y  puis-jé  faire  seulement  cinq  ou  six  herborisations 
à  votre  suite,  sous  M.  le  docteur  Splander!  Il  me  sem- 
ble que  le  petit  fonds  de  connoissances  que  je  tâche- 
rois  de  rapporter  de  ses  instructions  et  des  vôtres 
suffîroit  pour  ranimer  mon  courage,  souvent  prêt  à 
succomber  sous  le  poids  de  mon  ignorance.  Je  vous 
annonçois  du  bavardage  et  des  rêveries  ;  en  vçilà  beau- 
coup trop.  ^Ce  sont  des  herborisations  d'hiver;  quand 
il  n'y  a  plus  rien  sur  la  terre ,  j'herborise  dans  tna 
tête,  et  malheureusement  je  n'y  trouve  que  de  mau- 
vaise herbe.  Tout  ce  que  j'ai  de  bon  s'est  réfugié  dans 
mon  cœur,  madame  la  duchesse,  et  il  est  plein  des 
sentiments  qui  vous  «ont  dus. 

Mes  chiffons  de  plantes  sont  prêts  ou  à  peu  près  ; 
mais ,  faute  de  savoir  les  occasions  pour  les  envoyer, 


SUR   LA  BOTANIQUE.  877 

j  attendrai  le  retour  de  M.  Granville  pour  le  prier  de 
vous  les  &îre  parvenir. 


LETTRE  III. 

Wootton,  28  février  1767. 

Madame  la  duchesse, 

Pardonnez  mon  importunité  :  je  suis  trop  touché 
de  la  bdnté  que  vous  avez  eue  de  me  tirer  de  peine 
sur  la  santé  de  milord  maréchal,  pour  différer  à  vous 
en  remercier.  Je  suis  peu  sensible  à  mille  bons  offices 
oti  ceux  qui  veulent  me  les  rendre  à  toute  force  con- 
sultent plus  leur  goût  que  le  mien.  Mais  les  soins  pa- 
reils à  celui  que  vous  avez  bien  voulu  prendre  en  cette 
occasion  m'affectent  véritablement,  et  me  trouveront 
toujours  plein  de  reconnoissance.  C'est  aussi ,  madame 
la  duchesse,  Un  sentiment  qui  sera  joint  désormais  à 
tous  ceux  que  vous  m'avez  inspirés. 

Pour  dire  à  présent  un  petit  mot  de  botanique ,  voici 
Féchantillon  d'une  plante  que  j'ai  trouvée  attachée  à 
un  rocher ,  et  qui  peut-être  vous  est  très  connue,  mais 
que  pour  moi  je  ne  connoissois  point  du  tout.  Par  sa 
figure  et  par  sa  fructification ,  elle  paroit  appartenir 
aux  fougères  ;  mais ,  par  sa  substance  et  par  sa  stature , 
elle  semble  être  de  la  famille  des  mousses.  J'ai  de  trop 
mauvais  yeux ,  un  trop  mauvais  microscope ,  et  trop 
peu  de  savoir  pour  rien  décider  là-dessus.  Il  faut,  ma- 
dame la  duchesse,  que  Vous  acceptiez  les  hommages 


378  LETTRES 

de  mon  igdorance  et  de  ma  bonne  v<donlé;  c  est  tout 
ce  que  je  puis  mettre  <le  ma  part  daae  notre  oorres- 
pondance,  après  le  tribut  de  mon  profond  respect. 


LETTRE  IV. 

A  W«otton,  le  29  avril  1767. 

Je  reçois,  madame  la  duchesse,  avec  une  nouvelle 
recpnnoiftsance,  les  nouveaux  1;i^oîgnages  de  votre 
souvenir  et  de  vos  bontés  dans  le  livre  que  M.  G^raA- 
ville  ma reiiiis de  votf e  part ^  et  dans  Tinstructioii que 
voiits  aves  bien  voulu  me  donner  sur  la  petite  plante 
qui  m'étoit  inconnue.  Vous  ayez  trouvé,  un  très  bon 
moyen  de  ranimer  ma  mémoire  éteinte ,  et  je  suis  très 
sûr  de  n  oublier  jamais  ce  que  j  aurai  le  bonheur  d'ap- 
prendre de  vous.  Ce  petit  adiantum  u  est  pas  rare  sur 
nos  rockers;  et  j'en  ai  même  vu  plusieurs  pieds  sur 
d«s  racines  d'arbres ,  qu'il  sera  facile  û'&à  détacher 
pour  le  transplanter  sur  vos  murs. 

Vous  aures  occasion,  madame,  de  redresser  bien 
des  erreurs  dans  le  petit  misérable  ilébris  de  [Jantes 
que  M.  Granville  veut  bien  se  charger  de  vous  £ûre 
tenir.  J'ai  hasardé  de  donner  des  noms  du  Species  de 
linndeus  à  celles  qui  n'en  avoient  point;  mais  je  nia 
eu  cette  confiance  qu'avec  celle  que  vous  voudriez  biep 
marquei*  chaque  ftiute,  et  prendre  la  peine  de  m'en 
avertir.  D^^tô  cet  espoir,  j'y  ed  même  joint  une  petite 
plant&:qui  me  vient  de  vous,  madame  la  duchesse, 
par  M.  Granville,  et  dont  n'ayant  pu  trouver  le  nom 


SUR   LA  BOTANIQUE*  879 

par  moi-même^  j'ai  pris  le  parti  de  le  laisser  en  blanc. 
Cette  plante  me  parott  approcher  de  Tornithogale , 
(Star  of  BethlehemJ  plus  que  d'aucune  que  je  con^ 
noi^se  ;  mais ,  sa  fleur  étant  close ,  et  sa  racine  n  étant 
pas  bulbeuse,  je  ne  puis  imaginer  ce  que  c'est.  Je  ne 
vous  envwe  cette  plante  que  pour  vous  supplier  de 
vouloir  bien  me  la  nommer. 

J>e  toutes  les  grâces  que  vous  m'avez  faites ,  «mi- 
(lattie  la  ducl^sse^  c^le  à  laquelle  je  suis  le  plus 
âensible,  et,  dont  je  ^uis  le  plus  tenté  d'alniser ,  est 
d'avoir  bien  voulu  me  donner  plusieurs  foi«  des  nott- 
velles  de  la  santé  dentilord  marédial.  Ne  pomrrois^ 
peint  «acore,  par  votre  obligeante  entnettiise,  par- 
venir à  savoir  si  mes  lettres  lui  parviennent?  Je  fis 
pau^tir^  le  16  de  ce  mois,  la  quatrième  que  je  lui  ai 
écrite  depuis  sa  dernière.  Je  ne  deo^nde  point  qu'il  y 
réponde,  jedesirerois  seulement  d'apprendre  s'il  les 
reçoit.  Je  prends  bien  toutes  les  précautions  qui  sont 
en  inon  pouvoir  pour  qu'elles  lui  parvieniient;  mais 
les  précautions  qui  sont  en  mon  pouvoir  à  cet  égard^ 
comme  à  beaucoup  d'auû:*es ,  sont  bien  peu  de  chose 
dans  la  situatk)n  où  je  suis. 

Je  vous  suppUe,  madame  la  duchesse,  d'agréer 
avec  bonté  mon  profond  respect. 


38o  LETTRES 

LETTRE  V. 

Ce  lo  juillet  1767. 

Permettez ,  madame  la  duchesse,  que,  quoique  ha- 
bitant  hors  de  TAngleterre ,  je  prenne  la  liberté  de  me 
rappeler  à  votre  souvenir.  Celui  de  vos  bontés  m'a 
suivi  dans  mes  voyages  et  contribue  à  embellir  ma 
retraite.  J'y  ai  appointé  le  demies  livre  qi^e  vous  m'a- 
vez envoyé;  et  je  m'amuse  à  faire  la  comparaison 
des  plantes  de  ce  canton  avec  celles  de  votre  île.  Si 
j'osois  me  flatter,  madame  la  duchesse,  que  mes  ob- 
servations pussent  avoir  pour  vous  le  moindre  inté- 
rêt, le  désir  de  vous  plaire  me  les  rendroit  plus 
importantes;  et  l'ambition  de  vous  appartenir  me 
fait  aspirer  au  titile  de  votre  herboriste ,  conmie  si 
j  avois  les  connoissances  qui  me  rendroient  digne  de 
le  porter.  Accordez-moi ,  madame ,  je  vous  en  supplie, 
k  permission  de  joindre  ce  titre  au  nouveau  nom  que 
je  substitue  à  celui  sous  lequel  j'ai  vécu  si  mal- 
heureux. Je  dois  cesser  de  l'être  sous  vos  auspices; 
et  l'herboriste  de  madame  la  duchesse  de  Portland  se 
consolera  sans  peine  de  la  mort  de  J.  J.  Rousseau. 
,  Au  reste ,  je  tâcherai  bien  que  ce  ne  soit  pas  là  un  titre 
purement  honoraire;  je  souhaite  qu'il  m'attire  aussi 
l'honneur  de  vos  ordres,  et  je  le  mériterai  du  moins 
par  mon  zélé  à  les  remplir. 

Je  ne  signe  point  ici  mon  nouveau  nom ,  et  je  ne 
date  point  du  lieu  de  ma  retraite  * ,  n'ayant  pu  de- 

*  Le  château  de  Trye,  où  Rousseau  étoit  sous  le  nom  de  Rekou. 


SUR   LA   BOTANIQUE.  .38  ï 

mander  encore  la  permission  que  j'ai  besoin  d'obtenir 
pour  cela.  S'il  vous  plsdt,  en  attendant,  m'bonorer 
d'une  réponse,  vous  pourrez,  madame  la  duchesse, 
l'adresser  sous  mon  ancien  nom,  à  Mess...,  qui  mo 
la  feront  parvenir.  Je  finis  par  remplir  un  devoir  qui 
m'est  bien  précieux,  en  vous  suppliant,  madame  la 
duchesse,  d'agréer  ma  très  humble  reconnoissance 
et  les  assurances  de  mon  profond  re.spect. 


LETTRE  VI. 

12  septembre  1767. 

Je  suis  d'autaat  plus  touché ,  madame  la  duchesse , 
des  nouveaux  témoignages  de  bonté  dont  il  vous  a 
plu  m'honorer ,  que  j'avois  quelque  crainte  que  l'éloi- 
gnement  ne  m'eût  fait  oublier  de  vous.  Je  tâcherai  de 
mériter  toujours  par  mes  sentiments  les  mêmes 
grâces,  et  les  mêmes  souvenirs  par  mon  assiduité  à 
vous  les  rappeler.  Je  suis  comblé  de  la  permission 
que  vous  voulez  bien  m'accorder,  et  très  fier  de 
l'honneur  dé  vous  appartenir  en  quelque  chose.  Pour 
commencer,  madame,  à  remplir  des  fonctions  que 
vous  me  rendez  précieuses,  je  vous  envoie  ci-joints 
deux  petits  échantillons  de  plantes  que  j'ai  trouvées 
à  mon  voisinage,  parmi  les  bruyères  qui  bordent  un 
parc,  dans  un  terrain  assez  humide,  où  croissent 
aussi  la  camomille  odorante ,  le  Sagina  procumbens , 
YHieratium  umbellatum  de  Linnaeus ,  et  d'autres  plan- 
tes que  je  ne  puis  vous  nommer  exactement ,  n'ayant 


382  LETTRES 

point  encore  ici  mes  livres  de  botanique,  excepté  )e 
Fhra  Britannica^  qui  ne  m^a  pas  quitté  un  seul  mo** 
ment. 

De  ces  deux  plantes,  Tune,  ti9  2 ,  me  parott  être 
une  petite  gentiane,  appelée,  dans  le  Sjmopsis,  Cen- 
taurium  palustre  futeum  minimum  nostras,  Flor.  Brit. 
i3i. 

Pour  Tautre,  n^  i ,  je  ne  saurois  dii'e  ce  que  c'est, 
à  moins  que  ce  ne  soit  peut-être  une  élàtine  de  Lin- 
nseus,  appelée  par  Vaillant  Alsinastrumserpyllijbliuni , 
etc.  La  phrase  s'y  rapporte  assez  bien;  mais  Vétatine 
doit  avoir  huit  étamiues ,  et  je  n'en  ai  jamais  pu  dé- 
couvrir que  quatre.  La  fleur  est  très  petite;  et  mes 
yeux,  déjà  foibles  naturellement,  ont  tant  pleuré, 
que  je  les  perds  avant  le  temps  :  ainsi  je  ne  me  fie 
plus  à  eux.  Dites-moi  de  grâce  ce  quil  en  est,  ma- 
dame la  duchesse;  c'est  moi  qui  devrois ,  en  vertu  de 
mon  emploi,  vous  instruire;  et  e'est  vous  qui  m'ivr 
struisez.  Ne  dédaignez  pas  de  continuer ,  je  vims  en 
*  supplie;  et  permettez  que  je  vous  rappelle  la  plante  i 
fleur  jaune  que  vous  envoyâtes  l'année  dernière  à 
M.  Granville ,  et  dont  je  vous  ai  renvoyé  un  exem- 
plaire pour  en  apprendre  le  nom. 

Et  à  propos  de" M.  Granville,  mon  bon  voisin, 
permettez,  madame,  que  je  vous  témoigne  l'inquié- 
tude que  son  silence  me  causé.  Je  liii  ai  écrit,  et  il 
ne  m'a  point  répondu ,  lui  qui  est  si  exact.  Sèroit-H 
malade?  J'en  suis  véritablement  en  peine. 

Mais  je  le  suis  plus  eneore  de  milôrd  maréchal, 
mon  ami ,  mon  protecteur  ,  mon  père ,  qui  m'a  tota- 
lement oublié.  Non  ,;madamé,  cela  te  sauroit  être. 


SUR   LA   BOTANIQUE.  383 

Quoi  qu'on  ait  pu  foire ,  je  pois  être  dans  sa  disgraec , 
BHÛs  je  sttîs  9ûr  qu^îl  m'aime  toujours.  Ce  qui  m'af* 
ftge  de  ma  position ,  c'est  qu  elle  m'ôte  les  moyens 
de  lui  écrire.  J'espère  pourtant  en  avoir  dans  peu 
l'occasiton^  et  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  avec 
quel  empressement  je  la  saisirai.  En  attendant,  j'im- 
plore vos  bontés  pour  avoir  de  ses  nouvelles ,  et  ;  si 
j'ose  ajouter,  pour  lui  faire  dire  un  mot  de  moi. 
J'ai  l'faonnmir  d'être  avec  un  prc^nd  respect , 

Madame  la  duchesse, 

Votre  très  humble  et  très  obéissant 
serviteur, 

Herboriste. 

P.  S.  J'avois  dit  au  jardinier  de  M.  Davenport  que 
je  lui  montrerois  les  rochers  où  croissoit  le  petit 
adiantum^  pour  qqe  vous  pussie;;; ,  madame ,  en  em- 
porter des  plantes.  Je  ne  me  pardonne  point  de  l'avoir 
oublié.  Ces  rochers  sont  au  midi  de  la  maison  et  re- 
gardent le  nord.  Il  est  très  aisé  d'en  détacher  des 
[Jantes ,  parcequ'il  y  en  a  qui  croissent  sur  des  racines 
d'krbres. 

Le  totig  retard ,  madame ,  du  départ  de  cette  lettre , 
causé  par  des  difficulté»  qui  tiennent  à  ma  situation , 
fiftê  met  à  portée  de  rectifier  avant  qu'elle  parte  ma 
IMourdise  sur  la|4aiïte  ei-jointe  n^  i .  Car  ayant  dans 
IHnlferv«4l6  i^^çu  mes  livre$  de  botanique ,  j*y  ai  ti^uvé, 
à  l'aide  des  figures,  que  Micheliuâ  a  voit  fait  un  genre 
démette  plante  sous  le  nom  àeJÀikocêârpmi,  et  €[ue  Lin- 
nsBiis  Faveit  mise  parmi  les  espèces  du  Hn.  Elle  est 


384  LETTRES 

aussi  dans  le  Synopsis  sous  le  nom  de  Radiola ,  et  j'en 
aurois  trouvé  la  figure  dans  le  Flora  Britannica  que 
j 'a vois  avec  moi;  mais  précisément  la  planche  1 5  /où 
est  cette  figure ,  se  trouve  omise  dans  mon  exemplaire 
et  n'est  que  dans  le  Synopsis^  que  je  n'avois  pas.  Ce 
lopg  verbiage  a  pour  but,  madame  la  duchesse,  de 
vous  expliquer  comment  ma  bévue  tient  à  mon  igno- 
rance, à  la  vérité,  mais  non  pas  à  ma  négUgence.  Je 
n'en  mettrai  jamais  dans  la  correspondance  que  vous 
me  permettez  d'avoir  avec  vous ,  ni  daris  mes  efforts 
pour  mériter  un  titre  dont  je  m'honore  :  mais ,  tant 
que  dureront  les  incommodités  de  ma  position  pré- 
sente ,  l'exactitude  de  mes  lettres  en  souffrira ,  et  je 
prends  le  parti  de  fermer  celle-ci  sans  être  sûr  encore 
du  jour  où  je  la  pourrai  foire  partir. 

LETTRE  VII. 

Ce  4  janvier  1768. 

Je  n'aurois  pas  tardé  si  long-temps,  madame  la  du- 
chesse, à  vous  foire  mes  très  humbles  remerciements 
poui;  la  peine  que  vous  avez  prise  d'écrire  en  ma  fo- 
veur  à  milord  maréchal  et  à  M.  Granyille,  si  je  n'a- 

.  vois  été  détenu  près  de  trois  mois  dans  la  chambre 
d'un  ami  qui  est  tombé  malade  chez  moi,  et  dont  je 

•  n'ai  pas  quitté  le  chevet  durant  tout  ce  temps , ..  sans 
pouvoir  donner  un  moment  à  nul  autre  soin.  Enfin  la 
Providence  a  béni  mon  zélé  ;  je  l'ai  guéri  presque  mal- 
gré, lui.  Il  est  parti  hier  bien  rétabli;  et  le  premier 


SUR   LA  BOTANIQUE.  385 

moment  que, son  dépaitme  laisse  est  employé,  ma- 
dame, à  remplir  auprès  de  vous  un  devoir  que  je  mets 
au  i^ombre  de  mes  plus  grands  plaisirs. 

Je  n'ai  reçu  aucune  nouvelle  de  milord  maréchal  ; 
et,  ne  pouvant  lui  écrire  directement  d'ici,  j'ai  profité 
de  l'occasion  de  lami  qui  vient  de  partir,  pour  lui 
Êdre  passer  une  lettre  :  puisse-t-elle  le  trouver  dans 
cet  état  de  santé  et  de  bonheur  que  les  plus  tendres 
vœux  de  mon  cœur  demandent  au  ciel  pour  lui  tous 
les  jours!  J'ai  reçu  de  mon  excellent  voisin,  M.  Gran- 
ville ,  une  lettre  qui  m'a  tout  réjoui  le  cœur.  Je  compte 
de  lui  écrire  dans  peu  de  jours. 

Permçttrez^ous ,  madame  la  duchesse,  que  je 
prenne  la  liberté  de  disputer  avec  vous  sur  la  plante 
sans  nom  que  vous  aviez  envoyée  à  M.  Granville,  et 
dont  je  vous  ai  renvoyé  un  exemplaire  avec  les  plantes 
de  Suisse,  pour  vous  supplier  de  vouloir  bien  me  la 
nommer?  Je  ne  crois  pas  que  ce  soit  le  viola  lutea^ 
comme  vous  me  le  marquez  ;  ces  deux  plantes  n  ayant 
rien  de  commun,  ce  me  semble,  que  la  couleur  jaune 
de  la  iEleur.  Celle  en  question  me  paroît  être  de  la  fa- 
mille des  liliacées ,  à  six  pétales ,  six  étamines  en  plu- 
masseau  :  si  la  racine  étoit  bulbeuse,  je  la  prendrois 
pour  un  omithogale  ;  ne  l'étant  pas ,  elle  me  pafoit 
ressembler  fort  à. un  anthericum  ossijragum  de  Lin- 
naçus ,  appelé  par  Gaspard  Bauhin  pseudo  asphodelus 
anglicus  ou  scoticus.  Je  vous  avoue ,  madame,  que  je 
serois  très  aise  de  m'assurer  du  vrai  nom  de  cette 
plante;  car  je  ne  peux  être  indifférent  sur  rien  de  ce 
qui  me  vient  de  vous. 

Je  ne  croyois  pas  qu'on  trouvât  en  Angleterre  plu- 

XII.  a5 


386  LETTRES 

sieurs  des  nouvelles  plantes  dont  vous  venez  d'orner 
▼os  jardins  de  BuUstrode;  mais,  pour  trouver  la  na- 
ture riche  partout ,  il  ne  faut  que  des  yeux  qui  sachent 
voir  ses  richesses.  Voilà ,  madame  la  duchesse ,  ce  que 
vous  avez  et  ce  qui  me  manque;  si j'avois  vos  connois- 
sances,  en  herborisant  dans  lùes  environs,  je  suis 
sûr  que  j'en  tiferois  beaucoup  de  choses  qui  pour- 
raient peut-être  avoir  leur  place  à  BuUstrode.  Au  re- 
tour de  la  belle  saison,  je  prendrai  ^lotedes  plantes 
que  j'observerai,  à  mesure  que  je  pourrai  les  connoi- 
tre;  et,  s'il  s'en  trou  voit  quelqu'une  qui  vous  convînt, 
je  trouverois  les  moyens  de  vous  l'envoyer ,  soit  en 
nature,  soit  en  graines.  Si,  par  exemple,  piadame, 
vous  vouliez  faire  semer  le  gentiana  filiformis  ^  j'en  re- 
cueillerois  facilement  de  la  graine  l'automne  prochain  ; 
car  j'ai  découvert  un  canton  où  eUe  est  en  £J3ondance. 
De  grâce ,  madame  la  duchesse ,  puisque  j'ai  l'hon- 
neur de  vous  appartenir,  ne  laissez  pas  sans  fonction 
un  titre  où  je  mets  tant  dé  gloire.  Je  n'en  connois 
point,  je  vous  proteste ,  qui  me  flatte  davantage  que 
cdle  d'être  toute  ma  vie,  avec  un  profond  respect, 
madame  la  duchesse,  votre  très  humble  et  très  obéis- 
sant serviteur , 

Herboriste. 


SUR   LA   BOTANIQUE.  387 


LETTRE  Vin. 

^  A  Lyon,  le  2  juillet  1768. 

S'ilétoit  en  mon  pouvoir,  madame  la  duchesse,  de 
mettre  de lexactitude  dans  quelque  correspondance , 
ce  seroit  assurément  dans  celle  dont  vous  m'honorez; 
mais ,  outre  l'indolence  et  le  découragement  qui  me 
subjuguent  chaque  jour  davantage,  les  tracas  secrets 
dont  on  me  tourmente  absorbent'  malgré  moi  le  peu 
d'activité  qui  me  reste,  et  me  voilà  maintenant  em- 
barqué dans  un  grand  voyage,  qui  seul  seroit  une 
terrible  affaire  pour  un  paresseux  tel  que  moi.  Cepen- 
dant, cooune  la  botanique  en  est  le  principal  objet, 
je  tâcherai  de  l'approprier  à  l'honneur  que  j'ai  de 
vous  appartenir ,   en  vous  rendant  compte  de  mes 
herborisations ,  au  risque  de  vous  ennuyer,  madame, 
de  détails  triviaux  qui  n'ont  rien  de  nouveau  pour 
vous.  Je  pourrois  vous  en  fatire  d'intéressants  sur  le 
jardin  de  l'École  vétérinaire  de  cette  ville ,  dont  les 
directeurs,  naturalistes,  botanistes,  et  de  plus  très 
aimables,  sont  en  même  temps  très  communicatifs ; 
mais  les  richesses  exotiques  de  ce  jardin  m'accablent, 
me  troublent,  par  leur  multitude;  et,  à  force  devoir 
à-la-fois  trop  de  choses ,  je  ne  discerne  et  ne  retiens  rien 
du  tout.  J'espère  me  trouver  un  peu  plus  à  l'aise  dans 
les  montagnes  de  la  grande  Chartreuse,  où  je  compte 
aller  herboriser  la  semaine  prochaine  avec  deux  de 
ces  messieurs,  qui  veulent  bien  faire  cette  course,  et 

25. 


388  LETTRES 

dont  les  lumières  me  la  rendront  très  utile.  Si  j'eusse 
été  à  portée  de  consulter  plus  souvent  les  vôtres , 
madame  la  duchesse ,  je  serois  phis  avancé  que  je 
ne  suis. 

Quelque  riche  que  soit  le  jardin  de  l'École  vétéri- 
naire,  je  n  ai  cependant  pu  y  trouver  le  gentiana  cam- 
pestris  ni  le  stuertia  perennis;  et  comme  Je  gentiana  fili- 
jbrmis  n'étoit  pas  même  encore  sorti  de  terre  avant 
mon  départ  de  Trye ,  il  ma  par  conséquent  été  impos- 
sible d'en  recueillir  de  la  graine^  et  il  se  trouve  qu'avec 
le  plus  grand  zèle  pour  faire  les  commissions  dont 
^OHsavez  bien  voulu  m'honorer,  je  n'ai  pu  entore  en 
exécuter  aucune.  J'espère  être  à  l'avenir  moins  mal- 
heureux ,  et  pouvoir  porter  avec  plus  de  succès  un 
titre  dont  je  me  glorifie! 

J'ai  commencé  le  catalogue  d'un  herbier  dont  on  m'a 
fait  présent,  et  que  je  compte  augmenter  dans  mes 
courses.  J'ai  pen^ ,  madame  la  duchesse ,  qu'en  vous 
envoyant  ce  catalogue,  ou  du  moins  celui  des  plantes 
que  je  puis  avoir  à  double,  si  vous  preniez  la  peine 
d'y  marquer  celles  qui  vous  manquent  ^  je  pourrois 
avoir  l'honneur  de  vous  les  envoyer  fraîches  ou  sèches , 
selon  la  manière  que  vous  le  voudriez ,  pour  l'aug- 
mentation de  votre  jardin  ou  de  votre  herbier.  Don- 
nez-moi vos  ordres ,  madame,  pour  les  Alpes,  dont  je 
vais  parcourir  quelques  unes  ;  je  vous  demande  en 
igrace  de  pouvoir  ajouter  au  plaisir  que  je  trouve  à 
mes  herborisations  celui  d'en  &ire  quelques  unes 
pour  votre  service.  Mon  adresse  fixe ,  durant  mes 
courses ,  sera  celle-ci  : 


SUR   LA  BOTANIQUE.  389 

A  monsieur  RenoUy  chez  Mess,,,, 

J'ose  vous  supplier  /  madame  la  duchesse,  de  vou- 
loir bien  me  donner  des  nouvelles  de  milord  mare- 
cbal ,  toutes  les  fois  que  vous  me  ferez  Thonneur  de 
m'écrire.  Je  crains  bien  que  tout  ce  qui  se  passe  à 
Neufchâtel  n  afflige  son  excellent  cœur  :  car  je  sais 
qu'il  aime  toujours  ce  pays-là,  malgré  Fingratitude  de 
ses  habitants.  Je  suis  afQigé  aussi  de  n'avoir  plus  de 
nouvelles  de  M.  Granville  :  je  lui  serai  toute  ma  vie 
attaché* 

Je  vous  supplie,  madame  la  duchesse,  d'agréer 
avec  bonté  mon  profond  respect. 

'lettre  IX. 

ABourgoin  enDauphiné,  le  21  août  1769. 
MADA^fk  LA  DUCHESSE, 

Deux  voyages  consécutifs  immédiatement  après  la 
réception  de  la  lettre  dont  vous  m  avez  honoré  le  5 
juin  dernier,  m'ont  empêché  de  vous  témoigner  plus 
tôt  ma  joie,  tant  pour  la  conservation  de  votre  santé 
que  pour  le  rétabUssement  de  celle  du  cher  fils  dont 
vous  étiez  *n  alarmes,  et  ma  gratitude  pour  les 
marques  de  souvenir  qu'il  vous  a  plu  m'accorder.  Le 
second  de, ces  voyages  a  été  fedt  à  votre  intention;  et, 
voyant^asser  la  saison  de  l'herborisation  que  j'ayois  en 
\1ie,  j'ai  préféré  dans  cette  occasion  le  plaisir  de  vous 


SgO  LETTRE15 

servir  à  rhonneur  de  VOUS  répondre.  Je  suis  donc  parti 
avec  quelques  amateurs  pour  aller  sur  le  mont  Pila, 
à  douze  ou  quinze  lieues  d'ici ,  dans  Fespoir ,  madame 
la  duchesse,  d'y  trouver  quelques  plantes  ou  quelques 
graines  qui  méritassent  de  trouver  place  dans  votre 
herbier  ou  dans  vos  jardins  :  je  n'ai  pas  eu  le  bonheur 
de  remplir  à  mon  gré  mon  attente.  II  étoit  trop  tard 
pour  les  fleurs  et  pour  les  graines  ;  la  pluie  et  d'autres 
accidents,  nous  ayant  sans  cesse  contrariés ,  m'ont  fait 
faire  un  voyage  aussi  peu  utile  qu'agréable;  et  je  n'ai 
presque  rien  rapporté.  Voici  pourtant,  madiamela  du- 
chesse, une  i:iote  des  débris  de  ma  chétive  collecte. 
C'est  une  courte  liste  des  plantes  dont  j^ai  pu  conser- 
ver quelque  chose  en  nature,  et  j'ai  ajouté  une  étoile 
à  chacune  de  celles  dont  j'ai  recueilli  quelques  graines, 
la  plupart  en  bien  petite  quantité.  Si  parmi  les  plantes 
ou  parmi  les  graines  il  se  trouve  quelque  chose  ou  le 
tout  qui  puisse  vous  agréer,  daignez,  madame,  m'ho- 
norer  de  vos  ordres ,  et  me  marquer  à  qui  je  pourrois 
envoyer  le  paquet ,  soit  à  Lyon ,  soit  à  Paris ,  pour  vous 
le  faire  parvenir.  Je  tiens  prêt  le  tout  pour  partir  immé- 
diatement après  la  réception  de  votre  note  ;  mais  je 
crains  bien  qu'il  ne  se  trouve  rien  là  digne  d'y  eiïtrer , 
et  que  je  ne  continue  d'être  à  votre  égard  un  servi- 
teur inutile  malgré  son  zélé. 

J'ai  la  mortification  de  ne  pouvoir ,  quant  à  présent, 
Vous  envoyer,  madame  la  duchesse ,  de  la  graine  de 
gentianafiliformiSy  la  plante  étant  très  petite ,  très  fu- 
gitive, difficile  à  remarquer  pour  les  yeux  qui  ne  sont 
pas  botanistes,  un  curé,  à  qui  j'avois  compté  A'adfes- 
ser  pour  cela ,  étant  mort  dans  l'intervalle ,  et  ne  coû- 


SUR    LA  BOTANIQUE.  Sgi 

noissant  personne  dans  le  pays  à  qui  pouvoir  donner 
'  ma  commission. 

Une  foulure  que  je  me  sui»  faite  à  la  main  droite 
par  une  chute ,  ne  me  permettant  d'écrire  qu  avec 
beaucoup  de  peine,  me  force  à  finir  cette  lettre  plus 
tôt  que  je  n'aurois  désiré.  Daignez,  madame  la  du- 
chesse ,  agréer  avec  bonté  le  ^éle  et  le  profond  respect 
de  votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

Herboriste. 

» 

LETTRE  X. 

A  Monquin,  le  al  décembre  1769^- 

C'est,  madame  la  duchesse,  avec  bien  de  la  honte 
et  du  regret  que  je  m'acquitte  si  tard  du  petit  envoi 
que  j'a vois «uThonneur  de  vous  annoncer,  et  qui  ne 
yaloit assurément  pas  la  peine  d'être  attendu.  Enfin, 
puisque  mieux  vaut  tard  que  jamais ,  je  fis  partir  jeudi 
dernier ,  .pour  Lyon ,  une  boite  à  l'adresse  de  M.  le 
chevalier  Lambert,  contenant  les  plantes  et  graines 
dont  je  joins  ici  la  note.  Jei  désire  extrêmement  que 
le  tout  vous  parvienne  en  bon  état  ;  mais  comme  je 
n'ose  espérer  que  1^  boîte  ne  soit  pas  ouverte  en  route , 
etmoKne  plusieurs  fois,  je  crains  fort  que  ces  herbes, 
fragiles  et  déjà  gâtées  par  l'humidité ,  ne  vous  arrivent 
absolument  détruites  ou  méconnoissables.  Les  graines 
au  moins  pourroient,  madame  la  duchesse,  vous  dé- 
dommager des  plantes ,  si  elles  étoient  plus  abondan- 
tes ;  mais  vous  pardonnerez  leur  misère  aux  divers  a^c- 


392  LETTRES 

cidents  qui  ont,  là-dessus,  contrarié  mes  soins.  Quel- 
ques uns  de  ces  accidents  ne  laissedt  pas  d'être  risibles , 
quoiqu'ils  n'aient  donné  bien  du  chagrin.  Par  exem- 
ple, les  rats  ont  mangé  sur  ma  table  presque  toute  la 
graine  de  bistorte  que  j'y  avois  étendue  pour  la  faire 
sécher;  et,  ayant  mis  d'autres  graines  sur  ma  fenêtre 
pour  le  même  effet,  un  coup  de  vent  a  fait  voler  dans 
la  chambre  tous  mes  papiers,  et  j'ai  été  condamné  à 
la  pénitence  de  Psyché;  mais  il  a  fallu  la  faire  moi- 
même,  et  les  fourmis  ne  sont  point  venues  m'aider. 
Toutes  ces  contrariétés  m'ont  d'autant  plus  fâché, 
que  j'aurois  bien  voulu  qu'il  pût  aller  jusqu'à  Call- 
vnch  un  peu  du  superflu  de  Bullstrode;  mais  je  tâche- 
ra d'être  mieux  fourni  une  autre  fois;  car,  quoique 
les  honnêtes  gens  qui  disposent  de  moi ,  fâchés  de 
me  voir  trouver  des  douceurs  dans  la  botanique ,  cher- 
chent à  me  rebuter  de  cet  innocent  amusement  en  y 
versant  le  poison  de  leurs  viles  âmes ,  ils  ne  me  force- 
ront jamais  à  y  renoncer  volontairement.  Ainsi,  ma- 
dame la  duchesse ,  veuillez  bien  m'honorer  de  vos 
ordres  et  me  faire'  mériter  le  titre  que  vous  m'avez 
permis  de  prendre  ;  je  .tâcherai  de  suppléer  à"  mon 
ignorance  à  force  de  zéle'pour  exécuter  vos  commis- 
sions. 

Vous  trouverez,  madame,  une  ombeHifère  à  la- 
quelle j'ai  pris  la  liberté  de  donner  le  nom  de  seseti 
Halleriy  faute  de  savoir  la  trouver  dans  le  Species^  au 
lieu  qu'elle  est  bien  décrite  dans  la  dernière  édition 
des  Plantes  de  Suisse  de  M.  Haller ,  n®  762.  C'est  une 
très  belle  plante ,  qui  est  plus  belle  encore  en  ce  pays 
que  dans  les  contrées  plus  méridionales ,  parceque 


SDR  LA  BOTANIQUE.  SgS 

les  premières  atteintes  du  froid  lavent  son  vert  foncé 
d'un  beau  pourpre ,  et  surtout  la  couronne  des  graines, 
car  elle  ne  fleurit  que  dans  Farrière-saison,  ce  qui  fait 
aussi  que  les  graines  ont  peine  à  mûrir  et  qu'il  est  dif- 
ficile d'en  recueillir.  J'ai  cependant  trouvé  le  moyen 
d'en  ramasser  quelques  unes  que  vous  trouverez ,  ma- 
dame la  duchesse ,  avec  les  autres.  Vous  aurez  la  bonté 
de  les  recommander  à  votre  jardinier,  car,  encore  un 
coup,  la  plante  est  belle,  et  si  peu  commune,  qu'elle 
n'a  pas  même  encore  un  nom  parmi  les  botanistes. 
Malheureusement  le  spécimen  que  j'ai  l'honneur  de 
vous  envoyer  est  mesquin  et  en  fort  mauvais  état; 
mais  les  graines  y  suppléeront. 

Je  vous  suis  extrêmement  obligé ,  madame ,  de  la 
bonté  que  vous  avez  eue  de  me  donner  des  nouvelles 
de  mon  excellent  voisin  M.  Granville,  et  des  témoi- 
gnages du  souvenir  de  son  aimable  nièce  n^ss  Dewes. 
J'espère  qu'elle  se  rappelle  assez  les  traits  de  son  vieux 
berger  pour  convenir  qu'il  ne  ressemble  guère  à  la 
figure  de  cyclope  qu'il  a  plu  à  INL  Hume  de  faire  graver 
sous  mon  nom.  Son  graveur  a  peint  mon  visage  comme 
sa  plume  a  peint  mon  caractère.  Il  n'a  pas  vu  que  la 
seule  chose  que  tout  cela  peint  fidèlement  est  «lui- 
même. 

Je  vous  supplie ,  madame  la  duchesse ,  d'agréer  avec 
bonté  mon  profond  respect. 


394  LETTRES 


LETTRE  XI. 

A  Paris,  le  17  avril  1772. 

J  ai  reçu ,  madame  la  duchesse ,  avec  bien  de  la  re- 
comtioissance ,  et  la  lettre  dont  vous  m'avez  honoré 
le  17  mars,  et  le  nombreux  envoi  de  graines  dont 
vous  avez  bien  voulu  enrichir  ma  petite  collection. 
Cet  envoi  en  fera  de  toutes  manières  la  plus  considé- 
rable partie,  et  réveille  déjà  mon  zélé  pour  la  complé- 
ter autant  qu'il  se  peut.  Je  suis  bien  sensible  aussi  à  la 
bonté  qu'a  M.  le  docteur  Solander  d'y  vouloir  contri- 
buer pour  quelque  chose  ;  mais  comme  je  n'ai  rien 
trouvé ,  dans  le  paquet ,  qui  m'indiquât  ce  qui  pouvoit 
venir  de  lui,  je  reste  en  doute  si  le  petit  nombre  de 
graines  ou  fruits  que  vous  me  marquez  qu'il  m'envoie 
étoit  joint  au  même  paquet,  ou  s'il  en  a  fait  un  autre  à 
part  qui,  cela  supposé,  ne  m'est  pas  encore  parvenu. 

Je  vous  remercie  aussi,  madame  la  duchesse^  de  la 
bonté  que  vous  avez  de  m'apprendre  l'heureux  ma- 
riage de  miss  Dewes  et  de  M.  Sparovv^;  je  m'en  réjouis 
de  tout  mon  cœur,  et  pour  elle  si  bien  faite  pour  ren- 
dre uniionnéte  homme  heureux  et  pour  l'être,  et  pour 
son  digne  oncle  que  l'heureux  succès  de  ce  mariage 
comblera  de  joie  dans  ses  vieux  jours. 

Je  suis  bien  sensible  au  souvenir  de  milord  Nun- 
cham;  j*espère  qu'il  ne  doutera  jamais  de  mes  senti- 
ments, comme  je  ne  doute  point  de  ses  bontés.  Je 
me  serois  flatté  durant  l'ambassade  de  milord  Har- 


SUR   LA  BOTANIQUE.  SqS 

court  du  plaisir  de  le  voir  à  Paris ,  mais  on  m'assure 
qu  il  n'y  est  point  venu ,  et  ce  n  est  pas  une  mortifi* 
cation  pour  moi  seul. 

Avez^vous  pu  douter  un  instant,  madame  la  du- 
chesse, que  je  n'eusse  reçu  avec  autant  d'empresse- 
ment que  de  respect  le  livre  des  jardins  anglois  que 
vous  avez  bien  voulu  penser  à  m'envoyer?  Quoique 
son  plus  grand  prix  fût  venu  pour  moi  de  la  main 
dont  je  l'aurois  reçu,  je  n'ignore  pas  celui  qu'il  a  par 
lui-même ,  puisqu'il  est  estimé  et  traduit  dans  ce  pays  ; 
et  d'ailleurs  j'en  dois  aimer  le  sujet,  ayant  été  le  pre- 
mier en  terre  ferme  à  célébrer  et  feire  connoitre  ces 
mêmes  jardins.  Mais  celui  de  Bullstrode,  où  toutes  les 
richesses  de  la  nature  sont  rassemblées  et  assorties 
avec  autant  de  savoir  que  de  goût,  mériterott  bien  un 
chantre  particulier. 

Pour  ffûre  une  diversion  de  mon  goût  à  mes  occu- 
pations, je  me  suis  proposé  de  faire  dès  herbiers  pour 
les  naturalistes  et  amateurs  qui  voudront  en  acquérir. 
Le  régne  végétal ,  le  plus  riant  des  trois ,  et  peut-être 
le  plus^ricbe ,  est  très  négligé  et  presque  oublié  dans 
les  cabinets  d'histoire  naturelle,  où  il  devrôit  briller 
par  préférence.  J'ai  pensé  que  de  petits  herbiers ,  bien 
choisis  et  faits  avec  soin,  pourroient  favoriser  le  goût 
de  la  botanique,  et  je  vais  travailler  cet  été  à  des  col- 
lections que  je  mettrai ,  j'espère,  en  état  d'être  distri- 
buées dans  un  an  d'ici.  Si  par  hasard  ^  se  trou  voit 
parmi  vos  connoissances  quelqu'un  qui  voulût  ac- 
quérir de  pareils  herbiers,  je  les  servirois  de  mon 
mieux ,  et  je  continuerai  de  même  s'ils  sont  contents 
de  mes  essais.  Mais  je  souhaiterois  particulièrement, 


396  LETTRES 

madame  la  duchesse ,  que  vous  m'honorassiez  quel- 
quefois de  vos  ordres ,  et  de  mériter  toujours ,  par 
des  actes  de  mon  zélé,  Fhonneur  que  j'ai  de  vous  ap- 
partenir. 


LETTRE  XII. 

A  Paris,  le  19  mai  1772. 

Je  dois,  madame  la  duchesse,  le  principal  plaisir 
que  m  ait  fait  le  poème  sur  les  jardins  anglois ,  que 
vous  avez  eu  la  bonté  de  m'envoyer ,  à  la  main  dont  il 
me  vient.  Car  mon  ignorance  dans  la  langue  angloise , 
qui  m'empêche  d'en  entendre  la  poésie ,  ne  me  laisse 
pas  partager  le,  plaisir  que  l'on  prend  à  le  lire.  Je 
croyois  avoir  eu  l'honneur  de  vous  marquer,  madame , 
que  nous  avons  cet  ouvrage  traduit  ici  ;  vous  avez 
supposé  que  je  préférois  l'original ,  et  cela  séroit  très 
vrai  si  j'étois  en  état  de  le  lire ,  mais  je  n'en  com- 
prends tout  au  plus  que  les  notes,  qui  ne  sont  pas ,  à 
ce  qu'il  me  semble ,  la  partie  la  plus  intéressante  de 
l'ouvrage.  Si  mon  étourderie  m'a  fait  oublier  mon 
incapacité ,  j'en  suis  puni  par  mes  vains  efforts  pour 
la  surmonter.  Ce  qui  n'empêche  pas  que  cet  envoi  ne 
me  soit  précieux  ccNume  un  nouveau  témoignage  de 
vos  bontés  e%une  nouvelle  marque  de  votre  souvenir. 
Je  vous  supplie  ^  madame  la  duchesse ,  d'agréer  mon 
remerciement  et  mon  respect. 

Je  reçois  en  ce  moment,  madame,  la  lettre  que 
vous  me  ûtes  l'honneur  de  m'écrire  l'année  dernière 


SUR  LA   BOTANIQUE.  897 

en  date  du  26  mars  1771.  Celui  qui  me  Tenvoie  de 
Genève  (M.  Moultou  )  ne  me  dit  point  les  raisons  de 
ce  long  retard  :  il  me  marque  seulement  qu'il  n'y  a  pas 
de  sa  faute;  voilà  tout  ce  que  j'en  sais. 


LETTRE  XIII. 

Paris,  le  19  juillet  Ï772. 

C'est,  madame  la  duchesse,  par  un  quiproquo  bien 
inexcusable,  mais  bien  involontaire,  que  j'ai  si  tard 
l'honneur  de  vous  remercier  des  fruits  rares  que  vous 
avez  eu  la  bonté  de  m'envoyer  de  la  part  de  M.  le  doc* 
teur  Solander ,  et  de  la  lettre  du  24  juin,  par  laquelle 
vous  avez  bien  voulu  me  donner  avis  de  cet  envoi.  Je 
dois  aussi  à  ce  savant  naturaliste  des  remerciements , 
qui  seront  accueillis  bien  plus  favorablement,  si  vous 
daignez ,  madame  la  duchesse ,  vous  en  charger  comme 
vous  avez  fait  l'envoi ,  que  venant  directement  d'un 
homjne  qui  n'a  point  l'honneur  d'être  connu  4e  lui. 
Pour  comble  de  grâce,  vous  voulez  bien  encore  me 
promettre  les  noms  des  nouveaux  genres  lorsqu'il 
leur  en  aura  donné  :  ce  qui  suppose  aussi  la  descrip- 
tion du  genre ,  car  les  noms  dépourvus  d'idées  ne  sont 
que  des  mots,  qui  servent  moins  à  orner  la  mémoire 
qu'à  la  charger.  A  tant  de  bontés  dé  votre  part,  je  ne 
puis  vous  offrir ,  madame ,  en  signe  de  reconnoissance , 
que  le  plaisir  que  j'ai  de  vous  être  obligé. 

Ce  n'est  point  sans  un  vrai  déplaisir  que  j'apprends 
que  ce  grand  voyage,  sur  lequel  toute  l'Europe  sa- 


398  LETTRES 

vante  avoit  les  yeux ,  n  aura  pas  lieu.  C'est  une  graïKie 
perte  pour  la  cosmographie,  pour  la  navigation  et 
pour  Fhistoire  naturelle  en  général,  et  cest,  j'en  suis 
très  sûr,  un  chagrin  pour  cet  homme  illustre  i^e  le 
zélé  de  Tinstruction  publique  rendoit  insensible  aux 
périls  et  aux  fatigues  dont  Texpérience  la  voit  déjà  si 
parfaitement  instruit.  Mais  je  vois  chaque  jour  mieux 
que  les  hommes  sont  partout  les  mêmes,  et  que  le 
progrès  de  Tenvie  et  de  la  jalousie  fait  plus  de  mal  aux 
âmes  que  celui  des  lumières,  qui  en  est  la  cause,  ne 
peut  Élire  de  bien  aux  esprits. 

Je  nai  certainement  pas  oublié,  madame  la  du- 
chesse ,  que  vous  aviez  désiré  de  la  graine  du  getp- 
tianaJiUJbrmù  ;  mais  ce  souvenir  n'a  fait  qu'augmenter 
mon  regret  d'avoir  perdu  cette  plante ,  sans  me  fournir 
aucun  moyen  de  la  recouvrer.  Sur  le  lieu  même  où  je 
la  trouvai ,  qui  est  à  Trye,  je  la  cherchai  vainement 
Tannée  suivante  ;  <it  soit  que  je  n'eusse  pas  bien  retenu 
la  place  ou  le  temps  de  sa  florescence,  soit  qu'elle 
n'eût  point  grené ,  et  qu'elle  ne  se  fut  pas  renouvelée, 
il  me  fut  impossible  d'en  retrouver  le  moindre  vestige. 
J'ai  éprouvé  souvent  la  même  mortification  au  sujet 
d'autres  plantes  que  j'ai  ti'ouyées  disparues  des  lieux 
où  auparavant  on  les  rencontï^oit  abondamment;  par 
exemple,  leplantago  unifioruy  quijadisbordoitTétang 
de  Montmorency  et  dont  j'ai  fait  en  vain  l'année  der- 
nière la  recherche  avec  de  meilleurs  botanistes  et  qui 
avoient  de  meilleurs  yeux  que  moi;  je  vous  proteste, 
madame  la  duchesse,  que  je  ferois  de  tout  mon  coeur 
le  voyage  de  Trye  pour  y  cueillir  cette  petite  gentiane 
et  sa  graine,  et  vous  faûre  parvenir  l'une  et  l'autre ,  si 


SUR   LA   BOTANIQUE.  899 

j  a  vois  le  moindre  espoir  de  succès.  Mais  ne  layant 
pas  trouvée  Tannée  suivante,  étant  encore  sur  les  lieux , 
quelle  apparence  qu  au  bout  de  plusieurs  années,  où 
tous  les  renseignements  qui  me  restoient  encore  se 
sont  effacés ,  je  puisse  retrouver  la  trace  de  cette  petite 
et  fugace  plante?  Elle  n'est  point  ici  au  Jardin  du  Roi , 
ni ,  que  je  sache ,  en  aucun  autre  j  ai*din ,  et  très  peu  de 
gens  même  la  connoissent.  A  Fégard  du  carthamus  la* 
natus ,  j'enjoindrai  de  la  graine  aux  échantillons  d'her- 
biers que  j'espère  vous  envoyer  à  la  fin  de  l'hiver. 

J'apprends,  madame  la  duchesse,  avec  une  bien 
douce  joie ,  le  par&it  rétablissement  de  mon  ancien  et 
bon  voisin ,  M.  Granville.  Je  suis  très  touché  de  la 
peine  que  vous  avez  prise  de  m'en  instruire,  et  vous 
avez  par  là  redoublé  le  prix  d'une  si  bonne  nouvelle. 

Je  vous  supplie,  madame  la  duchesse,  d'agréer, 
avec  mon  respect,  mes  vifs  et  vrais  remerciements  de 
toutes  vos  bontés. 


LETTRE  XIV. 

'  A  Paris,  le  22  octobre  1773. 

J'ai  reçu,  dans  son  temps,  la  lettre  dont  m'a  honoré 
madame  la  duchesse ,  le  7  octobre;  quant  à  celle  dont 
il  y  est  fait  mention,  écrite  quinze  jours  auparavant, 
je  ne  l'ai  point  reçue  :  la  quantité  de  sottes  lettres  qui 
me  venoientde  toutes  parts  par  la  poste  me  force  à  re- 
buter toutes  celles  dont  l'écriture  ne  m'est  pas  connue , 
et  il  se  peut  qu'en  mon  absence  la  lettre  de  madame 


4oO  LETTRES 

la  duchesse  n  ait  pas  été  distinguée  des  autres.  J'irois 
la  réclamer  à  la  poste,  si  Texpérience  ne  m'avoit  ap- 
pris que  mes  lettres  disparoissoient  aussitôt  qu'elles 
sont  rendues,  et  qu'il  ne  m'est  plus  possible  de  les 
ravoir.  C'est  ainsi  que  j'en  ai  perdu  une  de  M.  Lin- 
naeus  que  je  n'ai  jamais  pu  ravoir,  après  avoir  appris 
qu'elle  étoit  de  lui,  quoique  j'aie  employé  pour,  cela 
le  crédit  d'une  personne  qui  en  a  beaucoup  dans  les 
postes. 

Le  témoignage  du  souvenir  de  M.  Granville ,  que 
madame  la  duchesse  a  eu  la  bonté  de  me  transmettre, 
m'a  fait  un  plaisir  auquel  rien  n'eût  manqué ,  si 
j'eusse  appris  en  même  temps  que  sa  santé  étœt 
meilleure. 

M.  de  Saint-Paul  doit  avoir  fait  passer  à  madame 
la  duchesse  deux  échantillons  d'herbiers  portatifs 
qui  me  paroissoient  plus  commodes  et  presque  aussi 
utiles  que  les  grands.  Si  j'avois  le  bonheur  que  l'un 
ou  l'autre,  ou  tous  les  deux,  fussent  du  goût  de  ma- 
dame la  duchesse,  je  me  ferois  un  vrai  plaisir  de  les 
continuer,  et  cela  me  conserveroit  pour  la  botanique 
un  reste  de  goût  presque  éteint ,  et  que  je  regrette. 
J'attends  là-dessus  les  ordres  de  madame  la  duchesse, 
et  je  la  suppUe  d'agréer  mon  respect. 


SUR   LA   BOTANIQUE.  4^1 


LETTRE  XV. 

A  Paris,  le  ii  juillet  1776. 

Le  témoignage  de  souvenir  et  de  bonté  dont  m'ho- 
nore madame  la  duchesse  de  Poi^and ,  est  un  cadeau 
bien  précieux  que  je  reçois  avec  autant  de  reconnois- 
sance  que  de  respect.  Quant  à  l'autre  cadeau  qu  elle 
m'annonce,  je  la  supplie  de  permettre  que  je  ne  l'ac- 
cepte pas.   Si  la  magnificence  en  est  digne  d'elle, 
elle   n'est  proportionnée  ni  à  ma   situation   ni  à 
mes  besoins.  Je  me  suis  défait  de  tous  mes  livres 
de  botanique ,  j'en  ai  quitté  l'agréable  amusement ,  de- 
venu trop  fatigant  pour  mon  âge.   Je  n'ai  pas  un« 
pouce  de  terre  pour  y  mettre  du  persil  ou  des  œillets, 
à  plus  forte  raison  des  plafites  d'Afrique  ;  et,  dans  ma 
plus  grande  passion  pour  la  botanique ,  content  du 
foin  que  je  trouvois  sous  mes  pas ,  je  n'eus  jamais  de 
goût  pour  les  plantes  étrangères  qu'on  ne  trouve  par- 
mi nous  qu'en  exil  et  dénaturées  dans  les  jardins  des 
curieux.  Celles  que  veut  bien  m'envoyer  madame  la 
duchesse  seroient  donc  perdues  entre  mes  mains  ;  il 
en  seroit  de  même  et  par  la  même  raison  de  Yherba- 
rium  amboïnensey  et  cette  perte  seroit  regrettable  à 
proportion  du  prix  de  ce  livre  et  de  l'envoi.  Voilà  la 
raison  qui  m'empêche  d'accepter  ce  superbe  cadeau; 
si  toutefois  ce  n'est  pas  l'accepter  que  d'en  garder  le 
souvenir  et  la  reconnoissance,  en  désirant  qu'il  soit 
employé  plus  utilement. 

XII.  a6 


4o2     LETTRES  SUR  LA  BOTANIQUE. 

Je  supplie  très  humblement  madame  la  duchesse 
d'agréer  mon  profond  respect. 

On  vient  de  m'envoyer  la  caisse;  et,  quoique  j'eusse 
extrêmement  désiré  d'en  retirer  la  lettre  de  madame 
la  duchesse,  il  m  a  paru  plus  convenable,  puisque 
j'avois  à  la  rendre,  de  la  renvoyer  sans  l'ouvrir. 


LETTRE 

A  M.  Dy  PEYROU. 

lO  octobre  1764- 

Traité  historique  des  plantes  qui  croissent  dans  la  Lor- 
raine et  les  TroiS'Évéchés  y  par  M,  P.  J,  Buchoz,  avocat 
au  parlement  de  Metz  ^docteur  en  médecine,  etc. 

Cet  6uvra|fe ,  dont  deux  volumes  ont  déjà  paru ,  en 
aura  vingt  in-8°,  avec  des  planches  gravées.'  ' 

JPen  étois  ici ,  monsieur ,  quand  j^ai  reçu  votre  docte 
lettre;  je  suis  charmé  de  vos  progrès.  Je  vous  exhorte 
à  continuer  ;  Vous  serez  kiotré  maître,  et  vous  aurez 
tout  rhonneur  de  notre  fiitur  savoir.  Je  vous  conseille 
pourtant  de  consulter  M.  Marais  sur  les  noms  des 
plantes ,  plus  qiiè  sur  leur  étymologie  ;  c^r  asphodelos^ 
et  non  pas  asphodeilos,  n'a  pour  racine  aucun  mot  qui 
signifie  ni  mort  m  herbe  ^  mais  tout  au  plus  un  verbe 
qui  signifieye  tuè ,  parceque  les  pétale^  de  Fasphodèle 
ont  quelque  ressemblance  à  d«s  fers  de  piqùê.  Au  reste, 
j'ai  connu  des  asphodèles  qui  avoient  de  longu'eé 
tiges  et  des  feuilles  semblables  à  celles  des  lis.  Peut- 
être  faut-il  dii^e  correctement  du  genre  dès  asphodèles, 
La  plante  aquatique  est  Bien  nénuphar,  autrement 
nymphœa ,  comme  je  disois.  lï  faut  redresser  ma  fauté 
sur  le  calament ,  qui  ne  s'appelle  pas  en  latin  calamen- 
ium ,  mais  calamintha ,  commç  qui  diroit  belle  menthe. 

Lct  temps  ni  mon  état  présent  ne  m'en  laissent  pas 
dire  davantage.  )F*uisque  mon  silence  doit  parler  pour 

moi,  vous  savez,  monsieur,  combien  j'ai  à  me  taite. 

26. 


LETTRE 

A  M.  LIOTARD,  le  neveu, 

HERBORISTE   A   GRENOBLE. 

Boorgoin,  le  7  novembre  1768. 

J'ai  reçu ,  monsieur,  les  deuic  lettres  que  voos  m V 
vez  fait  Tamitié  de  m'écrire.  Je  n'ai  point  fait  de  ré- 
ponse à  la  première,  parcequ'elle  étoit  une  réponse 
elle-même ,  et  qu  elle  n'en  exigeoit  pas.  Je  vous  envoie 
ci-joint  le  catalogue  qui  étoit  avec  la  seconde,  et  sur 
lequel  j'ai  marqué  les  plantes  que  je  serois  bien  aise 
d'avoir.  Les  dénominations  de  plusieurs  d'entre  elles 
ne  sont  pas  exactes ,  ou  du  moins  ne  sont  pas  dans 
'  mon  Species  de  l'édition  de  1 762.  Vous  m'obligerez  de 
vouloir  bien  les  y  rapporter ,  avec  le  secours  de  M.  Glap- 
pier,  que  je  remercie,  et  que  je  salue.  J'accepte  l'offre 
de  quelques  mousses  que  vous  voulez  bien  y  joindre, 
pourvu  que  vous  ayez  la  bonté  d'y  mettre  aussi  très 
exactement  les  noms;  car  je  serois  peut-être  fort  em- 
barrassé pour  les  déterminer  sans  le  secours  de  mon 
Dillenius,  que  je  n'ai  plus.  A  l'égard  du  prix,  je  le 
réglerois  de  bon  cœur  si  je  pouvois  n'écouter  que  la 
libéralité  que  j'y  voudrois  mettre;  mais,  ma  situation 
me  forçant  de  me  borner  en  toutes  choses  aux  prix 
communs,  je  vous  prie  de  vouloir  bien  régler  celui-là 
de  façon  que  vous  y  trouviez  honnêtement  votre 
compte,  sans  oublier  de  joindre  à  cette  note  celle  des 
ports,  et  autres  me]|;ius  frais  qui  doivent  vous  être 


I 

I 


LETTRES   SUR   LA  BOTANIQUE.  4^5 

remboursés  ;  et ,  comme  je  n  ai  aucune  correspondance 
à  Grenoble ,  je  vous  enverrai  le  montant  par  le  cour- 
rier,  à  moins  que  vous  ne  m'indiquiez  quelque  autre 
voie.  L'offre  de  venir  vous-même  est  obligeante  ;  mais 
je  ne  l'accepte  pas,  attendu  que  je  n  en  pourrois  pro- 
fiter, qu'il  ne  feit  plus  le  temps  d'herboriser,  et  que 
je  ne  suis  pas  en  état  de  sortir  pour  cela.  Portez-vous 
bien ,  mon  cher  M.  Liotard;  je  vous  salue  de  tout  mon 
cœur. 

Renou. 

Pourriez- vous  me  dire  si  le  pistacia  therebinthus  et 
Yosiris  alba  croissent  auprès  deGrenoble?  Je  croisavoir 
trouvé  l'un  et  l'autre  au-dessus  de  la  Bastille  ■ ,  mais, 
je  n'en  suis  pas  sûr. 

'  Montagne  auprès  àe  laquelle  Grenoble  est  situe. 


NEUt'  LETTRES 


ADRESSÉES 


A  M.  DE  LA  TOURETTE, 


CONSEILLER    EN    LA    COUR    DES    MONNOIES    DE   LYON.* 


LETTRE  L 


A  Monquio,  le  177I69. 


«* 


J'ai  difFéré ,  monsieur,  de  quelques  jours  à  vous  ac- 
cuser la  réception  du  livre  que  vous  avez  eu  la  bonté 
de  m'envoyer  de  la  part  de  M.  Gouan ,  et  à  vous  re- 
mercier, pour  me  débarrasser  auparavant  d'un  envoi 
que  j'avois  à  faire ,  et  me  ménager  le  plaisir  de  m'en- 
tretenir  un  peu  plus  long-temps  avec  vous. 

Je  ne  suis  pas  surpris  que  vous  soyez  revenu  d'Italie 
plus  satisfait  de  la  nature  que  des  hommes  ;  c'est  ce 
qui  arrive  généralement  aux  bons  observateurs,  même 
dans  les  climats  où  elle  est  moins  belle.  Je  sais  qu'on 
trouve  peu  de  penseurs  dans  ce  pays-là  ;  mais  je  ne 
conviendrois  pas  tout-à^feit  qu'on  n'y  trouve  à  satis- 

*  11  étoit  en  outre  secrétaire  de  rAcadémie  des  Sciences  et  Belles- 
Lettres  de  cette  ville. 

**  Pour  rexplication  de  cette  manière  de  dater,  comme  pour 
connoitre  le  motif  du  quatrain  placé  en  tétc  de  chacune  des  lettres 
qui  vont  suivre,  voyez  dans  la  Correspotidance  la  note  qui  se  rap- 
porte à  la  lettre  à  l'abbé  M**,  du  9  février  1770. 


LETTRES  SUK  LA  BOTANIQUE.  4^7 

fedre  que  les  yeux,  j'y  voudtois  ajoutet*  les  oreilles. 
Au  reste,  quand  j 'appris  votre  voyage,  je  craignis, 
monsieur ,  qile  les  autres  parties  de  Vhistoire  natu- 
relle ne  fissent  quelque  tort  à  la  botanique,  et  que 
vous  ne  rapportassiez  de  ce  pays-là  plus  de  raretés 
pour  Votre  cabinet  que  de  plantes  pour  votre  herbier. 
Je  présume,  au  ton  de  votre  lettre ,  que  je  ne  me  suis 
pas  beaucoup  trompé.  Ah  !  monsieur ,  vous  feriez 
grand  tort  à  la  botanique  de  Fabandonner  après  lui 
avoir  si  bien  montré ,  par  le  bien  que  vous  lui  avez 
déjà  fait,  celui  que  vous  pouvez  encore  lui  faire. 

Vous  me  £iites  bien  sentir  et  déplorer  ma  misère , 
en  miB  demandant  codipte  de  mon  herborisation  de 
Pila.  J'y  allai  dans  une  mauvaise  saison,  par  un  très 
mauvais  temps,  comme  vous  savez,  avec  de  très  mau- 
vais y  feux,  et  avec  des  compagnons  de  voyage  encore 
plus  ignorants  que  moi,  et  privé  par  conséquent  de  la 
ressource  pour  y  suppléer  que  j'avois  à  la  grande 
Chartreuse.  J'ajouterai  qu'il  n'y  a  point,  selon  moi , 
dis  comparaison  à  faire  entre  les  deux  herborisations, 
et  que  icelle  de  Pila  me  parott  aussi  pauvre  que  celle 
de  la  Chartreuse  est  abondante  et  riche.  Je  n'aperçus 
pas  une  astrantia,  pas  unepirola,  pas  une  soldanelle, 
pas  iine  ombellifère,  excepté  le  meum;  pas  une  saxi- 
frage ,  pas  une  gentiane ,  pas  une  légumineuse ,  pas 
une  belle  didyname,  excepté  là  mélisse  à  grandes 
fleurs.  J'avoue  aussi  que  nous  errions  sans  guides,  et 
sariis  savoir  où  chercher  les  places  riches ,  et  je  ne  suis 
pas  étpniié  qu'avec  tous  les  avantages  qui  me  man- 
quoient,  vous  ayez  trouvé  dans  cette  triste  et  vilaine 
montagne  des  richesses  que  je  n'y  ai  pas  vues.  Quoi 


4o8  LETTRES 

qu  il  en  soit,  je  vous  envoie )  monsieur,  la  courte  liste 
de  ce  que  j'y  ai  vu ,  plutôt  que  de  ce  que  j'en  ai  rap- 
porté; car  la  pluie  et  ma  maladresse  ont  fait  que  pres- 
que tout  ce  que  j'avois  recueilli  s'est  ti'ouvé  gâté  et 
pourri  à  mon  arrivée  ici.  Il  n'y  a  dans  tout  cela  que 
deux  ou  trois  plantes  qui  m'aiei^t  fait  un  grand  plaisir. 
Je  mets  à  leur  tête  le  sonchus  alpinus,  plante  de  cinq 
pieds  de  haut,  dont  le  feuillage  et  le  port  sont  admi- 
rables, et  à  qui  ses  grandes  et  belles  fleurs  bleues  don- 
nent un  éclat  qui  la  rendroit  digne  d'entrer  dans  votre 
jardin.  J'aurois  voulu ,  pour  tout  au  monde ,  en  avoir 
des  graines  ;  mais  cela  ne  me  fut  ps^s  possiUe,  le  seul 
pied  que  nous  trouvâmes  étant  tout  nouvellement  en 
fleurs;  et,  vu  la  grandeur  de  la  plante,  et  qu'elle  est 
extrêmement  aqueuse ,  à  peine  en  ai-je  pu  conserver 
quelques  débris  à  demi  pourris.  Comme  j'ai  trouvé 
en  route  quelques  autres  plantes  assez  jolies ,  j'en  ai 
ajouté  séparément  la  note,  pour  ne  pas  la  confondre 
avec  ce  que  j'ai  trouvé  sur  la  montagne.  Quant  à  la 
désignation  particulière  des  lieux,  il  m'est  impossible 
devous  la  donner;  car,  outre  la  difficulté  de  la  faire  in- 
telligiblement ,  je  ne  m'en  ressouviens  pas  moi-même  ; 
ma  mauvaise  vue  et  mon  étourderie  font  que  je  ne 
sais  presque  jamais  où  je  suis  ;  je  ne  puis  venir  à  bout 
de  m'orienter ,  et  je  me  perds  à  chaque  instant  quand 
je  suis  seul ,  sitôt  que  je  perds  mon  renseignement 
de  vue. 

Vous  souvenez- vous,  monsieur,  d'un  petit  souchet 
que  nous  trouvâmes  en  assez  grande  abondance  au- 
près de  la  grande  Chartreuse ,  et  que  je  crus  d'abord 
être  le  cyperus  fuscus ^  Lin?  Ce  n'est  point  lui,  et  il 


SUR  LA   BOTANIQUE.  ^Og 

n  en  est  fait  aucune  mention  que  je  sache,  ni  dans  le 
Speciesj  ni  dans  aucun  auteur  de  botanique,  hors  le 
seul  Mickelius ,  dont  voici  la  phrase  :  Çyperus  radiée 
repente  y  odorây  locustis  unciam  longis  et  lineam  latis. 
Tab.  3 1 ,/.  I .  Si  vous  avez ,  monsieur ,  quelque  rensei- 
gnement plus  précis  ou  plus  sûr  dudit  souchet ,  je  vous 
serois  très  obligé  de  vouloir  bien  m'en  faire  part. 

I^a  botanique  devient  un  tracas  si  embarrassant  et 
si  dispendieux  quand  on  s'en  occupe  avec  autant  de 
passion,  que,  pour  y  mettre  de  la  réforme,  je  suis 
tenté  de  me  défaire  de  mes  Uvres de  plantes.  Lanomen- 
clature  et  la  synonymie.forment  une  étude  immense 
et  pénible  :  quand  on  ne  veut  qu'observer ,  s'instruire, 
et  s'amuser  entre  la  nature  et  soi,  l'on  n'a  pas  besoin 
de  tant  de  livres.  11  en  faut  peut-être  pour  prendre 
quelque  idée  du  système  végétal,  et  apprendre  à  ob- 
server; mais,  quand  une  fois  on  a  les  yeux  ouverts , 
quelque  ignorant  d'ailleurs  qu'on  puisse  être ,  on  n'a 
plus  besoin  de  livres  pour  voir  et  admirer  sans  cesse. 
Pour  moi,  du  moins,  en  qui  l'opiniâtreté  a  mal  sup- 
pléé à  la  mémoire ,  et  qui  n'ai  fait  que  bien  peu  de 
progrès ,  je  sens  néanmoins  qu'avec  les  gramens  d'une 
cour  ou  d'un  pré  j'aurois  de  quoi  m'occuper  tout  le 
reste  de  ma  vie ,  sans  jamais  m'ennuyer  un  moment. 
Pardon,  monsieur,  de  tout  ce  long  bavardage.  Le 
sujet  fera  mon  excuse  auprès  de  vous.  Agréez ,  je  vous 
supplie ,  mes  très  humbles  salutations. 


4lO  LETTRES 


LETTRE  II. 

Monquin,  le  ij-fjo. 

Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  ! 
Ciel,  démasque  les  imposteurs, 
Et  force  leurs  barbares  cœurs 
A  s'ouvrir  aux  regards  des  bommes. 

C'en  est  fait,  moasieur ,  pour  moi  de  la  botanique; 
il  n'en  est  plus  question  quant  à  présent,  et  il  y  a  peu 
d'apparence  que  je  sois  dans  le  cas  d'y  revenir.  D'ail- 
leurs je  vieillis ,  je  ne  suis  plus  ingambe  pour  herbo- 
riser; et  des  incommodités  qui  m'avoient  laissé  d'assez 
longs  relâches  menacent  de  me  faire  payer  cette  trêve. 
C'est  bien  assez  désormais  pour  mes  forces  des  cour- 
se de  nécessité;  je  dois  renoncer  à  celles  d'agrément, 
ou  les  borner  à  des  promenades  qui  ne  satisfont  pas 
l'avidité  d'ua  botanophile.  Mais,  en  renonçant  à  une 
étude  charmante ,  qui  pour  moi  s'étoit  transformée  en 
passion,  je  ne  renonce  pas  aux  avantages  qu'elle  m'a 
procurés,  et  surtout,  monsieur,  a  cultiver  votre  con- 
noissance  et  vos  bontés,  dont  j'espère  aller  dans  peu 
vous  remercier  en  personne.  C'est  à  vous  qu'il  faut 
renvoyer  toutes  les  exhortations  que  vous  me  faites  sur 
l'entreprise  d'un  dictionnaire  de  botanique ,  dont  il  est 
étonnant  que  ceux  qui  cultivent  cette  science  sentent 
si  peu  la  nécessité.  Votre  âge,  monsieur,  vos  talents, 
vos  connoissances ,  vous  donnent  les  moyens  de  for- 
mer, diriger  et  exécuter  supérieurement  cette  entre- 


SUR   LA   BOTANIQUE.  4^  * 

prise  ;  et  les  af^audissements  avec  lesquels  vos  pre- 
Biiers  essais  ont  été  reçus  du  public  vous  sont  garants 
de  ceux  avec  lesquels  il  accueilleroit  un  travail  plus 
considérable.  Pour  moi ,  qui  ne  suis  dans  cette  étude , 
ainsi  que  dans  beaucoup  d  autres ,  qu'un  écolier  rado- 
teur,  j'ai  songé  plutôt ,  en  herborisant,  à  me  distraire 
et  .m  amuser  qu'à  m'instruire ,  et  n'ai  point  eu  ,  dans 
mes  observations  tardives ,  la  sotte  idée  d'enseigner 
au  public  ce  que  je  ne  sâvois  pas  moi-même.  Monsieur , 
j'ai  vécu  quarante  ans  heureux  sans  faire  des  livrés  ; 
je  me  suis  laissé  entraîner  dans  cette  carrière  tard  et 
malgré  moi  :  j'en  suis  sorti  de  bonne  heure.  Si  je  ne 
retrouve  pas ,  après  l'avoir  quittée ,  le  bonheui*  dont 
je  jouissois  avant  d'y  entrer,  je  retrouve  au  moins 
assez  de  bon  sens  pour  sentir  que  je  n'y  étois  pas 
propre,  et  pour  perdre  à  jamais  la  tentation  d'y  ren- 
trer. I 

J'avoue  pourtant  que  les  difficultés  que  j'ai  trou- 
vées dans  l'étude  des  plantes  m'ont  donné  quelques 
idées  sur  les  moyens  de  la  faciliter  et  delà  rendre  utile 
aux  autres ,  en  suivant  le  fil  du  système  végétal  par 
une  méthode  plus  graduelle  et  moins  abstraite  que 
celle  de  Tournefort  et  de  tous  ses  successeurs ,  sans 
en  excepter  I^innœus  lui-même.  Peut-être  mon  idée 
est-elle  impraticable.  Nous  eu  causerons,,  si  vous 
voulez,  quand  j'aurai  l'honneur  de  vous  voir.  Si  vqUS 
)a  trouviez  digne  d'être  adoptée,  et  qu'elle  vous  tèù- 
iàt  d-'éntreprendre  sur  ce  plan  des  institutions  bota- 
niques ,,  je  croirois  avoir  beaucoup  plus  fait  ^i  vous 
excitant  à  ce  travail,  que  sijel'avdis  entrepris  moi- 
même: 


4l2  LETTRES 

Je  VOUS  dois  des  remerciements,  monsieur,  pour  les 
plantes  que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'envoyer  dans 
votre  lettre;  et  bien  plus  encore  pour  les  éclaircisse- 
ments dont  vous  les  avez  accompa^ées.  Le  papyrus 
m'a  fait  grandplaisir  ,^  et  jeFai  mis  bien  précieusement 
dans  mon  herbier.  Votre  antirrhinum  purpureum  m'a 
bien  prouvé  que  le  mien  n  étoit  pas  le  vrai ,  quoiqu'il 
y  ressemble  beaucoup;  je  penche  à  croire  avec  vous, 
que  c'est  une  variété  de  Yarvense;  et  je  vous  avoue 
que  j'en  trouve  plusieurs  dans  le  Species ,  dont  les 
phrases  ne  suffisent  point  pour  me  donner  des  diffé- 
rences spécifiques  bien  claires.  Voilà,  ce  me  semble , 
un  défaut  que  n'auroit  jamais  la  méthode  que  j'ima- 
gine, parcequ'on  auroit  toujours  un  objet  fixe  et  réel 
de  comparaison ,  sur  lequel  on  pourroit  aisément  as- 
signer les  différences. 

Parmi  les  plantes  dont  je  vous  ai  précédemment  en- 
voyé la  liste ,  j'en  ai  omis  une  dont  Linnaeus  n'a  pas 
marqué  la  patrie ,  et  que  j'ai  trouvée  à  Pila ,  c'est  le 
rubia  peregrina  ;  je  ne  sais  si  vous  l'avez  aussi  remar- 
quée; elle  n'est  pas  absolument  rare  dans  la  Savoie  et 
dans  le  Dauphiné. 

Je  suis  ici  dans  un  grand  embarras  pour  le  trans- 
port de  mon  bagage ,  consistant ,  en  grande  partie , 
dans  un  attirail  de  botanique.  J'ai  surtout,  dans  des 
papiers  épars,  un  grand  nombre  de  plantes  sèches  en 
assez  mauvais  ordre ,  et  communes  pour  la  plupart, 
mais  dont  cependant  quelques  unes  sont  plus  cu- 
rieuses :  mais  je  n'ai  ni  le  temps  ni  le  courage  de  les 
trier ,  puisque  ce  travail  me  devient  ^lésormais  inutile. 
Avant  de  jeter  au  feu  tout  ce  fatras  de  paperasses , 


SUR   LA  BOTANIQUE.  4*3 

j  ai  voulu  prendre  la  liberté  de  vous  eu  parler  à  tout 
hasard;  et  si  vous  étiez  tenté  de  parcourir  ce  foin, 
qui  véritablement  nen  vaut  pas  la  peine,  j'en  pour- 
rois  faire  une  liasse  qui  vous  parviendroit  par  M.  Pas- 
quet;  car,  pour  moi,  je  ne  sais  comment  emporter 
tout  cela,  ni  quen  faire.  Je  crois  me  rappeler,  par 
exemple,  qull  s'y  trouve  quelques  fougères,  entre 
autres  le  polypôdium  Jragrans ,  que  j'ai  herborisées 
en  Angleterre,  et  qui  ne  sont  pas  communes  partout. 
Si  même  la  revue  de  mon  herbier  et  de  mes  livres  de 
botanique  pouvoit  vous  amuser  quelques  moments , 
le  tout  pourroit  être  déposé  chez  vous ,  et  vous  le  vi- 
siteriez à  votre  aise.  Je  ne  doute  pas  que  vous  n'ayez 
la  plupart  de  mes  livres.  Il  peut  cependant  s'en  trou- 
ver d'anglois,  comme  Parkinson^  et  le  Gérard  éma- 
culéj  que  peut-être  n'avez- vous  pas.  heFalerius  Cor- 
dus  est  assez  rare;  j'avois  aussi  Tragus,  mais  je  l'ai 
donné  à  M.  Çlappier. 

Je  suis  surpris  de  n'avoir  aucune  nouvelle  de 
M.  Gouan,  à  qui  j'aienvoyé4es  carex  '  de  ce  pays  qu'il 
paroissoit  désirer,  et  quelques  autres  petites  plantes , 
le  tout  à  l'adresse  de  M.  de  Saint-Priest ,  qu'il  m'avoit 
donnée.  Peut-être  le  paquet  ne  lui  est-il  pas  parvenu  : 
c'est  ce  que  je  ne  saurois  vérifier,  vu  que  jamais  un 
seul  mot  de  vérité  ne  pénétre  à  travers  l'édifice  de 
ténèbres  qu'on  a  pris  soin  d'élever  autour  de  moi. 
Heureusement  les  ouvrages  des  hommes  sont  périssa- 
bles comme  eux ,  mais  la  vérité  est  éternelle  :  post 
tenebras  lux, 

«  Je  me  souviens  d'avoir  mis  par  mëgarde  un  nom  pour  un 
autre,  carex  vulpina^  pour  carex  leporina. 


4l4  I.ETTRES 

Agréez,  monsieur,  je  vou»  supplie,  mes  plus  sin- 
cères salutations. 

LETTRE   III. 

Monquin,  le  17—70. 
Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  î  etc. 

Ne  faites ,  monsieur ,  aucune  attention  à  la  l)izar- 
rerie  de  ma  date;  c'est  une  formule  générale  qui  n  a 
nul  trait  à  ceux  à  qui  j'écris ,  mais  seulement  aux  hon^ 
nétes  gens  qui  disposent  de  moi  avec  autant  d'équité 
que  de  bonté.  C'est ,  pour  ceux  qui  se  laissent  séduire 
par  la  puissance  et  tromper  par  Timposture ,  un  avis 
qui  les  rendra  plus  inexcusables,  si,  jugeant  sur  des 
choses  que  tout  devroit  leur  rendre  suspectes,  ils 
s'obstinent  à  se  refuser  aux  moyens  que  prescrit  la 
justice  pour  s'assurer  de  la  vérité. 

C'est  avec  regret  que  J€  vois  reculer,  par  mon  état 
et  par  la  mauvaise  saison ,  le  moment  de  me  rappro- 
cher de  vous.  J'espère  cependant  ne  pas  tarder  beau- 
coup encore.  Si  j'avois  quelques  graines  qui  valussent 
la  peine  de  vous  être  présentées ,  je  prendrois  le  parti 
de  vous  les  envoyer  d'avance,  pour  ne  pas  laisser 
passer  ie  tempe  de  les  semer*;  mais  j'avois  fort  peu  dé 
cho&e,  et  je  le  joignis  avec  des  plantes  de  Pila ,  dans 
un  envoi  que  je  fis  il  y  a  quelques  mois  à  madame  la 
duchesse  de  Portland,  et  qui  n'a' pas  été  plus  heu- 
reux, selon  toute  apparence,  que  celui  que  j'ai  fait  à 
M.  Gouan,  puisque  je  n'ai  aucune  i;iouvelle  ni  de  l'un 


SUR   LA  BOTANIQUE.  4*^ 

ni  de  l'autre.  Comme  celui  de  madame  de  Portiand  étoit 
plus  considérable,  et  que  j'y  avois  mis  plus  de  soin 
et  de  temps,  je  le  regrette  davantage;  mais  il  faut 
bien  que  j'apprenne  à  me  consoler  de  tout.  J'ai  pour- 
tant encore  quelques  graines  d'un  fort  beau  seseli  de 
ce  pays,  que  j'appelle  seseli  Halleri y  parceque  je  ne 
le  trouve  pas  dans  Linnœus.  J'en  ai  aussi  d'une  plante 
d'Amérique,  que  j'ai  fait  semer  dans  ce  pays  avec 
d'autres  graines  qu'on  m'avoit  données,  et  qui  seule  a 
réussi.  Elle  s'appelle  gombaut  dans  les  îles,  et  j'ai 
trouvé  que  ç  étoit  Y  hibiscus  esculentus  ;  il  a  bien  levé  y 
bien  fleuri  ;  et  j'en  ai  tiré  d'une  capsule  quelques  grai- 
nes bien  mûres,  que  je  vous  porterai  avec  le  seseli, 
si  vous  ne  les  avez  pas.  Gomme  l'une  de  ces  plantes 
est  des  pays  chauds,  et  que  l'autre  gréne  fort  tard 
dan»  nos  campagnes ,  je  présume  que  rien  ne  presse 
pour  les  mettre  en  terre,  sans  quoi  je  prendrois  le 
parti  de  vous  les  envoyer. 

Votre  gaHum  rottmdijhUum ,  monsieur ,  est  bien  lui- 
même  à  mon  avis;  quoiqu'il  doive  avoir  la  fleur  blan- 
che ,  et  que  le  vôtre  l'ait  flave;  mais  comme  il  arrive  à 
beaucoup  de  fleurs  blanches  de  jaimir  en  séchant ,  je 
pense  que  les  siennes  sont  dans  le  même  cas.  Ce  ïi'est 
point  du  tout  mon  rtibia  peregrina,  plante  beaucoup 
plus  grande,'  plus  rigide ,  plus  âpre,  et  de  la  consis- 
tance tout  au  moins  de  la  garance  ordinaire ,  àuttê 
que  je  suis  certain  d'y  avoir  vu  des  baies  que  n'a  pas 
votre  gttlinm ,-'  et  qui  sont  le  caractère  générique  des 
ruhia.  Cependant  je  sui^ ,  je  vous  l'aVoue ,  hors  d'état 
de  vous  en  envoyer  un  échantillon.  Voici ,  là-dessus , 
mon  histoire. 


4l6  LETTRES 

J'avois  souvent  vu  en  Savoie  et  en  Dauphiné  la  ga- 
rance sauvage ,  et  j'entivois  pris  quelques  échantillons. 
L'année  dernière ,  à  Pila ,  j'en  vis  encore  ;  mais  elle  me 
parut  différente  des  autres ,  et  il  me  semble  que  j'en  mis 
un  spécimen  dans  mon  porte-feuille.  Depuis  mon  re- 
tour ,  lisant ,  par  hasard ,  dans  l'article  rubia  peregrina , 
que  sa  feuille  n'avoit  point  de  nervure  en  dessus ,  je 
me  rappelai  ou  crus  me  rappeler  que  mon  rubia  de  Pila 
n'en  avoit  point  non  plus  ;  de  là  je  conclus  que  c'étoit 
le  rubia  peregrina.  En  m'échaùffant  sur  cette  idée ,  je 
vins  à  conclure  la  même  chose  des  autres  garances  que 
j'avois  trouvées  dans  ces  pays ,  parcequ'elles  n'avoient 
d'ordinaire  que  quatre  feuilles;  pour  que  cette  con- 
clusion fût  raisonnable,  il  auroit  fallu  chercher  les 
plantes  et  vérifier;  voilà  ce  que  ma  paresse  ne  me  per- 
mit point  de  faire,  vu  le  désordre  de  mes  paperasses , 
et  le  temps  qu'il  auroit  fallu  mettre  à  cette  recherche. 
Depuis  la  réception ,  monsieur ,  de  votre  lettre ,  j'ai  mis 
plus  de  huit  jours  à  feuilleter  tous  mes  livres  et  papiers 
l'un  après  l'autre ,  sans  pouvoir  retrouver  ma  plante 
de  Pila ,  que  j'ai  peut-être  jetée  avec  tout  ce  qui  est 
arrivé  pourri.  J'en  ai  retrouvé  quelques  unes  des  au- 
tres; mais  j'ai  eu  la  mortification  d'y  trouver  la  ner- 
vure bien  marquée,  qui  m'a  désabusé,  du  moins  sur 
celles-là.  Cependant  ma  mémoire,  qui  me  trompe  si 
souvent ,  me  retrace  si  bien  celle  de  Pila ,  que  j'ai  peine 
encore  à  en  démordre ,  et  je  ne  désespère  pas  qu'elle  ne 
se  retrouve  dans  mes  papiers  ou  dans  mes  livres.  Quoi 
qu'il  en  soit ,  figurez-vous  dans  l'échantillon  ci-joint 
les  feuilles  un  peu  plus  larges  et  sans  nervure;  voilà 
ma  plante  de  Pila. 


SUR   LA   BOTANIQUE.  4^7 

Quelqu'un  de  ma  connoissance  a  souhaité  d^acqué- 
rir mes  livres  de  botanique  en  entier,  et  me  demande 
même  la  préférence;  ainsi  je  ne  me  prévaudrois  point 
9iir  cet  article  de  vos  obligeantes  offres.  Quant  au  four- 
rage épars  dans  des  chiffons,  puisque  vous  ne  dédai- 
gnez pas  de  le  parcourir ,  je  le  ferai  remettre  à  M.  Pas- 
que  t;  mais  il  fout  auparavant  que  je  feuillette  et  vide 
mes  livres  dans  lesquels  j'ai  la  mauvaise  habitude  de 
fourrer,  en  arrivant,  les  plantés  que  j'apporte,  par- 
ceque  cela  est  plus  tôt  fait.  J^ai  trouvé  le  secret  de 
gâter,  de  cette  façon,  presque  tous  mes  livres,  et  de 
perdre  presque  toutes  mes  plantes,  parcequ  elles  tom- 
bent et  àe  brisent  sans  que  j'y  fasse  attention,  tandis 
que  je  feuillette  et  parcours  le  livre,  uniquement  oc- 
cupé de  ce  que  j'y  cherche. 

Je  vous  prie ,  monsieur,  de  faire  agréer  mes  remer- 
ciementsetsalutationsàmonsieurvotrefrêre.Persuadé 
de  ses  bontés  et  des  vôtres,  je  me  prévaudrai  volon- 
tiers de  vos  offres  dans  l'occasion.  Je  finis,  sans  façon, 
en  vous  saluant,  monsieur,  de  tout  mon  cœur. 


LETTRE  IV. 

MoDquin,  le  17-^0, 
Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  !  etc. 

Voici,  monsieur,  mes  misérables  herbailles,  où  j'ai 
bien  peur  que  vous  ne  trouviez  rien  qui  mérite  d'être 
ramassé ,  si  ce  n'est  des  plantes  que  vous  m'avez  don** 


4l8  LETTRES 

nées  vous-même ,  dont  j'avois  quelques  unes  à  double , 
et  dont,  après  en  avoir  mis  plusieurs  dans  mon  her- 
bôer ,  je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  tirer  le  même  parti  des 
autres.  Tout  Fùsage  que  je  vous  conseille  d'en  fair^ 
est  de. mettre  le  tout  au  feu.  Cependant,  si  vous  avez 
la  patience  de  feuilleter  ce  fatras,  vous  y  trouverez ,  je 
crois ,  quelques  plantes  qu  un  officier  obligeant  a  eu  la 
bonté  de  m'apporter  de  Corse,  et  que  je  ne  connois 
pas. 

Voici  aussi  quelques  graines  du  seseli  Hallerù  II  y 
en  a  peu,  et  je  ne  Fai  recueilli  qu'avec  beaucoup  de 
peine ,.  parcequ'il  grène  fort  tard  et  mûrit  difficilement 
en  ce  pays  :  mais  il  y  devient,  en  revanche,  une  très 
belle  plante,  tant  par  son  b^u  port  que  par  la  teinte 
de  pourpre  que  les  premières,  atteintes  du  froid  dour 
nent  à  ses  ombelles  et  à  ses  tiges.  Je  hasarde  aussi  d'y 
joindre  quelques  graines  de gombaut ,  quoique  vousne 
m'en  ayez  rien  dit,  et  que  peut-être  vous  l'ayez  ou  ne 
vous  en  souciiez  pas ,  et  quelques  graines  de  VRepta- 
phillon^  qu'on  ne  s'avise  guère  de  ramasser,  et  qui 
peut-être  ne  lève  pas  dans  les  jardins,  car  je  ne  me 
souviens  pas  d'y  en  avoir  jamais  vu. 

Pardon ,  monsieur ,  de  la  hâte  extrême  avec  laquelle 
je  vous  écris  ces  deux  mots,  et  qui  m'a  fait  presque 
oublier  de  vous  remercier  de  Yasperula  taurina^  qui 
m'a  fait  bien  grand  plaisir.  Si  nos  chemins  étoient  pra- 
ticables pour  les  voitures ,  je  serois  déjà  près  de  vous. 
Je  vous  porterai  le  catalogue  de  mes  livres ,  nous  y 
marqperons  œux  qui  peuvent  vous  convenir;  et  si 
l'acquéreur  veut  s'en^éfaire,  j'aurai  soin  de  vous  les» 
proqurer.  Je  ne  demande  pas  mie^x ,  monsieur ,  je 


SUR   LA   BOTANIQUE.  4*9 

VOUS  assure i  que  de  cultiver  vos  bontés;  et  si  jamais 
j'ai  le  bonheur  d'être  un  peu  mieux  connu  de  vous  que 
de  monsieur**,  qui  dit«i  bien  me  connoître ,  j'espère 
que  vous  ne  m'en  trouverez  pas  indigne.  Je  vous  salue 
de  tout  mon  cœur. 

Avez- vous  le  dianthus  superbus?  Je  vous  l'envoie  à 
tout  hasard.  C'est  réellement  un  bien  bel  œillet,  et 
d'une  odeur  bien  suave^  quoique  foible.  J'ai  pu  re- 
cueillir de  la.  graine  bien  aisément ,  car  il  croît  en  abon- 
dance dans  un  pré  qui  est  sous  mes  fenêtres.  Il  ne  de- 
vroit  être  permis  qu'aux  chevaux  du  soleil  de  se  nour- 
rir d'un  pareil  foin. 


LETTRE   V. 

A  Paris,  le  17^70. 
Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  !  etc. 

J«  voulois,  monsieur,  vous  rendre  compte  de  mon 
voyage  en  arrivant  à  Paris  ;  mais  il  m'a  feUu  quelques 
jours  pour  m'arrànger  et  me  remettre  au  courant  avec 
mes  anciennes  connoissances.  Fatigué  d'un  voyage 
àe  deux  jours,  j'en  séjournai  trois  ou  quatre  à  Dijon, 
d'où,  par  la  même  raison,  j'allai  faire  un  pareil  séjour 
à  Auxerre,  après  avoir  eu  le  plaisir  de  voir  en  passant 
M.  deBuffon,  qui  me  fit  l'accueil  le  plus  obligeant.  Je 
vis  aussi  à  Montbard  M.  Daubenton  le  subdélégué ,  le- 
quel ,  après  une  heure  ou  deux  de  promenade  ensem- 
ble dans  le  jardin ,  me  dit  que  j'avois  déjà  des  com- 


^420  LETTRES 

meucements,  et  qu'en  continuant  de  travailler  je 
pourrois  devenir  un  peu  botaniste.  Mais ,  le  len- 
demain Tétant  allé  voir  avant  mon  départ^  je  parcou- 
rus avec  lui  sa  pépinière,  malgré  la  pluie  qui  nous  in- 
commodoit  fort;  et  n'y  connoissant  presque  rien,  je 
démentis  si  bien  la  bonne  opinion  qu'il  avoit  eue  de 
moi  la  veille,  qu'il  rétracta  son  éloge  et  ne  me  dit  plus 
rien  du  tout.  Malgré  ce  mauvais  succès,  je  nai 
pas  laissé  d'herboriser  un  peu  durant  ma  route,  et 
de  me  trouver  en  pays  de  connoissance  dans  la 
campagne  et  dans  les  bois.  Dans  presque  toute  la 
Bourgogne  j'ai  vu  la  terre  couverte,  à  droite  et  à  gau-. 
che,  de  cette  même  grande  gentiane  jaune  que  je  n'a- 
vois  pu  trouver  à  Pila.  Les  champs,  entre  Montbard 
et  Chably ,  sont  pleins  de  bulbocastanum ,  mais  la  bulbe 
en  est  beaucoup  plus  acre  qu'en  Angleterre,  et  pres- 
que immangeable;  Yœnantefistulosa  et  la  coquelourde 
(pulsatilla  )  y  sont  aussi  en  quantité  :  mai§  n'ayant  tra- 
versé la  forêt  de  Fontainebleau  que  très  à  la  hâte,  je 
n'y  ai  rien  vu  du  tout  de  remarquable  que  le  gefanium 
grandiflorum ,  que'je  trouvai  sous  mes  pieds  par  hasard 
une  seule  fois. 

J'allai  hier  voir  M.  Daubenton  au  Jardin  du  Roi  ; 
j'y  rencontrai  en  me  promenant,  M.  Richard,  jardi- 
nier de  Trianon ,  avec  lequel  je  m'empressai ,  comme 
vous  jugez  bien,  de  faire  connoissance.  Il  me  promit 
de  me  faire  voir  son  jardin ,  qui  est  beaucoup  plus  ri- 
che que  celui  du  roi  à  Paris  :  ainsi  me  voilà  à  portée  de 
faire,  dans  l'un  et  dans  l'autre,  quelque  connois- 
sance Hvec  les  plantes  exotiques ,  sur  lesquelles , 
comme  vous  avez  pu  voir,  je  suis  parfaitement  igno- 


I 
I 


SUR   LA   BOTANIQUE.  4^1 

rant.  Je  prendrai ,  pour  voir  Trianon  plus  à  mon  aise , 
quelque  moment  où  la  cour  ne  sera  pas  à  Versailles , 
et  je  tâcherai  de  me  fournir  à  double  de  tout  ce  qu'on 
me  permettra  de  prendre,  afin  de  pouvoir  vous  en- 
voyer ce  que  vous  pourriez  ne  pas  avoir.  J'ai  aussi  vu  le 
jardin  de  M.  Cochin ,  qui  m'a  paru  fort  beau  ;  mais ,  en 
l'absence  du  maître ,  je  n'ai  osé  toucher  à  rien.  Je  suis , 
depuis  mon  arrivée ,  tellement  accablé  de  visites  et  de 
dîners,  que,  si  ceci  dure,  il  est  impossible  que  j'y 
tienne,  et  malheureusement  je  manque  de  force  pour 
me  défendre.  Cependant,  si  je  ne  prends  bien  vite  un 
autre  train  de  vie,  mon  estomac  et  ma  botanique  sont  en 
grand  péril.  Tout  ceci  n'est  pas  le  moyen  de  reprendre 
la  copie  de  musique  d'une  façon  bien  lucrative;  et  j'ai 
peur  qu'à  force  de  dîner  en  ville  je  ne  finisse  par  mou- 
rir de  faim  chez  moi.  Mon  ame  navrée  avoit  besoin  de 
quelque  dissipation,  je  le  sens;  mais  je  crains  de  n'en 
pouvoir  ici  régler  la  mesure ,  et  j'aimeroîs  encore  mieux 
étJ:e  tout  en  moi  que  tout  hors  de  moi.  Je  n'ai  point 
trouvé,  monsieur,  de  société  mieux  tempérée  et  qui 
me  convînt  mieux  que  la  vôtre;  point  d'accueil  plus 
selon  mon  cœur  que  celui  que,  sous  vos  auspices,  j'ai 
reçu  de  l'adorable  Mélanie.  S'il  m'étoit  donné  de  me 
choisir  une  vie  égale  et  douce ,  je  voudrois ,  tous  les 
jours  de  la  mienne,  passer  la  matinée  au  travail ,  soit 
à  ma  copie,  soit  sur  mon  herbier;  dîner  avec  vous  et 
Mélanie  ;  nourrir  ensuite ,  une  heure  ou  deux ,  mon 
oreille  et  mon  cœur ,  des  sons  de  sa  voix  et  de  ceux  de 
sa  harpe;  puis  me  promener  tête  à  tète  avec  vous  le 
reste  de  la  journée,  en  herborisant  et  philosophant 
selon  notre  fantaisie.  Lyon  m'a  laissé  des  regrets  qui 


422  LETTRES 

m'en  rapprocheront  quelque  jour  peut-être  :  si  cela 
m'arrive,  vous  ne  serez  pas  oublié,  monsieur,  dans 
mes  projets  :  puissiez- vous  concourir  àleur  exécution  ! 
J,e  suis  fâché  de  ne  savoir  pas  ici  l'adresse  de  monsieur 
votre  frère,  s'il  y  est  encore  :  je  n  aurois  pas  tardé  ^ 
long-te^ips  à  l'aller  voir,  me  rappeler  à  son  souvenir, 
et  le  prier  de  vouloir  bien  me  rappeler  quelquefois  au 
vôtre  et  à  celui  de  M**. 

Si  mon  papier  ne  finissoit  pas ,  si  la  poste  n'alloit 
pas  partir ,  je  ne  saurois  pas  finir  moi-même.  Moi^ 
bavardage  n'est  pas  mieux  ordonné  sur  le  papier  que 
dans  la  conversation.  Veuillez  supporter  l'un  comme 
vous  avez  supporté  l'autre.   Vale^  et  me  ama. 

LETTRE  VI. 

A  Paris,  le  ij^^yà. 
Pauvres  aveugles  que  nous  sQHunes  !  etc. 

Je  ne  voulois,  monsieur  ,*^'accuser  de  mes  torts 
qu'après  les  avoir  réparés;  mais  le  mauvais  temps 
qu'il  fait  et  la  saison  qui  se  gâte  me  punissent  d'avoir 
aégligé  le  Jardin  duRoi  tandis  qu'il  faisoit  beau ,  et  me 
mettent  hors  d'état  de  vous  rendre  compte,  (piantà 
présent,  du  plantago  unijhra,  et  des  autres  plantes 
curieuses  dont  j'aurois  pu  vous  parler  si  j'avois  su 
mieux  profiter  des  bontés  de  M.  de  Jussieu.  Je  ne  dés- 
espère pas  pourtant  de  profiter  encore  de  quelque 
beau  jour  d'automne  pour  faire  ce  pèlerinage ,  et  sdjer 


SUR   LA   BOTANIQUE.  4^3 

recevoir,  pour  cette  année,  les  adietix  de  la  syngéné- 
sie  :  mais,  en  attendant  ce  moment,  permettez ,  mon- 
sieur, que  je  prenne  celui-â  pour  vous  remercier, 
quoique  tard ,  de  là  continuation  de  vos  bontés  et  de 
vos  lettres ,  qui  me  feront  toujours  le  plus  vrai  plaisir , 
quoique  je  sois  peu  exact  à  y  répondre.  J'ai  encore  à 
m  accuser  de  beaucoup  d'autres  omissions  pour  les- 
quelles je  n'ai  pas  moins  besoin  de  pardon.  Je  voulois 
aller  remercier  monsieur  votre  frère  de  Thonneur  de 
son  souvenir,  et  lui  rendre  sa  visite;  j'ai  tardé  d'abord, 
et  puis  j'ai  oublié  son  adresse.  Je  le  revis  une  fois  à  la 
comédie  italienne  ;  mais  nous  étions  dans  des  logés 
éloignées ,  je  ne  pus  l'aborder ,  et  maintenant  j'ignore 
même  s'il  est  encore  à  Paris.  Autre  tort  inexcusable  ; 
je  me  suis  rappelé  de  ne  vous  avoir  point  remercié  de 
ia  connoissance  de  M.  Robinet ,  et  de  l'accueil  obli- 
geant que  vous  m'avez  attiré  de  lui.  Si  vous  comptez 
avec  votre  serviteur,  il  restera  trop  insolvable;  mais 
puisque  nous  sommes  en  usage ,  moi  de  faillir ,  vous 
de  pardonner ,  couvrez  encore  cette  fois  mes  fautes  de 
votre  indulgence,  et  je  tâcherai  d'en  avoir  moins  be- 
soin dans  la  suite ,  pourvu  toute^s  que  vous  n'exigiez 
pas  de  l'exactitude  dans  mes  réponses ,  car  ce  devoir 
est  absolument  au-dessqs  de  mes  forces ,  surtout  dans 
ma  position  actuelle.  Adieu ,  monsieur;  souvenez-vous 
quelquefois ,  je  vous  supplie ,  d'un  homme  qui  vous  est 
bien  sincèrement  attaché ,  et  qui  ne  se  rappelle  jamais 
sans  plaisir  et  sans  regret  les  promenades  charmantes 
qu'il  a  eu  le  bonheur  de  faire  avec  vous. 

On  a  représenté  Pygmalion  à  Montigny  ;  je  n'y  étois 
pas,  ainsi  je  n'en  puis  parler.  Jamais  ie  souvenir  de 


424  LETTRES 

ma  première  Galatbée  ne  me  laissera  le  désir  d'en  voir 
une  autre. 


LETTRE  VIL 

A  Paris ,  le  1 77770. 
Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  !  etc. 

Je  ne  sais  presque  plus,  monsieur,  comment  oser 
vous  écrire ,  après  avoir  tardé  si  long-temps  à  vous 
remercier  du  trésor  de  plantes  sèches  que  vous  avez 
eu  la  bonté  de  m'envoyer  en  dernier  lieu.  N'ayant  pas 
encore  eu  le  temps  de  les  placer,  je  ne  les  ai  pas  ex- 
trêmement examinées  ;  mais  je  vois  à  vue  de  pays 
qu^elles  sont  belles  et  bonnes;  je  ne  doute  pas  qu'elles 
ne  soient  bien  dénommées,  et  que  toutes  les  observa- 
tions que  vous  me  demandez  ne  se  réduisent  à  des 
approbations.  Cet  envoi  me  remettra,  je  Tespère,  un 
peu  dans  le  train  de  la  botanique,  que  d  autres  soins 
m'ont  fait  extrêmement  négliger  depuis  mon  arrivée 
ici  ;  et  le  désir  de  vous  témoigner  ma  bien  impuissante , 
mais  bien  sincère  reconnoissance ,  me  fournira  peut- 
être  avec  le  temps  quelque  chose  à  vous  envoyer. 
Quant  à  présent  je  me  présente  tout-à-fait  à  vide, 
n'ayant  des  semences  dont  vous  m'envoyez  la  note 
que  le  seul  doronicitm  pardulianches  que  je  crois  vo«s 
avoir  déjà  donné ,  et  dont  je  vous  envoie  mon  miséra- 
ble reste.  Si  j'eusse  été  prévenu  quand  j'allai  à  Pila 
l'année  dernière ,  j'aurois  pu  vous  apporter  aisément 


SUR   LA  BOTANIQUE.  4^5 

un  litron  des  semences  du  prenanthespurpurea,  et  il  y  en 
a  quelques  autres  comme  le  tamus,  et  la  gentiane  per- 
foliée  que  vous  devez  trouver  aisément  autour  de  vous . 
Je  n'ai  pas  oublié  le  plantago  monanthos ,  mais  on  n'a 
pu  me  le  donner  au  Jardin  du  Roi ,  où  il  n'y  en  avoit 
qu'un  seul  pied  sans  fleur  et  sans  fruit;  j'en  ai  depuis 
recouvré  un  petit  vilain  échantillon  que  je  vous  en- 
verrai avec  autre  chose ,  si  je  ne  trouve  pas  mieux  ; 
mais  comme  il  croît  en  abondance  autour  de  l'étang 
de  Montmorency,  j'y  compte  aller  herboriser  le  prin- 
temps prochain,  et  vous  envoyer,  s'il  se  peut,  plantes 
et  graines.  Depuis  que  je  suis  à  Paris,  je  n'ai  été  en- 
core que  trois  ou  quatre  fois  au  Jardin  du  Roi  ;  et  quoi- 
qu'on m'y  accueille  avec  la  plus  grande  honnêteté  et 
qu'on  m^y  donne  volontiers  des  échantillons  de  plan- 
tes, je  vous  avoue  que  je  n'ai  pu  n^'enhardir  encore  à 
demander  des  graines.  Si  j'en  viens  là,  c'est  pour  vous 
servir  que  j'en  aurai  le  courage,  mais  cela  ne  peut 
venir  tout  d'un  coup.   J'ai  parlé  à  M.  de  Jussieu  du 
papyrus  que  vous  avez  rapporté  de  Naples;  il  doute 
que  ce  soit  le  vrai  papier  nilotica.  Si  vous  pouviez  lui 
en  envoyer ,  spit  plante ,  soit  graines ,  soit  par  moi , 
soit  par  d'autres ,  j'ai  vu  que  cela  lui  feroit  grand  plai- 
sir, et  ce  seroit  peut-être  un  excellent  moyen  d'obte- 
nir de  lui  beaucoup  de  choses  qu'alors  nous  aurions 
bonne  grâce  à  demander ,  quoique  je  sache  bien  par 
expérience  qu'il  est  charmé  d'obliger  gratuitement  ; 
mais  j'ai  besoin  de  quelque  chose  pour  m'enhardir, 
quand  il  faut  demander. 

Je  remets  avec  cette  lettre  à  MM.  Boy-de-La-Tour 
qui  s'en  retournent,  une  boîte  contenant  une  araignée 


426  LETTRES 

de  mer,  qc^  vient  de  bien  loin ,  ^car  on  kne  Ta  envoyée 
du  golfe  du  Mexique.  Comme  cependant  ce  n'est  pas 
une  pièce  bien  rare  et  qu'elle  a  été  fort  endommagée 
dans  le  trajet ,  j'hésitois  à  vous  lenvoyer  ;  mais  on  me 
dit  qu  elle  peut  se  raccommoder  et  trouver  place  en- 
core dans  un  cabinet  :  cela  supposé ,  je  vous  prie  de 
lui  en  donner  une  dans  le  vôtre,  en  consid^ation 
d'un  homme  qui  vous  sera  toute  sa  vie.  bien  sincère- 
ment attaché.  J'ai  mis  dans  la  même  boîte  les  deux 
ou  trois  semences  de  doronic  et  autres  que  j 'a vois 
sous  la  main.  Je  compte  l'été  prochain  me  remettre 
au  courant  de  la  botanique  pour  tâcher  de  mettre  un 
peu  du  mien  dans  une  correspondance  qui  m'est  pré- 
cieuse, et  dont  j'ai  eu  jusqu'ici  seul  tfwt  le  profit.  Je 
crains  d'avoir  poussé  l'étourderie  au  point  de  ne  vous 
avoir  pas  remercié  de  la  complaisance  de  M.  Robinet, 
et  des  honnêtetés  dont  il  m'a  comblé.  J'ai  aussi  laissé 
repartir  d'ici  M.  de  Fleurieu  sans  aller  lui  rendre  mes 
devoirs ,  comme  je  le  devois  et  voulois  faire.  Ma  vo- 
lonté ,  monsieur,  n'aura  jamais  de  tort  auprès  de  vous 
ni  des  vôtres  ;  mais  ma  négligence  m'en  donne  sou- 
vent de  bien  inexcusables ,  que  je  vous  prie  toutefois 
d'excuser  dans  votre  miséricorde.  Ma  femme  a  été  très 
sensible  à  l'honneur  de  votre  souvenir,  et  nous  vous 
prions  l'un  et  l'autre  d'agpréer  nos  très  humbles  salu- 
tations. 


SUR   LA  BOTANIQUE.  427 


LETTRE  VIII. 

A  Paris,  le  17—72. 
Pauvres  aveugles  que  nous  sommes  !  etc. 

J  ai  reçu ,  monsieur ,  avec  grand  plaisir ,  de  vos  nou- 
velles ,  des  témoignages  de  votre  souvenir ,  et  des 
détails  de  vos  intéressantes  occupations.  Mais  vous 
me  parlez  d'un  envoi  de  plantes  par  M.  l'abbé  Rosier, 
que  je  n'ai  point  reçu.  Je  me  souviens  bien  d'en  avoir 
reçu  un  de  votre  pSart,  et  de  vous  en  avoir  remercié, 
quoique  un  peu  tard,  avant  votre  voyage  de  Paris; 
mais  depuis  votre  retour  à  Lyon,  votre  lettre  a  été 
pour  moi  votre  premier  signe  de  vie,  et  j'en  ai  été 
d'autant  plus  charmé,  que  j'avois  presque  cessé  de 
m'y  attendre. 

£n  apprenant  les  changements  survenus  à  Lyon  ^ 
j'avois  si  Wen  préjugé  que  vous  vous  regarderiez 
comme  affranchi  d'un  dur  esclavage ,  et  que ,  dégagé 
de  devoirs,  respectables  assurénient,  mais  qu'un 
homme  de  goûtmettra  difficilement  au  nombre  de  ses 
plaisirs,  vous  en  goûteriez  un  très  vif  à  vous  livrer 
tout  entier  à  l'étude  de  la  nature,  que  j'avois  résolu 
de  vous  en  féliciter.  Je  suis  fort  aise  de  pouvoir  du 
moins  exécuter  après  coup,  et  sur  votre  propre  té- 
moignage ,  une  résolution  que  ma  paresse  ne  m'a  pas 
permis  d'exécuter  d'avance,  quoique  très  sûr  que 
cette  félicitation  ne  viendroit  pas  mal  à  propos. 


V 


4^8  LETTRES 

Les  détails  de  vos  herborisations  et  de  vos  décou- 
vertes  m'ont  fait  battre  le  cœur  d'aise.  Il  me  sembloit 
que  j'étois  à  votre  suite,  et  que  je  partageois  vos  plai- 
sirs; ces  plaisirs  si  purs,  si  doux,  que  si  peu  d'hom- 
mes savent  goûter ,  et  dont,  parmi  ce  peu-là ,  moins 
encore  sont  dignes ,  puisque  je  vois ,  avec  autant  de 
surprise  que  de  chagrin ,  que  la  botanique  elle-même 
n  est  pas  exempte  de  ces  jalousies ,  de  ces  haines  cou- 
vertes et  cruelles  qui  empoisonnent  et  déshonorent 
tous  les  autres  genres  d'études.  Ne  me  soupçonnez 
point ,  monsieur ,  d'avoir  abandonné  ce  goût  délicieux  ; 
il  jette  un  charme  toujours  nouveau  sur  ma  vie  soli- 
taire. Je  m'y  livre  pour  moi  seul ,  sans  succès ,  sans 
progrès ,  presque  sans  communication ,  mms  chaque 
jour  plus  convaincu  que  les  loisirs  livrés  à  la  contem- 
plation de  la  nature  sont  les  moments  delà  vie  où  l'on 
jouit  le  plus  délicieusement  de  soi.  J'avoue  pourtant 
que ,  depuis  votre  départ ,  j'ai  joint  un  petit  objet  d'a- 
mour-propre à  celui  d'amuser  innocemment  et  agréa- 
blement mon  oisiveté.  Quelques  fruits  étrangers, 
quelques  graines  qui  me  sont  par  hasard  tombées  en- 
tre les  mains,  m'ont  inspiré  la  fantaisie  de  commen- 
cer une  très  petite  collection  en  ce  genre.  Je  dis  com- 
mencer ,  car  je  serois  bien  fâché  de  tenter  de  l'achever , 
quand  la  chose  ^e  seroit  possible,  n'ignorant  pas 
que ,  tandis  qu'on  est  pauvre ,  on  ne  sent  que  le  plai- 
sir d'acquérir;  et  que,  quand  on  est  riche,  au  con- 
traire ,  on  ne  sent  que  la  privation  de  ce  qui  nous 
manque,  et  l'inquiétude  inséparable  du  désir  de  com- 
pléter ce  qu'on  a.  Véus  dçvez  depuis  long-temps  en 
être  à  cette  inquiétude ,  vous ,  monsieur ,  dont  la  riche 


SUR   LA   BOTANIQUE.  4^9 

collection  rassemble  en  petit  presque  toutes  les  pro- 
ductions de  la  nature  ,  et  prouve ,  par  son  bel  assorti- 
ment, combien  M.  l'abbé  Rosier  a  eu  raison  de  dire 
qu'elle  est  l'ouvrage  du  choix  et  non  du  hasard.  Pour 
moi ,  qui  ne  vais  que  tâtonnant  dans  un  petit  coin  de 
cet  immense  labyrinthe,  je  rassemble  fortuitement  et 
précieusement  tout  ce  qui  me  tombe  sous  la  main ,  et 
non  seulement  j'accepte  avec  ardeur  et  reconnois- 
sance  Icts  plantes  que  vous  voulez  bien  m'offrir  ;  mais , 
si  vous  vous  trouviez  avec  cela  quelques  fruits  ou 
graines  surnuméraires  et  de  rebut  dont  vous  voulus- 
siez bien  m'enrichir ,  j'en  ferois  la  gloire  àe  ma  petite 
collection  naissante.  Je  suis  confus  de  ne  pouvoir, 
dans^na  misère,  rien  vous  offrir  en  échange,  au  moins 
pour  le  moment.  Car ,  quoique  j'eusse  rassemblé  quel- 
ques plantes  depuis  mon  arrivée  à  Paris ,  ma  négli- 
gence et  l'humidité  de  la  chambre  que  j'ai  d'abord  ha- 
bitée ont  tout  laissé  pourrir.  Peut-être  serai-je  plus 
heureux  cette  année ,  ayant  résolu  d'employer  plus  de 
soin  dans  la  dessiccation  de  mes  plantes,  et  surtout  de 
les  coller  à  mesure  qu'elles  sont  sèches  ;  moyen  qui  m'a 
paru  le  meilleur  pour  les  conserver.  J'aurois  mauvaise 
grâce,  ayant  fait  une  recherche  vaine,  de  vous  faire 
valoir  une  herborisation  que  j'ai  faite  à  Montmorency 
l'été  dernier  avec  laCaterve  du  Jardin  du  Roi;  mais  il 
est  certain  qu'elle  ne  fut  entreprise  de  ma  part  que  pour 
trouver  le  plantago  monanfAos ,  que  j'eus  le  chagrin  d'y 
chercher  inutilement.  M.  de  Jussieu  le  jeune,  qui 
vous  a  vu  sans  doute  à  Lyon ,  aura  pu  vous  dire  avec 
quelle  ardeur  je  priai  tous  ces  messieurs ,  sitôt  que 
nous  approchâmes  de  la  queue  de  l'étang,  de  m'aider 


43o  LETTRES 

à  la  recherche  de  cette  plante;  ce  qu'ils  firent,  et  en- 
tre autres  M.  Thouin  ,  avec  une  complaisance  et  un 
soin  qui  méritoient  un  meilleur  succès. 

Nous  ne  trouvâmes  rien;  et  après  deux  heures 
dune  recherche  inutile,  au  fort  de  la  chaleur,  et  le 
jour  le  plus  chaud  de  Tannée ,  nous  fûmes  respirer  et 
fidre  la  halte  sous  des  arbres  qui  n'étoient  pas  loin , 
concluant  unanimement  que  le  plantago  uniflora ,  in- 
diqué par  Tournefort  et  M.  de  Jussieu  aux  epivirons 
de  Tétang  de  Montmorency,  en  avoit  absolument  dis- 
patni.  L'herborisation  au  surplus  fut  assez  riche  en 
plantes  communes;  mais  tout  ce  qui  vaut  la  peine 
d'être  mentionné  se  réduit  à  Yosmonde  royale^  le  (^- 
thrum  hyssopifoUa,  le  lysimachia  tenella,  le  ffepUs 
portula,  le  drosera  rotundifolia  „  le  cyperus  fuscuSy  le 
schœnus  nigrtcans^  et  Vhydrocotyle^  naissantes  avec 
quelques  feuilles  petites  et  rares ,  sans  aucune  fleur. 

Le  papier  me  manque  pour  prolonger  ma  lettre.  Je 
ne  vous  parle  point  de  moi,  parceque  jen'ai  plus  rien 
de  nouveau  à  vous  en  dire ,  et  que  je  ne  prends  plus 
aucun  intérêt  à  ce  qne  disent,  publient,  impriment, 
inventent,  assurent,  et  prouvent,  à  ce  qu'ils  préten- 
dent ,  mes  contemporains ,  de  l'être  imaginaire  et  fan- 
tastique auquel  il  leur  a  plu  de  donner  mon  nom.  Je 
finis  donc  mon  bavardage  avec  ma  feuille ,  vous  priant 
d'excuser  le  désordre  et  le  gi^iffonnage  d'un  honomie 
qui  a  perdu  toute  habitude  d'écrire ,  et  qui  ne  la  reprend 
presque  que  pour  vous.  Je  vous  salue  ,  monsieur,  de 
tout  mon  cœur ,  et  vous  prie  de  ne  pas  m'ouUier  au- 
près de  monsieur  et  madame  de  Fleurieu. 


SUR   LA   BOTAf^lQUE.  4^' 


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LETTRE  IX. 

A  Paris,  le  17773. 
.    Paavres  aveugles  que  nous  sommes  î  etc. 

Votre  seconde  lettre ,  monsieur ,  m'a  fait  sentir  bien 
vivement  le  tort  d'avoir  tardé  si  long-temps  à  répon- 
dre à  la  précédente,  et  à  vous  remercier  des  plantes 
qui  Taceompagnoient.  Ce  nest  pas  que  je  n'aie  été 
tien  sensible  à  votre  souvenir  et  à  votre  envoi;  mais 
la  nécessité  d'une  vie  trop  sédentaire  et  l'infaabitude 
d'écrire  des  lettres  en  augmentent  journellement  la 
dilSculté  9  et  je  sens  qu'il  faudra  renoncer  bientôt  à 
tout  commerce  épistolaire,  même  avec  les  personnes 
qui',  comme  vous,  monsieur,  me  l'ont  toujours  rendu 
instructif  et  agréable. 

Mon  occupation  principale  et  la  diminution  de  mes 
forces  ont  ralenti  mon  goût  pour  la  botanique,  au 
point  de  craindre  de  le  perdre  tout-à^ftdt.  Vos  lettres 
et  vos  envois  sont  bien  propres  à  le  ranimer.  Le  retour 
de  lal)eUe  saison  y  contribuera  peut-être  :  mais  je  doute 
qu'en'  aucun  temps  ma  paresse  s'accommode  long- 
t6mps  de  la  fantaisie  des  collections.  Celle  de  graines 
qu'a  faite  M.  Thouin  avoit  excité  mon  émulation,  et 
j,'avoi$ tenté  de  rassembler  en  petitautant  de  diverses 
semences  et  de  fruits,  soit  indigènes,  soit  Gotiques , 
(|u'il  en  pourroit  tomber  sous  ma  main  :  j'ai  fait  bien 
des  courses  dans  cette  intention.  J'en  suis  revenu  avec 


432  LETTRES 

des  moissons  assez  raisonnables;  et  beaucoup  de  per- 
sonnes obligeantes  ayant  contribué  à  les  augmenter , 
je  me  suis  bientôt  senti,  dans  ma  pauvreté,  l'em- 
barras des  richesses  ;  car,  quoique  je  n'aie  pas  en  tout 
un  millier  d'espèces ,  l'efFroi  m'a  pris  en  tentant  de 
ranger  tout  cela;  et  la  place  d'ailleurs  me  manquant 
pour  y  mettre  une  espèce  d'ordre,  j'ai  presque  re- 
noncé à  cette  entreprise  ;  et  j'ai  des  paquets  de  graines 
qui  m'ont  été  envoyés  d'Angleterre  et  d'ailleurs ,  de- 
puis assez  long-temps  ,  sans  que  j'aie  encore  été  tenté 
de  les  ouvrir.  Ainsi,  à  nM)iils  que  cette  Ssmtaisie  ne 
se  ranime,  elle  est,  quant  à  présent,  à  peu  près 
éteinte. 

Ce  qui  pourra  contribuer  avec  le  goût  de  la  prome- 
nade qui  ne  me  quittera  jamais ,  à  me  conserver  celui 
d'un  peu  d'herborisation ,  c'est  l'entreprise  des  petits 
herbiers  en  miniature  que  je  me  suis  chargé  de  faire 
pour  quelques  personnes,  et  qui,  quoique  unique- 
ment composés  de  plantes  des  environs  de  Paris ,  me 
tiendront  toujours  un  peu  en  haleine  pour  les  ramas- 
ser et  les  dessécher. 

Quoi  qu'il  arrive  de  ce  goût  attiédi ,  il  me  laissera 
toujours  des  souvenirs  agréables  des  promenadies 
champêtres  dans  lesquelles  j'ai  eu  l'honneur  de  vous 
suivre,  et  dont  la  botanique  a  été  le  sujet;  et,  s'il  me 
reste  de  tout  cela  quelque  part  dans  votre  bienveil- 
lance ,  je  ne  croirai  pas  avoir  ctdtivé  sans  fruit  la  bota- 
nique, même  quand  elle  aura  perdu  pour  moi  ses  at- 
traits. Qiftnt  à  l'admiration  dont  vous  me  parlez, 
méritée  ou  non ,  je  ne  vous  en  remercie  pas ,  parceque 
c'est  un  sentiment  qui  n'a  jamais  flatté  mon  cœur.  J'ai 


SUR   LA   BOTANIQUE.  433 

promis  à  M.  de  Ghâteaubourg  que  je  vous  i^nercie^ 
rois  de  m'avoir  procuré  le  plaisir  d'apprendre  par  lui 
%  Vos  nouvelles  9  et  je  m^acquitte  avec  plaisir  de  ma 
promesse.  Ma  femme  est  très  sensible  à  Thonneur  de 
votre  souvenir  y  et  nous  vous  prions ,  monsieur,  Tun 
et  l'autre ,  d'agréer  nos  remerciements  et  nos  saluta^ 
tions. 


jrii 


28 


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LETTRE 

A  M.  L'ABBÉ  DE  PRAMONT 


N.  B.  —  L*abbé  de  Pramont  avoit  confié  à  Rousseau  uoe  col- 
lection de  planches  gravées  représentant  des  plantes ,  et  accom- 
pagnées d'un  texte  explicatif  pour  chaque  plante.  Rousseau  les  a 
rangées  suivant  la  méthode  de  Linnée ,  et  a  joint  au  texte  des 
notes.en  assez  grand  nombre.  Ce  recueil  en  deux- volumes  grand 
in-folio  contenant  898  planches,  et  ayant  pour  titre  la  Botanique 
mise  h  la  portée  de  tout  le  monde  y  par  les  sieur  ^t  dame  RegnauU, 
Paris  ^  1774*9  ^^^  actuellement  déposé  à  la  bibliothèque  de  la 
.Chambre  des  Députés.  En  tête  est,  avec  Foriginal  de  la  lettre 
qu*on  va  lire,  une  Table  raisonnée  et  méthodique  faite  par 
Rousseau  avec  beaucoup  de  soin. 

A  Paris,  le  i3  avril  1778. 

Vos  planches  gravées ,  monsieur ,  sont  revues  et 
arrangées  comme  vous  Favez  désiré.  Vous  êtes  prié 
de  vouloir  bien  les  faire  retirer.  Elles  pourroient  se  gâ- 
ter dans  ma  chambre,  et  n'y  feroient  plus  qu un  em- 
barras, parceque  la  peine  que  j  ai  eue  à  les  arranger 
me  fait  craindre  d'y  toucher  derechef.  Je  dois  vous 
prévenir,  monsieur,  qu'il  y  a  quelques  feuilles  du  dis- 
cours extrêmement  barbouillées  et  presque  inlisibles; 
difficiles  même  à  relier  sans  rogner  de  l'écriture  que 

*  Il  forme  maintenant  trois  volumes  ;  mais  à  Tépoque  où  Rous- 
seau l'eut  entre  les  mains,  on  n*avoit  encore  publié  que  les  deux 
premiers. 


LÏ^TTRKS  SUB  LA  BOTANIQUE.  43^ 

j  ai  quelcpiefok  proliftigée  étocipdiawnt  sur  fai  Kiafrgi<. 
Quoique  j'aie  assez  raf««ietit  siiecotùhê  à  la  tentattioti 
de  faire  des  remarques,  Tamour  de  la  botanique  et  le 
désir  de  vottè  Complaire'  m.oiït  quelquefois  emporté. 
Je  ne  puis  écrire  lisiblement  que  quand  je  copie,  et 
jWoue  que  jô  n'ai  pas  eu  lé  courage  de  doubler  mon 
travail  en  faisant  des  brouillons.  Si  ce  griffonnage 
vous  dégo'ûtoït  de  vôtre  exemplaire  après  i  avoir  par- 
couru, je  vous  offre,  monsieur,  le  remboursement, 
avec  l'assurance  qu'il  ne  restera  pas  à  ma  charge. 
Agréez,  monsieur,  mes  très  humbles  salutations. 

La  Table  méthodique  dont  il  vient  d^etre  parlé,  est  précédée 
d  un  court  m^élinûnaire  et  terminée  par  cette.pbservatio;9^A 

€  La  ^léibo^de  Lmaaeu»  n'est  pM ,  ^  ta  itèmê,  pcu^* 
«  iaitement  natvrolkr.^  il  est  impos^iUè  db  H^ÉAii^ë  ^h 
<c  un  ordre  méthodique  et  en  même  temps  vrai  et  exact 
«  les  productions  de  la  nature ,  qui  sont  si  variées  et 
«  qui  ne  se  rapprochent  que  par  des  gradations  insen- 
«  sibles.  Mais  un  système  de  botanique  n'est  point  une 
«  histoire  naturelle  :  c'est  une  table ,  une  méthode  qui , 
'«  à  l'aide  de  quelques  caractères  remarquables  et  à 
«  peu  près  constants ,  apprend  à  rassembler  les  végé- 
«  taux  connus  et  à  y  ramener  les  nouveaux  individus 
«qu'on  découvre.  Ce  moyen  est  nécessaire  pour  en 
«  faciliter  l'étude  et  fixer  la  mémoire.  Ainsi  aucun  sys- 
(i  tème  botanique  n'est  véritablement  naturel.  Lemeil- 
«  leur  est  celui  qui  se  trouve  fondé  sur  les  caractères 
«  les  plus  fixes  et  les  plus  aisés  à  connoître.  » 

Quant  aux  notes  qu  on  trouve  presque  sur  chaque  feuille  du 
Recueil  en  question ,  elles  prouvent  une  profonde  connoissance 

28.' 


436  LETTRES  SUR  LA  ROTANIQUE. 

de  la  matière,  et  sont  quelquefois  rédigées  d'une  manière  pi- 
quante. En  voici  deux  prises  au  hasard. 

Sur  la  grande  capucine^  n^  1 28. 

«  Madame  de  Linnée  a  remarqué  que  des  âeurs 
«  rayonnent  et  jettent  une  sorte  de  lueur  avant  ]e  cré- 
«  puscule.  Ce  que  je  vois  de  plus  sûr  dans  cette  obser- 
«  vation,  c  est  que  les  dames  dans  ce  pays-là  se  lèvent 
«plus  matin  que  dans  celui-ci.  » 

Sur  la  mélisse  ou  citronelley  n*'  21 4* 

«  Chaque  auteur  la  gratifie  d^une  vertu.  C'est  comme 
«  les  fées  marraines ,  dont  chacune  douoit  la  filleule 
«  de  quelque  beauté  ou  qualité  particulière.  » 


FRAGMENTS 

POUR 

* 

UN  DICTIONNAIRE 

"    DES  TERMES 

D'USAGE  EN  BOTANIQUE, 

I 

AVEC  DES  ARTICLES  SUPPLËMENTAIfiES. 
(Voyez  la  note  au  verso  de  celle  pa^e.) 


« 


N.  B.  —  On  «  senti  qu'il  faudroit  ajouter  peu  de  chose  à  ces 
Fragments  pour  en  f^rnubr  y  sinoii  tin  iiatiotma^^  au  moins  un  Vo- 
cabulaire encore  fort  abrégé  sans  doute,  mais  a^sez.  complet  dans 
son  ensemble  pour  suffire  aux  personnes  qui  ne  font  de  Fétude  de 
la  botanique  qu'un  objet  de  distraction  et  d'amusement.  Dans  cette 
vue,  on  a,  dans  une  petite  collection  publiée  en  1802  sous  le  titre 
de  Botankfi^  de  J.  J,  lUms^m^  lj#ut|  par  flrii^  de  supplément  okx 
Fragments  une  suite  de  petits  articles  pour  lesquels  on  a  annoncé 
s'être  servi  en  grande  par^  4u  Pi<:4oifilvre  de  BuUiard,  revu  «C 
augmenté  par  Richard. 

Nous  avons  pensé  que  tous  ces  articles  insérés  dans  leur  or^re 
et  incorporés  àlix  î^égmAnts  cmL-mémes  rm^htlieiit  ceux-ci  d'un 
usage  plus  général,  et  conviendroient  à  la  plus  grande  partie  des 
lecteur$w  Çpis^rtielet,  impeîmés  en  petit  teste^  se  disdngueiont  faci^ 
lement  de  ceux  de  Rousseau. 


m/\/\,'%/\f\,/%/^%/%/%/\^^/%^/\/%/%^\^^d%^f^%/^/%/\^%0»/%f%/%f\f%/\jm^^/*^%^^/%/\^/**%/%^^^/*f^^/\/^^/%/^ 


INTRODUCTION. 


Le  premier  malheur  de  la  botanique  est  d'avoir  été  re* 
.gardée  dès  sa  naissance  comme  une  partie  de  la  médecine. 
Cela  ^t  qu'on  ne  s'attacha  qu'à  trouver  ou  supposer  des 
verfus  aux  plantes,  et  qu'on  négligea  la  connoissance  des 
plantes  mêmes;  car  comment  se  livrer  aux  courses  im- 
menses et  continuelles  qu'exige  cette  recherche ,  et  en  même 
temps  aux  travaux  sédentaires  du  laboratoire ,  et  aux  trai- 
tements des  malades,  par  lesquels  on  parvient  à  Rassurer 
de  la  nature  des  substances  végétales ,  et  de  leurs  effets 
dans  le  corps  humain?  Cette  fausse  manière  d'envisager 
la  botanique  en  a  long-temps  rétréci  l'étude ,  au  point  de 
la  borner  presque  aux  plantes  usuelles,  et  de  réduire  la 
chaîne  végétale  à  un  petit  nombre  de  chaînons  interrom- 
pus; encore  ces  chaînons  mêmes  ont-ils  été  très  mal  étu- 
diés, parcequ'on  y  regardoit  seulement  la  matière,  et  non 
pas  l'organisation.  Comment  se  seroit-on  beaucoup  occupé 
de  la  structure  organique  d'une  substance,  ou  plutôt  d'une 
niasse  ramifiée,  qu'on  ne  songeoit  qu'à  piler  dans  un  mor- 
tiéi*?  On  ne  cherchoit  des  plantes  que  pour  trouver  des 
remèdes;  on  ne  cherchoit  pas  des  plantes^  mais  des  sim- 
ples. C'étoit  fort  bien  fait,  dira-t-on  ;  soit  :  mais  il  n'en  a  pas 
moins  résulté  que.  Si  l'on  cohnoissoit  fort  bien  les  remè- 
des, on  ne  laissolt  pas  deconnoître  fort  mal  les  plantes; 
et  c'est  tout  ce  que  j'avance  ici. 

La  botanique  n'étoit  rien;  il  n^y  avoit  point  d'étude  de 
la  botanique,  et  ceux  qui  se  piquoient  le  plus  de  connoitre 
les  plantes  n'avoient  aucune  idée,  ni  de  leur  structure,  ni 
de  Féconomie  végétale.  Chacun  connoissoit  de  vue  cinq 
ou  six  plantes  de  son  canton ,  auxquelles  il  donnoit  des 
nonis  au  hasard,  enrichis  de  vertus  merveilleuses  qu'il  lui 


44o  INTRODUCTION. 

plaisoit  de  leur  supposer;  et  chacune  de  ces  plantes  chan- 
gée en  panac^  universelle  suffisoit  seule  pour  immorta- 
liser tout  le  genre  humain.  Ces  plantes,  transformées  en 
baume  et  en  emplâtres,  disparoissoient  promptement ,  et 
faisoient  bientôt  place  à  d'autres,  auxquelles  de  nouveau 
venus,  pour  se  distinguer,  attribuoient  les  mêmes  effets. 
Tantôt  c'étoit  une  plante  nouvelle  qu'on  décoroit  d'an- 
ciennes vertus,  et  tantôt  d'anciennes  plantes  proposées 
sous  de  nouveaux  noms  suffisoient  pour  enrichir  de  nou- 
veaux charlatans.  Ces  plantes  avoient  des  noms  vulgaires, 
différents  dans  chaque  canton  ;  et  ceux  qui  les  indiquoient 
pour  leurs  drogues  ne  leur  donnoient  que  des  noms  con- 
nus tout  au  plus  dans  le  lieu  qu'ils  habitoient;  et,  quand 
leurs  récipés  couroient  dans  d'autres  pays,  on  ne  savpit 
plus  de  quelle  plante  il  y  étoit  parlé  ;  chacun  en  substituoit 
une  à  sa  fantaisie,  sans  autre  soin  que  de  lui  donner  le 
même  nosi.  Voilà  tout  l'art  que  les  Myrepsus,  lesHilde- 
gardes,  lesSuardus,  les  Villanova,  et  les  autres  docteurs 
de  ces  temps-là,  mettoient  à  l'étude  des  plantes  dont  ils 
ont  parlé  dans  leurs  livres;  et  il  seroit  difficile  peut-être 
au  peuple  d'en  reconnoitre  une  seule  sur  leurs  noms  ou 
sur  leurs  descriptions. 

A  la  renaissance  des  lettres  tout  disparut  pour  faire  place 
aux  anciens  livres  :  il  n'y  eut  plus  rien  de  bon  et  de  vrai 
que  ce  qui  étoit  dans  Aristote  et  dans  Galien.  Au  lieu  d'é- 
tudier les  plantes  sur  la  terre,  on  ne  les  étudioit  plus  que 
dans  Pline  et  Dioscoride;  et  il  n'y  a  rien  si  fréquent  dans 
les  auteurs  de  ces  temps'là  que  d'y  voir  nier  l'existenee 
d'une  plante  par  l'unique  raison  que  Dioscoride  n'en  a  pas 
parlé.  Mais  ces  doctes  plantes,  il  falloit  pourtant  les.  trou- 
ver en  nature  pour  les  employer  selon  les  préceptes  du 
maître.  Alors  on  s'évertua,  l'on  se  mit  à  chercher,  à  obser- 
ver,  à  conjecturer;  et  chacun  ne  manqua  pas  de  faire  tous 
ses  efforts  pour  trouver  dans  la  plante  qu'il  avoit  choisie 
les  caractères  décrits  dans  son  auteur;  et,  comme  les  tra- 


INTRODUCTION.  ^l 

dueteurs,  les  commentateurs)  lespraticieBs,  s'accordoient 
rarement  sut*  le  choix ,  on  donnoit  Tingt  noms  à  la  même 
plante,  et  à  vingt  plantes  le  même  nom,  chacun  soute- 
nant que  la  sienne  ëtoit  la  véritable)  et  que  toutes  les  au- 
tres, n'étant  pas  celles  dont  Dioscoride  a  voit  parlé,  dé- 
voient être  proscrites  de  dessus  la  terre.  De  ce  conflit  ré- 
sultèrent enfin  des  recherches,  à  la  vérité  plus  attentives, 
et  quelques  bonnes  observations  qui  méritèrent  d'être  con- 
servées, mais  çn  même  temps  un  tel  chaos  de  nomencla* 
ture,  que  les  médecins  et  les  herboristes  avoient  absolu- 
ment cessé  de  s'entendre  entre  eux.  Il  ne  pouvoit  plus  y 
avoir  communication  de  lumières ,  il  n'y  avoit  plus  que 
des  disputes  de  mots  et  de  noms,  et  même  toutes  les  re- 
oherches  et  descriptions  utiles  étoient  perdues,  faute  de 
pouvoir  décider  de  quelle  plante  chaque  auteur  avoit  parle. 

Il  commença  pourtant  à  se  former  de  vrais  botanistes, 
tels  que  Clusms,  Cordus,  Césalpin,  Gesner,  et  à  se  faire 
de  bons  livres,  et  instructifs,  sur  cette  matière,  dans  les- 
quels même  ou  trouve  déjà  quelques  traces  de  méthode. 
Et  c'étoit  certainement  une  perte  que  ces  pièces  devinssent 
inutiles  et  inintelligibles  par  la  seule  discordance  des  noms. 
Mais  de  cela  même  que  les  autetu^  commençoient  à  réunir 
les  espèces,  et  à  séparer  les  genres,  chacun %elon  sa  ma- 
nière d'observer  le  port  et  la  structure  apparente,  il  résulta 
de  nouveaux  inconvénients  et  une  nouvelle  obscurité,  par^ 
ceque  chaque  auteur,  réglant  sa  nomenclature  sur  sa  mé- 
thode, créoit  de  nouveaux  genres,  ou  séparoit  les  anciens, 
selon  que  le  requéroit  le  caractère  des  siens  :  de  sorte  qu'es- 
pèces et  genres  tout  étoit  tellement  mêlé,  qu'il  n'y  avoit 
presque  pas  de  plante  qui  n'eût  autant  de  noms  différents 
qu'il  y  avoit  d'auteurs  qui  l' avoient  décrite;  ce  qui  rendoit 
l'étude  de  la  concordance  aussi  longue  et  souvent  plus  dif- 
ficile que  celle  des  plantes  mêmes. 

Enfin  parurent  ces  deux  illustres  frères  qui  ont  plus  fait 
eux  seuls  pour  le  progrès  de  la  botanique  ^e  tous  les  au- 


44^  INTRODUCTION. 

très  ensemble  qpi  les  ont  précédés  et  même  suivis,  jusqu^à 
Toumefort  :  hommes  Vares,  (iont  le  savoir  immense,  et 
les  solides  travaux,  consact*és  à  la  botanique,  les  rendent 
dignes  de  l'immortalité  qu'ils  leur  ont  acquise;  car,  tant 
que  cette  science  naturelle  ne  tombera  pas  dans  l'oubli , 
les  noms  de  Jean  et  de  Gaspar  Bauhin  vivront  avec  eDe 
dans  la  mémoire  des  hommes.  * 

Ces  deux  hommes  entreprirent ,  chacun  de  son  côté,  une 
histoire  universelle  des  plantes;  et,  ce  qui  se  rapporte  plus 
immédiatement  à  cet  article,  ils  entreprirent  l'un  et  l'au- 
tre d'y  joindre  une  synonymie,  c'est*à-dire  une  liste  exacte 
des  noms  que  chacune  d'elles  portoit  dans  tous  les  au- 
teurs qui  les  avoient  précédés.  Ce  travail  devenoit  abso- 
lument nécessaire  pour  qu'on  fût  profiter  des  observa- 
tions de  chacun  dWx;  car,  sans  cela,  il  devenoit  presque 
impossible  de  suivre  et  démêler  chaque  plante  à  travers 
tant  de  noms  différents. 

L'âtné  a  exécuté  à  peu  près  cette  entreprise  dans  les 
trois  volumes  in-folio  qu'on  a  imprimés  après  sa  mort , 
et  il  y  a  joint  une  critique  si  juste,  qu'il  s'est  rarement 
trompe  daits  ses  synonymies. 

Le  plan  de  son  frère  étoit  encore  plus  vaste,  comme  il 
paroît  par  l^premier  volume  qu'iî  en  a  donné,  et  qui 
peut  faire  juger  de  l'immensité  de  tout  l'ouvrage,  s'il  eût 
eu  le  temps  de  Pexécuter;  mais,  au  volume  près  dont  je 
viens  de  parler,  nous  n'avons  que  les  titres  du  reste  dans 
sonPitiax;  et  ce  Pinaxj  fruit  de  quarante  ans  de  travail,  est 
encore  aujourd'hui  le  guide  de  tous  ceux  qui  veulent  tra- 
vailler sur  cette  matière,  et  consulter  les  anciens  auteurs. 

Gomme  la  nomenclature  des  Bauhin:  n'étoit  formée  qae 
des  titres  de  leurs  chapitres,  et  que  ces  titres  comprenoieiit 
ordinairement  plusieurs  mots,  de  là  vient  l'habitude  de 
n'employer  pour  noms  d«  plantes  que  des  phrases  louc&es 
assez  longues,  ce  qui  rendoit  cette  'nomenclature  non 
se«É»inent  traînante  et  embarrassante,  mais  pédantesque 


INTRODUCTION.  44^ 

et  ridi^ide.  U  y  aiuroil  à  cela,  j%  Vavoiie,  quelque  avantage , 
si  ces  phrases  avoient  été  mieux  faites;  mais,  composées 
iudifféffeniioent  des  noms  des  lieux  d'où  venoieiit  ces 
plantes,  des  noms  des  gens  qui  lee  avoient  envoyées,  et 
mâme  des  noms  d'autres  plantes  avec  lesquelles  on  leur 
trouvoit  quelque  similitude,  ces  phrases  étoient  des  sour- 
ces de  nouveaux  embarras  et  de  nouveaux  doutes ,  puis- 
que la  cfmnoÂasance  d'une  seule  plante  exigeoit  cdle  de 
pluaîaurs  autres,  at^quelles  sa  phrase  renvoyok,  et  dont 
les  noms  n'étoiept  pas^plus  déterminés  que  le  sien. 

Cependant  les  voyages  4e  long  cours  enrichissoient  in- 
cessamment la  botanique  de  nouveaux  trésors;  et  tandfe 
que  les  wciens  noms  accabloient  déj^  la  mémoire,  il  en 
faUoH  inventer  de  nouveaux  sans  cesse  pour  les  plantes 
nouvelles  qu'on  découvroit.  Perdus  dans  ce  labyrinthe 
immense,  les  botanistes,  forcés  de  chercher  un  fil  pour 
s'en  tirer,  s'attadbèrent  enfin  sérieusement  à  la  méthode. 
Harman,  Bivin,  Ray,  proposèrent  chacun  la  siennç;  mais 
rimm4>rtal  "f  ournefort  l'emporta  sur  eux  tous  :  il  rangea  le 
premier,  systématiquement,  tout  le  r^fue  végétal;  et  ré- 
foTDMi^t  en  partie  la  nomenclature ,  la  combina  par  ses 
nouv^ux  genres  avéjc  celle  de  Gaspar  Baubin.  Mais  loin 
de  la  débarrasser  de  ses  longues  phrases,  ou  il  en  ajouta 
d0  nouvelle,  ou  il  chargea  les  anciennes  des  additions 
que  sa  méthode  le  forçoit  d'y  faire.  Alors  s'introduisit 
l'usage  barbare  de  lier  les  nouveaux  noms  aux  anciens 
par  un  qui  quœ  ^uod  contradictoire ,  qui  d'une  même 
plante  faisoit  deux  genres  tout  différents* 

D^ns  leoni$  qui  pilos^Ua  folio  mnm  viUoso  :  Pûria  gua 
jaoobœa  onenfyjUis  limonii  folio  :  TitanokeMiophyUm^  quod 
litophyton  marinum  (ilbicans. 

Ainsi  la  nomenclature  se  chargeoit^  les  nom#des  planâ- 
tes devenoient  non  seulement  des  phrases,  mais  de»  pé- 
riodes. Je  n'en  citerai  ^'un  seul,  de  Pluàenet,  qui  prou-' 
veraque|e  n'exagère  pas.  «GramiEfn  myhiûophoçum  caro^ 


444  INTRODUCTION. 

a  linianum,  seu  gramen  altissimumy  panicula  maxhna  spe^ 
u  dosa  y  e  spicis  mcgaribus  compressiuscuUs  utriru/ue  pirmcUis 
u  blattam  molendariam  quodammodb  referentibus,  œmposiia, 
ujbliis  convoUUus  mucronatis  pungeniibiis.  n  Almag.  187. 

Cen  étoit  fait  de  la  botanique  si  ces  pratiques  eussent 
été  suivies.  Devenue  absolument  insupportable,  la  no- 
menclature ne  pouvoit  plus  subsister  dans  cet  état,  et  H 
falloit  de  toute  nécessité  qu'il  s^  fit  une  réforme ,  ou  que 
la  plus  riche,  la  plus  aimable,  la  plus  facile  des  trois  par- 
ties de  rhistoire  naturelle  fût  abandonnée. 

Enfin  M.  Linnaeus,  plein  de  son  système  sexuel,  et 
des  vastes  idées  qu'il  lui  avoit  suggérées ,  forma  le  projet 
d'une  refonte  générale,  dont  tout  le  monde  sentoit  le  be- 
soin, mais  dont  nul  n'osoit  tenter  l'entreprise.  Il  fit  plus, 
il  l'exécuta;  et,  après  avoir  préparé ,  dans  son  Criticabo- 
tanica^  les  règles  sur  lesquelles  ce  travail  devoit  être  con- 
duit, il  détermina,  dans  son  Gênera  plantarumy  ces  genres 
des  plantes,  ensuite  les  espèces  dans  son  Species;  de  sorte 
que,  gardant  tous  les  anciens  noms  qui  pouvoient  s'ac- 
corder avec  ces  nouvelles  règles,  et  refondant  tous  les 
autres,  il  établit  enfin  une  nomenclature  éclairée,  fondée 
«ur  les  vrais  principes  de  l'art ,  qu'il  avoit  lui-même  ex- 
posés. Il  conserva  tous  ceux  des  anciens  genres  qui  étoient 
vraiment  naturels  ;  il  corrigea ,  simplifia ,  réunit ,  ou  di- 
visa les  autres ,  selon  que  le  requéroient  les  vrais  carac- 
tères; et,  dans  la  confection  des  noms,  ilsuivoit,  quel- 
quefois même  un  peu  trop  sévèrement,  ses  propres  règles. 

A  l'égard  des  espèces ,  il  falloit  bien ,  pour  les  déter- 
miner, des  descriptions  et  des  différences;  ainsi  les  phra- 
ses restoient  toujours  indispensables ,  mais  s'y  bornant  à 
un  petit  nombre  de  mots  techniques  bien  choisis  et  bien 
adaptés,  il  s'attacha  à  faire  de  bonnes  et  brèves  définitions 
tirées  des  vrais  caractères  de  la  plante ,  bannissant  rigou- 
reusement tout  ce  qui  lui  étoit  étranger.  Il  fallut  pour 
cela  créer,  pour  ainsi  dite,  à  la  botanique  une  nouvelle 


INTRODUCTION.  44^ 

langue  qui  épargnât  ce  long  circuit  de  paroles  qu'on  voit 
dans  les  anciennes  descriptions.  On  sVst  plaint  que  les 
mots  de  cette  langue  n'ëtoient  pas  tous  dans  Gicéron.  * 
Cette  plainte  auroit  un  sens  raisonnable,  si  Cicëron  eût 
fait  un  traité  complet  de  botanique.  Ces  mots  cependant 
Aont  tous  grecs  ou  latins,  expressifs,  courts,  sonores,  et 
Corment  même  des  construction»  élégantes  par  leur  ex- 
trême précision.  CTest  dans  la  pratique  journalière  de  l'art 
qu'on  sent  tout  Favantage  dç  cette  nouvelle  langue,  aussi 
4:ommode  et  nécessaire  aux  botanistes  qu'est  celle  de  l'al- 
gèbre aux  géomètres. 

Jusque-là  M.  Linnaeus  avoit  déterminé  le  plus  grand 
nombre  des  plantes  connues ,  mais  il  ne  les  avoit  pas 
nommées ,  car  ce  n'est  pas  nommer  une  chose  que  de  la 
•définir  :  une  phrase  ne  sera  jamais  un  vrai  mot  * ,  et  n'en 
3auroit  avoir  l'usage.  Il  pourvut  à  te  défaut  par  l'in- 
vention des  noms  triviaux  qu^il  joignit  à  ceux  des  genres 
pour  distinguer  les  espèces.  De  cette  manière  le  nom  de 
chaque  plante  n'est  composé  jamais  que  de  deux  mots;  et 
(pes  cleuz  mots  seuls,  choisis  avec  discernement  .et  appli- 
qués avec  justesse,  font  souvent  mieux  connoitre  la  plante 
que  ne  faisoient  les  longues  phrases  de  Micheli  et  de  Plu- 
kenet.  Pour  la  connoitre  mieux  encore  et  plus  régulière- 
ment, on  a  la  phrase  qu'il  faut  savoir  sans  doute ,  mais 
qu'on  n'a  plus  besoin  de  répéter  à  tout  propos  lorsqu'il  ne 
faut  que  nommer  l'objet. 

Rien  n'étoit  plus  maussade  et  plus  ridicule,  lorsqu'une 
femme  ou  quelqu'un  dé  ces  hommes  qui  leur  ressemblent, 
vous  demandoit  le  nom  d'une  herbe  ou  d'une  fleur  dans 
un  jardin,  que  la  nécessité  de  cracher  en  réponse  une  Ion* 
gue  enfilade  de  mots  latins,  qui  ressembloient  à  des  évo* 

*  Cette  leçon  est  conforme  à  l'édition  de  Genève,  1782,'  et  à 
Fédition  de  Paris  en  38  vol.  in-8'.  Dans  quelles  autres ,  on  lit  : 
Une  phrase  ne  sera  jamais  un  vrai  nom. 


446  INTRODUCTION. 

cations  magiques;  mcoHTénieat  soliisant  poar  rebatertïes 
personnes  frivdes  d'une  étude  charmante  offerte  avec  an 
*  appareil  aussi  pédantesque. 

Quelque  nécessaire,  quelque  avantageuse  que  fitit^ette 
réforme)  il  ne  falloit  pas  moins  que  le  profond  savoir  de 
M.  Linnseus  pour  la  faire  avec  saoeès,  et  que  la  céLéhtiné 
de  ce  grand  naturaliste  pour  la  faire  universelleMeM 
adopter.  Elle  a  d'abord  éprouvé  de  la  ré^stance^  eue  en 
éprouve  encore;  cela  ne  sauroit  être  autrement  :  ses  ri* 
vaux  dans  la  même  carrière  regardent  dette  adoption 
comme  un  aveu  d'infériorité  qu'ils  n'ont  garde  de  faire; 
sa  nomenclature  parolt  tenir  tellement  à  sOn  système 
qu'on  ne  s'avise  guère  de  l'en  séparer;  et  ks  botaniste»  du 
premier  ordre,  qui  se  croient  obligés,  par  hanfear,  de 
n'adopter  le  système  de  personne,  et  d'avoir  chacun  le 
sien,  n'iront  pas  sacrifier  leurs  prétentions  aux  progrès 
d'un  art  dont  l'amour  dans  ceux  cpii  le  professent  est  rare- 
ment déshitëressé. 

Les  jalousies  nationales  s'opposent  encore  k  Fadmission 
d'un  système  éflrangerv  On  se  croit  obligé  de  soutenir  les 
illustres  de  son  pays ,  tnrtout  lorsqu'ils  ont  cessé  de  vivre; 
car  même  l'amour-propre,  qui  faîsoit  souffrir  avec  peme 
leur  supériorité  dorant  leur  vie,  s'honore  de  leur  gloire 
•près  leur  mort. 

Malgré  tout  cela,  la  grande  commodité  de  cette  nou- 
velle nomenclature,  et  «on  utilité,  que  l'usage  a  lait  con*- 
noitre,  l'ont  fait  adopter  presc[ue  universellement  dans 
te%te  l'Europe,  phia  tôt  ou  plus  tard  à  la  vérité,  mais  en- 
fin à  peu  près,  partout,  et  même  à  Paris.  M.  de  Jussieu 
vient  de  l'établir  au  Jardin  du  Roi ,  préférant  aiu  Futîtrfë 
publique  à  la  gloire  d'une  nouvelle  refonte,  que  sembloit 
demander  la  méthode  des  familles  naturelles,  dont  son 
illustre  oncle  est  l'auteur.  Oe  n^est  pas  que  cette  nomen- 
clature lînnéenne  n'ait  encore  ses  défauts,  et  ne  laisse  de 
grandes  prises  à  la  critique;  mais,  en  attendant  qu^on  en 


INTRODUCTION.  44? 

trouve  une  plus  parfaite^  à  q^i  riea  ne  manque,  il  vaut 
cent  fois  mieux  adopter  celle-là  que  de  nVn  avoir  aucune, 
ou  de  retombar  dans  les  phrases  de  Tournefort  et  de  Gat^ 
par  Bauhin.  J^ai  même  peine  à  croire  qu'une  meilleure 
nomenclature  pût  avoir  désormais  assez  de  succès  pour 
proscrire  celle-ci,  à  laquelle  les  botanistes  de  l'Europe  sont 
déjà  tout  accoutumés;,  et  c'est  par  la  double  chaîne  de 
rhabitude  et  de  la  conunodité  qu'ils  y  renonceroient  avec 
plus  de  peine  encorç  qu'ils  n'en  eurent  à  l'adopter.  Il  fau- 
droit ,  ppur  opérer  ce  changement,  un  auteur  dont  le  cré- 
dit effaçât  celui  de  M«  Linnaeus,  et  à  l'autorité  di^quel 
l'Europe  entière  voulût  se  soumettre  une  ««inonde  fois,  ce 
quime  paroit  difficile  à  espérer;  car  si  son  système,  quel- 
que excellent  qi^'il  puisse  être,  n'est  adopté  que  par  une 
seule  nation,  il  jettera  la  botanique  dans  un  nouveau  la- 
byrinthe, et  nuira  plus  qull  ne  servira. 

Le  travail  même  de  M.  Linnâeus,  bien  qu'immense, 
reste  encore  imparfait,  tant  qu'il  ne  comprend  pas. toutes 
le^  plantes  connues,  et  tant  qu'il  n'est  pas  adopté  par^  téuê 
les  botanistes  sans  exception;  car  les  livres  de  ceu^qui  ue 
^y  soumettent  pas  exigent  de  la  part  des  lecteurs  le  même 
travail  pour  la  concordance  auquel  ils  étoient  forcés  pour 
les  livres  qui  ont  précédé.  On  a  obligation  à  M.  Granti, 
malgré  sa  passion  contre  M.  Linnseus,  d'avoir,  en  rejer* 
tant  son  système,  adojpté  sa  nomenclature.  Mais  M.  Haller , 
dans  son  grand  et  excellent  Traité  des  plantes  alpines,  re- 
jette à Ja-fois  l'un  et  l'autre ,  et  M.  Adanson  fait  encore 
plus;  il, prend  une  nomenclature  toute  nouvelle,  et  jie 
fournit  aucun  renseignement  pour  y  rapporter  cdle  de 
M.  Liunaeus.  M.  Haller  cite  toujours  les  genres  et  quelque- 
fois les  phrases  des  espèces  de  M.  Linnaeus,  mais  M.  Adan- 
son n'en  cite  jamais  ni  genre  ni  phrase.  M.  Haller  s'at- 
tache à  une  synonymie  exacte,  par  laquelle  y  quand  il  n'y 
jpint  pas  la  phrase  de  M.  Linnseus,  çn  peut  du  moins  la 
trouver  indirectement  par   le  rappoit  des  synonymes. 


44^  INTRODUCTION. 

Mais  M.  Linnœus  et  ses  livres  sont  tout-à-fait  nuls  pour 
M.  Adanson  et  pour-  ses  lecteurs;  il  ne  laisse  aucun  ren- 
seignement par  lequel  on  s'y  puisse  reconnoitre  :  ainsi  il 
faut  opter  entre  M.  Linnaeus  et  M.  Adanson,  qui  l'exclut 
sans  miséricorde,  et  jeter  tous  les  livres  de  l'un  ou  de  Tau- 
tre  au  feu,  ou  bien  il  faut  entreprendre  un  nouveau  tra- 
vail, qui  ne  sera  ni  court  ni  facile,  pour  faire  accorder  deux 
nomenclatures  qui  n'offrent  aucun  point  de  réunion* 

De  plus,  M.  Linnœus  n'a  point  donné  une  synonymie 
complète*  Il  s'est  contenté ,  pour  les  plantes  anciennement 
connues ,  de  citer  les  Bauhin  et  Clusius ,  et  une  figure  de  cha- 
que plante.  Pour  les  plantes  exotiques  découvertes  récem- 
ment, il  a  cité  un  ou  deux  auteurs  modernes,  et  les  figures 
de  Rheedi,  de  Rumphius,  et  quelques  autres,  et  s'en  est 
tenu  là.  Son  entreprise  n'exigeoit  pas  de  lui  une  compi- 
lation plus  étendue,  et  c'étoit  assez  qu'il  donnât  un  seul 
renseignement  sûr  pour  chaque  plante  dont  il  parloit. 

Tel  est  l'état  actuel  des  choses.  Or,  sur  cet  exposé,  je 
demande  à  tout  lecteur  sensé  comment  il  est  possible  de 
s'attacher  à  l'étude  des  plantes  en  rejetant  celle  de  la  no- 
menclature. C'est  comme  si  l'on  vouloit  se  rendre  savant 
dans  une  langue  sans  vouloir  en  apprendre  les  mots.  Il 
est  vrai  que  Jes  noms  sont  arbitraires ,  que  la  connoissance 
des  plantes  ne  tient  point  nécessairement  à  celle  de  la  no- 
menclature, et  qu'il  est  aisé  de  supposer  qu'un  homme  in- 
telligent pourroit  être  un  excellent  botaniste,  quoiqu'il 
ne  connût  pas  une  seule  plante  par  son  nom  ;  mais  qu'un 
homme,  seul,  sans  livres  et  sans  aucun  secours,  des  lu- 
mières communiquées,  parvienne  à  devenir  de  lui-même 
un  très  médiocre  botaniste,  c'est  une  assertion  ridicule  à 
faire,  et  une  entreprise  impossible  à  exécuter.  Il  s'agit  de 
savoir  si  trois  cents  ans  d'études  et  d'observations  doivent 
être  perdus  pour  la  botanique,  si  trois  cents  volumes  de 
figures  et  de  descriptions  doivent  être  jetés  au  feu,  si  les 
connoissances  acquises  par  tous  les  savants  qui  ont  con- 


t 


INTRODUCTION.  449 

sa^ré  leur  bou^rse,  lear  vie  et  leurs  veilles ,  à  des  voyages 
immenseç,  coûteux,  pénibles  et  périlleux,  doivent  être 
inutiles  à  leurs  successeurs,  et  si  chacun,  partant  toujours 
de  zéro  pour  son  premier  point,  pourra  parvenir  de  lui- 
même  aux  mêmes  connoissances  qu'une  longue  suite  de 
recherches  et  d'études  a  répandues  dans  la  masse  du  genre 
humain.  Si  cela  n'est  pas,  et  que  la  troisième  et  plus  aima- 
ble partie  de  l'histoire  naturelle  mérite  l'attention  des  cu- 
rieux, qu'on  me  dise  comment  on  s'y  prendra  pour  faire 
usage  des  connoissances  ci-^levant  acquises,  si  Ton  ne 
commence  par  apprendre  la  langue  des  auteurs ,  et  par 
savoir  à  quels  objets  se  rapportent  les  noms  employés  par 
chacun  d'eux.  Admettre  l'étude  de  la  botanique,  et  rejeter 
celle  de  la  nomenclature ,  c'est  donc  tomber  dans  la  plus, 
absurde  contradiction. 


MI.  29 


••^  «^  ^  %'%•%.«<%  t 


FRAGMENTS 


POU» 


UN  DICTIONNAIRE 

DES  TERMES 

lyUSAGE  EN  BOTANIQUE. 


Abortif.  Qui  ne  parvient  point  à  sa  perfection. 

À3RUPTE.  On  doonç  Tépithéte  d'abru/^  wx  feuilles- 
pinnées ,  au  sommet  desquelles  maBC|ue  ta  foliole  im- 
paire terminée  qu'elles  ont  ordinairement. 

Abreuvoirs,  qu  gouttières.  Trous  qui  se  forment 
dans  le  bois  pourri  des  diieots ,  et  qui ,  retenant  leau 
des  phites,  pourrissent' enfin  le  reste  du  tronc. 

AcAULis,  sans  tige. 

AcoTTtÉDOKE,  sanscotylédoM,  La  plante  ne  développe  point  dans 
sa  ^rmtnation  k  feuille  primordiale  nommée  cotylédon. 

AoAMtt,  au  kfto  de  CvyptogamU.  8aiia  étanûne»  m  pistils. 

AçnécÉE^.  P©4icâUéîe»nais^^i^esj  pluiîeurs  ensemble  d*Bn  mèmft^ 
point  de  la  tige. 

Aigrette.  Touffe  de  filiuoieats  simples  ou  plumeux 
qui  copronof  ut  les  ses^ettces  dans  piusieura  genre» 
de  composées  et  d  autres  fleurs.  L'aigrette  est  ou  ses- 
^le ,  c  eslè-dire  imsiédiatement  attachée  autour  de 
r©«ibryon  qui  la  porte ,  ou  pédiculée ,  c  est-à-dire 
portée  par  un  pied  af^pelé  en  li^n  stipes ,  q^ti  la  tient 


452  '      ANT 

élevée  au-dessus  de  Fembryon.  L'aigrette  sert  d  a- 
bord  de  calice  au  fleuron,  ensuite  elle  le  pousse  et  le 
chasse  à  mesure  qu'il  se  fane,  pour  qu'il  ne  reste  pas 
sous  la  semence  et  ne  Tempéche  pas  de  mûrir;  elle 
garantit  cette  même  semence  nue  de  l'eau  de  la  pluie 
qui  pourroit la  pourrir;  et  lorsque  la  semence  estmûre , 
elle  lui  sert  d'aile  pour  être  portée  et  disséminée  au 
loin  par  les  vents. 

Ailée.  Une  feuille  composée  de  deux  folioles  op- 
posées sur  le  même  pétiole  s'appelle  feuille  ailée. 

Aisselle.  Angle  aigu  ou  droit,  formé  par  une  bran- 
che sur  une  autre  branche,  ou  sur  la  tige ,  ou  par  une 
feuille  sur  une  branche. 

ÀLÉKi.  Fait  en  alêne. 

Alternes.  Feoilles  qni  se  trouvent  sur  divers  points  de  la  tige  à 
des  distances  à  peu  près  égales. 

Amande.  Semence  enfermée  dans  un  noyau. 

Ambrtacée.  Plante  dont  les  fleurs  sont  disposées  en  chaton. 

Amplexicaule,  dont  la  base  embrasse  la  tige. 

Ancipité.  Ayant  deux  bords  opposés  plus  ou  moins  tranchants. 

Androgtne.  Qui  porte  des  fleurs  mâles  et  des  fleurs 
femelles  sur  le  même  pied.  Ces  mots  androgyne  et 
monoïque  signifient  absolument  la  même  chose  : 
excepté  que  dans  le  premier  on  fait  plus  d  attention 
au  différent  sexe  des  fleurs  ;  et  dans  le  second,  à  leur 
assemblage  sur  le  même  individu. 

Angiosperbie,  à  semences  enveloppées.  Ce  terme 
d'angiosperme  convient  également  aux  fruits  à  cap- 
sule et  aux  fruits  à  baie. 

Anthère.  Capsule  ou  botte  portée  par  le  filet  de 
l'étamine,  et  qui,  s'ouvrantau  moment  de  la  fécco- 
dation,  répand  la  poussière  prolifique. 


APH  453 

AnTiièsE.  Le  temps  où  tout  les  organes  d*Hne  fleur  sont  dans 
leur  parfait  accroissement. 

Anthologie.  Discours  sur  les  fleurs.  C'est  le  titre 
d'un  livre  de  Pontedera,  dans  lequel  il  combat  de 
toute  sa  force  le  système  sexuel ,  qu'il  eût  sans  doute 
adopté  lui-même ,  si  les  écrits  de  Vaillant  et  de  Lin* 
nœus  a  voient  précédé  le  sien. 

Aphrodites,  m.  Adanson  donne  ce  nom  à  des  ani- 
maux dont  chaque  individu  reproduit  son  semblable 
par  la  génération ,  mais  sans  aucun  acte  extérieur  de 
copulation  ou  de  fécondation ,  tels  que  quelques  pu^ 
ceronâ,  les  conques,  la  plupart  des  vers  sans  sexe, 
les  insectes  qui  se  reproduisent  sans  génération ,  mais 
par  la  section  d'une  partie  de  leur  corps.  En  ce  sens, 
les  plantes  qui  se  multiplient  par  boutures  et  par 
caïaux  peuvent  être  appelées  aussi  aphrodites.  Cette 
irrégularité,  si  contraire  à  la  marche  ordinaire  de  la 
nature  I  offre  bien  des  difficultés  à  la  définition  de 
Tespéce  :  est-ce  qu'à  proprement  parler  il  n'existeroit 
point  d'espèces  dans  la  nature,  mais  seulement  des 
individus?  Mais  on  peut  douter,  je  crois,  s'il  est  des 
plantes  absolument  aphrodites ,  c'est-à-dire  qui  n'ont 
réellement  point  de  sexe  et  ne  peuvent  se  multiplier 
par  copulation.  Au  reste,  il  y  a  cette  différence  entre 
ces  deux  mots  aphrodite  et  asexe ,  que  le  premier  s'^p- 
pliqueatrx  plantes  qui,  n'ayant  point  de  sexe,  ne  lais- 
sent pas  de  multiplier ,  au  lieu  que  l'autre  ne  convient 
qu'à  celles  qui  sont  neutres  ou  stériles  ,  et  incapables 
de  i*eproduire  leur  semblable. 

Aphyl^e.  On  pourroit  dire  effeuillé  ;  mais  effeuillé 


4^  BAL 

signifie  dont  on  a  été  les  feuilles ,  et  apk^ik ,  qui  n  en 
a  point. 

Appehdicb.  Toute  ptftie  qui ,  Bgiée  k  wck  oi^ie  qtt«liN>iMf«e ,  fNiroit 
addidonDelle  à  la  structure  ordinaire  de  cet  orgaoe. 

Arbre.  Plante  d'une  grandeur  considérable ,  qui 
n  a  qu  un  seul  et  principal  tronc  divisé  en  niaitresses 
branches. 

* 

Arbrisseau.  Plante  ligneuse  de  moindre  taille  que 
Tarbre,  laquelle  se  divise  ordinairement  dès  la  racine 
en  plusieurs  tiges.  Les  arbres  et  les  arbrisseaux  pous- 
sent, en  automne,  des  boutons  dans  les  aisselles  de^ 
feuilles ,  qui  se  développent  dans  le  printemps  et  s^épa- 
nouissMit  en  fleurs  et  en  fruits  :  différence  qui  les  dis«» 
tingue  des  sous-arbrisseaux. 

Arille.  Partie  charnue  qu*on  rencontre  dans  quelques  fruits,  et 
qui  n*est  qu'une  expansion  du  cordon  ombilical.  Voyez  ce  mot. 

Articulé.  Tige,  racines,  feuilles,  silique  :  se  dit 
lorsque  quelqu'une  de  ces  parties  de  la  plante  se 
trouve  coupée  par  des  nœuds  distribués  de  distance 
en  distance. 

Aubier.  Nouveau  bois  qui  se  forme  chaque  année  sur  le  corps 
ligneux. 

Axillaire.  Qui  sort  d'une  aisselle. 

Baccifère  ,  dont  le  fruit  est  une  baie. 

Baie.  Fruit  charnu  ou  succulent  à  une  ou  plusieurs 
loges. 

Balle.  Calice  dans  le^  gramiiiéés. 

Bifide.  Divisé  longitudinal ement  eu  deux  parties  séparées  par 
âi%le  jceUtrant  digu. 

Bifide  diffère  de  bilobé^  en  c«  qu'an  Ueit  d'up  ân^^e  «i^c^  cdui-ei 
a  un  sinus  obtus  plus  ou  moins  arrondi.    ^ 

BtGÉIiMirÉcê.  Au  nétebrê  de  quàti'e,  deùl  k  4eus>  sUr  uh  |>édon- 
cule  commun. 


Boulon.  Grimpe  àe  fleurettes  aiâfldâées  en  tété. 
Bourgeon.  Germe  des  feuilles  et  des  braoïches. 
Bouton.  Germe  des  fleurs. 

ftcmron.  I*  A  bois  on  k  feuilles  appelé  ynl^fairemeiit  bovurgèoa, 
«st  celpi  qtd  ne  doit  prochûre  que  éki  feuilles  et  du  bois.  3**  Bouton 
à  fleur  et  fruit,  produit  Tune  et  Fautre.  3^  Mixte,  donne  des  fleurs, 
des  feuilles  et  du  bois.  Les  boutons  à  fruit  sont  plus  gros,  plus 
courts,  moins  unis,  moins  pointus  que  les  autres,  et  leurs  écailles 
sont  plus  relues  en  dedans. 

Bouture.  Est  une  jeune  branche  que  Ton  coupé 
à  Certains  arbres  moelleux ,  tels  que  le  figuier ,  le  saule, 
le  Cognassier,  laquelle  reprend  en  terre  sans  racine. 
La  réussite  des  boutures  dép^id  plutôt  de  leur  facilité 
â  produire  des  racines,  que  de  Tabondance  de  la 
moelle  des  branches  ;  car  Toranger ,  le  bonis ,  Fif  et  la 
Sabine ,  qui  ont  peu  de  moelle ,  reprennent  facilement 
de  bouture. 

Bractées  ou  FeuHles  fLOKALES.  Petites  feuilles  qui  naissent  avec 
fes^eurs,  et  qui  diffèrent  toujours  des  feuilles  de  la  plante. 

l^ANGHBs.  Bras  pliants  et  élastique»  du  co^s  dé 
Farbre  t  ce  sont  elles  qui  lui  donnent  la  figure;  elles 
sont  ou  alternes ,  ou  opposées ,  ou  yerticillées.  Le  bour- 
geon s'étend  peu-^à-pen  en  branches  posées  collatéra* 
létnent  et  composées  des  tnémes  parties  de  la  ti^  :  et 
Fon  prétend  que  Fagitafion  des  brandhes  causée  par 
le  vent  est  aux  arbres  ce  qu'est  aux  animaux  Timpui- 
non  do  cœur.  On  distingue , 

i^  Les  maîtresses  branches ,  qui  tiennent  immé- 
diatemeM  att  tronc ,  èi  d*àù  partent  toutes  les  autres. 

*à^  lies  braneheé  à  bois,  cpii,  étaùt  lés  plus  grosses 
et  plèiïaes  cte  botrtoils  plât^,  domtént  là  forme  à  im 
«rbire  fhdtîei^ ,  et  doltékit  le  cdtisei*vëi*  en  partie. 


456  CAP 

30  Les  branches  à  irpit  sont  plus  foibles  et  oaides 
boutons  ronds. 

4^  Les  chiffonnes  sont  courtes  et  menues. 

S^  Les  gourmiandes  sont  grosses ,  droites,  et  longues. 

60  Les  veules  sont  longues  etne  promettent  aucune 
fécondité. 

'j^  La  branche  aoûtée  est  celle  qui ,  après  le  mois 
d'août,  a  pris  naissance,  s'endurcit,  et  devient  noi- 
râtre. 

8®  Enfin ,  la  branche  de  faux-bpis  est  grosse  à  l'en- 
droit où  elle  devroit  être  menue ,  et  ne  donne  aucune 
marque  de  fécondité. 

BuLfiE.  Est  une  racine  orbiculairç  composée  de  plu- 
sieurs peaux  ou  tuniques  emboîtées  les  unes  dans  les 
autres.  Les  bulbes  sont  plutôt  des  boutons  sous  terre 
que  des  racines,  ils  en  ont  eux-mêmes  de  véritables, 
généralement  presque  cylindriques  et  rameuses. 

Calice.  Enveloppe  extérieure ,  ou  soutien  des  autres 
parties  de  la  fleur,  etc.  Comme  il  y  ,a  des  plantes  qui 
n'ont  point  de  calice,  il  y  en  a  aussi  dont  le  caUce  se 
métamorphose  peu-à-peu  en  feuilles  de  la  plante,  et 
réciproquement  il  y  en  a  dont  les  feuilles  de  la  plante 
se  changent  en  calice  :  c'est  ce  qui  se  voit  dans  la  fa- 
mille de  quelques  renoncules,  comme  l'anémone,  la 
pulsatille ,  etc. 

Galiccle.  Petites  br&ctées  eaviroonant  immédiatement  Ja  base 
externe  d'un  calice. 

Campaniforme,  ou  Campanules.  (V.  Cloche.) 
Capillaires.  On  appelle  feuiUes  capillaires,  dans  la 
famille  des  mousses ,  celles  qui  sont  déliées  (comme,  des 
cheveux.  C'est  ce  qu'on  trouve  souvent  .e3q>rimé  dans 


GAP  457 

le  Synopsis  de  Ray,  et  dans  riûstoire  dés  mousses  de 
DUleû,  par  le  mot  grec  de  trichodes. 

On  donne  aussi  le  nom  de  capillaires  à  une  branche 
de  la  fafiiille  des  fougères,  qui  porte  comme  elle  sa 
fructification  sur  le  dos  des  feuilles,  et  ne  s'en  distin- 
gue que  par  la  stature  des  plantes  qui  la  composent, 
beaucoup  plus  petite  dans  les  capillaires  que  dans  les 
fougères. 

Caprifigation.  Fécondation  des  fleurs  femelles 
d'une  sorte  de  figuier  dioïque  par  la  poussière  des 
étamines  de  l'individu  mâle  appelé  caprifiguier.  Au 
moyen  de  cette  opération  de  la  nature ,  aidée  en  cela 
de  l'industrie  humaine ,  les  figues  ainsi  fécondées  gros- 
sissent, mûrissent,  et  donnent  une  récolte  meilleure 
et  plus  abondante  qu'on  ne  l'obtiendroit  sans  cela. 

La  merveille  de  cette  opération  consiste  en  ce  que , 
dans  le  genre  du  figuier ,  les  fleurs  étant  encloses  dans 
le  fruit ,  il  n'y  a  que  celles  qui  sont  hermaphrodites  ou 
androgynes  qui  semblent  pouvoir  être  fécondées;  car, 
quand  les  sexes  sont  tout-à-iait  séparés ,  on  ne  voit  pas 
cômmoot  la  poussière  des  fleurs  mâles  pourroit  péné- 
trer sa  propre  enveloppe  et  celle  du  fruit  femelle  jus- 
qu'aux pistils  qu'elle  doit  féconder.  C'est  un  insecte  qui 
se  charge  de  ce  transport  :  une  sorte  de  moucheron 
particulière  au  caprifiguier  y  pond ,  y  éclôt ,  s'y  couvre 
de  la  poussière  des  étamines ,  la  porte  par  l'œil  de  la 
figue  à  travers  les  écailles  qui  en  garnissent  l'entrée , 
jusque  dans  l'intérieur  du  fruit,  et  là,  cette  poussière, 
ne  trouvant  plus  d'obstacle,  se  dépose  sur  l'organe 
destiné  à  la  recevoir. 

L'histoire  de  cette  opération  a  été  détaillée  eil  pre* 


458  CAT 

Biier  Keu  p»r  Tbéoj^iraMe ,  le  premier ,  le  plus  savant , 
ou ,  pour  mieux  dire ,  Tunique  et  vrai  botaniste  de  Tan- 
tiquîté;  et,  après  lui,  par  Pline  chez  les  anciens;  chez 
les  modernes  par  Jean  Baubin  ;  puis  par  Toumefort 
sur  les  lieux  mêmes  ;  après  lui ,  par  Pontedera ,  et  par 
tous  les  compilateurs  de  botanique  et  d'histoire  natu- 
relle ,  qui  n  ont  £Edt  que  transcrire  la  relation  de  Tour* 
nefort. 

Gapsitlaire.  Les  plantes  capsulairessont  celles  dont 
le  fruit  est  à  capsules.  Ray  a  fait  de  cette  division  sa 
dix-neuvième  classe,  Herba  vascujijèra. 

Capsule.  Péricarpe  sec  dun  fruit  sec;  car  on  ne 
donne  point ,  par  exemple ,  le  nom  de  capsule  à  Técorce 
de  la  grenade,  quoique  aussi  sèche  et  dure  que  beau** 
coup  d autres  capsules,  paroequ'elle  enveloppe  un 
fruit  mou. 

Capuchon  {Calyptra),  Coiffe  pointue  qui  couvre  or- 
dinairement Tume  des  mousses.  Le  capuchon  est  dV 
bord  adhérent  à  Turne,  mais  ensuite  il  se  détache  et 
$ombe  quand  elle  approche  de  la  maturité. 

GARlcrètiEd  DEft  PLANTES.  Parties  par  lesquelles  les  végétaux  se 
rèsftettiblèdt  ou  diffèrent  entre  eux.  Ils  sont  classiques ,  ^énérîque$ 
tt  spécifiques^  ((uand  iU  forment  les  «lasses,  les  genres  et  les  espè» 
ces.  Linnëe  a  pris  dans  les  étamines  les  caractères  des  classes ,  les 
pistils  pour  les  ordres ,  l'examen  de  tontes  les  parties  des  organes 
reproductifs  de  la  plante  pour  les  genres ,  et  toutes  les  parties  visi- 
bles et  palpables  pour  l«s  espèces, 

Cartophylléé.  Fleur  caryophyllée  où  en  œillet. 

OASQtTC.  Lèvre  supérieure  des  corolles  labiées. 
CAViiRAiiit.  Ce  qui  natt  itnmédîatement  9ur  la  tige. 

Cayeux.  Bulbes  par  lesquelles  plusieurs  liliacéeS  et 
aotli^s  plantes  se  reproduisent. 


CLO  4^9 

Ghahcissviib.  Assemblage  de  petits  filaments  pr«4iûts  par  du 
fumier  de  maayaise  nature,  ou  par  les  racines  de  quelques  plantes 
malades. 

Chaton.  Assemblage  de  fleurs  mâles  où  femelles 
spiralement  attachées  à  un  axe ,  ou  réceptacle  com- 
mun,  autour  duquel  ces  fleurs  prennent  la  figure 
d'une  queue  de  chat.  Il  y  a  plus  d'arbres  à  chatons 
mâles  quil  n y  en  a  qui  aient  aussi  des  chatons 
femelles. 

Chaume  {Culmus).  Nom  particulier  dont  on  dis- 
tingue la  tige  des  graminées  de  celles  des  autres  plan* 
tes,  et  à  qui  Ton  donne  pour  caractère  propre  d'être 
géniculée  et  fistuleuse,  quoique  beaucoup  d'autres 
plantes  aient  ce  même  caractère,  et  que  les  laîches  et 
divers  gramens  des  Indes  ne  l'aient  pas.  On  ajoute  que 
le  chaume  n'est  jamais  rameux ,  ce  qui  néanmoins 
souffre  encore  exception  dans  Xarundo  calamagrostis  ^ 
et  dans  d'autres. 

Ghevaughahtes.  Feuilles  pliëes  comme  une  gouttière  aiguë,  et 
appliquées  les  unes  sur  les  autres,  disposées  de  même  que  dans 
Timbrication  ;  elles  sont  convexes  au  lieu  d'être  anguléas  par  le  dos. 

Ghetelue.  Racine  chargée  d'un  grand  nombre  de  fibres  déliées. 

Cime  (en).  Les  pédoncules  communes  partant  d'un  même  point 
ont  leurs  dernière^  divisions  naissantes  de  points  différents.  Les 
fleurs  sont  élevées  ordinairement  sur  un  même  plan.  (Le  sureau.) 

CiRBHE.  Filament  au  moyen  duquel  certaines  plantes  s'attachent 
à  d'autres  corps.  (  La  vigne.  ) 

Coiï'fri.  Enveloppe  minùé  et  membraneuse  qui  recouvré  l'urne 
dans  laquelle  sont  teoimtmés  les  organes  de  la  frticUficition  des 
anoussesb 

Cloche.  Fleurs  en  cloche,  ou  campatiifoitoes. 

CoLLEREtTfe  ôU  ttttOLtCtiK.  Etivéloppé  ôomihitAe  ou  partielle 
dei  omèetiiCères.,  pl«eée  à  «me  certaine  distante  du  lieu  oà  sOnt 
insérés  les  pétées  des  flevrté 


X 


46o  cou 

Collet.  Petite  couronna  qui  termine  intérieurement  la  gaîne  de$ 
feuilles  des  graminées. 

Coloré.  Les  calices,  les  balles,  les  écailles,  les  en- 
veloppes ,  les  parties  extérieures  des  plantes  qui  sont 
vertes  ou  grises ,  communément  sont  dites  colorées 
lorsqu'elles  ont  une  couleur  plus  éclatante  et  plus 
vive  que  leurs  semblables;  tels  sont  les  calices  de  la 
ciroée,  de  la  moutarde,  de  lacarline,  les  enveloppes 
de  Tastrantia  :  la  corolle  des  ornithogales  blancs  et 
jaunes  est  verte  au-dessous,  et  colorée  en  dessus^  les 
écailles  du  xeranthème  sont  sî  colorées  qu'on  les  pren- 
droit  pour  des  pétales;  et  le  calice  du  polygala,  d'a- 
bord très  coloré,  perd  sa  couleur  peu-à-peu,  et  prend 
enfiu  celle  d'un  calice  ordinaire. 

Complète.  (Fleur)  Quand  elle  a  calice,  corolle,  étamines,  et 
pistil. 

CoiiPRiMÉ.  Quand  la  largeur  des  côtés  excède  l'épaisseur. 

CoHoénÈR^  Qui  est  du  même  genre. 

CoNGLOBÉBs.  Feuilles  ou  fleurs  ramassées  en  botfle. 

ConiPÈRES.  Fleurs  ou  fruits  en  forme  de  cône  (le  pin).  Le  cône 
est  un  assemblage,  arrondi  ou  ovoïdal,  d'écaillés  coriaces  ou  li- 
gneuses, imbriquées  en  tout  sens  d*une  manière  plus  ou  moins 
serrée  autour  d*un  axe  commun  caché  par  elles. 

Conjuguées.  Deux  folioles  fixées  au  sommet  d*un  pétiole  com- 
mun, on  sur  deux  points  opposés  du  même  pétiole. 

ConvOLUTéE.  Roulée  en  dedans  par  un  côté;  la  feuille  fait  alors 
Fentonnoir. 

^  s, 

Cordon  ombilical  dans  les  capillaires  et  fougères. 

Cordon  omriucal.  La  saillie  que  forme  le  réceptacle  d*nne 
graine  qu'elle  porte  ou  enveloppe  en  s'y  attachant  par  un  point 
qu'on  nomme  hile. 

Cornet.  Sorte  de  nectaire  infundibuliforme. 

Corolle.  Partie  de  la  fleur  qui  embrasse  immédiatement  les  par- 
ties sexuelles  de  la  j^ante.  Cest  un  organe  en  lanee,  ou  en  tube. 


COR  46 1 

(suivant  qve  la  corolle  est  monopëtale  «^u  polypëtale)  qui,  étant 
placé  en  dedans  du  calice ,  nait  immédiatement  .en  dehors  du  point 
ou  de  la  ligne  d'insertion  des  étamines ,  ou  bien  les  porte  attachées 
par  leurs  bases  à  sa  paroi  interne,  L'eiistence  d*nne  corolle  exige, 
suivant  plusieurs  botanistes,  celle  d*un  calice.  La  corolle  n*est  ja- 
mais Continue  au  bord  même  du  calice. 
Cortical.  Qni  appartient  h  Técorce. 

CoRYMBE.  Disposition  de  fleur  qui  tient  le  milieu 
entre  Tombelle  et  la  panicule  ;  les  pédicules  sont  gra- 
dués le  long  de  la  tige  comme  dans  la  panicule,  et  ar- 
rivent tous  à  la  même  hauteur ,  formant  à  leui^  som- 
met une  suriace  plane. 

Le  coryrabe  diffère  de  Tombelle  en  ce  que  les  pédi- 
cules qui  le  forment,  au  lieu  de  partir  du  même  cen- 
tre, partent,  à  différentes  hauteurs,  de  divers  points 
sur  le  même  axe. 

GoRYMBiFÈRES.  Ce  mot  sembleroit  devoir  désigner 
les  plantes  à  fleurs  en  corymbe ,  comme  celui  d'om- 
ieZ/iyéTi^s  désigne  les  plantes  à  fleurs  en  parasol.  Mais 
Tusage  n'a  pas  autorisé  cette  analogie ,  l'acception  dont 
je  vais  parler  n'est  pas  même  fort  usitée;  mais  comme 
elle  a  été  employée  par  Ray  et  par  d'autres  botanistes , 
il  la  faut  connoitre  pour  les  entendre. 

Les  plantes  corynibifères  sont  donc  daùs  la  classe 
de& composées,  et  dans  la  section  des  discoïdes  celles 
qui  portent  leurs  semences  nues ,  c'est-à-dire  sans  ai- 
grettes ni  filets  qui  les  couronnent;  tels  sont  les  bi- 
dens,  les  armoises,  la  tanaisie,  etc.  On  observera  que 
les  demi-fleuronnées ,  à  semences  nues,  comme  la 
lampsane,  l'hyoseris,  la  catanance,  etc.,  ne  s'appel- 
lent pas  cependant  corymbifères  ,  parcequ'elles  ne 
sont  pas  du  nbmbre  des  discoïdes. 


4ôa  coT 

C068E.  Péricarpe  des  fruits  légumineux.  La  cosse 
est  composée  ordinairement  de  deux  valvules ,  et  quel- 
quefois n  en  a  qu'une  seule. 

CossoN.  Nouveau  sarment  qui  croit  sur  la  vigne 
après  qu^elle  est  taillée. 

Cotylédon.  Foliole.,  ou  partie  de  1  embryoa,  àa^s 
laquelle  s  élaborent  et  se  préparent  les  sucs  nutritif 
de  la  nouvelle  plante. 

Les  cotylédons ,  autrement  appelés  feuilles  sémi- 
nales, sont  les  premières  parties  de  la  j^an^e  qui  psi- 
roissent  hors  de  terre  lorsqu'elle  commence  à  végéter. 
Ces  premières  feuilles  sont  très  souvent  d'une  autre 
forme  que  celles  qui  les  suivent,  et  qui  sont  les  vé* 
ritables  feuilles  de  la  plante.  Car ,  pour  l'ordinaire , 
les  cotylédons  ne  tardent  pas  à  se  flétrir  et  à  toml)er 
peu  après  que  la  plante  est  levée,  et  qu'elle  reçoit  par 
d'autres  parties  une  nourriture  plus  abondante  que 
celle  qu'elle  tiroit  par  eux  de  la  substance  même  de  la 
semencel 

Il  y  a  des  plantes  qui  n'ont  qu'un  cotylédon ,  et 
qui ,  pour  cela ,  s'appellent  monocotyledones ,  tels  sont 
les  palmiers,  lesliliacées,  les  graminées ,  et  d'autres 
plantes;  le  plus  grand  nombre  en  ont  deu}(,  et  s'ap<- 
pellent  dicotylédones;  si  d'autres  en  ont  davantage, 
elles  s'appelleront  polycotyledones.  Les  acotjfledones 
sont  celles  qui  n'ont  pas  de  cotylédons»  telles  que  \es 
fougères ,  les  mousser ,  les  champignons ,  et  toutes  le^ 
cryptogames. 

Ces  différences  de  la  germination  ont  fourni  à  Bay , 
à  d'autres  botanistes ,  et  en  dernier  lieu  à  messieurs 


cup  463 

de  Jussieu  ^  Haller ,  la  prenûère  ou  plus  i^raiule  divi- 
sion natuFeUç  du  régue  végétal. 

|lI^is,  pour  classer  les  plantes  suivant  cette  iné- 
tbode,  il  faut  les  examiner  sortant  de  terre  dans  ^euf 
première  |[epmin^tion ,  et  jusque  dans  la  semence 
même;  ce  ipi  est  souvent  fort  difficile,  surtout  pour 
les  plfiitts  marines  et  aquatiques ,  et  pour  les  arbres 
et  plantes  étrangères  ou  alpines  qui  refusent  de 
germer  et  naître  dans  nos  jardins. 

Covuowt.  Fruit  qui,  provenant  d*un  ovaire  infère,  conserve 
à  9on  sommet  une  partie  ou  la  totalité  du  limbe  du  calice. 

Crucifère  ,  ou  Cruciforme  ,  disposé  en  forme  de 
croix.  On  donne  spécialement  le  nom  de  crucifère  à 
une  famille  de  plantes  dont  le  caractère  est  d*avoir  des 
fleurs  composées  de  quatre  pétales  disposés  en  croix, 
stD*  un  calice  composé  d'autant  de  folioles,  et,  autour 
du  pistil ,  six  étamines,  dont  deux ,  égales  entre  elles, 
^ont  plus  courtes  que  les  quatre  autres ,  et  les  divisent 
également. 

Cryptogame,  dont  les  organes  sexuels  sont  cachés,  douteux,  ou 
^ISficiles  à  connoitre.  On  feroit  mieux  d'appeler  les  plantes  de  ce 
^|tnre  <igame$^  puisqu'elles  n'ont  ni  ^ëtamines  ni  pistils. 

ÇuLMiFÈBE.  Plante  dont  la  ti^e  est  un  chaume.  (Les  graminées^) 
CwÉiFORME.  Rétréci  de  haut  en  bas  en  angle  aigu. 

Cupules.  Sortes  de  petites  calottes  ou  coupes  qui 
naissent  le  plus  souvent  sur  plusieurs  Jich^s  et  al- 
gues ,  et  dans  le  creux  desquelles  on  voit  les  semences 
naître  et  se  former,  surtout  dans  le  genre  appelé 
jadis  hépatique  des  fontaines,  et  aujourd'hui  mar- 
(jiaiitia. 

CTLisnniQirE.  Ge  qui  est  d'une  forme  aloqgée,  de  même  gros- 
seur d»|s  «a  Uii|;iuur,.  e<  %m9  iéH^Ios. 


464  BiÉ 

Cthc,  ou  Ctmier.  Sorte  d'ombelle,  qvî  na  rien  de 
régulier  y  quoique  tons  ses  rayons  partent  du  même 
centre  y  telles  sont  les  fleurs  de  Tobier,  du  cheYre- 
feuîlle,  etc. 

BéooinuirrE.  Feuille  dont  les  deux  bords  se  prolongent  '  avec 
saillie  sar  la  tige  an-dessous  de  son  poim  âéiatché.. 
DÉBiscBiiCE.  Manière   dont  une  partie  dose   de  foules  parts 


s*oavre. 


Demi-fleuron.  C'est  le  nom  donné  par  Toumefort, 
dans  les  fleui's  composées ,  aux  fleurons  échancrés  qui 
garnissent  le  disque  des  lactucées,  et  à  ceux  qui  for- 
ment le  contour  des  radiées.  Quoique  ces  deux  sortes 
de  demi-fleurons  soient  exactement  de  même  figure, 
et  pour  cela  confondues  sous  le  même  nom  par  les  bo- 
tanistes ,  ils  diffèrent  pourtant  essentiellement  en  ce 
que  les  premiers  ont  toujours  des  étamines,  et  que 
le%  autres  n'en  ont  jamais.  Les  demi-fleurons ,  de 
même  que  les  fleurons ,  sont  toujours  supères ,  et 
portés  par  la  semence,  qui  est  portée  à  son  tour  par 
le  disque ,  ou  réceptacle  de  la  fleur.  Le  demi-fleuron 
est  formé  de  deux  parties,  Finférieure,  qui  est  un  tube 
ou  cylindre  très  court ,  et  la  supérieure ,  qui  est  plane, 
taillée  en  languette ,  et  à  qui  Ton  en  donne  le  nom. 
(Voyez  Fleuron,  Fleur.) 

Dekté.  Ce  dont  les  bords  offrent  de  petites  et  courtes  âaillies. 
DiADKLTHBS.  Étamines  réunies  en  deux  corps  par  leurs  filets  :  un 
de  ceux-ci  pouvant  être  solitaire. 

DiADELPUiE,  signifie  deux  frères,  f^oyez  la  17^  classe  du  système. 

DiÉciE,  OU  DioÉGiE,  habitation  séparée.  On  donne 
le  nom  de  Diécie  à  une  classe  de  plantes  composées 
de  toutes  celles  qui  portent  leurs  fleurs  mâles  sur  un 
pied,  et  leurs  fleurs  femelles  sur  un  autre  pied. 


J 


DRA  465 

DiGiTÉ.  Une  feuUle  est  digitée  lorsque  ses  folioles 
partent  toutes  du  sommet  de  son  pétiole  comme  d'un 
centre  commun.  Telle  est,  par  exemple,  la  feuille  du 
marronier  d'Inde. 

DiGTKE.  F]eur  ayant  oa  deux  pistils,  oa  deiix  styles,  ou  deux 
sti|;mates  sessiles. 

DioÏQUE.  Toutes  les  plantes  de  la  diécie  sont 
dioïques. 

Diptère.  Ayant  deux  ailes. 

DisPERHE.  Fruit  renfermant  deux  graines,  tantôt  opposées  Tuiie 
à  côté  de  l'autre,  ou  surpêsées  Tune  au^lessus  de  Tautre. 

Disque.  Ck)rps  intermédiaire  qui  tient  la  fleur  ou 
quelques  unes  de  ses  parties  élevées  au-dessus  du 
vrai  réceptacle. 

Quelquefois  on  appelle  disque  le  réceptacle  même, 
comme  dans  les  composées;  alors  on  distingue  la  sur- 
face du  réceptacle ,  ou  le  disque ,  du  contour  qui  le 
boqde,  et  qu'on  nomme  rayon. 

Disque  est  aussi  un  corps  charnu  qui  se  trouve 
dans  quelques  genres  de  plante  au  fond  du  calice , 
dessbus  Tembryon;  quelquefois  les  étamines  sont  at- 
tachées autour  de  ce  disque. 

Divergents.  Pédoncules  qui  ont  un  point  d'insertion  commun  et 
s'écartent  ensuite. 

DonécAOTRE.  Fleur  ayant  douze  pistils ,  styles  ou  sti^ates 
sessiles. 

DoRSiFÈRBS.  Feuilles  qui  portent  sur  leur  dos  les  parties  de  la 
fructification.  (Les  fougères.) 

Drageons.  Branches  enracinées  qui  tiennent  au 
pied  d'un  arbre ,  ou  au  tronc,  dont  on  ne  peut  les  ar- 
racher sans  Téclater. 

xn.  3o 


466  Eco 

DiDUftB.  Fnrit  charnu  renfennint  une  seule  noix.  (Gerist,  oUve.  ) 
Durée  des  plantes  exprimëe  par  ies  s^nes  suivants  : 

Q  AuDuelle.      1p  Vivace. 

^   Bisannuelle.   ^   Li^paense. 

Égailles )  ou  Paillettes.  Petites  languettes  paléa- 
cées,  qui,  dans  plusieurs  genres  de  fleurs  compoaées, 
implantées  sur  le  réceptacle,  distinguent  et  séparent 
les  fleurons  :  quand  les  paillettes  sont  de  simples  filets , 
on  les  appelle  des  poils;  mais  quand  elles  ont  quelque 
largeur,  elles  prennent  le  nom  d'écailles. 

Il  est  singulier  dans  le  xéranthème  à  fleur  double , 
que  les  écailles  autour  du  disque  s'alongent,  se  colo- 
rtnt,  et  prennent  lapparence  de  vrais  demi-fleurons, 
au  point  de  tromper  à  Faspect  quiconque  n  y  regar- 
deroit  pas  de  bien  près. 

On  donne  très  souvent  le  nom  d'écaillés  aux  calices 
des  chatons  et  des  cônes  :  on  le  donne  aussi  aux  fo- 
lioles des  calices  imbriqués  des  fleurs  en  tête ,  telles 
que  les  chardons,  les  jacées,  et  à  celles  des  calices  de 
substance  sèche  et  scarieuse  du  xéranthème  et  de  la 
catananche. 

I^a  tige  des  plantes  dans  quelques  espèces  est  aussi 
chargée  d'écaillés  :  ce  sont  des  rudiments  coriaces  de 
feuilles  qui  quelquefois  en  tiennent  lieu,  comme  dans 
Torabanche  et  le  tussilage. 

Enfin  on  appelle  encore  écailles  les  enveloppes  im- 
briquées des  balles  de  ij^iisiciirs  liliacées  ,  >et  les 
balles  ou  calices  aplatis  des  schœnns,  et  d'autres  gra- 
moâcées. 

ÉosâNoné.  Doitf  It  sommet  a  un  petit  sinus,  ou  angle  rantrant. 

ÉcoRGB.  Vêtement  ou  partie  envek^pipaitle  du  VPfiW 


ÊPK  467 

et  des  branches  d'ua  arbre.  Lecorce  est  moyenne 
entre  l'épiderme  à  Textérieur ,  et  le  Ubtr  à  l'intérieur; 
ces  trois  enveloppes  se  réunissent  souvent  dans  Tu- 
sage  vulgaire ,  sous  le  nom  commun  d'écorce. 

ÉciJSsoN.  Petits  tubercules  ou  petites  concavités  des  lichens , 
4aiis  le  temps  de  leur  fructification. 

Édule  {Edulis)^  bon  à  manger.  Ce  mot  est  du 
nombre  de  ceux  qu'il  est  à  désirer  qu'on  fesse  passer 
du  latin  dans  la  langue  universeiie  de  la  botanique. 

Embbton.  Le  jeune  fruit  qui  renferme  en  petit  la  plante.  Il  est 
ou  droit,  ou  courbé,  ou  roulé  en  spirale.  L*une  de  ses  extrémitég 
est  formée  par  la  ntdicule  (princrpe  d*uné  racine),  Vautre  est  con- 
stituée par  le  cotylédon^  doiit  la  base  interne  donne  naissance  à  la 
plnmuie.  Nul  çmbryon  végétal  nç  pept  exister  «aios  cotylcido9. 

Énod^é.  Sans  nœuds. 

Ensiformb.  En  forme  d*épée. 

Entre-noeuds.  Ce  sont,  dans  les  chaumes  des  gra- 
minées, les  intervalles  qui  séparent  les  nœuds  d'^ù 
naissent  les  feuilles.  Il  y  a  quelques  gramens,  piais 
en  bien  petit  nombre,  dont  le  chaume,  uu  d'ui;i  bout 
à  l'autre ,  est  sans  nœud ,  et ,  par  conséquent  sans^^tr^- 
nœuds,  tel,  par  exemple,  que  Yaira  cçerulea, 

JEnveloppe.  Espèce  de  calice  qui  contient  plu^içui:s 
fleurs,  comme  dans  le  pied-de-veau,  Iç  figuier^  Iç^ 
fleurs  à  fleurons.  Les  fleurs  garnies  d'une  envelopj;^ 
ne  sont  pas  pour  cela  dépourvues  de  calice. 

Éperon.  Protubérance  en  forme  de  cône  droit  pjj 
recourbé^  faite  dans  plusieurs  sortes  de  fleurs  par  le 
prolongeinent  du  nectaire;  tels  sont  les  éperpns  des 
orçhis,  dps  linaires ,  djesancqlies ,  des  pieds;d'£4pup|t^9 
de  plusieurs  géranium  ,  et  de  beaucoup  d'autres 
plantes. 

3o. 


I* 


468  Exc 

Épi.  Forme  de  bouquet  dans  laquelle  les  fleurs  sont' 
attachées  autour  d'un  axe  ou  réceptacle  commun  for- 
mé par  Textrémité  du  chaume  ou  de  la  tige  unique. 
Quand  les  fleurs  sont  pédiculées,  pourvu  que  tous  les 
pédicules  soient  simples  et  attachés  immédiatement  à 
Taxe ,  le  bouquet  s'appelle  toujours  épi  ;  mais  dans 
Tépi,  rigoureusement  pris,  les  fleurs  sont  sessiles. 

Épiderme  (F).  Est  la  peau  fine  extérieure  qui  enve- 
loppe les  couches  corticales;  c'est  une  membrane  très 
fine,  transparente,  ordinairement  sans  couleur,  élas- 
tique ,  et  un  peu  poreuse. 

Épigwr.  Inséré  sur  le  sommet  de  l'ovaire  qui  est  alors  infère. 

Espèce.  Réunion  de  plusieurs  variétés  ou  individus 
sous  un  caractère  commun  qui  les  distingue  de  toutes 
les  autres  plantes  du  même  genre. 

Étamines.  Agents  masculins  de  la  fécondation  :  leur 
forme  est  ordinairement  celle  d'un  filet  qui  supporte 
une  tête  appelée  anthère  où  sommet.  Cette  anthère 
est  une  espèce  de  capsule  qui  contient  la  poussière 
prolifique  :  cette  poussière  s'échappe,  soit  par  explo- 
sion ,  soit  par  dilatation ,  et  va^'introduire  dans  le  stig- 
mate pour  être  portée  jusqu'aux  ovaires  qu'elle  fé- 
conde. Les  étamines  varient  par  la  forme  et  par  le 
nombre. 

Étendard.  Pétale  supérieur  des  fleurs  légumi- 
neuses. 

Étiolée.  Branche  qui  s'élève  à  une  hauteur  extraordinaire  sans 
prendre  de  couleur  ni  de  grosseur.  L'étiolement  est  une  maladie  des 
plantes,  causée  par  la  privation  de  la  lumière  et  de  Tair;  elles 
périssent  avant  da  donner  des  fruits. 

Excrétion  des  plantes.  Dissipation  de  liqueurs  superflues  faite 


FIB  4^9 

à  l'akie  de  certains  vaifseaux  que  l'on  nomme  conduiu  excréteurs  ou 
vaisseaux  excrétoires. 

ExERT.  Saillant  au-dehors  de  la  partie  contenante. 

ExoTiQtTB.  fiante  étrangère  au  climat  qu'elle  habile. 

ExTRAXiLLAiRS.  Qui  ne  naît  pas  dans  Vaisselle  même  des  fleurs. 

Famille.  Linnée  a  divisé  tous  les  végétaux  en  sept  familles  : 
1**  les  champignons;  2**.  les  algues;  3**  les  mousses;  4**  les  fou- 
gères ;  5^  les  graminées  ;  6°  les  palmiers  ;  7**  les  plantes.  Une  fa- 
mille est  une  série  de  genres  dont  l'affinité  réside  dans  l'ensemble 
des  rapports  tirés  de  toutes  leurs  parties,  notamment  de  celles  d* 
Içur  fructification. 

Fane:  La  fane  d'une  plante  est  lassemblage  des 
feoilles  d'en-bas. 

Fasciculées.  Feuilles  ramassées  comme  en  paquet  par  le  rac^ 
courctssement  du  ramoncule  qui  les  porte. 

Fastigiés.  (Rameaux  ou  fleurs)  terminés  à  la  même  hauteur. 

FÉCONDATION.  Opération  naturelle  par  laquelle  les 
Staminés  portent ,  au  moyen  du  pistil ,  jusqu'à  Tovaire 
le  principe  de  vie  nécessaire  à  la  maturation  des  se- 
mences et  à  leur  germination. 

Feuilles.  Sont  des  organes  nécessaires  aux  plantes 
pour  pomper  Thumidité  de  lair  pendant  la  nuit  et 
faciliter  la  transpiration  durant  le  jour  :  elles  sup- 
pléent encore  dans  les  végétaux  an  mouvement  pro- 
gressif et  spontané  des  animaux ,  en  donnant  prise  au 
vent  pour  agiter  les  plantes  et  les  rendre  plus  robus- 
tes. Les  plantes  alpines ,  sans  cesse  battues  du  vent 
et  des  ouragans ,  sont  toutes  fortes  et  vigoureuses  : 
au  contraire,  celles  qn  on  élève  dans  un  jardin  ont  un 
air  trop  cahne,  y  prospèrent  moins ,  et  souvent  lan 
giiissent  et  dégénèrent. 

Fibreux.  Dont  la  chair  ou  le  péricarpe  est  rempli  de  filaments 
plus  ou  moine  tenaces. 


FiLfeT.  Pédicule  qui  soutient  Tétamine.  On  donné 
aussi  le  nom  de  filets  aux  poils  qu'on  Voit  sur  la  sur- 
face des  tiges,  des  feuilles,  et  même  des  fleurs  de  plu- 
sieurs plantes. 

FiLiPBHouLE.  Qui  pend  comme  un  fil. 

FiSTULECX.  Alongë  cylindri()ue  et  creux,  mais  clos  par  les  deux 
bouts. 

Fleur.  Si  je  livrois  mon  imagination  aux  douces 
sensations  que  ce  mot  semble  appeler ,  je  pourrois 
foire  un  article  agréable  peut-être  aux  bergers ,  mais 
fort  mauvais  pour  les  botanistes  :  écartons  donc  un 
moment  les  vives  couleurs ,  les  odeurs  suaves ,  les 
formes  élégantes ,  pour  chercher  premièrement  à  bien 
connoitre  Tétre  organisé  qui  les  rassemble.  Rien  ne 
paroit  d'abord  plus  facile  :  qui  est-ce  qui  croit  avoir 
hesoin  qu'on  lui  apprenne  ce  que  c'est  qu'une  fleur? 
Quand  on  ne  me  demande  pas  ce  que  c'est  que  le 
temps,  disoit  saint  Augustin,  je  le  sais  fort  bien;  je 
ne  le  sais  plus  quand  on  me  le  demande.  On  en  pour- 
voit dire  autant  de  la  fleur  et  peut-être  de  la  beauté 
même,  qui ,  comme  elle ,  est  la  rapide  proie  du  temps. 
En  effet,  tous  les  botanistes  qui  ont  voulu  donner 
jusqu'ici  des  définitions  de  la  fleur  ont  échoué  dans 
cette  entreprise ,  et  les  plus  illustres^  tels  que  MM,  Lin- 
naeus,  Hallér,  Adanson,  qui  sentoient  mieux  la  diffi- 
culté que  les  autres,  n'ont  pas  même  tenté  de  la  sur- 
monter, et  ont  laissé  la  fleur  à  définir.  Le  premier  a 
bien,  donné  dans  sa  Philosophie  botanique  Içs  défini- 
'  tions  de  Jungins,  de  Ray,  de  Tournefbrt,  de  Ponte- 
dera ,  de  Ludwig ,  mais  san^  en  adopter  aucune  et  sans 
en  proposer  de  son  chef. 


FLE  4?* 

Avant  lui  Pontedem  avoit  biea  senti  et  bien  exposé 
cette  difficulté  ;  mais  il  ne  put  résister  à  la  tentatian 
4e  là  vninore.  Le  lecteur  pouita  bientôt  juger  du  suc- 
cès* Disons  maintenant  en  c{uoi  cette  difficulté  con- 
^ste ,  8^M  néanmoins  compter ,  si  je  tente  à  mon  tour 
de  lutter  contre  elle,  de  réussir  mieux  qu'on  na  bit 
ju«qu^ci. 

On  me  présente  une  rose  ^  6t  Ton  me  dit  :  Voilà  u^ie 
fleur.  Cest  ine  la  montrer,  je  Tavoue,  mais  ce  nest 
pii6  la  définir ,  et  cette  inspection  ne  me  suffirja  pas 
pour  décider  sur  toute  autre  plainte  si  ce  que  je  vois 
est  ou  n'est  pas  la  fleur;  car  il  y  a  une  multitude  de 
vég^ux  qui  n'ont,  dans  aucune  de  leurs  parties,  la 
couleur  apparente  que  Bay ,  TcMirnefort,  Jungins ,  font 
entrer  dans  la  définition  de  la  fleur ,  et  qui  pourtant 
portent  des  fleurs  non  moins  réelles  qiie  celles  du  ro-* 
sier,  quoique  biea  moins  apparentes. 

Ofe)  prend  généralenu^iit  pour  la  fheur  la  partie  colo- 
rée de  la  fleur  qui  est  la  corolle,  mais  on  s  y  tron^)^ 
aii^ent  :  il  y  a  des  bractées  et  d'autres  iiprganes  au- 
tant et  plus  colorés  que  I9  fleur  même  et  qm  n'en  font 
point  partie,  eomme^^n  le  voit  dans  rormin,  dims  le 
blé-de«vaebe,  4ans  plusieurs  amarantbes  etchenop^ 
(iittili;  il  y  4^  des  multitudes  de  fleurs  qui  noi^it  pcdnt 
du  toaide  corolle,  d  autres  qui  Tom  sans  couleur ,  sr 
petite  et  «i  peu  apparente,  quil  n  y  a  quVne  recbfr* 
che  bien  soigneuse  qui  piûsse  Ty  faire  trouver.  Lors- 
^pie  les  blés  sont  en  fleur ,  y  voitron  des  pétales  colorés? 
en  ^t-on  dans  les  Brousses ,  dans  les  graminées  ?  en 
v<Ât-on  éàBs  les  chatons,  du  noyer >  du  bétre  et  du 
dbéne,  4ens  FaïAue,  dans  le  noisetier,  daipe  le  pin,  et 


47^  FLE 

dans  ces  multituées  d  arbres  et  d'herbes  qui  n'ont  que 
des  fleurs  à  étamines?  Ces  fleurs  néanmoins  n'en  por- 
tent pas  moins  le  nom  de  fleur  :  Tessence  de  la  |bur 
n'est  donc  pas  dans  la  corolle. 

Elle  n'estpas  non  plus  séparément  dans  aiicunédes 
autres  parties  constituantes  de  la  fleur ,  puisqu^I  n  y 
a  aucune  de  ces  parties  qui  ne  manque  à  quelques 
espèces  de  fleurs  :  le  calice  manque ,  par  exemple ,  à 
presque  toute  la  ikmille  des  liliacées,  et  Ton  ne  dira 
pas  qu'une  tulipe  ou  un  lis  ne  sont  pas  une  fleur.  S'il 
y  a  quelques  parties  plus  essentielles  que  d'autres  à 
une  fleur,  ce  sont  certainement  le  pistil  et  les  étami- 
nes :  or,  dans  toute  la  famille  des  cucurbitacées ,  et 
même  dans  toute  la  classe  des  monoïques,  la  moitié 
des  fleurs  sont  sans  pistil ,  lautre  moitié  sans  étami- 
nes, et  cette  privation  n'empêche  pas  qu'on  ne  les 
nomme  et  qu'elles  ne  soient  les  unes  et  les  autres  de 
véritables  fleurs.  L'essence  de  la  fleur  ne  consiste  donc 
ni  séparément  dims  quelques  unes  de  ses  parties  dites 
constituantes ,  ni  même  dans  l'assemblage  de  toutes 
ces  parties.  En  quoi  donc  consiste  proprement  cette 
essence?  Voilà  la  question,  voilà  la  difficulté ,  et  voici 
la  solution  par  laquelle  Pontedera  a  tâché  de  s'en  tirer. 

La  fleur ,  dit-il ,  est  une  partie  dans  la  plante ,  -diffé- 
rente des  autres  par  sa  nature  et  par  sa  forme ,  toujours 
adhérente  et  utile  à  l'embryon ,  si  la  fleur  a  un  pistil; 
et,  si  le  pistil  manque,  ne  tenant  à  nul  embryon. 

Cette  définition  pèche ,  ce  me  semble ,  en  ce  qu'elle 
embrasse  trop;  car,  lorsque  le  pistil  manque,  la  fleur 
n'ayant  plus  d'autres  caractères  que  de  différer  des 
autres  parties  de  la  plante  par  sa  nature  et  par  sa 


FLE  473 

forme,  on  pourra  donner  ce  nom  aux  bractées,  aux 
stipules,  aux  nectarium,  aux  épines,  et  à  tout  ce  qui 
nest  ni  feuilles  ni  branches;  et  quand  la  corolle  est 
tombée  et  que  le  fruit  approche  de  sa  maturité,  on 
pourroit  encore  donner  le  nom  de  fleur  au  calice  et  au 
réceptacle,  quoique  réellement  il  n'y  ait  alors  plus  de 
ileur.  Si  donc  cette  définition  convient  omniy  elle  ne 
convient  pas  soli,  et  manque  par  là  d'une  des  deux 
principales  conditions  requises  :  elle  laisse  d'ailleurs 
un  vide  dans  l'esprit ,  qui  es^  le  plus  grand  défant 
qu'une  définition  puisse  avoir;  car,  après  avoir  assi- 
gné l'usage  de  la  fleur  au  profit  de  l'embryon  quand 
elle  y  adhère,  elle  fait  supposer  totalement  inutile 
celle  qui  n'y  adhère  pas ,  et  cela  remplit  mal  l'idée  que 
le  botaniste  doit  avoir  du  concours  des  parties  et  de 
leur  emploi  dans  le  jeu  de  la  machine  organique. 

Je  crois  que  le  déiaut  général  vient  ici  d'avoir  trop 
considéré  la  fleur  comme  une  substance  absolue, 
tandis  qu'elle  n'est,  ce  me  semble,  qu'un  être  collec- 
tif et  relatif;  et  d'avoir  trop  raffiné  sur  les  idées,  tan- 
dis qu'il  ialloit  se  borner  à  celle  qui  se  présentoit  na- 
turellement.- Selon  cette  idée,  la  fleur  ne  meparoit 
être  que  l'état  passager  dés  parties  de  la  fructification 
dtu'antla  fécondation  du  germe  :  de  là  suit  que ,  quand 
toutes  les  parties  de  la  fructification  seront  réunies , 
il  n'y  aura  qu'une  fleur;  quand  elles  seront  séparées, 
il  y  en  aura  autant  qu'il  y  a  de  parties  essentielles  à 
la  fécondation;  et,  comme  ces  parties  essentielles  ne 
sont  qu'au  *nombre  de  deux ,  savoir ,  le  pistil  et  les 
étamines ,  il  n'y  aura  par  conséquent  que  deux^fleiirs , 
l'une  mâle  et  l'autre  femelle,  qui  soient  nécessaires  à 


474  ^^^ 

lafructificattoii.  On  en  peut  cependaût  supposer  une 
tt-oisième  c[ui  réuniroit  les  sexes  séparés  dans  les  deux 
autres;  tuais  alors,  si  toutes  ces  fleurs  étoient  égale- 
ment fertiles ,  la  troisième  rendroit  les  deux  autres 
superflues  etpourroit  seule  suffire  à  Fœuvre,  ou  bien 
il  y  auroit  réellement  deux  fécondations ,  et  nous 
n'eiçaminons  ici  la  fleur  que  dans  une. 

La  fleur  n  est  donc  que  le  «foyer  et  Finstrument  de 
la  fécondation  :  une  seule  suffit  quand  elle  est  her- 
maphrodite; quand  elle  n  est  que  mâle  ou  femelle,  il 
en  faut  deux  :  savoir,  une  de  chaque  sexe;  et  si  Ton 
ftut  entrer  d'autres  parties,  comme  le  calice  et  la  co- 
rolle ,  dans  la  composition  de  la  fleur ,  ce  ne  peut 
être  cdmme  essentielles ,  mais  seulement  comme  nu- 
tritives et  conservatrices  de  celles  qui  le  sont.  Il  y  a 
des  fleurs  sans  calice;  il  y  en  a  sans  corolle;  il  y  en  a 
même  sans  Fun  et  sans  Fautt^  :  mais  il  n'y  en  a  point 
et  il  n'y  en  sauroit  avotf  qui  Soient  en  même  temps 
sans  pistil  et  sans  étamines. 

La  fleur  est  une  partie  locale  et  passager  de  la 
plante  qui  précède  la  fécondation  du  germe ,  et  dans 
laquelle  ou  par  laquelle  elle  s  opère. 

Je  ne  m'étendrai  pas  à  justifier  ici  tous  les  termes 
de  cette  définition  qui  peut-être  n'en  vaut  pas  la 
peine;  je  dirai  seulement  que  le  mot  précède  m  j  parott 
essentiel ,  parceque  le  plus  souvent  la  corolle  s'ouvre 
dt  s'épanouit  avant  que  le&  anthères  s'ouvrent  à  leur 
tour;  et,  dans  ce  cas,  il  est  incontestable  que  la  fleur 
ffHéexiSste  à  Foeuvre  de  ta  fécondation.  3'ajouce  que 
cetife  llecondation  s'opère  dmis  eik  ou  par  elle  y  parce- 
que ,  dans  les  fleurs  mâles  des  plantes  androgyne^  et 


dioï<)ù^ ,  il  ne  s  opère  aucune  tructification ,  et  qu'elles 
n'en  sont  pas  knc^ns  des  fleurs  pour  cela. 

Voilà,  ice  me  semble,  la  notion  la  plus  juste  qu'on 
puisse  se  faire  de  la  fleur ,  et  la  seule  qui  ne  laisse  au- 
cune prise  aux  objections  qui  renversent  toutes  les 
autres  d^nitions  qu  on  a  tenté  d'en  donner  jusqu'ici  : 
il  faut  seulement  ne  pas  prendre  trop  strictement  le 
mot  durant,  que  j'ai  eniployé  dans  la  mieiine;  car 
Hiéme  avant  que  la  fécondation  du  germe  soit  com- 
tneocée,  on  peut  dire  que  la  fleur  existe  aussitôt  que 
les  organes  sexuels  sont  en  évidence,  c'est-à-dire 
aussitôt  que  la  corolle  est  épanouie;  et  dWdinaire 
les  finthèines  ûe  s^ouvrent  pas  à  la  poussière  séminale, 
dès  l'instant  que  la  corolle  s'ouvre  aux  anthères.  Ce- 
piendant  la  fécondation  ne  peut  commencer  avant  que 
les  anthères  soient  ouvertes  :  de  même  l'œuvre  de  la 
fécondation  s'achève  souvent  avant  que  la  corolle  se 
Pétrisse  et  tombe;  or,  jusqu'à  cette  chute,  on  pewt 
éite  que  la  fleur  existe  encore.  Il  faut  donc  donner 
nécessairement  un  peu  d'extensdon  au  mot  durant^ 
pour  ^pouvoir  dire  que  la  fleur  et  l'œuvre  de  la  fécon- 
dation commencent  et  finissent  ensemble . 

Gomme  généralement  la  fleuK  se  fait  remarquer  jpar 
sa  corolle ,  partie  bien  plus  apparente  que  les  autres 
parla  vivacité  de  sfes  couleurs ,  c«8t  dams  cette  coix)lle 
ausm  qu'on  fuit  macèïinalement  consister  l'^ssetioe  <âe 
la  fleur,  et  les  botanistes  eux-mêmes  ne  sont  pas  tou- 
jours exempts  de  cette  pe^e  illusion ,  car  souvent  ils 
emploient  le  mot  de  fleur  pour  cehii  décoroAle;  mais 
ces  petites  impropiriétés  d'inadvertance  importent 
ïpeu.  quand  elles  ne  changent  Yien  aux  i^féesipi'on  îa 


476  FLE 

des  choses  quand  on  y  pense.  De  là  ces  mots  de  fleurs 
monopétales ,  polypétales,  de  fleurs  labiées  person- 
nées 9  de  fleurs  régulières,  irrégulières,  etc.,  quon 
trouve  fréquemment  dans  les  livres  même  d'insti- 
tution. Cette  petit^  impropriété  étoit  non  seulement 
pardonnable,  mais  presque  forcée  à  Tournefbrt  et  à 
ses  contemporains ,  qui  n  avoient  pas  encore  le  mot 
de  corolle ,  et  lusage  s'en  «st  conservé  depuis  eux  par 
rhabitude,  sans  grand  inconirénient;  mais  il  ne  seroit 
pas  permis  à  moi  (|ui  remarcpie  cette  incorrection  de 
Timiter  ici;  ainsi  je  renvoie  au  mot  CSorolle  à  parler 
de  ses  formes  diverses  et  de  ses  divisions. 

Mais  je  dois  parler  ici  des  fleurs  composées  et  sim- 
ples, parceque  c'est  la  fleup  même  et  non  la.  corolle 
qui  se  compose,  comme  on  le  va  voir  après  Tej^posi- 
tion  des  parties  de  la  fleur  simple. 

On  divise  cette  fleur  en  complète  et  incomplète.  La 
fleur  complète  est  celle  qui  coutient  toutes  les  parties 
essentielles  ou  concourantes  à  la  fructification ,  et  ces 
parties  sont  au  nombre  de  quatre  :  deux  essentielles , 
savoir ,  le  pistil  et  Tétamine,  ou  les  étamines;  et  deux 
accessoires  ou  concourantes,  savoir,  la  corolle  et  le 
calice  ;  à  quoi  l'on  dok  ajouter  le  disque  ou  réceptacle 

qui  porte  le  tout. 

La  fleur  est  complète  quand  elle  est  compc^ée  de 
toutes  ces  parties;  quand  il  lui  en  manque  quel- 
qu'une ,  die  est  incomplète:  Or ,  la  fleur  incomplète 
peut  manquer  non  seulement  de  corolle  et  de  calice , 
mais -même  de  pistil  ou  d'étamines;  et,  dans  ce  der-i 
nier  cas,  il  y  a  toujours  une  autre  fleur,  soit  sur 
le  même  individu ,  soit  sur  un  différent ,  qui  porte 


FLE  477 

lautre  partie  essentielle  qui  manque  à  celle-ci  ;  de  là 
la  division  en  fleurs  hermaphrodites,  qui  peuvent 
être  complétas  ou  ne  Tétre  pas ,  et  en  fleurs  purement 
mâles  ou  femelles,  qui  sont  toujours  incomplètes. 

La  fleur  hermaphrodite  incomplète  n  en  est  pas 
moins  parfaite  pour  cela ,  puisqu'elle  se  suffit  à  elle- 
même  pour  opérer  la  fécondation  ;  mais  elle  ne  peut 
être  appelée  complète ,  puisqu'elle  manque  de  quel- 
qu'une des  parties  de  celles  qu'on  appelle  ainsi.  Une 
rose,  un  œillet,  sont,  par  exemple,  des  fleurs  par- 
tîtes et  complètes ,  parcequ'elles  sont  pourvues  de 
toutes  ces  parties.  Mais  une  tulipe,  un  lis  ,  ne  sont 
point  des  fleurs  complètes,  quoique  parfaites ,  parce- 
qu'elles n'ont  point  de  calice  ;  de  même  la  jolie  petite 
fleur  appelée  paronychia  est  parfaite  comme  her- 
maphrodite; mais  elle  est  incomplète,  parceque, 
malgré  sa  riante  couleur ,  il  lui  manque  une  corolle. 

Je  pourrois,  sans  sortir  encore  de  la  section  des 
fleurs  simples ,  parler  ici  des  fleurs  régulièi'es ,  et  des 
fleurs  appelées  irrégulières.  Mais,  comme  ceci  se 
rapporte  principalement  à  la  corolle ,  il  vaut  mieux 
âur  cet  article  renvoyer  le  lecteur  à  ce  mot.  Reste  donc 
à  parler  des  oppositions  que  peut  souffrir  ce  nom  de 
fleur  simple. 

Toute  fleur  d'où  résulte  une  seule  fructification  est 
une  fleur  simple.  Mais  si  d'une  seule  fleur  résultent 
plusieurs  fruits,  cette  fleur  s'appellera  composée,  et 
cette  pluralité  n'a  jamais  lieu  dans  les  fleurs  qui  n'ont 
qu'une  corolle.  Ainsi  toute  fleur  composée  a  néces- 
sairement non  seulement  plusieurs  pétales ,  mais 
plusieurs  corolles;  et,  pour  que  la  fleur  soit  réelle- 


478  FLE 

meut  composée,  et  mm  pas  mie  seule  agoégatioa  «te 
plusieurs  fleurs  maples,  il  bxA  que  quelqu  une  des 
parties  de  la  fructificatiou  soit  commune  à  tous  les 
fleoffoas composants,  et  manque  à  chacun  d'eux  en 
particulier. 

Je  prends,  par  exemple,  une  fleur  delaitron,  la 
voyant  remplie  de  plusieurs  petites  fleurettes ,  et  je 
me  démande  si  c'est  une  fleur  composée.  Pour  savoir 
cela, j'examine  toutes  les  parties  de  la  fructification 
Tune  après  l'autre,  et  je  trouve  que  chaque  fleurette 
.adesétamiiKes,  un  pistil,  une  corolle,  mais  qu'il  n y 
a  qu'un  seul  réceptacle  en  forme  de  disque  qui  les 
reçoit  toutes,  et  quii  ny  a  qu'un  seul  grand  calice 
qui  les  environne;  d'où  je  conclus  que  la  fleur  est 
composée,  puisque  deux  parties  de  la  fructification, 
savoir,  le  calice  et  le  réceptade,  sont  communes  à 
toutes  et  manquent  à  chacune  en  particulier. 

Je  prends  ensuite  une  fleur  de  scabieuse  où  je  dis- 
tiugifte  aussi  plusieurs  fleurettes;  je  l'examine  de 
n^me ,  et  je  trouve  que  chacune  d'elles  est  pourvue 
en  son  particulier  de  toutes  les  parties  de  la  fructifi- 
cation, sans  en  excepter  le  calice  et  même  le  récep- 
tacle, puisqu'on  peut  regarder  comme  tel  le  second 
calice  qui  sert  die  base  à  la  semence.  Je  conclus  donc 
que  la  scabieuse  n'est  point  wie  fleur  composée ,  quoi- 
qu'elle rassemble  comme  elles  plusieurs  fleurettes  sur 
un  même  disque  et  dans  un  même  calice. 

.Comme  ceci  pourtant  est  sujet  à  dispute ,  surtout 
à  cau^e  du  ^ceptacle ,  on  tii^  des  fleurettes  mêmes  vm 
caractère  pjius  sûr,  qui  convient  à  toutes  celles  qui 
ccMsistiitaçnt  proprement  i|ne  fleur  composée  et  qui  ne 


VhK  479 

convient  qu'à  elles;  ce3t  d'avoir  cinq  ^Hamines  réu- 
nies en  tube  ou  cylindre  par  leurs  aqthères  aytQur  du 
style,  et  divisées  par  leurs  cinq  filets  au  bfis  de  la  co- 
rolle ;  toute  fleur  dont  les  fleurettes  ont  leurs  anthères 
ainsi  disposées  est  dpnc  une  fleur  composée  y  et  toute 
fleur  où  Ion  ne  voit  aucupe  fleurette  de  cette  espèce 
n'est  point  une  fleur  composée,  et  ne  porte  même  au 
singulier  qu'improprement  le  n(Mn  de  fleur,  puis- 
quelle  est  réellement  une  agrégation  de  plusieurs 
fleurs. 

Ces  fleurettes  partielles  qui  ont  ainsi  leurs  anthères 
réunies^  et  dont  Tassemblage  forme  une  fleur  vérita- 
blement composée  ,  sont  de  deux  espèces  :  les  unes , 
qvi  sont  régulières  et  tubulées ,  s'appellent  propre- 
ment fleurons  ;  les  autres ,  qui  sont  échancrées  et  ne 
présentent  par  le  haut  qu'une  languette  plane  et  le 
plus  souvent  dentelée ,  s'appellent  demi-fleurons  ;  et 
des  combinaisons  de  ces  deux  espèces  dans  la  fleur 
totale  résultent  trois  sortes  principales  de  fleurs  com- 
posées,  savoir,  celles  qui  ne  sont  garnies  que  de  fleu- 
rons ,  celles  qui  ne  sont  garnies  que  de  demi-fleurons , 
et  celles  qui  sont  mêlées  des  uns  et  des  autres. 

Les  fleurs  à  fleurons  ou  fleurs  fleuronnées  sç  divir 
sent  encore  en  deux  espèces,  relativement  à  leur  forme 
extérieure.  Celles  qui  présentent  une  figure  arrondiç 
en  manière  de  tête,  et  dont  le  calice  approche  de  la 
forme  hémisphérique ,  s'appellent  fleurs  en  tête,  capi: 
tati  :  tels  sont ,  par  exemple ,  les  chardons,  les  artichauts ^ 
la  cjiaussefrave. 

Celles  dont  le  réceptacle  est  plus  apla^ ,  en  so^ 
qye  le^rs  fleurons  forment  avec  le  caliqe  june  %u^^e  à 


48o  FLE 

peu  près  cylindrique,  s'appellent  fleurs  en  disque, 
discoïdei  :  la  santoline ,  par  exemple ,  et  ïeupatoirey  of- 
frent des  fleurs  en  disque  ou  discoïdes. 

Les  fleurs  à  demi-fleurons  s'appellent  demi-fleu- 
ronnées ,  et  leur  figure  extérieure  ne  varie  pas  assez 
régulièrement  pour  ofirir  une  division  semblable  à  la 
précédente.  Le  salsifis ^  \sl scorsonère ^  le  pissenlit,  la 
chicorée ,  ont  des  fleurs  demi-fleuronnées. 

A  regard  des  fleurs  mixtes ,  les  demi-fleurons  ne  s'y 
mêlent  pas  parmi  les  fleurons  en  confusion ,  sans  or- 
dre; mais  les  fleurons  occupent  le  centre  du  disque  , 
les  demi-fleurons  en  garnissent  la  circonférence  et  for- 
ment une  couronne  à.  la  fleur,  et  .ces  fleurs  ainsi  cou- 
ronnées portent  le  nom  defieurs  radiées.  Les  reines 
marguerites  et  tous  les  asters  j  le  souci,  les  soleils ,  k 
poirenle-terre ,  portent  tous  des  fleurs  radiées. 

Toutes  ces  sections  forment  encore  dans  les  fleurs 
composées ,  et  relativement  au  sexe  des  fleurons ,  d'au- 
tres divisions  dont  il  sera  parlé  dans  l'article  Fleuron. 

Les  fleurs  simples  ont  une  autre  sorte  d'opposition 
dans  celles  qu'on  appelle  fleurs  doubles  ou  pleines. 

La  fleur  double  est  celle  dont  quelqu'uqe  des  parties 
est  multipliée  au-delà  de  son  nombre  naturel ,  mais 
sans  que  cette  multiplication  nuise  à  la  fécondation 
du  germe. 

Les  fleurs  se  doublent  rarement  par  le  calice  ,  pres- 
que jamais  par  les  étamines.  Leur  multiplication  la 
plus  commune  se  &it  par  la  corolle.  Les  exemples  les 
plus  fréquents  en  sont  dans  les  fleurs  polypétales, 
comme  œillets,  anémones ,  renoncules  ;  les  fleurs  rao* 
nopétales  doublent  moins   communément.    Gepen- 


FLE  48l 

<lant  on  voit  assez  souvent  des  campanules ,  des  pri- 
mevères ^des  auricules ,  et  surtout  des  jacinthes  à  fleur 
double. 

Ce  mot  de  "fleur  double  ne  marque  pas  dans  le  nom- 
bre des  pétales  une  simple  duplication ,  mais  une  mul- 
tiplication quelconque.  Soit  que  le  nombre  des  pétales 
devienne  double,  triple,  quadruple,  etc.,  tant  qu'ils 
ne  multiplient  pas  au  point  d  étouffer  la  fructification , 
la  fleur  garde  toujours  le  nom  de  fleur  double,  mais, 
lorsque  les  pétales  trop  multipliés  font  disparoître  les 
étamines  et  avorter  le  germe ,  alors  la  fleur  perd  le 
nom  de  fleur  double  et  prend  celui  de  fleur  pleine. 

On  voit  par  là  que  la  fleur  double  est  encore  dans 
l'ordre  de  la  nature ,  mais  que  la  fleur  pleine  n'y  est 
plus ,  et  n'est  qu'un  véritable  monstre. 

Quoique  la  plus  commune  plénitude  des  fleurs  se 
fesse  psg:*  les  pétales,  il  y  en  a  néanmoins  qui  se  rem- 
plissent par  la  calice ,  et  nous  en  avons  un  exemple 
bien  remarquable  dans  ï immortelle^  appelée  xeran- 
thème.  Cette  fleur ,  qui  paroit  radiée  et  qui  réellement 
est  discoïde ,  porte  ainsi  que  la  carline  un  calice  im- 
briqué, dont  le  rang  intérieur  a  ses  folioles  longues  et 
colorées;  et  cette  fleur,  quoique  composée ,  double  et 
multiplie  tellement  par  ses  brillantes  folioles ,  qu'on 
les  prendroit ,  garnissant  la  plus  grande  partie  du  dis- 
que, pour  autant  de  demi-fleurons. 

Ces  fausses  apparences  abusent  souvent  les  yeux 
de  ceux  qui  ne  sont  pas  botanistes;  mais  quiconque 
est  initié  dans  l'intime  structure  des  fleurs  ne  peut  s'y 
tromper  un  moment.  Une  fleur  demi-fleuronnée  res- 
semble extérieurement  à  une  fleur  polypétale  pleine  ; 
XII.  3i 


482  FLE 

ipfltts  il  y  9  toujours  cette  difiEérenceessentidle  que  dans 
]a  preodière  diaque  demi-fleuitm  est  une  fleur  parfidte 
qui  a  son  embyron ,  soo  pistil  et  ses  étaniines ,  au  lieu 
quç ,  dans  Ut  fleur  pleine ,  chaque  pétale  multiplié  n'est 
toujours  qu  un  pétale  qui  ne  porte  aucune  des  parties 
essentielles  à  la  fiructîfication.  Prenez  Tun  après  l'autre 
les  pétales  d'une  renoncule  simple,  ou  double,  ou 
pleine ,  vous  ne  trouverez  dans  aucun  nulle  autre  cbose 
que  le  pétalç  mw^e;  luaifi  dans  le  pissenlit  chaque 
d^mi-Açi|roq  garni  d'uu  style  entouré  d'étaiqine  n'est 
pas  un  siinple  pétale,  mais  une  véritable  fleur. 

On  me  présente  une  fleur  de  nymphéa  jaune,  et 
l'ou  me  demande  si  c'est  une  composée  ou  une  fleur 
double.  Je  réponds  que  ce  n'est  ni  l'une  ni  l'autre.  Ce 
n  est  pas  une  composée,  puisque  les  folioles  qui  l'eoh 
tQurent  ne  ^out  pas  des  demi-fleurons;  et  cen'est  pas 
une  fleur  double,  parcçque  la  duplication  n'est  l'état 
naturel  d'aucuuQ  fleur ,  et  que  l'état  naturel  de  la  fleur 
d^  nympbé^  jaune  est  d  avoir  plusieurs  enceintes  de 
pétales  autQur  de  son  embryon.  Ainsi  cette  multiplia- 
ôt$  n'emp^liç  pas  le  nymphéa  jaune  d'être  une  fleur 
fimple. 

I^  constitution  commune  au  plus  grand  nombre 
d^s  fleufs  fist  detre  hermaphrodites;  et  cette  consti- 
tU,%\QD,  pi^r^t  en  effet  la  plus  convenable  au  régne  vé- 
gétal ,  où  les  individus  dépourvus  de  tout  mouvemei|t 
pfOgr^s^if  fit  spontané  ne  peuvent  s'aller  chercher  l'un 
Ffm^r^qu^nd  1^  sexas  scmt  séparés.  Dansle^ai4)reset 
l^S  pi  Wtf  â  où  ils  le  sont ,  la  nature ,  qui  sait  varier  ses 
ipoyeq^,  a  pourvu  à'cet  obstacle  :  mais  il  n'en  est  pas 
moin^  vr^  généralement  que  des  éures  immobiles  doi- 


PLK  483 

vent ,  pour  perpétuer  teur  espèce ,  avoir  eu  eux«inteies 
tous  les  mslrtunents  propres  à  cette  6n. 

Fleur  muth^ée.  Est  celle  qui^  pour  Fordinaire,  par 
défaut  de  chaleur ,  pard  ou  ne  produit  point  la  cordle 
qu'elle  devroit  naturellement  avoir.  Quoique  cette 
mutilation  ne  doive  pùint  faire  espèce,  les  plantes  où 
elle  a  lieu  se  distinguent  néanmoins  dans  la  nomenckir 
ture  de  celles  de  même  espèce  qui  sont  complètes , 
comme  on  peut  le  voir  dans  plusieurs  espèces  de  qu»- 
moelity  de  cucubaleSy  de  tussilages ,  de  campanules ,  etc. 

FLSUBETTfe.  Petite  fleur  complète  qui  entre  dans  la 
structure  d'une  fleur  agrégée. 

Fleuron.  Petite  fleur  incomplète  qui  entre  dan»  la 
structure  d  une  fleur  composée*  (Voyez  Fleur.) 

Voici  quelle  est  la  structure  naturelle  des  fleurons 
<X)mposants. 

I .  Corolle  monopétale  tubulée  à  cinq  dents ,  su-^ 
père. 

%,  Pistil  alongé,  terminé  par  deux  stigmates  ré* 
flédbis. 

3.  Cinq  étamines  dont  les  filets  sont  séparés  par  le 
bas,  mais  formant ,  pai^'adhérence  de  leurs  anthères, 
un  tube  autour  du  pistil.  ^ 

4.  Semence  nue  ^  alongée ,  ayant  pour  base  le  récep- 
tacle commun ,  et  servant  elle-même ,  par  son  sommet , 
de  réceptacle  à  la  corolle. 

5.  Aigrette  de  poils  ou  d'écaillés  couronnant  la  se- 
mence, et  figurant  un  calice  à  la  base  de  la  corolle. 
Cette  aigrette  pousse  de  bas  en  haut  la  corolle ,  la  dé- 
tache et  la  £Eiit  tomber  lorsqu'elle  est  flétrie ,  et  que  la 
teoience  accrue  approdbe  de  sa  maturité. 

3i. 


484  FRU 

Cette  structure  commune  et  générale  des  fleurons 
souffre  des  exceptions  dans  plusieurs  genres  de  com- 
posées ,  et  ces  différences  constituent  même  des  sec- 
tions quiibrment  autant  de  branches  dans  cette  nom- 
breuse famille. 

Celles  de  ces  différences  qui  tiennent  à  la  structure 
même  des  fleurons  ont  été  ci-devant  expliquées  au 
moteur.  J  ai  maintenant  à  parler  de  celles  qui  ont 
rapport  à  la  fécondation. 

L'ordre  commun  des  fleuronsdont  je  viens  de  parler 
est  d'être  hermaphrodites ,  et  ils  se  fécondent  par  eux- 
mêmes.  Mais  il  y  en  a  d  autres  qui  ayant  des  étamines 
et  n ayant  point  de  germe,  portent  le  nom  de  mâles  ; 
d'autres  qui  ont  un  germe  et  n'ont  point  d'étamineç 
s'appellent  fleurons  femelles;  d'autres  qui  n'ont  ni 
germe  ni  étamines ,  ou  dont  le  germe  imparfait  avorte 
toujours ,  portent  le  nom  de  nçutres. 

Ces  diverses  espèces  de  fleurons  ne  sont  pas  indif- 
féremment entremêlées  dans  les  fleurs  composées  ; 
mais  leurs  combinaisons  méthodiques  et  régulières 
sont  toujours  relatives  ou  à  la  plus  sûre  fécondation, 
ou  à  la  plus  abondante  fructification,  ou  à  la  plus 
pleine  maturification  des  graines. 

Foliole.  Feuille  partielle  de  la  feuille  composée.  Chaque  pièce 
cl*un  calice  polyphylle  «st  nommée  foliole. 

Follicule.  Fruit  géminé,  provenant  d'un  seul  pistil  bipartible 
jusqu'à  la  base.  Il  n'appartient  qu'aux  apocynées,  * 

Frangé.  Ayant  à  ses  bords  des  découpures  très  fines. 

Fructification.  Ce  mot  se  prend  toujours  dans  un 
sens  collectif ,  et  comprend  non  seulement  Toeuvrede 
la  fécondation  du  germe  et  de  la  maturification  du 


GER  4^5 

fruit,  mais  lassemblage de  tous  les  instruments  natu- 
rels destiaés  à  cette  opération. 

Fruit;  Dernier  produit  de  la  végétation  dans  Fin- 
dividu,  contenant  les  semences  qui  doivent  la  renou*. 
velar  par  d'autres  individus.  La  semence  n  est  ce  der- 
nier produit  que  quand  elle  est  seule  et  nlie.  Quand 
elle  ne  Test  pas,  elle  n  est  que  partie  du  fruit. 

FRurr.  Ce  mot  a,  dans  la  botaniqne,  un  sens  beau- 
coup plus  étendu  que  dans  lusage  ordinaire.  Dans 
les  arbres,  et  même  dans  d autres  plantes,  toutes  les 
semences,  ou  leurs  enveloppes  bonnes  à  manger, 
portent  en  généi^l  le  nom  de  fruit.  Mais,  en  bota- 
nique, ce  même  nom  s'applique  plus  généralement 
encore  à  tout  ce  qui  résulte ,  après  la  fleur ,  de  la 
fécondation  du  germe.  Ainsi  le  fruit  n'est  proprement 
autre  chose  que  l'ovaire  fécondé,  et  cela,  soit  qu'il  se 
mange  ou  ne  se  mange  pas,  soit  que  la  semence  soit 
déjà  mûre  ou  qu'elle  ne  le  soit  pas  encore. 

FusiFORHE.  En  forme  de  faseau. 

Gaine.  Expansion  de  la  partie  inférieore  d'une  feuille ,  par  la- 
quelle celle-ci  enveloppe  la  tige. 

Gélatineux.  De  la  consistance  d'une  gelée. 

GÉMinéES.  Naissants  deux  ensemble  du  même  lieu ,  ou  rappro^ 
che's  deux  à  deux. 

Gemmation.  Tout  ce  qui  concerne  le  bourgeonnement  des  plantes- 
virace»  et  ligneuses. 

Genre.  Réunion  de  plusieurs  espèces  sous  un  ca- 
ractère commun  qui  les  distingue  de  toutes  les  autres 
plantes. 

Gerï^ie,  embryon,  ovaire,  fruit.  Ces  termes  sont  si- 
près  d'être  synonymes,  qu'avant  d^eu  parler  sépa- 
rément dans  leurs  articles  je  crois  devoir  les  unir  ici. 


486  GBR 

Le  germe  est  le  preinier  rudioient  de  la  nouvelle 
plante ,  il  devient  embryon  on  ovaire  au  moment  de 
la  fécondation,  et  ce  même  end^on  devient  fruit 
en  mûrissant  :  voilà  les  différences  exactes.  Mais  on 
ny  £ut  jMis  toujours  attention  dans  Fnsage^  et  Ton 
prend  souvent  ces  mots  lun  pour  Fautre  îndifiii* 
remment. 

Il  y  a  deux  sortes  de  germes  bien  distincts ,  lun 
contenu  dans  la  semence,  lequd  en  se  développait 
devient  plante ,  et  Tautre  contenu  dans  la  fleur ,  lequel 
par  la  fécondation  devient  fruit.  On  voit  par  qurile 
alternative  perpétuelle  chacun  de  ces  deux  germes  se 
produit,  et  en  est  produit; 

On  peut  encore  donner  le  nom  de  germe  aux  rudi- 
ments  des  feuilles  enfermés  dans  les  bourgeois ,  et  à 
ceux  des  fleurs  enfermés  dans  les  boutons. 

GEitMmATiON.  Premier  développement  des  parties 
de  la  plante  contenne  en  petit  dans  le  germe. 

Quand  on  examine  ce  que  devient  nne  graine  après  qa*dle  a  été 
semée ,  on  la  voit  se  |[onfler,  augmenter  de  volune  :  sa  tonique 
propre  se  déchire,  ses  lobes  ou  cotylédons  sortent  de  leurs  ber- 
ceaux, s*écarient,  livrent  passage  à  la  plantnle,  et  Ton  dit  alors  que 
la  plante  est  dans  l'état  de  fermlnation.  Le  premier  degré  s^aononce 
ordinairement  par  Tapparition  d'une  espèce  de  petit  bec  nônuié  ' 
radicule.  Ge  petit  bec  se  tourne  vers  la  terre,  produit  de  droite  et 
de  gauche  des  fibrilles  latérales  destinées  à  former  le  ehevriu  ou 
les  ramifications  de  la  racine  dont  la  radicule  est  toujours  le  pivot. 
Après  le  développement  de  la  radicule  on  voit  paroitre  la  plumule 
qui  tient  aux  lobes  de  la  semence  jusqu'à  ce  qu  elle  puisse  recevoir 
des  sucs  par  le  moyen  de  ses  racines.  La  plumule  s'élève  9  quitte 
ie»  cotylédons^  ou  ne  les  conserve  que  sous  la  forme  de  feuilles 
séminales  ;  et  l'on  voit  toutes  les  parties  de  la  plantule  augmenter 
en  hauteur  par  Falongement  des  lames  qui  les  composent ,  acqué- 
rir tous  les  jours  un  diamètre  plm  grand  par  l'épaississement  de 


n 


OHA  4^7 

ces.  même»  Unes ,  et  toutes  ces  partons  prendrt  mcl:es#tlfll«né  la 
forme  et  la  direction  qqi  leur  coD^ieiinent. 

Si  de  la  graine  que  vous  avez  sous  les  yeux  il  doit  naître  une 
herbe,  vous  ne  verïrez  point  de  boutons  aux  aisselles  de  ses  feuilles  : 
s*il  doh  niikre  iffl  àthte  Oa  arbrisseau,  la  phithule  détiendra  iine 
ti(|e  dont  la  eodsistance  sera  ligueuse. 

Glabbb.  Lisse,  sans  duvet  ni  poils. 

Glandes.  Organes  qui  servent  à  la  décrédon  des 
sucs  de  la  plante. 

GhùVUB.  Elle  est  formée  pér  les  écailles  on  paiikttes  qtâi  eavi» 
ronnent  les  organes  sexuels  des  graroinAs. 

CoïkrvES.  Excrétions  qui  suintent  naturellement  par  des  filtres 
destinés  à  cet  usage. 

Gousse.  Fruit  d'une  plante  légumineuse.  La  gousse , 
qui  s'appelle  aussi  légUme ,  est  ordinairement  com- 
posée de  deux  panneaux  nommés  cosses ,  aplatis  ou 
convexes,  collés  Tun  sur  l'autre  par  deux  sutures 
longitudinales ,  et  qui  renferment  des  semences  atta- 
chées alternativement  par  la  sutuf e  aux  deux  cosses , 
lesquelles  se  séparent  par  la  maturité. 

Gbaine.  Partie  du  fruit  renfermant  Fembryon  d'une  nouvelle 
prailte.  Là  graine  est  regardée  cdmnié  Vœuf  végétal. 

Grappe,  racemm.  Sorte  d'épi  dâtîs  lequel  les  fleurs 
xït  sont  ni  sesmles  tii  toutes  attachées  à  \a  ràpê,  tuais 
à  des  pédicules  partiels  dans  lesquels  les  pédicules 
principaux  se  divisent.  La  grappe  n'est  autre  chose 
qu'une  panicuïe  dont  les  rameaux  sont  plus  serrés  ^ 
plus  courts ,  et  souvent  plus  gros*qué  dans  la  panictile 
proprement  dite. 

Lorsque  l'axe  d'une  panicule  ou  d'un  épi  pend  en 
bas  au  lieu  de  s'élever  vers  le  ciel  «  on  l\ii  donne  alors 
le  nom  de  grappe;  tel  est  l'épi  du  groseèltel',  teile  est 
la  grappe  de  la  vigile. 


488  HTB 

GiEFFE.  Opératioii  par  laquelle  od  force  les  sacs 
d'un  ari>re  à  passer  par  les  couloirs  d'un  autre  arbre; 
d^où  il  résulte  que  les  couloirs  de  ces  deux  plantes 
n'étant  pas  de  même  figure  et  dimension,  ni  placés 
exactement  les  uns  vis-à-vis  des  autres,  les  sucs  for- 
cés de  se  subtiliser,  en  se  divisant,  donnent  ensuite 
des  fruits  meilleurs  et  plus  savoureux. 

Greffer.  Est  engager  Foeil  ou  le  bourgeon  d'une 
saine  branche  d'arbre  dans  l'écorce  d^un  autre  aribre, 
avec  les  précautions  nécessaires  et  dans  la  saison  &- 
vorable,  en  sorte  que  ce  bourgeon  reçoive  le  suc  du 
second  arbre,  et  s'en  nourrisse  comme  il  auroit  fait 
de  celui  dont  il  a  été  détaché.  On  donne  le  nom  de 
greffi  à  la  portion  qui  s'unit,  et  de  sujet  à  l'arbre  au- 
quel il  s'unit. 

Il  y  a  diverses  manières  de  greffer.  La  greffe  par 
approche,  en  fente,  en  couronne,  en  flûte ^  en  écus- 
son. 

GTMNOSPERBfE.  A  scmeuces  nues. 

Hampe.  Tige  sans  feoiiles,  destinée  uniquement  à 
tenir  la  fructification  élevée  au-dessus  de  la  racine. 

Héuotrofe.  Qui  tourne  le  disque  de  sa  fleor  vers  le  soleil  et  le 
suit  daus  son  cours. 

Herbes.  Plantes  qui  perdent  leurs  tiges  tous  les  hivers. 

HÉTÉROPHTLLE.  Qui  porte  des  feuilles  dissemblables  les  unes  des 
autres.  ' 

Hexiotnib.  Six  pistils.    * 

Hexaptèrb  ,  à  six  ailes. 

HiLB.  Point  par  lequel  une  graine  tient  à  la  cavité  du  péricarpe. 

Hirsute.  Garni  de  poils  durs. 

HoMOMàLLES.  Dirigées  d'un  même  côté. 

HuMiFUSE.  Étalée  en  tout  sens  sur  la  terre. 

Hybride.  Plante  qui  doit  son  origine  à  deux  plantes  différentes. 


INF  4% 

HTPOGRATÉmiFOBMB.  Ma  foroie  de  coupe. 

Imbriqué.  Chargé  de  parties  appliquées  en  recouvreiuent  les  unes 
sur  les  autres  comme  les  tuiles  d*un  toit. 

Incise.  A  bord  découpé  par  des  incisions  aiguës. 
ItiDÉHiscENCE.  Privation  de  la  faculté  de  s'ouvrir. 
InuiGÈNE.  Qui  croît  naturellement  dans  le  pays. 

Infère  ,  Supère.  Quoique  ces  mots  soient  purement 
latins ,  on  est  obligé  de  les  employer  en  François  dans 
le  langage  de  la  botanique,  sous  peine  d'être  difiîis, 
lâche  et  louche,  pour  vouloir  parler  purement.  La 
même  nécessité  doit  être  supposée ,  et  la  même  excuse 
répétée  dans  tous  les  mots  latins  que  je  serai  forcé  de 
franciser;  car  c'est  ce  que  je  ne  ferai  jamais  que  pour 
dire  ce  que  je  ne  pourrois  aussi  bien  foire  entendre 
dans  un  françois  plus  correct. 

Il  y  a  dans  les  fleurs  deux  dispositions  différentes 
du  calice  et  de  la  corolle ,  par  rapport  au  germe ,  dont 
l'expression  revient  si  souvent,  qu'il  faut  absolument 
créer  un  mot  pour  elle.  Quand  le  calice  et  la  corolle 
portent  sur  le  germe,  la  fleur  est  dite  supère.  Quand 
le  germe  porte  sur  le  calice  et  la  corolle ,  la  fleur  est 
dite  infère.  Quand  de  la  corolle  on  transporte  le  mot 
au  germe,  il  faut  prendre  toujours  l'opposé.  Si  la  co- 
rolle est  infère,  le  germe  est  supère;  si  la  corolle  est 
supère,  le  germe  est  infère  :  ainsi  l'on  a  le  choix  de 
ces  deux  manières  d'exprimer  la  même  chose. 

Comme  il  y  a  beaucoup  plus  de  plantes  où  la  fleur 
est  infère  que  de  celles  où  elle  est  supère ,  quand  cette 
disposition  n'est  point  exprimée,  on  doit  toujours 
sous-entendre  le  premier  cas ,  parcequ'il  est  le  plus 
ordinaire  ;  et  si  la  description  ne  parle  point  de  la  dis- 
position relative  de  la  corolle  et  du  genne,  il  faut  sup- 


poser  la  corolle  infère:  car  si  die  éUÀlB^pèrej  Tantear 
de  la  descriptiofi  Taaroit  expressément  dit. 

iRPUEmiBULlFORME.  En  eDlOODOir. 

Labié.  Dont  le  limbe  a  deux  incisions  latérales  principales  401  le 
partagent  en  deux  lames  opposées,  inë^les,  Tane  supérieure  et 
Tautre  inférieure. 

Laciric.  Découpé  inégalement  en  lanières  alongées. 

Lac€ST14L.  Qui  croit  autour  des  lacs. 

JLame.  Partie  supérieure  d*un  pétale  onguicmlé. 

Lancéolé.  En  fer  de  lance. 

Légume.  Sorte  de  péricarpe  composé  de  deux  pan- 
neaux ,  dont  les  bords  sont  réunis  par  deux  sutures 
longitudinales.  Les  semences  sont  attachées  alterna-' 
tivement  à  ces  deux  valves  par  la  suture  supérieuie , 
l'inférieure  est  nue.  L'on  appelle  de  ce  nom  en  général 
le  fruit  des  plantes  légumineuses. 

Légumineuses.  (Voyez  Fleurs  ,  Plante»^ 

■à 

Légumimeuses.  Plantes  qui  ont  pour  fruit  une  gousse. 

Liber  (le).  Est  composé  de  pellicules  qui  représen- 
tent les  feuillets  d'tm  livre;  elles  touchent  immédiate- 
ment au  bois.  Le  liber  se  détache  tous  les  ans  des  deux 
autres  parties  de  Técorce,  et,  s'unissantayecTaubier, 
il  produit  sur  la  circonférence  de  Tarbre  une  nouvelle 
couche  qui  en  augmente  le  diamètre. 

Ligneux.  Qui  a  la  consistance  de  bois. 

LiLiAcÉES.  Fleurs  qui  portent  le  caractère  du  lis. 

Limbe.  Quand  une  coi^olle  monopétale  régulière 
s'évase  et  s'élargit  par  le  haut,  la  partie  qui  forme  cet 
évaseraent  s'appelle  le  limbe ,  et  se  découpe  ordinaire* 
raeot  en  quatre,  cinq ,  ou  plusieurs  segmeuts.  Diverses 
campanules  y  primevères  y  liserons  ^  et  autres  fleurs  mo- 
nopétales ,  offrent  des»  exemples  de  ce  limbe ,  qui  est ,  à 


MON  49  < 

regard  de  la  corolle ,  à  peu  près  ce  qu*est,  à  Fégard 
d  une  clocbe ,  la  partie  qu'on  nomme  le  pavillon  :  le 
différent  degré  de  Tangle,  que  forme  le  limbe  avec  le 
tube,  est  ce  qui  £ait  donner  à  la  corolle  le  nom  d'in- 
fundibuUforme,  de  campaniforme,  ou  d'hypocraté- 
riforme. 

Lobes  des  semences  sont  deux  corps  réunis ,  aplatis 
d  un  côté,  convexes  de  Tautre  :  ils  sont  distincts  dans 
les  semences  légumineuses. 

Lobes  des  feuilles. 

Loge.  Cavité  intérieure  du  fruit  :  il  est  à  plusieurs 
loges  quand  il  est  partagé  par  des  cloisons. 

LrnVLÉ.  En  forme  de  croissant. 

Maillet.  Branche  de  Taunée  à  laquelle  on  laisse 
pour  la  replanter  deux  chicots  du  vieux  bois  saillants 
des  deux  côtés.  Cette  sorte  de  bouture  se  pratique 
seulement  sur  la  vigne  et  même  assez  raremetit. 

Masque.  Fleur  en  masrque  e^t  utie  fleur  monopétale 
irrégulière. 

Les  Heurs  en  masque  imitent  un  mtrfïle  à  deux  lèvres. 

MoNÉciÊ  ou  MoKQECiE.  Habitation  commune  aux 
deux  sexes.  On  donne  le  nom  de  monœcie  à  une  classe 
de  plantes  composée  de  toutes  celles  qui  portent  des 
fleurs  mâles  et  des  fleurs  femelles  sur*le  même  pied. 

Monoïques.  Toutes  les  plantes  de  la  monœcie  sont 
monoïques.  On  appelle  plantes  monoïques  celles  dont 
les  fleurs  ne  sont  pas  hermaphrodites,  nmis  séparé- 
ment mâles  et  femelles  sur  le  même  individu  :  ce  mot, 
formé  de  celui  de  monœcie ,  vient  du  grec  et  signifie 
ici  que  les  deux  sexes  occupent  bien  le  même  logis , 
mais  sans  habiter  la  mêtne  chambre.  Le  concombre , 


492  NUI 

le  melon ,  et  toutes  les  cucurbitacées ,  sont  des  plantes 
monoïques. 

Mufle  (fleur  en).  (Voyez  Masque. ) 

Nectaire.  Saiyant  Linnée,  c'est  une  particule  accessoire  ou 
comme  ajoutée ,  adnée  à  un  des  quatre  principaux  organes  floraux  ; 
c*est  un  appendice  de  la  corolle. 

Nebyures.  ÊUvations  filamenteuses  qu*on  rencontre  sur  les 
feuilles  et  les  pétales. 

Neutre,  dans  étamine  et  sans  pistil. 

Nœuds.  Sont  les  articulations  des  tiges  et  àe%  ra- 
cines. 

Noix.  Enveloppe  li^fneuse ,  <ui  osseuse ,  de  graines  revêtues  de 
leur  tégument  propre. 

Nomenclature.  Art  de  joindre  aux  noms  qu  on 
impose  aux  plantes  Tidée  de  leur  structure  et  de  leur 
classification. 

Noyau.  Semence  osseuse  qui  renferme  une  amande. 

Nu.  Dépourvu  des  vêtements  ordinaires  à  ses  sem- 
blables. 

On  appelle  graines  nues  celles  qui  n'ont  point  de 
péricarpe;  ombelles  nues,  celles  qui  nont  point  d'in- 
volucre  ;  tiges  nues ,  celles  qui  ne  sont  point  garnies 
de  feuilles,  etc. 

NuiTS-DE-FER.  JVocte5^rre«.  Ce  sont,  en  Suéde ,  celles 
dont  la  froide  température,  arrêtant  la  végétation  de 
plusieurs  plantes,  produit  leur  dépérissement  insen- 
sible, leur  pourriture,  et  enfin  leur  mort.  Leurs  pre- 
mières atteintes  avertissent  de  rentrer  dans  les  serres 
les  plantes  étrangères  qui  périroient  par  ces  sortes  de 
froids. 

(Cest  aux  premiers  {][els  assez  communs  au  mois  d'août  dans  les 


ONG  493 

pays  froids  qu'on  donne  ce  nom,  qui,  dans  des  climats  tempëre's, 
ne  peut  pas  être  employé  pour  les  mêmes  jours.  )  H. 

Obclavb.  En  massue  renversée. 

Obovale.  En  ovale  renversé. 

Œil.  (Voyez  Ombilic.  )  Petite  cavité  qui  se  trouve 
en  certains  fruits  à  rextrémité  opposée  au  pédicule  : 
dans  les  fruits  infères  ce  sont  les  divisions  du  calice 
qui  forment  Tombilic,  comme  le  coin,  la  poire,  la 
pomme,  etc.;  dans  ceux  qui  sont  supères,  Fombilic 
est  la  cicatrice  laissée  par  l'insertion  du  pistil. 

OEILLETONS.  Bourgeons  qui  sont  à  côté  des  racines 
des  artichauts  et  d  autres  plantes ,  et  qu'on  détache 
afin  de  multiplier  ces  plantes. 

Officinal.  Qui  se  vend  dans  les  boutiques  comme  étant  d'nsa^e 
dans  les  arts. 

Ombelle.  Assemblage  de  rayons  qui,  partant  d  un 
même  centre,  divergent  comme  ceux  d'un  parasol. 
L'ombelle  universelle  porte  sur  la  tige  ou  sur  une 
branche;  l'ombelle  partielle  sort  d'un  rayon  de  l'om- 
belle universelle. 

Ombilic.  C'est,  dans  les  baies  et  autres  fruits  mous 
iïifères,  le  réceptacle  de  la  fleur  dont,  après  qu'elle 
est  tombée,  la  cicatrice  reste  sur  le  fruit,  comme  on 
peut  le  voir  dans  les  airelles.  Souvent  le  calice  reste 
et  couronne  Tombihc,  qui  s'appelle  alors  vulgaire- 
ment œil  :  ainsi  l'œil  des  poires  et  des  pommes  n'est 
ai^tre  chose  que  l'ombilic  autour  duquel  le  calice  per- 
sistant s'est  desséché. 

Ongle.  Sorte  de  tache  sur  les  pétales  ou  sur  les 
feuilles ,  qui  a  souvent  la  figure  d'un  ongle ,  et  d'au- 
tres figures  différentes ,  comme  on  peut  le  voir  aux 


494  ^  PAL 

fleui-s  des  pavots ,  des  roses ,  des  anémones ,  des  cistes , 
et  aux  feuilles  des  renoncules ,  des  persicaires,  etc. 

Onglet.  Espèce  de  pointe  crochue  par  laquelle  le 
pétale  de  quelques  corolles  est  fixé  sur  le  calice  ou 
sur  le  réceptacle  ;  Tonglet  des  œillets  est  plus  long  que 
celui  des  roses. 

OpsBCpLf:.  Fetit  couvercle  ({ui  ferme  le«  iirnçs  de  quelques  es- 
pèces de  mousses. 

Opposées.  Les  feuilles  opposées  sont  juste  au  nom- 
bre de  deux ,  placées ,  Tune  vis-à-vis  de  1  autre ,  des 
deux  côtés  de  la  tige  ou  des  branches.  Les  feuilles 
opposées  peuvent  être  pédiculées  ou  sessiles  ;  s'il  y 
avoit  plus  de  deux  feuilles  attachées  à  la  même  hau- 
teur autour  de  la  tige ,  alors  cette  pluralité  dénatur 
remit  l'opposition ,  et  cette  disposition  des  feuilles 
prendroit  un  nom  différent.  (Voyez  Verticillées.) 

Ovaire.  C'est  le  nom  qu'on  donne  à  Tembryon  du 
fruit,  ou  c'est  le  fruit  même  avant  la  fécondation. 
'  Après  la  fécondation  Tovaire  perd  ce  nom ,  et  s  ap- 
pelle simplement  fruit ,  ou  en  particulier  péricarpe , 
si  la  plante  est  angiosperme  ;'  semence  ou  graine ,  si 
la  plante  est  gymnosperme. 

Paillette    Écaille  membraneuse  y  sèche,  dressée,  pressant  la 
base  cTune  fleqr  qu'elle  enveloppe  ou  recouvre.  (Les  graminées.) 
Paléacé.  Garni  de  paillettes,  ou  de  la  nature  de  la  (rldume. 
Palmé.  Ressemblant  à  une  main  ouverte. 

Palmée.  Une  feuille  est  palmée  lorsqu'au  lieu  d'être 
composée  de  plusieurs  folioles,  comme  la  feuille  di- 
gitée ,  elle  est  seulement  découpée  en  plusieurs  lobes 
dirigés  en  rayons  vers  le  sommet  du  pétiole,  mais  se 
réunissant  avant  que  d'y  arriver. 


pÉD  4dS 

Panictjle.  Épi  rameux  et  pyramidal.  Cette  figure 
lui  vient  de  ce  que  les  rameaux  du  bas  »  étant  les  plus 
larges ,  forment  entre  eux  un  plus  large  espace ,  qui 
se  rétrécit  en  montant,  à  mesure  que  ces  rameaux 
deviennent  plus  courts ,  moins  nombreux;  en  sorte 
qu'une  papicule  parfaitement  régulière  se  termineroit 
enfin  par  une  fleur  sessile. 

PapiuxWacés.  Corolle  irrëgullère  h  cinq  pétales.  Le  supérieur, 
]^U8  grand,  aUppelle  étendard  :  \b$  deux  latéraux  ailes;  les  deux 
iufériçurs  formenf  rme  petite  nacelle  qu'on  appelle  carène.  Voyez  U 
troisième  des  Lettres  élémentaires  où  Rousseau  décrit  d'une  manière 
précise  les  fleurs  de  ce  genre. 

Pàptracé.  Mince  et  sec  comme  du  papier. 

Parasités.  Plantes  qui  naissent  ou  croissent  sur 
d'autres  plantes,  et  se  nourrissent  de  leur  substance. 
La  cuscute,  le  gui,  plusieurs  mousses  et  lichens,  sont 
des  plantes  parasites. 

Parenchyme.  Substance  pulpeuse,  ou  tissu  cellulai- 
re, qui  forme  le  corps  de  la  feuille  ou  dû  pétale  :  il  est 
couvert  dans  Tune  et  dans  l'autre  d'un  épiderme. 

Partielle.  (Voyez  Ombelle.  ) 

Partie  de  la  Fructification.  (Voy.  Et  aminés. 
Pistil.) 

pAUCiRàDiÉE.  Fleur  ayant  peu  de  rayons. 
PÉDICELLE.  Petit  pédoncule  propre  de  chaque  fleur. 

Pavillon.,  Synonyme  d'étendard. 

Pédicule.  Base  alongée,  qui  porte  le  fruit.  On  dit 
pedunculus  en  latin,  mais  je  crois  qu'il  faut  dire  pédi' 
euk  en  fran^is  :  c'est  l'ancien  usage ,  et  il  n'y  a  au- 
cune bonne  raison  pour  le  cbanger.  Pedunculus  sonne 
mieux  en  latin ,  et  il  évite  l'équivoque  du  nom  pedi- 
culus;  maïs  le  moUpédicule  est*  net,  et  plus  doux  en 


49^  PEN 

fraoçois;  et,  dmns  le  choix  des  mots,  il  convient  de 
consulter  Toreille,  et  d avoir  égard  à  laccent  de  la 
langue. 

L  adjectif  pédicule  me  paroit  nécessaire  par  oppo- 
sition à  lautre  adjectif  sessile.  La  botanique  est  si 
embarrassée  de  termes,  qu'on  né  sauroit  trop  s  attacher 
à  rendre  clairs  et  courts  ceux  qui  lui  sont  spéciale- 
ment consacrés. 

Le  pédicule  est  le  lien  qui  attache  la  fleur  ou  le 
fruit  à  la  branche,  ou  à  la  tige.  Sa  substance  est  d'or- 
dinaire plus  solide  que  celle  du  fruit  qu'il  porte  par 
un  de  ses  bouts,  et  moins  que  celle  du  bois  auquel 
il  est  attaché  par  Tautre.  Pour  l'ordinaire,  quand 
le  fruit  est  mûr,  il  se  détache,  et  tombe  avec  son 
pédicule.  Mais  quelquefois ,  et  surtout  dans  les  plantes 
herbacées ,  le  fruit  tombe  et  le  pédicule  reste ,  comme 
on  peut  le  voir  dans  le  genre  des  rumex.  On  y  peut 
remarquer  encore  une  autre  particularité;  c'est  que 
les  pédicules ,  qui  tous  sont  verticillés  autour  de  la 
tige,  sont  aussi  tous  articulés  vers  leur  miUeu.  Il 
semble  qu'en  ce  cas  le  fruit  devroit  se  détacher  à  l'ar- 
ticulation, tomber  avec  une  moitié  du  pédicule,  et 
laisser  l'autre  moitié  seulement  attachée  à  la  plante. 
Voilà  néanmoins  ce  qui  n'arrive  pas.  Le  fruit  se  dé- 
tache ,  et  tombe  seul.  Le  pédicule  tout  entier  reste,  et 
il  faut  une  action  expresse  pour  le  diviser  en  deux  au 
point  de  Tarticulation. 

PÉDONCULE.  Support  commun  de  plusieurs  fleufs  ou  d'une  fleur 
solitaire.  En  terme  vulgaire ,  la  queue  d'une  fleur  ou  d'un  fruit. 

PÉKiciLLÉ.  Glandes  déliées,  rapprochées  à  peu  près  comme  les 
crins  d'un  pinceau. 

pEHTAPTÈnE.  A  cinq  aile*. 


I 
N 


PÉT  497 

Peutasperub.  A  cinq  graines. 

Pepik.  Semence  couverte  d'une  tunique  épaisse  «t  coriacëe  qui 
se  trouve  au  centre  de  ceHains  fruits. 

Perfoliée.  La  feuille  perfoliée  est  celle  que  la 
branche  enfile ,  et  qui  entoure  celle-ci  de  tous  côtés. 

Pérunthe.  Sorte  de  calice  qui  touche  immédiate- 
ment la  fleur  ou  le  fruit. 

PÉRICARPE.  Partie  du  fruit.  Tout  fruit  parfait  est  essentiellement 
compose  de  deux  parties,  le  péricarpe  et  sa  graine.  Tout  ce  qui  n  est 
point  partie  intégrante  de  celle-ci  appartient  à  celle-là. 

Perruque.  Nom  donné  par  Vaillant  aux  racines 
garnies  d'un  chevelu  touffu  de  fibrilles  entrelacées 
comme  des  cheveux  emmêlés. 

Pétale..  On  donne  le  nom  de  pétale  à  chaque  pièce 
entière  de  la  corolle.  Quand  la  corolle  n'est  que  d  une 
seule  pièce,  il  ny  a  aussi  qu'un  pétale;  le  pét^de  et 
la  corolle  ne  sont  alors  qu'une  seule  et  même  chose , 
et  cette' sorte  de  corolle  se  désigne  par  l'épiihéte  de 
monopétâle.  Quand  la  corolle  est  de  plusieurs  pièces  y 
ces  pièces  sont  autant  de  pétales ,  et  la  corolle  qu'elles 
composent  se  désigne  par  leur  nombre  tiré  du  grec, 
parceque  le  niot  de  pétale  en  vient  aussi,  et  qu'il  con- 
vient, quand  on  veut  composer  un  mot,  de  tirer  les 
deuxTacines  de  la  même  langue.  Ainsi,  les  mots  de 
monopétale,  de  dipétale,  de  tripétale,  de  tétrapétale, 
de  pentapétale ,  et  enfin  de  polypétale,  indiquent  une 
corolle  d'une  seule  pièce,  ou  de  deux,  de  trois,  de 
quatre ,  de  cinq ,  €tc.  ;  enfin ,  d'une  multitude  indéter- 
minée de  pièces. 

Pétatoïde.  Qui  a  des  pétales.  Ainsi  la  A^xit  pétatoide 
est  l'opposé  de  la  fleur  apétale, 

XII.  33 


4^B  PI  8 

Quelquefois  ce  mot  entre  comiiie  seooiide  racine 
dans  la  composition  d'un  autre  mot,  dont  la  première 
racine  est  un  nom  de  nombre  :  alors  il  signifie  une 
corolle  monopétale  profondément  diyisée  en  autant 
de  sections  qu'en  indiqua  la  première  racine.  Ainsi  la 
corolle  tripetatoïde  e^t  divisée  en  trois  segments  ou 
demi-pétales ,  la  pentapétatoïde  en  cinq,  etc. 

Pétiole.  B9^«  (^opgé^  qui  pprt^  h  jfeuyiç.  Le  mot 
pétiole  est  opposé  à  semlcy  i  Tégard  des  fettiUes, 
comme  le  mot  pédicule  Test  à  Tégard  des  fleurs  et  des 

■PiMiâTiFnNi.  OoBt  les  c6tfé8  sont  dif iatft  en  ^usknrs  laaièr^s  qh 
lobes  par  des  incisions  profondes  ^  n'aUei^^nt  poiitt  \p  milieu 
to^fVicjUnalt  QW  U  a^n^re  n^djaire. 

PiHNÉ^.  Une  feuilk  ailéeà  pkisia^ps  rangs  s'appiE^te 
feuftttfi  pennée. 

P16IML.  Grgane  fmmelh  dfi  la  Qwr  q^i  wiwqq<^  ^ 
germe,  et  par  lequel  r5«tow?i  iteçoilt  r4iQtFi)mi^sioo  fé- 
condante de  la  petusaiip^  des  wtbèrfls  :  la  pistil  ^ 
pvoioni^  .^rdiioaireffienit  par  nn  m  plmiaurs  siyles , 
qnelquefou  auflfil  il  QBt  oourotqné  inMii^diatQmi^t  p^ 
un  ou  plufiÂeurs  âtigmates^  mm  ^uom  styl?  inter- 
Kiëdttire.  Xe  jMgmate  r^çqH  te  pQ\^ièrf^  proli%i^ 
do  aommeÉ  défi  étaimoefii  ^  h  tmmimt  pfir  \^  pi^tit 
dansFipiiéneiipdiligfQrmi»,  poujrlwç«d^rrGiv<aiir^,  Sm^ 
Tant  is  «yscèniQ  sesaeil ,  h  U^o^iàMiim  4^3  plsiPt^a  i^ 
peut  «^opérer  que  par  le  ODqeo»!^  des  deux  5exft9;  et 
raots'de  la  fruotificaiMo  n'est  pli|$  q«iç  mWi  de  W  gé^ 
nération.  Les  filets  des  étamines  soo;!  l^g  vaias^ftUK 
sperniatiqueâ^  leaanthèrd&acmtbB  te6lîpa]i§«,  (sipj^s- 
sière  qu'elles  répandent  ei^  ki  Hqueur  Bémimi^  >  le 


f  1?LA  499 

siigmiite  devretrt  ia  VUlve,  te  style  e«  \à  trotope  oli  !e 
vagin ,  et  le  gernse  frit  l-dEc^  tf  titéhis  ôu  tte  matrice. 

Pivotante.  Racine  (pxi  a  un  tronc  principal  enfoncé  perpendi- 
etitaireuietit^ans  hi  terre. 

#ft.ACENTA.  Réceptacle  des  semences.  C'est  le  corps 
auquel  elles  sont  immédiatement  attachées.  M.  Lin- 
naeus  n'admet  point  ce  nom  de  Placenta^  et  emploie 
toujours  celui  de  réceptacle.  Ces  mots  rendent  pour- 
tant des  idées  fort  différentes.  Le  réceptacle  est  la 
partie  par  où  le  fruit  tient  à  la  plante  :  le  placenta  est 
la  partie  par  où  les  semences  tiennjerit  au  péricarpe. 
Il  est  vrai  que  quand  les  semences  soiit  nues,  il  n  y  a 
point  d^autre  placenta  que  le  réceptacle;  mais  toutes 
les  fois  que  le  fruit  est  angiosperme ,  le  réceptacle  et 
le  placenta  sont  différents. 

Les  cloisons  {dissepimenta)  de  toutes  les  capsules  à 
plusieurs  loges  sont  de  véritafaies  placeittas,  et  dans 
éeè  eapsuleâ  omloges  il  tue  lai^s^e  pas  d'y  avoir  (souvent 
des  plaœntas  autres  qu€  ie  péricarpe. 

Plante-  ftrodaction  végétale  composée  ée  deux 
parties  principales,  savoir,  la  racine  par  laqïi^e  elle 
est  attaebée  à  la  tert>e  ou  |i  un  autre  corps  dont  ^Ue 
tire  sa  nourriture,  et  l'herbe  par  laquelle  elle  inspire 
et  respire  l'élément  dans  lequel  elle  vit.  De  tous  fc^ 
végéta:^  connus,  la  ti'uffe  «st  presque  le  seul  qU'on 
piAiase  dire  n'être  pas  plante. 

Plan'vis.  Vé^taux  disséminés  sur  la  surface  de  k 
terre ,  pour  la  vêtir  et  la  parer.  Il  n'y  a  point  d'aspect 
au$si  ti^ist^  que  celui  de  U  terre  nue  ;  il  n'y  ea  a  poinê 
d'attssi  riant  que  celui  des  montagnes  couronnées 
d'arbres,  des  rivières  bordées  de  bocages,  des  plaines 

32. 


5oo  POL  ^ 

tapissées  de  verdure ,  et  des  Talions  émaillés  de  fleurs. 

On  ne  peut  disconvenir  que  les  plantes  ne  soient 
des  corps  organisés  et  vivants^  qui  se  nourrissent  et 
croissent  par  intussusception  ^  et  dont  chaque  partie 
possède  en  ellenoiéme  une  vitalité  isolée  et  indépen- 
dante des  autres,  puisqu'elles  ont  la  faculté  de  se 
reproduire.  * 

Poils  ou  Soies.  Filets  plus  ou  moins  solides  et  fer- 
mes qui  n^ssent  sur  certaines  parties  des  plantes;  ils 
sont  carrés  ou  cylindriques,  droits  ou  couchés, 
fourches  ou  simples ,  subulés  ou  en  hameçons  ;  et  ces 
diverses  figures  sont  des  caractères  assez  constants 
pour  pouvoir  servir  à  classer  ces  plantes.  Voyez  l'ou- 
vrage de  M.  Guettard,  intitulé  Observations  sur  les 
plantes. 

Pdllbn.  yoyez  PoussiàRE. 

PoiiTGÂMie.  PluraUté  d'habitation.  Une  classe  de 
plantes  porte  le  nom  de  polygamie ,  et  renferme  toutes 
celles  qui  ont  des  fleurs  hermaphrodites  sur  un  pied, 
et  des  fleurs  d  un  seul  sexe ,  mâles  ou  femelles ,  sur  un 
autre  pied. 

Ce  mot  de  polygamie  s'applique  encore  à  plusieurs 
ordres  de  la  classe  des  fleurs  composées;  et  alors  on  y 
attache  une  idée  un  peu  différente. 

Les  fleurs  composées  peuvent  toutes  être  regardées 
comme  polygames,  puisqu'elles  renferment  toutes 
plusieurs  fleurons  qui  fructifient  séparément,  et  qui 

*  Cet  ariicle  ne  paroit  pas  achevé,  non  plus  que  beaucoup  d'au- 
tres, quoiqu'on  ait  rassemblé  dans  les  .trois  paragraphes  ci-dessus, 
qui  composent  celui-ci,  trois  morceaux  de  Fauteur,  tous  sur  autant 
de  chiffons.  (  Note  des  Éditeurs  de  Genève,  ) 


POU  5or 

par  conséquent  ont  chacun  sa  propre  habitation ,  et 
pour  ainsi  dire  sa  propre  lignée.  Toutes  ces  habita- 
tions séparées  se  conjoignent  de  différentes  manières , 
et  par  là  forment  plusieurs  sortes  de  combinaisons. 

Quand  tous  les  fleurons  d^une  fleur  composée  sont 
hermaphrodites ,  Tordre  qu'ils  forment  porte  le  nom  de 
polygamie  égale. 

Quand  tous*  ces  fleurons  composants  ne  sont  pas 
hermaphrodites ,  ils  forment  entre  eux  ^  pour  ainsi  dire, 
une  polygamie  bâtarde,  et  cela  de  plusieurs  façons. 

40  Polygamie  superflue  ^  lorsque  les  fleurons  du  dis- 
que étant  tous  hermaphrodites  fructifient,  et  que  les 
fleurons  du  contour  étant  femelles  fructifient  aussi. 

^^  Polygamie  inutile^  quand  les  fleurons  du  disque 
étant  hermaphrodites  fructifient,  et  que  ceux  du  con- 
tour sont  neutres  et  ne  fructifient  point.' 

3*^  Polygamie  nécessaire ,  quand  les  fleurons  du  dis- 
que étant  mâles ,  et  ceux  du  contour  étant  femelles ,. 
ils  ont  besoin  les  uns  des  autres  pour  fructifier. 

4^  Polygamie  séparée ,  lorsque  les  fleurons  compo* 
sants  sont  divisés  entre  eux,  soit  un  à  un,  soit  plu- 
sieurs ensemble ,  par  autant  de  calices  partiels  renfer- 
més dans  celui  de  toute  la  fleur. 

On  pourroit  imaginer  encore  de  nouvelles  combi- 
naisons ,  en  supposant ,  par  exeotijde ,  des  fleurons 
mâles  au  contour ,  et  des  fleurons  hermaphrodites  ou 
femelles  au  disque;  mais  cela  n'arrive  point. 

P0LT8PERME.  Renfermant  plusieurs  graines. 

Poussière  prolifique.  C'est  une  multitude  de  petits 
corps  sphéiiques  enfermés  dans  chaque  anthère ,  et 
qui,  lorsque  celle-ci  s'ouvre  et  les  verse  dans  te  stig-^ 


5o2  .  RÉC 

mate,  souvreat  à  leur  tour,  imbibept  ce  méme^tig- 
mate  d'une  humeur  qui»  pénétrant  à  travers  le.pistil, 
va  féconder  l'embryon  du  fi'uit. 

Prolifère.  Da  cli9qaf  de  laquelle  naissent  une  ou  plu$ieiirs.  fleurs. 
Si  c'est  un  rameau  feuillu,  la  fleur  est  dite  frondipatv. 

Provin.  Branche  de  vigne  couchée  et  coudée  en 
terre.  Elle  pousse  des  chevelus  par  les  nœuds  qui  se 
trouvent  enterrés.  On  coupe  ensuite  le*bois  qui  tient 
au  cep,  et  le  bout  opposé  qui  sort  de  terre  devient  im 
nouveau  cep. 

PcBESCERCE.  Existence  de  poils. 

Pulpe.  Substance  molle  et  charnue  de  plusieurs 
fruits  et  racines^ 

Racine.  Partie  de  la  plante  psr  laquelle  elle  tient 
à  la  terre  ou  au  corps  qui  la  nourrit.  Les  liantes  aiuB 
attachées  par  la  racine  à  leur  matrice  ne  peuvent 
avoir  de  mouvement  local  ;  le  sentiment  leur  seroit 
inutile ,  pui»qu  elles  ne  peuvent  chercher  ce  qui  leur 
convient,  ni  fuir  ce  qui  lei^r  nuit  :  or  la  nature  ne  £siit 
rien  en  vain. 

Radicales.  Se  dit  de&  feuilles  qui  scmt  les  plus  près 
de  b  racme^  Ce  iQOt  s'étend  aussi  aux,  tiges  dans  k 
même  sens. 

Radigijle«  Racine  naissante. 

Radiée.  (Voyez Fleur.) 

.  RÉCEfTACLE.  Celle  des  parties  de  la  fleur  et  du  fruit 
qui  sert  de  siège  à  toutes  les  autres,  et  par  où;  leur 
sont  transmis  de  la  plante  les  sucs  nutritifs  qju'elles  en 
doivent  tirer. 

Il  se  divise  le  plus  généralement  en  réceptacle  pro- 
pre ,  qui  ne  soutient  qp'uQe  seule  fleur  et  un  seul  fruit , 


e^  qui  par  cooséqtMit  n'atf^paitfent  qu'âtijt  pfùâ  siAt'^ 
pies  ;  et  en  réceptacle  cormnun ,  qui  porfe  et  reçoit 
plusieurs  fleurs. 

Quand  la  fletf r  eôt  iiifèfé ,  c  eét  le  tùêtde  técepiâiéXe 
qui  pwte  tdute  !â  frtfctiflcéftîôtt.  Mais  qùaûd  k  ftêUr 
est^upère,  leféceptâcïe  propre  éstdôubîe;  et  ceîuî 
qui  porte  la  fleur  n'est  pas  le  même  que  celui  qui  porte 
le  fruit.  Ceci  s  entend  de  la  constrtNitiôti'  h!  plvté  (Com- 
mune; mais  on  peut  proposer  à  ce  sujet  le  problème 
stntlEMt,  dans  fa  golcrtfoi»  duquel  la  MUnté  à  ùû^  tfne 
àe  d^  plm  iïtQétdeniiûs  ikVeùûùùÉ. 

Çfmetnâ  )»  fleur  est  ^t  le  firirft,  âdMDiedt  ^e  pétrt-il 
fittté  que  la  fletir  et  Ici  frtiit  u'^eM  éepi^ndûhi  qiitrtt 
seul  et  même  réceptârfe? 

Le  réceptacle  commuti  rf'àppafrtiétft  ptoptënkéùt 
qu'aux  fleurs  composées ,  dont  S  porte  et  unit  tôWs  h^ 
fleurom  eu  Une  flettr  réjgulière  ;  eU  sor'te  que  le  retraii- 
chement  de  quelques  Uns  oauseï'att  Tirrégularité  de 
tou»y  mais ,  outre  les  fleur»  agr^ée^  diutt  en  peiit<lire 
à  peu  près  la  mén^e  chose,  iî  y  a  d'autréis  ^ottefs  de  ré- 
ceptacles commwns'  qui  mériteiit  encore  le  même  nom  ^ 
ceniflie  ayant  le  même  usage  :>  tels  sont  YmnbtUe ,  Y  épi , 
la  particule ,  le  thyrse ,  la  cyme ,  le  spadix ,  dont  on  trou- 
vera les  artipcleB  cha^ufif  à  sa  pfawe. 

A'EdôMPOSÉE.  Feudles  composées  deux  fois  :  elfes  ont,  i"  un  pe- 
tiote commun;  a*"  des  pëtiofe^ iihihéijiats ;  y*  éés  péiUAe^ proplres. 

fi'ÉGULîÈRES  (Fleurs).  Elles  sont  symétriques  dans 
toutes  les  parties,  comme  les  crucifères,  les  liliacées,  etc. 
Réniforme.  De  la  figure  d'un  rein. 

RéiiNBS;  Ezoï^ëtàofis  épakses,  ^tst}iieiise9yinftammaMes,  quisinn- 


So4  ^11^ 

tent  par  des  filtres  destioés  à  cet  usa^^e.  Les  gommes  ne  sobt  pas 
susceptibles  de  s'enflammer. 

RÉTICULÉ.  Marque  de  nervures  en  réseau. 

Rosacée.  Polypétale  régulière  comme  est  la  rose. 

Rosette.  Fleur  en  rosette  est  une  fleur  monopétale 
dont  le  tube  est  nul  ou  très  court  »  et  le  limbe  très 
aplati. 

Sagitté.  En  fer  de  flèche. 

Saxatile.  Qui  croit  sur  les  pierres  à  nu. 

Semence.  Germe  ou  rudiment  simple  d'une  nouvelle 
plante,  uni  à  une  substance  propre  à  sa  conservation 
çivant  qu'elle  germe,  et  qui  la  nourrit  durant  la  pre- 
mière germination  jusqu'à  ce  qu'elle  puisse  tirer  son 
aliment  immédiatement  de  la  terre. 

Sessile.  Cet  adjectif  marque  privation  de  réceptacle. 
Il  indique  que  la  feuille ,  la  fleur  ou  le  fruit  auxquels 
oa  l'applique  tiennent  immédiatement  à  la  plante  ^ 
sans  l'entremise  d'aucun  pétiole  ou  pédicule. 

SÈVE.  Liqueur  limpide,  sans  couleur,  sans  saveur;  sans  odeur, 
qui  ne  sert  qu'à  raccroissement  du  végétal. 

Sexe.  Ce  mot  a  été  étendu  au  régne  végétal,  et  y 
est  devenu  fisunilier  depuis  l'établissement  du  système 
sexuel. 

Silique.  !l^ruit  composé  de  deux  panneaux  retenus 
par  deux  sutures  longitudinales  auxquelles  les  grai- 
nes sont  attachées  des  deux  côtés. 

La  silique  est  ordinairement  biloculaire,  et  partagée 
par  une  cloison  à  laquelle  est  attachée  4me  partie  des 
graines.  Cependant  cette  cloison  ne  lui  étant  pas  es- 
sentielle ne  doit  pas  entrer  dans' sa  définition ,  comme 
on  peut  le  voir  dai^  le  cléome^  dans  la  ckéUdoine,  etc. 


> 


STi  5o5 

StNUÉ.  Qui  a  un  sinus  ou  une  ëchancrure  arrondie. 

Soies.  (Voyez  Poils.  ) 

Solitaire.  Une  fleur  solitaire  est  seule  sur  soa  pé- 
dicule. 

Sous-Arbrisseau.  Plante  ligneuse,  ou  petit  buisson 
moindre  que  Tarbrisseau ,  mais  qui  ne  pousse  point 
en  automne  de  boutons  à  fleurs  ou  à  fruits  rtels  sont 
le  thym^  le  romarin,  le  groseillier,  les  bruyères,  etc. 

Spadix,  ou  Régime.  C'est  le  rameau  floral  dans  ia 
famille  des  palmiers  ;  il  est  le  vrai  réceptacle  de  la  fruc- 
tification ,  entouré  d'un  spatfae  qui  lui  sfert  de  voile. 

Spathe.  Sorte  de  calice  membraneux  qui  sert  d'en- 
veloppe aux  fleurs  avant  leur  épanouissement,  et  se 
dédiire  pour  leur  ouvrir  le  passage  aux  approches  de 
là  fécondation. 

Le  spathe  est  caractéristique  dans  la  famille  des 
palmiers  et  dans  celle  des  liliacées^ 

Spirale,  tiigne  qui  fait  plusieurs  tours  en  s'écartant 
du  centre ,  ou  en  s'en  approchant. 

Stauineux.  Dont  les  étamtnes  sont  très  longues. 

Stigmate.  Sommet  du  pistil,  qui  s'humecte  au  mo- 
ment de  la  fécondation,  pour  que  la  poussière  proli- 
nque  s'y  attache. 

Stipule.  Sorte  de  foliole  ou  d'écaillés,  qui  nait  à  la 
base  du  pétiole,  du  pédicule,  ou  de  la  l^ranche.  Les 
stipules  sont  ordinairement  extérieures  à  la  partie 
qu'elles  accompagnent,  et  lui  servent  en  quelque 
manière  de  console  :  mais  quelquefois  aussi  elles  nais- 
sent à  côté ,  vis-à-vis ,  ou  au-dedans  même  de  l'angle 
d'insertion. 

M.  Adanson  dit  qu'il  n'y  a  de  vraies  stipules  que 


Sa6  sYï^ 

celles  qui  sont  attachées  aux  tiges ,  comme  dans  les 
airelles,  lesapocins,  les  jujubier!»,  led  titymates,  (es 
châtaigniers,  tes  tilleuls,  les  mauves,  les  eàpriei*s: 
elles  tiennent  lieu  de  feuilles  dans  les  plantes  qtri  île 
le9  ont  pas  vertieillées.  I3ans  l'es  planter  légmnineuses 
la  situation  des»  stipuler  tarie.  Lés  fosiers  nen  ont 
pas  de  vraies,  Écmê  scfulement  un  prolong^mc^  on 
appendice  de  feuille ,  ou  une  extfensioft  du  pé^oler.  Il 
y  a  aussi  des  stipules  membraneuses  comme  dans 
Fespargootte. 

^OLOViFÈRE.  DotiC  la  tige  ponsse  au  pied  comm.e  de  petites  tiges 
iat^rale»,  grêles  et  sCëriUs. 

StYLE.  P^artie  du  pistil  quif  tient  le  stigmate  élevé 
aw-dessus  dw  germe. 

S«BULé.  En  alêne. 

Suc  NouHRiciER.  Partie  de  la  sève  qui  est  propre  à 
nourrir  la  plante.  ' 

SxjpÈÉE.  (VoyeilNFÉilE.) 

Supports.  Fulcra.  Dix  espèces,  savoir,  la  stipule, 
la  bractée ,  la  vrille,  Tépine,  laiguillon,  le  pédicnle, 
le  pétiole,  la^  hampe,  la  glande,  et  Téeaille. 

SuRGEo».  Surculus.  Nom  donné  aOîf  jeuâtes  bran- 
ches de  rœillet,  etc.,  auxquelles  on. fait  prendre  ra- 
cine en  les  bmam  en  terre  lorsqu'elles  tiennent 
encore  à  I»  tige  :  cettiE?  opération  est  utte  espèce  ife 
nmttûtte. 

SriiiiPÉTALiQVËs.  Étamines  qui  r^unis'sent  les  p'ëfales  de  manière 
à  donnera  nnié  coi^llë  po^étàle Tdppafetôneë  de  l»irioiMpëCaléité. 
(  Les  maKacées.  ) 

Synonymie.  Concordance  de  divers  noms  dorniés 
par  diffërents  auteurs  aux  mêmes  plantes. 


TOQ  5o7 

La  synoûyvaie  ne»l  point  une  éinde  oisrais^  et 
inutile. 

Talon.  OreiUette  qui  se  trouve  à  la  base  des  feuille» 
d'orangera.  C'est  aussi .  Veodrôit  où  tieoft  l'œilleto* 
qu  on  détache  d'un  pied  darticfaaut,  et  cet  endroit  a 
vm  peu  de  racine. 

Terminal.,  Fleur  terminale  est  celle  qui  vieut  an 
sottittet  de  la  tige ,  ou  d'une  branche. 

TfiRSKÉfi.  Une  feuitie  ternée  est  cotfqposée  de  trois 
folioles  attachées  au  même  pétiole. 

Tête.  Fleur  en  tête  ou  capitée  est  une  fteur  agrégée 
ou  composée,  dont  les  fleurons  sont  disposés*  sphéri^ 
qi^enaeiit  ou  à  peu  près. 

Thyrse.  Épi  ram^eux  et  cylindrique;  ce  terme  n'est 
pas  extrêmement  usité,  parceque  les  exemples  n*en 
sont  pas  fréquents. 

Tige.  Tronc  de  la  plante  d'où  sortent  toutes  ses 
aUitresi  parties  qni  sont  hors  de  terre  ;  elle  a  du  rap- 
port avec  h.  cète  en  ce  que  celle-ci  est  quelquefois 
unique,  et  sfe  ramifie  comme  elTe,  par  exemple,  dans 
la  fougère  :  elle  s'en  distingue  aussi  en  ce  qu'uniforme 
dans  son  contour  elle  n'a  ni  face,  ni  dos,  ni  côté  dfé- 
terminés ,.  au  lieu  que  tout  cela  se  ti-ouve  dans  la  côte. 

Plusieurs  plantes  n'ont  point  de  tige ,  d'autres  n'ont 
qu'une  tige  nue  et  sans  feuilles  ,  qui  pour  cela  change 
de  nom.  (Voyez  Haïsse.  ) 

La  tige  se  ramifie  en  branches  de  différentes  ma- 
nières. 

Toque.  Figure  de  bonnet  cylindrique  avec  une 
marge  relevée  en  manière  de  chapeau.  Le  fruit  d'u 
paliurus  a  la  fDrme  d'une  toque. 


\ 


5o8  VAR 

Tracer.  Courir  horizontalement  entre  deux  terres, 
comme  fait  le  chiendent.  Ainsi  le  mot  tracer  ne  ccm- 
vient  qu'aux  racines.  Quand  on  dit  donc  que  le  frai- 
sier trace,  on  dit  mal;  il  rampe,  et  c'est  autre  chose. 

Trachées  DES  PLANTES.  Sont,  selon  Malpighi,  cer- 
tains vaisseaux  formés  par  les  contours  spiraux  d'une 
lame  mince,  plate,  et  assez  large,  qui  se  roulant  et 
contournant  ainsi  en  tire-bourre,  forme  un  tuyau 
étranglé ,  et  comme  divisé  en  sa  longueur  en  plusieurs 
cellules,  etc. . 

Traînasse,  ou  Traînée.  Longs  filets  qui,  dans  cer- 
taines plantes,  rampent  sur  la  terre,  et  qui,  d'espace 
en  espace,  ont  des  articulations  par  lesquelles  elles 
jettent  en  terre  des  radicules  qui  produisent  de  nou- 
velles plantes. 

Tréflée.  Feuille  composée  de  trois  folioles. 

Truffe.  Genre  de  plantes  qui  naissent,  vivent,  se  reproduisent 
et  meurent  sous  terre.  Quelques  botanistes  voudroient  qu'on  fît  de 
ce  mot  le  substantif  de  ce  qu  on  appelle  racine  tubéreuse. 

Tubercule.  Excroissance  en  forme  de  bosse  ou  de  grains  de  cha- 
pelets qu  on  trouve  sur  les  feuilles ,  les  tiges ,  et  les  racines. 

Tubéreuse.  Racine  manifestement  renflée  et  plus  ou  moins 
charnue. 

Tuniques.  Ce  sont  les  peaux  ou  enveloppes  concen- 
triques des  oignons. 

TuRion.  Bourgeon  radical  des  plantes  vivaces.  L'asperge  que  l'on 
mange  est  le  turion  de  la  plante. 

Uligineux.  Marécageux,  spongieux. 

Urcéolé.  Renflé  comme  une  petite  outre. 

Urni&  ou  Pyxidule.  Petite  capsule  des  mousses- 

Valv^.  Segment  d*un  péricarpe  déhiscent. 

Variété.  Plante  qui  ne  diffère  de  l'espèce  que  par  certaines  notes 
variables. 


VÉG  5o9 

Végétal.  Corps  organisé,  doué  de  vie  et  privé  de 
sentiment. 

On  ne  me  passera  pas  cette  définition,  je  le  sais. 
On  veut  que  les  minéraux  vivent,  que  les  végétaux 
sentent,  et  que  la  matière  même  informe  soit  douée 
de  sentiment.  Quoi  qu  il  en  soit  de  cette  nouvelle  phy- 
sique, jamais  je  nai^u,  je  ne  pourrai  jamais  parler 
d'après  les  idées  d'autrui ,  quand  ces  idées  ne  sont  pas 
les  miennes.  J'ai  souvent  vu  mort  un  arbre  que  je 
voyois  auparavant  plein  de  vie;  mais  la  mort  d'une 
pierre  est  une  idée  qui  ne  sauroit  m'entrer  dans  l'es- 
prit. Je  vois  un  sentiment  exquis  dans  mpn  chien , 
mais  je  n'en  aperçois  aucun  dans  un  chou.  Les  para- 
doxes de  Jean-Jacques  sont  fort  célèbres.  J'ose  deman- 
der s'il  en  avança  jsTmais  d'aussi  fou  que  celui  que 
j'aurois  à  combattre  si  j'entrois  ici  dans  cette  discus- 
sion, et  qui  pourtant  ne  choque  personne.  Mais  je 
m'arrête,  et  rentre  dans  mon  sujet. 

Puisque  les  végétaux  naissent  et  vivent ,  ils  se  dé- 
trùisent  et  meurent;  c'est  l'irrévocable  loi  à  laquelle 
tout  corps  est  soumis  :  par  conséquent  ils  se  reprodui- 
sent; mais  comment  se  fait  cette  reproduction?  En 
tout  ce  qui  est  soumis  à  nos  sens  dans  le  régne  végé- 
tal ,  nous  la  voyons  se  faire  par  la  voie  de  la  fructifica- 
tion; çt  l'on  peut  présumer  que  cette 'loi  de  la  nature 
est  également  suivie  dans  les  parties  du  même  régne, 
dont  l'organisation  échappe  à  nos  yeux.  Je  ne  vois  ni 
fleurs  ni  fruits  dans  les  byssus^  dans  les  conferva ,  dans 
les  truffes;  mais  je  vois  ces  végétaux  se  perpétuer,  et 
l'analogie  sur  laquelle  je  me  fonde  pour  leur  attribuer 
les  mêmes  moyens  qu'aux  autres  de  tendre  à  la  même 


5io  vJt  ' 

fin ,  eeUe  analogie ,  difrje ,  «e  parott  si  sûre ,  que  je  ne 
puis  lui  refuser  mon  assentiment. 

Il  est  vrai  que  la  plupart  <les  plantes  ont  id  autres 
Manières  de  se  reproduire ,  comne  par  caïeux ,  par 
fcontunee,  par  drageons  enracinés.  Mais  ces  moyens 
«eoc  bien  plutôt  des  suppléments  que  des  principes 
d'ittstitutkMi;  ilsnesonipointcommuosàtouses;  il  n'y 
a  que  la  fructifioi^îon  •qui  le  sott,  ^  qui ,  ne  soufitant 
aucune  exception  dans  celles  qui  nous  sont  bien<;on* 
wies,  n'en  laisse  point  supposa  dans  les  ««très  $vA>- 
stances  végétales  qui  le  sont  moins. 

Vblu.  Sur&oe  tapissée  de  poils. 

VcRTiCiLLÉ.  Attache  ciroilaére  sur  le  même  plan  ^  et 
en  nombre  de  plus  de  deux  autour  d'un^xecotnmun. 

VivACE.  Qui  vit  plusieurs  années;  les  arbres,  les 
arbrisseaux,  les  sous^arbriéseaux,  sont  tous  vivaces. 
Husieurs  herbes  même  le  sont,  mais  feulement  par 
leurs  racines.  Ainsi  Je  cfaévrefeëiiUe  et  le  booblon , 
tous  deux  vivaces,  le  sont  diffiéremment  :  le  premier 
oCKQserve  pendant  Thiver  ses  tiges,  en  sorte  qu'elles 
bourgeonnent  et  fleurissent  le  printemps  suivant; 
mais  le  houblon  perd  les  siennes  à  la  fin  de  chaque 
automne,  et  reeommenc&toujours  diacpie  année  à  en 
pousser  de  son  pied  de  nouvelles. 

L«s  plantes  transportées  hors  dç  kur  climat  sont 
sujettes  à  varier  sur  cet  article.  Plusieurs  plantes  vi- 
vaces  dans  les  pays  chauds  deviennent  parmi  nous 
annuelles ,  et  ce  n'est  pas  la  seule  altération  qu'elles 
subissent  dans  nos  jardins. 

De  sorte  que  la  botaniqiM  exotique  étudiée  en  Eu- 
fope  donne  souvent  de  bien  fausses  observations. 


Vqlve.   ï^^yeioppe  radicale  4e  toutes  les  esffice$  de  chMapi«- 
Çnons. 

Vailles  ou  INiijNS.  ^péoe  de  £let^  qui  teroiiftçiu 
les  br£UAcba$  da^s  certaiaes  plwtee ,  ^t  h$w  founoisr 
sent  ]^^  mpyeps  de  ;s'a;it;9cber  à  d  autres  i^rps.  Les 
yriUes  sont  ^tùiples  ou  rameuses  ;  elles  preuueol  « 
étant  libries ,  tput^  %Qtlu^  d^  dirieçliQW^  et  lorsqu  ^os 
sskccFochmXà  iw  corp^  étf^m^,  elles  Tembrassem 

en  spir<9)^« 

Vulgaire.  On dés^çœ eyrdin^irement aiodi lespéee 
prâicipale  de  chaque  geiure  lapins  ancienuemei^epn- 
uue  dout  U  a  tiré  son  nom ,  et  qu'on  regordoit  d'ab^ 
codoupe  une  espèce  unique* 

UaN<^.  Botte  ou  4;;^p6ule  remplie  de  poussière,  que 
portent  la  plupart  de^  ipou^se^  en  fleur.  1^  construc- 
tiop  la  plus  commune  de  oe$  urnes  e^t  d'être  élevées 
aji-dessus  4e  la  plante  par  un  pédicule  plus  ou  moins 
loug  ;  de  porter  à  leur  /commet  une  espèce  de  coiffe  ou 
de  capuchon  pointu  qui  les  couvre ,  adhérent  d'abord 
à  Twne,  mais  qui  ^  en  détache  ensuite,  et. tombe  lors- 
qu  elle  est  prête  à  s'ouvrir;  de  s'ouvrir  ensuite auK 
deux  tiers  de  leur  hauteur,  comme  une  boîte  à  savon- 
nette ,  par  un  couvercle  qui  s'en  détache  et  tombe  à  son 
tour  après  la  chute  de  la  coiffe  ;  d'être  doublement  ciliée 
autour  de  sa  jointure,  afin  que  l'humidité  ne  puisse 
pénétrer  dans  l'intérieur  de  l'urne  tant  qu'elle  est  ou- 
verte; enfin ,  de  pencher  et  se  courber  en  en-bas  aux 
approches  de  la  maturité  pour  verser  à  terre  la  pous- 
sière qu'elle  contient. 

L'opinion  générale  des  botanistes  sur  cet  article  est 
que  cette  urne  avec  son  pédicnle  est  une  étamine 


5l2  UTR 

dont  le  pédicule  est  le  filet ,  dont  Fume  est  Tan- 
thère ,  et  dont  la  poudre  qu'elle  contient  et  qu'elle 
verse  est  la  poussière- fécondante  qui  va  fertiliser  la 
fleur  femelle  :  en  conséquence  de  ce  système  on  donne 
communément  le  nom  d  anthère  à  la  capsule  dont 
nous  parlons.  Cependant,  comme  lafiructification  des 
mousses  n  est  pas  jusqu'ici  parfaitement  connue,  et 
qu'il  n'est  pas  d'une  certitude  invincible  que  l'anthère 
dont  nous  parlons  soit  véritablement  une  anthère,  je 
crois  qu'en  attendant  une  plus  grande  évidence,  sans 
se  presser  d'adopter  un  nom  si  décisif,  que  de  plus 
grandes  lumières  poiirroient  forcer  ensuite  d'aban- 
donner ,  il  vaut  mieux  conserver  celui  d'urne  donné 
par  Vaillant,  et  qui,  quelque  système  qu'on  adopte, 
peut  subsister  sans  inconvénient. 

Utricules.  Sortes  de  petites  outres  percées  par  les 
deux  bouts,  et  communiquant  successivement  de 
l'une  à  l'autre  par  leurs  ouvertures ,  comme  les  aludels 
d'un  alambic.  Ces  vaisseaux  sont  ordinairement 
pleins  de  sève.  Us  occupent  les  espaces  ou  mailles  ou- 
vertes qui  se  trouvent  entre  les  fibres  longitudinales 
et  le  bois. 


FIN    DU    DICTIONNAIRE   DE    BOTANIQUE. 


TABLE  DES  PIÈCES 


CONTENUES    DAMS    CE    VOLUME. 


Projet,  pour  l'éducation  de  M.  de  Saiote-Marie Pag;e  5 

RÉPONSE  au  Mémoire  anonyme  intitulé ,  Si  le  monde  que  nous  ha- 
bitons   EST  UNE  SPHÈRE 28 

Mémoire  à  monsei^pieur  le  (gouverneur  de  Savoie ^o 

MÉMOIRE  remis  à  M.  Boudet 44 

Notes  en  réfutation  du  Livre  de  l'Esprit^  d*Helvétius. 49 

Le  Persifleur 63 

La  Reine  Fantasque  ,  conte j3 

Traduction  du  premier  Livre  de  I'Histoire  de  Tacite ^3 

Traduction  de  L^ApocOLOSiNTOStf  de  Sénique,  sur  la  mort  de  l'em- 
pereur Claude 1 66 

Traduction  de  l'Ode  de  Jean  Puthod  ,  sur  le  mariage  de  Charles- 
Emmanuel,  roi  de  Sardaigne,  et  d'Elisabeth  de  Lorraine. .    i85 

Olinde  et  Sophronie igr 

Le  Lévite  d'Éphraïm 2o3 

Chant  premier ibid. 

Chant  second 2 1 1 

Chant  troisième 216 

Chant  quatrième 2a>^ 

LETTRES  A  SARA. 

Lettre  première a3i^ 

Lettre  II ^  233 

Lettre  III 23S 

Lettre  IV 287 

XII.  33 


5l4  TABLE. 

POÉSIES. 

Atertissemeht.  . .  % * Page  ^43 

Le  Verger  des  Charmettes a4^ 

Épître  a  m.  Bordes ^53 

Épitre  a  m.  Parisot 258 

Épître  a  M.  de  l^Étang 268 

Fragment  d*une  Épître  à  M.  Bordes ^ 273 

Imitation  lirre  d'une  GhaDson  italienne  de  Métastase 275 

L'Allée  de  Sylvie 279 

Énigme 284 

Virelai  a  madame  la  raronne  de  Warens ibid. 

Vers  pour  madame  de  Fleurieu 285 

Vers  à  mademoiselle  Théodore 286 

Épitaphe  de  deux  amants  qui  se  sont  tues  à  Saint-Étienne  en  Forez, 

au  mois  de  juin  1 770. 287 

Strophes  ajoutées  au  Siècle  pastoral,  idylle  de  Gvesset 288 

Bouquet  d'un  enfant  à  sa  mère < 289 

Inscription  mise  au  bas  d'un  portrait  de  Frédéric  IL  ; 290 

Quatrain  à  madame  Dupin , ibid. 

Quatrain  pour  un  de  ses  portraits 291 


LETTRES  ÉLÉMENTAIRES  SUR  LA  BOTANIQUE, 

A  MADAME  DELESSERT. 

I 

Lettre  première 295 

Lettre  II 3oi 

Lettre  III. 3o6 

Lettre  IV 3i 3 

Lettre  V . , Z20 

Lettre  VT 332 


TABLE.  ,  5l5 

Lettae  Vn.  Sur  les  arbres  fruitiers P^S^  ^4^ 

Lettre  VIIL  Sur  les  herbiers ...  347 

DEUX  LETTRES  A  M.  DE  MALESHERBES. 

Lettre  première.  . .-. 358 

Lettre  II.  Sur  les  mousses 364 

QUINZE  LETTRES  A  M«  LA  DUCHESSE  DE  PORTLAND. 

Lettre  première. 369 

Lettre  II ! 373 

Lettre  III 377 

Lettre  IV 378 

Lettre  V 38o 

Lettre  VI ; 38i 

Lettre  VIL. 384 

Lettre  VHI 387 

Lettre  IX 389 

Lettre  X , 391 

Lettre  XI 394 

Lettre  XII , 396 

Lettre  XIII 397 

Lettre  XTV 399 

Lettre  XV 4^^ 

Lettre  à  M.  Dr  Petrou 4^3 

Lettre  à  M.  Liotard,  herboriste,  à  Grenoble 4^4 

NEUF  LETTRES  A  M.  DE  LA  TOURETTE, 
conseiller  en  la  cour  des  morvoies  de  lyon. 

Lettre  première 4^^ 

Lettre  II , 4*0 

Lettre  III .  ; 414 


5l6  TABLE. 

LiBTTU  IV Page  417 

LBtTBB  V 419 

Lbttrb  VI 4^2 

Lettre  VIL , 4^4 

Lettre  VIII 4^7 

Lettre  IX 4^* 


\ 


Lettre  à  M.  l'abbé  de  Pramont '  434 

FRAGMENTS  POUR  UN  DICTIONNAIRE 

DE8   TERMES   d'uSAOE  EU   BOTANIQUE. 

Imtrodcctioh 4^9 

Fragmehts  du  DiCTiOBBAiRE  avec  des  Articles  supplémentaires.,  ^Si 


riN    DU    TOME   DOUZIEME.