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OEUVRES
DE
J. J. ROUSSEAU.
TOME SEPTIÈME.
DE L'IMPRIMERIE DE P. DIDOT L'AINÉ,
CHEVALIER DE l'orDRE ROYAL DE SAINT-MICHEL ,
IMPRIMECR VV ROI.
OEUVRES
DE
J. J. ROUSSEAU
CITOYEN DE GENÈVE.
NOUVELLE ÉDITION
ORNÉE DE VINGT GRAVURES.
TOME SEPTIÈME.
A PARIS
CHEZ DETERVILLE, LIBRAIRE,
RUE HAUTEFE LILLE, ^•° 8,
ET LEFÈVRE, RUE DE L'ÉPERON, N» 6.
M û CCC XVII.
J. J. ROUSSEAU,
CITOYEN DE GENÈVE,
A CHRISTOPHE DE BEAUMONT,
ARCHEVÊQUE DE PARIS, DUC DE SAI>T-CLOX:n ,
PAIR DE FRA>CE , COMMANDEUR DE l'oRDRE DU SAINT-ESPRIT,
PROVISEUR DE SORBONÎSE, CtC.
Da veniam si quid liherius dixi , non ad contumeliam
tuam, sed ad defensionem nieam. Praesumsi enim de gra-
vitate'"et prudeiitia tua , quia potes ronsiderare quantam
mihi respondendi necessit.tiein imposueris.
AuG. , epist. 238 ad Pascent.
Pardonne-moi si j'ai écrit un peu trop librement, non
pour ton déshoancur, mais pour ma défense. Je me suis
reposé sur ta prudenre et sur ton équité; car tu peux
considérer le devoir que tu m'as imposé de répondre
J..I. ROUSSEAU
A
CHRISTOPHE DE BEAUMONT (*).
Jr OURQUOI faut-il, monseigneur, que j aie quelque
chose à vous dire? Quelle lan^^ue commune pou-
vons-nous parler? comment pouvons-nous nous
entendre? et qu'y a-t-il entre vous et moi?
Cependant il faut vous répondre; c'est vous-
même qui m'y forcez. Si vous n'eussiez attaqué
que mon livre, je vous aurois laissé dire : mais
vous attaquez aussi ma personne; et plus vous
avez d'autorité parmi les hommes , moins il
m'est permis de me taire quand vous voulez me
déshonorer.
Je ne puis m empêcher, en commençant cette
lettre , de réfléchir sur les hizarreries de ma
destinée : elle en a qui n'ont été que pour moi.
J'étois né avec quelque talent; le puhlic l'a
jugé ainsi : cependant j ai passé ma jeunesse dans
une heureuse obscurité , dont je ne cherchois
point à sortir. Si je l'a vois cherché , cela même
eût été une bizarrerie, que durant tout le feu du
(*) Le Mandement de M. de Beaumont se trouve à la
suite de celte lettre de Rousseau.
4 LETTRE
premier âge je n'eusse pu réussir, et que j'eusse
trop réussi tlaus la suite quand ce feu comnien-
çoit à passer. .l'a[jprocliois de ma quarantième
année , et j'avois , au lieu d'une fortune que j ai
toujours méprisée, et d'un nom qu'on ma fait
payer si cher , le repos et des amis , les deux seuls
biens dont mon cœur soit avide. Une misérable
question d'académie, ni'af;itant l'esprit malgré
moi, me jeta dans un métier pour lequel je n'é-
tois point fait; un succès inattendu m y montra
des attraits qui me séduisirent. Des foules d ad-
versaires m'attaquèrent sans m'entendre , avec
une étourderic qui me donna de 1 humeur , et
avec un orgueil qui m en inspira peut-être. Je
me défendis, et, de dispute en dispute, je me
sentis engagé dans la carrière, presque sans y
avoir pensé. Je me trouvai devenu pour ainsi dire
auteur à lâge où l'on cesse de l'être, et homme
de lettres par mon mépris même pour cet état.
Dès-là je fus dans le puhlic quehpic chose ; mais
aussi le repos et les amis disparurent. Quels
maux ne souffri.s-je point avant de prendre
une assiette plus fixe et des attachements plus
heureux! Il fdlut dévorer mes peines; il fallut
qu un peu de réputation \no tint lieu de tout. Si
c'est un dédommagement |)our ceux qui sont
toujours loin deux-mêmes, ce n en fut jamais un
pour moi.
Si j eusse un monif'ut compté sur un bien si
frivole, que jaurois été promplenicnt désabusé!
Quelle inconstance perpétuelle n'ai-je pas éprou-
A M. DE CEAUMONT. 5
Vée dans les jupenients du public sur mon comp-
te! J'étois trop loin de lui; ne me jugeant que
sur le caprice ou l'intérêt de ceux cfui le mènent,
à peine deux jours de suite avoit il pour moi les
mêmes yeux. Tantôt j etoi.s un homme noir, et
tantôt un ange de lumière. Je me suis vu dans
la même année vanté , fêté, recherché, même à
la cour, puis insulté , menacé, détesté, maudit :
les soirs on in'attendoit pour m'assassiner dans
les rues ; les matins on n» annonçoit une lettre
de cachet. Le bien et le mal couloient à-peu-près
de la même source ; le tout me venoit pour des
chansons.
.l'ai écrit sur divers sujets, mais toujours dans
les mêmes principes ; toujours la même morale,
la même croyance, les mêmes maxinjes, et, si
Ion veut , les mêmes opinions. Cependant on a
porté des jugements opposés de mes livres , ou
plutôt de l'auteur de mes livres, parcequon m'a
jugé sur les matières que j'ai traitées, bien plus
que sur mes sentiments. Après mon premier Dis-
cours, j'étois un homme à paradoxes, qui sefai-
soit un jeu de prouver ce qu il ne pensoit pas :
après ma Lettre sur la musique Françoise, j'étois
1 ennemi déclaré de la nation , il s'en falloit peu
qu'on ne m'y traitât en conspirateur; on eût dit
que le sort de la monarchie étoit attaché à la
gloire de l'opéra : après mon Discours sur 1 iné-
galité, j'étois athée et misanthrope: aprèsia Let-
tre à M. d'Alembert , j'étois le détènseur de la
morale chrétienne : après IHéloïsc , j'étois ten-
6 LETTRE
dre et doucereux : maintenant je suis un impie;
bientôt peut-être serai-je un dévot.
Ainsi va flottant le sot public sur mon compte ,
sachant aussi peu pourquoi il m'abhorre que
pourquoi il m'aimoit auparavant. Pour moi, je
suis toujours demeuré le même ; plus ardent
qu'éclairé dans mes recherches, mais sincère en
tout, même contre moi; simple et bon, mais
sensible et foible ; faisant souvent le mal , et tou-
jours aimant le bien ; lié par l'amitié, jamais par
les choses, et tenant plus à mes sentiments qu'à
mes intérêts; n'exigeant rien des hommes, et n'en
voulant point dépendre ; ne cédant pas plus à
leurs préjugés qu ïi leurs volontés , et gardant la
mienne aussi libre que ma raison; craignant
Dieu sans peur de 1 enfer, raisonnant sur la reli-
gion sans lil)ertinage, n aimant ni linqjiété ni le
fanatisme, mais haïssant les intolérants encore
plus que les esprits forts ; ne voulant cacher mes
façons de penser à personne ; sans fard , sans ar-
tifice en toutes choses ; disant mes fautes à mes
amis, mes sentiments à tout le monde , au pu-
blic ses vérités sans flatterie et sans fiel, et me
souciant tout aussi peu de le fâcher que de lui
plaire. Voih\ mes crimes, et voilà mes vertus.
Enfin , lassé d une vapeur enivrante qui enfle
sans rassasier , excédé du tracas des oisifs sur-
chargés de leur temps et [)r()digues du mien , sou-
pirant après un repos si cher à mon (<vur et si
nécessaire à mes maux, j'avois posé la plume
avec joie : content de ne l'avoir prise que pour
A M. DE BEAUMONT. 7
ie bien de mes semblables , je ne leur deman-
dois pour prix de mon zèle que de me laisser
mourir en paix dans ma retraite , et de ne m'y
point faire de mal. J'avois tort : des huissiers
sont venus me l'apprendre ; et c'est à cette épo-
que , où j'espérois qu'alloient finir les ennuis de
ma vie , qu ont commencé mes plus grands
malheurs. Il y a déjà dans tout cela quelques
singularités : ce n est rien encore. Je vous de-
mande pardon , monseigneur, d'aljuser de voire
patience, mais, avant d'entrer dans les discus-
sions que je dois avoir avec vous, il faut parler
de ma situation présente, et des causes qui m'y
ont réduit.
Un Genevois fait imprimer un livre en Hol-
lande, et, par arrêt du parlement de Paris , ce
livre est brûlé sans respect pour le souverain dont
il porte le privilège. Un protestant propose en
pays protestant des objections contre l'église ro-
maine, et il est décrété par le parlement de Pa-
ris. Un républicain fait, dans une république,
des objections contre létat monarchique , et il
est décrété par le parlement de Paris. Il Huit que
le parlement de Paris ait d'étranges idées de son
empire, et qu'il se croie le légitime juge du genre
humain.
Ce même parlement , toujours si soigneux pour
les Franc^ois de l'ordre des procédures , les né-
glige toutes dès qu'il s'agit d'un pauvre étranger.
Sans savoir si cet étranger est bien l'auteur du
livre cpn porte son nom, s'il le reconnoit pour
8 LETTRE
sien , si c est lui qui la fait imprimer , sans égard
pour son triste état, sans pitié pour les maux
qu'il souffre, on commence par le décréter de
prise de corps : on feût arraché de son lit pour
le traîner dans les mômes prisons oii pourrissent
les scélérats : on l'eût hrùlé , peut-être même sans
l'entendre ; car qui sait si Ton eût poursuivi plus
régulièrement des procédures si violemment
commencées, et dont on trouveroit à peine un
autre exemple, même en pays d'inquisition?
Ainsi c'est pour moi seul qu un tribunal si sage
oublie sa sagesse ; cest contre moi seul , qui
croyois y être aimé , que ce peuple , qui vante sa
douceur , s'arme de la plus étrange barbarie :
c'est ainsi qu'il justifie la préférence que je lui ai
donnée sur tant d asiles que je pouvois choisir
au même prix ! Je ne sais comment cela s'ac-
corde avec le droit des gens, mais je sais bien
qu'avec de pareilles procédures la liberté de tout
homme, et peut-être sa vie, est à la merci du
premier imprimeur.
Le citoyen de Genève ne doit rien à des ma-
gistrats injustes et incompétents, qui, sur un
réquisitoire calomnieux, ne le citent pas, mais
le décrètent. N'étant point sommé de compa-
roître , il n'y est point obligé. L'on n'emploie
contre lui que la force, et il s'y soustrait. Il se-
coue la poudre de ses souliers, et sort de cette
terre hospitalièi'e où l'on s'empresse d'opprimer
le foible, et où l'on donne des fers à 1 étranger
avant de fentendre , avant de savoir si lacté
A M. DE BEAUMONT. 9
dont on Taccuse est punissable, avant de savoir
s'il l'a commis.
Il abandonne en soupirant sa cbère solitude.
Il n'a qu'un seul bien, mais précieux, des amis;
il les fuit. Dans sa foiblesse il supporte un lonj?;
voyage : il arrive , et croit respirer dans une
terre de liberté ; il s'approche de sa patrie , de
cette patrie dont il s'est tant vanté, qu il a ché-
rie et honorée ; l'espoir d y être accueilli le con-
sole de ses disgrâces... Que vais -je dire? mon
cœur se serre, ma main tremble, la plume en
tombe; il faut se taire , et ne pas imiter le crime
de Gham. Que ne puis-je dévorer en secret la
plus amère de mes douleurs !
Et pourquoi tout celai* Je ne dis pas sur quelle
raison, mais sur quel prétexte. On ose m'accu-
ser d'impiété , sans songer que le livre où l'on la
cherche est entre les mains de tout le monde.
Que ne donneroit-on point pouc pouvoir sup-
primer cette pièce justificative , et dire qu'elle
contient tout ce qu'on a feint d'y trouver ! Mais
elle restera, quoi qu'on fasse; et, en y cher-
chant les crimes reprochés à l'auteur , la posté-
rité n'y verra , dans ses erreurs mêmes , que les
torts d'un ami de la vertu.
J'éviterai de parler de mes contemporains; je
ne yeux nuire à personne. Mais l'athée Spinosa
enseignoit paisiblement sa doctrine ; il faisoit
sans obstacle imprimer ses livres, on les débitoit
publi([uement : il vint en France, et il y fut bien
reçu; tous les états lui étoient ouverts, par-iout
lO LETTRE
il trouvoit protection, ou du moins sûreté; les
princes lui rendoicnt des honneurs , lui offroient
des chaires : il vécut et mourut tranquille , et
même considéré. Aujourd'hui , dans le siècle
tant céléhré de la philosophie, de la raison , de
l'humanité, pour avoir proposé avec circonspec-
tion , même avec respect et pour l'amour du
genre humain, quelques doutes fondés sur la
gloire même de lEtrc suprême, le défenseur de
la cause de Dieu , flétri , proscrit , poursuivi d'état
en étal, d'asile en asile, sans égard pour son in-
digence, sans pitié pour ses infirmités, avec un
acharnement que n'éprouva jamais aucun mal-
faiteur, et qui seroit barhare même contre un
homme en santé, se voit interdire le feu et leau
dans lEurope presque entière; on le chasse du
milieu des bois : il faut toute la fermeté d'un
protecteur illustre et toute la bonté d'un prince
éclairé pour Iq laisser en paix au sein des mon-
tagnes. Il eût passé le icste de ses malheureux
jours dans les fers , il eût péri peut-être dans les
supplices, si, durant le premier vertige qui ga-
gnoit les gouvernements , il se fût trouvé à la
merci de ceux qui l'ont persécuté.
Echappé aux bourreaux , il tombe dans les
mains des prêtres. Ce nest pas là ce que je
donne pour étonnant ; mais un homme vertueux
qui a lame aussi noble ({ue la naissance, un il-
lustre archevêque , qui dcvroit réprimer leur lâ-
cheté, lautorise : il n a pas honte, lui qui devroit
plaindre les opprimés , d'en accabler un dans
A M. DE BEAUMONT. ÏI
le fort (le ses disgrâces ; il lance , lui prélat ca-
tholique , un mandement contre un auteur pro-
testant ; il monte sur son tribunal pour exami-
ner comme juge la doctrine particulière d'un
hérétique ; et , quoiqu'il damne indistinctement
quiconque n'est pas de son église, sans permet-
tre à l'accusé d'errer à sa mode , il lui prescrit
en quelque sorte la route par laquelle il doit
aller en enfer. Aussitôt le reste de son clergé
s'empresse , s'évertue , s'acharne autour d'un en-
nemi qu'il croit terrassé. Petits et grands , tout
s'en mêle ; le dernier cuistre vient trancher du
capable ; il n'y a pas un sot en petit collet , pas
un chétif habitué de paroisse, qui, bravant à
plaisir celui contre qui sont réunis leur sénat
et leur évêque , ne veuille avoir la gloire de lui
porter le dernier coup de pied.
Tout cela , monseigneur, forme un concours
dont je suis le seul exemple : et ce n'est pas
tout... Voici, peut-être une des situations les
plus difficiles de ma vie , une de celles où la
vengeance et lamour-propre sont les plus aisés
à satisfaire, et permettent le moins à l'homme
juste d'être modéré. Dix lignes seulement , et je
couvre mes persécuteurs d'un ridicule ineffa-
çable. Que le public ne peut-il savoir deux anec-
dotes sans que je les dise! Que ne x;onnoît-il
ceux qui ont médité ma ruine et ce qu ils ont
fait pour l'exécuter! Par quels méprisables in-
sectes, par quels ténébreux moyens il verroit
s'émouvoir les puissances ! Cruels levains il ver-
12 LETTRE
roit s'échauffer par leur pourriture et mettre le
parlement eu fermentation ! Par quelle risihle
cause il verroit les états de l'Europe se liguer
contre le fils d'un horloger! Que je jouirois avec
plaisir de sa surprise si je pouvois n en être pas
l'instrument!
Jus({u'ici ma plume, hardie à dire la vérité,
mais pure de toute satire , n a jamais compro-
mis personne ; elle a toujours respecté 1 honneur
des autres , même en défendant le miell. ïrois-je
en la quittant la souiller de médisance , et la
teindre des noirceurs de mes ennemis? Non;
laissons-leur lavantage de porter leurs coups
dans les ténèbres. Pour moi, je ne veux me dé-
fendre qu'ouvertement , et même je ne veux que
me défendre. Il suffit pour cela dq ce qui est su
du pulolic, ou de ce qui peut lêtre sans que per-
sonne en soit offensé.
Une chose étonnante de cette espèce, et que
je puis dire, est de voir lintrépide Christophe
de lîeaumont , qui ne sait plier sous aucune
puissance ni faire aucune paix avec les jansé-
nistes , devenir sans le savoir leur satellite et
linstrument de leur animosité; de voir leur en-
nemi le plus irréconcilia i)le sévir contre moi pour
avoir refusé d'embrasser leur parti , pour n avoir
point voidu prendre la plume contre les jésuites
que je naiuu" pi>s , mais (loui je n ai point à me
plaindre , et que je vois oj^primés. Daignez ,
monseigneur , jeter les yeux sur le quatrièiue
tome de la Nouvelle Héloïse ; vous trouverez,
A M. DE BEAUMONT. l3
dans la note de la page 88 (i), la véritable source
de tous mes malheurs. J ai prédit dans cette note
(car je me mêle aussi quelquefois de prédire)
qu'aussitôt que les jansénistes seroient les maî-
tres , ils seroient plus intolérants et plus durs
que leurs ennemis. Je ne savois pas alors que
ma propre histoire vérifieroit si bien ma prédic-
tion. Le fd de cette trame ne seroit pas difficile
à suivre à qui sauroit comment mon livre a été
déféré. Je n'en puis dire davantage sans en trop
dire ; mais je pouvois au moins vous apprendre
par quelles gens vous avez été conduit sans vous
en douter.
Groira-t-on que quand mon livre n'eût point
été déféré au parlement , vous ne l'eussiez pas
moins attaqué? D'autres pourront le croire ou
le dire; mais vous, dont la conscience ne sait
point souffrir le mensonge, vous- ne le direz
pas. Mon Discours sur l'Inégalité a couru votre
diocèse , et vous n'avez point donné de mande-
ment. Ma Lettre à M. cC Aleinhert a couru votre
diocèse, et vous navez point donné de mande-
ment. La Nouvelle Héloïse a couru votre dio-
cèse , et vous n avez point donné de mande-
ment. Cependant tous ces livres , que vous avez
lus , puisque vous les jugez , respirent les mê-
mes maximes ; les mêmes manières de penser n'y
sont pas plus déguisées : si le sujet ne les a pas
rendues susceptibles du même développement ^
(i) Page 472, tome IV de cette édition.
l4 LETTRE
elles gagnent en force ce qu elles perdent en éten-
due, et Ton y voit la profession de foi de fau-
teur exprimée avec moins de réserve que celle
du vicaire savoyard. Pourquoi donc n'avez-vous
rien dit alors? Monseigneur, votre troupeau
vous étoit-il moins cher? me lisoit-il moins? goû-
toit-il moins mes livres? étoit-il moins exposé à
Terreur? Non; mais il n'y avoit point alors de
jésuites à proscrire; des traîtres ne m'avoient
point encore enlacé dans leurs pièges ; la note
fatale netoit point connue, et quand elle le fut,
le public avoit déjà donné son suffrage au livre.
Il étoit trop tard pour faire du Ijruit ; on aima
mieux différer, on attendit l'occasion , on l'épia ,
on la saisit, on sen prévalut avec la fureur or-
dinaire aux dévots; on ne parloit que de chaînes
et de bûchers; mon livre étoit le tocsin de la-
narchie et la trompette de l'athéisme; l'auteur
étoit un monstre à étouffer; on s'étonnoit qu'on
leùt si long-temps laissé vivre. Dans cette rage
universelle vous eûtes honte de garder le silence :
vous aimâtes mieux faire un acte de cruauté que
d'être accusé de manquer de zèle , et servir vos
ennemis que d essuyer leurs reproches. Voilà ,
monseigneur , convenez-en , le vrai motif de votre
mandement, et voilà, ce me semble , un con-
cours de faits assez singuliers pour donner à
mon sort le nom de bizarre.
Il y a long -temps qu'on a substitué des
bienséances d'état à la justice. Je sais qu'il est
des circonstances malheureuses qui forcent un
A M. DE BEAUMONT. l5
homme public à sévir malgré lui contre un hon
citoyen. Qui veut être modéré parmi des furieux
s'expose à leur furie; et je comprends que, dans
un déchaînement pareil à celui dont je suis la
victime, il faut hurler avec les lotrps, ou risquer
d'être dévoré. Je ne me plains donc pas que vous
ayez donné un mandement contre mon livre ;
mais je me plains que vous l'ayez donné contre
ma personne avec aussi peu d'honnêteté que de
vérité; je me plains qu autorisant par votre pro-
pre langafje celui que vous me reprochez d'avoir
mis dans la houche de l'inspiré , vous m'acca-
bliez d'injures , qui , sans nuire à ma cause , atta-
quent mou honneur, ou plutôt le vôtre; je me
plains que, de gaieté>de cœur, sans raison, sans
nécessité, sans respect au moins pour mes mal-
heurs, vous m'outragiez d un ton si peu digne
de votre caractère. Et que vous avois-je donc
fait, moi qui parlai toujours de vous avec tant
d'estime; moi qui tant de fois admirai votre in-
ébranlable fermeté , en déplorant , il est vrai ,
l'usage que vos préjugés vous en faisoient faire;
moi qui toujours honorai vos mœurs , qui tou-
jours respectai vos vertus , et qui les respecte en-
core aujourd'hui que vous m avez décbiré?
C'est ainsi qu'on se tire d'affaire quand on veut,
quereller et qu'on a tort. Ne pouvant résoudre
mes objections, vous m'en avez fait des crimes ;
vous avez cru m avilir en me maltraitant, et vous
vous êtes trompé ; sans affoiblir mes raisons ,
vous avez intéressé les cœurs pfénércux à mes
l6 LETTRE
disf^races; vous avez fait croire aux ^ens sensés
qu'on pouvoit ne pas bien juger du livre , quand
on juf^eoit si mal de l'auteur.
Monseigneur, vous n'avez été pour moi ni hu-
main ni généreux; et, non seulement vous pou-
viez lêtre sans mépargner aucune des choses
que vous avez dites contre mon ouvrage , mais
elles n'en auroient fait que mieux leur effet.
J'avoue aussi que je n'avois pas droit d exiger de
vous ces vertus, ni lieu de les attendre d'un
homme d église. Voyons si vous avez été du
moins équitable et juste ; car c'est un devoir
étroit imposé à tous les hommes, et les saints
mêmes n'en sont pas dispensés.
Vous avez deux objets dans votre mandement ,
l'un de censurer mon livre , fautre de décrier ma
personne. Je croirai vous avoir bien répondu, si
je prouve que par- tout où vous m'avez réfuté
vous avez mal raisonné, et que par-tout oîi vous
m'avez insulté vous m'avez calonuiié. Mais quand
on ne marche que la preuve à la main , quand
on est forcé, par l'importance du sujet et par la
qualité de ladversaire, à prendre une marche
pesante et à suivre pied-à-pied toutes ses cen-
sures, pour chaque mot il faut des pages; et,
tandis qu'une courte satire amuse , une longue
défense ennuie. Cependant il faut que je me
défende , ou que je reste charge* par vous des plus
fausses inq)utalions. Je me défendrai donc, mais
je défendrai mon honneur phi tôt que mon livre.
Ce n'est point la profession de loi du vicaire
A M. DE BEAUMONT. 17
savoyard que j'examine , cest le mandement de
l'arclievéque de Paris; et ce n'est que le \\\b\ qu il
dit de l'éditeur qui me force à parler de louvrafîe.
Je me rendrai ce que je me dois, parceque je le
dois, mais, sans ijjnorer que c'est une position
bien triste (jue d avoir à se plaindre d'un homme
plus puissant que soi , et que c'est une hien fade
Icctuie que la ju?>tiFication d'un iiitiocent.
Le principe fondamental de toute morale, sur
lequel j'ai raisonné dans tous mes écrits, et que
j'ai développé dans ce dernier avec toute la clarté
dont j'étois capable, est que l'homme est un être
naturellement bon, aimant la justice et Tordre,
qu'il n'y a point de perversité originelle dans le
cœur humain, et que les premiers mouvements
de la nature sont toujours droits. .1 ai fait voir
que lunique passion qui naisse avec Ihomme,
savoir l'amour-propre, est une passion indiffé-
rente en elle-même au bien et au mal ; qu'elle ne
devient bonne ou mauvaise que par accident et
selon les circonstances dans lesquelles elle se
développe. J'ai montré que tous les vices qu'on,
impute au cœur humain ne lui sont point natu-
rels : j'ai dit la manière dont ils naissent; j'en
ai pour ainsi dire suivi la généalogie ; et j'ai fait
voir comment , par l'altération successive de leur
})onté originelle , les hommes deviennent enfin
ce qu'ils sont.
J'ai encore expliqué ce que j'entendois par
cette bonté originelle, qui ne semble pas se dé-
duire de l'indiftérence au bien et au mal , natu-
7. a
l8 LETTRE
relie à Famour de soi. L'homme n'est pas un
être simple; il est compose de deux substances.
Si tout le monde ne convient pas de cela , nous
en convenons vous et moi , cl j'ai tâché de le
prouver aux autres. Gela prouve, 1 amour de soi
n'est plus une passion simple; mars elle a deux
principes, savoir, l'être intelligent et letre sen-
sitif, dont le bien-être n'est pas le même. L'appétit
des sens tend à celui du corps , et l'amour de l'or-
dre à celui de lame. Ce dernier amour, déve-
loppé et rendu actif, porte le nom de con-
science ; mais la conscience ne se développe et
n'a{>it cpiavec les lumières de 1 homme. Ce n'est
que par ces lumières qu'il parvient à connoitre
Tordre, et ce n'est que quand il le connoît que
sa conscience le porte à l'aimer. La conscience
est donc nulle dans Ihomme qui n a rien com-
paré et qui n'a point vu ses rapports. Dans cet
état , 1 homme ne connoît que lui ; il ne voit
son bien-être opposé ni conforme à celui de per-
sonne; il ne hait ni n'aime rien; borné au seul
instinct physique, il est nul, il est bête : c'est
ce que j'ai fait voir dans mon Discours sur flné-
galité.
Quand , par un développement dont j ai mon-
tré le progrès, les hommes commencent à jeter
les yeux sur leurs semblables, ils commencent
aussi à voir leurs rapports et les rapports des
choses, à prendie des idées de convenance, de
justice et d'ordre ; le beau moral commence à
leur devenir sensible , et la conscience agit :
A M. DE BEAUMONT. 19
îiîors ils ont des vertus ; et s'ils ont aussi des
vices, c'est parceque leurs intérêts se croisent,
et que leur ambition s'éveille à mesure qvte leurs
lumières s'étendent. Mais tant qu'il y a moins
d'opposition d'intérêts que de concours de lu-
mières , les hommes sont essentiellement bons.
Voilà le second état.
Quand enfin tous les intérêts particuliers agi-
tés s entre-choquent , quand l'amour de soi mis
en fermentation devient amour-propre, que l'opi-
nion , rendant l'univers entier nécessaire à cha-
que homme , les rend tous ennemis nés les uns
des autres, et lait que nul ne trouve son bien
que dans le mal dautrui ; alors la conscience ,
plus foible que les passions exaltées, est étouffée
par elles , et ne reste plus dans la bouche des
hommes qu'un mot fait pour se tromper mutuel-
lement. Chacun feint alors de vouloir sacrifier
ses intérêts à ceux du public, et tous mentent.
Nul ne veut le bien public que (juand il sac-
corde avec le sien : aussi cet accord est-il lobjet
du vrai politique qui cherche à rendre les peu-
ples heureux et bons. Mais c'est ici que je com-
mence à parler ime langue étrangère, aussi peu
connue dos lecteurs que de vous.
Voilà, monseigneur, le troisième et dernier
terme, au-delà duquel rien ne reste à faire; et
voilà comment, l'homme étant bon, les hom-
mes deviennent méchants. C est à chercher com-
ment il faudroit s'y prendre pour les empêcher
de devenir tels que j'ai consacré mon livre. Je
20 LETTRE
n'ai pas affirmé que dans Tordre actuel la choSe
fût absolument possible ; mais j'ai bien affirmé
et j'affirme encore quil n'y a pour en venir
à bout d'autres moyens que ceux que j'ai pro-
posés.
Là-dessus vous dites que mon plan d éduca-
tion, (i) loin de s accorde? avec le christianisme ^
n est pas même propre à faire des citoyens ni des
hommes; et votre unique preuve est de m'oppo-
ser le pécbé originel. Monseigneur, il n y a d au-
tre moyen de se délivrer du péché originel et de
ses effets que le baptême. D'où il suivroit, selon
TOUS, qu'il n'y auroit jamais eu de citoyens ni
d'hommes que des chrétiens. Ou niez cette
conséquence , ou convenez que vous avez trop
prouvé.
Vous tirez vos preuves de si haut, que vous
me forcez daller aussi chercher loin mes ré-
ponses. D'abord il s en faut bien , selon moi ,
que cette doctrine du péché originel , sujette à
des difficultés si terribles, ne soit contenue dans
récriture ni si clairement ni si durement quil a
plu au rhéteur Augustin et à nos théologiens de
la bâtir. Et le moyen de concevoir que Dieu crée
tant dames innocentes et pures , tout exprès
pour les joindre à des corps coupables, pour leur
y faire contracter la corruption morale, et pour
les condamner toutes à l'enfer, sans autre crime
que cette union qui est son ouvrage? Je ne dirai
(i) Mandement, §. m.
A M. DE Bt:A^MO^'T. 21
pas si (comme vous vous en vantez) vous éclair-
cissez par ce système le mystère de notre cœur;
mais je vois que vous o])scurcissez iDcaucoup Ja
justice et la bonté de lÊtre suprême. Si vous le-
vez une objection , c'est pour en substituer de
cent fois plus fortes.
Mais au fond que fait cette doctrine à fauteur
d'Emile? Quoiquil ait cru son livre utile au
(jenre humain, c'est à des chrétiens qu'il l'a des-
tiné; c'est à des hommes lavés du péché ori^rinel
et de ses effets, du moins quant à l'âme, par le
sacrement établi pour cela. Selon cette même
doctrine, nous avons tous dans notre enfance
recouvré l'innocence primitive ; nous sommes
tous sortis du baptême aussi sains de cœur
qu'Adam sortit de la main de Dieu. Nous avons,
direz-vous , contracté de nouvelles souillures.
Mais , puisque nous avons commencé par en
être délivrés, comment les avons-nous derechef
contractées? Le sang de Christ n'est-il donc pas
encore assez fort pour effacer entièrement la
tache ? ou bien seroit-elle un effet de la corrup-
tion naturelle de notre chair? comme si, même
indépendamment du péché orijjincl, Dieu nous
eût créés corrompus , tout exprès pour avoir le
plaisir de nous punir! Vous attribuez au péché
originel les vices des peuples que vous avouez
avoir été délivrés du péché originel ; puis vous
me blâmez d'avoir donné une autre origine à
ces vices. Est-il juste de me faire un crime de
n'avoir pas aussi mal raisonné que vous?
22 LETTRE
On pourroit , il est vrai , me dire que ces ef-
fets que j'attribue au baptême (i) ne paroissent
par nul sijjne extérieur; qu'on ne voit pas les
chrétiens moins enclins au mal que les infidèles ;
au lieu que, selon moi, la malice infuse du pé-
ché devrôit se marquer dans ceux-ci par des dif-
férences sensibles. Avec les secours que vous
avez dans la morale évangélique, outre le bap-
tême, tous les chrétiens, poursuivroit-on , de-
vroient être des anges; et les infidèles, outre leur
corruption originelle, livrés à leurs cultes erro-
nés, devroient être des démons. Je conçois que
cette difficulté pressée pourroit devenir embar-
rassante : car que répondre à ceux qui me fc-
roient voir que, relativement au genre humain,
l'effet de la rédemption, faite à si haut prix, se
réduit à-peu-près à rien?
Mais, monseigneur, outre que je ne crois
point qu'en bonne théologie on n'ait pas qucl-
(i) Si Ton (lisoit, avec le docteur Thomas Purnet, que
la corruption cl la niorlalité de la race liiin)aii)e, suite du
péché d'Adam , fut un effet naturel du fruit défendu , que
cet aliment contenoit des sucs venimeux qui dérangèrent
toute l'économie animale, qui irritèrent les passions , qui
affoiblirent IVntendenient , el qui portèrent par-tout les
principes du vice et de la mort ; alors il faudroit convenir
que la nature du remède devant se rapporter a celle du
mal , le baptême devroii agir physiquement sur le corps
defliomme, lui rendre la conslitutiiui qu'il avoit dans
l'état d'innocence , et sinon riuiniortaliU' ([ui en dépcn-
doit, du moins tous les effets moraux de Téconomie ani-
male rétablie.
A M. DE BEAUMONT. 23
que expédient pour sortir de là , quand je con-
vicndrois que le baptême ne remédie point à la
corruption de notre nature, encore nen auriez-
vous pas raisonné plus solidement. Nous som-
mes, dites-vous, pécheurs à cause du péché de
notre premier père. Mais notre premier père
pourquoi fut-il pécheur lui-même? pourquoi la
même raison par laquelle vous expliquerez son
j^éclîé ne seroit-elle pas applicable à ses descen-
dants sans le péché originel ? et pourquoi faut-il
que nous imputions à Dieu une injustice en
nous rendant pécheurs et punissables par le vice
de notre naissance , tandis que notre premier
père fut pécheur et puni comme nous sans cela?
Le péché originel explique tout , excepté son
principe ; et c'est ce principe qu'il s agit d'expli-
quer.
Vous avancez que, par mon principe à moi ,
(i) Voîi perd de vue le rayon de lumière qui
nous fait connoitre le mystère de notre propre
cœur; et vous ne voyez pas que ce principe, bien
plus universel , éclaire même la faute du pre-
mier homme (2) , que le vôtre laisse dans Tobs-
(i) Mandement, §. m.
(2) llc'giniber contre une défense inutile et arbitraire
est un penchant naturel, mais qui, loin d'être vicieux en
lui-même , est conforme à Tordre des choses et à la bonne
constitution de riiomnie, puisqu'il seroit hors d'état de
se conserver, s'il navoit un amour très vif pour lui-
même et pour le maintien de tous ses droits, tels qu'il
les a reçus de la nature. Celui qui pourroit tout ne vou-
24 LEtTRE
ciirité. Vous ne savez voir que l'homme dans les
mains du diable, et moi je vois comment il y est
tombé : la cause du mal est, selon vous, la na-
droit que ce qui lui seroit utile : mais un être foible, dont
la loi restreint et limite encore le pouvoir , perd une par-
tie de lui-même, et réclame en son cœur ce qui lui est
ôté. Lui ("aire un crime de cela seroit lui en faire un d'être
lui et non pas un autre ; ce seroit vouloir en même temps
qu'il fût et qu'il ne fût pas. Aussi l'ordre enfreint par Adam
me paroîi-il moins une véritable défense qu'un avis pa-
ternel ; c'est un avertissement de s'abstenir d'un fruit
pernicieux qui donne la mort. Cette idée est assurément
plus conforme à celle qu'on doit avoir de la bonté de
Dieu et même au texte delà Genèse, que celle qu'il
plaît aux docteurs de nous prescrire; car, quant à la
menace de la double mort, on fait voir que ce mot morte
moneiis n'a pas l'empbase qu'ils lui prêtent , et n'est
qu'un hébraïsme em|>loyé en d'autres endroits où cette
emphase ne peut avoir lieu.
Il y a de plus un motif si naturel d'indulgence et de
commisération dans la ruse du tentateur et dans la sé-
duction de la femme , qu'à considérer dans toutes se3
circonstances le péché d'Adam, l'on n'y peut trouver
qu'une faute des plus légères. Cependant , selon eux ,
quelle effroyable punition ! il est même impossible d'eu
concevoir ime plus terrible ; car quel châtiment eût pu
porter Adam pour les plus grands crimes , que d'être
condamné, lui et toute sa race, à la mort en ce monde,
et à passer l'éternité dans l'autre dévorés des feux de
l'enfer? Est-ce là la peine imposée par le Dieu de misé-
ricorde à un pauvre malheureux pour s'être laissé trom-
per? Que je hais la décourageante doctrine de nos durs
théologiens! si j'étois un moinent tenté de l'admettre,
c'est alors que je croirois blasphémer.
A M. DE BEAUMONT. ^5
ture corrompue; et cette corruption même est
un mal dont il falloit chercher la cause. L hom-
me fut créé bon; nous en convenons, je crois ,
tous les deux : mais vous dites qu'il est méchant
parcequil a été méchant; et moi je montre com-
ment il a été méchant. Qui de nous, à votre
avis, remonte le mieux au principe?
Cependant vous ne laissez pas de triompher
à votre aise comme si vous m'aviez terrassé. Vous
m'opposez comme une objection insoluble (i) ce
mélange frappant de grandeur et de bassesse ,
d' ardeur pour la vérité et de goût pour Terreur^
d' inclination pour la vertu et de penchant pour
le vice, qui se trouve en nous. Etonnant con-
traste, ajoutez-vous, qui déconcerte la philoso-
phie païenne , et la laisse errer dans de vaincs
spéculations/
Ce n'est pas une vaine spéculation que la théo-
rie de l'homme, lorsqu'elle se fonde sur la na-
ture, qu'elle marche à 1 appui des faits par des
conséquences bien liées, et qu'en nous menant
à la source des passions elle nous apprend à ré-
gler leur cours. Que si vous appelez philoso-
phie païenne la profession de foi du vicaire sa-
voyard, je lio puis répondre à cette imputation,
parceque je n'y comprends rien (2) : mais je
(i) Mandement, ,Ç. m.
(2) A moins qu'elle ne se rapporte à l'accusalion que
m'intente M. de Beaumont dans la suite d avoir adu)i-
plusieurs dieux.
2() LETTRE
trouve plaisant que vous empruntiez presque
ses propres termes (i) pour dire qu'il n explique
pas ce quil a le mieux expliqué.
Permettez, monseigneur, que je remette sous
vos yeux la conclusion que vous tirez dune ob-
jection si bien discutée, et successive inent toute
la tirade qui s'y rapporte.
(2) V homme se sent entraîné par une pente
funeste, et comment se roidiroit-il contre elle,
si son enfance nétoit dirigée par des maîtres
pleins de vertu, de sagesse, de vigilance , et si ,
durant tout le cours de sa vie , il ne faisait lui-
même , sous la protection et a^>ec les grâces de son
Dieu, des ejjorts puissants et continuels?
C'est-à-dire : Nous voyons que les hommes
sont méchants , quoique incessamment tyrannisés
dès leur enfance. Si donc on ne les tjrannisoit
pas dès ce temps-là , comment parviendroit-on à
les rendre sages, puisque, même en les tyran-
nisant sans cesse , il est impossible de les rendre
tels P
Nos raisonnements sur l'éducation pourront
devenir plus sensibles en les appliquant à mi
autre sujet.
Supposons, monseigneur, que quelqu'un vînt
tenir ce discours aux hommes :
« Vous vous tourmentez beaucoup poiu' clier-
« cher des gouvernements équitables et pour
(1) l^inilo, tome H, page \i tic cette édition.
(i) Mandement, ^. m.
A M. DE BEA.UMONT. 27
"VOUS donner de bonnes lois. Je vais première-
« ment vous prouver que ce sont vos gouvcrne-
« ments mêmes qui font les maux auxquels vous
« prétendez remédier par eux. Je vous prouverai
" de plus qu'il est impossible que vous ayez ja-
« mais ni de bonnes lois ni des gouvernements
« équitables; et je vais vous montrer ensuite le
« vrai moyen de prévenir, sans gouvernements
«et sans lois, tous ces maux dont vous vous
'< plaignez. »
Supposons qu'il expliquât après cela son sys-
tème et proposât son moyen prétendu. Je n'exa-
mine point si ce système seroit solide et ce moyen
praticable. S'il ne l'étoit pas, peut-être se con-
tenteroit-on d'enfermer l'auteur avec les fous,
et l'on lui rendroit justice : mais si malheureu-
sement il l'étoit , ce seroit bien pis ; et vous con-
cevez , monseigneur , ou d'autres concevront
pour vous, qu'il n'y auroit pas assez de bûchers
et de roues pour punir l'infortuné d'avoir eu rai-
son. Ce n'est pas de cela quil s agit ici.
Quel que fût le sort de cet homme, il est sûr
qu'un déluge d'écrits viendroit fondre sur le sien :
il n'y auroit pas un grimaud qui, pour faire sa
cour aux puissances, et tout fier d imprimer
avec privilège du roi, ne vînt lancer sur lui sa
brochure et ses injures, et ne se vantât d avoir
réduit au silence celui qui n'auroit pas daigné
répondre, ou qu'on auroit empêché de parler.
Mais ce n'est pas encore de cela qu'il s'agit.
Supposons enfin qu'un homme grave, et qui
à8 LETTRE
auroit son intérêt à la chose, crût devoir aussi
faire comme les autres, et, parmi beaucoup de
déclamations et d'injures , s'avisât d'argumenter
ainsi : Quoi! malheureux! vous voulez anéan-
tir les gouvernements et les lois ^ tandis que les
gouvernements et les lois sont le seul frein du
vice , et ont bien de la peine encore à le conte-
nir! Que seroit-ce^ grand dieu! si nous ne les
avions plus ? Fous nous ôtez les gibets et les
roues; vous voulez établir un brigandage pu-
blic. Fous êtes un homme abominable.
Si ce pauvre homme osoit parler, il diroit
sans doute : « Très excellent seigneur , votre
« grandeur fait une pétition de principe, .le ne dis
« point qu'il ne faut pas réprimer le vice, mais
<« je dis qu'il vaut mieux l'empêcher de naître.
« Je veux pourvoir à l'insuffisance des lois , et
« vous m'alléguez linsulfisance des lois. Vous
« m'accusez d'établir les abus, parcequ'au lieu
« d'y remédier j'aime mieux qu on les prévienne.
«' Quoi ! sil étoit un moyen de vivre toujours
Cl en santé, faudroit-il donc le proscrire de peur
(' de lendre les médecins oisifs ? Votre excel-
« lence veut toujours voir des gibets et des roues,
" et moi je voudrois ne plus voir de mallaitcurs :
« avec tout le respect que je lui dois, je ne crois
« pas être un homme abominable. »
Hélas! M. T. C. F., malgré les principes de
T éducation la plus saine et la plus vertueuse ,
malgré les promesses les plus magnifiques de la
religion et les menaces les plus terribles , les
A M. DE BEAU MON T. 29
écarts de la jeunesse ne sont encore que trop fré-
quents ^ trop multipliés, .l'ai prouvé que cette
éducation que vous appelez la plus saine étoit
la plus insensée; que cette éducation que vous
appelez la plus vertueuse donnoit au?i enfants
tous leurs vices : j'ai prouvé que toute la gloire
du paradis les tentoit moins qu'un morceau de
sucre , et qu ils craignoient beaucoup plus de
s'ennuyer à vêpres que de brûler en enfer : j'ai
prouvé que les écarts de la jeunesse, qu'on se
plaint de ne pouvoir réprimer par ces movens ,
en étoient l'ouvrage. Dans quelles erreurs , dans
quels excès , abandonnée à elle-même , nese pré-
cipiteroit-elle donc pas! La jeunesse ne s'égare
jamais d'elle-même, toutes ses erreurs lui vien-
nent d'être mal conduite; les camarades et les
maîtresses achèvent ce qu'ont commencé les
prêtres et les précepteurs : j'ai prouvé cela. Cest
un torrent qui se déborde malgré les digues puis-
santes qiLon lui avoit opposées. Que seroit-ce
donc si nul obstacle ne suspendait ses flots et ne
rompoit ses efforts? Je pourrois dire : C'est un
torrent qui rem'erse vos impuissantes digues et
brise tout: élargissez son lit et le laissez courir sans
obstacle , il ne fera jamais de mal. Mais j'ai honte
d'employer dans un sujet aussi sérieux ces fi-
gures de collège , que chacun applique a sa fan-
taisie , et qui ne prouvent rien d'aucun côté.
Au reste , quoique, selon vous, les écarts de
la jeunesse ne soient encore que trop fréquents ,
trop multipliés à cause de la pente de rhomme
3o LETTRE
au mal , il paroît qu'à tout prendre vous n êtes
j3as trop mécontent délie; que vous vous com-
plaisez assez dans Téducalion saine et vertueuse
que lui donnent actuellement vos maîtres pleins
de vertus , de sa(jesse et de vigilance ; que , se-
lon vous, elle perdroit beaucoup à être élevée
dune autre manière, et qu'au fond vous ne pen-
sez pas de ce siècle , la lie des siècles , tout le mal
que vous aiiectez d'en dire à la tête de vos man-
dements.
Je conviens qu'il est superflu de chercher
de nouveaux plans d'éducation quand on est si
content de celle qui existe : mais convenez aussi,
nionsei(]fneur , qu'en ceci vous n'êtes pas difficile.
Si vous eussiez été aussi coulant en matière de
doctrine , votre diocèse eût été agité de moins
de tiouhles ; l'orage que vous avez excité ne lût
point retombé sur les jésuites; je n'en aurois
point été écrasé par compagnie ; vous lussiez
resté plus tranquille et moi aussi.
Vous avouez que pour réformer le monde
autant que le permettent la foiblesse, et, selon
vous, la corruption de notre nature, il suffiroit
d'observer, sous la direction et l'impression de
la grâce , les premiers rayons de la raison hu-
maine, de les saisir avec soin, et de les diriger
vers la route (|ui conduit à la vérité, (i) Par-là j
continuez vous , ces esprits, encore exempts de
préjugés ^ seraient pour toujours en garde contre
■ (i) M.iDileiiicnt , ^". II.
A M. DE BEAUxMONT. 3l
Terreur ; ces cœurs ^ encore exempts des grandes
passions-, prendroient les impressions de toutes
les vertus. Nous sommes donc d'accord sur ce
point , car je n'ai pas dit autre chose. Je n'ai pas
ajouté, j'en conviens, qu'il fallût faire élever les
enfants par des prêtres ; même je ne pensois pas
que cela fût nécessaire pour en faire des ci-
toyens et des hommes : et cette erreur, si c'en
est une , commune à tant de catholiques , n'est
pas un si grand crime à un protestant. Je n'exa-
mine pas si , dans votre pays , les prêtres eux-
mêmes passent pour de si hons citoyens ; mais
comme l éducation de la génération présente est
leur ouvrage, c'est entre vous d'un côté et vos
anciens mandements de lautre qu'il faut déci-
der si leur lait spirituel lui a si bien profité, s'il
en a fait de si grands saints, (i) vrais adora-
teurs de Dieu , et de si grands hommes , dignes
d'être la ressource et l'ornement de la patrie. Je
puis ajouter une observation qui devroit frapper
tous les bons François , et vous-même comme
tel ; c'est que de tant de rois qu'a eus votre na-
tion, le meilleur est le seul que n'ont point éle-
vé les prêtres.
Mais qu importe tout cela, puisque je ne leur
ai point donné l'exclusion ? Qu ils élèvent la jeu-
nesse, s'ils en sont capables, je ne m'v oppose
pas; et ce que vous dites là-dessus (2) ne fait
rien contre mon livre. Prétendriez- vous que
(i) Mandement , §. n. — (a) IbiJ.
32 LETTRE
mon plan fût mauvais par cela seul qu'il peut
convenir à d'autres qu'aux gens d église?
Si 1 homme est bon par sa nature , comme je
crois l'avoir démontré, il s'ensuit qu'il demeure
tel tant que rien d étranger à lui ne 1 altère ; et si
les hommes sont méchants, comme ils ont pris
peine à me l'apprendre , il s'ensuit que leur mé-
chanceté leur vient d'ailleurs : fermez donc len-
trée au vice, et le cœur humain sera toujours
hon. Sur ce principe j'établis l'éducation néga-
tive comme la meilleure ou plutôt la seule bonne:
je fais voir comment toute éducation positive
suit, comme quon s y prenne, une route op-
posée à son but ; et je montre comment on tend
au même but et comment on y arrive parle che-
min que j'ai tracé.
J'appelle éducation positive celle qui tend à
former l'esprit avant l'âge et à donner à l'enfant
la connoissance des devoirs de l'homme. J ap-
pelle éducation négative celle qui tend à perfec-
tionner les organes , instruments de nos con-
noissances , avant de nous donner ces connois-
sances , et qui prépare à la raison par l'exercice
des sens. L'éducation négative n'est pas oisive ,
tant s'en faut : elle ne donne pas les vertus, mais
elle prévient les vices; elle n'apprend pas la vé-
rité, mais elle préserve de l'erreur; elle dispose
lenfant à tout ce qui peut le mener au vrai
quand il est en état de l'entendre, et au bien
quand il est en état de laimer.
Cette marche vous déplaît et vous choque : il
A M. DE BEAUMONT. 33
est aisé de voir pourquoi. Vous commencez par
calomnier les intentions de celui qui la propose.
Selon vous, cette oisiveté de l'anje ma paru né-
cessaire pour la disposer aux erreurs que je lui
voulois inculquer. On ne sait pourtant pas trop
quelle erreur veut donner à son élève celui qui
ne lui apprend rien avec plus de soin qu'à sentir
son ignorance et h. savoir qu'il ne sait rien. Vous
convenez que le jur^^ement a ses progrès et ne se
forme que par degrés; mais s'ensuit-il (i) , ajou-
tez-vous , qu'à Page de dix ans un enfant ne
connaisse pas la différence du bien et du mal y
qu'il confonde là sagesse a'^'ec la folie , la bonté
avec la barbarie^ la vertu avec le ^'/ce? Tout
cela s'ensuit, sans doute, si à cet âge le juge-
ment n'est pas développé. (>wof /pouisuivezvous,
il ne sentira pas qu^ obéir à son père est un bien ,
que lui désobéir est un mal ? Bien loin de là , je
soutiens qu'il sentira, au contraire, en quittant
le jeu pour aller étudier sa leçon, qu'obéir à son.
père est un mal , et que lui désobéir est un bien ,
en volant quelque fruit défendu. Il sentira aussi,
j'en conviens, que c'est un mal d'être puni et
un bien f!'être récompensé; et cest dans la ba-
lance de ces biens et de ces maux contradictoires
que se règle sa prudence enfantine. Je crois avoir
démontré cela mille fois dans mes deux pre-
miers volumes, et sur-tout dans le dialogue du
maître et de l'enfant sur ce qui est mal (2). Pour
(i'* Mandement, §. vi. — (•>.) Emile, t. I, p. lag.
7. 3
34 LETTRE
VOUS, monseigneur, vous réfutez mes deux vo-
lumes en deux lignes, et les voici (i) : Le pré-
tendre, M. T. C. F. , c est calomnier la nature hu-
maine, en lui attribuant une stupidité qu elle rCa
point. On ne sauroit employer une réfutation
plus tranchante, ni conçue en moins de mots.
Mais cette ignorance , qu'il vous plaît d'appeler
stupidité , se trouve constamment dans tout es-
prit gêné dans des organes imparfaits , ou qui
n'a pas été cultivé ; c'est une observation facile
à faire et sensible à tout le monde. Attribuer
cette ignorance à la nature humaine n'est donc
pas la calomnier; et c'est vous qui lavez ca-
lomniée en lui imputant une malignité qu'elle
n'a point.
Vous dites encore : (2) Ne vouloir enseigner la
sagesse à Vhomme que dans le temps quil sera
dominé par la fougue des passions naissantes ,
ji est-ce pas la lui présenter dans le dessein qu'd
la rejette ? Voilà derechef une intention que vous
avez la bonté de me prêter , et qu'assurément nul
autre que vous ne trouvera dans mon livre. J'ai
montré, premièrement, que celui qui sera élevé
comme je veux ne sera pas dominé p»r les pas-
sions dans le temps que vous dites; j'ai montré
encore comment les leçons de la sagesse pou-
voicnt retarder le développement de ces mêmes
passions. Ce sont les mauvais effets de votre
éducation que vou3 imputez à la mienne, et vous
(0 Mandement , §. vi. — (a) Ibid. , §. ix.
A M. DE BEAU MONT. 35
m objectez les défauts que je \ous apprends à
prévenir. Jusqu'à l'adolescence j'ai garanti des
passions le cœur de mon élève; et, quand elles
sont prêtes à naître ,j en recule encore le progrès
par des soins propres à les réprimer. Plus tôt, les
leçons de la sagesse ne signifient rien pour l'en -■
fant hors d'état d'y prendre intérêt et de les en-
tendre; plus tard, elles ne prennent plus sur un
cœur déjà livré aux passions. C'est au seul mo ■>
ment que j'ai choisi qu'elles sont utiles : soil
pour 1 armer ou pour le distraire , il importe
également qu'alors le jeune homme en soit oc-
cupé.
Vous dites : (i) Pour trouver la jeunesse plus
docile aux leçons quil lui prépare ^ cet auteur
veut quelle soit dénuée de tout principe de reli-
gion. La raison en est simple , c'est que je veux
qu'elle ait une religion , et que je ne lui veux rien
apprendre dont son jugement ne soit en état de
sentir la vérité. Mais moi , monseigneur , si je
disois : Pour trouver la jeunesse plus docile aux
leçons quon lui prépare , on a grand soin de la
prendre avant l'âge de raison ; ferois-je un rai-
sonnement plus mauvais que le vôtre? et se-
roit-ce un préjugé bien favorable à ce que vous
faites apprendre aux enfants ? Selon vous, je
choisis 1 âge de raison pour inculquer l'erreur ; et
vous, vous prévenez cet âge pour enseigner la
vérité. Vous vous pressez dinstruire l'enfant
(i) Mandement, _Ç. v.
36 LETTKE
avant quil puisse discerner le vrai du faux; et
moi, j attends pour le tromper quil soit en état
de le conrloître. Ce jugement est-il naturel.^ et
lequel paroît chet-cher à séduire, de celui qui ne
Veut parler qu'à des hommes, ou de celui qui
s adresse aux enfants ?
Vous me censurez d'avoir dit et montré que
tôiit enfant qui croit eh Dieu est idolâtre ou an-
thrôponiorphite, et vous combattez cela en di-
sant (i) (\uon nepeut supposer ni l'un ni l'autre
d'un enfant qui a reçu une éducation chrétienne.
Voilà ce qui est eti question ; reste à voir la preu ve.
La mienne est que féducation la plus chrétienne
ne sauroit donner à l'enfant l'entendement qu'il
ft'a pas , ni détacher ses idées des êtt^es matériels ,
au-dessus desquels tant d hommes ne sauroient
élever les leurs. J'en appelle de plus à l'expé-
rience : j'exhorte chacun des lecteurs à consulter
sa mémoire , et à se r&ppeler si, lorsqu'il a cru
en Dieu étant enfant, il ne s'eti est pas toujours
fait quelque image. Quand vous lui dites que la
Divinité n'est rieh. de ce qui peut tomber sous
les sens ^ ou son esprit troublé n'entend rieti , dli
il entend qu'elle n'est rien. Quand vous lui pàf-
lez yXune intelligence infihie , il ne sait ce que
t'est c[\i intelligence , et il sait eticore liloins ce
que c'est (\uinjini. Mais vous lui ferez répéter
après tous les mots qu'il vous plaira de lui dire;
tous lui ferez inômc ajouter , s'il le faut , qu'il le.s
(i) Mandement, §. vu.
A M. DE BEAUMOÎsT. 3;
entend ; car cela ne coûte j>uère ; et il aime en-
core mieux dire qu'il les entend , que d'être grondé
ou puni. Tous les anciens , sans excepter les
Juifs , se sont représenté Dieu corporel ; et com-
bien de chrétiens, sur-tout de catholiques, sont
encore aujourd hui dans ce cas-là! Si vos en-
fants parlent comme des hommes , c'est parce-
que les hommes sont encore enfants. Voilà pour-
quoi les mystères entassés ne coûtent plus rien
à personne; les termes en sont tout aussi faciles
à prononcer que d'autres. Une des commodités
du christianisme moderne est de s être fait un
certain jargon de mots sans idées , avec lesquels
on satisfait à tout, hors à la raison.
Par fexamen de fintelligence qui mène à la
connoissance de Dieu , je trouve qu'il n'est pas
raisonnable de croire cette connoissance {i) tou-
jours nécessaire au salut. Je cite en exemple les
insensés , les enfants , et je mets dans la même
classe les hommes dont l'esprit n'a pas acquis as-
sez de lumières pour comprendre lexistence de
Dieu. Vous dites là-dessus : (2) JSe soyons point
surpris que V auteur d' Emile remette à un temps
si reculé la connoissance de l existence de Dieu;
il ne la croit pas nécessaire au salut. Vous com-
mencez , pour rendre ma proposition plus dure ,
par supprmier charitablement le mot toujours ,
qui non seulement la modifie , mais qui lui
donne un autre sens, puisque , selon ma phrase,
(2) Emile , 1. 1 , p. 5 18. — (-2) Mandemeat , §. ki.
38 LETTRR
cette connoissance est ordinairement nécessaire
au salut , et qu'elle ne le seroit jamais selon la
phrase que vous me prêtez. Après cette petite
falsification vous poursuivez ainsi :
« Il est clair, dit-il par l'organe d'un person-
« nage chimérique^ il est clair que tel homme,
« parvenu jusquà la vieillesse sans croire en
« Dieu, ne sera pas pour cela privé de sa prê-
te sence dans l'autre (vous avez omis le mot de
« vie)^ si son aveuglement iia pas été volon-
" taire, et je dis qu'il ne lest pas toujours. »
Avant de transcrire ici votre remarque, per-
mettez que je fasse la mienne. C'est que ce per-
sonnage prétendu chimérique, cest moi-même,
et non le vicaire; que ce passage, que vous avez
cru être dans la profession de loi, n'y est point,
mais dans le corps même du livre. Monseigneur,
vous lisez bien légèrement, vous citez bien né-
gligemment les écrits que vous flétrissez si du-
rement : je trouve quun homme en place qui
censure devroit mettre un peu plus d'examen
dans ses jugements. Je reprends à présent votre
texte.
Remarquez , M. T. C. F., quil ne s agit point
ici d'un homme qui seroit dépourvu de V usage
de sa raison^ mais uniquement de celui dont la
raison ne seroit point aidée de l'instruction. Vous
affirmez ensuite (i) (\\\une telle prétention est
souverainement absurde. S. Paul assure qu entre.
(i) Mandement, §. xi.
A M. DE BEAU3I0NT. 39
les philosophes païens plusieurs sofit parvenus
par les seules forces de la raison à la coiinois-
sance du vrai Dieu; et là-dessus vous transcrivez
son passage.
Monseigneur, c'est souvent un petit mal de
ne pas entendre un auteur qu'on lit, mais c'en
est un grand quand on le réfute , et un très
grand quand on le diffame. Or vous n'avez point
entendu le passage de mon livre que vous at-
taquez ici, de même que beaucoup d'autres. Le
lecteur jugera si c'est ma faute ou la vôtre quand
j'aurai mis le passage entier sous ses yeux.
« Nous tenons (les réformés) que nul enfant
" mort avant l'âge de raison ne sera privé du
« bonheur éternel. Les catholiques croient la
« même chose de tous les enfants qui ont reçu
" le baptême, quoiqu'ils n'aient jamais entendu
« parler de Dieu. Il y a donc des cas où l'on
" peut être sauvé sans croire en Dieu; et ces cas
« ont lieu, soit dans l'enfance, soit dans la dé-
« menée , quand lesprit humain est incapable
« des opérations nécessaires pour reconnoître la
« Divinité. Toute la différence que je vois ici
« entre vous et moi, est que vous prétendez que
« les enfants ont à sept ans cette capacité, et
« que je ne la leur accorde pas même à quinze.
« Que j'aie tort ou raison, il no s'agit pas ici
" dun article de foi, mais dune simple ()l)scr-
i< vation d'histoire naturelle.
« Par le même principe, il est clair que tel
«< homme, parvenujusqu'à la vieillesse sans croire
4o LETTRE
i( en Dieu, ne sera pas pour cela privé de sa
« présence dans l'autre vie, si son aveuglement
« n'a pas été volontaire; et je dis qu'il ne l'est
» pas toujours. Vous en convenez pour les in-
« sensés (|uune maladie prive de leurs facultés
« spirituelles, mais non de leur qualité dliom-
« mes, ni, par conséquent, du droit aux bien-
« faits de leur créateur. Pourquoi donc n en pas
« convenir aussi pour ceux qui, séquestrés de
»< toute société dès leur enfance, auroient mené
« une vie absolument sauva^^e, privés des lu-
« micres qu'on n'acquiert que dans le commerce
« des hommes; car il est d'une impossibilité dé-
« montrée qu'un pareil sauvage put jamais éle-
« ver ses réflexions jusqu'à la connoissance du
« vrai Dieu. La raison nous dit qu un homme
« n'est punissable que pour les fautes de sa vo-
it lonté, et qu'une ignorance invincible ne lui
i( sauroit être imputée à crime. Doîi il suit que,
u devant la justice éternelle, tout homme qui
u croiroit, s'il avoit les lumières nécessaires, est
«réputé croire, et qu'il n'y aura d'incrédules
« punis que ceux dont le cœur se ferme à la
" vérité. "
Voilà mon passage entier, sur lequel votre
erreur saute aux yfux. Elle consiste en ce que
vous avez enlcndu ou fait entendre que, selon
moi, il falloit avoir été instruit de l'existence de
Dieu pour y croire. Ma pensée est fort diffé-
rente. Je dis qu'il faut avoir l'entendement dé-
veloppé et l'esprit cultivé jusqu'à certain point
A M. DE BEAUMONT. 4^
pour être en état de coniprendre les preuves de
îexistence de Dieu, et sur-tout pour les trouver
de soi-même sans en avoir jamais entendu par-
ler. Je parle des hommes barbares ou sauvages ;
vous m'alléguez des philosophes : je dis qu'il faut
avoir acquis quelque philosophie pour s'élever
aux notions du vrai Dieu; vous citez saint Paul,
qui reconnoît que quelques philosophes païens
se sont élevés aux notions du vrai Dieu : je dis
que tel homme grossier n'est pas toujours en
état de se former de lui-même une idée juste
de la Divinité; vous dites que les hommes in-
struits sont en état de se former une idée juste
de la Divinité , et , sur cette unique preuve ,
mon opinion vous paroît souverainement ab-
surde. Quoi! parccqu'un docteur en droit doit
savoir les lois de sop pays, est -il absurde de
supposer qu'un enfant qui ne sait pas lire a pu
les ignorer?
Quand un auteur ne veut pas se répéter sans
cesse, et quil a une fois établi clairement son
sentiment sur une matière, il n'est pas tenu de
rapporter toujours les mêmes preuves en raison-
nant sur le même sentiment: ses écrits s'expli-
quent alors les uns par les autres; et les der-
niers, quand il a de la méthode, supposent tou-
jours les premiers. Voilà ce que j ai toujours
tâché de faire, et ce que j'ai fait, sur^tout dans
loccasion dont il s'agit.
Vous supposez, ainsi que ceux qui traitent
de ces matières, que fliomme apporte avec lui
42 LETTRE
sa raison toute formée, et quil ne s agit que de
la mettre en œuvre. Or cela n'est pas vrai ; car
Tune des acquisitions de l'homme, et même des
plus lentes, est la raison. L'homme apprend à
voir des yeux de 1 esprit ainsi que des yeux du
corps : mais le premier apprentissage est bien
plus long que l'autre, parceque les rapports des
objets intellectuels, ne se mesurant pas comme
l'étendue, ne se trouvent que par estimation,
et que nos premiers besoins , nos besoins phy-
siques, ne nous rendent pas l'examen de ces
mêmes objets si intéressant. 11 faut apprendre à
voir deux objets à-la-fois; il faut apprendre à
les comparer entre eux; il faut apprendre à
comparer les objets en grand nombre, à re-
monter par degrés aux causes, à les suivre dans
leurs effets; il faut avoir combiné des infinités
de rapports pour acquérir des idées de conve-
nance, do proportion, dliarmonic et d'ordre.
L homme qui, privé du secours de ses sembla-
bles et sans cesse occupé de pourvoir à ses be-
soins, est réduit en toute chose à la seule mar-
che de ses propres idées, fait un progrès bien
lent de ce côté -là; il vieillit et meurt avant
d'être sorti de l'enfance de la raison. Pouvez-
v.ous croire do bonne foi que, d'un million d'hom-
mes élevés de cette manière, il y en eût im seul
qui vînt à penser à Dion''
L'ordre de lunivers, tout admirable quil est,
ne frappe pas également tous les yeux. Le peu-
ple y fait peu d'attention , manquant des con-
A M. DE BEAU M OINT. 4'3
noissances qui rendent cet ordre sensible , et
n'ayant point appris à réfléchir sur ce qu'il aper-
çoit. Ce. n'est ni endurcissement ni mauvaise
volonté; c'est ignorance, engourdissement d'es-
prit. La moindre méditation fatigue ces gens-là,
comme le moindre travail des bras fatigue un
homme de cabinet. Ils ont ouï parler des œuvres
de Dieu et des merveilles de la nature. Ils ré-
pètent les mêmes mots sans y joindre les mêmes
idées, et ils sont peu touchés de tout ce qui
peut élever le sage à son créateur. Or, si parmi
nous le peuple, à portée de tant d instructions,
est encore si stupide , que seront ces pauvres
gens abandonnés à eux-mêmes dès leur en
fance, et qui n'ont jamais rien appris d'autrui?
Croyez -vous ([u'un Cafre ou un Lapon philo-
sophe beaucoup sur la marche du monde et
sur la génération des choses? Encore les La-
pons et les Cafrcs, vivant en corps de nations,
ont-ils des multitudes d'idées acquises et com-
muniquées à l'aide desquelles ils acquièrent quel-
ques notions grossières d'une divinité; ils ont en
quelque façon leur catéchisme: mais l'homme
sauvage errant seul dans les bois n'en a point
du tout. Cet homme n'existe pas, direz- vous;
soit: mais il peut exister par supposition. Il
existe certainement des hommes qui nont ja-
mais eu d'entretien philosophique en leur vie,
et dont tout le temps se consume à chercher
leur nourriture, la dévorer, et dormir. Que fe-
rons-nous de ces hommes -là, des Eskimaux ,
44 LETTRE
par exemple? en ferons -nous des théologiens?
Mon sentiment est donq que Tesprit de l'honi-
nie, sans progrès, sans instruction, sans culture,
et tel qu'il sort des mains de la nature, nest pas
en état de s'élever de lui-même aux sublimes
notions de la Divinité ; mais que ces notions se
présentent à nous à mesure que notre esprit se
cultive; qu aux yeux de tout homme qui a pensé,
qui a réfléchi, Dieu se manifeste dans ses ouvra-
ges ; qu'il se révèle aux gens éclairés dans le spec-
tacle de la nature ; qu'il faut , ([uand on a les
yeux ouverts, les fermer pour ne ly pas voir;
que tout philosophe athée est un raisonneur de
mauvaise foi ou que son orgueil aveugle; mais
qu aussi tel homme stupide et grossier, quoique
simple et vrai , tel esprit sans erreur et sans vice,
peut, par une ignorance involontaire, ne pas
remonter à fauteur de son être, et ne pas conce-
voir ce que c'est que Dieu , sans que cette igno-
rance le rende punissable dun défaut auquel
son cœur n'a point consenti. Celui-ci n'est pas
éclairé, et l'autre refuse de lètre : cela me paroît
fort différent.
Appliquez à ce sentiment votre passage de
saint Paul , et vous verrez qu'au lieu de le com-
battre il le favorise; vous verrez que ce passage
tombe uniquement sur ces sages prétendus à
qui ce qui peut être connu de Dieu a été mani"
fi-'sté , à qui la considération des choses qui ont été
faites dès la création du monde a rendu visible
ce qui est invisible en Dieu , mais «jui , ne l'ayant
A M. DE BEAUMONT. 4^
point glorifié et ne lui ayant point rendu grâces ,
se sont perdus dans la vanité de leur raisonne-
ment, et , ainsi demeurés sans excuse , en se di-
sant sages , sont devenus fous. La raison sur
laquelle Tapôtre reproche aux philosophes de
n avoir pas glorifié le vrai Dieu , n'étant point
applicable à ma supposition , forme une induc-
tion toute en ma laveur; elle confirme ce que
j'ai dit moi-même, que tout (i) philosophe qui
ne croit pas a tort , parcequil use mal de la rai-
son qu'il a cultivée , et qu'il est en état d' entendre
les vérités qu il rejette : elle montre enfin , par le
passage même, que vous ne m'avez point en-
tendu; et, quand vous m'imputez d'avoir dit ce
que je n'ai ni dit ni pensé, savoir, que l'on ne
croit en Dieu que sur l'autorité d'autrui (2) , vous
avez tellement tort, qu'au contraire je n'ai fait
que distinguer les cas où l'on peut connoître
Dieu par soi-mémè , et les cas où l'on ne le peut
que [lar le secours d'autrui.
Au l'esté, quand vous auriez raison dans cette
critique, quand vous auriez solidement réfuté
mon opinion , il ne s'ensuivroit pas de cela seul
qu'elle fût souvet-ainement absurde , comme il
vous plaît de la qualifier : on peut se tromper
(1) Emile , tome I, page 5 17.
(2) M. de lîeaumont ne dit pas cela en propres termes j
mais c'est le seul sens raisonnable qu'on puisse donner
à son texte , appuyé du passage de saint Paul ; et je ne
puis répondre qu'à ce que j'entends. ( Voyei son Mande-
ment^ §. XI.)
^6 LETTRE
sans tomber dans l'extravagance, et toute erreur
n'est pas une absurdité. Mon respect pour vous
me rendra moins prodigue d épithétes , et ce ne
sera pas ma faute si le lecteur trouve à les placer.
Toujours , avec 1 arrangement de censurer sans
entendre, vous passez d'une imputation grave et
fausse à une autre qui l'est encore plus ; et , après
m'avoir injustement accusé de nier lévidence de
la Divinité , vous m'accusez plus injustement
d'en avoir révoqué l'unité en doute. Vous faites
plus : vous prenez la peine d'entrer là-dessus en
discussion, contre votre ordinaire ; et le seul en-
droit de votre mandement oii vous ayez raison
est celui où vous réfutez une extravagance que
je n'ai pas dite.
Voici le passage que vous attaquez, ou plutôt
votre passage où vous rapportez le mien ; car il
faut que le lecteur me voie entre vos mains.
« (i) Je sais, fait- il dire au personnage sup-
ii posé qui lui sert d'organe, je sais que le monde
" est gouverné par une volonté puissante et sage ;
(cje le vois, ou plutôt je le sens, et cela m'im-
« porte à savoir. Mais ce même monde est-il
u éternel ou créé? Y a-t-il un principe unique
(c des choses? y en a-t-il deux ou plusieurs:' et
« quelle est leur nature "^ Je n'en sais rien. Et (|ue
i< m'importe '... (2) Je renonce à des questions
(i) Mandement, §. xiii.
(a) Ces j)oints indicjucnt une lacunede deux lignes i)ai-
lesquelles le passaj^e est tempéré , et que M. de Bcaumont
n'a pas voulu trans(-rire.
A M. DE BEAUMONT. 4?
« oiseuses qui peuvent inquiéter mon amour-
" propre , mais qui sont inutiles à ma conduite
« et supérieures à ma raison. »
J'observe, en passant, que voici la seconde
fois que vous qualifiez le prêtre savoyard de
personnajje chimérique ou supposé. Comment
êtes-vous instruit de cela, je vous supplie ? J'ai
aifirnié ce que je savois ; vous niez ce que vous
ne savez pas : qui des deux est le téméraire? On
sait , j'en conviens , qu'il y a peu de prêtres qui
croient en Dieu ; mais encore n est-il pas prouvé
qu'il n'y en ait point du tout. Je reprends votre
texte.
(i) Que veut donc dire cet auteur téméraire ?.. .
V unité de Dieu lui paraît une question oiseuse et
supérieure à sa raison; comme si la multiplicité
des dieux nétoit pas la plus grande des absurdi-
tés! « La pluralité des dieux ; , dit énergiquement
Tertullien , « est une nullité de Dieu, » Admettre
un dieu , c'est admettre un être suprême et indé-
pendant auquel tous les autres êtres soient subor-
donnés (2). Jl implique donc qu'il j ait plusieurs
dieux.
Mais qui est-ce qui dit qu'il y a plusieurs
(i) Mandement , §. xiii.
(2) Tert-ullien fait ici un sophisme très familier aux
pères de l'église : il définit le mot Dieu selon les chré-
tiens , et puis il accuse les païens de contradiction , par-
ceque , contre sa définition , ils admettent plusieurs dieux.
Ce n'étoit pas la peine de m'imputer une erreur que je n'ai
pas commise, uniquement pour citer si hors de propos
un sophisme de Tertullien.
I
48 LETTRE
dieux ? Ah ! monseigneur , vous voudriez bien
que j'eusse dit de pareilles folies; vous n'auriez
sûrement pas pris la peine de faire un mande-
ment contre moi.
Je ne sais ni pourquoi ni comment ce qui est
est, et bien d'autres qui se piquent de le dire ne
le savent pas mieux que moi ; mais je vois qu'il
n'y a qu'une première cause motrice, puisque
tout concourt sensiblement aux mêmes fins. Je
reconnois donc une volonté unique et suprême
qui dirige tout, et une puissance unique et su-
prême qui exécute tout. J attribue cette puis-
sance et cette volonté au même être, à cause de
leur parfait accord qui se conçoit mieux dans un
que dans deux , et parcequ'il ne faut pas sans
raison multiplier les êtres : car le mal même
que nous voyons n'est point un mal absolu , et ,
loin de combattre directement le bien , il con-
court avec lui à Ibarmonie universelle.
Mais ce par quoi les choses sont se distingue
très nettement sous deux idées ; savoir , la choseb
qui fait, et la chose qui est faite : même ces deux
idées ne se réunissent pas dans le même être
sans (juelquc effort d esprit , et l'on ne conçoit
guère une chose qui agit sans en supposer une
autre sur laquelle elle agit. De plus, il est certain
que nous avons l'idée de deux substances dis-
tinctes ; savoir, l'esprit et la matière, ce qui
pense et ce qui est étendu ; et ces deux idées se
conçoivent très bien l'une sans lautre.
Il y a donc deux manières de concevoir lori-
A M. DE BEAUMONT. 49
gine des choses; savoir, ou clans deux causes
diverses, lune vive et l'autre morte, lune mo-
trice et l'autre mue , l'une active et l'autre pas-
sive , l'une efficiente et l'autre instrumentale; ou
dans une cause unique qui tire d'elle seule tout
ce qui est et tout ce qui se fait. Chacun de ces
deux sentiments , débattus par les métaphysi-
ciens depuis tant de siècles, n'en est pas devenu
plus croyable à la laison humaine : et si l'existence
éternelle et nécessaire de la matière a pour nous
ses difficultés, sa création n'en a pas de moin-
dres, puisque tant d'hommes et de philosophes,
qui dans tous les temps ont médité sur ce sujet,
ont tous unanimement rejeté la possibilité de la
création, excepté peut-être un très petit nombre
qui paroissent avoir sincèrement soumis leur
raison à l'autorité; sincérité que les motils de
leur intérêt, de leur sûreté , de leur repos, ren-
dent fort suspecte, et dont il sera toujours im-
possible de s'assurer tant que l'on risquera quel-
que chose à parler vrai.
Supposé qu'il y ait un principe éternel et uni-
que des choses, ce principe, étant simple dans
son essence, n'est pas composé de matière et
d'esprit, mais il est matière ou esprit seulement.
Sur les raisons déduites par le vicaire, il ne sau-
roit concevoir que ce principe soit matièie ; et,
s'il est esprit , il ne sauroit concevoir que par lui
la matière ait reçu l'être, car il faudroit pour cela
concevoir la création. Or l'idée de création , li-
dée sous laquelle on conçoit que , par un simple
7- 4
5o LETTRE
acte de volonté, rien devient quelque chose, est,
de toutes les idées qui ne sont pas clairement
contradictoires, la moins compréhensible à l'es-
prit humain.
Arrêté des deux côtés par ces difficultés, le
bon prêtre demeure indécis, et ne se tourmente
point d un doute de pure spéculation, qui n in-
flue en aucune manière siu- ses devoirs en ce
monde; car enfin que m'importe d'expliquer
l'origine des êtres, pourvu que je sache com-
ment ils subsistent, quelle place j'y dois rem-
plir, et en vertu de quoi cette obligation m'est
imposée?
Mais supposer deux principes (i) des choses ,
supposition que pourtant le vicaire ne fait point,
ce n'est pas pour cela supposer deux dieux ; à
moins que, conime les manichéens, on ne sup-
pose aussi ces principes tous deux actifs : doc-
trine absolument contraire à celle du vicaire,
qui très positivement nadmet qu'une intelli-
gence première, qu'un seul principe actif, et
par conséquent qu'un seul r3ieu.
J'avoue bien que la création du monde étant
clairement énoncée dans nos traductions de la
Genèse, la rejeter positivement scroit à cet égard
(i) Celui qui ne connoît que deux sul)stances ne peut
non plus iuia{;iner que deux principes; cl le terme, ou
plusieurs , ajouté dans l'endroit cité, n'est là qu'une es-
pèce «rcxplt'til", servant tout au plus à faire entendre que
le nondjre de ces principes n'importe pas plus à connoitrr
que leur nature.
A M. DE BEAUMONT. 5l
rejeter Tautorité, sinon des livres sacrés, au
moins des traductions qu'on nous en donne ; et
c'est aussi ce qui tient le vicaire dans un doute
qu'il n'auroit peut-être pas sans cette autorité; car
d'ailleurs la coexistence des deux principes (i)
semble expliquer mieux la constitution de l'uni-
vers, et lever des difficullés qu'on a peine à ré-
soudre sans elle, comme entre autres celle de
l'origine du mal. De plus, il fiaudroit entendre
parfaitement l'hébreu , et même avoir été con-
temporain de Moïse, pour savoir certainement
quel sens il a donné au mot qu'on nous rend
par le mot créa. Ce terme est trop philosophi-
que pour avoir eu dans son origine l'acception
connue et populaire que nous lui donnons main-
tenant sur la loi de nos docteurs. Rien n est
moins rare que des mots dont le sens change
par trait de temps, et qui font attribuer aux an-
ciens auteurs qui s'en sont servis des idées qu'ils
n'ont point eues. Le mot hébreu qu'on a traduit
(i) II est bon de remarquer que cette question de fé-
ternité de la matière, qui effarouche si fort nos théolo-
giens, effarouchoit assez peu les pères de l'église , moins
éloignés des sentiments de Platon. Sans parler de Justin,
de Martin, d'Origéne, et d'autres, Clément Alexandrin
prend si hien l'affirmative dans ses hypotvposes, que
Photius veut à cause de cela que ce livre ait été falsifié.
Mais le même sentiment reparoît encore dans les Stro-
mates, où Clément rapporte celui d'Heraclite sans i'im-
prouver. Ce père , livre V, tâche, à la vérité, d'etahlir un
seul principe, mais c'est parcequ'il refuse ce nom à la
matière, même en admettant son éternité.
4-
52 LETTRE
par créei\ faire quelque chose de rien ^ signifie
faire y produire quelque chose avec magnificence.
Rivet prétend même que ce mot hébreu hara^
ni le mot (>rec qui lui répond, ni même le mot
latin creare ^ ne peuvent se restreindre à cette
signification particulière de produire quelque
chose de rien : il est si certain du moins que le
mot latin se prend dans un autre sens, que Lu-
crèce, qui nie formellement la possibilité de toute
création , ne laisse pas d'employer souvent le
même terme pour exprimer la formation de l'u-
nivers et de ses parties. Enfin M. de Bcausobre
a prouvé (i) que la notion de la création ne se
trouve point dans 1 ancienne théologie judaïque;
et vous êtes trop instruit, monseigneur, pour
ignorer que beaucoup d'hommes pleins de res-
pect pour nos livres sacrés n'ont cependant point
reconnu dans le récit de Moïse l'absolue création
de l'univers. Ainsi le vicaire, à qui le despotisme
des théologiens n'en impose pas , peut très bien,
sans en être moins orthodoxe, douter s il y a
deux principes éternels des choses, ou s'il n'y en
a qu'un. Gest un débat purement grammatical
ou philosophique, où la révélation n'entre pour
rien.
Quoi qu'il en soit, ce n'est pas de cela qu'il
s agit entre nous; et, sans soutenir les senti-
ments du vicaire , je n ai rien à faire ici qu'à
montrer vos torts.
(i) Histoire du Manichéisme, tome II..
A M. DE BEAUMONT. 53
Or VOUS avez tort (ravancer que l'unité de
Dieu me paroît une question oiseuse et supé-
rieure à la raison , puisque , dans Técrit que vous
censurez, cette unité est établie et soutenue par
le raisonnement : et vous avez tort de vous étayer
d'un passage de TeftuUien pour conclure contre
.moi qu'il implique qu'il y ait plusieurs dieux;
car, sans avoir besoin de Tertullien, je conclus
aussi de mon côté qu'il implique qu'il y ait plu-
sieurs dieux.
Vous avez tort de me qualifier pour cela d'au-
teur téméraire, puisqu'où il ny a point d'asser-
tion il n'y a point de témérité. On ne peut con-
cevoir qu'un auteur soit un téméraire, unique-
ment pour être nioins bardi que vous.
Enfin vous avez tort de croire avoir bien jus-
tifié les dogmes particuliers qui donnent à Dieu
les passions humaines, et qui ,loin d'éclaircirles
notions du grand Être, les embrouillent et les
avilissent ; en m'accusant faussement d'embrouil-
ler et d'avilir moi-même ces notions, d'attaquer
directement 1 essence divine , que je n'ai point
attaquée, et de révoquer en doute son unité,
que je n'ai point révoquée en doute. Si je l'avois
fait, que s'ensuivroit-il? Récriminer n'est pas se
justifier : mais celui qui, pour toute défense, ne
sait (pie récriminer à faux, a bien l'air dêtre
seul coupable.
La contradiction que vous me reprochez dans
le même Ueu est tout aussi bien fondée que la
j)récédentc accusation. Il ne sait, dites- vous.
54 LETTRE
quelle est la nature de Dieu , et bientôt après il
reconnaît que cet Etre suprême est doué d^ intelli-
gence, de puissance, de volonté et de bonté: n est-
ce donc pas là avoir une idée de la nature divine?
Voici, monseigneur, là-dessus ce que j ai à
vous dire : •
« Dieu est intelligent; mais comment Test-il?
« L'homme est intelligent quand il raisonne, et
« la suprême intelligence n'a pas besoin de rai-
« sonner; il n'y a pour elle ni prémisses, ni con-
K séquences , il n'y a pas même de proposition ;
" elle est purement intuitive, elle voit également
« tout ce qui est et tout ce qui peut être; toutes
♦< les vérités ne sont pour elle qu'une seule idée,
K comme tous les lieux un seul point et tous les
« temps un seul moment. La puissance humaine
«« agit par des moyens; la puissance divine agit
« par elle-même : Dieu peut parcequ'il veut , sa
((Volonté fait son pouvoir. Dieu est bon, rien
t( n'est plus manifeste ; mais la bonté dans Ihom-
" me est l'amour de ses semblables, et la bonté
« de Dieu est l'amour de l'ordre, car c'est par
« Tordre qu'il maintient ce qui existe et lie cha-
" que ])artie avec le tout. Dieu est juste, j'en suis
« convaincu, cest une suite de sa bonté; linjus-
« tice des hommes est leur œuvre et nOn pas la
« sienne ; le désordre moral , qui dépose contre la
«Providence aux yeux i\v^ pliilosophes, ne fait
« que la démontrer aux miens. Mais la justice
« de l'homme est «le rendre îi chacun ce qui lui
«appartient, et la justice de Dieu de dcman-
A M. DE BEAU MO NT. 55
' der compte à chacun de ce quil lui a donné.
« Que si je viens à découvrir successivement
>< ces attri})uts dont je n'ai nulle idée absolue,
« c'est par des conséquences forcées, c'est par le
« bon usage de ma raison : mais je les affirme
« sans les comprendre, et dans le fond c'est n'af-
.< firmer rien. J'ai beau me dire, Dieu est ainsi;
«je le sens, je me le prouve: je n'en conçois
'< pas mieux comment Dieu peut être ainsi.
« Enfin, plus je m'efforce de contempler son
« essence infinie, moins je la conçois: mais elle
« est, cela me suffit; moins je la conçois, plus
« je ladore. Je m'humilie et lui dis : Etre des
« êtres, je suis parceque tu es; c'est m élever à
u ma source que de te méditer sans cesse; le
^c plus digne usage de ma raison est de s'anéan-
< tir devant toi; cest mon ravissement d'esprit,
'< c'est le charme de ma foiblesse de me sentir
•< accablé de ta grandeur. »
Voilà ma réponse, et je la crois péremptoire.
Faut-il vous dire à présent où je l'ai prise? je
l'ai tirée mot à mot de l'endroit même que vous
accusez de contradiction (i). Vous en usez comme
tous mes adversaires, qui, pour me réfuter, ne
font qu'écrire les objections que je me suis faites,
et supprimer mes solutions. La réponse est déjà
toute prête; c'est fou v rage qu ils ont réfuté.
Nous avançons, monseigneur, vers les discus-
sions les plus importantes.
(i) Emile, tome H, page 57.
56 LETTRE
Après avoir attaqué mon système et mon livre,
vous attaquez aussi ma reli{;ion; et parceque le
vicaire catholique fait des objections contre son
ë^jlise, vous cherchez à nie faire passer pour en-
nemi delà mienne : comme si proposer des diffi-
cultés sur un sentiment c'étoity renoncer; comme
si toute connoissance humaine navoit pas les
siennes; comme si la ^fjéométrie elle-même nen
avoit pas, ou que les géomètres se fissent une
loi de les taire pour ne pas nuire à la certitude
de leur art !
La réponse que j ai d avance à vous faire est
de vous déclarer avec ma franchise ordinaire
mes sentiments en matière de religion tels que
je les ai professés dans tous mes écrits, et tels
quils ont toujours été dans ma bouche et dans
mon cœur. Je vous dirai de plus pourquoi j ai
publié la profession de foi du vicaire, et pour^
quoi, malgré tant de clameurs, je la tiendrai
toujours pour fccrit le meilleur et le plus utile
dans le siècle oii je l'ai publiée. Les bûchers ni
les décrets ne me feront point changer de lan-
gage ; les théologiens, en m'ordonnantd être hum-
ble, ne me feront point êlrc fau^i; et les philo-
sophes, en me taxant dhypocrisie, ne me feront
point professer l'incrédulité. .le dirai ma religion,
parceque j'en ai une; et je la dirai hautement,
parceque j ai le courage de la dire, et qu'il se-
roit à désirer pour le bien des hommes que ce
fût celle du genre humain.
Monseigneur, je suis chrétien, et sincèrement
A M. DE BEAUMO?^T. S']
chrétien, selon la doctrine de Tévangile. Je suis
chrétien, non comme un disciple des prêtres,
mais comme un disciple de Jésus-Christ. Mon
maître a peu suhtilisé sur lé dofjme et heaucoup
insisté sur les devoirs ; il prescrivoit moins d'ar-
ticles de foi que de bonnes œuvres; il n'ordon-
noit de croire que ce qui étoit nécessaire pour
être bon; quand il résumoit la loi et les pro-
phètes, c étoit bien plus dans des actes de vertu
que dans des formules de croyance (i); et il m'a
dit par lui-même et par ses apôtres que celui
qui aime son frère a accompli la loi (2).
Moi de mon côté, très convaincu des vérités
essentielles au christianisme, lesquelles servent
de fondement à toute bonne morale, cherchant
au surplus à nourrir mon cœur de lesprit de lé-
vangile sans tourmenter ma raison de ce qui
m'y paroît obscur, enfin, persuadé que quicon-
que aime Dieu par-dessus toute chose et son
prochain comme soi-même est un vrai chrétien ,
je m'efforce de lêirc, laissant à part toutes ces
subtilités de doctrine, tous ces importants {ga-
limatias dont les pharisiens embrouillent nos
devoirs et offusquent notre foi, et mettant avec
saint Paul la foi même au-dessous de la cha-
rité (3).
Heureux d'être nr dans la reli.|^ion la plus rai-
sonnable et la plus sainte qui soit sur la terre,
(i)Matth. VII, 12. — (2) Galat V, 1 ']. — (3) I. Cor. Mil,
2, i3.
58 LETTRE
je reste inviolablement attaché au culte de mes
pères: comme eux je prends l'écriture et la rai-
son pour les uniques régies de ma croyance;
comme eux je récuse 1 autorité des hommes, et
n'entends me soumettre à leurs formules qu au-
tant que jeu aperçois la vérité; comme eux je
me réunis de cœur avec les vrais serviteurs
de Jésus-Christ et les vrais adorateurs de Dieu
pour lui offrir dans la communion des fidè-
les les hommages de son église. 11 m est con-
solant et doux d'être compté parmi ses mem-
bres, de participer au culte publie quils ren-
dent à la Divinité, et de me dire au milieu d'eux :
Je suis avec mes frères.
Pénétré de reconnoissance pour le digne pas-
teur (i) qui, résistant au torrent de Tcxeuiple,
et jugeant dans la vérité, n'a point exclus de
l'église un défenseur de la cause de Dieu, je con-
serverai toute ma vie un tendre souvenir de sa
charité vraiment chrétienne. Je me ferai tou-
jours une gloire dètre compté dans son trou-
peau, et j'espère n'en point scandaliser les mem-
bres ni par mes sentiments ni par ma conduite.
Mais lorsque d injustes prêtres, s'arrogeant des
droits qu'ils n'ont pas, voudront se faire les ar-
bitres de ma croyance, et viendront me dire
arrogamment, Rétractez- vous, déguisez- vous,
expliquez ceci, désavouez cela; les hauteurs ne
(i) Voyez les Lettres contes de la Montagne , lettre II,
note 5.
A M. DE BEAUMONT. 5()
m'en imposeront point; ils ne me feront point
mentir pour être orthodoxe, ni dire pour leur
plaire ce que je ne pense pas. Que si ma véra-
cité les offense, et qu'ils veuillent me retran-
cher de ré(];lise , je craindrai peu cette menace
dont 1 exécution n'est pas en leur pouvoir. Ils
ne m'empêcheront pas d'être uni de cœur avec
les fidèles; ils ne m'ôteront pas du ranjr des élus
si j'y suis inscrit. Ils peuvent m'en ôter les con-
solations dans cette vie, mais non l'espoir dans
celle qui doit la suivre; et c'est là que mon vœu
le plus ardent et le plus sincère est d avoir Jé-
sus-Christ même pourarhitre et pour juj^e entre
eux et moi.
Tels sont, monseigneur, mes vrais sentiments,
que je ne donne pour refile à personne, mais
([ue je déclare être les miens , et qui resteront tels
tant qu'il plaira, non aux hommes, mais à Dieu,
seul maître de changer mon cœur et ma raison;
car aussi long-temps que je serai ce que je suis
et que je penserai comme je pense, je parlerai
comme je parle: hien différent, je lavoue, de
vos chrétiens en effigie, toujours prêts à croire
ce qu il faut croire ou à dire ce qu'il faut dire
pour leur intérêt ou pour letir repos, et tou-
joiirs sûrs d être assez bons chrétiens pourvu
qu'on ne hrûie pas leurs livres et qu'ils ne soient
pas décrétés. Ils vivent en gens persuadés que
non seulement il faut confesser tel et tel article,
mais que cela suffit pour aller en paradis: et
moi je pense au contraire que l'essentiel de la
6o LETTRE
religion consiste en pratique; que non seule-
ment il faut être homme de bien, miséricor-
dieux, humain , charitable, mais que quiconque
est vraiment tel en croit assez pour être sauvé.
J'avoue au reste que leur doctrine est plus com-
mode que la mienne , et qu'il en coûte bien
moins de se mettre au nombre des fidèles par
des opinions que par des vertus.
Que si j ai dû ^^jarder ces sentiments pour moi
seul , comme ils ne cessent de le dire ; si, lors-
que j'ai eu le courage de les publier et de me
nommer , j'ai attaqué les lois et troublé l'ordre
public; c'est ce que j'examinerai tout-à-1 heure.
Mais qu'il me soit permis auparavant de vous
supplier , nionseigneur, vous et tous ceux qui
liront cet écrit, d ajouter quelque foi aux décla-
rations d un ami de la vérité , et de ne pas imiter
ceux qui, sans preuve , sans vraisemblance , et
sur le seul témoirifiia{;e de leur propre cœur ,
m'accusent dathéisme et d iiréligion contre des
protestations si positives , et que rien de ma part
n'a jamais démenties. Je n'ai pas trop , ce me
semble, l'air d'un homme qui se déguise, et il
n'est pas aisé de voir quel intérêt j'aurois à me
dcgui.ser ainsi. L'on doit présumer que celui qui
s'exprime si librement sur ce qu'il ne croit pas
est sincère en ce qu'il dit croire ; et rpiand ses
discours, sa conduite et ses écrits, sont toujours
d'accord sur ce point, quiconque ose affirmer
qu'il ment, et n'est pas uu dieu , ment infaillible-
ment lui-même.
A M. DE BEAUMONT. 6l
Je liai pas toujours eu le bonheur de vivre
seul ;j'ai fréquenté des hommes de toute espèce;
j'ai vu des gens de tous les partis, des croyants
de toutes les sectes, des esprits forts de tous les
systèmes : j'ai vu des grands , des petits , des
libertins , des philosophes : j'ai eu des amis sûrs
et d autres qui l'étoient moins : j'ai été environné
d'espions, de malveillants, et le monde est plein
de gens qui me haïssent à cause du mal qu'ils
m'ont fait. Je les adjure tous, quels quils puis-
sent être , de déclarer au public ce qu ils savent
de ma croyance en matière de religion ; si dans
le commerce le plus suivi , si dans la plus étroite
familiarité, si dans la gaieté des repas, si dans
les confidences du tête-à-tète, ils m'ont jamais
trouvé différent de moi-même ; si, lorsqu'ils ont
voulu disputer ou plaisanter , leurs arguments ou
leurs railleries m'ont un moment ébranlé; s ils
m'ont surpris à varier dans mes sentiments ; si
dans le secret de mon cœur ils en ont pénétré
que je cachois au public ; si , dans quelque temps
que ce soit , ils ont trouvé en moi une ombre de
fausseté ou dhypocrisie: quils le disent, qu'ils
révèlent tout, qu'ils me dévoilent; j'y consens»
je les en prie , ^les dispense du secret de lamitié ;
qu'ils disent hautenieut , non ce qu'ils voudroient
que je fusse, mais ce quils savent (|ue je suis:
qu'ils me jugent selon leur conscience ; je leur
confie mon honneur sans crainte , et je promets
de ne les point récuser.
Que ceux qui m accusent d'être sans religion ,
62 LETTRE
parcequils ne conçoivent pas qu'on en puisse
avoir une, s accordent au moins s'ils peuvent en-
tre eux. Les uns ne trouvent dans mes livres qu un
système d athéisme; les autres diseut que je rends
gloire à Dieu dans mes livres sans y croire au
tond de mon cœur. Ils taxent mes écrits d im-
piété et mes sentiments d'hypocrisie. INlais si je
prêche en pujjlic 1 athéisme , je ne suis donc pas
un hypocrite; et, si j'allecte une foi que je n ai
point , je n'enseigne donc pas l'impiété. En
entassant des imputations contradictoires , la
calomnie se découvre elle-même : mais la ma-
lignité est aveugle , et la passion ne raisonne
pas.
Je n'ai pas , il est vrai , cette foi dont j'entends
se vanter tant de gens d une prohité si médiocre,
cette foi rohuste qui ne doute jamais de rien ,
qui croit sans façon tout ce qu'on lui présente à
croire, et qui met à part ou dissimule les ohjec-
lions qu'elle ne sait pas réponrire. Je n'ai pas le
honheur de voir dans la révélation l'évidence
qu'ils y trouvent; et si je me détermine pour
elle, c'est parceque mon cœur m'y porte , qu'elle
n'a rien que de consolant pour moi, et qu'à la
rejeter les difficultés ne sont pas^oindres ; mais
ce n'est pas parceque je la vois démontrée, car
très sûrement elle ne lest pas à mes venx. Je ne
suis pas même assez instruit , à heaucoup près ,
pour qu'une démonstiation qui demande un si
profond savoir soit jamais à ma portée. Ps est-il
pas plaisant que moi, qui propose ouvertement
A M. DE BEAUMONT. 63
mes objections et mes doutes, je sois l'hypociite,
et que tous ces gens si décidés , qui disent sans
cesse croire fermement ceci et cela , que ces (yens ,
si sûrs de tout sans avoir pourtant de meilleu-
res preuves que les miennes, que ces gens enfia
dont la plupart ne sont guère plus savants que
moi, et qui, sans lever mes difficultés, me repro-
chent de les avoir proposées, soient les gens de
bonne foi?
Pourquoi serois je un hypocrite? et que gagne-
rois-jeà Têtre? J'ai attaqué tous les intérêts par-
ticuliers , j ai suscité contre moi tous les partis ,
je n'ai soutenu que la cause de Dieu et de l'hu-
manité : et qui est-ce qui s'en soucie ? Ce que
j'en ai dit n'a pas même fait la moindre sensa-
tion , et pas une ame ne m'en a su gré. Si je me
fusse ouvertement déclaré pour lathéisme , les
dévots ne m'auroient pas fait pis , et d'autres en-
nemis non moins dangereux ne me porteroient
point leurs coups en secret. Si je me fusse ou-
vertement déclaré pour l'athéisme , les uns
m'eussent attaqué avec plus de réserve, en me
voyant défendu par les autres et disposé moi-
même à la vengeance : mais un homme qui
craint Dieu n'est guère à craindre ; son parti n'est
pas redoutable ; il est seul ou à-peu-près , et l'on
est sûr de pouvoir lui faire l)eaucoup de mal
avant qu'il songe aie rî»ndre. Si je me fusse ouver-
tement déclaré pour l'athéisme, en me séparant
ainsi do léglise j'aurois ôté tout d'un coup à ses
ministres le moveu de me harceler sans cesse et
64 LETTRÉ
de me faire endurer toutes leurs petites tyran^
nies ; je u'aurois point essuyé tant dineptes cen-
sures, et, au lieu de me blâmer si aiorement
d'avoir écrit, il eût fallu me réfuter , ce qui n'est
pas tout-à-fait si facile. Enfin , si je nie fusse
ouvertement déclaré pour l'athéisme , on eût
d'abord un peu clabaudé, mais on m eût bientôt
laissé en p.iix comme tous les autres; le peuple
du Seigneur n'eût point pris inspection sur moi,
chacun n eût point cru me faire grâce en ne
me traitant pas en excommunié , et j eusse été
quitte-à-quitte avec tout le monde; les saintes en
Israël ne m'auroient point écrit des lettres ano-
nymes, et leur charité ne se fût point exhalée en
dévotes injures ; elles n eussent point pris la
peine de m'assurer humblement que j éloi» un
scélérat , un monstre exécrable , et que le monde
eût été trop heureux si quelque bonne ame eût
pris le soin de m'étouffer au berceau : d'honnêtes
gens , de leur côté , me regardant alors comme
un réprouvé, ne se tournienteroient et ne me
tourmenteroient point pour me ramener dans la
bonne voie; ils ne me tirailleroient pas à droite
et à gauche, ils ne m'étoufferoient pas sous le
poids de leurs sermons, ils nemeforceroient pas
de bénir leur zèle en maudissant leur importu-
nité , et de sentir avec reconnoissance quils sont
appelés à me faire périr d'ennui.
Monseigneur, si je suis un hypocrite, je suis
un fou , puisque , pour ce (juc je demande aux
hommes , c'est une grande folie de se mettre eu
À M. DE BEAUMONT. 65
frais de fausseté. Si je suis un hypocrite , je suis
un sot; car il faut fêtie beaucoup pour ne pas^
voir que le chemin que j'ai pris ne mène qu'à
des malheurs dans cette vie, et que, quand j'y
pourrois trouver quelque avantage, je n'en puis
profiter sans me démentir. Il est vrai que j'y
suis à temps encore ; je n'ai qu'à vouloir un
moment tromper les hommes , et je mets à mes
pieds tous mes ennemis. Je n'ai point encore
atteint la vieillesse; je puis avoir long-temps à
souffrir; je puis voir changer derechef le public
sur mon compte : mais si jamais j'arrive aux
honneurs et à la fortune, par quelque roule que
j'y parvienne, alors je serai un hypocrite , cela
est sûr.
La gloire de lami de la vérité n'est point atta-
chée à telle opinion plutôt qu à telle autre: (juoi
qu'il dise , pourvu qu'il le pense, il tend à son
but. Celui qui n'a d'autre intérêt que d'être vrai
n'est point tenté de mentir , et il n'y a nul
homme sensé qui ne préfère le moyen le plus
simple quand il est aussi le plus sur. Mes en-
nemis auront beau faire avec leurs injures, ils
ne m ôteront point fhonneur dêtre un homme
véridique en toute chose , d'être le seul auteur
de mon siècle et de beaucoup d'autres qui ait
écrit de bonne foi , et qui n'ait dit que ce qu il
a cru : ils pourront un moment souiller ma ré-
putation à force de rumeurs et de calomnies ,
mais elle en triomphera tôt ou tard ; car, tandis
qu'ils varieront dans leurs imputations ridicu-
7-
66 LETTRE
les , je resterai toujours le même , et ,sans autre
art que ma franchise , j ai de quoi les désoler
toujours.
Mais cette franchise est déplacée avec le pu-
blic ! Mais toute vérité nest pas bonne à dire!
Mais , bien que tous les gens sensés pensent
comme vous , il n'est pas bon que le vulgaire
pense ainsi ! Voilà ce qu ou me crie de toutes
parts; voilà peut-être ce que vous me diriez
vous-même si nous étions tête à tête dans votre
cabinet. Tels sont les hommes : ils changent de
langage comme d'habit; ils ne disent la vérité
qu eu robc-de-chambre ; en habit de parade ils
ne savent plus que mentir; et non seulement ils
sont trompeurs et fourbes à la face du genre
humain , mais ils n'ont pas honte de punir contre
leur conscience quiconque ose n'être pas fourbe
et trompeur public comme eux. Mais ce prin-
cipe est-il bien vrai , que toute vérité n'est pas
bonne à dire? Quaud il le seroit , s'ensuivroit-il
que nulle erreur ne fut bonne à détruire ;' et
toutes les folies des hommes sont-elles si saintes
qu'il n'y en ait aucune qu'on ne doive respecter ?
Voilà ce qu il conviendroit d examiner avant de
me donner pour loi une maxime suspecte et
vague, qui, fût-elle vraie en elle-même, peut
pécher par son application.
J'ai grande envie, monseigneur, de prendn^
ici ma méthode ordinaire, et de donner l'his-
toire de mes idées pour toute réponse à mes ac-
cusateurs. Je crois ne pouvoir mieux justifier
A M. DE BEAUMONT. 67
tout ce que j'ai osé dire , qu en disant encore tout
ce que j'ai pensé.
Sitôt que je fus en état cVobserver les hom-
mes , je les regardois faire , et je les écoutois
parler ; puis , voyant que leurs actions ne ressem-
bloient point à leurs discours , je cherchai la rai-
son de cette dissemblance , et je trouvai qu'être
et paroître étant pour eux deux choses aussi
différentes qu'agir et parler, cette deuxième dif-
férence étoit la cause de l'autre, et avoit elle-
même une cause qui me restoit à chercher.
Je la trouvai dans notre ordre social , qui , de
tout point contraire à la nature que rien ne dé-
truit, la tyrannise sans cesse, et lui fait sans
cesse réclamer ses droits. Je suivis cette contra-
diction dans ses conséquences , et je vis qu'elle
expliquoit seule tous les vices des hommes et
tous les maux de la société. D'où je conclus qu'il
n'étoit pas nécessaire de supposer Ihommc mé-
chant par sa nature, lorsqu'on pouvoit marquer
l'origine et le progrès de sa méchanceté. Ces ré-
flexions me conduisirent à de nouvelles recher-
ches sur fesprit humain considéré dans létat
civil ; et je trouvai qu alors le développement
des lumières et des vices se faisoit toujours en
même raison , non dans les individus , mais dans
les peuples : distinction que j ai toujours soi-
gneusement faite , et qu aucun de ceux qui m'ont
attaqué n'a jamais pu concevoir.
J'ai cherclié la vérité dans les livres ; je n'y ai
trouvé que le mensonge et l'erreur. J ai consulte
5.
68 LETTRE
les auteurs ; je n ai trouvé que des charlatans
qui se font un jeu de tromper les hommes , sans
autre loi que leur intérêt, sans autre dieu que
leur réputation ; prompts à décrier les chefs qui
ne les traitent pas à leur gré , phis prompts à
louer liniquité qui les paye. En écoutant les gens
à (jui Ion permet de parler en public, j'ai com-
pris qu'ils n'osent ou ne veulent dire que ce qui
convient à ceux qui commandent , et que , payés
par le fort pour prêcher le foible, ils ne savent
parler au dernier que de ses devoirs et à l'autre
que de ses droits. Toute linstruction publique
tendra toujours au mensonge , tant que ceux
qui la dirigent trouveront leur intérêt à mentir;
et c est pour eux seulement que la vérité n est
pas bonne à dire. Pourquoi serois-je le complice
de ces gens-là ^
Il y a des préjugés qu'il faut respecter. Gela
peut être , mais cest quand d ailleurs tout est
dans f ordre , et qu on ne peut ôter ces préjugés
sans ùter aussi ce qui les rachète ; on laisse alors
le mal pour l'amour du bien. Mais lorsque tel
est l'état des choses que plus rien ne saïuoit
changer quen mieux, les préjugés sont-ils si
respectables qu il faille leur sacrifier la raison ,
la vertu, la justice, et tout le bien (jue la vérité
pourroit faire aux hommes? Pour moi, j'ai pro-
mis de la dire en toute chose utile, autant quil
seroit en moi; c'est un engagement que j ai ilu
rempli)' selon mon talent, et que sûrement un
autre ne remplira pas à ma place, puisque, cha-
A M. DE BEAUMONT. 69
cun se (levant à tous , nul no peut payer pour
autrui. « La divine vérité , dit Augustin , n est ni
« à moi , ni à vous , ni à lui, mais à nous tous,
« qu elle appelle avec force à la publier de con-
« cert , sous peine d'être inutile à nous-mêmes
« si nous ne la communiquons aux autres : car
« quiconque s'approprie à lui seul un bien dont
« Dieu veut que tous jouissent, perd par cette
« usurpation ce qu'il dérobe au public , et ne
« trouve qu'erreur en lui-même pour avoir trahi
« la vérité (i). »
Les hommes ne doivent point être instruits à
demi, S ils doivent rester dans l'erreur, que ne
les laissiez-vous dans l'i^jncrance ? A quoi bon
tant d'écoles et d'universités pour ne leur ap-
prendre rien de ce qui leur importe à savoir?
Quel est donc l'objet de vos collèges , de vos aca-
démies , de tant de fondations savantes? Est-ce
de donner le change au peuple, d'altérer sa rai-
son d avance, et de 1 empêcher daller au vrai?
Professeurs de mensonge , c'est pour l'abuser
que vous feignez de l'instruire , et , comme ces
brigands qui mettent des fanaux sur les écucils,
vous léclairez pour le perdre.
Voilà ce que je pensois en prenant la plume ;
et en la quittajit je n'ai pas lieu de changer de
sentiment. J ai toujours vu (jue l'instruction pu-
bli(jue avoit deux défauts essentiels quil étoit
im])Ossible d'en ôter. L'un est la mauvaise foi de
(1) August. Confcs. lib. XIl , c. a5.
70 LETTRE
ceux qui la donnent , et l'autre l'aveuglement
de ceux qui la reçoivent. Si des hommes sang
passions instruisoient des hommes sans préju-
gés , nos connoissances resteroient plus bornées,
mais plus sûres, et la raison ré^jneroit toujours,
Or, quoi qu'on fasse , Tintcrét des hommes pu-
blics sera toujours le même ; mais les préjugés
du peuple, n'ayant aucune base fixQ, sont plus
variables ; ils peuvent être altérés , changés ,
augmentés , ou diminués. C est donc de ce côté
seul que l'instruction peut avoir quelque prise,
et c'est là que doit tendre lami de la vérité. Il
peut espérer de rendre le peuple plus raisonna-
ble, mais non ceux qui le mènent plus honnêtes
gens.
J'ai vu dans la religion la même fausseté que
dans la politique ; et j'en ai été beaucoup plus
indigné : car le vice du gouvernement ne peut
rendre les sujets malheureux que sur la terre:
mais qui sait jusqu'où les erreurs de la conscience
peuvent nuire aux infortunés mortels ? J ai vu
qu'on avoit des professions de foi , des doctrines,
des cultes qu'on suivoit sans y croire , et que
rien de tout cela, ne pénétrant ni le cœur ni la
raison , n'influoit que très peu sur la conduite.
Monseigneur, il faut vous parler sans détour.
TjC vrai croyant ne peut s'accommoder de toutes
ces simagrées : il sent que Ihomme est un être
intelligent auquel il faut un culte raisonnable,
et un être social auquel il faut une morale faite
pour l'humanité. Trouvons premièrement ce
A M. DE BEAUMONT. 7I
culte et cette morale, cela sera de tous les hom-
mes ; et puis, quand il faudra des formules natio-
nales, nous en examinerons les fondements, les
rapports , les convenances ; et , après avoir dit
ce qui est de Ihomme , nous dirons ensuite ce
qui est du citoyen. Ne faisons pas sur-tout com-
me votre M. Joly de Fleury , qui , pour établir
son jansénisme , veut déraciner toute loi natu-
relle et toute obligation qui lie entre eux les hu-
mains , de sorte que , selon lui , le chrétien et
l'infidèle qui contractent entre eux ne sont tenus
à rien du tout l'un envers l'autre , puisqu'il n'y
a point de loi commune à tous les deux.
Je vois donc deux manières d'examiner et
comparer les religions diverses : l'une selon le
vrai et le faux qui s'y trouvent, soit quant aux
faits naturels ou surnaturels sur lesquels elles
sont établies, soit quant aux notions que la rai-
son nous donne de l'Etre suprême et du culte
qu'il veut de nous; l'autre selon leurs effets tem-
porels et moraux sur la terre, selon le bien ou le
mal qu'elles peuvent faire à la société et au genre
humain. Il ne faut pas, pour empêcher ce dou-
ble examen, commencer par décider que ces
deux choses vont toujours ensemble, et que la
religion la plus vraie est aussi la plus sociale : c'est
précisément ce qui est en question ; et il ne faut
pas d'abord crier que celui ([ui traite cette ques-
tion est un impie, un athée , puisque autre chose
est de croire, et autre chose d'examiner l'effet de
ce que Ton croit.
'^2 LETTRE
11 paroît pourtant certain , je l'avoue, que, si
l'homme est fait pour la société, la relipioii la
plus vraie est aussi la plus sociale et la plus hu-
maine; car Dieu veut que nous soyons tels qu'il
nous a fliits; et s'il étoit vrai quil nous eût faits
méchants, ce seroit lui désobéir que de vouloir
cesser de Ictre. De plus, la relij«[ion , considérée
comme une relation entre Dieu et l'homme, ne
peut aller à la gloire de Dieu que par le bien-
être de 1 homme , puisque 1 autre terme de la
relation, qui est Dieu, est par sa nature au-des-
sus de tout ce que peut 1 homme pour ou contre
lui.
Mais ce sentiment , tout probable qu'il est,
est sujet à de grandes difficultés par l'histori-
que et les faits qui le contrarient. Les Juifs
étoient les ennemis nés de tous les autres peu-
ples, et ils commencèrent leur établissement
par détruire sept nations, selon Tordre exprès
qu'ils en avoient re(;u. Tous les chrétiens ont eu
des guerres de religion, et la guerre est nuisible
aux hommes ; tous les partis ont été persécu-
teurs et persécutés, et la persécution est nui-
sible aux hommes; plusieurs sectes vantent le
célibat, et le célibat est si nuisible (i) à l'espèce
(i) La continence el la pureté ont leur usage, même
pour la population: il est toujours beau de se comman-
der à soi-niënie, et l'état de vir{;inité est par ces raisons
très (li{^ne d'estime: mais il ne s'ensuit pas qu'il soit beau,
pi bon , ni louable, de persévérer toute la vie dans eef
A M. DE BEAUMONT. 78
humaine, que, s il étoit suivi par- tout, elle
périroit. Si cela ne fait pas preuve pour déci-
der, cela fait raison pour examiner; et je ne
deniandois autre chose sinon qu'on permit cet
examen.
Je ne dis ni ne pense qu'il n'v ait aucune
honne religion sur la terre, mais je dis, et il est
trop vrai , qu'il n'y en a aucune, parmi celles qui
sont ou qui ont été dominantes , qui n'ait fait à
l'humanité des plaies cruelles. Tous les partis
ont tourmenté leurs frères, tous ont offert à Dieu
des sacrifices de sang humain. Quelle que soit
état, en offensant la nature et en trompant sa destination.
L'on a plus de respect pour une jeune vierge nubile que
pour une jeune femme ; mais on en a plus pour une mère
de famille que pour une vieille fille, et cela me paroit
très sensé. (Joujnie on ne se m^rie pas en naissant, et
(pi'il n'est pas même à propos de se* marier fort jeune,
la virginité, que tous ont dû porter et honorer, a sa né-
cessité, son utilité, son prix et sa gloire; mais c'est pour
aller, quand il convient, déposer toute sa pureté dans
le mariage. (^uf»i ! disent-ils de leur air bêtement triom-
phant, des célibataires prêchent le nœud conjugal ! pour-
quoi donc ne se marient-ils pas? Ah! pourquoi? parce-
qu'un état si saint et si doux en lui-même est devenu ,
par vos sottes institutions, un état mnllieureux et ridi-
cule, dans lequel il est désormais presque impossible de
vivre sans être un fripon ou un sot. Sceptres de fer, lois
insensées, c'est à v(uis que nous reprochons de n'avoir
pu remplir nos devoirs sur la terre , et c'est par nous
que le cri de la nature s'élève contre votre barbarie. Com-
ment osez-vous la pousser jusqu'à nous reprocher la mi-
sère où vous nous avez réduits?
74 LETTRE
la source de ces contradictions, elles existent :
est-ce un crime de vouloir les ùter?
La charité n'est point meurtrière; l'amour du
prochain ne porte point à le massacrer. Ainsi lé
zèle du salut des hommes n'est point la cause
des persécutions; c'est l'amour-propre et 1 or|^ueil
qui en est la cause. Moins un culte est raisonna-
ble, plus on cherche à l'étahlir par la force : ce-
lui qui professe une doctrine insensée ne peut
souffrir qu'on ose la voir telle qu'elle est. La rai-
son devient alors le plus {^rand des crimes, à
quelque prix que ce soit il faut l'ôter aux au-
tres, parcequ'on a honte den manquer à leurs
yeux. Ainsi l'intolérance et l'inconséqucnee ont
la même source. 11 faut sans cesse intimider, ef-
frayer les hommes. Si vous les livrez un mo-
ment à leur raison, vous êtes perdus.
De cela seul il suit que c'est im j^rand bien à
faire aux peuples dans ce délire que de leur ap-
prendre à raisonner sur la relif^ion: car c'est les
rapprocher des devoirs de l'homme, c'est ôterle
poif]^nard à l'intolérance, c'est rendre à l'huma-
nité tous ses droits. Mais il faut remonter à des
principes {généraux et communs à tous les hom-
mes ; car si, voulant raisonner, vxius laissez quel-
que prise à l'autorité des prêtres, vous rendez
au fanatisme son arme , et vous lui fournissez de
quoi devenir plus cruel.
Celui qui aime la paix ne doit point recourir
à des livres , c'est le moyen de ne rien finir. Les
livres sont des sources de disputes intarissables:
A M. DE BÊAUMONT. 75
parcourez l'histoire des peuples , ceux qui n ont
point de livres ne disputent point. Voulez-vous
asservir les hommes à des autorités humaines?
Tun sera plus près, 1 autre plus loin de la preuve ;
ils en seront diversement aflcctés : avec la bonne-
foi la plus entière , avec le meilleur jugement
du monde, il est impossible quils soient jamais
d'accord. N'argumentez point sur des arguments
et ne vous fondez point sur des discours. Le
langage humain n'est pas assez clair. Dieu lui-
même, s'il daignoit nous parler dans nos lan-
gues , ne nous diroit rien sur f|uoi l'on ne pût
disputer.
Nos langues sont l'ouvrage des hommes , et
les hommes sont bornés. Nos langues sont fou-
vrage des hommes , et les hommes sont men-
teurs. Comme il n'y a point de vérité si claire-
ment énoncée où l'on ne puisse trouver quel-
que chicane à faire, il n'y a point de si grossier
mensonge qu'on ne puisse étayer de quelque
fausse raison.
Supposons qu un particulier vienne à minuit
nous crier qu'il est jour; on se moquera de lui:
mais laissez à ce particulier le temps et les
moyens de se faire une secte, tôt ou tard ses
partisans viendront à bout de vous prouver qu'il
disoit vrai : car enfin, diront-ils, quand il a pro-
noncé qu'il étoit jour, il étoit jour en quelque
lieu de la terre, rien n'est plus certain. D'autres,
ayant établi qu'il y a toujours dans l'air quel-
ques particules de lumière, soutiendront qu'en
76 LETTRE
un autre sens encore il est très vrai qu'il est
jour la nuit. Pourvu que les gens subtils s'en
mêlent , bientôt on vous fera voir le soleil en
plein minuit. Tout le monde ne se rendra pas à
cette évidence. Il y aura des débats, qui dégé-
néreront, selon l'usage^ en guerres et en cruau-
tés. Les uns voudront des explications , les au-
tres n'en voudront point; l'un voudra prendre
la proposition au figuré, lautre au propre. Lun
dira : Il a dit à minuit qu'il étoit jour, et il étoit
nuit. L'autre dira : Il a dit à minuit quil étoit
jour, et il étoit jour. Chacun taxera de mauvaise
foi le parti contraire, et ny verra que des obs-
tinés. On finira par se l)attre, se massacrer, les
flots de sang couleront de toutes parts; et si la
nouvelle secte est enfin victorieuse, il restera
démontré qu'il est jour la nuit. C'est à -peu-
près l'histoire de toutes les querelles de leli-
gion.
La plupart des cultes nouveaux s'établissent
par le fanatisme, et se maintiennent par l'hypo-
crisie ; de là vient qu'ils choquent la raison et
ne mènent point à la vertu. L'enthousiasme et
le délire ne raisonnent pas; tant qu ils durent,
tout passe, et Ion marchande peu sur les dog-
mes : cela est d ailleurs si connnode! la doctrine
coûte si peu à suivre, .et la morale coûte tant à
pratiquer, qu'en se jetant du côt(; le plus Facile
on rachète les bonnes œuvres par le mérite d'une
grande foi. Mais, quoi qu'on fasse, le fanatisme
est un état de crise qui ne peut durer toujours :
A M. DE BEAUMONT. 77
il a ses accès plus ou moins longs, plus ou moins
fréquents, et il a aussi ses relâches, durant les-
quels on est de sang froid. C'est alors qu'en re-
tenant sur soi-même on est tout surpris de se
voir enchaîné par tant d'absurdités. Cependant
le culte est réglé, les formes sont prescrites , les
Jois sont établies, les transgresseurs sont punis.
Ira-t-on protester seul contre tout cela, récuser
les lois de son pays et renier la religion de son
père ? Qui l'oseroit ? On se soumet en silence ;
l'intérêt veut qu'on soit de l'avis de celui dont on
hérite. On fait donc comme les autres, sauf à
rire à son aise en particulier de ce qu'on feint de
respecter en public. Voilà , monseigneur, comme
pense le gros des hommes dans la plupart des
religions, et sur-tout dans la vôtre; et voilà la
clef des inconséquences qu'on remarque entre
leur morale et leurs actions. Leur croyance n est
qu'apparence , et leurs mœurs sont comme leur
foi.
Pourquoi un homme a-t-il inspection sur la
croyance d'un autre ? et pourquoi l'état a-t-il
inspection sur celle des citoyens? Cest parce-
qu'on suppose que la croyance des hommes dé-
termine leur morale, et que des idées qu'ils ont
de la vie à venir dépend leur conduite en celle-
ci. Quand cela n'est pas, qu importe ce qu'ils
croient ou ce^Ju ils font .semblant de croiic "
L'apparence de la religion ne sert plus qu à les
dispenser d en avoir une.
Dans la société chacun est en droit de s infor-
"-8 LETTRE
mer si un autre se croit obligé détre juste, et le
souverain est en droit d'examiner les raisons sur
lesquelles chacun fonde cette oblijjation. De
plus , les formes nationales doivent être obser-
vées j cest sur quoi j ai beaucoup insisté. Mais,
quant aux opinions qui ne tiennent point à la
morale, qui n'influent en aucune manière sur
les actions, et qui ne tendent point à trans-
j>resser les lois , chacun n'a là-dessus que son
jugement pour maître, et nul n'a ni droit ni in-
térêt de prescrire à d autres sa façon de penser.
Si , par exemple , quelqu'un , même constitué eii
autorité, venoit me demander mon sentiment
sur la fameuse question de Ihypostase , dont la
Bible ne dit pas un mot, mais pour laquelle tant
de grands enfants ont tenu des conciles et tant
d'hommes ont été tourmentés; après lui avoir dit
que je ne lentcnds point et ne me soucie point
de l'entendre , je le prierois le plus honnêtement
que je pourrois de se mêler de ses affaires; et,
s'il insistoil, je le laisserois là.
Voilà le seul princij)e sur lequel on puisse
établir quelque chose de fixe et d'équitable sur
les disputes de religion; sans quoi, chacun po-
sant de son côté ce qui est en question , jamais
on ne conviendra de rien , l'on ne s entendra de
la vie ; et la religion , qui devroit faire le bonheur
des hommes , fera toujours l^p^s plus grands
maux.
Mais j)his les religions vieillissent , plus leur
objet ^e perd de vue; les subtilités se midiipiieiil ;
A M. DE BEAUMOiNT. 79
on veut tout expliquer, tout décider, tout enten-
dre; incessamment la doctrine se raffine, et la
morale dépérit toujours plus. Assurément il y a
loin de l'esprit du Deutéronome à l'esprit du
Talmud et de la Misnah , et de l'esprit de l'Evan-
gile aux querelles sur la Constitution. Saint Tho-
mas demande (i) si parla succession des temps
les articles de foi se sont multipliés , et il se dé-
clare pour l'affirmative. C'est-à-dire que les doc-
teurs , renchérissant les uns sur les autres, en
savent plus que nen ont dit les apôtres et Jésus-
Christ. Saint Paul avoue ne voir qu'ohscurément
et ne connoître qu en partie (-2). Vraiment nos
théolojjiens sont bien plus avancés que cela; ils
voient tout, ils savent tout : ils nous rendent
clair ce qui est obscur dans lécriture ; ils pronon-
cent sur ce qui étoit indécis ; ils nous font sentir
avec leur modestie ordinaire que les auteurs sa-
crés avoient {^rand besoin de leur secours pour
se faire entendre, et que le Saint-Esprit n'eût
pas su s'expliquer clairement sans eux.
Quand on perd de vue les devoirs de l'homme
pour ne s'occuper que des opinions des prêtres
et de leurs frivoles disputes , on ne demande
plus d un chrétien s'il craint Dieu , mais s'il est
orthodoxe; on lui fait sif]fner des formulaires sur
les questions les plus inutiles et souvent les plus
inintellijjibles ; et quand il a signé, tout va bien ,
(i) St'cunda sccundœ quœst. I, art. vn.
(2) I Cor. XIII ,9, 12.
8o LETTRE
l'on ne s'informe plus du reste ; pourvu quil
n'aille pas se Faire pendre, il peut vivre au sur-
plus comme il Idi plaira ; ses mœurs ne font rien
à l'afTaire, la doctrine est en sûielë. Quand la
religion en est là, quel bien fait-elle à la société?
de quel avantage est-elle aux hommes? Elle ne
sert qu'à exciter entre eux des dissentions, des
troubles, des guerres de toute espèce; à les faire
entr'égorger pour des logogriphes. Il vaudroit
mieux alors n'avoir point de religion , que den
avoir une si mal entendue. Empêchons-la , s'il
se peut , de dégénérer à ce point , et soyons sûrs,
malgré les bûchers et les chaînes, d avoir bien
mérité du genre humain.
Supposons que , las des querelles qui le déchi-
rent, il s'assemble pour les terminer et convenir
d'une religion commune à tous les peuples. Cha-
cun commencera, cela est sûr, par proposer la
sienne comme la seule vraie, la seule raison-
nable et démontrée , la seule agréable à Dieu et
utile aux hommes : mais ses preuves ne répon-
dant pas là-dessus à sa persuasion, du moins au
gré des autres sectes , chaque paili n'aura de
voix que la sienne, tous les autres se réuniront
contre lui; cela n'est pas moins sûr. La délibé-
ration fera le tour de cette manière, un seul pro-
posant, et tous rejetant. Ce n'est pas le moyen
d'être d'accord, il est croyable (juapres bien du
temps perdu dans ces altercations puériles, les
liomiues de sens chercheront des moyens de
A M. DE BEAUMONT. 8l
conciliation. Ils proposeront pour cela de com-
mencer par chasser tous les ihéolop^iens rie l'as-
semblée, et il ne leur sera pas diiticile de faire
Yoir combien ce préliminaire est indispensable.
Cette bonne œuvre faite, ils diront aux peuples :
« Tant que vous ne conviendrez pas de quelque
« principe, il n est pas possible même que vous
«vous entendiez; et c'est un argument qui n'a
« jamais convaincu personne, que de dire , Vous
« avez tort, car j ai raison.
« Vous parlez de ce qui est agréable à Dieu :
« voilà précisément ce qui est en question. Si
« nous savions quel culte lui est le plus agréa-
«ble, il n'y auroit plus de dispute entre nous.
« Vous'p'irlez aussi de ce qui est utile aux hom-
" mes : c'est autre chose; les hommes peuvent
<< juger de cela. Prenons donc cette utilité pour
«règle, et puis établissons la doctrine qui sV
« rapporte le plus. Nous pourrons espérer d'ap-
« procher ainsi de la vérité autant qu'il est pos-
« sible à des hommes : car il est à présumer que
« ce qui est le plus utile aux créatures est le plus
« agréable au créateur,
" Cherchons d'abord s'il y a quelque affinité
« naturelle entre nous, si nous sommes quelque
« chose les uns aux autres. Vous, Juifs, que pen-
« sez-vous sur l'origine du geiire humain ? Nous
« pensons (ju'il est sorti d'un même père. Kt vous,
« Chrétiens:* Nous pensons là-dessus comme les
«Juifs. Et vous, Turcs? Nous pensons comme
7- 6
82 LETTRE
■' les Juifs et les Chrétiens. Cela est déjà bon :
" puisque les jiomnies sont tous frères, ils doi-
" vent s'aimer comme tels.
« Dites-nous maintenant de qui leur père com-
« niun avoit reçu l'être ; car il ne s'étoit pas fait
« tout seul. Du créateur du ciel et de la terre.
« Juifs , Chrétiens et Turcs sont d'accord aussi
« sur cela; c'est encore un très jjrand point.
« Et cet homme , ouvraj^e du créateur , est-il
«un être simple ou mixte? est-il formé dune
« substance unique ou de plusieurs;' Chrétiens,
« répondez. Il est composé de deux substances ,
« dont fune est mortelle, et dont l'autre ne peut
" mourir. Et vous , Turcs ? Nous pensons de
a même. Et vous , Juifs? Autrefois nos idées là-
« dessus étoient fort confuses , comme les ex-
« pressions de nos livres sacrés ; mais les Essé-
i< niens nous ont éclairés , et nous pensons en-
i< core sur ce point comme les Chrétiens. »
En procédant ainsi d"interro(îations en inter-
rogations sur la providence divine, sur fécono-
mie de la vie à venir, et sur toutes les questions
essentielles au bon ordre du genre humain, ces
mêmes hommes , ayant obtenu de tous des ré-
ponses pres(pie uniformes, leur diront (on se
souviendra que les théologiens ny sont plus) :
u Mes amis, de quoi vous tourmentez-vous? Vous
« voilà tous d accord sur ce qui vous importe :
« quand vous dilférerez de sentiment sur le reste,
«< j'y vois peu dinconvenient. Formez de ce petit
>' nombre d articles une religion universelle, qui
A M. DE BEAUMOIST, 83
« soit, pour ainsi dire, la religion humaine et so-
" cialeqiietout homme vivant en société soitobli-
« gé d'admettre. Si quelqu'un dogmatise contre
»< elle, qu'il soi t banni de la société comme ennemi
« de ses lois londamentales. Quant au reste, sur
« quoi vous n êtes pas d accord , formez chacun
« de vos croyances particulières autant de reli-
« gions nationales, et suivez-les en sincérité de
« cœur : mais n allez point vous tourmentant
« pour les faire admettre aux autres peuples, et
« soyez assurés que Dieu n'exige pas cela. Car
« il est aussi injuste de vouloir les soumettre à
« vos opinions qu'à vos lois, et les missionnaires
« ne me semblent guère plus sages que les con-
« quérants.
•< En suivant vos diverses doctrines, cessez de
«« vous les figurer si démontrées , que quiconque
« ne les voit pas telles soit coupable à vos yeux
« de mauvaise foi : ne croyez point que tous ceux
« qui pèsent vos preuves et les rejettent soient
« pour cela des obstinés que leur incrédulité
" rende punissables ; ne croyez point que la rai-
« son , l'amour du vrai, la sincérité, soient pour
« vous seuls. Quoi quon fasse, on sera toujours
" porté à traiter en ennemis ceux (ju'on accusera
« de se refuser à l'évidence. On plaint l'erreur,
« mais on hait l'opiniâtreté. Donnez la préfé-
« renée à vos raisons , à la bonne heure ; mais
.: sachez que ceux qui ne s'y rendent pas ont les
« leurs.
« Honorez en général tous les fondateurs de
6.
84 LETTRE
« VOS cultes respectifs ; que chacun rende au sien
" ce qu'il croit lui devoir , mais qu il ne méprise
; point ceux des autres. Us ont eu de grands gé-
" nies et de grandes vertus : cela est toujours es-
" timable. Us se sont dits les envoyés de Dieu ;
« cela peut être et nêtre pas : c'est de quoi la
«pluralité ne sauroit juger d'une manière uni-
« forme, les preuves n'étant pas également à sa
« portée. Mais quand cela ne seroit pas , il ne faut
« point les traiter si légèrement d imposteurs.
'< Qui sait jusqu'où les méditations continuelles
( sur la Divinité , jusqu où lentliousiasme de la
>< vertu , ont pu , dans leurs sublimes âmes, trou-
if blcr Tordre didactique et rampant des idées
.< vulgaires ? Dans une trop grande élévation la
«tête tourne, et l'on ne voit plus les choses
« comme elles sont. Socrate a cru voir un esprit
« familier , et l'on n'a point osé l'accuser pour
.< cela d'être un fourbe. Traiterons-nous les fon-
>: dateurs des peuples . les bienfaiteurs des na-
<. tions, avec moins d égards qu'un particulier?
(( Du reste, plus de disputes entre vous sur la
>. préférence de vos cultes : ils sont tous bons
' lorsqu ils sont prescrits par les lois et que la
u religion essentielle s y trouve; ils sont mauvais
.1 quand elle ne s'y trouve pas. La forme du culte
• est la police des religions et non leur essence,
> et cest au souverain qu il appartient de régler
i( la police dans son pays. '>
Jai pensé, monseigneur, que celui qui raison-
neroit ainsi ne seroit point un blasphémateur.
A M. DE BEAU MON T. 85
un impie; qii il proposeroit un moyen de paix
juste, raisonnable, utile aux hommes; et que
cela nempêcheroit pas qu'il n'eût sa religion
particulière ainsi que les autres , et qu'il n'y fût
tout aussi sincèrement attacbé. Le vrai croyant,
sachant que l'infidèle est aussi un homme , et
peut être un honnête homme , peut sans crime
s'intéresser à son sort. Qu'il empêche un culte
étranger de s'introduire dans son pays , cela
est juste; mais qu'il ne damne pas pour cela
ceux qui ne pensent pas comme lui; car* qui-
conque prononce un jugement si téméraire se
rend l'ennemi du reste du genre humain. J'en-
tends dire sans cesse qu'il faut admettre la tolé-
rance civile, non la théologique. Je pense tout
le contraire ; je crois qu'un homme de bien, dans
quelque religion qu'il vive de bonne foi , peut
être sauvé. Mais je ne crois pas pour cela qu'on
puisse légitimement introduire en un pays des
religions étrangères sans la permission du sou-
verain : car, si ce n'est pas directement désobéir
à Dieu , c'est désobéir aux lois ; et qui désobéit
aux lois désobéit à Dieu.
Quant aux religions une fois établies ou tolé-
rées dans un pays, je crois quil est injuste et
barbare de les y détruire par la violence , et que
le souverain se fait tort à lui-même en maltrai-
tant leurs sectateurs. Il est bien différent d'em-
brasser une religion nouvelle , ou de vivre dans
celle oii Ion est né; le premier cas seul est pu-
nissable. On ne doit ni laisser établir une diver-
86 LETTRE
site de cultes, ni proscrire ceux qui sont une fois
établis ; car un lils n'a jamais tort de suivi e la
reli(îion de son père. La raison de la tranquillité
publique est toute contre les persécuteurs. La
religion n excite jamais de troubles dans un état
que quand le parti dominant veut tourmenter
le parti Toible , ou que le parti foible , intolérant
par principes, ne peut vivre en paix avec qui que
ce soit. Mais tout culte légitime, cest-à-dire tout
culte où se trouve la religion essentielle , et dont
par conséquent les sectateurs ne demandent que
d'être soufferts et vivre en paix, n'a jamais cau-
sé ni révoltes ni guerres civiles, si ce n'est lors-
qu'il a fallu se défendre et repousser les persé-
cuteurs. Jamais les protestants n'ont pris les
armes en France que lorsqu'on les y a poursui-
vis. Si l'on eût pu se résoudre à les laisser en
paix, ils y scroicnt demeurés. Je conviens sans
détour qu'à sa naissance la religion réformée
n'avoit pas droit de s'établir en France malgré
les lois : mais lorsque , transmise des pères aux
enfants, cette religion fut devenue celle d'une
partie de la nation françoise , et que le prince
eut solennellement traité avec cette partie par
ledit do Nantes , cet édit devint un contrat in-
violable , (jui ne pouvoit plus être annullé que
du commun consentement des deux parties; et
depuis ce temps lexercice de la religion protes-
tante est, selon moi, légitime en France.
Quand il ne le seroit pas, il resteroit toujours
aux sujets l'alternative de sortir du royaume avec
A M. DE BEA UM OIS T. 87
leurs biens, ou dy rester soumis au culte domi-
nant. Mais les contraindre à rester sans les vou-
loir tolérer, vouloir à-la-fois qu'ils soient et qu'ils
ne soient pas , les priver même du droit de la
nature , annuUer leurs mariages (i) , déclarer
leurs enfants bâtards... En ne disant que ce qui
est, j'en dirois trop; il faut me taire.
Voici du moins ce que je puis dire. En con-
sidérant la seule raison détat, peut-être a-t-on
(i) Dans un arrêt du parlement de Toulouse concer-
nant l'affaire de Tinfortuné Calas , on reproche aux pro-
testants de faire entre eux des mariages qui , selon les
protestants , ne sont que des actes civils , et par conséquent
soumis entièrement pour Informe et les effets à la ^^olonte'
du roi.
Ainsi de ce que , selon les protestants, le mariage est
un acte civil, il s'ensuit qu'ils sont obligés de se sou-
mettre à la volonté du roi , qui en fait un acte de la re-
ligion catholique Les protestants, pour se marier , sont
légitimement tenus de se faire catholiques, attendu que,
selon eux, le mariage est un acte civil. Telle est la
manière déraisonner de messieurs du parlement de Tou-
louse.
La France est un royaume si vaste, que les François
se sont mis dans l'esprit que le genre humain ne devoit
point avoir d'autres lois que les leurs. Leurs parlements
et leurs tribunaux paroissent n'avoir aucune idée du droit
naturel ni du droit des gens ; et il est à remarquer que ,
dans tout ce grand royaume où sont tant d'universités ,
tant de collèges , tant d'académies , et où Ton enseigne
avec tant d'importance tant d'inutilités , il n'y a pas
une seule chaire de droit naturel. C'est le seul peuple de
l'Europe qui ait regardé cette étude comme n'étant bonne
à rien.
88 LETTRE
hien fait cVôter aux protestants françois tous
leurs chefs : mais il falloit s'arrêter là. Les maxi-
mes politinues ont leurs applications et leurs
distinctions. Pour prévenir des dissentions qu'on
n'a plus à craindre, on s'ôte des ressources dont
on auroit j^rand besoin. Un parti qui na plus
ni fjrands ni noblesse à sa tête , quel mal peut-il
faire dans un royaume tel que la France? Exa-
minez toutes vos précédentes ffuerres appelées
guerres de relic,ion ; vous trouverez qu'il n'y en
a pas une qui n'ait eu sa cause à la cour et dans
les intérêts des jorands: des intrifjues de cabinet
brouilloient les affaires, et puis les chefs ameu-
toient les peuples au nom de Dieu. Mais quelles
intrif^ues, quelles cabales peuvent former des
marchands et des paysans? Comment .s'y pren-
dront-ils pour susci«er un parti dans un pays où
l'on ne veut que des valets ou des maîtres, et
où l'éj^^alité est inconnue ou en horreur? Vn
marchand proposant de lever des troupes peut
se faire écouter en An{»lcterre, mais il fera tou-
jours rire des François (i).
(i) Le sonl cas qui force un peujile ainsi dénué de chefs
à prendre les armes, c'est quand, réduit au désé'spoir
par ses persécuteurs , il voit qu'il ne lui reste plus de
choix que dans la manière de périr. Telh- fut , au com-
mencement de ce siècle, la {yuerre îles caniisards. Alors
on est tout étonné de la force qu'un parti nu^prisé tire
de son désespoir: c'est ce que jamais les persécuteurs
n'ont su calculer d'avance. Cependant de telles {guerres
coûtent tant de sanf;, qu'ils devroicnt bien y songer avant
de les rendre inévitables.
A M. DE BEAUMONT. 89
Si j ctois roi, non, ministre, encore moins,
mais homme puissant en France, je dirois : Tout
tend parmi nous aux emplois, aux charges; tout
veut acheter le droit de mal faire ; Paris et la
cour engouffrent tout. Laissons ces pauvres gens
remplir le vide des provinces; quils soient mar-
chands, et toujours nîarchands, laboureurs, et
toujours laboureurs. Ne pouvant quitter leur
état, ils en tireront le meilleur parti possible;
ils remplaceront les nôtres dans les conditions
privées dont nous cherchons tous à sortir"; ils
feront valoir le commerce et fagriculture que
tout nous fait abandonner; ils alimenteront
notre luxe; ils travailleront, et nous jouirons.
Si ce projet n'étoit pas plus équitable que ceux
qu on suit, il seroit du moins plus humain, et
sûrement il seroit plus utile. G est moins la ty-
rannie et c'est moins lambition des chefs, que
ce ne sont leurs préjugés et leurs courtes vues,
qui font le malheur des nations.
Je finirai par transcrire une espèce de discours
quia quelque rapport à mon sujet, et qui ne
m'en écartera pas long-temps.
Un parsi de Surate, ayant épousé en secret
une musulmane, fut découvert, arrêté; et ayant
refusé d'embrasser le mahométisme, il fut con-
damné à mort. Avant d'aller au supplice, il parla
ainsi à ses juges :
"Quoi! vous voulez m'ôter la vie! Eh! de
quoi me punissez-vous? J ai transgressé ma loi
< plutôt que la vôtre : ma loi parle au cœur et
90 LETTRE
« n'est pas cruelle; mon crime a été puni parle
" blâme de mes frères. ]Mais que vous ai -je tait
" pour mériter de mourir? Je vous ai traités
« comme ma famille et je me suis choisi une
« sœur parmi voiis; je lai laissée libre dans sa
« croyance, et elle a respecté la mienne pour son
« propre intérêt : borné sans regret à elle seule,
" je lai honorée comme linstrument du culte
" qu'exige fauteur de mon être : j'ai payé par
« elle le tribut que tout homme doit au genre
« humain: l'amour me l'a donnée, et la vertu
« me la rendoit chère ; elle n'a point vécu dans
« la servitude, elle a possédé sans partage le
« cœur de son époux ; ma faute n'a pas moins
« fait son bonheur que le mien.
« Pour expier une faute si pardonnable vous
'< m avez voulu rendre fourbe et menteur; vous
« m'avez voulu forcer à professer vos sentiments
« sans les aimer et sans y croire: comme si le
« transfuge de nos lois eût mérité de passer sous
" les vôtres, vous m'avez fait opter entre le par-
« jure et la mort; et j ai choisi; car je ne veux
'« pas vous tromper. Je meurs donc, puisquil le
« faut; mais je meurs digne de revivre et dani-
« mer un autre homme juste. Je meurs martyr
« de ma religion, sans craindre d'entrer après
' ma mort dans la vôtre. Puissé-je renaître chez
" les musulmans pour leur apprendre à devenir
c< humains, cléments, équitables; car servant le
'< même dieu que nous servons , puisqu il n'y en
;< a pas deux, vous vous aveuglez dans votre
A M. DE BEAUMONT. gi
« zélé en tourmentant ses serviteurs, et vous
«' n'êtes cruels et sanguinaires que parceque vous
« êtes inconséquents.
K Vous êtes des enfants, qui dans vos jeux ne
« savez que faire du mal aux hommes. Vous
« vous croyez savants, et vous ne savez rien de
« ce qui est de Dieu. Vos dogmes récents sojtit-
« ils convenables à celui qui est et qui veut être
«< adoré de tous les temps? Peuples nouveaux.
« comment osez-vous parler de religion devant
« nous? Nos rites sont aussi vieux que les astres;
« les premiers rayons du soleil ont éclairé et
« re(^u les' hommages de nos pères. Le grand
« Zerdust a vu l'enfance du monde, il a prédit et
« marqué l'ordre de Tunivers : et vous, hommes
« d'hier, vous voulez être nos prophètes ! Vingt
<< siècles avant Mahomet, avant la naissance d'Is-
« maël et de son père, les mages étoient an-
" tiques; nos livres sacrés étoient déjà la loi de
< l'Asie et du monde, et trois grands empires
•' avoient successivement achevé leur long cours
i< sous nos ancêtres avant que les vôtres fussent
« sortis du néant.
« Voyez, hommes prévenus, la différence qui
>< est entre vous et nous. Vous vous dites croyants,
" et vous vivez en barbares. Vos institutions, vos
' lois, vos cultes, vos vertus même, tourmen-
i< tent l'homme et le dégradent : vous n'avez que
« de tristes devoirs à lui prescrire, des jeûnes.
« des privations, des combats, des mutilations,
« des clôtures : vous ne savez lui faire un devoir
92 LETTRE
{. que de ce qui peut l'afflip^er et le contraindre ;
« vous lui faites haïr la vie et les moyens de la
« conserver : vos femmes sont sans hommes, vos
ti terres sont sans culture : vous man^jez les ani-
" maux et vous massacrez les humains; vous
« aimez le sang, les meurtres: tous vos ëtablis-
« sements choquent la nature, avilissent l'espèce
« humaine, et, sous le double joufy du despo-
(c tisme et du fanatisme, vous fécrasez de ses
' rois et de ses dieux.
«Pour nous, nous sommes des hommes de
'< paix , nous ne faisons ni ne voulons aucun
« mal à rien de ce qui respire , non pas même à
« nos tyrans; nous leur cédons sans regret le
« fruit de nos peines, contents de leur être utiles
« et de remplir nos devoirs. Nos nombreux bes-
« tiaux couvrent vos pâtura^^es'; les arbres plan-
« tés par nos mains vous donnent leurs fruits et
a leurs ombres; vos terres que nous cultivons
« vous nourrissent par nos soins ; un peuple
< simple et doux multiplie sous vos outrages, et
« tire pour vous la vie et fabondance du sein de
« la mère commune où vous ne savez rien t rou-
it ver. Le soleil, que nous prenons à témoin de
« nos œuvres , éclaire notre patience et vos in-
« justices; il ne se lève point sans nous trouver
« occupés à bien faire, et envse couchant il nous
' ramène au sein de nos familles nous préparer
K à de nouveaux travaux.
« Dieu seul sait la vérité. Si malgré tout cela
" nous nous trompons dans notre culte, il est
A M. DE BEAU M ON T. g3
K toujours peu croyable que nous soyons con-
" damnés à l enfer, nous qui ne faisons que du
« bien sur la terre, et que vous soyez les élus de
« Dieu, vous qui n'y faites que du mal. Quand
« nous serions dans Terreur, vous devriez la res-
« pecter pour votre avantage. Notre piété vous
« engraisse, et la vôtre vous consume; nous ré-
« parons le mal que vous fait une religion des-
« tructive. Croyez-moi, laissez-nous un culte qui
« vous est utile : craignez qu'un jour nous n'a-
« doptions le vôtre; cest le plus grand mal qui
" vous puisse arriver. »
J ai tâché, monseigneur, de vous faire enten-
dre dans quel esprit a été écrite la profession de
foi du vicaire savoyard, elles considérations qui
m'ont porté à la publier. Je vous demande à pré-
sent à quel égard vous pouvez qualifier sa doc-
trine de blasphématoire , d'impie , d'abominable ,
et ce que vous y trouvez de scandaleux et de
pernicieux au genre humain. J'en dis autant à
ceux qui m accusent d avoir dit ce qu'il falloir
taire et d avoir voulu troubler Tordre public;
imputation vague et téméraire, avec laquelle
ceux qui ont le moins réfléchi sur ce qui est utile
ou nuisible indisposent (Tun mot le public cré-
dule contre un auteur bien intentionné. Est-ce
apprendre au peuple à ne rien croire que le rap-
peler à la vérital)le foi qu il oublie ? Est-ce trou-
bler Tordre que renvoyer chacun aux lois de
son pays? Est-ce anéantir tous les cultes que
borner chaque peuple au sien-' Est-ce ôter celui
94 LETTRE
qu'on a que ne vouloir pas quon en change:'
Est-ce se jouer de toute religion que de respecter
toutes les religions ? Enfin est-il donc si essentiel
à chacune de haïr les autres, que , cette haine
ôtée, tout soit ùté ?
Voilà pourtant ce quon persuade au peuple
quand on veut lui faire prendre son défenseur en
haine, et quon a la force en main. Maintenant,
hommes cruels, vos décrets, vos bûchers, vos
mandements, vos journaux, le troublent et labu-
sent sur mon compte. Il me croit un monstre sur
la foi de vos clameurs. Mais vos clameurs cesse-
ront enfin ; mes écrits resteront malgré vous poiu"
votre honte : les chrétiens, moins prévenus , y
chercheront avec surprise les horreurs que vous
prétende/ y trouver; ils n y verront, avec la mo-
rale de leur divin maître , que des leçons de paix ,
de concorde et de charité. Puissent-ils y appren-
dre à être plus justes que leurs pères! Puissent
les vertus qu ils y auront prises me venger un jour
de vos malédictions !
A regard des objections sur les sectes particu-
lières dans lesquelles l'univers est divisé , que ne
puis-je leur donner assez de force pour rendre
chacun moins entêté delà sienne et moins enne-
mi des autres ; pour porter chaque homme à l'in-
dulgence, à la douceur, par cette considération
si frappante et si naturelle, que, s il fut né dans
un autre pays , dans une autre secte, il prendroit
infailliblement pour Terreur ce qu'il prend pour
la vérité , et pour la vérité ce qu'il prend pour 1 cr-
A M. DE. BEAUMONT. 93
reur ! I] importe tant, aux hommes de tenir moins
aux opinions (jui les divisent qu à celles qui les
unissent! Et au contraire, néf^ligeant ce qu'ils
ont de commun , ils s'acliarnent aux sentiments
parliculiers avec une espèce de rage ; ils tiennent
d'autant ])lus à ces sentiments qu'ils semblent
moins raisonnables , et chacun voudroit suppléer
à force de confiance à l'autorité que la raison re-
fuse à son parti. Ainsi, d accord au fond surtout
ce qui nous intéresse , et dont on ne tient aucun
compte, on passe la vie à disputer, à chicaner,
à tourmenter, à persécuter, à se battre pour les
choses qu on entend le moins , et qu il est le
moins nécessaire d entendre ; on entasse en vain
décisions sur décisions; on plâtre en vain leurs
contradictions d un jarf;on inintelligible ; on
trouve chaque jour de nouvelles questions à ré-
soudre , chaque jour de nouveaux sujets de que-
relles , parceque chaque doctrine a des branches
infinies, et que chacun , entêté de sa petite idée,
croit essentiel ce qui ne l'est point, et néglige
l'essentiel véritable. Que si on leur propose des
objections quils ne peuvent résouche, ce qui,
vu léchafaudage de leurs doctrines , devient plus
facile de jour en jour, ils se dépitent comme
des enfants ; et parcequ'ils sont plus attachés à
leur parti qu'à la vérité, et qu'ils ont plus d'or-
gueil que de bonne foi, c'est sur ce quils peuvent
le moins prouver qu ils pardonnent le moins
quehjue doute.
Ma propre histoire caractérise mieux qu au-
(jb LETTRE
cune autre le jiig^eincnt qu on doit porter des
chrétiens d'aujourdhui : mais comme elle en dit
trop pour être crue , peut-être un jour fera-t-elle
porter un jugement tout contraire; un jour peut-
être ce qui fait aujourd'hui 1 opprohre de mes
contemporains fera leur gloire, et les simples
qui liront mon livre diront avec admiration :
Quels temps anj^féliques ce dévoient être que
ceux où un tel livre a été hrùlé comme impie,
et son auteur poursuivi comme un malfaiteur !
sans doute alors tous les écrits respiroicnt la dé-
votion la plus sublime, et la terre étoit couverte
de saints.
Mais dautres livres demeureront. On saura ,
par exemple , que ce même siècle a produit un
panéjOfyriste de la Saint-Barthélemi , François (*) ,
et, comme on peut hicn croire, homme d'église,
sans que ni parlement ni prélat ait songé même
à lui chercher querelle. Alors , en comparant la
morale des deux livres et le sort des deux auteurs,
on pourra changer de langage et tirer une autre
conclusion.
Les doctrines abominables sont celles qui mè-
nent au crime, au meurtre, et qui font des fana-
tiques. Eh! qu'y a-t-il de plus abominable au
monde que de mettre rinjustice et la violence en
système , et de les faire découler de la clémence
de Dieu? Je m'abstiendrai d'entrer ici dans un
(*) L'abl)é Novy-de-Caveyrac , auteur de ce pané{;y-
lique, n'ctoit point François, mais du Coiutat d'Avi;^non.
ci sujet du pape. (G. B.)
A M. DE BEAUMONT. 97
parallèle qui pourroit vous déplaire : convenez
seulement, monseigneur, que si la France eût
professé la religion du prêtre savoyard, cette re-
ligion si simple et si pure, qui fait craindre Dieu
et aimer les hommes , des fleuves de sang n'eus-
sent point si souvent inondé les champs fran-
çois ; ce peuple si doux et si gai n'eût point
étonné les autres de ses cruautés dans tant de
persécutions et de massacres , depuis l'inquisition
de Toulouse (i) jusquà la Saint-Barthélemi , et
depuis les guerres des Alhigeois jusquaux Dra-
gonades ; le conseiller Anne du Bourg n'eût point
été pendu pour avoir opiné à la douceur envers
les réformés; les habitants de Mérindole et de
Cabrières n'eussent point été mis à mort par ar-
rêt du parlement d'Aix ; et, sous nos yeux, lin-
nocent Galas, torturé par les bourreaux, neût
point péri sur la roue. Revenons à présent, mon-
(i) Il est vrai que Dominique, saint espagnol, y eut
grande part. Le saint , selon un écrivain de son ordre ,
eut la charité, prêchant contre les Alhigeois, de s'adjoin-
dre de dévotes personnes, zélées pour la foi, lesquelles
prissent le soin d'extirper corporellement et par le glaive
matériel les héréticjues qu'il n'auroit pu vaincre avec le
glaive de la parole de Dieu : Ob catilatcm , prœdicans
contra Albienses, in adjutorium siimsil quasdani devotas
personas, zelantes pro fîde , quce corporaliter illos hœre-
ticos gtadio materiali expiignarent , quos ipse gladio rerhi
Vei ainpidarc. nonposset. Antonin. in Chron.P.III, tit. 23,
c. i4, ^". 2- (jette charité ne ressemble guère à celle du
vicaire: aussi a-t-elle un prix bien différent; l'une fait
décréter, et l'autre canoniser ceux qui la professent.
7- • 7
y8 LETTRE
seigneur , à vos censures et aux raisons sur les-
quelles vous les fondez.
Ce sont toujours des hommes, dit le vicaire ,
qui nous attestent la parole de Dieu , et qui nous
l'attestent en des langues qui nous sont incon-
nues. Souvent, au contraire, nous aurions grand
besoin que Dieu nous attestât la parole des hom-
mes ; il est bien .sûr au moins qu'il eût pu nous
donner la sienne, sans se servir d organes si sus-
pects. Le vicaire se plaint qu'il faille tant de té-
moignages humains pour certifier la parole
divine : Que d'hommes , dit -il , entre Dieu et
moi (i) /
Vous répondez : Pour que cette plainte fût
sensée y M. T. C. F., il /audroit pouvoir conclure
que la révélation est fausse dès quelle na point
été faite à chaque homme en particulier ; il fau-
drait pouvoir dire : Dieu ne peut exiger de moi
que je croie ce quon m'assure qu'il a dit , dès que
ce n'est pas directement à moi qu il a adressé sa
parole (2).
Et, tout au contraire, cette plainte n'est sen-
sée qu'en admettant la vérité de la révélation :
car, si vous la supposez fausse, quelle plainte
avez-vous à faire du moyen dont Dieu s est servi,
puisqu'il ne s'en est servi d'aucun? Vous doit-il
compte des tromperies d'un imposteur? Quand
< vous vous laissez duper, cest votre faute , et non
pas la sienne. Mais lorsque Dieu, maître du
(i) Emile, t. Il, p. 86. — (2) Mandement, §. xv.
A M. DE BEAUMONT. 99
choix de ses moyens, en choisit par préférence
qui exigent de notre part tant de savoir et de si
profondes discussions, le vicaire a-t-il tort de
dire : «Voyons toutefois, examinons, compa-
rons , vérifions. Oh ! si Dieu eût daigné me dis-
penser de tout ce travail, l'en aurois-je servi de
moins bon cœur (i)? »
Monseigneur, votre mineure est admirable :
il faut la transcrire ici tout entière : j'aime à rap-
porter vos propres termes ; c'est ma plus grande
méchanceté.
Mais n est-il donc pas une infinité de faits ^
même antérieurs à celui de la révélation chré-
tienne, dont il seroit absurde de douter? Par
quelle autre voie que celle des témoignages hu-
mains V auteur lui-même a-t-il donc connu cette
Sparte, cette Athènes, cette Rome dont il vante
si souvent et avec tarit d'assurance les lois , les
mœurs et les héros? Que d'hommes entre lui et
les historiens qui ont conservé la mémoire de ces
événements.
Si la matière étoit moins grave et que j'eusse
moins de respect pour vous, cette manière de
raisonner me fourniroit peut-être l'occasion d'é-
gayer un peu mes lecteurs : mais à Dieu ne
plaise que j'oublie le ton qui convient au sujet
que je traite et à l'homme à qui je parle ! Au
risque d'être plat dans ma réponse, il me suf-
fit de montrer que vous vous trompez.
(i) Emile, tome IF, page 86.
fOO LETTRE
Considérez donc de «race qu il est tout-à-fait
dans Tordre que des faits humains soient attes-
tés par des témoignages humains; ils ne peu-
vent l'être par nulle autre voie : je ne puis sa-
Toir que Sparte et Rome ont existé que parce-
que des auteurs contemporains me le disent, et
entre moi et un autre homme qui a vécu loin de
moi il faut nécessairement des intermédiaires.
Mais pourquoi en faut-il entre Dieu et moi? et
pourquoi en faut-il de si éloignés , qui en ont
besoin de tant d'autres ? Est-il simple , est-il na-
turel que Dieu ait été chercher Moïse pour par-
ler à Jean-Jacques Rousseau?
D'ailleurs nul n'est obligé sous peine de dam-
nation de croire que Sparte ait existé; nul, pour
en avoir douté, ne sera dévoré des flammes éter-
nelles. Tout fait dont nous ne sommes pas les
témoins n'est établi pour nous que sur des pi^eu-
ves morales , et toute preuve morale est suscep-
tible de plus et de moins. Groirai-je que la jus-
tice divine me précipite à jamais dans l'enfer,
uniquement pour n'avoir pas su marquer bi^n
exactement le point oii une telle preuve devient
invincible?
S il y a dans le monde une histoire attestée ,
cest celle des vampires; rien n'y manque, ))ro-
cès-verbau\, certiticats de notables, de chirur-
giens, de curés, de magistrats; la preuve juridi-
que est des plus complètes. Avec cela, qui est-ce
(jui croit aux vampires? Serons-nous tous dam-
nés pour n'y avoir pas cru?
A M. DE BEAUMONT. lOt
Quelque attestés que soient, au gré même de
l'incrédule Gicéron , plusieurs des prodiges rap-
portés par Tite*Live , je les regarde comme au-
tant de fables , et sûrement je ne suis pas le seul.
Mon expérience constante et celle de tous les
hommes est plus forte en ceci que le témoignage
de quelques uns. Si Sparte et Home ont ét«ides
prodiges elles-mêmes , c etoient des prodiges dans
Je genre moral ; et , comme on s'abuseroit en La-
ponie de fixer à quatre pieds la stature naturelle
de l'homme, on ne s'abuseroit pas moins parmi
nous de fixer la mesure des âmes humaines sur
celle des gens que l'on voit autour de soi.
Vous vous souviendrez, s'il vous plaît, que je
continue ici d'examiner vos raisonnements en
eux-mêmes, sans soutenir ceux que vous atta-
quez. Après ce mémoratif nécessaire je me per-
mettrai sur votre manière d'argumenter encore
une supposition.
Un habitant de la rue Saint-.Tacques vient te-
nir ce discours à monsieur farchevêque de Paris:
« Monseigneur, je sais que vous ne croyez ni à
« la béatitude de saint Jean de Paris , ni aux mi-
•< racles qu'il a plu à Dieu d opérer en public sur
« sa tombe à la vue de la ville du monde la plus
« éclairée et la plus nombreuse; mais je crois de-
« voir vous attester que je viens de voir ressus-
f citer le saint en personne dans le lieu où ses
« os ont été déposés. »
L'homme de la rue Saint-Jacques ajoute à cela
le détail de toutes les circonstances qui peuvent
102 LETTRE
frapper le spectateur d'un pareil fait. Je suis per-
suadé qu à fouie de cette nouvelle , avant de
vous expliquer sur la foi que vous y ajoutez,
vous commencerez par interrojjer celui qui l'at-
teste, sur son état, sur ses sentiments, sur son
confesseur, sur d'autres articles semblables; et
lorsqu'à son air comme à ses discours vous au-
rez compris que c'est un pauvre ouvrier, et que,
n'ayant point à vous montrer de billet de con-
fession , il vous confirmera dans 1 opinion qu il
est janséniste, «Ah! ah! lui direz-vous d'un
« air railleur, vous êtes convulsionnaire , et vous
(' avez vu ressusciter saint Paris! cela n'est pas
« fort étonnant; vous avez tant vu d'autres mer-
« veilles! »
Toujours dans ma supposition , sans doute il
insistera : il vous dira qu il n a point vu seul le
miracle; quil avoit deux ou trois personnes avec
lui qui ont vu la même chose, et que d autres à
qui il l'a voulu raconter disent l'avoir aussi vu
eux-mêmes. Là-dessus vous demanderez si tous
ces témoins étoient jansénistes. «Oui, monsei-
« jjneur, dira-t-il; mais n importe, ils sont en
« nombre suffisant, {ijens de bonnes mœurs, de
«bon sens, et non récusables; la preuve est
« complète, et rien ne manque à notre déclara-
« tion pour constater la vérité du fait. "
D autres évèques moins charitables enver-
roient chercher un connuissaire , et lui cousi-
gneroient le bon homme honoré de la vision
glorieuse, pour en aller rendre grâces à Dieu
A M. DE BEAUMONT. lo3
aux petites-maisons. Pour vous, monseigneur,
plus humain, mais non plus crédule, après une
grave réprimande , vous vous contenterez de lui
dire : « Je sais que deux ou trois témoins , hon-
« nêtes gens et de bon sens, peuvent attester la
u vie ou la mort d'un homme ; mais je ne sais
•< pas encore combien il en fJaut pour constater
" la résurrection d'un janséniste. En attendant
« que je l'apprenne, allez, mon enfant, tâcher
« de fortifier votre cerveau creux. Je vous dis-
« pense du jeûne, et voilà de quoi vous faire de
'< bon bouillon. "
C'est à-peu-près, monseigneur, ce que vous
diriez, et ce que diroit tout autre homme sage
à votre place. D'où je conclus que , même selon
vous , et selon tout autre homme sage, les preu-
ves morales suffisantes pour constater les faits
qui sont dans l'ordre des possibilités morales ne
suffisent plus pour constater des faits d'un autre
ordre et purement surnaturels : sur quoi je vous
laisse juger vous-même de la justesse de votre
comparaison.
Voici pourtant la conclusion triomphante que
vous en tirez contre moi : Son scepticisme nest
donc ici fondé que sur l'intérêt de son incré-
dulité (i). Monseigneur, si jamais elle me pro-
cure un évêché de cent mille livres de rente ,
vous pourrez parler de l'intérêt de mon incré-
dulité.
(i) Manilcmcnt, §. xv.
Io4 LfettRÈ
Continuons maintenant à vous transcrire, en
prenant seulement la liberté de restituer, au be-
soin, les passages de mon livre que vous tron-
quez.
f Quun homme , ajoute-t-il plus loin^ vienne
« nous tenir ce langage : Mortels, je vous an-
« nonce les volontés du Très-Haut : reconnoissez
« à ma voix celui qui m envoie. J'ordonne au so-
(' leil de changer son cours, aux étoiles de for-
« mer un autre arrangement , aux montagnes de
«s'aplanir, aux flots de s'élever, à la terre dé
(f prendre un autre aspect : à ces merveilles, qui
" ne reconnoîtra pas à l'instant le maître de la
« nature f* » Qui ne croirait, M. T. C. F. , que ce-
lui qui s'exprime de la sorte ne demande qu'à
voir des miracles pour être chrétien?
Bien plus que cela, monseigneur, puisque je
n'ai pas même besoin des miracles pour être
chrétien.
Ecoutez toutefois ce qu'il ajoute : « Reste
( enfin , dit-il , l'examen le plus important dans
la doctrine annoncée ; car , puisque ceux qui
disent ^ue Dieu fait ici-bas des miracles pré-
< tendent que le diable les imite quelquefois ,
< avec les prodiges les mieux constatés nous ne
-sommes pas plus avancés qu'auparavant; et,
' puisque les magiciens de Pharaon osoient, en
< présence même de Moïse , faire les mêmes si-
' gnes qu il Faisoit par Tordre expiés de Dieu ,
< pourquoi , dans son absence , n'eussent-ils pas,
> aux mêmes titres, prétendu la même autorité?
A M. DE BEAUMONT. Io5
K Ainsi donc, après avoir prouvé la doctrine par
« le miracle , il faut prouver le miracle par la
" doctrine , de peur de prendre l'œuvre du dé-
« mon pour 1 œuvre de Dieu (i). Que faire en
« pareil cas pour éviter le dialéle ? Une seule
« chose , revenir au raisonnement , et laisser là
" les miracles. Mieux eût valu n'y pas recourir. "
C^est dire : Qu'on me montre des miracles ^ et
je croirai. Oui, monseigneur, c'est dire : Qu'on
me montre des miracles , et je croirai aux mi-
racles. Cest dire : Qu'on me montre des mira-
cles, et je refuserai encore de croire. Oui , mon-
seigneur, c'est dire, selon le précepte même de
Moïse (2) : Qu'on me montre des miracles , et je
refuserai encore de croire une doctrine absurde
et déraisonnable qu'on voudroit étayer par eux.
Je croirois plutôt à la magie que de recon-
noître la voix de Dieu dans des leçons contre la
raison.
J'ai dit que c'étoit là du bon sens le plus sim-
ple , qu'on n'obscurciroit qu'avec des distinctions
tout au moins très subtiles : c'est encore une de
mes prédictions; en voici raccomplissement.
Quand une doctrine est reconnue vraie , di-
vine y fondée sur une révélation certaine ., on s'en
sert pour juger des miracles^ c'est-à-dire pour
rejeter les prétendus prodiges que des imposteurs
(1) Je suis forcé de confondre ici la note avec le texte,
à Timitalion de M. de Bcainnont. Le lecteur pourra con-
sulter l'un et l'autre dans le livre même.
(a) Deutéron. c. xiii.
Io6 LETTRE
'voudraient opposer à cette doctrine. Quand il
s'agit dune doctrine nouvelle qu'on annonce com-
me émanée du sein de Dieu , les miracles sont
produits en preuves ; c est-à-dire que celui qui
prend la qualité d'envoyé du Très- Haut con-
firme sa mission , sa prédication par des mira-
cles^ quisant le témoignage même de la Divinité.
Ainsi la doctrine et les miracles sont des argu-
ments respectifs dont on fait usage selon les di-
vers points de vue où l'on se place dans V étude
et dans l'enseignement de la j'eligion. Il ne se
trouve là ni abus du raisonnement y ni sophisme
ridicule .f ni cercle vicieux (i).
Le lecteur en jugera ; pour moi , je n ajouterai
pas un seul mot. ,1 ai quelquefois répondu ci-de-
vant avec mes })assages ; mais c'est avec le vôtre
que je veux vous répondre ici.
Où est donc , M. T. C. F. , la bonne-foi phi-
losophique dont se pare cet écrivain ?
Monseigneur , je ne me suis jamais piqué d'une
bonne-loi philosophique , car je n'en connois pas
de telle : je n'ose même plus trop parler de la
honne-loi chrétienne, depviis que les soi-disants
chréliensde nos jours trouvent si mauvais (pion
ne supprime pas les objections qui les embar-
rassent. Mais, pour la bonne-Foi pure et simple,
je demande hupieilede la mienne ou de la vôtre
est la plus Facile à trouver ici.
Plus j'avance, plus les points à traiter devien-
(i) Mandement, §. xvi.
A M. DE BEAUMONT. I07
nent intéressants. Il faut donc continuer à vous
transcrire. Je voudrois , Aans des discussions
de cette importance ne pas omettre un de vos
mots.
On croirait qu'après les plus grands efforts
pour décréditer les témoignages humains qui at-
testent la révélation chrétienne , le même auteur
j défère cependant de la manière la plus posi-
tive , la plus solennelle.
On auroit raison, sans doute, puisque je tiens
pour révélée toute doctrine^ou je reconnois l'es-
prit de Dieu. Il faut seulement ôter Tamphibo-
lofjie de votre phrase; car si le verbe relatif jk
défère se rapporte à la révélation chrétienne ,
vous avez raison ; mais sil se rapporte aux té-
moigna(jes humains, vous avez tort. Quoi qu'il
en soit , je prends acte de votre témoignage
conire ceux qui osent dire que je rejette toute
révélation ; comme si c'étoit rejeter une doc-
trine que de la rcconnoître sujette à des diffi-
cultés insolubles à l'esprit humain ; comme si
c'étoit la rejeter que ne pas l'admettre sur le
témoignage des hommes , lorsqu'on a d'autres
preuves équivalentes ou supéiieures (jui dispen-
sent de celle-là 1 II est vrai que vous dites con-
ditionncllement , On cioiroit : mais on croiroit
signifie on croit., lorsque la raison d'exception
j)()ur ne pas croire se réduit à rien, comme on
verra ci-après de la vôtre. Commençons par la
preuve affirmative.
H faut ., pour vous en convaincre, M. T. C. F..
Io8 LETTRE
et en même temps pour vous édifier , mettre sous
vos yeux cet endroit ulc son ouvrage: « J'avoue
« que la majesté des écritures m'étonne ; la sain-
« teté de 1 évangile (i) parle à mon cœur. Voyez
« les livres des philosophes : avec toute leur
.' pompe, qu ils sont petits près de celui-là! Se
« peut-il qu'un livre à-la-fois si sublime et si
« simple soit louvrage des hommes? Se peut-il
« que celui dont il fait lliistoire ne soit qu'un
« homme lui-même? Est-ce là le ton d'un enthou-
« siaste ou d un ambitieux sectaire ? Quelle dou-
« ceur , quelle pureté dans ses mœurs ! quelle
« grâce touchante dans ses instructions ! quelle
«élévation dans ses maximes! quelle profonde
" sagesse dans ses discours ! quelle présence d'es-
« prit , quelle finesse et quelle justesse dans ses
« réponses ! quel empire sur ses passions ! Où
" est fh'omme, où est le sage qui sait agir, souf-
« frir et mourir sans foiblesse et sans ostenta-
« tion (2)? Quand Platon peint son juste imagi-
« naire couvert de tout l'opprobre du crime et
« digne de tous les prix de la vertu , il peint trait
« pour trait Jésus-Christ : la ressemblance est si
(i) La né{;lif;ence avec laquelle M. de Beaumont nie
transcrit lui a fait faire ici deux chan{^ements dans une
ligne : il a mis la majesté de l'ccrilurc au lieu de la majesté
des écritures^ et il a mis la sainteté de l'écriture au lieu
fie la sainteté de l'é\'angile. Ce n'est pas à la vérité me
faire dire des liérésies, mais c'est me faire parler bien
niaisement.
(2) Je remplis, selon ma coutume, les lacunes faites
A M. DE BEAU M ON T. I09
« frappante , que tous les pères Font sentie , et
« qu'il n'est pas possible de s'y tromper. Quels
« préjugés , quel aveuglement ne faut-il point
« avoir pour oser eomparer le fils de Sophronis-
« que au fils de Marie ! Quelle distance de l'un
« à l'autre ! Socrate mourant sans douleurs, sans
« ignominie , soutint aisément jusqu'au bout son
«personnage; et, si cette facile mort n'eût bo-
" noré sa vie , on douteroit si Socrate, avec tout
« son esprit , fut autre cbose qu un sopbiste. Il
«inventa, dit-on , la morale; d'autres avant lui
« lavoient mise en pratique ; il ne fit que dire
«ce qu'ils avoient fait, il ne fit que mettre en
« leçons leurs exemples. Aristide avoit été juste
« avant que Socrate eût dit ce que c'étoit que
«justice; Léouidas étoit mort pour son pays
« avant que Socrate eût fait un devoir d'aimer
i' la patrie; Sparte étoit sobre avant que Socrate
« eût loué la sobriété; avant quil eût défini la
« vertu , Sparte abondoit en bommes vertueux.
« Mais où Jésus avoit-il pris parmi les siens cette
i. morale élevée et pure dont lui seul a donné
« les leçons et fexemple ? Du sein du plus furieux
« fanatisme la plus liante sagesse se fit entendre,
par M. de Beaumont ; non qu'absolument celles qu'il fait
ici soient insidieuses comme en d'autres endroits, mais
parceque le défaut de suite et de liaison aCfoiblit le passage
quand il est tronqué, et aussi parceque mes persécuteurs
supprimant avec soin tout ce que j'ai dit de si bon cœur
en faveur de la religion , il est bon de le rétablir à me-
sure que l'occusion s'en trouve.
IIO LETTRE
et la simplicité des plus héroïques vertus ho-
nora le plus vil de tous les peuples. La mort
de Socrate philosophant tranquillement avec
< ses amis est la plus douce (ju on puisse désirer;
celle de Jésus expirant dans les tourments, in-
jurié , radié, maudit de tout un peuple, est la
plus horrible qu on puisse craindre. Socrate
prenant la coupe empoisonnée bénit celui qui
la lui présente et qui pleure. Jésus, au milieu
d'un supplice affreux , prie pour ses bourreaux
acharnés. Oui , si la vie et la mort de Socrate
sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont
d'un Dieu. Dirons-nous que 1 histoire de l'évan-
gile est inventée à plaisir? ^!on, ce n'est pas
ainsi qu'on invente ; et les faits de Socrate ,
dont personne ne doute , sont moins attestés
que ceux de Jésus-Ghrist. Au fond , cest recu-
ler la difficulté sans la détruire. Il seroit plus
inconcevable que plusieurs hommes d'accord
eussent fibriqué ce livre qu'il ne lest qu un seul
en ait fourni le sujet. Jamais des auteurs juifs
n'eussent trouvé ni ce ton ni cette morale, et
l'évangile a des caractères de vérité si grands,
si frappants , si parfaitement inimitables, que
l'inventeur en seroit plus étonnant que le hé-
ros (i). >'
(2) // seroit difficile, 3f. T. C. F., de rendre
un plus bel hommage à r authenticité de V évan-
gile, ie vous sais gré, monseigneur, de cet aveu;
(i) Emile, tom. ÎI . p. 109. — (2) Mandement ,§. xvii.
AM. DEBEAUMOr^T. III
eest une injustice que vous avez de moins que
les autres. Venons maintenant à la preuve né-
(ifative qui vous fait dire on croiroit^ au lieu
*ïon croit.
Cependant V auteur ne la croit qu'en consé-
quence des témoignages humains. Vous vous
trompez, monseigneur; je la reconnois en con-
séquence de l'évangile et de la sublimité que j'y
vois sans qu'on me l'atteste. Je n'ai pas besoin
qu on m'affirme qu il y a un évangile lorsque je
le tiens. Ce sont toujours des hommes qui lui
rapportent ce que d autres hommes ont rapporté.
Et point du tout; on ne me rapporte point que
l'évangile existe, je le vois de mes propres yeux;
et quand tout lunivers me soutiendroit quil
n'existe pas, je saurois très bien que tout luni-
vers ment ou se trompe. Que d'hommes entre
Dieu et lui! Pas un seul. L'évangile est la pièce
qui décide , et cette pièce est entre mes mains.
De quelque manière qu'elle y soit venue et quel-
que auteur qui l'ait écrite , j'y reconnois l'esprit
divin : cela est immédiat autant qu'il peut letre ;
il n'y a point d'iiomincs entre cette preuve et
moi; et, dans le sens où il y en auroit, l'histo-
rique de ce saint livre, de ses auteurs, du temps
où il a été composé , -etc. rentre dans les discus-
sions de critique où la preuve morale est admise.
Telle est la réponse du vicaire savoyard.
Le voilà donc bien évidemment en contradic-
tion avec lui-même ; le 'voilà confondu par ses
propres aveux. Je vous laisse jouir de toute ma
112 LETTRE
confusion. Par quel étrange aveuglement a-t-il
donc pu ajouter : « Avec tout cela ce même évan-
« gile est plein de choses incroyables , de choses
« qui répuf^nent à la raison , et qu il est impos-
« sible à tout homme sensé de concevoir ni d'ad-
« mettre. Que faire au milieu de toutes ces
ic contradictions? Etre toujours modeste et cir-
« conspect, respecter en silence (i) ce qu'un ne
u sauroit ni rejeter ni comprendre, et s humilier
« devant le grand Être qui seul sait la vérité.'
« Voilà le scepticisme involontaire où je suis
« resté. >i 3Jais le scepticisme , M. T. C. F., peut-il
donc être involontaire^ lorsqu'on refuse de se
soumettre à la doctrine d'un livre qui ne sauroit
^
(i) Pour que les hommes s'imposent ce respect et ce
silence, il faut que quelqu'un leur dise une fois les rai-
sons d'en user ainsi. Celui qui connoît ces raisons peut
les dire ; mais ceux qui censurent et n'en disent point ,
pourroient se taire. Parler au public avec franchise, avec
fermeté, est un di'oit commun à tous les hommes, et
même un devoir en toute chose utile: mais il n'est guère
permis à un particulier d'en censurer publiquement un
autre; c'est s'attribuer une trop {jrande supériorité dç
vertus , de talents , de lumières. Voilà pourquoi je ne mç
suis jamais ingéré de critiquer ni réprimander personne.
J'ai dit à mon siècle des vérités dur(;s, mais je n'en ai
dit à aucun particulier; et s'il m'est arrivé tlattaquer et
nommer (]uelqucs livres, je n'ai jamais parlé îles auteur»
vivants qu'avec toute sorte de bienséance et d'égards. On
voit comment ils me les rendent. 11 me |semble que tous
ces messieurs qui se mettent si fièienu'ut en avant pour
m'enseigner l'humilité trouvent la Urcon meilleure à don-
ner qu'à suivre.
A M. DE BEAUMONT." Il3
être inventé par les hommes ; lorsque ce livre
porte des caractères de vérité si grands , si frap-
pants ^ si parfaitement inimitables , que l'inven-
teur en serait plus étonnant que le héros? C'est
bien ici quon peut dire que ^iniquité a menti
contre elle-même (i).
Monseigneur, vous me taxez d iniquité sans
suje4: ; vous m'imputez souvent des mensonges,
et vous n'en montrez aucun. Je m'impose avec
vous une maxime contraire , et j'ai quelquefois
lieu d'en user.
Le scepticisme du vicaire est involontaire par
la raison même qui vous fait nier quil le soit.
Sur les foibles autorités qu'on veut donner à
lévangile , il le rejetteroit par les raisons dé-
duites auparavant , si l'esprit divin qui brille
dans la morale et dans la doctrine de ce livre ne
lui rendoit toute la force qui manque au témoi-
gnage des hommes sur un tel point. 11 admet
donc ce livre sacré avec toutes les choses admi-
rables qu'il renferme et que l'esprit humain peut
entendre; mais quant aux choses incroyables
qu il y trouve , lesquelles répugnent à sa raison ,
et qiUil est impossible à tout homme sensé de con-
cevoir ni d admettre , il les respecte en silence sans
les comprendre ni les rejeter, et s'humilie devant
le grand Être qui seul sait la vérité. Tel est son
scepticisme; et ce scepticisme est bien involon-
taire, puisqu'il est fondé sur des preuves iuvin-
(i) Mandement, §. xvii.
7.' 8
Il4 LETTRE
cibles de part et d'autre qui forcent la raison de
rester en suspens. Ce scepticisme est celui de
tout chrétien raisonnable et de bonne foi qui ne
veut savoir des choses du ciel que celles quil
peut comprendre , celles qui importent à sa con-
duite, et qui rejette, avec 1 apôtre, les questions
peu sensées , qui sont sa/is instruction , et qui
n engendrent que des combats (i). •
D abord vous me faites rejeter la révélation
pour m'en tenir à la religion naturelle; et pre-
mièrement je n'ai point rejeté la révélation. En-
suite vous m'accusez de ne pas admettre même
la religion naturelle , ou du nioins de n'en pas
reconnoitre la nécessité ; et votre unique preuve
est dans le passage suivant que vous rapportez :
« Si je me trompe , c'est de bonne loi ; cela
« suffit (2) pour que mon erreur ne me soit pas
" imputée à crime : quand vous vous tromperiez
«de même, il y auroit peu de mal à cela. »
C est-à-dire ^ continuez-vous, que ^ selon lui ^ il
suffit de se persuader qu'on est en possession de
la vérité; que cette persuasion , fut-elle accom-
pagnée des plus monstrueuses erreurs , ne peut
jamais être un sujet de reproche ; qiCon doit tou-
jours regarder coiiime un homme sage et reli-
gieux celui qui , adoptant les erreurs mêmes de
V athéisme , dira qu'il eU de bonne foi. Or n est-
ce pas là ouvrir la porte à toutes les superstitions ,
(1) Timoih. c. 11, v. a3.
(2) M. de Beaumont a mis : Cela me suffit.
A M. DE BEAUMO^T. Il5
à*tous les systèmes fanatiques , à tous les délires
de V esprit humain (i)?
Pour vous , monseigneur , vous ne pourrez
pas dire ici comme le vicaire , Si je me trompe ,
c'est de bonne foi ^ car c'est bien évidemment à
dessein qu il vous plaît de prendre le change et
de le donner à vos lecteurs : c'est ce que je m'en-
gage à prouver sans réplique , et je m'y engage
ainsi d avance afin que vous y regardiez de plus
près.
• La profession du vicaire savoyard est compo-
sée de deux parties. La première, qui est la plus
grande, la plus importante, la plus remplie de
vérités frappantes et neuves, est destinée à com-
))attre le moderne matérialisme, à établir l'exis-
tence de Dieu et la religion naturelle avec toute
la force dont l'auteur est capable. De celle-là
ni vous ni les prêtres n'en parlez point , parce-
quelle vous est fort indifférente, et qu'au fond
la cause de Dieu ne vous touche guère, pourvu
que celle du clergé soit en sûreté,
La seconde, beaucoup plus courte, moins ré-
gulière, moins approfondie, propose des doutes
et des difficultés sur lee révélations en général ,
donnant pourtant à la nôtre sa véritable certi-
tude dans la pureté, la sainteté de sa doctrine,
et dans la sublimité toute divine de celui qui en
lût fauteur. L'objet de cette seconde partie est
de rendre chacun plus réservé dans sa religion
(i) Mandement, §. xviii.
Il6 LETTRE
à taxer les autres de mauvaise foi dans la îenr,
et de montrer que les preuves de chacune ne
sont pas tellement démonstratives à tous les
yeux, quil faille traiter en coupables ceux qui
n'y voient pas la même clarté que nous. Cette
seconde partie, écrite avec toute la modestie,
avec tout le respect convenable, est la seule qui
ait attiré votre attention et celle des niafjistrats.
Vous n'avez eu que des bûchers et des injures
pour réfuter mes raisonnements. Vous avez vu
le mal dans le doute de ce qui est douteux ; vous
n'avez point vu le bien dans la preuve de ce qui
est vrai.
En effet, cette première partie, qui contient
ce qui est vraiment essentiel à la relij^ion, est
décisive et dogmatique. I^'auteur ne balance pas,
n'hésite pas; sa conscience et sa raison le déter-
minent d'une manière invincible; il croit, il af-
firme, il est fortement persuadé.
Il commence l'autre au contraire par déclarer
que r examen qui lui r^ste à faire est bien dif-
férent; quil n'y voit qu embarras,, mystère ^ ob-
scurité; qu^il ny porte qu'incertitude et défiance \
qu'il n'y faut donner à ses discours que l'auto-
rité de la raison ; qii il ignore lui-même s'il est
dans l'erreur, et que toutes ses affirmations ne
sont ici que des raisons de douter (i). Il propose
donc ses objections, ses difficultés, ses doutes.
(i) Emile , tome II , page 80.
A M. DE BEAUMO]NT. II?
Il propose aussi ses pfrandes et fortes raisons
de croire; et de toute cette discussion résulte la
certitude des dop,mes essentiels et un scepticisme
respectueux sur les autres. A la fin de cette se-
conde partie il insiste de nouveau sur la cir-
conspection nécessaire en Técoutant. Si f étais
■plus sûr de moi^ f aurais , dit-il, /;>m un ton dog-
matique et décisif; mais je suis homme ^ ignorant,
sujet à l'erreur: que pouvais -je faire? Je vous
ai ouvert mon cœur sans réserve ; ce que je tiens
pour sûr, je vous l'ai donné pour tel; je vous
ai donné mes doutes j^our des doutes^ mes opi-
nions pour des opinions ; je vous ai dit mes rai-
sons de douter et de croire. Maintenant c'est à
vous de juger ( i ) .
Lors donc que, dans le même écrit, l'auteur
dit, si je me trompe^ cest de bonne foi , cela
suffit pour que mon erreur ne me soit pas im-
putée à crime , je demande à tout lecteiu' qui a
le sens commun et quelque sincérité, si c'est sur
la première ou sur la seconde partie que peut
tomber ce soupqon d'être dans l'erreur; sur celle
où l'auteur affirme ou sur celle où il balance; si
ce soupçon marque la crainte de croire en Dieu
mal-à-propos, ou celle d'avoir à tort des doutes
sur la révélation. Vous avez pris le premier parti
contre toute raison et dans le seul désir de me
rendre criminel ; je vous défie d'en donner au-
(i) Emile, tomell.pnge ii-.
Il8 LETTRE
cun autre motif. Monseigneur, où sont, je ne
dis pas 1 équité, la charité chrétienne; mais le
bon sens et Thumanité?
Quand vous auriez pu vous tromper sur l'objet
de la crainte du vicaire, le texte seul que vous
rapportez vous eût désabusé malgré vous; car,
lorsqu'il dit , cela suffit pour que mon erreur ne
me soit pas imputée à crime ^ il reconnoît qu'une
pareille erreur pourroit être un crime, et que ce
crime lui pourroit être iraputé s'il ne procédoit
pas de bonne foi. Mais quand il n'y auroit point
de Dieu, où serait le crime de croire qu il y en a
un? Et quand ce seroit un crime, qui est-ce qui
le pourroit imputer? La crainte d'être dans l'er-
reur ne peut donc ici tomber sur la religion na-
turelle, et le discours du vicaire seroit un vrai
galimatias dans le sens que vous lui prêtez. Il
est donc impossible de déduire du passage que
vous rapportez que y'e? îi admets pas la religion
naturelle^ ou que ye nen reconnais pas la né-
cessite: il est encore impossible den déduire
(|U o« doive toujours^ ce sont vos termes, /•6'-
gardcr comme un honime sage et religieux ce-
lui qui^ adoptant les erreurs de l athéisme ^ dira
quil est de bonne foi: et il est même iuq^os-
sible que vous ayez cru cette déduction légi-
time. Si cela nest pas démontré, rien ne sau-
roit jamais lêtrc, ou il faut que je sois un in-
sensé.
Pour montrer qu'on ne peut s autoriser d'une
mission divine pour débiter des absurdités, le
A M. DE EEAUMONT. I 19
vicaire met aux prises un inspiré, quil vous plaît
d'appeler chrétien, et un raisonneur, qu'il vous
plaît d'appeler incrédule, et il les fait disputer
chacun dans leur langage, quil désapprouve, et
qui très sûrement n'est ni le sien ni le mien (i).
Là-dessus vous me taxez d'une insigne mauvaise
foi (2), et vous prouvez cela par 1 ineptie des
discours du premier. Mais si ces discours sont
ineptes, à quoi donc le reconnoissez-vous pour
chrétien? et si le raisonneur ne réfute que des
inepties, quel droit avez- vous de le taxer d'in-
crédulité? S'ensuit-il des inepties que débite un
inspiré que ce soit un catholique, et de celles
que réfute un raisonneur que ce soit un mé-
créant? Vous auriez bien pu , monseigneur, vous
dispenser de vous reconnoitre à un langage si
plein de bile et de déraison ; car vous n'aviez pas
encore donné votre mandement.
.5^' la raison et la révélation étoicnt opposées
l'une à l'autre, il est constant, dites -vous, que
Dieu seroit en contradiction avec lui-même (3).
Voilà un grand aveu que vous nous faites là ;
car il est sûr que Dieu ne se contredit point.
Vous dites, 6 impies^ que les dogmes que nous
regardons comme révélés combattent les vérités
éternelles: mais il ne suffit pas de le dire. J'en
conviens; tâchons de faire plus.
Je suis sûr que vous pressentez d'avance où
(i) Emile , toni. II , p. 92. — (2) Mandement , §. xix. —
(3) Ibid , §. XXI.
I20 LETTRE
j'en vais venir. On voit que vous passez sur cet
article des mystères comme sur des charbons ar-
dents, vous osez à peine y poser le pied. Vous
me forcez pourtant à vous arrc*ter un moment
dans cette situation douloureuse : j aurai la dis-
crétion de rendre ce moment le plus court qu'il
se pourra.
Vous conviendrez bien, je pense, qu'une de
ces vérités éternelles qui servent d éléments à la
raison, est que la parti€ est moindre que le tout;
et c'est pour avoir affirmé le contraire que l'in-
spiré vous paroît tenir un discours plein d inep-
tie. Or, selon votre doctrine do la transsubstan-
tiation, lorsque Jésus fit la dernière cène avec
ses disciples, et qu'ayant rompu le pain il donna
son corps à chacun deux, il est clair qu il tint
son corps entier dans sa main, et, s'il manjjea
lui-même du pain consacré, comme il put le
faire, il mit sa tète dans sa bouche.
Voilà donc bien clairement, bien précisément,
la partie plus {^rande que le tout, et le contenant
moindre que le contenu. Que dites-vous à cela,
monseigneur? Pour moi, je ne vois que M. le
chevaher de Causaus qui puisse vous tirer daf^
faire C).
Je sais bien que vous avez encore la ressource
de saint Aufjuslin ; mais c'est la même. Après
avoir entassé sur la Trinité force discours inin-
(*) C'est un militaire oiilrlc d'une piétciulue ilccou-
verte de la quadrature du cercle qu'il croit avoir faite.
( Cette note n'est point de Piousseau.)
A M. DE BEAU MO NT. I2t
telligibles , il convient qu'ils non t aucun sens;
mais, (lit naïvement ce père de l'église, on s'ex-
prime ainsi ^ non pour dire quelque chose , mais
pour ne pas rester muet (i).
Tout bien considéré, je crois, monscii^^neur ,
que le parti le plus sûr que vous ayez à prendre
sur cet article et sur beaucoup d'autres est celui
que vous avez pris avec M. de Montazet , et par
la môme raison (*).
La mauvaise foi de Fauteur d'' Emile n est pas
moins révoltante dans le langage qu^ il fait tenir
à un catholique prétendu (2): « Nos catholiques,
« lui fait-il dire , font grand bruit de 1 autorité
« de l'église : mais que gagnent-ils à cela , s il leur
" faut yn aussi grand appareil de preuves pour
« cette autorité qu'aux autres sectes pour établir
«« directement leur doctrine? L église décide que
« l'église a droit de décider. Ne voilà-t-il pas une
« autorité bien prouvée ? » Qui ne croiroit ,
M. T. C. F. y à entendre cet imposteur , que l'au-
torité de r église n est prouvée que par ses propres
décisions^ et quelle procède ainsi ^ Je décide
que je suis infaillible , donc je le suis ? Iniputa-
(i) Dictum est lamen très personœ , non ut aliqiiid dict-
rctur, sed ne taceretiir. Aug. de Trinit. lib. V, cap, ix.
(*) M. de Montazet, archevêque de Lyon , écrivit, il y
a deux ou trois ans à M. Tarchevéque de Paris , sur une
dispute de hiérarchie, une lettre iniprihiée, belle et forte
de raisonnement , laquelle est restée skns réponse.
( Celte note u est point de Kousseau. )
{;i) Mandement , §, xxi.
T22 LETTRE
tion calomnieuse ^ M. T. C. F. Voilà, monâci-
gneur, ce que vous assurez : il nous reste à voir
vos preuves. En attendant, oseriez-vous bien af-
firmer que les lliéologiens catholiques n'ont ja-
mais établi 1 autorité de 1 église par l'autorité de
l'église, ut in se virtualité/' reJ7exam P S ils \ ont
fait , je ne les charge donc pas d une imputation
calomnieuse.
fi) La constitution du christianisme , l'esprit
de r évangile^ les erreurs mêmes et la faiblesse de
C esprit humain ^ tendent à démontrer quel" église
établie par Jésus-Christ est une église infaillible.
Monseigneur, vous commencez par nous payer
là de mots qui ne nous donnent pas le change.
Les discours vagues ne font jamais prc^ive , et
touJes ces choses qui tondent à démontrer ne
démontrent rien. Allons donc tout d un corq) au
corps de la démonstration : le voici :
Nous assurons que comme ce divin législateur
a toujours enseigné la vérité , son église l'enseigne
aussi toujours (2).
Mais qui êtes-vous , vous qui nous assurez cela
pour toute preuve? Ne seriez-vous point l'église
ou ses chefs? A vos manières d'argumenter vous
paroissez compter beaucoup sur l'assistance du
Saint-Esprit. Que dites-vous donc , et qu'a dit
1 imposteur? De gracc^ voyez cela vous-même .
car je n'ai pas h^ courage d'aller jiisiju au bout.
(i) MnrulfinciU, Jî;'. xxi.
(2) Ibicl. Cet endroit mérite d'être lu dans le inaudc-
meiit tnèmc.
A M. DE-JBEAUMONT. \23
Je dois pointant remarquer que toute la force
<lc robjcction que vous attaquez si bien consiste
dans cette phrase que vous avez eu soin de sup-
primer à la fin du passaf[e dont il s'af^^it , Sortez
de là , vous rentrez dans toutes nos discus-
sions {\).
En effet, quel est ici le raisonnement du vi-
caire? Pour choisir entre les religions diverses ,
il faut , dit-il, de deux choses lune , ou entendre
les preuves de chaque secte et les comparer, ou
s'en rapporter à l'autorité de ceux qui nous in-
struisent. Or le premier moyen suppose des con-
noissances que peu dhommes sont en état d'ac-
quérir ; et le second justifie la croyance de cha-
cun dans quelque reIij;ion qu'il naisse. Il cite en
exemple la religion catholique , où l'on donne
pour loi l'autorité de léglise , et il étaliiit là-
dessus ce second dilemme : Ou c'est l'église qui
s'attribue à elle-même cette autorité, et qui dit
Je décide que je suis infaillible , donc je le suis ,
et alors elle tombe dans le sophisme appelé cer-
cle vicieux; ou elle prouve qu'elle a rcen cette
autorité de Dieu , et alors il lui faut un aussi
grand appareil de preuves pour montrer qu'en
effet elle a reçu cette autorité , qu'aux autres
sectes pour établir directement leur doctrine. Il
n'y a donc rien à gagner pour la facilité de fin-
shuction, et le peuple n'est pas plus en état
d'examiner les preuves de l'autorité de l'église
(i) Emile, lonie If, paf;r loo.
124 LETTRE
chez les catlio]i({ucs, que In vérité delà doctrine
chez les protestants. Gomment donc se déternii-
nera-t-il d une manière raisonnable autrement
que par l'autorité de ceux qui 1 instruisent? Mais
alors le Turc se déterminera de même. En quoi
le Turc est-il plus coupable que nous? Voilà ,
monseigneur , le raisonnement auquel vous
n'avez pas répondu , et auquel je doute qu'on
puisse répondre (i). Votre Iranchise épiscopale
se tire d'affaire en tronquant le passage de Fau-
teur de mauvaise foi.
Grâce au ciel , j ai fini cette ennuyeuse tâche.
Jai suivi pied-à-pied vos raisons, vos citations,
vos censures, et j'ai fait voir qu'autant de fois
que vous avez attaqué mon livre, autant de fois
vous avez eu tort. Il reste le seul article du f;ou-
vernement, dont je veux bien vous foire rjrace,
(i). C'est ici une de ces ol)jections terribles auxquelles
ceux cjui m'attaquent se {jardent bien de toucher. Il n'y
a rien de si commode que de répondre avec des injures
et de saintes déclamations; on élude aisément tout ce
i\ni embarrasse. Aussi faut-il avouer qu'en se chamaillant
entre eux les lhéolo{i;icns ont bien des ressources qui leur
manquent vis-à-vjs des ifjnorants, et auxquelles il faut
alors suppléer comme ils peuvent. Ils se payent récipro-
queuient de mille suppositions {gratuites, qu'on n'ose
récuser quand on n'a rien de mieux à donner soi-même.
Telle est ici l'invention de je ne sais quelle toi infuse ,
fju'ils oblif[ont Dieu, pour les tirer d'alTaire , de trans-
jnetlre du père à l'enfant. Mais ils réservent ce jar^jon
pour disputer avec les docteurs; s'ils s'en servoient avec
nous autres profanes , ils auroient peur qu'on ne se mo-
quât d'eux.
A M. DE BEAUMOIST. 123
très sûr que quand celui qui gémit sur les misères
(lu peuple, et qui les éprouve, est accusé par
vous d'empoisonner les sources de la félicité pu-
blique , il n'y a point de lecteur qui ne sente ce
que vaut un pareil discours. Si I,c traité du Con-
trat social nexi^xoh pas, et qu il lallût prouver
de nouveau les grandes vérités que j'y développe ,
les compliments que vous faites à mes dépens
aux puissances seroient un des faits que je cite-
rois en preuve , et le sort de l'auteur en seroit un
autre encore plus frappant. Il ne me reste plus
rien à dire à cet égard ; mon seul exemple a tout
{lit, et la passion de lintérêt particulier ne doit
point souiller les vérités utiles. Gest le décret
contre ma personne ., c'est mon livre brûlé par
le bourreau , que je transmets à la postérité pour
pièces justificatives : mes sentiments sont moins
bien établis par mes écrits que par mes mal-
heurs.
Je viens , monseigneur, de discuter tout ce que
vous alléguez contre mon livre. Je n'ai pas laissé
passer une de vos propositions sans examen : j'ai
fait voir que vous n avez raison dans aucun point;
et je n'ai pas peur (|u'on réfute mes preuves , elles
sont au-dessus de toute réplique où régne le sens
commun.
Cependant , <|uand j aurois eu tort en quelques
endroits, (juandj aurois eu toujours tort, quelle
indulgence ne méritoit point im livre où Ion
sent |)ar-tout, même dans les erreurs, même
dans le mal ([in peut y être , le bincère amour du
126 LETTRi:
bien et le zèle de la vérilc ; un livre où 1 auteur,
si peuaffirmatif",sipeu décisif , avertit si souvent
ses lecteurs de se défier de ses idées , de peser ses
preuves, tic ne leur donner que lautoritc de la
raison ; un livie qui no respire que paix, dou-
ceur, patience, amour de l'ordre, obéissance aux
lois en toute chose , et même en matière de re-
ligion ; un livre enfin où la cause de la Divinité
est si ])ion défendue, l'utilité de la religion si
bien établie , où le§ mœurs sont si respectées ,
où larme du ridicule est si bien ôtée au vice, où
la méchanceté est peinte si peu sensée , et la
\ertu si aimable? Eh ! quand il n'y auroit pas
un mot de vérité dans cet ouvrage , on en de-
vroit honorer et chérir les rêveries comme les
chimères les plus douces qui puissent flatter et
nourrir le cœur d'un homme de bien. Oui, je
ne crains point de le dire; s'il existoit en Eu-
rope un seul gouvernement vraiment éclairé, un
gouvernement dont les vues fussent vraiment
utiles et saines , il eût rendu des honneurs publics
iiV auteur d Emile , il lui eût élevé des statues (*).
,1e connoissois trop les hommes pour attendre
(*) On a rcproclié ce mot à Jean-Jacques ; ce n'éloit
cependant point l'expression de l'orçueil , mais bien le
cri de la vertu indignée. Socrate , le plus modeste des
hommes , condamné par les Athéniens, mais à qui on
laissoit le choix de la peine qu'il avoit méritée : Je me
condamne , dit-il , h être nourri le reste de mes jours dans
le prytanee , aux dépens de la republique. (G. B. )
A M. DE BEAUMONT. 127
d'eux de la recormoissance;je ne les connoissois
pas assez, je l'avoue , pour en attendre ce qu'ils
ont fait.
Après avoir prouvé que vous avez mal rai-
sonné dans vos censures , il me reste à prouver
que vous m'avez calomnié dans vos injures. Mais,
puisque vous ne m'injuriez qu'en vertu des torts
que vous m'imputez dans mon livre , montrer
que mes prétendus torts ne sont que les vôtres ,
ix'est-ce pas dire assez que les injures qui les sui-
vent ne doivent pas être pour moi? Vous chargez
mon oivvrage des épithétes les plus odieuses ■. et
moi, je suis un homme abominable, un témé-
raire , un impie , un imposteur. Charité chré-
tienne, que vous avez un étrange langage dans
la bouche des ministres de Jésus-Christ !
Mç^is vous qui m osez reprocher des blasphè-
mes, que faites-vous quand vous prenez les apô-
tres pour complices des propos offensants quil
vous plaît de tenir sur mon compte? Avons en-
tendre, on croiroit que saint Paul nVa fait l'hon-
neur de songer à moi, ^ de prédire ma venue
comme celle de l'antechrist. Et comment la-t-il
prédite, je vous prie? Le voici ; c'est le début de
votre mandement.
Saint Paul a prédit , mes très chers frères ^ qu'il
viendrait des jours périlleux où, il y auroit des
gens amateurs d'eux-mêmes^ fi^^s ^ superbes j
blasphémateurs , impies , calomniateurs , enflés
d'orgueil , amateurs des voluptés plutôt que de
128 LETTRE
Dieu; des hommes d'un esprit corrompu j etpef"
vertis dans la foi ( i ).
Je ne conteste assurément pas que cette pré-
diction de saint Paul ne soit très bien accomplie ;
mais sil eût prédit au contraire qu'il viendroit
un temps oùlon ne.verroit point de ces gens-là,
j'aurois été , je Tavoue , beaucoup plus frappé de
la prédiction, et sur-tout de 1 accomplissement.
D après une prophétie si bien appliquée , vous
avez la bonté de faire de moi un portrait dans
lequel la gravité épiscopale s'égaie à des anti-
thèses, et oîi je me trouve un personnage fort
plaisant. Cet endioit, monseigneur, m'a paru le
plus joli morceau de votre mandement; ou ne
sauroit faire une satire plus agréable, ni diffa-
mer un homme avec plus d'esprit.
Du sein de C erreur (il est vrai que j'ai passé
ma jeunesse dans votre église) il s'est élevé (pas
fort haut ) un Jiomme plein du langage de la
p/iilosop/iie [commenl prentirois-je un langage
que je n'entends point ? ) , sans être véritablement
philosophe (oh! d'accord, je n'aspirai jamais à
ce litre, auquel je reconnois n'avoir aucun droit,
et je n'y reuonce assurément j)as par modestie);
esprit doué d'une multitude de connoissances (j'ai
appris à ignorer des multitudes de choses que je
croyois savoir) qui ne l'ont pas éclairé (elles
m'ont appris à ne pas penser létre ), et qui ont
répandu les ténèbres dans les autres esprits ( les
(i) Ma nJ ornent, ^. i.
A M. DE BEAUMO]NT. 129
ténèbres de rignorance valent mieux que la
fausse lumière de l'erreur); caractère livré aux
paradoxes d'opinions et de conduite ( y a-t-il
beaucoup à perdre à ne pas agir et penser comme
tout le monde? ) alliant la simplicité des mœurs
avec le faste des pensées ( la simplicité des mœurs
élève lame; quant au faste de mes pensées, je
ne sais ce que c'est ) , le zèle des maximes anti-
ques avec la fureur d établir des nouveautés ( rien
de plus nouveau pour nous que des maximes
antiques ; il n'y a point à cela d'alliage, et je n'y
ai point mis de fureur ) , l'obscurité de la retraite
avec le désir d' être connu de tout le monde ( mon-
seigneur, vous voilà comme les faiseurs de ro-
mans , qui devinent tout ce que leur béi os a dit
et pensé dans sa cbanibre. Si c'est ce désir qui
m'a mis la plume à la main , expliquez comment
il m'est venu si tard, ou pourquoi j'ai tardé si
long-temps à le satisfaire ). On Va vu invectiver
contre les sciences qu'il cultivoit ( cela prouve que
je n'imite pas vos gens de lettres, et que dans
mes écrits fintérèt de la vérité marcbe avant le
mien ) ^préconiser V excellence de V évangile ( tou-
jours et avec le plus vrai zèle ) dont il détruisait
les dogmes ( non , mais j'en prêcbois la cbarite,
bien détruite par les prêtres )^ peindre la beauté
des vertus qu'il éteignoit dans l'ame de ses lec-
teurs. ( Ames honnêtes , est-il vrai que j'éteins
en vous l'amour des vertus?)
// s'est fait le précepteur du,^ genre humain
pour le tromper , le moniteur public pour égarer
7- i*
l3o LETTRE
tout le monde , F oracle du siècle pour achever de
le perdre (je viens d'examiner comment vous
avez prouvé tout cela ). Dans un ouvrage sur
r Inégalité des conditions ( pourquoi des condi-
tions? ce n'est là ni mon sujet ni mon titre ), il
avoit rabaissé l'homme jusqu'au rang des bêtes
{ lequel de nous deux l'élève ou l'abaisse, dans
l'alternative d'être bête ou mécliant? ). Dans une
autre production plus récente il avoit insinué le
poison de la volupté (eh! que ne puis-je aux
horreurs de la débauche substituer le charme de
la volupté! Mais rassurez-vous, monseigneur;
vos prêtres sont à 1 épreuve île IHéloise , ils ont
pour préservatif TAloïsia. ) Dans celui-ci ^ il s'em-
pare des premiers moments de T homme afin
d établir V empire de l'irréligion (cette imputa-
tion a déjà été examinée ).
Voilà, nionseijjneur, comment vous me trai-
tez, et bien plus cruellement encore , moi q ue vous
ne connoissez point , et que vous ne jujjez que
sur des oui -dire. Est-ce donc là la morale de cet
évanfïile dont vous vous portez pour le défen-
seur? Accordons que vous voulez préserver votre
troupeau du poison de mon livre : pourquoi des
personnalités contre Fauteur? Jij^nore quel effet
vous attendez dune conduite si peu chrétienne j
mais je sais que défendre sa relifjion par de telles
armes , c'est la rendre fort suspecte aux gens de
bien.
Cependant c!est moi (pie vous appelez témé-
laire. Kh! comment ai-je mérité ce nom, en ne
A M. DE BEAUMONT. i3l
proposant que des doutes, et même avec tant
de réserve; en n'avançant que des raisons, et
même avec tant de respect; en n attaquant per-
sonne, en ne nommant personne? Et vous , mon-
seigneur, comment osez-vous traiter ainsi celui
dont vous parlez avec si peu de justice et de
bienséance , avec si peu d'égard , avec tant de
légèreté ?
Vous me traitez d'impie? et de quelle impiété
pouvez-vous m'accuser , moi qui jamais n'ai parlé
de l'Etre suprême que pour lui rendre la gloire
qui lui est due , ni du prochain que pour porter
tout le monde à l'aimer? Les impies sont ceux
qui profanent indignement la cause de Dieu en
la faisant servir aux passions des hommes. Les
impies sont ceux qui, s'osant porter pour inter-
prètes de la Divinité , pour arbitres entre elle et
les hommes , exigent pour eux-mêmes les hon-
neurs qui lui sont dus. Les impies sont ceux
qui s'arrogent le droit d'exercer le pouvoir de
Dieu sur la terre et veulent ouvrir et fermer le
ciel à leur gré. Les impies sont ceux qui font
lire des libelles dans les églises... A cette idée
horrible tout mon sang s'allume, et des larmes
d'indignation coulent de mes yeux. Prêtres du
Dieu de paix, vous lui rendrez compte un jour,
n'en doutez pas, de l'usage que vous osez faire
de sa maison.
Vous me traitez d'imposteur ! et pourquoi ?
Dans votre manière de penser, j'erre ; mais où
est mon imposture ? Raisonner et se tromper ,
9
l32 LETTRE
est-ce en imposer ? Cii sophiste même qui trompe
sans se tromper n'est pas un imposteur encore,
tant qu'il se borne à 1 autorité de la raison , quoi-
qu'il en abuse. Un imposteur veut être cru sur
sa parole, il veut lui-même faire autorité. Un
imposteur est un fourbe qui veut en imposer
aux autres pour son profit; et oii est , je vous
prie , mon profit dans cette affaire? Les impos-
teurs sont , selon Ulpien , ceux qui font des
prestiges , des imprécations , des exorcismes :
or, assurément je n'ai jamais rien fait de tout
cela.
Que vous discourez à votre aise, vous autres
hommes constitués en dignité ! Ne reconnois-
sant de droits que les vôtres , ni de lois que celles
que vous imposez , loin de vous faire un devoir
d'être justes, vous ne vous croyez pas même
obligés d'être humains. Vous accablez fièrement
le foible sans répondre de vos iniquités à per-
sonne : les outrages ne vous coûtent pas plus
que les violences ; bur les moindres convenances
d'intérêt ou d'état, vous nous balayez devant
vous comme la poussière. Les uns décrètent et
brûlent , les autres diffament et déshonorent ,
sans droit, sans raison, sans mépris ,même sans
colère , uniquement parceque cela les arrange
et que liniortuné se trouve sur leur chemin.
Quand vous nous insultez impunément , il ne
nous est pas même permis de nous plaindre;
et *ï nous montrons notre innocence et vos
A M. DE BEALTMONT. l33
torts, on nous accuse encore de vous manquer
de respect.
Monseigneur , vous m'avez insulté publique-
ment : je viens de prouver que vous m'avez ca-
lomnié. Si vous étiez un particulier comme moi,
que je pusse vous citer devant un tribunal équi-
table, et que nous y comparussions tous deux ,
moi avec mon livre , et vous avec votre mande-
ment , vous y seriez certainement déclaré cou-
pable, et condamné à me faire une réparation
aussi publique que l'offense l'a été. Mais vous
tenez un rang où l'on est dispensé d'être juste;
et je ne suis rien. Cependant vous, qui professez
l'évangile, vous , prélat fait pour apprendre aux
autres leur devoir, vous savez le vôtre en pareil
cas. Pour moi , j'ai fait le mien, je n'ai plus rien
à vous dire et je me tais.
^ Daignez, monseigneur , agréer mon profond
respect.
J. J. ROUSSEAU C).
Motiers , le i8 novembre 1762.
(*) Cette lettre de J. J. à M. de Beaumont fut pour cv.
dernier la massue d'Hercule ; et celui qui avoit résiste
aux rois et aux parlements fut atterré du coup qu'il avoil
indiscrètement provoqué. Aussi j'ai remarqué que M. de
Beaumont, qui parloit volontiers de Voltaire et de ses
ouvraf;es , qui citoit même les plus beaux vers de la Hen-
riade , ne parloit jamais de Rousseau, ou, s'il en disoit
quelques mots , c'ctoit pour faire l'éloçfe de son caracfèr-'
l34 LETTRE A M. DE BEAUMONT.
et de ses vertus , et par opposition avec son rival de
gloire... Son ame droite, ferme, bienfaisante et vertueuse
avoit senti le mérite du sajje de Genève : il avoit du res-
pect pour sa pauvreté volontaire, son génie, sa bonne-
foi....
(Note de M. l'abbé Brizard, extraite de celle qui se trouve à la
page i8i du tome 14. de l'édition des Œuvres de Rousseau en
38 volumes in-8°.)
LETTRES
DE JEAN-JACQUES ROUSSEAU,
RELATIVES A CELLE A M. DE BEAUMONT.
A M. DE"**.
Mo tiers , le 6 mars 1763.
J'ai eu, monsieur, l'imprudence de lire le man-
dement que M. l'archevêque de Paris a donné
contre mon livre, la foiblesse d'y répondre, et
l'étourderie denvoyer aussitôt cette réponse à
Rey. Revenu à moi, j'ai voulu la retirer; il né-
toit plus temps , 1 impression en étoit commen-
cée, et il n'y a plus de remède à une sottise faite.
J'espère au moins que ce sera la dernière en ce
genre. Je prends la liberté de vous faire adresser
par la poste deux exemplaires de ce misérable
écrit; lun que je vous supplie daf^réer , et I au-
tre pour M... ,à qui je vous prie de vouloir bien
le faire passer, non comme une lecture à faire
ni pour vous ni pour lui, mais comme un de-
voir dont je m acquitte envers lun et l'autre. Au
reste je suis persuadé , vu ma position particu-
lière , vu la gêne à laquelle j'étois asservi à tant
d'égards, vu le bavardage ecclésiastique auquel
j'étois forcé de me conformer , vu findécencc
qu'il y auroit à s'échauffer en parlant de soi ,
l36 LETTRES
qu'il eût été facile à d'autres de mieux faire ,
mais impossible de faire bien. Ainsi tout le
mal vient d'avoir pris la plume quand il ne fal-
loit pas.
LETTRE
A M. A. A.
Motiers, le 5 juin 1763.
Voici, monsieur, la petite réponse que vous
demandez aux petites difficLdtés qui vous tour-
mentent dans ma Lettre à M. de Beaumont (i).
1° Le cbristianisme n'est que le judaïsme ex-
pliqué et accompli. Donc les apôtres ne trans-
(>ressoient point les lois des .luifs quand ils leur
enseignaient lévangiie : mais les Juifs les per-
sécutèrent, parcequ'ils ne les entendoicnt pas,
ou qu'ils fei(>noient de ne les pas entendre : ce
n est pas la seule fois que le cas est arrivé.
2° .l'ai distinf^ué les cultes où la rcli(]ion cssen-
(i) Voici le passage objeclé :
u Je crois qu'un liominc de bien, dans quelque reli{;ion
« qu'il vive <le bonne foi, peut être sauvé: mais je ne crois
« pas pour cela qu'on puisse Icgitimemenl introduire en
«1 un pays des religions étrangères sans la permission du
« souverain , car si ce n'est pas directement désobéir à
(t Dieu, c'est désobéir aux lois , et qui désobéit aux lois ,
;< désobéit à Dieu. '>
RELATIVES A CELLE A M. DE BEAUMONT. IÛ7
tielle se trouve, et ceux où elle ne se trouve pas.
Les premiers sont bons , les autres mauvais ; j'ai
dit cela. On n'est obli.^^é de se conformer à la re-
ligion particulière de rctat,et il n'est même per-
mis de la suivre, que lorsque la religion essen-
tielle s'y trouve ; comme elle se trouve, par
exemple, dans diverses communions chrétiennes,
dans le mahométisnie, dans le judaïsme. Mais
dans le paganisme c'étoit autre chose ; comme très
évidemment la religion essentielle ne s'y trou-
voit pas , il étoit permis aux apôtres de prêcher
contre le paganisme , même parmi les païens , et
même malgré eux.
3° Quand tout cela ne seroit pas vrai , que
s'ensuivroit-ili'Bien qu'il ne soit jias permis aux
membres de l'état d'attaquer de leur chef la foi
du pays , il ne s'ensuit point que cela ne soit pas
permis à ceux à qui Dieu l'ordonne expressé-
ment. Le catéchisme vous apprend que cest le
cas de la prédication de l'évangile. Parlant hu-
mainement j'ai dit le devoir commun des hom-
mes; mais je n'ai point dit qu'ils ne dussent pas
obéir quand Dieu a parlé. 8a loi peut dispenser
d'obéir aux lois humaines : c'est un principe de
votre foi que je n'ai point combattu. Donc, en
introduisant une religion étrangère sans la per
mission du souverain , les apôtres n'étoient point
coupables. Cette petite réponse est , je pense , à
votre portée, et je pense qu'elle suffit.
Tranquillisez-vous donc, monsieur, je vous
prie , et souvenez-vous qu Un bon chrétien sim-
l38 LETTRES.
pie et ignorant , tel que vous m assurez être , de-
vroit se borner à servir Dieu dans la simplicité
de son cœur, sans s inquiéter si fort des senti ■
ments d'autrui.
MANDEMENT
DE MONSEIGNEUR
L'ARCHEVÊQUE DE PARIS
PORTANT
Condamnation d'un livre qui a pour titre, EMILE,
ou DE L'ÉDUCATION, par J. J. Rousseau, citoyen
(le Genève.
Christophe de Beaumont , par la miséri-
corde divine et par la f^race du saint siéfje apos-
tolique , archevêque de Paris , duc de Saint-
Cloud , pair de France, commandeur de Tordre
du Saint-Esprit, proviseur de Sorbonne , etc. ; à
tous les fidèles de notre diocèse : salut et béné-
diction.
I. Saint Paul a prédit , M. T. C. F. , quil vien-
droit des jours périlleux où il y aurait des gens
amateurs deux- mêmes , fiers ^ superbes, blas-
phémateurs^ impies ^ calomniateurs , enflés d'or-
gueil^ amateurs des voluptés plutôt que de Dieu;
des hommes d'un esprit corrompu, et pervertis
l4o MANDEMENT.
dans la foi (i). Et dans quels temps malheureux
cette prédiction s'est-elle accomplie plus à la
lettre que dans les nôtres ! L'incrédulité, enhar-
die par toutes les passions , se présente sous
toutes les formes , afin de se proportionner en
quelque sorte à tous les âges , à tous les carac-
tères , à tous les états. Tantôt , pour s'insinuer
dans des esprits qu'elle trouve déjà ensorcelés
par la bagatelle (2) , elle emprunte un style lé-
jjer, agréable et frivole : de là tant de romans ,
également obscènes et impies, dont le but est
d'amuser l'imagination pour séduire lesprit et
corrompre le cœur. Tantôt , affectant un air de
profondeur et de sublimité dans ses vues, elle
feint de remonter aux premiers principes de nos
connoissances , et prétend s'en autoriser ]>our
secouer un joug qui , selon elle , déshonore l'hu-
manité , la Divinité même. Tantôt elle déclame
en furieuse contre le zélé de la religion , et
prêche la tolérance universelle avec emporte-
ment. Tantôt enfin , réimissant tous ces divers
langages, elle mêle le sérieux à lenjoucmcnt ,
des maximes pures à des obscénités, de grandes
vérités à de grandes errcius , la foi au blasphème;
(1) <i In novis.siiiiKs (liobiis instabunt teinpora pericu-
« lo^a ; rrnnt Ijomines soipsos amantes... clati, superbi ,
il blaspbemi... scelesti... crimin;Uores... imnidi, et volup-
" tatum aniatortes magis qnàm Dei... bomines corrupti
u mente et reprobi circa tklem. » II. Tim. c. m, v. i , 4i ^«
(2) « Fascinatio nuffacitatis obscurat bona. » Sap. c. iv,
V. 12.
MANDEMENT. i^i
elle entreprend en un mot d'accorder les lumiè-
res avec les ténèbres , Jésus-Christ avec Bélial.
Et tel est spécialement , M. T. G. F. , l'objet qu'on
paroît s'être proposé dans un ouvrage récent ,
qui a pour titre, Emile ou de l'éducation. Du
sein de l'erreur il s'est élevé un homme plein du
langage de la philosophie, sans être véritable-
ment philosophe; esprit doué d'une multitude
de connoissances , qui ne l'ont pas éclairé , et
qui ont répandu des ténèbres dans les autres
esprits; caractère livré aux paradoxes d'opinions
et de conduite , alliant la simplicité des mœurs
avec le faste des pensées , le zèle des maximes
antiques avec la fureur d'établir des nouveautés,
lobscurité de la retraite avec le désir d'être con-
nu de tout le monde : on l'a vu invectiver contre
les sciences qu'il cultivoit , préconiser l'excel-
lence de l'évangile dont il détruisoit les dogmes ,
peindre la beauté des vertus qu'il éteignoit dans
lame de ses lecteurs. Il s'est fait le précepteur
du genre humain pour le tromper, le moniteur
public pour égarer tout le monde , l'oracle du
siècle pour achever de le perdre. Dans un ou-
vrage sur rinégalité des conditions il avoit abais-
sé l'homme jusqu'au rang des bêtes; dans une
autre production plus récente il avoit insinué le
poison de la volupté en paroissant le proscrire ;
dans celui-ci, il s'empare des premiers moments
de l'homme afin d'établir l'empire de l'irréligion
11. Quelle entreprise, M. T. G. F ' L'éduca-
ï42 MANDEMENT.
lion de la jeunesse est un des objets les plus
importants de la sollicitude et du zèle des
pasteurs. Nous savons que , pour reformer le
monde, autant que le permettent la [oil)lcs>e et
la corruption de notre nature , il sutiiroit d ob-
server sous la direction et l'impression de la
grâce les premiers rayons de la raison bumaine,
de les saisir avec soin et de les diriger vers la
route qui conduit à la vérité. Par-la ces esprits,
encore exempts de préjugés , seroient pour tou-
jours en garde contre lerreur; ces cœurs, en-
core exempts de grandes passions, prendroient
les impressions de toutes les vertus. Mais à qui
convient-il mieux qu'à nous et à nos coopéra-
teurs dans le saint ministère de veiller ainsi sur
les premiers moments de la jeunesse chrétienne;
de lui distribuer le lait spirituel de la rcli{[ion,
afin quil croisse pour le salut [i); de préparer
de bonne beure par de sahitaires leçons des ado-
rateurs sincères au vrai Dieu , des sujets bilèles
au souverain , des liommes dignes d être la res-
source et l'ornement de la patrie ?
III. Or, M. T. G. F. , l'auteur d Emile propose
un plan d'éducation qui, loin de s'accorder avec
le christianisme , n'est pas même propic à For-
mer des citoyens ni des hommes. Sous le vain
(i) uSicut modo geniti infantes, nuionaliile sine <lolo
"lac concupiscitc, ut in eo cicscatis in salutem. » I. Pet.
C. II.
MANDEMENT. ï/^3
prétexte de rendre Ihomme à lui-même et de
ïaire de son élève lelêve de la nature, iljiiet en
principe une assertion démentie, non seulement
par la religion , mais encore par rexpcrience de
tous les peuples et de tous les temps. Posons,
dit-il , pour maxime incontestable que les pre-
miers mouvements de la nature sont toujours
droits : il ny a point de perversité originelle
dans le cœur humain. A ce langage on ne recon-
noît point la doctrine des saintes écritures et de
l'église touchant la révolution qui s'est faite dans
notre nature ; on perd de vue le rayon de lu-
mière qui nous lait connoître le mystère de
notre propre cœur. Oui , M. T. G. F. , il se trouve
en nous un mélange frappant de grandeur et de
bassesse, d ardeur pour la vérité et de goût pour
Terreur, d inclination pour la vertu et de pen-
chant pour le vice. Etonnant contraste , qui , en
déconcertant la philosophie païenne , la laisse
errer dans de vaines spéculations ! contraste
dont la révélation nous découvre la source dans
la chute déplorable de notre premier père !
L'homme se sent entrahié par une pente fu-
neste ; et comment se roidiroit-il contre elle, si
son enfance n'étoit dirigée par des maîtres pleins
de vertu, de sagesse, de vigilance, et si, durant
tout le cours de sa vie , il ne faisoit lui-même ,
sous la protection et avec les grâces de son Dieu,
des efforts puissants et continuels? Hélas, M. T.
C. F. , malgré les principes de 1 éducation la plus
l44 MANDEMENT.
saine et la plus vertueuse , malgré les promesses
les plus magnifiques de la religion et les mena-
ces les plus terribles, les écarts de la jeunesse
ne sont encore que trop fréquents , trop multi-
pliés ! dans quelles erreurs, dans quels excès ^
abandonnée à elle-même, ne se prccipiteroit-ellef
donc pas? C'est un torrent qui se déborde mal-
gré les digues puissantes qu'on lui avoil oppo-
sées : que seroit-ce donc si nul obstacle ne sus-
pendoit ses flots et ne rompoit ses efforts?
IV. L'auteur di Emile ^ qui ne reeonnoît au-
cune religion , indique néanmoins , sans y pen-
ser , la voie qui conduit infailliblement à la vraie
religion : « Nous , dit-il , qui ne voulons rien don-
K ner à l'autorité, nous, qui ne voulons rien
« enseigner à notre Emile qu il ne pût compren-
« dre de lui-même par tout pays , dans quelle
u religion léléverons-nous ? à quelle secte agré-
« gerons-nous lelêvc de la nature? Nous ne
« l'agrégerons ni à celle-ci ni à celle-là; nous le
« mettrons en état de choisir celle où le meil-
'< leur usage de la raison doit le conduire. " Plût
à Dieu, M. T. G. F. , que cet objet evit été bien
rempli! Si l'auteur eût réellement mis son élève en
état de choisir , entre toutes les religions, celle où
le meilleur usage de la raison doit conduire , il
l'eût immanquablement préparé aux leçons du
christianisme. Car, M. T. G. F. , la lumière na-
turelle conduit à la lumière évangélique; et le
culte chrétien est essentiellement un culte rai-
MANDEMENT. j45
soiinable (i). En effet, si le meilleur usage de
votre raison ne devoit pas nous conduire à la
révélation chrétienne , notre foi seroit vaine, nos
espérances seroient chimériques. Mais comment
ce meilleur usage de la raison nous conduit-il
au bien inestimable de la foi , et de là au terme
précieux du salut? c'est à la raison elle-même
que nous en appelons. Dès qu'on reconnoît un
Dieu, il ne s'agit plus que de savoir s'il a daigné
parler aux hommes autrement que par les im-
pressions de la nature. Il faut donc examiner si
les faits qui constatent la révélation ne sont
pas supérieurs à tous les efforts de la chicane
la plus artificieuse. Cent fois fincrédulité a tâ-
ché de détruire ces faits , ou au moins d'en af-
foiblir les preuves , et cent fois sa critique a été
convaincue d impuissance. Dieu , par la révéla-
tion , s'est rendu témoignage à lui-même , et ce
témoignage est évidemment très digne de foi (2\
Qui reste-t-il donc à l'homme qui fait le meilleur
usage de sa raison, sinon d'acquiescer à ce té-
moignage? C'est votre grâce , ô mon Dieu, qui
consomme cette œuvre de lumière; cest elle qui
détermine la volonté , qui forme lame chré-
tienne : mais le développement des preuves et
la force des motifs ont préalablement occupé ,
épuré la raison ; et c'est dans ce travail , aussi
(i) "Rationabile obscquium vestrum. d Rom. c. xii ,
V. I.
(2) (I Tcstimonia lua credibilia facta sunt nimis.); P>al.
92 , V. 5.
l46 MANDEMENT.
noble qu indispensable, que consiste ce meilleur
usage de la raison , dont l'auteur ô^ Emile entre-
prend de parler sans en avoir une notion fixe et
véritable.
V. Pour trouver la jeunesse plus docile aux
leçons qu'il lui prépare, cet auteur veut qu'elle
soit dénuée de tout principe de relif>ion. Et voilà
pourquoi , selon lui, connaître le bien et le mal ^
sentir la raison des devoirs de t homme ^ n est pas
l" affaire d' un enfant.. . f aimervis autant ^ ajoute-
t-il , exiger quun enfant eut cinq pieds de haut ,
que du jugement à dix ans.
VI. Sans doute , M. T. C. F. , que le jugement
humain a ses proj^rès et ne se forme que par de-
grés : mais s ensuit-il donc qu à lâge de dix ans
• un enfant ne counoisse point la différence du
bien et du mal, qu'il confonde la sagesse avec
jja folie , la bonté avec la barbarie , la veitu avec
le vice? Quoi ! à cet âge il ne sentira pas qu'obéir
à son père est un bien , que lui désobéir est un
mal! Le prétendre , M. T. G. F. , c'est calomnier
la nature humaine en lui attribuant une stupi-
dité qu'elle n'a point. .
VIÏ. " Tout enfant ({ui croit en Dieu , dit en-
<( core cet auteur ^ est idolâtre ou antbropomor-
« phite. » Mais, sil est idolâtre, il croit donc
plusieurs dieux; il attribue donc la nature divine
à des simulacres insensibles. S'il n'est ([u'antbro-
MANDEMENT. l^-j
pomoiphite, en reconnoissant le vrai Dieu il lui
donne un corps. Or on ne peut supposer ni
l'un ni l'autre dans un enfant qui a reçu une
éducation chrétienne. Que si l'éducation a été
vicieuse à cet égard, il est souverainement in-
juste d'imputer à la religion ce qui n'est que la
faute de ceux qui l'enseignent mal. Au surplus,
î âge de dix ans n'est point làge dun philosophe :
un enfant, quoique bien instruit, peut s'expli-
quer mal; mais en lui inculquant que la Divi-
nité n'est rien de ce qui tombe ou de ce qui peut
tomber sous les sens , que c'est une intelligence
infinie, qui , douée d'une puissance suprême ,
exécute tout ce qui lui plaît , on lui donne de
Dieu une notion assortie à la portée de son ju-
gement. Il nest pas douteux qu'un athée, par
ses sophismes , viendra facilement à bout de
troubler les idées de ce jeune croyant ; mais
toute l'adresse du sophiste ne fera certainement
pas que cet enfant , lorsquil croit en Dieu, soit
idolâtre ou anthropomorphite , c est-à-dire qu'il
ne croie que l'existence d'une chimère.
VIII. L'auteur va plus loin , M. T. G. F. ; il v^ ac-
corde pas même à un jeune homme de quinze
ans la capacité de croire en Dieu. L homme ne
saura donc pas même à cet âge s'il y a un Dieu
ou s il n'y en a point ; toute la nature aura beau
annoncer la gloire de son créateur, il n'enten-
dra rien à son langage ! il existera sans savoir à
quoi il doit son existepce ! et ce sera la saine
î48 MA?ïDEMENT.
raison elle-mcnie qui le plongera dans ces ténè-
bres ! C'est ainsi , M. T. G. F. , que 1 aveugle im-
piété voudroit pouvoir obscurcir de ses noires
vapeurs le flambeau que la religion présente à
tous les âges de la vie humaine. Saint Augustin
raisonnoit bien sur d'autres principes, quand il
disoit , en parlant des premières années de sa
jeunesse , « Je tombai dès ce temps-là , Seigneur ,
« entre les mains de quelques uns de ceux qui
(f ont soin de vous invoquer; et je compris, par
« ce qu'ils me disoient de vous et selon les idées
« quej'étois capable de m'en former à cet âge-là,
« que vous étiez quelque chose de grand , et
« qu'encore que vous fussiez invisible et hors de
u la portée de nos sens , aous pouviez nous exau-
«< cer et nous secourir. Aussi commen^ai-je, dès
« mon enfance , à vous prier et vous regarder
«comme mon recours et mon appui, et, à
« mesure que ma langue se dénouoit , j'em-
" ployois ses premiers mouvements à vous in-
« voquer (i). »
IX. Continuons, M. T. C. F., de relever les
paradoxes étranges de fauteur d Emile, Après
avoir réduit les jeunes gens à une ignorance si
profonde par rapport aux attributs et aux droits
de la Divinité, leur accordera- 1 -il du moins
lavantagc de se connoître eux-mêmes:' Sauront-
ils si leur ame est une substance absolument
(i) Llb. I. Conf'ess. cap. ix.
MANDEMENT. l ^g
distinguëe de la matière:^ ou se rerfanleront-ib
comme des êtres purement matériels et soumis
aux seules lois du mécanisme? L'auteur d'^m^Ve
doute qu'à dix-huit ans il soit encore temps que
son élève apprenne s il a une ame : il pense que,
s'il l'apprend plus tôt^ il court risque de ne le
savoir jamais. Ne veut -il pas du moins que la
jeunesse soit susceptible de la connoissance de
ses devoirs? Non : à Ten croire, il riy a que des
objets physiques qui puissent intéresser les enfants^
sur-tout ceux dont on n'a pas éveillé la vanité,
et qu'on n'a pas corrompus d avance par le poi-
son de T opinion: il veut en conséquence que
tous les soins de la première éducation soient
appliqués à ce qu'il y a dans l'homme de maté-
riel et de terrestre: Exercez, dit-il, son corps,
ses organes , ses sens, ses forces; mais tenez son
ame oisive autant quil se pourra. C'est que
cette oisiveté lui a paru nécessaire pour disposer
lame aux erreurs qu'il se proposoit de lui in-
culquer. Mais ne vouloir enseigner la sagesse à
l'homme que dans le temps où il sera dominé
par la fougue des passions naissantes, n'est-ce
pas la lui présenter dans le dessein qu'il la re-
jette ?
X. Qu'une semblable éducation , M, T. C. F. ,
est opposée à celle que prescrivent de concert
la vraie religion et la saine raison! Toutes deux
veulent (ju'un maître sage et vigilant épie en
quelque sorte dans son élève les premières lucurs^
l5o MANDEMENT,
de l'intelligence pour loccuper des attraits de
la vérité, les premiers mouvements du cœur
pour le fixer par les charmes de la vertu. Com-
bien en effet n est -il pas plus avantageux de
prévenir les obstacles, que d'avoir à les sur-
monter.^ Combien n est -il pas à craindre que,
si les impressions du vice précédent les leçons
de la vertu , l'homme parvenu à un certain âge
ne manque de courage ou de volonté pour résis-
ter au vice? Une heureuse expérience ne prouve-
t-ellepas tous les jours qu'après les dérèglements
d'une jeunesse imprudente et emportée on re-
vient enfin aux bons principes qu'on a reçus
dans l'enfance?
XL Au reste, M. T. C. F., ne soyons point
surpris que l'auteur di Emile remette à un temps
si reculé Iti connoissance de lexistence de Dieu,
il ne la croit pas nécessaire au salut. « Il est
« clair, dit-il par V organe d'un personnage chi-
« mérique^ il est clair que tel homme, parvenu
« jusqu'à la vieillesse sans croire en Dieu , ne
« sera pas pour cela privé de sa présence dans
«l'autre, si son aveuglement n'a point été vo-
it lontaire, et je dis quil ne lest pas toujours. »
Remarquez, M. T. C. F., qu'il ne s'agit point ici
d'un homme qui seroit dépourvu de l'usage de
sa raison, mais uniquement de celui dont la rai-
son ne seroit point aidée de linstruction. Or une
telle prétention est souverainement absurde ,
sur-tout dans le système d'un écrivain qui sou-
MANDEMENT. iSî
tient que la raison est absolument saine. Saint
Paul assure qu'entre les philosophes païens plu-
sieurs sont parvenus, par les seules forces de la
raison, à la connoissance du vrai Dieu. < Ce qui
u peut être connu de Dieu, dit cet apôtre, leur
« a été manifesté, Dieu le leur ayant fait con-
« noître, la considération des choses qui ont été
" faites dès la création du monde leur ayant
« rendu visible ce qui est invisible en Dieu , sa
«puissance même éternelle et sa divinité; en
« sorte qu'ils sont sans excuse, puisqu'ayant con-
« nu Dieu, ils ne fout point {glorifié comme Dieu
« et ne lui ont point rendu grâces : mais ils se
« sont perdus dans la vanité de leur raisonne-
« ment, et leur esprit insensé a été obscurci; en
« se disant sages ils sont devenus fous (i). »
XII. Or, si tel a été le crime de ces hommes,
lesquels, bien qu'assujettis par les préjugés de
leur éducation au culte des idoles, n ont pas
laissé d'atteindre à la connoissance de Dieu , com-
ment ceux qui n'ont point de pareils obstacles à
vaincre seroient-ils innocents et justes au point
(i) « Quod notum est Dci manifestiim est in illis : Deus
«enim illis manifestavit. Invisibilia enim ipsius, a crea-
« tiira mundi, per ea quœ facta sunt, inlellocta ronspi-
«ciunt\ir,scmpileina quoque ejus virtus et divinitas, ita
u ut sint inexcusabiles , quia cùm GOgnovissent Deuin ,
«non sicut Deum glurificavcrunl , ant {jratias ofyerunt ,
<i sed evanuerunt in co{jitationihus suis, et obscuratiini
«est insipiens cor eorurn ; diccntes enim se esse sapien-
« tes , stulti facli sunt. '> llom. c. i , v. 19 , 2ti.
l52 MANDEMEIST.
de mériter de jouir de la présence de Dieu dans
1 autre vie? Comment seroient-ils excusables
(avec une raison saine telle que l'auteur la sup-
pose) d'avoir joui durant cette vie du grand
spectacle de la nature, et d avoir cependant mé-
connu celui qui l'a créée, qui la conserve et la
gouverne?
XIII. Le même écrivain, M. T. C. F., em-
brasse ouvertement le scepticisme par rapport
à la création et à l'unité de Dieu. '< Je sais, fait-il
« dire encore au personnage supposé qui lui sert
udorgane , je sais que le monde est gouverné
« par une volonté puissante et sage; je le vois,
" ou plutôt je le sens, et cela m'importe à savoir.
« Mais ce même monde est-il éternel, ou créé? y
« a-t-il un principe unique des choses? y en a-t-il
« deux ou plusieurs, et quelle est leur nature? Je
«i n en sais rien , et que m importe?... Je renonce à
tt des questions oiseuses, qui peuvent inquiéter
«mon amour-propre, mais qui sont inutiles à
u ma conduite et supérieures à ma raison ." Que
veut donc dire cet auteur téméraiie? Il croit que
le monde est gouverné par une volonté puis-
sante et sage; il avoue que cela lui importe à
savoir, et cependant il ne sait^ dit-il, s il nj a
qu'un seul principe des choses ou s'il y en a plu-
sieurs, et il prétend qu'il lui importe peu de le
savoir. S'il y a une volonté puissante et sage qui
gouverne le monde, est-il concevable qu'elle ne
soit pas Tunique principe des choses? et peut-il
MANDEMENT. 1 53
être plus important de savoir Tun que l'autre?
Quel langage contradictoire! Il ne sait quelle est
la nature de Dieu, et bientôt après il reconnoît
que cet Être suprême est doué d'intelligence, de
puissance, de volonté et de bonté. N'est-ce donc
pas là avoir une idée de la nature divine? L'u-
nité de Dieu lui paroît une question oiseuse et
supérieure à sa raison ; comme si la multiplicité
des dieux n étoit pas la plus grande de toutes les
absurdités! La pluralité des dieux, dit énergi-
quement Tertullien , est une nullité de Dieu (i);
admettre un Dieu, c'est admettre un Etre su-
prême et indépendant auquel tous les autres
êtres soient subordonnés. Il implique donc qu'il
y ait plusieurs dieux.
XIV. Il n'est pas étonnant , M. T. C. F. , qu'un
homme qui donne dans de pareils écarts tou-
chant la Divinité s'élève contre la religion qu'elle
nous a révélée. A l'entendre, toutes les révéla-
tions en général ne font que dégrader Dieu en
lui donnant des passions humaines . Loin d'é-
claircir les notions du grand Etre^ poursuit-il ,
je vois que les dogmes particuliers les embrouil-
lent; que , loin de les ennoblir , ils les avilissent ;
quaux mystères inconcevables qui les environ-
nent, ils ajoutent des contradictions absurdes.
C'est bien plutôt à cet auteur, M. T. G. F., qu'on
(i) «Deus cùm summum magnum sit, reciè veritas
(I nostra pronuntiavit : Deus si non unus est, non est. k
Tertul. aclvers. Marcionem , lib. I.
l54 MANDEMENT,
peut reprocher linconséquence et rabsurdité.
G est bien lui qui tléfjrade Dieu , qui embrouille
et qui avilit les notions du grand Etre, puisqu'il
attaque directement son essence en révoquant
en doute son unité.
XV. Il a senti que la vérité de la révélation
chrétienne étoit prouvée par des faits; mais les
miracles formant une des principales preuves
de cette révélation , et ces miracles nous ayant
été transmis par la voie des témoi^^nages, il s'é-
crie : Quoi! toujours des témoignages humains!
toujours des hommes qui me rapportent ce que
d'autres hommes ont rapporté! Que d'hommes
entre Dieu et moi ! Pour que cette plainte fût
sensée, M. T. G. F., il faudroit pouvoir con-
clure que la révélation est fausse dès qu'elle n'a
point été faite à chaque homme en particulier;
il faudroit pouvoir dire : Dieu ne peut e.\i{T;er
de moi que je croie ce qu'on m'assure qu'il a
dit, dès que ce n'est pas directement à moi qu'il
a adressé sa parole. Mais n'est-il donc pas une
infinité de faits, même antérieurs à celui de la
révélation chrétienne, dont il seroit absurde de
douter? Par quelle autre voie que par celle des
témoif^naf^fes humains l'auteur lui-même a-t-il
donc connu cette Sparte, cette Athènes , cette
Rome doiu il vante si souvent et avec tant d'as-
surance les lois, les mœurs et les héros? Que
d'hommes entre lui et les événements qui con-
cernent lés orifjines et la fortune de ces ancien-
MANDEMENT. l55
nés républiques ! Que d'hommes entre lui et les
historiens qui ont conservé la mémoire de ces
événements ! Son scepticisme n est donc ici fondé
que sur l'intérêt de son incrédulité,
«XVI, Qu'uh homme, ajoute-t-il plus loin,
« vienne nous tenir ce lan^a^ife : Mortels , je
« vous annonce les volontés du Très-Iîaut ; re-
<f connoissez à ma voix celui qui m'envoie. J'or-
« donne au soleil de changer sa course , aux
" étoiles de former un autre arrangement , aux
« montagnes de s'aplanir, aux flots de s'élever,
" à la terre de prendre un autre aspect : à ces
« merveilles, qui ne reconnoîtra pas à l'instant le
« maître de la nature? » Qui ne croiroit , M. T.
G, F., que celui qui s'exprime de la sorte ne de-
mande qu'à voir des miracles pour être chré-
tien? Ecoutez toutefois ce qu'il ajoute : « Reste
« enfin, dit-il, l'examen le plus important dans
« la doctrine annoncée... Après avoir prouvé la
« doctrine par le miracle, il faut prouver le mi-
« racle par la doctrine... Or que faire en pareil
(I cas? Une seule chose : revenir au raisonne-
« ment , et laisser là les miracles. Mieux eût-il
« valu n'y pas recourir, » C'est dire : Qu'on me
montre des miracles, et je croirai; qu'on me
montre des miracles, et je refuserai encore de
croire. Quelle inconséquence! quelle absurdité!
Mais apprenez donc une bonne fois , M. T. C. F. ,
que dans la question des miracles on ne se per-
met point le sophisme reproché par l'auteur du
l56 MANDEMENT,
livre de l'Education. Quand une doctrine est re-
connue vraie , divine , fondée sur une révélation
certaine, on s'en sert pour juger des miracles,
c'est-à-dire pour rejeter les prétendus prodiges
que des imposteurs voudroient opposer à cette
doctrine. Quand il s'agit d'une doctrine nouvelle
qu'on annonce comme émanée du sein du Dieu,
les miracles sont produits en preuves ; c'est-à-
dire que celui qui prend la qualité d'envoyé du
Très-Haut confirme sa mission , sa prédication
par des miracles qui sont le témoignage même
de la Divinité. Ainsi la doctrine et les miracles
sont des arguments respectil's dont on lait usage
selon les divers points de vue où 1 on se place
dans l'étude et dans renseignement de la reli-
gion. Il ne se trouve là ni abus du raisonnement,
ni sophisme ridicule , ni cercle vicieux. C'est ce
qu'on a démontré cent fois; et il est probable
que l'auteur d'Emile n'ignore pointées démons-
trations : mais, dans le plan quil s'est fait d en-
velopper de nuages toute religion révélée, toute
opération surnaturelle , il nous impute maligne-
ment des procédés qui déshonorent la raison ; il
nous représente comme des enthousiastes, rpiun
faux zèle aveugle au point de prouver deux prin-
cipes l'un par l'autre sans diversité d'objets ni
de méthode. Où est donc, M. T. C. F. , la bonne-
foi philosophique dont se pare cet écrivain ?
XVII. On croiroit qu'après les plus grands
efforts pour décréditer les témoignages humains
MANDEMENT. liyj
qui attestent la révélation chrétienne, le même
auteur y défère cependant de la manière la plus
positive, la plus solennelle. Il faut, pour vous
en convaincre, M. T. G. F., et en même temps
pour vous édifier, mettre sous vos yeux cet en-
droit de son ouvrafje : « J'avoue que la majesté
« de l'écriture m'étonne ; la sainteté de l'écriture
« parle à mon cœur. Voyez les livres des philo-
« soplies : avec toute leur pompe, quils sont
»( petits auprès de celui-là ! Se peut-il qu'un livre^
« à-la-fois si sublime et si simple , soit l'ouvrage
« des hommes? Se peut-il que celui dont il fait
« Ihistoire ne soit quun homme lui-même^ Est-
« ce là le ton d'un enthousiaste, ou d'un ambi-
« lieux sectaire? Quelle douceur! quelle pureté
« dans ses mœurs! quelle grâce touchante dans
« ses instructions ! quelle élévation dans ses ma-
"ximes! quelle profonde sagesse dans ses dis-
« cours ! quelle présence d'esprit , quelle finesse
« et quelle justesse dans ses réponses ! quel em-
« pire sur ses passions ! Où est l'homme , où est
«le sage qui sait agir, souffrir et mourir sans
« foiblesse et sans ostentation ?... Oui , si la vie et
<( la mort de Socrate sont d un sage , la vie et la
« mort de Jésus sont d'un Dieu. Dirons-nous que
(f fhistoire de l'évangile est inventée à plaisir?,..
« Ce n'est pas ainsi qu'on invente ; et les faits de
« Socrate, dont personne ne doute, sont moins
« attestés que ceux de Jésus-Christ... Il seroit
« plus inconcevable que plusieurs hommes d'ac-
« cord eussent fabriqué ce livre , qu'il ne l'est
l58 MA^SDEMENT.
« qu'un seul en ait fourni le sujet. Jamais les
« auteurs juifs neussent trouvé ce ton ni cette
« morale; et levangile a des caractères de vérité
« si grands, si frappants, si parfaitement inimi-
« tables , que linventeur en seroit plus étonnant
« que le héros. » Il seroit difficile, M. T. G. F. ,
de rendre un plus bel hommage à l'authenticité
de l'évangile. Cependant fauteur ne la reconnoît
qu'en conséquence des témoignages humains. Ce
sont toujours des hommes qui lui rapportent ce
que d'autres hommes ont rapporté. Que d'hom-
mes entre Dieu et lui ! Le voilà donc bien évi-
demment en contradiction avec lui-même ; le
voilà confondu par ses propres aveux. Par quel
étrange aveuglement a-t-il donc pu ajouter :
« Avec tout cela ce même évangile est plein de
" choses incroyables, de choses qui répugnent à
ii la raison , et qu'il est impossible à tout homme
« sensé de concevoir ni d'admettre. Que faire au
« milieu de toutes ces contradictions? Etre_tou-
« jours modeste et circonspect... Respecter en
« silence ce qu'on ne sauroit ni rejeter ni com-
M prendre , et s humilier devant le grand Etre
i< qui seul sait la vérité. Voilà le scepticisme invo-
« lontaire où je suis resté. » Mais le scepticisme,
M. T. G. F. , peut-il donc être involontaire, lors-
qu'on refuse de se soumettre à la doctrine d un
livre qui ne sauroit être inventé par les hommes,
lorsque ce livre porte des caractères de vérité si
grands, si frappants, si parfaitement inimitables,
que fiuvenlcur en seroit plus étonnant que le
MANDEMENT. 1 5^
héros? G est Lien ici qu'on peut dire que V iniquité
a menti contre elle-même (i).
XVm. II semble, M. T. G. F., que cet auteur
n a rejeté la révélation que pour sen tenir à la
religion naturelle : « Ge que Dieu veut qu'un
" homme fasse, dit-il^ il ne le lui fait pas dire par
" un autre homme, il le lui dit à lui-même, il
« lecrit au fond de son cœur, " Quoi donc ! Dieu
n a-t-il pas écrit au fond de nos cœurs lobliga-
tion de se soumettre à lui dès que nous sommes
sûrs que c'est lui qui a parlé? Or, quelle certi-
tude n'avons-nous pas de sa divine parole ! Les
faits de Socratc, dont personne ne doute, sont,
de l'aveu même de l'auteur ô^ Emile ^ moins attes-
tés que ceux de Jésus-Ghrist. La religion natu-
relle conduit donc elle-même à la religion révélée.
Mais est-il bien certain qu'il admette même la
religion naturelle, ou que du moins il en recon-
noisse la nécessité? Non , M. T. G. F. « Si je me
« trompe . dit-il^ cest de bonne foi. Gela me suffit
" pour que mon erreur même ne me soit pas im-
« putée à crime. Quand vous vous tromperiez de
«< même, il y auroit peu de mal à cela. » G'est-à-
dire que , selon lui , il suffit de se persuader qu on
est en possession de la vérité ; que cette persua-
sion, fût-elle accompagnée des plus monstrueuses
erreurs, ne peut jamais être un sujet de lepro-
che ; qu'on doit toujours regarder comme un
(i) «Mentita est iniqniias sibi. » Psal. 2(j , v. i >.
l6o MANDEMENT.
homme sage et religieux celui qui , adoptant les
erreurs mêmes de l'athéisme , dira qu'il est de
bonne foi. Or, n'est-ce pas là ouvrir la porte à
toutes les superstitions , à tous les systèmes fana-
tiques , à tous les délires de l'esprit humain ?
N'est-ce pas permettre qu'il y ait dans le monde
autant de religions, de cultes divins, qu'on y
compte d'habitants? Ah! M. T. G. F. , ne prenez
point le change sur ce point. La bonne-foi n'est
estimable que quand elle est éclairée et docile.
Il nous est ordonné d'étudier notre religion , et
de croire avec simplicité. ISous avons pour ga-
rant des promesses l'autorité de l'église. Appre-
nons à la bien connoître, et jetons-nous ensuite
dans son sein. Alors nous pourrons compter
sur notre bonne-foi, vivre dans la paix, et atten-
dre sans trouble le moment de la lumière éter-
nelle.
XIX. Quelle insigne mauvaise foi n'éclate pas
encore dans la manière dont lincrédule que nous
réfutons fait raisonner le chrétien et le catho-
lique ! Quels discours pleins d'inepties ne prête-
t-il pas à lun et à l'autro pour les rendre mépri-
sables ! 11 imagine un dialogue entre un chrétien ,
qu'il traite d'inspiré , et lincrédule, qu'il qualifie
de raisonneur; et voici comme il fait parler le
premier : < La raison' vous apprend que le tout
Il est plus grand que sa partie : mais moi, je vous
« apprends de la part de Dieu que c'est la partie
« qui est plus grande que le tout. " A quoi lin-
MANDEMEiNT. ifil
crédule répond : « Et qui êtes-vous pour uToser
« dire que Dieu se contredit? et à qui croirai-je
« par préférence , de lui qui m'apprend par la
«raison des vérités éternelles, ou de vous qui
« m'annoncez de sa part une absurdité? »
XX. Mais de quel front, M. T. G. F. , ose-t-on
prêter au chrétien un pareil langage? Le Dieu
de la raison , disons-nous , est aussi le Dieu de
la révélation. La raison et la révélation sont les
deux organes par lesquels il lui a plu de se
faire entendre aux hommes, soit pour les in-
struire de la vérité, soit pour leur intimer ses
ordres. Si lun de ces deux organes étoit opposé
à lautre , il est constant que Dieu seroit eu con-
tradiction avec lui-même. Mais Dieu se contre-
dit-il parcequ'il commande de croire des vérités
incompréhensibles? Vous dites, 6 impies, que
lés dogmes que nous regardons comme révélés
combattent les vérités éternelles : mais il ne suf-
fit pas de le dire. S'il vous étoit possible de le
prouver , il y a long-temps que vous l'auriez fait,
et que vous auriez poussé des cris de victoire.
XXL La mauvaise foi de l'auteur dFmile
n'est pas moins révoltante dans le langage qu il
fait tenir à un catholique prétendu : « ISos ca-
« tholiques , lui fait-il dire , Ibnt grand bruit de
«l'autorité de l'église; mais que gagnent -ils à
« cela, s il leur faut un aussi grand appareil de
« preuves pour établir celte autorité , qu aux au-
l62 MANDEMENT.
« très sectes pour établir directement leur doc-
« ti ine? L éfi[lise décide (jue 1 église a droit de déci-
" der : ne voilà-t-il pas une autorité bien prou-
« vée?' Quinecroiroit , M.T. C.F.,àentendrecet
imposteur, que 1 autorité de 1 église n'est prou-
vée que par ses propres décisions , et (ju elle
procède ainsi : Je décide que je suis infaillible ^
donc je le suis ^ imputation calomnieuse, M. T.
C F. La constitution du christianisme, 1 esprit
de révanj^,ile, les erreurs mêmes et la foiblesse
de l'esprit humain tendent à démontrer que Té-
j^lisc, établie par Jésus-Christ, est une église in-
faillible. Nous assurons que, comme ce divin
]ég;islateur a toujours enseigné la vérité , son
église renseigne aussi toujours. Nous prouvons
donc l'autorité de 1 église, non par 1 autorité de
1 <>glise , mais par celle de .lésus-Christ , procédé
non moins exact que celui cpi on nous reproche
est ridicule et insensé.
XXlf . Ce n est pas d'aujourd'hui , M. T. C. F.,
que lesprit dirréligion est uu esprit d'indépen-
dance et de ré\oltc. Kt comment en eilet ces
hommes audacieux , (|ui rcliisent de se sdu-
mettre à 1 autorité de 1 >ieu même, respecte-
roient-ils celle des rois (|ui sont les images de
Dieu , ou celle des magistrats qui sont les images
des rois i' « Songe , dit iauleur d' Emile à son
»< élève , qu'elle (l'espèce humaine ) est composée
«essentiellement de la collection des peuples;
" que (piand tous les rois... en seroient ôtés, il
MANDEMENT. l63
« n'y paroîtroit guère , et que les choses n'en
« iroient pas plus mal... Toujours, dit -il plus
« loin , la multitude sera sacrifiée au petit nom-
« bre et Tintérêt public à 1 intérêt particulier:
« toujours ces noms spécieux de justice et de su-
if bordination serviront d'instrument à la vio-
•< lence et d armes à l'iniquité. D'où il suit, con-
« tinue-t-il ^ que les ordres distingués , qui se pré-
« tendent utiles aux autres , ne sont en effet
« utiles qu'à eux-mêmes aux dépens des autres.
« Par oit Ion doit juger de la considération qui
« leur est due selon la justice et la raison. »
Ainsi donc , M. T. C. F. , l'impiété ose critiquer
les intentions de ç.^\w\parqui régnent les rois(^i);
ainsi elle se plaît à euipoisonner les sources de
la félicité publique , en soufflant des maximes
qui ne tendent qu'à produire l'anarchie et tous
les malheurs qui en sont la suite. Mais que vous
dit la religion ? Crai^/iez Dieu , respectez le
roi... (2) Que tout homme soit soumis aux puis-
sances supérieures : car il ri y a point de puis-
sance qui ne vienne de Dieu ; et c'est lui qui a
établi toutes celles qui sont dans le monde. Qui'
conque résiste donc aux puissances résiste à Cor'
dre de Dieu , et ceux qui y résistent attirent la
condamnation sur eux-mêmes (3).
(1) « Pcr ine rejjes re(;n;înt. " Prov. c. viif, v. i5.
(y.) Il Deum limele : rcgem honorificale. » \. 1^ î. c. ii.
V. 17.
(3) ((Oinnis anima potestatibus Ruhliinioribus sulxlita
<i sit : non est cniin poleslas nisi a Deo : tjuix; autt-in suni .
î64 MANDEMENT.
XXIII. Oui, M. T. C. F. , dant tout ce qui est
de Tordre civil, vous devez obéir au prince et à
ceux qui exercent son autorité comme à Dieu
même. Les seuls intérêts de 1 Être suprême peu-
vent mettre des lîornes à votre soumission ; et si
on vouloit vous punir de votre fidélité à ses or-
dres, vous devriez encore souffrir avec patience
et sans murmure. Les Néron, lesDomitien eux-
mêmes , qui aimèrent mieux être les fléaux de la
terre que les pères de leurs peuples , n etoient
comptables qu à Dieu de l'abus de leur puissance.
Les chrétiens y dit saint Auf^ustin , leur obéis-
soient dans le temps à cause du Dieu de l' éter-
nité {\).
XXIV, Nous ne vous avons exposé, M. T. C.
F., qu'une partie des impiétés contenues dans
ce traité de Xéducation ^ ouvrage également di-
gne des anatliêmes de 1 église et de la sévérité
des lois. Et que faut-il de plus pour vous en in-
spirer une juste horreur? Malheur à vous, mal-
heur à la société, si vos enfants étoient élevés
d'après les principes de 1 auteur d /://i//e.' Comme
il n'y a que Ja religion qui nous ait appris à con-
noître l'homme, sa grandeur, sa misère, sa des-
« a Deo ordinatae sunt. Itaquc, qui resisiit potestati, Dei
uordinationi resisiit. Q»ii auteui rosistunt, ipsi sibi dam-
« nalionem acquirunt. <> Rom. c. xiii , v. i , ?..
(i) uSubditi erant propter Dominuni aîteinum , eiiaui
«domino temporali. " Auj;. Enarrat. in psal. \i\.
MANDEMENT. l65
linée future, il n'appartient aussi qu'à elle seule
de former sa raison , de perfectionner ses mœurs,
de lui procurer un bonheur solide dans cette
vie et dans l'autre. Nous savons, M. T. G. F.,
combien une éducation vraiment chrétienne est
délicate et laborieuse : que de lumière et de pru-
dence n'exige-t elle pas ! quel admirable mélanfje
de douceur et de fermeté ! quelle sagacité pour
se proportionner à la différence des conditions,
des â^es, des tempéraments et des caractères ,
sans s'écarter jamais en rien des régies du de-
voir! quel zèle et quelle patience pour faire fruc-
tifier dans déjeunes cœurs le germe précieux de
l'innocence, pour en déraciner , autant qu'il est
possible, ces penchants vicieux qui sont les tris-
tes effets de notre corruption héréditaire , en un
mot pour leur apprendre, suivant la morale de
saint Paul , à vivre en ce monde avec tempérance ,
selon la justice et avec piété , en attendant la
béatitude que nous espérons (i)/ Nous disons
donc à tous ceux qui sont chargés du soin éga-
lement pénible et honorable (félever la jeunesse :
Plantez et arrosez, dans la ferme espérance que
le Seigneur, secondant votre travail, donnera
l'accroissement; insistez à temps et à contre-
temps^ selon le conseil du même apôtre; usez de
réprimande, d'exhortation^ de paroles sévères ^
(i) « Erudiens nos, ut, abncgantes inipietatcra et sœcu-
« laria desideria , sobriè , et juste, et piè vivamus in hoo
« SiTCulo, expectantesbeatam speni. Il Tit. c. II , V. 12, i3.
l66 MAISDEMENT.
sans perdre patience et sans cesser d instruire (i).'
Sur-tout, 'joignez l'exemple à l'instruction: 1 in-
struction sans lexemple est un opprobre pour
celui (pii la donne , et un sujet de scandale pour
celui qui la reçoit. Que le pieux et charitable
Tobie soit votre modèle : Recommandez a^'ec
soin à vos enfants de faire des œuvres de justice
et des aumônes, de se souvenir de Dieu , et de le
bénir en tout temps dans la 'vérité et de toutes leurs
forces {i) ; et votre postérité, comme celle de ce
saint patriarche , sera aimée de Dieu et des hom-
mes (3).
XXV. Mais en quel temps l'éducation doit-
elle commencer? Dès les premiers rayons de
l'intelligence : et ces rayons sont quelquefois
prématurés. Formez Venfant à l'entrée de sa
'voie , dit le Sage , dans sa vieillesse même il
ne s'en écartera point (4). Tel est en elïet le
(i) (i Insta opportune, importuné; argue, obseci'a ,
(( increpa in omnl patientia et doctrina. » H. Tiuiot. c. iv ,
V. I , a.
{p.) «Filiis vestris mandate ut faciant justitias et elee-
« mosynas , ut sint memores Dei et benedicant eum in
((omni tempore, in veritate et in tota virtute sua.» Tob.
c. XIV, V. I 1.
(3) «Omnis autem cognatio ejus, et omnis generatio
«ejus in bona vita et in sancta convcrsatione permansit,
« ita ut accopti cssent tam Deo quàm bominibus et cunctis
« babitatoribus in terra. » Ibid. v. \'j.
(4) " Adob^sccns juxta viam suani , etiam cùm senuerit
«non recedotab ea. » Prov. c. xxii, v. 6.
MANDEMENT. 167
cours ordinaire de la vie humaine ; au milieu du
délire des passions et dans le sein du libertinage ,
les principes d'une éducation chrétienne sont
une lumière qui se ranime par intervalle pour
découvrir au pécheur toute Thorreur de Tabyme
où il est plongé et lui en montrer les issues.
Combien encore une fois qui, après les écarts
d'une jeunesse licencieuse, sont rentrés, par lini-
pression de cette lumière , dans les routes de la
sagesse, et ont honoré par des vertus tardives ,
mais sincères ; lliumanité , la patrie et la reli-
gion !
XXVI. Il nous reste , en finissant , M. T. G. F. ,
à vous conjurer par les entrailles de la miséri-
corde de Dieu de vous attacher inviolablement
à cette religion sainte dans laquelle vous avez
eu le bonheur tlêtre élevés, de vous soutenir
contre le débordement d'une philosophie insen-
sée, qui ne se propose rien moins que d'envahir
l'héritage de Jesus-Gbrist , de rendre ses pro-
messes vaines, et de le mettre au rang de ces
fondateurs de religion dont la doctrine frivole
ou pernicieuse a prouvé l'imposture. La foi n'est
méprisée,, abandonnée , insultée, que par ceux
qui ne la connoissent pas, ou dont elle gêne les
désordres. Mais les poites de fenlér ne prévau-
dront jamais contre elle. L'éfiUse chrétienne et
catholique est le commencement de l'enqure
éternel de Jésus-Christ. lUen de plus jort qii elle y
s'écrie salut Jean Damascène \ cat un rocker qua
l68 MANDEMENT.
les flots ne renversent point ; c'est une montagne
que rien ne peut détruire (i).
XXVII, A ces causes , vu le livre qui a pour
titre , Emile ou de V éducation ^ par J. J. Rous-
seau , citoyen de Genève , à Amsterdam , chez
Jean Néaulme^ libraire ^ 1762; après avoir pris
l'avis (le plusieurs personnes distinfjuées par
leur piété et par leur savoir, le saint nom de
Dieu invoqué , nous condamnons ledit livre
comme contenant une doctrine abominal)lc ,
propre à renverser la loi naturelle et à détruire
les fondements de la relif^ion chrétienne , éta-
blissant des maximes contraires à la morale
évangélique ; tendant à troubler la paix des
états , à révolter les sujets contre 1 autorité de
leur souverain ; comme contenant un très ^rand
nombre de propositions respectivement fausses,
scan'laleuses , pleines de haine contre 1 é(^lise et
ses miuistres, dérojjeantes au respect dû à 1 écri-
ture sainte et à la tradition de 1 é(^lise, erronées,
impies , blasphématoires et hérétiques. En con-
séquence nous défendons très expressément à
toutes personnes de notre diocèse de lire ou re-
tenir ledit livre , sous les peines de droit. Et sera
notre présent mandement lu nu prône des nies-
.ses paroissiales des églises de la ville, faubourgs
(1) "Nihil ecclesià valcntius, rnpp fortior est... Semper
(<vi{;et. Cur oam scriptura montcm a|)pellavit? utiquc
it quia cverti non potest. v Damasc. tom. II, |>ag, 4^2,
MANDEMENT. 169
et diocèse de Paris, publié et affiché par -tout
où besoin sera. Donné à Paris , en notre palais
archiépiscopal , le virifîftième jour d'août mil
sept cent soixante-deux.
Signé fCHRISTOPHE,
archevêque de Parij.
Par Monseigneur,
DE h^ TOUCHE
LETTRES
ECRITES
DE LA MONTAGNE.
VITAM IMPENDERE A'ERO.
Sacrifier ma vie à la Terité.
AVERTISSEMENT.
i_^'EST revenir tard, je le sens, sur un sujet trop re-
battu, et déjà presque oublié. Mon état, qui ne me
permet plus aucun travail suivi , mon aversion pour
le genre polémique , ont causé ma lenteur à écrire et
ma répugnance à publier. Jaurois même tout-à-fait
supprimé ces lettres, ou plutôt je ne les aurois point
écrites, s'il n'eût été question que de moi; mais ma
patrie ne m'est pas tellement devenue étrangère, que
je puisse voir tranquillement opprimer ses citovens,
sur-tout lorsqu'ils nont compromis leurs droits qu'en
défendant ma cause. Je serois le dernier des hommes,
si, dans une telle occasion, j'écoutois un sentiment qui
n'est plus ni douceur ni patience, mais foiblesse et lâ-
cheté, dans celui qu'il empêche de reniplir son devoir.
Rien de moins important pour le public , j'en con-
viens, que la matière de ces lettres. La constitutien
d'une petite république , le sort d'un petit particulier,
l'exposé de quelques injustices, la réfutation de quel-
ques sophism es; tout cela n'a rien en soi d'assez con-
sidérable pour mériter beaucoup de lecteurs : mais si
mes sujets sont petits, mes objets sont grands, et dignes
de l'attention de tout honnête homme. Laissons Ge-
nève à sa place, et Rousseau dans sa dépression ; mais
la religion, mais la liberté, la justice! voilà, qui que
vous soyez, ce qui n'est pas au-dessous de vous.
174 PRÉFxVCE.
Qu'on ne cherche pas même ici dans le style le dé
dommagement de l'aindité de la matière. Ceux que
quelques traits heureux de ma plume ont si fort irrités
trouveront de quoi s'apaiser dans ces lettres. L'hon-
neur de détendre un opprimé eût enflammé mon cœur
si i'avois parlé pour un autre : réduit au triste emploi
de me défendre moi-même, j'ai dû me borner à rai-
sonner; m'échaufler eût été m'avilir. J'aurai donc
trouvé grâce en ce point devant ceux qui s'imaginent
qu'il est essentiel à la vérité d'être dite froidement ;
opinion que pourtant j'ai peine à comprendre. Lors-
qu'une vive persuasion nous anime, le moyen d'em-
plover un langage glacé? Quand Archimcde, tout
transporté, couroit nu dans les rues de Syracuse, en
avoit-il moins trouvé la vérité , parcequ'il se passion-
noit pour elle? Tout au contraire, celui qui la sent ne
peut s'abstenir de l'adorer; celui qui demeure froid ne
l'a pas vue.
Quoi qu'il en soit, je prie les lecteurs de vouloir
Lien mettre à part mon l)eau style, et d'examiner seu-
lement si je raisonne bien on mal; car eniin, de cela
seul qu'un auteur s'exprime en bons termes, je ne vois
pas comment il peut s'ensuivre que cet auteur ne sait
ce qu'il dit.
LETTRES
ÉCRITES
DE LA MONTAGNE.
PREMIERE PARTIE.
LETTRE PREMIERE.
Non, monsieur , je ne vous blâme point de ne
vous êire pas joint aux représentants pour sou-
tenir ma cause. Loin (lavoir approuvé moi-même
cette démarche, je m'y suis opposé de tout mon
pouvoir, et mes parents s'en sont retirés à ma
sollicitation. Lon sest tu quand il falloit parler;
on a parlé cpiand il ne rostoit qu'à se taire Je
prévis linutilité des représentations , j'en pres-
sentis les conséquences : je jujjeai que leurs sui-
tes inévilahles trouhloroient le repos puhlic, ou
clianjjeroieiit la constitution de létat. Lévcne-
ment a trop justifié mes craintes. Vous voilà
réduits à l alternative qui melfrayoit. La crise
où vous êtes c\i{ifc une autre de Ulcération dont
je ne suis plus iol)jct. iSur ce qui a été lait vous
176 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
demandez ce que vous devez faire : vous consi-
dérez que l'effet de ces démarches , étant relatif
au corps de la bourgeoisie , ne retombera pas
moins sur ceux qui s'en sont abstenus que sur
ceux qui les ont faites. Ainsi , quels qu aient été
d'abord les divers avis, lintérêt commun doit
ici tout réunir. Vos droits réclamés et attaqués
ne peuvent plus demeurer en doute ; il faut qu ils
soient reconnus ou anéantis, et c'est leur évi-
dence qui les met en péril. 11 ne failoit pas ap-
procher le flambeau durant l'orage; mais au-
jourd hui le feu est à la maison.
Quoi(ju'il ne «agisse pi us de mes intérêts, mon
honneur me rend toujours partie dans cette af-
faire; vous le savez , et vous me consultez toute-
fois comme un homme neutre; vous supposez
que le préjugé ne m'aveuglera point , et que la
passion ne me rendra point injuste : je lespère
aussi, mais, dans des circonstances si délicates,
qui peut répondre de soi ? Je sens (ju il m'est
impossible de in'oublier dans une querelle dont
je suis le sujet, et qui a mes malheurs pour
première cause. Que ferai-je donc, monsieur,
pour répondre à votre confiance et justifier vo-
tre estime autant qu il est en moi;' Le voici. Dans
la juste défiance de moi-même , je vous dirai
moins mon avis que mes raisons: vous les pèse-
rez, vous comparerez, et vous choisirez. Faites
plus; défiez-vous toujours , non de mes inten-
tions, Dieu le sait, elles sont pures, mais démon
jugement. L'homme le plus juste , quand il est
PREMIÈRE PARTIE. i-j-j
ulcéré, voit rarement les choses comme elles
sont. Je ne veux sûrement pas vous tromper;
mais je puis me tromper: je le pourrois en toute
autre chose , et cela doit arriver ici plus proha-
Jjlement. Tenez-vous donc sur vos pardes, et
quand je n'aurai pas dix fois raison ne me lac-
cordez pas une.
Voilà, monsieur, la précaution que vous de-
vez prendre, et voici celle que je veux prendre ï\
mon tour. Je commencerai par vous parler de
moi, de mes griefs, des durs procédés de vos
magistrats : quand cela sera fait et que j'aurai
bien soulagé mon cœur , je m'oublierai moi-
même; je vous parlerai de vous, de votre situa-
tion , c'est-à-dire de la république ; et je ne
crois pas trop présumer de moi, si j'espère, au
moyen de cet arrangement, traiter avec équité
la question que vous me faites.
J'ai été outragé d'une manière d'autant plus
cruelle , que je me flattois d'avoir bien mérité de
la patrie. Si ma conduite eût eu besoin de grâce,
je pouvois raisonnablement espérer de fobtenir.
Cependant, avec un empressement sans exem-
ple , sans avertissement , sans citation , sans exa-
men , on s'est hâté de flétrir mes livres : on a fuit
plus, sans égard pour mes malheurs^ pour mes
maux, pour mon état, on a décrété ma per-
soime avec la même précipitation, l'on ne m'a
pas même épargné les termes qu'on emploie
pour, les malfaiteurs. Ces messieurs n'ont pas
été indulgents; ont-ils du moins été justes?' C'est
178 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
ce que je veux rechercher avec vous. Ne vous
effrayez pas, je vous prie, de retendue que je
suis forcé de donner à ces lettres. Dans la multi-
tude de questions qui se présentent, je voudrois
être sohre en paroles : mais, monsieur, quoi
qu'on puisse faire, il en faut pour raisonner.
Rassemhlons d abord les motifs qu'ils ont don-
nés de cotte procédure , non dans le réquisitoire,
non dans 1 arrêt, porté dans le secret, et resté
dans les ténèbres (i), mais dans les réponses du
conseil aux représentations des citoyens et bour-
geois, ou plutôt dans les Lettres écrites de la
campagne , ouvrage qui leur sert de manifeste ,
et dans lequel seul ils daignent raisonner avec
vous.
« Mes livres sont, disent-ils, impies, scanda-
« leux , téméraires, pleins de blasphèmes et de
« calomnies contre la religion. Sous l'apparence
<f des doutes, fauteur y a rassemblé tout ce qui
M peut tendre à saper, ébranler et détruire les
(i~> Ma famille domanda par requête commanication
«le cet arrêt. Voici la réponse.
Du -îb juin 1762.
a En conseil ordinaire ^ vu la présente requête^ arrête'
n qu'il n'y a Lieu d'accorder aux suppliants les fins d'icelle. >»
L U L L I N.
L'arrêt du parlement de Paris fut imprimé aussitôt que
rendu. Imaginez ce que c'est qu'un état libre où l'on tient
cachés de pareils décrets contre l'honneur et la liberté
des citoyens.
PREMIÈRE PARTIE. I-9
" principaux fondements de ia religion chré-
" tienne révélée.
" Ils attaquent tous les gouvernements.
" Ces livres sont d'autant plus dangereux et
« répréhensihles, qu'ils sont écrits en françois du
" style Je plus séducteur, qu'ils paroissent sous
« le nom et la qualification d'un citoyen de Ge-
« néve, et que, selon lintention de l'auteur, l'É-
« mile doit servir de guide aux pères, aux mères,
" aux précepteurs.
" En jugeant ces livres, il n'a pas été possible
« au conseil de ne jeter aucun regard sur celui
« qui en étoit présumé l'auteur. »
Au reste, le décret porté contre moi n'est,
continuent-ils, " ni un jugement, ni une sen-
«tence, mais un simple appointement provi-
« soire, qui laissoit dans leur entier mes excep-
" tions et défenses , et qui , dans le cas prévu ,
« servoit de préparatoire à la procédure pre-
« scrite par les édits et par l'ordonnance ecclé-
« siastique. »
A cela , les représentants , sans entrer dans
l'examen de la doctrine, objectèrent : '< f[ue le
« conseil avoit jugé sans formalités préliminai-
« res ; que l'article LXXXVIII de lordonnance
« ecclésiastique avoit été violé dans ce jugement;
"que la procédure faite en i562 contre Jean
« Morelli à forme de cet article en montroit
« clairement l'usage , et donnoit par cet exemple
« une jurisprudence qu'on n auroit pas dû. mé-
« priser; que cette nouvelle manière de proc«-
l8o LETTRES ECRITES DE LA MONTAGNE.
« der étoit même contraire à la régie du droit
.' naturel admise chez tous les peuples, laquelle
« exige que nul ne soit condamné sans avoir
« été entendu dans ses défenses; qu'on ne peut
« flétrir un ouvrage sans flétrir en même temps
« l'auteur dont il porte le nom ; qu on ne voit
« pas quelles exceptions et défenses il reste à un
»> homme déclaré impie, téméraire, scandaleux
« dans ses écrits, et après la sentence rendue et
« exécutée contre ces mêmes cents, puisque les
« choses nétant point susceptibles d infamie ,
" celle qui résulte de la combustion d un livre
« par la main du bourrau rejaillit nécessaire-
« ment sur Fauteur : d où il suit qu on na pu
« enlever à un citoyen le bien le plus précieux,
« l'honneur; qu'on ne pou voit détruire sa répu-
« tation , son état, sans commencer par l'enten-
« dre; que les ouvrages condamnés cl flétris nié-
" ritoicnt du moins autant de su[)poi t et de to-
« lérance que divers autres écrits oii Ion fait de
« cruelles satires sur la religion , et qui ont été
« répandus et mêtne imprimés dans la ville ;
« qu'enfin , par rapport aux gouvernements , il
« a toujours été permis dans Genève de raison-
« ner librement sur cette matière générale; qu'on
«' n'y défend aucun livre qui en traite ; qu on
« ny flétrit aucun auteur pour en avoir traité,
« quel que soit son sentiment; et (jue , loin d'at-
K taquer le gouvernement de la répu'nlique en
if particulier , je ne laisse échapper aucune occa-
« sien de ri faire l'éloge. »
PREMIÈRE PARTIE. l8l
A ces objections il fut répliqué de la part du
conseil , « que ce n'est point manquer à la refile
« qui veut que nul ne soit condamné sans Ten-
« tendre, que de condamner un livre après en
« avoir pris lecture et Tavoir examiné sulfisam-
« ment; que Tarticle LXXXVTII des ordonnances
« n'est applicable qu à un liomme qui dogmatise,
« et non à un livre destructif de la religion chré-
« tienne; qu'il n est pas vrai que la flétrissure
« d un ouvrage se communique à l'auteur , le-
« quel peut n avoir été qu imprudent ou mal-
« adroit; qu'à 1 égard des ouvrages scandaleux,
" tolérés ou même imprimés dans Genève , il
« n'est pas raisonnable de prétondre que , pour
.( avoir dissimulé quelquefois, un gouvernement
« soit obligé de dissimuler toujours; que d'ail-
'< leurs les livres où l'on ne fait que tourner en
" ridicule la religion ne sont pas à beaucoup près
« aussi punissables que ceux oii sans détour on
« l'attaque par le raisonnement; qu'enfin ce que
'< le conseil doit au maintien de la religion chré-
« tienne dans sa pureté, au bien public, aux
'< lois, et h riionneur du gouvernement, lui ayant
« fait porter cette sentence, ne lui permet ni de
'< la cbanger ni de l'afFoiblir. "
Ce ne sont pas là toutes les raisons, objec-
tions et réponses qui ont été alléguées de part
et d'autre, mais ce sont les principales, et elles
suffisent pour établir par rapport à moi laques-
lion de fait et de droit.
Cependant comme l'objet, ainsi présenté, d^-
l82 LETTRES ÉCIUTES DE LA MONTAGNE.
meure encore un peu vaffue, je vais tâcher de le
fixer avec plus de précision, de peur que vous
n'étendiez ma défense à la partie de cet objet
que je n'y veux pas embrasser.
Je suis homme , et j'ai fait des livres ; j'ai donc
fait aussi des erreurs (i). J en aperçois moi-
même en assez grand nombre : je ne doute pas
que dautres n en voient beaucoup davantage, et
qu'il n'y en ait bien phis encore que ni moi ni
d'autres ne voyons point. Si l on ne dit que cela ,
j'y souscris.
Mais quel auteur n'est pas dans le même cas,
ou s'ose flatter de n'y pas être? Là-dessus donc
point de dispute. Si l'on me réfute et qu on ait
raison, l'erreur est corrigée, et je me tais. Si
l'on me réfute et qu'on ait tort, je me tais en-
core : dois-je répondre du fait d autrui? En tout
état de cause, après avoir entendu les deux par-
ties , le public est juge ; il prononce, ie livre
triomphe ou tombe, et le procès est fini.
IjCS erreiu's des auteurs sont souvent fort in-
différentes ; mais il en est aussi de dommagea-
bles , même contre l'intention de ccUii qui les
(i^ Exceptons, si l'on veut , les livres de {>i'.oniétrie et
leurs auteurs. Encore, s'il n'y a point d'erreurs diuis les
propositions mêmes, qui nous assurera qu'il n'y en ait
j)(>inl dans l'ordre de déduction , dans le clioix, dans la
méthode? Kiulidc démontre , cl parvient à scjn but ; mais
quel chemin prend-il ? combien n'erre-t-il pas dans sa
roule? La science a beau être infaillible, l'homme qui la
cultive se trompe souvent.
PREMIÈRE PARTIE. l83
commet. On peut se tromper au préjudice du
public comme au sien propre ; on peut nuire
innocemment. Les controverses sur les matières
de jurisprudence, de morale, de religion, tom-
bent fréquemment dans ce cas. Nécessairement
un des deux disputants se trompe , et l'erreur
sur ces matières important toujours devient
faute; cependant on ne la punit pas quand on
la présume involontaire. Un homme n'est pas
coupable pour nuire en voulant servir; et si Ton
poursuivoit criminellement un auteur pour des
fautes d'ignorance ou d inadvertance , pour de
mauvaises maximes qu'on pourroit tirer de ses
écrits très conséquemment, mais contre son gré,
quel écrivain pourroit se mettre à labri des
poursuites? 11 faudroit être inspiré du Saint-
Esprit pour se faire auteur, et n avoir que des
gens inspirés du Saint-Esprit pour juges.
Si l'on ne m'impute que de pareilles fautes,
je ne m'en défends pas plus que des simples
erreurs. Je ne puis affirmer nen avoir point
commis de telles , parceque je ne suis pas un
ange; mais ces fautes qu'on prétend trouver dans
mes écrits peuvent fort bien n'y pas être, par-
ceque ceux qui les y trouvent ne sont pas des
anges non plus. Hommes et sujets à l'erreur
ainsi que moi , sur quoi prétendent-ils que leur
raison soit l'arbitre de la mienne , et que je sois
punissable pour n'avoir pas pensé comme eux i'
Le public est donc aussi le juge de sembla-
bles fautes ; son blâme en est le seul châtiment.
l84 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGÎSE.
?siii ne peut se soustraire à ce juffe ; et quant à
moi je n'en appelle pas. Il est vrai que si le ma-
gistrat trouve ces lautes nuisibles, il peut dé-
fendre le livre qui les contient; mais , je le ré-
pète, il ne peut punir pour cela l'auteur qui les
a commises, puisque ce seroit punir un délit
qui peut être involontaire, et quon ne doit pu-
nir dans le mal que la volonté. Ainsi ce nest
point encore là ce dont il s\'i{]it.
Mais il y a bien de la diUérence entre un livre
qui contient des erreurs nuisibles et un livre
pernicieux. Des principes établis, la cliaîne d'un
raisonnement suivi, des conséquences déduites,
manilcstent liutention de 1 auteur; et cette in-
tention, dépendant de sa volonté, rentre sous
la juridiction des lois. Si cette intention est
évidemment mauvaise, ce nest plus erreur ni
faute, cest crime; ici tout change. 11 ne s agit
plus dune dispute littéraire dont le public juge
selon la raison , mais d'un procès criminel qui
doit être jugé dans les tribunaux selon toute la
rigueur des lois; telle est la position critique ou
m ont mis des magistrats qui se disent justes, et
des écrivains zélés qui les trouvent trop clé-
ments. Sitôt qu'on m'apprête des prisons , des
})Ourreaux , des chaînes , quiconque m accuse
est un délateur; il sait (pi il n'attaque pas seu-
lement lauKiM', mais Ihomme; il sait que ce
qu'il écrit peut in Huer sur mon sort (i) : ce n'est
(i) Il y .1 quelques années qu'à la première apparition
PREMIÈRE PARTIE. l85
plus à ma seule réputation qu'il en veut, c'est à
mon honneur, à ma li])crlé, à ma vie.
Ceci, monsieur, nous ramène tout d'un coup
à l'état de la question dont il me paroît que le
public s'écarte. Si j'ai écrit des choses répréhen-
sihles , on peut m'en blâmer, on peut supprimer
le livre. Mais, pour le flétrir , pour m attaquer
personnellement , il faut plus ; la faute ne suffit
pas, il faut un délit, un crime; il faut que j'aie
écrit à mauvaise intention un livre pernicieux,
et que cela soit prouvé, non comme un auteur
prouve qu'un autre auteur se trompe, mais com-
me un accusateur doit convaincre devant le jujTje
l'accusé. Pour être traité comme un malfaiteur,
il faut que je sois convaincu de l'être. C'est la
première question qu'il s'a.f^it d'examiner. La se-
conde, en supposant le délit constaté, est d'en
d'un livre célèbre je résolus d'en attaquer les principes
que je trouvois danf^ereux. J'exécutois cette entreprise
quand j'appris que l'auteur étoit poursuivi. A l'instant je
jetai mes feuilles au feu , JMf;eant qu'aucun devoir ne
pouvoit autoriser la bassesse de s'unira la foule pour ac-
cabler un bomnic d'bonneur opprimé. Quand tout fut pa-
cifié , j'eus occasion de dire mon sentiment sur le même
sujet dans d'autres érrits; mais je l'ai dit sans nommer
le livre ni l'auteur. J'ai cru devoir ajouter ce respect
pour son malheur à l'estime que j'eus toujours pour sa
personne. Je ne crois point que cette façon de penser
me soit particulière; elle est connniuie à tous les honnê-
tes rens. Sitôt qu'une affaire est portée au criminel, ils
doivent se taire, à moins qu'ils ne soient appeh's pour
témoigner.
l86 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
fixer la nature , le lieu où il a été commis , le
tribunal qui doit en jug^cr, la loi qui le con-
damne et la peine qui doit le punir. Ces deux
questions une fois résolues décideront si j'ai été
traité justement ou non.
Pour savoir si j ai écrit des livres pernicieux ,
il faut en examiner les principes, et voir ce quil
en résulteroit si ces principes étoient admis.
Comme i ai traité beaucoup de matières , je dois
me restreindre à celles sur les(juclles je suis pour-
suivi, savoir, la religion et le gouvernement.
Commençons par le premier article, à l'exemple
des juges qui ne se sont pas expliqués sur le
second.
On trouve dans lEmile la profession de foi
d'un prêtre catholique , et dans l'Héloïse celle
d'une iemme dévote. Ces deux pièces s'accordent
assez [>nur qu on puisse expliquer lune par 1 au-
tre , et de cet accord on peut présumer avec
quelque vraisemblance que si lauteur qui a pu-
blié les livres ou elles sont contenues ne les
adopte pas en entier lune et l'autre, du moins
il les favorise beaucoup. De ces deux professions
de foi , la première étant la plus étendue et la
seule où l'on ait trouvé le corps du délit , doit
être examinée par préférence.
Cet examen , pour aller à son but, rend en-
core un éclaircissement nécessaire. Car, remar-
quez bien qu'éclaircir et distinguer les proposi-
tions que brouillent et confondent mes accusa-
teurs, c'est leur répondre. Comme ils disputent
PREMIÈRE PARTIE. 187
contre révidence , quand la question est bien
2:>osce ils sont réfutés.
Je distingue dans la religion deux parties , ou-
tre la forme du culte qui n'est qu'un cérémo-
nial. Ces deux parties sont le dogme et la mo
raie. Je divise les dogmes encore en deux par-
ties; savoir, celle qui, posant les principes de
nos devoirs , sert de base à la morale , et celle
qui , purement de foi , ne contient que des dog-
mes spéculatifs.
De cette division , qui me paroît exacte , ré-
sulte celle des sentiments sur la religion , d'une
part en vrais, faux ou douteux, et de l'autre en
bons, mauvais ou indifférents.
Le jugement des premiers appartient à la rai-
son seule; et si les théologiens s en sont empa-
rés, c'est comme raisonneurs, c'est comme pro-
fesseurs de la science par laquelle on parvient
à la connoissance du vrai et du faux en matière
de foi. Si l'erreur en celte partie est nuisible ,
c'est seulement à ceux qui errent , et c'est seule-
ment un préjudice pour la vie à venir, sur la-
({uelle les tribunaux humains ne peuvent éten-
dre leur compétence. Lorsqu'ils connoissent de
cette matière , ce n'est plus comme juges du
vrai et du faux, mais comme ministres des lois
civiles qui règlent la forme extérieure du culte :
il ne s'agit pas encore ici de celte partie; il en
sera traité ci-après.
Quant à la partie de la reli;'/i<)n qui regarde
la morale, c est-à-dire la justice, le bien public,
l88 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
l'obéissance aux lois naturelles et positives , les
vertus sociales et tous les devoirs de Ihomme
et du citoyen, il appartient au {gouvernement
den connoître : c est en ce point seul que la re-
lifjion rentre directement sous sa juridiction , et
quil doit bannir, non Terreur dont il nest pas
juge, mais tout sentiment nuisible qui tend à
couper le nœud social.
Voilà, monsieur, la distinction que vous avez
à faire pour juger de cette pièce, portée au tri-
bunal, non des prêtres, mais des magistrats. J a-
voue qu'elle n'est pas toute affirmative. On y voit
des objections et des doutes. Posons , ce qui n'est
pas, que ces doutes soient des négations. INIais
elle est affirmative dans sa plus grande partie;
elle est affirmative et démonstrative sur tous les
points fondamentaux de la religion civile; elle
est tellement décisive sur tout ce qui tient à la
providence éternelle, à l'amour du procliain, à
la justice, à la paix, au bonheur des hommes,
aux lois de la société, à toutes les vertus, que
les objections , les doutes même , y ont pour
objet quelque avantage; et je défie qu'on m'y
montre un seul j)oint de doctrine attaqué que
je ne prouve être nusible aux hommes ou par
lui-même ou par ses inévitables effets.
La religion est utile et même nécessaire aux
peuples. Cela n'est-il pas dit, soutenu, prouvé
dans ce même écrit:' Loin d'attatjucr les vrais
principes de la religion, fauteur les pose, les af-
fermit de tout son pouvoir; ce qu'il attaque , ce
PREMIÈRE PARTIE. 189
qu'il combat, ce qu'il doit combattre , c'est le fa-
natisme aveugle, la superstition cruelle, le stu-
pide préjufjé. Mais il faut, disent-ils, respecter
tout cela. Mais pourquoi? Parceque c'est ainsi
qu'on mène les peuples. Oui, c'est ainsi qu'on
les mène à leur perte. La superstition est le plus
terrible fléau du genre humain; elle abrutit les
simples, elle persécute les sages, elle enchaîne
les nations , elle fait par-tout cent maux effroya-
bles : quel bien fait-elle? aucun; si elle en fait,
cest aux tyrans; elle est leur arme la plus ter-
rible , et cela même est le plus grand mal qu'elle
ait jamais fait.
Ils disent qu'en attaquant la superstition je
veux détruire la religion même : comment le
I savent -ils? Pourquoi confondent-ils ces deux
causes que je distingue avec tant de soin? Gom-
ment ne voient-ils point que cette imputation
réfléchit contre eux dans toute sa force , et que
la religion n'a point d'ennemis plus terribles que
les défenseurs de la superstition? Il seroit bien
cruel qu'il fût si aisé d'inculper lintention d un
homme, quand il est si difflcile de la justilier.
Par cela même qu'il n'est pas prouvé qu'elle est
mauvaise, on la doit juger bonne : autrement
qui pourroit être à Yahvi des jugements arbi-
traires de ses ennemis? Quoi ! leur simple affir-
mation fait preuve de ce qu ils ne peuvent sa-
voir ; et la mienne, jointe à toute n>a conduite ,
n établit point mes propres sentiments? Quel
moyen me reste donc de les faire connoître;' Le
igo LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
bien que je sens dans mon cœur, je ne puis le
montrer , je l'avoue ; mais quel est Thomme abo-
minable qui s'ose vanter d y voir le mal qui n'y
fut jamais ^^
Plus on seroit coupable de prêcbcr lirrcli-
gion, dit très bien M. d'Alenibert, plus il est cri-
minel d'en accuser ceux qui ne la prêcbent pas
en effet. Ceux qui jugent publiquement de mon
cbristianisme montrent seulement l'espèce du
leur; et la seule cbose qu'ils ont prouvée est
qu'eux et moi n'avons pas la même religion.
Voilà précisément ce qui les fâcbe : on sent que
le mal prétendu les aigrit moins que le bien
même. Ce bien qu'ils sont forcés de trouver dans
mes écrits les dépite et les gêne; réduits à le
tourner en mal encore, ils sentent qu'ils se dé-
couvrent trop. Combien ils seroient plus à leur
aise si ce bien n'y étoit pas !
Quand on ne me juge point sur ce que j'ai
dit, mais sur ce qu'on assure que j'ai voulu dire,
quand on cbcrche dans mes intentions le mal
qui n'est pas dans mes écrits, (jue puis-je faire i'
Ils démentent mes discours par mes pensées;
quand j'ai dit blanc, ils affirment que j'ai voulu
dire noir; ils se mettent à la place de Dieu pour
faire l'œuvre du diable : comment dérober ma
tète à des coups portés de si haut?
Pour prouver que l'auteur n'a point eu Ihor-
rible intention (|u ils lui prêtent, je ne vois qu'un
moyen , c'est dcn juger sur l'ouvrage. Ah! qu'on
en juge ainsi, j'y consens; mais cette tâche «est
PREMIÈRE PARTIE. IQl
pas la mienne, et un examen suivi sous ce point
de vue seroit de ma part une indignité. Non
monsieur, il n'y a ni malheur ni flétrissure qui
puissent me réduire à cette objection Je croirois
outrager Fauteur, l'éditeur, le lecteur même,
par une justification d'autant plus honteuse
quelle est plus Facile. Cest dégrader la vertu que
montrer qu'elle n'est pas un crime, cest obscur-
cir l'évidence que prouver qu'elle est la vérité.
Non, lisez et jugez vous-même. Malheur à vous,
si, durant cette lecture, votre cœur ne bénit pas
cent fois Fliomme vertueux et Ferme qui ose in-
struire ainsi les humains!
Elil comment me résoudrois-je à justifier cet
ouvrage, moi qui crois effacer par lui les fautes
de ma vie entière, moi qui mets les maux qu'il
m'attire en compensation de ceux que j'ai Faits ,
moi qui , plein de confiance , espère un jour dire
au juge suprême : Daigne jugei- dans ta clémence
un homme Foible; j'ai Fait le mal sur la terre ,
mais j'ai publié cet écrit?
Mon cher monsieur , permettez à mon cœur
gonflé d exhaler de temps en temps ses soupirs ;
mais soyez sûr que dans mes discussions je ne
mêlerai ni déclamations ni plaintes : je n'y met-
trai pas même la vivacité de mes adversaires; je
raisonnerai toujours de sang Froid Je reviens
donc.
Tâchons de prendre un milieu qui vous satis-
Fasse et qui ne m'avilisse pas. Supposons un mo-
ment la profession de Foi du vicaire adoptée en
192 LETTRES ÉCRITES DE LA MOINTAGNE/
un coin du monde chrétien, et voyons ce qu'il
en résuiteroit en bien et en mal. Ce ne sera ni
l'attaquer ni la déiendre; ce sera la ju[]fer par
ses elïets.
Je vois d'abord les choses les plus nouvelles
sans aucune apparence de nouveauté; nul chan-
gement dans le culte, et de grands changements
dans les cœurs, des conversions sans éclat, de
la foi sans dispute, du /.èle sans fanatisme, de
la raison sans impiété, peu de dogmes et beau-
coup de vertus, la tolérance du philosophe et la
charité du chrétien.
Nos prosélytes auront deux règles de foi qui
n'en font qu'une: la raison et lévangile; la se-
conde sera d'autant plus immuable (|u elle ne se
fondera que sur la première, et nullement sur
certains faits, lesquels, ayant besoin d'être at-
testés, remettent la religion sous fautorité des
liomujes.
Toute la diflérencc quil y aura deux aux
autres chrétiens est (pie ceux-ci sont des gens
qui disputent beaucoiq^ sur l'évangile sans se
soucier de le prati([ucr, au lieu que nos gens
s'attacheront beaucoup à la pratique , et ne dis-
puteront point.
Quand les cinétiensdisputeiu^s viendront leur
dire. Vous vous dites chréliens sans lètre, car,
pour être chrétiens, il faut croire en Jésu.s-Christ,
et vous n'y croyez point; les chrétiens paisibles
leiu- répondront : "Nous ne savons pas bien si
>' nous croyons en Jésus-Christ dans votre idée.
PREMIÈRE PARTIE. igS
n parceque nous ne 1 entendons pas; mais nous
« tâchons d'observer ce qu'il nous prescrit. Nous
««sommes chrétiens, chacun à notre manière,
" nous, en gardant sa parole, et vous, en croyant
« en lui. Sa charité veut que nous soyons tous
« frères : nous la suivons en vous admettant
«pour tels; pour l'amour de lui ne nous ôtez
« pas un titre que nous honorons de toutes nos
« forces et qui nous est aussi cher qu à vous. »
Les chrétiens disputeurs insisteront sans doute.
En vous renommant de Jésus, il faudroit nous
dire à quel titre. Vous gardez, dites-vous, sa pa-
role; mais quelle autorité lui donnez-vous? Re-
connoissez-vous la révélation? ne la reconnois-
sez-vous pas? Admettez-vous 1 évangile en entier?
ne ladmettez-vous qu'en partie? Sur quoi fondez-
vous ces distinctions? Plaisants chrétiens, qui
marchandent avec le maître, qui choisissent dans
sa doctrine ce qu il leur plaît d'admettre et de
rejeter!
A cela les autres diront paisiblement : « Mes
« frères, nous ne marchandons point; car notre
« foi n'est pas un commerce : vous supposez qu il
« dépend de nous d admettre ou de rejeter comme
« il nous plaît; mais cela n'est pas, et notre rai-
« son n'obéit point à notre volonté. Nous aurions
« beau vouloir que ce qui nous paroît faux nous
«< parût vrai, il nous paroîtroit faux malgré nous.
« Tout ce quidépend de nous est de parler selon
« notre pensée ou contre notre pensée, et notre
« seul crime est de ne vouloir pas vous tromper.
7. i3
194 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
" Nous reconnoissons raiitorité de Jésus-Christ
« parceque notre intelligence acquiesce à ses pré-
« ceptes et nous en découvre la sublimité. Elle
«< nous dit qu il convient aux hommes de suivre
« ces préceptes, mais qu'il étoit au-dessus deux
<( de les trouver. Nous admettons la révélation
" comme émanée de l'esprit de Dieu , sans en
<< savoir la manière , et sans nous tourmenter
" pour la découvrir; pourvu que nous sachions
" que Dieu a parlé , peu nous importe d'expli(|uer
« comment il s'y est pris pour se faire entendre.
"Ainsi, reconnoissant dans l'évangile l'autorité
: divine , nous croyons Jésus-Christ revêtu de
«cette autorité; nous reconnoissons une vertu
« plus qu humaine dans sa conduite, et une sa-
it gesse plus qu humaine dans ses leçons. Voilà
« ce qui est bien décidé pour nous. Comment
« cela s'est-il fait? Voilà ce qui ne l'est pas; cela
« nous passe. Cela ne vous passe pas, vous; à la
« bonne heure ; nous vous en félicitons de tout
M notre cœur. Votre raison peut être supérieure
« à la nôtre ; mais ce n'est pas à dire qu'elle doive
i< nous servir de loi. Nous consentons que vous
« sachiez tout; souffrez que nous ignorions quel-
« que chose.
M Vous nous demandez si nous admettons tout
« l'évangile. Nous admettons tous les enseigne-
« ments (jua donnes Jésus-Christ. Ij utilité, la
« nécessité de la plupart de ces enseignements
« nous frappe, et nous tâchons de nous y cou-
!v former. (Quelques uns ne sont pas à notre
PREMIÈRE PARTIE. igS
fi portée; ils ont été donnes sans doute pour des
« esprits plus intelligents que nous. Nous ne
« croyons point avoir atteint les limites de la
« raison humaine , et les hommes plus pénétrants
« ont besoin de préceptes plus élevés.
« Beaucoup de choses dans Tévangile passent
<' notre raison, et même la choquent; nous ne
" les rejetons pourtant pas. Convaincus de la
« foiblesse de notre entendement, nous savons
« respecter ce que nous ne pouvons concevoir,
« quand Tassocialion de ce que nous concevons
« nous le fait juger supérieur à nos lumières.
« Tout ce qui nous est nécessaire à savoir pour
"être saints nous paroît clair dans l'évangile;
« qu'avons-nous besoin d'entendre le reste? Sur
« ce point nous demeurerons ignorants , mais
« exempts d erreur, et nous n'en serons pas
« moins gens de bien ; cette humble réserve elle-
" même est l'esprit de l'évangile.
« Nous ne respectons pas précisément ce livre
« sacré comme livre, mais comme la parole et
« la vie de Jésus-Christ. Le caractère de vérité ,
« de sagesse et de sainteté qui s'y trouve, nous
«< apprend que cette histoire n'a pas été essen-
" liellement altérée, (i) mais il n'est pas démon-
« tré pour nous qu'elle ne Tait point été du tout.
(i) Où en seroient les simples fidèles , f>\ l'ou ne pou-
voit savoir cela que par des discussions de critique, ou
par rautorité des pasteurs? De quel front ose-t-(,)n faire
dépendre la foi de tant de science ou de tant de soumi>;-
sion ?
196 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
Qui sait si les choses que nous n'y comprenons
pas ne sont point des fautes glissées dans le
texte? Qui sait si des disciples si fort inférieurs
à leur maître font bien compris et bien rendu
par-tout ? INous ne décidons point là-dessus ;
nous ne présumons pas même , et nous ne
vous proposons des conjectures que parceque
vous l'exigez.
« Nous pouvons nous tromper dans nos idées,
mais vous pouvez aussi vous tromper dans les
vôtres. Pourquoi ne le pourriez-vous pas étant
hommes? Vous pouvez avoir autant de bonne-
foi que nous , mais vous n en sauriez avoir da-
vantage : vous pouvez être plus éclairés, mais
vous n êtes pas infaillibles. Qui jugera donc
entre les deux partis 1' Sera-ce vous ? cela n'est
pas juste. Bien moins sera-ce nous, qui nous
défions si fort de nous-mêmes. Laissons donc
cette décision au Juge commun qui nous en-
tend ; et, puis(jue nous sommes daccord sur
les régies de nos devoirs réciproques, suppor-
tez-nous sur le reste comme nous vous sup-
portons. Soyons honmies de paix, soyons frères;
unissons-nous dans famour de notre commun
maître , dans la pratique des vertus qu'il nous
prescrit. Voilà ce qui fait le vrai chrétien.
i< Que si vous vous obstinez à nous refuser ce
précieux titre après avoir tout fait pour vivre
fraternellement avec vous, nous nous console-
rons de cette injustice, en songeant que les
mots ne sont pas les choses, que les premiers
PREMIÈRE PARTIE. ig'j
« disciples de Jésus ne prenoient point le nom
« de chrétiens, que le martyr Etienne ne le porta
(jamais, et que, quand Paul fut converti à la
« foi de Christ , il n'y avoit encore aucuns chré-
'< tiens (i) sur la terre. »
Croyez-vous, monsieur, qu'une contr^p^erse
ainsi traitée sera fort animée et fort longue, et
quunc des parties ne sera pas hientôt réduite
au silence quand l'autre ne voudra point dis-
puter ?
Si nos prosélytes sont maîtres du pays où ils
vivent, ils établiront une forme de culte aussi
simple que leur croyance , et la religion qui ré-
sultera de tout cela sera la plus utile aux hom-
mes par sa simplicité même. Dégagée de tout ce
qu'ils mettent à la place des vertus , et , n'ayant
ni rites superstitieux ni subtilités dans la doc-
trine, elle ira tout entière à son vrai but, qui
est la pratique de nos devoirs. Les mots de dévot
et à' orthodoxe y seront sans usage ; la mono-
tonie de certains sons articulés n'y sera pas la
piété; il n'y aura d impies que les méchants, ni
de fidèles que les gens de bien.
Cette institution une fois faite , tous seront
obligés par les lois de s'y soumettre , parcequ elle
n'est point fondée sur l'autorité des hommes,
qu elle n'a rien qui ne soit dans Tordre des lumiè-
res naturelles, qu'elle ne contient aucun article
(i) Ce nom leur fut donné quelques années après à
Antioche pour la première fois.
igS LETTRES ÉCRITES DE LA MO^'TAGNE,
qui ne se rapporte au lîien de la société , et qu elle
n'est mêlée d'aucun dogme inutile à la morale ,
d'aucun point de pure spéculation.
Nos prosélytes seront-ils intolérants pour cela-^
Au contraire, ils seront tolérants par principe;
ils léseront plus qu'on ne peut l'être dans au-
cune autre doctrine, puisqu'ils admettront tou-
tes les bonnes religions qui ne sadmettent pas
entre elles, c'est-à-dire toutes celles qui, ayant
l'essentiel qu'elles négligent , font l'essentiel de ce
qui ne l'est point. En s attachant, eux , à ce seul
essentiel, ils laisseront les autres en faire à leur
grélaccessoire, pourvuquils ne le rejettent pas :
ils les laisseront expliquer ce qu ils n'expliquent
point, décider ce qu'ils ne décident point. Ils
laisseront à chacun ses rites , ses formules de foi,
sa croyance; ils diront : Admettez avec nous les
principes des devoirs de Ihomme et du citoyen ;
du reste , croyez tout ce qu'il vous plaira. Quant
aux religions qui sont essentiellement mau-
vaises, qui portent l'homme à faire le mal, ils
ne les toléreront point , parceque cela même est
contraire à la véritable tolérance, qui n'a pour
hut que la paix du genre humain. Le vrai tolé-
rant ne tolère point le crime, il ne tolère aucun
dogme qui rende les hommes méchants.
Maintenant supposons , au contraire , que nos
prosélytes soient sous la domination d'autrui :
comme gens de paix, ils seront soumis aux lois
de leurs maîtres, même en matière de religion ,
à moins que cette religion ne fût essentiellement
PREMIÈRE PARTIE. 199
mauvaise; car alors, sans outrager ceux qui la
professent, ils refuseroient de la professer. Ils
leur diroient : Puisque Dieu nous appelle à la
servitude, nous voulons être de bons serviteurs,
et vos sentiments nous einpêcheroient de l'être :
nous connoissons nos devoirs, nous les aimons,
nous rejetons ce qui nous en détache ; c est afin
de vous être fidèles que nous n'adoptons^ pas la
loi de 1 iniquité.
Mais si la religion du pays est bonne en elle-
même, et que ce qu'elle a de mauvais soit seule-
ment dans des interprétations particulières, ou
dans des dogmes purement spéculatifs, ils s'at-
tacheront à l'essentiel, et toléreront le reste ,
tant par respect pour les lois que par amour
pour la paix. Quand ils seront appelés à déclarer
expressément leur croyance , ils le feront, parce-
quil ne faut point mentir; ils diront au besoin
leur sentiment avec fermeté , même avec force;
ils se défendront par la raison, si on les attaque.
Du reste, ils ne disputeront point contre leurs
frères; et, sans s obstiner à vouloir les convain-
cre, ils leur resteront unis par la charité , ils as-
sisteront à leurs assemblées , ils adopteront leurs
formules, et , ne se croyant pas plus infaillibles
qu eux , ils se soumettront à lavis du plus grand
nombre en ce qui n intéresse pas leur conscience
et ne leur paroît pas importer au salut.
Voilà le bien, me direz-vous ; voyons le mal.
Il sera dit on peu de paroles. Dieu ne sera plus
l'organe de la méchanceté des hommes. La reli-
20O LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
gion ne servira plus (rinstrument à la tyrannie
des gens déglise et à la vengeance deS usurpa-
teurs; elle ne servira plus qu'à rendre les croyants
bons et justes: ce n'est pas là le compte de ceux
qui les mènent; cest pis pour eux que si elle ne
servoità rien.
Ainsi donc la doctrine en question est bonne
au genre humain , et mauvaise à ses oppresseurs.
Dans quelle classe absolue la faut-il mettre? J ai
dit Hdélemeiit le pour et le contre ; comparez, et
choisissez.
Tout bien examiné, je crois que vous convien-
drez de deux choses; 1 une, que ces hommes que
je suppose se conduiroient en ceci très consé-
queniment à la profession de foi du vicaire ; l'au-
tre, que cette conduite seroit non seulement ir-
réprochable, mais vraiment chrétienne, et qu'on
auroit tort de refuser à ces hommes bons et pieux
le nom de chrétiens , puisqu ils le mériteroient
parfaitement par leur conduite, et qu ilsseroient
moins opposés par leurs sentiments à beaucoup
de sectes qui le prennent , et à qui on ne le dis-
pute pas , que plusieurs de ces mêmes sectes ne
sont opposées entre elles. Ce ne scroient pas, si
l'on veut , des chrétiens à la mode de saint Paul ,
qui étoit naturellement persécuteur, et qui n'a-
voit pas entendu Jésus-Chiist lui-même; mais
ce seroient des chrétiens à la mode de saint
Jacques, choisi par le maître en personne, cf
qui avoit reçu de sa propre honche les instruc-
tions quU uoi,«s transmet. Tout ce raisonnement
PREMIÈRE PARTIE. 201
est bien simple , mais il me paroît concluant.
Vous me demanderez peut-être comment on
peut accorder cette doctrine avec celle d'un
homme qui dit que l'évanfjile est absurde et
pernicieux à la société? En avouant franchement
que cet accord me paroît difficile, je vous de-
manderai à mon tour où est cet homme qui dit
que Tévangile est absurde et pernicieux. Vos
messieurs m'accusent de l'avoir dit ; et où? Dans
le Contrat social ^ au chapitre de la relifjion ci-
vile. Voici qui est singulier ! Dans ce même li-
vre et dans ce même chapitre je pense avoir dit
précisément le contraire: je pense avoir dit que
l'évangile est sublime, et le plus fort lien de la
société (i). Je ne veux pas taxer ces messieurs
de mensonge; mais avouez que deux proposi-
tions si contraires dans le même livre et dans
le même chapitre doivent faire un tout bien
extravagant.
N'y auroit-il point ici quelque nouvelle équi-
voque, à la faveur de laquelle on me rendît plus
coupable ou plus fou que je ne suis? Ce mot de
joc/e/e présente un sens un peu vague : il y a dans
le monde des sociétés de bien des sortes, et il
n'est pas impossible que ce qui sert à l'une nuise
à l'autre. Voyons : la méthode favorite de mes
agresseurs est toujours d'offrir avec art des idées
indéterminées; continuons pour toute réponse
à tacher de les fixer.
(i) Contrat social. Voyez^ tom. II, pag. o.^\.
202 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
Le chapitre dont je parle est destiné, comme
on le voit par le titre, à examiner comment les
institutions religieuses peuvent entrer dans la
constitution de l'état. Ainsi ce dont il s'agit ici
nest point de considérer les religions comme
vraies ou fausses, ni même comme bonnes ou
mauvaises en elles-mêmes, mais de les considé-
rer uniquement par leurs rapports aux corps
politiques, et comme parties de la législation.
Dans cette vue, l'auteur fait voir que toutes
les anciennes religions, sans en excepter la juive,
furent nationales dans leur origine, appropriées,
incorporées à l'état, et formant la hase, ou du
moins faisant partie du système législatif.
Le christianisme , au contraire , est dans son
principe une religion universelle, qui n'a rien
d'exclusif, rien de local , rien de propre à tel
pays plutôt qu'à tel autre. Son divin auteur , em-
brassant également tous les hommes dans sa cha-
rité sans bornes , est venu lever la barrière qui
séparoit les nations, et réunir tout le genre hu-
main dans un peuple de frères : Car^ en toute na-
tion^ celui qui le craint et qui s' adonne à la jus-
tice lui est agréable 'j). Tel est le véritable esprit
de l'évangile.
Ceuxdoncqni ont voulu faire du christianisme
une religion nationale et l'introduire comme par-
lie constitutive dans le système de la législation ,
ont fait par-là deux fautes nuisibles, l'une à la
• i; Act. X , 35. ,
PREMIÈRE PARTIE. 2o3
religion, et l'autre à l'état. Ils se sont écartés de
l'esprit de Jésus-Christ, dont le régne nest pas
de ce monde; et mêlant aux intérêts terrestres
ceux de la religion , ils ont souillé sa pureté cé-
leste, ils en ont fait Tarme des tyrans et l'instru-
ment des persécuteurs. Us n'ont pas moins blessé
les saines maximes de la politique, puisqu'au lieu
de simplifier la machine du gouvernement, ils
l'ont composée, ils lui ont donné des ressorts
étrangers , superflus ; et , l'assujettissant à deux
mobiles différents, souvent contraires , ils ont
causé les tiraillements qu'on sent dans tous les
états chrétiens où l'on a fait entrer la religion
dans le système politique.
Le parfait christianisme est l'institution sociale
universelle; mais, pour montrer quil n'est point
un établissement politique, et qu'il ne concourt
point aux bonnes institutions particulières , il fal-
loit ôter les sophismes de ceux qui mêlent la re-
ligion à tout, comme une prise avec laquelle ils
s'emparent de tout. Tous les établissements hu-
mains sont fondés sur les passions humaines, et
se conservent par elles : ce qui combat et détruit
les passions n'est donc pas propre à fortifier ces
établissements. Gomment ce qui détache lescœurs
de la terre nous donneroit-il plus d intérêt pour
ce qui s'y fait * comment ce qui nous occupe uni-
quement d'une autre patrie nous attacheroit-il
davantage à celle-ci ?
Les religions nationales sont utiles à l'état
comme parties de sa constitution, cela estincon-
2o4 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
testable ; mais elles sont nuisibles au genre hu-
main, et même à letat dans un autre sens: j'ai
montré comment et pourquoi.
Le christianisme , au contraire, rendant les
hommes justes , modérés, amis de la paix, est
très avantageux à la société générale ; mais il
énerve la force du ressort politique , il complique
les mouvements de la machine, il rompt 1 unité
du corps moral; et ne lui étant pas assez appro-
prié, il faut qu'il dégénère, ou quil demeure
une pièce étrangère et embarrassante.
Voilà donc un préjudice et des inconvénients
des deux côtés relativement au corps politique.
Cependant il importe que Tétat ne soit pas sans
religion, et cela importe par des raisons graves ,
sur lesquelles j ai par-tout fortement insisté: mais
il vaudroit mieux encore n'en point avoir, que
den avoir une barbare et persécutante, qui, ty-
rannisantles lois mêmes, contrarieroit les devoirs
du citoyen. On diroit que tout ce qui s est passé
dans Genève à mon égard nest fait que pour
établir ce chapitre en exemple , pour prouver par
ma propre histoire que j'ai très bien raisonné.
Que doit faire un sage législateur dans cette
alternative? De deux choses l'une. La première,
d établir une religion purement civile, dans la-
quelle, renfermant les dogmes fondamentaux de
toute bonne religion , tous les dogmes vraiment
utiles à la société, soit universelle, soit particu-
lière , il omette tous les autres qui peuvent im-
PREMIÈRE PARTIE. 2o5
porter à la foi, mais nullement au bien terrestre,
unique objet de la législation: car comment le
mystère de la Trinité , par exemple , peut-il con-
courir à la bonne constitution de Tétat? en quoi
ses membres seront-ils meilleurs citoyens quand
ils auront rejeté le mérite des bonnes œuvres ?
et que fait au lien de la société civile le dogme du
péché originel ? Bien que le vrai christianisme soit
une institution de paix , qui ne voit que le chris-
tianisme , dogmatique ou théologique , est , par la
multitude et l'obscurité de ses dogmes , sur-tout
par lobligation de les admettre , un champ de
bataille toujours ouvert entre les hommes, et cela
sans qu'à force d'interprétations et de décisions
on puisse prévenir de nouvelles disputes sur les
décisions mêmes .^
L'autre expédient est de laisser le christianisme
tel qu'il est dans son véritable esprit, libre, dé-
gagé de tout lien de chair, sans autre obligation
que celle de la conscience, sans autre gêne dans
les dogmes que les mœurs et les lois. La religion
chrétienne est, par la pureté de sa morale, tou-
jours bonne et saine dans l'état , pourvu qu'on
n'en fasse pas une partie de sa constitution , pour-
vu qu'elle y soit admise uniquement comme re-
ligion , sentiment , opinion , croyance ; mais ,
comme loi politique, le christianisme dogmati-
que est un mauvais établissement.
Telle est, monsieur, la plus forte conséquence
qu'on puisse tirer de ce chapitre, où, bien loin
2o6 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
de taxer le pur évangile (i) dètre pernicieux à
la société, je le trouve, en quelque sorte, trop
sociable, emlirassant trop tout le genre humain,
pour une Ié{;islation qui doit être exclusive ; in-
spirant riuuuaiiité plutôt que le patriotisme , et
tendant à former des hommes plutôt que des ci-
toyens (2). Si je me suis trompé, j'ai fait une er-
reur en politique , mais oii est mon impiété.
La science du salut et celle du gouvernement
sont très différentes; vouloir que la première em-
brasse tout est un fanatisme de petit esprit; cest
penser comme les alchimistes, qui, dans lart
de faire de lor, voient aussi la médecine uni-
verselle , ou comme les mahométans , qui pré-
tendent trouver toutes les sciences dans lalco-
ran. La doctrine de févangile n'a qu'un objet,
c'est d'appeler et sauver tous les hommes, leur
liberté, leur bien-être ici-bas n'y entre pour
rien ; Jésus fa dit mille fois. Mèlér à cet objet
(i) Lettres écrites de la campagne, page 3o.
(2) C'est merveille de voir rassortiment de beaux sen-
timents quon va nous entassant dans les livres; il ne
faut pour cela que des mots, et les vertus en papier ne
coûtent guère; mais elles ne s'agencent pas tout-à-fait
ainsi dans le cœur de Tliommc, et il y a loin des pein-
tures aux réalités. Le patriotisme et riiumanité sont ,par
exemple, deux venus incompatibles dans leur énergie,
et sur-tout chez un peuple entier. Le législateur qui les
voudra toutes deux n'obtiendra ni Tune ni l'autre : cet
acc(,'d ne s'est jamais vu ; il ne se verra jamais, parce-
qu'il est contraire à la nature, et qu\)n ne peut donner
deux objets à la n)êine passion.
PREMIÈRE'PARTIE. 207
des vues terrestres , c'est altérer sa simplicité
sublime, c'est souiller sa sainteté par des in-
térêts humains : cest cela qui est vraiment une
impiété.
Ces distinctions sont de tout temps établies :
on ne les a confondues que pour moi seul. En
ôtant des institutions nationales la religion chré-
tienne , je l'établis la meilleure pour le genre hu
main. L'auteur de \ Esprit des Lois a fait plus ;
il a dit que la musulmane étoit la meilleure pour
les contrées asiatiques. Il raisonnoit en politique ;
et moi aussi. Dans quel paysa-t-on cherché que-
relle , je ne dis pas à l'auteur, mais au livre (i)?
Pourquoi donc suis-je coupable ? ou pourquoi ne
l'étoit-il pas ?
Voilà, monsieur, comment, par des extraits
fidèles, un critique équitable parvient à connoî-
tre les vrais sentiments d'un auteur et le dessein
dans lequel il a composé son livre. Qu'on exa-
mine tous les miens par cette méthode , je ne
crains point les jugements que tout honnête
homme en pourra porter. Mais ce n'est pas ainsi
que ces messieurs s'y prennent; ils n'ont garde,
ils n'y trouveroient pas ce qu ils cherchent. Dans
le projet de me rendre coupable à tout prix , ils
écartent le vrai but de l'ouvrage; ils lui donnent
poiu' but chaque erreur , chaque négligence
(1) Il est bon de remarquer que le livre de l'Esprit das
Lois fut imprimé pour la première fois à Genève, sans
que les scholarques y trouvassent rien à reprendre, et
que ce fut un pasteur qui corrigea l'édition.
2o8 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
échappée à l'auteur; et si par hasard il laisse un
passaf^e équivoque, ils ne manquent pas de l'in-
terpréter dans le sens qui n'est pas le sien. Sur
un .;;rand champ couvert d'une moisson fertile^
ils vont triant avec soin quelques mauvaises
plantes, pour accuser celui qui l'a semé d'être un
empoisonneur.
Mes propositions ne pouvoient faire aucun
mal à leur place; elles éioient vraies, utiles , hon-
nêtes, dans le sens que je leur donnois. Ce sont
leurs falsifications, leurs subreptions, leurs in ler-
prétations frauduleuses, qui les rendent punissa-
bles ; il faut les brûler dans leurs livres , et les
couronner dans les miens.
Combien de fois les auteurs diffamés et le pu-
blic indi|;né n'ont-ils pas réclamé contre cette
manière odieuse de déchiqueter un ouvrap,e ,
d'en défigurer toutes les parties, d'en juger sur des
lambeaux enlevés c.\ et là, au choix dun accu-
sateur infidèle, qui produit le mal lui-même en
le détachant du bien qjii le corrige et l'explique,
en détorquant par-tout le vrai sens! Qu'on juge
La Bruyère ou Ta Rochefoucauld sur des maxi-
mes isolées, à la bonne heure; encore sera-1-il
juste de comparer et de compter. Mais, dans un
livre de raisonnement , condùen de sens divers
ne peut pas avoir la même proposition, selon la
manière dont fauteur lemploie et dont il la fait
envisager! Il n'y a peut-être pas une de celles
qu on m'impute, à laquelle, au lieu où je lai
mise , la page qui précède ou celle qui suit ne
PREMIÈRE PARTIE. 209
serve de réponse, et que je n'aie prise en un
sens tlilféient de celui (jue lui donnent mes ac-
cusateurs. Vous verrez , avant la (in de ces
lettres , des preuves de cela qui vous surpren-
dront.
Mais qu'il y ait des propositions fausses , ré-
.prëhensibles, blàmahles en elles-mêm(s, cela
suffit-il pour rendre un livre pernicieux? Dn bon
livre n'est pas celui qui ne contient rien de mau-
vais ou rien qu'on puisse interpréter en mal; au-
trement il n'y auroit point de bons livres : mais
un bon livreest celui qui contient plus de bonnes
choses que de mauvaises; un bon livre est celui
dont leflét total est de mener au bien , malgré
le mal qui peut s'y trouver. Eh! que seroit-ce ,
mon Dieu ! si dans un grand ouvrage , plein de
vérités utiles , de leçons dbuinanité, de piété,
de vertu, il étoit permis d'aiier cherchant avec
une maligne exactitude toutes les erreurs, toutes
les propositions équivoques, suspectes, ou in-
considérées, toutes les inconsécjuences (jui peu-
vent échapper dans le détail à un auteur surchar-
gé de sa matière, accablé des nond)reuses idées
qu'elle lui suggère, distrait des unes par les au-
tres, et qui peut à peine assemhlor dans sa tête
toutes les parties fie son vaste plan; s'il étoit
permis de faire un amas de toutes ses fautes, de
les aggiaver les unes par les autres, en ra|)pro-
chant ce qtii est épars, en liant ce qui est i>f»''' j
puis, taisant la multitude de choses hoimi o et
louables ([ui les démentent, qui les expliquent ,
7. i4
2IO LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
qui les rachètent, qui montrent le vrai but de
l'auteur, de doniier cet affreux recueil pour ce-
lui de SCS principes, d'avancer que c'est là le
résumé de ses vrais sentiments, et de le i'Jjjer
sur un pareil extrait;' Dans quel désert faudroit-
il fuir, dans quel antre laudroit-il se cacher,
pour échapper aux poursuites de pareils hom-
mes, qui, sous ra|)p;ucnce du mal, puniroient
le bien , qui compteroient pour rien 1j cœur ,
les intentions , la droiture par-tout évidente, et
trciiteroient la faute la plus légère et la plus in-
volontaire comme le crime d un scélérat.' Y a-t-il
un seul livre au monde, quelque vrai, quelque
bon, quelque excellent quil puisse être, qui pût
échap[)era cette infâme incjuisition? iSon, mon-
sieur , il n y en a pas un , pas un seul , non pas
l'évanfrile même : car le mal (jui n y seroit pas ,
ils sauroient l'y mettre par leurs extraits infidè-
les, par leurs hmsses interprétations.
Aous vous déférons^ oseroient-ils diie, un li-
vre scandaleux , téméraire ^ impie , dont la mo'
raie est d'enrichir le riche et de dépouiller {\) le
pauvre , d'apprendre aux enfants à renier leur
mère et leurs Jrères (2), de s emparer sans scru-
pule du bien d' autrui ('^), de n instruire point les
méchants , de peur quils ne se corrigent et quils
ne soient pardonnes (/|) , de Iiaïr père , mère ,
femme , enfants , tous ses proches (5); un livre
(i)Matlh. XIIl, 12. Luc, XIX, 2G. — (v) Matth. XII,
48. M;irc , III, 3:i. — (3j Marc, XI , 2. Luc , XIX, 3.>. —
(4) Marc , IV, \^. Jean , XII , 4o- — C"') Luc , XIV, 2G.
PREMIÈRE PARTIE. 5ÎÏ
mi ron souffle par-tout le feu de la discorde (i) ,
oà l'on se vante d'armer le Jils contre le père fa) >
les parents l'un contre l'autre (3), les domesti"
(jues contre leurs maîtres (4), oii Von approuve
la violation des lois (5) , où Von impose en
devoir la persécution (6) , ok , pour porter les
peuples au brigandage , on fait du bonheur éter-
nel le prix de la force et la conquête des hommes
violents (-).
Fi(jurez-voiJS une ame infernale analysant ainsi
tout l'évangile , formant de cette calomnieuse
analyse , sous le nom de Profession de f)i cvan-
gélique, un écrit qui léroit horreur, et les dé
vots pharisiens prônant cet écrit d'un air de
triomphe comme l'ahrégé des leçons de Jésus-
Christ. Voilà pourtant jusqu'où peut mener
cette indigne méthode. Quiconque aura lu mes
livres, et lira les imputations de ceux qui m ac-
cusent , qui méjugent, qui me condamnent, (|ui
nie poursuivent , verra que c est ainsi que tous
m'ont traité.
Je crois vous avoir prouvé que ces messieurs
ne ni'ont pas jugé selon la raison : j ai mainte-
nant à vous prouver (ju'ils ne m'ont pas jugé
selon les lois. Mais laissez- moi reprendre un
instant haleine. A quels tristes essais me vois-je
réduit à mon âge ! Devois-je apprendre si tard à
(i) ^liUlh. X, ?>4. Luc, XIT, 5i, f)9.. — (a) Matth. X,
35. Luc, Xir, 53. — (3) ll)i(l. — (4) Matth. X , 3G. —
(5) Matth. Xll , u et seq. — (G) Luc , XIV, 23. — (7) Matth.
XI, j 2.
14.
2 I 2 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGINE.
faire mon apologie? Etoit-cc la peine de com-
mencer f
LETTRE II.
J'ai supposé , monsieur , dans ma précédente
lettre, que j'avois commis en effet contre la foi
les erreurs dont on m accuse, et j ai fait voir que
ces erreurs, nétant point nuisibles à la société ,
rietoient pas punissables devant la justice liu-
maine. Dieu s'est réserve sa propre défense et le
châtiment des fautes qui u'olfensent que lui.
C'est un sacrilège à des hommes de se faire les
vengeurs de la Divinité, comme si leur protec-
tion lui étoit nécessaire. Les magistrats , les rois,
n'ont aucune autorité sur les amcs; et pourvu
qu'on soit fidèle aux lois xle la société dans ce
monde, ce nest point à eux de se mêler de ce
qu on deviendra dans 1 autre , où ils n ont au-
cune inspection. Si Ion perdoit ce principe de
vue , les lois faites pour le bonheur du genre
humain en seroient bientôt le tourment; et,
sous leur inquisition terrible, les hommes , ju-
gés par leur foi plus que par leurs œuvres, se-
roient tous à la merci de quiconque voudroitles
opprimer.
Si les lois n ont nulle autorité sur les senti-
ments des hommes en ce qui tient uniquement
à la religion, elles n'en ont point non plus eîi
PREMIÈRE PARTIE. 2l3
cette partie sur les écrits où Ton manifeste ces
sentiments. Si les auteurs de ces écrits sont pu-
nissables,ce n'est jamais précisément pour avoir
€nsci(jné l'erreur, puisque la loi ni ses ministres
jie jui^ent pas de ce qui n est précisément qu'une
erreur. L'auteur des Lettres écrites de la campa-
gne paroît convenir de ce principe ii). Peut-être
même en accordant que la politique et la philo-
sophie pourront soutenir la liberté de tout écrire ,
le pousseroit-il trop loin (2). Ce n'est pas ce que
je veux examiner ici.
Mais voici comment vos messieurs et lui tour-
nent la chose pour autoriser le jugement rendu
contre mes livres et contre moL Ils nie jugent
moins comme chrétien que comme citoyen; ils
me regardent moins comme impie envers Dieu
que comme rebelle aux lois ; ils voient moins
en moi le péché que le crime , et l'hérésie que
la désobéissance. J'ai, selon eux, attaqué la re-
ligion de l état ; j ai donc encouru la peine por-
tée par la loi contre ceux qui l'attaquent. Voilà,
je crois, le sens de ce qu'ils ont dit d intelligible
pour justifier leur procédé.
Je ne vois à cela que trois petites difficultés.
La première, de savoir quelle est cette religion
de l'éiat; la seconde, de montrer comment je
(1) A cet égard , dil-il, page 0.1 ^ je retrouve assez mes
maximes dans celles des représenlalions. Et paf;e 29, il re-
{;ar(le comme incontestable que personne ne peut être pouV'
suni pour ses idées sur la religion.
(2) Page 3o.
2l4 LETTRES ÉCBITES DE LA MONTAGNE.
lai attaquée ; la troisième, de trouver cette loi
selon laquelle j ai été juj'^é.
Qu'est-ce que la reli{5ion de létat? c'est la
sainte réforniation cvanp,élique. Voilà, sans con-
tredit, des mots bien sonnants. Mais qu'est-ce,
à (jenève aujourd hui, que la sainte rclorniation
évan{>élique ? Le sauriez-voiis , monsieur, par
hasard? En ce cas, je vous en félicite : quant à
moi , je lijjnare. J avois cru le savoir ci-devant ;
mais je me trompois ainsi que bien d'autres ,
plus savants (|ue moi sur tout autie point, et
non moins ignorants sur celui-là.
Quand les réformateurs se détachèrent de lé-
glise romaine, ils laccusèrent d erreur, et, pour
corri{i;er cette erreur dans sa source, ils doiniè-
rent à l'écritme un autre sens que celui (pie lé-
glise lui donnoit. On leur demanda de quelle
autorité ils s'écartoient ainsi de la doctrine re-
çue : ils dirent que c'étoit de leur autorité pro-
pre , do celle de leur raison. Ils dir(Mit que le
sens de la Bible étant intelligible et clair à tous
les hommes en ce qui éloit du salut, chacun
étoit juj^c compétent de la doctrine, et pouvoit
interpréter la lîible , qui en est la refile , selon
son esprit particulier; que tous saccorderoient
ainsi sur les choses essentielles ; et qtie celles sur
lesquelles ils ne pourroient s accorder ne l'étoient
point.
Voilà donc l'esprit particulier établi pour uni-
que interprète de l'écriture; voilà l'autorité de
ré(j;lise rejetée; voilà chacun mis, pour la dcvc-
PREMIÈRE PARTIE. 2l5
trine , sous sa propre juridiction. Tels sont les
deux points fondamentaux de la réforme : re-
connoître la Bible pour ré{;le de sa croyance, et
n'admettre d'autre interprête du sens de la Bible
que soi. Ces deux points combinés forment le
principe sur letjuel les cb rétiens réformés se sont
séparés de l'église romaine : et ils ne pouvoient
moins faire sans tomber en contradiction ; car
quelle autorité interprétative auroicnt-ils pu se
réserver, après avoir rejeté celle du corps de
Téglise ?
]Mais , dira-t-on , comment, sur un tel prin-
cipe, les réformés ont-ils pu se réunir? Com-
ment, voulant avoir cliacun leur façon de pen-
ser, ont-ils fait corps contre l'église catbolique?
Ils le dévoient faire : ils se réunissoient en ceci,
que tous rcconnoissoient cbacun d eux comme
juge compétent pour lui-même. Ils toléroient et
ils dévoient tolérer toutes les interprétations ,
hors une , savoir celle qui ôte la liberté des in-
terprétations. Or cette unique interprétation
qu'ils rejetoient étoit celle des catholiques. Ils
dévoient donc proscrire de concert Rome seule ^
qui les proscrivoit également tous. La diversité
même de leurs façons de penser sur tout le
reste étoit le lien comn>un qui les unissoit. C'é-
toient autant de petits états ligués contre une
grande puissance, et dont la confédération gé
nérale n'ôtoit rien à l'indépendance de cbacun.
Voilà comment la réformation évangélique
s est établie, et voilà comment elle doit se cou-
21 6 LETTRES ÉCRITES DE LA MOKTAGXE.
server. Il est bien vrai que la doctrine du plus
grand nombre peut être proposée à tous comme
la plus probable ou la plus autorisée; le souve-
rain peut même la rédi[;er en formule et la pres-
crire à ceux quil cliarge d'ensei{;ner , parceciuil
faut quelque ordre, quelque régie dans les in-
structions publi({ucs; et qu'au fond Ion ne gêne
en ceci la liberté de personne, puisque nul n'est
forcé d'enseigner malgré lui : n)ais il ne s'ensuit
pas de là (jiie les particuliers soient obligés d'ad-
mettre précisément ces interprétations (pion
leur donne et celte doctrine qu'on leur enseigne.
Cbacun en demeure seul juge pour lui-même,
et ne rcconnoît en cela d autre autoiité (pie la
sienne propre. Les bonnes iuslruetious doivent
moins lixer le clioix que nous devons faire, que
nous mettre en état de bien choisir. Tel est le
véritable esprit de la réfoimation , tel en est le
vrai fondement. La raison particulière y pro-
nonce, en tirant la foi de la règle commune
qu'elle établit, savoir, l'évangile; et il est telle-
ment de Icssence de la laison detie libre, (|ue,
quand file voudroit s'asservir à lautorité, cela
ne dépcndroit pas deile. Portez la moindre at-
teinte à ce principe, et tout lévangélisme croule
h l'instant. Qu'on me prouve aujourdlmi (pj'en
matière de (oi je suis obligé de me soumettre
aux décisions de quelqu'un , dès demain je me
fais catholi(jue , et tout homme conséquent et
\rai fera comme moi.
Or la libie interprétation de lécriture emporte
PREMIÈRE PARTIE. 217
non seulement le droit d'en exj)liqi:er les passa-
ges , chacun selon son sens particulier, mais
celui de rester dans le doute sur ceux qu'on
trouve douteux, et celui de ne pas compreudie
ceux qu'on trouve incompréhensibles. Voilà le
droit de chaque fidèle , droit sur lequel ni les
pasteurs ni les map,istrats n'ont rien à voir. Pour-
vu (ju'on respecte toute la Bible et qu'on s'ac-
corde sur les points capitaux, on vil selon la ré-
formation évangélique. Le serment des bourgeois
de Geuéve n'emporte rien de plus que cela.
Or je vois déjà vos docteurs triompher sur ces
points capitaux , et prétendre que je m'en écarte.
Doucemeut, messieurs, de grâce; ce n'est pas
encore (je moi qu il s'agit, c'est de vous. Sachons
d'abord quels sont , selon vous, ces points capi-
taux; sachons quel droit vous avez de me con-
traindre à les voir où je ne les vois pas , et où
peut-être vous ne les voyez pas vous-mêmes.
N'oubliez point, s'il vous plaît, que me donner
vos décisions pour lois, c'est vous écarter de la
sainte n'Formalion évangélique, c'est en ébran-
ler les vrais fondements; cest vous qui, par la
loi , méritez punition.
Soit que l'on considère l'état politique de
votre r(q)ul)li([no lors(jue la réformation lut in-
stitut e, soit que Ion pèse les termes de vos an-
ciens édits par rapport à la religion qu'ils pre-
scrivent, on voit que la réformation est par-tout
mise en opposition avec l'église romaine , et que
les lois n ont pour objet que dabjurer les prin-
21 8 LETTRES ÉCRITES DE LA MO^"TAG^*E.
cipes et le culte de celle-ci, destructifs de la li-
berté dans tous les sens.
Dans cette position particulière l'état n'existoit
pour ainsi dire que par la séparation des deux
éjjlises , et la république étoit anéantie si le pa-
pisme reprenoit le dessus. Ainsi la loi qui fixoit
le culte évangélique ny considéroit que 1 aboli-
tion du culte romain. C'est ce qu'attestent les
invectives, même indécentes, quon voit contre
celui-ci dans vos premières ordonnances, et
qu'on a saj'^ement retrancliées dans la suite quand
le mcnic dan^jer n existoit plus : c'est ce qu at-
teste aussi le serment du consistoire, lequel
consiste uniquement à empéclier toutes idolâ-
tries, blasphèmes ^ dissolutions ^ et autres choses
contrevenantes à Vhonncur de Dieu et à la ré-
formation de Cévangile. Tels sont les termes de
l'ordonnance passée en i562. Dans la revue de
la même ordonnance en iS^ô, on mit à la tête
du serment de veiller sur tous scandales f i) : ce
qui montre que dans la première lornude du
serment on n'avoit poiu^ ohjet que la séparation
de ré^ijlise romaine. Dans la suite on pourvut
encore à la police : cela est naturel quand un
établissement commence à jirendre de la con-
sistance; mais'enfîn, dans 1 une et dans l'autre
leçon, ni daus aucun seruient de mapistrals , de
bour{|eois , de ministres , il n'est <piestion ni
d'erreur ni d'hérésie. Loin qiwj ce fût là l'objet
(i) Ordon. ccclés.-tit. Ifl, art. lxxv.
PREMIÈRE PARTIE. 2ig
de la réformation ni des lois , c eût été se mettre
en contradiction avec soi-même. Ainsi vos édits
n'ont fixé, sous ce mot de rèfotmalion , que les
points controversés avec Té^'ilise romaine.
Je sais que votre iiistoire, et celle en général
de la réforme, est pleine de faits qui montrent
une inquisition très sévère, et que, de persécu-
tés, les réformateurs devinrent bientôt persécu-
teurs : mais ce contraste , si choquant dans toute
l'histoire du christianisme, ne prouve autre chose
dans la vôtre que rinconséquence des hommes
et l'empire des passions sur la raison. A force de
disputer contre le cler^fé catholique , le clergé
protestant prit l'esprit disputeur et pointilleux.
Il vouloit tout décider, tout régler, prononcer
sur tout; chacun proposoit modestement son
sentiment pour loi supréuje à tous les autres :
ce n'étoit pas le moyen de vivre en paix. Calvin,
satfe doute, étoit un (^rand homme; mais enfin
c'étoit un homme, et, qui pis est, un théolo-
ffien : il avoit d ailleurs tout l'orfjueil du fjénie
qui sent sa supériorité, et qui s'indijjne qu'on la
lui dispute. La plupart de ses colléj^ues étoient
dans le même cas; tous en cela d autant plus
coupables qu'ils étoient plus inconséquents.
Aussi quelle prise n'ont-ils pas donnée en ce
point aux catholiques! et quelle pitié n'est-ce pas
devoir dans leurs défenses ces savants hommes,
ces esprits éclairés qui raisonnoient si bien sut"
tout autre article, déraisonner si sottement sur
celui là '. Ces cuntradiciions ne prouvoient ccpen-
220 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAG^'E.
dant autre chose, sinon qu'ils suivoientlHenplus
leurs passions que leurs principes. Leur dure
orthodoxie étoit elle-même une hérésie. C'étoit
bien là resprit des réformateurs, mais ce n étoit
pas celui de la réforniation.
La religion protestante est tolérante par prin-
cipe, elle est tolérante essentiellement; elle l'est
autant qu'il est possible de 1 être, puisque le seul
dogme qu elle ne tolère pas est celui de 1 intolé-
rance. Voila l'insurmontable barrière qui nous
sépare des catholiques, et qui réunit les autres
communions entre elles : chacune regarde bien
les autres connue étant dans Terreur; mais nulle
ne regarde ou ne doit regarder cette erreur
comme un obstacle au salut (i).
Les réformés de nos jours, du moins les mi-
nistres, ne connoisscnt ou n'aiment plus leur re-
ligion. S'ils Tavoicnt connue et aimée, à la pu-
blication de mon livre ils auroient pouss()||ic
concert un cri de joie , ils se seroient tous unis
avec moi, qui n'attaquois que leurs adversaires;
mais ils aiment mieux abandonner leur propre
cause que de soutenir la mienne; avec leur ton
risiblement arrogant, avec leur rage de chicane
(i) De toutes les sectes du cliristianisme la luthérienne
me paroit la plus inconséquente. Elle a réuni comme
à plaisir contre elle seule toutes les objections qu'elles
se font l'une à TauD'e. Elle est en particulier intolérante
counne réfjlisc; romaine ; mais le {^rand arpument de
celle-ci lui manque : elle est intolérante sans savoir
j)Ourquoi.
PREMIÈRE PARTIE. 22t
et d intolérance , ils ne savent plus ce qu'ils
croient, ni ce qu'ils veulent, ni ce qu'ils disent.
Je ne les vois plus que comme de mauvais va-
lets des prêtres, qui les servent moins par amour
pour eux que par haine contre moi (i). Quand
ils auront hien disputé, bien chamaillé, bien
ergoté , bien prononcé ; tout au fort de leur
petit triomphe, le clergé romain, qui mainte-
nant rit et les laisse faire, viendra les chasser,
armé d'arguments adhominem sans réplique^ et,
les battant de leurs propres armes, il leur dira :
Cela va bien; mais à présent ôlez-vous de là ,
méchants intrus que vous êtes; vous n^avez tra-
vaillé que pour nous. Je reviens à mon sujet.
L'église de Genève n'a donc et ne doit avoir,
Comme réformée, aucune profession de foi pré-
cise, articulée, et commune à tousses membres.
Si l'on vouloit en avoir une, en cela même on
blesseroit la liberté évangélique , on rcnonccroit
au principe de la réformation ; on violeroit la
loi de l'état. Toutes les églises protestantes qui
ont dressé des formules de profession de foi ,
tous les svnodes (|ui ont déterminé des points
de doctrine, n'ont voulu que prescrire aux pas-
(i) 11 est assez superflu , je crois, d'avertir que j'excepte
ici mon pasteur, et ceux qui sur ce point pensent comme
lui.
J'ai appris depuis cette note à n'excepter personne 5
mais je la laisse, selon ma promesse, pour l'instructioa
de tout honnête homme qui peut être tenté de louer des
gens d'église.
1?.1 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
teurs celle qu'ils dévoient enseigner, et cela
étoit bon et convenable. Mais si ces églises et
ces synodes ont prétendu faire plus par ces for-
mules, et prescrire aux fidèles ce qu'ils dévoient
croire; alora, par de telles décisions, ces assem-
blées n'ont prouvé autre chose, sinon quelles
ignoroient leur propre religion.
L'église de Genève paroissoit depuis long-
temps s'écarter moins que les auties du vérita-
ble esprit du christianisme, et c'est sur cette
trompeuse apparence que j'honorai ses pasteurs
d'éloges dont je les croyois dignes; car mon in-
tention n'étoit assurément pas d'abuser le j)u-
blic. Mais qui peut voir aujourdhui ces mêmes
ministres, jadis si coulants et devenus tout-à-
coup si rigides ;, chicaner sur l'orthodoxie d'un
laïc; et laisser la leur dans une si scandaleuse
incertitude :' On leur demande si Jésus-Christ est
Dieu, ils n'osent repondre; on leur demande
quels mystères ils admetLcnt, ils n osent répon-
<lre. Sur quoi donc répondront-ils, et quels se-
ront les articles fondamentaux, différents des
miens, snr les(juels ils veulent qu'on se décide,
si ceux-là n'y sont pas compris^
Un philosophe jette sur eux un coup-d'œil ra-
pide : il les pénètre, il les voit ariens, sociniens :
il le dit, et pense leur faire honneur; mais il ne
voit pas qu il expose leui" intérêt temporel, la
seule chose qui généralement décide ici-bas de
la foi des hommes.
Aussitôt alarmés, effrayés, ils s'assemblent,
PREMIÈRE PARTIE. 223
iJs discutent, ils s agitent, ils ne savent à quel
saint se vouer; et après force consultations (i) ,
clcliht rations , conférences , le tout aboutit à un
amphigouri oii Ion ne dit ni oui ni non, et au-
quel il csi aussi peu possible de rien compren-
dre qu'aux deux plaidoyers de Rabelais (2). La
doctrine orthodoxe n'est-elle pas ])icn claire, et
ne la voilà-t-il pas en de sûres uiains?
Cependant, parcequ'un d'entre eux, compi-
lant force plaisanteries scolastiques, aussi bé-
nignes qu'élégantes, pour juger mon christia-
nisme, ne craint pas dabjurer le sien, tout char-
més du savoir de leur confrère, et sur-tout de sa
logique, ils avouent son docte ouvrage, et len
remercient par une députation. Ce sont en vérité
de singulières gens (jue messieurs vos ministres!
on ne sait ni ce qu'ils croient , ni ce qu'ils ne
croient pas ; on ne sait pas même ce qu ils font
semblant de croire : leur seule manière d établir
leur foi est d'attaquer celle des autres : ils sont
connue les jésuites, qui. dit-on, forçoient tout
le nîonde à signer la constitution, sans vouloir
la signer eux-mêmes. xVu lieu de sexpliquer sur
la doctrine qu'on leur impute, ils pensent don-
ner le change aux autres églises , en cherchant
(1) Quand on est bien décide' sur ce qu'on croit, disoit
à ce sujet un journaliste, une profession de foi doit être
bientôt faite.
(2) Il y auroit peut-être eu quelque embarr.Ts à s'expli-
quer plus clairement sans être obligés de se rétracter sur
certaiatiS chostfs.
224 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
querelle à leur [nopre clclenscur; ils veulent
prouver par leur ingratitude quils n'avoient pas
besoin de mes soins, et croient se montrer assez
orthodoxes en se montrant persécuteurs.
De tout ceci je conclus qu il n'est pas aisé de
dire en quoi consiste à (^encve aujourd'hui la
sainte rctormalion. Tout ce qu'on peut avancer
de certain sur cet article est qu'elle doit consister
principalement à rejeter les points contestes à
léglise romaine par les premiers réformateurs,
et sur-tout par Calvin. C'e.^t là Tesprit de votre
institution; c'est par-là que vous êtes un peuple
libre , et c'est par ce côté seul que la religion fait
chez vous partie de la loi de l'état.
De cette première question je passe à la se-
conde, et je dis: Dans un livre où la vérité,
l'utilité , la nécessité de la religion en général
est établie avec la plus grande force, où, sans
donner aucune exclusion (i), l'auteur préfère la
relipion chréticmie à tout autre ndte, et la ré-
forniation évangélitjue à toute autre secte, com-
ment se peut-il que cette même réf<)rmaiion soit
attaquée:' Cela paroît difficile à concevoir. Voyons
cependant.
Jai prouvé ci-devant en général , et je prouve-
rai plus en détail ci-après , cpiil n'est pas v rai
que le christianisme soit alta(pH'' dans mon livre.
Or, lorsque les principes communs ne sont pas
(i) J'exliorle tout lecteur éfjuit;tl)lp à relire et peser
dans rÉinile ce qui suit iuimécHatement la profession <Je
foi du vicaire, et où je reprends la parole.
PREMIÈRE PARTIE. 223
attaqués , on ne peut attaquer en particulier au-
cune secte que de deux manières; savoir, in-
directement , en soutenant les dopfmes distinctifs
de ses adversaires; ou directement, en attaquant
les siens.
Mais comment aurois-je soutenu les dogmes
distinctifs des catholiques , puisqu'au contraire
ce sont les seuls que j'ai attaqués , et puisque
c'est cette attaque même qui a soulevé contre
moi le parti catholique , sans lequel il est sûr
que les protestants n'auroient rien dit? Voilà,
je Tavoue , une des choses les plus étranges dont
on ait jamais ouï parler; mais elle n'en est pas
moins vraie. Je suis confesseur de la foi protes-
tante à Paris, et c'est pour cela que je le suis en-
core à Genève.
Et comment aurois-je attaqué les dogmes dis-
tinctifs des protestants , puisqu'au contraire ce
sont ceux que j ai soutenus avec le plus de force ,
puisque je n'ai cessé d insister sur l'autorité de
la raison en matière de foi , sur la libre interpré-
tation des écritures , sur la tolérance évangéli-
que, et sur lobéissance aux lois, même en ma-
tière de culte; tous dogmes distinctifs et radicaux
de l'église réformée, et sans lesquels, loin d'être
solidement établie , elle ne pourroit pas même
exister ?
Il y a plus : voyez quelle force la forme même
de louvrage ajoute aux argumeiits en faveur des
réformés. C'est un prêtre catholique qui parle ,
et ce prêtre n'est ni un impie ni un libertin :
7- i«
226 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
c'est un homme croyant et pieux, plein de can-
tleur, de droiture, et, malgré ses difficultés, ses
objections, ses doutes, nourrissant au fond de
son cœur le plus vrai respect pour le culte qu'il
professe; un homme qui, dans les épanchements
les plus intimes, déclare qu appelé dans ce culte
au service de 1 église, il y remplit avec toute
l'exactitude possible les soins qui lui sont pre-
scrits ; que sa conscience lui reprocheroit d'y
manquer volontairement dans la moindre chose ;
que, dans le mystère qui choque le plus sa rai-
son, il se recueille au moment de la consécra-
tion , pour la faire avec toutes les dispositions
qu'exigent l'église et la grandeur du sacrement ;
qu il prononce avec respect les mots sacramen-
taux ; qu'il donne à leur effet toute la foi qui dé-
pend de lui; et que, quoi qu il en soit de ce mys-
tère inconcevable , il ne craint ])as qu'au jour du
jugement il soit puni pour l'uNoir jamais profané
dans son cœur ( i).
Voilà comment parle et pense cet homme vé-
nérable , vraiment bon, sage , vraiment chrétien ,
et le catholi(|ue le plus sincère qui peut-être ait
jamais existé.
Écoutez toutefois ce que dit ce vertueux prêtre
à un jeune homme protestant qui s'étoit fait ca-
tholique, et auquel il donne des conseils, « Re-
« tournez dans votre patrie, reprenez la religion
« de vos pères , suivez-la dans la sincérité de vo-
(i) Emile , lomc II, pages ii3, 1 1^|.
PREMIÈRE PARTIE. 027
<^ tin3 cœur, et ne la quittez plus; elle est très
« simple et très sainte; je la crois, de toutes les
« religions qui sont sur la terre , celle dont la
u morale est la plus pure , et dont la raison se
« contente le mieux (i). »
Il ajoute un moment après: «Quand vous
« voudrez écouter votre conscience, mille obsta-
« des vains disparoîtront à sa voix. Vous senti-
« rez que , dans lincertitude où nous sommes ,
« c est une inexcusable présomption de professer
« une autre religion que celle où l'on est né , et
« une fausseté de ne pas pratiquer sincèrement
« celle qu'on professe. Si l'on s'égare ,* on s'ùte
« une grande excuse au tribunal du souverain
« Juge. Ne pardonnera-t-il pas plutôt l'erreur où
" Ion fut nourri, que celle qu'on osa cboisir soi-
« même (2;? »
Quelques pages auparavant, il avoit dit : « Si
« javois des protestants à mon voisinage ou dans
« ma paroisse, je ne lès distinguerois point de
«mes paroissiens en ce qui tient à la charité
«chrétienne; je les porterois tous également à
«( s'entr'aimer , à se regarder comme frères, à
« respecter toutes les religions, et à vivre en paix
« chacun dans la sienne. Je pense que solliciter
« quelqu'un de quitter celle où il est né, c'est le
« solliciter de mal faire, et par conséquent faire
«mal soi-même. En attendant de plus grandes
u lumières , gardons Tordre public, dans tout
(i) Emile, tome II, page j iq. — (a) Ibid.
i5,
228 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
« pays respectons les lois, ne troublons point le
« culte qu elles prescrivent, ne portons point les
" citoyens à la désobéissance : car nous ne sa-
ie vons point certainement si c'est un bien pour
« eux de quitter leurs opinions pour dautrcs, et
« nous savons certainement que c est un mal de
« désobéir aux lois. »
Voilà, monsieur, comment parle un prêtre
catbolique dans un écrit où l'on m'accuse d'avoir
attaqué le culte des réformés, et où il n'en est
pas dit autre cliose. Ce qu'on auroit pu me re-
procher, peut-être, étoit une partialité outrée
en leur faveur, et un défaut de convenance en
faisant parler un prêtre catholique comme ja-
mais prêtre catholique n a parlé. Ainsi j'ai fait
en toute chose précisément le contraire de ce
qu'on m'accuse d'avoir fait. On diroit que vos
ma[;istrats se sont conduits par ga{>eure : quand
ils auroient parié de juger contre l'évidence, ils
n'auroienl pu n)ieux réussir.
Mais ce livre contient des objections, dos dif-
ficultés, des doutes! Et pourquoi non, je vous
prie? Ouest le crime à un protestant de propo-
ser ses doutes sur ce qu'il trouve douteux , et ses
objections sur ce qu il en trouve susceptible? Si
ce qui vous paroît clair me paroît obscur, si ce
que vous jugez démontré ne me semble pas l'ê-
tre , de quel (boit prétendez-vous soumettre ma
raison à la votre, et me donner votre autorité
pour loi , comme si vous prétendiez à l'infaillibi-
lité du pape? N est-il pas plaisant qu'il faille rai-
PREMIÈRE PARTIE. 229
sonner en catholique, pour m'accuser d'attaquer
les protestants?
Mais ces objections et ce? doutes tombent sur
les points fondamentaux de la foi? Sous l appa-
rence de ces doutes on a rassemblé tout ce qui
peut tendre à saper, ébranler et détruire les prin-
cipaux fondements de la religion chrétienne ?
Voilà qui change la thèse : et si cela est vrai , je
puis être coupable ; mais aussi c'est un mensonge,
et un mensonge bien impudent delà part do gens
qui ne savent pas eux-mêmes en quoi consistent
les principes fondamentaux de leur christianisme.
Pour moi, je sais très bien en quoi consistent les
principes fondamentaux du mien, et je l'ai dit.
Presque toute la profession de foi de la Julie est
affirmative; toute la première partie de celle du
vicaire est affirmative; la moitié de la seconde
partie est encore al^firmative; une partie du cha-
pitre de la religion civile est affirmative; la Let-
tre à M. l'archevêque de Paris est affirmative.
Voilà, messieurs, mes articles fondamentaux :
voyons les vôtres.
Ils sont adroits, ces messieurs; ils établissent
la méthode de discussion la plus nouvelle et la
plus commode pour des persécuteurs. Us laissent
avec art tous les principes de la doctrine incer-
tains et vagues. Mais un auteur a-t-il le mal-
heur de leur déplaire, ils vont furetant dans ses
livres quelles peuvent être ses opinions. Quand
ils croient les avoir bien constatées , ils pren-
nent les contraires de ces mêmes opinions et en
23o LETTRES ECRITES DE LA MONTAGNE,
font aillant d ai ticles de foi : ensuite ils crient à
1 impie, au jîlasphême, parceque fauteur n'a
pas d'avance admis dans ses livres les prétendus
articles de foi qu ils ont bâtis après coup pour
le tourmenter.
Comment les suivre dans ces multitudes de
points sur lesquels ils m'ont attaqué? comment
rassembler tous leurs libelles? comment les lire?
qui peut aller trier tous ces lambeaux , toutes
ces guenilles , cliez les fripiers de Genève ou
dans le fumier du Mercure de Neufcbâtel? .le
me perds, je m'embourbe au milieu de tant de
bêtises. Tirons de ce fatras un seul article pour
servir d'exemple , leur article le plus triompbant,
celui pour lequel leurs prédicants (i) se sont mis
en campagne , et dont ils ont fait le plus de bruit :
les miracles.
J entre dans un long examen. Pardonnez-m en
lennui, je vous supplie. .Te ne veux discuter ce
point si terrible que pour vous épargner ceux sur
lesquels ils ont moins insisté.
Ils disent donc : « Jean-Jacques Rousseau n'est
« pas chrétien , quoiqu il se donne pour tel ; car
« nous , qui certaincnjent le sommes, ne pensons
" pas comme lui. .lean-.lacques Rousseau ne croit
« point à la révélation , quoiqu'il dise y croire :
'( en voici la preuve.
(i) Je n'aurois point employé ce terme que je trou-
Vois fléprisant, si l'exemple du conseil de Genève, qui
s'en servoit en écrivant au cardinal de Fleury, ne m'eût
appris que mon scrupule étoit mal fondé.
PREMIÈRE PARTIE. 23i
" Dieu ne révèle pas sa volonté immédiatement
«à tous les hommes. Il leur parle par ses en-
« voyés ; et ces envoyés ont pour preuve de leur
« mission les miracles. Donc quiconque rejette
«les miracles rejette les envoyés de Dieu; et
« qui rejette les envoyés de Dieu rejette la ré-
<i vélation. Or Jean-Jacques Rousseau rejette les
« miracles. >'
Accordons d'abord et le principe et le fait com-
me s'ils étoient vrais : nous y reviendrons dans
la suite. Gela supposé, le raisonnement précé-
dent na qu'un défaut, c'est qu'il fait directement
contre ceux qui s en servent. Il est très bon pouf
les catholiques, mais très mauvais pour les pro-
testants. Il faut prouver à mon tour.
Vous trouverez que je me répète souvent; mais
qu importer* Lorsqu'une même proposition m'est
nécessaire à des arguments tout différents, dois-
je éviter de la reprendre? Cette affectation seroit
puérile. Ce n est pas de variété qu'il s agit , c est
de vérité, de raisonnements justes et concluants.
Passez le reste , et ne songez qu'à cela.
Quand les premiers réformateurs commencé^
rent à se faire entendre, 1 église universelle étoit
en paix; tous les sentiments étoient unanimes ;
il n'y avoit pas un dogme essentiel débattu parmi
les chrétiens.
Dans cet état tranquille, tout-à-coup deux ou
trois hommes élèvent leur voix , et crieht dans
toute 1 Europe : Chrétiens , prenez garde à vous ;
on vous trompe, on vous égare, on vous mène
232 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAOE.
dans le chemin de l'enfer : le pape est l'ante-
christ, le suppôt de Satan; son église est l'école
du menson^je. Vous êtes perdus si vous ne nous
écoutez.
A ces premières clameurs , 1 Europe étonnée
resta quelques moments en silence, attendant
ce quil en arriveroit. Enfin le cler^^é, revenu de
sa îpremière surprise, et voyant que ces nou-
veaux venus se fnisoient des sectateurs, comme
s en fait toujours tout homme qui dojrmalise ,
comprit quil falloit s'expliquer avec eux. Il com-
mença par leur demander à qui ils en avoient
avec tout ce vacarme. Ceux-ci répondent fière»-
ment qu ils sont les apôtres de la vérité , appelés
à réformer leglise , et à ramener les fidèles
de la voie de perdition oii \cs conduisoient les
prêtres.
Mais , leur répliqua-t-on , qui vous a donné
cette helle commission , de venir trouhler la paix
de r(''Mlise et la trantjuillité pul)li(pie ' Notre con-
science, dirent-ils, la raison, la lumière inté-
rieure, la voix de Dieu, à laquelle nous ne pou-
vons résister sans crime : cest lui (jui nous ap-
pelle à ce saint ministère , et nous suivons notre
vocation.
Vous êtes donc envoyés de Dieu? reprirent
les catholiques. En ce cas, nous convenons que
vous devez prêcher, réformer, instruire, et
quon doit vous écouter. Mais, pour ohtenir ce
droit, commencez par nous montrer vos lettres
de créance. Prophétisez, guérissez, illuminez,
PREMIÈRE PARTIE. 2'lH
faites des miracles, déployez les preuves de votre
mission.
La réplique des réformateurs est belle, et vaut
bien la peine dêtre transcrite.
« Oui , nous sommes les envoyés de Dieu; mais
(I notre mission n'est point extraordinaire : elle
« est dans l'impulsion d'une conscience droite ,
«c dans les lumières d un entendement sain. Nous
« ne vous apportons point une révélation nouvel-
«le, nous nous bornons à celle qui vous a été
«donnée, et que vous n'entendez plus. Nous
«venons à vous, non pas avec des prodiges, qui
« peuvent être trompeurs , et dont tant de fausses
« doctrines se sont étayécs , mais avec les signes
«« de la vérité et de la raison , qui ne trompent
« point , avec ce livre saint, que vous défigurez,
i< et que nous vous explicjuons. Nos miracles son<
«des arguments invincibles, nos prophéties sont
« des démonstrations : nous vous prédisons que
«si vous n'écoutez la voix de Glirist, qui vous
n parle par nos bouches , vous serez punis comme
«des serviteurs infidèles, à qui l'on dit la volonté
« de leurs maîtres , et qui ne veulent pas faccom-
" plir. »
Il n'étoit pas naturel que les catholiques con-
vinssent de l'évidence de cette nouvelle doctrine,
et c'est aussi ce que la plupart d'entre eux se gar-
dèrent bien de faire. Or on voit que la dispute
étant réduite à ce point ne pouvoit plus finir,
et que chacun devoit se donner gain de cause;
les protestants soutenant toujours que leurs in-
234 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
terp relations et leurs preuves étoient si claires
qu'il falloit être de mauvaise foi pour s'y refuser;
et les catholiques , de leur côlé , trouvant que
les petits ar^juments de quelques particuliers ,
qui même n'étoient pas sans réplique , ne dé-
voient pas remporter sur 1 autorité de toute
l'église, qui de tout temps avoit autrement dé-
cidé fju eux les points débattus.
Tel est l'état où la querelle est restée. On n'a
cessé de disputer sur la force des preuves; dis-
pute qui n'aura jamais de fin, tant que les hom-
mes n auront pas tous la même tête.
Mais ce u'étoit pas de cela qu'il s agissoit pour
les catholiques. Us prirent le change; et si, sans
s'amuser à chicaner les preuves de leurs adver-
saires, ils s'en fussent tenus à leur disputer le
droit de prouver, ils les auroient enïharrassés ,
ce nie semble.
"Premièrement, leur auroicnt-ils dit, votre
u manière de raisonner n'est (juune pétition de
" principe; car si la force de vos preuves est le
<• signe de votre mission , il s ensuit , pour ceux
«qu'elles ne convainquent jias, (|ue votre mis-
« sion est fausse, et qu ainsi nous pouvons légi-
« timement , tous tant que nous sommes , vous
« punir comme hérétiques , comme faux apôtres,
i comme perturbateurs de 1 église et du geiue
« humain.
" Vous ne prêchez pas, dites-vous, des doc-
«■ trines nouvelles : et que faites-vous donc en
" nous prêchant vos nouvelles explications ^ Don-
PREMIÈRE PARTIE. 235
« ner un nouveau sens aux paroles de Técriture,
« n'est-ce pas établir une nouvelle doctrine? n'est-
« ce pas faire parler Dieu tout autrement qu'il n'a
« fait? Ce ne sont pas les sons, mais les sens des
« mots , qui sont révélés : changer ces sens re-
« connus et fixés par l'église , c'est changer la
" révélation.
« Voyez de plus combien vous êtes injustes!
« Vous convenez qu'il faut des miracles pour
«autoriser une mission divine,- et cependant
« vous , simples particuliers , de votre propre
« aveu, vous venez nous parler avec empire, et
« comme les envoyés de Dieu (i). Vous réclamez
« l'autorité dinterpréter fécriture à votre fantai-
« sie , et vous prétendez nous ôter la même li-
« berté. Vous vous arrogez à vous seuls un droit
« que vous refusez et à chacun de nous , et à
« nous tous qui composons l'église. Quel titre
«' avez-vous donc pour soumettre ainsi nos ju-
« gements communs à votre esprit particulier?
(i) Farel déclara, en propres termes, à Genève, de-
vant le conseil épiscopal , qu'il éloit envoyé de Dieu : ce
qui fit dire à l'un des membres du conseil ces paroles de
Caïphe : lia blasphémé: quesl-il besoin d'autre témoignage?
Il a mérité la mort. Dans la doctrine des miracles , il en
falloit un pour répondre à cela. Cependant Jésus n'en
fit point en cette occasion, ni Farel non plus. Froment
déclara de même au magistrat qui lui dcfendoit de prê-
cher , qu'il valait mieux obéir à Dieu qu'aux hommes , et
continua de prêcher malgré la défense; conduite qui
certainement ne pouvoit s'autoriser que par un ordre
exîirès de Dieu.
236 LETTRES ÉCRITES DE LA SlONTAGNE.
« Quelle insupportable suffisance de prétendre
" avoir tou jouis raison , et raison seuls contre
« tout le monde , sans vouloir laisser dans leur
" sentiment ceux qui ne sont pas du vôtre , et
K qui pensent avoir raison aussi (i) ! Les dislinc-
" tions dont vous nous payez seroient tout au
« plus tolcrahles si vous disiez simplement votre
« avis, et que vous en restassiez là. Mais point.
« Vous nous faites une ffuerre ouverte ; vous
«« soufflez le feu de toutes parts. Résister à vos
"leçons, c'est être rebelle, idolâtre, digne -de
« Fenfer, Vous voulez absolument convertir,
" convaincre, contraindre même. Vous dogma-
« lisez, vous prêcbez, vous censurez, vous ana-
« thématisez, vous excommuniez, vous punissez,
•< vous mettez à mort : vous exercez Tautorité
«des prophètes, et vous ne vous donnez que
«pour des particuliers. Quoi! vous novateurs,
« sur votre seule opinion , soutenus de quelques
«centaines d hommes, vous brûlez vos adver-
« saires! et nous, avec ((uinzc siècles dauti<juité,
«et la voix de cent millions dhommes, nous
«aurons tort de vous brûler? Non, cessez de
« parler, d'agir en apôtres, ou montrez vos titres;
(i) Quel liomtTU' , par exemple, fut jamais pins tran-
chant, plus impérieux, plus dérisif, plus divinement
infaillible, à son {yi'é , que (lalvin , pour ipii la nioindre
opposition , la moindre «)l)jeclion cpTou osoit lui faire ,
étoit toujours une œuvre de Satan, un crinic dipne du
feu ? Ce n'est pas au seul Servet qu'il en a coûté la vie
pour avoir osii penser autrement (pic lui.
PREMIÈRE PARTIE. 287
« OU, quand nous serons les plus forts, vous se-
« rez très justement traités en imposteurs. »
xi ce discours, voyez-vous, monsieur, ce que
nos réformateurs auroient eu de solide à répon-
dre? Pour moi je ne le vois pas. Je pense qu'ils
auroient été réduits à se taire ou à faire des mi-
racles. Triste ressource pour des amis de la
vérité !
Je conclus de là qu'établir la nécessité des mi-
racles en preuve de la mission des envoyés de
Dieu qui prêchent une doctrine nouvelle, c'est
renverser la réfbrmation de fond en comble;
c'est faire, pour me combattre, ce qu'on m'accuse
faussement d'avoir fait.
Je n'ai pas tout dit, monsieur, sur ce chapitre;
mais ce qui me reste à dire ne peut se couper,
et ne fera qu'une trop longue lettre : il est temps
d'achever celle-ci.
LETTRE III.
Je reprends, monsieur, cette question des mira-
cles que j'ai entrepris de discuter avec vous; et,
après avoir prouvé qu'établir leur nécessité c'étoit
détruire le protestantisme , je vais chercher à
présent quel est leur usage pour prouver la rêvé»
lation.
Les hommes, ayant des tètes si diversement
organisées, ne sauroient être affectés tous éga-
238 LETTRES ÉCRITES DE LA MOKTAG>JE.
lement des mêmes ar^fuments , sur-tout en ma-
tières de foi. Ce qui paroît évident à 1 un , ne
paroît pas même probable à lautre : lun par
son tour d'esprit n'est frappé que d un genre de
preuves ; l'autre ne lest que d'un genre tout dif-
férent. Tous peuvent bien quelquefois convenir
des mêmes choses ; mais il est très rare qu'ils en
conviennent par les mêmes raisons : ce qui , pour
le dire en passant, montre combien la dispute
en elle-même est peu sensée : autant vaudroit
vouloir forcer autrui de voir par nos yeux.
Lors donc que Dieu donne aux hommes une
révélation que tous sont obligés de croire, il faut
quil l'établisse sur des preuves bonnes pour
tous, et qui par conséquent soient aussi diver-
ses que les manières de voir de ceux qui doivent
les adopter.
Sur ce raisonnement, qui me paroît juste et
simple, on a trouvé que Dieu avoit donné à la
mission de ses envoyés divers caractères qui ren
doient cette mission reconnoissable à tous les
hommes, petits et grands, sages et sots , savants
et ignorants. Celui d entre eux qui a le cerveau
assez ilexible pour saffecter à-la-fois de tous ces
caractères est heureux sans doute ; mais celui
qui n est frappé que de quelques uns n'est pas à
plaindre , })ourvu qu'il en soit frappé suffisam-
ment pour être persuadé.
Le premier , le plus important , le plus certain
'de ces caractères, se tire de la natuie de la-doc
PREMIÈRE PARTIE, 289
tiine , c est-à-dire de son utilité , de sa beauté (i) ,
de sa sainteté, de sa vérité, de sa profondeur, et
de tontes les autres qualités qui peuvent annon-
cer aux hommes les instructions de la suprême
sagesse et les préceptes de la suprême Lonté. Ce
caractère est , comme j ai dit , le plus sur , le plus
infaillible; il porte en lui-même une preuve qui
dispense de toute autre : mais il est le moins fa-
cile à constater; il exige, pour être senti, de
l'étude , de la réflexion , des connoissances , des
discussions qui ne conviennent quaux hom-
mes sages qui sont instruits et qui savent rai-
sonner.
Le second caractère est dans celui des hom-
mes choisis de Dieu pour annoncer sa parole ;
leur sainteté, leur véracité, leur justice , leurs
mœurs pures et sans tache , leurs vertus inac-
(1) Je ne sais poui<jiioi Ion vent attribuei' au progrès
de la philosophie la helle morale de nos livres. Cette mo-
rale, tirée de l'évangile, étoit chrétienne avant d'être
philosophique. Les chrétiens l'enseignent sans la pra-
tiquer, je l'avoue ; mais que font de plus les philosophes ,
si ce n est de se donner à eux-mêmes beaucoup de .louan-
ges, qui, n'étant répétées par personne autre , ne prou-
vent pas grand'chose, à mon avis.
Les préceptes de Platon sont souvent très sublimes ;
mais combien n'erre-t-il pas quelquefois, et jusqu'où
ne vont pas ses erreurs! Quant à Cicéron , peut-on croire
que, sans Platon, ce rhéteur eût trouvé ses Offices? L'é-
vangile seul est, quant à la morale, toujours sûr, tou-
jours vrai, toujours unique, et toujours semblable à
lui-même.
24o LETTRES ÉCRITES DE LA MOrs'TAG^E.
cessibles aux passions liuniaines, xSont, avec les
qualités de l'entendement , la raison, l'esprit, le
savoir, la prudence, autant d indices respecta-
bles, dont la réunion , quand rien ne s y dément,
forme une preuve complète en leur faveur, et
dit qu'ils sont plus que des bommes. Ceci est le
si{]ne qui frappe par préférence les fjens bons et
droits, qui voient la vérité par-tout où ils voient
la justice , et n'entendent la voix de Dieu que
dans la bouche de la vertu. Ce caractère a sa
certitude encore, mais il n'est pas impossible
qu'il trompe ; et ce n'est pas un prodif^e qu'un
imposteur abuse les gens de bien , ni qu'un
homme de bien s'abuse lui-même , entraîné par
l'ardeur d'un saint zélé quil prendra pour de
linspi ration.
Le troisième caractère des envoyés de Dieu
est une émanation de la puissance divine, qui
peut interrompre et changer le cours de la na-
ture à la volonté de ceux qui reçoivent celle
émanation. Ce caractère est sans contredit le
plus brillant des trois , le plus frappant, le plus
prompt à sauter aux yeux; celui qui, se mar-
quant par un effet subit et sensible , semble exi-
ger le moins d'examen et de discussion : par-là
ce caractère est aussi celui qui saisit spéciale-
ment le peuple , incapable de raisonnements
suivis, d'observations lentes et sûres, et en toute
chose esclave de ses sens : mais c'est ce qui rend
ce même caractère équivoque , comme il sera
prouvé ci-après; et en effet, pourvu qu'il happe
PREMIÈRE PARTIE. 24 l
ceux auxquels il est destiné, qu'importe qu'il
soit apparent ou réel ? Cest une distinction qu'ils
sont hors d'état de faire ; ce qui montre qui! n'y
a de signe vraiment certain que celui qui se tire
de la doctrine, et qu il n'y a par conséquent que
les bons raisonneurs qui puissent avoir une toi
solide et sûre : mais la bonté divine se prête aux
foiblesses du vulgaire , et veut bien lui donner
des preuves qui fassent pour lui.
Je m arrête ici sans rechercher si ce dénom-
brement peut aller plus loin : c est une discus-
sion inutile à la nôtre; car il est clair que quand
tous ces signes se trouvent réunis, c'en est assez
pour persuader tous les hommes , les sages , les
bons , et le peuple ; tous , excepté les fous, inca-
pables do raison, et les méchants qui ne veulent
être convaincus de rien.
Ces caractères sont des preuves de lautorité
de ceux en qui ils résident; ce sont les raisons
sur lesquelles on est obligé de les croire. Quand
tout cela est fait, la vérité de leur mission est
établie; ils peuvent alors agir avec droit et puis-
sance en qualité d'envoyés de Dieu. Les preuves
sont les moyens ; la foi due à la doctrine est la
fin. Pourvu qu'on admette la doctrine, c'est la
chose la plus vainc de disputer sur le nombre
et le choix des preuves; et si une seule me per-
suade, vouloir m en faire adopter d autres est un
soin perdu. Il seroit du moins bien ridicule de
soutenir qu'un homme ne croit pas ce qu'il dit
croire, parccqu il ne le croit pas précisément par
242 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
les mêmes raisons que uous disons avoir de le
croire aussi.
Voilà , ce me semble , des principes clairs et
incontestables : venons à lapplication. Je me dé-
clare chrétien ; mes persécuteurs disent que je ne
le suis pas. Ils prouvent que je ne suis pas chré-
tien, parceque je rejette la révélation; et ils prou-
vent que je rejette la révélation , parceque je ne
crois pas aux miracles.
Mais pour que cette conséquence fut juste, il
faudroit de deux choses l'une ; ou que les mira-
cles fussent l'unique preuve de la révélation , ou
que je rejetasse également les autres preuves qui
l'attestent. Or, il n'est pas vrai que les miracles
soient l'unique preuve delà révélation ;et il n'est
pas vrai que je rejette les autres preuves , puis-
quau contraire on les trouve établies dans l'ou-
vrage même où l'on m'accuse de détruire la ré-
vélation (i).
Voilà précisément à quoi nous en sommes.
Ces messieurs , déterminés à me faire , malgré
moi, rejeter la révélation , comptent pour rien
que je l'admette sur les preuves qui me convain-
(i) Il importe de remarquer que le vicaire pouvoit
trouver beaucoup d'objections comme catholique , qui
sont nulles pour un protestant. Ainsi le scepticisme dans
lequel il reste ne prouve en aucune façon le mien , sur-
tout après la décbtration très expresse que j'ai faite à la
fin de ce même écrit. On voit clairement, dans mes prin-
cipes, que plusieurs des objections qu'il contient por-
tent à faux.
PREMIÈRE PARTIE. 243
quent, si je ne l'admets encore sur celles qui ne
me convainquent pas ; et, parcequejenelepuis ,
ils disent que je la rejette. Peut-on rien concevoir
de plus injuste et de plus extravagant?
Et voyez de grâce si j'en dis trop , lorsqu'ils me
font un crime de ne pas admettre une preuve que
non seulement Jésus n'a pas donnée , mais qu'il a
refusée expressément.
Il ne s'annonça pas d'abord par des miracles,
mais par la prédication. A douze ans il dispu-
toit déjà dans le temple avec les docteurs , tantôt
les interrogeant , et tantôt les surprenant par la
sagesse de ses réponses. Ce fut là le commence-
ment de ses fonctions , comme il le déclara lui-
même à sa m^ère et à Joseph (i). Dans le pays ,
avant qu'il fît aucun miracle, il se mit à prê-
cher aux peuples le royaume des cieux (2) ; et il
avoit déjà rassemblé plusieurs disciples sans
s'être autorisé près d'eux d'aucun signe , puis-
qu'il est dit que ce fut à Cana qu'il fit le pre-
mier (3).
Quand il fit ensuite des miracles , c'étoit le
plus souvent dans des occasions particulières ,
dont le choix n annonçoit pas un témoignage
public , et dont le but étoit si peu de manifester
sa puissance , qu'on ne lui en a jamais de-
mandé pour cette fin qu'il ne les ait refusés. ~
(i) Luc, XI, 46, 47, 49. -(2) Matth. IV, 17.
(3) Jean, II, 1 1. Je ne puis penser que personne veuille
meure au nombre des signes publics de sa mission la
tentation du diable et le jeune de quarante jours.
16.
244 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
Voyez là-dessus toute I histoire de sa vie ; écou-
tez sur-tout sa propre déclaration : elle est si
décisive , ([ue vous n'y trouverez rien à répli-
quer.
Sa carrière étoit déjà fort avancée , quand les
docteurs ,1e voyant faire tout de bon le prophète
au milieu deux, s'avisèrent de lui demander un
signe. A cela qu'auroitdû répondre Jésus , selon
vos messieurs.'' « Vous demandez un si(}ne,vous
" en avez eu cent. Croyez-vous (jue je sois venu
u m'annoncer à vous pour le Messie sans com-
« nicncer par rendie témoignage de moi , comme
'( si j avois voulu vous forcer à me méconnoître
.. et vous l'aire errer malgié vous? Non : Gana , le
»c centenier, le lépreux, les aveugles , les paraly-
;< tiques , la multiplication des pains , toute la
"Galilée, toute la Judée , déposent pour moi.
« Voilà mes signes : pourquoi teignez-vous de ne
« les pas voir ? »
Au lieu de cette réponse , que Jésus ne fit
point, voici, monsieur, celle (juil fit.
La nation méchante et adultère demande un
signe , et il ne lui en sera point donné. Ailleurs
il ajoute : // 7ie lui sera point donné d'autre signe
que celui de Jouas le prophète. Et leur tournant
le dos, il s'en alla (i).
Voyez d'abord comment, blâmant cet te manie
des signes miracideux, il traite ceux qui les dé-
fi) Marc, Vin, 12. Matdi. XVF,/|. Pour aJ)r(%er, j'ai
fondu cnsembU; ces deux passages; mais j'ai conservé la
distinction essentielle à la qucslioii.
PREMIÈRE PARTIE. 245
mandent. Et cela ne lui arrive pas une fois seu-
lement, mais plusieurs (i). Dans le système de
vos messieurs cette demande étoit très léfîfitime :
pourquoi donc insulter ceux qui la faisoient.
Voyez ensuite à qui nous devons ajouter foi
par préférence ; deux, qui soutiennent que cest
rejeter la révélation chrétienne, que de ne pas
admettre les miracles de Jésus pour les signes
qui l'établissent; ou de Jésus lui-même, qui dé-
clare qu il n'a point de signe à donner.
Ils demanderont ce que c'est donc que le signe
de Jonas le prophète. Je leur répondrai que c'est
sa prédication aux Ninivites , précisément le
même signe qu'employoit Jésus avec les Juifs ,
comme il l'explicjue lui-même (2). On ne peut
donner au second passage qu'un sens qui se
rapporte au premier, autrement Jésus se seroit
contredit. Or, dans le premier passage où l'on
demande un miracle en signe, Jésus dit posi-
tivement qu il n'en sera donné aucun. Donc le
sens du second passage n'indique aucun signe
miraculeux.
Un troisième passage , insisteront-ils , explique
ce signe par la résurrection de Jésus (3). Je le
nie; il l'explique tout au plus par sa mort. Or
la mort d'un homme n'est pas un miracle; ce
n'en est pas même un qu'après avoir resté trois
(1) Conférez les passages suivants. Matth. XII, 3g,
/|i.Marc, VIII, 12. Luc, XI, 2-9. Jean, II, 18,19, IV,
48. V, 3/| , ?.G , 39. — (2) Matth. XII , 4 1 . hvr , XI , 3o , ?,i
— (3) Malth. Xil, 4o.
246 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGXE.
jours clans la tprrc un corps en soit retiré. Dans
ce passage il nest pas dit un mot de la résur-
rection. D'ailleurs quel genre de preuve seroit-
ce de s'autoriser durant sa vie sur un signe qui
n'aura lieu qu'après sa mort? Ce seroit vouloir
ne trouver que des incrédules, ce seroit cacher
la chandelle sous le boisseau. Comme cette con-
duite seroit injuste, cette interprétation seroit
impie.
De plus, l'argument invincible revient encore.
Le sens du troisième passage ne doit pas atta-
quer le premier, et le premier affirme qu'il ne
sera point donné de signe , point du tout , aucun.
Enfin , quoi qu'il en puisse être , il reste toujours
prouvé , par le témoignage de Jésus même , que ,
s'il a fait des miracles durant sa vie, il n'en a
point fait en signe de sa mission.
Toutes les fois que les Juifs ont insisté sur ce
genre de preuves , il les a toujours renvoyés
avec mépris, sans daigner jamais les satisfaire.
Il n approuvoit pas même qu'on prit en ce sens
ses œuvres de charité. Si vous ne voyez des pro-
diges et des miracles , vous ne croyez j>oint, di-
soit-il à celui qui le prioit de guérir son fils (i),
Parle-t-on sur ce ton-là quand on veut donner
des prodiges en preuves?
Combien n'éloil-il pas étonnant que, s'il en
eût tant donné de telles, on continuât sans cesse
à lui en demander ? Quel miracle fais-tu , lui
(0 Jean, IV, /|8.
PREMIÈRE PARTIE. I^-J
disoient les Juifs, ajin que, V ayant vu , nous
croyions à toi ? Moïse donna la manne dans le
désert à nos pères, mais toi, quelle œuvie fais-
tu {\) ? C'est à-peu-près , dans le sens de vos
messieurs , et, laissant à part la majesté royale,
comme si quelqu'un venoit dire à Frédéric : On
te dit un grand capitaine ; et pourquoi donc ?
Qu as-tu fait qui te montre tel P Gustave vain-
quit à Leipsick , à Lutzen ; Charles à Frawstat^
à Narva : mais où sont tes monuments P quelle
victoire as -tu l'emportée P quelle place as- tu
prise P quelle 7?iarche as- tu faite P quelle cam-
pagne t'a couvert de gloire P de quel droit portes-
tu le nom de grand P L'imprudence d'un pareil
discours est-elle concevahle? et trouvcroit-on sur
la terre entière un homme capable de le tenir ?
Cependant , sans faire honte à ceux qui lui en
tenoient un semblable, sans leur accorder aucun
miracle , sans les édifier au moins sur ceux qu'il
avoit faits, Jésus, en réponse à leur question , se
contente d'alléfjoriser sur le pain du ciel : aussi ,
loin que sa réponse lui donnât de nouveaux
disciples, elle lui en ôta plusieurs de ceux qu'il
avoit, et qui sans doute pensoient comme vos
théologiens. La désertion fut telle , qu'il dit aux
douze : Et vous , ne voulez-vous pas aussi vous
en aller? Il ne paroît pas qu'il eût fort à cœur
de conserver ceux qu il ne pouvoit retenir que
par des miracles»
(i) Jean , VI , '3(>, 3i el sniv.
248 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
Les Juifs demandoient un signe du ciel. Dans
leur système , ils avoient raison. Le signe qui
devoit constater la venue du Messie ne pouvoit
pour eux être trop évident , trop décisif, trop
au-dessus de tout soupçon , ni avoir trop de
témoins oculaires : comme le témoignage im-
médiat de Dieu vaut toujours mieux que celui
des hommes, il éloit plus sur d'en croire au
signe même , qu'aux gens qui disoient l'avoir
vu; et pour cet effet le ciel étoit préférable à la
terre.
Les Juifs avoient donc raison dans leur vue,
parcequ'ils vouloient un Messie apparent et tout
miraculeux. Mais Jésus dit, après le prophète,
que le royaume des cicux ne vient point avec
apparence ; que celui qui l'annonce ne débat
point, ne crie point , qu'on n'entend point sa
voix dans les rues. Tout cela ne respire pas los-
tentation des miracles; aussi n'étoit-elle pas le
l)ut qu'il se pro|X)soit dans les siens. Il n y met-
toit ni l'appareil ni l'authenticité nécessaires
pour constater de vrais signes , parcetpi il ne
les donnoit point pour tels. Au contraire, il re-
commandoit le secret aux malades qu'il guéris-
soit, aux boiteux qu'il faisoit marcher, aux pos-
sédés qu il délivroit du démon. I^'on eût dit qu'il
craignoil que sa vertu miraculeuse ne (ïit con-
nue : on m'avouera que c'étoit une étrange ma-
nière den faire la preuve de sa mission.
Mais tout cela s'explique de soi-même, sitôt
que Ion conçoit ([ue les Juifs alloirnt chercliant
PREMIÈRE PARTIE. 249
cette preuve où Jésus ne vouloit point qu'elle
fût. Celui qui me rejette a, disoit-il , qui le juge.
Ajoutoit-il, Les miracles que j'ai faits le con~
damneront ? Non; mais , La parole que j'ai por-
tée le condamnera. La preuve est donc dans la
parole , et non pas dans les miracles.
On voit dans lévangile que ceux de Jésus
étoient tous utiles ; mais ils étoient sans éclat,
sans apprêt, sans pompe; ils étoient simples
comme ses discours , comme sa vie , comme
toute sa conduite. Le plus apparent , le plus pal-
pable qu'il ait fait , est sans contredit celui de
la multiplication des cinq pains et des deux
poissons , qui nourrirent cinq mille hommes.
Non seulement ses disciples avoient vu le mi-
racle, mais il avoit, pour ainsi dire, passé par
leurs mains; et cependant ils n'y pensoicnt pas,
ils ne s'en doutoient presque pas. Concevez-vous
qu'on puisse donner pour signes notoires au
genre humain, dans tous les siècles, des faits
auxquels les témoins les plus immédiats font à
peine attention (i)?
Et tant s'en faut que l'objet réel des miracles
de Jésus fut d'établir la foi, qu'au contraire il
commençoit par exiger la foi avant que de faire
le miracle. Rien n'est si fréquent dans l'évangile.
G est précisément pour cela, c'est parcequun
(i) Marc, VI, Sa. Il est dit que c'ctoit à cause que
leur cœur étoit stupide : mais qui s'oseroit vanlcr d'avoir
un cœur plus intelligent dans les choses saintes que les
tUsciples choisis par Jésus?
25o LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGISE.
propiicte nest sans honneur que dans son pays,
quil fit clans le sien très peu de miracles (i); il
est dit même qu'il n'en put faire à cause de leur
incrédulité (2 ■. Comment ! c'étoit à cause de leur
incrédulité qu il en falloit faire pour les con-
vaincre , si ses miracles avoient eu cet objet ;
mais ils ne l'avoient pas : c'étoient simplement
dés actes de bonté, de charité, de bienfaisance,
qu'il faisoit en faveur de ses amis, et de ceux qui
croyoient en lui; et c'étoit dans de pareils actes
que consistaient les œuvres de miséricorde, vrai-
ment difjnes d'être siennes , qu'il disoit rendre
témoijjnage de lui (3). Ces œuvres marquoient
le pouvoir de bien faire plutôt que la volonté
d'étonner ; c'étoient des vertus (4) plus que des
miracles. Et comment la suprême Sagesse eût-
elle employé des moyens si contraires à la fin
qu'elle se proposoit? Comment n'eût-elle pas
prévu que les miracles dont elle appuyoit laii-
torité de ses envoyés produiroient un effet tout
opposé; quils feroient suspecter la vérité de fhis-
toire, tant sur les miracles que sur la mission ;
et que, parmi tant de solides preuves, celle-là
ne feroit que rendre plus tllHiciles sur toutes les
autres les (jens éclairés et vrais? Oui, je le sou-
tiendrai toujours, l'appui qu'on veut donner à
la croyance en est le plus (^rand obstacle : ôtez
(i) Matd». XI II , 58.— {■!) Marc , VI , 5. — {?>) Jean , X ,
y"), 32, 38. — (4) C'est le mot employé dans réci'iture;
nos traclucLcius h; rendent par celui de miracles.
PREMIÈRE PARTIE. 231
les miracles de l'évangile , et toute la terre est
aux pieds de Jésus-Christ (i).
Vous voyez, monsieur, quil est attesté par
l'écriture même que dans la mission de Jésus-
Christ les miracles ne sont point un signe tel-
lement nécessaire à la foi qu'on n'en puisse avoir
sans les admettre. Accordons que d'autres pas-
sages présentent un sens contraire à ceux-ci,
ceux-ci réciproquement présentent un sens con-
traire aux autres; et alors je choisis, usant de
mon droit, celui de ces sens qui me paroît le
plus raisonnable et le plus clair. Si j'avois l'or-
gueil de vouloir tout expliquer, je pourrois , en
vrai théologien , tordre et tirer chaque passage
à mon sens; mais la honne-foi ne me permet
point ces interprétations sophistiques : suffisam-
ment autorisé dans mon sentiment (2) par ce
(i) Paul, préchant aux Athéniens, fut écoulé fort
paisiblement jusqu'à ce qu'il leur parlât d'un homme
ressuscité. Alors les uns se mirent à rire; les autres lui
dirent : Cela suffit , nous entendrons le reste une autre
fois. Je ne sais pas bien ce que pensent au fond de
leurs cœurs ces bons chrétiens à la mode ; mais s'ils
croient à Jésus par ses miracles, moi j'y crois malgré ses
miracles, et j'ai dans l'esprit qtie ma foi vaut mieux que
la leur.
(2) Ce sentiment ne m'est point tellement particulier ,
qu'il ne soit aussi celui de plusieurs théologiens, dont
l'orthodoxie est mieux établie que celle du clergé de Ge«'
néve. Voici ce que m'écrivoit là-dessus un de ces mes-
sieurs , le 9.8 février 1764.
«Quoi qu'en dise la cohu« des modernes apologistes
252 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
que je comprends, je reste en paix sur ce qwe je
ne comprends pas, et que ceux qui me lexpli-
quent me font encore moins comprendre. L'au-
torité que je donne à l'évangile, je ne la donne
point aux interprétations des hommes, et je
n'entends pas plus les soumettre à la mienne
que me soumettre à la leur. La règle est com-
mune et claire en ce qui importe ; la raison qui
l'explique est particulière, et chacun a la sienne,
li du clirislianisme, je suis persuadé qu'il n'y a pas un
<i mot dans les livres sacrés d'où l'on puisse légitimement
« conclure que les miracles aient été destinés à servir de
« preuves pour les hommes de tous les temps et de tous
(i les lieux, lîien loin de là, ce n'étoit pas, à mon avis,
« le principal objet pour ceux qui en furent les témoins
u oculaires. Lorsque les juifs demandoient des miracles
« à saint Paul , pour toute réponse il leur préchoit Jésus
u crucifré. A coup sûr, si Grotius, les auteurs de la so-
if ciété deBoyle, Vernes, Vernet , etc. eussent été à la
u place de cet apôtre, ils n'auroient rien eu de plus pressé
i< que d'envoyer chercher des tréteaux pour satisfaire à
(1 une demande qui cadre sihien avec leurs principes. Ces
« gens-là croient faire merveille avec leurs ramas d'argu-
«ments; mais un jour on doutera, j'espère, s'ils n'ont
«pas été compilés par une société d'incrédules, sans
Il qu'il faille être Ilardouin pour cela. »
Qu'on ne pense pas, au reste, que l'aiileur de cette
lettre soit mon partisan; tant s'en faut, il est un de
mes adversaires. Il trouve seulement que les autres ne
savent ce qu'ils disent. Il soupçonne peut-être pis: car
la foi de ceux (jui croient sur les miracles sera toujours
très suspecte aux {jens éclairés. (Vétoit le sentiment iVun
des plus illustres réformateurs. Non safis tuta fides eoriini
qui miraculis nilundir. Bcz. in Joan. c. II , v. 23.
PREMIÈRE PARTIE. 2:)3
tjui ne fait autorité que pour lui. Se laisser me-
ner par autrui sur cette matière , c'est substi-
tuer l'explication au texte , c'est se soumettre aux
hommes et non pas à Dieu.
Je reprends mon raisonnement; et, après
avoir établi que les miracles ne sont pas un si^ne
nécessaire à la foi, ije vais montrer, en confir-
mation de cela, que les miracles ne sont pas un
si{],ne infaillible, et dont les hommes puissent
jup,cr.
Un miracle est, dans un fait particulier, un
acte immédiat de la puissance divine , un chan-
gement sensible «lans Tordre de la nature, une
exception réelle et visible à ses lois. Voilà l'idée
dont il ne faut pas s'écarter , si l'on veut s enten-
dre en raisonnant sur cette matière. Cette idée
offre deux questions à résoudre.
La première : Dieu peut-il faire des miracles?
c'est-à-dire peut-il déroger aux lois qu'il a éta-
blies? Cette question, sérieusement traitée, se-
roit impie si elle n'étoit absurde : ce seroit faire
trop d'honneur à celui qui la résoudroit négati-
vement que de le punir; il suffiroit de lenfer-
nier. Mais aussi quel homme a jamais nié que
Dieu pût faire des miracles? Il falloit être Hé-
breu pour demander si Dieu pouvoit dresser des
tables dans le désert.
Seconde question : Dieu veut-il faire des mi-
racles? C'est autre chose. Cette question en elle-
niême, et abstraction laite de toute autre con-
sidération , est parfaitement indifférente; elle
254 LETTRES ÉCRITES DE LA MO>'TAG]NE.
n'inléresse en rien la (jloire de Dieu, dont nous
lie pouvons sonder les desseins. Je dirai plus :
si! pou voit y avoir quelque différence quant à
]a foi dans la manière dy répondre, les plus
grandes idées que nous jouissions avoir tie la sa-
gesse et de la majesté divine seroient pour la
négative ; il n'y a que lorgueil humain qui soit
contre. Voilà jusqu où la raison peut aller. Cette
question, du reste , est purement oiseuse, et,
pour la résoudre, il laudroit lire dans les décrets
éternels; car , comme on verra tout-à-lheure ,
elle est impossible à décider par les faits. Gar-
dons-nous donc d oser porter un œil curieux sur
ces mystères. Rendons ce respect à 1 essence in-
finie, de ne rien prononcer délie : nous n'en
connoissons que l'immensité.
Cependant, quand un mortel vient hardiment
nous affirmer qu'il a vu un miracle, il tranche
net cette grande question : jupjCz si 1 on doit l'en
croire sur sa parole! Ils seroient mille, que je
ne les en croirois pas.
Je laisse à part le grossier sophisme d employer
la preuve morale à constater des faits naturelle-
ment impossibles, puisqu'alors le principe niême
de la crédibilité, fondé sur la possibilité natu-
relle, est un défaut. Si les hommes veulent bien,
en pareil cas, admettre cette preuve dans deâ
choses de pure spéculation , ou dans des faits
dont la vérité ne les touche guère, assurons-
nous qu'ils seroient plus difficiles s'il s'agissoit
pour eux du moindre intérêt temporel. Suppo-
PREMIÈRE PARTIE. 255
son» qu'un mort vînt redemander ses biens à ses
héritiers, affirmant qu'il est ressuscité, et requé-
rant d'être admis à la preuve (i); croyez-vous
qu'il y ait un seul tribunal sur la terre où cela
lui fût accordé? Mais encore un coup n'entamons
pas ici ce débat : laissons aux faits toute la cer-
titude qu'on leur donne, et contentons-nous de
distinguer ce que le sens peut attester de ce que
la raison peut conclure.
Puisqu'un miracle est une exception aux lois
de la nature, pour en juger il faut connoître ces
lois ; et, pour en juger sûrement, il faut les con-
ïioître toutes: car une seule qu'on ne connoîtroit
pas pourroit, en certains cas inconnus aux spec-
tateurs, clianger leflet de celles qu'on connoî-
troit. Ainsi, celui qui prononce qu'un tel ou tel
acte est un miracle , déclare quil connoît toutes
les lois de la nature , et qu'il sait que cet acte en
est une exception.
Mais quel est ce mortel qui connoît toutes les
lois de la nature? Newton ne se vantoit pas de
les connoître. Un homme sage, témoin d'un fait
inoui, peut attester qu'il a vu ce fait, et l'on
peut le croire : mais ni cet homme sage, ni nul
autre homme sage sur la terre, n affirmera ja-
mais que ce fait , quelque étonnant qu'il puisse
être, soit un miracle; car comment peut-il le
savoir ?
(i) Prenez bien j^arde que, clans uia supposition, c'est
une résurrection vëriiahle, et non pas une fausse mort ,
qu'il s'agit de constater.
2 56 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
Tout ce qu on peut dire de celui qui se vante
de iaire des miracles, est quil fait des choses
fort extraordinaires : niais qui est-ce qui nie
qu'il se fasse des choses fort extraordinaires?
J'en ai vu , moi , de ces choses-là , et même j en
ai fait (i).
L'étude de la nature y fait faire tous les jours
de nouvelles découvertes : lindustrie humaine se
perfectionne tous les jours. T.a chimie ciuieuse a
des transmutations, des précipitations, des dé-
tonations, des explosions, des phosphores, des
pyrophores, des tremhlements de terre, et mille
autres merveilles à faire si{^;ner mille fois le peu-
ple qui les verroit. L'huile de (jaïac et lesprit de
(i) J'ai vu à Venise, en 1743, une manière de sorts
assez nouvelle, et plus étrange que ceux de Préneste.
Celui qui les voiiloit consulter entroit dans une cham-
bre , et y restoit seul s'il le desiroit. Là, d"nn livre plein
de feuillets hl;njcs, il en tiroit un à son choix; puis te-
nant cette feuille, il dcniandoit, non à voix haute, mais
mentalement, ce qu'il vouloit savoir : ensuite il plioit sa
feuille blanche, l'enveloppoit , la cachetoit , la plaçoit
dans un livre ainsi cachetée; cnlin , après avoir récité
certaines formules fort baroques, sans perdre son livre
de vue, il en alloit tirer le papier, reconnoître le cachet,
l'ouvrir, et il trou voit sa réponse écrite.
Le magicien qui faisoit ces sorts étoit le premier se-
crétaire de l'ambassadeur de France , et il s aj)peloit
J. J. Rousseau.
Je me contentois d'être sorcier, parcoque j'élois mo-
deste; mais si j'avois eu l'ambition dètre pro})hète, qui
m'eût empêché de le devenir ?
PREMIÈRE PARTIE. 237
lûtre ne sont pas des liqueurs fort rares ; niélez-
ies ensemble , et vous verrez ce qu il en arri-
vera ; mais n'allez pas faire cette épreuve clans
une chambre, car vous pourriez bien mettre le
feu à la maison (1). Si les prêtres de Baal avoient
eu M. Rouelle au milieu d'eux , leur bûcher eût
pris feu de lui-même, et Elle eût été pris pour
dupe.
Vous versez de l'eau dans de feau , voilà de
l'encre ; vous versez de l'eau dans de l'eau , voilà
un corps dur. Un prophète du colléffe de Har-
court va en Guinée, et dit au peuple : Recon-
noissez le pouvoir de celui qui m'envoie; je vais
convertir de l'eau en pierre : par des moyens
connus du moindre écolier, il fait de la glace :
voilà les Nègres prêts à ladorer.
Jadis les prophètes faisoient descendre à leur
voix le feu du ciel ; aujourd hui les enfants en
font autant avec un petit morceau de verre. Jo-
sué fit arrêter le soleil; un faiseur d'almanachs
va le faire éclipser; le prodige est encore plus
sensible. Le cabinet de M. l'abbé Nollet est un
laboratoire de magie, les récréations mathéma-
tiques sont un recueil de miracles; que dis-je?
les foires même en fourmilleront , les Briochés
n'y sont pas rares : le seul paysan de Northol-
lande , que j'ai vu vingt fois allumer sa chandelle
(1) Il y a des précautions à prendre pour réussir dans
cette opération : l'on me dispensera bien, je pense, d'en
mettre ici le récipé.
7. 17
2 58 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
avec son couteau, a de quoi su1)juguer tout le
peuple, même à Paris ; que pensez-vous quil eût
fait en Syrie ?
C'est un spectacle bien singulier que ces foires
de Paris; il n'y en a pas une où Ton ne voie les
choses les plus étonnantes, sans que le public
daigne presque y faire attention ; tant on est ac-
coutumé aux choses étonnantes, et même à cel-
les qu'on ne peut concevoir! On y voit, au mo-
ment (pie i écris ceci, deux machines portatives
séparées, dont l'une marche ou s'arrête exacte-
ment à la volonté de celui qui fait marcher ou
arrêter l'autre. J'y ai vu une tête de bois qui par-
loit , et dont on ne parloit pas tant que de celle
d'Albert le grand. J'ai vu même une chose plus
surprenante , c'étoit force têtes d'hommes , de
savants, d'académiciens, qui couroient aux mi-
racles des convulsions , et qui en revenoient tout
émerveillés.
Avec le canon, l'optique, l'aimant, le baro-
mètre , quels prodiges ne fait-on pas chez les igno-
rants? Les Européens, avec leurs arts, ont tou-
jours passé pour des dieux parmi les l)arbares. Si,
dans le sein même des arts , des sciences , des
collèges , des académies , si , dans le milieu de
l'Europe, en France, en Angleterre, un homme
fïit venu , le siècle dernier, armé de tous les mi-
racles de I électricité, que nos physiciens opèrent
aujourd'hui, l'eùt-on brûlé comme un sorcier,
reût-on suivi comme un prophète? 11 est à pré-
PREMIÈRE PARTIE. 269
sunicr qu'on eût fait liin ou l'autre : il est certain
qu'on auroit eu tort.
Je ne sais si lart de guérir est trouvé, ni s'il
se trouvera jamais : ce que je sais , c'est qu il n'est
pas hors de la nalure. Il est tout aussi naturel
qu'un homme guérisse, qu il lest qu'il tombe
malade ; il peut tout aussi bien guérir subitement
que mourir subitement. Tout ce qu'on pourra
dire de certaines guciisons , cest quelles sont
surprenantes , mais non pas qu'elles sont impos-
sibles : comment prouverez- vous donc que ce
sont des miracles.^ Il y a pourtant , je l'avoue,
des choses qui m'étonneroicnt fort , si j'en étois
le témoin : ce ne seroit pas tant de voir marcher
un boiteux, qu'un homme qui navoit point de
jaj^ibes ; ni de voir un paralytitjue mouvoir son
l^s, qu'un homme (pii n Cn a quun reprendre
les deux. Cela me frapperoit encore plus, je I a-
voue , que de voir ressusciter un mort ; car enfin
un mort peut n'être pas mort(i). Voyez le livre
de M. Brubier.
(i) Lazare ctoil de jn rlnns la terre. Sei'oit-îl le premier
homme qu'on iniroit enlerré vivant? Il y eloitclepuis que-
tre jours. Qui les a comptés? Ce n'est pas Jésus, qui
étoit absent. // punit déjà. Qtren savez-vous ? Sa sœur
le tlit : voilà toute la preuve. I.'c-ffioi , le defoùt en eut
fait dire autant à tout<; autre femme, qu; nd même cela
n'eût pas été vrai. Je'ius ne fait que l'appeler , et il sort.
Prenez f;arde de mal raisonner. Il s'ajjissoit de Tinipos-
sibilité physique ; elle n'y est plus. Jésus faisoit bien
plus de façons dans d'autres cas qui n'étoient pas plus
2C)0 LETTRES ÉCEITES DE LA MOISTAGINE.
Au reste , quelque frappant que pût nie pa-
roître un pareil spectacle, je ne voudrois pour
rien au monde en être témoin; car que sais-je
ce qu'il en pourroit arriver ? Au lieu de me ren-
dre crédule , j'aurois grand'peur qu'il ne me ren-
dît que fou. Mais ce n'est pas de moi qu'il s'agit :
revenons.
On vient de trouver le secret de ressusciter
des noyés; on a déjà cherché celui de ressusciter
les pendus : qui sait si, dans d'autres genres de
mort , on ne parviendra pas à rendre la vie à
des corps qu'on en avoit crus privés? On ne sa-
voit jadis ce que c'étoit que d abattre la cata-
racte; c'est un jeu maintenant pour nos chirur-
giens. Qui sait s'il n'y a pas quelque secret trou-
vable pour la faire tomber tout d'un coup ? Qui
.sait si le possesseur d'un pareil secret ne ipe%kt
pas faire avec simplicité ce qu'un spectateur
ignorant va prendre pour un miracle , et ce
qu'un auteur prévenu peut donner pour tel (i)'
difficiles : voyez la note qui suit. Pourquoi cette dif-
férence, si tout étoit également miraculeux! Ceci peut
être une exagération , et ce n'est pas la plus forte que
saint Jean ait faite; j'en atteste le dernier verset de son
évangile.
(i) On voit quelquefois, dans le détail des faits rap-
portés, une gradation qui ne convient point à une opé-
ration surnaturelle. On présente à Jésus un aveugle. Au
lieu de le guérir à l'instant, il l'emniéne hors de la bour-
gade ; là il oint ses yeux de salive, il pose ses mains sur
lui, après quoi il lui demande s'il voit qufl([ue chose.
L'aveugle répond qu'il voit marcher des hoamies qui lui
PREMIÈRE PARTIE. 261
Tout cela n'est pas vraisemblable; soit : mais
nous n'avons point de preuve que cela soit im-
possible , et c'est de l'impossibilité physique qu'il
s'agit ici. Sans cela , Dieu , déployant à nos yeux
sa puissance, nauroit pu nous donner que des
signes vraisemblables , de simples probabilités ;
et il arriveroit de là que l'autorité des miracles
n'étant fondée que sur l'ignorance de ceux pour
f[ui ils auroient été faits , ce qui seroit miracu-
leux pour un siècle ou pour un peuple ne le se-
roit plus pour d'autres ; de sorte que la preuve
universelle étant en défaut, le système établi sur
elle seroit détruit. Non, donnez-moi des mira-
cles qui demeurent tels, quoi quil arrive, dans
tous les temps et dans tous les lieux. Si plusieurs
de ceux qui sont rapportés dans la Bible parois-
sent être dans ce cas, d'autres aussi paroissent
n'y pas être. Réponds-moi donc, théologien;
paroissent comme des arbres; sur quoi jugeant que la
première opération n'est pas suffisante , Jésus la recom-
mence, et enfin l'homme guérit.
Une autre fois, au lieu d'employer de la salive pure ,
il la délaie avec de la terre.
Or, je le demande, à quoi bon tout cela pour un mi-
racle? La nature dispute-t-elle avec son maître? A-t-il
besoin d'effort, d'obstination, pour se faire obéir? A-t-il
besoin de salive , de terre , d'ingrédients ? A-t-il même be-
soin de parler, et ne suffit-il pas qu'il veuille? Ou bien
osera-t-on dire que Jésus, sûr de son fait, ne laisse pas
d'user d'un petit manège de charlatan , comme pour se
faire valoir davantage et amuser les spectateurs ? Dans
le système de vos messieurs , il faut pourtant l'un ou l'au-
tre. (Choisissez.
262 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
prétends-tu que je passe le tout en ])loc , ou si
tu me permets le tria^jei' Quand tu m'auras dé-
cidé ce point, nous \ errons après.
Remarquez l)ien, monsieur , qu'en supposant
tout au j)lu8 quelque amplification dans les cir-
constances , je n établis aucun doule sur le fond
de tous les faits. C'est ce que j'ai déjà dit, et
qu'il n'est pas snperflu de redire. Jésus, éclairé
de lesprit de Dieu, avoit des lumières si supé-
rieures à celles de ses disciples, qu il n'est pas
étonnant qu'il ait opéré des multitudes de choses
extraordinaires où rifjiiorance des spectateurs a
vu le prodige qui ny étoit pas. A (juel point, en
vertu de ces lumières, pouvoit-il agir par des
voies naturelles, inconnues à eux et à nous (1}?
Voilà ce qvie nous ne savons point, et ce que
nous ne pouvons savoir. Les spectateurs des cho-
ses merveilleuses sont naturellement portés à
les décrire avec exagération. T^à-dessus on peut ,
de très bonne foi, s'abuser soi-nicme en abu-
sant les autres : pour peu (ju un fait soit au-
dessus de nos lumières , nous le supposons au-
(i) Nos hommes de Dieu veulent à toute force que
j'aie fait tie Jésus un imposteur. Ils s'ecliaufrent pour
répomlre à cette indigne accusation, afin (pTon pense
que je l'ai faite; ils la supposent avec un air de certi-
tude; ils y insist(iit, ils y reviennent affectueusement.
Ah ! si ces doux chrétiens pouvoient m'arracher à la fm
quelque hlasphême, quel trionq)Iie, (pu 1 conlcntement ,
quelle édification pour leurs charitahlcs âmes ! avec
cpielle sainte joie ils apporteroient les tisons allumés an
feu de leur zèle poiu- embraser mon hucîicr !
PREMIÈRE PARTIE. 203
dessus de la raison, et l'esprit voit enfin du pro-
dige où le cœur nous fait désirer fortement d'en
voir.
Les miracles sont, comme j'ai dit, les preuves
des simples, pour qui les lois de la nature for-
ment un cercle très étroit autour d eux. Mais la
sphère s'étend à mesure tjue les hommes s in-
stiuisent et quils sentent conibien il leur reste
encore à savoir. Le grand physicien voit si loin
les bornes de cette sphère, qu'il ne sauroit dis-
cerner un miracle au-delà. Cela ne se peut e?>X un
mot qui sort rarement de la bouche des sages ;
ils disent plus fréquemment. Je ne sais.
Que devons-nous donc penser de tant de mi-
racles rapportés par des auteurs, vcridiques, je
n'en doute pas, mais d'une si crasse ignorance,
et si pleins d'ardeur pour la gloire de leur maî-
tre ? Faut-il rejeter tous ces faits? Non. Faut-il
tous les admettre? Je l'ignore (i). Nous devons
(i) Il y en a dans révanf;ile qu'il n'est pas même pos-
sible de prendre au pied de la lettre sans renoncer au
bon sens. Tels sont, par exemple, ceux des possédés. On
reconnoît le diable à son œuvre, et les vrais possédés
sont les mécliants ; la raison n'en rec imnoitra jamais
d'autres. Mais passons ; voici plus.
Jésus demande à un groupe de démons comment il
s'appelle. Quoi ! f^es dénu)ns ont des noms? les anges ont
des noms? les purs esprits ont des noms? Sans doute,
pour s'entr'appeler entre eux ou pour entendre quand
Dieu les appelle? Mais qui leur a donné ces noms? En
quelle langue en sont les mots ? Quelles sont les bouches
qui prononcent ces mots, les oreilles que leurs sons frap-
264 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
les respecter sans prononcer sur leur nature ,
dussions-nous être cent fois décrétés. Car enfin
l'autorité des lois ne peut s'étendre jusqu'à nous
forcer de mal raisonner; et c'est pourtant ce
qu'il faut faire pour trouver nécessairement un
miracle oii la raison ne peut voir qu un fait
étonnant.
Quand il seroit vrai que les catlioli({ue3 ont
un moyen sûr pour eux de faire cette distinc-
tion , que s'ensuivroit-il pour nous? Dans leur
système , lorsque 1 Valise une fois reconnue a
décidé qu'un tel fait est un miracle, il est un
miracle ; car lép^ise ne peut se tromper. Mais
ce nest pas aux catholiques que j ai à faire
ici, c'est aux réformés. Ceux-ci ont très bien
réfuté quelques parties de la profession de foi
du vicaire , qui n'étant écrite que contre lé-
fjlise romaine , ne pouvoil ni ne devoit rien
pent? Ce nom c'est Légion^ car ils sont plusieurs, ce
qu'apparemment Jésus ne savoit pas. Ces anf;es , ces in-
teilif[cnces sublimes tians le mal comme tlans le bien,
ces élres célestes qui ont pu se révolter contre Dieu , rpii
osent combattre ses décrets éternels , se logent en tas
dans le corps cVrm homme : forcés d'ahandonner ce mal-
heureux, ils flcmantlent de se jeter dans un troupeau de
codions ; ils robiieunent , ces cachons se précipitent
dans la mer. Kt ce sont là les aurj;jstes preuves de la mis-
sion du rédenipteur du [jenre humain , les preuves qui
doivent l'attestera tous les peuples de tous les âges, et
dont nid ne saïu'oit douter , sous peine fie damnation !
.lusic Dieu! la télé tourne; on ne sait où l'on est. f'esont
donc la, messieurs, les fondements de votre foi? La mienne
en îi de plus sûrs , ce me semble.
PREMIÈRE PARTIE. 265
prouver contre eux. FjCS catholiques pourront
de même réfuter aisément ces lettres , parceque
je nai point à taire ici aux catholiques, et que
nos principes ne sont pas les leurs. Quand il
s'agit de montrer que je ne prouve pas ce que je
n'ai pas voulu prouver, c'est là que mes adver-
saires triomphent.
De tout ce que je viens d'exposer, je conclus
que les faits les plus attestés , quand même on
les admettroit dans toutes le-urs circonstances ,
ne prouveroient rien , et qu'on peut même y
soupçonner de l'exagération dans les circon-
stances, sans inculper la honne-foi de ceux qui
les ont rapportés. Les découvertes continuelles
qui se font dans les lois de la nature , celles qui
prohahlement se feront encore , celles qui reste-
ront toujours à faire ; les progrès passés , pré-
sents et futurs de lindustrie humaine ; les diver-
ses bornes (|ue donnent les peuples à Tordre des
possibles, selon qu'ils sont plus ou moins éclai-
res; tout nous prouve que nous ne pouvons con-
noître ces bornes. Cependant il faut qu'un mi-
racle , pour être vraiment tel , les passe. Soit donc
quil y ait des miracles, soit qu'il n'y en ait pas,
ilest impossible au sage de s'assurer que quelque
fait que ce puisse être en est un.
Indépendamment des preuves de cette impos-
sibilité (jue je viens d'établir, j'en vois une autre
non moins forte dans la supposition même : car,
accordons qu'il y ait de vrais miracles; de quoi
nous serviront-ils s'il y a aussi de faux miracles,
266 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
desquels il est impossible de les discerner ? Et
faites bien attention qne je n appelle pas ici faux
miracle un miracle qui n'est pas réel, mais un
acte bien réellement surnaturel , fait pour sou-
tenir une fausse doctrine. Comme le mot de mi-
racle en ce sens peut blesser les oreilles pieuses ,
employons un autre mot , et donnons-lui le nom
de prestige : mais souvenons-nous qu'il est im-
possible aux sens bumains de discerner un jtres-
tif>e d'un miracle.
La même autorité qui atteste les miracles at-
teste aussi les prestip,es; et cette autorité prouve
encore que 1 apparence des prestiges ne diffère
en rien de celle des miracles. Comment donc
distinj^iier les uns des autres? et que peut prou-
ver le miracle, si celui qui le voit ne peut dis-
cerner par aucune marque assurée, et tirée de
la chose même, si c'est l'œuvre de Dieu , ou si
c'est l'œuvre du démon ? Il faudroit un second
miracle pour certifier le preuiicr.
Quand Aaron jeta sa verge devant Pharaon ,
et qu'elle fut changée en serpent, les magiciens
jetèrent aussi leurs verges , et »lles rmoni chan-
gées en serpents. Soit que. ce changement lût
réel des deux cotés, comme il est dit dans l'écri-
ture , soit qu'il n'y eût de réel que le miracle
d Aaron et que le prestige des magiciens ne lût
qu'apparent, comme le ilisent quelques théolo-
giens, il n'importe; cette apparence étoit exac-
tement la même; l'Exode ny remarque aucune
PREMIÈRE PARTIE. 267
différence ; et, s'il y en eût eu , les magiciens se
seroient gardés de s'exposer au parallèle , ou ,
s'ils l'avoient fait, ils auroient été conîondus.
Or les hommes ne peuvent juger des miracles
que par leurs sens; et , si la sensation e.«>t la
même, la différence réelle, quils ne peuvent
apercevoir, n'est rien pour eux. Ainsi le signe,
comme signe, ne prouve pas plus d'un côté ([ue
de lautre , et le prophète en ceci n a pas plus
d'avantage que le magicien. Si c'est encore là de
mon beau style , convenez qu'il en faut un bien
plus beau pour le réfuter.
11 est vrai que le serpent d Aaron dévora les
serpents des magiciens : mais , forcé d'admettre
une fois la magie , Pharaon put fort bien n'en
conclure autre chose sinon qu'Aaron étoit plus
habile qu'eux, dans cet art; c'est ainsi que Si-
mon , ravi des choses que faisoit Philippe , vou-
lut acheter des apôtres le secret d'en faire au-
tant qu'eux.
D'ailleurs , l'infériorité des magiciens étoit due
à la présence d'Aaron. Mais , Aaronabsent , eux
faisant les mêmes signes avoicnt droit de pré-
tendre à la même autorité. Le signe en lui-même
ne prou voit donc rien.
Quand Moïse changea l'eau en sang, les ma-
giciens changèrent l'eau en sang ; quand Moïse
produisit des grenouilles , les magiciens produi-
sirent des grenouilles. Ils échouèrent à la troi-
sième plaie : mais tenons-nous aux deux pre-
268 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
mières dont Dieu même avoit fait ia preuve du
pouvoir divin (i). Les magiciens firent aussi
cette preuve-là.
Quant à la troisième plaie , qu ils ne purent
imiter, on ne voit pas ce qui la rendoit si dif-
ficile , au point de marquer que le doigt de Dieu
étoitlà. Pourquoi ceux qui purent produire un
animal ne purent-ils produire un insecte ? et
comment, après avoir fait des grenouilles, ne
puient-ils faire des poux ? S'il est vrai qu'il n'y
ait dans ces choses-là que le premier pas qui
coûte, c'étoit assurément s'arrêter en heau che-
min.
Le même Moïse, instruit par toutes ces ex-
périences , ordonne que si un faux prophète
vient annoncer d'autres dieux , c'est-à-dire une
fausse doctrine, et que ce faux prophète auto-
rise son dire par des prédictions ou des prodiges
qui réussissent, il ne faut point l'écouter, mais
le mettre à mort. On peut donc employer de
vrais signes en faveur d'une fausse doctrine- un
signe en lui-même ne prouve donc rien.
La même doctrine des signes par des pres-
tiges est établie en mille endroits de l'écriture.
Bien plus ; après avoir déclaré qu il ne fera
point de signes, Jésus annonce de faux Christs
qui en feront ; il dit i\\\ils feront de grands si-
gnes , des miracles capables de séduire les élus
mêmes , s'il était possible (2). Ne seroit-on pas
(i) Exode, VTI, 17.— (:*) Matth. XXIV, 9.4. Marc, Xni,2'i.
PREMIÈRE PARTIE. 2C9
tenté , sur ce langage , rie prendre les signes
pour des preuves de fausseté ?
Quoi ! Dieu , maître du choix de ses preuves ,
quand il veut parler aux hommes, choisit par
préférence celles qui supposent des connoissan-
ces qu'il sait qu'ils n'ont pas ! Il prend pour les
instruire la même voie qu'il sait que prendra le
démon pour les tromper ! Cette marche seroit-
elle donc celle de la Divinité ? Se pourroit-il que
Dieu et le diahle suivissent la même route? Voilà
ce que je ne puis concevoir.
Nos théologiens, meilleurs raisonneurs, mais
de moins bonne foi que les anciens , sont fort
embarrassés de cette magie : ils voudroient bien
pouvoir tout-à-fait s'en délivrer, mais ils n'osent;
ils sentent que la nier seroit nier trop. Ces gens,
toujours si décisifs , changent ici de langage ; ils
ne la nient ni ne l'admettent : ils prennent le
parti de tergiverser, de chercher des faux-fuyants;
à chaque pas ils s'arrêtent; ils ne savent sur quel
pied danser.
Je crois, monsieur, vous avoir fait sentir où
gît la difficulté. Pour que rien ne manque à sa
clarté , la voici mise en dilemme.
Si l'on nie les prestiges, on ne peut prouver
les miracles, parceque les uns et les autres sont
fondés sur la même autorité.
Et si l'on admet les prestiges avec les miracles,
on n'a point de régie sûre, précise et claire, pour
distinguer les uns des auties : ainsi les miracles
ne prouvent rien.
2^0 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
Je sais bien que nos gens, ainsi pressés, re-
viennent à la doctrine : mais ils oublient bonne-
ment que si la doctrine est établie, le niiiacle
est superflu ; et que si elle ne l'est pas, elle ne
peut rien prouver.
Ne prenez pas ici le cbange , je vous supplie ;
et de ce que je n'ai pas rep,ardé les miracles
comme essentiels au cbristianisine , n'allez pas
conclure que j ai rejeté 1rs miracles. Non, mon-
sieur, je ne les ai rejetés ni ne les rejette : si j'ai
dit des raisons pour en douter , je n'ai point dis-
simulé les raisons dy croire. 11 y a une grande
différence entre nier une chose et ne l;i pas affir-
mer, entre la rejeter et ne pas l'admettre; et j'ai
si peu décidé ce point , que je défie qu'on trouve
un seul cnilroit dans tous mes écrits oîi je sois
affirmatif contre les miracles.
Eh! comment i'aurois-je été malgré mes pro-
pres doutes, puisque par-tout où je suis, quant
à moi , le plus décidé , je n affirme rien encore?
Voyez quelles affirnialions peut faire un homme
qui parle ainsi dès sa préface (i) :
« A légard de ce qu'on appellera la partie sys-
« tématique , qui n est autre chose ici que la
« marche de la naluic, cest là ce qui déroutera
«le plus les lecteurs; cest aussi par-là (pion
i< m attaquera sans doute, et peut-être n'aura-t-on
«( pas tort. On croira moins lire un traité d'édu-
« cation, que les rêveries d'un visionnaire sur
(i) Préface triimile, tome I, page /[.
PREMIÈRE PARTIE. 2-jl
« l'éducation. Qu'y faire? Ce n'est pas sur les idées
« d autrui que j'écris , c'est sur les miennes. Je
«ne vois point coniine les autres hommes; il
'< y a long-temps qu on me la reproché. Mais
« dépend-il de moi de me donner d'autres yeux,
« et de m'affecter d'autres idées ? Non ; il dé-
fi pend de moi de ne point abonder dans mon
«sens, de ne point croire être seul plus sage
«que tout le monde; i] dépend de moi, non
« de changer de sentiuient, mais de me défier
« du mien : voilà tout ce que je puis faire , et
« ce que je fais. Que si je prends quelquefois le
>< Ion aliirmatif , ce n'est point pour en impo-
« ser au lecteur; c'est pour lui parler comme je
« pense. Pourquoi proposerois-je par forme de
« doute ce dont, quant à moi, je ne doute point?
« Je dis exactement ce qui se passe dans mon
« esprit.
«En exposant avec liberté mon sentiment,
«j'entends si peu qu'il fasse autorité, que j'y
««joins toujours mes raisons, afin qu'on les pèse,
« et quon me juge. Mais quoique je ne veuille
« point m obstiner à defiMidrc mes idées , je ne
« me crois pas moins obligé de les proposer; car
" les maximes sur lesquelles je suis d'un avis
« contraire à celui des autres ne sont point indif-
'. férentes : ^e sont de celles dont la vérité ou la
« fausseté importe à connoître , et qui font le
« bonheur ou le malheur du genre humain. »
Un auteur qui ne sait lui-même s il n est point
flans Terreur, qui craint que tout ce quil dit ne
272 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
soit un tissu de rêveries , qui, ne pouvant chan-
ger de sentiments, se défie du sien, qui ne prend
point le ton affirmatif pour le donner, mais pour
parler comme il pense; qui, ne voulant point
faire autorité, dit toujours ses raisons afin qu'on
le juge; et qui même ne veut point s'obstiner à
défendre ses idées; un auteur qui parle ainsi à
la tète de son livre y veut-il prononcer des ora-
cles? veut- il donner des décisions? et, par cette
déclaration préliminaire , ne met-il pas au nom-
bre des doutes ses plus fortes assertions?
Et qu'on ne dise point que je manque à mes
engagements en ni'obstinant à défendre ici mes
idées; ce seroit le comble de l'injustice. Cène
sont point mes idées que je défends, c'est ma
personne. Si Ion neût attaqué que mes livres,
j'aurois constamment gardé le silence , c'étoit
ini point résolu. Depuis ma déclaration, faite
en 1753, m'a-t-on vu répondre à quelquun, ou
me taisois-je faute d agresseurs? Mais quand on
me poursuit, quand on me décrète, quand on
me déshonore pour avoir dit ce que je n'ai pas
dit, il faut bien, pour me défendre, monirer
que je ne fai pas dit. Ce sont mes ennemis qui,
malgré moi, me remettent la plinne à la main.
Eh! qu'ils me laissent en repos, et j'y laisseiai le
public ; j en donne de bon cœur ma parole.
Ceci sert déjà de réponse à l'objection rétorsive
que j'ai prévenue , de vouloir faire'moi-mème le
réformateur en bravant les opinions de tout njon
siècle; car rien n'a moins l'air de bravade (ju'un
t>RËMlÈRE PARTIE. * 278
pareil lanj^aj^e, et ce n'est pas assurément pren-
dre un ion de prophète que de parler avec tant
de circonspection. J'ai regardé comme un devoir
de dire mon sentiment en choses importantes
et utiles ; mais ai-je dit un mot, ai-je fait un
' pas pour le faire adopter à d'autres? quelqu'un
a*-t-il vu dans ma conduite l'air d'un homme qui
cherchoit à se faire des sectateurs?
En transcrivant l'écrit particulier qui fait tant
d'imprévus zélateurs de la foi, j'avertis encore
le lecteur qu'il doit se défier de mes jugements;
que c'est à lui de voir s'il peut tirer de cet écrit
quelques réflexions utiles; que je ne lui propose
ni le sentiment d'autrui ni le mien pour règle,
que je le lui présente à examiner (i).
Et lorsque je reprends la parole, voici ce que
j'ajoute encore à la fin :
« J'ai transcrit cet écrit , non comme une règle
« des sentiments qu'on doit suivre en matière de
« religion, mais comme un exemple de la ma-
« nière dont on peut raisonner avec son élève
Il pour ne point s'écarter de la méthode que j'ai
« tâché détahlir. Tant qu'on ne donne rien à
« l'autorité des hommes ni aux préjugés des pays
« où. Ion est né, les seules lumières de la raison
«ne peuvent, dans l'institution de la nature,
Il nous mener plus loin que la religion naturelle,
«et c'est à quoi je me borne avec mou Emile.
« S il en doit avoir une autre, je nai plus en cela
(i) Emile , tome I, page 5a3. '
^74 LETTRES ÉCRITES DE LA MOKTAGNE.
" le droit d être son fjuide ; c est à lui seul de la
« choisir (i). "
Quel est après cela Thomme assez impudent
pour ni oser taxer d avoir nié les miracles, qui ne
sont pas même niés dans cet écrit? Je n en ai pas
parlé ailleurs (2).
Quoi! parceque Tauteur d'un écrit publié par
un autre y introduit un raisonneur qu'il désap-
prouve (3), et qui, dans une dispute, rejette les
miracles , il s ensuit de là que non seulement
lauteur de cet écrit , mais l'éditeur, rejette aussi
les miracles? Quel tissu de témérités! Qu'on se
permette de telles présomptions dans la chaleur
d'une querelle littéraire , cela est très blâmable
et trop commun : mais les prendre pour des
preuves dans les tribunaux; voilà une jurispru-
dence à faire trembler Ihomme le plus juste et
le plus ferme, qui a le malheur de vivre sous de
pareils map,istrat.s.
L'auteur de la profession de foi fait des objec-
tions tant sur futilité que sur la réalité des mi-
racles, mais ces objections ne sont point des
négations. Voici là-dessus ce (juil dit de plus
fort : " Gest 1 onhe inaltérable de la nature qui
« montre le mieux 1 Etre suprême. Sil arrivoit
(i) Emile, tom. II, pa^je i25.
(2) J'en ai parlé depuis dans ma lettre à M. de Beau-
mont; mais outre (lu'on n'a rien dit sur cette lettre, ce
n'est pas sur ce qu'elle contient qu'on peut fonder Ie«
procédures faites avant qu'elle ait paru.
(3) Emile , tome II , page 92 et suiv.
I
PREMIÈRE PARTIE. 275
«< beaucoup d'exceptions, je ne sauroisplus qu'en
« penser; et pour moi je crois trop en Dieu pour
« croire à tant de miracles si peu dignes de lui. »
Or, je vous prie , qu'est-ce que cela dit? Qu'une
trop grande multitude de miracles les rendroit
suspects à Fauteur ; qu il n admet point indis-
tinctement toute sorte de miracles et que sa foi
en Dieu lui fait rejeter tous ceux qui ne sont
pas dignes de Dieu. Quoi donc! celui qui n ad-
met pas tous les miracles, rejette-t-il tous les
miracles i^ et faut-il croire à tous ceux de la lé-
gende, pour croire l'ascension de Christ i'
Pour comble, loin que les doutes contenus
dans cete seconde partie de la profession de foi
puissent être pris pour des négations, les néga-
tions , au contraire , qu'elle peut -contenir ne
doivent être prises que pour des doutes. Cest
]a déclaration de l'auteur en la commençant ,
sur les sentiments qu il va combattre : Ne don-
nez^ dit-il, à mes discours que r autorité de la
raison, /ignore si Je suis dans V erreur. Il est dif-
ficile , quand on discute , de ne pas prendre
quelquefois le ton afjirmatif; mais souvenez-vous
qiCici toutes mes affirmations n& sont que des
raisons de douter (1). Peut-on parler plus positi-
vement?
Quant à moi, je vois des faits attestes dans
le-s saintes écritures: cela suffit pour arrêter sur
ce point mon jugement. Sils étoient ailleurs, je
(i) Emile, tome II, page 80.
18.
276 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
rejetterois ces faits , ou je leur ôterois le nom
de miracles; mais parcequ ils soutdanslccriture ,
je ne les rejette point. Je ne les admets pas non
plus, parceque ma raison s'y refuse, et que ma
décision sur cet article n'intéresse point mon
salut. xSul chrétien judicieux ne peut croire que
tout soit inspiré dans la Bible, jusqu'aux mots et
aux erreurs. Ce qu'on doit croire inspiré est tout
ce qui tient à nos devoirs; car pourquoi Dieu
auroit-il inspiré le reste ? Or , la doctrine des mi-
racles n'y tient nullement; c'est ce que je viens
de prouver. Ainsi le sentiment qu'on peut avoir
en cela n'a nul trait au respect qu'on doit aux
livres sacrés.
Bailleurs, il est impossible aux hommes de
s'assurer que quelque lait que ce puisse être est
un miracle (i); c'est encore ce que j ai piouvé.
Donc, en admettant tous les faits contenus dans
la Bible, on peut rejeter les miracles sans im-
piété , et même sans inconséquence. Je n'ai pas
été jusque-là.
Voilà comment vos messieurs tirent des mira-
cles, qui ne sont pas certains , qui ne sont pas
nécessaires , qwi ne prouvent rien, et que je n'ai
(i) Si ces messieurs disent que cela est décidé d;ins
récriture , et que je dois reconnoitre ])i)ur miracle ce
qu'elle me donne pour tel ; je réponds que c'est ce qui
est en question, et j'fijoute que ce raisonnement de leur
part est un cercle vicieux. Car, puisqu'ils veulent que le
niiracle serve de ])reuve à la révélation, ils ne doivent
pas employer l'autorité de la révélation pour constater
le miracle.
PREMIÈRE PARTIE. 277
pas rejetés, la preuve évidente que je renverse
les fondements du christianisme, et que je ne
suis pas chrétien.
I/enniii vous empêcheroitdeme suivre si j'en-
trois dans le même détail sur les autres accusa-
tions qu'ils entassent pour tâcher de couvrir par
le nombre l'injustice de chacyne en particulier,
lis m'accusent, par exemple, de rejeter la prière.
Voyez le livre, et vous trouverez une prière dans
1 endroit même dont il s'agit. L homme pieux
qui parle (i) ne croit pas, il est vrai, qu'il soit
absolument nécessaire de demander à Dieu telle
ou telle chose en particulier (2); il ne désap-
(i) Un ministre de Genève, difficile assurément en
christianisme, dans les jugements qu'il porte du mien af-
firme que j'ai dit , moi J, J. Rousseau , que je ne priois
pas Dieu : il l'assure en tout autant de termes , cinq ou
six fois de suite , et toujours en me nommant. Je veux
porter respect à l'église ; mais oserois-je lui demander
où j'ai dit cela ? Il est permis à tout barbouilleur de pa-
pier de déraisonner et bavarder tant qu'il veut; mais il
n'est pas permis à un bon chrétien d'être un calomnia-
teur public.
(2) Quand vous prierez , dit Jésus, priez ainsi. Quand
on prie avec des paroles , c'est bien fait de préférer celles-
là; mais je ne vois point ici l'ordre de prier avec des
paroles. Une autre prière est préférable , c'est d'être dis-
posé à tout ce que Dieu veut. Me voici , Seigneur, pour
faire ta volonté. De toutes les formules, l'oi'aison domini-
cale est, sans contredit, la plus parfaite; mais ce qui
est plus parfait encore est l'entière résignation aux vo-
lontés de Dieu. Non point ce que je veux , mais ce que lu
veux. Que dis-je? c'est l'oraison dominicale elle-même.
27B LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
prouve point ({ii on le fasse. Quant à moi , dit-
iJ , je ne le fais pas, persuadé que Dieu est un
bon père, qui sait mieux que ses enfants ce qui
leurconvienl. Mais ne peut-on lui rendre aucun
autre culte aussi difjne de lui? I^es hommages
d un cœur plein de zèle , les adorations , les
louan{>es, la contemplation de sa grandeur,
l'aveu de notre néant ,1a résignation à sa volonté,
la soumission à ses lois, une vie pure et sainte,
tout cela ne vaut-il pas liicn des vœux intéressés
et mercenaires? Près d'un Dieu juste , la meil-
leure manière de demander est de mériter d'ob-
tenir. liCS anges qui le louent autour de son
trône le prient-ils? Quauroicnt-ils à lui deman-
der? Ce mot de prière est souvent employé dans
récriture pour hommage , adoration ; et qui fait
le plus est quitte du moins. Pour moi , je ne re-
jette aucune des manières d honorer Dieu ; j'ai
toujours approuvé qu'on se joignît à l'église qui
le prie : je le fais; le prêtre savoyard le faisoit lui-
même (1). L'écrit si violemment attaqué est plein
dé tout cela. N'importe : je rejette, dit-on , la
pr-ière ; je suis un impie à brûler. ]Me voilà
Elle est tout entière dans res paroles : Que ta rolonfé
soit (aile. Toute autre jnière est superflue, et ne fait que
contrarier celle-là. (^ue celui (pii ])ense ainsi se trompe,
cela peut être. iMais celui cpii piiblicpienient l'accuse
à cause de cela de détruire la morale chrétienne , et
de n'être pas clirétien , est-il nu lorl bon chrétien lui-
même ?
(1) Emile, tome II , paffe \ i3.
PREMIÈRE PARTIE. 279
Us disent encore que j'accuse la morale chré-
tienne de rendre tous nos devoirs impraticables
en les outrant. La morale chrétienne est celle de
J évanfjile ; je n'en reconnois point d'autre, et
c'est en ce sens aussi que l'entend mon accusa-
teur, puisque c'est des imputations où celle-là
se trouve comprise qu'il conclut , quelques lignes
après , que c'est par dérisicm que j'appelle l'évan-
gile divin (i).
Or voyez .si l'on peut avancer une fausseté plus
noire, et montrer une mauvaise foi plus mar-
quée, puisque, dans le passage de mon livre où
ceci se rapporte, il n'est pas même possible que
j'aie voulu parler de l'évangile.
Voici, monsieur, ce passage; il est dans le
second tome d Emile, page 258. «En n'asser-
« vissant les honnêtes femmes qu'à de tristes de-
« voirs , on a banni du mariage tout ce qui
« pouvoit le rendre agréable aux hommes. Faut-
« il s étonner si la taciturnitéquils voient régner
*< chez eux les en chasse, ou s'ils sont peu tentés
« d'embrasser un état si déplaisant ? A force d'ou-
« trer tous les devoirs , le christianisme les rend
« impraticables et vains : à force d'interdire aux
« femmes le chant , la danse, et tous les amu-
« scments du monde , il les rend maussades ,
« grondeuses , insupportables dans leurs mai-
« sons. »
Mais où est-ce que l'évangile interdit aux fem-
(i) Lettres édile» de la campagne , page 11.
28o LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGISE.
nies le chant et la danse? où est-ce quil les as-
servit à de tristes devoirs ? Tout au contraire , il
y est parlé des devoirs des maris, mais il n'y est
pas dit un mot de ceux des femmes. Donc on a
tort de me faire dire de l'évangile ce que je n ai
dit que des jansénistes, des méthodistes , et d au-
tres dévots d'aujourdhui, qui Font du christia-
nisme une relijrion aussi terrible et déplai-
sante (i), qu'elle est aj^réable et douce sous la
véritable loi de Jésus-Christ.
Je ne voudrois pas prendre le ton du père
Bcrruyer , que je n'aime guère , et que je trouve
même de très mauvais {joùt ; mais je ne pui§
mempêcher de dire quune des choses qui me
charment dans le caractère de Jésus n est pas
seulement la douceur des mœurs, la simplicité,
mais la lacilité , la {;race , et n)ème 1 élép,ance. 11
ne fuyoit ni les plaisirs ni les fêtes , il alloit aux
noces, il voyoit les femmes, il jouoit avec les
(i) Les premiers réformés donnrrenl d'abord dnns cet
excès avec une dureté qui fit bien des bypocrites; et les
premiers jansénistes ne uianqufnnit pas de les imiter en
cela. Un^prédicatenr de Genève , appelé Henri de La
Marrp, soulonoit en cbaireqiie c'éloit pécber que d'aller
à la noce j)lus joyeusement que Jésus-dbrist n'étoil allé
à la mort. Un curé janséniste soutenoit de même que
les festins des noces étoient une invention du diable.
Oiicl(|u'un lui objecta là-dessus (\ue Jésus-C'brist y avoil
pourtant assisté, et qu'il avoit mémo tiaigné y faire son
piemier miracle pour prolonf;er la j^jaieté du festin. Le
curé , un peu embarrassé , repondit en grondant : Ce n'est
pas ce (juilf/t de miaix.
PREMIÈRE PARTIE. 28 1
enfants , il aimoit les pailums, il mangcoit chez
les financiers. Ses disciples ne jeûnoient point;
son austérité n étoit point fâcheuse. Il étoit à-la-
fois indulp,entet juste, doux aux foihles , et ter-
rihle aux méchants. Sa morale avoit quelque
chose d'attrayant, de caressant, de tendre; il
avoit le cœur sensible, il étoit homme de bonne
société. Quand il n'eût pas été le plus sage des
mortels , il en eût été le plus aimable.
Certains passages de saint Paul , outrés ou mal
entendus , ont fait bien des fanatiques , et ces fa-
natiques ont souvent défiguré et déshonoré le
christianisme. Si Ion sen fût tenu à Icsprit du
maître , cela ne seroit pas arrivé. Qu'on m'accuse
de n être pas toujours de l'avis de saint Paul ; on
peut me réduire à prouver que j'ai quelquefois
raison de nen pas être; mais il ne s'ensuivra ja-
mais de là que ce soit par dérision que je trouve
l'évangile divin. Voilà pourtant comment raison-
nent mes persécuteurs.
Pardon , monsieur ; je vous excède avec ces
longs détails, je le sens, et je les termine : je n'en
ai déjà que trop dit pour ma défense, et je m'en-
nuie moi-même de répondre toujours par des
raisons à des accusations sans raison.
282 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
LETTRE IV.
Je vous ai fait voir, monsieur, que les imputa-
tions tirées de mes livres en preuve que j'atta-
quois la religion établie par les lois étoient
lausses. Gest cependant sur ces imputations
que j'ai été juffé coupable, et traité comme
tel. Supposons maintenant que je le fusse en
effet, et voyons en cet état la punition qui m e-
toit due.
Ainsi que la vertu le vice a ses degrés (i).
Pour être coupable d'un crime, on ne Test pas
de tous. La justice consiste à mesurer exacte-
ment la peine à la faute; et l'extrême justice
elle-même estune injure lorsqu'elle n'a nul éfjard
aux considérations raisonnables qui doivent
tempérer la rigueur de la loi.
Le délit supposé réel , il nous reste à chercher
quelle est sa nature, et quelle procédure est
prescrite en-pareil cas par vos lois.
Si j'ai violé mon serment de bourgeois, comme
on m'en accuse, j'ai commis un crime détat,
et la connoissance de ce crime appartient direc-
tement au conseil ; cela est incontestable.
Mais si tout mon crime consiste en erreur sur
(1) Racine, Phèdre, afto IV, scène IL
PREMIÈRE PARTIE. 283
la doctrine, cette erreur fùt-clle même une im-
piété, c'est autre cliose. Selon vos éclits, il ap-
partient à un autre tribunal d'en connoître en
premier ressort.
Et quand même mon crime seroit un crime
détat; si, pour le déclarer tel, il faut préalable-
ment une décision sur la doctrine, ce n'est pas
au conseil de la donner. C'est bien à lui de punir
le crime, mais non pas de le constater. Cela est
formel par vos édits , comme «ous verrons ci-
après.
Il s'a[ifit d'abord de savoir si j'ai violé mon ser-
ment de bour^fjeois ; c'est-à-dire le serment
qu'ont prêté mes ancêtres quand ils ont été ad-
mis à la bourf^eoisie ; car pour moi , n'avai^t pas
habité la ville, et n'ayant fait aucune fonction de
citoyen, je n'en ai point prêté le serment. Mais
passons.
Dans la formule de ce serment , il n'y a que
deux articles qui puissent regarder mon délit.
On promet, par le premier, de vivre selon la
réformation du saint évangile ; et par le dernier,
de ne faire ^ ne souffrir aucunes pratiques , ma-
chinations ou entreprises contre la ré formation
du saint évangile.
Or, loin d enfreindre le premier article , je
m'y suis conformé avec une fidélité et même une
hardiesse qui ont peu dexenqoles, professant
bautenjcnt ma religion chez les catbolitjues ,
quoique j'eusse autrefois vécu dans la leur; et
l'on ne peut alb'jnior cet écart de mon enfance
284 LETTRES ECRITES DE LA xMO^"TAG^'E.
comme une infraction au serment, sur-tout de-
puis ma réunion authentit^ue à votre église en
1 754 , et mon rétablissement dans mes droits de
bourgeoisie, notoire à tout Genève, et dont j ai
d'ailleurs des preuves positives.
On ne sauroit dire, non plus, que j ai en-
freint ce premier article par les livres condam-
nés, puisque je n'ai point cessé de m'y déclarer
protestant. D'ailleurs, autre chose est la con-
duite, autre chose sont' les écrits. Vivre selon
la réFormation , c'est professer la réformation ,
quoicju'on se puisse écarter par erreur de sa doc-
trine dans de blâmables écrits, ou commettre
d'autres péchés qui offensent Dieu, mais qui,
par le seul fait, ne retranchent pas le délinquant
de l'église. Cette distinction, quand on pourroit
la disputer en général , est ici dans le serment
même, puisquon v sépare en deux articles ce
qui n'en pourroit faire qu'un, si la profession
de la religion étoit inconq^aiil)le avec toute en-
treprise contre la religion. On v jure, parle pre-
mier, de vivre selon la réformation; et Ion y
jure, par le dernier, de ne rien entreprendre
contre la réformation. Ces deux articles sont
très distincts, et même sépaics par beaucoup
d autres. Dans le sens du législateur, ces deux
choses sont donc sépaiables. Donc , quand j'au-
rois violé ce dernier article, il ne s'ensuit pas
que j'aie violé le premier.
Mais ai-je violé ce dernier article?
PREMIÈRE PARTIE. 285
Vaici comment 1 auteur des Lettres écrites de
la campagne établit l'alHrmative, page 3o :
« Le serment des bourgeois leur impose lobli-
« gation de ne faire ne souffrir être faites aucu-
« nés pratiques , machinatiojis ou entreprises
« contre la sainte réformation évangélique. Il
« semble que cest un peu (i) pratiquer et ma-
« chiner contre elle, que de chercher à prouver
«« dans deux livres si séduisants , que le pur évan-
" gile est absurde en lui-même et pernicieux à
« la société. Le conseil étoit donc obligé de jeter
« un regard sur celui que tant de présomptions
« si véhémentes accusoient de cette entreprise. »
Voyez d'abord que ces messieurs sont agréa-
J)les ! Il leur semble entrevoir de loin un peu de
pratique et de machination : sur ce petit sem-
blant éloigné dune petite manœuvre, ils jet-
tent un regard sur celui quils en présument
Fauteur; et ce regard est un décret de prise de
corps.
Il est vrai que le même auteur s'égaie à prou-
ver ensuite que c'est par pure bonté pour moi
qu'ils m'ont décrété. Le conseil^ dit-il, pouvoit
ajourner personnellement M. Rousseau , il pou-
voit l'assigner pour être ouï, il pouvoit le décré-
pi) Cet un peu , si plaisant et si différent du ton (yrave
et décent du reste des lettres , ayant été retranché <lans
la seconde édition , je m'abstiens d'aller en quête de la
griffe à qui ce petit bout, non d'oreille, mais d'on^jle ,
appartient.
286 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGî^E.
ter... De ces trois partis, le dernier étoit incom-
parablemeiit Le plus doux... ce nèloitaufond
qu'un avertissement de ne pas revenir , /// ne
voulrtit pas s'exposer à une procédure , ou , ///
vouloit s'y exposer , de bien préparer ses dé-
penses f I ) .
Ainsi plaisantoit, dit Brantôme, rexécuteur
(le Tinfortuné don Carlos , infant d Espap,nc.
Gomme le prince crioit et vonloit se dé])attre :
Paix , monseigneur, lui disoit-il en l'étranglant,
tout ce qu'on en fait nest que pour votre bien.
Mais quelles sont donc ces j)iati<[ues et ma-
chinations dont on m'accuse.^ Pratiquer^ si j en-
tends ma langue, cest se ménager des intelli-
gences secrètes ; machiner , c est faire de sourdes
menées , cest faire ce que certaines gens font
contre le christianisme et contre moi. Mais je ne
conçois rien de moins secret, rien de moins ca-
ché dans le monde, que de puhlier un livre et
d y mettre son nom. Quand j ai dit mon senti-
ment sur quelcjue matière (pie ce fût, je lai dit
hautement, à la face du puhlic; je me buis nom-
mé , et puis je suis demeuré tî-anquille dans
ma retraite : on me persuadera difficilemenfque
cela ressemhle à des praticjues et machinaîi(^ns.
Pour hicn entendre lesprit du serment et le
sens des termes, il faut se transporter au temps
où la formule en fut dressée, et où il s'agissoit
essentiellement pour l'état de ne pas retomber
(i) Page 3i.
PREMIÈRE PARTIE. 287
SOUS le double jouj^ qu'on venoit de secouer.
Tous les jours on découvioit quelque nouvelle
trame en faveur de la maison de Savoie , ou des
évêques , sous prétexte de religion. Voilà sur
quoi tombent clairement les mots de pratiques
ex de machinations ^ qui, depuis que la langue
françoise existe, n'ont sûrement jamais été em-
ployés pour les sentiments généraux qu'un
homme publie dans un livre oii il se nomme,
sans projet, sans objet, sans vue particulière,
et sans trait à aucun gouvernement. Cette ac-
cusation paroît si peu sérieuse à Fauteur même
qui 1 ose faire, quil me reconnoît fidèle aux
devoirs du citoyen (i). Or, comment pourrois-je
Têtre, si j'avois enfreint mon serment de bour-
geois?
Il n'est donc pas vrai que j'aie enfreint ce ser-
ment. J'ajoute que, quand cela seroit vrai, rien
ne seroit plus inoui dans Genève en choses de
cette espèce, que la procédure faite contre moi.
Il n'y a peut-être pas de bourgeois qui n enfrei-
gne ce serment en quelque article (2) , sans qu'on
s'avise pour cela de lui chercher querelle, et bien
moins de le décréter.
On ne peut pas dire , non plus, que j'attaque
la morale dans un livre où j établis de tout mon
pouvoir la préférence du bien général sur le bien
(1) Pa{je 8.
(2) Par cxeniple, de ne point sortir de la ville ])Our
aller habiter ailleurs sans permission, t^iii est-ce qui de-
mande cette permission?
288 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
particulier, et oii je rapporte nos devoirs envers
les hommes à nos devoirs envers Dieu , seul prin-
cipe sur lequel la morale puisse être fondée, pour
être réelle et passer 1 apparence. On ne peut pas
dire que ce livre tende en aucune sorte à trou-
bler le culte établi ni Tordre public, puisquaii
contraire j'y insiste sur le respect qu'on doit aux
formes établies, sur lobéissance aux loisen toute
chose , même en matière de relipjion , et puisque
c'est de cette obéissance prescrite qu'un prêtre
de Genève m'a le plus aigrement repris.
Ce délit si terrible , et dont on fait tant de
bruit, se réduit donc, en l'admettant pour réel,
à quelque erreur sur la foi , qui , si elle n'est
avantageuse à la société, lui est du moins très
indifférente, le plus grand mal qui en résulte
étant la tolérance pour les sentiments d'autrui,
par conséquent la |)aix dans l'état et dans le
monde sur les matières de religion.
Mais je vous demande, à vous, monsieur, qui
connoissez votre gouvernement et vos lois, à qui
il appartient de juger, et sur-tout en première
instance, des erreurs sur la foi que peut com-
mettre un particulier. Est-ce au conseil? est-ce
au consistoire? Voila le nœurl t\c la f[uesrion.
Il falloit d'abord réduire le délit à son espèce.
A présent qu'elle est connue, il faut comparer
la procédure à la loi.
Vos édits ne fixent pas la peine due à celui qui
erre en matière de foi, et qui publie son erreur.
Mais, par l'aiticle 88 de l'ordonnance ecclésias-
PREMIÈRE PARTIE. 289
tique , au chapitre du consistoire , ils repaient l'or-
dre de la procédure contre celui qui dogrualise.
Cet article est couché en ces termes;
S'il y a quelquun qui dogmatise contre la
doctrine reçue , qu'il soit appelé pour conférer
avec lui : s'il se range , qu'on le supporte sans
scandale ni diffame ; s'il est opiniâtre , qiHon
l'admoneste par quelques fois pour essayer à le
réduire. Si on voit enfin qu'il soit besoin de plus
grande sévérité^ qiHon lui interdise la sainte cène ,
et qu'on avertisse le magistrat, afin d'y pour-
voir.
On voit par-là, l'^que la première inquisition,
de cette espèce de délit appartient au consistoire :
2^ Que le lépjislwteur n'entend point qu'un tel
délit soit irréniissil)le, si celui qui la connuis se
repent et se ranjje :
S'* Qu'il prescrit les voies qu'on doit suivre
pour ramener le coupahle à sou devoir:
4" Que ces voies sont pleines de douceur ,
d'égards , de commisération , telles qu'il convient
à des chrétiens den user, à l'exemple de leur
maître , dans les fautes qui ne troublent point la
société civile, et n intéressent que la religion:
5° Qu'enfin la dernière et plus grande peine
qu'il prescrit est tirée de la nature du délit ,
comme cela devroit toujours être, en privant le
coupahle de la sainte cène et de la comnjnnioa
de l'église, cpiil a offensée, et qu'il veut conti-
nuer d offenser.
Après tout cela , le consistoire le déaonc-e
7- "J
290 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
au magistrat, qui doit alors y pourvoir; parce-
que la loi ne souffrant dans letat qu'une seule
religion , celui qui s'obstine à vouloir en profes-
ser et enseigner une autre doit être retranché
de l'état.
On voit l'application de toutes les parties de
cette loi dans la forme de procédure suivie en
i563 contre Jean Morelli.
Jean Morelli, habitant de Genève, avoit fait
et publié un livre , dans lequel il attaquoit la
discipline ecclésiastique, et qui fut censuré au
synode d'Orléans, [/auteur se plaignant beau-
coup de cette censure, et ayant été, pour ce
même livre , appelé au consistoire de Genève ,
n'y voulut point coniparoîtrcs et s'enfuit : puis
étant revenu, avec la permission du magistrat,
pour se réconcilier avec les ministres, il ne tint
compte de leur parler ni de se rendre au consis-
toire, jusqu'à ce qu'y étant cité de nouveau, il
comparut enfin; et après de longues disputes ,
ayant refusé toute espèce de satisfaction, il fut
déféré et cité au conseil , où, au lieu de compa-
roître, il fit présenter par sa femme une excuse
par écrit, et s'enfuit derechef de la ville.
Il fut donc enfin procédé contre lui, c'est-à-
dire contre son livre ; et comme la sentence
rendue. en cette occasion est importante , même
quant aux termes, et peu connue, je vais vous
la transcrire ici tout entière; elle peut avoir son
utilité.
PKEMIÉUE PARTIE. 29Î
«(1) Nous syndiques, juges des causes crimi-
« nelles de cette cité, ayant entendu le rapport
« du vénérable consistoire de cette église des pro-
« cédures tenues envers Jean Morelli , liahitant
« de cette cité : d'autant que maintenant, pour
« la seconde fois , il a abandonné cette cité , et ,
«au lieu de comparoître devant nous et notre
« conseil, quand il y étoit renvoyé, s'est montré
« désobéissant: à ces causes et autres justes à ce
« nous mouvantes , séants pour tribunal au lieu
« de nos ancêtres, selon nos anciennes coutumes,
« après bonne participation de conseil avec nos
« citoyens , ayant Dieu et ses saintes écritures de-
« vant nos yeux, et invoqué son saint nom pour
« faire droit jugement , disant : Au nom du père ,
«du Fils et du Saint-Esprit, Amen. Par cette
« notre définitive sentence, laquelle donnons ici
«par écrit, avons avisé par meure délibération
« de procéder plus outre, comme en cas de con-
« tumace dudit Morelli : sur-tout afin d'avertir
« tous ceux qu'il appartiendra de se donner
«garde du livre, afin de n'y être point abusés.
« Estant donc duement informés des resveries et
« erreurs lesquelles y sont contenues, et sur-tout
« que ledit livre tend à faire schismes et troubles
«dans l'église d'une façon séditieuse, l'avons
« condamné et condamnons comme un livre nui-
(1) Extrait des procédures faites et tenues contre Jean
Morelli. Imprimé à Genève, chez François Perrin, i563,
page 10.
'9
292 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
« sible et pernicieux ; et, pour donner exemple ,
« ordonné et ordonnons ([ue 1 un d iceux soit pré-
" sentement Lruslé : défendant à tous libraires
" d'entenir ni exposer en vente, et à tous citoyens,
« bourgeois, et ba])itants de cette ville, de (juel-
« que qualité quils soient, den aclieter ni a\oir
i» pour y lire : commandant à tous ceux qui en
« auroieut de nous les apporter, et ceux qui sau-
« roient où il y en a de le nous révéler dans vin(;t-
« quatre heures, sous peine dêtre rigoureuse-
« ment punis.
« Et à vous , nostre lieutenant , commandons
< que laciez mettre nostre présente sentence à
due et entière exécution.
« Prononcée et exécutée le jeudi seizième jour
« septembre mil cinq cent soixante-trois.
«Ainsi signé, P. ghenelat. »
Vous trouverez, monsieur, des observations
de plus d un genre à l'aire en temps et lieu sur
cette pièce. Quant à présent ne perdons pas notre
objet de vue. Voila comment il lut procédé au
jugement de Morelli, dont le livie ne lut brûlé
qu'à la fin du procès, sans qu'il fût parlé de
bourreau ni de flétrissure, et dont la personne
ne fut jamais décréfée , fpioi([u'il fût opiniâtre
et coutumax.
Au lieu de cela , chacun sait comment le con-
seil a procédé contre moi dans l'instant que l'on-
PREMIÈRE PARTIE. 298
vrage a paru , et sans.c{u il ait même été fait men-
tion du consistoire. Recevoir le livre par la poste ,
le lire, Texaminer, le déférer, le brûler, me
décréter, tout cela fut l'affaire de huit ou dix
jours : on ne sauroit imaginer une procédure plus
expéditive.
Je me suppose ici dans le cas de la loi, dans
le seul cas où je puisse être punissable. Car au-
trement de quel droit puniroit-on des fautes qui
n'attaquent personne, et sur lesquelles les lois
n'ont rien prononcé?
Ledit a-t-il donc été observé dans cette af-
faire? Vous autres gens de bon sens , vous ima-
gineriez en l'examinant qu'il a été violé comme
à plaisir dans toutes ses parties. «Le sieur Rous-
•< seau, disent les représentants, n'a point été ap-
<' pelé au consistoire; mais le magnifique conseil
« a d'abord procédé contre lui : il devoit ctresi/p-
ii porté sans scandale ; mais ses écrits ont ététrai-
« tés par un jugement public, comme têrnérai-
i< res ^ impies ^ scandaleux : il devoit être sup-
ii porté sans diffame ; mais il a été flétri de la
«manière la plus diffamante, ses deux livres
« ayant été lacérés et brûlés parla main du bour-
« reau.
« Ledit na donc pas été o1)servé, continuent-
« ils, tant à légard de îa juridiction qui appar-
« tient au consistoire, que relativement au sieur
« Rousseau,quidevQit être appelé, supporté sans
« scandale ni diffame , admonesté par quelques
294 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
" fois , et qui ne pouvoit être jugé qu en cas d'o-
" piniàtreté obstinée. »
Voilà sans doute qui vous paroit plus clair
que le jour , et à moi aussi. Hé bien ! non : vous
allez voir comment ces gens qui savent montrer
le soleil à minuit savent le cacber à midi.
L'adresse ordinaire aux sopbistes est d'entasser
force arguments pour en couvrir la foiblesse.
Pour éviter les répétitions et gagner du temps ,
divisons ceux des Lettres écrites de la campagne ;
bornons-nous aux plus essentiels; laissons ceux
que j'ai ci-devant réfutés; et , pour ne point al-
térer les autres, rapportons-les dans les termes
de fauteur.
C'est cT après nos lois , dit-il , que je dois exa-
miner ce qui s est fait à l'égard de M. Rousseau.
Fort bien ; voyons.
Le premier article du serment des bourgeois les
oblige à vivT'e selon la léformation du saint êvan-
gile. Or, Je le demande ^ est-ce invre selon T évan-
gile , que décrire contre t évangile..
Premier sopbisme. Pour voir clairement si
c'est là mon cas, remettez dans la mineure de
cet argument le mot réformation ., que l'auteur
en ôte, et qui est nécessaire poiu' que son rai-
sonnement soit concluant.
Second sopbisme. Il ne s'agit pas, dans cet ar-
ticle du serment, d'écrire selon la réformation ,
.nais de vivre selon la réformation. Ces deux
cboses , comme on la vu ci*-devant , sont distin-
guées dans le serment même; et l'on a vu encore
PREMIÈRE PARTIE. 2^5
s'il est vrai que j'aie écrit ni contre la réformation
ni contre l'évangile.
Le premier' devoir des syndics et conseil est de
maintenir la pure religion.
Troisième sophisme. Leur devoir est bien de
maintenir la pure religion , mais non pas de pro
noncer sur ce qui est ou n est pas la pure reli
gion. T.e souverain les a bien chargés de main
tenir la pure religion , mais il ne les a pas faits
pour cela juges de la doctrine. C'est un autre
corps qu'il a chargé de ce soin , et c'est ce corps
qu'ils doivent consulter sur toutes les matières
de religion, comme ils ont toujours fait depuis
que votre gouvernement existe. En cas de délit
en ces matières, deux tribunaux sont établis ,
l'un pour le constater, et l'autre pour le punir;
cela est évident par les termes de l'ordonnance :
nous y reviendrons ci-après.
Suivent les imputations ci-devant examinées,
et que par cette raison je ne répéterai pas : mais
je ne puis m'abstenir de transcrire ici l'article
qui les termine ; il est curieux.
Il est vrai que M. Rousseau et ses partisans
prétendent que ces doutes n attaquent point réel-
lement le christianisme, qu'à cela près il con-
tinue d'appeler divin. Mais si un livre , caracté-
risé comme t évangile l'est dans les ouvrages de
M. Rousseau , peut encore être appelé divin ,
qu'on me dise quel est donc le nouveau sens at-
taché à ce terme. En vérité , si cest une contra-
diction , elle est choquante ; si c'est une plaisan-
2g6 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
terie , convenez quelle est bien déplacée dans un
pareil sujet (i .
.1 entends. Le culte spirituel , la pureté du
cœur, les œuvres de miséricorde, la confiance,
l'humilité, là rési.frnation , la tolérance, 1 oubli
des injures, le pardon des ennemis, lamour du
prochain , la fraternité universelle, et 1 union du
(^enre humain par la charité, sont autant d in-
ventions du diable. Seroit-ce là le sentiment de
l'auteur et de ses amis? On le diroit à leurs rai-
sonnements et sur-tout à leurs œuvres. En vé-
rité , si c'est une contradiction , elle est cho-
quante ; si c est une plaisanterie , convenez qu elle
est bien déplacée dans un pareil sujet.
Ajoutez que la plaisanterie sur un pareil su-
jet est si fort du f^oùt de ces messieurs, que,
selon leurs propres maximes, elle eût dû, si je
l'a vois faite, me faire trou ver (i^race devant eux (2).
Après l'exposition de mes crimes, écoutez les
raisons pour lesquelles on a si cruellement ren-
chéri sur la rigueur de la loi dans la poursuite
du criminel.
Ces deux livres paraissent sous le nom d'un
citoyen de Genève. V Europe en témoigne son
scandale. Le premier parlement dHun royaume
voisin poursuit Emile et son auteur. Que fera
le gouvernement de Genève ?
Arrêtons un moment. Je crois apercevoir ici
quelque mensonge.
(i) Pafjo I). — (9.) Page 23.
PREMIÈRE PARTIE. 297
Selon notre auteur , le scandale de l'Europe
força le conseil de Genève de sévir contre le livre
et l'auteur d'Emile, à 1 exemple du parlement
de Paris : mais, au contraire, ce lurent les dé-
crets de ces deux tribunaux qui causèrent le
scandale de lEurope. Il y avoit peu de jours
que le livre étoit public à Paris, lorsque le par-
lement le condamna (1) ; il ^^"6 paroissoit encore
en nul autre pays, pas même en Hollande où il
étoit imprimé; et il ny eut, entre le décret du
parlement de Paris et celui du conseil de Ge-
nève que neuf jours d intervalle (2) ; le temps
à-peu-près qu il falloit pour avoir avis de ce qui
se passoit à Paris. Le vacarme affreux qui fut
fait en Suisse sur cette affaire , mon expulsion
de cbez mon ami, les tentatives faites à Neuf-
cliâtel , et même à la cour , pour m ôter mon
dernier asile , tout cela vint de Genève et des
environs , après le décret. On sait quels furent
les instigateurs , on sait quels furent les émis-
saires , leur activité fut sans exemple ; il ne tint
pas à eux qu'on ne m'ôtât le feu et l'eau dans
l'Europe entière, qu'il ne me restât pas une terre
pour lit, pas une ])icrre pour chevet. ISe trans-
posons donc p©int ainsi les choses , et ne don-
nons point, pour motif du décret de Genève,
le scandale qui en fut l'effet.
Le premier parlement d'un royaume voisin
(i) C'étoit un arranf;ementpris avant que le livre parût.
(7.) Le décret du parlement fut donné le 9 juin , et ce-
lui du conseil le 19,
298 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGKE.
poursuit Emile et son auteur. Que fera le gou-
vernement de Genève ?
La réponse est simple. Il ne fera rien ; il ne
doit rien faire , ou plutôt il doit ne rien faire. Il
renverseroit tout ordre judiciaire , il bravcroit
le parlement de Paris , il lui disputeroit la com-
pétence en l'imitant. Cetoit précisément parce-
qiie j étois décrété à Paris que je ne pouvois lêtre
à Genève. Le délit d'un criminel a certainement
un lieu, et un lieu unique; il ne peut pas plus
être coupable à-la-fois du même délit en deux
états , qu'il ne peut être en deux lieux dans le
même temps ; et, s'il veut purger les deux dé-
crets, comment voulez-vous qu'il se partaf>e? En
effet, avez-vous jamais ouï direqu'on ait décré-
té le même homme en deux pavs à-la-fois pour
le même fait ? G en e^t ici le premier exemple ,
et probablement ce sera le dernier. J'aurai , dans
mes malheurs, le triste honneur d'être à tous
éfjards im exemple unitpie.
Les crimes les plus atroces , les assassinats
même, ne sont pas et ne doivent pas être pour-
suivis par-rlevant dautres tribunaux (pie êtux
des lieux oii ils ont été commis. Si un Genevois
tuoit un homme, même un aut*e Genevois, en
pays étran{i;er, le conseil de Genève ne pourroif
s'attribuer la counoissaure de ce crime : il pour-
roit livrer le coupable s il étoit réclamé, il pour-
roit en solliciter le châtiment; mais, à moins
qu'on ne lui remît volontairement le jujorement
avec les pièces de la procédure , il ne le juf|eroiJ
PREMIÈRE PARTIE. 299
pas , parcequ'il ne lui appartient pas de con-
noître d'un délit commis chez un autre souve-
rain , et qu'ij ne peut pas même ordonner les
informations nécessaires pour le constater. Voilà
la régie , et voilà la réponse à la question : Que
fera le gouvernement de Genève ? Ce sont ici
les plus simples notions du droit public, quil
scroit honteux au dernier magistrat dignorcr.
Faudra-t-il toujours que j'enseigne à mes dé-
pens les éléments de la jurisprudence à mes
juges?
Il devait , suivant les auteurs des représenta-
tions, se borner à défendre provisionnellement le
débit dans la ville (i). C'est en effet tout ce
quil pouvoit légitimement faire [)Our contenter
son auimosité ; c'est ce qu il avoit déjà fait pour
la Nouvelle Héloïse :• mais voyant que le parle-
ment de Paris ne disoit rien, et qu'on ne faisoit
nulle part une semblable défense , il en eut
honte, et la retira tout doucement (2). Mais une
improbation si foible n aurait- elle pas été taxée
de secrète connivence ? Mais il y a long-temps
que, pour d autres écrits beaucoup moins tolé-
rables, on taxe le conseil de Genève d'une con-
nivence a^sez peu secrète , sans qu'il se mette
fort en peine de ce jugement. Personne , dit-on ,
(i) Pape 12,
(a) Il faut convenir que si TEmile doit être défendu ,
rHéloïse doit être tout au moins brûlée , les notes sur-
tout en sont il'une hardiesse dont la profession de foi
du vicaire n'approche assurément pas.
3gO lettres ECRITES DE Lxi MONTAGNE.
nauroitpu se scandaliser de la modération dont
on auroitusé. Le cri public vous apprend com-
hicn on est scandalisé du contraice. De bonne
foi ^ s'il s^étoit agi d'un homme aussi désagréable
au public que monsieur Rousseau lui étoit cher,
ce qu'on appelle modération n'auroit-il pas été
taxé d'indifférence , de tiédeur impardonnable?
Ce n auroit pas été un si f;rand mal que cela ,
et Ion ne donne pas des noms si honnêtes à la
dureté qu'on exerce envers moi pour mes écrits,
ni au support (|ue Ion prête à ceux d'un autre.
En continuant de me supposer coupable, sup-
posons de plus que le conseil de Clenéve avoit
droit de me punir, que la procédure eût été
conforme à la loi, et (pie cependant, sans vou-
loir même censurer mes livres, il meut reçu
paisiblement arrivant de Paris; qu'auroient dit
les honnêtes gens? le voici.
" Ils ont fermé les yeux, ils le dévoient. Que
« pouvoicnt-ils faire? User de ri{jncur en cette
« occasion eût été barbarie, iujwratitude, injus-
" tice même, puisque la véritable justice com-
" pense le mal par le bien. Le coupable a tcn-
« drement aimé sa patrie; il en a bien mérité;
"il la honorée dans l'Europe; et tantlis que
« ses compatriotes avoient honte du nom gene-
« vois, il en a fait gloire, il l'a réliabililé chez
«l'étranger. Il a donné ci -devant des conseils
« utiles; il vouloit le bien public; il s'est trompé,
« mais il étoit j)ardonnablc. Il a fait les plus
*< grands éloges des magistrats, il cherchoit à
PREMIÈRE PARTIE. JOI
« leur rendre la confiance de la bourgeoisie; il
« a défendu la religion des ministres, il méritoit
« quelque retour de la part de tous. Et de quel
« front eussent -ils osé sévir, pour quelques er-
'< reurs, contre le défenseur de la Divinité, con-
« tre Tapologiste de la religion si généralement
«attaquée, tandis quils toléroient, qu'ils per-
« mettoient même les écrits les plus odieux, les
« plus indécents, les plus insultants au christia-
" nisme, aux bonnes mœurs, les plus destruc-
« tifs de toute vertu, de toute morale, ceux
« même que Rousseau a cru devoir réfuter? On
'< eût cherclié les motifs secrets d'une partialité
'< si cboquante; on les eût trouvés dans le zèle
« de l'accusé pour la liberté, et dans les projets
« des juges pour la détruire. Rousseau eût passé
« pour le martyr des lois de sa patrie. Ses pér-
il sécuteurs, en prenant en cette seule occasion
«le masque de l'hypocrisie, eussent été taxés
« de se jouer de la religion , d en faire larme de
« leur vengeance et 1 instrument de leur haine.
« Enfin, par cet empressement de punir un lîom-
« me dont lamour pour sa patrie est le plus
< grand crinie, ils n'eussent fait que se rendre
« odieux aux gens de bien, suspects à la bour-
« geoisie et méprisables aux étiangers. » Voilà,
monsieur, ce qu'on auroit \u\ dire; voilà tout le
ris({ue qu'auroit couru le conseil dans le cas sup-
posé du délit, en s'abstenant d'en connoitre.
Quelqu'un a eu raison de dire qiH il fallait
brûler [évangile ou les livres de M. Rousseau.
302 LETTRES ECRITES DE LA MOKTAGSE.
La commode méthode que suivent toujours
ces messieurs contre moi! S il leur faut des preu-
ves , ils multiplient les assertions ; et s'il leur faut
des témoignages, ils font parler des quidams.
La sentence de celui-ci n a qu'un sens qui ne
soit pas extravagant , et ce sens est un blasphème.
Car quel blasphème n'est-ce pas de supposer
l'évangile et le recueil de mes livres si sembla-
bles dans leurs maximes quils se suppléent mu-
tuellement, et qu'on en puisse indifféremment
brûler un comme superflu, pourvu ((ue Ion con-
serve l'autre? Sans doute, j ai suivi du plus près
que j ai pu la doctrine de lévangile; je lai aimée,
je l'ai adoptée, étendue, expliquée, sans m'ar-
rèter aux obscurités, aux difficultés, aux mys-
tères, sans me détourner de lessentiel : je m'y
suis attaché avec tout le zèle de mon cœur; je
me suis indigné, récrié de voir cette sainte doc-
trine ainsi profanée, avilie, par nos prétendus
chrétiens, et sur-tout par ceux (jui font profes-
sion de nous en instruire. J'ose même croire, et
je m'en vante, qu aucun d'eux ne parla plus
dignement que moi du vrai christianisme et de
son auteur. J ai là-dessus le témoignage, lap-
plaudisscment même de mes adversaires, non
de ceux de Genève, à la vérité, mais de ceux
dont la haine n'est point une rage, et à qui la
passion n'a point ôté tout sentiment d'é(|uité.
Voilà ce qui est vrai; voilà ce que prouvent et
ma Réponse au roi de Pologne, et ma Lettre à
M. d'Alembert, et l'Héloise, et lÉmile, et tous
PREMIÈRE PARTIE. 3o5
mes écrits, qui respirent Je même amour pour
l'évangile , la même vénération pour Jésus-Christ.
Mais qu'il s'ensuive de là qu'en rien je puisse ap-
procher (le mon maître, et que mes livres puis-
sent suppléer à ses leçons, ccst ce qui est faux,
absurde, abominable; je déteste ce blasphème,
et désavoue cette témérité. Rien ne peut se com-
parerai évangile; mais sa sublime simplicité n'est
pas également à la portée de tout le n^onde. Il
faut quelquefois, pour l'y mettre, lexposer sous
bien des jours. Il faut conserver ce livre sacré
comme la régie du maître, et les miens comme
les commentaires de l'écolier.
J'ai traité jusqu'ici la question d'une manière
un peu générale; ra])prochons-la maintenant
des fiaits, par le parallèle des procédures de i563
et de 1762, et des raisons qu'on donne de leurs
différences. Gomme c'est ici le point décisif par
rapport à moi , je ne puis , sans négliger ma
cause, vous épargner ces détails, peut-être in-
grats, en eux-mêmes, mais intéressants , à bien
des égards, pour vous et pour vos concitoyens.
C'est une autre discussion, qui ne peut être in-
terrompue, et qui tiendra seule une longue let-
tre. Mais, monsieur, encore un peu de courage;
ce sera la dernière de cette espèce dans laquelle
je vous entretiendrai de moi.
3o4 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAG^'E.
LETTRE V.
Après avoir établi, comme vous avez vu, la
nécessité de sévir contre moi, l'auteur des Let-
tres prouve, comme vous allez voir, (jue la pro-
cédure faite contre Jean Morclli , quoicpio exac-
tement conforme à lordonnance, et dans un
cas semblable au mien, n'étoit point un exem-
ple à suivre à mon éfjard; attendu, première-
ment, que le conseil, étant au-dessus de l'or-
donnance, n'est point obligé de s'y conformer;
que d'ailleurs mon crime , étant plus j^rave f[ue
le délit de Morelli, devoit être traité plus sévè-
rement. A ces preuves fauteur ajoute quil n est
pas vrai qu'on m'ait jugé sans-m'entendre, puis-
qu'il suffisoit d'entendre le livre même; et que
la flétrissure du livre ne tombe en aucune fa-
çon sur fauteur; quenfin les ouvrages qn on
reproche au conseil davoir tolérés sont inno-
cents et tolérables en comparaison des miens.
Quant au [iremier article, vous aurez peut-
être peine à croire qu'on ait osé mettre sans
façon le petit tonseil au-dessus des lois. Je ne
connois rien de plus sûr pour vous en convain-
cre, que de vous transcrire le pa.ssage où ce prin-
cipe est établi; et, de peur de changer le sens de
ce passage en le tronquant, je le transcrirai ton»
entier.
\
PREMIÈRE PARTIE. 3o5
<< (i) L'ordonnance a-t-rlle voulu lier les mains
« à la puissance civile, et l'obli^jer à ne réprimer
« aucun délit contre la religion qu'après que le
« consistoire en auroit connu i* Si cela ctoit , il en
« résultcroit qu'on pourroit impunément écrire
« contre lu reiijjion, que le gouvernement seroit
«dans l'impuissance de réprimer cette licence,
«et de flétrir aucun livre de cette espèce; car
« si l'ordonnance veut que le délinquant paroisse
«d'abord au consistoire, lordonnance ne pre-
« scrit pas moins que, s il se range ^ on le sup-
^i porte sans diffame. Ainsi, quel qu'ait été son
«délit contre la religion, laccusé, en faisant
« semblant de se ranger, pourra toujours écliap-
« per; et celui qui auroit dinamé la religion par
«< toute la terre, au moyen d'un repentir simulé,
« devioit être suj)porté sans difjume. Ceux qui
" connoissenl 1 esprit de sévérité, pour ne rien
« dire de plus, qui régnoit lorsque l'ordonnance
« fut compilée, pourront-ils croire que ce soit là
« le sens de l'article 88 de l'ordonnance?
« Si le consistoire n'agit pas, son inaction en-
« cbaînera-t-olle le conseilî' ou du moins sera-
" t-il réduit à la fonction de délateur auprès du
«consistoire.' Ce nest pas là ce qu'a entendu
« l'ordonnance, lorsqu'après avoir traité de IVta-
« blisscment du devoir et du pouvoir du consis-
« toire, elle conclut (jue la puissance civile reste
« en son entier, en sorte quil ne soit en rien dé-
(i) Page 4.
7. ao
3o6 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
« rogé à son autorité, ni au cours de la justice
«( ordinaire, par aucunes remontrances ecclé-
« siastiques. Cette ordonnance ne suppose donc
«point, comme on le fait dans les représenta-
«tions, que dans cette matière les minisires
« de Tévangile soient des juges plus naturels que
« les conseils. Tout ce qui est du ressort de 1 au-
« torité en matière de religion est du ressort du
« gouvernement. C'est le principe des protes-
« tants; et c'est singulièrement le principe de
« notre constitution, qui, en cas de dispute, at-
« tribue aux conseils le droit de décider sur le
w dogme. "
Vous voyez, monsieur, dans ces dernières li-
gnes , le principe sur lequel est fondé ce qui les
précède. Ainsi, pour procéder dans cet examen
avec ordre , il convient de commencer par la
fin.
Tout ce qui est du ressort de Vautorité en
matière de religion est du ressort du gouverne-
ment.
Il y a ici dans le mot gouvernement nue c(\\n-
voque, qu'il importe beaucoup dtclaircir; et je
vous conseille, si vous aimez la constitution de
votre patrie, d'être attentif à la distinction ([ue
je vais faire : vous en sentirez bientôt futilité.
Le mot de gouvernement n a pas le même sens
dans tous les ])ays, parcecjue la constitution des
états n est pas par-tout la uièinc.
Dans les monarchies , où la puissance executive
est jointe à 1 exercice de la souveraineté, le gou-
PREMIÈRE PARTIE. 3o7
Vernement n'est autre chose que le souverain lui'
même, agissant par ses ministres, par son con-
seil,ou par des corps qui dépendent absolument
de sa volonté. Dans les républiques , sur-tout dans
les démocraties , où le souverain n'ap,it jamais im-
médiatement par lui-même, c est autre chose. Le
gouvernement n'est alors que la puissance exe-
cutive, et il est absolument distinct de la souve-
raineté.
Cette distinction est très importante en ces
matières. Pour 1 avoir bien présente à l'esprit, on
doit lire avec quelque soin dans le Contrat social
les deux premiers chapitres du livre troisième ,
où j ai tâché de fixer , par un sens précis , des
expressions quon laissoit avec ait incertaines,
pour leur donner au besoin telle acception qu'on
vouloit. En général , les chefs des republiques
aiment extrêmement à employer le lan.«age des
monarchies. A la laveur de ternies qui semblent
consacrés, ils savent amenei' peu-à-peu les cho-
ses que ces mots signifient. C'est ce que fait ici
très habilement 1 auteur des Lettres, en prenant
le mot {\.c gouvernement ^({u'in 9. rien detfi ayant
en lui-même, pour Texercice delà souveraineté,
qui seroit révoltant, attribué sans détour au petit
conseil.
C'estccqu il fait encoïc plus ouvertement dans
un autre passage (i), où après avoir dit que le
petit conseil est le gouvernement même , ce qui
(i) Pa(;e6G.
3o8 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
est vrai en prenant ce mot de gouvernement dans
un sens subordonné, il ose ajouter quà ce titre
il exerce toute l'autorité qui n'est pas attribuée
aux autres corps de 1 état , prenant ainsi le mot de
gouvernement dans le sens de la souveraineté ;
comme si tous les corps de 1 état , et le conseil
général lui-même, étoient institués par le petit
conseil : car ce n'est qu'à la faveur de cette sup-
position qu'il peut s'attribuer à lui seul tous les
pouvoirs que la loi ne donne expressément à
personne. Je reprendrai ci-après cette ques-
tion.
Cette équivoque éclaircic, on voit à découvert
le sophisme de l'auteur. En effet, dire que tout
ce qui est du ressort de l'autorité, en matière de
religion, est du ressort du gouvernement, est
une proposition véritable, si par ce mot de gou-
vernement on entend la puissance législative ou
le souverain : mais elle est très fausse, si Ton
entend la puissance executive ou le magistrat ; et
l'on ne trouvera jamais dans votre république
que le conseil général ait attribué au petit conseil
le droit de régler en dernier ressort tout ce qui
concerne la religion.
Une seconde équivoque , plus subtile encore ,
vient à l'appui de la première dans ce qui suit :
Cest le principe des protestants; et c'est singu-
lièrement l'esprit de notre constitution , qui ^ dans
le cas de dispute , attribue aux conseils le droit
de décider sur le dogme. Ce droit , soit qu'il y
ait dispute ou qu'il n y en ait pas , appartient
PREMIÈRE PARTIE. 3og
sans contredit aux conseils, mais non pas au con-
seil. Voyez comment, avec une lettre de plus ou
de moins, on pourroit changer la constitution
d'un état.
Dans les principes des protestants, il n'y a point
d'autre église que l'état, et point d'autre législa-
teur ecclésiastique que le souverain. C'est ce qui
est manifeste, sur-tout à Genève, oii l'ordon-
nance ecclésiastique a reçu du souverain , dans
le conseil général , la môme sanction que les édits
civils.
Le souverain ayant donc prescrit, sous le nom
de réformation, la doctrine qui devoit être en-
seignée à Genève , et la forme de culte qu'on y
devoit suivre, a partagé entre deux corps le soin
de maintenir cette doctrine et ce culte , tels qu'ils
sont fixés par la loi : à lun elle a remis la ma-
tière des eneeignements publics, la décision de
ce qui est conforme ou contraire à la religion de
l'état, les avertissements et admonitions conve-
nables , et même les punitions spirituelles , telles
que l'excommunication ; elle a chargé l'autre de
pourvoi r à l'exécution des lois sur ce point comme
sur tout autre, et de punir civilement les préva-
ricateurs obstinés.
Ainsi toute procédure régulière sur cette ma-
tière doit commencer par l'examen du fait ; sa-
voir, s'il est vrai que laccusé soit coupable d'un
délit contre la religion; et, par la loi, cet exa-
men appartient au seul consistoire.
Quand le délit est constaté , et qu'il est de na
3 10 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
ture à mériter une punition civile , c'est alors au
magistrat seul de luire droit et de décerner cette
punition, f^e tribunal ecclésiastique dénonce
le coupable au tribunal civil , et voilà comment
s'établit sur cette matière la compétence du
conseil.
Mais lorsque le conseil veut prononcer en
théolop,ien sur ce qui est ou n'est pas du dogme,
lorsque le consistoire veut usurper la juridiction
civile, cliacun de ces corps sort de sa compé-
tence ; il désobéit à la loi et au souverain qui l'a
portée, lequel n'est pas moins lé(]iislateur en ma-
tière ecclésiastique rju'cn matière civile, et doit
être reconnu tel des deux côtés.
Le maj<;istrat est toujours juge des ministres
en tout ce qui regarde le civil, jamais en ce
qui regarde le dogme ; c'est Je consistoire. Si le
conseil prononeoit les jugements dte 1 église, il
auroit le droit d'excommunication ; et, au con-
traire , SCS mend)res v sont soumis eux-mêmes.
Une contradiction bien plaisante dans cette af-
faire est que je suis décrété pour mes erreurs,
et que je ne suis pas excommunié. I^e conseil
me poursuit comme apostat, et le consistoire
inc laisse au rang _des fidèles ! Gela n'est-il pas
singulier?
11 est bien vrai que s'il arrive des dissentions
entre les ministres sur la doctrine , et que, par
l'ob'itination d'une des parties , ils ne puissent
s'accorder ni eulre eux ni par l'entremise <les
anciens, il e.sl dii , par l'article XVIII , que la
PREMIÈRE PARTIE. 3l I
cause doit être portée au magistrat pour y met-
tre ordre.
Mais mettre ordre à la querelle n'est pas dé-
cider du doffme. Lordonnance explique elle-
même le motif du recours au magistrat ; c est
Tobstination d'une des parties. Or, la police dans
tout létat , l'inspection sur les querelles , le
maintien de la paix et de toutes les fonctions pu-
bliques, la réduction des obstinés , sont incon-
testablement du ressort du magistrat. Il ne jugera
pas pour cela de la doctrine , mais il rétablira
dans rassemblée Tordre convenable pour qu'elle
puisse en juger.
Et quand le conseil seroit juge de la doctrine
en dernier ressort, toujours ne lui seroit-il pas
permis d intervertir Tordre établi par la loi, qui
attribue au consistoire la première connoissance
en ces matières; tout de même qu'il ne lui est
pas permis, bien que juge suprême, d'évoquer
à soi les causes civiles, avant qu'elles aient passé
aux premières appellations.
L'article XVIII dit bien qu,'en cas que les mi-
nistres ne puissent s'accorder, la cause doit être
portée au magistrat pour y mettre ordre ; mais il
ne dit point que la première connoissance de la
doctrine pourra être ôtée au consistoire par le
magistrat ; et il n'y a pas un seul exenqile de
pareille usurpation depuis que la répidilique
existe (i). C'est de quoi l'auteur des Lettres pa-
(i) Il y eut, dans le seizième siècle, beaucoup de «U-s-
3l2 LETTRES ÉCRITES DE LA MOKTAGNE.
roît convenir lui même, en disant quen cas de
dispute les conseils ont le droit de décider sur le
do{3fnie ; car c'est dire qu'ils n ont ce droit qu'a-
près l'examen du consistoire, et qu'ils ne l'ont
poini quand le consistoire est d'accord.
Ces (iisliiictions du ressort civil et du ressort
ecclésia tique sont claires, et fondées non seu-
lement sur la loi , mais sur la raison , qui ne veut
pas que les ju^e.s, de qui dépend le sort des par-
ticuliers, en puissent décider autrement que sur
des faits constants, sur des corps de délit posi-
tifs, bien avérés, et non sur des imputations
aussi vaf>ues , aussi arbitraires que celles des
erreurs sur la religion. Et de quelle sûreté joui-
roicut les citoyens , si , dans tant de do^rnies
obscurs , susceptibles de diverses interprétations ,
le juge pouvoit cboisir au gré de sa passion celui
putes sur la prédestination, dont on auroit dû faire l'a-
musement des écoliers , et dont on ne manqua pas , selon
l'usage, de faire une fjrande affaire dY-lat. Cependant ce
furent les ministres qui la décidèrent , et même contre
Tintérêt public. Jamais, que je sache, depuis les édits ,
le petit conseil ne s'est avisé île prononcer sur le dogme
sans leur concours. Je ne connois qu'un jugement de
cette espèce, et il fut rendu par le deux-cent. Ce fut<lans
la grande querelle de iGGf), sur la grâce particulière.
Après de longs et vains déhafs dans la compagnie cl dans
le consistoire, les professeurs, ne pouvant s'accorder,
portèrent l'affaire au petit conseil, qui ne la jugea pas.
Le deux-cent l'évoqua et la jiigca. L'importante question
dont il s'agissoil étoii de savoir si Jésus éloil mort seu-
lement pour le salut des élus, ou s'il étoit mort aussi
pour le salut des damnés. Après bien des séances et de
PREMIÈRE PARTIE. 3l3
qui chargeroit ou di.sculperoit l'accusé, pour le
condamner ou l'absoudre?
La preuve de ces distinctions est dans l'insti-
tution même, qui n'auroit pas établi un tribunal
inutile; puisque si le conseil pouvoit juger, sur-
tout en premier ressort , des matières ecclésias-
tiques, l'institution du consistoire ne serviroit
de rien.
Elle est encore en mille endroits de l'ordon-
nance, oii le législateur distingue avec tant de
soin l'autorité des deux ordres; distinction bien
vaine, si, dans l'exercice de ses fonctions, l'un
étoit en tout soumis à l'autre. Voyez dans les
articles XXllI et XXIV la spécification des crimes
punissables par les biis, et de ceux dont la pre-
mière inquisition appartient au consistoire.
Voyez la fin du même article XXIV, qui veut
mures délibérations, le magnifique conseil des deux-cent
" prononça que Jésus n'étoit mort que pour le salut des
élus. On conçoit bien que ce jugement fut une affaire
de faveur , et que Jésus seroit mort pour les damnés ,
si le professeur Tronchin avoit eu plus de crédit que son
adversaire. Tout cela sans doute est fort ridicule : on peut
dire toutefois qu'il ne s'agissoit pas ici d'un dogme de
foi, mais de l'uniformité de l'instruction publique, dont
l'inspection appartient sans contredit au gouvernement.
On peut ajouter que celte belle dispute avoit tellement
excité l'attenlion , que toute la ville étoit en rumeur. Mais
n'importe ; les conseils dévoient apaiser la querelle
sans prononcer sur la doctrine. La décision de toutes les
questions (pii n'intéressent personne, et où qui que ce
soit ne comprend rien, doit toujours être laissée aux
théologiens.
3l4 LETTRES ÉCRITES DE LA INIONTAGNE.
qu en ce dernier cas , après la conviction du cou-
pable, le consistoire en fiasse rapport au conseil,
en y ajoutant son avis : ajîn^ dit l'ordonnance,
que le jugement concernant la punition soit tou-
jours réservé à la seigneurie. Ternies d où Ion
doit inférer que le ju(>ement concernant la doc-
trine appartient au consistoire.
Voyez le serment des ministres, qui jurent de
se rendre pour leur part sujets et oI)cissants aux
lois et au magistrat, en tant que leur ministère
le porte , c'est-à-dire sans prcjudi( icr à la liberté
qu ils doivent avoir d'enseigner selon (juc Dieu
le leur commande. Mais où seroit cette liberté,
s ils étoient, ])ar les lois, sujets pour cette doc-
trine aux décisions d'un autre coips que le leur?
Voyez 1 article f.XXX, où non seulement ledit
prescrit au consistoire de veiller et pourvoir aux
désordres généraux et particuliers de l'église ,
mais où il 1 institue à cet elïet. Cet article a-t-il
un sens, ou ii Cn a-l-il point? est-il absolu?
n'est-il que conditionnel :' et le consistoire établi
par la loi n'auroit-il quune existence précaire,
et dépendante du bon plaisir du conseil?
Voyez l'article XCJVII de la même ordonnance,
où, dans les cas ([ui exigent jumilion civile, il
est dit (jue le consistoire, ayant ouï les parties
et fait les remontrances et censures ecclésiasti-
ques, doit rapporter le tout au conseil, lequel,
sur son rapport , remarquez bien la répétition de
ce mot, avisera d'ojxlonner et faire jugement
selon Texigencc du cas. Voyez enfin ce (|ui suit
PREMIÈRE PARTIE. 3l5
clans le même article, et n'oul)liez pas que c'est
le souverain qui parle : Car combien que ce soient
choses conjointes et inséparables que la seigneurie
et supériorité que Dieu nous a donnée , et le gou-
vernement svirituel qu il a établi dans son église j
elles ne doivent nullement être confuses^ puisque
celui qui a tout empire de commander ^ et auquel
nous voulons rendre toute sujétion , comme nous
devons , veut être tellement reconnu auteur du
gouvernement politique et ecclésiastique , que
cependant il a expressément discerné tant les
^vocations que C administration de Vun et de
Vautre.
Mais comment ces administrations peuvent-
elles être distinguées sous l'autorité commune
du léj^islateur , si 1 une peut empiéter à son gré
sur celle de l'autre? S il n y a pas là de la contra-
diction, je n'en saurois voir nulle part.
A l'article LXXXVIIÏ , qui [)rescrit expressé-
ment l'ordre de procédure qu on doit observer
contre ceux qui dogmatisent , j'en joins un autre
qui n'est pas moins important, c'est l'article LUI,
au titre du catéchisme ^ où il est ordonné que
ceux qui contreviendront au bon ordre, après
avoir été remontrés suffisamment, s ils persis-
tent, soient appelés au consistoire; et si lors ils
ne veulent obtempérer aux remontrances qui leur
seront faites , qu'il en soit fait rapport à la sei-
gneurie.
De quel l)on ordre est-il parlé là? Le titre le
dit, c'est du bon ordre en matière de doctrine,
3l6 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
puisqu'il ne s'ap^it que du catéchisme , qui en est
le sommaire. Bailleurs, le maintien du bon or-
dre en général paroît bien plus appartenir au
magistrat qu'au tribunal ecclésiastique. Cepen-
dant voyez quelle gradation ! Premièrement //
faut remontrer ; si le coupable persiste, il faut
rappeler au consistoire ; enfin , s'il ne veut obtem-
pérer, il faut faire rapport à la seigneurie. En
toute matière de foi, le dernier ressort est tou-
jours attribué aux conseils ; telle est la loi , telles
sont toutes v^i^ lois. J'attends de voir quelque
article, quelque nassage dans vos édits , en vertu
duquel le petit conseil s'attribue aussi le premier
ressort , et puisse faire tout d un coup d un pareil
délit le sujet d une procédure criminelle.
Cette marche n'est pas seulement contraire à
la loi, elle est contraire à léquité , au bon sens ,
à l'usage universel. Dans tous les pays du monde,
la règle veut qucn ce qui concerne une science
ou un art , on prenne , avant (|ue de jirononcer,
le jugement des professeurs dans cette science,
ou des experts en cet art : pourquoi, dans la plus
obscure , dans la plus difficile de toutes les
sciences; pourqxmi, lor.sijuil s'agit de Ihonneur
et de la liberté dun citoyen, les magistiats nc-
gligeroient-ils les précautions qu'ils prennent
dans l'art le plus mécanique au sujet du plus vil
intérêt ?
Encore une fois, à tant d'autorités, à tant de
raisons qui prouvent l'illégalité et l'irrégularité
d'une telle procédure, quelle loi, quel édit op-
PREMIÈRE PARTIE. 817
posc-t-on pour la justifier? Le seul passage qu'ait
pu citer l'auteur des Lettres est celui-ci, dont
encore il transpose les termes pour en altérer
l'esprit :
Que toutes les remontrances ecclésiastiques se
fassent en telle sorte , que par le consistoire ne
soit en rien dérogé à V autorité de la seigneurie
ni de la justice ordinaire ; mais que la puissance
civile demeure en son entier (1).
Or voici la conséquence qu'il en tire : « Cette
« ordonnance ne suppose donc point , comme
>' on le fait dans les représentations, que les mi-
« nistres de 1 évangile soient dans ces matières
« des juges plus naturels que les conseils. » Com-
mençons d'abord par remettre le mot conseil au
singulier, et pour cause.
Mais où est-ce que les représentants ont sup-
posé que les ministres de l'évangile fussent, dans
ces matières, des juges plus naturels que le con-
seil (2)?
Selon ledit , le consistoire et le conseil sont
juges naturels chacun dans sa partie , l'un de la
doctrine, et l'autre du délit. Ainsi la puissance
civile et lecclésiastiquc restent chacune en son
(i) Ordonnances ecclésiastiques, art. XCV^II.
{1) Ueocamen et la discussion de celle malière , disent-ils
pa{;e 4^ -, appartieuiteul mieux aux minislres de l'('\'an}^ile
qu'au mas^nifique conseil. Quelle est la matière dont il
s'agit dans ce passage? c'est la question si, sous l'appa-
rence des doutes , j'ai rassemblé dans mon livre tout ce
qui peut tendre à saper, ébraaler, et détruire les prin-
3l8 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
entier sous rautorité commune du souverain :
et que signifieioit ici ce mot même An puissance
civile^ s'il n'y a voit une autre puissance sous-
entendue? Pour moi , je ne vois rien dans ce pas-
sage qui change le sens naturel de ceux que j ai
cités. Et, bien loin de là, les lignes qui suivent
les confirment, en déterminant l'état où le con-
sistoire doit avoir mis la procédure avant qu elle
soit portée au conseil. G est précisément la con-
clusion contraire à celle que l'auteur en voudroit
tirer.
Mais voyez comment , n'osant attaquer l'or-
donnance par les termes , il 1 attaque par les con-
séquences.
« L'ordonnance a-t-elle voulu lier les mains à
« la puissance civile, et 1 obliger à ne réprimer
« aucun délit contre la religion qu'après ([ue le
" consistoire en auroit connu? Si cela étoit ainsi,
« il en résulteroit qu'on pourroit inq)unén)ent
«écrire contre la religion : car, en faisant sem-
« blant de se ranger; 1 accusé pourroit toujours
>< échapper; et celui qui auroit diifamé la re-
•; ligion par toute la terre devroit être sup-
cipaux fondements de la relijjion chrétienne. L'auteur
des Lettres part tie là pour faire <lire aux représentants
que, clans ces matières , les ministres sont des juges plus
naturels que les conseils. Ils sont sans contredit des juges
plus naturels de la question de théologie, mais non pas
tIe la peine due au délit, et c'est aussi ce que les repré-
sentants n'ont ni dit ni fait entendre.
PREMIÈRE PARTIE. 3l()
« porté sans diffame au moyen d'un repentir
« simulé (i). "
C'est donc pour éviter ce malheur affreux,
cette impunité scandaleuse, que l'auteur ne veut
pas qu'on suive la loi à la lettre. Toutefois ,
seize pages après, le même auteur vous parle
ainsi :
« La politique et la philosophie pourront sou-
« tenir cette liberté de tout écrire; mais nos lois
« l'ont réprouvée : or il s'agit de savoir si le
« jugement du conseil contre les ouvrages de
« M. Rousseau et le décret contre sa personne
« sont contraires à nos lois , et non de savoir
« s'ils sont conformes à la philosophie et à la
i< politique (2). »
Ailleurs encore cet auteur, convenant que la
flétrissure d'un livre n'en détruit pas les argu-
ments, et peut môme leur donner une publicité
plus grande, ajoute : "A cet égard , je retrouve
« assez mes maximes dans celles des représenta-
« tions. Mais ces maximes ne sont pas celles de
« nos lois (3). »
En resserrant et liant tous ces passages , je
leur trouve à-peu-près le sens qui suit :
Quoique la pJiilosophie, la politique et la rai-
son, puissent soutenir la liberté de tout écrire ,
on doit, dans notre état , punir cette liberté ^ par-
ceque nos lois la réprouvent. Mais il ne faut
(i) Page 14. — (2) Page 3o. — (3) Page 22.
320 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
pourtant pas suivre nos lois à la lettre , parce-
au alors on ne puniroit pas cette liberté.
A parler vrai, j entrevois la je ne sais quel ga-
limatias qui nie choqne; et pourtant l'auteur me
paroit liomme d'cspiit : ainsi, dans ce résumé,
je penche a croire que |e me trompe, sans quil
me soit possible de voir en quoi. Comparez donc
vous-même les pafjes i4, 22, 3o, et vous verrez
si j ai tort ou raison.
Quoi qui! en soit, en attendant que l'auteur
nous montre ces autres lois où les préceptes de
la philosophie et de la politi<jue sont réprouvés,
rej)renons lexarnen de ses objections contre
celle-ci.
Premièrement, loin que, de peur de laisser
un délit impuni, il soit permis dans une répu-
blique au magistrat d'ag(Tiaver la loi, il ne lui
est pas même permis de l'étendre aux délits sur
lesquels elle n'est pas formelle; et l'on sait com-
bien de coupables échappent en Aujoleterre , à
la faveur d ■ la moindre distinction sublile dans
les termes de la loi. Quiconque est plus sévère
que les lois , dit Vauvenarf;uo , est un tyran {\).
Mais voyons si la conséquence de rimj)uuité,
dans l'espèce dont il s'agit, est si terrible que la
faite iauieui' des Lettres.
(i) CoiTimo il n'y a point à Genève de lois pénales pro-
prement «lites , le niaffisU'at inflijye arl)itrairenienl la peine
des crimes, ce qui est assurément un grand défaut dans
la législation, et un abus énorme dans un état libre. Mais
cette autorité du magistrat ne s'étend qu'aux crimes con-
PREMIÈRE PARTIE. 321
Il faut, pour bien ju(jjer de Tesprit de la loi ,
se rappeler ce fjrand principe, que les meilleures
lois criminelles sont toujours celles qui tirent
de la nature des crimes les châtiments qui leur
sont imposés. Ainsi les assassins doivent être
punis de mort; les voleurs, de la perte de leur
bien, ou, s'ils n'en ont pas, de celle de leur li-
berté, qui est alors le seul bien qui leur reste.
De même , dans les délits qui ôont uniquement
contre la relip^ion , les peines doivent être tirées
uniquement de la religion ; telle est, par exem-
ple, la privation de la pi^euve par seiment en
choses qui Texigent ; telle est encore Texcommu-
iiication, prescrite ici comme la peine la plus
grande de quiconque a dogmatisé contre la re-
ligion, sauF ensuite le renvoi au magistrat, pour
la peine civile due au délit civil, s'il y en a.
Or il faut se ressouvenir que lordonnance ,
i auteur des Lettres, et moi, ne parlons ici que
d'un délit simple contre la religion. Si le délit
étoit complexe, comme si, par exemple, j'a vois
imprimé mon livie dans Tétai sans permission,
il est incontestable que , pour être absous devant
le consistoire, je ne le serois pas devant le ma-^
gistrat.
tre la loi naturelle, et reconnus tels dans toute société,
ou ^lux choses spécialenaent déterulues par la loi positive;
elle ne va pas jusqu'à forger un délit imaginaire où il n'y
en a point , ni , sur quelque délit que ce puisse être, jus-
qu'à renverser, de peur qu'un coupable n'échappe, l'or-
dre de la procédure fixé par la loi.
322 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
Cette distinction faite, je reviens, et je dis :
11 y a cette difteience entre les délits contre la
religion et les délits civils, que les derniers font
anx Jiomnies ou aux lois un tort, un mal réel ,
pour lequel la sûreté publique exige nécessaire-
ment réparation et punition ; mais les autres
sont seulement des offenses contre la Divinité,
à qui nul ne peut nuire, et qui pardonne au re-
pentir. Quand la Divinité est apaisée, il n'y a
plus de délit à punir, sauf le scandale; et le
scandale se répare en donnant au repentir la
même publicité qu'a eue la faute. La charité
chrétienne imite alors la clémence divine : et ce
seroit une inconséquence absurde de venger la
religion par une rigueur que la religion ré-
prouve. La justice humaine n'a et ne doit avoir
nul égard au repentir, je l'avoue; mais voilà
précisément pourquoi, dans une espèce de délit
que le repentir peut réparer, rordonnance a
pris des mesures pour (jue le tribunal civil n'en
prît pas d'abord connoissance.
L'inconvénient terrible que l'auteur trouve à
laisser impunis civilement les délits contre la
religion na donc pas la réalité qu il lui donne;
et la conséquence qu il en tire pour prouver ([ue
tel n'est pas resj)rit de la loi, n'est point juste,
contre les termes formels de la loi.
Ainsi, quel qu ait été le délit contre la reli-
gion^ ajoute-t-il , l accusé, en faisant semblant de
se ranger ^ pourra toujours échapper. L'ordon-
nance ne dit pas s'il fait semblant de se ranger ;
PREMIÈRE PxVRTIE. 323
elle dit, s'il se range ; et il y a des rcples aussi
certaines qu'on en puisse avoir en tout autre cas
pour distinguer ici la réalité de la fausse appa-
rence, sur-tout quant aux effets extérieurs, seuls
compris sous ce mot , s'il se range.
Si le délinquant, s étant rangé, retombe, il com-
met un nouveau délit plus grave, et qui mérite
un traitement plus rigoureux. Il est relaps, et
les voies de le ramener à son devoir sont plus
sévères. TjC conseil a là-dessus pour modèle les
formes judiciaires de linquisition (i) : et si fau-
teur des Lettres n approuve pas qu'il soit aussi
doux qu elle , il doit au moins lui laisser toujours
la distinction des cas ; car il n est pas permis ,
de peur qu un délinquant ne retombe, de le trai-
ter d'avance comme s'il étoit déjà retombé.
C'est pourtant sur ces fausses conséquences
que cet auteur s'appuie pour affirmer (jue ledit,
dans cet article, na pas eu pour objet de régler
la procédure, et de fixer la compétence des tri-
bunaux. Qu'a donc voulu ledit, selon lui? Le
voici.
M a voulu empêclier que le consistoire ne sévît
contre des gens auxquels on imputeroitce qu'ils
n'auroient peut-être point dit , ou dont on auroit
exagéré les écarts; qu il ne sévît, dis-je, contre
ces gens-là sans en avoir conféré avec eux, sans
avoir essayé de les gagner.
Mais qu'est-ce (pie sévir, de la part du con-
(i) Voyez le Manuel des inquisiteurs.
324 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
sistoire ? C'est excommunier, et déférer au con-
seil. Ainsi, de peur que le consistoire ne défère
trop légèrement un coupable au conseil, ledit
le livre tout d'un coup au conseil. C'est une pré-
caution dune espèce toute nouvelle. Cela est
admirable que , dans Je même cas , la loi prenne
tant de mesures pour empêcher le consistoire de
sévir précipitamment , et qu'elle n'en prenne
aucune pour empêcher le conseil de sévir préci-
pitamment; qu'elle porte une attention si scru-
puleuse à prévenir la diffamation , et qu'elle n'en
donne aucune à prévenir le supplice; quelle
pourvoie à tant de choses pour qu'un homme
jie soit pas excommunié mal-à-propos , et quelle
ne pourvoie à rien pour qu'il ne soit pas brûlé
mal-à-propos; quelle craijjne si fort la ri{;ueur
des ministres, et si peu celle des juges! Cétoit
bien fait assurément de compter pour beau-
coup la communion des fidèles; mais ce n'étoit
pas bien fait de conq3ter pour si peu leur sû-
reté, leur liberté, leur vie; et cette même reli-
gion (jui prescrivoit tant dindulgence à ses gar-
diens ne devoit pas donner tant dv barbarie à
ses vengeurs.
Voilà toutefois, selon notre auteur, la solide
raison j)ourquoi rordonuauce n'a pas voulu dire
ce qu elle dit. .le crois que l'exposer ce.st assez
y répondre. Passons maintenant à lapplication ;
nous ne la trouverons pas moins curieuse que
lintei prétation.
L'article LXXXVIII n'a pour objet que celui
PREMIÈRE PARTIE. 325
qui dogmatise, qui enseigne, qui instruit. Il ne
parle point d'un simple auleur, d'un homme qui
ne fait que publier un livre, et qui, au surplus,
se tient en repos. A dire la vérité, cette distinc-
tion me paroît un peu subtile; car, comme di-
sent très bien les représentants, on dogmatise
par écrit tout comme de vive voix. Mais admet-
tons cette subtilité; nous y trouverons une dis-
tifjction de faveur pour adoucir la loi, non de
rigueur pour Faggraver.
Dans tous les étals du monde , la police veille
avec le plus grand soin sur ceux qui instruisent,
qui enseignent, qui dogmatisent : elle ne permet
ces sortes de fonctions qu à gens autorisés; il
n'est pas même permis de prêcher la bonne doc-
tiine, si l'on n'est reçu prédicateur. Le peuple
aveugle est facile à séduire ; un homme qui dog-
matise attroupe, et bientôt il peut ameuter. La
moindre entreprise en ce point est toujours re-
gardée comme un attentat punissable à cause
des conséquences qui peuvent en résulter.
Il n'en est pas de même de l'auteur d'un livre ;
s'il enseigne, au moins il n'attroupe point, il
n'ameute point ; il ne force personne à l'écouter ,
à le lire ; il ne vous recherche point, il ne vient
que quand vous le recherchez vous-même; il
vous laisse réfléchir sur ce qu'il vous dit, il ne
dispute point avec vous, ne s'anime point , ne
s'obstine point, ne lève point vos doutes, ne
résout point vos objections , ne vous poursuit
point: voulez-vous le quitter, il vous quitte; et,
^J26 LETTRES ÉCRITES DE LA MOrsTAG^E.
ce qui est ici Farticle important, il ne parle pas
au peuple.
Aussi jamais la publication rVun livre ne fut-
elle re^oardécpar aucun {gouvernement du même
œil que les pratiques dun dofrmatiseur. Il y a
même des pays oii la liberté de la presse est en-
tière ; mais il n y en a aucun où il soit permis à
tout le monde de dofjmatiser indifféremment.
Dans les pays oii il est défendu d'imprimer dés
livres sans permission , ceux qui désobéissent
sont punis quelf[uefois pour avoir désobéi; mais
la preuve quon ne rej^arde pas au fond ce que
dit un livre comme une cbose fort importante,
est la facilité avec laquelle on laisse entrer dans
létat ces mêmes livres que, pour n en pas pa-
roître approuver les maximes, on n\' laisse pas
imprimer.
Tout ceci est vrai, sur-iout des livres qui ne
sont point écrits pour le peuple, tels ([u'oni tou-
jours été les miens. Je sais que votre conseil af-
firme dans ses réponses que , se/on r intention
de r auteur^ l'Emile doit servir de guide aux
pères et aux //lèrcs (i) ; mais cette assertion nVst
pas excusable, puisque jai manifesté dans la
préfiace , cl plusieurs fois dans le livre, une in-
tention toute différente. Il saf^il d un nouveau
j^ystéme d éducation , dont j oKre le plan à lexa-
men des sajjes, et non pas d une méthode pour
les pères et les mères, à laquelle je n'ai jamais
, i) r;i[;cs 27 ci -i?) <|rs Représentations im|iiiriK'CS.
PREMIÈRE PARTIE. 827
songé. Si quelquefois, par une figure assez com-
mune , je parois leur adresser la parole , c'est ,
ou pour me faire, mieux entendre , ou pour
m'exprimer en moins de mots. Il est vrai que
j'entrepris mon livre à la sollicitation d'une
mère ; mais cette mère, toute jeune et tout ai-
mable quelle est, a de la philosophie, et con-
noît le cœur humain; elle est par la figure un
ornement de son sexe, et par le génie une excep-
tion. C'est pour les esprits de la trempe du sien
que j'ai pris la plume, non pour des messieurs
tel ou tel , ni pour d'autres messieurs de pareille
étoffe, qui me lisent sans m'entendre, et qui
m'outragent sans me fâcher.
Il résulte delà distinction supposée, que si
la procédure prescrite par fordonnance contre
un homme qui dogmatise nest pas applicable à
1 auteur d'un livre, c'est qu'elle est trop sévère
pour ce dernier. Cette conséquence si naturelle,
cette conséquence que vous et tous mes lecteurs
tirez sûrement ainsi que moi, nest point celle
de fauteur des Lettres. Il en tire une toute con-
traire. II faut l'écouter lui-même : vous ne m'en
croiriez pas si je v.ous parlois d après lui.
'< Il ne faut (|ue lire cet article de l'ordonnance,
«pour voir évidemment qu'elle n'a en vue que
« cet ordre de personnes (pii répandent par leurs
« discours des principes estimés dangereux. Si
« ces personnes se rangent, y est-il dit, qiCon les
u supporte sans diffame. Pourquoi? c'est qu'alors
« on a une sûreté raisonnable qu'elles ne répan-
528 LETTRES ÉCRITES DE LA MO?«TAGNE.
« dront plus cette ivraie, c'est qu'elles do sont
»< plus à craindre. Mais qu'importe la rétractation
«vraie ou simulée de celui qui, par la voie de
« l'impression , a iml)u tout le monde de ses opi-
« nions ? Le délit est consommé, il subsistera
« toujours; et ce délit, aux yeux de la loi, est
"de la même espèce que tous les autres, où le
« repentir est inutile dès que la justice en a pris
« connoissance. »
Il y a là de quoi s'émouvoir; mais caluions-
nous et raisonnons. Tant qu'un homme do(}nia-
tise , il fait du mal continuellement; jusquà ce
qu'il se soit ran.oé, cet homme est à craindre ;
sa liberté même est un mal, parccquil en use
pour nuire, pour continuer de dofjmaliser. Que
s'il se range à la lin , n'importe ; les enseigne-
ments qu'il a donnés sont toujours donnés , et
le délit à cet égard est autant consoininé qu il
peut l'être. Au contraire, aussitôt <ju lui livre est
publié, l'auteur ne fait plus de mal, c'est le
livre seul qui en fait. Que l'auteur soit libre ou
soit arrêté, le livre va toujours son train. T.a
détention de l'auteur peut être un châtiment que
la loi prononce ; mais elle n'est jamais un remède
au mal qu'il a fait, ni une précaution pour en
arrêter le progrès,
Ainsi les remèdes à ces deux maux ne sont
pas les n'.ômes. Pour tarir la source Cm mal que
fait le dogniatiseur, il n y a nul moyen prompt
i^t sûr que de l'îtrrêter : mais arrêter l'auteur,
p'est ne remédier à rien du tout : c'est au con-r
PREMIÈRE PARTIE. 3^9
traire auf»menter la publicité du livre , et ymv
conséquent empirer le mal , comme le dit très
bien ailleurs l'auteur des Lettres. Ce n'est donc
pas là un préliminaire à la procédure , ce n est
pas une précaution convenable à la chose ; c'est
une peine qui ne doit être infli(];ée que par juge-
ment, et qui n'a d'utilité que le châtiment du
coupable. A moins donc que son délit ne soit un
délit civil , il faut commencer par raisonner avec
lui, l'admonester, le convaincre, l'exhorter à
réparer le mal qu'il a fait , à donner une rétrac-
tation publique , à la donner librement afin
qu'elle fasse son effet , et à la motiver si bien que
ses derniers sentiments ramènent ceux qu'ont
ép^arés les premiers. Si, loin de se ranger, il
s'obstine, alors seulement on doit sévir contre
lui. Telle est certainement la marche pour aller
au bien de la chose; tel est le but de la loi; tel
sera celui d'un sage gouvernement qui rloit bien
moins se proposer de punir V auteur , que cV em-
pêcher l' effet de r ouvrage (i).
Comment ne le seroit-ce pas pour l'auteur
d'un livre , puisque l'ordonnance , qui suit en
tout les voies convenables à l'esprit du christia-
nisme , ne veut pas même qu'on arrête le dog-
maiiseur avant d avoir épuisé tous les moyens
possibles pour le ramener au devoir? Elle aime
mieux courir les risfjues du mal qu'il peut con-
tinuer de liaire , que de man({uer à la charité.
(i) Pape 9.;").
33o LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGKE.
Cherchez , de grâce , coinraent de cela seul on
peut conclure que la même ordonnance veut
quon débute contre 1 auteur par un décret de
prise de corps.
Cependant 1 auteur des Lettres, après avoir dé-
claré qu il retrouvoit assez ses maximes sur cet
article dans celles des représentants , ajoute ,
Mais ces maximes ne sont pas celles de Jios lois ;
et im moment après il ajoute encore, que ceux
qui inclinent à une pleine tolérance pourraient
tout au plus critiquer le conseil de n'avoir pas ,
dans ce cas , fait taire une loi dont V exercice ne
leur parait pas convenable (i). Celte conclusion
doit surprendre, après tant dcFforts poiu- prou-
ver que la seule loi qui paroît s'appliquer à
mon délit ne s'y applique pas nécessairement.
Ce qu'on reproche au conseil n est point de n a-
voii" pas lait taiie une loi qui existe , c'est d'en
avoir fait parler une qui n'existe pas.
lia lofjique employée ici par lauteur me pa-
roît toujours nouvelle. Qu'en pensez-vous, mon-
sieur? connoissez- vous beaucoup d arguments
dans la forme de cekii-ci?
La loi force le conseil à sévir contre l'auteur
du livre.
Et oîi est-elle cette loi qui force le conseil à
sévir contre l'auteur du livre?
Elle n^ existe pas , à la vérité ; î7iais il en
existe une autre qui , ordonnant de traiter avec
PREMIÈRE PARTIE. 33 I
douceur celui qui dogmatise , ordonne par con-
séquent de traiter avec rigueur l'auteur dont elle
ne parle point.
Ce raisonnement devient bien plus étrange
encore poyr qui sait que ce fut comme auteur
et non comme dogmatiseur que Morelli fut
poursuivi : il avoit aussi fait un livre, et ce fut
pour ce livre seul qu'il fut accusé. Le corps du
délit, selon la maxime de notre auteur, étoit
dans le livre même ; fauteur n avoit pas besoin
d'être entendu ; cependant il le fut; et non seu-
lement on l'entendit, mais on l'attendit: on sui-
vit de point en point toute la procédure pre-
scrite par ce même article de 1 ordonnance, qu'on
nous dit ne regarder ni les livres ni les auteurs.
On ne brûla même le livre qu'après la retraite
de fauteur ; jamais il ne fut décrété , 1 on ne
parla pas du bourreau (i); enfin tout cela se
(i) Ajoutez la circonspection du ma^^istrat dans toute
cette affaire, sa marche lente et graduelle dans la pro-
cédure, le rapport du consistoire, Tappareil du jufjement.
Les syndics montent sur leur tribunal public , ils invo-
quent le nom de Dieu, ils ont sous leurs yeux la sainte
écriture; après une mûre délibération, après avoir pris
conseil des citoyens, ils ])rouoncent leur jugement de-
vant le peuple . afin qu'il en sache les causes; ils le font
imprimer et publier, et tout cela pour la simple con-
damnation d'un livre ^ sans flétrissure, sans décret con-
tre Tauteur, opiniâtre et contumax. Ces messieurs, de-
puis lors , ont appris à disposer moins ci-nîmonieusement
de l'honneur et de la liberté des hommes, et sur- tout
des citoyens , car il est a remarquer que Moirlli ne 1 eloil
pas.
332 LETTRES ÉCRITES DE LA 5îO^'TACNï:.
fit SOUS les Ycux du k''(|islateur , par les rédac-
teurs de l'ordonnance, au moment «ju'elle ve-
iioit de passer, dans le temps même où ré^noit
cet esprit de scvérité qui , selon notre anonyme^
Tavoit dictée, et qu'il allé^jue en justification
très claire de la rigueur exercée aujourdhui
contre moi.
Or écoutez là-dessus la distinction qu'il fait.
Après avoir exposé toutes les voies de douceur
dont on usa envers Moreïli, le temps qu'on lui
donna pour se ranger, la procédure lente et régu-
lière qu'on suivit avant que son livre fût brûlé, il
ajoute : « Toute cette marche est très sage. Mais
« en faut-il conclure que , dans tous les cas, et
" dans des cas très différents, il en faille ahsolu-
« ment tenir une semblable ? Doit-on procéder
« contre un homme absent qui attaque la reli-
«gion, de la même manière qu'on procéderoit
« contre un houjnie pre:-;ent qui ccnsuic la disci-
« pline (i)? C'est-à-dire, en d'autres termes, doit-
« ou procéder contre un homme qui n attaque
« point les lois , et qui vit hors de leur juridic-
M tiou , avec autant de douceur que contre un
« homme qui vit sous leur juridiction, et qui les
« attaque? » 11 ne sembk'ioit pas en effet que cela
dût faire une question. Voici, j en suis sûr, la
première fois (piil a passé par l'esprit humain
d'aggraver la peine d'un coupable, uniquement
parceque le crime n'a pas été commis dans l'état.
(i) Page 17.
PREMIÈRE PARTIE. 333
« A la vérité, continue-t-il , on reniarque dans
« les représentations à lavantafje de M. Rous-
« seau, que Morelli avoit écrit contre un point
« de discipline, au lieu que les livres de M. Rous-
« seau , au sentiment de ses juges , attaquent
« proprement la relifjion. Mais cette remarque
« pourroit bien n'être pas généralement adop-
« tée ; et ceux qui regardent la religion comme
« l'ouvrage de Dieu , et 1 appui de la constitu-
« tion , pourront penser qu'il est moins permis
« de l'attaquer que des points de discipline, qui,
«n'étant que 1 ouvrage des hommes, peuvent
«être suspects d'erreur, et du moins susccpli-
• bles d'une infinité de formes et de combinai-
« sons différentes (i). "
Ce discours, je vous l'avoue, me paroîtroit
tout au plus passable dans la bouche d'un ca-
pucin; mais il me choqueroit fort sous la plume
d un magistrat. Qu importe (jue la remarfjue des
représentants ne soit pas généralement adoptée,
si ceux qui la rejettent ne le font que parcequ'ils
raisonnent mal *
Attaquer la religion est sans contredit un plus
grand péché devant Dieu que d'attaquer la. cUs-
cipline. Il n'en est pas de même devant les tri-
bunau.x humains, qui sont établis pour punir
les crimes, non les péchés, et qui ne sont pas
les vengeurs de Dieu , mais des lois.
T.a leligion ne peut jamais .(aire partie de la
334 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
léffislation , qu'en ce qui concerne les actions des
hommes, f.a loi oiflonne de faire ou de s'aljste-
nir; mais elle ne peut ordonner de croire. Ainsi
quiconque n attaque point la pratique de la re-
lipjion n attn((ue point la loi.
Mais la discipline établie par la loi fait essen-
tiellement partie de la Icfjislation , elle devient
loi elle-même. Quiconque lattaque attacpie la
loi , et ne tend pas à moins qu'à troubler la
constitution de l'état. Que cette constitution fût,
avant d'être établie, suscepîible de plusieurs for-
mes et combinaisons ditiérentes , en est -elle
moins respectable et sacrée sous une de ces for-
mes, quand elle en est une fois revêtue à l'ex-
clusion de toutes les autres ? et dès-lors la loi
politique n'est-elle pas constante et fixe ainsi
que la loi divine ?
Ceux donc qui nadopteroient pas en cette
affaire la remar(jue des représentants auroient
d'autant plus de tort que cette remarc[ue fut
faite parle conseil même dans la sentence contre
le livre de Morelli , (ju elle accuse sur-tout de
tendre à faire schisme et trouble dans l'état ^
d'une manière séditieuse ; imputation dont il
seroit difficile de charger le mien.
Ge que les tiibunaux civils ont à défendre
n'est pas l'ouvra^je de Dieu , c'est l'ouvrajje des
hommes; ce nest pas des âmes qu'ils sont char-
gés, c'est des corps ; c'est de lélat, et non de l'é-
glise , qu'ils sont les vrais gardiens ; et , lors([u ils
PREMIÈRE PARTIE. DJJ
se mêlent des matières de religion , ce n'est
qu'autant qu'elles sont du ressort des lois , au-
tant que ces matières importent au bon ordre
et à la sûreté publique. Voilà les saines maximes
de la magistrature. Ce n'est pas, si l'on veut, la
doctrine de la puissance absolue ; mais c'est celle
de la justice et de la raison. Jamais on ne s'en
écartera dans les tribunaux civils , sans donner
dans les plus funestes abus , sans mettre 1 état
en combustion , sans faire des lois et de leur
autorité le plus odieux brigandage. Je suis fâché
pour le peuple de Genève que le conseil le mé-
prise assez pour l'oser leurrer par de tels dis-
cours , dont les plus boinés et les plus supersti-
tieux de lEurope ne sont plus les dupes. Sur cet
article vos représentants raisonnent en hommes
d'état, et vos magistrats raisonnent en moines.
Pour prouver que l'cxcnqjle de Morclli ne fait
pas règle, 1 auteur des Lettres oppose à la pro-
cédure faite contre lui celle qu'on fit en i632
contre ISicoIas Antoine, un pauvre fou, qu'à
la sollicitation des ministres le conseil lit brûler
pour le bien de son aine. Ces auto-da-fé n'éloient
pas rares jadis à Genève; et il paroît, par ce qui
nie regarde, que ces messieurs ne manquent pas
de goût pour les renouveler.
Commencions toujours par transcrire fidèle-
ment les passages , pour ne pas imiter la mé-
thode de mes persécuteurs.
" Qu'on voie le procès de Nicolas An loiue. L'or-
33G LETTRES ÉCRITES DÉ LA MOÎs'TAGXE.
« donnance ecclésiastique existoit, et on étoit
« assez près du temps où elle avoit été rédigée,
" pour en connoitrc 1 esprit : Antoine fut- il cité
't au consistoire!* Cependant, parmi tant <le voix
" qui sélevèient contre cet arrêt sanguinaire, et
« au milieu des efforts que firent pour le sauver
« les {;ens humains et modérés, y eut -il quel-
" qu un qui réclamât contre lirrégularité de la
«I procédure? Morclli fut cité au consistoire; An-
R toine ne le fut pas: la citation au consistoire
" n'est donc pas nécessaire dans tous les cas (i). »
Vous croirez là-dessus que le conseil procéda
d'emblée contre Nicolas Antoine, comme il a
fait contre moi, et qu'il ne fut pas seulement
question du consistoire ni des ministres : voug
allez voir.
Nicolas Antoine ayant été, dans un de ses
accès de fureur , sur le point de se précipiter
dans le PJiône, le magistrat se déternjfna à le
tirer du logis public ou il étoit, pour le mettre
à l'hôpital , où les médecins le traitèrent. Il y
resta quelque temps, proférant divers blasphê-"
mes contre la religion chrétienne. « Les minis-
^ très le voyoieut tous les jours, et làchoient ,
.« lorsque sa fureur paroissoit un peu calmée, de
« le faire revenir de ses erreurs; ce qui n aboutit
« à rien , Antoine ayant dit qu il persisteroit dans
« ses sentiments jusqu'à la mort, qu il étoit prêt
« à souffrir pour la gloire du grand Dieu d'IsraëL
fi) Page 17.
PREMIÈRE PARTIE. 387
«N'ayant pu rien gagner sur lui, ils en infor-
« nièrent le conseil, ou ils le représentèrent pire
« que Servet, Gentilis, et tous les autres anti-
« trinitaires, concluant à ce quil lût mis en
" chambre close., ce qui fut exécuté (i). »
Vous voyez là d abord pourquoi il ne fut pas
cité au consistoire; c'est quêtant grièvement ma-
lade, et entre les mains des médecins, il lui étoit
impossible d'y comparoître. Mais s'il n'alloit pas
au consistoire, le consistoire ou ses membres
alloient vers lui; les ministres le voyoient tous
les jours, l'exhortoient tous les jours: enfin,
n ayant pu rien gagner sur lui, ils le dénoncent
au conseil , le représentent pire que d'autres
qu'on avoit punis de mort, requièrent quil soit
mis en prison; et sur leur réquisition cela est
exécuté.
En prison même les ministres firent de leur
mieux pour le ramener, entrèrent avec lui dans
la discussion de divers passages de l'ancien Tes-
tament, et le conjurèrent, par tout ce qu'ils
purent imaginer de plus touchant, de renoncer
à ses erreurs (2) : mais il y demeura ierme. Il le
(i) Hist. de Genève, in-12, tome II, page 55o et suiv. à
la note.
(2) S'il y eût renonce', eût-il éffalcment été brûlé? Selon
la maxime de rautcnr des Lettnis , il auroit dû l'être. Ce-
pentlant il ]KU(/it qu'il ne Tauroit pas été, puisque, mal-
fjré son obstination ,1e magistrat ne laissa pas de consul-
ter les ministres. Il le regardoit en quelque sorte comme
étant encore sous leur juridiction.
338 LETTRES ÉCRITES DE LA MO^STAGNE.
fut aussi devant le mafjistrat (jui lui fit sul)ir
les intcrrofratoires ordinaires. Lorsqu il lut ques-
tion de juger celte affaire, le magistrat consulta
encore les ministres, qui comparurent en con-
seil au nombre de quinze, tant pasteurs que pro-
fesseurs. Leurs opinions furent partagées ; mais
l'avis du plus grand nombre fut suivi, et Nicolas
exécuté. De sorte que le procès fut tout ecclésias-
tique , et f[ue Nicolas fut, pour ainsi dire, brûlé
par la main des njiuistres.
Tel fut, monsieur, f ordre de la procédure,
dans laquelle fauteur des Lettres nous assure
qu'Antoine ne fut pas cité au consistoire: (foii
il conclut que cette citation n'est donc pas tou-
jours nécessaire. L'exemple vous paroît-il bien
choisi?
Supposons qu il le soit , que s'ensuivra-t-il .'
Les représentants concluoient d'un fait en con-
firmation d'une loi. Lauteur des Lettres conclut
tf un fait contre cette même loi. Si 1 autorité de
chacun de ces deux faits détruit celle de 1 autre,
reste la loi dans son entier. Cette loi , quoiqu'une
fois enfreinte, en est-elle moins expres.se? et suf-
fnoit-il de l'avoir violée une fois, pour ;>voir droit
de la violer toujours?
Concluons à notre tour. Si j'ai dogmatisé, je
suis certainement dans le cas de la loi ; si je n'ai
pas dogmatisé, qu'a-t-on à me dire? Aucune
loi n'a parlé de moi (i). Donc on a transgressé
(i) Rien de ce qui ne blesse aucune loi naturelle ne
PREMIÈRE PARTIE. SSq
la loi qui existe, ou supposé celle qui n'existe pas.
Il est vrai qu'en jugeant l'ouvrage on n'a pas
juge définitivement 1 auteur: on n'a fait encore
que le décréter, et 1 on compte cela pour rien.
Cela nie paroît dur cependant. Mais ne soyons
jamais injustes, même envers ceux qui le sont
envers nous, et ne cherchons point l'iniquité où
elle peut ne pas être. Je ne fais point un crime
au conseil, ni même à l'auteur des Lettres, de
la distinction qu'ils mettent entre lliomme et
le livre, pour se disculper de m'avoir jugé sanS
ni'entcndrc. IjCS juges ont pu voir la chose com-
me ils la montrent; ainsi je ne les accuse en cela
ni de supercherie ni de mauvaise foi; je les ac-
cuse seulement de s'être trompés à mes dépens
en un point très grave: et se tromper pour ab-
soudre est pardonnable; mais se tromper pour
punir est une erreur bien cruelle.
Le conseil avanqoit, dans ses réponses, que,
malgré la flétrissure de mon livre, je restois ,
quant à ma personne, dans toutes mes excep-
tions et défenses.
Les auteurs des représentations répliquent
qu'on ne comprend pas quelles exceptions et dé-
fenses il reste à un homme déclaré impie, té-
méraire, scandaleux, et flétri même par la main
du jjourreau dans des ouvrages qui portent son
nom.
«leviciil criiuiiiel que lorsqu'il est défendu par quelque
\i^'\ pdsilivc. Cette remarque a jjoiirhiu défaire sentir aux
raisonneurs superficiels que mon dilemme est exact.
34o LETTRES ÉCRITES DE LA iMONTAGNE.
« Vous suppose/ ce qui n'est point, dit à cela
« l'auteur des Lettres; savoir, que le jugement
« porte sur celui dont Touvrage porte le nom :
«mais ce jugement ne la pas encore effleuré;
« ses exceptions et délenses lui restent donc en-
« tières (i). »
Vous vous trompez vous-même, dirois-je à
cet écrivain. Il est vrai que le jugement qui (jua-
lifie et flétrit le livre n a pas encore attaqué la
vie de Fauteur; mais il a déjà tué son honneur:
ses exceptions et défenses lui restent encore en-
tières pour ce qui regarde la peine aifliclive ;
mais il a déjà reçu la peine infamante : il est
déjà flétri et déshonoié autant qu il dépend de
ses juges; la seule chose qui leur reste à dé-
cider, cest s il sera hriilé ou non.
La distinction sur ce point entre le livre et
l'auteur est inepte, puisqu'un livre n est pas pu-
nissahle. Un livre n'est en lui-même ni impie
ni téméraire; ces épithétes ne peuvent tomlier
que sur la doctrine qu'il contient, cest-à-dire
sur l'auteur de cette doctrine. Quand on hrùle
un livre, que fait là le hourreau;' Déshonore-
t-il les feuillets du livre? Qui jamais ouït dire
qu'un livre eût de l'honneur?
Voilà l'erreur; en voici la source; un usage
mal entendu.
On écrit heaucoup de livres ; on en écrit peu
avec un désir sincère d'aller au bien. De ceutou-
(i) Page 21.
PREMIÈRE PARTIE. 34l
vrages qui paroisserit, soixante au moins ont
pour objet des motifs d'intérêt ou d'ambition ;
trente autres , dictés par l'esprit de parti , par la
haine, vont, à la faveur de l'anonyme, porter
dans le public le poison de la calomnie et de la
satire. Dix peut-être, et ccsi beaucoup, sont
écrits dans de bonnes vues : on y dit la vérité
qu'on sait , on y cherche le bien qu'on aime. Oui ;
mais oîi est l'homme à qui l'on pardonne la vé-
rité? Il faut donc se cacher pour la dire. Pour être
vitile impunément , on lâche son livre dans le
public , et l'on fait le plongeon.
De ces divers livres , cjuelques uns des mau-
vais, et à-peu-près tous les bons, sont dénoncés
et proscrits dans les tribunaux : la raison de cela:
se voit sans que je la dise. Ce nest, au surplus,
qu'une simple formalité, pour ne pas paroître
approuver tacitement ces livres. Du reste, pourvu
que les noms des auteurs n'y soient pas , ces au-
teurs , quoique tout le monde les connoisse et les
nomme, ne sont pas connus du magistrat. Plu-
sieurs même sont dans lusaged avouer ces livres
pour s'en faire honneur, et de les renier pour
se mettre à couvert; le même homme sera fau-
teur ou ne le sera pas devant le même homme ,
selon ([u lis seront à laudience ou dans un sou-
per. Ccst alternativement oui ou non, sans dif-
ficulté, sans scrupule. De cette façon la sûreté
ne coûte rien à la vanité. C'est là la prudence et
riiabilcté que l'auteur des Lettres me reproche
de n avoir pas eue , et qui pourtant n exige pas,
342 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
ce me semble, que, pour lavoir, on se mette en
f^rands frais d esprit.
Cette manière de procéder contre des livres
anonymes dont on ne veut pas connoîfre les au-
teurs est devenue un usage judiciaire. Quand on
veut sévir contre le livre, on le brûle, parcequ'il
n y a personne à entendre , et qu'on voit bien que
Tauteur qui se caclie n est pas d'humeur à la-
Aoucr; sauf à rire le soir avec lui-même des in-
formations qu'on vient d ordonner le matin con-
tre lui. Tel est f usage.
Mais lorsquun auteur maladroit, cest-à-dirc
un auteur qui connoît son devoir , qui le veut
remplir, se croit obligé de ne rien dire au public
qu'il ne lavoue, qu'il ne se nomme, qu'il ne se
montre pour en répondre, alors léquité, qui ne
doit pas punir comme un crime la maladresse
d'un homme d'honneur, veut qu'on procède avec
bii d'une autre manière ; elle veut qu'on ne sé-
pare point la cause du livre de celle de Ihomme,
puisquil déclare, en mettant son nom, ne les
vouloir point séparer; elle veut qu'on ne juge
l'ouvrage, qui ne peut répondre, qu'après avoir
oui l'auteur , qui répond pour lui. Ainsi , bien
que condamner un livre anonyme soit en effet
ne condamner que le livre, condnnmer un li-
vre qui porte le nom de fauteur , cest condam-
ner fauteur même; et quand on ne l'a point
mis à portée de répondre, c'est le juger sans l'a-
voir entendu.
L'assignation préliminaire.^ même, si I on veut.
PREMIÈRE PARTIE. 343
le décret de prise de corps , est donc indispensa-
ble en pareil cas avant de procéder au ju(3;ement
du livre: et vainement diroit-on , avec lauteur
des Lettres, que le délit est évident, qu il est dans
le livre même ; cela ne dispense point de suivre
la forme judiciaire qu'on suit dans les plus grands
crimes, dans les plus avérés, dans les mieux
prouvés. Car, quand toute la ville auroit vu un
homme en assassiner un autre, encore ne juge-
roi t-on point l'assassin sans l'entendre, ou sans
l'avoir mis à portée dêtre entendu.
Et pourquoi cette franchise d'un auteur qui
se nomme tourneroit-elle ainsi contre lui ? Ne
doit-elle pas, au contraire, lui mériter des égards?
ne doit-elle pas imposer aux juges plus de cir-
conspection que s'il ne se fût pas nommé? Pour-
quoi , quand il traite des questions hardies ,
s'exposeroit-il ainsi , s'il ne se sentoit rassuré
contre les dangers par des raisons quil peut al-
léguer en sa faveur , et qu'on peut présumer ,
sur sa conduite même , valoir la peine dêtre en-
tendues ? L'auteur des Lettres aura beau quali-
fier cette conduite dimprudence et de mal-
adresse , elle n'en est pas moins celle d un homme
d'honneur , qui voit son devoir où d'autres voient
cette imprudence, qui sent n'avoir rien à crain-
dre de quiconque voudra procéder avec lui
justement, et qui regarde comme une lâcheté
punissable de publier des choses qu'on ne veut
pas avouer.
Sii ncsl question que de la réputation dau-
344 LETTRES ÉCRITES DE LA MOJNTAGNE.
teur, a-t-on besoin de mettre son nom à son
livre? Qui ne sait comment on s y prend ])Our
en avoir tout l'iionneur sans rien risquer, pour
8 en (glorifier sans en répondre , pour prendre
un air humble à force de vanité ^ De quels au-
teurs d'une certaine volée ce petit tour d'adresse
est-il ignoré? qui d'entre eux ne sait quil est
même au-dessous de la di}>nité de se nommer,
comme si chacun ne devoit pas, en lisant l'ou-
vrage , deviner le grand homme qui l'a com-
posé ?
Mais ces messieurs n ont vu que l'usage ordi-
naire; et, loin de voir l'exception qui faisoit en
ma faveur, ils l'ont fait servir contre moi. Us
dévoient brûler le livre sans faire mention de
fauteur, ou , s ils en vouloient à l'auteur, atten-
dre qu'il fût présent ou contumax pour brûler le
livre. Mais point; ils brûlent le livre comme si
fauteur n étoit pas connu , et décrètent l'auteur
comme si le livre n étoit pas brûlé. Mais décréter
après m'avoir diffamé ! Que me voidoient-ilsdonc
encore? que me réservoicjit-ils de pis dans la
suite? Ignoroient-ils que 1 honneur cfun honnête
homme lui est plus cher «jue la vie? Quel mal
reste-t-il à lui faire quand on a commencé par
lelh'lrii? 0»ie me sert de me j)ré.-ienter inno-
cent devant les juges, quand le traitement quils
me font avant de m'entendre est la plus cruelle
peine quils pouiroient m'imposer si j'étois jugé
criminel ?
Ou commence par me traiter à tous égards.
PREMIERE PARTIE. 345
comme un malfaiteur qui n'a plus clhonneur à
perdre, et qu'on ne peut punir désormais que
dans son corps ; et puis on dit tranquillement
que je reste dans toutes mes exceptions et dc-
ienses ! Mais comment ces exceptions et défenses
effaceront-elles l'ignominie et le mal qu'on m'aura
fait souffrir d'avance et dans mon livre et dans
ma personne, quand j'aurai été promené dans
les rues par des arcliers, quand, aux maux qui
m'accablent, on aura pris soin d'ajouter les ri-
gueurs de la prison? Quoi donc ! pour être juste,
doit-on confondre dans la même classe et dans
le même traitement toutes les fautes et tous les
hommes? Pour un acte de franchise, appelé mal-
adresse , faut-il débuter par traîner un citoyen
sans reproche dans les prisons comme un scé-
lérat ? Et quel avantage aura donc devant les
juges l'estime publique et 1 intégrité de la vie en-
tière, si cin({uante ans d honneur vis-à-vis du
moindre indice (i) ne sauvent un homme d'au-
cun affront ?
« La comparaison d'Emile et du Contrat social
t« avec d'autres ouvrages qui ont été tolérés , et
« la partialité qu on en prend occasion de re-
" procher au conseil , ne me semblent pas fon-
(i) Il y auroit à l'examen beaucoup à rabattre des pré-
somptions que l'auteur des Lettres affecte d'accumulti
contre moi. Il dit, par exemple, que les livres déférés
parolssoient sous le même format que mes autres ouvra-
n;rs. H <'St vrai qu'ils étoienl in-i'.>. et iii-8^: sous qn» 1
lormat sont donc ceux des autres auteurs? Il ajoute qu !i>
346 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
« dées. Ce ne seroit pas bien raisonner que Je
<' prétendre quun gouvernement, parcequil au-
« roit une fois dissimulé , seroit oblif^é de dissi-
« muler toujours: si cest une néglifjence, on
« peut Ja redresser; si c'est un silence forcé par
« les circonstances ou par la politi({ue, il y au-
" roit peu de justice à en faire la matière d un
" reproche. .Te ne prétends point justifier les ou-
« vrages dési^^nés dans les représentations; mais ,
" en conscience, y a-t-il parité entre des livres
.' où Ton trouve des traits épars et indiscrets
« contre la religion, et des livres où, sans dé-
" tour, sans ménagement , on lattaque dans ses
'' dogmes , dans sa morale , dans son influence
«sur la société civile? Faisons impartialement
'( la comparaison de ces ouvrages , jugeons-en
« parlimpression qu ils ont faite dans le monde:
« les uns s'impriment et se débitent par-tout;
« on sait comment y ont été reçus les au-
« très (i). »
J'ai cru devoir transcrire d'abord ce para-
graphe en entier; je le reprendrai maintenant
par fragnïcnts : il mérite un peu d analyse.
Que nimprime-t-on pas à Genève.^ que n'y
étoient imprimés par le même libraire ; voilà ce (pu n'est
pas. L'Emile fut imprime par des libraires différenls
du mien , et avec des caractères qui n'avoient servi à
nul autre de mes écrits. Ainsi Findico qui résultoit de
cette confrontation n'étoit point contre moi, il étoit à
ma décharge.
(i) Pages 23 et ?.4.
PREMIÈRE PARTIE. 347
tolère-t-on pas? Des ouvrages quon a peine à
lire sans indignation s'y débitent publiquement;
tout le monde les lit, tout le monde les aime :
les magistrats se taisent, les ministres sourient;
l'air austère n'est plus du bon air. Moi seul et
mes livres avons mérité l'animadversion du con-
seil ; et quelle animad version ! Ton ne peut même
l'imaginer plus violente ni plus terrible. Mon
Dieu ! je n'aurois jamais cru d'être un si grand
scélérat!
La comparaison (V Emile et du Contrat social
avec (Vautres ouvrages tolérés ne me semble pas
fondée. Ah ! je l'espère.
Ce ne seroit pas bien raisonner de prétendre
quun gouvernement , parcequ il auroit une fois
dissimulé^ seroit obligé de dissimuler toujours.
Soit : mais voyez les temps , les lieux , les per-
sonnes ; voyez les écrits sur lesquels on dissi-
mule , et ceux qu'on choisit pour ne plus dissi-
muler ; voyez les auteurs qu'on fête à Genève,
et voyez ceux qu'on y poursuit.
Si c^est une négligence , on peut la redresser.
On le pou voit , on l'auroit dû; l'a-t-on fait? Mes
écrits et leur auteur ont été flétris sans avoir
mérité de lêtre , et ceux qui font mérité ne sont
pas moins tolérés qu'auparavant. I/exceptiou
n'est que pour moi seul.
Si c'est un silence forcé par les circonstances et
par la politique ^ il y auroit peu de justice à en
faire la matière d'un reproche. Si Ton vous force
à tolérer des écrits punissables , tolérez donc
348 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
aussi ceux qui ne le sont pas. La décence au
moins exige ([uon caclie au peuple ces cho-
quantes acceptions de personnes, qui punissent
le foihie innocent des fautes du puissant cou-
paitie. Quoi, ces distinctions scandaleuses sont-
elies donc des raisons, et feront-elles toujours
des dupes? Ne diroit-on pas que le sort de quel-
ques satires obscènes intéresse beaucoup les
potentats, et que votre ville va êtie écrasée si
l'on n'y tolère , .>iron n'y imprime , si l'on n'y vend
pul)li(jnement ces mêmes ouvrages qu'on pro-
scrit dans le pays des auteurs? Peuples, combien
on vous en Fait accroire , en faisant si souvent
intervenir les puissances pour autoriser le mal
qu'elles ignorent et qu'on veut faire en leur
nom !
Lorsque j'arrivai dans ce pays, on eût dit que
tout le royaume de France étoit a mes trousses :
on brûle mes livres à Genève ; c est pour com-
plaire à la France : on m'y décrète; la France le
veut ainsi : 1 on me fait chasser du canton de
Berne; c'est la France qui Ta demandé : l'on me
poursuit jusque dans ces montagnes ; si l'on
m'en eût pu chasser, c'eût encore été la France.
Forcé par mille outrages, j écris une lettre apo-
logéticpie; pour le coup tout étoit perdu : j étois
entouré, surveillé; la France envovoit des espions
pour me guetter, des soldats pour m'enlever,
des brigands pour m'assassiner ; il étoit même
impriulent de sortir de ma maison : tous les dan-
geri; me venoient toujours de la France , du par-
PRExMIÈRE PAUTÎF. 349
îement, du clerf^é, de la cour luéme; on ne vit
de la vie un pauvre barbouilleur de jjapier de-
venir , pour son malheur, un homme aussi impor-
tant. Ennuyé de tant de bêtises, je vais en France;
je connoissois les François , et j'étois malheureux !
On m'accueille , on me caresse , je reçois mille
honnêtetés , et il ne tient qu à moi d en recevoir
davantajje. .le retourne tranquillement chez moi.
L'on tombe des nues; on n'en revient pas; ou
blâme fortement mon étourderie, mais on cesse
de me menacer de la France. On a raison : si
jamais des assassins daignent terminer mes souf-
frances , ce n'est sûrement pas de ce pays-là qu ils
viendront.
Je ne confonds point les diverses causes de
mes disgrâces; je sais bien discerner celles qui
sont l'effet des circonstances, fouvrage de ia
triste nécessité, de celles qui me viennent uni-
quement de la haine de mes ennemis. Eh ! plût
à Dieu que je n'en eusse pas plus à Genève qu'en
France, et qu'ils n'y fussent pas plus implaca-
)>les ! Chacun sait aujourdhui d'où sont partis
les coups qu on ma portés, et qui mont été les
plus sensibles. Vos gens me reprochent mes mal-
heurs comme sils n'étoient pas leur ouvrage.
Quelle noirceur plus cruelle que de me faire un
crime à Genève des persécutions qu'on me sus-
citoit dans la Suisse , et de ni'accuser de n être
admis nulle part, en me faisant chasser de par-
tout :' Faut-il que je reproche à l'amitié qui m'ap-
pela dans ces contrées le voisinage de mon pays?
35o LETTRES ÉCRITES DE LA M0.NTAG:NE.
J'ose en attester tous les peuples de lEurope; y
en a-t-il un seul , excepté la Suisse , où je n eusse
pas été reçu , même avec hoinieur ? Toutefois
tlois-je nie plaindre du choix de ma retraite?
Non, malgré tant d'acharnement et d outrages,
j'ai plus gagné que perdu ; j ai trouvé un homme.
Ame nohle et grande! ô George Keitli ! mon pro-
lecteur, mon ami, mon père! où que vous soyez,
où que j'achève mes tristes jours, et dussè-je ne
vous revoir de ma vie, non, je ne reprocherai
point au ciel mes misères ; je leur dois votre
amitié.
En conscience ^ y a-t-il parité entie des livres
oii Von trouve quelques traits èpars et indiscrets
contre la religion , et des livres où , sans détour ,
sans ménagement ^ on l'attaque dans ses dogmes^
dans sa morale , dans son influence sur la so-
ciété ?
En conscience!... Il ne siéroit pas à un impie
k'I que moi doser parler de conscience... sur-
tout vis-à-vis de ces bons chrétiens... ainsi je me
lais... (Test pourtant une singuHère conscience
que celle ({ui lait dire à des magistrats, Nous
soulïrons volontiers qu'on blasphème , mais nous
ne souffrons pas qu'on raisonne! Otons , mon-
sieur , la disparité des sujets ; cest avec ces
mêmes lac;ons de penser que les Athéniens ap-
plaudissoieni aux impiétés d'Aristophane , et
firent mourir Socrate.
TTnc des choses qui me donnent le plus de
conHancc dans mes principes est de trouver leur
PREMIÈRE PARTIE. 35 I
application toujours juste dans les cas que
j'avois le moins prévus ; tel est celui qui se pré-
sente ici. Une des maximes qui découlent de
l'analyse que j'ai faite de la religion et de ce qui
lui est essentiel, est que les hommes ne doivent
se mêler de celle d'autrui qu'en ce qui les inté-
resse ; doù il suit qu'ils ne doivent jamais punir
des offenses (i) faites unicjuement à Dieu , qui
saura bien les punir lui-même. Il faut honorer
la Divinité^ et ne la venger jamais , disent, après
Montesquieu, les représentants : ils ont raison.
Cependant les ridicules outrageants, les impié-
tés grossières , les blasphèmes contre la religion ,
(i) Notez que je me sers de ce mot offenser TJicii^ selon
Tusage, quoique j(; sois très éloigné de l'admettre dans
son sens propre , et que je le trouve très mal applique' ;
comme si quelque être que ce soit, un homme, un ange,
le diable même, pouvoit jamais offenser Dieu ! I^e mot
que nous rendons ^mr offenses est traduit comme pi'esque
tout le reste du texte sacré ; c'est tout dire. Des hommes
enfarinés de leur théologie ont rendu et défiguré ce livre
admirable selon leurs petites idées; et voilà de quoi l'on
entretient la folie et le fanatisme du peuple. Je trouve
très sage la circonspection de l'église romaine sur les
traductions de l'écriture en langue vulgaire; et comme
il n'est pas nécessaire de proposer toujours au peuple
les méditations voluptueuses du canli([ue des cantiques ,
ni les malédictions continuelles de David contre ses en-
nemis, ni les subtilités de S. Paul sur la grâce, il est
dangereux de lui proposer la sublime morale de l'évan-
gil(! dans des termes qui ne reiulent pas exactement le
sens «le fauteur; car, pour peu qu'on s'en écarte en pre-
nant une autre route, on va très loin.
352 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGIS'E.
sont punissables .jamais les raisonnements. Poui'-
quoi cela? parceque, clans ce premier cas, on
n'attaque pas seulement la religion , mais ceux
qui la professent ; on les insulte, on les outra^,e
dans leur culte, on marque un mépris révoltant
pour ce qu'ils respectent , et par conséquent pour
eux. De tels outrages doivent être punis par les
lois, parcequils retombent sur les hommes , et
que les hommes ont droit de s en ressentir. Mais
où est le mortel sur la terre qu'un raisonnement
doive offenser? Où est celui qui peut se fâcher
de ce qu'on le traire en homme, et quon le sup-
pose raisonnable:' Si le laisonneur se tronque ou
nous troinpe, et que vous vous intéressiez à lui
ou à nous, montrez-lui son tort, désabusez-nous,
battez-le de ses propres armes. Si vous n'en vou-
lez pas prendre la peine , ne diies rien , ne 1 écou-
tez pas, laissez-le raisonner ou déraisonner, et
tout est fini sans bruit, sans querelle, sans in-
sulte quelconque pour qui que ce soit. Mais sur
quoi peut-on fonder la maxime contraire de to-
lérer la raillerie, le mépris , l'outrage , et de punir
la raison? la mienne s'y perd.
Ces messieurs voient si souvent M. de Vol-
taire : comment ne leur a-t-il point inspiré cet
esprit de tolérance qu'il prêche sans cesse , et
dont il a quelquefois besoin? S'ils l'eussent un
peu consullé tlans cette affaire, il me paroît qu'il
eût pu leur parler à-pcu-près ainsi :
« Messieurs, ce ne sont point les raisonneurs
«qui font du mal. ce sont les cafards. La phi-
PREMIÈRE PARTIE. 353
«i losoplîie peut aller son train sans risque ; le
« peuple ne l'entend pas ou la laisse dire, et lui
«( rend tout le dédain qu elle a pour lui. Raison-
« ner, est de toutes les folies des hommes celle
«qui nuit le moins au gienre humain; et Ion
« voit même des gens sa^es entichés parfois de
" cette folie-là. Je ne raisonne pas , moi, cela est
«vrai; mais d'autres raisonnent: quel mal en
« arrive-t-il? Voyez tel , tel, et tel ouvrage: n'y
" a-t-il que des plaisanteries dans ces livres-là ?
« Moi-même enfin, si je ne raisonne pas, je fais
«mieux, je fais raisonner mes lecteurs. Voyez
« mon chapitre des Juifs; voyez le même cha-
« pitre plus développé dans le Sermon des Cin-
« quante: il y a là du raisonnement, ou lequiva-
« lent, je pense. Vous conviendrez aussi qu'il y a
« peu de détour, et quelque chose de plus que
« des traits épars et indiscrets.
« Nous avons arrangé que mon grand crédit à
« la cour et ma toute-puissance prétendue vous
« serviroient de prétexte pour laisser courir en
« paix les jeux hadins de mes vieux ans : cela
« est bon ; mais ne brûlez pas pour cela des
« écrits plus graves, car alors cela seroit trop
« choquant.
" J'ai tant prêché la tolérance! Il ne faut pas
« toujours l'exiger des autres , et n'en jamais
« user avec eux. Ce pauvre homme croit en
« Dieu; passons-lui cela, il ne fera pas secte : il
«est ennuyeux, tous les raisonneurs le sont:
i< nous ne mettrons pas celui-ci de nos soupei's;
7. ^3
354 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
«du reste, que nous importe? Si Ion brûloit
«tous les livres ennuyeux, que deviendroient
« les bibliothèques? et si Ton brûloit tous les
w gens ennuyeux, il faudroit faire un bûcher du
«pays. Crovez-moi, laissons raisonner ceux qui
« nous laissent plaisanter; ne brûlons ni gens ni
« livres , et restons en paix ; c'est mon avis. »
Voilà, selon moi, ce qu'eût pu dire d un meilleur
ton M. de Voltaire; et ce ncût pas été là , ce me
semble , le plus mauvais conseil quil auroit
donne.
Faisons impartialementl a comparaison de ces
ou^'rages; jugeons-en par l impressioîi qu'ils ont
faite dans le monde. Jy consens de tout mon
cœur. Les uns s'impriment et se débitent par-
tout; on sait comment y ont été reçus les au-
tres.
Ces mots, les uns et les autres., sont équivo-
ques. Je ne dirai pas sous lesquels lauieur en-
tend mes écrits : mais ce que je puis dire, c'est
qu'on les imprime dans tous les pays, qu'on les
traduit dans toutes les langues, qu on a même
fait à-la-fois deux traductions de lluiiile à Lon-
dres , honneur ([ue n eut jamais aucun autre li-
vre, excepté llleloïse, au moins que je sache.
Je dirai, de plus, qu'en France, en Angleterre,
en Allemagne, môme en Italie, on me plaint, on
m'aime, on voudroit m accueillir, et (pi il n'y a
par-tout (ju'un cri d indignation contre le con-
seil de Genève. Voilà ce que je sais du sort de
mes écrits; j'ignore celui des autres.
PREMIÈRE PARTIE. 355
Il est temps de finir. Vous voyez, monsieur,
que dans cette lettre et dans la précédente je me
suis supposé coupable ; mais dans les trois pre-
mières j'ai montré que je ne Tétois pas. Or ju-
gez de ce qu'une procédure injuste contre un
coupable doit être contre un innocent!
Cependant ces messieurs, bien déterminés à
laisser subsister cette procédure, ont hautement
déclaré que le bien de la religion ne leur per-
mettoit pas de reconnoître leur tort , ni l'hon"-
neur du gouvernement de réparer leur injustice.
Il faudroit un ouvrage entier pour montrer les
conséquences de cette maxime , qui consacre et
change en arrêt du destin toutes les iniquités
des ministres des lois. Ce n'est pas de cela qu'il
s'agit encore, et je ne me suis proposé jusqu'ici
que d'examiner si 1 injustice avoit été commise,
et non si elle devoit être réparée. Dans le cas de
raffirmative , nous verrons ci-après quelle res-
source vos lois se sont ménagée pour remédier
à leur violation. En attendant, que faut-il pen-
ser de ces juges inflexibles qui procèdent dans
leurs jugements aussi légèrement que s'ils ne ti-
roient point à conséquence, et qui les maintien-
nent avec autant d'obstination que s'ils y avoient
apporté le plus mùr examen.
Quelque longues qu'aient été ces discussions,
j'ai cru que leur objet vous donneroit la patience
de les suivre; j'ose même dire que vous le de-
viez, puisqu'elles sont autant l'apologie de vos
lois que lu mienne. Dans un pays libre et dans
u3.
35b LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
une religion raisonnable, la loi qui rendroit cri-
minel un livre pareil au mien seroit une loi fu-
neste , quil Tauciroit se hâter d'abroger pour
l'honneur et le bien de l'état. Mais , grâces au
ciel, il n'existe rien de tel parmi vous, comme
je viens de le prouver, et il vaut mieux que 1 in-
justice dont je suis la victime soit l'ouvrage du
magistrat que des lois; car les erreurs des hom-
mes sont passagères , mais celles des lois durent
autant qu'elles. Loin que l'ostracisme qui m'exile
à jamais de mon pays soit l'ouvrage de mes fau-
tes , je n'ai jamais mieux rempli mon devoir de
citoyen qu'au moment que je cesse de l'être, et
j'en aurois mérité le titre par l'acte qui m'y fait
renoncer.
Rappelez-vous ce qui venoit de se passer, il y
avoit peu d'années, au sujet de l'article Genève
de M. d'Alembert. Loin de calmer les murmures
excités par cet article, l'écrit publié par les pas-
teurs les avoit augmentés; et il n y a personne qui
ne sache que mon ouvrage leur ht plus de bien
que le leur. IjC parti protestant , mécontent
d'eux, n'éclatoit pas , mais il pou voit éclater
d'un moment à lautre; et malheureusement les
gouvernements s alarment de si peu de chose en
ces matières, que les querelles des théologiens ,
faites pour tomber dans loubli d'ehes-mêmes ,
prennent toujours de limportance par celle
qu'on leur veut donner.
Pour moi, je regardois comme la gloire et le
bonheur de la patrie d'avoir un clergé animé
PREMIÈRE PARTIE. 3Sj
d un esprit si rare dans son ordre, et qui, sans
s attacher à la doctrine purement spéculative ,
rapportoit tout à la morale et aux devoirs de
riiomrae et du citoyen. Je pensois que, sans
faire directement son apologie, justifier les maxi-
mes que je lui supposois et prévenir les cen-
sures qu'on en pourroit faire étoit un service à
rendre à letat. En montrant que ce qu'il négli-
geoit n'étoit ni certain ni utile, j'espérois conte-
nir ceux qui voudroient lui en faire un crime :
sans le nommer, sans le désigner, sans compro-
mettre son orthodoxie , c'étoit le donner en
exemple aux autres théologiens.
li'entreprise étoit hardie, mais elle n'étoit pas
téméraire; et, sans des circonstances quil étoit
difficile de prévoir, elle devoit naturellement
réussir. Je n'étois pas seul de ce sentiment; des
gens très éclairés, d illustres magistrats même,
pensoient comme moi. Considérez l'état reli-
gieux de l'Europe au moment où je publiai mon
livre , et vous verrez qu il étoit plus que pro-
bable qu'il seroit par-tout accueilli. La religion,
décréditée en tout lieu par la philosophie, avoit
perdu son ascendant jusque sur le peuple. IjCS
gens d'église , obstinés à l'étayer par son côté
foiblc , avoient laissé miner tout le reste; et l'é-
difice entier, portant à faux , étoit prêt à s'écrou-
ler. Les controverses avoient cessé parcequ'elles
nintéressoient plus personne; et la paix régnoit
entre les dilférents partis, parccquc nul ne se
soucioit plus du sien. Pour ùtcr les mauvaises
358 LETTRES ÉCRITES DE LA MO]STAG^E.
branches on avoit abattu 1 arbre ; pour le re-
planter il falloit n'y laisser que le tronc.
Quel moment plus heureux pour établir so-
lidement la paix universelle , que celui oii lani-
mosité (les partis suspendue laissoit tout le
monde en état d écouter la raison? A qui pou-
voit déplaire un ouvrage où, sans blâmer, du
moins sans exclure personne , on faisoit voir
qu'au fond tous étoient d'accord ; que tant de
dissentions ne s'étoient élevées , que tant de
sang n'avoit été versé que pour des malenten-
dus; que chacun devoit rester en repos dans son
culte , sans troubler celui des autres; que par-
tout on devoit servir Dieu, aimer son prochain,
obéir aux lois , et qu en cela seul consistoit 1 es-
sence de toute bonne religion? Cétoit établir
à-la-fois la liberté philosophique et la piété re-
ligieuse; cétoit concilier l'amour de l'ordre et
les égards pour les préjugés d'autiui ; cétoit,
sans détruire les divers partis , les ramener tous
au terme commun de 1 humanité et de la raison :
loin d'exciter des querelles, cétoit couper la ra-
cine à celles qui gernumt encore, et qui renaî-
tront infailliblement d'un jour à 1 autre, lorsque
le zélé du fanatisme , qui n'est qu assoupi , se ré-
veillera : cétoit, en un mot, dans ce siècle pa-
cifi(|ue par indifférence, donner à chacun des
raisons très fortes dètre toujours ce quil est
maintenant sans savoir pourcpioi.
Que de maux tout prêts à renaître n'(''toient
poipt prévenvis si Ton m çùt çcouié ! Quels iu'»
PREMIÈRE PARTIE. 359
convénients étoient attachés à cet avantage ?
Pas un. non, pas un. Je défie qu'on m'en montre
un seul probable et même possible, si ce n'est
l'impunité des erreurs innocentes, et l'impuis-
sance des persécuteurs. Eh ! comment se peut-il
qu'après tant de tristes expériences , et dans un
siècle si éclairé , les (gouvernements n'aient pas
encore appris à jeter et briser cette arme terrible,
qu'on ne pieut manier avec tant d'adresse qu'elle
ne coupe la main qui s en veut servir? L'al^bé
de Saint-Pierre vouloit qu'on ôtât les écoles de
théologie , et qu'on soutînt la religion. Quel
parti prendre pour parvenir sans bruit à ce
double objet qui , bien vu , se coulond en un ?
Le parti que j'avois pris.
TTne circonstance malheureuse , en arrêtant
l'eftet de mes bons desseins , a rassemblé sur ma
tête tous les maux dont je voulois délivrer le
genre humain. Renaîtra-t-il jamais un autre ami
de la vérité que mon sort n effraie pas? Je l'i-
gnore. Quil soit plus sage, s'il a le même zèle,
en set-a-t-il plus heureux ? J'en doute. Le mo-
ment que j'avois saisi, puisqu'il est manqué , ne
reviendra plus. Je souhaite de tout mon cœur
que le parlement de Paris ne se repente pas un
jour lui-même d'avoir remis dans la main de la
superstition le poignard que j'en f'aisois tomber.
Mais laissons les lieux et les temps éloignés,
et retournons à Genève. Cest là que je veux
vous ramener par une dernière observation , que
vous êtes bien à portée de faire, et qui doit cer
36o LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAG^'E.
tainenieat vous frapper. Jetez les yeux sur ce
qui se passe autour de vous. Quels sont ceux
qui me poursuivent? quels sont ceux qui me
défendent? Voyez parmi les représentants lelite
de vos citoyens : Genève en a-t-elle de plus es-
timables? Je ne veux point parler de mes per-
sécuteurs ; à Dieu ne plaise que je souille jamais
raa plume et ma cause des traits de la satire I
je laisse sans regret cette arme à mes ennemis.
Mais comparez et ju{|ez vous-même. De quel
côté sont les mœurs, les vertus, la solide piété,
le plus vrai patriotisme? Quoi î j offense les lois,
et leurs plus zélés défenseurs sont les miens!
j'attaque le pouvernement , et les meilleurs ci-
toyens m'approuvent ! j'attaque la religion , et
j'ai pour moi ceux qui ont le plus de religion !
Cette seule observation dit tout; elle seule mon-
tre mon vrai crime et le vrai sujet de mes dis-
grâces. Ceux qui nie baissent et m'outragent
font mon éloge en dépit deux. Leur bainc sex-
plique d'elle-même. Un Genevois peut-il s'y
tromper ?
LETTRE VL
liiNCORE une lettre, monsieur, et vous êtes dé-
livré de moi. Mais je me trouve, en la commen-
çant , dans une situation bien bizarre, obligé de
1 écrire , et ne sachant de quoi la remplir. Gon-
PREMIÈRE PARTIE. 36l
cevez-vous qu'on ait à se justifier d'un crime
qu'on ignore , et qu'il faille se défendre sans sa-
voir de quoi Ton est accusé ? C'est pourtant ce
que j'ai à faire au sujet des gouvernements. Je
suis, non pas accusé, mais jugé, mais flétri,
pour avoir publié deux ouvrages téméraires ,
scandaleux ^ impies^ tendants à détruire la reli-
gion chrétienne et tous les gouvernements. Quant
à la religion , nous avons eu du moins quelque
prise pour trouver ce qu'on a voulu dire, et
nous l'avons examiné. Mais, quant aux gouver-
nements, rien ne peut nous fournir le moindre
indice. On a toujours évité toute espèce d'expli-
cation sur ce point : on n'a jamais voulu dire
en quel lieu j'entrcprenois ainsi de les détruire,
ni comment , ni pourquoi , ni rien de ce qui peut
constater que le délit n'est pas imaginaire. C'est
comme si Ton jugeoit quelqu'un pour avoir tué
un homme , sans dire ni où, ni qui , ni quand ;
pour un meurtre al)strait. A finquisilion , l'on
force bien l'accusé de deviner de quoi on fac-
cuse; mais on ne le juge pas sans dire sur quoi.
L'auteur des Lettres écrites de la campagne
évite avec le même soin de s'expliquer sur ce
prétendu délit ; il joint également la religion et
les gouvernements dans la même accusation gé-
nérale : puis, entrant en matière sur la religion,
il déclare vouloir s'y borner, et il tient parole.
Comment parviendrons-nous à vérifier l'accusa-
tion qui regarde les gouvernements, si ceux qui
l'intentent refusent de dire sur quoi elle porte?
362 LETTRES ÉCP.ÎTES DE LA MONTAGNE.
Remarquez même comment , d'un trait de
plume , cet auteur change 1 état de la question.
Le conseil prononce que mes livres tendent à
détruire tous les ^^ouvc rncnients ; Tauteur des
Lettres dit seulement que les gouvernements y
sont livrés à la plus audacieuse critique. Cela est
fort dillérent. Une crili(jue, qucKjue audacieuse
qu elle puisse être, n'est point une conspiration.
Critiquer ou blâmer quelques lois, n est pas ren-
verser toutes les lois. Autant vaudroii accuser
quclquun d assassiner les malades lorsquil mon-
tre les Fautes des médecins.
Encore une fois, que répondre à des raisons
qu'on ne veut pas di<e? Comment se justifier
contre un jugement porté sans motif;' Que sans
preuve de part ni d autre ces messieurs disent
que je veux renverser tous les gouvernements,
et que je dise, moi, que je ne veux pas renver-
ser tous les gouvernements, il v a dans ces as-
sertions parité exacte, excepté cpu- l(^ préjuge
est pour moi; car il est à présumer que je sais
mieux que personne ce que je veux faire.
Mais où la parité manque, c'est dans reflet de
l'assertion. Sur la leur, mon li\re est brûle , ma
personne est (l(''ci"(''léc; et ce tpjc j affirme n(^ l'é-
tablit rien. Seulement, si je prouve (jue 1 accu-
sation est fausse et le jugement ini(jue, l'affront
qu'ils m'ont fait retourne à eux-mêmes: le
décret , le bourreau , tout v devroit retourner,
puis([ue nul ne détruit si radicalemeut le gou-
vernement que celui qui en tire un usage di-
PREMIÈRE PARTIE. 363
rectement contraire à la fin pour laquelle il est
institué.
Il ne suffît pas que j'affirme , il faut que je
prouve; et c'est ici qu'on voit combien est dé-
plorable le sort d'un particulier soumis à d'in-
justes majOfistrats , quand ils n'ont rien à crain-
dre du souverain, et quils se mettent au-dessus
des lois. D'une affirmation sans preuve ils font
une démonstration ; voilà linnocent puni. Bien
plus , de sa défense même ils lui font un nou-
veau crime , et il ne tiendroit pas à eux de le
punir encore d'avoir prouvé quil étoit inno-
cent.
Gomnjcnt m'y prendre pour montrer qu'ils
n'ont pas dit vrai, pour prouver que je ne dé-
truis point les (gouvernements? Quelque endroit
de mes écrits que je défende, ils diront que ce
n'est pas celui-lèi qu ils ont condamné, quoiqu ils
aient condamné tout , le bon comme le mauvais,
sans nulle distinction. Pour ne leur laisser au-
cune défaite, il faudroit donc tout reprendre, tout
suivre d'un bout à lautre, livre à livre , pafje à
page, ligne à ligne, et presque enfin mot à mot.
11 faudroit de plus examiner tous les gouverne-
ments du monde, puisqu'ils disent que je les dé-
truis tous. Quelle entreprise! Que d années y
faudroit-il employer ? Que iX in-folio faudroit-il
écrire! et, après cela, qui les liroit ?
Exigez de moi ce qui est faisable. Tout bomme
sensé doit se contenter de ce que j ai à vous dire:
vous ne voulez sûrement rien de plus.
364 LETTRES ÉCRITES DÉ LA MOÎSTAGNE.
T3e mes deux livres , hrùlés à-la-fois sous des
imputations eonimunes, il n'y en a qu'un qui
traite du droit politique et des matières de fjou-
vernemenl. Si 1 autre en traite , ce n'est que dans
un extrait du premier. Ainsi je suppose que c'est
sur celui-ci seulement que tombe l'accusation.
Si cette accusation portoit sur quelque passage
particulier, on lauroit cité sans doute; on en au-
roit du moins extrait quelque maxime fidèle ou
infidèle, comme on a fait sur les points concer-
nant la religion.
C'est donc le système établi dans le corps de
l'ouvrage qui détruit les gouvernements : il ne
s'agit donc que d'exposer ce système, ou de faire
une analyse du livre ; et si nous n'y voyons évi-
demment les principes destructifs dont il s agit,
nous saurons du moins où les cbercher dans
l'ouvrage, en suivant la méthode de l'auteur.
Mais, monsieur, si , durant cette analyse, qui
sera courte, vous trouvez quelque conséquence
à tirer , de grâce ne vous pressez pas. Attendez
que nous en raisonnions ensemble : après cela
vous y reviendrez si vous voulez.
Qu'est-ce qui fait que l'état est un? C'est l'u-
nion de ses membres. Et doit naît l'union de ses
membres? De l'obligation qui les lie. Tout est
d'accord jusqu'ici.
Mais quel est le fondement de cette obliga-
tion? Voilà où les auteurs -se divisent. Selon les
uns, c'est la force; selon d autres, l'autorité pa-
PREMIÈRE PARTIE. 365
ternelle; selon d autres, la volonté de Dieu. Cha-
cun établit son principe et attaque celui des
autres : je n'ai pas moi-même fait autrement;
et, suivant la plus saine partie de ceux qui ont
discuté ces matières, j'ai posé pour fondement
du corps politique la convention de ses mem-
bres; j ai réfuté les principes différents du mien.
Indépendamment de la vérité de ce principe,
il remporte sur tous les autres par la solidité
du fondement quil établit; car quel fondement
plus sûr peut avoir l'obligation parmi les hom-
mes, que le libre engagement de celui qui so-
blige? On peut disputer tout autre principe (i);
on ne sauroit disputer cchd-là.
Mais par cette condition de la liberté, qui en
renferme d'autres , toutes sortes d'engagements
ne sont pas valides , même devant les tribunaux
humains. Ainsi, pour déterminer celui-ci, l'on
doit en expliquer la nature, on doit en trouver
l'usage et la fin , on doit prouver qu'il est con-
venable à des hommes, et quil n'a rien de con-
traire aux lois naturelles : car il n'est pas plus
permis d'enfreindre les lois naturelles par lecon-
tract social, qu'il n'est permis d'enfreindre les
(i) Même celui de la volonté de Dieu, du moins quant
à l'application. Car, bien qu'il soit clair que ce que Dieu
veut riiouime doit le vouloir, il n'est pas clair que Dieu
veuille qu'on préfère tel {gouvernement à tel autre , ni
qu'on obéisse à Jacques plutôt qu'à Guillaume. Or voilà
de quoi il s'agit.
366 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
lois positives par les contrats des particuliers,
et ce n'est que par ces lois mêmes qu'existe la li-
berté qui donne force à ren.j>,af>ement.
J'ai, pour résultat de cet examen, que rétablis-
sement du contrat social est un pacte d une es-
pèce particulière , par lequel chacun s'enj^afje
envers tous; d'où s'ensuit rengagement récipro-
que de tous envers chacun, qui est l'objet immé-
diat de l'union.
Je dis que cet engagement est d'une espèce
particulière, en ce qu'étant absolu, sans condi-
tion, sans réserve, il ne peut toutefois être in-
juste ni susceptible d ahus , puisqu il n'est pas
possible que le corps se veuille nuire à lui-même,
tant que le totit ne veut que pour tous.
Il est encore d'une espèce particulière , en ce
qu'il lie les contractants sans les assujettir à per-
sonne, et qu'en leur donnant leur seule volonté
pour règle il les laisse aussi libres qu'aupara-
vant.
La volonté de tous est donc l'ordre, la règle
suprême ; et cette règle générale et personnifiée
est ce que j appelle le souverain.
Il suit de là que la souveiaincté est indivisi-
ble, inaliénable, et qu'elle réside essentiellement
dans tous les membres du corps.
Mais comment agit cet être abstrait et collec-
tif? 11 agit par des lois , et il ne sauroit agir au-
trement.
Et qu'est-ce qu'une loi ? C est une déclaration
PREMIÈRE PARTIE. 867
publique et solennelle de la volonté générale
sur un objet d intérêt commun.
Je dis sur un objet d'intérêt commun , parce-
que la loi perdroit sa force, et cesseroit dêtre
légitime , si l'objet n'en importoit à tous.
La loi ne peut par sa nature avoir un objet
particulier et individuel : mais l'application de
la loi tombe sur des objets particuliers et indi-
viduels.
Le pouvoir léfrislatif , qui est le souverain , a
donc besoin d un autre pouvoir qui exécute ,
c'est-à-dire qui réduise la loi en actes particu-
liers. Ce second pouvoir doit être établi de ma-
nière qu'il exécute toujours la loi, et qu'il n'exé-
cute jamais que la loi. Ici vient linstitution du
gouvernement.
Qu'est-ce que le gouvernement? C'est un
corps intermédiaire établi entre les sujets et le
souverain pour leur mutuelle correspondance,
chargé de l'exécution des lois et du maintien de
la liberté tant civile que politique.
Le gouvernement, comme partie intégrante
du corps politique, participe à la volonté géné-
rale qui le constitue ; comme corps lui-même , il
a sa volonté propre. Ces deux volontés quelque-
fois s'accordent, et quelquefois .^e combattent.
C'est de l'effet combiné de ce concours et de ce
conflit que résulte le jeu de toute la machine.
Le principe qui constitue les diverses formes
du gouvernement consiste dans le nombre de*
membres qui le composent. Plus ce nombre est
petit, plus le {gouvernement a de force; plus le
nombre est {^rand , plus le {gouvernement est foi-
ble; et comme la souveraineté tend toujours au
relâcbenient, le gouvernement tend toujours à
se renforcer. Ainsi le corps exécutif doit l'em-
porter à la lon{>ue sur le corps léj^islatif; et quand
la loi est enfin soumise aux hommes, il ne reste
que des esclaves et des maîtres ; l'état est dé-
truit.
Avant cette destruction , le {gouvernement
doit, par son pro{jrès naturel, chanf^er de forme
et passer par de{jrés du grand nombre au moin-
dre.
liCS diverses formes dont le gouvernement est
susceptible se réduisent à trois principales.
Après les avoir comparées par leurs avantages
et par leurs inconvénients, je donne la préfé-
rence à celle qui est intermédiaire entre les
deux extrêmes, et qui porte le nom d'aristo-
cratie. On doit se souvenir ici que la constitu-
tion de l'état et celle du gouvernement sont deux
choses très distinctes, et que je ne les ai pas
confondues. Le meilleur des gouvernements est
raristocrati({ue ; la pire des souverainetés est
l'aristoc rnti(jue.
Ces discussions en amènent d autres sur la ma-
nière dont le gouvernement dégénère , et sur les
moyens de retarder la destruction du corps po-
litique.
Enfin, dans le dernier livre, j'examine, par
PREMIÈRE PARTIE. 36g
Voie de comparaison avec le meilleur gouverne-
ment qui ait existé , savoir celui de Rome, la po-
lice la plus favorable à la bonne constitution tle
Tétat; puis je termine ce livre et tout l'ouvra^re
par des recherches sur la manient dont la reli-
[}ion|^pcut et doit entrer comme partie constitu-
tive dans la composition du corps politique.
Que pensiez-vous , monsieur, en lisant cette
analyse courte et fidèle de mon livre? Je le <le-
vine. Vous disiez en vous-même: Voilà l^iisti ire
du gouvernement de Genève. C'est ce qu'ont dit
à la lecture du niême ouvrage tous ceux qui con-
ïioissent votre constitution.
Et en effet, ce contrat primitif, cette essence
de la souveraineté , cet empire des lois , cette in-
stitution du gouvernement , cette manière de le
resserrer à divers degrés pour compenser lauto-
rité par la force, cette tendance à fusurpation,
ces assemblées périodiques, cette adresse à les
ôter, cette destruction prochaine enfm, qui vous
menace et que je voulois prévenir, n est-ce pas
trait pour trait l'image de votre république, de-
puis sa naissance jusqu'à ce joqr?
J'ai donc pris votre constitution, que je trou-
Vois belle, pour modèle des institutions pi>liti-'
ques ; et vous proposant en exemple à l'Europe,
loin de chercher à vous détruire , j'exposois les
moyens de vous conserver. Cette constitution,
toute bonne quelle est, n'est pas sans défaut ; ou
pouvoit prévenir les altérations qu'elle a souf-
fertes , la garantir du danger qu'elle court au-
7- a4
SjO LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
jourd'hui. J'ai prévu ce danger, je l'ai fait enten-
dre , j'indiquois des préservatifs : étoit-ce la
vouloir détruire , que de montrer ce quil lalloit
faire pour la maintenir ? G etoit par mon atta-
chement pour elle que j'aurois voulu que rien
ne pût faltérer. Voilà tout mon crime : j'avois
tort peut-être; mais si l'amour de la patrie
m'aveugla sur cet article ; étoit-ce à elle de m'en
punir?
Comment pouvois-je tendre à renverser tous
les gouvernements , en posant en principes tous
ceux du vôtre? Le fait seul détruit l'accusation.
Puisqu'il y avoit un gouvernement existant sur
mon modèle , je ne tendois donc pas à détruire
tous ceux qui existoient. Eh ! monsieur , si je
n'avois fait qu'un système, vous êtes bien sûr
qu'on n'auroit rien dit : on se fût contenté de
reléguer le Contrat social, avec la République de
Platon , l'Utopie et les Sévarambcs, dans le pays
des chimères. Mais je peignois un objet exis-
tant, et Ton vouloit que cet objet changeât de
face. Mon livre porloit témoignage contre l'at-
tentat qu'on allojt faire : voilà ce qu'on ne ma
pas pardonné.
Mais voici qui vous paroîtra bizarre. Mon li-
vre attaque tous les gouvernements , et il n'est
proscrit dans aucim! 11 en établit un seul , il le
propose en exemple, et c'est dans celui-là (ju il
est brûlé ! N est-il pas singulier que les gouverne-
ments attaqués se taisent , et que le gouverne-
ment respecté sévisse? Quoi ! le magistrat de Ge-
PREMIÈRE PARTIE. 871
iiève se fait le protecteur des autres gouverne-
ments contre le sien même ! Il punit son propre
citoyen d'avoir préféré les lois de son pays à tou-
tes les autres ! Gela est-il concevable? et le croi-
riez-vous si vous ne l'eussiez vu? Dans tout le
reste de lEurope quelqu'un s'est-il avisé de flé-
trir l'ouvrafje ? non , pas même l'état où il a été
imprimé (i); pas même la France , où les ma-
gistrats sont là-dessus si sévères. Y a-t-on dé-
fendu le livre ? rien de semblable : on n a pas
laissé d'abord entrer l'édition de Hollande; mais
on l'a contrefaite en France, et l'ouvrage y court
sans difficulté. Cctoit donc une affaire de com-
merce et non de police: on préféroit le profit du
libraire de Fj:^nce au profit du libraire étranger :
voilà tout.
Le Contrat social n'a été brûlé nulle part qu'à
Genève, où il n'a pas été imprimé ; le seul ma-
gistrat de Genève y a trouvé des principes des-
tructifs de tous les gouvernements. A la vérité,
ce magistrat na point dit quels étoient ces prin-
cipes; en cela je crois qu'il a fort prudemment
fait.
L'effet des défenses indiscrètes est de n'être
point observées et d'énerver la force de lautorité.
Mon. livre est dans les mains de tout le monde à
(i) Dans le fort fies premières clameurs, causées par
les procédures de Paris et de Genève, le magistrat sur-
pris défendit les deux livres: mais, sur son propre exa-
men, ce sage magistrat a bien changé de sentiment,
sur-tout quant au Contrat social.
»4
372 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAG^"E.
Genève; et que n est- il également dans tous les
cœurs 1 Lisez-le, monsieur, ce livre si décrié,
mais si nécessaire ; vous y verrez par-tout la loi
mise au-dessus des hommes; vous y verrez
par-tout la liberté réclamée, mais toujours
sous 1 autorité des lois, sans lesquelles la liberté
ne peut exister, et sous lesquelles on est toujours
libre, de queb^ue façon qu'on soit gouverné.
Par-là je ne fais pas, dit-on , ma cour aux puis-
sances: tant pis pour elles; car je fais leurs vrais
intérêts, si elles savoient les voir et les suivre.
Mais les passions aveuglent les hommes sur leur
propre bien. Ceux qui soumettent les lois aux
passions humaines sont les vrais destructeurs
des gouvernements : voilà les gens cju il faudroit
punir.
Les fondements de letat sont les mêmes dans
tous les gouvernements ; et ces fondements sont
mieux posés dans mou livre que dans aucun au-
tre. Quand il sagit ensuite de comparer les di-
verses formes de gouvernement, on ne peut
éviter de peser séparément les avantages et les
inconvénients de chacun : cest ce (pie je crois
avoir fait avec impartialité. Tout l)alan(é, j'ai
donné la préférence au gouvernement de mon
pays. Gela étoii naturel et raisonnable ; on m'au-
roit blâmé si je ne l'eusse pas fait. INlais je n'ai
point donné d exclusion aux autres gouverne-
nients ; au contraire , j ai montre que cbacini
avoit sa raison qui pouvoit le rendre préférable
PREMIÈRE PARTIE. S;^
à tout autre, selon les liorames, les temps et les
lieux. Ainsi , loin de détruire tous les gouverne-
ments , je les ai tous établis.
En parlant du {gouvernement monarchique en
particulier, j'en ai bien fait valoir l'avantage , et
je n'en ai pas non plus déguisé les défauts. Cela
est, je pense, du droit d'un homme qui rai-
sonne; et quand je lui aurois donné l'exclusion ,
ce qu'assurément je n'ai pas fait , s'ensuivroit-il
qu'on dût m'en punir à Genève? Hobbes a-t-il été
décrété dans quelque monarchie, parceque ses
principes sont destructifs de tout gouverne-
ment républicain? et fait-on le procès chez les
rois aux auteurs qui rejettent et dépriment les
républi(|ues? Le droit n'est-il pas réciproque?
et les républicains ne sont-ils pas souverains
dans leur pays comme les rois le sont dans le
leur ? Pour moi, je n'ai rejeté aucun gouverne-
ment , je n'en ai méprisé aucun. En les exami-
nant, en les comparant , j ai tenu la balance,
et j ai calculé les poids : je n'ai rien fait de
plus.
On ne doit punir la raison nulle part , ni même
le raisonnement; cette punition prouveroit trop
contre ceux qui linq^oseroient. Les représen-
tiuits ont très bien établi que mon livre, où je
ne sors pas de la thèse générale , n'atta([uant
point le gouveiniement de Genève, et imprimé
hors du territoire, ne peut être considéré que
dans le nombre de ceux qui traitent du droit
074 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
naturel et politique, sur lesquels les lois ne don-
nent au conseil aucun pouvoir , et qui se sont
toujours vendus publiquement dans la ville ,
quelque principe qu'on y avance , et quelque
sentiment qu'on y soutienne. Je ne suis pas le
seul qui , discutant par a])Straction des questions
de politique, ait pu les traiter avec quelque har-
diesse : chacun ne le fait pas , mais tout homme
a droit de le faire; plusieurs usent de ce droit, et
je suis le seul qu'on punisse pour en avoir usé.
L'infortuné Sidney pcnsoit comme moi, mais il
agissoit ; c'est pour son fait , et non pour son li-
vre, qu'il eut fhonncur de verser son sang. A\-
thusius , en Allemagne, s'attira des ennemis;
mais on ne s'avisa pas de le poursuivre criminel-
lement. Locke , Montesquieu , l'abbé de Saint-
Pierre, ont traité les mêmes matières, et sou-
vent avec la même liberté tout au moins. Locke
en particulier les a traitées exactement dans les
mêmes principes que moi. Tous trois sont nés
sous des rois, ont vécu tranquilles, et sont morts
honorés dans leurs pays. Vous savez comment
j'ai été traité dans le mien.
Aussi soyez sûr <pie, loin de rougir de ces flé-
trissures, je m'en glorilic, puisqu elles ne ser-
vent qu'à mettre en évidence le motif qui me les
attire, et que ce motif n'est que d'avoir bien mé-
rité de mon pays. La conduite du conseil envers
moi m'afflige sans doute, en ronqiantdes nœuds
qui m'étoient si chers; mais peut-elle m'avilir?
ÎSon, clic m'élève, elle me met au lang de ceux
PREMIÈRE PARTIE. 37^
qui ont souffert pour la liberté. Mes livres ,
quoiqu'on fasse, porteront toujours témoignage
d'eux-mêmes, et le traitement qu'ils ont reçu ne
fera que sauver de lopprobre ceux qui auront
l'honneur d'être brûlés après eux.
FIN DE LA PREMIERE PARTIE.
*y*>V%^*'VV'*'^^/V».V'»-^V'»''W%.'«^*.*.^^V*.'*/%-VV'W%^V-*%^'»/^V'»/*.X'*/^X^/V*/'»,^V'V'VV^'^*-V
LETTRES
ECRITES
DE LA MONTAGNE.
SECONDE PARTIE.
LETTRE VII.
Vous m'aurez trouve diffus, monsieur; mais il
falloit lètrc, et les sujets que j'avois à traiter ne
se discutent pas par des épigramnies. D'ailleurs
ces sujets niéloi^noient moins qu'il ne semble
de celui qui vous intéresse. En parlant de moi,
je pensois à vous; et votre question tenoit si bien
à la mienne, que l'une est déjà résolue avec
l'autre; il ne me reste que la conséquence à
tirer. Par-tout oii l'innocence n'est pas en sûreté,
rien n'y peut être; par -tout où les lois sont
violées impunément, il n'y a plus de liberté.
Cependant, comme on peut séparer l'intérêt
d'un particulier île celui du public, vos idées
sur ce point sont encore incertaines; vous per-
sistez à vouloir que je vous aide à les fixer. Vous
378 LETTRES ÉCRITES DE LA MÔISTAGKE.
demandez quel est l'état présent de votre répu-
blique, et ce que doivent faire ses citoyens. Il est
plus aisé de répondre à la première question,
qu'à l'autre.
Cette première question \'Ous embarrasse sû-
rement moins par elle-même que par les solu-
tions contradictoires qu'on lui donne autour de
vous. Des gens de très bon sens vous disent ,
Nous sommes le plus libre de tous les peuples;
et d'autres gens de très bon sens vous disent,
Nous vivons sous le plus dur esclavage. Lesquels
ont raison? me demandez-vous. Tous, monsieur;
mais à différents égards : une distinction très
simple les concilie. Rien n est plus libre que votre
état légitime ; rien n'est plus servile que votre
état actuel.
Vos lois ne tiennent leur autorité que de vous ;
vous ne reconnoissez que celles que vous faites;
vous ne payez que les droits que vous imposez;
vous élisez les chefs qui vous gouvernent; ils
n'ont droit de vous juger que par des formes
prescrites. En conseil général vous êtes législa-
teurs, souverains, indépendants de toute puis-
sance humaine; vous ratifiez les traités, vous
décidez de Ja paix et de la guerre; vos magis-
trats eux-mêmes vous traitent de magnifiques^
très honorés et souverains seigneurs: voilà votre
liberté, voici votre servitude.
liC corps chargé de lexécution de vos lois en
est l'interprète et l'arbitre suprême; il les fait par-
SECONDE PARTIE. 879
1er comme il lui plaît; il peut les faire taire; il
peut même les violer sans que vous puissiez y
mettre ordre; il est au-dessus des lois.
Les chefs que vous élisez ont, indépendam-
ment de votre choi\, d'autres pouvoirs qu'ils ne
tiennent pas de vous, et qu'ils étendent aux dé-
pens de ceux qu'ils en tiennent. Limités dans
vos élections à un petit nombre d'hommes, tous
dans les mêmes principes et tous animés du
même intérêt, vous faites avec un grand appa-
reil un choix de peu d'importance. Ce qui im-
porteroit dans celte affaire seroit de pouvoir
rejeter tous ceux entre lesquels on vous force
de choisir. Dans une élection libre en appa-
rence, vous êtes si gênés de toutes parts, que
vous ne pouvez pas même élire un premier syn-
dic ni un syndic de la garde : le chef de la ré-
publique et le commandant de la place ne sont
pas à votre choix.
Si l'on n'a pas le droit de mettre sur vous de
nouveaux impôts, vous n'avez pas celui de re-
jeter les vieux. Les finances de l'état sont sur un
tel pied, que, sans votre concours, elles peu-
vent suffire à tout. On n'a donc jamais besoin
de vous ménager dans cette vue, et vos droit»
à cet égard se réduisent à être exempts en par-
tie, et à n'être jamais nécessaires.
IjCS procédures qu'on doit suivre en vous ju-
geant sont prescrites; mais, quand le conseil
veut ne les pas suivre, personne ne peut ly con-
33o LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
trainclre , ni 1 o})Iiger à réparer les irréfriilarites
qu'il commet. Là -dessus je suis qualifié pour
faire preuve, et vous savez si je suis le seul.
En conseil j^énéral votre souveraine puissance
est enchaînée : vous ne pouvez aj^ir que quand
il plaît à vos magistrats, ni parler que quand
ils vous interrogent. S'ils veulent même ne point
assembler de conseil général, votre autorité,
votre existence est anéantie, sans que vous puis-
siez leur opposer que de vains murmures «{u ils
sont en possession de mépriser.
Enfin, si vous êtes souverains seigneurs dans
l'assemblée, en sortant de là vous n'êtes plus
rien. Quatre heures par an souverains subor-
donnés, vous êtes sujets le reste de la vie, et
livrés sans réserve à la discrétion d'autrui.
Il vous est arrivé, messieurs, ce qui arrive à
tous les gouvernements semblables au vôtre.
D'abord la puissance législative et la puissance
executive qui constituent la souveraineté n'en
sont pas distinctes, l.e peu|)le souverain veut par
lui-même, et par lui-même il lait ce qu'il veut.
Bientôt fincommodiié de ce concours de tous à
toute chose force le peuple souverain de char-
ger quelques ims de ses membres d exécuter ses
volontés. Ces ofiiciers, après avoir rempli leur
commission, en rendent conq^te, et rentrent
dans la co.mmune égalité. Peu à-peu ces com-
missions de\iennent fré(|uentes, enlin perma-
nentes. Insensiblement il se forme un corps qui
agit toujours, l.'n corps qui agit toujours ne
SECONDE PARTIE. 38l
peut pas rendre compte de chaque acte; il ne
rend plus compte que des principaux; bientôt
il vient à Ijout de n'en rendre d'aucun. Plus la
puissance qui ap^it est active, plus elle énerve
la puissance qui veut. La volonté dhier est cen-
sée être aussi celle d'aujourd'hui; au lieu que
l'acte d'hier ne dispense pas d'ap,ir aujourd hui.
Enfin 1 inaction de la puissance qui veut la sou-
met à la puissance qui exécute : celle-ci rend pcu-
à-peu ses actions indépendantes, bientôt ses vo-
lontés; au lieu d'aj>ir pour la puissance qui veut,
elle agit sur elle. Il ne reste alors dans l'état
qu'une puissance agissante, cest 1 executive. La
puissance executive n est que la force; et, où
règne la seule force, l'état est dissous. Voilà,
monsieur, comment périssent à la fin tous les
états démocratiques.
Parcourez les annales du vôtre, depuis le
temps où vos syndics, simples procureurs éta-
blis par la communauté pour vaquer à telle ou
telle affaire, lui rendoient compte de leur com-
mission le chapeau bas, et rentroient à l'instant
dans 1 ordre des particuliers, jusqu'à celui où
ces mêmes syndics, dédaignant les droits de
chefs et de juges qu'ils tiennent de leur élection,
leur préfèrent le pouvoir arbitraire d'un corps
dont la comniunanté n élit point les inen)l):c5,
et ([ui s'établit au-dessus délie contre les lois:
suivez les progrès (pii séparent ces deux termes;
vous connoîtrez à f[ue\ point vous en êtes, et
par quels degrés vous y êtes parvenus.
382 LETTRES ÉCRITES DE LA MOiSTAGNÉ.
11 y a deux siècles qu'un politique auroit pu
prévoir ce qui vous arrive. Il auroit dit: L in-
stitution que vous formez est bonne pour le pré-
sent, et mauvaise pour l'avenir; elle est bonne
pour établir la liberté publique, mauvaise pour
la conserver; et ce qui fait maintenant votre
sûreté sera dans peu la matière de vos chaînes.
Ces trois corps qui rentrent tellement Ton dans
l'autre, que du moindre dépend 1 activité du
plus grand, sont en équilibre tant que l'action
du plus grand est nécessaire et que la législation
ne peut se passer du législateur. Mais quand
une fois l'établissement sera fait, le corps qui la
formé manquant de pouvoir pour le maintenir,
il faudra qu'il tombe en ruine; et ce seront vos
lois mêmes qui causeront votre destruction . Voilà
précisément ce qui vous est arrivé. C'est, sauf
la disproportion, la chute du gouvernement po-
lonois par l'extrémité contraire. La constitution
de la république de Pologne n'est bonne qye
pour un gouvernement où il n'y a plus rien à
faire. La vôtre, au contraire, n'est bonne qu au-
tant que le corps législatif agit toujours.
Vos magistrats ont tiavaillé de tous les temps
et sans relâche à faire passer le pouvoir suprême
du conseil général au petit conseil par la grada-
tion du deux-cent; mais leurs elforts ont eu des
effets dillérents, selon la manière dont ils s'y sont
pris. Presque toutes leurs entreprises d'éclat ont
échoué, parcequ alors ils ont trouvé de la rési-
stance, et que , dans un état tel que le vôtre, la
SECONDE PARTIE. 383
résistance publique est toujours sûre , quand elle
est fondée sur les lois.
La raison de ceci est évidente. Dans tout état,
la loi parle où parle le souverain. Or, dans une
démocratie où le peuple est souverain, quand
les divisions intestines suspendent toutes les for-
mes et font taire toutes les autorités , la sienne
seule demeure; et où se porte alors le plus grand
nombre, là résident la loi et fautorité.
Que si les citoyens et bourgeois réunis ne sont
pas le souverain , les conseils sans les citoyens et
bourgeois le sont beaucoup moins encore, puis-
qu'ils n'en font que la moindre partie en quan-
tité. Sitôt qu'il s'agit de lautorité suprême , tout
rentre à Genève dans légalité, selon les termes
de ledit : Que tous soient contents en degré de
citoyens et bourgeois , sans vouloir se préférer et
s attribuer quelque autorité et seigneurie par-
dessus les autres. Hors du conseil général, il n'y
a point d autre souverain que la loi; mais quand
la loi même est attaquée par ses ministres , c'est
au législateur à la soutenir. Voilà ce qui fait
que , par-tout où règne une véritable liberté ,
dans les entreprises marquées le peuple a pres-
que toujours l'avantage.
Mais ce n'est pas par des entreprises marquées
que vos magistrats ont amené les cboses au point
où elles sont; cest par des efforts modérés et
continus , par des cbangements presque insen-
sibles dont vous ne pouviez prévoir la cou-
.séquence , et ipià peine même pouviez-vous
384 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
remarquer. Il n'est pas possible au peuple de se
tenir sans cesse en {jarcle contre tout ce qui se
fait, et cette \'i^f>ilance lui tourneroit même à
reproche. On Taccuseroit d'être inquiet et re-
muant, toujours prêt à s alarmer sur des riens.
Mais de ces riens-là sur lesquels on se tait , le
conseil sait avec le temps faire quelque chose:
ce qui se passe actuellement sous vos yeux en
est la preuve.
Toute l'autorité de la république réside dans
les syndics qui sont élus dans le conseil général.
Ils y prêtent serment, parcequil est leur seul
supérieur; et ils ne le piêtent que dans ce con-
seil , parceque c'est à lui seul (pi ils doivent
compte de leur conduite, de leur fidélité à rem-
plir le serment quils y ont lait. Ils jurent de ren-
dre bonne et droite justice; ils sont les seuls
magistrats qui jurent cela dans cette assemblée,
parcequ'ils sont les seuls à qui ce droit soit con-
féré par le souverain (i), et (jui loxerccnt sous
sa seule autorité. Dans le jugement public des
criminels ils jurent encore seuls devant le peu-
(i) Il n'est conféré à leur lieutenant qu'en sons-ordre,
et c'est pour cela qu'il ne prête point serment en conseil
général. Mais, dit l'auleur des Lettres, le serment que
prêtent les membres du conseil est-il moins obligatoire? et
l'exécution des engagements contractes a\'ec la T)i\'inilé
même dépend-elle du lieu dans lequel on les contracte? Non ,
sans doute : mais sVnsuit-il qu'il soit indifférent dans
quels lieux et dans quelles mains le serment soit prêté?
SECONDE PARTIE. 385
pie, en se levant (i), et haussant leurs hâtons,
d avoir fait droit jugement y sans haine ni faveur,
priant Dieu de les punir s ils onlfait au contraire.
Et jadis les sentences criminelles se rendoient
en leur nom seul, sans qu'il fût fait mention
d'autre conseil ([ue de celui des citoyens , comme
on le voit par la sentence de Morelli, ci-devant
transcrite, et par celle de Valentin Gentil , rap-
portée dans les Opuscules de Calvin.
Or vous sentez bien que cette puissance exclu-
sive , ainsi reçue immédiatement du peuple,
gêne beaucoup les prétentions du conseil. Il est
donc naturel que , pour se délivrer de cette dé-
pendance, il tâche d'affoiblir peu-à-peu l'auto-
rité des syndics , de fondre dans le conseil la
juridiction qu'ils ont reçue, et de transmettre
insensiblement à ce corps permanent, dont le
peuple nélit point les membres, le pouvoir
grand , mais passager , des magistrats qu'il élit.
Les syndics eux-mêmes , loin de s'opposer à ce
changement, doivent aussi le favoriser, parce-
qu'ils sont syndics seulement tous les quatre ans,
et qu'ils peuvent même ne pas lette; au lieu
et ce choix ne marque-t-il pas ou par qui Tautorité est
ronférée, ou à qui l'on doit compte de l'usafje qu'on en
Tait? A quels hommes d'état avons-nous à faire, s'il faut
leur dire ces choses-là? Les ignorent-ils , ou s'ils feignent
de les ignorer?
(i) Le conseil est présent aussi: mais ses membres ne
jurent point et demeurent assis.
386 LETTRES ÉCRITES DE LA xMONTAGNE.
que, quoi quil arrive, ils sont conseillers toute
leur vie, le grabeau a étant plus qu un vain céré-
nionial (ij.
Cela ça^né , Télection des syndics deviendra
de même une cérémonie tout aussi vaine que 1 est
déjà la tenue des conseils généraux ; et le petit
conseil verra fort paisiblement les exclusions ou
préférences que le peuple peut donner pour le
syndicat à ses membres , lorsque tout cela ne dé-
cidera plus de rien.
(i) Dans la première institution , les quatre syndics
nouvellement élus, et les quatre anciens syndics,' reje-
loient tous les ans huit membres des seize restants du
petit conseil, et en proposoient huit nouveaux, lesquels
passoient ensuite aux suffrages des deux-cent pour être
admis ou rejetés. Mais insensiblement on ne rejeta des
vieux conseillers que ceux dont la conduite avoil donné
prise au blâme ; et lorsqu'ils avoient commis quelque
faute grave, on n'attendoit pas les élections pour les pu-
nir, mais on les mettoit d'abord en prison , et on leur
faisoit leur procès comme au dernier particulier. Par
cette règle d'anticiper le châtiment, et de le rendre sé-
vère, les conseillers restés étant tous irréprochables ne
donnoient aucune prise à l'exclusion ; ce qui changea cet
usage en la formalité cérémonieuse et vaine qui porte
aujourd'hui le nom de graheau. Aduiirahhî effet des gou-
vernen)enls lihres , où lea usurpations mêmes ne peuvent
s'établir qu'à l'appui de la vertu !
Au reste, le droit réciproque des deux conseils empé-
cheroit seul aucun des deux d'oser s'en servir sur l'au-
tre , sinon de concert avec lui , de peur de s'exposer aux
représailles. Le graheau ne sert proprement qu'à les tenir
bien unis contre la bourgeoisie, et à faire sauter l'un par
l'autre les membres qui n'auroient pas l'esprit du corps.
SECONDE PARTIE. 887
tl a d'abord, pour paivrnir à celte fin, un
grand moyen dont le peuple ne peut connoitre;
c'est la police intérieure du conseil , dont , quoi-
que réglée par les édits, il peut diriger la forme
à son gré (i) , n'ayant aucun surveillant qui Feu
empêche; car, quant au procureur-général, on
doit en ceci le compter pour rien (2). Mais cela
ne suffît pas encore : il faut accoutumer le peu-
ple même à ce transport de juridiction. Pour
cela on ne commence pas par ériger dans d im-
portantes affaires des tribunaux composés de
seuls conseillers, mais on en érige d'afjord de
(i) C'est ainsi que, dès l'année i655, le petit conseil
et le deux-cent établirent dans leurs corps la ballotte et
les billets contre Tédit.
(2) Le procureur-général, établi pour être Tliomnie de
la loi, n'est que l'Iioinnie du conseil. Deux ciiuses font
presque toujours exercer cette cbarge contre l'esprit de
son institution : l'une est le vice de l'institution même >
qui fait de cette magistrature un degré pour parvenir au
conseil ; au lieu qu'un procureur-général ne devoit rien
voir au-dessus de sa place, et qu'il devoit lui être interdit
par la loi d'aspirer à nulle autre : la seconde cause est
l'imprudence du peuple, qui confie cette cliarge à des
bommes apparentés dans le conseil, ou qui sont de fa-
mille en possession d'y entrer, sans considérer qu'ils ne
manqueront pas ainsi d'employer contre lui les arme»
qu'il leur donne pour sa défense. J'ai ouï des Genevois
«listinguer l'bommc du peuple d'avec Tbonime de la loi,
comme si ce n'étoit pas la même chose. Les procureurs-
généraux devroient être , durant leurs six ans, les chefs
de la bourgeoisie , et devenir son conseil après cela : mais
ne la voilà-t-il pas bien protégée et bien conseillée, et
n'a-t-elle j)as fort à se féliciter de son choix?
25.
388 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
moins remarquables sur des objets peu intéres-
sants. On fait ortlinaiiement présider ces tribu-
naux par un syndic, auquel on substitue quel-
quefois un ancien syndic, puis un conseiller,
sans que personne y fasse attention; on répète
sans bruit cette manœuvre jusqu'à ce quelle
fasse usage : on la transporte au criminel. Dans
une occasion plus importante on érige un tribu-
nal pour juger des citoyens. A*la faveur de la loi
des récusations , on fait présider ce tribunal par
un conseiller. Alors le peuple ouvre les yeux et
murmure. On lui dit : De quoi vous plaignez-
vous? voyez les exemples ; nous n innovons rien.
Voilà, monsieur, la politique de vos magis-
trats. Ils font leurs innovations peu-à-peu , lente-
ment, sans que personne en voie la conséquence;
et quand enfin Ion s en apeirjoit, et qu on y veut
porter remède, ils crient qu on veut innover.
Et voyez, en effet, sans sortir de cet exemple,
ce qu ils ont dit à cette occasion. Ils s'appuyoient
sur la loi des récusations; on leiu- répond : La
loi fondamentale de létal veut que les citoyens
ne soient jugés que par leurs syndics. Dans la
concurrence de ces deux lois , celle-ci doit exclure
l'autre; en j)areil cas, pour les observer toutes
deux, on devroit plutôt élire un syndic ad ac-
ium. A ce mot , tout est perdu. Ihi syndic ad
actuml innovation ! Pour moi , je ne vois rien là
de si nouveau quils disent : si c'est le mot, on
s'en sert tous les ans aux élections; et si c'est la
chose, elle est encore moins nouvelle, puisque
SECONDE PARTIE. 889
les premiers syndics qu'ait eus la ville n'ont été
syndics qu ad actum. f^orsque le procuieur-p^é-
néral est récusable, n'en faut-il pas un autre ad
actum pour faire ses fonctions? et les adjoints
tirés du deux-cent pour remplir les tribunaux,
que sont-ils autre chose que des conseillers ad
actum? Quand un nouvel abus s introduit, ce
n'est point innover que d'y proposer un nouveau
remède ; au contraire , c est chercher à rétablir
les choses sur l'ancien pied. Mais ces messieurs
n'aiment point qu'on fouille ainsi dans les anti-
quités de leur ville; ce n'est que dans celles de
Cartilage et de Rome qu'ils permettent de cher-
cher l'explication de vos lois.
Je n'entreprendrai point le parallèle de celles
de leurs entreprises qui ont manqué et de celles
qui ont réussi : quand il y auroit compensation
dans le nombre , il n'y en auroit point dans l'effet
total. Dans une entreprise exécutée ils gagnent
des forces ; dans une entreprise manquée ils ne
perdent que du temps. Vous , au contraire , qui
ne cherchez et ne pouvez chercher qu'à main-
tenir votre constitution , quand vous perdez ,
vos pertes sont réelles; et quand vous gagnez,
vous ne gagnez rien. Dans un progrès de cette
espèce , comment espérer de rester au même
point?
De toutes les époques qu'offre à méditer 1 his-
toire instructive de votre gouvernement, la plus
reiuar([uable par sa cause, et la plus importante
par son effet, est celle qui a produit le règlement
^90 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGKE.
de la médiation. Ce qui donna lieu primitive-
ment à cette célèbre époque fut une entreprise
indiscrète, faite hors de temps par vos magis-
trats. Ils avoient usurpé doucement le droit de
mettre des impôts. Avant d'avoir assez affermi
leur puissance, ils voulurent abuser de ce droit.
Au lieu de réserver ce coup pour le dernier,
l'avidité le leur fit porter avant les autres, et pré-
cisément après une commotion qui n'étoit pas
bien assoupie. Cette faute en attira de plus gran-
des, difficiles à réparer. Comment de si fins poli-
tiques ignoroient-ils une maxime aussi simple
que celle qu'ils choquèrent en cette occasion :*
Par tout pays, le peuple ne s aperçoit qu'on at-
tente à sa liberté que lorsqu'on attente à sa
bourse; ce qu'aussi les usurpateurs adroits se
gardent bien de faire que tout le reste ne soit
lait. Us voulurent renverser cet ordre, et s'en
trouvèrent mal (i). Les suites de cette affaire pro-
duisirent les mouvements de 1734, et laffreuv
complot qui en fut le Iruit.
Ce fut une seconde faute pire que la première.
Tous les avantages du temps sont pour eu\; ils
(i) L'objet (les impôts étal>lis en 1716 étoit la dépense
des nDiivellcs foriifications. Le plan de ces nouvelles for-
tificalions étoit immense, et il a été exécuté en partie.
De si vastes forlifualions rendoienl nécessaire inie{;rosse
{rarnison, et cette {grosse garnison avoit jiour but de te-
nir les citoyens et bourgeois sous le joug. On parvenoit
par cette voie à former à leurs dépens les fers qu'on leur
préparoit. Le projet étoit bien lié, mais il marchoit dans
rin ordre rétrograde. Aussi n'a-t-il pu réussir.
SECONDE PARTIE. 39 I
se les ôtent dans les entreprises brusques , et
mettent la machine dans le cas de se remonter
tout d'un coup : c'est ce qui faillit arriver dans
cette affaire. Les événements qui précédèrent la
médiation leur firent perdre un siècle, et pro-
duisirent un autre effet défavorable pour eux ; ce
fut d'apprendre à l'Europe que cette bourgeoisie
qu'ils avoient voulu détruire, et qu ils peignoient
comme une populace effrénée , savoit garder
dans ses avantages la modération qu'ils ne con-
nurent jamais dans les leurs.
Je ne dirai pas si ce recours à la médiation
doit être compté comme une troisième faute.
Cette médiation fut ou parut offerte : si cette
offre fut réelle ou sollicitée, c'est ce que je ne
puis ni ne veux pénétrer; je sais seulement que,
tandis que vous couriez le plus grand danger ,
tout garda le silence , et que ce .silence ne fut
rompu que quand le danger passa dans lautre
parti. Du reste , je veux d autant moins imputer
à vos magistrats davoir imploré la médiation ,
qu'oser même en parler est à leurs yeux le plus
grand des crimes.
Un citoyen se plaignant d'un emprisonnement
illégal, injuste et déshonorant, demandoit com-
ment il falloit s y prendre pour recourir à la ga-
rantie. Le magistrat aucpiel il s'adressoit osa lui
répondre que cette seule proposition méritoit
la mort. Or, vis-à-vis du souverain, le crime se-
roit aussi grand , et plus grand peut-être de la
part du conseil que de la part d'un simple par-
392 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGISE.
ticulier; et je ne vois pas où Ion en peut trou-
ver un digne de mort dans un second recours ,
rendu légitime par la garantie qui fut l'effet du
premier.
Encore un coup, je n'entreprends point de
discuter une question. si délicate à traiter et si
difficile à résoudre. J'entreprends simplement
d'examiner , sur lobjet qui nous occupe , Ictat
de voire gouvernement, fixé ci-devant par le
règlement des plénipotentiaires , mais dénaturé
maintenant par les nouvelles entreprises de vos
magistrats. Je suis obligé de faire un long cir-
cuit pour aller à mon but; mais daignez me
suivre, et nous nous retrouverons bien.
Je n'ai point la témérité de vouloir critiquer
ce règlement; au contraire , j'en admire la sa-
gesse et j'en respecte limpartialité. J'y crois voir
les intentions les plus droites et les dispositions
les plus judicieuses. Quand on sait combien de
cboses étoient contre vous dans ce moment cri-
tique, combien vous aviez de préjugés à vaincre,
quel crédit à surmonter, que de faux exposés
à détruire ; quand on se rappelle avec quelle
confiance vos adversaires comptoient vous écra-
ser par les mains d'autrui ; l'on ne peut qu'lio-
norer le zèle , la constance et les talents de vos
défenseurs, léquité des j)uissances médiatrices,
et l'intégrité des plénipolcnliaircs qui ont con-
sommé cet ouvrage de paix.
Quoi qu'on en puisse dire , ledit de la mé-
diation a été le salut de la république; et quand
SECONDE PARTIE. Zg3
on ne l'enfreindra pas , il en sera la conserva-
tion. Si cet ouvrage n'est pas parfait en lui-mê-
me, il l'est relativement; ill'est quant aux temps,
aux lieux , aux circonstances ; il est le meilleur
qui vous put convenir. Il doit vous être invio-
lable et sacré par prudence , quand il ne le se-
roit pas par nécessité ; et vous n'en devriez pas
ôter une ligne, quand vous seriez les maîtres de
l'anéantir. Bien plus , la raison même qui le
rend nécessaire le rend nécessaire dans son en-
tier. Comme tous les articles balancés forment
l'équilibre , un seul article altéré le détruit. Plus
le règlement est utile , plus il seroit nuisible
ainsi mutilé. Rien ne seroit plus dangereux que
plusieurs articles pris séparément et détachés
du corps qu'ils affermissent. Il vaudroit mieux
que l'édifice fut rasé qu'ébranlé. Laissez ôter une
.seule pierre de la voûte , et vous serez écrasés
sous ses ruines.
Rien n'est plus facile à sentir par l'examen
des articles dont le conseil se prévaut et de ceux
qu'il veut éluder. Souvenez-vous, monsieur , de
l'esprit dans lequel j'entreprends cet examen.
Loin de vous conseiller de toucher à ledit de la
médiation , je veux vous faire sentir combien il
vous importe de n'y laisser porter nulle atteinte.
Si je parois critiquer (quelques articles , c'est
pour montrer de quelle conséquence il seroit
d'ôter ceux qui les rectifient. Si je parois propo-
ser des expédients qui ne s'y rapportent pas,
c'est pour montrer la mauvaise foi de ceux qui
394 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
trouvent des dilHcultcs insurmontables où rien
nest plus aisé que de lever ces dilïicultës. Après
cette explication j'entre en matière sans scru-
pule , bien persuadé que je parle à un bomme
trop équitable pour me prêter un dessein tout
contraire au mien.
Je sens bien que si je m'adressois aux étran-
gers, il conviendroit , pour me taire entendre,
de commencer par un tableau de votre consti-
tution ; mais ce tableau se trouve déjà tracé suf-
fisamment pour eux dans 1 article Genève de
M. d Alembert ; et un exposé plus détaillé seroit
superflu pour vous, qui connoissez vos lois po-
litiques mieux que moi-même , ou qui du moins
en avez vu le jeu de plus près. Je me borne donc
à parcourir les articles du règlement qui tien-
nent à la question présente, et qui peuvent le
mieux en fournir la solution.
Dès le premier je vois votre gouvernement
composé de cinq ordres subordonnés, mais in-
dépendants, c'est-à-dire existants nécessaire-
ment, dont aucun ne peut donner atteinte aux
droits et attributs d un autre; et , dans ces cinq
ordres , je vois compris le conseil général. Dès
là je vois dans chacun des cinq une portion par-
ticulière du gouvernement ; mais je n'y vois
point la puissance constitutive qui les établit,
qui les lie, et de la(|uelle ils dépendent tous :
je n'y vois point le souverain. Or dans tout état
politique il faut une puissance suprême , un
SECONDE PARTIE. 395
centre où tout se rapporte , un principe d'où
tout dérive, un souverain qui puisse tout.
Figurez-vous, monsieur, ([ue quelqu'un , vous
rendant compte de la constitution de 1 Angle-
terre, vous parle ainsi: « Le gouvernement de
« la Grande - Bretagne est composé de quatre
« ordres dont aucun ne peut attenter aux droits
«'et attributions des autres ; savoir, le roi , la
« chambre haute , la chambre basse , et le par-
ti lement. » Ne diriez-vous pas à l'instant : Vous
vous trompez: il n'y a que trois ordres? Le par-
lement , qui , lorsque le roi y siège , les com-
prend tous, n'en est pas un quatrième: il est
le tout; il est le pouvoir unique et suprême,
duquel chacun lire son existence et ses droits.
Revêtu de l'autorité législative, il peut changer
même la loi fondamentale en vertu de laquelle
chacun de ces ordres existe; il le peut, et, de
plus , il l'a fait.
Cette réponse est juste; l'application en est
claire : et cependant il y a encore cette diffé-
rence, que le parlement d'Angleterre n'est sou-
verain qu'en vertu de la loi et seulement par
attribution et députation ; au lieu que le con-
seil général de Genève n'est établi ni député de
personne; il est souverain de son propre chef;
il est la loi vivante et fondamentale qui donne
vie et force à tout le reste , et qui ne connoîr
d'autres droits que les siens. Le conseil général
n'est pas un ordre dans l'état , il est l'état même.
3gG LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
li'article second porte que les syndics ne pour-
ront être pris que dans le conseil des vingt-cinq.
Or les syndics sont des magistrats annuels que
le peuple élit et choisit, non seulement pour
être ses juges , mais pour être ses protecteurs au
besoin contre les membres perpétuels des con-
seils qu'il ne choisit pas (i).
L effet de cette restriction dépend de la diffé-
rence qu'il y a entre l'autorité des membres du
conseil et celle des syndics. Car si la différence
n'est très grande, et qu'un syndic n'estime pas
plus son autorité annuelle comme syndic ,
que son autorité perpétuelle comme conseiller,
cette élection lui sera presque indifférente; il
fera peu pour l'obtenir, et ne fera rien pour
la justifier. Quand tous les membres chi con-
seil, animés du même esprit, suivront les mê-
mes maximes , le peuple , sur une conduite com-
(i) En attribuant la nomination des membres du pe-
tit conseil au deux-cent, rien n'éloit plus aisé que d'or-
donner cette attribution selon la loi fondamentale; il
suffisoit pour cela d'ajouter qu'on ne pourroit entr<>r au
conseil qu'après avoir été auditeur. De cette manière ,
la gradation des rharfjes étoit mieux observée, et les
trois conseils concouroient au cboix de celui qui fait
tout mouvoir; ce qui étoit non seulement important,
mais indispensable pour maintenir l'unité de la consti-
tution. Les Genevois pourront ne pas sentir l'avantage
de cette clause , vu que le choix des auditeurs est au-
jourd'hui de peu d'effet-, mais on l'eût considéré bien
différemment , quand cette charge fut devenue la seule
porte du conseil.
SECONDE PARTIE. 897
mune à tous, ne pouvant donner d'exclusion
à personne, ni choisir que des syndics déjà con-
seillers , loin de s'assurer par cette élection des
patrons contre les attentats du conseil , ne fera
que donner au conseil de nouvelles forces pour
opprimer la liberté.
Quoique ce même choix eût lieu pour Tordi-
naire dans l'origine de linstitution , tant qu'il
fut libre, il n'eut pas la même conséquence.
Quand le peuple nommoit les conseillers lui-
même , ou quand il les nommoit indirectement
parles syndics qu'il avoit nommés, il lui étoit in-
différent et même avantageux de choisir ses syn-
dics parmi des conseillers déjà de son choix (i) ;
et il étoit sage alors de préférer des chefs déjà
versés dans les affaires : mais une considération
plus importante eût dû l'emporter aujourd'hui
sur celle-là , tant il est vrai qu'un même usage
(i) Le petit conseil, dans son origine, n'étoit qu'un
choix fait entre le peuple, par les syndics , de quelques
notables ou prud'hommes pour leur servir d'assesseurs.
Chaque syndic en choisissoit quatre ou cinq, dont les
fonctions fmissoient avec les siennes ; quelquefois même
il les changeoil durant le cours de son syndicat. Henri
dit l'Espagne fut le premier conseiller à vie en 1487, et
il fut établi par le conseil général. 11 n'étoit pas même
nécessaire d'être citoyen pour remplir ce poste. La loi
n'en fut faite qu'à l'occasion d'un certain Michel Guillet
de Thonon , qui, ayant été mis du conseil éti'oit, s'en fit
chasser j)our avoir usé de mille finesses ultramontaines
qu'il apporloit de Rome , où il avoit été nourri. Les
magistrats de la ville, alors vrais Genevois et pères du
peuple , avoient toutes ces subtilités en horreur.
398 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
a des effets différents par les cliaiip^emcnts des
usages qui s'y rapportent , et qu en cas pareil
cest innover que n'innover pas.
L'article III du règlement est plus considéra-
ble. Il traite du conseil général légitimement
assemble : il en traite pour fixer les droits et at-
tributions qui lui sont propres, et il lui en rend
plusieurs que les conseils inférieurs avoient usur-
pés. Ces droits en totalité sont grands et beaux
sans doute; mais premièrement ils sont spéci-
fiés, et par cela seul limités; ce qu'on pose exclut
ce qu'on ne pose pas , et même le mot liini/és est
dans l'article. Or il est de l'essence de la puis-
sance souveraine de ne pouvoir être limitée :
elle peut tout, ou elle n'est rien. Comme elle
contient éminemment toutes les puissances ac-
tives de l'état , et qu il n'existe que par elle , elle
n y peut reconnoître d autres droits que les siens
et ceux qu'elle communique. Autrement les pos-
sesseurs de ces droits ne léroient point partie du
corps politique ; ils lui seroient étrangers par ces
droits (|ui ne seroient pas en lui; et la jKMSoune
morale, manquant d unité, sévanouiroit.
Cette limitation même est positive en ce qui
concerne les impôts. Le conseil souverain lui-
même n'a pas le droit d'abolir ceux qui étoient
établis avant iyi4- ^^^ voilà donc ù cet égard
soumis à une puissance supérieure. Quelle est
cette puissance ?
Le pouvoir législatif consiste en deux choses
inséparables : laire les lois , et les maintenir ;
SECONDE PARTIE. 899
cest-à-dire avoir inspection sur le pouvoir exé-
cutif. Il n'y a point d'état au monde où le sou-
verain n'ait cette inspection. Sans cela toute
liaison , toute subordination manquant entre
ces deux pouvoirs, le dernier ne dépendroitpoint
de l'autre; l'exécution n'auroit aucun rapport né-
cessaire aux lois; la loi ne seroit qu'un mot , et
ce mot ne signifieroit rien. Le conseil général
eut de tout temps ce droit de protection sur son
propre ouvrage, il la toujours exercé. Cepen-
dant il n'en est point parlé dans cet article; et
s'il n'y étoit suppléé dans un autre , par ce seul
silence votre état seroit renversé. Ce point est
important , et j'y reviendrai ci-après.
Si vos droits sont bornés d'un côté dans cet
article, ils y sont étendus de l'autre par les pa-
ragraphes III et IV: mais cela fait-il compensa-
tion? Par les principes établis dans le Contrat
social, on voit que , malgré l'opinion comnjune,
les alliances d état à état , les déclarations de
guerre et les traités de paix, ne sont pas des
actes de souveraineté, mais de gouvernement ;
et ce sentiment est conforme à l'usage des na-
tions qui ont le mieux connu les vrais principes
du droit politique. L'exercice extérieur delà puis-
sance ne convient point au peuple ; les grandes
maximes d'état ne sont pas à sa portée ; il doit
s'en rapporter là-dessus à ses chef», qui, tou-
jours plus éclairés que lui sur ce point , n'ont
guère intérêt à faire au dehors des traités désa-
vantageux à la patrie; Tordre veut quil leur
4oo LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
laisse tout Féclat extérieur , et qu'il s'attache
uniquement au solide. Ce qui importe essentiel-
lement à chaque citoyen , cest l'ohservation des
lois au dedans , la propriété des hiens , la sûreté
des particuliers. Tant que tout ira hien sur ces
trois points, laissez les conseils négocier et trai-
ter avec l'étranger ; ce n'est pas de là que vien-
dront vos dangers les plus à craindre, Cest au-
tour des individus qu'il faut rassenihler les droits
du peuple; et quand on peut l'attaquer séparé-
ment, on le suhjugue toujours. Je pourrois allé'
guer la sagesse des Romains , qui , laissant au
sénat un grand pouvoir au dehors, le forc^oient
dans la ville à respecter le dernier citoyen. Mais
n'allons pas si loin chercher des modèles. Les
hourgeoisdcNeufchàtel se sont conduits bien plus
sagement sous leurs princes que vous sous vos
magistrats (i). Ils ne font ni la paix ni la guerre ,
ils ne ratifient point les traités , mais ils jouissent
en sûreté de leurs franchises ; et connne la loi
na point présumé que dans une petite ville un
petit nombre d honnêtes bourgeois seroient des
scélérats, on ne réclame point dans leurs murs,
on n'v connoît pas même, l'odieux droit d'em-
prisonner sans formalil('s. Chez vous on s'est
toujours laissé séduire à l'apparence, et Ion a
négligé l'essentiel. On s'est trop occupé du con-
seil général , et pas assez de ses membres : il
(i) Ceci soil dit en mettant à iiart les abus , qu'assu-
rément je suis bien éloigné d'appi'ouver.
SECONDE PARTIE. /^oi
falloit moins songer à l'autorité, et plus à la li-
berté. Revenons aux conseils généraux.
Outre les limitations de l'article III , les arti-
cles V et VI en offrent de bien plus étranges ^
un corps souverain qui ne peut ni se former ni
former aucune opération de lui-même, et sou-
mis absolument , quant à son activité et quant
aux matières qu'il traite, à des tribunaux subal-
ternes. Gomme ces tribunaux n'approuveront
certainement pas des propositions qui leur se-
roient en particulier préjudiciables, si l'intérêt
de l'état se trouve en conflit avec le leur, le der-
nier a toujours la préférence, parcequ'il n'est
permis au législateur de connoître que de ce
qu'ils ont approuvé.
A force de tout soumettre à la régie, on dé-
truit la première des règles , qui est la justice et
le bien public. Quand les hommes sentiront-ils
qu'il n'y a point de désordre aussi funeste que
le pouvoir arbitraire, avec lequel ils pensent y
remédier ? Ce pouvoir est lui-même le pire de
tous les désordres : employer un tel moyen pour
les prévenir , c'est tuer les gens afin qu'ils n'aient
pas la fièvre.
Une grande troupe formée en tumulte peut
faire beaucoup de mal. Dans une assemblée nom-
breuse , quoique régulière, si cbacun peut dire
et proposer ce qu'il veut, on perd bien du temps
à écouter des folies, et Ion peut être en danger
d'en faire. Voilà des vérités incontestables. Mais
est-ce prévenir r«U>u* d'une manière raisonnable,
7, a6
402 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
que de faire dépendre cette assemblée unique-
ment de ceux (jui voudroient lanéantir, et (juc
nul n'y puisse rien proposer que ceux qui ont le
plus grand intérêt de lui nuire? Car, monsieur,
n'est-ce pas exactement là l'état des choses:' et y
a-t-il un seul Genevois qui puisse douter que si
l'existence du conseil (général dépendoit tout-à-
fait du petit conseil , le conseil général ne fût
pour jamais supprimé ?
Voilà pourtant le corps qui seul convoque
ces assemblées et qui seul y propose ce quil
lui plaît : car pour le deux-cent , il ne fait que
répéter les ordres du petit conseil ; et quand
une fois celui-ci sera délivré du conseil géné-
ral, le deux-cent ne l'embarrassera guère; il ne
fera que suivre avec lui la route qu'il a fiayée
avec vous.
Or , qu'ai-je à craindre d'un supérieur incom-
mode dont je n ai jamais besoin, qui ne peut se
montre)' que quand je le lui permets, ni répon-
dre qucquand je linterroge? Quand je l'ai réduit
à ce point , ne puis-je pas m'en regarder comme
délivré ?
Si l'on dit que la loi de l'état a ])révenu l'abo-
lition des conseils généraux en les rendant néces-
saires à l'élection des magistrats et à la sanction
des nouveaux édits , je réponds , quant au pre-
mier point, tpu* toute la force du gouvernement
étant passée des mains des ma{;istra(s élus par le
peuple dans celles du petit conseil qu'il u élit point
et doit se tirent les principaux de ces magistrats,
SECONDE PARTIE. /^o3
1 élection et l'assenililée où elle se fait ne^ sont
plus qu'une vaine formalité sans consistance, et
que des conseils généraux tenus pour cet unique
objet peuvent être regardés comme nuls. Je ré-
ponds encore que, par le tour que prennent les
choses, il seroit même aisé d'éluder cette loi sans
que le cours des affaires en fût arrêté; car sup-
posons que , soit par la réjection de tous les su-
jets présentés, soit sous d autres prétextes, on ne
procède point à lélection des syndics , le conseil ,
dans lequel leur juridiction se fond insensible-
ment , ne l'exercera-t-il pas à leur défaut, comme
il lexerce dès à présent indépendamment d'eux ?
N'ose-t-on pas déjà vous dire que le petit conseil ,
même sans les syndics, est le gouvernement?
donc , sans les syndics ,rétat n'en sera pas moins
gouverné. Et quant aux nouveaux édits , je ré-
ponds quils ne seront jamais assez nécessaires
pour qu à l'aide des anciens et de ses usurpa-
tions ce même conseil ne trouve aisément le
moyen d'y suppléer. Qui se met au-dessus des
anciennes lois peut bien se passer des nou-
velles.
Toutes les mesures sont prises pour que vos
assemblées générales ne soient jamais néces-
saires. Non seulement le conseil périodique , in-
stitué ou plutôt rétabli (i) Tan l'yo'y, n'a jamais été
(i) Ces conseils périofli(jues sont aussi anciens qne la
législation, coninie on le voit par le dernier article lie
l'ordonnance ecclésiastique. Dans celle de iSjô, iuipri-
iiiée en ij^ô, ces conseils sont fixés de cinq en cinq
aC.
4o4 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
tenu qu une fois et seulement pour l'abolir (i) ;
mais , par le paragraphe V du troisième article
du règlement, il a été pourvu sans vous et pour
toujours aux frais de l'administration. 11 n y a
que le seul cas chimérique d'une guerre indis-
pensable , où le conseil général doive absolument
être convoqué.
Le petit conseil pourroit donc supprimer ab-
solument les conseils généraux sans autre incon-
vénient que de s'attirer quelques représentations
qu'il est en possession de rebuter, ou d'exciter
quelques vains murmures qu'il peut mépriser
sans risque; car, par les articles VII, XXIII,
XXIV , XXV , XLIII , toute espèce de résistance
est défendue «n quelque cas que ce puisse être,
et les ressources qui sont hors de la constitu-
tion n'en font pas partie et n'en corrigent pas les
défauts.
Il ne le fait pas toutefois, parcequ'au fond cela
lui est très indifférent , et qu'un simulacre de li-
berté fait endurer plus patiemment la servitude.
ans; mais flans l'ordonnance de i56i , imprimée en i562.
ils étoient fixés de trois en trois ans. Il n'est pas raison-
nable de dire que ces conseils n'avoient pour objet que
la lecture de cette ordonnance , puisque l'impression qui
en fut faite en même temps donnôit "à ch«cun la facilité
de la lire à toute heure à son aise, sans qu'on eût be-
soin pour cela de l'appareil d'un conseil {;énéral. Mal-
heureusement on a pris prand soin d'effacer bien des
traditions anciennes , qui seroient maintenant d'un grand
usaf;e pour l'éclaircissement des édits.
(i) J'examinerai ci-après cet édit d'abolition.
\
SECONDE PARTIE. 4oS
Il VOUS amuse à peu de frais, soit par des élec-
tions saus conséquence quant au pouvoir quelles
confèrent et quant au choix des sujets élus, soit
par des lois qui paroissent importantes, mais
qu'il a soin de rendre vaines, en ne les observant
qu'autant qu'il lui plaît.
D'ailleurs on ne peut rien proposer dans ces
assemblées , on n'y peut rien discuter , on n'y
peut délibérer sur rien. Le petit conseil y pré-
side, et par lui-même, et par les syndics qui
n'y portent que l'esprit du corps. Là même il est
magistrat encore et maître de son souverain.
N'est-il pas contre toute raison que le corps exé-
cutif régie la police du corps législatif, qu il lui
prescrive les matières dont ildoitconnoître,quil
lui interdise le droit d'opiner, et quil exerce sa
puissance absolue j usque dans les actes faits pour
la contenir ?
Qu'un corps si nombreux (i)ait besoin de po-
lice et d'ordre , je l'accorde ; mais que cette police
et cet ordre ne renversent pas le but de son insti-
tution. Est-ce donc une chose plus difficile d'éta-
(i)Lesconseils généraux étoient autrefois très fréquents
à Genève, et tout ce qui se faisoit de quelque impor-
tance y étoit porté. En 1707 , M. le syndic Chouet disoit ,
dans une harangue devenue célèbre , que de cette fré-
quence venoit jadis la foihlesse et le malheur de l'état :
nous verrons bientôt ce qu'il en faut croire. Il insiste
aussi sur rextréme augmentation du nombre des mem-
bres, qui renih'oit aujourd'hui cette fréquence impossi-
ble , affirmant qu'autrefois cette assemblée ne passoit
pas deux à trois ceuts , et qu'elle est à présent de treize
4o6 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
blir la règle sans servitude entre quelques cen-
taines cViiomnies naturellement gra^ es et froids,
qu'elle ne létoit à Athènes, dont oii nous parle,
dans l'assemblée de plusieurs milliers de ci-
toyens emportés , bouillants , et presque effrénés;
qu elle ne létoit tlans la capitale du monde , où
le peuple en corps exerçoit en partie la puis-
sance executive; et qu'elle ne Test aujoui'dhui
même dans le grand conseil de Venise , aussi
nombreux que votre conseil général ? On se pkiint
à quatorze cents. Il y a des doux côtés Loaucoup dVxa-
gt'ralioiW
Les plus anciens conseils généraux étoient au moins
de cinq à six cents membres; on seroit peut-être bien em-
])arrassé d'en citer un seul qui n'ait été que de deux ou
trois cents. En 1420, on y en compta sept cent vinyt,
stipulant pour tous les autres, et peu de temps après on
reçut encore plus de deux cents bourgeois.
Quoique la ville de Genève soit devenue plus connucr-
çante et |)lus- riche, elle n'a pu devenir beaucoup plus
peu))lée , les fortifications n'ayant pas permis d'agrandir
l'enceinte de ses murs, et ayant fait raser ses faubourgs.
D'ailleurs, presque sans territoire et à la merci de ses
voisin-^ pour sa subsistance, elle n'auroit pu s'agrandir
sans s'affoiblir. En i4o4, ou y compta treize cents feux
faisant au moins treize mille âmes. Il n'y en a guère plu»
de vingt mille aujourd'bui ; rapjxtrt bien éloigné de celui
de 3 à i4- Or «le ce nombre il faut déduire encore celui
des natifs, babit:uits , étrangers, qui n'eiUrent pas au
conseil général; nombre fort augmenté relativement à
celui des bourgeois, depuis le refuge des François et le
progrès de findusirie. (^)uelques conseils génc-raux sont
allés de nos jours à cpiatorze et même à quinze cents ; mais
communément ils n'approchent pas de ce nombre ; e,i
SECONDE PARTIE. /^O']
de l'impolice qui règne dans le parlement d'An-
gleterre ; et toutefois , dans ce corps composé de
plus de sept cents membres ,où se traitent de si
grandes affaires , oii tant d'intérêts se croisent ,
oii tant de cabales se forment, où tant de têtes
s'échauffent, où chaque membre a le droit de
parler, tout se fait, tout s'expédie , cette grande
monarchie va son train : et chez vous, où les in-
térêts sont si simples, si peu compliqués , où
Ton n'a, pour ainsi dire, à régler que les affaires
d'une famille , on vous fait peur des orages
quelques uns même vont à treize, ce n'est que dans des
occasions critiques où tous les bons citoyens croiroient
manquer à leur serment de s'absenter, et où les ma.{i;is-
trats, de leur côté, font venir du deliors leurs clients
pour favoriser leurs manœuvres : or ces manœuvres, in-
connues au quinzième siècle , n'exigeoient point alors
de pareils expédients. Généralement le nombre ordinaire
roule entre huit à neuf céhts, quelquefois il reste au-
dessous de celui de l'an 1420, sur-tout lorsque l'assem-
blée se tient en été , et qu'il s'agit de choses peu im-
portantes. J'ai moi-même assisté, en 1764, à un conseil
général qui n'étoit certainement pas de sept cents mem-
bres.
Il résulte de ces diverses considérations que, tout ba-
lancé ,1e conseil général est à-peu-près aujourd'hui, quant
au nombre, ce qu'il étoit il y a deux ou trois siècles, ou
du moins que la différence est peu considérable. Cepen-
dant tout le monde y parloit alors; la police et la dé-
cence qu'on y voit régner aujourd'hui n'étoit pas éta-
blie. On crioit quelquefois; mais le peuple étoit libre,
le magistrat respecté, et le conseil s'assenibloit fréquem-
ment. Donc M. le syndic Chouet accusoit faux et raison-
uoit mal.
4o8 LETTRES ÉCRITES DE tA MONTAGNE.
comme si tout alloit renverser ! Monsieur , la
police de votre conseil général est la chose du
monde la plus facile; qu'on veuille sincèrement
rétablir pour le bien public, alors tout y sera
libre, et tout s'y passera plus tranquillement
qu'aujourd'hui.
Supposons que dans le rèf;lement on eût pris
la méthode opposée à celle qu'on a suivie; quau
lieu de fixer les droits du conseil (général on eût
fixé ceux des autres conseils, ce qui par-là même
eût montré les siens : convenez qu on eût trouvé
dans le seul petit conseil un assemblage de pou-
voirs bien étrange pour un état libre et démo-
cratique, dans des chefs que le peuple ne choisit
point et qui restent en place toute leur vie.
D'abord l'union de deux choses par-tout ail-
leurs incompatibles: savoir, l'administration des
affaires de l'état ; et l'exercice suprême de la
justice sur les biens , la vie et Ihonnour des ci-
toyens.
Un ordre, le dernier de tous par son rang et le
premier par sa puissance.
Un conseil inférieur, sans lequel tout est mort
dans la république; qui propose seul , qui décide
le premier, et dont la seule voix, même dans
son propre fait , permet à ses supérieurs d'en avoir
une.
Un corps qui reconnoît l'autorité d'un autre ,
et qui seul a la nomination des membres de ce
corps auquel il est subordonné.
Un tribunal suprême duquel on appelle : ou
SECONDE PARTIE. 4^9
bien , au contraire , un ju^^je inférieur qui préside
dans les tribunaux supérieurs au sien ;
Qui , après avoir siégé comme juge inférieur
dans le tribunal dont on appelle, non seule-
ment va siéger comme juge suprême dans le
tribunal où il est appelé ,mais n'a dans ce tribu-
nal suprême que les collègues quil s'est lui-même
choisis.
Un ordre enfin qui seul a son activité propre ,
qui donne à tous les autres la leur , et qui, dans
tous , soutenant les résolutions qu'il a prises ,
opine deux fois et vote trois (i).
L'appel du petit conseil au deux-cent est un
véritable jeu d'enfant; c'est une farce en politi-
(i) Dans un état qui se gouverne en re'pul)lique, et où
l'on parle la langue Françoise, il faudroit se faire un lan-
gage à part pour le gouvernement. Par exemple , délibérer,
opiner, voter, sont trois choses très différentes, et que
les François ne distinguent pas assez. Délibérer , c'est
peser le pour et le contre; opiner^ c'est dire son avis et
le motiver; voter, c'est donner son suffrage quand il ne
reste plus qu'à recueillir les voix. On met d'abord la ma-
tière en délibération : au premier tour on opine; on vote
au dernier. Les tribunaux ont par-tout à-peu-près les
mêmes formes; mais comme, dans les monarchies, le
public n'a pas besoin d'en apprendre les termes , ils
restent consacrés au barreau. C'est par une autre inexac-
titude de la langue en ces matières, que M. de Montes-
quieu , qui la savoit si bien , n'a pas laissé de dire tou-
jours la puissance exécutrice , blessant ainsi l'analogie,
et faisant adjt'ctif le mot exécuteur qui est substantif.
C'est la même faute que s'il eût dit,/t' pouvoir législa-
teur.
4lO LETTRES ÉCRITES DE LA MO>'TAGÎJE.
que s'il en fut jamais : aussi n'appelle-t-on pas
proprement, cet appel un appel ; cest une grâce
qu'on implore en justice , un recours en cassa-
tion d arrêt : on ne comprend pas ce que cest.
Croit-on que si le petit conseil n'eût bien senti
que ce dernier recours ctoit sans conséquence,
il s'en fut volontairement dépouillé comme il
fit? ce désintéressement n'est pas dans ses ma-
ximes.
Si les jugements du petit conseil ne sont pas
toujours confirmés en deux-cent, c'est dans les
affaires particulières et contradictoires , où il
n importe guère au magistrat laquelle des deux
parties perde ou gagne son procès ; mais dans
les affaires qu'on poursuit d office, dans toute
affaire où le conseil lui-même prend intérêt, le
deux-cent répare-t-il jamais ses injustices, pro-
tége-t-il jamais Topprimé, ose-t-il ne pas confir-
mer tout ce qu a fait le conseil , usa-t-il jamais
une seule fois avec honneur de son droit de faire
grâce ? Je rappelle à regret des temps dont la
mémoire est terrible et nécessaire. Un citoyen
fjue le conseil immole à sa vengeance a recours
au deux-cent; linlbrtuné s avilit jiis([uà deman-
der grâce ; son innocence n est ignorée de per-
sonne ; toutes les régies ont été violées dans son
procès: la grâce est refusée, et 1 innocent périt.
J'atio sentit si bien 1 inutilité du lecours au deux-
cent, qu il ne daigtia pas s'en servir.
.le vois clairement ce quest le deux-cent à
Zurich , à berne , à Fribourg , et dans les autres
SECO:sDE PARTIK. 4^ f
états aristocratiques ; mais je ne sam ois voir ce
qu'il est dans votre constitution, ni quelle place
il y tient. Est-ce un tribunal supérieur? en ce
cas il est absurde que le tribunal inférieur y siège.
Est-ce un corps qui représente le souverain? en
ce cas c est au représenté de nommer son repré-
sentant. I/établissement du deux-cent ne peut
avoir d'autre fin que de modérer le pouvoir
énorme du petit conseil ; et au contraire il ne
fait que donner plus de poids à ce même pou-
voir. Or, tout corps qui agit constamment con-
tre l'esprit de son institution est mal institué.
Que sert d'appuyer ici sur des choses notoires
qui ne sont ignorées d'aucun Genevois? Le deux-
cent n'est rien par lui-même; il n'est que le petit
conseil qui reparoît sous une autre forme. Une
seule fois il voulut tâcher de secouer le joug de
ses maîtres et se donner une existence indépen-
dante, et par*cet iniique effort l'état faillit être
renversé. Ce ncst quau seul conseil général que
le deux -cent doit encore une apparence d au-
torité. Cela se vit bien clairement dans l'époque
dont je parle, et cela se verra bien mieux dans
la suite , si le petit conseil parvient à son but :
ainsi, quand, de concert avec ce dernier, le
deux-cent travaille à déprimer le conseil géné-
ral, il travaille à sa propre ruine; et s iW croit
suivre les brisées du deux-cent de Berne, il
prend bien grossièrement le change. Mais on
a presque toujours vu dans ce corps peu de lu-
mières et moins de courage; et cela ne peut
4l2 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
guère être autrement par la manière dont il est
rempli (r).
Vous voyez, monsieur, combien , au lieu de
spécifier les droits du conseil souverain, il eût été
plus utile de spécifier les attributions des corps
qui lui sont subordonnés; et, sans aller plus
loin , vous voyez plus évidemment encore que ,
par la force de certains articles pris séparément,
le petit conseil est l'arbitre suprême des lois, et
par elles du sort de tous les particuliers. Quand
on considère les droits des citoyens et bourfjeois
assemblés en conseil général , rien n'est plus bril-
lant ; mais considérez bors de là ces mêmes ci-
toyens et bourgeois comme individus, que sont-
ils ?que deviennent-ils? Esclaves d'un pouvoir ar-
(i) Ceci s'entend en ffénëral , et seulement de l'esprit
du corps ; car je sais qu'il y a dans le deux-cent des mem-
bres très éclairés, et qui ne manquent jpas de zèle : mais
incessamment sous les yeux du petit conseil, livrés à sa
merci , sans appui , sans ressource , et sentant bien qu'ils
seroient abandonnés de leur corps , ils s'abstiennent de
tenter des démarches inutiles qui ne feroient que les
compromettre et les perdre. La vile tourbe bourdonne
et triomphe; le sajje se tait et gémit tout bas.
Au reste le deux-cent n'a pas toujours été dans le dis-
crédit où il est tombé. Jadis il jouit de la considération
publique et de la confiance des citoyens : aussi lui lais-
soien^ils sans inquiétude exercer les droits du conseil
général , que le p(;lit conseil tacha dès-lors d'attirer à
lui par cette voie in(Hrecte. Nouvelle preuve de ce qui
sera dit plus bas, que la bourgeoisie de Genève est peu
remuante , et ne cherche guère à s'intriguer des affaires
d'état.
SECONDE PARTIE. 4'3
bitraire,ils sont livrés sans défense à la merci de
vingt-cinq despotes : les Athéniens du moins en
avoient trente. Et que dis-jc vingt-cinq? neuf
suffisent pour un jugement civil , treize pour un
jugement criminel (i). Sept ou huit, d accord
dans ce nombre, vont être pour vous autant de
décemvirs : encore les décemvirs furent-ils élus
par le peuple ; au lieu qu'aucun de ces juges n'est
de votre choix : et l'on appelle cela être libres !
LETTRE VIII.
J'ai tiré, monsieur, l'examen de votre gouver-
nement présent du règlement de la médiation
par lequel ce gouvernement est fixé ; mais, loin
d'imputer aux médiateurs d'avoir voulu vous ré-
duire en servitude , je prouverois aisément , au
contraire, qu'ils ont rendu votre situation meil-
leure à plusieurs égards qu'elle n'étoit avant les
troubles qui vous forcèrent d'accepter leurs bons
offices. Ils ont trouvé une ville en armes; tout
étoit à leur arrivée dans un état de crise et de
confusion qui ne leur permettoit pas de tirer de
cet état la régie de leur ouvrage. Ils sont remon-
tés aux temps pacifiques , ils ont étudié la con-
stitution primitive de votre gouvernement: dans
les progrès qu'il avoit déjà faits , pour le remon-
(i) Édits civils, lit. I, art. XXXVI.
/|l4 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
ter il eût fallule refondre; la raison,! équité, ne
permettoient pas qu'ils vous en donnassent ini
autre , et vous ne l'auriez pas accepté, ^'en pou-
vant donc ôter les défauts , ils ont borné leurs
soins à lallérmir tel que 1 avoient laissé vos pères :
ils l'ont corrigé niêrne en divers points ; et des
abus que je viens de remarquer , il n'y en a pas
un qui n'existât dans la république lon[;-teinps
avant que les médiateurs en eussent pris con-
noissance. Le seul ton qu'ils semblent vous avoir
fait, a été doter au léf^islateur tout exercice du
pouvoir exécutif, et lusage de la force à lappui
de la justice : mais en vous donnant une res-
source aussi sûre et plus légitime, ils ont cbangé
ce mal apparent en un vrai bienfait ; en se ren-
dant garants de vos droits, ils vous ont dispen-
sés de les défendre vous-mêmes. Eh ! dans la
misère des choses humaines , quel bien vaut la
peine d'être acheté du sang de nos frères P La li-
berté même est trop chère à ce prix.
Les médiateurs ont pu se tromper, ils étoient
hommes; mais ils n'ont point voulu vous trom-
per, ils ont voulu être justes, cela se voit, même
cela se prouve ; et tout montre en ellét ([ue ce
qui est équivoque ou défectueux dans leur ou-
vrage vient souvent de nécessité , ijuelquefois
d erreur, jamais de mauvaise volonté. Us avoient
à concilier des choses prcs((ue incomj)aiibU's ,
les droits du peuple et les prétentions du con-
seil, lempire des lois et la puissance des hommes,
l'indépendance de létat et la garantie du règle-
SECOiSDE PARTIE. ^iS
ment. Tout celanepouvoilse faire sans un peu de
contradiction ; et c'est de cette contradiction que
votre mafjistrat tire avantage, en tournant tout
en sa faveur, et faisant servir la moitié de vos
lois à violer lautre.
Il est clair d'abord que le règlement lui-même
n'est point une loi que les médiateurs aient voulu
imposer à la république, mais seulement un ac-
cord qu ils ont établi entre ses membres ,et quils
n'ont par conséquent porté nulle atteinte à sa
souveraineté. Cela est clair , dis-je , par l'arti-
cle XLIV , qui laisse au conseil général , légiti-
mement assemblé , le droit de faire aux articles
du règlement tel cbangement quil lui plaît.
Ainsi les médiateurs ne mettent point leur vo-
lonté au-dessus de la sienne , ils n intervien-
nent quen cas de division. C'est le sens de l'ar-
ticle XV.
IMais de là résulte aussi la nidlitc'; des réserves
et limitations données dans larticle lïl aux droits
et attributions du conseil général : car si le con-
seil général décide que ces réserves et limitations
ne borneront plus sa puissance, elles ne la bor-
neront plus; et quand tous les membres d uu
état .souverain règlent son pouvoir siu' eux-
mêmes, qui est-ce qui a droit de s'y opposer?
Les exclusions qu'on j)eut inférer de larticle III
ne signilient donc autre cbose , sinon que le
conseil général se renferme dans leurs limites
jusqu à ce qu il trouve à piopos de les passer.
Cest ici liine des contradictions dont j ai parlé,
4l6 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
et l'on en démêle aisément la cause. Il étoit
d'ailleurs bien difficile aux plénipotentiaires,
pleins des maximes de gouvernements tout dif-
férents, d'approfondir assez les vrais principes
du vôtre. La constitution démocratique a jus-
qu'à présent été mal examinée. Tous ceux qui
en ont parlé, ou ne la connoissoient pas, ou y
prenoient trop peu d intérêt, ou avoient intérêt
de la présenter sous un faux jour. Aucun d eux
n'a suffisamment distingué le souverain du gou.
vernement, la puissance législatise de l'execu-
tive. Il n'y a point d'état oii ces deux pouvoirs
soient si séparés , et où fon ait tant affecté de
les confondre. Les uns s'imaginent qu'une démo
cratie est un gouvernement où tout le peuple
est magistrat et juge; d autres ne voient la li-
berté que dans le droit d'élire ses chefs , et ,
n'étant soumis qu'à des princes, croient que
celui qui commande est toujours le souverain.
La constitution démocratique est certainement
le chef-d'œuvre de lart politique : mais plus
l'artifice en est admirable, moins il appartient
à tous les yeux de le pénétrer. N'est-il pas vrai,
monsieur, que la première précaution de n ad-
mettre aucun conseil général légitime que sous
la convocation du petit conseil, et la seconde
précaution do ny souffrir aucimc proposition
qu avec l'approbation du petit conseil , suffi-
soient seules pour maintenir le conseil général
dans la plus entière dépendance? La troisième
précaution, d'y régler la compétence des matiè-
SECO^DE PARTIE. ^l'j
res, étoit donc la chose du monde la plus super-
flue. Et quel eût été 1 inconvénient de laisser au
conseil général la plénitude des droits suprê-
mes, puisqu'il n'en peut faire aucun usage qu au-
tant que le petit conseil le lui permet^ En ne
bornant pas les droits de la puissance souve-
raine, on ne la rendoit pas dans le fait moins
dépendante, et Ton évitoit une contradiction :
ce qui prouve que c'est pour n'avoir pas bien
connu votre constitution qu'on a pris des pré-
cautions vaines en elles-mêmes et contradictoires
dans leur objet.
On dira que ces limitations avoient seulement
pour fin de marquer les cas où les conseils infé-
rieurs seroient obligés d'assembler le conseil gé-
néral. J'entends bien cela ; mais n'ctoit-il pas
plus naturel et plus simple de marquer les droits
qui leur étoient attribués à eux-mêmes, et qu'ils
pouvoient exercer sans le concours du conseil
général? Les bornes étoient-elles moins fixées
par ce qui est au-deçà que par ce qui est au-delà?
et lorsque les conseils inférieurs vouloicnt pas-
ser ces bornes , n'est-il pas clair qu'ils avoient
besoin d'être autorisés? Par-là, je l'avoue, on
mettoit plus en vi:^e tant de pouvoirs réunis dans
les mêmes mains , mais on présentoit les objets
dans leur jour véritable; on tiroit de la nature
de la chose le moyen de fixer les droits respectifs
des divers corps , et l'on sauvoit toute contradic-
tion.
A la vérité, l'auteur des Lettres prétend que le
7- 27
4l8 LETTRES ÉCRITES DE LA MOINTAGNE.
petit conseil, étant le Qoviverncment même, doit
exercer à ce titre tonte Tautorité qui n'est pas
attribuée aux autres corps de Tétat : mais c'est
supposer la sienne antérieure aux édits ; c'est
supposer que le petit conseil , source pripiilive
de la puissance, garde ainsi tous les droits qu'il
n'a pas aliénés. Reconnoissez-vous, monsieur,
dans ce principe celui de votre constitution? Une
preuve si curieuse mérite de nous arrêter un
moment.
Remarquez d'abord qu'il s'agit là (i) du pou-
voir du petit conseil , mis en opposition avec
celui des syndics, c'est-à-dire de cbacun de ces
deux pouvoirs séparé de l'autre. I/édit parle du
pouvoir des syndics sans le conseil , il ne parle
point du pouvoir du conseil sans les syndics.
Pourquoi cela? Parceque le conseil sans les syn-
dics est le gouvernement. Donc le silence même
des édits sur le pouvoir du conseil , loin de prou-
ver la nullité de ce pouvoir , en prouve 1 étendue.
Voilà sans doute une conclusion bien neuve.
Admettons-la toutefois, pourvu que l'antécédent
soit prouvé.
Si c'est parceque le petit conseil est le gouver-
nement que les édits ne parlent point de son
pouvoir, ils diront du moins que le petit con-
seil est le gouvernement, à moius que de preuve
en preuve leur silence n'établisse toujours le con-
traire de ce qu ils ont dit.
(i) Lettres écrites de la campagne, page 66.
SECONDE PARTIE. 4l9
Or je demande qu'on me montre dans vos
édits où il est dit que le petit conseil est le gou-
vernement; et en attendantje vais vous montrer,
moi , où il est dit tout le contraire. Dans l edit
politique de 1 568, je trouve le préambule conçu
dans ces termes : Pour ce que le gouvernement
et estât de cette ville consiste par quatre sjndic-
ques, le conseil des vingt- cinq ^ le conseil des
soixante, des deux-cent , du général^ et un lieu-
tenant en la justice ordinaire ^ avec autres offices ,
selon que bonne police le requiert^ tant pour
l' administration du bien public que de la justice ,
nous avons recueilli ï ordre qui jusquici a été
observé... afn qu'il soit gardé à F avenir... comme
s'ensuit.
Dès l'article premier de l'édit de 1738, je vois
encore que cinq ordres composent le gouverne-
ment de Genève, Or de ces cinq ordres les qua-
tre syndics tout seuls en font un; le conseil des
vingt-cinq , où sont certainement compris les
quatre syndics, en fait un autre, et les svndics
entrent encore dans les trois suivants. Le petit
conseil sans les syndics n'est donc pas le gouver-
nement.
J'ouvre l'édit de 1707, et j'y vois à l'article V,
en propres termes, que messieurs les syndics ont
la direction et le gouvernement de F état. A fin-
stant je ferme le livre, et je dis : Certainement,
selon les édits, le petit conseil sans les syndic»
n'est pas le gouvernement , quoique fauteur dcà
Lettres affirme qu'il fest.
4^0 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAG^^E.
On dira que moi-même j'attribue souvent dans
ces Lettres le gouvernement au petit conseil.
J'en conviens; mais c'est au petit conseil présidé
parles syndics; et alors il est certain f[ue le gou-
vernement provisionnel y réside dans le sens
que je donne à ce mot : mais ce sens n est pas
celui de l'auteur des Lettres, puisque dans le
mien le gouvernement n'a que les pouvoirs qui
lui sont donnés par la loi, et que dans le sien ,
au contraire, le gouvernement a tous les pou-
voirs que la loi ne lui ôte pas.
Reste donc dans toute sa force 1 objection des
représentants , que , quand ledit parle des syn-
dics , il parle de leur puissance, et (jue, quand
il parle du conseil , il ne parle que de son devoir.
Je dis que cette ol)jection reste dans toute sa
force; car l'auteur des Lettres n'y répond que
par une assertion démentie par tous les édits.
Vous me ferez plaisir, monsieur, sijeme trompe,
de m'apprendre en quoi pêche mon raisonne-
ment.
Cependant cet auteur, très content du sien ,
demande comment, si le législateur n'avoit pas
considéré de cet œil le petit conseil , on pouiroit
concevoir que dans aucun endroit de ledit il n'en
réglât l' autorité ^ qu il la supposât partout^ et
quil ne la déterminât nulle part (i).
J'oserai tenter d'éclaircir ce profond mystère.
Le législateur ne règle point la puissance du
(i) Ibid. page 67.
SECONDE, PARTIE. 4^1
conseil , parcequ'il ne lui en donne aucune in-
dépendamment des syndics; et lorsqu'il la sup-
pose, c'est en le supposant aussi présidé par eux.
Il a déterminé la leur , par conséquent il est
superflu de déterminer la sienne. Les syndics
ne peuvent pas tout sans le conseil, mais le con-
seil ne peut rien sans les syndics; il n'est rien
sans eux , il est moins que n'étoit le deux-cent
même lorsqu'il fut présidé par l'auditeur Sar-
razin.
Voilà , je crois , la seule manière raisonnable
d'expliquer le silence des édits sur le pouvoir du
conseil ; mais ce n'est pas celle qu'il convient
aux magistrats d'adopter. On eût prévenu dans
le règlement leurs singulières interprétations , si
l'on eût pris une méthode contiaiie , et qu au lieu
de marquer les droits du conseil général , on eût
déterminé les leurs. Mais, pour n avoir pas voulu
dire ce que n'ont pas dit les édits, on a fait en-
tendre ce qu ils n'ont jamais supposé.
Que de choses contraires à la liberté publique
et aux droits des citoyens et bourgeois! et com-
bien n'en pourrois-je pas ajouter encore 1 Cepen-
dant tous ces désavantages qui naissoient ou
sembloient naître de votre constitution , et qu'on
n'auroit pu détruire sans l'ébranler, ont été ba-
lancés et réparés avec la plus grande sagesse par
des compensations qui en naissoient aussi; et
telle étoit précisément l'intention des médiateurs,
qui. selon leur propre déclaration, fut de con-
server à chacun ses droits , ses attributious parli-
422 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
cuUères jjrovenant de la loi fondamentale de
fétat. M. Micheli du Grct , aij^ri par ses malheurs
contre cet ouvrafje, dans lequel il fut oublié ,
laccuse de renverser linstitution fondamentale
du gouvernement, et de dépouiller les citoyens
et bourf^eois de leurs droits ; sans vouloir voir
combien de ces droits , tant publics que pailicu-
liers , ont été conservés ou rétablis par cet édit ,
dans les articles III , IV, X, XI, XII, XXII,
XXX, XXXI, XXXII, XXXIV, XlJIet XLIV;
sans son};cr sur-tout (pie la force de tous ces
articles dépend d un seul qui vous a aussi été
conservé ; article essentiel , article équipondé-
rant à tous ceux qui vous sont contraires , et
si nécessaire à 1 efFet de ceux qui vous sont fa-
vorables , qu'ils seroient tous inutiles si Ion ve-
noit à bout d'éluder celui-là , ainsi qu'on l'a en-
trepris. Nous voici parvenus au point important ;
mais, pour en bien sentir limportance , il falloit
peser tout ce que je viens d exposer.
On a beau vouloir confondre 1 indépendance
et la lil)erté : ces tleux choses sont si (hiférentes,
que même elles s excluent mutuellement. Quand
chacun fait ce qu'il lui plaît , on fait souvent ce
qui déplaît à d'autres, et cela ne s'appelle pas un
état libre. La liberté consiste moins à faire sa
volonté, quà n être pas soumis à celle <f autrui;
elle consiste encore à ne pas soumettre la vo-
lonté d'autrui à la nôtre. Quiconque est maître
ne peut être libre; et régner, c'est obéir. Vos
roa^jistrats savent cela mieux que personne , euj^
SECONDE PARTIE. 4^^
qui , comme Oihon , n omettent rien de servile
pour commander (i). Je ne connois de volonté
vraiment libre que celle à laquelle nul na droit
d'opposer de la résistance; dans la liberté com-
mune , nul n'a droit de faire ce que la liberté d'un
autre lui interdit, et la vraie liberté n'est jamais
destructive d'elle-même. Ainsi la liberté sans la
justice est une véritable contradiction ; car ,
comme qu'on s'y prenne, tout gêne dans l'exécu-
tion diine volonté désordonnée.
11 n'y a donc point de liberté sans lois, ni où
quelqu'un est au-dessus des lois : dans l'état même
de nature , l'homme n'est libre qu'à la faveur de
la loi naturelle, qui commande à tous. Un peu-
ple libre obéit , mais il ne sert pas , il a des chefs ,
et non pas des maîtres ; il obéit aux lois , mais
il n'obéit qu'aux lois, et c'est par la force des
(i) En général^ dit l'auteur des Lettres, les hommes
craignent encore plus d' obéir (jii'ils n'aiment a commander.
Tacite en jugeoit autrement, et connoissoit le cœur hu-
main. Si la maxime étoit vra4e , les valets des grands se-
roient moins insolents avec les bourgeois; et l'on ver-
roit moins de fainéants ramper dans les cours des princes.
Il y a peu d'homme? d'un cœur assez sain pour savoir
aimer la lilierté. Tous veulent commander ; à ce prix, nul
ne craint d'obéir. Un petit parvenu se donne cent maître*
pour acquérir dix valets. Il n'y a qu'à voir la fierté des
nobUis dans les monarchies ; avec quelle emphase ils
prononcent ces mots de sennce et de senir; combien ils
s'estiuïcnt grands et respectables quand ils peuvent avoir
riionneur de dire, le roi mon maître; combien ils mr-
prisenl des républicains qui ne sont que libres, et qui
certainement sont plus nobles qu eux.
424 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
lois qu il n'obéit pas aux hommes. Toutes les
barrières qu'on donne dans les républiques au
pouvoir des magistrats ne sont établies que pour
garantir de leurs atteintes l'enceinte sacrée des
lois : ils en sont les ministres, non les arbitres ;
ils doivent les garder, non les enfreindre. Un
peuple est libre , quelque forme qu'ait son gou-
vernement, quand, dans celui qui le gouverne,
il ne voit point 1 homme , mais lorgane de la
loi. En un mot, la liberté suit toujours le sort
des lois , elle régne ou périt avec elles ; je ne sa-
che rien de plus ceitain.
Vous avez des lois bonnes et sages, soit en
elles-mêmes , soit par cela seul que ce sont des
lois. Toute condition imposée à chacun par tous
ne peut être onéreuse à personne, et la pire des
lois vaut encore mieux que le meilleur maître ;
car tout maître a des préférences, et la loi ncu
a jamais.
Depuis que la constitution de votre état a pris
une forme fixe et stable, vos fonctions de légis-
lateur sont finies : la sûreté de l'édifice veut
qu'on trouve à présent autant d'obstacles pour y
toucher, quil lalloit d abord de facilités pour le
construire. Le droit négatif des conseils pris en
ce sens est l'appui de la républi<pie: l'article VI
du rc{;lement est clair et précis ; je me rends sur
ce point aux raisonnements de fauteur des Let-
tres , je les trouve sans réplique ; et (piand ce
droit, si justement réclamé par vos magistrats,
scroit contraire à vos intérêts, il faudroit souf-
SECONDE f»ARTIE. 425
frir et vous taire. Des hommes droits ne doivent
jamais fermer les yeux à Tévidence, ni disputer
contre la vérité.
L'ouvraf>e est consommé, il ne s'agit plus que
de le rendre inaltérable. Or l'ouvrage du légis-
lateur ne s'altère et ne se détruit jamais que
d'une manière; c'est quand les dépositaires de
cet ouvrage abusent de leur dépôt, et se font
obéir au nom des lois en leur désobéissant eux-
mêmes (i). Alors la pire chose naît de la meil-
leure, et la loi qui sert de sauvegarde à la tv-
rannie est plus funeste que la tyrannie elle-
même. Voilà précisément ce que prévient le
droit de représentation stipulé dans vos édits ,
et restreint mais confirmé par la médiation. Ce
droit vous donne inspection, non })lus sur la
législation comme auparavant , mais sur ladmi-
nistration : et vos magistrats, tout puissants au
(i) Jamais le peuple ne s'est rebellé contre les lois,
que les chefs n'aient commencé par les enfreindre en
quelque chose. C'est sur ce principe certain qu'à la Chine,
quand il y a quelque révolte dans une province, on com-
mence toujours par punir le gouverneur. En Europe les
rois suivent constamment la maxime contraire : aussi
voyez comment prospèrent leurs états 1 I.a population
diminue par-tout d'un dixième tous les trente ans; elle
ne diminue point à la Cliine. Le despotisme oriental se
soutient , parcequ'il est plus sévère sur les {grands que
sur le peuple; il tire ainsi de lui-même scm propre re-
mède. J'entends dire qu'on commence à prendre; à la
Porte la maxime chrétienne. Si cela est, un verra dans
peu ce qu'il en résultera.
4:16 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
nom des lois, seuls maîtres d'en proposer au
lépjislateiir de nouvelles, sont soumis à ses ju-
jjements s'ils s'écartent de celles qui sont établies.
Par cet article seul votre gouvernement, sujet
d'ailleurs à plusieurs défauts considérables, de-
vient le meilleur qui jamais ait existé : car quel
meilleur gouvernement que celui dont toutes
les parties se balancent dans un parfait équili-
bre , ou les particuliers ne peuvent transgres-
ser les lois , parcequils sont soumis à des juges,
et où ces juges ne peuvent pas non plus les
transgresser, parcequ'ils sont surveillés par le
peuple;'
Il est vrai que pour trouver quelque réalité
dans cet avantage il ne faut pas le fonder sur
un vain droit. Mais qui dit un droit ne dit pas
une chose vaine. Dire à celui qui a transgressé
la loi qu'il a transgressé la loi , c'est prendre une
peine l)ien ri<licule ; c est lui apprendre une chose
qu il sait aussi bien que vous.
Le droit est, seloiî PxtCcjidorff, une qualité
morale par laquelle il nous est dû quelque chose.
T.a simple libeité de se plaindre n est donc pas
un droit, ou du moins c'est un droit ([ue la na-
ture accorde à tous, et que la loi d aucun pays
n ôte à personne. S'avisa-t-on jamais de stipuler
dans des lois (juc relui (jui perdroit un procès
auroit la liberté de se plaindre? Savisa-l-on ja-
mais de punir quelqu'un pour lavoir fait? Où
est le gouvernement, quehjue absolu quil puisse
être, où tout citoveu n ait pas le droit de don-
SECONDE PARTIE. 427
ner des mémoires au prince ou à son ministre
sur ce qu'il croit utile à letat? et quelle risée
n'exciteroit pas un éclit public par lequel on ac-
corderoit formellement aux sujets Je droit de
donner de pareils mémoires? Ce nest pourtant
pas dans un état despotique, c'est dans une ré-
publique, c'est dans une démocratie, qu'on donne
authentiquement aux citoyens, aux membres du
souverain , la permission d user auprès de leur
magistrat de ce même droit que nul despote
n'ôta jamais au dernier de ses esclaves.
Quoi! ce droit de représentation consisteroit
uniquement à remettre un papier qu on est même
dispensé de lire au moyen d'une réponse sèche-
ment né(jative (i)? Ce droit, si solennellement
stipulé en compensation de tant de sacrifices, se
borneroit à la rare prérOjO,ative de demander et
ne rien obtenir? Oser avancer imc toile propo-
sition, c'est accuser les médiateurs d avoir usé
avec la bourgeoisie de Genève de la plus indigne
supercherie; c'est offenser la probité des pléni-
potentiaires, l'équité des puissances médiatrices ;
c'est blesser toute bienséance , c'est outrager même
le bon sens.
Mais enfin quel est ce droit? jusqu oîi s'étend-
iP comment peut-il être exercé? Pourquoi rien
«le tout cela n'est -il spécifié dans lujticle Vil?
(i) Telle, par oxemplp, que celle que fit le conseil, le
lo août I7(r'), aux représentations remises le 8 à M. le
premier syndic par un grand nombre (leci((»ycns et bour-
geois.
428 LETTRES ÉCRITKS DE LA MONTAGNE.
Voilà des questions raisonnables; elles offrent
des difficultés qui méritent examen.
La solution d'une seule nous donnera celle de
toutes les autres, et nous dévoilera le véritable
esprit de cotte institution.
Dans un état tel que le vôtre, où la souverai-
neté est entre les mains du peuple, le léjoisla-
teur existe toujours, quoiiju'il ne se montre pas
toujours. Il n'est rassemblé et ne parle autlien-
tiquement que dans le conseil {général : mais
bors du conseil ^yénéral il n'est pas anéanti ;
ses membres sont épars, mais ils ne sont pas
morts; ils ne peuvent parler par des lois, mais
ils peuvent toujours veiller sur ladministraiion
des lois; c'est un droit, c'est même un devoir
attaché à leurs personnes, et qui ne peut leur
être ôté dans aucun temps. De l<à le droit de re-
présentation. Ainsi la représentation d'un ci-
toyen, dun bourfjeois, ou de plusieurs, n'est
que la déclaration de leur avis sin- une matière
de leur compétence. Ceci est le sens clair et né-
cessaire de ledit de 1707 dans l'article V, qui
concerne les représentations.
Dans cet article on proscrit avec raison la voie
des si{|natures, parceque cette voie est une ma-
nière de donner son suffraf^e , de voter par tête ,
comme si déjà l'on étoit en conseil ^ojénéral , et
que la forme du conseil r^énéral ne doit être sui-
vie que lorsquil est légitimement assemblé. La
voie des représentations a le même avantafje sans
avoir le même inconvénient. Ce n'est pas voter
SECONDE PARTIE. 429
en conseil général, cest opiner sur les matières
qui tloivent y être portées; puisqu'on ne compte
pas les voix, ce nest pas donner son suffrage,
c'est seulement dire son avis. Cet avis n'est à la
vérité que celui d'un particulier ou de plusieurs;
mais ces particuliers étant membres du souve-
rain, et pouvant le représenter quelquefois par
leur multitude, la raison veut qu'alors on ait
égard à leur avis, non comme à une décision,
mais comme à une proposition qui la demande,
et qui la rend quelquefois nécessaire.
Ces représentations peuvent rouler sur deux
objets principaux, et la différence de ces objets
décide de la diverse manière dont le conseil doit
faire droit sur ces mêmes représentations. De ces
deux objets , l'tm est de faire quelque change-
ment à la loi, l'autre de réparer quelque triins-
gression de la loi. Cette division est complète, et
comprend toute la matière sur laquelle peuvent
rouler les représentations. Elle est fondée sur
ledit même, qui, distinguant les termes selon
ses objets, impose au procureur-général de faire
des instances ou des remontrances ^ selon que les
citoyens lui ont fait des p /ai ntes ou des réquisi-
tions (i).
(1) Requérir n'est pas seulement demander, mais de-
mander en vertu d'un droit qu'on a d'obtenir. Cette ac-
ception est établie par toutes les formules judiciaires
dans lesquelles ce terme de palais est employé. On dit
requérir justice; on n'a jamais dit requérir grâce. Ainsi,
dans les deux cas, les citoyens avoient également droit
43o LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
Cette clistinctioD une fois établie, le conseil
auquel ces représentations sont adressées doit
les envisa^jer bien diliéreiumcnt selon celui de
ces deux objets auquel elles se rapportent. Dans
les états où le gouvernement et les lois ont déjà
leur assiette, on doit, autant quil se peut, évi-
ter d'y touclier, et sur -tout dans les petites ré-
publiques, oii le moindre ébranlement désunit
tout. Laversion des nouveautés est donc géné-
ralement bien fondée; elle Test sur -tout pour
vous qui ne pouvez qu'y perdre: et le gouver-
nement ne peut apporter un trop grand obstacle
à leur établissement; car, quelque utiles que
fussent des lois nouvelles, les avantages en sont
presque toujours moins «ûrs que les dangers
n'en sont grands. A cet égard, quand le citoyen,
quand le bourgeois a proposé son avis, il a fait
son devoir; il doit au surplus avoir assez de
confiance en son magistrat pour le juger capa-
ble de peser l'avantage de ce qu'il lui propose,
et porté à l'approuver s'il le croit utile au bien
public. La loi a donc très sagement pourvu à
ce que l'établissement et même la proposition
de pareilles nouveautés ne passât pas sans laveu
des conseils; et voilà en quoi doit consister le
d'exiger que leurs réquisitions ou leurs plaintes , rejetees
par les conseils inférieurs, fussent portées en conseil gé-
néral. Mais, par le mot ajouté dans l'article VI de i'édit
de 1738, ce droit est restreint seulement au cas de la
plainte, couimc il sera dit dans le texte.
SECONDE PARTIE. ^'ii
droit négatif qu'ils réclament, et qui, selon moi,
leur appartient incontestablement.
Mais le second objet, ayant un principe tout
opposé, doit être envisagé bien différemment.
Il ne s'agit pas ici d'innover; il s agit, au con-
traire , d empêcher quon n'innove; il s'agit, non
d'établir de nouvelles lois, mais de maintenir
les anciennes. Quand les choses tendent au chan-
gement par leur pente, il faut sans cesse de nou-
veaux soins pour les arrêter. Voilà ce que les
citoyens et bourgeois, qui ont un si grand in-
térêt à prévenir tout changement , se propo-
sent dans les plaintes dont parle fédit. Le légis-
lateur, existant toujours, voit l'effet ou l'abus de
ses lois : il voit si elles sont suivies ou transgres-
sées, interprétées de bonne ou mauvaise foi; il
y veille, il y doit veiller; cela est de son droit,
de son devoir, même de son serment. C'est ce
devoir qu'il remplit dans les représentations ;
c'est ce droit alors qu'il exerce; et il seroit con-
tre toute raison , il seroit même indécent de vou-
loir étendre le droit négatif du conseil à cet ob-
jet-là.
Cela seroit contre toute raison, quant au lé-
gislateur; parcequ'alors toute la solennité des
lois seroit vaine et ridicule, et que réellement
l'état n'auroit point d'autre loi que la volonté
du petit conseil , maitre absolu de négliger, mé-
priser, violer, tourner à sa mode les régies qui
lui seroient prescrites, et de proriDucer noir où
432 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
la Joi diroit blanc , sans en répondre à personne.
A quoi l)on sassembler solennellement dans le
temple de Saint-Pierre, pour donner aux édits
une sanction sans cFfet; pour dire au petit con-
seil : Messieurs^ voilà le corps de lois que nous
établissons dans Vttat^ et dont nous vous ren-
dons les dépositaires , pour vous j conformer
quand vous le jugerez à propos , et pour le
transgres6er quand il vous plaira?
Cela seroit contre la raison , quant aux repré-
sentations ; parcequ'alors le dioit stipulé par
un article exprès de Tédit de i yo 7 , et confirmé
par un article exprès de ledit de 1^38, seroit
un droit illusoire et fallacieux , qui ne si^^ni-
fieroit que la liberté de se plaindre inutilement
quand on est vexé; liberté qui, n'ayant jamais
été disputée à personne , est ridicule à établir
par la loi.
Enfin cela seroit indécent en ce que, par une
telle supposition, la probité des médiateurs se-
roit outragée, que ce seroit prendre vos magis-
trats pour des fourbes et vos l)Ourgcois pour
des dupes d'avoir négocié, traité, transigé avec
tant d'appareil, pour mettre une des parties à
l'entière discrétion de l'autre , et d'avoir com-
pensé les concessions les plus fortes par des sû-
retés qui ne signifieroicnt rien.
Mais , disent ces messieurs , les ternies de ledit
sont formels : // ne sera rien porté au conseil
général quilrHait été traité et approuvé , d'abord
SECONDE PARTIE. 4^3
dans le conseil des vingt-cinq , puis dans celui
des deux-cent.
Premièrement , qu'est-ce que cela prouve au-
tre chose dans la question présente , si ce n'est
une marche réglée et conforme à Tordre , et l'o-
bligation dans les conseils inférieurs de traiter
et approuver préalablement ce qui doit être
porté au conseil général ? Les conseils ne sont-ils
pas tenus d'approuver ce qui est prescrit par la
loi ? Quoi ! si les conseils n'approuvoient pas
qu'on procédât à l'élection des syndics, n'y de-
vroit-on plus procéder; et si les sujets qu'ils
proposent sont rejetés , ne sont-ils pas contraints
d'approuver qu'il en soit proposé d autres?
D'ailleurs, qui ne voit que ce droit d'approuver
et de rejeter, pris dans son sens absolu, s'appli-
que seulement aux propositions qui renferment
des nouveautés, et non à celles qui n'ont pour
objet que le maintien de ce qui est établi. Trou-
vez-vous du bon sens à supposer qu il faille une
approbation nouvçlle pour réparer les trans-
gressions d'une ancienne loi ? Dans lapproba-
lion donnée à cette loi, lorsqu'elle fut promul-
guée, sont contenues toutes celles qui se rap-
portent à son exécution. Quand les conseils
approuvèrent que cette loi seroit établie , ils
approuvèrent qu'elle seroit observée, par con-
séquent (|u'on en puniroit les transgrcs^curs ;
et quand les bourgeois, dans leurs plaintes, se
bornent à demander réparation sans punition ,
7. 38
434 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
l'on veut qu'une telle proposition ait de nou-
veau besoin dètre approuvée! INIonsieur , si ce
n'est pas là se moquer des gens , dites-moi com-
ment on peut s'en moquer.
Toute la difficulté consiste donc ici dans la
seule question de fait. La loi a-t-elle été trans-
gressée ou ne la-t-clle pas été? Les citoyens et
bourgeois disent qu'elle l'a été; les magistrats le
nient. Or voyez, je vous prie, si l'on peut rien
concevoir de moins raisonnable en pareil cas
que ce droit négatif qu ils 5'attribuent. On leur
dit, vous avez transgressé la loi; ils répondent ,
nous ne l'avons pas transgressée : et , devenus
ainsi juges suprêmes dans leur propre cause,
les voilà justifiés, contre l'évidence, par leur
seule affirmation.
V^ous me demanderez si je prétends que laf-
firmation contraire soit toujours l'évidence. Je
ne dis pas cela ; je dis que quand elle le seroit,
vos magistrats ne s en tiendroicnt pas moins,
contre lévidence, à leur prétendu droit négatif.
Le cas est actuellement sous vos yeux. Et pour
qui doit être ici le préjugé le plus légitime? Est-il
croyable, est-il naturel que des particuliers sans
pouvoir, sans autorité, viennent dire à leurs
magistrats qui peuvent être demain leurs juges,
Vous a\>ez fait une injustice, lorsque cela n'est
pas vrai? Que peuvent espérer ces particuliers
d'une démarclic aussi iblle , quand même ils se-
roient sûrs de 1 impunité ? Peuvent-ils penser
que des magistrats si bautains jusque dans leurs
SECONDE PARTIE. 4^5
torts iront convenir sottement des torts mêmes
qu'ils nauroient pas? Au contraire , y a-t-il rien
de plus naturel que de nier les fiantes qu'on a
faites? N'a-t-on pas intérêt de les soutenir? et
n'est-on pas toujours tenté de le faire lorsqu'on
le peut impunément et qu'on a la force en main?
Quand le foible et le fort ont ensemble quelque
dispute, ce qui n'arrive guère qu'au détriment
du premier, le sentiment par cela seul le plus
probable est toujours que c'est le plus fort qui
a tort.
Les probabilités, je le sais, ne sont pas des
preuves ; mais dans des faits notoires comparés
aux lois , lorsque nombre de citoyens affirment
qu il y a injustice , et que le magistrat accusé de
cette injustice affirme qu il n'y en a pas , qui
peut être juge, si ce n'est le public instruit? et
où trouver ce public instruit à Genève , si ce
n'est dans le conseil général composé des deux
partis ?
Il n'y a point d'état au monde où le sujet lésé
par un magistrat injuste ne puisse, par quelque
voie , porter sa plainte au souverain j et la crainte
fjue cette ressource inspire est un frein qui con-
tient beaucoup d'iniquités. En France même,
oti fattacbement des parlements aux lois est
extrême , la voie judiciaire est ouverte contre
eux en plusieurs cas par des requêtes en cassa-
tion d arrêt. Les Genevois sont privés d'un pa-
reil avantage ; la partie condamnée par les con-
seils ne peut plus , en quelque casque ce puisse
a8.
436 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
être , avoir aucun recours au souverain. Mais
ce quun particulier ne peut faire pour son in-
térêt privé, tous peuvent le faire pour lintérêt
commun : car toute transgression des lois, étant
une atteinte portée à la liberté , devient une
affaire publique; et quand la voix publique s'é-
lève , la plainte doit être portée au souverain.
Il n'y auroit sans cela ni parlement , ni sénat ,
ni tribunal sur la terre qui fût armé du funeste
pouvoir qu'ose usurper votre magistrat ; il n y
auroit point dans aucun état de sort aussi dur
que le vôtre. Vous m'avouerez que ce seroit là
une étrange liberté l
Le droit de représentation est intimement lié
à votre constitution ; il est le seul moyen pos-
sible d'unir la liberté à la subordination , et de
maintenir le magistrat dans la dépendance des
lois sans altérer son autorité sur le peuple. Si
les plaintes sont clairement fondées, si les rai-
sons sont palpables , on doit présumer le conseil
assez é({uitable pour y déterer. S'il ne l'étoit pas,
ou que les griefs n'eussent pas ce degré d'évi-
dence qui les met au-dessus du doute , le cas
cliangeroit, et ce seroit alors à la volonté générale
de décider; car dans votre état cette volonté est
le juge suprême et I unique souverain. Or com-
me , dès le commencement de la république,
cette volonté avoit toujours des moyens de se
faire entendre , et que ces moyens tcnoient à
votre constitution, il s'ensuit que l'édit de 1707,
fondé dailleurs sur un droit immémorial , et
SECOîJDE PARTIE. 4^7
sur lusage constant de ce droit , n'avoit pas
Jiesoin de plus grande explication.
Les médiateurs , ayant en pour maxime fon-
damentale de s écarter des anciens édits le moins
quil étoit possible, ont laissé cet article tel qu'il
étoit auparavant, et même y ont renvoyé. Ainsi,
par le règlement de la médiation , votre droit
sur ce point est demeuré parfaitement le même,
puisque Tarticle qui le pose est rappelé tout
entier.
Mais les médiateurs n'ont pas vu que les chan-
gements qu'ils étoient forcés de faire à d'autres
articles les obligeoient , pour être conséquents,
d'éclaircir celui-ci , et d'y ajouter de nouvelles
explications que leur travail rendoit nécessaires.
L'effet des représentations des particuliers né-
gligées est de devenir enfin la voix du public ,
et d'obvier ainsi au déni de justice. Cette trans-
formation étoit alors légitime , et conforme à la
loi fondamentale qui par tout pays arme en
dernier ressort le souverain de la force publique
pour l'exécution de ses volontés.
IjCS médiateurs n'ont pas supposé ce déni de
justice. L'événement prouve qu'ils font dû sup-
poser. Pour assurer la tranquillité publique, ils
ont jugé à propos de séparer du droit la puis-
sance , et de supprimer même les assemblées
et députations pacifiques de la bourgeoisie ;
mais , puisqu'ils lui ont d'ailleurs confirmé son
droit , ils dévoient lui fournir dans la forme de
l'institution d'autres moyens de le faire valoir,
438 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGKE.
à la place de ceux quils lui ôtoient. Ils ne 1 ont
pas fait : leur ouvrage, à cet égard, est donc
resté défectueux; car le droit étant demeuré le
même doit toujours avoir les mêmes effets.
Aussi vovez avec quel art vos magistrats se
prévalent de loubli des médiateurs ! En quelque
nombre que vous puissiez être , ils ne voient plus
en vous que des particuliers ; et, depuis (|u il vous
a été interdit de vous montrer en corps, ils re-
gardent ce corps comme anéanti : il ne Test pas
toutefois , puisqu'il conserve tous ses droits , taus
ses privilèges, et qu il fait toujours la principale
partie de letat et du législateur. Ils partent de
cette supposition fausse pour vous faire mille
difficultés chimériques sur fautorité qui peut les
obliger d'assembler le conseil général. Il n y a
point d'autorité qui le puisse , hors celle des
lois , quand ils les observent : mais l'autorité de
la loi qu'ils transgressent retourne au législateur;
et, n osant nier lout-à-fait quen pareil cas cette
autorité ne soit dans le plus grand nombre , ils
rassemblent leurs objections sur les moyens de
le constater. Ces moyens seront toujours faciles,
sitôt quils seront permis; et ils .serout sans in-
convénient, puisquil est aisé den prévenir les
abus.
Il ne sagissoit là ni de tumultes ni dv violence :
il ne sagissoit point de ces ressouicts (jucicjuelôis
nécessaires, mais toujours terribles, qu'on vous
a très sagement interdites ; non (juc vous eu
SECONDE PARTIE. 4*^9
ayez jamais abusé , puisqu au contraire vous
n'en usâtes jamais qu'à la dernière extrémité ,
seulement pour votre défense, et toujours avec
une modération qui peut-être eût dû vous con-
server le droit des armes , si quelque peuple eût
pu l'avoir sans danger. Toutefois je bénirai le
ciel, quoi qu'il arrive, de ce qu'on n'en verra
plus l'affreux appareil au milieu de vous. Tout
est permis dans les maux extrêmes , dit plusieurs
fois l'auteur des Lettres. Cela fût-il vrai, tout ne
seroit pas expédient. Quand l'excès de la tyran-
nie met celui qui la souffre au-dessus des lois,
encore faut-il que ce qu'il tente pour la détruire
lui laisse quelque espoir d'y réussir. Voudroit-on
vous réduire à cette extrémité? je ne puis le
croire; et quand vous y seriez, je pense encore
moins qu'aucune voie de fait pût jamais vous en
tirer. Dans votre position, toute fausse démar-
che est fatale , tout ce qui vous induit à la
faire est un piège; et, fussiez-vous un instant les
maîtres, en moins de quinze jours vous seriez
écrasés pour jamais. Quoi que fassent vos magis-
trats , quoi que dise l'auteur des Lettres , 1rs
moyens violents ne conviennent point à la cause
juste : sans croire qu'on veuille vous forcer à les
prendre , je crois qu'on vous les verroit prendre
avec plaisir; et je crois qu'on ne doit pas vous
faire envisager comme une ressource ce qui ne
peut que vous ôter toutes les autres. La justice
et les lois sont pour vous. Ces appuis, je le sais »
44o LETTRES ÉCRITES DE LA MO>'TAGKE.
sont ])ieii foiblcs contre le crédit et lintrigue;
mais ils sont ks seuls qui vous restent : tenez-
vous-y jusqu'à la fin.
Eh ! comment approuverois-je qu on voulût
troubler la paix civile pour quelque intérêt que
ce fût, moi qui lui sacrifiai le plus cher de tous
les miens? Vous le savez, monsieur, j'étois dé-
siré , sollicité ; je n'avois qu a paroitre , mes droits
étoient soutenus, peut-être mes affronts réparés.
Ma présence eût <lu moins intrigué mes persé-
cuteurs , et j'étois dans une de ces positions en-
viées dont quiconque aime à faire un rôle se
prévaut toujours avidement. J'ai préféré lexil
perpétuel de ma patrie ; j'ai renoncé à tout ,
même à l'espérance , plutôt que d'exposer la
tranquillité publique : j ai mérité d'être cru sin-
cère, lorsque je parle en sa faveur.
Mais pourquoi supprimer des assemblées pai-
sibles et purement civiles, qui ne pouvoient avoir
qu'un objet lé}Tiiimc, puisqu'elles restoient tou-
jours dans la sul)ordinalion due au maj^istrat?
Pourquoi , laissant à la bourgeoisie le droit de
faire des représentations, ne les lui pas laisser
faire avec lordrc et l'authenticité convenables?
Pourquoi lui ôter les moyens d'en délibérer entre
elle, et, pour éviter des assemblées trop nom-
breuses, au moins par ses députés? Peut-on rien
imaginer de mieux réglé, de plus décent, déplus
convenable, que les assemblées par compagnies,
et la forme de traiter qu'a suivie la bourgeoisie
pendant qu'elle a été la maîtresse de l'état ? N'est-
SECONDE PARTIE. 44^
il pas d'une police mieux entendue de voir mon-
ter à rhôtel-de-ville une trentaine de députés au
nom de tous leurs concitoyens, que de voir toute
une bourgeoisie y monter en foule, chacun
ayant sa déclaration à faire, et nul ne pouvant
parler que pour soi? Vous avez vu, monsieur,
les représentants en grand nombre, forcés de se
diviser par pelotons pour ne pas faire tumulte
et cohue, venir séparément par bandes de trente
ou quarante, et mettre dans leur démarche en-
core plus de bienséance et de modestie qu il ne
leur en étoit prescrit par la loi. Mais tel est
l'esprit de la bourgeoisie de Genève; toujours
plutôt en deçà qu'en delà de ses droits, elle est
ferme quelquefois ; elle n'est jamais séditieuse.
Toujours la loi dans le cœur, toujours le respect
du magistrat sous les yeux , dans le temps même
où la plus vive indignation devoit animer sa
colère, et oii rien ne lempèclioit de la conten-
ter, elle ne s'y livra jamais. Elle fut juste étant
la plus forte; même elle sut pardonner. En eût-
on pu dire autant de ses oppresseurs? On sait
le sort qu'ils lui firent éprouver autrefois; on
sait celui qu ils lui préparoient encore.
Tels sont les hommes vraiment dignes de la
liberté , parcequ'ils n'en abusent jamais , qu'on
charge pourtant de liens et dentraves comme la
plus vile populace. Tels sont les citoyens , les
membres du souverain qu'on traite en sujets, et
plus mal que des sujets mêmes, puis([ue, dans
les gouvernements les plus absolus, on permet
44^ LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
des assemblées de communautés qui ne sont pré-
sidées d'aucun magistrat.
Jamais , comme qu'on s'y prenne , des règle-
ments contradictoires ne pourront être obser-
vés à-la-fois. On permet , on autorise le droit de
représentation ; et l'on reproche aux représen-
tants de manquer de consistance, en les empê-
chant den avoir! Cela nest pas juste; et quand
on vous met hors d'état de faire en corps vos
démarches , il ne faut pas vous objecter que vous
n'êtes que des particuliers. Gomment ne voit-on
point que si le poids des représculatious dépend
du nombre des représentants, quand elles sont
(générales , il est impossible de les faire un à un?
Et quel ne seroit pas l'embarras du magistrat,
s il avoit à lire successivement les mémoires ou
à écouter les discours d un millier d hommes ,
comme il y est obligé par la loi !
\^oici donc la facile solution de cette grande
difficulté que fauteur des Lettres lait valoir
comme insoluble (i) : que lorsque le n)agistrat
n aura eu nul égard aux plaintes des particuliers
portées eu représeutatiojis, il permette 1 assem-
blée des conqîaguies bourgeoises ; qu'il la per-
mette séparément, en «les lieux, en des temps
diflérents ; que celles de ces compagnies qui
voudront à la pluralité des suffrages aj)j>uyerles
icprésenlations , le fassent par leurs députés.
()u'alors le nombre des députés représentants se
SECONDE PARTIE. 44^
compte : leur nombre total est fixe; on verra
bientôt si leurs vœux sont ou ne sont pas ceux
de l'état.
Ceci ne signifie pas , prenez-y bien {ifarclc, que
ces assemblées partielles puissent avoir aucune
autorité, si ce n'est de faire entendre leur sen-
timent sur la matière des représentations. Elles
n'auront , comme assemblées autorisées pour ce
seul cas , nul autre droit que celui des particu-
liers : leur objet n'est pas de changer la loi , mais
de juger si elle est suivie; ni de redresser des
griefs, mais de montrer le besoin d'y pourvoir :
leur avis, fùt-ii unanime, ne sera jamais qu'une
représentation. On saura seulement par-là si
cette représentation mérite qu'on y défère, soit
pour assembler le conseil général , si les magis-
trats l'approuvent , soit pour s'en dispenser, s ils
l'aiment mieux , en faisant droit par eux-mêmes
sur les justes plaintes des citoyens et bour-
geois.
Cette voie est simple, naturelle, sûre; elle est
sans inconvénient. Ce n'est pas môme une loi
nouvelle à faire, c'est seulement un article à ré-
voquer pour ce seul cas. Cependant si elle effraie
encore trop vos magistrats, il en reste une autre
non moins facile , et ({ui n'est pas plus nouvelle ;
c'est de rétablir les conseils généraux périodi-
ques , et d'en borner lobjet aux plaintes mises
en représentations durant l'intervalle écoulé de
1 un à l'autre , sans quil soit permis d'y por-
ter aucune autre question. Ces assemblées , qui,
444 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
par une distinction très importante (i) , n'au-
roicnt pas raiitorité du souverain , mais du ma-
gistrat suprême, loin de pouvoir rien innover ,
ne pourroient qu'empêcher toule innovation de
la part des conseils, et remettre toutes choses
dans Tordre de la législation , dont le corps , dé-
positaire de la force publique, peut maintenant
s'écarter sans gêne autant qu'il lui plaît. En sorte
que, pour faire tomber ces assemblées d elles-
mêmes, les magistrats nauroient qu'à suivre
exactement les lois : car la convocation d'un con-
seil général seroit inutile et ridicule lorsqu'on
n'auroit rien à y porter ; et il y a grande appa-
rence que c'est ainsi que se perdit l'usage des
conseils généraux périodiques au seizième siècle,
comme il a été dit ci-devant.
Ce fut dans la vue que je viens d'exposer qu'on
les rétablit en 1707; et cette vieille question,
renouvelée aujourd'hui , fut décidée alors par le
fait même de trois conseils généraux consécutifs,
au dernier desquels passa l'article concernant le
droit de représentation. Ce droit n'étoit pas con-
testé, mais éludé: les maf^istrats n'osoicnt discon-
venir (juc, lors([u ils refusoiont de satisfaire aux
plaintes de la bourgeoisie, la question ne dût être
portée en conseil général; mais comme il appar-
tient à eux seuls de le convoquer, ils préten-
doient sous ce prétexte pouvoir en diflerer la
(i) Voyez le Contrat social , liv. III , chap. xvii . p. i^?».
SECONDE PARTIE. 445
tenue à leur volonté, et comptoient lasser à force
de délais la constance de la bourfjeoisie. Toute-
fois son droit fut enfin si bien reconnu , qu'on
fit, dès le 9 avril , convoquer l'assemblée géné-
rale pour le 5 de mai, afin, dit le placard, Je /<?-
ver par ce moyen les insinuations qui ont été ré-
pandues que la convocation en pourrait être
éludée et renvoyée encore loin.
Et qu on ne dise pas que cette convocation fut
forcée par quelque acte de violence ou par quel-
que tumulte tendant à sédition , puisque tout se
traitoit alors par députations, comme le conseil
lavoit désiré, et (jue jamais les citoyens et bour-
geois ne furent plus paisibles dans leurs assem-
blées , évitant de les faire trop nombreuses et de
leur donner un air imposant. Ils poussèrent
même si loin la décence, et j'ose dire la dignité,
que ceux d'entre eux qui portoient babituelle-
ment l'épée la posèrent toujours pour y assi-
ster (i). Ce ne fut qu'après que tout fut fait, c'est-
à-dire à la fin du troisième conseil général , qu'il
y eut un cri d'armes causé par la faute du con-
seil, qui eut l'imprudence d'envoyer trois com-
(i) Ils eurent la même attention en 1734, dans leurs
représentations du 4 mars, appuyées de mille ou douze
cents citoyens ou bourfjeois en personne, dont pas un
seul -n'avoit Tépée au coté. Ces soins , qui paroilroient
minutieux dans tout autre état, ne le sont pas dans une
démocratie, et caractérisent peut-être mieux uu peuple
que des traits plus éclatants.
44^ LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
paj^nies de la garnison , la baïonnette au bout du
fusil, pour forcer deux ou trois cents citoyens
encore assemblés à Saint-Pierre.
Ces conseils périodiques, rétablis en 1707,
furent révoqués cinq ans après; mais par quels
moyens et dans quelles circonstances? Un court
examen decetédit de 1712 nous fera juger de sa
validité.
Premièrement, le peuple , effrayé par les exé-
cutions et proscriptions récentes , n avoit ni li-
berté, ni sûreté; il ne pouvoit plus compter sur
rien , après la frauduleuse amnistie quon em-
ploya pour le surprendre. Il croyoit à chaque
instant revoir à ses portes les Suisses qui ser-
virent d'archers à ces san{>lantes exécutions.
Mal revenu d'un effroi que le début de ledit
étoit très propre à réveiller, il eut tout accordé
par la seule crainte; il sentoit bien qu'on ne
Tassembloit pas pour donner la loi , mais pour
la recevoir.
Les motifs de cette révocation , fondés sur les
dangers des conseils généraux périodiques, sont
d'une absurdité palpable à qui connoît le moins
du monde lesprit de votre constitution et celui
de votre bourgeoisie. On allègue les ten)ps de
peste , de famitie et de guerre, comme si la fa-
mine ou la guerre éloient uli obstacle à la tenue
d un conseil; et quant à la peste, vous m avoue-
rez que c'est prendre ses précautions de loin.
On s'effraie de l'ennemi , des malintentionnés ,
des cabulos ; jamais on ne vit des gens si tiiiii-
SECONDE PARTIE. 41?
des : l'expérience du passé devoit les rassurer.
Les fréquents conseils généraux ont été , dans
les temps les plus orageux , le salut de la répu-
blique, comme il sera montré ci-après; et ja-
mais on n'y a pris que des résolutions safjes et
courageuses. On soutient ces assemblées con-
traires à la constitution , dont elles sont le plus
ferme appui; on les dit contraires aux édits , et
elles sont établies par les édits; on les accuse de
nouveauté , et elles sont aussi anciennes que la
législation. Il n'y a pas une ligne dans ce préam-
bule qui ne soit une fausseté ou une extrava-
{jance : et c'estsur ce bel exposé que la révocation
passe , sans programme antérieur qui ait in-
struit les membres de l'assemblée de la propo-
sition qu'on leur vouloit faire, sans leur don-
ner le loisir d'en délibérer entre eux , même d'y
penser, et dans un temps où la bourgeoisie,
mal instruite de l'bistoire de son gouverne-
ment, s'en laissoit aisément imposer par le ma-
gistrat !
Mais un moyen de nullité plus grave encore
est la violation de l'éditdanssa partie à cet égard
la plus importante, savoir la manière de décbif-
f'ier les billets ou de compter les voix. Car dans
l'article IV de ledit de 1707 il est dit qu'on éta-
blira quatre sécrétants ad actu/mpoiir recueillir
les sulbagcs, deux des deux-cent et deux du
peuple, lesquels seront cboisis sur-le-cliamp par
M. le premier syndic, et prêteront serment dans
le temple : et toutefois , dans le conseiJ général
448 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
de 1 7 1 2 , sans aucun égard à 1 edit précédent , on
fait recueillir les suffrages par les deux secrétai-
res d'état. Quelle fut donc la raison de ce chan-
gement? et pourquoi cette manœuvre illégale
dans un point si capital , comme si l'on eût voulu
transgresser à plaisir la loi qui venoit dêtre
faite? On commence par violer dans un article
l'édit qu'on veut annuler dans un autre! Cette
marche est-elle régulière! Si, comme porte cet
édit de révocation , l'avis du conseil lut approuvé
presque unanimement (i) , pourquoi donc la
(i) Par la manière dont il m'est rapporté qu'on s'y
prit, cette unanimité n'étoit pas difficile à obtenir, et il
ne tint qu'à ces messieurs de la rendre complète.
Avant l'assemblée , le secrétaire d'état Mestrezat dit :
Laissez- les venir ^ je les tiens. Il employa, dit-on, pour
cette fin les deux mots, approbation et réjection y qui , de-
puis, sont demeurés en usage dans les billets : en sorte
que, quelque parti qu'on prît, tout revcnoit au même.
Car, si l'on cboisissoii (ipprobation ,Von approuvoit l'avis
des conseils, qui rcjeloit l'assemblée périodique ; et si
l'on prenait rcjection , l'on reje toit l'asseujblée périodi-
que. Je n'invente pas ce fait , et je ne le rapporte pas
sans autorité , je prie le lecteur de le croire : mais je
dois à la v<:rité de dire qu'il ne me vient pas de Genève,
et à la justice d'ajouter que je ne le crois pas vrai : je
sais seulement (jue l'équivoque de ces deux mots abusa
bien des votants sur celui qu'ils dévoient choisir pour
exprimer leur intention , et j'avoue encore que je ne
puis imaginer aucun uujlir honnête , ni aucune excuse
légitime à la transgression de la loi , dans le recueillement
des suffrages. Rien ne prouve mieux la terreur dont le
peuple étoit saisi , ((ue le silence avec lequel il laissa pas-
ser cette irrégularité.
SECONDE PARTIE. 449
surprise et la consternation que marquoient les
citoyens en sortant du conseil , landis qu'on
voyoit un air de triomphe et de saiisfaction sur
les visages des magistrats (i) ? Ces différentes
contenances sont -elles naturelles à gens qui
viennent dêlre unanimerneat du même avis?
Ainsi donc, pour arracher cet édit de révoca-
tion , Ton usa de terreur, de surprise, vraisem-
blahlement de fraude, et, tout au moins , oa
viola certainement la loi. Qu'on juge si ces ca-
ractères sont compatibles avec ceux d une loi
sacrée, comme on affecte de lappeler.
Mais supposons que cette révocation soit légi-
time, et qu'on n'en ait pas enfreint les condi-
tions (2) ; quel autre effet peut-on lui donner ,
que de remettre les choses sur le pied où elles
étoient avant rétablissement de la loi révoquée,
et par conséquent la bourgeoisie dans le droit
dont elle étoit en possession? Quand on casse
une transaction, les parties ne restent-elles pas
comme elles étoient avant qu'elle fût passée?
Convenons que ces conseils généraux périodi-
(i) Ils disoient entre eux en sortant , et bien d'autres
rentendirent : IWn/s retn>ns dt- fniiv lae grau (le journée.
Le lendemain nombre de citoyens fuient se plaindre
qu'on les avoit trompés , et qu'ils n'avoient point entendu
rejeter les assemblées générales , mais l'avis des conseils.
On se moqua d'eux.
(2) Ces conditions portent (\\\ aucun changement h tedil
n'auri force , quil ti'ait clé approuvé dans ce soii%<eiain
conseil. Heste donc à savoir si les infractions de l'edii ne
sont pas des changements a l'édit.
7. 39
430 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
unes n'auroient eu qii un seul inconvénient , mais
terrible; c eût été de forcer les magistrats et tous
les ordres de se contenir dans les bornes de leurs
devoirs et de leurs droits. Par cela seul je sais que
ces assemblées si effaroucbantes ne seront jamais
rétablies, non plus que celles de la bourgeoisie
par compagnies ; mais aussi n'est-ce pas de cela
qu'il s'agit : je n'examine point ici ce qui doit ou
ne doit pas se faire , ce qu'on fera ni ce qu'on ne
fera pas. Les expédients (pie j indique simplement
comme possibles et faciles, comme tirés de votre
constituiion , n'étant plus conformes aux nou-
veaux édits , ne peuvent passer que du consen-
tement des conseils ; et mon avis n'est assurément
pas qu'on les leur propose : mais , adoptant un
moment la supposition de l'auteur des Lettres ,
je résous des objections frivoles ; je fais voir qu il
cherche dans la nature des choses des obstacles
qui n'y sont point ; qu'ils ne sont tous que dans la
mauvaise volonté du conseil ; et qu'il y avoit , s il
l'eût voulu , cent moyens de lever ces prétendus
obstacles > sans altérer la constitution , sans trou-
bler l'ordre , et sans jamais exposer le repos
public.
Mais, pour rentrer dans la question, tenons-
nous exactement au dernier édit; et vous n'y
verrez pas une seule diiliculté réelle contre Icl-
fet nécessaire du droit de représentation.
1. Celle d'abord de fixer le nombre des repré-
sentants est vaine par ledit même, qui ne fait
aucune distinction du nombre, et ne donne pas
SECONDE PARTIE. 45l
moins de force à la représentation d'un seul qu'à
celle de cent.
2. Celle de donner à des particuliers le droit
<îe faire assembler le conseil général est vaine
encore, puisque ce droit, dangereux ou non,
ne résulte pas de leffet nécessaire des représen-
tations. Comme il y a tous les ans deux conseils
généraux pour les élections , il n'en faut point
pour cet effet assembler d'extraordinaire. Il suf-
fit que la représentation , après avoir été exami-
née dans les conseils , soit portée au plus pro-
chain conseil général , quand elle est de nature
à lêtre (i). La séance nen sera pas même pro-
longée d'une heure, comme il est manifeste à
quiconnoît lordrc observé dans ces assemblées.
Il faut seulement prendre la précaution que la
proposition passe aux voix avant les élections :
car si l'on attendoit que l'élection fût faite, les
syndics ne manqueroient pas de rompre aussitôt
rassemblée, comme ils firent en 1735.
3. Celle de multiplier les conseils généraux
€St levée avec la précédente; et quand elle ne le
seroit pas, où seroient les dangers qu'on y trouve?
c'est ce que je ne saurois voir.
On frémit en lisant l'énumération de ces dan-
gers dans les Lettres écrites de la campagne, dans
Fédit de 1712, dans la harangue de M. Chouet:
mais vérifions. Ce dernier dit que la république
(i) J'ai distingué ci-devant les cas où les conseils sont
tenus de l'y porter, et ceux où ils ne le sont pas.
^9-
452 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
ne fut tranquille que quand ces assemblées de-
vinrent plus rares. Il y a là une petite inversion
à rétablir. Il falloit dire que ces assemblées de-
vinrent plus rares quand la république fut tran-
quille. Lisez, monsieur, les fastes de votre ville
durant le seizième siècle. Comment secoua-t-
elle le double jouf^f qui lecrasoit ? Comment
étouffa-t-elle les factions qui la déchiroient ?
Comment résista-t-elle à ses voisins avides, qui
ne la secouroient que pour l'asservir? Comment
s'établit dans son sein la liberté évangclique et
politique? Comment sa constitution prit-elle de
la consistance ? Comment se forma le système
de son gouvernement? L'bistoire de ces mémo-
rables temps est un encbaînement de prodiges.
Les tyrans, les voisins, les ennemis, les amis,
les sujets , les citoyens , la guerre , la peste , la
famine , tout sembloit concourir à la perte de
cette malheureuse ville. On conçoit à peine
comment un état déjà formé eût pu échapper à
tous ces périls. Non seulement Genève en échap-
pe, mais c'est durant ces crises terribles que se
consomme le grand ouvrage de sa législation.
Ce fut par ses fréquents conseils gér.éraux (i),
ce fut par la prudence et la fermeté que ses ci-
toyens y portèrent , qu'ils vainquirent enfin tous
(i) Comme on les assembloit alors clans tous les cas
ardus ^ selon les édits , et que ces cas ardus revenoient
très souvent dans ces temps orageux, le conseil général
étoit alors plus fréquemment convoqué que n'est aujour-
d'hui le deux-cent. Qu'on en juge par une seule époque.
SECONDE PARTIE. 4^3
les obstacles , et rendirent leur ville libre et
tranquille, de sujette et déchirée quelle étoit
auparavant; ce fut après avoir tout mis en ordre
au dedans, qu'ils se virent en état de faire au
dehors la guerre avec gloire. Alors le conseil
souverain avoit fini ses fonctions ; c'étoit au
gouvernement de faire les siennes : il ne restoit
plus aux Genevois qu à défendre la liberté qu'ils
venoient d'établir, et à se montrer aussi braves
soldats en campagne qu'ils s'étoient montrés di-
gnes citoyens au conseil : c'est ce qu'ils firent.
Vos annales attestent par-tout futilité des con-
seils généraux ; vos messieurs n'y voient que des
maux effroyables. Ils font l'objection , mais l his-
toire la résout.
4. Celle de s'exposer aux saillies du peuple ,
quand on avoisine de grandes puissances, se ré-
sout de même. Je ne sache point en ceci de meil-
leure réponse à des sophismes que des faits con-
stants. Toutes les résolutions des conseils géné-
raux ont été dans tous les temps aussi pleines
de sagesse que de courage ; jamais elles ne fu-
rent insolentes ni lâches: on y a quelquefois juré
de mourir pour la patrie ; mais je défie qu'on
m'en cite un seul , même de ceux où le peuple
a le plus influé, dans lequel on ait par étour-
derie indisposé les puissances voisines, non plus
Durant les huit premiers mois de l'année i54o, il se tint
dix-huit conseils {généraux; et cette année nVut rien de
plus extraordinaire que celles qui avoient précédé et que
celles qui suivirent.
454 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGr^E.
qu'un seul où Ton ait rampé devant elles. Je ne
ferois pas un pareil défi pour tous les arrêtés du
petit conseil : mais passons. Quand il s'agit de
nouvelles résolutions à prendre, c'est aux con-
seils intérieurs de les proposer, au conseil gé-
néral de les rejeter ou de les admettre ; il ne peut
rien faire de phis, on ne dispute pas de cela :
cette objection porte donc à faux.
5. Celle de jeter du doute et de l'obscurité sur
toutes les lois n'est pas plus solide, parcequ'il
ne s'agit pas ici d'une interprétation vague, gé-
nérale, et susceptible de subtilités, mais dune
application nette et précise dun fait à la loi. Le
magistrat peut avoir ses raisons pour trouver
obscure une cbose claire; mais cela n'en détruit
pas la clarté. Ces messieurs dénaturent la ques-
tion. Montrer par la. lettre d'une loi qu'elle a
été violée, n'est pas proposer des doutes sur
cette loi. S'il y a dans les termes de la loi un
seul sens selon lequel le fait soit justifié , le con-
seil, dans sa réponse, ne manquera pas d établir
ce sens. Alors la représentation perd sa force,
et si l'on V persiste, elle tond>e inrailliblement en
conseil général : car linlérét de tous est trop
grand, trop présent, trop sensible, sur-tout dans
une ville de commerce , pour que la généralité
Veuille jamais ébranler l'autorité, le gouverne-
ment , la législation , en prononçant (^u une loi a
été transgressée, lorsqu'il est possible qu'elle ne
l'ait pas clé.
C'est au législateur, c'est au rédacteur des lois
SECONDE PARTIE. ^36
à n'en pas laisser les termes équivoques. Quand
ils le sont , c'est à Téquité du magistrat d'en fixer
le sen& dans la pratique : quand la loi a plusieurs
sens, il use de son droit en préférant celui quil
lui plaît ; mais ce dioit ne va point jusqu'à chan-
ger le sens littéral des lois, et à leur en donner
un quelles n'ont pas; autrement il n'y auroit
plus de loi. Tia question ainsi posée est si nette,
quil est facile au bon sens de prononcer, et ce
bon sens qui prononce se trouve alors dans le
conseil général. Loin que de là naissent des dis-
cussions interminables, cest par-là qu'au con-
traire on les prévient; c'est par-là qu'élevant les
édits au-dessus des interprétations arbitraires et
particulières, que l'intérêt ou la passion peut
suggérer, on est sûr quils disent toujours ce
qu ils disent , et que les particuliers ne sont plus
en doute, sur chaque affaire , du sens qu'il plaira
au magistrat de donner à la loi. IS'est-il pas clair
qucles difficultés dont il s'agit maintenant n'exis-
teroient plus, si Ion eût pris d abord ce moyen
de les résoudre ?
• 6. Celle de soumettre les conseils aux ordres
des citoyens est ridicule. Il est certain que des
représentations ne sont pas des ordres , non plus
que la requête d'un homme qui demande justit-e
n'est pas un ordre ; mais le magistrat n'en est
pas moins obligé de rendre au suppliant la jus-
tice qu'il demande, et le conseil de faire droit
sur les représentations des citoyens et bourgeois.
Quoique les magistrats soient les supérieurs des
456 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
particuliers, cette supériorité ne les dispense pas
d^ccorder à leurs inférieurs ce qu'ils leur doi-
vent ; et les termes respectueux qu'eniploieut
ceux-ci pour le demander notent rien au droit
qu'ils ont de l'obtenir. Une représentation est,
si l'on veut, un ordre donné au conseil, comme
elle est un ordre donné au premier syndic à qui
on la présente, de la communiquer au conseil ;
carcest ce qu'il est toujours oblij^é de faire, soit
qu'il approuve la représentation , soit qu'il ne
l'approuve pas.
Au reste, quand le conseil tire avantage du
mot de représt^ntation qui marque infériorité ;
en disant une chose que personne ne dispute, il
oublie cependant que ce mol employé dans le
rè{]flement n'est pas dans ledit auquel il renvoie,
mais bien celui de remontrances ^<\\x\ présente un
tout autre sens: à quoi l'on peut ajouter qu'il y
a de la différence entre les remontrances qu'un
corps de magistrature fait à son souverain , et
celles que des membres du souverain font à un
corps de magistrature. Vous direz que j'ai tort
de répondre à une pareille objection ; mais elle
vaut bien la plupart des autres.
•7. Celle enfin d'un homme en crédit contes-
tant le sens ou lapplicatiou d'une loi qui le con-
damne, en séduisant le public en sa faveur, est
telle (jue je crois devoir m'abstenir de la quali-
fier. Eh! qui donc a connu la bourgeoisie de Ge-
nève pour un peuple servile, ardent, imitateur,
stupidc, enncjiii des lois, et si prompt à s'en-
SECONDE PARTIE. 457
flammerpour les intérêts d autrui ''Il faut que
chacun ait bien vu le sien compromis dans les
affaires publiques , avant qu'il puisse se résoudre
à s'en mêler.
Souvent rinjustice et la fraude trouvent des
protecteurs ; jamais elles n'ont le public pour
elles : c'est en ceci que la voix du peuple est la
voix de Dieu; mais malheureusement cette voix
sacrée est toiijoursfoible dans les affaires contre
le cri de la puissance, et la plainte de l'inno-
cence opprimée s'exhale en murmures méprisés
par la tyrannie. Tout ce qui se fait par brigue
et séduction se fait par préférence au profit de
ceux qui gouvernent; cela ne sauroit être autre-
ment. T^a ruse, le préjugé, l'intérêt, la crainte,
l'espoir, la vanité, les couleurs spécieuses , un
air d'ordre et de subordination , tout est pour
des hommes habiles constitués en autorité et ver-
sés dans l'art d'abuser le peuple. Quand il s'agit
d'opposer l'adresse à l'adresse, ou le crédit au
crédit, quel avantage immense n'ont pas dans
une petite ville les premières familles, toujours
unies pour dominer, leurs amis, leurs clients,
leurs créatures, tout cela joint à tout le pouvoir
des conseils, pour écraser des particuliers qui
oseroif nt leur faire tête avec des sophismes pour
toutes armes! Voyez autour de vous dans cet
instant même. L'appui des lois, léquité, la vé-
rité, l'évidence, l'intérêt commun, le soin de
la sûreté particulière, tout ce qui dcvroit en-
traîner la foule suffit à peine pour protéger des
45'8 LETTRES ÉCP.ITES DE LA. MO>'TAGXr.
citoyens respectes qui réclament contre liniquité
la plus manifeste ; et ] on veut que , chez un peu-
ple éclairé, 1 intérêt d'un brouillon fasse plus de
partisans que n'en peut faire celui de l'état! Ou
je connois mal votre bourgeoisie et vos chefs ,
ou , si jamais il se fait une seule représentation
mal fondée , ce qui n'est pas encore arrivé que
je sache, l'auteur, s il n'est méprisable, est un
homme perdu.
Est-il besoin de réfuter des objections de cette
espèce, quand on parle à des Genevois? Y a-t-il
dans votre ville un seul homme qui n en sente la
mauvaise foi? et peut-on sérieusement balancer
l'usage d'un droit sacré, fondamental, confirmé,
nécessaire, par des inconvénients chimériques,
que ceux mêmes qui les objectent savent mieux
que personne ne pouvoir exister; tandis qu'au
contraire ce droit enfreint ouvre la porte aux
excès de la plus odieuse oligarchie, au point
qu'on la voit attenter déjà sans prétexte à la
liberté des citoyens, et s'arroger hautement le
pouvoir de les emprisonner sans astriction ni
condition , sans formalité d'aucune espèce, con-
tre la teneur des lois les pins précises, et mal-
gré toutes les protestations?
L'explication (ju'on ose donner à ces lois est
plus insultante encore que la tyrannie qu'on
exerce en leur nom. De quels raisonnements on
vous paye! Ce n'est pas assez de vous traiter en
esclaves, si l'on ne vous traite encore en en-
fants. Kh dieu! comment at-on pu mettre en
SECONDE PARTIE. 4^9
doute des questions aussi claires, comment a-t-
on pu les embrouiller à ce point? Voyez, mon-
sieur, si les poser n'est pas les résoudre. En
finissant par-là cette lettre, j'espère ne la pas
alonger de beaucoup.
Un homme peut être constitué prisonnier de
trois manières: l'une, à l'instance d'un autre
homme, qui fait contre lui partie formelle; la
seconde, étant surpris en flajjrant délit, et saisi
sur-le-champ , ou, ce qui revient au même,
pour crime notoire, dont le public est témoin;
et la troisième, d'office, par la siijiple auto-
rité du maj^istrat, sur des avis secrets, sur des
indices, ou sur d'autres raisons qu'il trouve suf-
fisantes.
Dans le premier cas , il est ordonné par les
lois de Genève que l'accusateur revête les pri-
sons, ainsi que l'accusé; et de plus, s'il n'est
pas solvable, qu'il donne caution des dépens et
de l'adjugé. Ainsi l'on a de ce côté, dans 1 intérêt
de laccusatcur, une sûreté raisonnable que le
prévenu n'est pas arrêté injustement.
Dans le second cas, la preuve est dans le fait
même, et l'accusé est en quelque sorte con-
vaincu par sa propre détention.
Mais, dans le troisième cas, on n'a ni la même
sûreté que dans le premier, ni la même évidence
que dans le second ; et c'est pour ce dernier cas
que la loi, supposant le magistrat équitable,
prend seulement des mesures [)0ur qu'il ne soit
pas surpris.
46o LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
Voilà les principes sur lesquels le législateur
se dirige dans ces trois cas; en voici mainteBunt
l'application.
Dans le cas de la partie formelle, on a, dès le
commencement, un procès en règle quil faut
suivre dans toutes les formes judiciaires : c'est
pourquoi laffaire est d'abord traitée en pre-
mière instance. L'emprisonnement ne peut être
fait , si, parties ouïes , il Jia été permis par jus-
tice (\). Vous savez que ce qu'on appelle à Ge-
nève la justice est le tribunal du lieutenant et
de ses assistants, appelés auditeurs. Ainsi c'est
à ces magistrats et non à d autres, pas même
aux syndics, que la plainte en pareil cas doit
être portée; et c'est à eux d'ordonner l'empri-
sonnement des -deux parties , sauf alors le re-
cours de l'une des deux aux syndics, si, selon
les ternies de ledit, elle se sentait grevée par ce
qui aura été ordonné (2). Les trois premiers ar-
ticles du titre XII sur les matières criminelles
se rapportent évidemment à ce cas là.
Dans le cas du flagrant délit, soit pour crime,
soit pour excès que la police doit punir, il est
permis à toute personne d arrêter le coupable;
mais il n'y a que les magistrats chargés de quel-
que partie du pouvoir executif, tels que les syn-
dics, le conseil, le lieutenant, un auditeur, qui
puissent Técrouer; un conseiller ni plusieurs ne
le pourroient pas ; et le prisonnier doit être in-
(i) Édits civils, lit. XII, art. i. — >.) Ibid. , art. 2.
SECONDE PARTIE. 4^1
terrofjé dans les vingt -quatre heures. Les cinq
articles suivants du môme édit se rapportent
uniquement à ce second cas, comme il est clair,
tant par l'ordre de la matière que par le nom de
criminel donné au prévenu, puisquil n'y a que
le seul cas du flagrant délit ou du crime no-
toire, où l'on puisse appeler criminel un accusé
avant que son procès lui soit fait. Que si l'on
s'obstine à vouloir c[\iaccusé et criminel soient
synonymes , il faudra , par ce même langage ,
i^u innocent et criminel le soient aussi.
Dans le reste du titre XII il n'est plus ques-
tion d emprisonnement; et depuis l'article IX in-
clusivement, tout roule sur la procédure et sur
la forme du jugement, dans toute espèce de pro-
cès criminel. Il n'y est point parlé des emprison-
nements faits d'office.
Mais il en est parlé dans ledit politique sur
loffice des quatre syndics. Pourquoi cela? par-
ceque cet article tient immédiatement à la li-
berté civile, que le pouvoir exercé sur ce point
par le magistrat est un acte de gouvernement
plutôt que de magistrature, et qu'un simple
tribunal de justice ne doit pas être revêtu d'un
pareil pouvoir. Aussi fédit faccorde-t-il aux syn-
dics seuls , non au lieutenant ni à aucun autre
magistrat.
Or, pour garantir les syndics de la surprise
dont j'ai parlé, ledit leur prescrit de mander
premièrement ceux qu'il appartiendra d'exa-
miner, d interroger^ et enfin de faire emprison-
462 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
ner si mestier est. Je crois que, clans un pays
libre, la loi ne pouvoit pas moins faire pour
mettre un frein à ce terriljle pouvoir. Il faut
que les citoyens aient toutes les sûretés raison-
nables qu'en faisant leur devoir ils pourront
couclier dans leur lit.
L'article suivant du même titre rentre, comme
il est manifeste, dans le cas du crime notoire et
du flagrant délit; de même que l'article premier
du titre des matières criminelles, dans le même
édit politique. Tout cela peut paroître une ré-
pétition : mais, dans fédit civil, la matière est
considérée quant à lexercice de la justice, et
dans ledit politique, quant à la sûreté des ci-
toyens. D'ailleurs les lois ayant été faites en dif-
férents temps, et ces lois étant fouvrage des
hommes, on n'y doit pas chercher un ordre qui
ne se démente jamais et une perfection sans
défaut. 11 suffit qu'en méditant sur le tout, et
en comparant les articles, on y découvre lesprit
du législateur et les raisons du dispositif de son
ouvrage.
Ajoutez une réflexion. Ces droits si judicieuse-
ment combinés , ces droits réclamés par les re-
présentants en vertu des édits, vous en jouissiez
sous la souveraineté des évêques, Neufcbâtel en
jouit sous ses princes; et à vous, républicains,
on veut les ôter! Voyez les articles X, XI, et
plusieurs autres des franchises de Genève, dans
l'acte d'Ademarus Fabri. Ce monument n'est pas
moins respectable aux Genevois que ne l'est aux
SECONDE PARTIE. 463
Anj^loisla grande Chartre encore plus ancienne;
et je doute qu on fût bien venu chez ces derniers
à parler de leur chartre avec autant de mépris
que l'auteur des Lettres ose en marquer pour la
vôtre.
Il p retend qu'elle a été abrogée par les consti-
tutions de la république (i). Mais au contraire je
vois très souvent dans vos édits ce mot, comme
cV ancienneté ^ qui renvoie aux usages anciens,
par conséquent aux droits sur lesquels ils étoient
fondés; et comme si 1 évêque eût prévu que ceux
qui dévoient protéger les franchises les attaque-
roient, je vois quil déclare dans l'acte même
qu'elles seront perpétuelles, sans que le non-
usage ni aucune prescription les puisse abolir.
Voici , vous en conviendrez, une opposition bien
singulièii'e. Le savant syndic Chouet dit, dans
son mémoire à mylord Towsend, que le peuple
de Genève entra, par la réformation, dans les
droits de lévêque, qui étoit prince temporel et
spirituel de cette ville: l'auteur des Lettres nous
assure au contraire que ce même peuple perdit
en cette occasion les franchises que lévêque lui
avoit accordées. Auquel des deux croirons-nous?
Quoi! vous perdez, étant libres, des droits
(i) C'étoit par une logique toute semblable qu'en 1742
on n'eut aucun égard au traité de Soieure de iSyg, sou-
tenant iju'il étoit suranné, quoiqu'il fût déclaré perpétuel
dans Taclc même , (ju'il n'ait jamais été abrogé par aucun
autre, et qu'il ait été rappelé plusieurs fois, notammeni
dans Taclc de la médiation.
464 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
dont vous jouissiez étant sujets ! Vos magistrats
vous dépouillent de ceux que vous accordèrent
vos princes ! Si telle est la liberté que vous ont
acquise vos pères , vous avez de quoi regretter
le sang qu'ils versèrent pour elle. Cet acte sin-
gulier qui vous rendant souverains vous ôta vos
franchises valoit bien, ce me semble, la peine
d'être énoncé ; et du moins , pour le rendre
croyable, on ne pouvoit le rendre trop solen-
nel. Où est-il donc cet acte d'abrogation ? Assu-
rément, pour se prévaloir d'une pièce aussi bi-
zarre, le moins qu'on puisse faire est de com-
mencer par la montrer.
De tout ceci je crois pouvoir conclure avec
certitude qu'en aucun cas possible la loi dans
Genève n'accorde aux syndics, ni à personne,
le droit absolu d'emprisonner les particuliers
sans astriction ni condition. Mais n'importe :
le conseil , en réponse aux représentations, éta-
blit ce droit sans réplique. Il n'en coûte que
de vouloir, et le voila en possession. Telle est
la commodité du droit négatif
Je me proposois de montrer dans cette lettre
que le droit de rop?'ésentalion , intimement lié
à la forme de votre constitution , n'étoit pas un
droit illusoire et vain ; mais qu'ayant été for-
mellement établi par l'c'dit de 170'y, et confirmé
par celui de 17^8, il devoit nécessairenjent
avoir un effet réel ; que cet effet n'avoit pas été
stipulé dans facte de la médiation , parcequ'il
ne féioit pas dans l'édit ; et qu'il ne l avoit pas
SECONDE PARTIE. 465
été dans redit , tant parcequil résultoit alors
par lui-même de la nature de votre constitution,
que parecque le même édit en établissoit la sû-
reté d une autre manière ; que ce droit , et son
effet nécessaire, donnant seul de la consistance
à tous les autres, étoit 1 unique et véritable équi-
valent de ceux qu'on avoit ôtés à la bourgeoisie;
que cet équivalent, suffisant pour établir un so-
lide équilibre entre toutes les parties de létat ,
montroit la sagesse du règlement qui , sans cela,
seroit l'ouvrage le plus inique qu'il fût possible
d'imaginer; qu'enfin les difficultés qu'on élevoit
contre l'exercice de ce droit étoient des difficul-
tés frivoles , qui n'existoient que dans la mau-
vaise volonté de ceux qui les proposoient , et
qui ne fjalanroient en aucune manière les dan-
gers du droit négatif absolu. Voilà, monsieur,
ce que j'ai voulu faire; c'est à vous à voir si j'ai
réussi.
' LETTRE IX.
J'ai cru, monsieur , (pi'il valoit mieux établir
directement ce que j'avois à dire , que de m'at-
tacher à de longues réfutations. Entreprendre
un examen suivi des TiCltres écrites de la cam-
pagne , seroit s embarquer dans une mer de so-
phismes. Les saisir , les exposer , seroit , selon
moi, les réfuter; mais ils nagent dans un tel
7. 3o
466 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
flux de doctrine , ils en sont si fort inondés ,
qu'on se noie en voulant les mettre à sec.
Toutefois , en achevant mon travail , je ne
puis me dispenser de jeter un coup-d'œil sur
celui de cet auteur. Sans analyser les subtilités
politiques dont il vous leurre, je me contenterai
d'en examiner les principes , et de vous montrer
dans quelques exemples le vice de ses raisonne-
ments.
Vous en avez vu ci- devant l'inconséquence
par rapport à moi : par rapport à votre répu-
blique, ils sont plus captieux quelquefois, et ne
sont jamais plus solides. Le seul et véritable
objet de ces lettres est d'établir le prétendu droit
négatif dans la plénitude que lui donnent les
usurpations du conseil. C'est à ce but que tout
se rapporte, soit directement, par un enchaî-
nement nécessaire, soit indirectement, par un
tour d'adresse, en donnant le change au public
sur le fond de la question.
Les imputations qui me regardent sont dans
le premier cas. Le conseil m'a jugé contre la loi:
des représentations s'élèvent. Pour établir le
droit négatif, il faut écoiiduire les représen-
tants; pour les éconduire, il faut prouver quils
ont tort; pour prouver qu'ils ont tort, il faut
soutenir que je suis coupable , mais coupable
à tel point, que, pour punir mon crime, il a
fallu déroger a la loi.
Que les hommes frémiroient au premier mal
qu'ils font, s'ils voyoient (ju ils se mettent dans
SECONDE PARTIE. 4^7
la triste nécessité deii toujours faire , d'être mé-
chants toute leur vie pour avoir pu Tètre un
moment, et de poursuivre jusqu'à la mort le
malheureux qu'ils ont une fois persécuté
La question de la présidence dos syndics dans
les tribunaux criminels se rapporte au second
cas. Croyez-vous qu'au fond le conseil s'embar-
rasse beaucoup que ce soient des syndics ou des
conseillers qui président, depuis qu'il a fondu
les droits des premiers dans tout le corps.' Les
syndics , jadis choisis parmi tout le peuple (i) ,
ne Tétant plus que dans le conseil , de chefs
qu'ils éîoient des autres magistrats , sont de-
meurés leurs colléfifues ; et vous avez pu voir
clairement dans cette affaire que^os syndics,
peu jaloux d une autorité passagère , ne sont
plus que des conseillers. Mais on feint de traiter
cette question comme importante , pour vous
distraire de celle qui l'est véritablement , pour
Vous laisser croire encore ([ue vos premiers ma-
gistrats sont toujours élus par vous, et que leur
puissance est toujours la même.
Laissons donc ici ces questions accessoires ,
que, par la manière dont lanteur les traite, on
voit qu'il ne prwid guère à cœur. Bornons-nous
h peser les raisons «pi'il allègue en faveur du
(i) On pousâoit si loin raU(;iiiii)n pour qu il n'y eût
dans ce choix ni exclusion ni pretérence autre que celle
du mérite, que, par un «îdit qui a été abiogé, deux syn-
dics dévoient toujours être pris dans le bas de la ville et
deux dans le haut.
3u.
468 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
droit négatif, auquel il s'attache avec plus de
soin, et par lequel seul , admis ou rejetés , vous
êtes esclaves ou libres.
L'art qu'il emploie le plus adroitement pour
cela est de réduire en propositions générales un
système dont on verroit trop aisément le loible
s'il en faisoit toujours l'application. Pour vous
écarter de l'objet particulier , il flatte votre
amoui' - propre en étendant vos vues sur de
grandes questions ; et tandis qu il met ces ques-
tions hors de la portée de ceux qu'il veut sé-
duire , il les cajole et les gagne en paroissant
les traiter en hommes d'état. Il éblouit ainsi le
peuple pour l'aveugler , et change en thèses de
philosophie /les questions qui n'exigent que du
bon sens , afin qu'on ne puisse l'en dédire , et
que, ne l'entendant pas, on n'ose le désavouer.
Vouloir le suivre dans ses sophismes abstraits,
seroit tomber dans la faute que je lui reproche.
D'ailleurs, sur des questions ainsi traitées, on
prend le parti qu'on veut sans avoir jamais tort:
car il entre tant d'éléments dans ces proposi-
tions, on peut les envisager par tant de faces,
qu'il y a toujours quc]({uo côté susceptible de
l'aspect ([u on veut leur doniie|^Quaud on fait
pour tout le public en général un livre de poli-
tique , on y peut philosopher à son aise : fau-
teur, ne voulant qu'être lu et jugé par les hom-
mes instruits de toutes les nations et versés dans
la matière qu'il traite, abstrait et généralise sans
crainte; il ne s'appesantit pas sur les détails élé-
SECONDE PARTIE. 4%
mentaires. Si je parlois à vous seul , je pourrois
user de cette méthode; mais le sujet de ces let-
tres intéresse un peuple entier, composé dans
son plus grand nombre d'hommes qui ont plus
de sens et de jugement que de lecture et d'é-
tude, et qui, pour n'avoir pas le jargon scien-
tifique, n'en sont que plus propres à saisir le
vrai dans toute sa simplicité. Il faut opter en
pareil cas entre l'intérêt de l'auteur et celui des
lecteurs; et qui veut se rendre plus utile doit
se résoudre à être moins éblouissant.
Une autre source d'erreurs et de fausses appli-
cations est d'avoir laissé les idées de ce droit né-
gatif trop vagues , trop inexactes ; ce qui sert à
citer avec un air de preuve les exemples qui s'y
rapportent le moins, à détourner vos concitoyens
de leur objet par la pom|)e de ceux qu'on leur
présente, à soulever leur orgueil contre leurrai-
son, et à les consoler doucement de n'être pas
plus libres que les maîtres du monde. On fouille
avec érudition dans l'obscurité des siècles; on
vous promène avec faste chez les peuples de l'an-
tiquité; on vous étale successivement Athènes,
Sparte , Rome , Garthage ; on vous jette aux yeux
le sabl<^de la Ijibye , pour vous empêcher de voir
ce qui se passe autour de vous.
Qu'on fixe avec précision, coVnme j'ai tâché
de faire , ce droit négatif, tel que prétend fcxer-
cer le conseil ; et je soutiens qu'il n y eut jamais
un seul gouvernement sur la terre où le législa-
teur, enchaîné de toutes manières par le corps
470 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGrs^E.
(exécutif, après avoir livré les lois sans réserve à
sa merci, tût réduit à les lui voirexpli-juer, élu-
der, transgresser à volonté, sans pouvoir jamais
apporter à cet abus d autre opposition , d'autre
droit, d'autre résistance , qu'un murmure inutile
et d'impuissantes clameurs.
Voyez en eflet à ((uel point votre anonyme est
forcé de dénaturer la question, poiu'y rapporter
nioins m al- à-propos ses exemples.
Le droit négatif n'étant pas y dit-il pnf^e i lo ,
le pouvoir de faire des lois, mais d empêcher que
tout le monde indistinctement ne puisse mettre
en mouvement la puissance gui fait les lois , et
ne donnant pas la facilité d innover ^ mais le
pouvoir de soj>poser aux innovations ^ va direc-
tement au grand but que se propose une société
politique , qui est de se conserver en conservant
sa constitution.
Voilà un droit négatif très raisonnable ; et
dans le sens exposé ce droit est en effet une par-
lie si essentielle delà conslitulion démocrati(|ue,
quil scroit généralement impossible «{u'olle se
maintînt , si la puissance législative pouvoit tou-
jours être mise en mouvement j)ar chacun de
ceux qui la composent. Vous concevez qu il n'est
pas difficile d apporter des exemples en confir-
mation duM principe .aussi certain.
Mais si celte notion n'est point celle du droit
négatif en question , s il n'y a });isdaiisce passage
un seul mot (|ui ne porte à faux par 1 application
que l'auteur en veut faite, vous m'avouerez que
SECONDE PARTIE. 4? *
les preuves de 1 avantage d'un droit négatif tout
différent ne sont pas fort concluantes en faveur
de celui qu'il veut établir.
Le droit négatif ii est pas celui de faire des
lois... Non , mais il est celui de se passer de loi;».
Faire de chaque acte de sa volonté une loi parti-
culière, est bien plus commode que de suivre
des lois générales , quand même on en seroit soi-
même fauteur. Mais d'empêcher que tout le
monde indistinctement ne puisse mettre en mou-
vement la puissance qui fait les lois. Il falloit dire ,
au lieu de cela : Mais d'empêcher que qui que ce
soit ne puisse protéger les lois contre la puissance
qui les subjugue.
Qui ne donnant pas la facilité d'innover...
Pourquoi non? Qui est-ce qui peut empêcher
d'innover celui qui a la force en main , et qui
n'est obligé de rendre compte de sa conduite à
personne? Mais le pouvoir di empêcher les inno-
vations. Disons mieux, le pouvoir d'empêcher
quon ne s'oppose aux innovations.
C'est ici, monsieur, le sophisme le plus sub-
til, et qui revient le plus souvent dans l'écrit
que j'examine. Celui qui a la puissance execu-
tive n'a jamais besoin d innover par des actions
d'éclat. Il n'a jamais besoin de constater cette
innovation par des actes solennels. Il lui suffit,
dans lexcrcice continu de sa puissance , de phei'
peu-à-peu chaque chosf; à sa volonté , et cela ne
fait jamais une sensation bien forte.
Ceux, au contraire, qui ont fœil assez atten-
472 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
tif et Teeprit assez pénétrant pour remarquer ce
progrès et pour en prévoir la conséquence ,
n'ont, pour l'arrêter, qu'un de ces deux partis
à prendre; ou de s'opposer d'abord à la première
innovation qui n'est jamais qu'une bagatelle, et
alors on les traite de gens ijKjuiets, brouillons ,
pointilleux, toujours prêts à chercher querelle ;
ou bien de s élever enfin contre un abus qui se
renforce, et alors on crie à l'innovation. Je défie
que, quoi que vos magistrats entreprennent,
vous puissiez, en vous y opposant, éviter à-la-
fois ces deux reproches. ÎNlais à choix, préférez
le premier. Chaque fois que le conseil altère
quelque usage, il a son but que personne ne
voit, et qu'il se garde bien de montrer. Dans le
doute , arrêtez toujours toute nouveauté , petite
ou grande. Si les syndics étoient dans lusage
d entrer au conseil du pied droit, et qu'ils y vou-
lussent entrer du pied gauche , je dis quil fau-
droit les en empêcher.
Kous avons ici la preuve bien sensible de la
facilité de conclure le pour et le contre par la
méthode que suit notre auteur. Car appliquez
au droit de représentation des citoyens ce qii'il
applique au droit négatif des conseils , et vous
trouverez que sa proposition générale convient
encore mieux à votre application qu'à la sienne.
Le droit de représentation ^ direz-vous, n'étant
pas le droit de faire des lois , T?iais d^ empêcher
que la puissance qui doit les administrer ne les
Seconde partie. 4?^
transgresse , et ne donnant pas le pouvoir d'in-
nover ^ mais de s'opposer aux nouveautés , va
directement au grand but que se propose une
société politique , celui de se conserver en conser-
vant sa constitution. N'est-ce pas exactement là
ce que les représentants avoient à dire.^ et ne
semble-t-il pas que l'auteur ait raisonné pour
eux? Il ne faut point que les mots nous donnent
le change sur les idées. Le prétendu droit néga-
tif du conseil est réellement un droit positif, et
le plus positif même que l'on puisse imaginer ,
puisqu'il rend le petit conseil seul maître direct
et absolu de l'état et de toutes les lois ; et le droit
de représentation, pris dans son vrai sens , n'est
lui-même qu'un droit négatif. Il consiste unique-
ment à empêcher la puissance executive de rien
exécuter contre les lois.
Suivons les aveux de l'auteur sur les propo-
sitions qu'il présente; avec trois mots ajoutés,
il aura posé le mieux du monde votre état pré-
sent.
Comme il n'y auroit point de liberté dans un
état où le corps chargé de T exécution des lois
auroit droit de les faire parler à sa fantaisie ,
puisqu'il pourroit faire exécuter comme des lois
ses volontés les plus tyranniques...
Voilà, je pense, un tableau d'après nature ;
vous allez voir un tableau de fantaisie mis en
opposition.
Il n'y auroit point aussi de gouvernement dans
474 LETTRES ÉCRITES DE LA MO]\TAGNE.
un état où le peuple exercerait sans rèi^le la puis-
sance législative. D'accord ; mais (|ui est-ce qui
a proposé que le peuple exerçât sans réf;le la
puissance législative?
Après avoir ainsi posé un autre droit né^yatif
que celui dont il s'afjit , l'auteur sinquiète beau-
coup pour savoir où 1 on doit placer ce droit né-
f;atif (lontil ne s'agit point, et il établit là-dessus
un principe qu'assurément je ne contesterai pas.
C'est que , si cette force négative peut sans in-
convénient résider dans le gouvernement y il sera
de la nature et du bien de la chose quon ty
place. Puis viennent les exemples , que je ne
m attacherai pas à suivre, parcequ'ils sont trop
éloignés de nous et de tout point étrangers à la
question.
Celui seul de l'Angleterre , qui est sous nos
yeux , et qu'il cite avec raison comme un mo-
dèle de la juste balance des pouvoirs respectifs,
mérite un moment d'examen ; et je ne me per-
mets ici qu'après lui la comparaison du petit au
grand.
Malgré la puissance royale , qui est très
grande , la nation na pas craint de donner
encore au roi la 2foia: négative. Mais comme il
ne peut se passer long-temps de la puissance lé-
gislative , et quil n'y auroit pas de sûreté pour
lui à l'irriter , cette force négative n'est dans le
fait qu'un mojvn d'arrêter les entreprisses de la
puissance législative ; et le prince , tranquille
dans la possession du pouvoir étendu que la con-
SECOISiDE PARTIE. 4?^
stitution lui assure , sera intéressé à la proté-
ger (i).
Sur ce raisonncment.et sur lapplicalion ({ixon
en veut faire , vous croiriez que le pouvoir exé-
cutif du roi d'Anfïleterre est plus grand que ce-
lui du conseil à Genève, que le droit négatif
qu'a ce prince est semblable à celui qu'usurpent
vos magistrats , que votre gouvernement ne peut
pas plus se passer que celui d'Angleterre de la
puissance législative, et qu'enfin lun et l'autre
ont le même intérêt de protéger la constitution.
Si l'auteur n'a pas voulu dire cela , qu'a-t-il
donc voulu dire, et que fait cet exemple à son
sujet ?
C'est pourtant tout le contraire à tous égards.
Le roi d'Angleterre, revêtu par les lois d'une si
grande puissance pour les protéger, n'en a point
pour les enfreindre : personne , en pareil cas, ne
lui voudroit obéir , chacun craindroit pour sa
tête ; les ministres eux-mêmes la peuvent perdre
s ils irritent le parlement: on y examine sa pro-
pre conduite. Tout Anglois , à fabri des lois ,
peut braver la puissance royale; le dernier du
peuple peut exiger et obtenir la réparation la
plus authentique s'il est le moins du monde of-
fensé : supposé ({ue le prince osât enfreindre la
loi dans la moindre chose , l'infraction seroit à
linstant relevée; il est sans droit, ei seroit sans
pouvoir pour la soutenir.
(0 Page 117.
476 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
Chez vous la puissance du petit conseil est
absolue à tous éf;ar(ls; il est le ministre et le
prince , la partie et le juge tout à-la-fois : il or-
donne , et il exécute ; il cite , il saisit , il em-
prisonne, il juge, il punit lui-même ;il ala force
en main pour tout faire; tous ceux qu'il emploie
sont irrécberchables ; il ne rend compte de sa
conduite ni de la leur à personne ; il n a rien à
craindre du législateur , auquel il a seul droit
d'ouvrir la boucbe , et devant lecjucl il n ira pas
s'accuser. Il n'est jamais contraint de réparer
ses injustices ; et tout ce que peut espérer de
plus heureux l'innocent qu'il opprime, c'est d'é-
chapper enfin sain et sauf, mais sans satisfaction
ni dédommagement.
Jugez de cette différence par les faits les plus
récents. On imprime à Londres un ouvrage vio-
lemment satirique contre les ministres , le gou-
vernement, le roi même. Les imprimeurs sont
arrêtés : la loi n'autorise pas cet arrêt : un mur-
mure public s'élève, il faut les relâcher. L'affaire
ne finit pas là; les ouvriers prennent à leur tour
le magistrat à paitie, et ils ol)tiénn(Mit d inniien-
ses dommages et intérêts. Qu'on mette en paral-
lèle avec cette affaire celle du sieur Bardin ,
libraire à Genève; j'en [)arlerai ci-après. Autre
cas : il se fait un vol tians la ville, sans indice
et sur des soupçons en lair, un citoyen est em-
prisonné contre les lois; sa maison est fouillée,
on ne bii épargne aucun des affronts faits pour
les malfaiteurs. Enfin son innocence est recon-
SECOÎ^DE PARTIE. 4/7
nue, il est relâehé; il se plaint, on le laisse dire,
et tout est fini.
Supposons qu'à Londres j'eusse eu le malheur
de déplaire à la cour, que sans justice et sans
raison elle eût saisi le prétexte d un de mes livres
pour le faire brûler et me décréter : j'aurois pré-
senté requête au parlement, comme ayant été
jugé contre les lois; je l'aurois prouvé, j'aurois
obtenu la satisfaction la plus authentique; et le
juge eût été puni, peut-être cassé.
Transportons maintenant M. Wilkes à Genève,
disant , écrivant, imprimant, publiant contre le
petit conseil le quart de ce qu il a dit, écrit, im-
primé, publié hautement à Londres contre le
gouvernement, la cour, le prince. Je n'affirmerai
pas absolument qu on leût fait mourir, quoique
\c le pense; mais sûrement il eût été saisi dans
l'instant même , et dans peu très grièvement
puni (i).
On dira que M. Wilkes étoit membre du corps
législatif dans son pays; et moi, ne létois-je pas
aussi dans le mien? Il est vrai que l'auteur des
Lettres veut qu'on n'ait aucun égard à la ({ua-
lité de citoyen. Les règles^ dit-il, de la procédure
sont et doivent être égales pour tous les hommes :
elles ne dérivent pas du droit de la cité ; elles
émanent du droit de V humanité (2).
(i) La loi mettant >I. ^\■ilkes à couvert de ce côté, il
a fallu, pour rin(iuiéter, prendre un autre tour; et
c'est encore la religion qu'on a tait intervenir dans cette
affaire. — (2) Page 54-
/lyS LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
Heureusement pour vous le fait nest pas
vrai (i); et quant à la maxime, cest sous des
mots très honnêtes cacher un sophisme l)ien
cruel. L'intérêt du magistrat , qui . dans votre
état, le rend souvent partie contre le citoyen,
jamais contre Tétranger, exige, dans le premier
cas, que la loi prenne des précautions heaucoup
plus grandes pour que 1 accusé ne soit pas con-
damné injustement. Cette distinction n est que
trop hicn confirmée par les faits. Il n'y a peut-
être pas , depuis Tétahlissement de la répuhlique,
un seul exemple d'im jngenieut injusie contre un
étranger : et (jui comptera dans vos annales com-
hien il y en a d injustes et même d atroces contre
des citoyens? Du reste, il est très vrai que le8
précautions qu'il importe de prendre pour la
sûreté de ceux-ci peuvent sans inconvénient
s'étendre à tous les prévenus , parcequ'eiles n'ont
(i) Le droit de recouri; à la g;race n'appartenoit pai*
l'edit «ju'aux citoyens et bourf;eois ; mais par leurs bons
offices ce droit et d'autres furent communiqués aux na-
tifs et habitants , qui, ayant fait cause commune avec
eux, avoient besoin des mêmes précautions pour leur
sûreté ; les étran^^ers en sont dem«'nrcs exclus. L'on sent
aussi que le choix de quatre parents ou amis pour assi-
ster le prévenu dans un procès criminel nest pas fort
utile à ces derniers ; il ne l'est qu'à ceux que le maf,istrat
peut avoir intérêt de perdre, et à qui la loi donne leur
ennemi naturel jjour juge, il est étonnant même (|u'apres
tant d'exemples eFFrayants les citoyens et bourfjeois
n'aiertt pas pris plus de mesures pour la sûreté de leurs
personnes^, et que toute la matière criminelle reste, sans
édits et sans lois, presque abandonnée à la discrétion du
SECONDE PARTIE. 479
pas pour but de sauver le coupable, mais de
garantir 1 innocent. C est pour cela qu'il n est fait
aucune exception dans Farticle XXX du règle-
ment, qu'on voit assez n'être utile qu'aux Ge-
nevois. Revenons à la comparaison du droit
négatif dans les deux états.
Celui du roi d'x^ngleterre consiste en deux
choses; à pouvoir seul convoquer et dissoudre
le corps législatif, et a pouvoir rejeter les lois
qu'on lui propose : mais il ne consista jamais à
empêcher la puissance législative de connoître
des infractions qu il peut taire à la loi.
D'ailleurs cette force négative est bien tem-
pérée : premièrement, par la loi triennale (i),
qui l'oblige de convoquer un nouveau parlement
au bout d un certain temps ; de plus , par sa pro-
pre nécessité , qui l'oblige à le laisser presque
toujours assemblé (2); enfin, par le droit néga-
conseil. Un service pour lequel seul les Genevois et tous
les hommes justes doivent bénir à jamais les médiateurs,
est l'abolition de la question préparatoire. J'ai toujours
sur les lèvres un rire amer quand je vois tant de beaux
livres, où les Européens s'admirent et se font compliment
sur leur humanité , sortir des mêmes pays où Ton s'amuse
à disloquer et briser les membres des hommes, en atten-
dant qu'on sache s'ils sont couj>ablps ou non. Je définis la
torture un moyen presque infaillible employé par le fort
pour charger le foible des crimes dont il le veut punir.
(1) Devenue septoiiuale par une faute dont les AM;|lois
ne sont pas à se repentir.
(2) Le parlement, n'accordant les subsides que pour
une année, force ainsi le roi de les lui redemander tous
les ans.
48o LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
tif de la chambre des communes, qui en a, vis-
à-vis de lui-même, un non moins puissant que
le sien.
Elle est tempérée encore par la pleine autorité
que chacune dos deux chambres une fois assem-
blée a sur elle-même, soit pour proposer, trai-
ter, discuter, examiner les lois et toutes les
matières du gouvernement, soit par la partie de
la puissance executive quelles exercent, et con-
jointement, et séparément, tant dans la cham-
bre des commu nés , qui connoît des griefs publics
et des atteintes portées aux lois , que dans la
chambre des pairs, juges suprêmes dans les ma-
tières criminelles, et sur-tout dans celles qui ont
rapport aux crimes d état.
Voilà, monsieur, quel est le droit négatif du
roi dAngleterre. Si vos magistrats n'en récla-
ment qu'un pareil , je vous conseille de ne le
leur pas contester. Mais je ne vois point quel
besoin, dans votre situation présente, ils peu-
vent jamais avoir de la puissance législative, ni
ce qui peut les contraindre à la convoquer pour
agir réellement dans quelque cas que ce puisse
être; puis([ue de nouvelles lois ne sont jamais
nécessaires à gens qui sont au-dessus des lois ;
qu'un gouvernement qui subsiste avec ses finan-
ces, et n'a point de guerre, n'a nul besoin de
nouveaux impots ; et qu'en revêtant le corps
entier du pouvoir des chefs qu'on en tire, on
rend le choix de ces chefs presque indifférent.
Je ne vois pas môme en quoi pourroit les con-
SECONDE PARTIE. 481
tenir le léj^iislateur, <|ui, quand il existe, n'existe
quun instant, et ne jjcut jamais décider que
Tunique point sur lequel ils rinterro^ent.
Il est vrai que le roi d'An{^leterre peut faire la
guerre et la paix; mais outre que cette puis-
sance est plus aj)parente <(uc rcclle, du nioins
quant à la fjuerre, j'ai déjà fait voir ci-devant et
dans le Contrat social que ce n'est pas de. cela
quil s'agit pour vous, et quil faut renoncer aux
droits honoriliques quand on veut jouir de la
liberté. J'avoue encore que ce prince peut don-
ner et ôter les places au gré de ses vues, et cor-
rompre en détail le législateur. C'est précisément
ce qui met tout l'avantage du côté du conseil , à
qui de pareils moyens sont peu nécessaires , et
qui vous enchaîne à moindres frais. La corrup-
tion est un abus de la liberté ; mais elle est une
preuve que la liberté existe , et l'on n'a pas besoin
de corrompre les gens que l'on lient en son
pouvoir. Quant aux places, sans parler de celles
dont le conseil dispose, ou par lui-même, ou
par le deux-cent , il lait mieux pour les plus
importantes : il les remplit de ses propres mem-
bres, ce qui lui est plus avantageux encore; car
on est toujouis plus sur de ce qn on fait par ses
mains que de ce qu'on fait par celles dautrui.
L'histoire dWngleterre est pleine de prouves de
la résistance quont faite les officiers royaux à
leurs princes , quand ils ont voulu transgresser
les lois. Voyez si vous trouverez chez vous bien
des traits d'une résistance pareille laite au con-
7. il
482 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
seil par les officiers de Tétat , même dans les cas
les plus odieux. Quiconque à Genève est aux
j^ages de la républicjue cesse à l'instant même
d'être citoyen ; il n'est plus que l'esclave et le
satellite des vingt-cinq, prêt à fouler aux pieds
la patrie et les lois sitôt qu'ils l'ordonnent. Enfin
la loi , qui ne laisse en Angleterre aucune puis-
sance au roi pour mal faire, lui en donne une'
très grande pour faire le bien : il ne paroît pas
que ce soit de ce côté que le conseil est jaloux
d'étendre la sienne.
Les rois d Angleterre , assures de leurs avan-
tages, sont intéressés à protéger la constitution
présente , parcequ ils ont peu d espoir de la chan-
ger : vos magistrats, au contraire, sûrs de se
servir des formes de la vôtre pour en changer
tout-à-fait le fond, sont intéressés à conserver
ces formes comme l'instrument de leurs usurpa-
tions. Le dernier pas dangereux qu il leur reste
à faire est celui (]u ils font aujourd'hui. Ce pas
fait , ils pourront se dire encore plus intéressés
que le roi d'Angleterre à conserver la constitution
établie, mais par un motif bien différent. Voilà
toute la parité queje trouve entre f état politique
de l'Angleterre et le vôtre : je vous laisse à juger
dans lequel est la liberté.
Après cette comparaison, l'auteur, qui se plaît
à vous présenter de grands exemples, vous offro
celui de l'ancienne Rome. Il lui reproche avec
dédain ses tribuns brouillons et séditieux : il
déplore amèrement, sous cette orageuse admi-
SECONDE PARTIE, 4^3
nistration , le triste sort de cette malheureuse
ville , qui pourtant , n'étant rien encore à l'érec-
tion de cette magistrature , eut sous elle cinq
cents ans de gloire et de prospérités, et devint
la capitale du monde. Elle finit enfin parcequ'il
faut que tout finisse ; elle finit par les usur-
pations de ses grands , de ses consuls , de ses
généraux, qui l'envahirent : elle périt par l'ex-
cès de sa puissance ; mais elle ne l'avoit ac-
quise que par la bonté de son gouvernement.
On peut dire en ce sens que ses tribuns la dé-
truisirent (i),
(i) Les tribuns ne sortoient point de la ville; ils n'a-
voient aucune autorité hors de ses murs : aussi les con-
suls, pour se soustraire à leur inspection, tenoient-ils
quelquefois les comices dans la campagne. Or les fers
des Romains ne furent point forgés dans Rome, mais
dans ses armées, et ce fut par leurs conquêtes qu'ils
perdirent leur liberté. Cette perte ne vint donc pas des
tribuns.
Il est vrai que César se servit d'eux comme Syllas'étoit
servi du sénat ; chacun prenoit les moyens qu'il jugeoit
les plus prompts ou les plus sûrs pour parvenir: mais il
falloit bien que quelqu'un parvînt; et qu'importoit qui
de Marius ou de Sylla , de César ou de Pompée, d'Octave
ou d'Antoine, fût l'usurpateur? Quelque parti qui l'em-
portât, l'usurpation n'en éloit pas moins inévitable; il
falloit des chefs aux armées éloignées ,et il étoit sûr qu'un
de ces chefs deviendroit le maître de l'état. Le tribunat
ne faisoit pas à cela la moindre chose.
Au reste, cette même sortie que fait ici l'auteur des
Lettres écrites de la campagne sur les tribuns du peuple
avoit été déjà faite, en 1710, par M, de Chapeaurougc .
conseiller d'éfat . dans un mémoire contre l'office du pro-
3i.
484 LETTRES ÉCRITES DE LA AJONTAGKE.
Au reste , je n excuse pas les fautes du peuple
romain ; je les ai dites dans le Contrat social :
je l'ai blâmé d avoir usurpé la puissance execu-
tive, qu'il devoit seulement contenir (i) ; j'ai
montré sur quels principes le tribunat devoit
être institue, les bornes qu'on devoit lui don-
ner , et comment tout cela se pouvoit faire. Ces
réf»les furent mal suivies à Rome; elles auroient
pu lètre mieux. Toutefois voyez ce que fit le
tribunat avec ses abus : que n'eût-il point fait
bien dirifjé ? Je vois peu ce que veut ici Tau-
leur des Lettres : pour conclure contre lui-
même , j aurois pris le même exemple qu il a
clioisi.
Mais n'allons pas cbercher si loin ces illustres
exemples , si fastueux par eux-mêmes et si trom-
pcu!s parleur application. Ne laissez point forger
vos chaînes par l'amour- propre. Trop petits
pour vous comparer à rien , restez en vous-
mêmes, et ne vous aveuglez point sur voire po-
sition. Les anciens peuples ne sont plus un mo-
cureur-jjcnéral. M. Louis Le Fort, qui remplissoit alors
cette cliar^je avec éclat , lui fit voir , dans une très belle
lettre en réponse à ce mémoire, que le crédit et l'autorité
des tribuns avoient été le sahu de la république, et que sa
destruction n'étoit point venue d'eux, mais des consuls.
Sûrement le procureur-ffénéral Le Fort ne prévoyoit guère
par qui seroit reuouvelé de nos jours le sentiment qu'il
réfuloit si hicii.
(i) Voyez le Contiat social, liv. IV, cliap. V. Je crois
qu'on trouvera dans ce chapitre, qui est fort court, quel-
ques bonnes maximes sur cette matière.
SECONDE PARTIE. z^85
rléle pour les modernes ; ils leur sont trop étran-
gers à tous égards. Vous sur-tout, Genevois,
gardez votre place, et n'allez point aux oljjets
élevés qu'on vous présente pour vous cacher
l'abyme qu'on creuse au-devant de vous. Vous
nêtes ni Romains, ni Spartiates , vous nêtespas
même Athéniens. Laissez là ces grands noms qui
ne vous vont point. Vous êtes des marchands,
des artisans, des bourj^eois, toujours occupés de
leurs intérêts privés, de leur travail, de leur
trafic, de leur gain; des gens pour qui la liberté
même n'est qu'un moyen d'acquérir sans obsta-
cle et de posséder en sûreté.
Cette situation demande pour vous des maximes
particulières. N'étant pas oisifs comme étoient
les anciens peuples , vous ne pouvez , comme
eux, vous occuper sans cesse du gouvernement :
niais par cela même que vous pouvez moins
y veiller de suite , il doit être institué de manière
qu'il vous soit plus aisé d'en voiries manœuvres
et de pourvoir aux abus. Tout soin public que
votre intérêt exige doit vous être rendu d'autant
plus facile à remplir , que cest un soin (\\n aous
coûte et que vous ne prenez pas volontiers. Car
vouloir vous en décharger tout-à-fait, c'est vou-
loir cesser d'être libres. Il faut opter, dit le phi-
losophe bienfaisant ;et ceux qui ne peuvent sup-
])orter le travail n'ont (ju'à chercher le repos dans
la servitude.
Un peuple inquiet, désœuvré, remuant , et ,
faute d'affaires particulières , toujours prêt à se
4S6 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
mêler de celles de l'état , a besoin d'être contenu ,
je le sais; mais, encore un coup, la bourgeoisie
de Genève est-elle ce peuple-là? Rien n'y res-
semble moins ; elle en est l'antipode. Vos ci-
toyens , tout absorbés dans leurs occupations
domestiques , et toujours froids sur le reste , ne
songent à lintérêt public que quand le leur
propre est attaqué. Trop peu soigneux d éclairer
la conduite de leurs chefs, ils ne voient les fers
qu on leur prépare que quand ils en sentent le
poids. Toujours distraits , toujours trompés ,
toujours fixés sur d autres objets , ils se laissent
donner le change sur le plus important de tous ,
et vont toujours cherchant le remède, faute d'a-
voir su prévenir le mal. A force de compasser
leurs démarches, ils ne les font jamais qu après
coup. Leurs lenteurs les auroient déjà perdus
cent fois, si l'impatience du magistrat ne les eût
sauvés , et si , pressé d'exercer ce pouvoir suprême
auquel il aspire , il ne les eût lui-même avertis
du danger.
Suivez l'historique de votre gouvernement :
vous verrez toujours le conseil , ardent dans
ses entreprises, les manquer le plus souvent par
trop d'empressement à les accomplir ; et vous
verrez toujours la bourgeoisie revenir enfin sur
ce ((u'elle a laissé faire sans y mettre opposition.
En I 5 -y o, l'état étoit obéré de dettes et affligé de
plusieurs fléaux. Comme il étoit malaisé, dans
la circonstance , d'assembler souvent le conseil
général , on y propose d'autoriser les conseils de
SECONDE PARTIE. 4^7
pourvoir aux besoins présents : la proposition
passe. Us partent de là pour s'arroger le droit
perpétuel d'établir des impôts, et pendant plus
d'un siècle on les laisse faire sans la moindre
opposition.
En 1714, on fait, par des vues secrètes (i),
l'entreprise immense et ridicule des fortifications,
sans daigner consulter le conseil général , et con-^
tre la teneur des édits. En conséquence de ce
beau projet, on établit pour dix ans des impôts
sur lesquels on ne le consulte pas davantage. Il
s'élève quelques plaintes ; on les dédaigne , et tout
se tait.
En 1725 , le terme des impôts expire ; il s'agit
de les prolonger. G étoit pour la bourgeoisie le
moment tardif, mais nécessaire , de revendiquer
son droit néglige si long-temps. Mais la peste de
Marseille et la banque royale ayant dérangé le
commerce , cbacun , occupé des dangers de sa
fortune, oublie ceux de sa liberté. Le conseil,
qui n'oublie pas ses vues, renouvelle en deux-
cent les impôts , sans qu'il soit question du con-
seil général.
A l'expiration du second terme les citoyens se.
réveillent, et , après cent soixante ans d'indo-
lence, ils réclament enfin tout de bon leur droit.
Alors, au lieu de céder ou temporiser, on trame
une conspiration (2). Le complot se découvre •
(i) Il en a été parlé ci-devant.
(?.) Il s'a[;issoii de former, par une enceinte barrica-
488 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
les bourgeois sont forcés de prendre les armes,
et par cette violente entreprise le conseil perd en
un monrient un siècle d'usurpation.
A peine tout semble pacifié , que, ne pouvant
endurer cette espèce de défaite, on forme» un
nouveau complot. Il faut derechef recourir aux
armes: les puissances voisines interviennent, et
les droits mutuels sont enfin réglés.
En i65o, les conseils inférieurs introduisent
dans leurs corps une manière de recueillir les
suffrages , meilleure que celle qui est établie ,
mais qui n'est pas conforme aux cdits. On con-
tinue en conseil général de suivre lanciennc, où
dér*, une espèce de citadelle autour de l'élévation sur la-
quelle est fhùtel-de-ville, pour asservir de là tout le peu-
ple. Les bois déjà préparés pour cette enceinte , un plan
de disposition pour la garnir, les ordres donnés en con-
séquence aux capitaines de la garnison , des transports
de munitions et d'armes de l'arsenal à l'hôtel-de-ville, le
tamponnement de vingt-deux pièces de canon dans un
boulevard éloigné, le transmarchement clandestin de plu-
sieurs auiies, en un mot tous les apprêts de la plus vio-
lente entreprise faits sans faveu des conseils par le syndic
de la garde et d'autres magistrats, ne purent suffire, quand
tout cela fut découvert, pour obtenir qu'on fît le procès
aux coupables, ni même qu'on improuvàt netlrment leur
projet, ("-ependant la bourgeoisie, alors maîtresse de la
place , les laissa paisiblement sortir sans troubler leur
retraite, sans leur faire la moindre insulte, sans entrer
dans leurs maisons, sans inquiéter leurs familles , sans
toucbcr à rien qui leur appartint. En tout autre pays le
peuple eiit commencé par massacrer ces conspirateurs et
mettre leurs maisons au pillage.
SECONDE PARTIR. 4^^9
se glissent bien des abus; et cela dure cinquante
ans et davantage , avant que les citoyens songent
à se plaindre de la contravention ou à demander
l'introduction d'un pareil usage dans le conseil
dont ils sont membres. Ils la demandent enfin ;
et ce qu'il y a d'incroyable est qu'on leur oppose
tranquillement ce même édit qu on viole depuis
un demi-siécle.
En 1707, un citoyen est jugé clandestinement
contre les lois, condamné, arquebuse dans la
prison ; un autre est pendu sur la déposition
dun seul faux témoin connu pour tel; un autre
est trouvé mort. Tout cela pa.sse, et il n en est
])lus parlé quen 1784 , que quelqu'un s'avise de
demander au magistrat des nouvelles du citoyen
arquebuse trente ans auparavant.
En 1736 , on érige des tribunaux criminels
sans syndics. Au milieu des troubles ({ui ré-
gnoient alors , les citoyens , occupés de tant
d'autres affaires, ne peuvent songer à tout. En
1758 , on répète la même manœuvre; celui qu'elle
regarde veut se plaindre; on le fait taire, et tout
se tait. En 1762 , on la renouvelle encore (i). Les
(i) Et à quelle occasion ! Voilà une inquisition crétat
à Faire fn'tnir. Est-il concevable que , dans un pays libre ,
on punisse criminellement un citoyen pour avoir, dans
une lettre à un autre citoyen, non imprimée, raisonné
en termes décents et mesurés sur la conduite du ma{;is-
trat envers un troisième citoyen? Trouvez-vous des exem-
ples de violences pareilles dans les f^ouvernements les
plus absolus? A la retraite de M. de SilboiieUc , je lui
écrivis une lettre qui courut Piois. Cette lettre étolt d'une
490 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
citoyens se plaignent enfin Tannée suivante. Le
conseil répond : Vous venez trop tard; l'usage
est établi.
En juin i 762 , un citoyen , que le conseil avoit
pris en haine , est flétri dans ses livres , et per-
sonnellement décrété contre ledit le plus formel.
Ses parents, étonnés, demandent, par requête,
communication du décret : elle leur est refusée,
et tout se tait. Au bout d'un an d'attente, le ci-
toyen flétri, voyantque nul ne proteste, renonce
à son droit de cité. La bour(;eoisie ouvre enfin
les yeux, et réclame contre la violation de la loi:
il n etoit plus temps.
Un fait plus mémorable par son espèce , quoi-
qu'il ne s agisse que d'une bagatelle, est celui du
sieur Bardin. Un libraire commet à son corres-
pondant des exemplaires d'un livre nouveau ;
avant que les exemplaires arrivent , le livre est
hardiesse que je ne trouve pas moi-même exempte de
blâme ; c'est peut-être la seule chose répréhensible que
j'aie écrite en ma vie. Cependant m'a-t-on dit le moindre
mol à ce sujet? on n'y a pas même sonf^é. En France, on
punit les lihelles; on fait très bien: mais on laisse aux
particuliers une liberté honnête de raisonner entre eux
sur les affaires publiques, et il est inoui qu'on ait cher-
ché querelle à qut-lcjuun pour avoir, dans des lettres
restées manuscrites, dit son avis, sans satire et sans in-
vective, sur ce qui se fait dans les tribunaux. Après avoir
tant aimé le f;ouvernement républicain , faudra-t-il chan-
ger de senlinicnt dnns ma vieillesse , et trouver enfin qu'il
y a plus de v('rital)lc liberté dans les monarchies quedaiks
nos républiques ï
SECONDE PARTIE. 49*
défenclu. Le libraire va déclarer an magistrat
sa commission , et demander ce qu il doit faire.
On lui ordonne d'avertir quand les exemplaires
arriveront : ils arrivent , il les déclare ; on les
saisit : il attend qu'on les lui rende ou qu'on
les lui paye; on ne fait ni l'un ni l'autre : il les
redemande , on les garde : il présente requête
pour qu'ils soient renvoyés , rendus , ou payés ;
on refuse tout. 11 perd ses livres ; et ce sont des
hommes publics , chargés de punir le vol , qui
les ont gardés !
Qu'on pèse bien toutes les circonstances de
ce fait , et je doute qu'on trouve aucun autre
exemple semblable dans aucun parlement, dans
aucun sénat , dans aucun conseil , dans aucun
divan, dans quelque tribunal que ce puisse être.
Si l'on vouloit attaquer le droit de propriété
sans raison , sans prétexte , et jusque dans sa
racine , il seroit impossible de s'y prendre plus
ouvertement. Cependant l'affaire passe , tout le
monde se tait , et , sans des griefs plus graves ,
il n'eût jamais été question de celui-là. Com-
bien d'autres sont restés dans l'obscurité, faute
d'occasions pour les mettre en évidence !
Si lexemple précédent est peu important en
lui-même , en voici un d'un genre bien différent
Encore un peu d'attention, monsieur, j)our cette
affaire, et je supprime toutes celles (jue je pour-
rois ajouter.
Le 20 novembre 1-63 , au conseil général as-
semble pour l'élection du lieutenant et du tré-
492 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
soricr, les citoyens remarquent une différence
entre ledit imprimé quils ont et ledit manu-
scrit dont un secrétaire d état fait lecture, en ce
que l'élection du trésorier doit par le premier se
faire avec celle des syndics , et par le second
avec celle du lieutenant. Ils remarquent de plus
que 1 élection du trésorier , qui , selon ledit ,
doit se faire tous les trois aus , ne se fait que
tous les six ans selon 1 usa^^e , et qu'au bout des
trois ans on se contente de proposer la confir-
mation de celui qui est en place.
Ces différences du texte de la loi entre le ma-
nuscrit du conseil et ledit imprimé, qu'on n'a-
voit point encore observées, en font remarquer
d'autres qui donnent de l'inquiétude sur le reste.
Malgré l'expérience qui apj)rend aux citoyens
l'inutilité de leurs représentations les mieux
fondées, ils en font à ce sujet de nouvelles, de-
mandant que le texte orif;inal des édits soit dé-
posé en chancellerie ou dans tel autre lieu pu-
blic , au choix du conseil , où Ion puisse com-
parer ce texte avec l'imprimé.
Or vous vous rappellerez, monsieur, (|ue par
rariicle XHI de ledit de i-ySS il est dit (piOn
fera imprimer au plus tôt un code fjénéral des
lois de l'état, qui contiendra toUs les édits et
règlements. Il n'a pas encore été (juestion de
ce code au bout de vingt-six ans ; et les citoyens
ont gardé le silence (i) !
(i) De quellp excuse, de quel prétexte peiU-nn couvrir
SECONDE PARTIE. 4^^
Vous VOUS rappellerez encore que , dans un
mémoire imprime en 174^, un membre pro-
scrit des deux-cent jeJa de violents soupçons sur
la fidélité des édils imprimés en lyiS , et réim-
primés en 1735, deux époques également sus-
pectes. Il dit avoir collationné sur des édits ma-
nuscrits ces imprimés, dans lesquels il affirme
avoir trouvé quantité deneurs dont il a fait
note ; et il rapporte les propres termes d un
édit de i556, omis tout entier dans limprimé.
A des imputations si (graves le conseil n'a rien
répondu ; et les citoyens ont fjardé le silence!
Accordons , si Ion veut, que la dip,uité du con-
seil ne lui permettoit pas de répondre alors aux
imputations d'un proscrit. Cette même dignité,
l'honneur compronïis, la fidélité suspectée, cxi-
geoient maintenant une vérification que tant
d'indices rendoient nécessaire, et que ceux qui
la demandoicnt avoient droit d obtenir.
Point du tout. Le petit conseil justifie le chan-
gement fait à ledit par un ancien usage , au-
i'inobservalion d'un article aussi exprès et aussi impor-
tant? Cela ne se conçoit pas. Quand par hasard on en
parle à quelques magistrats en conversation, ils répon-
dent froidement : Chaque e'cht particulier est inipi inic; ras-
se/nblcz-les. Comme ai Ton ëtoit sur que tout fût imprimé,
et comme si le recueil de ces chiffons formoit un corps de
lois complet, un code général, revêtu de l'autlienlicité
requise et tel que l'annonce l'article XHI! Est-ce ainsi
que ces messieurs remplissent un engagement aussi for-
mel? Quelles conséquences sinistres ne pourroit-on pas
tirer de pareilles omissions !
494 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
quel le conseil général, ne s étant pas opposé
dans son origine , n'a plus droit de s opposer
aujourd'hui.
Il donne pour raison de la différence qui est
entre le manuscrit du conseil et l'imprimé, que
ce manuscrit est un recueil des édits avec les
changements pratiqués , et consentis par le si-
lence du conseil général ; au lieu que l'imprime
n'est que le recueil des mêmes édits , tels qu ils
ont passé en conseil général.
Il justifie la confirmation du trésorier contre
l'édit qui veut que Ion en élise un autre, encore
par un ancien usage. Les citoyens n'aperçoivent
pas une contravention aux édits , qu il n'auto-
rise par des contraventions antérieures ; ils ne
font pas une plainte qu'il ne rebute, en leur re-
prochant de ne s'être pas plaints plus tôt.
Et, quant à la communication du texte origi-
nal des lois, elle est nettement refusée (i) , soit
(i) Ces refus si durs et si sûrs à toutes les représenta-
tions les plus raisonnables et les plus justes paroissent
peu naturels. Est-il concevable que le conseil de Genève,
composé d;>ns sa majeure partie d'hommes éclairés et
judicieux, n'ait pas senti le scandale odieux et même ef-
frayant de rehiser à des hommes libres, à des membres
du législateur, la communication du texte authentique
des lois, et de fomenter ainsi comme à plaisir des soup-
çons produits par 1 air de mystère et de ténèbres dont il
s'environne sans cesse à leurs yeux? Pour moi, je penche
à croire que ces refus lui coûtent, mais qu'il s'est prescrit
pour rèyle de faire tomber l'usage des représentations
pitr des réponses constauiuiieut négatives. Ku effet, esf-il
SECOINDE PARTIE. 49^
comme étant contraire aux règles^ soit parceque
les citoyens et bourjjcois ne doivent connoître
d'autre texte des lois que le texte imprimé. , quoi-
que le petit conseil en suive un autre et le fasse
suivre en conseil général (i).
Il est donc contre les régies que celui qui a
passé un acte ait communication de loriginal
de cet acte, lorsque les variantes dans les copies
les lui font soupçonner de falsification ou din-
correction ; et il est dans la régie qu'on ait deux
différents textes des mêmes lois, l'un pour les
particuliers, et l'autre pour le gouvernement!
Ouîtes-vous jamais rien de semblable? Et toute-
fois sur toutes ces découvertes tardives , sur tous
ces refus révoltants , les citoyens , ^conduits dans
leurs demandes les plus légitimes, se taisent,
attendent, et demeurent en repos!
Voilà , monsieur , des faits notoires dans votre
ville , et tous plus connus de vous que de moi.
J'en pourrois ajouter cent autres, sans compter
à présumer que les hommes les plus patients ne se rebu-
tent pas de demander pour ne rien obtenir? Ajoutez la
proposition déjà faite en deux-cent d'informer contre les
auteurs des dernières représentations, pour avoir usé
d'un droit que la loi leur donne. Qui voudra désormais
s'exposer à des poursuites pour des démarches qu'on
sait d'avance être sans succès ? Si c'est là le plan que
s'est fait le petit conseil, il faut avouer qu'il le suit très
bien.
(i) Extraitdes registres du conseil du 7 décembre tjG^,
en réponse aux représentations verbales faites le ai no-
vembre par six citoyens ou bourj^eois.
4^6 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
ceux qui me sont échappés: ceux-ci suffiront
pour juger si la bourgeoisie de Genève est ou
fut jamais, je ne dis pas remuante et séditieuse,
mais vigilante , attentive , facile à s'émouvoir
pour défendre ses droits les mieux établis et le
plus ouvertement attaqués.
On nous dit qu'w/ze nation vive , ingénieuse ^
et très occupée de ses droits politiques , auroit un
extrême besoin de donner à son gouvernement
une force négative (i). En expli([uunt cette force
négative on peut convenir du principe. Mais est-
ce à vous qu'on en veut faire l'application? A-t-
on donc oublié qu'on vous donne ailleurs plus
de sang froid qu'aux autres peuples (2)? Et com-
ment peut-on dire que celui de Genève s'occiq^e
beaucoup de ses droits politiques, quand on
voit qu'il ne s'en occupe jamais que tard , avec
répugnance, et seulement quand le péril le plus
pressant l'y contraint? De sorte qu'en n'atta-
quant pas si brusquement les droits de la bour-
geoisie, il ne tient qu'au conseil quelle ne s'en
occupe jamais.
Mettons un moment en parallèle les deux par-
tis , pour juger duquel lactivité est le plus à
craindre, et où doit être placé le droit négatif
pour modérer cette activité.
D'un côté je vois un peuple très peu nom-
breux , paisible et froid, composé d hommes la-
borieux , amateurs du gain , soumis pour leur
(i) Page 170. — (3) Paffe i54-
SECONDE PARTIE. 497
propre intérêt aux lois et à leurs ministres, tout
occupés de leur négoce ou de leurs métiers:
tous, égaux par leurs droits et peu distingués
par la fortune , n'ont entre eux ni chefs ni
clients; tous, tenus par leur commerce, par
leur état , par leurs biens , dans une grande (ic-
pendance du magistrat, ont à le ménager; tous
craignent de lui déplaire : sils veulent se mêlei
des alïaires publiques, cest toujours a-i préju-
dice des leurs. Distraits d'un côté par âes objets
plus intéressants pour leurs familles , de l'autre
arrêtés par des considérations de prudence, par
l'expérience de tous les temps , qui leur apprend
combien , dans un aussi petit état que le vôtre,
où tout particulier est incessamment sous les
yeux du conseil, il est dangereux de l'olîénser,
ils sont portés par les raisons les plus fortes à
tout sacrifier à la paix ; car c'est par elle seule
qu'ils peuvent prospérer : et dans cet état de cho-
ses, chacun , trompé [)ar son intérêt privé, aime
encore mieux être protégé que libre, et fait sa
cour pour faire «son bien.
De lautrecôté, je vois dans une petite ville,
dont les affaires sont au fond très peu de chose ,
un corps de magistrats indépendant et perpétuel ,
presque oisif par état, faire sa princij)ale occu««
pation d'un intérêt très grand et très naturel
pour ceux qui c<immandcnt, c'est d accroitre in-
cessamment son empire; car 1 ambition comme
l'avarice se nourrit de ses avantages; et plus on
étend sa puissance, plus on est dévoré du dcsir
-7. Ji
498 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
de tout pouvoir. Sans cesse attentif à marquer
des distances trop peu sensibles dans ses égaux
de naissance , il ne voit en eux que ses inférieurs,
et hrùle d'y voir ses sujets. Armé de toute la
force publique, dépositaire de toute 1 autorité ,
interprète et dispensateur des lois qui le f>éncnt ,
il s'en fait une arme offensive et défensive , qui
Je rend redoutable , respectable , sacré pour tous
ceux qu il veut outrager, C est au nom même de
la loi qu il peut la transgresser impunément. 11
peut attaquer la constitution en feignant de la
défendre; il peut punir comme un rclielle qui-
conque ose la défendre en effet. Toutes les en-
treprises de ce corps lui deviennent faciles ; il ne
laisse à personne le droit de les arrêter ni d'en
connoître : il peut agir, différer, suspendre; il
peut séduire, effrayer, punir ceux qui lui résis-
tent ; et s'il daigne employer pour cela des pré-
textes , c'est plus par bienséance que par néces-
sité. Il a donc la volonté d'étendre sa puissance ,
et le moyen de parvenir à tout ce qu il veut. Tel
est l'état relatif du petit conseil et de la bour-
geoisie de Genève. Lequel de ces deux corps doit
avoir le pouvoir négatif pour arrêter les entre-
prises de l'autre ? L'auteur des Lettres assure que
c'est le premier.
Dans la, plupart des états, les troubles inter-
nes viennent dune populace abrutie et stupide,
écbauffée d'abord pard insupportables vexations,
puis ameutée en secret par des brouillons adroits,
revêtus de quel(|ue autorité quils veulent éten-
SECONDE PARTIE. 499
die. Mais est-il rien de plus faux qu'une pareille
idée appliquée à la bourgeoisie de Genève , à sa
partie au moins qui lait face à la puissance pour
le maintien des lois? Dans tous les temps, cette
partie a toujours été l'ordre moyen entre les ri-
ches et les pauvres , entre les chefs de l'état et
la populace. Cet ordre , composé d'hommes à-
peu-près égaux en fortune , en état , en lumiè-
res , n'est ni assez élevé pour avoir des préten-
tions , ni assez bas pour n avoir rien à perdre.
Leur grand intérêt, leur intérêt commun est
que les lois soient observées , les magistrats res-
pectés, que la constitution se soutienne , et que
l'état soit tranquille. Personne dans cet ordre
ne jouit à nul égard d'une telle supériorité sur
les autres, qu'il puisse les mettre en jeu pour
son intérêt particulier. C est la plus saine partie
de la république, la seule qu'on soit assuré ne
pouvoir, dans sa conduite, se proposer d'autre
objet que le bien de tous. Aussi voit-on toujours
dans leurs démarches communes une décence,
une modestie, une fermeté respectueuse, une
certaine gravité dhommes qui se sentent dans
leur droit et qui se tiennent dans leur devoir.
Voyez , au contraire , de quoi l'autre parti s'étaie ;
de gens qui nagent dans l'opulence, et du peu-
ple le plus abject. Est-ce dans ces deux extrê-
mes, l'un fait pour acheter , l'autre pour se ven-
dre, qu'on doit chercher l'amour de la juf-tice
et des lois? C'est par eux toujours que l'état dé-
génère : le riche tient la loi dans sa bourse, et
35.
5oO LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
le pauvre aime mieux du pain que la liberté. Il
suffit de comparer ces deux partis, pour juger
lequel doit porter aux lois la première atteinte.
Et cherchez en effet dans votre histoire si tous
les complots ne sont pas toujours venus du côté
de la magistrature, et si jamais les citoyens ont
eu recours à la force que lorsqu il la fallu pour
s'en garantir.
On raille sans doute , quand , sur les consé-
quences du droit que réclament vos concitoyens,
on vous représente l'état en proie à la brigue , à
la séduction , au premier venu. Ce droit négatif
que veut avoir le conseil fut inconnu jusqu'ici :
quels maux en est-il arrivé? Il en fût arrivé d'af-
freux, s'il eût voulu s'y tenir quand la bourgeoi-
sie a fait valoir le sien. Rétorquez largument
qu'on tire de deux cents ans de prospérité ; (|ue
peut-on répondre? Ce gouvernement, direz-
vous , établi par le temps, soutenu par tant de
titres , autorisé par un si long usage , consacré
par ses succès , et où le droit négatif des con-
seils fut toujours ignoré, ne vaut-il pas bien cet
autre gouvernement arbitraire dont nous ne
connoissons encore ni les propriétés ni ses rap-
ports avec notre bonheur , et où la raison ne
peut nous montrer que le comble de notre mi-
sère ?
Su[)poser tous les abus dans le parti qu'on
attaque, et n'en supposer aucun dans le sien ,
est un sophisme bien grossier et bien ordinaire,
dont tout homme sensé doit se garantir. Il faut
SECONDE PARTIE. 5of
snppftscr des abus de part et d'autre , parcequ'il
s'en glisse par-tout ; mais ce n'est [)as à dire qu'il
y ait égalité dans leurs conséquences. Tout abus
est un mal, souvent inévitable, pour lequel on
ne doit pas proscrire ce qui est bon en soi. Mais
comparez, et vous trouverez d'un côté des maux
sûrs, des maux terribles, sans borne et sans fin ;
de 1 autre, l'abus même difficile, qui, s'il est
grand, sera passager, et tel que, quand il a lieu ,
il porte toujours avec lui son remède. Car, en-
core une fois, il n'y a de liberté possible que dans
l'observation des lois ou de la volonté générale;
et il n'est pas plus dans la volonté générale de
nuire à tous, que dans la volonté particulière de
nuire à soi-même. Mais supposons cet abus de la
liberté aussi naturel que l'abus de la puissance.
Il y aura toujours cette différence entre l'un et
l'autre , que l'abus de la liberté tourne au pré-
judice du peuple qui en abuse, et , le punissant
de son propre tort, le force à en cbercher le
remède : ainsi , de ce côté, le mal n'est jamais
qu'une crise, il ne peut faire un état permanent ;
au lieu que 1 abus de sa puissance , ne tournant
point au préjudice du puissant, mais du foible ,
est, par sa nature, sans mesure, sans frein,
sans limites; il ne finit que parla destruction de
celui qui seul en ressent le mal. Disons donc
qu il faut que le gouvernement appartienne au
petit nombre, linspcction sur le gouvernement
à la généralité ; et que si de part ou d'autre l'abus
est inévitable, il vaut encore mieux (ju un peu-
5o2 LETTRES ÉCRITES DE LA MO^'TAGNE.
pie soit malheureux par sa faute qu'opprimé sous
la main dautrui.
Le premier et le plus fjrand intérêt puhlic est
toujours la justice. Tous veulent que les condi-
tions soient éf^ales pour tous, et la justice n'est
que cette épalité. Le citoyen ne veut que les lois
et que l'observation des lois. Chaque particulier
dans le peuple sait bien que sil y a des excep-
tions , elles ne seront pas en sa faveur. Ainsi
tous craignent les exceptions; et qui craint les
exceptions aime la loi. Chez les chefs, c'est tout
autre chose : leur état même est un état de pré-
férence , et ils cherchent des préférences par-
tout (i). S ils veulent des lois, ce n'est pas pour
leur obéir , c'est pour en être les arbitres. Ils
veulent des lois pour se mettre à leur place et
pour se faire craindre en leur nom. Tout les fa-
vorise dans ce projet : ils se servent des droits
qu'ils ont pour usurper sans risque ceux qu'ils
n'ont pas. Comme ils parlent toujours au nom
de la loi, même en la violant, quiconque ose
(i) La justice dans le peuple est une vertu d'etal ; la
violence et la tyrannie est «le nièuie dans les chefs un
vice d'état. Si nous étions à leurs places , nous autres par-
ticuliers, nous deviendrions comme eux, violents, usui^
pateurs, iniques. Quand des maj^istrats viennent donc
nous prêcher leur intégrité, leur uiodcration , leur jus-
tice, ils nous trompent, s'ils veulent obtenir ainsi la con-
fiance que nous ne leur devons pas : non qu'ils ne puis-
sent avoirpersonnelh ment ces vertus dont ils se vantent;
mais alors ils font un«' exception, et ce n'est pas aux excep^
tions que la loi doit avoir ë^jard.
SECONDE PARTIE. 5o3
la défendre contre eux est un séditieux, un re-
belle ; il doit périr : et pour eux , toujours sûrs
de rimpuniié dans leurs entreprises, le pis qui
leur arrive est de ne pas réussir. S'ils ont besoin
d'appui, par-tout ils en trouvent. C'est une ligue
naturelle que celle des forts; et ce qui fait la foi-
blesse des foibles est de ne pouvoir se liguer
ainsi. Tel est le destin du peuple, d'avoir tou-
jours au-dedans et au-debors ses parties pour
juges. Heureux quand il en peut trouver d assez
équitables pour le protéger contre leurs propres
maximes, contre ce sentiment si gravé dans le
cœur humain , d aimer et favoriser les intérêts
semblables aux nôtres ! Vous avez eu cet avan-
tage une fois , et ce fut contre toute attente.
Quand la médiation fut acceptée, on vous crut
écrasés ; mais vous eûtes des défenseurs éclairés
et fermes, des médiateurs intégres et généreux:
la justice et la vérité triomphèrent. Puissiez-vous
être heureux deux fois! vous aurez joui d'un
bonheur bien rare, et dont vos oppresseurs ne
paroissent guère alarmés.
Apres vous avoir étalé tous les maux imagi-
naires d'un droit aussi ancien que votre con-
stitution , et qui jamais n'a produit aucun mal,
on pallie , on nie ceux du droit nouveau qu'on
usurpe , et ([ui se font sentir dès aujoiud hui.
Forcé davourr <[ue le gouvernement peut abu-
ser du droit négatif jusquà la plus intolérable
tyrannie, on affirme que ce qui arrive n'arrivera
pas, et l'on change en possibilité sans vraisem-
5o4 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
blance ce qui se passe aujourd hui sous vos veux.
Personne, ose-t-on dire, ne dira que le gouver-
nement ne soit équitable et doux; et remarquez
que cela se dit en réponse à des représentations
où l'on se plaint des injustices et des -violences
du [gouvernement. G est là vraiment ce qu'on
peut appeler du beau style ; c'est l'éloquence de
Périclès, qui , renversé par Thucydide à la lutte,
prouvoit aux spectateurs que cétoit lui qui l'a-
\oit terrassé.
Ainsi donc , en s'cmparant du bien d'autrui
sans prétexte, eu en)prisonnant sans raison les
iimocents, en flétrissant un citoyen sans l'ouïr,
en jufjeant illé{;alcment un autre, en protégeant
les livres obscènes , en brûlant ceux qui respi-
rent la vertu, en persécutant leurs auteurs, en
cachant le vrai texte des lois, en refusant les
satisfactions les plus justes, en exerçant le plus
dur despotisme, en détruisant la.libeité qu'ils
devroient défcn«lrc, en opprimant la patrie dont
ilsdcvroicnt être les ])èr(s, ces messieurs se font
conqiliment à eux-mêmes sur la grande équité
de lems jugements; ils s'extasient sur la dou-
ceur de leur administration, ils aflirment avec
confiance que tout le monde est de leur avis
sur ce point. Je doute foi t toutefois que cet avis
soit le vôtre, et je suis sûr au moins qu'il n'est
pas celui des représentants.
Que l'intérêt particulier ne me rende point
injuste. C'est de tous nos penchants celui contre
lequel je me tiens le plus en garde, et auquel
SECOXDE PARTIE. 5o5
j'espère avoir le mieux résisté. Votre magistrat
est équitable dans les choses indifférentes, je le
crois porté mênie à l'être toujours ; ses places
sont peu lucratives ; il rend la justice et ne la
vend point; il est personnellement intègre, dés-
intéressé; et je sais que dans ce conseil si des-
potique il rè{jne encore de la droiture et des
vertus. En vous montrant les conséquences du
droit négatif, je vous ai moins dit ce qu'ils fe-
ront, devenus souverains, que ce qu'ils conti-
nueront à faire pour l'être. Une fois reconnus
tels, leur intérêt sera d'être toujours justes, et
il l'est dès aujourd'hui d'être justes le plus sou-
vent : mais malheur à ({uiconque osera recourir
aux lois encore, et réclamer la lij»erté! C'est
contre ces infortunés (jue tout devient permis ,
légitime. L'équité, la vertu, lintérêt même, ne
tiennent point devant lamour de la domina-
tion ; et celui qui sera juste, étant le maître,
n'épargne aucune injustice pour le devenir.
Le vrai chemin do la tyrannie n est point d at-
taquer directement le bien public ; ce seroit ré-
veiller tout le monde pour le défendre: mais c'est
d'attaquer successivement tous ses défenseurs ,
et d'effrayer quieoncjue oseroit encore asj)irer à
l'être. Persuadez à tous que lintérêt public n'est
celui de personne, et par cela seul la servitude
est étaliiie ; car quand chacun sera sous le joug,
où sera la liberté commune:' Si (juiconque ose
parler est écrasé dans linôtant njêni(\ oii seront
ceux (jui voudront limiter? et quel ?era l'organe
006 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
de la ^'^fënéralité quand chaque individu gardera
le silence? Le gouvernement sévira donc contre
les zélés et sera juste avec les autres, jusqu'à
ce qu'il puisse être injuste avec tous impuné-
ment. Alors sa justice ne sera plus qu'une éco-
nomie pour ne pas dissiper sans raison son
propre bien.
Il y a donc un sens dans lequel le conseil est
juste, et doit l'être par intérêt; mais il y en a
un dans lequel il est du système qu'il s'est fait
dêtre souverainement injuste; et mille exem-
ples ont dû vous apprendre combien la protec-
tion des lois est insuffisante contre la haine du
magistrat. Que sera-ce , lorsque , devenu seul
maître absolu par son droit négatif, il ne sera
plus gêné par rien dans sa conduite , et ne trou-
vera plus d'obstacle à ses passions:' Dans un si
petit état , oii nul ne peut se cacher dans la
foule, qui ne vivra pas alors dans d éternelles
frayeurs, et ne sentira pas à chaque instant de
sa vie le malheur d'avoir ses égaux pour maî-
tres? Dans les grands états, les paiticuliers sont
trop loin du prince et des chefs pour en être
vus ; leur petitesse les sauve; et pourvu que le
peuple paye, on le laisse en paix. Mais vous ne
pourrez faiie un pas sans sentir le poids de vos
fers. Les parents, les amis , les protégés , les es-
pions de vos maîtres , seront plus vos» maîtres
qu'eux; vous n'oserez ni défendre vos droits , ni
réclamer votre bien , crainte de vous faire des
ennemis ; les recoins les plus obscurs ne pour-
SECONDE PARTIE. So-J
ront vous dérober à la tyrannie , il faudra néces-
sairement en être satellite ou \ictime. Vous
sentirez à-la-fois l'esclavage politique et le civil,
à peine oserez-vous respirer en liberté. Voilà ,
monsieur , oîi doit naturellement vous mener
lusage du droit négatif tel que le conseil se
l'arrogé. Je crois qu il n'en voudra pas faire un
usage aussi funeste , mais il le pourra certaine-
ment ; et la seule certitude quil peut impuné-
ment être injuste vous fera sentir les mêmes
maux que sil létoit en effet.
Je vous ai montré, monsieur, l'état de votre
constitution tel qu il se présente à mes veux. Il
résulte de cet exposé que cette constitution ,
prise dans son ensemble , est bonne et saine , et
qu en donnant à la liberté ses véritables bornes,
elle lui donne en même temps toute la solidité
qu'elle doit avoir. Car, le gouvernement ayant
un droit négatif contre les innovations du légis-
lateur, et le peuple un droit négatif contre les
usurpations du conseil, les lois seules régnent,
et régnent sur tous ; le premier de létat ne leur
est pas moins soumis que le dernier, aucun ne
peut les enfreindre , nul intérêt particulier ne
peut les cbanger, et la constitution demeure
inébranlable.
Mais si au contraire les ministres des lois en
deviennent les seuls arbitres, et qu ils puissent
les faire parler ou taire à leur gré ; si le droit de
représentation, seul {jarant des lois et de la li-
berté 5 n'est qu'un droit illusoire et vain , qui
5o8 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
n'ait en aucun ras aucun effet nécessaire; je ne
vois point de servitude pareille à la vôtre; et
limage de la lil^erté n'est plus chez vous quun
leurre méprisant et puéril, quil est même in-
décent d'offrir à des hommes sensés. Que sert
alors d'assemhler le législateur, puisque la vo-
lonté du conseil est l'unique loi? Que sert d'é-
lire solennellement des magistrats qui davance
étoient déjà vos juges , et qui ne tiennent de
celte élection quun pouvoir qu'ils exerçoient
auparavant? Soumettez-vous de honne grâce,
et renoncez à ces jeux d'enfants, qui, devenus
frivoles, ne sont pour vous qu'un avilissement
de plus.
Cet état, étant le pire où Ion puisse tomhcr,
n'a qu'un avantage; cest qu'il ne sauroit chan-
ger qu'en mieux. C'est lunique ressource des
uiaux extrêmes; mais cette ressource est tou-
jours grande, quand tics hommes de sens et de
cœur la sentent et savent s'en prévaloir. Que la
certitude de ne pouvoir tomhcr plus has que
vous nêtes doit vous rendre fermes dans vos
tlémarches! mais soyez surs que vous ne sorti-
rez point de lahyme tant (jue vous serez divisés,
tant que les uns voudront agir et les autres res-
t<'r tranquilles.
Me voici, monsieur, à la conclusion de ces
lettres. Après vous avoir montré létat oii vous
êtes, je n entreprendrai point de vous tracer la
route que vous devez suivre pour en sortir. S il
fn est une, étant sur les lieux mêmes, vous et
SECO^'DE PARTIE. Sog
VOS concitoyens la devez voir mieux que moi :
quand on sait où l'on est et où l'on doit aller, on
peut se diriger sans peine.
L'auteur des Lettres dit que, si on remaïquoit
dans un gouvernement une pente à la violence ,
il ne faudrait pas attendre à la redresser que la
tyrannie s' j fût fortifiée (i). Il dit encore, en
supposant un cas quil traite à la vérité de chi-
mère, (\u il resterait un remède triste , mais légal ,
et qui , dans ce cas extrême ^ pourrait être em-
ployé comme on emploie la main d'un chirurgien
quand la gangrène se déclare (2). Si vous êtes ou
non dans ce cas supposé chimérique , c'est ce
que je viens d'examiner. Mon conseil n'est donc
plus ici nécessaire; l'auteur des Lettres vous l'a
donné pour moi. Tous les moyens de réclamer
contre l'injustice sont permis quand ils sont pai-
sibles , à plus forte raison sont permis ceux
qu'autorisent les lois.
Quand elles sont trans^o^ressées dans des cas
particuliers , vous avez le droit de représentation
pour y pourvoir; mais ([uand ce droit même est
contesté, cest le cas de la garantie. Je ne lai
point mise au nombre des moyens qui peuvent
rendre eFficace une représentation ; les média-
teurs euY-nièmes n'ont point entendu l'y mcttie,
puisquils ont déclaré ne vouloir porter nulle
atteinte à l'indépendance de l'état , et qu'alors
cependant ils auroient mis, pour ainsi dire, la
(1) Page 172. — (9.) Page loi.
5 10 LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE,
clef du gouvernement clans leur poche (i). Ainsi
dans le cas particulier l'effet des représentations
rejetées est de produire un conseil général; mais
l'effet du droit même de représentation rejeté
paroît être le recours à la garantie. Il faut que
la machine ait en elle-même tous les ressorts qui
doivent la faire jouer : quand elle s'arrête, il faut
appeler l'ouvrier pour la remonter.
Je vois trop où va cette ressource, et je sens
encore mon cœur patriote en gémir. Aussi , je le
répète , je ne vous propose rien : qu'oserois-je
dire ? Délibérez avec vos concitoyens , et ne
comptez les voix qu'après les avoir pesées. Défiez-
vous de la turbulente jeunesse , de lopulcnce
insolente , et de l'indigence vénale ; nul salutaire
conseil ne peut venir de ces côtés-là. Consultez
ceux qu'une honnête médiocrité garantit des
séductions de lambition et de la misère ; ceux
dont une honorable vieillesse couronne une vie
sans reproche; ceux qu'ime longue expérience a
versés dans les affaires publiques ; ceux qui ,
sans ambition dans l'état, n'y veulent d'autre
rang que celui de citoyens ; enfin ceux (pii ,
(i) La conséquence d'un tel système eût été d'établir
un tribunal de la médiation résidant à Genève , pour
connoître dos transj^ressions des lois. Par ce tribunal la
souveraineté de la république eut l)ientôt été détruite :
mais la liberté des citoyens eût été beaucoup plus assu-
rée qu'elle ne peut l'être si l'on ôte le droit de repré-
sentation. Or de n'être souverain que de nom ne signifie
pas grand'cliose : mais d'être libre en effet signifie beau-
coup.
SECONDE PARTIE. 5ll
n'ayant jamais eu pour objet dans leurs démar-
ches que le bien de la yjatrie et le maintien des
lois, ont mérité parleurs vertus l'estime du pu-
blic et la confiance de leurs égaux.
Mais sur-tout réunissez-vous tous. Vous êtes
perdus sans ressource si vous restez divisés. Et
pourquoi le seriez-vous quand de si grands inté-
rêts communs vous unissent? Comment, dans
un pareil danger, la basse jalousie et les petites
passions osent-elles se faire entendre? Valent-
elles quon les contente à si haut prix? et fau-
dra-t-ii que vos enfants disent un jour en pleu-
rant sur leurs fers : Voilà le fruit des dissentions
de nos pères? En un mot, il s'agit moins ici de
délibération que de concorde : le choix du parti
que vous prendrez n'est pas la plus grande af-
faire ; fût-il mauvais en lui-même, prenez- le
tous ensemble ; par cela seul il deviendra le
meilleur, et vous ferez toujours ce qu'il faut
faire pourvu que vous le fassiez de concert. Voilà
mon avis, monsieur, et je finis par où j'ai com-
mencé. En vous obéissant, j'ai rempli mon der-
nier devoir envers la patrie. Maintenant je prends
congé de ceux qui l'habitent; il ne leur reste au-
cun mal à me faire, et je ne puis plus leur faire
aucun bien.
FIN DES LETTRES ECRITES DE LA MONTAGNE
LETTRE
A M. ABAUZIT,
EN LUI ENVOYANT
LES LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
Motiers , le 9 décembre 1764.
IJaignez, vénérable Abauzit, écouter mes justes
plaintes. Combien j'ai ^nfémi que le conseil et les
ministres de Genève m'aient mis en droit de leur
dire des vérités si dures ! Mais, puisque enfin je
leur dois ces vérités , je veux payer ma dette. Ils
ont rebuté mon respect, ils auront désormais
toute ma francbise. Pesez mes raisons, et pro-
noncez. Ces dieux de cbair n'ont pu me punir si
jetois coupable; mais si Gaton m absout, ils n'ont
pu que m'oppriiTier.
k «/V^^^X^^ «,'%-W'«^
LETTRE
A M. DE MONÏMOLLIN,
EN LUI ENVOYANT
LES LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
Le 23 décembre 1764.
Plaignez-moi, monsieur, d'aimer tant la paix,
et d'avoir toujours la guerre. Je n'ai pu refuser à
mes anciens compatriotes de prendre leur dé-
fense comme ils avoient pris la mienne. C'est ce
que je ne pouvois faire sans repousser les ou-
trages dont, par la plus noire ingratitude , les
ministres de Genève ont eu la bassesse de m'acca-
bler dans mes malheurs , et qu'ils ont osé porter
jusque dans la chaire sacrée. Puisqu'ils aiment
si fort la guerre, ils l'auront; et , après mille
agressions de leur part, voici mon premier acte
d'hostilité, dans lequel toutefois je défends une
de leurs plus grandes prérogatives , qu ils se lais-
sent lâchement enlever ; car , pour insultera leur
aise au malheureux, ils rampent volontieis sous
la tyrannie. La querelle, au reste, est tout-à-fait
personnelle entre eux et moi; ou, si j y lais en-
trer la religion protestante pour quch^ue chose,
c'est comme son délenseur contre ceux qui veu-
lent la renverser. Voyez mes raisons , monsieur,
et soyez persuadé que, plus on me mettra dans
7. 33
5l4 LETTRE A M. DE MO^'TMOLLIN.
la nécessité d'expliquer mes sentiments, plus
il en résultera dhonneur pour votre conduite
envers moi , et pour la justice que vous m'avez
rendue.
Recevez , monsieur , je vous prie , mes saluta-
tions et mon respect.
VISION
DE PIERRE DE LA MONTAGNE,
DIT LE VOYANT.
Ici sont les trois chapitres de la vision de pierre de la montagne,
dit LE VOYANT, Concernant la désobéissance et damnable ré-
bellion de Pierre Duval , dit Pierrot des dames.
CHAPITRE PREMIER.
ï. JCiT j'étois dans mon pré, fauchant mon re-
gain, et il faisoit chaud, et j etois las, et un pru-
nier de prunes vertes étoit près de moi.
2. Et, me couchant sous le prunier , je m'en-
dormis.
3. Et durant mon sommeil j'eus une vision , et
j'entendis une voix aigre et éclatante comme le
son dun cornet de postillon.
4. Et cette voix étoit tantôt foible et tantôt
forte, tantôt grosse et tantôt claire, passant suc-
cessivement et rapidement des sons les plus
graves aux plus aigus , comme le miaulement
d'un chat sur une gouttière, ou comme la décla-
mation du révérend Imers , diacre du Val-dc-
Travers.
33.
5i6 VISION
5. Et la voix, s'adressaut à moi, me dit ain-
si : Pierre le Voyant , mon fils , écoute mes
paroles. Et je nie tus en dormant, et la voix con-
tinua.
6. Écoute la parole que je t adresse tie la pari
de le prit , et la retiens dans ton cœur. Ré-
pands-la par toute la terre et par tout le Val-de-
Travers, afin qu'elle soit en édification à tous les
fidèles.
-]. Et afin qu'instruits du châtiment du rebelle
Pierre Duval , dit Pierrot des dames , ils appren-
nent à ne plus mépriser les nocturnes inspira-
tions de la voix.
8. Car je l'avois choisi dans l'ahjeciion de son
esprit, et dans la stupidité de son cœur, pour être
mon interprète.
9. Jen avoisfait l'honorable successeur de ma
servante /a Batizarde (i), afin quil portât,
comme elle, dans toute 1 église la lumière de mes
inspirations.
10. Je l'avois chargé d'être , comme elle , l'or-
gane de ma parole , afin que ma gloire fût ma-
nifestée et (ju'on vît (|ue je puis, quand il me
plaît, tirer de lor de la boue, et des })erles du
fumier.
1 1. Je lui avois dit : Va , parle à ton frère er-
rant Jean-Jacques, qui se fourvoie, et le ramène
au bon chemin.
(1) Vieille commère de la lie du peuple, qui jadis se
piquoit d'avoir des vivions.
DE P. DE LA MONTAGNE. 617
12. Cardans le fond ion Frère Jean-.Tacqiies est
un ]jon lioiïiine,qui ne fuit tortà personne, qui
craint Dieu, et qui aiiiie la vérité.
1 3. Mais , pour le ramener d'un éjjarenient, ce
peuple y tombe lui-même; et , pour vouloir le
rendie à \a toi, ce peuple renonce à la loi.
i4- Car la loi dércMid de venf>er les offenses
qu'on a requ'^s , et eux outraj^eut sans cesse un
homme qui ne les a point offensés.
i5. La loi ordonne de rendre le bien pour le
mal , et eux lui rendent le mal pour le bien.
16. La loi ordonne d'aimer ceux qui nous haïs-
sent, et eux haïssent celui qui les aime.
l'y. La loi ordonne d'user de miséricorde, et
eux n'usent pas même de justice.
18. La loi défend de mentir , et il n'y a sorte
de mensonge qu'ils ninventent contre lui.
19. La loi défend la médisance , et ils le calom-
nient sans cesse.
20. Ils laccusent d'avoir dit que les femmes
n'avoientpointdame,et il dit , au contraire , que
toutes les femmes aimables en ont au moins
deux.
21. Ils l'accusent de ne pas croire en Dieu ,
et nul n'a si fortement prouvé l'existence de
Div?u.
22. Ils disent qu'il est l'Antéchrist, et nid na
si dionomcni honoré le Christ.
i3. Us disent (|u il veut troubler leurs con-
8ciences , et jamais il ne leur a parlé de rc-
lip[ion.
5i8 VISION
24. Que s'ils lisent des livres faits pour sa dé-
fense en d'autres pays, est-ce sa faute? et les a-
t-il priés de les lire ? mais , au contraire , c'est
pour ne les avoir point lus quils croient qu'il y
a dans ces livres de mauvaises choses qui n'y
sont point , et qu ils ne croient point que les bon-
nes choses qui y sont y soient en effet.
25. Car ceux qui les ont lus en pensent
tout autren'ient , et le disent lorsqu'ils sont de
bonne foi.
26. Toutefois ce peuple est bon naturellement;
mais on le trompe, et il ne voit qu'on lui fait
défendre la cause de Dieu avec les armes de
Satan.
27. Tirons -les de la mauvaise voie où on les
mène, et ôtons cette pierre d'achoppement de
devant leurs pieds.
CHAPITRE II.
1 . VA donc , et parle à ton frère errant Jean-
Jacques, et lui adresse en mon nom ces paroles.
Ainsi a dit la voix de la part de l'esprit :
2. Mon fils , Jean-Jacques , tu t'égares dans tes
idées. Reviens à toi , sois docile , et reçois mes
paroles de correction.
3. Tu crois en Dieu puissant , intelligent ,
bon , juste , et rémunérateur; et en cela tu fais
bien.
DE P. DE LA MONTAGNE. Sig
4. Tu crois en Jésus son fils , son Christ , et en
sa parole; et en cela tu fais bien.
5. Tu suis de tout ton pouvoir les préceptes du
saint évangile; et en cela tu fais bien.
6. Tu aimes les hommes comme ton pro-
chain , et les chrétiens comme tes frères ; tu fais
le bien quand tu peux , et ne fais jamais de mal
à personne que pour ta défense et celle de la
justice.
7. Fondé sur l'expérience , tu attends peu
d'équité de la part des hommes ; mais tu mets
ton espoir dans l'autre vi(\ , qui te dédomma-
gei^ des misères de celle-ci *. et en tout cela tu
fais bien.
8. Je connois tes œuvres : j'aime les bonnes ;
ton cœur et ma clémence effaceront les mau-
vaises. Mais une chose me déplaît en toi ;
9. Tu t'obstines à rejeter les miracles : et que
t'importent les miracles? puisqu'au surplus tu
crois à la loi sans eux, n'en parle point, et ne
scandalise plus les foibles.
10. Et lorsque toi , Pierre Duval , dit Pierrot
des dames, auras dit ces paroles à ton frère
errant Jean- Jacques , il sera saisi d'étoune-
ment.
I I. Et voyant que loi , qui es un brutal et un
stupide, tu lui parles raisonnablement et honnê-
tement , il sera frappé de ce prodige , et il recon-
noîtra le doigt de Dieu ;
12. Et, se prosternant en terre, il dira: Voilà
mon frère Pierrot des dames qui prononce des
520 VISION
discours sensés et honnêtes ; mon incrédulité se
rend à ce signe évident. Je crois aux miracles ,
car aucun n'est plus f^rand que celui-là.
i3. Et tout le Val-de-Travers , témoin de ce
double prodige , entonnera des cantiques d'alé-
gresse ; et l'on criera de toutes parts dans les
six communautés : Jean-Jacques croit aux mi-
racles , et des discours sensés sortent de la bou-
che de Pierrot des dames : le Tout-Puissant se
montre à ses œuvres; que son saint nom soit
béni.
i4- Alors, confus d'avoir insulté un homme
paisible et doux, ils s'empresseront à lui faire
oublier leurs outrages; et ils laimeront comme
leur proche, et il les aimera comme ses frères;
des cris séditieux ne les ameuteront plus ; 1 hy-
pocrisie exhalera son fiel en vains murmiuTS ,
que les femmes mêmes n'écouteront point ; la
paix de Christ régnera parmi les chrétiens , et le
scandale sera ôté du milieu d'eux.
i5. C'est ainsi que j'avois parlé à Pierre Du-
val , dit Pierrot des dames , lorsque je daignai
le choisir pour poricr ma parole à son Jrère
errant ;
i(i. Mais , au lieu d'obéir à la mission que je
lui avois donnée, et d'aller trouver Jean-Jacques ,
comme je le lui avois commandé, il s est délié
de ma promesse , et n'a pu croire au miracle dont
il devoit être l'instrument; féroce connue l'ona-
gre du désert, et têtu comme la mule d L^dom ,
il n'a pu croire qu'on pût mettre des discours
DE P. DE LA MONTAGNE. 521
persuasifs dans sa bouche , et s'est obstiné dans
sa rébellion.
17. C'est pourquoi , l'ayant rejeté, je t'ordonne
à toi Pierre de la Monla^jne, dit le Voyant,
d'écrire cet anathême, et de le lui adresser, soit
directement , soit par le public, à ce qu'il n'en
prétende cause d'ignorance , et que chacun ap-
prenne, parlaccomplissement du châtiment que
je lui annonce, à ne plus désobéir aux saintes
visions.
CHAPITRE III.
1. Ici sont les paroles dictées par la voix,
sous le prunier des prunes vertes , à moi Pierre
de la Montajrne, dit le Voyant, pour être la
sentence portée en icelles dûment si(^nifiée et
prononcée audit Pierre Duval , dit Pierrot des
dames , afin qu'il se prépare à son exécution ,
et que tout le peuple en étant témoin devienne
sage par cet exemple, et apprenne à ne plus dés-
obéir aux saintes visions.
2. Homme de col roide , craignois-tu que celui
qui fit donner par des corljeaux la nourriture
charnelle au ])roph(''tc, ne pût donner par toi la»
nourriture spirituelle à ton frère? craignois-tu
que celui qui Ht parler une ânesse ne put faire
parler un cheval .'
3. Au lieu dallur avec droit uic et confiaiico
522 VISION
remplir la mission que je t'avois donnée , tu t'es
perdu dans l'égarement de ton mauvais cœur ;
de peur d'amener ton frère à résipiscence , tu
n'as point voulu lui porter ma parole ; au lieu de
cela , te livrant à 1 esprit de cabale et de men-
songe, tu as divulgué l'ordre que je t'avois donné
en secret ; et, supprimant malignement le bien
que je t'avois chargé de dire, tu lui as faussement
substitué le mal dont je ne t'avois pas parlé.
4. C'est pourquoi j'ai porté contre toi cet
arrêt irrévocable , dont rien ne peut éloigner
ni changer leifet. Toi donc , Pierre Duval , dit
Pierrot des dames, écoute et tremble; car voici,
ton heure approche; sa rapidité se réglera sur
la soif
5. Je connois toutes tes machinations secrè-
tes: tes complots ont été formés en buvant ; c'est
en buvant qu'ils seront punis. Depuis la nuit mé-
morable de ta vision jusqu'à ce jour, treizième
du mois delul (i) , à la neuvième heure (2), il
s'est passé cent seize heures.
6. Pour te donner, dans ma clémence, le
temps de te reconnoître et de t'amender, je t ac-
corde de pouvoir boire encore cent quinze ra-
sades de vin pur, ou leur valeur , mesurées dans
la même tasse où tu bus ton dernier coup la veille
de ta vision.
(i) Le mois cfélul répond à-peu-y^rès à notre mois
d'août.
(2) La neuvième heure en cette saison fait environ Ic^
Jeux heures après midi.
DE p. DE LA MONTAGNE. 523
7. Mais sitôt que tes lèvres auront touché la
cent seizième rasade, il faut mourir; et avant
qu elle soit viciée tu mourras subitement.
8. Et ne pense pas m'abuser sur le compte
en buvant furtivement ou dans des coupes de
diverses mesures ; car je te suis par-tout de l'œil ,
et ma mesure est aussi sûre que celle du pain
de ta servante , et que le trébuchet où tu pèses
tes écus.
9. En quelque temps et en quelque lieu que
tu boives la cent seizième rasade, tu mourras
subitement.
10. Si tu la bois au fond de ta cave, caché
seul , entre des tonneaux de piquette , tu mour-
ras subitement.
1 1. Si tu la bois à table dans ta famille , à la
fin de ton maigre dîné , tu mourras subitement.
12. Si tu bois avec Joseph Clerc, cherchant
avec lui dans le vin quelque mensonge , tu mour-
ras subitement.
i3. Si tu la bois chez le maire Baillod, écou-
tant un de ses vieux sermons , tu t'endormiras
pour toujours, même sans qu'il continue de le
lire.
14. Si tu la bois causant en secret chez M. le
professeur, fût-ce en arrangeant quehpie vision
nouvelle, tu mourras subitement.
i5. Mortel heureux jus((uà ton dernier in-
stant et au-delà, tu mettras , en expirant, plus
d'esprit dans ton estomac ({ue n'en rendra ta
cervelle ; et la plus pompeuse oraison funèbre ,
524 VISION
OÙ tes visions seront cclchrées, te rendra plus
d'honneur après ta mort que tu n'en eus de tes
jours.
i6. Boy, trop heureux Pierre Boy; hâte-toi
de boire ; tu ne peux trop te presser daller cueil-
lir les lauriers qui t attendent dans le pays des
visions. Tu mourras; mais grâce à celle-ci , ton
nom vivra parmi les hommes. Boy, Pierre Boy;
va promptement à riramortalité qui t'est due.
Ainsi soit-il , amen , amen.
17. Et lorsque j'entendis ces paroles, moi,
Pierre de la Montagne, dit le Voyant, je fus
saisi d un grand efiroi , et je dis à la voix :
18. A Dieu ne plaise que j annonce ces choses
sans en être assuré par un signe ! Je connois mon
frère Pierrot des dames; il veut avoir des visions
à lui tout seul. 11 ne voudra pas croire aux
miennes, encore quon m'ait appelé le Voyant.
Mais , s il en dpit advenir comme tu dis, donne-
moi un signe sous l'autorité duquel je puisse
parler.
19. Et comme j'achevois ces mots, voici, je
fus éveillé par un coup terrible; et portant la
main sur ma télc, je me sentis la lace tout en
sang; carjesaignois beaucoup du nez, et le sang
me ruisseloit du visage : toutefois, a[)rcs l'avoir
étanché comme je pus , je me levai sans autre
blessure , sinon que j'avois le nez nieurtri et fort
enflé.
20. Puis, regardant autour de moi d'où pou-
voit me venir cette atteinte, je vis enfin qu'une
DE P. DE LA MONTAGNE. 525
prune étoit tombée de l'arbre et m'avoit frappé.
21. Voyant la prune auprès de moi, je la
pris; et , après l'avoir bien considérée, je recon-
nus qu'elle étoit fort saine, fort grosse, fort
verte , et fort dure , comme l'état de mon nez en
faisoil foi.
22. Alors mon entendement s'étant ouvert, je
vis que la prune en cet état ne pouvoit naturel-
lement être tombée d'elle-même, joint que la
juste direction sur le bout de mon nez étoit une
autre merveille non moins manifeste, qui confir-
moitla première , et montroit clairement l'œuvre
de 1 esprit.
23. Et, rendant grâces à la voix d un signe si
notoire, je résolus de publier la vision, comme
il m'avoit été commandé, et de garder la prune
en témoignage de mes paroles, ainsi que j ai fait
jusqu'à ce jour. •
Nota. Cette pièce, omise par les entrepreneurs des
éditions de Rousseau postérieures à celle de Genève in-S",
«ans en excepter même rédition in-4', faite dans la
même ville , fut composée par Rousseau , d'abord pour
sa piopre jusiificaiion , et puis pour plaisanter, comme
il le dit , Boy de la Tour. Voyez Confessions ., livre XIF.
FIN DU SEPTIEME VOLUME.
/
TABLE
DES PIÈCES
CONTENUES DAKS CE VOLVME.
LETTRE A M. DE BEAUMONT. Page 3
Lettres relatives a celle a IM. de Beaumo:<t.
Lettre a M. de ***. i35
Lettre a M. A. A. i36
Mandement de monseigneur l'archevêque de Paris. iSg
LETTRES ÉCRITES DE LA MONTAGNE.
première partie.
Lettre première. I/S
État de la question par rapport à Tauteur. Si elle est
de la compétence des tribunaux civils. Manière in-
juste de la résoudre.
Lettre IL 212
De la religion de Genève. Principes delà réformation.
L'auteur entame la discussion des miracles.
Lettre III. sSy
Continuation du même sujet. Court examen de quel-
ques autres accusations.
Lettre IV. 281
L'auteur se suppose coupable ; il compare la procédure
à la loi.
329 TABLE.
Lettri; V. 3o4
Continuation du même sujet. Jurisprudence tirée des
procédures faites en cas semblables. But de l'auteur
en publiant la profession de foi.
Lettre VI. 36o
S'il est vrai que l'auteur attaque les ffouvernements.
Courte analyse de son livre. La procédui-e faite à
Genève est sans exemple, et n'a été suivie en aucun
pays.
SECONDE PARTIE.
Lettre VIL 377
État présent du gouvernement de Genève, fixé par
l'édit de la médiation.
Lettre VIII. ^{"i
Esprit de cet édit. Contre-poids qu'il donne à la puis-
sance aristocratique. Entreprise du petit conseil d'a-
néantir ce contre-poids par voie de f;til. Examen des
inconvénients allégués. Système des édits sur les
emprisonnements.
Lettre IX. 4^5
Manière de raisonner de Tauteur des Lettres écrites
de la campagne. Son vrai but dans cet «:crit. Choix
de ses exfliiples. Caractère de la bourgeoisie de Ge-
nève. Preuve par les faiis. Conclusion.
Lettre a M. Abalzit. ^la
Lettre a M. de Montmollin. ')i'i
Vision de Pierre de la Montagne, dit le Voyant. iïiS
UN DE LA TABLV.