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I
UNWi
V.I2
OEUVRES
DE
J. J. ROUSSEAU
TOME XII.
DE L'IMPRIMERIE D% JULES DIDOT AÎNÉ,
RUE DU PONT-DE-LODI, N* 6.
OEUVRES
DE
J. J. ROUSSEAÏL
NOUVELLE ÉDITION, ?_?,X— — ^-—
AVEC DES ^OTE8 BISTORIQUEH ET CRITIQDEG;
d'un appendice aux confessions
PAR M. MUSSAY PATHAY.
MÉLANGES.
PARIS.
WERDET ET LEQDIEN FILS,
BDE DU BATTOIR, V"" 30.
M DCCC XXVI.
GRfM>
MÉLANGES.
XII.
^/^/■%,-%/%/^-%/^/^-%/* %■%/%/%. V>/'»-%/%/^-C'%<'%.-%/*'^-V^'* %^'V'%/V^**'*'V-*f%'X %/^'X-\/\/%.-%/%/X'\/%f\,-%/%/%-%/^^
PROJET
POUR L'ÉDUCATION
DE M. DE SAINTE-MARIK.*
Vous m'avez fait l'honneur, monsieur, de me con-
fier rinstruction de messieurs vos enfants : c'est à moi
d'y répondre par tous mes soins et par toute Tétendue
des lumières que je puis avoir; et j'ai cru que, pour
cela, mon premier objet devoit être de bien connoitre
les sujets auxquels j'aurai affaire. G'està quoi j'ai prin-
cipalement employé le temps qu'il y a que j'ai l'hon-
neur d'éti'e dans votive maison; et je crois d'être suffi-
samment au fait à cet égard pour pouvoir régler là-
dessus le plan de leur éducation. I) n'est pas néces-
saire que je vous fasse compliment, monsieur, sur ce
que j'y ai remarqué d'avantageux ; l'affection que j'ai
conçue pour eux se déclarera par des marques plus
solides que des louanges , et ce n'est pas un père aussi
tendre et aussi éclairé que vous l'êtes qu'il faut in-
struire des belles qualités de ses enfants.
Il me reste à présent, monsieur, d'être éclairci par
vous-même des vues particulières que vous pouvez
avoir sur chacun d'eux, du degré d'autorité que vous
«
* Ce petit écrit a dû être fait vers l'année 1 788 : Rousseau avoit
alors vinfjl-six ans. Il est adressé à M. de Mably, grand-prév6t de
Lydn , et frère des célèbres ahbés de Mably et de Condillac*.
I.
4 PROJET
êtes dans le dessein de m'accorder à leur égard , et des
bornes que vous donnerez à mes droits pour les ré-
compenses et les châtiments.
Il est probable , monsieur, que ,* m ayant feit la fa-
veur de m'agréer dans votre maison avec un ^ppoin-
tement honorable et des distinctions flatteuses , vous
avez attendu de moi des effets qui répondissent à des
conditions si avantageuses ; et Ton voit bien qu'il ne
fialloit pas tant de frais ni de façons pour donner à
messieurs vos enfants un précepteur ordinaire qui
leur apprît le rudiment , l'orthographe , et le caté-
chisme : je me promets bien aussi de justifier d^ tout
mon pouvoir les espérances favorables que vous avez
pu concevoir sur mon compte ; et, tout plein d'ailleurs
de fautes et de foiblesses , vous ne me trouverez ja-
mais à me démentir un instant sur le zélé et ratta-
chement que je dois à mes élèves.
Mais, monsieur, quelques soins et quelques peines
que je puisse prendre, le succès est bien éloigné de
dépendre de moi seul. C'est l'harmonie parfaite qui
doit régner entre nous , la confiance que vous dai-
gnerez m'accorder , et l'autorité que vous me don-
nerez sur mes élèves qui décidera de l'effet de mon
travail. Je crois, monsieur, qu'il vous est tout mani-
feste qu'un homme qui n'a sur des enfants des di'oits
de nulle espèce, soit pour rendre ses instructions ai-
mables , soit pour leur donner du poids , ne prendra
jamais d'ascendant sur des esprits qui, dans le fond ,
quelque précoces qu'on les veuille supposer, règlent
toujours, à certain âge, les trois quarts de leurs opé-
rations sur les impressions des sens. Vous sentez aussi
d'éducation. 5
quun maître obligé de porter ses plaintes sur toutes
les fautes d'uu enfant se {^Eurdera bien , quand il le
pourroit avec bienséance , de se rendre insupportable
en renouvelant sans cesse de vaines lamentations; et,
d ailleurs , mille petiteâ occasions décisives de faire
une correction , ou de flatter à *propos , s'échappent
dans l'absence d'un père et d'une mère, ou dans des
moments où il seroit messéant de les interrompre
aussi désagréablement ; et l'on n'est plus à temps d'y
revenir dana un autre instant, où le changement des
idées d'un enfant lui rendroit pernicieux ^e qui auroit
été salutaire; enfin un enfant qui ne tarde pas à s'aper-
cevoir de l'impuissance d'un maitre à son égard en
prend occasion de faire peu de cas de ses défenses et
de ses préceptes , et de déti'uire sans iretour l'ascen-
dant que l'autre s'efforçoit de prendre. Vous ne devez
pas croire, monsieur, qu'en parlant sur ce ton-là je
souhaite de me procurer le droit de malti*aiter mes-
sieurs vos enfants par des coups; je me suis toujours
déclaré contre cette méthode : rien ne me paroltroit
plus triste pour M. de Sainte-Marie que s'il ne restoit
que cette voie de le réduire; et j'ose me promettre
d'obtenir désormais de lui tout ce qu'on aura lieu d'en
exiger, par des voies moins dures et plus convena-
bles , si vous goûtez le plan que j'ai l'honneur de vous
proposer. D'ailleurs , à parler franchement , si vous
pensez, monsieur , qu'il y eût de Tignominie à mon-
sieur votre fils d'être frappé par des mains étrangères ,
je trouve aussi de mon côté qu'un honnête homme ne
sauroit guère mettre les siennes à un usage plus honr
teux que de les ^uployer à maltraiter un enfant:
6 PROJET
mais , à Tégard de M. de Sainte-Marie , il ne manque
pas de voies de le châtier , dans le besoin , par des
mortiÉcations qui lui feroient encore plus d'impres-
sion , et qui produiroient de meilleurs efFets ; car , dans
un esprit aussi vif que le sien , Tidée des coups s'efla-
cera aussitôt que la douleur , tandis que celle d'un
mépris marqué, ou d'une privation sensible, y res-
tera beaucoup plus long-temps.
Un maître doit être craint ; il faut pour cela que
Téléve soit bien convaincu qu'il est en diH)it de le
punir : mai^il doit surtout être aimé; et quel moyen
a un gouvernent* de se faire aimer d'un enfant à qui il
n'a jamais à proposer que des occupations contraires
à son goût , si d'ailleurs il n'a le pouvoir de lui accorder
certaines petites douceurs de détail qui ne coùtiiit
presque ni dépenses ni perte de temps , et qui ne lais-
sent pas, étant ménagées à propos, d'être extrême-
ment sensibles à un enfant, et de Tattacher beaucoup
à son maître? J'appuierai peu sur cet article, parce-
qu'un père peut, sans inconvénient, se conserverie
droit exclusif d'accorder des grâces à son fils; pourvu
qu'il y apporte les précautions suivantes, nécessaires
surtout à M. de Sainte-Marie , dont la vivacité et le
penchant à la dissipation demandent plus de dépen-
dance. i<> Avant que de lui faire, quelque cadeau, sa-
voir secrètement du gouverneur s'il a lieu d'être satis-
fait de la conduite de l'enfont. ^^ Déclarer au jeune
homme que quand il a quelque grâce à demander , il
doit le faire par la bouche de son gouverneur , et que ,
s'il lui arrive de la demander de son chef, cela seul
suffira pour l'en exclure. 3° Prendre de là occasion de
y
D'ÉDUCATION. 7
repcocfaer qudquefbis an goirrenieur qu'il est trop
bmn y que scm trop de fiunlité nuira au progrès de son
él^ve, et que c est à sa prudence % lui de conî^^ ce
qui manque à la modération dW enfant. 4° Q^^ ^^ ^^
maître croit avoir qnelque raison de s'opposer à quel-
que cadeau qu'on voudroit faire à son élève , refuser
absolument de le lui accorder jusqu'à ce qu'il ait
trouvé le moyen de fléchir son précepteur. Ail reste ^
il ne sera point du tout nécessaire d'expUquer au jetme
enfeot j dans l'occasion ^ qu'on lui accorde quelque
fiiveur, précisément parcequ'il a bien fa^t son devoir;
mais il vaut mieux qu'il conçoive que les plaisirs et
lesidouceurs sont les suites naturelles de la sagesse
et de la bonne conduite, que s'il les regardent comme
des récompenses arbitraires qui peuvent dépendre du
caprice y et qui, dans le fond, ne doivent jamais être
proposées pour l'objet et le prix de l'étude et de* la
vertu.
Voilà tout au moins , monsieur , les droits que vous
devez m'accorder sur monsieur votre fils, si vous
souhaitez de lui donner une heureuse éducation , et
qui réponde aux belles qualités qu'il montre à bien
des égsirds , mais qui actuellement sont offusquées peur
beaucoup de mauvais plis qui demandent d être cor*
rigés à bonne heure, et avant que le temps ait rendu
la chose impossible. Cela est si vrai , qu'il s'en faudra
beaucoup , par exemple, que tant de précautions ne
soient nécessaires envers M. de Gondillac ; il a autant
besoin d'^e poussé que l'autre d'être rftenu, et je
saurai bien prendre -de moi^inéme tout l'ascendant
dont j'aurai besoin sur lui : mais pour M. de Sainte-
8 PROJET
Marie, cest un coup de partie pour son éducation,
que de lui donner ime bride qu il sente , et qui soit oa-
paMe de le retenir ; et, dans F^tat où sont les choses ,
les sentiments que vous souhaitez, monsieur, qu'il
ait sur mon cojnpte, dépendent beaucoup plus de
vous que de moi-même.
Je suppose toujours, monsieur, que vous n auriez
getrde êk confier Téducàtion de messieurs vos enfants
à un homme que vous ne croiriez pas digne de votre
estime; et ne pensez point , je vous prie, que, par
le parti que j'ai pris de m'attacher sans réserve à votre
maison dans une 'occasion délicate, j'aie prétendu
vous engager vous-même en aucUne manière. U y a
bien de la différence entre nous : en faisant mon
devoir autant que vous m'en laisserez la liberté , je
ne suis responsable de rien ; et , dans le fond , comme
vous êtes , monsieur , le maîti;e et le supérieur naturel
de vos enfants, je ne suis pas en droit de vouloir, à
l'égard de leur éducation, forcer votre goût de se rap-
porter au mien : ainsi , après vous avoir fait les repré-
sentations qui m'ont paru nécessaires, s'il arrivoit
que vous n'en jugeassiez pas de même , ma conscience
seroit quitte à cet égard , et il ne me resteroit qu'à me
conformer à votre volonté. Mais pour vous , monsieur,
nulle considération humaine ne peut balancer ce que
vous devez aux mœurs et à l'éducation de messieurs
vos enfants ; et je ne trouverois nullement mauvais
qu'après m'avoin découvert des défauts que vous n'au-
riez peut-être pas d'abord aperçus, et qui seroient
d'une certaine conséquence pour mes élèves , vous
vous pourvussiez ailleurs d'un meilleur sujet.
d'éducation. 9
0
J ai donc lieu de penser que tant que vous me sout^
irez dans votre maison vous n'avez pas trouvé en moi
de quoi effacer Testime dont vous m aviez boncnté. Il
est vrai, monsieur, que je pourrois me plaindre que ,
dans les occasions où j'ai pu commettre quelque faute,
vous ne m'ayez pas fait l'honneur de m'en avertir
tout uniment: c'est ime grâce que je vous ai demandée
en entrant chez vous , et qui marquoit du moins ma
bonne volonté ; et si ce n'est en ma propre considé-
ration, ce seroit du moins pour celle de messieurs
vos enfants^ de qui l'intérêt seroit que je devinsse ui^
homme parfait, s'il étoit possible.
Dans ces suppositions, je crois, monsieur, que
vous ne devez pas faire difficulté de communiquer
à monsieur votre fils les bons sentiments que vous
pouvez avoir sur mon compte , et que , comme il est
impossible que mes fautes et mes foiblesses échap-
pent à des yeux aussi clairvoyants que les vôtres , -
vous ne sauriez trop éviter de vous en entretenir en
sa présence; car ce sont des impressions qui portent *
coup , et, comme dit M. de La Bruyère , le premier
soin des enfants est de chercher les endroits foibles
de leurs maîtres, pour acquérir le droit de les mé-
priser : or , je demande quelle impression pourroient
faire les leçons d'un homme pour qui son écolier au-
rok du mépris.
Pour me. flatter d'un heureux succès dans Féduca-
tion de monsieur votre fils, je ne puis donc pas moins
exiger que d%n être aimé , craint , et estimé. Que si l'on
me répondoit q|ie tout cela devoit être mon ouvrage ,
et que c'est ma faute si je n'y ai pas réussi , j'aurois à
lO PROJET
me plaindre d'un jugement si injuste. Vous n'avez
jamais eu d'explication avec moi sur lautorité que
vous me permettiez de prendre à son égard : ce qui
étoit d'autant plus nécessaire, que je commence un
métier que je n'ai jamais fait; (|ue, lui ayant trouvé
d'abord une résistance parfaite à mes instructions et
une négligence excessive pour moi , je n'ai su com-
ment le réduire; et qu'au moindre mécontentement
il couroit chercher un asile inviolable auprès de son
papa, auquel peut-être il ne manquoit pas ensuite de
«onter les choses comme il lui plaisoit.
Heureusement le mal n'est pas grand à l'âge où il
est; nous avons eu le loisir de nous tâtonner, pour
ainsi dire, réciproquement, sans' que ce retard ait pu
porter encore un grand préjudice à ses progrès , que
d ailleurs la délicatesse de sa santé n'auroit pas permis
de pousser beaucoup < ; mais comme les mauvaises
habitudes, dangereuses à tout âge, le sont infiniment
plus à celui-là, il est temps d'y mettre ordre sérieuse-
«ment, non pour le charger d'études et de devoirs,
mais pour lui donner à bonne heure un pli d'obéis-
sance et de docilité qui se trouve tout acquis quand il
en sera temps.
Nous approchons de la fin de l'année : vous ne
sauriez, monsieur, prendre une occasion plus natu-
relle que le commencement de l'autre pour faire tin
petit discours à monsieur votre fils , à la portée de son
âge, qui, lui mettant devant les yeux les avantages
d'une bonneéçlucation , et les inconvénients d'une en-
' Il étoit fort languissant ijuand je suis entré dans la- maison ;
aujourd'hui sa santé s'affermit visiblement.
d'éducation. Il
fance négligée, le didpose à se prêter de bonne grâce
à ce que la connoissance de son intérêt bien entendu
nous fera dans la suite exiger de lui; après quoi vous
auties la bonté de me déclarer en sa présence qbe
vous me rendez le dépositaire de votre autorité sur
lui, et que vous m accordez sans réserve le droit de
TpbUger à remplir son devoir par tous les moyens qiH
me paroltront convenables; lui ordonnant , en consé-
quence, de m'obéir comme à vous-même, sous peine
de votre indigaatfon. Cette déclaration , qui ïie sera que
pour faire sur lui une plus vive impression, naura
d^ailleurs d'effet que conformément à ce que voufe
aurez |)ris la peine de me prescrire en particulier.
'Voilà, monsieur, les préliminaires qui me parois-
sent indispensables pour s'assurer que les soins que
je donnerai à monsieur votre fils ne seront pas des
soins perdus. Je vais maintenant tracer l'esquisse de
son éducation, telle que j'en a vois conçu le plan sur
ce que j'ai connu jusqu'ici de son caractère et de vos
vues. Je ne le propose point comme une régie à la-
quelle il faille s'attacher, mais comnie un projet qui ,
ayant besoin d'être refondu et corrigé par vos lumières
et par celles de M. l'abbé de...., servira seulement à
lui donner quelque idée du génie de l'enfant à qui
nous avons affaire. Et je m*estimerài trop heureux
que monsieur votre frère veuille bien me guider dans
les routes que je dois tenir : il peut être assuré que je
me ferai un principe inviolable de suivre entièrement
et selon toute la petite portée de mes lumières et de
mes talents , les routes qu'il aura pris la peine de me
prescrire avec votre agrément.
12 PROJET
Le but que Ton doit se proposer dans Téducation
dun jeune homme, cest de lui former le cœur^ le
jugement, et Tesprit; et cela dans l'ordre que je les
nomme. La plupart des maîtres, les pédants surtout,
regardent l'acquisition et l'entassement des sciences
comme l'unique objet d'une belle éducation , sans
penser que souvent, comme dit Molière ,
Un sot savant est sot plus qu*UD sot ignorant.
*
D'un autre côté, bien des pères, méprisant assez
tout ce qu'on appelle études, ne se soucient guère
que de former leurs enfants aux exercices du corps et
à la connoissance du monde. Entre ces extrémités
nous prendrons un juste milieu pour conduire M. vo-
tre fils. Les sciences ne doivent pas être négligées ;
j'en parlerai tout-à-l'heure. Mais aussi elles ne doi-
vent pas précéder les mœurs, surtout dans un esprit
pétillant et plein de feu, peu capable d'attention jus-
qu'à un certain âge, et dont le caractère se trouvera
décidé très à bonne heure. A quoi airt à un homme le
savoir de Varron , si d'ailleurs il ne sait pas penser
juste? Que s'il a eu le malheur de laisser corrompre
son cœur, les sciences sont dans sa tête comme autant
d'armes entre les mains d'un furieuse De deux per-
sonnes également engagées dans It vice, le moins ha-
bile fera toujours le moins de mal ; et les sciences ,
même les plus spéculatives et les plus éloignées en
apparence de la société, ne laissent pas d'exercer l'es-
prit et de lui donner, en l'exerçant, une force dont il
est facile d'abuser dans le commerce de la vfe , quand
on a le cœur mauvais.
d'éducation. i3
Il y a plus à Tégard de M. de Sainte-Marje. Il a
cofiçu un dégoût $i fort contre tout ce qui porte le nom
d'étude et d'application ^ qu'il faudra beaucoup d'art
et de tetnps pour le détruire : et il seroit fàftheux que
ce temps-là fût perdu pour lui ; car il y auroit trop
d'inconvénients à le contraindre ; et il vaudroit encore
mieux qu'il ignorât entièrement ce que c'est qu'étu-
des et que sciences , que de ne les connottre que pour
les détester.
A l'égard de la religion et de la morale, ce n'est
point par la multiplicité des préceptes qu'on pourra
parvenir à lui en inspirer des principes solides qui
servent de régie à sa conduite pour le reste de sa vie.
Excepté les éléments à la portée de son âge, 'on doit
moins songer à feitiguer sa mémoire d'un détail de
lois et de devoirs , qu'à disposer son esprit et son cœur
à les connoitre et à les goûter , à mesure que l'occasion
se présentera de les lui développer; et c'est par là
même que ces préparatifs sont tout-à-fait à la portée
de son âge et de son esprit , parcequ ils ne renferment
que des sujets curieux et intéressants sur le commerce
civil , sur les arts et les métiers , et sur la manière va-
liée dont la Providence a readu tous les hommes uti-
les et nécessaires les uns aux autres. Ces suji^ts , qui
sont plutôt des matières de conversations et de pro-
menades que d'études réglées , auront encore divers
avantages dont l'effet me paroit infaillible.
Premièrement 9 u's^^fectant point désagréablement
son esprit par des idées de conti'ainte et d'étude réglée ,
et n'exigeant pas de lui une attention pénible et conti-
nue, ils n'auront rien de nuisible à sa santé. En second
l4 PROJET
Iie»i , ils accoutumeront à bonne heure son esprit à la
réflexion et à considérer les choses par leurs suites et
par leurs efFets. Troisièmement, ils le rendront eu-
, lieHX et lui inspireront du goût pour les sciences na-
turelles.
■ >
Je devrois ici aller au-devant d'une impression qu'on
pourroit recevoir de mon projet, en s'imaginant que
je ne cherche qu'à m'égayer moi-même et à me dé-
barrasser de ce que les leçons ont de sec et d'en-
nuyeux , pour me procurer une occupation plus agréa-
ble. Je ne crois pas , monsieur , qu'il puisse vous tom*
ber dans l'esprit de pepser ainsi sm^ mon compte.
Peut-être jamais homme ne se fit une afiaire plus im-
portante que celle que je me fais de l'éducation de
messieurs vos enfants, pour peu que vous veuilliez
secxmder mon zèle. Vous n'avez pas eu lieu de vous
apercevoir jusqu'à présent que je cherche à fuir le tra^
vail: mais je ne crois point que, pour se donner un
air de zélé et d'occupation, un inaltre doive affecter
de Mircharger se^ élèves d'un travail rebutant et sé-
rieux , de leur montrer toujours une contenance sé-
vère et £àchée , et de se faire ainsi à leurs dépens la
réputation d'homme exact et laborieux. Pour moi,
monsieur , je le déclare une fois pour toutes; jaloux
jusqu'au scrupule de l'accomplissement de mon de-
voir, je suis incapable de m'en relâcher jamais ; mon
goût ni mes principes ne me portent ni à la paresse
ni au relâchement : mais de deu;^ voies pour m'assurer
le même succès, je préférerai toujours celle qui coû-
tera le moins de peine et de désagrément à mes élèves ;
et j'ose assurer, sans vouloir passeï^ pour un honime
d'éducation. ir>
très occupé y que moins ils travailleront eu appa-
rence 9 et plus en effet je travaillerai pour eux.
S'il y a quelques occasions où la sévérité soit né-
cessaire à regard des enfants , c est daus les cas où kes
mœurs sont attaquées , ou quand il s'agit de corriger
de mauvaises habitudes. Souvent, plus un enCsint a
d esprit , et plus la connoissance de ses proprts avan-
tages le rend indocile sur ceux qui lui restent à acqué-
rir. De là le mépris des inférieurs, la désobéissance
aux supérieurs , et Timpolitesse avec les égaux : quand
on se croit parfut , dans quels travers ne donue-t-on
pas! M. de Sainte-Marie a trop d'intelligence pour no
pas sentir ses belles qualités ; mais , si Ton n'y prend
g^de , il y comptera trop , et négligera d'en tirer tout
le parti qu'il faudroit. Ces semences de vanité ont déjà
produit en lui bien des petits penchants nécessaires 4
corriger. C'est à cet égard , monsieur , que nous ne sau-
rions agir avec trop de correspondmice ; et il est trèr
important que , dans les occasions où l'on aura lieu
d'être mécontent de lui, il ne trouve de toutes part*
quWe apparence de mépris et d'indifférei^ce , qui le
mortifiera d'autant plus que ces marques de froideur
ne lui seront 'point ordinaires. C'est punir l'orgueil
par ses propres armes et l'attaquer dans sa source
méme^ et l'on peut s'assurer que M. de Sainte-Marie
est trop bien né pour n'être pas infiniment sensible à
l'estime des personnes qui lui sontchères.
La droiture du «oeuf , quand elle est alïermie par
le raisonnement, est la source de la justesse de l'es-
prit: un honnête homgie pense presque toujours
juste , et quand on est accoutumé dès l'enfance à ne
l6 PROJET
pas s'étourdir sur la réflexion , et à ne se livrer au
plaisir présent qu'après en avoir pesé les suites et
balancé les avantages avec les inconvénients , on a
presque, avec un peu d'expérience, tout l'acquis né-
cessaire pour former le jugement. Il semble en ef-
fet que le bon sens dépend encore plus des senti-
ments du cœur que des lumières de l'esprit, et
l'on éprouve que les gens les plus savants et les
plus éclairés ne sont pas toujours ceux qui se coi)-
duisent le mieux dans les affaires de la vie : ainsi ,
après avoir rempli M. de Sainte-Marie de bons princi-
pes de morale, on pourroit le regarder en un sens
comme assez avancé dans la science du raisonnement.
Mais s'il est quelque point important dans son éduca-
tion, c'est sans contredit celui-là; et l'on ne sauroit
tvop bien lui apprendre à connottre les hommes , à
savoir les prendre par leurs vertus et même par leurs
Ibibles , pour les amener à son but, et à choisir tou-
jours le meilleur parti dans les occasions difficiles.
6ela dépend en partie de la manière dont on l'exer-
cera à considérer les objets et à les retourner de toutes
leurs faces , et en partie de l'usage du monde. Quant au
premier point , vous y pouvez contribuer beaucoup ,
monsieur, et avec un^très grand succès, en feignant
quelquefois de le consulter sur la manière dont vous de-
vez vous conduire dans les incidents d'invention ; cela
flattera sa vanité , et il ne regardera point comme un
travail le temps qu'on mettra à délibérer sur une af-
faire où sa voix sera comptée pour quelque chose.
C'est dans de telles conversations qu'on peut lui don-
ner le plus de lumières sur la science du monde , et il
d'éducation. 17
apprendra plus dans deux heures de temps par ce
moyen qu'il ne feroit en un an par des instructions
en régie: mais il faut observer de ne lui présenter que
des matières proportionnées à son âge, et surtout
l'exercer long-temps sur des sujets où le meilleur
parti se présente aisément , tant afin de l'amener faci-
lement à le trouver comme de lui-même , que pour
éviter de lui faire envisager les affaires de là vie comme
une suite de problèmes où, les divers partis parois-
sant également probables , il seroit presque indiffé-
rent de se déterminer plutôt pour l'un que pour l'au-
tre ; ce qui le méneroit à l'indolence dans le raisonne-
ment , et à l'indifférence dans la conduite.
L'usage du mondeest aussi d'une nécessité absolue ,
et d'autant plus pour M. de Sainte-Marie, que, né
timide , il a besoin de voir souvent compagnie pour
apprendre à s'y trouver en liberté , et à s'y conduire
avec ces grâces et cette aisance qui caractérisent
l'homme du monde et l'homme aimable. Pour cela ,
mc^sieur , vous auriez la bonté de m'indiquer deux ou
trois maisons où je pourrois le mener quelquefois par
forme de délassement et de récompense. Il est vrai
qu'ayant à corriger en moi-même les défauts que je
cherche à prévenir en lui, je pourrois parottre peu
propre à cet usage. C'est à vous, monsieur, et à ma-
dame sa mère , à voir -ce qui convient , et à vous donner
la peine de le conduire quelquefois avec vous si vous
jugez que cela lui soit plus avantageux. Il sera bon
aussi que quand on aura du monde on le retienne dans
la chambre, et qu'en l'interrogeant quelquefois et à
pro]K>s sur les matières de la conversation , on lui
XII. 3
l8 PROJET
donne lieu de s'y mêler insensiblement. Mais il y a un
point sur lequel je crains de ne me pas trouver tout-
à*feit de votre sentiment. Quand M. de Sainte-Marie
se trouve en compagnie sous vos yeux , il badine et
s'égaie autour de vous , et n a des yeux que pour «on
papa , tendresse bien flatteuse et bien aimable ; mais
s'il est contraint d'aboeder une autre personne ou de
lui pcurler , aussitôt il est découienancé , il ne peut mar-
cher ni dire un seul mot , ou bien il prend Textréme , et
làcbe quelque indiscrétion. Voilà qui est pardonnable
à son âge : mais enfin on grandit ^ et ce qui convenoît
hier ne convient plus aujourd'hui; et j'ose dire qu'il
n'apprendra jamais à se présenter tant qu'il gardera
ce défaut. La raison en est qu'il n'e^ poin^en compa-
^ gnie quoiqu'il y ait & monde autour de lui ; de peur
d'être contraint de se gêner, il affecte de ne voir per-
sonne « et le papa lui sert d'objet pour se distraire de
tous les autres. Cette hardiesse forcée , bien loin, de
détruite sa timidité, ne fera sûrement que l'enracinet*
davantage tant qu'il n'osera point envisager une as-
semblée ni répondre à ceux qui lui adressent le pa^
rôle. Pour prévenir cet inconvénient, je crois, mon^
sîeur , qu'il seroit bien de le tenir quelqueMs éloigné
de vous , soit à table , soit ailleurs , et, de le livrer aux
étrangers pour l'accoutumer de se iamiliariser avec
eux.
' On conduroit très mal si, de tout ce que je viens
de dire, on oonchioit (fie , me voulant débarrater de
la peine d^enséigner, ou peut-être par mauvais goût
méprisant les sciences , je n'ai nul dessein d'y fonner
monsieur votre fils, et qu'après lui avoir enseigné les
d'éducation. 19
éléments indispeasables je m'en tiendrai là, sans me
mettre en peine de le pousser dans les études conve-
nables. Ce n'est pas ceux qui me connottront qui rai-
sonneroient £dnsi ; on sait mon goût déclaré pour les
sdences , et je les ai assez cultivées pour avoir dû y
feire des progrès pour peu que j'eusse eu de dtspo*-
sition.
On a. beau parier au désavantage des études , et
tâdier d'en anéantir la nécessité et d'en grossir les
mauvais effets , il sera toujours beau et utile de sayoir ;
et quant au pédantisme , ce n'est pas l'étude même
qui le donne, mais la mauvaise disposition du sujet»
Les vrais savants sont polis ; et ils sont modestes ,
parceque la conqoissance de ce qui leur manque les
empêche de tirer vanité de ce qu'ils ont , et il n'y a
que les petits jg;énies et les demi-savants qui , croyant
de savoir tout, m^piisent orgueilleusement ce qu'ils
ne connoissent point. D'ailleurs , le ^oût des lettres
est d'une grande ressource dans la vie, même pour
un homme d'épée. Il est biân gracieux de n'avoir pas
toujours besoin du concours des autres hommes pour
6e procurer des plaisirs ; et il se commet tant d'injus-
tices dans le monde , l'on y est sujet à tant de^revers ,
qu'on a souvent occasion de s'estimer heureux de
trouver des amis et des consolateurs dans son ca*-
binet , au défaut de ceux que le fnonde nous ôte ou
noué refuse.
Mais il s'agit d en faire nalti*e le goût à M. votre
fik , qui témoifpie actuellement uiie aversion horrir
bie pour tout ce, qui sent l'application. Déjà la vio»-
lenoe n y doit concourir en rien; j'en ai dit la raison
3.
ao PROJET
ci-devant; mais pour que cela revienne naturelle-
ment , il faut remonter jusqu'à la source de cette anti-
pathie. Cette source est un goût excessif de dissipation
qu'il a pris en badinant avec ses frères et sa sœur , qui
fait qu il ne peut souffrir qu'on l'en distraie un in-
stant, et qu'il prend en aversion tout ce qui produit
cet effet; car d'ailleurs je me suis convaincu qu'il n'a
nulle haine pour Pétude en elle-même , et qu'il y a
même des dispositions dont on peut se promettre
beaucoup. Pour remédiera cet inconvénient, il fau-
droit lui procurer d'autres amusements qui le déta-
chassent des niaiseries auxquelles il s'occupe , et pour
cela le tenir un peu séparé de ses frère? et de sa sœur ;
c'est ce qui ne se peut guère faire dans un apparte-
ment comme le mien , trop petit pour les mouvements
d'un enfant aussi vif, et où même il seroit dangereux
d'altérer sa santé, si l'on vouloit le contraindre d'y
rester trop renfermé. Il seroit plus important, mon-
sieur , que vous ne pensez , d'avoir une chambre rai-
sonnable pour y faire son étude et son séjour ordi-
naire; je tâcherois de la lui rendre aimable par ce
que je pourrois lui présenter de plus riant , et ce seroit
déjà beaucoup de gagné que d'obtenir qu'il se plût
dans l'endroit où il doit étudier. Alors , pour le déta-
cher insensiblement de ces badinages puérils , je me
mettrois de moitié de tous ses amusements ; et je lui
en procurerois des plus propres à lui plaire et à exciter
sa curiosité : de petits jeux , des découpures , un peu
de dessin, la musique, les instruments, un prisme,
un microscope , un verre ardent , et mille autres pe-
tites curiosités, me fourniroient ^e^ sujets de le di-
1 •
D EDUCATION. 21
Tertir et de lattacher peu-à-peu à son appartement,
au point de s'y plaire plus que partout ailleurs. D'un
autre côté , on auroit soin de me l'envoyer dès qu'il
seroit levé , sans qu'aucun prétexte pût l'en dispenser ;
l'on ne permettroit point qu'il allât dandinant par la
maison , ni qu'il se réfugiât près de vous aux heures
de son travail ; et afin de lui faire regarder l'étude
comme d'une importance que rien ne pourroit ba-
lancer, on éviteroit de prendre ce temps pour le pei-
gner , le iriser , ou lui donner quelque autre soin né-
cessaire. Voici, par rapport à moi , comment je m'y
prendrois pour l'amener insensiblement à l'étude, de
son propre mouvement. Aux heures où je voudrois
l'occuper , je lui retrancherois toute espèce d'amuse-
ment , et je tiii proposerois le travail de cette heure-là;
s'il né s'y livroit pas de bonne grâce , je ne ferois pas
même semblant de m'en apercevoir, et je le laisserois
seul et sans amusement se morfondre , jusqu'à ce que
l'ennui d'être absolument sans rien faire l'eût ramené
de lui-même à ce que j'exigeois de lui; alors j'aflfecte-
rois de répandre un enjouement et une gaieté sur son
travail , qui lui ât sentir la différence qu'il y a , même
pour le plaisir , de la fainéantise à une occupation
honnête. Quand ce moyen ne réussiroit pas , je ne le
maltraiterois point; mais je lui retrancherois toute
récréation pour ce jour-là , en lui disant froidement
que je ne prétends point le foire étudier par force ,
mais que le divertissementn'étant légitime que quand
il est le délassement du travail , ceux qui ne font rien
n'en n'ont aucun besoin. De plus , vous auriez la bonté
de convenir avee moi d'un signe par lequel, sans
22 PROJET
apparenceii mteliigeoce , je pourrois vous témoigner ,
de méine qu'à madame sa mère , qiïand je serais mé«
content de lui. Alors la froideur et FindifFérence qu-il
trouveroit de toutes paits , sans cependant lui faire le
moindre reproche , le surprendroit d'autant plus , qu'il
ne s'apercevroit point que je me fasse plaint de lui ;
et il se porteroit à croire que comme la récompense
naturelle du devoir est Tamitié et les caresses de se»
supérieurs, de même la fainéantise et l'oisiveté por-
tent avec elles un certain caractère méprisable qui se
fisiit d'abord sentir , et qui refroidit tout le monde à
son égard.
J'ai connu un père tendre qui ne s'en fioit pas telle-
ment à un mercenaire sur l'instruction de ses enfants ,
qu'il ne voulût lui-même y avoir l'œil : le bon père,
pour ne rien négliger de tout ce qui pouvoit donner
de l'émulation à ses enfants , avoit adopté les mêmes
moyens que j'expose ici. Quand il revoyoit ses enfants ,
il jetoit , avant que les aborder , un coup d'oeil sur
leur gouverneur : lorsque celui-ci touchoit de la main
droite le premier bouton de son habit, c'étoit une m;ir-
que qu'il étoit content , et le père caressoit son fils à
son ordinaire : si le gouvemeneur touchoit le second ,
alors c'étoit marque d'une parfaite satisfaction, et le
père ne donnoit point de bornes à la tendresse de ses
caresses , et y ajoutoit ordinairement quelque cadeau ,
mais sans affectation : quand le gouverneur ne fàisoit
aucun signe, cela vouloit dire qu'il étoit mal satisfait ,
et la froideur du père répondoit au mécontentement
du maître ; mais quand de là main gauche celui-ci tou-
choit sa première boutonnière , le père faisoit sortii*
d'éducation. 23
son fils de sa présence , et alors le gouvemeiir lut ex*
pliquoit les fautes de Tenfant. J ai vu ce jeune seigneur
acquérir en peu de ttaips de si grandes perfections ^
que je crois qu'on ne peut trop Uen augurer d'une
méthode qui a produit de si bons effets : ce n'est aussi
qu'une harmonie et une correspondance parfaite entre
un père et un précepteur qui peut assurer le succès
d'une bonne éducation ; et comme le meilleur père
se donneroit vainement des mouvements pour bien
élever son fils, si d'ailleurs il le laissoit entre les mains
d'un précepteur inattentif, de même le plus intelH*
gent et le plus zélé de tous les maîtres prendroit des '
peines inutiles, si le père, au. lieu de le seconder,
détruisoit son ouvrage par des démarches à contre-
temps.
Pour que monsieur votre fils prenne ses études à
coeur, je crois , monsieur, que vous devez témoigner
y prendre vous-même beaucoup de part : pour Cela
vous auriez la bonté de l'interroger quelquefois sur
ses progrès, mais dans les temps setdeœent et sur les
matières où il aura le mieux fait, afin de n'avoir que
du contentement et de la satisfaction à lui marquer ,
non pas cependant par de trop grands éloges, propres
à lui inspirer de l'orgueil et à le faire trop compter sur
lui-même. Quelquefois aussi, mais plus rarement,
votre examen rouleroit sur les matières où il se sera
négligé : alors vous vous informeriez de ^sl santé et
des causes de son relàchenaent avec des marques d'in-
quiétude qui luivcn communiqueroient à lui-même.
Quand vous , monsieur , ou madame sa mère , aurez
quelque cadeau 'à lui faire, vous aurez la bonté de
24 PROJET
choisir les temps où il y aura le plus lieu d être con-
tent de lui, ou du moins de m^en avertir d'avance ,
sâm que j'évite dans ce temps-là de Texposef^à me
donner sujet de m en plaindre; car à cet âgeJà les
moindres irrégularités portent coup.
Quant à lordi^e même de ses études, il sera très
simple pendant les deux ou trois premières années.
Les éléments du latin, de l'histoire et de la géogra-
phie, partageront son temps. A l'égard du latin , je
n'ai point dessein, de l'exercer par une étude trop mé-
thodique, et moins encore par la composition des
thèmes. Les thèmes, suivant M. RoUin, sont la croix
des enfiints; et, dans l'intention où je suis de lui ren-
dre ses études aimables, je me garderai bien de le
faire passer par cette croix, ni de lui mettre dans la
tête lesvmauvais gallicismes de mon latin au lieu de
celui de Tite Live, de César, et de Cicéron: d'ailleurs
un jeune homme, surtout s'il est destiné à l'épée,
étudie le latin pour l'entendre et non pour l'écrire ,
chose dont il ne lui arrivera pas d'avoir besoin une
fois en sa vie. Qu'il traduise donc les anciens au-
teurs , et qu'il prenne dans leur lecture le goût de la
bonne latinité et de la belle littérature : c'est tout ce
que j'exigerai de lui à cette égard.
. . Pour l'histoire et la géographie, il faudra seule-
ment lui en donner d'abord une teinture aisée , d'où
je bannirai tout ce qui sei^t trop la sécheresse et l'é-
tude, réservant pour un âge plus avancé les diffi-
cultés les plus nécessaires de la chronologie et de la
sphère. Au reste , m'écartant un peu du plan ordinaire
des études , je jn'attacherai beaucoup plus k Thistoire
d'éducation. 25
moderne qu'à Fancienne , parceque je la crois beau-
coup plus convenable à un officier; et que d'ailleurs je
suis convaincu sur Thistoire moderne en général de ce
que dit M. labbé de. . . de celle de France en particulier,
qu'elle n'abonde pas moins en grands traits que l'his-
toire ancienne , et qu'il n'a manqué que de meilleurs
historiens pour les mettre dans un aussi beau jour.
Je suis d'avis de supprimer à M. de Sainte-Marie
toutes ces espèces d'études où, sans aucun usage
solide, on fait languir la jeunesse pendant nombris
d'années : la rhétorique , la logique , et la philosophie
scolastique, sont, à mon sens, toutes choses très
superflues pour lui , et que d'ailleurs je serois peu»
propre à lui enseigner. Seulement, quand il en sera
temps, je lui ferai lire la Logique de Port-Royal,
et, tout au plus, YJrt de parler du P. Lami, mais
sans l'amuser d'un côté au détail des tropes et des
figures, ni de l'autre aux vaines subtilités de la dia*
lectique : j'ai dessein seulement de l'exerd&r à la pré-
cision et à la pureté dans le style, à l'ordre et à la mé-
thode dans ses raisonnements, et à se faire un esprit
de justesse qui lui serve à démêler le faux orné, de
la vérité simple, toutes les fois que l'occasion s'en
présentera.
L'histoire naturelle peut passer aujourd'hui , par
la manière dont elle est traitée, pour la plus intéres-
sante de toutes les sciences que les hommes culti-
vent , et celle qui nous ramène le plus naturellement
de l'admiration des ouvrages à l'amour de l'ouvrier :
je ne négligerai pas de le rendre curieux sur les
matières qui y ont rapport , et je me propose de l'y
:26 PROJET
introduire dans deux ou trois ans par ki lecture du
Spectacle de la nature, <1U6 je ferai suivre de celle de
Itîeuwentit.
On ne va pas loin en physique sans le secours des
mathématiques; et je lui en ferai faire une année, ce
qui servira encore à lui apprendre à raisonner consé-
quemment et à s'appliquer avec un peu d attention ,
exercice dont il aura grand besoin : cela Te mettra asssi
à portée de se faire mieux considérer parmi les offi-
ciers, dont une teinture de mathématiques et de forti-
fications fait une partie du métier.
Enfin , s'il arrive que mon élève reste assez long-
temps entre mes mains , je hasarderai de lui donner
quelque connoissance de la morale et du droit naturel
par la lecture de PufFendorf et^de Grotius, parcequ'il
est digne d'un honnête homme et d'un iKMnme rai-
sonnable de connoitre les principes du bien et du mal ,
et les fondements sur lesquels la société dont il fait
partie est établie.
En faisant succéder ainsi les sciences les unes àust
autres, je ne perdrai point l'histoire de vue, comme
le principal objet de toutes ses études et celui dont
les branches s'étendent le plus loin sur toutes les
autres sciences : je le ramènerai, au bout de quel-
ques années , à ses premiers principes avec plus de
méthode et de détail ; et je tâcherai de lui en faire
tirer alors tout le profit qu'on peut espérer de cette
étude.
Je me propose ^ussi de lui faire une récréation
amusante de ce qu'on appelle proprement belles-
lettres , comme la connoissance des livres et des au-
d'éducation. 17
leurs, la critique, la poésie, le style; Téloqueuce, le
théâtre , et en un mot tout ce qui peut contribuer à
lui former le goût et à lui présenter Tétude sous une
face riante.
Je ne m'arrêterai pas davantage sur cet article,'
parceque après avoir donné une légère idée de la
route que je m'étois à peu près proposé de suivre
dans les études de mon élève, j'espère que M. votre
frère voudra bien vous tenir la promesse qu'il vous
a faite de nous dresser un projet qui puisse me servir
de guide dans un chemin aussi nouveau pour moi.
Je le supplie d'avance d'être assuré que je m'y tien-
drai attaché avec une exactitude et un soin qui le
convaincra du profond respect que j'ai pour ce qui
vient de sa part; et j'ose vous répondre qu'il ne tien-
dra pas à mon zèle 6t à mon attachement que mes-
sieurs ^s neveux ne deviennent des hommes parfaits.
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RÉPONSE
AU
MÉMOIRE ANONYME
INTITULÉ
81 LE MONDE QUE NOUS HABITONS EST UNE SPHÈRE, eic.
UiSBBÉ DANS LE MERCURE DE JUILLET, PAGE l5l4*
Monsieur ,
Attiré par le titre de votre mémoire, je l'ai lu avec
toute Favidité d'un homme qui, depuis plusieurs an-^
nées , attendoit impatiemment avec toute l'Europe le
résultat de ces fameux voyages entrepris par plusieurs
membres de l'académie royale des Sciences , sous les
auspices du plus magnifique de tous les rois. J'avoue-
rai franchement, monsieur, quej'ai eu quelque regret
de voir que ce que j'avois pris pour le précis des obser-
vations de ces grands hommes n'étoit effectivement
qu'une conjecture hasardée peut-être un peu hors de
propos. Je ne prétends pas pour cela avilir ce que votre
mémoire contient d'ingénieux; mais vous permettrez,
monsieur , que je me prévale du même privilège que
vous vous êtes accordé ,' et dont , selon vous ,. tout
homme doit être en possession, qui est de dire libre-
ment sa pensée sur le sujet dont il s'agit.
RÉPONSE AU MÉMOIRE ANONYME. 29
D'abord il me paroit que vous avez choisi le temps
le moins convenable pour faire part au public de votre
sentiment. Vous nous assurez, monsieur, que vous
n'avez point eu en vue de ternir la gloire de messieurs
les académiciens observateurs , ni de diminuer le prix
de la générosité du roi. Je suis assurément très porté à
justifier votre cœur sur cet article; et il paroit aussi ,
• par la lecture de votre mémoire , qu'en effet des senti-
ments si bas sont très éloignés de votre pensée. Ce-
pendant vous conviendrez , moosieur , que si vous
aviez en effet tranché la difficulté , et que vous eussiez
fait voir que la figure de la terre n'est point cause de
la variation qu'on a trouvée dans la mesure de diffé-
rents degrés de latitude, tout le prix des soins et des
fetigues de ces messieurs, les frais qu'il en a coÂté «t
la gloire qui en doit être le fruit, seroient bien près
d'être anéantis dans l'opinion publique. Je ne prétends
pas pour cela, monsieur, que vous ayez dû déguiser
ou cacher aux hommes la vérité , quand vous avez
cru la trouver, par des considérations pardcuhères;
je parlerois contre mes principes les plus chers. La
vérité est si précieuse à mon cœur , que je ne fais en-
trer nul autre, avantage en comparaison avec elle.
Mais , monsieur , il n étoit ici ques.tioit que de retarder
votre mémoire de quelques mois , ou plutôt de l'avan-
cer de quelques années. Alors vous aiuriez pu avec
bienséance user de la liberté qu'ont tous les hommes
de dire ce qu'ils pensent sur certaines matières; et il
eût sans doute été bien doux pour vous, si'vous eus-
siez rencontré juste , d'avoir évité au roi la dépense
de deux si longs voyages , et à ces messieurs les peines
3o RÉPONSE
qu'ils ont souffertes et les dangers qu'ils ont essayés.
Mais aujourd'hui que les voici de retour, avant qu'ê-
tre au fait des observations qu'ils ont faites , des con-
séquences qu'ils en ont tirées; en un mot, avant que
d'avoir vu leurs relations et leurs découvertes , il pa-
roit, monsieur, que vous deviez moins vous hâter de
proposer vos objections, qui, plus' elles auroient de
force, plus aussi seroient propres à ralentir l'empres-
sement et la reconnoissance du public, et à priver ces
messieurs de lagloii^ légitimementdueàleurs travaux.
I) est questaon de savoir si la terre est spbérique ou
non. Fondé sur quelques arguments, vous vous déci-
dez pour l'affirmative. Autant que je suis capable de
porter mon jugement sur ces matières , vos raisonne-
ments ont de la solidité ; la conséquence cependant ne
m'en paroit pas invinciblement nécessaire.
En premier lieu , l'autorité dont vous fortifiez votre
cause, en vous associant avec les ancienjs, est bien
foible, à mon avis, Je crois que la prééminence qu'ils
ont tfès justement conservée sur les modernes en fait
de poésie et d'éloquence ne s'étend pas jusqu'à U
physique et à l'astronomie ; et je doute qu'on osât met-
tre Aristote et Ptolémée en comparaison avec le chei-
valier Newton et'M. Cassini : ainsi , monsieur , ne vous
flattez pas de tirer un grand avantage de leur appui.
On peut croire , sans offenser la mémoire de ces grands
hommes, qu'il a échappé quelque chose à leurs lur
mières. Destitués, comme ils ont été, des expériences
et des instruments nécessaires, ils n'ont pas dû pré*-
tendre à la gloim. d'avoir tout connu ; et si 1 on met
leur disette en comparaison avec les seicours dont nous
AU MÉMOIRE ANONYME. 3l
jouissons aujourd'hui , ou verra que leur opinion ne
doit pas être d'un grand poids contre le intiment des
modernes : je dis des modernes en général , parce-
quen effet vous les rassemblez tous contre vous, en
voqs déclarant contre les deux nations qui tiennent
sans contredit le premier rang dans les sciences dont
il s agit ; car vous avez en tête les François d'une part
et les Anglois de l'autre, lesquels à la vérité ne s ac-
cordent pas entre eux sur la figure de la terre, mais
qui se réunissent en ce point , de nier sa sphéricité.
En vérité , monsieur, si la gloire de vaiiicre augmente
à proportion du nombre et de la valeur des adversai-
res , votre victoire, si vous la remportez, sera accom-
pagnée d'un triomphe bien flatteur.
Votre première preuve , tirée de la tendance égale
des eaux vers leur centre de gravité , me parolt avoir
))eaucoup de force, et j'avoue de bonne foi. que je n'y
saié pas^de réponse satis£siisante. En effet, s'il est vrai
que 1% superficie de la mer soit sphérique , il faudra
nécessairement ou que le globe entier suive la même
figure, ou bien que les terres des rivageâ soient hor-
riblement escarpées dans les heux de leurs alonge^
ments. D'ailleurs , et je m'étonne que ceci vou* ait
échappé, on ne aauroit concevoir que le cours des r»-
vièr^ pût tendre de l'équateur vers les pôles, suivant
l'hypothèse de M. Cassini. Celle de M. Newton seroit
aussi sujette aux mêmes inconvénients , mais dans un
sens contraire ; c'est-à-dire des lieux bjis vers les parr
ties plus élevées , principalement aux environs des
cefcles polaires , et dans les régions ^id^s où l'élévar
tion devi^ndroit plus sensible : cependant l'expérience
32 RÉPONSE
nous apprend qu'il y a quantité de rivières qtii suivent
cette direction.
Que pourroit-on répondre à de si fortes instances?
Je n'en sais rien du tout. Remarquez cependant,
monsieur, que votre démonstration, ou celle, du
P. Tacquet , est fondée sur ce principe . que toutes
les parties de la masse terraquée tendent par leur pe-
santeur vers un centre commun qui n'est qu'un point
et n'a par conséquent aucune longueur; et sans doute
il n'étoit pas probable qu'un axiome si évident, et qui
fait le fondement de deux parties considérables des
mathématiques, pût devenir sujet à être contesté.
Mais quand il s'agira de concilier des démonstrations
contradictoires avec des faits assurés , que ne pourra-
t-on point contester?* J'ai vu dans la préftice des Élé-
ments d'astronomie de M. Fizes , professeur en mathé-
matiques de Montpellier, un raisonnement qui tend à
montrer que dans l'hypothèse de Copernic , et suivant
les principes de la pesanteur établis par Descartes, il
s'ensuivroit que le centre de gravité de chaque partie
de la terre devroit être , non pas le centre commun du
ifflobe, mais la portion de l'axe qui répondroit perpen-
diculairement à cette partie , et que par conséquent
la figure de la terre se trouveroit c^indrique. Se n'ai
{prde assurément de vouloir soutenir un si étonnant
paradoxe, lequel pris à la rigueur est évidemment
faux; mais qui nous répondra que, la terre une fois
démontrée obbngue par de constantes observations ,
quelque physicien plus subtil et plus hardi que moi
n'adopteroit pas quelque hypothèse approchante? Car
enfin, diroit-il, c'est une nécessité en physique que
AU MÉMOIRE ANONYME. 33
ce qui doit être se trouve d'accord avec ce qui est.
Mais ne chicanons point; je veux accorder votre
premier argument. Vous avez démontré que la super-
ficie de la mer, et par conséquent celle de la terre ,
doit être sphérique ; si , par Fexpérience , je démon-
tnm qu eUe ne Test point , tout votre raisonnement
pourroit-il détruire la force de ma conséquence? Sup-
posons pour un moment que cent épreuves exactes
et réitérées vinssent à nous convaincre qu'un degré
de latitude a constamment plus de longueur à mer
sure qu'on approche de i'équateur, serois-je moins
en droit d en conclure à mon tour , Donc la terre est
effectivement plus courbée vers les pôles que vers
lequateur; donc elle s'alonge en ce sens-là; donc
c'est un sphéroïde? Ma démonstration, fondée sur les
opérations les plus fidèles de la géométrie, seroit-
elle moins évidente que la vôtre établie sur un prin-
cipe universellement accordé? Où les fiiits parlent,
n'est-ce pas au raisonnement à se taire? Or, c'est
pour constater le fait en question que plusieurs mem-
bres de l'académie ont entrepris les voyages du Nord
et du Pérou : c'est donc à l'académie à en décider ,
et votre argument n'aura point de force contre sa
décision.
Pour éluder d'avance une conclusion dont vous
sehtez la nécessité ,; vous tâchez de jeter de Tin-
certitude sur les oy^rations faites en divers lieux
et à plusieurs reprises par MM. Picart, de La Hire, et
Gassini , pour tracer la fameuse méridienne qui ti^-
verse la France, lesquelles donnèrent lieu à M. Cas^
sini de soupçonner le premier de l'irrégularité dans
XII. 3
34 RÉPONSE
k rondeur du globe , quand il se fut assuré que le»
degrés mesurés vers le septentrion avoient quelque
longueur de moins que ceux qui s'avançoient vers le
Midi.
Vous distinguez deux manières de considérer la
surface de la terre. Vue de loin, comme par exemple
depuis la lune, vous rétablissez sphérique; mais, re-
gardée de près , elle ne vous paroît plus telle , à cause
de ses inégalités : car, dites- vous, les rayons tirés du
centre au sommet des plus hautes montagnes ne se-
ront pas égaux à ceux qui seront bornés à la super-
ficie de la mer. Ainsi les arcs de cercle, quoique pro-
portionnels entre eux , étant inégaux suivant l'inégalité
des rayons , il se peut très bien que les différences
qu on a trouvées entre les degrés mesurés , quoique
avec toute l'exactitude et la précision dont Fattention
humaine est capable , viennent des différentes éléva-
tions sur lesquelles ils ont été pris , lesquelles ont dû
donner des arcs inégaux en grandeur, quoique égales
portions de leurs cercles respectifs.
J'ai deux choses à répondre à cela. En premier lieu ,
monsieur, je ne crois point que la seule inégalité des
hauteurs sur lesquelles on a fait les observations ait
sufH pour donner des différences bien sensibles dans
la mesure des degrés. Pour s'en convaincre, il faut
considérer que, suivant le sentiment commun des
géographes , les plus hautes montagnes ne sont non
plus capables d'altérer la figure de la terre , sphérique
ou autre, que quelques grains de sable ou de gravier
stir une boule de deux ou trois pieds de diamètre. En
effet, on convient généralement aujourd'hui qu'il n'y
AU MÉMOIRE ANONYME. 35
a point de montagne qui ait une lieue perpendiculaire
sur la surface de laterre ; une lieue cependant ne se-
roit pas grand'chose , en comparaison d'un circuit de
huit ou neuf mille. Quant à la hauteur de la surface
de la terre même par-dessus celle de la mer, et dere-
chef de la mer par-dessus certaines terres , comme ,
par exemple, du Zuyderzée au-dessus de la Nord-
Hollande, on sait qu'elles sont peu considérables. Le
cours modéré de la plupart des fleuves et des rivières
ne peut être que l'effet d'une pente extrêmement
douce. J'avouerai cependant que ces différences prises
à la rigueur seroient bien capables d'en apporter dans
les mesures : mais, de bonne foi, seroit-il raisonnable
de tirer avantage de toute la différence qui se peut
trouver entre la cime de la plus haute montagne et les
terres inférieures à la mer? les observations qui ont
donné lieu aux nouvelles conjectures sur la figure de
la terre ont-elles été prises à des distances si énormes?
Vous n'ignorez pas sans doute, monsieur, qu'on eut
soin, dans la construction de la grande méridienne , d'é-
tablir des stations sur les hauteurs les plus égales qu'il
fut possible : ce fut même une occasion qui contribua
beaucoup à la perfection des niveaux.
Ainsi, monsieur, en supposant, avec vous, que la
terre est sphérique , il me.reste maintenant à faire voir
que cette supposition , de la manière que vous la pre-
nez, est une pure pétition de principe. Un moment
d'attention, et je m'ei^plique.
Tout votre raisonnement roule sur ce théorème dé-
montré en géométrie , que deux cercles étant concentri-
ques^ si ton mène des rayons jusqu à la circonférence du
3.
36 RÉPONSE
grande les arcs coupés par ces rayons seront inégaux et
plus grands à proportion quils seront portions de plus
grands cercles. Jusqu'ici tout est bien ; votre principe
est incontestable : mais vous me paroissez moins heu-
reux dans Fapplication que vous en faites aux degiés
de latitude. Qu on divise un méridien terrestre en
trois cent soixante parties égales par des rayons me*
nés du centre , ces parties égales , selon vous , seront
des degrés par lesquels on mesurera l'élévation du
pôle. J'ose, monsieur, m'inscrire en faux contre un
pareil sentiment, et je soutiens que ce n'est point là
l'idée qu'on doit se faire des degrés de latitude. Pour
vous en convaincre d'une manière invincible , voyons
cequirésulteroitdelà, en supposant pour un moment
que la terre fut un sphéroïde oblong. Pour faire la di-
vision des degrés , j'inscris un cercle dans une ellipse
représentant la figure de la terre. Le petit axe sera
l'équateur , et le grand sera l'axe même de la terre : je.
divise le cercle en trois cent soixante degrés , de sorte
que les deux axes passent par quatre de ces divisions;
par toutes les autres divisions je mène des rayons que
je prolonge jusqu'à la circonférence de l'ellipse. Les
arcs de cette courbe , compris entre les extrémités
des rayons , donneront l'étendue des degrés , lesquels
seront évidemment inégaux (une figure rendroittout
ceci plus intelligible, je l'omets pour ne pas effrayer
les yeux des dames qui lisent ce journal), mais dans
un sens contraire à ce qui doit être; car les degrés se-
ront plus longs vers les pôles, et plus courts vers
l'équateur , comme il est manifeste à quiconque a quel-
AU MÉMOIRE ANONYME. 3^]
que teinture de géométrie. Cependant il est démontré
que, si la terre est (^longue , les degrés doivent avoir
plus de longueur vers Téquateur que vers les pôles.
C'est à vous, monsieur, à sauver la contradiction.
Quelle est donc Tidée qu'on se doit former des
degrés de latitude? Le terme même d'élévation du
pôle vous l'apprend. Des différents degrés de cette
élévation tirez de part et d'autre des tangentes à la
superficie de la terre; les intervalles compris entre
les points d'attouchement donneront les degrés de
latitude : or il est bien vrai que , si la terre étoit sphé-
rique, tous ces points correspondroient aux divisions
qui marqueroient les degrés de la circonférence de la
terre, considérée comme circulaire; mais si elle ne
l'est point, ce ne sera plus la même chose. Tout au
contraire de votre système , les pôles étant plus élevés ,
les degrés y devroient être plus grands; ici la terre
étant plus courbée vers les pôles, les degrés sont plus
petits. C'est le plus ou moins de courbure, et non
l'éloignement du centre , qui influe sur la longueur
des, degrés d'élévation du pôle. Puis donc que votre
raisonnement n'a de justesse qu'autant que vous sup-
posez que la terre est sphérique, j'ai été en droit de
dire que vous vous fondez sur une pétition de prin-
cipe ; et, puisque ce n'est pas du plus grand ou moin-
dre éloignement du centre que résulte la longueur
des degrés de latitude , je conclurai derechef que votre
argument n'a de solidité en aucune de ses parties.
Il se peut que le terme de degré y équivoque dans le
cas dont il s'agit , vous ait induit en erreur : autre
38 RÉPONSE
chose est un degré de la terre considéré comme 1^
trois cent soixantième partie d'une circonférence cir-
culaire, et autre chose un degré de latitude considéré
comme la mesure de Télévation du pôle par-dessus
l'horizon ; et , quoiqu'on puisse prendre l\in pour l'au-
tre dans le cas que la terre soit sphérique, il s'en faut
beaucoup qu'on en puisse faire de même , si sa figure
est irrégulière.
Prenez garde, monsieur, que quand j'ai dit que la
terre n'a pas de pente considérable, je l'ai entendu,
non par rapport à sa figure sphérique, mais par rap-
port à sa figure naturelle, oblongue ou autre; figure
que je regarde comme déterminée dès le commence-
ment par les lois de la pesanteur et du mouvement, et
à laquelle l'équilibre ou le niveau des fluides peut très
bien être assujetti : mais sur ces matières on ne peut
hasarder aucun raisonnement que le &it même ne
nous soit mieux connu.
Pour ce qui est de l'inspection de la lune, il est
bien vrai qu'elle nous paroît sphérique , et elle l'est
probablement ; mais il ne s'ensuit point du tout que
la terre le soit aussi. Par quelle régie sa figure seroit-
elle assujettie à celle de la lune , plutôt par exemple
qu'à celle de Jupiter, planète d'une toute autre im-
portance, et qui pourtant n'est pas sphérique? La
raison que vous tirez de l'ombre de la terre n'est
guère plus forte : si le cercle se montroit tout entier ,
elle seroit sans réplique; mais vous savez , monsieur,
qu'il est difficile de distinguer une petite portion de
courbe d'avec l'arc d'un cercle plus ou moins grand.
AU MÉMOIRE ANONYME. 3g
D'ailleurs on ne croit point que la terre s^éloigne si
fort de la figure spbérique , que cela doive occasio-
ner sur la surface de la lune une ombre sensiblement
irrégulière; d'autant plus que la terre étant consi-
dérablement plus grande que la lune, il ne paroît
jamais sur celle-ci qu une bion petite pai^tie de son
circuit.
Je suis, etc.
R0USS£AU.
Chambéry , ao septembre 1738.
MÉMOIRE
A s. E. MONSEIGNEUR
LE GOUVERNEUR DE SAVOIE.
J ai rhonneur d'exposer très respectueusement à
son excellence le triste détail de la situation où je me
trouve, la suppliant de daigner écouter la générosité
de ses pieux sentiments pour y pourvoir de la manière
qu'elle jugera convenable.
Je suis sorti très jeune de Genève , ma patrie , ayant
abandonné mes droits pour entrer dans le sein de
l'Église , sans avoir cependant jamais fait aucune dé-
marche, jusque aujourd'hui, pour implorer des se-
cours, dont j'aurois toujours tâché de me passer s'il
n'avoit plu à la Providence dem'afïliger par des maux
qui m'en ont ôté le pouvoir. J'ai toujours eu du mé-
pris et même de l'indignation pour ceux qui ne rou-
gissent point de faire un trafic honteux de leur foi ,
et d'abuser des bienfaits qu'on leur accorde. J'ose
dire qu'il a paru par ma conduite que je suis bien
éloigné de pareils sentiments. Tombé, encore enfant,
entre les mains de feu monseigneur l'évéque de Ge-
nève, je tâchai de répondre par l'ardeur et l'assi-
duité de mes études, aux vues flatteuses que ce res-
pectable prélat avoit sur moi. Madame la baronne
de Warens voulut bien condescendre à la prière qu'il
MÉMOIRE AU GOUVERNEUR DE SAVOIE. 4 >
lui fit de prendre soin de mon éducation , et il ne dé-
pendit pas de moi de témoigner à cette dame , par mes
progrès , le désir passionné que j'avois de la rendre
satisfaite de Tefïet de ses bontés et de ses soiûs.
Ce grand évêque ne borna pas là ses bontés ; il me
recommanda encore à M. le marquis de Bonac , am-
bassadeur de France auprès du Corps helvétique. Voi-
là les trois seuls protecteurs à qui j'aie eu obligation
du moindre secours ; il est vrai qu'ils m'oint tenu lieu
de tout autre , par la manière dont ils ont daigné me
faire éprouver leur générosité. Us ont envisagé en moi
un jeune homme assez bien né , rempli d'émulation , et
qu'ils entrevoyoient pourvu de quelques talents, et
qu'ils se proposoient de pousser. Il me seroit glorieux
de détaillera son excellence ce que ces deux seigneurs
avoient eu la bonté de concerter pour mon établisse-
ment ; mais la mort de monseigneur l'évêque de Ge-
nève , et la maladie mortelle de M. l'ambassadeur, ont
été la fatale époque du commencement de tous mes
désastres.
Je commençai aussi moi-même d'être attaqué de la
langueur qui me met aujourd'hui au tombeau. Je re-
tombai par conséquent à la charge de madame de
Warens , qu'il faudroit ne pas connoître pour croire
qu'elle eût pu démentir ses premiers bienfaits , en m'a-
bandonnant dans une si triste situation.
Malgré tout, je tâc!kii, tant qu'il me resta quel-
ques forces , de tirer parti de mes foibles talents ; mais
de quoi servent les talents dans ce pays? Je le dis
dans l'amertume de mon cœur , il vaudroit mille fois
mieux n'en avoir aucun. Eh! n'éprouvê-je pas encore
42 MÉMOIRE
aujourd'hui le retour plein d'ingratitude et de dureté
de gens pour lesquels j ai achev€ de m'épuiser en
leur enseignant, avec beaucoup d assiduité et d ap-
plication , ce qui m'avoit coûté bien des soins et des
travaux à apprendre? Enfin, pour comble de dis-
grâces , me voilà tombé dans une maladie afiireuse ,
qui ma défigure. Je suis désormais renfermé sans
pouvoir presque, sortir du lit et de la chambre, jus^
qu'à ce qu'il pla^^e à Dieu de disposer de ma courte
mais misérable vie.
Ma douleur est de voir que madame de Warens a
déjà trop fait pour moi ; je la trouve , pour ie reste de
mes jours , accablée du fardeau de mes infirmités , dont
son extrême bonté ne lui laisse pas sentir le poids ,
mais qui n'incommode pas moins ses affaires , déjà
trop resserrées par sqs abondantes charités, et par
l'abus que des misérables n'ont que trop souvent Eut
de sa confiance.
J'ose donc , sur le détail de tous ces faits , recourir
à son excellence , comme au père des afiQigés. Je ne
dissinuilerai point qu'il est dur à un homme de senti-
ments, et qui pense comme je fais, d'être obligé,
faute d'un autre moyen, d'implorer des assistances et
des secours : mais tel est le décret de la Providence.
Il me suffit, en mon particulier, d'être bien assuré
que je n'ai donné , par ma faute, aucun lieu ni à la
misère ni aux maux dont je siHs accablé. J'ai toujours
abhorré le libertinage et l'oisiveté ; et, tel que je suis,
j'ose être assuré que personne, de qui j'aie l'honneur
d'être connu , n'aura , sur ma conduite , mes senti-
ments , et mes mœurs , que de favorables témoignages
à rendre.
AU GOUVERNEUR DE SAVOIE. 43
Dans un état donc aussi déplorable que le mien , et
sur lequel je n ai nul reproche à me feire , je crois qu'il
n'est pas honteux à moi d'implorer de son excellence
la grâce d être admis à participer aux bienfaits établis
par la piété des princes pour de pareils usages. Ils sont
destinés pour des cas semblables aux miens , ou ne le
sont pour personne.
En conséquence de cet exposé , je supplie très hum-
blement son excellence de vouloir me procurer une
pension , telle qu'elle jugera raisonnable , sur la fon-
dation que la piété du roi Victor a établie à Annecy,
ou de tel autre endroit qu'il lui semblera bon, pour
pouvoir subvenir aux nécessités du reste de ma triste
carrière.
De plus , rimpossîbilité où je me trouve de faire des
voyages , et de traiter aucune affaire civile /m'engage
à supplier encore son excellence qu'il lui plaise de
faire régler la chose dei manière que ladite pension
puisse être payée ici en droitune , et remise entre mes
mains , ou celles de madame la baronne de Warens,
qui voudra bien , à ma tpès humble sollicitation , se
charger de l'employer à mes besoins. Ainsi jouissant ,
pour le peu de jours qu'il me reste , des secours néces-
saires pour le temporel , je recueillerai mon esprit et
mes forces pour mettre mon ame et ma conscience
en paix avec Dieu; pour me préparer à commencer,
avec courage et résignation, le voyage de l'éternité,
et pour pi^r Dieu sincèrement et sans distraction
pour la parfaite prospérité et la très précieuse conser-
vation de son excellence,
J. J. Rousseau.
MÉMOIRE
B£MIS, LE 19 AVRIL 1743,
A M. BOUDET, ANTONIN,
)
Qui travaille à l'histoire de feu M. de Bervex, évêque de Genève.
Dans rintentioD où Ton est de n'omettre dans l'his-
toire de M. de Bemex aucun des faits considérables
qui peuvent S(M:*vir à mettre ses vertus chrétienoes
dans tout leur jour , on ne sauroit oublier la conver-
sion de madanve la baronne de Warens de La Tour ,
qui fut l'ouvrage de ce prélat.
Au mois de juillet de Tannée J726, le roi de Sar-
daigne étant à Évian , plusieurs personnes de distinc-
tion du pays de Vaud s'y rendirent pour voir la cour.
Madame de Warens fut du nombre ; et cette dame ,
qu'un pur motif de curiosité avoit amenée , fut rete-
nue par des motifs d'un genre supérieur, et qui n'en
furent pas moins efficaces pour avoir été moins pré-
vus. Ayant assisté par hasard à un des discours que
ce prélat prononçoit avec ce zélé et cette onction qui
portoient dans les cœurs le feu de sa charité , madame
de Warens en fût émue au point , qu'on peut regarder
cet instant comme l'époque de sa conversion. La
chose cependant devoit parpître d'autant plus diffi-
cile , que cette dame , étant très éclairée , *e tenoit en
garde contre les séductions de l'éloquence , et n'étoit
pas disposée à céder sans être pleinement convain-
cue. Mais quand on a l'esprit juste et le cœur droit ,
MÉMOIRE A M. BOUDET. 4^
que peut-il manquer pour goûter la vérité, que le
secours de la grâce? et M. de Bernex n'étoit-il pas
accoutumé à la porter dads les cœurs les plus en-
durcis? Madame de Warens vit le prélat; ses préju-
gés furent détruits; ses doutes furent dissipés; et
pénétrée des grandes vérités qui lui étoient annon-
cées , elle se détermina à rendre à la Foi , par un sa-
crifice éclatant , le prix des lumières dont elle venoit
de l'éclairer. *
Le bruit du dessein de madame de Warens ne
tarda pas à se répandre dans le pays de Vaud. Ce
fut un deuil et des alarmes universelles. Cette daÉie
y étoit adorée , et Tamour qu'on avoit pour elle se
changea en fureur contre ce qu'on appeloit ses sé-
ducteurs et ses ravisseurs. Les habitants de Vevay ne
parloient pas moins que de mettre le feu à Évian , et
de l'enlever à main armée au milieu même de la cour.
Ce projet insensé , frui^: ordinaire d'un zèle fanatique ,
parvint aux oreilles de sa majesté ; et ce fut à cette
occasion qu'elle fit à M. de Bernex cette espèce de
reproche si glorieux, qu'il faisoit des conversions
bien bruyantes. Le roi fit partir sur-le-champ madame
de Warens pour Annecy, escortée de quarante de ses
gardes. Ce fut là où , quelque temps après , sa majesté
l'assura de sa protection dans les termes les plus flat-
teurs , et lui assigna une pension qtri doit passer pour
une preuve éclatante de la piété et de la générosité de
ce prince , mais qui n'ôte point à madame de Warens
le mérite d'avoir abandonné de grands biens et un
rang brillant dans sa patrie, pour suivre la voix du
Seigneur, et se livrer sans réserve à. sa providence.
46 MÉMOIRE
Il eut même la bonté de lui offrir d'augmenter cette
pensicm de sorte qu'elle pût figurer avec tout l'éclat
qu'elle souhaiteroit , et de lui procurer la situation la
plus gracieuse , si elle vouloit se rendre à Turin , au-
près de la reine. Mais madame de Warens n'abusa
point des bontés du monarque : elle àlloit acquérir
les plus grands biens en participant à ceux que l'Église
répand sur les fiiléles; et l'éclat des autres n'avoit
désormais plus rien qui pût la toucher. C'est ainsi
qu'elle s'en explique à M. de Bernex , et c'est sur ces
maximes de détachement et de modération qu'on l'a
vue se conduire constamment depuis lors.
Enfin le jour arriva où M. de Bernex alloit assurer
à l'Église la conquête qu'il lui avoit acquise. Il reçut
publiquement l'abjuration de madame de Warens , et
lui administra le sacrement de confirmation le 8 sep*
tembre 1 726 , jour de la Nativité de Notre-Dame, dans
l'église de la Visitation, devant la relique de saint
Françoij^ de Sales. Cette dame eut l'honneur d'avoir
pour marraine, dans cette cérémonie, madame la
princesse de Hesse , sœur de la princesse de Piémont,
depuis reine de Sardaigne. Ce fut un spectacle tou-
chant de voir une jeune dame d'ime naissance illus-
tre , favorisée des grâces de la nature et enrichie des
biens de la fortune , et qui, peu de temps auparavant,
faisoit les délices de sa patrie , s'ariacher du sein de
l'abondance et des plaisirs , pour venir déposer au
pied de la croix du Christ l'éclat et les voluptés du
monde , et y renoncer pour jamais. M. de Bernex fit à
ce sujet un discours très touchant et très pathétique :
l'ardeur de son zélé lui prêta ce jourJà dfi nouvelle^
forces ; toute cette nombreuse assemblée fondit en
A M. BODDET. 4?
larmes, et les dames, baignées de pleurs, vinrent
embrasser madame de Warens , la féliciter , rendre
grâces à Dieu avec eUe de la victoire qu'il lui faisoit
remporter. Au reste , on a cherché inutilement , parmi
tous les papiers de feu M. de Bernex , le discours qu'il
prononça en cette occasion , et qui , au témoignage de
tous ceux qui l'entendirent , est un chef-d'œuvre d'élo-
quence ; et il y a lieu de croire que , quelque beau
qu'il soit, il a été composé sur-le-champ et sans pré-
paration.
Depuis ce jour-là , M. de Bernex n'appela plus ma-
dame de Warens que sa fille , et elle l'appeloit son
père. Il a en effet toujours conservé pour elle les
bontés d'un père ; et il ne faut pas s'étonner qu'il re-
gardât avec une sorte de complaisance l'ouvrage de
ses soins apostoliques , puisque cette dame s'est tou-
jours efforcée de suivre, d'aussi près qu'il lui a été
possible, les saints exemples de ce prélat, soit dans
son détachement des choses mondaines , soit dans
son extrême charité envers les pauvres *, deux vertus
qui définissent parfaitement le caractère de madame
de Warens,
Le fait suivant peut entrer aussi parmi les preuves
qui constatent les actions miraculeuses de M. de
Bemex.
Au mois de septembre 1 72g , madame de Warens ,
demeurant dans la maison de M. de Boige , le feu prit
au four des cordeliers , qui dohnoit dans la cour de cette
maison , avec une telle viol^ice , que ce four , qui con-
tenoit un bâtiment assez grand , entièrement plein de
fascines et de bois sec, fiit bientôt embrasé. Le feu,
porté par un vent impétueux y s'attacha au toit de la
48 MÉMOIRE A M. BOUDET.
maison , et pénétra même par les fenêtres dans les ap-
partements. Madame de Warens donna aussitôt ses
ordres pour arrêter les progrès du feu , et pour faire
transporter ses meubles dans son jardin. Elle étoit
occupée à ces soins , quand elle apprit que M. Févéque
étoit accouru au bruit du danger qui la menaçoit^ et
quil alloit paroître à Finstant; elle fut au-deyant de
lui. Ils entrèrent ensemble dans le jardin ; il se mit à
genoux , ainsi que tous ceux qui étoient présents , du
nombre desquels j'étois , et commença à prononcer
des oraisons avec cette ferveur qui étoit inséparable
de ses prières. L'effet en fut sensible; le vent qui por-
toit des flammes pardessus la maison jusque près du
jardin , changea tout-à-coup , et les éloigna si bien ,
que le four , quoique contigu , fiit entièrement con-
sumé , sans que la maison eût d'autre mal que le dom-
mage qu'elle avoit reçu auparavant. C'est un fait connu
de tout Annecy , et que moi , écrivain du présent mé-
moire, ai vu de mes propres yeux.
M. de Bernex a continué constamment à prendre lé
n^ême intérêt dans tout ce qui regardoit madame de
Warens. Il fit faire le portrait de cette dame , disant
qu'il souhaitoit qu'il restât dans sa famille , comme un
monument honorable d'un de ses plus heureux tra-
vaux. Enfin ; quoiqu'elle fût éloignée de lui , il lui a
donné , peu de temps avant que de mourir , des mar-
ques de son souvenir, et en a même laissé dans son
testament. Après la mort de ce prélat , madame de
Warens s'est entièrement consacrée à la solitude et à
la retraite , disant qu'après avoir perdu son père rien
ne l'attachoit plus au monde.
k ■^/%/%.-%/%y%.^/%/x.^/\/%.^/%/%./%/%/%.'V%/^%/%^'%/\/^
NOTES
EN RÉFUTATION DE L'OUVRAGE d'hELVÉTIUS , INTITULÉ,
DE L'ESPRIT.
AVIS DE L'ÉDITEUR.
Rousseau prêt à quitter FAug^leterre, et voulant se dé-
faire de ses livres, a voit prié son hôte, M. Davenport, de
lui trouver un acheteur. « Parmi ces livres, lui écrivoit-il
« en février 1767, il y a le livre de F Esprit y in-4^, première
u édition , qui est rare , et où j'ai fait quelques notes aux
a marges ; je voudrois bien que ce livre ne tombât qu'entre
u des mains amies. » A cet égard son désir a été pleinement
satisfait. Il traita directement de ses livres avec un Fran-
çois nommé Dutens, établi depuis long-temps à Londres,
connu en France par quelques écrits, et avec lequel Rous-
seau a été quelque temps en correspondance. Dutens nous
apprend lui-même, dans^^ne brochure dont il sera ci-après
parlé , qu'il acheta tous ces livres , au nombre d'environ
mille volunies, moyennant une rente de dix livres sterling,
et que ce fut cet exemplaire de l'ouvrage d'Helvétius qui
le détermina principalement à cette acquisition ; mais
Rousseau, dit-il, u ne consentit à me les vendre qu'à con-
a dition que, pandknt sa vze, je ne publierois point les notes
« que je pourrois trouver sur les livres qu'il me vendoit,
« et que , lui vivant , l'exemplaire du livre de C Esprit ne
u sortir oit point de mes mains. »
a II paroît, dit encore Dutens, qu'il avoit entrepris de
«réfuter cet ouvrage de M. Helvétius, mais qu'il avoit
«abandonné cette idée dès qu'il l'avoit vu persécuté*.
* Cette conjecture de Dutens est confirmée par Rousseau lui-
XII. 4
5o RÉFUTATION
uM. Helvëtius, ayant appris que j'ëtoîs en possession de
« cet exemplaire, me fit proposer de le lui envoyer. J^étois
« lié par ma promesse: je le représentai à M. Helvétius; il
u approuva ma délicatesse, et se réduisit à me prier de lui
u extraire quelques unes des remarques qui portoient le
u plus de coup contre ses principes , et de les lui conimuni-
a quer; ce qUe je fis. Il fut tellement alarmé du danger que
« couroit un édifice qu'il avoit pris tant de plaisir à élever,
« qu'il me répondit sur-le-champ , afin d'effacer les impres-
u siens qu'il ne doutoit pas que ces notes n'eussent faites
u sur mon esprit. Il m'annonçoit une autre lettre par le
u courrier suivant, mais la mort l'enleva huit ou dix jours
u après, n
Après la mort de Rousseau, Dutens, dégagé de sa pro-
messe envers lui, songea à faire jouir le publie des notes
dont il étoit possesseur; il en a fait l'objet d'une brochure
publiée à Paris sous |e titre de Lettre à M. D. B. ( De Bure ,
alors libraire à Paris), 1779, in-ia. Il y rapporte les pas-
sages du livre de l'Esprit auxquels les notes de Rousseau
s'appliquent, puis transcrit immédiatement celles-ci, en y
joignant au besoin quelques éclaircissements. A la fin de
la même brochure se trouvent les deux lettres d'Helvétius
«
à Dutens., dont il vient d'être parlé *.
C'est cette brochure de Dutens que nous allons repro-
duire ici presque tout entière, ce qui lui appartient en
propre dans ce petit ouvrage ne pouvant guère être séparé
des notes de Rousseau dont il facilite l'intelligence. Quant
à l'exemplaire qui contient celles-ci en original, il est
maintenant en la possession de M. De Bure.
même , qui s^en explique formellement dans une note des Lettres
de la Montagne y Lettre première.
* La Lettre h M. D. B., et les deux lettres d'Helvétius qui y font
suite, ont été réimprimées dans l'édition de Genève, in-S** tome III
du premier Supplément,
DU LIVRE DE l'eSPRIT. 5i
Le grand but de M. Helvétius dans son ouvrage est
de réduire toutes les facultés de rhomme à une exis-
tence purement matérielle. Il débute par avancer,
tom. I , dise. I , chap. i , pag. 1 90 * , « que nous avons
« en nous deux facultés, ou , s'il Tose dire, deux puis-
« sances passives; la sensibilité physique et la mémoire ;
«et il définit la mémoire une sensation continuée,
« mais affoiblie. » A quoi Rousseau répond : « Il me
« sembla qu'il faudroit distinguer les impressions pu*
fc remeot organiques et locales, des impressions qui
« affectent tout l'individu ; les premières ne sont que
« de simples sensations ; les autres sont des senti*^
u ments. » Et un peu plus bas il ajoute : « Non pas , la
« mémoire est la faculté de se rappeler la sensation ,
« mais la sensation, même affi)iblie, ne dure pas con^
« tinuellement. »
a La mémoire, continue Helvétius, tom. I, dise, i ,
« chap. I , p. 2d3 , ne peut être qu'un des organes de
« la sensibilité physique : le principe qui sent en nous
« doit être nécessaii^ement le principe qui se ressou-
«vient, puisque se ressouvenir, comme je vais le
« prouver , n'est proprement que sentir. »> « Je ne sais
« pas encore, dit Rousseau, comme il va prou ver cela;
« mais je sais bien que sentir l'objet présent, et sentir
« l'objet absent, sont deux opérations dont la diffé^
« rence mérite bien d'être examinée. »
« Lorsque , par une suite de mes idées , ajoute l'au*'
* Les renvois de ces paçes et de ces volumes se rapportent k
rédition en 14 volumes in^-iS, imprimée par P. Didot aînë.
4-
52 RÉFUTATION
(t teur , tom. I , dise, i , chap. i , p. 206 , ou par Té-
« braillement que certains sons causent dans lorgane
« de mon oreille , je merappelle l'image d'un chéoe;
« alors mes organes intérieurs doivent nécessairement
ti se trouver à peu près dans la même situation où ils
« étoient à la vue de ce chêne : or, cette situation des
« organes doit incontestablement produire une sen-
« sation; il est donc évident que se ressouvenir, c'est
« sentir. »
ti Oui ^ dit Rousseau , vos organes intérieurs se trou-
« vent à la vérité dans la même situation où ils étoient
a à la vue du chêne, mais par FefFet d'une opération
ti très différente. » Et quant à ce que vous dites que
cette situation doit produire une sensation , « Qu'ap-
« pelez-vous sensation? dit-il. Si une sensation est
a l'impression transmise par l'organe extérieur à l'or-
« gane intérieur, la situation de l'organe intérieur a
« beau être supposée la même , celle de l'organe exté-
M rieur manquant , ce défont seul suffit pour distinguer
a le souvenir de la sensation. D'ailleurs , il n'est pas
« vrai que la situation de l'organe intérieur soit la
« même dans la mémoire et dans la sensation; autre-
« ment il seroit impossible de distinguer le souvenir
-ft de la sensation d'avec la sensation. Aussi l'auteur se
« sauve-t-il par un a peu près ; mais une situation
« d'organes qui n'est qu'à peu près la même ne doit
« pas produire exactement le même effet.
« Il est donc évident, dit Helvétius , tom. I , dise, i ,
« chap. I , p. 207 , que se ressouvenir c'est sentir. » « Il
^< y a cette différence , répond Rousseau , que la me-
Du LIVRE DE L'ESPRIT. 53
« moire produit une sensation semblable et non pas
« le sentiment ; et cette autre différence encore , que la
« cause n est pas la même. »
L^auteur, tom. I, dise. i. chap. i , p. 207, ayant
posé son principe , se croit en droit de conclure ainsi :
<c Je dis encore que c'est dans la capacité que nous
« avons d'apercevoir les ressemblances ou les difFé-
« rences , les convenancesou les disconvenances qu'ont
u entre eux les objets divers., que consistent toutes les
« opérations de l'esprit. Or , cette capacité n'est que la
« sensibilité physique même: tout se réduit donc à
« sentir. » «Voici qui est plaisant! s'écrie son adver-
« saire , après avoir légèrement affirmé qu'apercevoir
n et comparer sont la même chose , l'auteur conclut
« en grand appareil que juger c'est sentir. La conclu-
« sion me paroît claire ; mais c'est de l'antécédent qu'il
« s agit. »
L'auteur répète sa conclusion d'une autre manière ,
tom. I , dise. I , chap. i , p. 209 , et dit : « La conclusion
« de ce que je viens de dire , c'est que si tous les mots
« des diverses langues ne désignent jamais que des
ft objets , ou les rapports de ses objets avec nous et
« entre eux ; tout l'esprit par conséquent consiste à
«comparer et nos sensations et nos idées, c'est-à-
«dire à voir les ressemblances et les différences,
« les convenances et les disconvenances qu'elles ont
« entre elles. Or , comme le jugement n'est que cette
« apercevance elle-même, ou du moins que le pronon-
« ce de cette apercevance , il s'ensuit que toutes les
« opérations de Tesprit se réduisent à juger. » Rous-
seau oppose à cette conclusion une distinction lumi-
54 * RÉFUTATION
neuse: Apercevoir les objets, dit-il, c'est sentir;
APERCEVOIR LES RAPPORTS, c'eST JUGER. (*)
« La question renfermée dans ces bornes, continue
« l'auteur de F Esprit^ tom. I , dise, i , chap. i , p. 210,
«j'examinerai maintenant si juger n'est pas sentir.
« Quand je juge de la grandeur ou de la couleur des
« objets qu'on me présente , il est évident que le juge-
nt ment porté sur les différentes impressions que ces
«objets ont faites sur mes sens n'est proprement
<« qu'une sensation ; que je puis dire également, je juge
« ou je sens que , de deux objets , l'un , que j'appelle
« toise, fait sur moi une impression différente de cdui
«que j'appelle pied; que la couleur que je pomme
« rouge agit sur mes yeux différemment de celle que
« je nomme patine ; et j'en conclus qu'en pareil cas ju-
« ger n'est jamais que sentir. » « Il y a ici un sophisme
« très subtil et très important à bien remarquer , re-
« prend Rousseau : autre chose est sentir une diffé-
« rence entre une toise et un pied^ et autre chose me^
« surer cette différence. Dans la première opération
« l'esprit est purement passif, mais dans l'autre il est
* Dutens nous apprend que cette objection fut celle qui alarma
le plus Helvélius , lorsqu'il la lui communiqua, et c'est à cette occa-
sion qu'il se crutPobligé de publier la lettre que loi écrivit Ilelvëtius à
ce sujet, lettre par laquelle « non seulement, dit-il, Helvétius ne
« bannit point de l'esprit les doutes que Rousseau y introduit , mais
« dont il appréhende lui-même le peu d'effet, puisqu'il en annonce
« Une autre sur le même sujet, qu'il «ût écrite sans doute s'il eût
« vécu. » Cette lettre d'HeJvétius , réimprimée , comme il a été dit
plus haut, dans l'édition de Genève, est en effet aussi foible de
raisonnement que de style; et quoiqu'il eût pu paroître intéressant
de voir aux prises l'auteur di Emile et celui de t Esprit^ elle ne nous
a pas paru mériter de trouver place dans cette édition.
DU LIVRE DE L'eSPRIT. 55
« actif. Celui qui a plus de justesse dans Tesprit pour
« transporter par la pensée le pied sur la toise , et voir
« combien de fois il y est contenu , est celui qui en ce
« point a l'esprit le plus juste et juge le mieux. » Et
quant à la conclusion , « qu en pareil cas juger n'est
« jamais que sentir » , Rousseau soutient que « c'est
«autre chose, parceque la comparaison du jaune et
« du rouge n'est pas la sensation du jaune ni celle du
« rouge. »
L'auteur se feit ensuite cette objection, tom. I,
discl I , chap. i , p. 21 1 : « Mais, dira-t-on, supposons
« qu'on veuille savoir si la force est préférable à la
(t grandeur du corps , peut-on assurer qu'alors juger
« soit sentir? Oui , répondrai-je ; car , pour porter un
« jugement sur ce sujet , ma mémoire doit me tracer
« successivement les tableaux des situations différen-
« tes où je puis me trouver le plus communément dans
«le cours de ma vie. » «Gomment! réplique à Cela
« Rousseau ; la comparaison successive de mille idées
« est aussi un sentiment! Il ne feut pas disputer des
« mots , mais l'auteur se fait là un étrange diction-
tt naire. »
Enfin Helvétius finit ainsi , tom. I , dise, i , chap. i ,
p. 217 : «Mais, dira-t-on, comment jusqu'à ce jour
« a-t-on supposé en nous une faculté de juger distincte
«de la faculté de sentir? L'on ne doit cette supposi-
« tion , répondrai-je , qu'à l'impossibilité où l'on s'est
« cru jusqu'à présent d'expliquer d'aucune autre ma-
« nière certaines erreurs de l'esprit. » « Point du tout,
« reprend Rousseau. C'est qu'il est très simple de sup-
56 RÉFUTATION^
R poser que deux opérations d'espèces difFérentes se
A font par deux différentes facultés. »
A la fin du premier discours , tom. I , dise, i , ch. 4 9
p. 284. M. Helvétius , revenant à son grand principe ,
dit : « Rien ne m'empêche maintenant d'avancer que
juger ^ comme je Tai déjà prouvé, n'est proprement
« c^Lie sentir. » « Vous n'avez rien prouvé sur ce. point ,
« répond Rousseau , sinon que vous ajoutez au sens du
« mot SENTIR le sens que nous donnons au mot juger :
ti vous réunissez sous un mot conmiun deux fecultés
« essentiellement différentes. » Et sur ce que Helvé-
tius dit encore , tom. I , dise, i , chap. 4 9 p* ^85 , que
« l'esprit peut être considéré comme la faculté pro-
« ductrice de nos pensées , et n'est , en ce sens , que
«sensibilité et mémoire», Rousseau met en note:
Sensibilité , Mémoire , Jugement. *
Dans son second discours , M. Helvétius avance ,
tom. n , dise. Il, chap. 4 9 P* ^3, « que nous ne conce-
« vous que des idées analogues aux nôtres , que nous
« n'avons d'estime sentie que pour cette espèce d'idées;
a et de là cette haute opinion que chacun est , pour
« ainsi dire , forcé d'avoir de soi-même , et qu'il ap-
« pelle la nécessité où nous sommes de nous estimer
apréférablementauxauti*es.Mais,ajoute-t-il, tom. II,
« dise. Il , chap. 4 9 p* ^7 on me dira que l'on voit quel-
* Les notes qu'on vient de lire ont toutes pour objet de com-
battre la proposition principale qui sert de base à l'ouvrage d*Hel-
vëtius , et Dutens observe avec raison que cet ouvrage n'ëtant com-
posé que^de chapitres sans liaison , d'idées décousues , de petits
contes, et de bons mots , les notes qui suivent ne sont aussi que des
sorties sur des sentiments particuliers.
DU LIVRE DE l'ESPRIT. 67
u ques gens reconnottre dans les autres plus d'esprit
« qu'en eux. Oui , répondrai-je , on voit des hommes en
« faire Favèu ; et cet aveu est d une belle ame. Cepen-
« dant ils n'ont , pour celui qu'ils avouent leur supé-
« rieur , qu'une estime sur parole : ils ne font que donner
« à l'opinion publique la préférence sur la leur , et con-
« venir que ces personnes sont plus estimées , sans
« être intérieurement convaincus qu'elles soient plus
« estimables. » « Gela n'est pas vrai , reprend brusque-
« lùent Rousseau. J'ai long-temps médité^sur un su-
it jet , et j'en ai tiré quelques vues avec toute l'atten-
« tion que j'étois capable d'y mettre. Je communique
« ce même sujet à un autre homme ; et , durant notre
« €»itretien , je vois sortir du cerveau de cet homme
a des foules d'idées neuves et de grandes vues sur ce
« même sujet qui m'en avoit fourni si peu. Je ne suis
N pas assez stupide pour ne pas sentir l'avantage
« de ses vues et de ses idées sur les miennes : je
«suis donc forcé de sentir intérieurement que cet
« honune a- plus d'esprit que moi, et de lui accorder
« dans mon cœur une estime sentie , supérieure à celle
« que j'ai pour moi. Tel fiit le jugement que Philippe
« second porta de l'esprit d'Alonzo Ferez , et qui fit
« que celui-ci s'estima perdu. »
Helvétius veut appuyer son sentiment d'un exem-
ple, et dit, tom. ,11, dise, iiych. 4, p. Sy, note: «En
« poésie , Fontenelle seroit sans peine convenu de la
« supériorité du génie de Corneille sur le sien , mais il
«ne l'auroit pas sentie. Je suppose, pour s'en con-
« vaincre , qu'ont eût prié ce même Fontenelle de don-
« ner , en fait de poésie , Fidée qu'il s'étoit formée de la
58 RÉFUTATION
« perfection ; il est certain qu'il n'auroit en ce genre
« proposé d'autres régies fines que celles qu'il avoit
« lui-même aussi bien observées que G^rneille. » Mais
Rousseau objecte à cela : « Il ne s'agit pas de régies;
« il s'agit du génie qui trouve les grandes images et les
« grands sentiments. Fonténelle auroit pu se croire
ff meilleur juge de tout cela que Corneille , mais non
« pas aussi bon inventeur : il étoit fait pour senth* le
« génie de Corneille , et non pour l'égaler. Si l'auteur
« ne croit pAS qu'un homme puisse sentir la supério-
« rite d'un autre dans son propre genre , assurément il
« se trompe beaucoup ; moi-même je sens la sienne :
« quoique je ne sois pas de son sentiment. Je sens qu'il
« se trompe en homme qui a plus d'esprit que moi : il
« a plus de vues et plus lumineuses, mais les miennes
« sont plus saines. Fénélon l'emportoit sur moi à tous
« égards : cela est certain. » A ce sujet Helvétius ayant
laissé échapper l'expression « du poids iihportun de
« l'estime, » Rousseau le relève en s'écriant : « Le poids
« importun de Testime 1 Eh dieu ! rien n'est si doux que
« l'estime , même pour ceux qu'on croit supérieurs à
« soi. »
« Ce n'est peut-être qu'en vivant loin des sociétés , »
dit Helvétius , tom. II , dise, ii , ch. 6 , p. 77 , « qu'on
« peut se défendre des illusioiis qui les séduisent. Il
N est du moins certain que , dans ces mêmes sociétés ,
« on ne peut conserver une vertu toujours forte et
« pure , sans avoir habituellement présent à l'esprit le
« principe de l'utilité publique; sans avoir une con-
« noissance pro£Dnde des véritables intérêts de ce pu-
« blic , et , par conséquent , de la morale et de la poli-
DU LIVRE DÉ l'esprit. Sg
fc tique. » « A ce compte , répond Rousseau , il n y a de
« véritable probité que chez les philosophes. Ma foi ,
a ils font bien de s'en faire compliment les uns aux
« autres. »
Gonséquemment au principe que venoit d'avancer
lauteur, il dit, tom. II, dise, ii, ch. 6, p. 78^ note,
« que Fontenelle définissoit le mensonge , taire une
« vérité qu'on doit. Un homme sort du lit d'une femme ,
h il en rencontre le mari : D'où venez-vous? lui dit ce-
«lui-ci. Que lui répondre? Lui doit-on alors la vérité?
«Non, dit Fontenelle, parcequ'alors la vérité n'est
« utile à personne. » « Plaisant exemple ! s'écrie Rous*
« seau : comme si celui qui ne se fait pas un scrupule
« de coucher avec la femme d'autrui s'en faisoit un
« de dire un mensonge! Il se peut qu'un adultère soit
« obligé de mentir, mais l'homme de bien ne veut être
« ni menteur ni adultère. * »
Lorsqu'il dit, tom. II, dise, n, chap. 12, p> 168,
« Qu'un poète dramatique fasse une bonne tragédie
« sur un plan déjà connu, c'est, dit-on, un plagiaire
^< méprisable ; mais qukin général se serve dans une
« campagne de l'ordre de bataille et des stratagèmes
* Helvétias a dit : « Tout devient légitime , et même vertueux ,
«pour le salut public. » Rousseau a mis en note, à côté : Le salut
public n'est rien^ si tous les particuliers ne sont en sûreté. — Cette
note de Rousseau ne fait point partie de celles que Dutens a pu-
bliées; nous la devons à l'éditeur de 1801, qui Ta trouvée sans
doute dans l'exemplaire que nous avons dit plus haut être encore
en la possession de M. De Bure. Dutens a pu la juger digne de peu
d'attention , et l'omettre comme telle dans sa brochure ; mais les
événements survenus depuis donnent à cette note un prix inesti^
mable et qui sera;senti par tous les lecteurs.
6o RÉFUTATION
« d'un auti^e général , il n'en paroît souvent que plus
« estimable » : Tautre' le relève en disant, « Vrai-
«ment, je le crois bien! le premier se donne pour
«Fauteur d'une pièce nouvelle, le second ne se
«donne pour rien; son objet est de battre l'en-
<c nemi. S'il faisoit un livre sur les batailles , on ne
« lui pardoi^neroit pas plus le plagiat qu'à l'auteur
« dramatique. » Rousseau n'est pas plus indulgent en-
vers M. Helvétius lorsque celui-ci altèfre les fiiits pour
autoriser ses principes. Par exemple , lorsque , voulant
prouver que , « dans tous les siècles et dans tous les
« pays, la probité n'est que l'habitude des actions uti-
(i les à sa nation , il allègue , tom. II , dise, il , chap. 1 3 ,
«p. 190, l'exemple des Lacédémoniens qui permet-
« toient le vol, et conclut ensuite, tome II, dise. 11 ,
« cfaap. 1 3 , p. 192, que le vol , nuisible à tout peuple
« riche , mais utile à Sparte , y devoit être honoré » ;
Rousseau remarque que le vol n était permis quaux en-
fants , et qu'il nest dit nulle part que les hommes volassent ,
ce qui est vrai. Et sur le même sujet l'auteur, dans
une note, ayant dit « qvi'un jeune Lacédémbnien, plu-
« tôt que d'avouer son larcin , se laissa , sans crier , dé-
« vorer le ventre par un jeune renard qu'il avoit volé
« et caché sous sa robe » ; son critique le reprend ainsi
avec raison : « Il n'est dit nulle part que l'enfant fiit
« questionné :, il ne s'agissoit que de ne pas déceler
« son vol, et non de le nier. Mais l'auteur est bien aise
de mettre adroitement le mensonge au nombre des
« vertus lacédémoniennes. »
M. Helvétius, tom. II, dise. 11, chap. i5, p. 243 ,
faisant l'apologie du luxe, porte l'esprit du paradoxe
DU LIVRE DE L'ESPRIT. 6l
jusqu'à dire que les femmes galantes, dans un sens
politique, sont plus utiles à Tétat que les femmes
sages. Mais Rousseau répond : « L'une soulage des
«gens qui souffrent; Fautre fevorise des gens qui
« veulent s'enrichir : en excitant l'industrie des arti-
(c sans du luxe , elle en augmente le nombre ; en fai-
« sant la fortune de deux ou trois , elle en excite vingt
«à prendre un état où ils resteront, misérables; elle
« multiplie les €ujets dans les professions inutiles , et
« I^s fait manquer dans les professions nécessaires. »
Dans une autre occasion, tom. III, dise, ii, cb. ^5,
p. 1 46 , note , M. Helvétius , remarquant que « Tenvie
« permet à chacun d'être le pafaégyriste de sa probité,
tt et non de son esprit » , Rousseau , loin d'être de son
avis , dit: « Ce n'est point cela; mais c'est qu'en pre-
(t mier lieu la probité est indispensable , et non l'es-
« prit, et qu'en second lieu il dépend de nous d'être
« honnêtes gens , et non pas gens d'esprit. »
Enfin, dans le premier chapitre du troisième dis-
cours, tom. III, p. i63, l'auteur entre dans lia ques*
tion de l'éducation et de l'égalité naturelle des esprits.
Voici le sentiment de Rousseau là-dessus , exprimé
dans une de ses notes : « XaB principe duquel l'auteur
« déduit, dans les chapitres suivants, l'égalité natu-
ft relie des esprits, et qu'il a tâché d'établir au com-
«mencementde cet ouvrage, est que les jugements
a humains sont purement passifs. Ce principe a été
« établi et discuté avec beaucoup de philosophie et de
«profondeur dans tEncydopédie, article Évidence.
« J'ignore quel est l'auteur de cet article ; mais c'est
« certainement un très grand métaphysicien ; je soup-
62 RÉFUTATION DU LIVRE DE l'ESPRIT.
u çonne Fabbé de Condillac ou M. de Buffon. Quoi
M qu'il eu soit, j'ai tâché de combattre ce principe et
«< d'établir l'activité de nos jugements dans les notes
« que j'ai écrites au commencement de ce livre, et sur-
a tout dans la.première partie dé la Profession de foi
ft du vicaire savoyard. Si j'ai raison , et que le principe
«de M. Helvédus et de l'auteur susdit soit faux, les
« raisonnements des chapitre^ suivants, qui n'en sont
« que des conséquences, tombent, et il n'est pas vrai
M que l'inégalité des esprits soit l'effet de la seule édu-
« cation , quoiqu'elle y puisse influer beaucoup. »
) ■ I I I HJ'
LE PERSIFLEUR.
Dès qu'on m'a appris que les écrivains qui s'étoient
chargés d'examiner les ouvrages nouveaux avoient ,
par divers accidents, successivement résigné leurs
emplois, je me suis mis en tête que je pourrois fort
bien les remplacer ; et , comme je n'ai pas la mauvaise
vanité de vouloir être modeste avec le public, j'avoue
franchement que je m'en suis trouvé très capable ; je
soutiens même qu'on ne doit jamais parler autrement
de soi, que quand on est biem sûr de n'en pas être la
dupe. Si j'étois un auteur connu, j'afFecterois peut-
être de débiter des contre-vérités à mon désavantage,
pour tâcher , à leur faveur , d'amener adroitement dans
la même classe les défauts que je serois contraint d'a-
vouer : mais actuellement le stratagème seroit trop
dangereux; le lecteur , par provision , me joueroit in-
fiEÛlliblement le tour de tout prendre au pied de la
lettre : or , je le demande à mes chers confrères., est-ce
là le compte d'un auteur qui parle mal de soi?
Je sens bien qu'il ne suffit pas tout-à-fait que je sois
convaincu de ma grande capacité , et qu'il seroit assez
Qecessaire que le public fut de moitié dans cette con-
* Rousseau, dans ses Confessions, livre vu, nous apprend que
ce morceau devoit être la première feuille d'un ëcrit périodique
projeté pour être fait alternativement entre Diderot et lui. « Des
« événements imprévus, dit-il, nous barrèrent, et le projet en de-
M meara là. »
64 LE PERSIFLEUR.
viction : mais il m'est aisé de montrer que cette ré-
flexion, même prise comme il faut, tourne presque
toute à mon profit. Car remarquez , je vous prie, que ,
si le public n'a point de preuves que je sois pourvu
des talents convenables pour réussir dans Touvrage
que j'entreprends , on ne peut pas dire non plus qu'il
en ait du contraire. Voilà donc déjà pour moi un
avantage considérable sur la plupart de mes concur^
rents; j'ai réellement vis-à-vis d'eux une avance rela-
tive de tout le chemin qu'ils ont £sdt en arrière.
Je pars ainsi d'un préjugé favorable , et je le confirme
par les raisons suivantes , très capables ^ à mon avis ,
de dissiper pour jamais toute espèce de doute dés-
avantageux sur mon compte,
lO On a publié depuis un grand nombre d'années
une infinité de journaux, feuilles et autres ouvrages
périodiques, en tous pays et en toute langue, et j'ai
apporté la plus scrupuleuse attention à ne jamais rien
lire de tout cela. D'où je conclus que , n'ayant point la
tête farcie de ce jargon, je suis en état d'en tirer des
productions beaucoup meilleures en elles-mêmes,
quoique peut-être en moindre quantité. Cette raison
est bonne pour le public; mais j'ai été contraint de la
retourner pour mon libraire , en lui disant que le ju-
gement engendre plus de choses à mesure que la mé-
moire en est moins chargée, et qu'ainsi les matériaux
ne nous manqueroient pas.
2° Je n'ai pas non plus trouvé à propos , et à peu
près par la même raison , de perdre beaucoup de temps
à Tétude des sciences ni à celle des auteurs anciens.
La physique systématique est depuis long-temps re-
LE PERSIFLEUR. 65
léguée dans le pays des romans ; la physique expéri-
mentale De me paroît plus que Tart d'arranger agréa-
blement de jolis brimborions, et la géométrie, celui
de se passer du raisonnement à laide de quelques
formules.
Quant aux anciens , il ma semblé que , dans les ju-
gements que jaurois à porter , la probité ne vouloit pas
que je donnasse le change à mes lecteurs, ainsi que
faisoient jadis nos savants, en substituant frauduleu-
sement, à mon avis qu'ils attendroient, celui d'Aris-
tote ou de Gicéron dont ils n'ont que faire : grâce à
l'esprit de nos modernes, il y a long-temps que ce
scandale a cessé, et je me garderai bien d'en ramener
la pénible mode. Je me suis seulement appliqué à la
lecture des dictionnaires; et j'y ai fait un tel profit,
qu'en moins de trois mois je me suis vu en état de dé-
cider de tout avec autant d'assurance et d'autorité que
si j'avois eu deux ans d'étude. J'ai de plus acquis un
petit recueil de passages latins tirés de divers poètes ,
où je trouverai de qlioi broder et enjoliver meS feuil-
les, en les ménageant avec économie afin qu'ils durent
long-temps. Je sais combien les vers latins , cités à
propos, donnent de relief à un philosophe; et, parla
même raison , je me suis fourni de quantité d'axiomes
et de sentences philosophiques pour orner mes dis-
sertations, quand il sera question de poésie. Car je
n'ignore pas que c'est un devoir indispensable , pour
quiconque aspire à la réputation d'auteur célèbre , de
parler pertinemment de toutes les sciences, hors celle
dont il se mêle. D'ailleurs, je ne sens point du tout la
nécessité d'être fort savant pour juger les ouvrages
XII. 5
\
66 LE PERSIFLEUR.
qu on nous donne aujourd'hui. Ne diroit-on pas qu il
faut avoir lu le père Pétau , Montfaucon , etc. 9 et être
profond dans les mathématiques , etc. , pour juger
Tanzaï , Grigri, Angola, Misapouf , et autres sublimes
productions de ce siècle ?
Ma dernière raison, et, dans le fond, la seule dont
j avois besoin , est tirée de mon objet même. Le but
que je me propose dans le travail médité est de faire
lanalyse des ouvrages nouveaux qui parottront, d'y
joindre mou sentiment , et de communiquer Vun et
Tautre au public; or , dans tout cela , J9 ne vois pas la
au)indre nécessité d'être savant. Juger sainement et
impartialement , bien écrire , savoir sa langue; ce sent
là , ce uie semble , toutes les connoissances nécessaires
eu pareil cas : mais ces connoissances , qui est-ce qui
se vante de les posséder mieux que moi et à un plus
haut degré? A la vérité je ne saurois pas bioEi démon-
trer que cela soit réellement tout-à-fait comme je le
dis, mais c'est justement à cause de cela que je le crois
encore plus fort : on ne peut trop sentir soi-même ce
qu'on veut persuader aux autres. Serois-je donc le
premier qui , à force de se croire un fort habile homme ,
l'auroit aussi £sdt croire au public? et si je parviens à
lui donner de moi une semblable opinion, qu'elle soit
bien ou mal fondée, n'est-ce pas, pour ce qui me're-
garde, à peu près la même chose dans le cas dont il
s'agit?
On ne peut donc nier que je ne sois très fondé à
m'ériger en Aristarque, en juge souverain des ouvra-
ges nouveaux, loiAint, blâmant , critiquant à ma fan-
taisie, sans que personne soit en droit de me taxer de
LE PERSIFLEUR. 67
témérité , sauf à tous et un chacun de se prévaloir
contre nM)i du droit de représailles^ que je leur ac-
corde de très grand cœur y désirant seulement qu'il leur
prenne en gré de dire du mal de moi de la même ma*
nière et dans le même sens que je m'avise d'en dire,
du bien.
C'est par une suite de ce principe d'équité que, n é-
tant point connu de ceux qui pourroient devenir mes
adversaires, je déclare que toute critique ou observa*
tion personnelle sera pour toujours bannie de fxkon
jouraal. Ce ne sont que des livres que je vais eixami-
ner; le mot d'aut«ur ne sera pour moi que l'esprit du
livre même, il ne s'étendra point au-delà; et j'avertis
positivement que je ne m'en servirai jamais dans un
autre sens :. de sorte que si, dans mes jours de mau-
vaise kuûieur, il m'arrive quelquefois de dire : Voilà
un ^>t, un impertinent écrivain , c'est l'ouvrage seul
qui sera taxé d'impeitinence et de sottise, et je n'en-
tends nullement cpie l'auteur en soit moins un génie
du premier ordre , et peut-être même un digne acadé- '
micien. Que sais-je , par exemple, si l'on ne s'avisera
point de régaler mes feuilles des épithétes dont je viei^
de padbr? or, on voit bien d'abord que je ne cesserai
pas pour cela d être un homme de beaucoup de mérite.
Comme tout ce que j'ai dit jusqu'à présent parol-
troit un peu vague , si je n ajoutois rien pour exposer
plus nettement mon projet et la manière dont je me
propose de l'exécuter , j e vais prévenir mon lecteur spr
certaines particularités de mon caractère , qui le met-
tront au fait de ce qu'il peut s'attendre à trouver dans
mes écrits.
5.
68 LE PERSIFLEUR.
Quand Boileau a dit de rhomme en général qu'il
ch^ngeoit du blanc au noir , il a croqué mon portrait
en deux mots , en qualité d'individu. Il Feût rendu
plus précis, s'il y eût ajouté toutes les autres cou^
leurs avec les nuances intermédiaires. Rien n'est si
dissemblable à moi que moi-même; c'est pourquoi il
seroit inutile de tenter de me définir autrement que
par cette variété singulière; elle est telle dans mon es-
prit, qu'elle influe de temps à autre jusque sur mes
sentiments. Quelquefois je suis un dur et féroce mis-^
anthrope ; en d'autres moments , j'entre en extase au
milieu des charmes de la société et des délices de l'a-
mour. Tantôt je suis austère et dévot, et, pour le bien
de mon ame, je fais tous mes efiForts pour rendt*e du-
rables ces saintes dispositions : mais je deviens bien-
tôt un franc libertin; et, comme je m'occupe alors
beaucoup plus de mes ^ens que de ma raison, je
m'abstiens constamment d'écrire dans ces moments-
là. C'est sur quoi il est bon que mes lecteurs soient
' suffisamment prévenus , de peur qu'ils ne s'attendent
à trouver dans mes feuilles des choses que certaine-
ment ils n'y verront jameiis. En un mot, un Protée,
un caméléon, une femme, sont des êtres moins chan-
geants que moi : ce qui doit dès l'abord ôter aux cu-
rieux toute espérance de me reconnôître quelque jour
à mon caractère; car ils me trouveront toujours sous
quelque forme particulière , qui ne sera la mienne que
pendant ce moment-là. Et ils ne peuvent pas même
espérer de me reconnoltre à ee$ changements ; car,
comme ils n'ont point de période fixe, ils se feront
quelquefois d'un instant à l'autre, et, d'autres fois, je
LE PERSIFLEUR. 69
demeurerai des mois entiers dans le même état. C'est
cette irrégularité même qui fait le fond de ma consti-
tution. Bien plus , le retour des mêmes objets retiou-
velle ordinairement en moi des dispositions sembla-
bles à celles où je me suis trouvé la première fois cpie
je les ai vus ; c'est pourquoi je suis assez constamment
de la même humeur avec les mêmes personnes. De
sorte quà entendre séparément tous <;çux qui me
connoissent, rien ne paroitroit moins varié que mon
caractère : mais allez aux derniers éclaircissements ,
l'un vous dira que je suis badin; lautre, grave ; celui-
ci me prendra pour un ignorant, l'autre pour un
homme fort docte; en un mot, autant de têtes autant
d'avis. Je me ti^ouve si bizarrement disposé à cet
égard , qu'étant un jour abordé par deux personnes
à-la-fois , avec l'une desquelles j 'a vois accoutumé
d'être gai jusqu'à la folie, et plus ténébreux qu'Hera-
clite avec l'autre, je me sentis si puissamment agité ,
que je fus contraint de les quitter brusquement, de
peur que le contraste des passions opposées ne me ftt
tomber en syncope. , . -
Avec tout cela, à force de m'examiner, je n'ai pas
laissé que de démêler en moi certaines dispositions
dominantes et certains retours presque périodiques
qui seroient difficiles à remarquer à tout autre qu'à
l'observateur le plus attentif, en un mot qu'à moi-
même : c'est à peu près ainsi que toutes les vicissi-
tudes et les irrégularités de l'air n'empêchent pas que
les marins et les habitants de la campagne n'y aient
remarqué quelques circonstances annuelles et quel-
ques'phénomènes, qu'ils ont réduits en règle pour .
^
70 L£ PERSIFLEUR.
prédire à peu près le temps qu'il fera dans certaines
saisons. Je suis sujet, par exemple, à deux disposi-
tions principales, qui changent aissez constamment
de huit en huit jours , et cpiej appelle mes âmes heb-
domadaires : par Tune , je me trouve sagement fou ; par
Tautre, follement sage; mais de telle manière pour-
tant que, la folie remportant sur la sagesse dans Tun
et dans l'autre cas , elle a surtout manife^ement le
dessus dans la semaine où je m'appelle sage; car alors
le fond de toutes les matières que je traite, quelque
raisonnable qu'il puisse être en soi , se trouve presque
entièrement absorbé par les futilités et les extrava-
gances dont j'ai toujours soin de l'habiller. Pour mon
ame foUe, elle est bien plus sage que cela; car, bien
qu'elle tire toujours de son propre fonds le texte sur
lequel elle argumente , elle met tant d'art, tant d'or-
dre , et tant de force dans ses raisonnements et dans
ses preuves, qu'une folie ainsi déguisée ne diffère
presque en rien de la sagesse^ Sur ces idées, que je
garantis justes , ou à peu près , je trouve un petit pro-
blème à proposer à mes lecteurs , et je les prie de tou^^
loir bien décider laquelle c'est de mes deux âmes qui-
a dicté cette feuille.
Qu'on ne s'attende donc point à ne voir ici que de
sages et graves dissertations : on y en verra sans
doute; et où seroit la variété? Maisje ne garantis point
du tout qu'au milieu delà plus profonde métaphysi-
que il ne me prenne tout d'un coup une saillie extra-
vagante, et qu'emboîtant mon lecteur dans l'Icosaë-
dre de Bergerac je ne le transporte tout d'un coup
dans la lune , tout comme , à propos de l'Arioste et de
LE PERSIFLEUR. -71
THippocrifFe , je pourrois fort bien lui citer Platon,
Locke y ou Malebranchè.
Au reste tontes matières seront de ma compétence :
j'étends ma juridiction indistinctement sut* tout ce qui
sortira de la presse ;'je m'arrogerai même, quand le
caë y écherra , le droit de révision sur les jugements de
mes confrères ; et , non content de me soumettre tou-
tes les imprimeries de France , je me propose aussi
de faire, de temps en temps, de bonnes excursions
hors du royaume , et de me rendre tributaires Tltalie ,
la Hollande , et même l'Angleterre , chacune à son tour,
promettant , foi de voyageur , la véracité la plus exacte
dans les actes que j'en rapporterai.
Quoique le lecteur se soucie sans doute. assez peu
des détails que je lui fais ici de moi et de mon carac-
tère , j'ai résolu de ne pas lui en faire grâce d'une seule
ligne ; c'est autant pour son profit que pour ma con-
modité que j'en agis ainsi. Après avoir conunencé par
me persifler moi-même , j'aurai tout le temps de per-
sifler les autres ; j'ouvrirai les yeux , j'écrirai ce que je
vois , et l'on trouvera que je ma serai assez bien ac-
quitté de ma tâche.
Il me reste a faire excuse d'avance aux auteurs que
je pourrois maltraiter à tort , et au public, de tous les
éloges injustes que je pourrois donner aux ouvrages
qu'on lui présente ; ce ne sera jamais volontairement
que je commettrai de pareilles erreurs. Je sais que
l'impartialité dans un journaliste ne sert qu'à lui faire
des ennemis de tous les auteurs , pour n'avoir pas
dit , au gré de chacun d'eux , assez de bien de lui , ni
assez de mal de ses confrères ; c'est pour cela que je
72 LE PERSIFLEUR.
veux toujours rester inconnu. Ma grande folie est de
vouloir ne consulter que la raison et ne dire que la
vérité; de sorte que, suivant Fétendue de mes lu-
mières et la disposition de mon esprit , on pourra
trouver en moi , tantôt un critique plaisant et badin,
tantôt un censeur sévère et bourru , non pas un sati-
rique amer ni un puéril adulateur. Les jugements
peuvent être faux , mais le juge ne sera jamais inique.
I
LA REINE
FANTASQUE,
CONTE.
, Il y avoit autrefois un roi qui aimoit son peuple...
Gela commence comme un conte de fée , interrompit
le druide. C'en est un aussi,' répondit Jalamir. Il y
avoit donc un roi qui aimoit son peuple , et qui , par
conséquent , en étoit adoré. Il avoit fait tous ses efïbrts
pour trouver des ministres aussi bien intentionnés
que lui ; mais , ayant enfin reconnu la folie d une pa-
reille recherche , il avoit pris le parti de faire par lui-
même toutes les choses qu'il pouvoit démber à leur
malfaisante activité. Comme il étoit fort entêté du
bizarre projet de rendre ses sujets heureux , il agissoit
en conséquence; et ime conduite si singulière lui
donnoit parmi les grands un ridicule inefBsiçable. Le
peuple le bénissoit ; mais , à la cour , il passoit pour un
fou. A cela près , il ne manquoit pas de mérite : aussi
sappeloit-il Phénix.
Si ce prince étoit extraordinaire , il avoit une femme
qui Fétoit moins. Vive , étourdie , capricieuse , folle
paf la tête , sage par le cœur , bonne par tempéra-
ment, méchante par caprice; voilà, en quatre mots,
le portrait de la reine. Fantasque étoit son nom : nom
célèbre qu'elle avoit reçu de ses ancêtres en ligne fé-
minine, et dont elle soutenoit dignement Thonneur.
^ •
f
1
74 LA^ REINE FANTASQUE.
Cette personne si illustra et si raisonnable étoit le
charme et le supplice de son cher époux ; car elle Fai-
moit aussi fort sincèrement , peut-être à cause de la
iaciUté qu'elle avoit à le tourmenter. Malgré Tamour
réciproque qui régnoit entre eux , ils passèrent plu-
sieurs années sans pouvoir obtenir aucun fruit de leur
union. Le roi en étoit pénétré de chagrin , et la reine
s'en mettoit dans des impatiences dont ce bon prince
ne se ressentoit pas tout seul : elle s'en prenoit à tout
le monde de ce qu'elle n'avoit point d'en&nts. Il n'y
avoit pas un courtisan à qui elle ne demandât étourdi-
ment quelque décret pour en avoir , et qu'elle ne ren-
dit responsable du mauvais succès.
Les médecins ne furent point oubliés ; car la reine
avoit pour eux une dodlité peu commune , et ils n'or-
donnoient pas une drogue qu'elle ne ftt préparer très
soigneusement , pour avoir le plaisir de la leur jeter
au nez à l'instant qu'il la falloit prendre. Les derviches
eurent leur tour; il fallut recourir aux neuvaines ^ aux
voeux y surtout aux offrandes* Et malheur aux desser-
vants des temples où sa majesté alloit en pèlerinage !
elle fourrageoit tout ; et , sous prétexte d'aller respirer
un air prolifique , elle ne manquoit jamais de mettre
sens dessus dessous toutes les cellules des moines.
Elle portoit aussi leurs reliques , et s'atïîibloit alterna-
tivement de tous leurs différents équipages: tantôt
c'étoit un cordon blanc « tantôt une ceinture de cuir,
tantôt un capuchon , tantôt un écapulaire ; il n'y avoit
sorte de mascarade monastique dost sa dévotion ne
s'avisât ; et comme elle avoit un petit air éveillé qui
la rendoit charmante sous tous ces déguisements,
LA REINE FANTASQUE. 75
elle n'en quittoit aucun sans avoir eu soin de s'y fiiire
peindre.
Enfin , à force de dévotions si bien faites , à force de
médecines si sagement employées , le ciel et la teire
exaucèrent les vœux de la reine ; elle devint grosse au
moment qu on commençoit à en désespérer. Je laisse
à deviner la joie du roi et celle du peuple. Pour la
sienne, elle alla , comme toutes ses passions, jusqu'à
lextravagance : dans ses transports, elle cassoit et
brisoit tout; elle'embrassoit indifféremment tout ce
qu'elle rencontroit, hommes, femmes, courtisans,
valets : c'étoit risquer de se Éadre étouflfer que se trou-
ver sur son passage. Elle ne connoissoit point, disoit*
elle , de ravissement pareil à celui d'avoir un enfant à
qui elle pût donner le fouet tout à son aise dans ses
moments de mauvaise humeur.
Gomme la grossesse de la reine avoit été long-temps
inutilement attendue , elle passoit pour un de ces évé-
nements extraordinaires dont tout le monde veut avoir
l'honneur. Les médecins l'attribuoient à leurs dro«-
gues , les moiiles à leur reliques , le peuple à ses prié*
res ) et le roi à son amoUr. Chacun s'intéressoit à l'en^
faut qui devoit naître , comme si c'eût été le sien ; et
tous &isoient des voeux sincères pour Fheureuse nais^
sance du prince , car on en vouloit un ; et le peuple ,
les grands , et le roi , réunissoient leurs désirs sur ce
point. La reine trouva fort mauvms qu'on s'avisât de
lui prescrire de qui elle devoit accoucher , et dét^lara
qu'elle prétendoit avoir une fille, ajootant qu'il lui
paroissoit assez singuHer que quelqu'un osit lui dis-
76 LÀ REINE FAJVTASQUE.
puter le droit (}e disposer d'un bien qui n appartenoit
incontestablement qu'à elle seule.
Phénix voulut en vain lui faire entendre raison : elle
lui dit nettement que ce n'étoient point là ses af&ires ,
et s'enferma dans son cabinet pour bouder ; occupa-
tion chérie à laquelle elle employoit régulièrement au
moins six mois de Tannée. Je dis six mois, non de
suite , c eût été autant de repos pour son mari, mais
pris dans des intervalles propres à le chagriner.
Le roi çomprenoit fort bien que les caprices de la
mère ne détermineroient pas le sexe de Tenfant ; mais il
étoit au désespoir qu'elle donnât ainsi ses travers en
spectacle à toute la cour. Il eût sacrifié tout au monde
pour que l'estime universelle eût justifié l'amour qu'il
avoit pour elle; et le bruit qu'il fit mal à propos en
cette occasion ne fut pas la seule folie que lui eût fait
faire le ridicule espoir de rendre sa femme raison-
nable.
Ne sachant plus à quel saint se vouer , il eut recours
à la fée Discrète son amie, et la protectrice.de son
royaume. La fée lui conseilla de prendre les voies de
la douceur, c'est-à-dire de demander excuse à la
reine. Le seul but , lui dit-elle, de toutes les fantaisies
des femmes est de désorienter un peu la morgue mas-
culine , et d'accoutumer les honmies à l'obéissance qui
leur convient. Le meilleur moyen que vous ayez de
guérir les ejttravagances de votre femme est d'extra-
vaguer avec elle. Dès le moment que vous cesserez de
contrarier ses caprices, assurez-vous qu'elle cessj^ra
d'en avoir, et qu'elle n'attend , pour devenir sage , que
de vous avoir rendu bien complètement fou. Faites
LA REIME FANTASQUE. -y-y
donc les choses de bonne grâce , et tâchez de céder en
cette occasion, pour obtenir tout ce que vous voudrez
dans une autre. Le roi crut la fée ; et pour se confor-
mer à son avis , s'étant rendu au cercle de la reine , il
la prit à part , lui dit tout bas qu'il étoit iacbé d avoir
contesté contre elle mal à propos , et qu'il tâcheroit
de la dédommager à l'avenir , par sa complaisance ,
de rhumeur qu'il pouvoit avoir mise dans ses dis-
cours en disputant impoliment contre elle.
Fantasque, qui craignit que la douceur de Phénix
ne la couvrit seule de tout le ridicule de cette afïaire .
se hâta de lui répondre que sous cette excuse ironique
elle voyoit encore plus d'orgueil que dans les disputes
précédentes; mais que, puisque les torts d'un mari
n'autorisoient point ceux d'une femme, elle se hâtoit
de céder en cette occasion comme elle avoit toujours
feit. Mon prince et mon époux , ajouta-t-elle tout haut ,
m'ordonne d'accoucher d'un garçon, et je sais trop
bien mon devoir pour manquer d'obéir. Je n'ignore
pas que quand sa majesté m'honore des marques de
sa tendresse, c'est moins pour l'amour de moi cpie
poui* celui de son peuple , dont l'intérêt ne l'occupe
guère moins la nuit que la jour; je dois imiter un si
noble désintéressement, et je vais demander au divan
un mémoire instructif du nombre ei du sexe des en-
fants qui conviennent à la famille royale ; mémoire
important au bonheur de l'état, et sur lequel toute
reine doit apprendre à régler sa conduite pendant la
nuit.
Ce beau soliloque fut écouté de tout le cercle avec
beaucoup d'attention , et je vous laisse à penser com-
78 LA REINE FANTASQUE.
bien d'éclats de rire furent assez maladroitement étouf-
fés. Ah! dit tristement le roi en sortant et haussant
les épaules, je vois bien que, quand on a une femme
folle , on ne peut éviter d'être un sot.
La fée Discrète , dont le sexe et le nom contrastoient
quelquefois plaisamment dans son caractère , trouva
cette querelle si réjouissante, qu'elle résolut de s'en
amuser jusqu'au bout. Elle dit publiquement au roi
qu'elle avoit consulté les comètes qui président à la
naissance des princes, et quelle pouvoit lui répondre
que l'enfant qui naitroit de lui seroit un garéon ; mais
en seqret eUe assura la veine qu'elle auroit une fille.
Cet avis rendit tout-à-coup Fantasque'aussi raison*
nable qu'elle avoit été capricieuse jusqu'alors. Ce fut
avçc une douceur et une complaisance infinies qu elle
prit toutes les mesures possibles pour désoler le roi et
toute la cour. Elle se hâta de faire iaàre une layette
des plus superbes , affectant de la rendre si propre à
un garçon , qu'elle devint ridicule à une fille : il &Uut ,
dans ce dessein, changer plusieurs modes; mais tout
cela ne lui coûtoit rien. Elle fit préparer un beau coU
lier de l'ordre, tout brillant de pierreries, et voulut
absolument que le roi nommât d avance le gouverneur
et le précepteur du jeune prince.
Sitôt qu'elle fut sûre d'avoir une fille, elle ne paria
que de son fils , et n'omit aucune des précautions inu«
tiles qui p>ou voient fsdre oublier celles qu'on auroit dû
prendre. Elle rioit aux éclats en se peignant la conte-
nance étonnée et bête qu'auroient les grands et les ma*
gistrats qui dévoient (H'ner ses couches de leur pré-
sence. Il me semble, disoit-elle à la fée, voir d'un
LA REINE FANTASQUE. 7JJ
côté notre vénérable chancelier arborer de grandes
lunettes pour vérifier le sexe de Tenfiguit; et de l'autre
sa sacrée niajesté baisser les yeux et dire en balbu-
tiant : «Je crpyois.... là fée m'avoit pourtant dit....
« Idessieurs , ce n'est pas ma faute » ; et d autres apoph-
thegmes aussi spirituels, recueillis par les savants de
la cour, et bientôt portés jusqu'aux extrémités des
Indes.
Elle se représentoit avec un plaisir malin le dés-
ordre et la confusion que ce merveilleux événement
«lloit jeter dans toute l'assemblée. Elle se figuroit
d'avance les disputes , l'agitation de toutes les dames
du palais , pour réclamer , ajuster , concilier en ce mo-
ment imprévu , les droits de leurs importantes charge^
et toute la cour en mouvement pour un béguin.
Ce fiit aussi dans cette occasion qu'elle inventa le
décent et spirituel usagé de faire haranguer par les
magistrats en robe le prince nouveau-^né. Phénix vou-
lut lui repréaçnter que c'étoit avilir la magistrature à
pure perte , et jeter un comique extravagant sur tout
le cérémonial de la cour , que d'aller en grand appareil
étaler du pbébus à un petit marmot avant qu'il le pût
entendre ,- ou du moins y répondre.
Eh ! tant mieux ! reprit vivement la reine , tant mieux
pour votre fils! Ne seroit-il pas trop heureux que tou-
tes les bêtises qu'ils ont à lui dire fussent épuisées
avant qu il les entendît? et voudriez -vous qu'on lui
gardât pour l'âge de raisop des discours propres à le
rendre fou? Pour Dieu , lai$sez-les haranguer tout leur
bien-aise , tandis qu'on est sur qu il n'y comprend
rien , et qu'il en a l'ennui de moins : vous d«vez savoir
i
1
i
i
X î
8o LA REINE FANTASQUE.
de reste qa'on n'en est pas toujours quitte à si bon
marché. Il en fallut passer par là; et, de l'ordre ex-
près de sa majesté, les présidents du sénat et des aca-
démies commencèrent à composer, étudier, raturer ,
et feuilleter leur Vaumorîère et leur Démosthène , pour
apprendre à parler à un embryon.
Enfin le moment critique arriva. La reine sentit les
premières douleurs avec des transports de joie dont
on ne s'avise guère en pareille occasion. Elle se plai-
gnoit de si bonne grâce, et pleuroit d'un air si riant,
qu'on eût cru que le plus grand de ses plaisirs étoit
celui d'accoucher.
Aussitôt ce fut dans tout le palais une rumeur épou-
vantable. Les uns couroient chercher le roi , d'autres
les princes, d'autres les ministres, d'autres le sénat;
le plus grand nombre et les plus pressés allpientpour
aller, et, roulant leur tonneau comme Diogène,
avoient pour toute affaire de se donner un air affaire.
Dans l'empressement de rassembler tant de gens né-
cessaires, la dernière personne à qui l'on songea fut
l'accoucheur, et le roi , que son trouble mettoit hors
de lui, ayant demandé par mégarde une sage-femme,
cette inadvertance excita parmi les dames du palais
des ris immodérés , qui , joints à la bonne humeur de
la reine , firent l'accouchement le plus gai dont on eût
jamais entendu parler.
Quoique Fantasque eût gardé de son mieux le secret
de la fée , il n'avoit pas laissé de transpirer parmi les
femmes de sa maison ; et celles-ci le gardèrent si soi-
gneusement elles-mêmes , que le bruit fiit plus de trois
jours à s'en répandre par toute la ville : de sorte qu'il
LA REINE FANTASQUE. 8l
n'y avoit depuis long-temps que le roi seul qui n en
sût rien. Chacun étoit donc attentif à la scène qui se
préparoit ; Tintérêt public fournissant un prétexte à
tous les curieux de s amuser aux dépens de la famille
royale , ils se faisoient une fête d'épier la contenance
de leurs majestés , et de voir comment , avec deujc pro-
messes contradictoires , la fée pourroit se tirer d'af-
faire , et conserver son crédit.
Oh çà, monseigneur, dit Jalamir au druide en s'in-
terrompant, convenez qu'il ne tient qu'à moi de vous
impatienter dans les régies ; car vous sentez bien que
voici le moment des digressions, des portraits, et de
cette, multitude de belles choses que tout auteur homme
d'esprit ne manque jamais d'employer à propos dans
l'endroit le plus intéressant pour amuser ses lecteurs.
Ck)mment! par dieu, ditle druide, t'imagines-tu qu'il
y en ait d'assez sots pour lire tout cet esprit-là? Ap--
prends qu'on a toujours celui de le passer , et qu'en
dépit de M. l'auteur on a bientôt couvert son étalage
des feuillets de son livre. Et toi, qui fais ici le raison-
neur , penses-tu que tes propos vaillent mieux que l'es-
prit des autres , et que , pour éviter l'imputation d'une
sottise , il suffise de dire qu'il ne tiendroit qu'à toi de
la faire? Vraiment, il ne falloit que le dire pour le
prouver ; et fiialheureusement je n'ai pas, moi , la res-
source de tourner les feuillets. Consolez-vous, lui dit
doucement Jalamir; d'autres les tourneront pour vous
si jamais on écrit ceci. Cependant considérez que voilà
toute la cour rassemblée dans la chambre de la reine;
^e c'est la plus belle occasion que j'aurai jamais de
vous peindre tant d'illustres originaux, et la seule
XII.
82 LA BEINE FANTASQUE.
peut-être que vous aurez de les connoitre. Que Dieu
t'entende ! repartit plaisamment le druide ; je ne les
connoîtrai que trop par leurs actions : fais-les donc
agir si ton histoire a besoin d'eux, et n'en dis mot
s'ils sont inutiles : je ne veux point d'autres portraits
que les faits. Puisqu'il n'y a pas moyen , dit Jalamîr ^
d'égayer mon récit par un peu de métaphysique , j'en
vais tout bêtement reprendre le fil. Mais conter pour
conter est d'un ennui... Vous ne savez pas combien
de belles choses vous allez perdre. Aidez-moi , je i^ous
prie, à me retrouver; car l'essentiel m'a tellement
emporté , que je ne sais plus à quoi j'en étois du conte.
A cette reine, dit le druide impatienté, que ttt as
tant de peine à faire accoucher , et avec laquelle tu me
tiens depuis une heure en travail. Oh ! Oh! reprit Ja-
lamir , croyez-vous que les enfants des rois se pondent
comme des œufs de grives? Vous allez voir si ce n'é-
toitpas bien la peine de pérorer. La reine donc, après
Imcu des cris et des ris, tira enfin les curieux de peine
et ta fée d'intrigue , en mettant au jour une fille et
iin garçon plus beaux que la lune et le soleil , et qui
se ressembloient si fort qu'on avoit peine à les distin-
guer, ce qui fit que dans leur enfance on se plaisoit à
les habiller de même. Dans ce moment si désiré, le
roi , sortant de la majesté pour se rendre à la nature ,
fit des extravagances qu'en d'autres temps il n'eût pas
laissé faire à la reine; et le plaisir d'avoir des enfants
le rendoit si enfant lui-même , qu'il courut sur son bal-
con crier à pleine tête : « Mes amis, réjouissez-vous
ff tous ; il vient de me naître un fils , et à vous un père ,
« et une fille à ma femme. » La reine, qui se trooToit
LA REIME FANTASQUE. 83
pour la première fois de sa vie à pareille fête, ne s a-
perçut pas de tout louvrage qu elle avoit Éait , etla fée ,
qui connoissoit son esprit fieuitasque, se contenta, con-
formément à ce qu elle avoit désiré, de lui annoncer
d'abord une fille. La reine seia fit apporter, et, ce
qui surprit fort les spectateurs , elle Tembrassa tendre-
ment à la vérité , mais les larmes aux yeux , et avec un
air de tristesse qui cadroit mal avec celui qu'elle avoit
eu jusqu'alors. J'ai déjà dit qu'elle aimoit sincèrement
s<Hi époux : elle avoit été touchée de l'inquiétude et de
Tattendrissement qu'elle avoit lu dans ses regards du-
rant ses souffrances. Elle avoit fait, dans un temps à
la vérité singulièrement choisi , des réflexions sur la
cruauté qu'il y avoit à désoler un mari si bon ; et , quand
on lui présenta sa fille , elle ne songea qu'au regret
qu'auroit le roi de n'avoir pas un fils. Discrète, à qui
l'esprit de son sexe et le don de féerie apprenoità lire
fecilement dans les cœurs , pénétra sur-le-champ ce
qui se passoit dans celui de la reine ; et, n'ayant plus
de raison pour lui déguiser la vérité, elle fit apporte!*
le jeune prince. La reine, revenue de sa surprise,
ti*ouva l'expédient si plaisant qu'elle en fit des éclats
de rire dangereux dans l'état où elle étoit. Elle se
trouva mal. On eut beaucoup de peine à la faire rêve*
nir ; et, si la fée n'eût répondu de sa vie , la douleur la
plus vive alloit succéder aUx transports de joie dans
le cœur du roi et sur les visage* des courtisans.
Mais voici ce qu'il y eut de plus singulier dafts toute
cette aventure : le regret sincère qu'a voit la reine d a^*
voir tourmenté son mari lui fit prendre une affection
plus vive pour le jeune prince que pour sa sœur; et le
6.
n
84 LA REINE FANTASQUE.
roi , de son côté , qui adoroit la reine , marqua la même
préférence à la fille qu'elle avoit souhaitée. Les ca-
resses indirectes que ces deux uniques époux se &i-
soient ainsi Fun à Vautre devinrent bientôt un goût
très décidé, et la reine ne pouvoit non plus se passer
de son fils que le roi de sa fille.
Ce double événement fit un grand plaisir à tout le
peuple, et le rassura du moins pour un temps sur la
frayeur de manquer de maîtres. Les esprits forts, qui
s'étoient moqués des promesses de la fée , furent mo-
qués à leur tour ; mais ils ne se tinrent pas pour bat-
tus, disant qu'ils n'accordoient pas même à la fée Tin-
faillibilité du mensonge , ni à ses prédictions la vertu
de rendre impossibles les choses qu'elle annonçoit :
d'autres , fondés sur la prédilection qui commençoit à
se déclarer, poussèrent l'impudence jusqu'à soutenir
qu'en donnant un fils à la reine et une fille au roi ,
l'événement avoit de tout point démenti la prophétie.
Tandis que tout se disposoit pour la pompe du
baptême des deux nouveau-nés, et que l'orgueil hu-
main se préparoit à briller humblement aux autels des
dieux... Un moment, interrompit le druide; tu me
' brouilles d'une terrible façon. Âpprends-moi , je te
prie, en quel lieu nous sommes. D'abord, pour ren-
dre la reine enceinte , 'tu la promenois parmi des reli-
ques et des capuchons ; après cela tu nous as tout-à-
coup feit passer aux Indes ; à présent tu viens me par-
ler du baptême , et puis des autels des dieux. Par le
grand Thamiris ! je ne sais plus si, dans la cérémonie
que tu prépares, nous allons adorer Jupiter, la bonne
Vierge , ou Mahomet. Ce n'est pas qu'à moi , druide , il
LA REINE FANTASQUE. 85
m'importe beaucoup que tes deux bambius soient
baptisés ou circoncis ; mitts encore faut-il observer le
costume , et ne pas m'exposer à prendre un évêque
pour le muphti, et le Missel pour TAlcoran. Le grand
malheur ! lui dit Jalamir : d'aussi fins que vous s'y
tromperoient bien. Dieu garde de mal tous les prélats
qui ontdes sérailsetprennentpourdelarabelelatindu
bréviaire ! Dieu fesse paix à tous les honnêtes cafards
qui suivent Fintolémnce du prophète de la Mecque ,
toujours prêts à massacrer saintement le genre hu-
main poul* la plus grande gloire du Créateur ! Mais
vous devez vous ressouvenir que nous sommes dans
un pays de fées , où Ton n'envoie personne en enfer
pour le bien de son ame , où Ton ne s avise point de
regarder au prépuce des gens pour les damner ou les
absoudre , et où la mitre et le turban vert couvrent
également les têtes sacrées , pour servir de signale-
ment aux yeux des sages et de parure à ceux des
sots.
Je sais bien que les lois de la géographie, qui rè-
glent toutes les religions du monde, veulent que les
deux nouveau-nés soient musulmans; mais on ne
circoncit que les mâles, et j'ai besoin que mes ju-
meaux soient administrés tous deux; ainsi trouvez
bon que je les baptise. Fais , fais , dit le druide ; voilà ,
foi de prêtre , un choix le mieux motivé dont j'aie en-
tendu parler de ma vie.
La reine , qui se plaisoit à bouleverser toute éti-
quette, voulut se lever au bout de six jours, et sortir
le septième, sous prétexte qu'elle se portoit bien. En
effet, elle nourrissoit ses enfemts : exemple odieux.
86 LA REINE FANTASQUE.
dont toutes les femmes lui représentèrent très forte-
ment les conséquences. Mais Fantasque, qui craignoit
les ravages du lait répandu , soutint qu'il n'y a point
de temps plus perdu pour le plaisir de la vie que celui
qui vient après la mort , que le sein d'une femme morte
ne se flétrit pas moins que celui d'une nourrice, ajou-
tant d'un ton de duègne qu'il n'y a point de si belle
gorge aux yeux d'un mari que celle d'une mère qui nour-
rit ses enfants. Cette intervention des maris dans des
s#ins qui les regardent si peu fit beaucoup rire les
dames; etla reine , trop jolie pour l'être impunément,
leur parut dèsJors , malgré ses caprices , presque aussi
ridicule que son époux , qu'elles appeloient par déri«
sion le bourgeois de Vaugirard.
Je te vois venir, dit aussitôt le druide; tu voudi*ois
me donner insensiblement le rôle de Scbah-Bahan, et
me faire demander s'il y a aussi un Vaugirard aux
Indes comme un Madrid au bois de Boulogne^ un
Opéi^a dans Paris , et un philosophe à la cour. Mais
poursuis ta rapsodie, et ne me tends plus de ces piè-
ges; car n'étant ni marié, ni sultan, ce nest pas la
peine d'être un sot.
Enfin, dit Jalamir sans répondre au druide, tout
étant prêt, le jour fut pris pour ouvrir les portes du
ciel aux deux nouveau-nés. La fée se rendit de bon
matin au palais, et déclara aux augustes époux qu'elle
alloit faire à chacun de leurs enfants un présent digne
de leur naissance et de son pouvoir. Je veux , dit-elle ,
avant que l'eau magique les dérobe à ma protection ,
les enrichir de mes dons et leur donner des noms plus
efficaces que ceux de tous les pieds plats du cah
r
LA KËINE FANTASQUE. 87
drier, puisqu'ils exprimeront les perfections d«Qt
j aurai soin de les douer en même temps; mais,
comme vous devez connoître mieux que moi les qua*
lités qui conviennent au bonheur de. votre famille et
de vos peuples , choisissez vous-mêmes , et faites ainsi
d'un seul acte de volonté sur chacun de vos deux en-
fants ce que vingt ans d'éducation font rarement dans
la jeunesse, et que la raison ne fait plus dans un âge
avancé.
Aussitôt grande altercation entre les deux époux.
La reine prétendoit seule régler à sa fantaisie le csh
ractère de toute sa famille; et le bon prince, qui sen-
toit toute l'importance d'un pareil choix, n'avoit garde
de l'abandonner au caprice d'une fenune dont il ado*
roit les folies, sans les partager. Phénix vouloit des
enfants qui devinssent un jour des gens raisonnables :
Fantasque aimoit mieux avoir de jolis enfants ; et ,
pourvu qu'ils brillassent à six ans, elle s'embarrassoit
fort peu qu'ils fussent des sots à trente. La fée eut
beau s'efforcer de mettre leurs majestés d'accord,
bientôt le caractère des nouveau-nés ne fut plus que
le prétexte de la dispute ; et il n'étoit pas question
d'avoir raison, mais de se mettre l'un l'autre à la
raison. «
Enfin Discrète imagina un moyen de tout ajuster
sans donner le tort à personne; ce fut que chacun
disposât à son gré de l'enfant de son sexe. Le roi ap-
prouva un expédient qui pourvoyoit à l'essentiel , en
mettant à couvert des bizarres souhaits de la reine
l'héritier présomptif de la couronne ; et voyant les
deux enfants sur les genoux de leur gouvernante , il se
88 LA REINE FANTASQUE.
hâta de s'emparer du prince, non sans regarder sa
sœur d'un œil de commisération. Mais Fantasque ,
d'autant plus mutinée qu'elle avoit moins raison de
l'être , courut comme une emportée à la jeune prin-
cesse, et la prenant aussi dans ses bras: Vous vous
unissez tous, dit-elle, pour m'excédér; mais, afin
que les caprices du roi tournent malgré lui-même au
profit d'un de ses enfants, je déclare que je demande
pour celui que je tiens tout le contraire de ce qu'il
demandera pour l'autre. Choisissez maintenant, dit-
elle au roi d'un air de triomphe; et puisque vous
trouvez tant de charmes à. tout diriger, décidez d'un
seul mot le sort de votre famille entière. La fée et le
roi tâchèrent en vain de la dissuader d'une résolution
qui mettoit ce prince dans un étrange embarras; elle
n'en voulut jamais démordre , et dit qu'elle se félicitoit
beaucoup d'un expédient qui feroit rejaillir sur sa fille
tout le mérite que le roi né sauroit pas donner à son
fils. Ah ! dit ce prince outré de dépit, vous n'avez ja-
mais eu pour votre fille que de l'aversion, et vous le
prouvez dans l'occasion la plus importante de sa vie^;
mais, ajouta-t-il dans un transport de colère dont il
ne fut pas le maître , pour la rendre parfaite en dépit
de voiïs, je demande que cet enfant-ci vous ressem-
ble. Tant mieux pour vous et pour lui, reprit vive-
ment la reine ; mais je serai vengée , et votre fille vous
ressemblera. A peine ces mots furent-ils lâchés de part
et d'autre avec une impétuosité sans égale , que le roi
désespéré de son étourderie, les eût bien voulu re-
tenir; mais c'en étoit fait, et les deux enfants étoient
doués sans retour des caractères demandés. Le garçon
LA REINE FANTASQUE. 89
reçut le nom de prince Caprice; et la fille s'appela la
princesse Raison , nom bizarre qu'elle illustra si bien
qu aucune femme n'osa le porter depuis.
Voilà donc le futur successeur au trône orné de
toutes les perfections d'une jolict femme , et la prin-
cesse sa sœur destinée à posséder un jour toutes les
vertus d'un honnête homme et les qualités d'un bon
roi ; partage qui ne paroissoit pas des meux entendus ,
mais sur lequel on ne pouvoit plus revenir. Le plai-
sant fut que l'amour mutuel des deux époux agissant
en cet instant avec toute la force que lui rendoient
toujours, mais souvent trop tard, les occasions essen-
tielles, et la prédilection ne cessant d'agir, chacun
trouva celui de ses enfants qui devoit lui ressembler
le plus mal partagé des deux , et songea moins à le
féliciter qu'aie plaindre. Le roi prit sa fille dans ses
bras , et la serrant tendrement : Hélas ! lui dit-il , que"
te serviroit la beauté même de ta mère sans son ta-
lent pour la faire valoir? Tu seras trop raisonnable
pour faire tourner la tête à personne. Fantasque, plus
circonspecte sur ses propres vérités , ne dit pas tout
ce qu'elle pensoittle la sagesse du roi futur; mais il
étoit aisé de douter , à l'air triste dont elle le caressoit ,
qu'elle eût au fond du cœur une grande opinion de
son partage. Cependant le roi-, la regardant avec une
sorte de confusion , lui fit quelques reproches sur ce
qui s'étoit passé. Je sens mes torts, lui dit-il, mais ils
sont votre ouvrage ; nos enfants auroient valu beau-
coup mieux que nous , vous êtes cause qu'ils ne feront
que nous ressembler. Au moins, dit-elle aussitôt, en
sautant au cou de son mari, je suis sûre qu'ils s'aime-
ront autant qu'il est possible. Phénix , touché de ce
90 LA RËINË FANTASQUE.
qu'il y avoit de tendre dans cette saillie ^ se consola
par cette réflexion qu il avoit si souvent occasion de
faire, qu en effet la bonté naturelle et un cœur sensi-
ble suffisent pour tout réparer.
Je devine si bien tout le reste, dit le druide à Jala-
mir enrinterronipant, que j'achéverois le conte pour
toi. Ton prince Caprice fera tourner la tête à tout le
monde, et sera trop bien Timitateur de sa mère pour
n'en pas être le tourment. Il bouleversera le royaume
en voulant le réformer. Pour rendre ses s]ajets heu-
reux, il les mettra au désespoir, s'en prenant toujours
aux autres de ses propres torts : injuste pour avoir été
imprudent , le regret de ses fautes lui en fera com-
mettre de nouvelles. Comme la sagesse ne le conduira
jamais , le bien qu'il voudra faire augmentera le mal
qu'il aura fait. En un mot, quoique au fond il soit bon,
sensible et généreux , ses vertus mêmes lui tourne-
ront à préjudice; et sa seule étourderie, unie à tout
son pouvoir , le fera plus haïr que n'auroit fait une
méchanceté raisonnée. Dun autre côté, ta princesse
Raison, nouvelle héroïne du pays des fées, deviendra
un prodige de sagesse et de prudence; et, sans avoir
d'adorateurs , se fera tellement adorer du peuple , que
chacun fera des vœux pour être gouverné par elle : sa
bonne conduite , avantageuse à tout le monde et à
elle-même, ne fera du tort quà son frère, dont on
opposera sans cesse les travers à ses vertus , et à qui la
prévention publique donnera tous les défauts qu'elle
n aura pas , quand même il ne les auroit pas lui-même.
Il sera question d'intervertir Tordre de la succession
au trône , d'asservir la marotte à la quenouille , et la
fortune à la raison. Les docteurs exposeront avec em-
LA REINE FANTASQUE. pi
{Aase les conséquences d'un tel exemple , et prouve-
ront qu il vaut mieux que le peuple obéisse aveuglé-
ment aux enragés que le hasard peut lui donner pour
maîtres, que de se choisir lui-même des chefs raison-
nables ; que , quoiqu'on interdise à un fou le gouver-
nement de son pf opre bien , il est bon de lui laisser la
suprême disposition de nos biens et de nos vies; que
le plus insensé des hommes est encore préférable à
la plus sage des femmes ; et que le mâle ou le pre^
mier né , fùt-il un singe ou un loup , il fdudroit en
bonne politique qu'une héroïne ou un ange , nais-
sant après lui , obéit à ses yolontés. Objections et
répliques de la part des séditieux, dans lesquelles
Dieu sait coiqme on verra briller ta sophistique élo-
quence ; cai' je te connois, c'est surtout à médire de
ce qui se fait que ta bile s'exhale avec volupté ; et
ton amère franchise semble se réjouir de la méchan-
ceté des hommes , par le plaisir qu'elle prend à la
leur reprocher.
Tubleu ! père druide , comme vous y allez ! dit
Jalamir tout surpris; quel flux de paroles! Où diable
avez-vous pris de si belles tirades? Vous ne prêchâtes
de votre vie aussi bien dans le bois sacré , quoique
vous n'y parliez pas plus vrai. Si je vous laissois faire,
vous changeriez bientôt un conte de fées en un traité
de politique, et l'on tronveroit quelque jour , dans les
cabinets des princes, Barbe-Bleue ou Peau-dane, au
lieu de Machiavel. Mais ne vous mettez point tant en
frais pour deviner la fin de mon conte.
Pour vous montrer que les dénouements ne me
manquent pas au besoin ^ j'en vais dans quatre mots
expédier un , non pas aussi savant que ie vôtre , mais
92 LA REINE FANTASQUE.
peut-être aussi naturel, et à coup sûr plus imprévu.
Vous saurez donc que les deux enfants jumeaux
étant, comme je lai remarqué, fort semblables de
figure, et de plus habillés de même, le roi, croyant
avoir pris son fils , tenoit sa fille entre ses bras au mo-
ment de Finfluence ; et que la reine', trompée par le
choix de son mari , ayant aussi pris son fils pour sa
fille , la fée profita de cette erreur pour douer les deux
enfants de la manière qui leur convenoit le mieux.
Caprice fut donc le nom de la princesse, Raison celui
du prince son frère; et, en dépit des bizarreries de la
reine , tout se trouva dans Tordre naturel. Parvenu au
trône après la mort du roi , Raison fit beaucoup de
bien et fort peu de bruit, cherchant plutôt à remplir
ses devoirs qu'à s'acquérir de la réputation; il ne fit
ni guerre aux étrangers , ni violence à ses sujets , et
reçut plus de bénédictions que d'éloges. Tous les pro-
jets formés sous le précédent régne furent exécutés
sous celui-ci ; et en passant de la domination du père
sous celle du fils , les peuples deux fois heureux, cru-
rent n'avoir pas changé de maître. La princesse Ca-
price, après avoir fait perdre la vie ou la raison à des
multitudes d'amants tendres et aimables, fut enfin
mariée à un roi voisin , qu'elle préféra parcequ'il por-
toit la plus longue moustaqhe et sautoit le mieux à
cloche-pied. Pour Fantasque, elle mourut d'une indi-
gestion de pieds de perdrix en ragoût qu'elle voulut
manger avant de se mettre au lit , où le roi se morfon-
doit à l'attendre , un soir qu'à force d'agaceries elle
l'avoit engagé à venir coucher avec elle.
TRADUCTION
DU PREMIER LIVRE
DE L'HISTOIRE DE TACITE
AVERTISSEMENT.
QiMud j'eus le malheur de vouloir parler au public^ je
sentis le besoin d'apprendre à écrire, et j'osai m'essayer sur
Tacite. Dans cette vue, entendant médiocrement le latin,
et souvent n'entendant point mon auteur, j'ai dû faire
bien des contre-sens particuliers sur ses pensées : mais, si
je n'en ai point fait un général sur son esprit, j'ai rempli
mon but; car je ne cherchois pas à rendre les phrases de
Tacite, mais son style; ni de dire ce qu'il a dit en latin,
mais ce qu'il eût dît en françois.
Ce n'est donc ici qu'un travail d'écolier; j'en conviens,
et je ne le donne que pour tel. Ce n'est de plus qu'un simjde
fragment, un essai; j'en conviens encore : un si rude jou-
teur m'a bientôt lassé. Mais ici les essais peuvent être admis
en attendant mieux; et, avant que d'avoir une bonne tra-
duction complète , il faut supporter encore bien des thè-
mes. C'est une grande entreprise qu'une pareille traduction :
quiconque en sent assez la difficulté pour pouvoir la vain-
cre persévérera difficilement. Tout homme en état de sui-
vre Tacite est bientôt tenté d'aller seul.
•«/»>%, .%/%/^V'%/%/%/%/%-*-%'%.^/*<'».%'%/*/*'*^''«'»'^'*«'*'^'*^*'*-^"'*'*''*'*'»-'*'»'*^ '*'^
TRADUCTION
DU PBEMIER LIVBE
DE UHISTOIRE DE TACITE.
Je commencerai cet ouvrage par le second consalat
de Galba et l'unique de Vinius. Les 720 premières an-
nées de Rome ont été décrites par divers soiteurs avec
l'éloquence et la liberté dont elles étoient dignes.
Mais 9 après la bataille d'Actium , qu'il fallut se donner
un maître pour avoir la paix , ces grands génies dis-
parurent. L'ignorance des affaires d'une république
devenue étrangère à ses citoyens , le goût effréné de
la flatterie , la haine ccoitre les chefs , altérèrent la vé-
rité de mille manières ; tout fut loué ou blâmé par
passion , sans égard pour la postérité : mais , en démê-
lant les vues de ces écrivains, elle se prêtera plus vo-
lontiers aux traits de l'envie et de la satire , qui flatte
la mcdignité par un faux air d'indépendance , qu'à la
basse adulation , qui marque la servitude et rebute
par sa lâcheté. Quant à moi , Galba , Vitellius, Othon ,
ne m'ont fait ni bien ni mal : Vespasien commença
ma fortune, Tite l'augmenta, Domitien l'acheva, j'en
conviens ; mais un historien qui se consacre à la vérité
doit parler sans amour et sans haine; Que s'il me reste
assex de vie, je réserve pour ma vieillesse la riche et
paisible matière des régnes de Nerva et de Trajan ;
96 PREMIER LIVRE
rares et heureux temps où Ton peut penser librement
et dire ce que l'on pense.
J'entreprends une histoire pleine de catastrophes ,
de combats , de séditions , terrible même durant la
paix : quatre empereurs égorgés , trois guerres ci-
viles, plusieurs étrangères, et la plupart mixtes : des
succès en Orient, des revers en Occident, des trou-
bles en lUyrie ; la Gaule ébranlée , l'Angleterre con-
quise et d'abord abandonnée; les Sarmates et les
Suéves commençant à se montrer ; les Daces illustrés
par de mutuelles défaites; les Parthes, joués par un
faux Néron, tout prêts à prendre les armes : l'Italie ,
après les malheurs de tant de siècles , en proie à de
nouveaux désastres dans celui-ci ; des villes écrasées
ou consumées dans les fertiles régions de la Campanie ;
Rome dévastée par le feu , les plus anciens temples
brûlés ; le Capitole même livré aux jQammes par les
mains des citoyens ; le culte profané , des adultères
publics, les mers couvertes d'exilés, les îles pleines
de meurtres; des cruautés plus atroces dans la capi-
tale , où les biens , le rang , la vie privée ou publique ,
tout étoit également imputé à crime , et où le plus
irrémissible étoit la vertu : les délateurs non moins
odieux par leurs fortunes que par leurs forfaits ; les
uns faisoient trophée du sacerdoce et du consulat,
dépouilles de leurs victimes ; d'autres , tout puissants
tant au-dedans qu'au^-dehors , portant partout le trou-
ble , la haine , et l'effroi : les maîtres tradiis par leurs
esclaves , les patrons par leurs affranchis ; et , pour
comble enfin , ceux qui manquoient d'ennejQiis , op-
primés par leurs amis mêmes.
DE TACITE. 97
Ce siècle , si fertile en crimes , ne fut pourtant pas
sans vertus : on vit des mères accompagner leurs en-
fants dans leur fuite , des femu^es suivre leurs maris
en exil , des parents intrépides , des gendres inébran-
lables , des esclaves même à Tépreuve des tourments.
On vit de grands hommes, fermes dans toutes les
adversités, porter et quitter la vie avec une con-
stance digne de nos pères. A ces multitudes d'événe-
ments humains se joignirent les prodiges du ciel et
de la terre, les signes tirés de la foudre, les présages
de toute espèce, obscurs ou manifestes, sinistres ou
favorables : jamais les plus tristes calamités du peuple
romain, jamais les plus justes jugements du ciel ne
montrèrent avec tant d'évidence que si les dieux son-
gent à nous, c'est moins pour nous conserver que
pour nous punir.
Mais, avant que d'entrer en matière, pour déve-
lopper les causes des événements qui semblent sou-
vent l'effet du hasard , il convient d'exposer l'état de
Rome, le génie des armées, les mœurs des provinces,
et ce qu'il y avoit de sain et de corrompu dans toutes
les régions du monde.
Après les premiers transports excités par la mort
de Néron ^ il s'étoit élevé des mouvements divers non
seulement au sénat, parmi le peuple et le^s bandes pré-
toriennes , mais entre tous les chefs et dans toutes les
légions : le secret de l'empire étoit enfin dévoilé , et
l'on voyoit que le prince pouvoit s'élire ailleurs que
dans la capitale. Mais le sénat, ivre de joie, se^pres-
soit , ^us un nouveau prince encore éloigné , d'abuser
de la liberté qu'il venoit d^usurper : les principaux de
xn. 7
98 PREMIER LIVRE
Tordre équestre n'étoient guère moins contents ; U
plus saine partie du peuple qui tenoit aux grandes
maisons, les clients, les affranchis des proscrits et des
exilés , se livroient à Tespérance^ La vile populace ,
qui ne bougeoit du cirque et des théâtres , les esclaves
perfides , ou ceux qui , à la honte de Néron , vi voient
des dépouilles des gens de bien , s'affligeoient et ne
cherchoient que des troubles,
La milice de Rome , de tout temps attachée aux
Césars , et qui s'étoit laissé porter à déposer Néron
plus à force d'art et de sollicitations que de son bon
gré , ne recevant point le donatif promis au nom de
Galba, jugeant de plus que les services et les récom-
penses militaires auroient moins lieu durant la paix,
et se voyant prévenue dans la faveur du prince par
les légions qui Fa voient élu , se livroit à son penchant
pour les nouveautés , excitée par la trahison de son
préfet Nymphidius qui aspiroit à Fempire. Nymphi-
dius périt dans cette entreprise ; mais , après avoir
perdu le chef de la sédition , ses complices ne Fa voient
pas oubliée, et glosoient sur la vieillesse et Favarice
de Galba. Le bruit de sa sévérité militaire, autrefois
si louée , alarmoit ceux qui ne pouvoient souffrir Fan-
cienne discipline; et quatorze ans de relâchement
sous Néron leur faisoient autant aimer les vices de
leurs princes , que jadis ils respectoient leurs vertus.
On répandoit aussi ce mot de Galba, qui eût fait hon-
neur à un prince plus libéral , mais qu'on interprétoit
par son humeur : Je sais choisir mes soldats, et non
les acheter.
Vinius et Lacon, Fun le plus vil , et Fautre le plus
DP TACITE. 99
méchant dis$ hommes, le décrioient par leur con-
duite ; et la haine de leurs forfaits retomboit sur son
indolence. Cependant Galba venoit lentement, et en-
sanglantoit sa route : il fit mourir Yarron , consul dé-
signé , comme complice de Nymphidius , et Turpi- '
lien, consulaire, comme général de Néron. Tous
deux , exécutés sans avoir été entendus , et sans
fonne de procès, passèrent pour innocents. A son ar-
rivée il fit égorger par milliers les soldats désarmés ,
présage funeste pour son régne , et de mauvais au-
gure même aux meurtriers. La légion qu'il amenoit
d'Espagne, jointe à celle que Néron avoit levée, rem-
plirent la ville de nouvelles troupes qu'augmentoient
encore Içs nombreux détachements d'Allemagne,
d'Angleterre Qt d'iHyrie, choisis et envoyés par Néron
aux Portes Caspiennes , où il préparoit la guerre d'Al-
banie, et qu'il avoit rappelés pour réprimer les mou-
vements de Vindex; tous gens à beaucoup entrepren-
dre, sans chef encore, mais prêts à-servir le premier
audacieux.
Par hasard on apprit dans ce même temps les meur-
tres de Macer et de Capiton. Galba fit mettre à mort
le premier par l'intendant Garucianus, sur l'avis cer-
tain de ses mouvements en Afrique ; et l'autre , com-
mençant aussi à renuier en Allemagne, fat traité de
même avant l'ordre du prince par Aquinus et Valens ,
li^tenants-généraux. Plusieurs crurent que Capiton,
quoique décrié pour son avarice et poyr sa débauche ,
étoit innocent des trames qu'on lui imputoit, mais
que ses lieutenants , s étant vainement efforcés de l'ex-
citer à la guerre, avoient ainsi couvert leur crime; et
lOO PREMIER LIVRE
que Galba , soit par légèreté , soit de peur d'en trop
i^prendre, prît le parti d'approuver une conduite
qu'il ne pouvoit plus réparer. Quoi qu'il en soit , ce«
assassinats firent un mauvais effet; car, sous un
* prince une fois odieux , tout ce qu'il fait , bien ou mal ,
lui attire le même blâme. Les affranchis, tout puis-
sants à la cour , y vendoient tout : les esclaves , ardents
à profiter dune occasion passagère, se hâtoient sous
un vieillard d'assouvir leur avidité. On éprouvoit
toutes les calamités du régne précédent, sans les ex*
cuser deméme : il n'y avoit pas jusqu'à l'âge de Galba
qui n'excitât la risée et le mépris du peuple , accou-
tumé à la jeunesse de Néron , et à ne juger des princes
que sur la figure.
Telle étoit à Rome 1^ disposition d'esprit la plus
générale chez une si grande multitude. Dans les pro-
vinces, Rufus , beau parleur et bon chef en temps de
paix, mais sans expérience militaire, commandoit en
Espagne. Les Gaules conservoient le souvenir de Vin-
dex et des faveurs de Galba, qui venoit de leur ac-
corder le droit de bourgeoisie romaine , et , de plus , la
suppression des impôts. On excepta pourtant de cet
honneur les villes voisines des armées d'Allemagne ,
et Ton en priva même plusieurs de leur territoire; ce
qui leur fit supporter avec un double dépit leurs
propres pertes et les grâces faites à autrui. Mais où le
danger étoit grand à jMroportion des forces, c'étoit
dans les armées d'Allemagne , fières de leur récente
victoire , et craignant le blâme d'avoir favorisé d'au-
tres partis; car elles n'avoient abandonné Néron qu'a-
vec peine. Verginius ne s'étoit pas d'abord déclaré
DE TACITE. ICI
pour Galba; et s'il étoit douteux qu'il eût aspiré à
Fempire , il étoit sûr que larmée le hii avoit offert :
ceux même qui ne prenoient aucun intérêt à Capiton
ne laissoient pas de murmurer de sa mort. Enfin Ver-
ginius ayant été rappelé sous un faux semblant d a-
mitié , les troupes , privées de leur chef, le voyant
retenu et accusé , s'en ofïensoient conune d'une accu-
sation tacite contre elles-mêmes^
Dans la Haute-Allemagne , Flaecus , vieillard in-
firme qui pouvoit à peine se soutenir , et qui n'avoit nt
autorité ni fermeté , étoit méprisé de l'armée qu'il
commandoît; et ses soldats, qu'il ne pouvoit conte*
nir même en plein repos, animés par sa foiblesse, ne
connoissoient plus de frein. Les légions de la Basse^
Allenmgne restèrent long-temps sans cbef consulaire.
Enfin Galba leur donna Vitellius, dont le père avoit^
été censeur et trois fois consul ; ce qui parut suffisant.
Le calme régnoit dans l'armée d'Angleterre; et, par-
mi tous ces mouvements de guerres civiles , les légions
qui la composaient furent celles qui se comportèrent
le mieux, soit à cause de leur éloignement et de la
mer qui les enfermoit, soit que leurs fréquentes ex-
péditions leur apprissent à ne haïr que l'ennemi. L'U-
lyrie n'étoît pas» moins paisible , quoique ses légions ,
appelées par Néron, eussent, durant leur séjour en
Italie , envoyé des députés à Verginius : mais ces ar-
mées , trop séparées pour unir leurs forces et mêler
leurs vices , fîirent par ce salutaire moyen maintenues
dans leur devoir.
Bien ne remuoit encore en Orient. Mucianus,
homme également célèbre dans les succès et dans les
I02 PREMIER LIVRE
revers , tenoit la Syrie avec quatre légions. Ambitieux
dès sa jeonesse , il s'étoit lié aux grands ; mais bien-
tôt, voyant sa fortune dissipée, sa personne en dan-
ger, et suspectant la colère du prince, il s alla cacher
en Asie, aussi près de Fexil qu'il fut ensuite du rang
suprême. Unissant la mollesse à l'activité , la douceur
et Farrogance , les talents bons et mauvais , outrant la
débauche dans Toisiveté , mais ferme et courageux
dans Foccasion ; estimable en public , blâmé dans sa
vie privée; enfin si séduisant, que se« inférieurs, ses
proches, ni ses égaux, ne pouvoient lui ré^ster; il lui
étoit plus aisé de donner Tempire que de Tusurper.
Vespasien, choisi par Néron, faisoit la guerre en
Judée aveo trois légions, et se montra si peu contraire
à Galba, qu'il lui envoya Tite son fils pour lui rendre
hommage et cultiver ses bonnes grâces, comme nous
dirons ci-après. Mais leur destin se cachoit encore ,
et ce n est qu'après l'événement qu'on a remarqué les
signes et les oracles qui promettoient l'empire à Ves-
pasien et à ses enfisints.
En Egypte , c'étoit aux chevaliers romains au lieu
des rois qu'Auguste avoit confié le commandement
de la province et des troupes ; précaution qui parut
nécessaire dans un pays abondant en blé, d'un abord
difficile, et dont le peuple changeant et superstitieux
ne respecte ni magistrats ni lois. Alexandre, Égyp-
tien, gouvernoit alors ce royaume. L'Afrique et ses
légions, après la mort de Macer , ayant souffert la do-
mination particulière , étoient prêtes à se donner au
premier venu : les deux Mauritanies , la Rhétie , la
Ncfrique, laThrace, et toutes les nations qui n'obéis-
DE TACITE. Io3
soient qu'à des intendants , se tournoient pour ou con-
tre, selon le voisinage des armées et l'impulsion des
plus puissants : les provinces sans défense, et surtout
ritalie, navoient pas même le choix de leurs fers j et
n étoient que le prix des vainqueurs. Tel étoit Tétat
de Tempire romain quand Galba, consul pour la
deuxième fois , et Vinius son collègue , commencèrent
leur dernière année et presque celle de la république.
Au commencement de janvier on reçut avis de
Propinquus, intendant de la Belgique, que les lé-
gions de la Germanie supérieure , sans respect pour
leur serment , demandoient un autre empereur , et
que», pour rendre leur révolte moins odieuse, elles
consentoient qu'il fût élu par le sénat et le peuple
romain. Ces nouvelles accélérèrent l'adoption dont
Galba délibéroit auparavant en lui-même et avec ses
amis, et dont le bruit étoit grand depuis quelque
temps dans toute la ville, tant par la licence des nou-
vellistes qu'à cause de Tâge avancé de Galba. La rai-
son, l'amour de la patrie, dictoient les vœux du petit
nombre^ mais la multitude passionnée, nommant
tantôt Tun , tantôt l'autre , chacun son protecteur ou
son ami , consultoit uniquement ses désirs secrets ou
sa haine pour Vinius , qui , devenant de jour en jour
plus puissant , devenoit plus odieux en même me-
sure ; car , comme sous un maître infirme et crédule
les fraudes sont plus profitables et moins dange-
reuses , la facilité de Galba augmentoit l'avidité des
parvenus, qui mesuroient leur ambition sur leur
fortune.
Le pouvoir du prince étoit partagé entre le consul
/
Io4 PREMIER LIVRE
Vinius et Lacon , préfet du prétoire : mais Icehis , af-
franchi de Galba , et qui , ayant reçu Tanneau , portoit
dans Tordre équestre le nom de Marcian, ne leur cé-
doit point en crédit. Ces favoris, toujours en discorde,
et jusque dans les moindres choses ne consultant
chacun que son intérêt , formoient deux factions pour
le choix du suctsesseur à Fempire : Vinius étoit pour
Othon ; Icelus et Lacon s'unissoient pour le rejeter ,
sans en préférer un autre. Le public , qui ne sait rien
taire , ne laissoit pas ignorer à Galba lamitié d'Othon
et de Vinius, ni Falliance qu'ils projetoient entre eux
par le mariage de la fille de Vinius et d'Othon, Tune
veuve et l'autre garçon ; mais je crois qu'occupé du
bien de l'état. Galba jugeoit qu'autant eût valu laisser
à Néron l'empire que de le donner à Othon. En effet ,
Othon , négligé dans son enfance , emporté dans sa
jeunesse, se rendit si agréable à Néron par l'imitation
de son luxe , que ce fut à lui , comme associé à ses
débauches , qu'il confia Poppée , la principale de ses
courtisanes, jusqu'à ce qu'il se ftlt défait de sa
femme Octavie ; mais , le soupçonnant d'abuser de son
dépôt , il le relégua en Lusitanie sous le nom de gou-
verneur. Othon , ayant administré sa province avec
douceur, passa des premiers dans le parti contraire,
y montra de l'activité ; et tant que la guerre dura ,
s'étant distingué par sa magnificence , il conçut to^t
d'un coup l'espoir de se faire adopter; espoir qui de-
venoit chaque jour plus ardent, tant par la faveur des
gens de guerre que par celle de la cour de Néron , qui
comptoit le retrouver en lui.
Mais, sur les pi^emières nouvelles dp la sédition
DE TACITE. Io5
d'Allemagne , et avant que d avoir rien d assuré du
côté de Vitellius , l'incertitude de Galba sur les lieux
où tomberoit Feffort des armées , et la défiance des
troupes mêmes qui étoient à Rome, le déterminèrent
à se donner un collègue à Tempire, comme à Tunique
parti qu'il crut lui rester à prendre. Ayant donc as-
semblé , avec Vinius et Lacon , Gelsus consul désigné ,
et Géminus préfet de Rome, après quelques dis-
cours sur sa vieillesse ) il fit appeler Pison, soit de
son propre mouvement , soit , selon quelques uns , à
l'instigation de Lacon, qui , parle moyen de Plautus,
avoit lié amitié avec Pison, et le portant adroitement
sans paroître y prendre intérêt , étoit secondé par la
bonne opinion publique. Pison, fils de Crassus et de
Scribonia , tous deux d'illustres maisons , suivoit les
mœurs antiques , homme austère , à le juger équita-"
blement, triste et dur selon ceux qui tournent tout
en mal , et dont ladoption plaisoit à Galba par le côté
même qui choquoit les autres.
Prenant donc Pison par la main , Galba lui parla ,
dit-on , de cette manière : « Si , comme particulier , je
« vous adoptois , selon l'usage , par-devant les pon-
« tifes , il nous seroit honorable , à moi , d'admettre
«dans^ ma. famille un descendant de Pompée et de
«Crassus; à vous, d'ajouter à votre noblesse celle
« des maisons Lutatienne et Sulpicienne. Maintenant,
« appelé à l'empire du consentement des dieux et des
« hommes , Famour de la patrie et votre heureux na-
« turel me portent à vous offrir , au sein de la paix ,
« ce pouvoir suprême que la guerre m'a donné et que
' «nos ancêtres se sont disputé par les armes. C'est
lo6 PREMIER LIVRE
« ainsi que le |[rand Auguste mit au premier raag
<c après lui , d'abord son neveu Marcellus , ensuite
« Agrippa son gendre , puis set petits-fils , et enfin
« Tibère , fils de sa femme ; mais Auguste choisit son
« successeur dans sa maison ; je choisis le mien dans
«la république, non que je manque de proches
« ou de compagnons d'armes : mais je n ai point
«inoi-méme brigué Tempire, et vous préférer à
«mes parents et aux vôtres, c'est montrer assez
« mes vrais sentiments. Vous avez un frère illustre
« ainsi que vous , votre aîné , et digne du rang où vous
« montez , si vous ne l'étiez encore plus. Vous avez
« passé sans reproche l'âge de la jeunesse et des pas-
«sions: mais vous n'avez soutenu jusqu'ici que la
« mauvaise fortune ; il vous reste une épreuve plus
« dangereuse à faire en résistant à la bonne ; car l'ad-
« versité déchire l'ame , mais le bonheur la corrompt.
«Vous aurez beau cultiver toujours avec la même
« constance l'amitié , la foi , la liberté , qui sont les
«premiers biens de Ihomme, un vain respect les
« écartera malgré vous ; les flatteurs vous accableront
« de leurs fausses caresses, poison de la vraie amitié,
« et chacun ne songera qu'à son intérêt. Vous et moi
« nous parlons aujourd'hui l'un à l'autre avec simpli-
« cité; mais tous s'adresseront à notre fortune plutôt
« qu'à nous , car on risque beaucoup à montrer leur
« devoir aux princes, et rien à leur persuader qu'ils
« le font.
« Si la masse immense de cet empire eût pu garder
« d'elle-même son équilibre, j'étois digne de rétablir
«la république; mais depuis longtemps les choses
DE TACITE. 107
« en sontà tel point, cpie tout ce qui reste à faire en
« faveur du peuple romain , c est pour moi , d'em-
« ployer mes derniers jours à lui choisir un bon
(^maître, et, pour vous, d'être tel durant tout le
a cours des» vôtres. Sous les empereurs précédents ,
« Vétat n'étoit Théritage que d une seule famille : par
«fious le choix de ses chefs lui tiendra lieu de li-
ft berté; après Textinction des Jules et des Claudes,
« Fadoption reste ouverte au plus digne. Le droit du
« saxîg et de la naissance ne mérite aucune estime , et
a&it un prince au hasard; mais Tadoption permet le
ti choix , et la voix publique l'indique. Ayez toujours
« sous les yeux le sort de Néron , fier d'une longue
« suite de césars; ce n'est ni le pays désarmé de Vin-
« dex , ni l'unique légion de Galba , mais son luxe et ses
<i cruautés qui nous ont délivrés de son joug, qumque
« un empereur proscrit fut alors un événement sans
* exenxple. Pour nous que la guerre et l'estime publi-
«que ont élevés, sans mériter d'ennemis, n'espérons
ft pas n'en point avoir; n^s , après ces grands mouve-
« mentsde tout l'univers , deux légfons émues doivent
«peu vous effrayer. Ma propre élévation ne fut pas
«tranquille; et ma vieillesse, la seule chose qu'on me
«reproche, disparoîtra devant celui qu'on a choisi
« pour la soutenir. Je sais que Néron sera toujours re-
« gretté des méchants ; c'est à vous et à moi d'empé-
« cher qu'il ne le soit aussi des gens de bien. Il n'est pas
« temps d'en dire ici davantage , et cela seroit superflu
« si j'ai fait en vous un bon choix. La plus simple et la
« meilleure régie à suivre dans votre conduite , c'est
« de chercher ce que vous auriez approuvé ou blâmé
lo8 PREMIER LIVRE
« SOUS uu autre prince. Songez qu il n'en est pas ici
tt comme des monarchies , où une seule famille com-
tt mande , et tout le reste obéit, et que vous allez gou-
a verner un peuple qui ne peut supporter ni une sér-
ie vitude extrême ni une entière liberté. » Ainsi parloit
Galba en homme qui fait un souverain , tandis que
tous les autres prenoient d'avance le ton qu'on prend
avec un souverain déjà fait.
On dit que de toute l'assemblée qui tourna les yeux
sur Pison, même de ceux qui l'observoient à dessein,
nul ne put remarquer en lui la moindre émotion de
plaisir ou de trouble. Sa réponse fut respectueuse en-
vers son empereur et son père , modeste à Tégard de
lui-même; rien ne parut changé dans son air et d^s
ses manières ; on y voyoit plutôt le pouvoir que la
volonté de commander. On délibéra ensuite si la cé-
rémonie de l'adoption se feroit devant le peuple , au
sénat, ou dans le camp. On préféra le camp, pour
faire honneur aux troupes, comme ne voulant point
acheter leur faveur par la flatterie ou à prix d'argent,
ni dédaigner de l'acquérir par les moyens honnêtes.
Cependant le peuple environnoit le palais , impatient
d'apprendre l'importante affaire qui s'y traitoit en
secret , et dont le bruit s'augmentoit encore par les
vains efforts qu'on faisoit pour l'étouffer.
Le dix de janvier , le jour fiit obscurci par de gran-
des pluies , accompagnées d'éclairs , de tonnerres, et
de signes extraordinaires du courroux céleste. Ces
présages , qui jadis eussent rompu les comices , ne dé-
tournèrent point Galba d'aller au camp ; soit qu'il les
méprisât comme des choses fortuites , soit que , les
DE TACITE. ^ 109
prenant pour des signes réels, il en jugeât révéne-
ment inévitable. Les gens de guerre étant donc assem-
blés en grand nombre, il leur dit, dans un discours
grave et concis , qu'il adoptoit Pison , à Texemple
d'Auguste, et suivant Fusage militaire, qui laisse aux
généraux le choix de leurs lieutenants. Puis , de peur
que son silence au sujet de la sédition ne la fit croire
plus dangereuse , il assura fort que , n'ayant été for-
mée dans la quatrième et la dix-huitième légion que
par un petit nombre de gens , elle s'étoit bornée à des
murmures et des paroles , et que dans peu tout seroit
pacifié. Il ne mêla dans son discours ni flatteries ni
promesses. Les tribuns, les centurions^ et quelques
soldats voisins, applaudirent; mais tout le reste gar-
doit un morne silence , se voyant privés dans la guerre
du donatif qu'ils avoient même exigé durant la paix.
Il paroît que la moindre libéraUté arrachée à l'aus-
tère parcimonie de ce vieillard eût pu lui conciUer
les esprits. Sa perte vint de cette antique roideur et
de cet excès de sévérité qui ne convient plus à notre
foiblesse.
De là s'étant rendu au sénat, il n'y parla ni moins
simplement ni plus longuement qu'aux soldats. La
harangue de Pison fiit gracieuse et bien reçue ; plu-
sieurs le félicitoient de bon coeur ; ceux qui l'aimoient
le moins, avec plus d'affectation; et le plus grand
nombre, par intérêt pour eux-mêmes, sans aucun
souci de celui de l'état. Durant les quatre jours sui-
vants, qui furent l'intervalle entre l'adoption et la
mort de Pison , il ne fit ni ne dit plus rien en public.
Cependant les fréquents avis du progrès de la dé-
I lO PREMIER LIVRE
fectioa en Allemagne, et la facilité avec laquelle les
mauvaises nouvelles s'accréditoient à Rome, enga-
gèrent le sénat à envoyer une députation aux légions
révoltées; et il fut mis secrétesient en xlélibération
si Pison ne s'y joindroit point lui-même , pour lui
donner plus de poids, en ajoutant la majesté impé-
riale à Tautorité du sénat. On vouloit que Lacon ,
préfet du prétoire, fut aussi du voyage; mais il s en
excusa. Quant aux députés, le sénat en ayant laissé
le choix à Galba , on vit, par la plus honteuse incon-
stance, des nominations, des refus, des substitutions,
des brigues pour aller ou pour demeurer, selon Tes-,
poir ou la crainte dont chacun étoit agité.
Ensuite il fallut chercher de l'argent; et, tout bien
pesé, il parut très juste que l'état eût recours à ceux
qui l'avoient appauvri. Les dons ver$és par Néron
montoient à plus de soixante millions. Il fit donc
citer tous les donataires , leur redemandant les neuf
dixièmes de ce qu'ils avoient reçu, et dont à peine
leur restoit-il l'autre dixième partie; car également
avides et dissipateurs, et non moins prodigues du
bien d autrui que du leur, ils n'a voient conservé, au
lieu de terres et de revenus , que le§ instruments ou
le$ vices qui avoient acquis et consumé tout cela.
Trente chevaliers romains furent préposés au recou-
vrement; nouvelle magistrature onéreuse par les bri-
gues et par le nombre. On ne voyoit que ventes ,
huissiers ; et le peuple , tourmenté par ces vexations^,
ne laissoit pas de se réjouir de voir ceux que Néron
avoit enrichis aussi pauvres que ceux qu'il avoit dé-
pouillés. En ce mrâie temps, Taurus et Nason, tri-
DE TACITE. il I
buns prétoriens ; Pacensis , tribun des milices bour-
geoises; et Fronto, tribun du guet, ayant été cassés ,
cet exemple servit moins à contenir les officiers qu'à
les effrayer , et leur fit craindre qu'étant tous suspects ,
on ne voulût les chasser Fun après l'autre.
Cependant Othoù, qui n'atténdoit rien d'un gou-
vernement tranquille , ne cherchoit que de ];K)uveaux
troubles. Son indigence, qui eût été à charge même
à des particuliers, son luxe , qui l'eût été même à des
princes, son ressentiment contre Galba, sa haine pour
Pison , tout l'excitoit à remuer. Il se forgeoit même
des craintes pour irriter ses de3irs. N'avoit-il pas été
suspect à Néron lui-même? Falloit-il attendre encone
l'honneur d'un second exil en Lusitanieou ailleurs?
Les souverains ne voient-ils pas toujours avec défiance
et de mauvais œil ceux qui peuvent leur succéder?
Si cette idée lui avoit nui près d'un vieux prince , com-
bien plus lui nuiroit-elle auprès d'un jeune homme
naturellement cruel , aigri par un long exil! Que s'ils
étoient tentés de se défaire de lui , pourqum ne les
préviendroit-il pas, tandis que Galba chanceloit en-
core, et avant que Pison fût affermi? Les temps de
crise sont ceux où conviennent les grands efforts; et
c'est une erreur de temporiser , quand les délais sont
plus dangereux que l'audace. Tous les hommes meu-
rent égsilement, c'est la loi de la nature; mais la pos-
térité les distingue par la gloire ou l'oubli. Que si le
même sort attend l'innocent et le coupable , il est
plus digne d'un homme de courage de ne pas périr
sans sujet.
Othon avoit le cœur moins effémiaé que le corps.
I Ti PREirflER LIVRE
Ses plus familiers esclaves et afFranchis , accoutumés
à une vie trop licencieuse pour une maison privée ,
en rappelant la magnificence du palais de Néron , les
adultères, les fêtes nuptiales, et toutes les débauches
des princes , à un homme ardent après tout cela , le
lui montroient en proie à d'autres par son indolence ,
et à lui s'il ospit s'en emparer. Les astrologues Fani-
moient encore , en publiant que d'extraordinaires mou-
vements dans les cieux lui annonçoient une année
glorieuse : genre d'hommes fait pour leurrer les
grands, abuser les simples , qu'on chassera sans cesse
de notre ville, et qui s'y maintiendra toujours. Pop-
pée en avoit secrètement employé plusieurs qui furent
l'instrument funeste de son mariage avec l'empereur.
Ptolomée , un d'entre eux qui avoit accompagné Othon,
lui avoit promis (j[u'il survivroit à Néron ; et l'événe-
ment, joint à la vieillesse de Galba^.à la jeunesse
d'Othon, aux conjectures, et aux bruits publics, lui
fit ajouter qu'il parviendroit à l'empire. Othon, sui-
vant le penchant qu'a l'esprit humain de s'afiFection-
ner aux opinions par leur obscurité même, prenoit
tout cela pour de la science et pour des avis du destin ,
et Ptolomée ne manqua pas , selon la coutume, d'être
rinstigateur du crime dont il avoit été le prophète.
Soit qu'Othon eût ou non formé ce projet, il est
certain qu'il cultivoit depuis longtemps les gens de
guerre, comme espérant succéder à l'empire ou l'usur-
per. En route, en bataille, ausamp, nommant les
vieux soldats par leur nom, et, comme ayant servi
avec eux sous Néron, les appelant camarades, il re-
connoissoit les uns , s'informoit des autres , et les ai- *
DE TACITE. Il3
doit tous de sa bourse ou de son crédit. Il entreméloit
tout cela de fréquentes plaintes , de discours équivo-
ques sur Galba , et de ce qu il y a de plus propre à
émouvoir I« peyple. Les fatigues des marches, la ra-
reté des vivres , la dureté du commandement, il enve-
nimoit tout, comparant les anciennes et agréables na-
vigations de la Campanie et des villes grecques avçc
les longs et rudes trajets des Pyrénées et des Alpes,
où l'on pouvoit à peine soutenir le poids de ses armes.
Pudens, undesgonfidentsdeTigellinus, séduisant
diversement les plus remuants , les plus obérés , les
plus crédules, achevoit d'allumer les esprits déjà
échauffés des soldats. Il en vint au point que, chaque
fois que Galba mangeoit chez Othon, Ton distribuoit
cent sesterces par tète à \a^ cohorte qui étoit de garde,
comme pour sa part du festin; distribution que, sous
Fair d'une largesse publique, Othon soutenoit encore
par d'autres dou3 particuliers. Il étoit même si ardent
à les corrompre, et la stupidité du préfet qu'on trom-
poit jusque sous ses yeux fiât si grande, que, sur une
dispute de Proculus , lancier de la garde , avec un voi-
sin pour quelque borne commune, Othon acheta tout
le champ du voisin et le donna à Proculus.
Ensuite il choisit pour chef de l'entrepiâse qu'il mé-
ditoit Onomastus , un de ses- affranchis, qui lui ayant
amené Barbius et Veturius , tous deux bas officiers
des gardes , après les avoir trouvés à l'examen rusés
et courageux, il les chargea de dons, de. promesses,
d'argent pour en gagner d'autres ; et l'on vit ainsi deux
manipulaires entreprendre et venir à bout de disposer
de l'empire romain. Ils mirent peu de gens dans le
xn. 8
I l4 PREMIER 1.IVRE
secret ; et tenant les autres en suspens , ils les excitoient
par divers moyens : les chefs, comme suspects par les
bienfaits de Nymphidius ; les soldats , par le dépit de
se voir frustrés du donatif si long^ten^)s attendu. Rap-
pelant à quelques uns le souvenir de Néron, ils rallu-
rooient en eux le désir de Tancienne licence : enfin ils
h^s effrayoient tous par la peur d'un changement dans
la milice.
Sitôt qu'on sut la défection de Tarmée d'Allemagne ,
le venin gagna les esprits déjà émus des légions et
des auxiliaires. Bientôt les malintentionnés se trouvè-
rent si disposés à la sédition , et les bons si tiédes à la
réprimer, que, le quatorze de janvier, Othon reve-
nant de souper eût été enlevé , si Ton n'eût craint les
erreurs de la nuit , les troupes cantonnées par toute
la ville , et le peu d'accord qui régne dans la chaleur
du vin. Ce ne fut pas l'intérêt de l'état qui retint ceux
qui méditoient à jeun de souiller leurs mains dans le
sang de leur prince , mais le danger qu'un autre ne
fût pris dans l'obscurité pour Othon par les soldats
des armées de Hongrie et d'Allemagne, qui ne le con-
noissoient pas. Les conjurés étouffèrent plusieurs in-
dices de la sédition naissante ; et ce qu il en parvint aux
oreilles de Galba fut éludé par Lacon , homme inca-
pable de lire dans l'esprit des soldats, ennemi de tout
bon conseil qu'il n'avoit pas donné, et toujours résis-
tant à l'avis des sages.
Le cpiinze de janvier, comme Galba saorifioit au
temple d'Apollon, l'aruspice Umbricius , sur le triste
aspect des entrailles, lui dénonça d'actuelles embû-
ches et un ennemi domotique , tandis qu 'Othon , qui
DE TAdlTE. Il5
étoit présent, se réjouissoit de ces mauvais augures
et les interprétoit fevorablement pour ses desseins.
Ua moment après, Onomastus vint lui dire que l'ar-
chitecte et les e^iperts lattendoient ; mot convenu pour
lui annoncer rassemblée des soldats et les apprêts de
la conjuration. Othon fit croire à ceux qui deman-
doient où il alloit , que , prêt d'acheter une vieille
maison dç) campagne , il vouloit auparavant la feire
examiner ; puis , suivant laffranchi à travers le palais
de Tibère au Vélabre, et de là vers la colonne dorée
sous le temple de Ss^uriie , il fut salué empereur pai^
vingt-trois soldats, qui le placèrent aussitôt sur une
chaire curiile , tout coqsterné de leur petit nombre, et
r^nvironnèrent Fépée à la main. Chemin faisant, ils
fiirént joints par un nombre à peu près égal de leurs
camarades. Les uns, instruits du complot , Tacçom-
pagnoient à grands cris avec leurs armes ; d'autres ,
frappés du spectacle ^ se disposoient en silence à pren-
dre conseil de Févénement.
Le tribun Martialis , qui étoit de garde au camp ,
effirayé d'une si prompte et si grande entreprise , ou
craignant que la sédition n'eût gagné ses soldats et
qu'il ne fût tué en s'y opposant, fut soupçonné par
plusieurs d'pn être complice. Tous les aptres tribuns
et centurions préférèrent aussi le parti le plus sûr au
plus honnête. Enfin tel fut l'état des esprits , qu'un
petit nombre ayant entrepris un forfait détestable,
plusieurs Tapprouvèrent et tous le souffrirent.
G^eodant Galba , tranquillement occupé de son sa-
crifice , importunoit leé dieux pour un empire qui n'é-
toit plus à lui, quand tout-à-iX)up un bruit s'éleva que
8.
Il6 PREMIER LIVRE
les troupes enlevoient un sénateur qu'on ne nom-
moit pas, mais qu on sut ensuite être Othon. Aussitôt
on vit accourir des gens de tous les quartiers ; et à me-
sure qu'on les rencontroit, plusieurs augmentoient le
mal et d'autres Texténuoient, ne pouvant en cet in-
stant même renoncer à la flatterie. On tint conseil , et
il fut résolu que Pison sonderoit la disposition derla
cohorte qui étoit de garde au palais , réservant Tauto-
rité encore entière de Galba pour de plus pressants
besoins. Ayant donc assemblé les soldats devant les
degrés du palais , Pison leur parla ainsi : a Compa-
« gnons , il y a six jours que je fus nommé césar sans
« prévoir Favenir , et sans savoir si ce choix me seroit
« utile ou funeste; c'est à vouS d'en fixer le sort pour
« la république et pour nous. Ce n'est pas que je crai-
« gne pour moi-même , trop instruit par mes malheurs
« à ne point compter sur la prospérité : mais je plains
et mon père , le sénat et l'empire , en nous voyant ré-
« duits à recevoir la mort ou à la donner, extrémité
« non moins cruelle pour des gens de bien , tandis
« qu'après les derniers mouvements on se félicitoit
« que Rome eût été exempte de violence et de meur-
« très , et qu'on espéroit avoir pourvu , par l'adoption , à
« prévenir toute cause de guerre après la mort de Galba.
a Je ne vous parlerai ni de mon nom. ni de mes
« mœurs, on a peu besoin de vertus pour se comparer
« à Othon . Ses vices , dont il fait toute sa gloire , ont
« ruiné l'état quand il étoit adfii du prince. Est-ce par
« son air, par sa démarche, par sa parure efféminée,
« qu*îl se croit digne de l'empire? On se trompe bcau-
M coup si l'on prend son luxe pour de la libéralité.
l
DE TACITE. 117
« Plus il saura pei;dre , et moins il sauva donner. Dé-
«bauches, festins, attroupements de femmes, voilà
« les projets quil médhe^ et, selon lui, les droits de
tt Tempire , dont la volupté sera pour lui seul , la honte
a et le déshonneur pour tous ; car jamais souvefaia
« pouvoir |icquis par le crime ne fut vertueusement
« exercé. Galba fut nommé césar par le genre humain ,
« et je Tai été par Galba de votre consentement. Com-
« pagnons , j'ignore s'il vous est indifférent que la ré-
K publique , le sénat et le peuple ne soient que de
«vains noms; mais je sais au moins qu'il vous im-
« porte que des scélérats ne vous donnent pas un chef.
<. On a vu quelquefois des légions se révolter contre
« leurs tribuns. Jusqu^ici votre gloire et votre fidélité
« n'ont reçu nulle atteinte , et Kéron lui-même vous
« abandonna plutôt qiill ne fut abandonné de vous.
tt Quoi ! verrons-nous une trentaine au plus de déser-
« teurs et de transfuges , à qui Ton ne permettroit pas
i< de se choisir seulement un officier, faire un empe-
« reur? Si vous souffrez un tel exemple, si vous par-
ti tagez le crime en le laissant commettre , cette licence
« passera dans les provinces ; nous périrons par les
fi meurtres, et vous par les combats, sans que la solde
« en soit plus grande pour avoir égorgé son prince ,
« que pour avoir fait son devoir : mais le donatif n en
« vaudra pas moins , reçu de nous pour le prix de la
« fidélité , que d'un auti*e pour le prix de la trahison. »
Les lanciers de la garde ayant disparu , le reste de
la cohorte , sans paroître mépriser le discours»de Pi-
son , se mit en devoir de préparer ses enseignes plutôt
par hasard , et , comme il arrive en ces moments de
Il8 PREMIER LIVRE
trouble, sand trop savoir ce cju on faisoit, que par une
feinte insidieuse, comme on la cru dans la suite.
Celsus fut envoyé au détackeitient de Farmée d'Illy rie
vers le portique de Vipsanius. On ordonna aux pri-
mipilairés Serenus et Sabinus d'amener les soldats
germains du temple de la Liberté. On se défioit de la
légion marine , aigrie par le meurtre de ses soldats
que Galba a voit fait tuer à son arrivée. Les tribuns
Cerius, Subrinus, etLonginus, allèrent au camp pré-
torien pour tâcher d'étouffer la sédition naissante
avant qu'elle eût éclaté. Les soldats menacèrent les
deux premiers; mais Longin Ait maltraité et désaimé,
parcequ'il n'avoit pas passé par les grades militaires,
et qu'étant dans la confiance de Galba il en étoit plus
suspect aux rebelles. La légion de mer ne balança pas
à se joindre aux prétoriens : ceux du détachement d'f 1-
lyrie , présentant à Celsus la pointe des armes , ne vou-
lurent point l'écouter; mais les troupes d'Allemagne
hésitèrent long-temps , n'ayant pas encore recouvré
leurs forces , et ayant perdu toute mauvaise volonté
depuis que , revenues malades de la longue naviga-
tion d'Alexandrie où Néron les avoit envoyées , Galba
n'épargnoit ni soin ni dépense pour les rétablir. La
foule du peuple et des esclaves , qui durant ce temps
remplissoit le palais, demandoit à cris perçants la
mort d'Othon et l'exil des conjurés, comme ils au-
roient deinandé quelque scène dans les jeux publics ;
non que le jugement ou le zélé excitât des clameurs
qui changèrent d'objet dès le même jour, mais par
l'usage établi d'enivrer chaque prince d'acclamations
effrénées et de vaines flatteries.
DE TACITE. no
Cependant Galba flottoit entre deux avis. Celui de
Vinius étoit qu il falloit armer les esclaves , rester dans
le palais, et en barricader les avenues; qu'au lieu de
s offrir à des gens écbaufFés on devoit laisser le temps
aux révoltés de se repentir et aux fidèles de se rassu-
rer, que si la promptitude convient aux forfaits, le
temps &vorise les bons desseins; qu'enfin Ton auroit
toujours la même liberté d'aller s'il étoit nécessaire ,
mais qu'on n'étoit pas sûr d avoir celle du retour au
besoin.
Les antres jugeoient qu'en se hâtant de prévenir le
progrès d'une sédition foible encore et peu nombreuse,
on épouvanteroit Othon même, qui , s'étant livré fur-
tivement à des inconnus, profiteroit, pour apprendre
à représenter , de tout le temps qu'on perdroit dans
une lâche indolence. Falloit-il attendre qu'ayant paci-
fié le camp il vint s'emparer de la place, et monter au
Gapitole aux yeux mêmes de G^lba, tandis qu'un si
grand capitaine et ses braves amis, renfermés dans
les portes et le seuil du palais , l'inviteroient pour ainsi
dire à les assiéger? Quel secours pouvoit-on se pro-
mettre des esclaves , si on laissoit refroidir la faveur
de la multitude , et sa première indignation plus puisr
santé que tout le reste? D'ailleurs, disoient-ils , le
parti le moins honnête est aussi le moins sûr; et, dût-
on succomber au péril , il vaut encore mieux l'aller
chercher; Othon en sem plus odieux, et nous en au-
rons plus d'honneur. Vinius résistant à cet avis fut
menacé par Lacon à l'instigation d'Icelus, toujours
prêt à servir sa haine particulière aux dépens de l'état.
Galba, sans hésiter plus loQg-teraps , choisit le parti
120 PREMIER LIVRE
*le plus spécieux. On envoya Pison le premier au camp ,
appuyé du crédit que dévoient lui donner sa nais-
sance , le rang auquel il venoit de monter , et sa colère
contre Vinius, véritable ou supposée telle par ceux
dont Vinius étoit haï et que leur haine rendoit cré-
dules. A'peine Pison fut parti , qu'il s'éleva un bruit ,
d'abord vague et incertain , qu Othon avoit été tué
dans le camp : puis , comme il arrive aux mensonges
importants , il se trouva bientôt des témoins occulaires
du fait, qui persuadèrent aisément tous ceux qui s'en
réjouissoient ou qui s'en soucioient peu; mais plu-
sieurs crurent que ce bruit étoit répandu et fomenté
par les amis d'Othon , pour attirer Galba par le leurre
d'une bonne nouvelle.
Ce fut alors que , les applaudissements et l'empres-
sement outré gagnant plus haut qu'une populace im-
prudente , la plupart des chevaliers et des sénateurs ,
rassurés et sans précaution , forcèrent les portes du pa-
lais , et, courant au-devant de Galba , se plaignoient que
l'honneur de le venger leur eût été ravi. Les plus lâ-
ches, et, comme l'effet le prouva, les moins capables
d'affronter le danger, téméraires en paroles et braves
de la langue , affirmoient tellement ce qu'ils sa voient
le moins, que, faute d'avis certain, et vaincu par ces
clameurs , Galba prit une cuirasse , et , n'étant ni d'âge
ni de force à soutenir le choc de la foule, se fit porter
dans sa chaise. Il rencontra, sortant du palais, un
gendarme nommé Julius Atticus , qui , montrant son
glaive tout sanglant, s'écria qu'il avoit tué Othon.
Camarade, lui dit Galba, qui vous ta commandé? Vi-
gueur singulière d'un homme attentif à réprimer la
DE TACITE. 121
licence militaire , et qui ne se laissoit pas plus amor-
cer par le$ flatteries qu'effrayer par les menaces !
Dans le camp les sentiments n étaient plus douteux
ni partagés , et le zélé des soldats étoit tel , que , non
contents d'environner Othon de leurs corps et de leurs
bataillons , ils le placèrent au milieu des enseignes et
des drapeaux , dans l'enceinte où étoit peu auparavant
la statue d'or de Galba. Ni tribuns ni centurions ne
pouvoient approcher , et les simples soldats crioient
qu'on prît garde aux officiers. On n'entendoit que cla-
meurs, tumultes, exhortations mutuelles. Ce n'é-
toient pas les tiédes et les discordantes acclamations
d'une populace qui flatte son maître ; mais tous les
soldats qu'on voyoit accourir en foule étoient pris par
la main, embrassés tout armés, amenés devant lui,
et, après leur avoir dicté le serment, ils recomman-
doient l'empereur aux troupes et les troupes à l'em-
pereur. Othon, de son côté, tendant les bras, saluant
la multitude, envoyant des baisers, n'omettoit rien
de servile pour commander.
Enfin, après que toute la légion de mer lui eut
prêté le serment, se confiant en ses forces et voulant
animer en commun tous ceux qu'il avoit excités en
particulier, il monta sur le rempart du camp, et leur
tint ce discours :
« Compagnons, j'ai peine à dire sous quel titre je
« me présente en ce lieu : car , élevé par vous à l'empire,
«je ne puis mereg«rdîr comme-particulier, ni comme
« empereur tandis qu'un autre commande; et l'on ne
« peut savoir quel nom vous convient à vous-mêmes
« qu'en décidant si celui que vous protégez est le chef
122 PREMIER LIVRE
u OU reonemi du peuple romain. Vous entendez que
« nui ne demande ma punition qu'il ne demande aussi
«la vôtre, tant il est certain que nous ne pouvons
« nous sauver ou périr qu'ensemble ; et vous devez
«juger de la facilité avec laquelle le clément Galba a
« peut-être. déjà pi'omis votre mort par le meurtre de
« tant de milliers de soldats innocents que personne
a ne lui demandoit. Je frémis en me rappelant Fhor-
« reur de son entrée et de son unique victoire , lors-
« qu'aux yeux de toute la ville il fit décimer les prison-
« niers suppliants qu'il avoit reçus en grâce. Entré
« dans Rome sous de tels auspices , quelle gloire a-t-il
«acquise dans le gouvernement, si ce n'est d'avoir
« fait mourir Sabinus et Marcel lus en Espagne, Chilon
« dans les Gaules, Capiton en Allemagne, Macer en
« Mrique , Cïngonius en route , Turpilien dans Rome ,
« et Nymphidius au camp? Quelle armée ou quelle
« province si reculée sa cruauté n'a^t-elle point souil-
« lée et déshonorée , ou , selon lui , lavée et purifiée ,
« avec du sang? car, traitant les crimes de remèdes et
« donnant de faux noms aux choses , il appelle la bar-
« barie sévérité, l'avarice éconcnnie, et discipline tous
« les maux qu'il vous fait souffrir. Il n'y a pas sept
« n]|ois que Néron est mort, et Icelus a déjà plus volé
V que n'ont fait Elius , Polycléte et Vatinius. Si Vinius
«lui-même eût été empereur, il e^ût gouverné avec
(^ moins d'avarice et de licence ; mais il nous conunande
« conune à ses sujets,- et nous fléii^igne comme ceux
« d'un autre. Ses richesses seules suffisent pour ce ck)*
« natif qu'on vous vante sans cesse et qu'on ne vous
« donne jamais.
DE TACITE. 123
<t Afin dé ne pas même laisser d'espoir à son succes-
a seur y Galba a rappelé d'exil un homme qu'il jugeoit
« avare et dur comme lui. Les dieux vous ont avertis
-« par les signes les plus évidents , qu ils désapprou-
« voient cette élection. Le sénat et le peuple romain
ft ne lui sont pas plus favorables t mais leur confiance
« est tonte en votre courage ; car vous avez la force en
« main pour exécuter les choses honnêtes , et sans
n vous les meilleurs desseins ne peuvent avoir d'effet.
R Ne croyez pas qu'il soit ici question de guerres ni de
« périls , puisque toutes les troupes sont pour nous ,
« que Galba n'a qu'une cohorte en toge dont il n'est
« pas le chef, mais le prisonnier , et dont le seul combat
« à votre aspect et à mon premier signe va être à qui
a m'aura le plus tôt reconnu. Enfin ce n'est pas le cas
*de temporiser dans une entreprise qu'on ne peut
« louer qu'après l'exécution. »
Aussitôt, ayant fait ouvrir l'arsenal , tous coururent
aux armes sans ordre, sans régie , sans distinction des
enseignes prétoriennes et des légionnaires , de l'écu
des auxiliaires et du bouclier romain; et , sans que ni
tribun ni centurion s'en mêlât, chaque soldat , devenu
son propre officier , s'animoit et s'excitoit lui-même à
mal feire par le plaisir d'aflliger les gens de bien.
Déjà Pison, effrayé du frémissement de la sédition
croissante et du bruit des clameurs qui retentissoit
jusque dans la ville , s'étoit mis à la suite de Galba qui
s'acheminoit vers la place. Déjà , sur les mauvaises
nouvelles apportées par Celsus , les uns parloient de
retourner au palais , d'autres d'aller au Capitole , le
plus grand nombre d'occuper les rostres. Plusieurs
124 PREMIER LIVRE
se CDntentoieiU de contredire Tavis des antres ; et ,
comble il arrive dans les maiivais succès, le parti
qu'il n'étoit pltts temps de prendre sembloit alors le
meilleur. On dit que Lacon méditoit à Tinsu de Galba
de faire tuer Vinius; soit qu'il espérât adoucir les sol-
dats par ce châtiment, soit qu'il le crût complice
d'Otbon , soit enfin par un mouvement de haine. Mais
le temps et le lieu l'ayant fait balancer par la crainte
de ne pouvoir plus arrêter le sang après avoir oom-
mencé d'en répandre, l'effroi des survenants, la dis-
persion du cortège , et le trouble de ceux qui s'étoient
d'abord montrés si pleins de zèle et d'ardeur, achevè-
rent de l'en détourner.
Cependant, entraîné çà et là , Galba cédoit à l'im-
pulsidn des flots de la multitude , qui , remplissant de
toutes parts les temples et les basiliques, n'offroit
qu'un aspect lugubre. Le peuple et les citoyens, l'air
morne et l'oreille attentive , ne poussoient point de
cris; il ne régnoit ni tranquillité ni tumulte, mais un
silence qui marquoit à-la-fois la frayeur et l'indigna-
tion. On dit pourtant à Othon que le peuple prenoit
les armes , sur quoi il ordonna de forcer les passages
et d'occuper les postes importants. Alors , comme s'il
eût été question non de massacrer dans leur prince
un vieillard désarmé , mais de ,renvei»er Pacore ou
Vologèse du trône des Arsacides, on vit les soldats
romains écrasant le peuple , foulant aux pieds les sé-
nateurs , pénétrer dans la place à la course de leurs
chevaux et à la pointe de leurs armes , sans respecter
le Caprtole ni les temples des dieux , sans craindre les
DE TACITE. 125
princes présente et à venir , vengeurs de ceux qui les
ont précédés:
A peine aperçut-oh les troupes d'Othon , que ren-
seigne de l'escorte de Galba , appelé , dit-on , Vergilio ,
arracha Timage de Fempereur et la jeta par terre. A
Tinstant tous les soldats se déclarent , le peuple fuit ,
quiconque hésite voit le fer prêt à le percer. Près du
lac de Curtius , Galba tomba de sa chaise par TefFroi de
ceux qui le portoient, et fut d'abord enveloppé. On a
rapporté diversement ses dernières paroles selon la
haine ou l'admiration qu'on avait pour lui : quelques
uns disent qu'il demanda d'un ton suppliant quel mal
il avoit fait ^ priant qu'on lui laissât quelques jours
pour payer le donatif; mais plusieurs assurent que,
présentant hardiment la gorge aux soldats , il leur dit
de firapper s'ils croy oient sa mort utilie à l'état. Les
meurtriers écoutèrent peu ce qu'il p^^uvoit dire. On
n'a pas bien su qui l'avoit tué : les uns nomment Te-
rentius , d'autres Lecanius ; mais le bruit commun est
que Camurius , soldat de la quinzième légion , lui coupa
la gorge.' Les autres lui déchiquetèrent cruellement
les bras et les jambes , car la cuirasse couvroit la poi-
trine; et leur barbare férocité chargeoit encore de
blessures un corps déjà mutilé.
On vint ensuite à Vinius , dont il est pareillement
douteux si le subit effroi lui coupa la voix, ou s'il
s'écria qu'Othon n'avoit point ordonné sa mort ; pa-
roles qui pouvoient être l'effet de sa crainte, ou plutôt
l'aveu de sa trahison , sa vie et sa réputation portant à
le croire complice d'un crime dont il étoit oause. /v
On vit ce jour-là dans Sempronius Densus unexem-
120 PRËMIËE LIVRE
pie mémorable pour notre temps. G'étoit un centurion
de la cohorte prétorienne , chargé par Galba de la
garde de Pison : il se jeta le poignard à la main au-
devant des soldats en leur reprochant leur crime; et,
du geste et de la voiic attirant les coups sur lui seul ,
il donna le temps à Pison de s'échapper quoique
blessé. Pidon se sauva dans le temple de Vesta , où il
reçut asile par la piété d'un esclave qui le cacha dans
sa chambre ; précaution plus propre à différer sa nK)rt
que la religion ni le respect des autels. Mais Florus,
soldat des -cohortes britanniques , qui depuis long-
temps avoit été fait citoyen par Galba , et Statius Mur-
cus , lancier dfi la garde , tous deux particulièrement
altérés du sang de Pison , vinrent de la part d'Othon le
tirer de son asile , et le tuèrent à la porte du temple.
Cette mort fut celle qui fit le plus de plaisir à Othon ,
et Ton dit que ses regai'ds avides ne pouvoient se
lasser de considérer cette tête , soit que , délivré de
toute inquiétude, il commençât alors à se livrer à la
joie, soit que , son ancien respect pour Galba et son
amitié pour Vinius mêlant à sa cruauté quelque image
de tristesse , il se crût plus permis de prendre plaisir
à la mort d'un concurrent et d'un ennemi. Les têtes
furent mises chacune au bout d'une pique et portées
parmi les enseignes des cohortes ei: autour de l'aigle
de la légion : c'étoit à qui feroit parade de ses mains
sanglantes, à qui, fiiussement on non, se. vanteroit
d'avoir commis ou vu ces assassinats , comme d'ex-
ploits glorieux et mémorables. Vitellius trouva dans
la suite plus de cent vingt place ts de gens qui deman*
doient récompense pour quelque fait notable de ce
DE TACITE. 127
jour-là ; il leé fit tous chercher et m^tre à mort , non
pour honprer Galba , mais selon la maxime des pripces
de pourvoir à leur ihreté présente par la crainte des
châtiments futurs.
Vous eussiez cru voir un autre sénat et un autre
peuple» Tout accouroit au camp : chacun s'empres-
soit à devancer les autres , à maudire Galba, à vanter
le bon choix des troupes, à baiser les mains d'Odion;
moins le zélé étoit sincère, plus on affectoit d'en mon-
trer. Othon de son côté ne rebutoit personne , mais
des yeux et de la voix tâchoit d adoucir Tavide féro-
cité des soldats. Ils ne cessoient de demander le sup-
plice de Gelsus, consul désigné, et, jusqu^à l'extré-
mité , fidèle ami de Galba : son innocence et ses ser-
vices étoient des crimes qui les irritoient. On voyoit
qu'ils ne cherchoiènt qu a faire périr tout homme de
bien , et commencer les meurtres et le pillage : mais
Othon, qui pouvoit commander des assassinats, n'avoit
pas encore assez d'autorité pour les défendre. Il fit
donc lier Celsus , affectant une grande colère , et le
sauva d'une mort présente en feignant de le réserver
à des tourments plus cruels.
Alors tout se fit au gré des soldats. Les prétoriens
se choisirent eux-mêmes leurs préfets. A Firmus ,
jadis znanipulaire , puis commandant du guet, et qui,
du vivant même de Galba, s'étoit attaché à Othon , ils
joignirent Licinius Proculus , que son étroite familia-
rité avec Othon fit soupçonner d'avoir favorisé ses
desseins. En donnant à Sabinus la préfecture de Rome ,
ils suivirent le sentiment de Néron , soitis lequel il avoit
eu le même emploi; mais le plus grand nombre ne
128 PREMIER LIVRE
vpyoit en lui que Vespasien son frère : ils sollicitèrent
rafFranchissement des tributs annuels que , sou§ le
noni de congés à temps , ies sinJples soldats payoient
aux centurions. Le quart des manipulaires étoit aux
vivres ou dispersé dans le camp; et pourvu que le
droit dq centurion ne fut pas oublié , il n'y avoit sorte
de vexation dont ils s'abstinssent, ni sorte de métiers
dont ils rougissent. Du profit de leurs volenies et des
plus serviles emplois ils payoient l'exemption du ser-
vice militaire ; et quand ils s'étoient enrichis , les offi-
ciers, les accablant de travaux et de peine, les
forçoient d'acheter de nouveaux congés. Enfin,
épuisés de dépense et perdus de mollesse , ils reve-
noient au manipule pauvres et fainéants , de laborieux
qu'ils en étoient partis et de riches qu'ils y dévoient
retourner. Voilà comment, également corrompus
tour-à-toHr par la licence et par la misère, ils ne cher-
choient que mutineries, révoltes, et guerres civiles.
De peur d'irriter les centurions en gratifiant les soldats
à leurs dépens, Othon promit de payer du fisc les
congés annuels; établissement utile, et depuis con-
firmé par tous les bons princes pour le maintien de la
discipline. Le préfet Lacon, qu'on feignit de reléguer
dans une île, fut tué par un garde envoyé pour cela
par Othon : Icelus fut puni publiquement en qualité
d'affranchi.
Le comblç des maux dans un jour si rempli de
crimes fut l'alégresse qui le termina. Le préteur de
Rome convoqua le sénat; et, tandis que les autres
magistrats outroientà l'envi l'adulation, les sénateurs
accourent, décernent à Othon la puissance tribu-
DE TACITE. 12g
nitienne, le nom d'Auguste, et tous les honneurs des
empereurs précédents , tâchant d'effacer ainsi les in-
jures dont ils venoient de le charger, et auxcjuelles il
ne parut point sensible. Que ce fût clémence ou délai
de sa part, c'est ce que le peu de temps qu'il a régné
n'a pas permis de savoir.
S'étant feit conduire au Capitole, puis au palais , il
trouva la place ensanglantée des morts qui y étoient
encore étendus , et permit qu'ils fussent brûlés et en-
terrés. Verania, femme de Pison, Scribonianus son
frère , et Crispine , fille de Vinius , recueillirent leurs
corps , et , ayant cherché les têtes , les rachetèrent des
meurtriers qui les âvoient gardées pour les vendre. .
Pison finit ainsi la trente-unième année d'une vie
passée avec moins de bonheur que d'honneur. Deux
de ses frères avoient été mis à mort, M^gnus par
Claude , et Crassus^ par Néron : lui-même , après un
long exil, fiit six jours césar, et, par une adoption
précipitée, sembla n'avoir été préféré à son aîné qiie
pour être mis à mort avant lui. Vinius vécut qua-
rante-sept ans avec des mœurs inconstantes : son
père étoit de famille prétorienne ; son aïeul maternel
fut au nombre des proscrits. Il fit avec infamie ses
premières armes sous Calvisius Sabinus , lieutenant-
général, dont la femme indécemment curieuse devoir
l'ordre du camp y entra de, nuit en habit d^homme,
et, avec la même impudence, parcourut les gardes et
tous les postes , aprè^ avoir commencé par souiller le
lit conjugal; crime dont on taxa Vinius d'être com-
plice. Il fiit donc chargé de chaînes par ordre de Ca-
ligula : mais bientôt, les révolutions des temps l'ayant
XII.
l3o PREMIER LIVRE
feit délivrer, il monta sans reproche de grade en
grade. Après sa préture, il obtint avec applaudisse*
ment le commandement d'une légion ; mais se désho-
Borant derechef par la plus servile bassesse , il vola
une coupe d'or dans un festin de Claude, qui ordonna
le lendemain que de tous les convives on servit le
seul Yinius en vaisselle de terre. Il ne laissa pas de
gouverner ensuite la Gaule narbonnoise, en qualité
de proconsul, avec la plus sévère intégrité. Enfin , de-
venu tout-à-coup ami de Galba, il se montra prompt,
hardi, rusé, méchant, habile selon ses desseins, et
toujours avec la même vigueur. On n'eut point d égard
à ^oa testament à cause de ses grandes richesses ;
mais la pauvreté de Pison fit respecter ses dernières
volontés. ,
Le corps de Galba , négligé long-temps , et chargé
de mille outrages dans la hcence des ténèbres , reçut
vue humble sépulture dans ses jardins particuliers,
par les soins d*Argius , son intendant et Fun de ses plus
anciens doonestiques. Sa tête, plantée au bout d'une
lance, et défigurée par les valets et goujats, fîittrouvée
te jour suivant devant le tombeau de Patrobe, affran-
chi de Néron, qu'il avoit fait punir, et mise avec son
ccorps déjà brûlé. Telle fut la fin de Sergius Galba ^
après soixante et treize ans de vie et de prospérité
sous ciiK] princes, et plus heureux sujet que sou-
verain. Sa noblesse étoit ancienne, et sa fortune im-
mense. Il avoit un génie médiocre, point de vices , et
peu de vertus. U ne fuyoit ni ne cherchoit la répu-
tation : sans convoiter les richesses d'autrui , il étoit
ménager des siennes, avare de cettes de l'état. Sub-
DE TACITK. * l3l
jugué par ses amis et ses afiranchis, et juste ou mé*
chant par leur caractère, il laissoit faire également le
bien et le mal , approuvant Tun et ignorant Tautre ;
mais un grand nom et le malheur des temps lui fai-
soient imputer à vertu ce qui n'étoit qu'indolence. Il
avoit servi dans sa jeunesse en Germanie avec hon-
neur , et s'étoit bien comporté dans le proconsulat
d'Afrique : devenu vieux , il gouverna FEspagne ci-
térieure avec la même équité. En un mot, tant qu'il
fiit homme privé , il parut au-dessus de son état ; et
tout le monde l'eût jugé digne de l'empire, s'il n'y fût
jamais parvenu.
A la consternation que jeta dans Rome l'atrocité
de ces récentes exécutions , et à la crainte qu'y cau-
soient les anciennes mœurs d'Othon , se joignit un
nouvel effroi par la défection de Viteliius , qu'on avoit
cachéis du vivant de Galba, en laissant croire qu'il n'y
avoit de révolte que dans l'armée de la Haute-Aile*
magne. C'est alors qu'avec le sénat et l'ordre équestre,
qui prenoient quelque part aux affaires publiques, le
peuple même déploroit ouvertement la fatalité du
sort, qui sembloit avoir suscité pour la perte de l'em*
pire deux hommes , les plus cori*ompùs des mortels
par la mollesse , la débauche , l'impudicité. On ne
voyoit pas seulement renaître leaf cruautés commises
durant la paix, mais l'horreur des guerres civiles où
Rome avoit été si souvent prise par ses propres
troupes , l'Italie dévastée, les provinces ruinées. Pbar-
sale y Philîppes , Pérouse etModène , ces noms célèbres
par la désolation publique , revenoient sans cesse à
la bouche. Le monde avoit été presque bouleversé
I 9-
l32 * PREMIER LIVRE
quand des bomn^es dignes du souverain pouvoir se le
disputèrent. Jules et Auguste vainqueurs avoient sou-
tenu Tempire , Pompée et Brutus eussent relevé la ré-
publique. Mais étoit-ce pour Vitellius ou pour Otbon
qu'il falloit invoquer les dieux? et quelque parti qu'on
prit entre de tels compétiteurs , comment éviter de
iaire des vœux impies et des prières sacrilèges , quand
Té vénement de la guerre ne pouvoit dans le vainqueur
montrer que le plus mécbant ! Il y en avoit qui son-
geoient à Vespasien et à l'armée d'Orient; mais,
quoiqu'ils préférassent Vespasien aux deux autres,
ils ne laissoient pas de craindre cette nouvelle guerre
comme une source de nouveaux malbeurs : outre que
la réputation de Vespasien étoit encore équivoque ;
car il est le seul parmi tant de princes que le rang
suprême ait cbangé en mieux.
Il faut maintenant exposer l'origine et les causes
des mouvements de Vitellius. Après la défaite et la
mort de Vindex , l'armée , qu'une victoire sans danger
et s^ns peine venoitd'enricbir, fière de sa gloire et de
son butin , et préférant le pillage à la paie , ne cber-
cboit que guerres et que combats. Long-temps le ser-
vice avoit été infructueux et dur, soit par la rigueur
du climat et des saispns , soit par la sévérité de la dis-
cipline, toujours inflexible durant la paix, mais que
les flatteries des séducteurs et l'impunité des traitre$
énerventdans les guerres civiles. Honmies , armes , che-
vaux , tout s'offroit à qui sauroit s'en servir et s'en illus-
trer ; et, au lieu qu'avant la guerre les armées étant
éparses sur les frontières , chacun ne connoissoit que sa
dompagnie et son bataillon , alors les légions rassem-
DE TACITE. l33
blées contre Yindex , ayant comparé leur force à celles
des Gaules , n attendoient qu'un nouveau prétexte pour
chercher querelle à des peuples qu'elles ne ti^toient
plus d amis et de compagnons , mais de rebelles et de
vaincus. Elles comptoient sur la partie des Gaules qui
confine au Rhin , et dont les habitants ayant pris le
même parti les excitoient alors puissamment contre les
galbiens ^ nom que par mépris pour Vindex ils avoient
donné à ses partisans. Le soldat animé contre les
Éduens et les Séquanois , et mesurant sa colère sur
leur opulence, dévoroit déjà dans son cœur le pillage
des villes et des champs et les dépouilles des ciloyens.
Son arrogance et son avidité, vices communs à qui se
sent le plus fort, s'irritoient encore par les bravades
des Gaulois , qui , pour fûre dépit aux troupes , se
vantoient de la remise du quart des tributs , et du
droit qu'ils avoient reçu de Galba.
A tout cela se joignoit un bruit adroitement ré-
pandu et inconsidérément adopté, que les légions se-
roient décimées et les plus braves Centurions cassés.
De toutes parts venoient des nouvelles fâcheuses :
rien de Rome que de sinistre ; la mauvaise volonté de
la colonie lyonnoise et son opiniâtre attachement pour
Néron étoit là source de mille faux bruits. Mais la
haine et la crainte particulière jointe à la sécurité
générale qu'inspiroient tant de forces réunies , four-
nissoient dans le camp une assez ample matière au
mensonge et à la crédulité.
Au commencement de décembre, Vitellius, arrivé
dans la Germanie inférieure , visita soigneusement les
quartiers où , quelquefois avec prudence et plus «ou-
/
|34 PREMIER LIVRE
vent par ambition , il effaçok Tignominie , adoucissoit
les châtiments , et rétablissoit chacun dans son rang
ou dans son honneur. Il répara surtout avec beau-
coup d'équité les injustices que l'avarice et la corrup-
tion avoient fait commettre à Capiton en avançant ou
déplaçant les gens de guerre. On lui obéis6oit plutôt
comme à un souverain que comme à un proconsul ,
mais il étoit souple avec les hommes fermes. Libéral
de son bien, prodigue de celui d'autrui, il étoit d'une
profusion sans mesure, que ses amis, changeant, par
l'ardeur de commander , ses vertus en vices , appe-
loient douceur et bonté. Plusieurs dans le camp ca-
choient sous un air modeste et tranquille beaucoup
de vigueur à mal faire; mais Valens et Cécina, lieute-
nants-généraux , se distinguoient par une avidité sans
bornes qui n'en laissoit point à leur audace. Yalens
surtout, après avoir étouffé les projets de Capiton et
prévenu l'incertitude de Verginius, outré de l'ingrati-
tude de Galba , ne cessoit d'exciter Vitellius en lui van-
tant le zélé des troupes. Il lui disoit que sur sa répu-
tation Hordeonius ne balanceroit pas un moment;
que l'Angleterre seroit pour lui ; qu'il auroit des se-
cours de l'Allemagne ; que toutes les provinces flot-
toientsous le gouvernement précaire et passager d'un
vieillard; qu'il n'avoit qu'à tendre les bras à la fortune
et courir au-devant d'elle; que les doutes convenoient
à Verginius, simple chevalier romain, fils d'un père
inconnu, et qui, trop au-dessous du rang suprême,
pou voit le refuser sans risque : mais quant à lui , dont
le père avoit eu trois consulats, la censure, et Qésar
pour collègue , que plus il avoit de titres pour aspirer
DE TACITE. l35
à lempire, plus il lui étoit dangereux de vivre en
homme privé. Ces discours agitant Vitellius portoient
dans son esprit indolent plus de désirs que d'espoir.
Cependant Cecina , grand , jeune , d'une belle figure ,
d'une démarche imposante, ambitieux, parlant bien,
flattoitet gagnoit les soldats de TAllemagne supérieure.
Questeur en Bétique , il avoit pris des premiers le parti
de Galba, qui lui donna le commandement d'une lé-
gion : mais ayant reconnu qu'il détournoit les deniers
publics , il le fit accuser de péculat ; ce que Cécina sup-
portant impatiemment, il s'efforça de tout brouiller
et d'ensevelir ses fautes sous les ruines de la républi*
que. Il y avoit déjà dans l'armée assez de penchant à
la révolte; car elle 'avoit de concert pris parti contre
Vindex , et ce ne'fut qu'après la mort de Néron qu'elle
se déclara pour Galba , en quoi même elle se laissa pré-
venir par les cohortes de la Germanie inférieure. De
plus , les peuples de Trêves , de Langres , et de toutes
les villes dont Galba avoit diminué le territoire et qu'il
avoit maltraitées par de rigoureux^ édits, mêlés dans
les quartiers des légions , les excitoient par des dis-
cours séditieux; et les soldats, corrompus par les ha-
bitants , n'attendoient qu'un homme qui vmilût pro-
fiter de l'oflfre qu'ils avoient faite à Verginius. La cité
de Langres avoit, selon l'ancien usage, envoyé aux
légions le présent des mains enlacées , en signe d'hos-
pitalité. Les députés, affectant une contenance affli-
gée, commencèrent à raconter de chambrée en cham-
brée les injures qu'ils recevoient et les grâces qu'on
ittisoit aux cités voisines; puis , se voyant écoutés, ils
écbauffoient les esprits par l'énuméraetion des mécon-
y
t k
l36 PREMIER LIVRE
tentements donnés à Tarmée et de ceux qu'elle avoit
encore à craindre.
Enfin tout se préparant à la sédition , Hordeonius
renvoya les députés et les fit sortir de nuit pour ca-
cher leur départ. Mais cette précaution réussit mal ,
plusieurs assurant quils avoient été massacrés , et
que si Ton ne prenoit garde à soi , les plus, braves
soldats qui avoient osé murmurer de ce qui se passoit
seroient ainsi tués de nuit à Tinsu des autres. Là-des-
sus les légions s étant liguées par un engagement se-
cret , on fit venir les auxiliaires , qui d'abord donnèrent
de l'inquiétude aux cohortes et à la cavalerie qu ils en-
vironnoient, et qui craignirent d'en être attaquées.
Mai s bientôt tous avec la même ardeur prirent le même
parti; mutins plus d'accord dans la révolte qu'ils ne
furent dans leur devoir.
Cependant le premier janvier les légions de la Gerr
manie inférieure prêtèrent solennellement le serment
de fidélité à Galba, mais à contre-cœur et seulement
par la voix de quelques uns dans les premiers rangs;
tous les autres gardoient le silence ^ chacun n'atten-
dant que l'exemple de son voisin, selon la disposition
naturelle aux honunes de seconder avec courage les
entreprises qu'ils n'osent commencer. Mais l'émotion
n^'étoit pas la même dans toutes les légions. Il régnoit
un si grand trouble dans la première et dans la cin-
quième , que quelques uns jetèrent des pierres aux
images de Galba. La quinzième et la seizième , sans
aller au-delà du murmure et des menaces , cherchoient
le moment de commencer larévolte. Dans l'arméesupér
rieure , la quatrième et la vingt-deuxième légion , allant
DE TACITE. 187
occuper les mêmes quartiers , brisèrent les images de
Galba ce même premier de janvier; la quatrième sans
balancer, la vingt-deuxième ayant d'abord hésité, se
détermina de même : mais pour ne pas paroitre avilir
la majesté de Fempire elles jurèrent au nom du sénat
et du peuple romain , mots surannés depuis long-
temps. On ne vit ni générauxui officiers feire le moin-
dre mouvement en feveur de Galba ; plusieurs même
dans le tamulte cherchoient à Faugmenter, quoique
jamais de dessus le tribunal ni par de publiques ha-
rangues ; de sorte que jusque-là on n'auroit su à qui
s en prendre.
Le proconsul Hordeonius , simple spectateur de la
révolte, nosa foire le moindre effort pour réprimer
les séditieux , contenir ceux qui flottoient, ou ranimer
les fidèles : négligent et craintif, il fut clément par lâ-
cheté. Nonius Receptus, Donatius Valens , Romillius
Marcellus, Calpurnius Repentinus , tous quatre cen-
turions de la vingt-deuxième légion, ayant voulu dé-
fendre les images de Galba, les soldats se jetèrent sur
eux et les lièrent. Après cela il ne fut phfe question de
la foi promise ni du serment prêté : et, comme il ar-
rive dans les séditions , tout fut bientôt du côté du plus
grand nombre. La même nuit , Vitellius étant à table
à Cologne , Fenseigne de la quatrième légion le vint
avertir que les deux légions , après avoir renversé le»
images de Galba , avoient juré fidélité au sénat et au
peuple romain ; serment qui fut trouvé ridicule. Vitel-
lius , voyant Foccasion favorable , et résolu de s'offrir
pour chef, envoya des députés annoncer aux légions
que Farmée supérieure. s'étoit révoltée contre Galba,
l38 PREMIER LIVRE
qu'il falloit se préparer à faire la guerre aux rebelles ,^
ou y si Ion aimoit mieux la paix , à reconnottre un autre
empereur , et qu'ils couroient moins de risque à l'élire
qu'à l'attendre.
Les quartiers de la première légion étoientles plus
voisins. Fabius Valens, lieutenant-général, fut le plus
diligent, et vint le lendemain, à la tète de la cavalerie
de la légion et des auxiliaires , saluer Vitellius empe-
reur. Aussitôt ce fut parmi les légions de la province
à qui préviendroit les autres; et l'armée supérieure,
laissant ces mots spécieux de sénat et de peuple ro*
main, reconnut aussi Vitellius, le 3 de janvier, après
s'être jouée durant deux jours du nom de la républi-
que. Ceux de Trêves, de Langres et de Cologne, non
moins ardents que les gens de guerre, oflroient à
l'envi , selon leurs moyens , troupes , cbevaux , armes ,
argent. Ce zélé ne se bomoit pas aux chefs des coIch
nies et des quartiers , animés par le concours présent
et par les avantages que leur promettoit la victoire ;
mais les manipules, et même les simples soldats,
ti:*ansportés par instinct , et prodigues par avarice ,
venoient , faute d'autres biens , offrir leur paie , leur
équipage , et jusqu'aux ornements d'argent dont leurs
armes étoient garnies.
Vitellius , ayant remercié les troupes de leur zélé ,
commit aux chevaliers romains le service auprès du
prince, que les afiranchis faisoient auparavant. Il ac^
quitta du fisc les droits dus aux centurions par les
9)anipulaires« Il abandonna beaucoup de gens à la fu*
reur des soldats , et en sauva quelques uns en feignant
de les envoyer en prison. Propinquus, intendant de
DE TACITE. iSg
la Belgique , fut tué sur-le-champ ; mais Vitellius sut
adroitement soustraire aux troupes irritées Julius
fiurdo , commandant de Tarmée navale, taxé d'avoir
intenté des accusations et ensuite tendu des pièges à
Fontéius Capiton. Capiton étoit regretté; et parmi ces
furieux on pouvoit tuer impunément , mais non pas
épargner sans ruse. Burdo fut donc mis en prison , et
relâché bientôt après la victoire, quand les soldats
èirent apaisés. Quant au centurion Crispinus , qui s'é-
toit souillé du sang de Capiton, et dont le crime n'é*
toit pas équivoque à leurs yeux , ni la personne regretr
table à cmix de Vitellius , il fut livré pour victime à
leur vengeance. Juhus Civilis , puissant chez les Ba-
taves , échappa au péril par la crainte qu on eut que
son supplice n aliénât un peuple si féroce; d'autant
plus qu'il y avoit dans Langres huit cohortes bataves
auxiliaires de la quatorzième légion , lesquelles s'en
étoient séparées par l'esprit de discorde qui régnoit
en ce temps-là , et qui pouvoient produire un grand
effet en se déclarant pour ou contre. Les centurions
Nonius, Donatius , Romillius , Calpurniiis , dont nous
avons parlé, furent tués par l'ordre de Vitellius,
comme coupables de fidélité , crime irrémissible chez
des rebelles. Yalerius Asiaticus, commandant de la
Belgique, et dont peu après Vitellius épousa la fille,
se joignit à lui. Julius Blsesus, gouverneur du Lyon-^
nois, en fit de même avec les troupes qui venoient à
Lyon; savoir , la légion d'Italie et l'escadron de Turin :
celles de la Rhétique ne tardèrent point à suivre cet
exemple.
Il n'y eut pas plus d'incertitude en Angleterre. Tre-
l4o ' PREMIER LIVRE
belliusMaximus, qui y commandoit, s'étoitfaithmr et
mépriser de Farinée par ses vices et son avarice; haine
que fomentoit Roscius Caelius , commandant de la ving-
tième légion , brouillé depuis long-temps avec lui,
mais à l'occasion des guerres civiles devenu son en-
nemi déclaré. Trebelliiîs traitoit Caelius de séditieux, de
perturbateur de la discipline ; Caelius Faccusoit à son
tour de piller et ruiner les légions. Tandis que les gé-
néraux se déshonoroient par pes opprobres mutuels ,
les troupes perdant tout respect en vinrent à tel excès
de licence que les cohortes et la cavalerie se joignirent
à Caelius, et que Trebellius, abandonné de tous et
chargé d'injures, fat contraint de se réfagier auprès
de Vitellius. Cependant, sans chef consulaire , la pro-
vince ne laissa pas de rester tranquille, gouvernée
par les commandants des légions que le droit rendoit
tous égaux , mais que Faudace de Caelius tenoit en res-
pect.
Après Faccessibn de Farmée britannique, Vitellius ,
bien pourvu d'armes et d'argent, résolut de Éadre mar-
cher ses troupes par deux chemins et sous deux gé-
néraux. Il chargea Fabius Valens d'attirer à son parti
les Gaules , ou , sur leur refas , de les ravager , et de
déboucher en Italie par les Alpes cottiennes; il or-
donna à Cécina de gagner la crête des Pennines par
le plus court chemin. Valens eut Félite de l'armée in-
férieure avec Faigle de la cinquième légion , et assez
de cohortes et de cavalerie pour lui faire une armée
de quarante mille hommes. Cécina en conduisit trente
mille de Farmée supérieure , dont la vingt-unième lé-
gion faisoit la principale force. On joignit à l'une et à
DE TACITE. l4l
lautre armée des Germains auxiliaires dont Vitellius
recruta aussi la sienne, avec laquelle il se prépai'oit à
suivre le sort de la guerre.
Il y avoit entre l'armée et l'empereur une opposition
bien étrange. Les soldats , pleins d'ardeur, sans se sou-
cier de l'hiver ni d'une paix prolongée par indolence ,
ne demandoient qu'à combattre; et, persuadés que la
diligence est surtout essentielle dans les guerres civi-
les, où il est plus question d'agir que de consulter , ils
vouloient profiter de l'effroi des Gaules et des lenteurs
de l'Espagne , pour envahir l'Italie et marcher à Rome.
Vitellius , engourdi et dès le milieu du jour surchargé
d'indigestion et de vin , consumoit d'avance les reve-
nus de l'empire dans un vain luxe et des festins im-
menses; tandis que le zélé et l'activité des troupes
suppléoient au devoir du chef, comme si, présent
lui-même , il eût encouragé les braves et menacé les
lâches.
Tout étant prêt pour le départ, elles en demandè-
rent l'ordre, et sur-le-champ donnèrent à Vitellius le
surnom de Germanique ; mais , même après la victoire ,
il défendit qu'on le nommât césar. Valenè et son ar-
mée eurent un favorable augure pour la guerre qu'ils
alloient faire; car, le jour même du départ, un aigle
planant doucement à la tête des bataillons , sembla
leur servir de guide; et durant un long espace les sol-
dats poussèrent tant de cris de joie et l'aigle s'en ef-
fraya si peu , qu'on ne douta pas sur ces présages d'un
grand et heureux succès.
L'armée vint à Trêves en toute sécurité, comme
chez des alliés. Mais, quoiqu'elle reçût toutes sortes
l42 PREMIER LIVRE
de bons traitements à Divodure , ville de la province
de Metz , une terreur panique fit prendre sans sujet
les armes aux soldats pour la détruire. Ce n étoit point
lardeur du pillage qui les animoit, mais une fureur,
une rage ^ d'autant plus difficile à calmer qu on en
ignoroit la cause. Enfin , après bien des prières et le
meurtre de quatre mille hommes , le général sauva le
reste de la ville. Cela répandit une telle terreur dans
les Gaules , que de toutes les provinces où passoit Tar-
mée on voyoit accourir le peuple et les magistrats
suppliants, les chemins se couvrir de femmes, d'en*
fants , de tous les objets les plus propres à fléchir un
ennemi même, et qui, sans avoir de guerre, implo-
roient la paix.
A Toul , Valens apprit la mort de Galba et Félection
d'Othon. Cette nouvelle, sans effrayer ni réjouir les
troupes, ne changea rien à leurs desseins; mais elle
détermina les Gaulois qui , haïssant également Othon
et Vitellius, craignoient de plus celuiKîi. On vint en-
suite à Langres , province voisine , et du parti de l'ar-
mée; elle y fiit bien reçue, et s'y comporta honnête-
ment. Mais 'cette tranquilUté fut troublée parles excès
des cohortes détachées de la quatorzième légion , dont
j'ai parlé ci-devant, et que Valens avoit jointes à son
armée. Une querelle , qui devint émeute , s'éleva entre
les Bataves et les légionnaires; et les uns et les autres
ayant ameuté leurs camarades, on étoit ssur le point
d'en venir aux maints, si, par le châtiment de quet
ques Bataves , Valens n'eût rappelé les autres à leur
devoir. On s'en prit mal à propos aux Éduens du sujet
de la querelle. H leur fut orflonné de fournir de l'ar-
DE TACITE. 143
gent, des armes et des vivres, gratuitement. Ce que
les Éduens firent par force , les Lyonnois le firent vo-
lontiers : aussi furent-ils délivrés de la légion italique
et de Fescadron de Turin qu on emmenoit , et on ne
laissa que la dix-huitième cohorte à Lyon , son quartier
ordinaire. Quoique Manlius Valens , commandant de
la légion italique, eût bien mérité de Vitellius , il n'en
reçut aucun honneur. Fabius Vavoit desservi secrète-
ment; et, pour mieux le tromper, il afïectoit de le
louer en public.
Il régnoit entre Vienne et Lyon d'anciennes dis-
cordes que la dernière guerre avoit ranimées : il y
avoit eu beaucoup de sang versé de part et d autre ,
et des combats plus fréquents et plus opiniâtres que
s'il n'eût été question que des intérêts de Galba ou de
Néron. Les revenus publics de la province de Lyon
avoîent été confisqués par Galba sous le nom d'a-
m^^e. Il fit, au contraire, toutes sortes d'honneurs
aux Viennois , ajoutant ainsi l'envie à la haine de ces
deux peuples , séparés seulement par un fleuve , qui
n'arrêtoit pas leur animosité. Les Lyonnois , animant
donc le soldat, l'excitoient à détruire Vienne, qu'ils
accusoient de tenir leur colonie assiégée; de s'être
déclarée pour Vindex , et d'avoir ci-devant fourni des
troupes pour le service de Galba. £n leur montrant
ensuite la grandeur du butin, ils animoient la colère
par la coiivoitise; et, non content» de les exciter en
secret: tt Soyez^, leur disoient^ils hautement, nos ven-
« geurs et les vôtres , en détruisant la source de toutes
«les ferres des Gaules: là, tout vous est étcanger
«ou ennemi; ici vous voyez une colonie romaine et
l44 PREMIER LIVRE
" une portion de Farmée toujours fidèle à partager
« avec vous les bons et les mauvais succès : la fortune
a peut nous être contraire , ne nous abandonnez pas à
a des ennemis irrités. » Par de semblables discours, ils
échauffèrent tellement l'esprit des soldats , que les of-
ficiers et les généraux désespéroient de les contenir.
Les Viennois , qui n ignoroient pas le péril , vinrent
au-devant de Farmée avec des voiles et des bs^ndelettes ,
et , se prosternant devant les soldats , baisant leurs pas ,
embrasscmt leurs genoux et leurs armes , ils calmèrent
leur fureur. Alors Valens leur ayant fait distribuer
trois cents sesterces par tête , on eut égard à Fancien-
neté et à la dignité de la colonie; et ce quil dit pour
le salut et la conservation des habitants fut écouté fa«
vorablement. On désarma pourtant la province, et les
particuliers furent obligés de fournir à discrétion des
vivres au soldat; mais on ne douta point qu ils n'eus-
sent à grand prix acheté le général. Enrichi tout-à-
coup, après avoir long-temps sordidement vécu, il
cachoit mal le changement de sa fortune ; et , se li-
vrant ssins mesure à tous ses désirs irrités par une
k>ngue abstinence, il devint un vieillard prodigue,
d'un jeune homme indigent qu'il avoit été.
En poursuivant lentement sa route, il conduisit
Farmée sur les confins des Allobroges et des Vocon-
ces, et, par le plus infâme commerce, il régloit les
séjours et les marches sur. l'argent qu'on lui payoit
pour s'en délivrer. Il imposoit les propriétaires des
terres et les magistrats des villes avec une telle du-
reté, qu'il fut prêt à mettre le feu au Luc, ville des
Vocônces , qui l'adoucirent avec de l'argent. Ceux qui
PE TACITE. l45
n'en avoient point lapaisoient en lui livrant leurs
femmes et leurs filles. C'est ainsi qu'il marcha jus-
qu'aux Alpes.
Cécina fut plus sanguinaire et plus âpre au butin.
Les Suisses, nation gauloise, illustre autrefois par se%
armes et ses soldats, et maintenant par ses ancêtres,
ne sachant rien iie la mort de Galba et refusant d'obéir
à VitelUus , irritèrent l'esprit brouillon de son général,
La vingt-unième légion , ayant enlevé la paie destinée
à la garnison d'un fort où les Suisses entretenoient
depuis long-temps des milices du pays , fut cause , par
an pétulance et son avarice, du comttencement de la
guerre. Les Suisses irrités interceptèrent des lettres
que l'armée d'Allemagne écrivoit à celle de Hongrie,
et retinrent prisonnier un centurion et quelques sol-
dats. Cécina, qui ne cherchoit que la guerre, etpré-
venoit^toujours la réparation par la vengeance, lève
aussitôt son camp et dévaste le pays. Il détruisit un
lieu que ses eaux minérales £eUsoient fréquenter , et
qui, durant une longue paix, s'étoit embelli comme
une ville. Il envoya ordre aux auxiliaires de la Rhéti-
que décharger en queue les Suisses qui faisoient face
à la légion. Ceux-ci, féroces loin du péril et lâches de-
vant FeQuemi ,'élurent bien au premier tumulte Claude
Sévère pour leur général ; mais , ne sachant ni s'acoor*
derdans leurs délibération^ , ni garder leurs rangs, ni
se servir de leurs armes, ils se laissoient défaire, tuer
par nos vieux soldats , et forcer dans leurs places , dont
tous les murs tomboient en ruines. Cécina d'un -côté
^vec une bonne armée , de l'autre les escadrons et les
cohortes rhétiques qompbsées d'une jeunesse exercer
XII. 10
i
l46 PREMIER LIVRE
arux arôies et bien disci|dinée , mettoient tout à feu et
à«ang. Les Suisses , dispersés entre deux , jetant leurs
amnes, et la plupart épars ou blessés /se réfugièrent
snr les montagnes, d'où <;hassés par une ooliorte
ibraoe qu'on détacha après eux , ht poursuivis par lar-
m^desBhétiens, on les massacroit dans lès forêts et
jusque dans leurs cavernes. On en tua pat milliers , et
Ton en vfndtt un grand nombre. Quand on eut fait le
dégât, on marcha en bataille à Avanche, capitale du
pays. Ils envoyèrent des députés pour se rendre , et
furent reçus à discrétion. Cécina fit punir Julius Al-
pinus , un de leurs chefs , comme auteur de la guerre^,
laissant au jugement de Vitellius la grâce ou le châti-
ment des autres.
Gn aurok peine à dire qui , du soldat ou de Terope-
r6ur , se montra le pluslmplâcable aux députés hélvé-
ûens. Tous , les menaçant des atmes et de la maiu,
crioient qu il felloit déti*uire leur ville; et Vitellius
même ^ne ppnvoit modérer sa fureur. Cependant
Gfcmdius Cossus , un des députés, connu par son élo-*
quence , sut remployer avec tant de force et la cachet
avec tant d'adresse sous lin air d'effroi , qu'il adoucit
F^eisprit des soldats, et, selon4'inc6nstance ordinaire
au peuple, les rendit aussi pointés àia clémence qu^ils
Fétoient d'abord à la cruauté ; de sorte qu'après beau-
coup de pleurs , ayajit imploré grâce d'un ton plus
jassis , ils obtinrent le salut et JHmpunité de leur ville.
Cécina, s'étmit arrêté quelqtiesjours en Suisse pdur
attendre les ordres de 'Vitellius et se préparerau pars*
sage des Alpes, y^reoùtlagréable nouvelle que la4ni*
«derte ^llanienne , qiii b^ftk^t^ 1^ P6 , ; s'étoit soumise
DE TACITE. 1^7
à Vitellms. Elle avoit servi sous lui dans aQU procoo-
sulat d'Afri(jue; puis Néron, Fayant rappelée pour
renvoyer eu Egypte, la retint pour la guerre de Vii^-
dex. KUe étoit ainsi demeurée en Italie , où ses .4^^^*
rions, à qui Othon étoit inconnu e^t qui se trou voient
Ués à Yitellius , vantant la force des légions qui s ap*
prochoient et ne parlant que des çiimées d'Allemagne,
lattirèrent dans sou parti. Pour ne point s'offrir If»
makis vides, ces troupes déclarèrent à Cécina^que:U<^
joignpient aux possessions de leur npuyeî^u .prince
les forteresses d'au-delà du Pô : sîiVQir, Milan, No-
varre, Ivrée et Verceil; et comme une seule brigadi»
de cavalerie ne suffisoit pas pour garder une si grande
paiTtîe de l'Italie , il y envoya les cohortes des 0^Ç3|
de Lusitanie et.de Bretagne, auxq^elles il jçiguit les
enseignes alleuiaades et l'escfifdron de Sicile- Q^apt ^
lui, iLhésila quelque temps s'il qe .trayerseroit poii^
les monts -Hhétiens popr marcher dans la Npriqu^
contre l'intendant Petrpnius , qui , ayant rassemblé
le3 auxiliaires et fait QOiiper. les ponts, sembloit vou«-
loir être fidèle ^ Othon. Mai^ ,. craignant de perdre les
troupes qu'il avoit envoyées devant lui , trou vaptau^^i
plus de gloii^e à consieiîver l'Italie, ,qt jugeant qu'ep
quelque lieu. que l'on combattit , 1^ ISorique ne.poi^r^
voit échappiçr au vainqumiT» U ^t,pas^e^ les troupe3
des alliés , etméme ies.pesaqts bati^illoAS légioqnaire3
par 1^ Alpes Pennines, ^quoiqu'èUes fussent çDçqr^
couvertes, de neige.
Cependant, au.lieu.de s'abandonner aux piiîsirs.el
à la mollesse, Othon, renvoyant à d'autres, temps le
luxecfe la volupté , suvprit: tout. le .monde ens'.^pli-
lO.
l48 PREMIER LIVRE
quant à rétablir la gloire de Tempire. Mais ces fausses
vertus ne faisoient prévoir qu'avec plus d'effroi le mo-
ment où ses vices reprendroient le dessus. II fit con-
duire au Capitole Marius Celsus , consul désigné , qu'il
avoit feint de mettre aux fers pour le sauver de la fu-
reur des soldats , et voulut se donner une réputation
de clémence en dérobant à \h haine des siens une tète
illustre. Celsus , par l'exemple de sa fidélité pour Galba,
dont il fifisoit gloire , montroit à son successeur ce qu'il
en pouvoit attendre à son tour. Othon , ne jugeant pas
qu'il eût besoin de pardon, et voulant ôter toute dé-
fiance à un ennemi réconcilié , l'admit au nombre de
ses plus intimes amis , et dans la guerre qui suivit bien-
tôt en fit l'un de ses généraux. Celsus, de son côté,
s'attacha sincèrement à Othon , comme si c'eût été son
sort d'être toujours fidèle au parti malheureux. Sa
conservation fut agréable aux grands, louée du peu-
ple, iet ne déplut pas même aux soldats, forcés d'ad-
mirer une vertu qu'ils haïssoient.
Le châtiment de Tigellinus ne fut pas moins ap-
plaudi , par une cause toute différente. Sophonius Ti-
gellinus, né de parents obscurs, souillé dès s<m «n^
fance, et débauché dans sa vieillesse, avoit, à force
de vices, obtenu les préfectures de la police, du pré-
toire , et d'autres emplois dus à la vertu , dans lesquels
il montra d'abord sa cruauté , puis son avarice et tous
les crimes d'un méchant homme. Non content de cor-
rompre Néron et de l'exciter à mille forfaits , il osoit
même en commettre à son insu, et finit par l'aban-
donner et le trahir. Aussi nulle punition ne fut-elle
plus ardemment poursuivie, ipais par divers motifs,
DE TACITE. i4q
de cei»x: qui détestoient Néron et de ceux qui le re-
grettoient. Il avoit été protégé près de Galba par Vi-
nius dont il avoit sauvé la fiUe, moins par pitié , lui
qui commit tant d'autres meurtres, que pour s'étayer
du père au besoin. Car les scélérats , toujours en
orainté des révolutions , se ménagent de 4oin des amis
particuliers qui puissent les garantir de la haine pu*
blique,et) sans s'abstenir du crime, s'assurent ainsi
de l'impunité; Mais cette ressource ne rendit Tigelli-
nus que plus odieux, en ajoutant à l'ancienne aversion
qu'on avoit pour lui celle que Vinius vendit de s'atti-
rer. On accburoit <je tous les quartiers dans la place et
dans le palais : le cirque surtout et les théâtres , lieux
où la Hcence du peuple est plus grande , retentissoient
de clameurs séditieuses. Enfin Tigellinus, ayant reçu
aux eaux de Sinuesse l'ordre deinourir, après de hour
tèux délais cherchés dans les bras des femmes, se
coupa la gorge avec un rasoir, terminant ainsi, une
vie infisune par une mort tardive et déshonnéte.
Dans ce même temps on solKcitoit la punition de
Gai via Crispinilla ; mais elle se tira d'affiatire à force de
défaites, et par une connivence qui ne fit pas honneui:
au prince. £lle avoit eu Néron pour élève de débauche :
ensuite , ayant passé en Afrique pour exciter Macer à
prendreJes armes, elle tâcha tout ouvertement d'af-
fiauner Rome. Rentrée en grâce à la faveur d'un ma
nage consulaire, et échappée aux régnes ^e Galba,
d'Othon. et de ViteUius , elle resta fort riche et sans
enfants; deux grands moyens de ci^éiUt dans tous les
temps, bons et mauvais.
Cependant Othon écrivoit à Vîtellius lettres sut let-
tSo PREMIER LIVRE
très , qu 11 sotiilloit de cajoieries de femmes , lui offrant
argent, grâces, et tel asile qu'il voadroit choisir pour
y vivre dans les plaisirs ; Vitellius lui répôndoit sur le
ienême ton. Maie ces offres mutuelles, d abord sobre-
ment ménagées et Couvertes des deux côtés d'une
sotte et honteuse dissimulation, dégénérèrent bientèt
en i]uerelleë , chacun reprochant à l'autre avec la même
vérité seâ vices et sa débauche. Othon rappela lesr dé-
putés de Galba , et en envoya d'autres , au nom du sé-
nat, aux deux armées d'Allemagne, aux troupes qui
étoietità Lyon, et à la légion dltalie. Les députés res-
tèrent auprès de Vitellius, niais trop aisément pour
qu'on crût que c'étoit par force. Quant aux prétoriens
^'Othon avoit joints comme par honneur à ces dé*
pûtes, bn se hâta de les renvoyer avant qu'ils se mê-
lassent parmi les légions. Fabius Valens leur remit des '
lettres au nom dés armées d'Allemagne pour les co»
hbrtés de là ville et du prétoire , par lesquelles , parlant
pompeusem^ht du parti de Yitellius, on les pressoit
de s'y réunir. On leur reprochoit vivement d'avoir
transféré à Othon l'empit'e décerné long-temps aupa-
l^àVant à Vitellius. Enfin ^ usant pour les gagner de
promesses et de menaces , ôû leur parloit comme à dies
'gens à qtii la paix n'ôtoit rien, et qUi ne pouvoient '
soùtéteir la guerire : *hiais tout cela n'ébranla, point la
fidélité des prétoriens.
Alors Othoii et Vitellius prirent le parti d'envoyer
des assassins, l'iln en Allemagne et l'autre à Home ,
tous deux inutilement. Ceux de Vitellius, mêlés dans
une si grande multitude d'hommes ilicôtmuft l'un à
J
,DE TACITE. l5l
Tautre, ne furent pas découfeits; mais ceux d'Othoii
furent l»ent6t trahis par la nouveauté de leurs visages
parmi des gens qui se copaoissoiopt tous. Vitelbus
écrivit à Titien, frère d'Othon, que sa vie et celle de
ses fils lui répondroient de sa mère et de ses enfants.
L'une et l'autre famille f^t conservée. On douta du
motif de la clémence d'Othon ; mais Vitelliui» , vain-
queur, eut tout Thonneur de la sienne.
La première nouvelle qui donna de la confiance à
OtfaoQ Iqi vint d'iUyrie , d où il apprit quç les légipns
de Dalmatie, de Pannonie et d^ laMœsie, avoient
prêté serment en son noin. Il reçut d'Espagne un sen^
blable avis, et donna pfir édit des louanges à Cluvius
Rufus ; mais on sut, bientôt après, que Tfi^pagiie
s étoit retournée du côté de.Vitellius. L'Aquitaine que
Juliqs Cordus avqit aussi fait déclarer pour Othon ne
lui re^tii pa^ plus fidèle. Gomme il n^étoit pa^ question
de foi ni d'attachement ,* chacun se laissoit entraîner
çà çt là selop sa crainte qu «es espérances. L'eff]?oi fit
déclarfer de même la proyipce nar)x)nuoise en faveur
4e ViteJiMïs, qui , le plus proche et le pli^s puissant/
parut aisément le plus légiti^le. Les province8l^s plus
élpigné^s «ç celles que la iper séparoit des troupes res-
tèrent à Othon , moins pour l'amour de lui, qu'à cause
du grand poids que donnolept à soi) parti le uo^i de
^me et 1 autorité djx sénat, oi^tre qu on penchoit na-
turellement pour le premier reconnu ?. L'armée 4e
Judée, parles soi^s de Vespasia;! , et les légions de
' L'ëlection de ViteHius aToit précédé celle d'Othon ; mais , an-
delà dM mers, le bruit de celle-ci avoit prévenu 1* bruit de Faiïtre :
f^aû Otj^an étpit, dan/s jceé région , le préposer recomafi.
l52 PREMIER LIV'RE
Syrie, par ceux de ^ucianus, prêtèrent serment à
Othon. L'Egypte et toutes les provinces d'Orient re-
connoissoient son autorité. L'Afrique lui rendoit la
même obéissance, àTexemplede Carthage, où, sans
attendre les ordres du proconsul Vipsanius Apronia-
nus, Crescens, affranchi de Néron, se mêlant, comme
ses pareils , des aflaires de la république dans les temps
de calamités , avoit , en réjouissance de la nouvelle
élection , donné des fêtes au peuple , qui se livroit
étourdiment à tout. Les autres villes imitèrent Car^
thage. Ainsi les armées et les provinces se trouvoient
tellement partagées, que Vitellius avoit besoin des
succès de la guerre pour se mettre en possession de
Tempire.
Pour Othon , il (aisoit comme en pleine paix les
fonctions d'empereur, quelquefois soutenant la di^
gnité de la république, mais plus souvent l'avilissant
en se hâtant de régner. Il désigna son frère Titianus
consul avec lui , jusqu'au premier de mars; et cher-
chant à se concilier l'armée d'Allemagne , il destina
les deux mois suivants à Verginius , auquel il donna
Poppœus Vopiscus pour collègue , sou* prétexte d'une
ancienne amitié; mais plutôt , selon pluSfl^rs, pour
faire honneur aux Viennois. Il n'y eut rien de changé
pour les autres consulats aux nominations de Néron
et de Galba. Deux Sabinus , Ccelius et Flave , restèrent
désignés pour mai et juin; Arius Antonius et Mariuis
Cekus , pour juillet et août ; honneur dont Vitellius
même ne les priva pas après sa victoire. Othon xait le
comble aux dignités des plus illustres vieillards ^ en y
ajçutant celles d'augures et de pontifes , et consola kt
DE TACITE. l53
jeune nobTesse récemment rappelée d'exil en lui rett-
dant le.sacerdoce dont avoient joui ses ancêtres. Il ré-
tablit dans le sénat Cadius Bufus , Pedius Blœsus , et
Sevinus Promptinus, qui en avoient été chassés sous
Claude pour crime de concussion. L'on s'avisa, pour
leur pardonner , de changer le mot de rapine en celui
de lèse-nurjesté ; mot odieux en ces temps-là et dont
l'abus faisoit tort aux meilleures lois.
tl étendit aussi ses grâces sur les villes et les piD-
vinces. Il ajouta de nouvelles familles aux colonies
d'Hispalis et d'£merita : il donna le droit de bour-
geoisie romaine à tonte la province de Langres ; à
celle de la Bétique , les villes de la Mauritanie; à délie
d'Afrique et de Cappadoce, de nouveaux^ droits trop
brillants pour être durables. Tous ces soins et les be-
soins pressants qui les exigeoient ne lui firent point
oublier ses amours ; et il fit rétablir , par décret du sé-
nat, les statues de Poppée. Quelques uns relevèrent
audsi celles de Néron; Ton dit même qu'il délibéra s'il
ne lui feroit point une oraison funèbre pour plaire à
la populace. Enfin le peuple et les soldats, croyant
bien lui faire honneur , crièrent durant quelques jours,
vive Néron Othon : acclamations qu'il feignit d'ignorer,
n'osant les défendre , et rougissant de les permettrib.
Cependant, uniquement occupés de leurs guerres
civiles, les Bomains abandonnoient les affaires de
d^ors. Cette négligence inspira tant d'audace aux
Boxôlans , peuple sarmate , que , dès l'hiver précé-
dent, après avoir défait deux cohortes, ils firent avec
beaucoup* de confiance une irruption dans la Mœsie
au nombre de neuf mille chevaux. Le succès,- joint à
l54 PREMIER LIVRE
ieur avidité , leur faisaot plutôt sougei* à, piUer qu à
^mbattre : la troisième légio9 jointe aux auxiliaires
les surprit épars et sans discipline. Attachés par les
Romains en bataille^ les Sarmates dispersés au pilla^
ou déjà chargés de butin , et ne pouvant dans des die-
mins glissants s^aider de la vitesse de leurs chevaux,
se laissoient tuer sans résistance. Tel est le caraiptère
de ces étranges peuples, que leur valeur semble n'étfe
pas en eux. S'ils donnent en escadrons, à petite une
armée peut<-ellesioutenir leur choc; s'ils combattent à
pied , C est la lâcheté même. Le dégel et Thumidité ,
qui faisoient alors glisser et tomber leurs chevaux ,
leur ôtoient Tusage de leurs piques et de leurs longues
épées à deux mains. Le poids des cataphractes, sorte
d armure &ite de lames de fer ou d'un ^uir très dur
qui rend les chefs et les officiers impénétrablq9 aux
coups, les empéchoit de se rdever quand le choc d^
ennemis les avoit renversés ; et ils étoient étouffés
dans la neige, qui étoit molle et haute. Les soldats ro-
mains, couverts d'une cuirasse légère, les renver*
soient à coups de traits ou de lances, selon l'occasion,
et les perçoient d'autant plus aisément de leurs
courtes épées , qu'ils n'ont point la défense du bouclier.
0n petit nombre édiappèrent et se sauvèrent dans les
marais 9 où la rigueur de l'hiver et leurs blessures les
firmit périr. Sur ces nouvelles, on donna à Rome une
^atue triomphale à.Marcus Apronianus, qui cosn-
mandoit en Mœsie , et les omemcaits consulaires à
Fulvius Aurelius , Juliancis Titius , et Numisius Lupus,
colonels des légions. Othon fbt charmé d'un sucoès
dont il s'atthbuoit l'honneur, comme d'une ^o^rre
ti« TACItE. l55
Conduite sous ses auspices et par ses officiers , au pro^
fit âe Fétat.
Tout-à-coup il s'éleva sur le plus léger sujet , et du
côté dont on se défioit le moins , une sédition qui mit
Rome à deux doigts de sa ruine. Othon, ayant or-
donné qu'on fît venir dans la ville la dix-septième co-
horte qui étoitàOstie, avoit chargé Varius Crisipinus,
tribun prétorien, du soin de la faire armer. Crispinus,
pour prévenir l'embarras , choisit le temps où le camp
étoit tranquille et le soldat retiré, et, ayant fait ouvrir
Tarseùal , commença , dès l'entrée de la nuit, à faire
charger les fourgons de la cohorte* L'heure rendit le
motif stispect; et ce qu'on avoit fait pour empêcher le
désordre en produisit un très grand. La vue des armes
donna ^ des gens pris de vin la tentation de s'en servir. '
Les «oldats s'emportent, et, traitant de traîtres leurs
officiiBrs et tribuns , les accusent de vouloir armer 1$
sénat contre Othon. Les uns , déjà ivres , ne saVoient
te qu'ils feisoient; les plus méchants ne cherchoient
que l'ôtx^sion de piller : la foule se laissoit entraîner
pal* ison goût ordinaire pour les nouveautés , et la nuit
empéchoit qu'on ne pût tirer parti de l'obéissance des
sages. Le tribun, voulant réprimer la sédition, fut
tué, de même que les plus révères centurions; après
quoi , s'étant ssûsis des armes , ces emportés montèrent
à cheval , et, l'épée à la main , prirent le chemin de la
ville et du palais.
Othon donnoit un festin Ce jour-là à ce qu'il y avoit
de plti^ grand à Rome dans les deux sexes. Les con-
vives , redoutant également la fureur des soldats et la
trahison dé l'ètiipereur , ne sa voient ce qu'ils «dévoient
l56 PREMIER LIVRE
craindre le plus, d'être pris s'iU demeuroiènt, ou
d'être poursuivis dans leur fuite ; tantôt afEectant de
la fermeté, tantôt décelant leur effroi, tous obser-
voientle visage d'Othon, et, comme on étoit porté à
la > défiance , la ci^ainte qu il témoignoit augmentoit
celle qu'on avoit de lui. Noamoins effrayé du péril du
sénat*que du sien propre, Othon chargea d abord les
préfets du prétoire daller apaiser les soldats, et se
hâta de renvoyer tout le monde. Les magistrats
fuyoient çà et là, jetant les marques de leurs dignités ;
les vieillards et les fnnmes, dispersés par les rues
dans les ténèbres, se déroboient aux gens.de leur
suite. Peu rentrèrent dans leurs maisons; presque
tous cherchèrent chez leurs amis et les plus pauvres
de leurs clients des retraites mal assurées.
Les soldats arrivèrent avec une telle impétuosité ,
qu'ayant forcé l'entrée du palais , ils bl^ssèrent le tri-
bun Julius Martialis et Vitellius Satuminus qui tà-
choient de les retenir , et pénétrèrent jusque dans la
salle du festin, demandant à voir Othon. Partout ils
menaçoient des armes et de la voix , tantôt leurs tri-
buns et centurions, tantôt le corps entier du sénat:
furieux et troublés d'une aveugle terreur, faute de
savoir à qui s'en prendre , ils en vouloieiU à tout le
monde. Il fallut qu'Othon , sans égard pour la majesté
de son rang , montât sur un sofe , d'où , à force de lar-
mes et de prières, les ayant contenus avec peine, il
les renvoya au camp, coupables et mal apaisés. Le
l^idemain les maisons étoient fermées , les rues dé-
sertes, le peuple -consterné, comme dans une ville
prise ; «t les soldats baissoient les yeux moins de re-
DE TACITE. iSy
pentir que de honte. Les deux préfets, Proculus et
Firmus , parlant avec douceur ou dureté , chacun selon
son génie , firent à chaque manipule des exhortations
qu'ils conclurent par annoncer une distribution de cinq
mille sesterces par tète. Alors Otlion, ayant hasardé
d'entrer dans le camp , fut environné des tribuns et des
centurions, qui, jetant leurs ornements militaires, lui
demandoient congé et sûreté. Les soldats sentirent le
reproche, et, rentrant dans leur devoir, crioient
qu'on menât au supplice les auteurs de la révolte.
Au milieu de tous ces troubles et de ces mouve-
ments divers , Othon voyoit bien que tout homoie sagç
desiroit un frein à tant de licence; il n'ignoroitpasnon
plus que les attroupements et les rapines mènent
aisément à la guerre civile une multitude avide des
séditions qui forcent le gouvernement à la flatter.
^ Alanné du danger oix il voyoit Rome et le sénat , mais
jugeant impossible d'exercer tout d'un coup avec la
dignité convenable un pouvoir acquis par le crime, il
.tînt enfin le discours suivant :
<c Compagnons , je ne Aiens ici ni ranimer votre zélé
«^n ma feveur, ni réchauffer votre courage; je sais
« que l'un et l'autre ont toujours la méme^vigueur : je
« viensr vous exhorter au contraire à les contenir dans
« de justes bornes. Ce n'est ni l'avarice ou la haine f
u causes de tant de troubles dmis les armées , ni la ca-
« lofnnie ou quelque vaine terreur, c'est l'excès seul
« de votre affection pour moi qui a produit avec plus
« de chaleur que de raison le tumulte de la nuit der-
•« nière; mais, avec les motiis les plu» honnêtes , une
.« conduite inconsidérée peut avoir lés plus funestes
l58 PREMIER LIVRE
« effets. Dans 1^ guerre cpie nous allons commencer,
« est-ce le temps de communiquer à tous dbaque avis
u qu ou reçoit , et faut-il délibérer de chaque choç^
« devant tout le monde? L'ordre des af&ires ni la ra^
« pidité de l'occasion ne le permettroient pas ; et comme
« il y a des choses que le soldat doit savoir, il y ^ft a
« d'autres qu'il doit ignorer. L'autorité des chefs -et la
« rigueur de la discipUne demandent qu'en plusieurs
« occasions les centurions et les tribuns eux-mêmes
« ne sachent qu'obéir. Si chacun veut qu'on lui rende
« raison des ordres qu'il reçoit , c'en est fait de l'obéis-
« sance , et par conséquent de l'empire. Que sera-ce
u lorsqu'on osera courir aux armes dans le temps de
« la retraite et de la nuit; lorsqu'un ou deux honunes
« perdus et pris de vin, car je ne puis croire qu'une
« telle frénésie en ait saisis davantage , tremperont
« leurs mains dans le sang de leurs officiers, lorsqu'ils
« oseront forcer l'appartement de leur empereur?
« Vous agissiez pour moi, j'en conviens; mais com-
u bien l'affluence dans los ténèbres et Ja confusion de*
M toutes choses fournissoient-elles une occasion facile
^de s^en prévaloir contre moi-même! S'il étoit au
« pouvoir de Vitelliusetde ses satellites de diriger.nos
cjndipations et nos esprits, que voudroient41sdeplus
« que denous inspirer la discorde et la sédition, quex-
« citera la révolte lesoldat contre lecenturion^ le ceo-
«turion contre le tribun, et, gens decheval et depied,
« nous entraîner ainsi tous pél&^néle à notre perte?
jt^Cîompagpons, c'iesten exécutant les ordres dos cbf^fs
«et non» en les. contrôlant qu'on &it hraveusement
«la guerre; et les troupes les plus terribles dMa h.
ÏXE TACITE. iS^
K mâée sont les plos tranquilles hors du combat. Les
«armes et ki valeur jsont votre partage; laissez-moi le
«^soîn de les diriger. Qie deux ^coupables •seulement
« expient le o^ime dW petit nomlH*^ : que les autres
« s'efforcent d'ensevelir dans un étemel oubli la hente
«de cette Buit, et que de pareils discours contre lésé-
« nat ne s'entendent jamais dans aucune armée. Non ,
«les Germains mfêmes , qoe^itellius {{'efforcé d'exci-
«ter Contre nous, n'oseroient menacer ce corps res-
«pecftaWe, ie chef et l'ornement de l'empire. Quels
« 8eroient<ibncles vrais enfants de Rome ou de T Italie
« qui voudroient le sang et la mort* des mend:)re8 decet
«^oixire , dont la splendeur et 1^ gloire montrent et fe-
• douHent l'opprobre et Tobscurité du parti de Vitel-
«j^lîus? S'il ocbupe quelques provinces, s'il traîne apiès
« lui quelque simulacre d'armée, le sénat est avec
« nous; c'est 'par lui que nous somçies la république ,
«et que nos ennemis le sont aussi de l'état. Pensez-
ktvous que lu majesté de ^ette ville consiste dans des
«aniasde pierpeset de maisons, monuments sans am«
«et sans voix, qu'on peut détruire ou rétablir à son
« gré? L'éternité de l'empire , la paix des nations , mon .
««^ut et le vôtre, tout dépend de la conservation du
rdénat. Institué solei^neUement parle premier père et
«'fondateur de cette villcipour être immortel comme
«.elle, et continué sans interruption «depuis les roîs
«t jusqu'aux empereurs, l'intérêt eommun veut que
k^nrous le transniittions à nos descendants tel que
«^ous l'avons «reçu de qos aïeux : car c'^st du sénat
«que naissent les ^successeurs; à 'l'empirç,. comme de
« vous les sénateurs. »
l6o PREMIER LIVRE
Ayant ainsi tâché d'adoucir et contenir la fougue
des soldats , Othon se contenta d'en faire punir deux;
sévérité tempérée , qui nota rien au bon efFet du dis-
cours. C'est ainsi qu'il apaisa, pour le moment, ceux
qu'il ne pbuvoit réprimer.
Mais le calme n'étoit pas pour cela rétabli dans la
ville. Le bruit des armes y retentissoit encore^ et Ton
y voyoit l'image de la guerre. Les soldats n'étoient pas
attroupés en tumulte; mais /déguisés et dispersés par
l^s maisons, ils épioient, avec une attention maligne,
tous ceux que leur rang, leur richesse ou leur gloire
exposoientaux discours publics. On crut même qu'il
s'étoit glissé dans Rome des soldats de Vitellius pour
sonder les dispositions des esprits. Aiasi la défiance
ét#it universelle , et l'on se croyoit & peine en sûreté
renfermé chez soi. Mais c'étoit encore pis en public,
où chacun, craignant de paroitre incertain dans les
nouvelles douteuses ou peu joyeux dans le> favora-
' blés, couroitavec une avidité marquée au*devant de
tous les bruits. Le sénat assemblé ne savoit que faire ,
et trouvoit partout des difficultés : se taire étoit d'un
rebelle , parler étoit d'un flatteur; et le manège de l'a-
dulation n'étoit pas ignoré d'Othon , qui s'en étoit servi
si long-temps. Ainsi, flottant d'avis en avis sans s'arrêter
à aucun, l'on ne s'accordoit qu'à traiter Vitellius de
parricide et d'ennemi de Fétat : les plus prévoyants se
contentoient de l'accabler d'injures sans conséquence,
tandis que d'autres n'épargnoient pas ses vérités , mais
à grands cris, et dans tme telle confusion de voi^,
qae4ibacun profitoit du bruit pour l'augmenter sans
être entendu.
DE TACITE. l6l
Des prodiges attestés par divers témoins augmen-
toient encore l'épouvante. Dans le vestibule du Gapi-
tole les rênes du char, de la Victoire disparurent. Un
spectre de grandeur gigantesque fut vu dans la cha-
pelle de Junon. La statue de Jules César dans Tîle du
Tibre se tourna , par un temps calme et serein , d'occi-
dent en orient. Un bœuf parla dans l'Étrurie. Plu-
sieurs bêtes firent des monstres. Enfin Ton reinarqua
mille autres pareils phénomènes qu'on observoit en
pleine paix dans les siècles grossiers, et qu'on ne voit
plus aujourd'hui que quand on a peur. Mais ce qui
joignit la désolation présente à l'effroi pour l'avenir ,
fut une subite inondation du Tibre, qui crut à tel
point, qu'ayant rompu le pont Sublicius, les débris
dont son lit fut rempli le firent refluer par toute la
ville ^ même dans les lieux que leur hauteur semblpit
garantir d'un pareil danger. Plusieurs furent surpris
dans les rues , d'autres dans les boutiques et dans les
chambres. A ce désastre se joignit la famine chez le
peuple par la disette des vivres et le défaut d'argent,
Enfin , le Tibre , en reprenant son cours , emporta des
iles dont le séjour des eaux avoit ruiné les fondements*
Mais à peine le péril passé laissa-t-il songer à d'autres
choses, qu'on remarqua que la voie flaminienne et le
champ de Mars, par où devoit passer Othon, étoient
comblés. Aussitôt, sans songer si la cause en étoit for-
tuite ou naturelle , ce fut un nouveau prodige qiii pré-
sageoit tousles malheurs dont on étoit menacé.
Ayant purifié la ville , Othon se livra aux soins de la
guerre; et voyant que les Alpes Penninej^, les Cot-
tiennes, et toutes les autres avenues des Gaules,
XII. II
t6l PREMIER LIVRE
étbieùt boochées par les troupes de Vitellius , il réso-
lut d attaquer la Gaule narbonnoise avec une bonne
flotte dont il étoit sûr : car il avoit rétabli en légion
ceux qui avoient échappé au massacre du pont Mil-
Vins , et que Galba avoit fait emprisonner ; et il promit
aux autres légionnaires de les avancer dans la suite.
il joignit à la même flotte avec les cohortes urbaines
(plusieurs prétoriens , Félite des troupes , lesquels ser<^
Voient en même temps de conseil et de garde aux
dliefs. Il donna le commandement de cette expédition
aux primipilaires Antonius Novellus et Suedius Gle-
mens , auxquels il joignit Emilius Pacensis , en lui reoh
âant le tribunat que Galba lui avoit ôté. La flotte lîit
kissée aux soins d'Oscus, affranchi, quOtbon char-
gea d'avoir Toeil sur la fidélité des généraux. A 1 égard
dès troupes de terre , il mit à leur tête Suetonius Pau-
Knus, Marins Ceisûs , et Annius Gallus; mais il donna
§a plus grande cotifiance à Licinius Proculus, pré£^
du prétoire. Cet homme , officier vigilant dans Rome ,
lÉiiais sans expérience à la gueire, blâmant lautorité
dé Paulin, la vigueur de Celsus, la maturité de Gal*-
his, toumoit en mal tous les caractères, et, ce qui
A>est pas fort surprenant, Temportrât ainsi par son
adroite méchanceté sur des gens meilleurs et plus
Étiddestes que lui.
Environ ce t^txip64è, Gonielius Dolabella fut rdé-
gùé dans la ville d'Aquin , et gardé moins rigoureuse-
ment que sûrement , sans qu on etrt autre chose à Im
^prothér €(u'une illustre naissance et lamitié de
Galba. Plusieurs magistrats $t la plupart dès costu^
kiires suivirent Othon par son ordre, plutôt sous le
DE TACITE. l6|
pr^xte de raccompagner, que pour partager les
3oiQs de la guerre^ De ce nombre étoit Lucjus Vitel-
lias , qui ne fut distingué ni comme ennemi fki comme
frère d'ui^ empereur. C est alors que, les soucis chan-.
géant d'objet, nul ordre ne fut exempt de péril ou de
crainte. Les premiers du sénat, chargés d années et
amollis par une longue paix, une noblesse énervée et
qui avoit oublié Tusage des armes , d^s chevaliers mal
exercés, ne faisoient tous que mieux déceler JieiDr
frayeur par leurs efforts pour la cacher. Plusieurs
cependant , guerriers à prix d argent et braves de
leors richesses , ^étaloient piar une imbécile vanité de^
armes brillantes, de superbes chevaux, de pompeux
équipage^, et tous le^s apprêts du luxe et de la volupté
pour ceux de la guerre. Tandis que les sages veil-
lmen$ au repos de Ja république, mille étourdis , sans
prévoyance, s'enorgueillissoient d'un vain espoir;
plusieurs , qui s'étoient mal conduits durant la paix ,
se réjouissoient de tout ce désordre, et tiroient du
danger présent leur sûreté personnelle.
Cependant le peuple, dont tant de soins passoiettt
la portée, voyant augmenter le prix des denrées , et
t^ut Fargent servir à l'entretien des troupçs, icom*^
mença de senfir leis maux qu'il n'avoit fait que çrain-
dire après 1% révolte de ViodeXf t^mps où la guerre
allumée «ntre les Gaules et les légions, laissant Roqne
^f: l'I^aJtie «p paix, pouypât passer pour externe* Car
depuis qu'Auguste eut assuré Tempire aux césars, le
peuple romain avpit toujours ponté ses ^rmes au loin»
eî s^^mmi poi^* Jiaiglpke etrinté*4td'tm seul. Les
régnes 4e Tibère et d^ CaKgula n'a voient été que me-
II.
l64 PREMIER LIVRE
nacés de guerres civiles. Sous Claude les premiers
mouvements de Scribonianus furent aussitôt répri-
mes que connus; et Néron même fut expulsé par des
rumeurs et des bruits plutôt que par la force des
armes. Mais ici Ton avoit sous les yeux des légions,
des flottés, et, ce qui étoit plus rare encore, les mi-
lices de Rome et les prétoriens en armes. L'Orient et
rOccident , avec toutes les forces qu'on laissoit der-
rière soi , eussent fourni l'aliment d'une longue guerre
à de meilleurs généraux. Plusieurs , s'amusant aux
présages, vouloient qu'Othon différât son départ jus-
qu'à ce que les boucliers sacrés fussent prêts. Mais,
excité par la diligence de Cécina qui avoit déjà passé
les Alpes, il méprisa de vains délais dont Néron s'étoit
mal trouvé.
Le quatorze de mars il chargea le sénat du soin de
la république , et rendit aux proscrits rappelés tout ce
qui n'avoit point encore été dénaturé de leurs biens
confisqués par Néron ; don très juste et très magnifi-
que en apparence, mais qui se réduisoit presque à
rien par la promptitude qu'on avoit mise à tout ven-
dre. Ensuite dans une harangue publique il fit valoir
en sa faveur la majesté de Rome, le consentement du
peuple et du sénat, et parla modestement du parti
contraire , accusant plutôt les légions d'erreur que
d'audace , sans faire aucune mention, de Vitellius ,
soit ménagement de sa part, soit précaution de la
part de l'auteur du discours : car, comme Othon con-
sultoit Suétone PauUn et Marins Celsus sur la guerre,
on crut qu'il se servoit de Galerius Trachalus dansles
afiaires civiles. Quelques uns démêlèrent même le
Dp TACITE. l65
genre de cet orateur, connu par ses fréquents plai-
doyers et par son style ampoulé , propre à remplir les
oreilles du peuple. La harangue fut reçue avec ces cris y
ces applaudissements *faux et outrés , qui sontladu^-
lation de la multitude. Tous s'efForçoient à Fenvi d'é-
taler un zélé et des vœux dignes dç la dictature de
César ou de Tempire d'Auguste; ilsnesuivoientméme
en cela ni l'amour ni la crainte, mais un penchant bas
et servile; et comme il n étoit plus question d'honnê-
teté publique , les citoyens n'étoient que de vils escla-
ves flattant leur maître par intérêt. Qthon , en partant ,
remit à Salvius Titianus , son frère , le gouvernement
de Rome et le soin de l'empire.
^ .
TRADUCTION
DE UAPOCOLORINTOSIS
PE SÉNÈQUE,
SUR LA MORT DE L'EMPEREUR CLAUD^.
Je veux raconter aux hommes ce qui s'est passé
dans les deux le treize octobre, sous le consulat d'A-
sinius Marcellus et d'Acilius Aviola , dans la nouvelle
année qui commence cet heureux siècle ■. Je ne ferai
ni tort ni grâce. Mais si Von demande comment je suis
si bien instruit; premièrement je ne répondrai rien,
s'il me plait; car qui m'y pourra contraindre? ne sais-
je pas que me voilà devenu libre par la mort de ce
galant homme qui avoit très bien vérifié le proverbe ,
qu'il faut naître ou monarque ou sot.
Que si je veux répondre , je dirai comme un autre
tout ce qui me viendra dans la tête. Demanda-t-on
jamais caution à un historien juré? Cependant si j'en
' Quoique les jeux séculaires eussent été cëlëbrës par Auguste,
Claude, prétendant qu*il avoit mal calculé, les fit célébrer aussi;
ce qui donnoit à rire an peuple, quand le crieur public annonça,
dans la forme ordinaire, dès jeux que nul homme vivant n*avoit
vus , ni ne reverroit. Car, non seulement plusieurs personnes encore
vivantes avoient vu ceux d* Auguste, mais même il y eut des his-
trions qui jouèrent aux uns et aux autres; et Vitellius n* avoit pas
honte de dire à Claude , malgré la proclamation , Sœpè facias.
TRADUCTION DE L APOCOLOKINTOSIS. 167
voulois une , je n ai qu à citer celui qui a vu Drusille
monter au ciel ; il vous dira qu'il a vu Claude y mon-
ter aussi tout clochant. Ne faut-41 p^ que cet homme
v^e, bon gré mal gré, tout ce qui se fait là-haut?
n'est-il pas inspecteur de la voie appienue par la-
quelle on sait qu'Auguste et Tibère sont allés se faire
dieux? Mais ne l'interrogez que tète à tête : il ne dira
rien en public; car après avoir juré daAS le sénat
qu'il avoit vu l'ascension de Drusille , indigné q^ au
mépris d'une si bonne nouvelle personne ne voulût
croire à ce qu'il avoit vu , il protesta en bonne
forme qu'il verroit tuer un homme en pleine rue
qu'il n'en diroit rien, Pour moi, je peux jurer,
par le bien que je lui souhaite , qu'il m'a dit ce que, je
vais publier. Déjà
Par un plus court cheniin Tastre qui nous ëd^ire
• Dirigeoic à nos yeux sa course journalière;
Le dieu fantasque et brun qui préside au repos
A de plus longues nuits prodi|;uoit ses payots r
La blj^arde Gynthie, auy dépens de son frère.
De sa triste lueur éclairoit l'hémisphère ,
Et le difforme hiver obtenoit les honneurs
De la saison des fruits et du dieu des buveurs t
Le vendangeur tardif, d'une main eogourdiiet
Qtoit «Qcor du cep quelque grappe flitris.
Mais peut-être parlerai-je aussi elaireraent «n di-
sant que c'étoit le-treizième d'octobre. A Fégard de
rheure, je ne puis vous la dire exactement; mais il
est à croire que là-dessus les phîlosc^bes s'accorde-
ront mieux que les horloges ' . Quoi qu'il en soit ,
' La mprt de Claude fut kN9g*temps c^çbéA au peuple, J9sqM*À
ce qu Agrippine eût pris ses mesures pour ^ter Tevipire à Bri<wi-
l68 TRADUCTION
supposons qu'il étoit entre six et sept; et puisque,
non contents de décrire le commencement et la fin
dû jour , les poètes, plus actifs que des manœuvres,
n en peuvent laisser en paix le milieu , voici com^
ment dans leur langue j'exprimerois cette heure for-
tunée :
Déjà du haat des cieux le dieu de la lumière
Avoit en deux moitiés partagé Thémisphère ,
Et pressant de la main ses coursiers déjà las,
Vers rhesphérique bord accéléroit leurs pas ;
quand Mercure, que la folie de Claude avoit toujours
amusé, voyant son ame obstruée de toutes parts
chercher vainement une issue , prit à part une de»
trois Parques , et lui dit : Comment une femme a-t-elle
assez de cruauté pour voir un misérable dans des
tourments si longs et si peu mérités? Voilà bientôt
soixante^quatre ans qu'il est en querelle avec son
ame. Qu'attends-tu donc encore? souffre que les as-
trologues , qui depuis son avènement annoncent tous
les ans et tous les mois son trépas, disent vrai du
moins une fois. Ce n'est pas merveille, j'en conviens,
s'ils se trompent en cette occasion : car qui trouva
jamais son heure? et qui sait comment il peut rendre
l'esprit? Mais n'importe ; fais toujours ta charge qu'il
meure, et çéde l'empire au plus digne.
Vraiment, répondit Clotho, je voulois lui laisser
quelques jours pour foire citoyens romains ce peu de
gens qui sont encore à l'être , puisque c'étoit son
njcus et l'assurer à Néron ; ce qui fit que 1^ public n'en savoit exac-
tement ni le jour ni l'heure.
DE l'apocolokintosis. i6g
plaisir de voir Grecs , Gaulois , Espagnols , Bretons ,
et tout le monde en toge. Cependant, comme il est
bon de laisser quelques étrangers pour graine , soit
fait selon votre volonté. Alors elle ouvre une boite et
en tire trois fuseaux; Tun pour Augurinus, l'autre
pour Babe , et le troisième pour Claude : ce sont, dit-
elle, trois personnages que j'expédierai dans Tespace
d'un an à peu d'intervalle entre eux, afin que celui-ci
n'aille pas tout seul. Sortant de se voir environné de
tant de milliers d'hommes , que deviendroit-il aban-
donné tout d'un coup à lui-même? Mais ces deux ca-
marades lui suffiront.
Elle dit : et d'un tour fait sur un vil fuseau , '
Du stupide mortel abrégeant l'agonie ,
Elle tranche le cours de sa royale vie.
A l'instant Lachésis , une de ses deux sœurs ,
Dans un habit paré de festons et de fleurs ,
Et le front couronné des lauriers du Permesse ,
D'une toison d'argent prend une blanche tresse
Dont son adcoite main forme un fil délicat.
Le fil sur le fuseau prend un nouvel éclat.
De sa rare beauté les sœurs sont étonnées ;
Et toutes à Tenvi de guirlandes ornées,
Voyant briller leur laine et s'enrichir encor,
Avec un fil doré filent le siècle d'or. '
De la blanche toison la laine détachée,
Et de leurs doigts légers rapidement touchée ,
Coule à l'instant sans peine, et file et s'embellit;
De mille et mille tours le fuseau se remplit.
Qu'il passe les longs jours et la trame fertile
Du rival de Géphale et du vieux roi de Pyle !
Phœbus, d'un chant de joie annonçant l'avenir,
De fuseaux toujours neufs s'empresse à les servir,
Et cherchant sur sa lyre un ton qui les séduise ,
Les trompe heureusement sur le temps qui s'épuise.
170 TRADUCTION
Poisse un si doux travail, dit-il, être ëtemel !
Les jours que vous filez ue sont pas d*un mortel :
n me sera semblable et d'air et de visage ,
De la Toix et des chants il aura l'avantage.
Des siècles plus heureux renaîtront à sa voix ;
Sa loi fera cesser le silence des lois.
Comme on voit du matin Fétoile radieuse
Annoncer le départ de la nuit ténébreuse ;
Ou tel que le soleil, dissipant les vapeurs,
Rend la lumière au monde et Falégresso aux 4:cears ;
Tel César va paroitre ; et la terre éblouie
A ses premiers rayons est déjà réjouie.
Ainsi dit Apollon; et la Parque, honorant lagrande
ame de Néron, ajoute encore de son chef plusieurs
années à celles qu'elle lui file à pleines mains. Pour
Claude , tous ayant opiné que sa trame pourrie fut
coupée , aussitôt il cracha son ame et cessa de paroitre
en vie. Au moment qu'il expira, il écoutoit des comé-
diens; par où Ton voit que si je les crains, ce n'est
pas sans cause. Après un son fort bruyant de l'organe
dont ilparloit le plus aisément, son dernier mot fut:
Foin! je me suis embrené. Je ne sais au vrai ce qu'il fit
de lui , mais ainsi faisoit-il toutes choses.
Il seroit superflu de dire ce qui s'est passé depuis
sur la terre. Vous le savez tous, et il n'<est pas à crain-
dre que le public en perde la mémoire. Oublîa-t-on
jamais son bonheur? Quant à ce qui s'est passé au
ciel, je vais vous le rapporter; et vous devez , s'il vous
plaît, m'en croire. D'abord on annonça à Jupiter un
quidam d'assez bonne taille , blanc ccHume une chè-
vre, branlant la tête et traînant le pied droit d'un air
fort extravagant. Interrogé d'où il étoit, il avoit mur-
muré entre ses dents je ne sais quoi qu'on ne put en-
DE l'aPOCOLOKINTOSIS. 171
toMlre j et qui n'étoit ni grec ni latin , ni d£Ui8 aucune
langue connue.
Alors Jupiter, s adressant à Hercule, qui ayant
cpuru toute la terre en devoit connoitre tous les peu-
ples , le chargea d'aller examiner de quel pays étoit
cet homme. Hercule , aguerri contre tant de monstres ,
ne laissa pas de se troubler en abordant celui-cû :
frappé de cette étrange &ce , de ce marcher inusité ,
de ce beuglement rauque et sourd , moins semnla1:)le à
la voix d'un animal terrestre qu'au mugissement d'un
monstre marin : Ah ! dit41 , voici mon treizième tra-
vail. Cependant, en regardant mieux, il crutdémélei*
quelques traits d'un homme. Il l'arrête , et lui dit aisé-
ment en grec bien tourné :
D*6à viens-tu? quel es-tu? de quel pays es-tu?
A ce mot , Claude, voyant qu'il y avoit là des beaux
esprits , espéra que l'un d'eux écriroit son histoire ;
et s'annonçant pour César par un vers d'Homère , il
dit:
Les vents m'ont unené des livages troyens.
Mais le vers suivant eût été plus vrai ,
Dont j*ai détruit les murs, tué les citoyens.
Cependant il ea auroit imposé à Hercule , qui est
un assez bon-homme de dieu , sans la Fièvre , qui ,
laissant toutes les autres divinités à Rome, seule
avoit quitté son temple pour le suivre. Apprenez, lui
dit-elle, qu*il ne fait que mentir; je puis le savoir;
moi qui ai demeuré tant d'années avec lui : c'est un
bourgeois de Lyon ; il est né dans les Gaules à dix-
l'J2 TRADUCTION
sept milles de Vienne ; il n'est pas Romain , vous dis-je ^
c'est un franc Gaulois , et il a traité Rome à la gauloise.
C'est un fait qu'il est de Lyon, où Licinius a com-
mandé si long-temps. Vous qui avez couru plus de pays
qu'un vieux muletier , devez savoir ce que c'est que
Lyon, et qu'il y a loin du Rhône au Xanthe.
Ici Claude, enflammé de colère, se tait à grogner
le plus haut qu'il put. Voyant qu'on ne l'entendoit
point, il fit signe qu'on arrêtât la Fièvre ; et du geste
dont il faisoit décoller les gens ( seul mouvement que
ses deux mains sussent faire ) , il ordonna qu'on lui
coupât la tète. Mais il n'étoit non plus écouté que s'il
eût parlé encore à ses af&^anchis '.
Oh ! oh ! l'ami , lui dit Hercule , ne va pas faire ici
le sot. Te voici dans un séjour où les rats rongent le
fer; déclare promptement la vérité avant que je te
l'arrache. Puis prenant un ton tragique pour lui en
mieux imposer , il continua ainsi :
Nomme à Finstant les lieux où tu reçus le jour,
Ou ta race avec toi va périr sans retour.
De grands rois ont senti cette lourde massue ,
Et ma main dans ses coups ne s'est jamais déçue ;
Tremble de réprouver encore à tes dépens.
Quel murmure confus entends-je entre tes dents?
Parle, et ne me tiens pas plus long-temps en attente :
Quels climats ont produit cette tête branlante?
Jadis, dans l'Hespérie, au triple Géryon,
J* allai porter la guerre, et, par occasion,
' On sait combien cet imbécile avoit peu de considération dans
sa maison : à peine le maître du monde avoit-il un valet qui lui
daignât obéir. Il est étonnant que Sénèque ait osé dire tout cela ,
lui qui étoit si courtisan ; mais Âgrippine avoit besoin de lui, et il
le savoit bien.
DE l'aPOCOLOKINTOSIS. j-j^
De ses nobles troupeaux, ravis dans son étable,
Ramenai dans Argos le trophée honorable.
En route, aux pieds d un mont doré par Torient,
Je vis se réunir dans un séjour riant
Le rapide courant de l'impétueux Rhône
Et le cours incerMÛn de la paisible Saône :
Est-ce là le pays où tu reçus le jour?
Hercule, en parlant de la sorte, affectoit plus d'in-
trépidité qu il n'en avoit dans Tanie , et ne laissoit pas
de craindre la main d'un fou. Mais Claude, lui voyant
Tair d'un homme résolu qui n'entendoit pas raillerie,
jugea qu'il n'étoit pas là comme à Rome, où nul n'o-
soit s'égaler à lui , et que partout le coq est maître sur
son fumier. Il se remit donc à grogner; et autant
qu'on put l'entendre , il sembla parler ainsi :
J'espérois , ô le plus fort de tous les dieux ! que vous
me pi^otégeriez auprès des autres, et que, si j'avois
eu à me renommer de quelqu'un , c'eût été de vous
qui me connoissez si bien : car, souvenez-vous-en , s'il
vous plaît, quel autre que moi tenoit audience devant
votre tanple durant les mois de juillet et d'août?
Vous savez ce que j'ai souffert là de misères, jour et
nuit à la merci des avocats. Soyez sûr, tout roimste
que vous êtes, qu'il vous a mieux valu purger les éta-
bles d'Augias que d'essuyer leurs criaillerîa§; vous
avez avalé moins d'ordures '.
Or dîtes-nous quel dieu nous ferons de cet homme-
ci. En ferons-nous un dieu d'Épicare, parcequ'il ne
se soucie de personne , ni personne de lui? un dieu
stoïcien, qui, dit Varron, ne pense ni n'engendre?
* Il y a idi très ëTidemment une lacune , que je ne vois pourtant
marquée dans aucune édition. , . ,
174 TRADUCTION
N ayan^ ni cœur ni tête , il semble assez propre à le
devenif . Eh ! messieurs , s'il eût demandé cet honneur
à Saturne même, dont, présidant à ses jeux, il fît du-
rer le mois toute Tannée, il ne Yeàt pas obtenu. ]U'ob>
tiendra-t-il de Jupiter , qu il a condamné pour cause
d'inceste , autant qu'il étoit en lui , en faisant mourir
Silanus, son gendre? et cela, pourquoi ? pîsirceque
ayant une sœur d'une humeur charmante, et que tou(
le monde appeloit Vénus ^ il aima mieux l'appeler
Juncm. Qdel si grand crime est-ce do<ic , direz*voos ,
de fêter discrètement sa sœur? La loi ne le permet-
elle pas à demi dans Atibiènes , et dans l'Egypte eo
pleine? ARome... ..Oh! àRomet igoor^^vous
que les rats mangent le fer ? Notre sag^ bouleverse
tout. Quant à lui , j'ignore ce qu'il faisoit dans sacham-
fare; mais le voilà maintenant furetant le ciel pour se
faire dieu, non content d'avoir en Angleterre un tem*
pie où les barbares le servent comme tel.
A la fin, Jupiter s'avisa qu'il falloit arrêter les lon-
gues disputes , et faire opiner chaoun à son ra^g. Père^
conscrits, dit^il à ses cotlégues^ auiieu des interro-
gatk»is que je vous avois permises , vous ne faitçs que
battre Ja campagpe ; j'entmids que la cour rqpreiaa»^
ses formes ordinaires : que penseroil; de nous ce pas*
tulant , tel qu'il soit ?
L'ayant donc fait sortir , A alla aux voix , en çom-
saenoant par le père Janus. Celui-ci» >eonsiil d'un
' On sait qu'il étoit permis en Egypte d*époaser sa sœur de père
et de mère ; et cela ëtoit aussi permis à Athènes , mais pour la
MBor ée mère aeidement. Le mariiig» «l'£lpûii^ et dtt Giai^^ en
fournit un exemple.
DE L'aPOCOLOKINTOSIS. 175
après-dîner, désigné le premier juillet, ne laissoit pas
d'être homme à deux envers , regardant à-la-fois devant
et derrière. En vrai pilier de barreau , il se mit à débi-
ter fort dis^rtement beaucoup de belles choses que le
scribe ne put suivre , et que je ne répéterai pas de peur
de prendre un mot .pour Fautre. Il s'étendit sur la
grandeur des dieux ; soutint qu'ils ne dévoient pas
s'associer des fequins. A.utrefois , dit-il , c'étoit une
grande affaire que d'être fait dieu ; aujourd'hui ce
n'est plus rien '. Vous n'avez déjà rendu cet homme*
d que trop célèbre. Mais y de peur qu'on ne m'accuse
d'opiner sur la personne et non sur la chose , mon
avis est que désormais on ne déifie plus aucun de
ceux qui broutent l'herbe des champs ou qui vivent
des fruits de la terre; que si, malgré ce sénatus-con-
sulte, quelqu'un d'eux s'ingère à l'avenir de trancher
du dieu, soit de fait, soit en peinture, je le dévoue
âux Larves ; et j'opine qu'à la première foire sa déité
Hôçoive les étrivières et soit mise en vente avec les
nouveaux esclaves.
^près ci4à vint le tour du divin fils de Vica-IV>ta ,
désigné cxmênl grippe-sou , et qui gagnoit sa vie à
grâ^eKiMT, et vendre les petites villes. Hercule, pas-
sant donc à celui-ci, lui toucha galamment l'oreille;
et il o^ina en ces termes : Attendu que le divin Claude
eitdn sang du divin Auguste et du sang de la divine
Ltvie son aïeule , à laquelle il a méine confirmé son
' Je ne sanrois me persuader qu'il n y ait pas encore une lacune
entre ces mots, Olim, inquit, magna res erqt deum fieriy et ceux-ci,
Juttnfafna nimium fecisti. Je n*y vois ni liaison, ni transition , ni au-
cune espèce de «entt», ii lèa lire ainsi de s^ke.
176 TRADUCTION
brevet de déesse; qu'il est d ailleurs un prodige de
science, et que le bien public exige un adjoint à Técot
de Romulus; j'opine qu'il soit dès ce jour créé et
proclamé dieu en aussi bonne forme qu'il s'en soit
jamais fait, et que cet événement soit ajouté aux mé-
tamorphoses d'Ovide.
Quoiqu'il y eût divers avis , il paroissoit que Claude
l'emporteroit; et Hercule, qui sait battre le fer tandis
qu'il est chaud, couroit de côté et d'autre, criant:
Messieurs , un pe^ de faveur ; cette affaire-ci m'inté-
resse : dans une autre occasion vous disposerez aussi
de ma voix ; il faut bien qu'une main lave l'autre.
Alors le divin Auguste s'étant levé, pérora fort
pompeusement, et dit : Pères conscrits, je vous
prends à témoin que depuis que je suis dieu je n'ai
pas dk un seul mot, car je ne me mêle que de mes
affaires. Mais comment me taire en cette occasion ?
comment dissimuler ma douleur, que le dépit aigrit
encore? C'est donc pour la gloire de ce misérable que
j'ai rétabli la paix sur mer et sur terre , que j'ai étouffé
les guerres civiles , que Rome est affermie par mes
lois et ornée par mes ouvrages ? O pères conscrits , je
ne puis m'exprimer; ma vive indignation ne trouve
point de termes , je ne puis que redire après l'éloquent
Messala : L'état est perdu ! cet imbécile , qui paroit
ne pas savoir troubler l'eau , tuoit les hommes comme
des mouches. Mais que dire de tant d'illustres vic-
times? Les désastres de ma famille me laissent-ils des
larmes pour les malheurs publics? Je n'ai que trop
â parler des miens . ' Ce galant homme que vous voyez ,
' Je n'ai point traduit ces mots , etiamsi Phùrmea grœcè nescit,
DE LAPOCOLOKINTOSIS. 177
*
protégé par n^oa nom durant tant d'années , me mar*
qua sa recoïmoissance en faisant mourir Lucius Sila-
nu^ un de mes arrière-petits-neveux, et deux Julies
mes arrière-petites-niéces, Tune par le fer, Tautre
par la faim. Grand Jupiter, si vous l'admettez parmi
nous , à tort ou non , ce sera sûrement à votre blâme.
Car, dis-moi, je te prie , ô divin Claude ! pourquoi tu
fis tant tuer de gens sans les entendre, sans même
t'informer deleuts crimes. — C'étoit ma coutume? —
Ta coutume? On ne la connoit pas ici. Jupiter, qui
régne depuis tant d années, a-t-il jamais rien fait de
semblable? Quand il estropia son fils, le tua-t-il?
Quand il pendit sa femme, 1 etrangla-t-il ? Mais toi,
n as-tu pas mis à mort Messaline, dont j'étois le grand-
oncle ainsi que le tien'? Je Tignore, dis-tu? Miséra-
ble ! ne sais-tu pas qu'il t'est plus bonteux de l'ignorer
que de l'avoir fait !
Enfin Gaïus Galigula s'est ressuscité dans son suc-
cesseur. L'un fait tuer son beau-père « , et l'autre son
gendre ^< L'un défend qtt'on donne au fils de Crassus
le surnom de grand ; l'autre le lui rend et lui fait cou-
per la tété. Sans respect pour un sang illustre, il fait
périr dans une même maison Sçribonie, '^l^ristonie,
ego scio. ENTIKONTONTKHNAIH2 senescit ou se nescity parceque
je n'y entends rien du tout. , Peut-être aurois-je tro,uv^ quelque
éclaircissement dans les adages d'Érasme , mais je ne suis pas à
portée de les consulter.
>, . * Par Fadoption de Drusus, Auguste étoitTaïeul de Claude, mais
il étoit aussi son grand-oncle par la jeune Antonia, mère de ClaucU
et nièce d'Auguste. ^
' M. Silauus. — ' Pompeius Magnus.
XII. 12
178 TRADUCTION
Assarion , et même Crassus le grand, ce pauvre Gras-
sus si eomplétement sot qu'il eût mérité de régner.
Songez, pères conscrits, quel monstre ose aspirera
siéger parmi noue. Voyez -comment déifier une telle
igure , vil ouvrage des dieux irrités? A quel culte, à
quelle foi pourra4-il prétendre? qu'il réponde, et je
me rends. Messieurs , messieurs , si vous donnez la'
divinité à de telles gens , qui diable reconnottra la
vôtre? En un mot, pères conscrits , je vous demande,
pour prix de ma complaisance et de ma discrétion ,
de venger mes injures. Voilà mes raisons , et voici
mon «vis :
Çlomme ainsi soit que le divin Claude a tué son
beau-père Appius Silanus, ses deux gendres, Pom-
peius Magnus et Lucianus Silanus , Crassus beau-père
de sa fille , cet homme si sobre ■ et en tout si sem-
blable à lui, Scribonie belle-mère de sa fille, Mes^-
Hne sa propre femme , et mille autres dont les noms
ne finiroient point ; j opine qu'il soit sévèrement puni ,
qu'on ne lui permette plus dé siéger en justice, qu'en-
fin banni sans retard il ait à vider l'CAympe en trois
jours , et le ciel en un mois.
Cet avis fut suivi tout d'une voix . A l'instant le Cyl-
lénien ^ lui tordant le cou , *le tire au séjour
lyoù uni, âit-on, ne retourna jamais. '
' Je n'ai gnère besoin^ je crois, d'avertir que ce mot est pria
'îÉtnnqaeiiietit. Soîétooe, ^rès avoir dît qu'en tout temps, en tout
lieii, Claude étoit toujours prêt à manger et boire, ajoute qu'un
jour, ayant senti de son tribunal Todeur du dîner des saliens , il
planta là toute l'audience, et courut se mettre à table avec eux.
' Mercure.
DE L'APOCOLOKINTOSIS. 179
En descçndant par la voie sacrée ils trouvent un
grand concours dont Mercure demande la cause. Pa-
rions , dit-il , que c'est sa pompe fuQébre : et en effet ,
la beauté du convoi , où largent n aVbit pas été épar-
gné , annpnçoit bien Tenterrçment d'un dieu. Le bruit
des trompettes , des cors, des instruments* de toute
espèce, et surtout de la foule, étoit si grand que
Claude lui-même pouvoit Fentendre. Tout le monde
étoit dans Talégresse ; le peuple romain marchoit lé-
gèrement comme ayant secoué ses fers. Agathon et
quelques chicaneurs pleuroient tout bas 'dans le fond
du cœur. Les jurisconsultes , maigres , exténués ■ ,
commençoi^nt à respirer et sembloient sortir du tom-
I)eau. Un d'entre eux, voyant les avocats la tête basse
déplorer leur perte , leur dit en s approchant : Ne vous
le disois-je pas , que les saturnales ne durel^oient pas
toujours?
Claude en voyant ses funérailles comprit enfin qu'il
étoit mort. On lui beugloit à pleine tête ce chant funè-
bre en jolis vers heytasyllabes.
O cris ! 6 perte ! 6 douWiirt !
De nos fanébres cUoMurs
Faisons retentir la place :
Que chacun se contrefasse :
Crions d*un commun acitord, '
Ciel ! ce grand hopime est dolie mort !
n est donc mort ce grand homma 1
Hélas ! vous savez tons cemme ,
Sous la force de son bras,
Il mit tout le im^nà* à ba*.
' Un jnge qui n'avoit d'autre loi que sa volonté ddnnoit peu d'ou-
vrages à ces messieurs-là.
L
l8o TRADUCTION
Falloit-il vaiocre à la course ;
Falloit-il, jusque sous Fourse,
Des Bretons presque ignorés ,
Du Cance aux cheveui doréç
Mettre l'orgueil à la chaîne,
Et sous la hache romaine
.Faire trembler FOcéan ;
Falloit-il en moins d'un an
Dompter le Parthe rebelle ;
Falloit-il d*un bras fidèle
Bander l'arc, lancer des traits
Sur des ennemis défaits,
Et d'une audace guerrière
Blesser lelilède au derrière ;
Notre hotome étoit prêt à tout.
De tout il venbit à bout.
Pleurons ce nouvel oracle.
Ce grand prononceur d'arrêts,
Ce Minos que par miracle
Le ciel fol*ma tout exprès.
Ce phénix des beaux génies
rTépuisoit point les parties
En plaidoyers superflus;
Pour juger sans se méprendre
Il lui suffisoit d'entendre ^
Une des deux tout au plus.
Quel autre toute l'année
Voudra si^er désormais ,
Et n'avoir, dans la journée,
De plaisir que les procès ?
Minos y* cédez-lui la place ;
Déjà son ombre vous chasse
Et va juger aux enfers.
Pleurez^ avocats à vendre ;
, Vos cabinets sont déserts.
Rimeurs qu'il daignok entendre,
A qui lirez-vous vos vers ?
Et vous, qui comptiez d'avance
DE LAPOCOLOKINTOSIS. l8l
* Des comels et de là chance
Tirer un ample trésor,
Pleurez, brelandier célèbre,
Bientôt un bûcher funèbre
Va consumer tout votre or.
Claude se délectoît à entendre ses louanges , et au-
roit bien voulu s'arrêter plus long-temps ; mais le
héraut des dieux , lui mettant la main au collet et lui
enveloppant la tête de jieur quil ne fût reconnu^
Teatraina par le champ de Mars , et le fit descendre
aux enfers entr« le Tibrç et la voie fîouverte.
Narcisse , ayant coupé par un plus court chemin ,
vint frais , sortiant du bain , au-devant de son maître ,
et lui dit : Comment ! les dieux chez les hommes !
Allons, allons, dit Mercure, qu'on se dépêche de
iious annoncer. L'autre voulant s'amuser à cajoler
son maître, il le hâta d'aller à coups de caducée, et
Narcisse partit sur4e-champ. La pente est si glis-
sante, et l'on descend si facilement, que, tout gout-
teux qu'il étoit, il arrive en un moment à la porte dea
enfers. A sa vue , le monstre aux cent têtes dont parle
Horace s'agite , hérisse ses horribles crins ; et Nar-
cisse , accoutiuné aux caiesses de sa jolie levrette
blanche , éprouva quelque surprise à l'aspect d'un
grand vilain chien noir à long poil , peu agréable à
rencontrer dans l'obscurité. Il ne laissa pas pourtant
de s'écrier à haute voix : Voici Claude César. Aussitôt
une foule s'avance en poussant des cris de joie et
chantant ,
.11 vient, rëjouisftofis-nous.
Parmi eux étoient Caïus Silius , consul désigné, Ju-
iSa TRADUCTION
nius Praetorius, Sextius Trallus, Helvius 'firoguS,
Cotta Tectus , Valens , Fabius , chevaliers romains
que Narcisse avoit tous expédiés. Au milieu de la
troupe chantante étoit le pantomime Mnester , à qui sa
beauté ayoit coûté la vie. Bientôt le bruit que Claude
arrivoit parvint jusqu'à Messaline ; et Ton vit accourir
les premiers au-devant de lui ses affranchis Polybe,
Myron, Harpocrate^ Amphœus et Pheronacte, quHl
avoit enyôyés devant pour préparer sa maison. Sui-
voient les deux préfets Justus Catonius, et Bufîis fils
dePodapée; puis ses amis Saturnins Lucius^ et Pedo
Pompeius, et Lupus, et Celer Asinius, consulaires;
enfin la fille de son frère , la fille de sa sœur , soa
gendre , son beau-père , sa belle-mère , et presque tous
ses parents. Toute cette troupe accourt au-devant de
Claude, qui les voyant s'écria : Bon ! je jtrouve partout
des amis ! Par quel hasard êtes- vous ici ?
Comment, scélérat! dit Pedo Pompeius, par quel
hasard ? et qui nous y envoya que toi-même , bourreau
de tous tes amis? Viens, viens devant le juge; ici je
t'en montrerai le chemin. Il le mène au tribunal d'Éa-
que, lequel précisément se faisoit rendre compte de
la loi Cornelia sur les meurtriers. Pedo fait inscrire
son homme, et présente une liste de trente sénateurs,
trois cent quinze chevaliers romains , deux cent vingt-
un citoyens , et d'autres en nombre infini , tous tués par
ses ordres.
Claude , effrayé , tournoit les yeux de tous côtés pour
chercher un défenseur; mais aucun ne se présentoit.
Enfin, P. Petronius, sou ancien oo^pvive et beau par-
leur comme lui , reqiût v£Ûnem^[it d'être admis à le
DE l'apocolo&intosis. i83
défendre, Pedo Taccrnseà grands cris, Pétrone tâche
de répondre ; mais le juste Éaque le iait taire , et , après
avoir -entendu seulement Tune des parties, condamne
Taccusé en disant :
M est traite ààméae fl traita let atitrës. '
A ces mots il se fit un grand silence. Tout le monde ,
étonné de cette étrange forme, lasoutenoit sans exeih-
ple; mais Claude la trouva plus inique que nouvelle.
On disputa long-temps sur la peine qui lui seroitltn-
pôséé'. Quelques uns disoient qu'il fdlloit fkirë un
échange; que Tantale mourroit de soif s il n'étoit se-
couru ; qu'Ixion avoit besoin d enrayer , et Sisyphe de
reprendre haleine : mais comme relâcher un vétéran ,
c'eût été laisser à Claude Tespoir d^obtenir un jour la
même grâce , on aima mieux imaginer quelque nou-
veau supplice qui, Tassujettisant à lin vain travail,
irritât incessamment sa cupidité par une espérance
illusoire. JÉaque ordonna donc qu'il jouât aux dés
avec un cornet percé, et d'abord on le vit se tour-
menter inutilement à courir après ses dés :
Car à peine agitant le mobile cornet
Aox dés prêts à partir il demande sonnet , *
Que, malgré tous ses soins , entre ses doigts avides ,
Du cornet défoncé, panier des Danaïdes,
n sent couler les dés ; ils tombent, et souvent
Sur la table, entraîné par ses gestes rapides,
Son bras avec effort jette un cornet de vent.
Ainsi pour terrasser son adroit adyersaire '
Sur Tarène un atbléte, enflammé de colère,
* Sonnet est ici pour la rime ; il faut sonnet.
* J*ai pris la liberté de substituer cette comparaison à celle de
Sisyphe, employée par Sénéque, et trop rebattue depuis cet auteur.
1 84 TRADUCTION DE L'APOCOLOKINTOSIS.
Da ceste qu*il ëléve ^père le frapper ;
L'autre gauchit, esquive, a le temps dVchapper;
Et le coup, frappant l'air avec toute sa force,
Au bras qui Ta porté donne une rude entorse.
Là-dessus, Galigula paroissant tout-à-cou[^ se mit
à le réclamer comme son esclave. Il produisoit des
témoins qui Tavoient vu le charger de soufflets et d'é-
trivières. Aussitôt il lui fut adjugé par Éaque; et Gali-
gula le donna àMénandre son affranchi, pour en faire
un de ses gens.
\
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TRADUCTION
DE L'ODE DE JEAN PUTHOD,*
Sur le mariage de Gharl^s-Emiiaruel, roi de Sardaigne et dac de
Savoie, avec la princesse Elisabeth de LonaAiKE.
Muse , vous exigez de moi que je consacre au roi de
nouveaux chants ; inspirez-moi donc des vers di^es
d'un si grand monarque.
Le terrible dieu des combats avoit semé la discorde
entre les peuples de l'Europe : toute Tltalie retentis-
soit du bruit des armes , pendant que la triste paix
entendoit du fond d'un antre obscur les tumultes fu-
rieux excités par les humains , et voyoit les campagnes
inondées de nouveaux flots' de sang. Elle distingue de
* Il nous a paru inutile d'imprimer le texte latin ou italien pour
les morceaux traduits de. Tacite, de Sénéque et du Tasse qui font
partie de ce volume , parceque ces auteurs sont entre les mains de
tout le monde. Le méme^ motif n'existant pas pour Tode latine de
J. Puthod, nous avons cru convenable d'en joindre ici le texte à
la traduction.
In nuptias Gaboli EaiMAlruEUS invictissimi Sardiniœ régis y ducis
SahaudicSy etc., et reginœ aiigustissimes Elisabeth^e^ a Lotha-
RIRGIA.
Ergè nunc vatem , mea mtua , régi
Plectra jnsaisti nova dedicare ? ^
Ergè da magnum cdebrare digno
Carminé regem.
l86 TRADUCTION
loin un héros enflammé par sa valeur ; c est Charles
qu'elle reconnott, chargé de glorieuses dépouilles. La
déesse Faborde en soupirant, et tâche de le fléchir par
ses larmes.
Prince, lui dit-elle, quels charmes trouvez-vous
dans ITiorreur du carnage? Épargnez des ennemis
vaincus ; épargnez-vous vous-même , et n'exposez
plus votre tête sacrée à de si grands périls ; le cruel
Mars vous a trop long-temps occupé. Vous êtes char-
gé d'une ample moisson de palmes; il est temps dé-
sormais que la paix ait part à vos soins, et que vous
livriez votre cœur à des sentiments phis doux. Pour le
prix de cette paix , les dieux vous ont destiné une jeune
et divine princesse du sang des rois, illustre par tant
de héros que Fauguste maison de Lorraine a produits ,
et qu'elle compte parmi ses ancêtres. Un si digne pré-
sent est la récompense de vos vertus royales , de votre
loter Earopie populos fvroretn
' Impiusbelli Deus.excitârat;
Omnit armoratii tft-epitu firemdl>«t
Itala teUtts.
Intérim caeco -latitans sufo antro
Mœsta pax diros hominum tnmuHa»
Audit, undantesque ^idet recenti
Sanguine camposi
Gémit heroem procuraestuantem ;
Garolum «gnoacit «tppliis onuttun ;
^ Diva suspirans adit» atque menteui
Flectere tentât.
Te quid armorum juvat , inquit, Uorvor."
Parce jam yictis , tibi pa^rce, prinotpt;
Ne caput sacrum per aperta beUi
Milte pericla.
DE l'ode de JEAN PUTHOD. 187
amour pour Yéqa^té, de la sainteté de vos moeurs, et
de cette douce humanité si natureUeà votre ame pure.
Le monarque acquiesce aux exhortations des dieux.
Hâtez-vous , généreuse princesse ; ne vous laissez point
retarder par les larmes d'une sœur et d'une mère affli-
gées. Que ces monts Couverts de neige, dont le som-
iQ,et se perd dans les cieux , ne vous effraient point :
leurs cimes ^levées s'abaisseront pour favoriser votre
passage.
Voyez avec quel cortège brillant marche cette char-
mante épouse ; les grâces environnent son char , et
son visage modeste est fait pour plaire.
Cependant le roi écoute avec empressement tous
les éloges que répand la renommée. Il part, accompa-
gné d'une cour pompeuse. Il vole emporté par l'im-
Te diù Mavors feras occupavit,
Teque palmarum «eges ampla diiat ;
NuDc plus pacem cole , midores
CoDcipe sensus.
Ecce divinam tuper pueUam ,
Praemium pacis , tibi destinârnnt
Sangninem reguo» , Lotharaeqae claraiu
■Stemmate gentis. v
Scilicet tantum neruére hhiwis
Regiae dotes , amor nims attpd ,
Sanctitas moram , pieiaa<{ae east»
Hospita mentis.
Parait princeps moDitic deoraiB.
Ergè festina, 0n»«rosa wgo,
Nec soror, nec te lacrymis roorciui
Anxia m.iter.
i
188 TRADUCTION
patience de son amour. Tel que Téclatant Phœbuâ ef-
face dans le ciel , par la vivacité de ses rayons , la lu-
mière,des autres astres ; ainsi brille cet auguste prince
au milieu de tous ses courtisans.
Charles . généreux sang des héros , quels accords
assez sublimes , quels vers assez majestueux pourrai-
je employer pour chanter dignement les vertus diela
grande ame et Tintrépidité de ta valeur ? Ce sera , grand
prince, en méditant sur les hauts Êdts de tes magna^
nimes aïeux que leur vertu a consacrés : car tu cours
à la gloire par le même chemin qu^ils ont pris poiu* y
parvenir.
Soit que tu remportes de la guerre les plus glo-
rieux trophées , ou qu en paix tu cultives les beaux-
arts, mille monuments illustres témoignent la gran-
deur de ton régne.
Moatium nec te niye candidorum
Terreat sargens super astra moles ;
Se tibi sensim juga cclsa prono
CulmÏDe sistent.
Cerois ? ô quanta speciosa poinpâ
Ambulat ! currum teneri lepores
Ambiunt, sponsae sedet et modesto
Gratia vultu.
Rex ut attenta bibit anre famam !
Splendidâ latè comitatus aolâ,
Ecce confestim yolat inquieto
Raptus amore.
Qualis in cœlo radiis çoruscans
Vulgus astroruin tenebris recondît
Phœbus , augnsto micat fnter ouines
Lumine princeps.
DE l'ode de JEAN PUTHOD. 189
Atois redoublez vos chants d'alégresse; je vois arri-
ver cette reine divine que le ciel accorde à nos vœux.
Elle vient ; c'est elle qui a ramené de doux loisirs
parmi Jes peuples» A son abord Thiver fuit; toutes les
routes se parent d'une hçrbe tendre; les champs bril-
lent de verdure et se couvrent de fleurs. Aussitôt les
maîtres et les serviteurs quittent leur labourage , et
accourent pleins de joie. Royale épouse, les cœurs
volent de toutes parts au-devant de vous.
Vbyez comment, au milieu des torrents d*une
flamme bruyante , le feu prend toutes sortes défigu-
res ; voyez "fuir la nuit ; voyez cette pluie d astres qui
semblent se détacher du ciel.
Le bruit se fait entendre dans les montagnes, et
passe bien loin au-dessus de leurs cimes massives ; les
Gan>le , herojim generose sanguis ,
Qaà lyrâ vel qno satis ore' possim
Mentis excelsœ titulos et ingens
Dicere pectus.
Nempè magnorum meditans avoram
Facu, qnos virlus stta consecravit.
Âne quâ cœlum mernére , cœlum
Scandefe tendis.
Clara seu bello referas trophaea ,
Seu colas artes placidos quietas,
Mille te monstrant monumenta magnum
Inclyta regem.
Venit, ô ! festos geminate plausus;
Venit optanti data diya terrae,
, Blandâ qu» tandem populis reyexit
Otia, yenit.
I
]
1 90 TRADUCTION DE L'ODE DE JEAN PUTHOD.
sapins d'alentour étonnés en frémissent, et les échos
des Alpes en redoublent le retentissement.
Vivez, bon roi; parcourez la plus longue carrière.
Vivez de même, digne épouse. Que votre postérité
vive éternellement, et donne ses lois à la Savoie.
Hujiu «dTentu, Ai^iente bnuttâ,
Omnis aprili yia ridet berbâ;
Floribus spirant , viridique lucent
Gramiae campi.
Protinùs pagis benè feriatif
'EMOQt laeti proceret , coloni ;
Obviàm passim tibi corda currunt , ' «
Regia conjax.
' ' ' • - •
Aspicis? Crebrà crépitante flammâ,
Ignis ut canctas simulât figuras ,
Ut fugat Doctem , riguis ut aetber
Depluit astris.
Audinnt colles, et opaca longé
Colla sobmittunt , trepidaeqne circùm
Gontremunt pions , iteratque voces
Alpibus EcbQ.
Vive ter centam , bone rex, per annos;
%c tbpri consors bona^ yive; vestrum
Vivat aeterniim genus , et Sabaudis
Imperet anris.
Offèrebat régi, etç,
JoBANNEB ^UTBOiif canonicusRupensis.
OLINDE
ET SOPHRONIE,
ÉPISODE
Tir^ én' second chant de la JéRUtALm niiiviiii, da Tassk.
Tandis cpie le tyran se prépare à la guerre, Isméue
un jour se présente à lui ; Isméne , qui de dessous
la tombe peut faire sortir un corps mort , et lui rendre
le sentiment et la parole ; Isméne , qui peut, aj^on
des paroles magiques, effrayer Pluton jusque "on
palais; qui commande aux démons en maître, les em-
ploie à ses œuvres impies , et les enchaîne ou délie à
son gré.
Chrétien jadis, aujourd'hui mahométan, il na pu
quitter tout-à-fait ses anciens rites, et, les pro&nant
à de criminels usages , mêle et confond ainsi les deu:x
lois qu^il connoit mal. Maintenant, du fond des an-
tres où il exerce ses arts ténébreux, il vient à son sei-
gneur dans le danger public : à mauvais roi , pire con-
seiller.
Sire, dit-il , la formidable et victorieuse armée arrive.
Mais nous , rempUssons nos devoirs ; le ciel et la terre
seconderont notre couragç. Doué de toutes les quali-
tés d'un 'capitaine et d'un roi , vous avez de loin tout
192 OLINDE
prévu, vous avez pourvu à tout; et, si chacun s'ac-
quitte ainsi de sa charge , cette terre sera le tombeau
de vos ennemis.
Quant à moi, je viens dt mon côté partager vos
périls et vos travaux. J'y mettrai pour ma part les
conseils, de la vieillesse et les forces de Tart magique.
Je contraindrai les anges bannis du ciel à ccfncourir
à mes soins. Je veux commencer mes enchantements
par une opération dont il faut vous rendre compter
Dans le temple des chrétiens, stir un autel sou-
terrain, est une image de celle qu'ils adorent, et que
leur peuple ignorant fait la mère de leur dieu , né ,
md^? et enseveli. Le simulacre ,' devant lequel une
lampe brûle sans cesse, est enveloppé d'un voil.e , et
entouré d'un grand nombre de vœux suspendus en
ordre , et que les crédules dévots y portent de toutes
parts.
Il s'agit d'enlever de là cette effigie , et de la trans-
porter de vos propres mains dans votre mosquée; là
j'y attacherai un charme si fort , qu'elle sera , tant qu'on
l'y gardera, la sauvegarde de vos portes ; et, par l'effet
d'un nouveau mystère , vous conserverez dans vos
murs un empire inexpugnable.
A ces mots, le roi persuadé co^^t impatient à la
maison de Dieu , force les prêtres , enlève sans respect
le chaste simulacre, et le porte à ce temple impie où
un culte insensé ne fait qu'irriter le ciel. C'est là, c'est
ET SOPHRONIE. igS
dans ce lieu profane et sur cette sainte image , que le
magicien murmure ses blasphèmes.
Mais , le matin du jour suivant, le gardien du tem-
ple immonde ne vit plus Timage où elle étoit la veille ,
et, Fayant cherchée en vain de tous côtés, courut
avertir le roi , qui , ne doutant pas que les chrétiens
ne l'eussent enlevée, en fut transporté <le colère.
Soit qu en effet ce fût un coup d'adresse d'une main
pieuse, ou un prodige du ciel indigné que Timage de
sa souveraine soit prostituée en un Ueu souillé , il est
édifiant , il est juste de faire céder le zélé et la piété
des hommes , et de croire que le coup est venu d'en
haut.
Le roi fit faire dans chaque égUse et dans chaque
maison la plus importune recherche , et décerna de
grands prix et de grandes peines à qui révéleroit ou
recéleroit le vol. Le magicien de son côté déploya sans
succès toutes les forces de son art pour en découvrir
l'auteur : le ciel , au mépris de ses enchantements et
de lui , tint l'œuvre secrète , de quelque part qu'elle
pût venir.
Mais le tyran , furieux de se voir cacher le délit qu'il
attribue toujours aux fidèles , se livre contre eux à la
plus ardente rage. Oubliant toute prudence, tout res-
pect humain, il veut, à quelque prix que ce soit , as-
souvir sa vengeance . « Non , non , s'écrioit-il , la menace
« ne sera pas vaine ; le coupable a beau se cacher, il
a &ut qu'il meure ; ils mourront tous, et lui avec eux,
xi|b i3
194 OLINDE
« Pourvu qu'il n'échappe pas , que le juste , que
^ «Finnocent périsse : qu importe? Mais qu'ai-je dit?
« Tinnocent ! Nul ne Test ; et dans cette odieuse race
« en est-il un seul qui ne soit notre ennemi? Oui , s'il
« en est d'exempts de ce délit , qu'ils portent la peine
tt due à tous pour leur haine ; que tous périssent ; l'un
<r comme voleur, et les autres comme chrétiens. Ve-
« nez, mes loyaux, apportez la flamme et le fer; tuez
« et brûlez sans miséricorde. »
C'est ainsi qu'il parle à son peuple. Le bruit de ce
danger parvient bientôt aux chrétiens. Saisis, glacés
d'effroi par l'aspect de la mort prochaine , nul ne songe
à fuir ni à se défendre ; nul n'ose tenter les excuses ni
les prières. Timides, irrésolus, ils attendoient lem*
destinée , quand ils virent arriver leur salut d'où ils
l'espéroient le moins.
Parmi eux étoit une vierge déjà nubile, d'une ame
sublime, d'une beauté d'ange, qu'elle néglige ou dont
elle ne prend que les soins dont l'honnêteté se pare ;
et ce qui ajoute au prix de ses charmes, dans les murs
d'une étroite enceinte, elle les soustrait aux yeux et
aux vœux des amants.
Mais est-il des murs que ne perce quelque rayon
d'une beauté digne de briller aux yeux et d'eniBammer
les cœurs? Amour, lesouffrirois-tu? Non; tu l'as révé-
léf) 9UX jeunes désirs d'un adolescent. Ampur,^qui,
l^tèt Argus et tantôt aveugle , éclaires les y^ux de
te^ ibnob^au ou lç3 voiles dç ton bandwu, malgré
ET SOPHRONIE. lyS
tous les g^diens /toutes les clôtures , jusque dans les .
plus chastes asiles tu sus porter un regard étranger.
Elle s'appelle Sophronie; Olindeestle nom du jeune
homme : tous deux ont la même patrie et la même
foi. Comme il est modeste autant qu'elle est belle, il
désire beaucoup , espère peu , ne demande rien , et ne
sait ou n'ose se découvrir. Elle, de son côté, ne le voit
pas, ou n y pense pas, ou le dédaigne; et le malheu-
reux perd ainsi ses soins ignorés , mal connus , ou mal
reçus.
Cependant on entend Thorrible proclamation , et le
moment du massacre approche. Sophronie, aussi gé-
néreuse qu'honnête , forme le projet de sauver son
peuple. Si sa modestie l'arrête, son courage l'anime
et triomphe , ou plutôt ces deux vertus s'accordent et
s'illustrent mutuellement.
•
La jeune vierge sort seule au milieu du peuple. Sans
exposer ni cacher ses charmes , en marchant elle re-
cueille ses yeux , resserre son voile, et en impose par
la réserve de son maintien. Soit art ou hasard , soit né-
gligence ou parure , tout concourt à rendre sa beauté
touchante. Le ciel, la nature, et l'amour, qui la favo-
risent, donnent à ses négligences 1 effet de Tart.
Sans daigner voir les regards qu'elle attire à son
passage , et sans détourner les siens , elle se présente
devant le Foi , ne tremble point en voyant sa colère , et
soutient avec fermeté son féroce aspect. Seigneur, lui
dit*elle , daignez suspendre votre vengeance et con-
i3.
196 OLINDE
. tenir votre peuple. Je viens vous découvrir et vous
livrer le coupable que vous cherchez , et qui vous a si
fort offensé.
A rhonnéte assurance de cet abord, à Téclat subit
de ces chastes et fières gfraces , le roi , confus et sub-
jugué , calme sa colère et adoucit son visage irrité.
Avec moins de sévérité , lui dans Tame , elle sur le
visage, il en deveuoit amoureux. Mais une beauté
revéche ne prend point un cœur farouche, et les dou-
ces manières sont les amorces de Tamour.
Soit surprise , attrait, ou volupté, plutôt qu'atten-
drissement, le barbare se sentit ému. Déclare-moi
tout, lui dit-il ; voilà que J'ordonne qu'on épargne ton
peuple. Le coupable , reprit-elle , est devant vos yeux ;
voilà la main dont ce vol est l'œuvre. Ne cherchez
personne autre ; c'est moi qui ai ravi l'image , et je
suis celle que vous devez pUnir.
C'est ainsi que, se dévouant pour le salut de, son
peuple , elle ''détourne courageusement le malheur
pubUc sur elle seule. Le tyran, quelque temps irré-
solu, ne se livre pas sitôt à sa furie accoutumée. Il
l'interroge. Il faut, dit-il, que tu me déclares qui t'a
donné ce conseil , et qui t'a aidée à l'exécuter.
Jalouse de ma gloire, je n'ai voulu, répond-elle,
en foire part à personne. Le projet, l'exécution, tout
vient de moi seule , et seule j'ai su mon secret. C'est
donc sur toi seule, lui dit le roi, que doit tomber ma
ET SOPHRONIE. 197
vengeance. Cela est juste, reprend-elle, je dois subir
toute la peine , comme j'ai remporté tout Thonneur.
Ici le courroux du tyran commence à se rallumer.
Il lui demande où elle a caché Timage. Elle répond :
Je ne lai point éachée, je Tai brûlée, et j'ai cru faire
une œuvre louable de la garantir ainsi des outrages
des mécréants. Seigneur , est-ce le voleur que vous
cherchez ? il est en votre présence. Est-ce le vol? vous
ne le reverrez jamais. *
Quoique au reste ces noms de voleur et de vol ne
conviennent ni à moi ni à ce que j'ai fait, rien n'est
plus juste que de reprendre ce qui fut pris injuste-
ment. A ces mots, le tyran pousse un cri menaçant,
sa colère n'a plus de frein. Vertu, beauté, courage,
n'espérez plus trouver grâce devant lui. C'est en vain
que, pour la défendre d'un barbare dépit, l'amour lui
fait un bouclier de ses charmes.
On la saisit. Rendu à toute sa cruauté , le rôi la
condamnée périr sur un bûcher. Son voile, sa chaste
mante , lui sont arrachés ; ses bras délicats sont meur-
tris de rudes chaînes. Elle se tait; son ame forte, sans
être abattue , n'est pas sans émotion ; et les roses étein-
tes sur son visage y laissent la candeur de l'innocence
plutôt que la pâleur de la mort.
Cet acte héroïque aussitôt se divulgue. Déjà le peu-
ple accourt en foule. Olinde accourt aussi tout alar-
mé. Le feit étoit sûr, la personne encore douteuse : ce
pouvoit être la maîtresse de son cœur. Mais sitôt qu'il
198 OLINDE
aperçcHt la belle prisonnière en cet état , sitôt qu'il
voit les ministres de sa mort occupes à leur dur office,
il s'élance , il heurte la foule ,
Et crie au roi : Mon , non : ce vol n est point de son
fait ; c'est par folie qu'elle s'en ose vanter. Conunent
une jeune fille sans expérience pourroit-elle exécuter,
tenter, concevoir même une pareille entreprise? com-^
ment a-t-elle trompé les gardes? comment s'y est-elle
prise pour enlever la sainte image? Si elle l'a fait,
qu'elle s'explique. C'est moi, sire, qui ai fait le coup.
Tel fut , tel fut l'amour dont même sans retour il brûla
pour elle.
Il reprend ensuite : Je suis monté de nuit jusqu'à
l'ouverture par où l'air et le jour entrent dans votre
mosquée, et, tentant des routes presque inaccessi-
bles , j'y suis entré par un passage étroit. Que celle-ci
cesse d'usurper la peine qui m'est due : j'ai seul mérité
l'honneur de la mort; c'est à moi qu'appartiennent ces
chaînes, ce bûcher, ces flammes; tout cela n'est des-
tiné que pour moi.
Sophronie lève sur lui les yeux : la douceur , la pitié ,
sont peintes dans ses regards. Innocent infortuné, lui
dit-elle, que viens-tu faire ici? Quel conseil t'y con-
duit? quelle fureur t'y traîne? Crains-tu que sans toi
mon ame ne puisse supporter la colère d'un homme
irrité? Non, pour une seule mort je me suffis à moi
seule , et je n'ai pas besoin d'exemple pour apprendre
à la souffrir.
ET SOPUKONIE. I^
Ce discours qu'elle tient à son amant ne te fait point
réiraoter ni renoncer à son dessein. IMgne et grand
spectacle où Tamour entre en lice avec la vertu ma-
gnanime, où la mort est le prix du vainqueur, et Id
vie la peine du vaincu! Mais, loin detre touché de ce
combat de constance et de générosité , le roi s'en irrite ,.
Et s'en croit insulté , comme si ce mépris du sup-
plice retomboit sur lui. Croyons-en , dit-il , à tous deux ;
qu'ils triomphent l'un et l'autre , et partagent la palme
qui leur est due. Puis il feit signe aux sergents , et
dans l'instant Olinde est dans les fers. Tous deux,
liés et adossés au même pieu , ne peuvent se voir en
fece.
On arrange autour d'eux le bûcher; et déjà l'on
excite la flamme , quand le jeune homme , éclatant en
gémissements , dit à celle avec laquelle il est attaché :
C'est donc là le lien duquel j'espérois m'unir à toi
pour la vie ! C'est donc là ce feu dont nos cœurs de-
voient brûler ensemble!
«
O flammes ! ô nœuds qu'un sort cruel nous des-
tine ! hélas ! vous n'êtes pas ceux que Tamour m'avoit
promis ! Sort cruel qui nous sépara durant la vie , et
nous joint plus durement encore à la mort! Ah! puis-
que tu dois la subir aussi funeste, je me console, en
la partageant avec toi, de t'être uni sur ce bûchet*,
n'ayant pu Têtreàla couche nuptiale. Je pleure ,'m€Ûs
sur ta triste destinée, et non sur la mienne, puisque
je meurs à tes côtés.
200 OLINDE
O que la mort me sera douce , que les tourments me
seront délicieux, si j'obtiens qu'au dernier moment,
tombant Tun sur Tautre , nos bouches se joignent pour
exhaler et recevoir au même instant nos derniers
soupirs! Il parle, et ses pleurs étouffent ses paroles.
Elle le tance avec dbuceur , et le remontre en ces ter-
mes:
Ami , le moment où nous sommes exige d'autres
soins et d'autres regrets. Ah ! pense , pense à tes fautes
et au digne prix que Dieu promet aux fidèles : souffre
en son nom, les tourments te seront doux. Aspire
avec joie au séjour céleste : vois le ciel connue il est
beau; vois le soleil, dont il semble que l'aspect riant
nous appelle et nous console.
A ces mots, tout le peuple païen éclate en sanglots ,
tandis que le fidèle ose à peine gémir à plus ba^se
voix. Le roi même, le roi sent au fond de son ame
dure je ne sais quelle émotion prêté à l'attendrir :
mais, en la pressentant, il s'indigne, s'y refuse, dé-
tourne les yeux, et part sans vouloir se laisser fléchir.
Toi seule , ô Sophronie ! n'accoinpagnea point le deuil
général; et, quand tout pleure sur toi, toi seule ne
pleures pas.
En ce péril pressant survient un guerrier, ou pa-
. roissant tel , d'une haute et belle apparence , dont l'ar-
mure et l'habillement étranger annonçoient qu'il ve-
noitde loin : le tigre , fameuse enseigne qui couvre son
casque, attira tous les yeux, et fit juger avec raison
que c'étoitClorinde.
ET SOPHRONIE. 20I
Dès Fâge le plus tendre die méprisa les migniîrdi-
ses de son sexe : jamais ses courageuses mains ne dai-
gnèrent toucher le fuseau, Faiguille, et les travaux
d'Araclmé; elle ne voulut ni s amollir par des vête-
ments délicats , ni s'environner timidement de clôtu-
res. Dans les camps même , la vraie honnêteté se fait
respecter, et partout sa force et sa vertu fut sa sauve-
garde : elle arma de fierté son visage , et se plut à le
rendre sévère ; mais il charme , tout sévère qu'il est.
D'une main encore enfantine elle apprit à gouver-
ner le mors d'un coursier , à manier la pique et l'épée ;
elle endurcit son corps sur l'arène , se rendit légère à
la course; sur les rochers, à travers les bois, suivit à
la piste les bêtes féroces; se fit guerrière enfin, et,
après avoir fait la guerre en homme aux lions dans
les forêts , combattit en lion dans les camps parmi les
hommes.
Elle venoit des contrées persanes pour résister de
toute sa force aux chrétiens : ce n'étoit pas la première
fois qu'ils éprouvoient son courage; souvent elle avoit
dispersé leurs membres sur la poussière et rougi les
eaux de leur sang. L'appareil de mort qu'elle aper-
çoit en arrivant la frappe : elle pousse son cheval, et
veut savoir quel crime attire un tel châtiment.
La foule s'écarte; et Oorinde, en considérant de
près les deux victimes attachées ensemble , remarque
le silence de l'une et les gémissements de l'autre. Le
sexe le plus foible montre en cette occasion plus de
202 OLINDË
fernleté; et, tandis qu'OImde pleure de pitié plutôt
que de crainte, Sophronie se tait, et, les yeux fixés
vers le ciel , semble avoir déjà quitté le séjour ter-
restre.
Clorinde, encore plus touchée du tranquille silence
de Tune que des douloureuses plaintes de Feutre, s'at-
tendrit sur leur sort jusqu'aux larmes ; puis, se tour-
nant vers un vieillard qu'elle aperçut auprès d'elle :
Dites-moi, je vous prie, lui demanda-t-elle , qui sont
ces jeunes gens, et pour quel crime ou par quel mal-
heur ils souffrent un pareil supplice.
Le vieillard en peu de mots ayant pleinement satis-
{aât à sa demande, elle fut frappée d'étonnement, et,
jugeant bien que tous deux étoient innocents, elle ré-
solut, autant que le pourroient sa prière ou ses armes;
de les garantir de la mort. Elle s'approche , en faisant
retirer la flamme prête à les atteindre : elle parle ainsi
à ceux qui Fattisoient :
Qu'aucun de vous n'ait l'audace de poursuivre cette
cruelle œuvre jusqu'à ce que j'aie parle au roi : je vous
promets qu'il ne vous saura pas mauvais gré de ce re-
tard. Frappés de son air grand et noble, les sergents
obéirent : alors elle s'achemin» vers le roi , et le ren-
contra qui'vénoit au-devatit d'elle.
Seigneur , lui dit-elle ^ je suis Giorinde ; vous m'avez
peut-être ouï nommer quelquefois. Je viens m'offrir
pour défendre avec vous la foi commune et votre
ET S^OPHRONIE. 2o3
trône : ordonnez ; soit en plaine campagne ou dans
lenceinte des murs , quelque emploi qu'il vous plaise
m assigner, je Taccepte , sans craindre les plus péril-
leux ni dédaigner les plus humbles.
Quel pays , lui répond le roi , est si loin de F Asie et
de la route du soleil , où l'illustre pom de Clorinde
ne vole pas sur les ailes de la gloire? Non , vaillante
guerrière, avec vous je n'ai plus ni doute ni crainte;
et j'aurois moins de cionfiance en une armée entière
venue à mon secours qu'en votre seule assistance.
Oh ! que Godefroi n'arrive-t-il à l'instant même ! Il
vient trop lentement à mon gré. Vous me demandez
ua emploi? Les entreprises difficiles et grandes sont
les seules dignes de vous; commandez à nos guer-
riers ; je vous nomme leur général. La modeste Clo-
rinde lui rend grâce , et reprend ensuite :
C'est une chose bien nouvelle sans doute que le sa-
laire précède les services ; mais ma confiance en vos
bontés me fait demander, pour prix de ceux que j'as-
pire à vous rendre, la grâce de ces deux condamnés.
Je les demande en pur don , sans examiner si le crime
est bien avéré , si le châtiment n est point trop sévère ,
et sans m'arrêter aux signes sur lesquels je préjuge
leur innocence.
Je dirai seulement que, quoiqu'on accuse ici les
chrétiens d'avoir enlevé l'image, j'ai quelque raison
de penser autrement : cette œuvre du magicien fut
une pro&nation de. notre loi , qui n'admet point d'i-
1
2o4 OLINDE ET SOPHRONIE.
doles dans nos temples , et inoins encore celles des
dieux étrangers.
C'est donc a Mahomet que j'aime à rapporter le
miracle ; et sans doute il la fait pour nous apprendre
à ne pas souiller ses temples par d'autres cultes.
Qulsméne fasse à son gré ses enchantements, lui
dont les exploits sont des maléfices : pour nous guer-
riers , manions le glaive ; c^est là notre défense , et
nous ne devons espérer qu'en lui.
Elle se tait; et, quoique l'ame colère du roi ne
s'apaise pas sans peine , il voulut néanmoins lui com-
plaire , plutôt fléchi par sa prière et par la raison d'é-
tat que par la pitié. Qu'ils aient , dit-il , la vie et la
liberté : un tel intercesseur peut-il éprouver des re-
fus ? Soit pardon , soit justice , innocents je les absous ,
coupables je leur fais grâce.
Ils furent ainsi délivrés , et là fut couronné le sort
vraiment aventureux de l'amant de Sophronie. Eh!
comment refuseroit-elle de vivre avec celui qui vou-
lut mourir pour elle? Du bûcher ils vont à la. noce;
d'amant dédaigné , de patient même , il devient heu-
reux époux ;^ et montre ainsi dans un mémorable
exemple que les preuves d'un amour véritable ne
laissent point insensible un cœur généreux.
LE LEVITE
D'ÉPHRAIM-
CHANT PREMIER.
Sainte colère de la vertu , viens animer ma voix : je
dirai les crimes de Benjamin et les vengeances d'Is-
raël ; je dirai des forfaits inouïs, et des châtiments en-
core plus terribles. Mortels , respectez la beauté , les
mœurs , l'hospitalité : soyez justes sans cruauté , misé-
ricordieux sans foiblesse; et sachez pardonner au cou-
pable plutôt que de punir Tinnocent.
O vous , hommes débonnaires , ennemis de toute
inhumanité ; vous qui , de peur d'envisager les crimes
de vos frères , aimez mieux les laisser impunis , quel
tableau viens-je offrir à vos yeux! Le corps d'une
femme coupé par pièces; ses membres déchirés et
palpitants envoyés aux douze tribus ; tout le peuple, i
ssusi d'horreur, élevant jusqu'au ciel une clameur
unanime , et s'écriant de concert : Non , jamais rien de
pareil ne s'est fait en Israël depuis le jour oti nos pères
sortirent d'Egypte jusqu'à ce jour. Peuple saint, ras-
semble-toi : prononce sur cet acte horrible , et décerne
le prix qu'il a mérité. A de tels forfaits , celui qui dé-
tourne ses regards est un lâche , un déserteur de la j us-
* Voyez dans la Bible les chapitres 19, 20 et 21 du Livre des
Juges.
2o6 LE LÉVITE D'ÉPHRAÏM.
tice ; la véritable humanité les envisage pour les con-
noître , pour les juger, pour les détester. Osons entrer
dans ces détails, et remontons à la source des guerres
civiles qui firent périr une des tribus , et coûtèrent tant
de sang aux autres. Benjamin , triste enfant de douleur,
qui donnas la mort à ta mère , c'est de ton sein qu'est
sorti le crime qui t'a perdu ; c'est ta race impie qui put
le commettre , et qui devoit trop l'expier.
Dans les jours de liberté , où iiul ne régnoit sur le
peuple du Seigneur , il fut un temps de licence où
chacun, sans reconnoître ni magistrat ni juge^ étoit
seul son propre maître et faisoit tout ce qui lui sem-
bloit bon. Israël, alors épars dans les champs, avoit
peu de grandes villes , et la simplicité de ses mœurs
rendoit superflu l'empire des lois. Mais tous les cœurs
n'étoient pas également purs , et les méchants trou-
voient l'impunité du vice dans la sécurité de la vertu.
Durant un de ces courts intervalles de calme et
d'égalité qui restent dans l'oubli , parceque nul n'y
commande aux autres et qu'on n'y fait point de mal ,
un lévite des monts d'Éphraïm vit dans Bethléem une
jeune fille qui lui plut. Il lui dit : Fille de Juda , tu n'es
pus de ma tribu , tu n'as point de frère , tu es comme
' les filles de Salphaad, et je ne puis t'épouser selon la
loi du Seigneur ^ Mais mon cœur est à toi; viens
avec moi , vivons ensemble ; nous serons uni^ et libres;
tu feras mon bonheur, et je ferai le tien. Le Lévite
' Nombres, chap. xxxvi, v. 8. Je sais que les enfants de Lëvi
pouvoient se marier dans toutes les tribus , mais non dans le cas
Stipposé.
CHANT PREMIER. 207
étoit jeune et beau ; la jeune fille sourit ; ils s unirent ,
puis il remmena dans ses montagnes.
Là , coulant une douce vie , si chère aux cœurs ten-
dres et simples , il goûtoit dans sa retraite les charmes
d'un amour partagé ; là sur un sistre d'or fait pour
chanter les louanges du Très-Haut , il chantoit souvent
les charmes de sa jeune épouse. Combien de fois les co-
teaux du mont Hébal retentirent de ses aimables chan-
sons ! Combien de fois il la mena sous Tombrage , dans
les vallons de Sichem , cueillir des roses champêtres et
goûter le frais au bord des ruisseaux ! Tantôt il cher-
choit dans les creux des rochers des rayons d'un miel
doré dont elle faisoit ses délices ; tantôt dans le feuil-
lage des oliviers il tendoit aux oiseaux des pièges
trompeurs, et lui apportoit une tourterelle craintive
qu'elle baisoit en la flattant; puis, l'enfermant dans
son sein, elle tressailloit d'aise en la sentant se
dâ)attre et palpiter. Fille de Bethléem , lui disoit-il ,
pourquoi pleures-tu toujours ta famille et ton pays?
Les enfents d'Éphraïm n ont-ils point aussi des fêtes?
les filles de la riante Sichem sont-elles sans grâce et
sans gaieté? les habitants de l'antique Atharot man-
quent-ils de force et d'adresse? Viens voir leurs jeux
et les embellir. Donne-moi des plaisirs ; ô ma bien-
aimée ! en est-il pour moi d'autres que les tiens?
Toutefois la jeune fille s'ennuya du Lévite , peut-être
parcequ'il ne lui laissoit rien à désirer. Elle se dérobe
et s'enfuit vers son père, vers sa tendre mère, vers
ses folâtres sœurs. Elle y croit retrouver les plaisirs
innocents de son enfieipce , comme si elle y portoit le
méfiM âge et 1^ même cœuk*.
2o8 LE LÉVITE d'ÉPHRAÏM.
liais le Lévite abandonné ne pouvoit oublier sa vo-
hige épouse. Tout lui rappeloit dans sa solitude les
jours heureux qu'il avoit passés auprès d'elle , leurs
jeux , leurs plaisirs , leurs querelles , et leurs tendres
raccommodements. Soit que le soleil levant dorât la
cime des montagnes de Gelboé , soit qu'au soir un vent
de mer vint rafraîchir leurs roches brûlantes, il erroit
en soupirant dans les lieux qu'avoit aimés Tinfidéle ;
et la nuit, seul dans sa couche nuptiale, il abreuvoit
son chevet de ses pleurs.
Après avoir flotté quatre mois entre le regret et le
dépit, comme un enfant chassé du jeu par les autres
feint n'en vouloir plus en brûlant de s'y remettre , puis
enfin demande eu pleurant d'y rentrer , le Lévite , en-
traîné par son amour , prend sa monture ; et , suivi de
son serviteur avec deux ânes d'Épha chargés de ses
provisions et de dons pour les parents de la jeune fille ,
il retourne à Bethléem pour se réconcilier avec elle ,
et tacher de la ramener.
La jeune femme, l'apercevant de loin, tressaille,
court au-devant de lui , et , l'accueillant avec caresses ,
l'introduit dans la maison de son père , lequel appre-
nant son arrivée accourt aussi plein de joie, Tem-
brasse , le reçoit , lui , son serviteur , son équipage , et
s'empresse à le bien traiter. Mais le Lévite ayant le
cœur serré ne pouvoit parler; néanmoins, ému par le
bon accueil de la famille , il leva les yeux sur sa jeune
épouse, et lui dit: Fille d'Israël, pourquoi me fuis-
tu? quel mal t'ai-je fait? La jeune fille se mit à pleurer
en se couvrant le visage. Puis il dit au père : Rendez-
moi ma compagne ; rendez-la-moi pour l'amour
CHANT PREMIER. 209^
d'elle; pourquoi vivroit-elle seule et délaissée? Quel
autre que moi peut honorer comme sa femme celle
que j ai reçue vierge?
Le père regarda sa fille, et la fille avoit le cœur at-
tendri du retour de son mari. Le père dit donc à son
gendre : Mon fils , donnez-moi trois jours ; passons
ces trois jours dans la joie, et le quatrième jour, vous
et ma fille partirez en paix. Le Lévite resta donc troîs
jours avec son beau-père et toute sa famille, man-
geant et buvant familièrement avec eux : et la nuit dû
quatrième jour, se levant avant le soleil, il voulut
partir. Mais son beau-père, Farrétant par la main, lui
dit ; Quoi ! voulez-vous partir à jeun? Venez fortifier
votre estomac, et puis vous partirez. Us se mirent
donc à table ; et, après avoir mangé et bu , le père lui
dit : Mon fils , je vous supplie de vous réjouir avec nous
encore aujourd'hui. Toutefois le Lévite se levant voii-
loit partir; il croyoit ravir à Tamour le^ temps qu'il
passoit loin de sa retraite, livré à d'autres qu'à sa
bien-aimée. Mais le père , ne pouvant se résoudre à
s'en séparer , engagea sa fille d'obtenir encore cette
journée ; et la fille , caressant son mari , le fit rester
jusqu'au lendemain.
Dès le matin , comme il étoit prêt à partir , il fut
encore arrêté par son beau-père, qui le força de se
mettre à table en attendant le grand jour; et le temps
s'éçouloit sans qu'ils s'en aperçussent. Alors le jeune
homme s'étam; levé pour partir avec sa femme et son
serviteur, et ayant préparé toute chose : 0 mon fils,
lui dit le père, vous voyez que le jour s'avance et que
le soleil est sur son déclin : ne vous mettez pas si
XII. i4
2IO LE LÉVITE DÉPBRAÏM.
tard en route; de grâce, réjouissez mon cœur encore
le reste de cette journée; demain dès le point du jour
vous partirez sans retard. Et, en disant ainsi, le boa
vieillard étoit tout saisi ; ses yeux paternels se rem-
plissoient de larmes. Mais le Lévite ne se rendit point ,
et voulut partir à Finstant.
Que de regrets coûta cette séparation funeste î Que
de touchants adieux furent dits et reconunencés ! Que
de pleurs les sœurs de la jeune fille versèrent sur son
visage ! Combien de fois elles la reprirent tour-à-tour
dans leurs bras ! Combien de fois sa mère éplorée, en
la serrant derechef dans les siens, sentit les douleurs
d'une nouvelle séparation! Mais son père, en l'em-
brassant, ne pleuroit pas : ses muettes étreintes
étoient mornes et convulsives; des soupirs tranchants
soulevoient sa poitrine. Hélas ? il seœbloit prévoir
rhorrible sort de l'infortunée. Oh ! s'il eût su qu'elle
ne reverroit jamais l'aurore; s'il eût su que ce jour
étoit le dernier de ses jours!... Ils partent enfin,
suivis des tendres bénédictions de toute leur famille ,
et de vœux qui méritoient d'être exaucés. Heureuse
femille, qui, dans l'union la plus pure, coule au sein
de l'amitié ses paisibles jours , et semble n'avoir qu'un
oœur à tous ses membres 1 O innocence des mœurs ,
douceur d'ame, antique simplicité, que vous êtes
aimables ! Comment la brutalité du vice a-t-elle pu
trouver place au milieu de vous? Comment les fureurs
de la barbarie n'ont-elles pas respecté vos plaisirs ?
\
\
\
CH4NT SECOND. 21 I
CHANT SECOND.
Le jeune Lévite suivoit s^ route avec sa femme ,
scMi serviteur et sou bagage, transporté de jqie de ra;-
mener Famie de son cœur, et inquiet du soleil et de )a
||oussière, comme une mère qui ramène so« enfant
chez la nourrice et craint pour lui les injures de Fair.
iDéjà rôn déiCouvroit la ville de Jébus à ^aain droite ,
et ses murs , aussi vieux que les siècles , leur ofiFroient
' im asile aux approches de la nuit. Le serviteur dit
donc à son maître : Vous voyez le joinr prêt k finir;
avant que les ténèbres nous sjurprennent , entrons
dans la ville des Jébuséens , nous y chercherons un
asile; et demain, poursuivant notrç voyage, nous
pQiuTons arriver à Géba.
A Diemie plaise, dit le Lévite, que je loge chez un
peuple infidèle , et q^'un Cananéen donne le couvert au
ministre du Seigneur I non : mais allons jusques à *
Qabaa chercher TbospitaUté chez nos frères. Us lais*
sèrent donc Jérusalem derrière eux; ils arrivèrent
Qffès le coucher du soleil à la hauteur àfi Gabaa, qui
est de la tribu de Benjamin. Ils se détournèrent pour
y passer la nuit : et y étant entrés ils allèrent s'asseoir
4^QS la place publique ; mais nul ne leur offrit un
^ile , et ils demeuroient à découvert.
Hoitames de nos jours , ne calomniez pas les mours
de vos pères. Ces premiers temps, il est vrai , n abour
doient pas comme If^ y4u*çs ^q commodités de la vie;
d^ viLs métaux ny s:ufEsoi<3qt pas à t^ut : mais
14.
( ■
212 LE LÉVITE d'ÉPHRAÏM.
*
rhomme avoit des entrailles qui faisoient le reste;
rhospitalité n'étoit pas à vendre, et Ton n'y trafi-
quoit pas des vertus. Les fils de Jémini n'étoient pas
les seuls , sans doute , dont les cœurs de fer fussent
endurcis; mais cette dureté n'étoit pas commune. Par-
tout avec la patience on trouvoit des frères; le voya-
geur dépourvu de tout ne manquoit de rien.
Après avoir attendu long-temps inutilement, le
Lévite allôit détacher son bagage pour en foire à la
jeune fille un lit moins dur que la terre nue, quand iP
aperçut un homme vieux revenant sur le tard de ses
champs et de ses travaux rustiques. Cet homme étoit
comme lui des monts d'Éphrsum, et il étoit venu
s'établir autrefois dans cette ville parmi les enfonts
de Benjamin.
Le vieillard , élevant les yeux , vit un homme et une
femme assise au milieu de la place, avec un serviteur,
des bêtes de somme, et du bagage. Alors, s ap-
prochant, il dit au Lévite : Étranger , d'où étes-vous?
' et oîi allez-vous? Lequel lui répondit : Nous venons
de Bethléem , ville de Juda ; nous retournons dans
notre demeure sur le penchant du mont d'Éphraïm ,
d'où nous étions venus : et maintenant nous cher-
chions l'hospice du Seigneur; mais nul n'a voulu nous
loger. Nous avons du grain pour nos animaux , du
pain, du vin pour moi, pour votre servante, et pour
le garçon qui nous suit; nous avons tout ce qui nous
est nécessaire, il nous manque seulement le couvert.
Le vieillard lui répondit : Paix vous soit, mon frère l
vous ne resterez point dans la place : si quelque chose
vous manque, que le crime en soit sur moi. Ensuite
CHANT SECOND. 2i3
il les mena dans sa maison , fit décharger lem* équi-
page, garnir le râteliel* pour leurs bêtes; et ayant fait
laver les pieds à ses hôtes , il leur fit un festin de pa-
triarches , simple et sans faste , mais abondant.
Tandis qu'ils étoient à table avec leur hôte et sa
fille " , promise à un jeune homme du pays, et que,
dans la gaieté d'un repa^ offert avec joie, ils se délas-
soient agréablement, les hommes de cette ville,
enfimts de Bélial , sans joug, sans frein , sans retenue ,
et bravant le ciel comme le& Gyclopes du mont Etna^
vinrent environner la maison , frappant rudement à
la porte , et criant au vieillard d'un ton menaçant :
Livre-nous ce jeune étranger que sans congé tu reçois
dans nos murs ; que sa beauté nous paie le prix de
cet asile ,'et qu'il expie ta témérité. Car ils avoient vu
le Lévite sur la place , et , par un reste de respect
pour le plus sacré de tous les droits, n'avoient pas
voulu le loger dans leurs maisons pour lui faire vio-
lence^ mais ils avœent comploté de revenir le sur-
prendre au milieu de la nuit ; et ayant su que le vieil-
lard lui avoit donné retraite, ils accouroient sans
justice et sans honte pour l'arraqher de sa maison.
Le vieillard, entendant ces forcenés, se trouble,
s'effraie , et dit au Lévite : Nous sommes perdus : ces
méchants ne sont pas des gens que la raison ramène ,
et qui reviennent jamais de ce qu'ils ont résolu.
Toutefois il sort au-devant d'eux pour tâcher de les
fléchir. Il se prosterne, et , levant au ciel ses mains
' DaDs l'usage antique, les femmes de la maison ne se mettoient
pas à table avec leurs hôtes^quand c'étoient des hommes ; mais lors-
qu'il y^voit des femmes , elles s'y mettoient avec elles .
il4 LE LÉVITE DÉPHRAÏM.
pures de toute rapine , il leur dit : O mes frères ! quels
discours avez-vous prononcés! Ah! ne faites pas ce
mal deyant le Seigneur ; n outragez pas ainsi la nature ,
ne violez pas la sainte hospitalité. Mais voyant qu ils *
ne Técoutoient point, et que, prêts à le maltraiter lui-
même , ils alloient forcer la maison , le vieillard , au
désespoir, prit à Imstant son parti; et, faisant signe
de la main pour se faire entendre au milieu du tu-
multe, il reprit d'une voix plus forte : Non, moi vi-
vant, un tel forfait ne déshonorera point mon hôte et
ne souillera point ma maison : mais écoutez, hommes
cruels , les supplications d'un malheureux père. J'ai
une fille, encore vierge, promise à lun d'entre vous;
je vais l'amener pour vous être iiiimolée , mais seu-
lement que vos mains sacrilèges s'abstiennent de tou-
cher au Lévite du Seigneur. Alors , sans attendre lemr
réponse, il court chercher sa fille pour racheter son
hôte aux dépens de son propre sang.
Mais le Lévite, que jusqu'à cet instant la terreur
r^endoit immobile , se réveillant à ce déplorable as-
pect, prévientle généreux vieillard, s'élance au-devant
de lui, le force à rentrer avec sa fille, et prenant lui-
même sa compagne bien-aimée sans lui dire un seul
mot, sans lever les yeux sur elle, Tentraine jusqu^à la
porte, et la livre à ces maudits. Aussitôt ils entourent
la jeune fille à demi morte , la saisissent , se l'arracheàt
sans pitié; tels dans leur brutale furie qu'au pied des
Alpes glacées un troupeau de loups affamés surprend
une foible génisse , se jette sur elle et la déchire , au
retour de l'abreuvoir. O misérables ! qui détruisez vo-
tre espèce par les plaisirs destinés à la reproduire ,
CHANT SECOND. 2l5
comment cette beauté mourante ne glace-t-elle point
vos féroces désirs? Voyez ses yeux déjà fermés à la
lumière , ses traits effacés , son visage éteint; la pâleur
de la mort a couvert ses joues , les violettes livides en
ont chassé les roses; elle n'a plus de voix pour gémir;
ses mains n ont plus de force pour repousser vos ou-
trages. Hélas! elle est déjà morte! Barbares, indignes
du nom d'hommes, vos hurlements ressemblent aux
cris de Thorrible hyène, et comme die vous dévorez
les cadavres.
Les approches du jour qui rechasse les bétes fanm*
ches dans leurs tanières ayant dispersé ces brigands ,
l'infortunée use le reste de sa force à se traîner jus-
qu'au logis du vieillard; elle tombe à la porte la face
contre terre et les bras étendus sur le seuiL Cepen-
dant, après avoir passé la nuit à remplir la maison de
son hôte d'imprécations et de pleurs , le Lévite prêta
sortir ouvre la porte et trouve dans cet état celle qu'il
a tant aimée. Quel spectacle pour son cœur déchiré l"
Il élève un cri plaintif vers le ciel vengeur du crime ;
puis , adressant la parole à la jeune fille : Lève-toi , lui
dit-il, fuyons la malédiction qui couvre cette terre:
viens, ô ma compagne ! je suis cause de ta perte, je
serai ta consolation ; périsse l'honune injuste et vil qui
jamais te reprochera ta misère ! tu m'es plus respec-
table qu'avant nos malheurs. La jeune fille ne répond
point : il se trouble; son cœur saisi d'effi*oi commence
à craindre de plus grands maux ; il l'appelle derechef»
il la regarde, il la touche; elle n'étoit plus. O fille trop
aimable et trop aimée ! c'est donc pour cela que je t'ai
tirée de la maison de ton père ! Voilà dOnc le sort que
2l6 LE LÉVITE d'ÉPHRAÏM.
te préparoit mon amour! Il acheva ces mots prêt à la
suivre, et ne lui survéquit que pour la venger.
Dès cet instant , occupé du seul projet dont son ame
étoit remplie , il fut sourd à tout autre sentiment ; Ta-
mour, les regrets, la pitié, tout en lui se change en
fureur; l'aspect même de ce corps, qui devroit le
faire fondre en larmes , ne lui arrache plus ni plaintes
ni pleurs : il le contemple d'un œil sec et sombre ; il
n'y voit plus qu'un objet de rage et de désespoir. Aidé
de son serviteur, il le charge sur sa monture et l'em-
porte dans sa maison. Là, sans hésiter, sans trembler,
le barbare ose couper ce corps en douze pièces ; d'une
main ferme et sûre il frappe sans crainte , il coupe la
chair et les os , il sépare la tête et les membres ; et après
avoir fait aux tribus ces envois effroyables il les pré-
cède à Maspha, déchire ses vêtements, couvre sa tête
de cendres, se prosterne à mesure qu'ils arrivent, et
réclame à grands cris la justice du Dieu d'Israël.
CHANT TROISIÈME.
Cependant vous eussiez vu tout le peuple de Dieu
s'émouvoir , s'assembler , sortir de ses demeures , ac-
courir de toutes les tribus à Maspha devant le Sei-
gneur, comme un nombreux essaim d'abeilles se ras- .
semble en bourdonnant autour de leur roi. Ils vinrent
tous, ils vinrent de toutes parts, de tous les cantons,
tous d'accord comme un seul homme, depuis Dan
jusqu'à Bersabée, et depuis Galaad jusqu'à Maspha.
Alors le Lévite s'étant présenté dans un appareil
J
CHANT TROISIÈME. 217
lugubre 9 fîit interrogé par les anciens devant rassem-
blée sur le meurtre de la jeune fille, et il leur parla
ainsi : « Je suis entré dans Gabaa , ville de Benjamin ,
« avec ma femme pour y passer la nuit; et les gen^ du
« pays ont entouré la maison où j'étois logé, voulant
« m'outrager et me faire périr. J'ai été forcé de livrer
« ma femme à leur débauche , et elle est morte en sor •
« tant de leurs mains. Alors j'ai pris son corps, je Fai
« mis en pièces, et je vous les ai envoyées à chacun
« dans vos limites. Peuple du Seigneur , j'ai dit la vé-
« rite ; £sdtes ce qui vous semblera juste devant le Très-
«Haut. »
A rinstant il s'éleva dans tout Israël un seul cri ,
mais éclatant, mais unanime : Que le sang de la jeune
fénmie retombe sur ses meurtriers. Vive l'Éternel!
nous ne rentrerons point dans nos demeures , et nul
de nous ne retournera sôus son toit, que Gabaa ne
soit exterminé. Alors le Lévite s'écria d'une voix forte:
Béni soit Israël qui punit l'infamie et venge le sang
innocent! Fille de Bethléem, je te porte une bonne
nouvelle; ta mémoire ne restera point sans honneur.
En disant ces mots , il tomba sur sa face et mourut.
Son corps fut honoré de funérailles publiques. Les
membres de la jeune femme furent rassemblés et mis
dans le même sépulcre» jSt tout Israël pleura sur eux.
Les apprêts de la guerre qu'on alloit entreprendre
commencèrent par. un serment solennel de mettre à
mort quiconque négUgeroit de s'y trouver. Ensuite on
fit le dénombrement de tous les Hébreux portant ar-
mes, et l'on choisit dix de cent, cent de mille, et miUe
de dix mille; la dixième partie du peuple entier, dont
2l8 - LE LÉVITE DÉPHRAÏM.
on fit une armée de quarante mille hommes quidevoit
agir contre Gabaa , tandis qu'un pareil nombre étoit
chargé des convois de munitions et de vivres pour
Fapprovisionnement de Farmée. Ensuite le peuple
vint à Silo devant l'arche du Seigneur, en disant:
Quelle tribu commandera les autres contre les enfants
de Benjamin? Et le Seigneur répondit : C'est le sang
de Juda qui crie vengeance; que Juda soit votre chef.
Mais 9 avant de tirer le glaive contre leurs frères,
ils envoyèrent à la tribu de Benjamin des hérauts ,
lesquels dirent aux Benjamites : Pourquoi cette hor-
reur se trouve-t-elle au milieu de vous? Livrez-nous
ceux qui l'ont commise , afin qu'ils meurent, et que le
mal soit ôté du sein d'Israël.
Les farouches enfants de Jémini, quin'avoientpas
ignoré l'assemblée de Maspha , ni la résolution qu'on
y avoit prise, s'étant préparés de leur côté, crurent
que leur valeur les dispensoit d'être justes. Ils n'écou-
tèrent point l'exhortation de leurs frères; et; loin de
leur accorder la satisfaction qu'ils leur dévoient , ils
sortirent en armes de toutes les villes de leur partage,
et accoururent à la défend de Gabaa , sans se laisser
effrayer par le nombre, et résolus de combattre seuls
••tout le peuple réuni. L'armée de Benjaunin se trouva
de vingt-cinq mille honunes tirant l'épée, outre les
habitants de Gabaa , au nombre de sept cents hom-
mes bien aguerris ; maniant les armes des deux mains
avec la même adreâse , et tous si excellents tireurs de
fronde qu'ils pou voient atteindre un cheveu, sans
que la pierre déclinât de côté ni d'autre.
L'armée d'Israël s'étant assemblée , et ayant élu ses
CHANT TROISIÈME. 219
chefs , vint camper devant Gabaa, comptant emporter
aisânent cette place. Mais les Benjamites , étant sortis
en bon ordre , lattaquent, la rompent , la poursuivent
avec furie , la terreur les précède et la mort les suit.
On voyoit les forts d'Israël en déroute tomber par
milliers sous leur épée ^ et les champs de Rama se
couvrir de cadavres j comme les sables d'Élath se cou-
vrent-des nuées de sauterelles qu'un vent brûlant ap-
porte et tue en un jour. Vingt-deux mille hommes de
larmée dlsraël périrent dans ce combat : mais leurs
frères ne se découragèrent point; et se fiant à leur
forcée et à leur grand nombre encore plus qu'à la jus-
tice de leur cause , ils vinrent le lendemain se ranger
en bataille dans le même lieu.
Toutefois y avant que de risquer un nouveau com*
bat , ils étoient montés la veille devant le Seigneur , et
pleurant jusqu'au soir en sa présence ils l'avoient
consulté sur le sort de cette guerre. Mais il leur dit:
Allez , et combattez ; votre devoir dépend-il de l'évé-
nement?
Comme ils marchoient donc vers Gabaa , les Benja-
mites firent une sortie par toutes les portes ; et y tom-
bant sur eux avec plus de foreur que la veille , ils les
défirent et les poursuivirent avec un tel adiamement
que dix-huit mille hommes de guerre périrent encore
ce jour-là dans l'armée d'Israël. Alors tout le peuple
vint derechef se prosterner et pleurer devant le Sd-
gneur; et, jeûnant jusqu'au soir , ils ofirirent des obla-
tions et des sacrifices. Dieu d'Abraham , disoient-ils en
gémissant , ton peuple , épargné tant de fois dans ta
juste colère , périra-t-il pour vouloir ôter le mal de
H20 LE LÉVITE D*ÉPHRAÏM.
son sein? Puis, s'étant présentés devant Farche re-
doutable, et consultant derechef le Seigneur par la
bouche de Phinées , fils d'Éléazar , ils lui dirent : Mar-
cherons-nous encore contre nos frères , ou laisserons-
notis en paix Benjamin? La voix du Tout-Puissant
daigna leur répondre : Marchez , et ne vous fiez plus
en votre nombre , mais au Seigneur , qui donne et ôte
le courage comme il lui plaît; demain je livrerai Ben-
jamin aitre vos mains.
A Finstant ils sentent déjà dans leurs cœurs Teffet
de cette promesse. Une valeur froide et sûre, succé-
dant à leur brutale impétuosité , les éclaire et les con-
duit. Ils s'apprêtent posément au combat , et ne s y
présentent plus en forcenés , mais en hommes sages et
braves qui savent vaincre sans fiireur , et mourir sans
dégespoir. Ils cachent des troupes derrière le coteau
de Gabaa, et se rangent en bataille avec le reste de
leur armée; ils attirent loin de la ville les Benjamites ,
qui , sur leurs premiers succès , pleins d'une confiance
trompeuse , sortent plutôt pour les tuer que pour les
combattre; ils poursuivent avec impétuosité l'armée
qui cède et recule à dessein devant eux ; ils arrivent
après elle jusqu'où se joignent les chemins de Béthel
et de Gabaa , et crient en s'animant au carnage : ils
tombent devant nous comme les premières fois. Aveu-
gles qui , dans l'éblouissement d'un vain succès , ne
voient pas l'ange de la vengeance qui vole déjà sur
leurs rangs , armé du glaive exterminateur !
Cependant le corps de troupes caché derrière le co-
teau sort de son embuscade en bon ordre au nombre
de dix mille hommes , et s'étendant autour de la ville ,
CHANT TROISIÈME. , 221
lattaque , la force , en passe tous les habitants au fil de
Tépée ; puis , élevant une grande fumée y il donne à
Tarmée le signal convenu , tandis que le Benjamite
acharné s'excite à poursuivre sa victoire.
Mais les forts dlsraël , ayant aperçu le signal , firent
face à Fennemi en Baal-Thamar. Les.Benjamites , sur-
pris de voir les bataillons dlsraël se former , se déve-
lopper j s'étendre , fondre sur eux , commencèrent à
perdre courage; et, tournant le dos, ils virent avec
effroi des tourbillons de fumée qui leur annonçoient le
désastre de Gabaa. Alors , frappés de terreur à leur
tour , ils connurent que le bras du Seigneur les avoit
atteints ; et , fuyant en déroute vers le désert , ils furent
environnés , poursuivis , tués , foulés aux pieds , tandis
que divers détachements entrant dans les villes y met-
toient à mort chacun dans son habitation.
En ce jour de colère et de meurtre , presque toute
la tribu de Benjamin , au nombre de vingt-six mille
hommes , périt sous Tépée dlsraël ; savoir dix-huit
mille hommes dans leur première retraite depuis Me-
nuha jusqu'à Test du coteau , cinq mille dans la dé-
route vers le désert , deux mille qu'on atteignit près de
Guidhon , et le reste dans les places qui furent brûlées ,
et dont tous les habitants , hommes et femmes , jeunes
et vieux , grands et petits , jusqu'aux bêtes , furent mis
à mort , sans qu'on fit grâce à aucun ; en sorte que ce
beau pays , auparavant si vivant , si peuplé , si fertiU ,
et maintenant moissonné par la flamme et par le fer,
n'offroit plus qu'une affreuse soUtude couverte de cen-
dres et d'ossements.
Six cents hommes seulement, dernier reste de cette
222 LE LÉVITE D'ÉPHRAÏM.
malheureuse tribu , échappèrent au glaive d'Israël , et
se réfugièrent au rocher de Bhimmon , où ils restèrent
cachés quatre mois , pleurant trop tard le forjBedt de
leurs frères et la misère où il les avoit réduits.
Mais les tribus victorieuses , voyant le sang qu'elles
avoient versé , sentirent la plaie qu elles s'étoient faite.
Le peuple vint, et, se rassemblant devant la maison
du Dieu fort, éleva un autel sur lequel il lui rendit ses
hommages , lui offrant des holocaustes et des actions
de grâces ; puis , élevant sa voix , il pleura; il pleura
sa victoire après avoir pleuré sa défaite. Dieu d'Abra-
ham, s'écrioient-ils dans leur affliction, ah! où sont
tes promesses? et comment ce mal est-il arrivé à ton
peuple, qu'une tribu soit éteinte en Israël? Malheu-
reux humains , qui ne savez ce qui vous est bon, vous
avez beau vouloir sanctifier vos passions , elles vous
punissent toujours des excès qu'elles vous font com-
mettre; et c'est en exauçant vos vœux injustes que le
ciel vous les fait expier.
CHANT QUATRIÈME.
Après avoir gémi du mal qu'ils avoient fait dans leur
colère, les enfants d'Israël y cherchèrent quelque re-
mède qui pût rétablir en son entier la race de Jac(^
mutilée. Émus de compassion pour les six cents
hommes réfugiés au rocher de Rhimmon, ils dirent:
Que ferons-nous pour conserver ce dernier et précieux
reste d'une de nos tribus presque éteinte? Car ils
CHANT QUATRIÈME. 223
avoient juré par le Seigneur j disant : Si jamais aucun
d'entre nous donne sa fille au fils d'un enfent de
Jéminiy etméle son sang au sang de Benjamin... Alors ,
pour éluder un serment si cruel , méditant de nou>
veaux carnages , ils firent le dénombrement de Tannée
pour voir si , malgré l'engagement solennel , quelqu'un
d'eux avoit manqué de s'y rendre , et il ne s'y trouva
nul des habitants de Jabès de Galaad. Cette branche
des enfants de Manassès , regardant moins à la pu*
nitioa du crime qu'à l'effusion du sang fraternel ,
s'étoit refusée à des vengeances plus atroces que
le forfait , sans considérer que le parjure et la déser-
tion de la cause commune sont pires que la cruauté.
Hélas ! la mort , la mort barbare fut le prix de leur in-
juste pitié. Dix miHe hommes détachés de l'armée
d'Israël reçurent et exécutèrent cet ordre effroyable :
Aile?, exterminez Jabès de Galaad et tous ses habi-
tants , hommes , femmes , enfants , excepté les seules
filles viergaSy que vous amènerez au camp, afin
qu'elles soient données en mariage aux enfants de
Benjamin. Ainsi , pour réparer la désolation de tant
de meurtres , ce peuple farouche en commit de plus
girands ; semblable &! sa furie à ces globes de fer lancés
pornos machines embrasées, lesquels , toud)és à terre
après leur premier effet , se relèvent avec une impé-
t40sité nouvelle, et dans leurs bonds inattendus , ren-
versent et détruisent des rangs entiers.
Pendant cett;e exécution funeste , Israël envoya des
paroles de paix aux six cents de Benjamin réfugiés
au rocher de Rhimmon ; et ils revinrent parmi leurs
fi^ères. Leur retour ne fut point un retour de joie : ils
224 LE LÉVITE D'ÉPHRAÏM.
avoient la contenance abattue et les yeux baisées; la
honte et le remords couvroient leurs visages ; et tout
Israël consterné poussa des lamentations en voyant
ces tristes restes d'une de ses tribus bénites , de la-
quelle Jaoob avoit dit : « Benjamin est un loup dévo-
« rant ; au matin il déchirera sa proie , et lé soir il par-
« tagera le butin. » v
Après -que les àix mille hommes envoyés à Jabès
furent de retour, et qu'oii eut dénombré les filles
qu'ils amenoient , il ne s'en trouva que quatre cents ,
et on les donna à autant de Benjamites , comme une
proie qu'on venoit de ravir pour eux. Quelles noces
pour de jeunes vierges timides dont on vient d'égor-
ger les frères , les pères , les mères , devant leurs yeux ,
et qui reçoivent des liens d'attachement et; d'amour
par des mains dégouttantes du sang de leurs proches !
Sexe toujours esclave ou tyran , que l'homme opprimç
ou qu'il adore,, et qu'il ne peut pourtant rendre heu-
reux ni l'être , qu'en le laissant égal à lui.
Malgré ce terrible expédient il restoit.deux cents
hommes à pourvoir ; et ce peuple cruel dans sa pitié
même , et à qui le sang de ses frères coûtoit si peu ,
songeoit peut-être à faire pour eux de nouvelles veu-
ves , lorsqu'un vieillard de Lébona parlant aux anciens,
leur dit: Hommes israélites, écoutez lavis d'un de
vos frères. Quand vos mains se lasseront-elles du
meurtre des innocents? Voici les jours de la solennité
de l'Éternel en Silo. Dites ainsi aux enfants de Benja-
min : Allez , et mettez des embûches aux vignes ; puis
quand vous verrez que les filles de Silo sortiront pour
danser avec des flûtes^ alors vous les envelopperez,
CHANT QUATRIÈME. 22$
et , ravissant chacuu sa femme y vous retouroerez vous
établir avec elles au pays de Benjamin.
Et quand les pères ou les frères des jeunes filles
viaidront se plaindre à nous, nous leur dirons : Ayez
pitié d'eux pour Tamour de nous et de vous-mêmes
qui êtes leurs frères , puisque n'ayant pu les pourvoir
après cette guerre et ne pouvant leur donner nos
filles contre le serment, nous serons coupables de
leur perte si nous les laissons périr sans descendants'.
Les enfents donc de Benjamin firent ainsi qu'il leur
fut dit; et, lorsque les jeunes filles sortirent de Silo
pour danser , ils s'élancèrent et les environnèrent. Xa
craintive troupe fait , se disperse ; la terreur succède
à leur innocente gaieté; chacune appelle à grands cris
ses^compagnes, et court de toutesses forces. Les ceps
déchirent leurs voiles , la terre est jonchée de leurs
parures. La course anime leur teint et l'ardeur des ra-
visseurs. Jeunes beautés , où courez-vous? En fayant
l'oppresseur qui vous poursuit, vous tombez dans des
bras qui vous enchaînent. Chacun ravit la sienne, et ,
s'efForçant de l'apaiser , l'effraie encore plus par ses
caresses que par sa violence. Au tumulte qui s'élève ,
aux cris qui se font entendre au loin ; tout le peuple
accourt : les pères ^t mères écartent la foule et veulent
dégager leurs filles ; les ravisseurs autorisés défendent
leur proie; enjSn les anciens font entendre leur voix;
et le peuple , ému de compassion pour les Benjamites ,
s'intéresse en leur faveur.
Mais les pères , indignés de l'outrage fait à leurs
filles, ne cessoient point leurs clameurs. Quoi! s'é-
crioient-ils avec véhémence , des filles d'Israël seront-
XII. 1 5
226 LE LÉVITE DÉPHRAÏM.
elles asservies et traitées en esclaves sous les yeux
du Seigneur? Benjamin nous sera-t-il comme le Moa-
bite et Tlduméen ? Où est la liberté du peuple de Dieu?
Partagée entre la justice et la pitié , FassemUée pro*
BOHCe enfin que les captives seront remises en liberté
et décideront elles-mêmes de leur sort. Les ravisseurs ,
forcés de céder à ce jugement , les relâchent à regret,
et tâchent de substituer à la force des moyens plus
poissants sur leurs jeunes cœurs. Aussitôt elles s'é-
ch^^ent et fuient toutes ensemble; ils les suivent,
leur tendent les bras , et leur crient : Filles de Silo ,
serez-vous plus heureuses avec d'autres? Les restes
ae BaEijamin sont-ils indignes de. vous fléchir? Maàs
plusieurs d'entre elles , déjà liées par des attachements
secrets, palpitoient d'aise d'échapper à leurs ravis-
seurs. Axa , la tendre Axa parmi les autres, en s'ébm-
^nt dans les bras de sa mère qu'elle voit accourir ,
jette furtivement les yeux sur le jeune Elmacin auquel
dUe ^toit promise , et qui venoit plein de douleur et de
rage la dégager au prix de son sang. Elmacin la revoit,
tend les bras , s'écrie et ne peut parler ; la course et
l'émotion l'ont mis hors d'haleine. Le Benjamite aper-
çoit ce transport , ce coup d'œil ; il devine tout , il gé-
mit ; et , prêt à se retirer , il voit arriver le père d'Axa.
C'étoit le même vieillard auteur du conseil donné
auxBenjamites. Il avoit choisi lui-même Elmacin pour
son gendi*e; mais sa probité l'a voit empêché d'avertir
sa fille du risque auquel il exposoit celles d'autrui.
Il arrive ; et la prenant par la main : Axa , lui dit-il ,
tu connois mcm cœur: j'aime Elmacin; il eût été la
ooasolatbfm de mes vieux jours; mais le salut de ton
CHANT QUATRIÈME.- 227
peuple et Thonneur de ton père doivent remporter sur
lui. Fais ton devoir , ma fille, et sauve-moi de l'oppro-
bre parmi mes frères^ car j'ai conseillé tout ce qui s'est
fait. Axa baisse la tête y et soupire sans répondre ; mais
enfin levant les yeux elle rencontre ceux de son véné-
rable père. Ils ont plus dit que sa bouche. Elle prend
son parti . Sa voix foible et tremblante prononce à peine
dans un foible et dernier adieu le nom d'Elmacin,
qu'elle n'ose regarder ; et , se retournant à l'instant
demi-morte , elle tombe dans les bras du Benjamite.
Un bruit s'excite dans l'assemblée. Mais Elmacin
s'avance et fait signe de la main. Puis élevant la voix :
Écoute, ô Axa ! lui dit-il , mon vœu solennel. Puisque
je ne puis être à toi , je ne serai jamais à nulle autre :
le seul souvenir de nos jeunes ans , que l'innocence et
l'amour ont embellis , me suffit. Jamais le fer n'a passé
sur ma tête , jaioais le vin n'a mouillé mes lèvres ; mon
corps est aussi pur que mon cœur; prêtres du Dieu
vivant , je me voue à son service ; recevez le Nazaréen
du Seigneur.
Aussitôt, comme par une inspiration subite , toutes
les filtes , entraînées par l'exemple d'Axa , imitent son
sacrifice ; et , renonçant à leurs premières amours , se
livrent aux Benjamites qui les suivoient. A ce tou-
chant aspect il s'élève un cri de joie au milieu du
peuple : Vierges d'Éphraïm , par vous Benjamin va
renaître ► Béni soit le Dieu de nos pères ! il est encore
des vertus en Israël.
i5.
LETTRES A SARA.
Jam Dec spes animi credula mutai.
HOR. Lib. IV, od. i,
AVERTISSEMENT.
On comprendra sans peine comment une espèce de défi
a pu faire écrire ces quatre lettres. On demàndoit si un
amant d'un demi-siécle pouvoit ne pas faire rire. Il m'a
semblé qu'on pouvoit se laisseï^ surprendre à tout âge;
qu'un barbon pouvoit même écrire jusqu'à quatre lettres
d'amour, et intéresser encore les honnêtes gens, mais
qu'il ne pouvoit aller jusqu'à six sans se déshonorer. Je
n'ai pas besoin de dire ici mes raisons; on peut les sentir
en lisant ces lettres : après leur lecture, on en jugera.
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LETTRES A SARA.
PREMIÈRE LETTRE.
Tu lis dans mon cœur , jeune Sara ; tu m'as pénétré ,
je le sais, je le sens. Cent fois le jour ton ceil curieux
vient épier l'effet de tes charmes. A ton air satisfait »
à tes cruelles bontés, à tes méprisantes agaceries, je
vois que tu jouis en secret de ma misère; tu tap
{^udis avec un souris moqueur du désespoir où tu
pkmges un malheureux, pom' qui Tamour n'est plus
cpi'un opprobre. Tu te trompes , Scu^a ; je suis à plain-
dre , mais je ne suis point à railler : je ne suis point
digne de mépris , mais de pitié , parceque je ne m'en
impose ni sur ma figure ni sur mon âge , qu'en aimant
je me sens iikligne de plaire , et que la fatale illusion
qui m'égare m empêche de te voir telle que tu es , sans
m'empêcher de me voir tel que je sms. Tu peux m'a-
l»iser sur tout, hormis sur moi-même; tu peux me
persuader tout au monde , excepté que tu puisses par-
tager mes feux insensés. C'est le pire de mes sup-
plices de me voir comme tu me vois ; tes trompeuses
caresses ne sont pour moi qu'une humiliation de plus ,
et j'aime avec la certitude affreuse de ne pouvoir être
aimé.
Sois donc contente. Hé bien oui , je t'adore; oui , je
brûle pour toi de la plus cruelle des passions. Mais
tente , si tu l'oses , de m^enchaîner à ton char , comme
232 LETTRES
un soupirant à cheveux gris , comme un amant barbon
qui veut faire l'agréable , et dans son extravagant dé-
lire, s'imagine avoir des droits sur un jeune objet. Tu
n'auras pas cette gloire , ô Sara ! ne t'en flatte pas : tu
ne me verras point à tes pieds vouloir t'amuser avec
le jargon de la galanterie, ou t'attendrir avec des
propos langoureux. Tu peux m'arracher des pleurs ,
mais ils sont moins d'amour que de rage. Ris, si tu
veux, de ma foiblesse; tu ne riras pas au moins de
ma crédulité.
Je te parle avec emportement de ma passion , par-
ceque l'humiliation est toujours cruelle, et que le
dédain est dur à supporter ; mais ma passion , toute
folle qu'elle est , n'est point emportée; elle est à-la-fois
vive et douce comme toi. Privé de tout espoir, je suis
mort au bonheur , et ne vis que de ta vie. Tes plaisirs
sont mes seuls plaisirs ; je ne puis avoir d'autres jouis-
sances que les tiennes , ni former d'autres vœux que
tes voeux. J'aimerois mon rival même situ l'aimois:
si tu ne l'aimois pas , je voudrois qu'il pût mériter ton
amour ; qu'il eût mon cœur pour t'aimer plus digne-
ment, et te rendre plus heureuse. C'est le seul désir
permis à quiconque ose aimer sans être aimable. Aime ,
et sois aimée, ô Sara! Vis contente, et je mourrai
content.
A SARA. 233
i,'^/^/^%/M/\.^y\/%/y/%/^^^%/%.t^%/%.\/*/\.^/^/*^/^i/%^'K/*/x/\/%/\j%)^%i*i'K/\/\,'%/\/^
SECONDE LETTRE.
Puisque je vous ai écrit , je veux vous écrire encore :
ma première faute en attire une autre. Mais je saurai
m'arrêter, soyez -en sûre; et c'est la manière dont
vous m'avez traité durant mon délire, qui décidera
de mes sentiments à v©tre égard quand j'en serai re-
venu. Vous avez beau feindre de n'avoir pas lu ma
lettre, vous mentes; je le sais, vous l'avez lue. Oui,
vous mentez skns me rien dire, par l'air égal avec le-
quel vous croyez m'en imposer. Si vous êtes la même
qu'auparavant , c'est parceque vous avez été toujours
fausse ; et la simplicité que vous affectez avec moi me
prouve que vous n'en avez jamais eu. Vous ne dissi-
mulez ma folie que pouk* l'augmenter ; vous n'êtes pas
contente que je vous écrive , si vous ne me voyez en-
core à vos pieds ; vous voulez me rendre aussi ridicule
que je peux l'être; vous voulez me donner en spectacle
à vous-même , peut-être à d'autres ; et vous ne vous
croyez pas assez triomphante si je ne suis déshonoré.
Je vois tout cela , fille artificieuse , dans cette feinte
modestie par laquelle vous espérez m'en imposer ,
dans cette feinte égalité par laquelle vous me semblez
vouloir me tenter d'oublier ma faute , en paroissant
vous-même n'en rien savoir. Encore une fois , vous avez
lu ma lettre ; je le sais , je l'ai vu. Je vous ai vup , quand
j'entrois dans votre chambre , poser précipitamment
le livre où je l'avois mise; je vous ai vue rougir, et
marquer un moment de trouble; trouble séducteur et
234 LETTRES
cruel , qui peut-être est encore un de vos pièges , et
([ui m'a fait plus de mal que tous vos regards. Que
devins-je à cet aspect , qui m'agite encore? Cent fois ,
en un instant , prêt à me précipiter aux pieds de l'or-
gueilleuse y que de combats, que d'efforts pour me re-
tenir 1 Je sortis pourtant , je sortis palpitant de joie
d'échapper à l'indigne bassesse que j'allois faire. C^
seul moment me venge de tes outrages. Sois moins
fière, ô Sara! d'un penchant que je peux vaincre,
puisqu'une fois en ma vie j'ai déjà triomphé de toi.
Infortuné ! j'impute à ta vanité des fictions de mon
amour-propre. Que n'ai-je le bonheur de pouvoir
croire que tu t'occupes de moi, ne fût-ce que pour me
tyranniser ! Mais daigner tyranniser un amant grison
seroit lui faire trop d'honneur encore. Non , lu n'as
point d'autre art que ton indifférence : ton dédain fait
toute ta coquetterie , tu me désoles sans songer à moi.
Je suis malheureux jusqu'à ne pouvoir t'occuper au
moins de mes ridicules, et tu méprises ma folie jus*
qu'à ne daigner pas même t'en moquer. Tu as lu ma
lettre , et tu l'as oubliée ; tu ne m'as point parlé de mes
maux , parceque tu n'y songeois plus. Quoi ! je suis
donc nul pour toi î mes fureurs , mes tourments ^ loin
d'exciter ta pitié , n'excitent pas même ton attention!
Ah! où est cette douceur que tes yeux promettent?
où est ce sentiment si tendre qui paroîtles apimer?...
Barbare !... insensible à mdn état , tu dois l'être à tout
sentiment honnête. Ta figure promet luie ame ; elle
ment, tu nas que de la férocité... Ah, Sara! j'aurois
attendu de ton bon cœur quelque consolation dans
loa misère.
A SARA. 235
i.'m/m/*. v%.'«.'%/%«% 'Ki^/x.
TROISIÈME LETTRE.
Enfin rien ne manque plus à ma honte , et je suis
aussi humilié que tu Tas voulu. Voilà donc à quoi ont
abouti mon dépit , mes combats , mes résolutions , ma
constance ! Je serois moins aviU si j'avois moins ré-
sisté. Qui , moi ! j'ai fait l'amour en jeune homme ? j'ai
passé deux heures aux genoux d'un enfant! j'ai
versé sur ses mains des torrents de larmes? j'ai souf-
fert qu'elle me consolât , qu'eUe me plaignit , qu'elle
essuyât mes yeux ternis par les ans? j'ai reçu d'elle
des leçons de raison, de courage? J'ai bien profité de
ma longue expérience et de mes tristes réflexions !
Combien de fois j'ai rougi d'avoir été à vingt ans ce
que je redeviens à cinquante ! Ah ! je n'ai donc vécu
cfàê pour me déshonorer! Si du moins un vrai re-
pentir me ramenoit à des sentiments plus honnêtes!
Mais non ; je me coûiplais , malgré moi , dans ceux
que tu m'inspires , dans le délire où tu me plonges ,
dans l'abaissement où tu m'as réduit. Quand je m'ima-
gine , à mon âge , à genoux devant toi , tout mon cœur
se soulève et s'irrite ; mais il s'oublie et se perd dans
les ravissements que j'y ai sentis. Ah! je ne me voyois
pas alors; je ne voyois que toi , fille adorée : tes char-
lûes, tes sentiments, tes discours remplissoient ,
formoient tout mon être; j'étois jeune de ta jeunesse,
sage de ta raison, vertueux de ta vertu. Pouvois-je
mépi^iser celui que tu honorois de ton estime? pou-
vois-je haïr celui que tu daignois appeler ton ami?
236 LETTRES
Hélas ! cette tendresse de père que tu me demsoidois
d'un ton si touchant, ce nom de fille que tu voulois
recevoir de moi , me faisoient bientôt rentrer en moi-
même : tes propos si tendres , tes caresses si pures ,
m'encfaantoient et me déchiroient ; des pleurs d'amour
et de rage couloient de mes yeux. Je sentois que je n é-
tois heureux que par ma misère , et que , si j'eusse été
plus digne de plaire, je n'aurois pas été si bien trsdté.
N'importe. J'm pu porter l'attendrissement dans
ton cœur. La pitié le ferme à l'amour , je le sais; mais
elle en a pour moi tous les charmes. Quoi! j'ai vu
s'humecter pour moi tes beaux yeux ! j'ai senti tomber
sur ma joue une de tes larmes ! Oh ! cette larme , quel
embrasement dévorant elle a causé! et je ne seroi*
pas le plus heureux des hommes ! Ah! combien je le
suis , au-dessus de ma plus orgueilleuse attente 1
Oui, que ces deux heures reviennent sans cesse,
qu'elles remplissent de leur retour ou de leur souve-
nir le reste de ma vie. Eh! qu'a-t-elle eu de compa*
rable à ce que j'ai senti dans cette attitude? J'étois
humilié, j'étois insensé, j'étois ridicule; mais j'étois
heureux, et j'ai goûté dans ce court espace plus de
plaisirs que je n'en eus dans tout le cours de mes ans.
Oui , Sara , oui , charmante Sara , j'ai perdu tout repen-
tir, toute honte; je ne me souviens plus de moi, je i^e
sens que le feu qui me dévore ; je puis dans tes fers
braver les huées du monde entier. Que m'importe ce
que je peux paroître aux autres? j'ai pour toi le cœm'
d'un jeune homme , et cela me suffit. L'hiver a beau
couvrir l'Etna de ses glaces , son sein n'est pas moins
embrasé.
A SARA. 237
QUATRIÈME LETTRE.
Quoi! c'étoit vous que je redoHtois! c'étoit vous
que je rougissois d'aimer ! O Sara ! fille adorable !
à3ûïe?pliis belle que ta figure ! si je m'estime désormais
quelque chose , c est d'avoir un cœur fait pour sentir
tout ton prix. Oui, sans doute, je rougis de Famour
que j'avois pour toi; mais c'est parcequ'il étoit trop
rampant , trop languissant , trop foible , trop peu
digne de son objet. Il y a six mois que mes yeux et
mon cœur dévorent tes charmes ; il y a six mois que
tu m'occupes seule, et que je ne vis que pour toi:
mais ce n'est que d'hier que j'ai appris à t'aimer. Tan-
dis que tu me parlois , et que des discours dignes du
ciel sortoient de ta bouche, je croyois voir changer
tes traits, ton air, ton port, ta figure; je ne sais quel
feu sumatuirel luisoit dans tes yeux , des rayons de
lumière sembloient t'entourer. Ah! Sara! si réelle-
ment tu n'es pas une mortelle , si tu es l'ange envoyé
du ciel pour ramener un cœur qui s'égare , dis-le-moi ,
peut-être il est temps encore. Ne laisse plus profaner
ton image par des désirs formés malgré moi. Hélas !
si je m'abuse dans mes vœux, dans mes transports,
dans mes téméraires hommages, guéris-moi d'une
erreur qui t'offense, apprends-moi comment il faut
t'adorer.
Vous m'avez subjugué, Sara, de toutes les ma-
nières; et si vous me faites aimer ma folie , vous me la
faites cruellement sentir. Quand je compare votre
conduite à la mienne, je trouve un sage dans une
238 I^ETTRES
jeune fille, et je ne sens^n moi qu ua vieux enfant.
Votre douceur, si pleine de dignité, de raison, de
bienséance, m'a dit tout ce que ne m'eût pas dit un
accueil plus sévère ; elle m'a fait plus rougir de ^oi
que n'eussent feit vos reproches ; et l'accent un peu
plus grave que vous avez mis hier dans vos discours
m'a fait aisément connoître que je n'aurois pas dû
vous exposer à me les tenir deux fois. Je vous entends,
jSara; et j'espère vous prouver aussi que si je ne suis
pas digne de vous plaire par mon amour , je le suis par
les sentiments qui l'accompagnent. Mon égarement
sera aussi court qu'il a été grand; vous me l'avez
montré, cela suffit; j'en saurai sortir, soyez-en sûre :
quelque aliéné que je puisse être, si j'en avois vu
toute l'étendue, jamais je n'aurois fait le premier pas.
Quand je méritois des censures, vous ne m'avez don-
né que des avis, et vous avez bieai voulu ne me
voir que foible lorsque j'étois criminel. Ce que vous
ne m'avez pas dit , je sais me le dire; je sais donner à
ma conduite auprès de vous le nom que vous ne lui
avez pas donné; et si j'ai pu faire une bassesse sans
la connoître, je vous ferai voir que je ne porte point
un cœur bas. Sans doute c'est moins mon âge que le
vôtre qui me rend coupable. Mon mépris pour moi
m'empéchoit de voir toute l'indignité de ma dé-
marche. Trente ans de différence ne me montroient
^ue ma honte , et me cachoient vos dangers. Hélas 1
quels dangers ! Je n'étois pas assez vain pour en sup-
poser : je n'imaginois pas pouvoir tendre un piège à
votre innocence; et si vous eussiez été moins ver-
tueuse, j'étois un suborneur sans en rien savoir.
A SARA. 289
O Sara! ta -vertu est à des épreuves plus dange-
reuses, et tes charmes ont mieux à choisir. Mais mon
devoir ne dépend ni de ta vertu ni de tes charmes; sa
voix me parle , et je le suivrai. Qu'un étemel oubli ne
peut-il te cacher mes erreurs ! Que ne les puis-je ou-
blier moi-i^me ! Mais non , je le sens , j en ai pour la
vie , et le trait s'enfonce par mes efforts pour l'arra-
cher. C^est mon sort de brûler , jusqu'à mon dernier
soupir , d'un feu que rien ne peut éteindre , et auquel
iJiaicpie jour ôte un degré d'espérance , et en ajoute un
de déraison. Voilà ce qui ne dépend pas de moi ; mais
voici , Sara , ce qui en dépend. Je vous donne ma foi
d'homme qui ne 1^ faussa jamais , que je ne vous re-
parlerai de mes jours de cette passion ridicule et mal-
heureuse que j'ai pu peut-être empêcher de naître ,
mais que je ne puis plus étouffer. Quand je dis que je
ne vous en parlerai pas , j'entends que rien en moi ne
vous dira ce que je dois taire. J'impose à mes yeux le
même silence qu'à ma bouche : mais , de grâce, im-
posez aux vôtres de ne plus venir m'arracher ce triste
secret. Je suis à l'épreuve de tout , hors de vos regards r
vous savez trop combien il vous est aisé de me rendre
parjure. Un triomphe si sûr pour vous , et si flétrissaiït
pour moi, pourroit-il jflatter votre belle ame? Non,
divine Sara , ne profane pas le temple où tu es adorée,
et laisse au moins quelque vertu dans ce cœur à qui
tu as tout ôté.
Je ne puis ni ne veux reprendre le malheureux se-
cret qui m'est échappé ; il est trop tard ; il Éaïut qu'il
vous reste; et il est si peu intéressant pour vous , qu il
seroit bientôt oublié si l'aveu ne s'en renouveloit sans
34o LETTRES A SARA.
cesse. Ah ! je serois trop à plaindre dans ma misère ,
si jamais je ne pouvois me dire que vous la plaignez;
et vous devez d autant plus la plaindre, que vous
n aurez jamais à m'en consoler. Vous me verrez tou-
jours tel que je dois être , mais eonnoissez-moi toujours
tel que je suis; vous n'aurez plus à censurer mes dis-
cours , mais souffrez mes lettres : c'est tout ce que je
vous demande. Je n'approcherai de vous que comme
d'une divinité devant laquelle on impose silence à ses
passions. Vos vertus suspendront l'effet de vos char-
mes ; votre présence purifiera mon cœur ; je ne crain-
drai point d'être un séduc]teur en ne vous di^nt rien
qu'il ne vous convienne d'entendre,; je cesserai de me
croire ridicule quand vous ne me verrez jamais tel; et
je voudrai n'être plus coupable , quand je ne pourrai
l'être que loin de vous.
Mes lettres! !Non. Je ne dois pas même désirer de
vous écrire , et vous ne devez le souffrir jamais. Je
vous estimerois moins si vous en étiez capable. Sara ,
je te donne cette arme, pour t'en servir contre moi.
Tu peux être dépositaire de mon fatal secret , tu n'en
peux être la confidente. C'est assez pour moi que tu
le saches , ce seroit trop pour toi de l'entendre répéter.
Je me tairai: qu'aurois-je de plus à te dire? Bannis-
moi, méprise-moi désormais, si tu revois jamais ton
amant dans l'ami que tu t'es choisi « Sans pouvoir te
fuir, je te dis adieu pour la vie. Ce sacrifice étoit le
dernier qui me réstoit à te faire, c'étoit le seul qui fût
digne de tes vertus et de mon cœur.
POÉSIES.
ziu
i6
•
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AVERTISSEMENT
J^ai eu le malheur autrefois de refuser 4^s vers à des pei'-
sonnes. que j'honorois et que je respectois infinimeiity par-
ceque je m'ëtois désormais interdit d'en faire. J'ose espérer
cependant que ceux que je publie aujourd'hui ne les offen-
seront point; et je crois pouvoir dire, sans trop de raffi-
nement, qu'ils sont l'ouvrage de mon cœur, et non de mon
esprit. Il est même aisé de s'apercevoir que c'est un enthou-
siasme impromptu, si je puis parler ainsi, dans lequel je
n'ai guère songé à briller. De fréquentes répétitions dans
les pensées et même dans les tours, et .beaucoup de négli-
gence dans la diction , n'annoncent pas un homme fort
empressé de la gloire d'être un bon poète. Je déclare de
plus que, si l'on me trouve jamais à faire des vers galants,
ou de ces sortes de belles choses qu'on appelle des jeux
d'esprit, je m'abandonne volontiers à toute l'indignation
que j'aurai méritée. .
Il faudroit m'excuser auprès de certaines gens d'avoir
loué ma bienfaitrice; et, auprès des personnes de méfite,
de n'en avoir pas assez dit de bien. Le silence que je garde
à l'égard des premiers n'est pas sans fondement; quant aux
autres, j'ai l'honneur de les assurer que je serai toujours
infiniment satisfait de m'eutendre faire le même reproche.
Il est vrai qu'en félicitant madame de Warens sur son
penchant à faire du bien je pouvpis m'étendre sur beau-
coup d'autres vérités non moins honorables pour elle. Je
n'ai point prétendu être ici un panégyriste, mais simple-
ment un homme sensible et reconnoissànt qui s'amuse à
décrire ses plaisirs.
On ne manquera pas de s'écrier : Un malade faire des
vers! un homme à deux doigts du tombeau! C'est précisé-
i6.
244 AVERTISSEMENT.
ment pour cda que j'ai fait des yers. Si je me portois moins
mal, je me croirois comptable de mes occapations au bien
de la sociAé; Fétat où je sois ne me permet de travailler
qa^ ma propre satisfaction. Combien de gens qui r^or-
gent de biens et de santé ne passent pas autrement leur vie
entière! Il faudroit aussi savoir si ceux qui me feront ce
reproche sont disposés à m'employer à quelque chose de
mieux.
LE VERGER
DES CHARMETTES.
Rara' domus tennem non asfpernatur amicam :
* Raraque non humilem calcat fastosa clientem.
Verger cher à mon cœur, séjour de Finnocence ,
Honneur des plus Beaux jours que le ciel me dispense ,
S^itude charmante , asile de la paix ,
Puissé-je, heureux verger, ne vous quitter jamais!
O jours délicieux, coulés sous vos ombrages î
De Philoméle en pleurs les languissants i^unages ,
D'un ruisseau fugitif le murmure flatteur ,
Excitent dans mon ame un charme séducteur.
J'apprends sur votre émail à jouir de la vie :
J^apprends à méditer sans regret, sans envie,
Sur les frivoles goûts des mortels insensés ;
Leurs jours tumultueux, Fun par l'autre poussés,
N'enflamment point mon cœur du désir de les suivre.
A de plus grands plaisirs je mets le prix de vivre.
Plaisirs toujours charmants , toujours doux, toujours purs ,
A mon cœur enchanté vous êtes toujours surs.
Soit qu'au premier aspect d'un beau jour près d'éclore
J'aille voir ces coteaux qu'un soleil levant dore,
Soit que vers, le midi, chassé par son ardeur,
Sous un arbre touffu je cherche la fraîcheur;
Là> portant avec moi Montaigne ou La Bruyère ,
Je ris tranquillement de l'humaine misère ;
Ou bien, avec Socrate et le divin Platon ,
Je m'exerce à marcher sur les pas de Caton :
^46 LE VERGER
Soit qu^une nuit brillante, en étendant ses voiles,
Découvre à mes regards la lube et les étoiles ;
Alors , suivant de loin La Hire et Cassini ,
Je calcule, j'observe, et, près de Finfini,
Sur ces mondes diverè que l'éther nous recèle.
Je pousse^ en raisonnant, Huygens et Fontenelle :
Soit enBn que, surpris d*un orage imprévu, ^
Je rassure, en courant, le berger éperdu ,
Qu'épouvantent les vents qui sifflent sur sa tête,
Les tourbillons, l'éclair, la foudre, la tempête;
Toujours également heureux et satisfait ,
Je ne désire point un bonbeur plus parfait. *
O vous, sage Warens, élève de Minerve,
Pardonnez êes transports d'une indiscrète vervB;
Quoique j'eusse promis de ne rimer jamais.
J'ose chanter ici les fruits de vos bienfaits.
Oui, si mon cœur jouit du sort le plus tranquille,
Si je suis la vertu'dans un chemin facile.
Si je goâte eh ces lieux un repos innocent,
Je ne dois qu'à vous seule un si rare présent.
Vainement des cœurs bas, des âmes mercenaires,
Par des avis cruels plutôt que salutaires,
Cent fois ont essayé de m'ôter vos bontés :
Us ne connoissent pas le bien que vous goûtez
En faisstnt des heuseux , en essuyant des larmes :
Ces plaisirs délicats pour eux n'ont point de charmes.
De Tite et de Trajan les libérales mains
N'excitent dans leurs cœurs que d^s ris inhumains.
Pourquoi faire du bien dans le siècle où nous sommes?
Se trouve-t-il quelqu'un, dans la race des hommes.
Digne d'être tiré du rang des indigents?
Peut-U dans la misère être d'honnêtes gens ?
DES CHARMETTES. 247
Et ûe vam*îl pas Kiieiix employer ges ndiesias
A jouir des plaisirs , qu'à faire des largesses?
Qu'ils suivent à lelir gré ces sentimeuts affreux,
Je me garderai bien de rien exiger d'yeux.
Je n irai pas ramper, ni chercher à leur plaire;
Mon cceur sait, s'il le faut, affronter la misère,
Et, plus délicat qu'eux, plus sensible ^ l'koimenr^
Regsu*de de plus près au choix d'un bienâùteur.
Oui, j'en donne aujourd'hui l'assurance publique.
Cet écrit en sera le témoin authentique.
Que, si jamais le sort m^arrache à vo$ bienfeits,
Mes besoins jusqu'eux leurs ne recourront jamais.
Laissez des envieux la troupe méprisable
Attaquer des vertus dont Tédat les accable.
Dédaignez leurs complots, leur haide, leur fureur;
La paix n'en est pas mmus au fond de votre cœur,
Tandis que, vils jouets de leurs pn^res furies,
AUments des serpents dont elles sont nourries,
Le crime et les remords portent au fond des leurs
Le triste châtiment de leurs noires horreurs.
Semblables en leur lage à la guêpe maligne, .
De traTQÎl in€aq[)able, et de secours indigne^,
Qui ne vit que de vols, et dont enfin le sort
Est de faeire du mal en se donnant la mort,
Qu'ils exhalent en vain leur colère impuissante;
Leurs menaces pour voud n'ont rien qui m'épowarnce.
Us voudroient d'un gmnd roi vous 6ter les bienfints;
Mais de phis nobles êoiti» illustrent ses projets :
Leur basse jalousie et leur fureur injuste
N'arriveront jamais jusqu'à SKm tr6ne ai:^ste;
Et le mottstâre qui régne en leurs cœurs abatins
N'est pas fait pou» braver l'éclac de ses vertus.
\
248 LE VERGER
C'est ainsi qu'un bon roi rend son empire aimable;
Il soutient la vertu que Finfortune accable :
Quand il doit menacer, la foudre est en ses mains.
Tout roi, sans s'élever au-dessus des humains ,
Contre les criminels peut lancer le tonnerre;
Mais, s'il fait des heureux, c'est un dieu sur la terre.
Charles, on reconnoit ton empire à ces traits ;
Ta main porte en tous lieux la joie et les bienfaits.
Tes sujets égalés éprouvent ta justice;
On ne réclame plus, par un honteux caprice ,
Un principe odieux , proscrit par l'équité ,
Qui, blessant tous les droits de la société.
Brise les nœuds sacrés dont elle étoit unie ,
Refuse à ses besoins la meilleure partie ,
Et prétend affranchir de ses plus justes lois
Ceux qu'elle fait jouir de ses plus riches droits.
Ah ! s'il t'avoit suffi de te rendre terrible,
Quel autre, plus que toi , pouvoit être invincible,
Quand l'Europe t'a vu, guidant tes étendards.
Seul entre tous ses rois briller aux: champs de Mars?
Mais ce n'est pas assez d'épouvanter la terre;
Il est d'autres devoirs que les soins de la guerre ;
Et c'est par eux, grand roi, que ton peuple aujourd'hui
Trouve en toi son vengeur, son père et son appui.
Et vous, «âge Warens, que ce héros protège.
En vain la calomnie en secret vous assiège ,
Craignez peu ses effets, bravez son vain courroux^
La ver'tu vous défend , et c'est assez pour vous ;
Ce grand roi vous estime , il connoit votre zèle.
Toujours à sa parole il sait être fidèle;
Et, pour tout dire enfin, garant de ses bontés ,
Votre cœur vous répond que vous les méritez.
DES CHARMETTES. 249
On me connott assez , et ma muse sévère
Ne sait point dispenser un encens mercenaire;
Jamais d'un vil flatteur le langage affecté
N'a souillé dans mes vers Tauguste vérité. • •
Vous méprisez vous-même un éloge insipide ,
Vos sincères vertus n'ont point Torgueil pour guide.
Avec vos ennemis convenons, s'il le fapt,
Que la sagesse en vous n'exclut point tout défaut.
Sur cette terre, héla$ ! telle est notre misère,
Que la perfection n'est què^meur et chimère.
Connoitre mes travers est mon premier souhait,
Et je fais peu de cas de tout homnve parfait.
La haine quelquefois donne un avis utile :
Blâmez cette bonté trop douce et trop facile
Qui souvent à leurs yeux a causé vos malheurs.
Beconnoissez en vous les foibles des bons cœurs :
Mais sachez qu'en secret Fétemelle sagesse
Hait leurs fausses vertus plus que votre foiblesse.
Et qu'il vaut mieux cent fois se montrer à ses yeux
Imparfait comme vous, que vertueux comme eux.
Vous donc dès mon enfance attachée à m'instruire ,
A travers ma misère, hélas ! qui crûtes lire
Que de quelques talents le ciel m'avoit pourvu,
Qui daignâtes former mon cœur à la vertu.
Vous, que j'ose appeler du tendre nom de mère,
Acceptez aujourd'hui cet hommage sincère,
Le tribut légitime, et trop bien mérité ,
Que ma reconnoissance offre à la vérité.
Oui, si quelques douceurs assaisonnent ma vie;
Si j'ai pu jusqu'ici me soustraire à l'envie;
Si , le cœur plus sensible, et l'esprit moins grossier ,
Au-dessus du vulgaire on m'a vu m'élever ;
25ô LE VERGER
Enfin, si chaque joar je jouis de moi'^iiéme,
Tantôt en m'élançant jusqn'à FÉtre suprême,
Tantôt en méditant, dans un profond repos,
Les erreur des humains , et leurs biens , et leurs maiix;
Tantôt, philosophant sur les lois naturelles,
J'entre dans le secret des causes étemelles.
Je cherche à p^Uétrer tous les ressorts divers,
Les principes cachés qvû meuvent runivers;t
Si, dis-je, en mon pouvoir j'ai touâ ces availrtiages;
Je le répète encor, ce so%tlà vos ouvrages.
Vertueuse Warens : c'est de vous que je tiens
Le vrai bonheur de l'homme et les solides biens. ^
Sans craintes, sans désirs, dans cette solitude,
Je laisse aller mes^ jours exempts d'inquiétude :
O que mofî cœur'touché ne peut-il à son ^é
Peindre sur ce papier, dans un juste degré,
Des plaisirs qu'il ressent la volupté parfaite !
Présent dont je jouis, passé que je regrette.
Temps précieux, hélas ! je ne vous perdrai pltis
En bizarres prdjets, en soucis superflus.
Dans ce verger charmant j'en partage Tespace.
Sous un ombrage frms tantôt je me délasse;
Tantôt avee Leibnitz, Malebranche et Newton,
Je monte ma raison sur un sublime tob.
J'examine leç lois des corps et des pensées ;
Avec Locke je fais l'histoire des idées;
Avec Kepler, Wallis, Bajrow, Raynaud, Pascal,
Je devance Archiméde, et je suis L'Hospital '.
Tantôt^ à la physique appliquant mes problènù^es.
Je me laisse entrahier à l'esprit des systètties ;
' Le marqtiis de L*Hospital, auteur de l'Analyse des infiniment
petits f et de plusieurs autres ouvrages de mathématiques.
DE« CHARMETTES. 25l
Je tâtonne Déscarte et ^s ég2d*eiiiebte^
Sublimed, il est yrai, inais friyoles ronmiis.
J'abandonne bientôt l'bypothèse infidèle,
Ccoitent d'étudier Fhistoire naturelle.
Là, Pline et Niôuwentit, m'aidant de leur savoir,
M'apprennent à penser, ouvrir les jeax, «t voir.
Quelquefois, descendant de ces vastes lumièreft,
Des difféoents mortels je suis les cara'ctères.
Quelquefois, m'am^santjusqu'à la fiction,
Ti^Boaque et Sétbos me donnent leur leçoâ ;
Ou bien dang Gléveland j'observe la nature ,
Qui se montre à mes yeux touchante et toujouirs pni^.
Tantôt aussi , de Spon ppr^douraiac les cabiers.
De ma patrie en pleurs je relis les dani^rs.
Genève , jadis sage , è ma cbère paitriè !
Quel.démon dans ton sein produit la feenésie?
Souviens-toi qu'autrefois tu donnas des héros,
Dont le sang t'acheta les douceurs du repos.
Transportés aujourd'hui d'une soudaine rage.
Aveugles citoyens, cherchez-vous Fesclavage?
Trop tôt peut-être, hélas ! pourrez- vous le trouver :
Mais, s'il est encor temps, c'est à vous d'y songer.
Jouissez des bienfaits que Louis vous accorde.
Rappelez dans vos murs cette antique concorde.
Heureux si, reprenant la foi de vos aïeux,
Vous n'oubliez jamais d'être libres comme eux !
O vous, tendre Racine ! ô vous, aimable Horace !
Dans mes loisirs aussi vous trouvez votre place;
Glaville , Saint-Aubin , Plutarque , Mézerai ,
Despréaux, Cicéron, Pope, Rol^n, Bardai,
Et vous , trop doux La Mothe , et toi , touchant X^oltaire ,
Ta lecture à mon cœur restera toujours chère.
252 LE VERGER DES CHARMETTES.
Mais mon goût se refuse à tout frivole écrit
Dont l'auteur n'a pour but que d'amuser l'esprit :
Il a beau prodiguer la brillante antithèse ,
Semer partout des fleurs, chercher un tour qui plaise;
Le cœur, plus que l'esprit, a chez moi des besoins.
Et, s'il n'est attendri, rebute tous ces soins.
C'est ainsi que mes jours s'écoulent sans alarmes.
Mes yeux sur mes malheurs ne versent point de larmes.
Si des pleurs quelquefois altèrent mon repos,
C'est pour d'autres sujets que pour me&-propres maux.
Vainement la douleur, les craintes, la misère.
Veulent décourager la fin de ma carrière;
D'Épictéte asservi la stbïque fierté
M'apprend à supporter les maux, la pauvreté;
Je vois, sans m'affliger, la langueur qui m'accable;
L'approche du trépas ne m'est point effroyable ;
Et le mal dont mon corps se sent presque abattu
N'est pour moi qu'un sujet d'affermir ma vertu.
EPITRE
A M. BORDES.
Toi qu'aux jeux du Parnasse Apollon même guide ,
Tu daignes exciter une muse timide ;
De mes foibles essais juge trop indulgent,
Ton goût à ta bonté cède en m'encourageant.
Mais, hélas! je n'ai point, pour tenter la carrière,
D'un athlète animé l'assurance guerrière ;
Et, dès les premiers pas , inquiet et surpris.
L'haleine m'abandonne, et je renonce au prix.
Bordes, daigne juger de toutes mes alarmes;
Vois quels sont les combats , et quelles sont les armes.
Ces lauriers sont bien doux, sans doute, à remporter;
Mais quelle audace à moi d'oser les disputer !
Quoi 1 j'irois , sur le ton de ma lyre rustique ,
Faire jurer en vers une muse helvétique; *
Et, prêchant durement de tristes vérités.
Révolter contre moi les lecteurs irrités !
Plus heureux, si tu veux, encor que téméraire,
Quand mes foibles talents trouveroient Fart de plaire ;
Quand, des sifflets publics par bonheur préservés,
Mes vers des gens de goût pourroient être approuvés,
Dis-moi, sur quel sujet s'exercera ma muse?
* Ce vers manque à Fédition de Genève. Dans Tédition de Poinçot ,
en 38 vol. in-8** , on lit :
Quoi ! j'irois , sur le ton de ma lyre criti^e ,
Faire la guerre au vice en style académique.
254 ÉPÎTRE
Tout poète est menteur, et le métier Fexcuse,
Il &ait en mots pompeux feire, d'un riche fat,
Un nouveau Mécénas , un pilier de Fétat.
Mais moi, qui cannois peu Its usager de France,
Moi, fier républicain que blesse Tarrogance,
Du riche impertinent je dédaigne Fappui ,
S'il le faut mendier en rampant devant lui ;
Et ne sais applaudir qu'à toi, qu'au vrai mérite :
La sotte vanité me révolte et m'irrit^*
Le riche me méprise; et, malgré son orgueU,
Nous nous voyons souvent à peu près de même oeil.
Mais, quelque haine en moi que le travers inspire,
Mon coeur sincère et franc abhorre la satire :-
Trop découvert peut-être, et jamais criminel,
Je dis la vérité sans l'abreuVer de fiel.
Ainsi toujours ma plume, implacable ennemie
Et de la flatterie et de la calomnie,
Ne sait point en ses vers trahir la vérité;
Et, toujours accordât un tribut mérité.
Toujours prête à donner ^es louanges acquises,
Jamais d'un vil Crésus n'enc^sa les sotti$e$.
O vous qui dans le sein d'une hnmbl^ obscurité
Nourrissez les vertus avec Is^ pauyreté;
Dont les désirs )>ornés dçms la sage indigence
Méprisent sans orgueil une yaine abondance,
Restes trop précieux de ces ^tiques temps
Où des moindres apprêts nosi ancêtres contenus ,
Recherchés dans leurs n^oenrs , ^mpl«§ dfin^ leur pi^r nrc ,
Ne sentoient de besoins que ceux de la nature;
Illustres malheureux, quels lieux habitez-vous?
Dites, quels spnt vos noms? Il me sera trop doux
D'exercer mes talents à chanter votre gloire ,
A M. BORPES. :)5S
A VOUS éterniser au tQmple de mémoire;
Et quand mes foible* vers n'y pourraient arriver.
Ces noms si respectés sauront les conserver.
Mais pourquoi m'occuper d'une vaine chimie?
Il n'est plus de sagesse où régne la misère; .
Sous le poids de la faim le mérite abattu
Laisse en un ^ste ooeur éteindre la vertu.
Tant de pompeux discours sur l'heureuse indigence
M'ont bien l'air d'être nés du sein de l'abondance :
Philosophe commode, on a toujours grand soin
De prêcher des vertus dont on n'a pas b^oin.
Bordes, cherchons ailleurs dea sujets pour ma muse;
De la jMtié qu'il tait souvent le pauvre abuâe ,
Et, décorant du nom de sainte charité
Les dons dowt on noumt sa vile oisiveté,
Sous l'aspçct des vertus qu© l'ipfortune opprime
Cache l'amour du vice et le penchant mk crime.
J'honore le mérite aux; rangs les plus abjeols ;
Mais je trouve Ji louer peu de pareils sujets.
Non, célébrons plutôt l'innocente industrie
Qui sait muHipUer les d«>ucemrs de la yie.
Et, salutaire à Ipus dans sçs utiles soins,
Par la route du luxe apaisa les besoins/
C'est par cet art charmant <pie sans o^se enrichie
On voit briller au loin ton heureusç patrk .
Ouvrage précieux» superbe ors^m^nts.
On diroit ^e Minerve, ep s^s amusements.
Avec l'or et la soie n d'une maû» sainte
Formé de vos desçm* la tis^re élégant^.
Turin , Londres, en vain, pour irons le disputer ,
• La ville de Lyon.
*•*
\
256 ÉPÎTRE
Par de jaloux efforts veulent vous imiter :
Vos mélanges charmants, assortis par les grâces,
Les laissent de bien loin s'épuiser sur vos traces.
Le bon goût les dédaigne, et triomphe chez vous;
Et tandis qu'entraînés par leur dépit jaloux
Dans leurs ouvrages froids ils forcent la nature,
Votre vivacité, toujours brillante et pure.
Donne à ce qu'elle paré un œil plus délicat,
Et même à la beauté prête encor de l'éclat.
Ville heureuse, qui fais l'ornement de la France,
Trésor de l'univers, source de l'abondance,
Lyon , séjour charmant des enfants de Plutus ,
Dans tes tranquilles murs toils les arts sont reçus :
D'un sage protecteur le goût les y rassemble;
Apollon et Plutus, étonnés d'être ensemble.
De leurs longs différents ont peine à revenir.
Et demandent quel dieu les a pu réunir.
On reconnoit tes soins, Pallu ' : tu nous ramènes
Les siècles renommés et de Tyr et d'Athènes :
De mille éclats divers Lyon brille à-la-fois.
Et son peuple opulent semble un peuple de rois.
Toi , digne citoyen de cette ville illustre ,
Tu peux contribuer à lui donner du lustre.
Par tes heureux talents tu peux la décorer.
Et c'est lui faire un vol que de plus différer.
Comment ose^tu bien me proposer d'écrire ,
Toi, que Minerve même avoit pris soin d'instruire,
Toi, de ses dons divins possesseur négligent.
Qui viens parler pour elle encore en l'outrageant?
Ah ! si du feu divin qui brille en ton ouvrage
^ Intendant de Lyon.
A M. BORDES. 257
iJne étincelle au moins eât été mon partage,
Ma muse quelque jour, attendrissant les cœurs,
Peut-être sur la scène eût fait couler des pleurs.
Mais je te parle en vain : insensible à mes plaintes.
Par de cruels refus tu confirmes mes craintes,
Et je vois qu'impuissante à fléchir tes rigueurs ,
Kanche ' n'a pas encore épuisé ses malheurs.
* Blanche de Bourbon ^ tragédie de M. Bordes, qu'au grand re-
gret de ses amis il refuse constamment de mettre au théâtre. *
* Elle a été imprimée depuis» et fait partie de la coUection de set ceuvres.
Lyon, 1783 , 4 vol' in-8?.
XII. 17
ÉPÎTRE
A M. PARISOT,
ACHEVÉE, LE lO JUILLET 1743* ■
a*
Ami, daigne souffrir qtt'à tes yetiJt dtrjoiïftl*hui
Je dévoile ce cœur plein de trouble et d'ennui :
Toi qui connus jadis mon ame tout entière ,
Seul en qui je trouvois un ami tendre, un père.
Rappelle encôt pour moi tes premières bôtttéS;
Rends tes soins à mon cœur, il les a mérités.
Ne crois pas qu'alarn^ par de frivoles craintes
De ton silence ici je te fasse des plaintes;
Que par de faux soupçons, indignes de tous deux.
Je puisse t'accuser d'un mépris odieux.
Non , tu voudrois en vain t'obstiner à te taire :
Je sais trop expliquer ce langage sévère
Sur ce triste projet que je t'ai dévoilé ;
Sans m'avoir répondu, ton silence a parlé.
Je ne m'excuse point dès qu'un ami me blâme;
Le vil orgueil n'est pas le vice de mon ame :
J'ai reçu quelquefois de solides avis
Avec bonté donnés, avec zèle suivis.
J'ignore ces détours dont les vaines adresses
En autant de vertus transforment nos foiblesses,
Et jamais mon esprit, sous de fausses couleurs.
Ne sut à tes regards déguiser ses erreurs.
Mais qu'il me soit permis, par un soin légitime.
De conserver du moins des droits à ton estime : •
Pèse mes sentiments, mes raisons, et mon choix.
Et décide mon sort pour la dernière fois.
1
ÉPÎTRE A M. PARISOT. 259
Né dans l'obscurité, j'ai fait dès mon enfance
Des caprices du sort la triste expérience;
Et s'il esc quelque bien qu'il ne m'ait point ôté,
Même par ses faveurs il m'a persécuté.
Il m'a fait nattre libre, bêlas ! pour quel usage?
Qu'il m'a vendu bien cher un si vain avantage !
Je suis libre en effet; mais de ce bien cruel
J'ai reçu plus d'ennuis que d'un malheur réel.
Ah ! s'il falloit un jour, absent de ma patrie.
Traîner chez Fétranger ma languissante vie.
S'il falloit bassement ramper auprès des grands.
Que n'en ai-je appris l'art dès mes plus jeunes ans !
Mais sur d'autres leçons on forma ma jeunesse.
On me dit de remplir mes devoirs sans bassesse,
De respecter les grands, les magistrats, les rois ,
De chérir les humains , et d'obéir aust lois :
Mais on m'apprit aussi qu'ayant par ma naissance
Le droit de partager la suprême puissance ,
Tout petit que j'étois, foible, obscur citoyen.
Je faisois cependant membre du souverain ;
Qu'il falloit soutenir un si noble avantage
Par le cœur d'un héros, parles vertus d'un sage,
Qu'enfin la liberté, ce cher présent des deux.
N'est qu'un fléau fetal pour les coeurs vicieux.
Avec le lait, chez nous, on suce ces maximes.
Moins pour s'enorgueillir de nos droits légitimes
Que pour savoir un jour se donner à^la-fois
Les meilleurs magistrats et les plus sages lois.
Vois-tu, me disoit-on, ces nations puissantes
Fournir rapidement leurs carrières brillantes?
Tout ce vain appareil qui remplit l'univers
N'est qu'un frivole éclat qui leur cache leurs fers. *
'7
26o É PITRE
Par leur propre valeur ils forgent leurs entraves :
Ils'font les conquérants, et sont de vils esclaves;
Et leur vaste pouvoir, que Fart avoît produit.
Par le luxe bientôt se retrouve détruit.
Un soin.bien différent ici nous intéresse,
Notre plus grande force est dans notre foiblesse :
Nous vivons sans regret dans l 'humble obscurité ; .
Mais du moins dans nos murs on est en liberté.
Nous n^ connoissons point la superbe arrogance ,
Nuls titres fastueux, nulle injtiste puissance.
De sages magistrats^ établis par nos voix,
Jugent nos différents, font observer nos lois.
L'art n'est point le soutien de notre république :
Être juste est chez nous Tunique politique ;
Tous les ordres divers, sans inégalité,
Gardeut chacun le rang qui leur est affecté.
Nos chefs, nos magistrats, simples dans leur parure,
Sans étaler ici le luxe et la dorure ,
Parmi nous cependant ne sont point confondus :
Ils eu sont distingués , ms^is c'est par leurs vertus.
Puisse durer toujours cette union charmante !
Hélas ! on voit si peu de probité constante !
Il n'est rien que le temps ne corrompe à la fin ;
Tout, jusqu'à la sagesse, est sujet au déclin.
Par ces réflexions ma raison exercée
M'apprit à mépriser cette pompe insensée
Par qui l'orgueil des grands brille de toutes parts,
Et du peuple imbécile attire les regards.
Mais qu'il m'en coûta cher quand , pour toute ma vie,
La foi m'eut éloigné du sçin de ma patrie;
Quand je me vis enfin, sans appui, sans secours,
JL ces mêmes grandeurs contraint d'avoir recours !
A M. PARISOT. 261
Non, je ne puis penser, sans répandre des larmes,
A ces moments affreux , pleins de tronble et d'alarmes,
Où j'éprouvai qu'enfin tous ces beaux sentiments,
Loin d'adoucir mon sort, irritoient mes tourments.
Sans doute à tous les yeux la misère est horrible ;
Mais pour qui sait penser elle est bien plus sensible.
A force de ramper un lâche en peut sortir :
L'honnête homme à ce prix n'y sauroit consentir.
Encor , si de vrais grands recevoient mon hommage^ '
Ou qu'ils eussent du moins le mérite en partage ,
Mon cœur par les respects noblement accordés
Beconnoitroit dçs dons qu'il n'a pas possédés :
Mais faudra-t-il qu'ici mon humble obéissance
De ces fiers campagnards nourrisse l'arrogance?
Quoi ! de vils parchemins, par faveur obtenus ,
Leur donneront le droit de vivre sans vertus !
Et malgré mes efforts, sans mes respects serviles,
Mon zèle et mes talents resteront inutiles !
Ah ! de mes tristes jours voyons plutôt la fin
Que de jamais subir un si lâche destin.
Ces discours insensés troubloient ainsi mon ame ;
Je les tenois alors, aujourd'hui je les blâme :
De phis sages leçons ont formé mon esprit;
Mais de bien des malheurs ma raison est le fruit.
Tu sais, cher Parisot, quelle main généreuse
Vint tarir de mes'inaux la source malheureuse;
Tu le sais, et tes yeux ont été les témoins
Si mon cœiir sait sentir ce qu'il doit à ses soins.
Mais mon zèle enflammé peut<-il jamais prétendre^
De payer lès bienfaits de cette mère tendre?
Si par les sentiments on y peut aspirer.
Ah ! du moins par les miens j'ai droit de l'espérer.
202 ÉPÎTRE
Je puis compter pour peu ses bontés secourables :
Je lui dois d autres biens, des biens plus estimables.
Les biens de la raison , les sentiments du cqeur,
\Méme par les talents quelques droits à Thonneur.
Avant que sa bonté, du sein de la misère,
Aux plus tristes besoins eût daigné me soustraire ,
J'étois un vil enfant, du sort abandonné,
Peut-être dans la fange à périr destiné ,
Orgueilleux avorton, dont la fierté burlesque .
Méloit comiquement Fenfance au romanesque ,
Aux bons faisoit pitié, feisoit rire les fous,
Et des sots quelquefois excttoit le courroux.
Mais les hommes qe sont que ce qu'on les fieiit être :
A peine à ses regards j'avois osé paroître.
Que, de ma bienfaitrice apprenant mes erreurs >
Je sentis le besoiu de corriger mes mceurs :
J'abjurai pour toujours ces maximes féroces,
Du préjugé natal fruits amçrs et précoces.
Qui dès les jeunes ans, par leurs acres levains.
Nourrissent la fierté des cœurs républicains;
J'appris à respecter une xioblesse illustre,
Qui même à la vertu sait jouter du lustre.
Il ne seroit pas bon dans la société
Qu'il fût entre les rangs moins d'inégalité.
Irai-je faire ici, dans ma vaiijto marotte,
* Le grand déclamateur , le nouveau don Quichotte?
Le destin sur la terre a réglé les états.
Et pour moi sûrement ne les changera pas.
Ainsi de ma raison si long-temps lai^uissante
Je me formai dès-lors une raison naissante :
Par les soins d'unç mère inœssamment conduit.
Bientôt de ses bontés je recueillis le fruit;
A M. PARISOT. 263
Je connus que surtout cette roideur sauv^g/e
Dans le monde aujourd^kui seroit d'un triste u«age;
La modestif^ slors deyint chère à mon cq^ur;
J'aimai rhumanité 9 je chéris la douceur ;
Et, respectant des grands la rang et la naisisance,
Je souffris leurs hauteurs, avec cetta aspérancie
Que , malgré tout Téclat dont ils sont rêyétiis ,
Je les pourrai du moins é|^ler en vertus.
Enfin, pendant deuic ans, au sein de ta patriie,
J'appris à ctdtivar les doncam^ da la vie.
Du Bortiiina autrafois la triste au^térilé
A mon goût peu formé uiêloii; ga durcie :
Épictéte et^éuon, daus leur fierté $iu>ïque.
Me faisoiaot admirer c# cQurage héroïquf
Qui, faisant des faux hi^m uo mépris généraux»
Par la s^ule vartu prétand nous raudre heuram.
Long4afl»ps de cetta erriaur la brijlfmta çhi^9^e
Séduisit mou asprit» roidit mpu .caractère ;
Mais, malgré taol d'e£fort$, cas ¥aiua$ ilctiçus
Ont^las da mo» cfaur bai^ni h^ pas$iu»3 ?
Il n estpàjmiîs qu'à Diau, qu'à Tes^ença mprèm^f
D'être toujours heurausa, ?)i(saula par soi-^Leme :
Pour rbamwa, tal qu'il ast p4>ur l'^prit at le cq^iip^
Otez les pas^(^n$, il u'est plus de honhaur.
C'est toi , cher I^ispt, ç'a^ ton conuparca ai|»^ta t
Da grossier que j^afUÛ$, qui me rendit traitabla :
Je recontuus alor» po^iau il ast charmant
De joindre à la sagesça UU peu d'amusam^snt.
Des ami# phi^ pojis, un climai moiiis sauvage,
Des plaisirs innocents m'enseignèrent Tusage :
Je vis ayaa trau^ait aa spectacle enchanteur
Par la route des sanç cpù sait aUar au caeur
l
264 ÉPÎTRE
Le mien, qui jusqu^alors avoitété paisible ,
Pour la première fois \eufiu devint sepsible :
L'aîmour, malgré mes soins , heureux à m^égarei",
Auprès de deux beaux yeux m'apprit à soupirer.
Bons mots, vers élégants, conversations vives,
Un repas égayé par d'aimables convives ,
Petitsjeux de commerce et d'où le chagrin fuit,
Où, sans risquer la bourse on délaisse Fesprit;
En un mot, les attraits d'une vie opulente,
Qu'aux vœux de l'étranger sa richesse présente ,
Tous les plaisirs du goût, le charme des beaux-arts,
À mes yeux enchantés brilloient de toutes parts.
Ce n'est pas cependant que mon ame égarée
Donnât dans les travers d'une mollesse outrée :
L'innocence est le bien le plus cher à mon cœur ;
La débauche et l'excès sont des objets d'horreur :
Les coupables plaisirs sont les tourments de l'ame,
Ils sont trop achetés s'ils sont dignes de blâaie.
Sans doute le plaisir, pour être un bien réel,
Doit rendre l'homme heureux et non pas criminel :
Mais il n'est pas moins vrai que de notre carrière
Le ciel ne défend pas d'adoucir la misère ;
Et, pour finir ce point trop loi^g-temps débattu*,
Rien ne doit être outré, pas même la vertu.
Voilà de mes erreurs un abrégé fidèle :
C'est à toi de juger, ami, sur ce modèle,
Si je puis, près des grands implorant de l'appui,
A la fortune encor recourir aujourd'hui.
De la gldlre est^il temps de rechercher le lustre?
Me voici presque au bout de mon sixième lustre :
La moitié de mes jours dans l'oubh sont passés,
Et déjà du travail mes esprits sont lassés.
A M. PARISOT. 265
Ayide de scieoee ^ avide de sagesse ,
Je n'ai point aux plaisirs prodigué ma jeunesse :
J'osai d'un temps si cher faire uû meilleur emploi ;
L'étude et la vertu furent la seule loi ■
Que je me proposai pour régler ma conduite,
Mais ce n^est point par art qu'on acquiert du mérite :
Que sert un vdin travail par le ciel dédaigné ,
Si de son but toujours on se voit éloigné?
Comptant par mes talents d'assurer ma fortune,
Je négligeai ces soins, cette brigue importune,
Ce manège subtil, par qui cent ignorants
Ravissent la faveur et les bienfaits des grands.
Le succès cependant trompe ma confiance :
De mes foibles progrès je sens peu d'espérance;
Et je vois qu'à juger par des effets si lents ,
Pour briller dans le monde il faut d'autres talents.
Et, qu'y ferois-je, moij de qui l'abord timide
Ne sait point affecter cette audace intrépide ,
Cet air content de soi, ce ton fier et joli
Qui du rang des badauds sauve l'homme poli?
Faut-il donc aujourd'hui m'en aller dans le monde
Vanter impudemment ma science profonde ,
Et, toujours en secret démenti par ^lon cœur.
Me prodiguer l'encens et les degrés d'honneur?
Faudra-^1, d'un dévot affectant la grimace.
Faire servir le ciel à gagner une plase ,•
Et, par l'hypocrisie assurant mes projets.
Grossir l'heureux essaim de ces hommes parfedts ,
De ces humbles dévots, de qui là modestie
Compte par leurs vertus tous les jours de leur vie?
Pour glorifier Dieu leur bouche a toup-à-tour
Quelque nouvelle grâce à reodre chaque jour.
n
266 ÉPÎTRE
Mais Forgueilleux en ¥ain, d'una adresse chrétienne,
Sous la gloire de Dieu veut étaler la sieune :
L'homme vraiment sensé fait le mépris qu'il doit
Des mensonges du fat, et du sot qui les croit.
Non, je ne puis forcer mon esprit, né sincère,
A déguiser ainsi mon propre caractère ;
Il en coûteroit trop de contrainte h mon coeur :
A cet indigne prix je renonce au bonheur.
D ailleurs il foudroit donc, fils Jâcbe et mercenaire,
Trahir indignement les bontés d'une mère.
Et, payant en ingrat tant de bienfeits reçus,
Laisser à d*autres mains les soins qui lui sont dus.
Ah ! ces soins sont trop chers à ma reconnoissance :
Si le ciel n'a rien mis de plus en ma puissance.
Du moins d'un zélé pur les vœux trop méril|is
Par mon cœur chaque jour lui seront présentés.
Je sais trop, il est Trai, que ce zèle inutile
Ne peut lui procurer un destin plus tranquille :
En vain dans sa langueur je yeux la soulager ;
Ce n'est pas les guérir que de les partager.
Hélas 1 de ses tourments le spectacle funeste
Bientôt de mon courage étouffera le reste:
C'est trop lui voir porter, par d*éternels efforts,
Et les peines de Tame et les douleurs du corps.
Que lui sert de chercher dans cette solitude
A fuir l'éclat du mopde et son inquiécude,
Si jusqu'en ce désert, à la paix destiné.
Le soit lui donne encore, à lui nuire acharné,
D'un affreux procureur l6 votsinagie horriUie ,
Nourri d'encre et de fiel , donc la griffe ternble
De ses tristes "voisins est plus crainte cent fois
Que le hussard cruri du pauvre Bavarois?
A M. PARISOT. 267
Mais c'est trop t'accabler du récit de nos peines :
Daigne me pardonner , ami, ces plaintes vaines;
C'est le dernier des biens permis aux malheureux
De voir plaindre leurs maux par les cœurs généreux.
Telle est de mes malheurs la peinture naïve.
Juge de Favenir sur cette perspective;
Vois si je dois encor, par des soins impuissants,
Offrir à la £prtune; un inutile encens.
Non , la gloire n'est point Tidole de mon ame;
Je nV sens point brûler cettQ divine flamme
Qai, d'un génie heureux animant les ressorts,
Le force à s'élever parde nobles efforts.
Que m'importe, après tout , ce que pensentles hommes ?
Leurs honneurs, leurs mépris g font-ils ce que nous somfhes ?
£t qui ne sait pas l'art de s'en faire admirer
A la félicité ne peut-il aspirer?
L'ardente ambition a l'éclat en partage ,
Mais les plaisirs du cceur font le bonheur du sage.
Que ces plaisirs sont doux à qui sait les goûter !
Heureux qui les connoit et sait s'en contenter]
Jouir de leurs douceurs dans un état paisible,
C'est le plus cher désir auquel je suis sensible.
Un bon livre, un ami, la liberté, la paix,
Faut-il pour vivre heureux former d'autres souhaits?
Les grandes passions sont des sources de peine :
J'évite les dangers où leur penchant entratne;
Dans leurs pièges adroits si l'on me voit tomber,
Du moins je ne fais pas gloire d'y succomber. »
De mes égarements mon cœur n'est point complice;
Sans être vertueux je déteste le vice ;
Et le bonheur en vain s'obstine à se cacher,
Puisqu'enfin je connois où je dois le chercher.
EPITRE .
A M. DE L'ÉTANG,
VICAIRE DE MAHCOUSSIS.
En dépit du destin jaloux,
Cher abbé, nous irons chez vous. <
. Dans Totre franche politesse ,
Dans votre gaieté sans rudesse,
Parnii vos bois et vos coteaux
Nous irons chercher le repos;
Nous irons chercher le remède
Au triste ennui qui nous possède ,
A ces affreux charivaris ,
A tout ce fracas de Paris.
O ville où régne l'arrogance ,
Où les plus grands fripons dé France
Régentent les honnêtes gens.
Où les vertueux indigents
Sont des objets de raillerie ;
Ville où la charlatanerie ,
lie ton haut, les airs insolents ^
Écrasent les humbles talents
Et tyrannisent la fortune ;
Ville où Fauteur de Rôdogune -
A rampé devant Chapelain;
Où d'un petit magot vilain
L'amour fit le héros des belles ;
Où tous les roquets des ruelles
Deviennent des hommes d'état;
Où le jeune et beau magistrat
ÉPÎTRE A M. DE l'ÉTANG. 269
Étale, avec les air» d'un fet,
Sa perruque pour tout mérite;
Où le savant, bas parasite, '
Chez Aspasie ou chez Pkryné,
Vend de Tesprit pour un dîné :
Paris, malheureux qui t'habite !
Mais plus malheureux mille fois
Qui t'habite de son pur choix,
Et dans un elimat plus tranquille
Ne sait point se feire un asile
Inabordable aux noirs soucis.
Tel qu'à mes yeux est Marcoussis !
Marcoussis qui sait tant nous plaire;
Marcoussis dont pourtant j'espère
Vous voir partir un beau matin
Sans vous en pendre dé chagrin !
Accordez donc, mon cher vicaire,
Votre demeure hospitalière
A gens dont le soin le plus doux
Est d'aller passer près de vous
Les moments dont ils sont les maîtres.
Nous connoissons déjà les êtres
Du pays et de la maison ;
Nous en chérissons le patron ,
Et desirons , s^il est possible ,
Qu^à tous autres inaccessible.
Il destine en notre feveur '
Son loisir et sa bonne humeur.
De plus, prières des plus vives
D^éloigner tous fâcheux convives.
Taciturnes, mauvais plaisants.
Ou beaux parleurs, ou médisants.
70
ÉPÎTRE
Point de ces gens qae Pieu confonde,
De ces sots dont Pam abonde ,
Et.qu^on y nonune beaux esprits,
Vendeurs de fumëe à tout prix
Au riche faquin <}ui les gâte,
Vils flatteurs de qui les empâte.
Plus vils détracteurs du bon sens
De qui méprise leur encens.
Point de ces fades petits*maitres.
Point de ces hobereaux champêtres
Tout fiers de quelques vains aïeux
Presque aussi méprisables qu eux.
Point de grondeuses pigrièches,
Voix aigre, teint noir, et mains sèches;
Toigours syndiquant les appas
Et les plaisirs qu'elles n'ont pas ,
Dénigrant le prochain par zèle,
Se donnant à tous pour modèle.
Médisantes par charité,
Et sages par nécessité.
Point de Crésus, point de canaille ;
Point surtout de cette racaille
Que Ton appelle grands seigneurs,
Fripons sans probité, sans mœurs.
Se raillant du pauvre vulgaire
Dont la vertu fait la chimère;
Mangeant fièrement notre bien ;
Exigeant tout, n'accordant rien;
Et dont la fausse politesse.
Rusant^ patelinant sans cesse,
N'est qu'un piège adroit pour duper
Le sot qui s'y laisse attraper.
A M. DE l'Étang.
•
Point de ce» fendants militaires /
A Pair rogue, aux mines altières,
Fiers de commander des goujacs,
Traitant chacun du haut en bai .
Donnant la loi, tranchant du mattre,
Bretailleurs, fanfturons peut-être,
Toujours prêts à battre ou tuer,
Toujours parlant de leur métier,
Et cent fois plus pédants, me semble,
Que tous le8 ergoteurs ensemble.
Loin de nous tous ces ennuyeux.
Mais si^ par un sort ^us heureux,
Il se rencontre un honnête homme
Qui d'aucun grand ne se renomme,
Qui soit aimable comme vous,
Qui sache rire avec les fous ,
Et raisonner avec le sage,
Qui n'affecte point de langage ,
Qui ne dise point de bon mot,
Qui ne soit pas non plus un sot ,
Qui soit gai sans chercher à Tétre ,
Qui soit instruit sans le paroître ,
Qui ne rie que par gaieté.
Et jamais par malignité ,
De mœurs droites sans être austères,
Qui soit simple dans ses manières.
Qui veuille vivre pour autrui.
Afin qu'on vive aussi pour lui ;
Qui sache assaisonner la tablç
D'appétit , d'humeur agréable ;
Ne voulant point être admiré.
Ne voulant point être ignoré ,
271
L
272 EPlTRE A M. DE L ÉTANG.
Tenant 8on coin comme les autres,
fêlant ses folies aux nôtres,
Raillant sans jamais insulter ,
Raillé sans jamais s^emporter ,
Aimant je plaisir sans crapule ,
Ennemi du petit scrupule,
Buyant sans risquer sa raison,
Point philosophe hors de saison;
En un mot d'un tel caractère
Qu^avec lui nous puissions nous plaire,
QuWec nous il se plaise aussi :
S'il est un homme feit ainsi , .
Donne24e-nous, je tous supplie,
Mettez-le en notre compagnie;
Je brûle déjà de le voir,
Et de Faimer, c'est mon devoir;
Mais c'est le TÔtre, il faut le dire.
Ayant que de nous le produire ,
De le connoitre. C'est assez;
Montrez-le-nous si vous osez.
FRAGMENT D'UNE ÉPITRE
A M. BORDES.
Après un carême ennuyeux,
Grâce à Dieu, voici la semaine
Des divertissements pieux.
On va de neuvaine en neuvaine ,
Dans chaque église on se promène;
Chaque autel y charme les yeux;
Le luxe et la pompe mondaine
Y brillent à l'honneur des cieux.
Là, maint agile énerguméne
Sert d'Arlequin dans ces saints lieux;
Le moine ignorant s'y démène,
Ijlécitant, à perte d'haleine.
Ses orémus mystérieux.
Et criant d'un ton furieux,
Fora, fora, par saint Eugène !
Rarement la semonce est vaine ;
Diable et frà s'entendent bien mieux ,
L'un à l'autre obéit sans peine.
Sur des objets plus gracieux
La diversité me ramène.
Dans ce temple délicieux
N Où ma dévotion m'entraîne ,
Quelle agitation soudaine
Me rend tous mes sens précieux?
Illumination brillante ,
Peintures d'une main savante.
Parfums destinés pour les dieux,
XII. i8
274 FRAGMENT D'uNE ÉPÎTRE A M. BORDES,
Mais dont la volupté diTine
Délecte Thumaitie narine
Avant de se porter aux cieux ?
Et toi, musique ravissante,
Du Garcani chef-d'œuvre harmonieux,
Que tu plais quand Catine chante !
Elle charme à-la-fois notre oreille et nos yeux.
Beaux sons, que votre effet est tendre !
« Heureux Famant qui peut s'attendre
D'occuper en d'autres moments
La bouche qui vous fait entendre,
A des soins encor plus'^charmants !
Mais ce qui plus ici m'enchante ,
C'est mainte dévote piquante ,
Au teint frais, à l'œil tendre et doux,
Qui, pour éloigner tout scrupule.
Vient à la Vierge, à deux genoux,
Offrir, dans l'ardeur qui la brûle ,
Tous les vœux qu'elle attend de nous
Tels sont les familiers colloques.
Tels sont les ardents soliloques
Des gens dévots en ce saint lieu.
Ma foi , je ne m'étonne guères ,
Quand on fait ainsi ses prières.
Qu'on ait du goût à prier Dieu.
^/%n.-%f%/\/%/\/%,'%/%/%,'%^%/^'\
IMITATION LIBRE
D'UNE CHANSON ITALIENNE
DE MÉTASTASE.
Grâce à taat de tromperies ,
Grâce à tes coquetteries ,
Nice, je respire enfin*
Mon cœur, libre de sa chaîne,
Ne déguise plus sa peine;
Ce n'est plus un aonge vain.
Toute naa flamme est éteinte :
Sous une colère feinte
L amour ne se cache plus»
Qu'on te nomme en ton absence,
Qu'on t'adore en ma présence ,
Mes sens n'en sont point émus.
En paix sans toi je sommeille ;
Tu n'es plus, quand je m'éveille,
Le premier de mes désirs.
Rien de ta part ne m'agite;
Je t'aborde et je te quitte
Sans regrets et sans plaisirs.
Le souvenir de tes charmes^
•Le souvenif de i^^s larn^és ,
Ne fait nul effet sur moi»
Juge enfin camme je t'aime :
Avec mon rivfd lui^aeme
Je pourrois parler de toi.
i8.
2^6 IMITATION
*
) Sois fière, sois inhumaine.
Ta fierté n'est pas moins vaine
Que le seroit ta douceur.
Sans être ému je t'écoute ,
Et tes yeux n'ont plus de route
Pour pénétrer dans mon cœur.
D'un mépris, d'une caresse,
Mes plaisirs ou ma tristesse
Ne reçoivent plus la loi.
Sans toi j'aime les bocages;
L'horreur des antres sauvages
Peut me déplaire avec toi;
Tu me parois encor belle ;
Mais, Nice, tu n'es plus celle
Dont mes sens sont enchantés.
Je vois, devenu plus sage,
Des défauts sur ton visage
Qui me sembloient des beautés.
Lorsque je brisai ma chaîne.
Dieux! que j'éprouvai de peine!
Hélas ! je crus en mourir :
Mais, quand on a du courage ,
Pour se tirer d'esclavage
Que ne peut-on point souffrir?
Ainsi du piège perfide
Un oiseau simple et timide
Avec effort échappé.
Au prix des plumes qu'il laisse ,
Prend des leçon» de sagesse
Pour n'être plus attrapé.
d'une chanson de métastase. 277
Tu crois que mon cœur t'adore , ,
Voyant que je parle encore
Des soupirs que j'ai poussés;
Mais tel, au port qu'il désire,
Le nocher aime à redire
Les périls qu il a passés.
Le guerrier couvert de gloire
Se plaît , après la victoire ,
A raconter ses exploits ;
Et Fesclave, exeippt de peiné ,
Montre avec plaisir la chaîne
Qu'il a traînée autrefois.
Je m'exprime sans contrainte;
Je ne parle point par feinte,
Pour que tu m'ajoutes foi;
Et, quoi que tu puisses dire.
Je ne daigne pas m'instruire
Gomment tu parles de moi.
Tes appas , beauté trop vaine ,
Ne te rendront pas sans peine
Un aussi fidèle amant.
Ma perte est moins dangereuse ;
Je sais qu'une autre trompeuse
Se trouve plus aisément.
278 IMITAT, d'une chanson VE MÉTASTASE.
VARIANTES
EVTRE L'énlTIOlf DE GENÈVE ET CfeLLB DE Al^C MICHEL HET.
IMon cœur, libre de sa dmlne,
Ne déguise plus sa peine;
Ce n*est plus un songe vain.
INon, non, ce n*est point un songea
Mon cœur , libre , sans mensonge ,
Ne triomphe plus en vain.
Éd. de Gen. Qu*on t'adore ea mu présence.
M, M. Rey. Qu'on te lorgne en ma présence.
Éd, de Gen. Juge enfin comine je I aime.
M. M, Rey. Juge enfin comment je t aime.
Éd. de Gen. Sois fière, sois inhumaine.
M. M. Rey. Sois tendre, sois inhumaine.
Éd. de Gen. Mes plaisirs ou ma tristesse.
M. M. Rey. Ma gaieté ni ma tristeise.
. , , ^ ( L'horreur des tntres sauvages
Ed. de Gen. J aa i^- * •
( Peut me dépuure avec tôt.
„ .* « ( Eh bien ! des déserts sauvages
M. M. Rey. l,. ,, . . . . ,
•^ ( Me déplairoient avec toi.
Éd. de Gen. Hélas ! je cms en mourir.
M. M. Rey. Hélas ! je crus d'en mourir.
Éd. de Gen. Un oiseàU simple et timide.
M. M. Rey. Cet oiseau jeoné et timide.
Éd. de Gen. Voyant que je parle encore.
M. M. Rey. Parceque je parle encore.
N. B. Je crois que Téditeur qui a recueilli ces variaotes s'est
trompé. Je n*ai point rédition de M. M. Rey; mais tout ce qu'il dit
appartenir à cette édition est conforme à l'édition de Genève.
Kit A. \j.
L'ALLÉE DE SYLVIE.
Qu'à m^égarer dans ces bocages
Mon cœur goûte de voluptés !
(^e je me plais sous ces ombrages !
Que j^aime ces flots argentés !
Douce et charmante rêverie ,
Solitude aimable et chérie,
Puissiez-vous toujours me charmer !
De ma triste et lente carrière
Rien n'adouciroit la misère ,
Si jç cessois de vous aimer.
Fuyez de cet heureux asilë|
Fuyez de mon ame tranquille ,
Vains et tun^ultueux projets ;
Vous pouvez promettre sans cesse
Et le bonheur et la sagesse ,
Mais voHS ne les donnez jamais.
Quoi 1 rhomme ne pourra-t-il vivre ,
A moins que son cœur ne se livre
Aux soins d'un douteux avenir?
Et si le temps coule si vite , ^
Au lieu de retarder sa fuite ,
Faut-il encor la prévenir?
Oh ! qu'avec moins de prévoyance
La vertu, la simple innocence,
Font des heureux à peu de frais!
Si peu de bien suffit au sage, ^
Qu'avec le plus léger partage
Tous ses désirs sont satisfaits.
28o l'allée de SYLVIE.
Tant de soios, tant de prévoyance,
Sont moins des fruits de la prudence
Que des fruits de Tambition.
L'homme content du nécessaire
Craint peu la fortune contraire,
Quand son cœur est sans passion.
Passions, source de délices,
Passions , source de supplices ;
Cruels tyrans, doux séducteurs,
Sans vos fureurs impétueuses,
Sans vos amorces dangereuses,
La paix seroit dans tous les cœurs.
Malheur au mortel méprisable
Qui dans son ame insatiable
Nourrit Tapdei^e soif de Tor !
Que du vil penchant qui Tentratue
Chaque instant il trouve la peine
Au fond même de son trésor !
Malheur à Famé ambitieuse
De qui Tinsolence odieuse
Veut asservir tous les humains !
Qu'à ses rivaux toujours en butte,
L'abhne apprêté pour sa chute
Soit creusé de ses propres mains !
Malheur à tout homme farouche ,
A tout mortel que rien ne touche
Que sa propre féUcité !
Qu'il éprouve dans sa misère ,
De la part de son propre frère ,
La même insensibilité !
Sans doute un cœur né pour le crime
Est &it pour être la victime
l'allée de SYLVIE. 28
. De ces affreuses passions ;
Mais jamais du ciel condamnée
On ne vit une ame bien née
Céder à leurs séductions.
Il en est de plus dangereuses,
Oe qui les amorces flatteuses
Déguisent bien mieux le poison,
Et qui toujours, dans un cœur tendre,
Commencent à se faire entendre
En faisant taire la raison ;
Mais du moins leurs leçons charmantes
N'imposent que d'aimables lois;
La haine et ses fureurs sanglantes
S'endorment à leur douce voix.
Des sentiments si légitimes
Seront-ils toujours combattus?
Nous les mettons au rang des crimes.
Ils devroient être des vertus.
Pourquoi de ces penchants aimables
Le ciel nous fait-il un tourment?
Il en est taht de plus coupables
Qu'il traite moins sévèrement !
O discours trop remplis de charmes,
Est-ce à moi de vous écouter?
Je fais avec mes propres armes
Les maux que je veux éviter.
Une langueur enchanteresse
Me poursuit jusqu'en ce séjour;
J'y veux moraliser sans cesse.
Et toujours j'y songe à l'amour.
Je sens qu'une ame plus tranquille,
Plus exempte de tendres soins.
2^2 l'allée dï: stlyie.
Plus libre en ce charmaat asile ,
Philosopheroit beaucoup moins.
Ainsi du feu qui me dévore
Tout sert à fomenter Tardeur :
Hélas ! n'est-il pas temps encore
Que la paix régne dans mon cœur?
Déjà de mon septième lustre
Je vois le terme s'avancer;
Déjà la jeunesse et son lustre
Chez moi commence à s'effacer.
La triste et sévère sagesse
Fera bientôt fuir les amours,
Bientôt la pesante vieillesse
Va succéder à mes beaux jours.
Alors les ennuis de la vie
Chassant Faimable volupté ,
On verra la philosophie
Naître de la nécessité ;
On me verra, par jalousie,
Prêcher mes caduques vertus ,
Et souvent blâmer par envie '
Les plaisirs que je n'aursd plus.
Mais malgré les glaces de Fâge,
Raison, malgré ton vain effort,
Le sage a souvent fait naufrage
Quand il croyoit toucher au port.
O sagesse , aimable chimère ,
Douce illusion de nos cœurs,
C'est sous ton divin caractère
Que nous encensons nos erreurs.
Chaque homme t'habill&è sa mode ;
Sous le masque le plus commode
l'allée de SYLVIE. 283
A leur propre félicité
Ils déguisent tous leur foiblesse,
Et donnent le nom de sa*gesse
Au penchant quHls ont adopté.
Tel, chez la jeunesse étourdie,
Le vice instruit par la folie ,
Et d'un hnx titre reTétu ,
Sous le nom de philosophie ,
Tend des pièges à la vertu.
Tel, dans une route contraire.
On voit le fenatiqne austère
En guerre avec tous ses désirs ,
Peignant Dieu toujours en colère,
Et ne s^attachant, pour lui jdaire ,
Qu'à fuir la joie et les plaisirs.
Ah ! s'il existoit un vrai sage ,
Que, différent en son langage,
Et plus différent en ses mœurs,
Ennemi des vils séducteurs ,
D'une sagesse plus aimahle.
D'une vertu plus sociable.
Il joindroit le j uste milieu
A cet hommage pur et tendre
Que tous les cœurs auroient dû rendre
Aux grandeurs, aux hienfeits de Dieu !
284 POÉSIES DIVERSES.
ÉNIGME.
Enfant de Tart, enfent delà nature,
Sans prolonger les jours j'empêche de mourir :
Plus je suis vrai 9 plus je fais d^imposture;
Et je deviens trop jeune à force de vieillir.
VIRELAI
A MADAME LA BARONNE DE WARENS.
Madame, apprenez la nouvelle
De la prise de quatre rats ;
Quatre rats n'est pas bagatelle , .
Aussi n'en badinè-je pas :
Et je vous mande avec grand zélé
Ces vers qui vous diront tout bas,
Madame, apprenez la nouvelle
De la prise de quatre rats.
A Todeur d'un friand appas, *
Rats sont sortis de leur caselle ;
Mais ma trappe, arrêtant leurs pas,
Les a, par utie moit cruelle ,
Fait passer de vie à trépas.
Madame, apprenez la nouvelle
* Appas est ici pour la rime. Il faut appât.
POÉSIES DIVERSES. 285
De la prise * de quatre rats.
Mieux que moi savez qu'ici-bas
N'a pas qui veut fortune telle;
C'est triomphe qu'un pareil cas :
Le fait n'est pas d'une alumelle.
Ainsi donc avec grand soûlas ,
Madame y apprenez la nouvelle
De la prise de quatre rats.
VERS
POUR MADAME DE FLEURIEU,
Qui, m'ayant YU dans une assemblée sans que j*eusse llionnear
d*étre connu d'elle , dit à M. Tintendant de Lyon que je parois-
sois avoir de Tesprit , et qu'elle le gageroit sur ma seule phy-
sionomit.
Déplacé par le sort, trahi par la tendresse,
Mes maux sont comptés par mes jours :
Imprudent quelquefois, persécuté toujours,
Souvent le châtiment surpasse la foiblesse.
0 fortune ! à ton gré comble-moi de rigueurs;
Mon cœur regrette peu tes frivoles grandeurs.
De tes biens inconstants sans peine il te tient quitte.
Un seul dont je jouis ne dépend point de toi :
La divine Fleurieu m'a jugé du mérite;
Ma gloire est assurée, et c'est assez pour moi.
* Dans Fédition de Genève, on lit :
De la mort de quatre rats.
286 POÉSIES DIVERSES.
VERS
A MADEMOISELLE THÉODORE,*
QUI NE PABU>lt MMàia 4 h'tXmtm qOB 0( MOtlQDB.
§
Sapho, j'entends ta voix brillante
Pousser des sons jusques aux cieux;
Ton chant nous ravit, nous enchante;
Le Maure ne chante pas mieux^
Mais quoi! toujours des chants ! crois-tu que Tharmonie
Seule ait droit de borner tes soins et tes plaisirs?
Ta voix, en déployant sa douceur infinie ,
Veut en vain sur ta bouche arrêter nos désirs ;
Tes yeux charmants en inspirent /nille autres,
Qui méritoient bien mieux d'occuper tes loisks. ,
Mais tu n'es point, dis-tu, sensible à nos soupirs,
Et tes goûts ne sont point les nôtres.
Quel goût trouves-tu donc à de frivoles sons?
Ah! sans tes fiers mépris, sans tes rebuts sauvages.
Cette bouche charmante auroit d'autres usages
Bien plus délicieux que de vaines chansons.
Trop sensible au plaisir, quoi que tu puisses dire,
Parmi de froids accords tu sens peu de douceur;
Mais, entre tous les biens que ton ame désire.
En est-il de plus doux que les plaisirs du cœur?
* Ces vers ont été imprimés pour la première fois en 1779, «l^n^
le même volume qui a fait connoitre Iphis^ la Découverte du Nou-
veau-Monde y etc.
POÉSIES DIVERSES. 287
Le mien est délicat, tendre, empressé, fidèle;
Fait pomr aimer jusqu'au tombeau.
Si du parfeit bonheur tu cherches le modèle;
Aime-moi seulement, et laisse là Rameau.
i
ÉPITAPHE
DE DEUX AMANTS QUI SE SOtlT tUÉS A SAlNT-ÉtllHnE EN POREZ ,
AU MOU DE lUlH 177O. *
Ci-gisent deux amants : Fun pour Fautre ils vécurent.
L'un pour l'autre ils sont morts , et les lois en murmurent.
La simple piété n'y trouve qu'un forfait;
Le sentiment admire, et la raison se tait.
* Cette aventure a fourni à Léonard le sujet d*uii roman intitulé,
Lettres de deux Amants habitants de Lyon^ 1783, 3 vol. in-ia. Le
16 juin 181 2, on représenta sur le théâtre de FOdéon, Célestineet
Faldoni, ou les Amants de Lyon, drame historique en trois actes
et en prose , par M. Augustin *** (Hapdé), imprimé la même année.
Voltaire a parlé des deux amants de Lyon dans Farticle Caton de
son Dictionnaire philosophique. ÎA jeUne homme s*appeloit Fat-
doni; la jeune personne , Thérèse Monter.
(Note communiquée à l'éditeur. )
E. AL.
288 POÉSIES DIVERSES.
STROPHES
Ajoutées à celles dont se compose le Siècle pastoral, idylle
de Gresset. *
Mais qui nous eût transmis Fhistoire
De ces temps de simplicité?
Étoit-ce au temple de mémoire
Qu'ils gravoient leur félicité?
* Rousseau a mis cette idylle en musique; elle fait partie du
recueil de ses romances gravées. Les trois strophes qu'il y a ajoutées
ont été éyidemment composées pour faire suite à Tayant-dernière
des strophes de Gresset, et remplacer la dernière qui présentoit à
Timagination de notre philosophe une idée trop chagrine. Voici
<ces deux strophes :
Ne peins-je point une chimère?
' Ce charmaiit siècle a-t-il été ?
D'un auteur témoin oculaire
En sait-on la réalité ?
J'ouvre les fastes : sur cet âge
Partout je trouve des rejprets ;
Tous ceux qui m'en offrent l'image
Se plaignent d'être nés après.
J'y lis que la terre fut teinte
Du sang de son premier berger ;
Depuis ce jour , de maux atteinte ,
Elle s'arma pour le venger.
Ce n'est donc qu'une belle fable;
N'envions rien à nos aïeux.
En tout temps l'homme fut coupable ,
En tout temps il fui malheureux.
POÉSIES DIVERSES. 2S9
La vanité de Fart d'écrire
L'eût bientôt fait évanouir;
Et sans songer à le décrire ,
Ils se contentoient d'en jouir.
Des traditions étrangères
En parlent sans obscurité ;
Mais dans ces sources mensongères
Ne cherchons point la vérité.
Cherchons-la dans le cœur des hommes ;
Dans ces regrets trop superflus
Qui disent dans ce que nous s^ommes
Tout ce que nous ne sœnmes plus.
Qu'un savant des fastes des âges
Fasse I9 règle de sa foi ;
Je secs de plus surs témoignages
De la mienne au-dedans de moi.
Ah ! qu'avec moi le ciel rassemble,
Apaisant enfin son courroux^
Un autre cœur qui me ressemble ,
L'âge d or renaîtra pour nous.
BOUQUET
D'UN ENFANT A SA MÈRE.
Ce n'est point en offrant des fleurs
Que je veux peindre ma tendresse ;
De leur parfum, de leurs couleurs, ^
En peu d'instants le charme cesse.
XII. IQ
L
390 POÉSIES DIVERSES.
La rose natt en un moment,
En un moment elle e^ flétrie :
Mais ce que pour tous mon cœur sent
Ne finira qu'avec la vie.
INSCRIPTION
MISE AU BA6 D*CN PORTRAIT DB FRÉDÉRIC II.
Il pense en philosophe , et se conduit en roi.
Derrière t estampe:
La gloire^ l'intérêt; voilà son dieu, sa loi.
QUATRAIN
A MADAME DUPIN.*
Raison, ne sois point éperdue,
Près d'elle on te trouve toujours;
Le sage te perd à sa vue ,
Et te retrouve en ses discours.
* n a été publie dans la Décade philosophiijiue (tom. VI, p. 364)
eomme ëtant de Rotisseau.
POÉSIES DIVERSES. 291
QUATRAIN
Mis par lui-même au-dessous d*un de ces nombreux portraits qui
portoient son nom , et dont il ëtoit si mécontent. *
Hommes savants dans Fart de feindre,
Qui me prêtez des ti;aits si doux,
Vous aurez beau vouloir me peindre ,
Vous ne peindrez jamais que vous.
* Voyez le second. Dialogue de Rousseau juge de Jean^Jacques,
FIN DES POÉSIES.
l'i^.B. — A en croire Frëron, rendant compte à sa manière de la
Lettre sur la musûjue françoise , Rousseau « a dai^ë enrichir a^icien-
*nement\e Mercure d'un grand nombre de pièces de poésie, im-
«primées sous sqn nom, auxquelles le public, insensible aux
«bonnes choses, na pas fait la plus petite a^ttention. (Lettres sur
• quelques écrits de ce temps, tome IX, page 33i.) » Fréron
écrivoit ceci en juin lySîS. Ce n est pas sur la foi d*un pareil témoi-
gnage que nous pouvions être tentés de faire à cet égard des re-
cherches, dont le résultat, au moins sous le rapport littéraire eût
été certainement de très peu d'intérêt pour les lecteurs. D'ailleurs
la fausseté du fait leur sera sans doute suffisamment prouvée par
ce passage d'une lettre à l'abbé Raynal, du 25 juillet 1760 : « Une
«chose singulière, c'est qu'ayant autrefois publié un seul ouvrage
« (/a Dissertation sur la musique moderne)^ où certainement il n'est
«point question de poésie, on me fasse aujourd'hui poète m; Igré
«moi; on vient tous les jours me faire compliment sur des pièces
« de vers que je n'ai point faites' et que je ne suis point capable de
« faire. C'est l'identité du nom de l'auteur et du mien qui m'attire
« cet honneur. J'en serois flatté, sans doute, etc. »
. 1
ï9-
•
LETTRES
SUR
LA BOTANIQUE.
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LETTRES ÉLÉMENTAIRES
SUR
LA BOTANIQUE,
A MADAME DELESSERT.*
LETTRE PREMIÈRE.
Du 22 août 1771.
Votre idée d^amuser un peu la vivacité de votre
fille, et de Texercer à Tattention sur des objets agréa-
bles et variés comme les plantes , me pàroit excellente ,
mais je n'aurois osé vous la proposer , de peur de foire
le monsieur Josse. Puisqu'elle vient de vous, je l'ap-
prouve de tout mon cœur , et j'y concourrai de même ,
persuadé qu'à tout âge l'étude de la nature émousse
le goût des amusements frivoles , prévient le tumulte
* Ces Lettres aa nombre de huit, et formant le commencement
d'un cours abrégé de botanique, ont été particulièrement goûtées
en Angleterre, et Ton y a bientôt senti le besoin qu'elles fussent
continuées sur le même plan. C'est ce qu'a fait avec succès M. Mar-
tyn, professeur de botanique à Tuniversité de Cambridge. Il a pu-
blié vingt-quatre Le^es familières qui font suite à ce;l|es de notre
auteur, et qui ont été traduites en françois par M. de La Montagne.
Cette traduction a été insérée tout entière dans l'édition de Poinçot ,
et forme, avec les Lettres de Rousseau, les tomes V et VI de cette-
édition.
296 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
des passions, et porte à Famé une nourriture qui lui
profite en la remplissant du plus digne objet de ses
contemplations.
Vous avez commencé par apprendre à la petite les
noms d'autant de plantes que vous en aviez de com-
munes sous les yeux : c'étoit précisément ce qu'il fal-
loit faire. Ce petit nombre de plantes qu'elle connoît
de vue sont les pièces de comparaison pour étendre
ses connoissances : mais elles ne suffisent pas. Vous
me demandez un petit catalogue des plantes les plus
connues avec des marques pour les reconnoître. Je
trouve à cela quelque embarras : c'e€t de vous donner
par écrit ces marques ou caractères d'une manière
claire et cependant peu diffuse. Cela me paroît impos-
sible sans employer la langue de la chose ; et les termes
de cette langue forment un vocabulaire à part que
vous ne sauriez entendre , s'il ne vous est préalable-
ment expliqué.
D'ailleurs , ne connoître simpletnent les plantes que
de vue , et ne savoir que leurs noms , ne peut être
qu'une étude trop insipide poui: des esprits comme
les vôtres; et il est à présumer que votre fille ne s'en
amuseroitpas long-temps. Je vous propose de pren-
dre quelques notions préliminaires de la structure vé-
gétale ou de l'organisation des plantes, afin, dussiez-
vous ne faire que quelques pas dans le plus beau , dans
le plus riche des trois régnes de la nature, d'y mar-
cher du moins avec quelques lumières. Il ne s'agit
donc pas encore de la nomenclature^ qui n'est qu'un
Ravoir d'herboriste. J'ai toujours cini qu'on pouvoit
être un très grand botaniste sans connoître une seule
SUR LA BOTANIQUE. 297
plante par son nom, et, sans vouloir faire de votre
fiUe un*très grand botaniste, je crois néanmoins qu'il
lui sera toujours utile d apprendre à bien voir ce
qu'elle regarde. Ne vous effarouchez pas au reste de
l'entreprise : vous connoîtrez bientôt qu'elle n'est pas
grande. Il n'y a rien de compliqué ni de difficile à sui-
vre dans ce que j'ai à vous proposer. Il ne s'agit que
d'avoir la patience de commencer par le commence-
ment. Après cela on n'avance qu'autant qu'on veut.
Nous touchons à l'arrière-saison , et les plantes dont
la structure a le plus de simplicité sont déjà passées.
D'ailleurs je vous demande quelque temps pour met>
tre un peu d'ordre dans vos observations. Mais , en
attendant que le printemps nous mette à portée de
commencer et de suivre le cours de la nature, je vais
toujours vous donner quelques mots du vocabulaire
à retenir.
Une plante parfaite est composée de racine , de tige ,
de branches , de feuilles , de fleurs et de fruits ( car on
appelle fruit en botanique, tant dans les herbes que
dans les arbres, toute la fabrique de la semence).
Vous connoissez déjà tout cela , du moins assez pour
entendre le mot : mais il y a une partie piincipale qui
demande un plus grand examen; c est la Jructification^
c'est-à-dire hi fleur et ie fruit, Conmiençons par la fleur ,
qui vient la première. C'est dans cette partie que la
nature a renfermé le sommaire de son ouvrage : c'est
par elle qu'elle le perpétue, et c'est aussi de toutes les
parties du végétal la plus éclatante pour l'ordinaire,
toujours la moins sujette aux variations.
Prenez un lis. Je pense que vous en trouverez en-
298 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
core aisément en pleine fleur. Avant qu'il s'ouvre,
vous voyez à Textréinité de la tige un bouton f^blong ,
verdâtre , qui blanchit à mesure qu'il est prêt à s'épa-
nouir; et, quand il est tout-à-fait ouvert, vous voyez
son enveloppe blanche prendre la forme d'un vase
divisé en plusieurs segments. Cette partie envelop-
paate et colorée qui est blanche dans le hs, s'appelle
4a corolle , -et non pas la fleur comme chez le vulgaire ,
parceque la fleur est un composé de plusieurs parties
dont la corolle est seulement la principale.
La corolle du lis n'est pas d'une seule pièce, comme
il est £aicile à voir. Quand elle se fane et tombe , elle
tombe'en six pièces bien séparées , qui s'appellent des
pétales. Ainsi la corolle du lis est compolsée de six pé-
tries. Toute corolle de fleur qui est ainsi de plusieurs
pièces s'appelle corolle polipétale. Si la corcdle n'étoit
que d'une seule pièce, comme par exemple dans le li-
seron, appelé clochette des champs , elle s'appelleroit
monopétale. Revenons à notre lis.
Dans la corolle vous trouverez, précisément au
miheu , une espèce de petite colonne attachée tout au
fond et <]pii pointe directement vers le haut. Cette
colonne, prise dans son entier, s'appelle le pistil;
prise dans ses parties, elle se divise en trois : i<> sa
base renflée en cylindre avec trois angles arrondis
tout autour; cette base s'appelle le germe : 2^ un filet
posé sur le germe; ce filet s'appelle style : 3<* le style
est couronné par une espèce de chapiteau avec trois
échancrures : ce diapiteau s'appelle le stigmate. Voilà
en quoi consistent le pistil et ses trois parties.
Entre le pistil et la corolle vous trouvez six autres
.SUR LA BOTANIQUE. 299
corps bien distincts y qui s'appellent les étamines. Cha-
que étamine est ccmiposée de deux parties ; savoir ,
une plus mince par laquelle Tétamine tient au fond
de la corolle , et qui s'appelle lejikt; une plus grosse
qui tient à Fextrémité supérieure du filet , et qui s'ap-
pelle anthère. Chaque anthère est une boite qui s'ouvre
quand elle est mûre, et verse une poussière jaune très
odorante y dont n^us parlerons dans la suite. Cette
poussière jusqu'ici n'a point de nom françois ; chez
les botanistes on l'appelle le pollen , root qui signifie
poussière.
Voilà l'analyse grossière des parties de la fleur. A
mesure que la corolle se ftme et ton]^, le germe
gpx)ssit , et devient une capsule triangulaire alongée ,
<ioxit l'intérieur contient des semences plates distri-
buées en trois loges. Cette capsule , considérée comme
l'enveloppe des graines , prend le nom de péricarpe.
Mais je n'entrepraiidrai pas ici l'analyse du fruit : ce'
sera le sujet d'une autre lettre. •
Les parties que je viens de vous nommer se trou-
vent également dans les fleurs de la plupart des aur
très plantes , mcds à divers degrés de proportion , de
situation , et de nombre. C'est par l'analogie de ces
parties y et par leurs diverses combinaisons , que se
déterdoiiiieat les diverses &milles du régne végétal; et
ces analo^es des parties de la fleuf se Kent avec d'au-
tres analogies des pâitied de la plante qui semblent
n'avioir aucun rapport à^ c^les4à. Par exemple, ce
nondbre de six étamines, quelquefois seulement trois,
de six pétales ou divisions^dela corolle, et cette forme
triaKgalacireà^Tois loges del'ovairé , déterminent toute
3oo LETTRES ÉLÉMENTAIRES
la famille des liliacées ; et dans toute cette même fa-
mille , qui est très nombreuse , les racines sont toutes
des oi|g[nons ou bulbes ^ plus ou moins marquées, et
variées quant à leur figure ou composition. L oignon
'du lis est composé d'écaillés en recouvrement; dans
lasphodéle, c'est une liasse de navets alongés; dans
le safran, ce sont deux bulbes Tune sur lautre; dans
le colchique, à côté Tune de lautre, mais toujours
des bulbes.
Le lis , que j'ai choisi parcequ'il eât de la saison , et
aussi à cause de la grandeur de sa fleur et de ses par-
ties qui les rend plus sensibles , manque cependant
d'une des parties constitutives d'une fleur parfaite ,
savoir le calice. Le calice est cette partie verte et di-
visée communément en cinq folioles , qui soutient et
embrasse par le bas la corolle, et qui l'enveloppe tout
entière avant son épanouissement, comme vous au-
rez pu le remarquer dans la rose. Le calice , qui accom-
pagne presque toutes les autres fleurs, manque à la
plupart des liliacées , comme la tulipe , la jacinthe, le
narcisse , la tubéreuse , etc. , et même l'oignon , le poi-
reau, l'ail, qui sont aussi de véritables liliacées , quoi-
qu'elles paroissent fort différentes au premier coup
d'oeil. Vous verrez encore que , dans toute cette même
famille, les tiges sont simples et peu rameuses, les
feuilles entières et jamais découpées; observations qui
confirment, dans cette famille, l'analogie de la fleur
et du fruit par celle des autres parties de la plante. Si
vous suivez ces détails avec quelque attention , et que
vous vous les rendiez familiers par des observations
fréquentes, vous voilà déjà en état de déterminer par
SUR LA BOTANIQUE. 3oi
Irnspection attentive et suivie d'une plante, si elle est
ou non de la famille des liliacées, et cela, sans savoir
le nom de cette plante. Vous voyez que ce n'est plus
ici un simple travail de la mémoire, mais Une étude
d'observations et de Êdts , vraiment digne d'un natura-
liste. Vous ne commencerez pas par dire tout cela à
votre fille , et encore moins dans la suite , quand vous
serez initiée dans- les mystères de la végétation; mais
vous ne lui développerez par degrés que ce qui peut
convenir à son âge et à son sexe , en la guidant pour
trouver les choses par elle-même plutôt qu'en les lui
apprenant. Bonjour, chère cousine; si tout ce fatras
vous convient , je suis à vos ordres.
t^/% '%i'%/%r^%/%/^'*/%/%^/^^^>%/>,>%,-*/*^^^^-%.%/%»%.-%<^/%/\/\/\'
LETTRE IL
Du i8 octobre 1771.
Puisque vous saisissez si bien, chère cousine, les
premiers linéaments des plantes, quoique si légère-
ment marqués, <jue votre œil clairvoyant sait déjà
distinguer un air de famille dans les liliacées, et que
notre chère petite botaniste s'amuse de corolles et •
de pétales , je vais vous proposer une autre famille
sur laquelle elle pourra derechef exercer son petit sa-
voir; avec un peu plus de difficultés pourtant, je
l'avoue , à cause des fleurs beaucoup plus petites , du
feuillage plus varié; mais avec le même plaisir de sa
part et de la vôtre , du moins si vous en prenez au-
tant à suivre cette route fleurie que j'en trouve à vous
la tracer.
3o2 LETTftE« ÉLÉMENTAIRES
Quaud les prenéers raymis du printanps auront
éclairé vos progprès en vous montrant dans les jardins
les jacinthes , les tulipes , les narcisses , les jonquilles
et les muguets , dont lanalyse vous est déjà connue ,
d'autres, fleurs arrêteront bientôt vos regards , et vous
demanderont un nouvel examen. Telles s^ont les
giroflées ou vîoliers; telles les juliennes ou gîrardes.
Tant que vous les trouverez doubles , ne vous at-
tackez pas à leur examen; ell^ sercmt défigurées,
ou, si vous voulez^ parées à notre mode; la nature
ne s'y trouvera plus : elle refuse de se r^roduire <par
des monstres ainsi mutilés ; car si la partie la plus
brillante, savoir la corolle, s'y mulùphe, c'est aux
dépens des parties plus essentielles qui disparoissent
sous cet éclat.
Prenez donc une giroflée simple , et procédez à Fa-
nalyse de sa fleur. Vous y trouverez d'abord une
partie extérieure qui manque dans les liliacées , sa-
voir le calice. Ce calice est de quatre pièces, q«'il
faut bien appeler feuilles ou folioles , puisque nous
n'avons point de mot propre pour les exprimer,
comme le mot pétales pour les pièces de la oo-
. rolle. Ces quatre pièces , pour l'ordinaire^ sont iné-
gales de deux en deux, c'est-4-dire deux foKoles
opposées l'une à l'autre , égales entre elles ^ plus pe-
tites ; et les deux autres , aussi égales enti^ ^Ues et
opposées,, plus grandes , et Surtout par le bas où leur
arrondissement fait en dehoi^s une bosse assez sen-
sible.
Dans ce calice vous trouverez une corolle com-
posée de quatre pétales dont je laisse à part la cou-
SDR LA BOTANIQUE. 3o3
leur, parcequ elle ne fait point caractère. Chacun de
ces pétales est attaché au réceptacle ou fond du ca-
lice par une partie étroite et pâle qu'on appelle V onglet ,
et déborde le calice par une partie plus large et plus
colorée, qu'on appelle la lame.
Au centre de la corolle , est un pistil alongé , cy-
lindrique ou à peu près , terminé par un style très
court, lequel est terminé lui-même par un stigmate
oblong , bifide , c'est-à-dire partagé en deux parties qui
se réfléchissent de part et d'autre.
Si vous examinez avec soin la position respective
du calice et de la corolle , vous verrez que chaque pé-
tale, au lieu de correspondre exactement à chaque
foliole du calice , est posé au contraire eutre les deux ,
de sorte qu'il répond à l'ouverture qui les sépare , et
cetle position alternative a heu dans toutes les es-
pèces de fleurs qui ont un iiomblre égal de pétales à
la corolle et de foUoles au calice.
U nous reste à parler des étamines. Vous les trou^
v^re? dans la giroflée au nombre de six , comme dans
leslitiacées , mais non pas de même égales entre eUes,
ou alternativement inégales; car vous en verrez seule-
ment deux en opposition l'une de l'autre , sensible-
ment plus comtes que les quatre autres qui les sé«
parent, et qui en sont aussi séparées de deux en
deux.
Je n'entrerai pas ici dans le détail de leur structure
et de leur, position ; mais je vous préviens que , si
vous y regardez bien , vous trouverez la raison pour-^
quoi ces deux étamines sont plus courtes que les
autres, et pourquoi deux folioles du cahce sont plus
3o4 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
bossi}es, ou, pour parler en termes de botanique,
plus gibbeuses, et les deux autres plus aplaties.
Pour achever l'histoire de notre giroflée, il ne faut
pas Tabandonner après avoir analysé sa fleur , mais
il faut attendre que la corolle se flétrisse et tombe, ce
qu'elle fait assez promptement, et remarquer alors
ce que devient le pistil , composé , comme nous Favons
dit ci-devant, de Tovaire ou péricarpe, du style, et
du stigmate. L'ovaire s'alonge beaucoup €t s'élargit
un peu à mesure que le fruit mûrit : quand il est
mûr, cet ovaire ou fruit devient une espèce de gousse
plate appelée silique.
Cette silique est composée de deux valvules posées
l'une sur Tautre , et séparées par ui^e cloison lort
mince appelée médiastirt.
Quand la semence est tout-à-fait mûre, les val-
vules s'ouvrent de bas en haut pour lui donner pas-
sage, et restent attachées au stigmate par leur partie
supérieure.
Alors on voit des graines plates et circulaires po-
sées sur les deux faces du médiastin ; et si Ton regarde
avec soin comment elles y tiennent , on trouve que
c'est par un court pédicule qui attache chaque graine
alternativement à droite et à gauche aux sutures du
médiastin , c'est-à-dire à ses deux bords \ par lesquels
il étoit comme cousu avec les valvules avant leur sé-
paration.
Je crains fort, chère cousine, de vous avoir un peu
fatiguée par cette longue description, mais elle étoit
nécessaire pour vous donner le caractère essentiel de
la nombreuse famille des crucifères où fleurs en croix,
8UR LA BOTANIQUE. 3o5
laquelle compose une classe entière dans presque
tous les systèmes des botanistes; et cette description,
diffi^le à entendre ici sans figure, vous deviendra
plus claire, j'ose l'espérer, quand vous la suivrez
avec, quelque attention, ayant Tobjet sous les yeux.
Le grand Dfombre d'espèces qui composent la fa-
mille des crucifères a déterminé les botanistes à la di-
viser en deux sections qui , quant à la fleur , sont par-
faitement semblables, mais diffèrent sensiblemeiit
quant au fruit.
La première section comprend les crucifères à si-
lique, comme la giroflée dont je viens de parler^ la
julienne, le cresson de fontaine, les choux, les raves,
les navets, la moutarde, etc.
La seconde section comprend les crucifères à siliculey
c est-à-dire dont la silique en diminutif est extrême-
ment courte , presque aussi large que longue , et autre-
ment divisée en dedans; comme entre autres le cres-
son alenois , dit nasitort ou natou , le thlaspi , appelé ta-
raspi par les jardiniers , le cochléaria , la lunaire , qui ,
quoique la gousse en soit fort grande , n'est pourtant
qu'une silicule , parceque sa longueur excède peu sa
largeur. Si vous ne connoissez ni le cresson alenois ,
ni le cocbléaria, ni le thiàspi, ni la lunaire , vous con-
noissez , du moins je le présume , la bourse-à-pasteur ,
si commune parmi les mauvaises herbes des jardins.
Hé bien, cousine , la bourse-à-pasteur est une cruci-
fère à silicule, dont la silicule est triangulaire. Sur
celle-là vous pouvez vous former une idée des autres ,
jusqu'à ce qu'elles vous tombent sous la main.
Il est temps de voits laiâser respirer, d'autant pins
3o6 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
que cette lettre , avant que la saison vous permette
d'en faire usage, sera, j'espère, suivie de plusieurs
autres , où je pourrai ajouter ce qui reste à dire cle né-
cessaire sur les crucifères, et que je n'ai pas dit dans
celle-ci. Mais il est bon peut-être de vous prévenir dès
à présent que dans cette famille, et dans beaucoup
d'autres , vous trouverez souvent des fleurs beaucoup
plus petites que la giix>flée , et quelquefois si petites ,
que vous ne pourrez guère examiner leurs parties
qu'à la faveur d'une loupe , instrument dont im bota-
niste ne peut se passer , non plus que d'une pointe ,
d'une lancette , et d'une paire de bons ciseaux fins à
découper. En pensant que votre zélé maternel peut
vous mener jusque-là , je me fais un tableau charmant
de ma belle cousine empressée avec son verre à éplu-
cher des monceaux de fleurs, cent fois moins fleuries ,
moins fraîches et moins agréables qu'elle. Bonjour,
cousine , jusqu'au chapitre suivant.
LETTRE m.
Du i6 mai 1773.
Je suppose, chère cousine, que vous avez bioi
rieçuma précédente réponse, quoique vous ne m'en
parliez point dans votre seconde lettre. Répondant
maintenant à celle-ci, j'espère, sur ce que vous m'y
marquez, que la mamaa, bien rétablie, est partie en
bon état pour la Suisse, et je compte que vous n'ou<-
fclierez pas de me donner avis de l'efiRet dé ce voyage
Sur la botanique. 307
et des eaux qu'elle va prendre. Comme tante Julie a
dû partir avec elle, j'ai chargé M. G. qui retourne au
Val-de-Travers , du petit herbier qui lui est destiné,
et je Fai mis à votre adresse, afin qu'en son absence
vous puissiez le recevoir et vous en servir , si tant est
que parmi ces échantillons informes il se trouve quel-
que chose à votre usage. Au reste, je n'accorde pas
que vous ayez des droits sur ce chiffon. Vous en avez
sur celui qui l'a fait , les plus forts et les plus chers que
je connoisse; mais pour l'herbier, il fut prorais à
votre sœur, lorsq^'elle herborisoitavec moi dans nos
promenades à la Croix de Vague, et que vous ne son-
giez à rieu moins dans celles où mon cûeur et mes
pieds vous suivoient avec grand'maman en Vaise. Je
rougis de lui avoir tenu parole si tard et si mal; mais
enfin elle avoit sur vous , à cet égard, ma parole et
l'antériorité. Pour vous, chère cousine, si je ne
vous proniets pas un herbier de ma main , c'est pour
vous en procurer un plus précieux de la main de
votre fille, si vous continuez à suivre avec elle cette
douce et charmante étude qui remplit d'intéressantes
observations sur la nature ces vides du temps que les
autres consacrent à l'oisiveté ou à pis. Quant à
présent, reprenons le fil interrompu de nos familles
végétales.
Mon intention est de vous décrire d'abord six de
<SBS* familles pour vous familiariser avec la structure
générale des parties caractéristiques des plantes.
Vous en avez déjà deux; reste à quatre qu'il faut en-
core avoir la patience de suivre : après quoi , laissant
pour lin temps les autres branches de cette nombreuse
ao.
3o8 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
ligaée, et passant à Texamen des parties différentes
de la fructification , nous ferons en sorte que , sans
peut-être connoître beaucoup de plantes, vous ne
serez du moins jam^iis en terre étrangère parmi les
productions du régne végétal.
Mais je vous préviens que si vous voulez prendre des
livres et suivre la nomenclature ordinaire, avec beau-
coup de noms vous aurez peu d'idées; celles que vous
aurez se brouilleront, et vous ne suivrez bien ni ma
marche ni celle des autres , et n aurez tout au plus
qu'une connoissance de mots. Chère cousine, je suis
jaloux d'être votre seul guide dans cette partie. Quand
il en sera temps , je vous indiquerai les livres que vous
pourrez consulter. En attendant, ayez la patience de
ne lire que dans celui de la nature et de vous en tenir
âmes lettres.
Les pois sont à présent en pleine fructification. Sai-
sissons ce moment pour observer leur caractère. Il est
un des plus curieux que puisse oflrir la botanique.
Toutes les fleurs se divisent généralement en réguliè-
res et irrégulières. Les premières sont celles dont
toutes les parties s'écartent uniformément du centre
de la fleur, et aboutiroient ainsi par leurs extrémités
extérieures à la circonférence d'un cercle. Cette uni-
formité fait qu'en présentant à l'œil les fleurs de cette
espèce , il n'y distingue ni dessus ni dessous, ni droite
ni gauche; telles sont les deux familles ci-devant exa-
minées. Mais, au premier coup d'œil, vous verrez
qu'une fleur de pois est irrégulière, qu'on y distingue
aisément dans la corolle la partie plus longue , qui
doit être en haut , de la plus courte , qui doit être en
SUR LA BOTANIQUE. 3o9
bas , et qu'on connoit fort bien , en présentant la fleur
vis-à-vis de Toeil , si on la tient dans sa situation natu^
relie ou si on la renverse. Ainsi toutes les fois qu'exa^
minant une fleur irrégulière on parle du haut et du
bas, c est en la plaçant dans sa situation naturelle.
Comme les fleurs de cette famille sont d'une con*
struction fort particulière , non seulement il feiut avoir
plusieurs fleurs de pois et les disséquer successive-
ment , pour observer toutes leurs parties Tune après
lautre , il faut même suivre le progrès de la fructifica-
tion depuis la première floraison jusqu a la maturité
du fruit.
Vous trouverez d abord un calice mom>pAi7/e, c est-
à-dire d'une seule pièce terminée en cinq pointes bien
distinctes , dont deux un peu plus larges sont en haut ,
et les trois plus étroites en bas. Ce calice est recoitrbé
vers le bas , de même que le pédicule qui le soutient ,
lequel pédicule est très délié , très mobile ; en sorte
que la fleur suit aisément le courant de Tair, et
présente ordinairement son dos au vent et à la pluie.
Le calice examiné , on Tôte , en le déchirant déli-
catement de tnanière que le reste de la fleur demeure
entier , et alors vous voyez clairement que la corolle
est polypétale.
Sa première pièce est un grand et large pétale qui
couvre les autres , et occupe la partie supérieure de la
corolle, à cause de quoi ce grand pétale a pris le nom
de pavillon. On Fappelle aussi Y étendard. Il faudroit se
boucher les yeux et Fesprit pour ne pas voir que ce
pétale est là comme un parapluie pour garantir ceux
qu'il couvre des principales injures de Tair.
3lO LETTRES ÉLÉMENTAIRES
En enlevant le pavillon comme vous avez fait lie
calice , vous remarquerez qu'il est emboîté de chaque
côté par une petite oreillette dans les pièces latérales ,
de manière que sa situation ne puisse être dérangée
par le vent.
Le pavillon ôté laisse à découvert ces deux pièces
latérales auxquelles il étoit adhérent par sesoreillettes :
ces pièces latérales s'appellent les ailes. Vous trouve-
rez en les détachant qu'emboîtées encore plus forte-
ment avec celle qui reste , elles n'en peuvent être sé-
parées sans quelque effort. Aussi les ailes ne sont
guère moins utiles pour garantir les côtés de la fle«r
que le pavillon pour la couvrir.
Les ailes ôtéès vous laissent voir la dernière pièce
de la corolle; pièce qui couvre et défend le centre de
la fleur, et l'enveloppe, surtout par-dessous, aussi
soigneusement que les trois autres pétales envelop-
pent lé dessus et les côtés. Cette dernière pièce , qu'à
caàse de sa forme on appelle la nacelle ^ est comme le
cofïre-fort dans lequel la nature a mis son trésor à
l'abri des atteintes de l'air et de l'eau.
Après avoir bien examiné ce pétale , tirez-le dou-
cement par-dessous en le pinçant légèrement par la
quille , c'est-à-dire par la prise mince qu'il vous pré-
sente , de peur d'enlever avec lui ce qu'il enveloppe :
je suis sûr qu'au moment où ce dernier pétale sera
forcé de lâcher prise et de déceler le mystère qu'il
cache , vous ne pourrez eu l'apercevant vous abstenir
de faire un cri de surprise et d'admiration.
Le jeune fruit qu'enveloppoit la nacelle est con-
struit de cette manière : Une membrane cylindrique
SUR LA BOTANIQUE. 3ll
terminée par dix filets bien distincts entoure 1 ovaire ,
c est-à-dire Tembryon de la gousse. Ces dix filets sont
autant d'étamines qui se réunissent par le bas autour
du germe , et se terminent par le haut en autant d'an-
thères jaunes dont la poussière va féconder le stigmate
qui termine le pistil , et qui , quoique jaune aussi par
la poussière fécondante qui s y attache , se distingue
aisément des étamines par sa figure et par sa gros-
seur. Ainsi ces dix étamines forment encore autour
de lovaire une dernière cuirasse pour le préserver dés
injures du dehors.
■ Si vous y regardez de bien près , vous trouverez
qam ces dix étamines ne font par leur base un seul
corps queiî apparence: car, dans la partie supé^
rieure de ce cylindre , il y a une pièce ou étamine qui
d abord parott adhérente aux autres , mais qui , à me*
sure que la fleur se fane et que le fruit grossit , se dé-
tacl^ et laisse une ouverture en dessus par laquelle
ce fruit grossissant peut s'étendre en entr'ouvrant et
écartant de plus en plus le cylindre qui , sans cela, le
comprimant et Fétranglant tout autour , Fempécheroit
de grossir et de profiter. Si la fleur n'est pas assez,
avancée , vous ne verrez pas cette étamine détachée
du cyliùdre ; mais passez un camion dans deux petits
trous que vous trouverez près du réceptacle à la base
de cette étamine, et bientôt vous verrez Tétamine
avec son anthère suivre l'épingle et se détacher des
neuf autres qui continueront toujours de faire ensem-
ble un seul corps , jusqu'à ce qu'elles se flétrissent et
desséchent quand le germe fécondé devient gousse et
qu'il n'a plus besoin d'elles.
:>12 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
Cette gousse y dans laquelle Tovaire se^ change en
mûrissant , se distingue de la siUque des crucifères , en
ce que dans la silique les graines sont attachées alter-
nativement aux deux sutures, au lieu que dans la
gousse elles ne sont attachées que d'un côté , c'est-à-
dire à une seulement des deux sutures , tenant alter-
nativement à la vérité aux deux valves qui la compo-
sent , mais toujours du même côté. Vous saisirez par-
faitement cette différence si vous ouvrez en même
temps la gousse d'un pois et la silique d'une giroflée ,
ayant attention de ne les prendre ni l'une ni l'autre en
parfaite maturité , afin qu'après l'ouverture du fruit
les graines restent attachées par «leurs ligaments à
leurs sutures et à leurs valvules.
Si je me suis bien fait entendre , vous comprendrez ,
chère cousine, quelles étonnantes précautions ont été
cumulées par la nature pour amener Tembryon du
pois à maturité , et le garantir surtout , au milieu des
plus grandes pluies, de l'humidité qui lui est funeste^
sans cependant l'enfermer dans une coque dure qui
en eût fait une autre sorte de fruit. Le suprême ou-
vrier , attentif à la conservation de tous les êtres , a
mis de grands soins à garantir la fructification des
plantes des atteintes qui lui peuvent nuire; mais il
paroit avoir redoublé d'attention pour celles qui ser-
vent à la nourriture de l'homme et des animaux,
comme la plupart des légumineuses. L'appareil de la
fructification du pois est , en diverses proportions , le
même dans toute cette fEunille. Les fleurs y «portent le
nom àepapilionacées , parcequ'on a cru y voir quelque
chose de semblable à la figure d'un papillon : elles
SUR LA BOTANIQUE. 3l3
bnt généralement un pamilon , deux ailes , une nacelle ,
€C qui fait communément quatre pétales irréguliers.
Mais il y a des genres où la nacelle se diVise dans sa
longueur en deux pièces presque adhâ:*entes par la
quille, et ces, fleurs-là ont réellement cinq pétales;
d'autres, comme le trèfle des prés, ont toutes leurs
parties attachées en une seule pièce , et , quoique pa-
pilionacées , ne laissent pas d'être monopétales.
Les papilionacées ou légumineuses sont une des
familles des plantes les plus nombreuses et les plus
utiles. On y trouve les fèves , les genêts , les luzernes ,
sainfoins , lentilles , vesces , gesses , les haricots , dont
le caractère est d'avoir la nacelle contournée en spi-
rale , ce qu'on prendroit d'abord pour un accident ;
il y a des arbres, entre autres, celui qu'on appelle
vulgairement acacia y et qui n'est pas le véritable
acacia ; l'indigo , la régUsse , en sont aussi : mais nous
parlerons de tout cela plus en détail dans la suite.
Bonjour, cousine. J'embrasse tout ce que vous aimez.
/
LETTRE IV.
Du 19 juin 1772.
Vous m'avez tiré de peine, chère cousine; mais il
me reste encore de l'inquiétude sur ces maux d'es-
tomac appelés maux de cœur, dont votre maman
sent les retouj-s dans l'attitude d'écrire. Si c'est seule-
ment l'effet d't^ie plénitude de bile, le voyage et les
eaiix suffiront pour l'évacuer; mais je crains bien
3l4 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
qu'il n y ait à ces accidents quelque cause locale qui
ne sera pas si £eicile à détruire , et qui demandera tou-
jours d'elle un grand ménagement, même après son
rétablissement. J'attends de vous des nouvelles de ce
voyage, aussitôt que vous en aurez; mais j'exige que
la maman ne songe à m'écrire que pour m'apprendre
son entière guérison.
Je ne puis comprendre pourquoi vous n'avez pas
reçu l'herbier. Dans la persuasion que tante Julie
étoit déjà partie , j'avois remis le paquet à M. G. pour
vous Texpédier en passant à Dijon. Je n'apprends d'au-
cun côté qu'il soit parvenu ni dans vos mains , ni dans
celles de votre-sœur , et je n imagine plus ce qu'il peut
être devenu.
Parlons de plantes , tandis que la saison de les ob-
server nous y invite. Votre solution de la question
que je vous avois faite sur les étamines des crucifères
est par&itement juste, et me prouve bien que vous
m'avez entendu , ou plutôt que vous m'avez écouté ;
car vous n'avez besoin que d'écouter pour entendre.
Vous m'avez bien rendu raiaon de la gibbosité de deux
folioles du calice , et de la brièveté relative de deux
étamines , dans la giroflée , p£U' la courbure de ces deux
étamines. Cependant, un pas de plus vous eût menée
jusqu'à la cause première de cette structure : car si
vous recherchez encore pourquoi ces deux étamines
sont ainsi recourbées et par conséquent raccourcies ,
vous trouverez une petite glande implantée sur le
réceptacle, entre l'étamine et le germe, et c'est cette
glande qui, éloignant l'étamine, et la forçant à pren-
dre le contour , la raccmircit nécessairement. li y a
SUR LA BOTANIQUE. 3l5
encore sur le même réceptacle deux autres g^ndes ,
une au pied de chaque paire des grandes étamines ;
mais ne leui* faisant point faire de contour , elles ne
les raccourcissent pas , parceque ces glandes ne sont
pas, comme les deux premières, en dedans, c'est-à-
dire entre Tétamine et le germe , mais en dehors , c'est-
à-dire entre la paire d'étamines et le caUce. Ainsi ces
quatre étamines, soutenues et dirigées verticalement
en droite ligne , débordent celles qui sont recourbées ,
et semblent plus longues parcequ'elles sont plus
droites. Ces quatre glandes se trouvent, ou du moins
leurs vestiges , plus ou moins visiblement dans pres-
que toutes les fleurs crucifères , et dans quelques unes
bien plus distinctes que dans la giroflée. Si vous de-
mandez encore pourquoi ces glandes, je vous répon-
drai qu elles sont un des instruments destinés par la
nature à unir le régne végétal au régne aniiûal , et les
&ire circuler Tun dans l'autre : mais, laissant ces re-
cherches un peu trop anticipées , revenons , quant à
présent, à nos familles.
Les fleurs que je vous ai décrites jusqu'à présent ,
sont toutes polypétales. J'aurois dû commencer peut-
être par les monopétales réguUères dont la structure
est beaucoup plus simple : cette grande simplicité
même est ce qui m'en a empêché. Les monopétales ré-
guUères constituent moins une famille qu'une grande
nation dans laquelle on compte plusieurs familles bien
distinctes ; en sorte que , pour les comprendre toutes
sous une indication commune, il fetut employer des
caractères si généraux et si vagues, que c'est paroître
dire quelque chose, en ne disant en effet presque rien
3l6 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
du tout'. Il vaut mieux se renfermer dans des bornes
plus étroites , mais qu'on puisse assigner avec plus de
précision.
Parmi les monopétales irrégulières il y a une fa-
mille dont la physionomie est si marquée qu'on en
distingue aisément les membres à leur air. CVst celle
à laquelle on donne le nom de fleurs en gueule,
parceque ces fleurs sont fendues en deux lèvres , dont
l'ouverture , soit naturelle , soit produite par une lé-
gère compression des doigts , leur donne l'air d'une
gueule béante. Cette famille se subdivise en deux
sections ou lignées : l'une, des fleurs en lèvres, ou
labiées; l'autre, des fleurs en masque, ou personnées ;
car le mot latin persona eigniiîe un masque, nom très
convenable assurément à la plupart des gens qui por-
tent parmi nous celui de personnes. Le caractère com-
mun à toute la famille est non seulement d'avoir la
corolle monopétale, et, comme je l'ai dit, fendue en
deux lèvres ou babines , l'une supérieure , appelée
casque^ l'autre inférieure, appelée barbe ^ mais d'avoir
quati^e étamines presque sur un même rang, distin-
guées en deux paires , l'une plus longue , et l'autre
plus courte. L'inspection de l'objet vous expliquera
mieux ces caractères que ne peut faire le discours.
Prenons d'abord les labiées. Je vous en donnerois
volontiers pour exemple la sauge, qu'on trouve dans
presque tous les jardins. Mais la construction parti-
culière et bizarre de ses étamines qui l'a fait retran-
cher par quelques botanistes du nombre des labiées,
quoique la nature ait semblé l'y inscrire , me porte à
chercher un autre exemple dans les orties mortes, et
SUR LA BOTANIQUE. 817
«
particulièrement dans Fespéce appelée vulgairement
ortie blanche, mais que les botanistes appellent plutôt
lamier blanc, parcequ'elle n'a nul rapport à Fqrtie par
sa fructification , quoiqu'elle en ait beaucoup par son
feuillage. L'ortie blanche, si commune partout, du-
rant très long-temps en fleur , ne doit pas vous être
difficile à trouver. Sans m'arrêter ici à Télégante situa-
tion des fleurs , je me borne à leur structure. L'orti«
blanche porte une fleur monopétale labiée , dont le
casque est concave et recourbé en forme de voûte ,
pour recouvrir le reste de la fleur , et particulièrement
se» étamines , qui se tiennent toutes quatre assez ser-
rées sous l'abri de son toit. Vous discernerez sdsément
la paire plus longue et la paire plus courte , et , au mi-
lieu des quatre, le style de la même couleur, mais qui
s'en distingue en ce qu'il est simplement fourchu par
son extrémité, au lieu d'y porter une anthère comme
font les ét£unines. La barbe, c'est-à-dire la lèvre in-
férieure , se replie et pend en en-bas , et , par cette
situation, laisse voir presque jusqu'au fond le dedans
de la corolle. Dans les lamiers cette barbe est refendue
en longueur, dans son milieu, mais cela n'arrive pas
de même aux autres labiées.
Si vous arrachez la corolle , vous arracherez avec
elle les étamines qui y tiennent par leurs filets , et non
pas au réceptacle , où le style restera seul attaché. En
examinant comment les étamines tiennent à d'autres
fleurs , on les trouve généralement attachées à la co-
rolle quand elle est monopétale , et au réceptacle ou
au calice quand la corolle est polypétale : en sorte
qu'on peut , en ce dernier cas , arracher les pétales
3l8 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
sans arracher les étamines. De cette observation Ton
tire une régie belle, facile, et même assez sûre, pour
savoir ai une corolle est d'une seule pièce ou de plu-
sieurs, lorsqu'il est difficile, comme il l'est quelque-
fois , de s'en assurer immédiatement.
La corolle arrachée reste percée à son fond, parce-
qu'elle étoit attachée au réceptacle, laissant une ou-
verture circulaire par laquelle le pistil et ce qui l'en-
toure pénétroit au-dedans du tube et de la corolle. Ce
qui entoure ce pistil dans le lamier et dans toutes les
labiées , ce sont quatre embryons qui deviennent qua-
tre graines nues, c'est-à-dire sans aucune enveloppe;
en sorte que ces graines, quand elles sont mûres, se
détachent, et tombent à terre séparément. Voilà le
caractère des labiées.
L'autre lignée ou section , qui est celle des person-
nées y se distingue des labiées; premièrement par sa
corolle , dont les deux lèvres ne sont pas ordinairement
ouvertes et béantes , mais fermées et jointes , comme
vous le pourrez voir dans la fleur de jardin appelée
muflaude ou mufle de veau , ou bien , à son défaut , dans
la linaire, cette fleur jaune à éperon, si commune en
cette saison dans la campagne. Mais un caractère plus
ptécis et plus sûr est qu'au lieu d'avoir quatre graines
nues au fond du calice, comme les labiées, les per-
sonnées y ont toutes une capsule qui renferme les
graines, et ne s'ouvre qu'à leur maturité pour les ré-
pandre. J'ajoute à ces caractères qu'un grand nombre
de labiées sont ou des plantes odorantes et aromati-
ques, telles que l'origan, la marjolaine, le thym, le
Serpolet, le basilic, la menthe, l'Mysope, la lavan-
SUR LA BOTANIQUE. Sig
de, etc. ; ou des plantes odorantes et puantes, telles
que diverses espèces d'orties mortes, staquis, crapau-
dines, marrube; quelques unes seulement, telles que
le bugle, labrunelle, la toque, nont pas d'odeur,
au lieu que les personnées sont pour la plupart des
plantes sans odeur , comme la muflaude , la linaire ,
Teuphraise, la pédiculaire, la crête de coq, Toroban-
che , la cimbalaire , la velvote , la digitale ; j e ne connois
guère d'odorantes dans cette brayiche que la scrophu-
laire, qui sente et qui pue, sans être aromatique. Je
ne puis guère vous citer ici que des plantes qui vrai-
semblablement ne vous sont pas connues, mais que
peu-à-peu vous apprendrez à connoître , et dont au
moins à leur rencontre vous pourrez par vous-même
déterminer la famille. Je voudrois même que vous tâ-
clKissiez d'en déterminer la lignée ou section par la
physionomie, et que vous vous exerçassiez à juger,
au» simple coup d'œil, si la fleur en gueule que vous
voyez est une labiée, ou une personnée. La figure ex-
térieure de la corolle peut suffire pour vous guider
dans ce choix, que vous pourrez vérifier ensuite en
étant la corolle, et regardant au fond du calice ; car,
si vous avez bien jugé , la fleur que vous aurez nom-^
mée labiée vous montrera quatre graines nues , et celle
que vous aurez nommée personnée vous montrera un
péricarpe : le contraire vous prouveroit que vous vous
êtes trompée; et, par un second examen de la même
plante , vous préviendrez une erreur semblable pour
une autre foi^. Voilà , chère cousine, de l'occupation
pour quelques promenades. 3e ne tarderai pas à vous
en préparer pour celles qui suivront.
320 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
i
LETTRE V.
Du iGjuiiret 177a.
Je VOUS remercie , chère cousine, des bonnes nou-
velles que vous m'avez données de la maman. J'avois
espéré le bon effet du changement d'air, et je n'en at-
tends pas moins des eaux , et surtout du régime austère
prescrit durant leur usage. Je suis touché du souvenir
de cette bonne amie, et je vous prie de l'en remercier
pour moi. Mais je ne veux pas absolument qu'elle
m'écrive durant son séjour en Suisse; et, si elle veut
me donner directement de ses nouvelles , elle a près
d'elle un bon secrétaire* qui s'en acquittera fort bien.
Je suis plus charmé que surpris qu'elle réussisse en
Suisse : indépendamment des grâces de son âge , et de
sa gaieté vive et caressante , elle a dans le caractère un
£3nds de douceur et d'égalité dont je l'ai vue donner
quelquefois à la grand'mamap l'exemple charmant
qu'elle a reçu devons. Si votre sœur s'établit en Suisse,
vous perdrez l'une et l'autre une grande douceur dans
la vie , et elle surtout des avantages difficiles à rem-
placer. Mais votre pauvre maman qui, porte à porte,
séntoit pourtant si cruellement sa séparation d'avec
vous , comment supportera-t-elle la sienne à une si
grande distance? C'est de vous encore qu'elle tiendra
ses dédommagements et ses ressources. Vous lui en
* La sœur de madame Delessert^ que Rousseau appeloit tante
Julie.
SUR LA BOTANIQUE. 321
. ménagez une bien précieuse en assouplissant dans vos
douces mains la bonne et foite étoile de votre favorite ,
qui y jen'en^oute point, deviendra par vos soins aussi
pleine de grandes qualités que de charmes. Ah ! cou-
sine, l'heureuse mère que la vôtre !
Savez-vous que je commence à être en peine du pe-
titherbier ? Je n en ai d aucune part aucune nouvelle ,
quoique j en aie eu de M. 6. depuis son retour, par sa
femme , qui ne me^dit pas de sa part un seul mot sur
cet herbier. Je lui en ai demandé des nouvelles ; j at-
tends sa ré|)0iise. J ai grand'pmir que, ne passant pas
à Lyon , il n ait confié le paquet à quelque quidam qui ^
sachant que c'étoient des herbes sèches , aura pris tout
cela pour du foin. Cependant, si, comme je Tespère
enoGH» , il parvient' enfin à votre,sœur Julie ou à vous ,
vous trouvarez que je n'ai pas laissé d'y prendre quel-
que*" soin. C'est une perte qui, quoique petite, «ne
me seroit pas facile à réparer promptement, surtout
à cause du catalogue , accompagné de divers petits
éclaîrciss^nents écrits sur-le-champ , et dont je n'ai
gardé aucila double.
Consolez-vous, bonne cousine, de n'avoir pas vu
les glandes des crucifères. De grands bota^iistes très
bien oculés ne les ont |)as mieux vues. Tournefort lui-
mémre n'en fmt aucune mention«£lles son tbiéh clairet
datts peu de genres , quoiqu'on en trouve des vestiges
pmsque dans tous , et c'est à fome d'analy set des fleurs
en croix , et d'y voir toujours des inégalités an récep-
tacle, qu'en les examinant eu particulier on a trouvé
que ces glandes «ppartenoient au plus gr«nd nombre
XII» . 31 ■
322 LETTRES ÉLÉMEISTAIRES
des genre», et qu on les suppose, par anhiogie, davs
ceux même où on ne les distingae pas.
le comprends q«i'on est fàcbé de prendre tant de
peine sans apprendre les noms des- plantes qu'on exa*
mine. Mais je vous avoue de bonne foi «fu'il n'est pas
entré dans mon plan de vou^ épargner ce pc^t cfaa-
^n. On prétend que la botanique n'est qu'une science
de 9iots qui n exerce cjue la mémoire, et n apprend
qu'à nommer des plantes : pour ipoî , je ne cobboss
p^nt d'étude raisonnable qui ne soit qu'une science ^e
mots; et auquel des deux , je vous prie, ftQCorcferai-^e
le nom de betaniste, de celui qui sait cracher un nom
ou une phrase à l'aspect d'une plbnte, sans rien con«
nottre à sa structure , ou de celui qui , cômioiseuittrn
bien cette structure , ignare néanmoins te nom très
arbintiire qu'on donne^à èette plainte en tel ou en tel
pays? Si nous ne donnons à vos enfanta qu'une ogou-^
paiion amusante , nm& manquons la meâlleure OH>îtîé
ée notre but, qui est, en le& amusant, d'exeroer leur
intelligence, et de les accoutumer à Tattention, Avant
de leur apprendre à nommer ce qu'ils voient*, oonih
mençons-par leur apprendre à le vok*. Cette science,
nubliée dans toutes les éducations , doit faire la pins
importante partie de la leur. Je ne le redirai jamaît
assez ; apprenez-leup à ne jamais* se payer de matSi,
ei à croire ne ri«n savoir de eexi|ijû n'est entré qnçdans
leur mémeire.
Au reste , pour ne pas trop iaiire le méchant , je vous
nomme pourtant des plantes sur keqaelled, ea vons
lesfiBÛsantmonteer, ygus pouvca ayiément vérifieg mes
descriptions. Vous n aviez pas, je le suppose, anus vos
-■
r
SU» LA BOTANIQUK. 3^3
yeu^ une orti« blatiM^ «a Usant Tanalyse des labiées ;
mais voua n'aviez qu'à envoyer cliea rherb<»riste du
coin diercbar de Yortke bkoiieke fir&ichement cueUHe ,
TOUS a^liqoîeB à safleur ma description, etensHite,
examinaBl lès autres parties de la plante delà maiitèM-
cbotBOU» traiterais ci*aprèS(, vous e0iinoi89iez Fortie
Manche infiniment njieiix cfue Therboiiste qui la four-
nit ne la connoltra de ses jours; encore trouver<ins«>
Qops dans p^i le nsoyea denous passer d'I^erborisie :
Hiws il £siut premièrement' achever Texamen de nos
&HHlki|. Ainsi je viens à la cinquième, qui , dans ce
flBsmeat, est en pleine fructification.
Représentez-vous une longue tige assez drate,
guiMue;akemativemea| de fetnile^ poui^ l'cirdiiiaîce dé-
eoupée» assez menu, lesquelles embr&S|sent par leus
base ét& brapches qui sortent dç leurs msseUes . De Ven^
ti^mijté supérieure de cette tige partent, comme d'un
centre^ plusieurs pédicLdf s ou myon&, qui , s'écartant
circulairementet régulièrement comme les côtes d'an
patttsol, couronnent eette tige en forme d'un vase plus
nu moi^ ouvert. Quelcpefois ces rayons laissent nn
espaoe vide dàne lew milieu , et représeiitem alopd
plus eiauitement le crenx dn vase^ quelquefois aussi
cemttieu est fowrni d'anitres rayons plus eourt», qui;
montant moins obliquement, garnissent le vase; e(
foraocat conjoèat»ni^n« ai^aec les premier^ , la figure à
peu près* d'un demi^globe, dont la partie cQnvexe eef
tournée en dessus.
* Ghaonn de 00» fayona ou p^iculê» est tenniné à
son ^mrémité non pasencguie pan une flenr , niaia par
un autte onire de |*ayens plua petits qui eouroiuient
21.
324 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
chacun des premiers , précisément comme ces pre-
miers eouronnent la tige.
Ainsi, voilà deux ordres pareils et successifs : Tun^ de
grands rayons qui terminent la tige; l'autre, de petits
rayons semblables qui terminent chacun des grands.
Les rayons des petits parasols ne se subdivisent
plus , mais chacun d'eux est le pédicule d^une petite
fleur dont nous parlerons tout-à-l'heure.
£i vous pouvez vous £3rmer Tidée de la figure que
je viens de vous décrire, vous aurez celle de la dis-
position des fleurs dans la famille des ombelltfères ou
parêe-parasols j car le mot latin umbella signifie un
parasol.
Quoique cette disposition régulière de lafructificar
tion soit fi^ppante, et assez constante dans toutes les
ombellifères , ce n'est pourtant pas elle qui constitue
le caractère de la &mille : ce caractère se tire .de la
structure même de la fleur , qu il faut maintenant vous
décrire.
Mais il convient, pour plus de clarté, de vous
donner ici une distinction générale sur la disposition
relative de la fleur et du fruit dans toutes les plantes,
distinction qui facilite extrêmement leur arrangement
ikiéthodique , quelque système qu'on veuille choisir
pour cela. >
Il y a des plantes , et c'est le plus grand nombre,
par exemple l'œillet, dont Tovaireest évidemment en*
fermé dans la corolle.. Nous donnerons à celles-là le
mom àejlewrs infères , parceque les pétales embrassant
l'ov^ure prennent leur naissance au-dessous de lui.
Dans d'autres plantes en assez grand nombre, Yxi^
SUR LA BOTANJQUE. 325
vaire se trouve placé, non dans les pétale^, mais aa-
dessous d'eux : ce que vous pouvez voir dans la rosa;
car le gratte-cul , qui en est le fruit, est ce corps vert
et renflé que vous voyez au-dessous du calice, par
conséquent aussi au-dessous de la corolle , qui, de cette
manière, couronne cet ovaire et ne Tenveloppe pas.
J appellerai celles-ciyZeurs supères , parceque la corolle
est au-dessus du fruit. On pourroit £sûre des mots plus
francisés, mais il me paroit avantageux de vous tenir
toujours le plus près qu il se pourra de&termes admis
dans la botanique, afin que*, sans* avoir besoin d'ap-
prendre ni latin ni grec, vous puissiez néanmoins en-
tendre passablement le vocabulaire de cette science ,
pédantesquement tiré de ces deux langues , comme si ,
pour connoître les plantes, il falloit commencer par
être un savant grammairien.
Tournefort exprimoit la même distinction en d au^
très termes : dans le cas de la fleur infère , il disoit que
le pistil devenoit fruit; dans le cas de la fleur supère ,
il disoit que le calice devenoit fruit. Cette manière de
s exprimer pou voit être aussi claire, mais elle n'étoit
certainement pas aussi juste. Quoi qu'il en soit, voici
une occasion d'exercer, quand il en sera temps, vos ^
jeunes élèves à savoir démêler les mêmes idées , ren.
dues par des termes tout différents.
Je vous dirai maintenant que les plantes ombellifè-
res ont la fleur supère j ou posée sur le fruit. La corolle
de cette fleur est à cinq pétales appelés réguliers ,
quoique souv^it les deux pétales , qui sont tournés en
dehors dans les fleurs qui bordent l'ombelle , soient
plus grands que les trois autres.
3^6 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
La fi^re de ces pétales vai4e selon les genres, mais
le plus ooinmunément elle est en cœur; Fongtet qui
perte sur levaire est fort imnce; la lame va en s'élar*^
giesant; sonbdrd e8t^ma/^iii^(légèrem»itéchàtt€ré),
m bien il se termine en line pointe qui se repliant oi
ilessus, donne encore au pétale IW d'être émargioé,
t{fieiqn on le tH pointu s'il étoit défiiez
4 Entre chaque pétale est une étamine dont Tàtidière ,
débordant ordinairement la corolle , rend les cinq
éiaibnies plus visibles que les cinq pétales. Je ne fins
pat îd mention du calice, parceque les ombdlifères
s en ont aucun bien distinct
Du centre de la fleur partent deut styles garnis
chacun <de leur stigmate, et assez apparents aiissi^ lès-
tpieh , apnès la chute des pétales et des étamines ,
restent pour couronner le fruit
La figare la plus comnmne de œ fruit est un ovale
«m peu alôngé, qui, dans sa maturité, s'ouvre par la
moitié , et se partage en deux semences nues attachées
an pédicule, lequel, par un art admirable, se £visé
en deux ^ ainsi que le fruit , et tient les graines séparé-
ment suspendues, jusqu'à leur chute.
' I Totties ces proportions varient selon lés genres ,
mai^ en voilà l'ordre le plus con^un. Il faut) je la-
voue, avoir l'œil très attentif peur bien distingua
sans lénpede si petits d^jets; mats ils sont si digties
d'attention, qu'on n'a pas regret à sa peiné.
Voici donc le caractère propre de la fiàniUe des
ombelltfères. Corolle supère à cinq pétales , cinq éla-
tnines, deux stylet portés sur un fruit nu dispenhe,
c'est-à-dire composé de deux graines aiocolées.
SUR. LA BOTANIQUE. 32^
Toutes les ibis que vous .trouvei*ez oes caractères
réunis dans une iructification , comptez que la plante
e^vm» ombellifère, quand soéaie elle n adroit A'ail-
leurs ^ dans son an^angament , rien de Tordre ci-devant
marqué. Et queuid voua trouveriez tout cet ordre
de iparasols conforjtie à ma description , cdmpUB
qu'il vous trompe, s'il est démenti par Te^iamen de
la fleur.
S'il arrivoity par exeesple, qu 6n sortant de lire ma »
lettre ycHi^ trouvassiez^ en vous, promenant ^ un su-i
raau encore en fleur , je suis presque assuré quau
premier aspect vous diriez ^ Voilà uUepipbelUfiàre. 1^
y regardant) vous trouveriez gmnde ombelle, petite
MnbeUe, petites fleurs blanches, corx>lle supère, cinq
élnmines : c'est osie ombeUifère assurément; iwais
v^yoBS encore : je prends une fleur.
D'abord , au lieu de cinq pétales , je Ut>uve une co*
rolLe à cinq dividions , il est vrai , mais néanmoiniB
d'uae scwle pièce : or ^ les fleurs des ombellifères né
sont pas monopétales. Voilà bien cinq étaminee; maiis
^ ^e vois point de styles , et je vois plus souvent trois .
stigmates c|ùe deux ; plus, souvent trois graines que
Àe^x : or ^ \e$ ^nbelli^res n'ont jamais ni plus ni
moin» de deux stigmates , ni plus ni moins ^e deux
graines pour chaque. fleur. Enfin, le fruit du »u*eau
est une^bàie molle; et celui des ombellifères est ^c et
9A1. L^ureau n'est donc pas une ombellif ère.
Si vous revenez miôntenaat sur vos pas en régir-
da^ de plus près à la disposition des fleurs, vous
verrez que cett^ dis^sitioa n'est qu'«n apparence
celle des ombellifères. Les grands rayons, au lieu de
328 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
partir exactement du même centre , prennent leur
naissance les uns plus haut, les autres plus bas; les
petits naissent encore moins régulièrement : tout cela
n a point Tordre invariable des ombellifères. L'arran-
gement des fleurs du sureau est en corymbe^ ou bou-
quet, plutôt qu'en ombelles. Voilà comment, en nous
trompant quelquefois, nous finissons par apprendre
à mieux voir.
Le chardon-roland^ au contraire, na guère le port
V d'une ombellifère, et néanmoins c'en est une, puis-
qu'il en a tous les caractères dans sa fructificaticm.
Où trouver, me direz-vous , le cbardon-roland? par
toute' la campagne ; tous les grands chemins en sont
tapissés à droite et à gauche; le premier paysan peut
vous le montrer , et vous le reconnoltrez presque vous-
même à la couleur bleuâtre ou vert-de-mer de ses
feuilles , à leurs durs piquants , et à leur consistance
lisse et coriace cooune du parchemin. Mais on peut
laisser une plante aussi intraitable; elle n'a pas assez
de beauté pour dédommager des blessures qu'on se
. fait en l'examinant : et fût-elle cent fois plus jolie , ma
petite cousine, avec ses petits doigts sensibles, seroit
bientôt rebutée de caresser une plante de si mauvaise
humeui:.
La famille des ombellifères est nombreuse, et si na-
turelle, que ses genres sont très difficiles à distinguer;
ce sont des frères que la grande ressemblance fisôt
y soÉvent prendre l'un pour l'autre. Pour aider à s'y
rtconnoitre, on a imaginé des distinctions principales
qui sont quelquefois utiles , mais sur lesquelles il ne
SUR LA BOTANIQUE. 829
faut pas non plus trop compter. Le foyer d'où partent
les rayons , tant de la grande que de la petite ombelle ,
n'est pas toujours nu ; il est quelquefois entouré de
folioles, comme d'une manchette. On donne à ces
folioles le nom d'tnvolucre (enveloppe). Quand la
grande ombelle a une manchette , on donne à cette
manchette le nom de grand involuere : on appelle
petits involucres ceux qui entourent quelquefois les
petites ombelles. Cela donne lieu à trois sections des
ombellifères.
10 Celles qui ont grand involuere et petits invo-
lucres ;
2® Celles qui n'ont que les petits involuores
seulement ;
3<> Celles qui n ont ni grand ni petits involucres.
11 sembleroit manquer une quatrième division de
celles qui ont un grand involuere et point de petits;
mais on neconnolt aucun genre qui soit constamment
dans ce cas.
Vos étonnants progrès, chère cousine, et votre pa-
tience m'ont tellement enhardi que , comptant pour
rien votre peine , j'ai osé vous décrire la famille des
oinbellifères sans fixer vos yeux sur aucun modèle;
ce qui a rendu nécessairement votre attention beat^
coup plus fatigante. Cependant j'ose douter, lisant
comme vous savez &ire, qu'après une ou deux lec-
tures de ma lettre, une oinbellifère en fleurs échappe
à votre esprit en frappant vos yeux; et, dans CQtte
saison, vous ne pouvez manquer d'en trouver plu-
sieurs dans les jardins et dans la campagne.
33o LETTRES ji;LÉM^NTÂlR£S
Elles ont ^ la fduparti les fleura bU&ches. T^es
sont la carotte ^ le cerfeuil ^ le per$U ^ la ciguë , Taugé •
Uque, la berce, la berle, laboueage, lechervisoa
girole, la percepierre , etc.
Quelques unes , comme le feneuil , Tanet , 1^ paÉnai^,
scNit à fleurs jauueç : il y en a peu à fleurs l*eiige&tres>
et point d aucune autre ceuleur.
Voilà; me diree-vous , unie belle notie«i générale des
oflbbeUifères : maiâ comment tout oe vague savoir me
garantira-t-il de confondre la ciguë avec le ceriFenil et
lepelrsil, que vous Venez dénommer avec elle? La
moindre cuisinière en saura là-dessus plus que nous
avec toute notre doct»*ine. Vous àve^ raison. Mais ce-
pendant, si nous commençons par les observations
de détails^ bi^itôt, accablés par lé ncNoibré, la mé-
moire nous abandonnera, et iMms nous pet^drons dès
le premier p$s dans ce régne immen$6 : au lieu que»
$i nous <}omlnençons par bien reoonnoître les grandes
routes, nous nous égarerons rarement dans les sen-
tiers, et nous nous retrouverons peurtout sans beau-
coup de peine. Donnons cependant quelque exception
à Futilité de lobjet, et ne nous exposons pas, tout en
analysant le régne végétal , à maager par ignorance
iftne omelette à la ciguë.
La petite ciguë des jardins est une ombellif^^
ainsi que le persil et le cerfeuil. E21ea la fleur blanche
comme Tun et lautre ■ ; elle est avec le dernier dans la
s^tion qui a la petite enveloppe et qui n a pas la
' La fleur du persil est un peu jaunâtre; mais plusieurs fleurs
d'ombellifèresparoissent jaunes, à causedeTotaireet des anthères,
et ne laissent pas d'avoir lés pétales blancs. ^
SUR LA BOTANIQUE. 33 1
çraede; elle leur ressemble assez par son feuillage ,
p^ur t|u'il ne soit pas aisé de vous en marquet* par
éerit les dâfféronces. Mus void des caractères anffi-
sànts pour ne irous y pas tromper.
il fiiut ooiùmenc^ pai^ voir ea fleurs ces divcÂrses
plantes ^ car c'est en cet état que la ciguë a son carac-
tère propre. G est d avoir sous chaque petite ombelle
un petit involucre composé de trois petite^ folioles
pointues, assez longues, et toutes trois tournées en
dehors; au lieu que les folioles des petites ombelles
du cerfeuil Tenveloppent tout autour, et sont tournées
également de tous les côtés. A Tégard du persil , à
peine a-t-il quelques courtes folioles , fines comme
des cheveux, et distribuées indifféremment, tant dans
la granvde ombelle que dans les petites, qui toutes sont
ehiii«8 et maigres.
Quand vous vo«s serez tnen assurée de la ôguë en
flètn^ , vous vous confirmerez dans votre jugement ett
iroissant légèrement et flairant son feuillage; car son
oAenr puante et vireusene vous la laissera pas con-
fondre avec le persil ni avec le cerfeuil , qui , tous deux ^
ont des odeurs agréables. Bien sûre enfin de ne pas
iaire de quiproquo , vous examinerez ensemble et se*
parement ces trois plantes dans tous leurs états et par
tontes leurs parties, surtout par le feuillage, qui lés
aeeempagne plus constamment que la fleur ; et pai*
cet examen, compsuré et répété jusqua ce que vous
ayez ncqttis la certitude du coup d œil , vous parvieH*
drez à distinguer et connottre imperturbablement Ja
eiguë. L étude nous mène ainsi jusqu'à la porte de la
pratique ; après quoi œUe-ci feît la facitité du savon*.
332 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
Prenez haleine, chère cousine , car voilà une lettre
excédante; je nose même vous promettre plus de
discrétion dans celle qui doit la suivre, mais aprj^
cela nous n aurons devant nous qu un chemin bordé
4e fleurs. Vous en méritez une couronne pour la dou-
ceur et la constance avec laquelle vous daignez me
suivre à travers ces broussailles, sans vous rebuter de
leurs épiines.
LETTRE VI.
Du 2 mai 1 773.
Quoiqu'il vous reste, chère cousine, bien de9 cho-
ses à désirer dans les notions de nos cinq premières
fiunilles , et que je n aie pas toujours su mettre mes
descriptions à la portée de notre petite botanophik
(amatricede la botanique), je crois néanmoins vous
en avoir donné une idée suffisante pour pouvoir,
après quelques mois d'herborisation, vous femiUari-
s«r avec Fidée générale du port de chaque famille : en
sorte qu'à Taspect d'une plante vous puissiez conjec-
turer à peu près si elle appartient à quelqu'une des
cinq femilles , et à laquelle , sauf à vérifier ensuite,
par l'analyse de la fructification, si vous vous êtes
trompée ou non ^àns votre conjecture. Les ombelli-
fères, par exemple, vous ont jetée dans quelque em-
barras , mais dont vous pouvez sortir quand il vous
plaira, au moyen des indications que j ai jointes aux
descriptions ; car enfin les' carottes , les panais , sont
SUR La botanique. 333
choses si communes , que den n'est plus aisé, dans le
milieu de Teté , que de se faire montrer Fune ou Tautre
en fleurs dans un potager. Or, au simple aspect de
lombelle et de la plante qui la porte , on doit prendre
une idée si nette des ombelliferes , qu a la rencontm
dune plante de cette £unille, on s'y trompera rare-
mei;it au premier coup dœil. Voilà tout ce que j'ai .
prétendu jusqu'ici; car il ne sera pas question si tôt
des genres et des espèces ; et, encore une fois , ce n'est
pas une nomenclature de perroquet qu'il s'agit d'ac-
quérir, mais une science réelle, et l'une des sciences
les plus aimables qu'il soit possible de cultiver. Je
passe, donc à notre sixième &mille avant de prendre
une route plus méthodique : «lie pourra vous embar-
rasser, d'abord, autant et plus cpie les ombellifères.
Mais mon but n'est , quant à présent, que de vous en
donner une notion générale, d'autant plus que nous
avons bien du temps encore avant celui de la pleine
floraison, et que ce temps, bien employé, pourra ^
vous aplanir des difficultés con);re lesquelles il ne
Ëiut pas lutter encore.
Prenez une de ces petites fleurs qui, dans cette
sais<m, tapissent les pâturages, et qu'on appelle ici
pâquerettes , petites marguerites , ou marguerites tout
court. Regardez-la bien , car, à son aspect , je suis sûr
de vous surprendre en vous disant que cette fleur, fi
petite et si ipignontoe , est réellement composée de
deux ou trois cents autres fleurs toutes parfaites , c'est-
àrdire ayant chacune sa corolle , son germe , son pistil ,
ses étamines, sa graine, en un nk>t aussi parfaite to
son espèce qu'une fleur de jacinthe ou de lis. Chacune
334 LETTRES ÉLÉMENTAIBtËS
de ses foBelea, E^ndieseQ dessus, roses «Ddesseus,
qui forment conmie une counMune autour de ki mar-!
gueriie, et qui ne vous paroâssent tout auf^usqu^an^
tant de petits pétales , sont réellesnent autant de ivérin
tables fleurs; et chacun de ces petits luins jauaes que
voua voyez dans le centre, et q^e d'dbord voua naiHez
peut^tre pris que pour des étaniines, ^ont encore aun
tant de véritables fleurs. Si vous aviez d^ les doigta
exercés aux dissections botaniques, que vous vous
armassiez d'une boime loupe et de beaucoup de far
tience, je pourrois vous convaincH:*e de cfstte véttté
par vos propres yeux; mais, pour le préa^it , il faut
c(»nixieneer , ail vous plaît, par m'en croire sur m^
parole, de peur de fetiguer votre attenéon auv 4es
cHoiaes^ Cependant^, pour vous mettra au moins sas
la voie, arrachez une des folioles blanches de la cou-
ronne ; voua croirez d'abord ceti^e foliole plate d'un
hoiil ^ l'autre; mais regapdez4a bien^ par le bout cpû
étoit attaché à la fleur, voas verr^ez que ce bout n'est
pas plat, maisTonil et creux en forme de tubo, et
que de ce tube sort un petit filet àr deux: cortte^ : ee
filet est le style fourchu de cette fl^ir , qui , oomme
vous, voyez , n'est |^te que par le haut.
Regardez laaiûtenantles brins jaunes qui sont an
HMlieu de la fleur, et que je vous ai dit être autani de
Qeui?s eux-mêmes : si la fleur est assez a^pnoée^ vous
en vei?rez ^sieurs tout autour, les<fqi^l9 sont ouvert^
dwsil&milieu, etmémedéeoilpéseaplu^euiis«papties.
Qe sont des c^rcdles mosopétales qui s'épanooi^sent^
etcknd lesquelles lau loupe vous ff ixtit msuémmitdts?
4«l|^r le piràl et même ]^ anthères difit il ^ «3^
SUR LA BOTANIQUE. ^35
temé : ordkiaîremem le» fleurons jaunes ^ ^'tm voit
au centra , sont encore arvcmdis et non percés; ce sont
des fieurs comme les auttes , n^ais qui ne soirt pa»
^œre épanouies; car elles ne s^épanonissent qne
successiveinent en avançant des boMls vers le centre.
En voilà asseas pour vo«i!s momrer à Fœil la pœsibilflé
que tous ces brins, tsaxt blancs que jaunes, soient
réellement autant de fleurs pai&ites; et c'est un iait
très constaiit : vous voyez néanmoins que toutes ces
petites^ flairs sont pressées et renfeitnées dans un ca-
Kce qui leur est comoNin , et qui est cekû de la saar-
gu^te. Ët| considérant toote la marguerite comme
une seule fleur , ce sera dc^c lui donner un nom très
esnvenabie que de l'appeler une fleur composée; or il y
s^ an gran^Puombre d'espét^s et de genres de fleurs
formées consme la margneiite d'un assemUage d'au-
tres fleurs plus petites , contenues dans un caKce corn-
nftan: Yoiki ce qui constitue la Âxièrae famille dont
jWois à vous jparler , savoir celle des fleurs composées,
Cknumençons par ôter ici Téquivoque du mot dé
^bnr , en restreignant ce nom dans la présente famille
à kl fleur composée, et donnant celui de fleurons a^x
pei»tes fleurs cpûlaeoBg^sent; mais n'oublions pas
çie, dan» la précision du met, ces fleurons eux-
ttémes^ sont autant de véritables fleurs.
Voufr avez vu dans la marguerite deux ^>rte9 de
fleurons, savoir, ceux de couleur jaune qui remplis-
sent le mU^u ^ela fleur , Qi les petites languettes blan*
ches qui les nntourent : les premiers sont, dans leur
petitesse, assea semblables de flgui^ aux fleurs dunau-
guet ou de la jadntbe, et les seconds ont quelque
336 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
rapport aux fleurs du chèvrefeuille. Nous laisserons
aux premiers le nom de^feuron^, et, pour distinguer
les autres, nous les appellerons demi-jurons; car, en
effet, ils ont assez Tair de fleurs monopétales quon
auroit rognées par un côté en n'y laissant qu'une lan-
guette qui feroit à peine la moitié de la corolle:^
Ces deux sortes de fleurons se combinent dans les
fleurs composées de manière à diviser toute la famille
en trois sections bien distinctes.
La première section est formée de celles qui ne sont
composées que de languettes ou demi-fleurons, tant
au milieu qu'à la circonférence ; on les appelle^Zetirs
demi^ur^nnées ; et la fleur entière dans cette section
esttoujours d'une seule couleur , le plus souvent jaune.
Telle est la fleur appelée dent-de-lion c^ pissenlit;
telles sont les fleurs de laitues, de chicoipée (celle^^i
est bleue), de scorsonère, de salsifis^ etc.
La seconde section comprend les Jleursfleumnnées,
c'est-à-dire qui ne sont composées que de fleurons,
tous pour l'ordinaire aussi d'une seule couleur : telles
sont les fleurs d'immortelle , de bardane , d'absinthe,
d'armoise, de chardon, d'artichaut, qui est un char-
don lui-même, dont on mange le calice et le récepta-
cle encore en bouton avant que la fleur soit éclose, et
même formée. Cette bourre, qu'on ôte du milieu de
l'artichaut, n'est autre chose que l'assemblage des
fleurons qui commencent à se former, et qui sont sér
parés les uns des autres par de longs poils implantés
sur le réceptacle. »
La troisième section est celle des fleurs qui rassem-
bleiit les deux sortes de fleurons. Cela se fait toujours
SUR LA, BOTANIQUE. SSy
de manière que les fleurons entiers occupent le centre
delà fleur, et les demi-fleurons forment le contour au
la circonférence , comme vous avez vu dans la pâque-
rette. Les fleurs de cette section s'appellent radiées , les
botanistes ayant dojané le nom de rayon au contour
d'une fleur composée , quand il est formé de languettes
ou demi-fleurons. A ] 'égard de Faire ou du centre de
la fleur occupé par les fleurons , on l'appelle \e disque ,
et on donne aus^i quelquefois ce même nom de disque
à la surface du réceptacle où sont plantés tous les fleu-
rons et demi-fleurons. Dans les f^Burs radiées, le dis-
que est souvent d'une couleur et le rayon d'une autre :
ciependant il y a aussi des genres et des espèces où
tous les. deux sont de la même couleur.
Tâchons à présent de bien déterminer dans votre
esprit l'idée d'une Jleur composée. Le trèfle ordipaire
fleurit en cette saison; sa fleur qst pourpre: s'il vous
en tomboit une sous la main , vous pourriez , voyant
tantde petites fleurs rassemblées , être tentée de pren^
dre le tout pour une fleur composée. Vous vaus trom-
periez ; en quoi? en ce que , pour constituer une fleur
composée, il ne suffit pas d'une agrégation de plu-
sieurs petites fleurs, mais qu'il faut de plus quWe ou
deux des parties de la fructification leur soient com-
fliuiles , de manière que toutes aient part à la même ,
et qu'aucune n'ait la sienne séparément. Ces deux
parties communes sont le calice et le réceptacle. Il est
vrai que la fleur de trèfle , ou plutôt le groupe de fleurs
qui n'en semblent qu'une , paroît d'abord portée sur
tmé espèce de calice ; mais écartez un peu ce prétendu
calice, et vous verrez qu'il ne tient point à la fleur,
XII. aa
338 LETTKES ÉLÉMEUTAIKES
mais c(u')l est attaché aunlessoQs d eUé au pédicule
<)ui la porte. Ainsi de calice apparent n*en est point
tm ; il appartient au feuillage et non pas à la fleur; et
cette prétendue fleur n est en effet qu un assemblage
de fleurs légumineuses fort petites , dont chacune a
son calice particulier , et qui n ont absolument rien de
èommun entre elles que leur attache au même pédi-
cule. L'usage est pourtant de prendre tout cela pour
une seule fleur; mais c'est une fausse idée , ou , si Ton
vetlt absolument regarder coiiime une fleur un bou-
quet de cette espèce, il ne faut pas du moins lappekr
une ^tir compoéée^ mais nue fleur agrégée ou une tète
(fljos aggregatus f flos capitatus, capitulum). Et ces dé-
nominations sont en effet quelquefois employées en
ce sens par les botanistes.
Voilà , chère cousine , la ûotion la plus simple et la
plus naturelle que je puisse vous donn^ de la iamille,
ou plutôt de la nombreuse classe des composées , et
des trois sections ou familles dans lesquelles elles se
subdivisent. Il faut maintenant vous parler de la struc-
ture des fructifications particulières à cette classe, et
cela nous mènera peut-être à en déterminer le cara(>
tére avec plus de précision.
La partie la plus essentielle d'une fleur composée
est le récepta<^ sur lequel sont plimtés , d'aberd les
fleurons et demi-fleurons , et ensuite les graines qui
leur succèdent. €e réceptacle , qui fonaae un disque
df*uiïé certsûne étendue , fait le centre du caliee , comme
vous pouvez voir dan^le pissettlit, qi^nousprendrons
ici pour exeitiple. Le calice , dans toute cette fennille ,
est ordinaii^ement déooupé j usqu'ài la baseen plusieurs
J
SUR LA BOTANIQUE. 33^
fHe<^s 4 B&a. cpLï\ puisse se fermer y se ronvri^ ^ et se
renverser , comme il arrive dans le progrès de la fruc-
tification , saiis y causer de décbiriire* Le calice du pië-
seiilit est formé de deux rangs de fblioleit insérés Yxm
dans ji autre , et les folioles du rang extéi'ieuf qui ^^-
tient Tautre se recourbent et replient ed ba^ tei's le
pédicule^ tandis que les folioles du rang ititérieilt i^é^^
tent droites pour entourer et contenir le^ dejôî-flèti-
roDs qui composent la fleur.
Une forme encore des plus cofnixmiidi doit éâlicê^
de cette classe est d-étre imbriqués , e'est-à-dire formée
de plusieurs rangs de folioles^ en recoilvreinent , léé
Biies stn* les joints des autres f ùùmnxei les tuiles à'ûû
txÀU L'artichatit ,' le bluet, la jacée, là Scorsonère,
TOUS offrent desr exempleisf àé caltees iinbriqtiés.
lies fleurons et demi-fleorons enferti^d dans le éà^
lice sont plantés fort dru sur son disque dU i^éde^taëlé
en quinconce , ott comme lès casesf d'tm daiûter . Quet^
quefois ils s entre^totedbent à nu S2ms rien d'internié-
diaire, quelquefois il^ sont séparés par de9 cloisons
de poils ou de petites écaillée qui resteoft attachées âtti
réceptacle quand les graines sont tombées. Vou$ toild
¥» la vok d'observet' les différences dé calicêS et èê
réceptttdjes; parlons à |n*éseni de là si^ûcturé dé§
fleur^nsr et d^ifti-deôfoiis , énf commençant pai" léy
J^retniei^;
Un fleùVM estteiief ûéiif iflotoopétalé', l'égiilièré^
pisrtif rordNsiâiré , dc^t- la cèf olle ^ fend éans' lé bàfii
m ^i0^e 6tf cinq parties. Dans cette corolle iànt kt-
•àéhéâ^ à soi^ tube , le^ filets de^ éfdïiiiné^ ââ ûùthWë
de eittq : asé^ dnq fil^ se H^ni^eM par lé Haut éh uii
%2i
3i4o LETTRES ÉLÉMENTAIRES
petit tube rond qui entoure le pistil, etxe tube n est'
autre chose (jue les cinq anthères ou étamines réu-
nies circûlairement en un seul corps. Cette réunion
des étamines forme , aux yeux des botanistes , le ca-
ractère essentiel des fleurs composées , et n'appartient
qu'à leurs fleurons exclusivement à toutes sortes de
fleurs. Ainsi vous aurez beau trouver plusieurs fleurs
portées sur un même disque, comme dans les sca-
bieuses et le chardon à foulon, si les anthères ne se
réunissent pas en un tube autour du pistil, et si la
corolle ne porte pas sur une seule graine nue, ces
fleurs ne sont pas des fleurons et ne forment pas une
fleur composée. Auxx)ntraire^ quand vous trouveriez
dans une fleur unique les anthères ainsi réunies en
un seul corps , et la corolle, supère posée sur une seule
graine , cette fleur , quoique seule , serôit un vrai fleu-
ron,^ et appartiendrQit à la famille des cojmposées,
dont il vaut mieux tirer ainsi le caractère d'une struc-
ture précise , que d'une apparence trompeuse.
Le pistil porte un style plus long d^ordinaire que le
fleuron au-dessus duquel on le voit s'élever à travers
le tube formé par les anthères. II se termine le plus
souvent, dans le haut , par un stigmate fourchu dont
on voit aisément les deux petites cornes. Par son pied,
le pistil ne porte pas immédiatement sur le réceptacle,
non plus que le fleuron ; mais l'un et l'autre y tiennent
par le germe qui leur sert de base, lequel croit et
i^alonge à mesure que le fleuron se desséche, et de-
vient enfin une graine longuette qui reste attachée
^u réceptacle, jusqu'à ce qu'elle soit mûre. Alors elle
tombe sielle est nue , ou bien le vent l'emporte au loia^
SUÏl LA BOTANIQUE. 34l
si elle est couronnée d'une aigrette- de- plumes , et le
réceptacle reste à découvert tout nu dans des genres ,
ou garni d'écaillés ou de poils dans d'autres.
La structure des demi-fleurons est semblable à celle -
des fleurons ; les étamines , le pistil et la graine y sont
arrangés à peu près de même: seulement dans les
fleurs radiées il y a plusieurs genres où les demi-fleu-
rons du contow* sont sujets à avorter , soit parcequ'ils
manquent d'étamines , soit'parceque celles qu'ils ont
sotit stériles , et n ont pas la force de féconder le
germe ; alors la fleur ne graine que par l€S fleurons
du milieu.
Dans toute la classe des composées , la graine est
toujours sessiley c'est-à-dire qu'elle porte immédiate*
ment sur le réceptacle sans aucun pédicule intermé-
diaire. Mais il y a des graines dont le sommet est cou.
ronné par une aigrette quelquefois sessile , et quel-
quefois attachée à la graine par un pédicule. Vous
comprenez que l'usage de cette aigrette est d'éparpiller
au loin les semences , en donnant plus de prise à l'air
pour les emporter et semer à distance.
A ces descriptions informes et tronquées , je dois
ajouter que les calices ont, pour l'ordinaire, la pro-
priété de s'ouvrir quand la fleur s'épanouit, de se
refermer quand les fleurons se sèment et tombent ,
afin de contenir la jeune graine et l'empêcher de se
répandre avant sa maturité^, enfin de se rouvrir et de
se renverser tout-à-fait pour offrir dans leur centre
une aire plus large aux graines qui grossissent en
mûrissant. Vous avez dû souvent voir le pissenlit dans
cet état , quand les enfants le cueillent pour souffler *
34a LETTEiéS l&LÉllENTAIHES
4ap^ S96 ^gre^9 , qti^ forment un gltbe autour du
c^i^ renversé*
Pour \nm fiQnnoUre cetle daase , il faut en suivre
Içs flg^r^ àè$ avant leur épanouissement jusqu'à la
p|§ihe maturité du fruit , et c est dans pette suisces-
^jion qu on voit des métamorphoses et i|n endiaiiier
mwt à0 merveilles qyi tiennent tout esprit sain qui
Jes observe dans une continuelle admiration. Une fleur
fSQmmode pour ces observations est celle des scHeiJs ,
qu M rencontre fréqucaoQment dans les yignes et dans
jes jardins. Le ^oleil , comipe vous voyez , est une ri|-
diée. La reine-marguerite, qui, dans Tautomue, fyit
} arfiem^nt des parterres , en est une aussi. Les isfaar-
jâons ' sont des fleuronnées : j ai déjà dit que la spo^rr
^nère et le pissenlit sont des demi^euronnées. Toutes
.^s fleurs sont assez grosses pour pouvoir être dissér
4ué|is et ptudiées à Foeil nu ^ans le ^tiguer beaucoup.
Je ne vous pu dirai pas davantage aujourd'hui &uf
I4 Ëunille ou classe des composées. Je tremble déjà
d'fivoir trop abusé de votre patience par des détails
que j aurois rendus plus clairs si j avois su les rendra
pbis courts , mais il m est impossible de sauver la dif-
ficulté qui «ait de la petitesse des objets. Bonjoui-,
phè^-e cousine.
' Il faut prendre garde de n'y pas mêler le chardon à foi^lon ^n
de$ bonnetiers , qui n'est pas un vrai chardon.
»UR hA BpTANlQUE. 343
%r%/%,^/%/%,%/%0%^^^k/^%if%/^\/X/%.'%/^^y
LETTRE VU.
Suf les siv\irf$ frakier».
J attendois de vos nouvelles, chère cousine, avec
impatience, parceque M. T., que j'avois vu depuis
la réception de votre précédente lettre, m^avoit dit
^voii* laissé votre maman et toute votre famille en
bonne santé, Je me réjouis d en avoir la confirmation
par vous-mémQ, ainsi que des bonnes et fraîches nou-
velles que vous me donnez de ma tante Gonceru. Son
souvenir fit sa bénédiction ont épanoui de joie un
çoeu^ à qui , depuis long-temps , on ne Êiit plus guère
éprouver de ce3 sortes de mouvements. C'est par elle
que je tiens çncore à quelque chose de bien précieux
sur la terre ; et tant qiiè je la conserverai , je pontinue-
rai , quoi qu on fasse, à aimer la vie. Voici le temps
de profiter de vos bontés ordinaires pour elle et pour
moi ; il me semble que ma petite offrande prend un
prix réel en pas3ant par vos mains. Si votre cher
époux vient bientôt à Paris , comme vous me le faites
espérer , je le prierai de vouloir bien se charger de
mon tribut annuel * ; mais , s'il tarde un peu , je vous
prie de me marquer à qui je dois le remettre , afin
qu'jl n'y ^it point dç retard , et que vous n'en fassiez
pas l'avance comme l'année dernière, ce que je sais
que vous faites avec plaisir , mais à quoi je ne dois
pas consentir sans nécessité.
* La rems d« loo Ut. qu'il faisait à sa tant« Goneerji.
344 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
Voici , chère cousine , les noms des plantes que
vous m'avez envoyées en dernier lieu. J'ai ajouté un
point d'interrogation à ceux dont je suis en doute,
parceque vous n'avez pas eu soin d'y mettre des
feuilles avec la fleur, et que le feuillage est souvent
nécessaire pour déterminer l'espèce à un aussi mince
botaniste que moi. En arrivant à Fourrière , vous
trouverez la plupart des arbres fruitiers en fleur , et
je me souviens que vous aviez désiré quelques direc-
tions sur cet article. Je ne puis en ce moment vous
tracer là-dessus que quelques mots très à la hâte, étant
très pressé , et afin que vous ne perdiez pas encore
une saison pour cet examen.
Il ne faut pas , chère amie , donner à la botanique
une importance "qu'elle n'a pas ; c'est une étude de
pure curiosité, et qui n'a d'autre utilité réelle que
celle que peut tirer un être pensant et sensible de
l'observation de la nature et des merveilles de l'uni-
vers. L'homme adénatu^'é beaucoup de choses pour
les mieux convertir à son usage : en cela il n'est point
à blâmer ; mais il n'en est pas moins vrai qu'il les a
souvent défigurées , et que , quand , dans les œuvres de
ses mains , il croit étudier vraiment la nature , il se
trompe. Cette erreur a lieu surtout dans la société
civile; elle a lieu de même dans les jardins. Ces fleurs
doubles, qu'on admire dans les parterres, sont des
monstres dépourvus de la faculté de produire leur
semblable , dont la nature a doué tous les êtres orga-
nisés. Les arbres fruitiers sont à peu près dans le
même cas par la greffe : vous aurez beau planter des
pépins de poires et de pommes des* meilleures «spè*
SUR LA BOTANIQUE. 345
ces, il n'en naîtra jamais que des sauvageons. Ainsi,
pour connoitre la poire et la pomme de la nature , il
feut les ckercber , non dans les potagers , mais dans les
forêts. La chair n'en est pas si grosse et si succulente,
maislessemences^ en mûrissent mieux, en mrultiplient
' davantage , et les arbres-' en sont infiniment plus
grands et plus vigoureux. Mais j'entame ici un article
qui me méneroit trop loin : revenons a nos potagers.
Nos arbres fruitiers, quoique greffes, gardent dans
leur fructification tous les caractères botaniques qtni
les distinguent ;' et c'est par l'étude attentive de ces
caractères, aussi bien que par les transformations de
la greffe, qu'on s'assure qu'il n*y a, par exemple,
qu'une seule espèce de poires sous mille noms divers,
par lesquels la forme et la saveur de leurs fruits les a
fak distinguer en autant de prétendues espèces qui ne
sont, au fond, que des variétés. Bien plus, la poire et
la pomme ne sont que deux espèces du même genre,
et leur unique différence bien caractéristique est que
le pédicule de la pomme entre dans un enfoncement
du fruit, et celui de la poire tient à un prolongement
du fruit un peu alongé. De même toutes les sortes de
cerises, guignes, griottes, bigarreaux, ne sont que
iies- variétés d'une même espèce : toutes les prunes
ne sont qu'une espèce de prunes; le genre de fepruile
contient trois espèces principales, savoir : la prune
proprement dite , la cerise et l'abricot, qui n'est aussi
qu'une espèce de prune. Ainsi, quand le savant Lin-
Jiaeus, divisant le genre dans ses espèces, a dénommé
la ^ru/ie prune,' la pruùe cerise, et la prune abricot,
les ignorants se sont moqués de lui; mais les obseS*va-
346 LETTRES ÉI^ÉMENTAIRES
teurs piU «dmiré la justesse de ses réducdons , etc. Il
hm courir y je me hâte.
Le9 arbres fruitiers eotreot presque tous dans mm
famMle aombreuse, dont le caractère est fedle à sai-
sir, eu ce que les étamiues, eu grand nombre, au
lieu d'être attachées au réceptacle , soûl attadiées au
calice par les intervalles que laissept les pétales entre
eux; toutes leurs fleurs sont polypétales et à cinq
conununément. Void les principaux caractères géné-
riques.
ILiC genre de la p<Hre, qui cooiprend aussi la pomme
§it 1# coin. Galice monophytte à cinq pointes. GuroUt
|i cinqpétale^ attachés ai| calice, une vingtaine d'é*
taminets toutes attachées au calice. Germe ou ovaire
infère, c'isst-è-dire au-dessous de la corolle, cinq
styles. Fruits charaua à cinq l<^ttes , contfsnant des
graines, etc.
Le genre de la pirune, qui comprend Tabricot , b
cerise et Iç laurierrcerise. Galice, corolles et andières
à p^u près comme la poire; mais le germe est supère,
C est- à -^ 4ir^ dans la corolle , et U n y a qu'un
s^le. Fruit plus aqueux qu^ charnu , contenant un
noyau, etc.
Le genre de Tamande, qui comprend aussi la pè-
che. Presque comme la prune , siée n est que le germe
est yelu , et cpe le fruits mop dans la péch?, sec dans
lamande, contient v^ noyau dur, raboteux, par-
semé de cavités , etc»
Tout ceci n'est que bien gpfissièrement ébauché*,
œ^is c\^ est as^e» pQur vous ainuser cette année.
Bonjour , chèjre cousinev
/
iJPB LA ?9T*îi»ftUE. 347
!%/%>«, «/X/^
LETTRE VIII.
Sur les Herbier».
Du II a\ril *773.
" Criv^ise 9tt ^e) t chèro ewsmsi , vous voUà vétaUîe.
Mai» cd n esl pas sans que votre silenee et celui de
M. /&. ^ que j avoU instamment prié de m écrire un
Hiot à hon arrivée ^ ne m'sdt causé Uen des alarmes.
Dans des inquiétudes de cette espèce, rien' n'est ^us
oruel que le silence , parcequ'il £aut tout porter au pis ;
Hiais tout cela est déjà oublié , et je ne sens plus que
le plaisir de votre rétablissement. Le retour de la belle
saison, la vie moins sécîentaire de Fourrière, et le
^aisir de remplir avec succès la plus douce ainsi que
la plus respectable des fonctions, achèveront bientôt
de raffermir, et vous en sentires moins tristement
Fabsence passagère de votre mari, au milieu des chers
gages de son attachement, et des soins continuels
qu'ils vous demandent.
jLa terre commence à verdir , les ar}>res à bourgeon^
oer, les fleurs à s'épanouir : i| y en a déjà de pasv
sées ; un moment de retard pour la botanique nous
fecttleproit d'une année entière : ainsj j'y passe sans
autre préambule.
Je /Crains que nous ne l'ayons traitée jusqu'ici d'une
manière trop abstraite , en n'appliquant point nos
idées Sur des objets déterminés ; c'est le dé£Biut dan9
kquc;l je suis toinbé , principalement à régar4 des
embellifères. & j'avoi^ commencé par vous en met-
S-'
34S LETTRES ÉLÉMENTAIRES
tre une sous les yeux , je vous aurois épargné une
application très fatigante sur un objet imaginaire,
et à moi des descriptions difficiles , auxquelles un sim-
ple coup d^œil auroit suppléé. Malheureusement, à la
distance où la loi de la nécessité me tient de vous, je
ne suis pas'à portée de vous montrer du doigt les ob-
jets; mais si, chacun de notre côté, nous en pouvons
avoir sous les yeux de semblables, nous nous enten-
drons très bien Fun TaiUre en parlant de ce que nous
voyons. Toute la difficulté est qu il faut que Findica-
tion vienne de vous; car vous envoyer d'ici des plantes
sèches seroit ne rien faire. Pour bien reconnokre une
plante, il faut commencer par la voir sur pied. Les
herbiers servent de mémoratifs pour celles quW a
déjà connues, iiiais ils font mal connottre celles
qu'on n'a pas vues auparavant. C'est donc à vous
de m'envoyer des plantes que vous voudrez connottre
et que vous aurez cueillies sur pied; et c'est à moide
vous les nommer, de les classer, de les décrire , jus-
qu'à ce que, par des idées comparatives, devenues
familières à vos yeux et à votre esprit, vous parveniez
à classer, ranger et nommei; vous-même celles que
vous verrez pour la première fois ; science qui seule
distingue le vi^i botaniste de l'herboriste ou nomen-
dateur. Il s'agit donc ici d'apprendre à préparer ,
dessécher et conserver les plantes, ou échantillons
de plaiites , de manière à les rendre faciles à recon-
noîtrejet à déterminer; c'est , en un mot, un herbier
que je vous propose de commencer. Voici une grande
occupation qui, de loin, se prépare pour notre petrte
amatrice ; car , quant à présent , et pour quelquetemps
SUE LA BOTANIQUE. 349
encore, il fiiudra que Fadresse de vos doigts supplée
à la.foibl^ddes siens.
Il y a d'abord une provision à faire; savoir, cinq
QU^ix mains de papier gris , et à peu près autant de
papier. blanc, de même grandeur , ass^z fort et bien
collé, sans quoi les plantes se pourriroient dans le
papier gris, ou du moins les fleurs y perdroient leur
couleur; ce qui. est une des parties qui les rendent
reconnoissables , et par lesquelles un herbier est
agréable, à voir. Il seroit encore à désirer que vous
eussiez une presse de la grandeur de votre papier,
ou.du moins deux bouts de planches bien unies, de
manière qu'en plaçant vos feuilles entre deux, vous
les y. puissiez tenir pressées par les pierres- ou autres
corps- pesants dont vpus chargerez Ja planche supé-
rieure. Ces préparatifs faits, voici ce quil faut.obser--
ver pour préparer vos plantes de manière à les con-
server et les reconùoître. .
Le moment à choisir pour cela est celui où la plante
est^en pleine fleur, et où même quelques fleurs com-
mencent à tomber pour faire place au fruit qui com-
mence à paroitre. C'est dans ce point où toutes les
parties de la fructification sont sensibles , qu'il faut
tâcher de prendre la plante pour la dessécher dans
cet état..
Les petites plantes se prennent tout entières avec
leurs racines , qu'on a soin de bien nettoyer avec une
brosse, afin qu'il n'y reste point de terre. Si la teiTe
est mouillée, on la laisse sécher pour la brosser, ou
bien on lave la racine; mais il faut avoir alors la.plus
grande attention.de labien essuyer et dessécher avant
35o LEtTRÉS ÉLÉMENTAIRES
de la mettre entre lés papiers , sans quoi eÛè s'y potnr-
riroit infailliblement, et communiqueroiMà pourri-
ture au:!t autres plaûtés voisines. Il ne faut cepehdant
s'obstiner à conserver les racines qu'autant ^u'élk^
ont quelques^ singularités remarqualblés; car, dand lé
plus grand nombre, les radne^ ramifiées et fibreuses
ont dés formés èi semblables , que ce Di'est pas la peiné
de les coHserter. La nature, qui à tant&it pour Félé-
ganôe et Fornement dans la figuré et la couleur deà
plantes en ôe qui frappe les yeux , a destiné les racines
uniquement attt, fonctions utiles, puisqu'étant ca-
chées dans \û tertéy leur donnée' une structuré agréa-
Mé eût été ^cber la lumière ëous le boisseau.
Les ambres et toutes les grandes plantes ne séprcâà-
néiit qt^ pà^ échantillon ; mais il font que cet échsm-
titton soit ai bien choisi , qu'il contienne toutes lés
parties constitutives du genre et de l'espéré, afin qu'il
puisse suffire pour reconnoitre et déterminer la planté
qui Yé. fourni. Il ne suffit pas que toutes les parties de
lu fructification y soient sensibles , ce qui né serviroit
qu'à distinguer le genre , il faut qu'on y voie bien lé
<^ractèl^ dé la foliation et de la ramification, c'est-à-
dire la naissance et la forme des feuilles et èeà bran-
ches, et même, autant qu'il se peut, quelque poHion
de la tige; car, comme vous verrez dans la suite, tout
éeb sert à distingnef les espèces diffiSrentes des
lûémés genres qui sont për&fteiiiént sen)fbtal))es pstt
k flèéÈT et lé fruit. Si lés bf*anches sont trop épaisses ,
en lé^ amincit aVéc' un coutéàir ou camif , eu diminuant
ïEÉdroi^eâieM {kîi^e^ôuS de leur épaisseur, éEUtantqtxe
1!^ se pënt , sens couper et mtttf ter le>^ fecâlf es . Il y a
SUR LA BOTANIQUE. 35 1
dès botanisted qui ont k patience de fendre l'éebrce
de la branche et d'en tirer adroitement le Jrâid, dé
façon qae Técorce rejointe paroit votrs montrer encore
k branche entière, quoique le bois ny soit plus : au
moyen de quoi Ton n a point entre les papiers des
épaisseurs et bosses trop considérables , qui gâtent ,
défigurent Therbier, et font prendre une mauvaise
forme aux plantes. Dans les {Nantes où les fleurs^ et
les feuilles ne viemient pad en même temps, ou nais-
sent trop loin les unes des autres , on prend une pe^
tite brandi à fleurs et une petite branché à Feuilles f;
et, les plaçant ensemble dans le même papier, ùh
eiSre ainsi à YceH les diverses parties de la niémé
plante, suffisantes pour la faire recénnottre. Quant
aasiK plantes où Von ne trouve que des feuilles , et doiit
là fleur n'est paBs encore venue ou est déjà passée, il
lès faut Isûsser, et attendre, pour les re<îohnôitré,
qu'elles montrent leur visage. Une plante n'est paë
j^us sûremem reconnoissable à son fmiillagè qu'uïi
famBme à son habit.
Tel est le choix qu'il faut mettre dans ce qu'6â
ciieille : il en faut mettre aussi daiis le moment qu'on
ftead pour cela. Les plantes cueillies le miatin à ta
rosée, ou le soir à l'humidité, ou \è jéujp durant la
pluie ^ ne se conservent point. 11 ibut absolumeiit
ekoisir un temps see, et même, dans ce témps^là, le
noHkeiit le plus sec 01^ le plus chaud de Ift jotiriiéë ,
qui est en été entre ons^ iiéul^es* du màtic^ et cinq ôtt
lîiE héui»s du soir. Ëcidore alors, dVon f troufve la
moindi^e humidité , fkut-il le& knsiser , car infaillible'-
nent eUet ne se conserveroirt pas.
352 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
Quand vqus avez cueilli vos échantillons / vous les
apportez au logis, toujours bien au sec, pour les
placer et arranger dans vos papiers. Pour cela vous
faites votre premier lit de deux feuilles au moins de
papier gris, sur lesquelles vous placez une feuille de
papier blanc, et sur cette feuille vous arrangez votre
plante , pre;]Dant grand soin que toutes ses parties , sur-
tout les feuilles et les fleurs, soient bien ouvertes et
bien étendues dans leur situation naturelle. La plante
un peu flétrie, mais sans Fétre trop, se prête mieux
pour l'ordinaire à l'arrangement qu'on lui donne sur
le papier avec le pouce et les doigts. Mais il y en a de
rebelles qui se grippent d'un côté, pendant qu'on les
arrange de l'autre. Pour prévenir cet. inconvénient,
j 'ai des plombs , des grps sous , des liards ; avec lesquels
j'asâujettis les parties que je viens d'arranger, tandis
que j'arrange les autres , de façon que , quand j'ai fini,
ma plante se trouve presque toute couverte de ces
pièces qui la tiennent en état. Après cela oqpose une
seconde feuille blanche sur la première , et on la presse
avec la main, afin dç tenir la plante assujettie dans la
situation qu'oji lui a donnée, avançant ainsi la main
gauche qui presse à mesure qu'on retire avec la droite
les plombs et les gros soup qui sont entre les papiers:
on met ensuite deux autres feuilles de papier gris sur
1^ seconde feuille blanche, sans cesser un seul mor
ment.de tmir la plante assujettie, de peur qu'elle ne
perde la situation qu'on lui a donnée. Sur ce papier
gris o|i met une autre feuille blanche; sur cette feuille
une plantç qu^on arrange et recouvre comme ci-de*
vaut , jusqu'à ce qu'on ait placé toute la: moisson qu'on
SUR LA BOTANIQUE. 353
a apportée, et qui ne doit pas être nombreuse pour
chaque fois , tant pour éviter la longueur du travail,
que de peur que, durant la dessiccation des plantes ,
le papier ne contracte quelque humidité par leur grand
nombre; ce qui gâteroit inBeiilliblement vos plantes,
si vous ne vous hâtiez de les changer de papier avec
les mêmes attentions ; et c'est même ce qu'il ^ut feire
de temps en temps , jusqu'à ce cfu'elles aient bien pris
leur pli , et qu'elles soient toutes assez sèches.
Votre pile de plantes et derpapiers ainsi arrangée
doit être mise en presse , sans quoi les plantes se grip-
peroient : il y en a qui veulent être plus pressées , d'au-
tres moins ; l'expérience vouls apprendra cela , ainsi
qu'à les changer de papier à propos, et aussi souvent
qu'il faut, sans vous donner un travail inutile. Enfin ,
quand vos plantes seront bien sèches , vous tes met-
tret bien proprement diacune dans une feuille de
papier, les unes sur les autres, sans avoir besoin de
papiers intermédiaires , et vous aurez ainsi un herbier
commencé, qui s'augmentera sans cesse avec vos con-
noissances , et contiendra enfin l'histoire de toute fa
végétation du pays : au reste tl faut toujours tenir un
herbier bien serré et un peu en presse; sans quoi les
plantes, quelque sèches qu'elles fussent, attireroient
l'humidité' de l'air et se gripperoient encore.
Voici maintenant l'usage de tout ce travail pour
parvenir à la connoissance particulière des plantes , et
à nous bien entendre lorsque nous en parlerons.
Il faut cueillir deux échantillons de chaque planté :
l'un, plus grand, pour le garder; l'autre, plus petit,
pour me l'envoyer. Vous les numéroterez avec- soin,
su. 23
354 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
de jaçon que le grand et le peët échantillon de cha-
que espèce aient toujours le même numéro. Quand
TOUS aurez une douzaine ou deux d'espèces ainsi des-
séchées, vous me les enverrez dans un petit cahier
par quelcpe occasion. Je vous enverrai le'^nom et la
description des mêmes plantes; par le moyen des na-
méros, vous les reconuoitrez dans votre herbier^ et
de là sur la teire, où je suppose que vous aurez com-
mencé de les bien examiner. Voilà un moyen sûr de
fiiire des progi^ès aussi sûrs et aussi rapides qu'il est
possible loin de votre guide.
iV« B. J'di oublie de vous dire que les mém^ .papiers
peuvent servir plusieurs fois , pourvu qu'on ait soin de
les bien aérer et dessécher auparavant. Je dois ajouter
aussi que Therbier doit être tenu dans le lieu le plus sec de
la xnaison, et plutôt au premier qu'au rez-de-chaussée. *
* Dans k Dicû^nnmre élémentaire de Botamifue ée Boiliard', rêva
|k«fr Richard (in- 8°. Patis^ 1^2), au mot Hvrbiea, se trouve une
assez longue citation que l'auteur de cet article annonce être ex-
traite d'un manuscrit de Rousseau. Cette citation ne peut mieux
troiiver sa place qu'ici, et nous !a ferons précéder de ce que dit
IMKard ou Rickard à t>ette occaaion.
iR On i^it que Jean-Jacques Rousseau aimait pa^sioanément la
botanique , et qu*il travailloit même à faire dans cette science quel-
ques réformes avantageuses. Il s*est long-temps occupé de Fart de
l^a dessiccation des plantes ^ il nous a laissé plusieurs herbiers de
èi^Birents formats. Panoi les livres rares et précieux qui oomposent
la bU>Uotb^ac du «avant Malesherbes , on trouve deux petits her-
biers de Jean-Jacques, faits avec tout le soin et tout Fart pos-
sibles : f un est de fqrmat in-8° , et ne renferme que des ctypUy-
uftmes; et Tantre, de format ïn-^ , est composé de plantes à fienrs
idKatiiictes.
« M- Tourmevei ayant appris que j'étods sur le point de faire im-
SUR LA BOTANIQUE. 355
primer c^ ouvrage,* a bien voulu concourir de la manière la plus
obligeante k pn augmenter l'utilité, en me communiquant un ma-
nuserit du Philosophe genevois , sur la nécessité d'un herbier , et
sur les «oyenâ les plus simples et les plu» avantageux en même
temps de travailler à s*en faire un.
« /eaif-Jaci|ueâ, après avoir montré la nécessité d'un herbier;
«près s'être él^é contre ces prétendus botanistes qui ont des her-
biers lie huit à dix mille plantes étrangères, et qui ne cofanoissent
p4U celles qulls foulent continuellement aux pieds, dit :
» Ob peut se faire un très 'bon hesbier sans savoir- un mot de
fiibotanique; tons ceux qui se disposent à étudier la botanique de-
«vroieat cornsdeneer paria. Quand ils auroiept desséché un assez
f boa pombre d« plantes , et qu'il ne 8*agiroit plus que d'y ajouter
«les noms, il y a des gens qui leur tendroient ce service pour de
« f argent, ou pour quek[ue chose d'équivalent; d'aj^eurs, n'avons-
^ nous pas dane presque toutes les villes un peu considérables des
f î^rdins biotaniques où les plantes sont disposées dans un ordre
« afthodiqu^, marquées «Tun étiquet, sur lequf^ leur nom est in*
« serit? Font- peu que l'on ait un« idée dé la méthode adoptée, et
« les premières «otions de l'A, B, O de la botanique, c'est-à-dire
¥ les premiers éléments de cette science 9 on y trouve les plantes
«que l'on «perche ^ on les compare ; on en prends noms, et c'en
mettmêMn^ fusage fait le reste, et nous rend botanistes. Mais ne
«cpmptez guère sur les «meilleurs livres de botanique^ pour nom-
«mer, dHiprès eux, de9 plantes que vous ne connoîtriez pas : si
« ces livides ne sont pas accompagnés de bonnes figures, ils vous
«fi^tigneront sa»s succès; à chaque pas ils Vous offriront de nou-
« «elles difficultés, et ne vous apprendront rieu...^ Ne vous attendez
• foikktk conserver "Une plante dans tout son éclat : celles qui se -
«dessèchent le mieux perdent encore beaucoup de leur frai-
« «heur. ; . . De tous les moyens employés à la dessiccation des
« plantes ) le plus simple, celui de la pression, est le préférable
« p^ur un herbier. Les conteurs peuvent être conservées aussi bien
«ipieparia^dessiccation au sable, et les plantes dossécdiées y sont,
«Hiotns vohnnineuses et moins fragiles.... Ayez une bonne provi-
« 8»n Ap quatre sortes de papiers; r^ du papier gris, épais et peu
« cdHé<; s' du papier |[ri« , épais et collé ; 3^ du gros papier Mané
23.
356 LETTRES ÉLÉMENTAIRES
« sur lequel on puisse écrire; et 4° du papier blanc sur lequel vous
« fixerez vos plantes, lorsque la dessiccation sera complète.... Lors-
« que vous voudrez dessécher une plante, il faut la cueillir par un
« beau temps ; et lorsque ses fleurs seront épanouies ,' laissez-la quel-
« ques heures se faner à l'air libre. . . Dès que ses parties seront
« amollies , étendez-1^ avec soin sur une feuille dé papier gris de la
« première espèce dont j*ai parlé ; mettez dessous cette feuille une
«.feuille île carton, et dessus , 4puze k quinze doubles de papier de
« la première espèce ; mettez le tout entre deux ais de bois , ou deux
« planches bien unies, que vous chargerez d'abord médiocrement,
« et dont vous augmenteres peu-à-peu la pression, à mesure que v
« la dessiccation s'opérera. Il est plus avantageux de se servir de
m ces petites presses de brocheuses , parceque l'on serre si peu et
« autant qu'on le veut ; au bout d'une heure ou deux , serrez-la
« davantage, et laissez-la ainsi vingt-quatre heures au plus; retirez-
• la ensuite ; cnftngez-la de papier , et mettez dessous une antre
« feuille de carton bien sèche, ainsi que les feuilles de papier que
« vous allez mettre dessus; remettez le tout en presse; serrez plus
« que la première fois; laissez aii^i deux jours votre plante sans y
« toucher ; changez'la encore une troisième fois de papier ; mais
« prenez du papier gris collé ; serrez encore davantage la presse ,
« et ne mettez d^Mus que trois ou quatre doubles de papiers , ou
« seulement une feuiUe de carton dessus et une dessous ; laissezr4a
« ainsi en presse deux ou trois fois vingt-quatre heures; si, lorsque
« vous retirerez votre plante , çUe ne vous paroit pas asaez privée
« de son humidité, vous la changerer'encore plusieurs fois de pa-
ît piers. ( Il f a des plantes qu'il suffit de changer deux fois de pa-
« piers , et d'autres qu'il faut, changer jusqu'à six fois : celles qui
« sont de nature aqueuse exigent qu'on en accélère la dessiccation.)
•M Mais si, au contraire, les parties qui la composent ont déjà perdu
« de leur flexibilité, il faut la mettre dans une feuille de gros pa-
« pier blanc , où on la laissera en presse jusqu'à ce que la dessic-
« cation soit parfaitement achevée; ce sera alors qu'il faudra songer
a à assurer pour long-temps la conservation de votre plante ; elle
« pourra être employée à la formation de votre herbier ; il ne s'agit
« plus.que de la fixer^ de la nommer et de la mettre en place....
M Pour garantir Urotre herbier des ravages qu'y feroient les insectes,
SUR LA I BOTANIQUE. 357
« il f9Ut tremper le papier sur lequel Yons Yoolez fixer vos plantes
« dans une forte dissolution d*^ui) ^ le faire bien sëcher > et y atta-
« cher Yos plantes avec de petites bandelettes de papier , que vous
« collerez avec de la colle à bouche ; c*est avec cette colle que vous
« pourrez aussi as^^ujettir Ves organes de la fructification des plantes ,
«lorsque vous aurez eu la patience de les desséchera part Il
N seroit^bon d*(avoir plusieurs échantillons de la même plante , sur-
« tout si elle est sujette à varier.... Il faut renfermer vos plantes
K dans des boites de tilleul que vous étiqueterez ; il faut qu'elles
« soient en un lieu sec, etc. »
I
DEUX LETTRES
A M. DE MALSSHERBËS.
PREMIJÈRE LETTRE. ,
Sur le format des Herbiers et sur la Synonymie.
Si j'ai tardé si long-têmps, monsieur, à répondre
en détail à la lettre que vous avez eu la bonté de m'é-
crirè le 3 janvier , c'a été d'abord dansl'idée du voyage
dont vous m'aviez prévenu, et auquel je n'ai appris
que dans la suite que vous aviez renoncé, et ensuite
par mon travail journalier, qui m'est venu tout d'un
coup en si grande abondance, que, pour ne rebuter
personne, j'ai été obligé de m'y livrer tout entier; ce
qui a fait à la botanique une diversion de plusieurs
mois. Mais enfin voilà la saison revenue , et je me pré-
pare à recommencer pies courses chatopétres, deve-
nues, par une longue habitude , nésessaires à mon
humeur et à ma santé.
En parcourant ce qui me restoit en plantes sèches,
je n'ai guère trouvé horis de mon herbier, auquel je
ne veux pas toucher , que quelques doubles de ce que
vous avez déjà reçu ; et cela ne valant pas la peine
d'être rassemblé pour unpremier envoi, je. trouverois
convenable de me faire, durant cet été, de bonnes
fournitures, de les préparer, coller et ranger durant
LETTRES SUE LA BOTANIQUE. 359
l'hiver; après quoi je pourroia contÎQuer de même 9
d'année en année» jusqu a ce que j'eusse épui$é tout
ce que je po|irrois fournir. Si cet arrangement vous
convient, monsieur, je m'y conformerai avec exacti-
tude; et dès à présent je commeuQerài mes collections.
Je desirerois seulement savoir quelle forme vous pré-
férez. Mon idée seroit de faire le fond de chaque her-
bier sur du papier àjettre tel que celui-ci; c'est ainsi
que j'en ai commencé un pour mon usage y et je sens
chaque jour mieux que la commodité de ce format
compense amplement Favajitage qu'ont de plus les
grands herbiers. Le papier sur lequel sont les plantes
que je~ vous ai envoyées vaudroit encore mieux , mais
je ne, puis retrouver du même; et l'impôt sur les pa-
piers a telleipient dénaturé leur fabrication, que je
n'en puis plus trouver pour noter qui ne perce pas«
J'ai le projet aussi d'une forme de petits herbiers à
mettre dans la poche pour les plantes en miniatiire ,
qui ne sont pas les moins curieuses , et je n'y ferois
entrer néanmoins que des plantes qui pourroient y
tenir entières, racine et tout; entre auti^es, la plupart
des mousses , les glaux , peplis , montia , sagina , passe-
pierire, etc. Il me semble que ces herbiers mignons
pourroient devenir charmants et précieux enr môme
ternp^. Enfin, il y a des plantes d'une certaine gran^
deur qui ne peuvent conserver leur port dans un petit
espace, et d.es échantillons si parfaits, que ce seroit
dommage de les mutiler. Je destine à ces belles plan-*
tes du papier grand et fort; et j'en ai déjà quelques
unes qui font un fort bel effet dans cette forme.
. U y a long^temps que j'éprouve les difficultés de la
36o LETTRES
nomenclatcire, et j'ai souvent été teoté d'abandonner
tout-à-fait cette partie. Biais il fieuidroit en màne
temps renoncer aux livres et à profitai: des obser-
vations d autrui; et il me semUe qu'un des plus
grands charmes de la botanique est, après celui de
voir par soi-même, celui de vérifier ce qu'ont vu les
autres : donner , sur le témoignage de iâes propres
yeux, mon assentiment aux observations fines et jus-
tes d'un auteur me parott une véritable jouissance;
au lieu que , quand je ne trouve pas ce qu'il dit , je
suis toujours en inquiétude si ce n'est point moi qui
vois mal. D'ailleurs, ne pouvant voir par moi-même
que si peu de chose , il faut bien sur le reste me fier à
ce que d'autres ont vu ; et leurs différentes nomien-
clatiu*es me forcent pour cela de percer de mon mieux
le diaos de la synonymie. Il a fallu, pour ne pas m'y
perdre, tout rapporter à une nomenclature parti-
culière ; et j'ai choisi celle de Linnœus , tant par la pré-
férence que j'ai donnée à son système , que parceque
ses noms , composés seulement de deux mots , me dé-
livrent des longues phrases des autres. Pour y rap-
porter sans peine cellesde Tournefbrt, il me faut très
souvent recourir à lauteur commun que tous deux
citent assez constamment, savoir Gaspard Bauhin.
C'est dans son Pinax que je cherche leur concordan-
ce : car Linnaeus me paroit fkire une chose convena-
ble et juste , quand Tournefort n'a fait que prendre la
phrase de Bauhin, de citer l'auteur original, et non
pas celui qui Ta transcrit, comme on Sedt très injuste-
ment euTrance. De sorte que, quoique presque toute
la nomenclature de Tournefort soit tirée mot à mot
SUR LA BOTANIQUE. 36 1
du Pituix^ on cil[>iroit9 à lire les botanistes françois ,
qu'il n a jamais existé ni Bauhin ni Pinax^ au monde;
et, pour comble, ils font encore un crime à Linnaeus
de n avoir pas imité leur partialité. A Tégard des plan-
tes dont Toumeibrt n a pas tiré les noms du Pinax ,
on en trouve aisément la concordance dans les auteurs
françois linnsêistes , tels que Sauvages , Gouan , Gé-
rard, Guettard, et d'Alibard qui la presque toujours
suivi.
J'aS fait cet hiver une seule herborisation dans le
bois de Boulogne, et j'en ai rapporté quelques mous-
ses. Mais il ne faut pas s attendre qu'on puisse com-
pléter tous les genres, même par une espèce unique,
li y en a de bien difficiles à mettre dans un herbier,
et il y «1 a de si rares., qu'ils n'ont jamais passé et
vraisemblablement ne passeront jamais sous mes yeax.
Je crois que, dans cette famille et celle des algues,
il faut se tenir a«x genres , dont on rencontre assez
souvent des espèces , pour avoir le plaisir de s'y recon-
noitre, et négliger ceux dont la vue ne nous repro-
chera jamais notre ignorance , ou dont la figure ex-
tra<H*dinaire nous fera Sedre effort pour la vaincre.
J'ai la vue fort courte, me^ yeux deviennent mauvais ,
et je ne puis plus espérer de recueillir que ce qui se
présentera fortuitement dans les lieux à peu près où
je saurai qu'est ce que je cherche. A l'égard de la ma-
nière de chercha, j'ai suivi M. de Jussieu dans sa
dernière herborisation , et je la trouvai si tumultueuse
et si peu utile pour moi, que, quand il en auroit en-
core fait, j'aurois renoncé à l'y suivre. J'ai accom-
pagné son neveu l'année dernière , moi Vingtième, à
363 LETTRES
MoatmcMrency , et j en ai rappcurté pudiques jolies
plantes , entre autres la fysimachia tenella^ que je crois
vous avoir envoyée. Mais j ai trouvé dans cette herbo-
risation que ]es indications de Toumefort et de Vail*
lant sont très. fautives, ou que, depuis eux, bien des
plantes ont changé de sol. J'ai cherché entre autres,
et j'ai engagé tout le monde à chercher avec soin le
plantago monanthos à la queue de Fétang de Montmo*
rency , et dans tous les endroits où Tournefort et.
Vaillant Tindiquent, et nous nen avons pu trduver
un seul pied : en revanche, jai trouvé plusieurs
plantes de remarque , et même tout près de Paris ,
dans des lieux où elles ne sont pcMnt indiquées. £n
gâoiéral j'ai toujours été malheureux en cherchant
d après les autres. Je trouve encore mieux mon compte
à chercher de mon chef.
J'oubliois, monsieur, de vous parler de vos livres.
Jenai fait encore qu y jeter les yanix; et* comme ils
ne sont pas de taille à porter dani la poche, et que
je ne lis guère l'été dans la chambre,. je tarderai peut-
éU'e jusqu'à la fin de l'hiver prochain à vous rcaadre.
ceux dont vous n'aurez pas à faire avant ce temps4à.
J'ai commencé de lire \ Anthologie de Pontedera, et j'y
trouve contre le système sexuel des objections qui me
paroissent bien fartes, et dont je ne sais pas oom*
ment Linnaeus s'est tiré. Je suis souvent tenté d'éorire
dans cet auteur et dans les autres les noms deLinnœtis
à c6lé des leurs pour me reoonm^Uxe. J'ai déjà même
cédéàx^ette tentation pour quelques unes, n'imagi-
nant à cela rien que d'avantageux pour l'exemplaire.
Je sens pourtant que c'est une liberté qvie je n'aurois
SUR LA BOTANIQUE. 363
pas dû prendre sans votre agrément^ et je l attendrai
pour continuer.
Je vous dois des remerciements ^ monsieur, pour
remplacement que -vous avez la bonté de m'<rfFrir
pour la dessiccation des plantes : mais , quoique ce
soit un avantage dont je sens bien de la privation, la
nécessité de les visiter souvent, et Téloignement des
lieux, qui me feroit consumer beaucoup de temps
en courses , m'empêchent de me prévaloir de cette
offre.
Laiantaisie m'a pris de &ire une collection de fruits
et de graines de toute espèce, qui devroient, avec un
herbier , faire la troisième partie d'un cabinet d'his-
toire naturelle. Quoique j'aie encore acquis très peu
de chose , et que je ne puisse^jespérer de rien acquérir
que très lentement et par hasard, je sens déjà pour
cet objet le dé&ut de place : mais le plaisir de par-
courir et visiter incessamment ma petite collection
peut seul me payer la peine de la faire ; et si je la te-
nois loin de mes yeux ^ je cesserois d'en jouir. Si par
hasard 9 vos gardes et jardiniers trouvoient quelque-
fois sous leurs pas des faînes de hêtres, des fruits
d'aunes, d'érables, de bouleau, et généralement de
tous les fruits secs des arbres des forêts ou d'autres,
qu'ils en ramassassent, en passant, quelques uns
dans leurs poches, et que vous voulussiez bienWen
fiiire parvenir quelques échantillons pai* occasion ,
j'aurois ua double plaisir d'en orner ma cqllection
nais^autd. ^
Erxcepté ï Histoire de^ Mousses par.Dillenius, j'ai à
moi les autres livres de botanique dont vous m'en-
364 LETTRES
voyez la note : ipais, quand je n'en aurois aucun, je
me garderois assurément de consentir à vous priver,
pour mon agrément, du mmndre des amusements
qui sont à \oVte portée. Je vous prie , monsieur , d a-
gréer mon respect.
SECONDE LETTRE,
Sur les Mousses.
*
A Paris, le 19 décembre 1771.
Voici, monsieur, quelques échantillons de mousses
que j ai rassemblés à la hâte , pour vous mettre à
portée au moins de distinguer les principaux genres
avant que la saison de les observer soit passée. C'est
une étude à laquelle j'employai délicieusement l'hi-
ver que j'ai passé à Wootton , où je me trouvois en-
vironné de montagnes , de bois et de rochers tapissés
de capillaires et de mousses des plus curieuses. Mais,
depuis lors, j'ai si bien perdu cette iamille de vue,
que ma mémoire éteinte ne me fournit presque plus
rien de ce que j'avois acquis en ce genre ; et n'ayant
point l'ouvrage de Dillenius, guide indispensable
<lans*ces recherches , je ne suis parvenu qu'avec beau-
coup d'effort, et souvent avec doute , à déterminer les
espèces que je vous envoie. Mus je m'opiniâtre à
vaincre les difficultés par moi-même et sans le secours
de personne , pliis je me confirme dans l'opinion que
la botanique , telle qu'on la cultive , est une science
SUR LA BOTANIQUE. 365
qui ne s^aoquiert que par tradition : on montre la
plante , on la nomme ; sa figuré et son nom se gra-
vent ensemble 4lans la mémoire. U y a peu de peine
à retenir ainsi la nomenclature d'un grand nombre
de plantes : mais, quand on se croit pour oela bota-
niste, on 9e trompe, on nest qu'herboriste; et quand
il s'agit de déterminer par soi-même et sans guide les
plantes quon na jamais vues, c'est alors qu'on se
trouve arrêté tout court, et qu'on esc au bout de sa
doctrine. Je suis resté plus ignorant encore en pre-
nant la route contraire. Toujours seul et sans autre
maître que la nature, j'ai mis des efforts incroyables
à de très foibles progrès. Je suis parvenu à pouvoir,
en bien travaillant , déterminer à peu près les genres ;
mais pour les espèces, dont les différences sont
souvent très peu marquées par la nature , et plus mal
énoncées par les auteurs, je n'ai pu parvenir à en
distinguer avec certitude qu'un très petit nombre , sur-
tout dans la famille des mousses, et surtout dans les
genres difficiles , tels que les hypnum, les junger-
mania, les lichens. Je crois pourtant être sûr de
celles que je vous envoie , à une ou deux près que
j'ai désignées par un point interrogant , afin que vous
puissiez vérifier , dans Vaillant et dans Dillenius , si
je me suis trompé ou non. Quoi qu'il en soit, je
crois qu'il faut commencer à connoitre empirique-
ment un certain nombre d'espèces pour parvenir à
déterminer les autres, et je crois que celles que je
vous envoie peuvent suffire , en les étudiant bien , à
vous familiariser avec la famille et à en distinguer
au moins les genres au premier coup d'œil par le
366 LETTRES
fmàes propre à chacun d'eux. Mais il y a une autre dîf*
ficulté, € est que les Inousses ainsi disposées par brins
n ont point sur le papier le même coup dWl qu'elles
ont sur la terre rassemblées par touffes ou gazons ser-
rés. Ainsi Ton herborise inutilement dans un kerbier
et sartoiit dans un moiissier , si l'on n a commencé par
herboriser sur la terre. Ces sortes dé recueils doivent
servir seulement de mémoratifs, mais non pas d'in-
struction première. Je doute cependant, monsieur,
que yous trouviez aisément le temps et la patience
de vous appesantir à l'examen de chaque touffe
d'herbe ou de mousse que vous trouverez ai 'votre
cbemin. Mais voici le moyen qu'il me semble que
vous pourriez prendre pour analyser avec succès
toutes les productions végétales de vos environs y
aaflis vous ennuyer à des détails minuti^x , insup-
portables pour les esprits accoutumés à généraliser
les idées et à regarder toujours les objets en graifid. f I
fiMidrott inspirer à quelqu'un de vos laquais , garde
ou garçon jardiniçr , un peu de goût pour l'étude des
plantes , et le mener à votre suite dans vos promena-
des, lui faire cueillir les plantes que vous ne connot-
triez pas , particulièrement les mousses et ies gra-
minées, deux familles difficiles et nombreuses. Il
feudroit qu'il tâchât de les prendre dans l'état de flo-
raison où leurs caractères déterminants sont les plus
macqués. £n prenant deux exemplaires de chacun , il
en ffiettroit un à part poUr me l'envoyer, sous le
même nmaaéro<:pj€ le semblable qui vous resteroit, et
aui* lequel vous feriez mettre ensuite le nom de }a
plaoÉt , quand je vous l'aurois envoyé. Vous vous
SUR LA BOTANIQUE. 867
éTrteries ainsi le travail de cette déterminatioti , et ce
travail ne seroit qu'un plaisir pour moi ^ qui en ai
rhabitude et qui m y livre avec passion .lime semble ,
monsieur , que de cette manière vous auriez &it eti
pea de temps le relevé des .productions vestales de
VQS terres et des environs; et que , vous livrant sans
fatigue au plaisip d'observer , vous pourriez encore ,
au moyen d une nomenclature assurée , avoir celui de
ooaaparer vos observations avec celles des auteurs. Je
ne me £ais pourtant pas Ibrt de tout détemiiner. Mais
la longue habitude de fureter des campagnes ma
rendu familières la plupart des plantes indigènes. Il
n'y a que les jardins et productions exotiques où je me
trouve en pays perdu. Enfin ce que je n'aurai pu dé-
terminer sera pour vous , monsieur , un objet de re-
cherche et de curiosité qui rendra vos amusements
plus piquants. Si cet arrangement vous plaît , je suis
à vos ordres, et vous pouvez être sûr de me procurer
un amusement très intéressant pour moi.
J'attends la note que vous m'avez promise pour
travailler à la remplir autant qu'il dépendra de moi.
L'occupation de travailler à des herbiers remplira
très agréablement mes beaux jours d'été. Cependant
je ne prévjois pas d'être jamais bien riche en plantes
étrangères ; et , selon moi, le. plus grand agrémçnt
èe la* botanique est de pouvoir étudier et connoître
la nature autour de soi plutôt qu'aux Indes. J'ai été
pourtant assez heureux pour pouvoir insérer dans
le petit recueil que j'ai eu.l'honneur de vous envoyer
quelques plantes curieuses, et entre autres le vrai
papier, qui jusqu'ici n'étoit point connu en France,
368 LETTRES SUR LA BOTANIQUE.
pas même de M. de Jussieu. Il est vrai que je n ai pu
vous envoyer qu'un brin bien misérable, mais c'en
est assez pour distinguer ce rare et précieux souchet.
Voilà bien du bavardage; mais la botanique m'en-
traîne , et jai le plaisir d'en parler avec vous : accor-
dez-moi , monsieur , un peu d'indulgence.
Je ne vous envoie quç de vieilles mousses; j 'eu ai
vainement cherché de nouvelles dans la campagne.
Il n'y en aura guère qu'au mois de février , parceque
l'automne a été trop sec; encore faqdra^t-il les cher*
cher au loin. On n'en trouve guère autour de Paris
que les mêmes répétées.
• •
k.'%>^/V^/*/%.'«/«/VV«/W^/«.^/«/V^>%/%>'%/%/^^/«/V^/%/%.'V %/%.
QUINZE LETTRES
ADRESSÉES
A M»» LA DUCHESSE DE PORTLAND.
*■ •
LETTRE PREMIÈRE.
A Wootton, le 20 octobre 1766.
Vous avez raison, madame la duchesse, de com-
mencer la correspondance, que vous me faites Thon-
neur de me prpposer, par m'envoyer des livres pour
me mettre en état de la soutenir : mais je crains que
ce ne soit peine perdue; je ne retiens plus rien de
ce que je lis; je n'ai plus de mémoire pour les livres ,
il ne m'en reste que pour Jes personnes , pour les
bontés qu on a pour moi ; et j'espère à ce titre pro-
fiter plus avec vos lettres qu'avec tous les livres de
l'univers. Il en est un, madame, où vous savez si
bien lire, et où je voudrois bien apprendre à épeler
quelques mots après vous. Heureux qui sait prendre
^ssez de goût à cette intéressante lecture pour n'avoir
besoin d'aucune autre , et qui , méprisant les instruc-
tions des hommes, qui sont menteurs, ^'attache à
celles de la nature , qui ne ment point ! Vous l'étu-
diez. avec autant de plaisir que de succès; vous la
suivez dans tous ses régnes ; aucune de ses produc-
XII. 24
370 LETTRES
lions ne vous est étrangère ; vous savez assortir les
fossiles, les minéraux, les coquillage», cultiver les
plantes , apprivoiser les oiseaux : et que n'apprivoise-
riez-vous pas? Je connois un animal un peu sauVagé
qui vivroit avec grand plaisir dans votre ménagerie ,
en attendant Thonneur d'être admis un jour en momie
dans votre cabinet.
J'aurois bien les mêmes goûts si j'étois en état de
les satisfaire ; mais «un solitaire et un commençant
de mon âge doit rétrécir beaucoup l'univers , s'il veut
le connoître ; et moi , qui me perds comme un insecte
parnai les herbes d'un pré , je n'ai garde d'aUar escala-
der les palmiers de l'Afrique ni les cèdres du Liban.
Le temps presse , et , loin d'aspirer à savoir un jour la
botanique, j'ose à peine espéiier d'herboriser* aussi
bien que lés moutons qui paissent sous^ma fenêtre , et
de savoir comme eux trier mon foin.
J'avoue pourtant, comme les hommes ne sont guère
conséquents , et que les tentations viennent par la fa-
cilité d'y succomJ)er , que le jardiû de mon excellent
voisin , M. de Grân ville , m'a donné le projet ambitieux
d'en connoître les richesses : mais voitè précisément
ce qui prouve que , ne sachant rien , je ne suis fait pour
rien apprendre. Je vois les plantes , il me les nomme ,
^je les oublie; je les revois , il me les renonmie, je les
oublie encore ; et il ne résulte de tout cela que l'^reu ve
que nous faisons sans cessje , moi de sa complaisance ,
et lui de mon incapacité. Ainsi , du côté de ta botani-
que , peu d'avantage; mais un très grand pour le bon-
heur dé la vie , dans cehii de cultiver h. société d'un
¥oisin bienfeisant , obligeant , aimable , et , pour dire
SUR LA BOTANIQUE. 3'] l
eocore plus^ $ il est possible, à qui je dois l'honneur
d'être coddyi de voufs.
• Voyez donc y madame la duchesse , quel ignare cor>*
respondamt vous vous choisissez ^-et ce qu'il pourra
lûettre du sien ccmtre \^M lumières; Je scuis en cou-
scieur oblige de vous avertir de la mesure des mten^
ues; après cela, si vous daignez vous en contenter,
à la bouue heure ; je n'ai garde de refuser un accord si
avantageux pour moi^ Je vous rendrai de l'herbe pour
vos planés ^ des rêveries pour vos observatietns ; je
m'instruirai cependant par vos bontés: et puissé-je
un pur > devenu oaeillreur berborisie , ori^r de queK
ques âeurs la couronne que vous doit ki botaniqi^,
pour l'hoimeur que vous lui faites de la cultiver !
J'avois apporté de Suisse quelques plantes sèches
qui se sont pourries en chemin : c'est un herbier à re-
eommencer , et je n'ai plu^ pour cela les mêmes re&*
sources. Je détacherai toutefois de ce qui me reste
qudques échantillons des moins gâtés, auxquels j'en
joindrai quelques uus de ce pays en fort petit nombre ,
selon l'étendue de naon savoir , et je prierai M. Gran^
ville de vou&èes faire passer quand il en aura l'ooc»-
sion ; mais il faut auparavant les trier , les démoisir , et
surtout retrouver les noms à moitié perdus ; ce qui
n'est pas pour moi une petite affaire. Et , à propos des
noms , comment parviendrons-nous , madame , à nous
entendre? Je ne connois "point les noms anglois; ceux
que je connois sont tous du Pinax de Gaspard Bauhin
ou du Species plantarum de M. Linnaeus , et je ne puis
en faire la synonymie avec Gérard , qui leur est anté-
rieur à l'un et à l'autre, ni avec le Synopsis, qui est
372 LETTRES
antérieur au second, et qui cite rarement le premier;
en sorte que mon Spectes me devient inutile pour vous
nommer l'espèce de plante que j'y connois , et pour y
rapporter celle qtie vous pouvez me faire connoître.
Si par hasard, madame la duchesse, vous aviez aussi
le Species plantarum ou le Pinax^ ce point d^ réunion
nous seroit très commode pour nous entendre , sans
quoi je ne sais pas trop comment nous ferons.
J'avois écrit à milord maréchal deux jours avant
«de recevoir la lettre dont vous m'avez honoré. Je lui
•en écrirai bientôt une-autre pour m'acquitter dé votre
4X>mmission, et pour lui demander ses félicitations
sur l'avantage que son nom m'a procuré près de vous.
J'ai renoncé à tout commerce de lettres, hors avec
lui seul et un autre ami. Vous serez la troisième , ma-
dame la duchesse , et vous me ferez chérir toujours
plus la botanique à qui je dois cet honneur. Passé
cela , la porte est fermée aux correspondances. Je de-
viens de jour en jour plus paresseux ; il m'en coûte
beaucoup d'écrire à cause de mes incommodités; et
content d'un si bon choix je m'y borne, bien sûr que,
^i je l'éteivdois davantage , le même bonheur ne m'y
suivroit pas.
Je vous supplie , madame la duchesse , d'agréer mon
profond respect.
SUR LA BOTANIQUE. 37^
^/\/^ VW -X/XTK. \/%/^%/\/%^^/%t%.-\/^/%, \/%/^f%/%/\.-\/X/\,'%/%/\. \/\/\,-\/%/\.'\/%A\,'K/%/\.X/%/\, V/%^-Kt/%/\.'%/%/%.%^%/%.
LETTRE IL
AWootton,le 13^ février 1767.
Je n'aurois pas, madame la duchesse , tardé un seul
instant de calmer , si jeTavois pu , vos inquiétudes sur
la santé de inilord maréchal; mais je craignis de ne
faire, en vous écrivant, qu'augmenter ces inquiétudes,
qui devinrent pour moi des alarmes. La seule chose
qui me rassurât étoit que j'avois de lui une lettre du
22 novembre ; et je présumois que ce qu'en disoient
les papiers publics ne pou voit guère être plus récept
que cela. Je raisonnai là-dessus avec M. Granville^ qui
de voit partir dans peu de jours,, et qui se chargea de
vous rendre compte de ce que nous avions pensé, en
attendant que je pusse , madame , vous marquer quel-
que chose de plus positif: dans cette lettre du 22 no- '
vembre, milord maréchal me marquoit qu'il se sei(i--
toit vieillir et affbiblir , qu'il n'écrivoit plus qu'avec
peine, qu'il avoit cessé d'écrire à ses parents et amis,
et qu'il m'écriroit désormais fort rarement à moi-
même. Cette résolution, qui peut-être étoit déjà l'effet
de sa maladie, fait que son silence depuis ce temps-là
me surprend moins, mais il me chagrine extrême-
ment. J'attendois quelque réponse aux lettres que je
lui ai écrites ; je la demandois incessamment, etj'es-
pérois vous en faire part aussitôt; il n'est rien venu.
J'ai aussi écrit à son banquier à Londres , qui ne savoit
374 LETTRES
rien non plus, mais qui, ayant iàit des informations,
m'a marqué qu^en effet milord maréchal avoit été fort
malade, mais qu'il étoit beaucoup mieux. Voilà tout
ce que j'en sais, madame la duchesse. Probablement
vous en savez davantage à présent, vous-mékne ; et,
cela supJ)osé, j'oserois vous supplier de vouloir bien
me faire écrire un mot pour me tirer du trouble où je
suis. A moins que les amis charitables ne m'instrui-
sent de ce qu'il m'importe de savoir , je ne suis pas eu
position de pouvoir l'apprendre par moi-même.
Je n'ose presque pluis vous parler de plantes , depuis
que, vous ayant trop annoncé les chiffons que j'avois
apportés de Suisse, je n ai pu encore vous rien envoyer.
Il faut , madame , vous avouer toute ma misère : outre
que ces dâiris valoient peu la peine de vous être of-
ferts, j'ai été retardé par la difficulté d'en trouver les
noms , qui manquoient à la plupart; et cette difficulté
mal vaincue m'a fait sentir que j'avois fait une entre-
prise trop pénible à mon âge, en voulant m^obstii)ierà
connottre les plantes tout seul. Il faut, en botanique,
commencer par être guidé ; il faut du moins appren-
dre empiriquement tes noms d'un certain nombre de
plantes avant de vouloir les étudier méthodiquement:
il faut premièrement être herboriste , et puis devenir
botaniste après , si Ton peut. J'ai voulu faire le con-
traire, et je m'en suis mal trouvé. Les livres des bota-
nistes modernes n^instruisent que les botanistes , ils
sont inutiles aux ignorants. Il nous manque un livre
vraiment élémentaire, avec lequel un homme qui n'au-
roit jamais vu de plantes pût parvenir à les étudier
seul. Voilà le livre qu'il me faudroit au défaut d'in-
SUR LA BOTANIQUE. 375
strHÉliond vei4)al«i car où les trouver? Il n y a point
autouc de iiia demeure d'autres herboristes que les
0it»uto«M. Une di0ici4té plus grande est que j ai de
très mauvais yeux pour analyser les plantes par les
paities de la fructification^. Je voudrois étudier les
Bious^^ «t les gramens,qui sont à ma portée;, je
m'éboV^^, et j« ne voi^.rien. Il semble, madame la
dmjiesse, que vous ayez exactement <leviné mes be-
soins eu m envoyant les deux livres qui me sont le
plus utilesv Le Synopsis comprend des descriptions à
ma portée et que je sui$ en état de suivre sans m'ar-
raeher le» yeux , et lePetitm*m^}de beaucoup par ses
(libres ^ qui prêtent à mon iuiagination autant qu un
objeC sans couleur peut y prêter . C est encore un grand
défaut des botanistes modernes de J avoir négligée
eifttièreiment. Quand j ai vu dans mon Linnœus la
daissie et Tordre d'uue plamte qui m est inconnue, je
volidrois me figurer cette plante , savoir si elle est
grande ou petite^ si la fleur est bleue ou rouge, me
représenter son port. Rien. Je lis une description ca-
mctériistique, d'après laquelle je ne puis rien me re-
préseut^. Gela n est-ii pe^s dé^l^nt?
Cependant, madame la duçbesse , je suis assez fou
pour aa'obstiner , ou plu|i$t je suis as^ez sage; car ce
goût est pour fl^ une affaire de raison. J'ai quelque-
fois besoin dWt pour me conserver dans ce calme
précieux au milieu des agitations qui troublent ma
vie , pour tenir au loin ces passions haineuses que vous
né€oaiioissez4>aa , que je a ai guère connues que dans
les autres, et que je ne veux pas laisser approcher de
moi. Je ne veux pas , s il est possible, que de tristes
376 LETTRES
souvenirs viennent trouUer la paix de ma solitude. Je
veux oublier les hommes et leurs injustices. Je veux
m'attendrir chaque jour sur les merveilles de cehii
qui les fit pour être bons, et dont ils ont si indigne-
ment dégradé Fouvrage. Les végétaux dans nos bois
et dans nos montagnes sont encore tels qu'ils sorti-
rent originairement de ses mains , et c'est là que j'aime
à étudier la nature; car je vous avoue que je ne sens
plus le même charmé à herboriser dans un jardin. Je
trouve . qu'elle n'y est plus la même ; elle y a plus
d'éclat , mais elle n y est pas si touchante. Les hommes
disent qu^ils l'embellissent, et moi je 'trouve qu'ils la
défigurent. Pardon, madame la duchesse; en parlant
des jardins j'ai peut-être un peu médit du vôtre : mais,
si j'étois à portée, je lui ferois bien réparation. Que
n'y puis-jé faire seulement cinq ou six herborisations
à votre suite, sous M. le docteur Splander! Il me sem-
ble que le petit fonds de connoissances que je tâche-
rois de rapporter de ses instructions et des vôtres
suffîroit pour ranimer mon courage, souvent prêt à
succomber sous le poids de mon ignorance. Je vous
annonçois du bavardage et des rêveries ; en vçilà beau-
coup trop. ^Ce sont des herborisations d'hiver; quand
il n'y a plus rien sur la terre , j'herborise dans tna
tête, et malheureusement je n'y trouve que de mau-
vaise herbe. Tout ce que j'ai de bon s'est réfugié dans
mon cœur, madame la duchesse, et il est plein des
sentiments qui vous «ont dus.
Mes chiffons de plantes sont prêts ou à peu près ;
mais , faute de savoir les occasions pour les envoyer,
SUR LA BOTANIQUE. 877
j attendrai le retour de M. Granville pour le prier de
vous les &îre parvenir.
LETTRE III.
Wootton, 28 février 1767.
Madame la duchesse,
Pardonnez mon importunité : je suis trop touché
de la bdnté que vous avez eue de me tirer de peine
sur la santé de milord maréchal, pour différer à vous
en remercier. Je suis peu sensible à mille bons offices
oti ceux qui veulent me les rendre à toute force con-
sultent plus leur goût que le mien. Mais les soins pa-
reils à celui que vous avez bien voulu prendre en cette
occasion m'affectent véritablement, et me trouveront
toujours plein de reconnoissance. C'est aussi , madame
la duchesse, Un sentiment qui sera joint désormais à
tous ceux que vous m'avez inspirés.
Pour dire à présent un petit mot de botanique , voici
Féchantillon d'une plante que j'ai trouvée attachée à
un rocher , et qui peut-être vous est très connue, mais
que pour moi je ne connoissois point du tout. Par sa
figure et par sa fructification , elle paroit appartenir
aux fougères ; mais , par sa substance et par sa stature ,
elle semble être de la famille des mousses. J'ai de trop
mauvais yeux , un trop mauvais microscope , et trop
peu de savoir pour rien décider là-dessus. Il faut, ma-
dame la duchesse, que Vous acceptiez les hommages
378 LETTRES
de mon igdorance et de ma bonne v<donlé; c est tout
ce que je puis mettre <le ma part daae notre oorres-
pondance, après le tribut de mon profond respect.
LETTRE IV.
A W«otton, le 29 avril 1767.
Je reçois, madame la duchesse, avec une nouvelle
recpnnoiftsance, les nouveaux 1;i^oîgnages de votre
souvenir et de vos bontés dans le livre que M. G^raA-
ville ma reiiiis de votf e part ^ et dans Tinstructioii que
voiits aves bien voulu me donner sur la petite plante
qui m'étoit inconnue. Vous ayez trouvé, un très bon
moyen de ranimer ma mémoire éteinte , et je suis très
sûr de n oublier jamais ce que j aurai le bonheur d'ap-
prendre de vous. Ce petit adiantum u est pas rare sur
nos rockers; et j'en ai même vu plusieurs pieds sur
d«s racines d'arbres , qu'il sera facile û'&à détacher
pour le transplanter sur vos murs.
Vous aures occasion, madame, de redresser bien
des erreurs dans le petit misérable ilébris de [Jantes
que M. Granville veut bien se charger de vous £ûre
tenir. J'ai hasardé de donner des noms du Species de
linndeus à celles qui n'en avoient point; mais je nia
eu cette confiance qu'avec celle que vous voudriez biep
marquei* chaque ftiute, et prendre la peine de m'en
avertir. D^^tô cet espoir, j'y ed même joint une petite
plant&:qui me vient de vous, madame la duchesse,
par M. Granville, et dont n'ayant pu trouver le nom
SUR LA BOTANIQUE* 879
par moi-même^ j'ai pris le parti de le laisser en blanc.
Cette plante me parott approcher de Tornithogale ,
(Star of BethlehemJ plus que d'aucune que je con^
noi^se ; mais , sa fleur étant close , et sa racine n étant
pas bulbeuse, je ne puis imaginer ce que c'est. Je ne
vous envwe cette plante que pour vous supplier de
vouloir bien me la nommer.
J>e toutes les grâces que vous m'avez faites , «mi-
(lattie la ducl^sse^ c^le à laquelle je suis le plus
âensible, et, dont je ^uis le plus tenté d'alniser , est
d'avoir bien voulu me donner plusieurs foi« des nott-
velles de la santé dentilord marédial. Ne pomrrois^
peint «acore, par votre obligeante entnettiise, par-
venir à savoir si mes lettres lui parviennent? Je fis
pau^tir^ le 16 de ce mois, la quatrième que je lui ai
écrite depuis sa dernière. Je ne deo^nde point qu'il y
réponde, jedesirerois seulement d'apprendre s'il les
reçoit. Je prends bien toutes les précautions qui sont
en inon pouvoir pour qu'elles lui parvieniient; mais
les précautions qui sont en mon pouvoir à cet égard^
comme à beaucoup d'auû:*es , sont bien peu de chose
dans la situatk)n où je suis.
Je vous suppUe, madame la duchesse, d'agréer
avec bonté mon profond respect.
38o LETTRES
LETTRE V.
Ce lo juillet 1767.
Permettez , madame la duchesse, que, quoique ha-
bitant hors de TAngleterre , je prenne la liberté de me
rappeler à votre souvenir. Celui de vos bontés m'a
suivi dans mes voyages et contribue à embellir ma
retraite. J'y ai appointé le demies livre qi^e vous m'a-
vez envoyé; et je m'amuse à faire la comparaison
des plantes de ce canton avec celles de votre île. Si
j'osois me flatter, madame la duchesse, que mes ob-
servations pussent avoir pour vous le moindre inté-
rêt, le désir de vous plaire me les rendroit plus
importantes; et l'ambition de vous appartenir me
fait aspirer au titile de votre herboriste , conmie si
j avois les connoissances qui me rendroient digne de
le porter. Accordez-moi , madame , je vous en supplie,
k permission de joindre ce titre au nouveau nom que
je substitue à celui sous lequel j'ai vécu si mal-
heureux. Je dois cesser de l'être sous vos auspices;
et l'herboriste de madame la duchesse de Portland se
consolera sans peine de la mort de J. J. Rousseau.
, Au reste , je tâcherai bien que ce ne soit pas là un titre
purement honoraire; je souhaite qu'il m'attire aussi
l'honneur de vos ordres, et je le mériterai du moins
par mon zélé à les remplir.
Je ne signe point ici mon nouveau nom , et je ne
date point du lieu de ma retraite * , n'ayant pu de-
* Le château de Trye, où Rousseau étoit sous le nom de Rekou.
SUR LA BOTANIQUE. .38 ï
mander encore la permission que j'ai besoin d'obtenir
pour cela. S'il vous plsdt, en attendant, m'bonorer
d'une réponse, vous pourrez, madame la duchesse,
l'adresser sous mon ancien nom, à Mess..., qui mo
la feront parvenir. Je finis par remplir un devoir qui
m'est bien précieux, en vous suppliant, madame la
duchesse, d'agréer ma très humble reconnoissance
et les assurances de mon profond re.spect.
LETTRE VI.
12 septembre 1767.
Je suis d'autaat plus touché , madame la duchesse ,
des nouveaux témoignages de bonté dont il vous a
plu m'honorer , que j'avois quelque crainte que l'éloi-
gnement ne m'eût fait oublier de vous. Je tâcherai de
mériter toujours par mes sentiments les mêmes
grâces, et les mêmes souvenirs par mon assiduité à
vous les rappeler. Je suis comblé de la permission
que vous voulez bien m'accorder, et très fier de
l'honneur dé vous appartenir en quelque chose. Pour
commencer, madame, à remplir des fonctions que
vous me rendez précieuses, je vous envoie ci-joints
deux petits échantillons de plantes que j'ai trouvées
à mon voisinage, parmi les bruyères qui bordent un
parc, dans un terrain assez humide, où croissent
aussi la camomille odorante , le Sagina procumbens ,
YHieratium umbellatum de Linnaeus , et d'autres plan-
tes que je ne puis vous nommer exactement , n'ayant
382 LETTRES
point encore ici mes livres de botanique, excepté )e
Fhra Britannica^ qui ne m^a pas quitté un seul mo**
ment.
De ces deux plantes, Tune, ti9 2 , me parott être
une petite gentiane, appelée, dans le Sjmopsis, Cen-
taurium palustre futeum minimum nostras, Flor. Brit.
i3i.
Pour Tautre, n^ i , je ne saurois dii'e ce que c'est,
à moins que ce ne soit peut-être une élàtine de Lin-
nseus, appelée par Vaillant Alsinastrumserpyllijbliuni ,
etc. La phrase s'y rapporte assez bien; mais Vétatine
doit avoir huit étamiues , et je n'en ai jamais pu dé-
couvrir que quatre. La fleur est très petite; et mes
yeux, déjà foibles naturellement, ont tant pleuré,
que je les perds avant le temps : ainsi je ne me fie
plus à eux. Dites-moi de grâce ce quil en est, ma-
dame la duchesse; c'est moi qui devrois , en vertu de
mon emploi, vous instruire; et e'est vous qui m'ivr
struisez. Ne dédaignez pas de continuer , je vims en
* supplie; et permettez que je vous rappelle la plante i
fleur jaune que vous envoyâtes l'année dernière à
M. Granville , et dont je vous ai renvoyé un exem-
plaire pour en apprendre le nom.
Et à propos de" M. Granville, mon bon voisin,
permettez, madame, que je vous témoigne l'inquié-
tude que son silence me causé. Je liii ai écrit, et il
ne m'a point répondu , lui qui est si exact. Sèroit-H
malade? J'en suis véritablement en peine.
Mais je le suis plus eneore de milôrd maréchal,
mon ami , mon protecteur , mon père , qui m'a tota-
lement oublié. Non ,;madamé, cela te sauroit être.
SUR LA BOTANIQUE. 383
Quoi qu'on ait pu foire , je pois être dans sa disgraec ,
BHÛs je sttîs 9ûr qu^îl m'aime toujours. Ce qui m'af*
ftge de ma position , c'est qu elle m'ôte les moyens
de lui écrire. J'espère pourtant en avoir dans peu
l'occasiton^ et je n'ai pas besoin de vous dire avec
quel empressement je la saisirai. En attendant, j'im-
plore vos bontés pour avoir de ses nouvelles , et ; si
j'ose ajouter, pour lui faire dire un mot de moi.
J'ai l'faonnmir d'être avec un prc^nd respect ,
Madame la duchesse,
Votre très humble et très obéissant
serviteur,
Herboriste.
P. S. J'avois dit au jardinier de M. Davenport que
je lui montrerois les rochers où croissoit le petit
adiantum^ pour qqe vous pussie;;; , madame , en em-
porter des plantes. Je ne me pardonne point de l'avoir
oublié. Ces rochers sont au midi de la maison et re-
gardent le nord. Il est très aisé d'en détacher des
[Jantes , parcequ'il y en a qui croissent sur des racines
d'krbres.
Le totig retard , madame , du départ de cette lettre ,
causé par des difficulté» qui tiennent à ma situation ,
fiftê met à portée de rectifier avant qu'elle parte ma
IMourdise sur la|4aiïte ei-jointe n^ i . Car ayant dans
IHnlferv«4l6 i^^çu mes livre$ de botanique , j*y ai ti^uvé,
à l'aide des figures, que Micheliuâ a voit fait un genre
démette plante sous le nom àeJÀikocêârpmi, et €[ue Lin-
nsBiis Faveit mise parmi les espèces du Hn. Elle est
384 LETTRES
aussi dans le Synopsis sous le nom de Radiola , et j'en
aurois trouvé la figure dans le Flora Britannica que
j 'a vois avec moi; mais précisément la planche 1 5 /où
est cette figure , se trouve omise dans mon exemplaire
et n'est que dans le Synopsis^ que je n'avois pas. Ce
lopg verbiage a pour but, madame la duchesse, de
vous expliquer comment ma bévue tient à mon igno-
rance, à la vérité, mais non pas à ma négUgence. Je
n'en mettrai jamais dans la correspondance que vous
me permettez d'avoir avec vous , ni daris mes efforts
pour mériter un titre dont je m'honore : mais , tant
que dureront les incommodités de ma position pré-
sente , l'exactitude de mes lettres en souffrira , et je
prends le parti de fermer celle-ci sans être sûr encore
du jour où je la pourrai foire partir.
LETTRE VII.
Ce 4 janvier 1768.
Je n'aurois pas tardé si long-temps, madame la du-
chesse, à vous foire mes très humbles remerciements
poui; la peine que vous avez prise d'écrire en ma fo-
veur à milord maréchal et à M. Granyille, si je n'a-
. vois été détenu près de trois mois dans la chambre
d'un ami qui est tombé malade chez moi, et dont je
• n'ai pas quitté le chevet durant tout ce temps , .. sans
pouvoir donner un moment à nul autre soin. Enfin la
Providence a béni mon zélé ; je l'ai guéri presque mal-
gré, lui. Il est parti hier bien rétabli; et le premier
SUR LA BOTANIQUE. 385
moment que, son dépaitme laisse est employé, ma-
dame, à remplir auprès de vous un devoir que je mets
au i^ombre de mes plus grands plaisirs.
Je n'ai reçu aucune nouvelle de milord maréchal ;
et, ne pouvant lui écrire directement d'ici, j'ai profité
de l'occasion de lami qui vient de partir, pour lui
Êdre passer une lettre : puisse-t-elle le trouver dans
cet état de santé et de bonheur que les plus tendres
vœux de mon cœur demandent au ciel pour lui tous
les jours! J'ai reçu de mon excellent voisin, M. Gran-
ville , une lettre qui m'a tout réjoui le cœur. Je compte
de lui écrire dans peu de jours.
Permçttrez^ous , madame la duchesse, que je
prenne la liberté de disputer avec vous sur la plante
sans nom que vous aviez envoyée à M. Granville, et
dont je vous ai renvoyé un exemplaire avec les plantes
de Suisse, pour vous supplier de vouloir bien me la
nommer? Je ne crois pas que ce soit le viola lutea^
comme vous me le marquez ; ces deux plantes n ayant
rien de commun, ce me semble, que la couleur jaune
de la iEleur. Celle en question me paroît être de la fa-
mille des liliacées , à six pétales , six étamines en plu-
masseau : si la racine étoit bulbeuse, je la prendrois
pour un omithogale ; ne l'étant pas , elle me pafoit
ressembler fort à. un anthericum ossijragum de Lin-
naçus , appelé par Gaspard Bauhin pseudo asphodelus
anglicus ou scoticus. Je vous avoue , madame, que je
serois très aise de m'assurer du vrai nom de cette
plante; car je ne peux être indifférent sur rien de ce
qui me vient de vous.
Je ne croyois pas qu'on trouvât en Angleterre plu-
XII. a5
386 LETTRES
sieurs des nouvelles plantes dont vous venez d'orner
▼os jardins de BuUstrode; mais, pour trouver la na-
ture riche partout , il ne faut que des yeux qui sachent
voir ses richesses. Voilà , madame la duchesse , ce que
vous avez et ce qui me manque; si j'avois vos connois-
sances, en herborisant dans lùes environs, je suis
sûr que j'en tiferois beaucoup de choses qui pour-
raient peut-être avoir leur place à BuUstrode. Au re-
tour de la belle saison, je prendrai ^lotedes plantes
que j'observerai, à mesure que je pourrai les connoi-
tre; et, s'il s'en trou voit quelqu'une qui vous convînt,
je trouverois les moyens de vous l'envoyer , soit en
nature, soit en graines. Si, par exemple, piadame,
vous vouliez faire semer le gentiana filiformis ^ j'en re-
cueillerois facilement de la graine l'automne prochain ;
car j'ai découvert un canton où eUe est en £J3ondance.
De grâce , madame la duchesse , puisque j'ai l'hon-
neur de vous appartenir, ne laissez pas sans fonction
un titre où je mets tant dé gloire. Je n'en connois
point, je vous proteste , qui me flatte davantage que
cdle d'être toute ma vie, avec un profond respect,
madame la duchesse, votre très humble et très obéis-
sant serviteur ,
Herboriste.
SUR LA BOTANIQUE. 387
LETTRE Vin.
^ A Lyon, le 2 juillet 1768.
S'ilétoit en mon pouvoir, madame la duchesse, de
mettre de lexactitude dans quelque correspondance ,
ce seroit assurément dans celle dont vous m'honorez;
mais , outre l'indolence et le découragement qui me
subjuguent chaque jour davantage, les tracas secrets
dont on me tourmente absorbent' malgré moi le peu
d'activité qui me reste, et me voilà maintenant em-
barqué dans un grand voyage, qui seul seroit une
terrible affaire pour un paresseux tel que moi. Cepen-
dant, cooune la botanique en est le principal objet,
je tâcherai de l'approprier à l'honneur que j'ai de
vous appartenir , en vous rendant compte de mes
herborisations , au risque de vous ennuyer, madame,
de détails triviaux qui n'ont rien de nouveau pour
vous. Je pourrois vous en fatire d'intéressants sur le
jardin de l'École vétérinaire de cette ville , dont les
directeurs, naturalistes, botanistes, et de plus très
aimables, sont en même temps très communicatifs ;
mais les richesses exotiques de ce jardin m'accablent,
me troublent, par leur multitude; et, à force devoir
à-la-fois trop de choses , je ne discerne et ne retiens rien
du tout. J'espère me trouver un peu plus à l'aise dans
les montagnes de la grande Chartreuse, où je compte
aller herboriser la semaine prochaine avec deux de
ces messieurs, qui veulent bien faire cette course, et
25.
388 LETTRES
dont les lumières me la rendront très utile. Si j'eusse
été à portée de consulter plus souvent les vôtres ,
madame la duchesse , je serois phis avancé que je
ne suis.
Quelque riche que soit le jardin de l'École vétéri-
naire, je n ai cependant pu y trouver le gentiana cam-
pestris ni le stuertia perennis; et comme Je gentiana fili-
jbrmis n'étoit pas même encore sorti de terre avant
mon départ de Trye , il ma par conséquent été impos-
sible d'en recueillir de la graine^ et il se trouve qu'avec
le plus grand zèle pour faire les commissions dont
^OHsavez bien voulu m'honorer, je n'ai pu entore en
exécuter aucune. J'espère être à l'avenir moins mal-
heureux , et pouvoir porter avec plus de succès un
titre dont je me glorifie!
J'ai commencé le catalogue d'un herbier dont on m'a
fait présent, et que je compte augmenter dans mes
courses. J'ai pen^ , madame la duchesse , qu'en vous
envoyant ce catalogue, ou du moins celui des plantes
que je puis avoir à double, si vous preniez la peine
d'y marquer celles qui vous manquent ^ je pourrois
avoir l'honneur de vous les envoyer fraîches ou sèches ,
selon la manière que vous le voudriez , pour l'aug-
mentation de votre jardin ou de votre herbier. Don-
nez-moi vos ordres , madame, pour les Alpes, dont je
vais parcourir quelques unes ; je vous demande en
igrace de pouvoir ajouter au plaisir que je trouve à
mes herborisations celui d'en &ire quelques unes
pour votre service. Mon adresse fixe , durant mes
courses , sera celle-ci :
SUR LA BOTANIQUE. 389
A monsieur RenoUy chez Mess,,,,
J'ose vous supplier / madame la duchesse, de vou-
loir bien me donner des nouvelles de milord mare-
cbal , toutes les fois que vous me ferez Thonneur de
m'écrire. Je crains bien que tout ce qui se passe à
Neufchâtel n afflige son excellent cœur : car je sais
qu'il aime toujours ce pays-là, malgré Fingratitude de
ses habitants. Je suis afQigé aussi de n'avoir plus de
nouvelles de M. Granville : je lui serai toute ma vie
attaché*
Je vous supplie, madame la duchesse, d'agréer
avec bonté mon profond respect.
'lettre IX.
ABourgoin enDauphiné, le 21 août 1769.
MADA^fk LA DUCHESSE,
Deux voyages consécutifs immédiatement après la
réception de la lettre dont vous m avez honoré le 5
juin dernier, m'ont empêché de vous témoigner plus
tôt ma joie, tant pour la conservation de votre santé
que pour le rétabUssement de celle du cher fils dont
vous étiez *n alarmes, et ma gratitude pour les
marques de souvenir qu'il vous a plu m'accorder. Le
second de, ces voyages a été fedt à votre intention; et,
voyant^asser la saison de l'herborisation que j'ayois en
\1ie, j'ai préféré dans cette occasion le plaisir de vous
SgO LETTRE15
servir à rhonneur de VOUS répondre. Je suis donc parti
avec quelques amateurs pour aller sur le mont Pila,
à douze ou quinze lieues d'ici , dans Fespoir , madame
la duchesse, d'y trouver quelques plantes ou quelques
graines qui méritassent de trouver place dans votre
herbier ou dans vos jardins : je n'ai pas eu le bonheur
de remplir à mon gré mon attente. II étoit trop tard
pour les fleurs et pour les graines ; la pluie et d'autres
accidents, nous ayant sans cesse contrariés , m'ont fait
faire un voyage aussi peu utile qu'agréable; et je n'ai
presque rien rapporté. Voici pourtant, madiamela du-
chesse, une i:iote des débris de ma chétive collecte.
C'est une courte liste des plantes dont j^ai pu conser-
ver quelque chose en nature, et j'ai ajouté une étoile
à chacune de celles dont j'ai recueilli quelques graines,
la plupart en bien petite quantité. Si parmi les plantes
ou parmi les graines il se trouve quelque chose ou le
tout qui puisse vous agréer, daignez, madame, m'ho-
norer de vos ordres , et me marquer à qui je pourrois
envoyer le paquet , soit à Lyon , soit à Paris , pour vous
le faire parvenir. Je tiens prêt le tout pour partir immé-
diatement après la réception de votre note ; mais je
crains bien qu'il ne se trouve rien là digne d'y eiïtrer ,
et que je ne continue d'être à votre égard un servi-
teur inutile malgré son zélé.
J'ai la mortification de ne pouvoir , quant à présent,
Vous envoyer, madame la duchesse , de la graine de
gentianafiliformiSy la plante étant très petite , très fu-
gitive, difficile à remarquer pour les yeux qui ne sont
pas botanistes, un curé, à qui j'avois compté A'adfes-
ser pour cela , étant mort dans l'intervalle , et ne coû-
SUR LA BOTANIQUE. Sgi
noissant personne dans le pays à qui pouvoir donner
' ma commission.
Une foulure que je me sui» faite à la main droite
par une chute , ne me permettant d'écrire qu avec
beaucoup de peine, me force à finir cette lettre plus
tôt que je n'aurois désiré. Daignez, madame la du-
chesse , agréer avec bonté le ^éle et le profond respect
de votre très humble et très obéissant serviteur,
Herboriste.
»
LETTRE X.
A Monquin, le al décembre 1769^-
C'est, madame la duchesse, avec bien de la honte
et du regret que je m'acquitte si tard du petit envoi
que j'a vois «uThonneur de vous annoncer, et qui ne
yaloit assurément pas la peine d'être attendu. Enfin,
puisque mieux vaut tard que jamais , je fis partir jeudi
dernier , .pour Lyon , une boite à l'adresse de M. le
chevalier Lambert, contenant les plantes et graines
dont je joins ici la note. Jei désire extrêmement que
le tout vous parvienne en bon état ; mais comme je
n'ose espérer que 1^ boîte ne soit pas ouverte en route ,
etmoKne plusieurs fois, je crains fort que ces herbes,
fragiles et déjà gâtées par l'humidité , ne vous arrivent
absolument détruites ou méconnoissables. Les graines
au moins pourroient, madame la duchesse, vous dé-
dommager des plantes , si elles étoient plus abondan-
tes ; mais vous pardonnerez leur misère aux divers a^c-
392 LETTRES
cidents qui ont, là-dessus, contrarié mes soins. Quel-
ques uns de ces accidents ne laissedt pas d'être risibles ,
quoiqu'ils n'aient donné bien du chagrin. Par exem-
ple, les rats ont mangé sur ma table presque toute la
graine de bistorte que j'y avois étendue pour la faire
sécher; et, ayant mis d'autres graines sur ma fenêtre
pour le même effet, un coup de vent a fait voler dans
la chambre tous mes papiers, et j'ai été condamné à
la pénitence de Psyché; mais il a fallu la faire moi-
même, et les fourmis ne sont point venues m'aider.
Toutes ces contrariétés m'ont d'autant plus fâché,
que j'aurois bien voulu qu'il pût aller jusqu'à Call-
vnch un peu du superflu de Bullstrode; mais je tâche-
ra d'être mieux fourni une autre fois; car, quoique
les honnêtes gens qui disposent de moi , fâchés de
me voir trouver des douceurs dans la botanique , cher-
chent à me rebuter de cet innocent amusement en y
versant le poison de leurs viles âmes , ils ne me force-
ront jamais à y renoncer volontairement. Ainsi, ma-
dame la duchesse , veuillez bien m'honorer de vos
ordres et me faire' mériter le titre que vous m'avez
permis de prendre ; je .tâcherai de suppléer à" mon
ignorance à force de zéle'pour exécuter vos commis-
sions.
Vous trouverez, madame, une ombeHifère à la-
quelle j'ai pris la liberté de donner le nom de seseti
Halleriy faute de savoir la trouver dans le Species^ au
lieu qu'elle est bien décrite dans la dernière édition
des Plantes de Suisse de M. Haller , n® 762. C'est une
très belle plante , qui est plus belle encore en ce pays
que dans les contrées plus méridionales , parceque
SDR LA BOTANIQUE. SgS
les premières atteintes du froid lavent son vert foncé
d'un beau pourpre , et surtout la couronne des graines,
car elle ne fleurit que dans Farrière-saison, ce qui fait
aussi que les graines ont peine à mûrir et qu'il est dif-
ficile d'en recueillir. J'ai cependant trouvé le moyen
d'en ramasser quelques unes que vous trouverez , ma-
dame la duchesse , avec les autres. Vous aurez la bonté
de les recommander à votre jardinier, car, encore un
coup, la plante est belle, et si peu commune, qu'elle
n'a pas même encore un nom parmi les botanistes.
Malheureusement le spécimen que j'ai l'honneur de
vous envoyer est mesquin et en fort mauvais état;
mais les graines y suppléeront.
Je vous suis extrêmement obligé , madame , de la
bonté que vous avez eue de me donner des nouvelles
de mon excellent voisin M. Granville, et des témoi-
gnages du souvenir de son aimable nièce n^ss Dewes.
J'espère qu'elle se rappelle assez les traits de son vieux
berger pour convenir qu'il ne ressemble guère à la
figure de cyclope qu'il a plu à INL Hume de faire graver
sous mon nom. Son graveur a peint mon visage comme
sa plume a peint mon caractère. Il n'a pas vu que la
seule chose que tout cela peint fidèlement est «lui-
même.
Je vous supplie , madame la duchesse , d'agréer avec
bonté mon profond respect.
394 LETTRES
LETTRE XI.
A Paris, le 17 avril 1772.
J ai reçu , madame la duchesse , avec bien de la re-
comtioissance , et la lettre dont vous m'avez honoré
le 17 mars, et le nombreux envoi de graines dont
vous avez bien voulu enrichir ma petite collection.
Cet envoi en fera de toutes manières la plus considé-
rable partie, et réveille déjà mon zélé pour la complé-
ter autant qu'il se peut. Je suis bien sensible aussi à la
bonté qu'a M. le docteur Solander d'y vouloir contri-
buer pour quelque chose ; mais comme je n'ai rien
trouvé , dans le paquet , qui m'indiquât ce qui pouvoit
venir de lui, je reste en doute si le petit nombre de
graines ou fruits que vous me marquez qu'il m'envoie
étoit joint au même paquet, ou s'il en a fait un autre à
part qui, cela supposé, ne m'est pas encore parvenu.
Je vous remercie aussi, madame la duchesse^ de la
bonté que vous avez de m'apprendre l'heureux ma-
riage de miss Dewes et de M. Sparovv^; je m'en réjouis
de tout mon cœur, et pour elle si bien faite pour ren-
dre uniionnéte homme heureux et pour l'être, et pour
son digne oncle que l'heureux succès de ce mariage
comblera de joie dans ses vieux jours.
Je suis bien sensible au souvenir de milord Nun-
cham; j*espère qu'il ne doutera jamais de mes senti-
ments, comme je ne doute point de ses bontés. Je
me serois flatté durant l'ambassade de milord Har-
SUR LA BOTANIQUE. SqS
court du plaisir de le voir à Paris , mais on m'assure
qu il n'y est point venu , et ce n est pas une mortifi*
cation pour moi seul.
Avez^vous pu douter un instant, madame la du-
chesse, que je n'eusse reçu avec autant d'empresse-
ment que de respect le livre des jardins anglois que
vous avez bien voulu penser à m'envoyer? Quoique
son plus grand prix fût venu pour moi de la main
dont je l'aurois reçu, je n'ignore pas celui qu'il a par
lui-même , puisqu'il est estimé et traduit dans ce pays ;
et d'ailleurs j'en dois aimer le sujet, ayant été le pre-
mier en terre ferme à célébrer et feire connoitre ces
mêmes jardins. Mais celui de Bullstrode, où toutes les
richesses de la nature sont rassemblées et assorties
avec autant de savoir que de goût, mériterott bien un
chantre particulier.
Pour ffûre une diversion de mon goût à mes occu-
pations, je me suis proposé de faire dès herbiers pour
les naturalistes et amateurs qui voudront en acquérir.
Le régne végétal , le plus riant des trois , et peut-être
le plus^ricbe , est très négligé et presque oublié dans
les cabinets d'histoire naturelle, où il devrôit briller
par préférence. J'ai pensé que de petits herbiers , bien
choisis et faits avec soin, pourroient favoriser le goût
de la botanique, et je vais travailler cet été à des col-
lections que je mettrai , j'espère, en état d'être distri-
buées dans un an d'ici. Si par hasard ^ se trou voit
parmi vos connoissances quelqu'un qui voulût ac-
quérir de pareils herbiers, je les servirois de mon
mieux , et je continuerai de même s'ils sont contents
de mes essais. Mais je souhaiterois particulièrement,
396 LETTRES
madame la duchesse , que vous m'honorassiez quel-
quefois de vos ordres , et de mériter toujours , par
des actes de mon zélé, Fhonneur que j'ai de vous ap-
partenir.
LETTRE XII.
A Paris, le 19 mai 1772.
Je dois, madame la duchesse, le principal plaisir
que m ait fait le poème sur les jardins anglois , que
vous avez eu la bonté de m'envoyer , à la main dont il
me vient. Car mon ignorance dans la langue angloise ,
qui m'empêche d'en entendre la poésie , ne me laisse
pas partager le, plaisir que l'on prend à le lire. Je
croyois avoir eu l'honneur de vous marquer, madame ,
que nous avons cet ouvrage traduit ici ; vous avez
supposé que je préférois l'original , et cela séroit très
vrai si j'étois en état de le lire , mais je n'en com-
prends tout au plus que les notes, qui ne sont pas , à
ce qu'il me semble , la partie la plus intéressante de
l'ouvrage. Si mon étourderie m'a fait oublier mon
incapacité , j'en suis puni par mes vains efforts pour
la surmonter. Ce qui n'empêche pas que cet envoi ne
me soit précieux ccNume un nouveau témoignage de
vos bontés e%une nouvelle marque de votre souvenir.
Je vous supplie ^ madame la duchesse , d'agréer mon
remerciement et mon respect.
Je reçois en ce moment, madame, la lettre que
vous me ûtes l'honneur de m'écrire l'année dernière
SUR LA BOTANIQUE. 897
en date du 26 mars 1771. Celui qui me Tenvoie de
Genève (M. Moultou ) ne me dit point les raisons de
ce long retard : il me marque seulement qu'il n'y a pas
de sa faute; voilà tout ce que j'en sais.
LETTRE XIII.
Paris, le 19 juillet Ï772.
C'est, madame la duchesse, par un quiproquo bien
inexcusable, mais bien involontaire, que j'ai si tard
l'honneur de vous remercier des fruits rares que vous
avez eu la bonté de m'envoyer de la part de M. le doc*
teur Solander , et de la lettre du 24 juin, par laquelle
vous avez bien voulu me donner avis de cet envoi. Je
dois aussi à ce savant naturaliste des remerciements ,
qui seront accueillis bien plus favorablement, si vous
daignez , madame la duchesse , vous en charger comme
vous avez fait l'envoi , que venant directement d'un
homjne qui n'a point l'honneur d'être connu 4e lui.
Pour comble de grâce, vous voulez bien encore me
promettre les noms des nouveaux genres lorsqu'il
leur en aura donné : ce qui suppose aussi la descrip-
tion du genre , car les noms dépourvus d'idées ne sont
que des mots, qui servent moins à orner la mémoire
qu'à la charger. A tant de bontés dé votre part, je ne
puis vous offrir , madame , en signe de reconnoissance ,
que le plaisir que j'ai de vous être obligé.
Ce n'est point sans un vrai déplaisir que j'apprends
que ce grand voyage, sur lequel toute l'Europe sa-
398 LETTRES
vante avoit les yeux , n aura pas lieu. C'est une graïKie
perte pour la cosmographie, pour la navigation et
pour Fhistoire naturelle en général, et cest, j'en suis
très sûr, un chagrin pour cet homme illustre i^e le
zélé de Tinstruction publique rendoit insensible aux
périls et aux fatigues dont Texpérience la voit déjà si
parfaitement instruit. Mais je vois chaque jour mieux
que les hommes sont partout les mêmes, et que le
progrès de Tenvie et de la jalousie fait plus de mal aux
âmes que celui des lumières, qui en est la cause, ne
peut Élire de bien aux esprits.
Je nai certainement pas oublié, madame la du-
chesse , que vous aviez désiré de la graine du getp-
tianaJiUJbrmù ; mais ce souvenir n'a fait qu'augmenter
mon regret d'avoir perdu cette plante , sans me fournir
aucun moyen de la recouvrer. Sur le lieu même où je
la trouvai , qui est à Trye, je la cherchai vainement
Tannée suivante ; <it soit que je n'eusse pas bien retenu
la place ou le temps de sa florescence, soit qu'elle
n'eût point grené , et qu'elle ne se fut pas renouvelée,
il me fut impossible d'en retrouver le moindre vestige.
J'ai éprouvé souvent la même mortification au sujet
d'autres plantes que j'ai ti'ouyées disparues des lieux
où auparavant on les rencontï^oit abondamment; par
exemple, leplantago unifioruy quijadisbordoitTétang
de Montmorency et dont j'ai fait en vain l'année der-
nière la recherche avec de meilleurs botanistes et qui
avoient de meilleurs yeux que moi; je vous proteste,
madame la duchesse, que je ferois de tout mon coeur
le voyage de Trye pour y cueillir cette petite gentiane
et sa graine, et vous faûre parvenir l'une et l'autre , si
SUR LA BOTANIQUE. 899
j a vois le moindre espoir de succès. Mais ne layant
pas trouvée Tannée suivante, étant encore sur les lieux ,
quelle apparence qu au bout de plusieurs années, où
tous les renseignements qui me restoient encore se
sont effacés , je puisse retrouver la trace de cette petite
et fugace plante? Elle n'est point ici au Jardin du Roi ,
ni , que je sache , en aucun autre j ai*din , et très peu de
gens même la connoissent. A Fégard du carthamus la*
natus , j'enjoindrai de la graine aux échantillons d'her-
biers que j'espère vous envoyer à la fin de l'hiver.
J'apprends, madame la duchesse, avec une bien
douce joie , le par&it rétablissement de mon ancien et
bon voisin , M. Granville. Je suis très touché de la
peine que vous avez prise de m'en instruire, et vous
avez par là redoublé le prix d'une si bonne nouvelle.
Je vous supplie, madame la duchesse, d'agréer,
avec mon respect, mes vifs et vrais remerciements de
toutes vos bontés.
LETTRE XIV.
' A Paris, le 22 octobre 1773.
J'ai reçu, dans son temps, la lettre dont m'a honoré
madame la duchesse , le 7 octobre; quant à celle dont
il y est fait mention, écrite quinze jours auparavant,
je ne l'ai point reçue : la quantité de sottes lettres qui
me venoientde toutes parts par la poste me force à re-
buter toutes celles dont l'écriture ne m'est pas connue ,
et il se peut qu'en mon absence la lettre de madame
4oO LETTRES
la duchesse n ait pas été distinguée des autres. J'irois
la réclamer à la poste, si Texpérience ne m'avoit ap-
pris que mes lettres disparoissoient aussitôt qu'elles
sont rendues, et qu'il ne m'est plus possible de les
ravoir. C'est ainsi que j'en ai perdu une de M. Lin-
naeus que je n'ai jamais pu ravoir, après avoir appris
qu'elle étoit de lui, quoique j'aie employé pour, cela
le crédit d'une personne qui en a beaucoup dans les
postes.
Le témoignage du souvenir de M. Granville , que
madame la duchesse a eu la bonté de me transmettre,
m'a fait un plaisir auquel rien n'eût manqué , si
j'eusse appris en même temps que sa santé étœt
meilleure.
M. de Saint-Paul doit avoir fait passer à madame
la duchesse deux échantillons d'herbiers portatifs
qui me paroissoient plus commodes et presque aussi
utiles que les grands. Si j'avois le bonheur que l'un
ou l'autre, ou tous les deux, fussent du goût de ma-
dame la duchesse, je me ferois un vrai plaisir de les
continuer, et cela me conserveroit pour la botanique
un reste de goût presque éteint , et que je regrette.
J'attends là-dessus les ordres de madame la duchesse,
et je la suppUe d'agréer mon respect.
SUR LA BOTANIQUE. 4^1
LETTRE XV.
A Paris, le ii juillet 1776.
Le témoignage de souvenir et de bonté dont m'ho-
nore madame la duchesse de Poi^and , est un cadeau
bien précieux que je reçois avec autant de reconnois-
sance que de respect. Quant à l'autre cadeau qu elle
m'annonce, je la supplie de permettre que je ne l'ac-
cepte pas. Si la magnificence en est digne d'elle,
elle n'est proportionnée ni à ma situation ni à
mes besoins. Je me suis défait de tous mes livres
de botanique , j'en ai quitté l'agréable amusement , de-
venu trop fatigant pour mon âge. Je n'ai pas un«
pouce de terre pour y mettre du persil ou des œillets,
à plus forte raison des plafites d'Afrique ; et, dans ma
plus grande passion pour la botanique , content du
foin que je trouvois sous mes pas , je n'eus jamais de
goût pour les plantes étrangères qu'on ne trouve par-
mi nous qu'en exil et dénaturées dans les jardins des
curieux. Celles que veut bien m'envoyer madame la
duchesse seroient donc perdues entre mes mains ; il
en seroit de même et par la même raison de Yherba-
rium amboïnensey et cette perte seroit regrettable à
proportion du prix de ce livre et de l'envoi. Voilà la
raison qui m'empêche d'accepter ce superbe cadeau;
si toutefois ce n'est pas l'accepter que d'en garder le
souvenir et la reconnoissance, en désirant qu'il soit
employé plus utilement.
XII. a6
4o2 LETTRES SUR LA BOTANIQUE.
Je supplie très humblement madame la duchesse
d'agréer mon profond respect.
On vient de m'envoyer la caisse; et, quoique j'eusse
extrêmement désiré d'en retirer la lettre de madame
la duchesse, il m a paru plus convenable, puisque
j'avois à la rendre, de la renvoyer sans l'ouvrir.
LETTRE
A M. Dy PEYROU.
lO octobre 1764-
Traité historique des plantes qui croissent dans la Lor-
raine et les TroiS'Évéchés y par M, P. J, Buchoz, avocat
au parlement de Metz ^docteur en médecine, etc.
Cet 6uvra|fe , dont deux volumes ont déjà paru , en
aura vingt in-8°, avec des planches gravées.' '
JPen étois ici , monsieur , quand j^ai reçu votre docte
lettre; je suis charmé de vos progrès. Je vous exhorte
à continuer ; Vous serez kiotré maître, et vous aurez
tout rhonneur de notre fiitur savoir. Je vous conseille
pourtant de consulter M. Marais sur les noms des
plantes , plus qiiè sur leur étymologie ; c^r asphodelos^
et non pas asphodeilos, n'a pour racine aucun mot qui
signifie ni mort m herbe ^ mais tout au plus un verbe
qui signifieye tuè , parceque les pétale^ de Fasphodèle
ont quelque ressemblance à d«s fers de piqùê. Au reste,
j'ai connu des asphodèles qui avoient de longu'eé
tiges et des feuilles semblables à celles des lis. Peut-
être faut-il dii^e correctement du genre dès asphodèles,
La plante aquatique est Bien nénuphar, autrement
nymphœa , comme je disois. lï faut redresser ma fauté
sur le calament , qui ne s'appelle pas en latin calamen-
ium , mais calamintha , commç qui diroit belle menthe.
Lct temps ni mon état présent ne m'en laissent pas
dire davantage. )F*uisque mon silence doit parler pour
moi, vous savez, monsieur, combien j'ai à me taite.
26.
LETTRE
A M. LIOTARD, le neveu,
HERBORISTE A GRENOBLE.
Boorgoin, le 7 novembre 1768.
J'ai reçu , monsieur, les deuic lettres que voos m V
vez fait Tamitié de m'écrire. Je n'ai point fait de ré-
ponse à la première, parcequ'elle étoit une réponse
elle-même , et qu elle n'en exigeoit pas. Je vous envoie
ci-joint le catalogue qui étoit avec la seconde, et sur
lequel j'ai marqué les plantes que je serois bien aise
d'avoir. Les dénominations de plusieurs d'entre elles
ne sont pas exactes , ou du moins ne sont pas dans
' mon Species de l'édition de 1 762. Vous m'obligerez de
vouloir bien les y rapporter , avec le secours de M. Glap-
pier, que je remercie, et que je salue. J'accepte l'offre
de quelques mousses que vous voulez bien y joindre,
pourvu que vous ayez la bonté d'y mettre aussi très
exactement les noms; car je serois peut-être fort em-
barrassé pour les déterminer sans le secours de mon
Dillenius, que je n'ai plus. A l'égard du prix, je le
réglerois de bon cœur si je pouvois n'écouter que la
libéralité que j'y voudrois mettre; mais, ma situation
me forçant de me borner en toutes choses aux prix
communs, je vous prie de vouloir bien régler celui-là
de façon que vous y trouviez honnêtement votre
compte, sans oublier de joindre à cette note celle des
ports, et autres me]|;ius frais qui doivent vous être
I
I
LETTRES SUR LA BOTANIQUE. 4^5
remboursés ; et , comme je n ai aucune correspondance
à Grenoble , je vous enverrai le montant par le cour-
rier, à moins que vous ne m'indiquiez quelque autre
voie. L'offre de venir vous-même est obligeante ; mais
je ne l'accepte pas, attendu que je n en pourrois pro-
fiter, qu'il ne feit plus le temps d'herboriser, et que
je ne suis pas en état de sortir pour cela. Portez-vous
bien , mon cher M. Liotard; je vous salue de tout mon
cœur.
Renou.
Pourriez- vous me dire si le pistacia therebinthus et
Yosiris alba croissent auprès deGrenoble? Je croisavoir
trouvé l'un et l'autre au-dessus de la Bastille ■ , mais,
je n'en suis pas sûr.
' Montagne auprès àe laquelle Grenoble est situe.
NEUt' LETTRES
ADRESSÉES
A M. DE LA TOURETTE,
CONSEILLER EN LA COUR DES MONNOIES DE LYON.*
LETTRE L
A Monquio, le 177I69.
«*
J'ai difFéré , monsieur, de quelques jours à vous ac-
cuser la réception du livre que vous avez eu la bonté
de m'envoyer de la part de M. Gouan , et à vous re-
mercier, pour me débarrasser auparavant d'un envoi
que j'avois à faire , et me ménager le plaisir de m'en-
tretenir un peu plus long-temps avec vous.
Je ne suis pas surpris que vous soyez revenu d'Italie
plus satisfait de la nature que des hommes ; c'est ce
qui arrive généralement aux bons observateurs, même
dans les climats où elle est moins belle. Je sais qu'on
trouve peu de penseurs dans ce pays-là ; mais je ne
conviendrois pas tout-à^feit qu'on n'y trouve à satis-
* 11 étoit en outre secrétaire de rAcadémie des Sciences et Belles-
Lettres de cette ville.
** Pour rexplication de cette manière de dater, comme pour
connoitre le motif du quatrain placé en tétc de chacune des lettres
qui vont suivre, voyez dans la Correspotidance la note qui se rap-
porte à la lettre à l'abbé M**, du 9 février 1770.
LETTRES SUK LA BOTANIQUE. 4^7
fedre que les yeux, j'y voudtois ajoutet* les oreilles.
Au reste, quand j 'appris votre voyage, je craignis,
monsieur , qile les autres parties de Vhistoire natu-
relle ne fissent quelque tort à la botanique, et que
vous ne rapportassiez de ce pays-là plus de raretés
pour Votre cabinet que de plantes pour votre herbier.
Je présume, au ton de votre lettre , que je ne me suis
pas beaucoup trompé. Ah ! monsieur , vous feriez
grand tort à la botanique de Fabandonner après lui
avoir si bien montré , par le bien que vous lui avez
déjà fait, celui que vous pouvez encore lui faire.
Vous me £iites bien sentir et déplorer ma misère ,
en miB demandant codipte de mon herborisation de
Pila. J'y allai dans une mauvaise saison, par un très
mauvais temps, comme vous savez, avec de très mau-
vais y feux, et avec des compagnons de voyage encore
plus ignorants que moi, et privé par conséquent de la
ressource pour y suppléer que j'avois à la grande
Chartreuse. J'ajouterai qu'il n'y a point, selon moi ,
dis comparaison à faire entre les deux herborisations,
et que icelle de Pila me parott aussi pauvre que celle
de la Chartreuse est abondante et riche. Je n'aperçus
pas une astrantia, pas unepirola, pas une soldanelle,
pas iine ombellifère, excepté le meum; pas une saxi-
frage , pas une gentiane , pas une légumineuse , pas
une belle didyname, excepté là mélisse à grandes
fleurs. J'avoue aussi que nous errions sans guides, et
sariis savoir où chercher les places riches , et je ne suis
pas étpniié qu'avec tous les avantages qui me man-
quoient, vous ayez trouvé dans cette triste et vilaine
montagne des richesses que je n'y ai pas vues. Quoi
4o8 LETTRES
qu il en soit, je vous envoie ) monsieur, la courte liste
de ce que j'y ai vu , plutôt que de ce que j'en ai rap-
porté; car la pluie et ma maladresse ont fait que pres-
que tout ce que j'avois recueilli s'est ti'ouvé gâté et
pourri à mon arrivée ici. Il n'y a dans tout cela que
deux ou trois plantes qui m'aiei^t fait un grand plaisir.
Je mets à leur tête le sonchus alpinus, plante de cinq
pieds de haut, dont le feuillage et le port sont admi-
rables, et à qui ses grandes et belles fleurs bleues don-
nent un éclat qui la rendroit digne d'entrer dans votre
jardin. J'aurois voulu , pour tout au monde , en avoir
des graines ; mais cela ne me fut ps^s possiUe, le seul
pied que nous trouvâmes étant tout nouvellement en
fleurs; et, vu la grandeur de la plante, et qu'elle est
extrêmement aqueuse , à peine en ai-je pu conserver
quelques débris à demi pourris. Comme j'ai trouvé
en route quelques autres plantes assez jolies , j'en ai
ajouté séparément la note, pour ne pas la confondre
avec ce que j'ai trouvé sur la montagne. Quant à la
désignation particulière des lieux, il m'est impossible
devous la donner; car, outre la difficulté de la faire in-
telligiblement , je ne m'en ressouviens pas moi-même ;
ma mauvaise vue et mon étourderie font que je ne
sais presque jamais où je suis ; je ne puis venir à bout
de m'orienter , et je me perds à chaque instant quand
je suis seul , sitôt que je perds mon renseignement
de vue.
Vous souvenez- vous, monsieur, d'un petit souchet
que nous trouvâmes en assez grande abondance au-
près de la grande Chartreuse , et que je crus d'abord
être le cyperus fuscus ^ Lin? Ce n'est point lui, et il
SUR LA BOTANIQUE. ^Og
n en est fait aucune mention que je sache, ni dans le
Speciesj ni dans aucun auteur de botanique, hors le
seul Mickelius , dont voici la phrase : Çyperus radiée
repente y odorây locustis unciam longis et lineam latis.
Tab. 3 1 ,/. I . Si vous avez , monsieur , quelque rensei-
gnement plus précis ou plus sûr dudit souchet , je vous
serois très obligé de vouloir bien m'en faire part.
I^a botanique devient un tracas si embarrassant et
si dispendieux quand on s'en occupe avec autant de
passion, que, pour y mettre de la réforme, je suis
tenté de me défaire de mes Uvres de plantes. Lanomen-
clature et la synonymie.forment une étude immense
et pénible : quand on ne veut qu'observer , s'instruire,
et s'amuser entre la nature et soi, l'on n'a pas besoin
de tant de livres. 11 en faut peut-être pour prendre
quelque idée du système végétal, et apprendre à ob-
server; mais, quand une fois on a les yeux ouverts ,
quelque ignorant d'ailleurs qu'on puisse être , on n'a
plus besoin de livres pour voir et admirer sans cesse.
Pour moi, du moins, en qui l'opiniâtreté a mal sup-
pléé à la mémoire , et qui n'ai fait que bien peu de
progrès , je sens néanmoins qu'avec les gramens d'une
cour ou d'un pré j'aurois de quoi m'occuper tout le
reste de ma vie , sans jamais m'ennuyer un moment.
Pardon, monsieur, de tout ce long bavardage. Le
sujet fera mon excuse auprès de vous. Agréez , je vous
supplie , mes très humbles salutations.
4lO LETTRES
LETTRE II.
Monquin, le ij-fjo.
Pauvres aveugles que nous sommes !
Ciel, démasque les imposteurs,
Et force leurs barbares cœurs
A s'ouvrir aux regards des bommes.
C'en est fait, moasieur , pour moi de la botanique;
il n'en est plus question quant à présent, et il y a peu
d'apparence que je sois dans le cas d'y revenir. D'ail-
leurs je vieillis , je ne suis plus ingambe pour herbo-
riser; et des incommodités qui m'avoient laissé d'assez
longs relâches menacent de me faire payer cette trêve.
C'est bien assez désormais pour mes forces des cour-
se de nécessité; je dois renoncer à celles d'agrément,
ou les borner à des promenades qui ne satisfont pas
l'avidité d'ua botanophile. Mais, en renonçant à une
étude charmante , qui pour moi s'étoit transformée en
passion, je ne renonce pas aux avantages qu'elle m'a
procurés, et surtout, monsieur, a cultiver votre con-
noissance et vos bontés, dont j'espère aller dans peu
vous remercier en personne. C'est à vous qu'il faut
renvoyer toutes les exhortations que vous me faites sur
l'entreprise d'un dictionnaire de botanique , dont il est
étonnant que ceux qui cultivent cette science sentent
si peu la nécessité. Votre âge, monsieur, vos talents,
vos connoissances , vous donnent les moyens de for-
mer, diriger et exécuter supérieurement cette entre-
SUR LA BOTANIQUE. 4^ *
prise ; et les af^audissements avec lesquels vos pre-
Biiers essais ont été reçus du public vous sont garants
de ceux avec lesquels il accueilleroit un travail plus
considérable. Pour moi , qui ne suis dans cette étude ,
ainsi que dans beaucoup d autres , qu'un écolier rado-
teur, j'ai songé plutôt , en herborisant, à me distraire
et .m amuser qu'à m'instruire , et n'ai point eu , dans
mes observations tardives , la sotte idée d'enseigner
au public ce que je ne sâvois pas moi-même. Monsieur ,
j'ai vécu quarante ans heureux sans faire des livrés ;
je me suis laissé entraîner dans cette carrière tard et
malgré moi : j'en suis sorti de bonne heure. Si je ne
retrouve pas , après l'avoir quittée , le bonheui* dont
je jouissois avant d'y entrer, je retrouve au moins
assez de bon sens pour sentir que je n'y étois pas
propre, et pour perdre à jamais la tentation d'y ren-
trer. I
J'avoue pourtant que les difficultés que j'ai trou-
vées dans l'étude des plantes m'ont donné quelques
idées sur les moyens de la faciliter et delà rendre utile
aux autres , en suivant le fil du système végétal par
une méthode plus graduelle et moins abstraite que
celle de Tournefort et de tous ses successeurs , sans
en excepter I^innœus lui-même. Peut-être mon idée
est-elle impraticable. Nous eu causerons,, si vous
voulez, quand j'aurai l'honneur de vous voir. Si vqUS
)a trouviez digne d'être adoptée, et qu'elle vous tèù-
iàt d-'éntreprendre sur ce plan des institutions bota-
niques ,, je croirois avoir beaucoup plus fait ^i vous
excitant à ce travail, que sijel'avdis entrepris moi-
même:
4l2 LETTRES
Je VOUS dois des remerciements, monsieur, pour les
plantes que vous avez eu la bonté de m'envoyer dans
votre lettre; et bien plus encore pour les éclaircisse-
ments dont vous les avez accompa^ées. Le papyrus
m'a fait grandplaisir ,^ et jeFai mis bien précieusement
dans mon herbier. Votre antirrhinum purpureum m'a
bien prouvé que le mien n étoit pas le vrai , quoiqu'il
y ressemble beaucoup; je penche à croire avec vous,
que c'est une variété de Yarvense; et je vous avoue
que j'en trouve plusieurs dans le Species , dont les
phrases ne suffisent point pour me donner des diffé-
rences spécifiques bien claires. Voilà, ce me semble ,
un défaut que n'auroit jamais la méthode que j'ima-
gine, parcequ'on auroit toujours un objet fixe et réel
de comparaison , sur lequel on pourroit aisément as-
signer les différences.
Parmi les plantes dont je vous ai précédemment en-
voyé la liste , j'en ai omis une dont Linnaeus n'a pas
marqué la patrie , et que j'ai trouvée à Pila , c'est le
rubia peregrina ; je ne sais si vous l'avez aussi remar-
quée; elle n'est pas absolument rare dans la Savoie et
dans le Dauphiné.
Je suis ici dans un grand embarras pour le trans-
port de mon bagage , consistant , en grande partie ,
dans un attirail de botanique. J'ai surtout, dans des
papiers épars, un grand nombre de plantes sèches en
assez mauvais ordre , et communes pour la plupart,
mais dont cependant quelques unes sont plus cu-
rieuses : mais je n'ai ni le temps ni le courage de les
trier , puisque ce travail me devient ^lésormais inutile.
Avant de jeter au feu tout ce fatras de paperasses ,
SUR LA BOTANIQUE. 4*3
j ai voulu prendre la liberté de vous eu parler à tout
hasard; et si vous étiez tenté de parcourir ce foin,
qui véritablement nen vaut pas la peine, j'en pour-
rois faire une liasse qui vous parviendroit par M. Pas-
quet; car, pour moi, je ne sais comment emporter
tout cela, ni quen faire. Je crois me rappeler, par
exemple, qull s'y trouve quelques fougères, entre
autres le polypôdium Jragrans , que j'ai herborisées
en Angleterre, et qui ne sont pas communes partout.
Si même la revue de mon herbier et de mes livres de
botanique pouvoit vous amuser quelques moments ,
le tout pourroit être déposé chez vous , et vous le vi-
siteriez à votre aise. Je ne doute pas que vous n'ayez
la plupart de mes livres. Il peut cependant s'en trou-
ver d'anglois, comme Parkinson^ et le Gérard éma-
culéj que peut-être n'avez- vous pas. heFalerius Cor-
dus est assez rare; j'avois aussi Tragus, mais je l'ai
donné à M. Çlappier.
Je suis surpris de n'avoir aucune nouvelle de
M. Gouan, à qui j'aienvoyé4es carex ' de ce pays qu'il
paroissoit désirer, et quelques autres petites plantes ,
le tout à l'adresse de M. de Saint-Priest , qu'il m'avoit
donnée. Peut-être le paquet ne lui est-il pas parvenu :
c'est ce que je ne saurois vérifier, vu que jamais un
seul mot de vérité ne pénétre à travers l'édifice de
ténèbres qu'on a pris soin d'élever autour de moi.
Heureusement les ouvrages des hommes sont périssa-
bles comme eux , mais la vérité est éternelle : post
tenebras lux,
« Je me souviens d'avoir mis par mëgarde un nom pour un
autre, carex vulpina^ pour carex leporina.
4l4 I.ETTRES
Agréez, monsieur, je vou» supplie, mes plus sin-
cères salutations.
LETTRE III.
Monquin, le 17—70.
Pauvres aveugles que nous sommes î etc.
Ne faites , monsieur , aucune attention à la l)izar-
rerie de ma date; c'est une formule générale qui n a
nul trait à ceux à qui j'écris , mais seulement aux hon^
nétes gens qui disposent de moi avec autant d'équité
que de bonté. C'est , pour ceux qui se laissent séduire
par la puissance et tromper par Timposture , un avis
qui les rendra plus inexcusables, si, jugeant sur des
choses que tout devroit leur rendre suspectes, ils
s'obstinent à se refuser aux moyens que prescrit la
justice pour s'assurer de la vérité.
C'est avec regret que J€ vois reculer, par mon état
et par la mauvaise saison , le moment de me rappro-
cher de vous. J'espère cependant ne pas tarder beau-
coup encore. Si j'avois quelques graines qui valussent
la peine de vous être présentées , je prendrois le parti
de vous les envoyer d'avance, pour ne pas laisser
passer ie tempe de les semer*; mais j'avois fort peu dé
cho&e, et je le joignis avec des plantes de Pila , dans
un envoi que je fis il y a quelques mois à madame la
duchesse de Portland, et qui n'a' pas été plus heu-
reux, selon toute apparence, que celui que j'ai fait à
M. Gouan, puisque je n'ai aucune i;iouvelle ni de l'un
SUR LA BOTANIQUE. 4*^
ni de l'autre. Comme celui de madame de Portiand étoit
plus considérable, et que j'y avois mis plus de soin
et de temps, je le regrette davantage; mais il faut
bien que j'apprenne à me consoler de tout. J'ai pour-
tant encore quelques graines d'un fort beau seseli de
ce pays, que j'appelle seseli Halleri y parceque je ne
le trouve pas dans Linnœus. J'en ai aussi d'une plante
d'Amérique, que j'ai fait semer dans ce pays avec
d'autres graines qu'on m'avoit données, et qui seule a
réussi. Elle s'appelle gombaut dans les îles, et j'ai
trouvé que ç étoit Y hibiscus esculentus ; il a bien levé y
bien fleuri ; et j'en ai tiré d'une capsule quelques grai-
nes bien mûres, que je vous porterai avec le seseli,
si vous ne les avez pas. Gomme l'une de ces plantes
est des pays chauds, et que l'autre gréne fort tard
dan» nos campagnes , je présume que rien ne presse
pour les mettre en terre, sans quoi je prendrois le
parti de vous les envoyer.
Votre gaHum rottmdijhUum , monsieur , est bien lui-
même à mon avis; quoiqu'il doive avoir la fleur blan-
che , et que le vôtre l'ait flave; mais comme il arrive à
beaucoup de fleurs blanches de jaimir en séchant , je
pense que les siennes sont dans le même cas. Ce ïi'est
point du tout mon rtibia peregrina, plante beaucoup
plus grande,' plus rigide , plus âpre, et de la consis-
tance tout au moins de la garance ordinaire , àuttê
que je suis certain d'y avoir vu des baies que n'a pas
votre gttlinm ,-' et qui sont le caractère générique des
ruhia. Cependant je sui^ , je vous l'aVoue , hors d'état
de vous en envoyer un échantillon. Voici , là-dessus ,
mon histoire.
4l6 LETTRES
J'avois souvent vu en Savoie et en Dauphiné la ga-
rance sauvage , et j'entivois pris quelques échantillons.
L'année dernière , à Pila , j'en vis encore ; mais elle me
parut différente des autres , et il me semble que j'en mis
un spécimen dans mon porte-feuille. Depuis mon re-
tour , lisant , par hasard , dans l'article rubia peregrina ,
que sa feuille n'avoit point de nervure en dessus , je
me rappelai ou crus me rappeler que mon rubia de Pila
n'en avoit point non plus ; de là je conclus que c'étoit
le rubia peregrina. En m'échaùffant sur cette idée , je
vins à conclure la même chose des autres garances que
j'avois trouvées dans ces pays , parcequ'elles n'avoient
d'ordinaire que quatre feuilles; pour que cette con-
clusion fût raisonnable, il auroit fallu chercher les
plantes et vérifier; voilà ce que ma paresse ne me per-
mit point de faire, vu le désordre de mes paperasses ,
et le temps qu'il auroit fallu mettre à cette recherche.
Depuis la réception , monsieur , de votre lettre , j'ai mis
plus de huit jours à feuilleter tous mes livres et papiers
l'un après l'autre , sans pouvoir retrouver ma plante
de Pila , que j'ai peut-être jetée avec tout ce qui est
arrivé pourri. J'en ai retrouvé quelques unes des au-
tres; mais j'ai eu la mortification d'y trouver la ner-
vure bien marquée, qui m'a désabusé, du moins sur
celles-là. Cependant ma mémoire, qui me trompe si
souvent , me retrace si bien celle de Pila , que j'ai peine
encore à en démordre , et je ne désespère pas qu'elle ne
se retrouve dans mes papiers ou dans mes livres. Quoi
qu'il en soit , figurez-vous dans l'échantillon ci-joint
les feuilles un peu plus larges et sans nervure; voilà
ma plante de Pila.
SUR LA BOTANIQUE. 4^7
Quelqu'un de ma connoissance a souhaité d^acqué-
rir mes livres de botanique en entier, et me demande
même la préférence; ainsi je ne me prévaudrois point
9iir cet article de vos obligeantes offres. Quant au four-
rage épars dans des chiffons, puisque vous ne dédai-
gnez pas de le parcourir , je le ferai remettre à M. Pas-
que t; mais il fout auparavant que je feuillette et vide
mes livres dans lesquels j'ai la mauvaise habitude de
fourrer, en arrivant, les plantés que j'apporte, par-
ceque cela est plus tôt fait. J^ai trouvé le secret de
gâter, de cette façon, presque tous mes livres, et de
perdre presque toutes mes plantes, parcequ elles tom-
bent et àe brisent sans que j'y fasse attention, tandis
que je feuillette et parcours le livre, uniquement oc-
cupé de ce que j'y cherche.
Je vous prie , monsieur, de faire agréer mes remer-
ciementsetsalutationsàmonsieurvotrefrêre.Persuadé
de ses bontés et des vôtres, je me prévaudrai volon-
tiers de vos offres dans l'occasion. Je finis, sans façon,
en vous saluant, monsieur, de tout mon cœur.
LETTRE IV.
MoDquin, le 17-^0,
Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Voici, monsieur, mes misérables herbailles, où j'ai
bien peur que vous ne trouviez rien qui mérite d'être
ramassé , si ce n'est des plantes que vous m'avez don**
4l8 LETTRES
nées vous-même , dont j'avois quelques unes à double ,
et dont, après en avoir mis plusieurs dans mon her-
bôer , je n'ai pas eu le temps de tirer le même parti des
autres. Tout Fùsage que je vous conseille d'en fair^
est de. mettre le tout au feu. Cependant, si vous avez
la patience de feuilleter ce fatras, vous y trouverez , je
crois , quelques plantes qu un officier obligeant a eu la
bonté de m'apporter de Corse, et que je ne connois
pas.
Voici aussi quelques graines du seseli Hallerù II y
en a peu, et je ne Fai recueilli qu'avec beaucoup de
peine ,. parcequ'il grène fort tard et mûrit difficilement
en ce pays : mais il y devient, en revanche, une très
belle plante, tant par son b^u port que par la teinte
de pourpre que les premières, atteintes du froid dour
nent à ses ombelles et à ses tiges. Je hasarde aussi d'y
joindre quelques graines de gombaut , quoique vousne
m'en ayez rien dit, et que peut-être vous l'ayez ou ne
vous en souciiez pas , et quelques graines de VRepta-
phillon^ qu'on ne s'avise guère de ramasser, et qui
peut-être ne lève pas dans les jardins, car je ne me
souviens pas d'y en avoir jamais vu.
Pardon , monsieur , de la hâte extrême avec laquelle
je vous écris ces deux mots, et qui m'a fait presque
oublier de vous remercier de Yasperula taurina^ qui
m'a fait bien grand plaisir. Si nos chemins étoient pra-
ticables pour les voitures , je serois déjà près de vous.
Je vous porterai le catalogue de mes livres , nous y
marqperons œux qui peuvent vous convenir; et si
l'acquéreur veut s'en^éfaire, j'aurai soin de vous les»
proqurer. Je ne demande pas mie^x , monsieur , je
SUR LA BOTANIQUE. 4*9
VOUS assure i que de cultiver vos bontés; et si jamais
j'ai le bonheur d'être un peu mieux connu de vous que
de monsieur**, qui dit«i bien me connoître , j'espère
que vous ne m'en trouverez pas indigne. Je vous salue
de tout mon cœur.
Avez- vous le dianthus superbus? Je vous l'envoie à
tout hasard. C'est réellement un bien bel œillet, et
d'une odeur bien suave^ quoique foible. J'ai pu re-
cueillir de la. graine bien aisément , car il croît en abon-
dance dans un pré qui est sous mes fenêtres. Il ne de-
vroit être permis qu'aux chevaux du soleil de se nour-
rir d'un pareil foin.
LETTRE V.
A Paris, le 17^70.
Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
J« voulois, monsieur, vous rendre compte de mon
voyage en arrivant à Paris ; mais il m'a feUu quelques
jours pour m'arrànger et me remettre au courant avec
mes anciennes connoissances. Fatigué d'un voyage
àe deux jours, j'en séjournai trois ou quatre à Dijon,
d'où, par la même raison, j'allai faire un pareil séjour
à Auxerre, après avoir eu le plaisir de voir en passant
M. deBuffon, qui me fit l'accueil le plus obligeant. Je
vis aussi à Montbard M. Daubenton le subdélégué , le-
quel , après une heure ou deux de promenade ensem-
ble dans le jardin , me dit que j'avois déjà des com-
^420 LETTRES
meucements, et qu'en continuant de travailler je
pourrois devenir un peu botaniste. Mais , le len-
demain Tétant allé voir avant mon départ^ je parcou-
rus avec lui sa pépinière, malgré la pluie qui nous in-
commodoit fort; et n'y connoissant presque rien, je
démentis si bien la bonne opinion qu'il avoit eue de
moi la veille, qu'il rétracta son éloge et ne me dit plus
rien du tout. Malgré ce mauvais succès, je nai
pas laissé d'herboriser un peu durant ma route, et
de me trouver en pays de connoissance dans la
campagne et dans les bois. Dans presque toute la
Bourgogne j'ai vu la terre couverte, à droite et à gau-.
che, de cette même grande gentiane jaune que je n'a-
vois pu trouver à Pila. Les champs, entre Montbard
et Chably , sont pleins de bulbocastanum , mais la bulbe
en est beaucoup plus acre qu'en Angleterre, et pres-
que immangeable; Yœnantefistulosa et la coquelourde
(pulsatilla ) y sont aussi en quantité : mai§ n'ayant tra-
versé la forêt de Fontainebleau que très à la hâte, je
n'y ai rien vu du tout de remarquable que le gefanium
grandiflorum , que'je trouvai sous mes pieds par hasard
une seule fois.
J'allai hier voir M. Daubenton au Jardin du Roi ;
j'y rencontrai en me promenant, M. Richard, jardi-
nier de Trianon , avec lequel je m'empressai , comme
vous jugez bien, de faire connoissance. Il me promit
de me faire voir son jardin , qui est beaucoup plus ri-
che que celui du roi à Paris : ainsi me voilà à portée de
faire, dans l'un et dans l'autre, quelque connois-
sance Hvec les plantes exotiques , sur lesquelles ,
comme vous avez pu voir, je suis parfaitement igno-
I
I
SUR LA BOTANIQUE. 4^1
rant. Je prendrai , pour voir Trianon plus à mon aise ,
quelque moment où la cour ne sera pas à Versailles ,
et je tâcherai de me fournir à double de tout ce qu'on
me permettra de prendre, afin de pouvoir vous en-
voyer ce que vous pourriez ne pas avoir. J'ai aussi vu le
jardin de M. Cochin , qui m'a paru fort beau ; mais , en
l'absence du maître , je n'ai osé toucher à rien. Je suis ,
depuis mon arrivée , tellement accablé de visites et de
dîners, que, si ceci dure, il est impossible que j'y
tienne, et malheureusement je manque de force pour
me défendre. Cependant, si je ne prends bien vite un
autre train de vie, mon estomac et ma botanique sont en
grand péril. Tout ceci n'est pas le moyen de reprendre
la copie de musique d'une façon bien lucrative; et j'ai
peur qu'à force de dîner en ville je ne finisse par mou-
rir de faim chez moi. Mon ame navrée avoit besoin de
quelque dissipation, je le sens; mais je crains de n'en
pouvoir ici régler la mesure , et j'aimeroîs encore mieux
étJ:e tout en moi que tout hors de moi. Je n'ai point
trouvé, monsieur, de société mieux tempérée et qui
me convînt mieux que la vôtre; point d'accueil plus
selon mon cœur que celui que, sous vos auspices, j'ai
reçu de l'adorable Mélanie. S'il m'étoit donné de me
choisir une vie égale et douce , je voudrois , tous les
jours de la mienne, passer la matinée au travail , soit
à ma copie, soit sur mon herbier; dîner avec vous et
Mélanie ; nourrir ensuite , une heure ou deux , mon
oreille et mon cœur , des sons de sa voix et de ceux de
sa harpe; puis me promener tête à tète avec vous le
reste de la journée, en herborisant et philosophant
selon notre fantaisie. Lyon m'a laissé des regrets qui
422 LETTRES
m'en rapprocheront quelque jour peut-être : si cela
m'arrive, vous ne serez pas oublié, monsieur, dans
mes projets : puissiez- vous concourir àleur exécution !
J,e suis fâché de ne savoir pas ici l'adresse de monsieur
votre frère, s'il y est encore : je n aurois pas tardé ^
long-te^ips à l'aller voir, me rappeler à son souvenir,
et le prier de vouloir bien me rappeler quelquefois au
vôtre et à celui de M**.
Si mon papier ne finissoit pas , si la poste n'alloit
pas partir , je ne saurois pas finir moi-même. Moi^
bavardage n'est pas mieux ordonné sur le papier que
dans la conversation. Veuillez supporter l'un comme
vous avez supporté l'autre. Vale^ et me ama.
LETTRE VI.
A Paris, le ij^^yà.
Pauvres aveugles que nous sQHunes ! etc.
Je ne voulois, monsieur ,*^'accuser de mes torts
qu'après les avoir réparés; mais le mauvais temps
qu'il fait et la saison qui se gâte me punissent d'avoir
aégligé le Jardin duRoi tandis qu'il faisoit beau , et me
mettent hors d'état de vous rendre compte, (piantà
présent, du plantago unijhra, et des autres plantes
curieuses dont j'aurois pu vous parler si j'avois su
mieux profiter des bontés de M. de Jussieu. Je ne dés-
espère pas pourtant de profiter encore de quelque
beau jour d'automne pour faire ce pèlerinage , et sdjer
SUR LA BOTANIQUE. 4^3
recevoir, pour cette année, les adietix de la syngéné-
sie : mais, en attendant ce moment, permettez , mon-
sieur, que je prenne celui-â pour vous remercier,
quoique tard , de là continuation de vos bontés et de
vos lettres , qui me feront toujours le plus vrai plaisir ,
quoique je sois peu exact à y répondre. J'ai encore à
m accuser de beaucoup d'autres omissions pour les-
quelles je n'ai pas moins besoin de pardon. Je voulois
aller remercier monsieur votre frère de Thonneur de
son souvenir, et lui rendre sa visite; j'ai tardé d'abord,
et puis j'ai oublié son adresse. Je le revis une fois à la
comédie italienne ; mais nous étions dans des logés
éloignées , je ne pus l'aborder , et maintenant j'ignore
même s'il est encore à Paris. Autre tort inexcusable ;
je me suis rappelé de ne vous avoir point remercié de
ia connoissance de M. Robinet , et de l'accueil obli-
geant que vous m'avez attiré de lui. Si vous comptez
avec votre serviteur, il restera trop insolvable; mais
puisque nous sommes en usage , moi de faillir , vous
de pardonner , couvrez encore cette fois mes fautes de
votre indulgence, et je tâcherai d'en avoir moins be-
soin dans la suite , pourvu toute^s que vous n'exigiez
pas de l'exactitude dans mes réponses , car ce devoir
est absolument au-dessqs de mes forces , surtout dans
ma position actuelle. Adieu , monsieur; souvenez-vous
quelquefois , je vous supplie , d'un homme qui vous est
bien sincèrement attaché , et qui ne se rappelle jamais
sans plaisir et sans regret les promenades charmantes
qu'il a eu le bonheur de faire avec vous.
On a représenté Pygmalion à Montigny ; je n'y étois
pas, ainsi je n'en puis parler. Jamais ie souvenir de
424 LETTRES
ma première Galatbée ne me laissera le désir d'en voir
une autre.
LETTRE VIL
A Paris , le 1 77770.
Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
Je ne sais presque plus, monsieur, comment oser
vous écrire , après avoir tardé si long-temps à vous
remercier du trésor de plantes sèches que vous avez
eu la bonté de m'envoyer en dernier lieu. N'ayant pas
encore eu le temps de les placer, je ne les ai pas ex-
trêmement examinées ; mais je vois à vue de pays
qu^elles sont belles et bonnes; je ne doute pas qu'elles
ne soient bien dénommées, et que toutes les observa-
tions que vous me demandez ne se réduisent à des
approbations. Cet envoi me remettra, je Tespère, un
peu dans le train de la botanique, que d autres soins
m'ont fait extrêmement négliger depuis mon arrivée
ici ; et le désir de vous témoigner ma bien impuissante ,
mais bien sincère reconnoissance , me fournira peut-
être avec le temps quelque chose à vous envoyer.
Quant à présent je me présente tout-à-fait à vide,
n'ayant des semences dont vous m'envoyez la note
que le seul doronicitm pardulianches que je crois vo«s
avoir déjà donné , et dont je vous envoie mon miséra-
ble reste. Si j'eusse été prévenu quand j'allai à Pila
l'année dernière , j'aurois pu vous apporter aisément
SUR LA BOTANIQUE. 4^5
un litron des semences du prenanthespurpurea, et il y en
a quelques autres comme le tamus, et la gentiane per-
foliée que vous devez trouver aisément autour de vous .
Je n'ai pas oublié le plantago monanthos , mais on n'a
pu me le donner au Jardin du Roi , où il n'y en avoit
qu'un seul pied sans fleur et sans fruit; j'en ai depuis
recouvré un petit vilain échantillon que je vous en-
verrai avec autre chose , si je ne trouve pas mieux ;
mais comme il croît en abondance autour de l'étang
de Montmorency, j'y compte aller herboriser le prin-
temps prochain, et vous envoyer, s'il se peut, plantes
et graines. Depuis que je suis à Paris, je n'ai été en-
core que trois ou quatre fois au Jardin du Roi ; et quoi-
qu'on m'y accueille avec la plus grande honnêteté et
qu'on m^y donne volontiers des échantillons de plan-
tes, je vous avoue que je n'ai pu n^'enhardir encore à
demander des graines. Si j'en viens là, c'est pour vous
servir que j'en aurai le courage, mais cela ne peut
venir tout d'un coup. J'ai parlé à M. de Jussieu du
papyrus que vous avez rapporté de Naples; il doute
que ce soit le vrai papier nilotica. Si vous pouviez lui
en envoyer , spit plante , soit graines , soit par moi ,
soit par d'autres , j'ai vu que cela lui feroit grand plai-
sir, et ce seroit peut-être un excellent moyen d'obte-
nir de lui beaucoup de choses qu'alors nous aurions
bonne grâce à demander , quoique je sache bien par
expérience qu'il est charmé d'obliger gratuitement ;
mais j'ai besoin de quelque chose pour m'enhardir,
quand il faut demander.
Je remets avec cette lettre à MM. Boy-de-La-Tour
qui s'en retournent, une boîte contenant une araignée
426 LETTRES
de mer, qc^ vient de bien loin , ^car on kne Ta envoyée
du golfe du Mexique. Comme cependant ce n'est pas
une pièce bien rare et qu'elle a été fort endommagée
dans le trajet , j'hésitois à vous lenvoyer ; mais on me
dit qu elle peut se raccommoder et trouver place en-
core dans un cabinet : cela supposé , je vous prie de
lui en donner une dans le vôtre, en consid^ation
d'un homme qui vous sera toute sa vie. bien sincère-
ment attaché. J'ai mis dans la même boîte les deux
ou trois semences de doronic et autres que j 'a vois
sous la main. Je compte l'été prochain me remettre
au courant de la botanique pour tâcher de mettre un
peu du mien dans une correspondance qui m'est pré-
cieuse, et dont j'ai eu jusqu'ici seul tfwt le profit. Je
crains d'avoir poussé l'étourderie au point de ne vous
avoir pas remercié de la complaisance de M. Robinet,
et des honnêtetés dont il m'a comblé. J'ai aussi laissé
repartir d'ici M. de Fleurieu sans aller lui rendre mes
devoirs , comme je le devois et voulois faire. Ma vo-
lonté , monsieur, n'aura jamais de tort auprès de vous
ni des vôtres ; mais ma négligence m'en donne sou-
vent de bien inexcusables , que je vous prie toutefois
d'excuser dans votre miséricorde. Ma femme a été très
sensible à l'honneur de votre souvenir, et nous vous
prions l'un et l'autre d'agpréer nos très humbles salu-
tations.
SUR LA BOTANIQUE. 427
LETTRE VIII.
A Paris, le 17—72.
Pauvres aveugles que nous sommes ! etc.
J ai reçu , monsieur , avec grand plaisir , de vos nou-
velles , des témoignages de votre souvenir , et des
détails de vos intéressantes occupations. Mais vous
me parlez d'un envoi de plantes par M. l'abbé Rosier,
que je n'ai point reçu. Je me souviens bien d'en avoir
reçu un de votre pSart, et de vous en avoir remercié,
quoique un peu tard, avant votre voyage de Paris;
mais depuis votre retour à Lyon, votre lettre a été
pour moi votre premier signe de vie, et j'en ai été
d'autant plus charmé, que j'avois presque cessé de
m'y attendre.
£n apprenant les changements survenus à Lyon ^
j'avois si Wen préjugé que vous vous regarderiez
comme affranchi d'un dur esclavage , et que , dégagé
de devoirs, respectables assurénient, mais qu'un
homme de goûtmettra difficilement au nombre de ses
plaisirs, vous en goûteriez un très vif à vous livrer
tout entier à l'étude de la nature, que j'avois résolu
de vous en féliciter. Je suis fort aise de pouvoir du
moins exécuter après coup, et sur votre propre té-
moignage , une résolution que ma paresse ne m'a pas
permis d'exécuter d'avance, quoique très sûr que
cette félicitation ne viendroit pas mal à propos.
V
4^8 LETTRES
Les détails de vos herborisations et de vos décou-
vertes m'ont fait battre le cœur d'aise. Il me sembloit
que j'étois à votre suite, et que je partageois vos plai-
sirs; ces plaisirs si purs, si doux, que si peu d'hom-
mes savent goûter , et dont, parmi ce peu-là , moins
encore sont dignes , puisque je vois , avec autant de
surprise que de chagrin , que la botanique elle-même
n est pas exempte de ces jalousies , de ces haines cou-
vertes et cruelles qui empoisonnent et déshonorent
tous les autres genres d'études. Ne me soupçonnez
point , monsieur , d'avoir abandonné ce goût délicieux ;
il jette un charme toujours nouveau sur ma vie soli-
taire. Je m'y livre pour moi seul , sans succès , sans
progrès , presque sans communication , mms chaque
jour plus convaincu que les loisirs livrés à la contem-
plation de la nature sont les moments delà vie où l'on
jouit le plus délicieusement de soi. J'avoue pourtant
que , depuis votre départ , j'ai joint un petit objet d'a-
mour-propre à celui d'amuser innocemment et agréa-
blement mon oisiveté. Quelques fruits étrangers,
quelques graines qui me sont par hasard tombées en-
tre les mains, m'ont inspiré la fantaisie de commen-
cer une très petite collection en ce genre. Je dis com-
mencer , car je serois bien fâché de tenter de l'achever ,
quand la chose ^e seroit possible, n'ignorant pas
que , tandis qu'on est pauvre , on ne sent que le plai-
sir d'acquérir; et que, quand on est riche, au con-
traire , on ne sent que la privation de ce qui nous
manque, et l'inquiétude inséparable du désir de com-
pléter ce qu'on a. Véus dçvez depuis long-temps en
être à cette inquiétude , vous , monsieur , dont la riche
SUR LA BOTANIQUE. 4^9
collection rassemble en petit presque toutes les pro-
ductions de la nature , et prouve , par son bel assorti-
ment, combien M. l'abbé Rosier a eu raison de dire
qu'elle est l'ouvrage du choix et non du hasard. Pour
moi , qui ne vais que tâtonnant dans un petit coin de
cet immense labyrinthe, je rassemble fortuitement et
précieusement tout ce qui me tombe sous la main , et
non seulement j'accepte avec ardeur et reconnois-
sance Icts plantes que vous voulez bien m'offrir ; mais ,
si vous vous trouviez avec cela quelques fruits ou
graines surnuméraires et de rebut dont vous voulus-
siez bien m'enrichir , j'en ferois la gloire àe ma petite
collection naissante. Je suis confus de ne pouvoir,
dans^na misère, rien vous offrir en échange, au moins
pour le moment. Car , quoique j'eusse rassemblé quel-
ques plantes depuis mon arrivée à Paris , ma négli-
gence et l'humidité de la chambre que j'ai d'abord ha-
bitée ont tout laissé pourrir. Peut-être serai-je plus
heureux cette année , ayant résolu d'employer plus de
soin dans la dessiccation de mes plantes, et surtout de
les coller à mesure qu'elles sont sèches ; moyen qui m'a
paru le meilleur pour les conserver. J'aurois mauvaise
grâce, ayant fait une recherche vaine, de vous faire
valoir une herborisation que j'ai faite à Montmorency
l'été dernier avec laCaterve du Jardin du Roi; mais il
est certain qu'elle ne fut entreprise de ma part que pour
trouver le plantago monanfAos , que j'eus le chagrin d'y
chercher inutilement. M. de Jussieu le jeune, qui
vous a vu sans doute à Lyon , aura pu vous dire avec
quelle ardeur je priai tous ces messieurs , sitôt que
nous approchâmes de la queue de l'étang, de m'aider
43o LETTRES
à la recherche de cette plante; ce qu'ils firent, et en-
tre autres M. Thouin , avec une complaisance et un
soin qui méritoient un meilleur succès.
Nous ne trouvâmes rien; et après deux heures
dune recherche inutile, au fort de la chaleur, et le
jour le plus chaud de Tannée , nous fûmes respirer et
fidre la halte sous des arbres qui n'étoient pas loin ,
concluant unanimement que le plantago uniflora , in-
diqué par Tournefort et M. de Jussieu aux epivirons
de Tétang de Montmorency, en avoit absolument dis-
patni. L'herborisation au surplus fut assez riche en
plantes communes; mais tout ce qui vaut la peine
d'être mentionné se réduit à Yosmonde royale^ le (^-
thrum hyssopifoUa, le lysimachia tenella, le ffepUs
portula, le drosera rotundifolia „ le cyperus fuscuSy le
schœnus nigrtcans^ et Vhydrocotyle^ naissantes avec
quelques feuilles petites et rares , sans aucune fleur.
Le papier me manque pour prolonger ma lettre. Je
ne vous parle point de moi, parceque jen'ai plus rien
de nouveau à vous en dire , et que je ne prends plus
aucun intérêt à ce qne disent, publient, impriment,
inventent, assurent, et prouvent, à ce qu'ils préten-
dent , mes contemporains , de l'être imaginaire et fan-
tastique auquel il leur a plu de donner mon nom. Je
finis donc mon bavardage avec ma feuille , vous priant
d'excuser le désordre et le gi^iffonnage d'un honomie
qui a perdu toute habitude d'écrire , et qui ne la reprend
presque que pour vous. Je vous salue , monsieur, de
tout mon cœur , et vous prie de ne pas m'ouUier au-
près de monsieur et madame de Fleurieu.
SUR LA BOTAf^lQUE. 4^'
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LETTRE IX.
A Paris, le 17773.
. Paavres aveugles que nous sommes î etc.
Votre seconde lettre , monsieur , m'a fait sentir bien
vivement le tort d'avoir tardé si long-temps à répon-
dre à la précédente, et à vous remercier des plantes
qui Taceompagnoient. Ce nest pas que je n'aie été
tien sensible à votre souvenir et à votre envoi; mais
la nécessité d'une vie trop sédentaire et l'infaabitude
d'écrire des lettres en augmentent journellement la
dilSculté 9 et je sens qu'il faudra renoncer bientôt à
tout commerce épistolaire, même avec les personnes
qui', comme vous, monsieur, me l'ont toujours rendu
instructif et agréable.
Mon occupation principale et la diminution de mes
forces ont ralenti mon goût pour la botanique, au
point de craindre de le perdre tout-à^ftdt. Vos lettres
et vos envois sont bien propres à le ranimer. Le retour
de lal)eUe saison y contribuera peut-être : mais je doute
qu'en' aucun temps ma paresse s'accommode long-
t6mps de la fantaisie des collections. Celle de graines
qu'a faite M. Thouin avoit excité mon émulation, et
j,'avoi$ tenté de rassembler en petitautant de diverses
semences et de fruits, soit indigènes, soit Gotiques ,
(|u'il en pourroit tomber sous ma main : j'ai fait bien
des courses dans cette intention. J'en suis revenu avec
432 LETTRES
des moissons assez raisonnables; et beaucoup de per-
sonnes obligeantes ayant contribué à les augmenter ,
je me suis bientôt senti, dans ma pauvreté, l'em-
barras des richesses ; car, quoique je n'aie pas en tout
un millier d'espèces , l'efFroi m'a pris en tentant de
ranger tout cela; et la place d'ailleurs me manquant
pour y mettre une espèce d'ordre, j'ai presque re-
noncé à cette entreprise ; et j'ai des paquets de graines
qui m'ont été envoyés d'Angleterre et d'ailleurs , de-
puis assez long-temps , sans que j'aie encore été tenté
de les ouvrir. Ainsi, à nM)iils que cette Ssmtaisie ne
se ranime, elle est, quant à présent, à peu près
éteinte.
Ce qui pourra contribuer avec le goût de la prome-
nade qui ne me quittera jamais , à me conserver celui
d'un peu d'herborisation , c'est l'entreprise des petits
herbiers en miniature que je me suis chargé de faire
pour quelques personnes, et qui, quoique unique-
ment composés de plantes des environs de Paris , me
tiendront toujours un peu en haleine pour les ramas-
ser et les dessécher.
Quoi qu'il arrive de ce goût attiédi , il me laissera
toujours des souvenirs agréables des promenadies
champêtres dans lesquelles j'ai eu l'honneur de vous
suivre, et dont la botanique a été le sujet; et, s'il me
reste de tout cela quelque part dans votre bienveil-
lance , je ne croirai pas avoir ctdtivé sans fruit la bota-
nique, même quand elle aura perdu pour moi ses at-
traits. Qiftnt à l'admiration dont vous me parlez,
méritée ou non , je ne vous en remercie pas , parceque
c'est un sentiment qui n'a jamais flatté mon cœur. J'ai
SUR LA BOTANIQUE. 433
promis à M. de Ghâteaubourg que je vous i^nercie^
rois de m'avoir procuré le plaisir d'apprendre par lui
% Vos nouvelles 9 et je m^acquitte avec plaisir de ma
promesse. Ma femme est très sensible à Thonneur de
votre souvenir y et nous vous prions , monsieur, Tun
et l'autre , d'agréer nos remerciements et nos saluta^
tions.
jrii
28
b«/^^.>/««%.««i«'«/%^V%/«/^^«*^b^%/«/% %/%^%^^^i^>\/^^%,^/%fK
LETTRE
A M. L'ABBÉ DE PRAMONT
N. B. — L*abbé de Pramont avoit confié à Rousseau uoe col-
lection de planches gravées représentant des plantes , et accom-
pagnées d'un texte explicatif pour chaque plante. Rousseau les a
rangées suivant la méthode de Linnée , et a joint au texte des
notes.en assez grand nombre. Ce recueil en deux- volumes grand
in-folio contenant 898 planches, et ayant pour titre la Botanique
mise h la portée de tout le monde y par les sieur ^t dame RegnauU,
Paris ^ 1774*9 ^^^ actuellement déposé à la bibliothèque de la
.Chambre des Députés. En tête est, avec Foriginal de la lettre
qu*on va lire, une Table raisonnée et méthodique faite par
Rousseau avec beaucoup de soin.
A Paris, le i3 avril 1778.
Vos planches gravées , monsieur , sont revues et
arrangées comme vous Favez désiré. Vous êtes prié
de vouloir bien les faire retirer. Elles pourroient se gâ-
ter dans ma chambre, et n'y feroient plus qu un em-
barras, parceque la peine que j ai eue à les arranger
me fait craindre d'y toucher derechef. Je dois vous
prévenir, monsieur, qu'il y a quelques feuilles du dis-
cours extrêmement barbouillées et presque inlisibles;
difficiles même à relier sans rogner de l'écriture que
* Il forme maintenant trois volumes ; mais à Tépoque où Rous-
seau l'eut entre les mains, on n*avoit encore publié que les deux
premiers.
LÏ^TTRKS SUB LA BOTANIQUE. 43^
j ai quelcpiefok proliftigée étocipdiawnt sur fai Kiafrgi<.
Quoique j'aie assez raf««ietit siiecotùhê à la tentattioti
de faire des remarques, Tamour de la botanique et le
désir de vottè Complaire' m.oiït quelquefois emporté.
Je ne puis écrire lisiblement que quand je copie, et
jWoue que jô n'ai pas eu lé courage de doubler mon
travail en faisant des brouillons. Si ce griffonnage
vous dégo'ûtoït de vôtre exemplaire après i avoir par-
couru, je vous offre, monsieur, le remboursement,
avec l'assurance qu'il ne restera pas à ma charge.
Agréez, monsieur, mes très humbles salutations.
La Table méthodique dont il vient d^etre parlé, est précédée
d un court m^élinûnaire et terminée par cette.pbservatio;9^A
€ La ^léibo^de Lmaaeu» n'est pM , ^ ta itèmê, pcu^*
« iaitement natvrolkr.^ il est impos^iUè db H^ÉAii^ë ^h
<c un ordre méthodique et en même temps vrai et exact
« les productions de la nature , qui sont si variées et
« qui ne se rapprochent que par des gradations insen-
« sibles. Mais un système de botanique n'est point une
« histoire naturelle : c'est une table , une méthode qui ,
'« à l'aide de quelques caractères remarquables et à
« peu près constants , apprend à rassembler les végé-
« taux connus et à y ramener les nouveaux individus
«qu'on découvre. Ce moyen est nécessaire pour en
« faciliter l'étude et fixer la mémoire. Ainsi aucun sys-
(i tème botanique n'est véritablement naturel. Lemeil-
« leur est celui qui se trouve fondé sur les caractères
« les plus fixes et les plus aisés à connoître. »
Quant aux notes qu on trouve presque sur chaque feuille du
Recueil en question , elles prouvent une profonde connoissance
28.'
436 LETTRES SUR LA ROTANIQUE.
de la matière, et sont quelquefois rédigées d'une manière pi-
quante. En voici deux prises au hasard.
Sur la grande capucine^ n^ 1 28.
« Madame de Linnée a remarqué que des âeurs
« rayonnent et jettent une sorte de lueur avant ]e cré-
« puscule. Ce que je vois de plus sûr dans cette obser-
« vation, c est que les dames dans ce pays-là se lèvent
«plus matin que dans celui-ci. »
Sur la mélisse ou citronelley n*' 21 4*
« Chaque auteur la gratifie d^une vertu. C'est comme
« les fées marraines , dont chacune douoit la filleule
« de quelque beauté ou qualité particulière. »
FRAGMENTS
POUR
*
UN DICTIONNAIRE
" DES TERMES
D'USAGE EN BOTANIQUE,
I
AVEC DES ARTICLES SUPPLËMENTAIfiES.
(Voyez la note au verso de celle pa^e.)
«
N. B. — On « senti qu'il faudroit ajouter peu de chose à ces
Fragments pour en f^rnubr y sinoii tin iiatiotma^^ au moins un Vo-
cabulaire encore fort abrégé sans doute, mais a^sez. complet dans
son ensemble pour suffire aux personnes qui ne font de Fétude de
la botanique qu'un objet de distraction et d'amusement. Dans cette
vue, on a, dans une petite collection publiée en 1802 sous le titre
de Botankfi^ de J. J, lUms^m^ lj#ut| par flrii^ de supplément okx
Fragments une suite de petits articles pour lesquels on a annoncé
s'être servi en grande par^ 4u Pi<:4oifilvre de BuUiard, revu «C
augmenté par Richard.
Nous avons pensé que tous ces articles insérés dans leur or^re
et incorporés àlix î^égmAnts cmL-mémes rm^htlieiit ceux-ci d'un
usage plus général, et conviendroient à la plus grande partie des
lecteur$w Çpis^rtielet, impeîmés en petit teste^ se disdngueiont faci^
lement de ceux de Rousseau.
m/\/\,'%/\f\,/%/^%/%/%/\^^/%^/\/%/%^\^^d%^f^%/^/%/\^%0»/%f%/%f\f%/\jm^^/*^%^^/%/\^/**%/%^^^/*f^^/\/^^/%/^
INTRODUCTION.
Le premier malheur de la botanique est d'avoir été re*
.gardée dès sa naissance comme une partie de la médecine.
Cela ^t qu'on ne s'attacha qu'à trouver ou supposer des
verfus aux plantes, et qu'on négligea la connoissance des
plantes mêmes; car comment se livrer aux courses im-
menses et continuelles qu'exige cette recherche , et en même
temps aux travaux sédentaires du laboratoire , et aux trai-
tements des malades, par lesquels on parvient à Rassurer
de la nature des substances végétales , et de leurs effets
dans le corps humain? Cette fausse manière d'envisager
la botanique en a long-temps rétréci l'étude , au point de
la borner presque aux plantes usuelles, et de réduire la
chaîne végétale à un petit nombre de chaînons interrom-
pus; encore ces chaînons mêmes ont-ils été très mal étu-
diés, parcequ'on y regardoit seulement la matière, et non
pas l'organisation. Comment se seroit-on beaucoup occupé
de la structure organique d'une substance, ou plutôt d'une
niasse ramifiée, qu'on ne songeoit qu'à piler dans un mor-
tiéi*? On ne cherchoit des plantes que pour trouver des
remèdes; on ne cherchoit pas des plantes^ mais des sim-
ples. C'étoit fort bien fait, dira-t-on ; soit : mais il n'en a pas
moins résulté que. Si l'on cohnoissoit fort bien les remè-
des, on ne laissolt pas deconnoître fort mal les plantes;
et c'est tout ce que j'avance ici.
La botanique n'étoit rien; il n^y avoit point d'étude de
la botanique, et ceux qui se piquoient le plus de connoitre
les plantes n'avoient aucune idée, ni de leur structure, ni
de Féconomie végétale. Chacun connoissoit de vue cinq
ou six plantes de son canton , auxquelles il donnoit des
nonis au hasard, enrichis de vertus merveilleuses qu'il lui
44o INTRODUCTION.
plaisoit de leur supposer; et chacune de ces plantes chan-
gée en panac^ universelle suffisoit seule pour immorta-
liser tout le genre humain. Ces plantes, transformées en
baume et en emplâtres, disparoissoient promptement , et
faisoient bientôt place à d'autres, auxquelles de nouveau
venus, pour se distinguer, attribuoient les mêmes effets.
Tantôt c'étoit une plante nouvelle qu'on décoroit d'an-
ciennes vertus, et tantôt d'anciennes plantes proposées
sous de nouveaux noms suffisoient pour enrichir de nou-
veaux charlatans. Ces plantes avoient des noms vulgaires,
différents dans chaque canton ; et ceux qui les indiquoient
pour leurs drogues ne leur donnoient que des noms con-
nus tout au plus dans le lieu qu'ils habitoient; et, quand
leurs récipés couroient dans d'autres pays, on ne savpit
plus de quelle plante il y étoit parlé ; chacun en substituoit
une à sa fantaisie, sans autre soin que de lui donner le
même nosi. Voilà tout l'art que les Myrepsus, lesHilde-
gardes, lesSuardus, les Villanova, et les autres docteurs
de ces temps-là, mettoient à l'étude des plantes dont ils
ont parlé dans leurs livres; et il seroit difficile peut-être
au peuple d'en reconnoitre une seule sur leurs noms ou
sur leurs descriptions.
A la renaissance des lettres tout disparut pour faire place
aux anciens livres : il n'y eut plus rien de bon et de vrai
que ce qui étoit dans Aristote et dans Galien. Au lieu d'é-
tudier les plantes sur la terre, on ne les étudioit plus que
dans Pline et Dioscoride; et il n'y a rien si fréquent dans
les auteurs de ces temps'là que d'y voir nier l'existenee
d'une plante par l'unique raison que Dioscoride n'en a pas
parlé. Mais ces doctes plantes, il falloit pourtant les. trou-
ver en nature pour les employer selon les préceptes du
maître. Alors on s'évertua, l'on se mit à chercher, à obser-
ver, à conjecturer; et chacun ne manqua pas de faire tous
ses efforts pour trouver dans la plante qu'il avoit choisie
les caractères décrits dans son auteur; et, comme les tra-
INTRODUCTION. ^l
dueteurs, les commentateurs) lespraticieBs, s'accordoient
rarement sut* le choix , on donnoit Tingt noms à la même
plante, et à vingt plantes le même nom, chacun soute-
nant que la sienne ëtoit la véritable) et que toutes les au-
tres, n'étant pas celles dont Dioscoride a voit parlé, dé-
voient être proscrites de dessus la terre. De ce conflit ré-
sultèrent enfin des recherches, à la vérité plus attentives,
et quelques bonnes observations qui méritèrent d'être con-
servées, mais çn même temps un tel chaos de nomencla*
ture, que les médecins et les herboristes avoient absolu-
ment cessé de s'entendre entre eux. Il ne pouvoit plus y
avoir communication de lumières , il n'y avoit plus que
des disputes de mots et de noms, et même toutes les re-
oherches et descriptions utiles étoient perdues, faute de
pouvoir décider de quelle plante chaque auteur avoit parle.
Il commença pourtant à se former de vrais botanistes,
tels que Clusms, Cordus, Césalpin, Gesner, et à se faire
de bons livres, et instructifs, sur cette matière, dans les-
quels même ou trouve déjà quelques traces de méthode.
Et c'étoit certainement une perte que ces pièces devinssent
inutiles et inintelligibles par la seule discordance des noms.
Mais de cela même que les autetu^ commençoient à réunir
les espèces, et à séparer les genres, chacun %elon sa ma-
nière d'observer le port et la structure apparente, il résulta
de nouveaux inconvénients et une nouvelle obscurité, par^
ceque chaque auteur, réglant sa nomenclature sur sa mé-
thode, créoit de nouveaux genres, ou séparoit les anciens,
selon que le requéroit le caractère des siens : de sorte qu'es-
pèces et genres tout étoit tellement mêlé, qu'il n'y avoit
presque pas de plante qui n'eût autant de noms différents
qu'il y avoit d'auteurs qui l' avoient décrite; ce qui rendoit
l'étude de la concordance aussi longue et souvent plus dif-
ficile que celle des plantes mêmes.
Enfin parurent ces deux illustres frères qui ont plus fait
eux seuls pour le progrès de la botanique ^e tous les au-
44^ INTRODUCTION.
très ensemble qpi les ont précédés et même suivis, jusqu^à
Toumefort : hommes Vares, (iont le savoir immense, et
les solides travaux, consact*és à la botanique, les rendent
dignes de l'immortalité qu'ils leur ont acquise; car, tant
que cette science naturelle ne tombera pas dans l'oubli ,
les noms de Jean et de Gaspar Bauhin vivront avec eDe
dans la mémoire des hommes. *
Ces deux hommes entreprirent , chacun de son côté, une
histoire universelle des plantes; et, ce qui se rapporte plus
immédiatement à cet article, ils entreprirent l'un et l'au-
tre d'y joindre une synonymie, c'est*à-dire une liste exacte
des noms que chacune d'elles portoit dans tous les au-
teurs qui les avoient précédés. Ce travail devenoit abso-
lument nécessaire pour qu'on fût profiter des observa-
tions de chacun dWx; car, sans cela, il devenoit presque
impossible de suivre et démêler chaque plante à travers
tant de noms différents.
L'âtné a exécuté à peu près cette entreprise dans les
trois volumes in-folio qu'on a imprimés après sa mort ,
et il y a joint une critique si juste, qu'il s'est rarement
trompe daits ses synonymies.
Le plan de son frère étoit encore plus vaste, comme il
paroît par l^premier volume qu'iî en a donné, et qui
peut faire juger de l'immensité de tout l'ouvrage, s'il eût
eu le temps de Pexécuter; mais, au volume près dont je
viens de parler, nous n'avons que les titres du reste dans
sonPitiax; et ce Pinaxj fruit de quarante ans de travail, est
encore aujourd'hui le guide de tous ceux qui veulent tra-
vailler sur cette matière, et consulter les anciens auteurs.
Gomme la nomenclature des Bauhin: n'étoit formée qae
des titres de leurs chapitres, et que ces titres comprenoieiit
ordinairement plusieurs mots, de là vient l'habitude de
n'employer pour noms d« plantes que des phrases louc&es
assez longues, ce qui rendoit cette 'nomenclature non
se«É»inent traînante et embarrassante, mais pédantesque
INTRODUCTION. 44^
et ridi^ide. U y aiuroil à cela, j% Vavoiie, quelque avantage ,
si ces phrases avoient été mieux faites; mais, composées
iudifféffeniioent des noms des lieux d'où venoieiit ces
plantes, des noms des gens qui lee avoient envoyées, et
mâme des noms d'autres plantes avec lesquelles on leur
trouvoit quelque similitude, ces phrases étoient des sour-
ces de nouveaux embarras et de nouveaux doutes , puis-
que la cfmnoÂasance d'une seule plante exigeoit cdle de
pluaîaurs autres, at^quelles sa phrase renvoyok, et dont
les noms n'étoiept pas^plus déterminés que le sien.
Cependant les voyages 4e long cours enrichissoient in-
cessamment la botanique de nouveaux trésors; et tandfe
que les wciens noms accabloient déj^ la mémoire, il en
faUoH inventer de nouveaux sans cesse pour les plantes
nouvelles qu'on découvroit. Perdus dans ce labyrinthe
immense, les botanistes, forcés de chercher un fil pour
s'en tirer, s'attadbèrent enfin sérieusement à la méthode.
Harman, Bivin, Ray, proposèrent chacun la siennç; mais
rimm4>rtal "f ournefort l'emporta sur eux tous : il rangea le
premier, systématiquement, tout le r^fue végétal; et ré-
foTDMi^t en partie la nomenclature , la combina par ses
nouv^ux genres avéjc celle de Gaspar Baubin. Mais loin
de la débarrasser de ses longues phrases, ou il en ajouta
d0 nouvelle, ou il chargea les anciennes des additions
que sa méthode le forçoit d'y faire. Alors s'introduisit
l'usage barbare de lier les nouveaux noms aux anciens
par un qui quœ ^uod contradictoire , qui d'une même
plante faisoit deux genres tout différents*
D^ns leoni$ qui pilos^Ua folio mnm viUoso : Pûria gua
jaoobœa onenfyjUis limonii folio : TitanokeMiophyUm^ quod
litophyton marinum (ilbicans.
Ainsi la nomenclature se chargeoit^ les nom#des planâ-
tes devenoient non seulement des phrases, mais de» pé-
riodes. Je n'en citerai ^'un seul, de Pluàenet, qui prou-'
veraque|e n'exagère pas. «GramiEfn myhiûophoçum caro^
444 INTRODUCTION.
a linianum, seu gramen altissimumy panicula maxhna spe^
u dosa y e spicis mcgaribus compressiuscuUs utriru/ue pirmcUis
u blattam molendariam quodammodb referentibus, œmposiia,
ujbliis convoUUus mucronatis pungeniibiis. n Almag. 187.
Cen étoit fait de la botanique si ces pratiques eussent
été suivies. Devenue absolument insupportable, la no-
menclature ne pouvoit plus subsister dans cet état, et H
falloit de toute nécessité qu'il s^ fit une réforme , ou que
la plus riche, la plus aimable, la plus facile des trois par-
ties de rhistoire naturelle fût abandonnée.
Enfin M. Linnaeus, plein de son système sexuel, et
des vastes idées qu'il lui avoit suggérées , forma le projet
d'une refonte générale, dont tout le monde sentoit le be-
soin, mais dont nul n'osoit tenter l'entreprise. Il fit plus,
il l'exécuta; et, après avoir préparé , dans son Criticabo-
tanica^ les règles sur lesquelles ce travail devoit être con-
duit, il détermina, dans son Gênera plantarumy ces genres
des plantes, ensuite les espèces dans son Species; de sorte
que, gardant tous les anciens noms qui pouvoient s'ac-
corder avec ces nouvelles règles, et refondant tous les
autres, il établit enfin une nomenclature éclairée, fondée
«ur les vrais principes de l'art , qu'il avoit lui-même ex-
posés. Il conserva tous ceux des anciens genres qui étoient
vraiment naturels ; il corrigea , simplifia , réunit , ou di-
visa les autres , selon que le requéroient les vrais carac-
tères; et, dans la confection des noms, ilsuivoit, quel-
quefois même un peu trop sévèrement, ses propres règles.
A l'égard des espèces , il falloit bien , pour les déter-
miner, des descriptions et des différences; ainsi les phra-
ses restoient toujours indispensables , mais s'y bornant à
un petit nombre de mots techniques bien choisis et bien
adaptés, il s'attacha à faire de bonnes et brèves définitions
tirées des vrais caractères de la plante , bannissant rigou-
reusement tout ce qui lui étoit étranger. Il fallut pour
cela créer, pour ainsi dite, à la botanique une nouvelle
INTRODUCTION. 44^
langue qui épargnât ce long circuit de paroles qu'on voit
dans les anciennes descriptions. On sVst plaint que les
mots de cette langue n'ëtoient pas tous dans Gicéron. *
Cette plainte auroit un sens raisonnable, si Cicëron eût
fait un traité complet de botanique. Ces mots cependant
Aont tous grecs ou latins, expressifs, courts, sonores, et
Corment même des construction» élégantes par leur ex-
trême précision. CTest dans la pratique journalière de l'art
qu'on sent tout Favantage dç cette nouvelle langue, aussi
4:ommode et nécessaire aux botanistes qu'est celle de l'al-
gèbre aux géomètres.
Jusque-là M. Linnaeus avoit déterminé le plus grand
nombre des plantes connues , mais il ne les avoit pas
nommées , car ce n'est pas nommer une chose que de la
•définir : une phrase ne sera jamais un vrai mot * , et n'en
3auroit avoir l'usage. Il pourvut à te défaut par l'in-
vention des noms triviaux qu^il joignit à ceux des genres
pour distinguer les espèces. De cette manière le nom de
chaque plante n'est composé jamais que de deux mots; et
(pes cleuz mots seuls, choisis avec discernement .et appli-
qués avec justesse, font souvent mieux connoitre la plante
que ne faisoient les longues phrases de Micheli et de Plu-
kenet. Pour la connoitre mieux encore et plus régulière-
ment, on a la phrase qu'il faut savoir sans doute , mais
qu'on n'a plus besoin de répéter à tout propos lorsqu'il ne
faut que nommer l'objet.
Rien n'étoit plus maussade et plus ridicule, lorsqu'une
femme ou quelqu'un dé ces hommes qui leur ressemblent,
vous demandoit le nom d'une herbe ou d'une fleur dans
un jardin, que la nécessité de cracher en réponse une Ion*
gue enfilade de mots latins, qui ressembloient à des évo*
* Cette leçon est conforme à l'édition de Genève, 1782,' et à
Fédition de Paris en 38 vol. in-8'. Dans quelles autres , on lit :
Une phrase ne sera jamais un vrai nom.
446 INTRODUCTION.
cations magiques; mcoHTénieat soliisant poar rebatertïes
personnes frivdes d'une étude charmante offerte avec an
* appareil aussi pédantesque.
Quelque nécessaire, quelque avantageuse que fitit^ette
réforme) il ne falloit pas moins que le profond savoir de
M. Linnseus pour la faire avec saoeès, et que la céLéhtiné
de ce grand naturaliste pour la faire universelleMeM
adopter. Elle a d'abord éprouvé de la ré^stance^ eue en
éprouve encore; cela ne sauroit être autrement : ses ri*
vaux dans la même carrière regardent dette adoption
comme un aveu d'infériorité qu'ils n'ont garde de faire;
sa nomenclature parolt tenir tellement à sOn système
qu'on ne s'avise guère de l'en séparer; et ks botaniste» du
premier ordre, qui se croient obligés, par hanfear, de
n'adopter le système de personne, et d'avoir chacun le
sien, n'iront pas sacrifier leurs prétentions aux progrès
d'un art dont l'amour dans ceux cpii le professent est rare-
ment déshitëressé.
Les jalousies nationales s'opposent encore k Fadmission
d'un système éflrangerv On se croit obligé de soutenir les
illustres de son pays , tnrtout lorsqu'ils ont cessé de vivre;
car même l'amour-propre, qui faîsoit souffrir avec peme
leur supériorité dorant leur vie, s'honore de leur gloire
•près leur mort.
Malgré tout cela, la grande commodité de cette nou-
velle nomenclature, et «on utilité, que l'usage a lait con*-
noitre, l'ont fait adopter presc[ue universellement dans
te%te l'Europe, phia tôt ou plus tard à la vérité, mais en-
fin à peu près, partout, et même à Paris. M. de Jussieu
vient de l'établir au Jardin du Roi , préférant aiu Futîtrfë
publique à la gloire d'une nouvelle refonte, que sembloit
demander la méthode des familles naturelles, dont son
illustre oncle est l'auteur. Oe n^est pas que cette nomen-
clature lînnéenne n'ait encore ses défauts, et ne laisse de
grandes prises à la critique; mais, en attendant qu^on en
INTRODUCTION. 44?
trouve une plus parfaite^ à q^i riea ne manque, il vaut
cent fois mieux adopter celle-là que de nVn avoir aucune,
ou de retombar dans les phrases de Tournefort et de Gat^
par Bauhin. J^ai même peine à croire qu'une meilleure
nomenclature pût avoir désormais assez de succès pour
proscrire celle-ci, à laquelle les botanistes de l'Europe sont
déjà tout accoutumés;, et c'est par la double chaîne de
rhabitude et de la conunodité qu'ils y renonceroient avec
plus de peine encorç qu'ils n'en eurent à l'adopter. Il fau-
droit , ppur opérer ce changement, un auteur dont le cré-
dit effaçât celui de M« Linnaeus, et à l'autorité di^quel
l'Europe entière voulût se soumettre une ««inonde fois, ce
quime paroit difficile à espérer; car si son système, quel-
que excellent qi^'il puisse être, n'est adopté que par une
seule nation, il jettera la botanique dans un nouveau la-
byrinthe, et nuira plus qull ne servira.
Le travail même de M. Linnâeus, bien qu'immense,
reste encore imparfait, tant qu'il ne comprend pas. toutes
le^ plantes connues, et tant qu'il n'est pas adopté par^ téuê
les botanistes sans exception; car les livres de ceu^qui ue
^y soumettent pas exigent de la part des lecteurs le même
travail pour la concordance auquel ils étoient forcés pour
les livres qui ont précédé. On a obligation à M. Granti,
malgré sa passion contre M. Linnseus, d'avoir, en rejer*
tant son système, adojpté sa nomenclature. Mais M. Haller ,
dans son grand et excellent Traité des plantes alpines, re-
jette à Ja-fois l'un et l'autre , et M. Adanson fait encore
plus; il, prend une nomenclature toute nouvelle, et jie
fournit aucun renseignement pour y rapporter cdle de
M. Liunaeus. M. Haller cite toujours les genres et quelque-
fois les phrases des espèces de M. Linnaeus, mais M. Adan-
son n'en cite jamais ni genre ni phrase. M. Haller s'at-
tache à une synonymie exacte, par laquelle y quand il n'y
jpint pas la phrase de M. Linnseus, çn peut du moins la
trouver indirectement par le rappoit des synonymes.
44^ INTRODUCTION.
Mais M. Linnœus et ses livres sont tout-à-fait nuls pour
M. Adanson et pour- ses lecteurs; il ne laisse aucun ren-
seignement par lequel on s'y puisse reconnoitre : ainsi il
faut opter entre M. Linnaeus et M. Adanson, qui l'exclut
sans miséricorde, et jeter tous les livres de l'un ou de Tau-
tre au feu, ou bien il faut entreprendre un nouveau tra-
vail, qui ne sera ni court ni facile, pour faire accorder deux
nomenclatures qui n'offrent aucun point de réunion*
De plus, M. Linnœus n'a point donné une synonymie
complète* Il s'est contenté , pour les plantes anciennement
connues , de citer les Bauhin et Clusius , et une figure de cha-
que plante. Pour les plantes exotiques découvertes récem-
ment, il a cité un ou deux auteurs modernes, et les figures
de Rheedi, de Rumphius, et quelques autres, et s'en est
tenu là. Son entreprise n'exigeoit pas de lui une compi-
lation plus étendue, et c'étoit assez qu'il donnât un seul
renseignement sûr pour chaque plante dont il parloit.
Tel est l'état actuel des choses. Or, sur cet exposé, je
demande à tout lecteur sensé comment il est possible de
s'attacher à l'étude des plantes en rejetant celle de la no-
menclature. C'est comme si l'on vouloit se rendre savant
dans une langue sans vouloir en apprendre les mots. Il
est vrai que Jes noms sont arbitraires , que la connoissance
des plantes ne tient point nécessairement à celle de la no-
menclature, et qu'il est aisé de supposer qu'un homme in-
telligent pourroit être un excellent botaniste, quoiqu'il
ne connût pas une seule plante par son nom ; mais qu'un
homme, seul, sans livres et sans aucun secours, des lu-
mières communiquées, parvienne à devenir de lui-même
un très médiocre botaniste, c'est une assertion ridicule à
faire, et une entreprise impossible à exécuter. Il s'agit de
savoir si trois cents ans d'études et d'observations doivent
être perdus pour la botanique, si trois cents volumes de
figures et de descriptions doivent être jetés au feu, si les
connoissances acquises par tous les savants qui ont con-
t
INTRODUCTION. 449
sa^ré leur bou^rse, lear vie et leurs veilles , à des voyages
immenseç, coûteux, pénibles et périlleux, doivent être
inutiles à leurs successeurs, et si chacun, partant toujours
de zéro pour son premier point, pourra parvenir de lui-
même aux mêmes connoissances qu'une longue suite de
recherches et d'études a répandues dans la masse du genre
humain. Si cela n'est pas, et que la troisième et plus aima-
ble partie de l'histoire naturelle mérite l'attention des cu-
rieux, qu'on me dise comment on s'y prendra pour faire
usage des connoissances ci-^levant acquises, si Ton ne
commence par apprendre la langue des auteurs , et par
savoir à quels objets se rapportent les noms employés par
chacun d'eux. Admettre l'étude de la botanique, et rejeter
celle de la nomenclature , c'est donc tomber dans la plus,
absurde contradiction.
MI. 29
••^ «^ ^ %'%•%.«<% t
FRAGMENTS
POU»
UN DICTIONNAIRE
DES TERMES
lyUSAGE EN BOTANIQUE.
Abortif. Qui ne parvient point à sa perfection.
À3RUPTE. On doonç Tépithéte d'abru/^ wx feuilles-
pinnées , au sommet desquelles maBC|ue ta foliole im-
paire terminée qu'elles ont ordinairement.
Abreuvoirs, qu gouttières. Trous qui se forment
dans le bois pourri des diieots , et qui , retenant leau
des phites, pourrissent' enfin le reste du tronc.
AcAULis, sans tige.
AcoTTtÉDOKE, sanscotylédoM, La plante ne développe point dans
sa ^rmtnation k feuille primordiale nommée cotylédon.
AoAMtt, au kfto de CvyptogamU. 8aiia étanûne» m pistils.
AçnécÉE^. P©4icâUéîe»nais^^i^esj pluiîeurs ensemble d*Bn mèmft^
point de la tige.
Aigrette. Touffe de filiuoieats simples ou plumeux
qui copronof ut les ses^ettces dans piusieura genre»
de composées et d autres fleurs. L'aigrette est ou ses-
^le , c eslè-dire imsiédiatement attachée autour de
r©«ibryon qui la porte , ou pédiculée , c est-à-dire
portée par un pied af^pelé en li^n stipes , q^ti la tient
452 ' ANT
élevée au-dessus de Fembryon. L'aigrette sert d a-
bord de calice au fleuron, ensuite elle le pousse et le
chasse à mesure qu'il se fane, pour qu'il ne reste pas
sous la semence et ne Tempéche pas de mûrir; elle
garantit cette même semence nue de l'eau de la pluie
qui pourroit la pourrir; et lorsque la semence estmûre ,
elle lui sert d'aile pour être portée et disséminée au
loin par les vents.
Ailée. Une feuille composée de deux folioles op-
posées sur le même pétiole s'appelle feuille ailée.
Aisselle. Angle aigu ou droit, formé par une bran-
che sur une autre branche, ou sur la tige , ou par une
feuille sur une branche.
ÀLÉKi. Fait en alêne.
Alternes. Feoilles qni se trouvent sur divers points de la tige à
des distances à peu près égales.
Amande. Semence enfermée dans un noyau.
Ambrtacée. Plante dont les fleurs sont disposées en chaton.
Amplexicaule, dont la base embrasse la tige.
Ancipité. Ayant deux bords opposés plus ou moins tranchants.
Androgtne. Qui porte des fleurs mâles et des fleurs
femelles sur le même pied. Ces mots androgyne et
monoïque signifient absolument la même chose :
excepté que dans le premier on fait plus d attention
au différent sexe des fleurs ; et dans le second, à leur
assemblage sur le même individu.
Angiosperbie, à semences enveloppées. Ce terme
d'angiosperme convient également aux fruits à cap-
sule et aux fruits à baie.
Anthère. Capsule ou botte portée par le filet de
l'étamine, et qui, s'ouvrantau moment de la fécco-
dation, répand la poussière prolifique.
APH 453
AnTiièsE. Le temps où tout les organes d*Hne fleur sont dans
leur parfait accroissement.
Anthologie. Discours sur les fleurs. C'est le titre
d'un livre de Pontedera, dans lequel il combat de
toute sa force le système sexuel , qu'il eût sans doute
adopté lui-même , si les écrits de Vaillant et de Lin*
nœus a voient précédé le sien.
Aphrodites, m. Adanson donne ce nom à des ani-
maux dont chaque individu reproduit son semblable
par la génération , mais sans aucun acte extérieur de
copulation ou de fécondation , tels que quelques pu^
ceronâ, les conques, la plupart des vers sans sexe,
les insectes qui se reproduisent sans génération , mais
par la section d'une partie de leur corps. En ce sens,
les plantes qui se multiplient par boutures et par
caïaux peuvent être appelées aussi aphrodites. Cette
irrégularité, si contraire à la marche ordinaire de la
nature I offre bien des difficultés à la définition de
Tespéce : est-ce qu'à proprement parler il n'existeroit
point d'espèces dans la nature, mais seulement des
individus? Mais on peut douter, je crois, s'il est des
plantes absolument aphrodites , c'est-à-dire qui n'ont
réellement point de sexe et ne peuvent se multiplier
par copulation. Au reste, il y a cette différence entre
ces deux mots aphrodite et asexe , que le premier s'^p-
pliqueatrx plantes qui, n'ayant point de sexe, ne lais-
sent pas de multiplier , au lieu que l'autre ne convient
qu'à celles qui sont neutres ou stériles , et incapables
de i*eproduire leur semblable.
Aphyl^e. On pourroit dire effeuillé ; mais effeuillé
4^ BAL
signifie dont on a été les feuilles , et apk^ik , qui n en
a point.
Appehdicb. Toute ptftie qui , Bgiée k wck oi^ie qtt«liN>iMf«e , fNiroit
addidonDelle à la structure ordinaire de cet orgaoe.
Arbre. Plante d'une grandeur considérable , qui
n a qu un seul et principal tronc divisé en niaitresses
branches.
*
Arbrisseau. Plante ligneuse de moindre taille que
Tarbre, laquelle se divise ordinairement dès la racine
en plusieurs tiges. Les arbres et les arbrisseaux pous-
sent, en automne, des boutons dans les aisselles de^
feuilles , qui se développent dans le printemps et s^épa-
nouissMit en fleurs et en fruits : différence qui les dis«»
tingue des sous-arbrisseaux.
Arille. Partie charnue qu*on rencontre dans quelques fruits, et
qui n*est qu'une expansion du cordon ombilical. Voyez ce mot.
Articulé. Tige, racines, feuilles, silique : se dit
lorsque quelqu'une de ces parties de la plante se
trouve coupée par des nœuds distribués de distance
en distance.
Aubier. Nouveau bois qui se forme chaque année sur le corps
ligneux.
Axillaire. Qui sort d'une aisselle.
Baccifère , dont le fruit est une baie.
Baie. Fruit charnu ou succulent à une ou plusieurs
loges.
Balle. Calice dans le^ gramiiiéés.
Bifide. Divisé longitudinal ement eu deux parties séparées par
âi%le jceUtrant digu.
Bifide diffère de bilobé^ en c« qu'an Ueit d'up ân^^e «i^c^ cdui-ei
a un sinus obtus plus ou moins arrondi. ^
BtGÉIiMirÉcê. Au nétebrê de quàti'e, deùl k 4eus> sUr uh |>édon-
cule commun.
Boulon. Grimpe àe fleurettes aiâfldâées en tété.
Bourgeon. Germe des feuilles et des braoïches.
Bouton. Germe des fleurs.
ftcmron. I* A bois on k feuilles appelé ynl^fairemeiit bovurgèoa,
«st celpi qtd ne doit prochûre que éki feuilles et du bois. 3** Bouton
à fleur et fruit, produit Tune et Fautre. 3^ Mixte, donne des fleurs,
des feuilles et du bois. Les boutons à fruit sont plus gros, plus
courts, moins unis, moins pointus que les autres, et leurs écailles
sont plus relues en dedans.
Bouture. Est une jeune branche que Ton coupé
à Certains arbres moelleux , tels que le figuier , le saule,
le Cognassier, laquelle reprend en terre sans racine.
La réussite des boutures dép^id plutôt de leur facilité
â produire des racines, que de Tabondance de la
moelle des branches ; car Toranger , le bonis , Fif et la
Sabine , qui ont peu de moelle , reprennent facilement
de bouture.
Bractées ou FeuHles fLOKALES. Petites feuilles qui naissent avec
fes^eurs, et qui diffèrent toujours des feuilles de la plante.
l^ANGHBs. Bras pliants et élastique» du co^s dé
Farbre t ce sont elles qui lui donnent la figure; elles
sont ou alternes , ou opposées , ou yerticillées. Le bour-
geon s'étend peu-^à-pen en branches posées collatéra*
létnent et composées des tnémes parties de la ti^ : et
Fon prétend que Fagitafion des brandhes causée par
le vent est aux arbres ce qu'est aux animaux Timpui-
non do cœur. On distingue ,
i^ Les maîtresses branches , qui tiennent immé-
diatemeM att tronc , èi d*àù partent toutes les autres.
*à^ lies braneheé à bois, cpii, étaùt lés plus grosses
et plèiïaes cte botrtoils plât^, domtént là forme à im
«rbire fhdtîei^ , et doltékit le cdtisei*vëi* en partie.
456 CAP
30 Les branches à irpit sont plus foibles et oaides
boutons ronds.
4^ Les chiffonnes sont courtes et menues.
S^ Les gourmiandes sont grosses , droites, et longues.
60 Les veules sont longues etne promettent aucune
fécondité.
'j^ La branche aoûtée est celle qui , après le mois
d'août, a pris naissance, s'endurcit, et devient noi-
râtre.
8® Enfin , la branche de faux-bpis est grosse à l'en-
droit où elle devroit être menue , et ne donne aucune
marque de fécondité.
BuLfiE. Est une racine orbiculairç composée de plu-
sieurs peaux ou tuniques emboîtées les unes dans les
autres. Les bulbes sont plutôt des boutons sous terre
que des racines, ils en ont eux-mêmes de véritables,
généralement presque cylindriques et rameuses.
Calice. Enveloppe extérieure , ou soutien des autres
parties de la fleur, etc. Comme il y ,a des plantes qui
n'ont point de calice, il y en a aussi dont le caUce se
métamorphose peu-à-peu en feuilles de la plante, et
réciproquement il y en a dont les feuilles de la plante
se changent en calice : c'est ce qui se voit dans la fa-
mille de quelques renoncules, comme l'anémone, la
pulsatille , etc.
Galiccle. Petites br&ctées eaviroonant immédiatement Ja base
externe d'un calice.
Campaniforme, ou Campanules. (V. Cloche.)
Capillaires. On appelle feuiUes capillaires, dans la
famille des mousses , celles qui sont déliées (comme, des
cheveux. C'est ce qu'on trouve souvent .e3q>rimé dans
GAP 457
le Synopsis de Ray, et dans riûstoire dés mousses de
DUleû, par le mot grec de trichodes.
On donne aussi le nom de capillaires à une branche
de la fafiiille des fougères, qui porte comme elle sa
fructification sur le dos des feuilles, et ne s'en distin-
gue que par la stature des plantes qui la composent,
beaucoup plus petite dans les capillaires que dans les
fougères.
Caprifigation. Fécondation des fleurs femelles
d'une sorte de figuier dioïque par la poussière des
étamines de l'individu mâle appelé caprifiguier. Au
moyen de cette opération de la nature , aidée en cela
de l'industrie humaine , les figues ainsi fécondées gros-
sissent, mûrissent, et donnent une récolte meilleure
et plus abondante qu'on ne l'obtiendroit sans cela.
La merveille de cette opération consiste en ce que ,
dans le genre du figuier , les fleurs étant encloses dans
le fruit , il n'y a que celles qui sont hermaphrodites ou
androgynes qui semblent pouvoir être fécondées; car,
quand les sexes sont tout-à-iait séparés , on ne voit pas
cômmoot la poussière des fleurs mâles pourroit péné-
trer sa propre enveloppe et celle du fruit femelle jus-
qu'aux pistils qu'elle doit féconder. C'est un insecte qui
se charge de ce transport : une sorte de moucheron
particulière au caprifiguier y pond , y éclôt , s'y couvre
de la poussière des étamines , la porte par l'œil de la
figue à travers les écailles qui en garnissent l'entrée ,
jusque dans l'intérieur du fruit, et là, cette poussière,
ne trouvant plus d'obstacle, se dépose sur l'organe
destiné à la recevoir.
L'histoire de cette opération a été détaillée eil pre*
458 CAT
Biier Keu p»r Tbéoj^iraMe , le premier , le plus savant ,
ou , pour mieux dire , Tunique et vrai botaniste de Tan-
tiquîté; et, après lui, par Pline chez les anciens; chez
les modernes par Jean Baubin ; puis par Toumefort
sur les lieux mêmes ; après lui , par Pontedera , et par
tous les compilateurs de botanique et d'histoire natu-
relle , qui n ont £Edt que transcrire la relation de Tour*
nefort.
Gapsitlaire. Les plantes capsulairessont celles dont
le fruit est à capsules. Ray a fait de cette division sa
dix-neuvième classe, Herba vascujijèra.
Capsule. Péricarpe sec dun fruit sec; car on ne
donne point , par exemple , le nom de capsule à Técorce
de la grenade, quoique aussi sèche et dure que beau**
coup d autres capsules, paroequ'elle enveloppe un
fruit mou.
Capuchon {Calyptra), Coiffe pointue qui couvre or-
dinairement Tume des mousses. Le capuchon est dV
bord adhérent à Turne, mais ensuite il se détache et
$ombe quand elle approche de la maturité.
GARlcrètiEd DEft PLANTES. Parties par lesquelles les végétaux se
rèsftettiblèdt ou diffèrent entre eux. Ils sont classiques , ^énérîque$
tt spécifiques^ ((uand iU forment les «lasses, les genres et les espè»
ces. Linnëe a pris dans les étamines les caractères des classes , les
pistils pour les ordres , l'examen de tontes les parties des organes
reproductifs de la plante pour les genres , et toutes les parties visi-
bles et palpables pour l«s espèces,
Cartophylléé. Fleur caryophyllée où en œillet.
OASQtTC. Lèvre supérieure des corolles labiées.
CAViiRAiiit. Ce qui natt itnmédîatement 9ur la tige.
Cayeux. Bulbes par lesquelles plusieurs liliacéeS et
aotli^s plantes se reproduisent.
CLO 4^9
Ghahcissviib. Assemblage de petits filaments pr«4iûts par du
fumier de maayaise nature, ou par les racines de quelques plantes
malades.
Chaton. Assemblage de fleurs mâles où femelles
spiralement attachées à un axe , ou réceptacle com-
mun, autour duquel ces fleurs prennent la figure
d'une queue de chat. Il y a plus d'arbres à chatons
mâles quil n y en a qui aient aussi des chatons
femelles.
Chaume {Culmus). Nom particulier dont on dis-
tingue la tige des graminées de celles des autres plan*
tes, et à qui Ton donne pour caractère propre d'être
géniculée et fistuleuse, quoique beaucoup d'autres
plantes aient ce même caractère, et que les laîches et
divers gramens des Indes ne l'aient pas. On ajoute que
le chaume n'est jamais rameux , ce qui néanmoins
souffre encore exception dans Xarundo calamagrostis ^
et dans d'autres.
Ghevaughahtes. Feuilles pliëes comme une gouttière aiguë, et
appliquées les unes sur les autres, disposées de même que dans
Timbrication ; elles sont convexes au lieu d'être anguléas par le dos.
Ghetelue. Racine chargée d'un grand nombre de fibres déliées.
Cime (en). Les pédoncules communes partant d'un même point
ont leurs dernière^ divisions naissantes de points différents. Les
fleurs sont élevées ordinairement sur un même plan. (Le sureau.)
CiRBHE. Filament au moyen duquel certaines plantes s'attachent
à d'autres corps. ( La vigne. )
Coiï'fri. Enveloppe minùé et membraneuse qui recouvré l'urne
dans laquelle sont teoimtmés les organes de la frticUficition des
anoussesb
Cloche. Fleurs en cloche, ou campatiifoitoes.
CoLLEREtTfe ôU ttttOLtCtiK. Etivéloppé ôomihitAe ou partielle
dei omèetiiCères., pl«eée à «me certaine distante du lieu oà sOnt
insérés les pétées des flevrté
X
46o cou
Collet. Petite couronna qui termine intérieurement la gaîne de$
feuilles des graminées.
Coloré. Les calices, les balles, les écailles, les en-
veloppes , les parties extérieures des plantes qui sont
vertes ou grises , communément sont dites colorées
lorsqu'elles ont une couleur plus éclatante et plus
vive que leurs semblables; tels sont les calices de la
ciroée, de la moutarde, de lacarline, les enveloppes
de Tastrantia : la corolle des ornithogales blancs et
jaunes est verte au-dessous, et colorée en dessus^ les
écailles du xeranthème sont sî colorées qu'on les pren-
droit pour des pétales; et le calice du polygala, d'a-
bord très coloré, perd sa couleur peu-à-peu, et prend
enfiu celle d'un calice ordinaire.
Complète. (Fleur) Quand elle a calice, corolle, étamines, et
pistil.
CoiiPRiMÉ. Quand la largeur des côtés excède l'épaisseur.
CoHoénÈR^ Qui est du même genre.
CoNGLOBÉBs. Feuilles ou fleurs ramassées en botfle.
ConiPÈRES. Fleurs ou fruits en forme de cône (le pin). Le cône
est un assemblage, arrondi ou ovoïdal, d'écaillés coriaces ou li-
gneuses, imbriquées en tout sens d*une manière plus ou moins
serrée autour d*un axe commun caché par elles.
Conjuguées. Deux folioles fixées au sommet d*un pétiole com-
mun, on sur deux points opposés du même pétiole.
ConvOLUTéE. Roulée en dedans par un côté; la feuille fait alors
Fentonnoir.
^ s,
Cordon ombilical dans les capillaires et fougères.
Cordon omriucal. La saillie que forme le réceptacle d*nne
graine qu'elle porte ou enveloppe en s'y attachant par un point
qu'on nomme hile.
Cornet. Sorte de nectaire infundibuliforme.
Corolle. Partie de la fleur qui embrasse immédiatement les par-
ties sexuelles de la j^ante. Cest un organe en lanee, ou en tube.
COR 46 1
(suivant qve la corolle est monopëtale «^u polypëtale) qui, étant
placé en dedans du calice , nait immédiatement .en dehors du point
ou de la ligne d'insertion des étamines , ou bien les porte attachées
par leurs bases à sa paroi interne, L'eiistence d*nne corolle exige,
suivant plusieurs botanistes, celle d*un calice. La corolle n*est ja-
mais Continue au bord même du calice.
Cortical. Qni appartient h Técorce.
CoRYMBE. Disposition de fleur qui tient le milieu
entre Tombelle et la panicule ; les pédicules sont gra-
dués le long de la tige comme dans la panicule, et ar-
rivent tous à la même hauteur , formant à leui^ som-
met une suriace plane.
Le coryrabe diffère de Tombelle en ce que les pédi-
cules qui le forment, au lieu de partir du même cen-
tre, partent, à différentes hauteurs, de divers points
sur le même axe.
GoRYMBiFÈRES. Ce mot sembleroit devoir désigner
les plantes à fleurs en corymbe , comme celui d'om-
ieZ/iyéTi^s désigne les plantes à fleurs en parasol. Mais
Tusage n'a pas autorisé cette analogie , l'acception dont
je vais parler n'est pas même fort usitée; mais comme
elle a été employée par Ray et par d'autres botanistes ,
il la faut connoitre pour les entendre.
Les plantes corynibifères sont donc daùs la classe
de& composées, et dans la section des discoïdes celles
qui portent leurs semences nues , c'est-à-dire sans ai-
grettes ni filets qui les couronnent; tels sont les bi-
dens, les armoises, la tanaisie, etc. On observera que
les demi-fleuronnées , à semences nues, comme la
lampsane, l'hyoseris, la catanance, etc., ne s'appel-
lent pas cependant corymbifères , parcequ'elles ne
sont pas du nbmbre des discoïdes.
4ôa coT
C068E. Péricarpe des fruits légumineux. La cosse
est composée ordinairement de deux valvules , et quel-
quefois n en a qu'une seule.
CossoN. Nouveau sarment qui croit sur la vigne
après qu^elle est taillée.
Cotylédon. Foliole., ou partie de 1 embryoa, àa^s
laquelle s élaborent et se préparent les sucs nutritif
de la nouvelle plante.
Les cotylédons , autrement appelés feuilles sémi-
nales, sont les premières parties de la j^an^e qui psi-
roissent hors de terre lorsqu'elle commence à végéter.
Ces premières feuilles sont très souvent d'une autre
forme que celles qui les suivent, et qui sont les vé*
ritables feuilles de la plante. Car , pour l'ordinaire ,
les cotylédons ne tardent pas à se flétrir et à toml)er
peu après que la plante est levée, et qu'elle reçoit par
d'autres parties une nourriture plus abondante que
celle qu'elle tiroit par eux de la substance même de la
semencel
Il y a des plantes qui n'ont qu'un cotylédon , et
qui , pour cela , s'appellent monocotyledones , tels sont
les palmiers, lesliliacées, les graminées , et d'autres
plantes; le plus grand nombre en ont deu}(, et s'ap<-
pellent dicotylédones; si d'autres en ont davantage,
elles s'appelleront polycotyledones. Les acotjfledones
sont celles qui n'ont pas de cotylédons» telles que \es
fougères , les mousser , les champignons , et toutes le^
cryptogames.
Ces différences de la germination ont fourni à Bay ,
à d'autres botanistes , et en dernier lieu à messieurs
cup 463
de Jussieu ^ Haller , la prenûère ou plus i^raiule divi-
sion natuFeUç du régue végétal.
|lI^is, pour classer les plantes suivant cette iné-
tbode, il faut les examiner sortant de terre dans ^euf
première |[epmin^tion , et jusque dans la semence
même; ce ipi est souvent fort difficile, surtout pour
les plfiitts marines et aquatiques , et pour les arbres
et plantes étrangères ou alpines qui refusent de
germer et naître dans nos jardins.
Covuowt. Fruit qui, provenant d*un ovaire infère, conserve
à 9on sommet une partie ou la totalité du limbe du calice.
Crucifère , ou Cruciforme , disposé en forme de
croix. On donne spécialement le nom de crucifère à
une famille de plantes dont le caractère est d*avoir des
fleurs composées de quatre pétales disposés en croix,
stD* un calice composé d'autant de folioles, et, autour
du pistil , six étamines, dont deux , égales entre elles,
^ont plus courtes que les quatre autres , et les divisent
également.
Cryptogame, dont les organes sexuels sont cachés, douteux, ou
^ISficiles à connoitre. On feroit mieux d'appeler les plantes de ce
^|tnre <igame$^ puisqu'elles n'ont ni ^ëtamines ni pistils.
ÇuLMiFÈBE. Plante dont la ti^e est un chaume. (Les graminées^)
CwÉiFORME. Rétréci de haut en bas en angle aigu.
Cupules. Sortes de petites calottes ou coupes qui
naissent le plus souvent sur plusieurs Jich^s et al-
gues , et dans le creux desquelles on voit les semences
naître et se former, surtout dans le genre appelé
jadis hépatique des fontaines, et aujourd'hui mar-
(jiaiitia.
CTLisnniQirE. Ge qui est d'une forme aloqgée, de même gros-
seur d»|s «a Uii|;iuur,. e< %m9 iéH^Ios.
464 BiÉ
Cthc, ou Ctmier. Sorte d'ombelle, qvî na rien de
régulier y quoique tons ses rayons partent du même
centre y telles sont les fleurs de Tobier, du cheYre-
feuîlle, etc.
BéooinuirrE. Feuille dont les deux bords se prolongent ' avec
saillie sar la tige an-dessous de son poim âéiatché..
DÉBiscBiiCE. Manière dont une partie dose de foules parts
s*oavre.
Demi-fleuron. C'est le nom donné par Toumefort,
dans les fleui's composées , aux fleurons échancrés qui
garnissent le disque des lactucées, et à ceux qui for-
ment le contour des radiées. Quoique ces deux sortes
de demi-fleurons soient exactement de même figure,
et pour cela confondues sous le même nom par les bo-
tanistes , ils diffèrent pourtant essentiellement en ce
que les premiers ont toujours des étamines, et que
le% autres n'en ont jamais. Les demi-fleurons , de
même que les fleurons , sont toujours supères , et
portés par la semence, qui est portée à son tour par
le disque , ou réceptacle de la fleur. Le demi-fleuron
est formé de deux parties, Finférieure, qui est un tube
ou cylindre très court , et la supérieure , qui est plane,
taillée en languette , et à qui Ton en donne le nom.
(Voyez Fleuron, Fleur.)
Dekté. Ce dont les bords offrent de petites et courtes âaillies.
DiADKLTHBS. Étamines réunies en deux corps par leurs filets : un
de ceux-ci pouvant être solitaire.
DiADELPUiE, signifie deux frères, f^oyez la 17^ classe du système.
DiÉciE, OU DioÉGiE, habitation séparée. On donne
le nom de Diécie à une classe de plantes composées
de toutes celles qui portent leurs fleurs mâles sur un
pied, et leurs fleurs femelles sur un autre pied.
J
DRA 465
DiGiTÉ. Une feuUle est digitée lorsque ses folioles
partent toutes du sommet de son pétiole comme d'un
centre commun. Telle est, par exemple, la feuille du
marronier d'Inde.
DiGTKE. F]eur ayant oa deux pistils, oa deiix styles, ou deux
sti|;mates sessiles.
DioÏQUE. Toutes les plantes de la diécie sont
dioïques.
Diptère. Ayant deux ailes.
DisPERHE. Fruit renfermant deux graines, tantôt opposées Tuiie
à côté de l'autre, ou surpêsées Tune au^lessus de Tautre.
Disque. Ck)rps intermédiaire qui tient la fleur ou
quelques unes de ses parties élevées au-dessus du
vrai réceptacle.
Quelquefois on appelle disque le réceptacle même,
comme dans les composées; alors on distingue la sur-
face du réceptacle , ou le disque , du contour qui le
boqde, et qu'on nomme rayon.
Disque est aussi un corps charnu qui se trouve
dans quelques genres de plante au fond du calice ,
dessbus Tembryon; quelquefois les étamines sont at-
tachées autour de ce disque.
Divergents. Pédoncules qui ont un point d'insertion commun et
s'écartent ensuite.
DonécAOTRE. Fleur ayant douze pistils , styles ou sti^ates
sessiles.
DoRSiFÈRBS. Feuilles qui portent sur leur dos les parties de la
fructification. (Les fougères.)
Drageons. Branches enracinées qui tiennent au
pied d'un arbre , ou au tronc, dont on ne peut les ar-
racher sans Téclater.
xn. 3o
466 Eco
DiDUftB. Fnrit charnu renfennint une seule noix. (Gerist, oUve. )
Durée des plantes exprimëe par ies s^nes suivants :
Q AuDuelle. 1p Vivace.
^ Bisannuelle. ^ Li^paense.
Égailles ) ou Paillettes. Petites languettes paléa-
cées, qui, dans plusieurs genres de fleurs compoaées,
implantées sur le réceptacle, distinguent et séparent
les fleurons : quand les paillettes sont de simples filets ,
on les appelle des poils; mais quand elles ont quelque
largeur, elles prennent le nom d'écailles.
Il est singulier dans le xéranthème à fleur double ,
que les écailles autour du disque s'alongent, se colo-
rtnt, et prennent lapparence de vrais demi-fleurons,
au point de tromper à Faspect quiconque n y regar-
deroit pas de bien près.
On donne très souvent le nom d'écaillés aux calices
des chatons et des cônes : on le donne aussi aux fo-
lioles des calices imbriqués des fleurs en tête , telles
que les chardons, les jacées, et à celles des calices de
substance sèche et scarieuse du xéranthème et de la
catananche.
I^a tige des plantes dans quelques espèces est aussi
chargée d'écaillés : ce sont des rudiments coriaces de
feuilles qui quelquefois en tiennent lieu, comme dans
Torabanche et le tussilage.
Enfin on appelle encore écailles les enveloppes im-
briquées des balles de ij^iisiciirs liliacées , >et les
balles ou calices aplatis des schœnns, et d'autres gra-
moâcées.
ÉosâNoné. Doitf It sommet a un petit sinus, ou angle rantrant.
ÉcoRGB. Vêtement ou partie envek^pipaitle du VPfiW
ÊPK 467
et des branches d'ua arbre. Lecorce est moyenne
entre l'épiderme à Textérieur , et le Ubtr à l'intérieur;
ces trois enveloppes se réunissent souvent dans Tu-
sage vulgaire , sous le nom commun d'écorce.
ÉciJSsoN. Petits tubercules ou petites concavités des lichens ,
4aiis le temps de leur fructification.
Édule {Edulis)^ bon à manger. Ce mot est du
nombre de ceux qu'il est à désirer qu'on fesse passer
du latin dans la langue universeiie de la botanique.
Embbton. Le jeune fruit qui renferme en petit la plante. Il est
ou droit, ou courbé, ou roulé en spirale. L*une de ses extrémitég
est formée par la ntdicule (princrpe d*uné racine), Vautre est con-
stituée par le cotylédon^ doiit la base interne donne naissance à la
plnmuie. Nul çmbryon végétal nç pept exister «aios cotylcido9.
Énod^é. Sans nœuds.
Ensiformb. En forme d*épée.
Entre-noeuds. Ce sont, dans les chaumes des gra-
minées, les intervalles qui séparent les nœuds d'^ù
naissent les feuilles. Il y a quelques gramens, piais
en bien petit nombre, dont le chaume, uu d'ui;i bout
à l'autre , est sans nœud , et , par conséquent sans^^tr^-
nœuds, tel, par exemple, que Yaira cçerulea,
JEnveloppe. Espèce de calice qui contient plu^içui:s
fleurs, comme dans le pied-de-veau, Iç figuier^ Iç^
fleurs à fleurons. Les fleurs garnies d'une envelopj;^
ne sont pas pour cela dépourvues de calice.
Éperon. Protubérance en forme de cône droit pjj
recourbé^ faite dans plusieurs sortes de fleurs par le
prolongeinent du nectaire; tels sont les éperpns des
orçhis, dps linaires , djesancqlies , des pieds;d'£4pup|t^9
de plusieurs géranium , et de beaucoup d'autres
plantes.
3o.
I*
468 Exc
Épi. Forme de bouquet dans laquelle les fleurs sont'
attachées autour d'un axe ou réceptacle commun for-
mé par Textrémité du chaume ou de la tige unique.
Quand les fleurs sont pédiculées, pourvu que tous les
pédicules soient simples et attachés immédiatement à
Taxe , le bouquet s'appelle toujours épi ; mais dans
Tépi, rigoureusement pris, les fleurs sont sessiles.
Épiderme (F). Est la peau fine extérieure qui enve-
loppe les couches corticales; c'est une membrane très
fine, transparente, ordinairement sans couleur, élas-
tique , et un peu poreuse.
Épigwr. Inséré sur le sommet de l'ovaire qui est alors infère.
Espèce. Réunion de plusieurs variétés ou individus
sous un caractère commun qui les distingue de toutes
les autres plantes du même genre.
Étamines. Agents masculins de la fécondation : leur
forme est ordinairement celle d'un filet qui supporte
une tête appelée anthère où sommet. Cette anthère
est une espèce de capsule qui contient la poussière
prolifique : cette poussière s'échappe, soit par explo-
sion , soit par dilatation , et va^'introduire dans le stig-
mate pour être portée jusqu'aux ovaires qu'elle fé-
conde. Les étamines varient par la forme et par le
nombre.
Étendard. Pétale supérieur des fleurs légumi-
neuses.
Étiolée. Branche qui s'élève à une hauteur extraordinaire sans
prendre de couleur ni de grosseur. L'étiolement est une maladie des
plantes, causée par la privation de la lumière et de Tair; elles
périssent avant da donner des fruits.
Excrétion des plantes. Dissipation de liqueurs superflues faite
FIB 4^9
à l'akie de certains vaifseaux que l'on nomme conduiu excréteurs ou
vaisseaux excrétoires.
ExERT. Saillant au-dehors de la partie contenante.
ExoTiQtTB. fiante étrangère au climat qu'elle habile.
ExTRAXiLLAiRS. Qui ne naît pas dans Vaisselle même des fleurs.
Famille. Linnée a divisé tous les végétaux en sept familles :
1** les champignons; 2**. les algues; 3** les mousses; 4** les fou-
gères ; 5^ les graminées ; 6° les palmiers ; 7** les plantes. Une fa-
mille est une série de genres dont l'affinité réside dans l'ensemble
des rapports tirés de toutes leurs parties, notamment de celles d*
Içur fructification.
Fane: La fane d'une plante est lassemblage des
feoilles d'en-bas.
Fasciculées. Feuilles ramassées comme en paquet par le rac^
courctssement du ramoncule qui les porte.
Fastigiés. (Rameaux ou fleurs) terminés à la même hauteur.
FÉCONDATION. Opération naturelle par laquelle les
Staminés portent , au moyen du pistil , jusqu'à Tovaire
le principe de vie nécessaire à la maturation des se-
mences et à leur germination.
Feuilles. Sont des organes nécessaires aux plantes
pour pomper Thumidité de lair pendant la nuit et
faciliter la transpiration durant le jour : elles sup-
pléent encore dans les végétaux an mouvement pro-
gressif et spontané des animaux , en donnant prise au
vent pour agiter les plantes et les rendre plus robus-
tes. Les plantes alpines , sans cesse battues du vent
et des ouragans , sont toutes fortes et vigoureuses :
au contraire, celles qn on élève dans un jardin ont un
air trop cahne, y prospèrent moins , et souvent lan
giiissent et dégénèrent.
Fibreux. Dont la chair ou le péricarpe est rempli de filaments
plus ou moine tenaces.
FiLfeT. Pédicule qui soutient Tétamine. On donné
aussi le nom de filets aux poils qu'on Voit sur la sur-
face des tiges, des feuilles, et même des fleurs de plu-
sieurs plantes.
FiLiPBHouLE. Qui pend comme un fil.
FiSTULECX. Alongë cylindri()ue et creux, mais clos par les deux
bouts.
Fleur. Si je livrois mon imagination aux douces
sensations que ce mot semble appeler , je pourrois
foire un article agréable peut-être aux bergers , mais
fort mauvais pour les botanistes : écartons donc un
moment les vives couleurs , les odeurs suaves , les
formes élégantes , pour chercher premièrement à bien
connoitre Tétre organisé qui les rassemble. Rien ne
paroit d'abord plus facile : qui est-ce qui croit avoir
hesoin qu'on lui apprenne ce que c'est qu'une fleur?
Quand on ne me demande pas ce que c'est que le
temps, disoit saint Augustin, je le sais fort bien; je
ne le sais plus quand on me le demande. On en pour-
voit dire autant de la fleur et peut-être de la beauté
même, qui , comme elle , est la rapide proie du temps.
En effet, tous les botanistes qui ont voulu donner
jusqu'ici des définitions de la fleur ont échoué dans
cette entreprise , et les plus illustres^ tels que MM, Lin-
naeus, Hallér, Adanson, qui sentoient mieux la diffi-
culté que les autres, n'ont pas même tenté de la sur-
monter, et ont laissé la fleur à définir. Le premier a
bien, donné dans sa Philosophie botanique Içs défini-
' tions de Jungins, de Ray, de Tournefbrt, de Ponte-
dera , de Ludwig , mais san^ en adopter aucune et sans
en proposer de son chef.
FLE 4?*
Avant lui Pontedem avoit biea senti et bien exposé
cette difficulté ; mais il ne put résister à la tentatian
4e là vninore. Le lecteur pouita bientôt juger du suc-
cès* Disons maintenant en c{uoi cette difficulté con-
^ste , 8^M néanmoins compter , si je tente à mon tour
de lutter contre elle, de réussir mieux qu'on na bit
ju«qu^ci.
On me présente une rose ^ 6t Ton me dit : Voilà u^ie
fleur. Cest ine la montrer, je Tavoue, mais ce nest
pii6 la définir , et cette inspection ne me suffirja pas
pour décider sur toute autre plainte si ce que je vois
est ou n'est pas la fleur; car il y a une multitude de
vég^ux qui n'ont, dans aucune de leurs parties, la
couleur apparente que Bay , TcMirnefort, Jungins , font
entrer dans la définition de la fleur , et qui pourtant
portent des fleurs non moins réelles qiie celles du ro-*
sier, quoique biea moins apparentes.
Ofe) prend généralenu^iit pour la fheur la partie colo-
rée de la fleur qui est la corolle, mais on s y tron^)^
aii^ent : il y a des bractées et d'autres iiprganes au-
tant et plus colorés que I9 fleur même et qm n'en font
point partie, eomme^^n le voit dans rormin, dims le
blé-de«vaebe, 4ans plusieurs amarantbes etchenop^
(iittili; il y 4^ des multitudes de fleurs qui noi^it pcdnt
du toaide corolle, d autres qui Tom sans couleur , sr
petite et «i peu apparente, quil n y a quVne recbfr*
che bien soigneuse qui piûsse Ty faire trouver. Lors-
^pie les blés sont en fleur , y voitron des pétales colorés?
en ^t-on dans les Brousses , dans les graminées ? en
v<Ât-on éàBs les chatons, du noyer > du bétre et du
dbéne, 4ens FaïAue, dans le noisetier, daipe le pin, et
47^ FLE
dans ces multituées d arbres et d'herbes qui n'ont que
des fleurs à étamines? Ces fleurs néanmoins n'en por-
tent pas moins le nom de fleur : Tessence de la |bur
n'est donc pas dans la corolle.
Elle n'estpas non plus séparément dans aiicunédes
autres parties constituantes de la fleur , puisqu^I n y
a aucune de ces parties qui ne manque à quelques
espèces de fleurs : le calice manque , par exemple , à
presque toute la ikmille des liliacées, et Ton ne dira
pas qu'une tulipe ou un lis ne sont pas une fleur. S'il
y a quelques parties plus essentielles que d'autres à
une fleur, ce sont certainement le pistil et les étami-
nes : or, dans toute la famille des cucurbitacées , et
même dans toute la classe des monoïques, la moitié
des fleurs sont sans pistil , lautre moitié sans étami-
nes, et cette privation n'empêche pas qu'on ne les
nomme et qu'elles ne soient les unes et les autres de
véritables fleurs. L'essence de la fleur ne consiste donc
ni séparément dims quelques unes de ses parties dites
constituantes , ni même dans l'assemblage de toutes
ces parties. En quoi donc consiste proprement cette
essence? Voilà la question, voilà la difficulté , et voici
la solution par laquelle Pontedera a tâché de s'en tirer.
La fleur , dit-il , est une partie dans la plante , -diffé-
rente des autres par sa nature et par sa forme , toujours
adhérente et utile à l'embryon , si la fleur a un pistil;
et, si le pistil manque, ne tenant à nul embryon.
Cette définition pèche , ce me semble , en ce qu'elle
embrasse trop; car, lorsque le pistil manque, la fleur
n'ayant plus d'autres caractères que de différer des
autres parties de la plante par sa nature et par sa
FLE 473
forme, on pourra donner ce nom aux bractées, aux
stipules, aux nectarium, aux épines, et à tout ce qui
nest ni feuilles ni branches; et quand la corolle est
tombée et que le fruit approche de sa maturité, on
pourroit encore donner le nom de fleur au calice et au
réceptacle, quoique réellement il n'y ait alors plus de
ileur. Si donc cette définition convient omniy elle ne
convient pas soli, et manque par là d'une des deux
principales conditions requises : elle laisse d'ailleurs
un vide dans l'esprit , qui es^ le plus grand défant
qu'une définition puisse avoir; car, après avoir assi-
gné l'usage de la fleur au profit de l'embryon quand
elle y adhère, elle fait supposer totalement inutile
celle qui n'y adhère pas , et cela remplit mal l'idée que
le botaniste doit avoir du concours des parties et de
leur emploi dans le jeu de la machine organique.
Je crois que le déiaut général vient ici d'avoir trop
considéré la fleur comme une substance absolue,
tandis qu'elle n'est, ce me semble, qu'un être collec-
tif et relatif; et d'avoir trop raffiné sur les idées, tan-
dis qu'il ialloit se borner à celle qui se présentoit na-
turellement.- Selon cette idée, la fleur ne meparoit
être que l'état passager dés parties de la fructification
dtu'antla fécondation du germe : de là suit que , quand
toutes les parties de la fructification seront réunies ,
il n'y aura qu'une fleur; quand elles seront séparées,
il y en aura autant qu'il y a de parties essentielles à
la fécondation; et, comme ces parties essentielles ne
sont qu'au *nombre de deux , savoir , le pistil et les
étamines , il n'y aura par conséquent que deux^fleiirs ,
l'une mâle et l'autre femelle, qui soient nécessaires à
474 ^^^
lafructificattoii. On en peut cependaût supposer une
tt-oisième c[ui réuniroit les sexes séparés dans les deux
autres; tuais alors, si toutes ces fleurs étoient égale-
ment fertiles , la troisième rendroit les deux autres
superflues etpourroit seule suffire à Fœuvre, ou bien
il y auroit réellement deux fécondations , et nous
n'eiçaminons ici la fleur que dans une.
La fleur n est donc que le «foyer et Finstrument de
la fécondation : une seule suffit quand elle est her-
maphrodite; quand elle n est que mâle ou femelle, il
en faut deux : savoir, une de chaque sexe; et si Ton
ftut entrer d'autres parties, comme le calice et la co-
rolle , dans la composition de la fleur , ce ne peut
être cdmme essentielles , mais seulement comme nu-
tritives et conservatrices de celles qui le sont. Il y a
des fleurs sans calice; il y en a sans corolle; il y en a
même sans Fun et sans Fautt^ : mais il n'y en a point
et il n'y en sauroit avotf qui Soient en même temps
sans pistil et sans étamines.
La fleur est une partie locale et passager de la
plante qui précède la fécondation du germe , et dans
laquelle ou par laquelle elle s opère.
Je ne m'étendrai pas à justifier ici tous les termes
de cette définition qui peut-être n'en vaut pas la
peine; je dirai seulement que le mot précède m j parott
essentiel , parceque le plus souvent la corolle s'ouvre
dt s'épanouit avant que le& anthères s'ouvrent à leur
tour; et, dans ce cas, il est incontestable que la fleur
ffHéexiSste à Foeuvre de ta fécondation. 3'ajouce que
cetife llecondation s'opère dmis eik ou par elle y parce-
que , dans les fleurs mâles des plantes androgyne^ et
dioï<)ù^ , il ne s opère aucune tructification , et qu'elles
n'en sont pas knc^ns des fleurs pour cela.
Voilà, ice me semble, la notion la plus juste qu'on
puisse se faire de la fleur , et la seule qui ne laisse au-
cune prise aux objections qui renversent toutes les
autres d^nitions qu on a tenté d'en donner jusqu'ici :
il faut seulement ne pas prendre trop strictement le
mot durant, que j'ai eniployé dans la mieiine; car
Hiéme avant que la fécondation du germe soit com-
tneocée, on peut dire que la fleur existe aussitôt que
les organes sexuels sont en évidence, c'est-à-dire
aussitôt que la corolle est épanouie; et dWdinaire
les finthèines ûe s^ouvrent pas à la poussière séminale,
dès l'instant que la corolle s'ouvre aux anthères. Ce-
piendant la fécondation ne peut commencer avant que
les anthères soient ouvertes : de même l'œuvre de la
fécondation s'achève souvent avant que la corolle se
Pétrisse et tombe; or, jusqu'à cette chute, on pewt
éite que la fleur existe encore. Il faut donc donner
nécessairement un peu d'extensdon au mot durant^
pour ^pouvoir dire que la fleur et l'œuvre de la fécon-
dation commencent et finissent ensemble .
Gomme généralement la fleuK se fait remarquer jpar
sa corolle , partie bien plus apparente que les autres
parla vivacité de sfes couleurs , c«8t dams cette coix)lle
ausm qu'on fuit macèïinalement consister l'^ssetioe <âe
la fleur, et les botanistes eux-mêmes ne sont pas tou-
jours exempts de cette pe^e illusion , car souvent ils
emploient le mot de fleur pour cehii décoroAle; mais
ces petites impropiriétés d'inadvertance importent
ïpeu. quand elles ne changent Yien aux i^féesipi'on îa
476 FLE
des choses quand on y pense. De là ces mots de fleurs
monopétales , polypétales, de fleurs labiées person-
nées 9 de fleurs régulières, irrégulières, etc., quon
trouve fréquemment dans les livres même d'insti-
tution. Cette petit^ impropriété étoit non seulement
pardonnable, mais presque forcée à Tournefbrt et à
ses contemporains , qui n avoient pas encore le mot
de corolle , et lusage s'en «st conservé depuis eux par
rhabitude, sans grand inconirénient; mais il ne seroit
pas permis à moi (|ui remarcpie cette incorrection de
Timiter ici; ainsi je renvoie au mot CSorolle à parler
de ses formes diverses et de ses divisions.
Mais je dois parler ici des fleurs composées et sim-
ples, parceque c'est la fleup même et non la. corolle
qui se compose, comme on le va voir après Tej^posi-
tion des parties de la fleur simple.
On divise cette fleur en complète et incomplète. La
fleur complète est celle qui coutient toutes les parties
essentielles ou concourantes à la fructification , et ces
parties sont au nombre de quatre : deux essentielles ,
savoir , le pistil et Tétamine, ou les étamines; et deux
accessoires ou concourantes, savoir, la corolle et le
calice ; à quoi l'on dok ajouter le disque ou réceptacle
qui porte le tout.
La fleur est complète quand elle est compc^ée de
toutes ces parties; quand il lui en manque quel-
qu'une , die est incomplète: Or , la fleur incomplète
peut manquer non seulement de corolle et de calice ,
mais -même de pistil ou d'étamines; et, dans ce der-i
nier cas, il y a toujours une autre fleur, soit sur
le même individu , soit sur un différent , qui porte
FLE 477
lautre partie essentielle qui manque à celle-ci ; de là
la division en fleurs hermaphrodites, qui peuvent
être complétas ou ne Tétre pas , et en fleurs purement
mâles ou femelles, qui sont toujours incomplètes.
La fleur hermaphrodite incomplète n en est pas
moins parfaite pour cela , puisqu'elle se suffit à elle-
même pour opérer la fécondation ; mais elle ne peut
être appelée complète , puisqu'elle manque de quel-
qu'une des parties de celles qu'on appelle ainsi. Une
rose, un œillet, sont, par exemple, des fleurs par-
tîtes et complètes , parcequ'elles sont pourvues de
toutes ces parties. Mais une tulipe, un lis , ne sont
point des fleurs complètes, quoique parfaites , parce-
qu'elles n'ont point de calice ; de même la jolie petite
fleur appelée paronychia est parfaite comme her-
maphrodite; mais elle est incomplète, parceque,
malgré sa riante couleur , il lui manque une corolle.
Je pourrois, sans sortir encore de la section des
fleurs simples , parler ici des fleurs régulièi'es , et des
fleurs appelées irrégulières. Mais, comme ceci se
rapporte principalement à la corolle , il vaut mieux
âur cet article renvoyer le lecteur à ce mot. Reste donc
à parler des oppositions que peut souffrir ce nom de
fleur simple.
Toute fleur d'où résulte une seule fructification est
une fleur simple. Mais si d'une seule fleur résultent
plusieurs fruits, cette fleur s'appellera composée, et
cette pluralité n'a jamais lieu dans les fleurs qui n'ont
qu'une corolle. Ainsi toute fleur composée a néces-
sairement non seulement plusieurs pétales , mais
plusieurs corolles; et, pour que la fleur soit réelle-
478 FLE
meut composée, et mm pas mie seule agoégatioa «te
plusieurs fleurs maples, il bxA que quelqu une des
parties de la fructificatiou soit commune à tous les
fleoffoas composants, et manque à chacun d'eux en
particulier.
Je prends, par exemple, une fleur delaitron, la
voyant remplie de plusieurs petites fleurettes , et je
me démande si c'est une fleur composée. Pour savoir
cela, j'examine toutes les parties de la fructification
Tune après l'autre, et je trouve que chaque fleurette
.adesétamiiKes, un pistil, une corolle, mais qu'il n y
a qu'un seul réceptacle en forme de disque qui les
reçoit toutes, et quii ny a qu'un seul grand calice
qui les environne; d'où je conclus que la fleur est
composée, puisque deux parties de la fructification,
savoir, le calice et le réceptade, sont communes à
toutes et manquent à chacune en particulier.
Je prends ensuite une fleur de scabieuse où je dis-
tiugifte aussi plusieurs fleurettes; je l'examine de
n^me , et je trouve que chacune d'elles est pourvue
en son particulier de toutes les parties de la fructifi-
cation, sans en excepter le calice et même le récep-
tacle, puisqu'on peut regarder comme tel le second
calice qui sert die base à la semence. Je conclus donc
que la scabieuse n'est point wie fleur composée , quoi-
qu'elle rassemble comme elles plusieurs fleurettes sur
un même disque et dans un même calice.
.Comme ceci pourtant est sujet à dispute , surtout
à cau^e du ^ceptacle , on tii^ des fleurettes mêmes vm
caractère pjius sûr, qui convient à toutes celles qui
ccMsistiitaçnt proprement i|ne fleur composée et qui ne
VhK 479
convient qu'à elles; ce3t d'avoir cinq ^Hamines réu-
nies en tube ou cylindre par leurs aqthères aytQur du
style, et divisées par leurs cinq filets au bfis de la co-
rolle ; toute fleur dont les fleurettes ont leurs anthères
ainsi disposées est dpnc une fleur composée y et toute
fleur où Ion ne voit aucupe fleurette de cette espèce
n'est point une fleur composée, et ne porte même au
singulier qu'improprement le n(Mn de fleur, puis-
quelle est réellement une agrégation de plusieurs
fleurs.
Ces fleurettes partielles qui ont ainsi leurs anthères
réunies^ et dont Tassemblage forme une fleur vérita-
blement composée , sont de deux espèces : les unes ,
qvi sont régulières et tubulées , s'appellent propre-
ment fleurons ; les autres , qui sont échancrées et ne
présentent par le haut qu'une languette plane et le
plus souvent dentelée , s'appellent demi-fleurons ; et
des combinaisons de ces deux espèces dans la fleur
totale résultent trois sortes principales de fleurs com-
posées, savoir, celles qui ne sont garnies que de fleu-
rons , celles qui ne sont garnies que de demi-fleurons ,
et celles qui sont mêlées des uns et des autres.
Les fleurs à fleurons ou fleurs fleuronnées sç divir
sent encore en deux espèces, relativement à leur forme
extérieure. Celles qui présentent une figure arrondiç
en manière de tête, et dont le calice approche de la
forme hémisphérique , s'appellent fleurs en tête, capi:
tati : tels sont , par exemple , les chardons, les artichauts ^
la cjiaussefrave.
Celles dont le réceptacle est plus apla^ , en so^
qye le^rs fleurons forment avec le caliqe june %u^^e à
48o FLE
peu près cylindrique, s'appellent fleurs en disque,
discoïdei : la santoline , par exemple , et ïeupatoirey of-
frent des fleurs en disque ou discoïdes.
Les fleurs à demi-fleurons s'appellent demi-fleu-
ronnées , et leur figure extérieure ne varie pas assez
régulièrement pour ofirir une division semblable à la
précédente. Le salsifis ^ \sl scorsonère ^ le pissenlit, la
chicorée , ont des fleurs demi-fleuronnées.
A regard des fleurs mixtes , les demi-fleurons ne s'y
mêlent pas parmi les fleurons en confusion , sans or-
dre; mais les fleurons occupent le centre du disque ,
les demi-fleurons en garnissent la circonférence et for-
ment une couronne à. la fleur, et .ces fleurs ainsi cou-
ronnées portent le nom defieurs radiées. Les reines
marguerites et tous les asters j le souci, les soleils , k
poirenle-terre , portent tous des fleurs radiées.
Toutes ces sections forment encore dans les fleurs
composées , et relativement au sexe des fleurons , d'au-
tres divisions dont il sera parlé dans l'article Fleuron.
Les fleurs simples ont une autre sorte d'opposition
dans celles qu'on appelle fleurs doubles ou pleines.
La fleur double est celle dont quelqu'uqe des parties
est multipliée au-delà de son nombre naturel , mais
sans que cette multiplication nuise à la fécondation
du germe.
Les fleurs se doublent rarement par le calice , pres-
que jamais par les étamines. Leur multiplication la
plus commune se &it par la corolle. Les exemples les
plus fréquents en sont dans les fleurs polypétales,
comme œillets, anémones , renoncules ; les fleurs rao*
nopétales doublent moins communément. Gepen-
FLE 48l
<lant on voit assez souvent des campanules , des pri-
mevères ^des auricules , et surtout des jacinthes à fleur
double.
Ce mot de "fleur double ne marque pas dans le nom-
bre des pétales une simple duplication , mais une mul-
tiplication quelconque. Soit que le nombre des pétales
devienne double, triple, quadruple, etc., tant qu'ils
ne multiplient pas au point d étouffer la fructification ,
la fleur garde toujours le nom de fleur double, mais,
lorsque les pétales trop multipliés font disparoître les
étamines et avorter le germe , alors la fleur perd le
nom de fleur double et prend celui de fleur pleine.
On voit par là que la fleur double est encore dans
l'ordre de la nature , mais que la fleur pleine n'y est
plus , et n'est qu'un véritable monstre.
Quoique la plus commune plénitude des fleurs se
fesse psg:* les pétales, il y en a néanmoins qui se rem-
plissent par la calice , et nous en avons un exemple
bien remarquable dans ï immortelle^ appelée xeran-
thème. Cette fleur , qui paroit radiée et qui réellement
est discoïde , porte ainsi que la carline un calice im-
briqué, dont le rang intérieur a ses folioles longues et
colorées; et cette fleur, quoique composée , double et
multiplie tellement par ses brillantes folioles , qu'on
les prendroit , garnissant la plus grande partie du dis-
que, pour autant de demi-fleurons.
Ces fausses apparences abusent souvent les yeux
de ceux qui ne sont pas botanistes; mais quiconque
est initié dans l'intime structure des fleurs ne peut s'y
tromper un moment. Une fleur demi-fleuronnée res-
semble extérieurement à une fleur polypétale pleine ;
XII. 3i
482 FLE
ipfltts il y 9 toujours cette difiEérenceessentidle que dans
]a preodière diaque demi-fleuitm est une fleur parfidte
qui a son embyron , soo pistil et ses étaniines , au lieu
quç , dans Ut fleur pleine , chaque pétale multiplié n'est
toujours qu un pétale qui ne porte aucune des parties
essentielles à la fiructîfication. Prenez Tun après l'autre
les pétales d'une renoncule simple, ou double, ou
pleine , vous ne trouverez dans aucun nulle autre cbose
que le pétalç mw^e; luaifi dans le pissenlit chaque
d^mi-Açi|roq garni d'uu style entouré d'étaiqine n'est
pas un siinple pétale, mais une véritable fleur.
On me présente une fleur de nymphéa jaune, et
l'ou me demande si c'est une composée ou une fleur
double. Je réponds que ce n'est ni l'une ni l'autre. Ce
n est pas une composée, puisque les folioles qui l'eoh
tQurent ne ^out pas des demi-fleurons; et cen'est pas
une fleur double, parcçque la duplication n'est l'état
naturel d'aucuuQ fleur , et que l'état naturel de la fleur
d^ nympbé^ jaune est d avoir plusieurs enceintes de
pétales autQur de son embryon. Ainsi cette multiplia-
ôt$ n'emp^liç pas le nymphéa jaune d'être une fleur
fimple.
I^ constitution commune au plus grand nombre
d^s fleufs fist detre hermaphrodites; et cette consti-
tU,%\QD, pi^r^t en effet la plus convenable au régne vé-
gétal , où les individus dépourvus de tout mouvemei|t
pfOgr^s^if fit spontané ne peuvent s'aller chercher l'un
Ffm^r^qu^nd 1^ sexas scmt séparés. Dansle^ai4)reset
l^S pi Wtf â où ils le sont , la nature , qui sait varier ses
ipoyeq^, a pourvu à'cet obstacle : mais il n'en est pas
moin^ vr^ généralement que des éures immobiles doi-
PLK 483
vent , pour perpétuer teur espèce , avoir eu eux«inteies
tous les mslrtunents propres à cette 6n.
Fleur muth^ée. Est celle qui^ pour Fordinaire, par
défaut de chaleur , pard ou ne produit point la cordle
qu'elle devroit naturellement avoir. Quoique cette
mutilation ne doive pùint faire espèce, les plantes où
elle a lieu se distinguent néanmoins dans la nomenckir
ture de celles de même espèce qui sont complètes ,
comme on peut le voir dans plusieurs espèces de qu»-
moelity de cucubaleSy de tussilages , de campanules , etc.
FLSUBETTfe. Petite fleur complète qui entre dans la
structure d'une fleur agrégée.
Fleuron. Petite fleur incomplète qui entre dan» la
structure d une fleur composée* (Voyez Fleur.)
Voici quelle est la structure naturelle des fleurons
<X)mposants.
I . Corolle monopétale tubulée à cinq dents , su-^
père.
%, Pistil alongé, terminé par deux stigmates ré*
flédbis.
3. Cinq étamines dont les filets sont séparés par le
bas, mais formant , pai^'adhérence de leurs anthères,
un tube autour du pistil. ^
4. Semence nue ^ alongée , ayant pour base le récep-
tacle commun , et servant elle-même , par son sommet ,
de réceptacle à la corolle.
5. Aigrette de poils ou d'écaillés couronnant la se-
mence, et figurant un calice à la base de la corolle.
Cette aigrette pousse de bas en haut la corolle , la dé-
tache et la £Eiit tomber lorsqu'elle est flétrie , et que la
teoience accrue approdbe de sa maturité.
3i.
484 FRU
Cette structure commune et générale des fleurons
souffre des exceptions dans plusieurs genres de com-
posées , et ces différences constituent même des sec-
tions quiibrment autant de branches dans cette nom-
breuse famille.
Celles de ces différences qui tiennent à la structure
même des fleurons ont été ci-devant expliquées au
moteur. J ai maintenant à parler de celles qui ont
rapport à la fécondation.
L'ordre commun des fleuronsdont je viens de parler
est d'être hermaphrodites , et ils se fécondent par eux-
mêmes. Mais il y en a d autres qui ayant des étamines
et n ayant point de germe, portent le nom de mâles ;
d'autres qui ont un germe et n'ont point d'étamineç
s'appellent fleurons femelles; d'autres qui n'ont ni
germe ni étamines , ou dont le germe imparfait avorte
toujours , portent le nom de nçutres.
Ces diverses espèces de fleurons ne sont pas indif-
féremment entremêlées dans les fleurs composées ;
mais leurs combinaisons méthodiques et régulières
sont toujours relatives ou à la plus sûre fécondation,
ou à la plus abondante fructification, ou à la plus
pleine maturification des graines.
Foliole. Feuille partielle de la feuille composée. Chaque pièce
cl*un calice polyphylle «st nommée foliole.
Follicule. Fruit géminé, provenant d'un seul pistil bipartible
jusqu'à la base. Il n'appartient qu'aux apocynées, *
Frangé. Ayant à ses bords des découpures très fines.
Fructification. Ce mot se prend toujours dans un
sens collectif , et comprend non seulement Toeuvrede
la fécondation du germe et de la maturification du
GER 4^5
fruit, mais lassemblage de tous les instruments natu-
rels destiaés à cette opération.
Fruit; Dernier produit de la végétation dans Fin-
dividu, contenant les semences qui doivent la renou*.
velar par d'autres individus. La semence n est ce der-
nier produit que quand elle est seule et nlie. Quand
elle ne Test pas, elle n est que partie du fruit.
FRurr. Ce mot a, dans la botaniqne, un sens beau-
coup plus étendu que dans lusage ordinaire. Dans
les arbres, et même dans d autres plantes, toutes les
semences, ou leurs enveloppes bonnes à manger,
portent en généi^l le nom de fruit. Mais, en bota-
nique, ce même nom s'applique plus généralement
encore à tout ce qui résulte , après la fleur , de la
fécondation du germe. Ainsi le fruit n'est proprement
autre chose que l'ovaire fécondé, et cela, soit qu'il se
mange ou ne se mange pas, soit que la semence soit
déjà mûre ou qu'elle ne le soit pas encore.
FusiFORHE. En forme de faseau.
Gaine. Expansion de la partie inférieore d'une feuille , par la-
quelle celle-ci enveloppe la tige.
Gélatineux. De la consistance d'une gelée.
GÉMinéES. Naissants deux ensemble du même lieu , ou rappro^
che's deux à deux.
Gemmation. Tout ce qui concerne le bourgeonnement des plantes-
virace» et ligneuses.
Genre. Réunion de plusieurs espèces sous un ca-
ractère commun qui les distingue de toutes les autres
plantes.
Gerï^ie, embryon, ovaire, fruit. Ces termes sont si-
près d'être synonymes, qu'avant d^eu parler sépa-
rément dans leurs articles je crois devoir les unir ici.
486 GBR
Le germe est le preinier rudioient de la nouvelle
plante , il devient embryon on ovaire au moment de
la fécondation, et ce même end^on devient fruit
en mûrissant : voilà les différences exactes. Mais on
ny £ut jMis toujours attention dans Fnsage^ et Ton
prend souvent ces mots lun pour Fautre îndifiii*
remment.
Il y a deux sortes de germes bien distincts , lun
contenu dans la semence, lequd en se développait
devient plante , et Tautre contenu dans la fleur , lequel
par la fécondation devient fruit. On voit par qurile
alternative perpétuelle chacun de ces deux germes se
produit, et en est produit;
On peut encore donner le nom de germe aux rudi-
ments des feuilles enfermés dans les bourgeois , et à
ceux des fleurs enfermés dans les boutons.
GEitMmATiON. Premier développement des parties
de la plante contenne en petit dans le germe.
Quand on examine ce que devient nne graine après qa*dle a été
semée , on la voit se |[onfler, augmenter de volune : sa tonique
propre se déchire, ses lobes ou cotylédons sortent de leurs ber-
ceaux, s*écarient, livrent passage à la plantnle, et Ton dit alors que
la plante est dans l'état de fermlnation. Le premier degré s^aononce
ordinairement par Tapparition d'une espèce de petit bec nônuié '
radicule. Ge petit bec se tourne vers la terre, produit de droite et
de gauche des fibrilles latérales destinées à former le ehevriu ou
les ramifications de la racine dont la radicule est toujours le pivot.
Après le développement de la radicule on voit paroitre la plumule
qui tient aux lobes de la semence jusqu'à ce qu elle puisse recevoir
des sucs par le moyen de ses racines. La plumule s'élève 9 quitte
ie» cotylédons^ ou ne les conserve que sous la forme de feuilles
séminales ; et l'on voit toutes les parties de la plantule augmenter
en hauteur par Falongement des lames qui les composent , acqué-
rir tous les jours un diamètre plm grand par l'épaississement de
n
OHA 4^7
ces. même» Unes , et toutes ces partons prendrt mcl:es#tlfll«né la
forme et la direction qqi leur coD^ieiinent.
Si de la graine que vous avez sous les yeux il doit naître une
herbe, vous ne verïrez point de boutons aux aisselles de ses feuilles :
s*il doh niikre iffl àthte Oa arbrisseau, la phithule détiendra iine
ti(|e dont la eodsistance sera ligueuse.
Glabbb. Lisse, sans duvet ni poils.
Glandes. Organes qui servent à la décrédon des
sucs de la plante.
GhùVUB. Elle est formée pér les écailles on paiikttes qtâi eavi»
ronnent les organes sexuels des graroinAs.
CoïkrvES. Excrétions qui suintent naturellement par des filtres
destinés à cet usage.
Gousse. Fruit d'une plante légumineuse. La gousse ,
qui s'appelle aussi légUme , est ordinairement com-
posée de deux panneaux nommés cosses , aplatis ou
convexes, collés Tun sur l'autre par deux sutures
longitudinales , et qui renferment des semences atta-
chées alternativement par la sutuf e aux deux cosses ,
lesquelles se séparent par la maturité.
Gbaine. Partie du fruit renfermant Fembryon d'une nouvelle
prailte. Là graine est regardée cdmnié Vœuf végétal.
Grappe, racemm. Sorte d'épi dâtîs lequel les fleurs
xït sont ni sesmles tii toutes attachées à \a ràpê, tuais
à des pédicules partiels dans lesquels les pédicules
principaux se divisent. La grappe n'est autre chose
qu'une panicuïe dont les rameaux sont plus serrés ^
plus courts , et souvent plus gros*qué dans la panictile
proprement dite.
Lorsque l'axe d'une panicule ou d'un épi pend en
bas au lieu de s'élever vers le ciel « on l\ii donne alors
le nom de grappe; tel est l'épi du groseèltel', teile est
la grappe de la vigile.
488 HTB
GiEFFE. Opératioii par laquelle od force les sacs
d'un ari>re à passer par les couloirs d'un autre arbre;
d^où il résulte que les couloirs de ces deux plantes
n'étant pas de même figure et dimension, ni placés
exactement les uns vis-à-vis des autres, les sucs for-
cés de se subtiliser, en se divisant, donnent ensuite
des fruits meilleurs et plus savoureux.
Greffer. Est engager Foeil ou le bourgeon d'une
saine branche d'arbre dans l'écorce d^un autre aribre,
avec les précautions nécessaires et dans la saison &-
vorable, en sorte que ce bourgeon reçoive le suc du
second arbre, et s'en nourrisse comme il auroit fait
de celui dont il a été détaché. On donne le nom de
greffi à la portion qui s'unit, et de sujet à l'arbre au-
quel il s'unit.
Il y a diverses manières de greffer. La greffe par
approche, en fente, en couronne, en flûte ^ en écus-
son.
GTMNOSPERBfE. A scmeuces nues.
Hampe. Tige sans feoiiles, destinée uniquement à
tenir la fructification élevée au-dessus de la racine.
Héuotrofe. Qui tourne le disque de sa fleor vers le soleil et le
suit daus son cours.
Herbes. Plantes qui perdent leurs tiges tous les hivers.
HÉTÉROPHTLLE. Qui porte des feuilles dissemblables les unes des
autres. '
Hexiotnib. Six pistils. *
Hexaptèrb , à six ailes.
HiLB. Point par lequel une graine tient à la cavité du péricarpe.
Hirsute. Garni de poils durs.
HoMOMàLLES. Dirigées d'un même côté.
HuMiFUSE. Étalée en tout sens sur la terre.
Hybride. Plante qui doit son origine à deux plantes différentes.
INF 4%
HTPOGRATÉmiFOBMB. Ma foroie de coupe.
Imbriqué. Chargé de parties appliquées en recouvreiuent les unes
sur les autres comme les tuiles d*un toit.
Incise. A bord découpé par des incisions aiguës.
ItiDÉHiscENCE. Privation de la faculté de s'ouvrir.
InuiGÈNE. Qui croît naturellement dans le pays.
Infère , Supère. Quoique ces mots soient purement
latins , on est obligé de les employer en François dans
le langage de la botanique, sous peine d'être difiîis,
lâche et louche, pour vouloir parler purement. La
même nécessité doit être supposée , et la même excuse
répétée dans tous les mots latins que je serai forcé de
franciser; car c'est ce que je ne ferai jamais que pour
dire ce que je ne pourrois aussi bien foire entendre
dans un françois plus correct.
Il y a dans les fleurs deux dispositions différentes
du calice et de la corolle , par rapport au germe , dont
l'expression revient si souvent, qu'il faut absolument
créer un mot pour elle. Quand le calice et la corolle
portent sur le germe, la fleur est dite supère. Quand
le germe porte sur le calice et la corolle , la fleur est
dite infère. Quand de la corolle on transporte le mot
au germe, il faut prendre toujours l'opposé. Si la co-
rolle est infère, le germe est supère; si la corolle est
supère, le germe est infère : ainsi l'on a le choix de
ces deux manières d'exprimer la même chose.
Comme il y a beaucoup plus de plantes où la fleur
est infère que de celles où elle est supère , quand cette
disposition n'est point exprimée, on doit toujours
sous-entendre le premier cas , parcequ'il est le plus
ordinaire ; et si la description ne parle point de la dis-
position relative de la corolle et du genne, il faut sup-
poser la corolle infère: car si die éUÀlB^pèrej Tantear
de la descriptiofi Taaroit expressément dit.
iRPUEmiBULlFORME. En eDlOODOir.
Labié. Dont le limbe a deux incisions latérales principales 401 le
partagent en deux lames opposées, inë^les, Tane supérieure et
Tautre inférieure.
Laciric. Découpé inégalement en lanières alongées.
Lac€ST14L. Qui croit autour des lacs.
JLame. Partie supérieure d*un pétale onguicmlé.
Lancéolé. En fer de lance.
Légume. Sorte de péricarpe composé de deux pan-
neaux , dont les bords sont réunis par deux sutures
longitudinales. Les semences sont attachées alterna-'
tivement à ces deux valves par la suture supérieuie ,
l'inférieure est nue. L'on appelle de ce nom en général
le fruit des plantes légumineuses.
Légumineuses. (Voyez Fleurs , Plante»^
■à
Légumimeuses. Plantes qui ont pour fruit une gousse.
Liber (le). Est composé de pellicules qui représen-
tent les feuillets d'tm livre; elles touchent immédiate-
ment au bois. Le liber se détache tous les ans des deux
autres parties de Técorce, et, s'unissantayecTaubier,
il produit sur la circonférence de Tarbre une nouvelle
couche qui en augmente le diamètre.
Ligneux. Qui a la consistance de bois.
LiLiAcÉES. Fleurs qui portent le caractère du lis.
Limbe. Quand une coi^olle monopétale régulière
s'évase et s'élargit par le haut, la partie qui forme cet
évaseraent s'appelle le limbe , et se découpe ordinaire*
raeot en quatre, cinq , ou plusieurs segmeuts. Diverses
campanules y primevères y liserons ^ et autres fleurs mo-
nopétales , offrent des» exemples de ce limbe , qui est , à
MON 49 <
regard de la corolle , à peu près ce qu*est, à Fégard
d une clocbe , la partie qu'on nomme le pavillon : le
différent degré de Tangle, que forme le limbe avec le
tube, est ce qui £ait donner à la corolle le nom d'in-
fundibuUforme, de campaniforme, ou d'hypocraté-
riforme.
Lobes des semences sont deux corps réunis , aplatis
d un côté, convexes de Tautre : ils sont distincts dans
les semences légumineuses.
Lobes des feuilles.
Loge. Cavité intérieure du fruit : il est à plusieurs
loges quand il est partagé par des cloisons.
LrnVLÉ. En forme de croissant.
Maillet. Branche de Taunée à laquelle on laisse
pour la replanter deux chicots du vieux bois saillants
des deux côtés. Cette sorte de bouture se pratique
seulement sur la vigne et même assez raremetit.
Masque. Fleur en masrque e^t utie fleur monopétale
irrégulière.
Les Heurs en masque imitent un mtrfïle à deux lèvres.
MoNÉciÊ ou MoKQECiE. Habitation commune aux
deux sexes. On donne le nom de monœcie à une classe
de plantes composée de toutes celles qui portent des
fleurs mâles et des fleurs femelles sur*le même pied.
Monoïques. Toutes les plantes de la monœcie sont
monoïques. On appelle plantes monoïques celles dont
les fleurs ne sont pas hermaphrodites, nmis séparé-
ment mâles et femelles sur le même individu : ce mot,
formé de celui de monœcie , vient du grec et signifie
ici que les deux sexes occupent bien le même logis ,
mais sans habiter la mêtne chambre. Le concombre ,
492 NUI
le melon , et toutes les cucurbitacées , sont des plantes
monoïques.
Mufle (fleur en). (Voyez Masque. )
Nectaire. Saiyant Linnée, c'est une particule accessoire ou
comme ajoutée , adnée à un des quatre principaux organes floraux ;
c*est un appendice de la corolle.
Nebyures. ÊUvations filamenteuses qu*on rencontre sur les
feuilles et les pétales.
Neutre, dans étamine et sans pistil.
Nœuds. Sont les articulations des tiges et àe% ra-
cines.
Noix. Enveloppe li^fneuse , <ui osseuse , de graines revêtues de
leur tégument propre.
Nomenclature. Art de joindre aux noms qu on
impose aux plantes Tidée de leur structure et de leur
classification.
Noyau. Semence osseuse qui renferme une amande.
Nu. Dépourvu des vêtements ordinaires à ses sem-
blables.
On appelle graines nues celles qui n'ont point de
péricarpe; ombelles nues, celles qui nont point d'in-
volucre ; tiges nues , celles qui ne sont point garnies
de feuilles, etc.
NuiTS-DE-FER. JVocte5^rre«. Ce sont, en Suéde , celles
dont la froide température, arrêtant la végétation de
plusieurs plantes, produit leur dépérissement insen-
sible, leur pourriture, et enfin leur mort. Leurs pre-
mières atteintes avertissent de rentrer dans les serres
les plantes étrangères qui périroient par ces sortes de
froids.
(Cest aux premiers {][els assez communs au mois d'août dans les
ONG 493
pays froids qu'on donne ce nom, qui, dans des climats tempëre's,
ne peut pas être employé pour les mêmes jours. ) H.
Obclavb. En massue renversée.
Obovale. En ovale renversé.
Œil. (Voyez Ombilic. ) Petite cavité qui se trouve
en certains fruits à rextrémité opposée au pédicule :
dans les fruits infères ce sont les divisions du calice
qui forment Tombilic, comme le coin, la poire, la
pomme, etc.; dans ceux qui sont supères, Fombilic
est la cicatrice laissée par l'insertion du pistil.
OEILLETONS. Bourgeons qui sont à côté des racines
des artichauts et d autres plantes , et qu'on détache
afin de multiplier ces plantes.
Officinal. Qui se vend dans les boutiques comme étant d'nsa^e
dans les arts.
Ombelle. Assemblage de rayons qui, partant d un
même centre, divergent comme ceux d'un parasol.
L'ombelle universelle porte sur la tige ou sur une
branche; l'ombelle partielle sort d'un rayon de l'om-
belle universelle.
Ombilic. C'est, dans les baies et autres fruits mous
iïifères, le réceptacle de la fleur dont, après qu'elle
est tombée, la cicatrice reste sur le fruit, comme on
peut le voir dans les airelles. Souvent le calice reste
et couronne Tombihc, qui s'appelle alors vulgaire-
ment œil : ainsi l'œil des poires et des pommes n'est
ai^tre chose que l'ombilic autour duquel le calice per-
sistant s'est desséché.
Ongle. Sorte de tache sur les pétales ou sur les
feuilles , qui a souvent la figure d'un ongle , et d'au-
tres figures différentes , comme on peut le voir aux
494 ^ PAL
fleui-s des pavots , des roses , des anémones , des cistes ,
et aux feuilles des renoncules , des persicaires, etc.
Onglet. Espèce de pointe crochue par laquelle le
pétale de quelques corolles est fixé sur le calice ou
sur le réceptacle ; Tonglet des œillets est plus long que
celui des roses.
OpsBCpLf:. Fetit couvercle ({ui ferme le« iirnçs de quelques es-
pèces de mousses.
Opposées. Les feuilles opposées sont juste au nom-
bre de deux , placées , Tune vis-à-vis de 1 autre , des
deux côtés de la tige ou des branches. Les feuilles
opposées peuvent être pédiculées ou sessiles ; s'il y
avoit plus de deux feuilles attachées à la même hau-
teur autour de la tige , alors cette pluralité dénatur
remit l'opposition , et cette disposition des feuilles
prendroit un nom différent. (Voyez Verticillées.)
Ovaire. C'est le nom qu'on donne à Tembryon du
fruit, ou c'est le fruit même avant la fécondation.
' Après la fécondation Tovaire perd ce nom , et s ap-
pelle simplement fruit , ou en particulier péricarpe ,
si la plante est angiosperme ;' semence ou graine , si
la plante est gymnosperme.
Paillette Écaille membraneuse y sèche, dressée, pressant la
base cTune fleqr qu'elle enveloppe ou recouvre. (Les graminées.)
Paléacé. Garni de paillettes, ou de la nature de la (rldume.
Palmé. Ressemblant à une main ouverte.
Palmée. Une feuille est palmée lorsqu'au lieu d'être
composée de plusieurs folioles, comme la feuille di-
gitée , elle est seulement découpée en plusieurs lobes
dirigés en rayons vers le sommet du pétiole, mais se
réunissant avant que d'y arriver.
pÉD 4dS
Panictjle. Épi rameux et pyramidal. Cette figure
lui vient de ce que les rameaux du bas » étant les plus
larges , forment entre eux un plus large espace , qui
se rétrécit en montant, à mesure que ces rameaux
deviennent plus courts , moins nombreux; en sorte
qu'une papicule parfaitement régulière se termineroit
enfin par une fleur sessile.
PapiuxWacés. Corolle irrëgullère h cinq pétales. Le supérieur,
]^U8 grand, aUppelle étendard : \b$ deux latéraux ailes; les deux
iufériçurs formenf rme petite nacelle qu'on appelle carène. Voyez U
troisième des Lettres élémentaires où Rousseau décrit d'une manière
précise les fleurs de ce genre.
Pàptracé. Mince et sec comme du papier.
Parasités. Plantes qui naissent ou croissent sur
d'autres plantes, et se nourrissent de leur substance.
La cuscute, le gui, plusieurs mousses et lichens, sont
des plantes parasites.
Parenchyme. Substance pulpeuse, ou tissu cellulai-
re, qui forme le corps de la feuille ou dû pétale : il est
couvert dans Tune et dans l'autre d'un épiderme.
Partielle. (Voyez Ombelle. )
Partie de la Fructification. (Voy. Et aminés.
Pistil.)
pAUCiRàDiÉE. Fleur ayant peu de rayons.
PÉDICELLE. Petit pédoncule propre de chaque fleur.
Pavillon., Synonyme d'étendard.
Pédicule. Base alongée, qui porte le fruit. On dit
pedunculus en latin, mais je crois qu'il faut dire pédi'
euk en fran^is : c'est l'ancien usage , et il n'y a au-
cune bonne raison pour le cbanger. Pedunculus sonne
mieux en latin , et il évite l'équivoque du nom pedi-
culus; maïs le moUpédicule est* net, et plus doux en
49^ PEN
fraoçois; et, dmns le choix des mots, il convient de
consulter Toreille, et d avoir égard à laccent de la
langue.
L adjectif pédicule me paroit nécessaire par oppo-
sition à lautre adjectif sessile. La botanique est si
embarrassée de termes, qu'on né sauroit trop s attacher
à rendre clairs et courts ceux qui lui sont spéciale-
ment consacrés.
Le pédicule est le lien qui attache la fleur ou le
fruit à la branche, ou à la tige. Sa substance est d'or-
dinaire plus solide que celle du fruit qu'il porte par
un de ses bouts, et moins que celle du bois auquel
il est attaché par Tautre. Pour l'ordinaire, quand
le fruit est mûr, il se détache, et tombe avec son
pédicule. Mais quelquefois , et surtout dans les plantes
herbacées , le fruit tombe et le pédicule reste , comme
on peut le voir dans le genre des rumex. On y peut
remarquer encore une autre particularité; c'est que
les pédicules , qui tous sont verticillés autour de la
tige, sont aussi tous articulés vers leur miUeu. Il
semble qu'en ce cas le fruit devroit se détacher à l'ar-
ticulation, tomber avec une moitié du pédicule, et
laisser l'autre moitié seulement attachée à la plante.
Voilà néanmoins ce qui n'arrive pas. Le fruit se dé-
tache , et tombe seul. Le pédicule tout entier reste, et
il faut une action expresse pour le diviser en deux au
point de Tarticulation.
PÉDONCULE. Support commun de plusieurs fleufs ou d'une fleur
solitaire. En terme vulgaire , la queue d'une fleur ou d'un fruit.
PÉKiciLLÉ. Glandes déliées, rapprochées à peu près comme les
crins d'un pinceau.
pEHTAPTÈnE. A cinq aile*.
I
N
PÉT 497
Peutasperub. A cinq graines.
Pepik. Semence couverte d'une tunique épaisse «t coriacëe qui
se trouve au centre de ceHains fruits.
Perfoliée. La feuille perfoliée est celle que la
branche enfile , et qui entoure celle-ci de tous côtés.
Pérunthe. Sorte de calice qui touche immédiate-
ment la fleur ou le fruit.
PÉRICARPE. Partie du fruit. Tout fruit parfait est essentiellement
compose de deux parties, le péricarpe et sa graine. Tout ce qui n est
point partie intégrante de celle-ci appartient à celle-là.
Perruque. Nom donné par Vaillant aux racines
garnies d'un chevelu touffu de fibrilles entrelacées
comme des cheveux emmêlés.
Pétale.. On donne le nom de pétale à chaque pièce
entière de la corolle. Quand la corolle n'est que d une
seule pièce, il ny a aussi qu'un pétale; le pét^de et
la corolle ne sont alors qu'une seule et même chose ,
et cette' sorte de corolle se désigne par l'épiihéte de
monopétâle. Quand la corolle est de plusieurs pièces y
ces pièces sont autant de pétales , et la corolle qu'elles
composent se désigne par leur nombre tiré du grec,
parceque le niot de pétale en vient aussi, et qu'il con-
vient, quand on veut composer un mot, de tirer les
deuxTacines de la même langue. Ainsi, les mots de
monopétale, de dipétale, de tripétale, de tétrapétale,
de pentapétale , et enfin de polypétale, indiquent une
corolle d'une seule pièce, ou de deux, de trois, de
quatre , de cinq , €tc. ; enfin , d'une multitude indéter-
minée de pièces.
Pétatoïde. Qui a des pétales. Ainsi la A^xit pétatoide
est l'opposé de la fleur apétale,
XII. 33
4^B PI 8
Quelquefois ce mot entre comiiie seooiide racine
dans la composition d'un autre mot, dont la première
racine est un nom de nombre : alors il signifie une
corolle monopétale profondément diyisée en autant
de sections qu'en indiqua la première racine. Ainsi la
corolle tripetatoïde e^t divisée en trois segments ou
demi-pétales , la pentapétatoïde en cinq, etc.
Pétiole. B9^« (^opgé^ qui pprt^ h jfeuyiç. Le mot
pétiole est opposé à semlcy i Tégard des fettiUes,
comme le mot pédicule Test à Tégard des fleurs et des
■PiMiâTiFnNi. OoBt les c6tfé8 sont dif iatft en ^usknrs laaièr^s qh
lobes par des incisions profondes ^ n'aUei^^nt poiitt \p milieu
to^fVicjUnalt QW U a^n^re n^djaire.
PiHNÉ^. Une feuilk ailéeà pkisia^ps rangs s'appiE^te
feuftttfi pennée.
P16IML. Grgane fmmelh dfi la Qwr q^i wiwqq<^ ^
germe, et par lequel r5«tow?i iteçoilt r4iQtFi)mi^sioo fé-
condante de la petusaiip^ des wtbèrfls : la pistil ^
pvoioni^ .^rdiioaireffienit par nn m plmiaurs siyles ,
qnelquefou auflfil il QBt oourotqné inMii^diatQmi^t p^
un ou plufiÂeurs âtigmates^ mm ^uom styl? inter-
Kiëdttire. Xe jMgmate r^çqH te pQ\^ièrf^ proli%i^
do aommeÉ défi étaimoefii ^ h tmmimt pfir \^ pi^tit
dansFipiiéneiipdiligfQrmi», poujrlwç«d^rrGiv<aiir^, Sm^
Tant is «yscèniQ sesaeil , h U^o^iàMiim 4^3 plsiPt^a i^
peut «^opérer que par le ODqeo»!^ des deux 5exft9; et
raots'de la fruotificaiMo n'est pli|$ q«iç mWi de W gé^
nération. Les filets des étamines soo;! l^g vaias^ftUK
sperniatiqueâ^ leaanthèrd&acmtbB te6lîpa]i§«, (sipj^s-
sière qu'elles répandent ei^ ki Hqueur Bémimi^ > le
f 1?LA 499
siigmiite devretrt ia VUlve, te style e« \à trotope oli !e
vagin , et le gernse frit l-dEc^ tf titéhis ôu tte matrice.
Pivotante. Racine (pxi a un tronc principal enfoncé perpendi-
etitaireuietit^ans hi terre.
#ft.ACENTA. Réceptacle des semences. C'est le corps
auquel elles sont immédiatement attachées. M. Lin-
naeus n'admet point ce nom de Placenta^ et emploie
toujours celui de réceptacle. Ces mots rendent pour-
tant des idées fort différentes. Le réceptacle est la
partie par où le fruit tient à la plante : le placenta est
la partie par où les semences tiennjerit au péricarpe.
Il est vrai que quand les semences soiit nues, il n y a
point d^autre placenta que le réceptacle; mais toutes
les fois que le fruit est angiosperme , le réceptacle et
le placenta sont différents.
Les cloisons {dissepimenta) de toutes les capsules à
plusieurs loges sont de véritafaies placeittas, et dans
éeè eapsuleâ omloges il tue lai^s^e pas d'y avoir (souvent
des plaœntas autres qu€ ie péricarpe.
Plante- ftrodaction végétale composée ée deux
parties principales, savoir, la racine par laqïi^e elle
est attaebée à la tert>e ou |i un autre corps dont ^Ue
tire sa nourriture, et l'herbe par laquelle elle inspire
et respire l'élément dans lequel elle vit. De tous fc^
végéta:^ connus, la ti'uffe «st presque le seul qU'on
piAiase dire n'être pas plante.
Plan'vis. Vé^taux disséminés sur la surface de k
terre , pour la vêtir et la parer. Il n'y a point d'aspect
au$si ti^ist^ que celui de U terre nue ; il n'y ea a poinê
d'attssi riant que celui des montagnes couronnées
d'arbres, des rivières bordées de bocages, des plaines
32.
5oo POL ^
tapissées de verdure , et des Talions émaillés de fleurs.
On ne peut disconvenir que les plantes ne soient
des corps organisés et vivants^ qui se nourrissent et
croissent par intussusception ^ et dont chaque partie
possède en ellenoiéme une vitalité isolée et indépen-
dante des autres, puisqu'elles ont la faculté de se
reproduire. *
Poils ou Soies. Filets plus ou moins solides et fer-
mes qui n^ssent sur certaines parties des plantes; ils
sont carrés ou cylindriques, droits ou couchés,
fourches ou simples , subulés ou en hameçons ; et ces
diverses figures sont des caractères assez constants
pour pouvoir servir à classer ces plantes. Voyez l'ou-
vrage de M. Guettard, intitulé Observations sur les
plantes.
Pdllbn. yoyez PoussiàRE.
PoiiTGÂMie. PluraUté d'habitation. Une classe de
plantes porte le nom de polygamie , et renferme toutes
celles qui ont des fleurs hermaphrodites sur un pied,
et des fleurs d un seul sexe , mâles ou femelles , sur un
autre pied.
Ce mot de polygamie s'applique encore à plusieurs
ordres de la classe des fleurs composées; et alors on y
attache une idée un peu différente.
Les fleurs composées peuvent toutes être regardées
comme polygames, puisqu'elles renferment toutes
plusieurs fleurons qui fructifient séparément, et qui
* Cet ariicle ne paroit pas achevé, non plus que beaucoup d'au-
tres, quoiqu'on ait rassemblé dans les .trois paragraphes ci-dessus,
qui composent celui-ci, trois morceaux de Fauteur, tous sur autant
de chiffons. ( Note des Éditeurs de Genève, )
POU 5or
par conséquent ont chacun sa propre habitation , et
pour ainsi dire sa propre lignée. Toutes ces habita-
tions séparées se conjoignent de différentes manières ,
et par là forment plusieurs sortes de combinaisons.
Quand tous les fleurons d^une fleur composée sont
hermaphrodites , Tordre qu'ils forment porte le nom de
polygamie égale.
Quand tous* ces fleurons composants ne sont pas
hermaphrodites , ils forment entre eux ^ pour ainsi dire,
une polygamie bâtarde, et cela de plusieurs façons.
40 Polygamie superflue ^ lorsque les fleurons du dis-
que étant tous hermaphrodites fructifient, et que les
fleurons du contour étant femelles fructifient aussi.
^^ Polygamie inutile^ quand les fleurons du disque
étant hermaphrodites fructifient, et que ceux du con-
tour sont neutres et ne fructifient point.'
3*^ Polygamie nécessaire , quand les fleurons du dis-
que étant mâles , et ceux du contour étant femelles ,.
ils ont besoin les uns des autres pour fructifier.
4^ Polygamie séparée , lorsque les fleurons compo*
sants sont divisés entre eux, soit un à un, soit plu-
sieurs ensemble , par autant de calices partiels renfer-
més dans celui de toute la fleur.
On pourroit imaginer encore de nouvelles combi-
naisons , en supposant , par exeotijde , des fleurons
mâles au contour , et des fleurons hermaphrodites ou
femelles au disque; mais cela n'arrive point.
P0LT8PERME. Renfermant plusieurs graines.
Poussière prolifique. C'est une multitude de petits
corps sphéiiques enfermés dans chaque anthère , et
qui, lorsque celle-ci s'ouvre et les verse dans te stig-^
5o2 . RÉC
mate, souvreat à leur tour, imbibept ce méme^tig-
mate d'une humeur qui» pénétrant à travers le.pistil,
va féconder l'embryon du fi'uit.
Prolifère. Da cli9qaf de laquelle naissent une ou plu$ieiirs. fleurs.
Si c'est un rameau feuillu, la fleur est dite frondipatv.
Provin. Branche de vigne couchée et coudée en
terre. Elle pousse des chevelus par les nœuds qui se
trouvent enterrés. On coupe ensuite le*bois qui tient
au cep, et le bout opposé qui sort de terre devient im
nouveau cep.
PcBESCERCE. Existence de poils.
Pulpe. Substance molle et charnue de plusieurs
fruits et racines^
Racine. Partie de la plante psr laquelle elle tient
à la terre ou au corps qui la nourrit. Les liantes aiuB
attachées par la racine à leur matrice ne peuvent
avoir de mouvement local ; le sentiment leur seroit
inutile , pui»qu elles ne peuvent chercher ce qui leur
convient, ni fuir ce qui lei^r nuit : or la nature ne £siit
rien en vain.
Radicales. Se dit de& feuilles qui scmt les plus près
de b racme^ Ce iQOt s'étend aussi aux, tiges dans k
même sens.
Radigijle« Racine naissante.
Radiée. (Voyez Fleur.)
. RÉCEfTACLE. Celle des parties de la fleur et du fruit
qui sert de siège à toutes les autres, et par où; leur
sont transmis de la plante les sucs nutritifs qju'elles en
doivent tirer.
Il se divise le plus généralement en réceptacle pro-
pre , qui ne soutient qp'uQe seule fleur et un seul fruit ,
e^ qui par cooséqtMit n'atf^paitfent qu'âtijt pfùâ siAt'^
pies ; et en réceptacle cormnun , qui porfe et reçoit
plusieurs fleurs.
Quand la fletf r eôt iiifèfé , c eét le tùêtde técepiâiéXe
qui pwte tdute !â frtfctiflcéftîôtt. Mais qùaûd k ftêUr
est^upère, leféceptâcïe propre éstdôubîe; et ceîuî
qui porte la fleur n'est pas le même que celui qui porte
le fruit. Ceci s entend de la constrtNitiôti' h! plvté (Com-
mune; mais on peut proposer à ce sujet le problème
stntlEMt, dans fa golcrtfoi» duquel la MUnté à ùû^ tfne
àe d^ plm iïtQétdeniiûs ikVeùûùùÉ.
Çfmetnâ )» fleur est ^t le firirft, âdMDiedt ^e pétrt-il
fittté que la fletir et Ici frtiit u'^eM éepi^ndûhi qiitrtt
seul et même réceptârfe?
Le réceptacle commuti rf'àppafrtiétft ptoptënkéùt
qu'aux fleurs composées , dont S porte et unit tôWs h^
fleurom eu Une flettr réjgulière ; eU sor'te que le retraii-
chement de quelques Uns oauseï'att Tirrégularité de
tou»y mais , outre les fleur» agr^ée^ diutt en peiit<lire
à peu près la mén^e chose, iî y a d'autréis ^ottefs de ré-
ceptacles commwns' qui mériteiit encore le même nom ^
ceniflie ayant le même usage :> tels sont YmnbtUe , Y épi ,
la particule , le thyrse , la cyme , le spadix , dont on trou-
vera les artipcleB cha^ufif à sa pfawe.
A'EdôMPOSÉE. Feudles composées deux fois : elfes ont, i" un pe-
tiote commun; a*" des pëtiofe^ iihihéijiats ; y* éés péiUAe^ proplres.
fi'ÉGULîÈRES (Fleurs). Elles sont symétriques dans
toutes les parties, comme les crucifères, les liliacées, etc.
Réniforme. De la figure d'un rein.
RéiiNBS; Ezoï^ëtàofis épakses, ^tst}iieiise9yinftammaMes, quisinn-
So4 ^11^
tent par des filtres destioés à cet usa^^e. Les gommes ne sobt pas
susceptibles de s'enflammer.
RÉTICULÉ. Marque de nervures en réseau.
Rosacée. Polypétale régulière comme est la rose.
Rosette. Fleur en rosette est une fleur monopétale
dont le tube est nul ou très court » et le limbe très
aplati.
Sagitté. En fer de flèche.
Saxatile. Qui croit sur les pierres à nu.
Semence. Germe ou rudiment simple d'une nouvelle
plante, uni à une substance propre à sa conservation
çivant qu'elle germe, et qui la nourrit durant la pre-
mière germination jusqu'à ce qu'elle puisse tirer son
aliment immédiatement de la terre.
Sessile. Cet adjectif marque privation de réceptacle.
Il indique que la feuille , la fleur ou le fruit auxquels
oa l'applique tiennent immédiatement à la plante ^
sans l'entremise d'aucun pétiole ou pédicule.
SÈVE. Liqueur limpide, sans couleur, sans saveur; sans odeur,
qui ne sert qu'à raccroissement du végétal.
Sexe. Ce mot a été étendu au régne végétal, et y
est devenu fisunilier depuis l'établissement du système
sexuel.
Silique. !l^ruit composé de deux panneaux retenus
par deux sutures longitudinales auxquelles les grai-
nes sont attachées des deux côtés.
La silique est ordinairement biloculaire, et partagée
par une cloison à laquelle est attachée 4me partie des
graines. Cependant cette cloison ne lui étant pas es-
sentielle ne doit pas entrer dans' sa définition , comme
on peut le voir dai^ le cléome^ dans la ckéUdoine, etc.
>
STi 5o5
StNUÉ. Qui a un sinus ou une ëchancrure arrondie.
Soies. (Voyez Poils. )
Solitaire. Une fleur solitaire est seule sur soa pé-
dicule.
Sous-Arbrisseau. Plante ligneuse, ou petit buisson
moindre que Tarbrisseau , mais qui ne pousse point
en automne de boutons à fleurs ou à fruits rtels sont
le thym^ le romarin, le groseillier, les bruyères, etc.
Spadix, ou Régime. C'est le rameau floral dans ia
famille des palmiers ; il est le vrai réceptacle de la fruc-
tification , entouré d'un spatfae qui lui sfert de voile.
Spathe. Sorte de calice membraneux qui sert d'en-
veloppe aux fleurs avant leur épanouissement, et se
dédiire pour leur ouvrir le passage aux approches de
là fécondation.
Le spathe est caractéristique dans la famille des
palmiers et dans celle des liliacées^
Spirale, tiigne qui fait plusieurs tours en s'écartant
du centre , ou en s'en approchant.
Stauineux. Dont les étamtnes sont très longues.
Stigmate. Sommet du pistil, qui s'humecte au mo-
ment de la fécondation, pour que la poussière proli-
nque s'y attache.
Stipule. Sorte de foliole ou d'écaillés, qui nait à la
base du pétiole, du pédicule, ou de la l^ranche. Les
stipules sont ordinairement extérieures à la partie
qu'elles accompagnent, et lui servent en quelque
manière de console : mais quelquefois aussi elles nais-
sent à côté , vis-à-vis , ou au-dedans même de l'angle
d'insertion.
M. Adanson dit qu'il n'y a de vraies stipules que
Sa6 sYï^
celles qui sont attachées aux tiges , comme dans les
airelles, lesapocins, les jujubier!», led titymates, (es
châtaigniers, tes tilleuls, les mauves, les eàpriei*s:
elles tiennent lieu de feuilles dans les plantes qtri île
le9 ont pas vertieillées. I3ans l'es planter légmnineuses
la situation des» stipuler tarie. Lés fosiers nen ont
pas de vraies, Écmê scfulement un prolong^mc^ on
appendice de feuille , ou une extfensioft du pé^oler. Il
y a aussi des stipules membraneuses comme dans
Fespargootte.
^OLOViFÈRE. DotiC la tige ponsse au pied comm.e de petites tiges
iat^rale», grêles et sCëriUs.
StYLE. P^artie du pistil quif tient le stigmate élevé
aw-dessus dw germe.
S«BULé. En alêne.
Suc NouHRiciER. Partie de la sève qui est propre à
nourrir la plante. '
SxjpÈÉE. (VoyeilNFÉilE.)
Supports. Fulcra. Dix espèces, savoir, la stipule,
la bractée , la vrille, Tépine, laiguillon, le pédicnle,
le pétiole, la^ hampe, la glande, et Téeaille.
SuRGEo». Surculus. Nom donné aOîf jeuâtes bran-
ches de rœillet, etc., auxquelles on. fait prendre ra-
cine en les bmam en terre lorsqu'elles tiennent
encore à I» tige : cettiE? opération est utte espèce ife
nmttûtte.
SriiiiPÉTALiQVËs. Étamines qui r^unis'sent les p'ëfales de manière
à donnera nnié coi^llë po^étàle Tdppafetôneë de l»irioiMpëCaléité.
( Les maKacées. )
Synonymie. Concordance de divers noms dorniés
par diffërents auteurs aux mêmes plantes.
TOQ 5o7
La synoûyvaie ne»l point une éinde oisrais^ et
inutile.
Talon. OreiUette qui se trouve à la base des feuille»
d'orangera. C'est aussi . Veodrôit où tieoft l'œilleto*
qu on détache d'un pied darticfaaut, et cet endroit a
vm peu de racine.
Terminal., Fleur terminale est celle qui vieut an
sottittet de la tige , ou d'une branche.
TfiRSKÉfi. Une feuitie ternée est cotfqposée de trois
folioles attachées au même pétiole.
Tête. Fleur en tête ou capitée est une fteur agrégée
ou composée, dont les fleurons sont disposés* sphéri^
qi^enaeiit ou à peu près.
Thyrse. Épi ram^eux et cylindrique; ce terme n'est
pas extrêmement usité, parceque les exemples n*en
sont pas fréquents.
Tige. Tronc de la plante d'où sortent toutes ses
aUitresi parties qni sont hors de terre ; elle a du rap-
port avec h. cète en ce que celle-ci est quelquefois
unique, et sfe ramifie comme elTe, par exemple, dans
la fougère : elle s'en distingue aussi en ce qu'uniforme
dans son contour elle n'a ni face, ni dos, ni côté dfé-
terminés ,. au lieu que tout cela se ti-ouve dans la côte.
Plusieurs plantes n'ont point de tige , d'autres n'ont
qu'une tige nue et sans feuilles , qui pour cela change
de nom. (Voyez Haïsse. )
La tige se ramifie en branches de différentes ma-
nières.
Toque. Figure de bonnet cylindrique avec une
marge relevée en manière de chapeau. Le fruit d'u
paliurus a la fDrme d'une toque.
\
5o8 VAR
Tracer. Courir horizontalement entre deux terres,
comme fait le chiendent. Ainsi le mot tracer ne ccm-
vient qu'aux racines. Quand on dit donc que le frai-
sier trace, on dit mal; il rampe, et c'est autre chose.
Trachées DES PLANTES. Sont, selon Malpighi, cer-
tains vaisseaux formés par les contours spiraux d'une
lame mince, plate, et assez large, qui se roulant et
contournant ainsi en tire-bourre, forme un tuyau
étranglé , et comme divisé en sa longueur en plusieurs
cellules, etc. .
Traînasse, ou Traînée. Longs filets qui, dans cer-
taines plantes, rampent sur la terre, et qui, d'espace
en espace, ont des articulations par lesquelles elles
jettent en terre des radicules qui produisent de nou-
velles plantes.
Tréflée. Feuille composée de trois folioles.
Truffe. Genre de plantes qui naissent, vivent, se reproduisent
et meurent sous terre. Quelques botanistes voudroient qu'on fît de
ce mot le substantif de ce qu on appelle racine tubéreuse.
Tubercule. Excroissance en forme de bosse ou de grains de cha-
pelets qu on trouve sur les feuilles , les tiges , et les racines.
Tubéreuse. Racine manifestement renflée et plus ou moins
charnue.
Tuniques. Ce sont les peaux ou enveloppes concen-
triques des oignons.
TuRion. Bourgeon radical des plantes vivaces. L'asperge que l'on
mange est le turion de la plante.
Uligineux. Marécageux, spongieux.
Urcéolé. Renflé comme une petite outre.
Urni& ou Pyxidule. Petite capsule des mousses-
Valv^. Segment d*un péricarpe déhiscent.
Variété. Plante qui ne diffère de l'espèce que par certaines notes
variables.
VÉG 5o9
Végétal. Corps organisé, doué de vie et privé de
sentiment.
On ne me passera pas cette définition, je le sais.
On veut que les minéraux vivent, que les végétaux
sentent, et que la matière même informe soit douée
de sentiment. Quoi qu il en soit de cette nouvelle phy-
sique, jamais je nai^u, je ne pourrai jamais parler
d'après les idées d'autrui , quand ces idées ne sont pas
les miennes. J'ai souvent vu mort un arbre que je
voyois auparavant plein de vie; mais la mort d'une
pierre est une idée qui ne sauroit m'entrer dans l'es-
prit. Je vois un sentiment exquis dans mpn chien ,
mais je n'en aperçois aucun dans un chou. Les para-
doxes de Jean-Jacques sont fort célèbres. J'ose deman-
der s'il en avança jsTmais d'aussi fou que celui que
j'aurois à combattre si j'entrois ici dans cette discus-
sion, et qui pourtant ne choque personne. Mais je
m'arrête, et rentre dans mon sujet.
Puisque les végétaux naissent et vivent , ils se dé-
trùisent et meurent; c'est l'irrévocable loi à laquelle
tout corps est soumis : par conséquent ils se reprodui-
sent; mais comment se fait cette reproduction? En
tout ce qui est soumis à nos sens dans le régne végé-
tal , nous la voyons se faire par la voie de la fructifica-
tion; çt l'on peut présumer que cette 'loi de la nature
est également suivie dans les parties du même régne,
dont l'organisation échappe à nos yeux. Je ne vois ni
fleurs ni fruits dans les byssus^ dans les conferva , dans
les truffes; mais je vois ces végétaux se perpétuer, et
l'analogie sur laquelle je me fonde pour leur attribuer
les mêmes moyens qu'aux autres de tendre à la même
5io vJt '
fin , eeUe analogie , difrje , «e parott si sûre , que je ne
puis lui refuser mon assentiment.
Il est vrai que la plupart <les plantes ont id autres
Manières de se reproduire , comne par caïeux , par
fcontunee, par drageons enracinés. Mais ces moyens
«eoc bien plutôt des suppléments que des principes
d'ittstitutkMi; ilsnesonipointcommuosàtouses; il n'y
a que la fructifioi^îon •qui le sott, ^ qui , ne soufitant
aucune exception dans celles qui nous sont bien<;on*
wies, n'en laisse point supposa dans les ««très $vA>-
stances végétales qui le sont moins.
Vblu. Sur&oe tapissée de poils.
VcRTiCiLLÉ. Attache ciroilaére sur le même plan ^ et
en nombre de plus de deux autour d'un^xecotnmun.
VivACE. Qui vit plusieurs années; les arbres, les
arbrisseaux, les sous^arbriéseaux, sont tous vivaces.
Husieurs herbes même le sont, mais feulement par
leurs racines. Ainsi Je cfaévrefeëiiUe et le booblon ,
tous deux vivaces, le sont diffiéremment : le premier
oCKQserve pendant Thiver ses tiges, en sorte qu'elles
bourgeonnent et fleurissent le printemps suivant;
mais le houblon perd les siennes à la fin de chaque
automne, et reeommenc&toujours diacpie année à en
pousser de son pied de nouvelles.
L«s plantes transportées hors dç kur climat sont
sujettes à varier sur cet article. Plusieurs plantes vi-
vaces dans les pays chauds deviennent parmi nous
annuelles , et ce n'est pas la seule altération qu'elles
subissent dans nos jardins.
De sorte que la botaniqiM exotique étudiée en Eu-
fope donne souvent de bien fausses observations.
Vqlve. ï^^yeioppe radicale 4e toutes les esffice$ de chMapi«-
Çnons.
Vailles ou INiijNS. ^péoe de £let^ qui teroiiftçiu
les br£UAcba$ da^s certaiaes plwtee , ^t h$w founoisr
sent ]^^ mpyeps de ;s'a;it;9cber à d autres i^rps. Les
yriUes sont ^tùiples ou rameuses ; elles preuueol «
étant libries , tput^ %Qtlu^ d^ dirieçliQW^ et lorsqu ^os
sskccFochmXà iw corp^ étf^m^, elles Tembrassem
en spir<9)^«
Vulgaire. On dés^çœ eyrdin^irement aiodi lespéee
prâicipale de chaque geiure lapins ancienuemei^epn-
uue dout U a tiré son nom , et qu'on regordoit d'ab^
codoupe une espèce unique*
UaN<^. Botte ou 4;;^p6ule remplie de poussière, que
portent la plupart de^ ipou^se^ en fleur. 1^ construc-
tiop la plus commune de oe$ urnes e^t d'être élevées
aji-dessus 4e la plante par un pédicule plus ou moins
loug ; de porter à leur /commet une espèce de coiffe ou
de capuchon pointu qui les couvre , adhérent d'abord
à Twne, mais qui ^ en détache ensuite, et. tombe lors-
qu elle est prête à s'ouvrir; de s'ouvrir ensuite auK
deux tiers de leur hauteur, comme une boîte à savon-
nette , par un couvercle qui s'en détache et tombe à son
tour après la chute de la coiffe ; d'être doublement ciliée
autour de sa jointure, afin que l'humidité ne puisse
pénétrer dans l'intérieur de l'urne tant qu'elle est ou-
verte; enfin , de pencher et se courber en en-bas aux
approches de la maturité pour verser à terre la pous-
sière qu'elle contient.
L'opinion générale des botanistes sur cet article est
que cette urne avec son pédicnle est une étamine
5l2 UTR
dont le pédicule est le filet , dont Fume est Tan-
thère , et dont la poudre qu'elle contient et qu'elle
verse est la poussière- fécondante qui va fertiliser la
fleur femelle : en conséquence de ce système on donne
communément le nom d anthère à la capsule dont
nous parlons. Cependant, comme lafiructification des
mousses n est pas jusqu'ici parfaitement connue, et
qu'il n'est pas d'une certitude invincible que l'anthère
dont nous parlons soit véritablement une anthère, je
crois qu'en attendant une plus grande évidence, sans
se presser d'adopter un nom si décisif, que de plus
grandes lumières poiirroient forcer ensuite d'aban-
donner , il vaut mieux conserver celui d'urne donné
par Vaillant, et qui, quelque système qu'on adopte,
peut subsister sans inconvénient.
Utricules. Sortes de petites outres percées par les
deux bouts, et communiquant successivement de
l'une à l'autre par leurs ouvertures , comme les aludels
d'un alambic. Ces vaisseaux sont ordinairement
pleins de sève. Us occupent les espaces ou mailles ou-
vertes qui se trouvent entre les fibres longitudinales
et le bois.
FIN DU DICTIONNAIRE DE BOTANIQUE.
TABLE DES PIÈCES
CONTENUES DAMS CE VOLUME.
Projet, pour l'éducation de M. de Saiote-Marie Pag;e 5
RÉPONSE au Mémoire anonyme intitulé , Si le monde que nous ha-
bitons EST UNE SPHÈRE 28
Mémoire à monsei^pieur le (gouverneur de Savoie ^o
MÉMOIRE remis à M. Boudet 44
Notes en réfutation du Livre de l'Esprit^ d*Helvétius. 49
Le Persifleur 63
La Reine Fantasque , conte j3
Traduction du premier Livre de I'Histoire de Tacite ^3
Traduction de L^ApocOLOSiNTOStf de Sénique, sur la mort de l'em-
pereur Claude 1 66
Traduction de l'Ode de Jean Puthod , sur le mariage de Charles-
Emmanuel, roi de Sardaigne, et d'Elisabeth de Lorraine. . i85
Olinde et Sophronie igr
Le Lévite d'Éphraïm 2o3
Chant premier ibid.
Chant second 2 1 1
Chant troisième 216
Chant quatrième 2a>^
LETTRES A SARA.
Lettre première a3i^
Lettre II ^ 233
Lettre III 23S
Lettre IV 287
XII. 33
5l4 TABLE.
POÉSIES.
Atertissemeht. . . % * Page ^43
Le Verger des Charmettes a4^
Épître a m. Bordes ^53
Épitre a m. Parisot 258
Épître a M. de l^Étang 268
Fragment d*une Épître à M. Bordes ^ 273
Imitation lirre d'une GhaDson italienne de Métastase 275
L'Allée de Sylvie 279
Énigme 284
Virelai a madame la raronne de Warens ibid.
Vers pour madame de Fleurieu 285
Vers à mademoiselle Théodore 286
Épitaphe de deux amants qui se sont tues à Saint-Étienne en Forez,
au mois de juin 1 770. 287
Strophes ajoutées au Siècle pastoral, idylle de Gvesset 288
Bouquet d'un enfant à sa mère < 289
Inscription mise au bas d'un portrait de Frédéric IL ; 290
Quatrain à madame Dupin , ibid.
Quatrain pour un de ses portraits 291
LETTRES ÉLÉMENTAIRES SUR LA BOTANIQUE,
A MADAME DELESSERT.
I
Lettre première 295
Lettre II 3oi
Lettre III. 3o6
Lettre IV 3i 3
Lettre V . , Z20
Lettre VT 332
TABLE. , 5l5
Lettae Vn. Sur les arbres fruitiers P^S^ ^4^
Lettre VIIL Sur les herbiers ... 347
DEUX LETTRES A M. DE MALESHERBES.
Lettre première. . .-. 358
Lettre II. Sur les mousses 364
QUINZE LETTRES A M« LA DUCHESSE DE PORTLAND.
Lettre première. 369
Lettre II ! 373
Lettre III 377
Lettre IV 378
Lettre V 38o
Lettre VI ; 38i
Lettre VIL. 384
Lettre VHI 387
Lettre IX 389
Lettre X , 391
Lettre XI 394
Lettre XII , 396
Lettre XIII 397
Lettre XTV 399
Lettre XV 4^^
Lettre à M. Dr Petrou 4^3
Lettre à M. Liotard, herboriste, à Grenoble 4^4
NEUF LETTRES A M. DE LA TOURETTE,
conseiller en la cour des morvoies de lyon.
Lettre première 4^^
Lettre II , 4*0
Lettre III . ; 414
5l6 TABLE.
LiBTTU IV Page 417
LBtTBB V 419
Lbttrb VI 4^2
Lettre VIL , 4^4
Lettre VIII 4^7
Lettre IX 4^*
\
Lettre à M. l'abbé de Pramont ' 434
FRAGMENTS POUR UN DICTIONNAIRE
DE8 TERMES d'uSAOE EU BOTANIQUE.
Imtrodcctioh 4^9
Fragmehts du DiCTiOBBAiRE avec des Articles supplémentaires., ^Si
riN DU TOME DOUZIEME.