Skip to main content

Full text of "Oeuvres de J.J. Rousseau citoyen de Genève"

See other formats


N/f^/f 


Library 

of  ihe 

UnÏMTsilv  of  Toronto 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witin  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.arcliive.org/details/oeuvresdejjrous07rous 


OEUVRES 


DE 


J.  J.  ROUSSEAU. 


TOME  SEPTIÈME. 


DE  L'IMPRIMERIE  DE  P.  DIDOT  L'AINÉ, 

CHEVALIER  DE  l'orDRE  ROYAL  DE  SAINT-MICHEL  , 
IMPRIMECR  VV  ROI. 


OEUVRES 


DE 


J.  J.  ROUSSEAU 

CITOYEN  DE  GENÈVE. 


NOUVELLE  ÉDITION 

ORNÉE    DE    VINGT    GRAVURES. 


TOME  SEPTIÈME. 


A  PARIS 


CHEZ  DETERVILLE,  LIBRAIRE, 

RUE    HAUTEFE  LILLE,    ^•°   8, 

ET  LEFÈVRE,  RUE  DE  L'ÉPERON,  N»  6. 


M  û  CCC  XVII. 


J.  J.   ROUSSEAU, 

CITOYEN  DE  GENÈVE, 

A  CHRISTOPHE  DE  BEAUMONT, 

ARCHEVÊQUE    DE    PARIS,    DUC    DE    SAI>T-CLOX:n , 

PAIR    DE    FRA>CE  ,    COMMANDEUR    DE    l'oRDRE    DU    SAINT-ESPRIT, 

PROVISEUR    DE    SORBONÎSE,   CtC. 


Da  veniam  si  quid  liherius  dixi ,  non  ad  contumeliam 
tuam,  sed  ad  defensionem  nieam.  Praesumsi  enim  de  gra- 
vitate'"et  prudeiitia  tua ,  quia  potes  ronsiderare  quantam 
mihi  respondendi  necessit.tiein  imposueris. 

AuG. ,  epist.  238  ad  Pascent. 

Pardonne-moi  si  j'ai  écrit  un  peu  trop  librement,  non 
pour  ton  déshoancur,  mais  pour  ma  défense.  Je  me  suis 
reposé  sur  ta  prudenre  et  sur  ton  équité;  car  tu  peux 
considérer  le  devoir  que  tu  m'as  imposé  de  répondre 


J..I.  ROUSSEAU 

A 

CHRISTOPHE  DE  BEAUMONT  (*). 


Jr  OURQUOI  faut-il,  monseigneur,  que  j  aie  quelque 
chose  à  vous  dire?  Quelle  lan^^ue  commune  pou- 
vons-nous parler?  comment  pouvons-nous  nous 
entendre?  et  qu'y  a-t-il  entre  vous  et  moi? 

Cependant  il  faut  vous  répondre;  c'est  vous- 
même  qui  m'y  forcez.  Si  vous  n'eussiez  attaqué 
que  mon  livre,  je  vous  aurois  laissé  dire  :  mais 
vous  attaquez  aussi  ma  personne;  et  plus  vous 
avez  d'autorité  parmi  les  hommes ,  moins  il 
m'est  permis  de  me  taire  quand  vous  voulez  me 
déshonorer. 

Je  ne  puis  m  empêcher,  en  commençant  cette 
lettre  ,  de  réfléchir  sur  les  hizarreries  de  ma 
destinée  :  elle  en  a  qui  n'ont  été  que  pour  moi. 

J'étois  né  avec  quelque  talent;  le  puhlic  l'a 
jugé  ainsi  :  cependant  j  ai  passé  ma  jeunesse  dans 
une  heureuse  obscurité  ,  dont  je  ne  cherchois 
point  à  sortir.  Si  je  l'a  vois  cherché  ,  cela  même 
eût  été  une  bizarrerie,  que  durant  tout  le  feu  du 


(*)  Le  Mandement  de  M.  de  Beaumont  se  trouve  à  la 
suite  de  celte  lettre  de  Rousseau. 


4  LETTRE 

premier  âge  je  n'eusse  pu  réussir,  et  que  j'eusse 
trop  réussi  tlaus  la  suite  quand  ce  feu  comnien- 
çoit  à  passer.  .l'a[jprocliois  de  ma  quarantième 
année  ,  et  j'avois  ,  au  lieu  d'une  fortune  que  j  ai 
toujours  méprisée,  et  d'un  nom  qu'on  ma  fait 
payer  si  cher ,  le  repos  et  des  amis ,  les  deux  seuls 
biens  dont  mon  cœur  soit  avide.  Une  misérable 
question  d'académie,  ni'af;itant  l'esprit  malgré 
moi,  me  jeta  dans  un  métier  pour  lequel  je  n'é- 
tois  point  fait;  un  succès  inattendu  m  y  montra 
des  attraits  qui  me  séduisirent.  Des  foules  d  ad- 
versaires m'attaquèrent  sans  m'entendre  ,  avec 
une  étourderic  qui  me  donna  de  1  humeur ,  et 
avec  un  orgueil  qui  m  en  inspira  peut-être.  Je 
me  défendis,  et,  de  dispute  en  dispute,  je  me 
sentis  engagé  dans  la  carrière,  presque  sans  y 
avoir  pensé.  Je  me  trouvai  devenu  pour  ainsi  dire 
auteur  à  lâge  où  l'on  cesse  de  l'être,  et  homme 
de  lettres  par  mon  mépris  même  pour  cet  état. 
Dès-là  je  fus  dans  le  puhlic  quehpic  chose  ;  mais 
aussi  le  repos  et  les  amis  disparurent.  Quels 
maux  ne  souffri.s-je  point  avant  de  prendre 
une  assiette  plus  fixe  et  des  attachements  plus 
heureux!  Il  fdlut  dévorer  mes  peines;  il  fallut 
qu  un  peu  de  réputation  \no  tint  lieu  de  tout.  Si 
c'est  un  dédommagement  |)our  ceux  qui  sont 
toujours  loin  deux-mêmes,  ce  n  en  fut  jamais  un 
pour  moi. 

Si  j  eusse  un  monif'ut  compté  sur  un  bien  si 
frivole,  que  jaurois  été  promplenicnt  désabusé! 
Quelle  inconstance  perpétuelle  n'ai-je  pas  éprou- 


A   M.  DE   CEAUMONT.  5 

Vée  dans  les  jupenients  du  public  sur  mon  comp- 
te! J'étois  trop  loin  de  lui;  ne  me  jugeant  que 
sur  le  caprice  ou  l'intérêt  de  ceux  cfui  le  mènent, 
à  peine  deux  jours  de  suite  avoit  il  pour  moi  les 
mêmes  yeux.  Tantôt  j  etoi.s  un  homme  noir,  et 
tantôt  un  ange  de  lumière.  Je  me  suis  vu  dans 
la  même  année  vanté  ,  fêté,  recherché,  même  à 
la  cour,  puis  insulté  ,  menacé, détesté,  maudit  : 
les  soirs  on  in'attendoit  pour  m'assassiner  dans 
les  rues  ;  les  matins  on  n»  annonçoit  une  lettre 
de  cachet.  Le  bien  et  le  mal  couloient  à-peu-près 
de  la  même  source  ;  le  tout  me  venoit  pour  des 
chansons. 

.l'ai  écrit  sur  divers  sujets, mais  toujours  dans 
les  mêmes  principes  ;  toujours  la  même  morale, 
la  même  croyance,  les  mêmes  maxinjes,  et,  si 
Ion  veut  ,  les  mêmes  opinions.  Cependant  on  a 
porté  des  jugements  opposés  de  mes  livres  ,  ou 
plutôt  de  l'auteur  de  mes  livres,  parcequon  m'a 
jugé  sur  les  matières  que  j'ai  traitées,  bien  plus 
que  sur  mes  sentiments.  Après  mon  premier  Dis- 
cours, j'étois  un  homme  à  paradoxes,  qui  sefai- 
soit  un  jeu  de  prouver  ce  qu  il  ne  pensoit  pas  : 
après  ma  Lettre  sur  la  musique  Françoise, j'étois 
1  ennemi  déclaré  de  la  nation  ,  il  s'en  falloit  peu 
qu'on  ne  m'y  traitât  en  conspirateur;  on  eût  dit 
que  le  sort  de  la  monarchie  étoit  attaché  à  la 
gloire  de  l'opéra  :  après  mon  Discours  sur  1  iné- 
galité, j'étois  athée  et  misanthrope:  aprèsia  Let- 
tre à  M.  d'Alembert ,  j'étois  le  détènseur  de  la 
morale  chrétienne  :  après  IHéloïsc  ,  j'étois  ten- 


6  LETTRE 

dre  et  doucereux  :  maintenant  je  suis  un  impie; 

bientôt  peut-être  serai-je  un  dévot. 

Ainsi  va  flottant  le  sot  public  sur  mon  compte , 
sachant  aussi  peu  pourquoi  il  m'abhorre  que 
pourquoi  il  m'aimoit  auparavant.  Pour  moi,  je 
suis  toujours  demeuré  le  même  ;  plus  ardent 
qu'éclairé  dans  mes  recherches,  mais  sincère  en 
tout,  même  contre  moi;  simple  et  bon,  mais 
sensible  et  foible  ;  faisant  souvent  le  mal ,  et  tou- 
jours aimant  le  bien  ;  lié  par  l'amitié,  jamais  par 
les  choses,  et  tenant  plus  à  mes  sentiments  qu'à 
mes  intérêts;  n'exigeant  rien  des  hommes,  et  n'en 
voulant  point  dépendre  ;  ne  cédant  pas  plus  à 
leurs  préjugés  qu ïi  leurs  volontés  ,  et  gardant  la 
mienne  aussi  libre  que  ma  raison;  craignant 
Dieu  sans  peur  de  1  enfer,  raisonnant  sur  la  reli- 
gion sans  lil)ertinage,  n  aimant  ni  linqjiété  ni  le 
fanatisme,  mais  haïssant  les  intolérants  encore 
plus  que  les  esprits  forts  ;  ne  voulant  cacher  mes 
façons  de  penser  à  personne  ;  sans  fard  ,  sans  ar- 
tifice en  toutes  choses  ;  disant  mes  fautes  à  mes 
amis,  mes  sentiments  à  tout  le  monde  ,  au  pu- 
blic ses  vérités  sans  flatterie  et  sans  fiel,  et  me 
souciant  tout  aussi  peu  de  le  fâcher  que  de  lui 
plaire.  Voih\  mes  crimes,  et  voilà  mes  vertus. 

Enfin  ,  lassé  d  une  vapeur  enivrante  qui  enfle 
sans  rassasier  ,  excédé  du  tracas  des  oisifs  sur- 
chargés de  leur  temps  et  [)r()digues  du  mien  , sou- 
pirant après  un  repos  si  cher  à  mon  (<vur  et  si 
nécessaire  à  mes  maux,  j'avois  posé  la  plume 
avec  joie  :  content  de  ne  l'avoir  prise  que  pour 


A  M.  DE    BEAUMONT.  7 

ie  bien  de  mes  semblables ,  je  ne  leur  deman- 
dois  pour  prix  de  mon  zèle  que  de  me  laisser 
mourir  en  paix  dans  ma  retraite ,  et  de  ne  m'y 
point  faire  de  mal.  J'avois  tort  :  des  huissiers 
sont  venus  me  l'apprendre  ;  et  c'est  à  cette  épo- 
que ,  où  j'espérois  qu'alloient  finir  les  ennuis  de 
ma  vie ,  qu  ont  commencé  mes  plus  grands 
malheurs.  Il  y  a  déjà  dans  tout  cela  quelques 
singularités  :  ce  n  est  rien  encore.  Je  vous  de- 
mande pardon  ,  monseigneur, d'aljuser  de  voire 
patience,  mais,  avant  d'entrer  dans  les  discus- 
sions que  je  dois  avoir  avec  vous,  il  faut  parler 
de  ma  situation  présente,  et  des  causes  qui  m'y 
ont  réduit. 

Un  Genevois  fait  imprimer  un  livre  en  Hol- 
lande, et,  par  arrêt  du  parlement  de  Paris  ,  ce 
livre  est  brûlé  sans  respect  pour  le  souverain  dont 
il  porte  le  privilège.  Un  protestant  propose  en 
pays  protestant  des  objections  contre  l'église  ro- 
maine, et  il  est  décrété  par  le  parlement  de  Pa- 
ris. Un  républicain  fait,  dans  une  république, 
des  objections  contre  létat  monarchique  ,  et  il 
est  décrété  par  le  parlement  de  Paris.  Il  Huit  que 
le  parlement  de  Paris  ait  d'étranges  idées  de  son 
empire,  et  qu'il  se  croie  le  légitime  juge  du  genre 
humain. 

Ce  même  parlement ,  toujours  si  soigneux  pour 
les  Franc^ois  de  l'ordre  des  procédures  ,  les  né- 
glige toutes  dès  qu'il  s'agit  d'un  pauvre  étranger. 
Sans  savoir  si  cet  étranger  est  bien  l'auteur  du 
livre  cpn  porte  son  nom,  s'il  le  reconnoit  pour 


8  LETTRE 

sien  ,  si  c  est  lui  qui  la  fait  imprimer ,  sans  égard 
pour  son  triste  état,  sans  pitié  pour  les  maux 
qu'il  souffre,  on  commence  par  le  décréter  de 
prise  de  corps  :  on  feût  arraché  de  son  lit  pour 
le  traîner  dans  les  mômes  prisons  oii  pourrissent 
les  scélérats  :  on  l'eût  hrùlé ,  peut-être  même  sans 
l'entendre  ;  car  qui  sait  si  Ton  eût  poursuivi  plus 
régulièrement  des  procédures  si  violemment 
commencées,  et  dont  on  trouveroit  à  peine  un 
autre  exemple,  même  en  pays  d'inquisition? 
Ainsi  c'est  pour  moi  seul  qu  un  tribunal  si  sage 
oublie  sa  sagesse  ;  cest  contre  moi  seul ,  qui 
croyois  y  être  aimé  ,  que  ce  peuple ,  qui  vante  sa 
douceur  ,  s'arme  de  la  plus  étrange  barbarie  : 
c'est  ainsi  qu'il  justifie  la  préférence  que  je  lui  ai 
donnée  sur  tant  d  asiles  que  je  pouvois  choisir 
au  même  prix  !  Je  ne  sais  comment  cela  s'ac- 
corde avec  le  droit  des  gens,  mais  je  sais  bien 
qu'avec  de  pareilles  procédures  la  liberté  de  tout 
homme,  et  peut-être  sa  vie,  est  à  la  merci  du 
premier  imprimeur. 

Le  citoyen  de  Genève  ne  doit  rien  à  des  ma- 
gistrats injustes  et  incompétents,  qui,  sur  un 
réquisitoire  calomnieux,  ne  le  citent  pas,  mais 
le  décrètent.  N'étant  point  sommé  de  compa- 
roître ,  il  n'y  est  point  obligé.  L'on  n'emploie 
contre  lui  que  la  force,  et  il  s'y  soustrait.  Il  se- 
coue la  poudre  de  ses  souliers,  et  sort  de  cette 
terre  hospitalièi'e  où  l'on  s'empresse  d'opprimer 
le  foible,  et  où  l'on  donne  des  fers  à  1  étranger 
avant  de  fentendre  ,  avant  de  savoir  si  lacté 


A   M.  DE    BEAUMONT.  9 

dont  on  Taccuse  est  punissable,  avant  de  savoir 
s'il  l'a  commis. 

Il  abandonne  en  soupirant  sa  cbère  solitude. 
Il  n'a  qu'un  seul  bien,  mais  précieux,  des  amis; 
il  les  fuit.  Dans  sa  foiblesse  il  supporte  un  lonj?; 
voyage  :  il  arrive  ,  et  croit  respirer  dans  une 
terre  de  liberté  ;  il  s'approche  de  sa  patrie  ,  de 
cette  patrie  dont  il  s'est  tant  vanté,  qu  il  a  ché- 
rie et  honorée  ;  l'espoir  d  y  être  accueilli  le  con- 
sole de  ses  disgrâces...  Que  vais -je  dire?  mon 
cœur  se  serre,  ma  main  tremble,  la  plume  en 
tombe;  il  faut  se  taire  ,  et  ne  pas  imiter  le  crime 
de  Gham.  Que  ne  puis-je  dévorer  en  secret  la 
plus  amère  de  mes  douleurs  ! 

Et  pourquoi  tout  celai*  Je  ne  dis  pas  sur  quelle 
raison,  mais  sur  quel  prétexte.  On  ose  m'accu- 
ser  d'impiété ,  sans  songer  que  le  livre  où  l'on  la 
cherche  est  entre  les  mains  de  tout  le  monde. 
Que  ne  donneroit-on  point  pouc  pouvoir  sup- 
primer cette  pièce  justificative  ,  et  dire  qu'elle 
contient  tout  ce  qu'on  a  feint  d'y  trouver  !  Mais 
elle  restera,  quoi  qu'on  fasse;  et,  en  y  cher- 
chant les  crimes  reprochés  à  l'auteur ,  la  posté- 
rité n'y  verra ,  dans  ses  erreurs  mêmes ,  que  les 
torts  d'un  ami  de  la  vertu. 

J'éviterai  de  parler  de  mes  contemporains;  je 
ne  yeux  nuire  à  personne.  Mais  l'athée  Spinosa 
enseignoit  paisiblement  sa  doctrine  ;  il  faisoit 
sans  obstacle  imprimer  ses  livres,  on  les  débitoit 
publi([uement  :  il  vint  en  France,  et  il  y  fut  bien 
reçu;  tous  les  états  lui  étoient  ouverts,  par-iout 


lO  LETTRE 

il  trouvoit  protection,  ou  du  moins  sûreté;  les 
princes  lui  rendoicnt  des  honneurs ,  lui  offroient 
des  chaires  :  il  vécut  et  mourut  tranquille  ,  et 
même  considéré.  Aujourd'hui ,  dans  le  siècle 
tant  céléhré  de  la  philosophie,  de  la  raison  ,  de 
l'humanité,  pour  avoir  proposé  avec  circonspec- 
tion ,  même  avec  respect  et  pour  l'amour  du 
genre  humain,  quelques  doutes  fondés  sur  la 
gloire  même  de  lEtrc  suprême,  le  défenseur  de 
la  cause  de  Dieu  ,  flétri ,  proscrit ,  poursuivi  d'état 
en  étal,  d'asile  en  asile,  sans  égard  pour  son  in- 
digence, sans  pitié  pour  ses  infirmités,  avec  un 
acharnement  que  n'éprouva  jamais  aucun  mal- 
faiteur, et  qui  seroit  barhare  même  contre  un 
homme  en  santé,  se  voit  interdire  le  feu  et  leau 
dans  lEurope  presque  entière;  on  le  chasse  du 
milieu  des  bois  :  il  faut  toute  la  fermeté  d'un 
protecteur  illustre  et  toute  la  bonté  d'un  prince 
éclairé  pour  Iq  laisser  en  paix  au  sein  des  mon- 
tagnes. Il  eût  passé  le  icste  de  ses  malheureux 
jours  dans  les  fers ,  il  eût  péri  peut-être  dans  les 
supplices,  si,  durant  le  premier  vertige  qui  ga- 
gnoit  les  gouvernements  ,  il  se  fût  trouvé  à  la 
merci  de  ceux  qui  l'ont  persécuté. 

Echappé  aux  bourreaux  ,  il  tombe  dans  les 
mains  des  prêtres.  Ce  nest  pas  là  ce  que  je 
donne  pour  étonnant  ;  mais  un  homme  vertueux 
qui  a  lame  aussi  noble  ({ue  la  naissance,  un  il- 
lustre archevêque  ,  qui  dcvroit  réprimer  leur  lâ- 
cheté, lautorise  :  il  n  a  pas  honte,  lui  qui  devroit 
plaindre  les  opprimés ,  d'en  accabler  un  dans 


A    M.  DE   BEAUMONT.  ÏI 

le  fort  (le  ses  disgrâces  ;  il  lance ,  lui  prélat  ca- 
tholique ,  un  mandement  contre  un  auteur  pro- 
testant ;  il  monte  sur  son  tribunal  pour  exami- 
ner comme  juge  la  doctrine  particulière  d'un 
hérétique  ;  et ,  quoiqu'il  damne  indistinctement 
quiconque  n'est  pas  de  son  église,  sans  permet- 
tre à  l'accusé  d'errer  à  sa  mode ,  il  lui  prescrit 
en  quelque  sorte  la  route  par  laquelle  il  doit 
aller  en  enfer.  Aussitôt  le  reste  de  son  clergé 
s'empresse  ,  s'évertue ,  s'acharne  autour  d'un  en- 
nemi qu'il  croit  terrassé.  Petits  et  grands ,  tout 
s'en  mêle  ;  le  dernier  cuistre  vient  trancher  du 
capable  ;  il  n'y  a  pas  un  sot  en  petit  collet ,  pas 
un  chétif  habitué  de  paroisse,  qui,  bravant  à 
plaisir  celui  contre  qui  sont  réunis  leur  sénat 
et  leur  évêque ,  ne  veuille  avoir  la  gloire  de  lui 
porter  le  dernier  coup  de  pied. 

Tout  cela  ,  monseigneur,  forme  un  concours 
dont  je  suis  le  seul  exemple  :  et  ce  n'est  pas 
tout...  Voici,  peut-être  une  des  situations  les 
plus  difficiles  de  ma  vie  ,  une  de  celles  où  la 
vengeance  et  lamour-propre  sont  les  plus  aisés 
à  satisfaire,  et  permettent  le  moins  à  l'homme 
juste  d'être  modéré.  Dix  lignes  seulement ,  et  je 
couvre  mes  persécuteurs  d'un  ridicule  ineffa- 
çable. Que  le  public  ne  peut-il  savoir  deux  anec- 
dotes sans  que  je  les  dise!  Que  ne  x;onnoît-il 
ceux  qui  ont  médité  ma  ruine  et  ce  qu  ils  ont 
fait  pour  l'exécuter!  Par  quels  méprisables  in- 
sectes, par  quels  ténébreux  moyens  il  verroit 
s'émouvoir  les  puissances  !  Cruels  levains  il  ver- 


12  LETTRE 

roit  s'échauffer  par  leur  pourriture  et  mettre  le 

parlement  eu  fermentation  !  Par  quelle  risihle 

cause  il  verroit  les  états  de  l'Europe  se  liguer 

contre  le  fils  d'un  horloger!  Que  je  jouirois  avec 

plaisir  de  sa  surprise  si  je  pouvois  n  en  être  pas 

l'instrument! 

Jus({u'ici  ma  plume,  hardie  à  dire  la  vérité, 
mais  pure  de  toute  satire  ,  n  a  jamais  compro- 
mis personne  ;  elle  a  toujours  respecté  1  honneur 
des  autres  ,  même  en  défendant  le  miell.  ïrois-je 
en  la  quittant  la  souiller  de  médisance  ,  et  la 
teindre  des  noirceurs  de  mes  ennemis?  Non; 
laissons-leur  lavantage  de  porter  leurs  coups 
dans  les  ténèbres.  Pour  moi,  je  ne  veux  me  dé- 
fendre qu'ouvertement ,  et  même  je  ne  veux  que 
me  défendre.  Il  suffit  pour  cela  dq  ce  qui  est  su 
du  pulolic,  ou  de  ce  qui  peut  lêtre  sans  que  per- 
sonne en  soit  offensé. 

Une  chose  étonnante  de  cette  espèce,  et  que 
je  puis  dire,  est  de  voir  lintrépide  Christophe 
de  lîeaumont  ,  qui  ne  sait  plier  sous  aucune 
puissance  ni  faire  aucune  paix  avec  les  jansé- 
nistes ,  devenir  sans  le  savoir  leur  satellite  et 
linstrument  de  leur  animosité;  de  voir  leur  en- 
nemi le  plus  irréconcilia i)le  sévir  contre  moi  pour 
avoir  refusé  d'embrasser  leur  parti ,  pour  n  avoir 
point  voidu  prendre  la  plume  contre  les  jésuites 
que  je  naiuu"  pi>s ,  mais  (loui  je  n  ai  point  à  me 
plaindre  ,  et  que  je  vois  oj^primés.  Daignez  , 
monseigneur  ,  jeter  les  yeux  sur  le  quatrièiue 
tome  de  la  Nouvelle  Héloïse ;  vous  trouverez, 


A    M.    DE   BEAUMONT.  l3 

dans  la  note  de  la  page  88  (i),  la  véritable  source 
de  tous  mes  malheurs.  J  ai  prédit  dans  cette  note 
(car  je  me  mêle  aussi  quelquefois  de  prédire) 
qu'aussitôt  que  les  jansénistes  seroient  les  maî- 
tres ,  ils  seroient  plus  intolérants  et  plus  durs 
que  leurs  ennemis.  Je  ne  savois  pas  alors  que 
ma  propre  histoire  vérifieroit  si  bien  ma  prédic- 
tion. Le  fd  de  cette  trame  ne  seroit  pas  difficile 
à  suivre  à  qui  sauroit  comment  mon  livre  a  été 
déféré.  Je  n'en  puis  dire  davantage  sans  en  trop 
dire  ;  mais  je  pouvois  au  moins  vous  apprendre 
par  quelles  gens  vous  avez  été  conduit  sans  vous 
en  douter. 

Groira-t-on  que  quand  mon  livre  n'eût  point 
été  déféré  au  parlement ,  vous  ne  l'eussiez  pas 
moins  attaqué?  D'autres  pourront  le  croire  ou 
le  dire;  mais  vous,  dont  la  conscience  ne  sait 
point  souffrir  le  mensonge,  vous- ne  le  direz 
pas.  Mon  Discours  sur  l'Inégalité  a  couru  votre 
diocèse  ,  et  vous  n'avez  point  donné  de  mande- 
ment. Ma  Lettre  à  M.  cC Aleinhert  a  couru  votre 
diocèse,  et  vous  navez  point  donné  de  mande- 
ment. La  Nouvelle  Héloïse  a  couru  votre  dio- 
cèse ,  et  vous  n  avez  point  donné  de  mande- 
ment. Cependant  tous  ces  livres  ,  que  vous  avez 
lus  ,  puisque  vous  les  jugez ,  respirent  les  mê- 
mes maximes  ;  les  mêmes  manières  de  penser  n'y 
sont  pas  plus  déguisées  :  si  le  sujet  ne  les  a  pas 
rendues  susceptibles  du  même  développement  ^ 

(i)  Page  472,  tome  IV  de  cette  édition. 


l4  LETTRE 

elles  gagnent  en  force  ce  qu  elles  perdent  en  éten- 
due, et  Ton  y  voit  la  profession  de  foi  de  fau- 
teur exprimée  avec  moins  de  réserve  que  celle 
du  vicaire  savoyard.  Pourquoi  donc  n'avez-vous 
rien  dit  alors?  Monseigneur,  votre  troupeau 
vous  étoit-il  moins  cher?  me  lisoit-il  moins?  goû- 
toit-il  moins  mes  livres?  étoit-il  moins  exposé  à 
Terreur?  Non;  mais  il  n'y  avoit  point  alors  de 
jésuites  à  proscrire;  des  traîtres  ne  m'avoient 
point  encore  enlacé  dans  leurs  pièges  ;  la  note 
fatale  netoit  point  connue,  et  quand  elle  le  fut, 
le  public  avoit  déjà  donné  son  suffrage  au  livre. 
Il  étoit  trop  tard  pour  faire  du  Ijruit  ;  on  aima 
mieux  différer,  on  attendit  l'occasion  ,  on  l'épia  , 
on  la  saisit,  on  sen  prévalut  avec  la  fureur  or- 
dinaire aux  dévots;  on  ne  parloit  que  de  chaînes 
et  de  bûchers;  mon  livre  étoit  le  tocsin  de  la- 
narchie  et  la  trompette  de  l'athéisme;  l'auteur 
étoit  un  monstre  à  étouffer;  on  s'étonnoit  qu'on 
leùt  si  long-temps  laissé  vivre.  Dans  cette  rage 
universelle  vous  eûtes  honte  de  garder  le  silence  : 
vous  aimâtes  mieux  faire  un  acte  de  cruauté  que 
d'être  accusé  de  manquer  de  zèle  ,  et  servir  vos 
ennemis  que  d  essuyer  leurs  reproches.  Voilà , 
monseigneur ,  convenez-en  ,  le  vrai  motif  de  votre 
mandement,  et  voilà,  ce  me  semble  ,  un  con- 
cours de  faits  assez  singuliers  pour  donner  à 
mon  sort  le  nom  de  bizarre. 

Il  y  a  long -temps  qu'on  a  substitué  des 
bienséances  d'état  à  la  justice.  Je  sais  qu'il  est 
des  circonstances  malheureuses  qui  forcent  un 


A   M.  DE   BEAUMONT.  l5 

homme  public  à  sévir  malgré  lui  contre  un  hon 
citoyen.  Qui  veut  être  modéré  parmi  des  furieux 
s'expose  à  leur  furie;  et  je  comprends  que,  dans 
un  déchaînement  pareil  à  celui  dont  je  suis  la 
victime,  il  faut  hurler  avec  les  lotrps,  ou  risquer 
d'être  dévoré.  Je  ne  me  plains  donc  pas  que  vous 
ayez  donné  un  mandement  contre  mon  livre  ; 
mais  je  me  plains  que  vous  l'ayez  donné  contre 
ma  personne  avec  aussi  peu  d'honnêteté  que  de 
vérité;  je  me  plains  qu autorisant  par  votre  pro- 
pre langafje  celui  que  vous  me  reprochez  d'avoir 
mis  dans  la  houche  de  l'inspiré ,  vous  m'acca- 
bliez d'injures  ,  qui ,  sans  nuire  à  ma  cause ,  atta- 
quent mou  honneur,  ou  plutôt  le  vôtre;  je  me 
plains  que,  de  gaieté>de  cœur,  sans  raison,  sans 
nécessité,  sans  respect  au  moins  pour  mes  mal- 
heurs, vous  m'outragiez  d  un  ton  si  peu  digne 
de  votre  caractère.  Et  que  vous  avois-je  donc 
fait,  moi  qui  parlai  toujours  de  vous  avec  tant 
d'estime;  moi  qui  tant  de  fois  admirai  votre  in- 
ébranlable fermeté  ,  en  déplorant ,  il  est  vrai , 
l'usage  que  vos  préjugés  vous  en  faisoient  faire; 
moi  qui  toujours  honorai  vos  mœurs  ,  qui  tou- 
jours respectai  vos  vertus ,  et  qui  les  respecte  en- 
core aujourd'hui  que  vous  m  avez  décbiré? 

C'est  ainsi  qu'on  se  tire  d'affaire  quand  on  veut, 
quereller  et  qu'on  a  tort.  Ne  pouvant  résoudre 
mes  objections,  vous  m'en  avez  fait  des  crimes  ; 
vous  avez  cru  m  avilir  en  me  maltraitant,  et  vous 
vous  êtes  trompé  ;  sans  affoiblir  mes  raisons  , 
vous  avez  intéressé  les  cœurs  pfénércux  à  mes 


l6  LETTRE 

disf^races;  vous  avez  fait  croire  aux  ^ens  sensés 
qu'on  pouvoit  ne  pas  bien  juger  du  livre  ,  quand 
on  juf^eoit  si  mal  de  l'auteur. 

Monseigneur,  vous  n'avez  été  pour  moi  ni  hu- 
main ni  généreux;  et,  non  seulement  vous  pou- 
viez lêtre  sans  mépargner  aucune  des  choses 
que  vous  avez  dites  contre  mon  ouvrage  ,  mais 
elles  n'en  auroient  fait  que  mieux  leur  effet. 
J'avoue  aussi  que  je  n'avois  pas  droit  d  exiger  de 
vous  ces  vertus,  ni  lieu  de  les  attendre  d'un 
homme  d  église.  Voyons  si  vous  avez  été  du 
moins  équitable  et  juste  ;  car  c'est  un  devoir 
étroit  imposé  à  tous  les  hommes,  et  les  saints 
mêmes  n'en  sont  pas  dispensés. 

Vous  avez  deux  objets  dans  votre  mandement , 
l'un  de  censurer  mon  livre ,  fautre  de  décrier  ma 
personne.  Je  croirai  vous  avoir  bien  répondu,  si 
je  prouve  que  par- tout  où  vous  m'avez  réfuté 
vous  avez  mal  raisonné,  et  que  par-tout  oîi  vous 
m'avez  insulté  vous  m'avez  calonuiié.  Mais  quand 
on  ne  marche  que  la  preuve  à  la  main  ,  quand 
on  est  forcé,  par  l'importance  du  sujet  et  par  la 
qualité  de  ladversaire,  à  prendre  une  marche 
pesante  et  à  suivre  pied-à-pied  toutes  ses  cen- 
sures,  pour  chaque  mot  il  faut  des  pages;  et, 
tandis  qu'une  courte  satire  amuse  ,  une  longue 
défense  ennuie.  Cependant  il  faut  que  je  me 
défende ,  ou  que  je  reste  charge*  par  vous  des  plus 
fausses  inq)utalions.  Je  me  défendrai  donc,  mais 
je  défendrai  mon  honneur  phi  tôt  que  mon  livre. 
Ce  n'est  point  la  profession  de  loi  du  vicaire 


A   M.  DE   BEAUMONT.  17 

savoyard  que  j'examine  ,  cest  le  mandement  de 
l'arclievéque  de  Paris;  et  ce  n'est  que  le  \\\b\  qu  il 
dit  de  l'éditeur  qui  me  force  à  parler  de  louvrafîe. 
Je  me  rendrai  ce  que  je  me  dois,  parceque  je  le 
dois,  mais,  sans  ijjnorer  que  c'est  une  position 
bien  triste  (jue  d  avoir  à  se  plaindre  d'un  homme 
plus  puissant  que  soi ,  et  que  c'est  une  hien  fade 
Icctuie  que  la  ju?>tiFication  d'un  iiitiocent. 

Le  principe  fondamental  de  toute  morale,  sur 
lequel  j'ai  raisonné  dans  tous  mes  écrits,  et  que 
j'ai  développé  dans  ce  dernier  avec  toute  la  clarté 
dont  j'étois  capable,  est  que  l'homme  est  un  être 
naturellement  bon,  aimant  la  justice  et  Tordre, 
qu'il  n'y  a  point  de  perversité  originelle  dans  le 
cœur  humain,  et  que  les  premiers  mouvements 
de  la  nature  sont  toujours  droits.  .1  ai  fait  voir 
que  lunique  passion  qui  naisse  avec  Ihomme, 
savoir  l'amour-propre,  est  une  passion  indiffé- 
rente en  elle-même  au  bien  et  au  mal  ;  qu'elle  ne 
devient  bonne  ou  mauvaise  que  par  accident  et 
selon  les  circonstances  dans  lesquelles  elle  se 
développe.  J'ai  montré  que  tous  les  vices  qu'on, 
impute  au  cœur  humain  ne  lui  sont  point  natu- 
rels :  j'ai  dit  la  manière  dont  ils  naissent;  j'en 
ai  pour  ainsi  dire  suivi  la  généalogie  ;  et  j'ai  fait 
voir  comment ,  par  l'altération  successive  de  leur 
})onté  originelle ,  les  hommes  deviennent  enfin 
ce  qu'ils  sont. 

J'ai  encore  expliqué  ce  que  j'entendois  par 
cette  bonté  originelle,  qui  ne  semble  pas  se  dé- 
duire de  l'indiftérence  au  bien  et  au  mal ,  natu- 
7.  a 


l8  LETTRE 

relie  à  Famour  de  soi.  L'homme  n'est  pas  un 
être  simple;  il  est  compose  de  deux  substances. 
Si  tout  le  monde  ne  convient  pas  de  cela ,  nous 
en  convenons  vous  et  moi ,  cl  j'ai  tâché  de  le 
prouver  aux  autres.  Gela  prouve,  1  amour  de  soi 
n'est  plus  une  passion  simple;  mars  elle  a  deux 
principes,  savoir,  l'être  intelligent  et  letre  sen- 
sitif,  dont  le  bien-être  n'est  pas  le  même.  L'appétit 
des  sens  tend  à  celui  du  corps  ,  et  l'amour  de  l'or- 
dre à  celui  de  lame.  Ce  dernier  amour,  déve- 
loppé et  rendu  actif,  porte  le  nom  de  con- 
science ;  mais  la  conscience  ne  se  développe  et 
n'a{>it  cpiavec  les  lumières  de  1  homme.  Ce  n'est 
que  par  ces  lumières  qu'il  parvient  à  connoitre 
Tordre,  et  ce  n'est  que  quand  il  le  connoît  que 
sa  conscience  le  porte  à  l'aimer.  La  conscience 
est  donc  nulle  dans  Ihomme  qui  n a  rien  com- 
paré et  qui  n'a  point  vu  ses  rapports.  Dans  cet 
état ,  1  homme  ne  connoît  que  lui  ;  il  ne  voit 
son  bien-être  opposé  ni  conforme  à  celui  de  per- 
sonne; il  ne  hait  ni  n'aime  rien;  borné  au  seul 
instinct  physique,  il  est  nul,  il  est  bête  :  c'est 
ce  que  j'ai  fait  voir  dans  mon  Discours  sur  flné- 
galité. 

Quand  ,  par  un  développement  dont  j  ai  mon- 
tré le  progrès,  les  hommes  commencent  à  jeter 
les  yeux  sur  leurs  semblables,  ils  commencent 
aussi  à  voir  leurs  rapports  et  les  rapports  des 
choses,  à  prendie  des  idées  de  convenance,  de 
justice  et  d'ordre  ;  le  beau  moral  commence  à 
leur  devenir  sensible  ,  et    la  conscience  agit  : 


A   M.  DE   BEAUMONT.  19 

îiîors  ils  ont  des  vertus  ;  et  s'ils  ont  aussi  des 
vices,  c'est  parceque  leurs  intérêts  se  croisent, 
et  que  leur  ambition  s'éveille  à  mesure  qvte  leurs 
lumières  s'étendent.  Mais  tant  qu'il  y  a  moins 
d'opposition  d'intérêts  que  de  concours  de  lu- 
mières ,  les  hommes  sont  essentiellement  bons. 
Voilà  le  second  état. 

Quand  enfin  tous  les  intérêts  particuliers  agi- 
tés s  entre-choquent ,  quand  l'amour  de  soi  mis 
en  fermentation  devient  amour-propre,  que  l'opi- 
nion ,  rendant  l'univers  entier  nécessaire  à  cha- 
que homme ,  les  rend  tous  ennemis  nés  les  uns 
des  autres,  et  lait  que  nul  ne  trouve  son  bien 
que  dans  le  mal  dautrui  ;  alors  la  conscience  , 
plus  foible  que  les  passions  exaltées,  est  étouffée 
par  elles ,  et  ne  reste  plus  dans  la  bouche  des 
hommes  qu'un  mot  fait  pour  se  tromper  mutuel- 
lement. Chacun  feint  alors  de  vouloir  sacrifier 
ses  intérêts  à  ceux  du  public,  et  tous  mentent. 
Nul  ne  veut  le  bien  public  que  (juand  il  sac- 
corde  avec  le  sien  :  aussi  cet  accord  est-il  lobjet 
du  vrai  politique  qui  cherche  à  rendre  les  peu- 
ples heureux  et  bons.  Mais  c'est  ici  que  je  com- 
mence à  parler  ime  langue  étrangère,  aussi  peu 
connue  dos  lecteurs  que  de  vous. 

Voilà,  monseigneur,  le  troisième  et  dernier 
terme,  au-delà  duquel  rien  ne  reste  à  faire;  et 
voilà  comment,  l'homme  étant  bon,  les  hom- 
mes deviennent  méchants.  C  est  à  chercher  com- 
ment il  faudroit  s'y  prendre  pour  les  empêcher 
de  devenir  tels  que  j'ai  consacré  mon  livre.  Je 


20  LETTRE 

n'ai  pas  affirmé  que  dans  Tordre  actuel  la  choSe 
fût  absolument  possible  ;  mais  j'ai  bien  affirmé 
et  j'affirme  encore  quil  n'y  a  pour  en  venir 
à  bout  d'autres  moyens  que  ceux  que  j'ai  pro- 
posés. 

Là-dessus  vous  dites  que  mon  plan  d  éduca- 
tion, (i)  loin  de  s  accorde?  avec  le  christianisme  ^ 
n  est  pas  même  propre  à  faire  des  citoyens  ni  des 
hommes;  et  votre  unique  preuve  est  de  m'oppo- 
ser  le  pécbé  originel.  Monseigneur,  il  n  y  a  d  au- 
tre moyen  de  se  délivrer  du  péché  originel  et  de 
ses  effets  que  le  baptême.  D'où  il  suivroit,  selon 
TOUS,  qu'il  n'y  auroit  jamais  eu  de  citoyens  ni 
d'hommes  que  des  chrétiens.  Ou  niez  cette 
conséquence ,  ou  convenez  que  vous  avez  trop 
prouvé. 

Vous  tirez  vos  preuves  de  si  haut,  que  vous 
me  forcez  daller  aussi  chercher  loin  mes  ré- 
ponses. D'abord  il  s  en  faut  bien  ,  selon  moi , 
que  cette  doctrine  du  péché  originel ,  sujette  à 
des  difficultés  si  terribles,  ne  soit  contenue  dans 
récriture  ni  si  clairement  ni  si  durement  quil  a 
plu  au  rhéteur  Augustin  et  à  nos  théologiens  de 
la  bâtir.  Et  le  moyen  de  concevoir  que  Dieu  crée 
tant  dames  innocentes  et  pures ,  tout  exprès 
pour  les  joindre  à  des  corps  coupables,  pour  leur 
y  faire  contracter  la  corruption  morale,  et  pour 
les  condamner  toutes  à  l'enfer,  sans  autre  crime 
que  cette  union  qui  est  son  ouvrage?  Je  ne  dirai 

(i)  Mandement,  §.  m. 


A  M.  DE   Bt:A^MO^'T.  21 

pas  si  (comme  vous  vous  en  vantez)  vous  éclair- 
cissez  par  ce  système  le  mystère  de  notre  cœur; 
mais  je  vois  que  vous  o])scurcissez  iDcaucoup  Ja 
justice  et  la  bonté  de  lÊtre  suprême.  Si  vous  le- 
vez une  objection ,  c'est  pour  en  substituer  de 
cent  fois  plus  fortes. 

Mais  au  fond  que  fait  cette  doctrine  à  fauteur 
d'Emile?  Quoiquil  ait  cru  son  livre  utile  au 
(jenre  humain,  c'est  à  des  chrétiens  qu'il  l'a  des- 
tiné; c'est  à  des  hommes  lavés  du  péché  ori^rinel 
et  de  ses  effets,  du  moins  quant  à  l'âme,  par  le 
sacrement  établi  pour  cela.  Selon  cette  même 
doctrine,  nous  avons  tous  dans  notre  enfance 
recouvré  l'innocence  primitive  ;  nous  sommes 
tous  sortis  du  baptême  aussi  sains  de  cœur 
qu'Adam  sortit  de  la  main  de  Dieu.  Nous  avons, 
direz-vous ,  contracté  de  nouvelles  souillures. 
Mais ,  puisque  nous  avons  commencé  par  en 
être  délivrés,  comment  les  avons-nous  derechef 
contractées?  Le  sang  de  Christ  n'est-il  donc  pas 
encore  assez  fort  pour  effacer  entièrement  la 
tache  ?  ou  bien  seroit-elle  un  effet  de  la  corrup- 
tion naturelle  de  notre  chair?  comme  si,  même 
indépendamment  du  péché  orijjincl,  Dieu  nous 
eût  créés  corrompus ,  tout  exprès  pour  avoir  le 
plaisir  de  nous  punir!  Vous  attribuez  au  péché 
originel  les  vices  des  peuples  que  vous  avouez 
avoir  été  délivrés  du  péché  originel  ;  puis  vous 
me  blâmez  d'avoir  donné  une  autre  origine  à 
ces  vices.  Est-il  juste  de  me  faire  un  crime  de 
n'avoir  pas  aussi  mal  raisonné  que  vous? 


22  LETTRE 

On  pourroit ,  il  est  vrai ,  me  dire  que  ces  ef- 
fets que  j'attribue  au  baptême  (i)  ne  paroissent 
par  nul  sijjne  extérieur;  qu'on  ne  voit  pas  les 
chrétiens  moins  enclins  au  mal  que  les  infidèles  ; 
au  lieu  que,  selon  moi,  la  malice  infuse  du  pé- 
ché devrôit  se  marquer  dans  ceux-ci  par  des  dif- 
férences sensibles.  Avec  les  secours  que  vous 
avez  dans  la  morale  évangélique,  outre  le  bap- 
tême, tous  les  chrétiens,  poursuivroit-on ,  de- 
vroient  être  des  anges;  et  les  infidèles,  outre  leur 
corruption  originelle,  livrés  à  leurs  cultes  erro- 
nés, devroient  être  des  démons.  Je  conçois  que 
cette  difficulté  pressée  pourroit  devenir  embar- 
rassante :  car  que  répondre  à  ceux  qui  me  fc- 
roient  voir  que,  relativement  au  genre  humain, 
l'effet  de  la  rédemption,  faite  à  si  haut  prix,  se 
réduit  à-peu-près  à  rien? 

Mais,    monseigneur,  outre  que  je   ne  crois 
point  qu'en  bonne  théologie  on  n'ait  pas  qucl- 

(i)  Si  Ton  (lisoit,  avec  le  docteur  Thomas  Purnet,  que 
la  corruption  cl  la  niorlalité  de  la  race  liiin)aii)e,  suite  du 
péché  d'Adam  ,  fut  un  effet  naturel  du  fruit  défendu  ,  que 
cet  aliment  contenoit  des  sucs  venimeux  qui  dérangèrent 
toute  l'économie  animale,  qui  irritèrent  les  passions  ,  qui 
affoiblirent  IVntendenient  ,  el  qui  portèrent  par-tout  les 
principes  du  vice  et  de  la  mort  ;  alors  il  faudroit  convenir 
que  la  nature  du  remède  devant  se  rapporter  a  celle  du 
mal ,  le  baptême  devroii  agir  physiquement  sur  le  corps 
defliomme,  lui  rendre  la  conslitutiiui  qu'il  avoit  dans 
l'état  d'innocence ,  et  sinon  riuiniortaliU'  ([ui  en  dépcn- 
doit,  du  moins  tous  les  effets  moraux  de  Téconomie  ani- 
male rétablie. 


A   M.  DE   BEAUMONT.  23 

que  expédient  pour  sortir  de  là ,  quand  je  con- 
vicndrois  que  le  baptême  ne  remédie  point  à  la 
corruption  de  notre  nature,  encore  nen  auriez- 
vous  pas  raisonné  plus  solidement.  Nous  som- 
mes,  dites-vous,  pécheurs  à  cause  du  péché  de 
notre  premier  père.  Mais  notre  premier  père 
pourquoi  fut-il  pécheur  lui-même?  pourquoi  la 
même  raison  par  laquelle  vous  expliquerez  son 
j^éclîé  ne  seroit-elle  pas  applicable  à  ses  descen- 
dants sans  le  péché  originel  ?  et  pourquoi  faut-il 
que  nous  imputions  à  Dieu  une  injustice  en 
nous  rendant  pécheurs  et  punissables  par  le  vice 
de  notre  naissance  ,  tandis  que  notre  premier 
père  fut  pécheur  et  puni  comme  nous  sans  cela? 
Le  péché  originel  explique  tout ,  excepté  son 
principe  ;  et  c'est  ce  principe  qu'il  s  agit  d'expli- 
quer. 

Vous  avancez  que,  par  mon  principe  à  moi , 
(i)  Voîi  perd  de  vue  le  rayon  de  lumière  qui 
nous  fait  connoitre  le  mystère  de  notre  propre 
cœur;  et  vous  ne  voyez  pas  que  ce  principe,  bien 
plus  universel ,  éclaire  même  la  faute  du  pre- 
mier homme  (2) ,  que  le  vôtre  laisse  dans  Tobs- 

(i)  Mandement,  §.  m. 

(2)  llc'giniber  contre  une  défense  inutile  et  arbitraire 
est  un  penchant  naturel,  mais  qui,  loin  d'être  vicieux  en 
lui-même ,  est  conforme  à  Tordre  des  choses  et  à  la  bonne 
constitution  de  riiomnie,  puisqu'il  seroit  hors  d'état  de 
se  conserver,  s'il  navoit  un  amour  très  vif  pour  lui- 
même  et  pour  le  maintien  de  tous  ses  droits,  tels  qu'il 
les  a  reçus  de  la  nature.  Celui  qui  pourroit  tout  ne  vou- 


24  LEtTRE 

ciirité.  Vous  ne  savez  voir  que  l'homme  dans  les 
mains  du  diable,  et  moi  je  vois  comment  il  y  est 
tombé  :  la  cause  du  mal  est,  selon  vous,  la  na- 

droit  que  ce  qui  lui  seroit  utile  :  mais  un  être  foible,  dont 
la  loi  restreint  et  limite  encore  le  pouvoir ,  perd  une  par- 
tie de  lui-même,  et  réclame  en  son  cœur  ce  qui  lui  est 
ôté.  Lui  ("aire  un  crime  de  cela  seroit  lui  en  faire  un  d'être 
lui  et  non  pas  un  autre  ;  ce  seroit  vouloir  en  même  temps 
qu'il  fût  et  qu'il  ne  fût  pas.  Aussi  l'ordre  enfreint  par  Adam 
me  paroîi-il  moins  une  véritable  défense  qu'un  avis  pa- 
ternel ;  c'est  un  avertissement  de  s'abstenir  d'un  fruit 
pernicieux  qui  donne  la  mort.  Cette  idée  est  assurément 
plus  conforme  à  celle  qu'on  doit  avoir  de  la  bonté  de 
Dieu  et  même  au  texte  delà  Genèse,  que  celle  qu'il 
plaît  aux  docteurs  de  nous  prescrire;  car,  quant  à  la 
menace  de  la  double  mort,  on  fait  voir  que  ce  mot  morte 
moneiis  n'a  pas  l'empbase  qu'ils  lui  prêtent ,  et  n'est 
qu'un  hébraïsme  em|>loyé  en  d'autres  endroits  où  cette 
emphase  ne  peut  avoir  lieu. 

Il  y  a  de  plus  un  motif  si  naturel  d'indulgence  et  de 
commisération  dans  la  ruse  du  tentateur  et  dans  la  sé- 
duction de  la  femme  ,  qu'à  considérer  dans  toutes  se3 
circonstances  le  péché  d'Adam,  l'on  n'y  peut  trouver 
qu'une  faute  des  plus  légères.  Cependant  ,  selon  eux  , 
quelle  effroyable  punition  !  il  est  même  impossible  d'eu 
concevoir  ime  plus  terrible  ;  car  quel  châtiment  eût  pu 
porter  Adam  pour  les  plus  grands  crimes ,  que  d'être 
condamné,  lui  et  toute  sa  race,  à  la  mort  en  ce  monde, 
et  à  passer  l'éternité  dans  l'autre  dévorés  des  feux  de 
l'enfer?  Est-ce  là  la  peine  imposée  par  le  Dieu  de  misé- 
ricorde à  un  pauvre  malheureux  pour  s'être  laissé  trom- 
per? Que  je  hais  la  décourageante  doctrine  de  nos  durs 
théologiens!  si  j'étois  un  moinent  tenté  de  l'admettre, 
c'est  alors  que  je  croirois  blasphémer. 


A   M.  DE   BEAUMONT.  ^5 

ture  corrompue;  et  cette  corruption  même  est 
un  mal  dont  il  falloit  chercher  la  cause.  L  hom- 
me fut  créé  bon;  nous  en  convenons,  je  crois  , 
tous  les  deux  :  mais  vous  dites  qu'il  est  méchant 
parcequil  a  été  méchant;  et  moi  je  montre  com- 
ment il  a  été  méchant.  Qui  de  nous,  à  votre 
avis,  remonte  le  mieux  au  principe? 

Cependant  vous  ne  laissez  pas  de  triompher 
à  votre  aise  comme  si  vous  m'aviez  terrassé.  Vous 
m'opposez  comme  une  objection  insoluble  (i)  ce 
mélange  frappant  de  grandeur  et  de  bassesse , 
d' ardeur  pour  la  vérité  et  de  goût  pour  Terreur^ 
d' inclination  pour  la  vertu  et  de  penchant  pour 
le  vice,  qui  se  trouve  en  nous.  Etonnant  con- 
traste,  ajoutez-vous,  qui  déconcerte  la  philoso- 
phie païenne ,  et  la  laisse  errer  dans  de  vaincs 
spéculations/ 

Ce  n'est  pas  une  vaine  spéculation  que  la  théo- 
rie de  l'homme,  lorsqu'elle  se  fonde  sur  la  na- 
ture, qu'elle  marche  à  1  appui  des  faits  par  des 
conséquences  bien  liées,  et  qu'en  nous  menant 
à  la  source  des  passions  elle  nous  apprend  à  ré- 
gler leur  cours.  Que  si  vous  appelez  philoso- 
phie païenne  la  profession  de  foi  du  vicaire  sa- 
voyard, je  lio  puis  répondre  à  cette  imputation, 
parceque  je  n'y  comprends  rien   (2)  :  mais  je 

(i)  Mandement,  ,Ç.  m. 

(2)  A  moins  qu'elle  ne  se  rapporte  à  l'accusalion  que 
m'intente  M.  de  Beaumont  dans  la  suite  d  avoir  adu)i- 
plusieurs  dieux. 


2()  LETTRE 

trouve  plaisant  que  vous  empruntiez  presque 
ses  propres  termes  (i)  pour  dire  qu'il  n  explique 
pas  ce  quil  a  le  mieux  expliqué. 

Permettez,  monseigneur,  que  je  remette  sous 
vos  yeux  la  conclusion  que  vous  tirez  dune  ob- 
jection si  bien  discutée,  et  successive  inent  toute 
la  tirade  qui  s'y  rapporte. 

(2)  V homme  se  sent  entraîné  par  une  pente 
funeste,  et  comment  se  roidiroit-il  contre  elle, 
si  son  enfance  nétoit  dirigée  par  des  maîtres 
pleins  de  vertu,  de  sagesse,  de  vigilance ,  et  si , 
durant  tout  le  cours  de  sa  vie ,  il  ne  faisait  lui- 
même  ,  sous  la  protection  et  a^>ec  les  grâces  de  son 
Dieu,  des  ejjorts puissants  et  continuels? 

C'est-à-dire  :  Nous  voyons  que  les  hommes 
sont  méchants ,  quoique  incessamment  tyrannisés 
dès  leur  enfance.  Si  donc  on  ne  les  tjrannisoit 
pas  dès  ce  temps-là  ,  comment parviendroit-on  à 
les  rendre  sages,  puisque,  même  en  les  tyran- 
nisant sans  cesse ,  il  est  impossible  de  les  rendre 
tels  P 

Nos  raisonnements  sur  l'éducation  pourront 
devenir  plus  sensibles  en  les  appliquant  à  mi 
autre  sujet. 

Supposons, monseigneur,  que  quelqu'un  vînt 
tenir  ce  discours  aux  hommes  : 

«  Vous  vous  tourmentez  beaucoup  poiu'  clier- 
«  cher  des   gouvernements   équitables  et   pour 

(1)  l^inilo,  tome  H,  page  \i  tic  cette  édition. 
(i)  Mandement,  ^.  m. 


A   M.  DE   BEA.UMONT.  27 

"VOUS  donner  de  bonnes  lois.  Je  vais  première- 
«  ment  vous  prouver  que  ce  sont  vos  gouvcrne- 
«  ments  mêmes  qui  font  les  maux  auxquels  vous 
«  prétendez  remédier  par  eux.  Je  vous  prouverai 
"  de  plus  qu'il  est  impossible  que  vous  ayez  ja- 
«  mais  ni  de  bonnes  lois  ni  des  gouvernements 
«  équitables;  et  je  vais  vous  montrer  ensuite  le 
«  vrai  moyen  de  prévenir,  sans  gouvernements 
«et  sans  lois,  tous  ces  maux  dont  vous  vous 
'<  plaignez.  » 

Supposons  qu'il  expliquât  après  cela  son  sys- 
tème et  proposât  son  moyen  prétendu.  Je  n'exa- 
mine point  si  ce  système  seroit  solide  et  ce  moyen 
praticable.  S'il  ne  l'étoit  pas,  peut-être  se  con- 
tenteroit-on  d'enfermer  l'auteur  avec  les  fous, 
et  l'on  lui  rendroit  justice  :  mais  si  malheureu- 
sement il  l'étoit ,  ce  seroit  bien  pis  ;  et  vous  con- 
cevez ,  monseigneur  ,  ou  d'autres  concevront 
pour  vous,  qu'il  n'y  auroit  pas  assez  de  bûchers 
et  de  roues  pour  punir  l'infortuné  d'avoir  eu  rai- 
son. Ce  n'est  pas  de  cela  quil  s  agit  ici. 

Quel  que  fût  le  sort  de  cet  homme,  il  est  sûr 
qu'un  déluge  d'écrits  viendroit  fondre  sur  le  sien  : 
il  n'y  auroit  pas  un  grimaud  qui,  pour  faire  sa 
cour  aux  puissances,  et  tout  fier  d imprimer 
avec  privilège  du  roi,  ne  vînt  lancer  sur  lui  sa 
brochure  et  ses  injures,  et  ne  se  vantât  d  avoir 
réduit  au  silence  celui  qui  n'auroit  pas  daigné 
répondre,  ou  qu'on  auroit  empêché  de  parler. 
Mais  ce  n'est  pas  encore  de  cela  qu'il  s'agit. 

Supposons  enfin  qu'un  homme  grave,  et  qui 


à8  LETTRE 

auroit  son  intérêt  à  la  chose,  crût  devoir  aussi 
faire  comme  les  autres,  et,  parmi  beaucoup  de 
déclamations  et  d'injures  ,  s'avisât  d'argumenter 
ainsi  :  Quoi!  malheureux!  vous  voulez  anéan- 
tir les  gouvernements  et  les  lois ^  tandis  que  les 
gouvernements  et  les  lois  sont  le  seul  frein  du 
vice ,  et  ont  bien  de  la  peine  encore  à  le  conte- 
nir! Que  seroit-ce^  grand  dieu!  si  nous  ne  les 
avions  plus  ?  Fous  nous  ôtez  les  gibets  et  les 
roues;  vous  voulez  établir  un  brigandage  pu- 
blic. Fous  êtes  un  homme  abominable. 

Si  ce  pauvre  homme  osoit  parler,  il  diroit 
sans  doute  :  «  Très  excellent  seigneur  ,  votre 
«  grandeur  fait  une  pétition  de  principe,  .le  ne  dis 
«  point  qu'il  ne  faut  pas  réprimer  le  vice,  mais 
<«  je  dis  qu'il  vaut  mieux  l'empêcher  de  naître. 
«  Je  veux  pourvoir  à  l'insuffisance  des  lois  ,  et 
«  vous  m'alléguez  linsulfisance  des  lois.  Vous 
«  m'accusez  d'établir  les  abus,  parcequ'au  lieu 
«  d'y  remédier  j'aime  mieux  qu  on  les  prévienne. 
«'  Quoi  !  sil  étoit  un  moyen  de  vivre  toujours 
Cl  en  santé,  faudroit-il  donc  le  proscrire  de  peur 
('  de  lendre  les  médecins  oisifs  ?  Votre  excel- 
«  lence  veut  toujours  voir  des  gibets  et  des  roues, 
"  et  moi  je  voudrois  ne  plus  voir  de  mallaitcurs  : 
«  avec  tout  le  respect  que  je  lui  dois,  je  ne  crois 
«  pas  être  un  homme  abominable.  » 

Hélas!  M.  T.  C.  F.,  malgré  les  principes  de 
T éducation  la  plus  saine  et  la  plus  vertueuse , 
malgré  les  promesses  les  plus  magnifiques  de  la 
religion  et   les  menaces  les  plus  terribles  ,    les 


A   M.  DE    BEAU  MON  T.  29 

écarts  de  la  jeunesse  ne  sont  encore  que  trop  fré- 
quents ^  trop  multipliés,  .l'ai  prouvé  que  cette 
éducation  que  vous  appelez  la  plus  saine  étoit 
la  plus  insensée;  que  cette  éducation  que  vous 
appelez  la  plus  vertueuse  donnoit  au?i  enfants 
tous  leurs  vices  :  j'ai  prouvé  que  toute  la  gloire 
du  paradis  les  tentoit  moins  qu'un  morceau  de 
sucre  ,  et  qu  ils  craignoient  beaucoup  plus  de 
s'ennuyer  à  vêpres  que  de  brûler  en  enfer  :  j'ai 
prouvé  que  les  écarts  de  la  jeunesse,  qu'on  se 
plaint  de  ne  pouvoir  réprimer  par  ces  movens , 
en  étoient  l'ouvrage.  Dans  quelles  erreurs ,  dans 
quels  excès ,  abandonnée  à  elle-même ,  nese pré- 
cipiteroit-elle  donc  pas!  La  jeunesse  ne  s'égare 
jamais  d'elle-même,  toutes  ses  erreurs  lui  vien- 
nent d'être  mal  conduite;  les  camarades  et  les 
maîtresses  achèvent  ce  qu'ont  commencé  les 
prêtres  et  les  précepteurs  :  j'ai  prouvé  cela.  Cest 
un  torrent  qui  se  déborde  malgré  les  digues  puis- 
santes qiLon  lui  avoit  opposées.  Que  seroit-ce 
donc  si  nul  obstacle  ne  suspendait  ses  flots  et  ne 
rompoit  ses  efforts?  Je  pourrois  dire  :  C'est  un 
torrent  qui  rem'erse  vos  impuissantes  digues  et 
brise  tout:  élargissez  son  lit  et  le  laissez  courir  sans 
obstacle ,  il  ne  fera  jamais  de  mal.  Mais  j'ai  honte 
d'employer  dans  un  sujet  aussi  sérieux  ces  fi- 
gures de  collège  ,  que  chacun  applique  a  sa  fan- 
taisie ,  et  qui  ne  prouvent  rien  d'aucun  côté. 

Au  reste  ,  quoique,  selon  vous,  les  écarts  de 
la  jeunesse  ne  soient  encore  que  trop  fréquents  , 
trop  multipliés  à  cause  de  la  pente  de  rhomme 


3o  LETTRE 

au  mal ,  il  paroît  qu'à  tout  prendre  vous  n  êtes 
j3as  trop  mécontent  délie;  que  vous  vous  com- 
plaisez assez  dans  Téducalion  saine  et  vertueuse 
que  lui  donnent  actuellement  vos  maîtres  pleins 
de  vertus  ,  de  sa(jesse  et  de  vigilance  ;  que  ,  se- 
lon vous,  elle  perdroit  beaucoup  à  être  élevée 
dune  autre  manière,  et  qu'au  fond  vous  ne  pen- 
sez pas  de  ce  siècle  ,  la  lie  des  siècles ,  tout  le  mal 
que  vous  aiiectez  d'en  dire  à  la  tête  de  vos  man- 
dements. 

Je  conviens  qu'il  est  superflu  de  chercher 
de  nouveaux  plans  d'éducation  quand  on  est  si 
content  de  celle  qui  existe  :  mais  convenez  aussi, 
nionsei(]fneur ,  qu'en  ceci  vous  n'êtes  pas  difficile. 
Si  vous  eussiez  été  aussi  coulant  en  matière  de 
doctrine ,  votre  diocèse  eût  été  agité  de  moins 
de  tiouhles  ;  l'orage  que  vous  avez  excité  ne  lût 
point  retombé  sur  les  jésuites;  je  n'en  aurois 
point  été  écrasé  par  compagnie  ;  vous  lussiez 
resté  plus  tranquille  et  moi  aussi. 

Vous  avouez  que  pour  réformer  le  monde 
autant  que  le  permettent  la  foiblesse,  et,  selon 
vous,  la  corruption  de  notre  nature,  il  suffiroit 
d'observer,  sous  la  direction  et  l'impression  de 
la  grâce ,  les  premiers  rayons  de  la  raison  hu- 
maine, de  les  saisir  avec  soin,  et  de  les  diriger 
vers  la  route  (|ui  conduit  à  la  vérité,  (i)  Par-là  j 
continuez  vous  ,  ces  esprits,  encore  exempts  de 
préjugés  ^  seraient  pour  toujours  en  garde  contre 

■  (i)  M.iDileiiicnt  ,  ^".  II. 


A    M.   DE    BEAUxMONT.  3l 

Terreur  ;  ces  cœurs  ^  encore  exempts  des  grandes 
passions-,  prendroient  les  impressions  de  toutes 
les  vertus.  Nous  sommes  donc  d'accord  sur  ce 
point ,  car  je  n'ai  pas  dit  autre  chose.  Je  n'ai  pas 
ajouté,  j'en  conviens,  qu'il  fallût  faire  élever  les 
enfants  par  des  prêtres  ;  même  je  ne  pensois  pas 
que  cela   fût  nécessaire  pour  en  faire  des  ci- 
toyens et  des  hommes  :  et  cette  erreur,  si  c'en 
est  une ,  commune  à  tant  de  catholiques ,  n'est 
pas  un  si  grand  crime  à  un  protestant.  Je  n'exa- 
mine pas  si ,  dans  votre  pays ,  les  prêtres  eux- 
mêmes  passent  pour  de  si  hons  citoyens  ;  mais 
comme  l  éducation  de  la  génération  présente  est 
leur  ouvrage,  c'est  entre  vous  d'un  côté  et  vos 
anciens  mandements  de  lautre  qu'il  faut  déci- 
der si  leur  lait  spirituel  lui  a  si  bien  profité,  s'il 
en  a  fait  de  si  grands  saints,  (i)  vrais  adora- 
teurs de  Dieu ,  et  de  si  grands  hommes  ,  dignes 
d'être  la  ressource  et  l'ornement  de  la  patrie.  Je 
puis  ajouter  une  observation  qui  devroit  frapper 
tous  les  bons  François  ,  et  vous-même  comme 
tel  ;  c'est  que  de  tant  de  rois  qu'a  eus  votre  na- 
tion, le  meilleur  est  le  seul  que  n'ont  point  éle- 
vé les  prêtres. 

Mais  qu importe  tout  cela,  puisque  je  ne  leur 
ai  point  donné  l'exclusion  ?  Qu  ils  élèvent  la  jeu- 
nesse, s'ils  en  sont  capables,  je  ne  m'v  oppose 
pas;  et  ce  que  vous  dites  là-dessus  (2)  ne  fait 
rien  contre   mon  livre.  Prétendriez- vous    que 

(i)  Mandement ,  §.  n.  —  (a)  IbiJ. 


32  LETTRE 

mon  plan  fût  mauvais  par  cela  seul  qu'il  peut 
convenir  à  d'autres  qu'aux  gens  d église? 

Si  1  homme  est  bon  par  sa  nature  ,  comme  je 
crois  l'avoir  démontré,  il  s'ensuit  qu'il  demeure 
tel  tant  que  rien  d  étranger  à  lui  ne  1  altère  ;  et  si 
les  hommes  sont  méchants,  comme  ils  ont  pris 
peine  à  me  l'apprendre ,  il  s'ensuit  que  leur  mé- 
chanceté leur  vient  d'ailleurs  :  fermez  donc  len- 
trée  au  vice,  et  le  cœur  humain  sera  toujours 
hon.  Sur  ce  principe  j'établis  l'éducation  néga- 
tive comme  la  meilleure  ou  plutôt  la  seule  bonne: 
je  fais  voir  comment  toute  éducation  positive 
suit,  comme  quon  s  y  prenne,  une  route  op- 
posée à  son  but  ;  et  je  montre  comment  on  tend 
au  même  but  et  comment  on  y  arrive  parle  che- 
min que  j'ai  tracé. 

J'appelle  éducation  positive  celle  qui  tend  à 
former  l'esprit  avant  l'âge  et  à  donner  à  l'enfant 
la  connoissance  des  devoirs  de  l'homme.  J  ap- 
pelle éducation  négative  celle  qui  tend  à  perfec- 
tionner les  organes  ,  instruments  de  nos  con- 
noissances ,  avant  de  nous  donner  ces  connois- 
sances ,  et  qui  prépare  à  la  raison  par  l'exercice 
des  sens.  L'éducation  négative  n'est  pas  oisive  , 
tant  s'en  faut  :  elle  ne  donne  pas  les  vertus,  mais 
elle  prévient  les  vices;  elle  n'apprend  pas  la  vé- 
rité, mais  elle  préserve  de  l'erreur;  elle  dispose 
lenfant  à  tout  ce  qui  peut  le  mener  au  vrai 
quand  il  est  en  état  de  l'entendre,  et  au  bien 
quand  il  est  en  état  de  laimer. 

Cette  marche  vous  déplaît  et  vous  choque  :  il 


A   M.  DE   BEAUMONT.  33 

est  aisé  de  voir  pourquoi.  Vous  commencez  par 
calomnier  les  intentions  de  celui  qui  la  propose. 
Selon  vous,  cette  oisiveté  de  l'anje  ma  paru  né- 
cessaire pour  la  disposer  aux  erreurs  que  je  lui 
voulois  inculquer.  On  ne  sait  pourtant  pas  trop 
quelle  erreur  veut  donner  à  son  élève  celui  qui 
ne  lui  apprend  rien  avec  plus  de  soin  qu'à  sentir 
son  ignorance  et  h.  savoir  qu'il  ne  sait  rien.  Vous 
convenez  que  le  jur^^ement  a  ses  progrès  et  ne  se 
forme  que  par  degrés;  mais  s'ensuit-il  (i) ,  ajou- 
tez-vous ,  qu'à  Page  de  dix  ans  un  enfant  ne 
connaisse  pas  la  différence  du  bien  et  du  mal  y 
qu'il  confonde  là  sagesse  a'^'ec  la  folie  ,  la  bonté 
avec  la  barbarie^  la  vertu  avec  le  ^'/ce?  Tout 
cela  s'ensuit,  sans  doute,  si  à  cet  âge  le  juge- 
ment n'est  pas  développé.  (>wof /pouisuivezvous, 
il  ne  sentira  pas  qu^ obéir  à  son  père  est  un  bien  , 
que  lui  désobéir  est  un  mal  ?  Bien  loin  de  là  ,  je 
soutiens  qu'il  sentira,  au  contraire,  en  quittant 
le  jeu  pour  aller  étudier  sa  leçon,  qu'obéir  à  son. 
père  est  un  mal ,  et  que  lui  désobéir  est  un  bien  , 
en  volant  quelque  fruit  défendu.  Il  sentira  aussi, 
j'en  conviens,  que  c'est  un  mal  d'être  puni  et 
un  bien  f!'être  récompensé;  et  cest  dans  la  ba- 
lance de  ces  biens  et  de  ces  maux  contradictoires 
que  se  règle  sa  prudence  enfantine.  Je  crois  avoir 
démontré  cela   mille  fois  dans  mes   deux  pre- 
miers volumes,  et  sur-tout  dans  le  dialogue  du 
maître  et  de  l'enfant  sur  ce  qui  est  mal  (2).  Pour 

(i'*  Mandement,  §.  vi.  —  (•>.)  Emile,  t.  I,  p.  lag. 
7.  3 


34  LETTRE 

VOUS,  monseigneur,  vous  réfutez  mes  deux  vo- 
lumes en  deux  lignes,  et  les  voici  (i)  :  Le  pré- 
tendre, M.  T.  C.  F. ,  c  est  calomnier  la  nature  hu- 
maine,  en  lui  attribuant  une  stupidité  qu  elle  rCa 
point.  On  ne  sauroit  employer  une  réfutation 
plus  tranchante,  ni  conçue  en  moins  de  mots. 
Mais  cette  ignorance  ,  qu'il  vous  plaît  d'appeler 
stupidité  ,  se  trouve  constamment  dans  tout  es- 
prit gêné  dans  des  organes  imparfaits  ,  ou  qui 
n'a  pas  été  cultivé  ;  c'est  une  observation  facile 
à  faire  et  sensible  à  tout  le  monde.  Attribuer 
cette  ignorance  à  la  nature  humaine  n'est  donc 
pas  la  calomnier;  et  c'est  vous  qui  lavez  ca- 
lomniée en  lui  imputant  une  malignité  qu'elle 
n'a  point. 

Vous  dites  encore  :  (2)  Ne  vouloir  enseigner  la 
sagesse  à  Vhomme  que  dans  le  temps  quil  sera 
dominé  par  la  fougue  des  passions  naissantes , 
ji  est-ce  pas  la  lui  présenter  dans  le  dessein  qu'd 
la  rejette  ?  Voilà  derechef  une  intention  que  vous 
avez  la  bonté  de  me  prêter ,  et  qu'assurément  nul 
autre  que  vous  ne  trouvera  dans  mon  livre.  J'ai 
montré,  premièrement,  que  celui  qui  sera  élevé 
comme  je  veux  ne  sera  pas  dominé  p»r  les  pas- 
sions dans  le  temps  que  vous  dites;  j'ai  montré 
encore  comment  les  leçons  de  la  sagesse  pou- 
voicnt  retarder  le  développement  de  ces  mêmes 
passions.  Ce  sont  les  mauvais  effets  de  votre 
éducation  que  vou3  imputez  à  la  mienne,  et  vous 

(0  Mandement ,  §.  vi.  —  (a)  Ibid. ,  §.  ix. 


A   M.   DE   BEAU  MONT.  35 

m  objectez  les  défauts  que  je  \ous  apprends  à 
prévenir.  Jusqu'à  l'adolescence  j'ai  garanti  des 
passions  le  cœur  de  mon  élève;  et,  quand  elles 
sont  prêtes  à  naître  ,j  en  recule  encore  le  progrès 
par  des  soins  propres  à  les  réprimer.  Plus  tôt,  les 
leçons  de  la  sagesse  ne  signifient  rien  pour  l'en  -■ 
fant  hors  d'état  d'y  prendre  intérêt  et  de  les  en- 
tendre; plus  tard,  elles  ne  prennent  plus  sur  un 
cœur  déjà  livré  aux  passions.  C'est  au  seul  mo  ■> 
ment  que  j'ai  choisi  qu'elles  sont  utiles  :  soil 
pour  1  armer  ou  pour  le  distraire  ,  il  importe 
également  qu'alors  le  jeune  homme  en  soit  oc- 
cupé. 

Vous  dites  :  (i)  Pour  trouver  la  jeunesse  plus 
docile  aux  leçons  quil  lui  prépare  ^  cet  auteur 
veut  quelle  soit  dénuée  de  tout  principe  de  reli- 
gion. La  raison  en  est  simple ,  c'est  que  je  veux 
qu'elle  ait  une  religion  ,  et  que  je  ne  lui  veux  rien 
apprendre  dont  son  jugement  ne  soit  en  état  de 
sentir  la  vérité.  Mais  moi ,  monseigneur  ,  si  je 
disois  :  Pour  trouver  la  jeunesse  plus  docile  aux 
leçons  quon  lui  prépare ,  on  a  grand  soin  de  la 
prendre  avant  l'âge  de  raison  ;  ferois-je  un  rai- 
sonnement plus  mauvais  que  le  vôtre?  et  se- 
roit-ce  un  préjugé  bien  favorable  à  ce  que  vous 
faites  apprendre  aux  enfants  ?  Selon  vous,  je 
choisis  1  âge  de  raison  pour  inculquer  l'erreur  ;  et 
vous,  vous  prévenez  cet  âge  pour  enseigner  la 
vérité.    Vous  vous   pressez   dinstruire  l'enfant 

(i)  Mandement,  _Ç.  v. 


36  LETTKE 

avant  quil  puisse  discerner  le  vrai  du  faux;  et 
moi,  j  attends  pour  le  tromper  quil  soit  en  état 
de  le  conrloître.  Ce  jugement  est-il  naturel.^  et 
lequel  paroît  chet-cher  à  séduire, de  celui  qui  ne 
Veut  parler  qu'à  des  hommes,  ou  de  celui  qui 
s  adresse  aux  enfants  ? 

Vous  me  censurez  d'avoir  dit  et  montré  que 
tôiit  enfant  qui  croit  eh  Dieu  est  idolâtre  ou  an- 
thrôponiorphite,  et  vous  combattez  cela  en  di- 
sant (i)  (\uon  nepeut supposer  ni  l'un  ni  l'autre 
d'un  enfant  qui  a  reçu  une  éducation  chrétienne. 
Voilà  ce  qui  est  eti  question  ;  reste  à  voir  la  preu  ve. 
La  mienne  est  que  féducation  la  plus  chrétienne 
ne  sauroit  donner  à  l'enfant  l'entendement  qu'il 
ft'a  pas  ,  ni  détacher  ses  idées  des  êtt^es  matériels  , 
au-dessus  desquels  tant  d  hommes  ne  sauroient 
élever  les  leurs.  J'en  appelle  de  plus  à  l'expé- 
rience :  j'exhorte  chacun  des  lecteurs  à  consulter 
sa  mémoire  ,  et  à  se  r&ppeler  si,  lorsqu'il  a  cru 
en  Dieu  étant  enfant,  il  ne  s'eti  est  pas  toujours 
fait  quelque  image.  Quand  vous  lui  dites  que  la 
Divinité  n'est  rieh.  de  ce  qui  peut  tomber  sous 
les  sens  ^  ou  son  esprit  troublé  n'entend  rieti ,  dli 
il  entend  qu'elle  n'est  rien.  Quand  vous  lui  pàf- 
lez  yXune  intelligence  infihie ,  il  ne  sait  ce  que 
t'est  c[\i  intelligence ,  et  il  sait  eticore  liloins  ce 
que  c'est  (\uinjini.  Mais  vous  lui  ferez  répéter 
après  tous  les  mots  qu'il  vous  plaira  de  lui  dire; 
tous  lui  ferez  inômc  ajouter ,  s'il  le  faut ,  qu'il  le.s 

(i)  Mandement,  §.  vu. 


A   M.   DE    BEAUMOÎsT.  3; 

entend  ;  car  cela  ne  coûte  j>uère  ;  et  il  aime  en- 
core mieux  dire  qu'il  les  entend ,  que  d'être  grondé 
ou  puni.  Tous  les  anciens  ,  sans  excepter  les 
Juifs  ,  se  sont  représenté  Dieu  corporel  ;  et  com- 
bien de  chrétiens,  sur-tout  de  catholiques,  sont 
encore  aujourd  hui  dans  ce  cas-là!  Si  vos  en- 
fants parlent  comme  des  hommes ,  c'est  parce- 
que  les  hommes  sont  encore  enfants.  Voilà  pour- 
quoi les  mystères  entassés  ne  coûtent  plus  rien 
à  personne;  les  termes  en  sont  tout  aussi  faciles 
à  prononcer  que  d'autres.  Une  des  commodités 
du  christianisme  moderne  est  de  s  être  fait  un 
certain  jargon  de  mots  sans  idées  ,  avec  lesquels 
on  satisfait  à  tout,  hors  à  la  raison. 

Par  fexamen  de  fintelligence  qui  mène  à  la 
connoissance  de  Dieu  ,  je  trouve  qu'il  n'est  pas 
raisonnable  de  croire  cette  connoissance  {i)  tou- 
jours nécessaire  au  salut.  Je  cite  en  exemple  les 
insensés  ,  les  enfants  ,  et  je  mets  dans  la  même 
classe  les  hommes  dont  l'esprit  n'a  pas  acquis  as- 
sez de  lumières  pour  comprendre  lexistence  de 
Dieu.  Vous  dites  là-dessus  :  (2)  JSe  soyons  point 
surpris  que  V auteur  d' Emile  remette  à  un  temps 
si  reculé  la  connoissance  de  l existence  de  Dieu; 
il  ne  la  croit  pas  nécessaire  au  salut.  Vous  com- 
mencez ,  pour  rendre  ma  proposition  plus  dure , 
par  supprmier  charitablement  le  mot  toujours  , 
qui  non  seulement  la  modifie  ,  mais  qui  lui 
donne  un  autre  sens,  puisque ,  selon  ma  phrase, 

(2)  Emile ,  1. 1 ,  p.  5 18.  —  (-2)  Mandemeat ,  §.  ki. 


38  LETTRR 

cette  connoissance  est  ordinairement  nécessaire 
au  salut ,  et  qu'elle  ne  le  seroit  jamais  selon  la 
phrase  que  vous  me  prêtez.  Après  cette  petite 
falsification  vous  poursuivez  ainsi  : 

«  Il  est  clair,  dit-il  par  l'organe  d'un  person- 
«  nage  chimérique^  il  est  clair  que  tel  homme, 
«  parvenu  jusquà  la  vieillesse  sans  croire  en 
«  Dieu,  ne  sera  pas  pour  cela  privé  de  sa  prê- 
te sence  dans  l'autre  (vous  avez  omis  le  mot  de 
«  vie)^  si  son  aveuglement  iia  pas  été  volon- 
"  taire,  et  je  dis  qu'il  ne  lest  pas  toujours.  » 

Avant  de  transcrire  ici  votre  remarque,  per- 
mettez que  je  fasse  la  mienne.  C'est  que  ce  per- 
sonnage prétendu  chimérique,  cest  moi-même, 
et  non  le  vicaire;  que  ce  passage,  que  vous  avez 
cru  être  dans  la  profession  de  loi,  n'y  est  point, 
mais  dans  le  corps  même  du  livre.  Monseigneur, 
vous  lisez  bien  légèrement,  vous  citez  bien  né- 
gligemment les  écrits  que  vous  flétrissez  si  du- 
rement :  je  trouve  quun  homme  en  place  qui 
censure  devroit  mettre  un  peu  plus  d'examen 
dans  ses  jugements.  Je  reprends  à  présent  votre 
texte. 

Remarquez ,  M.  T.  C.  F.,  quil  ne  s  agit  point 
ici  d'un  homme  qui  seroit  dépourvu  de  V usage 
de  sa  raison^  mais  uniquement  de  celui  dont  la 
raison  ne  seroit  point  aidée  de  l'instruction.  Vous 
affirmez  ensuite  (i)  (\\\une  telle  prétention  est 
souverainement  absurde.  S.  Paul  assure  qu  entre. 

(i)  Mandement,  §.  xi. 


A   M.  DE    BEAU3I0NT.  39 

les  philosophes  païens  plusieurs  sofit  parvenus 
par  les  seules  forces  de  la  raison  à  la  coiinois- 
sance  du  vrai  Dieu;  et  là-dessus  vous  transcrivez 
son  passage. 

Monseigneur,  c'est  souvent  un  petit  mal  de 
ne  pas  entendre  un  auteur  qu'on  lit,  mais  c'en 
est  un  grand  quand  on  le  réfute ,  et  un  très 
grand  quand  on  le  diffame.  Or  vous  n'avez  point 
entendu  le  passage  de  mon  livre  que  vous  at- 
taquez ici,  de  même  que  beaucoup  d'autres.  Le 
lecteur  jugera  si  c'est  ma  faute  ou  la  vôtre  quand 
j'aurai  mis  le  passage  entier  sous  ses  yeux. 

«  Nous  tenons  (les  réformés)  que  nul  enfant 
"  mort  avant  l'âge  de  raison  ne  sera  privé  du 
«  bonheur  éternel.  Les  catholiques  croient  la 
«  même  chose  de  tous  les  enfants  qui  ont  reçu 
"  le  baptême,  quoiqu'ils  n'aient  jamais  entendu 
«  parler  de  Dieu.  Il  y  a  donc  des  cas  où  l'on 
"  peut  être  sauvé  sans  croire  en  Dieu;  et  ces  cas 
«  ont  lieu,  soit  dans  l'enfance,  soit  dans  la  dé- 
«  menée ,  quand  lesprit  humain  est  incapable 
«  des  opérations  nécessaires  pour  reconnoître  la 
«  Divinité.  Toute  la  différence  que  je  vois  ici 
«  entre  vous  et  moi,  est  que  vous  prétendez  que 
«  les  enfants  ont  à  sept  ans  cette  capacité,  et 
«  que  je  ne  la  leur  accorde  pas  même  à  quinze. 
«  Que  j'aie  tort  ou  raison,  il  no  s'agit  pas  ici 
"  dun  article  de  foi,  mais  dune  simple  ()l)scr- 
i<  vation  d'histoire  naturelle. 

«  Par  le  même  principe,  il  est  clair  que  tel 
«<  homme,  parvenujusqu'à  la  vieillesse  sans  croire 


4o  LETTRE 

i(  en  Dieu,  ne  sera  pas  pour  cela  privé  de  sa 
«  présence  dans  l'autre  vie,  si  son  aveuglement 
«  n'a  pas  été  volontaire;  et  je  dis  qu'il  ne  l'est 
»  pas  toujours.  Vous  en  convenez  pour  les  in- 
«  sensés  (|uune  maladie  prive  de  leurs  facultés 
«  spirituelles,  mais  non  de  leur  qualité  dliom- 
«  mes,  ni,  par  conséquent,  du  droit  aux  bien- 
«  faits  de  leur  créateur.  Pourquoi  donc  n  en  pas 
«  convenir  aussi  pour  ceux  qui,  séquestrés  de 
»<  toute  société  dès  leur  enfance,  auroient  mené 
«  une  vie  absolument  sauva^^e,  privés  des  lu- 
«  micres  qu'on  n'acquiert  que  dans  le  commerce 
«  des  hommes;  car  il  est  d'une  impossibilité  dé- 
«  montrée  qu'un  pareil  sauvage  put  jamais  éle- 
«  ver  ses  réflexions  jusqu'à  la  connoissance  du 
«  vrai  Dieu.  La  raison  nous  dit  qu  un  homme 
«  n'est  punissable  que  pour  les  fautes  de  sa  vo- 
it lonté,  et  qu'une  ignorance  invincible  ne  lui 
i(  sauroit  être  imputée  à  crime.  Doîi  il  suit  que, 
u  devant  la  justice  éternelle,  tout  homme  qui 
u  croiroit,  s'il  avoit  les  lumières  nécessaires,  est 
«réputé  croire,  et  qu'il  n'y  aura   d'incrédules 
«  punis  que  ceux  dont  le  cœur  se  ferme  à  la 
"  vérité.  " 

Voilà  mon  passage  entier,  sur  lequel  votre 
erreur  saute  aux  yfux.  Elle  consiste  en  ce  que 
vous  avez  enlcndu  ou  fait  entendre  que,  selon 
moi,  il  falloit  avoir  été  instruit  de  l'existence  de 
Dieu  pour  y  croire.  Ma  pensée  est  fort  diffé- 
rente. Je  dis  qu'il  faut  avoir  l'entendement  dé- 
veloppé et  l'esprit  cultivé  jusqu'à  certain  point 


A    M.   DE    BEAUMONT.  4^ 

pour  être  en  état  de  coniprendre  les  preuves  de 
îexistence  de  Dieu,  et  sur-tout  pour  les  trouver 
de  soi-même  sans  en  avoir  jamais  entendu  par- 
ler. Je  parle  des  hommes  barbares  ou  sauvages  ; 
vous  m'alléguez  des  philosophes  :  je  dis  qu'il  faut 
avoir  acquis  quelque  philosophie  pour  s'élever 
aux  notions  du  vrai  Dieu;  vous  citez  saint  Paul, 
qui  reconnoît  que  quelques  philosophes  païens 
se  sont  élevés  aux  notions  du  vrai  Dieu  :  je  dis 
que  tel  homme  grossier  n'est  pas  toujours  en 
état  de  se  former  de  lui-même  une  idée  juste 
de  la  Divinité;  vous  dites  que  les  hommes  in- 
struits sont  en  état  de  se  former  une  idée  juste 
de  la  Divinité ,  et ,  sur  cette  unique  preuve , 
mon  opinion  vous  paroît  souverainement  ab- 
surde. Quoi!  parccqu'un  docteur  en  droit  doit 
savoir  les  lois  de  sop  pays,  est -il  absurde  de 
supposer  qu'un  enfant  qui  ne  sait  pas  lire  a  pu 
les  ignorer? 

Quand  un  auteur  ne  veut  pas  se  répéter  sans 
cesse,  et  quil  a  une  fois  établi  clairement  son 
sentiment  sur  une  matière,  il  n'est  pas  tenu  de 
rapporter  toujours  les  mêmes  preuves  en  raison- 
nant sur  le  même  sentiment:  ses  écrits  s'expli- 
quent alors  les  uns  par  les  autres;  et  les  der- 
niers, quand  il  a  de  la  méthode,  supposent  tou- 
jours les  premiers.  Voilà  ce  que  j  ai  toujours 
tâché  de  faire,  et  ce  que  j'ai  fait,  sur^tout  dans 
loccasion  dont  il  s'agit. 

Vous  supposez,  ainsi  que  ceux  qui  traitent 
de  ces  matières,  que  fliomme  apporte  avec  lui 


42  LETTRE 

sa  raison  toute  formée,  et  quil  ne  s  agit  que  de 
la  mettre  en  œuvre.  Or  cela  n'est  pas  vrai  ;  car 
Tune  des  acquisitions  de  l'homme,  et  même  des 
plus  lentes,  est  la  raison.  L'homme  apprend  à 
voir  des  yeux  de  1  esprit  ainsi  que  des  yeux  du 
corps  :  mais  le  premier  apprentissage  est  bien 
plus  long  que  l'autre,  parceque  les  rapports  des 
objets  intellectuels,  ne  se  mesurant  pas  comme 
l'étendue,  ne  se  trouvent  que  par  estimation, 
et  que  nos  premiers  besoins ,  nos  besoins  phy- 
siques, ne  nous  rendent  pas  l'examen  de  ces 
mêmes  objets  si  intéressant.  11  faut  apprendre  à 
voir  deux  objets  à-la-fois;  il  faut  apprendre  à 
les  comparer  entre  eux;  il  faut  apprendre  à 
comparer  les  objets  en  grand  nombre,  à  re- 
monter par  degrés  aux  causes,  à  les  suivre  dans 
leurs  effets;  il  faut  avoir  combiné  des  infinités 
de  rapports  pour  acquérir  des  idées  de  conve- 
nance, do  proportion,  dliarmonic  et  d'ordre. 
L homme  qui,  privé  du  secours  de  ses  sembla- 
bles et  sans  cesse  occupé  de  pourvoir  à  ses  be- 
soins, est  réduit  en  toute  chose  à  la  seule  mar- 
che de  ses  propres  idées,  fait  un  progrès  bien 
lent  de  ce  côté -là;  il  vieillit  et  meurt  avant 
d'être  sorti  de  l'enfance  de  la  raison.  Pouvez- 
v.ous  croire  do  bonne  foi  que, d'un  million  d'hom- 
mes élevés  de  cette  manière,  il  y  en  eût  im  seul 
qui  vînt  à  penser  à  Dion'' 

L'ordre  de  lunivers,  tout  admirable  quil  est, 
ne  frappe  pas  également  tous  les  yeux.  Le  peu- 
ple y  fait  peu  d'attention  ,  manquant  des  con- 


A    M.   DE    BEAU  M  OINT.  4'3 

noissances  qui  rendent  cet  ordre  sensible ,  et 
n'ayant  point  appris  à  réfléchir  sur  ce  qu'il  aper- 
çoit.  Ce. n'est   ni  endurcissement  ni  mauvaise 
volonté;  c'est  ignorance,  engourdissement  d'es- 
prit. La  moindre  méditation  fatigue  ces  gens-là, 
comme  le  moindre  travail  des  bras  fatigue  un 
homme  de  cabinet.  Ils  ont  ouï  parler  des  œuvres 
de  Dieu  et  des  merveilles  de  la  nature.  Ils  ré- 
pètent les  mêmes  mots  sans  y  joindre  les  mêmes 
idées,  et  ils  sont  peu  touchés   de  tout  ce  qui 
peut  élever  le  sage  à  son  créateur.  Or,  si  parmi 
nous  le  peuple,  à  portée  de  tant  d  instructions, 
est  encore  si  stupide ,  que  seront  ces  pauvres 
gens   abandonnés  à  eux-mêmes  dès  leur  en 
fance,  et  qui  n'ont  jamais  rien  appris  d'autrui? 
Croyez -vous  ([u'un  Cafre  ou  un  Lapon  philo- 
sophe beaucoup  sur  la  marche  du  monde  et 
sur  la  génération  des  choses?  Encore   les  La- 
pons et  les  Cafrcs,  vivant  en  corps  de  nations, 
ont-ils  des  multitudes  d'idées  acquises  et  com- 
muniquées à  l'aide  desquelles  ils  acquièrent  quel- 
ques notions  grossières  d'une  divinité;  ils  ont  en 
quelque  façon  leur  catéchisme:  mais  l'homme 
sauvage  errant  seul  dans  les  bois  n'en  a  point 
du  tout.  Cet  homme  n'existe  pas,  direz- vous; 
soit:   mais  il   peut   exister   par   supposition.    Il 
existe  certainement  des  hommes  qui   nont  ja- 
mais eu  d'entretien  philosophique  en  leur  vie, 
et  dont  tout  le  temps  se  consume  à  chercher 
leur  nourriture,  la  dévorer,  et  dormir.  Que  fe- 
rons-nous de  ces  hommes -là,  des  Eskimaux , 


44  LETTRE 

par  exemple?  en  ferons -nous  des  théologiens? 

Mon  sentiment  est  donq  que  Tesprit  de  l'honi- 
nie,  sans  progrès,  sans  instruction,  sans  culture, 
et  tel  qu'il  sort  des  mains  de  la  nature,  nest  pas 
en  état  de  s'élever  de  lui-même  aux  sublimes 
notions  de  la  Divinité  ;  mais  que  ces  notions  se 
présentent  à  nous  à  mesure  que  notre  esprit  se 
cultive;  qu  aux  yeux  de  tout  homme  qui  a  pensé, 
qui  a  réfléchi,  Dieu  se  manifeste  dans  ses  ouvra- 
ges ;  qu'il  se  révèle  aux  gens  éclairés  dans  le  spec- 
tacle de  la  nature  ;  qu'il  faut ,  ([uand  on  a  les 
yeux  ouverts,  les  fermer  pour  ne  ly  pas  voir; 
que  tout  philosophe  athée  est  un  raisonneur  de 
mauvaise  foi  ou  que  son  orgueil  aveugle;  mais 
qu  aussi  tel  homme  stupide  et  grossier,  quoique 
simple  et  vrai ,  tel  esprit  sans  erreur  et  sans  vice, 
peut,  par  une  ignorance  involontaire,  ne  pas 
remonter  à  fauteur  de  son  être,  et  ne  pas  conce- 
voir ce  que  c'est  que  Dieu ,  sans  que  cette  igno- 
rance le  rende  punissable  dun  défaut  auquel 
son  cœur  n'a  point  consenti.  Celui-ci  n'est  pas 
éclairé,  et  l'autre  refuse  de  lètre  :  cela  me  paroît 
fort  différent. 

Appliquez  à  ce  sentiment  votre  passage  de 
saint  Paul ,  et  vous  verrez  qu'au  lieu  de  le  com- 
battre il  le  favorise;  vous  verrez  que  ce  passage 
tombe  uniquement  sur  ces  sages  prétendus  à 
qui  ce  qui  peut  être  connu  de  Dieu  a  été  mani" 
fi-'sté ,  à  qui  la  considération  des  choses  qui  ont  été 
faites  dès  la  création  du  monde  a  rendu  visible 
ce  qui  est  invisible  en  Dieu ,  mais  «jui ,  ne  l'ayant 


A   M.   DE    BEAUMONT.  4^ 

point  glorifié  et  ne  lui  ayant  point  rendu  grâces , 
se  sont  perdus  dans  la  vanité  de  leur  raisonne- 
ment,  et ,  ainsi  demeurés  sans  excuse  ,  en  se  di- 
sant sages ,  sont  devenus  fous.  La  raison  sur 
laquelle  Tapôtre  reproche  aux  philosophes  de 
n  avoir  pas  glorifié  le  vrai  Dieu  ,  n'étant  point 
applicable  à  ma  supposition ,  forme  une  induc- 
tion toute  en  ma  laveur;  elle  confirme  ce  que 
j'ai  dit  moi-même,  que  tout  (i)  philosophe  qui 
ne  croit  pas  a  tort ,  parcequil  use  mal  de  la  rai- 
son qu'il  a  cultivée ,  et  qu'il  est  en  état  d' entendre 
les  vérités  qu  il  rejette  :  elle  montre  enfin  ,  par  le 
passage  même,  que  vous  ne  m'avez  point  en- 
tendu; et,  quand  vous  m'imputez  d'avoir  dit  ce 
que  je  n'ai  ni  dit  ni  pensé,  savoir,  que  l'on  ne 
croit  en  Dieu  que  sur  l'autorité  d'autrui  (2) ,  vous 
avez  tellement  tort,  qu'au  contraire  je  n'ai  fait 
que  distinguer  les  cas  où  l'on  peut  connoître 
Dieu  par  soi-mémè ,  et  les  cas  où  l'on  ne  le  peut 
que  [lar  le  secours  d'autrui. 

Au  l'esté,  quand  vous  auriez  raison  dans  cette 
critique,  quand  vous  auriez  solidement  réfuté 
mon  opinion ,  il  ne  s'ensuivroit  pas  de  cela  seul 
qu'elle  fût  souvet-ainement  absurde  ,  comme  il 
vous  plaît  de  la  qualifier  :  on  peut  se  tromper 

(1)  Emile  ,  tome  I,  page  5 17. 

(2)  M.  de  lîeaumont  ne  dit  pas  cela  en  propres  termes  j 
mais  c'est  le  seul  sens  raisonnable  qu'on  puisse  donner 
à  son  texte ,  appuyé  du  passage  de  saint  Paul  ;  et  je  ne 
puis  répondre  qu'à  ce  que  j'entends.  (  Voyei  son  Mande- 
ment^ §.  XI.) 


^6  LETTRE 

sans  tomber  dans  l'extravagance,  et  toute  erreur 
n'est  pas  une  absurdité.  Mon  respect  pour  vous 
me  rendra  moins  prodigue  d  épithétes ,  et  ce  ne 
sera  pas  ma  faute  si  le  lecteur  trouve  à  les  placer. 
Toujours ,  avec  1  arrangement  de  censurer  sans 
entendre,  vous  passez  d'une  imputation  grave  et 
fausse  à  une  autre  qui  l'est  encore  plus  ;  et ,  après 
m'avoir  injustement  accusé  de  nier  lévidence  de 
la  Divinité  ,  vous  m'accusez  plus  injustement 
d'en  avoir  révoqué  l'unité  en  doute.  Vous  faites 
plus  :  vous  prenez  la  peine  d'entrer  là-dessus  en 
discussion,  contre  votre  ordinaire  ;  et  le  seul  en- 
droit de  votre  mandement  oii  vous  ayez  raison 
est  celui  où  vous  réfutez  une  extravagance  que 
je  n'ai  pas  dite. 

Voici  le  passage  que  vous  attaquez,  ou  plutôt 
votre  passage  où  vous  rapportez  le  mien  ;  car  il 
faut  que  le  lecteur  me  voie  entre  vos  mains. 

«  (i)  Je  sais,  fait- il  dire  au  personnage  sup- 
ii  posé  qui  lui  sert  d'organe,  je  sais  que  le  monde 
"  est  gouverné  par  une  volonté  puissante  et  sage  ; 
(cje  le  vois,  ou  plutôt  je  le  sens,  et  cela  m'im- 
«  porte  à  savoir.  Mais  ce  même  monde  est-il 
u  éternel  ou  créé?  Y  a-t-il  un  principe  unique 
(c  des  choses?  y  en  a-t-il  deux  ou  plusieurs:'  et 
«  quelle  est  leur  nature  "^  Je  n'en  sais  rien.  Et  (|ue 
i<  m'importe  '...  (2)  Je  renonce  à  des  questions 

(i)  Mandement,  §.  xiii. 

(a)  Ces  j)oints  indicjucnt  une  lacunede  deux  lignes  i)ai- 
lesquelles  le  passaj^e  est  tempéré ,  et  que  M.  de  Bcaumont 
n'a  pas  voulu  trans(-rire. 


A   M.    DE    BEAUMONT.  4? 

«  oiseuses  qui  peuvent  inquiéter  mon  amour- 
"  propre ,  mais  qui  sont  inutiles  à  ma  conduite 
«  et  supérieures  à  ma  raison.  » 

J'observe,  en  passant,  que  voici  la  seconde 
fois  que  vous  qualifiez  le  prêtre  savoyard  de 
personnajje  chimérique  ou  supposé.  Comment 
êtes-vous  instruit  de  cela,  je  vous  supplie  ?  J'ai 
aifirnié  ce  que  je  savois  ;  vous  niez  ce  que  vous 
ne  savez  pas  :  qui  des  deux  est  le  téméraire?  On 
sait ,  j'en  conviens ,  qu'il  y  a  peu  de  prêtres  qui 
croient  en  Dieu  ;  mais  encore  n  est-il  pas  prouvé 
qu'il  n'y  en  ait  point  du  tout.  Je  reprends  votre 
texte. 

(i)  Que  veut  donc  dire  cet  auteur  téméraire  ?.. . 
V  unité  de  Dieu  lui  paraît  une  question  oiseuse  et 
supérieure  à  sa  raison;  comme  si  la  multiplicité 
des  dieux  nétoit pas  la  plus  grande  des  absurdi- 
tés! «  La  pluralité  des  dieux  ;  ,  dit  énergiquement 
Tertullien ,  «  est  une  nullité  de  Dieu,  »  Admettre 
un  dieu ,  c'est  admettre  un  être  suprême  et  indé- 
pendant auquel  tous  les  autres  êtres  soient  subor- 
donnés (2).  Jl  implique  donc  qu'il  j  ait  plusieurs 
dieux. 

Mais  qui   est-ce  qui  dit  qu'il  y  a  plusieurs 

(i)  Mandement ,  §.  xiii. 

(2)  Tert-ullien  fait  ici  un  sophisme  très  familier  aux 
pères  de  l'église  :  il  définit  le  mot  Dieu  selon  les  chré- 
tiens ,  et  puis  il  accuse  les  païens  de  contradiction ,  par- 
ceque  ,  contre  sa  définition  ,  ils  admettent  plusieurs  dieux. 
Ce  n'étoit  pas  la  peine  de  m'imputer  une  erreur  que  je  n'ai 
pas  commise,  uniquement  pour  citer  si  hors  de  propos 
un  sophisme  de  Tertullien. 


I 


48  LETTRE 

dieux  ?  Ah  !  monseigneur ,  vous  voudriez  bien 
que  j'eusse  dit  de  pareilles  folies;  vous  n'auriez 
sûrement  pas  pris  la  peine  de  faire  un  mande- 
ment contre  moi. 

Je  ne  sais  ni  pourquoi  ni  comment  ce  qui  est 
est,  et  bien  d'autres  qui  se  piquent  de  le  dire  ne 
le  savent  pas  mieux  que  moi  ;  mais  je  vois  qu'il 
n'y  a  qu'une  première  cause  motrice,  puisque 
tout  concourt  sensiblement  aux  mêmes  fins.  Je 
reconnois  donc  une  volonté  unique  et  suprême 
qui  dirige  tout,  et  une  puissance  unique  et  su- 
prême qui  exécute  tout.  J  attribue  cette  puis- 
sance et  cette  volonté  au  même  être,  à  cause  de 
leur  parfait  accord  qui  se  conçoit  mieux  dans  un 
que  dans  deux ,  et  parcequ'il  ne  faut  pas  sans 
raison  multiplier  les  êtres  :  car  le  mal  même 
que  nous  voyons  n'est  point  un  mal  absolu ,  et , 
loin  de  combattre  directement  le  bien ,  il  con- 
court avec  lui  à  Ibarmonie  universelle. 

Mais  ce  par  quoi  les  choses  sont  se  distingue 
très  nettement  sous  deux  idées  ;  savoir ,  la  choseb 
qui  fait,  et  la  chose  qui  est  faite  :  même  ces  deux 
idées  ne  se  réunissent  pas  dans  le  même  être 
sans  (juelquc  effort  d  esprit ,  et  l'on  ne  conçoit 
guère  une  chose  qui  agit  sans  en  supposer  une 
autre  sur  laquelle  elle  agit.  De  plus,  il  est  certain 
que  nous  avons  l'idée  de  deux  substances  dis- 
tinctes ;  savoir,  l'esprit  et  la  matière,  ce  qui 
pense  et  ce  qui  est  étendu  ;  et  ces  deux  idées  se 
conçoivent  très  bien  l'une  sans  lautre. 

Il  y  a  donc  deux  manières  de  concevoir  lori- 


A   M.   DE    BEAUMONT.  49 

gine  des  choses;  savoir,  ou  clans  deux  causes 
diverses,  lune  vive  et  l'autre  morte,  lune  mo- 
trice et  l'autre  mue ,  l'une  active  et  l'autre  pas- 
sive ,  l'une  efficiente  et  l'autre  instrumentale;  ou 
dans  une  cause  unique  qui  tire  d'elle  seule  tout 
ce  qui  est  et  tout  ce  qui  se  fait.  Chacun  de  ces 
deux  sentiments  ,  débattus  par  les  métaphysi- 
ciens depuis  tant  de  siècles,  n'en  est  pas  devenu 
plus  croyable  à  la  laison  humaine  :  et  si  l'existence 
éternelle  et  nécessaire  de  la  matière  a  pour  nous 
ses  difficultés,  sa  création  n'en  a  pas  de  moin- 
dres, puisque  tant  d'hommes  et  de  philosophes, 
qui  dans  tous  les  temps  ont  médité  sur  ce  sujet, 
ont  tous  unanimement  rejeté  la  possibilité  de  la 
création,  excepté  peut-être  un  très  petit  nombre 
qui  paroissent  avoir  sincèrement   soumis  leur 
raison  à  l'autorité;  sincérité  que  les  motils  de 
leur  intérêt,  de  leur  sûreté  ,  de  leur  repos,  ren- 
dent fort  suspecte,  et  dont  il  sera  toujours  im- 
possible de  s'assurer  tant  que  l'on  risquera  quel- 
que chose  à  parler  vrai. 

Supposé  qu'il  y  ait  un  principe  éternel  et  uni- 
que des  choses,  ce  principe,  étant  simple  dans 
son  essence,  n'est  pas  composé  de  matière  et 
d'esprit,  mais  il  est  matière  ou  esprit  seulement. 
Sur  les  raisons  déduites  par  le  vicaire,  il  ne  sau- 
roit  concevoir  que  ce  principe  soit  matièie  ;  et, 
s'il  est  esprit ,  il  ne  sauroit  concevoir  que  par  lui 
la  matière  ait  reçu  l'être,  car  il  faudroit  pour  cela 
concevoir  la  création.  Or  l'idée  de  création ,  li- 
dée  sous  laquelle  on  conçoit  que  ,  par  un  simple 

7-  4 


5o  LETTRE 

acte  de  volonté,  rien  devient  quelque  chose,  est, 
de  toutes  les  idées  qui  ne  sont  pas  clairement 
contradictoires,  la  moins  compréhensible  à  l'es- 
prit humain. 

Arrêté  des  deux  côtés  par  ces  difficultés,  le 
bon  prêtre  demeure  indécis,  et  ne  se  tourmente 
point  d  un  doute  de  pure  spéculation,  qui  n  in- 
flue en  aucune  manière  siu-  ses  devoirs  en  ce 
monde;  car  enfin  que  m'importe  d'expliquer 
l'origine  des  êtres,  pourvu  que  je  sache  com- 
ment ils  subsistent,  quelle  place  j'y  dois  rem- 
plir, et  en  vertu  de  quoi  cette  obligation  m'est 
imposée? 

Mais  supposer  deux  principes  (i)  des  choses  , 
supposition  que  pourtant  le  vicaire  ne  fait  point, 
ce  n'est  pas  pour  cela  supposer  deux  dieux  ;  à 
moins  que,  conime  les  manichéens,  on  ne  sup- 
pose aussi  ces  principes  tous  deux  actifs  :  doc- 
trine absolument  contraire  à  celle  du  vicaire, 
qui  très  positivement  nadmet  qu'une  intelli- 
gence première,  qu'un  seul  principe  actif,  et 
par  conséquent  qu'un  seul  r3ieu. 

J'avoue  bien  que  la  création  du  monde  étant 
clairement  énoncée  dans  nos  traductions  de  la 
Genèse,  la  rejeter  positivement  scroit  à  cet  égard 

(i)  Celui  qui  ne  connoît  que  deux  sul)stances  ne  peut 
non  plus  iuia{;iner  que  deux  principes;  cl  le  terme,  ou 
plusieurs ,  ajouté  dans  l'endroit  cité,  n'est  là  qu'une  es- 
pèce «rcxplt'til",  servant  tout  au  plus  à  faire  entendre  que 
le  nondjre  de  ces  principes  n'importe  pas  plus  à  connoitrr 
que  leur  nature. 


A    M.   DE    BEAUMONT.  5l 

rejeter   Tautorité,  sinon  des  livres  sacrés,  au 
moins  des  traductions  qu'on  nous  en  donne  ;  et 
c'est  aussi  ce  qui  tient  le  vicaire  dans  un  doute 
qu'il  n'auroit  peut-être  pas  sans  cette  autorité;  car 
d'ailleurs  la  coexistence  des  deux  principes  (i) 
semble  expliquer  mieux  la  constitution  de  l'uni- 
vers, et  lever  des  difficullés  qu'on  a  peine  à  ré- 
soudre sans  elle,  comme  entre  autres  celle  de 
l'origine  du  mal.  De  plus,  il  fiaudroit  entendre 
parfaitement  l'hébreu ,  et  même  avoir  été  con- 
temporain de  Moïse,  pour  savoir  certainement 
quel  sens  il  a  donné  au  mot  qu'on   nous  rend 
par  le  mot  créa.  Ce  terme  est  trop  philosophi- 
que pour  avoir  eu  dans  son  origine  l'acception 
connue  et  populaire  que  nous  lui  donnons  main- 
tenant sur  la  loi    de  nos  docteurs.    Rien   n  est 
moins  rare  que  des  mots  dont  le  sens  change 
par  trait  de  temps,  et  qui  font  attribuer  aux  an- 
ciens auteurs  qui  s'en  sont  servis  des  idées  qu'ils 
n'ont  point  eues.  Le  mot  hébreu  qu'on  a  traduit 

(i)  II  est  bon  de  remarquer  que  cette  question  de  fé- 
ternité  de  la  matière,  qui  effarouche  si  fort  nos  théolo- 
giens, effarouchoit  assez  peu  les  pères  de  l'église  ,  moins 
éloignés  des  sentiments  de  Platon.  Sans  parler  de  Justin, 
de  Martin,  d'Origéne,  et  d'autres,  Clément  Alexandrin 
prend  si  hien  l'affirmative  dans  ses  hypotvposes,  que 
Photius  veut  à  cause  de  cela  que  ce  livre  ait  été  falsifié. 
Mais  le  même  sentiment  reparoît  encore  dans  les  Stro- 
mates,  où  Clément  rapporte  celui  d'Heraclite  sans  i'im- 
prouver.  Ce  père  ,  livre  V,  tâche,  à  la  vérité,  d'etahlir  un 
seul  principe,  mais  c'est  parcequ'il  refuse  ce  nom  à  la 
matière,  même  en  admettant  son  éternité. 

4- 


52  LETTRE 

par  créei\  faire  quelque  chose  de  rien  ^  signifie 
faire  y  produire  quelque  chose  avec  magnificence. 
Rivet  prétend  même  que  ce  mot  hébreu  hara^ 
ni  le  mot  (>rec  qui  lui  répond,  ni  même  le  mot 
latin  creare ^  ne  peuvent  se  restreindre  à  cette 
signification  particulière  de  produire  quelque 
chose  de  rien  :  il  est  si  certain  du  moins  que  le 
mot  latin  se  prend  dans  un  autre  sens,  que  Lu- 
crèce, qui  nie  formellement  la  possibilité  de  toute 
création  ,  ne  laisse  pas  d'employer  souvent  le 
même  terme  pour  exprimer  la  formation  de  l'u- 
nivers et  de  ses  parties.  Enfin  M.  de  Bcausobre 
a  prouvé  (i)  que  la  notion  de  la  création  ne  se 
trouve  point  dans  1  ancienne  théologie  judaïque; 
et  vous  êtes  trop  instruit,  monseigneur,  pour 
ignorer  que  beaucoup  d'hommes  pleins  de  res- 
pect pour  nos  livres  sacrés  n'ont  cependant  point 
reconnu  dans  le  récit  de  Moïse  l'absolue  création 
de  l'univers.  Ainsi  le  vicaire,  à  qui  le  despotisme 
des  théologiens  n'en  impose  pas  ,  peut  très  bien, 
sans  en  être  moins  orthodoxe,  douter  s  il  y  a 
deux  principes  éternels  des  choses,  ou  s'il  n'y  en 
a  qu'un.  Gest  un  débat  purement  grammatical 
ou  philosophique,  où  la  révélation  n'entre  pour 
rien. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il 
s  agit  entre  nous;  et,  sans  soutenir  les  senti- 
ments du  vicaire ,  je  n  ai  rien  à  faire  ici  qu'à 
montrer  vos  torts. 

(i)  Histoire  du  Manichéisme,  tome  II.. 


A  M.   DE   BEAUMONT.  53 

Or  VOUS  avez  tort  (ravancer  que  l'unité  de 
Dieu  me  paroît  une  question  oiseuse  et  supé- 
rieure à  la  raison ,  puisque ,  dans  Técrit  que  vous 
censurez,  cette  unité  est  établie  et  soutenue  par 
le  raisonnement  :  et  vous  avez  tort  de  vous  étayer 
d'un  passage  de  TeftuUien  pour  conclure  contre 
.moi  qu'il  implique  qu'il  y  ait  plusieurs  dieux; 
car,  sans  avoir  besoin  de  Tertullien,  je  conclus 
aussi  de  mon  côté  qu'il  implique  qu'il  y  ait  plu- 
sieurs dieux. 

Vous  avez  tort  de  me  qualifier  pour  cela  d'au- 
teur téméraire,  puisqu'où  il  ny  a  point  d'asser- 
tion il  n'y  a  point  de  témérité.  On  ne  peut  con- 
cevoir qu'un  auteur  soit  un  téméraire,  unique- 
ment pour  être  nioins  bardi  que  vous. 

Enfin  vous  avez  tort  de  croire  avoir  bien  jus- 
tifié les  dogmes  particuliers  qui  donnent  à  Dieu 
les  passions  humaines,  et  qui  ,loin  d'éclaircirles 
notions  du  grand  Être,  les  embrouillent  et  les 
avilissent  ;  en  m'accusant  faussement  d'embrouil- 
ler et  d'avilir  moi-même  ces  notions,  d'attaquer 
directement  1  essence  divine ,  que  je  n'ai  point 
attaquée,  et  de  révoquer  en  doute  son  unité, 
que  je  n'ai  point  révoquée  en  doute. Si  je  l'avois 
fait,  que  s'ensuivroit-il?  Récriminer  n'est  pas  se 
justifier  :  mais  celui  qui,  pour  toute  défense,  ne 
sait  (pie  récriminer  à  faux,  a  bien  l'air  dêtre 
seul  coupable. 

La  contradiction  que  vous  me  reprochez  dans 
le  même  Ueu  est  tout  aussi  bien  fondée  que  la 
j)récédentc  accusation.  Il  ne  sait,  dites- vous. 


54  LETTRE 

quelle  est  la  nature  de  Dieu ,  et  bientôt  après  il 
reconnaît  que  cet  Etre  suprême  est  doué  d^ intelli- 
gence, de  puissance,  de  volonté  et  de  bonté:  n  est- 
ce  donc  pas  là  avoir  une  idée  de  la  nature  divine? 
Voici,  monseigneur,  là-dessus  ce  que  j  ai  à 
vous  dire  :  • 

«  Dieu  est  intelligent;  mais  comment  Test-il? 
«  L'homme  est  intelligent  quand  il  raisonne,  et 
«  la  suprême  intelligence  n'a  pas  besoin  de  rai- 
«  sonner;  il  n'y  a  pour  elle  ni  prémisses,  ni  con- 
K  séquences ,  il  n'y  a  pas  même  de  proposition  ; 
"  elle  est  purement  intuitive,  elle  voit  également 
«  tout  ce  qui  est  et  tout  ce  qui  peut  être;  toutes 
♦<  les  vérités  ne  sont  pour  elle  qu'une  seule  idée, 
K  comme  tous  les  lieux  un  seul  point  et  tous  les 
«  temps  un  seul  moment.  La  puissance  humaine 
««  agit  par  des  moyens;  la  puissance  divine  agit 
«  par  elle-même  :  Dieu  peut  parcequ'il  veut ,  sa 
((Volonté  fait  son  pouvoir.   Dieu  est  bon,  rien 
t(  n'est  plus  manifeste  ;  mais  la  bonté  dans  Ihom- 
"  me  est  l'amour  de  ses  semblables,  et  la  bonté 
«  de  Dieu  est  l'amour  de  l'ordre,  car  c'est  par 
«  Tordre  qu'il  maintient  ce  qui  existe  et  lie  cha- 
"  que  ])artie  avec  le  tout.  Dieu  est  juste,  j'en  suis 
«  convaincu,  cest  une  suite  de  sa  bonté;  linjus- 
«  tice  des  hommes  est  leur  œuvre  et  nOn  pas  la 
«  sienne  ;  le  désordre  moral ,  qui  dépose  contre  la 
«Providence  aux  yeux  i\v^  pliilosophes,  ne  fait 
«  que  la  démontrer  aux  miens.  Mais  la  justice 
«  de  l'homme  est  «le  rendre  îi  chacun  ce  qui  lui 
«appartient,  et  la  justice  de  Dieu  de  dcman- 


A    M.   DE    BEAU  MO  NT.  55 

'  der  compte  à  chacun  de  ce  quil  lui  a  donné. 

«  Que  si  je  viens  à  découvrir  successivement 
><  ces  attri})uts  dont  je  n'ai  nulle  idée  absolue, 
«  c'est  par  des  conséquences  forcées,  c'est  par  le 
«  bon  usage  de  ma  raison  :  mais  je  les  affirme 
«  sans  les  comprendre,  et  dans  le  fond  c'est  n'af- 
.<  firmer  rien.  J'ai  beau  me  dire,  Dieu  est  ainsi; 
«je  le  sens,  je  me  le  prouve:  je  n'en  conçois 
'<  pas  mieux  comment  Dieu  peut  être  ainsi. 

«  Enfin,  plus  je  m'efforce  de  contempler  son 
«  essence  infinie,  moins  je  la  conçois:  mais  elle 
«  est,  cela  me  suffit;  moins  je  la  conçois,  plus 
«  je  ladore.  Je  m'humilie  et  lui  dis  :  Etre  des 
«  êtres,  je  suis  parceque  tu  es;  c'est  m  élever  à 
u  ma  source  que  de  te  méditer  sans  cesse;  le 
^c  plus  digne  usage  de  ma  raison  est  de  s'anéan- 
<  tir  devant  toi;  cest  mon  ravissement  d'esprit, 
'<  c'est  le  charme  de  ma  foiblesse  de  me  sentir 
•<  accablé  de  ta  grandeur.  » 

Voilà  ma  réponse,  et  je  la  crois  péremptoire. 
Faut-il  vous  dire  à  présent  où  je  l'ai  prise?  je 
l'ai  tirée  mot  à  mot  de  l'endroit  même  que  vous 
accusez  de  contradiction  (i).  Vous  en  usez  comme 
tous  mes  adversaires,  qui,  pour  me  réfuter,  ne 
font  qu'écrire  les  objections  que  je  me  suis  faites, 
et  supprimer  mes  solutions.  La  réponse  est  déjà 
toute  prête;  c'est  fou v rage  qu  ils  ont  réfuté. 

Nous  avançons,  monseigneur,  vers  les  discus- 
sions les  plus  importantes. 

(i)  Emile,  tome  H,  page  57. 


56  LETTRE 

Après  avoir  attaqué  mon  système  et  mon  livre, 
vous  attaquez  aussi  ma  reli{;ion;  et  parceque  le 
vicaire  catholique  fait  des  objections  contre  son 
ë^jlise,  vous  cherchez  à  nie  faire  passer  pour  en- 
nemi delà  mienne  :  comme  si  proposer  des  diffi- 
cultés sur  un  sentiment  c'étoity  renoncer;  comme 
si  toute  connoissance  humaine  navoit  pas  les 
siennes;  comme  si  la  ^fjéométrie  elle-même  nen 
avoit  pas,  ou  que  les  géomètres  se  fissent  une 
loi  de  les  taire  pour  ne  pas  nuire  à  la  certitude 
de  leur  art  ! 

La  réponse  que  j  ai  d  avance  à  vous  faire  est 
de  vous  déclarer  avec  ma  franchise  ordinaire 
mes  sentiments  en  matière  de  religion  tels  que 
je  les  ai  professés  dans  tous  mes  écrits,  et  tels 
quils  ont  toujours  été  dans  ma  bouche  et  dans 
mon  cœur.  Je  vous  dirai  de  plus  pourquoi  j  ai 
publié  la  profession  de  foi  du  vicaire,  et  pour^ 
quoi,  malgré  tant  de  clameurs,  je  la  tiendrai 
toujours  pour  fccrit  le  meilleur  et  le  plus  utile 
dans  le  siècle  oii  je  l'ai  publiée.  Les  bûchers  ni 
les  décrets  ne  me  feront  point  changer  de  lan- 
gage ;  les  théologiens,  en  m'ordonnantd  être  hum- 
ble, ne  me  feront  point  êlrc  fau^i;  et  les  philo- 
sophes, en  me  taxant  dhypocrisie,  ne  me  feront 
point  professer  l'incrédulité.  .le  dirai  ma  religion, 
parceque  j'en  ai  une;  et  je  la  dirai  hautement, 
parceque  j  ai  le  courage  de  la  dire,  et  qu'il  se- 
roit  à  désirer  pour  le  bien  des  hommes  que  ce 
fût  celle  du  genre  humain. 

Monseigneur,  je  suis  chrétien,  et  sincèrement 


A   M.  DE    BEAUMO?^T.  S'] 

chrétien,  selon  la  doctrine  de  Tévangile.  Je  suis 
chrétien,  non  comme  un  disciple  des  prêtres, 
mais  comme  un  disciple  de  Jésus-Christ.  Mon 
maître  a  peu  suhtilisé  sur  lé  dofjme  et  heaucoup 
insisté  sur  les  devoirs  ;  il  prescrivoit  moins  d'ar- 
ticles de  foi  que  de  bonnes  œuvres;  il  n'ordon- 
noit  de  croire  que  ce  qui  étoit  nécessaire  pour 
être  bon;  quand  il  résumoit  la  loi  et  les  pro- 
phètes, c  étoit  bien  plus  dans  des  actes  de  vertu 
que  dans  des  formules  de  croyance  (i);  et  il  m'a 
dit  par  lui-même  et  par  ses  apôtres  que  celui 
qui  aime  son  frère  a  accompli  la  loi  (2). 

Moi  de  mon  côté,  très  convaincu  des  vérités 
essentielles  au  christianisme,  lesquelles  servent 
de  fondement  à  toute  bonne  morale,  cherchant 
au  surplus  à  nourrir  mon  cœur  de  lesprit  de  lé- 
vangile  sans  tourmenter  ma  raison  de  ce  qui 
m'y  paroît  obscur,  enfin,  persuadé  que  quicon- 
que aime  Dieu  par-dessus  toute  chose  et  son 
prochain  comme  soi-même  est  un  vrai  chrétien  , 
je  m'efforce  de  lêirc,  laissant  à  part  toutes  ces 
subtilités  de  doctrine,  tous  ces  importants  {ga- 
limatias dont  les  pharisiens  embrouillent  nos 
devoirs  et  offusquent  notre  foi,  et  mettant  avec 
saint  Paul  la  foi  même  au-dessous  de  la  cha- 
rité (3). 

Heureux  d'être  nr  dans  la  reli.|^ion  la  plus  rai- 
sonnable et  la  plus  sainte  qui  soit  sur  la  terre, 

(i)Matth.  VII,  12.  — (2)  Galat  V,  1  '].  —  (3)  I.  Cor.  Mil, 
2,  i3. 


58  LETTRE 

je  reste  inviolablement  attaché  au  culte  de  mes 
pères:  comme  eux  je  prends  l'écriture  et  la  rai- 
son pour  les  uniques  régies  de  ma  croyance; 
comme  eux  je  récuse  1  autorité  des  hommes,  et 
n'entends  me  soumettre  à  leurs  formules  qu  au- 
tant que  jeu  aperçois  la  vérité;  comme  eux  je 
me  réunis  de  cœur  avec  les  vrais  serviteurs 
de  Jésus-Christ  et  les  vrais  adorateurs  de  Dieu 
pour  lui  offrir  dans  la  communion  des  fidè- 
les les  hommages  de  son  église.  11  m  est  con- 
solant et  doux  d'être  compté  parmi  ses  mem- 
bres, de  participer  au  culte  publie  quils  ren- 
dent à  la  Divinité,  et  de  me  dire  au  milieu  d'eux  : 
Je  suis  avec  mes  frères. 

Pénétré  de  reconnoissance  pour  le  digne  pas- 
teur (i)  qui,  résistant  au  torrent  de  Tcxeuiple, 
et  jugeant  dans  la  vérité,  n'a  point  exclus  de 
l'église  un  défenseur  de  la  cause  de  Dieu,  je  con- 
serverai toute  ma  vie  un  tendre  souvenir  de  sa 
charité  vraiment  chrétienne.  Je  me  ferai  tou- 
jours une  gloire  dètre  compté  dans  son  trou- 
peau, et  j'espère  n'en  point  scandaliser  les  mem- 
bres ni  par  mes  sentiments  ni  par  ma  conduite. 
Mais  lorsque  d injustes  prêtres,  s'arrogeant  des 
droits  qu'ils  n'ont  pas,  voudront  se  faire  les  ar- 
bitres de  ma  croyance,  et  viendront  me  dire 
arrogamment,  Rétractez- vous,  déguisez- vous, 
expliquez  ceci,  désavouez  cela;  les  hauteurs  ne 

(i)  Voyez  les  Lettres  contes  de  la  Montagne ,  lettre  II, 
note  5. 


A   M.  DE   BEAUMONT.  5() 

m'en  imposeront  point;  ils  ne  me  feront  point 
mentir  pour  être  orthodoxe,  ni  dire  pour  leur 
plaire  ce  que  je  ne  pense  pas.  Que  si  ma  véra- 
cité les  offense,  et  qu'ils  veuillent  me  retran- 
cher de  ré(];lise ,  je  craindrai  peu  cette  menace 
dont  1  exécution  n'est  pas  en  leur  pouvoir.  Ils 
ne  m'empêcheront  pas  d'être  uni  de  cœur  avec 
les  fidèles;  ils  ne  m'ôteront  pas  du  ranjr  des  élus 
si  j'y  suis  inscrit.  Ils  peuvent  m'en  ôter  les  con- 
solations dans  cette  vie,  mais  non  l'espoir  dans 
celle  qui  doit  la  suivre;  et  c'est  là  que  mon  vœu 
le  plus  ardent  et  le  plus  sincère  est  d  avoir  Jé- 
sus-Christ même  pourarhitre  et  pour  juj^e  entre 
eux  et  moi. 

Tels  sont,  monseigneur,  mes  vrais  sentiments, 
que  je  ne  donne  pour  refile  à  personne,  mais 
([ue  je  déclare  être  les  miens  ,  et  qui  resteront  tels 
tant  qu'il  plaira,  non  aux  hommes,  mais  à  Dieu, 
seul  maître  de  changer  mon  cœur  et  ma  raison; 
car  aussi  long-temps  que  je  serai  ce  que  je  suis 
et  que  je  penserai  comme  je  pense,  je  parlerai 
comme  je  parle:  hien  différent,  je  lavoue,  de 
vos  chrétiens  en  effigie,  toujours  prêts  à  croire 
ce  qu  il  faut  croire  ou  à  dire  ce  qu'il  faut  dire 
pour  leur  intérêt  ou  pour  letir  repos,  et  tou- 
joiirs  sûrs  d  être  assez  bons  chrétiens  pourvu 
qu'on  ne  hrûie  pas  leurs  livres  et  qu'ils  ne  soient 
pas  décrétés.  Ils  vivent  en  gens  persuadés  que 
non  seulement  il  faut  confesser  tel  et  tel  article, 
mais  que  cela  suffit  pour  aller  en  paradis:  et 
moi  je  pense  au  contraire  que  l'essentiel  de  la 


6o  LETTRE 

religion  consiste  en  pratique;  que  non  seule- 
ment il  faut  être  homme  de  bien,  miséricor- 
dieux, humain  ,  charitable,  mais  que  quiconque 
est  vraiment  tel  en  croit  assez  pour  être  sauvé. 
J'avoue  au  reste  que  leur  doctrine  est  plus  com- 
mode que  la  mienne ,  et  qu'il  en  coûte  bien 
moins  de  se  mettre  au  nombre  des  fidèles  par 
des  opinions  que  par  des  vertus. 

Que  si  j  ai  dû  ^^jarder  ces  sentiments  pour  moi 
seul ,  comme  ils  ne  cessent  de  le  dire  ;  si,  lors- 
que j'ai  eu  le  courage  de  les  publier  et  de  me 
nommer  ,  j'ai  attaqué  les  lois  et  troublé  l'ordre 
public;  c'est  ce  que  j'examinerai  tout-à-1  heure. 
Mais  qu'il  me  soit  permis  auparavant  de  vous 
supplier  ,  nionseigneur,  vous  et  tous  ceux  qui 
liront  cet  écrit,  d ajouter  quelque  foi  aux  décla- 
rations d  un  ami  de  la  vérité  ,  et  de  ne  pas  imiter 
ceux  qui,  sans  preuve  ,  sans  vraisemblance  ,  et 
sur  le  seul  témoirifiia{;e  de  leur  propre  cœur  , 
m'accusent  dathéisme  et  d iiréligion  contre  des 
protestations  si  positives  ,  et  que  rien  de  ma  part 
n'a  jamais  démenties.  Je  n'ai  pas  trop ,  ce  me 
semble,  l'air  d'un  homme  qui  se  déguise,  et  il 
n'est  pas  aisé  de  voir  quel  intérêt  j'aurois  à  me 
dcgui.ser  ainsi.  L'on  doit  présumer  que  celui  qui 
s'exprime  si  librement  sur  ce  qu'il  ne  croit  pas 
est  sincère  en  ce  qu'il  dit  croire  ;  et  rpiand  ses 
discours,  sa  conduite  et  ses  écrits,  sont  toujours 
d'accord  sur  ce  point,  quiconque  ose  affirmer 
qu'il  ment,  et  n'est  pas  uu  dieu  ,  ment  infaillible- 
ment lui-même. 


A    M.  DE   BEAUMONT.  6l 

Je  liai  pas  toujours  eu  le  bonheur  de  vivre 
seul  ;j'ai  fréquenté  des  hommes  de  toute  espèce; 
j'ai  vu  des  gens  de  tous  les  partis,  des  croyants 
de  toutes  les  sectes,  des  esprits  forts  de  tous  les 
systèmes  :  j'ai  vu  des  grands ,  des  petits  ,  des 
libertins ,  des  philosophes  :  j'ai  eu  des  amis  sûrs 
et  d  autres  qui  l'étoient  moins  :  j'ai  été  environné 
d'espions,  de  malveillants,  et  le  monde  est  plein 
de  gens  qui  me  haïssent  à  cause  du  mal  qu'ils 
m'ont  fait.  Je  les  adjure  tous,  quels  quils  puis- 
sent être  ,  de  déclarer  au  public  ce  qu  ils  savent 
de  ma  croyance  en  matière  de  religion  ;  si  dans 
le  commerce  le  plus  suivi ,  si  dans  la  plus  étroite 
familiarité,  si  dans  la  gaieté  des  repas,  si  dans 
les  confidences  du  tête-à-tète,  ils  m'ont  jamais 
trouvé  différent  de  moi-même  ;  si,  lorsqu'ils  ont 
voulu  disputer  ou  plaisanter  ,  leurs  arguments  ou 
leurs  railleries  m'ont  un  moment  ébranlé;  s  ils 
m'ont  surpris  à  varier  dans  mes  sentiments  ;  si 
dans  le  secret  de  mon  cœur  ils  en  ont  pénétré 
que  je  cachois  au  public  ;  si ,  dans  quelque  temps 
que  ce  soit ,  ils  ont  trouvé  en  moi  une  ombre  de 
fausseté  ou  dhypocrisie:  quils  le  disent,  qu'ils 
révèlent  tout,  qu'ils  me  dévoilent;  j'y  consens» 
je  les  en  prie ,  ^les  dispense  du  secret  de  lamitié  ; 
qu'ils  disent  hautenieut ,  non  ce  qu'ils  voudroient 
que  je  fusse,  mais  ce  quils  savent  (|ue  je  suis: 
qu'ils  me  jugent  selon  leur  conscience  ;  je  leur 
confie  mon  honneur  sans  crainte  ,  et  je  promets 
de  ne  les  point  récuser. 

Que  ceux  qui  m  accusent  d'être  sans  religion , 


62  LETTRE 

parcequils  ne  conçoivent  pas  qu'on  en  puisse 
avoir  une,  s  accordent  au  moins  s'ils  peuvent  en- 
tre eux.  Les  uns  ne  trouvent  dans  mes  livres  qu  un 
système  d  athéisme;  les  autres  diseut  que  je  rends 
gloire  à  Dieu  dans  mes  livres  sans  y  croire  au 
tond  de  mon  cœur.  Ils  taxent  mes  écrits  d  im- 
piété et  mes  sentiments  d'hypocrisie.  INlais  si  je 
prêche  en  pujjlic  1  athéisme  ,  je  ne  suis  donc  pas 
un  hypocrite;  et,  si  j'allecte  une  foi  que  je  n  ai 
point  ,  je  n'enseigne  donc  pas  l'impiété.  En 
entassant  des  imputations  contradictoires  ,  la 
calomnie  se  découvre  elle-même  :  mais  la  ma- 
lignité est  aveugle  ,  et  la  passion  ne  raisonne 
pas. 

Je  n'ai  pas ,  il  est  vrai ,  cette  foi  dont  j'entends 
se  vanter  tant  de  gens  d  une  prohité  si  médiocre, 
cette  foi  rohuste  qui  ne  doute  jamais  de  rien  , 
qui  croit  sans  façon  tout  ce  qu'on  lui  présente  à 
croire,  et  qui  met  à  part  ou  dissimule  les  ohjec- 
lions  qu'elle  ne  sait  pas  réponrire.  Je  n'ai  pas  le 
honheur  de  voir  dans  la  révélation  l'évidence 
qu'ils  y  trouvent;  et  si  je  me  détermine  pour 
elle,  c'est parceque  mon  cœur  m'y  porte  ,  qu'elle 
n'a  rien  que  de  consolant  pour  moi,  et  qu'à  la 
rejeter  les  difficultés  ne  sont  pas^oindres  ;  mais 
ce  n'est  pas  parceque  je  la  vois  démontrée,  car 
très  sûrement  elle  ne  lest  pas  à  mes  venx.  Je  ne 
suis  pas  même  assez  instruit ,  à  heaucoup  près  , 
pour  qu'une  démonstiation  qui  demande  un  si 
profond  savoir  soit  jamais  à  ma  portée.  Ps  est-il 
pas  plaisant  que  moi,  qui  propose  ouvertement 


A   M.   DE    BEAUMONT.  63 

mes  objections  et  mes  doutes, je  sois  l'hypociite, 
et  que  tous  ces  gens  si  décidés ,  qui  disent  sans 
cesse  croire  fermement  ceci  et  cela  ,  que  ces  (yens , 
si  sûrs  de  tout  sans  avoir  pourtant  de  meilleu- 
res preuves  que  les  miennes,  que  ces  gens  enfia 
dont  la  plupart  ne  sont  guère  plus  savants  que 
moi,  et  qui, sans  lever  mes  difficultés,  me  repro- 
chent de  les  avoir  proposées,  soient  les  gens  de 
bonne  foi? 

Pourquoi  serois  je  un  hypocrite?  et  que  gagne- 
rois-jeà  Têtre?  J'ai  attaqué  tous  les  intérêts  par- 
ticuliers ,  j  ai  suscité  contre  moi  tous  les  partis  , 
je  n'ai  soutenu  que  la  cause  de  Dieu  et  de  l'hu- 
manité :  et  qui  est-ce  qui  s'en  soucie  ?  Ce  que 
j'en  ai  dit  n'a  pas  même  fait  la  moindre  sensa- 
tion ,  et  pas  une  ame  ne  m'en  a  su  gré.  Si  je  me 
fusse  ouvertement  déclaré  pour  lathéisme  ,  les 
dévots  ne  m'auroient  pas  fait  pis  ,  et  d'autres  en- 
nemis non  moins  dangereux  ne  me  porteroient 
point  leurs  coups  en  secret.  Si  je  me  fusse  ou- 
vertement déclaré  pour  l'athéisme  ,  les  uns 
m'eussent  attaqué  avec  plus  de  réserve,  en  me 
voyant  défendu  par  les  autres  et  disposé  moi- 
même  à  la  vengeance  :  mais  un  homme  qui 
craint  Dieu  n'est  guère  à  craindre  ;  son  parti  n'est 
pas  redoutable  ;  il  est  seul  ou  à-peu-près ,  et  l'on 
est  sûr  de  pouvoir  lui  faire  l)eaucoup  de  mal 
avant  qu'il  songe  aie  rî»ndre.  Si  je  me  fusse  ouver- 
tement déclaré  pour  l'athéisme,  en  me  séparant 
ainsi  do  léglise  j'aurois  ôté  tout  d'un  coup  à  ses 
ministres  le  moveu  de  me  harceler  sans  cesse  et 


64  LETTRÉ 

de  me  faire  endurer  toutes  leurs  petites  tyran^ 
nies  ;  je  u'aurois  point  essuyé  tant  dineptes  cen- 
sures, et,  au  lieu  de  me  blâmer  si   aiorement 
d'avoir  écrit, il  eût  fallu  me  réfuter  ,  ce  qui  n'est 
pas  tout-à-fait  si  facile.  Enfin ,   si  je  nie  fusse 
ouvertement  déclaré  pour  l'athéisme  ,  on   eût 
d'abord  un  peu  clabaudé,  mais  on  m  eût  bientôt 
laissé  en  p.iix  comme  tous  les  autres;  le  peuple 
du  Seigneur  n'eût  point  pris  inspection  sur  moi, 
chacun   n  eût  point  cru  me  faire   grâce   en  ne 
me  traitant  pas  en  excommunié  ,  et  j  eusse  été 
quitte-à-quitte  avec  tout  le  monde;  les  saintes  en 
Israël  ne  m'auroient  point  écrit  des  lettres  ano- 
nymes, et  leur  charité  ne  se  fût  point  exhalée  en 
dévotes  injures  ;   elles   n  eussent  point  pris    la 
peine  de  m'assurer  humblement  que  j  éloi»  un 
scélérat ,  un  monstre  exécrable ,  et  que  le  monde 
eût  été  trop  heureux  si  quelque  bonne  ame  eût 
pris  le  soin  de  m'étouffer  au  berceau  :  d'honnêtes 
gens  ,  de  leur  côté  ,  me  regardant  alors  comme 
un  réprouvé,  ne  se  tournienteroient  et  ne  me 
tourmenteroient  point  pour  me  ramener  dans  la 
bonne  voie;  ils  ne  me  tirailleroient  pas  à  droite 
et  à  gauche,  ils  ne  m'étoufferoient  pas  sous  le 
poids  de  leurs  sermons, ils  nemeforceroient pas 
de  bénir  leur  zèle  en  maudissant  leur  importu- 
nité  ,  et  de  sentir  avec  reconnoissance  quils  sont 
appelés  à  me  faire  périr  d'ennui. 

Monseigneur,  si  je  suis  un  hypocrite,  je  suis 
un  fou  ,  puisque  ,  pour  ce  (juc  je  demande  aux 
hommes ,  c'est  une  grande  folie  de  se  mettre  eu 


À  M.  DE   BEAUMONT.  65 

frais  de  fausseté.  Si  je  suis  un  hypocrite ,  je  suis 
un  sot;  car  il  faut  fêtie  beaucoup  pour  ne  pas^ 
voir  que  le  chemin  que  j'ai  pris  ne  mène  qu'à 
des  malheurs  dans  cette  vie,  et  que,  quand  j'y 
pourrois  trouver  quelque  avantage,  je  n'en  puis 
profiter  sans  me  démentir.  Il  est  vrai  que  j'y 
suis  à  temps  encore  ;  je  n'ai  qu'à  vouloir  un 
moment  tromper  les  hommes  ,  et  je  mets  à  mes 
pieds  tous  mes  ennemis.  Je  n'ai  point  encore 
atteint  la  vieillesse;  je  puis  avoir  long-temps  à 
souffrir;  je  puis  voir  changer  derechef  le  public 
sur  mon  compte  :  mais  si  jamais  j'arrive  aux 
honneurs  et  à  la  fortune,  par  quelque  roule  que 
j'y  parvienne,  alors  je  serai  un  hypocrite  ,  cela 
est  sûr. 

La  gloire  de  lami  de  la  vérité  n'est  point  atta- 
chée à  telle  opinion  plutôt qu à  telle  autre:  (juoi 
qu'il  dise  ,  pourvu  qu'il  le  pense,  il  tend  à  son 
but.  Celui  qui  n'a  d'autre  intérêt  que  d'être  vrai 
n'est   point  tenté   de   mentir ,  et    il    n'y    a    nul 
homme  sensé  qui  ne  préfère  le  moyen  le  plus 
simple  quand  il  est  aussi  le  plus  sur.  Mes  en- 
nemis auront  beau  faire  avec  leurs  injures,  ils 
ne  m ôteront  point  fhonneur  dêtre  un  homme 
véridique  en  toute  chose  ,  d'être  le  seul  auteur 
de  mon  siècle  et  de  beaucoup  d'autres  qui  ait 
écrit  de  bonne  foi ,  et  qui  n'ait  dit  que  ce  qu  il 
a  cru  :  ils  pourront  un  moment  souiller  ma  ré- 
putation à  force  de  rumeurs  et  de  calomnies  , 
mais  elle  en  triomphera  tôt  ou  tard  ;  car,  tandis 
qu'ils  varieront  dans  leurs  imputations  ridicu- 

7- 


66  LETTRE 

les  ,  je  resterai  toujours  le  même  ,  et  ,sans  autre 

art  que  ma  franchise ,  j  ai  de  quoi  les  désoler 

toujours. 

Mais  cette  franchise  est  déplacée  avec  le  pu- 
blic !  Mais  toute  vérité  nest  pas  bonne  à  dire! 
Mais  ,  bien  que  tous  les  gens  sensés  pensent 
comme  vous ,  il  n'est  pas  bon  que  le  vulgaire 
pense  ainsi  !  Voilà  ce  qu  ou  me  crie  de  toutes 
parts;  voilà  peut-être  ce  que  vous  me  diriez 
vous-même  si  nous  étions  tête  à  tête  dans  votre 
cabinet.  Tels  sont  les  hommes  :  ils  changent  de 
langage  comme  d'habit;  ils  ne  disent  la  vérité 
qu  eu  robc-de-chambre  ;  en  habit  de  parade  ils 
ne  savent  plus  que  mentir;  et  non  seulement  ils 
sont  trompeurs  et  fourbes  à  la  face  du  genre 
humain ,  mais  ils  n'ont  pas  honte  de  punir  contre 
leur  conscience  quiconque  ose  n'être  pas  fourbe 
et  trompeur  public  comme  eux.  Mais  ce  prin- 
cipe est-il  bien  vrai ,  que  toute  vérité  n'est  pas 
bonne  à  dire?  Quaud  il  le  seroit ,  s'ensuivroit-il 
que  nulle  erreur  ne  fut  bonne  à  détruire  ;'  et 
toutes  les  folies  des  hommes  sont-elles  si  saintes 
qu'il  n'y  en  ait  aucune  qu'on  ne  doive  respecter  ? 
Voilà  ce  qu  il  conviendroit  d  examiner  avant  de 
me  donner  pour  loi  une  maxime  suspecte  et 
vague,  qui,  fût-elle  vraie  en  elle-même,  peut 
pécher  par  son  application. 

J'ai  grande  envie,  monseigneur,  de  prendn^ 
ici  ma  méthode  ordinaire,  et  de  donner  l'his- 
toire de  mes  idées  pour  toute  réponse  à  mes  ac- 
cusateurs. Je  crois  ne  pouvoir  mieux  justifier 


A    M.   DE    BEAUMONT.  67 

tout  ce  que  j'ai  osé  dire ,  qu  en  disant  encore  tout 
ce  que  j'ai  pensé. 

Sitôt  que  je  fus  en  état  cVobserver  les  hom- 
mes ,  je  les  regardois  faire ,  et  je  les  écoutois 
parler  ;  puis ,  voyant  que  leurs  actions  ne  ressem- 
bloient  point  à  leurs  discours  ,  je  cherchai  la  rai- 
son de  cette  dissemblance  ,  et  je  trouvai  qu'être 
et  paroître  étant  pour  eux  deux  choses  aussi 
différentes  qu'agir  et  parler,  cette  deuxième  dif- 
férence étoit  la  cause  de  l'autre,  et  avoit  elle- 
même  une  cause  qui  me  restoit  à  chercher. 

Je  la  trouvai  dans  notre  ordre  social ,  qui ,  de 
tout  point  contraire  à  la  nature  que  rien  ne  dé- 
truit,  la  tyrannise  sans  cesse,  et  lui  fait  sans 
cesse  réclamer  ses  droits.  Je  suivis  cette  contra- 
diction dans  ses  conséquences  ,  et  je  vis  qu'elle 
expliquoit  seule  tous  les  vices  des  hommes  et 
tous  les  maux  de  la  société.  D'où  je  conclus  qu'il 
n'étoit  pas  nécessaire  de  supposer  Ihommc  mé- 
chant par  sa  nature,  lorsqu'on  pouvoit  marquer 
l'origine  et  le  progrès  de  sa  méchanceté.  Ces  ré- 
flexions me  conduisirent  à  de  nouvelles  recher- 
ches sur  fesprit  humain  considéré  dans  létat 
civil  ;  et  je  trouvai  qu  alors  le  développement 
des  lumières  et  des  vices  se  faisoit  toujours  en 
même  raison ,  non  dans  les  individus ,  mais  dans 
les  peuples  :  distinction  que  j  ai  toujours  soi- 
gneusement faite ,  et  qu  aucun  de  ceux  qui  m'ont 
attaqué  n'a  jamais  pu  concevoir. 

J'ai  cherclié  la  vérité  dans  les  livres  ;  je  n'y  ai 
trouvé  que  le  mensonge  et  l'erreur.  J  ai  consulte 

5. 


68  LETTRE 

les  auteurs  ;  je  n  ai  trouvé  que  des  charlatans 
qui  se  font  un  jeu  de  tromper  les  hommes ,  sans 
autre  loi  que  leur  intérêt,  sans  autre  dieu  que 
leur  réputation  ;  prompts  à  décrier  les  chefs  qui 
ne  les  traitent  pas  à  leur  gré ,  phis  prompts  à 
louer  liniquité  qui  les  paye.  En  écoutant  les  gens 
à  (jui  Ion  permet  de  parler  en  public,  j'ai  com- 
pris qu'ils  n'osent  ou  ne  veulent  dire  que  ce  qui 
convient  à  ceux  qui  commandent ,  et  que ,  payés 
par  le  fort  pour  prêcher  le  foible,  ils  ne  savent 
parler  au  dernier  que  de  ses  devoirs  et  à  l'autre 
que  de  ses  droits.  Toute  linstruction  publique 
tendra  toujours  au  mensonge  ,  tant  que  ceux 
qui  la  dirigent  trouveront  leur  intérêt  à  mentir; 
et  c  est  pour  eux  seulement  que  la  vérité  n  est 
pas  bonne  à  dire.  Pourquoi  serois-je  le  complice 
de  ces  gens-là  ^ 

Il  y  a  des  préjugés  qu'il  faut  respecter.  Gela 
peut  être  ,  mais  cest  quand  d ailleurs  tout  est 
dans  f  ordre  ,  et  qu  on  ne  peut  ôter  ces  préjugés 
sans  ùter  aussi  ce  qui  les  rachète  ;  on  laisse  alors 
le  mal  pour  l'amour  du  bien.  Mais  lorsque  tel 
est  l'état  des  choses  que  plus  rien  ne  saïuoit 
changer  quen  mieux,  les  préjugés  sont-ils  si 
respectables  qu  il  faille  leur  sacrifier  la  raison , 
la  vertu,  la  justice,  et  tout  le  bien  (jue  la  vérité 
pourroit  faire  aux  hommes?  Pour  moi,  j'ai  pro- 
mis de  la  dire  en  toute  chose  utile,  autant  quil 
seroit  en  moi;  c'est  un  engagement  que  j  ai  ilu 
rempli)'  selon  mon  talent,  et  que  sûrement  un 
autre  ne  remplira  pas  à  ma  place,  puisque,  cha- 


A    M.   DE    BEAUMONT.  69 

cun  se  (levant  à  tous ,  nul  no  peut  payer  pour 
autrui.  «  La  divine  vérité  ,  dit  Augustin  ,  n  est  ni 
«  à  moi ,  ni  à  vous ,  ni  à  lui,  mais  à  nous  tous, 
«  qu  elle  appelle  avec  force  à  la  publier  de  con- 
«  cert ,  sous  peine  d'être  inutile  à  nous-mêmes 
«  si  nous  ne  la  communiquons  aux  autres  :  car 
«  quiconque  s'approprie  à  lui  seul  un  bien  dont 
«  Dieu  veut  que  tous  jouissent,  perd  par  cette 
«  usurpation  ce  qu'il  dérobe  au  public  ,  et  ne 
«  trouve  qu'erreur  en  lui-même  pour  avoir  trahi 
«  la  vérité  (i).  » 

Les  hommes  ne  doivent  point  être  instruits  à 
demi,  S  ils  doivent  rester  dans  l'erreur,  que  ne 
les  laissiez-vous  dans  l'i^jncrance  ?  A  quoi  bon 
tant  d'écoles  et  d'universités  pour  ne  leur  ap- 
prendre rien  de  ce  qui  leur  importe  à  savoir? 
Quel  est  donc  l'objet  de  vos  collèges ,  de  vos  aca- 
démies ,  de  tant  de  fondations  savantes?  Est-ce 
de  donner  le  change  au  peuple,  d'altérer  sa  rai- 
son d avance,  et  de  1  empêcher  daller  au  vrai? 
Professeurs  de  mensonge  ,  c'est  pour  l'abuser 
que  vous  feignez  de  l'instruire ,  et ,  comme  ces 
brigands  qui  mettent  des  fanaux  sur  les  écucils, 
vous  léclairez  pour  le  perdre. 

Voilà  ce  que  je  pensois  en  prenant  la  plume  ; 
et  en  la  quittajit  je  n'ai  pas  lieu  de  changer  de 
sentiment.  J  ai  toujours  vu  (jue  l'instruction  pu- 
bli(jue  avoit  deux  défauts  essentiels  quil  étoit 
im])Ossible  d'en  ôter.  L'un  est  la  mauvaise  foi  de 

(1)  August.  Confcs.  lib.  XIl ,  c.  a5. 


70  LETTRE 

ceux  qui  la  donnent ,  et  l'autre  l'aveuglement 
de  ceux  qui  la  reçoivent.  Si  des  hommes  sang 
passions  instruisoient  des  hommes  sans  préju- 
gés ,  nos  connoissances  resteroient  plus  bornées, 
mais  plus  sûres,  et  la  raison  ré^jneroit  toujours, 
Or,  quoi  qu'on  fasse  ,  Tintcrét  des  hommes  pu- 
blics sera  toujours  le  même  ;  mais  les  préjugés 
du  peuple,  n'ayant  aucune  base  fixQ,  sont  plus 
variables  ;  ils  peuvent  être  altérés  ,  changés  , 
augmentés ,  ou  diminués.  C  est  donc  de  ce  côté 
seul  que  l'instruction  peut  avoir  quelque  prise, 
et  c'est  là  que  doit  tendre  lami  de  la  vérité.  Il 
peut  espérer  de  rendre  le  peuple  plus  raisonna- 
ble, mais  non  ceux  qui  le  mènent  plus  honnêtes 
gens. 

J'ai  vu  dans  la  religion  la  même  fausseté  que 
dans  la  politique  ;  et  j'en  ai  été  beaucoup  plus 
indigné  :  car  le  vice  du  gouvernement  ne  peut 
rendre  les  sujets  malheureux  que  sur  la  terre: 
mais  qui  sait  jusqu'où  les  erreurs  de  la  conscience 
peuvent  nuire  aux  infortunés  mortels  ?  J  ai  vu 
qu'on  avoit  des  professions  de  foi ,  des  doctrines, 
des  cultes  qu'on  suivoit  sans  y  croire  ,  et  que 
rien  de  tout  cela,  ne  pénétrant  ni  le  cœur  ni  la 
raison  ,  n'influoit  que  très  peu  sur  la  conduite. 
Monseigneur,  il  faut  vous  parler  sans  détour. 
TjC  vrai  croyant  ne  peut  s'accommoder  de  toutes 
ces  simagrées  :  il  sent  que  Ihomme  est  un  être 
intelligent  auquel  il  faut  un  culte  raisonnable, 
et  un  être  social  auquel  il  faut  une  morale  faite 
pour  l'humanité.   Trouvons  premièrement  ce 


A   M.   DE    BEAUMONT.  7I 

culte  et  cette  morale,  cela  sera  de  tous  les  hom- 
mes ;  et  puis,  quand  il  faudra  des  formules  natio- 
nales, nous  en  examinerons  les  fondements,  les 
rapports  ,  les  convenances  ;  et ,  après  avoir  dit 
ce  qui  est  de  Ihomme  ,  nous  dirons  ensuite  ce 
qui  est  du  citoyen.  Ne  faisons  pas  sur-tout  com- 
me votre  M.  Joly  de  Fleury  ,  qui  ,  pour  établir 
son  jansénisme  ,  veut  déraciner  toute  loi  natu- 
relle et  toute  obligation  qui  lie  entre  eux  les  hu- 
mains ,  de  sorte  que  ,  selon  lui  ,  le  chrétien  et 
l'infidèle  qui  contractent  entre  eux  ne  sont  tenus 
à  rien  du  tout  l'un  envers  l'autre  ,  puisqu'il  n'y 
a  point  de  loi  commune  à  tous  les  deux. 

Je  vois  donc  deux  manières  d'examiner  et 
comparer  les  religions  diverses  :  l'une  selon  le 
vrai  et  le  faux  qui  s'y  trouvent,  soit  quant  aux 
faits  naturels  ou  surnaturels  sur  lesquels  elles 
sont  établies,  soit  quant  aux  notions  que  la  rai- 
son nous  donne  de  l'Etre  suprême  et  du  culte 
qu'il  veut  de  nous;  l'autre  selon  leurs  effets  tem- 
porels et  moraux  sur  la  terre,  selon  le  bien  ou  le 
mal  qu'elles  peuvent  faire  à  la  société  et  au  genre 
humain.  Il  ne  faut  pas,  pour  empêcher  ce  dou- 
ble examen,  commencer  par  décider  que  ces 
deux  choses  vont  toujours  ensemble,  et  que  la 
religion  la  plus  vraie  est  aussi  la  plus  sociale  :  c'est 
précisément  ce  qui  est  en  question  ;  et  il  ne  faut 
pas  d'abord  crier  que  celui  ([ui  traite  cette  ques- 
tion est  un  impie,  un  athée ,  puisque  autre  chose 
est  de  croire,  et  autre  chose  d'examiner  l'effet  de 
ce  que  Ton  croit. 


'^2  LETTRE 

11  paroît  pourtant  certain ,  je  l'avoue,  que,  si 
l'homme  est  fait  pour  la  société,  la  relipioii  la 
plus  vraie  est  aussi  la  plus  sociale  et  la  plus  hu- 
maine; car  Dieu  veut  que  nous  soyons  tels  qu'il 
nous  a  fliits;  et  s'il  étoit  vrai  quil  nous  eût  faits 
méchants,  ce  seroit  lui  désobéir  que  de  vouloir 
cesser  de  Ictre.  De  plus,  la  relij«[ion  ,  considérée 
comme  une  relation  entre  Dieu  et  l'homme,  ne 
peut  aller  à  la  gloire  de  Dieu  que  par  le  bien- 
être  de  1  homme  ,  puisque  1  autre  terme  de  la 
relation,  qui  est  Dieu,  est  par  sa  nature  au-des- 
sus de  tout  ce  que  peut  1  homme  pour  ou  contre 
lui. 

Mais  ce  sentiment ,  tout  probable  qu'il  est, 
est  sujet  à  de  grandes  difficultés  par  l'histori- 
que et  les  faits  qui  le  contrarient.  Les  Juifs 
étoient  les  ennemis  nés  de  tous  les  autres  peu- 
ples,  et  ils  commencèrent  leur  établissement 
par  détruire  sept  nations,  selon  Tordre  exprès 
qu'ils  en  avoient  re(;u.  Tous  les  chrétiens  ont  eu 
des  guerres  de  religion,  et  la  guerre  est  nuisible 
aux  hommes  ;  tous  les  partis  ont  été  persécu- 
teurs et  persécutés,  et  la  persécution  est  nui- 
sible aux  hommes;  plusieurs  sectes  vantent  le 
célibat,  et  le  célibat  est  si  nuisible  (i)  à  l'espèce 

(i)  La  continence  el  la  pureté  ont  leur  usage,  même 
pour  la  population:  il  est  toujours  beau  de  se  comman- 
der à  soi-niënie,  et  l'état  de  vir{;inité  est  par  ces  raisons 
très  (li{^ne  d'estime:  mais  il  ne  s'ensuit  pas  qu'il  soit  beau, 
pi  bon  ,  ni  louable,  de  persévérer  toute  la  vie  dans  eef 


A   M.  DE    BEAUMONT.  78 

humaine,  que,  s  il  étoit  suivi  par- tout,  elle 
périroit.  Si  cela  ne  fait  pas  preuve  pour  déci- 
der, cela  fait  raison  pour  examiner;  et  je  ne 
deniandois  autre  chose  sinon  qu'on  permit  cet 
examen. 

Je  ne  dis  ni  ne  pense  qu'il  n'v  ait  aucune 
honne  religion  sur  la  terre,  mais  je  dis,  et  il  est 
trop  vrai ,  qu'il  n'y  en  a  aucune,  parmi  celles  qui 
sont  ou  qui  ont  été  dominantes  ,  qui  n'ait  fait  à 
l'humanité  des  plaies  cruelles.  Tous  les  partis 
ont  tourmenté  leurs  frères,  tous  ont  offert  à  Dieu 
des  sacrifices  de  sang  humain.  Quelle  que  soit 

état,  en  offensant  la  nature  et  en  trompant  sa  destination. 
L'on  a  plus  de  respect  pour  une  jeune  vierge  nubile  que 
pour  une  jeune  femme  ;  mais  on  en  a  plus  pour  une  mère 
de  famille  que  pour  une  vieille  fille,  et  cela  me  paroit 
très  sensé.  (Joujnie  on  ne  se  m^rie  pas  en  naissant,  et 
(pi'il  n'est  pas  même  à  propos  de  se*  marier  fort  jeune, 
la  virginité,  que  tous  ont  dû  porter  et  honorer,  a  sa  né- 
cessité, son  utilité,  son  prix  et  sa  gloire;  mais  c'est  pour 
aller,  quand  il  convient,  déposer  toute  sa  pureté  dans 
le  mariage.  (^uf»i  !  disent-ils  de  leur  air  bêtement  triom- 
phant, des  célibataires  prêchent  le  nœud  conjugal  !  pour- 
quoi donc  ne  se  marient-ils  pas? Ah!  pourquoi?  parce- 
qu'un  état  si  saint  et  si  doux  en  lui-même  est  devenu  , 
par  vos  sottes  institutions,  un  état  mnllieureux  et  ridi- 
cule, dans  lequel  il  est  désormais  presque  impossible  de 
vivre  sans  être  un  fripon  ou  un  sot.  Sceptres  de  fer,  lois 
insensées,  c'est  à  v(uis  que  nous  reprochons  de  n'avoir 
pu  remplir  nos  devoirs  sur  la  terre ,  et  c'est  par  nous 
que  le  cri  de  la  nature  s'élève  contre  votre  barbarie.  Com- 
ment osez-vous  la  pousser  jusqu'à  nous  reprocher  la  mi- 
sère où  vous  nous  avez  réduits? 


74  LETTRE 

la  source  de  ces  contradictions,  elles  existent  : 

est-ce  un  crime  de  vouloir  les  ùter? 

La  charité  n'est  point  meurtrière;  l'amour  du 
prochain  ne  porte  point  à  le  massacrer.  Ainsi  lé 
zèle  du  salut  des  hommes  n'est  point  la  cause 
des  persécutions;  c'est  l'amour-propre  et  1  or|^ueil 
qui  en  est  la  cause.  Moins  un  culte  est  raisonna- 
ble, plus  on  cherche  à  l'étahlir  par  la  force  :  ce- 
lui qui  professe  une  doctrine  insensée  ne  peut 
souffrir  qu'on  ose  la  voir  telle  qu'elle  est.  La  rai- 
son devient  alors  le  plus  {^rand  des  crimes,  à 
quelque  prix  que  ce  soit  il  faut  l'ôter  aux  au- 
tres, parcequ'on  a  honte  den  manquer  à  leurs 
yeux.  Ainsi  l'intolérance  et  l'inconséqucnee  ont 
la  même  source.  11  faut  sans  cesse  intimider,  ef- 
frayer les  hommes.  Si  vous  les  livrez  un  mo- 
ment à  leur  raison,  vous  êtes  perdus. 

De  cela  seul  il  suit  que  c'est  im  j^rand  bien  à 
faire  aux  peuples  dans  ce  délire  que  de  leur  ap- 
prendre à  raisonner  sur  la  relif^ion:  car  c'est  les 
rapprocher  des  devoirs  de  l'homme,  c'est  ôterle 
poif]^nard  à  l'intolérance,  c'est  rendre  à  l'huma- 
nité tous  ses  droits.  Mais  il  faut  remonter  à  des 
principes  {généraux  et  communs  à  tous  les  hom- 
mes ;  car  si,  voulant  raisonner,  vxius  laissez  quel- 
que prise  à  l'autorité  des  prêtres,  vous  rendez 
au  fanatisme  son  arme ,  et  vous  lui  fournissez  de 
quoi  devenir  plus  cruel. 

Celui  qui  aime  la  paix  ne  doit  point  recourir 
à  des  livres ,  c'est  le  moyen  de  ne  rien  finir.  Les 
livres  sont  des  sources  de  disputes  intarissables: 


A   M.  DE   BÊAUMONT.  75 

parcourez  l'histoire  des  peuples  ,  ceux  qui  n  ont 
point  de  livres  ne  disputent  point.  Voulez-vous 
asservir  les  hommes  à  des  autorités  humaines? 
Tun  sera  plus  près,  1  autre  plus  loin  de  la  preuve  ; 
ils  en  seront  diversement  aflcctés  :  avec  la  bonne- 
foi  la  plus  entière  ,  avec  le  meilleur  jugement 
du  monde,  il  est  impossible  quils  soient  jamais 
d'accord.  N'argumentez  point  sur  des  arguments 
et  ne  vous  fondez  point  sur  des  discours.  Le 
langage  humain  n'est  pas  assez  clair.  Dieu  lui- 
même,  s'il  daignoit  nous  parler  dans  nos  lan- 
gues ,  ne  nous  diroit  rien  sur  f|uoi  l'on  ne  pût 
disputer. 

Nos  langues  sont  l'ouvrage  des  hommes ,  et 
les  hommes  sont  bornés.  Nos  langues  sont  fou- 
vrage  des  hommes ,  et  les  hommes  sont  men- 
teurs. Comme  il  n'y  a  point  de  vérité  si  claire- 
ment énoncée  où  l'on  ne  puisse  trouver  quel- 
que chicane  à  faire,  il  n'y  a  point  de  si  grossier 
mensonge  qu'on  ne  puisse  étayer  de  quelque 
fausse  raison. 

Supposons  qu  un  particulier  vienne  à  minuit 
nous  crier  qu'il  est  jour;  on  se  moquera  de  lui: 
mais  laissez  à  ce  particulier  le  temps  et  les 
moyens  de  se  faire  une  secte,  tôt  ou  tard  ses 
partisans  viendront  à  bout  de  vous  prouver  qu'il 
disoit  vrai  :  car  enfin,  diront-ils,  quand  il  a  pro- 
noncé qu'il  étoit  jour,  il  étoit  jour  en  quelque 
lieu  de  la  terre,  rien  n'est  plus  certain.  D'autres, 
ayant  établi  qu'il  y  a  toujours  dans  l'air  quel- 
ques particules  de  lumière,  soutiendront  qu'en 


76  LETTRE 

un  autre  sens  encore  il  est  très  vrai  qu'il  est 
jour  la  nuit.  Pourvu  que  les  gens  subtils  s'en 
mêlent ,  bientôt  on  vous  fera  voir  le  soleil  en 
plein  minuit.  Tout  le  monde  ne  se  rendra  pas  à 
cette  évidence.  Il  y  aura  des  débats,  qui  dégé- 
néreront, selon  l'usage^  en  guerres  et  en  cruau- 
tés. Les  uns  voudront  des  explications ,  les  au- 
tres n'en  voudront  point;  l'un  voudra  prendre 
la  proposition  au  figuré,  lautre  au  propre.  Lun 
dira  :  Il  a  dit  à  minuit  qu'il  étoit  jour,  et  il  étoit 
nuit.  L'autre  dira  :  Il  a  dit  à  minuit  quil  étoit 
jour,  et  il  étoit  jour.  Chacun  taxera  de  mauvaise 
foi  le  parti  contraire,  et  ny  verra  que  des  obs- 
tinés. On  finira  par  se  l)attre,  se  massacrer,  les 
flots  de  sang  couleront  de  toutes  parts;  et  si  la 
nouvelle  secte  est  enfin  victorieuse,  il  restera 
démontré  qu'il  est  jour  la  nuit.  C'est  à -peu- 
près  l'histoire  de  toutes  les  querelles  de  leli- 
gion. 

La  plupart  des  cultes  nouveaux  s'établissent 
par  le  fanatisme,  et  se  maintiennent  par  l'hypo- 
crisie ;  de  là  vient  qu'ils  choquent  la  raison  et 
ne  mènent  point  à  la  vertu.  L'enthousiasme  et 
le  délire  ne  raisonnent  pas;  tant  qu  ils  durent, 
tout  passe,  et  Ion  marchande  peu  sur  les  dog- 
mes :  cela  est  d  ailleurs  si  connnode!  la  doctrine 
coûte  si  peu  à  suivre, .et  la  morale  coûte  tant  à 
pratiquer,  qu'en  se  jetant  du  côt(;  le  plus  Facile 
on  rachète  les  bonnes  œuvres  par  le  mérite  d'une 
grande  foi.  Mais,  quoi  qu'on  fasse,  le  fanatisme 
est  un  état  de  crise  qui  ne  peut  durer  toujours  : 


A    M.   DE    BEAUMONT.  77 

il  a  ses  accès  plus  ou  moins  longs, plus  ou  moins 
fréquents,  et  il  a  aussi  ses  relâches,  durant  les- 
quels on  est  de  sang  froid.  C'est  alors  qu'en  re- 
tenant sur  soi-même  on  est  tout  surpris  de  se 
voir  enchaîné  par  tant  d'absurdités.  Cependant 
le  culte  est  réglé,  les  formes  sont  prescrites ,  les 
Jois  sont  établies,  les  transgresseurs  sont  punis. 
Ira-t-on  protester  seul  contre  tout  cela,  récuser 
les  lois  de  son  pays  et  renier  la  religion  de  son 
père  ?  Qui  l'oseroit  ?  On  se  soumet  en  silence  ; 
l'intérêt  veut  qu'on  soit  de  l'avis  de  celui  dont  on 
hérite.  On  fait  donc  comme  les  autres,  sauf  à 
rire  à  son  aise  en  particulier  de  ce  qu'on  feint  de 
respecter  en  public.  Voilà ,  monseigneur,  comme 
pense  le  gros  des  hommes  dans  la  plupart  des 
religions,  et  sur-tout  dans  la  vôtre;  et  voilà  la 
clef  des  inconséquences  qu'on  remarque  entre 
leur  morale  et  leurs  actions.  Leur  croyance  n  est 
qu'apparence ,  et  leurs  mœurs  sont  comme  leur 
foi. 

Pourquoi  un  homme  a-t-il  inspection  sur  la 
croyance  d'un  autre  ?  et  pourquoi  l'état  a-t-il 
inspection  sur  celle  des  citoyens?  Cest  parce- 
qu'on  suppose  que  la  croyance  des  hommes  dé- 
termine leur  morale,  et  que  des  idées  qu'ils  ont 
de  la  vie  à  venir  dépend  leur  conduite  en  celle- 
ci.  Quand  cela  n'est  pas,  qu  importe  ce  qu'ils 
croient  ou  ce^Ju ils  font  .semblant  de  croiic  " 
L'apparence  de  la  religion  ne  sert  plus  qu  à  les 
dispenser  d  en  avoir  une. 

Dans  la  société  chacun  est  en  droit  de  s  infor- 


"-8  LETTRE 

mer  si  un  autre  se  croit  obligé  détre  juste,  et  le 
souverain  est  en  droit  d'examiner  les  raisons  sur 
lesquelles  chacun  fonde  cette  oblijjation.  De 
plus ,  les  formes  nationales  doivent  être  obser- 
vées j  cest  sur  quoi  j  ai  beaucoup  insisté.  Mais, 
quant  aux  opinions  qui  ne  tiennent  point  à  la 
morale,  qui  n'influent  en  aucune  manière  sur 
les  actions,  et  qui  ne  tendent  point  à  trans- 
j>resser  les  lois ,  chacun  n'a  là-dessus  que  son 
jugement  pour  maître,  et  nul  n'a  ni  droit  ni  in- 
térêt de  prescrire  à  d  autres  sa  façon  de  penser. 
Si ,  par  exemple  ,  quelqu'un  ,  même  constitué  eii 
autorité,  venoit  me  demander  mon  sentiment 
sur  la  fameuse  question  de  Ihypostase ,  dont  la 
Bible  ne  dit  pas  un  mot,  mais  pour  laquelle  tant 
de  grands  enfants  ont  tenu  des  conciles  et  tant 
d'hommes  ont  été  tourmentés;  après  lui  avoir  dit 
que  je  ne  lentcnds  point  et  ne  me  soucie  point 
de  l'entendre  ,  je  le  prierois  le  plus  honnêtement 
que  je  pourrois  de  se  mêler  de  ses  affaires;  et, 
s'il  insistoil,  je  le  laisserois  là. 

Voilà  le  seul  princij)e  sur  lequel  on  puisse 
établir  quelque  chose  de  fixe  et  d'équitable  sur 
les  disputes  de  religion;  sans  quoi,  chacun  po- 
sant de  son  côté  ce  qui  est  en  question ,  jamais 
on  ne  conviendra  de  rien ,  l'on  ne  s  entendra  de 
la  vie  ;  et  la  religion ,  qui  devroit  faire  le  bonheur 
des  hommes ,  fera  toujours  l^p^s  plus  grands 
maux. 

Mais  j)his  les  religions  vieillissent ,  plus  leur 
objet  ^e  perd  de  vue;  les  subtilités  se  midiipiieiil  ; 


A   M.    DE    BEAUMOiNT.  79 

on  veut  tout  expliquer,  tout  décider,  tout  enten- 
dre; incessamment  la  doctrine  se  raffine,  et  la 
morale  dépérit  toujours  plus.  Assurément  il  y  a 
loin  de  l'esprit  du  Deutéronome  à  l'esprit  du 
Talmud  et  de  la  Misnah  ,  et  de  l'esprit  de  l'Evan- 
gile aux  querelles  sur  la  Constitution.  Saint  Tho- 
mas demande  (i)  si  parla  succession  des  temps 
les  articles  de  foi  se  sont  multipliés  ,  et  il  se  dé- 
clare pour  l'affirmative.  C'est-à-dire  que  les  doc- 
teurs ,  renchérissant  les  uns  sur  les  autres,  en 
savent  plus  que  nen  ont  dit  les  apôtres  et  Jésus- 
Christ.  Saint  Paul  avoue  ne  voir  qu'ohscurément 
et  ne  connoître  qu  en  partie  (-2).  Vraiment  nos 
théolojjiens  sont  bien  plus  avancés  que  cela;  ils 
voient  tout,  ils  savent  tout  :  ils  nous  rendent 
clair  ce  qui  est  obscur  dans  lécriture  ;  ils  pronon- 
cent sur  ce  qui  étoit  indécis  ;  ils  nous  font  sentir 
avec  leur  modestie  ordinaire  que  les  auteurs  sa- 
crés avoient  {^rand  besoin  de  leur  secours  pour 
se  faire  entendre,  et  que  le  Saint-Esprit  n'eût 
pas  su  s'expliquer  clairement  sans  eux. 

Quand  on  perd  de  vue  les  devoirs  de  l'homme 
pour  ne  s'occuper  que  des  opinions  des  prêtres 
et  de  leurs  frivoles  disputes  ,  on  ne  demande 
plus  d  un  chrétien  s'il  craint  Dieu  ,  mais  s'il  est 
orthodoxe;  on  lui  fait  sif]fner  des  formulaires  sur 
les  questions  les  plus  inutiles  et  souvent  les  plus 
inintellijjibles  ;  et  quand  il  a  signé,  tout  va  bien , 

(i)  St'cunda  sccundœ  quœst.  I,  art.  vn. 
(2)  I  Cor.  XIII  ,9,  12. 


8o  LETTRE 

l'on  ne  s'informe  plus  du  reste  ;  pourvu  quil 
n'aille  pas  se  Faire  pendre,  il  peut  vivre  au  sur- 
plus comme  il  Idi  plaira  ;  ses  mœurs  ne  font  rien 
à  l'afTaire,  la  doctrine  est  en  sûielë.  Quand  la 
religion  en  est  là,  quel  bien  fait-elle  à  la  société? 
de  quel  avantage  est-elle  aux  hommes?  Elle  ne 
sert  qu'à  exciter  entre  eux  des  dissentions,  des 
troubles,  des  guerres  de  toute  espèce;  à  les  faire 
entr'égorger  pour  des  logogriphes.  Il  vaudroit 
mieux  alors  n'avoir  point  de  religion ,  que  den 
avoir  une  si  mal  entendue.  Empêchons-la ,  s'il 
se  peut ,  de  dégénérer  à  ce  point ,  et  soyons  sûrs, 
malgré  les  bûchers  et  les  chaînes,  d avoir  bien 
mérité  du  genre  humain. 

Supposons  que ,  las  des  querelles  qui  le  déchi- 
rent, il  s'assemble  pour  les  terminer  et  convenir 
d'une  religion  commune  à  tous  les  peuples.  Cha- 
cun commencera,  cela  est  sûr,  par  proposer  la 
sienne  comme  la  seule  vraie,  la  seule  raison- 
nable et  démontrée ,  la  seule  agréable  à  Dieu  et 
utile  aux  hommes  :  mais  ses  preuves  ne  répon- 
dant pas  là-dessus  à  sa  persuasion,  du  moins  au 
gré  des  autres  sectes  ,  chaque  paili  n'aura  de 
voix  que  la  sienne,  tous  les  autres  se  réuniront 
contre  lui;  cela  n'est  pas  moins  sûr.  La  délibé- 
ration fera  le  tour  de  cette  manière,  un  seul  pro- 
posant, et  tous  rejetant.  Ce  n'est  pas  le  moyen 
d'être  d'accord,  il  est  croyable  (juapres  bien  du 
temps  perdu  dans  ces  altercations  puériles,  les 
liomiues  de  sens   chercheront  des   moyens  de 


A   M.    DE   BEAUMONT.  8l 

conciliation.  Ils  proposeront  pour  cela  de  com- 
mencer par  chasser  tous  les  ihéolop^iens  rie  l'as- 
semblée, et  il  ne  leur  sera  pas  diiticile  de  faire 
Yoir  combien  ce  préliminaire  est  indispensable. 
Cette  bonne  œuvre  faite,  ils  diront  aux  peuples  : 
«  Tant  que  vous  ne  conviendrez  pas  de  quelque 
«  principe,  il  n  est  pas  possible  même  que  vous 
«vous  entendiez;  et  c'est  un  argument  qui  n'a 
«  jamais  convaincu  personne,  que  de  dire  ,  Vous 
«  avez  tort,  car  j  ai  raison. 

«  Vous  parlez  de  ce  qui  est  agréable  à  Dieu  : 
«  voilà  précisément  ce  qui  est  en  question.  Si 
«  nous  savions  quel  culte  lui  est  le  plus  agréa- 
«ble,  il  n'y  auroit  plus  de  dispute  entre  nous. 
«  Vous'p'irlez  aussi  de  ce  qui  est  utile  aux  hom- 
"  mes  :  c'est  autre  chose;  les  hommes  peuvent 
<<  juger  de  cela.  Prenons  donc  cette  utilité  pour 
«règle,  et  puis  établissons  la  doctrine  qui  sV 
«  rapporte  le  plus.  Nous  pourrons  espérer  d'ap- 
«  procher  ainsi  de  la  vérité  autant  qu'il  est  pos- 
«  sible  à  des  hommes  :  car  il  est  à  présumer  que 
«  ce  qui  est  le  plus  utile  aux  créatures  est  le  plus 
«  agréable  au  créateur, 

"  Cherchons  d'abord  s'il  y  a  quelque  affinité 
«  naturelle  entre  nous,  si  nous  sommes  quelque 
«  chose  les  uns  aux  autres.  Vous,  Juifs,  que  pen- 
«  sez-vous  sur  l'origine  du  geiire  humain  ?  Nous 
«  pensons  (ju'il  est  sorti  d'un  même  père.  Kt  vous, 
«  Chrétiens:*  Nous  pensons  là-dessus  comme  les 
«Juifs.  Et  vous,  Turcs?  Nous  pensons  comme 

7-  6 


82  LETTRE 

■'  les  Juifs  et  les  Chrétiens.  Cela  est  déjà  bon  : 
"  puisque  les  jiomnies  sont  tous  frères,  ils  doi- 
"  vent  s'aimer  comme  tels. 

«  Dites-nous  maintenant  de  qui  leur  père  com- 
«  niun  avoit  reçu  l'être  ;  car  il  ne  s'étoit  pas  fait 
«  tout  seul.  Du  créateur  du  ciel  et  de  la  terre. 
«  Juifs  ,  Chrétiens  et  Turcs  sont  d'accord  aussi 
«  sur  cela;  c'est  encore  un  très  jjrand  point. 

«  Et  cet  homme ,  ouvraj^e  du  créateur  ,  est-il 
«un  être  simple  ou  mixte?  est-il  formé  dune 
«  substance  unique  ou  de  plusieurs;'  Chrétiens, 
«  répondez.  Il  est  composé  de  deux  substances  , 
«  dont  fune  est  mortelle,  et  dont  l'autre  ne  peut 
"  mourir.  Et  vous  ,  Turcs  ?  Nous  pensons  de 
a  même.  Et  vous  ,  Juifs?  Autrefois  nos  idées  là- 
«  dessus  étoient  fort  confuses  ,  comme  les  ex- 
«  pressions  de  nos  livres  sacrés  ;  mais  les  Essé- 
i<  niens  nous  ont  éclairés  ,  et  nous  pensons  en- 
i<  core  sur  ce  point  comme  les  Chrétiens.  » 

En  procédant  ainsi  d"interro(îations  en  inter- 
rogations sur  la  providence  divine,  sur  fécono- 
mie  de  la  vie  à  venir,  et  sur  toutes  les  questions 
essentielles  au  bon  ordre  du  genre  humain,  ces 
mêmes  hommes  ,  ayant  obtenu  de  tous  des  ré- 
ponses pres(pie  uniformes,  leur  diront  (on  se 
souviendra  que  les  théologiens  ny  sont  plus)  : 
u  Mes  amis,  de  quoi  vous  tourmentez-vous?  Vous 
«  voilà  tous  d  accord  sur  ce  qui  vous  importe  : 
«  quand  vous  dilférerez  de  sentiment  sur  le  reste, 
«<  j'y  vois  peu  dinconvenient.  Formez  de  ce  petit 
>'  nombre  d  articles  une  religion  universelle,  qui 


A   M.   DE    BEAUMOIST,  83 

«  soit,  pour  ainsi  dire,  la  religion  humaine  et  so- 
"  cialeqiietout  homme  vivant  en  société  soitobli- 
«  gé  d'admettre.  Si  quelqu'un  dogmatise  contre 
»<  elle,  qu'il  soi  t  banni  de  la  société  comme  ennemi 
«  de  ses  lois  londamentales.  Quant  au  reste,  sur 
«  quoi  vous  n  êtes  pas  d  accord  ,  formez  chacun 
«  de  vos  croyances  particulières  autant  de  reli- 
«  gions  nationales,  et  suivez-les  en  sincérité  de 
«  cœur  :  mais  n  allez  point  vous  tourmentant 
«  pour  les  faire  admettre  aux  autres  peuples,  et 
«  soyez  assurés  que  Dieu  n'exige  pas  cela.  Car 
«  il  est  aussi  injuste  de  vouloir  les  soumettre  à 
«  vos  opinions  qu'à  vos  lois,  et  les  missionnaires 
«  ne  me  semblent  guère  plus  sages  que  les  con- 
«  quérants. 

•<  En  suivant  vos  diverses  doctrines,  cessez  de 
««  vous  les  figurer  si  démontrées  ,  que  quiconque 
«  ne  les  voit  pas  telles  soit  coupable  à  vos  yeux 
«  de  mauvaise  foi  :  ne  croyez  point  que  tous  ceux 
«  qui  pèsent  vos  preuves  et  les  rejettent  soient 
«  pour  cela  des  obstinés  que  leur  incrédulité 
"  rende  punissables  ;  ne  croyez  point  que  la  rai- 
«  son  ,  l'amour  du  vrai,  la  sincérité,  soient  pour 
«  vous  seuls.  Quoi  quon  fasse,  on  sera  toujours 
"  porté  à  traiter  en  ennemis  ceux  (ju'on  accusera 
«  de  se  refuser  à  l'évidence.  On  plaint  l'erreur, 
«  mais  on  hait  l'opiniâtreté.  Donnez  la  préfé- 
«  renée  à  vos  raisons ,  à  la  bonne  heure  ;  mais 
.:  sachez  que  ceux  qui  ne  s'y  rendent  pas  ont  les 
«  leurs. 

«  Honorez  en  général  tous  les  fondateurs  de 

6. 


84  LETTRE 

«  VOS  cultes  respectifs  ;  que  chacun  rende  au  sien 
"  ce  qu'il  croit  lui  devoir ,  mais  qu  il  ne  méprise 
;  point  ceux  des  autres.  Us  ont  eu  de  grands  gé- 
"  nies  et  de  grandes  vertus  :  cela  est  toujours  es- 
"  timable.  Us  se  sont  dits  les  envoyés  de  Dieu  ; 
«  cela  peut  être  et  nêtre  pas  :  c'est  de  quoi  la 
«pluralité  ne  sauroit  juger  d'une  manière  uni- 
«  forme,  les  preuves  n'étant  pas  également  à  sa 
«  portée.  Mais  quand  cela  ne  seroit  pas ,  il  ne  faut 
«  point  les  traiter  si  légèrement  d  imposteurs. 
'<  Qui  sait  jusqu'où  les  méditations  continuelles 
(  sur  la  Divinité  ,  jusqu  où  lentliousiasme  de  la 
><  vertu ,  ont  pu  ,  dans  leurs  sublimes  âmes,  trou- 
if  blcr  Tordre  didactique  et  rampant  des  idées 
.<  vulgaires  ?  Dans  une  trop  grande  élévation  la 
«tête  tourne,  et  l'on  ne  voit  plus  les  choses 
«  comme  elles  sont.  Socrate  a  cru  voir  un  esprit 
«  familier ,  et  l'on  n'a  point  osé  l'accuser  pour 
.<  cela  d'être  un  fourbe.  Traiterons-nous  les  fon- 
>:  dateurs  des  peuples  .  les  bienfaiteurs  des  na- 
<.  tions,  avec  moins  d  égards  qu'un  particulier? 

((  Du  reste,  plus  de  disputes  entre  vous  sur  la 
>.  préférence  de  vos  cultes  :  ils  sont  tous  bons 
'  lorsqu  ils  sont  prescrits  par  les  lois  et  que  la 
u  religion  essentielle  s  y  trouve;  ils  sont  mauvais 
.1  quand  elle  ne  s'y  trouve  pas.  La  forme  du  culte 
•  est  la  police  des  religions  et  non  leur  essence, 
>  et  cest  au  souverain  qu  il  appartient  de  régler 
i(  la  police  dans  son  pays.  '> 

Jai  pensé,  monseigneur,  que  celui  qui  raison- 
neroit  ainsi  ne  seroit  point  un  blasphémateur. 


A  M.   DE    BEAU  MON  T.  85 

un  impie;  qii  il  proposeroit  un  moyen  de  paix 
juste,  raisonnable,  utile  aux  hommes;  et  que 
cela  nempêcheroit   pas  qu'il  n'eût  sa  religion 
particulière  ainsi  que  les  autres  ,  et  qu'il  n'y  fût 
tout  aussi  sincèrement  attacbé.  Le  vrai  croyant, 
sachant  que  l'infidèle  est  aussi  un  homme  ,  et 
peut  être  un  honnête  homme ,  peut  sans  crime 
s'intéresser  à  son  sort.  Qu'il  empêche  un  culte 
étranger   de  s'introduire  dans   son  pays  ,  cela 
est  juste;  mais  qu'il  ne  damne   pas   pour  cela 
ceux  qui  ne  pensent  pas  comme  lui;  car*  qui- 
conque prononce  un  jugement  si  téméraire  se 
rend  l'ennemi  du  reste  du  genre  humain.  J'en- 
tends dire  sans  cesse  qu'il  faut  admettre  la  tolé- 
rance civile,  non  la  théologique.  Je  pense  tout 
le  contraire  ;  je  crois  qu'un  homme  de  bien,  dans 
quelque  religion  qu'il  vive  de  bonne  foi ,  peut 
être  sauvé.  Mais  je  ne  crois  pas  pour  cela  qu'on 
puisse  légitimement  introduire  en  un  pays  des 
religions  étrangères  sans  la  permission  du  sou- 
verain :  car,  si  ce  n'est  pas  directement  désobéir 
à  Dieu  ,  c'est  désobéir  aux  lois  ;  et  qui  désobéit 
aux  lois  désobéit  à  Dieu. 

Quant  aux  religions  une  fois  établies  ou  tolé- 
rées dans  un  pays,  je  crois  quil  est  injuste  et 
barbare  de  les  y  détruire  par  la  violence  ,  et  que 
le  souverain  se  fait  tort  à  lui-même  en  maltrai- 
tant leurs  sectateurs.  Il  est  bien  différent  d'em- 
brasser une  religion  nouvelle ,  ou  de  vivre  dans 
celle  oii  Ion  est  né;  le  premier  cas  seul  est  pu- 
nissable. On  ne  doit  ni  laisser  établir  une  diver- 


86  LETTRE 

site  de  cultes,  ni  proscrire  ceux  qui  sont  une  fois 
établis  ;  car  un  lils  n'a  jamais  tort  de  suivi  e  la 
reli(îion  de  son  père.  La  raison  de  la  tranquillité 
publique  est  toute  contre  les  persécuteurs.  La 
religion  n  excite  jamais  de  troubles  dans  un  état 
que  quand  le  parti  dominant  veut  tourmenter 
le  parti  Toible ,  ou  que  le  parti  foible ,  intolérant 
par  principes,  ne  peut  vivre  en  paix  avec  qui  que 
ce  soit.  Mais  tout  culte  légitime,  cest-à-dire  tout 
culte  où  se  trouve  la  religion  essentielle  ,  et  dont 
par  conséquent  les  sectateurs  ne  demandent  que 
d'être  soufferts  et  vivre  en  paix,  n'a  jamais  cau- 
sé ni  révoltes  ni  guerres  civiles,  si  ce  n'est  lors- 
qu'il a  fallu  se  défendre  et  repousser  les  persé- 
cuteurs. Jamais  les  protestants  n'ont  pris  les 
armes  en  France  que  lorsqu'on  les  y  a  poursui- 
vis. Si  l'on  eût  pu  se  résoudre  à  les  laisser  en 
paix,  ils  y  scroicnt  demeurés.  Je  conviens  sans 
détour  qu'à  sa  naissance  la  religion  réformée 
n'avoit  pas  droit  de  s'établir  en  France  malgré 
les  lois  :  mais  lorsque ,  transmise  des  pères  aux 
enfants,  cette  religion  fut  devenue  celle  d'une 
partie  de  la  nation  françoise ,  et  que  le  prince 
eut  solennellement  traité  avec  cette  partie  par 
ledit  do  Nantes  ,  cet  édit  devint  un  contrat  in- 
violable ,  (jui  ne  pouvoit  plus  être  annullé  que 
du  commun  consentement  des  deux  parties;  et 
depuis  ce  temps  lexercice  de  la  religion  protes- 
tante est,  selon  moi,  légitime  en  France. 

Quand  il  ne  le  seroit  pas,  il  resteroit  toujours 
aux  sujets  l'alternative  de  sortir  du  royaume  avec 


A    M.   DE    BEA  UM  OIS  T.  87 

leurs  biens,  ou  dy  rester  soumis  au  culte  domi- 
nant. Mais  les  contraindre  à  rester  sans  les  vou- 
loir tolérer,  vouloir  à-la-fois  qu'ils  soient  et  qu'ils 
ne  soient  pas ,  les  priver  même  du  droit  de  la 
nature  ,  annuUer  leurs  mariages  (i) ,  déclarer 
leurs  enfants  bâtards...  En  ne  disant  que  ce  qui 
est,  j'en  dirois  trop;  il  faut  me  taire. 

Voici  du  moins  ce  que  je  puis  dire.  En  con- 
sidérant la  seule  raison  détat,  peut-être  a-t-on 

(i)  Dans  un  arrêt  du  parlement  de  Toulouse  concer- 
nant l'affaire  de  Tinfortuné  Calas ,  on  reproche  aux  pro- 
testants de  faire  entre  eux  des  mariages  qui ,  selon  les 
protestants ,  ne  sont  que  des  actes  civils ,  et  par  conséquent 
soumis  entièrement  pour  Informe  et  les  effets  à  la  ^^olonte' 
du  roi. 

Ainsi  de  ce  que  ,  selon  les  protestants,  le  mariage  est 
un  acte  civil,  il  s'ensuit  qu'ils  sont  obligés  de  se  sou- 
mettre à  la  volonté  du  roi ,  qui  en  fait  un  acte  de  la  re- 
ligion catholique  Les  protestants,  pour  se  marier  ,  sont 
légitimement  tenus  de  se  faire  catholiques,  attendu  que, 
selon  eux,  le  mariage  est  un  acte  civil.  Telle  est  la 
manière  déraisonner  de  messieurs  du  parlement  de  Tou- 
louse. 

La  France  est  un  royaume  si  vaste,  que  les  François 
se  sont  mis  dans  l'esprit  que  le  genre  humain  ne  devoit 
point  avoir  d'autres  lois  que  les  leurs.  Leurs  parlements 
et  leurs  tribunaux  paroissent  n'avoir  aucune  idée  du  droit 
naturel  ni  du  droit  des  gens  ;  et  il  est  à  remarquer  que  , 
dans  tout  ce  grand  royaume  où  sont  tant  d'universités  , 
tant  de  collèges  ,  tant  d'académies  ,  et  où  Ton  enseigne 
avec  tant  d'importance  tant  d'inutilités  ,  il  n'y  a  pas 
une  seule  chaire  de  droit  naturel.  C'est  le  seul  peuple  de 
l'Europe  qui  ait  regardé  cette  étude  comme  n'étant  bonne 
à  rien. 


88  LETTRE 

hien  fait  cVôter  aux  protestants  françois  tous 
leurs  chefs  :  mais  il  falloit  s'arrêter  là.  Les  maxi- 
mes politinues  ont  leurs  applications  et  leurs 
distinctions.  Pour  prévenir  des  dissentions  qu'on 
n'a  plus  à  craindre,  on  s'ôte  des  ressources  dont 
on  auroit  j^rand  besoin.  Un  parti  qui  na  plus 
ni  fjrands  ni  noblesse  à  sa  tête ,  quel  mal  peut-il 
faire  dans  un  royaume  tel  que  la  France?  Exa- 
minez toutes  vos  précédentes  ffuerres  appelées 
guerres  de  relic,ion  ;  vous  trouverez  qu'il  n'y  en 
a  pas  une  qui  n'ait  eu  sa  cause  à  la  cour  et  dans 
les  intérêts  des  jorands:  des  intrifjues  de  cabinet 
brouilloient  les  affaires,  et  puis  les  chefs  ameu- 
toient  les  peuples  au  nom  de  Dieu.  Mais  quelles 
intrif^ues,  quelles  cabales  peuvent  former  des 
marchands  et  des  paysans?  Comment  .s'y  pren- 
dront-ils pour  susci«er  un  parti  dans  un  pays  où 
l'on  ne  veut  que  des  valets  ou  des  maîtres,  et 
où  l'éj^^alité  est  inconnue  ou  en  horreur?  Vn 
marchand  proposant  de  lever  des  troupes  peut 
se  faire  écouter  en  An{»lcterre,  mais  il  fera  tou- 
jours rire  des  François  (i). 

(i)  Le  sonl  cas  qui  force  un  peujile  ainsi  dénué  de  chefs 
à  prendre  les  armes,  c'est  quand,  réduit  au  désé'spoir 
par  ses  persécuteurs  ,  il  voit  qu'il  ne  lui  reste  plus  de 
choix  que  dans  la  manière  de  périr.  Telh-  fut ,  au  com- 
mencement de  ce  siècle,  la  {yuerre  îles  caniisards.  Alors 
on  est  tout  étonné  de  la  force  qu'un  parti  nu^prisé  tire 
de  son  désespoir:  c'est  ce  que  jamais  les  persécuteurs 
n'ont  su  calculer  d'avance.  Cependant  de  telles  {guerres 
coûtent  tant  de  sanf;,  qu'ils  devroicnt  bien  y  songer  avant 
de  les  rendre  inévitables. 


A   M.   DE    BEAUMONT.  89 

Si  j  ctois  roi,  non,  ministre,  encore  moins, 
mais  homme  puissant  en  France,  je  dirois  :  Tout 
tend  parmi  nous  aux  emplois,  aux  charges;  tout 
veut  acheter  le  droit  de  mal  faire  ;  Paris  et  la 
cour  engouffrent  tout.  Laissons  ces  pauvres  gens 
remplir  le  vide  des  provinces;  quils  soient  mar- 
chands,  et  toujours  nîarchands,  laboureurs,  et 
toujours  laboureurs.  Ne  pouvant  quitter  leur 
état,  ils  en  tireront  le  meilleur  parti  possible; 
ils  remplaceront  les  nôtres  dans  les  conditions 
privées  dont  nous  cherchons  tous  à  sortir";  ils 
feront  valoir  le  commerce  et  fagriculture  que 
tout  nous  fait  abandonner;  ils  alimenteront 
notre  luxe;  ils  travailleront,  et  nous  jouirons. 

Si  ce  projet  n'étoit  pas  plus  équitable  que  ceux 
qu  on  suit,  il  seroit  du  moins  plus  humain,  et 
sûrement  il  seroit  plus  utile.  G  est  moins  la  ty- 
rannie et  c'est  moins  lambition  des  chefs,  que 
ce  ne  sont  leurs  préjugés  et  leurs  courtes  vues, 
qui  font  le  malheur  des  nations. 

Je  finirai  par  transcrire  une  espèce  de  discours 
quia  quelque  rapport  à  mon  sujet,  et  qui  ne 
m'en  écartera  pas  long-temps. 

Un  parsi  de  Surate,  ayant  épousé  en  secret 
une  musulmane,  fut  découvert,  arrêté;  et  ayant 
refusé  d'embrasser  le  mahométisme,  il  fut  con- 
damné à  mort.  Avant  d'aller  au  supplice,  il  parla 
ainsi  à  ses  juges  : 

"Quoi!   vous   voulez  m'ôter  la  vie!   Eh!  de 

quoi  me  punissez-vous?  J  ai  transgressé  ma  loi 
<  plutôt  que  la  vôtre  :  ma  loi  parle  au  cœur  et 


90  LETTRE 

«  n'est  pas  cruelle;  mon  crime  a  été  puni  parle 
"  blâme  de  mes  frères.  ]Mais  que  vous  ai -je  tait 
"  pour  mériter  de  mourir?  Je  vous  ai  traités 
«  comme  ma  famille  et  je  me  suis  choisi  une 
«  sœur  parmi  voiis;  je  lai  laissée  libre  dans  sa 
«  croyance,  et  elle  a  respecté  la  mienne  pour  son 
«  propre  intérêt  :  borné  sans  regret  à  elle  seule, 
"  je  lai  honorée  comme  linstrument  du  culte 
"  qu'exige  fauteur  de  mon  être  :  j'ai  payé  par 
«  elle  le  tribut  que  tout  homme  doit  au  genre 
«  humain:  l'amour  me  l'a  donnée,  et  la  vertu 
«  me  la  rendoit  chère  ;  elle  n'a  point  vécu  dans 
«  la  servitude,  elle  a  possédé  sans  partage  le 
«  cœur  de  son  époux  ;  ma  faute  n'a  pas  moins 
«  fait  son  bonheur  que  le  mien. 

«  Pour  expier  une  faute  si  pardonnable  vous 
'<  m  avez  voulu  rendre  fourbe  et  menteur;  vous 
«  m'avez  voulu  forcer  à  professer  vos  sentiments 
«  sans  les  aimer  et  sans  y  croire:  comme  si  le 
«  transfuge  de  nos  lois  eût  mérité  de  passer  sous 
"  les  vôtres,  vous  m'avez  fait  opter  entre  le  par- 
«  jure  et  la  mort;  et  j  ai  choisi;  car  je  ne  veux 
'«  pas  vous  tromper.  Je  meurs  donc,  puisquil  le 
«  faut;  mais  je  meurs  digne  de  revivre  et  dani- 
«  mer  un  autre  homme  juste.  Je  meurs  martyr 
«  de  ma  religion,  sans  craindre  d'entrer  après 
'  ma  mort  dans  la  vôtre.  Puissé-je  renaître  chez 
"  les  musulmans  pour  leur  apprendre  à  devenir 
c<  humains,  cléments,  équitables;  car  servant  le 
'<  même  dieu  que  nous  servons  ,  puisqu  il  n'y  en 
;<  a  pas  deux,  vous   vous   aveuglez  dans  votre 


A   M.   DE   BEAUMONT.  gi 

«  zélé  en  tourmentant  ses  serviteurs,  et  vous 
«'  n'êtes  cruels  et  sanguinaires  que  parceque  vous 
«  êtes  inconséquents. 

K  Vous  êtes  des  enfants,  qui  dans  vos  jeux  ne 
«  savez  que  faire  du  mal  aux  hommes.  Vous 
«  vous  croyez  savants,  et  vous  ne  savez  rien  de 
«  ce  qui  est  de  Dieu.  Vos  dogmes  récents  sojtit- 
«  ils  convenables  à  celui  qui  est  et  qui  veut  être 
«<  adoré  de  tous  les  temps?  Peuples  nouveaux. 
«  comment  osez-vous  parler  de  religion  devant 
«  nous? Nos  rites  sont  aussi  vieux  que  les  astres; 
«  les  premiers  rayons  du  soleil  ont  éclairé  et 
«  re(^u  les'  hommages  de  nos  pères.   Le  grand 
«  Zerdust  a  vu  l'enfance  du  monde,  il  a  prédit  et 
«  marqué  l'ordre  de  Tunivers  :  et  vous,  hommes 
«  d'hier,  vous  voulez  être  nos  prophètes  !  Vingt 
<<  siècles  avant  Mahomet,  avant  la  naissance  d'Is- 
«  maël  et  de  son  père,  les  mages  étoient  an- 
"  tiques;  nos  livres  sacrés  étoient  déjà  la  loi  de 
<  l'Asie  et  du  monde,  et  trois  grands  empires 
•'  avoient  successivement  achevé  leur  long  cours 
i<  sous  nos  ancêtres  avant  que  les  vôtres  fussent 
«  sortis  du  néant. 

«  Voyez,  hommes  prévenus,  la  différence  qui 
><  est  entre  vous  et  nous.  Vous  vous  dites  croyants, 
"  et  vous  vivez  en  barbares.  Vos  institutions,  vos 
'  lois,  vos  cultes,  vos  vertus  même,  tourmen- 
i<  tent  l'homme  et  le  dégradent  :  vous  n'avez  que 
«  de  tristes  devoirs  à  lui  prescrire,  des  jeûnes. 
«  des  privations,  des  combats,  des  mutilations, 
«  des  clôtures  :  vous  ne  savez  lui  faire  un  devoir 


92  LETTRE 

{.  que  de  ce  qui  peut  l'afflip^er  et  le  contraindre  ; 
«  vous  lui  faites  haïr  la  vie  et  les  moyens  de  la 
«  conserver  :  vos  femmes  sont  sans  hommes,  vos 
ti  terres  sont  sans  culture  :  vous  man^jez  les  ani- 
"  maux  et  vous  massacrez  les  humains;  vous 
«  aimez  le  sang,  les  meurtres:  tous  vos  ëtablis- 
«  sements  choquent  la  nature,  avilissent  l'espèce 
«  humaine,  et,  sous  le  double  joufy  du  despo- 
(c  tisme  et  du  fanatisme,  vous  fécrasez  de  ses 
'  rois  et  de  ses  dieux. 

«Pour  nous,  nous  sommes  des  hommes  de 
'<  paix ,  nous  ne  faisons  ni  ne  voulons  aucun 
«  mal  à  rien  de  ce  qui  respire ,  non  pas  même  à 
«  nos  tyrans;  nous  leur  cédons  sans  regret  le 
«  fruit  de  nos  peines,  contents  de  leur  être  utiles 
«  et  de  remplir  nos  devoirs.  Nos  nombreux  bes- 
«  tiaux  couvrent  vos  pâtura^^es';  les  arbres  plan- 
«  tés  par  nos  mains  vous  donnent  leurs  fruits  et 
a  leurs  ombres;  vos  terres  que  nous  cultivons 
«  vous  nourrissent  par  nos  soins  ;  un  peuple 
<  simple  et  doux  multiplie  sous  vos  outrages,  et 
«  tire  pour  vous  la  vie  et  fabondance  du  sein  de 
«  la  mère  commune  où  vous  ne  savez  rien  t rou- 
it ver.  Le  soleil,  que  nous  prenons  à  témoin  de 
«  nos  œuvres ,  éclaire  notre  patience  et  vos  in- 
«  justices;  il  ne  se  lève  point  sans  nous  trouver 
«  occupés  à  bien  faire,  et  envse  couchant  il  nous 
'  ramène  au  sein  de  nos  familles  nous  préparer 
K  à  de  nouveaux  travaux. 

«  Dieu  seul  sait  la  vérité.  Si  malgré  tout  cela 
"  nous  nous  trompons  dans  notre  culte,  il  est 


A   M.   DE    BEAU  M  ON  T.  g3 

K  toujours  peu  croyable  que  nous  soyons  con- 
"  damnés  à  l  enfer,  nous  qui  ne  faisons  que  du 
«  bien  sur  la  terre,  et  que  vous  soyez  les  élus  de 
«  Dieu,  vous  qui  n'y  faites  que  du  mal.  Quand 
«  nous  serions  dans  Terreur,  vous  devriez  la  res- 
«  pecter  pour  votre  avantage.  Notre  piété  vous 
«  engraisse,  et  la  vôtre  vous  consume;  nous  ré- 
«  parons  le  mal  que  vous  fait  une  religion  des- 
«  tructive.  Croyez-moi,  laissez-nous  un  culte  qui 
«  vous  est  utile  :  craignez  qu'un  jour  nous  n'a- 
«  doptions  le  vôtre;  cest  le  plus  grand  mal  qui 
"  vous  puisse  arriver.  » 

J  ai  tâché,  monseigneur,  de  vous  faire  enten- 
dre dans  quel  esprit  a  été  écrite  la  profession  de 
foi  du  vicaire  savoyard,  elles  considérations  qui 
m'ont  porté  à  la  publier.  Je  vous  demande  à  pré- 
sent à  quel  égard  vous  pouvez  qualifier  sa  doc- 
trine de  blasphématoire ,  d'impie  ,  d'abominable  , 
et  ce  que  vous  y  trouvez  de  scandaleux  et  de 
pernicieux  au  genre  humain.  J'en  dis  autant  à 
ceux   qui  m  accusent  d  avoir  dit  ce  qu'il  falloir 
taire  et  d  avoir  voulu  troubler  Tordre  public; 
imputation  vague  et  téméraire,  avec  laquelle 
ceux  qui  ont  le  moins  réfléchi  sur  ce  qui  est  utile 
ou  nuisible  indisposent  (Tun  mot  le  public  cré- 
dule contre  un  auteur  bien  intentionné.  Est-ce 
apprendre  au  peuple  à  ne  rien  croire  que  le  rap- 
peler à  la  vérital)le  foi  qu  il  oublie  ?  Est-ce  trou- 
bler  Tordre  que  renvoyer  chacun   aux  lois  de 
son  pays?   Est-ce  anéantir  tous  les  cultes  que 
borner  chaque  peuple  au  sien-'  Est-ce  ôter  celui 


94  LETTRE 

qu'on  a  que  ne  vouloir  pas  quon  en  change:' 
Est-ce  se  jouer  de  toute  religion  que  de  respecter 
toutes  les  religions  ?  Enfin  est-il  donc  si  essentiel 
à  chacune  de  haïr  les  autres,  que ,  cette  haine 
ôtée,  tout  soit  ùté  ? 

Voilà  pourtant  ce  quon  persuade  au  peuple 
quand  on  veut  lui  faire  prendre  son  défenseur  en 
haine,  et  quon  a  la  force  en  main.  Maintenant, 
hommes  cruels,  vos  décrets,  vos  bûchers,  vos 
mandements,  vos  journaux,  le  troublent  et  labu- 
sent  sur  mon  compte.  Il  me  croit  un  monstre  sur 
la  foi  de  vos  clameurs.  Mais  vos  clameurs  cesse- 
ront enfin  ;  mes  écrits  resteront  malgré  vous  poiu" 
votre  honte  :  les  chrétiens,  moins  prévenus  ,  y 
chercheront  avec  surprise  les  horreurs  que  vous 
prétende/  y  trouver;  ils  n  y  verront,  avec  la  mo- 
rale de  leur  divin  maître ,  que  des  leçons  de  paix , 
de  concorde  et  de  charité.  Puissent-ils  y  appren- 
dre à  être  plus  justes  que  leurs  pères!  Puissent 
les  vertus  qu  ils  y  auront  prises  me  venger  un  jour 
de  vos  malédictions  ! 

A  regard  des  objections  sur  les  sectes  particu- 
lières dans  lesquelles  l'univers  est  divisé  ,  que  ne 
puis-je  leur  donner  assez  de  force  pour  rendre 
chacun  moins  entêté  delà  sienne  et  moins  enne- 
mi des  autres  ;  pour  porter  chaque  homme  à  l'in- 
dulgence, à  la  douceur,  par  cette  considération 
si  frappante  et  si  naturelle,  que,  s  il  fut  né  dans 
un  autre  pays ,  dans  une  autre  secte,  il  prendroit 
infailliblement  pour  Terreur  ce  qu'il  prend  pour 
la  vérité ,  et  pour  la  vérité  ce  qu'il  prend  pour  1  cr- 


A    M.    DE.  BEAUMONT.  93 

reur  !  I]  importe  tant,  aux  hommes  de  tenir  moins 
aux  opinions  (jui  les  divisent  qu  à  celles  qui  les 
unissent!  Et  au  contraire,  néf^ligeant  ce  qu'ils 
ont  de  commun ,  ils  s'acliarnent  aux  sentiments 
parliculiers  avec  une  espèce  de  rage  ;  ils  tiennent 
d'autant  ])lus  à  ces  sentiments  qu'ils  semblent 
moins  raisonnables ,  et  chacun  voudroit  suppléer 
à  force  de  confiance  à  l'autorité  que  la  raison  re- 
fuse à  son  parti.  Ainsi,  d  accord  au  fond  surtout 
ce  qui  nous  intéresse  ,  et  dont  on  ne  tient  aucun 
compte,  on  passe  la  vie  à  disputer,  à  chicaner, 
à  tourmenter,  à  persécuter,  à  se  battre  pour  les 
choses  qu  on  entend  le  moins ,  et  qu  il  est  le 
moins  nécessaire  d  entendre  ;  on  entasse  en  vain 
décisions  sur  décisions;  on  plâtre  en  vain  leurs 
contradictions  d  un  jarf;on  inintelligible  ;  on 
trouve  chaque  jour  de  nouvelles  questions  à  ré- 
soudre ,  chaque  jour  de  nouveaux  sujets  de  que- 
relles ,  parceque  chaque  doctrine  a  des  branches 
infinies,  et  que  chacun  ,  entêté  de  sa  petite  idée, 
croit  essentiel  ce  qui  ne  l'est  point,  et  néglige 
l'essentiel  véritable.  Que  si  on  leur  propose  des 
objections  quils  ne  peuvent  résouche,  ce  qui, 
vu  léchafaudage  de  leurs  doctrines ,  devient  plus 
facile  de  jour  en  jour,  ils  se  dépitent  comme 
des  enfants  ;  et  parcequ'ils  sont  plus  attachés  à 
leur  parti  qu'à  la  vérité,  et  qu'ils  ont  plus  d'or- 
gueil que  de  bonne  foi,  c'est  sur  ce  quils  peuvent 
le  moins  prouver  qu  ils  pardonnent  le  moins 
quehjue  doute. 

Ma  propre  histoire  caractérise  mieux  qu  au- 


(jb  LETTRE 

cune  autre  le  jiig^eincnt  qu  on  doit  porter  des 
chrétiens  d'aujourdhui  :  mais  comme  elle  en  dit 
trop  pour  être  crue  ,  peut-être  un  jour  fera-t-elle 
porter  un  jugement  tout  contraire;  un  jour  peut- 
être  ce  qui  fait  aujourd'hui  1  opprohre  de  mes 
contemporains  fera  leur  gloire,  et  les  simples 
qui  liront  mon  livre  diront  avec  admiration  : 
Quels  temps  anj^féliques  ce  dévoient  être  que 
ceux  où  un  tel  livre  a  été  hrùlé  comme  impie, 
et  son  auteur  poursuivi  comme  un  malfaiteur  ! 
sans  doute  alors  tous  les  écrits  respiroicnt  la  dé- 
votion la  plus  sublime,  et  la  terre  étoit  couverte 
de  saints. 

Mais  dautres  livres  demeureront.  On  saura  , 
par  exemple  ,  que  ce  même  siècle  a  produit  un 
panéjOfyriste  de  la  Saint-Barthélemi ,  François  (*) , 
et,  comme  on  peut  hicn  croire,  homme  d'église, 
sans  que  ni  parlement  ni  prélat  ait  songé  même 
à  lui  chercher  querelle.  Alors  ,  en  comparant  la 
morale  des  deux  livres  et  le  sort  des  deux  auteurs, 
on  pourra  changer  de  langage  et  tirer  une  autre 
conclusion. 

Les  doctrines  abominables  sont  celles  qui  mè- 
nent au  crime,  au  meurtre,  et  qui  font  des  fana- 
tiques. Eh!  qu'y  a-t-il  de  plus  abominable  au 
monde  que  de  mettre  rinjustice  et  la  violence  en 
système ,  et  de  les  faire  découler  de  la  clémence 
de  Dieu?  Je  m'abstiendrai  d'entrer  ici  dans  un 

(*)  L'abl)é  Novy-de-Caveyrac ,  auteur  de  ce  pané{;y- 
lique,  n'ctoit  point  François,  mais  du  Coiutat  d'Avi;^non. 
ci  sujet  du  pape.  (G.  B.) 


A   M.   DE   BEAUMONT.  97 

parallèle  qui  pourroit  vous  déplaire  :  convenez 
seulement,  monseigneur,  que  si  la  France  eût 
professé  la  religion  du  prêtre  savoyard, cette  re- 
ligion si  simple  et  si  pure,  qui  fait  craindre  Dieu 
et  aimer  les  hommes  ,  des  fleuves  de  sang  n'eus- 
sent point  si  souvent  inondé  les  champs  fran- 
çois  ;  ce  peuple  si  doux  et  si  gai  n'eût  point 
étonné  les  autres  de  ses  cruautés  dans  tant  de 
persécutions  et  de  massacres ,  depuis  l'inquisition 
de  Toulouse  (i)  jusquà  la  Saint-Barthélemi ,  et 
depuis  les  guerres  des  Alhigeois  jusquaux  Dra- 
gonades  ;  le  conseiller  Anne  du  Bourg  n'eût  point 
été  pendu  pour  avoir  opiné  à  la  douceur  envers 
les  réformés;  les  habitants  de  Mérindole  et  de 
Cabrières  n'eussent  point  été  mis  à  mort  par  ar- 
rêt du  parlement  d'Aix  ;  et,  sous  nos  yeux,  lin- 
nocent  Galas,  torturé  par  les  bourreaux,  neût 
point  péri  sur  la  roue.  Revenons  à  présent,  mon- 

(i)  Il  est  vrai  que  Dominique,  saint  espagnol,  y  eut 
grande  part.  Le  saint ,  selon  un  écrivain  de  son  ordre , 
eut  la  charité,  prêchant  contre  les  Alhigeois,  de  s'adjoin- 
dre de  dévotes  personnes,  zélées  pour  la  foi,  lesquelles 
prissent  le  soin  d'extirper  corporellement  et  par  le  glaive 
matériel  les  héréticjues  qu'il  n'auroit  pu  vaincre  avec  le 
glaive  de  la  parole  de  Dieu  :  Ob  catilatcm  ,  prœdicans 
contra  Albienses,  in  adjutorium  siimsil  quasdani  devotas 
personas,  zelantes  pro  fîde ,  quce  corporaliter  illos  hœre- 
ticos  gtadio  materiali  expiignarent ,  quos  ipse  gladio  rerhi 
Vei ainpidarc.  nonposset.  Antonin.  in  Chron.P.III,  tit.  23, 
c.  i4,  ^".  2-  (jette  charité  ne  ressemble  guère  à  celle  du 
vicaire:  aussi  a-t-elle  un  prix  bien  différent;  l'une  fait 
décréter,  et  l'autre  canoniser  ceux  qui  la  professent. 

7-  •  7 


y8  LETTRE 

seigneur  ,  à  vos  censures  et  aux  raisons  sur  les- 
quelles vous  les  fondez. 

Ce  sont  toujours  des  hommes,  dit  le  vicaire  , 
qui  nous  attestent  la  parole  de  Dieu  ,  et  qui  nous 
l'attestent  en  des  langues  qui  nous  sont  incon- 
nues. Souvent,  au  contraire,  nous  aurions  grand 
besoin  que  Dieu  nous  attestât  la  parole  des  hom- 
mes ;  il  est  bien  .sûr  au  moins  qu'il  eût  pu  nous 
donner  la  sienne,  sans  se  servir  d  organes  si  sus- 
pects. Le  vicaire  se  plaint  qu'il  faille  tant  de  té- 
moignages humains  pour  certifier  la  parole 
divine  :  Que  d'hommes ,  dit -il  ,  entre  Dieu  et 
moi  (i)  / 

Vous  répondez  :  Pour  que  cette  plainte  fût 
sensée  y  M.  T.  C.  F.,  il  /audroit  pouvoir  conclure 
que  la  révélation  est  fausse  dès  quelle  na  point 
été  faite  à  chaque  homme  en  particulier  ;  il  fau- 
drait pouvoir  dire  :  Dieu  ne  peut  exiger  de  moi 
que  je  croie  ce  quon  m'assure  qu'il  a  dit ,  dès  que 
ce  n'est  pas  directement  à  moi  qu  il  a  adressé  sa 
parole  (2). 

Et,  tout  au  contraire,  cette  plainte  n'est  sen- 
sée qu'en  admettant  la  vérité  de  la  révélation  : 
car,  si  vous  la  supposez  fausse,  quelle  plainte 
avez-vous  à  faire  du  moyen  dont  Dieu  s  est  servi, 
puisqu'il  ne  s'en  est  servi  d'aucun?  Vous  doit-il 
compte  des  tromperies  d'un  imposteur?  Quand 
<  vous  vous  laissez  duper,  cest  votre  faute  ,  et  non 
pas   la  sienne.  Mais  lorsque  Dieu,   maître  du 

(i)  Emile,  t.  Il, p.  86.  — (2)  Mandement,  §.  xv. 


A    M.    DE    BEAUMONT.  99 

choix  de  ses  moyens,  en  choisit  par  préférence 
qui  exigent  de  notre  part  tant  de  savoir  et  de  si 
profondes  discussions,  le  vicaire  a-t-il  tort  de 
dire  :  «Voyons  toutefois,  examinons,  compa- 
rons ,  vérifions.  Oh  !  si  Dieu  eût  daigné  me  dis- 
penser de  tout  ce  travail,  l'en  aurois-je  servi  de 
moins  bon  cœur  (i)?  » 

Monseigneur,  votre  mineure  est  admirable  : 
il  faut  la  transcrire  ici  tout  entière  :  j'aime  à  rap- 
porter vos  propres  termes  ;  c'est  ma  plus  grande 
méchanceté. 

Mais  n  est-il  donc  pas  une  infinité  de  faits  ^ 
même  antérieurs  à  celui  de  la  révélation  chré- 
tienne, dont  il  seroit  absurde  de  douter?  Par 
quelle  autre  voie  que  celle  des  témoignages  hu- 
mains V auteur  lui-même  a-t-il  donc  connu  cette 
Sparte,  cette  Athènes,  cette  Rome  dont  il  vante 
si  souvent  et  avec  tarit  d'assurance  les  lois ,  les 
mœurs  et  les  héros?  Que  d'hommes  entre  lui  et 
les  historiens  qui  ont  conservé  la  mémoire  de  ces 
événements. 

Si  la  matière  étoit  moins  grave  et  que  j'eusse 
moins  de  respect  pour  vous,  cette  manière  de 
raisonner  me  fourniroit  peut-être  l'occasion  d'é- 
gayer un  peu  mes  lecteurs  :  mais  à  Dieu  ne 
plaise  que  j'oublie  le  ton  qui  convient  au  sujet 
que  je  traite  et  à  l'homme  à  qui  je  parle  !  Au 
risque  d'être  plat  dans  ma  réponse,  il  me  suf- 
fit de  montrer  que  vous  vous  trompez. 


(i)  Emile,  tome  IF,  page  86. 


fOO  LETTRE 

Considérez  donc  de  «race  qu il  est  tout-à-fait 
dans  Tordre  que  des  faits  humains  soient  attes- 
tés par  des  témoignages  humains;  ils  ne  peu- 
vent l'être  par  nulle  autre  voie  :  je  ne  puis  sa- 
Toir  que  Sparte  et  Rome  ont  existé  que  parce- 
que  des  auteurs  contemporains  me  le  disent,  et 
entre  moi  et  un  autre  homme  qui  a  vécu  loin  de 
moi  il  faut  nécessairement  des  intermédiaires. 
Mais  pourquoi  en  faut-il  entre  Dieu  et  moi?  et 
pourquoi  en  faut-il  de  si  éloignés ,  qui  en  ont 
besoin  de  tant  d'autres  ?  Est-il  simple ,  est-il  na- 
turel que  Dieu  ait  été  chercher  Moïse  pour  par- 
ler à  Jean-Jacques  Rousseau? 

D'ailleurs  nul  n'est  obligé  sous  peine  de  dam- 
nation de  croire  que  Sparte  ait  existé;  nul,  pour 
en  avoir  douté,  ne  sera  dévoré  des  flammes  éter- 
nelles. Tout  fait  dont  nous  ne  sommes  pas  les 
témoins  n'est  établi  pour  nous  que  sur  des  pi^eu- 
ves  morales ,  et  toute  preuve  morale  est  suscep- 
tible de  plus  et  de  moins.  Groirai-je  que  la  jus- 
tice divine  me  précipite  à  jamais  dans  l'enfer, 
uniquement  pour  n'avoir  pas  su  marquer  bi^n 
exactement  le  point  oii  une  telle  preuve  devient 
invincible? 

S  il  y  a  dans  le  monde  une  histoire  attestée , 
cest  celle  des  vampires;  rien  n'y  manque,  ))ro- 
cès-verbau\,  certiticats  de  notables,  de  chirur- 
giens, de  curés,  de  magistrats;  la  preuve  juridi- 
que est  des  plus  complètes.  Avec  cela,  qui  est-ce 
(jui  croit  aux  vampires?  Serons-nous  tous  dam- 
nés pour  n'y  avoir  pas  cru? 


A   M.   DE   BEAUMONT.  lOt 

Quelque  attestés  que  soient,  au  gré  même  de 
l'incrédule  Gicéron ,  plusieurs  des  prodiges  rap- 
portés par  Tite*Live ,  je  les  regarde  comme  au- 
tant de  fables  ,  et  sûrement  je  ne  suis  pas  le  seul. 
Mon  expérience  constante  et  celle  de  tous  les 
hommes  est  plus  forte  en  ceci  que  le  témoignage 
de  quelques  uns.  Si  Sparte  et  Home  ont  ét«ides 
prodiges  elles-mêmes ,  c  etoient  des  prodiges  dans 
Je  genre  moral  ;  et ,  comme  on  s'abuseroit  en  La- 
ponie  de  fixer  à  quatre  pieds  la  stature  naturelle 
de  l'homme,  on  ne  s'abuseroit  pas  moins  parmi 
nous  de  fixer  la  mesure  des  âmes  humaines  sur 
celle  des  gens  que  l'on  voit  autour  de  soi. 

Vous  vous  souviendrez,  s'il  vous  plaît,  que  je 
continue  ici  d'examiner  vos  raisonnements  en 
eux-mêmes,  sans  soutenir  ceux  que  vous  atta- 
quez. Après  ce  mémoratif  nécessaire  je  me  per- 
mettrai sur  votre  manière  d'argumenter  encore 
une  supposition. 

Un  habitant  de  la  rue  Saint-.Tacques  vient  te- 
nir ce  discours  à  monsieur  farchevêque  de  Paris: 
«  Monseigneur,  je  sais  que  vous  ne  croyez  ni  à 
«  la  béatitude  de  saint  Jean  de  Paris ,  ni  aux  mi- 
•<  racles  qu'il  a  plu  à  Dieu  d  opérer  en  public  sur 
«  sa  tombe  à  la  vue  de  la  ville  du  monde  la  plus 
«  éclairée  et  la  plus  nombreuse;  mais  je  crois  de- 
«  voir  vous  attester  que  je  viens  de  voir  ressus- 
f  citer  le  saint  en  personne  dans  le  lieu  où  ses 
«  os  ont  été  déposés.  » 

L'homme  de  la  rue  Saint-Jacques  ajoute  à  cela 
le  détail  de  toutes  les  circonstances  qui  peuvent 


102  LETTRE 

frapper  le  spectateur  d'un  pareil  fait.  Je  suis  per- 
suadé qu  à  fouie  de  cette  nouvelle ,  avant  de 
vous  expliquer  sur  la  foi  que  vous  y  ajoutez, 
vous  commencerez  par  interrojjer  celui  qui  l'at- 
teste, sur  son  état,  sur  ses  sentiments,  sur  son 
confesseur,  sur  d'autres  articles  semblables;  et 
lorsqu'à  son  air  comme  à  ses  discours  vous  au- 
rez compris  que  c'est  un  pauvre  ouvrier,  et  que, 
n'ayant  point  à  vous  montrer  de  billet  de  con- 
fession ,  il  vous  confirmera  dans  1  opinion  qu  il 
est  janséniste,  «Ah!  ah!  lui  direz-vous  d'un 
«  air  railleur,  vous  êtes  convulsionnaire  ,  et  vous 
('  avez  vu  ressusciter  saint  Paris!  cela  n'est  pas 
«  fort  étonnant;  vous  avez  tant  vu  d'autres  mer- 
«  veilles!  » 

Toujours  dans  ma  supposition  ,  sans  doute  il 
insistera  :  il  vous  dira  qu  il  n  a  point  vu  seul  le 
miracle;  quil  avoit  deux  ou  trois  personnes  avec 
lui  qui  ont  vu  la  même  chose,  et  que  d autres  à 
qui  il  l'a  voulu  raconter  disent  l'avoir  aussi  vu 
eux-mêmes.  Là-dessus  vous  demanderez  si  tous 
ces  témoins  étoient  jansénistes.  «Oui,  monsei- 
«  jjneur,  dira-t-il;  mais  n  importe,  ils  sont  en 
«  nombre  suffisant,  {ijens  de  bonnes  mœurs,  de 
«bon  sens,  et  non  récusables;  la  preuve  est 
«  complète,  et  rien  ne  manque  à  notre  déclara- 
«  tion  pour  constater  la  vérité  du  fait.  " 

D  autres  évèques  moins  charitables  enver- 
roient  chercher  un  connuissaire  ,  et  lui  cousi- 
gneroient  le  bon  homme  honoré  de  la  vision 
glorieuse,  pour  en  aller  rendre  grâces  à  Dieu 


A   M.  DE    BEAUMONT.  lo3 

aux  petites-maisons.  Pour  vous,  monseigneur, 
plus  humain,  mais  non  plus  crédule,  après  une 
grave  réprimande ,  vous  vous  contenterez  de  lui 
dire  :  «  Je  sais  que  deux  ou  trois  témoins  ,  hon- 
«  nêtes  gens  et  de  bon  sens,  peuvent  attester  la 
u  vie  ou  la  mort  d'un  homme  ;  mais  je  ne  sais 
•<  pas  encore  combien  il  en  fJaut  pour  constater 
"  la  résurrection  d'un  janséniste.  En  attendant 
«  que  je  l'apprenne,  allez,  mon  enfant,  tâcher 
«  de  fortifier  votre  cerveau  creux.  Je  vous  dis- 
«  pense  du  jeûne,  et  voilà  de  quoi  vous  faire  de 
'<  bon  bouillon.  " 

C'est  à-peu-près,  monseigneur,  ce  que  vous 
diriez,  et  ce  que  diroit  tout  autre  homme  sage 
à  votre  place.  D'où  je  conclus  que ,  même  selon 
vous ,  et  selon  tout  autre  homme  sage,  les  preu- 
ves morales  suffisantes  pour  constater  les  faits 
qui  sont  dans  l'ordre  des  possibilités  morales  ne 
suffisent  plus  pour  constater  des  faits  d'un  autre 
ordre  et  purement  surnaturels  :  sur  quoi  je  vous 
laisse  juger  vous-même  de  la  justesse  de  votre 
comparaison. 

Voici  pourtant  la  conclusion  triomphante  que 
vous  en  tirez  contre  moi  :  Son  scepticisme  nest 
donc  ici  fondé  que  sur  l'intérêt  de  son  incré- 
dulité (i).  Monseigneur,  si  jamais  elle  me  pro- 
cure un  évêché  de  cent  mille  livres  de  rente  , 
vous  pourrez  parler  de  l'intérêt  de  mon  incré- 
dulité. 

(i)  Manilcmcnt,  §.  xv. 


Io4  LfettRÈ 

Continuons  maintenant  à  vous  transcrire,  en 
prenant  seulement  la  liberté  de  restituer,  au  be- 
soin, les  passages  de  mon  livre  que  vous  tron- 
quez. 

f  Quun  homme  ,  ajoute-t-il plus  loin^  vienne 
«  nous  tenir  ce  langage  :  Mortels,  je  vous  an- 
«  nonce  les  volontés  du  Très-Haut  :  reconnoissez 
«  à  ma  voix  celui  qui  m  envoie.  J'ordonne  au  so- 
('  leil  de  changer  son  cours,  aux  étoiles  de  for- 
«  mer  un  autre  arrangement ,  aux  montagnes  de 
«s'aplanir,  aux  flots  de  s'élever,  à  la  terre  dé 
(f  prendre  un  autre  aspect  :  à  ces  merveilles,  qui 
"  ne  reconnoîtra  pas  à  l'instant  le  maître  de  la 
«  nature  f*  »  Qui  ne  croirait,  M.  T.  C.  F. ,  que  ce- 
lui qui  s'exprime  de  la  sorte  ne  demande  qu'à 
voir  des  miracles  pour  être  chrétien? 

Bien  plus  que  cela,  monseigneur,  puisque  je 
n'ai  pas  même  besoin  des  miracles  pour  être 
chrétien. 

Ecoutez   toutefois  ce  qu'il   ajoute  :   «  Reste 
(  enfin  ,  dit-il ,  l'examen  le  plus  important  dans 

la  doctrine  annoncée  ;  car  ,  puisque  ceux  qui 

disent  ^ue  Dieu  fait  ici-bas  des  miracles  pré- 

<  tendent  que  le  diable  les  imite  quelquefois  , 

<  avec  les  prodiges  les  mieux  constatés  nous  ne 
-sommes  pas  plus  avancés  qu'auparavant;  et, 
'  puisque  les  magiciens  de  Pharaon  osoient,  en 

<  présence  même  de  Moïse ,  faire  les  mêmes  si- 
'  gnes  qu il  Faisoit  par  Tordre  expiés  de  Dieu  , 

<  pourquoi ,  dans  son  absence ,  n'eussent-ils  pas, 
>  aux  mêmes  titres,  prétendu  la  même  autorité? 


A    M.   DE    BEAUMONT.  Io5 

K  Ainsi  donc,  après  avoir  prouvé  la  doctrine  par 
«  le  miracle ,  il  faut  prouver  le  miracle  par  la 
"  doctrine ,  de  peur  de  prendre  l'œuvre  du  dé- 
«  mon  pour  1  œuvre  de  Dieu  (i).  Que  faire  en 
«  pareil  cas  pour  éviter  le  dialéle  ?  Une  seule 
«  chose ,  revenir  au  raisonnement ,  et  laisser  là 
"  les  miracles.  Mieux  eût  valu  n'y  pas  recourir.  " 

C^est  dire  :  Qu'on  me  montre  des  miracles  ^  et 
je  croirai.  Oui,  monseigneur,  c'est  dire  :  Qu'on 
me  montre  des  miracles ,  et  je  croirai  aux  mi- 
racles. Cest  dire  :  Qu'on  me  montre  des  mira- 
cles, et  je  refuserai  encore  de  croire.  Oui ,  mon- 
seigneur, c'est  dire,  selon  le  précepte  même  de 
Moïse  (2)  :  Qu'on  me  montre  des  miracles ,  et  je 
refuserai  encore  de  croire  une  doctrine  absurde 
et  déraisonnable  qu'on  voudroit  étayer  par  eux. 
Je  croirois  plutôt  à  la  magie  que  de  recon- 
noître  la  voix  de  Dieu  dans  des  leçons  contre  la 
raison. 

J'ai  dit  que  c'étoit  là  du  bon  sens  le  plus  sim- 
ple ,  qu'on  n'obscurciroit  qu'avec  des  distinctions 
tout  au  moins  très  subtiles  :  c'est  encore  une  de 
mes  prédictions;  en  voici  raccomplissement. 

Quand  une  doctrine  est  reconnue  vraie ,  di- 
vine y  fondée  sur  une  révélation  certaine .,  on  s'en 
sert  pour  juger  des  miracles^  c'est-à-dire  pour 
rejeter  les  prétendus  prodiges  que  des  imposteurs 

(1)  Je  suis  forcé  de  confondre  ici  la  note  avec  le  texte, 
à  Timitalion  de  M.  de  Bcainnont.  Le  lecteur  pourra  con- 
sulter l'un  et  l'autre  dans  le  livre  même. 

(a)  Deutéron.  c.  xiii. 


Io6  LETTRE 

'voudraient  opposer  à  cette  doctrine.  Quand  il 
s'agit  dune  doctrine  nouvelle  qu'on  annonce  com- 
me émanée  du  sein  de  Dieu  ,  les  miracles  sont 
produits  en  preuves  ;  c  est-à-dire  que  celui  qui 
prend  la  qualité  d'envoyé  du  Très- Haut  con- 
firme sa  mission  ,  sa  prédication  par  des  mira- 
cles^ quisant  le  témoignage  même  de  la  Divinité. 
Ainsi  la  doctrine  et  les  miracles  sont  des  argu- 
ments respectifs  dont  on  fait  usage  selon  les  di- 
vers points  de  vue  où  l'on  se  place  dans  V étude 
et  dans  l'enseignement  de  la  j'eligion.  Il  ne  se 
trouve  là  ni  abus  du  raisonnement  y  ni  sophisme 
ridicule  .f  ni  cercle  vicieux  (i). 

Le  lecteur  en  jugera  ;  pour  moi ,  je  n  ajouterai 
pas  un  seul  mot.  ,1  ai  quelquefois  répondu  ci-de- 
vant avec  mes  })assages  ;  mais  c'est  avec  le  vôtre 
que  je  veux  vous  répondre  ici. 

Où  est  donc ,  M.  T.  C.  F. ,  la  bonne-foi  phi- 
losophique dont  se  pare  cet  écrivain  ? 

Monseigneur ,  je  ne  me  suis  jamais  piqué  d'une 
bonne-loi  philosophique ,  car  je  n'en  connois  pas 
de  telle  :  je  n'ose  même  plus  trop  parler  de  la 
honne-loi  chrétienne,  depviis  que  les  soi-disants 
chréliensde  nos  jours  trouvent  si  mauvais  (pion 
ne  supprime  pas  les  objections  qui  les  embar- 
rassent. Mais,  pour  la  bonne-Foi  pure  et  simple, 
je  demande  hupieilede  la  mienne  ou  de  la  vôtre 
est  la  plus  Facile  à  trouver  ici. 

Plus  j'avance,  plus  les  points  à  traiter  devien- 

(i)  Mandement,  §.  xvi. 


A   M.   DE    BEAUMONT.  I07 

nent  intéressants.  Il  faut  donc  continuer  à  vous 
transcrire.  Je  voudrois  ,  Aans  des  discussions 
de  cette  importance  ne  pas  omettre  un  de  vos 
mots. 

On  croirait  qu'après  les  plus  grands  efforts 
pour  décréditer  les  témoignages  humains  qui  at- 
testent la  révélation  chrétienne ,  le  même  auteur 
j  défère  cependant  de  la  manière  la  plus  posi- 
tive ,  la  plus  solennelle. 

On  auroit  raison,  sans  doute,  puisque  je  tiens 
pour  révélée  toute  doctrine^ou  je  reconnois  l'es- 
prit de  Dieu.  Il  faut  seulement  ôter  Tamphibo- 
lofjie  de  votre  phrase;  car  si  le  verbe  relatif  jk 
défère  se  rapporte  à  la  révélation  chrétienne  , 
vous  avez  raison  ;  mais  sil  se  rapporte  aux  té- 
moigna(jes  humains,  vous  avez  tort.  Quoi  qu'il 
en  soit  ,  je  prends  acte  de  votre  témoignage 
conire  ceux  qui  osent  dire  que  je  rejette  toute 
révélation  ;  comme  si  c'étoit  rejeter  une  doc- 
trine que  de  la  rcconnoître  sujette  à  des  diffi- 
cultés insolubles  à  l'esprit  humain  ;  comme  si 
c'étoit  la  rejeter  que  ne  pas  l'admettre  sur  le 
témoignage  des  hommes  ,  lorsqu'on  a  d'autres 
preuves  équivalentes  ou  supéiieures  (jui  dispen- 
sent de  celle-là  1  II  est  vrai  que  vous  dites  con- 
ditionncllement  ,  On  cioiroit  :  mais  on  croiroit 
signifie  on  croit.,  lorsque  la  raison  d'exception 
j)()ur  ne  pas  croire  se  réduit  à  rien,  comme  on 
verra  ci-après  de  la  vôtre.  Commençons  par  la 
preuve  affirmative. 

H  faut .,  pour  vous  en  convaincre,  M.  T.  C.  F.. 


Io8  LETTRE 

et  en  même  temps  pour  vous  édifier ,  mettre  sous 
vos  yeux  cet  endroit  ulc  son  ouvrage:  «  J'avoue 
«  que  la  majesté  des  écritures  m'étonne  ;  la  sain- 
«  teté  de  1  évangile  (i)  parle  à  mon  cœur.  Voyez 
«  les  livres  des  philosophes  :  avec  toute  leur 
.'  pompe,  qu  ils  sont  petits  près  de  celui-là!  Se 
«  peut-il  qu'un  livre  à-la-fois  si  sublime  et  si 
«  simple  soit  louvrage  des  hommes?  Se  peut-il 
«  que  celui  dont  il  fait  lliistoire  ne  soit  qu'un 
«  homme  lui-même? Est-ce  là  le  ton  d'un  enthou- 
«  siaste  ou  d  un  ambitieux  sectaire  ?  Quelle  dou- 
«  ceur ,  quelle  pureté  dans  ses  mœurs  !  quelle 
«  grâce  touchante  dans  ses  instructions  !  quelle 
«élévation  dans  ses  maximes!  quelle  profonde 
"  sagesse  dans  ses  discours  !  quelle  présence  d'es- 
«  prit  ,  quelle  finesse  et  quelle  justesse  dans  ses 
«  réponses  !  quel  empire  sur  ses  passions  !  Où 
"  est  fh'omme,  où  est  le  sage  qui  sait  agir,  souf- 
«  frir  et  mourir  sans  foiblesse  et  sans  ostenta- 
«  tion  (2)?  Quand  Platon  peint  son  juste  imagi- 
«  naire  couvert  de  tout  l'opprobre  du  crime  et 
«  digne  de  tous  les  prix  de  la  vertu ,  il  peint  trait 
«  pour  trait  Jésus-Christ  :  la  ressemblance  est  si 

(i)  La  né{;lif;ence  avec  laquelle  M.  de  Beaumont  nie 
transcrit  lui  a  fait  faire  ici  deux  chan{^ements  dans  une 
ligne  :  il  a  mis  la  majesté  de  l'ccrilurc  au  lieu  de  la  majesté 
des  écritures^  et  il  a  mis  la  sainteté  de  l'écriture  au  lieu 
fie  la  sainteté  de  l'é\'angile.  Ce  n'est  pas  à  la  vérité  me 
faire  dire  des  liérésies,  mais  c'est  me  faire  parler  bien 
niaisement. 

(2)  Je  remplis,  selon  ma  coutume,  les  lacunes  faites 


A   M.  DE   BEAU  M  ON  T.  I09 

«  frappante ,  que  tous  les  pères  Font  sentie  ,  et 
«  qu'il  n'est  pas  possible  de  s'y  tromper.  Quels 
«  préjugés ,  quel  aveuglement  ne  faut-il  point 
«  avoir  pour  oser  eomparer  le  fils  de  Sophronis- 
«  que  au  fils  de  Marie  !  Quelle  distance  de  l'un 
«  à  l'autre  !  Socrate  mourant  sans  douleurs,  sans 
«  ignominie ,  soutint  aisément  jusqu'au  bout  son 
«personnage;  et,  si  cette  facile  mort  n'eût  bo- 
"  noré  sa  vie  ,  on  douteroit  si  Socrate,  avec  tout 
«  son  esprit ,  fut  autre  cbose  qu  un  sopbiste.  Il 
«inventa,  dit-on  ,  la  morale;  d'autres  avant  lui 
«  lavoient  mise  en  pratique  ;  il  ne  fit  que  dire 
«ce  qu'ils  avoient  fait,  il  ne  fit  que  mettre  en 
«  leçons  leurs  exemples.  Aristide  avoit  été  juste 
«  avant  que  Socrate  eût  dit  ce  que  c'étoit  que 
«justice;  Léouidas  étoit  mort  pour  son  pays 
«  avant  que  Socrate  eût  fait  un  devoir  d'aimer 
i'  la  patrie;  Sparte  étoit  sobre  avant  que  Socrate 
«  eût  loué  la  sobriété;  avant  quil  eût  défini  la 
«  vertu  ,  Sparte  abondoit  en  bommes  vertueux. 
«  Mais  où  Jésus  avoit-il  pris  parmi  les  siens  cette 
i.  morale  élevée  et  pure  dont  lui  seul  a  donné 
«  les  leçons  et  fexemple  ?  Du  sein  du  plus  furieux 
«  fanatisme  la  plus  liante  sagesse  se  fit  entendre, 

par  M.  de  Beaumont  ;  non  qu'absolument  celles  qu'il  fait 
ici  soient  insidieuses  comme  en  d'autres  endroits,  mais 
parceque  le  défaut  de  suite  et  de  liaison  aCfoiblit  le  passage 
quand  il  est  tronqué,  et  aussi  parceque  mes  persécuteurs 
supprimant  avec  soin  tout  ce  que  j'ai  dit  de  si  bon  cœur 
en  faveur  de  la  religion ,  il  est  bon  de  le  rétablir  à  me- 
sure que  l'occusion  s'en  trouve. 


IIO  LETTRE 

et  la  simplicité  des  plus  héroïques  vertus  ho- 
nora le  plus  vil  de  tous  les  peuples.  La  mort 
de  Socrate  philosophant  tranquillement  avec 
<  ses  amis  est  la  plus  douce  (ju  on  puisse  désirer; 
celle  de  Jésus  expirant  dans  les  tourments,  in- 
jurié ,  radié,  maudit  de  tout  un  peuple,  est  la 
plus  horrible  qu  on  puisse  craindre.  Socrate 
prenant  la  coupe  empoisonnée  bénit  celui  qui 
la  lui  présente  et  qui  pleure.  Jésus,  au  milieu 
d'un  supplice  affreux  ,  prie  pour  ses  bourreaux 
acharnés.  Oui ,  si  la  vie  et  la  mort  de  Socrate 
sont  d'un  sage,  la  vie  et  la  mort  de  Jésus  sont 
d'un  Dieu.  Dirons-nous  que  1  histoire  de  l'évan- 
gile est  inventée  à  plaisir?  ^!on,  ce  n'est  pas 
ainsi  qu'on  invente  ;  et  les  faits  de  Socrate  , 
dont  personne  ne  doute ,  sont  moins  attestés 
que  ceux  de  Jésus-Ghrist.  Au  fond  ,  cest  recu- 
ler la  difficulté  sans  la  détruire.  Il  seroit  plus 
inconcevable  que  plusieurs  hommes  d'accord 
eussent  fibriqué  ce  livre  qu'il  ne  lest  qu  un  seul 
en  ait  fourni  le  sujet.  Jamais  des  auteurs  juifs 
n'eussent  trouvé  ni  ce  ton  ni  cette  morale,  et 
l'évangile  a  des  caractères  de  vérité  si  grands, 
si  frappants  ,  si  parfaitement  inimitables,  que 
l'inventeur  en  seroit  plus  étonnant  que  le  hé- 
ros (i).  >' 

(2)  //  seroit  difficile,  3f.  T.  C.  F.,  de  rendre 
un  plus  bel  hommage  à  r authenticité  de  V évan- 
gile, ie  vous  sais  gré,  monseigneur,  de  cet  aveu; 

(i)  Emile,  tom.  ÎI .  p.  109. — (2)  Mandement ,§.  xvii. 


AM.   DEBEAUMOr^T.  III 

eest  une  injustice  que  vous  avez  de  moins  que 
les  autres.  Venons  maintenant  à  la  preuve  né- 
(ifative  qui  vous  fait  dire  on  croiroit^  au  lieu 
*ïon  croit. 

Cependant  V auteur  ne  la  croit  qu'en  consé- 
quence des  témoignages  humains.  Vous  vous 
trompez,  monseigneur;  je  la  reconnois  en  con- 
séquence de  l'évangile  et  de  la  sublimité  que  j'y 
vois  sans  qu'on  me  l'atteste.  Je  n'ai  pas  besoin 
qu  on  m'affirme  qu  il  y  a  un  évangile  lorsque  je 
le  tiens.  Ce  sont  toujours  des  hommes  qui  lui 
rapportent  ce  que  d autres  hommes  ont  rapporté. 
Et  point  du  tout;  on  ne  me  rapporte  point  que 
l'évangile  existe,  je  le  vois  de  mes  propres  yeux; 
et  quand  tout  lunivers  me  soutiendroit  quil 
n'existe  pas,  je  saurois  très  bien  que  tout  luni- 
vers  ment  ou  se  trompe.  Que  d'hommes  entre 
Dieu  et  lui!  Pas  un  seul.  L'évangile  est  la  pièce 
qui  décide ,  et  cette  pièce  est  entre  mes  mains. 
De  quelque  manière  qu'elle  y  soit  venue  et  quel- 
que auteur  qui  l'ait  écrite ,  j'y  reconnois  l'esprit 
divin  :  cela  est  immédiat  autant  qu'il  peut  letre  ; 
il  n'y  a  point  d'iiomincs  entre  cette  preuve  et 
moi;  et,  dans  le  sens  où  il  y  en  auroit,  l'histo- 
rique de  ce  saint  livre,  de  ses  auteurs,  du  temps 
où  il  a  été  composé ,  -etc.  rentre  dans  les  discus- 
sions de  critique  où  la  preuve  morale  est  admise. 
Telle  est  la  réponse  du  vicaire  savoyard. 

Le  voilà  donc  bien  évidemment  en  contradic- 
tion avec  lui-même  ;  le  'voilà  confondu  par  ses 
propres  aveux.  Je  vous  laisse  jouir  de  toute  ma 


112  LETTRE 

confusion.  Par  quel  étrange  aveuglement  a-t-il 
donc  pu  ajouter  :  «  Avec  tout  cela  ce  même  évan- 
«  gile  est  plein  de  choses  incroyables ,  de  choses 
«  qui  répuf^nent  à  la  raison  ,  et  qu  il  est  impos- 
«  sible  à  tout  homme  sensé  de  concevoir  ni  d'ad- 
«  mettre.  Que  faire  au  milieu  de  toutes  ces 
ic  contradictions?  Etre  toujours  modeste  et  cir- 
«  conspect,  respecter  en  silence  (i)  ce  qu'un  ne 
u  sauroit  ni  rejeter  ni  comprendre,  et  s  humilier 
«  devant  le  grand  Être  qui  seul  sait  la  vérité.' 
«  Voilà  le  scepticisme  involontaire  où  je  suis 
«  resté.  >i  3Jais  le  scepticisme ,  M.  T.  C.  F.,  peut-il 
donc  être  involontaire^  lorsqu'on  refuse  de  se 
soumettre  à  la  doctrine  d'un  livre  qui  ne  sauroit 

^ 
(i)  Pour  que  les  hommes  s'imposent  ce  respect  et  ce 

silence,  il  faut  que  quelqu'un  leur  dise  une  fois  les  rai- 
sons d'en  user  ainsi.  Celui  qui  connoît  ces  raisons  peut 
les  dire  ;  mais  ceux  qui  censurent  et  n'en  disent  point  , 
pourroient  se  taire.  Parler  au  public  avec  franchise,  avec 
fermeté,  est  un  di'oit  commun  à  tous  les  hommes,  et 
même  un  devoir  en  toute  chose  utile:  mais  il  n'est  guère 
permis  à  un  particulier  d'en  censurer  publiquement  un 
autre;  c'est  s'attribuer  une  trop  {jrande  supériorité  dç 
vertus ,  de  talents ,  de  lumières.  Voilà  pourquoi  je  ne  mç 
suis  jamais  ingéré  de  critiquer  ni  réprimander  personne. 
J'ai  dit  à  mon  siècle  des  vérités  dur(;s,  mais  je  n'en  ai 
dit  à  aucun  particulier;  et  s'il  m'est  arrivé  tlattaquer  et 
nommer  (]uelqucs  livres,  je  n'ai  jamais  parlé  îles  auteur» 
vivants  qu'avec  toute  sorte  de  bienséance  et  d'égards.  On 
voit  comment  ils  me  les  rendent.  11  me  |semble  que  tous 
ces  messieurs  qui  se  mettent  si  fièienu'ut  en  avant  pour 
m'enseigner  l'humilité  trouvent  la  Urcon  meilleure  à  don- 
ner qu'à  suivre. 


A   M.   DE   BEAUMONT."  Il3 

être  inventé  par  les  hommes  ;  lorsque  ce  livre 
porte  des  caractères  de  vérité  si  grands ,  si  frap- 
pants ^  si  parfaitement  inimitables ,  que  l'inven- 
teur en  serait  plus  étonnant  que  le  héros?  C'est 
bien  ici  quon  peut  dire  que  ^iniquité  a  menti 
contre  elle-même  (i). 

Monseigneur,  vous  me  taxez  d iniquité  sans 
suje4:  ;  vous  m'imputez  souvent  des  mensonges, 
et  vous  n'en  montrez  aucun.  Je  m'impose  avec 
vous  une  maxime  contraire  ,  et  j'ai  quelquefois 
lieu  d'en  user. 

Le  scepticisme  du  vicaire  est  involontaire  par 
la  raison  même  qui  vous  fait  nier  quil  le  soit. 
Sur  les  foibles  autorités  qu'on  veut  donner  à 
lévangile  ,  il  le  rejetteroit  par  les  raisons   dé- 
duites auparavant  ,    si  l'esprit  divin    qui  brille 
dans  la  morale  et  dans  la  doctrine  de  ce  livre  ne 
lui  rendoit  toute  la  force  qui  manque  au  témoi- 
gnage des  hommes  sur  un  tel  point.  11  admet 
donc  ce  livre  sacré  avec  toutes  les  choses  admi- 
rables qu'il  renferme  et  que  l'esprit  humain  peut 
entendre;   mais  quant  aux  choses  incroyables 
qu  il  y  trouve  ,  lesquelles  répugnent  à  sa  raison  , 
et  qiUil  est  impossible  à  tout  homme  sensé  de  con- 
cevoir ni  d  admettre ,  il  les  respecte  en  silence  sans 
les  comprendre  ni  les  rejeter,  et  s'humilie  devant 
le  grand  Être  qui  seul  sait  la  vérité.  Tel  est  son 
scepticisme;  et  ce  scepticisme  est  bien  involon- 
taire, puisqu'il  est  fondé  sur  des  preuves  iuvin- 

(i)  Mandement,  §.  xvii. 
7.'  8 


Il4  LETTRE 

cibles  de  part  et  d'autre  qui  forcent  la  raison  de 
rester  en  suspens.  Ce  scepticisme  est  celui  de 
tout  chrétien  raisonnable  et  de  bonne  foi  qui  ne 
veut  savoir  des  choses  du  ciel  que  celles  quil 
peut  comprendre  ,  celles  qui  importent  à  sa  con- 
duite, et  qui  rejette,  avec  1  apôtre,  les  questions 
peu  sensées ,  qui  sont  sa/is  instruction ,  et  qui 
n  engendrent  que  des  combats  (i).  • 

D  abord  vous  me  faites  rejeter  la  révélation 
pour  m'en  tenir  à  la  religion  naturelle;  et  pre- 
mièrement je  n'ai  point  rejeté  la  révélation.  En- 
suite vous  m'accusez  de  ne  pas  admettre  même 
la  religion  naturelle ,  ou  du  nioins  de  n'en  pas 
reconnoitre  la  nécessité  ;  et  votre  unique  preuve 
est  dans  le  passage  suivant  que  vous  rapportez  : 
«  Si  je  me  trompe  ,    c'est  de  bonne   loi  ;   cela 
«  suffit  (2)  pour  que  mon  erreur  ne  me  soit  pas 
"  imputée  à  crime  :  quand  vous  vous  tromperiez 
«de  même,  il  y  auroit  peu  de  mal   à  cela.    » 
C  est-à-dire  ^  continuez-vous,  que  ^  selon  lui  ^  il 
suffit  de  se  persuader  qu'on  est  en  possession  de 
la  vérité;  que  cette  persuasion ,  fut-elle  accom- 
pagnée des  plus  monstrueuses  erreurs  ,  ne  peut 
jamais  être  un  sujet  de  reproche  ;  qiCon  doit  tou- 
jours regarder  coiiime  un  homme  sage  et  reli- 
gieux celui  qui ,  adoptant  les  erreurs  mêmes  de 
V athéisme  ,  dira  qu'il  eU  de  bonne  foi.  Or  n  est- 
ce  pas  là  ouvrir  la  porte  à  toutes  les  superstitions , 

(1)  Timoih.  c.  11,  v.  a3. 

(2)  M.  de  Beaumont  a  mis  :  Cela  me  suffit. 


A    M.    DE    BEAUMO^T.  Il5 

à*tous  les  systèmes  fanatiques ,  à  tous  les  délires 
de  V esprit  humain  (i)? 

Pour  vous ,  monseigneur ,  vous  ne  pourrez 
pas  dire  ici  comme  le  vicaire  ,  Si  je  me  trompe , 
c'est  de  bonne  foi  ^  car  c'est  bien  évidemment  à 
dessein  qu  il  vous  plaît  de  prendre  le  change  et 
de  le  donner  à  vos  lecteurs  :  c'est  ce  que  je  m'en- 
gage à  prouver  sans  réplique ,  et  je  m'y  engage 
ainsi  d  avance  afin  que  vous  y  regardiez  de  plus 
près. 

•  La  profession  du  vicaire  savoyard  est  compo- 
sée de  deux  parties.  La  première,  qui  est  la  plus 
grande,  la  plus  importante,  la  plus  remplie  de 
vérités  frappantes  et  neuves,  est  destinée  à  com- 
))attre  le  moderne  matérialisme,  à  établir  l'exis- 
tence de  Dieu  et  la  religion  naturelle  avec  toute 
la  force  dont  l'auteur  est  capable.  De  celle-là 
ni  vous  ni  les  prêtres  n'en  parlez  point ,  parce- 
quelle  vous  est  fort  indifférente,  et  qu'au  fond 
la  cause  de  Dieu  ne  vous  touche  guère,  pourvu 
que  celle  du  clergé  soit  en  sûreté, 

La  seconde,  beaucoup  plus  courte,  moins  ré- 
gulière, moins  approfondie,  propose  des  doutes 
et  des  difficultés  sur  lee  révélations  en  général , 
donnant  pourtant  à  la  nôtre  sa  véritable  certi- 
tude dans  la  pureté,  la  sainteté  de  sa  doctrine, 
et  dans  la  sublimité  toute  divine  de  celui  qui  en 
lût  fauteur.  L'objet  de  cette  seconde  partie  est 
de  rendre  chacun  plus  réservé  dans  sa  religion 

(i)  Mandement,  §.  xviii. 


Il6  LETTRE 

à  taxer  les  autres  de  mauvaise  foi  dans  la  îenr, 
et  de  montrer  que  les  preuves  de  chacune  ne 
sont  pas  tellement  démonstratives  à  tous  les 
yeux,  quil  faille  traiter  en  coupables  ceux  qui 
n'y  voient  pas  la  même  clarté  que  nous.  Cette 
seconde  partie,  écrite  avec  toute  la  modestie, 
avec  tout  le  respect  convenable,  est  la  seule  qui 
ait  attiré  votre  attention  et  celle  des  niafjistrats. 
Vous  n'avez  eu  que  des  bûchers  et  des  injures 
pour  réfuter  mes  raisonnements.  Vous  avez  vu 
le  mal  dans  le  doute  de  ce  qui  est  douteux  ;  vous 
n'avez  point  vu  le  bien  dans  la  preuve  de  ce  qui 
est  vrai. 

En  effet,  cette  première  partie,  qui  contient 
ce  qui  est  vraiment  essentiel  à  la  relij^ion,  est 
décisive  et  dogmatique.  I^'auteur  ne  balance  pas, 
n'hésite  pas;  sa  conscience  et  sa  raison  le  déter- 
minent d'une  manière  invincible;  il  croit,  il  af- 
firme, il  est  fortement  persuadé. 

Il  commence  l'autre  au  contraire  par  déclarer 
que  r examen  qui  lui  r^ste  à  faire  est  bien  dif- 
férent; quil  n'y  voit  qu  embarras,,  mystère  ^  ob- 
scurité; qu^il  ny  porte  qu'incertitude  et  défiance \ 
qu'il  n'y  faut  donner  à  ses  discours  que  l'auto- 
rité de  la  raison  ;  qii  il  ignore  lui-même  s'il  est 
dans  l'erreur,  et  que  toutes  ses  affirmations  ne 
sont  ici  que  des  raisons  de  douter  (i).  Il  propose 
donc  ses  objections,  ses  difficultés,  ses  doutes. 

(i)  Emile  ,  tome  II ,  page  80. 


A    M.  DE    BEAUMO]NT.  II? 

Il  propose  aussi  ses  pfrandes  et  fortes  raisons 
de  croire;  et  de  toute  cette  discussion  résulte  la 
certitude  des  dop,mes  essentiels  et  un  scepticisme 
respectueux  sur  les  autres.  A  la  fin  de  cette  se- 
conde partie  il  insiste  de  nouveau  sur  la  cir- 
conspection nécessaire  en  Técoutant.  Si  f  étais 
■plus sûr  de  moi^  f  aurais ,  dit-il,  /;>m  un  ton  dog- 
matique et  décisif;  mais  je  suis  homme  ^  ignorant, 
sujet  à  l'erreur:  que  pouvais -je  faire?  Je  vous 
ai  ouvert  mon  cœur  sans  réserve  ;  ce  que  je  tiens 
pour  sûr,  je  vous  l'ai  donné  pour  tel;  je  vous 
ai  donné  mes  doutes  j^our  des  doutes^  mes  opi- 
nions pour  des  opinions  ;  je  vous  ai  dit  mes  rai- 
sons de  douter  et  de  croire.  Maintenant  c'est  à 
vous  de  juger  (  i  ) . 

Lors  donc  que,  dans  le  même  écrit,  l'auteur 
dit,  si  je  me  trompe^  cest  de  bonne  foi ,  cela 
suffit  pour  que  mon  erreur  ne  me  soit  pas  im- 
putée à  crime ,  je  demande  à  tout  lecteiu'  qui  a 
le  sens  commun  et  quelque  sincérité,  si  c'est  sur 
la  première  ou  sur  la  seconde  partie  que  peut 
tomber  ce  soupqon  d'être  dans  l'erreur;  sur  celle 
où  l'auteur  affirme  ou  sur  celle  où  il  balance;  si 
ce  soupçon  marque  la  crainte  de  croire  en  Dieu 
mal-à-propos,  ou  celle  d'avoir  à  tort  des  doutes 
sur  la  révélation.  Vous  avez  pris  le  premier  parti 
contre  toute  raison  et  dans  le  seul  désir  de  me 
rendre  criminel  ;  je  vous  défie  d'en  donner  au- 

(i)  Emile,  tomell.pnge  ii-. 


Il8  LETTRE 

cun  autre  motif.  Monseigneur,  où  sont,  je  ne 
dis  pas  1  équité,  la  charité  chrétienne;  mais  le 
bon  sens  et  Thumanité? 

Quand  vous  auriez  pu  vous  tromper  sur  l'objet 
de  la  crainte  du  vicaire,  le  texte  seul  que  vous 
rapportez  vous  eût  désabusé  malgré  vous;  car, 
lorsqu'il  dit ,  cela  suffit  pour  que  mon  erreur  ne 
me  soit  pas  imputée  à  crime  ^  il  reconnoît  qu'une 
pareille  erreur  pourroit  être  un  crime,  et  que  ce 
crime  lui  pourroit  être  iraputé  s'il  ne  procédoit 
pas  de  bonne  foi.  Mais  quand  il  n'y  auroit  point 
de  Dieu,  où  serait  le  crime  de  croire  qu  il  y  en  a 
un?  Et  quand  ce  seroit  un  crime,  qui  est-ce  qui 
le  pourroit  imputer?  La  crainte  d'être  dans  l'er- 
reur ne  peut  donc  ici  tomber  sur  la  religion  na- 
turelle, et  le  discours  du  vicaire  seroit  un  vrai 
galimatias  dans  le  sens  que  vous  lui  prêtez.  Il 
est  donc  impossible  de  déduire  du  passage  que 
vous  rapportez  que  y'e?  îi  admets  pas  la  religion 
naturelle^  ou  que  ye  nen  reconnais  pas  la  né- 
cessite: il  est  encore  impossible  den  déduire 
(|U  o«  doive  toujours^  ce  sont  vos  termes, /•6'- 
gardcr  comme  un  honime  sage  et  religieux  ce- 
lui qui^  adoptant  les  erreurs  de  l  athéisme  ^  dira 
quil  est  de  bonne  foi:  et  il  est  même  iuq^os- 
sible  que  vous  ayez  cru  cette  déduction  légi- 
time. Si  cela  nest  pas  démontré,  rien  ne  sau- 
roit  jamais  lêtrc,  ou  il  faut  que  je  sois  un  in- 
sensé. 

Pour  montrer  qu'on  ne  peut  s  autoriser  d'une 
mission  divine  pour  débiter  des  absurdités,  le 


A   M.   DE   EEAUMONT.  I  19 

vicaire  met  aux  prises  un  inspiré,  quil  vous  plaît 
d'appeler  chrétien,  et  un  raisonneur,  qu'il  vous 
plaît  d'appeler  incrédule,  et  il  les  fait  disputer 
chacun  dans  leur  langage,  quil  désapprouve,  et 
qui  très  sûrement  n'est  ni  le  sien  ni  le  mien  (i). 
Là-dessus  vous  me  taxez  d'une  insigne  mauvaise 
foi  (2),  et  vous  prouvez  cela  par  1  ineptie  des 
discours  du  premier.  Mais  si  ces  discours  sont 
ineptes,  à  quoi  donc  le  reconnoissez-vous  pour 
chrétien?  et  si  le  raisonneur  ne  réfute  que  des 
inepties,  quel  droit  avez- vous  de  le  taxer  d'in- 
crédulité? S'ensuit-il  des  inepties  que  débite  un 
inspiré  que  ce  soit  un  catholique,  et  de  celles 
que  réfute  un  raisonneur  que  ce  soit  un  mé- 
créant? Vous  auriez  bien  pu  ,  monseigneur,  vous 
dispenser  de  vous  reconnoitre  à  un  langage  si 
plein  de  bile  et  de  déraison  ;  car  vous  n'aviez  pas 
encore  donné  votre  mandement. 

.5^'  la  raison  et  la  révélation  étoicnt  opposées 
l'une  à  l'autre,  il  est  constant,  dites -vous,  que 
Dieu  seroit  en  contradiction  avec  lui-même  (3). 
Voilà  un  grand  aveu  que  vous  nous  faites  là  ; 
car  il  est  sûr  que  Dieu  ne  se  contredit  point. 
Vous  dites,  6  impies^  que  les  dogmes  que  nous 
regardons  comme  révélés  combattent  les  vérités 
éternelles:  mais  il  ne  suffit  pas  de  le  dire.  J'en 
conviens;  tâchons  de  faire  plus. 

Je  suis  sûr  que  vous  pressentez  d'avance  où 

(i)  Emile ,  toni.  II ,  p.  92.  —  (2)  Mandement ,  §.  xix.  — 
(3)  Ibid  ,  §.  XXI. 


I20  LETTRE 

j'en  vais  venir.  On  voit  que  vous  passez  sur  cet 
article  des  mystères  comme  sur  des  charbons  ar- 
dents, vous  osez  à  peine  y  poser  le  pied.  Vous 
me  forcez  pourtant  à  vous  arrc*ter  un  moment 
dans  cette  situation  douloureuse  :  j  aurai  la  dis- 
crétion de  rendre  ce  moment  le  plus  court  qu'il 
se  pourra. 

Vous  conviendrez  bien,  je  pense,  qu'une  de 
ces  vérités  éternelles  qui  servent  d  éléments  à  la 
raison,  est  que  la  parti€  est  moindre  que  le  tout; 
et  c'est  pour  avoir  affirmé  le  contraire  que  l'in- 
spiré vous  paroît  tenir  un  discours  plein  d  inep- 
tie. Or,  selon  votre  doctrine  do  la  transsubstan- 
tiation, lorsque  Jésus  fit  la  dernière  cène  avec 
ses  disciples,  et  qu'ayant  rompu  le  pain  il  donna 
son  corps  à  chacun  deux,  il  est  clair  qu  il  tint 
son  corps  entier  dans  sa  main,  et,  s'il  manjjea 
lui-même  du  pain  consacré,  comme  il  put  le 
faire,  il  mit  sa  tète  dans  sa  bouche. 

Voilà  donc  bien  clairement,  bien  précisément, 
la  partie  plus  {^rande  que  le  tout,  et  le  contenant 
moindre  que  le  contenu.  Que  dites-vous  à  cela, 
monseigneur?  Pour  moi,  je  ne  vois  que  M.  le 
chevaher  de  Causaus  qui  puisse  vous  tirer  daf^ 
faire  C). 

Je  sais  bien  que  vous  avez  encore  la  ressource 
de  saint  Aufjuslin  ;  mais  c'est  la  même.  Après 
avoir  entassé  sur  la  Trinité  force  discours  inin- 

(*)  C'est  un  militaire  oiilrlc  d'une  piétciulue  ilccou- 
verte  de  la  quadrature  du  cercle  qu'il  croit  avoir  faite. 

(  Cette  note  n'est  point  de  Piousseau.) 


A   M.   DE    BEAU  MO  NT.  I2t 

telligibles  ,  il  convient  qu'ils  non t  aucun  sens; 
mais,  (lit  naïvement  ce  père  de  l'église,  on  s'ex- 
prime ainsi  ^  non  pour  dire  quelque  chose  ,  mais 
pour  ne  pas  rester  muet  (i). 

Tout  bien  considéré,  je  crois,  monscii^^neur  , 
que  le  parti  le  plus  sûr  que  vous  ayez  à  prendre 
sur  cet  article  et  sur  beaucoup  d'autres  est  celui 
que  vous  avez  pris  avec  M.  de  Montazet ,  et  par 
la  môme  raison  (*). 

La  mauvaise  foi  de  Fauteur  d'' Emile  n  est  pas 
moins  révoltante  dans  le  langage  qu^  il  fait  tenir 
à  un  catholique  prétendu  (2):  «  Nos  catholiques, 
«  lui  fait-il  dire  ,  font  grand  bruit  de  1  autorité 
«  de  l'église  :  mais  que  gagnent-ils  à  cela ,  s  il  leur 
"  faut  yn  aussi  grand  appareil  de  preuves  pour 
«  cette  autorité  qu'aux  autres  sectes  pour  établir 
««  directement  leur  doctrine?  L église  décide  que 
«  l'église  a  droit  de  décider.  Ne  voilà-t-il  pas  une 
«  autorité  bien  prouvée  ?  »  Qui  ne  croiroit , 
M.  T.  C.  F.  y  à  entendre  cet  imposteur ,  que  l'au- 
torité de  r  église  n  est  prouvée  que  par  ses  propres 
décisions^  et  quelle  procède  ainsi ^  Je  décide 
que  je  suis  infaillible ,  donc  je  le  suis  ?  Iniputa- 

(i)  Dictum  est  lamen  très  personœ ,  non  ut  aliqiiid  dict- 
rctur,  sed  ne  taceretiir.  Aug.  de  Trinit.  lib.  V,  cap,  ix. 

(*)  M.  de  Montazet,  archevêque  de  Lyon  ,  écrivit,  il  y 
a  deux  ou  trois  ans  à  M.  Tarchevéque  de  Paris  ,  sur  une 
dispute  de  hiérarchie,  une  lettre  iniprihiée,  belle  et  forte 
de  raisonnement ,  laquelle  est  restée  skns  réponse. 

(  Celte  note  u  est  point  de  Kousseau.  ) 

{;i)  Mandement ,  §,  xxi. 


T22  LETTRE 

tion  calomnieuse ^  M.  T.  C.  F.  Voilà,  monâci- 
gneur,  ce  que  vous  assurez  :  il  nous  reste  à  voir 
vos  preuves.  En  attendant,  oseriez-vous  bien  af- 
firmer que  les  lliéologiens  catholiques  n'ont  ja- 
mais établi  1  autorité  de  1  église  par  l'autorité  de 
l'église,  ut  in  se  virtualité/' reJ7exam  P  S  ils  \  ont 
fait ,  je  ne  les  charge  donc  pas  d  une  imputation 
calomnieuse. 

fi)  La  constitution  du  christianisme ,  l'esprit 
de  r évangile^  les  erreurs  mêmes  et  la  faiblesse  de 
C  esprit  humain  ^  tendent  à  démontrer  quel"  église 
établie  par  Jésus-Christ  est  une  église  infaillible. 
Monseigneur,  vous  commencez  par  nous  payer 
là  de  mots  qui  ne  nous  donnent  pas  le  change. 
Les  discours  vagues  ne  font  jamais  prc^ive ,  et 
touJes  ces  choses  qui  tondent  à  démontrer  ne 
démontrent  rien.  Allons  donc  tout  d  un  corq)  au 
corps  de  la  démonstration  :  le  voici  : 

Nous  assurons  que  comme  ce  divin  législateur 
a  toujours  enseigné  la  vérité  ,  son  église  l'enseigne 
aussi  toujours  (2). 

Mais  qui  êtes-vous ,  vous  qui  nous  assurez  cela 
pour  toute  preuve?  Ne  seriez-vous  point  l'église 
ou  ses  chefs?  A  vos  manières  d'argumenter  vous 
paroissez  compter  beaucoup  sur  l'assistance  du 
Saint-Esprit.  Que  dites-vous  donc  ,  et  qu'a  dit 
1  imposteur?  De  gracc^  voyez  cela  vous-même  . 
car  je  n'ai  pas  h^  courage  d'aller  jiisiju  au  bout. 

(i)  MnrulfinciU,  Jî;'.  xxi. 

(2)  Ibicl.  Cet  endroit  mérite  d'être  lu  dans  le  inaudc- 
meiit  tnèmc. 


A    M.   DE-JBEAUMONT.  \23 

Je  dois  pointant  remarquer  que  toute  la  force 
<lc  robjcction  que  vous  attaquez  si  bien  consiste 
dans  cette  phrase  que  vous  avez  eu  soin  de  sup- 
primer à  la  fin  du  passaf[e  dont  il  s'af^^it  ,  Sortez 
de  là ,  vous  rentrez  dans  toutes  nos  discus- 
sions {\). 

En  effet,  quel  est  ici  le  raisonnement  du  vi- 
caire? Pour  choisir  entre  les  religions  diverses  , 
il  faut ,  dit-il,  de  deux  choses  lune  ,  ou  entendre 
les  preuves  de  chaque  secte  et  les  comparer,  ou 
s'en  rapporter  à  l'autorité  de  ceux  qui  nous  in- 
struisent. Or  le  premier  moyen  suppose  des  con- 
noissances  que  peu  dhommes  sont  en  état  d'ac- 
quérir ;  et  le  second  justifie  la  croyance  de  cha- 
cun dans  quelque  reIij;ion  qu'il  naisse.  Il  cite  en 
exemple  la  religion  catholique  ,  où  l'on  donne 
pour  loi  l'autorité  de  léglise  ,  et  il  étaliiit  là- 
dessus  ce  second  dilemme  :  Ou  c'est  l'église  qui 
s'attribue  à  elle-même  cette  autorité,  et  qui  dit 
Je  décide  que  je  suis  infaillible  ,  donc  je  le  suis  , 
et  alors  elle  tombe  dans  le  sophisme  appelé  cer- 
cle vicieux;  ou  elle  prouve  qu'elle  a  rcen  cette 
autorité  de  Dieu  ,  et  alors  il  lui  faut  un  aussi 
grand  appareil  de  preuves  pour  montrer  qu'en 
effet  elle  a  reçu  cette  autorité  ,  qu'aux  autres 
sectes  pour  établir  directement  leur  doctrine.  Il 
n'y  a  donc  rien  à  gagner  pour  la  facilité  de  fin- 
shuction,  et  le  peuple  n'est  pas  plus  en  état 
d'examiner  les  preuves  de  l'autorité  de  l'église 

(i)  Emile,  lonie  If,  paf;r  loo. 


124  LETTRE 

chez  les  catlio]i({ucs,  que  In  vérité  delà  doctrine 
chez  les  protestants.  Gomment  donc  se  déternii- 
nera-t-il  d  une  manière  raisonnable  autrement 
que  par  l'autorité  de  ceux  qui  1  instruisent?  Mais 
alors  le  Turc  se  déterminera  de  même.  En  quoi 
le  Turc  est-il  plus  coupable  que  nous?  Voilà  , 
monseigneur  ,  le  raisonnement  auquel  vous 
n'avez  pas  répondu  ,  et  auquel  je  doute  qu'on 
puisse  répondre  (i).  Votre  Iranchise  épiscopale 
se  tire  d'affaire  en  tronquant  le  passage  de  Fau- 
teur de  mauvaise  foi. 

Grâce  au  ciel ,  j  ai  fini  cette  ennuyeuse  tâche. 
Jai  suivi  pied-à-pied  vos  raisons,  vos  citations, 
vos  censures,  et  j'ai  fait  voir  qu'autant  de  fois 
que  vous  avez  attaqué  mon  livre,  autant  de  fois 
vous  avez  eu  tort.  Il  reste  le  seul  article  du  f;ou- 
vernement,  dont  je  veux  bien  vous  foire  rjrace, 

(i). C'est  ici  une  de  ces  ol)jections  terribles  auxquelles 
ceux  cjui  m'attaquent  se  {jardent  bien  de  toucher.  Il  n'y 
a  rien  de  si  commode  que  de  répondre  avec  des  injures 
et  de  saintes  déclamations;  on  élude  aisément  tout  ce 
i\ni  embarrasse.  Aussi  faut-il  avouer  qu'en  se  chamaillant 
entre  eux  les  lhéolo{i;icns  ont  bien  des  ressources  qui  leur 
manquent  vis-à-vjs  des  ifjnorants,  et  auxquelles  il  faut 
alors  suppléer  comme  ils  peuvent.  Ils  se  payent  récipro- 
queuient  de  mille  suppositions  {gratuites,  qu'on  n'ose 
récuser  quand  on  n'a  rien  de  mieux  à  donner  soi-même. 
Telle  est  ici  l'invention  de  je  ne  sais  quelle  toi  infuse , 
fju'ils  oblif[ont  Dieu,  pour  les  tirer  d'alTaire ,  de  trans- 
jnetlre  du  père  à  l'enfant.  Mais  ils  réservent  ce  jar^jon 
pour  disputer  avec  les  docteurs;  s'ils  s'en  servoient  avec 
nous  autres  profanes  ,  ils  auroient  peur  qu'on  ne  se  mo- 
quât d'eux. 


A    M.    DE    BEAUMOIST.  123 

très  sûr  que  quand  celui  qui  gémit  sur  les  misères 
(lu  peuple,  et  qui  les  éprouve,  est  accusé  par 
vous  d'empoisonner  les  sources  de  la  félicité  pu- 
blique ,  il  n'y  a  point  de  lecteur  qui  ne  sente  ce 
que  vaut  un  pareil  discours.  Si  I,c  traité  du  Con- 
trat social  nexi^xoh  pas,  et  qu  il  lallût  prouver 
de  nouveau  les  grandes  vérités  que  j'y  développe , 
les  compliments  que  vous  faites  à  mes  dépens 
aux  puissances  seroient  un  des  faits  que  je  cite- 
rois  en  preuve  ,  et  le  sort  de  l'auteur  en  seroit  un 
autre  encore  plus  frappant.  Il  ne  me  reste  plus 
rien  à  dire  à  cet  égard  ;  mon  seul  exemple  a  tout 
{lit,  et  la  passion  de  lintérêt  particulier  ne  doit 
point  souiller  les  vérités  utiles.  Gest  le  décret 
contre  ma  personne  .,  c'est  mon  livre  brûlé  par 
le  bourreau  ,  que  je  transmets  à  la  postérité  pour 
pièces  justificatives  :  mes  sentiments  sont  moins 
bien  établis  par  mes  écrits  que  par  mes  mal- 
heurs. 

Je  viens  ,  monseigneur,  de  discuter  tout  ce  que 
vous  alléguez  contre  mon  livre.  Je  n'ai  pas  laissé 
passer  une  de  vos  propositions  sans  examen  :  j'ai 
fait  voir  que  vous  n  avez  raison  dans  aucun  point; 
et  je  n'ai  pas  peur  (|u'on  réfute  mes  preuves  ,  elles 
sont  au-dessus  de  toute  réplique  où  régne  le  sens 
commun. 

Cependant ,  <|uand  j  aurois  eu  tort  en  quelques 
endroits,  (juandj  aurois  eu  toujours  tort,  quelle 
indulgence  ne  méritoit  point  im  livre  où  Ion 
sent  |)ar-tout,  même  dans  les  erreurs,  même 
dans  le  mal  ([in  peut  y  être  ,  le  bincère  amour  du 


126  LETTRi: 

bien  et  le  zèle  de  la  vérilc  ;  un  livre  où  1  auteur, 
si  peuaffirmatif",sipeu  décisif ,  avertit  si  souvent 
ses  lecteurs  de  se  défier  de  ses  idées ,  de  peser  ses 
preuves,  tic  ne  leur  donner  que  lautoritc  de  la 
raison  ;  un  livie  qui  no  respire  que  paix,  dou- 
ceur, patience,  amour  de  l'ordre,  obéissance  aux 
lois  en  toute  chose  ,  et  même  en  matière  de  re- 
ligion ;  un  livre  enfin  où  la  cause  de  la  Divinité 
est  si  ])ion  défendue,  l'utilité  de  la  religion  si 
bien  établie  ,  où  le§  mœurs  sont  si  respectées  , 
où  larme  du  ridicule  est  si  bien  ôtée  au  vice, où 
la  méchanceté  est  peinte  si  peu  sensée ,  et  la 
\ertu  si  aimable?  Eh  !  quand  il  n'y  auroit  pas 
un  mot  de  vérité  dans  cet  ouvrage ,  on  en  de- 
vroit  honorer  et  chérir  les  rêveries  comme  les 
chimères  les  plus  douces  qui  puissent  flatter  et 
nourrir  le  cœur  d'un  homme  de  bien.  Oui,  je 
ne  crains  point  de  le  dire;  s'il  existoit  en  Eu- 
rope un  seul  gouvernement  vraiment  éclairé,  un 
gouvernement  dont  les  vues  fussent  vraiment 
utiles  et  saines ,  il  eût  rendu  des  honneurs  publics 
iiV auteur  d  Emile ,  il  lui  eût  élevé  des  statues  (*). 
,1e  connoissois   trop  les  hommes  pour  attendre 

(*)  On  a  rcproclié  ce  mot  à  Jean-Jacques  ;  ce  n'éloit 
cependant  point  l'expression  de  l'orçueil  ,  mais  bien  le 
cri  de  la  vertu  indignée.  Socrate ,  le  plus  modeste  des 
hommes ,  condamné  par  les  Athéniens,  mais  à  qui  on 
laissoit  le  choix  de  la  peine  qu'il  avoit  méritée  :  Je  me 
condamne ,  dit-il ,  h  être  nourri  le  reste  de  mes  jours  dans 
le  prytanee  ,  aux  dépens  de  la  republique.  (G.  B. ) 


A   M.    DE    BEAUMONT.  127 

d'eux  de  la  recormoissance;je  ne  les  connoissois 
pas  assez,  je  l'avoue  ,  pour  en  attendre  ce  qu'ils 
ont  fait. 

Après  avoir  prouvé  que  vous  avez  mal  rai- 
sonné dans  vos  censures ,  il  me  reste  à  prouver 
que  vous  m'avez  calomnié  dans  vos  injures.  Mais, 
puisque  vous  ne  m'injuriez  qu'en  vertu  des  torts 
que  vous  m'imputez  dans  mon  livre ,  montrer 
que  mes  prétendus  torts  ne  sont  que  les  vôtres , 
ix'est-ce  pas  dire  assez  que  les  injures  qui  les  sui- 
vent ne  doivent  pas  être  pour  moi?  Vous  chargez 
mon  oivvrage  des  épithétes  les  plus  odieuses  ■.  et 
moi,  je  suis  un  homme  abominable,  un  témé- 
raire ,  un  impie  ,  un  imposteur.  Charité  chré- 
tienne, que  vous  avez  un  étrange  langage  dans 
la  bouche  des  ministres  de  Jésus-Christ  ! 

Mç^is  vous  qui  m  osez  reprocher  des  blasphè- 
mes, que  faites-vous  quand  vous  prenez  les  apô- 
tres pour  complices  des  propos  offensants  quil 
vous  plaît  de  tenir  sur  mon  compte?  Avons  en- 
tendre, on  croiroit  que  saint  Paul  nVa  fait  l'hon- 
neur de  songer  à  moi,  ^  de  prédire  ma  venue 
comme  celle  de  l'antechrist.  Et  comment  la-t-il 
prédite,  je  vous  prie?  Le  voici  ;  c'est  le  début  de 
votre  mandement. 

Saint  Paul  a  prédit ,  mes  très  chers  frères  ^  qu'il 
viendrait  des  jours  périlleux  où,  il  y  auroit  des 
gens  amateurs  d'eux-mêmes^  fi^^s ^  superbes j 
blasphémateurs ,  impies  ,  calomniateurs  ,  enflés 
d'orgueil ,  amateurs  des  voluptés  plutôt  que  de 


128  LETTRE 

Dieu;  des  hommes  d'un  esprit  corrompu  j  etpef" 
vertis  dans  la  foi  (  i  ). 

Je  ne  conteste  assurément  pas  que  cette  pré- 
diction de  saint  Paul  ne  soit  très  bien  accomplie  ; 
mais  sil  eût  prédit  au  contraire  qu'il  viendroit 
un  temps  oùlon  ne.verroit  point  de  ces  gens-là, 
j'aurois  été  ,  je  Tavoue  ,  beaucoup  plus  frappé  de 
la  prédiction,  et  sur-tout  de  1  accomplissement. 

D  après  une  prophétie  si  bien  appliquée  ,  vous 
avez  la  bonté  de  faire  de  moi  un  portrait  dans 
lequel  la  gravité  épiscopale  s'égaie  à  des  anti- 
thèses, et  oîi  je  me  trouve  un  personnage  fort 
plaisant.  Cet  endioit,  monseigneur,  m'a  paru  le 
plus  joli  morceau  de  votre  mandement;  ou  ne 
sauroit  faire  une  satire  plus  agréable,  ni  diffa- 
mer un  homme  avec  plus  d'esprit. 

Du  sein  de  C erreur  (il  est  vrai  que  j'ai  passé 
ma  jeunesse  dans  votre  église)  il  s'est  élevé  (pas 
fort  haut  )  un  Jiomme  plein  du  langage  de  la 
p/iilosop/iie  [commenl  prentirois-je  un  langage 
que  je  n'entends  point  ?  ) ,  sans  être  véritablement 
philosophe  (oh!  d'accord,  je  n'aspirai  jamais  à 
ce  litre,  auquel  je  reconnois  n'avoir  aucun  droit, 
et  je  n'y  reuonce  assurément  j)as  par  modestie); 
esprit  doué  d'une  multitude  de  connoissances  (j'ai 
appris  à  ignorer  des  multitudes  de  choses  que  je 
croyois  savoir)  qui  ne  l'ont  pas  éclairé  (elles 
m'ont  appris  à  ne  pas  penser  létre  ),  et  qui  ont 
répandu  les  ténèbres  dans  les  autres  esprits  (  les 

(i)  Ma nJ ornent,  ^.  i. 


A   M.  DE  BEAUMO]NT.  129 

ténèbres  de  rignorance  valent  mieux  que  la 
fausse  lumière  de  l'erreur);  caractère  livré  aux 
paradoxes  d'opinions  et  de  conduite  (  y  a-t-il 
beaucoup  à  perdre  à  ne  pas  agir  et  penser  comme 
tout  le  monde?  )  alliant  la  simplicité  des  mœurs 
avec  le  faste  des  pensées  (  la  simplicité  des  mœurs 
élève  lame;  quant  au  faste  de  mes  pensées,  je 
ne  sais  ce  que  c'est  ) ,  le  zèle  des  maximes  anti- 
ques avec  la  fureur  d  établir  des  nouveautés  (  rien 
de  plus  nouveau  pour  nous  que  des  maximes 
antiques  ;  il  n'y  a  point  à  cela  d'alliage,  et  je  n'y 
ai  point  mis  de  fureur  ) ,  l'obscurité  de  la  retraite 
avec  le  désir  d' être  connu  de  tout  le  monde  (  mon- 
seigneur, vous  voilà  comme  les  faiseurs  de  ro- 
mans ,  qui  devinent  tout  ce  que  leur  béi  os  a  dit 
et  pensé  dans  sa  cbanibre.  Si  c'est  ce  désir  qui 
m'a  mis  la  plume  à  la  main  ,  expliquez  comment 
il  m'est  venu  si  tard,  ou  pourquoi  j'ai  tardé  si 
long-temps  à  le  satisfaire  ).  On  Va  vu  invectiver 
contre  les  sciences  qu'il  cultivoit  (  cela  prouve  que 
je  n'imite  pas  vos  gens  de  lettres,  et  que  dans 
mes  écrits  fintérèt  de  la  vérité  marcbe  avant  le 
mien  )  ^préconiser  V excellence  de  V évangile  (  tou- 
jours et  avec  le  plus  vrai  zèle  )  dont  il  détruisait 
les  dogmes  (  non  ,  mais  j'en  prêcbois  la  cbarite, 
bien  détruite  par  les  prêtres  )^  peindre  la  beauté 
des  vertus  qu'il  éteignoit  dans  l'ame  de  ses  lec- 
teurs. (  Ames  honnêtes  ,  est-il  vrai  que  j'éteins 
en  vous  l'amour  des  vertus?) 

//  s'est  fait  le  précepteur  du,^  genre  humain 
pour  le  tromper ,  le  moniteur  public  pour  égarer 

7-  i* 


l3o  LETTRE 

tout  le  monde ,  F  oracle  du  siècle  pour  achever  de 
le  perdre  (je  viens  d'examiner  comment  vous 
avez  prouvé  tout  cela  ).  Dans  un  ouvrage  sur 
r Inégalité  des  conditions  (  pourquoi  des  condi- 
tions? ce  n'est  là  ni  mon  sujet  ni  mon  titre  ),  il 
avoit  rabaissé  l'homme  jusqu'au  rang  des  bêtes 
{  lequel  de  nous  deux  l'élève  ou  l'abaisse,  dans 
l'alternative  d'être  bête  ou  mécliant?  ).  Dans  une 
autre  production  plus  récente  il  avoit  insinué  le 
poison  de  la  volupté  (eh!  que  ne  puis-je  aux 
horreurs  de  la  débauche  substituer  le  charme  de 
la  volupté!  Mais  rassurez-vous,  monseigneur; 
vos  prêtres  sont  à  1  épreuve  île  IHéloise ,  ils  ont 
pour  préservatif  TAloïsia.  )  Dans  celui-ci  ^  il  s'em- 
pare des  premiers  moments  de  T homme  afin 
d établir  V empire  de  l'irréligion  (cette  imputa- 
tion a  déjà  été  examinée  ). 

Voilà,  nionseijjneur,  comment  vous  me  trai- 
tez, et  bien  plus  cruellement  encore ,  moi  q  ue  vous 
ne  connoissez  point ,  et  que  vous  ne  jujjez  que 
sur  des  oui -dire.  Est-ce  donc  là  la  morale  de  cet 
évanfïile  dont  vous  vous  portez  pour  le  défen- 
seur? Accordons  que  vous  voulez  préserver  votre 
troupeau  du  poison  de  mon  livre  :  pourquoi  des 
personnalités  contre  Fauteur?  Jij^nore  quel  effet 
vous  attendez  dune  conduite  si  peu  chrétienne j 
mais  je  sais  que  défendre  sa  relifjion  par  de  telles 
armes ,  c'est  la  rendre  fort  suspecte  aux  gens  de 
bien. 

Cependant  c!est  moi  (pie  vous  appelez  témé- 
laire.  Kh!  comment  ai-je  mérité  ce  nom,  en  ne 


A   M.  DE   BEAUMONT.  i3l 

proposant  que  des  doutes,  et  même  avec  tant 
de  réserve;  en  n'avançant  que  des  raisons,  et 
même  avec  tant  de  respect;  en  n attaquant  per- 
sonne, en  ne  nommant  personne?  Et  vous ,  mon- 
seigneur, comment  osez-vous  traiter  ainsi  celui 
dont  vous  parlez  avec  si  peu  de  justice  et  de 
bienséance  ,  avec  si  peu  d'égard  ,  avec  tant  de 
légèreté  ? 

Vous  me  traitez  d'impie?  et  de  quelle  impiété 
pouvez-vous  m'accuser ,  moi  qui  jamais  n'ai  parlé 
de  l'Etre  suprême  que  pour  lui  rendre  la  gloire 
qui  lui  est  due ,  ni  du  prochain  que  pour  porter 
tout  le  monde  à  l'aimer?  Les  impies  sont  ceux 
qui  profanent  indignement  la  cause  de  Dieu  en 
la  faisant  servir  aux  passions  des  hommes.  Les 
impies  sont  ceux  qui,  s'osant  porter  pour  inter- 
prètes de  la  Divinité ,  pour  arbitres  entre  elle  et 
les  hommes ,  exigent  pour  eux-mêmes  les  hon- 
neurs qui  lui  sont  dus.  Les  impies  sont  ceux 
qui  s'arrogent  le  droit  d'exercer  le  pouvoir  de 
Dieu  sur  la  terre  et  veulent  ouvrir  et  fermer  le 
ciel  à  leur  gré.  Les  impies  sont  ceux  qui  font 
lire  des  libelles  dans  les  églises...  A  cette  idée 
horrible  tout  mon  sang  s'allume,  et  des  larmes 
d'indignation  coulent  de  mes  yeux.  Prêtres  du 
Dieu  de  paix,  vous  lui  rendrez  compte  un  jour, 
n'en  doutez  pas,  de  l'usage  que  vous  osez  faire 
de  sa  maison. 

Vous  me  traitez  d'imposteur  !  et  pourquoi  ? 
Dans  votre  manière  de  penser,  j'erre  ;  mais  où 
est  mon  imposture  ?  Raisonner  et  se  tromper  , 

9 


l32  LETTRE 

est-ce  en  imposer  ?  Cii  sophiste  même  qui  trompe 
sans  se  tromper  n'est  pas  un  imposteur  encore, 
tant  qu'il  se  borne  à  1  autorité  de  la  raison ,  quoi- 
qu'il en  abuse.  Un  imposteur  veut  être  cru  sur 
sa  parole,  il  veut  lui-même  faire  autorité.  Un 
imposteur  est  un  fourbe  qui  veut  en  imposer 
aux  autres  pour  son  profit;  et  oii  est  ,  je  vous 
prie  ,  mon  profit  dans  cette  affaire?  Les  impos- 
teurs sont ,  selon  Ulpien  ,  ceux  qui  font  des 
prestiges  ,  des  imprécations  ,  des  exorcismes  : 
or,  assurément  je  n'ai  jamais  rien  fait  de  tout 
cela. 

Que  vous  discourez  à  votre  aise,  vous  autres 
hommes  constitués  en  dignité  !  Ne  reconnois- 
sant  de  droits  que  les  vôtres ,  ni  de  lois  que  celles 
que  vous  imposez ,  loin  de  vous  faire  un  devoir 
d'être  justes,  vous  ne  vous  croyez  pas  même 
obligés  d'être  humains.  Vous  accablez  fièrement 
le  foible  sans  répondre  de  vos  iniquités  à  per- 
sonne :  les  outrages  ne  vous  coûtent  pas  plus 
que  les  violences  ;  bur  les  moindres  convenances 
d'intérêt  ou  d'état,  vous  nous  balayez  devant 
vous  comme  la  poussière.  Les  uns  décrètent  et 
brûlent ,  les  autres  diffament  et  déshonorent  , 
sans  droit,  sans  raison,  sans  mépris  ,même  sans 
colère ,  uniquement  parceque  cela  les  arrange 
et  que  liniortuné  se  trouve  sur  leur  chemin. 
Quand  vous  nous  insultez  impunément ,  il  ne 
nous  est  pas  même  permis  de  nous  plaindre; 
et  *ï   nous   montrons   notre  innocence   et  vos 


A    M.   DE    BEALTMONT.  l33 

torts,  on  nous  accuse  encore  de  vous  manquer 
de  respect. 

Monseigneur ,  vous  m'avez  insulté  publique- 
ment :  je  viens  de  prouver  que  vous  m'avez  ca- 
lomnié. Si  vous  étiez  un  particulier  comme  moi, 
que  je  pusse  vous  citer  devant  un  tribunal  équi- 
table, et  que  nous  y  comparussions  tous  deux  , 
moi  avec  mon  livre ,  et  vous  avec  votre  mande- 
ment ,  vous  y  seriez  certainement  déclaré  cou- 
pable, et  condamné  à  me  faire  une  réparation 
aussi  publique  que  l'offense  l'a  été.  Mais  vous 
tenez  un  rang  où  l'on  est  dispensé  d'être  juste; 
et  je  ne  suis  rien.  Cependant  vous,  qui  professez 
l'évangile,  vous  ,  prélat  fait  pour  apprendre  aux 
autres  leur  devoir,  vous  savez  le  vôtre  en  pareil 
cas.  Pour  moi ,  j'ai  fait  le  mien,  je  n'ai  plus  rien 
à  vous  dire  et  je  me  tais. 

^      Daignez,  monseigneur  ,  agréer  mon  profond 
respect. 

J.  J.    ROUSSEAU  C). 
Motiers  ,  le  i8  novembre  1762. 

(*)  Cette  lettre  de  J.  J.  à  M.  de  Beaumont  fut  pour  cv. 
dernier  la  massue  d'Hercule  ;  et  celui  qui  avoit  résiste 
aux  rois  et  aux  parlements  fut  atterré  du  coup  qu'il  avoil 
indiscrètement  provoqué.  Aussi  j'ai  remarqué  que  M.  de 
Beaumont,  qui  parloit  volontiers  de  Voltaire  et  de  ses 
ouvraf;es ,  qui  citoit  même  les  plus  beaux  vers  de  la  Hen- 
riade  ,  ne  parloit  jamais  de  Rousseau,  ou,  s'il  en  disoit 
quelques  mots ,  c'ctoit  pour  faire  l'éloçfe  de  son  caracfèr-' 


l34  LETTRE  A  M.  DE  BEAUMONT. 

et  de  ses  vertus  ,  et  par  opposition  avec  son  rival  de 
gloire...  Son  ame  droite,  ferme,  bienfaisante  et  vertueuse 
avoit  senti  le  mérite  du  sajje  de  Genève  :  il  avoit  du  res- 
pect pour  sa  pauvreté  volontaire,  son  génie,  sa  bonne- 
foi.... 

(Note  de  M.  l'abbé  Brizard,  extraite  de  celle  qui  se  trouve  à  la 
page  i8i  du  tome  14.  de  l'édition  des  Œuvres  de  Rousseau  en 
38  volumes  in-8°.) 


LETTRES 

DE  JEAN-JACQUES  ROUSSEAU, 

RELATIVES    A    CELLE    A    M.    DE    BEAUMONT. 

A  M.  DE"**. 

Mo  tiers ,  le  6  mars  1763. 

J'ai  eu,  monsieur,  l'imprudence  de  lire  le  man- 
dement que  M.  l'archevêque  de  Paris  a  donné 
contre  mon  livre,  la  foiblesse  d'y  répondre,  et 
l'étourderie  denvoyer  aussitôt  cette  réponse  à 
Rey.  Revenu  à  moi,  j'ai  voulu  la  retirer;  il  né- 
toit  plus  temps  ,  1  impression  en  étoit  commen- 
cée, et  il  n'y  a  plus  de  remède  à  une  sottise  faite. 
J'espère  au  moins  que  ce  sera  la  dernière  en  ce 
genre.  Je  prends  la  liberté  de  vous  faire  adresser 
par  la  poste  deux  exemplaires  de  ce  misérable 
écrit;  lun  que  je  vous  supplie  daf^réer ,  et  I au- 
tre pour  M...  ,à  qui  je  vous  prie  de  vouloir  bien 
le  faire  passer,  non  comme  une  lecture  à  faire 
ni  pour  vous  ni  pour  lui,  mais  comme  un  de- 
voir dont  je  m  acquitte  envers  lun  et  l'autre.  Au 
reste  je  suis  persuadé ,  vu  ma  position  particu- 
lière ,  vu  la  gêne  à  laquelle  j'étois  asservi  à  tant 
d'égards,  vu  le  bavardage  ecclésiastique  auquel 
j'étois  forcé  de  me  conformer  ,  vu  findécencc 
qu'il  y  auroit  à  s'échauffer  en  parlant  de  soi  , 


l36  LETTRES 

qu'il  eût  été  facile  à  d'autres  de  mieux  faire  , 
mais  impossible  de  faire  bien.  Ainsi  tout  le 
mal  vient  d'avoir  pris  la  plume  quand  il  ne  fal- 
loit  pas. 


LETTRE 

A  M.  A.  A. 

Motiers,  le  5  juin  1763. 

Voici,  monsieur,  la  petite  réponse  que  vous 
demandez  aux  petites  difficLdtés  qui  vous  tour- 
mentent dans  ma  Lettre  à  M.  de  Beaumont  (i). 
1°  Le  cbristianisme  n'est  que  le  judaïsme  ex- 
pliqué et  accompli.  Donc  les  apôtres  ne  trans- 
(>ressoient  point  les  lois  des  .luifs  quand  ils  leur 
enseignaient  lévangiie  :  mais  les  Juifs  les  per- 
sécutèrent, parcequ'ils  ne  les  entendoicnt  pas, 
ou  qu'ils  fei(>noient  de  ne  les  pas  entendre  :  ce 
n  est  pas  la  seule  fois  que  le  cas  est  arrivé. 
2°  .l'ai  distinf^ué  les  cultes  où  la  rcli(]ion  cssen- 

(i)  Voici  le  passage  objeclé  : 

u  Je  crois  qu'un  liominc  de  bien,  dans  quelque  reli{;ion 
«  qu'il  vive  <le  bonne  foi,  peut  être  sauvé:  mais  je  ne  crois 
«  pas  pour  cela  qu'on  puisse  Icgitimemenl  introduire  en 
«1  un  pays  des  religions  étrangères  sans  la  permission  du 
«  souverain ,  car  si  ce  n'est  pas  directement  désobéir  à 
(t  Dieu,  c'est  désobéir  aux  lois  ,  et  qui  désobéit  aux  lois  , 
;<  désobéit  à  Dieu.  '> 


RELATIVES  A  CELLE  A  M.  DE  BEAUMONT.       IÛ7 

tielle  se  trouve,  et  ceux  où  elle  ne  se  trouve  pas. 
Les  premiers  sont  bons  ,  les  autres  mauvais  ;  j'ai 
dit  cela.  On  n'est  obli.^^é  de  se  conformer  à  la  re- 
ligion particulière  de  rctat,et  il  n'est  même  per- 
mis de  la  suivre,  que  lorsque  la  religion  essen- 
tielle s'y  trouve  ;  comme  elle  se  trouve,  par 
exemple,  dans  diverses  communions  chrétiennes, 
dans  le  mahométisnie,  dans  le  judaïsme.  Mais 
dans  le  paganisme  c'étoit  autre  chose  ;  comme  très 
évidemment  la  religion  essentielle  ne  s'y  trou- 
voit  pas  ,  il  étoit  permis  aux  apôtres  de  prêcher 
contre  le  paganisme ,  même  parmi  les  païens ,  et 
même  malgré  eux. 

3°  Quand  tout  cela  ne  seroit  pas  vrai ,  que 
s'ensuivroit-ili'Bien  qu'il  ne  soit  jias  permis  aux 
membres  de  l'état  d'attaquer  de  leur  chef  la  foi 
du  pays  ,  il  ne  s'ensuit  point  que  cela  ne  soit  pas 
permis  à  ceux  à  qui  Dieu  l'ordonne  expressé- 
ment. Le  catéchisme  vous  apprend  que  cest  le 
cas  de  la  prédication  de  l'évangile.  Parlant  hu- 
mainement j'ai  dit  le  devoir  commun  des  hom- 
mes; mais  je  n'ai  point  dit  qu'ils  ne  dussent  pas 
obéir  quand  Dieu  a  parlé.  8a  loi  peut  dispenser 
d'obéir  aux  lois  humaines  :  c'est  un  principe  de 
votre  foi  que  je  n'ai  point  combattu.  Donc,  en 
introduisant  une  religion  étrangère  sans  la  per 
mission  du  souverain ,  les  apôtres  n'étoient  point 
coupables.  Cette  petite  réponse  est ,  je  pense  ,  à 
votre  portée,  et  je  pense  qu'elle  suffit. 

Tranquillisez-vous  donc,  monsieur,  je  vous 
prie  ,  et  souvenez-vous  qu Un  bon  chrétien  sim- 


l38  LETTRES. 

pie  et  ignorant ,  tel  que  vous  m  assurez  être  ,  de- 
vroit  se  borner  à  servir  Dieu  dans  la  simplicité 
de  son  cœur,  sans  s  inquiéter  si  fort  des  senti  ■ 
ments  d'autrui. 


MANDEMENT 

DE  MONSEIGNEUR 

L'ARCHEVÊQUE  DE  PARIS 


PORTANT 


Condamnation  d'un  livre  qui  a  pour  titre,  EMILE, 
ou  DE  L'ÉDUCATION,  par  J.  J.  Rousseau,  citoyen 
(le  Genève. 


Christophe  de  Beaumont  ,  par  la  miséri- 
corde divine  et  par  la  f^race  du  saint  siéfje  apos- 
tolique ,  archevêque  de  Paris ,  duc  de  Saint- 
Cloud ,  pair  de  France,  commandeur  de  Tordre 
du  Saint-Esprit,  proviseur  de  Sorbonne  ,  etc.  ;  à 
tous  les  fidèles  de  notre  diocèse  :  salut  et  béné- 
diction. 

I.  Saint  Paul  a  prédit ,  M.  T.  C.  F. ,  quil  vien- 
droit  des  jours  périlleux  où  il  y  aurait  des  gens 
amateurs  deux- mêmes  ,  fiers ^  superbes,  blas- 
phémateurs^ impies  ^  calomniateurs ,  enflés  d'or- 
gueil^ amateurs  des  voluptés  plutôt  que  de  Dieu; 
des  hommes  d'un  esprit  corrompu,  et  pervertis 


l4o  MANDEMENT. 

dans  la  foi  (i).  Et  dans  quels  temps  malheureux 
cette  prédiction  s'est-elle  accomplie  plus  à  la 
lettre  que  dans  les  nôtres  !  L'incrédulité,  enhar- 
die par  toutes  les  passions  ,  se  présente  sous 
toutes  les  formes ,  afin  de  se  proportionner  en 
quelque  sorte  à  tous  les  âges ,  à  tous  les  carac- 
tères ,  à  tous  les  états.  Tantôt ,  pour  s'insinuer 
dans  des  esprits  qu'elle  trouve  déjà  ensorcelés 
par  la  bagatelle  (2) ,  elle  emprunte  un  style  lé- 
jjer,  agréable  et  frivole  :  de  là  tant  de  romans  , 
également  obscènes  et  impies,  dont  le  but  est 
d'amuser  l'imagination  pour  séduire  lesprit  et 
corrompre  le  cœur.  Tantôt ,  affectant  un  air  de 
profondeur  et  de  sublimité  dans  ses  vues,  elle 
feint  de  remonter  aux  premiers  principes  de  nos 
connoissances ,  et  prétend  s'en  autoriser  ]>our 
secouer  un  joug  qui ,  selon  elle  ,  déshonore  l'hu- 
manité ,  la  Divinité  même.  Tantôt  elle  déclame 
en  furieuse  contre  le  zélé  de  la  religion  ,  et 
prêche  la  tolérance  universelle  avec  emporte- 
ment. Tantôt  enfin  ,  réimissant  tous  ces  divers 
langages,  elle  mêle  le  sérieux  à  lenjoucmcnt , 
des  maximes  pures  à  des  obscénités,  de  grandes 
vérités  à  de  grandes  errcius ,  la  foi  au  blasphème; 

(1)  <i  In  novis.siiiiKs  (liobiis  instabunt  teinpora  pericu- 
«  lo^a  ;  rrnnt  Ijomines  soipsos  amantes...  clati,  superbi , 
il  blaspbemi...  scelesti...  crimin;Uores...  imnidi,  et  volup- 
"  tatum  aniatortes  magis  qnàm  Dei...  bomines  corrupti 
u  mente  et  reprobi  circa  tklem.  »  II.  Tim.  c.  m,  v.  i ,  4i  ^« 

(2)  «  Fascinatio  nuffacitatis  obscurat  bona.  »  Sap.  c.  iv, 

V.   12. 


MANDEMENT.  i^i 

elle  entreprend  en  un  mot  d'accorder  les  lumiè- 
res avec  les  ténèbres ,  Jésus-Christ  avec  Bélial. 
Et  tel  est  spécialement ,  M.  T.  G.  F. ,  l'objet  qu'on 
paroît  s'être  proposé  dans  un  ouvrage  récent , 
qui  a  pour  titre,  Emile  ou  de  l'éducation.  Du 
sein  de  l'erreur  il  s'est  élevé  un  homme  plein  du 
langage  de  la  philosophie,  sans  être  véritable- 
ment philosophe;  esprit  doué  d'une  multitude 
de  connoissances  ,  qui  ne  l'ont  pas  éclairé ,  et 
qui  ont  répandu  des  ténèbres  dans  les  autres 
esprits;  caractère  livré  aux  paradoxes  d'opinions 
et  de  conduite  ,  alliant  la  simplicité  des  mœurs 
avec  le  faste  des  pensées ,  le  zèle  des  maximes 
antiques  avec  la  fureur  d'établir  des  nouveautés, 
lobscurité  de  la  retraite  avec  le  désir  d'être  con- 
nu de  tout  le  monde  :  on  l'a  vu  invectiver  contre 
les  sciences  qu'il   cultivoit  ,   préconiser  l'excel- 
lence de  l'évangile  dont  il  détruisoit  les  dogmes , 
peindre  la  beauté  des  vertus  qu'il  éteignoit  dans 
lame  de  ses  lecteurs.  Il  s'est  fait  le  précepteur 
du  genre  humain  pour  le  tromper,  le  moniteur 
public  pour  égarer  tout  le  monde ,  l'oracle  du 
siècle  pour  achever  de  le  perdre.  Dans  un  ou- 
vrage sur  rinégalité  des  conditions  il  avoit  abais- 
sé l'homme  jusqu'au  rang  des  bêtes;  dans  une 
autre  production  plus  récente  il  avoit  insinué  le 
poison  de  la  volupté  en  paroissant  le  proscrire  ; 
dans  celui-ci,  il  s'empare  des  premiers  moments 
de  l'homme  afin  d'établir  l'empire  de  l'irréligion 

11.  Quelle  entreprise,  M.  T.  G.  F  '  L'éduca- 


ï42  MANDEMENT. 

lion  de  la  jeunesse  est  un  des  objets  les  plus 
importants  de  la  sollicitude  et  du  zèle  des 
pasteurs.  Nous  savons  que  ,  pour  reformer  le 
monde,  autant  que  le  permettent  la  [oil)lcs>e  et 
la  corruption  de  notre  nature ,  il  sutiiroit  d  ob- 
server sous  la  direction  et  l'impression  de  la 
grâce  les  premiers  rayons  de  la  raison  bumaine, 
de  les  saisir  avec  soin  et  de  les  diriger  vers  la 
route  qui  conduit  à  la  vérité.  Par-la  ces  esprits, 
encore  exempts  de  préjugés  ,  seroient  pour  tou- 
jours en  garde  contre  lerreur;  ces  cœurs,  en- 
core exempts  de  grandes  passions,  prendroient 
les  impressions  de  toutes  les  vertus.  Mais  à  qui 
convient-il  mieux  qu'à  nous  et  à  nos  coopéra- 
teurs  dans  le  saint  ministère  de  veiller  ainsi  sur 
les  premiers  moments  de  la  jeunesse  chrétienne; 
de  lui  distribuer  le  lait  spirituel  de  la  rcli{[ion, 
afin  quil  croisse  pour  le  salut  [i);  de  préparer 
de  bonne  beure  par  de  sahitaires  leçons  des  ado- 
rateurs sincères  au  vrai  Dieu  ,  des  sujets  bilèles 
au  souverain  ,  des  liommes  dignes  d  être  la  res- 
source et  l'ornement  de  la  patrie  ? 

III.  Or,  M.  T.  G.  F. ,  l'auteur  d  Emile  propose 
un  plan  d'éducation  qui,  loin  de  s'accorder  avec 
le  christianisme  ,  n'est  pas  même  propic  à  For- 
mer des  citoyens  ni  des  hommes.  Sous  le  vain 

(i)  uSicut  modo  geniti  infantes,  nuionaliile  sine  <lolo 
"lac  concupiscitc,  ut  in  eo  cicscatis  in  salutem.  »  I.  Pet. 

C.   II. 


MANDEMENT.  ï/^3 

prétexte  de  rendre  Ihomme  à  lui-même  et  de 
ïaire  de  son  élève  lelêve  de  la  nature,  iljiiet  en 
principe  une  assertion  démentie,  non  seulement 
par  la  religion  ,  mais  encore  par  rexpcrience  de 
tous  les  peuples  et  de  tous  les  temps.  Posons, 
dit-il ,  pour  maxime  incontestable  que  les  pre- 
miers mouvements  de  la  nature  sont  toujours 
droits  :   il  ny  a  point  de  perversité  originelle 
dans  le  cœur  humain.  A  ce  langage  on  ne  recon- 
noît  point  la  doctrine  des  saintes  écritures  et  de 
l'église  touchant  la  révolution  qui  s'est  faite  dans 
notre  nature  ;  on  perd  de  vue  le  rayon  de  lu- 
mière qui  nous  lait  connoître   le    mystère  de 
notre  propre  cœur.  Oui ,  M.  T.  G.  F. ,  il  se  trouve 
en  nous  un  mélange  frappant  de  grandeur  et  de 
bassesse,  d  ardeur  pour  la  vérité  et  de  goût  pour 
Terreur,  d  inclination  pour  la  vertu  et  de  pen- 
chant pour  le  vice.  Etonnant  contraste ,  qui ,  en 
déconcertant  la  philosophie  païenne  ,  la  laisse 
errer  dans   de   vaines   spéculations  !   contraste 
dont  la  révélation  nous  découvre  la  source  dans 
la   chute    déplorable   de   notre   premier  père  ! 
L'homme  se  sent  entrahié  par  une  pente  fu- 
neste ;  et  comment  se  roidiroit-il  contre  elle,  si 
son  enfance  n'étoit  dirigée  par  des  maîtres  pleins 
de  vertu,  de  sagesse,  de  vigilance,  et  si,  durant 
tout  le  cours  de  sa  vie  ,  il  ne  faisoit  lui-même  , 
sous  la  protection  et  avec  les  grâces  de  son  Dieu, 
des  efforts  puissants  et  continuels?  Hélas,  M.  T. 
C.  F. ,  malgré  les  principes  de  1  éducation  la  plus 


l44  MANDEMENT. 

saine  et  la  plus  vertueuse  ,  malgré  les  promesses 
les  plus  magnifiques  de  la  religion  et  les  mena- 
ces les  plus  terribles,  les  écarts  de  la  jeunesse 
ne  sont  encore  que  trop  fréquents ,  trop  multi- 
pliés !  dans  quelles  erreurs,  dans  quels  excès  ^ 
abandonnée  à  elle-même,  ne  se  prccipiteroit-ellef 
donc  pas?  C'est  un  torrent  qui  se  déborde  mal- 
gré les  digues  puissantes  qu'on  lui  avoil  oppo- 
sées :  que  seroit-ce  donc  si  nul  obstacle  ne  sus- 
pendoit  ses  flots  et  ne  rompoit  ses  efforts? 

IV.  L'auteur  di  Emile  ^  qui  ne  reeonnoît  au- 
cune religion  ,  indique  néanmoins  ,  sans  y  pen- 
ser ,  la  voie  qui  conduit  infailliblement  à  la  vraie 
religion  :  «  Nous ,  dit-il ,  qui  ne  voulons  rien  don- 
K  ner  à  l'autorité,  nous,  qui  ne  voulons  rien 
«  enseigner  à  notre  Emile  qu  il  ne  pût  compren- 
«  dre  de  lui-même  par  tout  pays  ,  dans  quelle 
u  religion  léléverons-nous ?  à  quelle  secte  agré- 
«  gerons-nous  lelêvc  de  la  nature?  Nous  ne 
«  l'agrégerons  ni  à  celle-ci  ni  à  celle-là;  nous  le 
«  mettrons  en  état  de  choisir  celle  où  le  meil- 
'<  leur  usage  de  la  raison  doit  le  conduire.  "  Plût 
à  Dieu,  M.  T.  G.  F. ,  que  cet  objet  evit  été  bien 
rempli!  Si  l'auteur  eût  réellement  mis  son  élève  en 
état  de  choisir ,  entre  toutes  les  religions,  celle  où 
le  meilleur  usage  de  la  raison  doit  conduire  ,  il 
l'eût  immanquablement  préparé  aux  leçons  du 
christianisme.  Car,  M.  T.  G.  F.  ,  la  lumière  na- 
turelle conduit  à  la  lumière  évangélique;  et  le 
culte  chrétien  est  essentiellement  un  culte  rai- 


MANDEMENT.  j45 

soiinable  (i).  En  effet,  si  le  meilleur  usage  de 
votre  raison  ne  devoit  pas  nous  conduire  à  la 
révélation  chrétienne  ,  notre  foi  seroit  vaine, nos 
espérances  seroient  chimériques.  Mais  comment 
ce  meilleur  usage  de  la  raison  nous  conduit-il 
au  bien  inestimable  de  la  foi ,  et  de  là  au  terme 
précieux  du  salut?  c'est  à  la  raison  elle-même 
que  nous  en  appelons.  Dès  qu'on  reconnoît  un 
Dieu,  il  ne  s'agit  plus  que  de  savoir  s'il  a  daigné 
parler  aux  hommes  autrement  que  par  les  im- 
pressions de  la  nature.  Il  faut  donc  examiner  si 
les  faits  qui  constatent  la  révélation  ne  sont 
pas  supérieurs  à  tous  les  efforts  de  la  chicane 
la  plus  artificieuse.  Cent  fois  fincrédulité  a  tâ- 
ché de  détruire  ces  faits  ,  ou  au  moins  d'en  af- 
foiblir  les  preuves  ,  et  cent  fois  sa  critique  a  été 
convaincue  d  impuissance.  Dieu  ,  par  la  révéla- 
tion ,  s'est  rendu  témoignage  à  lui-même  ,  et  ce 
témoignage  est  évidemment  très  digne  de  foi  (2\ 
Qui  reste-t-il  donc  à  l'homme  qui  fait  le  meilleur 
usage  de  sa  raison,  sinon  d'acquiescer  à  ce  té- 
moignage? C'est  votre  grâce  ,  ô  mon  Dieu,  qui 
consomme  cette  œuvre  de  lumière;  cest  elle  qui 
détermine  la  volonté  ,  qui  forme  lame  chré- 
tienne :  mais  le  développement  des  preuves  et 
la  force  des  motifs  ont  préalablement  occupé  , 
épuré  la  raison  ;  et  c'est  dans  ce  travail ,  aussi 

(i)  "Rationabile  obscquium  vestrum.  d  Rom.  c.  xii , 

V.    I. 

(2)  (I  Tcstimonia  lua  credibilia  facta  sunt  nimis.);  P>al. 
92 ,  V.  5. 


l46  MANDEMENT. 

noble  qu indispensable,  que  consiste  ce  meilleur 
usage  de  la  raison  ,  dont  l'auteur  ô^ Emile  entre- 
prend de  parler  sans  en  avoir  une  notion  fixe  et 
véritable. 

V.  Pour  trouver  la  jeunesse  plus  docile  aux 
leçons  qu'il  lui  prépare,  cet  auteur  veut  qu'elle 
soit  dénuée  de  tout  principe  de  relif>ion.  Et  voilà 
pourquoi ,  selon  lui,  connaître  le  bien  et  le  mal ^ 
sentir  la  raison  des  devoirs  de  t homme  ^  n  est  pas 
l" affaire d' un  enfant.. .  f  aimervis autant ^  ajoute- 
t-il ,  exiger  quun  enfant  eut  cinq  pieds  de  haut , 
que  du  jugement  à  dix  ans. 

VI.  Sans  doute  ,  M.  T.  C.  F. ,  que  le  jugement 
humain  a  ses  proj^rès  et  ne  se  forme  que  par  de- 
grés :  mais  s  ensuit-il  donc  qu  à  lâge  de  dix  ans 

•  un  enfant  ne  counoisse  point  la  différence  du 
bien  et  du  mal,  qu'il  confonde  la  sagesse  avec 
jja  folie  ,  la  bonté  avec  la  barbarie  ,  la  veitu  avec 
le  vice?  Quoi  !  à  cet  âge  il  ne  sentira  pas  qu'obéir 
à  son  père  est  un  bien  ,  que  lui  désobéir  est  un 
mal!  Le  prétendre ,  M.  T.  G.  F. ,  c'est  calomnier 
la  nature  humaine  en  lui  attribuant  une  stupi- 
dité qu'elle  n'a  point.  . 

VIÏ.  "  Tout  enfant  ({ui  croit  en  Dieu  ,  dit  en- 
<(  core  cet  auteur  ^  est  idolâtre  ou  antbropomor- 
«  phite.  »  Mais,  sil  est  idolâtre,  il  croit  donc 
plusieurs  dieux;  il  attribue  donc  la  nature  divine 
à  des  simulacres  insensibles.  S'il  n'est  ([u'antbro- 


MANDEMENT.  l^-j 

pomoiphite,  en  reconnoissant  le  vrai  Dieu  il  lui 
donne  un  corps.   Or  on  ne  peut  supposer  ni 
l'un  ni  l'autre  dans  un  enfant  qui  a  reçu  une 
éducation  chrétienne.  Que  si  l'éducation  a  été 
vicieuse  à  cet  égard,  il  est  souverainement  in- 
juste d'imputer  à  la  religion  ce  qui  n'est  que  la 
faute  de  ceux  qui  l'enseignent  mal.  Au  surplus, 
î  âge  de  dix  ans  n'est  point  làge  dun  philosophe  : 
un  enfant,  quoique  bien  instruit,  peut  s'expli- 
quer mal;  mais  en  lui  inculquant  que  la  Divi- 
nité n'est  rien  de  ce  qui  tombe  ou  de  ce  qui  peut 
tomber  sous  les  sens ,  que  c'est  une  intelligence 
infinie,  qui ,  douée  d'une  puissance  suprême  , 
exécute  tout  ce  qui  lui  plaît ,  on  lui  donne  de 
Dieu  une  notion  assortie  à  la  portée  de  son  ju- 
gement. Il  nest  pas  douteux  qu'un  athée,  par 
ses   sophismes ,  viendra  facilement   à  bout   de 
troubler  les   idées  de  ce  jeune  croyant  ;   mais 
toute  l'adresse  du  sophiste  ne  fera  certainement 
pas  que  cet  enfant ,  lorsquil  croit  en  Dieu,  soit 
idolâtre  ou  anthropomorphite ,  c  est-à-dire  qu'il 
ne  croie  que  l'existence  d'une  chimère. 

VIII.  L'auteur  va  plus  loin ,  M.  T.  G.  F.  ;  il  v^ ac- 
corde pas  même  à  un  jeune  homme  de  quinze 
ans  la  capacité  de  croire  en  Dieu.  L  homme  ne 
saura  donc  pas  même  à  cet  âge  s'il  y  a  un  Dieu 
ou  s  il  n'y  en  a  point  ;  toute  la  nature  aura  beau 
annoncer  la  gloire  de  son  créateur,  il  n'enten- 
dra rien  à  son  langage  !  il  existera  sans  savoir  à 
quoi  il  doit  son  existepce  !  et  ce  sera  la  saine 


î48  MA?ïDEMENT. 

raison  elle-mcnie  qui  le  plongera  dans  ces  ténè- 
bres !  C'est  ainsi ,  M.  T.  G.  F. ,  que  1  aveugle  im- 
piété voudroit  pouvoir  obscurcir  de  ses  noires 
vapeurs  le  flambeau  que  la  religion  présente  à 
tous  les  âges  de  la  vie  humaine.  Saint  Augustin 
raisonnoit  bien  sur  d'autres  principes,  quand  il 
disoit ,  en  parlant  des  premières  années  de  sa 
jeunesse  ,  «  Je  tombai  dès  ce  temps-là ,  Seigneur , 
«  entre  les  mains  de  quelques  uns  de  ceux  qui 
(f  ont  soin  de  vous  invoquer;  et  je  compris,  par 
«  ce  qu'ils  me  disoient  de  vous  et  selon  les  idées 
«  quej'étois  capable  de  m'en  former  à  cet  âge-là, 
«  que  vous  étiez  quelque  chose  de  grand  ,  et 
«  qu'encore  que  vous  fussiez  invisible  et  hors  de 
u  la  portée  de  nos  sens ,  aous  pouviez  nous  exau- 
«<  cer  et  nous  secourir.  Aussi  commen^ai-je,  dès 
«  mon  enfance ,  à  vous  prier  et  vous  regarder 
«comme  mon  recours  et  mon  appui,  et,  à 
«  mesure  que  ma  langue  se  dénouoit ,  j'em- 
"  ployois  ses  premiers  mouvements  à  vous  in- 
«  voquer  (i).  » 

IX.  Continuons,  M.  T.  C.  F.,  de  relever  les 
paradoxes  étranges  de  fauteur  d  Emile,  Après 
avoir  réduit  les  jeunes  gens  à  une  ignorance  si 
profonde  par  rapport  aux  attributs  et  aux  droits 
de  la  Divinité,  leur  accordera- 1 -il  du  moins 
lavantagc  de  se  connoître  eux-mêmes:' Sauront- 
ils  si  leur  ame  est  une  substance  absolument 

(i)  Llb.  I.  Conf'ess.  cap.  ix. 


MANDEMENT.  l  ^g 

distinguëe  de  la  matière:^  ou  se  rerfanleront-ib 
comme  des  êtres  purement  matériels  et  soumis 
aux  seules  lois  du  mécanisme?  L'auteur  d'^m^Ve 
doute  qu'à  dix-huit  ans  il  soit  encore  temps  que 
son  élève  apprenne  s  il  a  une  ame  :  il  pense  que, 
s'il  l'apprend  plus  tôt^  il  court  risque  de  ne  le 
savoir  jamais.  Ne  veut -il  pas  du  moins  que  la 
jeunesse  soit  susceptible  de  la  connoissance  de 
ses  devoirs?  Non  :  à  Ten  croire,  il  riy  a  que  des 
objets  physiques  qui  puissent  intéresser  les  enfants^ 
sur-tout  ceux  dont  on  n'a  pas  éveillé  la  vanité, 
et  qu'on  n'a  pas  corrompus  d avance  par  le  poi- 
son de  T opinion:  il  veut  en  conséquence  que 
tous  les  soins  de  la  première  éducation  soient 
appliqués  à  ce  qu'il  y  a  dans  l'homme  de  maté- 
riel et  de  terrestre:  Exercez,  dit-il,  son  corps, 
ses  organes ,  ses  sens,  ses  forces;  mais  tenez  son 
ame  oisive  autant  quil  se  pourra.  C'est  que 
cette  oisiveté  lui  a  paru  nécessaire  pour  disposer 
lame  aux  erreurs  qu'il  se  proposoit  de  lui  in- 
culquer. Mais  ne  vouloir  enseigner  la  sagesse  à 
l'homme  que  dans  le  temps  où  il  sera  dominé 
par  la  fougue  des  passions  naissantes,  n'est-ce 
pas  la  lui  présenter  dans  le  dessein  qu'il  la  re- 
jette ? 

X.  Qu'une  semblable  éducation ,  M,  T.  C.  F. , 
est  opposée  à  celle  que  prescrivent  de  concert 
la  vraie  religion  et  la  saine  raison!  Toutes  deux 
veulent  (ju'un  maître  sage  et  vigilant  épie  en 
quelque  sorte  dans  son  élève  les  premières  lucurs^ 


l5o  MANDEMENT, 

de  l'intelligence  pour  loccuper  des  attraits  de 
la  vérité,  les  premiers  mouvements  du  cœur 
pour  le  fixer  par  les  charmes  de  la  vertu.  Com- 
bien en  effet  n est -il  pas  plus  avantageux  de 
prévenir  les  obstacles,  que  d'avoir  à  les  sur- 
monter.^ Combien  n  est -il  pas  à  craindre  que, 
si  les  impressions  du  vice  précédent  les  leçons 
de  la  vertu ,  l'homme  parvenu  à  un  certain  âge 
ne  manque  de  courage  ou  de  volonté  pour  résis- 
ter au  vice? Une  heureuse  expérience  ne  prouve- 
t-ellepas  tous  les  jours  qu'après  les  dérèglements 
d'une  jeunesse  imprudente  et  emportée  on  re- 
vient enfin  aux  bons  principes  qu'on  a  reçus 
dans  l'enfance? 

XL  Au  reste,  M.  T.  C.  F.,  ne  soyons  point 
surpris  que  l'auteur  di  Emile  remette  à  un  temps 
si  reculé  Iti  connoissance  de  lexistence  de  Dieu, 
il  ne  la  croit  pas  nécessaire  au  salut.  «  Il  est 
«  clair,  dit-il  par  V organe  d'un  personnage  chi- 
«  mérique^  il  est  clair  que  tel  homme,  parvenu 
«  jusqu'à  la  vieillesse  sans  croire  en  Dieu ,  ne 
«  sera  pas  pour  cela  privé  de  sa  présence  dans 
«l'autre,  si  son  aveuglement  n'a  point  été  vo- 
it lontaire,  et  je  dis  quil  ne  lest  pas  toujours.  » 
Remarquez,  M.  T.  C.  F.,  qu'il  ne  s'agit  point  ici 
d'un  homme  qui  seroit  dépourvu  de  l'usage  de 
sa  raison,  mais  uniquement  de  celui  dont  la  rai- 
son ne  seroit  point  aidée  de  linstruction.  Or  une 
telle  prétention  est  souverainement  absurde  , 
sur-tout  dans  le  système  d'un  écrivain  qui  sou- 


MANDEMENT.  iSî 

tient  que  la  raison  est  absolument  saine.  Saint 
Paul  assure  qu'entre  les  philosophes  païens  plu- 
sieurs sont  parvenus,  par  les  seules  forces  de  la 
raison,  à  la  connoissance  du  vrai  Dieu.  <  Ce  qui 
u  peut  être  connu  de  Dieu,  dit  cet  apôtre,  leur 
«  a  été  manifesté,  Dieu  le  leur  ayant  fait  con- 
«  noître,  la  considération  des  choses  qui  ont  été 
"  faites  dès  la  création  du  monde  leur  ayant 
«  rendu  visible  ce  qui  est  invisible  en  Dieu  ,  sa 
«puissance  même  éternelle  et  sa  divinité;  en 
«  sorte  qu'ils  sont  sans  excuse,  puisqu'ayant  con- 
«  nu  Dieu,  ils  ne  fout  point  {glorifié  comme  Dieu 
«  et  ne  lui  ont  point  rendu  grâces  :  mais  ils  se 
«  sont  perdus  dans  la  vanité  de  leur  raisonne- 
«  ment,  et  leur  esprit  insensé  a  été  obscurci;  en 
«  se  disant  sages  ils  sont  devenus  fous  (i).  » 

XII.  Or,  si  tel  a  été  le  crime  de  ces  hommes, 
lesquels,  bien  qu'assujettis  par  les  préjugés  de 
leur  éducation  au  culte  des  idoles,  n  ont  pas 
laissé  d'atteindre  à  la  connoissance  de  Dieu ,  com- 
ment ceux  qui  n'ont  point  de  pareils  obstacles  à 
vaincre  seroient-ils  innocents  et  justes  au  point 

(i)  «  Quod  notum  est  Dci  manifestiim  est  in  illis  :  Deus 
«enim  illis  manifestavit.  Invisibilia  enim  ipsius,  a  crea- 
«  tiira  mundi,  per  ea  quœ  facta  sunt,  inlellocta  ronspi- 
«ciunt\ir,scmpileina  quoque  ejus  virtus  et  divinitas,  ita 
u  ut  sint  inexcusabiles ,  quia  cùm  GOgnovissent  Deuin  , 
«non  sicut  Deum  glurificavcrunl ,  ant  {jratias  ofyerunt  , 
<i  sed  evanuerunt  in  co{jitationihus  suis,  et  obscuratiini 
«est  insipiens  cor  eorurn  ;  diccntes  enim  se  esse  sapien- 
«  tes  ,  stulti  facli  sunt.  '>  llom.  c.  i ,  v.  19 ,  2ti. 


l52  MANDEMEIST. 

de  mériter  de  jouir  de  la  présence  de  Dieu  dans 
1  autre  vie?  Comment  seroient-ils  excusables 
(avec  une  raison  saine  telle  que  l'auteur  la  sup- 
pose) d'avoir  joui  durant  cette  vie  du  grand 
spectacle  de  la  nature,  et  d  avoir  cependant  mé- 
connu celui  qui  l'a  créée,  qui  la  conserve  et  la 
gouverne? 

XIII.  Le  même  écrivain,  M.  T.  C.  F.,  em- 
brasse ouvertement  le  scepticisme  par  rapport 
à  la  création  et  à  l'unité  de  Dieu.  '<  Je  sais,  fait-il 
«  dire  encore  au  personnage  supposé  qui  lui  sert 
udorgane ,  je  sais  que  le  monde  est  gouverné 
«  par  une  volonté  puissante  et  sage;  je  le  vois, 
"  ou  plutôt  je  le  sens,  et  cela  m'importe  à  savoir. 
«  Mais  ce  même  monde  est-il  éternel,  ou  créé?  y 
«  a-t-il  un  principe  unique  des  choses?  y  en  a-t-il 
«  deux  ou  plusieurs,  et  quelle  est  leur  nature?  Je 
«i  n  en  sais  rien  ,  et  que  m  importe?...  Je  renonce  à 
tt  des  questions  oiseuses,  qui  peuvent  inquiéter 
«mon  amour-propre,  mais  qui  sont  inutiles  à 
u  ma  conduite  et  supérieures  à  ma  raison  ."  Que 
veut  donc  dire  cet  auteur  téméraiie?  Il  croit  que 
le  monde  est  gouverné  par  une  volonté  puis- 
sante et  sage;  il  avoue  que  cela  lui  importe  à 
savoir,  et  cependant  il  ne  sait^  dit-il,  s  il  nj  a 
qu'un  seul  principe  des  choses  ou  s'il  y  en  a  plu- 
sieurs, et  il  prétend  qu'il  lui  importe  peu  de  le 
savoir.  S'il  y  a  une  volonté  puissante  et  sage  qui 
gouverne  le  monde,  est-il  concevable  qu'elle  ne 
soit  pas  Tunique  principe  des  choses?  et  peut-il 


MANDEMENT.  1 53 

être  plus  important  de  savoir  Tun  que  l'autre? 
Quel  langage  contradictoire!  Il  ne  sait  quelle  est 
la  nature  de  Dieu,  et  bientôt  après  il  reconnoît 
que  cet  Être  suprême  est  doué  d'intelligence,  de 
puissance,  de  volonté  et  de  bonté.  N'est-ce  donc 
pas  là  avoir  une  idée  de  la  nature  divine?  L'u- 
nité de  Dieu  lui  paroît  une  question  oiseuse  et 
supérieure  à  sa  raison  ;  comme  si  la  multiplicité 
des  dieux  n  étoit  pas  la  plus  grande  de  toutes  les 
absurdités!  La  pluralité  des  dieux,  dit  énergi- 
quement  Tertullien ,  est  une  nullité  de  Dieu  (i); 
admettre  un  Dieu,  c'est  admettre  un  Etre  su- 
prême et  indépendant  auquel  tous  les  autres 
êtres  soient  subordonnés.  Il  implique  donc  qu'il 
y  ait  plusieurs  dieux. 

XIV.  Il  n'est  pas  étonnant ,  M.  T.  C.  F. ,  qu'un 

homme  qui  donne  dans  de  pareils  écarts  tou- 
chant la  Divinité  s'élève  contre  la  religion  qu'elle 
nous  a  révélée.  A  l'entendre,  toutes  les  révéla- 
tions en  général  ne  font  que  dégrader  Dieu  en 
lui  donnant  des  passions  humaines .  Loin  d'é- 
claircir  les  notions  du  grand  Etre^  poursuit-il , 
je  vois  que  les  dogmes  particuliers  les  embrouil- 
lent; que ,  loin  de  les  ennoblir ,  ils  les  avilissent  ; 
quaux  mystères  inconcevables  qui  les  environ- 
nent,  ils  ajoutent  des  contradictions  absurdes. 
C'est  bien  plutôt  à  cet  auteur, M.  T.  G.  F.,  qu'on 

(i)  «Deus  cùm  summum  magnum  sit,  reciè  veritas 
(I  nostra  pronuntiavit  :  Deus  si  non  unus  est,  non  est.  k 
Tertul.  aclvers.  Marcionem  ,  lib.  I. 


l54  MANDEMENT, 

peut  reprocher  linconséquence  et  rabsurdité. 
G  est  bien  lui  qui  tléfjrade  Dieu  ,  qui  embrouille 
et  qui  avilit  les  notions  du  grand  Etre,  puisqu'il 
attaque  directement  son  essence  en  révoquant 
en  doute  son  unité. 

XV.  Il  a  senti  que  la  vérité  de  la  révélation 
chrétienne  étoit  prouvée  par  des  faits;  mais  les 
miracles  formant  une  des  principales  preuves 
de  cette  révélation ,  et  ces  miracles  nous  ayant 
été  transmis  par  la  voie  des  témoi^^nages,  il  s'é- 
crie :  Quoi!  toujours  des  témoignages  humains! 
toujours  des  hommes  qui  me  rapportent  ce  que 
d'autres  hommes  ont  rapporté!  Que  d'hommes 
entre  Dieu  et  moi  !  Pour  que  cette  plainte  fût 
sensée,  M.  T.  G.  F.,  il  faudroit  pouvoir  con- 
clure que  la  révélation  est  fausse  dès  qu'elle  n'a 
point  été  faite  à  chaque  homme  en  particulier; 
il  faudroit  pouvoir  dire  :  Dieu  ne  peut  e.\i{T;er 
de  moi  que  je  croie  ce  qu'on  m'assure  qu'il  a 
dit,  dès  que  ce  n'est  pas  directement  à  moi  qu'il 
a  adressé  sa  parole.  Mais  n'est-il  donc  pas  une 
infinité  de  faits,  même  antérieurs  à  celui  de  la 
révélation  chrétienne,  dont  il  seroit  absurde  de 
douter?  Par  quelle  autre  voie  que  par  celle  des 
témoif^naf^fes  humains  l'auteur  lui-même  a-t-il 
donc  connu  cette  Sparte,  cette  Athènes  ,  cette 
Rome  doiu  il  vante  si  souvent  et  avec  tant  d'as- 
surance les  lois,  les  mœurs  et  les  héros?  Que 
d'hommes  entre  lui  et  les  événements  qui  con- 
cernent lés  orifjines  et  la  fortune  de  ces  ancien- 


MANDEMENT.  l55 

nés  républiques  !  Que  d'hommes  entre  lui  et  les 
historiens  qui  ont  conservé  la  mémoire  de  ces 
événements  !  Son  scepticisme  n  est  donc  ici  fondé 
que  sur  l'intérêt  de  son  incrédulité, 

«XVI,  Qu'uh  homme,  ajoute-t-il  plus  loin, 
«  vienne  nous  tenir  ce  lan^a^ife  :  Mortels  ,  je 
«  vous  annonce  les  volontés  du  Très-Iîaut  ;  re- 
<f  connoissez  à  ma  voix  celui  qui  m'envoie.  J'or- 
«  donne  au  soleil  de  changer  sa  course ,  aux 
"  étoiles  de  former  un  autre  arrangement ,  aux 
«  montagnes  de  s'aplanir,  aux  flots  de  s'élever, 
"  à  la  terre  de  prendre  un  autre  aspect  :  à  ces 
«  merveilles,  qui  ne  reconnoîtra  pas  à  l'instant  le 
«  maître  de  la  nature?  »  Qui  ne  croiroit ,  M.  T. 
G,  F.,  que  celui  qui  s'exprime  de  la  sorte  ne  de- 
mande qu'à  voir  des  miracles  pour  être  chré- 
tien? Ecoutez  toutefois  ce  qu'il  ajoute  :  «  Reste 
«  enfin,  dit-il,  l'examen  le  plus  important  dans 
«  la  doctrine  annoncée...  Après  avoir  prouvé  la 
«  doctrine  par  le  miracle,  il  faut  prouver  le  mi- 
«  racle  par  la  doctrine...  Or  que  faire  en  pareil 
(I  cas?  Une  seule  chose  :  revenir  au  raisonne- 
«  ment ,  et  laisser  là  les  miracles.  Mieux  eût-il 
«  valu  n'y  pas  recourir,  »  C'est  dire  :  Qu'on  me 
montre  des  miracles,  et  je  croirai;  qu'on  me 
montre  des  miracles,  et  je  refuserai  encore  de 
croire.  Quelle  inconséquence!  quelle  absurdité! 
Mais  apprenez  donc  une  bonne  fois ,  M.  T.  C.  F. , 
que  dans  la  question  des  miracles  on  ne  se  per- 
met point  le  sophisme  reproché  par  l'auteur  du 


l56  MANDEMENT, 

livre  de  l'Education.  Quand  une  doctrine  est  re- 
connue vraie ,  divine ,  fondée  sur  une  révélation 
certaine,  on  s'en  sert  pour  juger  des  miracles, 
c'est-à-dire  pour  rejeter  les  prétendus  prodiges 
que  des  imposteurs  voudroient  opposer  à  cette 
doctrine.  Quand  il  s'agit  d'une  doctrine  nouvelle 
qu'on  annonce  comme  émanée  du  sein  du  Dieu, 
les  miracles  sont  produits  en  preuves  ;  c'est-à- 
dire  que  celui  qui  prend  la  qualité  d'envoyé  du 
Très-Haut  confirme  sa  mission ,  sa  prédication 
par  des  miracles  qui  sont  le  témoignage  même 
de  la  Divinité.  Ainsi  la  doctrine  et  les  miracles 
sont  des  arguments  respectil's  dont  on  lait  usage 
selon  les  divers  points  de  vue  où  1  on  se  place 
dans  l'étude  et  dans  renseignement  de  la  reli- 
gion. Il  ne  se  trouve  là  ni  abus  du  raisonnement, 
ni  sophisme  ridicule ,  ni  cercle  vicieux.  C'est  ce 
qu'on  a  démontré  cent  fois;  et  il  est  probable 
que  l'auteur  d'Emile  n'ignore  pointées  démons- 
trations :  mais,  dans  le  plan  quil  s'est  fait  d en- 
velopper de  nuages  toute  religion  révélée,  toute 
opération  surnaturelle  ,  il  nous  impute  maligne- 
ment des  procédés  qui  déshonorent  la  raison  ;  il 
nous  représente  comme  des  enthousiastes,  rpiun 
faux  zèle  aveugle  au  point  de  prouver  deux  prin- 
cipes l'un  par  l'autre  sans  diversité  d'objets  ni 
de  méthode.  Où  est  donc,  M.  T.  C.  F. ,  la  bonne- 
foi  philosophique  dont  se  pare  cet  écrivain  ? 

XVII.  On   croiroit   qu'après   les  plus  grands 
efforts  pour  décréditer  les  témoignages  humains 


MANDEMENT.  liyj 

qui  attestent  la  révélation  chrétienne,  le  même 
auteur  y  défère  cependant  de  la  manière  la  plus 
positive,  la  plus  solennelle.  Il  faut,   pour  vous 
en  convaincre,  M.  T.  G.  F.,  et  en  même  temps 
pour  vous  édifier,  mettre  sous  vos  yeux  cet  en- 
droit de  son  ouvrafje  :  «  J'avoue  que  la  majesté 
«  de  l'écriture  m'étonne  ;  la  sainteté  de  l'écriture 
«  parle  à  mon  cœur.  Voyez  les  livres  des  philo- 
«  soplies  :  avec  toute  leur  pompe,  quils  sont 
»(  petits  auprès  de  celui-là  !  Se  peut-il  qu'un  livre^ 
«  à-la-fois  si  sublime  et  si  simple  ,  soit  l'ouvrage 
«  des  hommes?  Se  peut-il  que  celui  dont  il  fait 
«  Ihistoire  ne  soit  quun  homme  lui-même^  Est- 
«  ce  là  le  ton  d'un  enthousiaste,  ou  d'un  ambi- 
«  lieux  sectaire?  Quelle  douceur!  quelle  pureté 
«  dans  ses  mœurs!  quelle  grâce  touchante  dans 
«  ses  instructions  !  quelle  élévation  dans  ses  ma- 
"ximes!   quelle  profonde  sagesse  dans  ses  dis- 
«  cours  !  quelle  présence  d'esprit ,  quelle  finesse 
«  et  quelle  justesse  dans  ses  réponses  !  quel  em- 
«  pire  sur  ses  passions  !  Où  est  l'homme  ,  où  est 
«le  sage  qui  sait  agir,  souffrir  et  mourir  sans 
«  foiblesse  et  sans  ostentation  ?...  Oui ,  si  la  vie  et 
<(  la  mort  de  Socrate  sont  d  un  sage ,  la  vie  et  la 
«  mort  de  Jésus  sont  d'un  Dieu.  Dirons-nous  que 
(f  fhistoire  de  l'évangile  est  inventée  à  plaisir?,.. 
«  Ce  n'est  pas  ainsi  qu'on  invente  ;  et  les  faits  de 
«  Socrate,  dont  personne  ne  doute,  sont  moins 
«  attestés  que  ceux  de  Jésus-Christ...  Il  seroit 
«  plus  inconcevable  que  plusieurs  hommes  d'ac- 
«  cord  eussent  fabriqué  ce  livre  ,  qu'il  ne  l'est 


l58  MA^SDEMENT. 

«  qu'un  seul  en  ait  fourni  le  sujet.  Jamais  les 
«  auteurs  juifs  neussent  trouvé  ce  ton  ni  cette 
«  morale;  et  levangile  a  des  caractères  de  vérité 
«  si  grands,  si  frappants,  si  parfaitement  inimi- 
«  tables  ,  que  linventeur  en  seroit  plus  étonnant 
«  que  le  héros.  »  Il  seroit  difficile,  M.  T.  G.  F. , 
de  rendre  un  plus  bel  hommage  à  l'authenticité 
de  l'évangile.  Cependant  fauteur  ne  la  reconnoît 
qu'en  conséquence  des  témoignages  humains.  Ce 
sont  toujours  des  hommes  qui  lui  rapportent  ce 
que  d'autres  hommes  ont  rapporté.  Que  d'hom- 
mes entre  Dieu  et  lui  !  Le  voilà  donc  bien  évi- 
demment en  contradiction  avec  lui-même  ;  le 
voilà  confondu  par  ses  propres  aveux.  Par  quel 
étrange  aveuglement  a-t-il  donc  pu  ajouter  : 
«  Avec  tout  cela  ce  même  évangile  est  plein  de 
"  choses  incroyables,  de  choses  qui  répugnent  à 
ii  la  raison  ,  et  qu'il  est  impossible  à  tout  homme 
«  sensé  de  concevoir  ni  d'admettre.  Que  faire  au 
«  milieu  de  toutes  ces  contradictions?  Etre_tou- 
«  jours  modeste  et  circonspect...  Respecter  en 
«  silence  ce  qu'on  ne  sauroit  ni  rejeter  ni  com- 
M  prendre ,  et  s  humilier  devant  le  grand  Etre 
i<  qui  seul  sait  la  vérité.  Voilà  le  scepticisme  invo- 
«  lontaire  où  je  suis  resté.  »  Mais  le  scepticisme, 
M.  T.  G.  F. ,  peut-il  donc  être  involontaire,  lors- 
qu'on refuse  de  se  soumettre  à  la  doctrine  d  un 
livre  qui  ne  sauroit  être  inventé  par  les  hommes, 
lorsque  ce  livre  porte  des  caractères  de  vérité  si 
grands,  si  frappants,  si  parfaitement  inimitables, 
que  fiuvenlcur  en  seroit  plus  étonnant  que  le 


MANDEMENT.  1 5^ 

héros?  G  est  Lien  ici  qu'on  peut  dire  que  V iniquité 
a  menti  contre  elle-même  (i). 

XVm.  II  semble,  M.  T.  G.  F.,  que  cet  auteur 
n a  rejeté  la  révélation  que  pour  sen  tenir  à  la 
religion  naturelle  :   «  Ge  que  Dieu  veut  qu'un 
"  homme  fasse,  dit-il^  il  ne  le  lui  fait  pas  dire  par 
"  un  autre  homme,  il  le  lui  dit  à  lui-même,  il 
«  lecrit  au  fond  de  son  cœur,  "  Quoi  donc  !  Dieu 
n a-t-il  pas  écrit  au  fond  de  nos  cœurs  lobliga- 
tion  de  se  soumettre  à  lui  dès  que  nous  sommes 
sûrs  que  c'est  lui  qui  a  parlé?  Or,  quelle  certi- 
tude n'avons-nous  pas  de  sa  divine  parole  !  Les 
faits  de  Socratc,  dont  personne  ne  doute,  sont, 
de  l'aveu  même  de  l'auteur  ô^ Emile ^  moins  attes- 
tés que  ceux  de  Jésus-Ghrist.  La  religion  natu- 
relle conduit  donc  elle-même  à  la  religion  révélée. 
Mais  est-il  bien  certain  qu'il  admette  même  la 
religion  naturelle,  ou  que  du  moins  il  en  recon- 
noisse  la  nécessité?  Non  ,  M.  T.  G.  F.  «  Si  je  me 
«  trompe .  dit-il^  cest  de  bonne  foi.  Gela  me  suffit 
"  pour  que  mon  erreur  même  ne  me  soit  pas  im- 
«  putée  à  crime.  Quand  vous  vous  tromperiez  de 
«<  même,  il  y  auroit  peu  de  mal  à  cela.  »  G'est-à- 
dire  que ,  selon  lui ,  il  suffit  de  se  persuader  qu  on 
est  en  possession  de  la  vérité  ;  que  cette  persua- 
sion, fût-elle  accompagnée  des  plus  monstrueuses 
erreurs,  ne  peut  jamais  être  un  sujet  de  lepro- 
che  ;   qu'on  doit  toujours  regarder  comme  un 

(i)  «Mentita  est  iniqniias  sibi.  »   Psal.  2(j ,  v.  i  >. 


l6o  MANDEMENT. 

homme  sage  et  religieux  celui  qui ,  adoptant  les 
erreurs  mêmes  de  l'athéisme ,  dira  qu'il  est  de 
bonne  foi.  Or,  n'est-ce  pas  là  ouvrir  la  porte  à 
toutes  les  superstitions ,  à  tous  les  systèmes  fana- 
tiques ,  à  tous  les  délires  de  l'esprit  humain  ? 
N'est-ce  pas  permettre  qu'il  y  ait  dans  le  monde 
autant  de  religions,  de  cultes  divins,  qu'on  y 
compte  d'habitants?  Ah!  M.  T.  G.  F. ,  ne  prenez 
point  le  change  sur  ce  point.  La  bonne-foi  n'est 
estimable  que  quand  elle  est  éclairée  et  docile. 
Il  nous  est  ordonné  d'étudier  notre  religion  ,  et 
de  croire  avec  simplicité.  ISous  avons  pour  ga- 
rant des  promesses  l'autorité  de  l'église.  Appre- 
nons à  la  bien  connoître,  et  jetons-nous  ensuite 
dans  son  sein.  Alors  nous  pourrons  compter 
sur  notre  bonne-foi,  vivre  dans  la  paix,  et  atten- 
dre sans  trouble  le  moment  de  la  lumière  éter- 
nelle. 

XIX.  Quelle  insigne  mauvaise  foi  n'éclate  pas 
encore  dans  la  manière  dont  lincrédule  que  nous 
réfutons  fait  raisonner  le  chrétien  et  le  catho- 
lique !  Quels  discours  pleins  d'inepties  ne  prête- 
t-il  pas  à  lun  et  à  l'autro  pour  les  rendre  mépri- 
sables !  11  imagine  un  dialogue  entre  un  chrétien  , 
qu'il  traite  d'inspiré ,  et  lincrédule,  qu'il  qualifie 
de  raisonneur;  et  voici  comme  il  fait  parler  le 
premier  :  <  La  raison' vous  apprend  que  le  tout 
Il  est  plus  grand  que  sa  partie  :  mais  moi,  je  vous 
«  apprends  de  la  part  de  Dieu  que  c'est  la  partie 
«  qui  est  plus  grande  que  le  tout.  "  A  quoi  lin- 


MANDEMEiNT.  ifil 

crédule  répond  :  «  Et  qui  êtes-vous  pour  uToser 
«  dire  que  Dieu  se  contredit?  et  à  qui  croirai-je 
«  par  préférence ,  de  lui  qui  m'apprend  par  la 
«raison  des  vérités  éternelles,  ou  de  vous  qui 
«  m'annoncez  de  sa  part  une  absurdité?  » 

XX.  Mais  de  quel  front,  M.  T.  G.  F. ,  ose-t-on 
prêter  au  chrétien  un  pareil  langage?  Le  Dieu 
de  la  raison ,  disons-nous  ,  est  aussi  le  Dieu  de 
la  révélation.  La  raison  et  la  révélation  sont  les 
deux  organes  par  lesquels  il  lui  a  plu  de  se 
faire  entendre  aux  hommes,  soit  pour  les  in- 
struire de  la  vérité,  soit  pour  leur  intimer  ses 
ordres.  Si  lun  de  ces  deux  organes  étoit  opposé 
à  lautre  ,  il  est  constant  que  Dieu  seroit  eu  con- 
tradiction avec  lui-même.  Mais  Dieu  se  contre- 
dit-il parcequ'il  commande  de  croire  des  vérités 
incompréhensibles?  Vous  dites,  6  impies,  que 
lés  dogmes  que  nous  regardons  comme  révélés 
combattent  les  vérités  éternelles  :  mais  il  ne  suf- 
fit pas  de  le  dire.  S'il  vous  étoit  possible  de  le 
prouver ,  il  y  a  long-temps  que  vous  l'auriez  fait, 
et  que  vous  auriez  poussé  des  cris  de  victoire. 

XXL  La  mauvaise  foi  de  l'auteur  dFmile 
n'est  pas  moins  révoltante  dans  le  langage  qu  il 
fait  tenir  à  un  catholique  prétendu  :  «  ISos  ca- 
«  tholiques  ,  lui  fait-il  dire  ,  Ibnt  grand  bruit  de 
«l'autorité  de  l'église;  mais  que  gagnent -ils  à 
«  cela,  s  il  leur  faut  un  aussi  grand  appareil  de 
«  preuves  pour  établir  celte  autorité  ,  qu  aux  au- 


l62  MANDEMENT. 

«  très  sectes  pour  établir  directement  leur  doc- 
«  ti  ine?  L  éfi[lise  décide  (jue  1  église  a  droit  de  déci- 
"  der  :  ne  voilà-t-il  pas  une  autorité  bien  prou- 
«  vée?'  Quinecroiroit ,  M.T.  C.F.,àentendrecet 
imposteur,  que  1  autorité  de  1  église  n'est  prou- 
vée que  par  ses  propres  décisions  ,  et  (ju  elle 
procède  ainsi  :  Je  décide  que  je  suis  infaillible  ^ 
donc  je  le  suis  ^  imputation  calomnieuse,  M.  T. 
C  F.  La  constitution  du  christianisme,  1  esprit 
de  révanj^,ile,  les  erreurs  mêmes  et  la  foiblesse 
de  l'esprit  humain  tendent  à  démontrer  que  Té- 
j^lisc,  établie  par  Jésus-Christ,  est  une  église  in- 
faillible. Nous  assurons  que,  comme  ce  divin 
]ég;islateur  a  toujours  enseigné  la  vérité  ,  son 
église  renseigne  aussi  toujours.  Nous  prouvons 
donc  l'autorité  de  1  église,  non  par  1  autorité  de 
1  <>glise ,  mais  par  celle  de  .lésus-Christ ,  procédé 
non  moins  exact  que  celui  cpi  on  nous  reproche 
est  ridicule  et  insensé. 

XXlf .  Ce  n  est  pas  d'aujourd'hui ,  M.  T.  C.  F., 
que  lesprit  dirréligion  est  uu  esprit  d'indépen- 
dance et  de  ré\oltc.  Kt  comment  en  eilet  ces 
hommes  audacieux  ,  (|ui  rcliisent  de  se  sdu- 
mettre  à  1  autorité  de  1  >ieu  même,  respecte- 
roient-ils  celle  des  rois  (|ui  sont  les  images  de 
Dieu  ,  ou  celle  des  magistrats  qui  sont  les  images 
des  rois  i'  «  Songe ,  dit  iauleur  d' Emile  à  son 
»<  élève ,  qu'elle  (l'espèce  humaine  )  est  composée 
«essentiellement  de  la  collection  des  peuples; 
"  que  (piand  tous  les  rois...  en  seroient  ôtés,  il 


MANDEMENT.  l63 

«  n'y  paroîtroit  guère  ,  et  que  les  choses  n'en 
«  iroient  pas  plus  mal...  Toujours,  dit -il  plus 
«  loin  ,  la  multitude  sera  sacrifiée  au  petit  nom- 
«  bre  et  Tintérêt  public  à  1  intérêt  particulier: 
«  toujours  ces  noms  spécieux  de  justice  et  de  su- 
if bordination  serviront  d'instrument  à  la  vio- 
•<  lence  et  d armes  à  l'iniquité.  D'où  il  suit,  con- 
«  tinue-t-il  ^  que  les  ordres  distingués ,  qui  se  pré- 
«  tendent  utiles  aux  autres  ,  ne  sont  en  effet 
«  utiles  qu'à  eux-mêmes  aux  dépens  des  autres. 
«  Par  oit  Ion  doit  juger  de  la  considération  qui 
«  leur  est  due  selon  la  justice  et  la  raison.  » 
Ainsi  donc ,  M.  T.  C.  F. ,  l'impiété  ose  critiquer 
les  intentions  de  ç.^\w\parqui  régnent  les  rois(^i); 
ainsi  elle  se  plaît  à  euipoisonner  les  sources  de 
la  félicité  publique  ,  en  soufflant  des  maximes 
qui  ne  tendent  qu'à  produire  l'anarchie  et  tous 
les  malheurs  qui  en  sont  la  suite.  Mais  que  vous 
dit  la  religion  ?  Crai^/iez  Dieu  ,  respectez  le 
roi...  (2)  Que  tout  homme  soit  soumis  aux  puis- 
sances supérieures  :  car  il  ri  y  a  point  de  puis- 
sance qui  ne  vienne  de  Dieu  ;  et  c'est  lui  qui  a 
établi  toutes  celles  qui  sont  dans  le  monde.  Qui' 
conque  résiste  donc  aux  puissances  résiste  à  Cor' 
dre  de  Dieu ,  et  ceux  qui  y  résistent  attirent  la 
condamnation  sur  eux-mêmes  (3). 

(1)  «  Pcr  ine  rejjes  re(;n;înt.  "  Prov.  c.  viif,  v.  i5. 

(y.)  Il  Deum  limele  :  rcgem  honorificale.  »  \.  1^  î.  c.  ii. 
V.  17. 

(3)  ((Oinnis  anima  potestatibus  Ruhliinioribus  sulxlita 
<i  sit  :  non  est  cniin  poleslas  nisi  a  Deo  :  tjuix;  autt-in  suni . 


î64  MANDEMENT. 

XXIII.  Oui,  M.  T.  C.  F. ,  dant  tout  ce  qui  est 
de  Tordre  civil,  vous  devez  obéir  au  prince  et  à 
ceux  qui  exercent  son  autorité  comme  à  Dieu 
même.  Les  seuls  intérêts  de  1  Être  suprême  peu- 
vent mettre  des  lîornes  à  votre  soumission  ;  et  si 
on  vouloit  vous  punir  de  votre  fidélité  à  ses  or- 
dres, vous  devriez  encore  souffrir  avec  patience 
et  sans  murmure.  Les  Néron,  lesDomitien  eux- 
mêmes  ,  qui  aimèrent  mieux  être  les  fléaux  de  la 
terre  que  les  pères  de  leurs  peuples ,  n  etoient 
comptables  qu  à  Dieu  de  l'abus  de  leur  puissance. 
Les  chrétiens  y  dit  saint  Auf^ustin  ,  leur  obéis- 
soient  dans  le  temps  à  cause  du  Dieu  de  l' éter- 
nité {\). 

XXIV,  Nous  ne  vous  avons  exposé,  M.  T.  C. 
F.,  qu'une  partie  des  impiétés  contenues  dans 
ce  traité  de  Xéducation  ^  ouvrage  également  di- 
gne des  anatliêmes  de  1  église  et  de  la  sévérité 
des  lois.  Et  que  faut-il  de  plus  pour  vous  en  in- 
spirer une  juste  horreur?  Malheur  à  vous,  mal- 
heur à  la  société,  si  vos  enfants  étoient  élevés 
d'après  les  principes  de  1  auteur  d  /://i//e.' Comme 
il  n'y  a  que  Ja  religion  qui  nous  ait  appris  à  con- 
noître  l'homme,  sa  grandeur,  sa  misère,  sa  des- 

«  a  Deo  ordinatae  sunt.  Itaquc,  qui  resisiit  potestati,  Dei 
uordinationi  resisiit.  Q»ii  auteui  rosistunt,  ipsi  sibi  dam- 
«  nalionem  acquirunt.  <>  Rom.  c.  xiii ,  v.  i ,  ?.. 

(i)  uSubditi  erant  propter  Dominuni  aîteinum  ,  eiiaui 
«domino  temporali.  "  Auj;.  Enarrat.  in  psal.  \i\. 


MANDEMENT.  l65 

linée  future,  il  n'appartient  aussi  qu'à  elle  seule 
de  former  sa  raison  ,  de  perfectionner  ses  mœurs, 
de  lui  procurer  un  bonheur  solide  dans  cette 
vie  et  dans  l'autre.  Nous  savons,  M.  T.  G.  F., 
combien  une  éducation  vraiment  chrétienne  est 
délicate  et  laborieuse  :  que  de  lumière  et  de  pru- 
dence n'exige-t  elle  pas  !  quel  admirable  mélanfje 
de  douceur  et  de  fermeté  !  quelle  sagacité  pour 
se  proportionner  à  la  différence  des  conditions, 
des  â^es,  des  tempéraments  et  des  caractères  , 
sans  s'écarter  jamais  en  rien  des  régies  du  de- 
voir! quel  zèle  et  quelle  patience  pour  faire  fruc- 
tifier dans  déjeunes  cœurs  le  germe  précieux  de 
l'innocence,  pour  en  déraciner  ,  autant  qu'il  est 
possible,  ces  penchants  vicieux  qui  sont  les  tris- 
tes effets  de  notre  corruption  héréditaire  ,  en  un 
mot  pour  leur  apprendre,  suivant  la  morale  de 
saint  Paul ,  à  vivre  en  ce  monde  avec  tempérance , 
selon  la  justice  et  avec  piété ,  en  attendant  la 
béatitude  que  nous  espérons  (i)/  Nous  disons 
donc  à  tous  ceux  qui  sont  chargés  du  soin  éga- 
lement pénible  et  honorable  (félever  la  jeunesse  : 
Plantez  et  arrosez,  dans  la  ferme  espérance  que 
le  Seigneur,  secondant  votre  travail,  donnera 
l'accroissement;  insistez  à  temps  et  à  contre- 
temps^ selon  le  conseil  du  même  apôtre;  usez  de 
réprimande,  d'exhortation^  de  paroles  sévères  ^ 

(i)  «  Erudiens  nos,  ut,  abncgantes  inipietatcra  et  sœcu- 
«  laria  desideria  ,  sobriè  ,  et  juste,  et  piè  vivamus  in  hoo 
«  SiTCulo,  expectantesbeatam  speni.  Il  Tit.  c.  II ,  V.  12,  i3. 


l66  MAISDEMENT. 

sans  perdre  patience  et  sans  cesser  d instruire  (i).' 
Sur-tout, 'joignez  l'exemple  à  l'instruction:  1  in- 
struction sans  lexemple  est  un  opprobre  pour 
celui  (pii  la  donne ,  et  un  sujet  de  scandale  pour 
celui  qui  la  reçoit.  Que  le  pieux  et  charitable 
Tobie  soit  votre  modèle  :  Recommandez  a^'ec 
soin  à  vos  enfants  de  faire  des  œuvres  de  justice 
et  des  aumônes,  de  se  souvenir  de  Dieu  ,  et  de  le 
bénir  en  tout  temps  dans  la  'vérité  et  de  toutes  leurs 
forces {i) ;  et  votre  postérité,  comme  celle  de  ce 
saint  patriarche  ,  sera  aimée  de  Dieu  et  des  hom- 
mes (3). 

XXV.  Mais  en  quel  temps  l'éducation  doit- 
elle  commencer?  Dès  les  premiers  rayons  de 
l'intelligence  :  et  ces  rayons  sont  quelquefois 
prématurés.  Formez  Venfant  à  l'entrée  de  sa 
'voie ,  dit  le  Sage  ,  dans  sa  vieillesse  même  il 
ne  s'en  écartera  point  (4).  Tel  est   en  elïet  le 

(i)  (i  Insta  opportune,  importuné;  argue,  obseci'a  , 
((  increpa  in  omnl  patientia  et  doctrina.  »  H.  Tiuiot.  c.  iv  , 
V.  I ,  a. 

{p.)  «Filiis  vestris  mandate  ut  faciant  justitias  et  elee- 
«  mosynas  ,  ut  sint  memores  Dei  et  benedicant  eum  in 
((omni  tempore,  in  veritate  et  in  tota  virtute  sua.»  Tob. 

c.  XIV,  V.    I  1. 

(3)  «Omnis  autem  cognatio  ejus,  et  omnis  generatio 
«ejus  in  bona  vita  et  in  sancta  convcrsatione  permansit, 
«  ita  ut  accopti  cssent  tam  Deo  quàm  bominibus  et  cunctis 
«  babitatoribus  in  terra.  »  Ibid.  v.  \'j. 

(4)  "  Adob^sccns  juxta  viam  suani ,  etiam  cùm  senuerit 
«non  recedotab  ea.  »  Prov.  c.  xxii,  v.  6. 


MANDEMENT.  167 

cours  ordinaire  de  la  vie  humaine  ;  au  milieu  du 
délire  des  passions  et  dans  le  sein  du  libertinage , 
les  principes  d'une  éducation  chrétienne  sont 
une  lumière  qui  se  ranime  par  intervalle  pour 
découvrir  au  pécheur  toute  Thorreur  de  Tabyme 
où  il  est  plongé  et  lui  en  montrer  les  issues. 
Combien  encore  une  fois  qui,  après  les  écarts 
d'une  jeunesse  licencieuse,  sont  rentrés, par  lini- 
pression  de  cette  lumière ,  dans  les  routes  de  la 
sagesse,  et  ont  honoré  par  des  vertus  tardives  , 
mais  sincères  ;  lliumanité  ,  la  patrie  et  la  reli- 
gion ! 

XXVI.  Il  nous  reste ,  en  finissant ,  M.  T.  G.  F. , 
à  vous  conjurer  par  les  entrailles  de  la  miséri- 
corde de  Dieu  de  vous  attacher  inviolablement 
à  cette  religion  sainte  dans  laquelle  vous  avez 
eu  le  bonheur  tlêtre  élevés,  de  vous  soutenir 
contre  le  débordement  d'une  philosophie  insen- 
sée, qui  ne  se  propose  rien  moins  que  d'envahir 
l'héritage  de  Jesus-Gbrist ,  de  rendre  ses  pro- 
messes vaines,  et  de  le  mettre  au  rang  de  ces 
fondateurs  de  religion  dont  la  doctrine  frivole 
ou  pernicieuse  a  prouvé  l'imposture.  La  foi  n'est 
méprisée,, abandonnée  ,  insultée,  que  par  ceux 
qui  ne  la  connoissent  pas,  ou  dont  elle  gêne  les 
désordres.  Mais  les  poites  de  fenlér  ne  prévau- 
dront jamais  contre  elle.  L'éfiUse  chrétienne  et 
catholique  est  le  commencement  de  l'enqure 
éternel  de  Jésus-Christ.  lUen  de  plus  jort  qii  elle  y 
s'écrie  salut  Jean  Damascène  \  cat  un  rocker  qua 


l68  MANDEMENT. 

les  flots  ne  renversent  point  ;  c'est  une  montagne 
que  rien  ne  peut  détruire  (i). 

XXVII,  A  ces  causes  ,  vu  le  livre  qui  a  pour 
titre  ,  Emile  ou  de  V éducation  ^  par  J.  J.  Rous- 
seau ,  citoyen  de  Genève ,  à  Amsterdam  ,  chez 
Jean  Néaulme^  libraire  ^  1762;  après  avoir  pris 
l'avis  (le  plusieurs  personnes  distinfjuées  par 
leur  piété  et  par  leur  savoir,  le  saint  nom  de 
Dieu  invoqué  ,  nous  condamnons  ledit  livre 
comme  contenant  une  doctrine  abominal)lc  , 
propre  à  renverser  la  loi  naturelle  et  à  détruire 
les  fondements  de  la  relif^ion  chrétienne ,  éta- 
blissant des  maximes  contraires  à  la  morale 
évangélique  ;  tendant  à  troubler  la  paix  des 
états  ,  à  révolter  les  sujets  contre  1  autorité  de 
leur  souverain  ;  comme  contenant  un  très  ^rand 
nombre  de  propositions  respectivement  fausses, 
scan'laleuses  ,  pleines  de  haine  contre  1  é(^lise  et 
ses  miuistres,  dérojjeantes  au  respect  dû  à  1  écri- 
ture sainte  et  à  la  tradition  de  1  é(^lise,  erronées, 
impies ,  blasphématoires  et  hérétiques.  En  con- 
séquence nous  défendons  très  expressément  à 
toutes  personnes  de  notre  diocèse  de  lire  ou  re- 
tenir ledit  livre  ,  sous  les  peines  de  droit.  Et  sera 
notre  présent  mandement  lu  nu  prône  des  nies- 
.ses  paroissiales  des  églises  de  la  ville,  faubourgs 

(1)  "Nihil  ecclesià  valcntius,  rnpp  fortior  est...  Semper 
(<vi{;et.  Cur  oam  scriptura  montcm  a|)pellavit?  utiquc 
it  quia  cverti  non  potest.  v  Damasc.  tom.  II,  |>ag,  4^2, 


MANDEMENT.  169 

et  diocèse  de  Paris,  publié  et  affiché  par -tout 
où  besoin  sera.  Donné  à  Paris ,  en  notre  palais 
archiépiscopal  ,  le  virifîftième  jour  d'août  mil 
sept  cent  soixante-deux. 

Signé  fCHRISTOPHE, 
archevêque  de  Parij. 

Par  Monseigneur, 

DE  h^  TOUCHE 


LETTRES 


ECRITES 


DE  LA  MONTAGNE. 


VITAM    IMPENDERE    A'ERO. 
Sacrifier  ma  vie  à  la  Terité. 


AVERTISSEMENT. 

i_^'EST  revenir  tard,  je  le  sens,  sur  un  sujet  trop  re- 
battu, et  déjà  presque  oublié.  Mon  état,  qui  ne  me 
permet  plus  aucun  travail  suivi ,  mon  aversion  pour 
le  genre  polémique ,  ont  causé  ma  lenteur  à  écrire  et 
ma  répugnance  à  publier.  Jaurois  même  tout-à-fait 
supprimé  ces  lettres,  ou  plutôt  je  ne  les  aurois  point 
écrites,  s'il  n'eût  été  question  que  de  moi;  mais  ma 
patrie  ne  m'est  pas  tellement  devenue  étrangère,  que 
je  puisse  voir  tranquillement  opprimer  ses  citovens, 
sur-tout  lorsqu'ils  nont  compromis  leurs  droits  qu'en 
défendant  ma  cause.  Je  serois  le  dernier  des  hommes, 
si,  dans  une  telle  occasion,  j'écoutois  un  sentiment  qui 
n'est  plus  ni  douceur  ni  patience,  mais  foiblesse  et  lâ- 
cheté, dans  celui  qu'il  empêche  de  reniplir  son  devoir. 
Rien  de  moins  important  pour  le  public ,  j'en  con- 
viens, que  la  matière  de  ces  lettres.  La  constitutien 
d'une  petite  république ,  le  sort  d'un  petit  particulier, 
l'exposé  de  quelques  injustices,  la  réfutation  de  quel- 
ques sophism  es;  tout  cela  n'a  rien  en  soi  d'assez  con- 
sidérable pour  mériter  beaucoup  de  lecteurs  :  mais  si 
mes  sujets  sont  petits,  mes  objets  sont  grands,  et  dignes 
de  l'attention  de  tout  honnête  homme.  Laissons  Ge- 
nève à  sa  place,  et  Rousseau  dans  sa  dépression  ;  mais 
la  religion,  mais  la  liberté,  la  justice!  voilà,  qui  que 
vous  soyez,  ce  qui  n'est  pas  au-dessous  de  vous. 


174  PRÉFxVCE. 

Qu'on  ne  cherche  pas  même  ici  dans  le  style  le  dé 
dommagement  de  l'aindité  de  la  matière.  Ceux  que 
quelques  traits  heureux  de  ma  plume  ont  si  fort  irrités 
trouveront  de  quoi  s'apaiser  dans  ces  lettres.  L'hon- 
neur de  détendre  un  opprimé  eût  enflammé  mon  cœur 
si  i'avois  parlé  pour  un  autre  :  réduit  au  triste  emploi 
de  me  défendre  moi-même,  j'ai  dû  me  borner  à  rai- 
sonner; m'échaufler  eût  été  m'avilir.  J'aurai  donc 
trouvé  grâce  en  ce  point  devant  ceux  qui  s'imaginent 
qu'il  est  essentiel  à  la  vérité  d'être  dite  froidement  ; 
opinion  que  pourtant  j'ai  peine  à  comprendre.  Lors- 
qu'une vive  persuasion  nous  anime,  le  moyen  d'em- 
plover  un  langage  glacé?  Quand  Archimcde,  tout 
transporté,  couroit  nu  dans  les  rues  de  Syracuse,  en 
avoit-il  moins  trouvé  la  vérité ,  parcequ'il  se  passion- 
noit  pour  elle?  Tout  au  contraire,  celui  qui  la  sent  ne 
peut  s'abstenir  de  l'adorer;  celui  qui  demeure  froid  ne 
l'a  pas  vue. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  prie  les  lecteurs  de  vouloir 
Lien  mettre  à  part  mon  l)eau  style,  et  d'examiner  seu- 
lement si  je  raisonne  bien  on  mal;  car  eniin,  de  cela 
seul  qu'un  auteur  s'exprime  en  bons  termes,  je  ne  vois 
pas  comment  il  peut  s'ensuivre  que  cet  auteur  ne  sait 
ce  qu'il  dit. 


LETTRES 


ÉCRITES 


DE  LA  MONTAGNE. 


PREMIERE  PARTIE. 


LETTRE  PREMIERE. 

Non,  monsieur ,  je  ne  vous  blâme  point  de  ne 
vous  êire  pas  joint  aux  représentants  pour  sou- 
tenir ma  cause.  Loin  (lavoir  approuvé  moi-même 
cette  démarche,  je  m'y  suis  opposé  de  tout  mon 
pouvoir,  et  mes  parents  s'en  sont  retirés  à  ma 
sollicitation.  Lon  sest  tu  quand  il  falloit  parler; 
on  a  parlé  cpiand  il  ne  rostoit  qu'à  se  taire  Je 
prévis  linutilité  des  représentations  ,  j'en  pres- 
sentis les  conséquences  :  je  jujjeai  que  leurs  sui- 
tes inévilahles  trouhloroient  le  repos  puhlic,  ou 
clianjjeroieiit  la  constitution  de  létat.  Lévcne- 
ment  a  trop  justifié  mes  craintes.  Vous  voilà 
réduits  à  l  alternative  qui  melfrayoit.  La  crise 
où  vous  êtes  c\i{ifc  une  autre  de  Ulcération  dont 
je  ne  suis  plus  iol)jct.  iSur  ce  qui  a  été  lait  vous 


176  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
demandez  ce  que  vous  devez  faire  :  vous  consi- 
dérez que  l'effet  de  ces  démarches ,  étant  relatif 
au  corps  de  la  bourgeoisie  ,  ne  retombera  pas 
moins  sur  ceux  qui  s'en  sont  abstenus  que  sur 
ceux  qui  les  ont  faites.  Ainsi ,  quels  qu  aient  été 
d'abord  les  divers  avis,  lintérêt  commun  doit 
ici  tout  réunir.  Vos  droits  réclamés  et  attaqués 
ne  peuvent  plus  demeurer  en  doute  ;  il  faut  qu  ils 
soient  reconnus  ou  anéantis,  et  c'est  leur  évi- 
dence qui  les  met  en  péril.  11  ne  failoit  pas  ap- 
procher le  flambeau  durant  l'orage;  mais  au- 
jourd  hui  le  feu  est  à  la  maison. 

Quoi(ju'il  ne  «agisse  pi  us  de  mes  intérêts,  mon 
honneur  me  rend  toujours  partie  dans  cette  af- 
faire; vous  le  savez  ,  et  vous  me  consultez  toute- 
fois comme  un  homme  neutre;  vous  supposez 
que  le  préjugé  ne  m'aveuglera  point ,  et  que  la 
passion  ne  me  rendra  point  injuste  :  je  lespère 
aussi,  mais, dans  des  circonstances  si  délicates, 
qui  peut  répondre  de  soi  ?  Je  sens  (ju  il  m'est 
impossible  de  in'oublier  dans  une  querelle  dont 
je  suis  le  sujet,  et  qui  a  mes  malheurs  pour 
première  cause.  Que  ferai-je  donc,  monsieur, 
pour  répondre  à  votre  confiance  et  justifier  vo- 
tre estime  autant  qu  il  est  en  moi;' Le  voici.  Dans 
la  juste  défiance  de  moi-même  ,  je  vous  dirai 
moins  mon  avis  que  mes  raisons:  vous  les  pèse- 
rez, vous  comparerez,  et  vous  choisirez.  Faites 
plus;  défiez-vous  toujours  ,  non  de  mes  inten- 
tions, Dieu  le  sait,  elles  sont  pures,  mais  démon 
jugement.  L'homme  le  plus  juste  ,  quand  il  est 


PREMIÈRE    PARTIE.  i-j-j 

ulcéré,  voit  rarement  les  choses  comme  elles 
sont.  Je  ne  veux  sûrement  pas  vous  tromper; 
mais  je  puis  me  tromper:  je  le  pourrois  en  toute 
autre  chose  ,  et  cela  doit  arriver  ici  plus  proha- 
Jjlement.  Tenez-vous  donc  sur  vos  pardes,  et 
quand  je  n'aurai  pas  dix  fois  raison  ne  me  lac- 
cordez  pas  une. 

Voilà,  monsieur,  la  précaution  que  vous  de- 
vez prendre,  et  voici  celle  que  je  veux  prendre  ï\ 
mon  tour.  Je  commencerai  par  vous  parler  de 
moi,  de  mes  griefs,  des  durs  procédés  de  vos 
magistrats  :  quand  cela  sera  fait  et  que  j'aurai 
bien  soulagé  mon  cœur ,  je  m'oublierai  moi- 
même;  je  vous  parlerai  de  vous,  de  votre  situa- 
tion ,  c'est-à-dire  de  la  république  ;  et  je  ne 
crois  pas  trop  présumer  de  moi,  si  j'espère,  au 
moyen  de  cet  arrangement,  traiter  avec  équité 
la  question  que  vous  me  faites. 

J'ai  été  outragé  d'une  manière  d'autant  plus 
cruelle  ,  que  je  me  flattois  d'avoir  bien  mérité  de 
la  patrie.  Si  ma  conduite  eût  eu  besoin  de  grâce, 
je  pouvois  raisonnablement  espérer  de  fobtenir. 
Cependant,  avec  un  empressement  sans  exem- 
ple ,  sans  avertissement ,  sans  citation ,  sans  exa- 
men ,  on  s'est  hâté  de  flétrir  mes  livres  :  on  a  fuit 
plus,  sans  égard  pour  mes  malheurs^  pour  mes 
maux,  pour  mon  état,  on  a  décrété  ma  per- 
soime  avec  la  même  précipitation,  l'on  ne  m'a 
pas  même  épargné  les  termes  qu'on  emploie 
pour,  les  malfaiteurs.  Ces  messieurs  n'ont  pas 
été  indulgents;  ont-ils  du  moins  été  justes?'  C'est 


178        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

ce  que  je  veux  rechercher  avec  vous.  Ne  vous 
effrayez  pas,  je  vous  prie,  de  retendue  que  je 
suis  forcé  de  donner  à  ces  lettres.  Dans  la  multi- 
tude de  questions  qui  se  présentent,  je  voudrois 
être  sohre  en  paroles  :  mais,  monsieur,  quoi 
qu'on  puisse  faire,  il  en  faut  pour  raisonner. 

Rassemhlons  d  abord  les  motifs  qu'ils  ont  don- 
nés de  cotte  procédure ,  non  dans  le  réquisitoire, 
non  dans  1  arrêt,  porté  dans  le  secret,  et  resté 
dans  les  ténèbres  (i),  mais  dans  les  réponses  du 
conseil  aux  représentations  des  citoyens  et  bour- 
geois, ou  plutôt  dans  les  Lettres  écrites  de  la 
campagne  ,  ouvrage  qui  leur  sert  de  manifeste  , 
et  dans  lequel  seul  ils  daignent  raisonner  avec 
vous. 

«  Mes  livres  sont,  disent-ils,  impies,  scanda- 
«  leux ,  téméraires,  pleins  de  blasphèmes  et  de 
«  calomnies  contre  la  religion.  Sous  l'apparence 
<f  des  doutes,  fauteur  y  a  rassemblé  tout  ce  qui 
M  peut  tendre  à  saper,  ébranler  et  détruire  les 

(i~>  Ma  famille  domanda  par  requête  commanication 
«le  cet  arrêt.  Voici  la  réponse. 

Du  -îb  juin  1762. 

a  En  conseil  ordinaire  ^  vu  la  présente  requête^  arrête' 
n  qu'il  n'y  a  Lieu  d'accorder  aux  suppliants  les  fins  d'icelle.  >» 

L  U  L  L  I N. 

L'arrêt  du  parlement  de  Paris  fut  imprimé  aussitôt  que 
rendu.  Imaginez  ce  que  c'est  qu'un  état  libre  où  l'on  tient 
cachés  de  pareils  décrets  contre  l'honneur  et  la  liberté 
des  citoyens. 


PREMIÈRE   PARTIE.  I-9 

"  principaux  fondements  de   ia    religion  chré- 
"  tienne  révélée. 

"  Ils  attaquent  tous  les  gouvernements. 

"  Ces  livres  sont  d'autant  plus  dangereux  et 
«  répréhensihles,  qu'ils  sont  écrits  en  françois  du 
"  style  Je  plus  séducteur,  qu'ils  paroissent  sous 
«  le  nom  et  la  qualification  d'un  citoyen  de  Ge- 
«  néve,  et  que,  selon  lintention  de  l'auteur,  l'É- 
«  mile  doit  servir  de  guide  aux  pères,  aux  mères, 
"  aux  précepteurs. 

"  En  jugeant  ces  livres,  il  n'a  pas  été  possible 
«  au  conseil  de  ne  jeter  aucun  regard  sur  celui 
«  qui  en  étoit  présumé  l'auteur.  » 

Au  reste,  le  décret  porté  contre  moi  n'est, 
continuent-ils,  "  ni  un  jugement,  ni  une  sen- 
«tence,  mais  un  simple  appointement  provi- 
«  soire,  qui  laissoit  dans  leur  entier  mes  excep- 
"  tions  et  défenses ,  et  qui ,  dans  le  cas  prévu , 
«  servoit  de  préparatoire  à  la  procédure  pre- 
«  scrite  par  les  édits  et  par  l'ordonnance  ecclé- 
«  siastique.  » 

A  cela  ,  les  représentants  ,  sans  entrer  dans 
l'examen  de  la  doctrine,  objectèrent  :  '<  f[ue  le 
«  conseil  avoit  jugé  sans  formalités  préliminai- 
«  res  ;  que  l'article  LXXXVIII  de  lordonnance 
«  ecclésiastique  avoit  été  violé  dans  ce  jugement; 
"que  la  procédure  faite  en  i562  contre  Jean 
«  Morelli  à  forme  de  cet  article  en  montroit 
«  clairement  l'usage  ,  et  donnoit  par  cet  exemple 
«  une  jurisprudence  qu'on  n  auroit  pas  dû.  mé- 
«  priser;  que  cette  nouvelle  manière  de  proc«- 


l8o  LETTRES  ECRITES  DE  LA  MONTAGNE. 
«  der  étoit  même  contraire  à  la  régie  du  droit 
.'  naturel  admise  chez  tous  les  peuples,  laquelle 
«  exige  que  nul  ne  soit  condamné  sans  avoir 
«  été  entendu  dans  ses  défenses;  qu'on  ne  peut 
«  flétrir  un  ouvrage  sans  flétrir  en  même  temps 
«  l'auteur  dont  il  porte  le  nom  ;  qu  on  ne  voit 
«  pas  quelles  exceptions  et  défenses  il  reste  à  un 
»>  homme  déclaré  impie,  téméraire,  scandaleux 
«  dans  ses  écrits,  et  après  la  sentence  rendue  et 
«  exécutée  contre  ces  mêmes  cents,  puisque  les 
«  choses  nétant  point  susceptibles  d  infamie  , 
"  celle  qui  résulte  de  la  combustion  d  un  livre 
«  par  la  main  du  bourrau  rejaillit  nécessaire- 
«  ment  sur  Fauteur  :  d  où  il  suit  qu  on  na  pu 
«  enlever  à  un  citoyen  le  bien  le  plus  précieux, 
«  l'honneur;  qu'on  ne  pou  voit  détruire  sa  répu- 
«  tation ,  son  état,  sans  commencer  par  l'enten- 
«  dre;  que  les  ouvrages  condamnés  cl  flétris  nié- 
"  ritoicnt  du  moins  autant  de  su[)poi  t  et  de  to- 
«  lérance  que  divers  autres  écrits  oii  Ion  fait  de 
«  cruelles  satires  sur  la  religion  ,  et  qui  ont  été 
«  répandus  et  mêtne  imprimés  dans  la  ville  ; 
«  qu'enfin  ,  par  rapport  aux  gouvernements  ,  il 
«  a  toujours  été  permis  dans  Genève  de  raison- 
«  ner  librement  sur  cette  matière  générale;  qu'on 
«'  n'y  défend  aucun  livre  qui  en  traite  ;  qu  on 
«  ny  flétrit  aucun  auteur  pour  en  avoir  traité, 
«  quel  que  soit  son  sentiment;  et  (jue  ,  loin  d'at- 
K  taquer  le  gouvernement  de  la  répu'nlique  en 
if  particulier ,  je  ne  laisse  échapper  aucune  occa- 
«  sien  de  ri  faire  l'éloge.  » 


PREMIÈRE    PARTIE.  l8l 

A  ces  objections  il  fut  répliqué  de  la  part  du 
conseil ,  «  que  ce  n'est  point  manquer  à  la  refile 
«  qui  veut  que  nul  ne  soit  condamné  sans  Ten- 
«  tendre,  que  de  condamner  un  livre  après  en 
«  avoir  pris  lecture  et  Tavoir  examiné  sulfisam- 
«  ment;  que  Tarticle  LXXXVTII  des  ordonnances 
«  n'est  applicable  qu  à  un  liomme  qui  dogmatise, 
«  et  non  à  un  livre  destructif  de  la  religion  chré- 
«  tienne;  qu'il  n  est  pas  vrai  que  la  flétrissure 
«  d  un  ouvrage  se  communique  à  l'auteur ,  le- 
«  quel  peut  n  avoir  été  qu  imprudent  ou  mal- 
«  adroit;  qu'à  1  égard  des  ouvrages  scandaleux, 
"  tolérés  ou  même  imprimés  dans  Genève ,  il 
«  n'est  pas  raisonnable  de  prétondre  que ,  pour 
.(  avoir  dissimulé  quelquefois,  un  gouvernement 
«  soit  obligé  de  dissimuler  toujours;  que  d'ail- 
'<  leurs  les  livres  où  l'on  ne  fait  que  tourner  en 
"  ridicule  la  religion  ne  sont  pas  à  beaucoup  près 
«  aussi  punissables  que  ceux  oii  sans  détour  on 
«  l'attaque  par  le  raisonnement;  qu'enfin  ce  que 
'<  le  conseil  doit  au  maintien  de  la  religion  chré- 
«  tienne  dans  sa  pureté,  au  bien  public,  aux 
'<  lois,  et  h  riionneur  du  gouvernement,  lui  ayant 
«  fait  porter  cette  sentence,  ne  lui  permet  ni  de 
'<  la  cbanger  ni  de  l'afFoiblir.  " 

Ce  ne  sont  pas  là  toutes  les  raisons,  objec- 
tions et  réponses  qui  ont  été  alléguées  de  part 
et  d'autre,  mais  ce  sont  les  principales,  et  elles 
suffisent  pour  établir  par  rapport  à  moi  laques- 
lion  de  fait  et  de  droit. 

Cependant  comme  l'objet,  ainsi  présenté,  d^- 


l82        LETTRES  ÉCIUTES  DE   LA  MONTAGNE. 

meure  encore  un  peu  vaffue,  je  vais  tâcher  de  le 
fixer  avec  plus  de  précision,  de  peur  que  vous 
n'étendiez  ma  défense  à  la  partie  de  cet  objet 
que  je  n'y  veux  pas  embrasser. 

Je  suis  homme  ,  et  j'ai  fait  des  livres  ;  j'ai  donc 
fait  aussi  des  erreurs  (i).  J  en  aperçois  moi- 
même  en  assez  grand  nombre  :  je  ne  doute  pas 
que  dautres  n en  voient  beaucoup  davantage,  et 
qu'il  n'y  en  ait  bien  phis  encore  que  ni  moi  ni 
d'autres  ne  voyons  point.  Si  l  on  ne  dit  que  cela , 
j'y  souscris. 

Mais  quel  auteur  n'est  pas  dans  le  même  cas, 
ou  s'ose  flatter  de  n'y  pas  être?  Là-dessus  donc 
point  de  dispute.  Si  l'on  me  réfute  et  qu  on  ait 
raison,  l'erreur  est  corrigée,  et  je  me  tais.  Si 
l'on  me  réfute  et  qu'on  ait  tort,  je  me  tais  en- 
core :  dois-je  répondre  du  fait  d autrui?  En  tout 
état  de  cause,  après  avoir  entendu  les  deux  par- 
ties ,  le  public  est  juge  ;  il  prononce,  ie  livre 
triomphe  ou  tombe,  et  le  procès  est  fini. 

IjCS  erreiu's  des  auteurs  sont  souvent  fort  in- 
différentes ;  mais  il  en  est  aussi  de  dommagea- 
bles ,  même  contre  l'intention  de  ccUii  qui  les 

(i^  Exceptons,  si  l'on  veut ,  les  livres  de  {>i'.oniétrie  et 
leurs  auteurs.  Encore,  s'il  n'y  a  point  d'erreurs  diuis  les 
propositions  mêmes,  qui  nous  assurera  qu'il  n'y  en  ait 
j)(>inl  dans  l'ordre  de  déduction  ,  dans  le  clioix,  dans  la 
méthode?  Kiulidc  démontre  ,  cl  parvient  à  scjn  but  ;  mais 
quel  chemin  prend-il  ?  combien  n'erre-t-il  pas  dans  sa 
roule?  La  science  a  beau  être  infaillible,  l'homme  qui  la 
cultive  se  trompe  souvent. 


PREMIÈRE   PARTIE.  l83 

commet.  On  peut  se  tromper  au  préjudice  du 
public  comme  au  sien  propre  ;  on  peut  nuire 
innocemment.  Les  controverses  sur  les  matières 
de  jurisprudence,  de  morale,  de  religion,  tom- 
bent fréquemment  dans  ce  cas.  Nécessairement 
un  des  deux  disputants  se  trompe  ,  et  l'erreur 
sur  ces  matières  important  toujours  devient 
faute;  cependant  on  ne  la  punit  pas  quand  on 
la  présume  involontaire.  Un  homme  n'est  pas 
coupable  pour  nuire  en  voulant  servir;  et  si  Ton 
poursuivoit  criminellement  un  auteur  pour  des 
fautes  d'ignorance  ou  d  inadvertance ,  pour  de 
mauvaises  maximes  qu'on  pourroit  tirer  de  ses 
écrits  très  conséquemment,  mais  contre  son  gré, 
quel  écrivain  pourroit  se  mettre  à  labri  des 
poursuites?  11  faudroit  être  inspiré  du  Saint- 
Esprit  pour  se  faire  auteur,  et  n avoir  que  des 
gens  inspirés  du  Saint-Esprit  pour  juges. 

Si  l'on  ne  m'impute  que  de  pareilles  fautes, 
je  ne  m'en  défends  pas  plus  que  des  simples 
erreurs.  Je  ne  puis  affirmer  nen  avoir  point 
commis  de  telles  ,  parceque  je  ne  suis  pas  un 
ange;  mais  ces  fautes  qu'on  prétend  trouver  dans 
mes  écrits  peuvent  fort  bien  n'y  pas  être,  par- 
ceque ceux  qui  les  y  trouvent  ne  sont  pas  des 
anges  non  plus.  Hommes  et  sujets  à  l'erreur 
ainsi  que  moi ,  sur  quoi  prétendent-ils  que  leur 
raison  soit  l'arbitre  de  la  mienne  ,  et  que  je  sois 
punissable  pour  n'avoir  pas  pensé  comme  eux  i' 

Le  public  est  donc  aussi  le  juge  de  sembla- 
bles fautes  ;  son  blâme  en  est  le  seul  châtiment. 


l84        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGÎSE. 

?siii  ne  peut  se  soustraire  à  ce  juffe  ;  et  quant  à 
moi  je  n'en  appelle  pas.  Il  est  vrai  que  si  le  ma- 
gistrat trouve  ces  lautes  nuisibles,  il  peut  dé- 
fendre le  livre  qui  les  contient;  mais  ,  je  le  ré- 
pète, il  ne  peut  punir  pour  cela  l'auteur  qui  les 
a  commises,  puisque  ce  seroit  punir  un  délit 
qui  peut  être  involontaire,  et  quon  ne  doit  pu- 
nir dans  le  mal  que  la  volonté.  Ainsi  ce  nest 
point  encore  là  ce  dont  il  s\'i{]it. 

Mais  il  y  a  bien  de  la  diUérence  entre  un  livre 
qui  contient  des  erreurs  nuisibles  et  un  livre 
pernicieux.  Des  principes  établis,  la  cliaîne  d'un 
raisonnement  suivi,  des  conséquences  déduites, 
manilcstent  liutention  de  1  auteur;  et  cette  in- 
tention, dépendant  de  sa  volonté,  rentre  sous 
la  juridiction  des  lois.  Si  cette  intention  est 
évidemment  mauvaise,  ce  nest  plus  erreur  ni 
faute,  cest  crime;  ici  tout  change.  11  ne  s  agit 
plus  dune  dispute  littéraire  dont  le  public  juge 
selon  la  raison ,  mais  d'un  procès  criminel  qui 
doit  être  jugé  dans  les  tribunaux  selon  toute  la 
rigueur  des  lois;  telle  est  la  position  critique  ou 
m  ont  mis  des  magistrats  qui  se  disent  justes,  et 
des  écrivains  zélés  qui  les  trouvent  trop  clé- 
ments. Sitôt  qu'on  m'apprête  des  prisons  ,  des 
})Ourreaux  ,  des  chaînes  ,  quiconque  m  accuse 
est  un  délateur;  il  sait  (pi  il  n'attaque  pas  seu- 
lement lauKiM',  mais  Ihomme;  il  sait  que  ce 
qu'il  écrit  peut  in  Huer  sur  mon  sort  (i)  :  ce  n'est 

(i)  Il  y  .1  quelques  années  qu'à  la  première  apparition 


PREMIÈRE    PARTIE.  l85 

plus  à  ma  seule  réputation  qu'il  en  veut,  c'est  à 
mon  honneur,  à  ma  li])crlé,  à  ma  vie. 

Ceci,  monsieur,  nous  ramène  tout  d'un  coup 
à  l'état  de  la  question  dont  il  me  paroît  que  le 
public  s'écarte.  Si  j'ai  écrit  des  choses  répréhen- 
sihles  ,  on  peut  m'en  blâmer,  on  peut  supprimer 
le  livre.  Mais,  pour  le  flétrir  ,  pour  m  attaquer 
personnellement ,  il  faut  plus  ;  la  faute  ne  suffit 
pas,  il  faut  un  délit,  un  crime;  il  faut  que  j'aie 
écrit  à  mauvaise  intention  un  livre  pernicieux, 
et  que  cela  soit  prouvé,  non  comme  un  auteur 
prouve  qu'un  autre  auteur  se  trompe,  mais  com- 
me un  accusateur  doit  convaincre  devant  le  jujTje 
l'accusé.  Pour  être  traité  comme  un  malfaiteur, 
il  faut  que  je  sois  convaincu  de  l'être.  C'est  la 
première  question  qu'il  s'a.f^it  d'examiner.  La  se- 
conde, en  supposant  le  délit  constaté,  est  d'en 

d'un  livre  célèbre  je  résolus  d'en  attaquer  les  principes 
que  je  trouvois  danf^ereux.  J'exécutois  cette  entreprise 
quand  j'appris  que  l'auteur  étoit  poursuivi.  A  l'instant  je 
jetai  mes  feuilles  au  feu  ,  JMf;eant  qu'aucun  devoir  ne 
pouvoit  autoriser  la  bassesse  de  s'unira  la  foule  pour  ac- 
cabler un  bomnic  d'bonneur  opprimé.  Quand  tout  fut  pa- 
cifié ,  j'eus  occasion  de  dire  mon  sentiment  sur  le  même 
sujet  dans  d'autres  érrits;  mais  je  l'ai  dit  sans  nommer 
le  livre  ni  l'auteur.  J'ai  cru  devoir  ajouter  ce  respect 
pour  son  malheur  à  l'estime  que  j'eus  toujours  pour  sa 
personne.  Je  ne  crois  point  que  cette  façon  de  penser 
me  soit  particulière;  elle  est  connniuie  à  tous  les  honnê- 
tes rens.  Sitôt  qu'une  affaire  est  portée  au  criminel,  ils 
doivent  se  taire,  à  moins  qu'ils  ne  soient  appeh's  pour 
témoigner. 


l86        LETTRES  ÉCRITES  DE   LA  MONTAGNE. 

fixer  la  nature  ,  le  lieu  où  il  a  été  commis ,  le 
tribunal  qui  doit  en  jug^cr,  la  loi  qui  le  con- 
damne et  la  peine  qui  doit  le  punir.  Ces  deux 
questions  une  fois  résolues  décideront  si  j'ai  été 
traité  justement  ou  non. 

Pour  savoir  si  j  ai  écrit  des  livres  pernicieux  , 
il  faut  en  examiner  les  principes,  et  voir  ce  quil 
en  résulteroit  si  ces  principes  étoient  admis. 
Comme  i  ai  traité  beaucoup  de  matières  ,  je  dois 
me  restreindre  à  celles  sur  les(juclles  je  suis  pour- 
suivi, savoir,  la  religion  et  le  gouvernement. 
Commençons  par  le  premier  article,  à  l'exemple 
des  juges  qui  ne  se  sont  pas  expliqués  sur  le 
second. 

On  trouve  dans  lEmile  la  profession  de  foi 
d'un  prêtre  catholique  ,  et  dans  l'Héloïse  celle 
d'une  iemme  dévote.  Ces  deux  pièces  s'accordent 
assez  [>nur  qu  on  puisse  expliquer  lune  par  1  au- 
tre ,  et  de  cet  accord  on  peut  présumer  avec 
quelque  vraisemblance  que  si  lauteur  qui  a  pu- 
blié les  livres  ou  elles  sont  contenues  ne  les 
adopte  pas  en  entier  lune  et  l'autre,  du  moins 
il  les  favorise  beaucoup.  De  ces  deux  professions 
de  foi ,  la  première  étant  la  plus  étendue  et  la 
seule  où  l'on  ait  trouvé  le  corps  du  délit ,  doit 
être  examinée  par  préférence. 

Cet  examen  ,  pour  aller  à  son  but,  rend  en- 
core un  éclaircissement  nécessaire.  Car,  remar- 
quez bien  qu'éclaircir  et  distinguer  les  proposi- 
tions que  brouillent  et  confondent  mes  accusa- 
teurs, c'est  leur  répondre.  Comme  ils  disputent 


PREMIÈRE    PARTIE.  187 

contre  révidence ,  quand  la  question  est  bien 
2:>osce  ils  sont  réfutés. 

Je  distingue  dans  la  religion  deux  parties ,  ou- 
tre la  forme  du  culte  qui  n'est  qu'un  cérémo- 
nial. Ces  deux  parties  sont  le  dogme  et  la  mo 
raie.  Je  divise  les  dogmes  encore  en  deux  par- 
ties; savoir,  celle  qui,  posant  les  principes  de 
nos  devoirs ,  sert  de  base  à  la  morale ,  et  celle 
qui ,  purement  de  foi ,  ne  contient  que  des  dog- 
mes spéculatifs. 

De  cette  division ,  qui  me  paroît  exacte  ,  ré- 
sulte celle  des  sentiments  sur  la  religion  ,  d'une 
part  en  vrais,  faux  ou  douteux,  et  de  l'autre  en 
bons,  mauvais  ou  indifférents. 

Le  jugement  des  premiers  appartient  à  la  rai- 
son seule;  et  si  les  théologiens  s  en  sont  empa- 
rés, c'est  comme  raisonneurs,  c'est  comme  pro- 
fesseurs de  la  science  par  laquelle  on  parvient 
à  la  connoissance  du  vrai  et  du  faux  en  matière 
de  foi.  Si  l'erreur  en  celte  partie  est  nuisible , 
c'est  seulement  à  ceux  qui  errent ,  et  c'est  seule- 
ment un  préjudice  pour  la  vie  à  venir,  sur  la- 
({uelle  les  tribunaux  humains  ne  peuvent  éten- 
dre leur  compétence.  Lorsqu'ils  connoissent  de 
cette  matière  ,  ce  n'est  plus  comme  juges  du 
vrai  et  du  faux,  mais  comme  ministres  des  lois 
civiles  qui  règlent  la  forme  extérieure  du  culte  : 
il  ne  s'agit  pas  encore  ici  de  celte  partie;  il  en 
sera  traité  ci-après. 

Quant  à  la  partie  de  la  reli;'/i<)n  qui  regarde 
la  morale,  c  est-à-dire  la  justice,  le  bien  public, 


l88        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

l'obéissance  aux  lois  naturelles  et  positives ,  les 
vertus  sociales  et  tous  les  devoirs  de  Ihomme 
et  du  citoyen,  il  appartient  au  {gouvernement 
den  connoître  :  c est  en  ce  point  seul  que  la  re- 
lifjion  rentre  directement  sous  sa  juridiction  ,  et 
quil  doit  bannir,  non  Terreur  dont  il  nest  pas 
juge,  mais  tout  sentiment  nuisible  qui  tend  à 
couper  le  nœud  social. 

Voilà,  monsieur,  la  distinction  que  vous  avez 
à  faire  pour  juger  de  cette  pièce,  portée  au  tri- 
bunal, non  des  prêtres,  mais  des  magistrats.  J  a- 
voue  qu'elle  n'est  pas  toute  affirmative.  On  y  voit 
des  objections  et  des  doutes.  Posons ,  ce  qui  n'est 
pas,  que  ces  doutes  soient  des  négations.  INIais 
elle  est  affirmative  dans  sa  plus  grande  partie; 
elle  est  affirmative  et  démonstrative  sur  tous  les 
points  fondamentaux  de  la  religion  civile;  elle 
est  tellement  décisive  sur  tout  ce  qui  tient  à  la 
providence  éternelle,  à  l'amour  du  procliain,  à 
la  justice,  à  la  paix,  au  bonheur  des  hommes, 
aux  lois  de  la  société,  à  toutes  les  vertus,  que 
les  objections  ,  les  doutes  même ,  y  ont  pour 
objet  quelque  avantage;  et  je  défie  qu'on  m'y 
montre  un  seul  j)oint  de  doctrine  attaqué  que 
je  ne  prouve  être  nusible  aux  hommes  ou  par 
lui-même  ou  par  ses  inévitables  effets. 

La  religion  est  utile  et  même  nécessaire  aux 
peuples.  Cela  n'est-il  pas  dit,  soutenu,  prouvé 
dans  ce  même  écrit:'  Loin  d'attatjucr  les  vrais 
principes  de  la  religion,  fauteur  les  pose,  les  af- 
fermit de  tout  son  pouvoir;  ce  qu'il  attaque ,  ce 


PREMIÈRE   PARTIE.  189 

qu'il  combat,  ce  qu'il  doit  combattre  ,  c'est  le  fa- 
natisme aveugle,  la  superstition  cruelle,  le  stu- 
pide  préjufjé.  Mais  il  faut,  disent-ils,  respecter 
tout  cela.  Mais  pourquoi?  Parceque  c'est  ainsi 
qu'on  mène  les  peuples.  Oui,  c'est  ainsi  qu'on 
les  mène  à  leur  perte.  La  superstition  est  le  plus 
terrible  fléau  du  genre  humain;  elle  abrutit  les 
simples,  elle  persécute  les  sages,  elle  enchaîne 
les  nations ,  elle  fait  par-tout  cent  maux  effroya- 
bles :  quel  bien  fait-elle?  aucun;  si  elle  en  fait, 
cest  aux  tyrans;  elle  est  leur  arme  la  plus  ter- 
rible ,  et  cela  même  est  le  plus  grand  mal  qu'elle 
ait  jamais  fait. 

Ils  disent  qu'en  attaquant  la  superstition  je 
veux  détruire  la  religion  même  :  comment  le 
I  savent -ils?  Pourquoi  confondent-ils  ces  deux 
causes  que  je  distingue  avec  tant  de  soin?  Gom- 
ment ne  voient-ils  point  que  cette  imputation 
réfléchit  contre  eux  dans  toute  sa  force ,  et  que 
la  religion  n'a  point  d'ennemis  plus  terribles  que 
les  défenseurs  de  la  superstition?  Il  seroit  bien 
cruel  qu'il  fût  si  aisé  d'inculper  lintention  d  un 
homme,  quand  il  est  si  difflcile  de  la  justilier. 
Par  cela  même  qu'il  n'est  pas  prouvé  qu'elle  est 
mauvaise,  on  la  doit  juger  bonne  :  autrement 
qui  pourroit  être  à  Yahvi  des  jugements  arbi- 
traires de  ses  ennemis?  Quoi  !  leur  simple  affir- 
mation fait  preuve  de  ce  qu  ils  ne  peuvent  sa- 
voir ;  et  la  mienne,  jointe  à  toute  n>a  conduite  , 
n établit  point  mes  propres  sentiments?  Quel 
moyen  me  reste  donc  de  les  faire  connoître;'  Le 


igo        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

bien  que  je  sens  dans  mon  cœur,  je  ne  puis  le 
montrer ,  je  l'avoue  ;  mais  quel  est  Thomme  abo- 
minable qui  s'ose  vanter  d  y  voir  le  mal  qui  n'y 
fut  jamais ^^ 

Plus  on  seroit  coupable  de  prêcbcr  lirrcli- 
gion,  dit  très  bien  M.  d'Alenibert,  plus  il  est  cri- 
minel d'en  accuser  ceux  qui  ne  la  prêcbent  pas 
en  effet.  Ceux  qui  jugent  publiquement  de  mon 
cbristianisme  montrent  seulement  l'espèce  du 
leur;  et  la  seule  cbose  qu'ils  ont  prouvée  est 
qu'eux  et  moi  n'avons  pas  la  même  religion. 
Voilà  précisément  ce  qui  les  fâcbe  :  on  sent  que 
le  mal  prétendu  les  aigrit  moins  que  le  bien 
même.  Ce  bien  qu'ils  sont  forcés  de  trouver  dans 
mes  écrits  les  dépite  et  les  gêne;  réduits  à  le 
tourner  en  mal  encore,  ils  sentent  qu'ils  se  dé- 
couvrent trop.  Combien  ils  seroient  plus  à  leur 
aise  si  ce  bien  n'y  étoit  pas  ! 

Quand  on  ne  me  juge  point  sur  ce  que  j'ai 
dit,  mais  sur  ce  qu'on  assure  que  j'ai  voulu  dire, 
quand  on  cbcrche  dans  mes  intentions  le  mal 
qui  n'est  pas  dans  mes  écrits,  (jue  puis-je  faire i' 
Ils  démentent  mes  discours  par  mes  pensées; 
quand  j'ai  dit  blanc,  ils  affirment  que  j'ai  voulu 
dire  noir;  ils  se  mettent  à  la  place  de  Dieu  pour 
faire  l'œuvre  du  diable  :  comment  dérober  ma 
tète  à  des  coups  portés  de  si  haut? 

Pour  prouver  que  l'auteur  n'a  point  eu  Ihor- 
rible  intention  (|u  ils  lui  prêtent,  je  ne  vois  qu'un 
moyen  ,  c'est  dcn  juger  sur  l'ouvrage.  Ah!  qu'on 
en  juge  ainsi,  j'y  consens;  mais  cette  tâche  «est 


PREMIÈRE    PARTIE.  IQl 

pas  la  mienne,  et  un  examen  suivi  sous  ce  point 
de  vue  seroit  de  ma  part  une  indignité.  Non 
monsieur,  il  n'y  a  ni  malheur  ni  flétrissure  qui 
puissent  me  réduire  à  cette  objection  Je  croirois 
outrager  Fauteur,  l'éditeur,  le  lecteur  même, 
par  une  justification  d'autant  plus  honteuse 
quelle  est  plus  Facile.  Cest  dégrader  la  vertu  que 
montrer  qu'elle  n'est  pas  un  crime,  cest  obscur- 
cir l'évidence  que  prouver  qu'elle  est  la  vérité. 
Non,  lisez  et  jugez  vous-même.  Malheur  à  vous, 
si,  durant  cette  lecture,  votre  cœur  ne  bénit  pas 
cent  fois  Fliomme  vertueux  et  Ferme  qui  ose  in- 
struire ainsi  les  humains! 

Elil  comment  me  résoudrois-je  à  justifier  cet 
ouvrage,  moi  qui  crois  effacer  par  lui  les  fautes 
de  ma  vie  entière,  moi  qui  mets  les  maux  qu'il 
m'attire  en  compensation  de  ceux  que  j'ai  Faits  , 
moi  qui ,  plein  de  confiance ,  espère  un  jour  dire 
au  juge  suprême  :  Daigne  jugei-  dans  ta  clémence 
un  homme  Foible;  j'ai  Fait  le  mal  sur  la  terre  , 
mais  j'ai  publié  cet  écrit? 

Mon  cher  monsieur ,  permettez  à  mon  cœur 
gonflé  d  exhaler  de  temps  en  temps  ses  soupirs  ; 
mais  soyez  sûr  que  dans  mes  discussions  je  ne 
mêlerai  ni  déclamations  ni  plaintes  :  je  n'y  met- 
trai pas  même  la  vivacité  de  mes  adversaires;  je 
raisonnerai  toujours  de  sang  Froid  Je  reviens 
donc. 

Tâchons  de  prendre  un  milieu  qui  vous  satis- 
Fasse  et  qui  ne  m'avilisse  pas.  Supposons  un  mo- 
ment la  profession  de  Foi  du  vicaire  adoptée  en 


192        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MOINTAGNE/ 
un  coin  du  monde  chrétien,  et  voyons  ce  qu'il 
en  résuiteroit  en  bien  et  en  mal.  Ce  ne  sera  ni 
l'attaquer  ni  la  déiendre;  ce  sera  la  ju[]fer  par 
ses  elïets. 

Je  vois  d'abord  les  choses  les  plus  nouvelles 
sans  aucune  apparence  de  nouveauté;  nul  chan- 
gement dans  le  culte,  et  de  grands  changements 
dans  les  cœurs,  des  conversions  sans  éclat,  de 
la  foi  sans  dispute,  du  /.èle  sans  fanatisme,  de 
la  raison  sans  impiété,  peu  de  dogmes  et  beau- 
coup de  vertus,  la  tolérance  du  philosophe  et  la 
charité  du  chrétien. 

Nos  prosélytes  auront  deux  règles  de  foi  qui 
n'en  font  qu'une:  la  raison  et  lévangile;  la  se- 
conde sera  d'autant  plus  immuable  (|u  elle  ne  se 
fondera  que  sur  la  première,  et  nullement  sur 
certains  faits,  lesquels,  ayant  besoin  d'être  at- 
testés, remettent  la  religion  sous  fautorité  des 
liomujes. 

Toute  la  diflérencc  quil  y  aura  deux  aux 
autres  chrétiens  est  (pie  ceux-ci  sont  des  gens 
qui  disputent  beaucoiq^  sur  l'évangile  sans  se 
soucier  de  le  prati([ucr,  au  lieu  que  nos  gens 
s'attacheront  beaucoup  à  la  pratique ,  et  ne  dis- 
puteront point. 

Quand  les  cinétiensdisputeiu^s  viendront  leur 
dire.  Vous  vous  dites  chréliens  sans  lètre,  car, 
pour  être  chrétiens,  il  faut  croire  en  Jésu.s-Christ, 
et  vous  n'y  croyez  point;  les  chrétiens  paisibles 
leiu-  répondront  :  "Nous  ne  savons  pas  bien  si 
>'  nous  croyons  en  Jésus-Christ  dans  votre  idée. 


PREMIÈRE    PARTIE.  igS 

n  parceque  nous  ne  1  entendons  pas;  mais  nous 
«  tâchons  d'observer  ce  qu'il  nous  prescrit.  Nous 
««sommes  chrétiens,  chacun  à  notre  manière, 
"  nous,  en  gardant  sa  parole,  et  vous,  en  croyant 
«  en  lui.  Sa  charité  veut  que  nous  soyons  tous 
«  frères  :  nous  la  suivons  en  vous  admettant 
«pour  tels;  pour  l'amour  de  lui  ne  nous  ôtez 
«  pas  un  titre  que  nous  honorons  de  toutes  nos 
«  forces  et  qui  nous  est  aussi  cher  qu  à  vous.  » 

Les  chrétiens  disputeurs  insisteront  sans  doute. 
En  vous  renommant  de  Jésus,  il  faudroit  nous 
dire  à  quel  titre.  Vous  gardez,  dites-vous,  sa  pa- 
role; mais  quelle  autorité  lui  donnez-vous?  Re- 
connoissez-vous  la  révélation?  ne  la  reconnois- 
sez-vous pas?  Admettez-vous  1  évangile  en  entier? 
ne  ladmettez-vous  qu'en  partie? Sur  quoi  fondez- 
vous  ces  distinctions?  Plaisants  chrétiens,  qui 
marchandent  avec  le  maître,  qui  choisissent  dans 
sa  doctrine  ce  qu  il  leur  plaît  d'admettre  et  de 
rejeter! 

A  cela  les  autres  diront  paisiblement  :  «  Mes 
«  frères,  nous  ne  marchandons  point;  car  notre 
«  foi  n'est  pas  un  commerce  :  vous  supposez  qu  il 
«  dépend  de  nous  d  admettre  ou  de  rejeter  comme 
«  il  nous  plaît;  mais  cela  n'est  pas,  et  notre  rai- 
«  son  n'obéit  point  à  notre  volonté.  Nous  aurions 
«  beau  vouloir  que  ce  qui  nous  paroît  faux  nous 
«<  parût  vrai,  il  nous  paroîtroit  faux  malgré  nous. 
«  Tout  ce  quidépend  de  nous  est  de  parler  selon 
«  notre  pensée  ou  contre  notre  pensée,  et  notre 
«  seul  crime  est  de  ne  vouloir  pas  vous  tromper. 

7.  i3 


194        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

"  Nous  reconnoissons  raiitorité  de  Jésus-Christ 
«  parceque  notre  intelligence  acquiesce  à  ses  pré- 
«  ceptes  et  nous  en  découvre  la  sublimité.  Elle 
«<  nous  dit  qu  il  convient  aux  hommes  de  suivre 
«  ces  préceptes,  mais  qu'il  étoit  au-dessus  deux 
<(  de  les  trouver.  Nous  admettons  la  révélation 
"  comme  émanée  de  l'esprit  de  Dieu  ,  sans  en 
<<  savoir  la  manière  ,  et  sans  nous  tourmenter 
"  pour  la  découvrir;  pourvu  que  nous  sachions 
"  que  Dieu  a  parlé ,  peu  nous  importe  d'expli(|uer 
«  comment  il  s'y  est  pris  pour  se  faire  entendre. 
"Ainsi,  reconnoissant  dans  l'évangile  l'autorité 
:  divine ,  nous  croyons  Jésus-Christ  revêtu  de 
«cette  autorité;  nous  reconnoissons  une  vertu 
«  plus  qu  humaine  dans  sa  conduite,  et  une  sa- 
it gesse  plus  qu  humaine  dans  ses  leçons.  Voilà 
«  ce  qui  est  bien  décidé  pour  nous.  Comment 
«  cela  s'est-il  fait?  Voilà  ce  qui  ne  l'est  pas;  cela 
«  nous  passe.  Cela  ne  vous  passe  pas,  vous;  à  la 
«  bonne  heure  ;  nous  vous  en  félicitons  de  tout 
M  notre  cœur.  Votre  raison  peut  être  supérieure 
«  à  la  nôtre  ;  mais  ce  n'est  pas  à  dire  qu'elle  doive 
i<  nous  servir  de  loi.  Nous  consentons  que  vous 
«  sachiez  tout;  souffrez  que  nous  ignorions  quel- 
«  que  chose. 

M  Vous  nous  demandez  si  nous  admettons  tout 
«  l'évangile.  Nous  admettons  tous  les  enseigne- 
«  ments  (jua  donnes  Jésus-Christ.  Ij  utilité,  la 
«  nécessité  de  la  plupart  de  ces  enseignements 
«  nous  frappe,  et  nous  tâchons  de  nous  y  cou- 
!v  former.   (Quelques   uns  ne   sont  pas  à  notre 


PREMIÈRE    PARTIE.  igS 

fi  portée;  ils  ont  été  donnes  sans  doute  pour  des 
«  esprits  plus  intelligents  que  nous.  Nous  ne 
«  croyons  point  avoir  atteint  les  limites  de  la 
«  raison  humaine ,  et  les  hommes  plus  pénétrants 
«  ont  besoin  de  préceptes  plus  élevés. 

«  Beaucoup  de  choses  dans  Tévangile  passent 
<'  notre  raison,  et  même  la  choquent;  nous  ne 
"  les  rejetons  pourtant  pas.  Convaincus  de  la 
«  foiblesse  de  notre  entendement,  nous  savons 
«  respecter  ce  que  nous  ne  pouvons  concevoir, 
«  quand  Tassocialion  de  ce  que  nous  concevons 
«  nous  le  fait  juger  supérieur  à  nos  lumières. 
«  Tout  ce  qui  nous  est  nécessaire  à  savoir  pour 
"être  saints  nous  paroît  clair  dans  l'évangile; 
«  qu'avons-nous  besoin  d'entendre  le  reste?  Sur 
«  ce  point  nous  demeurerons  ignorants ,  mais 
«  exempts  d erreur,  et  nous  n'en  serons  pas 
«  moins  gens  de  bien  ;  cette  humble  réserve  elle- 
"  même  est  l'esprit  de  l'évangile. 

«  Nous  ne  respectons  pas  précisément  ce  livre 
«  sacré  comme  livre,  mais  comme  la  parole  et 
«  la  vie  de  Jésus-Christ.  Le  caractère  de  vérité , 
«  de  sagesse  et  de  sainteté  qui  s'y  trouve,  nous 
«<  apprend  que  cette  histoire  n'a  pas  été  essen- 
"  liellement  altérée,  (i)  mais  il  n'est  pas  démon- 
«  tré  pour  nous  qu'elle  ne  Tait  point  été  du  tout. 

(i)  Où  en  seroient  les  simples  fidèles  ,  f>\  l'ou  ne  pou- 
voit  savoir  cela  que  par  des  discussions  de  critique,  ou 
par  rautorité  des  pasteurs?  De  quel  front  ose-t-(,)n  faire 
dépendre  la  foi  de  tant  de  science  ou  de  tant  de  soumi>;- 
sion  ? 


196  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 
Qui  sait  si  les  choses  que  nous  n'y  comprenons 
pas  ne  sont  point  des  fautes  glissées  dans  le 
texte?  Qui  sait  si  des  disciples  si  fort  inférieurs 
à  leur  maître  font  bien  compris  et  bien  rendu 
par-tout  ?  INous  ne  décidons  point  là-dessus  ; 
nous  ne  présumons  pas  même  ,  et  nous  ne 
vous  proposons  des  conjectures  que  parceque 
vous  l'exigez. 

«  Nous  pouvons  nous  tromper  dans  nos  idées, 
mais  vous  pouvez  aussi  vous  tromper  dans  les 
vôtres.  Pourquoi  ne  le  pourriez-vous  pas  étant 
hommes?  Vous  pouvez  avoir  autant  de  bonne- 
foi  que  nous  ,  mais  vous  n  en  sauriez  avoir  da- 
vantage :  vous  pouvez  être  plus  éclairés,  mais 
vous  n  êtes  pas  infaillibles.  Qui  jugera  donc 
entre  les  deux  partis  1'  Sera-ce  vous  ?  cela  n'est 
pas  juste.  Bien  moins  sera-ce  nous,  qui  nous 
défions  si  fort  de  nous-mêmes.  Laissons  donc 
cette  décision  au  Juge  commun  qui  nous  en- 
tend ;  et,  puis(jue  nous  sommes  daccord  sur 
les  régies  de  nos  devoirs  réciproques,  suppor- 
tez-nous sur  le  reste  comme  nous  vous  sup- 
portons. Soyons  honmies  de  paix,  soyons  frères; 
unissons-nous  dans  famour  de  notre  commun 
maître ,  dans  la  pratique  des  vertus  qu'il  nous 
prescrit.  Voilà  ce  qui  fait  le  vrai  chrétien. 

i<  Que  si  vous  vous  obstinez  à  nous  refuser  ce 
précieux  titre  après  avoir  tout  fait  pour  vivre 
fraternellement  avec  vous,  nous  nous  console- 
rons de  cette  injustice,  en  songeant  que  les 
mots  ne  sont  pas  les  choses,  que  les  premiers 


PREMIÈRE   PARTIE.  ig'j 

«  disciples  de  Jésus  ne  prenoient  point  le  nom 
«  de  chrétiens,  que  le  martyr  Etienne  ne  le  porta 
(jamais,  et  que,  quand  Paul  fut  converti  à  la 
«  foi  de  Christ ,  il  n'y  avoit  encore  aucuns  chré- 
'<  tiens  (i)  sur  la  terre.  » 

Croyez-vous,  monsieur,  qu'une  contr^p^erse 
ainsi  traitée  sera  fort  animée  et  fort  longue,  et 
quunc  des  parties  ne  sera  pas  hientôt  réduite 
au  silence  quand  l'autre  ne  voudra  point  dis- 
puter ? 

Si  nos  prosélytes  sont  maîtres  du  pays  où  ils 
vivent,  ils  établiront  une  forme  de  culte  aussi 
simple  que  leur  croyance  ,  et  la  religion  qui  ré- 
sultera de  tout  cela  sera  la  plus  utile  aux  hom- 
mes par  sa  simplicité  même.  Dégagée  de  tout  ce 
qu'ils  mettent  à  la  place  des  vertus ,  et ,  n'ayant 
ni  rites  superstitieux  ni  subtilités  dans  la  doc- 
trine, elle  ira  tout  entière  à  son  vrai  but,  qui 
est  la  pratique  de  nos  devoirs.  Les  mots  de  dévot 
et  à' orthodoxe  y  seront  sans  usage  ;  la  mono- 
tonie de  certains  sons  articulés  n'y  sera  pas  la 
piété;  il  n'y  aura  d impies  que  les  méchants,  ni 
de  fidèles  que  les  gens  de  bien. 

Cette  institution  une  fois  faite ,  tous  seront 
obligés  par  les  lois  de  s'y  soumettre ,  parcequ  elle 
n'est  point  fondée  sur  l'autorité  des  hommes, 
qu  elle  n'a  rien  qui  ne  soit  dans  Tordre  des  lumiè- 
res naturelles,  qu'elle  ne  contient  aucun  article 

(i)  Ce  nom  leur  fut  donné  quelques  années  après  à 
Antioche  pour  la  première  fois. 


igS        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MO^'TAGNE, 
qui  ne  se  rapporte  au  lîien  de  la  société ,  et  qu  elle 
n'est  mêlée  d'aucun  dogme  inutile  à  la  morale , 
d'aucun  point  de  pure  spéculation. 

Nos  prosélytes  seront-ils  intolérants  pour  cela-^ 
Au  contraire,  ils  seront  tolérants  par  principe; 
ils  léseront  plus  qu'on  ne  peut  l'être  dans  au- 
cune autre  doctrine,  puisqu'ils  admettront  tou- 
tes les  bonnes  religions  qui  ne  sadmettent  pas 
entre  elles,  c'est-à-dire  toutes  celles  qui,  ayant 
l'essentiel  qu'elles  négligent ,  font  l'essentiel  de  ce 
qui  ne  l'est  point.  En  s  attachant,  eux  ,  à  ce  seul 
essentiel,  ils  laisseront  les  autres  en  faire  à  leur 
grélaccessoire,  pourvuquils  ne  le  rejettent  pas  : 
ils  les  laisseront  expliquer  ce  qu  ils  n'expliquent 
point,  décider  ce  qu'ils  ne  décident  point.  Ils 
laisseront  à  chacun  ses  rites  ,  ses  formules  de  foi, 
sa  croyance;  ils  diront  :  Admettez  avec  nous  les 
principes  des  devoirs  de  Ihomme  et  du  citoyen  ; 
du  reste  ,  croyez  tout  ce  qu'il  vous  plaira.  Quant 
aux  religions  qui  sont  essentiellement  mau- 
vaises, qui  portent  l'homme  à  faire  le  mal,  ils 
ne  les  toléreront  point ,  parceque  cela  même  est 
contraire  à  la  véritable  tolérance,  qui  n'a  pour 
hut  que  la  paix  du  genre  humain.  Le  vrai  tolé- 
rant ne  tolère  point  le  crime,  il  ne  tolère  aucun 
dogme  qui  rende  les  hommes  méchants. 

Maintenant  supposons  ,  au  contraire  ,  que  nos 
prosélytes  soient  sous  la  domination  d'autrui  : 
comme  gens  de  paix,  ils  seront  soumis  aux  lois 
de  leurs  maîtres,  même  en  matière  de  religion  , 
à  moins  que  cette  religion  ne  fût  essentiellement 


PREMIÈRE   PARTIE.  199 

mauvaise;  car  alors,  sans  outrager  ceux  qui  la 
professent,  ils  refuseroient  de  la  professer.  Ils 
leur  diroient  :  Puisque  Dieu  nous  appelle  à  la 
servitude,  nous  voulons  être  de  bons  serviteurs, 
et  vos  sentiments  nous  einpêcheroient  de  l'être  : 
nous  connoissons  nos  devoirs,  nous  les  aimons, 
nous  rejetons  ce  qui  nous  en  détache  ;  c  est  afin 
de  vous  être  fidèles  que  nous  n'adoptons^  pas  la 
loi  de  1  iniquité. 

Mais  si  la  religion  du  pays  est  bonne  en  elle- 
même,  et  que  ce  qu'elle  a  de  mauvais  soit  seule- 
ment dans  des  interprétations  particulières,  ou 
dans  des  dogmes  purement  spéculatifs,  ils  s'at- 
tacheront à  l'essentiel,  et  toléreront  le  reste  , 
tant  par  respect  pour  les  lois  que  par  amour 
pour  la  paix.  Quand  ils  seront  appelés  à  déclarer 
expressément  leur  croyance ,  ils  le  feront,  parce- 
quil  ne  faut  point  mentir;  ils  diront  au  besoin 
leur  sentiment  avec  fermeté  ,  même  avec  force; 
ils  se  défendront  par  la  raison,  si  on  les  attaque. 
Du  reste,  ils  ne  disputeront  point  contre  leurs 
frères;  et,  sans  s  obstiner  à  vouloir  les  convain- 
cre, ils  leur  resteront  unis  par  la  charité  ,  ils  as- 
sisteront à  leurs  assemblées  ,  ils  adopteront  leurs 
formules,  et ,  ne  se  croyant  pas  plus  infaillibles 
qu eux  ,  ils  se  soumettront  à  lavis  du  plus  grand 
nombre  en  ce  qui  n  intéresse  pas  leur  conscience 
et  ne  leur  paroît  pas  importer  au  salut. 

Voilà  le  bien,  me  direz-vous  ;  voyons  le  mal. 
Il  sera  dit  on  peu  de  paroles.  Dieu  ne  sera  plus 
l'organe  de  la  méchanceté  des  hommes.  La  reli- 


20O  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
gion  ne  servira  plus  (rinstrument  à  la  tyrannie 
des  gens  déglise  et  à  la  vengeance  deS  usurpa- 
teurs; elle  ne  servira  plus  qu'à  rendre  les  croyants 
bons  et  justes:  ce  n'est  pas  là  le  compte  de  ceux 
qui  les  mènent;  cest  pis  pour  eux  que  si  elle  ne 
servoità  rien. 

Ainsi  donc  la  doctrine  en  question  est  bonne 
au  genre  humain ,  et  mauvaise  à  ses  oppresseurs. 
Dans  quelle  classe  absolue  la  faut-il  mettre?  J  ai 
dit  Hdélemeiit  le  pour  et  le  contre  ;  comparez,  et 
choisissez. 

Tout  bien  examiné,  je  crois  que  vous  convien- 
drez de  deux  choses;  1  une,  que  ces  hommes  que 
je  suppose  se  conduiroient  en  ceci  très  consé- 
queniment  à  la  profession  de  foi  du  vicaire  ;  l'au- 
tre, que  cette  conduite  seroit  non  seulement  ir- 
réprochable, mais  vraiment  chrétienne,  et  qu'on 
auroit  tort  de  refuser  à  ces  hommes  bons  et  pieux 
le  nom  de  chrétiens ,  puisqu  ils  le  mériteroient 
parfaitement  par  leur  conduite,  et  qu  ilsseroient 
moins  opposés  par  leurs  sentiments  à  beaucoup 
de  sectes  qui  le  prennent ,  et  à  qui  on  ne  le  dis- 
pute pas  ,  que  plusieurs  de  ces  mêmes  sectes  ne 
sont  opposées  entre  elles.  Ce  ne  scroient  pas,  si 
l'on  veut ,  des  chrétiens  à  la  mode  de  saint  Paul , 
qui  étoit  naturellement  persécuteur,  et  qui  n'a- 
voit  pas  entendu  Jésus-Chiist  lui-même;  mais 
ce  seroient  des  chrétiens  à  la  mode  de  saint 
Jacques,  choisi  par  le  maître  en  personne,  cf 
qui  avoit  reçu  de  sa  propre  honche  les  instruc- 
tions quU  uoi,«s  transmet.  Tout  ce  raisonnement 


PREMIÈRE    PARTIE.  201 

est  bien  simple  ,  mais  il  me  paroît  concluant. 

Vous  me  demanderez  peut-être  comment  on 
peut  accorder  cette  doctrine  avec  celle  d'un 
homme  qui  dit  que  l'évanfjile  est  absurde  et 
pernicieux  à  la  société?  En  avouant  franchement 
que  cet  accord  me  paroît  difficile,  je  vous  de- 
manderai à  mon  tour  où  est  cet  homme  qui  dit 
que  Tévangile  est  absurde  et  pernicieux.  Vos 
messieurs  m'accusent  de  l'avoir  dit  ;  et  où?  Dans 
le  Contrat  social ^  au  chapitre  de  la  relifjion  ci- 
vile. Voici  qui  est  singulier  !  Dans  ce  même  li- 
vre et  dans  ce  même  chapitre  je  pense  avoir  dit 
précisément  le  contraire:  je  pense  avoir  dit  que 
l'évangile  est  sublime,  et  le  plus  fort  lien  de  la 
société  (i).  Je  ne  veux  pas  taxer  ces  messieurs 
de  mensonge;  mais  avouez  que  deux  proposi- 
tions si  contraires  dans  le  même  livre  et  dans 
le  même  chapitre  doivent  faire  un  tout  bien 
extravagant. 

N'y  auroit-il  point  ici  quelque  nouvelle  équi- 
voque, à  la  faveur  de  laquelle  on  me  rendît  plus 
coupable  ou  plus  fou  que  je  ne  suis?  Ce  mot  de 
joc/e/e  présente  un  sens  un  peu  vague  :  il  y  a  dans 
le  monde  des  sociétés  de  bien  des  sortes,  et  il 
n'est  pas  impossible  que  ce  qui  sert  à  l'une  nuise 
à  l'autre.  Voyons  :  la  méthode  favorite  de  mes 
agresseurs  est  toujours  d'offrir  avec  art  des  idées 
indéterminées;  continuons  pour  toute  réponse 
à  tacher  de  les  fixer. 

(i)  Contrat  social.  Voyez^  tom.  II,  pag.  o.^\. 


202        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

Le  chapitre  dont  je  parle  est  destiné,  comme 
on  le  voit  par  le  titre,  à  examiner  comment  les 
institutions  religieuses  peuvent  entrer  dans  la 
constitution  de  l'état.  Ainsi  ce  dont  il  s'agit  ici 
nest  point  de  considérer  les  religions  comme 
vraies  ou  fausses,  ni  même  comme  bonnes  ou 
mauvaises  en  elles-mêmes,  mais  de  les  considé- 
rer uniquement  par  leurs  rapports  aux  corps 
politiques,  et  comme  parties  de  la  législation. 

Dans  cette  vue,  l'auteur  fait  voir  que  toutes 
les  anciennes  religions,  sans  en  excepter  la  juive, 
furent  nationales  dans  leur  origine,  appropriées, 
incorporées  à  l'état,  et  formant  la  hase,  ou  du 
moins  faisant  partie  du  système  législatif. 

Le  christianisme ,  au  contraire  ,  est  dans  son 
principe  une  religion  universelle,  qui  n'a  rien 
d'exclusif,  rien  de  local ,  rien  de  propre  à  tel 
pays  plutôt  qu'à  tel  autre.  Son  divin  auteur ,  em- 
brassant également  tous  les  hommes  dans  sa  cha- 
rité sans  bornes ,  est  venu  lever  la  barrière  qui 
séparoit  les  nations,  et  réunir  tout  le  genre  hu- 
main dans  un  peuple  de  frères  :  Car^  en  toute  na- 
tion^ celui  qui  le  craint  et  qui  s' adonne  à  la  jus- 
tice lui  est  agréable  'j).  Tel  est  le  véritable  esprit 
de  l'évangile. 

Ceuxdoncqni  ont  voulu  faire  du  christianisme 
une  religion  nationale  et  l'introduire  comme  par- 
lie  constitutive  dans  le  système  de  la  législation , 
ont  fait  par-là  deux  fautes  nuisibles,  l'une  à  la 

•  i;  Act.  X  ,  35.  , 


PREMIÈRE    PARTIE.  2o3 

religion,  et  l'autre  à  l'état.  Ils  se  sont  écartés  de 
l'esprit  de  Jésus-Christ,  dont  le  régne  nest  pas 
de  ce  monde;  et  mêlant  aux  intérêts  terrestres 
ceux  de  la  religion ,  ils  ont  souillé  sa  pureté  cé- 
leste, ils  en  ont  fait  Tarme  des  tyrans  et  l'instru- 
ment des  persécuteurs.  Us  n'ont  pas  moins  blessé 
les  saines  maximes  de  la  politique,  puisqu'au  lieu 
de  simplifier  la  machine  du  gouvernement,  ils 
l'ont  composée,  ils  lui  ont  donné  des  ressorts 
étrangers  ,  superflus  ;  et ,  l'assujettissant  à  deux 
mobiles  différents,  souvent  contraires  ,  ils  ont 
causé  les  tiraillements  qu'on  sent  dans  tous  les 
états  chrétiens  où  l'on  a  fait  entrer  la  religion 
dans  le  système  politique. 

Le  parfait  christianisme  est  l'institution  sociale 
universelle;  mais,  pour  montrer  quil  n'est  point 
un  établissement  politique,  et  qu'il  ne  concourt 
point  aux  bonnes  institutions  particulières ,  il  fal- 
loit  ôter  les  sophismes  de  ceux  qui  mêlent  la  re- 
ligion à  tout,  comme  une  prise  avec  laquelle  ils 
s'emparent  de  tout.  Tous  les  établissements  hu- 
mains sont  fondés  sur  les  passions  humaines,  et 
se  conservent  par  elles  :  ce  qui  combat  et  détruit 
les  passions  n'est  donc  pas  propre  à  fortifier  ces 
établissements.  Gomment  ce  qui  détache  lescœurs 
de  la  terre  nous  donneroit-il  plus  d  intérêt  pour 
ce  qui  s'y  fait  *  comment  ce  qui  nous  occupe  uni- 
quement d'une  autre  patrie  nous  attacheroit-il 
davantage  à  celle-ci  ? 

Les  religions  nationales  sont  utiles  à  l'état 
comme  parties  de  sa  constitution,  cela  estincon- 


2o4       LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
testable  ;  mais  elles  sont  nuisibles  au  genre  hu- 
main, et  même  à  letat  dans  un  autre  sens:  j'ai 
montré  comment  et  pourquoi. 

Le  christianisme  ,  au  contraire,  rendant  les 
hommes  justes  ,  modérés,  amis  de  la  paix,  est 
très  avantageux  à  la  société  générale  ;  mais  il 
énerve  la  force  du  ressort  politique ,  il  complique 
les  mouvements  de  la  machine,  il  rompt  1  unité 
du  corps  moral;  et  ne  lui  étant  pas  assez  appro- 
prié, il  faut  qu'il  dégénère,  ou  quil  demeure 
une  pièce  étrangère  et  embarrassante. 

Voilà  donc  un  préjudice  et  des  inconvénients 
des  deux  côtés  relativement  au  corps  politique. 
Cependant  il  importe  que  Tétat  ne  soit  pas  sans 
religion,  et  cela  importe  par  des  raisons  graves  , 
sur  lesquelles  j  ai  par-tout  fortement  insisté:  mais 
il  vaudroit  mieux  encore  n'en  point  avoir,  que 
den  avoir  une  barbare  et  persécutante,  qui,  ty- 
rannisantles  lois  mêmes,  contrarieroit  les  devoirs 
du  citoyen.  On  diroit  que  tout  ce  qui  s  est  passé 
dans  Genève  à  mon  égard  nest  fait  que  pour 
établir  ce  chapitre  en  exemple ,  pour  prouver  par 
ma  propre  histoire  que  j'ai  très  bien  raisonné. 

Que  doit  faire  un  sage  législateur  dans  cette 
alternative?  De  deux  choses  l'une.  La  première, 
d établir  une  religion  purement  civile,  dans  la- 
quelle, renfermant  les  dogmes  fondamentaux  de 
toute  bonne  religion  ,  tous  les  dogmes  vraiment 
utiles  à  la  société,  soit  universelle,  soit  particu- 
lière ,  il  omette  tous  les  autres  qui  peuvent  im- 


PREMIÈRE    PARTIE.  2o5 

porter  à  la  foi,  mais  nullement  au  bien  terrestre, 
unique  objet  de  la  législation:  car  comment  le 
mystère  de  la  Trinité ,  par  exemple  ,  peut-il  con- 
courir à  la  bonne  constitution  de  Tétat?  en  quoi 
ses  membres  seront-ils  meilleurs  citoyens  quand 
ils  auront  rejeté  le  mérite  des  bonnes  œuvres  ? 
et  que  fait  au  lien  de  la  société  civile  le  dogme  du 
péché  originel  ?  Bien  que  le  vrai  christianisme  soit 
une  institution  de  paix  ,  qui  ne  voit  que  le  chris- 
tianisme ,  dogmatique  ou  théologique ,  est ,  par  la 
multitude  et  l'obscurité  de  ses  dogmes ,  sur-tout 
par  lobligation  de  les  admettre ,  un  champ  de 
bataille  toujours  ouvert  entre  les  hommes,  et  cela 
sans  qu'à  force  d'interprétations  et  de  décisions 
on  puisse  prévenir  de  nouvelles  disputes  sur  les 
décisions  mêmes  .^ 

L'autre  expédient  est  de  laisser  le  christianisme 
tel  qu'il  est  dans  son  véritable  esprit,  libre,  dé- 
gagé de  tout  lien  de  chair,  sans  autre  obligation 
que  celle  de  la  conscience,  sans  autre  gêne  dans 
les  dogmes  que  les  mœurs  et  les  lois.  La  religion 
chrétienne  est,  par  la  pureté  de  sa  morale,  tou- 
jours bonne  et  saine  dans  l'état ,  pourvu  qu'on 
n'en  fasse  pas  une  partie  de  sa  constitution ,  pour- 
vu qu'elle  y  soit  admise  uniquement  comme  re- 
ligion ,  sentiment ,  opinion  ,  croyance  ;  mais  , 
comme  loi  politique,  le  christianisme  dogmati- 
que est  un  mauvais  établissement. 

Telle  est,  monsieur,  la  plus  forte  conséquence 
qu'on  puisse  tirer  de  ce  chapitre,  où,  bien  loin 


2o6        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA   MONTAGNE. 

de  taxer  le  pur  évangile  (i)  dètre  pernicieux  à 
la  société,  je  le  trouve,  en  quelque  sorte,  trop 
sociable,  emlirassant  trop  tout  le  genre  humain, 
pour  une  Ié{;islation  qui  doit  être  exclusive  ;  in- 
spirant riuuuaiiité  plutôt  que  le  patriotisme  ,  et 
tendant  à  former  des  hommes  plutôt  que  des  ci- 
toyens (2).  Si  je  me  suis  trompé,  j'ai  fait  une  er- 
reur en  politique ,  mais  oii  est  mon  impiété. 

La  science  du  salut  et  celle  du  gouvernement 
sont  très  différentes;  vouloir  que  la  première  em- 
brasse tout  est  un  fanatisme  de  petit  esprit; cest 
penser  comme  les  alchimistes,  qui,  dans  lart 
de  faire  de  lor,  voient  aussi  la  médecine  uni- 
verselle ,  ou  comme  les  mahométans  ,  qui  pré- 
tendent trouver  toutes  les  sciences  dans  lalco- 
ran.  La  doctrine  de  févangile  n'a  qu'un  objet, 
c'est  d'appeler  et  sauver  tous  les  hommes,  leur 
liberté,  leur  bien-être  ici-bas  n'y  entre  pour 
rien  ;  Jésus  fa  dit  mille  fois.  Mèlér  à  cet  objet 

(i)  Lettres  écrites  de  la  campagne,  page  3o. 

(2)  C'est  merveille  de  voir  rassortiment  de  beaux  sen- 
timents quon  va  nous  entassant  dans  les  livres;  il  ne 
faut  pour  cela  que  des  mots,  et  les  vertus  en  papier  ne 
coûtent  guère;  mais  elles  ne  s'agencent  pas  tout-à-fait 
ainsi  dans  le  cœur  de  Tliommc,  et  il  y  a  loin  des  pein- 
tures aux  réalités.  Le  patriotisme  et  riiumanité  sont  ,par 
exemple,  deux  venus  incompatibles  dans  leur  énergie, 
et  sur-tout  chez  un  peuple  entier.  Le  législateur  qui  les 
voudra  toutes  deux  n'obtiendra  ni  Tune  ni  l'autre  :  cet 
acc(,'d  ne  s'est  jamais  vu  ;  il  ne  se  verra  jamais,  parce- 
qu'il  est  contraire  à  la  nature,  et  qu\)n  ne  peut  donner 
deux  objets  à  la  n)êine  passion. 


PREMIÈRE'PARTIE.  207 

des  vues  terrestres  ,  c'est  altérer  sa  simplicité 
sublime,  c'est  souiller  sa  sainteté  par  des  in- 
térêts humains  :  cest  cela  qui  est  vraiment  une 
impiété. 

Ces  distinctions  sont  de  tout  temps  établies  : 
on  ne  les  a  confondues  que  pour  moi  seul.  En 
ôtant  des  institutions  nationales  la  religion  chré- 
tienne ,  je  l'établis  la  meilleure  pour  le  genre  hu 
main.  L'auteur  de  \  Esprit  des  Lois  a  fait  plus  ; 
il  a  dit  que  la  musulmane  étoit  la  meilleure  pour 
les  contrées  asiatiques.  Il  raisonnoit  en  politique  ; 
et  moi  aussi.  Dans  quel  paysa-t-on  cherché  que- 
relle ,  je  ne  dis  pas  à  l'auteur,  mais  au  livre  (i)? 
Pourquoi  donc  suis-je  coupable  ?  ou  pourquoi  ne 
l'étoit-il  pas  ? 

Voilà,  monsieur,  comment,  par  des  extraits 
fidèles,  un  critique  équitable  parvient  à  connoî- 
tre  les  vrais  sentiments  d'un  auteur  et  le  dessein 
dans  lequel  il  a  composé  son  livre.  Qu'on  exa- 
mine tous  les  miens  par  cette  méthode  ,  je  ne 
crains  point  les  jugements  que  tout  honnête 
homme  en  pourra  porter.  Mais  ce  n'est  pas  ainsi 
que  ces  messieurs  s'y  prennent;  ils  n'ont  garde, 
ils  n'y  trouveroient  pas  ce  qu  ils  cherchent.  Dans 
le  projet  de  me  rendre  coupable  à  tout  prix  ,  ils 
écartent  le  vrai  but  de  l'ouvrage;  ils  lui  donnent 
poiu'  but   chaque   erreur ,    chaque    négligence 

(1)  Il  est  bon  de  remarquer  que  le  livre  de  l'Esprit das 
Lois  fut  imprimé  pour  la  première  fois  à  Genève,  sans 
que  les  scholarques  y  trouvassent  rien  à  reprendre,  et 
que  ce  fut  un  pasteur  qui  corrigea  l'édition. 


2o8  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
échappée  à  l'auteur;  et  si  par  hasard  il  laisse  un 
passaf^e  équivoque,  ils  ne  manquent  pas  de  l'in- 
terpréter dans  le  sens  qui  n'est  pas  le  sien.  Sur 
un  .;;rand  champ  couvert  d'une  moisson  fertile^ 
ils  vont  triant  avec  soin  quelques  mauvaises 
plantes,  pour  accuser  celui  qui  l'a  semé  d'être  un 
empoisonneur. 

Mes  propositions  ne  pouvoient  faire  aucun 
mal  à  leur  place;  elles  éioient  vraies,  utiles  ,  hon- 
nêtes, dans  le  sens  que  je  leur  donnois.  Ce  sont 
leurs  falsifications,  leurs  subreptions,  leurs  in  ler- 
prétations  frauduleuses,  qui  les  rendent  punissa- 
bles ;  il  faut  les  brûler  dans  leurs  livres  ,  et  les 
couronner  dans  les  miens. 

Combien  de  fois  les  auteurs  diffamés  et  le  pu- 
blic indi|;né  n'ont-ils  pas  réclamé  contre  cette 
manière  odieuse  de  déchiqueter  un  ouvrap,e  , 
d'en  défigurer  toutes  les  parties,  d'en  juger  sur  des 
lambeaux  enlevés  c.\  et  là,  au  choix  dun  accu- 
sateur infidèle,  qui  produit  le  mal  lui-même  en 
le  détachant  du  bien  qjii  le  corrige  et  l'explique, 
en  détorquant  par-tout  le  vrai  sens!  Qu'on  juge 
La  Bruyère  ou  Ta  Rochefoucauld  sur  des  maxi- 
mes isolées,  à  la  bonne  heure;  encore  sera-1-il 
juste  de  comparer  et  de  compter.  Mais, dans  un 
livre  de  raisonnement  ,  condùen  de  sens  divers 
ne  peut  pas  avoir  la  même  proposition,  selon  la 
manière  dont  fauteur  lemploie  et  dont  il  la  fait 
envisager!  Il  n'y  a  peut-être  pas  une  de  celles 
qu  on  m'impute,  à  laquelle,  au  lieu  où  je  lai 
mise ,  la  page  qui  précède  ou  celle  qui  suit  ne 


PREMIÈRE   PARTIE.  209 

serve  de  réponse,  et  que  je  n'aie  prise  en  un 
sens  tlilféient  de  celui  (jue  lui  donnent  mes  ac- 
cusateurs. Vous  verrez  ,  avant  la  (in  de  ces 
lettres  ,  des  preuves  de  cela  qui  vous  surpren- 
dront. 

Mais  qu'il  y  ait  des  propositions  fausses  ,  ré- 
.prëhensibles,  blàmahles  en  elles-mêm(s,   cela 
suffit-il  pour  rendre  un  livre  pernicieux?  Dn  bon 
livre  n'est  pas  celui  qui  ne  contient  rien  de  mau- 
vais ou  rien  qu'on  puisse  interpréter  en  mal;  au- 
trement il  n'y  auroit  point  de  bons  livres  :  mais 
un  bon  livreest  celui  qui  contient  plus  de  bonnes 
choses  que  de  mauvaises;  un  bon  livre  est  celui 
dont  leflét  total  est  de  mener  au  bien  ,  malgré 
le  mal  qui  peut  s'y  trouver.  Eh!  que  seroit-ce  , 
mon  Dieu  !  si  dans  un  grand  ouvrage  ,  plein  de 
vérités  utiles  ,  de  leçons  dbuinanité,  de  piété, 
de  vertu,  il  étoit  permis  d'aiier  cherchant  avec 
une  maligne  exactitude  toutes  les  erreurs,  toutes 
les  propositions  équivoques,  suspectes,  ou  in- 
considérées, toutes  les  inconsécjuences  (jui  peu- 
vent échapper  dans  le  détail  à  un  auteur  surchar- 
gé de  sa  matière,  accablé  des  nond)reuses  idées 
qu'elle  lui  suggère,  distrait  des  unes  par  les  au- 
tres, et  qui  peut  à  peine  assemhlor  dans  sa  tête 
toutes  les  parties  fie  son  vaste    plan;  s'il   étoit 
permis  de  faire  un  amas  de  toutes  ses  fautes,  de 
les  aggiaver  les  unes  par  les  autres,  en  ra|)pro- 
chant  ce  qtii  est  épars,  en  liant  ce  qui  est  i>f»'''  j 
puis,  taisant  la  multitude  de  choses  hoimi  o  et 
louables  ([ui  les  démentent,  qui  les  expliquent , 
7.  i4 


2IO  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
qui  les  rachètent,  qui  montrent  le  vrai  but  de 
l'auteur,  de  doniier  cet  affreux  recueil  pour  ce- 
lui de  SCS  principes,  d'avancer  que  c'est  là  le 
résumé  de  ses  vrais  sentiments,  et  de  le  i'Jjjer 
sur  un  pareil  extrait;' Dans  quel  désert  faudroit- 
il  fuir,  dans  quel  antre  laudroit-il  se  cacher, 
pour  échapper  aux  poursuites  de  pareils  hom- 
mes,  qui,  sous  ra|)p;ucnce  du  mal,  puniroient 
le  bien  ,  qui  compteroient  pour  rien  1j  cœur  , 
les  intentions  ,  la  droiture  par-tout  évidente,  et 
trciiteroient  la  faute  la  plus  légère  et  la  plus  in- 
volontaire comme  le  crime  d  un  scélérat.' Y  a-t-il 
un  seul  livre  au  monde,  quelque  vrai,  quelque 
bon,  quelque  excellent  quil  puisse  être, qui  pût 
échap[)era  cette  infâme  incjuisition?  iSon, mon- 
sieur ,  il  n  y  en  a  pas  un  ,  pas  un  seul ,  non  pas 
l'évanfrile  même  :  car  le  mal  (jui  n  y  seroit  pas , 
ils  sauroient  l'y  mettre  par  leurs  extraits  infidè- 
les, par  leurs  hmsses  interprétations. 

Aous  vous  déférons^  oseroient-ils  diie,  un  li- 
vre scandaleux  ,  téméraire  ^  impie ,  dont  la  mo' 
raie  est  d'enrichir  le  riche  et  de  dépouiller  {\)  le 
pauvre ,  d'apprendre  aux  enfants  à  renier  leur 
mère  et  leurs  Jrères  (2),  de  s  emparer  sans  scru- 
pule du  bien  d' autrui  ('^),  de  n  instruire  point  les 
méchants ,  de  peur  quils  ne  se  corrigent  et  quils 
ne  soient  pardonnes  (/|) ,  de  Iiaïr  père  ,  mère  , 
femme  ,  enfants ,  tous  ses  proches  (5);  un  livre 

(i)Matlh.  XIIl,  12.  Luc,  XIX,  2G.  — (v)  Matth.  XII, 
48.  M;irc  ,  III,  3:i.  —  (3j  Marc,  XI ,  2.  Luc  ,  XIX,  3.>.  — 
(4)  Marc  ,  IV,  \^.  Jean  ,  XII ,  4o-  — C"')  Luc ,  XIV,  2G. 


PREMIÈRE    PARTIE.  5ÎÏ 

mi  ron  souffle  par-tout  le  feu  de  la  discorde  (i) , 
oà  l'on  se  vante  d'armer  le  Jils  contre  le  père  fa)  > 
les  parents  l'un  contre  l'autre  (3),  les  domesti" 
(jues  contre  leurs  maîtres  (4),  oii  Von  approuve 
la  violation  des  lois  (5)  ,  où  Von  impose  en 
devoir  la  persécution  (6)  ,  ok  ,  pour  porter  les 
peuples  au  brigandage ,  on  fait  du  bonheur  éter- 
nel le  prix  de  la  force  et  la  conquête  des  hommes 
violents  (-). 

Fi(jurez-voiJS  une  ame  infernale  analysant  ainsi 
tout  l'évangile ,  formant  de  cette  calomnieuse 
analyse ,  sous  le  nom  de  Profession  de  f)i  cvan- 
gélique,  un  écrit  qui  léroit  horreur,  et  les  dé 
vots  pharisiens  prônant  cet  écrit  d'un  air  de 
triomphe  comme  l'ahrégé  des  leçons  de  Jésus- 
Christ.  Voilà  pourtant  jusqu'où  peut  mener 
cette  indigne  méthode.  Quiconque  aura  lu  mes 
livres,  et  lira  les  imputations  de  ceux  qui  m  ac- 
cusent ,  qui  méjugent,  qui  me  condamnent,  (|ui 
nie  poursuivent ,  verra  que  c  est  ainsi  que  tous 
m'ont  traité. 

Je  crois  vous  avoir  prouvé  que  ces  messieurs 
ne  ni'ont  pas  jugé  selon  la  raison  :  j  ai  mainte- 
nant à  vous  prouver  (ju'ils  ne  m'ont  pas  jugé 
selon  les  lois.  Mais  laissez- moi  reprendre  un 
instant  haleine.  A  quels  tristes  essais  me  vois-je 
réduit  à  mon  âge  !  Devois-je  apprendre  si  tard  à 

(i)  ^liUlh.  X,  ?>4.  Luc,  XIT,  5i,  f)9..  —  (a)  Matth.  X, 
35.  Luc,  Xir,  53.  —  (3)  ll)i(l.  —  (4)  Matth.  X  ,  3G.  — 
(5)  Matth.  Xll ,  u  et  seq.  —  (G)  Luc  ,  XIV,  23.  —  (7)  Matth. 
XI,  j 2. 

14. 


2  I  2        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGINE. 

faire  mon  apologie?  Etoit-cc  la  peine  de  com- 


mencer f 


LETTRE  II. 

J'ai  supposé  ,  monsieur  ,  dans  ma  précédente 
lettre,  que  j'avois  commis  en  effet  contre  la  foi 
les  erreurs  dont  on  m  accuse,  et  j  ai  fait  voir  que 
ces  erreurs,  nétant  point  nuisibles  à  la  société  , 
rietoient  pas  punissables  devant  la  justice  liu- 
maine.  Dieu  s'est  réserve  sa  propre  défense  et  le 
châtiment  des  fautes  qui  u'olfensent  que  lui. 
C'est  un  sacrilège  à  des  hommes  de  se  faire  les 
vengeurs  de  la  Divinité,  comme  si  leur  protec- 
tion lui  étoit  nécessaire.  Les  magistrats  ,  les  rois, 
n'ont  aucune  autorité  sur  les  amcs;  et  pourvu 
qu'on  soit  fidèle  aux  lois  xle  la  société  dans  ce 
monde,  ce  nest  point  à  eux  de  se  mêler  de  ce 
qu  on  deviendra  dans  1  autre  ,  où  ils  n  ont  au- 
cune inspection.  Si  Ion  perdoit  ce  principe  de 
vue  ,  les  lois  faites  pour  le  bonheur  du  genre 
humain  en  seroient  bientôt  le  tourment;  et, 
sous  leur  inquisition  terrible,  les  hommes  ,  ju- 
gés par  leur  foi  plus  que  par  leurs  œuvres,  se- 
roient tous  à  la  merci  de  quiconque  voudroitles 
opprimer. 

Si  les  lois  n  ont  nulle  autorité  sur  les  senti- 
ments des  hommes  en  ce  qui  tient  uniquement 
à  la  religion,  elles  n'en  ont  point  non  plus  eîi 


PREMIÈRE   PARTIE.  2l3 

cette  partie  sur  les  écrits  où  Ton  manifeste  ces 
sentiments.  Si  les  auteurs  de  ces  écrits  sont  pu- 
nissables,ce  n'est  jamais  précisément  pour  avoir 
€nsci(jné  l'erreur,  puisque  la  loi  ni  ses  ministres 
jie  jui^ent  pas  de  ce  qui  n  est  précisément  qu'une 
erreur.  L'auteur  des  Lettres  écrites  de  la  campa- 
gne paroît  convenir  de  ce  principe  ii).  Peut-être 
même  en  accordant  que  la  politique  et  la  philo- 
sophie pourront  soutenir  la  liberté  de  tout  écrire , 
le  pousseroit-il  trop  loin  (2).  Ce  n'est  pas  ce  que 
je  veux  examiner  ici. 

Mais  voici  comment  vos  messieurs  et  lui  tour- 
nent la  chose  pour  autoriser  le  jugement  rendu 
contre  mes  livres  et  contre  moL  Ils  nie  jugent 
moins  comme  chrétien  que  comme  citoyen;  ils 
me  regardent  moins  comme  impie  envers  Dieu 
que  comme  rebelle  aux  lois  ;  ils  voient  moins 
en  moi  le  péché  que  le  crime ,  et  l'hérésie  que 
la  désobéissance.  J'ai,  selon  eux,  attaqué  la  re- 
ligion de  l  état  ;  j  ai  donc  encouru  la  peine  por- 
tée par  la  loi  contre  ceux  qui  l'attaquent.  Voilà, 
je  crois,  le  sens  de  ce  qu'ils  ont  dit  d intelligible 
pour  justifier  leur  procédé. 

Je  ne  vois  à  cela  que  trois  petites  difficultés. 
La  première,  de  savoir  quelle  est  cette  religion 
de  l'éiat;  la  seconde,  de  montrer  comment  je 

(1)  A  cet  égard ,  dil-il,  page  0.1  ^  je  retrouve  assez  mes 
maximes  dans  celles  des  représenlalions.  Et  paf;e  29, il  re- 
{;ar(le  comme  incontestable  que  personne  ne  peut  être  pouV' 
suni  pour  ses  idées  sur  la  religion. 

(2)  Page  3o. 


2l4        LETTRES  ÉCBITES  DE  LA  MONTAGNE. 

lai  attaquée  ;  la  troisième,  de  trouver  cette  loi 

selon  laquelle  j  ai  été  juj'^é. 

Qu'est-ce  que  la  reli{5ion  de  létat?  c'est  la 
sainte  réforniation  cvanp,élique.  Voilà,  sans  con- 
tredit,  des  mots  bien  sonnants.  Mais  qu'est-ce, 
à  (jenève  aujourd  hui,  que  la  sainte  rclorniation 
évan{>élique  ?  Le  sauriez-voiis ,  monsieur,  par 
hasard?  En  ce  cas,  je  vous  en  félicite  :  quant  à 
moi ,  je  lijjnare.  J  avois  cru  le  savoir  ci-devant  ; 
mais  je  me  trompois  ainsi  que  bien  d'autres  , 
plus  savants  (|ue  moi  sur  tout  autie  point,  et 
non  moins  ignorants  sur  celui-là. 

Quand  les  réformateurs  se  détachèrent  de  lé- 
glise  romaine,  ils  laccusèrent  d erreur,  et,  pour 
corri{i;er  cette  erreur  dans  sa  source,  ils  doiniè- 
rent  à  l'écritme  un  autre  sens  que  celui  (pie  lé- 
glise  lui  donnoit.  On  leur  demanda  de  quelle 
autorité  ils  s'écartoient  ainsi  de  la  doctrine  re- 
çue :  ils  dirent  que  c'étoit  de  leur  autorité  pro- 
pre ,  do  celle  de  leur  raison.  Ils  dir(Mit  que  le 
sens  de  la  Bible  étant  intelligible  et  clair  à  tous 
les  hommes  en  ce  qui  éloit  du  salut,  chacun 
étoit  juj^c  compétent  de  la  doctrine,  et  pouvoit 
interpréter  la  lîible  ,  qui  en  est  la  refile  ,  selon 
son  esprit  particulier;  que  tous  saccorderoient 
ainsi  sur  les  choses  essentielles  ;  et  qtie  celles  sur 
lesquelles  ils  ne  pourroient  s  accorder  ne  l'étoient 
point. 

Voilà  donc  l'esprit  particulier  établi  pour  uni- 
que interprète  de  l'écriture;  voilà  l'autorité  de 
ré(j;lise  rejetée;  voilà  chacun  mis,  pour  la  dcvc- 


PREMIÈRE   PARTIE.  2l5 

trine ,  sous  sa  propre  juridiction.  Tels  sont  les 
deux  points  fondamentaux  de  la  réforme  :  re- 
connoître  la  Bible  pour  ré{;le  de  sa  croyance,  et 
n'admettre  d'autre  interprête  du  sens  de  la  Bible 
que  soi.  Ces  deux  points  combinés  forment  le 
principe  sur  letjuel  les  cb rétiens  réformés  se  sont 
séparés  de  l'église  romaine  :  et  ils  ne  pouvoient 
moins  faire  sans  tomber  en  contradiction  ;  car 
quelle  autorité  interprétative  auroicnt-ils  pu  se 
réserver,  après  avoir  rejeté  celle  du  corps  de 
Téglise  ? 

]Mais ,  dira-t-on  ,  comment,  sur  un  tel  prin- 
cipe, les  réformés  ont-ils  pu  se  réunir?  Com- 
ment, voulant  avoir  cliacun  leur  façon  de  pen- 
ser, ont-ils  fait  corps  contre  l'église  catbolique? 
Ils  le  dévoient  faire  :  ils  se  réunissoient  en  ceci, 
que  tous  rcconnoissoient  cbacun  d  eux  comme 
juge  compétent  pour  lui-même.  Ils  toléroient  et 
ils  dévoient  tolérer  toutes  les  interprétations  , 
hors  une  ,  savoir  celle  qui  ôte  la  liberté  des  in- 
terprétations. Or  cette  unique  interprétation 
qu'ils  rejetoient  étoit  celle  des  catholiques.  Ils 
dévoient  donc  proscrire  de  concert  Rome  seule  ^ 
qui  les  proscrivoit  également  tous.  La  diversité 
même  de  leurs  façons  de  penser  sur  tout  le 
reste  étoit  le  lien  comn>un  qui  les  unissoit.  C'é- 
toient  autant  de  petits  états  ligués  contre  une 
grande  puissance,  et  dont  la  confédération  gé 
nérale  n'ôtoit  rien  à  l'indépendance  de  cbacun. 

Voilà  comment  la  réformation   évangélique 
s  est  établie,  et  voilà  comment  elle  doit  se  cou- 


21 6        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MOKTAGXE. 
server.  Il  est  bien  vrai  que  la  doctrine  du  plus 
grand  nombre  peut  être  proposée  à  tous  comme 
la  plus  probable  ou  la  plus  autorisée;  le  souve- 
rain peut  même  la  rédi[;er  en  formule  et  la  pres- 
crire à  ceux  quil  cliarge  d'ensei{;ner ,  parceciuil 
faut  quelque  ordre,  quelque  régie  dans  les  in- 
structions publi({ucs;  et  qu'au  fond  Ion  ne  gêne 
en  ceci  la  liberté  de  personne,  puisque  nul  n'est 
forcé  d'enseigner  malgré  lui  :  n)ais  il  ne  s'ensuit 
pas  de  là  (jiie  les  particuliers  soient  obligés  d'ad- 
mettre   précisément   ces   interprétations    (pion 
leur  donne  et  celte  doctrine  qu'on  leur  enseigne. 
Cbacun  en  demeure  seul  juge  pour  lui-même, 
et   ne  rcconnoît  en  cela  d  autre  autoiité  (pie  la 
sienne  propre.  Les  bonnes  iuslruetious  doivent 
moins  lixer  le  clioix  que  nous  devons  faire,  que 
nous  mettre  en  état  de  bien  choisir.  Tel  est  le 
véritable  esprit  de  la  réfoimation  ,  tel  en  est  le 
vrai  fondement.  La  raison   particulière  y  pro- 
nonce, en  tirant   la   foi   de   la  règle  commune 
qu'elle  établit,  savoir,  l'évangile;  et  il  est  telle- 
ment de  Icssence  de  la  laison  detie  libre,  (|ue, 
quand  file  voudroit  s'asservir  à  lautorité,  cela 
ne  dépcndroit  pas  deile.  Portez  la  moindre  at- 
teinte à  ce  principe,  et  tout  lévangélisme  croule 
h  l'instant.  Qu'on  me  prouve  aujourdlmi  (pj'en 
matière  de  (oi  je  suis  obligé  de  me  soumettre 
aux  décisions  de  quelqu'un  ,  dès  demain  je  me 
fais  catholi(jue ,  et  tout  homme  conséquent  et 
\rai  fera  comme  moi. 

Or  la  libie  interprétation  de  lécriture  emporte 


PREMIÈRE   PARTIE.  217 

non  seulement  le  droit  d'en  exj)liqi:er  les  passa- 
ges ,  chacun  selon  son  sens  particulier,  mais 
celui  de  rester  dans  le  doute  sur  ceux  qu'on 
trouve  douteux,  et  celui  de  ne  pas  compreudie 
ceux  qu'on  trouve  incompréhensibles.  Voilà  le 
droit  de  chaque  fidèle  ,  droit  sur  lequel  ni  les 
pasteurs  ni  les  map,istrats  n'ont  rien  à  voir.  Pour- 
vu (ju'on  respecte  toute  la  Bible  et  qu'on  s'ac- 
corde sur  les  points  capitaux,  on  vil  selon  la  ré- 
formation évangélique.  Le  serment  des  bourgeois 
de  Geuéve  n'emporte  rien  de  plus  que  cela. 

Or  je  vois  déjà  vos  docteurs  triompher  sur  ces 
points  capitaux ,  et  prétendre  que  je  m'en  écarte. 
Doucemeut,  messieurs,  de  grâce;  ce  n'est  pas 
encore  (je  moi  qu  il  s'agit,  c'est  de  vous.  Sachons 
d'abord  quels  sont  ,  selon  vous,  ces  points  capi- 
taux; sachons  quel  droit  vous  avez  de  me  con- 
traindre à  les  voir  où  je  ne  les  vois  pas ,  et  où 
peut-être  vous  ne  les  voyez  pas  vous-mêmes. 
N'oubliez  point,  s'il  vous  plaît,  que  me  donner 
vos  décisions  pour  lois,  c'est  vous  écarter  de  la 
sainte  n'Formalion  évangélique,  c'est  en  ébran- 
ler les  vrais  fondements;  cest  vous  qui,  par  la 
loi  ,  méritez  punition. 

Soit  que  l'on  considère  l'état  politique  de 
votre  r(q)ul)li([no  lors(jue  la  réformation  lut  in- 
stitut e,  soit  que  Ion  pèse  les  termes  de  vos  an- 
ciens édits  par  rapport  à  la  religion  qu'ils  pre- 
scrivent, on  voit  que  la  réformation  est  par-tout 
mise  en  opposition  avec  l'église  romaine  ,  et  que 
les  lois  n  ont  pour  objet  que  dabjurer  les  prin- 


21  8        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MO^"TAG^*E. 
cipes  et  le  culte  de  celle-ci,  destructifs  de  la  li- 
berté dans  tous  les  sens. 

Dans  cette  position  particulière  l'état  n'existoit 
pour  ainsi  dire  que  par  la  séparation  des  deux 
éjjlises ,  et  la  république  étoit  anéantie  si  le  pa- 
pisme reprenoit  le  dessus.  Ainsi  la  loi  qui  fixoit 
le  culte  évangélique  ny  considéroit  que  1  aboli- 
tion du  culte  romain.  C'est  ce  qu'attestent  les 
invectives,  même  indécentes,  quon  voit  contre 
celui-ci  dans  vos  premières  ordonnances,  et 
qu'on  a  saj'^ement  retrancliées  dans  la  suite  quand 
le  mcnic  dan^jer  n  existoit  plus  :  c'est  ce  qu  at- 
teste aussi  le  serment  du  consistoire,  lequel 
consiste  uniquement  à  empéclier  toutes  idolâ- 
tries, blasphèmes  ^  dissolutions  ^  et  autres  choses 
contrevenantes  à  Vhonncur  de  Dieu  et  à  la  ré- 
formation de  Cévangile.  Tels  sont  les  termes  de 
l'ordonnance  passée  en  i562.  Dans  la  revue  de 
la  même  ordonnance  en  iS^ô,  on  mit  à  la  tête 
du  serment  de  veiller  sur  tous  scandales  f  i)  :  ce 
qui  montre  que  dans  la  première  lornude  du 
serment  on  n'avoit  poiu^  ohjet  que  la  séparation 
de  ré^ijlise  romaine.  Dans  la  suite  on  pourvut 
encore  à  la  police  :  cela  est  naturel  quand  un 
établissement  commence  à  jirendre  de  la  con- 
sistance; mais'enfîn,  dans  1  une  et  dans  l'autre 
leçon,  ni  daus  aucun  seruient  de  mapistrals  ,  de 
bour{|eois  ,  de  ministres  ,  il  n'est  <piestion  ni 
d'erreur  ni  d'hérésie.  Loin  qiwj  ce  fût  là  l'objet 

(i)  Ordon.  ccclés.-tit.  Ifl,  art.  lxxv. 


PREMIÈRE   PARTIE.  2ig 

de  la  réformation  ni  des  lois  ,  c  eût  été  se  mettre 
en  contradiction  avec  soi-même.  Ainsi  vos  édits 
n'ont  fixé,  sous  ce  mot  de  rèfotmalion  ,  que  les 
points  controversés  avec  Té^'ilise  romaine. 

Je  sais  que  votre  iiistoire,  et  celle  en  général 
de  la  réforme,  est  pleine  de  faits  qui  montrent 
une  inquisition  très  sévère,  et  que,  de  persécu- 
tés, les  réformateurs  devinrent  bientôt  persécu- 
teurs :  mais  ce  contraste  ,  si  choquant  dans  toute 
l'histoire  du  christianisme,  ne  prouve  autre  chose 
dans  la  vôtre  que  rinconséquence  des  hommes 
et  l'empire  des  passions  sur  la  raison.  A  force  de 
disputer  contre  le  cler^fé  catholique  ,  le  clergé 
protestant  prit  l'esprit  disputeur  et  pointilleux. 
Il  vouloit  tout  décider,  tout  régler,  prononcer 
sur  tout;  chacun  proposoit  modestement  son 
sentiment  pour  loi  supréuje  à  tous  les  autres  : 
ce  n'étoit  pas  le  moyen  de  vivre  en  paix.  Calvin, 
satfe  doute,  étoit  un  (^rand  homme;  mais  enfin 
c'étoit  un  homme,  et,  qui  pis  est,  un  théolo- 
ffien  :  il  avoit  d  ailleurs  tout  l'orfjueil  du  fjénie 
qui  sent  sa  supériorité,  et  qui  s'indijjne  qu'on  la 
lui  dispute.  La  plupart  de  ses  colléj^ues  étoient 
dans  le  même  cas;  tous  en  cela  d  autant  plus 
coupables  qu'ils  étoient  plus  inconséquents. 

Aussi  quelle  prise  n'ont-ils  pas  donnée  en  ce 
point  aux  catholiques!  et  quelle  pitié  n'est-ce  pas 
devoir  dans  leurs  défenses  ces  savants  hommes, 
ces  esprits  éclairés  qui  raisonnoient  si  bien  sut" 
tout  autre  article,  déraisonner  si  sottement  sur 
celui  là  '.  Ces  cuntradiciions  ne  prouvoient  ccpen- 


220  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAG^'E. 
dant  autre  chose,  sinon  qu'ils  suivoientlHenplus 
leurs  passions  que  leurs  principes.  Leur  dure 
orthodoxie  étoit  elle-même  une  hérésie.  C'étoit 
bien  là  resprit  des  réformateurs,  mais  ce  n étoit 
pas  celui  de  la  réforniation. 

La  religion  protestante  est  tolérante  par  prin- 
cipe,  elle  est  tolérante  essentiellement;  elle  l'est 
autant  qu'il  est  possible  de  1  être,  puisque  le  seul 
dogme  qu  elle  ne  tolère  pas  est  celui  de  1  intolé- 
rance. Voila  l'insurmontable  barrière  qui  nous 
sépare  des  catholiques,  et  qui  réunit  les  autres 
communions  entre  elles  :  chacune  regarde  bien 
les  autres  connue  étant  dans  Terreur;  mais  nulle 
ne  regarde  ou  ne  doit  regarder  cette  erreur 
comme  un  obstacle  au  salut  (i). 

Les  réformés  de  nos  jours,  du  moins  les  mi- 
nistres,  ne  connoisscnt  ou  n'aiment  plus  leur  re- 
ligion. S'ils  Tavoicnt  connue  et  aimée,  à  la  pu- 
blication de  mon  livre  ils  auroient  pouss()||ic 
concert  un  cri  de  joie  ,  ils  se  seroient  tous  unis 
avec  moi, qui  n'attaquois  que  leurs  adversaires; 
mais  ils  aiment  mieux  abandonner  leur  propre 
cause  que  de  soutenir  la  mienne;  avec  leur  ton 
risiblement  arrogant,  avec  leur  rage  de  chicane 

(i)  De  toutes  les  sectes  du  cliristianisme  la  luthérienne 
me  paroit  la  plus  inconséquente.  Elle  a  réuni  comme 
à  plaisir  contre  elle  seule  toutes  les  objections  qu'elles 
se  font  l'une  à  TauD'e.  Elle  est  en  particulier  intolérante 
counne  réfjlisc;  romaine  ;  mais  le  {^rand  arpument  de 
celle-ci  lui  manque  :  elle  est  intolérante  sans  savoir 
j)Ourquoi. 


PREMIÈRE    PARTIE.  22t 

et  d  intolérance ,  ils  ne  savent  plus  ce  qu'ils 
croient,  ni  ce  qu'ils  veulent,  ni  ce  qu'ils  disent. 
Je  ne  les  vois  plus  que  comme  de  mauvais  va- 
lets des  prêtres,  qui  les  servent  moins  par  amour 
pour  eux  que  par  haine  contre  moi  (i).  Quand 
ils  auront  hien  disputé,  bien  chamaillé,  bien 
ergoté  ,  bien  prononcé  ;  tout  au  fort  de  leur 
petit  triomphe,  le  clergé  romain,  qui  mainte- 
nant rit  et  les  laisse  faire,  viendra  les  chasser, 
armé  d'arguments  adhominem  sans  réplique^  et, 
les  battant  de  leurs  propres  armes,  il  leur  dira  : 
Cela  va  bien;  mais  à  présent  ôlez-vous  de  là , 
méchants  intrus  que  vous  êtes;  vous  n^avez  tra- 
vaillé que  pour  nous.  Je  reviens  à  mon  sujet. 

L'église  de  Genève  n'a  donc  et  ne  doit  avoir, 
Comme  réformée,  aucune  profession  de  foi  pré- 
cise, articulée,  et  commune  à  tousses  membres. 
Si  l'on  vouloit  en  avoir  une,  en  cela  même  on 
blesseroit  la  liberté  évangélique  ,  on  rcnonccroit 
au  principe  de  la  réformation  ;  on  violeroit  la 
loi  de  l'état.  Toutes  les  églises  protestantes  qui 
ont  dressé  des  formules  de  profession  de  foi , 
tous  les  svnodes  (|ui  ont  déterminé  des  points 
de  doctrine,  n'ont  voulu  que  prescrire  aux  pas- 

(i)  11  est  assez  superflu ,  je  crois,  d'avertir  que  j'excepte 
ici  mon  pasteur,  et  ceux  qui  sur  ce  point  pensent  comme 
lui. 

J'ai  appris  depuis  cette  note  à  n'excepter  personne  5 
mais  je  la  laisse,  selon  ma  promesse,  pour  l'instructioa 
de  tout  honnête  homme  qui  peut  être  tenté  de  louer  des 
gens  d'église. 


1?.1  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
teurs  celle  qu'ils  dévoient  enseigner,  et  cela 
étoit  bon  et  convenable.  Mais  si  ces  églises  et 
ces  synodes  ont  prétendu  faire  plus  par  ces  for- 
mules, et  prescrire  aux  fidèles  ce  qu'ils  dévoient 
croire;  alora,  par  de  telles  décisions,  ces  assem- 
blées n'ont  prouvé  autre  chose,  sinon  quelles 
ignoroient  leur  propre  religion. 

L'église  de  Genève  paroissoit  depuis  long- 
temps s'écarter  moins  que  les  auties  du  vérita- 
ble esprit  du  christianisme,  et  c'est  sur  cette 
trompeuse  apparence  que  j'honorai  ses  pasteurs 
d'éloges  dont  je  les  croyois  dignes;  car  mon  in- 
tention n'étoit  assurément  pas  d'abuser  le  j)u- 
blic.  Mais  qui  peut  voir  aujourdhui  ces  mêmes 
ministres,  jadis  si  coulants  et  devenus  tout-à- 
coup  si  rigides ;,  chicaner  sur  l'orthodoxie  d'un 
laïc;  et  laisser  la  leur  dans  une  si  scandaleuse 
incertitude  :'  On  leur  demande  si  Jésus-Christ  est 
Dieu,  ils  n'osent  repondre;  on  leur  demande 
quels  mystères  ils  admetLcnt,  ils  n  osent  répon- 
<lre.  Sur  quoi  donc  répondront-ils,  et  quels  se- 
ront les  articles  fondamentaux,  différents  des 
miens,  snr  les(juels  ils  veulent  qu'on  se  décide, 
si  ceux-là  n'y  sont  pas  compris^ 

Un  philosophe  jette  sur  eux  un  coup-d'œil  ra- 
pide :  il  les  pénètre,  il  les  voit  ariens,  sociniens  : 
il  le  dit,  et  pense  leur  faire  honneur;  mais  il  ne 
voit  pas  qu  il  expose  leui"  intérêt  temporel,  la 
seule  chose  qui  généralement  décide  ici-bas  de 
la  foi  des  hommes. 

Aussitôt  alarmés,  effrayés,  ils  s'assemblent, 


PREMIÈRE   PARTIE.  223 

iJs  discutent,  ils  s  agitent,  ils  ne  savent  à  quel 
saint  se  vouer;  et  après  force  consultations  (i) , 
clcliht  rations  ,  conférences  ,  le  tout  aboutit  à  un 
amphigouri  oii  Ion  ne  dit  ni  oui  ni  non,  et  au- 
quel il  csi  aussi  peu  possible  de  rien  compren- 
dre qu'aux  deux  plaidoyers  de  Rabelais  (2).  La 
doctrine  orthodoxe  n'est-elle  pas  ])icn  claire,  et 
ne  la  voilà-t-il  pas  en  de  sûres  uiains? 

Cependant,  parcequ'un  d'entre  eux,  compi- 
lant force  plaisanteries  scolastiques,  aussi  bé- 
nignes qu'élégantes,  pour  juger  mon  christia- 
nisme, ne  craint  pas  dabjurer  le  sien,  tout  char- 
més du  savoir  de  leur  confrère,  et  sur-tout  de  sa 
logique,  ils  avouent  son  docte  ouvrage,  et  len 
remercient  par  une  députation.  Ce  sont  en  vérité 
de  singulières  gens  (jue  messieurs  vos  ministres! 
on  ne  sait  ni  ce  qu'ils  croient ,  ni  ce  qu'ils  ne 
croient  pas  ;  on  ne  sait  pas  même  ce  qu  ils  font 
semblant  de  croire  :  leur  seule  manière  d  établir 
leur  foi  est  d'attaquer  celle  des  autres  :  ils  sont 
connue  les  jésuites,  qui.  dit-on,  forçoient  tout 
le  nîonde  à  signer  la  constitution,  sans  vouloir 
la  signer  eux-mêmes.  xVu  lieu  de  sexpliquer  sur 
la  doctrine  qu'on  leur  impute,  ils  pensent  don- 
ner le  change  aux  autres  églises ,  en  cherchant 

(1)  Quand  on  est  bien  décide'  sur  ce  qu'on  croit,  disoit 
à  ce  sujet  un  journaliste,  une  profession  de  foi  doit  être 
bientôt  faite. 

(2)  Il  y  auroit  peut-être  eu  quelque  embarr.Ts  à  s'expli- 
quer plus  clairement  sans  être  obligés  de  se  rétracter  sur 
certaiatiS  chostfs. 


224       LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
querelle    à  leur   [nopre   clclenscur;  ils  veulent 
prouver  par  leur  ingratitude  quils  n'avoient  pas 
besoin  de  mes  soins,  et  croient  se  montrer  assez 
orthodoxes  en  se  montrant  persécuteurs. 

De  tout  ceci  je  conclus  qu  il  n'est  pas  aisé  de 
dire  en  quoi  consiste  à  (^encve  aujourd'hui  la 
sainte  rctormalion.  Tout  ce  qu'on  peut  avancer 
de  certain  sur  cet  article  est  qu'elle  doit  consister 
principalement  à  rejeter  les  points  contestes  à 
léglise  romaine  par  les  premiers  réformateurs, 
et  sur-tout  par  Calvin.  C'e.^t  là  Tesprit  de  votre 
institution;  c'est  par-là  que  vous  êtes  un  peuple 
libre ,  et  c'est  par  ce  côté  seul  que  la  religion  fait 
chez  vous  partie  de  la  loi  de  l'état. 

De  cette  première  question  je  passe  à  la  se- 
conde, et  je  dis:  Dans  un  livre  où  la  vérité, 
l'utilité ,  la  nécessité  de  la  religion  en  général 
est  établie  avec  la  plus  grande  force,  où,  sans 
donner  aucune  exclusion  (i),  l'auteur  préfère  la 
relipion  chréticmie  à  tout  autre  ndte,  et  la  ré- 
forniation  évangélitjue  à  toute  autre  secte,  com- 
ment se  peut-il  que  cette  même  réf<)rmaiion  soit 
attaquée:' Cela paroît  difficile  à  concevoir.  Voyons 
cependant. 

Jai  prouvé  ci-devant  en  général  ,  et  je  prouve- 
rai plus  en  détail  ci-après  ,  cpiil  n'est  pas  v rai 
que  le  christianisme  soit  alta(pH''  dans  mon  livre. 
Or,  lorsque  les  principes  communs  ne  sont  pas 

(i)  J'exliorle  tout  lecteur  éfjuit;tl)lp  à  relire  et  peser 
dans  rÉinile  ce  qui  suit  iuimécHatement  la  profession  <Je 
foi  du  vicaire,  et  où  je  reprends  la  parole. 


PREMIÈRE    PARTIE.  223 

attaqués  ,  on  ne  peut  attaquer  en  particulier  au- 
cune secte  que  de  deux  manières;  savoir,  in- 
directement ,  en  soutenant  les  dopfmes  distinctifs 
de  ses  adversaires;  ou  directement,  en  attaquant 
les  siens. 

Mais  comment  aurois-je  soutenu  les  dogmes 
distinctifs  des  catholiques ,  puisqu'au  contraire 
ce  sont  les  seuls  que  j'ai  attaqués ,  et  puisque 
c'est  cette  attaque  même  qui  a  soulevé  contre 
moi  le  parti  catholique ,  sans  lequel  il  est  sûr 
que  les  protestants  n'auroient  rien  dit?  Voilà, 
je  Tavoue  ,  une  des  choses  les  plus  étranges  dont 
on  ait  jamais  ouï  parler;  mais  elle  n'en  est  pas 
moins  vraie.  Je  suis  confesseur  de  la  foi  protes- 
tante à  Paris,  et  c'est  pour  cela  que  je  le  suis  en- 
core à  Genève. 

Et  comment  aurois-je  attaqué  les  dogmes  dis- 
tinctifs des  protestants ,  puisqu'au  contraire  ce 
sont  ceux  que  j  ai  soutenus  avec  le  plus  de  force  , 
puisque  je  n'ai  cessé  d  insister  sur  l'autorité  de 
la  raison  en  matière  de  foi ,  sur  la  libre  interpré- 
tation des  écritures ,  sur  la  tolérance  évangéli- 
que,  et  sur  lobéissance  aux  lois,  même  en  ma- 
tière de  culte;  tous  dogmes  distinctifs  et  radicaux 
de  l'église  réformée,  et  sans  lesquels,  loin  d'être 
solidement  établie ,  elle  ne  pourroit  pas  même 
exister  ? 

Il  y  a  plus  :  voyez  quelle  force  la  forme  même 
de  louvrage  ajoute  aux  argumeiits  en  faveur  des 
réformés.  C'est  un  prêtre  catholique  qui  parle  , 
et  ce  prêtre  n'est  ni  un  impie  ni  un  libertin  : 

7-  i« 


226        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

c'est  un  homme  croyant  et  pieux,  plein  de  can- 
tleur,  de  droiture,  et,  malgré  ses  difficultés,  ses 
objections,  ses  doutes,  nourrissant  au  fond  de 
son  cœur  le  plus  vrai  respect  pour  le  culte  qu'il 
professe;  un  homme  qui,  dans  les  épanchements 
les  plus  intimes,  déclare  qu  appelé  dans  ce  culte 
au  service  de  1  église,  il  y  remplit  avec  toute 
l'exactitude  possible  les  soins  qui  lui  sont  pre- 
scrits ;  que  sa  conscience  lui  reprocheroit  d'y 
manquer  volontairement  dans  la  moindre  chose  ; 
que,  dans  le  mystère  qui  choque  le  plus  sa  rai- 
son, il  se  recueille  au  moment  de  la  consécra- 
tion ,  pour  la  faire  avec  toutes  les  dispositions 
qu'exigent  l'église  et  la  grandeur  du  sacrement  ; 
qu  il  prononce  avec  respect  les  mots  sacramen- 
taux  ;  qu'il  donne  à  leur  effet  toute  la  foi  qui  dé- 
pend de  lui;  et  que,  quoi  qu  il  en  soit  de  ce  mys- 
tère inconcevable  ,  il  ne  craint  ])as  qu'au  jour  du 
jugement  il  soit  puni  pour  l'uNoir  jamais  profané 
dans  son  cœur  (  i). 

Voilà  comment  parle  et  pense  cet  homme  vé- 
nérable ,  vraiment  bon,  sage ,  vraiment  chrétien , 
et  le  catholi(|ue  le  plus  sincère  qui  peut-être  ait 
jamais  existé. 

Écoutez  toutefois  ce  que  dit  ce  vertueux  prêtre 
à  un  jeune  homme  protestant  qui  s'étoit  fait  ca- 
tholique, et  auquel  il  donne  des  conseils,  «  Re- 
«  tournez  dans  votre  patrie,  reprenez  la  religion 
«  de  vos  pères ,  suivez-la  dans  la  sincérité  de  vo- 

(i)  Emile  ,  lomc  II,  pages  ii3,  1 1^|. 


PREMIÈRE    PARTIE.  027 

<^  tin3  cœur,  et  ne  la  quittez  plus;  elle  est  très 
«  simple  et  très  sainte;  je  la  crois,  de  toutes  les 
«  religions  qui  sont  sur  la  terre ,  celle  dont  la 
u  morale  est  la  plus  pure ,  et  dont  la  raison  se 
«  contente  le  mieux  (i).  » 

Il  ajoute  un  moment  après:  «Quand  vous 
«  voudrez  écouter  votre  conscience,  mille  obsta- 
«  des  vains  disparoîtront  à  sa  voix.  Vous  senti- 
«  rez  que ,  dans  lincertitude  où  nous  sommes , 
«  c  est  une  inexcusable  présomption  de  professer 
«  une  autre  religion  que  celle  où  l'on  est  né  ,  et 
«  une  fausseté  de  ne  pas  pratiquer  sincèrement 
«  celle  qu'on  professe.  Si  l'on  s'égare  ,*  on  s'ùte 
«  une  grande  excuse  au  tribunal  du  souverain 
«  Juge.  Ne  pardonnera-t-il  pas  plutôt  l'erreur  où 
"  Ion  fut  nourri,  que  celle  qu'on  osa  cboisir  soi- 
«  même  (2;?  » 

Quelques  pages  auparavant,  il  avoit  dit  :  «  Si 
«  javois  des  protestants  à  mon  voisinage  ou  dans 
«  ma  paroisse,  je  ne  lès  distinguerois  point  de 
«mes  paroissiens  en  ce  qui  tient  à  la  charité 
«chrétienne;  je  les  porterois  tous  également  à 
«(  s'entr'aimer ,  à  se  regarder  comme  frères,  à 
«  respecter  toutes  les  religions,  et  à  vivre  en  paix 
«  chacun  dans  la  sienne.  Je  pense  que  solliciter 
«  quelqu'un  de  quitter  celle  où  il  est  né,  c'est  le 
«  solliciter  de  mal  faire,  et  par  conséquent  faire 
«mal  soi-même.  En  attendant  de  plus  grandes 
u  lumières  ,  gardons   Tordre  public,  dans  tout 

(i)  Emile,  tome  II,  page  j  iq. —  (a)  Ibid. 

i5, 


228        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

«  pays  respectons  les  lois,  ne  troublons  point  le 
«  culte  qu  elles  prescrivent,  ne  portons  point  les 
"  citoyens  à  la  désobéissance  :  car  nous  ne  sa- 
ie vons  point  certainement  si  c'est  un  bien  pour 
«  eux  de  quitter  leurs  opinions  pour  dautrcs,  et 
«  nous  savons  certainement  que  c  est  un  mal  de 
«  désobéir  aux  lois.  » 

Voilà,  monsieur,  comment  parle  un  prêtre 
catbolique  dans  un  écrit  où  l'on  m'accuse  d'avoir 
attaqué  le  culte  des  réformés,  et  où  il  n'en  est 
pas  dit  autre  cliose.  Ce  qu'on  auroit  pu  me  re- 
procher, peut-être,  étoit  une  partialité  outrée 
en  leur  faveur,  et  un  défaut  de  convenance  en 
faisant  parler  un  prêtre  catholique  comme  ja- 
mais prêtre  catholique  n  a  parlé.  Ainsi  j'ai  fait 
en  toute  chose  précisément  le  contraire  de  ce 
qu'on  m'accuse  d'avoir  fait.  On  diroit  que  vos 
ma[;istrats  se  sont  conduits  par  ga{>eure  :  quand 
ils  auroient  parié  de  juger  contre  l'évidence,  ils 
n'auroienl  pu  n)ieux  réussir. 

Mais  ce  livre  contient  des  objections,  dos  dif- 
ficultés, des  doutes!  Et  pourquoi  non,  je  vous 
prie?  Ouest  le  crime  à  un  protestant  de  propo- 
ser ses  doutes  sur  ce  qu'il  trouve  douteux ,  et  ses 
objections  sur  ce  qu  il  en  trouve  susceptible?  Si 
ce  qui  vous  paroît  clair  me  paroît  obscur,  si  ce 
que  vous  jugez  démontré  ne  me  semble  pas  l'ê- 
tre ,  de  quel  (boit  prétendez-vous  soumettre  ma 
raison  à  la  votre,  et  me  donner  votre  autorité 
pour  loi ,  comme  si  vous  prétendiez  à  l'infaillibi- 
lité du  pape?  N  est-il  pas  plaisant  qu'il  faille  rai- 


PREMIÈRE   PARTIE.  229 

sonner  en  catholique,  pour  m'accuser  d'attaquer 
les  protestants? 

Mais  ces  objections  et  ce?  doutes  tombent  sur 
les  points  fondamentaux  de  la  foi?  Sous  l appa- 
rence de  ces  doutes  on  a  rassemblé  tout  ce  qui 
peut  tendre  à  saper,  ébranler  et  détruire  les  prin- 
cipaux fondements  de  la  religion  chrétienne  ? 
Voilà  qui  change  la  thèse  :  et  si  cela  est  vrai ,  je 
puis  être  coupable  ;  mais  aussi  c'est  un  mensonge, 
et  un  mensonge  bien  impudent  delà  part  do  gens 
qui  ne  savent  pas  eux-mêmes  en  quoi  consistent 
les  principes  fondamentaux  de  leur  christianisme. 
Pour  moi,  je  sais  très  bien  en  quoi  consistent  les 
principes  fondamentaux  du  mien,  et  je  l'ai  dit. 
Presque  toute  la  profession  de  foi  de  la  Julie  est 
affirmative;  toute  la  première  partie  de  celle  du 
vicaire  est  affirmative;  la  moitié  de  la  seconde 
partie  est  encore  al^firmative;  une  partie  du  cha- 
pitre de  la  religion  civile  est  affirmative;  la  Let- 
tre à  M.  l'archevêque  de  Paris  est  affirmative. 
Voilà,  messieurs,  mes  articles  fondamentaux  : 
voyons  les  vôtres. 

Ils  sont  adroits,  ces  messieurs;  ils  établissent 
la  méthode  de  discussion  la  plus  nouvelle  et  la 
plus  commode  pour  des  persécuteurs.  Us  laissent 
avec  art  tous  les  principes  de  la  doctrine  incer- 
tains et  vagues.  Mais  un  auteur  a-t-il  le  mal- 
heur de  leur  déplaire,  ils  vont  furetant  dans  ses 
livres  quelles  peuvent  être  ses  opinions.  Quand 
ils  croient  les  avoir  bien  constatées  ,  ils  pren- 
nent les  contraires  de  ces  mêmes  opinions  et  en 


23o  LETTRES  ECRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
font  aillant  d  ai  ticles  de  foi  :  ensuite  ils  crient  à 
1  impie,  au  jîlasphême,  parceque  fauteur  n'a 
pas  d'avance  admis  dans  ses  livres  les  prétendus 
articles  de  foi  qu  ils  ont  bâtis  après  coup  pour 
le  tourmenter. 

Comment  les  suivre  dans  ces  multitudes  de 
points  sur  lesquels  ils  m'ont  attaqué?  comment 
rassembler  tous  leurs  libelles?  comment  les  lire? 
qui  peut  aller  trier  tous  ces  lambeaux ,  toutes 
ces  guenilles  ,  cliez  les  fripiers  de  Genève  ou 
dans  le  fumier  du  Mercure  de  Neufcbâtel?  .le 
me  perds,  je  m'embourbe  au  milieu  de  tant  de 
bêtises.  Tirons  de  ce  fatras  un  seul  article  pour 
servir  d'exemple ,  leur  article  le  plus  triompbant, 
celui  pour  lequel  leurs  prédicants  (i)  se  sont  mis 
en  campagne ,  et  dont  ils  ont  fait  le  plus  de  bruit  : 
les  miracles. 

J  entre  dans  un  long  examen.  Pardonnez-m  en 
lennui,  je  vous  supplie.  .Te  ne  veux  discuter  ce 
point  si  terrible  que  pour  vous  épargner  ceux  sur 
lesquels  ils  ont  moins  insisté. 

Ils  disent  donc  :  «  Jean-Jacques  Rousseau  n'est 
«  pas  chrétien  ,  quoiqu  il  se  donne  pour  tel  ;  car 
«  nous  ,  qui  certaincnjent  le  sommes,  ne  pensons 
"  pas  comme  lui.  .lean-.lacques  Rousseau  ne  croit 
«  point  à  la  révélation ,  quoiqu'il  dise  y  croire  : 
'(  en  voici  la  preuve. 

(i)  Je  n'aurois  point  employé  ce  terme  que  je  trou- 
Vois  fléprisant,  si  l'exemple  du  conseil  de  Genève,  qui 
s'en  servoit  en  écrivant  au  cardinal  de  Fleury,  ne  m'eût 
appris  que  mon  scrupule  étoit  mal  fondé. 


PREMIÈRE   PARTIE.  23i 

"  Dieu  ne  révèle  pas  sa  volonté  immédiatement 
«à  tous  les  hommes.  Il  leur  parle  par  ses  en- 
«  voyés  ;  et  ces  envoyés  ont  pour  preuve  de  leur 
«  mission  les  miracles.  Donc  quiconque  rejette 
«les  miracles  rejette  les  envoyés  de  Dieu;  et 
«  qui  rejette  les  envoyés  de  Dieu  rejette  la  ré- 
<i  vélation.  Or  Jean-Jacques  Rousseau  rejette  les 
«  miracles.  >' 

Accordons  d'abord  et  le  principe  et  le  fait  com- 
me s'ils  étoient  vrais  :  nous  y  reviendrons  dans 
la  suite.  Gela  supposé,  le  raisonnement  précé- 
dent na  qu'un  défaut,  c'est  qu'il  fait  directement 
contre  ceux  qui  s  en  servent.  Il  est  très  bon  pouf 
les  catholiques,  mais  très  mauvais  pour  les  pro- 
testants. Il  faut  prouver  à  mon  tour. 

Vous  trouverez  que  je  me  répète  souvent;  mais 
qu  importer*  Lorsqu'une  même  proposition  m'est 
nécessaire  à  des  arguments  tout  différents,  dois- 
je  éviter  de  la  reprendre?  Cette  affectation  seroit 
puérile.  Ce  n  est  pas  de  variété  qu'il  s  agit ,  c  est 
de  vérité,  de  raisonnements  justes  et  concluants. 
Passez  le  reste  ,  et  ne  songez  qu'à  cela. 

Quand  les  premiers  réformateurs  commencé^ 
rent  à  se  faire  entendre,  1  église  universelle  étoit 
en  paix;  tous  les  sentiments  étoient  unanimes  ; 
il  n'y  avoit  pas  un  dogme  essentiel  débattu  parmi 
les  chrétiens. 

Dans  cet  état  tranquille,  tout-à-coup  deux  ou 
trois  hommes  élèvent  leur  voix ,  et  crieht  dans 
toute  1  Europe  :  Chrétiens  ,  prenez  garde  à  vous  ; 
on  vous  trompe,  on  vous  égare,  on  vous  mène 


232        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAOE. 

dans  le  chemin  de  l'enfer  :  le  pape  est  l'ante- 
christ,  le  suppôt  de  Satan;  son  église  est  l'école 
du  menson^je.  Vous  êtes  perdus  si  vous  ne  nous 
écoutez. 

A  ces  premières  clameurs  ,  1  Europe  étonnée 
resta  quelques  moments  en  silence,  attendant 
ce  quil  en  arriveroit.  Enfin  le  cler^^é,  revenu  de 
sa  îpremière  surprise,  et  voyant  que  ces  nou- 
veaux venus  se  fnisoient  des  sectateurs,  comme 
s  en  fait  toujours  tout  homme  qui  dojrmalise  , 
comprit  quil  falloit  s'expliquer  avec  eux.  Il  com- 
mença par  leur  demander  à  qui  ils  en  avoient 
avec  tout  ce  vacarme.  Ceux-ci  répondent  fière»- 
ment  qu  ils  sont  les  apôtres  de  la  vérité  ,  appelés 
à  réformer  leglise  ,  et  à  ramener  les  fidèles 
de  la  voie  de  perdition  oii  \cs  conduisoient  les 
prêtres. 

Mais ,  leur  répliqua-t-on ,  qui  vous  a  donné 
cette  helle  commission ,  de  venir  trouhler  la  paix 
de  r(''Mlise  et  la  trantjuillité  pul)li(pie  '  Notre  con- 
science, dirent-ils,  la  raison,  la  lumière  inté- 
rieure, la  voix  de  Dieu,  à  laquelle  nous  ne  pou- 
vons résister  sans  crime  :  cest  lui  (jui  nous  ap- 
pelle à  ce  saint  ministère  ,  et  nous  suivons  notre 
vocation. 

Vous  êtes  donc  envoyés  de  Dieu?  reprirent 
les  catholiques.  En  ce  cas,  nous  convenons  que 
vous  devez  prêcher,  réformer,  instruire,  et 
quon  doit  vous  écouter.  Mais,  pour  ohtenir  ce 
droit,  commencez  par  nous  montrer  vos  lettres 
de  créance.  Prophétisez,  guérissez,  illuminez, 


PREMIÈRE    PARTIE.  2'lH 

faites  des  miracles,  déployez  les  preuves  de  votre 
mission. 

La  réplique  des  réformateurs  est  belle,  et  vaut 
bien  la  peine  dêtre  transcrite. 

«  Oui ,  nous  sommes  les  envoyés  de  Dieu;  mais 
(I  notre  mission  n'est  point  extraordinaire  :  elle 
«  est  dans  l'impulsion  d'une  conscience  droite , 
«c  dans  les  lumières  d  un  entendement  sain.  Nous 
«  ne  vous  apportons  point  une  révélation  nouvel- 
«le,  nous  nous  bornons  à  celle  qui  vous  a  été 
«donnée,  et  que  vous  n'entendez  plus.  Nous 
«venons  à  vous,  non  pas  avec  des  prodiges,  qui 
«  peuvent  être  trompeurs ,  et  dont  tant  de  fausses 
«  doctrines  se  sont  étayécs  ,  mais  avec  les  signes 
««  de  la  vérité  et  de  la  raison ,  qui  ne  trompent 
«  point ,  avec  ce  livre  saint,  que  vous  défigurez, 
i<  et  que  nous  vous  explicjuons.  Nos  miracles  son< 
«des  arguments  invincibles,  nos  prophéties  sont 
«  des  démonstrations  :  nous  vous  prédisons  que 
«si  vous  n'écoutez  la  voix  de  Glirist,  qui  vous 
n  parle  par  nos  bouches  ,  vous  serez  punis  comme 
«des  serviteurs  infidèles,  à  qui  l'on  dit  la  volonté 
«  de  leurs  maîtres ,  et  qui  ne  veulent  pas  faccom- 
"  plir.  » 

Il  n'étoit  pas  naturel  que  les  catholiques  con- 
vinssent de  l'évidence  de  cette  nouvelle  doctrine, 
et  c'est  aussi  ce  que  la  plupart  d'entre  eux  se  gar- 
dèrent bien  de  faire.  Or  on  voit  que  la  dispute 
étant  réduite  à  ce  point  ne  pouvoit  plus  finir, 
et  que  chacun  devoit  se  donner  gain  de  cause; 
les  protestants  soutenant  toujours  que  leurs  in- 


234  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
terp relations  et  leurs  preuves  étoient  si  claires 
qu'il  falloit  être  de  mauvaise  foi  pour  s'y  refuser; 
et  les  catholiques ,  de  leur  côlé ,  trouvant  que 
les  petits  ar^juments  de  quelques  particuliers , 
qui  même  n'étoient  pas  sans  réplique ,  ne  dé- 
voient pas  remporter  sur  1  autorité  de  toute 
l'église,  qui  de  tout  temps  avoit  autrement  dé- 
cidé fju  eux  les  points  débattus. 

Tel  est  l'état  où  la  querelle  est  restée.  On  n'a 
cessé  de  disputer  sur  la  force  des  preuves;  dis- 
pute qui  n'aura  jamais  de  fin,  tant  que  les  hom- 
mes n  auront  pas  tous  la  même  tête. 

Mais  ce  u'étoit  pas  de  cela  qu'il  s  agissoit  pour 
les  catholiques.  Us  prirent  le  change;  et  si,  sans 
s'amuser  à  chicaner  les  preuves  de  leurs  adver- 
saires,  ils  s'en  fussent  tenus  à  leur  disputer  le 
droit  de  prouver,  ils  les  auroient  enïharrassés , 
ce  nie  semble. 

"Premièrement,  leur  auroicnt-ils  dit,  votre 
u  manière  de  raisonner  n'est  (juune  pétition  de 
"  principe;  car  si  la  force  de  vos  preuves  est  le 
<•  signe  de  votre  mission  ,  il  s  ensuit ,  pour  ceux 
«qu'elles  ne  convainquent  jias,  (|ue  votre  mis- 
«  sion  est  fausse,  et  qu ainsi  nous  pouvons  légi- 
«  timement ,  tous  tant  que  nous  sommes  ,  vous 
«  punir  comme  hérétiques ,  comme  faux  apôtres, 
i  comme  perturbateurs  de  1  église  et  du  geiue 
«  humain. 

"  Vous  ne  prêchez  pas,  dites-vous,  des  doc- 
«■  trines  nouvelles  :  et  que  faites-vous  donc  en 
"  nous  prêchant  vos  nouvelles  explications  ^  Don- 


PREMIÈRE   PARTIE.  235 

«  ner  un  nouveau  sens  aux  paroles  de  Técriture, 
«  n'est-ce  pas  établir  une  nouvelle  doctrine?  n'est- 
«  ce  pas  faire  parler  Dieu  tout  autrement  qu'il  n'a 
«  fait?  Ce  ne  sont  pas  les  sons,  mais  les  sens  des 
«  mots ,  qui  sont  révélés  :  changer  ces  sens  re- 
«  connus  et  fixés  par  l'église  ,  c'est  changer  la 
"  révélation. 

«  Voyez  de  plus  combien  vous  êtes  injustes! 
«  Vous  convenez  qu'il  faut  des  miracles  pour 
«autoriser  une  mission  divine,- et  cependant 
«  vous ,  simples  particuliers  ,  de  votre  propre 
«  aveu,  vous  venez  nous  parler  avec  empire,  et 
«  comme  les  envoyés  de  Dieu  (i).  Vous  réclamez 
«  l'autorité  dinterpréter  fécriture  à  votre  fantai- 
«  sie ,  et  vous  prétendez  nous  ôter  la  même  li- 
«  berté.  Vous  vous  arrogez  à  vous  seuls  un  droit 
«  que  vous  refusez  et  à  chacun  de  nous  ,  et  à 
«  nous  tous  qui  composons  l'église.  Quel  titre 
«'  avez-vous  donc  pour  soumettre  ainsi  nos  ju- 
«  gements  communs  à  votre  esprit  particulier? 

(i)  Farel  déclara,  en  propres  termes,  à  Genève,  de- 
vant le  conseil  épiscopal ,  qu'il  éloit  envoyé  de  Dieu  :  ce 
qui  fit  dire  à  l'un  des  membres  du  conseil  ces  paroles  de 
Caïphe  :  lia  blasphémé:  quesl-il  besoin  d'autre  témoignage? 
Il  a  mérité  la  mort.  Dans  la  doctrine  des  miracles  ,  il  en 
falloit  un  pour  répondre  à  cela.  Cependant  Jésus  n'en 
fit  point  en  cette  occasion,  ni  Farel  non  plus.  Froment 
déclara  de  même  au  magistrat  qui  lui  dcfendoit  de  prê- 
cher ,  qu'il  valait  mieux  obéir  à  Dieu  qu'aux  hommes ,  et 
continua  de  prêcher  malgré  la  défense;  conduite  qui 
certainement  ne  pouvoit  s'autoriser  que  par  un  ordre 
exîirès  de  Dieu. 


236  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  SlONTAGNE. 
«  Quelle  insupportable  suffisance  de  prétendre 
"  avoir  tou jouis  raison  ,  et  raison  seuls  contre 
«  tout  le  monde ,  sans  vouloir  laisser  dans  leur 
"  sentiment  ceux  qui  ne  sont  pas  du  vôtre  ,  et 
K  qui  pensent  avoir  raison  aussi  (i)  !  Les  dislinc- 
"  tions  dont  vous  nous  payez  seroient  tout  au 
«  plus  tolcrahles  si  vous  disiez  simplement  votre 
«  avis,  et  que  vous  en  restassiez  là.  Mais  point. 
«  Vous  nous  faites  une  ffuerre  ouverte  ;  vous 
««  soufflez  le  feu  de  toutes  parts.  Résister  à  vos 
"leçons,  c'est  être  rebelle,  idolâtre,  digne  -de 
«  Fenfer,  Vous  voulez  absolument  convertir, 
"  convaincre,  contraindre  même.  Vous  dogma- 
«  lisez,  vous  prêcbez,  vous  censurez,  vous  ana- 
«  thématisez,  vous  excommuniez,  vous  punissez, 
•<  vous  mettez  à  mort  :  vous  exercez  Tautorité 
«des  prophètes,  et  vous  ne  vous  donnez  que 
«pour  des  particuliers.  Quoi!  vous  novateurs, 
«  sur  votre  seule  opinion  ,  soutenus  de  quelques 
«centaines  d  hommes,  vous  brûlez  vos  adver- 
«  saires!  et  nous,  avec  ((uinzc  siècles  dauti<juité, 
«et  la  voix  de  cent  millions  dhommes,  nous 
«aurons  tort  de  vous  brûler?  Non,  cessez  de 
«  parler,  d'agir  en  apôtres,  ou  montrez  vos  titres; 

(i)  Quel  liomtTU' ,  par  exemple,  fut  jamais  pins  tran- 
chant, plus  impérieux,  plus  dérisif,  plus  divinement 
infaillible,  à  son  {yi'é  ,  que  (lalvin  ,  pour  ipii  la  nioindre 
opposition  ,  la  moindre  «)l)jeclion  cpTou  osoit  lui  faire  , 
étoit  toujours  une  œuvre  de  Satan,  un  crinic  dipne  du 
feu  ?  Ce  n'est  pas  au  seul  Servet  qu'il  en  a  coûté  la  vie 
pour  avoir  osii  penser  autrement   (pic  lui. 


PREMIÈRE    PARTIE.  287 

«  OU,  quand  nous  serons  les  plus  forts,  vous  se- 
«  rez  très  justement  traités  en  imposteurs.  » 

xi  ce  discours,  voyez-vous,  monsieur,  ce  que 
nos  réformateurs  auroient  eu  de  solide  à  répon- 
dre? Pour  moi  je  ne  le  vois  pas.  Je  pense  qu'ils 
auroient  été  réduits  à  se  taire  ou  à  faire  des  mi- 
racles. Triste  ressource  pour  des  amis  de  la 
vérité  ! 

Je  conclus  de  là  qu'établir  la  nécessité  des  mi- 
racles en  preuve  de  la  mission  des  envoyés  de 
Dieu  qui  prêchent  une  doctrine  nouvelle,  c'est 
renverser  la  réfbrmation  de  fond  en  comble; 
c'est  faire,  pour  me  combattre,  ce  qu'on  m'accuse 
faussement  d'avoir  fait. 

Je  n'ai  pas  tout  dit,  monsieur,  sur  ce  chapitre; 
mais  ce  qui  me  reste  à  dire  ne  peut  se  couper, 
et  ne  fera  qu'une  trop  longue  lettre  :  il  est  temps 
d'achever  celle-ci. 


LETTRE  III. 

Je  reprends,  monsieur,  cette  question  des  mira- 
cles que  j'ai  entrepris  de  discuter  avec  vous;  et, 
après  avoir  prouvé  qu'établir  leur  nécessité  c'étoit 
détruire  le  protestantisme  ,  je  vais  chercher  à 
présent  quel  est  leur  usage  pour  prouver  la  rêvé» 
lation. 

Les  hommes,  ayant  des  tètes  si  diversement 
organisées,  ne  sauroient  être  affectés  tous  éga- 


238        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MOKTAG>JE. 

lement  des  mêmes  ar^fuments  ,  sur-tout  en  ma- 
tières de  foi.  Ce  qui  paroît  évident  à  1  un ,  ne 
paroît  pas  même  probable  à  lautre  :  lun  par 
son  tour  d'esprit  n'est  frappé  que  d  un  genre  de 
preuves  ;  l'autre  ne  lest  que  d'un  genre  tout  dif- 
férent. Tous  peuvent  bien  quelquefois  convenir 
des  mêmes  choses  ;  mais  il  est  très  rare  qu'ils  en 
conviennent  par  les  mêmes  raisons  :  ce  qui ,  pour 
le  dire  en  passant,  montre  combien  la  dispute 
en  elle-même  est  peu  sensée  :  autant  vaudroit 
vouloir  forcer  autrui  de  voir  par  nos  yeux. 

Lors  donc  que  Dieu  donne  aux  hommes  une 
révélation  que  tous  sont  obligés  de  croire,  il  faut 
quil  l'établisse  sur  des  preuves  bonnes  pour 
tous,  et  qui  par  conséquent  soient  aussi  diver- 
ses que  les  manières  de  voir  de  ceux  qui  doivent 
les  adopter. 

Sur  ce  raisonnement,  qui  me  paroît  juste  et 
simple,  on  a  trouvé  que  Dieu  avoit  donné  à  la 
mission  de  ses  envoyés  divers  caractères  qui  ren 
doient  cette  mission  reconnoissable  à  tous  les 
hommes,  petits  et  grands,  sages  et  sots  ,  savants 
et  ignorants.  Celui  d  entre  eux  qui  a  le  cerveau 
assez  ilexible  pour  saffecter  à-la-fois  de  tous  ces 
caractères  est  heureux  sans  doute  ;  mais  celui 
qui  n  est  frappé  que  de  quelques  uns  n'est  pas  à 
plaindre  ,  })ourvu  qu'il  en  soit  frappé  suffisam- 
ment pour  être  persuadé. 

Le  premier  ,  le  plus  important ,  le  plus  certain 
'de  ces  caractères,  se  tire  de  la  natuie  de  la-doc 


PREMIÈRE    PARTIE,  289 

tiine  ,  c  est-à-dire  de  son  utilité  ,  de  sa  beauté  (i) , 
de  sa  sainteté,  de  sa  vérité,  de  sa  profondeur,  et 
de  tontes  les  autres  qualités  qui  peuvent  annon- 
cer aux  hommes  les  instructions  de  la  suprême 
sagesse  et  les  préceptes  de  la  suprême  Lonté.  Ce 
caractère  est ,  comme  j  ai  dit ,  le  plus  sur ,  le  plus 
infaillible;  il  porte  en  lui-même  une  preuve  qui 
dispense  de  toute  autre  :  mais  il  est  le  moins  fa- 
cile à  constater;  il  exige,  pour  être  senti,  de 
l'étude ,  de  la  réflexion  ,  des  connoissances  ,  des 
discussions  qui  ne  conviennent  quaux  hom- 
mes sages  qui  sont  instruits  et  qui  savent  rai- 
sonner. 

Le  second  caractère  est  dans  celui  des  hom- 
mes choisis  de  Dieu  pour  annoncer  sa  parole  ; 
leur  sainteté,  leur  véracité,  leur  justice  ,  leurs 
mœurs  pures  et  sans  tache ,  leurs  vertus  inac- 

(1)  Je  ne  sais  poui<jiioi  Ion  vent  attribuei'  au  progrès 
de  la  philosophie  la  helle  morale  de  nos  livres.  Cette  mo- 
rale, tirée  de  l'évangile,  étoit  chrétienne  avant  d'être 
philosophique.  Les  chrétiens  l'enseignent  sans  la  pra- 
tiquer, je  l'avoue  ;  mais  que  font  de  plus  les  philosophes , 
si  ce  n  est  de  se  donner  à  eux-mêmes  beaucoup  de  .louan- 
ges, qui,  n'étant  répétées  par  personne  autre  ,  ne  prou- 
vent pas  grand'chose,  à  mon  avis. 

Les  préceptes  de  Platon  sont  souvent  très  sublimes  ; 
mais  combien  n'erre-t-il  pas  quelquefois,  et  jusqu'où 
ne  vont  pas  ses  erreurs!  Quant  à  Cicéron  ,  peut-on  croire 
que,  sans  Platon,  ce  rhéteur  eût  trouvé  ses  Offices?  L'é- 
vangile seul  est,  quant  à  la  morale,  toujours  sûr,  tou- 
jours vrai,  toujours  unique,  et  toujours  semblable  à 
lui-même. 


24o  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MOrs'TAG^E. 
cessibles  aux  passions  liuniaines,  xSont,  avec  les 
qualités  de  l'entendement  ,  la  raison,  l'esprit,  le 
savoir,  la  prudence,  autant  d indices  respecta- 
bles, dont  la  réunion  ,  quand  rien  ne  s  y  dément, 
forme  une  preuve  complète  en  leur  faveur,  et 
dit  qu'ils  sont  plus  que  des  bommes.  Ceci  est  le 
si{]ne  qui  frappe  par  préférence  les  fjens  bons  et 
droits,  qui  voient  la  vérité  par-tout  où  ils  voient 
la  justice  ,  et  n'entendent  la  voix  de  Dieu  que 
dans  la  bouche  de  la  vertu.  Ce  caractère  a  sa 
certitude  encore,  mais  il  n'est  pas  impossible 
qu'il  trompe  ;  et  ce  n'est  pas  un  prodif^e  qu'un 
imposteur  abuse  les  gens  de  bien  ,  ni  qu'un 
homme  de  bien  s'abuse  lui-même  ,  entraîné  par 
l'ardeur  d'un  saint  zélé  quil  prendra  pour  de 
linspi  ration. 

Le  troisième  caractère  des  envoyés  de  Dieu 
est  une  émanation  de  la  puissance  divine,  qui 
peut  interrompre  et  changer  le  cours  de  la  na- 
ture à  la  volonté  de  ceux  qui  reçoivent  celle 
émanation.  Ce  caractère  est  sans  contredit  le 
plus  brillant  des  trois  ,  le  plus  frappant,  le  plus 
prompt  à  sauter  aux  yeux;  celui  qui,  se  mar- 
quant par  un  effet  subit  et  sensible  ,  semble  exi- 
ger le  moins  d'examen  et  de  discussion  :  par-là 
ce  caractère  est  aussi  celui  qui  saisit  spéciale- 
ment le  peuple  ,  incapable  de  raisonnements 
suivis,  d'observations  lentes  et  sûres,  et  en  toute 
chose  esclave  de  ses  sens  :  mais  c'est  ce  qui  rend 
ce  même  caractère  équivoque ,  comme  il  sera 
prouvé  ci-après;  et  en  effet,  pourvu  qu'il  happe 


PREMIÈRE    PARTIE.  24  l 

ceux  auxquels  il  est  destiné,  qu'importe  qu'il 
soit  apparent  ou  réel  ?  Cest  une  distinction  qu'ils 
sont  hors  d'état  de  faire  ;  ce  qui  montre  qui!  n'y 
a  de  signe  vraiment  certain  que  celui  qui  se  tire 
de  la  doctrine,  et  qu  il  n'y  a  par  conséquent  que 
les  bons  raisonneurs  qui  puissent  avoir  une  toi 
solide  et  sûre  :  mais  la  bonté  divine  se  prête  aux 
foiblesses  du  vulgaire ,  et  veut  bien  lui  donner 
des  preuves  qui  fassent  pour  lui. 

Je  m  arrête  ici  sans  rechercher  si  ce  dénom- 
brement peut  aller  plus  loin  :  c  est  une  discus- 
sion inutile  à  la  nôtre;  car  il  est  clair  que  quand 
tous  ces  signes  se  trouvent  réunis,  c'en  est  assez 
pour  persuader  tous  les  hommes  ,  les  sages  ,  les 
bons  ,  et  le  peuple  ;  tous  ,  excepté  les  fous,  inca- 
pables do  raison,  et  les  méchants  qui  ne  veulent 
être  convaincus  de  rien. 

Ces  caractères  sont  des  preuves  de  lautorité 
de  ceux  en  qui  ils  résident;  ce  sont  les  raisons 
sur  lesquelles  on  est  obligé  de  les  croire.  Quand 
tout  cela  est  fait,  la  vérité  de  leur  mission  est 
établie;  ils  peuvent  alors  agir  avec  droit  et  puis- 
sance en  qualité  d'envoyés  de  Dieu.  Les  preuves 
sont  les  moyens  ;  la  foi  due  à  la  doctrine  est  la 
fin.  Pourvu  qu'on  admette  la  doctrine,  c'est  la 
chose  la  plus  vainc  de  disputer  sur  le  nombre 
et  le  choix  des  preuves;  et  si  une  seule  me  per- 
suade, vouloir  m  en  faire  adopter  d  autres  est  un 
soin  perdu.  Il  seroit  du  moins  bien  ridicule  de 
soutenir  qu'un  homme  ne  croit  pas  ce  qu'il  dit 
croire,  parccqu  il  ne  le  croit  pas  précisément  par 


242        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

les  mêmes  raisons  que  uous  disons  avoir  de  le 

croire  aussi. 

Voilà ,  ce  me  semble  ,  des  principes  clairs  et 
incontestables  :  venons  à  lapplication.  Je  me  dé- 
clare chrétien  ;  mes  persécuteurs  disent  que  je  ne 
le  suis  pas.  Ils  prouvent  que  je  ne  suis  pas  chré- 
tien, parceque  je  rejette  la  révélation;  et  ils  prou- 
vent que  je  rejette  la  révélation  ,  parceque  je  ne 
crois  pas  aux  miracles. 

Mais  pour  que  cette  conséquence  fut  juste,  il 
faudroit  de  deux  choses  l'une  ;  ou  que  les  mira- 
cles fussent  l'unique  preuve  de  la  révélation ,  ou 
que  je  rejetasse  également  les  autres  preuves  qui 
l'attestent.  Or,  il  n'est  pas  vrai  que  les  miracles 
soient  l'unique  preuve  delà  révélation  ;et  il  n'est 
pas  vrai  que  je  rejette  les  autres  preuves  ,  puis- 
quau  contraire  on  les  trouve  établies  dans  l'ou- 
vrage même  où  l'on  m'accuse  de  détruire  la  ré- 
vélation (i). 

Voilà  précisément  à  quoi  nous  en  sommes. 
Ces  messieurs ,  déterminés  à  me  faire ,  malgré 
moi,  rejeter  la  révélation  ,  comptent  pour  rien 
que  je  l'admette  sur  les  preuves  qui  me  convain- 

(i)  Il  importe  de  remarquer  que  le  vicaire  pouvoit 
trouver  beaucoup  d'objections  comme  catholique  ,  qui 
sont  nulles  pour  un  protestant.  Ainsi  le  scepticisme  dans 
lequel  il  reste  ne  prouve  en  aucune  façon  le  mien ,  sur- 
tout après  la  décbtration  très  expresse  que  j'ai  faite  à  la 
fin  de  ce  même  écrit.  On  voit  clairement,  dans  mes  prin- 
cipes, que  plusieurs  des  objections  qu'il  contient  por- 
tent à  faux. 


PREMIÈRE   PARTIE.  243 

quent,  si  je  ne  l'admets  encore  sur  celles  qui  ne 
me  convainquent  pas  ;  et,  parcequejenelepuis  , 
ils  disent  que  je  la  rejette.  Peut-on  rien  concevoir 
de  plus  injuste  et  de  plus  extravagant? 

Et  voyez  de  grâce  si  j'en  dis  trop ,  lorsqu'ils  me 
font  un  crime  de  ne  pas  admettre  une  preuve  que 
non  seulement  Jésus  n'a  pas  donnée ,  mais  qu'il  a 
refusée  expressément. 

Il  ne  s'annonça  pas  d'abord  par  des  miracles, 
mais  par  la  prédication.  A  douze  ans  il  dispu- 
toit  déjà  dans  le  temple  avec  les  docteurs  ,  tantôt 
les  interrogeant ,  et  tantôt  les  surprenant  par  la 
sagesse  de  ses  réponses.  Ce  fut  là  le  commence- 
ment de  ses  fonctions ,  comme  il  le  déclara  lui- 
même  à  sa  m^ère  et  à  Joseph  (i).  Dans  le  pays  , 
avant  qu'il  fît  aucun  miracle,  il  se  mit  à  prê- 
cher aux  peuples  le  royaume  des  cieux  (2)  ;  et  il 
avoit  déjà  rassemblé  plusieurs  disciples  sans 
s'être  autorisé  près  d'eux  d'aucun  signe  ,  puis- 
qu'il est  dit  que  ce  fut  à  Cana  qu'il  fit  le  pre- 
mier (3). 

Quand  il  fit  ensuite  des  miracles  ,  c'étoit  le 
plus  souvent  dans  des  occasions  particulières , 
dont  le  choix  n  annonçoit  pas  un  témoignage 
public ,  et  dont  le  but  étoit  si  peu  de  manifester 
sa  puissance ,  qu'on  ne  lui  en  a  jamais  de- 
mandé pour  cette  fin   qu'il  ne  les  ait  refusés.   ~ 

(i)  Luc,  XI,  46,  47,  49. -(2)  Matth.  IV,  17. 

(3)  Jean, II,  1 1.  Je  ne  puis  penser  que  personne  veuille 
meure  au  nombre  des  signes  publics  de  sa  mission  la 
tentation  du  diable  et  le  jeune  de  quarante  jours. 

16. 


244        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

Voyez  là-dessus  toute  I  histoire  de  sa  vie  ;  écou- 
tez sur-tout  sa  propre  déclaration  :  elle  est  si 
décisive  ,  ([ue  vous  n'y  trouverez  rien  à  répli- 
quer. 

Sa  carrière  étoit  déjà  fort  avancée  ,  quand  les 
docteurs  ,1e  voyant  faire  tout  de  bon  le  prophète 
au  milieu  deux,  s'avisèrent  de  lui  demander  un 
signe.  A  cela  qu'auroitdû  répondre  Jésus  ,  selon 
vos  messieurs.''  «  Vous  demandez  un  si(}ne,vous 
"  en  avez  eu  cent.  Croyez-vous  (jue  je  sois  venu 
u  m'annoncer  à  vous  pour  le  Messie  sans  com- 
«  nicncer  par  rendie  témoignage  de  moi ,  comme 
'(  si  j  avois  voulu  vous  forcer  à  me  méconnoître 
..  et  vous  l'aire  errer  malgié  vous?  Non  :  Gana  ,  le 
»c  centenier,  le  lépreux,  les  aveugles  ,  les  paraly- 
;<  tiques  ,  la  multiplication  des  pains  ,  toute  la 
"Galilée,  toute  la  Judée  ,  déposent  pour  moi. 
«  Voilà  mes  signes  :  pourquoi  teignez-vous  de  ne 
«  les  pas  voir  ?  » 

Au  lieu  de  cette  réponse  ,  que  Jésus  ne  fit 
point,  voici,  monsieur,  celle  (juil  fit. 

La  nation  méchante  et  adultère  demande  un 
signe  ,  et  il  ne  lui  en  sera  point  donné.  Ailleurs 
il  ajoute  :  //  7ie  lui  sera  point  donné  d'autre  signe 
que  celui  de  Jouas  le  prophète.  Et  leur  tournant 
le  dos,  il  s'en  alla  (i). 

Voyez  d'abord  comment,  blâmant  cet  te  manie 
des  signes  miracideux,  il  traite  ceux  qui  les  dé- 
fi) Marc,  Vin,  12.  Matdi.  XVF,/|.  Pour  aJ)r(%er,  j'ai 
fondu  cnsembU;  ces  deux  passages;  mais  j'ai  conservé  la 
distinction  essentielle  à  la  qucslioii. 


PREMIÈRE  PARTIE.  245 

mandent.  Et  cela  ne  lui  arrive  pas  une  fois  seu- 
lement, mais  plusieurs  (i).  Dans  le  système  de 
vos  messieurs  cette  demande  étoit  très  léfîfitime  : 
pourquoi  donc  insulter  ceux  qui  la  faisoient. 

Voyez  ensuite  à  qui  nous  devons  ajouter  foi 
par  préférence  ;  deux,  qui  soutiennent  que  cest 
rejeter  la  révélation  chrétienne,  que  de  ne  pas 
admettre  les  miracles  de  Jésus  pour  les  signes 
qui  l'établissent;  ou  de  Jésus  lui-même,  qui  dé- 
clare qu  il  n'a  point  de  signe  à  donner. 

Ils  demanderont  ce  que  c'est  donc  que  le  signe 
de  Jonas  le  prophète.  Je  leur  répondrai  que  c'est 
sa  prédication  aux  Ninivites ,  précisément  le 
même  signe  qu'employoit  Jésus  avec  les  Juifs  , 
comme  il  l'explicjue  lui-même  (2).  On  ne  peut 
donner  au  second  passage  qu'un  sens  qui  se 
rapporte  au  premier,  autrement  Jésus  se  seroit 
contredit.  Or,  dans  le  premier  passage  où  l'on 
demande  un  miracle  en  signe,  Jésus  dit  posi- 
tivement qu  il  n'en  sera  donné  aucun.  Donc  le 
sens  du  second  passage  n'indique  aucun  signe 
miraculeux. 

Un  troisième  passage ,  insisteront-ils ,  explique 
ce  signe  par  la  résurrection  de  Jésus  (3).  Je  le 
nie;  il  l'explique  tout  au  plus  par  sa  mort.  Or 
la  mort  d'un  homme  n'est  pas  un  miracle;  ce 
n'en  est  pas  même  un  qu'après  avoir  resté  trois 

(1)  Conférez  les  passages   suivants.  Matth.  XII,    3g, 
/|i.Marc,  VIII,  12.  Luc,  XI,  2-9.  Jean,  II,  18,19,   IV, 
48.  V,  3/| ,  ?.G ,  39.  —  (2)  Matth.  XII ,  4 1 .  hvr ,  XI ,  3o ,  ?,i 
—  (3)  Malth.  Xil,  4o. 


246  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGXE. 
jours  clans  la  tprrc  un  corps  en  soit  retiré.  Dans 
ce  passage  il  nest  pas  dit  un  mot  de  la  résur- 
rection. D'ailleurs  quel  genre  de  preuve  seroit- 
ce  de  s'autoriser  durant  sa  vie  sur  un  signe  qui 
n'aura  lieu  qu'après  sa  mort?  Ce  seroit  vouloir 
ne  trouver  que  des  incrédules,  ce  seroit  cacher 
la  chandelle  sous  le  boisseau.  Comme  cette  con- 
duite seroit  injuste,  cette  interprétation  seroit 
impie. 

De  plus,  l'argument  invincible  revient  encore. 
Le  sens  du  troisième  passage  ne  doit  pas  atta- 
quer le  premier,  et  le  premier  affirme  qu'il  ne 
sera  point  donné  de  signe ,  point  du  tout ,  aucun. 
Enfin ,  quoi  qu'il  en  puisse  être ,  il  reste  toujours 
prouvé ,  par  le  témoignage  de  Jésus  même ,  que , 
s'il  a  fait  des  miracles  durant  sa  vie,  il  n'en  a 
point  fait  en  signe  de  sa  mission. 

Toutes  les  fois  que  les  Juifs  ont  insisté  sur  ce 
genre  de  preuves  ,  il  les  a  toujours  renvoyés 
avec  mépris,  sans  daigner  jamais  les  satisfaire. 
Il  n  approuvoit  pas  même  qu'on  prit  en  ce  sens 
ses  œuvres  de  charité.  Si  vous  ne  voyez  des  pro- 
diges et  des  miracles  ,  vous  ne  croyez  j>oint,  di- 
soit-il  à  celui  qui  le  prioit  de  guérir  son  fils  (i), 
Parle-t-on  sur  ce  ton-là  quand  on  veut  donner 
des  prodiges  en  preuves? 

Combien  n'éloil-il  pas  étonnant  que,  s'il  en 
eût  tant  donné  de  telles,  on  continuât  sans  cesse 
à  lui  en  demander  ?  Quel  miracle  fais-tu  ,  lui 

(0  Jean,  IV,  /|8. 


PREMIÈRE   PARTIE.  I^-J 

disoient  les  Juifs,  ajin  que,  V ayant  vu  ,  nous 
croyions  à  toi  ?  Moïse  donna  la  manne  dans  le 
désert  à  nos  pères,  mais  toi,  quelle  œuvie  fais- 
tu  {\)  ?  C'est  à-peu-près ,  dans  le  sens  de  vos 
messieurs  ,  et,  laissant  à  part  la  majesté  royale, 
comme  si  quelqu'un  venoit  dire  à  Frédéric  :  On 
te  dit  un  grand  capitaine  ;  et  pourquoi  donc  ? 
Qu  as-tu  fait  qui  te  montre  tel  P  Gustave  vain- 
quit à  Leipsick  ,  à  Lutzen  ;  Charles  à  Frawstat^ 
à  Narva  :  mais  où  sont  tes  monuments  P  quelle 
victoire  as -tu  l'emportée  P  quelle  place  as- tu 
prise  P  quelle  7?iarche  as- tu  faite  P  quelle  cam- 
pagne t'a  couvert  de  gloire  P  de  quel  droit  portes- 
tu  le  nom  de  grand  P  L'imprudence  d'un  pareil 
discours  est-elle  concevahle?  et  trouvcroit-on  sur 
la  terre  entière  un  homme  capable  de  le  tenir  ? 
Cependant ,  sans  faire  honte  à  ceux  qui  lui  en 
tenoient  un  semblable,  sans  leur  accorder  aucun 
miracle ,  sans  les  édifier  au  moins  sur  ceux  qu'il 
avoit  faits,  Jésus,  en  réponse  à  leur  question  ,  se 
contente  d'alléfjoriser  sur  le  pain  du  ciel  :  aussi , 
loin  que  sa  réponse  lui   donnât  de   nouveaux 
disciples,  elle  lui  en  ôta  plusieurs  de  ceux  qu'il 
avoit,  et  qui  sans  doute  pensoient  comme  vos 
théologiens.  La  désertion  fut  telle ,  qu'il  dit  aux 
douze  :  Et  vous  ,  ne  voulez-vous  pas  aussi  vous 
en  aller?  Il  ne  paroît  pas  qu'il  eût  fort  à  cœur 
de  conserver  ceux  qu  il  ne  pouvoit  retenir  que 
par  des  miracles» 

(i)  Jean  ,  VI , '3(>,  3i  el  sniv. 


248        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

Les  Juifs  demandoient  un  signe  du  ciel.  Dans 
leur  système  ,  ils  avoient  raison.  Le  signe  qui 
devoit  constater  la  venue  du  Messie  ne  pouvoit 
pour  eux  être  trop  évident ,  trop  décisif,  trop 
au-dessus  de  tout  soupçon  ,  ni  avoir  trop  de 
témoins  oculaires  :  comme  le  témoignage  im- 
médiat de  Dieu  vaut  toujours  mieux  que  celui 
des  hommes,  il  éloit  plus  sur  d'en  croire  au 
signe  même ,  qu'aux  gens  qui  disoient  l'avoir 
vu;  et  pour  cet  effet  le  ciel  étoit  préférable  à  la 
terre. 

Les  Juifs  avoient  donc  raison  dans  leur  vue, 
parcequ'ils  vouloient  un  Messie  apparent  et  tout 
miraculeux.  Mais  Jésus  dit,  après  le  prophète, 
que  le  royaume  des  cicux  ne  vient  point  avec 
apparence  ;  que  celui  qui  l'annonce  ne  débat 
point,  ne  crie  point  ,  qu'on  n'entend  point  sa 
voix  dans  les  rues.  Tout  cela  ne  respire  pas  los- 
tentation  des  miracles;  aussi  n'étoit-elle  pas  le 
l)ut  qu'il  se  pro|X)soit  dans  les  siens.  Il  n  y  met- 
toit  ni  l'appareil  ni  l'authenticité  nécessaires 
pour  constater  de  vrais  signes  ,  parcetpi  il  ne 
les  donnoit  point  pour  tels.  Au  contraire,  il  re- 
commandoit  le  secret  aux  malades  qu'il  guéris- 
soit,  aux  boiteux  qu'il  faisoit  marcher,  aux  pos- 
sédés qu  il  délivroit  du  démon.  I^'on  eût  dit  qu'il 
craignoil  que  sa  vertu  miraculeuse  ne  (ïit  con- 
nue :  on  m'avouera  que  c'étoit  une  étrange  ma- 
nière den  faire  la  preuve  de  sa  mission. 

Mais  tout  cela  s'explique  de  soi-même,  sitôt 
que  Ion  conçoit  ([ue  les  Juifs  alloirnt  chercliant 


PREMIÈRE    PARTIE.  249 

cette  preuve  où  Jésus  ne  vouloit  point  qu'elle 
fût.  Celui  qui  me  rejette  a,  disoit-il ,  qui  le  juge. 
Ajoutoit-il,  Les  miracles  que  j'ai  faits  le  con~ 
damneront  ?  Non;  mais  ,  La  parole  que  j'ai  por- 
tée le  condamnera.  La  preuve  est  donc  dans  la 
parole ,  et  non  pas  dans  les  miracles. 

On  voit  dans  lévangile  que  ceux  de  Jésus 
étoient  tous  utiles  ;  mais  ils  étoient  sans  éclat, 
sans  apprêt,  sans  pompe;  ils  étoient  simples 
comme  ses  discours  ,  comme  sa  vie  ,  comme 
toute  sa  conduite.  Le  plus  apparent ,  le  plus  pal- 
pable qu'il  ait  fait ,  est  sans  contredit  celui  de 
la  multiplication  des  cinq  pains  et  des  deux 
poissons  ,  qui  nourrirent  cinq  mille  hommes. 
Non  seulement  ses  disciples  avoient  vu  le  mi- 
racle, mais  il  avoit,  pour  ainsi  dire,  passé  par 
leurs  mains;  et  cependant  ils  n'y  pensoicnt  pas, 
ils  ne  s'en  doutoient  presque  pas.  Concevez-vous 
qu'on  puisse  donner  pour  signes  notoires  au 
genre  humain,  dans  tous  les  siècles,  des  faits 
auxquels  les  témoins  les  plus  immédiats  font  à 
peine  attention  (i)? 

Et  tant  s'en  faut  que  l'objet  réel  des  miracles 
de  Jésus  fut  d'établir  la  foi,  qu'au  contraire  il 
commençoit  par  exiger  la  foi  avant  que  de  faire 
le  miracle.  Rien  n'est  si  fréquent  dans  l'évangile. 
G  est  précisément  pour  cela,  c'est   parcequun 

(i)  Marc,  VI,  Sa.  Il  est  dit  que  c'ctoit  à  cause  que 
leur  cœur  étoit  stupide  :  mais  qui  s'oseroit  vanlcr  d'avoir 
un  cœur  plus  intelligent  dans  les  choses  saintes  que  les 
tUsciples  choisis  par  Jésus? 


25o       LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGISE. 
propiicte  nest  sans  honneur  que  dans  son  pays, 
quil  fit  clans  le  sien  très  peu  de  miracles  (i);  il 
est  dit  même  qu'il  n'en  put  faire  à  cause  de  leur 
incrédulité  (2  ■.  Comment  !  c'étoit  à  cause  de  leur 
incrédulité  qu  il  en   falloit  faire  pour  les  con- 
vaincre ,  si   ses  miracles  avoient  eu  cet  objet  ; 
mais  ils  ne  l'avoient  pas  :  c'étoient  simplement 
dés  actes  de  bonté,  de  charité,  de  bienfaisance, 
qu'il faisoit  en  faveur  de  ses  amis, et  de  ceux  qui 
croyoient  en  lui;  et  c'étoit  dans  de  pareils  actes 
que  consistaient  les  œuvres  de  miséricorde,  vrai- 
ment  difjnes  d'être  siennes ,  qu'il  disoit  rendre 
témoijjnage  de  lui  (3).  Ces  œuvres  marquoient 
le  pouvoir  de  bien  faire  plutôt  que  la  volonté 
d'étonner  ;  c'étoient  des  vertus  (4)  plus  que  des 
miracles.  Et  comment  la  suprême  Sagesse  eût- 
elle  employé  des  moyens  si  contraires  à  la  fin 
qu'elle   se   proposoit?  Comment  n'eût-elle   pas 
prévu  que  les  miracles  dont  elle  appuyoit  laii- 
torité  de  ses  envoyés  produiroient  un  effet  tout 
opposé;  quils  feroient  suspecter  la  vérité  de  fhis- 
toire,  tant  sur  les  miracles  que  sur  la  mission  ; 
et  que,  parmi  tant  de  solides  preuves,  celle-là 
ne  feroit  que  rendre  plus  tllHiciles  sur  toutes  les 
autres  les  (jens  éclairés  et  vrais?  Oui,  je  le  sou- 
tiendrai toujours,  l'appui  qu'on  veut  donner  à 
la  croyance  en  est  le  plus  (^rand  obstacle  :  ôtez 

(i)  Matd».  XI II ,  58.—  {■!)  Marc ,  VI ,  5.  —  {?>)  Jean ,  X  , 
y"),  32,  38.  — (4)  C'est  le  mot  employé  dans  réci'iture; 
nos  traclucLcius  h;  rendent  par  celui  de  miracles. 


PREMIÈRE    PARTIE.  231 

les  miracles  de  l'évangile ,  et  toute  la  terre  est 
aux  pieds  de  Jésus-Christ  (i). 

Vous  voyez,  monsieur,  quil  est  attesté  par 
l'écriture  même  que  dans  la  mission  de  Jésus- 
Christ  les  miracles  ne  sont  point  un  signe  tel- 
lement nécessaire  à  la  foi  qu'on  n'en  puisse  avoir 
sans  les  admettre.  Accordons  que  d'autres  pas- 
sages présentent  un  sens  contraire  à  ceux-ci, 
ceux-ci  réciproquement  présentent  un  sens  con- 
traire aux  autres;  et  alors  je  choisis,  usant  de 
mon  droit,  celui  de  ces  sens  qui  me  paroît  le 
plus  raisonnable  et  le  plus  clair.  Si  j'avois  l'or- 
gueil de  vouloir  tout  expliquer,  je  pourrois  ,  en 
vrai  théologien  ,  tordre  et  tirer  chaque  passage 
à  mon  sens;  mais  la  honne-foi  ne  me  permet 
point  ces  interprétations  sophistiques  :  suffisam- 
ment autorisé  dans  mon  sentiment  (2)  par  ce 

(i)  Paul,  préchant  aux  Athéniens,  fut  écoulé  fort 
paisiblement  jusqu'à  ce  qu'il  leur  parlât  d'un  homme 
ressuscité.  Alors  les  uns  se  mirent  à  rire;  les  autres  lui 
dirent  :  Cela  suffit ,  nous  entendrons  le  reste  une  autre 
fois.  Je  ne  sais  pas  bien  ce  que  pensent  au  fond  de 
leurs  cœurs  ces  bons  chrétiens  à  la  mode  ;  mais  s'ils 
croient  à  Jésus  par  ses  miracles,  moi  j'y  crois  malgré  ses 
miracles,  et  j'ai  dans  l'esprit  qtie  ma  foi  vaut  mieux  que 
la  leur. 

(2)  Ce  sentiment  ne  m'est  point  tellement  particulier  , 
qu'il  ne  soit  aussi  celui  de  plusieurs  théologiens,  dont 
l'orthodoxie  est  mieux  établie  que  celle  du  clergé  de  Ge«' 
néve.  Voici  ce  que  m'écrivoit  là-dessus  un  de  ces  mes- 
sieurs ,  le  9.8  février  1764. 

«Quoi  qu'en  dise  la  cohu«  des  modernes  apologistes 


252  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
que  je  comprends, je  reste  en  paix  sur  ce  qwe  je 
ne  comprends  pas,  et  que  ceux  qui  me  lexpli- 
quent  me  font  encore  moins  comprendre.  L'au- 
torité que  je  donne  à  l'évangile,  je  ne  la  donne 
point  aux  interprétations  des  hommes,  et  je 
n'entends  pas  plus  les  soumettre  à  la  mienne 
que  me  soumettre  à  la  leur.  La  règle  est  com- 
mune et  claire  en  ce  qui  importe  ;  la  raison  qui 
l'explique  est  particulière,  et  chacun  a  la  sienne, 

li  du  clirislianisme,  je  suis  persuadé  qu'il  n'y  a  pas  un 
<i  mot  dans  les  livres  sacrés  d'où  l'on  puisse  légitimement 
«  conclure  que  les  miracles  aient  été  destinés  à  servir  de 
«  preuves  pour  les  hommes  de  tous  les  temps  et  de  tous 
(i  les  lieux,  lîien  loin  de  là,  ce  n'étoit  pas,  à  mon  avis, 
«  le  principal  objet  pour  ceux  qui  en  furent  les  témoins 
u  oculaires.  Lorsque  les  juifs  demandoient  des  miracles 
«  à  saint  Paul  ,  pour  toute  réponse  il  leur  préchoit  Jésus 
u  crucifré.  A  coup  sûr,  si  Grotius,  les  auteurs  de  la  so- 
if ciété  deBoyle,  Vernes,  Vernet ,  etc.  eussent  été  à  la 
u  place  de  cet  apôtre,  ils  n'auroient  rien  eu  de  plus  pressé 
i<  que  d'envoyer  chercher  des  tréteaux  pour  satisfaire  à 
(1  une  demande  qui  cadre  sihien  avec  leurs  principes.  Ces 
«  gens-là  croient  faire  merveille  avec  leurs  ramas  d'argu- 
«ments;  mais  un  jour  on  doutera,  j'espère,  s'ils  n'ont 
«pas  été  compilés  par  une  société  d'incrédules,  sans 
Il  qu'il  faille  être  Ilardouin  pour  cela.  » 

Qu'on  ne  pense  pas,  au  reste,  que  l'aiileur  de  cette 
lettre  soit  mon  partisan;  tant  s'en  faut,  il  est  un  de 
mes  adversaires.  Il  trouve  seulement  que  les  autres  ne 
savent  ce  qu'ils  disent.  Il  soupçonne  peut-être  pis:  car 
la  foi  de  ceux  (jui  croient  sur  les  miracles  sera  toujours 
très  suspecte  aux  {jens  éclairés.  (Vétoit  le  sentiment  iVun 
des  plus  illustres  réformateurs.  Non  safis  tuta  fides  eoriini 
qui  miraculis  nilundir.  Bcz.  in  Joan.  c.  II ,  v.  23. 


PREMIÈRE    PARTIE.  2:)3 

tjui  ne  fait  autorité  que  pour  lui.  Se  laisser  me- 
ner par  autrui  sur  cette  matière ,  c'est  substi- 
tuer l'explication  au  texte  ,  c'est  se  soumettre  aux 
hommes  et  non  pas  à  Dieu. 

Je  reprends  mon  raisonnement;  et,  après 
avoir  établi  que  les  miracles  ne  sont  pas  un  si^ne 
nécessaire  à  la  foi,  ije  vais  montrer,  en  confir- 
mation de  cela,  que  les  miracles  ne  sont  pas  un 
si{],ne  infaillible,  et  dont  les  hommes  puissent 
jup,cr. 

Un  miracle  est,  dans  un  fait  particulier,  un 
acte  immédiat  de  la  puissance  divine  ,  un  chan- 
gement sensible  «lans  Tordre  de  la  nature,  une 
exception  réelle  et  visible  à  ses  lois.  Voilà  l'idée 
dont  il  ne  faut  pas  s'écarter ,  si  l'on  veut  s  enten- 
dre en  raisonnant  sur  cette  matière.  Cette  idée 
offre  deux  questions  à  résoudre. 

La  première  :  Dieu  peut-il  faire  des  miracles? 
c'est-à-dire  peut-il  déroger  aux  lois  qu'il  a  éta- 
blies? Cette  question,  sérieusement  traitée,  se- 
roit  impie  si  elle  n'étoit  absurde  :  ce  seroit  faire 
trop  d'honneur  à  celui  qui  la  résoudroit  négati- 
vement que  de  le  punir;  il  suffiroit  de  lenfer- 
nier.  Mais  aussi  quel  homme  a  jamais  nié  que 
Dieu  pût  faire  des  miracles?  Il  falloit  être  Hé- 
breu pour  demander  si  Dieu  pouvoit  dresser  des 
tables  dans  le  désert. 

Seconde  question  :  Dieu  veut-il  faire  des  mi- 
racles? C'est  autre  chose.  Cette  question  en  elle- 
niême,  et  abstraction  laite  de  toute  autre  con- 
sidération ,  est   parfaitement  indifférente;  elle 


254  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MO>'TAG]NE. 
n'inléresse  en  rien  la  (jloire  de  Dieu,  dont  nous 
lie  pouvons  sonder  les  desseins.  Je  dirai  plus  : 
si!  pou  voit  y  avoir  quelque  différence  quant  à 
]a  foi  dans  la  manière  dy  répondre,  les  plus 
grandes  idées  que  nous  jouissions  avoir  tie  la  sa- 
gesse et  de  la  majesté  divine  seroient  pour  la 
négative  ;  il  n'y  a  que  lorgueil  humain  qui  soit 
contre.  Voilà  jusqu  où  la  raison  peut  aller.  Cette 
question,  du  reste  ,  est  purement  oiseuse,  et, 
pour  la  résoudre,  il  laudroit  lire  dans  les  décrets 
éternels;  car ,  comme  on  verra  tout-à-lheure  , 
elle  est  impossible  à  décider  par  les  faits.  Gar- 
dons-nous donc  d  oser  porter  un  œil  curieux  sur 
ces  mystères.  Rendons  ce  respect  à  1  essence  in- 
finie, de  ne  rien  prononcer  délie  :  nous  n'en 
connoissons  que  l'immensité. 

Cependant,  quand  un  mortel  vient  hardiment 
nous  affirmer  qu'il  a  vu  un  miracle,  il  tranche 
net  cette  grande  question  :  jupjCz  si  1  on  doit  l'en 
croire  sur  sa  parole!  Ils  seroient  mille,  que  je 
ne  les  en  croirois  pas. 

Je  laisse  à  part  le  grossier  sophisme  d  employer 
la  preuve  morale  à  constater  des  faits  naturelle- 
ment impossibles,  puisqu'alors  le  principe niême 
de  la  crédibilité,  fondé  sur  la  possibilité  natu- 
relle, est  un  défaut.  Si  les  hommes  veulent  bien, 
en  pareil  cas,  admettre  cette  preuve  dans  deâ 
choses  de  pure  spéculation ,  ou  dans  des  faits 
dont  la  vérité  ne  les  touche  guère,  assurons- 
nous  qu'ils  seroient  plus  difficiles  s'il  s'agissoit 
pour  eux  du  moindre  intérêt  temporel.  Suppo- 


PREMIÈRE    PARTIE.  255 

son»  qu'un  mort  vînt  redemander  ses  biens  à  ses 
héritiers,  affirmant  qu'il  est  ressuscité,  et  requé- 
rant d'être  admis  à  la  preuve  (i);  croyez-vous 
qu'il  y  ait  un  seul  tribunal  sur  la  terre  où  cela 
lui  fût  accordé?  Mais  encore  un  coup  n'entamons 
pas  ici  ce  débat  :  laissons  aux  faits  toute  la  cer- 
titude qu'on  leur  donne,  et  contentons-nous  de 
distinguer  ce  que  le  sens  peut  attester  de  ce  que 
la  raison  peut  conclure. 

Puisqu'un  miracle  est  une  exception  aux  lois 
de  la  nature,  pour  en  juger  il  faut  connoître  ces 
lois  ;  et,  pour  en  juger  sûrement,  il  faut  les  con- 
ïioître  toutes:  car  une  seule  qu'on  ne  connoîtroit 
pas  pourroit,  en  certains  cas  inconnus  aux  spec- 
tateurs, clianger  leflet  de  celles  qu'on  connoî- 
troit. Ainsi,  celui  qui  prononce  qu'un  tel  ou  tel 
acte  est  un  miracle ,  déclare  quil  connoît  toutes 
les  lois  de  la  nature ,  et  qu'il  sait  que  cet  acte  en 
est  une  exception. 

Mais  quel  est  ce  mortel  qui  connoît  toutes  les 
lois  de  la  nature?  Newton  ne  se  vantoit  pas  de 
les  connoître.  Un  homme  sage,  témoin  d'un  fait 
inoui,  peut  attester  qu'il  a  vu  ce  fait,  et  l'on 
peut  le  croire  :  mais  ni  cet  homme  sage,  ni  nul 
autre  homme  sage  sur  la  terre,  n affirmera  ja- 
mais que  ce  fait  ,  quelque  étonnant  qu'il  puisse 
être,  soit  un  miracle;  car  comment  peut-il  le 
savoir  ? 

(i)  Prenez  bien  j^arde  que,  clans  uia  supposition,  c'est 
une  résurrection  vëriiahle,  et  non  pas  une  fausse  mort , 
qu'il  s'agit  de  constater. 


2  56        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

Tout  ce  qu  on  peut  dire  de  celui  qui  se  vante 
de  iaire  des  miracles,  est  quil  fait  des  choses 
fort  extraordinaires  :  niais  qui  est-ce  qui  nie 
qu'il  se  fasse  des  choses  fort  extraordinaires? 
J'en  ai  vu  ,  moi ,  de  ces  choses-là  ,  et  même  j  en 
ai  fait (i). 

L'étude  de  la  nature  y  fait  faire  tous  les  jours 
de  nouvelles  découvertes  :  lindustrie  humaine  se 
perfectionne  tous  les  jours.  T.a  chimie  ciuieuse  a 
des  transmutations,  des  précipitations,  des  dé- 
tonations, des  explosions,  des  phosphores,  des 
pyrophores,  des  tremhlements  de  terre,  et  mille 
autres  merveilles  à  faire  si{^;ner  mille  fois  le  peu- 
ple qui  les  verroit.  L'huile  de  (jaïac  et  lesprit  de 

(i)  J'ai  vu  à  Venise,  en  1743,  une  manière  de  sorts 
assez  nouvelle,  et  plus  étrange  que  ceux  de  Préneste. 
Celui  qui  les  voiiloit  consulter  entroit  dans  une  cham- 
bre ,  et  y  restoit  seul  s'il  le  desiroit.  Là,  d"nn  livre  plein 
de  feuillets  hl;njcs,  il  en  tiroit  un  à  son  choix;  puis  te- 
nant cette  feuille,  il  dcniandoit,  non  à  voix  haute,  mais 
mentalement,  ce  qu'il  vouloit  savoir  :  ensuite  il  plioit  sa 
feuille  blanche,  l'enveloppoit ,  la  cachetoit ,  la  plaçoit 
dans  un  livre  ainsi  cachetée;  cnlin ,  après  avoir  récité 
certaines  formules  fort  baroques,  sans  perdre  son  livre 
de  vue,  il  en  alloit  tirer  le  papier,  reconnoître  le  cachet, 
l'ouvrir,  et  il  trou  voit  sa  réponse  écrite. 

Le  magicien  qui  faisoit  ces  sorts  étoit  le  premier  se- 
crétaire de  l'ambassadeur  de  France  ,  et  il  s  aj)peloit 
J.  J.  Rousseau. 

Je  me  contentois  d'être  sorcier,  parcoque  j'élois  mo- 
deste; mais  si  j'avois  eu  l'ambition  dètre  pro})hète,  qui 
m'eût  empêché  de  le  devenir  ? 


PREMIÈRE   PARTIE.  237 

lûtre  ne  sont  pas  des  liqueurs  fort  rares  ;  niélez- 
ies  ensemble ,  et  vous  verrez  ce  qu  il  en  arri- 
vera ;  mais  n'allez  pas  faire  cette  épreuve  clans 
une  chambre,  car  vous  pourriez  bien  mettre  le 
feu  à  la  maison  (1).  Si  les  prêtres  de  Baal  avoient 
eu  M.  Rouelle  au  milieu  d'eux ,  leur  bûcher  eût 
pris  feu  de  lui-même,  et  Elle  eût  été  pris  pour 
dupe. 

Vous  versez  de  l'eau  dans  de  feau ,  voilà  de 
l'encre  ;  vous  versez  de  l'eau  dans  de  l'eau ,  voilà 
un  corps  dur.  Un  prophète  du  colléffe  de  Har- 
court  va  en  Guinée,  et  dit  au  peuple  :  Recon- 
noissez  le  pouvoir  de  celui  qui  m'envoie;  je  vais 
convertir  de  l'eau  en  pierre  :  par  des  moyens 
connus  du  moindre  écolier,  il  fait  de  la  glace  : 
voilà  les  Nègres  prêts  à  ladorer. 

Jadis  les  prophètes  faisoient  descendre  à  leur 
voix  le  feu  du  ciel  ;  aujourd  hui  les  enfants  en 
font  autant  avec  un  petit  morceau  de  verre.  Jo- 
sué  fit  arrêter  le  soleil;  un  faiseur  d'almanachs 
va  le  faire  éclipser;  le  prodige  est  encore  plus 
sensible.  Le  cabinet  de  M.  l'abbé  Nollet  est  un 
laboratoire  de  magie,  les  récréations  mathéma- 
tiques sont  un  recueil  de  miracles;  que  dis-je? 
les  foires  même  en  fourmilleront ,  les  Briochés 
n'y  sont  pas  rares  :  le  seul  paysan  de  Northol- 
lande  ,  que  j'ai  vu  vingt  fois  allumer  sa  chandelle 

(1)  Il  y  a  des  précautions  à  prendre  pour  réussir  dans 
cette  opération  :  l'on  me  dispensera  bien,  je  pense,  d'en 
mettre  ici  le  récipé. 

7.  17 


2  58        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
avec  son  couteau,  a  de  quoi  su1)juguer  tout  le 
peuple,  même  à  Paris  ;  que  pensez-vous  quil  eût 
fait  en  Syrie  ? 

C'est  un  spectacle  bien  singulier  que  ces  foires 
de  Paris;  il  n'y  en  a  pas  une  où  Ton  ne  voie  les 
choses  les  plus  étonnantes,  sans  que  le  public 
daigne  presque  y  faire  attention  ;  tant  on  est  ac- 
coutumé aux  choses  étonnantes,  et  même  à  cel- 
les qu'on  ne  peut  concevoir!  On  y  voit,  au  mo- 
ment (pie  i  écris  ceci,  deux  machines  portatives 
séparées,  dont  l'une  marche  ou  s'arrête  exacte- 
ment à  la  volonté  de  celui  qui  fait  marcher  ou 
arrêter  l'autre.  J'y  ai  vu  une  tête  de  bois  qui  par- 
loit ,  et  dont  on  ne  parloit  pas  tant  que  de  celle 
d'Albert  le  grand.  J'ai  vu  même  une  chose  plus 
surprenante  ,  c'étoit  force  têtes  d'hommes ,  de 
savants,  d'académiciens,  qui  couroient  aux  mi- 
racles des  convulsions  ,  et  qui  en  revenoient  tout 
émerveillés. 

Avec  le  canon,  l'optique,  l'aimant,  le  baro- 
mètre ,  quels  prodiges  ne  fait-on  pas  chez  les  igno- 
rants? Les  Européens,  avec  leurs  arts,  ont  tou- 
jours passé  pour  des  dieux  parmi  les  l)arbares.  Si, 
dans  le  sein  même  des  arts  ,  des  sciences ,  des 
collèges ,  des  académies ,  si ,  dans  le  milieu  de 
l'Europe,  en  France,  en  Angleterre,  un  homme 
fïit  venu  ,  le  siècle  dernier,  armé  de  tous  les  mi- 
racles de  I  électricité,  que  nos  physiciens  opèrent 
aujourd'hui,  l'eùt-on  brûlé  comme  un  sorcier, 
reût-on  suivi  comme  un  prophète?  11  est  à  pré- 


PREMIÈRE    PARTIE.  269 

sunicr  qu'on  eût  fait  liin  ou  l'autre  :  il  est  certain 
qu'on  auroit  eu  tort. 

Je  ne  sais  si  lart  de  guérir  est  trouvé,  ni  s'il 
se  trouvera  jamais  :  ce  que  je  sais  ,  c'est  qu  il  n'est 
pas  hors  de  la  nalure.  Il  est  tout  aussi  naturel 
qu'un  homme  guérisse,  qu  il  lest  qu'il  tombe 
malade  ;  il  peut  tout  aussi  bien  guérir  subitement 
que  mourir  subitement.  Tout  ce  qu'on  pourra 
dire  de  certaines  guciisons  ,  cest  quelles  sont 
surprenantes  ,  mais  non  pas  qu'elles  sont  impos- 
sibles :  comment  prouverez- vous  donc  que  ce 
sont  des  miracles.^  Il  y  a  pourtant ,  je  l'avoue, 
des  choses  qui  m'étonneroicnt  fort ,  si  j'en  étois 
le  témoin  :  ce  ne  seroit  pas  tant  de  voir  marcher 
un  boiteux,  qu'un  homme  qui  navoit  point  de 
jaj^ibes  ;  ni  de  voir  un  paralytitjue  mouvoir  son 
l^s,  qu'un  homme  (pii  n Cn  a  quun  reprendre 
les  deux.  Cela  me  frapperoit  encore  plus,  je  I  a- 
voue  ,  que  de  voir  ressusciter  un  mort  ;  car  enfin 
un  mort  peut  n'être  pas  mort(i).  Voyez  le  livre 
de  M.  Brubier. 

(i)  Lazare  ctoil  de jn  rlnns  la  terre.  Sei'oit-îl  le  premier 
homme  qu'on  iniroit  enlerré  vivant?  Il  y  eloitclepuis  que- 
tre jours.  Qui  les  a  comptés?  Ce  n'est  pas  Jésus,  qui 
étoit  absent.  //  punit  déjà.  Qtren  savez-vous  ?  Sa  sœur 
le  tlit  :  voilà  toute  la  preuve.  I.'c-ffioi  ,  le  defoùt  en  eut 
fait  dire  autant  à  tout<;  autre  femme,  qu;  nd  même  cela 
n'eût  pas  été  vrai.  Je'ius  ne  fait  que  l'appeler ,  et  il  sort. 
Prenez  f;arde  de  mal  raisonner.  Il  s'ajjissoit  de  Tinipos- 
sibilité  physique  ;  elle  n'y  est  plus.  Jésus  faisoit  bien 
plus  de  façons  dans  d'autres  cas  qui  n'étoient  pas  plus 


2C)0        LETTRES  ÉCEITES  DE  LA  MOISTAGINE. 

Au  reste  ,  quelque  frappant  que  pût  nie  pa- 
roître  un  pareil  spectacle,  je  ne  voudrois  pour 
rien  au  monde  en  être  témoin;  car  que  sais-je 
ce  qu'il  en  pourroit  arriver  ?  Au  lieu  de  me  ren- 
dre crédule  ,  j'aurois  grand'peur  qu'il  ne  me  ren- 
dît que  fou.  Mais  ce  n'est  pas  de  moi  qu'il  s'agit  : 
revenons. 

On  vient  de  trouver  le  secret  de  ressusciter 
des  noyés;  on  a  déjà  cherché  celui  de  ressusciter 
les  pendus  :  qui  sait  si,  dans  d'autres  genres  de 
mort ,  on  ne  parviendra  pas  à  rendre  la  vie  à 
des  corps  qu'on  en  avoit  crus  privés?  On  ne  sa- 
voit  jadis  ce  que  c'étoit  que  d abattre  la  cata- 
racte; c'est  un  jeu  maintenant  pour  nos  chirur- 
giens. Qui  sait  s'il  n'y  a  pas  quelque  secret  trou- 
vable  pour  la  faire  tomber  tout  d'un  coup  ?  Qui 
.sait  si  le  possesseur  d'un  pareil  secret  ne  ipe%kt 
pas  faire  avec  simplicité  ce  qu'un  spectateur 
ignorant  va  prendre  pour  un  miracle  ,  et  ce 
qu'un  auteur  prévenu  peut  donner  pour  tel  (i)' 

difficiles  :  voyez  la  note  qui  suit.  Pourquoi  cette  dif- 
férence, si  tout  étoit  également  miraculeux!  Ceci  peut 
être  une  exagération  ,  et  ce  n'est  pas  la  plus  forte  que 
saint  Jean  ait  faite;  j'en  atteste  le  dernier  verset  de  son 
évangile. 

(i)  On  voit  quelquefois,  dans  le  détail  des  faits  rap- 
portés, une  gradation  qui  ne  convient  point  à  une  opé- 
ration surnaturelle.  On  présente  à  Jésus  un  aveugle.  Au 
lieu  de  le  guérir  à  l'instant,  il  l'emniéne  hors  de  la  bour- 
gade ;  là  il  oint  ses  yeux  de  salive,  il  pose  ses  mains  sur 
lui,  après  quoi  il  lui  demande  s'il  voit  qufl([ue  chose. 
L'aveugle  répond  qu'il  voit  marcher  des  hoamies  qui  lui 


PREMIÈRE   PARTIE.  261 

Tout  cela  n'est  pas  vraisemblable;  soit  :  mais 
nous  n'avons  point  de  preuve  que  cela  soit  im- 
possible ,  et  c'est  de  l'impossibilité  physique  qu'il 
s'agit  ici.  Sans  cela  ,  Dieu  ,  déployant  à  nos  yeux 
sa  puissance,  nauroit  pu  nous  donner  que  des 
signes  vraisemblables  ,  de  simples  probabilités  ; 
et  il  arriveroit  de  là  que  l'autorité  des  miracles 
n'étant  fondée  que  sur  l'ignorance  de  ceux  pour 
f[ui  ils  auroient  été  faits ,  ce  qui  seroit  miracu- 
leux pour  un  siècle  ou  pour  un  peuple  ne  le  se- 
roit plus  pour  d'autres  ;  de  sorte  que  la  preuve 
universelle  étant  en  défaut,  le  système  établi  sur 
elle  seroit  détruit.  Non,  donnez-moi  des  mira- 
cles qui  demeurent  tels,  quoi  quil  arrive,  dans 
tous  les  temps  et  dans  tous  les  lieux.  Si  plusieurs 
de  ceux  qui  sont  rapportés  dans  la  Bible  parois- 
sent  être  dans  ce  cas,  d'autres  aussi  paroissent 
n'y  pas  être.  Réponds-moi   donc,   théologien; 

paroissent  comme  des  arbres;  sur  quoi  jugeant  que  la 
première  opération  n'est  pas  suffisante  ,  Jésus  la  recom- 
mence, et  enfin  l'homme  guérit. 

Une  autre  fois,  au  lieu  d'employer  de  la  salive  pure  , 
il  la  délaie  avec  de  la  terre. 

Or,  je  le  demande,  à  quoi  bon  tout  cela  pour  un  mi- 
racle? La  nature  dispute-t-elle  avec  son  maître?  A-t-il 
besoin  d'effort,  d'obstination,  pour  se  faire  obéir?  A-t-il 
besoin  de  salive ,  de  terre ,  d'ingrédients  ?  A-t-il  même  be- 
soin de  parler,  et  ne  suffit-il  pas  qu'il  veuille?  Ou  bien 
osera-t-on  dire  que  Jésus,  sûr  de  son  fait,  ne  laisse  pas 
d'user  d'un  petit  manège  de  charlatan  ,  comme  pour  se 
faire  valoir  davantage  et  amuser  les  spectateurs  ?  Dans 
le  système  de  vos  messieurs  ,  il  faut  pourtant  l'un  ou  l'au- 
tre. (Choisissez. 


262        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

prétends-tu  que  je  passe  le  tout  en  ])loc ,  ou  si 
tu  me  permets  le  tria^jei'  Quand  tu  m'auras  dé- 
cidé ce  point,  nous  \ errons  après. 

Remarquez  l)ien,  monsieur  ,  qu'en  supposant 
tout  au  j)lu8  quelque  amplification  dans  les  cir- 
constances ,  je  n  établis  aucun  doule  sur  le  fond 
de  tous  les  faits.  C'est  ce  que  j'ai  déjà  dit,  et 
qu'il  n'est  pas  snperflu  de  redire.  Jésus,  éclairé 
de  lesprit  de  Dieu,  avoit  des  lumières  si  supé- 
rieures à  celles  de  ses  disciples,  qu  il  n'est  pas 
étonnant  qu'il  ait  opéré  des  multitudes  de  choses 
extraordinaires  où  rifjiiorance  des  spectateurs  a 
vu  le  prodige  qui  ny  étoit  pas.  A  (juel  point,  en 
vertu  de  ces  lumières,  pouvoit-il  agir  par  des 
voies  naturelles,  inconnues  à  eux  et  à  nous  (1}? 
Voilà  ce  qvie  nous  ne  savons  point,  et  ce  que 
nous  ne  pouvons  savoir.  Les  spectateurs  des  cho- 
ses merveilleuses  sont  naturellement  portés  à 
les  décrire  avec  exagération.  T^à-dessus  on  peut , 
de  très  bonne  foi,  s'abuser  soi-nicme  en  abu- 
sant les  autres  :  pour  peu  (ju  un  fait  soit  au- 
dessus  de  nos  lumières  ,  nous  le  supposons  au- 

(i)  Nos  hommes  de  Dieu  veulent  à  toute  force  que 
j'aie  fait  tie  Jésus  un  imposteur.  Ils  s'ecliaufrent  pour 
répomlre  à  cette  indigne  accusation,  afin  (pTon  pense 
que  je  l'ai  faite;  ils  la  supposent  avec  un  air  de  certi- 
tude; ils  y  insist(iit,  ils  y  reviennent  affectueusement. 
Ah  !  si  ces  doux  chrétiens  pouvoient  m'arracher  à  la  fm 
quelque  hlasphême,  quel  trionq)Iie,  (pu  1  conlcntement , 
quelle  édification  pour  leurs  charitahlcs  âmes  !  avec 
cpielle  sainte  joie  ils  apporteroient  les  tisons  allumés  an 
feu  de  leur  zèle  poiu-  embraser  mon  hucîicr  ! 


PREMIÈRE    PARTIE.  203 

dessus  de  la  raison,  et  l'esprit  voit  enfin  du  pro- 
dige où  le  cœur  nous  fait  désirer  fortement  d'en 
voir. 

Les  miracles  sont,  comme  j'ai  dit,  les  preuves 
des  simples,  pour  qui  les  lois  de  la  nature  for- 
ment un  cercle  très  étroit  autour  d  eux.  Mais  la 
sphère  s'étend  à  mesure  tjue  les  hommes  s  in- 
stiuisent  et  quils  sentent  conibien  il  leur  reste 
encore  à  savoir.  Le  grand  physicien  voit  si  loin 
les  bornes  de  cette  sphère,  qu'il  ne  sauroit  dis- 
cerner un  miracle  au-delà.  Cela  ne  se  peut  e?>X  un 
mot  qui  sort  rarement  de  la  bouche  des  sages  ; 
ils  disent  plus  fréquemment.  Je  ne  sais. 

Que  devons-nous  donc  penser  de  tant  de  mi- 
racles rapportés  par  des  auteurs,  vcridiques,  je 
n'en  doute  pas,  mais  d'une  si  crasse  ignorance, 
et  si  pleins  d'ardeur  pour  la  gloire  de  leur  maî- 
tre ?  Faut-il  rejeter  tous  ces  faits?  Non.  Faut-il 
tous  les  admettre?  Je  l'ignore  (i).  Nous  devons 

(i)  Il  y  en  a  dans  révanf;ile  qu'il  n'est  pas  même  pos- 
sible de  prendre  au  pied  de  la  lettre  sans  renoncer  au 
bon  sens.  Tels  sont,  par  exemple,  ceux  des  possédés.  On 
reconnoît  le  diable  à  son  œuvre,  et  les  vrais  possédés 
sont  les  mécliants  ;  la  raison  n'en  rec  imnoitra  jamais 
d'autres.  Mais  passons  ;  voici  plus. 

Jésus  demande  à  un  groupe  de  démons  comment  il 
s'appelle.  Quoi  !  f^es  dénu)ns  ont  des  noms?  les  anges  ont 
des  noms?  les  purs  esprits  ont  des  noms?  Sans  doute, 
pour  s'entr'appeler  entre  eux  ou  pour  entendre  quand 
Dieu  les  appelle?  Mais  qui  leur  a  donné  ces  noms?  En 
quelle  langue  en  sont  les  mots  ?  Quelles  sont  les  bouches 
qui  prononcent  ces  mots,  les  oreilles  que  leurs  sons  frap- 


264  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
les  respecter  sans  prononcer  sur  leur  nature  , 
dussions-nous  être  cent  fois  décrétés.  Car  enfin 
l'autorité  des  lois  ne  peut  s'étendre  jusqu'à  nous 
forcer  de  mal  raisonner;  et  c'est  pourtant  ce 
qu'il  faut  faire  pour  trouver  nécessairement  un 
miracle  oii  la  raison  ne  peut  voir  qu  un  fait 
étonnant. 

Quand  il  seroit  vrai  que  les  catlioli({ue3  ont 
un  moyen  sûr  pour  eux  de  faire  cette  distinc- 
tion ,  que  s'ensuivroit-il  pour  nous?  Dans  leur 
système  ,  lorsque  1  Valise  une  fois  reconnue  a 
décidé  qu'un  tel  fait  est  un  miracle,  il  est  un 
miracle  ;  car  lép^ise  ne  peut  se  tromper.  Mais 
ce  nest  pas  aux  catholiques  que  j  ai  à  faire 
ici,  c'est  aux  réformés.  Ceux-ci  ont  très  bien 
réfuté  quelques  parties  de  la  profession  de  foi 
du  vicaire  ,  qui  n'étant  écrite  que  contre  lé- 
fjlise  romaine  ,  ne  pouvoil    ni   ne   devoit   rien 

pent?  Ce  nom  c'est  Légion^  car  ils  sont  plusieurs,  ce 
qu'apparemment  Jésus  ne  savoit  pas.  Ces  anf;es  ,  ces  in- 
teilif[cnces  sublimes  tians  le  mal  comme  tlans  le  bien, 
ces  élres  célestes  qui  ont  pu  se  révolter  contre  Dieu  ,  rpii 
osent  combattre  ses  décrets  éternels  ,  se  logent  en  tas 
dans  le  corps  cVrm  homme  :  forcés  d'ahandonner  ce  mal- 
heureux, ils  flcmantlent  de  se  jeter  dans  un  troupeau  de 
codions  ;  ils  robiieunent  ,  ces  cachons  se  précipitent 
dans  la  mer.  Kt  ce  sont  là  les  aurj;jstes  preuves  de  la  mis- 
sion du  rédenipteur  du  [jenre  humain ,  les  preuves  qui 
doivent  l'attestera  tous  les  peuples  de  tous  les  âges,  et 
dont  nid  ne  saïu'oit  douter  ,  sous  peine  fie  damnation  ! 
.lusic  Dieu!  la  télé  tourne;  on  ne  sait  où  l'on  est.  f'esont 
donc  la,  messieurs,  les  fondements  de  votre  foi?  La  mienne 
en  îi  de  plus  sûrs ,  ce  me  semble. 


PREMIÈRE    PARTIE.  265 

prouver  contre  eux.  FjCS  catholiques  pourront 
de  même  réfuter  aisément  ces  lettres ,  parceque 
je  nai  point  à  taire  ici  aux  catholiques,  et  que 
nos  principes  ne  sont  pas  les  leurs.  Quand  il 
s'agit  de  montrer  que  je  ne  prouve  pas  ce  que  je 
n'ai  pas  voulu  prouver,  c'est  là  que  mes  adver- 
saires triomphent. 

De  tout  ce  que  je  viens  d'exposer,  je  conclus 
que  les  faits  les  plus  attestés ,  quand  même  on 
les  admettroit  dans  toutes  le-urs  circonstances  , 
ne  prouveroient  rien  ,  et  qu'on  peut  même  y 
soupçonner  de  l'exagération  dans  les  circon- 
stances, sans  inculper  la  honne-foi  de  ceux  qui 
les  ont  rapportés.  Les  découvertes  continuelles 
qui  se  font  dans  les  lois  de  la  nature ,  celles  qui 
prohahlement  se  feront  encore  ,  celles  qui  reste- 
ront toujours  à  faire  ;  les  progrès  passés ,  pré- 
sents et  futurs  de  lindustrie  humaine  ;  les  diver- 
ses bornes  (|ue  donnent  les  peuples  à  Tordre  des 
possibles,  selon  qu'ils  sont  plus  ou  moins  éclai- 
res; tout  nous  prouve  que  nous  ne  pouvons  con- 
noître  ces  bornes.  Cependant  il  faut  qu'un  mi- 
racle ,  pour  être  vraiment  tel ,  les  passe.  Soit  donc 
quil  y  ait  des  miracles,  soit  qu'il  n'y  en  ait  pas, 
ilest  impossible  au  sage  de  s'assurer  que  quelque 
fait  que  ce  puisse  être  en  est  un. 

Indépendamment  des  preuves  de  cette  impos- 
sibilité (jue  je  viens  d'établir,  j'en  vois  une  autre 
non  moins  forte  dans  la  supposition  même  :  car, 
accordons  qu'il  y  ait  de  vrais  miracles;  de  quoi 
nous  serviront-ils  s'il  y  a  aussi  de  faux  miracles, 


266  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
desquels  il  est  impossible  de  les  discerner  ?  Et 
faites  bien  attention  qne  je  n  appelle  pas  ici  faux 
miracle  un  miracle  qui  n'est  pas  réel,  mais  un 
acte  bien  réellement  surnaturel ,  fait  pour  sou- 
tenir une  fausse  doctrine.  Comme  le  mot  de  mi- 
racle en  ce  sens  peut  blesser  les  oreilles  pieuses , 
employons  un  autre  mot ,  et  donnons-lui  le  nom 
de  prestige  :  mais  souvenons-nous  qu'il  est  im- 
possible aux  sens  bumains  de  discerner  un  jtres- 
tif>e  d'un  miracle. 

La  même  autorité  qui  atteste  les  miracles  at- 
teste aussi  les  prestip,es;  et  cette  autorité  prouve 
encore  que  1  apparence  des  prestiges  ne  diffère 
en  rien  de  celle  des  miracles.  Comment  donc 
distinj^iier  les  uns  des  autres?  et  que  peut  prou- 
ver le  miracle,  si  celui  qui  le  voit  ne  peut  dis- 
cerner par  aucune  marque  assurée,  et  tirée  de 
la  chose  même,  si  c'est  l'œuvre  de  Dieu  ,  ou  si 
c'est  l'œuvre  du  démon  ?  Il  faudroit  un  second 
miracle  pour  certifier  le  preuiicr. 

Quand  Aaron  jeta  sa  verge  devant  Pharaon  , 
et  qu'elle  fut  changée  en  serpent,  les  magiciens 
jetèrent  aussi  leurs  verges  ,  et  »lles  rmoni  chan- 
gées en  serpents.  Soit  que.  ce  changement  lût 
réel  des  deux  cotés,  comme  il  est  dit  dans  l'écri- 
ture ,  soit  qu'il  n'y  eût  de  réel  que  le  miracle 
d  Aaron  et  que  le  prestige  des  magiciens  ne  lût 
qu'apparent,  comme  le  ilisent  quelques  théolo- 
giens, il  n'importe;  cette  apparence  étoit  exac- 
tement la  même;  l'Exode  ny  remarque  aucune 


PREMIÈRE    PARTIE.  267 

différence  ;  et,  s'il  y  en  eût  eu ,  les  magiciens  se 
seroient  gardés  de  s'exposer  au  parallèle  ,  ou  , 
s'ils  l'avoient  fait,  ils  auroient  été  conîondus. 

Or  les  hommes  ne  peuvent  juger  des  miracles 
que  par  leurs  sens;  et  ,  si  la  sensation  e.«>t  la 
même,  la  différence  réelle,  quils  ne  peuvent 
apercevoir,  n'est  rien  pour  eux.  Ainsi  le  signe, 
comme  signe,  ne  prouve  pas  plus  d'un  côté  ([ue 
de  lautre  ,  et  le  prophète  en  ceci  n  a  pas  plus 
d'avantage  que  le  magicien.  Si  c'est  encore  là  de 
mon  beau  style ,  convenez  qu'il  en  faut  un  bien 
plus  beau  pour  le  réfuter. 

11  est  vrai  que  le  serpent  d  Aaron  dévora  les 
serpents  des  magiciens  :  mais  ,  forcé  d'admettre 
une  fois  la  magie ,  Pharaon  put  fort  bien  n'en 
conclure  autre  chose  sinon  qu'Aaron  étoit  plus 
habile  qu'eux,  dans  cet  art;  c'est  ainsi  que  Si- 
mon ,  ravi  des  choses  que  faisoit  Philippe  ,  vou- 
lut acheter  des  apôtres  le  secret  d'en  faire  au- 
tant qu'eux. 

D'ailleurs  ,  l'infériorité  des  magiciens  étoit  due 
à  la  présence  d'Aaron.  Mais  ,  Aaronabsent ,  eux 
faisant  les  mêmes  signes  avoicnt  droit  de  pré- 
tendre à  la  même  autorité.  Le  signe  en  lui-même 
ne  prou  voit  donc  rien. 

Quand  Moïse  changea  l'eau  en  sang,  les  ma- 
giciens changèrent  l'eau  en  sang  ;  quand  Moïse 
produisit  des  grenouilles  ,  les  magiciens  produi- 
sirent des  grenouilles.  Ils  échouèrent  à  la  troi- 
sième plaie  :  mais  tenons-nous  aux  deux  pre- 


268        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
mières  dont  Dieu  même  avoit  fait  ia  preuve  du 
pouvoir  divin  (i).   Les   magiciens  firent   aussi 
cette  preuve-là. 

Quant  à  la  troisième  plaie  ,  qu  ils  ne  purent 
imiter,  on  ne  voit  pas  ce  qui  la  rendoit  si  dif- 
ficile ,  au  point  de  marquer  que  le  doigt  de  Dieu 
étoitlà.  Pourquoi  ceux  qui  purent  produire  un 
animal  ne  purent-ils  produire  un  insecte  ?  et 
comment,  après  avoir  fait  des  grenouilles,  ne 
puient-ils  faire  des  poux  ?  S'il  est  vrai  qu'il  n'y 
ait  dans  ces  choses-là  que  le  premier  pas  qui 
coûte,  c'étoit  assurément  s'arrêter  en  heau  che- 
min. 

Le  même  Moïse,  instruit  par  toutes  ces  ex- 
périences ,  ordonne  que  si  un  faux  prophète 
vient  annoncer  d'autres  dieux  ,  c'est-à-dire  une 
fausse  doctrine,  et  que  ce  faux  prophète  auto- 
rise son  dire  par  des  prédictions  ou  des  prodiges 
qui  réussissent,  il  ne  faut  point  l'écouter,  mais 
le  mettre  à  mort.  On  peut  donc  employer  de 
vrais  signes  en  faveur  d'une  fausse  doctrine-  un 
signe  en  lui-même  ne  prouve  donc  rien. 

La  même  doctrine  des  signes  par  des  pres- 
tiges est  établie  en  mille  endroits  de  l'écriture. 

Bien  plus  ;  après  avoir  déclaré  qu  il  ne  fera 
point  de  signes,  Jésus  annonce  de  faux  Christs 
qui  en  feront  ;  il  dit  i\\\ils  feront  de  grands  si- 
gnes ,  des  miracles  capables  de  séduire  les  élus 
mêmes ,  s'il  était  possible  (2).  Ne  seroit-on  pas 

(i)  Exode,  VTI,  17.— (:*)  Matth.  XXIV,  9.4.  Marc,  Xni,2'i. 


PREMIÈRE    PARTIE.  2C9 

tenté  ,  sur  ce  langage ,   rie  prendre   les   signes 
pour  des  preuves  de  fausseté  ? 

Quoi  !  Dieu  ,  maître  du  choix  de  ses  preuves  , 
quand  il  veut  parler  aux  hommes,  choisit  par 
préférence  celles  qui  supposent  des  connoissan- 
ces  qu'il  sait  qu'ils  n'ont  pas  !  Il  prend  pour  les 
instruire  la  même  voie  qu'il  sait  que  prendra  le 
démon  pour  les  tromper  !  Cette  marche  seroit- 
elle  donc  celle  de  la  Divinité  ?  Se  pourroit-il  que 
Dieu  et  le  diahle  suivissent  la  même  route?  Voilà 
ce  que  je  ne  puis  concevoir. 

Nos  théologiens,  meilleurs  raisonneurs,  mais 
de  moins  bonne  foi  que  les  anciens ,  sont  fort 
embarrassés  de  cette  magie  :  ils  voudroient  bien 
pouvoir  tout-à-fait  s'en  délivrer,  mais  ils  n'osent; 
ils  sentent  que  la  nier  seroit  nier  trop.  Ces  gens, 
toujours  si  décisifs  ,  changent  ici  de  langage  ;  ils 
ne  la  nient  ni  ne  l'admettent  :  ils  prennent  le 
parti  de  tergiverser,  de  chercher  des  faux-fuyants; 
à  chaque  pas  ils  s'arrêtent;  ils  ne  savent  sur  quel 
pied  danser. 

Je  crois,  monsieur,  vous  avoir  fait  sentir  où 
gît  la  difficulté.  Pour  que  rien  ne  manque  à  sa 
clarté ,  la  voici  mise  en  dilemme. 

Si  l'on  nie  les  prestiges,  on  ne  peut  prouver 

les  miracles,  parceque  les  uns  et  les  autres  sont 

fondés  sur  la  même  autorité. 

Et  si  l'on  admet  les  prestiges  avec  les  miracles, 

on  n'a  point  de  régie  sûre,  précise  et  claire,  pour 

distinguer  les  uns  des  auties  :  ainsi  les  miracles 

ne  prouvent  rien. 


2^0        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA   MONTAGNE. 

Je  sais  bien  que  nos  gens,  ainsi  pressés,  re- 
viennent à  la  doctrine  :  mais  ils  oublient  bonne- 
ment que  si  la  doctrine  est  établie,  le  niiiacle 
est  superflu  ;  et  que  si  elle  ne  l'est  pas,  elle  ne 
peut  rien  prouver. 

Ne  prenez  pas  ici  le  cbange  ,  je  vous  supplie  ; 
et  de  ce  que  je  n'ai  pas  rep,ardé  les  miracles 
comme  essentiels  au  cbristianisine ,  n'allez  pas 
conclure  que  j  ai  rejeté  1rs  miracles.  Non,  mon- 
sieur, je  ne  les  ai  rejetés  ni  ne  les  rejette  :  si  j'ai 
dit  des  raisons  pour  en  douter ,  je  n'ai  point  dis- 
simulé les  raisons  dy  croire.  11  y  a  une  grande 
différence  entre  nier  une  chose  et  ne  l;i  pas  affir- 
mer, entre  la  rejeter  et  ne  pas  l'admettre;  et  j'ai 
si  peu  décidé  ce  point ,  que  je  défie  qu'on  trouve 
un  seul  cnilroit  dans  tous  mes  écrits  oîi  je  sois 
affirmatif  contre  les  miracles. 

Eh!  comment  i'aurois-je  été  malgré  mes  pro- 
pres doutes,  puisque  par-tout  où  je  suis,  quant 
à  moi ,  le  plus  décidé  ,  je  n  affirme  rien  encore? 
Voyez  quelles  affirnialions  peut  faire  un  homme 
qui  parle  ainsi  dès  sa  préface  (i)  : 

«  A  légard  de  ce  qu'on  appellera  la  partie  sys- 
«  tématique  ,  qui  n  est  autre  chose  ici  que  la 
«  marche  de  la  naluic,  cest  là  ce  qui  déroutera 
«le  plus  les  lecteurs;  cest  aussi  par-là  (pion 
i<  m  attaquera  sans  doute,  et  peut-être  n'aura-t-on 
«(  pas  tort.  On  croira  moins  lire  un  traité  d'édu- 
«  cation,  que  les  rêveries  d'un  visionnaire  sur 

(i)  Préface  triimile,  tome  I,  page /[. 


PREMIÈRE   PARTIE.  2-jl 

«  l'éducation.  Qu'y  faire?  Ce  n'est  pas  sur  les  idées 
«  d  autrui  que  j'écris  ,  c'est  sur  les  miennes.  Je 
«ne  vois  point  coniine  les  autres  hommes;  il 
'<  y  a  long-temps  qu  on  me  la  reproché.  Mais 
«  dépend-il  de  moi  de  me  donner  d'autres  yeux, 
«  et  de  m'affecter  d'autres  idées  ?  Non  ;  il  dé- 
fi pend  de  moi  de  ne  point  abonder  dans  mon 
«sens,  de  ne  point  croire  être  seul  plus  sage 
«que  tout  le  monde;  i]  dépend  de  moi,  non 
«  de  changer  de  sentiuient,  mais  de  me  défier 
«  du  mien  :  voilà  tout  ce  que  je  puis  faire  ,  et 
«  ce  que  je  fais.  Que  si  je  prends  quelquefois  le 
><  Ion  aliirmatif ,  ce  n'est  point  pour  en  impo- 
«  ser  au  lecteur;  c'est  pour  lui  parler  comme  je 
«  pense.  Pourquoi  proposerois-je  par  forme  de 
«  doute  ce  dont,  quant  à  moi,  je  ne  doute  point? 
«  Je  dis  exactement  ce  qui  se  passe  dans  mon 
«  esprit. 

«En  exposant  avec  liberté  mon  sentiment, 
«j'entends  si  peu  qu'il  fasse  autorité,  que  j'y 
««joins  toujours  mes  raisons,  afin  qu'on  les  pèse, 
«  et  quon  me  juge.  Mais  quoique  je  ne  veuille 
«  point  m  obstiner  à  defiMidrc  mes  idées ,  je  ne 
«  me  crois  pas  moins  obligé  de  les  proposer;  car 
"  les  maximes  sur  lesquelles  je  suis  d'un  avis 
«  contraire  à  celui  des  autres  ne  sont  point  indif- 
'.  férentes  :  ^e  sont  de  celles  dont  la  vérité  ou  la 
«  fausseté  importe  à  connoître  ,  et  qui  font  le 
«  bonheur  ou  le  malheur  du  genre  humain.  » 

Un  auteur  qui  ne  sait  lui-même  s  il  n  est  point 
flans  Terreur,  qui  craint  que  tout  ce  quil  dit  ne 


272  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
soit  un  tissu  de  rêveries ,  qui,  ne  pouvant  chan- 
ger de  sentiments,  se  défie  du  sien,  qui  ne  prend 
point  le  ton  affirmatif  pour  le  donner,  mais  pour 
parler  comme  il  pense;  qui,  ne  voulant  point 
faire  autorité,  dit  toujours  ses  raisons  afin  qu'on 
le  juge;  et  qui  même  ne  veut  point  s'obstiner  à 
défendre  ses  idées;  un  auteur  qui  parle  ainsi  à 
la  tète  de  son  livre  y  veut-il  prononcer  des  ora- 
cles? veut- il  donner  des  décisions?  et,  par  cette 
déclaration  préliminaire ,  ne  met-il  pas  au  nom- 
bre des  doutes  ses  plus  fortes  assertions? 

Et  qu'on  ne  dise  point  que  je  manque  à  mes 
engagements  en  ni'obstinant  à  défendre  ici  mes 
idées;  ce  seroit  le  comble  de  l'injustice.  Cène 
sont  point  mes  idées  que  je  défends,  c'est  ma 
personne.  Si  Ion  neût  attaqué  que  mes  livres, 
j'aurois  constamment  gardé  le  silence  ,  c'étoit 
ini  point  résolu.  Depuis  ma  déclaration,  faite 
en  1753,  m'a-t-on  vu  répondre  à  quelquun,  ou 
me  taisois-je  faute  d agresseurs?  Mais  quand  on 
me  poursuit,  quand  on  me  décrète,  quand  on 
me  déshonore  pour  avoir  dit  ce  que  je  n'ai  pas 
dit,  il  faut  bien,  pour  me  défendre,  monirer 
que  je  ne  fai  pas  dit.  Ce  sont  mes  ennemis  qui, 
malgré  moi,  me  remettent  la  plinne  à  la  main. 
Eh!  qu'ils  me  laissent  en  repos,  et  j'y  laisseiai  le 
public  ;  j  en  donne  de  bon  cœur  ma  parole. 

Ceci  sert  déjà  de  réponse  à  l'objection  rétorsive 
que  j'ai  prévenue  ,  de  vouloir  faire'moi-mème  le 
réformateur  en  bravant  les  opinions  de  tout  njon 
siècle;  car  rien  n'a  moins  l'air  de  bravade  (ju'un 


t>RËMlÈRE    PARTIE.  *    278 

pareil  lanj^aj^e,  et  ce  n'est  pas  assurément  pren- 
dre un  ion  de  prophète  que  de  parler  avec  tant 
de  circonspection.  J'ai  regardé  comme  un  devoir 
de  dire  mon  sentiment  en  choses  importantes 
et  utiles  ;  mais  ai-je  dit  un  mot,  ai-je  fait  un 
'  pas  pour  le  faire  adopter  à  d'autres?  quelqu'un 
a*-t-il  vu  dans  ma  conduite  l'air  d'un  homme  qui 
cherchoit  à  se  faire  des  sectateurs? 

En  transcrivant  l'écrit  particulier  qui  fait  tant 
d'imprévus  zélateurs  de  la  foi,  j'avertis  encore 
le  lecteur  qu'il  doit  se  défier  de  mes  jugements; 
que  c'est  à  lui  de  voir  s'il  peut  tirer  de  cet  écrit 
quelques  réflexions  utiles;  que  je  ne  lui  propose 
ni  le  sentiment  d'autrui  ni  le  mien  pour  règle, 
que  je  le  lui  présente  à  examiner  (i). 

Et  lorsque  je  reprends  la  parole,  voici  ce  que 
j'ajoute  encore  à  la  fin  : 

«  J'ai  transcrit  cet  écrit ,  non  comme  une  règle 
«  des  sentiments  qu'on  doit  suivre  en  matière  de 
«  religion,  mais  comme  un  exemple  de  la  ma- 
«  nière  dont  on  peut  raisonner  avec  son  élève 
Il  pour  ne  point  s'écarter  de  la  méthode  que  j'ai 
«  tâché  détahlir.  Tant  qu'on  ne  donne  rien  à 
«  l'autorité  des  hommes  ni  aux  préjugés  des  pays 
«  où.  Ion  est  né,  les  seules  lumières  de  la  raison 
«ne  peuvent,  dans  l'institution  de  la  nature, 
Il  nous  mener  plus  loin  que  la  religion  naturelle, 
«et  c'est  à  quoi  je  me  borne  avec  mou  Emile. 
«  S  il  en  doit  avoir  une  autre,  je  nai  plus  en  cela 

(i)  Emile  ,  tome  I,  page  5a3.  ' 


^74        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MOKTAGNE. 

"  le  droit  d  être  son  fjuide  ;  c  est  à  lui  seul  de  la 

«  choisir  (i).  " 

Quel  est  après  cela  Thomme  assez  impudent 

pour  ni  oser  taxer  d  avoir  nié  les  miracles,  qui  ne 

sont  pas  même  niés  dans  cet  écrit?  Je  n  en  ai  pas 

parlé  ailleurs  (2). 

Quoi!  parceque  Tauteur  d'un  écrit  publié  par 
un  autre  y  introduit  un  raisonneur  qu'il  désap- 
prouve (3),  et  qui,  dans  une  dispute,  rejette  les 
miracles ,  il  s  ensuit  de  là  que  non  seulement 
lauteur  de  cet  écrit ,  mais  l'éditeur,  rejette  aussi 
les  miracles?  Quel  tissu  de  témérités!  Qu'on  se 
permette  de  telles  présomptions  dans  la  chaleur 
d'une  querelle  littéraire ,  cela  est  très  blâmable 
et  trop  commun  :  mais  les  prendre  pour  des 
preuves  dans  les  tribunaux;  voilà  une  jurispru- 
dence à  faire  trembler  Ihomme  le  plus  juste  et 
le  plus  ferme,  qui  a  le  malheur  de  vivre  sous  de 
pareils  map,istrat.s. 

L'auteur  de  la  profession  de  foi  fait  des  objec- 
tions tant  sur  futilité  que  sur  la  réalité  des  mi- 
racles,  mais  ces  objections  ne  sont  point  des 
négations.  Voici  là-dessus  ce  (juil  dit  de  plus 
fort  :  "  Gest  1  onhe  inaltérable  de  la  nature  qui 
«  montre  le  mieux  1  Etre  suprême.  Sil  arrivoit 

(i)  Emile,  tom.  II,  pa^je  i25. 

(2)  J'en  ai  parlé  depuis  dans  ma  lettre  à  M.  de  Beau- 
mont;  mais  outre  (lu'on  n'a  rien  dit  sur  cette  lettre,  ce 
n'est  pas  sur  ce  qu'elle  contient  qu'on  peut  fonder  Ie« 
procédures  faites  avant  qu'elle  ait  paru. 

(3)  Emile  ,  tome  II ,  page  92  et  suiv. 


I 


PREMIÈRE   PARTIE.  275 

«<  beaucoup  d'exceptions,  je  ne  sauroisplus  qu'en 
«  penser;  et  pour  moi  je  crois  trop  en  Dieu  pour 
«  croire  à  tant  de  miracles  si  peu  dignes  de  lui.  » 

Or,  je  vous  prie , qu'est-ce  que  cela  dit?  Qu'une 
trop  grande  multitude  de  miracles  les  rendroit 
suspects  à  Fauteur  ;  qu  il  n  admet  point  indis- 
tinctement toute  sorte  de  miracles  et  que  sa  foi 
en  Dieu  lui  fait  rejeter  tous  ceux  qui  ne  sont 
pas  dignes  de  Dieu.  Quoi  donc!  celui  qui  n  ad- 
met pas  tous  les  miracles,  rejette-t-il  tous  les 
miracles  i^  et  faut-il  croire  à  tous  ceux  de  la  lé- 
gende, pour  croire  l'ascension  de  Christ  i' 

Pour  comble,  loin  que  les  doutes  contenus 
dans  cete  seconde  partie  de  la  profession  de  foi 
puissent  être  pris  pour  des  négations,  les  néga- 
tions ,  au  contraire  ,  qu'elle  peut  -contenir  ne 
doivent  être  prises  que  pour  des  doutes.  Cest 
]a  déclaration  de  l'auteur  en  la  commençant  , 
sur  les  sentiments  qu  il  va  combattre  :  Ne  don- 
nez^ dit-il,  à  mes  discours  que  r autorité  de  la 
raison,  /ignore  si  Je  suis  dans  V  erreur.  Il  est  dif- 
ficile ,  quand  on  discute ,  de  ne  pas  prendre 
quelquefois  le  ton  afjirmatif;  mais  souvenez-vous 
qiCici  toutes  mes  affirmations  n&  sont  que  des 
raisons  de  douter  (1).  Peut-on  parler  plus  positi- 
vement? 

Quant  à  moi,  je  vois  des  faits  attestes  dans 
le-s  saintes  écritures:  cela  suffit  pour  arrêter  sur 
ce  point  mon  jugement.  Sils  étoient  ailleurs, je 

(i)  Emile,  tome  II,  page  80. 

18. 


276  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
rejetterois  ces  faits  ,  ou  je  leur  ôterois  le  nom 
de  miracles; mais parcequ ils soutdanslccriture , 
je  ne  les  rejette  point.  Je  ne  les  admets  pas  non 
plus,  parceque  ma  raison  s'y  refuse,  et  que  ma 
décision  sur  cet  article  n'intéresse  point  mon 
salut.  xSul  chrétien  judicieux  ne  peut  croire  que 
tout  soit  inspiré  dans  la  Bible,  jusqu'aux  mots  et 
aux  erreurs.  Ce  qu'on  doit  croire  inspiré  est  tout 
ce  qui  tient  à  nos  devoirs;  car  pourquoi  Dieu 
auroit-il  inspiré  le  reste  ?  Or ,  la  doctrine  des  mi- 
racles n'y  tient  nullement;  c'est  ce  que  je  viens 
de  prouver.  Ainsi  le  sentiment  qu'on  peut  avoir 
en  cela  n'a  nul  trait  au  respect  qu'on  doit  aux 
livres  sacrés. 

Bailleurs,  il  est  impossible  aux  hommes  de 
s'assurer  que  quelque  lait  que  ce  puisse  être  est 
un  miracle  (i);  c'est  encore  ce  que  j  ai  piouvé. 
Donc,  en  admettant  tous  les  faits  contenus  dans 
la  Bible,  on  peut  rejeter  les  miracles  sans  im- 
piété ,  et  même  sans  inconséquence.  Je  n'ai  pas 
été  jusque-là. 

Voilà  comment  vos  messieurs  tirent  des  mira- 
cles, qui  ne  sont  pas  certains  ,  qui  ne  sont  pas 
nécessaires  ,  qwi  ne  prouvent  rien,  et  que  je  n'ai 

(i)  Si  ces  messieurs  disent  que  cela  est  décidé  d;ins 
récriture  ,  et  que  je  dois  reconnoitre  ])i)ur  miracle  ce 
qu'elle  me  donne  pour  tel  ;  je  réponds  que  c'est  ce  qui 
est  en  question,  et  j'fijoute  que  ce  raisonnement  de  leur 
part  est  un  cercle  vicieux.  Car,  puisqu'ils  veulent  que  le 
niiracle  serve  de  ])reuve  à  la  révélation,  ils  ne  doivent 
pas  employer  l'autorité  de  la  révélation  pour  constater 
le  miracle. 


PREMIÈRE    PARTIE.  277 

pas  rejetés,  la  preuve  évidente  que  je  renverse 
les  fondements  du  christianisme,  et  que  je  ne 
suis  pas  chrétien. 

I/enniii  vous  empêcheroitdeme  suivre  si  j'en- 
trois  dans  le  même  détail  sur  les  autres  accusa- 
tions qu'ils  entassent  pour  tâcher  de  couvrir  par 
le  nombre  l'injustice  de  chacyne  en  particulier, 
lis  m'accusent, par  exemple, de  rejeter  la  prière. 
Voyez  le  livre,  et  vous  trouverez  une  prière  dans 
1  endroit  même  dont  il  s'agit.  L homme  pieux 
qui  parle  (i)  ne  croit  pas,  il  est  vrai,  qu'il  soit 
absolument  nécessaire  de  demander  à  Dieu  telle 
ou  telle   chose  en  particulier  (2);  il  ne  désap- 

(i)  Un  ministre  de  Genève,  difficile  assurément  en 
christianisme,  dans  les  jugements  qu'il  porte  du  mien  af- 
firme que  j'ai  dit ,  moi  J,  J.  Rousseau  ,  que  je  ne  priois 
pas  Dieu  :  il  l'assure  en  tout  autant  de  termes  ,  cinq  ou 
six  fois  de  suite ,  et  toujours  en  me  nommant.  Je  veux 
porter  respect  à  l'église  ;  mais  oserois-je  lui  demander 
où  j'ai  dit  cela  ?  Il  est  permis  à  tout  barbouilleur  de  pa- 
pier de  déraisonner  et  bavarder  tant  qu'il  veut;  mais  il 
n'est  pas  permis  à  un  bon  chrétien  d'être  un  calomnia- 
teur public. 

(2)  Quand  vous  prierez  ,  dit  Jésus,  priez  ainsi.  Quand 
on  prie  avec  des  paroles  ,  c'est  bien  fait  de  préférer  celles- 
là;  mais  je  ne  vois  point  ici  l'ordre  de  prier  avec  des 
paroles.  Une  autre  prière  est  préférable  ,  c'est  d'être  dis- 
posé à  tout  ce  que  Dieu  veut.  Me  voici ,  Seigneur,  pour 
faire  ta  volonté.  De  toutes  les  formules,  l'oi'aison  domini- 
cale est,  sans  contredit,  la  plus  parfaite;  mais  ce  qui 
est  plus  parfait  encore  est  l'entière  résignation  aux  vo- 
lontés de  Dieu.  Non  point  ce  que  je  veux  ,  mais  ce  que  lu 
veux.  Que  dis-je?  c'est  l'oraison  dominicale  elle-même. 


27B  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
prouve  point  ({ii  on  le  fasse.  Quant  à  moi  ,  dit- 
iJ ,  je  ne  le  fais  pas,  persuadé  que  Dieu  est  un 
bon  père,  qui  sait  mieux  que  ses  enfants  ce  qui 
leurconvienl.  Mais  ne  peut-on  lui  rendre  aucun 
autre  culte  aussi  difjne  de  lui?  I^es  hommages 
d  un  cœur  plein  de  zèle  ,  les  adorations  ,  les 
louan{>es,  la  contemplation  de  sa  grandeur, 
l'aveu  de  notre  néant  ,1a  résignation  à  sa  volonté, 
la  soumission  à  ses  lois,  une  vie  pure  et  sainte, 
tout  cela  ne  vaut-il  pas  liicn  des  vœux  intéressés 
et  mercenaires?  Près  d'un  Dieu  juste  ,  la  meil- 
leure manière  de  demander  est  de  mériter  d'ob- 
tenir. liCS  anges  qui  le  louent  autour  de  son 
trône  le  prient-ils?  Quauroicnt-ils  à  lui  deman- 
der? Ce  mot  de  prière  est  souvent  employé  dans 
récriture  pour  hommage ,  adoration  ;  et  qui  fait 
le  plus  est  quitte  du  moins.  Pour  moi ,  je  ne  re- 
jette aucune  des  manières  d  honorer  Dieu  ;  j'ai 
toujours  approuvé  qu'on  se  joignît  à  l'église  qui 
le  prie  :  je  le  fais;  le  prêtre  savoyard  le  faisoit  lui- 
même  (1).  L'écrit  si  violemment  attaqué  est  plein 
dé  tout  cela.  N'importe  :  je  rejette,  dit-on  ,  la 
pr-ière  ;  je    suis    un   impie  à    brûler.    ]Me    voilà 

Elle  est  tout  entière  dans  res  paroles  :  Que  ta  rolonfé 
soit  (aile.  Toute  autre  jnière  est  superflue,  et  ne  fait  que 
contrarier  celle-là.  (^ue  celui  (pii  ])ense  ainsi  se  trompe, 
cela  peut  être.  iMais  celui  cpii  piiblicpienient  l'accuse 
à  cause  de  cela  de  détruire  la  morale  chrétienne  ,  et 
de  n'être  pas  clirétien  ,  est-il  nu  lorl  bon  chrétien  lui- 
même  ? 

(1)  Emile,  tome  II ,  paffe  \  i3. 


PREMIÈRE  PARTIE.  279 

Us  disent  encore  que  j'accuse  la  morale  chré- 
tienne de  rendre  tous  nos  devoirs  impraticables 
en  les  outrant.  La  morale  chrétienne  est  celle  de 
J  évanfjile  ;  je  n'en  reconnois  point  d'autre,  et 
c'est  en  ce  sens  aussi  que  l'entend  mon  accusa- 
teur, puisque  c'est  des  imputations  où  celle-là 
se  trouve  comprise  qu'il  conclut ,  quelques  lignes 
après ,  que  c'est  par  dérisicm  que  j'appelle  l'évan- 
gile divin  (i). 

Or  voyez  .si  l'on  peut  avancer  une  fausseté  plus 
noire,  et  montrer  une  mauvaise  foi  plus  mar- 
quée, puisque,  dans  le  passage  de  mon  livre  où 
ceci  se  rapporte,  il  n'est  pas  même  possible  que 
j'aie  voulu  parler  de  l'évangile. 

Voici,  monsieur,  ce  passage;  il  est  dans  le 
second  tome  d Emile,  page  258.  «En  n'asser- 
«  vissant  les  honnêtes  femmes  qu'à  de  tristes  de- 
«  voirs  ,  on  a  banni  du  mariage  tout  ce  qui 
«  pouvoit  le  rendre  agréable  aux  hommes.  Faut- 
«  il  s  étonner  si  la  taciturnitéquils  voient  régner 
*<  chez  eux  les  en  chasse,  ou  s'ils  sont  peu  tentés 
«  d'embrasser  un  état  si  déplaisant  ?  A  force  d'ou- 
«  trer  tous  les  devoirs  ,  le  christianisme  les  rend 
«  impraticables  et  vains  :  à  force  d'interdire  aux 
«  femmes  le  chant ,  la  danse,  et  tous  les  amu- 
«  scments  du  monde ,  il  les  rend  maussades  , 
«  grondeuses  ,  insupportables  dans  leurs  mai- 
«  sons.  » 

Mais  où  est-ce  que  l'évangile  interdit  aux  fem- 

(i)  Lettres  édile»  de  la  campagne ,  page  11. 


28o  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGISE. 
nies  le  chant  et  la  danse?  où  est-ce  quil  les  as- 
servit à  de  tristes  devoirs  ?  Tout  au  contraire  ,  il 
y  est  parlé  des  devoirs  des  maris,  mais  il  n'y  est 
pas  dit  un  mot  de  ceux  des  femmes.  Donc  on  a 
tort  de  me  faire  dire  de  l'évangile  ce  que  je  n  ai 
dit  que  des  jansénistes,  des  méthodistes  ,  et  d  au- 
tres dévots  d'aujourdhui,  qui  Font  du  christia- 
nisme une  relijrion  aussi  terrible  et  déplai- 
sante (i),  qu'elle  est  aj^réable  et  douce  sous  la 
véritable  loi  de  Jésus-Christ. 

Je  ne  voudrois  pas  prendre  le  ton  du  père 
Bcrruyer ,  que  je  n'aime  guère  ,  et  que  je  trouve 
même  de  très  mauvais  {joùt  ;  mais  je  ne  pui§ 
mempêcher  de  dire  quune  des  choses  qui  me 
charment  dans  le  caractère  de  Jésus  n  est  pas 
seulement  la  douceur  des  mœurs,  la  simplicité, 
mais  la  lacilité  ,  la  {;race  ,  et  n)ème  1  élép,ance.  11 
ne  fuyoit  ni  les  plaisirs  ni  les  fêtes  ,  il  alloit  aux 
noces,  il  voyoit  les  femmes,  il  jouoit   avec  les 

(i)  Les  premiers  réformés  donnrrenl  d'abord  dnns  cet 
excès  avec  une  dureté  qui  fit  bien  des  bypocrites;  et  les 
premiers  jansénistes  ne  uianqufnnit  pas  de  les  imiter  en 
cela.  Un^prédicatenr  de  Genève  ,  appelé  Henri  de  La 
Marrp,  soulonoit  en  cbaireqiie  c'éloit  pécber  que  d'aller 
à  la  noce  j)lus  joyeusement  que  Jésus-dbrist  n'étoil  allé 
à  la  mort.  Un  curé  janséniste  soutenoit  de  même  que 
les  festins  des  noces  étoient  une  invention  du  diable. 
Oiicl(|u'un  lui  objecta  là-dessus  (\ue  Jésus-C'brist  y  avoil 
pourtant  assisté,  et  qu'il  avoit  mémo  tiaigné  y  faire  son 
piemier  miracle  pour  prolonf;er  la  j^jaieté  du  festin.  Le 
curé  ,  un  peu  embarrassé ,  repondit  en  grondant  :  Ce  n'est 
pas  ce  (juilf/t  de  miaix. 


PREMIÈRE    PARTIE.  28 1 

enfants  ,  il  aimoit  les  pailums,  il  mangcoit  chez 
les  financiers.  Ses  disciples  ne  jeûnoient  point; 
son  austérité  n  étoit  point  fâcheuse.  Il  étoit  à-la- 
fois  indulp,entet  juste,  doux  aux  foihles  ,  et  ter- 
rihle  aux  méchants.  Sa  morale  avoit  quelque 
chose  d'attrayant,  de  caressant,  de  tendre;  il 
avoit  le  cœur  sensible,  il  étoit  homme  de  bonne 
société.  Quand  il  n'eût  pas  été  le  plus  sage  des 
mortels ,  il  en  eût  été  le  plus  aimable. 

Certains  passages  de  saint  Paul ,  outrés  ou  mal 
entendus  ,  ont  fait  bien  des  fanatiques  ,  et  ces  fa- 
natiques ont  souvent  défiguré  et  déshonoré  le 
christianisme.  Si  Ion  sen  fût  tenu  à  Icsprit  du 
maître ,  cela  ne  seroit  pas  arrivé.  Qu'on  m'accuse 
de  n  être  pas  toujours  de  l'avis  de  saint  Paul  ;  on 
peut  me  réduire  à  prouver  que  j'ai  quelquefois 
raison  de  nen  pas  être;  mais  il  ne  s'ensuivra  ja- 
mais de  là  que  ce  soit  par  dérision  que  je  trouve 
l'évangile  divin.  Voilà  pourtant  comment  raison- 
nent mes  persécuteurs. 

Pardon ,  monsieur  ;  je  vous  excède  avec  ces 
longs  détails,  je  le  sens,  et  je  les  termine  :  je  n'en 
ai  déjà  que  trop  dit  pour  ma  défense,  et  je  m'en- 
nuie moi-même  de  répondre  toujours  par  des 
raisons  à  des  accusations  sans  raison. 


282        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 


LETTRE  IV. 

Je  vous  ai  fait  voir,  monsieur,  que  les  imputa- 
tions tirées  de  mes  livres  en  preuve  que  j'atta- 
quois  la  religion  établie  par  les  lois  étoient 
lausses.  Gest  cependant  sur  ces  imputations 
que  j'ai  été  juffé  coupable,  et  traité  comme 
tel.  Supposons  maintenant  que  je  le  fusse  en 
effet,  et  voyons  en  cet  état  la  punition  qui  m  e- 
toit  due. 

Ainsi  que  la  vertu  le  vice  a  ses  degrés  (i). 

Pour  être  coupable  d'un  crime,  on  ne  Test  pas 
de  tous.  La  justice  consiste  à  mesurer  exacte- 
ment la  peine  à  la  faute;  et  l'extrême  justice 
elle-même  estune  injure  lorsqu'elle  n'a  nul  éfjard 
aux  considérations  raisonnables  qui  doivent 
tempérer  la  rigueur  de  la  loi. 

Le  délit  supposé  réel ,  il  nous  reste  à  chercher 
quelle  est  sa  nature,  et  quelle  procédure  est 
prescrite  en-pareil  cas  par  vos  lois. 

Si  j'ai  violé  mon  serment  de  bourgeois,  comme 
on  m'en  accuse,  j'ai  commis  un  crime  détat, 
et  la  connoissance  de  ce  crime  appartient  direc- 
tement au  conseil  ;  cela  est  incontestable. 

Mais  si  tout  mon  crime  consiste  en  erreur  sur 

(1)  Racine,  Phèdre,  afto  IV,  scène  IL 


PREMIÈRE    PARTIE.  283 

la  doctrine,  cette  erreur  fùt-clle  même  une  im- 
piété, c'est  autre  cliose.  Selon  vos  éclits,  il  ap- 
partient à  un  autre  tribunal  d'en  connoître  en 
premier  ressort. 

Et  quand  même  mon  crime  seroit  un  crime 
détat;  si,  pour  le  déclarer  tel,  il  faut  préalable- 
ment une  décision  sur  la  doctrine,  ce  n'est  pas 
au  conseil  de  la  donner.  C'est  bien  à  lui  de  punir 
le  crime,  mais  non  pas  de  le  constater.  Cela  est 
formel  par  vos  édits  ,  comme  «ous  verrons  ci- 
après. 

Il  s'a[ifit  d'abord  de  savoir  si  j'ai  violé  mon  ser- 
ment de  bour^fjeois  ;  c'est-à-dire  le  serment 
qu'ont  prêté  mes  ancêtres  quand  ils  ont  été  ad- 
mis à  la  bourf^eoisie  ;  car  pour  moi ,  n'avai^t  pas 
habité  la  ville, et  n'ayant  fait  aucune  fonction  de 
citoyen,  je  n'en  ai  point  prêté  le  serment.  Mais 
passons. 

Dans  la  formule  de  ce  serment ,  il  n'y  a  que 
deux  articles  qui  puissent  regarder  mon  délit. 
On  promet,  par  le  premier,  de  vivre  selon  la 
réformation  du  saint  évangile  ;  et  par  le  dernier, 
de  ne  faire  ^  ne  souffrir  aucunes  pratiques ,  ma- 
chinations ou  entreprises  contre  la  ré  formation 
du  saint  évangile. 

Or,  loin  d enfreindre  le  premier  article  ,  je 
m'y  suis  conformé  avec  une  fidélité  et  même  une 
hardiesse  qui  ont  peu  dexenqoles,  professant 
bautenjcnt  ma  religion  chez  les  catbolitjues  , 
quoique  j'eusse  autrefois  vécu  dans  la  leur;  et 
l'on  ne  peut  alb'jnior  cet  écart  de  mon  enfance 


284  LETTRES  ECRITES  DE  LA  xMO^"TAG^'E. 
comme  une  infraction  au  serment,  sur-tout  de- 
puis ma  réunion  authentit^ue  à  votre  église  en 
1 754  ,  et  mon  rétablissement  dans  mes  droits  de 
bourgeoisie,  notoire  à  tout  Genève,  et  dont  j  ai 
d'ailleurs  des  preuves  positives. 

On  ne  sauroit  dire,  non  plus,  que  j  ai  en- 
freint ce  premier  article  par  les  livres  condam- 
nés, puisque  je  n'ai  point  cessé  de  m'y  déclarer 
protestant.  D'ailleurs,  autre  chose  est  la  con- 
duite, autre  chose  sont' les  écrits.  Vivre  selon 
la  réFormation  ,  c'est  professer  la  réformation , 
quoicju'on  se  puisse  écarter  par  erreur  de  sa  doc- 
trine dans  de  blâmables  écrits,  ou  commettre 
d'autres  péchés  qui  offensent  Dieu,  mais  qui, 
par  le  seul  fait,  ne  retranchent  pas  le  délinquant 
de  l'église.  Cette  distinction,  quand  on  pourroit 
la  disputer  en  général ,  est  ici  dans  le  serment 
même,  puisquon  v  sépare  en  deux  articles  ce 
qui  n'en  pourroit  faire  qu'un,  si  la  profession 
de  la  religion  étoit  inconq^aiil)le  avec  toute  en- 
treprise contre  la  religion.  On  v  jure,  parle  pre- 
mier, de  vivre  selon  la  réformation;  et  Ion  y 
jure,  par  le  dernier,  de  ne  rien  entreprendre 
contre  la  réformation.  Ces  deux  articles  sont 
très  distincts,  et  même  sépaics  par  beaucoup 
d autres.  Dans  le  sens  du  législateur,  ces  deux 
choses  sont  donc  sépaiables.  Donc  ,  quand  j'au- 
rois  violé  ce  dernier  article,  il  ne  s'ensuit  pas 
que  j'aie  violé  le  premier. 

Mais  ai-je  violé  ce  dernier  article? 


PREMIÈRE    PARTIE.  285 

Vaici  comment  1  auteur  des  Lettres  écrites  de 
la  campagne  établit  l'alHrmative,  page  3o  : 

«  Le  serment  des  bourgeois  leur  impose  lobli- 
«  gation  de  ne  faire  ne  souffrir  être  faites  aucu- 
«  nés  pratiques  ,  machinatiojis  ou  entreprises 
«  contre  la  sainte  réformation  évangélique.  Il 
«  semble  que  cest  un  peu  (i)  pratiquer  et  ma- 
«  chiner  contre  elle,  que  de  chercher  à  prouver 
««  dans  deux  livres  si  séduisants ,  que  le  pur  évan- 
"  gile  est  absurde  en  lui-même  et  pernicieux  à 
«  la  société.  Le  conseil  étoit  donc  obligé  de  jeter 
«  un  regard  sur  celui  que  tant  de  présomptions 
«  si  véhémentes  accusoient  de  cette  entreprise.  » 
Voyez  d'abord  que  ces  messieurs  sont  agréa- 
J)les  !  Il  leur  semble  entrevoir  de  loin  un  peu  de 
pratique  et  de  machination  :  sur  ce  petit  sem- 
blant éloigné  dune  petite  manœuvre,  ils  jet- 
tent un  regard  sur  celui  quils  en  présument 
Fauteur;  et  ce  regard  est  un  décret  de  prise  de 
corps. 

Il  est  vrai  que  le  même  auteur  s'égaie  à  prou- 
ver ensuite  que  c'est  par  pure  bonté  pour  moi 
qu'ils  m'ont  décrété.  Le  conseil^  dit-il,  pouvoit 
ajourner  personnellement  M.  Rousseau ,  il  pou- 
voit  l'assigner  pour  être  ouï,  il  pouvoit  le  décré- 
pi) Cet  un  peu  ,  si  plaisant  et  si  différent  du  ton  (yrave 
et  décent  du  reste  des  lettres  ,  ayant  été  retranché  <lans 
la  seconde  édition  ,  je  m'abstiens  d'aller  en  quête  de  la 
griffe  à  qui  ce  petit  bout,  non  d'oreille,  mais  d'on^jle , 
appartient. 


286  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGî^E. 
ter...  De  ces  trois  partis,  le  dernier  étoit  incom- 
parablemeiit  Le  plus  doux...  ce  nèloitaufond 
qu'un  avertissement  de  ne  pas  revenir ,  ///  ne 
voulrtit  pas  s'exposer  à  une  procédure  ,  ou  ,  /// 
vouloit  s'y  exposer ,  de  bien  préparer  ses  dé- 
penses f  I  ) . 

Ainsi  plaisantoit,  dit  Brantôme,  rexécuteur 
(le  Tinfortuné  don  Carlos ,  infant  d  Espap,nc. 
Gomme  le  prince  crioit  et  vonloit  se  dé])attre  : 
Paix  ,  monseigneur,  lui  disoit-il  en  l'étranglant, 
tout  ce  qu'on  en  fait  nest  que  pour  votre  bien. 

Mais  quelles  sont  donc  ces  j)iati<[ues  et  ma- 
chinations dont  on  m'accuse.^  Pratiquer^  si  j  en- 
tends ma  langue,  cest  se  ménager  des  intelli- 
gences secrètes  ;  machiner ,  c est  faire  de  sourdes 
menées  ,  cest  faire  ce  que  certaines  gens  font 
contre  le  christianisme  et  contre  moi.  Mais  je  ne 
conçois  rien  de  moins  secret,  rien  de  moins  ca- 
ché dans  le  monde,  que  de  puhlier  un  livre  et 
d  y  mettre  son  nom.  Quand  j  ai  dit  mon  senti- 
ment sur  quelcjue  matière  (pie  ce  fût,  je  lai  dit 
hautement,  à  la  face  du  puhlic;  je  me  buis  nom- 
mé ,  et  puis  je  suis  demeuré  tî-anquille  dans 
ma  retraite  :  on  me  persuadera  difficilemenfque 
cela  ressemhle  à  des  praticjues  et  machinaîi(^ns. 

Pour  hicn  entendre  lesprit  du  serment  et  le 
sens  des  termes,  il  faut  se  transporter  au  temps 
où  la  formule  en  fut  dressée,  et  où  il  s'agissoit 
essentiellement  pour  l'état  de  ne  pas  retomber 

(i)  Page  3i. 


PREMIÈRE    PARTIE.  287 

SOUS  le  double  jouj^  qu'on  venoit  de  secouer. 
Tous  les  jours  on  découvioit  quelque  nouvelle 
trame  en  faveur  de  la  maison  de  Savoie ,  ou  des 
évêques  ,  sous  prétexte  de  religion.  Voilà  sur 
quoi  tombent  clairement  les  mots  de  pratiques 
ex  de  machinations ^  qui,  depuis  que  la  langue 
françoise  existe,  n'ont  sûrement  jamais  été  em- 
ployés pour  les  sentiments  généraux  qu'un 
homme  publie  dans  un  livre  oii  il  se  nomme, 
sans  projet,  sans  objet,  sans  vue  particulière, 
et  sans  trait  à  aucun  gouvernement.  Cette  ac- 
cusation paroît  si  peu  sérieuse  à  Fauteur  même 
qui  1  ose  faire,  quil  me  reconnoît  fidèle  aux 
devoirs  du  citoyen  (i).  Or,  comment  pourrois-je 
Têtre,  si  j'avois  enfreint  mon  serment  de  bour- 
geois? 

Il  n'est  donc  pas  vrai  que  j'aie  enfreint  ce  ser- 
ment. J'ajoute  que,  quand  cela  seroit  vrai,  rien 
ne  seroit  plus  inoui  dans  Genève  en  choses  de 
cette  espèce,  que  la  procédure  faite  contre  moi. 
Il  n'y  a  peut-être  pas  de  bourgeois  qui  n  enfrei- 
gne ce  serment  en  quelque  article  (2) ,  sans  qu'on 
s'avise  pour  cela  de  lui  chercher  querelle,  et  bien 
moins  de  le  décréter. 

On  ne  peut  pas  dire  ,  non  plus,  que  j'attaque 
la  morale  dans  un  livre  où  j  établis  de  tout  mon 
pouvoir  la  préférence  du  bien  général  sur  le  bien 

(1)  Pa{je  8. 

(2)  Par  cxeniple,  de  ne  point  sortir  de  la  ville  ])Our 
aller  habiter  ailleurs  sans  permission,  t^iii  est-ce  qui  de- 
mande cette  permission? 


288        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA   MONTAGNE. 

particulier,  et  oii  je  rapporte  nos  devoirs  envers 
les  hommes  à  nos  devoirs  envers  Dieu  ,  seul  prin- 
cipe sur  lequel  la  morale  puisse  être  fondée,  pour 
être  réelle  et  passer  1  apparence.  On  ne  peut  pas 
dire  que  ce  livre  tende  en  aucune  sorte  à  trou- 
bler le  culte  établi  ni  Tordre  public,  puisquaii 
contraire  j'y  insiste  sur  le  respect  qu'on  doit  aux 
formes  établies,  sur  lobéissance  aux  loisen  toute 
chose  ,  même  en  matière  de  relipjion  ,  et  puisque 
c'est  de  cette  obéissance  prescrite  qu'un  prêtre 
de  Genève  m'a  le  plus  aigrement  repris. 

Ce  délit  si  terrible ,  et  dont  on  fait  tant  de 
bruit,  se  réduit  donc,  en  l'admettant  pour  réel, 
à  quelque  erreur  sur  la  foi ,  qui ,  si  elle  n'est 
avantageuse  à  la  société,  lui  est  du  moins  très 
indifférente,  le  plus  grand  mal  qui  en  résulte 
étant  la  tolérance  pour  les  sentiments  d'autrui, 
par  conséquent  la  |)aix  dans  l'état  et  dans  le 
monde  sur  les  matières  de  religion. 

Mais  je  vous  demande,  à  vous,  monsieur,  qui 
connoissez votre  gouvernement  et  vos  lois,  à  qui 
il  appartient  de  juger,  et  sur-tout  en  première 
instance,  des  erreurs  sur  la  foi  que  peut  com- 
mettre un  particulier.  Est-ce  au  conseil?  est-ce 
au  consistoire?  Voila  le  nœurl  t\c  la  f[uesrion. 

Il  falloit  d'abord  réduire  le  délit  à  son  espèce. 
A  présent  qu'elle  est  connue,  il  faut  comparer 
la  procédure  à  la  loi. 

Vos  édits  ne  fixent  pas  la  peine  due  à  celui  qui 
erre  en  matière  de  foi,  et  qui  publie  son  erreur. 
Mais,  par  l'aiticle  88  de  l'ordonnance  ecclésias- 


PREMIÈRE    PARTIE.  289 

tique  ,  au  chapitre  du  consistoire ,  ils  repaient  l'or- 
dre  de  la  procédure  contre  celui  qui  dogrualise. 
Cet  article  est  couché  en  ces  termes; 

S'il  y  a  quelquun  qui  dogmatise  contre  la 
doctrine  reçue ,  qu'il  soit  appelé  pour  conférer 
avec  lui  :  s'il  se  range  ,  qu'on  le  supporte  sans 
scandale  ni  diffame  ;  s'il  est  opiniâtre ,  qiHon 
l'admoneste  par  quelques  fois  pour  essayer  à  le 
réduire.  Si  on  voit  enfin  qu'il  soit  besoin  de  plus 
grande  sévérité^  qiHon  lui  interdise  la  sainte  cène , 
et  qu'on  avertisse  le  magistrat,  afin  d'y  pour- 
voir. 

On  voit  par-là,  l'^que  la  première  inquisition, 
de  cette  espèce  de  délit  appartient  au  consistoire  : 

2^  Que  le  lépjislwteur  n'entend  point  qu'un  tel 
délit  soit  irréniissil)le,  si  celui  qui  la  connuis  se 
repent  et  se  ranjje  : 

S'*  Qu'il  prescrit  les  voies  qu'on  doit  suivre 
pour  ramener  le  coupahle  à  sou  devoir: 

4"  Que  ces  voies  sont  pleines  de  douceur  , 
d'égards ,  de  commisération  ,  telles  qu'il  convient 
à  des  chrétiens  den  user,  à  l'exemple  de  leur 
maître  ,  dans  les  fautes  qui  ne  troublent  point  la 
société  civile,  et  n intéressent  que  la  religion: 

5°  Qu'enfin  la  dernière  et  plus  grande  peine 
qu'il  prescrit  est  tirée  de  la  nature  du  délit , 
comme  cela  devroit  toujours  être,  en  privant  le 
coupahle  de  la  sainte  cène  et  de  la  comnjnnioa 
de  l'église,  cpiil  a  offensée,  et  qu'il  veut  conti- 
nuer d  offenser. 

Après  tout  cela  ,   le   consistoire   le   déaonc-e 

7-  "J 


290  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
au  magistrat,  qui  doit  alors  y  pourvoir;  parce- 
que  la  loi  ne  souffrant  dans  letat  qu'une  seule 
religion ,  celui  qui  s'obstine  à  vouloir  en  profes- 
ser et  enseigner  une  autre  doit  être  retranché 
de  l'état. 

On  voit  l'application  de  toutes  les  parties  de 
cette  loi  dans  la  forme  de  procédure  suivie  en 
i563  contre  Jean  Morelli. 

Jean  Morelli,  habitant  de  Genève,  avoit  fait 
et  publié  un  livre ,  dans  lequel  il  attaquoit  la 
discipline  ecclésiastique,  et  qui  fut  censuré  au 
synode  d'Orléans,  [/auteur  se  plaignant  beau- 
coup de  cette  censure,  et  ayant  été,  pour  ce 
même  livre ,  appelé  au  consistoire  de  Genève , 
n'y  voulut  point  coniparoîtrcs  et  s'enfuit  :  puis 
étant  revenu,  avec  la  permission  du  magistrat, 
pour  se  réconcilier  avec  les  ministres,  il  ne  tint 
compte  de  leur  parler  ni  de  se  rendre  au  consis- 
toire, jusqu'à  ce  qu'y  étant  cité  de  nouveau,  il 
comparut  enfin;  et  après  de  longues  disputes  , 
ayant  refusé  toute  espèce  de  satisfaction,  il  fut 
déféré  et  cité  au  conseil ,  où,  au  lieu  de  compa- 
roître,  il  fit  présenter  par  sa  femme  une  excuse 
par  écrit,  et  s'enfuit  derechef  de  la  ville. 

Il  fut  donc  enfin  procédé  contre  lui,  c'est-à- 
dire  contre  son  livre  ;  et  comme  la  sentence 
rendue. en  cette  occasion  est  importante  ,  même 
quant  aux  termes,  et  peu  connue,  je  vais  vous 
la  transcrire  ici  tout  entière;  elle  peut  avoir  son 
utilité. 


PKEMIÉUE    PARTIE.  29Î 

«(1)  Nous  syndiques,  juges  des  causes  crimi- 
«  nelles  de  cette  cité,  ayant  entendu  le  rapport 
«  du  vénérable  consistoire  de  cette  église  des  pro- 
«  cédures  tenues  envers  Jean  Morelli ,  liahitant 
«  de  cette  cité  :  d'autant  que  maintenant,  pour 
«  la  seconde  fois  ,  il  a  abandonné  cette  cité ,  et , 
«au  lieu  de  comparoître  devant  nous  et  notre 
«  conseil,  quand  il  y  étoit  renvoyé,  s'est  montré 
«  désobéissant:  à  ces  causes  et  autres  justes  à  ce 
«  nous  mouvantes ,  séants  pour  tribunal  au  lieu 
«  de  nos  ancêtres,  selon  nos  anciennes  coutumes, 
«  après  bonne  participation  de  conseil  avec  nos 
«  citoyens ,  ayant  Dieu  et  ses  saintes  écritures  de- 
«  vant  nos  yeux,  et  invoqué  son  saint  nom  pour 
«  faire  droit  jugement ,  disant  :  Au  nom  du  père , 
«du  Fils  et  du  Saint-Esprit,  Amen.  Par  cette 
«  notre  définitive  sentence,  laquelle  donnons  ici 
«par  écrit,  avons  avisé  par  meure  délibération 
«  de  procéder  plus  outre,  comme  en  cas  de  con- 
«  tumace  dudit  Morelli  :  sur-tout  afin  d'avertir 
«  tous  ceux  qu'il  appartiendra  de  se  donner 
«garde  du  livre,  afin  de  n'y  être  point  abusés. 
«  Estant  donc  duement  informés  des  resveries  et 
«  erreurs  lesquelles  y  sont  contenues,  et  sur-tout 
«  que  ledit  livre  tend  à  faire  schismes  et  troubles 
«dans  l'église  d'une  façon  séditieuse,  l'avons 
«  condamné  et  condamnons  comme  un  livre  nui- 

(1)  Extrait  des  procédures  faites  et  tenues  contre  Jean 
Morelli.  Imprimé  à  Genève,  chez  François  Perrin,  i563, 
page  10. 

'9 


292  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 
«  sible  et  pernicieux  ;  et,  pour  donner  exemple  , 
«  ordonné  et  ordonnons  ([ue  1  un  d  iceux  soit  pré- 
"  sentement  Lruslé  :  défendant  à  tous  libraires 
"  d'entenir  ni  exposer  en  vente,  et  à  tous  citoyens, 
«  bourgeois,  et  ba])itants  de  cette  ville,  de  (juel- 
«  que  qualité  quils  soient,  den  aclieter  ni  a\oir 
i»  pour  y  lire  :  commandant  à  tous  ceux  qui  en 
«  auroieut  de  nous  les  apporter,  et  ceux  qui  sau- 
«  roient  où  il  y  en  a  de  le  nous  révéler  dans  vin(;t- 
«  quatre  heures,  sous  peine  dêtre  rigoureuse- 
«  ment  punis. 

«  Et  à  vous  ,  nostre  lieutenant ,  commandons 
<  que  laciez  mettre  nostre  présente  sentence  à 
due  et  entière  exécution. 

«  Prononcée  et  exécutée  le  jeudi  seizième  jour 
«  septembre  mil  cinq  cent  soixante-trois. 

«Ainsi  signé,  P.  ghenelat.  » 

Vous  trouverez,  monsieur,  des  observations 
de  plus  d  un  genre  à  l'aire  en  temps  et  lieu  sur 
cette  pièce.  Quant  à  présent  ne  perdons  pas  notre 
objet  de  vue.  Voila  comment  il  lut  procédé  au 
jugement  de  Morelli,  dont  le  livie  ne  lut  brûlé 
qu'à  la  fin  du  procès,  sans  qu'il  fût  parlé  de 
bourreau  ni  de  flétrissure,  et  dont  la  personne 
ne  fut  jamais  décréfée ,  fpioi([u'il  fût  opiniâtre 
et  coutumax. 

Au  lieu  de  cela  ,  chacun  sait  comment  le  con- 
seil a  procédé  contre  moi  dans  l'instant  que  l'on- 


PREMIÈRE    PARTIE.  298 

vrage  a  paru  ,  et  sans.c{u  il  ait  même  été  fait  men- 
tion du  consistoire.  Recevoir  le  livre  par  la  poste , 
le  lire,  Texaminer,  le  déférer,  le  brûler,  me 
décréter,  tout  cela  fut  l'affaire  de  huit  ou  dix 
jours  :  on  ne  sauroit  imaginer  une  procédure  plus 
expéditive. 

Je  me  suppose  ici  dans  le  cas  de  la  loi,  dans 
le  seul  cas  où  je  puisse  être  punissable.  Car  au- 
trement de  quel  droit  puniroit-on  des  fautes  qui 
n'attaquent  personne,  et  sur  lesquelles  les  lois 
n'ont  rien  prononcé? 

Ledit  a-t-il  donc  été  observé  dans  cette  af- 
faire? Vous  autres  gens  de  bon  sens  ,  vous  ima- 
gineriez en  l'examinant  qu'il  a  été  violé  comme 
à  plaisir  dans  toutes  ses  parties.  «Le  sieur  Rous- 
•<  seau,  disent  les  représentants,  n'a  point  été  ap- 
<'  pelé  au  consistoire;  mais  le  magnifique  conseil 
«  a  d'abord  procédé  contre  lui  :  il  devoit  ctresi/p- 
ii  porté  sans  scandale  ;  mais  ses  écrits  ont  ététrai- 
«  tés  par  un  jugement  public,  comme  têrnérai- 
i<  res  ^  impies ^  scandaleux  :  il  devoit  être  sup- 
ii  porté  sans  diffame  ;  mais  il  a  été  flétri  de  la 
«manière  la  plus  diffamante,  ses  deux  livres 
«  ayant  été  lacérés  et  brûlés  parla  main  du  bour- 
«  reau. 

«  Ledit  na  donc  pas  été  o1)servé,  continuent- 
«  ils,  tant  à  légard  de  îa  juridiction  qui  appar- 
«  tient  au  consistoire,  que  relativement  au  sieur 
«  Rousseau,quidevQit  être  appelé,  supporté  sans 
«  scandale  ni  diffame  ,  admonesté  par  quelques 


294        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

"  fois ,  et  qui  ne  pouvoit  être  jugé  qu  en  cas  d'o- 

"  piniàtreté  obstinée.  » 

Voilà  sans  doute  qui  vous  paroit  plus  clair 
que  le  jour  ,  et  à  moi  aussi.  Hé  bien  !  non  :  vous 
allez  voir  comment  ces  gens  qui  savent  montrer 
le  soleil  à  minuit  savent  le  cacber  à  midi. 

L'adresse  ordinaire  aux  sopbistes  est  d'entasser 
force  arguments  pour  en  couvrir  la  foiblesse. 
Pour  éviter  les  répétitions  et  gagner  du  temps  , 
divisons  ceux  des  Lettres  écrites  de  la  campagne  ; 
bornons-nous  aux  plus  essentiels;  laissons  ceux 
que  j'ai  ci-devant  réfutés;  et ,  pour  ne  point  al- 
térer les  autres,  rapportons-les  dans  les  termes 
de  fauteur. 

C'est  cT après  nos  lois ,  dit-il  ,  que  je  dois  exa- 
miner ce  qui  s  est  fait  à  l'égard  de  M.  Rousseau. 
Fort  bien  ;  voyons. 

Le  premier  article  du  serment  des  bourgeois  les 
oblige  à  vivT'e  selon  la  léformation  du  saint  êvan- 
gile.  Or,  Je  le  demande  ^  est-ce  invre  selon  T évan- 
gile ,  que  décrire  contre  t évangile.. 

Premier  sopbisme.  Pour  voir  clairement  si 
c'est  là  mon  cas,  remettez  dans  la  mineure  de 
cet  argument  le  mot  réformation .,  que  l'auteur 
en  ôte,  et  qui  est  nécessaire  poiu'  que  son  rai- 
sonnement soit  concluant. 

Second  sopbisme.  Il  ne  s'agit  pas,  dans  cet  ar- 
ticle du  serment,  d'écrire  selon  la  réformation  , 
.nais  de  vivre  selon  la  réformation.  Ces  deux 
cboses  ,  comme  on  la  vu  ci*-devant ,  sont  distin- 
guées dans  le  serment  même;  et  l'on  a  vu  encore 


PREMIÈRE    PARTIE.  2^5 

s'il  est  vrai  que  j'aie  écrit  ni  contre  la  réformation 
ni  contre  l'évangile. 

Le  premier'  devoir  des  syndics  et  conseil  est  de 
maintenir  la  pure  religion. 

Troisième  sophisme.  Leur  devoir  est  bien  de 
maintenir  la  pure  religion  ,  mais  non  pas  de  pro 
noncer  sur  ce  qui  est  ou  n  est  pas  la  pure  reli 
gion.  T.e  souverain  les  a  bien  chargés  de  main 
tenir  la  pure  religion ,  mais  il  ne  les  a  pas  faits 
pour  cela  juges  de  la  doctrine.  C'est  un  autre 
corps  qu'il  a  chargé  de  ce  soin  ,  et  c'est  ce  corps 
qu'ils  doivent  consulter  sur  toutes  les  matières 
de  religion,  comme  ils  ont  toujours  fait  depuis 
que  votre  gouvernement  existe.  En  cas  de  délit 
en  ces  matières,  deux  tribunaux  sont  établis , 
l'un  pour  le  constater,  et  l'autre  pour  le  punir; 
cela  est  évident  par  les  termes  de  l'ordonnance  : 
nous  y  reviendrons  ci-après. 

Suivent  les  imputations  ci-devant  examinées, 
et  que  par  cette  raison  je  ne  répéterai  pas  :  mais 
je  ne  puis  m'abstenir  de  transcrire  ici  l'article 
qui  les  termine  ;  il  est  curieux. 

Il  est  vrai  que  M.  Rousseau  et  ses  partisans 
prétendent  que  ces  doutes  n  attaquent  point  réel- 
lement le  christianisme,  qu'à  cela  près  il  con- 
tinue d'appeler  divin.  Mais  si  un  livre ,  caracté- 
risé comme  t évangile  l'est  dans  les  ouvrages  de 
M.  Rousseau  ,  peut  encore  être  appelé  divin  , 
qu'on  me  dise  quel  est  donc  le  nouveau  sens  at- 
taché à  ce  terme.  En  vérité ,  si  cest  une  contra- 
diction ,  elle  est  choquante  ;  si  c'est  une  plaisan- 


2g6        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

terie  ,  convenez  quelle  est  bien  déplacée  dans  un 
pareil  sujet  (i  . 

.1  entends.  Le  culte  spirituel  ,  la  pureté  du 
cœur,  les  œuvres  de  miséricorde,  la  confiance, 
l'humilité,  là  rési.frnation  ,  la  tolérance,  1  oubli 
des  injures,  le  pardon  des  ennemis,  lamour  du 
prochain  ,  la  fraternité  universelle,  et  1  union  du 
(^enre  humain  par  la  charité,  sont  autant  d  in- 
ventions du  diable.  Seroit-ce  là  le  sentiment  de 
l'auteur  et  de  ses  amis?  On  le  diroit  à  leurs  rai- 
sonnements et  sur-tout  à  leurs  œuvres.  En  vé- 
rité ,  si  c'est  une  contradiction  ,  elle  est  cho- 
quante ;  si  c  est  une  plaisanterie ,  convenez  qu  elle 
est  bien  déplacée  dans  un  pareil  sujet. 

Ajoutez  que  la  plaisanterie  sur  un  pareil  su- 
jet est  si  fort  du  f^oùt  de  ces  messieurs,  que, 
selon  leurs  propres  maximes,  elle  eût  dû,  si  je 
l'a  vois  faite,  me  faire  trou  ver  (i^race  devant  eux  (2). 

Après  l'exposition  de  mes  crimes,  écoutez  les 
raisons  pour  lesquelles  on  a  si  cruellement  ren- 
chéri sur  la  rigueur  de  la  loi  dans  la  poursuite 
du  criminel. 

Ces  deux  livres  paraissent  sous  le  nom  d'un 
citoyen  de  Genève.  V Europe  en  témoigne  son 
scandale.  Le  premier  parlement  dHun  royaume 
voisin  poursuit  Emile  et  son  auteur.  Que  fera 
le  gouvernement  de  Genève  ? 

Arrêtons  un  moment.  Je  crois  apercevoir  ici 
quelque  mensonge. 

(i)  Pafjo  I).  —  (9.)  Page  23. 


PREMIÈRE   PARTIE.  297 

Selon  notre  auteur ,  le  scandale  de  l'Europe 
força  le  conseil  de  Genève  de  sévir  contre  le  livre 
et  l'auteur  d'Emile,  à  1  exemple  du  parlement 
de  Paris  :  mais,  au  contraire,  ce  lurent  les  dé- 
crets de  ces  deux  tribunaux  qui  causèrent  le 
scandale  de  lEurope.  Il  y  avoit  peu  de  jours 
que  le  livre  étoit  public  à  Paris,  lorsque  le  par- 
lement le  condamna  (1)  ;  il  ^^"6  paroissoit  encore 
en  nul  autre  pays,  pas  même  en  Hollande  où  il 
étoit  imprimé;  et  il  ny  eut,  entre  le  décret  du 
parlement  de  Paris  et  celui  du  conseil  de  Ge- 
nève que  neuf  jours  d  intervalle  (2)  ;  le  temps 
à-peu-près  qu  il  falloit  pour  avoir  avis  de  ce  qui 
se  passoit  à  Paris.  Le  vacarme  affreux  qui  fut 
fait  en  Suisse  sur  cette  affaire ,  mon  expulsion 
de  cbez  mon  ami,  les  tentatives  faites  à  Neuf- 
cliâtel ,  et  même  à  la  cour  ,  pour  m  ôter  mon 
dernier  asile  ,  tout  cela  vint  de  Genève  et  des 
environs ,  après  le  décret.  On  sait  quels  furent 
les  instigateurs ,  on  sait  quels  furent  les  émis- 
saires ,  leur  activité  fut  sans  exemple  ;  il  ne  tint 
pas  à  eux  qu'on  ne  m'ôtât  le  feu  et  l'eau  dans 
l'Europe  entière,  qu'il  ne  me  restât  pas  une  terre 
pour  lit,  pas  une  ])icrre  pour  chevet.  ISe  trans- 
posons donc  p©int  ainsi  les  choses ,  et  ne  don- 
nons point,  pour  motif  du  décret  de  Genève, 
le  scandale  qui  en  fut  l'effet. 

Le  premier  parlement  d'un  royaume  voisin 

(i)  C'étoit  un  arranf;ementpris  avant  que  le  livre  parût. 
(7.)  Le  décret  du  parlement  fut  donné  le  9  juin  ,  et  ce- 
lui du  conseil  le  19, 


298        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGKE. 
poursuit  Emile  et  son  auteur.  Que  fera  le  gou- 
vernement de  Genève  ? 

La  réponse  est  simple.  Il  ne  fera  rien  ;  il  ne 
doit  rien  faire  ,  ou  plutôt  il  doit  ne  rien  faire.  Il 
renverseroit  tout  ordre  judiciaire  ,  il  bravcroit 
le  parlement  de  Paris  ,  il  lui  disputeroit  la  com- 
pétence en  l'imitant.  Cetoit  précisément  parce- 
qiie  j  étois  décrété  à  Paris  que  je  ne  pouvois  lêtre 
à  Genève.  Le  délit  d'un  criminel  a  certainement 
un  lieu,  et  un  lieu  unique;  il  ne  peut  pas  plus 
être  coupable  à-la-fois  du  même  délit  en  deux 
états ,  qu'il  ne  peut  être  en  deux  lieux  dans  le 
même  temps  ;  et,  s'il  veut  purger  les  deux  dé- 
crets, comment  voulez-vous  qu'il  se  partaf>e?  En 
effet,  avez-vous  jamais  ouï  direqu'on  ait  décré- 
té le  même  homme  en  deux  pavs  à-la-fois  pour 
le  même  fait  ?  G  en  e^t  ici  le  premier  exemple  , 
et  probablement  ce  sera  le  dernier.  J'aurai ,  dans 
mes  malheurs,  le  triste  honneur  d'être  à  tous 
éfjards  im  exemple  unitpie. 

Les  crimes  les  plus  atroces  ,  les  assassinats 
même,  ne  sont  pas  et  ne  doivent  pas  être  pour- 
suivis par-rlevant  dautres  tribunaux  (pie  êtux 
des  lieux  oii  ils  ont  été  commis.  Si  un  Genevois 
tuoit  un  homme,  même  un  aut*e  Genevois,  en 
pays  étran{i;er,  le  conseil  de  Genève  ne  pourroif 
s'attribuer  la  counoissaure  de  ce  crime  :  il  pour- 
roit  livrer  le  coupable  s  il  étoit  réclamé,  il  pour- 
roit  en  solliciter  le  châtiment;  mais,  à  moins 
qu'on  ne  lui  remît  volontairement  le  jujorement 
avec  les  pièces  de  la  procédure ,  il  ne  le  juf|eroiJ 


PREMIÈRE   PARTIE.  299 

pas  ,  parcequ'il  ne  lui  appartient  pas  de  con- 
noître  d'un  délit  commis  chez  un  autre  souve- 
rain ,  et  qu'ij  ne  peut  pas  même  ordonner  les 
informations  nécessaires  pour  le  constater.  Voilà 
la  régie  ,  et  voilà  la  réponse  à  la  question  :  Que 
fera  le  gouvernement  de  Genève  ?  Ce  sont  ici 
les  plus  simples  notions  du  droit  public,  quil 
scroit  honteux  au  dernier  magistrat  dignorcr. 
Faudra-t-il  toujours  que  j'enseigne  à  mes  dé- 
pens les  éléments  de  la  jurisprudence  à  mes 
juges? 

Il  devait ,  suivant  les  auteurs  des  représenta- 
tions, se  borner  à  défendre  provisionnellement  le 
débit  dans  la  ville  (i).  C'est  en  effet  tout  ce 
quil  pouvoit  légitimement  faire  [)Our  contenter 
son  auimosité  ;  c'est  ce  qu  il  avoit  déjà  fait  pour 
la  Nouvelle  Héloïse  :•  mais  voyant  que  le  parle- 
ment de  Paris  ne  disoit  rien,  et  qu'on  ne  faisoit 
nulle  part  une  semblable  défense  ,  il  en  eut 
honte,  et  la  retira  tout  doucement  (2).  Mais  une 
improbation  si  foible  n  aurait- elle  pas  été  taxée 
de  secrète  connivence  ?  Mais  il  y  a  long-temps 
que,  pour  d autres  écrits  beaucoup  moins  tolé- 
rables,  on  taxe  le  conseil  de  Genève  d'une  con- 
nivence a^sez  peu  secrète  ,  sans  qu'il  se  mette 
fort  en  peine  de  ce  jugement.  Personne ,  dit-on  , 

(i)  Pape  12, 

(a)  Il  faut  convenir  que  si  TEmile  doit  être  défendu  , 
rHéloïse  doit  être  tout  au  moins  brûlée ,  les  notes  sur- 
tout en  sont  il'une  hardiesse  dont  la  profession  de  foi 
du  vicaire  n'approche  assurément  pas. 


3gO  lettres  ECRITES  DE  Lxi  MONTAGNE. 
nauroitpu  se  scandaliser  de  la  modération  dont 
on  auroitusé.  Le  cri  public  vous  apprend  com- 
hicn  on  est  scandalisé  du  contraice.  De  bonne 
foi  ^  s'il  s^étoit  agi  d'un  homme  aussi  désagréable 
au  public  que  monsieur  Rousseau  lui  étoit  cher, 
ce  qu'on  appelle  modération  n'auroit-il pas  été 
taxé  d'indifférence  ,  de  tiédeur  impardonnable? 
Ce  n  auroit  pas  été  un  si  f;rand  mal  que  cela  , 
et  Ion  ne  donne  pas  des  noms  si  honnêtes  à  la 
dureté  qu'on  exerce  envers  moi  pour  mes  écrits, 
ni  au  support  (|ue  Ion  prête  à  ceux  d'un  autre. 

En  continuant  de  me  supposer  coupable,  sup- 
posons de  plus  que  le  conseil  de  Clenéve  avoit 
droit  de  me  punir,  que  la  procédure  eût  été 
conforme  à  la  loi,  et  (pie  cependant,  sans  vou- 
loir même  censurer  mes  livres,  il  meut  reçu 
paisiblement  arrivant  de  Paris;  qu'auroient  dit 
les  honnêtes  gens?  le  voici. 

"  Ils  ont  fermé  les  yeux,  ils  le  dévoient.  Que 
«  pouvoicnt-ils  faire?  User  de  ri{jncur  en  cette 
«  occasion  eût  été  barbarie,  iujwratitude,  injus- 
"  tice  même,  puisque  la  véritable  justice  com- 
"  pense  le  mal  par  le  bien.  Le  coupable  a  tcn- 
«  drement  aimé  sa  patrie;  il  en  a  bien  mérité; 
"il  la  honorée  dans  l'Europe;  et  tantlis  que 
«  ses  compatriotes  avoient  honte  du  nom  gene- 
«  vois,  il  en  a  fait  gloire,  il  l'a  réliabililé  chez 
«l'étranger.  Il  a  donné  ci -devant  des  conseils 
«  utiles;  il  vouloit  le  bien  public;  il  s'est  trompé, 
«  mais  il  étoit  j)ardonnablc.  Il  a  fait  les  plus 
*<  grands  éloges  des  magistrats,  il  cherchoit  à 


PREMIÈRE   PARTIE.  JOI 

«  leur  rendre  la  confiance  de  la  bourgeoisie;  il 
«  a  défendu  la  religion  des  ministres,  il  méritoit 
«  quelque  retour  de  la  part  de  tous.  Et  de  quel 
«  front  eussent -ils  osé  sévir,  pour  quelques  er- 
'<  reurs,  contre  le  défenseur  de  la  Divinité,  con- 
«  tre  Tapologiste  de  la  religion  si  généralement 
«attaquée,  tandis  quils  toléroient,  qu'ils  per- 
«  mettoient  même  les  écrits  les  plus  odieux,  les 
«  plus  indécents,  les  plus  insultants  au  christia- 
"  nisme,  aux  bonnes  mœurs,  les  plus  destruc- 
«  tifs  de  toute  vertu,  de  toute  morale,  ceux 
«  même  que  Rousseau  a  cru  devoir  réfuter?  On 
'<  eût  cherclié  les  motifs  secrets  d'une  partialité 
'<  si  cboquante;  on  les  eût  trouvés  dans  le  zèle 
«  de  l'accusé  pour  la  liberté,  et  dans  les  projets 
«  des  juges  pour  la  détruire.  Rousseau  eût  passé 
«  pour  le  martyr  des  lois  de  sa  patrie.  Ses  pér- 
il sécuteurs,  en  prenant  en  cette  seule  occasion 
«le  masque  de  l'hypocrisie,  eussent  été  taxés 
«  de  se  jouer  de  la  religion ,  d en  faire  larme  de 
«  leur  vengeance  et  1  instrument  de  leur  haine. 
«  Enfin,  par  cet  empressement  de  punir  un  lîom- 
«  me  dont  lamour  pour  sa  patrie  est  le  plus 
<  grand  crinie,  ils  n'eussent  fait  que  se  rendre 
«  odieux  aux  gens  de  bien,  suspects  à  la  bour- 
«  geoisie  et  méprisables  aux  étiangers.  »  Voilà, 
monsieur,  ce  qu'on  auroit  \u\  dire;  voilà  tout  le 
ris({ue  qu'auroit  couru  le  conseil  dans  le  cas  sup- 
posé du  délit,  en  s'abstenant  d'en  connoitre. 

Quelqu'un  a   eu  raison  de  dire  qiH il  fallait 
brûler  [évangile  ou  les  livres  de  M.  Rousseau. 


302        LETTRES  ECRITES  DE  LA  MOKTAGSE. 

La  commode  méthode  que  suivent  toujours 
ces  messieurs  contre  moi!  S  il  leur  faut  des  preu- 
ves ,  ils  multiplient  les  assertions  ;  et  s'il  leur  faut 
des  témoignages,  ils  font  parler  des  quidams. 

La  sentence  de  celui-ci  n  a  qu'un  sens  qui  ne 
soit  pas  extravagant ,  et  ce  sens  est  un  blasphème. 

Car  quel  blasphème  n'est-ce  pas  de  supposer 
l'évangile  et  le  recueil  de  mes  livres  si  sembla- 
bles dans  leurs  maximes  quils  se  suppléent  mu- 
tuellement, et  qu'on  en  puisse  indifféremment 
brûler  un  comme  superflu,  pourvu  ((ue  Ion  con- 
serve l'autre?  Sans  doute,  j  ai  suivi  du  plus  près 
que  j  ai  pu  la  doctrine  de  lévangile;  je  lai  aimée, 
je  l'ai  adoptée,  étendue,  expliquée,  sans  m'ar- 
rèter  aux  obscurités,  aux  difficultés,  aux  mys- 
tères, sans  me  détourner  de  lessentiel  :  je  m'y 
suis  attaché  avec  tout  le  zèle  de  mon  cœur;  je 
me  suis  indigné,  récrié  de  voir  cette  sainte  doc- 
trine ainsi  profanée,  avilie,  par  nos  prétendus 
chrétiens,  et  sur-tout  par  ceux  (jui  font  profes- 
sion de  nous  en  instruire.  J'ose  même  croire,  et 
je  m'en  vante,  qu  aucun  d'eux  ne  parla  plus 
dignement  que  moi  du  vrai  christianisme  et  de 
son  auteur.  J  ai  là-dessus  le  témoignage,  lap- 
plaudisscment  même  de  mes  adversaires,  non 
de  ceux  de  Genève,  à  la  vérité,  mais  de  ceux 
dont  la  haine  n'est  point  une  rage,  et  à  qui  la 
passion  n'a  point  ôté  tout  sentiment  d'é(|uité. 
Voilà  ce  qui  est  vrai;  voilà  ce  que  prouvent  et 
ma  Réponse  au  roi  de  Pologne,  et  ma  Lettre  à 
M.  d'Alembert,  et  l'Héloise,  et  lÉmile,  et  tous 


PREMIÈRE    PARTIE.  3o5 

mes  écrits,  qui  respirent  Je  même  amour  pour 
l'évangile ,  la  même  vénération  pour  Jésus-Christ. 
Mais  qu'il  s'ensuive  de  là  qu'en  rien  je  puisse  ap- 
procher (le  mon  maître,  et  que  mes  livres  puis- 
sent suppléer  à  ses  leçons,  ccst  ce  qui  est  faux, 
absurde,  abominable;  je  déteste  ce  blasphème, 
et  désavoue  cette  témérité.  Rien  ne  peut  se  com- 
parerai évangile;  mais  sa  sublime  simplicité  n'est 
pas  également  à  la  portée  de  tout  le  n^onde.  Il 
faut  quelquefois,  pour  l'y  mettre,  lexposer  sous 
bien  des  jours.  Il  faut  conserver  ce  livre  sacré 
comme  la  régie  du  maître,  et  les  miens  comme 
les  commentaires  de  l'écolier. 

J'ai  traité  jusqu'ici  la  question  d'une  manière 
un  peu  générale;  ra])prochons-la  maintenant 
des  fiaits,  par  le  parallèle  des  procédures  de  i563 
et  de  1762,  et  des  raisons  qu'on  donne  de  leurs 
différences.  Gomme  c'est  ici  le  point  décisif  par 
rapport  à  moi ,  je  ne  puis ,  sans  négliger  ma 
cause,  vous  épargner  ces  détails,  peut-être  in- 
grats, en  eux-mêmes,  mais  intéressants ,  à  bien 
des  égards,  pour  vous  et  pour  vos  concitoyens. 
C'est  une  autre  discussion,  qui  ne  peut  être  in- 
terrompue, et  qui  tiendra  seule  une  longue  let- 
tre. Mais,  monsieur,  encore  un  peu  de  courage; 
ce  sera  la  dernière  de  cette  espèce  dans  laquelle 
je  vous  entretiendrai  de  moi. 


3o4       LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAG^'E. 


LETTRE  V. 

Après  avoir  établi,  comme  vous  avez  vu,  la 
nécessité  de  sévir  contre  moi,  l'auteur  des  Let- 
tres prouve,  comme  vous  allez  voir,  (jue  la  pro- 
cédure faite  contre  Jean  Morclli ,  quoicpio  exac- 
tement conforme  à  lordonnance,  et  dans  un 
cas  semblable  au  mien,  n'étoit  point  un  exem- 
ple à  suivre  à  mon  éfjard;  attendu,  première- 
ment, que  le  conseil,  étant  au-dessus  de  l'or- 
donnance, n'est  point  obligé  de  s'y  conformer; 
que  d'ailleurs  mon  crime  ,  étant  plus  j^rave  f[ue 
le  délit  de  Morelli,  devoit  être  traité  plus  sévè- 
rement. A  ces  preuves  fauteur  ajoute  quil  n  est 
pas  vrai  qu'on  m'ait  jugé  sans-m'entendre,  puis- 
qu'il suffisoit  d'entendre  le  livre  même;  et  que 
la  flétrissure  du  livre  ne  tombe  en  aucune  fa- 
çon sur  fauteur;  quenfin  les  ouvrages  qn  on 
reproche  au  conseil  davoir  tolérés  sont  inno- 
cents et  tolérables  en  comparaison  des  miens. 
Quant  au  [iremier  article,  vous  aurez  peut- 
être  peine  à  croire  qu'on  ait  osé  mettre  sans 
façon  le  petit  tonseil  au-dessus  des  lois.  Je  ne 
connois  rien  de  plus  sûr  pour  vous  en  convain- 
cre, que  de  vous  transcrire  le  pa.ssage  où  ce  prin- 
cipe est  établi;  et,  de  peur  de  changer  le  sens  de 
ce  passage  en  le  tronquant,  je  le  transcrirai  ton» 
entier. 


\ 


PREMIÈRE    PARTIE.  3o5 

<<  (i)  L'ordonnance  a-t-rlle  voulu  lier  les  mains 
«  à  la  puissance  civile,  et  l'obli^jer  à  ne  réprimer 
«  aucun  délit  contre  la  religion  qu'après  que  le 
«  consistoire  en  auroit  connu  i* Si  cela  ctoit ,  il  en 
«  résultcroit  qu'on  pourroit  impunément  écrire 
«  contre  lu  reiijjion,  que  le  gouvernement  seroit 
«dans  l'impuissance  de  réprimer  cette  licence, 
«et  de  flétrir  aucun  livre  de  cette  espèce;  car 
«  si  l'ordonnance  veut  que  le  délinquant  paroisse 
«d'abord  au  consistoire,  lordonnance  ne  pre- 
«  scrit  pas  moins  que,  s  il  se  range  ^  on  le  sup- 
^i  porte  sans  diffame.  Ainsi,  quel  qu'ait  été  son 
«délit  contre  la  religion,  laccusé,  en  faisant 
«  semblant  de  se  ranger,  pourra  toujours  écliap- 
«  per;  et  celui  qui  auroit  dinamé  la  religion  par 
«<  toute  la  terre,  au  moyen  d'un  repentir  simulé, 
«  devioit  être  suj)porté  sans  difjume.  Ceux  qui 
"  connoissenl  1  esprit  de  sévérité,  pour  ne  rien 
«  dire  de  plus,  qui  régnoit  lorsque  l'ordonnance 
«  fut  compilée,  pourront-ils  croire  que  ce  soit  là 
«  le  sens  de  l'article  88  de  l'ordonnance? 

«  Si  le  consistoire  n'agit  pas,  son  inaction  en- 
«  cbaînera-t-olle  le  conseilî'  ou  du  moins  sera- 
"  t-il  réduit  à  la  fonction  de  délateur  auprès  du 
«consistoire.'  Ce  nest  pas  là  ce  qu'a  entendu 
«  l'ordonnance,  lorsqu'après  avoir  traité  de  IVta- 
«  blisscment  du  devoir  et  du  pouvoir  du  consis- 
«  toire,  elle  conclut  (jue  la  puissance  civile  reste 
«  en  son  entier,  en  sorte  quil  ne  soit  en  rien  dé- 

(i)  Page  4. 
7.  ao 


3o6  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 
«  rogé  à  son  autorité,  ni  au  cours  de  la  justice 
«(  ordinaire,  par  aucunes  remontrances  ecclé- 
«  siastiques.  Cette  ordonnance  ne  suppose  donc 
«point,  comme  on  le  fait  dans  les  représenta- 
«tions,  que  dans  cette  matière  les  minisires 
«  de  Tévangile  soient  des  juges  plus  naturels  que 
«  les  conseils.  Tout  ce  qui  est  du  ressort  de  1  au- 
«  torité  en  matière  de  religion  est  du  ressort  du 
«  gouvernement.  C'est  le  principe  des  protes- 
«  tants;  et  c'est  singulièrement  le  principe  de 
«  notre  constitution,  qui,  en  cas  de  dispute,  at- 
«  tribue  aux  conseils  le  droit  de  décider  sur  le 
w  dogme.  " 

Vous  voyez,  monsieur,  dans  ces  dernières  li- 
gnes ,  le  principe  sur  lequel  est  fondé  ce  qui  les 
précède.  Ainsi,  pour  procéder  dans  cet  examen 
avec  ordre  ,  il  convient  de  commencer  par  la 
fin. 

Tout  ce  qui  est  du  ressort  de  Vautorité  en 
matière  de  religion  est  du  ressort  du  gouverne- 
ment. 

Il  y  a  ici  dans  le  mot  gouvernement  nue  c(\\n- 
voque,  qu'il  importe  beaucoup  dtclaircir;  et  je 
vous  conseille,  si  vous  aimez  la  constitution  de 
votre  patrie,  d'être  attentif  à  la  distinction  ([ue 
je  vais  faire  :  vous  en  sentirez  bientôt  futilité. 

Le  mot  de  gouvernement  n  a  pas  le  même  sens 
dans  tous  les  ])ays,  parcecjue  la  constitution  des 
états  n  est  pas  par-tout  la  uièinc. 

Dans  les  monarchies ,  où  la  puissance  executive 
est  jointe  à  1  exercice  de  la  souveraineté, le gou- 


PREMIÈRE    PARTIE.  3o7 

Vernement n'est  autre  chose  que  le  souverain  lui' 
même,  agissant  par  ses  ministres,  par  son  con- 
seil,ou  par  des  corps  qui  dépendent  absolument 
de  sa  volonté.  Dans  les  républiques  ,  sur-tout  dans 
les  démocraties ,  où  le  souverain  n'ap,it  jamais  im- 
médiatement par  lui-même, c est  autre  chose. Le 
gouvernement  n'est  alors  que  la  puissance  exe- 
cutive, et  il  est  absolument  distinct  de  la  souve- 
raineté. 

Cette  distinction  est  très  importante  en  ces 
matières.  Pour  1  avoir  bien  présente  à  l'esprit,  on 
doit  lire  avec  quelque  soin  dans  le  Contrat  social 
les  deux  premiers  chapitres  du  livre  troisième  , 
où  j  ai  tâché  de  fixer ,  par  un  sens  précis  ,  des 
expressions  quon  laissoit  avec  ait  incertaines, 
pour  leur  donner  au  besoin  telle  acception  qu'on 
vouloit.  En  général ,  les  chefs  des  republiques 
aiment  extrêmement  à  employer  le  lan.«age  des 
monarchies.  A  la  laveur  de  ternies  qui  semblent 
consacrés,  ils  savent  amenei'  peu-à-peu  les  cho- 
ses que  ces  mots  signifient.  C'est  ce  que  fait  ici 
très  habilement  1  auteur  des  Lettres,  en  prenant 
le  mot  {\.c  gouvernement ^({u'in  9.  rien  detfi  ayant 
en  lui-même,  pour  Texercice  delà  souveraineté, 
qui  seroit  révoltant,  attribué  sans  détour  au  petit 
conseil. 

C'estccqu  il  fait  encoïc  plus  ouvertement  dans 
un  autre  passage  (i),  où  après  avoir  dit  que  le 
petit  conseil  est  le  gouvernement  même  ,  ce  qui 

(i)  Pa(;e6G. 


3o8  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
est  vrai  en  prenant  ce  mot  de  gouvernement  dans 
un  sens  subordonné,  il  ose  ajouter  quà  ce  titre 
il  exerce  toute  l'autorité  qui  n'est  pas  attribuée 
aux  autres  corps  de  1  état ,  prenant  ainsi  le  mot  de 
gouvernement  dans  le  sens  de  la  souveraineté  ; 
comme  si  tous  les  corps  de  1  état ,  et  le  conseil 
général  lui-même,  étoient  institués  par  le  petit 
conseil  :  car  ce  n'est  qu'à  la  faveur  de  cette  sup- 
position qu'il  peut  s'attribuer  à  lui  seul  tous  les 
pouvoirs  que  la  loi  ne  donne  expressément  à 
personne.  Je  reprendrai  ci-après  cette  ques- 
tion. 

Cette  équivoque  éclaircic,  on  voit  à  découvert 
le  sophisme  de  l'auteur.  En  effet,  dire  que  tout 
ce  qui  est  du  ressort  de  l'autorité,  en  matière  de 
religion,  est  du  ressort  du  gouvernement,  est 
une  proposition  véritable, si  par  ce  mot  de  gou- 
vernement on  entend  la  puissance  législative  ou 
le  souverain  :  mais  elle  est  très  fausse,  si  Ton 
entend  la  puissance  executive  ou  le  magistrat  ;  et 
l'on  ne  trouvera  jamais  dans  votre  république 
que  le  conseil  général  ait  attribué  au  petit  conseil 
le  droit  de  régler  en  dernier  ressort  tout  ce  qui 
concerne  la  religion. 

Une  seconde  équivoque ,  plus  subtile  encore , 
vient  à  l'appui  de  la  première  dans  ce  qui  suit  : 
Cest  le  principe  des  protestants;  et  c'est  singu- 
lièrement l'esprit  de  notre  constitution  ,  qui ^  dans 
le  cas  de  dispute ,  attribue  aux  conseils  le  droit 
de  décider  sur  le  dogme.  Ce  droit ,  soit  qu'il  y 
ait  dispute  ou   qu'il  n  y  en  ait  pas ,  appartient 


PREMIÈRE   PARTIE.  3og 

sans  contredit  aux  conseils,  mais  non  pas  au  con- 
seil. Voyez  comment,  avec  une  lettre  de  plus  ou 
de  moins,  on  pourroit  changer  la  constitution 
d'un  état. 

Dans  les  principes  des  protestants,  il  n'y  a  point 
d'autre  église  que  l'état,  et  point  d'autre  législa- 
teur ecclésiastique  que  le  souverain.  C'est  ce  qui 
est  manifeste,  sur-tout  à  Genève,  oii  l'ordon- 
nance ecclésiastique  a  reçu  du  souverain ,  dans 
le  conseil  général ,  la  môme  sanction  que  les  édits 
civils. 

Le  souverain  ayant  donc  prescrit, sous  le  nom 
de  réformation,  la  doctrine  qui  devoit  être  en- 
seignée à  Genève ,  et  la  forme  de  culte  qu'on  y 
devoit  suivre,  a  partagé  entre  deux  corps  le  soin 
de  maintenir  cette  doctrine  et  ce  culte  ,  tels  qu'ils 
sont  fixés  par  la  loi  :  à  lun  elle  a  remis  la  ma- 
tière des  eneeignements  publics,  la  décision  de 
ce  qui  est  conforme  ou  contraire  à  la  religion  de 
l'état,  les  avertissements  et  admonitions  conve- 
nables ,  et  même  les  punitions  spirituelles  ,  telles 
que  l'excommunication  ;  elle  a  chargé  l'autre  de 
pourvoi  r  à  l'exécution  des  lois  sur  ce  point  comme 
sur  tout  autre,  et  de  punir  civilement  les  préva- 
ricateurs obstinés. 

Ainsi  toute  procédure  régulière  sur  cette  ma- 
tière doit  commencer  par  l'examen  du  fait  ;  sa- 
voir,  s'il  est  vrai  que  laccusé  soit  coupable  d'un 
délit  contre  la  religion;  et,  par  la  loi,  cet  exa- 
men appartient  au  seul  consistoire. 

Quand  le  délit  est  constaté  ,  et  qu'il  est  de  na 


3  10  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
ture  à  mériter  une  punition  civile  ,  c'est  alors  au 
magistrat  seul  de  luire  droit  et  de  décerner  cette 
punition,  f^e  tribunal  ecclésiastique  dénonce 
le  coupable  au  tribunal  civil ,  et  voilà  comment 
s'établit  sur  cette  matière  la  compétence  du 
conseil. 

Mais  lorsque  le  conseil  veut  prononcer  en 
théolop,ien  sur  ce  qui  est  ou  n'est  pas  du  dogme, 
lorsque  le  consistoire  veut  usurper  la  juridiction 
civile,  cliacun  de  ces  corps  sort  de  sa  compé- 
tence ;  il  désobéit  à  la  loi  et  au  souverain  qui  l'a 
portée,  lequel  n'est  pas  moins  lé(]iislateur  en  ma- 
tière ecclésiastique  rju'cn  matière  civile,  et  doit 
être  reconnu  tel  des  deux  côtés. 

Le  maj<;istrat  est  toujours  juge  des  ministres 
en  tout  ce  qui  regarde  le  civil,  jamais  en  ce 
qui  regarde  le  dogme  ;  c'est  Je  consistoire.  Si  le 
conseil  prononeoit  les  jugements  dte  1  église,  il 
auroit  le  droit  d'excommunication  ;  et,  au  con- 
traire ,  SCS  mend)res  v  sont  soumis  eux-mêmes. 
Une  contradiction  bien  plaisante  dans  cette  af- 
faire est  que  je  suis  décrété  pour  mes  erreurs, 
et  que  je  ne  suis  pas  excommunié.  I^e  conseil 
me  poursuit  comme  apostat,  et  le  consistoire 
inc  laisse  au  rang  _des  fidèles  !  Gela  n'est-il  pas 
singulier? 

11  est  bien  vrai  que  s'il  arrive  des  dissentions 
entre  les  ministres  sur  la  doctrine  ,  et  que,  par 
l'ob'itination  d'une  des  parties  ,  ils  ne  puissent 
s'accorder  ni  eulre  eux  ni  par  l'entremise <les 
anciens,  il  e.sl   dii ,  par  l'article  XVIII ,  que  la 


PREMIÈRE   PARTIE.  3l  I 

cause  doit  être  portée  au  magistrat  pour  y  met- 
tre ordre. 

Mais  mettre  ordre  à  la  querelle  n'est  pas  dé- 
cider du  doffme.  Lordonnance  explique  elle- 
même  le  motif  du  recours  au  magistrat  ;  c  est 
Tobstination  d'une  des  parties.  Or,  la  police  dans 
tout  létat ,  l'inspection  sur  les  querelles ,  le 
maintien  de  la  paix  et  de  toutes  les  fonctions  pu- 
bliques, la  réduction  des  obstinés  ,  sont  incon- 
testablement du  ressort  du  magistrat.  Il  ne  jugera 
pas  pour  cela  de  la  doctrine ,  mais  il  rétablira 
dans  rassemblée  Tordre  convenable  pour  qu'elle 
puisse  en  juger. 

Et  quand  le  conseil  seroit  juge  de  la  doctrine 
en  dernier  ressort,  toujours  ne  lui  seroit-il  pas 
permis  d intervertir  Tordre  établi  par  la  loi,  qui 
attribue  au  consistoire  la  première  connoissance 
en  ces  matières;  tout  de  même  qu'il  ne  lui  est 
pas  permis,  bien  que  juge  suprême,  d'évoquer 
à  soi  les  causes  civiles,  avant  qu'elles  aient  passé 
aux  premières  appellations. 

L'article  XVIII  dit  bien  qu,'en  cas  que  les  mi- 
nistres ne  puissent  s'accorder,  la  cause  doit  être 
portée  au  magistrat  pour  y  mettre  ordre  ;  mais  il 
ne  dit  point  que  la  première  connoissance  de  la 
doctrine  pourra  être  ôtée  au  consistoire  par  le 
magistrat  ;  et  il  n'y  a  pas  un  seul  exenqile  de 
pareille  usurpation  depuis  que  la  répidilique 
existe  (i).  C'est  de  quoi  l'auteur  des  Lettres  pa- 

(i)  Il  y  eut,  dans  le  seizième  siècle,  beaucoup  de  «U-s- 


3l2        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MOKTAGNE. 

roît  convenir  lui  même,  en  disant  quen  cas  de 
dispute  les  conseils  ont  le  droit  de  décider  sur  le 
do{3fnie  ;  car  c'est  dire  qu'ils  n  ont  ce  droit  qu'a- 
près l'examen  du  consistoire,  et  qu'ils  ne  l'ont 
poini  quand  le  consistoire  est  d'accord. 

Ces  (iisliiictions  du  ressort  civil  et  du  ressort 
ecclésia  tique  sont  claires,  et  fondées  non  seu- 
lement sur  la  loi ,  mais  sur  la  raison ,  qui  ne  veut 
pas  que  les  ju^e.s,  de  qui  dépend  le  sort  des  par- 
ticuliers, en  puissent  décider  autrement  que  sur 
des  faits  constants,  sur  des  corps  de  délit  posi- 
tifs, bien  avérés,  et  non  sur  des  imputations 
aussi  vaf>ues ,  aussi  arbitraires  que  celles  des 
erreurs  sur  la  religion.  Et  de  quelle  sûreté  joui- 
roicut  les  citoyens  ,  si ,  dans  tant  de  do^rnies 
obscurs ,  susceptibles  de  diverses  interprétations , 
le  juge  pouvoit  cboisir  au  gré  de  sa  passion  celui 

putes  sur  la  prédestination,  dont  on  auroit  dû  faire  l'a- 
musement des  écoliers  ,  et  dont  on  ne  manqua  pas ,  selon 
l'usage,  de  faire  une  fjrande  affaire  dY-lat.  Cependant  ce 
furent  les  ministres  qui  la  décidèrent  ,  et  même  contre 
Tintérêt  public.  Jamais,  que  je  sache,  depuis  les  édits  , 
le  petit  conseil  ne  s'est  avisé  île  prononcer  sur  le  dogme 
sans  leur  concours.  Je  ne  connois  qu'un  jugement  de 
cette  espèce,  et  il  fut  rendu  par  le  deux-cent.  Ce  fut<lans 
la  grande  querelle  de  iGGf),  sur  la  grâce  particulière. 
Après  de  longs  et  vains  déhafs  dans  la  compagnie  cl  dans 
le  consistoire,  les  professeurs,  ne  pouvant  s'accorder, 
portèrent  l'affaire  au  petit  conseil,  qui  ne  la  jugea  pas. 
Le  deux-cent  l'évoqua  et  la  jiigca.  L'importante  question 
dont  il  s'agissoil  étoii  de  savoir  si  Jésus  éloil  mort  seu- 
lement pour  le  salut  des  élus,  ou  s'il  étoit  mort  aussi 
pour  le  salut  des  damnés.  Après  bien  des  séances  et  de 


PREMIÈRE   PARTIE.  3l3 

qui  chargeroit  ou  di.sculperoit  l'accusé,  pour  le 
condamner  ou  l'absoudre? 

La  preuve  de  ces  distinctions  est  dans  l'insti- 
tution même,  qui  n'auroit  pas  établi  un  tribunal 
inutile;  puisque  si  le  conseil  pouvoit  juger,  sur- 
tout en  premier  ressort ,  des  matières  ecclésias- 
tiques, l'institution  du  consistoire  ne  serviroit 
de  rien. 

Elle  est  encore  en  mille  endroits  de  l'ordon- 
nance, oii  le  législateur  distingue  avec  tant  de 
soin  l'autorité  des  deux  ordres;  distinction  bien 
vaine,  si,  dans  l'exercice  de  ses  fonctions,  l'un 
étoit  en  tout  soumis  à  l'autre.  Voyez  dans  les 
articles  XXllI  et  XXIV  la  spécification  des  crimes 
punissables  par  les  biis,  et  de  ceux  dont  la  pre- 
mière inquisition  appartient  au  consistoire. 

Voyez  la  fin  du  même  article  XXIV,  qui  veut 

mures  délibérations,  le  magnifique  conseil  des  deux-cent 
"  prononça  que  Jésus  n'étoit  mort  que  pour  le  salut  des 
élus.  On  conçoit  bien  que  ce  jugement  fut  une  affaire 
de  faveur ,  et  que  Jésus  seroit  mort  pour  les  damnés  , 
si  le  professeur  Tronchin  avoit  eu  plus  de  crédit  que  son 
adversaire.  Tout  cela  sans  doute  est  fort  ridicule  :  on  peut 
dire  toutefois  qu'il  ne  s'agissoit  pas  ici  d'un  dogme  de 
foi,  mais  de  l'uniformité  de  l'instruction  publique,  dont 
l'inspection  appartient  sans  contredit  au  gouvernement. 
On  peut  ajouter  que  celte  belle  dispute  avoit  tellement 
excité  l'attenlion ,  que  toute  la  ville  étoit  en  rumeur.  Mais 
n'importe  ;  les  conseils  dévoient  apaiser  la  querelle 
sans  prononcer  sur  la  doctrine.  La  décision  de  toutes  les 
questions  (pii  n'intéressent  personne,  et  où  qui  que  ce 
soit  ne  comprend  rien,  doit  toujours  être  laissée  aux 
théologiens. 


3l4        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  INIONTAGNE. 

qu  en  ce  dernier  cas ,  après  la  conviction  du  cou- 
pable, le  consistoire  en  fiasse  rapport  au  conseil, 
en  y  ajoutant  son  avis  :  ajîn^  dit  l'ordonnance, 
que  le  jugement  concernant  la  punition  soit  tou- 
jours réservé  à  la  seigneurie.  Ternies  d  où  Ion 
doit  inférer  que  le  ju(>ement  concernant  la  doc- 
trine appartient  au  consistoire. 

Voyez  le  serment  des  ministres,  qui  jurent  de 
se  rendre  pour  leur  part  sujets  et  oI)cissants  aux 
lois  et  au  magistrat,  en  tant  que  leur  ministère 
le  porte  ,  c'est-à-dire  sans  prcjudi(  icr  à  la  liberté 
qu  ils  doivent  avoir  d'enseigner  selon  (juc  Dieu 
le  leur  commande.  Mais  où  seroit  cette  liberté, 
s  ils  étoient,  ])ar  les  lois,  sujets  pour  cette  doc- 
trine aux  décisions  d'un  autre  coips  que  le  leur? 

Voyez  1  article  f.XXX,  où  non  seulement  ledit 
prescrit  au  consistoire  de  veiller  et  pourvoir  aux 
désordres  généraux  et  particuliers  de  l'église  , 
mais  où  il  1  institue  à  cet  elïet.  Cet  article  a-t-il 
un  sens,  ou  ii Cn  a-l-il  point?  est-il  absolu? 
n'est-il  que  conditionnel  :'  et  le  consistoire  établi 
par  la  loi  n'auroit-il  quune  existence  précaire, 
et  dépendante  du  bon  plaisir  du  conseil? 

Voyez  l'article  XCJVII  de  la  même  ordonnance, 
où,  dans  les  cas  ([ui  exigent  jumilion  civile,  il 
est  dit  (jue  le  consistoire,  ayant  ouï  les  parties 
et  fait  les  remontrances  et  censures  ecclésiasti- 
ques,  doit  rapporter  le  tout  au  conseil,  lequel, 
sur  son  rapport ,  remarquez  bien  la  répétition  de 
ce  mot,  avisera  d'ojxlonner  et  faire  jugement 
selon  Texigencc  du  cas.  Voyez  enfin  ce  (|ui  suit 


PREMIÈRE   PARTIE.  3l5 

clans  le  même  article,  et  n'oul)liez  pas  que  c'est 
le  souverain  qui  parle  :  Car  combien  que  ce  soient 
choses  conjointes  et  inséparables  que  la  seigneurie 
et  supériorité  que  Dieu  nous  a  donnée ,  et  le  gou- 
vernement svirituel  qu  il  a  établi  dans  son  église j 
elles  ne  doivent  nullement  être  confuses^  puisque 
celui  qui  a  tout  empire  de  commander ^  et  auquel 
nous  voulons  rendre  toute  sujétion ,  comme  nous 
devons ,  veut  être  tellement  reconnu  auteur  du 
gouvernement  politique  et  ecclésiastique ,  que 
cependant  il  a  expressément  discerné  tant  les 
^vocations  que  C administration  de  Vun  et  de 
Vautre. 

Mais  comment  ces  administrations  peuvent- 
elles  être  distinguées  sous  l'autorité  commune 
du  léj^islateur ,  si  1  une  peut  empiéter  à  son  gré 
sur  celle  de  l'autre?  S  il  n  y  a  pas  là  de  la  contra- 
diction, je  n'en  saurois  voir  nulle  part. 

A  l'article  LXXXVIIÏ ,  qui  [)rescrit  expressé- 
ment l'ordre  de  procédure  qu  on  doit  observer 
contre  ceux  qui  dogmatisent  ,  j'en  joins  un  autre 
qui  n'est  pas  moins  important,  c'est  l'article  LUI, 
au  titre  du  catéchisme ^  où  il  est  ordonné  que 
ceux  qui  contreviendront  au  bon  ordre,  après 
avoir  été  remontrés  suffisamment,  s  ils  persis- 
tent, soient  appelés  au  consistoire;  et  si  lors  ils 
ne  veulent  obtempérer  aux  remontrances  qui  leur 
seront  faites  ,  qu'il  en  soit  fait  rapport  à  la  sei- 
gneurie. 

De  quel  l)on  ordre  est-il  parlé  là?  Le  titre  le 
dit,  c'est  du  bon  ordre  en  matière  de  doctrine, 


3l6  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
puisqu'il  ne  s'ap^it  que  du  catéchisme ,  qui  en  est 
le  sommaire.  Bailleurs,  le  maintien  du  bon  or- 
dre en  général  paroît  bien  plus  appartenir  au 
magistrat  qu'au  tribunal  ecclésiastique.  Cepen- 
dant voyez  quelle  gradation  !  Premièrement  // 
faut  remontrer  ;  si  le  coupable  persiste,  il  faut 
rappeler  au  consistoire  ;  enfin ,  s'il  ne  veut  obtem- 
pérer, il  faut  faire  rapport  à  la  seigneurie.  En 
toute  matière  de  foi,  le  dernier  ressort  est  tou- 
jours attribué  aux  conseils  ;  telle  est  la  loi ,  telles 
sont  toutes  v^i^  lois.  J'attends  de  voir  quelque 
article,  quelque  nassage  dans  vos  édits  ,  en  vertu 
duquel  le  petit  conseil  s'attribue  aussi  le  premier 
ressort ,  et  puisse  faire  tout  d  un  coup  d  un  pareil 
délit  le  sujet  d  une  procédure  criminelle. 

Cette  marche  n'est  pas  seulement  contraire  à 
la  loi,  elle  est  contraire  à  léquité  ,  au  bon  sens , 
à  l'usage  universel.  Dans  tous  les  pays  du  monde, 
la  règle  veut  qucn  ce  qui  concerne  une  science 
ou  un  art ,  on  prenne ,  avant  (|ue  de  jirononcer, 
le  jugement  des  professeurs  dans  cette  science, 
ou  des  experts  en  cet  art  :  pourquoi,  dans  la  plus 
obscure  ,  dans  la  plus  difficile  de  toutes  les 
sciences;  pourqxmi,  lor.sijuil  s'agit  de  Ihonneur 
et  de  la  liberté  dun  citoyen,  les  magistiats  nc- 
gligeroient-ils  les  précautions  qu'ils  prennent 
dans  l'art  le  plus  mécanique  au  sujet  du  plus  vil 
intérêt  ? 

Encore  une  fois,  à  tant  d'autorités,  à  tant  de 
raisons  qui  prouvent  l'illégalité  et  l'irrégularité 
d'une  telle  procédure,  quelle  loi,  quel  édit   op- 


PREMIÈRE    PARTIE.  817 

posc-t-on  pour  la  justifier?  Le  seul  passage  qu'ait 
pu  citer  l'auteur  des  Lettres  est  celui-ci,  dont 
encore  il  transpose  les  termes  pour  en  altérer 
l'esprit  : 

Que  toutes  les  remontrances  ecclésiastiques  se 
fassent  en  telle  sorte ,  que  par  le  consistoire  ne 
soit  en  rien  dérogé  à  V autorité  de  la  seigneurie 
ni  de  la  justice  ordinaire  ;  mais  que  la  puissance 
civile  demeure  en  son  entier  (1). 

Or  voici  la  conséquence  qu'il  en  tire  :  «  Cette 
«  ordonnance  ne  suppose  donc  point ,  comme 
>'  on  le  fait  dans  les  représentations,  que  les  mi- 
«  nistres  de  1  évangile  soient  dans  ces  matières 
«  des  juges  plus  naturels  que  les  conseils.  »  Com- 
mençons d'abord  par  remettre  le  mot  conseil  au 
singulier,  et  pour  cause. 

Mais  où  est-ce  que  les  représentants  ont  sup- 
posé que  les  ministres  de  l'évangile  fussent,  dans 
ces  matières,  des  juges  plus  naturels  que  le  con- 
seil (2)? 

Selon  ledit ,  le  consistoire  et  le  conseil  sont 
juges  naturels  chacun  dans  sa  partie ,  l'un  de  la 
doctrine,  et  l'autre  du  délit.  Ainsi  la  puissance 
civile  et  lecclésiastiquc  restent  chacune  en  son 

(i)  Ordonnances  ecclésiastiques,  art.  XCV^II. 

{1)  Ueocamen  et  la  discussion  de  celle  malière ,  disent-ils 
pa{;e  4^  -,  appartieuiteul  mieux  aux  minislres  de  l'('\'an}^ile 
qu'au  mas^nifique  conseil.  Quelle  est  la  matière  dont  il 
s'agit  dans  ce  passage?  c'est  la  question  si,  sous  l'appa- 
rence des  doutes ,  j'ai  rassemblé  dans  mon  livre  tout  ce 
qui  peut  tendre  à  saper,  ébraaler,  et  détruire  les  prin- 


3l8  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
entier  sous  rautorité  commune  du  souverain  : 
et  que  signifieioit  ici  ce  mot  même  An  puissance 
civile^  s'il  n'y  a  voit  une  autre  puissance  sous- 
entendue?  Pour  moi ,  je  ne  vois  rien  dans  ce  pas- 
sage qui  change  le  sens  naturel  de  ceux  que  j  ai 
cités.  Et,  bien  loin  de  là,  les  lignes  qui  suivent 
les  confirment,  en  déterminant  l'état  où  le  con- 
sistoire doit  avoir  mis  la  procédure  avant  qu  elle 
soit  portée  au  conseil.  G  est  précisément  la  con- 
clusion contraire  à  celle  que  l'auteur  en  voudroit 
tirer. 

Mais  voyez  comment ,  n'osant  attaquer  l'or- 
donnance par  les  termes ,  il  1  attaque  par  les  con- 
séquences. 

«  L'ordonnance  a-t-elle  voulu  lier  les  mains  à 
«  la  puissance  civile,  et  1  obliger  à  ne  réprimer 
«  aucun  délit  contre  la  religion  qu'après  ([ue  le 
"  consistoire  en  auroit  connu?  Si  cela  étoit  ainsi, 
«  il  en  résulteroit  qu'on  pourroit  inq)unén)ent 
«écrire  contre  la  religion  :  car,  en  faisant  sem- 
«  blant  de  se  ranger;  1  accusé  pourroit  toujours 
><  échapper;  et  celui  qui  auroit  diifamé  la  re- 
•;  ligion    par  toute   la    terre   devroit   être    sup- 

cipaux  fondements  de  la  relijjion  chrétienne.  L'auteur 
des  Lettres  part  tie  là  pour  faire  <lire  aux  représentants 
que,  clans  ces  matières  ,  les  ministres  sont  des  juges  plus 
naturels  que  les  conseils.  Ils  sont  sans  contredit  des  juges 
plus  naturels  de  la  question  de  théologie,  mais  non  pas 
tIe  la  peine  due  au  délit,  et  c'est  aussi  ce  que  les  repré- 
sentants n'ont  ni  dit  ni  fait  entendre. 


PREMIÈRE   PARTIE.  3l() 

«  porté  sans  diffame  au  moyen  d'un  repentir 
«  simulé  (i).  " 

C'est  donc  pour  éviter  ce  malheur  affreux, 
cette  impunité  scandaleuse,  que  l'auteur  ne  veut 
pas  qu'on  suive  la  loi  à  la  lettre.  Toutefois  , 
seize  pages  après,  le  même  auteur  vous  parle 
ainsi  : 

«  La  politique  et  la  philosophie  pourront  sou- 
«  tenir  cette  liberté  de  tout  écrire;  mais  nos  lois 
«  l'ont  réprouvée  :  or  il  s'agit  de  savoir  si  le 
«  jugement  du  conseil  contre  les  ouvrages  de 
«  M.  Rousseau  et  le  décret  contre  sa  personne 
«  sont  contraires  à  nos  lois  ,  et  non  de  savoir 
«  s'ils  sont  conformes  à  la  philosophie  et  à  la 
i<  politique  (2).  » 

Ailleurs  encore  cet  auteur,  convenant  que  la 
flétrissure  d'un  livre  n'en  détruit  pas  les  argu- 
ments, et  peut  môme  leur  donner  une  publicité 
plus  grande,  ajoute  :  "A  cet  égard  ,  je  retrouve 
«  assez  mes  maximes  dans  celles  des  représenta- 
«  tions.  Mais  ces  maximes  ne  sont  pas  celles  de 
«  nos  lois  (3).  » 

En  resserrant  et  liant  tous  ces  passages  ,  je 
leur  trouve  à-peu-près  le  sens  qui  suit  : 

Quoique  la  pJiilosophie,  la  politique  et  la  rai- 
son, puissent  soutenir  la  liberté  de  tout  écrire  , 
on  doit,  dans  notre  état ,  punir  cette  liberté ^  par- 
ceque  nos  lois   la    réprouvent.  Mais  il  ne  faut 

(i)  Page  14.  —  (2)  Page  3o.  —  (3)  Page  22. 


320        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 
pourtant  pas  suivre  nos  lois  à  la  lettre ,  parce- 
au  alors  on  ne puniroit  pas  cette  liberté. 

A  parler  vrai,  j  entrevois  la  je  ne  sais  quel  ga- 
limatias qui  nie  choqne;  et  pourtant  l'auteur  me 
paroit  liomme  d'cspiit  :  ainsi,  dans  ce  résumé, 
je  penche  a  croire  que  |e  me  trompe,  sans  quil 
me  soit  possible  de  voir  en  quoi.  Comparez  donc 
vous-même  les  pafjes  i4,  22,  3o,  et  vous  verrez 
si  j  ai  tort  ou  raison. 

Quoi  qui!  en  soit,  en  attendant  que  l'auteur 
nous  montre  ces  autres  lois  où  les  préceptes  de 
la  philosophie  et  de  la  politi<jue  sont  réprouvés, 
rej)renons  lexarnen  de  ses  objections  contre 
celle-ci. 

Premièrement,  loin  que,  de  peur  de  laisser 
un  délit  impuni,  il  soit  permis  dans  une  répu- 
blique au  magistrat  d'ag(Tiaver  la  loi,  il  ne  lui 
est  pas  même  permis  de  l'étendre  aux  délits  sur 
lesquels  elle  n'est  pas  formelle;  et  l'on  sait  com- 
bien de  coupables  échappent  en  Aujoleterre  ,  à 
la  faveur  d  ■  la  moindre  distinction  sublile  dans 
les  termes  de  la  loi.  Quiconque  est  plus  sévère 
que  les  lois ,  dit  Vauvenarf;uo  ,  est  un  tyran  {\). 

Mais  voyons  si  la  conséquence  de  rimj)uuité, 
dans  l'espèce  dont  il  s'agit,  est  si  terrible  que  la 
faite  iauieui'  des  Lettres. 

(i)  CoiTimo  il  n'y  a  point  à  Genève  de  lois  pénales  pro- 
prement «lites ,  le  niaffisU'at  inflijye  arl)itrairenienl  la  peine 
des  crimes,  ce  qui  est  assurément  un  grand  défaut  dans 
la  législation,  et  un  abus  énorme  dans  un  état  libre.  Mais 
cette  autorité  du  magistrat  ne  s'étend  qu'aux  crimes  con- 


PREMIÈRE    PARTIE.  321 

Il  faut,  pour  bien  ju(jjer  de  Tesprit  de  la  loi , 
se  rappeler  ce  fjrand  principe,  que  les  meilleures 
lois  criminelles  sont  toujours  celles  qui  tirent 
de  la  nature  des  crimes  les  châtiments  qui  leur 
sont  imposés.  Ainsi  les  assassins  doivent  être 
punis  de  mort;  les  voleurs,  de  la  perte  de  leur 
bien,  ou,  s'ils  n'en  ont  pas,  de  celle  de  leur  li- 
berté, qui  est  alors  le  seul  bien  qui  leur  reste. 
De  même  ,  dans  les  délits  qui  ôont  uniquement 
contre  la  relip^ion  ,  les  peines  doivent  être  tirées 
uniquement  de  la  religion  ;  telle  est,  par  exem- 
ple, la  privation  de  la  pi^euve  par  seiment  en 
choses  qui  Texigent  ;  telle  est  encore  Texcommu- 
iiication,  prescrite  ici  comme  la  peine  la  plus 
grande  de  quiconque  a  dogmatisé  contre  la  re- 
ligion, sauF  ensuite  le  renvoi  au  magistrat,  pour 
la  peine  civile  due  au  délit  civil,  s'il  y  en  a. 

Or  il  faut  se  ressouvenir  que  lordonnance , 
i auteur  des  Lettres,  et  moi,  ne  parlons  ici  que 
d'un  délit  simple  contre  la  religion.  Si  le  délit 
étoit  complexe,  comme  si,  par  exemple,  j'a  vois 
imprimé  mon  livie  dans  Tétai  sans  permission, 
il  est  incontestable  que  ,  pour  être  absous  devant 
le  consistoire,  je  ne  le  serois  pas  devant  le  ma-^ 
gistrat. 

tre  la  loi  naturelle,  et  reconnus  tels  dans  toute  société, 
ou  ^lux  choses  spécialenaent  déterulues  par  la  loi  positive; 
elle  ne  va  pas  jusqu'à  forger  un  délit  imaginaire  où  il  n'y 
en  a  point ,  ni ,  sur  quelque  délit  que  ce  puisse  être,  jus- 
qu'à renverser,  de  peur  qu'un  coupable  n'échappe,  l'or- 
dre de  la  procédure  fixé  par  la  loi. 


322        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

Cette  distinction  faite,  je  reviens,  et  je  dis  : 
11  y  a  cette  difteience  entre  les  délits  contre  la 
religion  et  les  délits  civils,  que  les  derniers  font 
anx  Jiomnies  ou  aux  lois  un  tort,  un  mal  réel , 
pour  lequel  la  sûreté  publique  exige  nécessaire- 
ment réparation  et  punition  ;  mais  les  autres 
sont  seulement  des  offenses  contre  la  Divinité, 
à  qui  nul  ne  peut  nuire,  et  qui  pardonne  au  re- 
pentir. Quand  la  Divinité  est  apaisée,  il  n'y  a 
plus  de  délit  à  punir,  sauf  le  scandale;  et  le 
scandale  se  répare  en  donnant  au  repentir  la 
même  publicité  qu'a  eue  la  faute.  La  charité 
chrétienne  imite  alors  la  clémence  divine  :  et  ce 
seroit  une  inconséquence  absurde  de  venger  la 
religion  par  une  rigueur  que  la  religion  ré- 
prouve. La  justice  humaine  n'a  et  ne  doit  avoir 
nul  égard  au  repentir,  je  l'avoue;  mais  voilà 
précisément  pourquoi,  dans  une  espèce  de  délit 
que  le  repentir  peut  réparer,  rordonnance  a 
pris  des  mesures  pour  (jue  le  tribunal  civil  n'en 
prît  pas  d'abord  connoissance. 

L'inconvénient  terrible  que  l'auteur  trouve  à 
laisser  impunis  civilement  les  délits  contre  la 
religion  na  donc  pas  la  réalité  qu  il  lui  donne; 
et  la  conséquence  qu  il  en  tire  pour  prouver  ([ue 
tel  n'est  pas  resj)rit  de  la  loi,  n'est  point  juste, 
contre  les  termes  formels  de  la  loi. 

Ainsi,  quel  qu  ait  été  le  délit  contre  la  reli- 
gion^ ajoute-t-il ,  l  accusé,  en  faisant  semblant  de 
se  ranger  ^  pourra  toujours  échapper.  L'ordon- 
nance ne  dit  pas  s'il  fait  semblant  de  se  ranger  ; 


PREMIÈRE    PxVRTIE.  323 

elle  dit,  s'il  se  range  ;  et  il  y  a  des  rcples  aussi 
certaines  qu'on  en  puisse  avoir  en  tout  autre  cas 
pour  distinguer  ici  la  réalité  de  la  fausse  appa- 
rence, sur-tout  quant  aux  effets  extérieurs, seuls 
compris  sous  ce  mot ,  s'il  se  range. 

Si  le  délinquant,  s  étant  rangé,  retombe,  il  com- 
met un  nouveau  délit  plus  grave,  et  qui  mérite 
un  traitement  plus  rigoureux.  Il  est  relaps,  et 
les  voies  de  le  ramener  à  son  devoir  sont  plus 
sévères.  TjC  conseil  a  là-dessus  pour  modèle  les 
formes  judiciaires  de  linquisition  (i)  :  et  si  fau- 
teur des  Lettres  n  approuve  pas  qu'il  soit  aussi 
doux  qu  elle ,  il  doit  au  moins  lui  laisser  toujours 
la  distinction  des  cas  ;  car  il  n  est  pas  permis  , 
de  peur  qu  un  délinquant  ne  retombe,  de  le  trai- 
ter d'avance  comme  s'il  étoit  déjà  retombé. 

C'est  pourtant  sur  ces  fausses  conséquences 
que  cet  auteur  s'appuie  pour  affirmer  (jue  ledit, 
dans  cet  article,  na  pas  eu  pour  objet  de  régler 
la  procédure,  et  de  fixer  la  compétence  des  tri- 
bunaux. Qu'a  donc  voulu  ledit,  selon  lui?  Le 
voici. 

M  a  voulu  empêclier  que  le  consistoire  ne  sévît 
contre  des  gens  auxquels  on  imputeroitce  qu'ils 
n'auroient  peut-être  point  dit ,  ou  dont  on  auroit 
exagéré  les  écarts;  qu  il  ne  sévît,  dis-je,  contre 
ces  gens-là  sans  en  avoir  conféré  avec  eux,  sans 
avoir  essayé  de  les  gagner. 

Mais  qu'est-ce  (pie  sévir,  de  la  part  du  con- 

(i)  Voyez  le  Manuel  des  inquisiteurs. 


324        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

sistoire  ?  C'est  excommunier,  et  déférer  au  con- 
seil. Ainsi,  de  peur  que  le  consistoire  ne  défère 
trop  légèrement  un  coupable  au  conseil,  ledit 
le  livre  tout  d'un  coup  au  conseil.  C'est  une  pré- 
caution dune  espèce  toute  nouvelle.  Cela  est 
admirable  que  ,  dans  Je  même  cas  ,  la  loi  prenne 
tant  de  mesures  pour  empêcher  le  consistoire  de 
sévir  précipitamment ,  et  qu'elle  n'en  prenne 
aucune  pour  empêcher  le  conseil  de  sévir  préci- 
pitamment; qu'elle  porte  une  attention  si  scru- 
puleuse à  prévenir  la  diffamation  ,  et  qu'elle  n'en 
donne  aucune  à  prévenir  le  supplice;  quelle 
pourvoie  à  tant  de  choses  pour  qu'un  homme 
jie  soit  pas  excommunié  mal-à-propos  ,  et  quelle 
ne  pourvoie  à  rien  pour  qu'il  ne  soit  pas  brûlé 
mal-à-propos;  quelle  craijjne  si  fort  la  ri{;ueur 
des  ministres,  et  si  peu  celle  des  juges!  Cétoit 
bien  fait  assurément  de  compter  pour  beau- 
coup la  communion  des  fidèles;  mais  ce  n'étoit 
pas  bien  fait  de  conq3ter  pour  si  peu  leur  sû- 
reté, leur  liberté,  leur  vie;  et  cette  même  reli- 
gion (jui  prescrivoit  tant  dindulgence  à  ses  gar- 
diens ne  devoit  pas  donner  tant  dv  barbarie  à 
ses  vengeurs. 

Voilà  toutefois,  selon  notre  auteur,  la  solide 
raison  j)ourquoi  rordonuauce  n'a  pas  voulu  dire 
ce  qu elle  dit.  .le  crois  que  l'exposer  ce.st  assez 
y  répondre.  Passons  maintenant  à  lapplication  ; 
nous  ne  la  trouverons  pas  moins  curieuse  que 
lintei  prétation. 

L'article  LXXXVIII  n'a  pour  objet  que  celui 


PREMIÈRE    PARTIE.  325 

qui  dogmatise,  qui  enseigne,  qui  instruit.  Il  ne 
parle  point  d'un  simple  auleur,  d'un  homme  qui 
ne  fait  que  publier  un  livre,  et  qui,  au  surplus, 
se  tient  en  repos.  A  dire  la  vérité,  cette  distinc- 
tion me  paroît  un  peu  subtile;  car,  comme  di- 
sent très  bien  les  représentants,  on  dogmatise 
par  écrit  tout  comme  de  vive  voix.  Mais  admet- 
tons cette  subtilité;  nous  y  trouverons  une  dis- 
tifjction  de  faveur  pour  adoucir  la  loi,  non  de 
rigueur  pour  Faggraver. 

Dans  tous  les  étals  du  monde  ,  la  police  veille 
avec  le  plus  grand  soin  sur  ceux  qui  instruisent, 
qui  enseignent,  qui  dogmatisent  :  elle  ne  permet 
ces  sortes  de  fonctions  qu  à  gens  autorisés;  il 
n'est  pas  même  permis  de  prêcher  la  bonne  doc- 
tiine,  si  l'on  n'est  reçu  prédicateur.  Le  peuple 
aveugle  est  facile  à  séduire  ;  un  homme  qui  dog- 
matise attroupe,  et  bientôt  il  peut  ameuter.  La 
moindre  entreprise  en  ce  point  est  toujours  re- 
gardée comme  un  attentat  punissable  à  cause 
des  conséquences  qui  peuvent  en  résulter. 

Il  n'en  est  pas  de  même  de  l'auteur  d'un  livre  ; 
s'il  enseigne,  au  moins  il  n'attroupe  point,  il 
n'ameute  point  ;  il  ne  force  personne  à  l'écouter  , 
à  le  lire  ;  il  ne  vous  recherche  point,  il  ne  vient 
que  quand  vous  le  recherchez  vous-même;  il 
vous  laisse  réfléchir  sur  ce  qu'il  vous  dit,  il  ne 
dispute  point  avec  vous,  ne  s'anime  point  ,  ne 
s'obstine  point,  ne  lève  point  vos  doutes,  ne 
résout  point  vos  objections ,  ne  vous  poursuit 
point:  voulez-vous  le  quitter,  il  vous  quitte;  et, 


^J26        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MOrsTAG^E. 

ce  qui  est  ici  Farticle  important,  il  ne  parle  pas 
au  peuple. 

Aussi  jamais  la  publication  rVun  livre  ne  fut- 
elle  re^oardécpar  aucun  {gouvernement  du  même 
œil  que  les  pratiques  dun  dofrmatiseur.  Il  y  a 
même  des  pays  oii  la  liberté  de  la  presse  est  en- 
tière ;  mais  il  n  y  en  a  aucun  où  il  soit  permis  à 
tout  le  monde  de  dofjmatiser  indifféremment. 
Dans  les  pays  oii  il  est  défendu  d'imprimer  dés 
livres  sans  permission  ,  ceux  qui  désobéissent 
sont  punis  quelf[uefois  pour  avoir  désobéi;  mais 
la  preuve  quon  ne  rej^arde  pas  au  fond  ce  que 
dit  un  livre  comme  une  cbose  fort  importante, 
est  la  facilité  avec  laquelle  on  laisse  entrer  dans 
létat  ces  mêmes  livres  que,  pour  n  en  pas  pa- 
roître  approuver  les  maximes,  on  n\'  laisse  pas 
imprimer. 

Tout  ceci  est  vrai,  sur-iout  des  livres  qui  ne 
sont  point  écrits  pour  le  peuple,  tels  ([u'oni  tou- 
jours été  les  miens.  Je  sais  que  votre  conseil  af- 
firme dans  ses  réponses  que ,  se/on  r intention 
de  r  auteur^  l'Emile  doit  servir  de  guide  aux 
pères  et  aux  //lèrcs  (i)  ;  mais  cette  assertion  nVst 
pas  excusable,  puisque  jai  manifesté  dans  la 
préfiace  ,  cl  plusieurs  fois  dans  le  livre,  une  in- 
tention toute  différente.  Il  saf^il  d  un  nouveau 
j^ystéme  d  éducation  ,  dont  j  oKre  le  plan  à  lexa- 
men  des  sajjes,  et  non  pas  d  une  méthode  pour 
les  pères  et  les  mères,  à  laquelle  je  n'ai  jamais 

,  i)  r;i[;cs  27  ci  -i?)  <|rs  Représentations  im|iiiriK'CS. 


PREMIÈRE   PARTIE.  827 

songé.  Si  quelquefois,  par  une  figure  assez  com- 
mune ,  je  parois  leur  adresser  la  parole ,  c'est , 
ou  pour  me  faire,  mieux  entendre ,  ou  pour 
m'exprimer  en  moins  de  mots.  Il  est  vrai  que 
j'entrepris  mon  livre  à  la  sollicitation  d'une 
mère  ;  mais  cette  mère,  toute  jeune  et  tout  ai- 
mable quelle  est,  a  de  la  philosophie,  et  con- 
noît  le  cœur  humain;  elle  est  par  la  figure  un 
ornement  de  son  sexe,  et  par  le  génie  une  excep- 
tion. C'est  pour  les  esprits  de  la  trempe  du  sien 
que  j'ai  pris  la  plume,  non  pour  des  messieurs 
tel  ou  tel ,  ni  pour  d'autres  messieurs  de  pareille 
étoffe,  qui  me  lisent  sans  m'entendre,  et  qui 
m'outragent  sans  me  fâcher. 

Il  résulte  delà  distinction  supposée,  que  si 
la  procédure  prescrite  par  fordonnance  contre 
un  homme  qui  dogmatise  nest  pas  applicable  à 
1  auteur  d'un  livre,  c'est  qu'elle  est  trop  sévère 
pour  ce  dernier.  Cette  conséquence  si  naturelle, 
cette  conséquence  que  vous  et  tous  mes  lecteurs 
tirez  sûrement  ainsi  que  moi,  nest  point  celle 
de  fauteur  des  Lettres.  Il  en  tire  une  toute  con- 
traire. II  faut  l'écouter  lui-même  :  vous  ne  m'en 
croiriez  pas  si  je  v.ous  parlois  d  après  lui. 

'<  Il  ne  faut  (|ue  lire  cet  article  de  l'ordonnance, 
«pour  voir  évidemment  qu'elle  n'a  en  vue  que 
«  cet  ordre  de  personnes  (pii  répandent  par  leurs 
«  discours  des  principes  estimés  dangereux.  Si 
«  ces  personnes  se  rangent,  y  est-il  dit,  qiCon  les 
u  supporte  sans  diffame.  Pourquoi?  c'est  qu'alors 
«  on  a  une  sûreté  raisonnable  qu'elles  ne  répan- 


528        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MO?«TAGNE. 

«  dront  plus  cette  ivraie,  c'est  qu'elles  do  sont 
»<  plus  à  craindre.  Mais  qu'importe  la  rétractation 
«vraie  ou  simulée  de  celui  qui,  par  la  voie  de 
«  l'impression  ,  a  iml)u  tout  le  monde  de  ses  opi- 
«  nions  ?  Le  délit  est  consommé,  il  subsistera 
«  toujours;  et  ce  délit,  aux  yeux  de  la  loi,  est 
"de  la  même  espèce  que  tous  les  autres,  où  le 
«  repentir  est  inutile  dès  que  la  justice  en  a  pris 
«  connoissance.  » 

Il  y  a  là  de  quoi  s'émouvoir;  mais  caluions- 
nous  et  raisonnons.  Tant  qu'un  homme  do(}nia- 
tise  ,  il  fait  du  mal  continuellement;  jusquà  ce 
qu'il  se  soit  ran.oé,  cet  homme  est  à  craindre  ; 
sa  liberté  même  est  un  mal,  parccquil  en  use 
pour  nuire,  pour  continuer  de  dofjmaliser.  Que 
s'il  se  range  à  la  lin ,  n'importe  ;  les  enseigne- 
ments qu'il  a  donnés  sont  toujours  donnés  ,  et 
le  délit  à  cet  égard  est  autant  consoininé  qu  il 
peut  l'être.  Au  contraire,  aussitôt  <ju  lui  livre  est 
publié,  l'auteur  ne  fait  plus  de  mal,  c'est  le 
livre  seul  qui  en  fait.  Que  l'auteur  soit  libre  ou 
soit  arrêté,  le  livre  va  toujours  son  train.  T.a 
détention  de  l'auteur  peut  être  un  châtiment  que 
la  loi  prononce  ;  mais  elle  n'est  jamais  un  remède 
au  mal  qu'il  a  fait,  ni  une  précaution  pour  en 
arrêter  le  progrès, 

Ainsi  les  remèdes  à  ces  deux  maux  ne  sont 
pas  les  n'.ômes.  Pour  tarir  la  source  Cm  mal  que 
fait  le  dogniatiseur,  il  n  y  a  nul  moyen  prompt 
i^t  sûr  que  de  l'îtrrêter  :  mais  arrêter  l'auteur, 
p'est  ne  remédier  à  rien  du  tout  :  c'est  au  con-r 


PREMIÈRE   PARTIE.  3^9 

traire  auf»menter  la  publicité  du  livre ,  et  ymv 
conséquent  empirer  le  mal ,  comme  le  dit  très 
bien  ailleurs  l'auteur  des  Lettres.  Ce  n'est  donc 
pas  là  un  préliminaire  à  la  procédure ,  ce  n  est 
pas  une  précaution  convenable  à  la  chose  ;  c'est 
une  peine  qui  ne  doit  être  infli(];ée  que  par  juge- 
ment, et  qui  n'a  d'utilité  que  le  châtiment  du 
coupable.  A  moins  donc  que  son  délit  ne  soit  un 
délit  civil ,  il  faut  commencer  par  raisonner  avec 
lui,  l'admonester,  le  convaincre,  l'exhorter  à 
réparer  le  mal  qu'il  a  fait ,  à  donner  une  rétrac- 
tation publique  ,  à  la  donner  librement  afin 
qu'elle  fasse  son  effet ,  et  à  la  motiver  si  bien  que 
ses  derniers  sentiments  ramènent  ceux  qu'ont 
ép^arés  les  premiers.  Si,  loin  de  se  ranger,  il 
s'obstine,  alors  seulement  on  doit  sévir  contre 
lui.  Telle  est  certainement  la  marche  pour  aller 
au  bien  de  la  chose;  tel  est  le  but  de  la  loi;  tel 
sera  celui  d'un  sage  gouvernement  qui  rloit  bien 
moins  se  proposer  de  punir  V auteur ,  que  cV em- 
pêcher l' effet  de  r ouvrage  (i). 

Comment  ne  le  seroit-ce  pas  pour  l'auteur 
d'un  livre  ,  puisque  l'ordonnance  ,  qui  suit  en 
tout  les  voies  convenables  à  l'esprit  du  christia- 
nisme ,  ne  veut  pas  même  qu'on  arrête  le  dog- 
maiiseur  avant  d  avoir  épuisé  tous  les  moyens 
possibles  pour  le  ramener  au  devoir?  Elle  aime 
mieux  courir  les  risfjues  du  mal  qu'il  peut  con- 
tinuer de  liaire ,  que  de  man({uer  à  la  charité. 

(i)  Pape  9.;"). 


33o        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGKE. 

Cherchez ,  de  grâce ,  coinraent  de  cela  seul  on 
peut  conclure  que  la  même  ordonnance  veut 
quon  débute  contre  1  auteur  par  un  décret  de 
prise  de  corps. 

Cependant  1  auteur  des  Lettres,  après  avoir  dé- 
claré qu  il  retrouvoit  assez  ses  maximes  sur  cet 
article  dans  celles  des  représentants  ,  ajoute  , 
Mais  ces  maximes  ne  sont  pas  celles  de  Jios  lois  ; 
et  im  moment  après  il  ajoute  encore,  que  ceux 
qui  inclinent  à  une  pleine  tolérance  pourraient 
tout  au  plus  critiquer  le  conseil  de  n'avoir  pas  , 
dans  ce  cas  ,  fait  taire  une  loi  dont  V exercice  ne 
leur  parait  pas  convenable  (i).  Celte  conclusion 
doit  surprendre,  après  tant  dcFforts  poiu-  prou- 
ver que  la  seule  loi  qui  paroît  s'appliquer  à 
mon  délit  ne  s'y  applique  pas  nécessairement. 
Ce  qu'on  reproche  au  conseil  n  est  point  de  n  a- 
voii"  pas  lait  taiie  une  loi  qui  existe  ,  c'est  d'en 
avoir  fait  parler  une  qui  n'existe  pas. 

lia  lofjique  employée  ici  par  lauteur  me  pa- 
roît toujours  nouvelle.  Qu'en  pensez-vous,  mon- 
sieur? connoissez- vous  beaucoup  d arguments 
dans  la  forme  de  cekii-ci? 

La  loi  force  le  conseil  à  sévir  contre  l'auteur 
du  livre. 

Et  oîi  est-elle  cette  loi  qui  force  le  conseil  à 
sévir  contre  l'auteur  du  livre? 

Elle  n^ existe  pas ,  à  la  vérité  ;  î7iais  il  en 
existe  une  autre  qui ,  ordonnant  de  traiter  avec 


PREMIÈRE   PARTIE.  33  I 

douceur  celui  qui  dogmatise  ,  ordonne  par  con- 
séquent de  traiter  avec  rigueur  l'auteur  dont  elle 
ne  parle  point. 

Ce  raisonnement  devient  bien  plus  étrange 
encore  poyr  qui  sait  que  ce  fut  comme  auteur 
et  non  comme  dogmatiseur  que  Morelli  fut 
poursuivi  :  il  avoit  aussi  fait  un  livre,  et  ce  fut 
pour  ce  livre  seul  qu'il  fut  accusé.  Le  corps  du 
délit,  selon  la  maxime  de  notre  auteur,  étoit 
dans  le  livre  même  ;  fauteur  n  avoit  pas  besoin 
d'être  entendu  ;  cependant  il  le  fut;  et  non  seu- 
lement on  l'entendit,  mais  on  l'attendit:  on  sui- 
vit de  point  en  point  toute  la  procédure  pre- 
scrite par  ce  même  article  de  1  ordonnance,  qu'on 
nous  dit  ne  regarder  ni  les  livres  ni  les  auteurs. 
On  ne  brûla  même  le  livre  qu'après  la  retraite 
de  fauteur  ;  jamais  il  ne  fut  décrété  ,  1  on  ne 
parla  pas  du  bourreau  (i);  enfin  tout  cela  se 

(i)  Ajoutez  la  circonspection  du  ma^^istrat  dans  toute 
cette  affaire,  sa  marche  lente  et  graduelle  dans  la  pro- 
cédure, le  rapport  du  consistoire,  Tappareil  du  jufjement. 
Les  syndics  montent  sur  leur  tribunal  public ,  ils  invo- 
quent le  nom  de  Dieu,  ils  ont  sous  leurs  yeux  la  sainte 
écriture;  après  une  mûre  délibération,  après  avoir  pris 
conseil  des  citoyens,  ils  ])rouoncent  leur  jugement  de- 
vant le  peuple  .  afin  qu'il  en  sache  les  causes;  ils  le  font 
imprimer  et  publier,  et  tout  cela  pour  la  simple  con- 
damnation d'un  livre  ^  sans  flétrissure,  sans  décret  con- 
tre Tauteur,  opiniâtre  et  contumax.  Ces  messieurs,  de- 
puis lors  ,  ont  appris  à  disposer  moins  ci-nîmonieusement 
de  l'honneur  et  de  la  liberté  des  hommes,  et  sur- tout 
des  citoyens  ,  car  il  est  a  remarquer  que  Moirlli  ne  1  eloil 
pas. 


332  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  5îO^'TACNï:. 
fit  SOUS  les  Ycux  du  k''(|islateur  ,  par  les  rédac- 
teurs de  l'ordonnance,  au  moment  «ju'elle  ve- 
iioit  de  passer,  dans  le  temps  même  où  ré^noit 
cet  esprit  de  scvérité  qui ,  selon  notre  anonyme^ 
Tavoit  dictée,  et  qu'il  allé^jue  en  justification 
très  claire  de  la  rigueur  exercée  aujourdhui 
contre  moi. 

Or  écoutez  là-dessus  la  distinction  qu'il  fait. 
Après  avoir  exposé  toutes  les  voies  de  douceur 
dont  on  usa  envers  Moreïli,  le  temps  qu'on  lui 
donna  pour  se  ranger,  la  procédure  lente  et  régu- 
lière qu'on  suivit  avant  que  son  livre  fût  brûlé,  il 
ajoute  :  «  Toute  cette  marche  est  très  sage.  Mais 
«  en  faut-il  conclure  que  ,  dans  tous  les  cas,  et 
"  dans  des  cas  très  différents,  il  en  faille  ahsolu- 
«  ment  tenir  une  semblable  ?  Doit-on  procéder 
«  contre  un  homme  absent  qui  attaque  la  reli- 
«gion,  de  la  même  manière  qu'on  procéderoit 
«  contre  un  houjnie  pre:-;ent  qui  ccnsuic  la  disci- 
«  pline  (i)?  C'est-à-dire,  en  d'autres  termes,  doit- 
«  ou  procéder  contre  un  homme  qui  n  attaque 
«  point  les  lois  ,  et  qui  vit  hors  de  leur  juridic- 
M  tiou  ,  avec  autant  de  douceur  que  contre  un 
«  homme  qui  vit  sous  leur  juridiction,  et  qui  les 
«  attaque?  »  11  ne  sembk'ioit  pas  en  effet  que  cela 
dût  faire  une  question.  Voici,  j  en  suis  sûr,  la 
première  fois  (piil  a  passé  par  l'esprit  humain 
d'aggraver  la  peine  d'un  coupable,  uniquement 
parceque  le  crime  n'a  pas  été  commis  dans  l'état. 

(i)  Page  17. 


PREMIÈRE    PARTIE.  333 

«  A  la  vérité,  continue-t-il ,  on  reniarque  dans 
«  les  représentations  à  lavantafje  de  M.  Rous- 
«  seau,  que  Morelli  avoit  écrit  contre  un  point 
«  de  discipline,  au  lieu  que  les  livres  de  M.  Rous- 
«  seau  ,  au  sentiment  de  ses  juges  ,  attaquent 
«  proprement  la  relifjion.  Mais  cette  remarque 
«  pourroit  bien  n'être  pas  généralement  adop- 
«  tée  ;  et  ceux  qui  regardent  la  religion  comme 
«  l'ouvrage  de  Dieu  ,  et  1  appui  de  la  constitu- 
«  tion  ,  pourront  penser  qu'il  est  moins  permis 
«  de  l'attaquer  que  des  points  de  discipline,  qui, 
«n'étant  que  1  ouvrage  des  hommes,  peuvent 
«être  suspects  d'erreur,  et  du  moins  susccpli- 
•  bles  d'une  infinité  de  formes  et  de  combinai- 
«  sons  différentes  (i).  " 

Ce  discours,  je  vous  l'avoue,  me  paroîtroit 
tout  au  plus  passable  dans  la  bouche  d'un  ca- 
pucin; mais  il  me  choqueroit  fort  sous  la  plume 
d  un  magistrat.  Qu  importe  (jue  la  remarfjue  des 
représentants  ne  soit  pas  généralement  adoptée, 
si  ceux  qui  la  rejettent  ne  le  font  que  parcequ'ils 
raisonnent  mal  * 

Attaquer  la  religion  est  sans  contredit  un  plus 
grand  péché  devant  Dieu  que  d'attaquer  la.  cUs- 
cipline.  Il  n'en  est  pas  de  même  devant  les  tri- 
bunau.x  humains,  qui  sont  établis  pour  punir 
les  crimes,  non  les  péchés,  et  qui  ne  sont  pas 
les  vengeurs  de  Dieu ,  mais  des  lois. 

T.a  leligion  ne  peut  jamais  .(aire  partie  de  la 


334  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
léffislation  ,  qu'en  ce  qui  concerne  les  actions  des 
hommes,  f.a  loi  oiflonne  de  faire  ou  de  s'aljste- 
nir;  mais  elle  ne  peut  ordonner  de  croire.  Ainsi 
quiconque  n  attaque  point  la  pratique  de  la  re- 
lipjion  n  attn((ue  point  la  loi. 

Mais  la  discipline  établie  par  la  loi  fait  essen- 
tiellement partie  de  la  Icfjislation ,  elle  devient 
loi  elle-même.  Quiconque  lattaque  attacpie  la 
loi  ,  et  ne  tend  pas  à  moins  qu'à  troubler  la 
constitution  de  l'état.  Que  cette  constitution  fût, 
avant  d'être  établie,  suscepîible  de  plusieurs  for- 
mes et  combinaisons  ditiérentes  ,  en  est -elle 
moins  respectable  et  sacrée  sous  une  de  ces  for- 
mes, quand  elle  en  est  une  fois  revêtue  à  l'ex- 
clusion de  toutes  les  autres  ?  et  dès-lors  la  loi 
politique  n'est-elle  pas  constante  et  fixe  ainsi 
que  la  loi  divine  ? 

Ceux  donc  qui  nadopteroient  pas  en  cette 
affaire  la  remar(jue  des  représentants  auroient 
d'autant  plus  de  tort  que  cette  remarc[ue  fut 
faite  parle  conseil  même  dans  la  sentence  contre 
le  livre  de  Morelli  ,  (ju  elle  accuse  sur-tout  de 
tendre  à  faire  schisme  et  trouble  dans  l'état  ^ 
d'une  manière  séditieuse  ;  imputation  dont  il 
seroit  difficile  de  charger  le  mien. 

Ge  que  les  tiibunaux  civils  ont  à  défendre 
n'est  pas  l'ouvra^je  de  Dieu  ,  c'est  l'ouvrajje  des 
hommes;  ce  nest  pas  des  âmes  qu'ils  sont  char- 
gés, c'est  des  corps  ;  c'est  de  lélat,  et  non  de  l'é- 
glise ,  qu'ils  sont  les  vrais  gardiens  ;  et ,  lors([u  ils 


PREMIÈRE    PARTIE.  DJJ 

se  mêlent  des  matières  de  religion  ,  ce  n'est 
qu'autant  qu'elles  sont  du  ressort  des  lois  ,  au- 
tant que  ces  matières  importent  au  bon  ordre 
et  à  la  sûreté  publique.  Voilà  les  saines  maximes 
de  la  magistrature.  Ce  n'est  pas,  si  l'on  veut,  la 
doctrine  de  la  puissance  absolue  ;  mais  c'est  celle 
de  la  justice  et  de  la  raison.  Jamais  on  ne  s'en 
écartera  dans  les  tribunaux  civils ,  sans  donner 
dans  les  plus  funestes  abus ,  sans  mettre  1  état 
en  combustion  ,  sans  faire  des  lois  et  de  leur 
autorité  le  plus  odieux  brigandage.  Je  suis  fâché 
pour  le  peuple  de  Genève  que  le  conseil  le  mé- 
prise assez  pour  l'oser  leurrer  par  de  tels  dis- 
cours ,  dont  les  plus  boinés  et  les  plus  supersti- 
tieux de  lEurope  ne  sont  plus  les  dupes.  Sur  cet 
article  vos  représentants  raisonnent  en  hommes 
d'état,  et  vos  magistrats  raisonnent  en  moines. 

Pour  prouver  que  l'cxcnqjle  de  Morclli  ne  fait 
pas  règle,  1  auteur  des  Lettres  oppose  à  la  pro- 
cédure faite  contre  lui  celle  qu'on  fit  en  i632 
contre  ISicoIas  Antoine,  un  pauvre  fou,  qu'à 
la  sollicitation  des  ministres  le  conseil  lit  brûler 
pour  le  bien  de  son  aine.  Ces  auto-da-fé  n'éloient 
pas  rares  jadis  à  Genève;  et  il  paroît,  par  ce  qui 
nie  regarde,  que  ces  messieurs  ne  manquent  pas 
de  goût  pour  les  renouveler. 

Commencions  toujours  par  transcrire  fidèle- 
ment les  passages ,  pour  ne  pas  imiter  la  mé- 
thode de  mes  persécuteurs. 

"  Qu'on  voie  le  procès  de  Nicolas  An  loiue.  L'or- 


33G  LETTRES  ÉCRITES  DÉ  LA  MOÎs'TAGXE. 
«  donnance  ecclésiastique  existoit,  et  on  étoit 
«  assez  près  du  temps  où  elle  avoit  été  rédigée, 
"  pour  en  connoitrc  1  esprit  :  Antoine  fut- il  cité 
't  au  consistoire!*  Cependant,  parmi  tant  <le  voix 
"  qui  sélevèient  contre  cet  arrêt  sanguinaire,  et 
«  au  milieu  des  efforts  que  firent  pour  le  sauver 
«  les  {;ens  humains  et  modérés,  y  eut -il  quel- 
"  qu  un  qui  réclamât  contre  lirrégularité  de  la 
«I  procédure?  Morclli  fut  cité  au  consistoire;  An- 
R  toine  ne  le  fut  pas:  la  citation  au  consistoire 
"  n'est  donc  pas  nécessaire  dans  tous  les  cas  (i).  » 

Vous  croirez  là-dessus  que  le  conseil  procéda 
d'emblée  contre  Nicolas  Antoine,  comme  il  a 
fait  contre  moi,  et  qu'il  ne  fut  pas  seulement 
question  du  consistoire  ni  des  ministres  :  voug 
allez  voir. 

Nicolas  Antoine  ayant  été,  dans  un  de  ses 
accès  de  fureur  ,  sur  le  point  de  se  précipiter 
dans  le  PJiône,  le  magistrat  se  déternjfna  à  le 
tirer  du  logis  public  ou  il  étoit,  pour  le  mettre 
à  l'hôpital ,  où  les  médecins  le  traitèrent.  Il  y 
resta  quelque  temps,  proférant  divers  blasphê-" 
mes  contre  la  religion  chrétienne.  «  Les  minis- 
^  très  le  voyoieut  tous  les  jours,  et  làchoient , 
.«  lorsque  sa  fureur  paroissoit  un  peu  calmée,  de 
«  le  faire  revenir  de  ses  erreurs;  ce  qui  n  aboutit 
«  à  rien ,  Antoine  ayant  dit  qu  il  persisteroit  dans 
«  ses  sentiments  jusqu'à  la  mort,  qu  il  étoit  prêt 
«  à  souffrir  pour  la  gloire  du  grand  Dieu  d'IsraëL 

fi)  Page  17. 


PREMIÈRE   PARTIE.  387 

«N'ayant  pu  rien  gagner  sur  lui,  ils  en  infor- 
«  nièrent  le  conseil,  ou  ils  le  représentèrent  pire 
«  que  Servet,  Gentilis,  et  tous  les  autres  anti- 
«  trinitaires,  concluant  à  ce  quil  lût  mis  en 
"  chambre  close.,  ce  qui  fut  exécuté  (i).  » 

Vous  voyez  là  d  abord  pourquoi  il  ne  fut  pas 
cité  au  consistoire;  c'est  quêtant  grièvement  ma- 
lade, et  entre  les  mains  des  médecins,  il  lui  étoit 
impossible  d'y  comparoître.  Mais  s'il  n'alloit  pas 
au  consistoire,  le  consistoire  ou  ses  membres 
alloient  vers  lui;  les  ministres  le  voyoient  tous 
les  jours,  l'exhortoient  tous  les  jours:  enfin, 
n ayant  pu  rien  gagner  sur  lui,  ils  le  dénoncent 
au  conseil ,  le  représentent  pire  que  d'autres 
qu'on  avoit  punis  de  mort,  requièrent  quil  soit 
mis  en  prison;  et  sur  leur  réquisition  cela  est 
exécuté. 

En  prison  même  les  ministres  firent  de  leur 
mieux  pour  le  ramener,  entrèrent  avec  lui  dans 
la  discussion  de  divers  passages  de  l'ancien  Tes- 
tament, et  le  conjurèrent,  par  tout  ce  qu'ils 
purent  imaginer  de  plus  touchant,  de  renoncer 
à  ses  erreurs  (2)  :  mais  il  y  demeura  ierme.  Il  le 

(i)  Hist.  de  Genève,  in-12,  tome  II,  page  55o  et  suiv.  à 
la  note. 

(2)  S'il  y  eût  renonce',  eût-il  éffalcment  été  brûlé? Selon 
la  maxime  de  rautcnr  des  Lettnis  ,  il  auroit  dû  l'être.  Ce- 
pentlant  il  ]KU(/it  qu'il  ne  Tauroit  pas  été,  puisque,  mal- 
fjré  son  obstination  ,1e  magistrat  ne  laissa  pas  de  consul- 
ter les  ministres.  Il  le  regardoit  en  quelque  sorte  comme 
étant  encore  sous  leur  juridiction. 


338  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MO^STAGNE. 
fut  aussi  devant  le  mafjistrat  (jui  lui  fit  sul)ir 
les  intcrrofratoires  ordinaires.  Lorsqu  il  lut  ques- 
tion de  juger  celte  affaire,  le  magistrat  consulta 
encore  les  ministres,  qui  comparurent  en  con- 
seil au  nombre  de  quinze,  tant  pasteurs  que  pro- 
fesseurs. Leurs  opinions  furent  partagées  ;  mais 
l'avis  du  plus  grand  nombre  fut  suivi,  et  Nicolas 
exécuté.  De  sorte  que  le  procès  fut  tout  ecclésias- 
tique ,  et  f[ue  Nicolas  fut,  pour  ainsi  dire,  brûlé 
par  la  main  des  njiuistres. 

Tel  fut,  monsieur,  f ordre  de  la  procédure, 
dans  laquelle  fauteur  des  Lettres  nous  assure 
qu'Antoine  ne  fut  pas  cité  au  consistoire:  (foii 
il  conclut  que  cette  citation  n'est  donc  pas  tou- 
jours nécessaire.  L'exemple  vous  paroît-il  bien 
choisi? 

Supposons  qu  il  le  soit ,  que  s'ensuivra-t-il .' 
Les  représentants  concluoient  d'un  fait  en  con- 
firmation d'une  loi.  Lauteur  des  Lettres  conclut 
tf  un  fait  contre  cette  même  loi.  Si  1  autorité  de 
chacun  de  ces  deux  faits  détruit  celle  de  1  autre, 
reste  la  loi  dans  son  entier.  Cette  loi ,  quoiqu'une 
fois  enfreinte,  en  est-elle  moins  expres.se?  et  suf- 
fnoit-il  de  l'avoir  violée  une  fois,  pour  ;>voir  droit 
de  la  violer  toujours? 

Concluons  à  notre  tour.  Si  j'ai  dogmatisé,  je 
suis  certainement  dans  le  cas  de  la  loi  ;  si  je  n'ai 
pas  dogmatisé,  qu'a-t-on  à  me  dire?  Aucune 
loi  n'a  parlé  de  moi  (i).  Donc  on  a  transgressé 

(i)  Rien  de  ce  qui  ne  blesse  aucune  loi  naturelle  ne 


PREMIÈRE    PARTIE.  SSq 

la  loi  qui  existe,  ou  supposé  celle  qui  n'existe  pas. 
Il  est  vrai  qu'en  jugeant  l'ouvrage  on  n'a  pas 
juge  définitivement  1  auteur:  on  n'a  fait  encore 
que  le  décréter,  et  1  on  compte  cela  pour  rien. 
Cela  nie  paroît  dur  cependant.  Mais  ne  soyons 
jamais  injustes,  même  envers  ceux  qui  le  sont 
envers  nous,  et  ne  cherchons  point  l'iniquité  où 
elle  peut  ne  pas  être.  Je  ne  fais  point  un  crime 
au  conseil,  ni  même  à  l'auteur  des  Lettres,  de 
la  distinction  qu'ils  mettent  entre  lliomme  et 
le  livre,  pour  se  disculper  de  m'avoir  jugé  sanS 
ni'entcndrc.  IjCS  juges  ont  pu  voir  la  chose  com- 
me ils  la  montrent;  ainsi  je  ne  les  accuse  en  cela 
ni  de  supercherie  ni  de  mauvaise  foi;  je  les  ac- 
cuse seulement  de  s'être  trompés  à  mes  dépens 
en  un  point  très  grave:  et  se  tromper  pour  ab- 
soudre est  pardonnable;  mais  se  tromper  pour 
punir  est  une  erreur  bien  cruelle. 

Le  conseil  avanqoit,  dans  ses  réponses,  que, 
malgré  la  flétrissure  de  mon  livre,  je  restois  , 
quant  à  ma  personne,  dans  toutes  mes  excep- 
tions et  défenses. 

Les  auteurs  des  représentations  répliquent 
qu'on  ne  comprend  pas  quelles  exceptions  et  dé- 
fenses il  reste  à  un  homme  déclaré  impie,  té- 
méraire, scandaleux,  et  flétri  même  par  la  main 
du  jjourreau  dans  des  ouvrages  qui  portent  son 
nom. 

«leviciil  criiuiiiel  que  lorsqu'il  est  défendu  par  quelque 
\i^'\  pdsilivc.  Cette  remarque  a  jjoiirhiu  défaire  sentir  aux 
raisonneurs  superficiels  que  mon  dilemme  est  exact. 


34o        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  iMONTAGNE. 

«  Vous  suppose/ ce  qui  n'est  point,  dit  à  cela 
«  l'auteur  des  Lettres;  savoir,  que  le  jugement 
«  porte  sur  celui  dont  Touvrage  porte  le  nom  : 
«mais  ce  jugement  ne  la  pas  encore  effleuré; 
«  ses  exceptions  et  délenses  lui  restent  donc  en- 
«  tières  (i).  » 

Vous  vous  trompez  vous-même,  dirois-je  à 
cet  écrivain.  Il  est  vrai  que  le  jugement  qui  (jua- 
lifie  et  flétrit  le  livre  n  a  pas  encore  attaqué  la 
vie  de  Fauteur;  mais  il  a  déjà  tué  son  honneur: 
ses  exceptions  et  défenses  lui  restent  encore  en- 
tières pour  ce  qui  regarde  la  peine  aifliclive  ; 
mais  il  a  déjà  reçu  la  peine  infamante  :  il  est 
déjà  flétri  et  déshonoié  autant  qu  il  dépend  de 
ses  juges;  la  seule  chose  qui  leur  reste  à  dé- 
cider, cest  s  il  sera  hriilé  ou  non. 

La  distinction  sur  ce  point  entre  le  livre  et 
l'auteur  est  inepte,  puisqu'un  livre  n  est  pas  pu- 
nissahle.  Un  livre  n'est  en  lui-même  ni  impie 
ni  téméraire;  ces  épithétes  ne  peuvent  tomlier 
que  sur  la  doctrine  qu'il  contient,  cest-à-dire 
sur  l'auteur  de  cette  doctrine.  Quand  on  hrùle 
un  livre,  que  fait  là  le  hourreau;'  Déshonore- 
t-il  les  feuillets  du  livre?  Qui  jamais  ouït  dire 
qu'un  livre  eût  de  l'honneur? 

Voilà  l'erreur;  en  voici  la  source;  un  usage 
mal  entendu. 

On  écrit  heaucoup  de  livres  ;  on  en  écrit  peu 
avec  un  désir  sincère  d'aller  au  bien.  De  ceutou- 

(i)  Page  21. 


PREMIÈRE   PARTIE.  34l 

vrages  qui  paroisserit,  soixante  au  moins  ont 
pour  objet  des  motifs  d'intérêt  ou  d'ambition  ; 
trente  autres  ,  dictés  par  l'esprit  de  parti ,  par  la 
haine,  vont,  à  la  faveur  de  l'anonyme,  porter 
dans  le  public  le  poison  de  la  calomnie  et  de  la 
satire.  Dix  peut-être,  et  ccsi  beaucoup,  sont 
écrits  dans  de  bonnes  vues  :  on  y  dit  la  vérité 
qu'on  sait  ,  on  y  cherche  le  bien  qu'on  aime.  Oui  ; 
mais  oîi  est  l'homme  à  qui  l'on  pardonne  la  vé- 
rité? Il  faut  donc  se  cacher  pour  la  dire.  Pour  être 
vitile  impunément ,  on  lâche  son  livre  dans  le 
public  ,  et  l'on  fait  le  plongeon. 

De  ces  divers  livres  ,  cjuelques  uns  des  mau- 
vais, et  à-peu-près  tous  les  bons,  sont  dénoncés 
et  proscrits  dans  les  tribunaux  :  la  raison  de  cela: 
se  voit  sans  que  je  la  dise.  Ce  nest,  au  surplus, 
qu'une  simple  formalité,  pour  ne  pas  paroître 
approuver  tacitement  ces  livres.  Du  reste,  pourvu 
que  les  noms  des  auteurs  n'y  soient  pas  ,  ces  au- 
teurs ,  quoique  tout  le  monde  les  connoisse  et  les 
nomme,  ne  sont  pas  connus  du  magistrat.  Plu- 
sieurs même  sont  dans  lusaged  avouer  ces  livres 
pour  s'en  faire  honneur,  et  de  les  renier  pour 
se  mettre  à  couvert;  le  même  homme  sera  fau- 
teur ou  ne  le  sera  pas  devant  le  même  homme  , 
selon  ([u  lis  seront  à  laudience  ou  dans  un  sou- 
per. Ccst  alternativement  oui  ou  non,  sans  dif- 
ficulté, sans  scrupule.  De  cette  façon  la  sûreté 
ne  coûte  rien  à  la  vanité.  C'est  là  la  prudence  et 
riiabilcté  que  l'auteur  des  Lettres  me  reproche 
de  n avoir  pas  eue  ,  et  qui  pourtant  n exige  pas, 


342        LETTRES  ÉCRITES   DE  LA  MONTAGNE. 

ce  me  semble, que,  pour  lavoir, on  se  mette  en 
f^rands  frais  d  esprit. 

Cette  manière  de  procéder  contre  des  livres 
anonymes  dont  on  ne  veut  pas  connoîfre  les  au- 
teurs est  devenue  un  usage  judiciaire.  Quand  on 
veut  sévir  contre  le  livre,  on  le  brûle,  parcequ'il 
n  y  a  personne  à  entendre ,  et  qu'on  voit  bien  que 
Tauteur  qui  se  caclie  n  est  pas  d'humeur  à  la- 
Aoucr;  sauf  à  rire  le  soir  avec  lui-même  des  in- 
formations qu'on  vient  d  ordonner  le  matin  con- 
tre lui.  Tel  est  f  usage. 

Mais  lorsquun  auteur  maladroit,  cest-à-dirc 
un  auteur  qui  connoît  son  devoir ,  qui  le  veut 
remplir,  se  croit  obligé  de  ne  rien  dire  au  public 
qu'il  ne  lavoue,  qu'il  ne  se  nomme,  qu'il  ne  se 
montre  pour  en  répondre,  alors  léquité,  qui  ne 
doit  pas  punir  comme  un  crime  la  maladresse 
d'un  homme  d'honneur,  veut  qu'on  procède  avec 
bii  d'une  autre  manière  ;  elle  veut  qu'on  ne  sé- 
pare point  la  cause  du  livre  de  celle  de  Ihomme, 
puisquil  déclare,  en  mettant  son  nom,  ne  les 
vouloir  point  séparer;  elle  veut  qu'on  ne  juge 
l'ouvrage,  qui  ne  peut  répondre,  qu'après  avoir 
oui  l'auteur  ,  qui  répond  pour  lui.  Ainsi  ,  bien 
que  condamner  un  livre  anonyme  soit  en  effet 
ne  condamner  que  le  livre,  condnnmer  un  li- 
vre qui  porte  le  nom  de  fauteur  ,  cest  condam- 
ner fauteur  même;  et  quand  on  ne  l'a  point 
mis  à  portée  de  répondre,  c'est  le  juger  sans  l'a- 
voir entendu. 

L'assignation  préliminaire.^  même, si  I  on  veut. 


PREMIÈRE    PARTIE.  343 

le  décret  de  prise  de  corps  ,  est  donc  indispensa- 
ble en  pareil  cas  avant  de  procéder  au  ju(3;ement 
du  livre:  et  vainement  diroit-on  ,  avec  lauteur 
des  Lettres,  que  le  délit  est  évident,  qu  il  est  dans 
le  livre  même  ;  cela  ne  dispense  point  de  suivre 
la  forme  judiciaire  qu'on  suit  dans  les  plus  grands 
crimes,  dans  les  plus  avérés,  dans  les  mieux 
prouvés.  Car,  quand  toute  la  ville  auroit  vu  un 
homme  en  assassiner  un  autre,  encore  ne  juge- 
roi  t-on  point  l'assassin  sans  l'entendre,  ou  sans 
l'avoir  mis  à  portée  dêtre  entendu. 

Et  pourquoi  cette  franchise  d'un  auteur  qui 
se  nomme  tourneroit-elle  ainsi  contre  lui  ?  Ne 
doit-elle  pas,  au  contraire, lui  mériter  des  égards? 
ne  doit-elle  pas  imposer  aux  juges  plus  de  cir- 
conspection que  s'il  ne  se  fût  pas  nommé? Pour- 
quoi ,  quand  il  traite  des  questions  hardies  , 
s'exposeroit-il  ainsi  ,  s'il  ne  se  sentoit  rassuré 
contre  les  dangers  par  des  raisons  quil  peut  al- 
léguer en  sa  faveur ,  et  qu'on  peut  présumer  , 
sur  sa  conduite  même  ,  valoir  la  peine  dêtre  en- 
tendues ?  L'auteur  des  Lettres  aura  beau  quali- 
fier cette  conduite  dimprudence  et  de  mal- 
adresse ,  elle  n'en  est  pas  moins  celle  d  un  homme 
d'honneur ,  qui  voit  son  devoir  où  d'autres  voient 
cette  imprudence,  qui  sent  n'avoir  rien  à  crain- 
dre de  quiconque  voudra  procéder  avec  lui 
justement,  et  qui  regarde  comme  une  lâcheté 
punissable  de  publier  des  choses  qu'on  ne  veut 
pas  avouer. 

Sii  ncsl  question  que  de  la  réputation  dau- 


344  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MOJNTAGNE. 
teur,  a-t-on  besoin  de  mettre  son  nom  à  son 
livre?  Qui  ne  sait  comment  on  s  y  prend  ])Our 
en  avoir  tout  l'iionneur  sans  rien  risquer,  pour 
8  en  (glorifier  sans  en  répondre ,  pour  prendre 
un  air  humble  à  force  de  vanité  ^  De  quels  au- 
teurs d'une  certaine  volée  ce  petit  tour  d'adresse 
est-il  ignoré?  qui  d'entre  eux  ne  sait  quil  est 
même  au-dessous  de  la  di}>nité  de  se  nommer, 
comme  si  chacun  ne  devoit  pas,  en  lisant  l'ou- 
vrage ,  deviner  le  grand  homme  qui  l'a  com- 
posé ? 

Mais  ces  messieurs  n  ont  vu  que  l'usage  ordi- 
naire; et,  loin  de  voir  l'exception  qui  faisoit  en 
ma  faveur,  ils  l'ont  fait  servir  contre  moi.  Us 
dévoient  brûler  le  livre  sans  faire  mention  de 
fauteur,  ou  ,  s  ils  en  vouloient  à  l'auteur,  atten- 
dre qu'il  fût  présent  ou  contumax  pour  brûler  le 
livre.  Mais  point;  ils  brûlent  le  livre  comme  si 
fauteur  n  étoit  pas  connu  ,  et  décrètent  l'auteur 
comme  si  le  livre  n  étoit  pas  brûlé.  Mais  décréter 
après  m'avoir  diffamé  !  Que  me  voidoient-ilsdonc 
encore?  que  me  réservoicjit-ils  de  pis  dans  la 
suite?  Ignoroient-ils  que  1  honneur  cfun  honnête 
homme  lui  est  plus  cher  «jue  la  vie?  Quel  mal 
reste-t-il  à  lui  faire  quand  on  a  commencé  par 
lelh'lrii?  0»ie  me  sert  de  me  j)ré.-ienter  inno- 
cent devant  les  juges,  quand  le  traitement  quils 
me  font  avant  de  m'entendre  est  la  plus  cruelle 
peine  quils  pouiroient  m'imposer  si  j'étois  jugé 
criminel  ? 

Ou  commence  par  me  traiter  à  tous  égards. 


PREMIERE    PARTIE.  345 

comme  un  malfaiteur  qui  n'a  plus  clhonneur  à 
perdre,  et  qu'on  ne  peut  punir  désormais  que 
dans  son  corps  ;  et  puis  on  dit  tranquillement 
que  je  reste  dans  toutes  mes  exceptions  et  dc- 
ienses  !  Mais  comment  ces  exceptions  et  défenses 
effaceront-elles  l'ignominie  et  le  mal  qu'on  m'aura 
fait  souffrir  d'avance  et  dans  mon  livre  et  dans 
ma  personne,  quand  j'aurai  été  promené  dans 
les  rues  par  des  arcliers,  quand,  aux  maux  qui 
m'accablent,  on  aura  pris  soin  d'ajouter  les  ri- 
gueurs de  la  prison?  Quoi  donc  !  pour  être  juste, 
doit-on  confondre  dans  la  même  classe  et  dans 
le  même  traitement  toutes  les  fautes  et  tous  les 
hommes? Pour  un  acte  de  franchise,  appelé  mal- 
adresse ,  faut-il  débuter  par  traîner  un  citoyen 
sans  reproche  dans  les  prisons  comme  un  scé- 
lérat ?  Et  quel  avantage  aura  donc  devant  les 
juges  l'estime  publique  et  1  intégrité  de  la  vie  en- 
tière, si   cin({uante  ans   d  honneur  vis-à-vis    du 
moindre  indice  (i)  ne  sauvent  un  homme  d'au- 
cun affront  ? 

«  La  comparaison  d'Emile  et  du  Contrat  social 
t«  avec  d'autres  ouvrages  qui  ont  été  tolérés  ,  et 
«  la  partialité  qu  on  en  prend  occasion  de  re- 
"  procher  au  conseil ,  ne  me  semblent  pas  fon- 

(i)  Il  y  auroit  à  l'examen  beaucoup  à  rabattre  des  pré- 
somptions que  l'auteur  des  Lettres  affecte  d'accumulti 
contre  moi.  Il  dit,  par  exemple,  que  les  livres  déférés 
parolssoient  sous  le  même  format  que  mes  autres  ouvra- 
n;rs.  H  <'St  vrai  qu'ils  étoienl  in-i'.>.  et  iii-8^:  sous  qn»  1 
lormat  sont  donc  ceux  des  autres  auteurs?  Il  ajoute  qu  !i> 


346  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 
«  dées.  Ce  ne  seroit  pas  bien  raisonner  que  Je 
<'  prétendre  quun  gouvernement,  parcequil  au- 
«  roit  une  fois  dissimulé  ,  seroit  oblif^é  de  dissi- 
«  muler  toujours:  si  cest  une  néglifjence,  on 
«  peut  Ja  redresser;  si  c'est  un  silence  forcé  par 
«  les  circonstances  ou  par  la  politi({ue,  il  y  au- 
"  roit  peu  de  justice  à  en  faire  la  matière  d  un 
"  reproche.  .Te  ne  prétends  point  justifier  les  ou- 
«  vrages  dési^^nés  dans  les  représentations; mais  , 
"  en  conscience,  y  a-t-il  parité  entre  des  livres 
.'  où  Ton  trouve  des  traits  épars  et  indiscrets 
«  contre  la  religion,  et  des  livres  où,  sans  dé- 
"  tour,  sans  ménagement ,  on  lattaque  dans  ses 
''  dogmes  ,  dans  sa  morale ,  dans  son  influence 
«sur  la  société  civile?  Faisons  impartialement 
'(  la  comparaison  de  ces  ouvrages  ,  jugeons-en 
«  parlimpression  qu  ils  ont  faite  dans  le  monde: 
«  les  uns  s'impriment  et  se  débitent  par-tout; 
«  on  sait  comment  y  ont  été  reçus  les  au- 
«  très  (i).  » 

J'ai  cru  devoir  transcrire  d'abord  ce  para- 
graphe en  entier;  je  le  reprendrai  maintenant 
par  fragnïcnts  :  il  mérite  un  peu  d  analyse. 

Que  nimprime-t-on  pas  à  Genève.^  que  n'y 

étoient  imprimés  par  le  même  libraire  ;  voilà  ce  (pu  n'est 
pas.  L'Emile  fut  imprime  par  des  libraires  différenls 
du  mien ,  et  avec  des  caractères  qui  n'avoient  servi  à 
nul  autre  de  mes  écrits.  Ainsi  Findico  qui  résultoit  de 
cette  confrontation  n'étoit  point  contre  moi,  il  étoit  à 
ma  décharge. 

(i)  Pages  23  et  ?.4. 


PREMIÈRE    PARTIE.  347 

tolère-t-on  pas?  Des  ouvrages  quon  a  peine  à 
lire  sans  indignation  s'y  débitent  publiquement; 
tout  le  monde  les  lit,  tout  le  monde  les  aime  : 
les  magistrats  se  taisent,  les  ministres  sourient; 
l'air  austère  n'est  plus  du  bon  air.  Moi  seul  et 
mes  livres  avons  mérité  l'animadversion  du  con- 
seil ;  et  quelle  animad  version  !  Ton  ne  peut  même 
l'imaginer  plus  violente  ni  plus  terrible.  Mon 
Dieu  !  je  n'aurois  jamais  cru  d'être  un  si  grand 
scélérat! 

La  comparaison  (V Emile  et  du  Contrat  social 
avec  (Vautres  ouvrages  tolérés  ne  me  semble  pas 
fondée.  Ah  !  je  l'espère. 

Ce  ne  seroit  pas  bien  raisonner  de  prétendre 
quun  gouvernement ,  parcequ  il  auroit  une  fois 
dissimulé^  seroit  obligé  de  dissimuler  toujours. 
Soit  :  mais  voyez  les  temps ,  les  lieux ,  les  per- 
sonnes ;  voyez  les  écrits  sur  lesquels  on  dissi- 
mule ,  et  ceux  qu'on  choisit  pour  ne  plus  dissi- 
muler ;  voyez  les  auteurs  qu'on  fête  à  Genève, 
et  voyez  ceux  qu'on  y  poursuit. 

Si  c^est  une  négligence ,  on  peut  la  redresser. 
On  le  pou  voit ,  on  l'auroit  dû;  l'a-t-on  fait?  Mes 
écrits  et  leur  auteur  ont  été  flétris  sans  avoir 
mérité  de  lêtre  ,  et  ceux  qui  font  mérité  ne  sont 
pas  moins  tolérés  qu'auparavant.  I/exceptiou 
n'est  que  pour  moi  seul. 

Si  c'est  un  silence  forcé  par  les  circonstances  et 
par  la  politique  ^  il  y  auroit  peu  de  justice  à  en 
faire  la  matière  d'un  reproche.  Si  Ton  vous  force 
à  tolérer  des  écrits   punissables  ,   tolérez  donc 


348  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
aussi  ceux  qui  ne  le  sont  pas.  La  décence  au 
moins  exige  ([uon  caclie  au  peuple  ces  cho- 
quantes acceptions  de  personnes,  qui  punissent 
le  foihie  innocent  des  fautes  du  puissant  cou- 
paitie.  Quoi,  ces  distinctions  scandaleuses  sont- 
elies  donc  des  raisons,  et  feront-elles  toujours 
des  dupes?  Ne  diroit-on  pas  que  le  sort  de  quel- 
ques satires  obscènes  intéresse  beaucoup  les 
potentats,  et  que  votre  ville  va  êtie  écrasée  si 
l'on  n'y  tolère ,  .>iron  n'y  imprime ,  si  l'on  n'y  vend 
pul)li(jnement  ces  mêmes  ouvrages  qu'on  pro- 
scrit dans  le  pays  des  auteurs?  Peuples,  combien 
on  vous  en  Fait  accroire ,  en  faisant  si  souvent 
intervenir  les  puissances  pour  autoriser  le  mal 
qu'elles  ignorent  et  qu'on  veut  faire  en  leur 
nom  ! 

Lorsque  j'arrivai  dans  ce  pays,  on  eût  dit  que 
tout  le  royaume  de  France  étoit  a  mes  trousses  : 
on  brûle  mes  livres  à  Genève  ;  c  est  pour  com- 
plaire à  la  France  :  on  m'y  décrète;  la  France  le 
veut  ainsi  :  1  on  me  fait  chasser  du  canton  de 
Berne;  c'est  la  France  qui  Ta  demandé  :  l'on  me 
poursuit  jusque  dans  ces  montagnes  ;  si  l'on 
m'en  eût  pu  chasser,  c'eût  encore  été  la  France. 
Forcé  par  mille  outrages,  j  écris  une  lettre  apo- 
logéticpie;  pour  le  coup  tout  étoit  perdu  :  j  étois 
entouré,  surveillé;  la  France envovoit  des  espions 
pour  me  guetter,  des  soldats  pour  m'enlever, 
des  brigands  pour  m'assassiner  ;  il  étoit  même 
impriulent  de  sortir  de  ma  maison  :  tous  les  dan- 
geri;  me  venoient  toujours  de  la  France  ,  du  par- 


PRExMIÈRE    PAUTÎF.  349 

îement,  du  clerf^é,  de  la  cour  luéme;  on  ne  vit 
de  la  vie  un  pauvre  barbouilleur  de  jjapier  de- 
venir ,  pour  son  malheur,  un  homme  aussi  impor- 
tant. Ennuyé  de  tant  de  bêtises,  je  vais  en  France; 
je  connoissois  les  François ,  et  j'étois  malheureux  ! 
On  m'accueille ,  on  me  caresse ,  je  reçois  mille 
honnêtetés ,  et  il  ne  tient  qu  à  moi  d  en  recevoir 
davantajje.  .le  retourne  tranquillement  chez  moi. 
L'on  tombe  des  nues;  on  n'en  revient  pas;  ou 
blâme  fortement  mon  étourderie,  mais  on  cesse 
de  me  menacer  de  la  France.  On  a  raison  :  si 
jamais  des  assassins  daignent  terminer  mes  souf- 
frances ,  ce  n'est  sûrement  pas  de  ce  pays-là  qu  ils 
viendront. 

Je  ne  confonds  point  les  diverses  causes  de 
mes  disgrâces;  je  sais  bien  discerner  celles  qui 
sont  l'effet   des   circonstances,   fouvrage  de  ia 
triste  nécessité,  de  celles  qui  me  viennent  uni- 
quement de  la  haine  de  mes  ennemis.  Eh  !  plût 
à  Dieu  que  je  n'en  eusse  pas  plus  à  Genève  qu'en 
France,  et  qu'ils  n'y  fussent  pas  plus  implaca- 
)>les  !  Chacun  sait  aujourdhui  d'où  sont  partis 
les  coups  qu  on  ma  portés,  et  qui  mont  été  les 
plus  sensibles.  Vos  gens  me  reprochent  mes  mal- 
heurs comme   sils  n'étoient  pas  leur  ouvrage. 
Quelle  noirceur  plus  cruelle  que  de  me  faire  un 
crime  à  Genève  des  persécutions  qu'on  me  sus- 
citoit  dans  la  Suisse ,  et  de  ni'accuser  de  n  être 
admis  nulle  part,  en  me  faisant  chasser  de  par- 
tout :'  Faut-il  que  je  reproche  à  l'amitié  qui  m'ap- 
pela dans  ces  contrées  le  voisinage  de  mon  pays? 


35o        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  M0.NTAG:NE. 

J'ose  en  attester  tous  les  peuples  de  lEurope;  y 
en  a-t-il  un  seul ,  excepté  la  Suisse ,  où  je  n  eusse 
pas  été  reçu ,  même  avec  hoinieur  ?  Toutefois 
tlois-je  nie  plaindre  du  choix  de  ma  retraite? 
Non,  malgré  tant  d'acharnement  et  d outrages, 
j'ai  plus  gagné  que  perdu  ;  j  ai  trouvé  un  homme. 
Ame  nohle  et  grande!  ô  George  Keitli  !  mon  pro- 
lecteur, mon  ami,  mon  père!  où  que  vous  soyez, 
où  que  j'achève  mes  tristes  jours,  et  dussè-je  ne 
vous  revoir  de  ma  vie,  non,  je  ne  reprocherai 
point  au  ciel  mes  misères  ;  je  leur  dois  votre 
amitié. 

En  conscience  ^  y  a-t-il  parité  entie  des  livres 
oii  Von  trouve  quelques  traits  èpars  et  indiscrets 
contre  la  religion  ,  et  des  livres  où ,  sans  détour , 
sans  ménagement ^  on  l'attaque  dans  ses  dogmes^ 
dans  sa  morale ,  dans  son  influence  sur  la  so- 
ciété ? 

En  conscience!...  Il  ne  siéroit  pas  à  un  impie 
k'I  que  moi  doser  parler  de  conscience...  sur- 
tout vis-à-vis  de  ces  bons  chrétiens...  ainsi  je  me 
lais...  (Test  pourtant  une  singuHère  conscience 
que  celle  ({ui  lait  dire  à  des  magistrats,  Nous 
soulïrons  volontiers  qu'on  blasphème ,  mais  nous 
ne  souffrons  pas  qu'on  raisonne!  Otons ,  mon- 
sieur ,  la  disparité  des  sujets  ;  cest  avec  ces 
mêmes  lac;ons  de  penser  que  les  Athéniens  ap- 
plaudissoieni  aux  impiétés  d'Aristophane  ,  et 
firent  mourir  Socrate. 

TTnc  des  choses  qui  me  donnent  le  plus  de 
conHancc  dans  mes  principes  est  de  trouver  leur 


PREMIÈRE    PARTIE.  35  I 

application  toujours  juste  dans  les  cas  que 
j'avois  le  moins  prévus  ;  tel  est  celui  qui  se  pré- 
sente ici.  Une  des  maximes  qui  découlent  de 
l'analyse  que  j'ai  faite  de  la  religion  et  de  ce  qui 
lui  est  essentiel,  est  que  les  hommes  ne  doivent 
se  mêler  de  celle  d'autrui  qu'en  ce  qui  les  inté- 
resse ;  doù  il  suit  qu'ils  ne  doivent  jamais  punir 
des  offenses  (i)  faites  unicjuement  à  Dieu ,  qui 
saura  bien  les  punir  lui-même.  Il  faut  honorer 
la  Divinité^  et  ne  la  venger  jamais ,  disent,  après 
Montesquieu,  les  représentants  :  ils  ont  raison. 
Cependant  les  ridicules  outrageants,  les  impié- 
tés grossières ,  les  blasphèmes  contre  la  religion  , 

(i)  Notez  que  je  me  sers  de  ce  mot  offenser  TJicii^  selon 
Tusage,  quoique  j(;  sois  très  éloigné  de  l'admettre  dans 
son  sens  propre ,  et  que  je  le  trouve  très  mal  applique'  ; 
comme  si  quelque  être  que  ce  soit,  un  homme,  un  ange, 
le  diable  même,  pouvoit  jamais  offenser  Dieu  !  I^e  mot 
que  nous  rendons  ^mr  offenses  est  traduit  comme  pi'esque 
tout  le  reste  du  texte  sacré  ;  c'est  tout  dire.  Des  hommes 
enfarinés  de  leur  théologie  ont  rendu  et  défiguré  ce  livre 
admirable  selon  leurs  petites  idées;  et  voilà  de  quoi  l'on 
entretient  la  folie  et  le  fanatisme  du  peuple.  Je  trouve 
très  sage  la  circonspection  de  l'église  romaine  sur  les 
traductions  de  l'écriture  en  langue  vulgaire;  et  comme 
il  n'est  pas  nécessaire  de  proposer  toujours  au  peuple 
les  méditations  voluptueuses  du  canli([ue  des  cantiques  , 
ni  les  malédictions  continuelles  de  David  contre  ses  en- 
nemis, ni  les  subtilités  de  S.  Paul  sur  la  grâce,  il  est 
dangereux  de  lui  proposer  la  sublime  morale  de  l'évan- 
gil(!  dans  des  termes  qui  ne  reiulent  pas  exactement  le 
sens  «le  fauteur;  car,  pour  peu  qu'on  s'en  écarte  en  pre- 
nant une  autre  route,  on  va  très  loin. 


352        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGIS'E. 

sont  punissables  .jamais  les  raisonnements.  Poui'- 
quoi  cela?  parceque,  clans  ce  premier  cas,  on 
n'attaque  pas  seulement  la  religion ,  mais  ceux 
qui  la  professent  ;  on  les  insulte,  on  les  outra^,e 
dans  leur  culte,  on  marque  un  mépris  révoltant 
pour  ce  qu'ils  respectent ,  et  par  conséquent  pour 
eux.  De  tels  outrages  doivent  être  punis  par  les 
lois,  parcequils  retombent  sur  les  hommes ,  et 
que  les  hommes  ont  droit  de  s  en  ressentir.  Mais 
où  est  le  mortel  sur  la  terre  qu'un  raisonnement 
doive  offenser?  Où  est  celui  qui  peut  se  fâcher 
de  ce  qu'on  le  traire  en  homme,  et  quon  le  sup- 
pose raisonnable:'  Si  le  laisonneur  se  tronque  ou 
nous  troinpe,  et  que  vous  vous  intéressiez  à  lui 
ou  à  nous,  montrez-lui  son  tort,  désabusez-nous, 
battez-le  de  ses  propres  armes.  Si  vous  n'en  vou- 
lez pas  prendre  la  peine  ,  ne  diies  rien  ,  ne  1  écou- 
tez pas,  laissez-le  raisonner  ou  déraisonner,  et 
tout  est  fini  sans  bruit,  sans  querelle,  sans  in- 
sulte quelconque  pour  qui  que  ce  soit.  Mais  sur 
quoi  peut-on  fonder  la  maxime  contraire  de  to- 
lérer la  raillerie,  le  mépris  ,  l'outrage  ,  et  de  punir 
la  raison?  la  mienne  s'y  perd. 

Ces  messieurs  voient  si  souvent  M.  de  Vol- 
taire :  comment  ne  leur  a-t-il  point  inspiré  cet 
esprit  de  tolérance  qu'il  prêche  sans  cesse  ,  et 
dont  il  a  quelquefois  besoin?  S'ils  l'eussent  un 
peu  consullé  tlans  cette  affaire,  il  me  paroît  qu'il 
eût  pu  leur  parler  à-pcu-près  ainsi  : 

«  Messieurs,  ce  ne  sont  point  les  raisonneurs 
«qui  font  du  mal.  ce  sont  les  cafards.  La  phi- 


PREMIÈRE   PARTIE.  353 

«i  losoplîie  peut  aller  son  train  sans  risque  ;  le 
«  peuple  ne  l'entend  pas  ou  la  laisse  dire,  et  lui 
«(  rend  tout  le  dédain  qu  elle  a  pour  lui.  Raison- 
«  ner,  est  de  toutes  les  folies  des  hommes  celle 
«qui  nuit  le  moins  au  gienre  humain;  et  Ion 
«  voit  même  des  gens  sa^es  entichés  parfois  de 
"  cette  folie-là.  Je  ne  raisonne  pas ,  moi,  cela  est 
«vrai;  mais  d'autres  raisonnent:  quel  mal  en 
«  arrive-t-il?  Voyez  tel ,  tel,  et  tel  ouvrage:  n'y 
"  a-t-il  que  des  plaisanteries  dans  ces  livres-là  ? 
«  Moi-même  enfin,  si  je  ne  raisonne  pas,  je  fais 
«mieux,  je  fais  raisonner  mes  lecteurs.  Voyez 
«  mon  chapitre  des  Juifs;  voyez  le  même  cha- 
«  pitre  plus  développé  dans  le  Sermon  des  Cin- 
«  quante:  il  y  a  là  du  raisonnement,  ou  lequiva- 
«  lent,  je  pense.  Vous  conviendrez  aussi  qu'il  y  a 
«  peu  de  détour,  et  quelque  chose  de  plus  que 
«  des  traits  épars  et  indiscrets. 

«  Nous  avons  arrangé  que  mon  grand  crédit  à 
«  la  cour  et  ma  toute-puissance  prétendue  vous 
«  serviroient  de  prétexte  pour  laisser  courir  en 
«  paix  les  jeux  hadins  de  mes  vieux  ans  :  cela 
«  est  bon  ;  mais  ne  brûlez  pas  pour  cela  des 
«  écrits  plus  graves,  car  alors  cela  seroit  trop 
«  choquant. 

"  J'ai  tant  prêché  la  tolérance!  Il  ne  faut  pas 
«  toujours  l'exiger  des  autres  ,  et  n'en  jamais 
«  user  avec  eux.  Ce  pauvre  homme  croit  en 
«  Dieu;  passons-lui  cela,  il  ne  fera  pas  secte  :  il 
«est  ennuyeux,  tous  les  raisonneurs  le  sont: 
i<  nous  ne  mettrons  pas  celui-ci  de  nos  soupei's; 

7.  ^3 


354  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
«du  reste,  que  nous  importe?  Si  Ion  brûloit 
«tous  les  livres  ennuyeux,  que  deviendroient 
«  les  bibliothèques?  et  si  Ton  brûloit  tous  les 
w  gens  ennuyeux,  il  faudroit  faire  un  bûcher  du 
«pays.  Crovez-moi,  laissons  raisonner  ceux  qui 
«  nous  laissent  plaisanter;  ne  brûlons  ni  gens  ni 
«  livres  ,  et  restons  en  paix  ;  c'est  mon  avis.  » 
Voilà,  selon  moi,  ce  qu'eût  pu  dire  d  un  meilleur 
ton  M.  de  Voltaire;  et  ce  ncût  pas  été  là  ,  ce  me 
semble  ,  le  plus  mauvais  conseil  quil  auroit 
donne. 

Faisons  impartialementl a  comparaison  de  ces 
ou^'rages;  jugeons-en  par  l impressioîi  qu'ils  ont 
faite  dans  le  monde.  Jy  consens  de  tout  mon 
cœur.  Les  uns  s'impriment  et  se  débitent  par- 
tout; on  sait  comment  y  ont  été  reçus  les  au- 
tres. 

Ces  mots,  les  uns  et  les  autres.,  sont  équivo- 
ques. Je  ne  dirai  pas  sous  lesquels  lauieur  en- 
tend mes  écrits  :  mais  ce  que  je  puis  dire,  c'est 
qu'on  les  imprime  dans  tous  les  pays,  qu'on  les 
traduit  dans  toutes  les  langues,  qu  on  a  même 
fait  à-la-fois  deux  traductions  de  lluiiile  à  Lon- 
dres ,  honneur  ([ue  n  eut  jamais  aucun  autre  li- 
vre, excepté  llleloïse,  au  moins  que  je  sache. 
Je  dirai,  de  plus,  qu'en  France,  en  Angleterre, 
en  Allemagne,  môme  en  Italie,  on  me  plaint,  on 
m'aime,  on  voudroit  m  accueillir,  et  (pi  il  n'y  a 
par-tout  (ju'un  cri  d  indignation  contre  le  con- 
seil de  Genève.  Voilà  ce  que  je  sais  du  sort  de 
mes  écrits;  j'ignore  celui  des  autres. 


PREMIÈRE   PARTIE.  355 

Il  est  temps  de  finir.  Vous  voyez,  monsieur, 
que  dans  cette  lettre  et  dans  la  précédente  je  me 
suis  supposé  coupable  ;  mais  dans  les  trois  pre- 
mières j'ai  montré  que  je  ne  Tétois  pas.  Or  ju- 
gez de  ce  qu'une  procédure  injuste  contre  un 
coupable  doit  être  contre  un  innocent! 

Cependant  ces  messieurs,  bien  déterminés  à 
laisser  subsister  cette  procédure,  ont  hautement 
déclaré  que  le  bien  de  la  religion  ne  leur  per- 
mettoit  pas  de  reconnoître  leur  tort ,  ni  l'hon"- 
neur  du  gouvernement  de  réparer  leur  injustice. 
Il  faudroit  un  ouvrage  entier  pour  montrer  les 
conséquences  de  cette  maxime ,  qui  consacre  et 
change  en  arrêt  du  destin  toutes  les  iniquités 
des  ministres  des  lois.  Ce  n'est  pas  de  cela  qu'il 
s'agit  encore,  et  je  ne  me  suis  proposé  jusqu'ici 
que  d'examiner  si  1  injustice  avoit  été  commise, 
et  non  si  elle  devoit  être  réparée.  Dans  le  cas  de 
raffirmative ,  nous  verrons  ci-après  quelle  res- 
source vos  lois  se  sont  ménagée  pour  remédier 
à  leur  violation.  En  attendant,  que  faut-il  pen- 
ser de  ces  juges  inflexibles  qui  procèdent  dans 
leurs  jugements  aussi  légèrement  que  s'ils  ne  ti- 
roient  point  à  conséquence,  et  qui  les  maintien- 
nent avec  autant  d'obstination  que  s'ils  y  avoient 
apporté  le  plus  mùr  examen. 

Quelque  longues  qu'aient  été  ces  discussions, 
j'ai  cru  que  leur  objet  vous  donneroit  la  patience 
de  les  suivre;  j'ose  même  dire  que  vous  le  de- 
viez, puisqu'elles  sont  autant  l'apologie  de  vos 
lois  que  lu  mienne.  Dans  un  pays  libre  et  dans 

u3. 


35b  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
une  religion  raisonnable,  la  loi  qui  rendroit  cri- 
minel un  livre  pareil  au  mien  seroit  une  loi  fu- 
neste ,  quil  Tauciroit  se  hâter  d'abroger  pour 
l'honneur  et  le  bien  de  l'état.  Mais ,  grâces  au 
ciel,  il  n'existe  rien  de  tel  parmi  vous,  comme 
je  viens  de  le  prouver,  et  il  vaut  mieux  que  1  in- 
justice dont  je  suis  la  victime  soit  l'ouvrage  du 
magistrat  que  des  lois;  car  les  erreurs  des  hom- 
mes sont  passagères  ,  mais  celles  des  lois  durent 
autant  qu'elles.  Loin  que  l'ostracisme  qui  m'exile 
à  jamais  de  mon  pays  soit  l'ouvrage  de  mes  fau- 
tes ,  je  n'ai  jamais  mieux  rempli  mon  devoir  de 
citoyen  qu'au  moment  que  je  cesse  de  l'être,  et 
j'en  aurois  mérité  le  titre  par  l'acte  qui  m'y  fait 
renoncer. 

Rappelez-vous  ce  qui  venoit  de  se  passer,  il  y 
avoit  peu  d'années,  au  sujet  de  l'article  Genève 
de  M.  d'Alembert.  Loin  de  calmer  les  murmures 
excités  par  cet  article,  l'écrit  publié  par  les  pas- 
teurs les  avoit  augmentés;  et  il  n  y  a  personne  qui 
ne  sache  que  mon  ouvrage  leur  ht  plus  de  bien 
que  le  leur.  IjC  parti  protestant ,  mécontent 
d'eux,  n'éclatoit  pas  ,  mais  il  pou  voit  éclater 
d'un  moment  à  lautre;  et  malheureusement  les 
gouvernements  s  alarment  de  si  peu  de  chose  en 
ces  matières,  que  les  querelles  des  théologiens  , 
faites  pour  tomber  dans  loubli  d'ehes-mêmes  , 
prennent  toujours  de  limportance  par  celle 
qu'on  leur  veut  donner. 

Pour  moi,  je  regardois  comme  la  gloire  et  le 
bonheur  de  la  patrie  d'avoir  un  clergé  animé 


PREMIÈRE   PARTIE.  3Sj 

d  un  esprit  si  rare  dans  son  ordre,  et  qui,  sans 
s  attacher  à  la  doctrine  purement  spéculative , 
rapportoit  tout  à  la  morale  et  aux  devoirs  de 
riiomrae  et  du  citoyen.  Je  pensois  que,  sans 
faire  directement  son  apologie,  justifier  les  maxi- 
mes que  je  lui  supposois  et  prévenir  les  cen- 
sures qu'on  en  pourroit  faire  étoit  un  service  à 
rendre  à  letat.  En  montrant  que  ce  qu'il  négli- 
geoit  n'étoit  ni  certain  ni  utile,  j'espérois  conte- 
nir ceux  qui  voudroient  lui  en  faire  un  crime  : 
sans  le  nommer,  sans  le  désigner,  sans  compro- 
mettre son  orthodoxie ,  c'étoit  le  donner  en 
exemple  aux  autres  théologiens. 

li'entreprise  étoit  hardie,  mais  elle  n'étoit  pas 
téméraire;  et,  sans  des  circonstances  quil  étoit 
difficile  de  prévoir,  elle  devoit  naturellement 
réussir.  Je  n'étois  pas  seul  de  ce  sentiment;  des 
gens  très  éclairés,  d  illustres  magistrats  même, 
pensoient  comme  moi.  Considérez  l'état  reli- 
gieux de  l'Europe  au  moment  où  je  publiai  mon 
livre ,  et  vous  verrez  qu  il  étoit  plus  que  pro- 
bable qu'il  seroit  par-tout  accueilli.  La  religion, 
décréditée  en  tout  lieu  par  la  philosophie,  avoit 
perdu  son  ascendant  jusque  sur  le  peuple.  IjCS 
gens  d'église  ,  obstinés  à  l'étayer  par  son  côté 
foiblc ,  avoient  laissé  miner  tout  le  reste;  et  l'é- 
difice entier,  portant  à  faux ,  étoit  prêt  à  s'écrou- 
ler. Les  controverses  avoient  cessé  parcequ'elles 
nintéressoient  plus  personne;  et  la  paix  régnoit 
entre  les  dilférents  partis,  parccquc  nul  ne  se 
soucioit  plus  du  sien.  Pour  ùtcr  les  mauvaises 


358        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MO]STAG^E. 

branches  on  avoit  abattu  1  arbre  ;  pour  le  re- 
planter il  falloit  n'y  laisser  que  le  tronc. 

Quel  moment  plus  heureux  pour  établir  so- 
lidement la  paix  universelle  ,  que  celui  oii  lani- 
mosité  (les  partis  suspendue  laissoit  tout  le 
monde  en  état  d écouter  la  raison?  A  qui  pou- 
voit  déplaire  un  ouvrage  où,  sans  blâmer,  du 
moins  sans  exclure  personne  ,  on  faisoit  voir 
qu'au  fond  tous  étoient  d'accord  ;  que  tant  de 
dissentions  ne  s'étoient  élevées  ,  que  tant  de 
sang  n'avoit  été  versé  que  pour  des  malenten- 
dus; que  chacun  devoit  rester  en  repos  dans  son 
culte  ,  sans  troubler  celui  des  autres;  que  par- 
tout on  devoit  servir  Dieu,  aimer  son  prochain, 
obéir  aux  lois  ,  et  qu  en  cela  seul  consistoit  1  es- 
sence de  toute  bonne  religion?  Cétoit  établir 
à-la-fois  la  liberté  philosophique  et  la  piété  re- 
ligieuse; cétoit  concilier  l'amour  de  l'ordre  et 
les  égards  pour  les  préjugés  d'autiui  ;  cétoit, 
sans  détruire  les  divers  partis ,  les  ramener  tous 
au  terme  commun  de  1  humanité  et  de  la  raison  : 
loin  d'exciter  des  querelles,  cétoit  couper  la  ra- 
cine à  celles  qui  gernumt  encore,  et  qui  renaî- 
tront infailliblement  d'un  jour  à  1  autre,  lorsque 
le  zélé  du  fanatisme  ,  qui  n'est  qu  assoupi ,  se  ré- 
veillera :  cétoit,  en  un  mot,  dans  ce  siècle  pa- 
cifi(|ue  par  indifférence,  donner  à  chacun  des 
raisons  très  fortes  dètre  toujours  ce  quil  est 
maintenant  sans  savoir  pourcpioi. 

Que  de  maux  tout  prêts  à  renaître  n'(''toient 
poipt  prévenvis  si  Ton  m  çùt  çcouié  !  Quels  iu'» 


PREMIÈRE   PARTIE.  359 

convénients  étoient  attachés  à  cet  avantage  ? 
Pas  un.  non,  pas  un.  Je  défie  qu'on  m'en  montre 
un  seul  probable  et  même  possible,  si  ce  n'est 
l'impunité  des  erreurs  innocentes,  et  l'impuis- 
sance des  persécuteurs.  Eh  !  comment  se  peut-il 
qu'après  tant  de  tristes  expériences ,  et  dans  un 
siècle  si  éclairé ,  les  (gouvernements  n'aient  pas 
encore  appris  à  jeter  et  briser  cette  arme  terrible, 
qu'on  ne  pieut  manier  avec  tant  d'adresse  qu'elle 
ne  coupe  la  main  qui  s  en  veut  servir?  L'al^bé 
de  Saint-Pierre  vouloit  qu'on  ôtât  les  écoles  de 
théologie  ,  et  qu'on  soutînt  la  religion.  Quel 
parti  prendre  pour  parvenir  sans  bruit  à  ce 
double  objet  qui ,  bien  vu  ,  se  coulond  en  un  ? 
Le  parti  que  j'avois  pris. 

TTne  circonstance  malheureuse  ,  en  arrêtant 
l'eftet  de  mes  bons  desseins  ,  a  rassemblé  sur  ma 
tête  tous  les  maux  dont  je  voulois  délivrer  le 
genre  humain.  Renaîtra-t-il  jamais  un  autre  ami 
de  la  vérité  que  mon  sort  n  effraie  pas?  Je  l'i- 
gnore. Quil  soit  plus  sage,  s'il  a  le  même  zèle, 
en  set-a-t-il  plus  heureux  ?  J'en  doute.  Le  mo- 
ment que  j'avois  saisi,  puisqu'il  est  manqué  ,  ne 
reviendra  plus.  Je  souhaite  de  tout  mon  cœur 
que  le  parlement  de  Paris  ne  se  repente  pas  un 
jour  lui-même  d'avoir  remis  dans  la  main  de  la 
superstition  le  poignard  que  j'en  f'aisois  tomber. 

Mais  laissons  les  lieux  et  les  temps  éloignés, 
et  retournons  à  Genève.  Cest  là  que  je  veux 
vous  ramener  par  une  dernière  observation ,  que 
vous  êtes  bien  à  portée  de  faire,  et  qui  doit  cer 


36o  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAG^'E. 
tainenieat  vous  frapper.  Jetez  les  yeux  sur  ce 
qui  se  passe  autour  de  vous.  Quels  sont  ceux 
qui  me  poursuivent?  quels  sont  ceux  qui  me 
défendent?  Voyez  parmi  les  représentants  lelite 
de  vos  citoyens  :  Genève  en  a-t-elle  de  plus  es- 
timables? Je  ne  veux  point  parler  de  mes  per- 
sécuteurs ;  à  Dieu  ne  plaise  que  je  souille  jamais 
raa  plume  et  ma  cause  des  traits  de  la  satire  I 
je  laisse  sans  regret  cette  arme  à  mes  ennemis. 
Mais  comparez  et  ju{|ez  vous-même.  De  quel 
côté  sont  les  mœurs,  les  vertus,  la  solide  piété, 
le  plus  vrai  patriotisme?  Quoi  î  j  offense  les  lois, 
et  leurs  plus  zélés  défenseurs  sont  les  miens! 
j'attaque  le  pouvernement ,  et  les  meilleurs  ci- 
toyens m'approuvent  !  j'attaque  la  religion  ,  et 
j'ai  pour  moi  ceux  qui  ont  le  plus  de  religion  ! 
Cette  seule  observation  dit  tout;  elle  seule  mon- 
tre mon  vrai  crime  et  le  vrai  sujet  de  mes  dis- 
grâces. Ceux  qui  nie  baissent  et  m'outragent 
font  mon  éloge  en  dépit  deux.  Leur  bainc  sex- 
plique  d'elle-même.  Un  Genevois  peut-il  s'y 
tromper  ? 


LETTRE  VL 

liiNCORE  une  lettre,  monsieur,  et  vous  êtes  dé- 
livré de  moi.  Mais  je  me  trouve,  en  la  commen- 
çant ,  dans  une  situation  bien  bizarre,  obligé  de 
1  écrire ,  et  ne  sachant  de  quoi  la  remplir.  Gon- 


PREMIÈRE   PARTIE.  36l 

cevez-vous  qu'on  ait  à  se  justifier  d'un  crime 
qu'on  ignore ,  et  qu'il  faille  se  défendre  sans  sa- 
voir de  quoi  Ton  est  accusé  ?  C'est  pourtant  ce 
que  j'ai  à  faire  au  sujet  des  gouvernements.  Je 
suis,  non  pas  accusé,  mais  jugé,  mais  flétri, 
pour  avoir  publié  deux  ouvrages   téméraires  , 
scandaleux  ^  impies^  tendants  à  détruire  la  reli- 
gion chrétienne  et  tous  les  gouvernements.  Quant 
à  la  religion ,  nous  avons  eu  du  moins  quelque 
prise  pour  trouver  ce  qu'on  a  voulu  dire,   et 
nous  l'avons  examiné.  Mais,  quant  aux  gouver- 
nements, rien  ne  peut  nous  fournir  le  moindre 
indice.  On  a  toujours  évité  toute  espèce  d'expli- 
cation sur  ce  point  :  on  n'a  jamais  voulu  dire 
en  quel  lieu  j'entrcprenois  ainsi  de  les  détruire, 
ni  comment ,  ni  pourquoi ,  ni  rien  de  ce  qui  peut 
constater  que  le  délit  n'est  pas  imaginaire.  C'est 
comme  si  Ton  jugeoit  quelqu'un  pour  avoir  tué 
un  homme  ,  sans  dire  ni  où,  ni  qui ,  ni  quand  ; 
pour  un  meurtre  al)strait.  A  finquisilion ,  l'on 
force  bien  l'accusé  de  deviner  de  quoi  on  fac- 
cuse;  mais  on  ne  le  juge  pas  sans  dire  sur  quoi. 
L'auteur  des  Lettres  écrites  de  la  campagne 
évite  avec  le  même  soin  de  s'expliquer  sur  ce 
prétendu  délit  ;  il  joint  également  la  religion  et 
les  gouvernements  dans  la  même  accusation  gé- 
nérale :  puis,  entrant  en  matière  sur  la  religion, 
il  déclare  vouloir  s'y  borner,  et  il  tient  parole. 
Comment  parviendrons-nous  à  vérifier  l'accusa- 
tion qui  regarde  les  gouvernements,  si  ceux  qui 
l'intentent  refusent  de  dire  sur  quoi  elle  porte? 


362        LETTRES  ÉCP.ÎTES  DE  LA  MONTAGNE. 

Remarquez  même  comment ,  d'un  trait  de 
plume  ,  cet  auteur  change  1  état  de  la  question. 
Le  conseil  prononce  que  mes  livres  tendent  à 
détruire  tous  les  ^^ouvc  rncnients  ;  Tauteur  des 
Lettres  dit  seulement  que  les  gouvernements  y 
sont  livrés  à  la  plus  audacieuse  critique.  Cela  est 
fort  dillérent.  Une  crili(jue,  qucKjue  audacieuse 
qu  elle  puisse  être,  n'est  point  une  conspiration. 
Critiquer  ou  blâmer  quelques  lois,  n  est  pas  ren- 
verser toutes  les  lois.  Autant  vaudroii  accuser 
quclquun  d  assassiner  les  malades  lorsquil  mon- 
tre les  Fautes  des  médecins. 

Encore  une  fois,  que  répondre  à  des  raisons 
qu'on  ne  veut  pas  di<e?  Comment  se  justifier 
contre  un  jugement  porté  sans  motif;'  Que  sans 
preuve  de  part  ni  d  autre  ces  messieurs  disent 
que  je  veux  renverser  tous  les  gouvernements, 
et  que  je  dise,  moi,  que  je  ne  veux  pas  renver- 
ser tous  les  gouvernements,  il  v  a  dans  ces  as- 
sertions parité  exacte,  excepté  cpu-  l(^  préjuge 
est  pour  moi;  car  il  est  à  présumer  que  je  sais 
mieux  que  personne  ce  que  je  veux  faire. 

Mais  où  la  parité  manque,  c'est  dans  reflet  de 
l'assertion.  Sur  la  leur,  mon  li\re  est  brûle  ,  ma 
personne  est  (l(''ci"(''léc;  et  ce  tpjc  j  affirme  n(^  l'é- 
tablit rien.  Seulement,  si  je  prouve  (jue  1  accu- 
sation est  fausse  et  le  jugement  ini(jue,  l'affront 
qu'ils  m'ont  fait  retourne  à  eux-mêmes:  le 
décret ,  le  bourreau  ,  tout  v  devroit  retourner, 
puis([ue  nul  ne  détruit  si  radicalemeut  le  gou- 
vernement que  celui  qui  en  tire  un  usage  di- 


PREMIÈRE    PARTIE.  363 

rectement  contraire  à  la  fin  pour  laquelle  il  est 
institué. 

Il  ne  suffît  pas  que  j'affirme  ,  il  faut  que  je 
prouve;  et  c'est  ici  qu'on  voit  combien  est  dé- 
plorable le  sort  d'un  particulier  soumis  à  d'in- 
justes majOfistrats  ,  quand  ils  n'ont  rien  à  crain- 
dre du  souverain,  et  quils  se  mettent  au-dessus 
des  lois.  D'une  affirmation  sans  preuve  ils  font 
une  démonstration  ;  voilà  linnocent  puni.  Bien 
plus ,  de  sa  défense  même  ils  lui  font  un  nou- 
veau crime  ,  et  il  ne  tiendroit  pas  à  eux  de  le 
punir  encore  d'avoir  prouvé  quil  étoit  inno- 
cent. 

Gomnjcnt  m'y  prendre  pour  montrer  qu'ils 
n'ont  pas  dit  vrai,  pour  prouver  que  je  ne  dé- 
truis point  les  (gouvernements?  Quelque  endroit 
de  mes  écrits  que  je  défende,  ils  diront  que  ce 
n'est  pas  celui-lèi  qu  ils  ont  condamné,  quoiqu  ils 
aient  condamné  tout ,  le  bon  comme  le  mauvais, 
sans  nulle  distinction.  Pour  ne  leur  laisser  au- 
cune défaite,  il  faudroit  donc  tout  reprendre,  tout 
suivre  d'un  bout  à  lautre,  livre  à  livre  ,  pafje  à 
page,  ligne  à  ligne, et  presque  enfin  mot  à  mot. 
11  faudroit  de  plus  examiner  tous  les  gouverne- 
ments du  monde,  puisqu'ils  disent  que  je  les  dé- 
truis tous.  Quelle  entreprise!  Que  d  années  y 
faudroit-il  employer  ?  Que  iX in-folio  faudroit-il 
écrire!  et,  après  cela,  qui  les  liroit ? 

Exigez  de  moi  ce  qui  est  faisable.  Tout  bomme 
sensé  doit  se  contenter  de  ce  que  j  ai  à  vous  dire: 
vous  ne  voulez  sûrement  rien  de  plus. 


364       LETTRES  ÉCRITES  DÉ  LA  MOÎSTAGNE. 

T3e  mes  deux  livres ,  hrùlés  à-la-fois  sous  des 
imputations  eonimunes,  il  n'y  en  a  qu'un  qui 
traite  du  droit  politique  et  des  matières  de  fjou- 
vernemenl.  Si  1  autre  en  traite  ,  ce  n'est  que  dans 
un  extrait  du  premier.  Ainsi  je  suppose  que  c'est 
sur  celui-ci  seulement  que  tombe  l'accusation. 
Si  cette  accusation  portoit  sur  quelque  passage 
particulier,  on  lauroit  cité  sans  doute;  on  en  au- 
roit  du  moins  extrait  quelque  maxime  fidèle  ou 
infidèle,  comme  on  a  fait  sur  les  points  concer- 
nant la  religion. 

C'est  donc  le  système  établi  dans  le  corps  de 
l'ouvrage  qui  détruit  les  gouvernements  :  il  ne 
s'agit  donc  que  d'exposer  ce  système,  ou  de  faire 
une  analyse  du  livre  ;  et  si  nous  n'y  voyons  évi- 
demment les  principes  destructifs  dont  il  s  agit, 
nous  saurons  du  moins  où  les  cbercher  dans 
l'ouvrage,  en  suivant  la  méthode  de  l'auteur. 

Mais,  monsieur,  si ,  durant  cette  analyse,  qui 
sera  courte,  vous  trouvez  quelque  conséquence 
à  tirer ,  de  grâce  ne  vous  pressez  pas.  Attendez 
que  nous  en  raisonnions  ensemble  :  après  cela 
vous  y  reviendrez  si  vous  voulez. 

Qu'est-ce  qui  fait  que  l'état  est  un?  C'est  l'u- 
nion de  ses  membres.  Et  doit  naît  l'union  de  ses 
membres?  De  l'obligation  qui  les  lie.  Tout  est 
d'accord  jusqu'ici. 

Mais  quel  est  le  fondement  de  cette  obliga- 
tion? Voilà  où  les  auteurs -se  divisent.  Selon  les 
uns,  c'est  la  force;  selon  d autres,  l'autorité  pa- 


PREMIÈRE    PARTIE.  365 

ternelle;  selon  d  autres,  la  volonté  de  Dieu.  Cha- 
cun établit  son  principe  et  attaque  celui  des 
autres  :  je  n'ai  pas  moi-même  fait  autrement; 
et,  suivant  la  plus  saine  partie  de  ceux  qui  ont 
discuté  ces  matières,  j'ai  posé  pour  fondement 
du  corps  politique  la  convention  de  ses  mem- 
bres; j  ai  réfuté  les  principes  différents  du  mien. 

Indépendamment  de  la  vérité  de  ce  principe, 
il  remporte  sur  tous  les  autres  par  la  solidité 
du  fondement  quil  établit;  car  quel  fondement 
plus  sûr  peut  avoir  l'obligation  parmi  les  hom- 
mes,  que  le  libre  engagement  de  celui  qui  so- 
blige?  On  peut  disputer  tout  autre  principe  (i); 
on  ne  sauroit  disputer  cchd-là. 

Mais  par  cette  condition  de  la  liberté,  qui  en 
renferme  d'autres ,  toutes  sortes  d'engagements 
ne  sont  pas  valides  ,  même  devant  les  tribunaux 
humains.  Ainsi,  pour  déterminer  celui-ci,  l'on 
doit  en  expliquer  la  nature,  on  doit  en  trouver 
l'usage  et  la  fin ,  on  doit  prouver  qu'il  est  con- 
venable à  des  hommes,  et  quil  n'a  rien  de  con- 
traire aux  lois  naturelles  :  car  il  n'est  pas  plus 
permis  d'enfreindre  les  lois  naturelles  par  lecon- 
tract  social,  qu'il  n'est  permis  d'enfreindre  les 

(i)  Même  celui  de  la  volonté  de  Dieu,  du  moins  quant 
à  l'application.  Car,  bien  qu'il  soit  clair  que  ce  que  Dieu 
veut  riiouime  doit  le  vouloir,  il  n'est  pas  clair  que  Dieu 
veuille  qu'on  préfère  tel  {gouvernement  à  tel  autre  ,  ni 
qu'on  obéisse  à  Jacques  plutôt  qu'à  Guillaume.  Or  voilà 
de  quoi  il  s'agit. 


366        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
lois  positives  par  les  contrats  des  particuliers, 
et  ce  n'est  que  par  ces  lois  mêmes  qu'existe  la  li- 
berté qui  donne  force  à  ren.j>,af>ement. 

J'ai,  pour  résultat  de  cet  examen,  que  rétablis- 
sement du  contrat  social  est  un  pacte  d  une  es- 
pèce particulière  ,  par  lequel  chacun  s'enj^afje 
envers  tous;  d'où  s'ensuit  rengagement  récipro- 
que de  tous  envers  chacun,  qui  est  l'objet  immé- 
diat de  l'union. 

Je  dis  que  cet  engagement  est  d'une  espèce 
particulière,  en  ce  qu'étant  absolu,  sans  condi- 
tion, sans  réserve,  il  ne  peut  toutefois  être  in- 
juste ni  susceptible  d  ahus  ,  puisqu  il  n'est  pas 
possible  que  le  corps  se  veuille  nuire  à  lui-même, 
tant  que  le  totit  ne  veut  que  pour  tous. 

Il  est  encore  d'une  espèce  particulière  ,  en  ce 
qu'il  lie  les  contractants  sans  les  assujettir  à  per- 
sonne, et  qu'en  leur  donnant  leur  seule  volonté 
pour  règle  il  les  laisse  aussi  libres  qu'aupara- 
vant. 

La  volonté  de  tous  est  donc  l'ordre,  la  règle 
suprême  ;  et  cette  règle  générale  et  personnifiée 
est  ce  que  j  appelle  le  souverain. 

Il  suit  de  là  que  la  souveiaincté  est  indivisi- 
ble, inaliénable,  et  qu'elle  réside  essentiellement 
dans  tous  les  membres  du  corps. 

Mais  comment  agit  cet  être  abstrait  et  collec- 
tif? 11  agit  par  des  lois ,  et  il  ne  sauroit  agir  au- 
trement. 

Et  qu'est-ce  qu'une  loi  ?  C  est  une  déclaration 


PREMIÈRE    PARTIE.  867 

publique  et  solennelle  de  la  volonté  générale 
sur  un  objet  d  intérêt  commun. 

Je  dis  sur  un  objet  d'intérêt  commun  ,  parce- 
que  la  loi  perdroit  sa  force,  et  cesseroit  dêtre 
légitime ,  si  l'objet  n'en  importoit  à  tous. 

La  loi  ne  peut  par  sa  nature  avoir  un  objet 
particulier  et  individuel  :  mais  l'application  de 
la  loi  tombe  sur  des  objets  particuliers  et  indi- 
viduels. 

Le  pouvoir  léfrislatif ,  qui  est  le  souverain  ,  a 
donc  besoin  d  un  autre  pouvoir  qui  exécute  , 
c'est-à-dire  qui  réduise  la  loi  en  actes  particu- 
liers. Ce  second  pouvoir  doit  être  établi  de  ma- 
nière qu'il  exécute  toujours  la  loi,  et  qu'il  n'exé- 
cute jamais  que  la  loi.  Ici  vient  linstitution  du 
gouvernement. 

Qu'est-ce  que  le  gouvernement?  C'est  un 
corps  intermédiaire  établi  entre  les  sujets  et  le 
souverain  pour  leur  mutuelle  correspondance, 
chargé  de  l'exécution  des  lois  et  du  maintien  de 
la  liberté  tant  civile  que  politique. 

Le  gouvernement,  comme  partie  intégrante 
du  corps  politique,  participe  à  la  volonté  géné- 
rale qui  le  constitue  ;  comme  corps  lui-même  ,  il 
a  sa  volonté  propre.  Ces  deux  volontés  quelque- 
fois s'accordent,  et  quelquefois  .^e  combattent. 
C'est  de  l'effet  combiné  de  ce  concours  et  de  ce 
conflit  que  résulte  le  jeu  de  toute  la  machine. 

Le  principe  qui  constitue  les  diverses  formes 
du  gouvernement  consiste  dans  le  nombre  de* 


membres  qui  le  composent.  Plus  ce  nombre  est 
petit,  plus  le  {gouvernement  a  de  force;  plus  le 
nombre  est  {^rand ,  plus  le  {gouvernement  est  foi- 
ble;  et  comme  la  souveraineté  tend  toujours  au 
relâcbenient,  le  gouvernement  tend  toujours  à 
se  renforcer.  Ainsi  le  corps  exécutif  doit  l'em- 
porter à  la  lon{>ue  sur  le  corps  léj^islatif;  et  quand 
la  loi  est  enfin  soumise  aux  hommes,  il  ne  reste 
que  des  esclaves  et  des  maîtres  ;  l'état  est  dé- 
truit. 

Avant  cette  destruction  ,  le  {gouvernement 
doit,  par  son  pro{jrès  naturel, chanf^er  de  forme 
et  passer  par  de{jrés  du  grand  nombre  au  moin- 
dre. 

liCS  diverses  formes  dont  le  gouvernement  est 
susceptible  se  réduisent  à  trois  principales. 
Après  les  avoir  comparées  par  leurs  avantages 
et  par  leurs  inconvénients,  je  donne  la  préfé- 
rence à  celle  qui  est  intermédiaire  entre  les 
deux  extrêmes,  et  qui  porte  le  nom  d'aristo- 
cratie. On  doit  se  souvenir  ici  que  la  constitu- 
tion de  l'état  et  celle  du  gouvernement  sont  deux 
choses  très  distinctes,  et  que  je  ne  les  ai  pas 
confondues.  Le  meilleur  des  gouvernements  est 
raristocrati({ue  ;  la  pire  des  souverainetés  est 
l'aristoc  rnti(jue. 

Ces  discussions  en  amènent  d  autres  sur  la  ma- 
nière dont  le  gouvernement  dégénère  ,  et  sur  les 
moyens  de  retarder  la  destruction  du  corps  po- 
litique. 

Enfin,  dans  le  dernier  livre,  j'examine,  par 


PREMIÈRE   PARTIE.  36g 

Voie  de  comparaison  avec  le  meilleur  gouverne- 
ment qui  ait  existé  ,  savoir  celui  de  Rome,  la  po- 
lice la  plus  favorable  à  la  bonne  constitution  tle 
Tétat;  puis  je  termine  ce  livre  et  tout  l'ouvra^re 
par  des  recherches  sur  la  manient  dont  la  reli- 
[}ion|^pcut  et  doit  entrer  comme  partie  constitu- 
tive dans  la  composition  du  corps  politique. 

Que  pensiez-vous ,  monsieur,  en  lisant  cette 
analyse  courte  et  fidèle  de  mon  livre?  Je  le  <le- 
vine.  Vous  disiez  en  vous-même:  Voilà  l^iisti  ire 
du  gouvernement  de  Genève.  C'est  ce  qu'ont  dit 
à  la  lecture  du  niême  ouvrage  tous  ceux  qui  con- 
ïioissent  votre  constitution. 

Et  en  effet,  ce  contrat  primitif,  cette  essence 
de  la  souveraineté  ,  cet  empire  des  lois ,  cette  in- 
stitution du  gouvernement ,  cette  manière  de  le 
resserrer  à  divers  degrés  pour  compenser  lauto- 
rité  par  la  force,  cette  tendance  à  fusurpation, 
ces  assemblées  périodiques,  cette  adresse  à  les 
ôter,  cette  destruction  prochaine enfm,  qui  vous 
menace  et  que  je  voulois  prévenir,  n  est-ce  pas 
trait  pour  trait  l'image  de  votre  république,  de- 
puis sa  naissance  jusqu'à  ce  joqr? 

J'ai  donc  pris  votre  constitution,  que  je  trou- 
Vois  belle,  pour  modèle  des  institutions  pi>liti-' 
ques  ;  et  vous  proposant  en  exemple  à  l'Europe, 
loin  de  chercher  à  vous  détruire  ,  j'exposois  les 
moyens  de  vous  conserver.  Cette  constitution, 
toute  bonne  quelle  est, n'est  pas  sans  défaut  ;  ou 
pouvoit  prévenir  les  altérations  qu'elle  a  souf- 
fertes ,  la  garantir  du  danger  qu'elle  court  au- 
7-  a4 


SjO  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
jourd'hui.  J'ai  prévu  ce  danger,  je  l'ai  fait  enten- 
dre ,  j'indiquois  des  préservatifs  :  étoit-ce  la 
vouloir  détruire  ,  que  de  montrer  ce  quil  lalloit 
faire  pour  la  maintenir  ?  G  etoit  par  mon  atta- 
chement pour  elle  que  j'aurois  voulu  que  rien 
ne  pût  faltérer.  Voilà  tout  mon  crime  :  j'avois 
tort  peut-être;  mais  si  l'amour  de  la  patrie 
m'aveugla  sur  cet  article  ;  étoit-ce  à  elle  de  m'en 
punir? 

Comment  pouvois-je  tendre  à  renverser  tous 
les  gouvernements  ,  en  posant  en  principes  tous 
ceux  du  vôtre?  Le  fait  seul  détruit  l'accusation. 
Puisqu'il  y  avoit  un  gouvernement  existant  sur 
mon  modèle  ,  je  ne  tendois  donc  pas  à  détruire 
tous  ceux  qui  existoient.  Eh  !  monsieur ,  si  je 
n'avois  fait  qu'un  système,  vous  êtes  bien  sûr 
qu'on  n'auroit  rien  dit  :  on  se  fût  contenté  de 
reléguer  le  Contrat  social,  avec  la  République  de 
Platon  ,  l'Utopie  et  les  Sévarambcs,  dans  le  pays 
des  chimères.  Mais  je  peignois  un  objet  exis- 
tant, et  Ton  vouloit  que  cet  objet  changeât  de 
face.  Mon  livre  porloit  témoignage  contre  l'at- 
tentat qu'on  allojt  faire  :  voilà  ce  qu'on  ne  ma 
pas  pardonné. 

Mais  voici  qui  vous  paroîtra  bizarre.  Mon  li- 
vre attaque  tous  les  gouvernements ,  et  il  n'est 
proscrit  dans  aucim!  11  en  établit  un  seul  ,  il  le 
propose  en  exemple,  et  c'est  dans  celui-là  (ju  il 
est  brûlé  !  N  est-il  pas  singulier  que  les  gouverne- 
ments attaqués  se  taisent ,  et  que  le  gouverne- 
ment respecté  sévisse?  Quoi  !  le  magistrat  de  Ge- 


PREMIÈRE   PARTIE.  871 

iiève  se  fait  le  protecteur  des  autres  gouverne- 
ments contre  le  sien  même  !  Il  punit  son  propre 
citoyen  d'avoir  préféré  les  lois  de  son  pays  à  tou- 
tes les  autres  !  Gela  est-il  concevable?  et  le  croi- 
riez-vous  si  vous  ne  l'eussiez  vu?  Dans  tout  le 
reste  de  lEurope  quelqu'un  s'est-il  avisé  de  flé- 
trir l'ouvrafje  ?  non  ,  pas  même  l'état  où  il  a  été 
imprimé  (i);  pas  même  la  France  ,  où  les  ma- 
gistrats sont  là-dessus  si  sévères.  Y  a-t-on  dé- 
fendu le  livre  ?  rien  de  semblable  :  on  n  a  pas 
laissé  d'abord  entrer  l'édition  de  Hollande; mais 
on  l'a  contrefaite  en  France,  et  l'ouvrage  y  court 
sans  difficulté.  Cctoit  donc  une  affaire  de  com- 
merce et  non  de  police:  on  préféroit  le  profit  du 
libraire  de  Fj:^nce  au  profit  du  libraire  étranger  : 
voilà  tout. 

Le  Contrat  social  n'a  été  brûlé  nulle  part  qu'à 
Genève,  où  il  n'a  pas  été  imprimé  ;  le  seul  ma- 
gistrat de  Genève  y  a  trouvé  des  principes  des- 
tructifs de  tous  les  gouvernements.  A  la  vérité, 
ce  magistrat  na  point  dit  quels  étoient  ces  prin- 
cipes; en  cela  je  crois  qu'il  a  fort  prudemment 
fait. 

L'effet  des  défenses  indiscrètes  est  de  n'être 
point  observées  et  d'énerver  la  force  de  lautorité. 
Mon. livre  est  dans  les  mains  de  tout  le  monde  à 

(i)  Dans  le  fort  fies  premières  clameurs,  causées  par 
les  procédures  de  Paris  et  de  Genève,  le  magistrat  sur- 
pris défendit  les  deux  livres:  mais,  sur  son  propre  exa- 
men, ce  sage  magistrat  a  bien  changé  de  sentiment, 
sur-tout  quant  au  Contrat  social. 

»4 


372  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAG^"E. 
Genève;  et  que  n est- il  également  dans  tous  les 
cœurs  1  Lisez-le,  monsieur,  ce  livre  si  décrié, 
mais  si  nécessaire  ;  vous  y  verrez  par-tout  la  loi 
mise  au-dessus  des  hommes;  vous  y  verrez 
par-tout  la  liberté  réclamée,  mais  toujours 
sous  1  autorité  des  lois,  sans  lesquelles  la  liberté 
ne  peut  exister,  et  sous  lesquelles  on  est  toujours 
libre,  de  queb^ue  façon  qu'on  soit  gouverné. 
Par-là  je  ne  fais  pas,  dit-on  ,  ma  cour  aux  puis- 
sances: tant  pis  pour  elles;  car  je  fais  leurs  vrais 
intérêts,  si  elles  savoient  les  voir  et  les  suivre. 
Mais  les  passions  aveuglent  les  hommes  sur  leur 
propre  bien.  Ceux  qui  soumettent  les  lois  aux 
passions  humaines  sont  les  vrais  destructeurs 
des  gouvernements  :  voilà  les  gens  cju  il  faudroit 
punir. 

Les  fondements  de  letat  sont  les  mêmes  dans 
tous  les  gouvernements  ;  et  ces  fondements  sont 
mieux  posés  dans  mou  livre  que  dans  aucun  au- 
tre. Quand  il  sagit  ensuite  de  comparer  les  di- 
verses formes  de  gouvernement,  on  ne  peut 
éviter  de  peser  séparément  les  avantages  et  les 
inconvénients  de  chacun  :  cest  ce  (pie  je  crois 
avoir  fait  avec  impartialité.  Tout  l)alan(é,  j'ai 
donné  la  préférence  au  gouvernement  de  mon 
pays.  Gela  étoii  naturel  et  raisonnable  ;  on  m'au- 
roit  blâmé  si  je  ne  l'eusse  pas  fait.  INlais  je  n'ai 
point  donné  d  exclusion  aux  autres  gouverne- 
nients  ;  au  contraire ,  j  ai  montre  que  cbacini 
avoit  sa  raison  qui  pouvoit  le  rendre  préférable 


PREMIÈRE  PARTIE.  S;^ 

à  tout  autre,  selon  les  liorames,  les  temps  et  les 
lieux.  Ainsi ,  loin  de  détruire  tous  les  gouverne- 
ments ,  je  les  ai  tous  établis. 

En  parlant  du  {gouvernement  monarchique  en 
particulier,  j'en  ai  bien  fait  valoir  l'avantage  ,  et 
je  n'en  ai  pas  non  plus  déguisé  les  défauts.  Cela 
est,  je  pense,  du  droit  d'un  homme  qui  rai- 
sonne; et  quand  je  lui  aurois  donné  l'exclusion , 
ce  qu'assurément  je  n'ai  pas  fait ,  s'ensuivroit-il 
qu'on  dût  m'en  punir  à  Genève?  Hobbes  a-t-il  été 
décrété  dans  quelque  monarchie,  parceque  ses 
principes  sont  destructifs  de  tout  gouverne- 
ment républicain?  et  fait-on  le  procès  chez  les 
rois  aux  auteurs  qui  rejettent  et  dépriment  les 
républi(|ues?  Le  droit  n'est-il  pas  réciproque? 
et  les  républicains  ne  sont-ils  pas  souverains 
dans  leur  pays  comme  les  rois  le  sont  dans  le 
leur  ?  Pour  moi,  je  n'ai  rejeté  aucun  gouverne- 
ment ,  je  n'en  ai  méprisé  aucun.  En  les  exami- 
nant, en  les  comparant ,  j  ai  tenu  la  balance, 
et  j  ai  calculé  les  poids  :  je  n'ai  rien  fait  de 
plus. 

On  ne  doit  punir  la  raison  nulle  part ,  ni  même 
le  raisonnement;  cette  punition  prouveroit  trop 
contre  ceux  qui  linq^oseroient.  Les  représen- 
tiuits  ont  très  bien  établi  que  mon  livre,  où  je 
ne  sors  pas  de  la  thèse  générale  ,  n'atta([uant 
point  le  gouveiniement  de  Genève,  et  imprimé 
hors  du  territoire,  ne  peut  être  considéré  que 
dans  le  nombre  de  ceux  qui  traitent  du  droit 


074        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
naturel  et  politique,  sur  lesquels  les  lois  ne  don- 
nent au  conseil  aucun  pouvoir ,  et  qui  se  sont 
toujours   vendus  publiquement  dans  la   ville  , 
quelque  principe  qu'on   y  avance  ,  et   quelque 
sentiment  qu'on  y  soutienne.  Je  ne  suis  pas  le 
seul  qui ,  discutant  par  a])Straction  des  questions 
de  politique, ait  pu  les  traiter  avec  quelque  har- 
diesse :  chacun  ne  le  fait  pas  ,  mais  tout  homme 
a  droit  de  le  faire; plusieurs  usent  de  ce  droit, et 
je  suis  le  seul  qu'on  punisse  pour  en  avoir  usé. 
L'infortuné  Sidney  pcnsoit  comme  moi,  mais  il 
agissoit  ;  c'est  pour  son  fait ,  et  non  pour  son  li- 
vre, qu'il  eut  fhonncur  de  verser  son  sang.  A\- 
thusius  ,  en    Allemagne,   s'attira  des  ennemis; 
mais  on  ne  s'avisa  pas  de  le  poursuivre  criminel- 
lement. Locke  ,  Montesquieu  ,  l'abbé  de  Saint- 
Pierre,  ont  traité  les  mêmes  matières,  et  sou- 
vent avec  la  même  liberté  tout  au  moins.  Locke 
en  particulier  les  a  traitées  exactement  dans  les 
mêmes  principes  que  moi.  Tous  trois  sont  nés 
sous  des  rois,  ont  vécu  tranquilles,  et  sont  morts 
honorés  dans  leurs  pays.  Vous  savez  comment 
j'ai  été  traité  dans  le  mien. 

Aussi  soyez  sûr  <pie,  loin  de  rougir  de  ces  flé- 
trissures, je  m'en  glorilic,  puisqu elles  ne  ser- 
vent qu'à  mettre  en  évidence  le  motif  qui  me  les 
attire,  et  que  ce  motif  n'est  que  d'avoir  bien  mé- 
rité de  mon  pays.  La  conduite  du  conseil  envers 
moi  m'afflige  sans  doute,  en  ronqiantdes  nœuds 
qui  m'étoient  si  chers;  mais  peut-elle  m'avilir? 
ÎSon,  clic  m'élève,  elle  me  met  au  lang  de  ceux 


PREMIÈRE   PARTIE.  37^ 

qui  ont  souffert  pour  la  liberté.  Mes  livres , 
quoiqu'on  fasse,  porteront  toujours  témoignage 
d'eux-mêmes,  et  le  traitement  qu'ils  ont  reçu  ne 
fera  que  sauver  de  lopprobre  ceux  qui  auront 
l'honneur  d'être  brûlés  après  eux. 


FIN   DE   LA    PREMIERE    PARTIE. 


*y*>V%^*'VV'*'^^/V».V'»-^V'»''W%.'«^*.*.^^V*.'*/%-VV'W%^V-*%^'»/^V'»/*.X'*/^X^/V*/'»,^V'V'VV^'^*-V 


LETTRES 


ECRITES 


DE  LA  MONTAGNE. 


SECONDE  PARTIE. 


LETTRE  VII. 

Vous  m'aurez  trouve  diffus,  monsieur;  mais  il 
falloit  lètrc,  et  les  sujets  que  j'avois  à  traiter  ne 
se  discutent  pas  par  des  épigramnies.  D'ailleurs 
ces  sujets  niéloi^noient  moins  qu'il  ne  semble 
de  celui  qui  vous  intéresse.  En  parlant  de  moi, 
je  pensois  à  vous;  et  votre  question  tenoit  si  bien 
à  la  mienne,  que  l'une  est  déjà  résolue  avec 
l'autre;  il  ne  me  reste  que  la  conséquence  à 
tirer.  Par-tout  oii  l'innocence  n'est  pas  en  sûreté, 
rien  n'y  peut  être;  par -tout  où  les  lois  sont 
violées  impunément,  il  n'y  a  plus  de  liberté. 

Cependant,  comme  on  peut  séparer  l'intérêt 
d'un  particulier  île  celui  du  public,  vos  idées 
sur  ce  point  sont  encore  incertaines;  vous  per- 
sistez à  vouloir  que  je  vous  aide  à  les  fixer.  Vous 


378       LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MÔISTAGKE. 
demandez  quel  est  l'état  présent  de  votre  répu- 
blique, et  ce  que  doivent  faire  ses  citoyens.  Il  est 
plus  aisé  de  répondre  à  la  première  question, 
qu'à  l'autre. 

Cette  première  question  \'Ous  embarrasse  sû- 
rement moins  par  elle-même  que  par  les  solu- 
tions contradictoires  qu'on  lui  donne  autour  de 
vous.  Des  gens  de  très  bon  sens  vous  disent , 
Nous  sommes  le  plus  libre  de  tous  les  peuples; 
et  d'autres  gens  de  très  bon  sens  vous  disent, 
Nous  vivons  sous  le  plus  dur  esclavage.  Lesquels 
ont  raison?  me  demandez-vous.  Tous,  monsieur; 
mais  à  différents  égards  :  une  distinction  très 
simple  les  concilie.  Rien  n  est  plus  libre  que  votre 
état  légitime  ;  rien  n'est  plus  servile  que  votre 
état  actuel. 

Vos  lois  ne  tiennent  leur  autorité  que  de  vous  ; 
vous  ne  reconnoissez  que  celles  que  vous  faites; 
vous  ne  payez  que  les  droits  que  vous  imposez; 
vous  élisez  les  chefs  qui  vous  gouvernent;  ils 
n'ont  droit  de  vous  juger  que  par  des  formes 
prescrites.  En  conseil  général  vous  êtes  législa- 
teurs, souverains,  indépendants  de  toute  puis- 
sance humaine;  vous  ratifiez  les  traités,  vous 
décidez  de  Ja  paix  et  de  la  guerre;  vos  magis- 
trats eux-mêmes  vous  traitent  de  magnifiques^ 
très  honorés  et  souverains  seigneurs:  voilà  votre 
liberté,  voici  votre  servitude. 

liC  corps  chargé  de  lexécution  de  vos  lois  en 
est  l'interprète  et  l'arbitre  suprême;  il  les  fait  par- 


SECONDE   PARTIE.  879 

1er  comme  il  lui  plaît;  il  peut  les  faire  taire;  il 
peut  même  les  violer  sans  que  vous  puissiez  y 
mettre  ordre;  il  est  au-dessus  des  lois. 

Les  chefs  que  vous  élisez  ont,  indépendam- 
ment de  votre  choi\,  d'autres  pouvoirs  qu'ils  ne 
tiennent  pas  de  vous,  et  qu'ils  étendent  aux  dé- 
pens de  ceux  qu'ils  en  tiennent.  Limités  dans 
vos  élections  à  un  petit  nombre  d'hommes,  tous 
dans  les  mêmes  principes  et  tous  animés  du 
même  intérêt,  vous  faites  avec  un  grand  appa- 
reil un  choix  de  peu  d'importance.  Ce  qui  im- 
porteroit  dans  celte  affaire  seroit  de  pouvoir 
rejeter  tous  ceux  entre  lesquels  on  vous  force 
de  choisir.  Dans  une  élection  libre  en  appa- 
rence,  vous  êtes  si  gênés  de  toutes  parts,  que 
vous  ne  pouvez  pas  même  élire  un  premier  syn- 
dic ni  un  syndic  de  la  garde  :  le  chef  de  la  ré- 
publique et  le  commandant  de  la  place  ne  sont 
pas  à  votre  choix. 

Si  l'on  n'a  pas  le  droit  de  mettre  sur  vous  de 
nouveaux  impôts,  vous  n'avez  pas  celui  de  re- 
jeter les  vieux.  Les  finances  de  l'état  sont  sur  un 
tel  pied,  que,  sans  votre  concours,  elles  peu- 
vent suffire  à  tout.  On  n'a  donc  jamais  besoin 
de  vous  ménager  dans  cette  vue,  et  vos  droit» 
à  cet  égard  se  réduisent  à  être  exempts  en  par- 
tie, et  à  n'être  jamais  nécessaires. 

IjCS  procédures  qu'on  doit  suivre  en  vous  ju- 
geant sont  prescrites;  mais,  quand  le  conseil 
veut  ne  les  pas  suivre,  personne  ne  peut  ly  con- 


33o        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
trainclre  ,  ni  1  o})Iiger  à  réparer  les  irréfriilarites 
qu'il  commet.  Là -dessus  je  suis  qualifié  pour 
faire  preuve,  et  vous  savez  si  je  suis  le  seul. 

En  conseil  j^énéral  votre  souveraine  puissance 
est  enchaînée  :  vous  ne  pouvez  aj^ir  que  quand 
il  plaît  à  vos  magistrats,  ni  parler  que  quand 
ils  vous  interrogent.  S'ils  veulent  même  ne  point 
assembler  de  conseil  général,  votre  autorité, 
votre  existence  est  anéantie,  sans  que  vous  puis- 
siez leur  opposer  que  de  vains  murmures  «{u  ils 
sont  en  possession  de  mépriser. 

Enfin,  si  vous  êtes  souverains  seigneurs  dans 
l'assemblée,  en  sortant  de  là  vous  n'êtes  plus 
rien.  Quatre  heures  par  an  souverains  subor- 
donnés, vous  êtes  sujets  le  reste  de  la  vie,  et 
livrés  sans  réserve  à  la  discrétion  d'autrui. 

Il  vous  est  arrivé,  messieurs,  ce  qui  arrive  à 
tous  les  gouvernements  semblables  au  vôtre. 
D'abord  la  puissance  législative  et  la  puissance 
executive  qui  constituent  la  souveraineté  n'en 
sont  pas  distinctes,  l.e  peu|)le  souverain  veut  par 
lui-même,  et  par  lui-même  il  lait  ce  qu'il  veut. 
Bientôt  fincommodiié  de  ce  concours  de  tous  à 
toute  chose  force  le  peuple  souverain  de  char- 
ger quelques  ims  de  ses  membres  d  exécuter  ses 
volontés.  Ces  ofiiciers,  après  avoir  rempli  leur 
commission,  en  rendent  conq^te,  et  rentrent 
dans  la  co.mmune  égalité.  Peu  à-peu  ces  com- 
missions de\iennent  fré(|uentes,  enlin  perma- 
nentes. Insensiblement  il  se  forme  un  corps  qui 
agit  toujours,   l.'n   corps  qui   agit   toujours   ne 


SECONDE   PARTIE.  38l 

peut  pas  rendre  compte  de  chaque  acte;  il  ne 
rend  plus  compte  que  des  principaux;  bientôt 
il  vient  à  Ijout  de  n'en  rendre  d'aucun.  Plus  la 
puissance  qui  ap^it  est  active,  plus  elle  énerve 
la  puissance  qui  veut.  La  volonté  dhier  est  cen- 
sée être  aussi  celle  d'aujourd'hui;  au  lieu  que 
l'acte  d'hier  ne  dispense  pas  d'ap,ir  aujourd  hui. 
Enfin  1  inaction  de  la  puissance  qui  veut  la  sou- 
met à  la  puissance  qui  exécute  :  celle-ci  rend  pcu- 
à-peu  ses  actions  indépendantes,  bientôt  ses  vo- 
lontés; au  lieu  d'aj>ir  pour  la  puissance  qui  veut, 
elle  agit  sur  elle.  Il  ne  reste  alors  dans  l'état 
qu'une  puissance  agissante,  cest  1  executive.  La 
puissance  executive  n  est  que  la  force;  et,  où 
règne  la  seule  force,  l'état  est  dissous.  Voilà, 
monsieur,  comment  périssent  à  la  fin  tous  les 
états  démocratiques. 

Parcourez  les  annales  du  vôtre,  depuis  le 
temps  où  vos  syndics,  simples  procureurs  éta- 
blis par  la  communauté  pour  vaquer  à  telle  ou 
telle  affaire,  lui  rendoient  compte  de  leur  com- 
mission le  chapeau  bas,  et  rentroient  à  l'instant 
dans  1  ordre  des  particuliers,  jusqu'à  celui  où 
ces  mêmes  syndics,  dédaignant  les  droits  de 
chefs  et  de  juges  qu'ils  tiennent  de  leur  élection, 
leur  préfèrent  le  pouvoir  arbitraire  d'un  corps 
dont  la  comniunanté  n  élit  point  les  inen)l):c5, 
et  ([ui  s'établit  au-dessus  délie  contre  les  lois: 
suivez  les  progrès  (pii  séparent  ces  deux  termes; 
vous  connoîtrez  à  f[ue\  point  vous  en  êtes,  et 
par  quels  degrés  vous  y  êtes  parvenus. 


382        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MOiSTAGNÉ. 

11  y  a  deux  siècles  qu'un  politique  auroit  pu 
prévoir  ce  qui  vous  arrive.  Il  auroit  dit:  L in- 
stitution que  vous  formez  est  bonne  pour  le  pré- 
sent, et  mauvaise  pour  l'avenir;  elle  est  bonne 
pour  établir  la  liberté  publique,  mauvaise  pour 
la  conserver;  et  ce  qui  fait  maintenant  votre 
sûreté  sera  dans  peu  la  matière  de  vos  chaînes. 
Ces  trois  corps  qui  rentrent  tellement  Ton  dans 
l'autre,   que   du   moindre  dépend  1  activité   du 
plus  grand,  sont  en  équilibre  tant  que  l'action 
du  plus  grand  est  nécessaire  et  que  la  législation 
ne  peut  se  passer  du  législateur.  Mais  quand 
une  fois  l'établissement  sera  fait,  le  corps  qui  la 
formé  manquant  de  pouvoir  pour  le  maintenir, 
il  faudra  qu'il  tombe  en  ruine;  et  ce  seront  vos 
lois  mêmes  qui  causeront  votre  destruction .  Voilà 
précisément  ce  qui  vous  est  arrivé.  C'est,  sauf 
la  disproportion,  la  chute  du  gouvernement  po- 
lonois  par  l'extrémité  contraire.  La  constitution 
de  la  république  de  Pologne  n'est  bonne  qye 
pour  un  gouvernement  où  il  n'y  a  plus  rien  à 
faire.  La  vôtre,  au  contraire,  n'est  bonne  qu  au- 
tant que  le  corps  législatif  agit  toujours. 

Vos  magistrats  ont  tiavaillé  de  tous  les  temps 
et  sans  relâche  à  faire  passer  le  pouvoir  suprême 
du  conseil  général  au  petit  conseil  par  la  grada- 
tion du  deux-cent;  mais  leurs  elforts  ont  eu  des 
effets  dillérents,  selon  la  manière  dont  ils  s'y  sont 
pris.  Presque  toutes  leurs  entreprises  d'éclat  ont 
échoué,  parcequ alors  ils  ont  trouvé  de  la  rési- 
stance, et  que  ,  dans  un  état  tel  que  le  vôtre,  la 


SECONDE    PARTIE.  383 

résistance  publique  est  toujours  sûre ,  quand  elle 
est  fondée  sur  les  lois. 

La  raison  de  ceci  est  évidente.  Dans  tout  état, 
la  loi  parle  où  parle  le  souverain.  Or,  dans  une 
démocratie  où  le  peuple  est  souverain,  quand 
les  divisions  intestines  suspendent  toutes  les  for- 
mes et  font  taire  toutes  les  autorités ,  la  sienne 
seule  demeure;  et  où  se  porte  alors  le  plus  grand 
nombre,  là  résident  la  loi  et  fautorité. 

Que  si  les  citoyens  et  bourgeois  réunis  ne  sont 
pas  le  souverain ,  les  conseils  sans  les  citoyens  et 
bourgeois  le  sont  beaucoup  moins  encore,  puis- 
qu'ils n'en  font  que  la  moindre  partie  en  quan- 
tité. Sitôt  qu'il  s'agit  de  lautorité  suprême  ,  tout 
rentre  à  Genève  dans  légalité,  selon  les  termes 
de  ledit  :  Que  tous  soient  contents  en  degré  de 
citoyens  et  bourgeois ,  sans  vouloir  se  préférer  et 
s  attribuer  quelque  autorité  et  seigneurie  par- 
dessus les  autres.  Hors  du  conseil  général,  il  n'y 
a  point  d autre  souverain  que  la  loi;  mais  quand 
la  loi  même  est  attaquée  par  ses  ministres ,  c'est 
au  législateur  à  la  soutenir.  Voilà  ce  qui  fait 
que  ,  par-tout  où  règne  une  véritable  liberté  , 
dans  les  entreprises  marquées  le  peuple  a  pres- 
que toujours  l'avantage. 

Mais  ce  n'est  pas  par  des  entreprises  marquées 
que  vos  magistrats  ont  amené  les  cboses  au  point 
où  elles  sont;  cest  par  des  efforts  modérés  et 
continus ,  par  des  cbangements  presque  insen- 
sibles dont  vous  ne  pouviez  prévoir  la  cou- 
.séquence ,    et   ipià   peine   même   pouviez-vous 


384        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

remarquer.  Il  n'est  pas  possible  au  peuple  de  se 
tenir  sans  cesse  en  {jarcle  contre  tout  ce  qui  se 
fait,  et  cette  \'i^f>ilance  lui  tourneroit  même  à 
reproche.  On  Taccuseroit  d'être  inquiet  et  re- 
muant, toujours  prêt  à  s  alarmer  sur  des  riens. 
Mais  de  ces  riens-là  sur  lesquels  on  se  tait ,  le 
conseil  sait  avec  le  temps  faire  quelque  chose: 
ce  qui  se  passe  actuellement  sous  vos  yeux  en 
est  la  preuve. 

Toute  l'autorité  de  la  république  réside  dans 
les  syndics  qui  sont  élus  dans  le  conseil  général. 
Ils  y  prêtent  serment,  parcequil  est  leur  seul 
supérieur;  et  ils  ne  le  piêtent  que  dans  ce  con- 
seil ,  parceque  c'est  à  lui  seul  (pi  ils  doivent 
compte  de  leur  conduite,  de  leur  fidélité  à  rem- 
plir le  serment  quils  y  ont  lait.  Ils  jurent  de  ren- 
dre bonne  et  droite  justice;  ils  sont  les  seuls 
magistrats  qui  jurent  cela  dans  cette  assemblée, 
parcequ'ils  sont  les  seuls  à  qui  ce  droit  soit  con- 
féré par  le  souverain  (i),  et  (jui  loxerccnt  sous 
sa  seule  autorité.  Dans  le  jugement  public  des 
criminels  ils  jurent  encore  seuls  devant  le  peu- 

(i)  Il  n'est  conféré  à  leur  lieutenant  qu'en  sons-ordre, 
et  c'est  pour  cela  qu'il  ne  prête  point  serment  en  conseil 
général.  Mais,  dit  l'auleur  des  Lettres,  le  serment  que 
prêtent  les  membres  du  conseil  est-il  moins  obligatoire?  et 
l'exécution  des  engagements  contractes  a\'ec  la  T)i\'inilé 
même  dépend-elle  du  lieu  dans  lequel  on  les  contracte?  Non  , 
sans  doute  :  mais  sVnsuit-il  qu'il  soit  indifférent  dans 
quels  lieux  et  dans  quelles  mains  le  serment  soit  prêté? 


SECONDE    PARTIE.  385 

pie,  en  se  levant  (i),  et  haussant  leurs  hâtons, 
d  avoir  fait  droit  jugement  y  sans  haine  ni  faveur, 
priant  Dieu  de  les  punir  s  ils  onlfait  au  contraire. 
Et  jadis  les  sentences  criminelles  se  rendoient 
en  leur  nom  seul,  sans  qu'il  fût  fait  mention 
d'autre  conseil  ([ue  de  celui  des  citoyens ,  comme 
on  le  voit  par  la  sentence  de  Morelli,  ci-devant 
transcrite,  et  par  celle  de  Valentin  Gentil ,  rap- 
portée dans  les  Opuscules  de  Calvin. 

Or  vous  sentez  bien  que  cette  puissance  exclu- 
sive ,  ainsi  reçue  immédiatement  du  peuple, 
gêne  beaucoup  les  prétentions  du  conseil.  Il  est 
donc  naturel  que ,  pour  se  délivrer  de  cette  dé- 
pendance,  il  tâche  d'affoiblir  peu-à-peu  l'auto- 
rité des  syndics ,  de  fondre  dans  le  conseil  la 
juridiction  qu'ils  ont  reçue,  et  de  transmettre 
insensiblement  à  ce  corps  permanent,  dont  le 
peuple  nélit  point  les  membres,  le  pouvoir 
grand ,  mais  passager ,  des  magistrats  qu'il  élit. 
Les  syndics  eux-mêmes ,  loin  de  s'opposer  à  ce 
changement,  doivent  aussi  le  favoriser,  parce- 
qu'ils  sont  syndics  seulement  tous  les  quatre  ans, 
et  qu'ils  peuvent  même  ne  pas  lette;  au  lieu 

et  ce  choix  ne  marque-t-il  pas  ou  par  qui  Tautorité  est 
ronférée,  ou  à  qui  l'on  doit  compte  de  l'usafje  qu'on  en 
Tait?  A  quels  hommes  d'état  avons-nous  à  faire,  s'il  faut 
leur  dire  ces  choses-là?  Les  ignorent-ils  ,  ou  s'ils  feignent 
de  les  ignorer? 

(i)  Le  conseil  est  présent  aussi:  mais  ses  membres  ne 
jurent  point  et  demeurent  assis. 


386        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  xMONTAGNE. 

que,  quoi  quil  arrive,  ils  sont  conseillers  toute 
leur  vie,  le  grabeau  a  étant  plus  qu  un  vain  céré- 
nionial  (ij. 

Cela  ça^né ,  Télection  des  syndics  deviendra 
de  même  une  cérémonie  tout  aussi  vaine  que  1  est 
déjà  la  tenue  des  conseils  généraux  ;  et  le  petit 
conseil  verra  fort  paisiblement  les  exclusions  ou 
préférences  que  le  peuple  peut  donner  pour  le 
syndicat  à  ses  membres  ,  lorsque  tout  cela  ne  dé- 
cidera plus  de  rien. 

(i)  Dans  la  première  institution  ,  les  quatre  syndics 
nouvellement  élus,  et  les  quatre  anciens  syndics,'  reje- 
loient  tous  les  ans  huit  membres  des  seize  restants  du 
petit  conseil,  et  en  proposoient  huit  nouveaux,  lesquels 
passoient  ensuite  aux  suffrages  des  deux-cent  pour  être 
admis  ou  rejetés.  Mais  insensiblement  on  ne  rejeta  des 
vieux  conseillers  que  ceux  dont  la  conduite  avoil  donné 
prise  au  blâme  ;  et  lorsqu'ils  avoient  commis  quelque 
faute  grave,  on  n'attendoit  pas  les  élections  pour  les  pu- 
nir, mais  on  les  mettoit  d'abord  en  prison  ,  et  on  leur 
faisoit  leur  procès  comme  au  dernier  particulier.  Par 
cette  règle  d'anticiper  le  châtiment,  et  de  le  rendre  sé- 
vère, les  conseillers  restés  étant  tous  irréprochables  ne 
donnoient  aucune  prise  à  l'exclusion  ;  ce  qui  changea  cet 
usage  en  la  formalité  cérémonieuse  et  vaine  qui  porte 
aujourd'hui  le  nom  de  graheau.  Aduiirahhî  effet  des  gou- 
vernen)enls  lihres  ,  où  lea  usurpations  mêmes  ne  peuvent 
s'établir  qu'à  l'appui  de  la  vertu  ! 

Au  reste,  le  droit  réciproque  des  deux  conseils  empé- 
cheroit  seul  aucun  des  deux  d'oser  s'en  servir  sur  l'au- 
tre ,  sinon  de  concert  avec  lui ,  de  peur  de  s'exposer  aux 
représailles.  Le  graheau  ne  sert  proprement  qu'à  les  tenir 
bien  unis  contre  la  bourgeoisie,  et  à  faire  sauter  l'un  par 
l'autre  les  membres  qui  n'auroient  pas  l'esprit  du  corps. 


SECONDE   PARTIE.  887 

tl  a  d'abord,  pour  paivrnir  à  celte  fin,  un 
grand  moyen  dont  le  peuple  ne  peut  connoitre; 
c'est  la  police  intérieure  du  conseil ,  dont ,  quoi- 
que réglée  par  les  édits,  il  peut  diriger  la  forme 
à  son  gré  (i) ,  n'ayant  aucun  surveillant  qui  Feu 
empêche;  car,  quant  au  procureur-général,  on 
doit  en  ceci  le  compter  pour  rien  (2).  Mais  cela 
ne  suffît  pas  encore  :  il  faut  accoutumer  le  peu- 
ple même  à  ce  transport  de  juridiction.  Pour 
cela  on  ne  commence  pas  par  ériger  dans  d im- 
portantes affaires  des  tribunaux  composés  de 
seuls  conseillers,  mais  on  en  érige  d'afjord  de 

(i)  C'est  ainsi  que,  dès  l'année  i655,  le  petit  conseil 
et  le  deux-cent  établirent  dans  leurs  corps  la  ballotte  et 
les  billets  contre  Tédit. 

(2)  Le  procureur-général,  établi  pour  être  Tliomnie  de 
la  loi,  n'est  que  l'Iioinnie  du  conseil.  Deux  ciiuses  font 
presque  toujours  exercer  cette  cbarge  contre  l'esprit  de 
son  institution  :  l'une  est  le  vice  de  l'institution  même  > 
qui  fait  de  cette  magistrature  un  degré  pour  parvenir  au 
conseil  ;  au  lieu  qu'un  procureur-général  ne  devoit  rien 
voir  au-dessus  de  sa  place,  et  qu'il  devoit  lui  être  interdit 
par  la  loi  d'aspirer  à  nulle  autre  :  la  seconde  cause  est 
l'imprudence  du  peuple,  qui  confie  cette  cliarge  à  des 
bommes  apparentés  dans  le  conseil,  ou  qui  sont  de  fa- 
mille en  possession  d'y  entrer,  sans  considérer  qu'ils  ne 
manqueront  pas  ainsi  d'employer  contre  lui  les  arme» 
qu'il  leur  donne  pour  sa  défense.  J'ai  ouï  des  Genevois 
«listinguer  l'bommc  du  peuple  d'avec  Tbonime  de  la  loi, 
comme  si  ce  n'étoit  pas  la  même  chose.  Les  procureurs- 
généraux  devroient  être  ,  durant  leurs  six  ans,  les  chefs 
de  la  bourgeoisie ,  et  devenir  son  conseil  après  cela  :  mais 
ne  la  voilà-t-il  pas  bien  protégée  et  bien  conseillée,  et 
n'a-t-elle  j)as  fort  à  se  féliciter  de  son  choix? 

25. 


388        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA   MONTAGNE. 

moins  remarquables  sur  des  objets  peu  intéres- 
sants. On  fait  ortlinaiiement  présider  ces  tribu- 
naux par  un  syndic,  auquel  on  substitue  quel- 
quefois un  ancien  syndic,  puis  un  conseiller, 
sans  que  personne  y  fasse  attention;  on  répète 
sans  bruit  cette  manœuvre  jusqu'à  ce  quelle 
fasse  usage  :  on  la  transporte  au  criminel.  Dans 
une  occasion  plus  importante  on  érige  un  tribu- 
nal pour  juger  des  citoyens.  A*la  faveur  de  la  loi 
des  récusations  ,  on  fait  présider  ce  tribunal  par 
un  conseiller.  Alors  le  peuple  ouvre  les  yeux  et 
murmure.  On  lui  dit  :  De  quoi  vous  plaignez- 
vous?  voyez  les  exemples  ;  nous  n  innovons  rien. 

Voilà,  monsieur,  la  politique  de  vos  magis- 
trats. Ils  font  leurs  innovations  peu-à-peu  ,  lente- 
ment, sans  que  personne  en  voie  la  conséquence; 
et  quand  enfin  Ion  s  en  apeirjoit,  et  qu  on  y  veut 
porter  remède,  ils  crient  qu  on  veut  innover. 

Et  voyez,  en  effet,  sans  sortir  de  cet  exemple, 
ce  qu  ils  ont  dit  à  cette  occasion.  Ils  s'appuyoient 
sur  la  loi  des  récusations;  on  leiu-  répond  :  La 
loi  fondamentale  de  létal  veut  que  les  citoyens 
ne  soient  jugés  que  par  leurs  syndics.  Dans  la 
concurrence  de  ces  deux  lois ,  celle-ci  doit  exclure 
l'autre;  en  j)areil  cas,  pour  les  observer  toutes 
deux,  on  devroit  plutôt  élire  un  syndic  ad  ac- 
ium.  A  ce  mot ,  tout  est  perdu.  Ihi  syndic  ad 
actuml  innovation  !  Pour  moi ,  je  ne  vois  rien  là 
de  si  nouveau  quils  disent  :  si  c'est  le  mot,  on 
s'en  sert  tous  les  ans  aux  élections;  et  si  c'est  la 
chose,  elle  est  encore  moins  nouvelle,  puisque 


SECONDE   PARTIE.  889 

les  premiers  syndics  qu'ait  eus  la  ville  n'ont  été 
syndics  qu ad  actum.  f^orsque  le  procuieur-p^é- 
néral  est  récusable,  n'en  faut-il  pas  un  autre  ad 
actum  pour  faire  ses  fonctions?  et  les  adjoints 
tirés  du  deux-cent  pour  remplir  les  tribunaux, 
que  sont-ils  autre  chose  que  des  conseillers  ad 
actum?  Quand  un  nouvel  abus  s  introduit,  ce 
n'est  point  innover  que  d'y  proposer  un  nouveau 
remède  ;  au  contraire  ,  c  est  chercher  à  rétablir 
les  choses  sur  l'ancien  pied.  Mais  ces  messieurs 
n'aiment  point  qu'on  fouille  ainsi  dans  les  anti- 
quités de  leur  ville;  ce  n'est  que  dans  celles  de 
Cartilage  et  de  Rome  qu'ils  permettent  de  cher- 
cher l'explication  de  vos  lois. 

Je  n'entreprendrai  point  le  parallèle  de  celles 
de  leurs  entreprises  qui  ont  manqué  et  de  celles 
qui  ont  réussi  :  quand  il  y  auroit  compensation 
dans  le  nombre ,  il  n'y  en  auroit  point  dans  l'effet 
total.  Dans  une  entreprise  exécutée  ils  gagnent 
des  forces  ;  dans  une  entreprise  manquée  ils  ne 
perdent  que  du  temps.  Vous  ,  au  contraire  ,  qui 
ne  cherchez  et  ne  pouvez  chercher  qu'à  main- 
tenir votre  constitution  ,  quand  vous  perdez  , 
vos  pertes  sont  réelles;  et  quand  vous  gagnez, 
vous  ne  gagnez  rien.  Dans  un  progrès  de  cette 
espèce  ,  comment  espérer  de  rester  au  même 
point? 

De  toutes  les  époques  qu'offre  à  méditer  1  his- 
toire instructive  de  votre  gouvernement,  la  plus 
reiuar([uable  par  sa  cause,  et  la  plus  importante 
par  son  effet,  est  celle  qui  a  produit  le  règlement 


^90  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGKE. 
de  la  médiation.  Ce  qui  donna  lieu  primitive- 
ment à  cette  célèbre  époque  fut  une  entreprise 
indiscrète,  faite  hors  de  temps  par  vos  magis- 
trats. Ils  avoient  usurpé  doucement  le  droit  de 
mettre  des  impôts.  Avant  d'avoir  assez  affermi 
leur  puissance,  ils  voulurent  abuser  de  ce  droit. 
Au  lieu  de  réserver  ce  coup  pour  le  dernier, 
l'avidité  le  leur  fit  porter  avant  les  autres,  et  pré- 
cisément après  une  commotion  qui  n'étoit  pas 
bien  assoupie.  Cette  faute  en  attira  de  plus  gran- 
des, difficiles  à  réparer.  Comment  de  si  fins  poli- 
tiques ignoroient-ils  une  maxime  aussi  simple 
que  celle  qu'ils  choquèrent  en  cette  occasion  :* 
Par  tout  pays,  le  peuple  ne  s  aperçoit  qu'on  at- 
tente à  sa  liberté  que  lorsqu'on  attente  à  sa 
bourse;  ce  qu'aussi  les  usurpateurs  adroits  se 
gardent  bien  de  faire  que  tout  le  reste  ne  soit 
lait.  Us  voulurent  renverser  cet  ordre,  et  s'en 
trouvèrent  mal  (i).  Les  suites  de  cette  affaire  pro- 
duisirent les  mouvements  de  1734,  et  laffreuv 
complot  qui  en  fut  le  Iruit. 

Ce  fut  une  seconde  faute  pire  que  la  première. 
Tous  les  avantages  du  temps  sont  pour  eu\;  ils 

(i)  L'objet  (les  impôts  étal>lis  en  1716  étoit  la  dépense 
des  nDiivellcs  foriifications.  Le  plan  de  ces  nouvelles  for- 
tificalions  étoit  immense,  et  il  a  été  exécuté  en  partie. 
De  si  vastes  forlifualions  rendoienl  nécessaire  inie{;rosse 
{rarnison,  et  cette  {grosse  garnison  avoit  jiour  but  de  te- 
nir les  citoyens  et  bourgeois  sous  le  joug.  On  parvenoit 
par  cette  voie  à  former  à  leurs  dépens  les  fers  qu'on  leur 
préparoit.  Le  projet  étoit  bien  lié,  mais  il  marchoit  dans 
rin  ordre  rétrograde.  Aussi  n'a-t-il  pu  réussir. 


SECONDE    PARTIE.  39  I 

se  les  ôtent  dans  les  entreprises  brusques  ,  et 
mettent  la  machine  dans  le  cas  de  se  remonter 
tout  d'un  coup  :  c'est  ce  qui  faillit  arriver  dans 
cette  affaire.  Les  événements  qui  précédèrent  la 
médiation  leur  firent  perdre  un  siècle,  et  pro- 
duisirent un  autre  effet  défavorable  pour  eux  ;  ce 
fut  d'apprendre  à  l'Europe  que  cette  bourgeoisie 
qu'ils  avoient  voulu  détruire,  et  qu  ils  peignoient 
comme  une  populace  effrénée  ,  savoit  garder 
dans  ses  avantages  la  modération  qu'ils  ne  con- 
nurent jamais  dans  les  leurs. 

Je  ne  dirai  pas  si  ce  recours  à  la  médiation 
doit  être  compté  comme  une  troisième  faute. 
Cette  médiation  fut  ou  parut  offerte  :  si  cette 
offre  fut  réelle  ou  sollicitée,  c'est  ce  que  je  ne 
puis  ni  ne  veux  pénétrer;  je  sais  seulement  que, 
tandis  que  vous  couriez  le  plus  grand  danger , 
tout  garda  le  silence ,  et  que  ce  .silence  ne  fut 
rompu  que  quand  le  danger  passa  dans  lautre 
parti.  Du  reste  ,  je  veux  d  autant  moins  imputer 
à  vos  magistrats  davoir  imploré  la  médiation  , 
qu'oser  même  en  parler  est  à  leurs  yeux  le  plus 
grand  des  crimes. 

Un  citoyen  se  plaignant  d'un  emprisonnement 
illégal,  injuste  et  déshonorant,  demandoit  com- 
ment il  falloit  s  y  prendre  pour  recourir  à  la  ga- 
rantie. Le  magistrat  aucpiel  il  s'adressoit  osa  lui 
répondre  que  cette  seule  proposition  méritoit 
la  mort.  Or,  vis-à-vis  du  souverain,  le  crime  se- 
roit  aussi  grand ,  et  plus  grand  peut-être  de  la 
part  du  conseil  que  de  la  part  d'un  simple  par- 


392        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGISE. 
ticulier;  et  je  ne  vois  pas  où  Ion  en  peut  trou- 
ver un  digne  de  mort  dans  un  second  recours  , 
rendu  légitime  par  la  garantie  qui  fut  l'effet  du 
premier. 

Encore  un  coup,  je  n'entreprends  point  de 
discuter  une  question. si  délicate  à  traiter  et  si 
difficile  à  résoudre.  J'entreprends  simplement 
d'examiner  ,  sur  lobjet  qui  nous  occupe  ,  Ictat 
de  voire  gouvernement,  fixé  ci-devant  par  le 
règlement  des  plénipotentiaires  ,  mais  dénaturé 
maintenant  par  les  nouvelles  entreprises  de  vos 
magistrats.  Je  suis  obligé  de  faire  un  long  cir- 
cuit pour  aller  à  mon  but;  mais  daignez  me 
suivre,  et  nous  nous  retrouverons  bien. 

Je  n'ai  point  la  témérité  de  vouloir  critiquer 
ce  règlement;  au  contraire  ,  j'en  admire  la  sa- 
gesse et  j'en  respecte  limpartialité.  J'y  crois  voir 
les  intentions  les  plus  droites  et  les  dispositions 
les  plus  judicieuses.  Quand  on  sait  combien  de 
cboses  étoient  contre  vous  dans  ce  moment  cri- 
tique, combien  vous  aviez  de  préjugés  à  vaincre, 
quel  crédit  à  surmonter,  que  de  faux  exposés 
à  détruire  ;  quand  on  se  rappelle  avec  quelle 
confiance  vos  adversaires  comptoient  vous  écra- 
ser par  les  mains  d'autrui  ;  l'on  ne  peut  qu'lio- 
norer  le  zèle  ,  la  constance  et  les  talents  de  vos 
défenseurs,  léquité  des  j)uissances  médiatrices, 
et  l'intégrité  des  plénipolcnliaircs  qui  ont  con- 
sommé cet  ouvrage  de  paix. 

Quoi  qu'on  en  puisse  dire ,  ledit  de  la  mé- 
diation a  été  le  salut  de  la  république;  et  quand 


SECONDE   PARTIE.  Zg3 

on  ne  l'enfreindra  pas ,  il  en  sera  la  conserva- 
tion. Si  cet  ouvrage  n'est  pas  parfait  en  lui-mê- 
me, il  l'est  relativement;  ill'est  quant  aux  temps, 
aux  lieux  ,  aux  circonstances  ;  il  est  le  meilleur 
qui  vous  put  convenir.  Il  doit  vous  être  invio- 
lable et  sacré  par  prudence ,  quand  il  ne  le  se- 
roit  pas  par  nécessité  ;  et  vous  n'en  devriez  pas 
ôter  une  ligne,  quand  vous  seriez  les  maîtres  de 
l'anéantir.  Bien  plus ,  la  raison  même  qui  le 
rend  nécessaire  le  rend  nécessaire  dans  son  en- 
tier. Comme  tous  les  articles  balancés  forment 
l'équilibre  ,  un  seul  article  altéré  le  détruit.  Plus 
le  règlement  est  utile  ,  plus  il  seroit  nuisible 
ainsi  mutilé.  Rien  ne  seroit  plus  dangereux  que 
plusieurs  articles  pris  séparément  et  détachés 
du  corps  qu'ils  affermissent.  Il  vaudroit  mieux 
que  l'édifice  fut  rasé  qu'ébranlé.  Laissez  ôter  une 
.seule  pierre  de  la  voûte  ,  et  vous  serez  écrasés 
sous  ses  ruines. 

Rien  n'est  plus  facile  à  sentir  par  l'examen 
des  articles  dont  le  conseil  se  prévaut  et  de  ceux 
qu'il  veut  éluder.  Souvenez-vous,  monsieur ,  de 
l'esprit  dans  lequel  j'entreprends  cet  examen. 
Loin  de  vous  conseiller  de  toucher  à  ledit  de  la 
médiation ,  je  veux  vous  faire  sentir  combien  il 
vous  importe  de  n'y  laisser  porter  nulle  atteinte. 
Si  je  parois  critiquer  (quelques  articles  ,  c'est 
pour  montrer  de  quelle  conséquence  il  seroit 
d'ôter  ceux  qui  les  rectifient.  Si  je  parois  propo- 
ser des  expédients  qui  ne  s'y  rapportent  pas, 
c'est  pour  montrer  la  mauvaise  foi  de  ceux  qui 


394        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

trouvent  des  dilHcultcs  insurmontables  où  rien 
nest  plus  aisé  que  de  lever  ces  dilïicultës.  Après 
cette  explication  j'entre  en  matière  sans  scru- 
pule ,  bien  persuadé  que  je  parle  à  un  bomme 
trop  équitable  pour  me  prêter  un  dessein  tout 
contraire  au  mien. 

Je  sens  bien  que  si  je  m'adressois  aux  étran- 
gers,  il  conviendroit ,  pour  me  taire  entendre, 
de  commencer  par  un  tableau  de  votre  consti- 
tution ;  mais  ce  tableau  se  trouve  déjà  tracé  suf- 
fisamment pour  eux  dans  1  article  Genève  de 
M.  d  Alembert  ;  et  un  exposé  plus  détaillé  seroit 
superflu  pour  vous,  qui  connoissez  vos  lois  po- 
litiques mieux  que  moi-même  ,  ou  qui  du  moins 
en  avez  vu  le  jeu  de  plus  près.  Je  me  borne  donc 
à  parcourir  les  articles  du  règlement  qui  tien- 
nent à  la  question  présente,  et  qui  peuvent  le 
mieux  en  fournir  la  solution. 

Dès  le  premier  je  vois  votre  gouvernement 
composé  de  cinq  ordres  subordonnés,  mais  in- 
dépendants, c'est-à-dire  existants  nécessaire- 
ment, dont  aucun  ne  peut  donner  atteinte  aux 
droits  et  attributs  d  un  autre;  et ,  dans  ces  cinq 
ordres ,  je  vois  compris  le  conseil  général.  Dès 
là  je  vois  dans  chacun  des  cinq  une  portion  par- 
ticulière du  gouvernement  ;  mais  je  n'y  vois 
point  la  puissance  constitutive  qui  les  établit, 
qui  les  lie,  et  de  la(|uelle  ils  dépendent  tous  : 
je  n'y  vois  point  le  souverain.  Or  dans  tout  état 
politique  il   faut  une  puissance  suprême  ,   un 


SECONDE   PARTIE.  395 

centre  où  tout  se  rapporte  ,  un  principe  d'où 
tout  dérive,  un  souverain  qui  puisse  tout. 

Figurez-vous,  monsieur,  ([ue  quelqu'un  ,  vous 
rendant  compte  de  la  constitution  de  1  Angle- 
terre, vous  parle  ainsi:  «  Le  gouvernement  de 
«  la  Grande  -  Bretagne  est  composé  de  quatre 
«  ordres  dont  aucun  ne  peut  attenter  aux  droits 
«'et  attributions  des  autres  ;  savoir,  le  roi ,  la 
«  chambre  haute  ,  la  chambre  basse  ,  et  le  par- 
ti lement.  »  Ne  diriez-vous  pas  à  l'instant  :  Vous 
vous  trompez:  il  n'y  a  que  trois  ordres?  Le  par- 
lement ,  qui ,  lorsque  le  roi  y  siège ,  les  com- 
prend tous,  n'en  est  pas  un  quatrième:  il  est 
le  tout;  il  est  le  pouvoir  unique  et  suprême, 
duquel  chacun  lire  son  existence  et  ses  droits. 
Revêtu  de  l'autorité  législative,  il  peut  changer 
même  la  loi  fondamentale  en  vertu  de  laquelle 
chacun  de  ces  ordres  existe;  il  le  peut,  et,  de 
plus  ,  il  l'a  fait. 

Cette  réponse  est  juste;  l'application  en  est 
claire  :  et  cependant  il  y  a  encore  cette  diffé- 
rence, que  le  parlement  d'Angleterre  n'est  sou- 
verain qu'en  vertu  de  la  loi  et  seulement  par 
attribution  et  députation  ;  au  lieu  que  le  con- 
seil général  de  Genève  n'est  établi  ni  député  de 
personne;  il  est  souverain  de  son  propre  chef; 
il  est  la  loi  vivante  et  fondamentale  qui  donne 
vie  et  force  à  tout  le  reste  ,  et  qui  ne  connoîr 
d'autres  droits  que  les  siens.  Le  conseil  général 
n'est  pas  un  ordre  dans  l'état ,  il  est  l'état  même. 


3gG       LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

li'article  second  porte  que  les  syndics  ne  pour- 
ront être  pris  que  dans  le  conseil  des  vingt-cinq. 
Or  les  syndics  sont  des  magistrats  annuels  que 
le  peuple  élit  et  choisit,  non  seulement  pour 
être  ses  juges  ,  mais  pour  être  ses  protecteurs  au 
besoin  contre  les  membres  perpétuels  des  con- 
seils qu'il  ne  choisit  pas  (i). 

L  effet  de  cette  restriction  dépend  de  la  diffé- 
rence qu'il  y  a  entre  l'autorité  des  membres  du 
conseil  et  celle  des  syndics.  Car  si  la  différence 
n'est  très  grande,  et  qu'un  syndic  n'estime  pas 
plus  son  autorité  annuelle  comme  syndic  , 
que  son  autorité  perpétuelle  comme  conseiller, 
cette  élection  lui  sera  presque  indifférente;  il 
fera  peu  pour  l'obtenir,  et  ne  fera  rien  pour 
la  justifier.  Quand  tous  les  membres  chi  con- 
seil, animés  du  même  esprit,  suivront  les  mê- 
mes maximes ,  le  peuple ,  sur  une  conduite  com- 

(i)  En  attribuant  la  nomination  des  membres  du  pe- 
tit conseil  au  deux-cent,  rien  n'éloit  plus  aisé  que  d'or- 
donner cette  attribution  selon  la  loi  fondamentale;  il 
suffisoit  pour  cela  d'ajouter  qu'on  ne  pourroit  entr<>r  au 
conseil  qu'après  avoir  été  auditeur.  De  cette  manière , 
la  gradation  des  rharfjes  étoit  mieux  observée,  et  les 
trois  conseils  concouroient  au  cboix  de  celui  qui  fait 
tout  mouvoir;  ce  qui  étoit  non  seulement  important, 
mais  indispensable  pour  maintenir  l'unité  de  la  consti- 
tution. Les  Genevois  pourront  ne  pas  sentir  l'avantage 
de  cette  clause ,  vu  que  le  choix  des  auditeurs  est  au- 
jourd'hui de  peu  d'effet-,  mais  on  l'eût  considéré  bien 
différemment ,  quand  cette  charge  fut  devenue  la  seule 
porte  du  conseil. 


SECONDE   PARTIE.  897 

mune  à  tous,  ne  pouvant  donner  d'exclusion 
à  personne,  ni  choisir  que  des  syndics  déjà  con- 
seillers ,  loin  de  s'assurer  par  cette  élection  des 
patrons  contre  les  attentats  du  conseil ,  ne  fera 
que  donner  au  conseil  de  nouvelles  forces  pour 
opprimer  la  liberté. 

Quoique  ce  même  choix  eût  lieu  pour  Tordi- 
naire  dans  l'origine  de  linstitution ,  tant  qu'il 
fut  libre,  il  n'eut  pas  la  même  conséquence. 
Quand  le  peuple  nommoit  les  conseillers  lui- 
même  ,  ou  quand  il  les  nommoit  indirectement 
parles  syndics  qu'il  avoit  nommés,  il  lui  étoit  in- 
différent et  même  avantageux  de  choisir  ses  syn- 
dics parmi  des  conseillers  déjà  de  son  choix (i)  ; 
et  il  étoit  sage  alors  de  préférer  des  chefs  déjà 
versés  dans  les  affaires  :  mais  une  considération 
plus  importante  eût  dû  l'emporter  aujourd'hui 
sur  celle-là  ,  tant  il  est  vrai  qu'un  même  usage 

(i)  Le  petit  conseil,  dans  son  origine,  n'étoit  qu'un 
choix  fait  entre  le  peuple,  par  les  syndics  ,  de  quelques 
notables  ou  prud'hommes  pour  leur  servir  d'assesseurs. 
Chaque  syndic  en  choisissoit  quatre  ou  cinq,  dont  les 
fonctions  fmissoient  avec  les  siennes  ;  quelquefois  même 
il  les  changeoil  durant  le  cours  de  son  syndicat.  Henri 
dit  l'Espagne  fut  le  premier  conseiller  à  vie  en  1487,  et 
il  fut  établi  par  le  conseil  général.  11  n'étoit  pas  même 
nécessaire  d'être  citoyen  pour  remplir  ce  poste.  La  loi 
n'en  fut  faite  qu'à  l'occasion  d'un  certain  Michel  Guillet 
de  Thonon  ,  qui,  ayant  été  mis  du  conseil  éti'oit,  s'en  fit 
chasser  j)our  avoir  usé  de  mille  finesses  ultramontaines 
qu'il  apporloit  de  Rome  ,  où  il  avoit  été  nourri.  Les 
magistrats  de  la  ville,  alors  vrais  Genevois  et  pères  du 
peuple  ,  avoient  toutes  ces  subtilités  en  horreur. 


398        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

a  des  effets  différents  par  les  cliaiip^emcnts  des 
usages  qui  s'y  rapportent ,  et  qu  en  cas  pareil 
cest  innover  que  n'innover  pas. 

L'article  III  du  règlement  est  plus  considéra- 
ble. Il  traite  du  conseil  général  légitimement 
assemble  :  il  en  traite  pour  fixer  les  droits  et  at- 
tributions qui  lui  sont  propres,  et  il  lui  en  rend 
plusieurs  que  les  conseils  inférieurs  avoient  usur- 
pés. Ces  droits  en  totalité  sont  grands  et  beaux 
sans  doute;  mais  premièrement  ils  sont  spéci- 
fiés, et  par  cela  seul  limités;  ce  qu'on  pose  exclut 
ce  qu'on  ne  pose  pas  ,  et  même  le  mot  liini/és  est 
dans  l'article.  Or  il  est  de  l'essence  de  la  puis- 
sance souveraine  de  ne  pouvoir  être  limitée  : 
elle  peut  tout,  ou  elle  n'est  rien.  Comme  elle 
contient  éminemment  toutes  les  puissances  ac- 
tives de  l'état ,  et  qu  il  n'existe  que  par  elle  ,  elle 
n  y  peut  reconnoître  d  autres  droits  que  les  siens 
et  ceux  qu'elle  communique.  Autrement  les  pos- 
sesseurs de  ces  droits  ne  léroient  point  partie  du 
corps  politique  ;  ils  lui  seroient  étrangers  par  ces 
droits  (|ui  ne  seroient  pas  en  lui;  et  la  jKMSoune 
morale,  manquant  d  unité,  sévanouiroit. 

Cette  limitation  même  est  positive  en  ce  qui 
concerne  les  impôts.  Le  conseil  souverain  lui- 
même  n'a  pas  le  droit  d'abolir  ceux  qui  étoient 
établis  avant  iyi4-  ^^^  voilà  donc  ù  cet  égard 
soumis  à  une  puissance  supérieure.  Quelle  est 
cette  puissance  ? 

Le  pouvoir  législatif  consiste  en  deux  choses 
inséparables  :   laire  les   lois  ,  et  les  maintenir  ; 


SECONDE    PARTIE.  899 

cest-à-dire  avoir  inspection  sur  le  pouvoir  exé- 
cutif. Il  n'y  a  point  d'état  au  monde  où  le  sou- 
verain n'ait  cette  inspection.  Sans  cela  toute 
liaison  ,  toute  subordination  manquant  entre 
ces  deux  pouvoirs,  le  dernier  ne  dépendroitpoint 
de  l'autre;  l'exécution  n'auroit  aucun  rapport  né- 
cessaire aux  lois;  la  loi  ne  seroit  qu'un  mot ,  et 
ce  mot  ne  signifieroit  rien.  Le  conseil  général 
eut  de  tout  temps  ce  droit  de  protection  sur  son 
propre  ouvrage,  il  la  toujours  exercé.  Cepen- 
dant il  n'en  est  point  parlé  dans  cet  article;  et 
s'il  n'y  étoit  suppléé  dans  un  autre  ,  par  ce  seul 
silence  votre  état  seroit  renversé.  Ce  point  est 
important ,  et  j'y  reviendrai  ci-après. 

Si  vos  droits  sont  bornés  d'un  côté  dans  cet 
article,  ils  y  sont  étendus  de  l'autre  par  les  pa- 
ragraphes III  et  IV:  mais  cela  fait-il  compensa- 
tion? Par  les  principes  établis  dans  le  Contrat 
social,  on  voit  que  , malgré  l'opinion  comnjune, 
les  alliances  d  état  à  état ,  les  déclarations  de 
guerre  et  les  traités  de  paix,  ne  sont  pas  des 
actes  de  souveraineté,  mais  de  gouvernement  ; 
et  ce  sentiment  est  conforme  à  l'usage  des  na- 
tions qui  ont  le  mieux  connu  les  vrais  principes 
du  droit  politique.  L'exercice  extérieur  delà  puis- 
sance ne  convient  point  au  peuple  ;  les  grandes 
maximes  d'état  ne  sont  pas  à  sa  portée  ;  il  doit 
s'en  rapporter  là-dessus  à  ses  chef»,  qui,  tou- 
jours plus  éclairés  que  lui  sur  ce  point ,  n'ont 
guère  intérêt  à  faire  au  dehors  des  traités  désa- 
vantageux à  la  patrie;  Tordre  veut   quil  leur 


4oo        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

laisse  tout  Féclat  extérieur ,  et  qu'il  s'attache 
uniquement  au  solide.  Ce  qui  importe  essentiel- 
lement à  chaque  citoyen  ,  cest  l'ohservation  des 
lois  au  dedans  ,  la  propriété  des  hiens ,  la  sûreté 
des  particuliers.  Tant  que  tout  ira  hien  sur  ces 
trois  points,  laissez  les  conseils  négocier  et  trai- 
ter avec  l'étranger  ;  ce  n'est  pas  de  là  que  vien- 
dront vos  dangers  les  plus  à  craindre,  Cest  au- 
tour des  individus  qu'il  faut  rassenihler  les  droits 
du  peuple;  et  quand  on  peut  l'attaquer  séparé- 
ment, on  le  suhjugue  toujours.  Je  pourrois  allé' 
guer  la  sagesse  des  Romains ,  qui  ,  laissant  au 
sénat  un  grand  pouvoir  au  dehors,  le  forc^oient 
dans  la  ville  à  respecter  le  dernier  citoyen.  Mais 
n'allons  pas  si  loin  chercher  des  modèles.  Les 
hourgeoisdcNeufchàtel  se  sont  conduits  bien  plus 
sagement  sous  leurs  princes  que  vous  sous  vos 
magistrats  (i).  Ils  ne  font  ni  la  paix  ni  la  guerre , 
ils  ne  ratifient  point  les  traités ,  mais  ils  jouissent 
en  sûreté  de  leurs  franchises  ;  et  connne  la  loi 
na  point  présumé  que  dans  une  petite  ville  un 
petit  nombre  d  honnêtes  bourgeois  seroient  des 
scélérats, on  ne  réclame  point  dans  leurs  murs, 
on  n'v  connoît  pas  même,  l'odieux  droit  d'em- 
prisonner sans  formalil('s.  Chez  vous  on  s'est 
toujours  laissé  séduire  à  l'apparence,  et  Ion  a 
négligé  l'essentiel.  On  s'est  trop  occupé  du  con- 
seil général ,  et  pas  assez  de   ses  membres  :    il 

(i)  Ceci  soil  dit  en  mettant  à  iiart  les  abus  ,  qu'assu- 
rément je  suis  bien  éloigné  d'appi'ouver. 


SECONDE   PARTIE.  /^oi 

falloit  moins  songer  à  l'autorité,  et  plus  à  la  li- 
berté. Revenons  aux  conseils  généraux. 

Outre  les  limitations  de  l'article  III ,  les  arti- 
cles V  et  VI  en  offrent  de  bien  plus  étranges  ^ 
un  corps  souverain  qui  ne  peut  ni  se  former  ni 
former  aucune  opération  de  lui-même,  et  sou- 
mis absolument ,  quant  à  son  activité  et  quant 
aux  matières  qu'il  traite,  à  des  tribunaux  subal- 
ternes. Gomme  ces  tribunaux  n'approuveront 
certainement  pas  des  propositions  qui  leur  se- 
roient  en  particulier  préjudiciables,  si  l'intérêt 
de  l'état  se  trouve  en  conflit  avec  le  leur,  le  der- 
nier a  toujours  la  préférence,  parcequ'il  n'est 
permis  au  législateur  de  connoître  que  de  ce 
qu'ils  ont  approuvé. 

A  force  de  tout  soumettre  à  la  régie,  on  dé- 
truit la  première  des  règles ,  qui  est  la  justice  et 
le  bien  public.  Quand  les  hommes  sentiront-ils 
qu'il  n'y  a  point  de  désordre  aussi  funeste  que 
le  pouvoir  arbitraire,  avec  lequel  ils  pensent  y 
remédier  ?  Ce  pouvoir  est  lui-même  le  pire  de 
tous  les  désordres  :  employer  un  tel  moyen  pour 
les  prévenir ,  c'est  tuer  les  gens  afin  qu'ils  n'aient 
pas  la  fièvre. 

Une  grande  troupe  formée  en  tumulte  peut 
faire  beaucoup  de  mal.  Dans  une  assemblée  nom- 
breuse ,  quoique  régulière,  si  cbacun  peut  dire 
et  proposer  ce  qu'il  veut,  on  perd  bien  du  temps 
à  écouter  des  folies,  et  Ion  peut  être  en  danger 
d'en  faire.  Voilà  des  vérités  incontestables.  Mais 
est-ce  prévenir  r«U>u*  d'une  manière  raisonnable, 

7,  a6 


402  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
que  de  faire  dépendre  cette  assemblée  unique- 
ment de  ceux  (jui  voudroient  lanéantir,  et  (juc 
nul  n'y  puisse  rien  proposer  que  ceux  qui  ont  le 
plus  grand  intérêt  de  lui  nuire?  Car,  monsieur, 
n'est-ce  pas  exactement  là  l'état  des  choses:'  et  y 
a-t-il  un  seul  Genevois  qui  puisse  douter  que  si 
l'existence  du  conseil  (général  dépendoit  tout-à- 
fait  du  petit  conseil ,  le  conseil  général  ne  fût 
pour  jamais  supprimé  ? 

Voilà  pourtant  le  corps  qui  seul  convoque 
ces  assemblées  et  qui  seul  y  propose  ce  quil 
lui  plaît  :  car  pour  le  deux-cent ,  il  ne  fait  que 
répéter  les  ordres  du  petit  conseil  ;  et  quand 
une  fois  celui-ci  sera  délivré  du  conseil  géné- 
ral,  le  deux-cent  ne  l'embarrassera  guère;  il  ne 
fera  que  suivre  avec  lui  la  route  qu'il  a  fiayée 
avec  vous. 

Or  ,  qu'ai-je  à  craindre  d'un  supérieur  incom- 
mode dont  je  n  ai  jamais  besoin,  qui  ne  peut  se 
montre)'  que  quand  je  le  lui  permets,  ni  répon- 
dre qucquand  je  linterroge?  Quand  je  l'ai  réduit 
à  ce  point ,  ne  puis-je  pas  m'en  regarder  comme 
délivré  ? 

Si  l'on  dit  que  la  loi  de  l'état  a  ])révenu  l'abo- 
lition des  conseils  généraux  en  les  rendant  néces- 
saires à  l'élection  des  magistrats  et  à  la  sanction 
des  nouveaux  édits ,  je  réponds ,  quant  au  pre- 
mier point,  tpu*  toute  la  force  du  gouvernement 
étant  passée  des  mains  des  ma{;istra(s  élus  par  le 
peuple  dans  celles  du  petit  conseil  qu'il  u  élit  point 
et  doit  se  tirent  les  principaux  de  ces  magistrats, 


SECONDE    PARTIE.  /^o3 

1  élection  et  l'assenililée  où  elle  se  fait  ne^  sont 
plus  qu'une  vaine  formalité  sans  consistance, et 
que  des  conseils  généraux  tenus  pour  cet  unique 
objet  peuvent  être  regardés  comme  nuls.  Je  ré- 
ponds encore  que,  par  le  tour  que  prennent  les 
choses, il seroit  même  aisé  d'éluder  cette  loi  sans 
que  le  cours  des  affaires  en  fût  arrêté;  car  sup- 
posons que  ,  soit  par  la  réjection  de  tous  les  su- 
jets présentés,  soit  sous  d autres  prétextes, on  ne 
procède  point  à  lélection  des  syndics ,  le  conseil , 
dans  lequel  leur  juridiction  se  fond  insensible- 
ment ,  ne  l'exercera-t-il  pas  à  leur  défaut,  comme 
il  lexerce  dès  à  présent  indépendamment  d'eux  ? 
N'ose-t-on  pas  déjà  vous  dire  que  le  petit  conseil , 
même  sans  les  syndics,  est  le  gouvernement? 
donc  ,  sans  les  syndics  ,rétat  n'en  sera  pas  moins 
gouverné.  Et  quant  aux  nouveaux  édits  ,  je  ré- 
ponds quils  ne  seront  jamais  assez  nécessaires 
pour  qu  à  l'aide  des  anciens  et  de  ses  usurpa- 
tions ce  même  conseil  ne  trouve  aisément  le 
moyen  d'y  suppléer.  Qui  se  met  au-dessus  des 
anciennes  lois  peut  bien  se  passer  des  nou- 
velles. 

Toutes  les  mesures  sont  prises  pour  que  vos 
assemblées  générales  ne  soient  jamais  néces- 
saires. Non  seulement  le  conseil  périodique  ,  in- 
stitué ou  plutôt  rétabli  (i)  Tan  l'yo'y,  n'a  jamais  été 

(i)  Ces  conseils  périofli(jues  sont  aussi  anciens  qne  la 
législation,  coninie  on  le  voit  par  le  dernier  article  lie 
l'ordonnance  ecclésiastique.  Dans  celle  de  iSjô,  iuipri- 
iiiée  en    ij^ô,  ces  conseils  sont   fixés  de  cinq  en  cinq 

aC. 


4o4  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
tenu  qu  une  fois  et  seulement  pour  l'abolir  (i)  ; 
mais ,  par  le  paragraphe  V  du  troisième  article 
du  règlement,  il  a  été  pourvu  sans  vous  et  pour 
toujours  aux  frais  de  l'administration.  11  n  y  a 
que  le  seul  cas  chimérique  d'une  guerre  indis- 
pensable ,  où  le  conseil  général  doive  absolument 
être  convoqué. 

Le  petit  conseil  pourroit  donc  supprimer  ab- 
solument les  conseils  généraux  sans  autre  incon- 
vénient que  de  s'attirer  quelques  représentations 
qu'il  est  en  possession  de  rebuter,  ou  d'exciter 
quelques  vains  murmures  qu'il  peut  mépriser 
sans  risque;  car,  par  les  articles  VII,  XXIII, 
XXIV ,  XXV  ,  XLIII ,  toute  espèce  de  résistance 
est  défendue  «n  quelque  cas  que  ce  puisse  être, 
et  les  ressources  qui  sont  hors  de  la  constitu- 
tion n'en  font  pas  partie  et  n'en  corrigent  pas  les 
défauts. 

Il  ne  le  fait  pas  toutefois,  parcequ'au  fond  cela 
lui  est  très  indifférent ,  et  qu'un  simulacre  de  li- 
berté fait  endurer  plus  patiemment  la  servitude. 

ans;  mais  flans  l'ordonnance  de  i56i  ,  imprimée  en  i562. 
ils  étoient  fixés  de  trois  en  trois  ans.  Il  n'est  pas  raison- 
nable de  dire  que  ces  conseils  n'avoient  pour  objet  que 
la  lecture  de  cette  ordonnance  ,  puisque  l'impression  qui 
en  fut  faite  en  même  temps  donnôit  "à  ch«cun  la  facilité 
de  la  lire  à  toute  heure  à  son  aise,  sans  qu'on  eût  be- 
soin pour  cela  de  l'appareil  d'un  conseil  {;énéral.  Mal- 
heureusement on  a  pris  prand  soin  d'effacer  bien  des 
traditions  anciennes ,  qui  seroient  maintenant  d'un  grand 
usaf;e  pour  l'éclaircissement  des  édits. 

(i)  J'examinerai  ci-après  cet  édit  d'abolition. 


\ 


SECONDE  PARTIE.  4oS 

Il  VOUS  amuse  à  peu  de  frais,  soit  par  des  élec- 
tions saus  conséquence  quant  au  pouvoir  quelles 
confèrent  et  quant  au  choix  des  sujets  élus,  soit 
par  des  lois  qui  paroissent  importantes,  mais 
qu'il  a  soin  de  rendre  vaines,  en  ne  les  observant 
qu'autant  qu'il  lui  plaît. 

D'ailleurs  on  ne  peut  rien  proposer  dans  ces 
assemblées ,  on  n'y  peut  rien  discuter ,  on  n'y 
peut  délibérer  sur  rien.  Le  petit  conseil  y  pré- 
side, et  par  lui-même,  et  par  les  syndics  qui 
n'y  portent  que  l'esprit  du  corps.  Là  même  il  est 
magistrat  encore  et  maître  de  son  souverain. 
N'est-il  pas  contre  toute  raison  que  le  corps  exé- 
cutif régie  la  police  du  corps  législatif,  qu  il  lui 
prescrive  les  matières  dont  ildoitconnoître,quil 
lui  interdise  le  droit  d'opiner,  et  quil  exerce  sa 
puissance  absolue  j  usque  dans  les  actes  faits  pour 
la  contenir  ? 

Qu'un  corps  si  nombreux  (i)ait  besoin  de  po- 
lice et  d'ordre  ,  je  l'accorde  ;  mais  que  cette  police 
et  cet  ordre  ne  renversent  pas  le  but  de  son  insti- 
tution. Est-ce  donc  une  chose  plus  difficile  d'éta- 

(i)Lesconseils  généraux  étoient  autrefois  très  fréquents 
à  Genève,  et  tout  ce  qui  se  faisoit  de  quelque  impor- 
tance y  étoit  porté.  En  1707  ,  M.  le  syndic  Chouet  disoit , 
dans  une  harangue  devenue  célèbre  ,  que  de  cette  fré- 
quence venoit  jadis  la  foihlesse  et  le  malheur  de  l'état  : 
nous  verrons  bientôt  ce  qu'il  en  faut  croire.  Il  insiste 
aussi  sur  rextréme  augmentation  du  nombre  des  mem- 
bres, qui  renih'oit  aujourd'hui  cette  fréquence  impossi- 
ble ,  affirmant  qu'autrefois  cette  assemblée  ne  passoit 
pas  deux  à  trois  ceuts ,  et  qu'elle  est  à  présent  de  treize 


4o6  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
blir  la  règle  sans  servitude  entre  quelques  cen- 
taines cViiomnies  naturellement  gra^ es  et  froids, 
qu'elle  ne  létoit  à  Athènes,  dont  oii  nous  parle, 
dans  l'assemblée  de  plusieurs  milliers  de  ci- 
toyens emportés , bouillants ,  et  presque  effrénés; 
qu  elle  ne  létoit  tlans  la  capitale  du  monde  ,  où 
le  peuple  en  corps  exerçoit  en  partie  la  puis- 
sance executive;  et  qu'elle  ne  Test  aujoui'dhui 
même  dans  le  grand  conseil  de  Venise  ,  aussi 
nombreux  que  votre  conseil  général  ?  On  se  pkiint 

à  quatorze  cents.  Il  y  a  des  doux  côtés  Loaucoup  dVxa- 
gt'ralioiW 

Les  plus  anciens  conseils  généraux  étoient  au  moins 
de  cinq  à  six  cents  membres;  on  seroit  peut-être  bien  em- 
])arrassé  d'en  citer  un  seul  qui  n'ait  été  que  de  deux  ou 
trois  cents.  En  1420,  on  y  en  compta  sept  cent  vinyt, 
stipulant  pour  tous  les  autres,  et  peu  de  temps  après  on 
reçut  encore  plus  de  deux  cents  bourgeois. 

Quoique  la  ville  de  Genève  soit  devenue  plus  connucr- 
çante  et  |)lus-  riche,  elle  n'a  pu  devenir  beaucoup  plus 
peu))lée  ,  les  fortifications  n'ayant  pas  permis  d'agrandir 
l'enceinte  de  ses  murs,  et  ayant  fait  raser  ses  faubourgs. 
D'ailleurs,  presque  sans  territoire  et  à  la  merci  de  ses 
voisin-^  pour  sa  subsistance,  elle  n'auroit  pu  s'agrandir 
sans  s'affoiblir.  En  i4o4,  ou  y  compta  treize  cents  feux 
faisant  au  moins  treize  mille  âmes.  Il  n'y  en  a  guère  plu» 
de  vingt  mille  aujourd'bui  ;  rapjxtrt  bien  éloigné  de  celui 
de  3  à  i4-  Or  «le  ce  nombre  il  faut  déduire  encore  celui 
des  natifs,  babit:uits  ,  étrangers,  qui  n'eiUrent  pas  au 
conseil  général;  nombre  fort  augmenté  relativement  à 
celui  des  bourgeois,  depuis  le  refuge  des  François  et  le 
progrès  de  findusirie.  (^)uelques  conseils  génc-raux  sont 
allés  de  nos  jours  à  cpiatorze  et  même  à  quinze  cents  ;  mais 
communément  ils  n'approchent  pas  de  ce  nombre  ;  e,i 


SECONDE    PARTIE.  /^O'] 

de  l'impolice  qui  règne  dans  le  parlement  d'An- 
gleterre ;  et  toutefois  ,  dans  ce  corps  composé  de 
plus  de  sept  cents  membres  ,où  se  traitent  de  si 
grandes  affaires  ,  oii  tant  d'intérêts  se  croisent , 
oii  tant  de  cabales  se  forment,  où  tant  de  têtes 
s'échauffent,  où  chaque  membre  a  le  droit  de 
parler,  tout  se  fait,  tout  s'expédie  ,  cette  grande 
monarchie  va  son  train  :  et  chez  vous,  où  les  in- 
térêts sont  si  simples,  si  peu  compliqués ,  où 
Ton  n'a, pour  ainsi  dire,  à  régler  que  les  affaires 
d'une   famille ,  on   vous   fait  peur   des    orages 

quelques  uns  même  vont  à  treize,  ce  n'est  que  dans  des 
occasions  critiques  où  tous  les  bons  citoyens  croiroient 
manquer  à  leur  serment  de  s'absenter,  et  où  les  ma.{i;is- 
trats,  de  leur  côté,  font  venir  du  deliors  leurs  clients 
pour  favoriser  leurs  manœuvres  :  or  ces  manœuvres,  in- 
connues au  quinzième  siècle  ,  n'exigeoient  point  alors 
de  pareils  expédients.  Généralement  le  nombre  ordinaire 
roule  entre  huit  à  neuf  céhts,  quelquefois  il  reste  au- 
dessous  de  celui  de  l'an  1420,  sur-tout  lorsque  l'assem- 
blée se  tient  en  été  ,  et  qu'il  s'agit  de  choses  peu  im- 
portantes. J'ai  moi-même  assisté,  en  1764,  à  un  conseil 
général  qui  n'étoit  certainement  pas  de  sept  cents  mem- 
bres. 

Il  résulte  de  ces  diverses  considérations  que,  tout  ba- 
lancé ,1e  conseil  général  est  à-peu-près  aujourd'hui,  quant 
au  nombre,  ce  qu'il  étoit  il  y  a  deux  ou  trois  siècles,  ou 
du  moins  que  la  différence  est  peu  considérable.  Cepen- 
dant tout  le  monde  y  parloit  alors;  la  police  et  la  dé- 
cence qu'on  y  voit  régner  aujourd'hui  n'étoit  pas  éta- 
blie. On  crioit  quelquefois;  mais  le  peuple  étoit  libre, 
le  magistrat  respecté,  et  le  conseil  s'assenibloit  fréquem- 
ment. Donc  M.  le  syndic  Chouet  accusoit  faux  et  raison- 
uoit  mal. 


4o8        LETTRES  ÉCRITES  DE  tA  MONTAGNE. 

comme  si  tout  alloit  renverser  !  Monsieur  ,  la 
police  de  votre  conseil  général  est  la  chose  du 
monde  la  plus  facile;  qu'on  veuille  sincèrement 
rétablir  pour  le  bien  public,  alors  tout  y  sera 
libre,  et  tout  s'y  passera  plus  tranquillement 
qu'aujourd'hui. 

Supposons  que  dans  le  rèf;lement  on  eût  pris 
la  méthode  opposée  à  celle  qu'on  a  suivie;  quau 
lieu  de  fixer  les  droits  du  conseil  (général  on  eût 
fixé  ceux  des  autres  conseils,  ce  qui  par-là  même 
eût  montré  les  siens  :  convenez  qu  on  eût  trouvé 
dans  le  seul  petit  conseil  un  assemblage  de  pou- 
voirs bien  étrange  pour  un  état  libre  et  démo- 
cratique, dans  des  chefs  que  le  peuple  ne  choisit 
point  et  qui  restent  en  place  toute  leur  vie. 

D'abord  l'union  de  deux  choses  par-tout  ail- 
leurs incompatibles:  savoir, l'administration  des 
affaires  de  l'état  ;  et  l'exercice  suprême  de  la 
justice  sur  les  biens  ,  la  vie  et  Ihonnour  des  ci- 
toyens. 

Un  ordre, le  dernier  de  tous  par  son  rang  et  le 
premier  par  sa  puissance. 

Un  conseil  inférieur, sans  lequel  tout  est  mort 
dans  la  république;  qui  propose  seul ,  qui  décide 
le  premier,  et  dont  la  seule  voix,  même  dans 
son  propre  fait ,  permet  à  ses  supérieurs  d'en  avoir 
une. 

Un  corps  qui  reconnoît  l'autorité  d'un  autre  , 
et  qui  seul  a  la  nomination  des  membres  de  ce 
corps  auquel  il  est  subordonné. 

Un  tribunal  suprême  duquel  on  appelle  :  ou 


SECONDE   PARTIE.  4^9 

bien  ,  au  contraire  ,  un  ju^^je  inférieur  qui  préside 
dans  les  tribunaux  supérieurs  au  sien  ; 

Qui ,  après  avoir  siégé  comme  juge  inférieur 
dans  le  tribunal  dont  on  appelle,  non  seule- 
ment va  siéger  comme  juge  suprême  dans  le 
tribunal  où  il  est  appelé  ,mais  n'a  dans  ce  tribu- 
nal suprême  que  les  collègues  quil  s'est  lui-même 
choisis. 

Un  ordre  enfin  qui  seul  a  son  activité  propre , 
qui  donne  à  tous  les  autres  la  leur  ,  et  qui,  dans 
tous  ,  soutenant  les  résolutions  qu'il  a  prises  , 
opine  deux  fois  et  vote  trois  (i). 

L'appel  du  petit  conseil  au  deux-cent  est  un 
véritable  jeu  d'enfant;  c'est  une  farce  en  politi- 

(i)  Dans  un  état  qui  se  gouverne  en  re'pul)lique,  et  où 
l'on  parle  la  langue  Françoise,  il  faudroit  se  faire  un  lan- 
gage à  part  pour  le  gouvernement.  Par  exemple , délibérer, 
opiner,  voter,  sont  trois  choses  très  différentes,  et  que 
les  François  ne  distinguent  pas  assez.  Délibérer ,  c'est 
peser  le  pour  et  le  contre;  opiner^  c'est  dire  son  avis  et 
le  motiver;  voter,  c'est  donner  son  suffrage  quand  il  ne 
reste  plus  qu'à  recueillir  les  voix.  On  met  d'abord  la  ma- 
tière en  délibération  :  au  premier  tour  on  opine;  on  vote 
au  dernier.  Les  tribunaux  ont  par-tout  à-peu-près  les 
mêmes  formes;  mais  comme,  dans  les  monarchies,  le 
public  n'a  pas  besoin  d'en  apprendre  les  termes  ,  ils 
restent  consacrés  au  barreau.  C'est  par  une  autre  inexac- 
titude de  la  langue  en  ces  matières,  que  M.  de  Montes- 
quieu ,  qui  la  savoit  si  bien  ,  n'a  pas  laissé  de  dire  tou- 
jours la  puissance  exécutrice  ,  blessant  ainsi  l'analogie, 
et  faisant  adjt'ctif  le  mot  exécuteur  qui  est  substantif. 
C'est  la  même  faute  que  s'il  eût  dit,/t'  pouvoir  législa- 
teur. 


4lO        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MO>'TAGÎJE. 

que  s'il  en  fut  jamais  :  aussi  n'appelle-t-on  pas 
proprement,  cet  appel  un  appel  ;  cest  une  grâce 
qu'on  implore  en  justice  ,  un  recours  en  cassa- 
tion d  arrêt  :  on  ne  comprend  pas  ce  que  cest. 
Croit-on  que  si  le  petit  conseil  n'eût  bien  senti 
que  ce  dernier  recours  ctoit  sans  conséquence, 
il  s'en  fut  volontairement  dépouillé  comme  il 
fit?  ce  désintéressement  n'est  pas  dans  ses  ma- 
ximes. 

Si  les  jugements  du  petit  conseil  ne  sont  pas 
toujours  confirmés  en  deux-cent,  c'est  dans  les 
affaires  particulières  et  contradictoires  ,  où  il 
n  importe  guère  au  magistrat  laquelle  des  deux 
parties  perde  ou  gagne  son  procès  ;  mais  dans 
les  affaires  qu'on  poursuit  d  office,  dans  toute 
affaire  où  le  conseil  lui-même  prend  intérêt,  le 
deux-cent  répare-t-il  jamais  ses  injustices,  pro- 
tége-t-il  jamais  Topprimé,  ose-t-il  ne  pas  confir- 
mer tout  ce  qu  a  fait  le  conseil  ,  usa-t-il  jamais 
une  seule  fois  avec  honneur  de  son  droit  de  faire 
grâce  ?  Je  rappelle  à  regret  des  temps  dont  la 
mémoire  est  terrible  et  nécessaire.  Un  citoyen 
fjue  le  conseil  immole  à  sa  vengeance  a  recours 
au  deux-cent;  linlbrtuné  s  avilit  jiis([uà  deman- 
der grâce  ;  son  innocence  n  est  ignorée  de  per- 
sonne ;  toutes  les  régies  ont  été  violées  dans  son 
procès:  la  grâce  est  refusée,  et  1  innocent  périt. 
J'atio  sentit  si  bien  1  inutilité  du  lecours  au  deux- 
cent,  qu  il  ne  daigtia  pas  s'en  servir. 

.le  vois  clairement  ce  quest  le  deux-cent  à 
Zurich  ,  à  berne  ,  à  Fribourg  ,  et  dans  les  autres 


SECO:sDE    PARTIK.  4^  f 

états  aristocratiques  ;  mais  je  ne  sam  ois  voir  ce 
qu'il  est  dans  votre  constitution,  ni  quelle  place 
il  y  tient.  Est-ce  un  tribunal  supérieur?  en  ce 
cas  il  est  absurde  que  le  tribunal  inférieur  y  siège. 
Est-ce  un  corps  qui  représente  le  souverain?  en 
ce  cas  c  est  au  représenté  de  nommer  son  repré- 
sentant. I/établissement  du  deux-cent  ne  peut 
avoir  d'autre  fin  que  de  modérer  le  pouvoir 
énorme  du  petit  conseil  ;  et  au  contraire  il  ne 
fait  que  donner  plus  de  poids  à  ce  même  pou- 
voir. Or,  tout  corps  qui  agit  constamment  con- 
tre l'esprit  de  son  institution  est  mal  institué. 

Que  sert  d'appuyer  ici  sur  des  choses  notoires 
qui  ne  sont  ignorées  d'aucun  Genevois? Le  deux- 
cent  n'est  rien  par  lui-même;  il  n'est  que  le  petit 
conseil  qui  reparoît  sous  une  autre  forme.  Une 
seule  fois  il  voulut  tâcher  de  secouer  le  joug  de 
ses  maîtres  et  se  donner  une  existence  indépen- 
dante, et  par*cet  iniique  effort  l'état  faillit  être 
renversé.  Ce  ncst  quau  seul  conseil  général  que 
le  deux -cent  doit  encore  une  apparence  d  au- 
torité. Cela  se  vit  bien  clairement  dans  l'époque 
dont  je  parle,  et  cela  se  verra  bien  mieux  dans 
la  suite  ,  si  le  petit  conseil  parvient  à  son  but  : 
ainsi,  quand,  de  concert  avec  ce  dernier,  le 
deux-cent  travaille  à  déprimer  le  conseil  géné- 
ral,  il  travaille  à  sa  propre  ruine;  et  s  iW  croit 
suivre  les  brisées  du  deux-cent  de  Berne,  il 
prend  bien  grossièrement  le  change.  Mais  on 
a  presque  toujours  vu  dans  ce  corps  peu  de  lu- 
mières  et   moins  de   courage;  et  cela   ne  peut 


4l2        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

guère  être  autrement  par  la  manière  dont  il  est 
rempli  (r). 

Vous  voyez,  monsieur,  combien ,  au  lieu  de 
spécifier  les  droits  du  conseil  souverain,  il  eût  été 
plus  utile  de  spécifier  les  attributions  des  corps 
qui  lui  sont  subordonnés;  et,  sans  aller  plus 
loin ,  vous  voyez  plus  évidemment  encore  que  , 
par  la  force  de  certains  articles  pris  séparément, 
le  petit  conseil  est  l'arbitre  suprême  des  lois,  et 
par  elles  du  sort  de  tous  les  particuliers.  Quand 
on  considère  les  droits  des  citoyens  et  bourfjeois 
assemblés  en  conseil  général ,  rien  n'est  plus  bril- 
lant ;  mais  considérez  bors  de  là  ces  mêmes  ci- 
toyens et  bourgeois  comme  individus,  que  sont- 
ils  ?que  deviennent-ils? Esclaves  d'un  pouvoir  ar- 

(i)  Ceci  s'entend  en  ffénëral ,  et  seulement  de  l'esprit 
du  corps  ;  car  je  sais  qu'il  y  a  dans  le  deux-cent  des  mem- 
bres très  éclairés,  et  qui  ne  manquent jpas  de  zèle  :  mais 
incessamment  sous  les  yeux  du  petit  conseil,  livrés  à  sa 
merci ,  sans  appui ,  sans  ressource  ,  et  sentant  bien  qu'ils 
seroient  abandonnés  de  leur  corps ,  ils  s'abstiennent  de 
tenter  des  démarches  inutiles  qui  ne  feroient  que  les 
compromettre  et  les  perdre.  La  vile  tourbe  bourdonne 
et  triomphe;  le  sajje  se  tait  et  gémit  tout  bas. 

Au  reste  le  deux-cent  n'a  pas  toujours  été  dans  le  dis- 
crédit où  il  est  tombé.  Jadis  il  jouit  de  la  considération 
publique  et  de  la  confiance  des  citoyens  :  aussi  lui  lais- 
soien^ils  sans  inquiétude  exercer  les  droits  du  conseil 
général ,  que  le  p(;lit  conseil  tacha  dès-lors  d'attirer  à 
lui  par  cette  voie  in(Hrecte.  Nouvelle  preuve  de  ce  qui 
sera  dit  plus  bas,  que  la  bourgeoisie  de  Genève  est  peu 
remuante ,  et  ne  cherche  guère  à  s'intriguer  des  affaires 
d'état. 


SECONDE   PARTIE.  4'3 

bitraire,ils  sont  livrés  sans  défense  à  la  merci  de 
vingt-cinq  despotes  :  les  Athéniens  du  moins  en 
avoient  trente.  Et  que  dis-jc  vingt-cinq?  neuf 
suffisent  pour  un  jugement  civil ,  treize  pour  un 
jugement  criminel  (i).  Sept  ou  huit,  d accord 
dans  ce  nombre,  vont  être  pour  vous  autant  de 
décemvirs  :  encore  les  décemvirs  furent-ils  élus 
par  le  peuple  ;  au  lieu  qu'aucun  de  ces  juges  n'est 
de  votre  choix  :  et  l'on  appelle  cela  être  libres  ! 


LETTRE  VIII. 

J'ai  tiré,  monsieur,  l'examen  de  votre  gouver- 
nement présent  du  règlement  de  la  médiation 
par  lequel  ce  gouvernement  est  fixé  ;  mais,  loin 
d'imputer  aux  médiateurs  d'avoir  voulu  vous  ré- 
duire en  servitude  ,  je  prouverois  aisément ,  au 
contraire,  qu'ils  ont  rendu  votre  situation  meil- 
leure à  plusieurs  égards  qu'elle  n'étoit  avant  les 
troubles  qui  vous  forcèrent  d'accepter  leurs  bons 
offices.  Ils  ont  trouvé  une  ville  en  armes;  tout 
étoit  à  leur  arrivée  dans  un  état  de  crise  et  de 
confusion  qui  ne  leur  permettoit  pas  de  tirer  de 
cet  état  la  régie  de  leur  ouvrage.  Ils  sont  remon- 
tés aux  temps  pacifiques ,  ils  ont  étudié  la  con- 
stitution primitive  de  votre  gouvernement:  dans 
les  progrès  qu'il  avoit  déjà  faits  ,  pour  le  remon- 

(i)  Édits  civils,  lit.  I,  art.  XXXVI. 


/|l4  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
ter  il  eût  fallule  refondre;  la  raison,! équité, ne 
permettoient  pas  qu'ils  vous  en  donnassent  ini 
autre  ,  et  vous  ne  l'auriez  pas  accepté,  ^'en  pou- 
vant donc  ôter  les  défauts  ,  ils  ont  borné  leurs 
soins  à  lallérmir  tel  que  1  avoient  laissé  vos  pères  : 
ils  l'ont  corrigé  niêrne  en  divers  points  ;  et  des 
abus  que  je  viens  de  remarquer  ,  il  n'y  en  a  pas 
un  qui  n'existât  dans  la  république  lon[;-teinps 
avant  que  les  médiateurs  en  eussent  pris  con- 
noissance.  Le  seul  ton  qu'ils  semblent  vous  avoir 
fait,  a  été  doter  au  léf^islateur  tout  exercice  du 
pouvoir  exécutif,  et  lusage  de  la  force  à  lappui 
de  la  justice  :  mais  en  vous  donnant  une  res- 
source aussi  sûre  et  plus  légitime,  ils  ont  cbangé 
ce  mal  apparent  en  un  vrai  bienfait  ;  en  se  ren- 
dant garants  de  vos  droits,  ils  vous  ont  dispen- 
sés de  les  défendre  vous-mêmes.  Eh  !  dans  la 
misère  des  choses  humaines ,  quel  bien  vaut  la 
peine  d'être  acheté  du  sang  de  nos  frères  P  La  li- 
berté même  est  trop  chère  à  ce  prix. 

Les  médiateurs  ont  pu  se  tromper,  ils  étoient 
hommes;  mais  ils  n'ont  point  voulu  vous  trom- 
per, ils  ont  voulu  être  justes,  cela  se  voit,  même 
cela  se  prouve  ;  et  tout  montre  en  ellét  ([ue  ce 
qui  est  équivoque  ou  défectueux  dans  leur  ou- 
vrage vient  souvent  de  nécessité  ,  ijuelquefois 
d  erreur,  jamais  de  mauvaise  volonté.  Us  avoient 
à  concilier  des  choses  prcs((ue  incomj)aiibU's  , 
les  droits  du  peuple  et  les  prétentions  du  con- 
seil, lempire  des  lois  et  la  puissance  des  hommes, 
l'indépendance  de  létat  et  la  garantie  du  règle- 


SECOiSDE   PARTIE.  ^iS 

ment.  Tout  celanepouvoilse  faire  sans  un  peu  de 
contradiction  ;  et  c'est  de  cette  contradiction  que 
votre  mafjistrat  tire  avantage,  en  tournant  tout 
en  sa  faveur,  et  faisant  servir  la  moitié  de  vos 
lois  à  violer  lautre. 

Il  est  clair  d'abord  que  le  règlement  lui-même 
n'est  point  une  loi  que  les  médiateurs  aient  voulu 
imposer  à  la  république, mais  seulement  un  ac- 
cord qu  ils  ont  établi  entre  ses  membres  ,et  quils 
n'ont  par  conséquent  porté  nulle  atteinte  à  sa 
souveraineté.  Cela  est  clair  ,  dis-je  ,  par  l'arti- 
cle XLIV  ,  qui  laisse  au  conseil  général  ,  légiti- 
mement assemblé  ,  le  droit  de  faire  aux  articles 
du  règlement  tel  cbangement  quil  lui  plaît. 
Ainsi  les  médiateurs  ne  mettent  point  leur  vo- 
lonté au-dessus  de  la  sienne  ,  ils  n  intervien- 
nent quen  cas  de  division.  C'est  le  sens  de  l'ar- 
ticle XV. 

IMais  de  là  résulte  aussi  la  nidlitc';  des  réserves 
et  limitations  données  dans  larticle  lïl  aux  droits 
et  attributions  du  conseil  général  :  car  si  le  con- 
seil général  décide  que  ces  réserves  et  limitations 
ne  borneront  plus  sa  puissance,  elles  ne  la  bor- 
neront plus;  et  quand  tous  les  membres  d  uu 
état  .souverain  règlent  son  pouvoir  siu'  eux- 
mêmes,  qui  est-ce  qui  a  droit  de  s'y  opposer? 
Les  exclusions  qu'on  j)eut  inférer  de  larticle  III 
ne  signilient  donc  autre  cbose  ,  sinon  que  le 
conseil  général  se  renferme  dans  leurs  limites 
jusqu  à  ce  qu  il  trouve  à  piopos  de  les  passer. 
Cest  ici  liine  des  contradictions  dont  j  ai  parlé, 


4l6        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

et  l'on  en  démêle  aisément  la  cause.  Il  étoit 
d'ailleurs  bien  difficile  aux  plénipotentiaires, 
pleins  des  maximes  de  gouvernements  tout  dif- 
férents, d'approfondir  assez  les  vrais  principes 
du  vôtre.  La  constitution  démocratique  a  jus- 
qu'à présent  été  mal  examinée.  Tous  ceux  qui 
en  ont  parlé,  ou  ne  la  connoissoient  pas,  ou  y 
prenoient  trop  peu  d intérêt,  ou  avoient  intérêt 
de  la  présenter  sous  un  faux  jour.  Aucun  d  eux 
n'a  suffisamment  distingué  le  souverain  du  gou. 
vernement,  la  puissance  législatise  de  l'execu- 
tive. Il  n'y  a  point  d'état  oii  ces  deux  pouvoirs 
soient  si  séparés  ,  et  où  fon  ait  tant  affecté  de 
les  confondre.  Les  uns  s'imaginent  qu'une  démo 
cratie  est  un  gouvernement  où  tout  le  peuple 
est  magistrat  et  juge;  d  autres  ne  voient  la  li- 
berté que  dans  le  droit  d'élire  ses  chefs  ,  et , 
n'étant  soumis  qu'à  des  princes,  croient  que 
celui  qui  commande  est  toujours  le  souverain. 
La  constitution  démocratique  est  certainement 
le  chef-d'œuvre  de  lart  politique  :  mais  plus 
l'artifice  en  est  admirable,  moins  il  appartient 
à  tous  les  yeux  de  le  pénétrer.  N'est-il  pas  vrai, 
monsieur,  que  la  première  précaution  de  n  ad- 
mettre aucun  conseil  général  légitime  que  sous 
la  convocation  du  petit  conseil,  et  la  seconde 
précaution  do  ny  souffrir  aucimc  proposition 
qu  avec  l'approbation  du  petit  conseil  ,  suffi- 
soient  seules  pour  maintenir  le  conseil  général 
dans  la  plus  entière  dépendance?  La  troisième 
précaution,  d'y  régler  la  compétence  des  matiè- 


SECO^DE   PARTIE.  ^l'j 

res,  étoit  donc  la  chose  du  monde  la  plus  super- 
flue. Et  quel  eût  été  1  inconvénient  de  laisser  au 
conseil  général  la  plénitude  des  droits  suprê- 
mes, puisqu'il  n'en  peut  faire  aucun  usage  qu  au- 
tant que  le  petit  conseil  le  lui  permet^  En  ne 
bornant  pas  les  droits  de  la  puissance  souve- 
raine, on  ne  la  rendoit  pas  dans  le  fait  moins 
dépendante,  et  Ton  évitoit  une  contradiction  : 
ce  qui  prouve  que  c'est  pour  n'avoir  pas  bien 
connu  votre  constitution  qu'on  a  pris  des  pré- 
cautions vaines  en  elles-mêmes  et  contradictoires 
dans  leur  objet. 

On  dira  que  ces  limitations  avoient  seulement 
pour  fin  de  marquer  les  cas  où  les  conseils  infé- 
rieurs seroient  obligés  d'assembler  le  conseil  gé- 
néral. J'entends  bien  cela  ;  mais  n'ctoit-il  pas 
plus  naturel  et  plus  simple  de  marquer  les  droits 
qui  leur  étoient  attribués  à  eux-mêmes,  et  qu'ils 
pouvoient  exercer  sans  le  concours  du  conseil 
général?  Les  bornes  étoient-elles  moins  fixées 
par  ce  qui  est  au-deçà  que  par  ce  qui  est  au-delà? 
et  lorsque  les  conseils  inférieurs  vouloicnt  pas- 
ser ces  bornes ,  n'est-il  pas  clair  qu'ils  avoient 
besoin  d'être  autorisés?  Par-là,  je  l'avoue,  on 
mettoit  plus  en  vi:^e  tant  de  pouvoirs  réunis  dans 
les  mêmes  mains ,  mais  on  présentoit  les  objets 
dans  leur  jour  véritable;  on  tiroit  de  la  nature 
de  la  chose  le  moyen  de  fixer  les  droits  respectifs 
des  divers  corps  ,  et  l'on  sauvoit  toute  contradic- 
tion. 

A  la  vérité,  l'auteur  des  Lettres  prétend  que  le 
7-  27 


4l8  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MOINTAGNE. 
petit  conseil,  étant  le  Qoviverncment  même,  doit 
exercer  à  ce  titre  tonte  Tautorité  qui  n'est  pas 
attribuée  aux  autres  corps  de  Tétat  :  mais  c'est 
supposer  la  sienne  antérieure  aux  édits  ;  c'est 
supposer  que  le  petit  conseil ,  source  pripiilive 
de  la  puissance,  garde  ainsi  tous  les  droits  qu'il 
n'a  pas  aliénés.  Reconnoissez-vous,  monsieur, 
dans  ce  principe  celui  de  votre  constitution?  Une 
preuve  si  curieuse  mérite  de  nous  arrêter  un 
moment. 

Remarquez  d'abord  qu'il  s'agit  là  (i)  du  pou- 
voir du  petit  conseil ,  mis  en  opposition  avec 
celui  des  syndics,  c'est-à-dire  de  cbacun  de  ces 
deux  pouvoirs  séparé  de  l'autre.  I/édit  parle  du 
pouvoir  des  syndics  sans  le  conseil ,  il  ne  parle 
point  du  pouvoir  du  conseil  sans  les  syndics. 
Pourquoi  cela?  Parceque  le  conseil  sans  les  syn- 
dics est  le  gouvernement.  Donc  le  silence  même 
des  édits  sur  le  pouvoir  du  conseil ,  loin  de  prou- 
ver la  nullité  de  ce  pouvoir ,  en  prouve  1  étendue. 
Voilà  sans  doute  une  conclusion  bien  neuve. 
Admettons-la  toutefois,  pourvu  que  l'antécédent 
soit  prouvé. 

Si  c'est  parceque  le  petit  conseil  est  le  gouver- 
nement que  les  édits  ne  parlent  point  de  son 
pouvoir,  ils  diront  du  moins  que  le  petit  con- 
seil est  le  gouvernement,  à  moius  que  de  preuve 
en  preuve  leur  silence  n'établisse  toujours  le  con- 
traire de  ce  qu  ils  ont  dit. 

(i)  Lettres  écrites  de  la  campagne,  page  66. 


SECONDE  PARTIE.  4l9 

Or  je  demande  qu'on  me  montre   dans  vos 
édits  où  il  est  dit  que  le  petit  conseil  est  le  gou- 
vernement; et  en  attendantje  vais  vous  montrer, 
moi ,  où  il  est  dit  tout  le  contraire.  Dans  l  edit 
politique  de  1 568,  je  trouve  le  préambule  conçu 
dans  ces  termes  :  Pour  ce  que  le  gouvernement 
et  estât  de  cette  ville  consiste  par  quatre  sjndic- 
ques,   le  conseil  des  vingt- cinq  ^   le  conseil  des 
soixante,  des  deux-cent ,  du  général^  et  un  lieu- 
tenant en  la  justice  ordinaire  ^  avec  autres  offices , 
selon  que  bonne  police  le  requiert^   tant  pour 
l' administration  du  bien  public  que  de  la  justice , 
nous  avons  recueilli  ï ordre  qui  jusquici  a  été 
observé...  afn  qu'il  soit  gardé  à  F  avenir...  comme 
s'ensuit. 

Dès  l'article  premier  de  l'édit  de  1738,  je  vois 
encore  que  cinq  ordres  composent  le  gouverne- 
ment de  Genève,  Or  de  ces  cinq  ordres  les  qua- 
tre syndics  tout  seuls  en  font  un;  le  conseil  des 
vingt-cinq ,  où  sont  certainement  compris  les 
quatre  syndics,  en  fait  un  autre,  et  les  svndics 
entrent  encore  dans  les  trois  suivants.  Le  petit 
conseil  sans  les  syndics  n'est  donc  pas  le  gouver- 
nement. 

J'ouvre  l'édit  de  1707,  et  j'y  vois  à  l'article  V, 
en  propres  termes,  que  messieurs  les  syndics  ont 
la  direction  et  le  gouvernement  de  F  état.  A  fin- 
stant  je  ferme  le  livre,  et  je  dis  :  Certainement, 
selon  les  édits,  le  petit  conseil  sans  les  syndic» 
n'est  pas  le  gouvernement ,  quoique  fauteur  dcà 
Lettres  affirme  qu'il  fest. 


4^0        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAG^^E. 

On  dira  que  moi-même  j'attribue  souvent  dans 
ces  Lettres  le  gouvernement  au  petit  conseil. 
J'en  conviens;  mais  c'est  au  petit  conseil  présidé 
parles  syndics;  et  alors  il  est  certain  f[ue  le  gou- 
vernement provisionnel  y  réside  dans  le  sens 
que  je  donne  à  ce  mot  :  mais  ce  sens  n  est  pas 
celui  de  l'auteur  des  Lettres,  puisque  dans  le 
mien  le  gouvernement  n'a  que  les  pouvoirs  qui 
lui  sont  donnés  par  la  loi,  et  que  dans  le  sien , 
au  contraire,  le  gouvernement  a  tous  les  pou- 
voirs que  la  loi  ne  lui  ôte  pas. 

Reste  donc  dans  toute  sa  force  1  objection  des 
représentants ,  que ,  quand  ledit  parle  des  syn- 
dics ,  il  parle  de  leur  puissance,  et  (jue,  quand 
il  parle  du  conseil ,  il  ne  parle  que  de  son  devoir. 
Je  dis  que  cette  ol)jection  reste  dans  toute  sa 
force;  car  l'auteur  des  Lettres  n'y  répond  que 
par  une  assertion  démentie  par  tous  les  édits. 
Vous  me  ferez  plaisir,  monsieur,  sijeme  trompe, 
de  m'apprendre  en  quoi  pêche  mon  raisonne- 
ment. 

Cependant  cet  auteur,  très  content  du  sien  , 
demande  comment,  si  le  législateur  n'avoit  pas 
considéré  de  cet  œil  le  petit  conseil ,  on  pouiroit 
concevoir  que  dans  aucun  endroit  de  ledit  il  n'en 
réglât  l' autorité  ^  qu  il  la  supposât  partout^  et 
quil  ne  la  déterminât  nulle  part  (i). 

J'oserai  tenter  d'éclaircir  ce  profond  mystère. 
Le  législateur  ne   règle  point  la   puissance  du 

(i)  Ibid.  page  67. 


SECONDE,  PARTIE.  4^1 

conseil ,  parcequ'il  ne  lui  en  donne  aucune  in- 
dépendamment des  syndics;  et  lorsqu'il  la  sup- 
pose, c'est  en  le  supposant  aussi  présidé  par  eux. 
Il  a  déterminé  la  leur  ,  par  conséquent  il  est 
superflu  de  déterminer  la  sienne.  Les  syndics 
ne  peuvent  pas  tout  sans  le  conseil,  mais  le  con- 
seil ne  peut  rien  sans  les  syndics;  il  n'est  rien 
sans  eux  ,  il  est  moins  que  n'étoit  le  deux-cent 
même  lorsqu'il  fut  présidé  par  l'auditeur  Sar- 
razin. 

Voilà ,  je  crois  ,  la  seule  manière  raisonnable 
d'expliquer  le  silence  des  édits  sur  le  pouvoir  du 
conseil  ;  mais  ce  n'est  pas  celle  qu'il  convient 
aux  magistrats  d'adopter.  On  eût  prévenu  dans 
le  règlement  leurs  singulières  interprétations  ,  si 
l'on  eût  pris  une  méthode  contiaiie ,  et  qu  au  lieu 
de  marquer  les  droits  du  conseil  général ,  on  eût 
déterminé  les  leurs.  Mais,  pour  n  avoir  pas  voulu 
dire  ce  que  n'ont  pas  dit  les  édits,  on  a  fait  en- 
tendre ce  qu  ils  n'ont  jamais  supposé. 

Que  de  choses  contraires  à  la  liberté  publique 
et  aux  droits  des  citoyens  et  bourgeois!  et  com- 
bien n'en  pourrois-je  pas  ajouter  encore  1  Cepen- 
dant tous  ces  désavantages  qui  naissoient  ou 
sembloient  naître  de  votre  constitution  ,  et  qu'on 
n'auroit  pu  détruire  sans  l'ébranler,  ont  été  ba- 
lancés et  réparés  avec  la  plus  grande  sagesse  par 
des  compensations  qui  en  naissoient  aussi;  et 
telle  étoit  précisément  l'intention  des  médiateurs, 
qui.  selon  leur  propre  déclaration,  fut  de  con- 
server à  chacun  ses  droits ,  ses  attributious  parli- 


422        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

cuUères  jjrovenant  de  la  loi  fondamentale  de 
fétat.  M.  Micheli  du  Grct ,  aij^ri  par  ses  malheurs 
contre  cet  ouvrafje,  dans  lequel  il  fut  oublié  , 
laccuse  de  renverser  linstitution  fondamentale 
du  gouvernement,  et  de  dépouiller  les  citoyens 
et  bourf^eois  de  leurs  droits  ;  sans  vouloir  voir 
combien  de  ces  droits  ,  tant  publics  que  pailicu- 
liers  ,  ont  été  conservés  ou  rétablis  par  cet  édit , 
dans  les  articles  III ,  IV,  X,  XI,  XII,  XXII, 
XXX,  XXXI,  XXXII,  XXXIV,  XlJIet  XLIV; 
sans  son};cr  sur-tout  (pie  la  force  de  tous  ces 
articles  dépend  d  un  seul  qui  vous  a  aussi  été 
conservé  ;  article  essentiel ,  article  équipondé- 
rant  à  tous  ceux  qui  vous  sont  contraires  ,  et 
si  nécessaire  à  1  efFet  de  ceux  qui  vous  sont  fa- 
vorables ,  qu'ils  seroient  tous  inutiles  si  Ion  ve- 
noit  à  bout  d'éluder  celui-là ,  ainsi  qu'on  l'a  en- 
trepris. Nous  voici  parvenus  au  point  important  ; 
mais,  pour  en  bien  sentir  limportance  ,  il  falloit 
peser  tout  ce  que  je  viens  d  exposer. 

On  a  beau  vouloir  confondre  1  indépendance 
et  la  lil)erté  :  ces  tleux  choses  sont  si  (hiférentes, 
que  même  elles  s  excluent  mutuellement.  Quand 
chacun  fait  ce  qu'il  lui  plaît ,  on  fait  souvent  ce 
qui  déplaît  à  d'autres,  et  cela  ne  s'appelle  pas  un 
état  libre.  La  liberté  consiste  moins  à  faire  sa 
volonté,  quà  n  être  pas  soumis  à  celle  <f autrui; 
elle  consiste  encore  à  ne  pas  soumettre  la  vo- 
lonté d'autrui  à  la  nôtre.  Quiconque  est  maître 
ne  peut  être  libre;  et  régner,  c'est  obéir.  Vos 
roa^jistrats  savent  cela  mieux  que  personne ,  euj^ 


SECONDE   PARTIE.  4^^ 

qui ,  comme  Oihon  ,  n  omettent  rien  de  servile 
pour  commander  (i).  Je  ne  connois  de  volonté 
vraiment  libre  que  celle  à  laquelle  nul  na  droit 
d'opposer  de  la  résistance;  dans  la  liberté  com- 
mune ,  nul  n'a  droit  de  faire  ce  que  la  liberté  d'un 
autre  lui  interdit,  et  la  vraie  liberté  n'est  jamais 
destructive  d'elle-même.  Ainsi  la  liberté  sans  la 
justice  est  une  véritable  contradiction  ;  car  , 
comme  qu'on  s'y  prenne,  tout  gêne  dans  l'exécu- 
tion diine  volonté  désordonnée. 

11  n'y  a  donc  point  de  liberté  sans  lois,  ni  où 
quelqu'un  est  au-dessus  des  lois  :  dans  l'état  même 
de  nature ,  l'homme  n'est  libre  qu'à  la  faveur  de 
la  loi  naturelle,  qui  commande  à  tous.  Un  peu- 
ple libre  obéit ,  mais  il  ne  sert  pas ,  il  a  des  chefs , 
et  non  pas  des  maîtres  ;  il  obéit  aux  lois ,  mais 
il  n'obéit  qu'aux  lois,  et  c'est  par  la  force  des 

(i)  En  général^  dit  l'auteur  des  Lettres,  les  hommes 
craignent  encore  plus  d' obéir  (jii'ils  n'aiment  a  commander. 
Tacite  en  jugeoit  autrement,  et  connoissoit  le  cœur  hu- 
main. Si  la  maxime  étoit  vra4e  ,  les  valets  des  grands  se- 
roient  moins  insolents  avec  les  bourgeois;  et  l'on  ver- 
roit  moins  de  fainéants  ramper  dans  les  cours  des  princes. 
Il  y  a  peu  d'homme?  d'un  cœur  assez  sain  pour  savoir 
aimer  la  lilierté.  Tous  veulent  commander  ;  à  ce  prix,  nul 
ne  craint  d'obéir.  Un  petit  parvenu  se  donne  cent  maître* 
pour  acquérir  dix  valets.  Il  n'y  a  qu'à  voir  la  fierté  des 
nobUis  dans  les  monarchies  ;  avec  quelle  emphase  ils 
prononcent  ces  mots  de  sennce  et  de  senir;  combien  ils 
s'estiuïcnt  grands  et  respectables  quand  ils  peuvent  avoir 
riionneur  de  dire,  le  roi  mon  maître;  combien  ils  mr- 
prisenl  des  républicains  qui  ne  sont  que  libres,  et  qui 
certainement  sont  plus  nobles  qu  eux. 


424        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

lois  qu  il  n'obéit  pas  aux  hommes.  Toutes  les 
barrières  qu'on  donne  dans  les  républiques  au 
pouvoir  des  magistrats  ne  sont  établies  que  pour 
garantir  de  leurs  atteintes  l'enceinte  sacrée  des 
lois  :  ils  en  sont  les  ministres,  non  les  arbitres  ; 
ils  doivent  les  garder,  non  les  enfreindre.  Un 
peuple  est  libre  ,  quelque  forme  qu'ait  son  gou- 
vernement, quand,  dans  celui  qui  le  gouverne, 
il  ne  voit  point  1  homme ,  mais  lorgane  de  la 
loi.  En  un  mot,  la  liberté  suit  toujours  le  sort 
des  lois ,  elle  régne  ou  périt  avec  elles  ;  je  ne  sa- 
che rien  de  plus  ceitain. 

Vous  avez  des  lois  bonnes  et  sages,  soit  en 
elles-mêmes ,  soit  par  cela  seul  que  ce  sont  des 
lois.  Toute  condition  imposée  à  chacun  par  tous 
ne  peut  être  onéreuse  à  personne,  et  la  pire  des 
lois  vaut  encore  mieux  que  le  meilleur  maître  ; 
car  tout  maître  a  des  préférences,  et  la  loi  ncu 
a  jamais. 

Depuis  que  la  constitution  de  votre  état  a  pris 
une  forme  fixe  et  stable,  vos  fonctions  de  légis- 
lateur sont  finies  :  la  sûreté  de  l'édifice  veut 
qu'on  trouve  à  présent  autant  d'obstacles  pour  y 
toucher,  quil  lalloit  d abord  de  facilités  pour  le 
construire.  Le  droit  négatif  des  conseils  pris  en 
ce  sens  est  l'appui  de  la  républi<pie:  l'article  VI 
du  rc{;lement  est  clair  et  précis  ;  je  me  rends  sur 
ce  point  aux  raisonnements  de  fauteur  des  Let- 
tres ,  je  les  trouve  sans  réplique  ;  et  (piand  ce 
droit,  si  justement  réclamé  par  vos  magistrats, 
scroit  contraire  à  vos  intérêts,  il  faudroit  souf- 


SECONDE    f»ARTIE.  425 

frir  et  vous  taire.  Des  hommes  droits  ne  doivent 
jamais  fermer  les  yeux  à  Tévidence,  ni  disputer 
contre  la  vérité. 

L'ouvraf>e  est  consommé,  il  ne  s'agit  plus  que 
de  le  rendre  inaltérable.  Or  l'ouvrage  du  légis- 
lateur ne  s'altère  et  ne  se  détruit  jamais  que 
d'une  manière;  c'est  quand  les  dépositaires  de 
cet  ouvrage  abusent  de  leur  dépôt,  et  se  font 
obéir  au  nom  des  lois  en  leur  désobéissant  eux- 
mêmes  (i).  Alors  la  pire  chose  naît  de  la  meil- 
leure, et  la  loi  qui  sert  de  sauvegarde  à  la  tv- 
rannie  est  plus  funeste  que  la  tyrannie  elle- 
même.  Voilà  précisément  ce  que  prévient  le 
droit  de  représentation  stipulé  dans  vos  édits  , 
et  restreint  mais  confirmé  par  la  médiation.  Ce 
droit  vous  donne  inspection,  non  })lus  sur  la 
législation  comme  auparavant ,  mais  sur  ladmi- 
nistration  :  et  vos  magistrats,  tout  puissants  au 

(i)  Jamais  le  peuple  ne  s'est  rebellé  contre  les  lois, 
que  les  chefs  n'aient  commencé  par  les  enfreindre  en 
quelque  chose.  C'est  sur  ce  principe  certain  qu'à  la  Chine, 
quand  il  y  a  quelque  révolte  dans  une  province,  on  com- 
mence toujours  par  punir  le  gouverneur.  En  Europe  les 
rois  suivent  constamment  la  maxime  contraire  :  aussi 
voyez  comment  prospèrent  leurs  états  1  I.a  population 
diminue  par-tout  d'un  dixième  tous  les  trente  ans;  elle 
ne  diminue  point  à  la  Cliine.  Le  despotisme  oriental  se 
soutient  ,  parcequ'il  est  plus  sévère  sur  les  {grands  que 
sur  le  peuple;  il  tire  ainsi  de  lui-même  scm  propre  re- 
mède. J'entends  dire  qu'on  commence  à  prendre;  à  la 
Porte  la  maxime  chrétienne.  Si  cela  est,  un  verra  dans 
peu  ce  qu'il  en  résultera. 


4:16  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
nom  des  lois,  seuls  maîtres  d'en  proposer  au 
lépjislateiir  de  nouvelles,  sont  soumis  à  ses  ju- 
jjements  s'ils  s'écartent  de  celles  qui  sont  établies. 
Par  cet  article  seul  votre  gouvernement,  sujet 
d'ailleurs  à  plusieurs  défauts  considérables,  de- 
vient le  meilleur  qui  jamais  ait  existé  :  car  quel 
meilleur  gouvernement  que  celui  dont  toutes 
les  parties  se  balancent  dans  un  parfait  équili- 
bre ,  ou  les  particuliers  ne  peuvent  transgres- 
ser les  lois  ,  parcequils  sont  soumis  à  des  juges, 
et  où  ces  juges  ne  peuvent  pas  non  plus  les 
transgresser,  parcequ'ils  sont  surveillés  par  le 
peuple;' 

Il  est  vrai  que  pour  trouver  quelque  réalité 
dans  cet  avantage  il  ne  faut  pas  le  fonder  sur 
un  vain  droit.  Mais  qui  dit  un  droit  ne  dit  pas 
une  chose  vaine.  Dire  à  celui  qui  a  transgressé 
la  loi  qu'il  a  transgressé  la  loi ,  c'est  prendre  une 
peine  l)ien  ri<licule  ;  c  est  lui  apprendre  une  chose 
qu  il  sait  aussi  bien  que  vous. 

Le  droit  est,  seloiî  PxtCcjidorff,  une  qualité 
morale  par  laquelle  il  nous  est  dû  quelque  chose. 
T.a  simple  libeité  de  se  plaindre  n  est  donc  pas 
un  droit,  ou  du  moins  c'est  un  droit  ([ue  la  na- 
ture accorde  à  tous,  et  que  la  loi  d aucun  pays 
n  ôte  à  personne.  S'avisa-t-on  jamais  de  stipuler 
dans  des  lois  (juc  relui  (jui  perdroit  un  procès 
auroit  la  liberté  de  se  plaindre?  Savisa-l-on  ja- 
mais de  punir  quelqu'un  pour  lavoir  fait?  Où 
est  le  gouvernement,  quehjue  absolu  quil  puisse 
être,  où  tout  citoveu  n  ait  pas  le  droit  de  don- 


SECONDE    PARTIE.  427 

ner  des  mémoires  au  prince  ou  à  son  ministre 
sur  ce  qu'il  croit  utile  à  letat?  et  quelle  risée 
n'exciteroit  pas  un  éclit  public  par  lequel  on  ac- 
corderoit  formellement  aux  sujets  Je  droit  de 
donner  de  pareils  mémoires?  Ce  nest  pourtant 
pas  dans  un  état  despotique,  c'est  dans  une  ré- 
publique, c'est  dans  une  démocratie,  qu'on  donne 
authentiquement  aux  citoyens,  aux  membres  du 
souverain ,  la  permission  d  user  auprès  de  leur 
magistrat  de  ce  même  droit  que  nul  despote 
n'ôta  jamais  au  dernier  de  ses  esclaves. 

Quoi!  ce  droit  de  représentation  consisteroit 
uniquement  à  remettre  un  papier  qu  on  est  même 
dispensé  de  lire  au  moyen  d'une  réponse  sèche- 
ment né(jative  (i)?  Ce  droit,  si  solennellement 
stipulé  en  compensation  de  tant  de  sacrifices,  se 
borneroit  à  la  rare  prérOjO,ative  de  demander  et 
ne  rien  obtenir?  Oser  avancer  imc  toile  propo- 
sition, c'est  accuser  les  médiateurs  d  avoir  usé 
avec  la  bourgeoisie  de  Genève  de  la  plus  indigne 
supercherie;  c'est  offenser  la  probité  des  pléni- 
potentiaires, l'équité  des  puissances  médiatrices  ; 
c'est  blesser  toute  bienséance ,  c'est  outrager  même 
le  bon  sens. 

Mais  enfin  quel  est  ce  droit?  jusqu  oîi  s'étend- 
iP  comment  peut-il  être  exercé?  Pourquoi  rien 
«le  tout  cela  n'est -il  spécifié  dans  lujticle  Vil? 

(i)  Telle,  par  oxemplp,  que  celle  que  fit  le  conseil,  le 
lo  août  I7(r'),  aux  représentations  remises  le  8  à  M.  le 
premier  syndic  par  un  grand  nombre  (leci((»ycns  et  bour- 
geois. 


428        LETTRES  ÉCRITKS  DE   LA  MONTAGNE. 

Voilà  des  questions  raisonnables;  elles  offrent 
des  difficultés  qui  méritent  examen. 

La  solution  d'une  seule  nous  donnera  celle  de 
toutes  les  autres,  et  nous  dévoilera  le  véritable 
esprit  de  cotte  institution. 

Dans  un  état  tel  que  le  vôtre,  où  la  souverai- 
neté est  entre  les  mains  du  peuple,  le  léjoisla- 
teur  existe  toujours,  quoiiju'il  ne  se  montre  pas 
toujours.  Il  n'est  rassemblé  et  ne  parle  autlien- 
tiquement  que  dans  le  conseil  {général  :  mais 
bors  du  conseil  ^yénéral  il  n'est  pas  anéanti  ; 
ses  membres  sont  épars,  mais  ils  ne  sont  pas 
morts;  ils  ne  peuvent  parler  par  des  lois,  mais 
ils  peuvent  toujours  veiller  sur  ladministraiion 
des  lois;  c'est  un  droit,  c'est  même  un  devoir 
attaché  à  leurs  personnes,  et  qui  ne  peut  leur 
être  ôté  dans  aucun  temps.  De  l<à  le  droit  de  re- 
présentation. Ainsi  la  représentation  d'un  ci- 
toyen, dun  bourfjeois,  ou  de  plusieurs,  n'est 
que  la  déclaration  de  leur  avis  sin-  une  matière 
de  leur  compétence.  Ceci  est  le  sens  clair  et  né- 
cessaire de  ledit  de  1707  dans  l'article  V,  qui 
concerne  les  représentations. 

Dans  cet  article  on  proscrit  avec  raison  la  voie 
des  si{|natures,  parceque  cette  voie  est  une  ma- 
nière de  donner  son  suffraf^e  ,  de  voter  par  tête , 
comme  si  déjà  l'on  étoit  en  conseil  ^ojénéral ,  et 
que  la  forme  du  conseil  r^énéral  ne  doit  être  sui- 
vie que  lorsquil  est  légitimement  assemblé.  La 
voie  des  représentations  a  le  même  avantafje  sans 
avoir  le  même  inconvénient.  Ce  n'est  pas  voter 


SECONDE   PARTIE.  429 

en  conseil  général,  cest  opiner  sur  les  matières 
qui  tloivent  y  être  portées;  puisqu'on  ne  compte 
pas  les  voix,  ce  nest  pas  donner  son  suffrage, 
c'est  seulement  dire  son  avis.  Cet  avis  n'est  à  la 
vérité  que  celui  d'un  particulier  ou  de  plusieurs; 
mais  ces  particuliers  étant  membres  du  souve- 
rain,  et  pouvant  le  représenter  quelquefois  par 
leur  multitude,  la  raison  veut  qu'alors  on  ait 
égard  à  leur  avis,  non  comme  à  une  décision, 
mais  comme  à  une  proposition  qui  la  demande, 
et  qui  la  rend  quelquefois  nécessaire. 

Ces  représentations  peuvent  rouler  sur  deux 
objets  principaux,  et  la  différence  de  ces  objets 
décide  de  la  diverse  manière  dont  le  conseil  doit 
faire  droit  sur  ces  mêmes  représentations.  De  ces 
deux  objets ,  l'tm  est  de  faire  quelque  change- 
ment à  la  loi,  l'autre  de  réparer  quelque  triins- 
gression  de  la  loi.  Cette  division  est  complète,  et 
comprend  toute  la  matière  sur  laquelle  peuvent 
rouler  les  représentations.  Elle  est  fondée  sur 
ledit  même,  qui,  distinguant  les  termes  selon 
ses  objets,  impose  au  procureur-général  de  faire 
des  instances  ou  des  remontrances ^  selon  que  les 
citoyens  lui  ont  fait  des  p /ai ntes  ou  des  réquisi- 
tions (i). 

(1)  Requérir  n'est  pas  seulement  demander,  mais  de- 
mander en  vertu  d'un  droit  qu'on  a  d'obtenir.  Cette  ac- 
ception est  établie  par  toutes  les  formules  judiciaires 
dans  lesquelles  ce  terme  de  palais  est  employé.  On  dit 
requérir  justice;  on  n'a  jamais  dit  requérir  grâce.  Ainsi, 
dans  les  deux  cas,  les  citoyens  avoient  également  droit 


43o       LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

Cette  clistinctioD  une  fois  établie,  le  conseil 
auquel  ces  représentations  sont  adressées  doit 
les  envisa^jer  bien  diliéreiumcnt  selon  celui  de 
ces  deux  objets  auquel  elles  se  rapportent.  Dans 
les  états  où  le  gouvernement  et  les  lois  ont  déjà 
leur  assiette,  on  doit,  autant  quil  se  peut,  évi- 
ter d'y  touclier,  et  sur -tout  dans  les  petites  ré- 
publiques, oii  le  moindre  ébranlement  désunit 
tout.  Laversion  des  nouveautés  est  donc  géné- 
ralement bien  fondée;  elle  Test  sur -tout  pour 
vous  qui  ne  pouvez  qu'y  perdre:  et  le  gouver- 
nement ne  peut  apporter  un  trop  grand  obstacle 
à  leur  établissement;  car,  quelque  utiles  que 
fussent  des  lois  nouvelles,  les  avantages  en  sont 
presque  toujours  moins  «ûrs  que  les  dangers 
n'en  sont  grands.  A  cet  égard,  quand  le  citoyen, 
quand  le  bourgeois  a  proposé  son  avis,  il  a  fait 
son  devoir;  il  doit  au  surplus  avoir  assez  de 
confiance  en  son  magistrat  pour  le  juger  capa- 
ble de  peser  l'avantage  de  ce  qu'il  lui  propose, 
et  porté  à  l'approuver  s'il  le  croit  utile  au  bien 
public.  La  loi  a  donc  très  sagement  pourvu  à 
ce  que  l'établissement  et  même  la  proposition 
de  pareilles  nouveautés  ne  passât  pas  sans  laveu 
des  conseils;  et  voilà  en  quoi  doit  consister  le 

d'exiger  que  leurs  réquisitions  ou  leurs  plaintes  ,  rejetees 
par  les  conseils  inférieurs,  fussent  portées  en  conseil  gé- 
néral. Mais,  par  le  mot  ajouté  dans  l'article  VI  de  i'édit 
de  1738,  ce  droit  est  restreint  seulement  au  cas  de  la 
plainte,  couimc  il  sera  dit  dans  le  texte. 


SECONDE   PARTIE.  ^'ii 

droit  négatif  qu'ils  réclament,  et  qui,  selon  moi, 
leur  appartient  incontestablement. 

Mais  le  second  objet,  ayant  un  principe  tout 
opposé,  doit  être  envisagé  bien  différemment. 
Il  ne  s'agit  pas  ici  d'innover;  il  s  agit,  au  con- 
traire ,  d empêcher  quon  n'innove;  il  s'agit,  non 
d'établir  de  nouvelles  lois,  mais  de  maintenir 
les  anciennes.  Quand  les  choses  tendent  au  chan- 
gement par  leur  pente,  il  faut  sans  cesse  de  nou- 
veaux soins  pour  les  arrêter.  Voilà  ce  que  les 
citoyens  et  bourgeois,  qui  ont  un  si  grand  in- 
térêt à  prévenir  tout  changement ,  se  propo- 
sent dans  les  plaintes  dont  parle  fédit.  Le  légis- 
lateur, existant  toujours,  voit  l'effet  ou  l'abus  de 
ses  lois  :  il  voit  si  elles  sont  suivies  ou  transgres- 
sées, interprétées  de  bonne  ou  mauvaise  foi;  il 
y  veille,  il  y  doit  veiller;  cela  est  de  son  droit, 
de  son  devoir,  même  de  son  serment.  C'est  ce 
devoir  qu'il  remplit  dans  les  représentations  ; 
c'est  ce  droit  alors  qu'il  exerce;  et  il  seroit  con- 
tre toute  raison ,  il  seroit  même  indécent  de  vou- 
loir étendre  le  droit  négatif  du  conseil  à  cet  ob- 
jet-là. 

Cela  seroit  contre  toute  raison,  quant  au  lé- 
gislateur; parcequ'alors  toute  la  solennité  des 
lois  seroit  vaine  et  ridicule,  et  que  réellement 
l'état  n'auroit  point  d'autre  loi  que  la  volonté 
du  petit  conseil ,  maitre  absolu  de  négliger,  mé- 
priser, violer,  tourner  à  sa  mode  les  régies  qui 
lui  seroient  prescrites,  et  de  proriDucer  noir  où 


432  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 
la  Joi  diroit  blanc ,  sans  en  répondre  à  personne. 
A  quoi  l)on  sassembler  solennellement  dans  le 
temple  de  Saint-Pierre,  pour  donner  aux  édits 
une  sanction  sans  cFfet;  pour  dire  au  petit  con- 
seil :  Messieurs^  voilà  le  corps  de  lois  que  nous 
établissons  dans  Vttat^  et  dont  nous  vous  ren- 
dons les  dépositaires ,  pour  vous  j  conformer 
quand  vous  le  jugerez  à  propos ,  et  pour  le 
transgres6er  quand  il  vous  plaira? 

Cela  seroit  contre  la  raison  ,  quant  aux  repré- 
sentations ;  parcequ'alors  le  dioit  stipulé  par 
un  article  exprès  de  Tédit  de  i  yo 7 ,  et  confirmé 
par  un  article  exprès  de  ledit  de  1^38,  seroit 
un  droit  illusoire  et  fallacieux  ,  qui  ne  si^^ni- 
fieroit  que  la  liberté  de  se  plaindre  inutilement 
quand  on  est  vexé;  liberté  qui,  n'ayant  jamais 
été  disputée  à  personne ,  est  ridicule  à  établir 
par  la  loi. 

Enfin  cela  seroit  indécent  en  ce  que,  par  une 
telle  supposition,  la  probité  des  médiateurs  se- 
roit outragée,  que  ce  seroit  prendre  vos  magis- 
trats pour  des  fourbes  et  vos  l)Ourgcois  pour 
des  dupes  d'avoir  négocié,  traité,  transigé  avec 
tant  d'appareil,  pour  mettre  une  des  parties  à 
l'entière  discrétion  de  l'autre  ,  et  d'avoir  com- 
pensé les  concessions  les  plus  fortes  par  des  sû- 
retés qui  ne  signifieroicnt  rien. 

Mais ,  disent  ces  messieurs ,  les  ternies  de  ledit 
sont  formels  :  //  ne  sera  rien  porté  au  conseil 
général  quilrHait  été  traité  et  approuvé ,  d'abord 


SECONDE   PARTIE.  4^3 

dans  le  conseil  des  vingt-cinq ,  puis  dans  celui 
des  deux-cent. 

Premièrement ,  qu'est-ce  que  cela  prouve  au- 
tre chose  dans  la  question  présente ,  si  ce  n'est 
une  marche  réglée  et  conforme  à  Tordre ,  et  l'o- 
bligation dans  les  conseils  inférieurs  de  traiter 
et  approuver  préalablement  ce  qui  doit  être 
porté  au  conseil  général  ?  Les  conseils  ne  sont-ils 
pas  tenus  d'approuver  ce  qui  est  prescrit  par  la 
loi  ?  Quoi  !  si  les  conseils  n'approuvoient  pas 
qu'on  procédât  à  l'élection  des  syndics,  n'y  de- 
vroit-on  plus  procéder;  et  si  les  sujets  qu'ils 
proposent  sont  rejetés ,  ne  sont-ils  pas  contraints 
d'approuver  qu'il  en  soit  proposé  d autres? 

D'ailleurs,  qui  ne  voit  que  ce  droit  d'approuver 
et  de  rejeter,  pris  dans  son  sens  absolu,  s'appli- 
que seulement  aux  propositions  qui  renferment 
des  nouveautés,  et  non  à  celles  qui  n'ont  pour 
objet  que  le  maintien  de  ce  qui  est  établi.  Trou- 
vez-vous du  bon  sens  à  supposer  qu  il  faille  une 
approbation  nouvçlle  pour  réparer  les  trans- 
gressions d'une  ancienne  loi  ?  Dans  lapproba- 
lion  donnée  à  cette  loi,  lorsqu'elle  fut  promul- 
guée, sont  contenues  toutes  celles  qui  se  rap- 
portent à  son  exécution.  Quand  les  conseils 
approuvèrent  que  cette  loi  seroit  établie  ,  ils 
approuvèrent  qu'elle  seroit  observée,  par  con- 
séquent (|u'on  en  puniroit  les  transgrcs^curs  ; 
et  quand  les  bourgeois,  dans  leurs  plaintes,  se 
bornent  à  demander  réparation  sans  punition , 
7.  38 


434       LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
l'on  veut  qu'une  telle  proposition  ait  de  nou- 
veau besoin  dètre  approuvée!  INIonsieur ,  si  ce 
n'est  pas  là  se  moquer  des  gens  ,  dites-moi  com- 
ment on  peut  s'en  moquer. 

Toute  la  difficulté  consiste  donc  ici  dans  la 
seule  question  de  fait.  La  loi  a-t-elle  été  trans- 
gressée ou  ne  la-t-clle  pas  été?  Les  citoyens  et 
bourgeois  disent  qu'elle  l'a  été;  les  magistrats  le 
nient.  Or  voyez,  je  vous  prie,  si  l'on  peut  rien 
concevoir  de  moins  raisonnable  en  pareil  cas 
que  ce  droit  négatif  qu  ils  5'attribuent.  On  leur 
dit,  vous  avez  transgressé  la  loi;  ils  répondent , 
nous  ne  l'avons  pas  transgressée  :  et  ,  devenus 
ainsi  juges  suprêmes  dans  leur  propre  cause, 
les  voilà  justifiés,  contre  l'évidence,  par  leur 
seule  affirmation. 

V^ous  me  demanderez  si  je  prétends  que  laf- 
firmation  contraire  soit  toujours  l'évidence.  Je 
ne  dis  pas  cela  ;  je  dis  que  quand  elle  le  seroit, 
vos  magistrats  ne  s  en  tiendroicnt  pas  moins, 
contre  lévidence,  à  leur  prétendu  droit  négatif. 
Le  cas  est  actuellement  sous  vos  yeux.  Et  pour 
qui  doit  être  ici  le  préjugé  le  plus  légitime?  Est-il 
croyable,  est-il  naturel  que  des  particuliers  sans 
pouvoir,  sans  autorité,  viennent  dire  à  leurs 
magistrats  qui  peuvent  être  demain  leurs  juges, 
Vous  a\>ez  fait  une  injustice,  lorsque  cela  n'est 
pas  vrai?  Que  peuvent  espérer  ces  particuliers 
d'une  démarclic  aussi  iblle  ,  quand  même  ils  se- 
roient  sûrs  de  1  impunité  ?  Peuvent-ils  penser 
que  des  magistrats  si  bautains  jusque  dans  leurs 


SECONDE    PARTIE.  4^5 

torts  iront  convenir  sottement  des  torts  mêmes 
qu'ils  nauroient  pas?  Au  contraire ,  y  a-t-il  rien 
de  plus  naturel  que  de  nier  les  fiantes  qu'on  a 
faites?  N'a-t-on  pas  intérêt  de  les  soutenir?  et 
n'est-on  pas  toujours  tenté  de  le  faire  lorsqu'on 
le  peut  impunément  et  qu'on  a  la  force  en  main? 
Quand  le  foible  et  le  fort  ont  ensemble  quelque 
dispute,  ce  qui  n'arrive  guère  qu'au  détriment 
du  premier,  le  sentiment  par  cela  seul  le  plus 
probable  est  toujours  que  c'est  le  plus  fort  qui 
a  tort. 

Les  probabilités,  je  le  sais,  ne  sont  pas  des 
preuves  ;  mais  dans  des  faits  notoires  comparés 
aux  lois ,  lorsque  nombre  de  citoyens  affirment 
qu  il  y  a  injustice  ,  et  que  le  magistrat  accusé  de 
cette  injustice  affirme  qu  il  n'y  en  a  pas  ,  qui 
peut  être  juge,  si  ce  n'est  le  public  instruit?  et 
où  trouver  ce  public  instruit  à  Genève  ,  si  ce 
n'est  dans  le  conseil  général  composé  des  deux 
partis  ? 

Il  n'y  a  point  d'état  au  monde  où  le  sujet  lésé 
par  un  magistrat  injuste  ne  puisse,  par  quelque 
voie ,  porter  sa  plainte  au  souverain  j  et  la  crainte 
fjue  cette  ressource  inspire  est  un  frein  qui  con- 
tient beaucoup  d'iniquités.  En  France  même, 
oti  fattacbement  des  parlements  aux  lois  est 
extrême  ,  la  voie  judiciaire  est  ouverte  contre 
eux  en  plusieurs  cas  par  des  requêtes  en  cassa- 
tion d  arrêt.  Les  Genevois  sont  privés  d'un  pa- 
reil avantage  ;  la  partie  condamnée  par  les  con- 
seils ne  peut  plus  ,  en  quelque  casque  ce  puisse 

a8. 


436  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
être ,  avoir  aucun  recours  au  souverain.  Mais 
ce  quun  particulier  ne  peut  faire  pour  son  in- 
térêt privé,  tous  peuvent  le  faire  pour  lintérêt 
commun  :  car  toute  transgression  des  lois,  étant 
une  atteinte  portée  à  la  liberté  ,  devient  une 
affaire  publique;  et  quand  la  voix  publique  s'é- 
lève ,  la  plainte  doit  être  portée  au  souverain. 
Il  n'y  auroit  sans  cela  ni  parlement ,  ni  sénat , 
ni  tribunal  sur  la  terre  qui  fût  armé  du  funeste 
pouvoir  qu'ose  usurper  votre  magistrat  ;  il  n  y 
auroit  point  dans  aucun  état  de  sort  aussi  dur 
que  le  vôtre.  Vous  m'avouerez  que  ce  seroit  là 
une  étrange  liberté  l 

Le  droit  de  représentation  est  intimement  lié 
à  votre  constitution  ;  il  est  le  seul  moyen  pos- 
sible d'unir  la  liberté  à  la  subordination ,  et  de 
maintenir  le  magistrat  dans  la  dépendance  des 
lois  sans  altérer  son  autorité  sur  le  peuple.  Si 
les  plaintes  sont  clairement  fondées,  si  les  rai- 
sons sont  palpables  ,  on  doit  présumer  le  conseil 
assez  é({uitable  pour  y  déterer.  S'il  ne  l'étoit  pas, 
ou  que  les  griefs  n'eussent  pas  ce  degré  d'évi- 
dence qui  les  met  au-dessus  du  doute ,  le  cas 
cliangeroit,  et  ce  seroit  alors  à  la  volonté  générale 
de  décider;  car  dans  votre  état  cette  volonté  est 
le  juge  suprême  et  I  unique  souverain.  Or  com- 
me ,  dès  le  commencement  de  la  république, 
cette  volonté  avoit  toujours  des  moyens  de  se 
faire  entendre  ,  et  que  ces  moyens  tcnoient  à 
votre  constitution,  il  s'ensuit  que  l'édit  de  1707, 
fondé  dailleurs  sur  un  droit  immémorial ,  et 


SECOîJDE   PARTIE.  4^7 

sur  lusage  constant  de  ce  droit ,  n'avoit   pas 
Jiesoin  de  plus  grande  explication. 

Les  médiateurs  ,  ayant  en  pour  maxime  fon- 
damentale de  s  écarter  des  anciens  édits  le  moins 
quil  étoit  possible,  ont  laissé  cet  article  tel  qu'il 
étoit  auparavant,  et  même  y  ont  renvoyé.  Ainsi, 
par  le  règlement  de  la  médiation ,  votre  droit 
sur  ce  point  est  demeuré  parfaitement  le  même, 
puisque  Tarticle  qui  le  pose  est  rappelé  tout 
entier. 

Mais  les  médiateurs  n'ont  pas  vu  que  les  chan- 
gements qu'ils  étoient  forcés  de  faire  à  d'autres 
articles  les  obligeoient ,  pour  être  conséquents, 
d'éclaircir  celui-ci ,  et  d'y  ajouter  de  nouvelles 
explications  que  leur  travail  rendoit  nécessaires. 
L'effet  des  représentations  des  particuliers  né- 
gligées est  de  devenir  enfin  la  voix  du  public  , 
et  d'obvier  ainsi  au  déni  de  justice.  Cette  trans- 
formation étoit  alors  légitime ,  et  conforme  à  la 
loi  fondamentale  qui  par  tout  pays  arme  en 
dernier  ressort  le  souverain  de  la  force  publique 
pour  l'exécution  de  ses  volontés. 

IjCS  médiateurs  n'ont  pas  supposé  ce  déni  de 
justice.  L'événement  prouve  qu'ils  font  dû  sup- 
poser. Pour  assurer  la  tranquillité  publique,  ils 
ont  jugé  à  propos  de  séparer  du  droit  la  puis- 
sance ,  et  de  supprimer  même  les  assemblées 
et  députations  pacifiques  de  la  bourgeoisie  ; 
mais ,  puisqu'ils  lui  ont  d'ailleurs  confirmé  son 
droit ,  ils  dévoient  lui  fournir  dans  la  forme  de 
l'institution  d'autres  moyens  de  le  faire  valoir, 


438        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGKE. 

à  la  place  de  ceux  quils  lui  ôtoient.  Ils  ne  1  ont 
pas  fait  :  leur  ouvrage,  à  cet  égard,  est  donc 
resté  défectueux;  car  le  droit  étant  demeuré  le 
même  doit  toujours  avoir  les  mêmes  effets. 

Aussi  vovez  avec  quel  art  vos  magistrats  se 
prévalent  de  loubli  des  médiateurs  !  En  quelque 
nombre  que  vous  puissiez  être ,  ils  ne  voient  plus 
en  vous  que  des  particuliers  ;  et,  depuis  (|u  il  vous 
a  été  interdit  de  vous  montrer  en  corps,  ils  re- 
gardent ce  corps  comme  anéanti  :  il  ne  Test  pas 
toutefois ,  puisqu'il  conserve  tous  ses  droits ,  taus 
ses  privilèges,  et  qu  il  fait  toujours  la  principale 
partie  de  letat  et  du  législateur.  Ils  partent  de 
cette  supposition  fausse  pour  vous  faire  mille 
difficultés  chimériques  sur  fautorité  qui  peut  les 
obliger  d'assembler  le  conseil  général.  Il  n  y  a 
point  d'autorité  qui  le  puisse  ,  hors  celle  des 
lois ,  quand  ils  les  observent  :  mais  l'autorité  de 
la  loi  qu'ils  transgressent  retourne  au  législateur; 
et,  n  osant  nier  lout-à-fait  quen  pareil  cas  cette 
autorité  ne  soit  dans  le  plus  grand  nombre ,  ils 
rassemblent  leurs  objections  sur  les  moyens  de 
le  constater.  Ces  moyens  seront  toujours  faciles, 
sitôt  quils  seront  permis;  et  ils  .serout  sans  in- 
convénient, puisquil  est  aisé  den  prévenir  les 
abus. 

Il  ne  sagissoit  là  ni  de  tumultes  ni  dv  violence  : 
il  ne  sagissoit  point  de  ces  ressouicts  (jucicjuelôis 
nécessaires,  mais  toujours  terribles,  qu'on  vous 
a  très  sagement  interdites  ;   non   (juc  vous  eu 


SECONDE  PARTIE.  4*^9 

ayez  jamais  abusé ,  puisqu  au  contraire  vous 
n'en  usâtes  jamais  qu'à  la  dernière  extrémité  , 
seulement  pour  votre  défense,  et  toujours  avec 
une  modération  qui  peut-être  eût  dû  vous  con- 
server le  droit  des  armes ,  si  quelque  peuple  eût 
pu  l'avoir  sans  danger.  Toutefois  je  bénirai  le 
ciel,  quoi  qu'il  arrive,  de  ce  qu'on  n'en  verra 
plus  l'affreux  appareil  au  milieu  de  vous.  Tout 
est  permis  dans  les  maux  extrêmes ,  dit  plusieurs 
fois  l'auteur  des  Lettres.  Cela  fût-il  vrai,  tout  ne 
seroit  pas  expédient.  Quand  l'excès  de  la  tyran- 
nie met  celui  qui  la  souffre  au-dessus  des  lois, 
encore  faut-il  que  ce  qu'il  tente  pour  la  détruire 
lui  laisse  quelque  espoir  d'y  réussir.  Voudroit-on 
vous  réduire  à  cette  extrémité?  je  ne  puis  le 
croire;  et  quand  vous  y  seriez,  je  pense  encore 
moins  qu'aucune  voie  de  fait  pût  jamais  vous  en 
tirer.  Dans  votre  position,  toute  fausse  démar- 
che est  fatale  ,  tout  ce  qui  vous  induit  à  la 
faire  est  un  piège;  et,  fussiez-vous  un  instant  les 
maîtres,  en  moins  de  quinze  jours  vous  seriez 
écrasés  pour  jamais.  Quoi  que  fassent  vos  magis- 
trats ,  quoi  que  dise  l'auteur  des  Lettres  ,  1rs 
moyens  violents  ne  conviennent  point  à  la  cause 
juste  :  sans  croire  qu'on  veuille  vous  forcer  à  les 
prendre ,  je  crois  qu'on  vous  les  verroit  prendre 
avec  plaisir;  et  je  crois  qu'on  ne  doit  pas  vous 
faire  envisager  comme  une  ressource  ce  qui  ne 
peut  que  vous  ôter  toutes  les  autres.  La  justice 
et  les  lois  sont  pour  vous.  Ces  appuis,  je  le  sais  » 


44o   LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MO>'TAGKE. 

sont  ])ieii  foiblcs  contre  le  crédit  et  lintrigue; 
mais  ils  sont  ks  seuls  qui  vous  restent  :  tenez- 
vous-y  jusqu'à  la  fin. 

Eh  !  comment  approuverois-je  qu  on  voulût 
troubler  la  paix  civile  pour  quelque  intérêt  que 
ce  fût,  moi  qui  lui  sacrifiai  le  plus  cher  de  tous 
les  miens?  Vous  le  savez,  monsieur,  j'étois  dé- 
siré ,  sollicité  ;  je  n'avois  qu  a  paroitre ,  mes  droits 
étoient  soutenus,  peut-être  mes  affronts  réparés. 
Ma  présence  eût  <lu  moins  intrigué  mes  persé- 
cuteurs ,  et  j'étois  dans  une  de  ces  positions  en- 
viées dont  quiconque  aime  à  faire  un  rôle  se 
prévaut  toujours  avidement.  J'ai  préféré  lexil 
perpétuel  de  ma  patrie  ;  j'ai  renoncé  à  tout , 
même  à  l'espérance  ,  plutôt  que  d'exposer  la 
tranquillité  publique  :  j  ai  mérité  d'être  cru  sin- 
cère, lorsque  je  parle  en  sa  faveur. 

Mais  pourquoi  supprimer  des  assemblées  pai- 
sibles et  purement  civiles,  qui  ne  pouvoient  avoir 
qu'un  objet  lé}Tiiimc,  puisqu'elles  restoient  tou- 
jours dans  la  sul)ordinalion  due  au  maj^istrat? 
Pourquoi ,  laissant  à  la  bourgeoisie  le  droit  de 
faire  des  représentations,  ne  les  lui  pas  laisser 
faire  avec  lordrc  et  l'authenticité  convenables? 
Pourquoi  lui  ôter  les  moyens  d'en  délibérer  entre 
elle,  et,  pour  éviter  des  assemblées  trop  nom- 
breuses, au  moins  par  ses  députés?  Peut-on  rien 
imaginer  de  mieux  réglé,  de  plus  décent,  déplus 
convenable,  que  les  assemblées  par  compagnies, 
et  la  forme  de  traiter  qu'a  suivie  la  bourgeoisie 
pendant  qu'elle  a  été  la  maîtresse  de  l'état  ?  N'est- 


SECONDE   PARTIE.  44^ 

il  pas  d'une  police  mieux  entendue  de  voir  mon- 
ter à  rhôtel-de-ville  une  trentaine  de  députés  au 
nom  de  tous  leurs  concitoyens,  que  de  voir  toute 
une   bourgeoisie  y  monter   en   foule,    chacun 
ayant  sa  déclaration  à  faire,  et  nul  ne  pouvant 
parler  que  pour  soi?  Vous  avez  vu,  monsieur, 
les  représentants  en  grand  nombre,  forcés  de  se 
diviser  par  pelotons  pour  ne  pas  faire  tumulte 
et  cohue,  venir  séparément  par  bandes  de  trente 
ou  quarante,  et  mettre  dans  leur  démarche  en- 
core plus  de  bienséance  et  de  modestie  qu  il  ne 
leur  en  étoit  prescrit  par  la  loi.    Mais  tel  est 
l'esprit  de  la  bourgeoisie  de  Genève;  toujours 
plutôt  en  deçà  qu'en  delà  de  ses  droits,  elle  est 
ferme  quelquefois  ;  elle  n'est  jamais  séditieuse. 
Toujours  la  loi  dans  le  cœur,  toujours  le  respect 
du  magistrat  sous  les  yeux ,  dans  le  temps  même 
où  la  plus  vive  indignation   devoit  animer  sa 
colère,  et  oii  rien  ne  lempèclioit  de  la  conten- 
ter, elle  ne  s'y  livra  jamais.  Elle  fut  juste  étant 
la  plus  forte;  même  elle  sut  pardonner.  En  eût- 
on  pu  dire  autant  de  ses  oppresseurs?  On  sait 
le  sort  qu'ils  lui  firent  éprouver  autrefois;   on 
sait  celui  qu  ils  lui  préparoient  encore. 

Tels  sont  les  hommes  vraiment  dignes  de  la 
liberté ,  parcequ'ils  n'en  abusent  jamais ,  qu'on 
charge  pourtant  de  liens  et  dentraves  comme  la 
plus  vile  populace.  Tels  sont  les  citoyens  ,  les 
membres  du  souverain  qu'on  traite  en  sujets,  et 
plus  mal  que  des  sujets  mêmes,  puis([ue,  dans 
les  gouvernements  les  plus  absolus,  on  permet 


44^        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
des  assemblées  de  communautés  qui  ne  sont  pré- 
sidées d'aucun  magistrat. 

Jamais ,  comme  qu'on  s'y  prenne  ,  des  règle- 
ments contradictoires  ne  pourront  être  obser- 
vés à-la-fois.  On  permet ,  on  autorise  le  droit  de 
représentation  ;  et  l'on  reproche  aux  représen- 
tants de  manquer  de  consistance,  en  les  empê- 
chant den  avoir!  Cela  nest  pas  juste;  et  quand 
on  vous  met  hors  d'état  de  faire  en  corps  vos 
démarches ,  il  ne  faut  pas  vous  objecter  que  vous 
n'êtes  que  des  particuliers.  Gomment  ne  voit-on 
point  que  si  le  poids  des  représculatious  dépend 
du  nombre  des  représentants,  quand  elles  sont 
(générales ,  il  est  impossible  de  les  faire  un  à  un? 
Et  quel  ne  seroit  pas  l'embarras  du  magistrat, 
s  il  avoit  à  lire  successivement  les  mémoires  ou 
à  écouter  les  discours  d  un  millier  d  hommes  , 
comme  il  y  est  obligé  par  la  loi  ! 

\^oici  donc  la  facile  solution  de  cette  grande 
difficulté  que  fauteur  des  Lettres  lait  valoir 
comme  insoluble  (i)  :  que  lorsque  le  n)agistrat 
n  aura  eu  nul  égard  aux  plaintes  des  particuliers 
portées  eu  représeutatiojis,  il  permette  1  assem- 
blée des  conqîaguies  bourgeoises  ;  qu'il  la  per- 
mette séparément,  en  «les  lieux,  en  des  temps 
diflérents  ;  que  celles  de  ces  compagnies  qui 
voudront  à  la  pluralité  des  suffrages  aj)j>uyerles 
icprésenlations  ,  le  fassent  par  leurs  députés. 
()u'alors  le  nombre  des  députés  représentants  se 


SECONDE   PARTIE.  44^ 

compte  :  leur  nombre  total  est  fixe;  on  verra 
bientôt  si  leurs  vœux  sont  ou  ne  sont  pas  ceux 
de  l'état. 

Ceci  ne  signifie  pas  ,  prenez-y  bien  {ifarclc,  que 
ces  assemblées  partielles  puissent  avoir  aucune 
autorité,  si  ce  n'est  de  faire  entendre  leur  sen- 
timent sur  la  matière  des  représentations.  Elles 
n'auront ,  comme  assemblées  autorisées  pour  ce 
seul  cas ,  nul  autre  droit  que  celui  des  particu- 
liers :  leur  objet  n'est  pas  de  changer  la  loi ,  mais 
de  juger  si  elle  est  suivie;  ni  de  redresser  des 
griefs,  mais  de  montrer  le  besoin  d'y  pourvoir  : 
leur  avis,  fùt-ii  unanime,  ne  sera  jamais  qu'une 
représentation.  On  saura  seulement  par-là  si 
cette  représentation  mérite  qu'on  y  défère,  soit 
pour  assembler  le  conseil  général ,  si  les  magis- 
trats l'approuvent ,  soit  pour  s'en  dispenser,  s  ils 
l'aiment  mieux  ,  en  faisant  droit  par  eux-mêmes 
sur  les  justes  plaintes  des  citoyens  et  bour- 
geois. 

Cette  voie  est  simple,  naturelle,  sûre;  elle  est 
sans  inconvénient.  Ce  n'est  pas  môme  une  loi 
nouvelle  à  faire,  c'est  seulement  un  article  à  ré- 
voquer pour  ce  seul  cas.  Cependant  si  elle  effraie 
encore  trop  vos  magistrats, il  en  reste  une  autre 
non  moins  facile  ,  et  ({ui  n'est  pas  plus  nouvelle  ; 
c'est  de  rétablir  les  conseils  généraux  périodi- 
ques ,  et  d'en  borner  lobjet  aux  plaintes  mises 
en  représentations  durant  l'intervalle  écoulé  de 
1  un  à  l'autre  ,  sans  quil  soit  permis  d'y  por- 
ter aucune  autre  question.  Ces  assemblées  ,  qui, 


444        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA   MONTAGNE. 

par  une  distinction  très  importante  (i) ,  n'au- 
roicnt  pas  raiitorité  du  souverain  ,  mais  du  ma- 
gistrat suprême,  loin  de  pouvoir  rien  innover  , 
ne  pourroient  qu'empêcher  toule  innovation  de 
la  part  des  conseils,  et  remettre  toutes  choses 
dans  Tordre  de  la  législation  ,  dont  le  corps  ,  dé- 
positaire de  la  force  publique, peut  maintenant 
s'écarter  sans  gêne  autant  qu'il  lui  plaît.  En  sorte 
que,  pour  faire  tomber  ces  assemblées  d elles- 
mêmes,  les  magistrats  nauroient  qu'à  suivre 
exactement  les  lois  :  car  la  convocation  d'un  con- 
seil général  seroit  inutile  et  ridicule  lorsqu'on 
n'auroit  rien  à  y  porter  ;  et  il  y  a  grande  appa- 
rence que  c'est  ainsi  que  se  perdit  l'usage  des 
conseils  généraux  périodiques  au  seizième  siècle, 
comme  il  a  été  dit  ci-devant. 

Ce  fut  dans  la  vue  que  je  viens  d'exposer  qu'on 
les  rétablit  en  1707;  et  cette  vieille  question, 
renouvelée  aujourd'hui ,  fut  décidée  alors  par  le 
fait  même  de  trois  conseils  généraux  consécutifs, 
au  dernier  desquels  passa  l'article  concernant  le 
droit  de  représentation.  Ce  droit  n'étoit  pas  con- 
testé, mais  éludé:  les  maf^istrats n'osoicnt  discon- 
venir (juc,  lors([u  ils  refusoiont  de  satisfaire  aux 
plaintes  de  la  bourgeoisie,  la  question  ne  dût  être 
portée  en  conseil  général;  mais  comme  il  appar- 
tient à  eux  seuls  de  le  convoquer,  ils  préten- 
doient  sous  ce  prétexte  pouvoir  en   diflerer  la 

(i)  Voyez  le  Contrat  social ,  liv.  III ,  chap.  xvii .  p.  i^?». 


SECONDE   PARTIE.  445 

tenue  à  leur  volonté,  et  comptoient  lasser  à  force 
de  délais  la  constance  de  la  bourfjeoisie.  Toute- 
fois son  droit  fut  enfin  si  bien  reconnu  ,  qu'on 
fit,  dès  le  9  avril  ,  convoquer  l'assemblée  géné- 
rale pour  le  5  de  mai,  afin,  dit  le  placard,  Je  /<?- 
ver  par  ce  moyen  les  insinuations  qui  ont  été  ré- 
pandues que  la  convocation  en  pourrait  être 
éludée  et  renvoyée  encore  loin. 

Et  qu  on  ne  dise  pas  que  cette  convocation  fut 
forcée  par  quelque  acte  de  violence  ou  par  quel- 
que tumulte  tendant  à  sédition  ,  puisque  tout  se 
traitoit  alors  par  députations, comme  le  conseil 
lavoit  désiré,  et  (jue  jamais  les  citoyens  et  bour- 
geois ne  furent  plus  paisibles  dans  leurs  assem- 
blées ,  évitant  de  les  faire  trop  nombreuses  et  de 
leur  donner  un  air  imposant.  Ils  poussèrent 
même  si  loin  la  décence,  et  j'ose  dire  la  dignité, 
que  ceux  d'entre  eux  qui  portoient  babituelle- 
ment  l'épée  la  posèrent  toujours  pour  y  assi- 
ster (i).  Ce  ne  fut  qu'après  que  tout  fut  fait,  c'est- 
à-dire  à  la  fin  du  troisième  conseil  général ,  qu'il 
y  eut  un  cri  d'armes  causé  par  la  faute  du  con- 
seil,  qui  eut  l'imprudence  d'envoyer  trois  com- 

(i)  Ils  eurent  la  même  attention  en  1734,  dans  leurs 
représentations  du  4  mars,  appuyées  de  mille  ou  douze 
cents  citoyens  ou  bourfjeois  en  personne,  dont  pas  un 
seul  -n'avoit  Tépée  au  coté.  Ces  soins  ,  qui  paroilroient 
minutieux  dans  tout  autre  état,  ne  le  sont  pas  dans  une 
démocratie,  et  caractérisent  peut-être  mieux  uu  peuple 
que  des  traits  plus  éclatants. 


44^        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

paj^nies  de  la  garnison  ,  la  baïonnette  au  bout  du 
fusil,  pour  forcer  deux  ou  trois  cents  citoyens 
encore  assemblés  à  Saint-Pierre. 

Ces  conseils  périodiques,  rétablis  en  1707, 
furent  révoqués  cinq  ans  après;  mais  par  quels 
moyens  et  dans  quelles  circonstances?  Un  court 
examen  decetédit  de  1712  nous  fera  juger  de  sa 
validité. 

Premièrement,  le  peuple  ,  effrayé  par  les  exé- 
cutions et  proscriptions  récentes  ,  n  avoit  ni  li- 
berté, ni  sûreté;  il  ne  pouvoit  plus  compter  sur 
rien  ,  après  la  frauduleuse  amnistie  quon  em- 
ploya pour  le  surprendre.  Il  croyoit  à  chaque 
instant  revoir  à  ses  portes  les  Suisses  qui  ser- 
virent d'archers  à  ces  san{>lantes  exécutions. 
Mal  revenu  d'un  effroi  que  le  début  de  ledit 
étoit  très  propre  à  réveiller,  il  eut  tout  accordé 
par  la  seule  crainte;  il  sentoit  bien  qu'on  ne 
Tassembloit  pas  pour  donner  la  loi ,  mais  pour 
la  recevoir. 

Les  motifs  de  cette  révocation ,  fondés  sur  les 
dangers  des  conseils  généraux  périodiques,  sont 
d'une  absurdité  palpable  à  qui  connoît  le  moins 
du  monde  lesprit  de  votre  constitution  et  celui 
de  votre  bourgeoisie.  On  allègue  les  ten)ps  de 
peste  ,  de  famitie  et  de  guerre,  comme  si  la  fa- 
mine ou  la  guerre  éloient  uli  obstacle  à  la  tenue 
d  un  conseil;  et  quant  à  la  peste,  vous  m  avoue- 
rez que  c'est  prendre  ses  précautions  de  loin. 
On  s'effraie  de  l'ennemi ,  des  malintentionnés , 
des  cabulos  ;  jamais  on  ne  vit  des  gens  si  tiiiii- 


SECONDE   PARTIE.  41? 

des  :  l'expérience  du  passé  devoit  les  rassurer. 
Les  fréquents  conseils  généraux  ont  été ,  dans 
les  temps  les  plus  orageux ,  le  salut  de  la  répu- 
blique, comme  il  sera  montré  ci-après;  et  ja- 
mais on   n'y  a  pris  que  des  résolutions  safjes  et 
courageuses.    On  soutient  ces   assemblées  con- 
traires à  la  constitution ,  dont  elles  sont  le  plus 
ferme  appui;  on  les  dit  contraires  aux  édits ,  et 
elles  sont  établies  par  les  édits;  on  les  accuse  de 
nouveauté  ,  et  elles  sont  aussi  anciennes  que  la 
législation.  Il  n'y  a  pas  une  ligne  dans  ce  préam- 
bule  qui  ne  soit  une  fausseté  ou  une  extrava- 
{jance  :  et  c'estsur  ce  bel  exposé  que  la  révocation 
passe ,  sans  programme    antérieur  qui  ait  in- 
struit les  membres  de  l'assemblée  de  la  propo- 
sition  qu'on  leur  vouloit  faire,  sans  leur  don- 
ner le  loisir  d'en  délibérer  entre  eux ,  même  d'y 
penser,  et  dans   un   temps  où  la  bourgeoisie, 
mal   instruite    de  l'bistoire    de   son    gouverne- 
ment, s'en  laissoit  aisément  imposer  par  le  ma- 
gistrat ! 

Mais  un  moyen  de  nullité  plus  grave  encore 
est  la  violation  de  l'éditdanssa  partie  à  cet  égard 
la  plus  importante, savoir  la  manière  de  décbif- 
f'ier  les  billets  ou  de  compter  les  voix.  Car  dans 
l'article  IV  de  ledit  de  1707  il  est  dit  qu'on  éta- 
blira quatre  sécrétants  ad  actu/mpoiir  recueillir 
les  sulbagcs,  deux  des  deux-cent  et  deux  du 
peuple, lesquels  seront  cboisis  sur-le-cliamp  par 
M.  le  premier  syndic, et  prêteront  serment  dans 
le  temple  :  et  toutefois  ,  dans  le  conseiJ  général 


448  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
de  1 7 1 2  ,  sans  aucun  égard  à  1  edit  précédent ,  on 
fait  recueillir  les  suffrages  par  les  deux  secrétai- 
res d'état.  Quelle  fut  donc  la  raison  de  ce  chan- 
gement? et  pourquoi  cette  manœuvre  illégale 
dans  un  point  si  capital ,  comme  si  l'on  eût  voulu 
transgresser  à  plaisir  la  loi  qui  venoit  dêtre 
faite?  On  commence  par  violer  dans  un  article 
l'édit  qu'on  veut  annuler  dans  un  autre!  Cette 
marche  est-elle  régulière!  Si,  comme  porte  cet 
édit  de  révocation ,  l'avis  du  conseil  lut  approuvé 
presque  unanimement  (i)  ,  pourquoi   donc  la 

(i)  Par  la  manière  dont  il  m'est  rapporté  qu'on  s'y 
prit,  cette  unanimité  n'étoit  pas  difficile  à  obtenir,  et  il 
ne  tint  qu'à  ces  messieurs  de  la  rendre  complète. 

Avant  l'assemblée  ,  le  secrétaire  d'état  Mestrezat  dit  : 
Laissez- les  venir  ^  je  les  tiens.  Il  employa,  dit-on,  pour 
cette  fin  les  deux  mots,  approbation  et  réjection y  qui ,  de- 
puis, sont  demeurés  en  usage  dans  les  billets  :  en  sorte 
que,  quelque  parti  qu'on  prît,  tout  revcnoit  au  même. 
Car,  si  l'on  cboisissoii  (ipprobation ,Von  approuvoit  l'avis 
des  conseils,  qui  rcjeloit  l'assemblée  périodique  ;  et  si 
l'on  prenait  rcjection  ,  l'on  reje toit  l'asseujblée  périodi- 
que. Je  n'invente  pas  ce  fait ,  et  je  ne  le  rapporte  pas 
sans  autorité  ,  je  prie  le  lecteur  de  le  croire  :  mais  je 
dois  à  la  v<:rité  de  dire  qu'il  ne  me  vient  pas  de  Genève, 
et  à  la  justice  d'ajouter  que  je  ne  le  crois  pas  vrai  :  je 
sais  seulement  (jue  l'équivoque  de  ces  deux  mots  abusa 
bien  des  votants  sur  celui  qu'ils  dévoient  choisir  pour 
exprimer  leur  intention  ,  et  j'avoue  encore  que  je  ne 
puis  imaginer  aucun  uujlir  honnête  ,  ni  aucune  excuse 
légitime  à  la  transgression  de  la  loi ,  dans  le  recueillement 
des  suffrages.  Rien  ne  prouve  mieux  la  terreur  dont  le 
peuple  étoit  saisi ,  ((ue  le  silence  avec  lequel  il  laissa  pas- 
ser cette  irrégularité. 


SECONDE   PARTIE.  449 

surprise  et  la  consternation  que  marquoient  les 
citoyens  en  sortant  du  conseil  ,  landis  qu'on 
voyoit  un  air  de  triomphe  et  de  saiisfaction  sur 
les  visages  des  magistrats  (i)  ?  Ces  différentes 
contenances  sont -elles  naturelles  à  gens  qui 
viennent  dêlre  unanimerneat  du  même  avis? 

Ainsi  donc,  pour  arracher  cet  édit  de  révoca- 
tion ,  Ton  usa  de  terreur,  de  surprise,  vraisem- 
blahlement  de  fraude,  et,  tout  au  moins ,  oa 
viola  certainement  la  loi.  Qu'on  juge  si  ces  ca- 
ractères sont  compatibles  avec  ceux  d  une  loi 
sacrée,  comme  on  affecte  de  lappeler. 

Mais  supposons  que  cette  révocation  soit  légi- 
time, et  qu'on  n'en  ait  pas  enfreint  les  condi- 
tions (2)  ;  quel  autre  effet  peut-on  lui  donner  , 
que  de  remettre  les  choses  sur  le  pied  où  elles 
étoient  avant  rétablissement  de  la  loi  révoquée, 
et  par  conséquent  la  bourgeoisie  dans  le  droit 
dont  elle  étoit  en  possession?  Quand  on  casse 
une  transaction,  les  parties  ne  restent-elles  pas 
comme  elles  étoient  avant  qu'elle  fût  passée? 

Convenons  que  ces  conseils  généraux  périodi- 

(i)  Ils  disoient  entre  eux  en  sortant ,  et  bien  d'autres 
rentendirent  :  IWn/s  retn>ns  dt-  fniiv  lae  grau  (le  journée. 
Le  lendemain  nombre  de  citoyens  fuient  se  plaindre 
qu'on  les  avoit  trompés  ,  et  qu'ils  n'avoient  point  entendu 
rejeter  les  assemblées  générales ,  mais  l'avis  des  conseils. 
On  se  moqua  d'eux. 

(2)  Ces  conditions  portent  (\\\  aucun  changement  h  tedil 
n'auri  force ,  quil  ti'ait  clé  approuvé  dans  ce  soii%<eiain 
conseil.  Heste  donc  à  savoir  si  les  infractions  de  l'edii  ne 
sont  pas  des  changements  a  l'édit. 

7.  39 


430       LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

unes  n'auroient  eu  qii  un  seul  inconvénient ,  mais 
terrible;  c  eût  été  de  forcer  les  magistrats  et  tous 
les  ordres  de  se  contenir  dans  les  bornes  de  leurs 
devoirs  et  de  leurs  droits.  Par  cela  seul  je  sais  que 
ces  assemblées  si  effaroucbantes  ne  seront  jamais 
rétablies,  non  plus  que  celles  de  la  bourgeoisie 
par  compagnies  ;  mais  aussi  n'est-ce  pas  de  cela 
qu'il  s'agit  :  je  n'examine  point  ici  ce  qui  doit  ou 
ne  doit  pas  se  faire  ,  ce  qu'on  fera  ni  ce  qu'on  ne 
fera  pas.  Les  expédients  (pie  j  indique  simplement 
comme  possibles  et  faciles,  comme  tirés  de  votre 
constituiion  ,  n'étant  plus  conformes  aux  nou- 
veaux édits  ,  ne  peuvent  passer  que  du  consen- 
tement des  conseils  ;  et  mon  avis  n'est  assurément 
pas  qu'on  les  leur  propose  :  mais ,  adoptant  un 
moment  la  supposition  de  l'auteur  des  Lettres  , 
je  résous  des  objections  frivoles  ;  je  fais  voir  qu  il 
cherche  dans  la  nature  des  choses  des  obstacles 
qui  n'y  sont  point  ;  qu'ils  ne  sont  tous  que  dans  la 
mauvaise  volonté  du  conseil  ;  et  qu'il  y  avoit ,  s  il 
l'eût  voulu  ,  cent  moyens  de  lever  ces  prétendus 
obstacles  >  sans  altérer  la  constitution ,  sans  trou- 
bler l'ordre  ,  et  sans  jamais  exposer  le  repos 
public. 

Mais,  pour  rentrer  dans  la  question,  tenons- 
nous  exactement  au  dernier  édit;  et  vous  n'y 
verrez  pas  une  seule  diiliculté  réelle  contre  Icl- 
fet  nécessaire  du  droit  de  représentation. 

1.  Celle  d'abord  de  fixer  le  nombre  des  repré- 
sentants est  vaine  par  ledit  même,  qui  ne  fait 
aucune  distinction  du  nombre,  et  ne  donne  pas 


SECONDE   PARTIE.  45l 

moins  de  force  à  la  représentation  d'un  seul  qu'à 
celle  de  cent. 

2.  Celle  de  donner  à  des  particuliers  le  droit 
<îe  faire  assembler  le  conseil  général  est  vaine 
encore,  puisque  ce  droit,  dangereux  ou  non, 
ne  résulte  pas  de  leffet  nécessaire  des  représen- 
tations. Comme  il  y  a  tous  les  ans  deux  conseils 
généraux  pour  les  élections  ,  il  n'en  faut  point 
pour  cet  effet  assembler  d'extraordinaire.  Il  suf- 
fit que  la  représentation  ,  après  avoir  été  exami- 
née dans  les  conseils  ,  soit  portée  au  plus  pro- 
chain conseil  général ,  quand  elle  est  de  nature 
à  lêtre  (i).  La  séance  nen  sera  pas  même  pro- 
longée d'une  heure,  comme  il  est  manifeste  à 
quiconnoît  lordrc  observé  dans  ces  assemblées. 
Il  faut  seulement  prendre  la  précaution  que  la 
proposition  passe  aux  voix  avant  les  élections  : 
car  si  l'on  attendoit  que  l'élection  fût  faite,  les 
syndics  ne  manqueroient  pas  de  rompre  aussitôt 
rassemblée,  comme  ils  firent  en  1735. 

3.  Celle  de  multiplier  les  conseils  généraux 
€St  levée  avec  la  précédente;  et  quand  elle  ne  le 
seroit  pas,  où  seroient  les  dangers  qu'on  y  trouve? 
c'est  ce  que  je  ne  saurois  voir. 

On  frémit  en  lisant  l'énumération  de  ces  dan- 
gers dans  les  Lettres  écrites  de  la  campagne,  dans 
Fédit  de  1712,  dans  la  harangue  de  M.  Chouet: 
mais  vérifions.  Ce  dernier  dit  que  la  république 

(i)  J'ai  distingué  ci-devant  les  cas  où  les  conseils  sont 
tenus  de  l'y  porter,  et  ceux  où  ils  ne  le  sont  pas. 

^9- 


452        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
ne  fut  tranquille  que  quand  ces  assemblées  de- 
vinrent plus  rares.  Il  y  a  là  une  petite  inversion 
à  rétablir.  Il  falloit  dire  que  ces  assemblées  de- 
vinrent plus  rares  quand  la  république  fut  tran- 
quille. Lisez,  monsieur,  les  fastes  de  votre  ville 
durant  le  seizième  siècle.   Comment  secoua-t- 
elle  le    double  jouf^f   qui  lecrasoit  ?    Comment 
étouffa-t-elle  les  factions  qui   la  déchiroient  ? 
Comment  résista-t-elle  à  ses  voisins  avides,  qui 
ne  la  secouroient  que  pour  l'asservir?  Comment 
s'établit  dans  son  sein  la  liberté  évangclique  et 
politique?  Comment  sa  constitution  prit-elle  de 
la  consistance  ?  Comment  se  forma  le  système 
de  son  gouvernement?  L'bistoire  de  ces  mémo- 
rables temps  est  un  encbaînement  de  prodiges. 
Les  tyrans,  les  voisins,  les  ennemis,  les  amis, 
les  sujets  ,  les  citoyens  ,  la  guerre  ,  la  peste  ,  la 
famine ,  tout  sembloit  concourir  à  la  perte  de 
cette  malheureuse    ville.   On   conçoit  à   peine 
comment  un  état  déjà  formé  eût  pu  échapper  à 
tous  ces  périls.  Non  seulement  Genève  en  échap- 
pe, mais  c'est  durant  ces  crises  terribles  que  se 
consomme  le  grand  ouvrage  de  sa  législation. 
Ce  fut  par  ses  fréquents  conseils  gér.éraux  (i), 
ce  fut  par  la  prudence  et  la  fermeté  que  ses  ci- 
toyens y  portèrent ,  qu'ils  vainquirent  enfin  tous 

(i)  Comme  on  les  assembloit  alors  clans  tous  les  cas 
ardus ^  selon  les  édits  ,  et  que  ces  cas  ardus  revenoient 
très  souvent  dans  ces  temps  orageux,  le  conseil  général 
étoit  alors  plus  fréquemment  convoqué  que  n'est  aujour- 
d'hui le  deux-cent.  Qu'on  en  juge  par  une  seule  époque. 


SECONDE   PARTIE.  4^3 

les  obstacles  ,  et  rendirent  leur  ville  libre  et 
tranquille,  de  sujette  et  déchirée  quelle  étoit 
auparavant;  ce  fut  après  avoir  tout  mis  en  ordre 
au  dedans,  qu'ils  se  virent  en  état  de  faire  au 
dehors  la  guerre  avec  gloire.  Alors  le  conseil 
souverain  avoit  fini  ses  fonctions  ;  c'étoit  au 
gouvernement  de  faire  les  siennes  :  il  ne  restoit 
plus  aux  Genevois  qu  à  défendre  la  liberté  qu'ils 
venoient  d'établir,  et  à  se  montrer  aussi  braves 
soldats  en  campagne  qu'ils  s'étoient  montrés  di- 
gnes citoyens  au  conseil  :  c'est  ce  qu'ils  firent. 
Vos  annales  attestent  par-tout  futilité  des  con- 
seils généraux  ;  vos  messieurs  n'y  voient  que  des 
maux  effroyables.  Ils  font  l'objection ,  mais  l  his- 
toire la  résout. 

4.  Celle  de  s'exposer  aux  saillies  du  peuple  , 
quand  on  avoisine  de  grandes  puissances,  se  ré- 
sout de  même.  Je  ne  sache  point  en  ceci  de  meil- 
leure réponse  à  des  sophismes  que  des  faits  con- 
stants. Toutes  les  résolutions  des  conseils  géné- 
raux ont  été  dans  tous  les  temps  aussi  pleines 
de  sagesse  que  de  courage  ;  jamais  elles  ne  fu- 
rent insolentes  ni  lâches:  on  y  a  quelquefois  juré 
de  mourir  pour  la  patrie  ;  mais  je  défie  qu'on 
m'en  cite  un  seul ,  même  de  ceux  où  le  peuple 
a  le  plus  influé,  dans  lequel  on  ait  par  étour- 
derie indisposé  les  puissances  voisines,  non  plus 

Durant  les  huit  premiers  mois  de  l'année  i54o,  il  se  tint 
dix-huit  conseils  {généraux;  et  cette  année  nVut  rien  de 
plus  extraordinaire  que  celles  qui  avoient  précédé  et  que 
celles  qui  suivirent. 


454  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGr^E. 
qu'un  seul  où  Ton  ait  rampé  devant  elles.  Je  ne 
ferois  pas  un  pareil  défi  pour  tous  les  arrêtés  du 
petit  conseil  :  mais  passons.  Quand  il  s'agit  de 
nouvelles  résolutions  à  prendre,  c'est  aux  con- 
seils intérieurs  de  les  proposer,  au  conseil  gé- 
néral de  les  rejeter  ou  de  les  admettre  ;  il  ne  peut 
rien  faire  de  phis,  on  ne  dispute  pas  de  cela  : 
cette  objection  porte  donc  à  faux. 

5.  Celle  de  jeter  du  doute  et  de  l'obscurité  sur 
toutes  les  lois  n'est  pas  plus  solide,  parcequ'il 
ne  s'agit  pas  ici  d'une  interprétation  vague,  gé- 
nérale, et  susceptible  de  subtilités,  mais  dune 
application  nette  et  précise  dun  fait  à  la  loi.  Le 
magistrat  peut  avoir  ses  raisons  pour  trouver 
obscure  une  cbose  claire;  mais  cela  n'en  détruit 
pas  la  clarté.  Ces  messieurs  dénaturent  la  ques- 
tion. Montrer  par  la.  lettre  d'une  loi  qu'elle  a 
été  violée,  n'est  pas  proposer  des  doutes  sur 
cette  loi.  S'il  y  a  dans  les  termes  de  la  loi  un 
seul  sens  selon  lequel  le  fait  soit  justifié  ,  le  con- 
seil, dans  sa  réponse,  ne  manquera  pas  d établir 
ce  sens.  Alors  la  représentation  perd  sa  force, 
et  si  l'on  V  persiste,  elle  tond>e  inrailliblement  en 
conseil  général  :  car  linlérét  de  tous  est  trop 
grand,  trop  présent,  trop  sensible, sur-tout  dans 
une  ville  de  commerce ,  pour  que  la  généralité 
Veuille  jamais  ébranler  l'autorité,  le  gouverne- 
ment ,  la  législation  ,  en  prononçant  (^u  une  loi  a 
été  transgressée,  lorsqu'il  est  possible  qu'elle  ne 
l'ait  pas  clé. 

C'est  au  législateur,  c'est  au  rédacteur  des  lois 


SECONDE   PARTIE.  ^36 

à  n'en  pas  laisser  les  termes  équivoques.  Quand 
ils  le  sont ,  c'est  à  Téquité  du  magistrat  d'en  fixer 
le  sen&  dans  la  pratique  :  quand  la  loi  a  plusieurs 
sens,  il  use  de  son  droit  en  préférant  celui  quil 
lui  plaît  ;  mais  ce  dioit  ne  va  point  jusqu'à  chan- 
ger le  sens  littéral  des  lois,  et  à  leur  en  donner 
un  quelles  n'ont  pas;  autrement  il  n'y  auroit 
plus  de  loi.  Tia  question  ainsi  posée  est  si  nette, 
quil  est  facile  au  bon  sens  de  prononcer,  et  ce 
bon  sens  qui  prononce  se  trouve  alors  dans  le 
conseil  général.  Loin  que  de  là  naissent  des  dis- 
cussions interminables,  cest  par-là  qu'au  con- 
traire on  les  prévient;  c'est  par-là  qu'élevant  les 
édits  au-dessus  des  interprétations  arbitraires  et 
particulières,  que  l'intérêt  ou  la  passion  peut 
suggérer,  on  est  sûr  quils  disent  toujours  ce 
qu  ils  disent ,  et  que  les  particuliers  ne  sont  plus 
en  doute,  sur  chaque  affaire ,  du  sens  qu'il  plaira 
au  magistrat  de  donner  à  la  loi.  IS'est-il  pas  clair 
qucles  difficultés  dont  il  s'agit  maintenant  n'exis- 
teroient  plus,  si  Ion  eût  pris  d abord  ce  moyen 
de  les  résoudre  ? 

•  6.  Celle  de  soumettre  les  conseils  aux  ordres 
des  citoyens  est  ridicule.  Il  est  certain  que  des 
représentations  ne  sont  pas  des  ordres ,  non  plus 
que  la  requête  d'un  homme  qui  demande  justit-e 
n'est  pas  un  ordre  ;  mais  le  magistrat  n'en  est 
pas  moins  obligé  de  rendre  au  suppliant  la  jus- 
tice qu'il  demande,  et  le  conseil  de  faire  droit 
sur  les  représentations  des  citoyens  et  bourgeois. 
Quoique  les  magistrats  soient  les  supérieurs  des 


456        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

particuliers,  cette  supériorité  ne  les  dispense  pas 
d^ccorder  à  leurs  inférieurs  ce  qu'ils  leur  doi- 
vent ;  et  les  termes  respectueux  qu'eniploieut 
ceux-ci  pour  le  demander  notent  rien  au  droit 
qu'ils  ont  de  l'obtenir.  Une  représentation  est, 
si  l'on  veut,  un  ordre  donné  au  conseil,  comme 
elle  est  un  ordre  donné  au  premier  syndic  à  qui 
on  la  présente,  de  la  communiquer  au  conseil  ; 
carcest  ce  qu'il  est  toujours  oblij^é  de  faire,  soit 
qu'il  approuve  la  représentation ,  soit  qu'il  ne 
l'approuve  pas. 

Au  reste,  quand  le  conseil  tire  avantage  du 
mot  de  représt^ntation  qui  marque  infériorité  ; 
en  disant  une  chose  que  personne  ne  dispute,  il 
oublie  cependant  que  ce  mol  employé  dans  le 
rè{]flement  n'est  pas  dans  ledit  auquel  il  renvoie, 
mais  bien  celui  de  remontrances ^<\\x\  présente  un 
tout  autre  sens:  à  quoi  l'on  peut  ajouter  qu'il  y 
a  de  la  différence  entre  les  remontrances  qu'un 
corps  de  magistrature  fait  à  son  souverain  ,  et 
celles  que  des  membres  du  souverain  font  à  un 
corps  de  magistrature.  Vous  direz  que  j'ai  tort 
de  répondre  à  une  pareille  objection  ;  mais  elle 
vaut  bien  la  plupart  des  autres. 

•7.  Celle  enfin  d'un  homme  en  crédit  contes- 
tant le  sens  ou  lapplicatiou  d'une  loi  qui  le  con- 
damne, en  séduisant  le  public  en  sa  faveur,  est 
telle  (jue  je  crois  devoir  m'abstenir  de  la  quali- 
fier. Eh!  qui  donc  a  connu  la  bourgeoisie  de  Ge- 
nève pour  un  peuple  servile,  ardent,  imitateur, 
stupidc,  enncjiii  des  lois,  et  si  prompt  à  s'en- 


SECONDE  PARTIE.  457 

flammerpour  les  intérêts  d  autrui ''Il  faut  que 
chacun  ait  bien  vu  le  sien  compromis  dans  les 
affaires  publiques ,  avant  qu'il  puisse  se  résoudre 
à  s'en  mêler. 

Souvent  rinjustice  et  la  fraude  trouvent  des 
protecteurs  ;  jamais  elles  n'ont  le  public  pour 
elles  :  c'est  en  ceci  que  la  voix  du  peuple  est  la 
voix  de  Dieu;  mais  malheureusement  cette  voix 
sacrée  est  toiijoursfoible  dans  les  affaires  contre 
le  cri  de  la  puissance,  et  la  plainte  de  l'inno- 
cence opprimée  s'exhale  en  murmures  méprisés 
par  la  tyrannie.  Tout  ce  qui  se  fait  par  brigue 
et  séduction  se  fait  par  préférence  au  profit  de 
ceux  qui  gouvernent;  cela  ne  sauroit  être  autre- 
ment. T^a  ruse,  le  préjugé,  l'intérêt,  la  crainte, 
l'espoir,  la  vanité,  les  couleurs  spécieuses ,  un 
air  d'ordre  et  de  subordination  ,  tout  est  pour 
des  hommes  habiles  constitués  en  autorité  et  ver- 
sés dans  l'art  d'abuser  le  peuple.  Quand  il  s'agit 
d'opposer  l'adresse  à  l'adresse,  ou  le  crédit  au 
crédit,  quel  avantage  immense  n'ont  pas  dans 
une  petite  ville  les  premières  familles,  toujours 
unies  pour  dominer,  leurs  amis,  leurs  clients, 
leurs  créatures,  tout  cela  joint  à  tout  le  pouvoir 
des  conseils,  pour  écraser  des  particuliers  qui 
oseroif  nt  leur  faire  tête  avec  des  sophismes  pour 
toutes  armes!  Voyez  autour  de  vous  dans  cet 
instant  même.  L'appui  des  lois,  léquité,  la  vé- 
rité, l'évidence,  l'intérêt  commun,  le  soin  de 
la  sûreté  particulière,  tout  ce  qui  dcvroit  en- 
traîner la  foule  suffit  à  peine  pour  protéger  des 


45'8  LETTRES  ÉCP.ITES  DE  LA.  MO>'TAGXr. 
citoyens  respectes  qui  réclament  contre  liniquité 
la  plus  manifeste  ;  et  ]  on  veut  que  ,  chez  un  peu- 
ple éclairé,  1  intérêt  d'un  brouillon  fasse  plus  de 
partisans  que  n'en  peut  faire  celui  de  l'état!  Ou 
je  connois  mal  votre  bourgeoisie  et  vos  chefs  , 
ou  ,  si  jamais  il  se  fait  une  seule  représentation 
mal  fondée ,  ce  qui  n'est  pas  encore  arrivé  que 
je  sache,  l'auteur,  s  il  n'est  méprisable,  est  un 
homme  perdu. 

Est-il  besoin  de  réfuter  des  objections  de  cette 
espèce,  quand  on  parle  à  des  Genevois?  Y  a-t-il 
dans  votre  ville  un  seul  homme  qui  n  en  sente  la 
mauvaise  foi?  et  peut-on  sérieusement  balancer 
l'usage  d'un  droit  sacré,  fondamental,  confirmé, 
nécessaire,  par  des  inconvénients  chimériques, 
que  ceux  mêmes  qui  les  objectent  savent  mieux 
que  personne  ne  pouvoir  exister;  tandis  qu'au 
contraire  ce  droit  enfreint  ouvre  la  porte  aux 
excès  de  la  plus  odieuse  oligarchie,  au  point 
qu'on  la  voit  attenter  déjà  sans  prétexte  à  la 
liberté  des  citoyens,  et  s'arroger  hautement  le 
pouvoir  de  les  emprisonner  sans  astriction  ni 
condition  ,  sans  formalité  d'aucune  espèce,  con- 
tre la  teneur  des  lois  les  pins  précises,  et  mal- 
gré toutes  les  protestations? 

L'explication  (ju'on  ose  donner  à  ces  lois  est 
plus  insultante  encore  que  la  tyrannie  qu'on 
exerce  en  leur  nom.  De  quels  raisonnements  on 
vous  paye!  Ce  n'est  pas  assez  de  vous  traiter  en 
esclaves,  si  l'on  ne  vous  traite  encore  en  en- 
fants. Kh  dieu!  comment  at-on  pu  mettre  en 


SECONDE    PARTIE.  4^9 

doute  des  questions  aussi  claires,  comment  a-t- 
on pu  les  embrouiller  à  ce  point?  Voyez,  mon- 
sieur, si  les  poser  n'est  pas  les  résoudre.  En 
finissant  par-là  cette  lettre,  j'espère  ne  la  pas 
alonger  de  beaucoup. 

Un  homme  peut  être  constitué  prisonnier  de 
trois  manières:  l'une,  à  l'instance  d'un  autre 
homme,  qui  fait  contre  lui  partie  formelle;  la 
seconde,  étant  surpris  en  flajjrant  délit,  et  saisi 
sur-le-champ  ,  ou,  ce  qui  revient  au  même, 
pour  crime  notoire,  dont  le  public  est  témoin; 
et  la  troisième,  d'office,  par  la  siijiple  auto- 
rité du  maj^istrat,  sur  des  avis  secrets,  sur  des 
indices,  ou  sur  d'autres  raisons  qu'il  trouve  suf- 
fisantes. 

Dans  le  premier  cas ,  il  est  ordonné  par  les 
lois  de  Genève  que  l'accusateur  revête  les  pri- 
sons, ainsi  que  l'accusé;  et  de  plus,  s'il  n'est 
pas  solvable,  qu'il  donne  caution  des  dépens  et 
de  l'adjugé.  Ainsi  l'on  a  de  ce  côté,  dans  1  intérêt 
de  laccusatcur,  une  sûreté  raisonnable  que  le 
prévenu  n'est  pas  arrêté  injustement. 

Dans  le  second  cas,  la  preuve  est  dans  le  fait 
même,  et  l'accusé  est  en  quelque  sorte  con- 
vaincu par  sa  propre  détention. 

Mais,  dans  le  troisième  cas,  on  n'a  ni  la  même 
sûreté  que  dans  le  premier,  ni  la  même  évidence 
que  dans  le  second  ;  et  c'est  pour  ce  dernier  cas 
que  la  loi,  supposant  le  magistrat  équitable, 
prend  seulement  des  mesures  [)0ur  qu'il  ne  soit 
pas  surpris. 


46o        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

Voilà  les  principes  sur  lesquels  le  législateur 
se  dirige  dans  ces  trois  cas;  en  voici  mainteBunt 
l'application. 

Dans  le  cas  de  la  partie  formelle,  on  a,  dès  le 
commencement,  un  procès  en  règle  quil  faut 
suivre  dans  toutes  les  formes  judiciaires  :  c'est 
pourquoi  laffaire  est  d'abord  traitée  en  pre- 
mière instance.  L'emprisonnement  ne  peut  être 
fait ,  si,  parties  ouïes ,  il  Jia  été  permis  par  jus- 
tice (\).  Vous  savez  que  ce  qu'on  appelle  à  Ge- 
nève la  justice  est  le  tribunal  du  lieutenant  et 
de  ses  assistants,  appelés  auditeurs.  Ainsi  c'est 
à  ces  magistrats  et  non  à  d autres,  pas  même 
aux  syndics,  que  la  plainte  en  pareil  cas  doit 
être  portée;  et  c'est  à  eux  d'ordonner  l'empri- 
sonnement des  -deux  parties ,  sauf  alors  le  re- 
cours de  l'une  des  deux  aux  syndics,  si,  selon 
les  ternies  de  ledit,  elle  se  sentait  grevée  par  ce 
qui  aura  été  ordonné  (2).  Les  trois  premiers  ar- 
ticles du  titre  XII  sur  les  matières  criminelles 
se  rapportent  évidemment  à  ce  cas  là. 

Dans  le  cas  du  flagrant  délit,  soit  pour  crime, 
soit  pour  excès  que  la  police  doit  punir,  il  est 
permis  à  toute  personne  d  arrêter  le  coupable; 
mais  il  n'y  a  que  les  magistrats  chargés  de  quel- 
que partie  du  pouvoir  executif,  tels  que  les  syn- 
dics, le  conseil,  le  lieutenant,  un  auditeur,  qui 
puissent  Técrouer;  un  conseiller  ni  plusieurs  ne 
le  pourroient  pas  ;  et  le  prisonnier  doit  être  in- 

(i)  Édits  civils,  lit.  XII,  art.  i.  —  >.)  Ibid. ,  art.  2. 


SECONDE  PARTIE.  4^1 

terrofjé  dans  les  vingt -quatre  heures.  Les  cinq 
articles  suivants  du  môme  édit  se  rapportent 
uniquement  à  ce  second  cas,  comme  il  est  clair, 
tant  par  l'ordre  de  la  matière  que  par  le  nom  de 
criminel  donné  au  prévenu,  puisquil  n'y  a  que 
le  seul  cas  du  flagrant  délit  ou  du  crime  no- 
toire, où  l'on  puisse  appeler  criminel  un  accusé 
avant  que  son  procès  lui  soit  fait.  Que  si  l'on 
s'obstine  à  vouloir  c[\iaccusé  et  criminel  soient 
synonymes ,  il  faudra ,  par  ce  même  langage , 
i^u  innocent  et  criminel  le  soient  aussi. 

Dans  le  reste  du  titre  XII  il  n'est  plus  ques- 
tion d emprisonnement;  et  depuis  l'article  IX  in- 
clusivement, tout  roule  sur  la  procédure  et  sur 
la  forme  du  jugement,  dans  toute  espèce  de  pro- 
cès criminel.  Il  n'y  est  point  parlé  des  emprison- 
nements faits  d'office. 

Mais  il  en  est  parlé  dans  ledit  politique  sur 
loffice  des  quatre  syndics.  Pourquoi  cela?  par- 
ceque  cet  article  tient  immédiatement  à  la  li- 
berté civile,  que  le  pouvoir  exercé  sur  ce  point 
par  le  magistrat  est  un  acte  de  gouvernement 
plutôt  que  de  magistrature,  et  qu'un  simple 
tribunal  de  justice  ne  doit  pas  être  revêtu  d'un 
pareil  pouvoir.  Aussi  fédit  faccorde-t-il  aux  syn- 
dics seuls ,  non  au  lieutenant  ni  à  aucun  autre 
magistrat. 

Or,  pour  garantir  les  syndics  de  la  surprise 
dont  j'ai  parlé,  ledit  leur  prescrit  de  mander 
premièrement  ceux  qu'il  appartiendra  d'exa- 
miner, d  interroger^  et  enfin  de  faire  emprison- 


462        LETTRES  ÉCRITES  DE   LA  MONTAGNE. 

ner  si  mestier  est.  Je  crois  que,  clans  un  pays 
libre,  la  loi  ne  pouvoit  pas  moins  faire  pour 
mettre  un  frein  à  ce  terriljle  pouvoir.  Il  faut 
que  les  citoyens  aient  toutes  les  sûretés  raison- 
nables qu'en  faisant  leur  devoir  ils  pourront 
couclier  dans  leur  lit. 

L'article  suivant  du  même  titre  rentre,  comme 
il  est  manifeste,  dans  le  cas  du  crime  notoire  et 
du  flagrant  délit;  de  même  que  l'article  premier 
du  titre  des  matières  criminelles,  dans  le  même 
édit  politique.  Tout  cela  peut  paroître  une  ré- 
pétition :  mais,  dans  fédit  civil,  la  matière  est 
considérée  quant  à  lexercice  de  la  justice,  et 
dans  ledit  politique,  quant  à  la  sûreté  des  ci- 
toyens. D'ailleurs  les  lois  ayant  été  faites  en  dif- 
férents temps,  et  ces  lois  étant  fouvrage  des 
hommes,  on  n'y  doit  pas  chercher  un  ordre  qui 
ne  se  démente  jamais  et  une  perfection  sans 
défaut.  11  suffit  qu'en  méditant  sur  le  tout,  et 
en  comparant  les  articles,  on  y  découvre  lesprit 
du  législateur  et  les  raisons  du  dispositif  de  son 
ouvrage. 

Ajoutez  une  réflexion.  Ces  droits  si  judicieuse- 
ment combinés ,  ces  droits  réclamés  par  les  re- 
présentants en  vertu  des  édits,  vous  en  jouissiez 
sous  la  souveraineté  des  évêques,  Neufcbâtel  en 
jouit  sous  ses  princes;  et  à  vous,  républicains, 
on  veut  les  ôter!  Voyez  les  articles  X,  XI,  et 
plusieurs  autres  des  franchises  de  Genève,  dans 
l'acte  d'Ademarus  Fabri.  Ce  monument  n'est  pas 
moins  respectable  aux  Genevois  que  ne  l'est  aux 


SECONDE   PARTIE.  463 

Anj^loisla  grande  Chartre  encore  plus  ancienne; 
et  je  doute  qu  on  fût  bien  venu  chez  ces  derniers 
à  parler  de  leur  chartre  avec  autant  de  mépris 
que  l'auteur  des  Lettres  ose  en  marquer  pour  la 
vôtre. 

Il  p retend  qu'elle  a  été  abrogée  par  les  consti- 
tutions de  la  république  (i).  Mais  au  contraire  je 
vois  très  souvent  dans  vos  édits  ce  mot,  comme 
cV ancienneté ^  qui  renvoie  aux  usages  anciens, 
par  conséquent  aux  droits  sur  lesquels  ils  étoient 
fondés;  et  comme  si  1  évêque  eût  prévu  que  ceux 
qui  dévoient  protéger  les  franchises  les  attaque- 
roient,  je  vois  quil  déclare  dans  l'acte  même 
qu'elles  seront  perpétuelles,  sans  que  le  non- 
usage  ni  aucune  prescription  les  puisse  abolir. 
Voici ,  vous  en  conviendrez,  une  opposition  bien 
singulièii'e.  Le  savant  syndic  Chouet  dit,  dans 
son  mémoire  à  mylord  Towsend,  que  le  peuple 
de  Genève  entra,  par  la  réformation,  dans  les 
droits  de  lévêque,  qui  étoit  prince  temporel  et 
spirituel  de  cette  ville:  l'auteur  des  Lettres  nous 
assure  au  contraire  que  ce  même  peuple  perdit 
en  cette  occasion  les  franchises  que  lévêque  lui 
avoit  accordées.  Auquel  des  deux  croirons-nous? 

Quoi!  vous  perdez,  étant  libres,  des  droits 

(i)  C'étoit  par  une  logique  toute  semblable  qu'en  1742 
on  n'eut  aucun  égard  au  traité  de  Soieure  de  iSyg,  sou- 
tenant iju'il  étoit  suranné,  quoiqu'il  fût  déclaré  perpétuel 
dans  Taclc  même  ,  (ju'il  n'ait  jamais  été  abrogé  par  aucun 
autre,  et  qu'il  ait  été  rappelé  plusieurs  fois,  notammeni 
dans  Taclc  de  la  médiation. 


464       LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

dont  vous  jouissiez  étant  sujets  !  Vos  magistrats 
vous  dépouillent  de  ceux  que  vous  accordèrent 
vos  princes  !  Si  telle  est  la  liberté  que  vous  ont 
acquise  vos  pères ,  vous  avez  de  quoi  regretter 
le  sang  qu'ils  versèrent  pour  elle.  Cet  acte  sin- 
gulier qui  vous  rendant  souverains  vous  ôta  vos 
franchises  valoit  bien,  ce  me  semble,  la  peine 
d'être  énoncé  ;  et  du  moins  ,  pour  le  rendre 
croyable,  on  ne  pouvoit  le  rendre  trop  solen- 
nel. Où  est-il  donc  cet  acte  d'abrogation  ?  Assu- 
rément, pour  se  prévaloir  d'une  pièce  aussi  bi- 
zarre, le  moins  qu'on  puisse  faire  est  de  com- 
mencer par  la  montrer. 

De  tout  ceci  je  crois  pouvoir  conclure  avec 
certitude  qu'en  aucun  cas  possible  la  loi  dans 
Genève  n'accorde  aux  syndics,  ni  à  personne, 
le  droit  absolu  d'emprisonner  les  particuliers 
sans  astriction  ni  condition.  Mais  n'importe  : 
le  conseil ,  en  réponse  aux  représentations,  éta- 
blit ce  droit  sans  réplique.  Il  n'en  coûte  que 
de  vouloir,  et  le  voila  en  possession.  Telle  est 
la  commodité  du  droit  négatif 

Je  me  proposois  de  montrer  dans  cette  lettre 
que  le  droit  de  rop?'ésentalion  ,  intimement  lié 
à  la  forme  de  votre  constitution  ,  n'étoit  pas  un 
droit  illusoire  et  vain  ;  mais  qu'ayant  été  for- 
mellement établi  par  l'c'dit  de  170'y,  et  confirmé 
par  celui  de  17^8,  il  devoit  nécessairenjent 
avoir  un  effet  réel  ;  que  cet  effet  n'avoit  pas  été 
stipulé  dans  facte  de  la  médiation  ,  parcequ'il 
ne  féioit  pas  dans  l'édit  ;  et  qu'il  ne  l  avoit  pas 


SECONDE   PARTIE.  465 

été  dans  redit  ,  tant  parcequil  résultoit  alors 
par  lui-même  de  la  nature  de  votre  constitution, 
que  parecque  le  même  édit  en  établissoit  la  sû- 
reté d  une  autre  manière  ;  que  ce  droit ,  et  son 
effet  nécessaire,  donnant  seul  de  la  consistance 
à  tous  les  autres,  étoit  1  unique  et  véritable  équi- 
valent de  ceux  qu'on  avoit  ôtés  à  la  bourgeoisie; 
que  cet  équivalent,  suffisant  pour  établir  un  so- 
lide équilibre  entre  toutes  les  parties  de  létat , 
montroit  la  sagesse  du  règlement  qui ,  sans  cela, 
seroit  l'ouvrage  le  plus  inique  qu'il  fût  possible 
d'imaginer;  qu'enfin  les  difficultés  qu'on  élevoit 
contre  l'exercice  de  ce  droit  étoient  des  difficul- 
tés frivoles ,  qui  n'existoient  que  dans  la  mau- 
vaise volonté  de  ceux  qui  les  proposoient ,  et 
qui  ne  fjalanroient  en  aucune  manière  les  dan- 
gers du  droit  négatif  absolu.  Voilà,  monsieur, 
ce  que  j'ai  voulu  faire;  c'est  à  vous  à  voir  si  j'ai 
réussi. 


'     LETTRE  IX. 

J'ai  cru,  monsieur ,  (pi'il  valoit  mieux  établir 
directement  ce  que  j'avois  à  dire ,  que  de  m'at- 
tacher  à  de  longues  réfutations.  Entreprendre 
un  examen  suivi  des  TiCltres  écrites  de  la  cam- 
pagne ,  seroit  s  embarquer  dans  une  mer  de  so- 
phismes.  Les  saisir ,  les  exposer ,  seroit ,  selon 
moi,  les  réfuter;  mais  ils  nagent  dans  un  tel 

7.  3o 


466        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

flux  de  doctrine  ,  ils  en  sont  si  fort  inondés  , 

qu'on  se  noie  en  voulant  les  mettre  à  sec. 

Toutefois  ,  en  achevant  mon  travail  ,  je  ne 
puis  me  dispenser  de  jeter  un  coup-d'œil  sur 
celui  de  cet  auteur.  Sans  analyser  les  subtilités 
politiques  dont  il  vous  leurre,  je  me  contenterai 
d'en  examiner  les  principes  ,  et  de  vous  montrer 
dans  quelques  exemples  le  vice  de  ses  raisonne- 
ments. 

Vous  en  avez  vu  ci- devant  l'inconséquence 
par  rapport  à  moi  :  par  rapport  à  votre  répu- 
blique, ils  sont  plus  captieux  quelquefois,  et  ne 
sont  jamais  plus  solides.  Le  seul  et  véritable 
objet  de  ces  lettres  est  d'établir  le  prétendu  droit 
négatif  dans  la  plénitude  que  lui  donnent  les 
usurpations  du  conseil.  C'est  à  ce  but  que  tout 
se  rapporte,  soit  directement,  par  un  enchaî- 
nement nécessaire,  soit  indirectement,  par  un 
tour  d'adresse,  en  donnant  le  change  au  public 
sur  le  fond  de  la  question. 

Les  imputations  qui  me  regardent  sont  dans 
le  premier  cas.  Le  conseil  m'a  jugé  contre  la  loi: 
des  représentations  s'élèvent.  Pour  établir  le 
droit  négatif,  il  faut  écoiiduire  les  représen- 
tants; pour  les  éconduire,  il  faut  prouver  quils 
ont  tort;  pour  prouver  qu'ils  ont  tort,  il  faut 
soutenir  que  je  suis  coupable  ,  mais  coupable 
à  tel  point,  que,  pour  punir  mon  crime,  il  a 
fallu  déroger  a  la  loi. 

Que  les  hommes  frémiroient  au  premier  mal 
qu'ils  font,  s'ils  voyoient  (ju  ils  se  mettent  dans 


SECONDE   PARTIE.  4^7 

la  triste  nécessité  deii  toujours  faire ,  d'être  mé- 
chants toute  leur  vie  pour  avoir  pu  Tètre  un 
moment,  et  de  poursuivre  jusqu'à  la  mort  le 
malheureux  qu'ils  ont  une  fois  persécuté 

La  question  de  la  présidence  dos  syndics  dans 
les  tribunaux  criminels  se  rapporte  au  second 
cas.  Croyez-vous  qu'au  fond  le  conseil  s'embar- 
rasse beaucoup  que  ce  soient  des  syndics  ou  des 
conseillers  qui  président,  depuis  qu'il  a  fondu 
les  droits  des  premiers  dans  tout  le  corps.'  Les 
syndics  ,  jadis  choisis  parmi  tout  le  peuple  (i) , 
ne  Tétant  plus  que  dans  le  conseil  ,  de  chefs 
qu'ils  éîoient  des  autres  magistrats  ,  sont  de- 
meurés leurs  colléfifues  ;  et  vous  avez  pu  voir 
clairement  dans  cette  affaire  que^os  syndics, 
peu  jaloux  d  une  autorité  passagère  ,  ne  sont 
plus  que  des  conseillers.  Mais  on  feint  de  traiter 
cette  question  comme  importante  ,  pour  vous 
distraire  de  celle  qui  l'est  véritablement ,  pour 
Vous  laisser  croire  encore  ([ue  vos  premiers  ma- 
gistrats sont  toujours  élus  par  vous,  et  que  leur 
puissance  est  toujours  la  même. 

Laissons  donc  ici  ces  questions  accessoires  , 
que,  par  la  manière  dont  lanteur  les  traite,  on 
voit  qu'il  ne  prwid  guère  à  cœur.  Bornons-nous 
h  peser  les  raisons  «pi'il  allègue  en  faveur  du 

(i)  On  pousâoit  si  loin  raU(;iiiii)n  pour  qu  il  n'y  eût 
dans  ce  choix  ni  exclusion  ni  pretérence  autre  que  celle 
du  mérite,  que,  par  un  «îdit  qui  a  été  abiogé,  deux  syn- 
dics dévoient  toujours  être  pris  dans  le  bas  de  la  ville  et 
deux  dans  le   haut. 

3u. 


468       LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
droit  négatif,  auquel  il  s'attache  avec  plus  de 
soin,  et  par  lequel  seul ,  admis  ou  rejetés ,  vous 
êtes  esclaves  ou  libres. 

L'art  qu'il  emploie  le  plus  adroitement  pour 
cela  est  de  réduire  en  propositions  générales  un 
système  dont  on  verroit  trop  aisément  le  loible 
s'il  en  faisoit  toujours  l'application.  Pour  vous 
écarter  de  l'objet  particulier ,  il  flatte  votre 
amoui'  -  propre  en  étendant  vos  vues  sur  de 
grandes  questions  ;  et  tandis  qu  il  met  ces  ques- 
tions hors  de  la  portée  de  ceux  qu'il  veut  sé- 
duire ,  il  les  cajole  et  les  gagne  en  paroissant 
les  traiter  en  hommes  d'état.  Il  éblouit  ainsi  le 
peuple  pour  l'aveugler ,  et  change  en  thèses  de 
philosophie  /les  questions  qui  n'exigent  que  du 
bon  sens ,  afin  qu'on  ne  puisse  l'en  dédire  ,  et 
que,  ne  l'entendant  pas,  on  n'ose  le  désavouer. 

Vouloir  le  suivre  dans  ses  sophismes  abstraits, 
seroit  tomber  dans  la  faute  que  je  lui  reproche. 
D'ailleurs,  sur  des  questions  ainsi  traitées,  on 
prend  le  parti  qu'on  veut  sans  avoir  jamais  tort: 
car  il  entre  tant  d'éléments  dans  ces  proposi- 
tions, on  peut  les  envisager  par  tant  de  faces, 
qu'il  y  a  toujours  quc]({uo  côté  susceptible  de 
l'aspect  ([u  on  veut  leur  doniie|^Quaud  on  fait 
pour  tout  le  public  en  général  un  livre  de  poli- 
tique ,  on  y  peut  philosopher  à  son  aise  :  fau- 
teur, ne  voulant  qu'être  lu  et  jugé  par  les  hom- 
mes instruits  de  toutes  les  nations  et  versés  dans 
la  matière  qu'il  traite,  abstrait  et  généralise  sans 
crainte;  il  ne  s'appesantit  pas  sur  les  détails élé- 


SECONDE    PARTIE.  4% 

mentaires.  Si  je  parlois  à  vous  seul ,  je  pourrois 
user  de  cette  méthode;  mais  le  sujet  de  ces  let- 
tres intéresse  un  peuple  entier,  composé  dans 
son  plus  grand  nombre  d'hommes  qui  ont  plus 
de  sens  et  de  jugement  que  de  lecture  et  d'é- 
tude, et  qui,  pour  n'avoir  pas  le  jargon  scien- 
tifique, n'en  sont  que  plus  propres  à  saisir  le 
vrai  dans  toute  sa  simplicité.  Il  faut  opter  en 
pareil  cas  entre  l'intérêt  de  l'auteur  et  celui  des 
lecteurs;  et  qui  veut  se  rendre  plus  utile  doit 
se  résoudre  à  être  moins  éblouissant. 

Une  autre  source  d'erreurs  et  de  fausses  appli- 
cations est  d'avoir  laissé  les  idées  de  ce  droit  né- 
gatif trop  vagues ,  trop  inexactes  ;  ce  qui  sert  à 
citer  avec  un  air  de  preuve  les  exemples  qui  s'y 
rapportent  le  moins,  à  détourner  vos  concitoyens 
de  leur  objet  par  la  pom|)e  de  ceux  qu'on  leur 
présente,  à  soulever  leur  orgueil  contre  leurrai- 
son,  et  à  les  consoler  doucement  de  n'être  pas 
plus  libres  que  les  maîtres  du  monde.  On  fouille 
avec  érudition  dans  l'obscurité  des  siècles;  on 
vous  promène  avec  faste  chez  les  peuples  de  l'an- 
tiquité; on  vous  étale  successivement  Athènes, 
Sparte  ,  Rome ,  Garthage  ;  on  vous  jette  aux  yeux 
le  sabl<^de  la  Ijibye  ,  pour  vous  empêcher  de  voir 
ce  qui  se  passe  autour  de  vous. 

Qu'on  fixe  avec  précision,  coVnme  j'ai  tâché 
de  faire  ,  ce  droit  négatif,  tel  que  prétend  fcxer- 
cer  le  conseil  ;  et  je  soutiens  qu'il  n  y  eut  jamais 
un  seul  gouvernement  sur  la  terre  où  le  législa- 
teur, enchaîné  de  toutes  manières  par  le  corps 


470        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGrs^E. 

(exécutif,  après  avoir  livré  les  lois  sans  réserve  à 
sa  merci,  tût  réduit  à  les  lui  voirexpli-juer,  élu- 
der, transgresser  à  volonté,  sans  pouvoir  jamais 
apporter  à  cet  abus  d  autre  opposition ,  d'autre 
droit,  d'autre  résistance ,  qu'un  murmure  inutile 
et  d'impuissantes  clameurs. 

Voyez  en  eflet  à  ((uel  point  votre  anonyme  est 
forcé  de  dénaturer  la  question,  poiu'y  rapporter 
nioins  m  al- à-propos  ses  exemples. 

Le  droit  négatif  n'étant  pas  y  dit-il  pnf^e  i  lo  , 
le  pouvoir  de  faire  des  lois,  mais  d  empêcher  que 
tout  le  monde  indistinctement  ne  puisse  mettre 
en  mouvement  la  puissance  gui  fait  les  lois ,  et 
ne  donnant  pas  la  facilité  d  innover  ^  mais  le 
pouvoir  de  soj>poser  aux  innovations  ^  va  direc- 
tement au  grand  but  que  se  propose  une  société 
politique ,  qui  est  de  se  conserver  en  conservant 
sa  constitution. 

Voilà  un  droit  négatif  très  raisonnable  ;  et 
dans  le  sens  exposé  ce  droit  est  en  effet  une  par- 
lie  si  essentielle  delà  conslitulion  démocrati(|ue, 
quil  scroit  généralement  impossible  «{u'olle  se 
maintînt ,  si  la  puissance  législative  pouvoit  tou- 
jours être  mise  en  mouvement  j)ar  chacun  de 
ceux  qui  la  composent.  Vous  concevez  qu  il  n'est 
pas  difficile  d  apporter  des  exemples  en  confir- 
mation duM  principe  .aussi  certain. 

Mais  si  celte  notion  n'est  point  celle  du  droit 
négatif  en  question  ,  s  il  n'y  a  });isdaiisce  passage 
un  seul  mot  (|ui  ne  porte  à  faux  par  1  application 
que  l'auteur  en  veut  faite,  vous  m'avouerez  que 


SECONDE   PARTIE.  4?  * 

les  preuves  de  1  avantage  d'un  droit  négatif  tout 
différent  ne  sont  pas  fort  concluantes  en  faveur 
de  celui  qu'il  veut  établir. 

Le  droit  négatif  ii  est  pas  celui  de  faire  des 
lois...  Non  ,  mais  il  est  celui  de  se  passer  de  loi;». 
Faire  de  chaque  acte  de  sa  volonté  une  loi  parti- 
culière, est  bien  plus  commode  que  de  suivre 
des  lois  générales  ,  quand  même  on  en  seroit  soi- 
même  fauteur.  Mais  d'empêcher  que  tout  le 
monde  indistinctement  ne  puisse  mettre  en  mou- 
vement la  puissance  qui  fait  les  lois.  Il  falloit  dire , 
au  lieu  de  cela  :  Mais  d'empêcher  que  qui  que  ce 
soit  ne  puisse  protéger  les  lois  contre  la  puissance 
qui  les  subjugue. 

Qui  ne  donnant  pas  la  facilité  d'innover... 
Pourquoi  non?  Qui  est-ce  qui  peut  empêcher 
d'innover  celui  qui  a  la  force  en  main  ,  et  qui 
n'est  obligé  de  rendre  compte  de  sa  conduite  à 
personne?  Mais  le  pouvoir  di  empêcher  les  inno- 
vations. Disons  mieux,  le  pouvoir  d'empêcher 
quon  ne  s'oppose  aux  innovations. 

C'est  ici,  monsieur,  le  sophisme  le  plus  sub- 
til, et  qui  revient  le  plus  souvent  dans  l'écrit 
que  j'examine.  Celui  qui  a  la  puissance  execu- 
tive n'a  jamais  besoin  d  innover  par  des  actions 
d'éclat.  Il  n'a  jamais  besoin  de  constater  cette 
innovation  par  des  actes  solennels.  Il  lui  suffit, 
dans  lexcrcice  continu  de  sa  puissance  ,  de  phei' 
peu-à-peu  chaque  chosf;  à  sa  volonté ,  et  cela  ne 
fait  jamais  une  sensation  bien  forte. 

Ceux,  au  contraire,  qui  ont  fœil  assez  atten- 


472        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

tif  et  Teeprit  assez  pénétrant  pour  remarquer  ce 
progrès  et  pour  en  prévoir  la  conséquence  , 
n'ont,  pour  l'arrêter,  qu'un  de  ces  deux  partis 
à  prendre;  ou  de  s'opposer  d'abord  à  la  première 
innovation  qui  n'est  jamais  qu'une  bagatelle,  et 
alors  on  les  traite  de  gens  ijKjuiets,  brouillons  , 
pointilleux,  toujours  prêts  à  chercher  querelle  ; 
ou  bien  de  s  élever  enfin  contre  un  abus  qui  se 
renforce,  et  alors  on  crie  à  l'innovation.  Je  défie 
que,  quoi  que  vos  magistrats  entreprennent, 
vous  puissiez,  en  vous  y  opposant,  éviter  à-la- 
fois  ces  deux  reproches.  ÎNlais  à  choix,  préférez 
le  premier.  Chaque  fois  que  le  conseil  altère 
quelque  usage,  il  a  son  but  que  personne  ne 
voit,  et  qu'il  se  garde  bien  de  montrer.  Dans  le 
doute  ,  arrêtez  toujours  toute  nouveauté  ,  petite 
ou  grande.  Si  les  syndics  étoient  dans  lusage 
d  entrer  au  conseil  du  pied  droit,  et  qu'ils  y  vou- 
lussent entrer  du  pied  gauche ,  je  dis  quil  fau- 
droit  les  en  empêcher. 

Kous  avons  ici  la  preuve  bien  sensible  de  la 
facilité  de  conclure  le  pour  et  le  contre  par  la 
méthode  que  suit  notre  auteur.  Car  appliquez 
au  droit  de  représentation  des  citoyens  ce  qii'il 
applique  au  droit  négatif  des  conseils ,  et  vous 
trouverez  que  sa  proposition  générale  convient 
encore  mieux  à  votre  application  qu'à  la  sienne. 
Le  droit  de  représentation  ^  direz-vous,  n'étant 
pas  le  droit  de  faire  des  lois ,  T?iais  d^ empêcher 
que  la  puissance  qui  doit  les  administrer  ne  les 


Seconde  partie.  4?^ 

transgresse  ,  et  ne  donnant  pas  le  pouvoir  d'in- 
nover ^  mais  de  s'opposer  aux  nouveautés ,  va 
directement  au  grand  but  que  se  propose  une 
société  politique ,  celui  de  se  conserver  en  conser- 
vant sa  constitution.  N'est-ce  pas  exactement  là 
ce  que  les  représentants  avoient  à  dire.^  et  ne 
semble-t-il  pas  que  l'auteur  ait  raisonné  pour 
eux?  Il  ne  faut  point  que  les  mots  nous  donnent 
le  change  sur  les  idées.  Le  prétendu  droit  néga- 
tif du  conseil  est  réellement  un  droit  positif,  et 
le  plus  positif  même  que  l'on  puisse  imaginer  , 
puisqu'il  rend  le  petit  conseil  seul  maître  direct 
et  absolu  de  l'état  et  de  toutes  les  lois  ;  et  le  droit 
de  représentation,  pris  dans  son  vrai  sens  ,  n'est 
lui-même  qu'un  droit  négatif.  Il  consiste  unique- 
ment à  empêcher  la  puissance  executive  de  rien 
exécuter  contre  les  lois. 

Suivons  les  aveux  de  l'auteur  sur  les  propo- 
sitions qu'il  présente;  avec  trois  mots  ajoutés, 
il  aura  posé  le  mieux  du  monde  votre  état  pré- 
sent. 

Comme  il  n'y  auroit point  de  liberté  dans  un 
état  où  le  corps  chargé  de  T exécution  des  lois 
auroit  droit  de  les  faire  parler  à  sa  fantaisie  , 
puisqu'il pourroit  faire  exécuter  comme  des  lois 
ses  volontés  les  plus  tyranniques... 

Voilà,  je  pense,  un  tableau  d'après  nature  ; 
vous  allez  voir  un  tableau  de  fantaisie  mis  en 
opposition. 

Il  n'y  auroit  point  aussi  de  gouvernement  dans 


474        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MO]\TAGNE. 
un  état  où  le  peuple  exercerait  sans  rèi^le  la  puis- 
sance législative.  D'accord  ;  mais  (|ui  est-ce  qui 
a  proposé  que  le  peuple  exerçât  sans  réf;le  la 
puissance  législative? 

Après  avoir  ainsi  posé  un  autre  droit  né^yatif 
que  celui  dont  il  s'afjit ,  l'auteur  sinquiète  beau- 
coup pour  savoir  où  1  on  doit  placer  ce  droit  né- 
f;atif  (lontil  ne  s'agit  point,  et  il  établit  là-dessus 
un  principe  qu'assurément  je  ne  contesterai  pas. 
C'est  que  ,  si  cette  force  négative  peut  sans  in- 
convénient résider  dans  le  gouvernement  y  il  sera 
de  la  nature  et  du  bien  de  la  chose  quon  ty 
place.  Puis  viennent  les  exemples ,  que  je  ne 
m  attacherai  pas  à  suivre,  parcequ'ils  sont  trop 
éloignés  de  nous  et  de  tout  point  étrangers  à  la 
question. 

Celui  seul  de  l'Angleterre ,  qui  est  sous  nos 
yeux  ,  et  qu'il  cite  avec  raison  comme  un  mo- 
dèle de  la  juste  balance  des  pouvoirs  respectifs, 
mérite  un  moment  d'examen  ;  et  je  ne  me  per- 
mets ici  qu'après  lui  la  comparaison  du  petit  au 
grand. 

Malgré  la  puissance  royale  ,  qui  est  très 
grande ,  la  nation  na  pas  craint  de  donner 
encore  au  roi  la  2foia:  négative.  Mais  comme  il 
ne  peut  se  passer  long-temps  de  la  puissance  lé- 
gislative ,  et  quil  n'y  auroit  pas  de  sûreté  pour 
lui  à  l'irriter  ,  cette  force  négative  n'est  dans  le 
fait  qu'un  mojvn  d'arrêter  les  entreprisses  de  la 
puissance  législative  ;  et  le  prince  ,  tranquille 
dans  la  possession  du  pouvoir  étendu  que  la  con- 


SECOISiDE    PARTIE.  4?^ 

stitution   lui  assure  ,   sera  intéressé  à  la  proté- 
ger (i). 

Sur  ce  raisonncment.et  sur  lapplicalion  ({ixon 
en  veut  faire ,  vous  croiriez  que  le  pouvoir  exé- 
cutif du  roi  d'Anfïleterre  est  plus  grand  que  ce- 
lui du  conseil  à  Genève,  que  le  droit  négatif 
qu'a  ce  prince  est  semblable  à  celui  qu'usurpent 
vos  magistrats  ,  que  votre  gouvernement  ne  peut 
pas  plus  se  passer  que  celui  d'Angleterre  de  la 
puissance  législative,  et  qu'enfin  lun  et  l'autre 
ont  le  même  intérêt  de  protéger  la  constitution. 
Si  l'auteur  n'a  pas  voulu  dire  cela  ,  qu'a-t-il 
donc  voulu  dire,  et  que  fait  cet  exemple  à  son 
sujet  ? 

C'est  pourtant  tout  le  contraire  à  tous  égards. 
Le  roi  d'Angleterre,  revêtu  par  les  lois  d'une  si 
grande  puissance  pour  les  protéger,  n'en  a  point 
pour  les  enfreindre  :  personne  ,  en  pareil  cas,  ne 
lui  voudroit  obéir ,  chacun  craindroit  pour  sa 
tête  ;  les  ministres  eux-mêmes  la  peuvent  perdre 
s  ils  irritent  le  parlement:  on  y  examine  sa  pro- 
pre conduite.  Tout  Anglois ,  à  fabri  des  lois , 
peut  braver  la  puissance  royale;  le  dernier  du 
peuple  peut  exiger  et  obtenir  la  réparation  la 
plus  authentique  s'il  est  le  moins  du  monde  of- 
fensé :  supposé  ({ue  le  prince  osât  enfreindre  la 
loi  dans  la  moindre  chose ,  l'infraction  seroit  à 
linstant  relevée;  il  est  sans  droit,  ei  seroit  sans 
pouvoir  pour  la  soutenir. 

(0  Page  117. 


476        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

Chez  vous  la  puissance  du  petit  conseil  est 
absolue  à  tous  éf;ar(ls;  il  est  le  ministre  et  le 
prince  ,  la  partie  et  le  juge  tout  à-la-fois  :  il  or- 
donne ,  et  il  exécute  ;  il  cite ,  il  saisit ,  il  em- 
prisonne, il  juge,  il  punit  lui-même  ;il  ala  force 
en  main  pour  tout  faire;  tous  ceux  qu'il  emploie 
sont  irrécberchables  ;  il  ne  rend  compte  de  sa 
conduite  ni  de  la  leur  à  personne  ;  il  n  a  rien  à 
craindre  du  législateur  ,  auquel  il  a  seul  droit 
d'ouvrir  la  boucbe ,  et  devant  lecjucl  il  n  ira  pas 
s'accuser.  Il  n'est  jamais  contraint  de  réparer 
ses  injustices  ;  et  tout  ce  que  peut  espérer  de 
plus  heureux  l'innocent  qu'il  opprime,  c'est  d'é- 
chapper enfin  sain  et  sauf,  mais  sans  satisfaction 
ni  dédommagement. 

Jugez  de  cette  différence  par  les  faits  les  plus 
récents.  On  imprime  à  Londres  un  ouvrage  vio- 
lemment satirique  contre  les  ministres  ,  le  gou- 
vernement, le  roi  même.  Les  imprimeurs  sont 
arrêtés  :  la  loi  n'autorise  pas  cet  arrêt  :  un  mur- 
mure public  s'élève,  il  faut  les  relâcher.  L'affaire 
ne  finit  pas  là;  les  ouvriers  prennent  à  leur  tour 
le  magistrat  à  paitie,  et  ils  ol)tiénn(Mit  d  inniien- 
ses  dommages  et  intérêts.  Qu'on  mette  en  paral- 
lèle avec  cette  affaire  celle  du  sieur  Bardin  , 
libraire  à  Genève;  j'en  [)arlerai  ci-après.  Autre 
cas  :  il  se  fait  un  vol  tians  la  ville,  sans  indice 
et  sur  des  soupçons  en  lair,  un  citoyen  est  em- 
prisonné contre  les  lois;  sa  maison  est  fouillée, 
on  ne  bii  épargne  aucun  des  affronts  faits  pour 
les  malfaiteurs.  Enfin  son  innocence  est  recon- 


SECOÎ^DE    PARTIE.  4/7 

nue,  il  est  relâehé;  il  se  plaint,  on  le  laisse  dire, 
et  tout  est  fini. 

Supposons  qu'à  Londres  j'eusse  eu  le  malheur 
de  déplaire  à  la  cour,  que  sans  justice  et  sans 
raison  elle  eût  saisi  le  prétexte  d  un  de  mes  livres 
pour  le  faire  brûler  et  me  décréter  :  j'aurois  pré- 
senté requête  au  parlement,  comme  ayant  été 
jugé  contre  les  lois;  je  l'aurois  prouvé,  j'aurois 
obtenu  la  satisfaction  la  plus  authentique;  et  le 
juge  eût  été  puni,  peut-être  cassé. 

Transportons  maintenant  M.  Wilkes  à  Genève, 
disant ,  écrivant,  imprimant,  publiant  contre  le 
petit  conseil  le  quart  de  ce  qu  il  a  dit,  écrit,  im- 
primé, publié  hautement  à  Londres  contre  le 
gouvernement,  la  cour,  le  prince.  Je  n'affirmerai 
pas  absolument  qu  on  leût  fait  mourir,  quoique 
\c  le  pense;  mais  sûrement  il  eût  été  saisi  dans 
l'instant  même  ,  et  dans  peu  très  grièvement 
puni  (i). 

On  dira  que  M.  Wilkes  étoit  membre  du  corps 
législatif  dans  son  pays;  et  moi,  ne  létois-je  pas 
aussi  dans  le  mien?  Il  est  vrai  que  l'auteur  des 
Lettres  veut  qu'on  n'ait  aucun  égard  à  la  ({ua- 
lité  de  citoyen.  Les  règles^  dit-il,  de  la  procédure 
sont  et  doivent  être  égales  pour  tous  les  hommes  : 
elles  ne  dérivent  pas  du  droit  de  la  cité  ;  elles 
émanent  du  droit  de  V humanité  (2). 

(i)  La  loi  mettant  >I.  ^\■ilkes  à  couvert  de  ce  côté,  il 
a  fallu,  pour  rin(iuiéter,  prendre  un  autre  tour;  et 
c'est  encore  la  religion  qu'on  a  tait  intervenir  dans  cette 
affaire.  —  (2)  Page  54- 


/lyS        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA   MONTAGNE. 

Heureusement  pour  vous  le  fait  nest  pas 
vrai  (i);  et  quant  à  la  maxime,  cest  sous  des 
mots  très  honnêtes  cacher  un  sophisme  l)ien 
cruel.  L'intérêt  du  magistrat ,  qui  .  dans  votre 
état,  le  rend  souvent  partie  contre  le  citoyen, 
jamais  contre  Tétranger,  exige,  dans  le  premier 
cas,  que  la  loi  prenne  des  précautions  heaucoup 
plus  grandes  pour  que  1  accusé  ne  soit  pas  con- 
damné injustement.  Cette  distinction  n  est  que 
trop  hicn  confirmée  par  les  faits.  Il  n'y  a  peut- 
être  pas ,  depuis  Tétahlissement  de  la  répuhlique, 
un  seul  exemple  d'im  jngenieut  injusie  contre  un 
étranger  :  et  (jui  comptera  dans  vos  annales  com- 
hien  il  y  en  a  d  injustes  et  même  d  atroces  contre 
des  citoyens?  Du  reste,  il  est  très  vrai  que  le8 
précautions  qu'il  importe  de  prendre  pour  la 
sûreté  de  ceux-ci  peuvent  sans  inconvénient 
s'étendre  à  tous  les  prévenus  ,  parcequ'eiles  n'ont 

(i)  Le  droit  de  recouri;  à  la  g;race  n'appartenoit  pai* 
l'edit  «ju'aux  citoyens  et  bourf;eois  ;  mais  par  leurs  bons 
offices  ce  droit  et  d'autres  furent  communiqués  aux  na- 
tifs et  habitants ,  qui,  ayant  fait  cause  commune  avec 
eux,  avoient  besoin  des  mêmes  précautions  pour  leur 
sûreté  ;  les  étran^^ers  en  sont  dem«'nrcs  exclus.  L'on  sent 
aussi  que  le  choix  de  quatre  parents  ou  amis  pour  assi- 
ster le  prévenu  dans  un  procès  criminel  nest  pas  fort 
utile  à  ces  derniers  ;  il  ne  l'est  qu'à  ceux  que  le  maf,istrat 
peut  avoir  intérêt  de  perdre,  et  à  qui  la  loi  donne  leur 
ennemi  naturel  jjour  juge,  il  est  étonnant  même  (|u'apres 
tant  d'exemples  eFFrayants  les  citoyens  et  bourfjeois 
n'aiertt  pas  pris  plus  de  mesures  pour  la  sûreté  de  leurs 
personnes^,  et  que  toute  la  matière  criminelle  reste,  sans 
édits  et  sans  lois,  presque  abandonnée  à  la  discrétion  du 


SECONDE   PARTIE.  479 

pas  pour  but  de  sauver  le  coupable,  mais  de 
garantir  1  innocent.  C  est  pour  cela  qu'il  n  est  fait 
aucune  exception  dans  Farticle  XXX  du  règle- 
ment, qu'on  voit  assez  n'être  utile  qu'aux  Ge- 
nevois. Revenons  à  la  comparaison  du  droit 
négatif  dans  les  deux  états. 

Celui  du  roi  d'x^ngleterre  consiste  en  deux 
choses;  à  pouvoir  seul  convoquer  et  dissoudre 
le  corps  législatif,  et  a  pouvoir  rejeter  les  lois 
qu'on  lui  propose  :  mais  il  ne  consista  jamais  à 
empêcher  la  puissance  législative  de  connoître 
des  infractions  qu  il  peut  taire  à  la  loi. 

D'ailleurs  cette  force  négative  est  bien  tem- 
pérée :  premièrement,  par  la  loi  triennale  (i), 
qui  l'oblige  de  convoquer  un  nouveau  parlement 
au  bout  d  un  certain  temps  ;  de  plus ,  par  sa  pro- 
pre nécessité  ,  qui  l'oblige  à  le  laisser  presque 
toujours  assemblé  (2);  enfin,  par  le  droit  néga- 

conseil.  Un  service  pour  lequel  seul  les  Genevois  et  tous 
les  hommes  justes  doivent  bénir  à  jamais  les  médiateurs, 
est  l'abolition  de  la  question  préparatoire.  J'ai  toujours 
sur  les  lèvres  un  rire  amer  quand  je  vois  tant  de  beaux 
livres,  où  les  Européens  s'admirent  et  se  font  compliment 
sur  leur  humanité  ,  sortir  des  mêmes  pays  où  Ton  s'amuse 
à  disloquer  et  briser  les  membres  des  hommes,  en  atten- 
dant qu'on  sache  s'ils  sont  couj>ablps  ou  non.  Je  définis  la 
torture  un  moyen  presque  infaillible  employé  par  le  fort 
pour  charger  le  foible  des  crimes  dont  il  le  veut  punir. 

(1)  Devenue  septoiiuale  par  une  faute  dont  les  AM;|lois 
ne  sont  pas  à  se  repentir. 

(2)  Le  parlement,  n'accordant  les  subsides  que  pour 
une  année,  force  ainsi  le  roi  de  les  lui  redemander  tous 
les  ans. 


48o        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
tif  de  la  chambre  des  communes,  qui  en  a,  vis- 
à-vis  de  lui-même,  un  non  moins  puissant  que 
le  sien. 

Elle  est  tempérée  encore  par  la  pleine  autorité 
que  chacune  dos  deux  chambres  une  fois  assem- 
blée a  sur  elle-même,  soit  pour  proposer,  trai- 
ter, discuter,  examiner  les  lois  et  toutes  les 
matières  du  gouvernement,  soit  par  la  partie  de 
la  puissance  executive  quelles  exercent,  et  con- 
jointement, et  séparément,  tant  dans  la  cham- 
bre des  commu  nés ,  qui  connoît  des  griefs  publics 
et  des  atteintes  portées  aux  lois  ,  que  dans  la 
chambre  des  pairs,  juges  suprêmes  dans  les  ma- 
tières criminelles,  et  sur-tout  dans  celles  qui  ont 
rapport  aux  crimes  d  état. 

Voilà,  monsieur,  quel  est  le  droit  négatif  du 
roi  dAngleterre.  Si  vos  magistrats  n'en  récla- 
ment qu'un  pareil ,  je  vous  conseille  de  ne  le 
leur  pas  contester.  Mais  je  ne  vois  point  quel 
besoin,  dans  votre  situation  présente,  ils  peu- 
vent jamais  avoir  de  la  puissance  législative,  ni 
ce  qui  peut  les  contraindre  à  la  convoquer  pour 
agir  réellement  dans  quelque  cas  que  ce  puisse 
être;  puis([ue  de  nouvelles  lois  ne  sont  jamais 
nécessaires  à  gens  qui  sont  au-dessus  des  lois  ; 
qu'un  gouvernement  qui  subsiste  avec  ses  finan- 
ces, et  n'a  point  de  guerre,  n'a  nul  besoin  de 
nouveaux  impots  ;  et  qu'en  revêtant  le  corps 
entier  du  pouvoir  des  chefs  qu'on  en  tire,  on 
rend  le  choix  de  ces  chefs  presque  indifférent. 

Je  ne  vois  pas  môme  en  quoi  pourroit  les  con- 


SECONDE  PARTIE.  481 

tenir  le  léj^iislateur,  <|ui,  quand  il  existe,  n'existe 
quun  instant,  et  ne  jjcut  jamais  décider  que 
Tunique  point  sur  lequel  ils  rinterro^ent. 

Il  est  vrai  que  le  roi  d'An{^leterre  peut  faire  la 
guerre  et  la  paix;  mais  outre  que  cette  puis- 
sance est  plus  aj)parente  <(uc  rcclle,  du  nioins 
quant  à  la  fjuerre,  j'ai  déjà  fait  voir  ci-devant  et 
dans  le  Contrat  social  que  ce  n'est  pas  de. cela 
quil  s'agit  pour  vous,  et  quil  faut  renoncer  aux 
droits  honoriliques  quand  on  veut  jouir  de  la 
liberté.  J'avoue  encore  que  ce  prince  peut  don- 
ner et  ôter  les  places  au  gré  de  ses  vues,  et  cor- 
rompre en  détail  le  législateur.  C'est  précisément 
ce  qui  met  tout  l'avantage  du  côté  du  conseil ,  à 
qui  de  pareils  moyens  sont  peu  nécessaires ,  et 
qui  vous  enchaîne  à  moindres  frais.  La  corrup- 
tion est  un  abus  de  la  liberté  ;  mais  elle  est  une 
preuve  que  la  liberté  existe ,  et  l'on  n'a  pas  besoin 
de  corrompre  les  gens  que  l'on  lient  en  son 
pouvoir.  Quant  aux  places,  sans  parler  de  celles 
dont  le  conseil  dispose,  ou  par  lui-même,  ou 
par  le  deux-cent ,  il  lait  mieux  pour  les  plus 
importantes  :  il  les  remplit  de  ses  propres  mem- 
bres, ce  qui  lui  est  plus  avantageux  encore;  car 
on  est  toujouis  plus  sur  de  ce  qn  on  fait  par  ses 
mains  que  de  ce  qu'on  fait  par  celles  dautrui. 
L'histoire  dWngleterre  est  pleine  de  prouves  de 
la  résistance  quont  faite  les  officiers  royaux  à 
leurs  princes ,  quand  ils  ont  voulu  transgresser 
les  lois.  Voyez  si  vous  trouverez  chez  vous  bien 
des  traits  d'une  résistance  pareille  laite  au  con- 
7.  il 


482  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
seil  par  les  officiers  de  Tétat ,  même  dans  les  cas 
les  plus  odieux.  Quiconque  à  Genève  est  aux 
j^ages  de  la  républicjue  cesse  à  l'instant  même 
d'être  citoyen  ;  il  n'est  plus  que  l'esclave  et  le 
satellite  des  vingt-cinq,  prêt  à  fouler  aux  pieds 
la  patrie  et  les  lois  sitôt  qu'ils  l'ordonnent.  Enfin 
la  loi ,  qui  ne  laisse  en  Angleterre  aucune  puis- 
sance au  roi  pour  mal  faire,  lui  en  donne  une' 
très  grande  pour  faire  le  bien  :  il  ne  paroît  pas 
que  ce  soit  de  ce  côté  que  le  conseil  est  jaloux 
d'étendre  la  sienne. 

Les  rois  d  Angleterre  ,  assures  de  leurs  avan- 
tages, sont  intéressés  à  protéger  la  constitution 
présente ,  parcequ  ils  ont  peu  d  espoir  de  la  chan- 
ger :  vos  magistrats,  au  contraire,  sûrs  de  se 
servir  des  formes  de  la  vôtre  pour  en  changer 
tout-à-fait  le  fond,  sont  intéressés  à  conserver 
ces  formes  comme  l'instrument  de  leurs  usurpa- 
tions. Le  dernier  pas  dangereux  qu  il  leur  reste 
à  faire  est  celui  (]u  ils  font  aujourd'hui.  Ce  pas 
fait ,  ils  pourront  se  dire  encore  plus  intéressés 
que  le  roi  d'Angleterre  à  conserver  la  constitution 
établie,  mais  par  un  motif  bien  différent.  Voilà 
toute  la  parité  queje  trouve  entre  f  état  politique 
de  l'Angleterre  et  le  vôtre  :  je  vous  laisse  à  juger 
dans  lequel  est  la  liberté. 

Après  cette  comparaison,  l'auteur,  qui  se  plaît 
à  vous  présenter  de  grands  exemples,  vous  offro 
celui  de  l'ancienne  Rome.  Il  lui  reproche  avec 
dédain  ses  tribuns  brouillons  et  séditieux  :  il 
déplore  amèrement,  sous  cette  orageuse  admi- 


SECONDE   PARTIE,  4^3 

nistration  ,  le  triste  sort  de  cette  malheureuse 
ville  ,  qui  pourtant ,  n'étant  rien  encore  à  l'érec- 
tion de  cette  magistrature ,  eut  sous  elle  cinq 
cents  ans  de  gloire  et  de  prospérités,  et  devint 
la  capitale  du  monde.  Elle  finit  enfin  parcequ'il 
faut  que  tout  finisse  ;  elle  finit  par  les  usur- 
pations de  ses  grands  ,  de  ses  consuls  ,  de  ses 
généraux,  qui  l'envahirent  :  elle  périt  par  l'ex- 
cès de  sa  puissance  ;  mais  elle  ne  l'avoit  ac- 
quise que  par  la  bonté  de  son  gouvernement. 
On  peut  dire  en  ce  sens  que  ses  tribuns  la  dé- 
truisirent (i), 

(i)  Les  tribuns  ne  sortoient  point  de  la  ville;  ils  n'a- 
voient  aucune  autorité  hors  de  ses  murs  :  aussi  les  con- 
suls,  pour  se  soustraire  à  leur  inspection,  tenoient-ils 
quelquefois  les  comices  dans  la  campagne.  Or  les  fers 
des  Romains  ne  furent  point  forgés  dans  Rome,  mais 
dans  ses  armées,  et  ce  fut  par  leurs  conquêtes  qu'ils 
perdirent  leur  liberté.  Cette  perte  ne  vint  donc  pas  des 
tribuns. 

Il  est  vrai  que  César  se  servit  d'eux  comme  Syllas'étoit 
servi  du  sénat  ;  chacun  prenoit  les  moyens  qu'il  jugeoit 
les  plus  prompts  ou  les  plus  sûrs  pour  parvenir:  mais  il 
falloit  bien  que  quelqu'un  parvînt;  et  qu'importoit  qui 
de  Marius  ou  de  Sylla  ,  de  César  ou  de  Pompée,  d'Octave 
ou  d'Antoine,  fût  l'usurpateur?  Quelque  parti  qui  l'em- 
portât, l'usurpation  n'en  éloit  pas  moins  inévitable;  il 
falloit  des  chefs  aux  armées  éloignées  ,et  il  étoit  sûr  qu'un 
de  ces  chefs  deviendroit  le  maître  de  l'état.  Le  tribunat 
ne  faisoit  pas  à  cela  la  moindre  chose. 

Au  reste,  cette  même  sortie  que  fait  ici  l'auteur  des 
Lettres  écrites  de  la  campagne  sur  les  tribuns  du  peuple 
avoit  été  déjà  faite,  en  1710,  par  M,  de  Chapeaurougc  . 
conseiller  d'éfat .  dans  un  mémoire  contre  l'office  du  pro- 

3i. 


484        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  AJONTAGKE. 

Au  reste  ,  je  n  excuse  pas  les  fautes  du  peuple 
romain  ;  je  les  ai  dites  dans  le  Contrat  social  : 
je  l'ai  blâmé  d  avoir  usurpé  la  puissance  execu- 
tive,  qu'il  devoit  seulement  contenir  (i)  ;  j'ai 
montré  sur  quels  principes  le  tribunat  devoit 
être  institue,  les  bornes  qu'on  devoit  lui  don- 
ner ,  et  comment  tout  cela  se  pouvoit  faire.  Ces 
réf»les  furent  mal  suivies  à  Rome;  elles  auroient 
pu  lètre  mieux.  Toutefois  voyez  ce  que  fit  le 
tribunat  avec  ses  abus  :  que  n'eût-il  point  fait 
bien  dirifjé  ?  Je  vois  peu  ce  que  veut  ici  Tau- 
leur  des  Lettres  :  pour  conclure  contre  lui- 
même  ,  j  aurois  pris  le  même  exemple  qu  il  a 
clioisi. 

Mais  n'allons  pas  cbercher  si  loin  ces  illustres 
exemples ,  si  fastueux  par  eux-mêmes  et  si  trom- 
pcu!s  parleur  application.  Ne  laissez  point  forger 
vos  chaînes  par  l'amour- propre.  Trop  petits 
pour  vous  comparer  à  rien  ,  restez  en  vous- 
mêmes,  et  ne  vous  aveuglez  point  sur  voire  po- 
sition. Les  anciens  peuples  ne  sont  plus  un  mo- 

cureur-jjcnéral.  M.  Louis  Le  Fort,  qui  remplissoit  alors 
cette  cliar^je  avec  éclat ,  lui  fit  voir  ,  dans  une  très  belle 
lettre  en  réponse  à  ce  mémoire,  que  le  crédit  et  l'autorité 
des  tribuns  avoient  été  le  sahu  de  la  république,  et  que  sa 
destruction  n'étoit  point  venue  d'eux,  mais  des  consuls. 
Sûrement  le  procureur-ffénéral  Le  Fort  ne  prévoyoit  guère 
par  qui  seroit  reuouvelé  de  nos  jours  le  sentiment  qu'il 
réfuloit  si  hicii. 

(i)  Voyez  le  Contiat  social,  liv.  IV,  cliap.  V.  Je  crois 
qu'on  trouvera  dans  ce  chapitre,  qui  est  fort  court,  quel- 
ques bonnes  maximes  sur  cette  matière. 


SECONDE   PARTIE.  z^85 

rléle  pour  les  modernes  ;  ils  leur  sont  trop  étran- 
gers à  tous  égards.  Vous  sur-tout,  Genevois, 
gardez  votre  place,  et  n'allez  point  aux  oljjets 
élevés  qu'on  vous  présente  pour  vous  cacher 
l'abyme  qu'on  creuse  au-devant  de  vous.  Vous 
nêtes  ni  Romains,  ni  Spartiates  ,  vous  nêtespas 
même  Athéniens.  Laissez  là  ces  grands  noms  qui 
ne  vous  vont  point.  Vous  êtes  des  marchands, 
des  artisans,  des  bourj^eois,  toujours  occupés  de 
leurs  intérêts  privés,  de  leur  travail,  de  leur 
trafic,  de  leur  gain;  des  gens  pour  qui  la  liberté 
même  n'est  qu'un  moyen  d'acquérir  sans  obsta- 
cle et  de  posséder  en  sûreté. 

Cette  situation  demande  pour  vous  des  maximes 
particulières.  N'étant  pas  oisifs  comme  étoient 
les  anciens  peuples ,  vous  ne  pouvez  ,  comme 
eux,  vous  occuper  sans  cesse  du  gouvernement  : 
niais  par  cela  même  que  vous  pouvez  moins 
y  veiller  de  suite  ,  il  doit  être  institué  de  manière 
qu'il  vous  soit  plus  aisé  d'en  voiries  manœuvres 
et  de  pourvoir  aux  abus.  Tout  soin  public  que 
votre  intérêt  exige  doit  vous  être  rendu  d'autant 
plus  facile  à  remplir  ,  que  cest  un  soin  (\\n  aous 
coûte  et  que  vous  ne  prenez  pas  volontiers.  Car 
vouloir  vous  en  décharger  tout-à-fait,  c'est  vou- 
loir cesser  d'être  libres.  Il  faut  opter,  dit  le  phi- 
losophe bienfaisant  ;et  ceux  qui  ne  peuvent  sup- 
])orter  le  travail  n'ont  (ju'à  chercher  le  repos  dans 
la  servitude. 

Un  peuple  inquiet,  désœuvré,  remuant ,  et  , 
faute  d'affaires  particulières  ,  toujours  prêt  à  se 


4S6        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

mêler  de  celles  de  l'état ,  a  besoin  d'être  contenu , 
je  le  sais;  mais,  encore  un  coup,  la  bourgeoisie 
de  Genève  est-elle  ce  peuple-là?  Rien  n'y  res- 
semble moins  ;  elle  en  est  l'antipode.  Vos  ci- 
toyens ,  tout  absorbés  dans  leurs  occupations 
domestiques  ,  et  toujours  froids  sur  le  reste ,  ne 
songent  à  lintérêt  public  que  quand  le  leur 
propre  est  attaqué.  Trop  peu  soigneux  d  éclairer 
la  conduite  de  leurs  chefs,  ils  ne  voient  les  fers 
qu  on  leur  prépare  que  quand  ils  en  sentent  le 
poids.  Toujours  distraits  ,  toujours  trompés  , 
toujours  fixés  sur  d  autres  objets  ,  ils  se  laissent 
donner  le  change  sur  le  plus  important  de  tous  , 
et  vont  toujours  cherchant  le  remède,  faute  d'a- 
voir su  prévenir  le  mal.  A  force  de  compasser 
leurs  démarches,  ils  ne  les  font  jamais  qu  après 
coup.  Leurs  lenteurs  les  auroient  déjà  perdus 
cent  fois, si  l'impatience  du  magistrat  ne  les  eût 
sauvés  ,  et  si ,  pressé  d'exercer  ce  pouvoir  suprême 
auquel  il  aspire  ,  il  ne  les  eût  lui-même  avertis 
du  danger. 

Suivez  l'historique  de  votre  gouvernement  : 
vous  verrez  toujours  le  conseil ,  ardent  dans 
ses  entreprises,  les  manquer  le  plus  souvent  par 
trop  d'empressement  à  les  accomplir  ;  et  vous 
verrez  toujours  la  bourgeoisie  revenir  enfin  sur 
ce  ((u'elle  a  laissé  faire  sans  y  mettre  opposition. 

En  I  5 -y o,  l'état  étoit  obéré  de  dettes  et  affligé  de 
plusieurs  fléaux.  Comme  il  étoit  malaisé,  dans 
la  circonstance  ,  d'assembler  souvent  le  conseil 
général ,  on  y  propose  d'autoriser  les  conseils  de 


SECONDE   PARTIE.  4^7 

pourvoir  aux  besoins  présents  :  la  proposition 
passe.  Us  partent  de  là  pour  s'arroger  le  droit 
perpétuel  d'établir  des  impôts,  et  pendant  plus 
d'un  siècle  on  les  laisse  faire  sans  la  moindre 
opposition. 

En  1714,  on  fait,  par  des  vues  secrètes  (i), 
l'entreprise  immense  et  ridicule  des  fortifications, 
sans  daigner  consulter  le  conseil  général ,  et  con-^ 
tre  la  teneur  des  édits.  En  conséquence  de  ce 
beau  projet,  on  établit  pour  dix  ans  des  impôts 
sur  lesquels  on  ne  le  consulte  pas  davantage.  Il 
s'élève  quelques  plaintes  ;  on  les  dédaigne ,  et  tout 
se  tait. 

En  1725  ,  le  terme  des  impôts  expire  ;  il  s'agit 
de  les  prolonger.  G  étoit  pour  la  bourgeoisie  le 
moment  tardif,  mais  nécessaire  ,  de  revendiquer 
son  droit  néglige  si  long-temps.  Mais  la  peste  de 
Marseille  et  la  banque  royale  ayant  dérangé  le 
commerce  ,  cbacun  ,  occupé  des  dangers  de  sa 
fortune,  oublie  ceux  de  sa  liberté.  Le  conseil, 
qui  n'oublie  pas  ses  vues,  renouvelle  en  deux- 
cent  les  impôts ,  sans  qu'il  soit  question  du  con- 
seil général. 

A  l'expiration  du  second  terme  les  citoyens  se. 
réveillent,  et ,  après  cent  soixante  ans  d'indo- 
lence,  ils  réclament  enfin  tout  de  bon  leur  droit. 
Alors,  au  lieu  de  céder  ou  temporiser,  on  trame 
une  conspiration  (2).  Le  complot  se  découvre  • 

(i)  Il  en  a  été  parlé  ci-devant. 

(?.)  Il  s'a[;issoii  de  former,  par  une  enceinte  barrica- 


488        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

les  bourgeois  sont  forcés  de  prendre  les  armes, 
et  par  cette  violente  entreprise  le  conseil  perd  en 
un  monrient  un  siècle  d'usurpation. 

A  peine  tout  semble  pacifié  ,  que,  ne  pouvant 
endurer  cette  espèce  de  défaite,  on  forme» un 
nouveau  complot.  Il  faut  derechef  recourir  aux 
armes:  les  puissances  voisines  interviennent,  et 
les  droits  mutuels  sont  enfin  réglés. 

En  i65o,  les  conseils  inférieurs  introduisent 
dans  leurs  corps  une  manière  de  recueillir  les 
suffrages  ,  meilleure  que  celle  qui  est  établie , 
mais  qui  n'est  pas  conforme  aux  cdits.  On  con- 
tinue en  conseil  général  de  suivre  lanciennc,  où 

dér*,  une  espèce  de  citadelle  autour  de  l'élévation  sur  la- 
quelle est  fhùtel-de-ville,  pour  asservir  de  là  tout  le  peu- 
ple. Les  bois  déjà  préparés  pour  cette  enceinte  ,  un  plan 
de  disposition  pour  la  garnir,  les  ordres  donnés  en  con- 
séquence aux  capitaines  de  la  garnison  ,  des  transports 
de  munitions  et  d'armes  de  l'arsenal  à  l'hôtel-de-ville,  le 
tamponnement  de  vingt-deux  pièces  de  canon  dans  un 
boulevard  éloigné,  le  transmarchement  clandestin  de  plu- 
sieurs auiies,  en  un  mot  tous  les  apprêts  de  la  plus  vio- 
lente entreprise  faits  sans  faveu  des  conseils  par  le  syndic 
de  la  garde  et  d'autres  magistrats,  ne  purent  suffire,  quand 
tout  cela  fut  découvert,  pour  obtenir  qu'on  fît  le  procès 
aux  coupables,  ni  même  qu'on  improuvàt  netlrment  leur 
projet,  ("-ependant  la  bourgeoisie,  alors  maîtresse  de  la 
place  ,  les  laissa  paisiblement  sortir  sans  troubler  leur 
retraite,  sans  leur  faire  la  moindre  insulte,  sans  entrer 
dans  leurs  maisons,  sans  inquiéter  leurs  familles  ,  sans 
toucbcr  à  rien  qui  leur  appartint.  En  tout  autre  pays  le 
peuple  eiit  commencé  par  massacrer  ces  conspirateurs  et 
mettre  leurs  maisons  au  pillage. 


SECONDE    PARTIR.  4^^9 

se  glissent  bien  des  abus;  et  cela  dure  cinquante 
ans  et  davantage ,  avant  que  les  citoyens  songent 
à  se  plaindre  de  la  contravention  ou  à  demander 
l'introduction  d'un  pareil  usage  dans  le  conseil 
dont  ils  sont  membres.  Ils  la  demandent  enfin  ; 
et  ce  qu'il  y  a  d'incroyable  est  qu'on  leur  oppose 
tranquillement  ce  même  édit  qu  on  viole  depuis 
un  demi-siécle. 

En  1707,  un  citoyen  est  jugé  clandestinement 
contre  les  lois,  condamné,  arquebuse  dans  la 
prison  ;  un  autre  est  pendu  sur  la  déposition 
dun  seul  faux  témoin  connu  pour  tel;  un  autre 
est  trouvé  mort.  Tout  cela  pa.sse,  et  il  n  en  est 
])lus  parlé  quen  1784  ,  que  quelqu'un  s'avise  de 
demander  au  magistrat  des  nouvelles  du  citoyen 
arquebuse  trente  ans  auparavant. 

En  1736  ,  on  érige  des  tribunaux  criminels 
sans  syndics.  Au  milieu  des  troubles  ({ui  ré- 
gnoient  alors ,  les  citoyens ,  occupés  de  tant 
d'autres  affaires,  ne  peuvent  songer  à  tout.  En 
1758  , on  répète  la  même  manœuvre;  celui  qu'elle 
regarde  veut  se  plaindre;  on  le  fait  taire,  et  tout 
se  tait.  En  1762  ,  on  la  renouvelle  encore  (i).  Les 

(i)  Et  à  quelle  occasion  !  Voilà  une  inquisition  crétat 
à  Faire  fn'tnir.  Est-il  concevable  que  ,  dans  un  pays  libre  , 
on  punisse  criminellement  un  citoyen  pour  avoir,  dans 
une  lettre  à  un  autre  citoyen,  non  imprimée,  raisonné 
en  termes  décents  et  mesurés  sur  la  conduite  du  ma{;is- 
trat  envers  un  troisième  citoyen?  Trouvez-vous  des  exem- 
ples de  violences  pareilles  dans  les  f^ouvernements  les 
plus  absolus?  A  la  retraite  de  M.  de  SilboiieUc ,  je  lui 
écrivis  une  lettre  qui  courut  Piois.  Cette  lettre  étolt  d'une 


490        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

citoyens  se  plaignent  enfin  Tannée  suivante.  Le 
conseil  répond  :  Vous  venez  trop  tard;  l'usage 
est  établi. 

En  juin  i  762 ,  un  citoyen ,  que  le  conseil  avoit 
pris  en  haine ,  est  flétri  dans  ses  livres ,  et  per- 
sonnellement décrété  contre  ledit  le  plus  formel. 
Ses  parents,  étonnés,  demandent,  par  requête, 
communication  du  décret  :  elle  leur  est  refusée, 
et  tout  se  tait.  Au  bout  d'un  an  d'attente,  le  ci- 
toyen flétri,  voyantque  nul  ne  proteste, renonce 
à  son  droit  de  cité.  La  bour(;eoisie  ouvre  enfin 
les  yeux, et  réclame  contre  la  violation  de  la  loi: 
il  n  etoit  plus  temps. 

Un  fait  plus  mémorable  par  son  espèce ,  quoi- 
qu'il ne  s  agisse  que  d'une  bagatelle,  est  celui  du 
sieur  Bardin.  Un  libraire  commet  à  son  corres- 
pondant des  exemplaires  d'un  livre  nouveau  ; 
avant  que  les  exemplaires  arrivent ,  le  livre  est 

hardiesse  que  je  ne  trouve  pas  moi-même  exempte  de 
blâme  ;  c'est  peut-être  la  seule  chose  répréhensible  que 
j'aie  écrite  en  ma  vie.  Cependant  m'a-t-on  dit  le  moindre 
mol  à  ce  sujet?  on  n'y  a  pas  même  sonf^é.  En  France,  on 
punit  les  lihelles;  on  fait  très  bien:  mais  on  laisse  aux 
particuliers  une  liberté  honnête  de  raisonner  entre  eux 
sur  les  affaires  publiques,  et  il  est  inoui  qu'on  ait  cher- 
ché querelle  à  qut-lcjuun  pour  avoir,  dans  des  lettres 
restées  manuscrites,  dit  son  avis,  sans  satire  et  sans  in- 
vective, sur  ce  qui  se  fait  dans  les  tribunaux.  Après  avoir 
tant  aimé  le  f;ouvernement  républicain  ,  faudra-t-il  chan- 
ger de  senlinicnt  dnns  ma  vieillesse  ,  et  trouver  enfin  qu'il 
y  a  plus  de  v('rital)lc  liberté  dans  les  monarchies  quedaiks 
nos  républiques  ï 


SECONDE   PARTIE.  49* 

défenclu.  Le  libraire  va  déclarer  an  magistrat 
sa  commission  ,  et  demander  ce  qu  il  doit  faire. 
On  lui  ordonne  d'avertir  quand  les  exemplaires 
arriveront  :  ils  arrivent ,  il  les  déclare  ;  on  les 
saisit  :  il  attend  qu'on  les  lui  rende  ou  qu'on 
les  lui  paye;  on  ne  fait  ni  l'un  ni  l'autre  :  il  les 
redemande  ,  on  les  garde  :  il  présente  requête 
pour  qu'ils  soient  renvoyés  ,  rendus ,  ou  payés  ; 
on  refuse  tout.  11  perd  ses  livres  ;  et  ce  sont  des 
hommes  publics  ,  chargés  de  punir  le  vol ,  qui 
les  ont  gardés  ! 

Qu'on  pèse  bien  toutes  les  circonstances  de 
ce  fait ,  et  je  doute  qu'on  trouve  aucun  autre 
exemple  semblable  dans  aucun  parlement,  dans 
aucun  sénat ,  dans  aucun  conseil ,  dans  aucun 
divan,  dans  quelque  tribunal  que  ce  puisse  être. 
Si  l'on  vouloit  attaquer  le  droit  de  propriété 
sans  raison ,  sans  prétexte ,  et  jusque  dans  sa 
racine ,  il  seroit  impossible  de  s'y  prendre  plus 
ouvertement.  Cependant  l'affaire  passe ,  tout  le 
monde  se  tait ,  et ,  sans  des  griefs  plus  graves  , 
il  n'eût  jamais  été  question  de  celui-là.  Com- 
bien d'autres  sont  restés  dans  l'obscurité,  faute 
d'occasions  pour  les  mettre  en  évidence  ! 

Si  lexemple  précédent  est  peu  important  en 
lui-même  ,  en  voici  un  d'un  genre  bien  différent 
Encore  un  peu  d'attention,  monsieur,  j)our  cette 
affaire,  et  je  supprime  toutes  celles  (jue  je  pour- 
rois  ajouter. 

Le  20  novembre  1-63  ,  au  conseil  général  as- 
semble pour  l'élection  du  lieutenant  et  du  tré- 


492        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

soricr,  les  citoyens  remarquent  une  différence 
entre  ledit  imprimé  quils  ont  et  ledit  manu- 
scrit dont  un  secrétaire  d état  fait  lecture,  en  ce 
que  l'élection  du  trésorier  doit  par  le  premier  se 
faire  avec  celle  des  syndics ,  et  par  le  second 
avec  celle  du  lieutenant.  Ils  remarquent  de  plus 
que  1  élection  du  trésorier  ,  qui  ,  selon  ledit  , 
doit  se  faire  tous  les  trois  aus  ,  ne  se  fait  que 
tous  les  six  ans  selon  1  usa^^e  ,  et  qu'au  bout  des 
trois  ans  on  se  contente  de  proposer  la  confir- 
mation de  celui  qui  est  en  place. 

Ces  différences  du  texte  de  la  loi  entre  le  ma- 
nuscrit du  conseil  et  ledit  imprimé,  qu'on  n'a- 
voit  point  encore  observées,  en  font  remarquer 
d'autres  qui  donnent  de  l'inquiétude  sur  le  reste. 
Malgré  l'expérience  qui  apj)rend  aux  citoyens 
l'inutilité  de  leurs  représentations  les  mieux 
fondées,  ils  en  font  à  ce  sujet  de  nouvelles,  de- 
mandant que  le  texte  orif;inal  des  édits  soit  dé- 
posé en  chancellerie  ou  dans  tel  autre  lieu  pu- 
blic ,  au  choix  du  conseil ,  où  Ion  puisse  com- 
parer ce  texte  avec  l'imprimé. 

Or  vous  vous  rappellerez,  monsieur,  (|ue  par 
rariicle  XHI  de  ledit  de  i-ySS  il  est  dit  (piOn 
fera  imprimer  au  plus  tôt  un  code  fjénéral  des 
lois  de  l'état,  qui  contiendra  toUs  les  édits  et 
règlements.  Il  n'a  pas  encore  été  (juestion  de 
ce  code  au  bout  de  vingt-six  ans  ;  et  les  citoyens 
ont  gardé  le  silence  (i)  ! 

(i)  De  quellp  excuse,  de  quel  prétexte  peiU-nn  couvrir 


SECONDE   PARTIE.  4^^ 

Vous  VOUS  rappellerez  encore  que  ,  dans  un 
mémoire  imprime  en  174^,  un  membre  pro- 
scrit des  deux-cent  jeJa  de  violents  soupçons  sur 
la  fidélité  des  édils  imprimés  en  lyiS  ,  et  réim- 
primés en  1735,  deux  époques  également  sus- 
pectes. Il  dit  avoir  collationné  sur  des  édits  ma- 
nuscrits ces  imprimés,  dans  lesquels  il  affirme 
avoir  trouvé  quantité  deneurs  dont  il  a  fait 
note  ;  et  il  rapporte  les  propres  termes  d  un 
édit  de  i556,  omis  tout  entier  dans  limprimé. 
A  des  imputations  si  (graves  le  conseil  n'a  rien 
répondu  ;  et  les  citoyens  ont  fjardé  le  silence! 

Accordons ,  si  Ion  veut,  que  la  dip,uité  du  con- 
seil ne  lui  permettoit  pas  de  répondre  alors  aux 
imputations  d'un  proscrit.  Cette  même  dignité, 
l'honneur  compronïis,  la  fidélité  suspectée,  cxi- 
geoient  maintenant  une  vérification  que  tant 
d'indices  rendoient  nécessaire,  et  que  ceux  qui 
la  demandoicnt  avoient  droit  d  obtenir. 

Point  du  tout.  Le  petit  conseil  justifie  le  chan- 
gement fait  à  ledit  par  un  ancien  usage  ,  au- 

i'inobservalion  d'un  article  aussi  exprès  et  aussi  impor- 
tant? Cela  ne  se  conçoit  pas.  Quand  par  hasard  on  en 
parle  à  quelques  magistrats  en  conversation,  ils  répon- 
dent froidement  :  Chaque  e'cht particulier  est  inipi inic;  ras- 
se/nblcz-les.  Comme  ai  Ton  ëtoit  sur  que  tout  fût  imprimé, 
et  comme  si  le  recueil  de  ces  chiffons  formoit  un  corps  de 
lois  complet,  un  code  général,  revêtu  de  l'autlienlicité 
requise  et  tel  que  l'annonce  l'article  XHI!  Est-ce  ainsi 
que  ces  messieurs  remplissent  un  engagement  aussi  for- 
mel? Quelles  conséquences  sinistres  ne  pourroit-on  pas 
tirer  de  pareilles  omissions  ! 


494        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

quel  le  conseil  général,  ne  s  étant  pas  opposé 
dans  son  origine ,  n'a  plus  droit  de  s  opposer 
aujourd'hui. 

Il  donne  pour  raison  de  la  différence  qui  est 
entre  le  manuscrit  du  conseil  et  l'imprimé,  que 
ce  manuscrit  est  un  recueil  des  édits  avec  les 
changements  pratiqués ,  et  consentis  par  le  si- 
lence du  conseil  général  ;  au  lieu  que  l'imprime 
n'est  que  le  recueil  des  mêmes  édits  ,  tels  qu  ils 
ont  passé  en  conseil  général. 

Il  justifie  la  confirmation  du  trésorier  contre 
l'édit  qui  veut  que  Ion  en  élise  un  autre,  encore 
par  un  ancien  usage.  Les  citoyens  n'aperçoivent 
pas  une  contravention  aux  édits ,  qu  il  n'auto- 
rise par  des  contraventions  antérieures  ;  ils  ne 
font  pas  une  plainte  qu'il  ne  rebute,  en  leur  re- 
prochant de  ne  s'être  pas  plaints  plus  tôt. 

Et,  quant  à  la  communication  du  texte  origi- 
nal des  lois,  elle  est  nettement  refusée  (i) ,  soit 

(i)  Ces  refus  si  durs  et  si  sûrs  à  toutes  les  représenta- 
tions les  plus  raisonnables  et  les  plus  justes  paroissent 
peu  naturels.  Est-il  concevable  que  le  conseil  de  Genève, 
composé  d;>ns  sa  majeure  partie  d'hommes  éclairés  et 
judicieux,  n'ait  pas  senti  le  scandale  odieux  et  même  ef- 
frayant de  rehiser  à  des  hommes  libres,  à  des  membres 
du  législateur,  la  communication  du  texte  authentique 
des  lois,  et  de  fomenter  ainsi  comme  à  plaisir  des  soup- 
çons produits  par  1  air  de  mystère  et  de  ténèbres  dont  il 
s'environne  sans  cesse  à  leurs  yeux?  Pour  moi,  je  penche 
à  croire  que  ces  refus  lui  coûtent,  mais  qu'il  s'est  prescrit 
pour  rèyle  de  faire  tomber  l'usage  des  représentations 
pitr  des  réponses  constauiuiieut  négatives.  Ku  effet,  esf-il 


SECOINDE   PARTIE.  49^ 

comme  étant  contraire  aux  règles^  soit  parceque 
les  citoyens  et  bourjjcois  ne  doivent  connoître 
d'autre  texte  des  lois  que  le  texte  imprimé. ,  quoi- 
que le  petit  conseil  en  suive  un  autre  et  le  fasse 
suivre  en  conseil  général  (i). 

Il  est  donc  contre  les  régies  que  celui  qui  a 
passé  un  acte  ait  communication  de  loriginal 
de  cet  acte,  lorsque  les  variantes  dans  les  copies 
les  lui  font  soupçonner  de  falsification  ou  din- 
correction  ;  et  il  est  dans  la  régie  qu'on  ait  deux 
différents  textes  des  mêmes  lois,  l'un  pour  les 
particuliers,  et  l'autre  pour  le  gouvernement! 
Ouîtes-vous  jamais  rien  de  semblable?  Et  toute- 
fois sur  toutes  ces  découvertes  tardives ,  sur  tous 
ces  refus  révoltants ,  les  citoyens ,  ^conduits  dans 
leurs  demandes  les  plus  légitimes,  se  taisent, 
attendent,  et  demeurent  en  repos! 

Voilà ,  monsieur ,  des  faits  notoires  dans  votre 
ville  ,  et  tous  plus  connus  de  vous  que  de  moi. 
J'en  pourrois  ajouter  cent  autres,  sans  compter 

à  présumer  que  les  hommes  les  plus  patients  ne  se  rebu- 
tent pas  de  demander  pour  ne  rien  obtenir?  Ajoutez  la 
proposition  déjà  faite  en  deux-cent  d'informer  contre  les 
auteurs  des  dernières  représentations,  pour  avoir  usé 
d'un  droit  que  la  loi  leur  donne.  Qui  voudra  désormais 
s'exposer  à  des  poursuites  pour  des  démarches  qu'on 
sait  d'avance  être  sans  succès  ?  Si  c'est  là  le  plan  que 
s'est  fait  le  petit  conseil,  il  faut  avouer  qu'il  le  suit  très 
bien. 

(i)  Extraitdes  registres  du  conseil  du  7  décembre  tjG^, 
en  réponse  aux  représentations  verbales  faites  le  ai  no- 
vembre par  six  citoyens  ou  bourj^eois. 


4^6        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

ceux  qui  me  sont  échappés:  ceux-ci  suffiront 
pour  juger  si  la  bourgeoisie  de  Genève  est  ou 
fut  jamais,  je  ne  dis  pas  remuante  et  séditieuse, 
mais  vigilante  ,  attentive  ,  facile  à  s'émouvoir 
pour  défendre  ses  droits  les  mieux  établis  et  le 
plus  ouvertement  attaqués. 

On  nous  dit  qu'w/ze  nation  vive ,  ingénieuse  ^ 
et  très  occupée  de  ses  droits  politiques ,  auroit  un 
extrême  besoin  de  donner  à  son  gouvernement 
une  force  négative  (i).  En  expli([uunt  cette  force 
négative  on  peut  convenir  du  principe.  Mais  est- 
ce  à  vous  qu'on  en  veut  faire  l'application?  A-t- 
on donc  oublié  qu'on  vous  donne  ailleurs  plus 
de  sang  froid  qu'aux  autres  peuples  (2)?  Et  com- 
ment peut-on  dire  que  celui  de  Genève  s'occiq^e 
beaucoup  de  ses  droits  politiques,  quand  on 
voit  qu'il  ne  s'en  occupe  jamais  que  tard  ,  avec 
répugnance,  et  seulement  quand  le  péril  le  plus 
pressant  l'y  contraint?  De  sorte  qu'en  n'atta- 
quant pas  si  brusquement  les  droits  de  la  bour- 
geoisie, il  ne  tient  qu'au  conseil  quelle  ne  s'en 
occupe  jamais. 

Mettons  un  moment  en  parallèle  les  deux  par- 
tis ,  pour  juger  duquel  lactivité  est  le  plus  à 
craindre,  et  où  doit  être  placé  le  droit  négatif 
pour  modérer  cette  activité. 

D'un  côté  je  vois  un  peuple  très  peu  nom- 
breux ,  paisible  et  froid,  composé  d  hommes  la- 
borieux ,  amateurs  du  gain  ,  soumis  pour  leur 

(i)  Page  170. — (3)  Paffe  i54- 


SECONDE   PARTIE.  497 

propre  intérêt  aux  lois  et  à  leurs  ministres,  tout 
occupés  de  leur  négoce  ou  de  leurs   métiers: 
tous,  égaux  par  leurs  droits  et  peu  distingués 
par   la   fortune ,    n'ont  entre  eux  ni  chefs    ni 
clients;  tous,  tenus  par  leur  commerce,   par 
leur  état ,  par  leurs  biens  ,  dans  une  grande  (ic- 
pendance  du  magistrat,  ont  à  le  ménager;  tous 
craignent  de  lui  déplaire  :  sils  veulent  se  mêlei 
des  alïaires  publiques,  cest  toujours  a-i  préju- 
dice des  leurs.  Distraits  d'un  côté  par  âes  objets 
plus  intéressants  pour  leurs  familles  ,  de  l'autre 
arrêtés  par  des  considérations  de  prudence,  par 
l'expérience  de  tous  les  temps  ,  qui  leur  apprend 
combien  ,  dans  un  aussi  petit  état  que  le  vôtre, 
où  tout  particulier  est  incessamment  sous   les 
yeux  du  conseil,  il  est  dangereux  de  l'olîénser, 
ils  sont  portés  par  les  raisons  les  plus  fortes  à 
tout  sacrifier  à  la  paix  ;  car  c'est  par  elle  seule 
qu'ils  peuvent  prospérer  :  et  dans  cet  état  de  cho- 
ses, chacun  ,  trompé  [)ar  son  intérêt  privé,  aime 
encore  mieux  être  protégé  que  libre,  et  fait  sa 
cour  pour  faire  «son  bien. 

De  lautrecôté,  je  vois  dans  une  petite  ville, 
dont  les  affaires  sont  au  fond  très  peu  de  chose  , 
un  corps  de  magistrats  indépendant  et  perpétuel , 
presque  oisif  par  état,  faire  sa  princij)ale  occu«« 
pation  d'un  intérêt  très  grand  et  très  naturel 
pour  ceux  qui  c<immandcnt,  c'est  d  accroitre  in- 
cessamment son  empire;  car  1  ambition  comme 
l'avarice  se  nourrit  de  ses  avantages;  et  plus  on 
étend  sa  puissance,  plus  on  est  dévoré  du  dcsir 

-7.  Ji 


498       LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

de  tout  pouvoir.  Sans  cesse  attentif  à  marquer 
des  distances  trop  peu  sensibles  dans  ses  égaux 
de  naissance  ,  il  ne  voit  en  eux  que  ses  inférieurs, 
et  hrùle  d'y  voir  ses  sujets.  Armé  de  toute  la 
force  publique,  dépositaire  de  toute  1  autorité  , 
interprète  et  dispensateur  des  lois  qui  le  f>éncnt , 
il  s'en  fait  une  arme  offensive  et  défensive ,  qui 
Je  rend  redoutable  ,  respectable  ,  sacré  pour  tous 
ceux  qu  il  veut  outrager,  C  est  au  nom  même  de 
la  loi  qu  il  peut  la  transgresser  impunément.  11 
peut  attaquer  la  constitution  en  feignant  de  la 
défendre;  il  peut  punir  comme  un  rclielle  qui- 
conque ose  la  défendre  en  effet.  Toutes  les  en- 
treprises de  ce  corps  lui  deviennent  faciles  ;  il  ne 
laisse  à  personne  le  droit  de  les  arrêter  ni  d'en 
connoître  :  il  peut  agir,  différer,  suspendre;  il 
peut  séduire,  effrayer,  punir  ceux  qui  lui  résis- 
tent ;  et  s'il  daigne  employer  pour  cela  des  pré- 
textes ,  c'est  plus  par  bienséance  que  par  néces- 
sité. Il  a  donc  la  volonté  d'étendre  sa  puissance  , 
et  le  moyen  de  parvenir  à  tout  ce  qu  il  veut.  Tel 
est  l'état  relatif  du  petit  conseil  et  de  la  bour- 
geoisie de  Genève.  Lequel  de  ces  deux  corps  doit 
avoir  le  pouvoir  négatif  pour  arrêter  les  entre- 
prises de  l'autre  ?  L'auteur  des  Lettres  assure  que 
c'est  le  premier. 

Dans  la, plupart  des  états,  les  troubles  inter- 
nes viennent  dune  populace  abrutie  et  stupide, 
écbauffée  d'abord  pard  insupportables  vexations, 
puis  ameutée  en  secret  par  des  brouillons  adroits, 
revêtus  de  quel(|ue  autorité  quils  veulent  éten- 


SECONDE   PARTIE.  499 

die.  Mais  est-il  rien  de  plus  faux  qu'une  pareille 
idée  appliquée  à  la  bourgeoisie  de  Genève ,  à  sa 
partie  au  moins  qui  lait  face  à  la  puissance  pour 
le  maintien  des  lois?  Dans  tous  les  temps,  cette 
partie  a  toujours  été  l'ordre  moyen  entre  les  ri- 
ches et  les  pauvres ,  entre  les  chefs  de  l'état  et 
la  populace.  Cet  ordre ,  composé  d'hommes  à- 
peu-près  égaux  en  fortune ,  en  état ,  en  lumiè- 
res ,  n'est  ni  assez  élevé  pour  avoir  des  préten- 
tions ,  ni  assez  bas  pour  n  avoir  rien  à  perdre. 
Leur  grand  intérêt,    leur  intérêt  commun  est 
que  les  lois  soient  observées ,  les  magistrats  res- 
pectés, que  la  constitution  se  soutienne  ,  et  que 
l'état  soit  tranquille.  Personne  dans  cet  ordre 
ne  jouit  à  nul  égard  d'une  telle  supériorité  sur 
les  autres,  qu'il  puisse  les  mettre  en  jeu   pour 
son  intérêt  particulier.  C  est  la  plus  saine  partie 
de  la  république,  la  seule  qu'on  soit  assuré  ne 
pouvoir,  dans  sa  conduite,  se  proposer  d'autre 
objet  que  le  bien  de  tous.  Aussi  voit-on  toujours 
dans  leurs  démarches  communes  une  décence, 
une  modestie,  une  fermeté  respectueuse,  une 
certaine  gravité  dhommes  qui  se  sentent  dans 
leur  droit  et  qui  se  tiennent  dans  leur  devoir. 
Voyez ,  au  contraire  ,  de  quoi  l'autre  parti  s'étaie  ; 
de  gens  qui  nagent  dans  l'opulence,  et  du  peu- 
ple le  plus  abject.  Est-ce  dans  ces  deux  extrê- 
mes, l'un  fait  pour  acheter  ,  l'autre  pour  se  ven- 
dre, qu'on  doit  chercher  l'amour  de  la  juf-tice 
et  des  lois?  C'est  par  eux  toujours  que  l'état  dé- 
génère :  le  riche  tient  la  loi  dans  sa  bourse,  et 

35. 


5oO  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 
le  pauvre  aime  mieux  du  pain  que  la  liberté.  Il 
suffit  de  comparer  ces  deux  partis,  pour  juger 
lequel  doit  porter  aux  lois  la  première  atteinte. 
Et  cherchez  en  effet  dans  votre  histoire  si  tous 
les  complots  ne  sont  pas  toujours  venus  du  côté 
de  la  magistrature,  et  si  jamais  les  citoyens  ont 
eu  recours  à  la  force  que  lorsqu il  la  fallu  pour 
s'en  garantir. 

On  raille  sans  doute ,  quand ,  sur  les  consé- 
quences du  droit  que  réclament  vos  concitoyens, 
on  vous  représente  l'état  en  proie  à  la  brigue ,  à 
la  séduction  ,  au  premier  venu.  Ce  droit  négatif 
que  veut  avoir  le  conseil  fut  inconnu  jusqu'ici  : 
quels  maux  en  est-il  arrivé?  Il  en  fût  arrivé  d'af- 
freux, s'il  eût  voulu  s'y  tenir  quand  la  bourgeoi- 
sie a  fait  valoir  le  sien.  Rétorquez  largument 
qu'on  tire  de  deux  cents  ans  de  prospérité  ;  (|ue 
peut-on  répondre?  Ce  gouvernement,  direz- 
vous  ,  établi  par  le  temps,  soutenu  par  tant  de 
titres ,  autorisé  par  un  si  long  usage  ,  consacré 
par  ses  succès ,  et  où  le  droit  négatif  des  con- 
seils fut  toujours  ignoré,  ne  vaut-il  pas  bien  cet 
autre  gouvernement  arbitraire  dont  nous  ne 
connoissons  encore  ni  les  propriétés  ni  ses  rap- 
ports avec  notre  bonheur ,  et  où  la  raison  ne 
peut  nous  montrer  que  le  comble  de  notre  mi- 
sère ? 

Su[)poser  tous  les  abus  dans  le  parti  qu'on 
attaque,  et  n'en  supposer  aucun  dans  le  sien  , 
est  un  sophisme  bien  grossier  et  bien  ordinaire, 
dont  tout  homme  sensé  doit  se  garantir.  Il  faut 


SECONDE   PARTIE.  5of 

snppftscr  des  abus  de  part  et  d'autre  ,  parcequ'il 
s'en  glisse  par-tout  ;  mais  ce  n'est  [)as  à  dire  qu'il 
y  ait  égalité  dans  leurs  conséquences. Tout  abus 
est  un  mal,  souvent  inévitable,  pour  lequel  on 
ne  doit  pas  proscrire  ce  qui  est  bon  en  soi.  Mais 
comparez,  et  vous  trouverez  d'un  côté  des  maux 
sûrs,  des  maux  terribles,  sans  borne  et  sans  fin  ; 
de  1  autre,  l'abus  même  difficile,  qui,  s'il  est 
grand,  sera  passager,  et  tel  que,  quand  il  a  lieu  , 
il  porte  toujours  avec  lui  son  remède.  Car,  en- 
core une  fois,  il  n'y  a  de  liberté  possible  que  dans 
l'observation  des  lois  ou  de  la  volonté  générale; 
et  il  n'est  pas  plus  dans  la  volonté  générale  de 
nuire  à  tous,  que  dans  la  volonté  particulière  de 
nuire  à  soi-même.  Mais  supposons  cet  abus  de  la 
liberté  aussi  naturel  que  l'abus  de  la  puissance. 
Il  y  aura  toujours  cette  différence  entre  l'un  et 
l'autre ,  que  l'abus  de  la  liberté  tourne  au  pré- 
judice du  peuple  qui  en  abuse,  et ,  le  punissant 
de  son  propre  tort,  le  force  à  en  cbercher  le 
remède  :  ainsi  ,  de  ce  côté,  le  mal  n'est  jamais 
qu'une  crise,  il  ne  peut  faire  un  état  permanent  ; 
au  lieu  que  1  abus  de  sa  puissance  ,  ne  tournant 
point  au  préjudice  du  puissant,  mais  du  foible  , 
est,  par  sa  nature,  sans  mesure,  sans  frein, 
sans  limites;  il  ne  finit  que  parla  destruction  de 
celui  qui  seul  en  ressent  le  mal.  Disons  donc 
qu  il  faut  que  le  gouvernement  appartienne  au 
petit  nombre,  linspcction  sur  le  gouvernement 
à  la  généralité  ;  et  que  si  de  part  ou  d'autre  l'abus 
est  inévitable,  il  vaut  encore  mieux  (ju  un  peu- 


5o2        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MO^'TAGNE. 

pie  soit  malheureux  par  sa  faute  qu'opprimé  sous 
la  main  dautrui. 

Le  premier  et  le  plus  fjrand  intérêt  puhlic  est 
toujours  la  justice.  Tous  veulent  que  les  condi- 
tions soient  éf^ales  pour  tous,  et  la  justice  n'est 
que  cette  épalité.  Le  citoyen  ne  veut  que  les  lois 
et  que  l'observation  des  lois.  Chaque  particulier 
dans  le  peuple  sait  bien  que  sil  y  a  des  excep- 
tions ,  elles  ne  seront  pas  en  sa  faveur.  Ainsi 
tous  craignent  les  exceptions;  et  qui  craint  les 
exceptions  aime  la  loi.  Chez  les  chefs,  c'est  tout 
autre  chose  :  leur  état  même  est  un  état  de  pré- 
férence ,  et  ils  cherchent  des  préférences  par- 
tout (i).  S  ils  veulent  des  lois,  ce  n'est  pas  pour 
leur  obéir  ,  c'est  pour  en  être  les  arbitres.  Ils 
veulent  des  lois  pour  se  mettre  à  leur  place  et 
pour  se  faire  craindre  en  leur  nom.  Tout  les  fa- 
vorise dans  ce  projet  :  ils  se  servent  des  droits 
qu'ils  ont  pour  usurper  sans  risque  ceux  qu'ils 
n'ont  pas.  Comme  ils  parlent  toujours  au  nom 
de  la  loi,  même  en  la  violant,  quiconque  ose 

(i)  La  justice  dans  le  peuple  est  une  vertu  d'etal  ;  la 
violence  et  la  tyrannie  est  «le  nièuie  dans  les  chefs  un 
vice  d'état.  Si  nous  étions  à  leurs  places ,  nous  autres  par- 
ticuliers, nous  deviendrions  comme  eux,  violents,  usui^ 
pateurs,  iniques.  Quand  des  maj^istrats  viennent  donc 
nous  prêcher  leur  intégrité,  leur  uiodcration  ,  leur  jus- 
tice, ils  nous  trompent,  s'ils  veulent  obtenir  ainsi  la  con- 
fiance que  nous  ne  leur  devons  pas  :  non  qu'ils  ne  puis- 
sent avoirpersonnelh  ment  ces  vertus  dont  ils  se  vantent; 
mais  alors  ils  font  un«' exception,  et  ce  n'est  pas  aux  excep^ 
tions  que  la  loi  doit  avoir  ë^jard. 


SECONDE  PARTIE.  5o3 

la  défendre  contre  eux  est  un  séditieux,  un  re- 
belle ;  il  doit  périr  :  et  pour  eux ,  toujours  sûrs 
de  rimpuniié  dans  leurs  entreprises,  le  pis  qui 
leur  arrive  est  de  ne  pas  réussir.  S'ils  ont  besoin 
d'appui,  par-tout  ils  en  trouvent.  C'est  une  ligue 
naturelle  que  celle  des  forts;  et  ce  qui  fait  la  foi- 
blesse  des  foibles  est  de  ne  pouvoir  se  liguer 
ainsi.  Tel  est  le  destin  du  peuple,  d'avoir  tou- 
jours au-dedans  et  au-debors  ses  parties  pour 
juges.  Heureux  quand  il  en  peut  trouver  d  assez 
équitables  pour  le  protéger  contre  leurs  propres 
maximes,  contre  ce  sentiment  si  gravé  dans  le 
cœur  humain ,  d  aimer  et  favoriser  les  intérêts 
semblables  aux  nôtres  !  Vous  avez  eu  cet  avan- 
tage une  fois ,  et  ce  fut  contre  toute  attente. 
Quand  la  médiation  fut  acceptée,  on  vous  crut 
écrasés  ;  mais  vous  eûtes  des  défenseurs  éclairés 
et  fermes,  des  médiateurs  intégres  et  généreux: 
la  justice  et  la  vérité  triomphèrent.  Puissiez-vous 
être  heureux  deux  fois!  vous  aurez  joui  d'un 
bonheur  bien  rare,  et  dont  vos  oppresseurs  ne 
paroissent  guère  alarmés. 

Apres  vous  avoir  étalé  tous  les  maux  imagi- 
naires d'un  droit  aussi  ancien  que  votre  con- 
stitution ,  et  qui  jamais  n'a  produit  aucun  mal, 
on  pallie  ,  on  nie  ceux  du  droit  nouveau  qu'on 
usurpe  ,  et  ([ui  se  font  sentir  dès  aujoiud hui. 
Forcé  davourr  <[ue  le  gouvernement  peut  abu- 
ser du  droit  négatif  jusquà  la  plus  intolérable 
tyrannie,  on  affirme  que  ce  qui  arrive  n'arrivera 
pas,  et  l'on  change  en  possibilité  sans  vraisem- 


5o4  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
blance  ce  qui  se  passe  aujourd  hui  sous  vos  veux. 
Personne,  ose-t-on  dire,  ne  dira  que  le  gouver- 
nement ne  soit  équitable  et  doux;  et  remarquez 
que  cela  se  dit  en  réponse  à  des  représentations 
où  l'on  se  plaint  des  injustices  et  des  -violences 
du  [gouvernement.  G  est  là  vraiment  ce  qu'on 
peut  appeler  du  beau  style  ;  c'est  l'éloquence  de 
Périclès,  qui ,  renversé  par  Thucydide  à  la  lutte, 
prouvoit  aux  spectateurs  que  cétoit  lui  qui  l'a- 
\oit  terrassé. 

Ainsi  donc ,  en  s'cmparant  du  bien  d'autrui 
sans  prétexte,  eu  en)prisonnant  sans  raison  les 
iimocents,  en  flétrissant  un  citoyen  sans  l'ouïr, 
en  jufjeant  illé{;alcment  un  autre,  en  protégeant 
les  livres  obscènes  ,  en  brûlant  ceux  qui  respi- 
rent la  vertu,  en  persécutant  leurs  auteurs,  en 
cachant  le  vrai  texte  des  lois,  en  refusant  les 
satisfactions  les  plus  justes,  en  exerçant  le  plus 
dur  despotisme,  en  détruisant  la.libeité  qu'ils 
devroient  défcn«lrc,  en  opprimant  la  patrie  dont 
ilsdcvroicnt  être  les  ])èr(s,  ces  messieurs  se  font 
conqiliment  à  eux-mêmes  sur  la  grande  équité 
de  lems  jugements;  ils  s'extasient  sur  la  dou- 
ceur de  leur  administration,  ils  aflirment  avec 
confiance  que  tout  le  monde  est  de  leur  avis 
sur  ce  point.  Je  doute  foi  t  toutefois  que  cet  avis 
soit  le  vôtre,  et  je  suis  sûr  au  moins  qu'il  n'est 
pas  celui  des  représentants. 

Que  l'intérêt  particulier  ne  me  rende  point 
injuste.  C'est  de  tous  nos  penchants  celui  contre 
lequel  je  me  tiens  le  plus  en  garde,  et  auquel 


SECOXDE   PARTIE.  5o5 

j'espère  avoir  le  mieux  résisté.  Votre  magistrat 
est  équitable  dans  les  choses  indifférentes,  je  le 
crois  porté  mênie  à  l'être  toujours  ;  ses  places 
sont  peu  lucratives  ;  il  rend  la  justice  et  ne  la 
vend  point;  il  est  personnellement  intègre,  dés- 
intéressé; et  je  sais  que  dans  ce  conseil  si  des- 
potique il  rè{jne  encore  de  la  droiture  et  des 
vertus.  En  vous  montrant  les  conséquences  du 
droit  négatif,  je  vous  ai  moins  dit  ce  qu'ils  fe- 
ront,  devenus  souverains,  que  ce  qu'ils  conti- 
nueront à  faire  pour  l'être.  Une  fois  reconnus 
tels,  leur  intérêt  sera  d'être  toujours  justes,  et 
il  l'est  dès  aujourd'hui  d'être  justes  le  plus  sou- 
vent :  mais  malheur  à  ({uiconque  osera  recourir 
aux  lois  encore,  et  réclamer  la  lij»erté!  C'est 
contre  ces  infortunés  (jue  tout  devient  permis  , 
légitime.  L'équité,  la  vertu,  lintérêt  même,  ne 
tiennent  point  devant  lamour  de  la  domina- 
tion ;  et  celui  qui  sera  juste,  étant  le  maître, 
n'épargne  aucune  injustice  pour  le  devenir. 

Le  vrai  chemin  do  la  tyrannie  n  est  point  d  at- 
taquer directement  le  bien  public  ;  ce  seroit  ré- 
veiller tout  le  monde  pour  le  défendre:  mais  c'est 
d'attaquer  successivement  tous  ses  défenseurs  , 
et  d'effrayer  quieoncjue  oseroit  encore  asj)irer  à 
l'être.  Persuadez  à  tous  que  lintérêt  public  n'est 
celui  de  personne,  et  par  cela  seul  la  servitude 
est  étaliiie  ;  car  quand  chacun  sera  sous  le  joug, 
où  sera  la  liberté  commune:'  Si  (juiconque  ose 
parler  est  écrasé  dans  linôtant  njêni(\  oii  seront 
ceux  (jui  voudront  limiter?  et  quel  ?era  l'organe 


006        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

de  la  ^'^fënéralité  quand  chaque  individu  gardera 
le  silence?  Le  gouvernement  sévira  donc  contre 
les  zélés  et  sera  juste  avec  les  autres,  jusqu'à 
ce  qu'il  puisse  être  injuste  avec  tous  impuné- 
ment. Alors  sa  justice  ne  sera  plus  qu'une  éco- 
nomie pour  ne  pas  dissiper  sans  raison  son 
propre  bien. 

Il  y  a  donc  un  sens  dans  lequel  le  conseil  est 
juste,  et  doit  l'être  par  intérêt;  mais  il  y  en  a 
un  dans  lequel  il  est  du  système  qu'il  s'est  fait 
dêtre  souverainement  injuste;  et  mille  exem- 
ples ont  dû  vous  apprendre  combien  la  protec- 
tion des  lois  est  insuffisante  contre  la  haine  du 
magistrat.  Que  sera-ce ,  lorsque  ,  devenu  seul 
maître  absolu  par  son  droit  négatif,  il  ne  sera 
plus  gêné  par  rien  dans  sa  conduite ,  et  ne  trou- 
vera plus  d'obstacle  à  ses  passions:'  Dans  un  si 
petit  état ,  oii  nul  ne  peut  se  cacher  dans  la 
foule,  qui  ne  vivra  pas  alors  dans  d éternelles 
frayeurs,  et  ne  sentira  pas  à  chaque  instant  de 
sa  vie  le  malheur  d'avoir  ses  égaux  pour  maî- 
tres? Dans  les  grands  états,  les  paiticuliers  sont 
trop  loin  du  prince  et  des  chefs  pour  en  être 
vus  ;  leur  petitesse  les  sauve;  et  pourvu  que  le 
peuple  paye,  on  le  laisse  en  paix.  Mais  vous  ne 
pourrez  faiie  un  pas  sans  sentir  le  poids  de  vos 
fers.  Les  parents,  les  amis ,  les  protégés  ,  les  es- 
pions de  vos  maîtres  ,  seront  plus  vos» maîtres 
qu'eux;  vous  n'oserez  ni  défendre  vos  droits  ,  ni 
réclamer  votre  bien  ,  crainte  de  vous  faire  des 
ennemis  ;  les  recoins  les  plus  obscurs  ne  pour- 


SECONDE   PARTIE.  So-J 

ront  vous  dérober  à  la  tyrannie  ,  il  faudra  néces- 
sairement en  être  satellite  ou  \ictime.  Vous 
sentirez  à-la-fois  l'esclavage  politique  et  le  civil, 
à  peine  oserez-vous  respirer  en  liberté.  Voilà  , 
monsieur  ,  oîi  doit  naturellement  vous  mener 
lusage  du  droit  négatif  tel  que  le  conseil  se 
l'arrogé.  Je  crois  qu  il  n'en  voudra  pas  faire  un 
usage  aussi  funeste  ,  mais  il  le  pourra  certaine- 
ment ;  et  la  seule  certitude  quil  peut  impuné- 
ment être  injuste  vous  fera  sentir  les  mêmes 
maux  que  sil  létoit  en  effet. 

Je  vous  ai  montré,  monsieur,  l'état  de  votre 
constitution  tel  qu  il  se  présente  à  mes  veux.  Il 
résulte  de  cet  exposé  que  cette  constitution  , 
prise  dans  son  ensemble  ,  est  bonne  et  saine  ,  et 
qu  en  donnant  à  la  liberté  ses  véritables  bornes, 
elle  lui  donne  en  même  temps  toute  la  solidité 
qu'elle  doit  avoir.  Car,  le  gouvernement  ayant 
un  droit  négatif  contre  les  innovations  du  légis- 
lateur, et  le  peuple  un  droit  négatif  contre  les 
usurpations  du  conseil,  les  lois  seules  régnent, 
et  régnent  sur  tous  ;  le  premier  de  létat  ne  leur 
est  pas  moins  soumis  que  le  dernier,  aucun  ne 
peut  les  enfreindre  ,  nul  intérêt  particulier  ne 
peut  les  cbanger,  et  la  constitution  demeure 
inébranlable. 

Mais  si  au  contraire  les  ministres  des  lois  en 
deviennent  les  seuls  arbitres,  et  qu  ils  puissent 
les  faire  parler  ou  taire  à  leur  gré  ;  si  le  droit  de 
représentation,  seul  {jarant  des  lois  et  de  la  li- 
berté 5  n'est  qu'un  droit  illusoire  et  vain  ,  qui 


5o8        LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

n'ait  en  aucun  ras  aucun  effet  nécessaire;  je  ne 
vois  point  de  servitude  pareille  à  la  vôtre;  et 
limage  de  la  lil^erté  n'est  plus  chez  vous  quun 
leurre  méprisant  et  puéril,  quil  est  même  in- 
décent d'offrir  à  des  hommes  sensés.  Que  sert 
alors  d'assemhler  le  législateur,  puisque  la  vo- 
lonté du  conseil  est  l'unique  loi?  Que  sert  d'é- 
lire solennellement  des  magistrats  qui  davance 
étoient  déjà  vos  juges  ,  et  qui  ne  tiennent  de 
celte  élection  quun  pouvoir  qu'ils  exerçoient 
auparavant?  Soumettez-vous  de  honne  grâce, 
et  renoncez  à  ces  jeux  d'enfants,  qui,  devenus 
frivoles,  ne  sont  pour  vous  qu'un  avilissement 
de  plus. 

Cet  état,  étant  le  pire  où  Ion  puisse  tomhcr, 
n'a  qu'un  avantage;  cest  qu'il  ne  sauroit  chan- 
ger qu'en  mieux.  C'est  lunique  ressource  des 
uiaux  extrêmes;  mais  cette  ressource  est  tou- 
jours grande,  quand  tics  hommes  de  sens  et  de 
cœur  la  sentent  et  savent  s'en  prévaloir.  Que  la 
certitude  de  ne  pouvoir  tomhcr  plus  has  que 
vous  nêtes  doit  vous  rendre  fermes  dans  vos 
tlémarches!  mais  soyez  surs  que  vous  ne  sorti- 
rez point  de  lahyme  tant  (jue  vous  serez  divisés, 
tant  que  les  uns  voudront  agir  et  les  autres  res- 
t<'r  tranquilles. 

Me  voici,  monsieur,  à  la  conclusion  de  ces 
lettres.  Après  vous  avoir  montré  létat  oii  vous 
êtes,  je  n entreprendrai  point  de  vous  tracer  la 
route  que  vous  devez  suivre  pour  en  sortir.  S  il 
fn  est  une,  étant  sur  les  lieux  mêmes,  vous  et 


SECO^'DE   PARTIE.  Sog 

VOS  concitoyens  la  devez  voir  mieux  que  moi  : 
quand  on  sait  où  l'on  est  et  où  l'on  doit  aller,  on 
peut  se  diriger  sans  peine. 

L'auteur  des  Lettres  dit  que,  si  on  remaïquoit 
dans  un  gouvernement  une  pente  à  la  violence  , 
il  ne  faudrait  pas  attendre  à  la  redresser  que  la 
tyrannie  s' j  fût  fortifiée  (i).  Il  dit  encore,  en 
supposant  un  cas  quil  traite  à  la  vérité  de  chi- 
mère, (\u  il  resterait  un  remède  triste ,  mais  légal , 
et  qui ,  dans  ce  cas  extrême  ^  pourrait  être  em- 
ployé comme  on  emploie  la  main  d'un  chirurgien 
quand  la  gangrène  se  déclare  (2).  Si  vous  êtes  ou 
non  dans  ce  cas  supposé  chimérique  ,  c'est  ce 
que  je  viens  d'examiner.  Mon  conseil  n'est  donc 
plus  ici  nécessaire;  l'auteur  des  Lettres  vous  l'a 
donné  pour  moi.  Tous  les  moyens  de  réclamer 
contre  l'injustice  sont  permis  quand  ils  sont  pai- 
sibles ,  à  plus  forte  raison  sont  permis  ceux 
qu'autorisent  les  lois. 

Quand  elles  sont  trans^o^ressées  dans  des  cas 
particuliers  ,  vous  avez  le  droit  de  représentation 
pour  y  pourvoir;  mais  ([uand  ce  droit  même  est 
contesté,  cest  le  cas  de  la  garantie.  Je  ne  lai 
point  mise  au  nombre  des  moyens  qui  peuvent 
rendre  eFficace  une  représentation  ;  les  média- 
teurs euY-nièmes  n'ont  point  entendu  l'y  mcttie, 
puisquils  ont  déclaré  ne  vouloir  porter  nulle 
atteinte  à  l'indépendance  de  l'état ,  et  qu'alors 
cependant  ils  auroient  mis,  pour  ainsi  dire,  la 

(1)  Page  172. — (9.)  Page  loi. 


5  10  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE, 
clef  du  gouvernement  clans  leur  poche  (i).  Ainsi 
dans  le  cas  particulier  l'effet  des  représentations 
rejetées  est  de  produire  un  conseil  général;  mais 
l'effet  du  droit  même  de  représentation  rejeté 
paroît  être  le  recours  à  la  garantie.  Il  faut  que 
la  machine  ait  en  elle-même  tous  les  ressorts  qui 
doivent  la  faire  jouer  :  quand  elle  s'arrête,  il  faut 
appeler  l'ouvrier  pour  la  remonter. 

Je  vois  trop  où  va  cette  ressource,  et  je  sens 
encore  mon  cœur  patriote  en  gémir.  Aussi ,  je  le 
répète  ,  je  ne  vous  propose  rien  :  qu'oserois-je 
dire  ?  Délibérez  avec  vos  concitoyens  ,  et  ne 
comptez  les  voix  qu'après  les  avoir  pesées.  Défiez- 
vous  de  la  turbulente  jeunesse  ,  de  lopulcnce 
insolente  ,  et  de  l'indigence  vénale  ;  nul  salutaire 
conseil  ne  peut  venir  de  ces  côtés-là.  Consultez 
ceux  qu'une  honnête  médiocrité  garantit  des 
séductions  de  lambition  et  de  la  misère  ;  ceux 
dont  une  honorable  vieillesse  couronne  une  vie 
sans  reproche;  ceux  qu'ime  longue  expérience  a 
versés  dans  les  affaires  publiques  ;  ceux  qui  , 
sans  ambition  dans  l'état,  n'y  veulent  d'autre 
rang  que   celui  de  citoyens  ;    enfin  ceux   (pii  , 

(i)  La  conséquence  d'un  tel  système  eût  été  d'établir 
un  tribunal  de  la  médiation  résidant  à  Genève  ,  pour 
connoître  dos  transj^ressions  des  lois.  Par  ce  tribunal  la 
souveraineté  de  la  république  eut  l)ientôt  été  détruite  : 
mais  la  liberté  des  citoyens  eût  été  beaucoup  plus  assu- 
rée qu'elle  ne  peut  l'être  si  l'on  ôte  le  droit  de  repré- 
sentation. Or  de  n'être  souverain  que  de  nom  ne  signifie 
pas  grand'cliose  :  mais  d'être  libre  en  effet  signifie  beau- 
coup. 


SECONDE   PARTIE.  5ll 

n'ayant  jamais  eu  pour  objet  dans  leurs  démar- 
ches que  le  bien  de  la  yjatrie  et  le  maintien  des 
lois,  ont  mérité  parleurs  vertus  l'estime  du  pu- 
blic et  la  confiance  de  leurs  égaux. 

Mais  sur-tout  réunissez-vous  tous.  Vous  êtes 
perdus  sans  ressource  si  vous  restez  divisés.  Et 
pourquoi  le  seriez-vous  quand  de  si  grands  inté- 
rêts communs  vous  unissent?  Comment,  dans 
un  pareil  danger,  la  basse  jalousie  et  les  petites 
passions  osent-elles  se  faire  entendre?  Valent- 
elles  quon  les  contente  à  si  haut  prix?  et  fau- 
dra-t-ii  que  vos  enfants  disent  un  jour  en  pleu- 
rant sur  leurs  fers  :  Voilà  le  fruit  des  dissentions 
de  nos  pères?  En  un  mot,  il  s'agit  moins  ici  de 
délibération  que  de  concorde  :  le  choix  du  parti 
que  vous  prendrez  n'est  pas  la  plus  grande  af- 
faire ;  fût-il  mauvais  en  lui-même,  prenez- le 
tous  ensemble  ;  par  cela  seul  il  deviendra  le 
meilleur,  et  vous  ferez  toujours  ce  qu'il  faut 
faire  pourvu  que  vous  le  fassiez  de  concert.  Voilà 
mon  avis,  monsieur,  et  je  finis  par  où  j'ai  com- 
mencé. En  vous  obéissant,  j'ai  rempli  mon  der- 
nier devoir  envers  la  patrie.  Maintenant  je  prends 
congé  de  ceux  qui  l'habitent;  il  ne  leur  reste  au- 
cun mal  à  me  faire,  et  je  ne  puis  plus  leur  faire 
aucun  bien. 


FIN  DES  LETTRES  ECRITES  DE  LA  MONTAGNE 


LETTRE 

A  M.  ABAUZIT, 

EN  LUI  ENVOYANT 
LES  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

Motiers  ,  le  9  décembre  1764. 

IJaignez,  vénérable  Abauzit,  écouter  mes  justes 
plaintes.  Combien  j'ai  ^nfémi  que  le  conseil  et  les 
ministres  de  Genève  m'aient  mis  en  droit  de  leur 
dire  des  vérités  si  dures  !  Mais,  puisque  enfin  je 
leur  dois  ces  vérités ,  je  veux  payer  ma  dette.  Ils 
ont  rebuté  mon  respect,  ils  auront  désormais 
toute  ma  francbise.  Pesez  mes  raisons,  et  pro- 
noncez. Ces  dieux  de  cbair  n'ont  pu  me  punir  si 
jetois coupable;  mais  si  Gaton  m  absout,  ils  n'ont 
pu  que  m'oppriiTier. 


k  «/V^^^X^^  «,'%-W'«^ 


LETTRE 

A  M.  DE  MONÏMOLLIN, 

EN  LUI  ENVOYANT 
LES  LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

Le  23  décembre  1764. 

Plaignez-moi,  monsieur,  d'aimer  tant  la  paix, 
et  d'avoir  toujours  la  guerre.  Je  n'ai  pu  refuser  à 
mes  anciens  compatriotes  de  prendre  leur  dé- 
fense comme  ils  avoient  pris  la  mienne.  C'est  ce 
que  je  ne  pouvois  faire  sans  repousser  les  ou- 
trages dont,  par  la  plus  noire  ingratitude  ,  les 
ministres  de  Genève  ont  eu  la  bassesse  de  m'acca- 
bler  dans  mes  malheurs  ,  et  qu'ils  ont  osé  porter 
jusque  dans  la  chaire  sacrée.  Puisqu'ils  aiment 
si  fort  la  guerre,  ils   l'auront;   et ,  après  mille 
agressions  de  leur  part,  voici  mon  premier  acte 
d'hostilité,  dans  lequel  toutefois  je  défends  une 
de  leurs  plus  grandes  prérogatives  ,  qu  ils  se  lais- 
sent lâchement  enlever  ;  car  ,  pour  insultera  leur 
aise  au  malheureux,  ils  rampent  volontieis  sous 
la  tyrannie.  La  querelle,  au  reste,  est  tout-à-fait 
personnelle  entre  eux  et  moi;  ou,  si  j  y  lais  en- 
trer la  religion  protestante  pour  quch^ue  chose, 
c'est  comme  son  délenseur  contre  ceux  qui  veu- 
lent la  renverser.  Voyez  mes  raisons  ,  monsieur, 
et  soyez  persuadé  que,  plus  on  me  mettra  dans 
7.  33 


5l4         LETTRE   A   M.  DE   MO^'TMOLLIN. 

la   nécessité  d'expliquer  mes  sentiments,  plus 

il  en  résultera  dhonneur  pour  votre  conduite 

envers  moi ,  et  pour  la  justice  que  vous  m'avez 

rendue. 

Recevez  ,  monsieur ,  je  vous  prie  ,  mes  saluta- 
tions et  mon  respect. 


VISION 

DE  PIERRE  DE  LA  MONTAGNE, 

DIT  LE  VOYANT. 


Ici  sont  les  trois  chapitres  de  la  vision  de  pierre  de  la  montagne, 
dit  LE  VOYANT,  Concernant  la  désobéissance  et  damnable  ré- 
bellion de  Pierre  Duval ,  dit  Pierrot  des  dames. 


CHAPITRE  PREMIER. 

ï.  JCiT  j'étois  dans  mon  pré, fauchant  mon  re- 
gain, et  il  faisoit  chaud, et  j  etois  las, et  un  pru- 
nier de  prunes  vertes  étoit  près  de  moi. 

2.  Et,  me  couchant  sous  le  prunier  ,  je  m'en- 
dormis. 

3.  Et  durant  mon  sommeil  j'eus  une  vision  ,  et 
j'entendis  une  voix  aigre  et  éclatante  comme  le 
son  dun  cornet  de  postillon. 

4.  Et  cette  voix  étoit  tantôt  foible  et  tantôt 
forte,  tantôt  grosse  et  tantôt  claire,  passant  suc- 
cessivement et  rapidement  des  sons  les  plus 
graves  aux  plus  aigus  ,  comme  le  miaulement 
d'un  chat  sur  une  gouttière,  ou  comme  la  décla- 
mation du  révérend  Imers ,  diacre  du  Val-dc- 
Travers. 

33. 


5i6  VISION 

5.  Et  la  voix,  s'adressaut  à  moi,  me  dit  ain- 
si :  Pierre  le  Voyant  ,  mon  fils  ,  écoute  mes 
paroles.  Et  je  nie  tus  en  dormant,  et  la  voix  con- 
tinua. 

6.  Écoute  la  parole  que  je  t  adresse  tie  la  pari 
de  le  prit  ,  et  la  retiens  dans  ton  cœur.  Ré- 
pands-la par  toute  la  terre  et  par  tout  le  Val-de- 
Travers,  afin  qu'elle  soit  en  édification  à  tous  les 
fidèles. 

-].  Et  afin  qu'instruits  du  châtiment  du  rebelle 
Pierre  Duval  ,  dit  Pierrot  des  dames  ,  ils  appren- 
nent à  ne  plus  mépriser  les  nocturnes  inspira- 
tions de  la  voix. 

8.  Car  je  l'avois  choisi  dans  l'ahjeciion  de  son 
esprit,  et  dans  la  stupidité  de  son  cœur,  pour  être 
mon  interprète. 

9.  Jen  avoisfait  l'honorable  successeur  de  ma 
servante  /a  Batizarde  (i),  afin  quil  portât, 
comme  elle,  dans  toute  1  église  la  lumière  de  mes 
inspirations. 

10.  Je  l'avois  chargé  d'être  ,  comme  elle  ,  l'or- 
gane de  ma  parole  ,  afin  que  ma  gloire  fût  ma- 
nifestée et  (ju'on  vît  (|ue  je  puis,  quand  il  me 
plaît,  tirer  de  lor  de  la  boue,  et  des  })erles  du 
fumier. 

1 1.  Je  lui  avois  dit  :  Va  ,  parle  à  ton  frère  er- 
rant Jean-Jacques,  qui  se  fourvoie,  et  le  ramène 
au  bon  chemin. 

(1)  Vieille  commère  de  la  lie  du  peuple,  qui  jadis  se 
piquoit  d'avoir  des  vivions. 


DE   P.  DE   LA   MONTAGNE.  617 

12.  Cardans  le  fond  ion  Frère  Jean-.Tacqiies  est 
un  ]jon  lioiïiine,qui  ne  fuit  tortà  personne,  qui 
craint  Dieu,  et  qui  aiiiie  la  vérité. 

1 3.  Mais  ,  pour  le  ramener  d'un  éjjarenient,  ce 
peuple  y  tombe  lui-même;  et ,  pour  vouloir  le 
rendie  à  \a  toi,  ce  peuple  renonce  à  la  loi. 

i4-  Car  la  loi  dércMid  de  venf>er  les  offenses 
qu'on  a  requ'^s  ,  et  eux  outraj^eut  sans  cesse  un 
homme  qui  ne  les  a  point  offensés. 

i5.  La  loi  ordonne  de  rendre  le  bien  pour  le 
mal  ,  et  eux  lui  rendent  le  mal  pour  le  bien. 

16.  La  loi  ordonne  d'aimer  ceux  qui  nous  haïs- 
sent, et  eux  haïssent  celui  qui  les  aime. 

l'y.  La  loi  ordonne  d'user  de  miséricorde,  et 
eux  n'usent  pas  même  de  justice. 

18.  La  loi  défend  de  mentir  ,  et  il  n'y  a  sorte 
de  mensonge  qu'ils  ninventent  contre  lui. 

19.  La  loi  défend  la  médisance  ,  et  ils  le  calom- 
nient sans  cesse. 

20.  Ils  laccusent  d'avoir  dit  que  les  femmes 
n'avoientpointdame,et  il  dit ,  au  contraire ,  que 
toutes  les  femmes  aimables  en  ont  au  moins 
deux. 

21.  Ils  l'accusent  de  ne  pas  croire  en  Dieu  , 
et  nul  n'a  si  fortement  prouvé  l'existence  de 
Div?u. 

22.  Ils  disent  qu'il  est  l'Antéchrist,  et  nid  na 
si  dionomcni  honoré  le  Christ. 

i3.  Us  disent  (|u  il  veut  troubler  leurs  con- 
8ciences  ,  et  jamais  il  ne  leur  a  parlé  de  rc- 
lip[ion. 


5i8  VISION 

24.  Que  s'ils  lisent  des  livres  faits  pour  sa  dé- 
fense en  d'autres  pays,  est-ce  sa  faute?  et  les  a- 
t-il  priés  de  les  lire  ?  mais ,  au  contraire ,  c'est 
pour  ne  les  avoir  point  lus  quils  croient  qu'il  y 
a  dans  ces  livres  de  mauvaises  choses  qui  n'y 
sont  point ,  et  qu  ils  ne  croient  point  que  les  bon- 
nes choses  qui  y  sont  y  soient  en  effet. 

25.  Car  ceux  qui  les  ont  lus  en  pensent 
tout  autren'ient ,  et  le  disent  lorsqu'ils  sont  de 
bonne  foi. 

26.  Toutefois  ce  peuple  est  bon  naturellement; 
mais  on  le  trompe,  et  il  ne  voit  qu'on  lui  fait 
défendre  la  cause  de  Dieu  avec  les  armes  de 
Satan. 

27.  Tirons -les  de  la  mauvaise  voie  où  on  les 
mène,  et  ôtons  cette  pierre  d'achoppement  de 
devant  leurs  pieds. 


CHAPITRE  II. 

1 .  VA  donc  ,  et  parle  à  ton  frère  errant  Jean- 
Jacques,  et  lui  adresse  en  mon  nom  ces  paroles. 
Ainsi  a  dit  la  voix  de  la  part  de  l'esprit  : 

2.  Mon  fils ,  Jean-Jacques ,  tu  t'égares  dans  tes 
idées.  Reviens  à  toi ,  sois  docile ,  et  reçois  mes 
paroles  de  correction. 

3.  Tu  crois  en  Dieu  puissant ,  intelligent  , 
bon  ,  juste  ,  et  rémunérateur;  et  en  cela  tu  fais 
bien. 


DE   P.  DE   LA   MONTAGNE.  Sig 

4.  Tu  crois  en  Jésus  son  fils ,  son  Christ ,  et  en 
sa  parole;  et  en  cela  tu  fais  bien. 

5.  Tu  suis  de  tout  ton  pouvoir  les  préceptes  du 
saint  évangile;  et  en  cela  tu  fais  bien. 

6.  Tu  aimes  les  hommes  comme  ton  pro- 
chain ,  et  les  chrétiens  comme  tes  frères  ;  tu  fais 
le  bien  quand  tu  peux  ,  et  ne  fais  jamais  de  mal 
à  personne  que  pour  ta  défense  et  celle  de  la 
justice. 

7.  Fondé  sur  l'expérience  ,  tu  attends  peu 
d'équité  de  la  part  des  hommes  ;  mais  tu  mets 
ton  espoir  dans  l'autre  vi(\ ,  qui  te  dédomma- 
gei^  des  misères  de  celle-ci  *.  et  en  tout  cela  tu 
fais  bien. 

8.  Je  connois  tes  œuvres  :  j'aime  les  bonnes  ; 
ton  cœur  et  ma  clémence  effaceront  les  mau- 
vaises. Mais  une  chose  me  déplaît  en  toi  ; 

9.  Tu  t'obstines  à  rejeter  les  miracles  :  et  que 
t'importent  les  miracles?  puisqu'au  surplus  tu 
crois  à  la  loi  sans  eux,  n'en  parle  point,  et  ne 
scandalise  plus  les  foibles. 

10.  Et  lorsque  toi ,  Pierre  Duval ,  dit  Pierrot 
des  dames,  auras  dit  ces  paroles  à  ton  frère 
errant  Jean- Jacques  ,  il  sera  saisi  d'étoune- 
ment. 

I  I.  Et  voyant  que  loi ,  qui  es  un  brutal  et  un 
stupide,  tu  lui  parles  raisonnablement  et  honnê- 
tement ,  il  sera  frappé  de  ce  prodige  ,  et  il  recon- 
noîtra  le  doigt  de  Dieu  ; 

12.  Et,  se  prosternant  en  terre,  il  dira:  Voilà 
mon  frère  Pierrot  des  dames  qui  prononce  des 


520  VISION 

discours  sensés  et  honnêtes  ;  mon  incrédulité  se 
rend  à  ce  signe  évident.  Je  crois  aux  miracles  , 
car  aucun  n'est  plus  f^rand  que  celui-là. 

i3.  Et  tout  le  Val-de-Travers ,  témoin  de  ce 
double  prodige ,  entonnera  des  cantiques  d'alé- 
gresse  ;  et  l'on  criera  de  toutes  parts  dans  les 
six  communautés  :  Jean-Jacques  croit  aux  mi- 
racles ,  et  des  discours  sensés  sortent  de  la  bou- 
che de  Pierrot  des  dames  :  le  Tout-Puissant  se 
montre  à  ses  œuvres;  que  son  saint  nom  soit 
béni. 

i4-  Alors,  confus  d'avoir  insulté  un  homme 
paisible  et  doux,  ils  s'empresseront  à  lui  faire 
oublier  leurs  outrages;  et  ils  laimeront  comme 
leur  proche,  et  il  les  aimera  comme  ses  frères; 
des  cris  séditieux  ne  les  ameuteront  plus  ;  1  hy- 
pocrisie exhalera  son  fiel  en  vains  murmiuTS  , 
que  les  femmes  mêmes  n'écouteront  point  ;  la 
paix  de  Christ  régnera  parmi  les  chrétiens ,  et  le 
scandale  sera  ôté  du  milieu  d'eux. 

i5.  C'est  ainsi  que  j'avois  parlé  à  Pierre  Du- 
val ,  dit  Pierrot  des  dames  ,  lorsque  je  daignai 
le  choisir  pour  poricr  ma  parole  à  son  Jrère 
errant  ; 

i(i.  Mais  ,  au  lieu  d'obéir  à  la  mission  que  je 
lui  avois  donnée,  et  d'aller  trouver  Jean-Jacques  , 
comme  je  le  lui  avois  commandé,  il  s  est  délié 
de  ma  promesse ,  et  n'a  pu  croire  au  miracle  dont 
il  devoit  être  l'instrument;  féroce  connue  l'ona- 
gre du  désert,  et  têtu  comme  la  mule  d  L^dom  , 
il  n'a  pu  croire  qu'on  pût  mettre  des  discours 


DE    P.  DE    LA    MONTAGNE.  521 

persuasifs  dans  sa  bouche ,  et  s'est  obstiné  dans 
sa  rébellion. 

17.  C'est  pourquoi ,  l'ayant  rejeté,  je  t'ordonne 
à  toi  Pierre  de  la  Monla^jne,  dit  le  Voyant, 
d'écrire  cet  anathême,  et  de  le  lui  adresser,  soit 
directement ,  soit  par  le  public,  à  ce  qu'il  n'en 
prétende  cause  d'ignorance  ,  et  que  chacun  ap- 
prenne, parlaccomplissement  du  châtiment  que 
je  lui  annonce,  à  ne  plus  désobéir  aux  saintes 
visions. 


CHAPITRE  III. 

1.  Ici  sont  les  paroles  dictées  par  la  voix, 
sous  le  prunier  des  prunes  vertes ,  à  moi  Pierre 
de  la  Montajrne,  dit  le  Voyant,  pour  être  la 
sentence  portée  en  icelles  dûment  si(^nifiée  et 
prononcée  audit  Pierre  Duval ,  dit  Pierrot  des 
dames  ,  afin  qu'il  se  prépare  à  son  exécution  , 
et  que  tout  le  peuple  en  étant  témoin  devienne 
sage  par  cet  exemple, et  apprenne  à  ne  plus  dés- 
obéir aux  saintes  visions. 

2.  Homme  de  col  roide  ,  craignois-tu  que  celui 
qui  fit  donner  par  des  corljeaux  la  nourriture 
charnelle  au  ])roph(''tc,  ne  pût  donner  par  toi  la» 
nourriture  spirituelle  à  ton  frère?  craignois-tu 
que  celui  qui  Ht  parler  une  ânesse  ne  put  faire 
parler  un  cheval  .' 

3.  Au  lieu  dallur  avec  droit uic  et  confiaiico 


522  VISION 

remplir  la  mission  que  je  t'avois  donnée  ,  tu  t'es 
perdu  dans  l'égarement  de  ton  mauvais  cœur  ; 
de  peur  d'amener  ton  frère  à  résipiscence  ,  tu 
n'as  point  voulu  lui  porter  ma  parole  ;  au  lieu  de 
cela ,  te  livrant  à  1  esprit  de  cabale  et  de  men- 
songe, tu  as  divulgué  l'ordre  que  je  t'avois  donné 
en  secret  ;  et,  supprimant  malignement  le  bien 
que  je  t'avois  chargé  de  dire,  tu  lui  as  faussement 
substitué  le  mal  dont  je  ne  t'avois  pas  parlé. 

4.  C'est  pourquoi  j'ai  porté  contre  toi  cet 
arrêt  irrévocable  ,  dont  rien  ne  peut  éloigner 
ni  changer  leifet.  Toi  donc  ,  Pierre  Duval ,  dit 
Pierrot  des  dames,  écoute  et  tremble;  car  voici, 
ton  heure  approche;  sa  rapidité  se  réglera  sur 
la  soif 

5.  Je  connois  toutes  tes  machinations  secrè- 
tes: tes  complots  ont  été  formés  en  buvant  ;  c'est 
en  buvant  qu'ils  seront  punis.  Depuis  la  nuit  mé- 
morable de  ta  vision  jusqu'à  ce  jour,  treizième 
du  mois  delul  (i)  ,  à  la  neuvième  heure  (2),  il 
s'est  passé  cent  seize  heures. 

6.  Pour  te  donner,  dans  ma  clémence,  le 
temps  de  te  reconnoître  et  de  t'amender,  je  t  ac- 
corde de  pouvoir  boire  encore  cent  quinze  ra- 
sades de  vin  pur,  ou  leur  valeur ,  mesurées  dans 
la  même  tasse  où  tu  bus  ton  dernier  coup  la  veille 
de  ta  vision. 

(i)  Le  mois  cfélul  répond  à-peu-y^rès  à  notre  mois 
d'août. 

(2)  La  neuvième  heure  en  cette  saison  fait  environ  Ic^ 
Jeux  heures  après  midi. 


DE   p.  DE   LA   MONTAGNE.  523 

7.  Mais  sitôt  que  tes  lèvres  auront  touché  la 
cent  seizième  rasade,  il  faut  mourir;  et  avant 
qu  elle  soit  viciée  tu  mourras  subitement. 

8.  Et  ne  pense  pas  m'abuser  sur  le  compte 
en  buvant  furtivement  ou  dans  des  coupes  de 
diverses  mesures  ;  car  je  te  suis  par-tout  de  l'œil , 
et  ma  mesure  est  aussi  sûre  que  celle  du  pain 
de  ta  servante ,  et  que  le  trébuchet  où  tu  pèses 
tes  écus. 

9.  En  quelque  temps  et  en  quelque  lieu  que 
tu  boives  la  cent  seizième  rasade,  tu  mourras 
subitement. 

10.  Si  tu  la  bois  au  fond  de  ta  cave,  caché 
seul ,  entre  des  tonneaux  de  piquette ,  tu  mour- 
ras subitement. 

1 1.  Si  tu  la  bois  à  table  dans  ta  famille ,  à  la 
fin  de  ton  maigre  dîné ,  tu  mourras  subitement. 

12.  Si  tu  bois  avec  Joseph  Clerc,  cherchant 
avec  lui  dans  le  vin  quelque  mensonge ,  tu  mour- 
ras subitement. 

i3.  Si  tu  la  bois  chez  le  maire  Baillod,  écou- 
tant un  de  ses  vieux  sermons ,  tu  t'endormiras 
pour  toujours,  même  sans  qu'il  continue  de  le 
lire. 

14.  Si  tu  la  bois  causant  en  secret  chez  M.  le 
professeur,  fût-ce  en  arrangeant  quehpie  vision 
nouvelle,  tu  mourras  subitement. 

i5.  Mortel  heureux  jus((uà  ton  dernier  in- 
stant et  au-delà,  tu  mettras  ,  en  expirant,  plus 
d'esprit  dans  ton  estomac  ({ue  n'en  rendra  ta 
cervelle  ;  et  la  plus  pompeuse  oraison  funèbre  , 


524  VISION 

OÙ  tes  visions  seront  cclchrées,  te  rendra  plus 
d'honneur  après  ta  mort  que  tu  n'en  eus  de  tes 
jours. 

i6.  Boy,  trop  heureux  Pierre  Boy;  hâte-toi 
de  boire  ;  tu  ne  peux  trop  te  presser  daller  cueil- 
lir les  lauriers  qui  t attendent  dans  le  pays  des 
visions.  Tu  mourras;  mais  grâce  à  celle-ci  ,  ton 
nom  vivra  parmi  les  hommes.  Boy,  Pierre  Boy; 
va  promptement  à  riramortalité  qui  t'est  due. 
Ainsi  soit-il ,  amen  ,  amen. 

17.  Et  lorsque  j'entendis  ces  paroles,  moi, 
Pierre  de  la  Montagne,  dit  le  Voyant,  je  fus 
saisi  d  un  grand  efiroi ,  et  je  dis  à  la  voix  : 

18.  A  Dieu  ne  plaise  que  j  annonce  ces  choses 
sans  en  être  assuré  par  un  signe  !  Je  connois  mon 
frère  Pierrot  des  dames;  il  veut  avoir  des  visions 
à  lui  tout  seul.  11  ne  voudra  pas  croire  aux 
miennes,  encore  quon  m'ait  appelé  le  Voyant. 
Mais  ,  s  il  en  dpit  advenir  comme  tu  dis,  donne- 
moi  un  signe  sous  l'autorité  duquel  je  puisse 
parler. 

19.  Et  comme  j'achevois  ces  mots,  voici,  je 
fus  éveillé  par  un  coup  terrible;  et  portant  la 
main  sur  ma  télc,  je  me  sentis  la  lace  tout  en 
sang;  carjesaignois  beaucoup  du  nez,  et  le  sang 
me  ruisseloit  du  visage  :  toutefois,  a[)rcs  l'avoir 
étanché  comme  je  pus ,  je  me  levai  sans  autre 
blessure  ,  sinon  que  j'avois  le  nez  nieurtri  et  fort 
enflé. 

20.  Puis,  regardant  autour  de  moi  d'où  pou- 
voit  me  venir  cette  atteinte,  je  vis  enfin  qu'une 


DE   P.  DE    LA    MONTAGNE.  525 

prune  étoit  tombée  de  l'arbre  et  m'avoit  frappé. 

21.  Voyant  la  prune  auprès  de  moi,  je  la 
pris;  et ,  après  l'avoir  bien  considérée,  je  recon- 
nus qu'elle  étoit  fort  saine,  fort  grosse,  fort 
verte  ,  et  fort  dure  ,  comme  l'état  de  mon  nez  en 
faisoil  foi. 

22.  Alors  mon  entendement  s'étant ouvert,  je 
vis  que  la  prune  en  cet  état  ne  pouvoit  naturel- 
lement être  tombée  d'elle-même,  joint  que  la 
juste  direction  sur  le  bout  de  mon  nez  étoit  une 
autre  merveille  non  moins  manifeste, qui confir- 
moitla  première ,  et  montroit  clairement  l'œuvre 
de  1  esprit. 

23.  Et,  rendant  grâces  à  la  voix  d  un  signe  si 
notoire,  je  résolus  de  publier  la  vision,  comme 
il  m'avoit  été  commandé,  et  de  garder  la  prune 
en  témoignage  de  mes  paroles,  ainsi  que  j  ai  fait 
jusqu'à  ce  jour.  • 

Nota.  Cette  pièce,  omise  par  les  entrepreneurs  des 
éditions  de  Rousseau  postérieures  à  celle  de  Genève  in-S", 
«ans  en  excepter  même  rédition  in-4',  faite  dans  la 
même  ville  ,  fut  composée  par  Rousseau  ,  d'abord  pour 
sa  piopre  jusiificaiion  ,  et  puis  pour  plaisanter,  comme 
il  le  dit  ,  Boy  de   la  Tour.  Voyez  Confessions .,  livre  XIF. 


FIN    DU    SEPTIEME    VOLUME. 


/ 


TABLE 

DES   PIÈCES 

CONTENUES    DAKS    CE    VOLVME. 


LETTRE  A  M.  DE  BEAUMONT.  Page  3 
Lettres  relatives  a  celle  a  IM.  de  Beaumo:<t. 

Lettre  a  M.  de  ***.  i35 

Lettre  a  M.  A.  A.  i36 

Mandement  de  monseigneur  l'archevêque  de  Paris.    iSg 

LETTRES  ÉCRITES  DE  LA  MONTAGNE. 

première  partie. 

Lettre  première.  I/S 

État  de  la  question  par  rapport  à  Tauteur.  Si  elle  est 
de  la  compétence  des  tribunaux  civils.  Manière  in- 
juste de  la  résoudre. 

Lettre  IL  212 

De  la  religion  de  Genève.  Principes  delà  réformation. 
L'auteur  entame  la  discussion  des  miracles. 

Lettre  III.  sSy 

Continuation  du  même  sujet.  Court  examen  de  quel- 
ques autres  accusations. 

Lettre  IV.  281 

L'auteur  se  suppose  coupable  ;  il  compare  la  procédure 
à  la  loi. 


329  TABLE. 

Lettri;  V.  3o4 

Continuation  du  même  sujet.  Jurisprudence  tirée  des 
procédures  faites  en  cas  semblables.  But  de  l'auteur 
en  publiant  la  profession  de  foi. 

Lettre  VI.  36o 

S'il  est  vrai  que  l'auteur  attaque  les  ffouvernements. 
Courte  analyse  de  son  livre.  La  procédui-e  faite  à 
Genève  est  sans  exemple,  et  n'a  été  suivie  en  aucun 
pays. 

SECONDE    PARTIE. 

Lettre  VIL  377 

État  présent  du  gouvernement  de  Genève,  fixé  par 
l'édit  de  la  médiation. 

Lettre  VIII.  ^{"i 

Esprit  de  cet  édit.  Contre-poids  qu'il  donne  à  la  puis- 
sance aristocratique.  Entreprise  du  petit  conseil  d'a- 
néantir ce  contre-poids  par  voie  de  f;til.  Examen  des 
inconvénients  allégués.  Système  des  édits  sur  les 
emprisonnements. 

Lettre  IX.  4^5 

Manière  de  raisonner  de  Tauteur  des  Lettres  écrites 
de  la  campagne.  Son  vrai  but  dans  cet  «:crit.  Choix 
de  ses  exfliiples.  Caractère  de  la  bourgeoisie  de  Ge- 
nève. Preuve  par  les  faiis.  Conclusion. 

Lettre  a  M.  Abalzit.  ^la 

Lettre  a  M.  de  Montmollin.  ')i'i 

Vision  de  Pierre  de  la  Montagne,  dit  le  Voyant.     iïiS 

UN    DE    LA    TABLV.