/?F '*Z *
Presented to the
library of the
UNIVERSITY OF TORONTO
by
Prof. Robert Finch
w
U V R E S
D E
J.J.ROUSSEAU,
DE GENEVE.
Avec Figures.
TOME TROISIEME.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
Uriiversity of Ottawa
http://www.archive.org/details^oeuvresdejjrouss03rous
r
Fivntispice du Tome bvistcinc .
Il retourne cliear irs K craiix-
G
V R E S
D E
J. J. ROUSSEAU,
DE GENEVE.
TOME TROISIEME.
Contenant : Difcours fur l'origine &
les fondemens de l'inégalité parmi les
hommes. : Lettre de M. de Voltaire à
M. Routfeau : Réponfe de M. Rondeau
à M. de Voltaire : Lettre à M. de
Boiffy : Difcours fur l'économie poli-
tique.
A PARIS,
Chez DEFER de M AISONNEUVE
Libraire, rue du Foin.
1791.
DES ARTICLES
Contenus dans ce troificme Tome.
J70 js d ICA CE j page 5
Préface. 5 r
Avertiffcment. 7 j
Dlfcours fur l'origine & les fondemens
de l'inégalité parmi les hommes. 75
Première Partie. 8 1
Seconde Partie. 139
Notes. 201
Lettre de M. de Voltaire à AI. Rouffeau. 27 5
Réponfe de M. Rouffeau à AI. de Fol-
iaire. 181
Lettre a M. de Boiffy j aufujet de la
précédente. 2S9
'^v/V a #/2 Anonyme j par J. J. Rouf-
feau. !()?,
Lettre d'un Bourgeois de Bordeaux à
l'Auteur du Mercure. 297
Réponfe de M. Rouffeau à Aï. de
Boifjy j qui lui avoit communiqué
la Lettre précédente. 305
Difcours fur l'économie politique. 3 07
Fin de la Table,
U VRES
DIVERSES
DE M. J. J. ROUSSEAU.
o o o *&. o; o o 5 I o-« ^»
Jl^P il »J <0 <±J> U II J
SUR L'ORIGINE
ET LES FONDEMENS
DE L'INÉGALITÉ
PARMI LES HOMMES.
Uon in depravatis , fed in his qux benè fecundlim
naturam fe habent , confiderandum ejl quid
fit naturelle. Aristot. Politic. L. 2.
Tome ïll.
• > ». »»;»:s;».»x» ». » » » » .+:»:*l» auto**;»: #
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A LA REPUBLIQUE
D E
GENÈVE.
MAGNIFIQUES, TRES-HONORES
ET SOUVERAINS SEIGNEURS,
Convaincu quil
n'appartient quau Citoyen
vertueux de rendre à fa pa-
trie des honneurs qu'elle
Aij
iv DÉDICACE.
puiffe avouer , il y a trente
ans que je travaille à mé-
riter de vous offrir un hom-
mage public y & cette heu-
reufe occajlon fup-pléant en
partie à ce que mes efforts
nont pu faire , j'ai cru
qu'il me fer oit permis de
confulter ici le ^èle qui
m'anime > plus que le droit
qui devroit niautorifer.
s4yant eu le bonheur de
naître parmi vous y com-
ment pourrois-je méditer
fur V égalité que la nature a
mife entre les hommes > &
fur V inégalité qu'ils ont
inflituée , fans penfer à la
profonde fageffe avec la-
DEDICACE. v
quelle Varie & l'autre > heu-
reufement combinées > dans
cet Etat 9 concourent y de la
manière la plus approchan-
te de la loi naturelle & la
plus favorable à la fociété$
au maintien de V ordre pu-
blic > & au bonheur des par-
ticuliers ? En recherchant
les meilleures maximes que
le bon fens puijje dicler
fur la conftitution d'un gou-
vernement >j'ai été fi frap-
pé de les voir toutes en exé-
cution dans le vôtre , que
même > fans être né dans
vos murs , faurois cru ne
pouvoir me difpenfer d'of-
frir ce tableau de la fo-
Aiij
vj DEDICACE.
ci été humaine à celui de
tous les peuples qui me pa-
roh en pojféder les plus
grands avantages , & en
avoir le mieux prévenu les
abus.
Si j'avois eu à ckoijîr le
lieu de ma naiffance , j' au-
rois choifi une fociété d'une
grandeur bornée par V éten-
due des facultés humaines,
ceft-à-dire , par la poffîbi-
lité d'être bien gouvernée ,
& ou, chacun fufpfant à
Jon emploi , nul n'eût été
contraint de commcîirc à
d' autres les fonctions dont
il étoit chargé y un Etat
où y tous les particuliers fe
DÉDICACE, vij
cojvwijjant entreux > les
manœuvres obfcures du vi-
ce > ni la modeflie de la
vertu n eujjeni -pu fe déro-
ber aux regards & au ju-
gement du public y & ou
cette douce habitude de fe
voir & de fe connoître fit,
de l'amour de la patrie $
Vamour des Citoyens plu-
tôt que celui de la terre.
J'aurois voulu naître
dans un pays ou le Sou-
verain & le peuple ne pujjent
avoir quun jèul & même
intérêt y afin que tous les
mouvemens de la machine
ne iendifent jamais qu'au
bonheur commun; ce qui ne
Aiv
viij DÉDICACE.
pouvant fe faire à moins
que le peuple & le Souve-
rain ne foient une même
perfonne , il s9 enfuit que
f aurois voulu naîtrg Jbus
un gouvernement démocra-
tique 9 fagement tempère.
T aurois voulu vivre 6'
mourir libre , c'ejl-d-dire ,
tellement fournis aux loix 3
que ni moi > ni perfonne
11 en pût fecouer l'honora-
ble joug ; ce jougfalutaire
& doux y que les têtes les
plus jier es portent d'autant
plus docilement qu elles font
faites pour ?i en porter au-
cun autre.
J' aurois donc voulu que
DÉDICACE, ix
perfbnne dans l'État n'eût
pu fe dire au- de j] us de la
loi 9 & que perfonne au
dehors n'en pût impofer que
VEtat fut obligé de recon-
noître: car quelle que puijjè
être la conflitution d'un gou-
vernement , s'il s'y trouve
unfeul homme qui ne foit
pas fournis à la loi, tous
les autres font néceffaire-
ment à la diferétion de ce-
lui-ld(*) y Et y s'il y a un
chef national y & un autre
chef étranger , quelque par-
tage d'autorité qu'ils puif
fent faire y il efi impojflble
que V un & Vautre foient bien
obéis y & que l'Etat foit bien
gouverné. A v
x DÉDICACE.
Je naurois -point voulu
habiter une République de
nouvelle inflitution , quel-
que bonnes loix qu elle pût
avoir y de peur que > le gou-
vernement autrement conf-
titué peut-être quil ne fau-
droit pour le moment , ne
convenant pas aux nou-
veaux Citoyens > ou les Ci-
toyens au nouveau gouver-
nement , VRtat ne fût fujet
à être ébranlé & détruit
prefque dès fa naijjance.
Car il en efi de la liberté
comme de ces alimens fo-
ndes 6 fucculens y ou de
ces vins généreux 3 propres
à nourrir & fortifier les
DÉDICACE, x]
tempéramens robufles qui
en ont V habitude * mais
qui accablent , ruinent &
eîiivrent les /bibles & dé-
licats qui ri y font point
faits. Les peuples une fois
accoutumés à des Maîtres ,
ne font plus en état de s'en
payer. S'ils tentent de fe~
couer le joug , ils s'c'loi- ■
gnent d'autant plus de la
liberté , que > prenant pour
elle une licence effrénée qui
lui ejl oppofée , leurs révo-
lutions les livrent prefqv.c
toujours à des fducleurs
qui ne font qu aggraver
leurs chaînes. Le peuple
Romain lui-même , ce m&
Avj
xij DÉDICACE.
de le de tous les peuples li-
bres y ne fut point en état
de Je gouverner en fortant
de V opprejfiion des Tar-
quins : avili par Vefclavage
& les travaux ignominieux
quils lui av oient impofës,ce
nétoit d'abord qu une fi li-
pide populace qu'il fallut
< ménager & gouverner avec
la plus grande f âge fie , afin
que y s3 accoutumant peu-à-
peu à refpirer V air faille
taire de la liberté , ces âmes
énervées , ou plutôt abru-
ties fous la tyrannie , ac-
quirent par degrés cette fé-
yérité de mœurs * & cette
fierté de courage qui en firent
DÉDICACE, xiij
enfin le -plus rejpeclable de
tous les peuples, T aurois
donc cherché pour ma pa-
trie une heureufe & tran-
quille République ydont V an-
cienneté fe perdît en quelque
forte dans la nuit des temps;
qui neût éprouvé que des
atteintes propres à mani-
fejler & affermir dans j es
habitans le courage & l'a-
mour de la patrie , & où
les Citoyens , accoutumés de
longue main à une fage in-
dépendance , fufjent non-
feulement libres , mais di-
gnes de Vêtre.
J' aurois voulu me choi-
fir une patrie détournée ,
xiv DÉDICACE.
par une heureuje impuif
fance > du féroce amour des
conquêtes > & garantie > par
une po/ition encore plus
heureuje , de la crainte de de-
venir elle-même la conquête
d'un autre Etat y une ville
libre placée entre plujleurs
peuples y dont aucun n'eût
intérêt à l'envahir , & dont
chacun eût intérêt d'empê-
cher les autres de l'envahir
eux-mêmes ; une Républi-
que , en un mot , qui ne
tentât point V ambition de
fes voijins , & qui pût rai-
sonnablement compter fur
leur fc cours au befoin. Il
s'enfuit que , dans une po-
DÉDICACE, xv
fitionfi heureufie , elle n au-
roit eu rien à craindre que
d'elle-même , & que , fi fies
Citoyens s' et oient exercés
aux armes r c'eût été plu-
tôt pour entretenir chez eux
cette ardeur guerrière > 6
cette fierté de courage qui
fie d fi bien à la liberté ', &
qui en nourrit le goût , que
par la nécejjîté de pourvoir
à leur propre défenje.
Taurois cherché un pays
Ou le droit de légijlation
fiât commun à tous les Ci-
toyens : car qui peut mieux
fif avoir queuxyJous quelles
conditions il leur convient
de vivre enfiemble dans une
xvj DÉDICACE.
même Jociété ? Mais je
naurois pas approuvé des
plébijcitesjemb labiés à ceux
des Romains , ou les chefs
de VÈtat & les plus inté-
rejjés à fa confervation
étoient exclus des délibéra-
tions dont fbuvent dépen-
doit Jon Jalut , & ou ,
par une abfurde coîiféque fa-
ce 9 les Magijlrats étoient
privés des droits dontjouif
fbient les /impies Citoyens.
Au contraire > j 'aurois
dejïré que , pour arrêter les
projets intérejfés & mal con-
çus y & les innovations dan-
gereujes qui perdirent enfin
les Athéniens y chacun r.' eût
DÉDICACE, xvïj
pas le pouvoir de propofer
de nouvelles loixdfafan-
taifie ; que ce droit appar-
tînt aux feuls Magifirats ;
quils en ufajjent même
avec tant de circonfpeciion;
que le peuple , de fbn côté >
fût fi réfervé à donner fbn
confèntement à ces loix y &
que la promulgation ne pût
/en faire qu avec tant de
folemnité , qu avant que la
conflitution fut ébranlée 9
en eût le tems de fe con-
vaincre que c'efi jur - tout
la grande antiquité des loix
qui les rend Jàintes & vé-
nérables y que le peuple mé-
prife bien -tôt celles qu'il
xviij DÉDICACE.
voit changer tous les jours,
& qu'en s3 accoutumant à
négliger les anciens ufages
fousprétexte défaire mieux,
on introduit Jouve nt de
grands maux pour en cor-
riger de moindres.
T aurois fui fur - tout ,
comme née ejfaire ment mal
gouvernée > une Républi-
que ou le peuple , croyant
pouvoir fe paj/er de Je s Ma-
giflrats ou ne leur laijfer
qu'une autorité précaire ,
auroit imprudemment gar-
dé VadminiJlration des tf
Jaires civiles & V exécution
de fes propres loix. Telle
dut être la grcjjîcre conjli-
DEDICACE, xix
iution des premiers gouver-
mens fbrtant immédiate-
ment de V état de nature , &
tel fut encore un des vices
qui perdirent la République
d'Athènes.
Maisfaurois choiji celle
ou les particuliers y Je con-
tentant de donner la fane-
lion aux loix y & de décider
en Corps y & fur le rapport
des chefs y les plus impor-
tantes affaires publiques ,
établiroient des Tribunaux
'refpeclés y en dijiingner oient
avec foin les divers dépar-
temens 9 éliroient d'année
en année les plus capables
& les plus intègres de leurs
xx DÉDICACE.
Concitoyens -pour adminif-
trer la Jujiice & gouverner
V État y & où 9 la vertu des
Magijlrats portant ainji té-
moignage de la Jagejfe du
peuple y les uns & les au-
tres s'honoreroient mutuel-
lement. De forte que , fi ja-
mais de fli nèfles m al- en-
tendus venaient à troubler
la concorde publique , ces
temps mêmes d'aveuglement
& d'erreur fujfe nt marqués
par des témoignages de mo-
dération y d'eflime récipro-
que y& d'un commun refpecl
pour les loix y préfages &
garants d'une réconcilia-
tion fincère & perpétuelle.
DÉDICACE, xxj
Tels Joilî y MAGNIFIQUES,
TRÈS-HONORES y ET SOU-
VERAINS Seigneurs, les
avantages que j'aurois re-
cherches dans la patrie que
je me fer ois choijle. Que
Ji la -providence y avoit
ajouté de plus une Jituaîion
charmante , un climat tem-
péré > un pays fertile y &
Vafpecl le plus délicieux
qui foit fous le ciel > je
naurois de/iré, pour com-
bler mon bonheur , que de
jouir de tous ces biens dans
lefeinde cette fie ureufe pa-
trie y vivant paifblement
dans une douce fociété avec
mes Concitoyens y exerçant
xxij DÉDICACE.
envers eux 3 & à Leur exem-
ple > V humanité y V amitié
& toutes les vertus > & laij-
Jant après moi V honorable
mémoire d'un homme de
bien , & d'un honnête &
vertueux patriote.
Si 9 moins heureux ou
trop tard J âge , je m' et ois
vu réduit à finir en d'au-
tres climats une infirme &
langui (Jante carrière y re-
grettant inutilement le re-
pos & la paix dont une jeu-
ne Jfe imprudente m aurait
privé 9 j'aurois 9 du moins,
nourri dans mon ame ces
mêmes fentimens dont je
n aur ois pu faire ujage dans
DÉDICACE, xxiij
mon pays , & 9 pénétré d'une
affection tendre & déjînté-
refféepour mes Concitoyens
éloignés 9 je leur aurois
adreffé y du fond de mon
cœur 9 à-peu-près le dif
cours fuivant :
Mes chers Concitoyens >
ou plutôt mes Frères , puis-
que les liens dufang, ainjî
que les loix y nous unijjent
prefque tous , il mejl doux
de ne pouvoir penfer à
vous y fans penfer en même
temps à tous les biens dont
vous jouijje^ 9 & dont nul
de vous peut - être ne fent
mieux le prix que moi qui
les ai perdus* Plus je ré-
xxiv DÉDICACE.
fléchis fur votre filiation
politique & civile > & moins
Je puis imaginer que la na-
ture des chofes humaines
puijje en comporter une
meilleure. Dans tous les
autres gouverne mens, quand
il ejl queflion d'ajfurer le
plus grand bien de VÉtat >
tout je borne toujours à des
projets en idées 3 & tout
au plus à de Jimples pofji-
bilités ; pour vous > votre
bonheur ejl tout fait y il ne
faut quen jouir , & vous
nave^ plus befoin , pour
devenir parfaitement heu-
reux > que de favoir vous
contenter de Vêtre. Votre
Souveraineté
DÉDICACE, xxv
Souveraineté acquife ou re-
couvrée à la pointe de Vd-
pée , & confervée durant
deux fiècles à force de va-
leur & de JageJ/e , efi en-
fin pleinement & univer-
jellement reconnue. Des
traités honorables fixent
vos limites y affurent vos
droits , & affermirent vo-
tre repos. Votre conflitu-
■tion ejî excellente , 'diclée
par la plus fub lime raifibn,
& garantie par des Puiffan-
ces .amies & rejpeclables ,•
votre État efi tranquile ;
vous nave^ ni guerres ni
x:onquérans à craindre $
vous nave^ point d'autres
Tome III. B
xxvj DÉDICACE.
maîtres que de fages loix
que vous ave^ faites y ad-
minifirées par des Magis-
trats intègres qui font de
votre choix ; vous nêtes ni
aJ7eï ric/ies pour vous éner-
ver par la mollejje 9 & per-
dre dans de vaines délices
le goût du vrai bonheur &
des folide s vertus ; ni ajfe^
pauvres pour avoir befoin
de plus de fe cours étran-
gers que ne vous en procure
votre indujlrie ; & cette li-
berté précieufe , quon ne
maintient che^ les grandes
Nations y quavec des impôts
exorbitans y ne vous coûte
prefque rien à conferver.
DÉDICACE, xxvij
Puijje durer toujours >
pour le bonheur de Je s Ci-
toyens & l'exemple des peu-
ples , une République fi fia-
gement & fi heureufiement
confi'uuée ! Voilà le fieul
vœu <pui vous-refie à faire ,
& te fieul foin qui vous refi-
le à prendre. C'ejl à vous
fieuls déformais , non à fai-
re votte bonheur : vos An-
t être s vous en ont évité la
peine / mais à le rendre du-
rable par la fiagejfe d'en
bien ufier. Cefi de votre
union perpétuelle , de votre
'b&iïjfàrttK aux loix , de
yotre* refipecl pour leurs
Minifircs que dépend votre
Bij.
xxvirj DÉDICACE.
conjervation.. S'il refle par-
mi vous le moindre germe
d'aigreur ou de défiance ,
hâtej-vous de le détruire
comme un levain funejle
d'où réfulteroient tôt ou tard
vos malheurs & la ruine
de V Etat. Je vous cpnjure
de rentrer tous au fond de
votre cœur y & de conjulter
la voix fecrette de votre
conjcience,- Quelqu'un par-
mi vous comioit - il dans
l'Univers un corps plus
intègre * plits'ieclaire', plus
refpeclable que celui de
votre Magifir attire* Tous
Jes membres ne vous don-
nent-ils pas V exemple de
DÉDICACE, xxix
la modérai ion , de la /im-
plicite de mœurs > du rcfi
pe cl peur les loix & de la
plus fine ère réconciliation ?
Rende^ donc fans réferve
à de fi fàges chefs , cette
falutaire confiance que la
raifon doit à la vertu ;
fonge^ quils font de votre
choix y qu'ils le jufiifienty
& que les honneurs dûs à
ceux que vous ave^ confti-
îués en dignité > retombent
née efi aire ment fur vous-
mêmes. Nul de vous ?i efi
afie^ peu éclairé pour igno-
rer quou ce fie la vigueur
des loix & V autorité de
leurs defenjeurs y il ne peut
Biij
xxx DÉDICACE.
y avoir ni fureté 3 ni liber-
té pour perfbnne. De quoi
s'agit - il donc ejitre vous
que de faire de bon cœur
ë avec une jujîe cojifiance
ce qu e vous fer ie^ toujours
obligés de faire par un vé-
ritable intérêt y par devoir, &
pour la raifon. Qu'une cou-
pable &funejle indifférence
pour le maintien de la conf-
titution ne vous fajfe ja-
mais négliger 9 au befoiny
les f âge s avis des plus éclai-
rés & des plus ^élés d'entre
vous : mais que V équité y
la modération, la plusref
peclueufe fermeté , conti-
nuent de régler toutes vos
DÉDICACE, xxxj
démarches 3 & de montrer
en vous à tout l'Univers
l'exemple d'un peuple fier
& mo défie y aujfi jaloux de
fia gloire que de fa liberté.
Gardez-vous Jîir - tout, ( &
ce fiera mon dernier con-
fiai ) d'écouter jamais des
interprétations finfires &
des dificours enve?iimés ■*,
dont les motifs fie cr et s fient
fiouventplus dangereux que
les actions qui en fient l'ob-
jet. Toute une maifion s'é-
veille & fie tient en allar-
mes aux premiers cris d'un
bon & fidèle gardien qui
n'abb oie jamais qu'à l'ap-
proche des voleurs; mais
Biv
xxxij DÉDICACE. I
en hait V importunité de ceè
animaux bruyans qui trou-
blent fans cejje le repos
public y & dont les aver-
îijjemens continuels & de-
places ne Je font pas mê-
me écouter au moment quils
font neceffaires.
Et VOUS y MAGNIFIQUES
ET TRÈS- HONORÉS SEI-
GNEURS ?* vous y dignes &
refpectablesMagijlrats d'un
peuple libre y permettez-
moi de vous offrir en par-
ticulier mes hommages &
mes devoirs. S' il y a dans
le monde un rang propre
à illujlrer ceux qui l'oc-
cupent y c'ejlfans doute ce-
DEDICACE, xxxiij
lui que donnent les îalens
& la vertu y celui dont vous
vous êtes rendus dignes*,
& auquel vos Concitoyens
vous ont élevés. Leur pro-
pre mérite ajoute encore au
vôtre un nouvel éclat; & ,
choifis par des hommes ca-
pables a" en gouverner d'au-
tres y pour les gouverner
eux-mêmes 9 je vous trou-
ve autant au-deffus des au-
jj
très Magijlrats , ou' un peu-
ple libre , & fur-tout celui
que vous ave^ l'honneur de
conduire > eji par je s lu-
mières & par fa raifort au-
dej/us de la populace des
autres Etats.
Bv
xxxiv DÉDICACE.
Qu'il me foit permis de
citer un exemple dont il de-
yroit rejler de meilleures
traces y & qui fera toujours
préfent à mon cœur. Je ne
me rappelle point y fans la
plus douce émotion y la mé-
moire du vertueux Citoyen
de qui j'ai reçu le jour 3 &
qui fouvent entretint mon
enfance du rejpecl qui vous
ctoit du. Je le vois encore
vivant du travail de fes
mains j & nourriffant fon
ame des vérités les plus
fhblimes. Je vois Tacite ,
Plutarque y & Grotius y mê-
lés devant lui avec les inf-
trume/is de fort métier. Je
PÉDICACE. xxxv
vois àfes côtés un fils ché-
ri 9 recevant avec trop peu
de fruit les tendres infiruc-
iions du meilleur des pè-
res. Mais fi les égare mens
d'une folle jeuneffe me fi-
rent oublier , durant un
temps, de fi fages leçons >
f ai le bonheur d'éprouver
enfin que , quelque pen-
chant quon ait vers le vi-
ce y il efi difficile qu'une
éducation dont le cœur fe
mêle 9 refie perdue pour tou-
jours.
Tels font y magnifi-
ques ET TRES - HONOJR.ES
Seigneurs , les Citoyens ,
& marie les fiinples habi-
Bvj
xxxvj DÉDICACE.
tans nés dans l'État aue
vous gouverne? y tels J ont
ces hommes injiruits &Jen-
Jés dont y fous le nom d'ou-
vriers & de peuple , on a,
che^ les autres nations ,
des idée s fi baffes & fi fauf-
fès. Mon père , je V avoue
avec joie y nétoit pas dif-
ïingué parmi fis Conci-
toyens ; il nétoit que ce
qu'ils font tous ; & tel qu'il
étoity il n'y a point de pays
ou Ja jociete n eut ete re-
cherchée, cultivée, & mê-
me avec fruit , par les plus
honnêtes gens. Il ne m'ap-
partient pas y & y grâce au
Ciel y il n'ejl pas nécefjai-
DÉDICACE, xxxvif
re de vous parler des égards
que peuvent attendre de
vous des hommes de cette
trempe , vos égaux par
V éducation 9 ainji que par
les droits de la nature &
de la naijfance ; vos infé-
rieurspar leur volonté , par
la préférence quils doivent
à votre mérite, tjuils lui
ont accordée > & pour la-
-quelle vous leur deve^ à
votre tour une forte de
reconnoijjance. JJ apprends
avec une vive fatisfaclian
de combien de douceur &
de condefcendance vous
tempère-^ avec eux la gra-
xxxviij DÉDICACE.
vite convenable aux Mi-
nijlres des loix y combien
vous leur rende^ en efiime
& en attentions ce quils
vous doivent d' obéijjance
& de rejpecls y conduite
pleine de juflice & de fa-
gejfe 9 propre à éloigner de
plus en plus la mémoire
des événemens malheureux
qu il faut oublier pour ne
les revoir jamais : condui-
te d* autant plus judicieufe y
que ce peuple équitable &
généreux Je fait un plaifir
de fon devoir y quil aime
naturellement à vous hono-
rer y & que les plus ardens
DÉDICACE, xxxix
àjbutenir leurs droits y font
les plus portés à refpecler
les vôtres.
Il ne doit pas être éton-
nant que les chefs d'une
fociété civile en aiment la
gloire & le bonheur y mais
il Vefl trop y pour le repos
des hommes , que ceux qui
fe regardent comme les Ma-
gifirats y ou plutôt comme
les maîtres d'une patrie
plus fainte & plusfublime.y
témoignent quelque amour
pour la patrie îerrejlre qui
les nourrit. Qu'il m efl
doux de pouvoir faire en
notre faveur une exception
fi rare y & placer au rang
xl DÉDICACE.
de nos meilleurs citoyens t
ces ^èlés dépofitaires des
dogmes J acre 's auto ri/es pur
les Loix y ces vénérables
Pajfeurs des âmes 3 dont la
vive & douce éloquence
porte d'autant mieux dans
les cœurs les maximes de
V Evangile , qu'ils commen-
cent toujours par les pra-
tiquer eux-mêmes ! Tout le
monde fait avec quel fuc-
ces le grand art de la Chai-
re efl cultivé à Genève.
Mais y trop accoutumés à
yoir dire d'une manière &
faire d'une autre 9 peu de
gens favent jufqu'à quel
point l'ejprU du Chrijlia-
DÉDICACE. xij
nifme y la fainteté des
mœurs > la ftvérité pour foi-
même & la douceur pour
autrui , régnent dans le
corps de nos Minijlres.
Peut-être appartient-il à la
feule Taille de Genève , de
montrer l'exemple édifiant
d'une aujji parfaite union
entre une Société de Théo-
logiens & de gens de Let-
tres, C'ejl y en grande par-
tie y fur leur fige /je & leur
modération reconnues, c'èjl
fur leur ^èle pour la prof
périté de l'État 9 que je
fonde l'efpoir de fon éter-
nelle tranquillité y & je re-
xlij DÉDICACE.
marque avec un plalfir
mêlé d' étonnement & de
refpecl y comble 71 ils ont
d'horreur pour les affreufes
maximes de ces hommes
facrés & barbares , dont
V Hljioire fournit plus d'un
exemple , & qui > pour fou-
te nu- les prétendus droits
de Dieu , c'efi-à-dire > leurs
intérêts 9 étolent d'autant
moins avares du fang hu-
main y qu'ils Je flaltolent
que le leur fer oit toujours
refpeclé.
Pourrols-je oublier cette
précieufe moitié de la Ré-
publique qui fait le bonheur
DÉDICACE, xliij
de Vautre y & dont la dou-
ceur & la fagejje j main-
tiennent la paix & les boa-
nés mœurs / Aimables &
yertueufes Citoyennes y le
fort de votre f exe fera tou-
jours de gouverner le no-
tre. Heureux ! quand votre
chafle -pouvoir , exercé feu-
lement dans V union con-
jugale y ne fe fait fentir
que pour la gloire de VE-
tat & le bonheur public !
C'ejl ainfi que les femmes
commandoient à Sparte y
& c'ejl ainfi que vous mé-
rite1^ de commander à Ge-
nève. Quel homme barba-
re pourroit réfijler à la voix
xliv DÉDICACE.
de l'honneur 6 de la rai-
fon dans la bouche d'une
tendre epoufe y & qui ne
mépriferoit un vain luxe ,
en voyant votre Jîniple &
mode/le parure , qui y par
V éclat quelle tient de vous 3
femble être la plus favo-
rable à la beauté? Cy ejl à
vous de maintenir ton jour s 9
par votre aimable & inno-
cent empire 3 & par votre
efprit infinuant > V amour
des loix dans V Etat & la
concorde parmi les ci-
îoyens y de réunirpar d'heu-
reux mariages les famil-
les divifces ; & fur-tout de
corriger par la perfuafivc
DÉDICACE. xlv
douceur de vos leçons , &
par les grâces modejles de
votre entretien y les travers
que nos jeunes gens vont
-prendre en d'autres pays ,
dJoù 9 au lieu de tant de
thofes utiles dont ils pour-
roient profiter 9 ils ne rap-
portent, avec un ton pué-
rile & des airs ridicules ,
pris parmûde s femme s per-
dues y que V admiration de
je. ne 'fais quelles préten-
dues grandeurs y\ frivoles
dédommagemens de la fer-
vitude ,. qui ne vaudront
jamais' ¥ œugafie liberté.
Soje'i donc toujours ce que
xlvj DÉDICACE.
vous êtes ,. les chajles gar-
diennes des mœurs & les
doux liens de la paix y &
continue-^ de faire valoir
en toute occajion les droits
du cœur & de la nature au
profit du devoir & de la
vertw.
Je me flatte de nêtre
point démenti par V événe-
ment. * en fondant fur de
tels' garants Vefpoir du
bonheur % commun des ci-
toyens y & de la gloire de la
République. J'avoue qu'a-
vec tous ces avantages >
elle ne brillera pas de cet
éclat dont la plupart des
DÉDICACE, xlvij
yeux font éblouis $ & dont
le puérile & funefle goût
efl le plus mortel ennemi
du bonheur & de la liberté*
Qu'une jeunejje dijjblue
aille chercher ailleurs des
plaifir s faciles & de longs
repentirs. Que les préten-
dus gens de goût admirent
en d'autres lieux la gran-
deur des Palais y la beau-
té des équipages y les fu-
perbes ameublemens > la
pompe des Jpeclacles , &
tous les rafinemens de la
mollejje & du luxe. A Ge-
nève, on ne trouvera que
des hommes ; mais pour-
tant un tel fpeclacle a bien
xlviij DÉDICACE.
fon prix y & ceux qui le
rechercher ontvaudr ont bien
les admirateurs du rejle.
Daigne1^, magnifi-
QUJES", T RÈS-HONORÉS
ET SOUVERAINS SEI-
GNEURS, recevoir tous,
avec la même bonté y les
refpcclueux témoignages de
l'intérêt que je prends à
votre profpérité commune.
Si j'étois ajje-^ malheureux
pour être coupable de quel-
que tranfport indifcret dans
xette vive effujion de mon
cœur , je vous fupplie de le
pardonner à la tendre af-
fection d'un vrai Patriote ,
&
DEDICACE, xlix
& au ^êle ardent 6 légiti-
me d'un homme qui n en-
vif âge point de plus grand
bonheur pour lui - même 3
que celui de vous voir tous
heureux.
Je fuis avec le plus pro-
fond rejpecl ,
MAGNIFIQUES, TRr>S-HO-
NORÉS ET SOUVERAINS
Seigneu RS,
A Chambcri, Votre très-humble & trh-
le 2i Juin I7H« obéijfant ferviteur &
Concitoyen ,
JEAN* JACQUES ROUSSEAU,
Tome III t
& ■ ■ gCsJs===-— — i— 'jg
â^ ******* A
;3£t£=
PRÉFACE.
L
A plus utile & la moins
avancée de toutes les connoif-
fances humaines me paroît être
celle de Phomme (* 2.); &
j'ofe dire que la feule infcrip-
tion du Temple de Delphes
conrenoit un précepte plus im-
portant & plus difficile que tous
les gros livres des Moraliftes.
Aufli je regarde le fujet de ce
Difcours , comme une des ques-
tions les plus intérefîantes que
la Philofophie puiffe propofer,
&, malheureufement pour nous,
comme une des plus épineufes
Ci)
lij PRÉFACE.
que les Philofophes piaffent ré-
foudre : car comment connoî-
tre la fource de l'inégalité par-
mi les hommes , fi l'on ne com-
mence par les connoître eux-
mêmes ? Et comment l'homme
viendra-t-il à bout de fe voir
tel que Ta formé la nature , à
travers tous les changemens que
3a fucceffion des temps & des
chofes a dû produire dans fa
constitution originelle ; & de dé-
mêler ce qu'il tient de fon pro-
pre fond d'avec ce que les cir-
conftances 6c fes progrès ont
ajouté ou changé à fon état pri-
mitif? Semblable à la ftatue de
Glaucus , que le temps , la mer
& les orages avoient tellement
défigurée , qu'elle reffembloit
moins à un Dieu qu'à une bête
PRÉFACE, lUj
féroce , l'ame humaine , altérée
au fein de la fociété par mille
caufes fans celle renaiffantes,
par l'acquifition d'une multitude
de connoiiïances & d'erreurs y
par les changemens arrivés à la
conftitution des corps , ôc par le
choc continuel des pallions , a ,
pour ainfi-dire , changé d'appa-
rence, au point d'être prefque
méconnoiiïable ; & Ton n'y re-
trouve plus , au lieu d'un être
agi (Tant toujours par des prin-
cipes certains ôc invariables , au
lieu de cette célefte Ôc maje&
tueufe fimplicité dont fon Au-
teur l'avoit empreinte, que le
difforme contrafle de la pafTion
qui croit raifonner 6c de l'en-
tendement en délire.
Cii;
liv F R E F A C E.
Ce qu'il y a de plus cruel
encore , c'en que , tous les pro-
grès de l'efpèee humaine l'cioi-
gnant fans cefTe de fon état pri-
mitif, plus nous accumulons de
nouvelles connoiffances , & plus
nous nous ôtons les moyens
d'acquérir la plus importante
de toutes j ôc que c'eft en un
fens à force d'étudier l'homme >
que nous nous fommes mis hors
d'état de le connoître.
Il eft aifé de voir que c'eft:
dans ces changemens fuccefïifs
de la conftitution humaine, qu'il
faut chercher la première ori-
gine des différences qui dis-
tinguent les hommes , lefquels ,
d'un commun aveu, font na-
turellement aulîi égaux entr'eux,
PREFACE, h
que Yétoient les animaux de
chaque efpèce > avant que di-
verfes caufes phyfiques eufTent
introduit dans quelques - unes
les variétés que nous y remar-
quons. En effet , il n'eft pas
concevable que ces premiers
changemens, par quelque moyen
qu'ils foient arrivés , aient al-
téré tout à la fois, ôc de la mê-
me manière , tous les individus
de l'efpèce ; mais les uns s'é-
tant perfectionnés ou détério-
rés , ôc ayant acquis diverfes
qualités bonnes ou mauvaifes ,
qui n'étoient point inhérentes
à leur nature , les autres réitè-
rent plus longtemps dans leur
état originel; Ôc telle fut, par-
mi les hommes r la première
Civ
Ivj P RE F A CE.
fource de l'inégalité* , qu'il eQ.
plus aifé de démontrer ainfi
en général , que d'en afligner
avec précifion les véritables
caufes.
Que mes Ie£teurs ne s'ima-
ginent donc pas que j'ofe me
flatter d'avoir vu ce qui me pa-
Toît fi difficile à voir. J'ai com-
mencé quelques raifonnemens ;
)'ai hazardé quelques conjectu-
res , moins dans l'efpoir de ré-
foudre la queftion , que dans
l'intention de l'éclaircir & de la
iéduire à Ton véritable état.
D'autres pourront aifément al-
ler plus loin dans la même rou-
te, fans qu'il foit facile à per-
fonne d'arriver au terme. Car
ce n'eft pas une légère entre-
PRÉFACE. Ivij
prife de démêler ce qu'il y a
d'originaire & d'artificiel dans
la nature actuelle de l'homme,
& de bien connoître un état
qui n'exifte plus, qui n'a peut-
être point exifté , qui proba-
blement n'exiftera jamais , &
dont il eft pourtant nécefïaire
d'avoir des notions juftes pour
bien juger de notre état pré*
fent. Il faudroit même plus de
Philofophie qu'on ne penfe à
celui qui entreprendroit de dé-
terminer exactement les pré-
cautions à prendre , pour faire
fur ce fujet de folides obfer-
vations; ôc une bonne folution
du problême fuivant ne me pa-
roitroit pas indigne des Arifto-
tes & des Piines de notre fié-
Cv
Iv'uj PREFACE.
cle: Quelles expériences feroient
néceffaïres pour parvenir à con-
naître f homme naturel ; êC quels
font les moyens de faire ces ex~
périences au fein de la Jociété ?
Loin d'entreprendre de réfou-
dre ce problême , je crois en
avoir afïez médité le fujet ,
pour ofer répondre d'avance
que les plus grands Philofo-
plies ne feront pas trop bons
pour diriger ces expériences ,
ni les plus puiffans fouverains
pour les faire ; concours auquel
il n'eft guères raifonnable de
s'attendre , fur - tout avec la
perfévérance ou plutôt la fuc-
ceffion de lumières & de bon-
ne volonté néceffaire, de part
& d'autre ; pour arriver aufucccs*
PREFACE, lix
Ces recherches fi difficiles à
faire , & auxquelles on a fi peu
rongé jufqu ici , font pourtant
les feuls moyens qui nous res-
tent de lever une multitude de
difficultés qui nous dérobent la
connoiflance des fondemens réels
de la fociété humaine. C'eft
cette ignorance de la nature de
l'homme, qui jette tant d'incer*
titude & d'obfcurité fur la vé-
ritable définition du droit natu-
rel : car l'idée du droit, dit Aï.
Burlamaqui , & plus encore celle
du droit naturel , font mani-
feftement des idées relatives à
la nature de l'homme. C'eft donc
de cette nature même de l'honv
me, continue-t-il, de fa conf-
titution & de fon état , qu'il
Cvi
Ix PREFAC E.
faut ddduire les principes de
cette fcience.
Ce n'eft point fans furprife
fit fans fcandale qu'on remar-
que le peu d'accord qui règne
fur cette importante matière en-
tre les divers Auteurs qui en
ont traité. Parmi les plus gra-
ves Ecrivains , à peine en trou-
ve-t-on deux qui foient du mê-
me avis fur ce point. Sans par-
ler des anciens Philofophes qui
Semblent avoir pris à tâche de
fe contredire entr'eux fur les
principes les plus fondamen-
taux , les Jurifconfultes Ro-
mains affujettiffent indifférem-
ment l'homme ôc tous les autres
animaux à la même loi natu-
relle , parce qu'ils confiderent
PREFACE. Ixj
plutôt fous ce nom la loi que
la nature s'impofe à elle-même ,
que celle qu'elle prefcrit ; ou
plutôt , à caufe de l'acception
particulière félon laquelle ces
Jurifconfultes entendent le mot
de loi y qu'ils fembïent n'a-
voir pris en cette occafion, que
pour l'exprefïion des rapports
généraux établis par la nature
entre tous les êtres animés ,
pour leur commune conferva-
tion. Les modernes , ne recon-
noilTant fous le nom de loi
qu'une règle prefcrite à un
être moral , c'eft - à - dire , in-
telligent , libre , & confidéré
dans fes rapports avec d'autres
êtres 9 bornent conféquemment
au feul animal doué de raifon 9
c'elt- à- dire, à l'homme , la
Ixij PRÉFACE.
compétence de la loi naturel-
le ; mais définiffant cette loi
chacun à fa mode , ils l'éta-
bliiïent tous fur des principes
fi métaphyfiques , qu'il y a ,
même parmi nous, bien peu de
gens en état de comprendre
ces principes, loin de pouvoir
les trouver d'eux - mêmes : de
forte que toutes les définitions
de ces fçavans hommes > d'ail-
leurs en perpétuelle contradic-
tion entr'elles , s'accordent feu-
lement en ceci , qu'il eft im-
poflible d'entendre la loi de na-
ture , & par confé'quent d'y
obéir , fans être un très - grand
raifonneur & un profond Mé-
taphyficien. Ce qui fignifie pré-
cifément que les hommes ont
dû employer pour rétabli/Ter
PRÉFACE, Ixiij
ment de la fociécé , des lumiè-
res qui ne fe développent qu'a-
vec beaucoup de peine & pour
fort peu de gens dans le fein de
la fociété même.
ConnoifTant fi peu la nature ,
& s'accordant fi mal fur le fens
du mot de Loi , il feroit bien
difficile de convenir d'une bon-
ne définition de la loi naturelle.
Audi toutes celles quJon trouve
dans les livres , outre le défaut
de n'être point uniformes , ont-
elles encore celui d'être tirées
de plufieurs connoifiances que
les hommes n'ont point naturel-
lement , & des avantages dont
ils ne peuvent concevoir l'idée
qu'apiès être fortis de l'état de
nature. On commence par re-
Ixiv P RE FA CE.
chercher les règles dont, pour
l'utilité commune , il feroit à
propos que les hommes con-
vinrent entr'eux ; & puis on
donne le nom de loi naturelle à
la collection de ces règles, fans
autre preuve que le bien qu'on
trouve qui réiuiteroit de leur
pratique univerfelle. Voilà afiu-
rément une manière très com-
mode de compofer des défini-
tions , 6c d'expliquer la nature des
chofes par des convenances pref-
que arbitraires.
Mais tant que nous ne con-
noîtrons point l'homme naturel ,
c'eft en vain que nous voudrons
déterminer la loi qu'il a reçue ,
ou celle qui convient le mieux
à fa conftitution. Tout ce que
PRÉFACÉ. lx
nous pouvons voir très claire-
ment au fujet de cette loî , c'eft
que non feulement , pour qu'elle
foit loi , il faut que la volonté
de celui qu'elle oblige puiffe s'y
foumettre avec connoilTance ;
mais qu'il faut encore , pour
qu'elle foit naturelle , qu'elle
parle immédiatement par la voix
de la nature.
LaifTant donc tous les livres
fcientifiques qui ne nous ap-
prennent qu'à voir les hommes
tels qu'ils fe font faits , & médi-
tant fur les premières & plus
fini pies opérations de l'arne hu-
maine , j'y crois appercevoir
deux principes antérieurs à la
raifon , dont l'un nous intéreiïe
ardemment à notre bien-être ôc
Ixvj PREFACE.
à la confervation de nous-mê-
mes , & l'autre nous infpire une
répugnance naturelle à voir pé-
rir ou foufrïir tout être fenfible ,
& principalement nos fembla-
bles. C'eft du concours , & de
la combinaifon que notre efprit
eft en état de faire de ces deux
principes , (ans qu'il foit nécef-
iaire d'y faire entrer celui de la
fociabilité , que me paroiiTent dé-
couler toutes les règles du droit
naturel ; règles que la raifon
eft enfuite forcée de rétablir fur
d'autres fondemens , quand par
fes développemens fucceffifs elle
eft venue à bout d'étouffer la
nature.
De cette manière , on n'eft
point obligé de faire de l'hom-
PREFACE, hcvij
me un philofophe avant que
d'en faire un homme ; fes de-
voirs envers autrui ne lui font
pas uniquement diclés par les
tardives leçons de la fagelle ; ôc
tant qu'il ne réfiftera point à
l'impulfion intérieure de la com-
mifération , il ne fera jamais du
mal à un autre homme , ni même
à aucun être fenfible , excepté
dans le cas légitime où, facon-
fervation fe trouvant intéreifée,
il eft obligé de fe donner la pré-
férence à lui-même. Par ce
moyen , on termine auili les an-
ciennes difputes fur la partici-
pation des animaux à la loi na-
turelle : car il eft clair que, dé-
pourvus de lumières ôc de liber-
té y ils ne peuvent reconnokre
Ixviij PREFACE.
cette loi; mais tenant en quel-
que chofe à notre nature par la
fenfibilité dont ils font doués ,
on jugera qu'ils doivent aufli
participer au droit naturel , ôc
que l'homme eft afïujetti envers
eux à quelque efpèce de devoirs.
Il femble , en effet , que , fi je
fuis obligé de ne faire aucun
mal à mon femblable , c'eft moins
parce qu'il eft un être raifonnable,
que parce qu'il eft un être fen-
fible;quaUté qui, étant commune
à la bête & à l'homme , doit au
moins donner à Tune le droit de
n'être point maltraitée inutile-
ment par l'autre.
Cette même étude de l'hom-
me originel , de fes vrais be-
foins 6c des principes fondamen-
PRÉFACE. Ixix
taux de fes devoirs , eft encore
le feul bon moyen qu'on puiiTe
employer pour lever ces fouies
de difficultés qui fe. préfentent
fur l'origine de l'inégalité mo-
rale , fur les vrais fondemens du
corps politique , fur les droits
réciproques de fes membres , &c
fur mille autres queftions fem-
blables , auffi importantes que mal
éclairc'es.
En configurant la fociété hu-
maine d'un regard tranquille ÔC
défintéreiTé , elle ne femble
montrer d'abord que la violen-
ce des hommes puiffans & Pop-
preffion des foibles. L'efprit fe
révolte contre la dureté des
uns* , ou eft porté à déplorer
l'aveuglement des autres ; &
Ixx PRÉ FA C E.
comme rien n'eft moins ftable
parmi les hommes que ces re-
lations extérieures que le ha-
zard produit plus fouvent que la
fagefle, & qu'on appelle foiblefTe.
ou puiiTance , richefle ou pau-
vreté , les étabiiiTemens humains
paroiflent au premier coup -d'oeil
fondés fur des monceaux de fa-
ble mouvant* Ce n'eft qu'en les
examinant de près , ce n'eft
qu'après avoir écarté la pouf-
iière & le fable qui environnent
l'édifice , qu'on apperçoit labafe
inébranlable fur laquelle il eft
élevé , & qu'on apprend à en
iefpe&er les fondemens. Or fans
l'étude férieufe de l'homme , de
fes facultés naturelles , ôo de
leurs développemens fucceilifs ,
PREFACE. Ixxj
on ne viendra jamais à bout de
faire ces diftin&ions , & de fé-
parer , dans l'actuelle conflitu-
tion des chofes , ce qu'a fait la
volonté divine d'avec ce que
l'art humain a prétendu faire.
Les recherches politiques & mo-
rales auxquelles donne lieu l'im-
portante queftion que j'examine,
font donc utiles de toutes ma-
nières , & l'hiftoire hypothéti-
que des gouvernemens eft pour
l'homme une leçon inftructive
à tous égards. En confidérant
ce que nous ferions devenus ,
abandonnés à nous-mêmes , nous
devons apprendre à bénir celui
dont la main bienfaifante , corri-
geant nos inftitutions ôc leur don-
nant une aiîiette inébranlable, a
Ixxij PREFACE.
prévenu les défordres qui de-
vroieru: en ré fui ter , &. fait naître
notre bonheur des moyens qui
fembloient devoir combler notre
mifère.
Quem te Deux e£e
Jujjît , & humanâ quâ parte locatus es in. ret
Vijce.
AVERTISSEMENT.
AVERTISSEMENT
SUR LES NOTES.
Tai ajouté quelques Notes à cet Ou-
vrage , félon ma coutume parejfeufe , de
travailler à bâton rompu j ces Notes j'e-
cartent quelquefois affe^ du fujet } pour
ri être pas bonnes à lire avec le texte \ Je
*les ai donc rejettées à la fin du JDifcours ,
dans lequel fai tâché de fuivre de mon
mieux le plus droit chemin. Ceux qui au-
ront le courage de recommencer , pour-
ront samufer la féconde fois à battre les
buijjons , & tenter de parcourir les Notes j
il y aura peu de mal que les autres ne
Us lifent point du tout.
Tome III. D
QUESTION
Propofee par l 'Académie de Dijon*
Quelle eft l'origine de l'inégalité parmi les
Hommes ," & fi elle eft autorifée par la Loi
Naturelle?
«Hs © Ut*
DISCOURS
SUR L'ORIGINE
ET LES FONDEMENS
DE L'INÉGALITÉ
PARMI LES HOMMES.
V^'Est de l'homme que j'ai à parler,
& la queftion que j'examine m'ap-
prend que je vais parler à des hommes:
car on n'en propofe point de femblables,
quand on craint d'honorer la ve'rité. Je
défendrai donc avec confiance la caufe
de l'Humanité devant les Sages qui m'y
invitent , & je ne ferai pas mécontent de
moi-même , fi je me rends digne de mon
fujet & de mes Juges.
Je conçois dans l'efpèce humaine deux
fortes d'inégalités, l'une que j'appelle na-
turelle ou phyfique, parce qu'elle eft éta«
Dij
rj6
Œuvres
blie par la nature , & qui confifte dans
îa différence des âges , de la fanté , des
forces du corps, & des qualités del'ef-
prit ou de l'aine ; l'autre qu'on peut ap-
peller inégalité morale ou politique , par-
ce qu'elle dépend dune forte de conven-
tion , & qu'elle eft établie ou du moins
autorifée par le confentement des hom-
mes. Celle-ci confifte dans les différens
privilèges dont quelques-uns jouiffent au
préjudice des autres ., comme d'être plus
riches , plus honorés , plus puiffans
qu'eux , ou même de s'en faire obéir.
On ne peut pas demander quelle eft
ïa fource de l'inégalité naturelle , parce
que la réponfe fe trouveroit énoncée dans
la (impie définition du mot. On peut en-
core moins chercher s'il n'y auroit point
quelque liaifon effentielle entre les deux
inégalités : car ce feroit demander , en
d'autres termes , fi ceux qui commandent
valent néceffairement mieux que ceux qui
obéifient , & fi la force du corps ou de
r'efprit, lafageffe ou la vertu fe trouvent
toujours dans les mêmes individus , en
proportion de la puiffance ou de la ri-
chdfc : queftion bonne peut-être à agiter
entre des çfcîaves entendus de leurs maî-
s , pjais qui ne convient pas à des
DIVERSES. 77
hommes raifonnables & libres , qui
cherchent la vérité.
De quoi s'agit-il donc jirécifémenc
dans ce Difcours?De marquer, dans le
progrès des chofes , le moment où , le
droit fuccédant à la violence , la nature
fut foumife à la loi ; d'expliquer par
quel enchaînement de prodiges , le fort
put fe réfoudre à fervir le foible , & le
peuple à acheter un repos en idée, au prix
d'une félicité réelle.
Les Philofophes qui ont examiné les
fondemens de la fociété , ont tous fenti
la néceilîté de remonter jufqu'à l'état de
nature , mais aucun d'eux n'y eft arrivé.
Les uns n'ont point balancé à fuppofer à
l'homme, dans cet état, la nation du jufte
& de l'injufte , fans fe foucier de mon-
trer qu'il dût avoir cette notion , ni mê-
me qu'elle lui fût utile. D'autres ont par-
lé du droit naturel que chacun a de con-
ferver ce qui lui appartient , fans expli-
quer ce qu'ils entendoient par appartenir.
D'autres , donnant d'abord au plus fort
l'autorité fur le plus foible , ont aufli-
tôt fait naître le gouvernement fans fon-
ger au temps qui dut s'écouler avant que
le fens des mots d'autorité & de gouver-
nement pût exifter parmi les hommes,
Diij
78
Œuvres
Enfin tous , parlant fans cefle de befoîn ,
d'avidité , d'oppreflîon ., de defirs de
d'orgue 1 , ont tranfporté à l'état de na-
ture j des idées qu'ils avoient prifes dans
la fociété ; ils parloient de l'homme faix-
vage, & ils peignoient l'homme civil. Il
n'eft pas même venu dans l'efprit de
la plupart de douter que l'état de nature
eût exiflé, tandis qu'il eft évident , par 'a
lecture des Livres facrés,que le premier
homme eyant reçu immédiatement de
Dieu des lumières & des préceptes , n'e-
toit point lui même dans cet état, &
qu'en aioûtant aux écrits de Moïfe la
foi que leur doit tout Philofophe chré-
tien , il faut nier que , même avant le
déluge , les hommes fe foient jamais
trouvés dans le pur état de nature , à
moins qu'ils n'y foient retombés par
quelque événement extraordinaire : pa-
radoxe fort embnrrafiant à défendre , &
tout- à fait impoiîible à prouver.
Commençons donc par écarter tous
les faits; car ils ne touchent pointa la
queftion. Il ne faut pas prendre les re-
cherches dans lefquelles on peut entrer
fur ce fujet, pour des vérités hi/toriques
mais feulement pour des raifonnemens
hypothétiques & conditionnels^! us pro*
DIVERSES. 79
près à éclaircir la nature des chofes qu'à
en montrer la véritable origine , & fem-
blables à ceux que font tous les jours nos
Phy ficiens fur la formation du Monde. La
Religion nous ordonne de croire que,
Dieu lui-même ayant tiré les hommes de
l'état de naturels font inégaux parce qu'il
a voulu qu'ils le fuffent ; mais elle ne nous
défend pas de former des conjectures ti-
rées de la feule nature de l'homme & des
êtres qui l'environnent, fur ce qu'auroit
pu devenir le genre humain , s'il fût refté
abandonné à lui-même. Voilà ce qu'on
me demande, & ce que je me propofe
d'examiner dans ce Difcours. Mon fujec
intéreffant l'homme en général , je tâche-
rai de prendre un langage qui convienne
à toutes les Nations; ou plutôt oubliant
les temps & les lieux, pour ne fonger
qu'aux hommes , à qui je parle, je me
fuppoferai dans le Lycée d'Athènes , ré-
pétant les leçons de mes Maîtres, ayant
les Platons & les Xénocrates pour Juges,
& le genre humain pour auditeur.
O homme ' de quelque contrée que tu
fois , quelles que foient tes opinions ,
écoute ; voici ton hiftoire telle que j'ai
cru la lire , non dans les livres de tes fem«
blables qui font menteurs , mais dans la
Div
So Œuvres
nature, qui ne ment jamais. Tout ce qu:
iera d'elle fera vrai : il n'y aura de faux
que ce que j'y aurai mêlé du mien fans le
vouloir. Les temps dont je vais parler font
bien éloignés : combien tu as changé de
ce que tu étois ! C'eft, pour ainfïdire Ja
vie de ton efpèce que je te vais décrire
d'après les qualités que tu as reçues, que
ton éducation & tes habitudes ont pu dé-
praver, mais qu'elles n'ont pu détruire. Il
y a , je le fens , un âge auquel l'homme
individuel voudroit s'arrêter ; tu cher-
cheras l'âge auquel tu defirerois que ton
efpèce fe fût arrêtée. Mécontent de ton
état préfent , par des raifons qui annon-
cent à ta poftérité malheureufe de plus
grands mécontentemens encore , peut-
être voudrois-tu pouvoir rétrograder ; &
ce fentiment doit faire l'éloge de tes pre-
miers ayeux, la critique de tes contem-
porains , & l'effroi de ceux qui auront le
malheur de vivre après toi.
HT
DIVERSES. 8 1
*&h ■ ■ ■ . 3ff<£= W<t*
PREMIERE PARTIE.
V^Uelque important qu'il foit,
pour bien juger de l'état naturel de
l'homme, de le confidérer dès Ton ori-
gine, & de l'examiner, pour ainfi dire*
dans le premier embryon de l'efpèce , je
ne fuivrai point fon organisation à travers
fes développemens fucceuifs : je ne mar-
réterai pas à rechercher dans le fyftême
animal ce qu'il put être au commence-
ment pour devenir enfin ce qu'il eft. Je
n'examinerai pas fi, comme ie penfe Arif-
tote , fes ongles allongés ne furent point
d'abord des griffes crochues ; s'il n'étoit
point velu comme un ours, & fi, marchant
à quatre pieds ( * 3 ) , fes regards dirigés
vers la terre , & bornés à un horifon de
quelques pas, ne marquoient point à la
fois le caractère & les limites de fes
idées. Je ne pourrois former fur ce fujet
que des conjectures vagues &: prefque
imaginaires. L'Anatomie comparée a fait
encore trop peu de progrès, les obferva-
tions des Naturalises font encore trop ii>
Dv
8i Œuvres
certaines, pour qu'on puiffe établir fur de
pareils fondemens la bafe d'un raifonne-
ment folide ; ainfi , fans avoir recours
aux connoiffances furnaturelles que nous
avons fur ce point, & fans avoir égard
aux changemens qui ont dû furvenir dans
la conformation tant intérieure qu'exté-
rieure de l'homme , à mefure qu'il appli-
quoit fes membres à de nouveaux ufages,
èc qu'il fe nourriiïbit de nouveaux ali-
mens , je le fuppoferai conformé de tout
tems , comme je le vois aujourd'hui ,
marchant à deux pieds, fe fervant de fes
mains comme nous faifons des nôtres ,
portant fes regards fur toute la nature ,
& mefurant des yeux la vafte étendue du
Ciel.
En dépouillant cet être,ainfi conftitué,
de tous les dons furnaturels qu'il a pu re-
cevoir , & de toutes les facultés artifi-
cielles, qu'il n'a pu acquérir que par de
longs progrès ; en le confidérant, en un
mot, tel qu'il a dû fortir des mains de la
nature , je vois un animal moins fort que
les uns , moins agile que les autres , mais ,
à tout prendre, organifé le plus avanta-
geufement de tous : je le vois fe rafla fiant
fous un chêne , fe défaltérant au premier
DIVERSES 83
ruiffeau , trouvant Ton lit au pied du mê-
me arbre qui lui a fourni fon repas , de
voilà Tes befoins fatisfaits.
La terre abandonnée à fa fertilité na-
turelle (* a ) , & couverte de forêts im- ( * «^
menfes que la coignée ne mutila jamais ,
offre à chaque pas des magatins & des
retraites aux animaux de toute efpèce.
Les hommes difperfés parmi eux,obfer-
vent , imitent leur induflrie ., & s'élèvent
ainfi jufqu'à l'inftinct des bêtes, avec cet
avantage que chaque efpèce n'a que le fien
propre, & que l'homme n'en ayant peut-
être aucun qui lui appartienne , fe les ap-
proprie tous , fe nourrit également de la
plupart des alimens divers ( * 4 ) que les ( " 4 )
autres animaux fe partagent, & trouve
par conféquent fa fubiïftance plus aifé-
ment que ne peut faire aucun d'eux.
Accoutumés dès l'enfance aux intem-
péries de l'air & à la rigueur des faifons;
exercés à la fatigue , & forcés de défen-
dre nuds & fans armes leur vie & leur
proie contre les autres bêtes féroces , ou
de leur échapper à la courfe.les hommes
fe forment un tempérament robufte &
prefque inaltérable ; les enfans apportant
au monde l'excellente conftitution de
leurs pères , & la fortifiant par les mêmes
Dvj
84 Œuvres
exercices qui l'ont produite , acquièrent
ainlï toute la vigueur dont Te'pèce humai-
ne eft capable. La nature en ufe préçifé-
ment avec eux comme la loi de Sparte
avec les enfans des citoyens; elle rend
forts & robuftes ceux qui font bien confti-
tués , & fait périr tous les autres ; diffé-
rente, en cela.de nos fociétés où l'État, en
rendant les enfans onéreux aux pères, les
tue indifHnctement avant leur naiflfance.
Le corps de l'homme fauvage étant le
feul inftrument qu'il connoifle , il l'em-
ploie à divers ufages, dont , par le défaut
d'exercice , les nôtres font incapables ;
& c'eft notre induftrie qui nous ôte la
force & l'agilité que la néceflité l'oblige
d'acquérir. S'il avoit eu une hache , fon
poignet romproit-il de h" fortes branches?
S'il avoit eu une fronde , lanceroit- il de
la main une pierre avec tant de roideur?
S'il avoit eu une échelle , grimpcroit-il
il légèrement fur un arbre ? S'il avoit eu
un cheval , feroit-il fî vite à la courfe?
Laiffez a l'homme civilifé le tems de
rafîembler toutes fes machines autour de
lui , on ne peut douter qu'il ne furmon-
te facilement l'homme fauvage ; mais
fi vous voulez voir un combat plus iné-
gal encore , mettez-les hûds & défarmés
DIVERSES. 85
vis -à vis l'un de l'autre; & vous recon-
nectiez bientôt quel eft l'avantage d'avoir
fans cefle toutes fes forces 3 fa difpofi-
tion , d'être toujours prêt à tout événe-
ment, & de fe porter, pour ainfi dire ,
toujours tout entier avec foi ( * $. ) (
Iîobbes prétend que l'homme eft na-
turellement intrépide _• & ne cherche qu'à
attaquer & combattre. Un i hilo'ophe il-
luftre penfeau contraire,(& Cumberland
&Pufendorff l'arïur.:nt aufîi,) que rien
n'eft fi timide que l'homme dans l'état de
nature, & qu'il eft toujours tremblant .,
& prêt à fuir au moindre bruit qui le
frappe, au moindre mouvement qu'il ap-
perçoit. Cela peut être ainfi pour les ob-
jets qu'il ne connoit pas , & je ne doute
point qu'if ne foit effrayé par tous les nou-
veaux fpeâacles qui s'offrent à luL toutes
les fois qu'il ne peut diftinguer le bien &
le mal phyfïque qu'il en doit attendre, ni
comparer fes forces avec les dangers qu'il
a à courir ; circonftances rares dans l'état
de nature, où toutes chofes marchent
d'une manière fi uniforme , & où la face
de la terre n'eft point fu jette à ces change-
mens brufques & continuels qu'y caufent
les partions & l'inconflmce des peuples
réunis, Mais l'homme fauvage vivant dit*
86 Œuvres
perfé parmi les animaux, & fe trouvant de
bonne heure dans le cas de fe mefurer
avec eux, il en fait bientôt la comparai-
son; & (entant qu'il les furpaflTe plus en
adrelTe qu'ils ne le furpafTent en force , il
apprend à ne les plus craindre. Mettez
un ours ou un loup aux prifes avec un
Sauvage robufte, agile, courageux com-
me ils font tous , armé de pierres & d'un
bon bâton,& vous verrez que le péril fera
tout au moins réciproque, & qu'après
plufïeurs expériences pareilles, les betes
féroces qui n'aiment point à s'attaquer Tu-
ne à l'autre , s'attaqueront peu volontiers
à l'homme, qu'elles auront trouvé tout
auffi féroce qu'elles. A l'égard des ani-
maux qui ont réellement plus de force
qu'il n'a d'adreffe , il efr. vis-à-vis d'eux
dans le cas des autres efpèces plus foibles ,
qui ne laiffent pas de fubfifter, avec cet
avantage pour l'homme , que non moins
difpos qu'eux à la courfe, & trouvant
fur les arbres un refuge prefque afluré , il
a par-tout le prendre 8c le laiiïer dans la
rencontre , & le choix de la fuite ou du
combat. Ajoutons qu'il ne paroît pas
qu'aucun animal fafle naturellement la
guerre à l'homme , hors le cas de fa pro-
pre défenfeou d'une extrême faim ;nité-
DIVERSES. 87
moigne contre lui de ces violentes an-
tipathies qui femblent annoncer qu'une
efpece eft dcftinéepar la nature à fervir
de pâture à l'autre.
.D'autres ennemis plus redoutables , &
dont l'homme n'a pas les mêmes moyens
de fe défendre , font les infirmités natu-
relles , l'enfance , la vieilleffe , & les ma-
ladies de toute efpèce ; triites lignes de
notre foiblefTe , dont les deux premiers
font communs à tous les animaux, & dont
le dernier appartient principalement a
l'homme vivant en fociété. J'obferve mê-
me , au fujet de l'enfance , que la mère
portant par-tout fon enfant avec elle ,a
beaucoup plus de facilité à le nourrir,que
n'ont les femelles de plufieurs animaux ,
qui font forcées d'aller & venir fonscefte
avec beaucoup de fatigue.d'un côté pour
chercher leur pâture , & de l'autre pour
âîaiter & nourrir leurs petits. Il eft vrai
que , fi la femme vient à périr , l'enfant
rifque fort de périr avec elle; mais ce dan-
ger eft commun à cent autres efpeces ,
dont les petits ne font de long-tems en
étatd'allercherchereux-mémes leur nour-
riture ; & fi l'enfance eft plus longue par -
mi nous, la vie étant plus longue auffi ,
tout eft encore à-peu -près égal en ce
$8 Œuvres
( * h. ) point , ( * b. ) quoiqu'il y ait fur la durée
du premier âge , & fur le nombre des e-
C * 6. ) tits ( ¥ 6) , d'autres régies qui ne font pas
de mon fujet Chez les vieillards , qui
agifîent & tranfpirent peu, lebefoin d'à*
îimens diminue avec la faculté d*y pour-
voir ;& comme la vie fauvage éloigne
d'eux la goutte & les rhumatifmes, & que
la vieillefTe eft de tous les maux celui que
les fecours humains peuvent le moins fou-
lager , ils s'éteignent enfin , fans qu'on
s'apperçoive qu'ils cefTent d'être & pres-
que fans s'en appercevoir eux-mêmes.
A l'égard des maladies, ie ne répéte-
rai point les vaines & fauffes déclama-
tions que font contre la Médecine la plu-
part des gens en fanté ; mais je demande-
rai s'il y a quelque obfervation folide , de
laquelle on pulffe conclure que , dans les
pays où cet art eft le plus négligé , la
vie moyenne de l'homme foit plus courte,
que dans ceux où il eft cultivé avec le plus
de foin?Et comment cela pourroit- il être,
fi nous nous donnons plus de maux , que
la Médecine ne peut nous fournir de re-
mèdes ? L'extrême inégalité dans la ma-
nière de vivre , l'excès d'oifiveté dans les
uns ; l'excès de travail dans les autres J la
facilité d'irriter & de fatisfaire nos appé-
DIVERSES. Sp
tirs & notre fenfualité, les alimensrrop re-
cherchés des riches5qui les nourrifTent de
fucs échauffons & les accablent d'indiges-
tions; la mauvaife nourriture des pauvres,
dont ils manquent même îe plus fouvent,
& dont le défaut les porte à Surcharger
avidement leur eftomac dansl'occafion;
les veilles , les excès de toute efpèce , les
tranfports immodérés de toutes les paf-
fions.les fatigues ôdépuifement d'efprit,
les chagrins & les peines fans nombre
qu'on éprouve dans tous les états, & dont
les âmes font perpétuellement rongées ;
voilà les funeft.es garans,que la plupart de
nos maux font notre propre ouvrage , &
que nous les aurions prefque tous évités ,
en confervant la manière de vivre fimple,
uniforme^ falutairequi nous étoit pres-
crite par la nature. Si elle nous a défîmes
à être fains , j'ofe prefque aflurer que l'é-
tat de réflexion effc un état contre nature ,
& que l'homme qui médite eft un animal
dépravé.Quand on fonge à la bonne conf-
titution des Sauvages , au moins de ceux
que nous n'avons pas perdus avec nos li-
queurs fortes ; quand on fçait qu'ils oe
connoiffent prefque d'autres maladies
que les bleiïures 6c la vieilïefle , on eft
très porte à croire qu'on feroit aifément
ço Œuvres
l'hiftoire des maladies humaines en fui-
vant celle des fociétés civiles. C'eft au
moins l'avis de Platon , qui juge , fur cer-
tains remèdes employés ou approuvés par
Podalyre & Macaon au fiége de Troye ,
que diverfes maladies que ces remèdes
dévoient exciter , n'étoient point encore
alors connues parmi les hommes.
Avec fi peu de fources de maux ,
Thomme dans l'état de nature n'a donc
guères befoin de remèdes , moins encore
de Médecins;l'efpece humaine n'elr. point
non plus , à cet égard , de pire condition
que toutes les autres , & il efr. aifé de
fçavoir des chaffeurs, Ci dans leurs cour-
fes ils trouvent beaucoup d'animaux in-
firmes. Plufieurs en trouvent qui ont
reçu des bleffures confidéraules très bien
cicatrifées ; qui ont eu des os & même
des membres rompus & repris fans
autre Chirurgien que le tems , fans au-
tre régime que leur vie ordinaire ; &
qui n'en font pas moins parfaitement
guéris , pour n'avoir point été tour-
mentés d'incifions, empoifonnés de dro-
gues , ni exténués de jeûnes. Enfin ,
quelque utile que puifle être parmi nous
la Médecine bienadminiftrée, il efl: tou-
jours certain que , fi le Sauvage malade
abandonné à lui-même n'a rien à efpérer
DIVERSES» Çl
que de la nature , en revanche il n'a rien
à craindre que de Ton mal , ce qui rend
fouvenr. fafituation préférable à la nôtre.
Gardons -nous donc de confondre
I homme fauvage avec les hommes que
-nous avons fous les yeux.La nature traite
tous les animaux abandonnés à fes foins
avec une prédilection qui femble montrer
combien elle efl: jaloufe de ce?droit. La-
cheval , le chat , le taureau ., l'âne même,
ont la plupart une taille plus haute , tous
une confHtution plus robufte , plus de vi-
gueur, de force & de courage dans les
forêts , que dans nos maifons ; ils perdent
la moitié de ces avantages en devenant
domeftiques , & l'on diroit que tous nos
foins à bien traiter Se nourrir ces ani-
maux. n'abouti fient qu'à les abâtardir.
II en eft ainfï de l'homme même : en de-
venant fociable &efclave, il devient foi»
ble, craintif, rampant ; & fa manière de
vivre molle & efféminée achevé d'éner-
ver à la fois fa force & fon courage. A-
joûtons qu'entre les conditions fauvage
& domefrique , la différence d'homme à
homme doit être plus grande encore que
celle de bête à bête; car, l'animal Se
l'homme ayant été traités également par
la nature, toutes les commodités que
p2 ŒuV R E S
l'homme fe donne de plus qu'aux ani-
maux qu'il apprivoife , font autant de
caufes particulières qui le font dégéné-
rer plus fenfiblement.
Ce n'eft donc pas un fi grand malheur
à ces premiers hommes , ni fur-tout un fi
grand obftacle à leur confervation , que
la nudité, le défaut d'habitation , & la
privation de toutes ces inutilités que nous
croyons fi néceflaires. S'ils n'ont pas la
peau velue, ils n'en ont aucun befoin dans
les pays chauds J & ils fçavent bientôt ,
dans les pays froids , s'approprier celles
des bêtes qu'ils ont vaincues; s'ils n'ont
que deux pieds pour courir , ils ont deux
bras pour pourvoir à leur défenfe & à
leurs befoins. Leurs enfans marchent
peut-être tard & avec peine, mais les mè-
res les portent avec facilité; avantage qui
manque aux autres efpèces ., où la mère
étant poufuivie fe voit contrainte d'aban-
donner fes petits ou de régler fon pas fur
le leur. Enfin ., à moins de fuppofer ces
concours finguliers & fortuits de circonf-
tances , dont je parlerai dans la fuite , &
qui pouvoient fort bien ne jamais arriver,
il eft clair , en tout état de caufe , que le
premier qui fe fit des habits ou un loge-
aient , fe donna en cela des chofes peu né-
DIVERSES. 93
ceffaires, puifqu'ils'en étoit pafle jufqu'a-
lors, & qu'on ne voit pas pourquoi il n'eût
pu fupporter , homme fait J un genre de
vie qu'il fupportoit dès (on enfance
Seul , oifif, & toujours voilin du dan-
ger, l'homme fauvage doit aimer à dor-
mir, & avoir le fommeil légercomme les
animaux qui, penfantpeu, dorment,pour
ainfi dire, tout le tems qu'il ne penfent
point. Sa propre confervation faifanc
prefque fou unique foin > Tes facultés les
plus exercées doivent être celles qui ont
pour objet principal l'attaque & la défen-
fe, foit pourfubjuguer fa proie, foitpour
fe garantir d'être celle d'un autre animal;
au contraire , les organes qui ne fe per-
fectionnent que par la mollefle & la fen-
fualité , doivent refter dans un état de
groffiéreté qui exclut en lui toute efpèce
de délicatefïe ; & Tes fens fe trouvant par-
tagés fur ce point, il aura le toucher &:
le goût d'une rudefle extrême ; la vue
l'ouie & l'odorat de la plus grande fubti-
lité. Tel ell l'état animal en général; &
c'efl aufli , félon le rapport des voya-
geurs , celui de la plupart des peuples
lauvages. Ainfi il ne faut point s'étonner
que les Hottentots du Cap de Bonne-Ef-
perance découvrent , à la fimple vue, des
^4 Œuvres
vaifTeaux en haute mer, d'auflî loin qu«
les Hollandois avec des lunettes ; ni que
les Sauvages de l'Amérique fentiflent Jes
Efpagnols à la pifte , comme auroient pu
faire les meilleurs chiens ; ni que toutes
ces Nations barbares fupportent fans
peine leur nudité , aiguifent leur goût à
force de piment, & boivent les liqueurs
Européennes comme de l'eau.
Je n'ai confidéré jufqu'ici que l'hom-
me phyfique; tâchons de le regarder
maintenant par le côté métaphyfique &
moral.
Je ne vois dans tout animal qu'une ma-
chine ingénieufe , à qui la nature a donné
des fens pour fe remonter elle-même ., &
pour fe garantir, jufqu'à un certain point,
de tout ce qui tend à la détruire ou à la
déranger. J'apperçoisprécifément les mê-
mes chofes dans la machine humaine ,
avec cette différence , que la nature feule
fait tout dans les opérations de la bête, au
lieu que 1 homme concourt aux fïennes,
en qualité d'agent libre. L'un choifît ou
rejette par inftincl: ., & l'autre par un acle
de liberté ; ce qui fait que la bête ne peut
s'écarter de la régie qui lui eft prefcrite ,
même quand il lui feroit avantageux de
le faire , & que l'homme s'en écarte fou?
DIVERSES. Çf
vent à fon préjudice. C'eft ainfi qu'un
pigeon mourroitde faim près d'un baflïn
rempli des meilleures viandes, & un chat
fur des tas de fruits ou de grain , quoique
l'un & l'autre pût très bien fe nourrir de
l'aliment qu'il dédaigne, s'il s'étoit avifé
d'en effayer ; c'eft ainfi que les hommes
difïblus fe livrent à des excès qui leur
caufent la fièvre & la mort , parce que
l'efprit déprave les fens,& que la volonté
parle encore quand la nature fe taît.
Tout animal a des idées , puifqu il a des
fens : il combine même fes idées jufqu'à
un certain point; & l'homme ne diffère, à
cet égard, de la bête que du plus au moins;
quelques Philofophes ont même avancé
qu'il y a plus de différence de tel homme
à tel homme , que de tel homme à telle
bête. Ce n'eft donc pas tant l'entende-
ment qui fait , parmi les animaux , la dis-
tinction fpécifique de l'homme , que fa
quai ité d'agent libre. La nature comman-
de à tout animal , & la bête obéit.
L'homme éprouve la même impreflïon »
mais il fe reconnoît libre d'acquiefcer
ou de réfifter ; & c'eft fur-tout dans la
confcience de cette liberté, que fe mon-
tre la fpiritualité de fon ame. Car la phy-
fique explique en quelque manière le mé-
çhanifme des fens & la formation des
9<5 Œuvres
idées ; mais dans la puiflancede vouloir,
ou plutôt de choifir , & dans le fentiment
de cette puifTànce , on ne trouve que des
a clés purement fpirituels.dont on n'expli-
que rien par les loix de la méchanique.
Mais quand les difficultés qui envi-
ronnent toutes ces queftions, laifferoient
quelque lieu de difputer fur cette dif-
férence de l'homme & de l'animal , il
y a une autre qualité très fpécifique
qui les diftingue , & fur laquelle il nepeut
y avoir de conteftation , c'eft !a faculté
de fe perfeclionner ; faculté qui , à
l'aide des circonstances , développe
fucceiïivement toutes les autres , & ré-
fide parmi nous , tant dans l'efpèce que
dans l'individu : au lieu qu'un animal efl:,
au bout de quelques mois, ce qu'il fera
toute fa vie; & fonefpèceeftauboutde
mille ans, ce qu'elle étoit la première
année de ces milie ans. Pourquoi l'hom-
me feul eft-il fujet à devenir imbécille ?
N'eft-ce point qu'il retourne ainfi dans
fon état primitif; & que, tandis que
la bête qui n'a rien acquis , & qui n'a
rien non plus à perdre , relie toujours
avec fon initincl , l'homme reperdant,
par la vieillefle ou d'autres accidens,
tout ce que fa perjeflibilité lui avoit
fart
DIVERSES. 97
fait acquérir , retombe ainfi plus bas que
la béte même? Il feroit trifte pour nous
d'être forcés de convenir que cette faculté
diftinc1ive& prefque illimitée eft la four-
ce de tous les malheurs de l'homme , que
c'eft- elle qui le tire, à force de temps , de
cette condition originaire , dans laquelle
il couleroit des jours tranquilles & inno-
cens;que c'eft elle qui jfaifantéclorre avec
les fiécles fes lumières & fes erreurs , fes
vices & fes vertus , le rend à la longue le
tyran de lui même, & de la nature. (* 7.) (* 7.)
Il feroit a"ffreux d'être obligé de louer
comme un être bienfaifant celui qui le
premier fuggéra à l'habitant des rives de
î'Orénoque l'ufage de ces aïs qu'il appli-
que fur les tempes de fesenfans,& qui
leur afïiirent du moins une partie de leur
imbécillité & de leur bonheur originel.
L'homme Sauvage:livré par la nature
au feu! inftincl: , ou plutôt dédommagéde
celui qui lui manque peut-être , par des
facultés capables d'y fuppléer d'abord &
de l'élever enfuite forr au-deflus de celle-
là, commencera donc par les fondions
purement animales: (*8.)appercevoir & (* g.)
fentir fera fon premier état , qui lui fera
commun avec tous les animaux. Vouloir
& ne pas vouloir , defirer & craindre ,
Tome Ï1L E
$%
O UVR ES
feront les premières & prefque les feules
opérations de fon ame , jufqu'à ce que de
nouvelles circonitanc.es y caufent de
nouveaux développemens.
Quoi qu'en difent les Moraliftes, l'en-
tendement humain doit beaucoup aux
pallions, qui, d'un commun aveu , lui doi-
vent beaucoup auflj : c'eft par leur activi-
té que notre raifon fe perfectionne; nous
ne cherchons à connoître que parce que
nous defirons de jouir ; & il n'efr. pas pof-
fible de concevoir pourquoi celui qui
n'auroit ni defirs ni craintes, fe donneroit
îa peine de raifonner. Les pallions, à leur
tour , tirent leur origine de nos befoins ,
& leurs progrès de nos connoiilances :
car on ne peut defirer ou craindre les cho-
(es , que fur les idées qu'on en peut avoir ,
ou par la (impie impulfion de la nature ;
& l'homme fauvage, privé de toute forte
de lumières , n'éprouve que les pallions
de cette dernière efpece ; fes defirs ne
\ * S') parlent pas fes befoins phyfiques; (* p.)
les feuls biens qu'il connoiffe dans l'Uni-
vers , font îa nourriture , une femelle &
îe reposées feuls maux qu'il craigne, font
îa douleur & la faim. Je dis la douleur ,
& non îa mort : car jamais l'animal ne
fçaura ce que c'eft que mourir ; & la con-
DIVERSES. 99
noiffance de la mort & de Tes terreurs
eft une des premières acquifitions que
1 homme ait faites , en s'éloignant de la
condition animale.
Il me feroit aifé , fi cela m'étoit nécef-
faire,d'appuyer ce fentiment par les faits,
& de faire voir que , chez toutes les Na-
tions du monde , les progrès de l'efprit fe
font précifément proportionnés aux be-
foins que les peuples avoient reçus de la
nature , ou auxquels les circonftances les
avoient aflujettis, & par conféquent aux
pallions qui les portoient à pourvoir à ces
befoins.Je montrerois en Egypte les arts
naiffans & s'étendant avec les déborde-
mens duNil; je fuivrois leur progrès chez
les Grecs , où on les vit germer , croî-
tre , & s'élever jufqu'aux deux parmi les
fables & les rochers de l'Attique , fans
pouvoir prendre racine fur les bords fer-
tiles de l'Eurotas; je remarquerois qu'en
général, les peuples du Nord font plus in-
duftrieux que ceux du Midi , parce qu'ils
peuvent moins fepafTerde l'être; comme
f\ la nature vouloit ainfi égalifer les cho-
fes, en donnant aux efprits la fertilité
qu'elle refure à la terre.
Mais fans recourir aux témoignages
incertains de l'IIiftoire, qui ne voit que
Eij
î oo Œuvres
tout femble éloigner de l'homme fauva-
ge la tentation & les moyens de cefler de
l'être ? Son imagination ne lui peint rien;
fon cœur ne lui demande rien. .Ses modi-
ques befoins fe trouvent fi aifément fous
fa main , & il efl fi loin du degré decon-
noiflances néceiTaires pour defirer d'en
acquérir de plus grandes , qu'il ne peut
avoir ni prévoyance, ni curiofité. Le
fpectacle de la nature lui devient indiffé-
rent , à force de lui devenir familier. C'efl
toujours le même ordre, ce font toujours
les même révolutions ; il n'a pas Tefprit
de s'étonner des plus grandes merveilles;
&■ ce n'ell: pas chez lui qu'il faut chercher
la philofophie dont l'homme a befoin ,
pour fçavoir obferver une fois ce qu'il a
vu tous les jours. Son ame , que rien n'a-
gite , fe livre au feul fentiment de fon
txiftence actuelle , fans aucune idée de
l'avenir , quelque prochain qu'il puilTe
être , & fes projets , bornés comme fes
vues , s'étendent à peine jufqu'à la fin de
la journée. Tel eft encore aujourd'hui le
degré de prévoyance du Caraïbe : il
vend le matin fon lit de coton , & vient
pleurer le foir pour le racheter, faute
d'avoir prévu qu il en auroit befoin pou£
la nuit prochaine.
DIVERSES. IOÎ
"Plus on médite fur ce fujet, plus la
diftance des pures fenfations aux plus fim*
pies connoiffinces s'aggrandit à nos re-
gards ; & il efl: impoflîble de concevoir
comment un homme auioit pu par Tes
feules forces , fans le fecours de la com-
munication , & fans l'aiguillon de la né-
ceffité , franchir un fi grand intervalle.
Combien de fiécles fe font peut-être
écoulés , avant que les hommes aient été
à portée de voir d'autre feu que celui du
ciel? Combien ne leur a-t-il pas fallu de
différens hazards pour apprendre les ufa-
ges les plus communs de cet élément ?
Combien de fois ne l'ont -ils pas laifl'é
éteindre , avant que d'avoir acquis l'art
de lereproduire?Et combien de foispeut-
être chacun de ces fecrcts n'eft - il pas
mort avec celui qui l'avoit découvert ?
Que dirons- nous de l'agriculture, art qui
demande tant de travail & de prévoyan-
ce , qui tient à d'autres arts , qui très-évi-
demment n'eit pratiquable que dans une
fociété au moins commencée, & qui ne
nous fert pas tant à tirer de la terre des
alimens qu'elle fourniroit bien fans cela,
qu'à la forcer aux préférences qui font le
plus de notre goût ? Mais fuppofons que
les hommes euflent tellement multiplié,
E iij
loi Œuvres
<que les productions naturelles n'euflent
plus fufh* pour les nourrirjfuppofition qui,
pour le dire en partant , montreroit un
grand avantage pour l'efpece humaine
dans cette manière de vivre ; fuppofons
que fans forges , & fans atteliers , les in(-
trumens de labourage fuffent tombés du
Ciel enrre les mains des Sauvages ; que
ces hommes eufTent vaincu la haine mor-
telle qu'ils ont tous pour un travail con-
tinu; qu'ils eufïent appris à prévoir de
fi loin leurs befoins ; qu'ils euffent devi-
né comment il faut cultiver la terre , fe-
mer les grains, & planter les arbres;qu:i!s
euflent trouvé l'art de moudre le bled
& de mettre le raifin en fermentation ;
toutes chofes qu'il leur a fallu faire enfei-
gner par les Dieux , faute de concevoir
comment ils les auroient apprifes d'eux-
mêmes ; quel feroit , après cela , l'homme
aflez infenfé pour fe tourmenter à la cul-
ture d'un champ qui fera dépouillé par le
premier venu , homme, ou béte indiffé-
remment , à qui cette moiflon convien-
dra? Et comment chacun pourra-t-il fe
réfoudre à paffer fa vie à un travail péni-
ble ; dont il eft d'autant plus fi r de ne
pas recueillir le prix , qu'il lui fera plus
néceflaire ? En un mot , comment cette
DIVERSES". ÏO'3
fituatîon pourra-t-elle porter les hom-
mes à cultiver la terre , tant qu'elle ne
fera point partagée entr'eux , c'eft: - à-
dire , tant que l'état de nature ne fera
point anéanti ï
Quand nous voudrions fuppofer im
homme fauvage aulîi habile dans l'arc
de penfer j que nous le font nos Philofo-
phes; quand nous en ferions^ leur exem-
ple, an Plfilofophe lui-même, découvrant;
feul les plus fublimes vérités , fe faifant .,
par des fuites de railonnemens très-abf-
traits, des maximes de juftice & de rai-
fon tirées de l'amour de l'ordre en gêné -
rai , ou de la volonté connue de fon Créa-
teur ; en un mot , quand nous lui fuppo-
ferions dans l'efprit autant d'intelligence,
& de lumière qu'il doit avoir, & qu'on lui
trouve en effet de pefanteur & deftupi-
dré, quelle utilité retireroit l'efpece de
toute cette métaphyfique, qui ne pour-
roit fe communiquer & qui périroitavec
l'individu qui l'auroit inventée? Quel
progrès pouiroit faire le genre humain
épars dans les bois parmi les animaux ?
Et jufqu'àquel point pourroient fe per-
fectionner & s'éclairer mutuellement des
hommes qui , n'ayant ni domicile fixe ,
ni aucun befoin l'un de l'autre, ferencon-
Eiv
to4 Œuvres
treroient , peut être à peine deux fois en
leur vie,fans fe connoître,& fans fe parler?
Qu'on fonge de combien d'idées nous
fommes redevables à l'ufage de la parole;
combien la Grammaire exerce & facilite
les opérations de l'efprit ; & qu'on penfe
aux peines inconcevables & au temps infi-
ni qu'a dû coûter la première invention
des Langues ; qu'on joigne ces réflexions
aux précédentes, & l'on jugera combien il
eût fallu de milliers de fiécles, pour déve-
lopper fucceiïîvement , dans l'efprit hu-
main,les opérations dont il étoit capable.
Qu'il me foit permis de confldérer un
înftant les embarras de l'origine des Lan-
gues. Je pourrois me contenter de citer ou
de répéter ici les recherches que M. l' A b-
bé de Condillac a faites fur cette matière ,
qui toutes confirment pleinement mon
fentiment , & qui , peut-être , m'en ont
donné la première idée. Mais la manière
dont ce Philofophe réfout les difficultés
qu'il fe fait à lui-même fur l'origine des
lignes inftitués j montrant qu'il afuppofé
ce que je mets en queftion , favoir une
forte de fociété déjà établie entre les in-
venteurs du langage, je crois, en ren-
voyant à fes réflexions , devoir y joindre
les miennes pour expofer les mêmes dif-
DIVERSES. 10^
ficultés dans le jour qui convient à mon
fujet. La première qui fe pré fente eft d'i-
maginer comment elles purent devenir
néceflaires : car les hommes n'ayant nul-
le correfpondance entr'eux., ni aucun
befoin d'en avoir ,, on ne conçoit ni la
néceflué de cette invention ,nifapoflibi-
lité, fi elle ne futpasindifpenfable. Jedi-
rois bien , comme beaucoup d'autres^ que
les Langues font nées dans le commerce
domeftique des pères , des mères & des
enfans : mais , outre que cela ne réfou-
droit point les cfbjecKons , ce feroit com-
mettre la faute de ceux qui , raifonnant
fur l'état de nature , y tranfportent les
idées prifes dans la fociété , volent tou-
jours la famille raffemblée dans une mê-
me habitation , & fes membres gardant
entr'eux une union aufli intime & aufli
permanente que parmi nous , où tant
d'intérêts communs les réunifïent;au lieu
que dans cet état primitif, n'ayant ni
maifons , ni cabanes , ni propriété d'au-
cune efpece, chacun fe logeoitauhazard,
& fouvent pour une feule nuit ; les mâles
& les femelles s'uniffoient fortuitement
félon la rencontre ,1'occafion ,& ledefîr ,
fans que la parole fût un interprète fort
néceflaire des chofes qu'ils avoient à fe
Ev
io6 Œuvres
dire: ils fe quittoient avec la même faci-
ès Io.) Jité (* 10.) La mère allaicoit d'abord Tes
enfans pour fon propre befoin ; puis l'ha-
bitude les lui ayant rendu chers ., elle
les nourriffoit enfuite pour le leur ; fî-tôt
qu'ils avoient la force de chercher leur
pâture , ils ne tardoient pas à quitter la
mère elle-même ; & comme il n'y avoit
prefque point d'autre moyen de fe re-
trouver que de ne pas fe perdre de vue ,
ils en étoient bientôt au point de ne pas
même fe reconnoître les uns les autres,
Remarquez encore que l'enfant ayant
tous fes befoins à expliquer , & par con-
féquent plus de chofes à dire à la mère ,
que la mère à l'enfant , c'eft lui qui doit
faire les plus grands fraix de l'invention,
& que la Langue qu'il emploie doit éye
en grande partie fon propre ouvragfe ;
ce qui multiplie autant les Langues qu'il
y a d'individus pour les parler : à quoi
contribue encore la vie errante & vaga-
bonde qui ne laiffe à aucun idiome le
temps de prendre de la confïftance; car
de dire que la mère dicte à l'enfant les
mots dont il devra fe fervir pour lui de-
mander telle ou telle chofe , cela montre
bien comment on enfeigne des Langues
déjà formées ; mais cela n'apprend point
comment elles fe forment.
DIVERSES. IO7
Suppofons cette première difficulté
vaincue : franchifTons , pour un moment ,
J'efpace immenfe qui dut fe trouver entre
le pur état de nature & le befoin des
Langues , & cherchons, en les fuppofant
néceifaires, ( * c. ) comment elles purent (
commencer à s'établir. Nouvelle diffi-
culté pire encore que la précédente ; car,
fi les hommes ont e,u befoin de la parole
pour apprendre à penfer , ils ont eu bien
plus befoin encore de favoir penfer pour
trouver l'art de la parole ; & quand on
comprendroit comment les fons de la
voix ont étépris pour les interprètescon-
ventionnels de nos idées, il refteroit tou-
jours à favoir quels ont pu être les inter-
prètes mêmes de cette convention poul-
ies idées qui , n'ayant point un objet fen-
fible, ne pouvoient s'indiquer ni par le
gefte , ni par la voix ; de forte qu'à pei-
ne peut-on former des conjectures iup-
portables fur la naiffance de cet art de
communiquer fes penfées , & d'établir
un commerce entre les efprits : art fu-
blime qui eft déjà fi loin de fon origine,
mais que le Philofophe voit encore à une
fi prodigieufe diftance de fa perfection ,
qu'il n'y a point d'homme aflez hardi ,
pour afïurer qu'il y arrivèrent jamais *
Evj
io8 Œuvres
quand les révolutions que le temps amené
néceflairement , feroicnt fufpendues en
fa faveur, que les préjugés fortiroient
des Académies ou fe tairoient devant
elles, & qu'elles pourroient s'occuper
de cet objet épineux , durant des fîécles
entiers fans interruption.
Le premier langage de l'homme , le
langage le plus univerfel , le plus énergi-
que , & le feul dont il eut befoin , avant
qu'il fallût perfuader des hommes aflem-
blés , eft le cri de la nature. Comme ce
cri n'étoit arraché que par une forte d'inf-
tinct dans les occafions préfixantes , pour
implorer du fecours dans les grands dan-
gers, ou du foulagement dans les maux
vioîens , il n'étoit pas d'un grand ufage
dans le cours ordinaire de la vie , où ré-
gnent des fentimens plus modérés. Quand
Jes idées des hommes commencèrent à
s'étendre & à fe multiplier , & qu'il s'é-
tablit entr'eux une communication plus
étroite, ils cherchèrent des fignes plus
nombreux & un langage plus étendu : ils
multiplièrent les inflexions de la voix,
& y joignirent les geftes , qui , par leur
nature , font plus expreffifs , & dont le
fens dépend moins d'une détermination
antérieure. Ils ex-primoient donc les ob-
jets vifibles & mobiles par des geftes,
DIVERSES. iop
& ceux qui frappent l'ouïe par des fons
imitatifs : mais comme le gefte n'indique
guères que les objets préfens ou faciles
à décrire , & les actions vifibles ; qu'il
n'eft pas d'un ufage univerfel ., puifque
l'obfcurité ou l'interpofirion d'un corps
le rendent inutile, & qu'il exige l'atterv
tion plutôt qu'il ne l'excite, on s'avifa
enfin de lui fubftituer les articulations
de la voix, qui, fans avoir le même rap-
port avec certaines idées, font plus pro-
pres à les repréfenter toutes , comme li-
gnes inftitués ; fubftitution qui ne put le
faire que d'un commun conientement,&:
d'une manière affez difficile à pratiquer
pour des hommes dont les organes grof-
fîers n'avoient encore aucun exercice, &
plus difficile encore à concevoir en elle-
même , puifque cet accord unanime dut
être motivé j & que la parole paroît avoir
été fort néceffaire pour établir l'ulage de
la paro!e.
On doit juger que les premiers mots
dont les hommes firent uiage , eurent dans
leurefprit une lignification beaucoup plus
étendue que n'ont ceux qu'on emploie
dans les langues déjà formées , & qu'i-
gnorant la divifion du difcours en fes par-
ties conftitutives, ils donnèrent d'abord
iro Œuvres
à chaque mot le Cens d'une proportion
entière. Quand ils commenceront à
diftinguer le fujet d'avec l'attribut , &
le verbe d'avec le nom , ( ce qui ne
fut pas un médiocre effort de génie , ) les
fubftantifs ne furent d'abord qu'autant
de noms propres , l'infinitif fut le feul
temps des verbes ; &, à l'égard des adjec-
tifs , la notion ne s'en dut développer
que fort difficilement , parce que tout ad-
jectif eft un mot abftrait , & que les abf-
tractions font des opérations pénibles &
peu naturelles.
Chaque objet reçut d'abord un nom
particulier , fans égard aux genres ., &
aux efpèces, que ces premiers inftituteurs
n'étoient pas en état de diftinguer; &
tous les individus fe préfenterent ifolés à
leur efprit , comme ils le font dans le ta-
bleau de la nature. Si un chêne s'appel-
loit A , un autre chêne, s'appeîloit B : de
forte que , plus les c.onnoiffances étoient
bornées , & plus le Dictionnaire devint
étendu. L'embarras de toute cette no-
menclature ne put être levé facilement :
car pour ranger les êtres fous des déno-
minations communes ik génériques, il en
falloit connoître les propriétés & les dif-
férences ; il falloit des obfervations Ôc
DIVERSES. III
des définitions , c'efUà-dire , de l'HiA
toire Naturelle & de la Métaphyfïque y
beaucoup plus que les hommes de ce
tems-là n'en pouvoient avoir.
D'ailleurs , les idées générales ne
peuvent s'introduire dans l'efprit qu'à
l'aide des mots j & l'entendement ne les
faifît que par des proportions. C'eit une
des raifons pourquoi les animaux nefau-
roient fe former de telles idées, ni jamais
acquérir la perfectibilité qui en dépend.
Quand un finge va fans héfiter d'une noix
à l'autre , penfe-t-on qu'il ait l'idée géné-
rale de cette forte de fruit, & qu'il com-
pare fon archétype à ces deux individus ?
Non fans doute ; mais la vue de l'une de
ces noix rappelle à fa mémoire les fenfa-
tions qu'il a reçues de l'autre; & fes yeux,
modifiés d'une certaine manière, annon-
cent à fon goût la modification qu'il va
recevoir. Toute idée générale eft pure-
ment intellectuelle ; pour peu que l'ima-
gination s'en mêle , l'idée devient aufïï-
tôt particulière. EfTayez de vous tracer
l'image d'un arbre en général, jamais vous
n'en viendrez à bout ; malgré vous il fau-
dra le voir petit ou grand, rare ou touffu,
clair ou foncé ; & s'il dépendoit de vous
de n'y voir que ce qui fe trouve en tout
ii2 Œuvres
arbre , cette image ne refîembleroit plus
à un arbre. Les êtres purement abftraits
fe voient de même, ou ne fe conçoivent
que par le difcours. La définition feule
du triangle vous en donne la véritable
idée : fi-tôt que vous en figurez un dans
votre efprit , c'eft un tel triangle & non
pas un autre , & vous ne pouvez éviter
d'en rendre les lignes fenfibles ou le plan
coloré. Il faut donc énoncer des propo-
rtions , il faut donc parler pour avoir des
idées générales : car fi-tôt que l'imagina-
tion s'arrête , l'efprit ne marche plus qu'à
l'aide du difcours. Si donc les premiers
inventeurs n'ont pu donner des noms
qu'aux idées qu'ils avoierrt dé'à, il s'en-
fuit que les premiers fubftantifs n'ont ja-
mais pu être que des noms propres.
Mais lorfque , par des moyens que je
ne conçois pas, nos nouveaux Grammai-
riens commencèrent à étendre leurs idées
&' à généralifer leurs mots , l'ignorance
des inventeurs dut afTujettir cette métho-
de à des bornes fort étroites ; & comme
■ils avoient d'abord trop multiplié les
noms des individus, faute de connottre les .
genres & les efpeces, ils firent enfuite trop
peu d'efpeces & de genres, faute d'avoir
confidéré les êtres par toutes leurs diffé-
DIVERSES. II3
rences. Pour pouffer les divifions afïèz
loin , il eût fallu plus d'expérience & de
lumières qu'ils n'en pouvoient avoir, &
plus de recherches & de travail qu'ils n'y
en vouloient employer. Or fi , même au-
jourd'hui , l'on découvre chaque jour de
nouvelles efpeces qui avoient échappé
jufqu'icià toutes nos obfervations, qu'on
penfe combien il dut s'en dérober à des
hommes qui ne jugeoient des chofes que
fur le premier afp'-ict! Quant aux claffes
primitives & aux notions les plus géné-
rales , il eft fuperflu d'ajouter qu'elles du-
rent leur échapper encore. Comment, par
exemple, auroient-ils imaginé ou entendu
les mots de matière, d'efprit, de fubflance,
de mode , de figure , de mouvement ,
puifque nos Philofophes qui s'en fervent
depuis fi longtems , ont bien de la peine à
les entendre eux-mêmes , & que les idées
qu'on attache à ces mots étant purement
métaphyfiques , ils n'en trouvoient au-
cun modèle dans la nature?
Je m'arrête à ces premiers pas , & je
fupplie mes Juges de fufpendre ici leur
lecture pour confidérer fur l'invention des
feuls fubftantifs phyfiques , c'eft-à-dire,
fur la partie de lalangue la plus facile à
trouver , le chemin qui lui refte à faire.
IT4 Œuvres
pour exprimer toutes les penfe'es des
hommes, pour prendre une forme conf-
iante, pouvoir être parlée en public, Se
influer fur la foeiété : je les fupplie de
réfléchir à ce qu'il a fallu de temps, & de
connoiffances pour trouver les nombres,
(*i i . ) (* 1 1 .) > les mots abftraits, les aoriftes, &
tous les tems des verbes , les particules, la
fyntaxe , lier les proportions , les raifon-
nemens , & former toute la Logique du
difeours. Quant à moi , effrayé des diffi-
cultés qui fe multiplient, & convaincu de
l'impollibiiité prefque démontrée que les
langues aient pu naître, & s'établir par
des moyen:; purement humains , je laiffe à
qui voudra l'entreprendre, la difeuflion de
cedifficile problème : lequel a été le plus
nécefïaire ; de la foeiété déjà liée, à l'inf-
titution des langues ; ou des langues déià
inventées, à l'établi ffement de la foeiété?
Quoi qu il en foit de ces origines , on
voit du moins au peu de foin qu'a pris la
nature de rapprocher les hommes par des
befoins mutuels & de leur faciliter l'ufage
de la parole, combien elle a peu préparé
leur fociabilité , & combien elle a peu
mis du fîen dans tout ce qu'ils ont
fait pour en établir les liens. En effet, il
eft impoflible d'imaginer pourquoi, dans
DIVERSES. Iiy
cet état primitif, un homme auroit plutôt
befoin d'un autre homme, qu'un finge ou
un loup de Ton femblable ; ni , ce befoin
fuppofé , quel motif pourroit engager
l'autre à y pourvoir; ni même, en ce der-
nier cas , comment ils pourroient conve-
nir entr'eux des conditions. Je fais qu'on
nous répète fans cefle, que rien n'eût été
fi miférable que l'homme dans cet état; &,
s'il eft vrai , comme je crois l'avoir prou-
vé,qu'il n'eût pu.qu'après bien des fiecles,
avoir le defir & l'occafiôn d'en fortir,ce
feroit un procès à faire à la nature , &
non à celui qu'elle auroit ainfi conftituéi
Mais , fi j'entends bien ce terme de mifé-
rable, c'eft un mot qui n'a aucun fens, ou
qui ne lignifie qu'une privation doulou-
reufe & la foufFrance du corps ou de Pâ-
me : or je voudrois bien qu'on m'expli-
quât quel peut être le genre de mi-
fere d'un être libre, dont le cœur eft en
paix , & le corps en fanté. Je demande la-
quelle, de la vie civile ou naturelle, eft la
plus fujette à devenir infupportable à ceux
qui en jouirTent ? Nous ne voyons prefque
autour de nous que des gens qui ie plai-
gnent de leur exiftence ; plufieurs même
qui s'en privent autant qu'il eft en eux , &
la réunion des loix divine & humaine
n5 Œuvres
fuffit à peine pour arrêter ce défordre. Je
demande fi jamais on a ouï dire qu'un
Sauvage en liberté ait feulement fongé à
fe plaindre de la vie & à fe donner la
mort. Qu'on juge donc avec moins d'or-
gueil de quel côté eft la véritable mifere.
Rien au contraire, n'eût été fi miférable
que l'homme fauvage , ébloui par des lu-
mières , tourmenté par des parlions , ik
raifonnant fur un état différent du fien.
Ce fut par une providence très-fage que
les facultés qu'il avoit en puiffance ne dé-
voient fe développer qu'avec les occa-
fions de les exercer , afin qu'elles ne lui
fuflent ni fuperflues & à charge avant le
temps, ni tardives & inutiles au befoin. Il
avoit , dans le feul in(tinc~r. , tout ce qu'il
lui falloit pour vivre dans l'état de na-
ture; il n'a, dans une raifon cultivée, que
ce qu'il lui faut pour vivre en fociété.
Il paroît d'abord que les hommes, dans
cet état.n'ayant entr'eux aucune forte de
relation morale ni de devoirs connus ., ne
pouvoient être ni bons ni méchans , &
n'avoient ni vices ni vertus, à moins que,
prenant ces mots dans un fens phyfique ,
on n'appelle vices dans l'individu les
qualités qui peuvent nuire à fa propre
confervation, & vertus celles qui peuvent
DIVERSES. II7
y contribuer ; auquel cas il faudroit ap-
peîler le plus vertueux celui qui réfifte-
roit le moins aux fimples impulhonsde la
nature. Mais fans nous écarter du fens
ordinaire , il eft à propos de fufpendre le
jugement que nous pourrions porter fur
une telle (îtuation , & de nous défier de
nos préjugés , jufqu'à ce que , la balance
à la main , on ait examiné s'il y a plus de
vertus que de vices parmi les hommes
civilifés ; ou fi leurs vertus font plus avan-
tageufes que leurs vices ne font funeftes ;
ou fi le progrès de leurs connoiflances effc
un dédommagement fuffifant des maux
qu'ils fe font mutuellement , à mefure
qu'ils s'inftruifent du bien qu'ils devroient
fe faire ; ou s'ils ne feroient pas , à tout
prendre, dans une fituation plus heureufe
de n'avoir ni mal à craindre ni bien à ef-
pérer de perfonne,que de s'être fournis à
une dépendance univerfelle , & de s'obli-
ger à tout recevoir de ceux qui ne s'obli-
gent à leur rien donner.
N'allons pas fur-tout conclure avec
Hobbes, que.pour n'avoir aucune idée de
la bonté , l'homme foit naturellement
méchant ; qu'il foit vicieux ,pai ce qu'il
ne çonnoit pas la vertu ; qu'il refufe
n8 Œuvres
toujours à fesfemblables des fervices qu'il
ne croit pas leur devoir; ni qu'en vertu
'du droit qu'il s'attribue avec raifon aux
chofes dont il a befoin , il s'imagine folle-
ment être le feul propriétaire de tout l'U-
nivers. Hobbes a très bien vu le défaut de
toutes les définitions modernes du droit
naturel : mais les conféquences quil tire
de la fîenne , montrent qu'il la prend dans
un fens qui n'eft pas moins faux. En rai-
sonnant fur les principes qu'il établit, cet
Auteur devoit dire que, l'état de nature
étant celui où le foin de notre conferva-
tion efr, le moins préjudiciable à celle
d'autrui, cet état étoit par conféqueni
3e plus propre à la paix , & le plus con-
venable au genre humain. Il ditprécifé-
ment le contraire , pour avoir fait entrer
mal-à-propos dans le foin de la confer-
vation de l'homme fauvage, le befoin de
Satisfaire une multitude de pallions qui
font l'ouvrage de la fociété , & qui ont
rendu les loix néceffaires. Le méchant,
dit-il , efr. un enfant robufte ; il refte à
favoir Ci l'homme fauvage efl: un enfant
robufte. Quand on le lui accorderoit,
qu'en concluroit-il ? Que fî , quand il eft
robufte , cet homme étoit auiîi dépendant
Dl VERSES. II9
des autres que quand il eft foible , i! n'ya
forte d'excès auxquels il ne fe portât ;
qu'il ne battit fa mere,lorfqu'eIle tarderoit
trop à lui donner la mammelle ; qu'il n'é-
tranglât un de fes jeunes freres,lorfqu'il en
feroit incommodé; qu'il ne mordit la jam-
be à l'autre , lorfqu'il en feroit heurté ou
troublé : mais ce font deux fuppofitions
contradictoires dans l'état de nature qu'ê-
tre robufte & dépendant. L'homme eft
foible quand il eft dépendant, & il eft
émancipé avant que d'être robufte. Hob-
bes n'a pas vu que la même caufe qui
empêche les Sauvages d'ufer de leur rai-
fon, comme le prétendent nos Jurifcon-
fultes , les empêche en même tems d'a-
bufer de leurs facultés , comme il le pré-
tend lui-même ; de forte qu'on pourroit
dire que les Sauvages ne font pas mé-
chans précifément parce qu'ils ne favent
pas ce que c'eft qu'être bons : car ce
n'eft ni le développement des lumières ,
ni le frein de la loi, mais le calme des
paillons , & l'ignorance du vice qui les
empêchent de mal faire; tanto plus in Mis
projicit vitiorum ignoratio , quàm in his
cognitio virtutis. Il y a d'ailleurs un au-
tre principe que Hobbes n'a point apper»
120 Œuvres
çu,& qui /ayant été donné à l'homme
pour adoucir , en certaines circonftances,
la férocité de fon amour- propre .. ou le
delir de fe conferver avant la naiffance
( *i i. ) de cet amour ( * 12.) , tempère l'ardeur
qu'il a pour (on bien-être par une répu-
gnance innée à voir foufFrir fon fembla-
ble. Je ne crois pas avoir aucune contra-
diction à craindre, en accordant à l'hom-
me la feule vertu naturelle qu'ait été forcé
de reconnoître le détracteur le plus outré
des vertus humaines. Je parle de la pitié,
difpofïtion convenable à des êtres auffî
foibles & fujets à autant de maux que
nous le fommes; vertu d'autant plus uni-
verfelle & d'autant plus utile à 1 homme ,
qu'elle précède en lui l'ufage de toute ré-
flexion ; & fi naturelle , que les bétes mê-
mes en donnent quelquefois des fignes
fenfibles. Sans parler de la tendrefTe des
mères pour leurs petits , & des périls
qu'elles bravent, pour les en garantir, on
obferve tous les jours la répugnance
qu'ont les chevaux à fouler aux pieds un
corps vivant. Un animal ne paffe point
fans inquiétude auprès d'un animal mo:t
de fon efpèce : il y en a même qui leur
donnent une forte de fépulture j & les
triftes
DIVERSES. 121
trides mugifTemens du bétail entrant
dans une boucherie , annoncent l'irrn
preflion qu'il reçoit de l'horrible fpec-
tacle qui le frappe. On voit avec plai-
fir l'Auteur de la Fable des Abeilles ,
forcé de reconnoître l'homme pour un
être compatiffant & fenfible , fortir ,
dans l'exemple qu'il en donne , de fon
ftyle froid & fubtil , pour nous offrir
la pathétique image d'un homme en-
fermé , qui apperçoit au dehors une
béte féroce arrachant un enfant du fein
de fa mère , brifant fous fa dent meur-
trière les foibles membres , & déchirant
de fes ongles les entrailles palpitantes
de cet enfant. Quelle afrreufe agitation
n'éprouve point ce témoin d'un événe-
ment auquel il ne prend aucun intérêt
perfonnel ? Quelles angoiffes ne fouffre-
t-il pas à cette vue de ne pouvoir porter
aucun fecours à la mère évanouie , ni à
l'enfant expirant?
Tel eft le pur mouvement de la na-
ture , antérieur à toute réflexion : telle
eft la force de la pitié naturelle, que les
mœurs les plus dépravées ont encore
peine à détruire puifqu'on voit tous les
jours dans nos fpectacles , s'attendrir Se
Jomg III. F.
122 Œuvres
pleurer aux malheurs d'un infortuné , tel
qui , s'il étoit à la place du tyran , aggra-
vèrent encore les tourmens de fon enne-
mi. Mandeville a bien fenti qu'avec toute
leur morale les hommes n'eufTent jamais
été que des monftres , fi la nature ne leur
eût donné la pitié à l'appui de la raifon ;
mais il n'a pas vu que de cette feule qua-
lité découlent toutes les vertus fociales
qu'il veut difputer aux hommes. En effet,
qu'eft-ce que la générofité , la clémence,
l'humanité, finon la pitié appliquée aux
foibles, aux coupables , ou à l'efpece hu-
maine en général ? La bienveuillance &
J'amitié même font, à le bien prendre ,
des productions d'une pitié confiante ,
fixée fur un objet particulier : car defirer
que quelqu'un ne fouffre point , qu'eft-ce
autre chofe que defirer qu'il foit heureux?
Quand il feroit vrai que la commiféra-
tion ne feroit qu'un fentiment qui nous
met à la place de celui qui fouffre, fenti-
ment obfcur& vif dans l'homme fauvage;
développé , mais foible dans l'homme ci-
vil ; qu'importeroit cette idée à la vérité
de ce que je dis, finon de lui donner plus de
force ? En effet la commifération fera
d'autant plus énergique,que l'animal fpec*
DIVERSES. I23
tateur s'identifiera plus intimement avec
l'animal fouffrant: or il eft évident que
cette identification a dû être infiniment
plus étroite dans l'état de nature que dans
l'état de raifonnement. C'eft la raifon qui
engendre l'amour-propre, & c'eft la ré-
flexion qui le fortifie ; c'eft elle qui replie
l'homme fur lui-même ; c'eft elle qui le
fépare de tout ce qui le gêne & l'afflige.
C'eft la Philofophie qui l'ifole ; c'eft par
elle qu'il dit en fecret & à l'afpect d'un
homme fouffrant : péris fi tu veux ; je fuis
en fureté. Il n'y a plus que les dangers de
la fociété entière qui troublent le fom-
meil tranquille du philofophe&qui l'ar-
rachent de fon lit. On peut impunément
égorger fon femblable fous fa fenêtre ; il
n'a qu'à mettre fes mains fur fes oreilles de
s'argumenter un peu , pour empêcher la
nature qui fe révolte en lui , de l'identifier
avec celui qu'on alTaffine. L'homme fau-
vage n'a point cet admirable talent ; &
faute de fagefTe & de raifon , on le voit
toujours fe livrer étourdiment au premier
fentiment de l'humanité. Dans les émeu-
tes, dans les querelles des rues, la po-
pulace s'aflemble , l'homme prudent s'é-
loigne : c'eft la canaille , ce font les fem-
Fij
Ï24 (E U V R E S
tries des halles qui féparent les combat-
tans , & qui empêchent les honnêtes gens
de s'entr'égorger.
Il eft donc bien certain que la pitié eft
un fentiment naturel qui , modérant dans
chaque individu l'activité de l'amour de
foi-même, concourt à la confervation
mutuelle de toute l'efpèce, C'eft elle qui
nous porte fans réflexion au fecours de
ceux que nous voyons fouffrir ; c'eft elle
qui, dans l'état de nature, tient lieu de
loix , de mœurs & de vertu , avec cet
avantage que nul n'eft tenté de défobéir
à fa douce voix ; c'eft elle qui détournera
ïout Sauvage robufte d'enlever à un
foible enfant , ou à un vieillard infirme ,
fa (ubfiftance acquîfe avec peine, fi lui-
même efpere pouvoir trouver la fienne
ailleurs ; c'eft elle qui , au lieu de cette
maxime fublime de juftice raifonnée : Fais
à autrui comme tu veux quon te fajfe ;
jsnfpire à tous les hommes cette autre ma-
xime de bonté naturelle , bien moins par-
faite mais plus utile peut-être que la pré-
cédente : Fais ton bien avec le moindre
mal £ autrui qu'il efl pojfible. C'eft, en un
mot , dans ce fentiment naturel , plutôt
que daas des argumens fubtils qu'il faut
DIVERSES. 11^
chercher la caufe de la répugnance quo
tout homme éprouveroit à mal faire *
même indépendamment des maximes de
l'éducation. Quoiqu'il puiflfe appartenir à
Socrate , & aux efprits de fa trempe ,
d'acquérir de la vertu par raifon, il y a
long-temps que le genre humain ne feroït
plus , fi fa confervation n'eût dépendu
que des raifonnemens de ceux qui te
compofent.
Avec des parlions fi peu actives , &:
un frein fi lalutaire , les hommes plutôt
farouches que méchans , 8c plus atten-
tifs à fe garantir du mal qu'ils pouvoient
recevoir, que tentés d'en faire à autrui „
n'étoient pas fujets à des démêlés fort
dangereux : comme ils n'avoient entre
eux aucune efpece de commerce ; qu'ils
ne connoiffoient par conféquent ni la va-
nité , ni la confédération , ni l'eftime ,
ni le mépris ; qu'ils n'avoient pas la moin-
dre notion du tien & du mien , ni aucune
véritable idée de la juftice; qu'ils regar-
doient les violences qu'ils pouvoient ef-
fuyer comme un mal facile à réparer,
& non comme une injure qu'il fautpunir,
& qu'ils ne fongeoient pas même à la
vengeance, fi ce n'eftpeut être machina-
F iij
n6 Œuvres
lement & fur le champ , comme le chien
qui mord la pierre qu'on lui jette , leurs
difputes euflent eu rarement des fuites
fanglantes, fi elles n'euflent point eu de
fujet plus fenfible que la pâture : mais
j'en vois un plus dangereux dont il me
refte à parler.
Parmi les partions qui agitent le coeur
de l'homme , il en eft une ardente , impé-
tueufe j qui rend un fexe nécefTaire à
l'autre , paflion terrible qui brave tous
les dangers , renverfe tous les obftacles ,
& qui , dans fes fureurs , femble propre à
détruire le genre humain qu'elle eft
deftinée à conferver. Que deviendront
les hommes en proie à cette rage effré-
née & brutale , fans pudeur , fans retenue,
& fe difputant chaque jour leurs amours
au prix de leur fang,?
Il faut convenir d'abord que plus les
partions font violentes, plus les loix font
néceflaires pour les contenir : mais ou-
tre que les défordres & les crimes que
ces partions caufent tous les jours parmi
nous , montrent affez l'infuffifance des
loix à cet égard , il feroit encore bon
d'examiner fi ces défordres ne font point
nés avec les loix mêmes ; car alors ,
DIVERSES. I2J
quand elles feroient capables de les ré-
primer, ce feroit bien le moins qu'on en
duc exiger , que d'arrêter un mal qui
n'exifteroit point fans elles.
Commençons par diftinguer le mo-
ral du phyfique dans le fentiment de
l'amour. Le phyfique eft ce defir général
qui porte un fexe à s'unir à l'autre. Le
moral eft ce qui détermine ce defir & le
fixe fur un feul objet exclusivement , ou
qui du moins lui donne pour cet objet
préféré un plus grand degré d'énergie.
Or il eft facile de voir que le moral de
l'amour eft un fentiment faéHce, né de
J'ufage de la fociété, & célébré par les
femmes avec beaucoup d'habileté & de
foin pour établir leur empire , & rendre
dominant le fexe qui devroit obéir. Ce
fentiment étant fondé fur certaines no-
tions du mérite ou de la beauté qu'un
Sauvage n'eft point en état d'avoir, & fur
des comparaifons qu'il n'eft point en état
de faire , doit être prefque nul pour lui :
car comme fon efprit n'a pu fe former
des idées abftraites de régularité & de
proportion , fon cœur n'eft point non
plus fufceptible des fentimen* d'admira-
tion & d'amour, qui, même fans qu'on
F iv
128 Œuvres
s?en apperçoive, naiflentde l'application
de ces idées; il écoute uniquement le
tempérament qu'il a reçu de la nature, &
non le goût qu'il n'a pu acquérir ; & tou-
te femme eft bonne pour lui.
Bornés au feul phyiique de l'amour ,
& affez heureux pour ignorer ces préfé-
rences qui en irritent le fentiment & en
augmentent les difficultés , les hommes
doivent fentir moins fréquemment &
moins vivement les ardeurj du tempé-
rament^ parconféquent avoir entr'eux
des difputes plus rares & moins cruelles.
L'imagination qui fait tant de ravages
parmi nous, ne parle point à des coeurs
fauvages ; chacun attend paifiblement
l'impulfion de la nature , s'y livre fans
choix avec plus de plaifîr que de fureur ;
&,lebefoin fatis fait, tout le defireit éteint.
G'eft donc une cho(e inconteftable
que l'amour même, ainfi que toutes les
autres pallions , n'a acquis que dans la
fociété cette ardeur impétueufe qui le
rend il fou vent funefte aux hommes ; & il
eft d'autant plus ridicule de repréfenter
les Sauvages comme s'entr'égorgeant fans
cette pour aflouvir leur brutalité, que
cette opinion eft directement contraire u
DIVERSES 11$
l'expérience , & que les Caraïbes , celui
de tous les peuples exiftans , qui jufqu'icl
s'eft écarté le moins de l'état de nature ,
font précifément les plus paifibles dans
leurs amours , & les moins fujets à la
jaloufie , quoique vivant fous un climat
brûlant qui femble toujours donner à ces
paffions une plus grande activité.
A l'égard des inductions qu'on pour-
roit tirer , dans plufieurs efpeces d'ani-
maux, des combats des mâles qui enfan-
glantent en tout temps nos baffes-cours,
ou qui font retentir au printems nos fo-
rêts de leurs cris en fedifputant la femelle,
il faut commencer par exclure toutes les
efpèces où la nature amanifeftement établi
dans la puiffance relative des fexes , d'au-
tres rapports que parmi nous : ainfi les
combats des coqs ne forment point une
induction pour l'efpèce humaine. Dans
les efpèces où la proportion eft mieux ob-
fervée , ces combats ne peuvent avoir
pour caufes que la rareté des femelles , eu*
égard au nombre des mâles , ou les in-
tervalles exclufifs durant lefquels la fe-
melle refufe conftamment l'approche du
mâle , ce qui revient à la première caufe ;
car fi chaque femelle ne fouffre le mâle-
F y
l$o Œuvres
que durant deux mois de l'année , c'efr à
cet égard comme fi le nombre des fe-
melles étoit moindre des cinq fixiemes.
Or aucun de ces deux cas n'efr. applica-
ble Mfefpèce humaine où le nombre des
feme js furpaiTe généralement celui des
mâles , & où l'on n'a jamais obfervé que,
même parmi les Sauvages , les femelles
aient , comme celles des autres efpèces ,
des temps de chaleur & d'exclufion. De
plus , parmi plufieurs de ces animaux ,
toute l'efpèce entrant à la fois en effer-
vefcence , il vient un moment terrible
d'ardeur commune, de tumulte, de dé-
fordre & de combat : moment qui n'a
point lieu parmi l'efpèce humaine , où
l'amour n'eft jamais périodique. On ne
peut donc pas conclure des combats de
certains animaux pour la potfèflîon des
femelles , que la même chofe arriveroit
à l'homme dans l'état de nature ; & quand
même on pourroit tirer cette conclufion,
comme ces diflenffons ne détruifent
point les autres efpèces , on doit pen-
îer au moins qu'elles ne feroient pas
plus funeftes à la nôtre ; & il eft très-
apparent qu'elles y cauferoient encore
moins de ravages qu'elles ne font dans
DIVERSES. 131
la fociété, fur-tout dans les pays où , les
mœurs étant encore comptées pour quel-
que chofe , la jal oufie des amans & la ven-
geance des époux caufent chaque jour des
duels , des meurtres , & pis encore ; où le
devoir d'une éternelle fidélité ne fert
qu'à faire des adultères , & où les loix
mêmes de la continence & de l'honneur
étendent néceffairement la débauche j &
multiplient les avortemens.
Concluons qu'errant dans les forets
fans induftrie J fans parole fans domi-
cile , fans guerre & fans liaifons , fans
nul befoin de fes femblables , comme
fans nul defir de leur nuire , peut-être
même fans jamais en reconnoître aucun
individuellement, l'homme" fauvage,fujet
à peu de parlions , & fe fuffifant à lui-
même j n'avoit que les fentimens & les
lumières propres à cet état; qu'il ne fen-
toit que fes vrais befoins , ne regardoic
que ce qu'il croyoit avoir intérêt de voir,
& que fon intelligence ne faifoitpas plus
de progrès que fa vanité. Si par hazard
il faifoit quelque découverte, il pouvoit
d'autant moins la communiquer, qu'il ne
reconnoiffoit pas même fes enfans. L'art
périffoit avec l'inventeur. Il n'y ayoit ni
Fvj
132 GE U V E R s
éducation , ni progrès ; les générations
fe multiplioient inutilement; & chacune
partant toujours du même point , les fie-
cles s'écouloient dans toute lagrofîîèreté
des premiers âges ; l'efpèce étoit déjà
vieille , & l'homme reftoit toujours
enfant.
Si je me fuis étendu fî longtemps fur la
fuppofîtion de cette condition primitive,
c'eft qu'ayant d'anciennes erreurs & des
préjugés invétérés à détruire , j'ai cru de-
voir creu'er jufqu'àla racine, & montrer
dans le tableau du véritable état de na-
ture , combien l'inégalité même natu-
relle , eft loin d'avoir , dans cet état , au-
tant de réalité & d'influence que le pré-
tendent nos Ecrivains.
En effet , il eft aifé de voir^ju'entre les
différences qui diftinguent les hommes,,
plufieurs partent pour naturelles, qui font
uniquement l'ouvrage de l'habitude & des
divers genres de vie que les hommes
adoptent dans la fociété. Ainfi un tem-
pérament robufte ou délicat, la force ou la
foibleffe qui en dépendent, viennent fou-
vent plusde la manière dure ou efléminée
dont on a étéélevé.quede la conftitution
primitive des corps. Il en eft de même des
DIVERSES. I33
forces de l'efprit; & non- feulement l'é-
ducation met de la différence entre les
efprits cultivés & ceux qui ne le font pas,
mais elle augmente celle qui fe trouve
entre les premiers , à proportion de la
culture ; car qu'un géant & un nain mar-
chent fur la même route, chaque pas
qu'ils feront l'un & l'autre donnera un
nouvel avantage au géant. Or , û* l'on
compare la diverfité prodigieufe d'édu-
cations & de genres de vie qui règne
dans les diftérens ordres de» l'état civil ,
avec la (implicite & l'uniformité de la vie
animale & fauvage , où tous fe nourrif-
fent des mêmes alimens , vivent de la
même manière , & font exactement les
mêmes chofes , on comprendra combien
la différence d'homme à homme doit être
moindre dans l'état de nature que dans
celui de fociété , & combien l'inégalité
naturelle doit augmenter dans l'efpèce
humaine par l.'inégalité d'inftitution.
Mais quand la nature affecteroitdans
la diftribution de fes dons autant de pré-
férences qu'on le prétend , quel avanta-
ge les plus favorifés en tireroient-ils , au
préjudice des autres, dans un état de
chofes qui n'admettroit prefque aucune
134 Œuvres
forte de relation entr'eux? là où il n'y
a point d'amour , de quoi fervira la beau -
té ? Que fert l'efprit à des gens qui ne
parlent point , & la rufe à ceux qui n'ont
point d'affaires ? J'entends toujours répé-
ter que les plus forts opprimeront les fai-
bles; mais qu'on m'explique ce qu'on veut
dire par ce mot d'opprejfîon. Les uns
domineront avec violence , lesautres gé-
miront aflervis à tous leurs caprices:
voilà précifément ce que j'obferve parmi
nous; mais je ne vois pas comment cela
pourroit fe dire des hommes fauvages,
à qui l'on auroit même bien de la peine
à faire entendre ce que c'eft que fervi-
tude & domination. Un homme pourra
bien s'emparer des fruits qu'un autre a
cueillis , du gibier qu'il a tué , de l'antre
qui lui fervoit d'afyle ; mais comment
viendra-t-il jamais à bout de s'en faire
obéir, & quelles pourront être les chaî-
nes de la dépendance parmi des hommes
quinepoffedent rien? Si l'on me chafTe
d'un arbre , fi l'on me tourmente dans
un lieu , qui m'empêchera de pafler ail-
leurs? Se trouve-t-il un homme d'une
force affez fupérieureà la mienne, & , de
plus , allez dépravé , allez parefleux de
DIVERSES. I3J
aflfez féroce pour me contraindre à pour-
voir à fa fubfiftance pendant qu'il demeu-
re oi/if ? Il faut qu'il fe réfol ve à ne pas me
perdre de vue un feul infant , à me te-
nir lié avec un très-grand foin durant fon
fommeil , de peur que je ne m'échappe
ou que je ne le tue: c'eft - à - dire ,
qu'il eft obligé de s'expofer volontaire-
ment à une peine beaucoup plus grande
que celle qu'il veut éviter , & que celle
qu'il me donne à moi-même. Apres tout
cela, fa vigilance fe relâche-t-elle un
moment: un bruit imprévu lui fait - il
détourner la tête ; je fais vingt pas dans
la forêt , mes fers font brifés , & il ne
me revoit de fa vie.
Sans prolonger inutilement ces dé-
tails ., chacun doit voir que les liens de
la fervitude n'étant formés que de la dé-
pendance mutuelle des hommes & des
befoins réciproques qui les unifient , il
efl impoflible d'affervirun homme , fans
l'avoir mis auparavant dans le cas de ne
pouvoir fe pafTer d'un autre : fituation
qui , n'exiftant pas dans l'état de nature ,
y laifle chacun libre du joug & rend
vaine la loi du plus fort.
Après avoir prouvé que l'inégalité
1^6 Œuvres
eft à peine fenfible dans l'état de nature ,
& que fon influence y eft prefque nulle ,
il me refte à montrer Ton origine & fes
progrès dans les développemensfuccefîïfs
de lefprit humain. Après avoir montré
que la perfectibilité , les vertus fociales ,
ôc les autres facultés que l'homme na-
turel avoit reçues en puiiïance., ne pou-
voient jamais fe développer d'elles-mê-
mes ; qu'elles avoient befoin pour cela
du concours fortuit de plufieurs caufes
étrangères quipouvoient ne jamais naî-
tre, & fans lefquel les il fût demeuré éter-
nellement dans fa condition primitive , il
me refte à confidérer & à rapprocher
les différens hazards qui ont pu perfec-
tionner la raifon humaine en détério-
rant l'efpèce, rendre un être méchant
en le rendant fociable , & d'un terme fi
éloigné , amener enfin l'homme & le
monde au point où nous les voyons.
J'avoue que les événemens que j'ai
à décrire ayant pu arriver de plufieurs
manières , je ne puis me déterminer fur
le choix, que par des conje&ures; mais
outre que ces conjectures deviennent
des raiîons , quand elles font les plus
probables qu'on puifle tirer de la nature
DIVERSES. I37
des chofes , & des feuls moyens qu'orr
puifle avoir de découvrir la vérité, les
conféquences que je veux déduire des
miennes , ne feront point pour cela
conjecturales ; puifque , fur les prin-
cipes que je viens d'établir , on ne fau-
roit former aucun autre fyftême qui ne
me fourniffe les mêmes réfultats , &
dont je ne puifle tirer les mêmes conclu-
ions.
Ceci me difpenfera d'étendre mes
réflexions fur la manière dont le laps de
temps compenfe le peu devraifemblance
des événemens ; fur lapuiflance furpre-
nante des caufes très-légères , lorfqu'elles
agiflent fans relâche; fur l'impoiTibilité
où l'on eft d'un côté de détruire cer-
taines hypothèfes , fi de l'autre on fe
trouve hors d'état de leur donner le de-
gré de certitude des faits ; fur ce que
deux faits étant donnés comme réels à
lier par une fuite de faits intermédiaires,
inconnus ou regardés comme tels , c'eft
à l'Hiftoire , quand on l'a, de donner
les faits qui les lient ; c'eft à la Philofo-
phie, à fon défaut, de déterminer les faits
femblables qui peuvent les lier ; enfin fur
ce qu'en matière d'événemens , la fimili-
138 Œuvres
tude réduit les faits à un beaucoup plus
petit nombre de clafles différentes qu'on
ne fe l'imagine : il me fuffit d'offrir ces
objets à la confidération de mes Juges :
il me fuffit d'avoir fait en forte que les
lecteurs vulgaires n'eufTent pas befoin
de les confidérer.
DIVERSES. I39
SECONDE PARTIE.
J^E premier qui , ayant enclos un
terrein , s'avifa de dire , ceci efl à moi ,
& trouva des gens affez fimples pour le
croire, fut le vrai fondateur de la fociété
civile. Que de crimes, de guerres, de
meurtres, que de mifères & d'horreurs
n'eût point épargné au genre humain ce-
lui qui , arrachant les pieux ou comblant
Je foffé, eût crié à fes femblables : gar-
dez-vous d'écouter cet impofteur ; vous
êtes perdus , fi vous oubliez que les fruits
font à tous , & que la terre n'eft à per-
fonne : mais il y a grande apparence
qu'alors les chofes en étoient déjà venues
au point de ne pouvoir plus durer com-
me elles étoient ; car cette idée de pro-
priété, dépendant de beaucoup d'idées
antérieures qui n'ont pu naître que fuc-
ceffivement , ne fe forma pas tout d'un
coup dans l'efprit humain. Il fallut faire
bien des progrès , acquérir bien de l'in-
duftrie & des lumières, les tranfmettre
ôc les augmenter d'âge en âge, avant
que d'arriver à ce dernier terme de l'état
Ï4-0 Œuvres
de nature. Reprenons donc les chofes
de plus haut, & tâchons de rafTembleï
fous un feul point de vue cette lente fuc-
eefîîon d'évén'emens & de connoiffan-
ces , dans leur ordre le plus naturel.
Le premier fentiment de l'homme fut
celui de Ton exiftence ; Ton premier foin,
celui de faconfervation. Les productions
de la terre lui fourniflbient tous les fe-
cours néceflaires ; l'inftinâ: le porta à en
faire ufage. La faim, d'autres appétits lui
faifant éprouver tour-à-tour diverfes ma-
nières d'exifter , il y en eut une qui l'in-
vita à perpétuer fon efpèce ; & ce pen-
chant aveugle , dépourvu de tout fenti-
ment du cœur, ne produifoit qu'un a<5te
purement animal. Le befoin fatisfait , les
deux fexes ne iereconnoiiTbient plus , Se
l'enfant même n'étoit plus rien à la mers
fî-tôt qu'il pouvoit fe pafler d'elle.
Telle fut la condition de l'homme
naiflfant; telle fut U vie d'un animal bor-
né d'abord aux pures fenfations , & pro-
fitant à peine des dons que lui offroit la
nature, loin de fongeràlui rien arracher;
mais il fe préfenta bientôt des difficultés;
il fallut apprendre à les vaincre : la hau-
teur des arbres qui l'empechoit d at-
teindre à leurs fruits, la concurrence des
.
DIVERSES. I4.T
animaux qui cherchoient à s'en nourrir ,
ia férocité de ceux qui en vouloient à fa
propre vie , tout l'obligea de s'appliquer
aux exercices du corps; il fallut fe ren-
dre agile , vite à la courfe, vigoureux au
combat. Les armes naturelles, qui font les
branches d'arbres & les pierres, fe trou-
vèrent bientôt fous fa main. Il apprit à
furmonter les obftacles de la nature , à
•combattre au befoin les autres animaux ,
à difputer fa (ubfifrance aux hommes
mêmes, ou à fe dédommager de ce qu'il
falloit céder au plus fort.
A mefure que le genre humain s'é-
tendit , les peines fe multiplièrent avec
•les hommes. La différence des terreins ,
des climats, des faifons, put les forcer à
en mettre dans leurs manières de vivre.
Des années ftériles, des hivers longs 8c
rudes , des étés brûlans qui confument
tout, exigèrent d'eux une nouvelle in-
duftrie. Le longde la mer & des rivières ,
ils inventèrent la ligne & le hameçon,
& devinrent pêcheurs & ichthyophages.
Dans les forêts , ils fe rirent des arcs &
des flèches , & devinrent chafleurs &
guerriers. Dans les pays froids , ils fe cou-
vrirent des peaux des bêtes qu'ils avo nt
tuées» Le tonnerre , un volcan , ou quel-
142 Œuvres
que heureux hazard leur fit connoître le
feu ; nouvelle reflburce contre la ri-
gueur de l'hiver ; ils apprirent à confer-
ver cet élément , puis à le reproduire , &
enfin à en préparer les viandes qu'aupa-
ravant ils dévoroient crues.
Cette application réitérée des êtres
divers à lui-même , & les uns aux autres ,
dut naturellement engendrer dansl'efprit
de l'homme les perceptions de certains
rapports. Ces relations que nous expri-
mons par les mots de grand , de petit, de
fort ydefoible , de vite, de lent , de peu-
reux, de hardi ,& d'autres idées pareil-
les, comparées au be:oin & prefque fans
y fonger, procluifii ent enfin chez lui quel-
que forte de réflexion , ou plutôt une pru-
dence machinale.qui lui indiquoit les pré-
cautions les plus néceffaires à fa fureté.
Les nouvelles lumières qui réfulterent
de ce développement, augmentèrent fa
fupériorité fur les autres animaux, en la
lui faifant connoître. Il s'exerça à leur
drefier des pièges , il leur donna le chan-
ge en mille manières ; &, quoique plu-
sieurs le furpaflaflent en force au combat,
ou en vitefTe à la courfe; de ceux qui
pouvoient lui fervir ou lui nuire , il de-
vint avec le temps le maitre des uns & le
DIVERSES. I43
fléau des autres. C'eft ainfi que le premier
regard qu'il porta fur lui-même, y pro-
duifit le premier mouvement d'orgueiî ;
c'èft ainfi que fâchant encore à peine dis-
tinguer les rangs , & fe contemplant au
premier par (on efpècc il fepréparoit
de loin à y prétendre par Ton individu.
Quoique Tes femblables ne fufTent pas
pour lui ce qu'ils font pour nous , & qu'il
n'eût guères plus de commerce avec eux
qu'avec les autres animaux , ils ne furent
pas oubliés dans fes obfervations. Les
conformités que le temps put lui faire ap-
percevoir entr'eux , fa femelle & lui-mê-
me, le firent 'uger de celles qu'il n'ap-
percevoit pas ; & voyanr qu'ils fe condui-
foienttous , comme il auroit fait en de pa-
reilles cir.onftances , il conclut que leur
manière de peiner & de fentir étoit en-
tièrement conforme à la fienne ; & cette
importante vérité, bien établie dans fon
efprit , lui fit fuivre , par un preflenti-
ment aulïi fur & plus prompt que la Dia-
lectique, les meilleures règles de con-
duite que , pour fon avantage & fa fure-
té, il lui convînt de garder avec eux.
Infiruit par l'expérience , que l'amour
du bien-être eft le feul mobile des ac-
tions humaines , il fe trouva en état de
144 Œuvres
diftinguer les occafions rares où l'intérêt
commun devoir le faire compter fur l'af-
fïftance de fes femblables , & celles plus
rares encore , où la concurrence devoit
le faire défier d'eux. Dans le premier cas,
il s'unifToit avec eux en troupeau , ou
tout au plus, par quelque forte d'affocia-
îion libre qui n'obligeoit perfonne , &
qui ne duroit qu'autant que le befoin
pafTager qui l'avoi: formée. Dans le fé-
cond , chacun cherchoit à prendre fes
avantages , foit à force ouverte , s'il
croyoit le pouvoir ; foit par adreffe &
fubtilité , s'il fe fentoit le plus foible.
Voilà comment les hommes purent
infenfiblement acquérir quelque idée
groffiere des engagemens mutuels, & de
1 avantagede les remplir , mais feulement
autant que pouvoit l'exiger l'intérêt pré-
fent & fenfible : car la prévoyance n'étoit
rien pour eux ; &, loin de s'occuper d'un
avenir éloigné, ils nefongoient pas mê-
me au lendemain. S'agifTbit-il de prendre
un cerf, chacun fentoit bien qu'il devoit
pour cela garder fidèlement fon pofte ;
mais fi un lièvre venoitàpaffer à la portée
de l'un d'eux , il ne . faut pas douter
qu'il ne le pourfuivît fans fcrupule , &
qu'ayant atteint fa proie , il ne fe fouciât
fort
DIVERSES. 14 J
fort peu de faire manquer la leur à fes
compagnons.
Il eft aifë de comprendre qu'un pareil
commerce n'exigeoit pas un langage
beaucoup plus rafiné que celui des cor-
neilles ou des finges, qui s'attroupent à-
peu-près de même. Des cris inarticulés,
beaucoup de geftes , & quelques bruits
îmitatifs, durent compofer pendant long-
temps la langue univer. elle , à quoi joi-
gnant dans chaque contrée quelques fons
articulés & conventionnels, dont,comme
je l'ai déjà d\tJ il n'eft pas trop facile d'ex-
pliquer l'inftitution, on eut des langues
particulières , mais groflieres , imparfai-
tes , & telles à- peu-près qu'en ont enco-
re aujourd hui diverfes nations fauvages.
Je parcours comme un trait des multitu-
des de fiecles , forcé par le temps qui
s'écoule, par l'abondance des chofes que
j'ai à dire , & par le progrès preiqje in-
fenfible des commencemens ; car plus les
événemens ctoient lents à fe fuccéder,
plus ils font prompts à décrire.
Ces premiers progrès mirent enfin
l'homme à portée d'en faire de plus rapi-
des. Plus l'efprit s'éclairoit , & plus l'in-
duftrie fe perfectionna. Bientôt ceffant de
s'endormir fous le premier arbre , ou de
Tomç. III, G
i\6 Œuvres
fe retirer dans des cavernes , on trouva
quelques fortes de haches de pierres du-
res & tranchantes , qui fervirent à cou-
per du bois , creufer la terre , & faire des
huttes de branchages, qu'on s'avifa en-
fuite d'enduire d'argile & de boue. Ce fut-
là l'époque d'une première révolution qui
forma l'établiffement & la diftinclion des
familles, & qui introduifît une forte de
propriété ; d'où peut-être naquirent déjà
bien des querelles & des combats. Cepen-
dant comme les plus forts furent vrai fem-
blablement les premiers à fe faire des
îogemens qu'ils fe fentoient capables de
défendre > il eft à croire que les foibles
trouvèrent plus court & plus fur de les
imiter , que de tenter de les déloger : &
quant à ceux qui avoient déjà des caba-
nes , aucun d'eux ne dut chercher à s'ap-
proprier celle de fon voifin , moins parce
qu'elle ne lui appartenoit pas , que parce
qu'elle lui étoit inutile , & qu'il ne pou-
voit s'en emparer.fans s'expofer à un com-
bat très vif avec la famille qui l'occupoit.
Les premiers développemens du c >-. ur
furent l'effet d'une fltuation nouvelie.qui
réunifloitdans une habitation commune
Jes maris & les femmes, les pères & les
en'ans ; l'habitude de vivre enfemble fie
DIVERSES, I47
naître les plus doux fentimens qui roient
connus des hommes, l'amour conjugal ,
& l'amour paternel. Chaque famille de-
vint une petite fociété d'autant mieux
unie, que l'attachement réciproque & la
liberté en étoient les feuîs liens ; & ce fut
alors que s'établit la première différence
dans la manière de vivre des deux fexes ,
qui jufqu'ici n'enavoient eu qu'une. Les
femmes devinrent plus fédentaires &
s'accoutumèrent à garder la cabane & les
enfans, tandis que l'homme alloit cher-
cher la fubfiftance commune. Les deux
-fexes commencèrent aufiî , par une vie
un peu plus molle , à perdre quelque cho-
fe de leur férocité & de leur vigueur :
mais fi chacun féparément devint moins
propre à combattre les bêtes fauvages ,
en revanche il fut plus aifé de s'aflem-,
bler pour leur réfifter en commun.
Dans ce nouvel état , avec une vie fini-
pîe & folitaire , des befoins très bornés ,
& les inftrumens qu'ils avoient inventés
pour y pourvoir , les hommes , jouifiant
d'un fort grand loifir, l'employèrent à fe
procurer plusieurs fortes de commodités
inconnues à leurs pères; & ce fut-là le
premier joug qu'ils s'impoferent fans y
fonger } & la première fource de maux
Gij
148 Œuvres
qu'ils préparèrent à leurs defcendans :
car outre qu'ils continuèrent ainfi à s'a-
mollir le corps & l'efprit , ces commodi-
tés ayant par l'habitude perdu pre que
tout leur agrément , & étant en même
temps dégénérées en de vrais befoins , la
privation en devint beaucoup plus cruel-
le que la pofleiïïon n'en étoit douce ; &
l'on étoit malheureux de les perdre ,
fans être heureux de les pofleder.
On entrevoit un peu mieux ici com-
ment l'ufage de la parole s'établit ou fç
perfectionna infenfiblement dans lefein
de chaque familles <k l'on peut conjectu-
rer encore comment diverfes caufes par-
ticulières purent étendre le langage * Se
en accélérer le progrès en le rendant
plus néceflaire. De grandes inondations
ou des tremblemens de terre environnè-
rent d'eaux ou de précipices des cantons
habités ; des révolutions du globe déta-
chèrent & coupèrent en Ifles des por-
tions du continent. On conçoit qu'entre
des hommes aufll rapprochés , & forcés
de vivre enfemb!e , il dut fe former un
idiome commun plutôt qu'entre ceux
qui erroient librement dans les forêts de
la terre ferme. Ainfi il efl: très poflible
qu'après leurs premiers elTais de naviga-
diverses; T49
îon , des infulaires aient porté parmi
nous l'ufage de la parole; & il eft au
moins très vraifembiable que la (ociété
& les langues ont pris naiflance dans les
Mes , & s'y font perfectionnées avant
que d'être connues dans le continent.
Tout commence à changer de face",
Les hommes errans jufqu'ici dans les bois,
ayant pris une affiette plus fixe , fe rap-
prochent lentement, fe réunifient en di-
verfes troupes,& forment enfin dans cha-
que contrée une nation particulière, uniô
de moeurs & de cara6tère , non par des
reglemens & des loix , mais par le même
genre de vie & d'alimens , & par l'in-
fluence commune du climat. Un voîfi-
nage permanent ne peut manquer d'en-
gendrer enfin quelque liaifon entre di-
verfes familles. Déjeunes gens de dif-
férens fexes habitent des cabanes voifi-
nes ; le commerce paflfager que demande
la nature en amène bientôt un autre non
moins doux & plus permanent par la fré-
quentation naturelle. On s'accoutume à
confidérer difiérens objets , & à faire des
comparaifons ; on acquiert infenfible-
ment des idées de mérite & de beauté qui
produifent des fentimens de préférence.
A force de fe voir, on ne peut plus fe
G iij
ïyo Œuvres
paffer de fe voir encore. Un fentiment
tendre & doux s'infirme dans l'ame , Se
par la moindre oppofïtion devient une
fureur impétueufe : la jaloufie s'éveille
avec l'amour ; la difeorde triomphe ., &
ïa plus douce des pallions reçoit des fa-
crifices de fang humain.
A mefure que les idées & les fen-
timens fe fuccèdent , que l'efprit & le
cceur s'exercent, le genre humain con-
tinue à s'apprivoifer ; les liaifons s'éten-
dent & les liens fe relferrent. On s'ac-
coutuma à s'affembler devant les caba-
nes ou autour d'un grand arbre : le chant
& la danfe , vrais enfans de l'amour &
du loifir , devinrent l'amufement , ou
plutôt l'occupation des hommes & des
femmes oififs & attroupés. Chacun com-
mença à regarder les autres & à vouloir
çtre regardé foi-même; & l'eftime pu-
blique eut un prix. Celui qui chantoit
ou (Lnfoit le mieux ; le plus beau , le plus
fort, le plus adroit ou le plus éloquent
devint le plus confidéré ; & ce fut-là le
premier pas vers l'inégalité & vers le
vice en même temps : de ces prem. ■
préférences naquirent d'un côté la vani ;
<k le mépris , de l'autre la honte & 1'. •
viej& lu fermentation caufée par ces
DIVERSES. Ijï
nouveaux levains produifit enfin descom-
pofés funeftes au bouheur&à l'innocence*
Si-tôt que les hommes eurent com-
mencé à s'apprécier mutuellement, & que"
l'idée de la confédération fut formée dans
leur efprit j chacun prétendit y avoir
droit , & il ne fut plus pofiible d'en man-
quer impunément pour perfonne. Delà
fortirent les premiers devoirs de la civili-
té .même parmi les Sauvages; & de-là tout
tort volontaire devint un outrage , par-
ce qu'avec le mal qui réfultoit de l'inju-
re , l'offenfé y voyoit le mépris de fa per-
fonne , fouvent plus infupportable que le
mal même. C'eft. ainfi que chacun pu-
nifTant le mépris qu'on lui avoit témoi-
gné, d'une manière proportionnée au cas-
qu'il faifoit de lui-même , les vengeances
devinrent terribles ., & les hommes fan-
guinaires & cruels. Voilà précifément le
degré où étoient parvenus la plupart des
peuples Sauvages qui nous font connus ;
& c'eft faute d'avoir fuffifamment diftin-
gué les idées , & remarqué combien ces
peuples étoient déjà loin du premier état
de nature, que plufieurs fe font hâtés de
conclure que l'homme eft naturellement
cruel & qu'il a bdoin de police pour l'a-
doucir .tandis que rien n'eft fî doux que
Giv
**
i Œuvres
lui dans Ton état primitif, lorfque, placé
parla nature à des diftances égales de la
ilupidité d*. s brutes & des lumières fu-
neftes de l'homme civil , & borné éga-
lement par l'inflia'ét & par la raifon à fe
garantir du mal qui le menace , il eft re-
tenu par la pitié naturelle , de faire lui-
même du mal à perionne , fans y être
porté par rien , même après en avoir
reçu ; car félon l'axiome du fage Locke ,
il ne fauroit y avoir d'injure où il n'y a
-point de propriété.
Mais il faut remarquer que la fociété
commencée, & les relations déjà établies
entre les hommes , exigeoient en eux
des qualités différentes de celles qu'ils te-
noient de leur conftitution primitive;
que j la moralité commençant à s'intro-
duire dans les aétions humaines ,& cha-
cun avant les loix étant feul juge & ven-
geur des offenfes qu'il avoit reçues , la
bonté convenable au pur état de nature
n'étoit plus celle qui convenoit à la fo-
ciété naiflante ; qu'il falloit que les puni-
tions devinffent plus févères à mefure que
les occafions d'offenfer devenoient plus
fréquentes ., & que c'étoit à la terreur
des vengeances de tenir lieu du frein des
loix. Ainfi , quoique les hommes fufl'enc
DIVERSES. I53
devenus moins endurans , & que la pitié
naturelle eût déjà fouffert quelque altéra-
tion ; ce période du développement des
facultés humaines , tenant un jufte mi-
lieu entre l'indolence de l'état primitif
& la pétulante activité de notre amour
propre , dut erre l'époque la plus heu-
reufe & la plus durable. Plus on y ré-
fléchit , plus on trouve que cet état étoit
le moins fujet aux révolutions, le meil-
leur a 1 homme (* 1 3.) , & qu'il n'en a ('
dû fortir que par quelque funefre hazard ,
qui pour l'utilité commune eût dû ne
jamais arriver_L exemple des Sauvages,
qu'on a prefque tous trouvés à ce point »
femble confirmer que le genre humain
étoit fait pour y refier toujours; que
cet état eft la véritable jeunefie du
monde , & que tous les progrès ulté-
rieurs ont été en apparence autant de
pas vers la perfection de l'individu , &
en effet vers la décrépitude de l'efpèce,
Tant que les hommes fe contentèrent
de leurs cabanes ruftiques .. tant qu'ils fe
boinerent à coudre leurs habits de peaux
avec des épines ou des arrêtes , à fe parer
de plumes & de coquillages , à fe peindre
le corps de diverfes couleurs , à perfec-
tionner ou embellir leurs arcs & leurs
Gv
154 Œuvres
flèches, à tailler avec des pierres tran-
chantes quelques canots de pécheurs ou
quelques girofliers ini? rumens de mufique;
en un mot , tant qu'ils ne s'appliquèrent
qu'à des ouvrages qu'un feul pouvoit fai-
re , & qu'à des arts qui n'avoient pas
befoindu concours de plufîeurs mains ,
ils vécurent libres J fains , bons , & heu-
reux autant qu'ils pouvoient l'être par
leur nature , & continuèrent à jouir en-
tr'eux des douceurs d'un commerce indé-
pendant: mais des l'inilant qu'un homme
eut befoin du iecours d'un autre ; dès
qu'on s'apperçut qu'il étoit utile à un
feul d'avoir des provifions pour deux.,
l'égalité difparut , la propriété s'introdui-
fn , le travail devint nécelTaire , & les
vaftes forêts fe changèrent en des cam-
pagnes riantes qu'il fallut arrofer de la
fueur des hommes , & dans lefquelles
on vit bientôt l'efclavage & la mifere
germer & croître avec 1 js moiflon .
La métallurgie & l'agriculture furent
les deux arts dont l'invention produifit
cette grande révolution. Pour le Poëre ,
c'eft l'or & l'argent ; mais pour le Phi-
losophe, ce font le fer & e bled qui ont
civilifé les hommes , & perdu le genre
humain. Aulli l'un & l'autre étoient-ils
DIVERSES. Ij'J
inconnus aux Sauvages de l'Amérique,
qui pour cela font toujours demeurés
tels : les autres peuples fembîent même
être reftés barbares tant qu'ils ont prati-
qué l'un de ces arts fans l'autre. Et l'une
des meilleures raifons peut-être pour-
quoi l'Europe a été, fi- non plutôt, du
moins plus conftamment & mieux poli-
cée que les autres parties du monde,
c'eft qu'elle eft à la fois la plus abon-
dante en fer & la plus fertile en bled.
Il eft très difficile de conjecturer com-
ment les hommes font parvenus à con-
noître & à employer le fer : car il n'efl
pas croyable qu'ils aient imaginé d'eux-
mêmes de tirer la matière de la mine de
de lui donner les préparations nécefïaires
pour la mettre en fufion avant que de
fçavoir ce qui en réfuîteroit. D'un autre
côté on peut d'autant moins attribuer
cette découverte à quelque incendie ac-
cidentel j que les mines ne fe forment
que dans des lieux arides , & dénués
d'arbres & de plantes ; de forte qu'on di-
roit que la nature avoit pris des précau-
tions pour nous dérober ce fatal fecret.
Il ne refte donc que la circonftanre ex-
traordinaire de quelque Volcan, qui , vo»
xniflant dts matières métalliques en fu-s
G vj
i$6
Œuvres
fîon , aura donné aux obfervateurs l'idée
d'imiter cette opération de la nature ; en-
core faut-il leur fuppofer bien du cou-
rage & de la prévoyance pour entre-
prendre un travail auflî pénible, & en-
vifager d'aufliloin lesavanrages qu'ilsen
pouvoient retirer: ce qui ne convient
guères qu'à des efprits déjà plus exercés
que ceux-ci ne le dévoient ctre.
Quant à l'agriculture , le principe en
fut connu longtems avant que la pratique
en fût établie; & il n'eft guéres poffible
tjue les hommes , fans cefle occupés à ti-
rer leur iubfiftance des arbres & des plan-
tes , n'euffent afïez promptement l'idée
des voies que la nature emploie pour la
génération des végétaux: mais leur in-
duftrie ne fe tourna probablement que
fort tard de ce côté-là ; foit parce que
les arbres qui , avec la chafïe & la pê-
che , fourniffoient à leur nourriture , n'a-
voient pas befoin de leurs foins ; foit
faute de connoître Fufage du bled , foit
faute d'inflrumens pour le curtiver , foit
faute de prévoyance pour le befoin à
venir , foit enfin faute de moyens pour
empêcher le: autres de s'approprier le
fruit de leur travail. Devenus plus in-
duftrieux » on peut croire qu'avec des
DIVERSES. I J7
pierres aiguës , & des barons pointus Us
commencèrent par cultiv r quelques lé-
gumes ouracines autour de leurs cabane3,
long-temps avant que de fçavoir pré-
parer le bled , & d'avoir les inftrumens
nécelTaires pour la culture en grand; fans
compter que , pour fe livrer à cette oc-
cupation & enfemencer des terres , il
faut fe réfoudre à perdre d'abord quel-
que chofe pour gagner beaucoup dans
la fuite ; précaution fort éloignée du
tour d'efprit de l'homme fauvage , qui ,
comme je l'ai dit , a bien de la peine à
fonger le matin à fes befoins du foir.
L'invention des autres arts fut donc
néceflaire pour forcer le genre humain de
s'appliquera celui de l'agriculture. Dès
qu'il fallut des hommes pour fondre &
forger le fer, il fallut d'autres hommes
pour nourrir ceux-là. H us le nombre
des ouvriers vint à fe multiplier , moins
il y eut de mains employées à fournir à
la fubfiftance commune , fans qu'il y eût
moins de bouches pour la confommer ;
& comme il fallut aux uns des denrées
en échange de leur fer, les autres trou-
vèrent enfin le fecret d'employer le fer
à la multiplication des denrées. De-là
naquirent, d'un côté, le labourage & l'a-
T5S Œuvres
gricuhure;&, de l'autre, l'art de travail-
ler les métaux ., & d'en multiplier les
ufages.
De la culture des terres s'enfuivit né-
ceffairement leur partage ; & , de la pro-
priété une fois reconnue , les premières
règles de juftice : car pour rendre à cha-
cun le fien , il faut que chacun puifle
avoir quelque chofe ;de plus les hommes
commençant à porter leurs vues dans l'a-
venir, & (e voyant tous quelques biens
à perdre, il n'y en avoit aucun qui n'eût
à craindre pour foi larepréfailîedes torts
qu'il pouvoit faire à autrui. Cette ori-
gine eft d'autant plus naturelle , qu'il eft
impoffible de concevoir l'idée de la pro-
priété naifiante, d'ailleurs que de la main
d'eeuvre : car on ne voit pas ce que , pour
s'approprier les chofes qu'il n'a point
faites , l'homme y peut mettre de plus
que fon travail. C'eft le feul travail qui ,
donnant droit au cultivateur fur le pro-
duit de la terre qu'il a labourée , lui en
donne par conféquent fur le tonds , au
moins jufqu'à la récolte , & ainli d'an-
née en année ; ce qui faifant une pof-
fellion continue ,fe transforme aifément
en propriété. Lorfque les Anciens , dit
Grotius , ont donné à Cérès l'épithète
DIVERSES. IJ9
de légiflatrice, & à une fece célébrée en
fon honneur , le nom de Thefmopho-
ries , ils ont fait entendre par- là que le
partage des terres a produit une nou-
velle foi te de droit ;c'eft-à dire , le droit
de propriété, différent de celui qui ré-
iulte de la loi naturelle.
Les chofes en cet état eufTent pu
demeurer égales , fi les talens eufTent été
égaux, & que j par exemple , l'emploi
du fer & la confommation des denrées
euflent toujours fait une balance exacte;
mais la proportion que rien ne mainte-
noit , fut bien-tôt rormue ; le plus fort
faifoit plus d'ouvrage ; le plus adroit ti-
roit meilleur parti du fien; le plus ingé-
nieux trouvoit des moyens d'abréger le
travail ; le Laboureur avoit plus befoin
de fer, ou le forgeron plus befoin de
bied , & en travaillant également , l'un
gagnoit beaucoup , tandis que l'autre
avoit peine à vivre. C'eft ainfi que l'iné-
galité naturelle fe déploie infenfiblement
avec celle decombinaifon, & que les dif-
férences des hommes , développées par
celles des circonftances , fe rendent plus
fenfîbies, plus permanentes dans leurs ef-
fets , & commencent à influer dans la mê-
me proportion fur le fort des particuliers.
i6o Œuvres
Les chofes étant parvenues a ce point,
il eft facile d'imaginer le refte. Je ne
m'arrêterai pas à décrire l'invention fuc-
ceflive des autres arts , le progrès des
lan 'ues , l'épreuve & l'emploi des ta-
lens , l'inégalité des fortunes , Fufage ou
l'abus des richefles 3 ni tous les détails
qui fui vent ceux-ci & que chacun peut
aifément fuppléer. Je me b jrnerai feu-
lement à jetter un coup-d'ceil fur le genre
humain placé dans ce nouvel ordre de
chofes.
Voilà donc toutes nos facultés déve-
loppées J la mémoire & l'imagination
en jeu, l'amour-propre intéreffé , larai-
fon rendue active & l'efprit arrivé pref-
qu'au terme de la perfection dont il eft
fufceptible. Voilù toute les qualités na-
turelles mifes en action , le rang & le
fort de chaque homme établi , non-feu-
lement fur la quantité des biens & le
pouvoir de fervir ou de nuire , mais
fur l'efprit , la beauté , la force ou Fa-
dreffe , fur le mérite ou les taîens ; &
ces qualités étant les feules qui pouvoient
attirer de la confédération > il fallut bien-
tôt les avoir ou les affecter. Il fallut pour
fon avantage fe montrer autre que ce
qu'on étoit en effet. Etre & paroître de-
DIVERSES. l6ï
vinrent deux chofes tout-à-fait diffé-
rentes ; & de cette diiKnétion fortirenc »
le farte impofant , la rufe trompeufe B >
& tous les vices qui en font le cortège.
D'un autre côté , de libre & indépen-
dant quétoit auparavant l'homme, le
voilà par une multitude de nouveaux be-
foins aiïujetti , pour ainfî dire , à toute
la nature , & fur-tout à fes femblables ,
dont il devient l'efclave en un fens , mê-
me en devenant leur maître ; riche , il
a befoin de leurs fervices ; pauvre , il a
befoin de leur fecours , & la médiocrité
ne le met point en état de fe paffer d'eux.
Il faut donc qu'il cherche fans ceffe à les
intérefler à (on fort, & à leur faire trou-
ver en effet ou en apparence leur profit
à travailler pour le lien : ce qui le rend
fourbe & artificieux avec les uns', impé-
rieux & dur avec les autres , & le
met dans la nécefïité d'abufer tous ceux
dont il a befoin, quand il ne peut s'en
faire craindre, & qu'il ne trouve pas fon
intérêt à les fervir utilement. Enfin l'am-
bition dévorante, l'ardeur d'élever fa for-
tune relative , moins par un véritable
befoin que pour fe mettre au-de.Tus des
autres , infpire ù tous les hommes un
noir penchant à fe nuire mutuellement,
i6i Œuvres
une jaloufîe fecrette d'autant plus dange-
reufe que, pour faire Ton coup plus en
fureté, elle prend fouvent le mafque de
la bienveuillance ; en un mot, concur-
rence & rivalité d'une part ; de l'autre ,
oppofition d'intérêts ; & toujours le defir
caché de faire fon profit aux dépens
d'autrui : tous ces maux font le premier
effetde la propriété & le cortège infépa-
rable de l'inégalité naiflante.
Avant qu'on eût inventé les fignes
repréfentatifs des riche/Tes , elles ne pou-
voient gueres conftfter qu'en terres &en
beftiaux _, les feuls biens réels que les
hommes puiffent pofféder. Or quand les
héritages fe furent accrus en nombre &
en étendue au point de couvrir le fol en-
tier 3c de fe toucher tous , les uns ne
purent plus s'aggrandir qu'aux dépens
des autres, & les furnuméraircs , que la
foiblefTe ou Findolence avoient empê-
chés d'en acquérir à leur tour, devenus
pauvres fans avoir rien perdu, parce que,
tout changeant autour d'eux, eux feuls
n'avoient point changé, furent obligés de
recevoir ou de ravir leur fubfiftance de
la main des riches ; & de-là commen-
cèrent à naître , félon les divers carac-
tères des uns & des autres, la domina-
DIVERSES. 163
tlon & la fervitude » ou la violence Se
les rapines. Les riches , de leur côtéa
connurent à peine le plaifîr de dominer ,
qu'ils dédaignèrent bien-tôt tous les au-
tres , & fe fervant de leurs anciens efcla-
ves pour en foumettre de nouveaux , ils
ne fongerent qu'à fubjuguer & aflervir
leurs voifîns ; femblables à ces loups af-
famés , qui, ayant une fois goûté de la
chair humaine , rebutent toute autre
nourriture & ne veulent plus que dévo-
rer des hommes.
C'eft: ainfî que, les pluspuiffans, ou les
plus miférables , fe faifant de leur force
ou de leurs befoins une forte de droit au
bien d'autrui , équivalent , félon eux , à
celui de propriété , l'égalité rompue fut
fui vie duplusaifreux défordre: c'eft ainfî
que les usurpations des riches , les bri-
gandages des pauvres, les parlions effré-
nées de tous étouffant la pitié naturelle
& la voix encore foible de la juftice,
rendirent les hommes avares , ambitieux
& médians. Il s'élevoit entre le droit du
plus fort & le droit du premier occupant
un conflit perpétuel qui n; fe terminoic
que par des combats & desmeurtres(*d.) Cd.)
La fociété naiOante fit place au plus hor-
rible état de guerre; le genre humain
ï^4 Œuvres
avili & défolé,ne pouvant plus retour-
ner fur Tes pas , ni renoncer aux acquit-
tions malheureufes qu'il avoit faites, &
ne travaillant qu'à fa honte , par l'abus
des facultés qurl'honorent , fe mit lui-
même à la veille de fa ruine.
Attonïtus novitate mali , âlvefque, mifîrque ,
Effugere optât opes, &■ qux modo voverat, oàit.
Il n'eu1 pas pofîîble que les hommes
n'aient fait enfin des réflexions fur une
fituation aufîi iniférable, & fur les cala-
mités dont ils étoient accablés. Les riches*
fur-tout durent bientôt fentir combien
leur étoit défavantageufe une guerre per-
pétuelle dont ils faifoient feuls tous les
frais, & dans laquelle le rifque de la vie
étoit commun , & celui des biens particu-
lier. D'ailleurs , quelques couleurs qu'ils
puffent donner à leurs ufurpations , ils
fentoient affez qu'elles n'étoient établies
que fur un droit précaire & abufif , & que
n'ayant été acquifes que par la force , la
force pouvoit les leur crer fans qu'ils
eufTent raifon de s'en plaindre. Ceux mê-
mes que la feule induftrie avoit enrichis.,
ne pou voient gueres fonder leur proprié-
téfur de meilleurs titres. Ils avoient beau
DIVERSES. ï(5j
Ûitq :c'eft moi qui ai bâti ce mur, j'ai ga-
gné ce terrein par mon travail. Qui vous
adonné les alignemens , leur pouvoit-on
répondre, & en vertu de quoi préten-
dez-vous être payé à nos dépens d'un
travail qui nous ne vous avons point im-
posé? Ignorez-vous qu'une mulitudede
vos frères périt ou fouffre du befoin de
ce que vous avez de trop , & qu'il vous
falloit un confentement exprès & unani-
me du genre humain pour vous appro-
prier , fur la fuhfiftance commune _, tout
ce qui allait au-delà de la vôtre f Deftitué
de raifons valables pour le juftifier , & de
forces fuffifantes pour fe défendre ; écra-
fant facilementun particulier ,mais écra-
fc lui-même par des troupes de bandits ;
feul contre tous . & ne pouvant , à caufe
des jaloufies mutuelles , s'unir avec fes
pgaux contre des ennemis uni- par l'ef-
poir commun du pillage, le riche, preffé
par la néceiïité , conçut enfin le projet
le plus réfléchi qui foit jamais entré dans
l'efprit humain ; ce fut d'employer en
fa faveur les forces mêmes de ceux qui
l'attaquoient j de faire fes détenfeurs de
fes adverfaires , de leur infpirer d'autres
maximes , & de leur donner d'autres
jnftitutions qui lui fuflfent aufli favora*.
i66 Œuvres
blés que le droit naturel lui étoit con-
traire.
Dans cette vue , après avoir expofé
à fes voifîns l'horreur d'une fîtuation qui
les armoit tous les uns contre les autres,
qui leur rendoit leurs pofTèflions aulli
oncreufes que leurs befoins, & où nul ne
trouvoit fa fureté ni dans la pauvreté ni
dans la richefle , il inventa aifément des
raifons fpécieufes pour les amener à fon
but. « L niiTons- nous , leur dit il , pour
M garantir de l'oppreflion les foibles, con-
x tenir les ambitieux, & affurer à chacun
75 la pof effion de ce qui lui appartient ;
30 inftituons des regîemens de juftice &
» de paix auxquels tous foientobligésde
«fe conformer , qui ne faflent acception
3ïde perfonne ., & qui réparent, en
33 quelque forte, les caprices de la fortune
» en fou mettant également le pui(fant&
» le foible à des devoirs mutuels. En ua
»mot, au l;eu de tourner nos forces
*» contre nous- mêmes , raflemblons-les
«en un pouvoir fuprêmequi nous gou-
» verne félon de fages loix, qui protège
»» & défende tous les membres de l'a£-
» fociation , repoufTe les ennemis com-
* muns , & nous maintienne dans une
?» concorde éternelle».
DIVERSES. l6j
II en fallut beaucoup moins que l'équi-
valent de ce difcours pour entraîner des
hommes groiïiers, faciles à féduire, qui
d'ailleurs avoient trop d'affaires à démê-
ler entr'eux , pour pouvoir fe paiïer d'ar-
bitres , & trop d'avarice & d'ambition ,
pour pouvoir long temps fe pafler de maî-
tres. Tous coururent au devant de leurs
fers, croyant a durer leur liberté: car
avec aflez de raifon pour fentir les avan-
tages d'un établifTement politique, ils
n'avoientpas aflez d'expérience pour en
prévoir les dangers ; les plus capables de
preflèntir les abus étoient précifément
ceux qui comptoient d'en profiter; & les
fages mêmes virent qu'il falloit fe réfou-
dre à facrifier une partie de leur liberté à
la confervation de l'autre, comme un
bleffé fe fait couper le bras pour fauver
îerelte du corps.
Telle fut ou dut ctre l'origine de la
fociété & des loixqui donnèrent de nou-
velles entraves au foible, & de nouvelles
forces au riche (*;4), détruifirent fans/*,. \
retour la liberté naturelle, fixèrent pour
jamais la loi de la propriété & de l'iné-
galité; d'une adroite ufurpation firent
un droit irrévocable , & pour le profit
i68 Œuvres
de quelques ambitieux afiujettirent dé-
formais tout le genre humain au travail,
à la fervitude & à la mifère On voit ai-
fémenr comment rérablifiement d'une
feule fociété rendit indifpenfable celui de
toutes les autres, & comment , pour faire
tete à des forces unies ., il fallut s'unir à
fon tour. Les C >ciétés fe multipliant ou
s'étendant rapidement, couvrirent bien-
tôt toute la furface de la terre , & il ne
fut plus poflîble de trouver un feul coin
dans l'univers où l'on pût s'affranchir du
joug ic fouftraire fa tête au glaive fou-
vent mal conduit, que chaque homme vit
perpétuellement fufpendu fur la fienne.
|Le droit civil étant ainfi devenu la règle
commune des citoyens , la loi de nature
n'eut plus lieu qu'entre les diverfes fo-
ciétés.où, fous le nom de droit des gens,
elle fut tempérée par quelques conven-
tions tacites pour rendre le commerce
poiïible & fupplécr à la commifération
naturelle , qui., perdant de fociété à fo-
ciété prefque toute la force qu'elle avoit
d'homme à homme , ne réfîde plus que
dans quelques grandes âmes cofmopoli-
tes , qui franchisent les barrières imagi-
naires qui féparent les peuples , & qui , à
l'exemple
DIVERSES. l6ç
l'exemple de l'être fouverain qui les a
créés , embraffent tout le genre humain
dans leur bienveuillance.
Les corps politiques refiant ainfï en-
tr'eux dans l'état de nature , fe reffenti-
rent bientôt des incon véniens qui avoient
forcé les particuliers d'en fortir ; & cet
état devint encore plus funefte entre ces
grands corps , qu'il ne l'avoit été aupara-
vant entre les individus dont ils étoient
compofés. De-là fortirent les guerres na •
tionales, les batailles, les meurtres, les re-
préfailles qui font frémir la nature & cho-
quent la raifon , & tous ces préjugée hor-
ribles qui placent au rang des vertus l'hon-
neur de répandre le fang humain. Les
plus honnêtes: gens apprirent à compter
parmi leurs devoirs celui d'égorger leurs
femblables ; on vit enfin les hommes fe
maffacrer par milliers , fans fçavoir pour-
quoi ; & il fe commettoit plus de meur-
tres en un feul jour de combat , & plus
d'horreurs à la prife d'une feule ville,
qu'il ne s'en étoit commis dans l'état de
nature durant des fiecles entiers fur toute
la face de la terre. Tels font les pre-
miers effets qu'on entrevoit de la divi-
iîon du genre humain en différentes fo-
ciétés. Revenons à leur inftitution.
loms III. H
ijo Œuvres
Je fçaisqueplufïeurs ont donné d'au-
tres origines aux lociétés politiques,com-
me les conquêtes du plus puiffant oj l'u-
nion des toibles; & le choix entre ces
caufes eft indifférent à ce que je veux
établincependant celle que je viens d'ex-
pofer me paroit la plus naturelle par les
rai (onsfui vantes. iQ". Que dans le premier
cas, le droit de conquête n'étant point
un droit , n'en a pu fonder aucun autre ,
le conquérant & les peuples conquis ref-
tant toujours entr'eux dûns l'état de
guerre , à moins que la nation remife en
pleine liberté ne choifiiTe volontairement
ion vainqueur pour fon chef. Jufques-là,
quelques capitulations qu'on ait faites ,
comme elles n'ont été fondées que fur la
violence, & que par conféquent elles
font nulles par le fait même , il ne peut
y avoir dans cette hypothèfe ni véritable
fociété, ni corps politique , ni d'autre
loi que celle du plus fort. 2Q. Que ces
mots de fort & de foible font équivo-
ques dans le fécond cas i que dans l'in-
tervalle qui fe trouve entre l'établifTe-
me du droit de propriété ou de premier
occupant, & celui des gouvernemens
poîitiquesje fensde ces termes eft mieux
jrendu par ceux de pauvre & de riche ,
DIVERSES. 171
parce qu'en effet un homme n'avoit point
avant les loix d'autre moyen d'aflujettir
fes égaux qu'en attaquant leur bien , ou
leur faifant quelque part du fien.^.Que
les pauvres n'ayant rien à perdre que
leur liberté , c'eût été une grande folie
à eux de s'ôter volontairement le feul
bien qui leur reftoit , pour ne rien ga-
gner en échange ; qu'au contraire les ri-
ches étant ,pourainfî dire, fenfiblesdans
toutes les parties de leur bien , il étoit
beaucoup plus ailé de leur faire du mal ;
qu'ils avoient par conféquent plus de pré-
cautions à prendre pour s'en garantir ,
& qu'enfin il eft railonnable de croire
qu'une chofe a été inventée par ceux à
qui elle eft. utile , plutôt que par ceux à
qui elle fait du tort,
LeGouvernementnailTantneutpoint
une forme confiante & régulière. Le dé-
faut de Philofophie & d'expérience ne
laiffoitappercevoir que les inconvéniens
préfens, & l'on ne fongeoit à remédier
aux autres qu'à mefure qu'ils fe piéfen-
toient. Malgré tous les travaux des plus
fages Légiflateurs , l'état politique de-
meura toujours imparfait , parce qu'il
étoit prefque l'ouvrage du hazard , de
que mal commencé , le temps , en dé-
Hij
iji Œuvres
couvrant les défauts & fuggérant des re-
mèdes , ne put jamais réparer les vice?
de la conftitution ; on raccommodoit
fans ceflfe , au lieu qu'il eût fallu com-
mencer par nétoyer 1 aire & écarter tous
les vieux matériaux , comme fit Lycur-
gue à Sparte , pour élever enfuite un bon
édifice. La fociété ne confifta d'abord
qu'en quelques conventions générales
que tous les particuliers s'engageoient ^
obferver , & dont la communauté le
rendoit garante envers chacun d'eux. Il
fallut que l'expérience montrât com-
bien une pareille conftitution étoit foi-
ble , & combien il étoit facile aux h-
fra&eurs d'éviter la conviction ou le
châtiment des fautes dont le public feul
devoit être le témoin & le juge; il fallut
que la loi fût éludée de mille manières ;
il fallut que les inconvéniens & les dé-
fordres fe multipliaient continuelle-
ment , pour qu'on fongeât enfin à con-
fier à des particuliers le dangereux dé-
pôt de l'autorité publique , & qu'on
commît à des Magiftrats le foin de faire
obferver les délibérations du peuple;
car de dire que les chefs furent choifis
avant que la coafédération fut faite , 8c
que les minifcs des loix exigèrent
VIVERSËS. Î73
avant les loix mêmes , c'efi une fuppbfî-
tion qu'il n'efr. pas permis de combattre
férieufement.
II ne feroit pas plus faifonnabîe de
croire que les peuples fe font d'abord jet*
tés entre les bras d'un maître abfolu a
fans conditions & fans retour , & que
le premier moyen de pourvoir à la fureté
commune qu'aient imaginé des hommes
fiers & indomptés , a été de fe précipi-
ter dans l'efclavage. En effet, pourquoi
fe font-ils donné des fupérieurs , fi ce
n'efr, pour les défendre contre l'oppref-
fîon , & protéger leurs biens, leur li-
berté & leurs vies , qui font , pour ainfi
dire, les élémens confHtutifs de leur
être? Or dans les relations d'homme à
homme, le pis qui puilfe arriver à fui*
étant de fe voir à la diferétiun de l'autre ,
n'eût- il pas été contre le bon fens de
commencer par fe dépouiller entre les
mains d'un chef des feules chofes , pou»:
la confervation defquelles ils avoienc
befoin de fon fecours? Quel équivalent
eût- il pu leur offrir pour la conceffion
d'un fi beau droit ? Et , s'il eût ofé l'exi-
ger fous le prétexte de les défendre,
n'eût-il pas aufli tôt reçu la réponfe de
l'Apologue: que nous fera de plus l'en-
H iij
174 Œuvres
nerni ? Ileft donc inconteftable , (& c'eft:
la maxime fondamentale de tout le droit
politique) que les peuples fe font donné
des chefs pour défendre leur liberté &
non pour les affervir. Si nous avons un
Prince , difoit Pline à Trajan , ceji afin
qu'il nous préferve d'avoir un maître.
Les politiques font fur l'amour delà
liberté les mêmes fophifmes que les Phi-
îofophes ont faits fur l'état de nature ;
par les chofes qu'ils voient, ils jugent
deschofes très différentes qu'ils n'ont pas
vues,& ils attribuent aux hommes un
penchant naturel à la fervitude.par la pa-
tience avec laquelle ceux qu'ils ont fous
les yeux fupportent la leur ; fans longer
qu'il en eft de la liberté comme de l'in-
nocence & de la vertu , dont on ne fent
le prix qu'autant qu'on en jouit foi-mê-
me , & dont le goût fe perd 11- tôt qu'on
les a perdues. Je connois les délices de
ton pays , difoit Brafidas à un Satrape
qui comparoit la vie de Sparte à celle
de Perfépolis ; mais tu ne peux connoî-
tre les plaifirs du mien.
Comme un courfier indompté hérifle
fes crins, frappe la terre du pied & fc
débat impétueu(ement à la feule appro-
che du mords, tandis qu'un cheval dref-
DIVERSES. ly}
fé fouffre patiemment la verge & l'épe-
ron , 1 homme barbare ne plie point fa
tête au joug que l'homme civilifé porte;
fans murmure ; & il préfère la plus ora-
geufe liberté à un affujettifFement tran-
quille. Ce n'eft donc pas par Favilifle-
ment des peuples affervis, qu'il faut ju-
ger des difpofitions naturelles de l'hom-
me pour ou contre la fervitude , mais par
les prodiges qu'ont fait tous les peuples
libres pour fe garantir de l'oppreffion»
Je fçais que les premiers ne font que varr-
ter fans cefTe la paix & le repos dont' ils-
jouiffent dans leurs fers, & que iniferri-
mam fervitutem pacem appeilant : mais
quand je vois les autres facrifier les plai-
firs, le repos , la richefîe , la pui fiance
& la vie même à la confervation de ce
feul bien fi dédaigné de ceux qui l'ont
perdu; quand je vois des animaux nés
libres & abhorrant la captivité , fe brifer
la tête contre les barreaux de leur pri-
fon ; quand je vois des multitudes de-
Sauvages tout nuds méprifer les volup-
tés Européennes & braver la faim , le
feu , le fer & la mort , pour ne conferver
que leur indépendance, je fens que ce
n'eft pas à des efclaves qu'il appartient
de raifonner de liberté.
II iv
176 Œuvres
Quant à l'autorité paternelle dont
plufieurs ont fait dériver le gouverne-
ment abfolu & toute la fociété , fans
recourir aux preuves contraires de Lo-
cke & de Sidney , il fuffit de remar-
quer que rien au monde n'efl: plus éloi-
gné de l'efprit féroce du defpotifme ,
que la douceur de cette autorité qui
regarde plus à l'avantage de celui qui
obéit , qu'à l'utilité de celui qui com-
mande ; que , par la loi de nature > le pè-
re n'efl: le maître de l'enfant qu'au (Tî
Jong-temps que fon fecours lui eft né-
cefîaire; qu'au-delà de ce terme ils de-
viennent égaux , & qu'alors le fils par-
faitement indépendant du père ne lui
doit que du refpeér,, & non de l'obéif-
fance : car la reconnoiffance eft bien un
devoir qu'il faut rendre > mais non pas
un droit qu'on puifle exiger. Au lieu de
dire que la fociété civile dérive du pou-
voir paternel , il falloir dire au contraire
que c'eft d'elle que ce pouvoir tire fa
principale force: un individu ne fut re-
connu pour le père de plufieurs , que
quand ils refterentaffemblés autour de lui.
Les biens du père , dont il effc véritable-
ment le maître, font les liens qui retien»
nent fes enfans dans fa dépendance, & il
DIVERSES. I77
peut ne leur donner part à fa fuccefiîon ,
qu'à proportion qu'ils auront bien méri-
té de lui par une continuelle déférence à
fes volonté?, Or , loin que les fujets aient
quelque faveur femblabîe à attendre de
leur defpote , comme ils lui appartien-
nent en propre, eux & tout ce qu ils
pofTedent , ou du moins qu'il le prétend
ainfi , ils font réduits à recevoir comme
une faveur ce qu'il leur laifTe de leur pro-
pre bien;il fait juftice quand il lesdépouil-
le ; il fait grâce quand il les laifTe vivre.
En continuant d'examiner ainfi les faits
par le droit , on ne trouveroit pas plus de
folidité que de vérité dans Tétabliffement
volontaire de la tyrannie;& il feroit diffi-
cile démontrer la validité d'un contrat
qui n'obligeroit qu'une des parties , ou
Ton mettroit tout d'un côté & rien de
l'autre, & qui ne tourneroit qu'au préju-
dice de celui qui s'engage. Ce fyftème
odieux eft bien éloigné d'être même au-
jourd'hui celui des fages & bons mo-
narques , & fur-tout des Rois de Fran-
ce , comme on peut le voir en divers en-
droits de leurs Edits, & en particulier
dans le pafTage fuivant d'un écrit célè-
bre j publié en 1 C67 , au nom & par les
ordres de Louis XIV. Quon ne dife dotic
Hv
ij8 Œuvres
point que le Souverain ne foit pas fujet aux
loix de fon Etat , puifque la propofuion
contraire efl une vérité du droit des gens
que la flatterie a quelque- fois attaquée ,
mais que les bons Princes ont toujours dé-
fendue comme une Divinité tutèlaire de
leurs Etats* Combien efl-ilplus légitime de
dire avec le fage Platon , que la parfaite
félicité d'un Royaume eft quun Prince foit
obéi de fes fujets , que le Prince obéifje
à la loi , & que la loi foit droite & tou-
jours dirigée au bien publicl Je ne m'ar-
rêterai point à rechercher fi , la liberté
étant la plus noble des facultés de l'hom-
me, ce n'efl: pas dégrader fa nature, fe
mettre au niveau des bétes efclaves de
l'infKnct , offenfer même l'auteur de fon
être , que de renoncer fans réierve au
plus précieux de tous Tes dons, que de
fe foumettre à commettre tous les crimes
qu'il nous défend _, pour complaire à un
maître féroce ou infenfé; & û cet ou-
vrier fublime doit être plus irrité de
voir détruire que déshonorer fon plus bel
ouvrage. Je demanderai feulement de
quel droit ceux qui n'ont pas craint de
s'avilir eux- mêmes jufqu'à ce point, ont
pu foumettre leur pcftérité à la même
ignominie , & renoncer pour elle à des
biens qu'elle ne tient point de leur liber
DIVERSES. IJp
ralité, & fans lefquels la vie même eit
onéreufe à tous ceux qui en font dignes ?
PufFendorf die que , tout de même
qu'on transfère Ton bien à autrui par des
conventions & des contrats , on peut auiîî
fe dépouiller de fa liberté en faveur de
quelqu'un. C'eft-là, cerne femble , un
fort mauvais raifonnement : car premiè-
rement le bien que j'aliène me devient
une chofe tout-à- fait étrangère, & dont
l'abus m'eft indifférent ; mais il m'impor-
te qu'on n'abufe point de ma liberté , &
je ne puis , fans me rendre coupable du
mal qu'on me forcera de faire ., m'expo-
fer à devenir l'inftrument du crime : de
plus, le droit de propriété n'étant que
de convention & d'inftitution humaine-,
tout homme peut à fon gré difpofer de'
ce qu'il poffede; mais il n'en eft pas de'
même des dons effentiels de la nature.tels
que la vie & la liberté , dont il eft per-
mis à chacun de jouir, & dont il eft au
moins douteux qu'on ait droit de fe dé-
pouiller: en s'ôtant l'une , on dégrade
fon être , en s'ôtant l'autre,on l'anéantit
autant qu'il eft en foi ; & comme nul bien
temporel ne peut dédommager de l'une
& de l'autre , ce feroit offenfer à la fois
la nature & la-raifon > que d'y renoncer
Hvj
180 Œuvres
à quelque prix que ce fur. Mais quand
on pourroit aliéner fa liberté commj
fes biens , la différence feroit très
grande pour les enfans qui ne jouif-
fent des biens du père que par tranf-
miflîon de fon droit ; au lieu que , la li-
berté étant un don qu'ils tiennent de la
nature en qualité d'hommes , leurs pa-
rens n'ont eu aucun droit de les en dé-
pouiller ; de forte que , comme pour
établir l'efclavage il a fallu faire vio-
lence à la nature , il a fallu la changer
pour perpétuer ce droit; & les Jurif-
confulres qui ont gravement prononcé
que l'enfant d'une efclave naîtroit efcla-
ve , ont décidé en d'autres termes , qu'un
homme ne naîtroit pas homme.
Il me paroît donc certain que non
feulement les gouvernemens n'ont point
commencé par le pouvoir arbitraire ,
qui n'en eft que la corruption , le ter-
me extrême , & qui le ramené enfin à
la feule loi du plus fort dont ils furent
d'abord le remède , mais encore que,
quand même ils auroient ainfl commen-
cé , ce pouvoir j étant par fa nature illé-
gitime , n'a pu fervir de fondement aux
droits de la fociété J ni par conféquent
à l'inégalité d'mftkution.
DIVERSES. l8l
Sans entrer aujourd'hui dans les re-
cherches qui font encore à faire fur la
nature du pacte fondamental de tout
gouvernement , je me borne , en fuivant
l'opinion commune , à confîdérer ici l'é-
rablifTement du corps politique comme
un vrai contrat entre le peuple & les
chefs qu'il fe choifit ; contrat par lequel
les deux parties s'obligent à lobferva-
tion des loix qui y font ftipu'ées & qui
forment les liens de leur union. Le
peuple ayant., au fujet des relations fo-
ciaies , réuni toutes fes volontés en une
feule , tous les articles fur lefquels cette
volonté s'explique deviennent autant
de loix fondamentales qui obligent tous
les membres de l'État fans exception ,
& l'une defquelles règle le choix & le
pouvoir des Magifîrats chargés de veil-
ler à l'exécution des autres. Ce pouvoir
s'étend à tout ce qui peut maintenir la
conftitution , fans aller jufqu'à la chan»
ger. On y joint des honneurs qui ren-
dent refpecïables les loix & leurs Mi-
niftres, &. pour ceux-ci perfonnellement
des prérogatives qui les dédommagent
des pénibles travaux que coûte une
bonne adminiftration. Le Magiftrat , de
fon côté , s'oblige à n'ufer du pouvoir
182 Œuvres
qui lui eft confié, que félon l'intention
des commettans , à maintenir chacun
dans la paifible jouiflance de ce qui lui
appartient ., & â préférer en toute oc-
casion l'utilité publique à fon propre
intérêt.
Avant que l'expérience eût montré ,
ou que laconnoiffance du cœur humain
eût faitprcvoir les abus inévitables d'une
telle constitution, elle dut paroitre d'au-
tant meilleure , que ceux qui étoient
chargés de veiller à fa confervation , y
étoient eux-mêmes les plus intérefTés :
car la magistrature & fes droits n'étant
établis que furies loix fondamentales,
auiïï-tôt qu'elles fero.-ient détruites , les
Alagiflxats ceiTeroient d'être légitimes ,
le peuple ne feroit plus tenu de leur
obéir ; & comme ce n'auroit pas été le
Magiftrat , mais la loi qui auroit confli-
tué l'eflence de l'État , chacun rentreroit
de droit dans fa liberté naturelle.
Pour peu qu'on y réfléchît attentive-
ment , ceci fe confîrmeroit par de nou-
velles raifons ; & , par la nature du con-
trats verroit qu'il ne fçauroit être irré-
vocable: car s'il n'y avoit point de pou-
voir fupérieur qui pût être garant de la
fidélité des comraclans , ni les forcer à
DIVERSES. 183
remplir leurs engagemens réciproques ,
les parties demeureroienc feuls juges
dans leur propre caufe, & chacune d'el-
les auroic toujours le droit de renoncer
au contrat , fi tôt qu'elle trouveroit que
l'autre en enfreint les conditions, ou
qu'elles cefTeroient de lui convenir. C'eft
fur ce principe qu'il femble que le droit
d'abdiquer peut être fondé. Or, à ne
confidérer , comme nous faifons , que
l'inititution humaine , Ci le Magiflrat qui
a tout le pouvoir en main & qui s'appro-
prie tous les avantages du contrat, avoit
pourtant le droit de renoncer à l'autori-
té, à plus forte raifon le peuple, qui
paye toutes les fautes des chefs , devroit
avoir le droit de renoncer à la dépen-
dance. Mais les diffenfions affreufes, les
dé/ordres infinis qu'entraîneroit nécef-
fairement ce dangereux pouvoir, mon-
trent, plus que toute autre chofe , com-
bien les gouvernemens humains avoient
befoin d'une bafe plus folide que la feule
raifon ,& combien il étoit nécefïaire au
repos public que la volonté divine in-
tervînt pour donner à l'autorité fouve-
raine un caractère facré & inviolable,
qui ôtât aux lujets le funefre droit d'en
difpofer. Quand la Religion n'auroit fait
184 Œuvres
que ce bien aux hommes J c'en ferais
allez pour qu'ils duffent tous la chérir &
l'adopter , même avec les abus ; puis-
qu'elle épargne encore plus de fang que
le fanatifme n'en fait couler : mais fuir
vons le fil de notre hypothèfe.
Les diverfes formes des gouverne-
mens tirent leur origine des différences
plus ou moins grandes qui fe trouvè-
rent entre les particuliers au moment de
l'inftitution. Un homme étoit il émi-
nent en pouvoir, en vertu , en richefTes
ou en crédit; il fut feul élu Magiftrat,
& l'État devint monarchique. Si plu-
sieurs , à-peu-près égaux entr'eux , Tem-
portoient fur tous les autres , ils furent
élus conjointement, & l'on eut une aris-
tocratie. Ceux dont la fortune ou les
talens éto:ent moins difproportionnés,
& qui s'étoient le moins éloignés de
l'état de nature, gardèrent en commun
l'adminiitration fuprême & formèrent
une démocratie. Le temps vérifia laquelle
de ces formes étoit la plus avantageufe
aux hommes. Les uns réitèrent unique-
ment fournis aux loix, les autres obéi-
rent bien-tôt à des maître?. Les ci-
toyens voulurent garder leur liberté ;
les fujets ne longèrent qu'à Tôter à
DIVERSES. I%$
leurs voifins , ne pouvant fouffrir que
d'autres jouiffent d'un bien dont ils ne
jouiflbient plus eux-mêmes. En un mot,
d'un côté furent les richeffes &r les con-
quêtes, & de l'autre le bonheur & la
vertu.
Dans ces divers gouvernemens , tou-
tes les Magiftratures furent d'abord
électives ; & quand la richefle ne l'em-
portoit pas , la préférence étoit accor-
dée au mérite qui donne un afcendant
naturel , & à l'âge qui donne l'expé-
rience dans les affaires & le fang- froid
dans les délibérations. Les Anciens des
Hébreux , les Gérontes de Sparte , le
Sénat de Rome , & l'étymologie même
de notre mot Seigneur , montrent com-
bien autrefois la vieilleiTe étoit refpec-
tée. Plus les élections tomboient fur des
hommes avancés en âge , plus elles de-
venoient fréquentes , & plus leurs em-
barras fe faifoient fentir ; les brigues
s'introduifirent ., les factions fe formè-
rent, les partis s'aigrirent , les guerres
civiles s'allumèrent , enfin le fang des
citoyens fut facrifié au prétendu bon-
heur de l'État ; & l'on fut à la veille de
retomber dans l'anarchie des temps anté-
rieurs. L'ambition des principaux profita
iS6 Œuvres
de ces circonftances pour perpétuer
leurs charges dans leurs familles : le peu-
ple ., déjà accoutumé à la dépendance,
au repos & aux commodités de la vie,
& déjà hors d'état de brifer Tes fers ,
confentità laifler augmenter fa fervitude
pour affermir fa tranquillité; & c'eftainfi
que les chefs, devenus héréditaires, s'ac-
coutumèrent à regarder leur magiftra-
ture comme un bien de famille , à fe re-
garder eux-mêmes comme les proprié-
taires de l'État dont ils n'étoient d'abord
que les officiers J àappeller leurs conci-
toyens leurs efclaves , à les compter
comme du bétail au nombre des chofes
qui leur appartenoient , & à s'appeller
eux-mêmes égaux aux Dieux & Rois
des Rois.
Si nous fuivons le progrès de l'inéga-
lité dans ces différentes révolutions ,
nous trouverons que l'établiffement de
la loi & du droit de propriété fut fon
premier terme, l'inititution de la ma-
gistrature le fécond ; que le troifieme 8c
dernier fut le changement du pouvoir
légitime en pouvoir arbitraire : en forte
que l'état de riche & de pauvre fut au-
torifé par la première époque , celui de
puiiïànt & de foible par la féconde , &
DIVERSES. 187
par la troisième celui de maître & d'ef»
clave, quieftle dernier degré de l'iné-
galité, & le terme auquel aboutirent
enfin tous les autres , jufqu'à ce que de
nouvelles révolutions dillolvent tout-à-
fait le gouvernement ou le rapprochent
de I'inftitution légitime.
Pour comprendre la néceflité de ce
progrès , il faut moins confidérer les
motifs de l'établiflement du corps poli-
tique , que la forme qu'il prend dans fon
exécution , & les inconvéniens qu'il en-
traîne après lui : car les vices qui rendent
néceffaires les inftitutions fociales , font
les mêmes qui en rendent l'abus inévi-
table; & comme , excepté la feule Spar-
te , où la loi veilloit principalement à
l'éducation des enfans, & où Lycurgue
établit des mœurs qui le difpenfoienc
prefque d'y ajouter des loix , les loix ,
en général moins fortes que les pallions,
contiennent les hommes fans les chan-
ger ; il feroit aifé de prouver que tout
gouvernement qui , fans fe corrompre
ni s'altérer , marcheroit toujours exac-
tement félon la fin de fon inftitution ,
auroit été inftitué fans néceflité , Se
qu'un pays où perfonne n'éluderoit les
loix & n'abuferoit de la magiffcrature ,
188 Œuvres
n'auroit befoin ni de Magiftrats ni de
loix.
Les diftinétions politiques amènent
néceflairement des difrinclions civiles.
L'inégalité croiffant entre le peuple de
fes chefs , fe fait bientôt fentir parmi les
particuliers, & s'y modifie en mille ma-
nières félon les parlions , les talens & les
occurrences. Le Magiftrat ne fçauroit
ufurper un pouvoir illégitime, fans fe
faire des créatures auxquelles il eft forcé
d'en céder quelque partie. D'ailleurs ,
les citoyens ne fe laiffent opprimer
qu'autant qu'entraînés par une aveugle
ambition , & regardant plus au-deffous
qu'au-deffus d'eux , la domination leur
devient plus chère que l'indépendance ,
& qu'ils confentent à porter des fers
pour en pouvoir donner à leur tour. Ii
eft très-difficile de réduire à l'obéifïânce
celui qui ne cherche point à comman-
der; & le politique le plus adroit ne
viendroit pas à bout d'aflujettir des
hommes qui ne voudroient qu'être li-
bres; mais l'inégalité s'étend fans peine-
parmi des âmes ambitieufes & lâches ,
toujours prêtes à courir les rifques de la
fortune , & à dominer ou fervir prefque
indifféremment , félon qu'elle leur de-
DIVERSES. 189
vient favorable ou contraire. C'efi: ain£
qu'il dut venir un temps où les yeux du
peuple furent fafcinés à tel point que fes
conducteurs n'avoient qu'à dire au plus
petit des hommes : Sois grani , toi £r
toute ta, race ; aufll-tôt il paroifïbit grand
à tout le monde, ainfi qu'à fes propres
yeux ; & fes defcendans s'élevoient en-
core à mefure qu'ils s'éloignoient de lui ;
plus la caufe étoit reculée & incertaine ,
plus l'effet augmentoit; plus on pouvoit
compter de fainéans dans une famille ,
& plus elle devenoit illuftre.
Si c'étoit ici le lieu d'entrer en des dé-
tails , j expliquerois facilement comment
l'inégalité de crédit & d'autorité devient
inévitable entre les particuliers (*j y) , [* iy.j
fi-tôz que , réunis en une même fociété ,
ils font forcés de fe comparer enti'eux,
& de tenir compte des différences qu'ils
trouvent dans l'ufage continuel qu'ils
ont à faire les uns des autres. Ces diffé-
rences font de plufieurs efpeces; mais en
général la richeffe, la nobleffe ou le
rang , la puiffance & le mérite perfon-
nel , étant les diftinctions principales par
lefquelles on fe mefure dans la fociété ,
je prouverois que l'accord, ou le conflit
de ces forces diverfes eft l'indication la
ipo Œuvre s
plus fûre d'un État bien ou mal confti-
tué : je terois voir qu'entre ces quatre
fortes d'inégalités, les qualités perîon-
nelles étant l'origine de toutes les autres,
la richeffe eft la dernière à laquelle elles
fe réduifent à la fin , parce qu'étant la
plus immédiatement utile au bien être
& la plus facile à communiquer, on
s'en fert aifément pour acheter tout le
refte. Obfervation qui peut faire juger
affez exactement de la mefure dont cha-
.que peuple s'eft éloigné de fon inftitu-
tion primitive , & du chemin qu'il a fait
vers le terme de la corruption. Je re-
marquerois combien ce defir univerfel
de réputation , d'honneurs & de préfé-
rences, qui nous dévore tous , exerce &
compare les talens & les forces , com-
bien il excite & multiplie les pallions ,
& combien , rendant tous les hommes
cjncurrens , rivaux ou plutôt ennemis ,
il cr.ufe tous les jours de revers , de
fuccès&decataftrophesde toute efpèce,
en faifant courir la même lice à tant de
prétendans. Je montrerois que c'efl à
cette ardeur de faire parler de loi.s cette
fureur de fe diftinguer qui nous tient
prefque touiours hors de nous-mêmes ,
que nous devons ce qu'il y a de meilleur
DIVERSES. ipr
& de pire parmi les hommes , nos ver-
tus & nos vices , nos fciences & nos er-
reurs , nos conquérans & nos Philofo-
phes; c'eft à dire , une multitude de
mauvaifes choies fur un petit nombre de
bonnes. Je prouverois enfin que , fi l'on
voit une poignée de puiflans & de ri-
ches au faîte des grandeurs & de la for-
tune , tandis que la foule rempe dans
l'obfcurité& dans la mifere, c'eft que les
premiers n'eftiment les chofes dont ils
jouifTent , qu'autant que les autres en
font privés , & que , fans changer d'état ,
ils cefTeroient d'être heureux, fi le peuple
cefîbit d'être miférable.
Mais ces détails leroient feuls la ma-
tière d'un ouvrage confidérable dans le-
quel on péferoit les avantages & les incon-
véniens de tout gouvernement, relative-
ment aux droits de l'état de nature , & où,
l'ondévoileroit toutes les faces différen-
tes fous leîquelles l'inégal ités'eft montrée
jufqu'à ce jour , & pourra fe montrer
dans les fiecles futurs, félon la nature
de ces gouvernemens , & les révolutions
que le temps y amènera néceffairement.
On verroit la multitude opprimée au-
dedans par une fuite des précautions mê-
mes qu'elle avoit prifes contre ce qui la
Ij2 Œuvres
menaçoit au-dehors ; on verroit foppref-
fion s accroître continuellement fans que
les opprimés puflent jamais fçavoir quel
terme elle auroit , ni quels moyens légi-
times il leur refteroit pour l'arrêter ; on
verroit les droits des citoyens & les li-
bertés nationales s'éteindre peu-à peu ,
& les réclamations des foibles traitées de
murmures féditieux ; on verroit la poli-
tique reftreindre à une portion merce-
naire du peuple, l'honneur de défendre
la caufe commune ; on verroit delà for-
tir la néceflité des impôts, le cultiva-
teur découragé quitter fon champ , mê-
me durant la paix & laifler la charrue
pour ceindre l'épée; on verroit naître
les règles funeftes& bifarres du point-
d'honneur ; on verroit les défen'eurs de
la patrie en devenir tôt ou tard les en-
nemis J tenir fans cefiele poignard levé
fur leurs concitoyens ; & il viendroit un
temps où l'on les entendroit dire a lop-
prefleur de leur pays :
Pectoue fifratris gîadium jurulofiieparentit
Condere me jubeas , gravidxque in vifcera part a
ConjugiS) invita peragarn tamen ornnia dextrà.
De l'extrême inégalité des conditions
& des fortunes , de la diveriîté des
paflions
DIVERSES. I93
parlions Se des tàlens , des arts inutiles ,
des arts pernicieux , des fciences frivo-
les fortiroient des foules de préjugés ,
également contraires à la raifon ., au
bonheur & à la vertu; on verroit fo-
menter par les chefs tout ce qui peut af-
foblir des hommes raflemblés en Iesdé-
funiflant ; tout ce qui peut donner à la
fociété un air de concorde apparente ,
•& y femer un germe de diviiion -éel' ;
tout ce qui pe :t infpirer aux différent
ordres une défiance & une haîne mu-
tuelle par l'oppofition de leurs dro ci
de leurs intérêts , & fortifier par cônfe
quent le pouvoir qui les contient tous.
C'eft du fein de ce défordre & de
ces révolutions que le defpotifme éle-
vant par degrés fa tête hideufe Sz dé-
vorant tout ce qu'il auroit apperçu de
bon & de fain dans toutes les parties de
l'Etat , parviendroit enfin à fouler aux
pieds les Ioix & le peuple , & à s'établir
fur les ruines de la république. Lns
temps qui précéderoient ce dernier
changement, feroient des temps de
troubles & de calamités. ; mais à la fin ,
tout feroit englouti par le monftre , Se
les peuples n'auraient plus de chefs ni
de loix , mais feulement des tvrans. Dès
Tome III. I
rp4 Œuvres
cet infiant auflî il cefleroit d'être quef-
tion de mœurs & de vertu: car par tout
où règne le defpotifme, cui ex honejio
nulla eji Jpes , il ne fouffre aucun autre
maître; fî tôt qu'il parle, il n'y a ni
probité ni devoir à confuîter , & la plus
aveugle obéiffance eff. la feule vertu qui
re fie aux elclaves.
C'eftici le dernier terme de l'inégalité,
& le point extrême qui ferme le cercle j
& touche au point d'où nous fommes
partis : c'en ici que tous les particuliers
redeviennent égaux , parce qu'ils ne font
rien ; & que les fujets n'ayant plus d'au-
tre loi que la volonté du maître, ni le
maître d'autre règle que fes pallions ,
les notions du bien & les principes de
la juftice s'évanouiffent derechef. C'efr.
ici que tout fe ramené à la feule loi du
plus fort , & par conféquent à un nou-
vel état de nature, différent de celui par
lequel nous avons commencé, en ce que
l'un étoit l'état de nature dans fa pureté,
& que ce dernier eft le fruit d'un excès
de corruption. Il y a il peu de différen-
ce d'ailleurs entre ces deux états , & le
contrat de gouvernement eft tellement
diflout parle defpotifme, que le des-
pote n'eu le maître qu'auffi longtemps
DIVERSES. Ip J
qu'il eft le plus fort , & que, fi tôt qu'on
peut l'expulfer, il n'a point à réclamer
contre la violence. L'émeute qui finit
par étrangler ou détrôner un Sultan , eft
un acte auffi juridique , que ceux par les-
quels il difpofbit , la veille, des vies & des
biens de Tes fujets. La feule force le
maintenoit , la feule force le renverfe ,
toutes chofes fe partent ainfi félon l'or-
dre naturel; &, quel que puiffe être
l'événement de ces courtes & fréquen-
tes révolutions , nul ne peut fe plaindre
de l'iniuflice d'autrui, mais feulement
de fa propre imprudence, ou de fon
malheur.
En découvrant & fuivant ainfi les
routes oubliées & perdues qui., de l'é-
tat naturel ., ont dû mener l'homme à
l'état civil ; en rétabliffant * avec les
pofitions intermédiaires que je viens de
marquer , celles que le temps qui me
prefTe m'a fait fupprimer, ou que l'i-
magination ne m'a point fuggérées ,
tout leéteur attentif ne pourra qu'être
frappé de lefpace immenfe qui fépare
ces deux états. C'efi: dans cette lente
fucceflion des chofes , qu'il verra la fo-
luticn d'une infinité de problèmes de
morale & de politique que les philo-
jc6 Œuvres
y
fophes ne peuvent réfoudre. II fentira
que, le genre humain d'un âge n'étant
pas le genre humain d'un autre âge ,
la rairon pourquoi Diogène ne trou-
voit point d'hommes, c'eft. qu'il cher-
choit parmi Tes contemporains l'hom-
me d'un temps qui n'étoit plus. Ca:on ,
dira-t-il , périt avec Rome & la liber-
té , parce qu'il fut déplacé dans fon
fîécle ; & le plus grand des hommes
ne fit qu'étonner le monde qu'il eût
gouverné cinq cents ans plutôt. En un
mot , il expliquera comment l'ame &
iespafïions humaines jS'altérant infenfi-
blement , changent, pour ainfi dire,
de nature ; pourquoi nos befoins & nos
plaifirs changent d'objets à la longue;
pourquoi, l'homme originel s'évanouif-
fant par degrés, la fociété n'offre plus
aux yeux du fage qu'un affembîage
d'hommes artificiels & de paillons fac-
tices qui font l'ouvrage de toutes ces
nouvelles relations , & n'ont aucun
vrai fondement dans la nature. Ce que
la réflexion nous apprend là - deflus ,
ï'obfervation le confirme parfaitement!
l'homme fauvage& l'homme policé dif-
férent tellement par le fond du cœur &
fjçs inclinations , que ce qui fait le bon-
DIVERSES. Îp7
heur fuprêmj de l'un réduiroit l'autre
au défefpoir. Le premier ne refpireque
le repos & la liberté; il ne veut que vi-
vre & refter oifîf ; & l'ataraxie même du
Stoïcien n'approche pas de fa profonde
indifférence pour tout autre objet. Au
contraire , le citoyen toujours actif fue ,
s'agite , fe tourmente fans cette pout
chercher des occupations encore plus
laborieufes : il travaille jufqu'à la mort,
il y court même pour fe mettre en état
de vivre , ou renonce à la vie pour ac-
quérir l'immortalité. Il fait fa cour aux
grands qu'il hait & aux riches qu'il mé-
prife ; il n'épargne rien pour obtenir
l'honneur de les fervir ; il fe vante or-
gueilleufement de fa bafleffe & de leur
protection ; & fier, de fon efclavage , il
parle avec dédain de ceux qui n'ont pa3
l'honneur de le partager. Quel fpeéta-
cïe pour un Caraïbe , que le: travaux
pénibles & enviés d'un Miniftre Euro-
péen ! Combien de morts cruelles ne
préféreroit pas cet indolent Sauvage à
1 horreur d'une pareille vie , qui fouvent
n'eft pas même adoucie par le plaifir de
bien faire ? Mais pour voir le but de
tant de foins , il faudroit que ces mots ,
puijfance & réputation , euffent un fens
inj
ip8
CE UV R E s
dans Ton efprit ; qu'il apprît qu'il y a une
forte d'hommes qui comptent pour quel-
que chofe les regards du refte de l'uni-
vers , qui fçavent être heureux & con-
tens d'eux-mêmes fur le témoignage
d'autrui plutôt que fur le leur propre.
Telle eft , en effet , la véritable caufe de
toutes ces différences : le Sauvage vit en
lui-même ; l'homme fociable , toujours
hors de lui , ne fçait vivre que dans l'o-
pinion des autres ; & c'eft , pour ainfî
dire , de leur feul jugement qu'il tire le
fentiment de fa propre exiftence, Il n*eft
pas de mon fujet de montrer comment
d'une telle difpofition naît tant d'indif-
férence pour le bien & le mal , avec de
fî beaux difeours de morale ; comment,
tout fe réduifant aux apparences , tout
devient factice & joué ; honneur , ami-
tié , vertu, & fouvent ju "qu'aux vices
mêmes , dont on trouve enfin le fecret
de fe glorifier ; comment , en un mot ,
demandant toujours aux autres ce que
nous fommes , & n'ofant jamais nous in-
terroger là-deiïiis nous-mêmes, au milieu
de tant de Philofophie , d'humanité, de
politefie & de maximes fublimes , nous
n'avons qu'un extérieur trompeur 8c
frivole , de l'honneur lans vertu, de la
DIVERSES. IQ$
raifon fans fageffe , 3c du plaiiTr fans
bonheur. II me fuffit d'avoir prouvé que-
ce n'efr. point là l'état origine! de l'hom-
me, & que c'efl le feul efprit de la (o-
ciété , & l'inégalité qu'elle engendre»
qui changent & altèrent aînfi toutes nos
inclinations naturelle?.
J'ai tâché d'expofer l'origine & le
progrès de l'inégalité, l'établiffement de
l'abus des fociétés politiques , autant que
ces chofes peuvent fe déduire de la na-
ture de l'homme par les feules lumières
de la raifon , 3c indépendamment des
dogmes- facrés qui donnent à l'autorité
fouveraine la fanction du droit divin. Il
fuit de ce: expofé.que l'inégalité, étant
prefque nulle dans l'état de nature > tire
fa force 3c fon. accroiflement du déve-
loppement de nos facultés & des pro-
grès de l'efprit humain , 8c devient enfin
ftable & légitime par l'établiffement de
la propriété 3c des îoix. Tl fuit encore
que l'inégalité morale, autorifée parle
feul droit pofirif , eft contraire au droit
naturel , toutes les fois qu'elle ne con-
court pas en même proportion avec l'i-
négalité phyfi-jue; difHnction qui dé-
termine fuffifamment ce qu'on doit pen-
■fer à cet égard, de la forte d'inégalité
liv
2oo Œuvres
qui règne parmi tous les peuples poli-
cés ; puifqu'il efl manifeftement contre
la loi de nature, de quelque manière
qu'on la dérïniiTe, qu'un enfant com-
mande à un vieillard , qu'un imbécille
conduife un homme fage , & qu'une
poignée de gens regorge de fuperflui-
tés , tandis que la multitude affamée
manque du néceflaire.
201
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-TirinnnnnnnrinnnnnnnrinnnrS»
NO TES.
DÉDICACE, page IX.
[*i.] ITJ.ÉR odote raconte qu'après le
meurtre du faux Smerdis , les fept libéra-
teurs de la Perfe s'étant alTemblés pour dé-
libérer fur la forme de gouvernement qu'ils
donneraient à l'Etat > Otanés opina forte-
ment pour la République; avis d'autant plus-
extraordinaire dans la bouche d'un fatrape ,
qu'outre la prétention qu'il pouvoit avoir
à l'Empire , les grands craignent plus que la
mort une forte de gouvernement qui les"
force à refpeéter.es hommes. Otanès, com-
me on peut bien croire _ ne fut point écouté;
& voyant qu'on alloit procéder à l'élection;
d'un Monarque , lui qui ne vouloit ni obéir
ai commander , céda volontairement aux aui-
Iv
202 Notes.
très concurrens fon droit à la couronne, de-
mandant pour tout dédommagement d'être
libre & indépendant, lui & fa poftérités ce
qui lui fut accordé. Quand Hérodote ne nous
apprendrait pas la reftriction qui fut ttrife
à ce privilège, il faudrait néceffairement la
fuppofer ; autrement Otanès , ne reconnoif.
fant aucune forte de loi & n'ayant de comp-
te à rendre à perfonne , aurait été tout-
paillant dans l'État , & plus puiflant que le
Roi même. Mais il n'y avoit gueres d'ap-
parence qu'un homme capable de fe con-
tenter en pareil cas d'un tel privilège , fût
capable d'en abufer. En effet , on ne voit
pas que ce droit ait jamais caufé le moindra
trouble dans le Royaume , ni par le fage Ota-
nès, ni par aucun de fes defeendans.
PRÉFACE, page LI.
[*2.] Dès mon premier pas je m'appuie
avec confiance fur une de ces autorités ref-
pcctables pour les Philofophes , parce qu'elles
viennent d'une raifon foîide & fublime qu'eux
feuls favent trouver & fentir.
» Quelque intérêt que nous ayons à nous
o>connoîtrenous-mêmes,;e ne fçaisfînousne
» connoiifons pa,s mieux tout ce qui n'eftpas
Notes, 20 j
«nous. Pourvus, par la nature, d'organes
» uniquement deftinés à notre confervation,
» nous ne les employons qu'à recevoir les
» impre/ïions étrangères ; nous ne cher-
» chons qu'à nous répandre au dehors , &
« à exifter hors de nous , trop occupés à
m multiplier les fonctions de nos fens & à
3> augmenter l'étendue extérieure de notre-
»etre, rarement faifons-nous ufage de ce
» fcns intérieur qui nous réduit à nos
» vraies dimenfîons , & qui fépare de nous
s> tout ce qui n'en eft pas. C'eft cependant
s» de ce fens dont il faut nous fervir , fi nous
» voulons nous connoître ; c'eft le fe.il par
»' lequel nous puiflïons nous juger; mais
» comment donner à ce fens Ton activité Se
=» tou"c fon étendue ? Comment dégager
» notre ame , dans laquelle il réfide , de
» toutes les illufions de notre eiprit? Nous
m avons perdu l'habitude de l'employer; elle
33 eft demeurée fans exercice au milieu du
« tumulte de nos fenfations corporelles; elle
*» s'eft deiTéchée par le feu de nos partions; le
» cœur , l'cfprit , le fens , tout a travaille
» contr'elle «. Hïfi. iV.zr.To m. IV. pag. iji
de la nature de l'homme*
Ivj
so} Notes.
DISCOUPvS, page Si.
[*$.] Les changemens qu'un long ufage
de marcher fur deux pieds a pu produire
dans la conformation de l'homme , les rap-
ports qu'on obferve encore entre les bras &
tes jambes antérieures des quadrupèdes , &
l'induction tirée de leur manière de mar-
cher , ont pu faire naître des doutes fur celle
qui devoit nous être la plus naturelle. Tous
les enfans commencent par marcher à qua-
tre pieds , & ont befoin de notre exemple
& de nos leçons pour apprendre à fe tenir
debout. Il y a même des nations fauvages ,
tds que les Hottentots , qui, négligeant
beaucoup les enfans , les laiilent marcher
fur les mains fi long-temps , qu'ils ont enfuite
bien de la peine à les redrelfer; autant en
font les enfans des Caraïbes des Antilles. 11 y
a divers exemples d'hommes quadrupèdes 5
& je pourrais , entr'autres , citer celui de
cet enfant qui fut trouvé en 1344, auprès
de Hefle , où il avoit été nourri par des
loups, & qui difoit depuis à la Cour du Prince
Henri , que , s'il n'eût tenu qu'à lui , il eût
mieux aimé retourner avec eux , que de
vivre parmi les hommes. Il avoit tellement
pris l'habitude de marcher comme ces ani-
Notes. 205
maux, qu'il fallut lui attacher des pièces
de bois, qui le forçoient àfe tenir debout 8c
en équilibre fur fes deux pieds. Il en étoit
de même de l'enfant qu'on trouva en 165)4,
dans les forêts de Lithuanie , & qui vivoit
parmi les ours. Il ne donnoit , dit M. de
Condillac , aucune marque de raifon , mar-
choit fur fes pieds & fur les mains , n'a-
voit aucun langage , & formoit des fons
qui ne reifembloient en rien à ceux d'un
homme. Le petit fauvage d'Hanovre qu'on
mena il y a plufieurs années à la Cour d'An-
gleterre , avoit toutes les peines du monde
à s'aflujettir à marcher fur deux pieds; Se
l'on trouva , en 171^ > deux autres fauvages-
dans les Pyrénées , qui couroient par les
montagnes à la manière des quadrupèdes.
Quant à ce qu'on pourroit objecler que c'eft
fe priver de l'ufage des mains dont nous
tirons tant d'avantages , outre que l'exem-
ple des fînges montre que la main peut fore
bien être employée des deux manières, cela
prouverait feulement que l'homme peut don-
ner à fes membres une deftmation plus com-
mode que celle de la nature, & non que la
nature a deftiné l'homme à marcher autre-
ment qu'elle ne lui enfeigne.
Mais il y a , ce me femble , de beaucoup
206 JV O T E S.
meilleures raiforts à dire pour foutenir que
l'homme eft un bipède. Premièrement , quand
on feroit voir qu'il a pu d'abord être con-
formé autrement que nous le voyons, &:
cependant devenir enfin ce qu'il eft, ce n'en
feroit pas aflez pour conclure que cela Ce
{bit fait ainfi ', car, après avoir montré 1»
poflibilité de ces changemens , il faudroit
encore , avant que de les admettre , en
montrer au moins la vraifemblance. Déplus,
fi les bras de l'homme paroiffcnt avoir pu
lui fervir de jambes au befoin , c'eft la feule
obfèrvation favorable à ce fyftême, fur un
grand nombre d'autres qui lui (ont con-
traires. Les prîncipates font; que la manière
dont la tête de l'homme eit attachée à fon,
corps , au lieu de diriger fa vue horifonta-
lement , comme l'ont tous les autres ani-
maux , & comme il l'a lui-même en mar-
chant debout , lui eût tenu , marchant à
quatre pieds , les yeux directement fichés vers
la terre , fîtuation très peu favorable à la con-
servation de l'individu ; que la queue qui
lui manque, & dont il n'a que faire, mar-
chant à deux pieds , eft utile aux quadru-
pèdes, & qu'aucun d'eux n'en eft privé 5 que
le fein de la femme tsès bien fitué pour u»
bipède qui dent fon enfant dansfes bras.* l'eft
N 0 T E 5". 207
fi mal pour un quadrupède que nul ne l'a
placé de cette manière; que le train de der-
rière étant d'une exceffive hauteur à pro-
portion des jambes de devant, ce qui fait que,
marchant à quatre , nous nous traînons fur
les genoux , le tout eût fait un animal mal
proportionné & marchant peu commodé-
ment; que, s'il eût pofé le pied aplat ainlî
que la main , il auroit eu dans la jambe
poftérieure une articulation de moins que
les autres animaux , fçavoir , celle qui joint
le canon au tibia ; & qu'en ne pofa-nt que
la pointe du pied , comme il auroit fans
doute été contraint de faire, le tarfe? (ans
parler de la pluralité des os qui le com-
pofent , paroît trop gros pour tenir lieu de
canon , & fes articulations avec le méta-
tarfe & le tibia trop rapprochées , pour
donner à la jambe humaine dans cette fî-
tuation la même flexibilité qu'ont celles des
quadrupèdes. L'exemple des enfans étant
pris dans un âge où les forces naturelles
ne font point encore développées ni I,es
membres raffermis , ne conclut rien du tout ;
& j'aimerois autant dire que les chiens ne
font pas deftmés à marcher , parce qu'ils ne
font que remper quelques femaines après leur
naiiïance. Les faits particuliers ont encore.
208 Notes.
peu de force contre la pratique univerfelle
de tous les hommes , même des nations
qui, n'ayant eu aucune communication avec
les autres, n'avoient pu rien imiter d'elles.Un
enfant abandonné dans une forêt avant que
de pouvoir marcher, & nourri par quelque
bête , aura fuivi l'exemple de fa nourrice en
s'exerçant à marcher comme elles l'habitude
lui aura pu donner des facilités qu'il ne tenoit
point de la nature ; & comme des manchots
parviennent , à force d'exercice, à faire avec
leurs pieds tout ce que nous faifons de nos
mains, il fera parvenu enfin à employer les
mains à l'ufage des pieds.
Page 83.
E *a.~\ S'il fe trouvoit parmi mes Ie&eurs
quelque affez mauvais Phyfîcien pour me
faire des difficultés fur la fuppolition de cette
fertilité naturelle de la terre , je vais lui ré-
pondre par le palTage fuivant:
« Comme les végétaux tirent pour leur
»» nourriture beaucoup plus de fubitance de
» l'air & de l'eau , qu'ils n'ei tirent de la
»• terre , il arrive qu'en pourrifïant ils rendent
»> \ la terre plus qu'ils n'en ont tiré ; d'ailleurs
0» une Corse détermine les eaux de la pluie en
Notes. iop
» arrêtant les vapeurs. Ainfî, dans un bois
» que l'on conferveroit bien long-temps
» fans y toucher, la couche de terre qui fert
» à la végétation , augmenterait confîdéra-
=» blementj mais les animaux rendant moins
» à la terre qu'ils n'en tirent, & les hom-
*> mes faifant des confommations énormes
»> de bois Sz de plantes pour le feu &
=» pour d'autres ufages , il s'enfuit que la
» couche de terre végétale d'un pays ha-
*> bité doit toujours diminuer & devenir
=» enfin comme le terrein de l'Arabie pétrée ,
»> & comme celui de tant d'autres provin-
=» ces de l'Orient , qui eft en effet le climat
»Ie plus anciennement habité, où l'on ne
=» trouve que du fel & des fables: car le fel
=» fixe des plantes & des animaux refte , tan-
» dis que toutes les autres parties fe vola-
» tilifent ». M. de Buffon, Hijl. Nat*
On peut ajouter à cela la preuve de
fait , par la quantité d'arbres & de plantes
de toute efpccc , dont étoient remplies
prefque toutes les ifles défertes qui ont été
découvertes dans ces derniers fiecles, & par
ce que l'hiiloire nous apprend des forêts
immenfes qu'il a fallu abbattre par toute la
terre, à mefurc qu'elle s'eft peuplée ou po-
licée. Sur quoi je ferai encore les trois re-
sio Notes*
marques fuivantes: l'une, que, s'il y a une
forte de végétaux qui puiflent compenfer
la déperdition de matière végétale qui fe
fait par les animaux , félon le raifonnement
de M. de Buffon, ce font furtouc les bois,
dont les têtes 8c les feuilles rafTemblent &:
s'approprient plus d'eaux & de vapeurs, que
ne font les autres plantes : la féconde, que
la deftruction du fol, c'eft-à-dire, la perte
de la fubltance propre à la végétation , doit
s'accélérer à proportion que la terre eftp'us
cultivée, &que les habitans plus induArieux
confomment en plus grande abondance fes
productions de toute efpcce : ma troifîeme
& plus importante remarque eft, que les fruits
des arbres fournirent à l'animal une nour-
riture plus abondante que ne peuvent faire
les autres végétaux: expérience que j'ai faite
moi-même , en comparant les produits de
deux terreins égaux en grandeur & en qua-
lité, l'un couvert de châtaigniers, & l'au <
tre femé de bled.
Page 8$.
[*4- ] Parmi les quadrupèdes, les deux
distinctions les plus univeifellcs des efpèces
Voraces fe tirent, Tune de !a figure des
dents , & l'autre de la conformation des
Notes. 211
inteftins. Les animaux qui ne vivent que
de végétaux ont tous les dents plates , com-
me le cheval, le bœuf, le mouton , le liè-
vre -, mais les voraces les ont pointues ,
comme le chat, le chien, le loup, le re-
nard. Et quant aux inteftins , les frugivores
en ont quelques-uns , tel que le colon ,
qui ne fe trouvent pas dans les animaux
voraces. Il fcmble donc que l'homme ,
ayant les dents & les inteftins comme les
ont les animaux frugivores, devroit natu-
rellement être rangé dans cette clailej &
non - feulement les obfervations anatomi-
ques confirment cette opinion , mais les
monumens de l'antiquité y font encore très
favorables. » Dicéarque , dit Saint Jérôme ,
»> rapporte dans fes livres des antiquités
» grecques que , fous le règne de Saturne ,
» où la terre étoit encore fertile par elle-
*> même, nul homme ne mangeoit de chair,
=» mais que tous vivoient des fruits & des
*> légumes qui croiffoient naturellement *»»
(1. 2. Aàv. Jovinian.) On peut voir par -là
que je néglige bien des avantages que je
pourrois faire valoir. Car la proie étant pie:-
que l'unique fujet de combat entre les ani-
maux carnaciers, & les frugivores vivant
entr'eux dans, une paix continuelle > û la»
212 Notes,
pèce humaine étoit de ce dernier genre , it
eft clair qu'qlle auroit eu beaucoup plus de
facilité à fublîfter dans l'état de nature;
beaucoup moins de befoin & d'occafions
d'en fortir.
Page Z$.
[ * 5*. ] Toutes les connoifTances qui de-
mandent de la réflexion, toutes celles qui
ne s'acquièrent que par l'enchaînement des
idées , & ne fe perfectionnent que fuccefli-
vement, femblent être tout-à-fait hors de la
portée de l'homme fauvage, faute de com-
munication avec fes femblables , c'eit-à-
dire , faute de l'inftrument qui fert à cette
communication & des befoins qui la ren-
dent néceffaire. Son fçavoir & fon iniuftrie
fe bornent à fauter , courir , fe battre , lan-
cer une pierre, efealader un arbre. Mais s'il
ne fait que ces chofes, en revanche il les
fait beaucoup mieux que nous , qui n'en
avons pas le même befoin que lui ; & com-
me elles dépendent uniquement de l'exer-
cice du corps & ne font fufceptibles d'au-
cune communication ni d'aucun progrès
d'un individu à l'autre , le premier homme
a pu y être tout aufli habile que fes der-
niers defeendans.
Notes. 213
Les relations des voyageurs font pleines
d'exemples de la force & de la vigueur des
hommes chez les nations barbares & fau-
vagesj elles ne vantent guères moins leur
adrefle & leur légèreté ; & comme il ne faut
que des yeux pour oblerver ces chofes,rien
n'empêche qu'on n'ajoute foi à ce que certi-
fient la-deifus des témoins oculaires: j'en
tire au hazard quelques exemples des pre-
miers livres qui me tombent fous la main.
«Les Hottentots,dit Kolben , entendent
» mieux la pêche que les Européens du Cap.
=» Leur habileté elt égale au filet , à l'hame-
" çon & au dard , dans les anfes comme
31 dans les rivières : ils ne prennent pas
» moins habilement le poiffon avec la main.
a> Ils font d'une adreiïc incomparable à la
•'nage. Leur manière de nager a quelque
»> chofe de furprenant & qui leur eft tout-
»> à-fait propre. Ils nagent le corps droit &
»> les mains étendues hors de l'eau , de forte
3> qu'ils paroifient marcher fur la terre. Dans
» la plus grande agitation de la mer, &c
=» lorfque les flots forment autant de mon-
a> ta» nés , ils danfent en quelque forte fur
=3 le dos des vagues , montant & defcen-
33 dant comme un morceau de liège».
514 Notes.
« Les Hottentots, dit encore le même
Auteur , font d'une adrefie furprenante à
»la chafiej &: la légèreté de leur courfe
*> pailc l'imagination ». Il s'étonne qu'ils ne
faiTent pas plus fouvent un mauvais ufage
de leur agilité] ce qui leur arrive pourtant
quelquefois , comme on peut juger par l'e-
xemple qu'il en donne. « Un matelot Hol-
=> landois en débarquant au Cap chargea ,
33 dit-il, un Hottentot de le fi-ivre à la ville
s» avec un rouleau de tabac d'environ vingt
=> livres. Lorfqu'ils furent tous deux à quel-
»> que diftance de la troupe , le Hottentot
«» demanda au matelot s'il fçavoit courir ?
s' Courir? répond le Hollandoisj oui, fort
" bien. Voyons , reprit l'Africain, &: fuyant
" avec le tabac il difparut prefque aufïi-tôt.
3> Le matelot, confondu.de cette merveilleu-
»' fe vitefTe, ne penfa point à le pourfuivre
» & ne revit jamais, ni fon tabac, ni fon
» porteur ».
« Ils ont la vue fi prompte & la main fi
» certaine , que les Européens n'en appro-
33 chent point. A cent pas , ils toucheront
3j d'un coup de pierre une marque de la
a> grandeur d'un demi-fol 5 &, ce qu'il y a
» de plus étonnant, c'eft qu'au lieu de fixe*
Notes. 215
• comme nous les yeux far le but, Hs font
» des mouvemens 8c des co îtorfîons con-
w> tinuelles. Il femble que leur pierre (bit
» portée par une main invisible ".
Le P. du Tertre dit à - peu - près fur les
Sauvages des Antilles , les mêmes chofes
qu'on vient de lire fur les Kottentots du
Cap de Bonne-Elpérance. Il vante fur-tout
leur jufteffe à tirer avec leurs flèches les oi-
feaux au vol, & les poiffons à la nage,
qu'ils prennent enfuite en plongeant. Les
Sauvages de l'Amérique feptentrionale ne
font pas moins célèbres par leur force &
leur adreffe: & voici un exemple qui pour-
ra faire juger de celle des Indiens de l'A-
mérique méridionale.
En l'année 1746 , un Indien de Buenos-
Ayrès ayant été condamné aux galères à
Cadix, propofa au gouverneur de rache-
ter fa liberté en expofant fa vie dans une
fête publique. Il promit qu'il attaqueroit
feul le plus furieux taureau fans autre arme
en main qu'une corde; qu'il le terrafleroit ;
qu'il le faifiroit avec fa corde par telle par-
tie qu'on indiqueroit ; qu'il le felleroit , le
biideroit, le moiiteroit , & combattroit,
2 1 6 Notes.
ainfî monté, deux autres taureaux plus fu-
rieux qu'on feroit fortir du Torillo , & qu'il
les mettroit tous à mort l'un après l'autre ,
dans l'inftant qu'on le lui commanderoit &
(ans le fecours de perfonne; ce qui lui fut
accordé. L'Indien tint parole 8c réuflît dans
tout ce qu'il avoit promis. Sur la manière
dont il s'y prit , &; far tout le détail du com-
bat, on peut confulter le premier tome
in-iz. des Obftrv allons fur l'Hijicire Naturelle
de M. Gautier , d'où ce fait eft tiré. Pag. z6z-
Page 88.
[ * h. 1 a' La durée de la vie des chevaux,
»» dit M. de Buffon , eit , comme dans tou-
» tes les autres efpèces d'animaux , propor-
» donnée à la durée du temps de leur ac-
33 crohTement. L'homme, qui eft quatorze ans
35 à croître , peut vivre fîx ou fept fois autant
3> de temps, c'eft- à-dire , quatre -vingt- dix
« ou cent ans :1e cheval, dont l'accroillement
^ fe fait en quatre ans, peut vivre iîx ou fept
3'fois autant, c'eft-à-dire vingt-cinq ou trente
=>ans. Lesexemples qui pourroient être con-
traires à cette règle fontfîrares,qu'on ne doit
» pas même les regarder comme une excep-
3' tiondont on puifie tirer desconféquences ;
33 & comme les gros chevaux prennent leur.
*> accroifiement en moins de temps que les
chevaux
Notes. 217
*» fins , ils vivent auffi moins de temps &
» font vieux dès l'âge de quinze ans ".
Page 88.
(* 6. ) Je crois voir entre les animaux
carnaciers £c les frugivores une autre diffé-
rence encore plus générale que celle que
j'ai remarquée dans la Note ( * 4. ) puifquc
celle-ci s'étend jufqu'aux oifeaux. Cette dif-
férence confïfte dans le nombre des petits,
qui n'excède jamais deux à chaque portée ,
pour les efpeces qui ne vivent que de vé-
gétaux , 6c qui va ordinairement au-delà de
ce nombre pour les animaux voraces. Il eit
aifé de cçmnoître à cet égard la deitinatiorç.
de la nature par le nombre des mammelles,
qui n'eft que de deux dans chaque femelle
de la première efpèce, comme la jument, la
vache, la chèvre, la biche, la brebis, £-c. &:
qui eft toujours de fîx ou de huit dans les au-
tres femelles , comme la chienne , la chate , la
louve, la tigreîTe, bc. La poule, l'oie, la
cane, qui font toutes des oifeaux voraces ,
ainfi que l'aigle , l'épervier , la chouette pon-
dent auffi & couvent un grand nombre
d'oeufs .-ce qui n'arrive jamais à la colombe, à
la tourterelle , ni aux oifeaux qui ne man-
Tome III. K.
2i3 Notes.
gent abfolument que du grain, lefquels ne
pondent & ne couvent gueres que deux
œufs à la fois. La raifon qu'on peut donner
de cette différence , eft que les animaux qui
ne vivent que d'herbes & de plantes , de-
meurant prefque tout le jour à la pâture , &
étant forcés d'employer beaucoup de temps à
fe nourrir , ne pourvoient fiiffire à alaiterplu-
iîeurs petits , au lieu que les voraces , faifant
leur repas prefqif en un inftant , peuvent
plus aifément & plus fbuvent retourner à
leurs petits &• à leur chaffe , &: réparer la
dilïîpation d'une fi grande quantité de lait. Il
y auroit à tout ceci bien des obfervations
particulières & des réflexions à faire; mais ce
n'en eft pas ici le lieu, il me fuffit d'avoir
démontré dans cette partie le lyfréme le
plus général de la nature , fyftême qui four-
nit une nouvelle raifon de tirer l'homme de
la claffe des animaux carnaciers &i de le ran-
ger parmi les efpèces frugivores.
Page 5)7.
(*7.) Un. Auteur célèbre , calculant les
biens ïk les maux de la vie humaine , &
comparant les deux fommes ., a trouvé que
la dernière furpaflbit l'autre de beaucoup , &
Notes. <? i <>
qu'à tout prendre, là vie étoit pour l'homme
un aflez mauvais préfent. Je ne fuis point
furpris de fa conclufion j il a tiré tous les rai-
fonnemens de la conftitution de l'homme
civil : s'il fût remonté jufqu'i l'homme natu-
rel , on peut juger qu'il eût trouvé des ré-
fultats très-différens ; qu'il eût apperçu que
l'homme n'a gueres de maux que ceux qu'il
s'efi: donnés lui-même , & que la nature eût
été juitiriée. Ce n'eft pas fans peine que nous
fommes parvenus à nous rendre fi malheu-
reux. Quand d'un côté l'on confidere les im-
menfes travaux des hommes, tant defeien-
ces approfondies , tant d'arts inventés , tant
de forces employées ; des abîmes comblés,
des montagnes rafées , des rochers brifés, des
fleuves rendus navigables , des terres défri-
chées , des lacs creufés , des marais deffé-
chés , des bâtimens énormes élevés fur la
terre 5 la mer couverte de vaifleaux & de
matelots ; 8c que de l'autre on recherche avec
un peu de méditation les vrais avantages
qui ont réfulté de tout cela pour le bonheur
de l'efpèce humaine , on ne peut qu'être
frappé de l'étonnante difproportion qui rè-
L,ne entre ces chofes , Se déplorer l'aveu-
glement de l'homme, qui, pour nourrir fon
fol orgueil cV je ne fçais quelle vaine adrhi-
Rij
220 Notes.
ration de lui-même , le fait courir avec ar-
deur après toutes les mifères dont il eft fuf-
ceptible , & que la bienfaifante nature avoit
pris foin d'écarter de lui.
Les hommes font méchans ; une trifte &
continuelle expérience difpenfe de la preu-
ve ; cependant l'homme eil naturellement
bon , je crois l'avoir démontré. Qu'eft-ce
donc qui peut l'avoir dépravé à ce point , fï-
non les changemens furvenus dans fa confti-
tution , les progrès qu'il a faits , & les con-
noiffances qu'il a acquifes ? Qu'on admire
tant qu'on voudra la fociété humaine , il
n'en fera pas moins vrai qu'elle porte né-
ceifairement les hommes à s'entre- haïr a
proportion que leurs intérêts fe croifentj à
fe rendre mutuellement des fervices appa-
rens, & à fe faire en effet tous les maux ima-
ginables. Que peut-on penfer d'un commerce
où la raifon de chaque particulier lui dicte
des maximes directement contraires à celles
que la raifon publique prêche au corps de la
fociété , & où chacun trouve fon compte
dans le malheur d'autrui ? Tl n'y a peut-être
pas un homme aifé, à qui des héritiers avi-
des, &fouvent fes propres enfans,ne fou-
baitent la mort en fecretj pas un vailfeau
Notes. 22 s
en mer dont le naufrage ne fut une bonne
nouvelle pour quelque négociant ; pas une
maifon qu'un débiteur ne voulût voir brûler
avec tous les papiers qu'elle contient ; pas
un peuple qui ne fe réiouifle des défaftres
de (es voifins. C'eft amfi que nous trouvons
notre avantage dans le préjudice de nos fem-
blables, & que la perte de l'un fait prefque
toujours la profpérité de l'autre: mais ce qu'il
y a de plus dangereux encore , c'ell que les
calamités publiques font l'attente & l'efpoir
d'une multitude de particuliers. Les uns veu-
lent des maladies, d'autres la mortalité, d'au-
tres la guerre, d'autres la famine ; j'ai vu des
hommes affreux pleurer de douleur aux ap-
parences d'une année fertile ; & le grand &
funefte incendie de Londres , qui coûta la
vie ou les biens à tant de malheureux , fit
peut-être la fortune à plus de dix mille per-
fonnes. Je fçais que Montagne blâme l'Athé-
nien Démades d'avoir fait punir un ouvrier
qui, vendant fort cher des cercueils , gagnoit
beaucoup à la mort des citoyens : mais la rai-
fon que Montagne allègue étant qu'il fau-
drait punir tout le monde, il eft évident
qu'elle confirme les miennes. Qu'on pénétre
donc au travers de nos frivoles démonfua-
tious de bienveuillancc ce qui fepalfe au ïond
Kiij
222 Notes.
ccr cœurs , & qu'on réfléchifle à ce que
< ■ u ttie un état de chofes où tous les hom-
mes font forcés de fe carelTcr & de fe détruire
.mutuellement, & où ils naiifent ennemis par
«ievoir Se fourbes par intérêt. Si l'on me ré-
pond quelafociétéeft tellement confti tuée que
chaque homme gagne à fervirles autres, je
répondrai que celaferoit fort bien, s'il ne ga-
gnoit encore plus à leur nuire.- Il n'y a point
<k profit fi légitime, qui ne ioit furpaiïe par
celui qu'on peut faire illégitimement; & le
tort fait au prochain eit toujours plus lucra-
tif que les fervices. Il ne s'agit donc plus que
de trouver les moyens des'aiîïirer l'impunité,
Se c'eil à quoi les puifians emploient toutes
leurs forces , & les foibles toutes leurs rufes.
L'homme fuuvage, quand il a dîné , eit en
paix avec toute la nature, & l'ami de tous
fes femblables. S'agit-il quelquefois de dif-
. puter fon repas : il n'en vient jamais aux
coups fans avoir auparavant comparé la dif-
.ficulté de vaincre avec celle de trouver ail-
leurs fa fubliftance ; 6\r comme l'orgueil ne fe
mcle pas du combat , il fe termine par quel-
ques coups de poing; le vainqueur mange,
. le vaincu va chercher fortune , 6c tout eft
pacifié. Mais chez 1 homme en fociété, ce
Notes, 223
font bien d'autres >aftairesi il s'agit première-
ment de pourvoir au nécelïaire &r puis au fu~
perfiu, enfuite viennent les délices, & puis
les immenfes richeffes , & puis des fujets, &:
puis des^efclaves; il n'a pas un moment de
relâche : ce qu'il y a de plus flngulier, c'eft
que moins les befoins (ont naturels Se pref-
fans, plus les paillons augmentent, &, qui
pis elt, le pouvoir de les fatisfaire ; de forte
qu'après de longues profpérités, après avoir
englouti bien des tréfors & défolé bien des
hommes, mon héros finira par tout égor-
ger, jufqu'à ce qu'il (bit l'unique maître de
1 Umvers. Tel elt en abrégé le tableau mo-
ral , iînon de la vie humaine , au moins
des prétentions fecrettes du cœur de tout
homme civilifé.
Comparez , fans préjugés , l'état de lnom-
;i avec celui de l'homme fauvage , &
recherches, fi vous le pouvez, combien, ou-
:téehanceté , lès befoins &: fes mifères ,
le premier a ouvert de nouvelles portes à la
douleur & à la mort. Si vous confidérez les
peines d'efprit qui uous confument, les paf-
fions violentes qui nous épuifent &: nous dé-
foient, les travaux exceflîfs dont les pauvres
iout furchar^és , la mcllefle encore plus dan-
Kiv
223. Notes.
gereufe à laquelle les riches s'abandonnent ,
& qui font mourir les uns de leurs befoins, &
les autres de leurs excès; û vous fongez, aux
monftrueux mélanges des alimens, à leurs
pernicieux afTaifonnsmens , aux denrées cor-
rompues, aux drogues falfîfiées, aux fripon-
neries de ceux qui les vendent , aux erreurs
de ceux qui les adminiffrent , au poifon des
yaiffeaux dans lefquels on les prépare ; fi
vous faites attention aux maladies épidé-
miques engendrées par le mauvais air parmi
les multitudes d'hommes raffemblés, à celles
qu'occafîonnent la délicatefle de notre ma-
nière de vivre , les paffages alternatifs de l'in-
térieur de nos maifons au grand air , l'ufage
des habillemens pris ou quittés avec trop peu
de précaution , & tous les foins que notre
fenfualité exceffive a tournés en habitudes
néceflaires , & dont la négligence ou la pri-
vation nous coûte enluite la vie ou la fan-
té > fi vous mettez en ligne de compte les
incendies & les tremblemens de terre , qui ,
confumant ou renverfant des villes entières,
en font périr les habitans par milliers ; en
un mot , fi vous réunifiez les dangers que
toutes ces caufes aflemblent continuellement
fur nos têtes , vous fentirez combien la nature
nous fait payer cher le mépris que nous avons
fait de fes leçons.
Notes. 22$
Je ne répéterai point ici fur la guerre ce
que j'en ai dit ailleurs j mais je voudrois que
les gens instruits voulurent ou ofaffent don-
ner une fois au public le détail des horreurs
qui fe commettent dans les armées par les
entrepreneurs des vivres & des hôpitaux : on
verroit que leurs manœuvres, non trop fe-
crettes , par lefquelles les plus brillantes ar-
mées fe fondent en moins de rien , font plus
périr de foldats, que n'eu moiffonne le fer
ennemi; c'eft encore un calcul non moins
étonnant que celui des hommes que la mer
engloutit tous les ans, foit par la faim , foit
par le feorbut, foit par les pirates, ioit par
le feu , foit par les naufrages. Il eft clair qu'il
faut mettre auffi fur le compte de la proprié-
té établie , & par conséquent de la fociété ,
les aifaiTinats, les empoifonnemens, les vols
de grands chemins, & les punitions mêmes
de ces crimes, punitions néceffaires pour pré-
venir de plus grands maux , mais qui, pour
le meurtre d'un homme , coûtant la vie à
deux ou davantage , ne laiffent pas de dou-
bler réellement la perte de l'efpèce humaine*
Combien de moyens honteux d'empêcher la
naifîance des hommes & de tromper la na-
ture 5 foit par ces goûts brutaux & dépravé?
qui infultem fon plus charmant ouvrage ,
Kv
2.i6 Notes.
goûts que les Sauvages ni les animaux ne
connurent jamais, &r qui ne font nés dans
les pays policés que d'une imagination cor-
rompue ; foit par ces avortemens fecrets , di-
gnes fruits de la débauche & de l'honneur
vicieux ; foit par l'expoiîtion ou le meurtre
<Tune multitude d'enfans , victimes de la
mifère de leurs parens ou de la honte bar-
bare de leurs mères; foit enfin par la muti-
lation de ces malheureux dont une partie de
l'exiitence & toute la pollérité font facri-
flées à de vaines chaiifons , ou , ce qui eft
pis encore, à la brutale jaloufîe de quelques
hommes : mutilation qui , dans ce dernier
cas outrage doublement la nature , & parla
traitement que reçoivent ceux qui la fouf-
frent, & par l'ufage auquel ils font defti-
nés 'Que feroit-ce, fi j'entreprenois de mon-
trer Tefpcce humaine attaquée dans fa fource
même , & jufques dans le plus faint de tous
les liens , où l'on n'ofe plus écouter la nature
qu'après avoir confulté la fortune, & où, le
defordre civil confondant les vertus & les
x'ices , la continence devient une précau-
tion criminelle ; & le refus de donner la
vie à fon femblable , un acte d'humanité?
Mais fans déchirer le voile qui couvre tant
d'horreurs,, contentons -nous d'indiquer le
N O 7 E S, 227
mal auquel d'autres doivent apporter le
remède.
Qu'on ajoute à tout cela cette quantité
de métiers mal-fains qui abrègent les jours,
ou détruifent le tempérament ; tels que
font les travaux des mines , les diverfes pré-
parations des métaux, des minéraux, fur-
tout du plomb , du cuivre , du mercure , du
coboit , de l'arfenic , du réalgar ; ces au-
tres métiers périlleux qui coûtent tous les.
jours la vie à quantité d'ouvriers , les uns
couvreurs , d'autres charpentiers , d'autres
maçons , d'autres travaillant aux carrières ;
qu'on réiimiTe , dis-je , tous ces objets , &
Ton pourra voir dans l'établiffement & la
perfeflion des fociétés, les raifons de la di-
minution de l'efpèce, obfervée par plus d'un
Philoicphe.
Le luxe , impoifible à prévenir chez
des hommes avides de leurs propres corn-
moJités cV de la confédération des autres ,
achevé bien-tôt le mal que les fociétés ont
commencé 5 &, fous prétexte de faire vi-
vre les pauvres qu'il n'eût pas fallu faire, il
appauvrit tout le refte , Sz dépeuple l'État
tôt ou tard.
K vj
228 Notes.
Le luxe efl: un remède beaucoup pire que
le mal qu'il prétend guérir ; ou plutôt il cil
lui-même le pire de tous les maux , dans
quelque Etat , grand ou petit , que ce puifle
être ; & qui , pour nourrir des foules de
valets & de miférables qu'il a faits , ac-
cable & ruine le laboureur & le citoyen :
femblable à ces vents brîilans du midi, qui,
couvrant l'herbe & la verdure d'infectes dé-
vorans, ôtent la fubfîftance aux animaux
utiles , & portent la difette & la mort dans
tous les lieux où ils fe font fentir.
De la fociété & du luxe qu'elle engendre,
naiflent les arts libéraux & méchaniques , le
commerce , les lettres^ & toutes ces inuti-
lités qui font fleurir rindu.ftrie, enrichiflent
& perdent les États. La raifon de ce dépé-
riffement eft très (impie. Il elt aifé de voir
que , par fa nature , l'agriculture doit être le
moins lucratif de tous les arts : parce que
fon produit étant de l'ufage le plus indif-
penfable pour tous les hommes , le prix en
doit être proportionné aux facultés des plus
pauvres. Du même principe on peut tirer
cttee règle , qu'en générai les arts font lu-
cratifs en raifon inverfe de leur utilité , &
que les plus néceffaires doivent enfin devenir
N O T E S. 229
les plus négligés ; par où Ton voit ce qu'il
faut penfer des vrais avantages de l'indul*
trie & de 1 effet réel qui réiulte de les progrès.
Telles font les caufes fenfîbles de toutes
les mifcres où l'opulence précipite enfin les
nations les plus admirées. A mefure que
l'induitrie & les arts s'étendent & fleurilTent,
le cultivateur méprifé , chargé d'impôts né-
ceffaires à l'entretien du luxe, & condamné
àpaffer fa vie entre le travail & la faim,
abandonne fès champs pour aller chercher
dans les villes le pain qu'il y devroit por-
ter. Plus les capitales frappent d'admiration
les yeux llupides du peuple, plus ilfaudroit
gémir de voir les campagnes abandonnées,
les terres en friche, & les grands chemins
inondés de malheureux citoyens devenus
mendians ou voleurs , & devinés à finir un
jour leur mifère fur la roue ou fur un fu-
mier. C'eit. ainfi que l'Etat , s'enrichiffant
d'un côté , s'affoiblit & fe dépeuple de l'au-
tre , & que les plus puilTantes monarchies,
après bien des travaux pour fe rendre opu-
lentes & délertes , finiifent par devenir la
proie des nations pauvres qui fuccombent à
la funcftc tentation de les envahir, & qui
sj'enrichiffent & s'aifoiblifTent à- leur tour juf-
4>ê Notes.
qu'à ce qu'elles foient elles-mêmes envahies
& détruites par d'autres.
Qu'on daigne nous expliquer une fois ce
qui avoit pu produire ces nuées de barbares
qui , durant tant de ficelés , ont inondé l'Eu-
rope , l'Afie & l'Afrique. Étoit-ce à l'in-
duftrie de leurs arts , à la fagefle de leurs
loix, à l'excellence de leur police , qu'ils dé-
voient cette prodigieufe population ? Que
nos fçavans veuillent bien nous dire pour-
quoi, loin de multiplier à ce point, ces hom-
mes féroces &: brutaux, fans lumière , fans
frein , fans éducation, ne s'entr'égorgeoient
pas tous à chaque inftant , pour fe difputer
leur pâture ou leur chatte. Qu'ils nous expli-
quent comment ces miférables onc eu feu-
lement la hardieffe de regarder en face de
fî habiles gens que nous étions , avec une
fi belle difeipline militaire , de fi beaux co-
des , & de fi fages loix : enfin pourquoi , de-
puis que la fociété s'eft perfectionnée dans
les pays du nord , & qu'on y a tant pris de
peine pour apprendre aux hommes leurs de-
voirs mutuels & l'art de vivre agréablement
& paisiblement enfemble, on n'en voit plus
rien fortir de femblable à ces multitudes
d'hommes qu'il produifoit autrefois. J'ai bien
Notes. 2.3 1
peur que quelqu'un ne s'avife à la fin de me
répondre que routes ces grandes chofes , fçu-
voir les arts, les feiences & les loix, ont été
très fagement inventées par les hommes,
comme une pelle ialutairepour prévenir l'ex-
ceflive multiplication de l'eipèce, de peur
que ce monde, qui nouseit deiliné, ne devînt
à la fin trop petit pour Tes habitans.
Quoi donc! Faut-il détruire les fociétés >
anéantir le tien & le mien , Se retourner vivre
dans les forêts avec les ours? Conféquence à
la manière de mes adverfaires, que j'aime
autant prévenir que de leur laifîer la honte de
la tirer. O vous , à qui la voix célefte ne s'eft
point fait entendre, & qui ne reconnoifîez
pour votre elpèce d'autre deftination que
d'achever en paix cette courte vie 5 vous qui
pouvez lai/Ter au milieu des villes vos fu-
neftes acquittions , vos defirs inquiets , vos
cœurs corrompus & vos efprits effrénés, re-
prenez, puifqu'il dépend de vous , votre an-
tique & première innocence ; allez dans les
bois perdre la vue & la mémoire des crimes
de vos contemporains, & ne craignez point
d'avilir votre efpèce , en renonçant à fes lu-
mières pour renoncer à fes vices. Quant aux
hommes femblables à moi , dont les paillons
2J2 N O T E S.
ont détruit pour toujours l'originelle /Impli-
cite , qui ne peuvent plus fe nourrir d'herbe
& de glands, ni fe pafler de loix & de chefs ;
ceux qui furent honorés dans leur premier
père de leçons furnaturelles; ceux qui ver-
ront dans l'intention de donner d'abord aux
actions humaines une moralité qu'elles
n'euflent de long -temps acquife, la raifon
d'un précepte indifférent par lui-même &
inexplicable dans tout autre fyftème; ceux , e?»
un mot, qui font convaincus que la voix di-
vine appella tout le genre humain aux lumiè-
res Se au bonheur des céîeftcs intelligences ;
tous ceux-là tacheront , par l'exercice des
vertus qu'ils s'obligent à pratiquer en appre-
nant à les connoître , à mériter le prix éternel
qu'ils en doivent attendre; ils refpecteront lés
facrés liens des fociétés dont ils font les mem-
bres ; ils aimeront leurs femblables & les fer-
virent de tout leur pouvoir; ils obéiront feru-
puleufement aux loix &r aux hommes qui en
font les auteurs & les minières; ils honore-
ront furtout les bons & fages Princes qui
fçauront prévenir, guérir ou pallier cette fou-
le d'abus &rde maux toujours prêts à nous ac-
cabler; ils animèrent le zèle de ces dignes
chefs, en leur montrant fans crainte & fans
flatterie la grandeur de leur tâche & la rigueur
Notes, 233
de leur devoir: mais ils n'en mépriferont pas
moins une constitution qui ne peut Te main*
tenir qu'à l'aide de tant de gens refpedta-
bles qu'on defire plus fouvent qu'on ne les
obtient, & de laquelle, malgré tous leurs
foins , naiffent toujours plus de calamités
réelles que d'avantages apparens.
Page 97.
( * 3. ) Parmi les hommes que nous con-
noiffons, ou par nous-mêmes, ou par les
hiftoriens , ou par les voyageurs, les uns font
noiis, les autres blancs, les autres rouges}
les uns portent de longs cheveux, les au-
tres n'ont que de la laine f'rifée ; les uns
font preique tout velus , les autres n'ont
pas même de barbe 5 il y a eu & il y a
peut-être encore des nations d'hommes
d'une taille gigantefque, & , laiflant à part
la fable desPygmées, qui peut bien n'être
qu'une exagération, on fçait que les Lap-
pons & fur-tout les Groënlandois font fort
au-deffous de la taille moyenne de l'hom-
me 5 on prétend même qu'il y a des peu-
ples entiers qui ont des queues comme les
quadrupèdes; &, fans ajouter une foi aveu-
gle aux relations d'Hérodote & de Ctéfîas ,
2^4 Notes.
on en peut du moins tirer cette opinion
très vraifemblable , que , fi l'on avoit pu faire
de bonnes observations dans ces temps an-
ciens, où les peuples divers fui voient des
manières de vivre plus différentes entr'elles
qu'ils ne font aujourd'hui , on y auroit auflî
remarqué, dans la figure Se dans l'habitude
du corps , des variétés beaucoup plus frap-
pantes. Tous ces faits , dont il eft aifé de
fournir des preuves inconteltables , ne peu-
vent furprendre que ceux qui font accou-
tumés à ne regarder que les objets qui les
environnent, & qui ignorent les puiflans
effets de la diverfïté des climats , de l'air ,
des alimens , de la manière de vivre , des
habitudes en général , & fur- tout la fores
étonnante des mêmes caufes , quand elles
agiflent continuellement fur de longues fui-
tes de générations. Aujourd'hui quelecom.
merce, les voyages & les conquêtes réu-
nifient davantage les peuples divers, 8c que
leurs manières de vivre fe rapprochent fans
ceiTc par la fréquente communication , on
s'apperçoit que certaines différences natio-
nales ont diminué ; &, par exemple, chacun
peut remarquer que les François d'aujour-
d'hui ne font plus ces grands corps blancs
& blonds décrits par les hiitonens Latins,
Notes, 23;
quoique le temps, joint au mélange des Francs
& des Normands, blancs & blonds eux-
mêmes, eût dû rétablir ce que la fréquen-
tation des Romains avoit pu ôter à l'in-
fluence du climat , dans la conftitution na-
turelle & le teint des habitans. Toutes ces
obfervations fur les variétés que mille cau-
fes peuvent produire & ont produites en
effet dans l'efpèce humaine , me font dou-
ter fî divers animaux femblables aux hom-
mes, pris par les voyageurs pour des bêtes
fans beaucoup d'examen , ou à caufe de
quelques différences qu'ils remarquoientdans
la conformation extérieure, ou feulement
parce que ces animaux ne parloient pas ,
ne feroient point en effet de véritables hom-
mes fauvages , dont la race difperfée ancien-
nement dans les bois n'avoit eu occafîon
de développer aucune de fes facultés vir-
tuelles, n'avoit acquis aucun degré de per-
fection , & fe trouvoit encore dans l'état
primitif de nature. Donnons un exemple de
ce que je veux dire.
« On trouve, dit le traducteur de l'Hi£-
» toire des voyages , dans le royaume de
a> Congo quantité de grands animaux qu'on
» nomme Orang-Ow.ang aux Indes Orienta-
2-}6 JV o t e s.
» les ; qui tiennent comme le milieu entre
3' l'efpèce humaine & les Babouins. Battel
» raconte que dans les forêts de Mayomba ,
=» au royaume de Loango, on voit deux for-
*» tes de monftres dont les plus grands fe
=» nomment Pongos 8c les autres Enjokos. Les
^ premiers ont une reffemblance exacte avec
=» l'homme ; mais ils font beaucoup plus
=» gros, & de fort haute taille. Avec un vi-
=> fage humain , ils ont les yeux enfoncés.
» Leurs mains , leurs joues , leurs oreilles
3ifont fans poils, à l'exception des fourcils
33 qu'ils ont fort longs: quoiqu'ils aient le
=» refte du corps affez velu , le poil n'en eft
=» pas fort épais, & fa couleur eft brune.
*> Enfin la feule partie qui les diftingue des
» hommes eft la jambe qu'ils ont fans mol-
•c let. Ils marchent droit en fe tenant de la
» main le poil du cou ; leur retraite eft dans
a> les bois i ils dorment lur les arbres, Se s'y
=> font une efpece de toit qui les met à cou-
»vert de la pluie. Leurs alimens font des
» fruits ou des noix fauvages. Jamais ils ne
'> mangent de chair. L'ufage des Nègres
=» qui traverfent les forêts , eft dJy allumer
s» des feux pendant la nuit. Ils remarquent
» que , le matin , à leur départ , les Pongos
=> prennent leur place autour du feu , 8s
Notes. 237
» ne fe retirent pas qu'il ne foit éteint : car
3j avec beaucoup d'adrefle , ils n'ont point
» aflfez de fens pour l'entretenir en y appor-
a* tant du bois.
■» Ils marchent quelquefois en troupes &
» tuent les Nègres qui traverfent les forêts.
»> Ils tombent même fur les éléphans qui
« viennent paître dans lis lieux qu'ils ha-
*> bitent, & les incommodent fi fort à coups
» de poing ou de bâtons, qu'ils les forcent
« à prendre la fuite en pouffant des cris.
33 On ne prend jamais de Pongos en vie,
« parce qu'ils font fi robuftes , que dix
=» hommes ne fufnroient pas pour les arrê-
3> ter : mais les Nègres en prennent quan-
» tité de jeunes , après avoir tué la mère ,
3' au corps de laquelle le petit s'attache
«fortement. Lorfqu'un de ces animaux
3> meurt , les autres couvrent fon corps
3> d'un amas de branches ik de feuillages.
» Purchafs ajoute que dans les converfa-
3> tions qu'il avoit eues avec Battel , il avoir.
3> appris de lui-même, qu'un Pongo lui en-
35 leva un petit Nègre qui pafïa un mois
3> entier dans la fociété de ces animaux ;
3' car ils ne font aucun mal aux hommes
10 qu'ds furprennent, du moins lorfque ceux-
238 Notes,
»> ci ne les regardent point , comme le pe-
»> tit Nègre l'avoit obfervé. Battel n'a point
» décrit la féconde efpcce de monftre.
»> Dapper confirme que le royaume de
» Congo eft plein de ces animaux qui por-
=» tenc aux Indes le nom d'Orang-Outang ,
» c'eft-à-dire , habitans des bois , &: que
»> les Africains nomment Quojas - Morros.
=» Cette bête , dit-il , eit 11 femblableàl'hom-
» me , qu'il eft tombé dans l'efprit à quel-
ques voyageurs, qu'elle pouvoit être for-
» tie d'une femme &: d'un linge : chimère
=» que les Nègres mêmes rejettent. Un de ces
=> animaux fut tranfporté de Congo en Hol-
33 lande & préfenté au Prince d'Orange Fré-
*>déric Henri. Il étoit de la hauteur d'un
a» enfant de trois ans & d'un embonpoint
3> médiocre, mais quarré & bien propor-
»j tionné , fort agile & fort vif ; les jambes
=» charnues & robuftes, tout le devant du
=» corps nud, mais le derrière couvert de
a> poils noirs. A la première vue , fon vifa-
« ge relTembloit à celui d'un homme, mais
=> il avoit le nez plat 8c recourbé ; fes oreil-
=> les étoient auflï celles de l'efpècç humai-
3> ne ; fon fein , car c'étoit une femelle ,
«étoit potelé, fon nombril enfoncé, fes
Notes. 239
» épaules fort bien jointes , les mains divi-
« fées en doigts & en pouces, fes mollets
a» & fes talons gras & charnus. Il marchoit
*> fouvent droit fur fes jambes ; il étoit ca-
=» pable de lever & porter des fardeaux af-
35 fez lourds. Lorfqu'il vouloit boire, il pre-
»> noit, d'une main , le couvercle du pot, &:
« tenoitlefond,de l'autre. Enfuiteil s'effuyoit
03 gracieufement les lèvres. Il fe couchoit ,
m pour dormir , la tête fur un couffin , fe
m couvrant avec tant d'adreffe qu'on l'au-
=» roit pris pour un homme au lit. Les Ne-
» grès font d'étranges récits de cet animal.
û Ils afïurent non - feulement qu'il force
-*> les femmes & les filles , mais qu'il ofe
•35 attaquer des hommes armés ; en un mot
oi il y a beaucoup d'apparence que c'eft le
m Satyre des anciens. Merolla ne parle peut-
=> être que de ces animaux , lorfqu'il racon-
« te que les Nègres prennent quelquefois
=> dans leurs chafles des hommes & des fem-
pj mes fauvages »j
Il eft encore parlé de ces efpèces d'ani-
maux Anthropoformes dans le troifîeme
tome de la même hiftoire des voyages fous
le nom de Begços & de Mandrills; mais pour
nous en tenir aux relations précédentes , on
240 Notes.
trouve dan-, la defcription de ces prérendus
monitrcs des conformités frappantes avec
l'efpcce humaine, & des différences moin-
dres que celles qu en courroie affigner d'hom-
me à homme. On ne voit | qijrit dans ces
paiTages les raiïons fur lesquelles les au-
teurs fe fondent pour refuiî aux animaux
en quelVon le nom d'Jv urnes fauvages;
mais il eft ailé de conjecturer que c'eit à
caufe de ieur ftupidité , & «ulfi ►arce qu'ils
ne partaient pas: raifons foibj--. pour ceux
qui fçavent que, quoique l'organe de la pa-
role foit naturel à l'homme, la parole elle-
même ne lui efc pourtant pas naturelle, &
qui connoilfent jufqu'à quel point la perfec-
tibilité peut avoir élevé l'homme civil au-
delfus de fon état originel. Le petit nom-
bre de lignes que contiennent ces deferip-
tions nous peut faire juger combien ces ani-
maux ont été mal obfervés & avec quels
préjugés ils ont été vus. Par exemple, ils
font qualifiés de monftres , & cependant on
convient qu'ils engendrent. Dans un endroit
Battel dit que les Pongos tuent les Nègres
qui traverfent les forêts: dans un autre Pur-
chafs ajoute qu'ils ne leur font aucun mal ,
même quand ils les furprennenti du- moins
.lorfque les Nègres ne s'attachent pas à les
regarder.
N O t E s, 241
regarder. Les Pongos s'affemblent autour des
feux allumés par les Nègres , quand ceux-
ci fe retirent; & fe retirent à leur tour ,
quand le feu eft éteint : voilà le fait ; voici
maintenant le commentaire de l'obferva-
teur ; car avec beaucoup d'adrejfe , ils n'ont pas
ajjèi de fens -pour l'entretenir en y apportant du
bois. Je voudrois deviner comment Battel ,
ou Purchafs Ton compilateur, a pu fçavoir
que la retraite des Pongos étoit un effet de
leur bétife plutôt que de leur volonté. Dans
un climat tel que Loango > le feu n'eft pas
une chofe fort néceflaire aux animaux, &
û les Nègres en allument, c'eft moins con-
tre le froid que pour effrayer les bêtes
féroces; il eft donc très fîmple qu'après
avoir été quelque temps réjouis par la flam-
me ou s'être bien réchauffes , les Pongos
s'ennuient de relier toujours à la même
place , & s'en aillent à leur pâture , qui de-
mande plus de temps que s'ils mangeoient
de la chair. D'ailleurs , on fçait que la plu-
part des animaux , fans en excepter l'hom-
me , font naturellement pareiTeux , & qu'ils
fe refufent à toutes fortes de foins qui ne
font pas d'une abfolue néceflîté. Enfin il pa-
roît fort étrange que les Pongos dont on van-
te l'adrefle & la force ; les Pongos qui fçavent
Tome Illt L
2^i Notes.
emerrer leurs morts & fe faire des toits de
branchages , ne (cachent pas pouffer des
tifons dans le feu. Je me fouviens d'avoir
vu un lînge faire cette même manœuvre
qu'on ne veut pas que les Pongos puiffent
faire; il eft vrai que, mes idées n'étant pas
alors tournées de ce côté , je fis moi-même
la faute que je reproche à nos voyageurs ,
& je négligeai d'examiner iï l'intention du
fînge étoit en effet d'entretenir le feu, ou
iîmplement, comme je crois, d'imiter l'ac-
tion d'un homme. Quoi qu'il en foit , il eit
bien démontré que le fînge n'eft pas une va-
riété de l'homme , non-feulement parce qu'il
eft privé de la faculté de parler, mais fur-
tout parce qu'on eft fur que fon efpèce n'a
point celle de fe perfectionner , qui eft le ca-
ractère fpécifique de l'efpèce humaine : expé-
riences qui ne paroilfent pas avoir été faites
fur le Pongos & l'Orang-Outang avec affes
de foin pour en pouvoir tirer la même con-
clufion. il y auroit pourtant un moyen par
lequel , f] l'Orang-Outang ou d'autres étoient
de l'efpèce humaine, les obfervateurs les
plus greffiers pourroient s'en affurer même
avec démonftration s mais outre qu'une feule
génération ne fuffiroit pas pour cette expé-
rience , elle doit pafler pour impraticable *
Notes. 243
parce qu'il faudroit que ce qui n'eft qu'une
fuppofïtion fût démontré vrai, avant que
l'épreuve qui devroit conftater le fait, pût
être tentée innocemment.
Les jugemens précipités , & qui ne font
point le fruit d'une raifon éclairée , font fu-
jets à donner dans l'excès. Nos voyageurs
font fans fa^on des bêtes , fous les noms de
Pongos , de Mandrills, d'Orang-Outang , de
ces mêmes êtres dont , fous le nom de Sa-
tyres , de Faunes, de Sïlvains , les anciens
faifoient des Divinités. Peut-être, après des
recherches plus exactes , trouvera-t-on que
ce font des hommes. En attendant , il me pa-
roit qu'il y a bien autant de raifon de s'en
rapporter là-delTus à Merolla, Religieux let-
tré , témoin oculaire , & qui , avec toute fa
naïveté, ne laiflbit pas d'être homme def-
prit, qu'au marchand Battel, à Dapper, à
Purchafs , & aux autres compilateurs.
Quel jugement penfe-t-on qu'euffent por-
té de pareils obfervateurs fur l'enfant trou-
vé en 1694, dont j'ai déjà parlé ci-devant,
qui ne donnoit aucune marque de raifon ,
marchoit fur fes pieds & fur fes mains, n'a-
voit aucun langage & formoit des ions qui
ne reiTembloient en rien à ceux à'un hom~
i.ij
244 Notes,
me. Il fut long-temps, continue le même Phi-
lofophe qui me fournit ce fait , avant de
pouvoir proférer quelques paroles j encore le
rit-il d'une manière barbare. Auffi-tot qu'il
put parler, on l'interrogea fur fon premier
état; mais il ne s'en fouvint non plus que
nous nous fouvenons de ce qui nous eft ar-
rivé au berceau. Si, malheureufement pour
lui, cet enfant fût tombé dans les mains de
nos voyageurs, on ne peut douter qu'après
avoir remarqué fon filence & fa ftupidité,
ils n'eufTent pris le parti de le renvoyer dans
les bois ou de l'enfermer dans une ménage-
rie ; après quoi ils en auroient fçavamment
parlé dans de belles relations , comme d'une
bête fort curieufe qui reflembioit allez à
l'homme.
Depuis trois ou quatre cents ans que les
habitans de l'Europe inondent les autres
parties du monde , & publient fans ceiTe
de nouveaux recueils de voyages & de re-
lations , je fuis perfuadé que nous ne con-
noilfons d'hommes que les feuls Européens ;
encore paroît-il, aux préjugés ridicules qui
ne font pas éteints, même parmi les gens
4e lettres, que chacun ne fait guères, fous
le nom pompeux d/étude de l'homme , que
JV O T E S. 24;
celle des hommes de Ton pavs. Les parti-
culiers ont beau aller & venir, il femblc
que la philofophie ne voyage point: auflî
celle de chaque peuple elt - elle peu pro-
pre pour un autre. La caufe de ceci eft
manifefte, au moins pour les contrées éloi-
gnées : il n'y a guères que quatre fortes
d'hommes qui fafTent des voyages de long
cours, les marins, les marchands , les fol-
dats & les miffionnaires; or on ne doit
guères s'attendre que les trois premières
clafles fournilfent de bons obfervateurs ; &
quant à ceux de la quatrième , occupés de
la vocation fublime qui les appelle , quand
ils ne feraient pas iujets à des préjugés
d'état comme tous les autres , on doit croi-
re qu'ils ne le livreraient pas volontiers à
des recherches qui paroifTent de pure cu-
jiofîté , & qui les détourneraient des tra-
vaux plus importans auxquels ils fe defti-
nent. D'ailleurs, pour prêcher utilement
l'Evangile, il ne faut que du zèle, & Dieo
donne le refte; mais pour étudier les hom-
mes, il faut des talens que Dieu ne s'en-
gage à donner à perfonne & qui ne fonj.
pas toujours le partage des faints. On n'ou-
vre pas un livre de voyage où l'on ne trou-
ve des defcriptions de caractères & de mœurs j
L iij
2^6 Notes.
mais on eft tout étonné d'y voir que ces
gens qui ont tant décrit de chofes, n'ont
dit que ce que chacun fçavoit déjà, n'ont
fçu appercevoir à l'autre bout du monde ,
que ce qu'il n'eût tenu qu'à eux de remar-
quer fans fortir de leur rue , & que ces
traits vrais qui diftinguent les nations &
qui frappent les yeux faits pour voir , ont
prefque toujours échappé aux leurs. De-là
eft venu ce bel adage de Morale, lî rebattu
par la tourbe philofophefque : que les hom-
mes font par-tout les mêmes ; qu'ayant
par- tout les mêmes pafïions & les mê-
mes vices, il eft aftez inutile de chercher
à caraclérifer les différens peuples ; ce qui
eft à -peu -près auffi bien raifonné que
iï l'on difoit qu'on ne fçauroit diftinguer
Pierre d'avec Jacques , parce qu'ils ont
tous deux un nez , une bouche & des yeux.
Ne verra-t-on jamais renaître ces temps
heureux où les peuples ne fe mêloient point
de philofopher , mais où les Platon , les
Thaïes & les Pythagore , épris d'un ardent
defir de fçavoir , entreprenoient les plus
grands voyages, uniquement pour s'inftrui-
re , & alloient au loin fecouer le joug des
préjugés nationaux, apprendre à connoître
JV O T E S. 2^7
es hommes par leurs conformités & par
leurs différences, & acquérir ces connoif-
fances univerfelles qui ne font point celles
d'un fiécle ou d'un pays exclusivement ,
mais qui , étant de tous les temps & de tous
les lieux, font, pour ainii dire, la feienec
commune des fages.
On admire la magnificence de quelques
curieux qui ont fait ou fait faire à grands
frais des voyages en Orient avec des fça-
vans & des Peintres , pour y deffiner des
mâfures & déchiffrer ou copier ucî rnfcnp-
tions: maïs j'ai peine à concevoir comment:,'
dans un fiécle où l'on fe pique de belles
connoiffances, il ne fe trouve pas deux hom-
mes bien unis, riches, l'un en argent, l'au-
tre en génie 5 tous deux aimant la gloire &
afpirant à l'immortalité, dont l'un lac rifle
vingt mille écus de fon bien , & l'autre dix
ans de fa vie à un célèbre voyage autour
du monde, pour y étudier, non toujours
des pierres & des plantes, mais une fois les
hommes & les moeurs, & qui, après tant
de fiécles employés à mefurer & considérer
la mai fon , s'avifent enfin d'en vouloir con-
noître leshabitans.
Liv
2$$ Notes.
Les Académiciens qui ont parcouru les
parties feptentrionales de l'Europe & mé-
ridionales de l'Amérique, avoient plus pour
objet de lesvifîter en Géomètres qu'en Phi-
îofophes. Cependant, comme ils étoient à
la fois l'un & l'autre , on ne peut pas re-
garder comme tout-à fait inconnues les ré-
gions qui ont été vues & décrites par les
La Condamine & les Maupertuis. Le jouail-
lier Chardin, qui a voyagé comme Platon,
n'a rien laiiïe à dire fur la Perfe 5 la Chine
paroît avoir été bien obiervée par les Jé-
fuites. Esnipfbr donne une idée paffable du
peu qu'il a vu dans le Japon. A ces rela-
tions près, nous ne connoiflbns point les
peuples des Indes orientales , fréquentées
uniquement par des Européens plus cu-
rieux de remplir leurs bourfes que leurs tê-
tes. L'Afrique entière & fes nombreux ha-
bitans, auflfi finguliers par leur caractère
que par leur couleur, font encore à exami-
ner ; toute la terre eft couverte de nations
dont nous ne connoiflons que les noms , &
nous nous mêlons de juger le genre hu-
main ! Suppofons un Montefquieu,un Burfon,
un Diderot, un Duclos , un d'Alembert ,
un Condillac , ou des hommes de cette
trempe , voyageant pour inftruire leurs corn-
Notes. 249
patriotes , obfervant & décrivant comme
ils fçavent faire, la Turquie, l'Egypte, la
Barbarie, l'Empire de Maroc, la Guinée,
le pays des Caffres, l'intérieur de l'Afrique
& fes cotes orientales , les Malabares , le
Mogol , les rives du Gange , les royaumes
de Siam, de Pégu & d'Ava, la Chine, la
Tartarie, & fur-tout le Japon 5 puis dans
l'autre hémifphère le Mexique, le Pérou,
le Chili , les Terres Magclîaniques , fans
oublier les Patagons vrais ou faux, le Tu-
cuman , le Paraguai , s'il étoit poffible ,
le Bréfïl , enfin les Caraïbes, la Floride,
& toutes les contrées fauvages , voyage
le plus important de tous & celui qu'il
faudroit faire avec le plus de foin ; fuppo-
fons que ces nouveaux Hercules , de re-
tour de ces courfes mémorables , fi fient en-
fuite à loifir l'hiftoire naturelle , morale &
politique de ce qu'ils auroient vu , nous
verrions nous-mêmes fortir un Monde nou-
veau de defious leur plume, & nous ap-
prendrions ainfi à connoître le nôtre. Je dis
que, quand de pareils obfcrvateurs affirme-
ront d'un tel animal que c'eft un homme,
& d'un autre que c'efi: une bête, il faudra
les en croire ; mais ce feroit une grande
implicite de s'en rapporter là-deflus à des
Lv
ayo Notes.
voyageurs grofllers , fur lefqucls on feroit
quelquefois tenté de faire la même queftion
qu'ils fe mêlent de réfoudre fur d'autres
animaux.
Page <?S.
(*p. ) Cela me paroît de la dernière
évidence, & je ne fçaurois concevoir d'où
nos Philofophes peuvent faire naître toutes
les partions qu'ils prêtent à l'homme natu-
rel. Excepté le feul nécelïairephyfique, que
la nature même demande , tous nos autres
befoins ne font tels que par l'habitude avant
laquelle ils n'étoient point des befoins 5 ou
par nos defirs, & Ton ne defire point ce
qu'on n'eft pas en état de connoître. D'où
il fuit que l'homme fauvage ne defîrantque
les choies qu'il connoît, & ne connoiflant
que celles dont la poiîeffion eft en fon pou-
voir ou facile à acquérir, rien ne doit être
fi tranquille que fon ame, & rien fi borné
que fon eiprit.
Page 106.
( * 10.) Je trouve dans le gouvernement
civil de Locke une objection qui me pa-
roît trop fpécieufe pour qu'il me foit permis
Notes, z$i
de la di/fimuler. te La fin de la fociété
» entre le mâle & la femelle , dit ce PhU
»>lofophe, n'étant pas Amplement de pro-
35 créer, mais de continuer l'efpèce, cette
*• fociété doit durer , même après la pro-
» création , du moins aufli long-temps qu'il
» eft néceifaire pour la nourriture &lacon-
a» fervation des procréés, c'eft-à-dire, juf-
» qu'à ce qu'ils foient capables de pourvoir
35 eux-mêmes à leurs befoins. Cette règle
a> que la fageffe infinie du Créateur a éta-
» blie fur les œuvres de fes mains, nous
a» voyons que les créatures inférieures à
35 l'homme l'obfervent constamment & avec
35 exactitude. Dans ces animaux qui vivent
35 d'herbe , la fociété entre le mâle &c la fe-
» melle ne dure pas plus long -temps que
3» chaque acte de copulation , parce que les
35 mammelles de la mère étant fumfantes
3> pour nourrir les petits jufqu'à ce qu'ils
3> foient capables de paître l'herbe , le maie
» fe contente d'engendrer, & il ne fe mêîe
» plus après cela de la femelle , ni des pe-
35 tits , à la fubfiftance defquels il ne peut
» rien contribuer. Mais au regard des bêtes
35 de proie, la fociété dure plus long-temps,
35 à caufe que , la mère ne pouvant pas bien
» pourvoir à fa fubfiftance propre & nour-
L vj
2$ 2 Notes.
» rir en même temps fes petits par fa feule
'» proie, qui eft une voie <ie fe nourrir &
«plus laborieufe & plus dangereufe que
«n'eft celle de fe nourrir d'herbe, l'aflif-
» tance du mâle eft tout-à-fait néceifuire
»> pour le maintien de leur commune fa-
aï mille , fi l'on peut ufer de ce terme ; la-
as quelle , jufqu'à ce qu'elle puifle aller cher-
*J cher quelque proie , ne fçauroit Habiliter
» que -par les foins du mâle & de la femelle.
» On remarque le même dans tous les oi-
=» féaux , fi l'on excepte quelques oifeaux
=» domelliques qui fe trouvent dans des lieux
s» où la continuelle abondance de nourritu-
» re exempte le mâle du foin de nourrir les
» petits j on voit que , pendant que les
:» petits dans leur nid ont befoin d'ali-
» mens, le mâle & la femelle y en portent,
» jufqu'à ce que ces petits -là puiifent voler
=» & pourvoir à leur fubfiftance ».
=» Et en cela , à mon avis , con/îfte la
» principale , fi ce n'eft la feule raifon pour-
aï quoi le mâle & la femelle dans le genre
a» humain font obligés à une fociété plus lon-
35 gue que n'entretiennent les autres créa-
» tures. Cette raifon eft que la femme eft
«capable de concevoir, 8c eft pour l'ordi»
Notes. 25^
» naire derechef groiTe & fait un nouvel en-
=' fant , long-temps avant que le précédent
*> foit hors d'état defe pafler du fecours de fes
»> parens & puifle lui-même pourvoir à fes
» befoins. Ainfiun père étant obligé de pren-
» dre foin de ceux qu'il a engendrés, & de
éprendre ce foin-là pendant long-temps, il
« eft auffi dans l'obligation de continuer à
» vivre dans la fociêté conjugale avec la
» même femme de qui il les a eus , & de de-
» meurer dans cette fociété beaucoup plus
*> long-temps que les autres créatures , dont
» les petits pouvant fubfifter d'eux-mêmes ,
*> avant que le temps d'une nouvelle pro-
» création vienne , le lien du mâle & de la
» femelle fe rompt de lui-même } & l'un &
3J l'autre fe trouvent dans une pleine libér-
ai té , jufqu'à ce que cette faifon qui a cou-
a> tume de folliciter les animaux à fe joindre
» enfemble , les oblige à fe choifîr de nou-
» velles compagnes. Et ici l'on ne fçauroit
33 admirer afïez la fagefle du Créateur , qui ,
» ayant donné à l'homme des qualités pro-
33 près pour pourvoir à l'avenir aum bien qu'au
=» préfent , a voulu & a fait en forte que la
35 fociété de l'homme durât beaucoup plus
» long-temps que celle du maie &r de la fe-
» melle parmi les autres créature s , afin que
2j4 Notes.
» par-là l'induftrie de l'homme Sz de la fem-
» me fut plus excitée, &: que leurs intérêts
» luttent mieux unis , dans la vue de faire
=» des provisions pour leurs enfans & de leur
=» laifî'er du bien: rien ne pouvant être plus
» préjudiciable à des enfans qu'une conjonc-
»' tion incertaine & vague , ou une difïolu-
» tion facile & fréquente de laibciété con-
» jugale =>.
Le même amour de la vérité qui m'a fait
expofer fincerement cette objection , m'ex-
cite à l'accompagner de quelques remar-
ques ; fînon pour la réfoudre , au moins pour
l'éclaircir.
i. J'obferverai d'abord que les preuves
morales n'ont pas une grande force en ma-
tière de phyfique , & qu'elles fervent plutôt
à rendre raifon des faits exiftans qu'à consta-
ter l'exiftence réelle de ces faits. Or tel eft le
genre de preuve que M. Locke emploie dans
le paffage que je viens de rapporter ; car
quoiqu'il puiife être avantageux à l'efpéce
humaine que l'union de l'homme & de la
femme foit permanente , il ne s'enfuit pas
que cela ait été ainfî établi par la nature :
autrement il faudroit dire qu'elle a auffi
inftitué la fociété civile , les arts , le com-
Notes*. 2^
merce & tout ce qu'on prétend être utile
aux hommes.
z. J'ignore où M. Locke a trouvé qu'en-
tre les animaux de proie la fociété du
mâle & de la femelle dure plus long-temps
que parmi ceux qui vivent d'herbe, & que
l'un aide à l'autre à nourrir les petits; car on
ne voit pas que le chien, le chat , l'ours , ni
le loup reconnoiffent leur femelle mieux que
le cheval, le bélier, le taureau , le cerf, ni
tous les autres quadrupèdes nereconnoiiTent
la leur. Il femble , au contraire, que, file
fecours du mâle étoit néceflaire à la femelle
pour conferver fes petits, ce feroit fur-tout
dans les efpèces qui ne vivent que d'herbe,
parce qu'il faut fort long-tems à la mère
pour paître , & que durant tout cet inter-
valle elle eft forcée de négliger fa portée, au
lieu que la proie d'une ourfe ou d'une louve
eft dévorée en un inftant , & qu'elle a, fans
fouffrir la faim , plus de temps pour allaiter
{es petits. Ce raifonnement eft confirmé par
une obfervation fur le nombre relatif de
mammelles & de petits qui diftingue les efpè-
cescarnacieres desfrugivores & dont j'ai parlé
dans la note 6". Si cette obfervation eft jufte
& générale , la femme n'ayant que deux
2$6 N O T E S.
mammelles & ne faifant gueres qu'un enfant
a la fois , voilà une forte raifort de plus pour
douter que l'efpèce humaine foit naturelle-
ment carnacieres de forte qu'il fembleque,
pour tirer la conclusion de Locke , il fau-
drait retourner tout-à-fait fon raifonnement.
Il n'y a pas plus de foLdité dans la même
diftinclion appliquée aux oifeaux : car qui
pourra fe perfuader que l'union du mâle &
de la femelle foit plus durable parmi les vau-
tours & les corbeaux que parmi les tourte-
relles ? Nous avons deux efpèces d'oifeaux
domeftiques , la canne & le pigeon , qui nous
fourniffent des exemples directement con-
traires au fyitéme de cet auteur. Le pigeon,
qui ne vit que de grain , refte uni à fa fe-
melle, & ils nourriffent leurs petits en com-
mun. Le canard , dont la voracité elt con-
nue , ne reconnoît ni fa femelle ni fes pe-
tits , & n'aide en rien à leur fubfîftance ; &
parmi les poules , efpcce qui n'eft gueres
moins carnaciere , on ne voit pas que le coq
fe mette aucunement en peine de la cou-
vée. Que H dans d'autres efpèces le mâle
partage avec la femelle le foin de nourrir les
petits, c'eft que le:, oifeaux qui d'abord ne
peuvent voler Sz que la mère ne peut allai-
ter , font beaucoup moins en état de fe
Notes. 25*7
pafler de l'afTiftance du père, que les qua-
drupèdes à qui fuffit la mammeile de la mère,
au moins durant quelque temps.
3. Il y a bien de l'incertitude fur le fait
principal qui fert de bafe à tout le raifonne-
ment de M. Locke : car pour fç avoir ii , corn*
me il le prétend , dans le pur état de nature,
la femme eftpour l'ordinaire derechef groiTe
8c fait un nouvel enfant long-temps avant
que le précédent puirfe pourvoir lui-méme-
à fes befoins , il faudroit des expériences
qu'aflurément Locke n'avoit pas faites &
que perfonne n'eft à portée de faire. La co-
habitation continuelle du mari &• de la fem-
me eft une occafïon a" prochaine de s'expo-
fer à une nouvelle groffefle, qu'il efrbien
difficile de croire que la rencontre fortuite ou
la feule impulfîon du tempérament pro-
duisît des effets auffi fréquens dans le pur
état de nature que dans celui de la fociété
conjugale 5 lenteur qui contribueroitpeut-être
à rendre les enfans plus robuftes , & qui
d'ailleurs pourroit être compcnfée par la
faculté de concevoir , prolongée dans un
plus grand âge chez les femmes qui en au-
roient moins abufé dans leur jcuneffe. A.
l'égard des enfans, il y a bien des raifonsde
2j8 Notes.
croire que leurs forces & leurs organes Ce
développent plus tard parmi nous , qu'ils ne
faifoient dans l'état primitif dont je parle. La
foiblefle originelle qu'ils tirent de la confti-
tution des parens , les foins qu'on prend
d'envelopper & gêner tous leurs membres ,
la mollcife dans laquelle ils font élevés , peut-
être l'ufage d'un autre lait que celui de leur
mère, tout contrarie & retarde en eux les
premiers progrès de la nature. L'application
qu'on les oblige de donner à mille chofes
fur lefquelles on fixe continuellement leur
attention , tandis qu'on ne donne aucun
exercice à leurs forces corporelles, peut en-
core faire une diverfîon confidérable à leur
accroilîement ; de forte que , fi , au lieu de
furcharger & fatiguer d'abord leur efprit de
mille manières, on laiîToit exercer leur corps*
aux mouvemens continuels que la nature
femble leur demander, il eft à croire qu'ils
feroient beaucoup plutôt en état de mar-
cher , d'agir , & de pourvoir eux-mêmes
à leurs befoins.
4. Enfin M. Locke prouve tout au plus
qu'il pourroit bien y avoir dans l'homme
un motif de demeurer attaché à la femme
lorfqu'elle a un enfant ; mais il ne prouve
Notes. 25$
nullement qu'il a dû s'y attacher avant l'ac-
couchement, & pendant les neuf mois de
la sroflefle. Si telle femme eft indifférente à
l'homme pendant ces neuf mois , fi même
elle lui devient inconnue , pourquoi la fe~
courra-t-il après l'accouchement ? pour-
quoi lui aidera-t-il à élever un enfant qu'il
ne fçait pas feulement lui appartenir , &
dont il n'a réfolu ni prévu la naiffance ? M.
Locke fuppofe évidemment ce qui eft en
queftion : car il ne s'agit pas de fçavoir
pourquoi l'homme demeurera attaché à la
femme après l'accouchement, mais pour-
quoi il s'attachera à elle après la concep-
tion. L'appétit fatisfait, l'homme n'a plus
befoin de telle femme , ni la femme de
tel homme. Celui-ci n'a pas le moindre fou-
ci ni peut-être la moindre idée des fuites de
fon action. L'un s'en va d'un côté , l'autre
d'un autre , & il n'y a pas d'apparence qu'au
bout de neuf mois ils aient la mémoire de
s'être connus : car cette efpèce de mémoire
par laquelle un individu donne la préfé-
rence à un individu pour l'acte de la géné-
ration, exige , comme je le prouve dans le
texte , plus de progrès ou de corruption dans
l'entendement humain , qu'on ne peut lui en
fuppcier dans l'état d'animalité dont il s'agit
260 Notes.
ici. Une autre femme peut donc contenter
les nouveaux defîrs de Fhomme auffi corn-»
modément que celle qu'il a déjà connue , &
un autre homme contenter de même la
femme, fuppofé qu'elle foit prefïce du même
appétit pendant l'état de groflefle , de quoi
l'on peut raifonnablement douter. Que fi
dans l'état de nature la femme ne reflent
plus la pafllon de l'amour après la concep-
tion de l'enfant, l'obftacle à fa fociété avec
l'homme en devient encore beaucoup plus
grand , puifqu'alors elle n'a plus befoin ni de
l'homme qui l'a fécondée ni d'aucun autre. Il
n'y a donc dans l'homme aucune raifon de
rechercher la même femme , ni dans la
femme aucune raifon de rechercher le même
homme. Le raifonnement de Locke tombe
donc en ruine , & toute la dialectique de ce
Philofophe ne l'a pas garanti de la faute que
Hobbes & d'autres ont commife. Ils avoient
à expliquer un fait de l'état de nature , c'eft-
à-dire, d'un état où les hommes vivoient
ifolés, & où tel homme n'avoit aucun mo-
tif de demeurer à côté de tel homme , ni
peut être les hommes de demeurer à côté
les uns des autres, ce qui eft bien pis 5 &
ils n'ont pas fongé à fe tranfpoiter au-delà
des fiecles de fociété, c'eil-à-dire, de ces
Notes. 261
temps où les hommes ont toujours une
raifon de demeurer près les uns des au-
tres , & où tel homme a fouvent une rai-
fon de demeurer à coté de tel homme ou
de telle femme.
Page 107.
(*c.) Je me garderai bien de m'embar-
quer dans les réflexions philofophiques qu'il
y auroit à faire fur les avantages & les în-
convéniens de cette inftitution des lan-
gues ; ce n'eft pas à moi qu'on permet d'at-
taquer les erreurs vulgaires , & le peuple
lettré refpecle trop fes préjugés pour fuppor-
ter patiemment mes prétendus paradoxes.
Laiifons donc parler les gens à qui l'on n'a
point fait un crime d'ofer prendre quelque-
fois le parti de la raifon contre l'avis de la
multitude. Nec quidquam felicitati kumani ge~
neris decederet , fi , pulfâ tôt linguarum pefle
Çr" confufione , unam artem callerent mondes , &*
fignis , moûhus , geflibufque licitum foret quid-
vis explicare. Nunc vero ita comparatum eji , ut
animalium quce vulgo bruta creduntur , melior
longé qudm nqflra hdc in parte videatur condi-
tio , utpotè quce promptiàs & forfan feliciùs ,
fenfus G" cogitationes fuas fine interprète figni-
ficent , qudm ulli queant mortales , prxferùm fi
2.6i Notes*
peregrino utantur fermone. If Voffius de Poe-
mat. Cant. & viribus Rythmi , pag. 66.
Page 1 1 <£.
(* il.) Platon, montrant combien les
idées de la quantité difcrette Se de fes rap-
ports font néceffaires dans les moindres arts,
fe moque avec raifon des Auteurs de fon
temps qui prétendoient quePalamede avoit
inventé les nombres au fîège de Troie, com-
me fi, dit ce Philofophe, Agamemnon eût
pu ignorer jufques-là combien il avoit de
jambes. En effet, on fent l'impoflibilité que
la fociété & les arts fufTent parvenus où
ils etoient déjà du temps du fiége de Troie ,
fans que les hommes eufTent l'ufage des
nombres & du calcul : mais la nécefîïté de
connoître les nombres avant que d'acqué-
rir d'autres connoiffances , n'en rend pas
l'invention plus aifée à imaginer. Les noms
des nombres une fois connus , il eft aifé
d'en expliquer le fens , Se d'exciter les idées
^ue ces noms repréfentent 5 mais pour les
inventer, il fallut, avant que de concevoir
ces mêmes idées, s'être, pour ainfï dire , fa-
miliariféa\ ec les méditations philofophiques,
s'être exercé à confïdérer les êtres par leur
feule effence, & indépendamment de toute
Notes. 265
autre perception , abfrraction très pénible ,
très métaphyfîque , très peu naturelle , &
fans laquelle cependant ces idées n'euflfent
jamais pu fe tranfporter d'une efpèce ou d'un
genre à un autre , ni les nombres devenir
univerfels. Un fauvage pouvoit confîdérer
féparément fa jambe droite & fa jambe
gauche, ou les regarder enfemble fous l'idée
indivifîble d'une couple fans jamais penfer
qu'il en avoit deux; car autre chofe eft
l'idée repréfentative qui nous peint un ob-
jet, & autre chofe l'idée numérique qui le
détermine. Moins encore pouvoit-il calcu-
ler jufqu'à cinq 3 & quoiqu'appliquant fes
mains l'une fur l'autre , il eût pu remarquer
que les doigts fe répondoient exactement , il
étoit bien loin de fonger à leur égalité numé-
rique ; il ne fçavoit pas plus le compte de fes
doigts que de fes cheveux j & fi, après lui
avoir fait entendre ce que c'eft que nombres,
quelqu'un lui eût dit qu'il avoit autant de
doigts aux pieds qu'aux mains , il eût peut-
être été fort furpris, en les comparant, de
trouver que cela étoit vrai.
Page 120.
( * it.) Il ne faut pas confondre l'amour-
propre Se l'amour de foi-même, deux paf-
2<?4r Notes,
fions très différentes par leur nature & par
leurs effets. L'amour de foi-même eft un fen-
timent naturel qui porte tout animal à
veiller à fa propre confervation , & qui, di-
rigé dans l'homme par la raifon , & mo-
difié parla pitié, produit l'humanité & la
vertu. L'amour-propre n'eft qu'un fentiment
relatif, factice , & né dans la fociétc , qui
porte chaque individu à faire plus de cas
de foi que de tout autre , qui inlpire aux
hommes tous les maux qu'ils fe font mu-
tuellement , Se qui eft la véritable fource
de l'honneur.
Ceci bien entendu, je dis que dans no-
tre état primitif, dans le véritable état de
nature, l'amour -propre n'exifte pas ; car
chaque homme en particulier fe regardant
lui-même comme le feul fpectateur qui l'ob-
fèrve , comme le feul être dans l'Univers qui
prenne intérêt à lui , comme le feul juge de
Fon propre mérite , il n'eft pas poflible qu'un
fentiment qui prend fa fource dans des corn-
paraifons qu'il n'eft pas à portée de faire ,
puiffe germer dans fon ame. Pa . la même
raifon cet homme ne fçauroit avoir ni haîne
ni defir de vengeance ,paffions qui ne peuvent
naître que de l'opinion de quelque offenfe re-
Çucj
Notes. 26c
çue ; & comme c'eft le mépris ou l'intention
de nuire , & non le mal , qui conftitue l'offen-
fe , des hommes qui ne fçavent ni s'appré-
cier ni fe comparer peuvent le faire beau-
coup de violences mutuelles , quand il
leur en revient quelque avantage , fans
jamais s'oftenfer réciproquement. En un
mot , chaque homme , ne voyant guèreî
fes femblables que comme il verroit des
animaux d'une autre efpèce , peut ravir
la proie au plus foible ou céder la lîenne
au plus fort , fans envifager fes rapines
que comme des événemens naturels , fans
le moindre mouvement d'infolence ou
de dépit , & fans autre paflion que la
douleur ou la joie d'un bon ou mauvais
fuccès.
Page ijj.
(* 13.) C'eft une chofe extrêmement
remarquable que, depuis tant d'années que
les Européens fe tourmentent pour ame-
ner les fauvages des diverfes contrées du
monde à leur manière de vivre , ils n'aient
pas pu encore en gagner un feul , non pas
même à la faveur du Chriftianifme j car nos
millionnaires en font quelquefois des Chré,'
Tomt III, M
2.66 Notes.
tiens ; mais jamais des hommes civilifés.
Rien ne peut furmonter l'invincible répu-
gnance qu'ils ont à prendre nos mœurs &
vivre à notre manière. Si ces pauvres fau-
vages font aufli malheureux qu'on le pré-
tend , par quelle inconcevable déprava-
tion de jugement refufent-ils conftam-
ment de fe policer à notre imitation ou
d'apprendre à vivre heureux parmi nous ;
tandis qu'on lit en mille endroits que des
François & d'autres Européens fe font
réfugiés volontairement parmi ces nations,
y ont pafle leur vie entière, fans pouvoir
plus quitter une fi étrange manière de vi-
vre , &: qu'on voit même des millionnai-
res fenfés regretter avec attendrilîementles
jours calmes & innocens qu'ils ont parlés
chez ces peuples fi méprifés ? Si l'on répond
qu'ils n'ont pas allez de lumières pour ju-
ger fainement de leur état & du noue,
je répliquerai que l'eftimation du bonheur
elt moins l'affaire de la raifon que du fen-
timent. D'ailleurs, cette réponfe peut fe ré-
torquer contre nous avec plus de force en-
core : car il y a plus loin de nos idées à la
difpofïtion d'efprit où il faudrait être pour
concevoir le goût que trouvent les fauva-
ges à leur manière de vivre , que des idées
N O T E S. l6j
des fauvages à celles qui peuvent leur
faire concevoir la nôtre. En effet, après
quelques obfervations , il leur elt aile de
voir que tous nos travaux le dirigent fur
deux feuls objets ; fçavoir, pour foi les
commodités de la vie , & la confîdéra-
tion parmi les autres. Mais le moyen pour
nous d'imaginer la forte de plaiiir qu'un
fauvage prend à paifer fa vie feul au mi-
lieu des bois ou à la pêche, ou à fourHer
dans une mauvaife flûte, fans jamais fça-
voir en tirer un feul ton & fans fe foucier
de l'apprendre?
On a plufieurs fois amené des fauvages
à Paris , à Londres , & dans d'autres vil-
les ; on s'eft emprefle de leur étaler notre
luxe , nos richeffes , & tous nos arts les
plus utiles & les plus curieux ; tout cela
n'a jamais excité chez eux qu'une admira-
tion ftupide, fans le moindre mouvement,
de convoitife. Je me fouviens , entr'autres ,
de l'hiftoire d'un chef de quelques Améri-
cains feptentrionaux qu'on mena à la cour
d'Angleterre , il y a une trentaine d'an-
nées. On lui fit paifer mille chofes devant
les yeux pour chercher à lui faire quelque
préfent qui pût lui plaire, fans qu'on trou-
Mij
268 Notes.
v.k rien dont il parût fe foucier. Nos ar-
mes lui fembloient lourdes & incommodes,
nos fouliers lui bleflbient les pieds, nos
habits le gênoient, il rebutoit tout; enfin
on s'apperçut qu'ayant pris une couverture
de laine , il fembloit prendre plaifir à s'en
envelopper les épaules. Vous conviendrez ,
au moins , lui dit-on aufîî-tôt , de l'utilité
de ce meuble? Oui, répondit -il, cela me
paroît prefque auifi bon qu'une peau de bê-
te. Encore n'eût-il pas dit cela, s'il eût por=
té l'une & l'autre à la pluie.
Peut-être me dira-t-on que c'eft l'habi-
tude qui , attachant chacun à fa manière
de vivre , empêche les fauvages de fentir
ce qu'il y a de bon dans la nôtre. Et fur
ce pied -là il doit paroître au moins fort
extraordinaire que l'habitude ait plus de
force pour maintenir les fauvages dans le
goût de leur mifere , que les Européens
dans la jouiffance de leur félicité. Mais
pour faire à cette dernière objeclion une
réponfe à laquelle il n'y ait pas un mot à
répliquer , fans alléguer tous les jeunes
feuvages qu'on s'cft vainement efforcé de
civiiucr; fans parler des Groënlandois &
des habitans de l'Illande , qu'on a tenté
N 6 T Ë f: û.6$
d'élever & nourrir en Danemarck , &r
que la trifteiTe & le défefpoir ont tous
fait périr , foit de langueur , (bit dans la
mer où ils avoient tenté de regagner leur
pays, à la nage; je me contenterai de ci.
ter un feul exemple bien attefté , & que je
donne à examiner aux admirateurs de la
police Européenne,
•c Tous les efforts des miffionnaires Hof-
;»landois du Cap de Eonne-Efpérance n'ont
*» jamais été capables de convertir un feul
=» Hottentot. Van- der - Stei , Gouverneur du
=» Cap , en ayant pris un dès l'enfance le
» fit élever dans les principes de la Religion
* Chrétienne } & dans la pratique des ufa-
* ges de l'Europe. On le vêtit richement ,
» on lui fît apprendre plufieurs langues , 8l
» fes progrès répondirent fort bien aux foins
» qu'on prit pour fon éducation. Le Gou*
=»verneur efpérant beaucoup de fon efprit,
* l'envoya aux Indes avec un commiflaire
* général qui l'employa utilement aux af>
» faires de la Compagnie. Il revint au Cap
=» après la mort du commiflaire. Peu de
» jours après fon retour, dans une vifitc
35 qu'il rendit à quelques Hottentots de fes
*> parens , il prit le parti de fe dépouiller
Miij
570 7)/ 0 T E s,
=>de fa parure Européenne pour fe revêtir
=» d'une peau de brebis. Il retourna au Fort ,
=>•> dans ce nouvel ajuftement , charge d'un
p> paquet qui contenoit fes anciens habits,
»> & , les préfentant au Gouverneur , il lui
s* tint ce difeours *. Aye\ la bonté , Monfieur ,
sî de faire attention que je renonce pour tou-
î» jours à cet appareil. Je renonce aujji pour tou-
w te ma vie à la religion Chrétienne s ma réfo-
t» ludon ejl de vivre & mourir dans la religion ,
e» les manières & les ufages de mes ancêtres.
» I,' unique grâce que je vous demande ejl de me
z» laijjèr le collier & le coutelas que je porte. Je
si les garderai pour l'amour de v ou s. A uflî- tôt
=' fans attendre la réponfe de Van-der-Stel ,
=» il fe déroba par la fuite, de jamais on ne le
» revit au Cap ». Hijloire des Voyages , terne
y. F- 17S-
Page 163.
(* d.) On pourroit m'objecter que, dans
«n pareil défordre , les hommes , au lieu de
s'entr'égorger opiniâtrement , fe feroient dif-
perfés , s'il n'y avoit point eu de bornes à
* Voyez le Frontifpice.
Notes. 271
leur difperfion. Mais premièrement ces bor-
nes euffent au moins été celles du Mon-
de ; & fi l'on penfe à l'exceflive population
qui refaite de l'état de nature, on jugera
que la terre dans cet état n'eût pas tar-
dé à être couverte d'hommes ainfi forcés
à fe tenir raffemblés. D'ailleurs, ils fe fe-
roient difperfés, fi le mal avoit été rapi-
de & que c'eût été un changement fait
du jour au lendemain; mais ils naiiToient
fous le joug, ils avoient l'habitude de le
porter quand ils en fentoient la pefanteur ,
& ils fe contentoient d'attendre l'occafion
de le fecouer. Enfin, déjà accoutumés à
mille commodités qui les forçoient à fe
tenir raifemblés, la difperfion n'étoit plus
fi facile que dans les premiers temps où ,
nul n'ayant befoin que de foi-même , cha-
cun pienoit fon parti fans attendre le con-
fenteraerjt d'un autre.
Page 1 67.
C 14.) Le Maréchal de V*** contoit
que, dans une de les campagnes , les excef-
fives fripponneries d'un entrepreneur des vi-
vres ayant fait fouffrir 8c murmurer l'ar-
mée, il le tança vertement & le menaça
Miv
2.J2 'Notes.
de le faire pendre. Cette menace ne me re*
garde pas , lui répondit hardiment le frip-
pon , & je fuis bien aife de vous dire qu'on
ne pend point un homme qui difpofedecent
mille écus. Je ne fçais comment cela fe fit,
ajoûtoit naïvement le Maréchal j mais en
effet il ne fut point pendu, quoiqu'il eût
cent fois mérité de l'être.
Page 18p.
(*ij.) La juftice diftributive s'oppofè-
roit même à cette égalité rigoureufe de l'é-
tat de nature, quand elle feroit pratiqua-
ble dans la fociété civile; & comme tous
les membres de l'Etat lui doivent des fervi-
ces proportionnés à leurs talens & à leurs
forces , les citoyens à leur tour doivent être
diltingués & favorifés à proportion de leurs
fervices. C'eft en ce fens qu'il faut entendre
un pafîage d'Ifocrate dans lequel il loue les
premiersAthéniens d'avoir bien (çudiftinguer
quelle étoit la plus avantageufe des deux
fortes d'égalité, dont l'une conlïlle à faire
part des mêmes avantages à tous les ci-
toyens indifféremment , &: l'autre à les dis-
tribuer félon le mérite de chacun. Ces habi-
les politiques, ajoute l'Orateur, banniiiant
Notes, 273
cette injufte égalité qui ne met aucune dif-
férence entre les médians & les gens de
bien, s'attachèrent inviolablement à celle
qui récompenfe & . punie chacun félon fon
mérite. Mais premièrement il n'a jamais
exifté de fociété, à quelque degré de cor-
ruption qu'elles aient pu parvenir , dans la-
quelle on ne fît aucune différence des mé-
dians & des gens de bien ; & dans les ma-
tières de mœurs, où la loi ne peut fixer de
mefure aifez. exacte pour fervir de règle au
Magiftrat, c'eft très fagement que , pour ne
pas laiffer le fort ou le rang des citoyens à
fa diferétion, elle lui interdit le jugement
des perfonnespour ne lui laiffer que celui des
aérions. Il n'y a que des moeurs aufïi pures
que celles des anciens Romains qui puilfent
fupporter des Cenfeurss & de pareils tribu-
naux auroient bientôt tout bonleverfé par--
mi nous: c'eft à l'eftime publique à mettre
de la différence entre les médians &: les
gens de bien ; le Magiftrat n'eft juge que
du droit rigoureux; mais le peuple eft le
véritable juge des mœurs, juge intègre &
même éclairé fur ce point, qu'on abufe
quelquefois , mais qu'on ne corrompt ja-
mais. Les rangs des citoyens doivent donc
être réglés, non fur leur mérite perfonnelj
Mv
274
N 0 T E S.
( ce qui feroit laifler au Magiftrat le moyen
de faire une application prefque arbitraire
de la loi ) mais fur les fervices réels qu'ils
rendent à l'Etat & qui font fufceptibles
«l'une eftimation plus exacte.
=^3g%g^ .
.Vyt
LETTRE
CE M. DE VOLTAIRE
A M. ROUSSEAU,
Qui lui avoit envoyé fort Difcours fur
l'inégalité parmi les hommes.
J 'Ai reçu, Monfîeur, votre nouveau
livre contre le genre humain; je vousen
remercie. Vous plairez aux hommes à
qui vous dites leurs vérités , & vous ne
les corrigerez pas. On ne peut peindre
avec des couleurs plus fortes les horreurs
de la fociété humaine, dont notre igno-
rance & notre faibleflè fe promettent tant
de confolations. On n'a jamais tant em-
ployéd'efprit à vouloir nous rendre bê-
tes. 11 prend envie de marcher à quatre
pattes, quand on lit votre ouvrage. Ce-
pendant , comme il y a plus de foixante
ans que j'en ai perdu lhabitude, je fens
malheureufement qu'il m'eft impofTible
de la reprendre; & je laiffe cette allure
naturelle à ceux qui en font plus dignes
que vous & moi. Je ne peux non plus
M vj
TjG
Œuvres
m'embarquer pour aller trouver les Sau-
vages du Canada; premièrement, parce
que les maladies dont je fuis accablé me
retiennent auprès du plus grand Méde-
cin de l'Europe , &: que je ne trouverais
pas les mêmes fecours chez les Mitîouris :
fecondement , parce que la guerre efr. por-
tée dans ces pays-là , & que les exem-
ples de nos Nations ont rendu les Sau-
vages prefque auffi médians que nous.
Je me borne à être un Sauvage paifible
dans la folitude que j'ai choifie auprès de
votre patrie , où vous êtes tant defîré.
Je conviens avec vous que les belles-
lettres & les fciences ont caufé quel-
quefois beaucoup de mal. Les ennemis
du TaJJe firent de fa vie un tifïu de
malheurs ; ceux de Galilée le firent gé-
mir dans les priions , à foixante de
dix ans , pour avoir connu le mouve-
ment de la terre; & ce qu'il y a de
plus honteux , c'efr. qu'ils l'obligèrent
à fe rétrader. Vous f;avez quelles tra-
verfes vos amis effuyerent quand ils
commencèrent cet ouvrage , aufli utile
qu immenfe , del'Encydopédie .auquel
vous avez tant contribué.
Si j'ofais me compter parmi ceux dont
les travaux n'ont eu que la perfécurion
pour récompenfe , je vous ferais voir des
DIVERSES. 277
gens acharnés à me perdre, du jour que
je donnai la tragédie d'Œdipe ; une bi-
bliothèque de calomnies imprimées con-
tre moi ; un homme qui m'avait des obli-
gations aifez connues , me payant de mon
fervice par vingt libelles; un autre .beau-
coup plus coupable encore, faifant im-
primer mon propre ouvrage du Siècle de
Louis XIV, avec des notes dans lefqueîles
la plus craffe ignorance vomit les plus in-
fâmes impofl:ures;un autre qui vend à un
Libraire quelques chapitres d'une pré-
tendue Hijioire univerfelle fous mon nom ;
le Libraire affez avide pour imprimer ce
tiffu informe de bévues , de fauflfes dates ,
de faits & de noms eftropiés ; & enfin des
hommes affez injuftes pour nVimputer la
publication de cette rapfodie. Je vous fe-
rais voir la Société infectée de ce nou-
veau genre d'hommes inconnus à toute
l'antiquité, qui, ne pouvant embrafles
une profeilion honnête , foit de manœu-
vre, foit de laquais, & fâchant maiheu-
reufement lire & écrire , fe font courtiers
de littérature, vivent de nos ouvrages ,
volent des manufcrits , les défigurent Se
les vendent. Je pourrais me plaindre que
des fragmens d'une plaifanterie faite , il y
a près de 30 ans, fur le même fujet que
278 Œuvres
Chapelain eut la bétife de traiter férieufe-
ment , courent aujourd'hui le monde par
l 'infidélité & l'avarice de ces malheureux
qui ont mêlé leurs groffieretés à ce badi-
nage, qui en ont rempli les vuides avec
autant de fottife que de malice , & qui en-
fin , au bout de trente ans , vendent par-
tout en manufcrit , ce qui n'appartient
qu'à eux, &qui n'eft digne que d'eux. J'a-
jouterais qu'en dernier lieu on a volé
une partie des matériaux que j'avais raf-
femblés dans les archives publiques pour
fervir à l'hifloire de la guerre de 17411
lorfque j'étais Hiftoriographe de France;
qu'on a vendu à un Libraire ce fruit de
mon travail ; qu'on fe faifit à l'envi de
mon bien , comme fi j'étais déjà mort , Se
qu'on le dénature pour le mettre à l'en-
can. Je vous peindrais l'ingratitude ,
l'impolrure & la rapine me pourfuivant
depuis quarante ans jufqu'au pied des Al-
pes , & jufqu'au bord de mon tombeau.
Mais que conclurai- je de toutes ces tri-
bulations ? Que je ne dois pas me plain-
dre ; que Pope , Dej cartes , Bayle , le Ca-
inouens , & cent autres ont efluyé les mê-
mes injuftices & de plus grandes ; que
cette defrinée eft celle de prefque tous
ceux que l'amour des lettres a trop fé-
duits.
DIVERSES. 279
Avouez , en effet , Moniteur , que ce
font-là de ces petits malheurs particu-
liers , dont à peine la fociété s'apperçoit.
Qu'importe au genre humain que quel-
ques frelons pillent le miel de quelques
abeilles? Les gens de lettres font grà*nd
bruit de toutes ces petites querelles ; le
refte du monde ou les ignore , ou en rit.
De toutes les amertumes répandues fur
la vie humaine , ce font-lk les moins fu-
neftes. Les épines attachées à la littéra-
ture & à un peu de réputation , ne font
que des rieurs en comparaifon des autres
maux qui de tout tems ont inondé la
terre. Avouez que ni Cicéron, ni Varront
ni Lucrèce, ni Virgile , ni Horace n'eurent
la moindre part aux profcriptions. Ma-
rius étoit un ignorant. Le barbare Sylla,
le crapuleux Antoine, l'imbécille Lépide
lifoient peu Platon & Sophocle ; & pour ce
tyran fans courage , OBave Cépias , fur-
nommé Ci lâchement Augufle , il ne fut un
déteftable aflaffin,que dans le temps où il
fut privé de la fociété des gens de lettres.
Avouez que Pétrarque & Bocace ne
firent pas naître les troubles de l'Italie.
Avouez que le badinage de Marot n'a
pas produit la S.-Barthélemi , & que la
tragédie du Cil ne caufa pas les troubles
280 Œuvres, &c.
de la Fronde. Les grands crimes n'ont
guère été commis que par de célèbres
ignorans. Ce qui fait & fera toujours de
ce monde une vallée de larmes , c'eft l'in-
fariable cupidité &r l'indomptable orgueil
dm hommes, depuis Thamas Kouli-Kan ,
qui ne fçavoit pas lire , jufqu'à un commis
de la douane qui ne fçait que chiffrer.
Les lettres nourriflent l'ame, la rectifient,
la coûtaient; elles vous fervent, Mon-
sieur , dans le temps que vous écrivez
contr'elles ; vous êtes comme Achille qui
s'emporte contre la gloire , & comme le
Père Mallcbranche , dont l'imagination
brillante écrivoit contre l'imagination.
Si quelqu'un doit fe plaindre des let-
tres , c'eft moi ; puifque dans tous les
temps, & dans tous les lieux, elles ont
fervi à me perfécuter. Mais il faut les ai-
mer, malgré l'abus qu'on en fait; comme
il faut aimer la fociété, dont tant d'hom-
mes méchans corrompent les douceurs;
comme il faut aimer fa patrie , quelques
injuftices qu'on y efîuye.
*8i
Te -UaA — ^^.o^
'0. ~#j¥. * *■ * ,*"*■ * "* "* >' *-*;"* *'* .*' * * aototo* >
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fl£ P O N S E
D E
M. ROUSSEAU
A M. DE VOLTAIRE.
\_j'Est à moi, Monfieur, de vous
remercier à tous égards. En vous of-
frant l'ébauche de mes triftes rêveries,
je n'ai point cru vous faire un pré-
fent digne de vous , mais m'acquitter
d'un devoir & vous rendre un hom-
mage que nous vous devons tous ,
comme à notre chef. Senfible , d'ail-
leurs , à l'honneur que vous faites à
ma patrie , je partage la reconnoif-
fance de mes Concitoyens , & j'efpere
qu'elle ne fera qu'augmenter encore,
282 Œuvres
lorfqu'ils auront profité des inftruc-
tions que vous pouvez leur donner.
Embelliffez l'afyle que vous avez choi-
fi : éclairez un peuple digne de vos
leçons ; & vous , qui fçavez fi bien
peindre les vertus & la liberté, ap-
prenez-nous à les chérir dans nos murs
comme dans vos écrits. Tout ce qui
vous approche doit apprendre de vous
le chemin de la gloire.
Vous voyez que je n'afpire pas à
nous rétablir dans notre bétife , quoi-
que je regrette beaucoup , pour ma
part , le peu que j'en ai perdu. A vo-
tre égard ., Monfieur , ce retour fe-
roit un miracle , f\ grand à la fois &
fi nuifibîe , qu'il n'appartiendroit qu'à
Dieu de le faire, & qu'au Diable de
le vouloir. Ne tentez donc pas de
retomber à quatre pattes ; perfonne au
monde n'y réuffiroit moins que vous.
Vous nous redrefTez trop bien fur nos
deux pieds pour cefTer de vous tenir
fur les vôtres.
Je conviens de toutes les difgrnces
qui pourfuivent les hommes célèbres
dans Iqs lettres; je conviens même
DIVERSES. 283
de tous les maux attachés à l'Huma-
nité , & qui femblent indépendans de
nos vaines connoiffances. Les hommes
ont ouvert fur eux-mêmes tant de four-
ces de mifère , que , quand le hafard
en détourne quelqu'une , ils n'en font
guères moins inondés. D'ailleurs , il
y a, dans le progrès des chofes , des
liaifons cachées que le vulgaire n'ap-
perçoit pas , mais qui n'échapperont
point à l'œil du Sage , quand il y vou-
dra réfléchir. Ce n'eft ni Térence ,
ni Cicéron , ni Virgile , ni Séneque ,
ni Tacite ; ce ne font ni lesSçavans,
ni les Poëtes qui ont produit les mal-
heurs de Rome & les crimes des Ro-
mains : mais fans le poifon lent Se fe-
cret qui corrompoit peu- à-peu le plus
vigoureux gouvernement dont l'hif-
toire ait fait mention , Cicéron , ni
Lucrèce , ni Sallufte n'eufTent point
exifté , ou n'eufTent point écrit. Le
fîécle aimable deLélius& de Térence
amenoit de loin le fîécle brillant d'Au-
gufle & d'Horace, & enfin les fiécles
horribles de Séneque & de Néron, de
Domitien & de Martial. Le goût des
lettres & des arts nait chez un peuple
d'un vice intérieur qu'il augmentes &
284 Œuvres
s'il eft vrai que tous les progrès hu-
mains font pernicieux à l'efpece , ceux
de l'efprit , & des connoiffances qui
augmentent notre orgueil & multi-
plient nos égaremens .accélèrent bien-
tôt nos malheurs. Mais il vient un
temps où le mal eft tel que les caufes
mêmes qui l'ont fait naître font né-
cefïàires pour l'empêcher d'augmen-
ter ; c'eft le fer qu'il faut laifler dans
la plaie, de peur que le bleflé n'expire
en l'arrachant. Quant à moi ., fi j'a-
vois fuivi ma première vocation , &
que je n'eufTe ni lu , ni écrit , j'en au-
rois fans doute été plus heureux. Ce-
pendant, fî les lettres étoient mainte-
nant anéanties , je ferois privé du feul
plaifir qui me refte. C'eft dans leur
fein que je me confole de tous mes
maux : c'eft parmi ceux qui les cul-
tivent que je goûte les douceurs de l'a-
mitié, & que j'apprends à jouir de la
vie fans craindre la mort. Je leur dois
le peu que je fuis ; je leur dois même
l'honneur d'être connu de vous : mais
confultons l'intérêt dans nos affaires ,
& la vérité dans nos écrits. Quoi-
qu'il faille des Philofophes , des Hifto»
riens , des Sçavans , pour éclairer le-
DIVERSES. 285
monde , & conduire fes aveugles ha-
bitans ; Ci le fage Memnon m'a dit vrai ,
je ne connois rien de fi fou qu'un peu-
ple de fages.
Convenez- en, Monfîeur ; s'il efl
bon qu3 de grands génies inftruifent
les hommes , il faut que le vulgaire
reçoive leurs inftrucTtions : fi chacun
fe mêle d'en donner , qui les voudra
recevoir ? Les boiteux , dit Montai-
gne , font mal - propres aux exer-
cices du corps ; & aux exercices de
l'efprit les âmes boiteufes. Mais en ce
fiécle fçavant , on ne voit que boiteux
vouloir apprendre à marcher aux au-
tres. Le peuple reçoit les écrits des
(âges pour les juger , & non pour s'inf-
truire. Jamais on ne vit tant de Dan-
dins. Le Théâtre en fourmille ; les
caffés retentifTent de leurs fentences ;
ils les affichent dans les Journaux , les
quais font couverts de leurs écrits ;
& j'entends critiquer VOrphelin ( * ) »
* Tragédie de M. de Voltaire qu'on jouoit
dans ce temps-là.
2§6 Œuvres
parce qu'on l'applaudit , à tel gri-
maud Ci peu capable d'en voir les dé-
fauts , qu'à peine en fent il les beautés.
Recherchons la première fource des
défordres de la fociété : nous trou-
verons que tous ho maux des hom-
mes leur viennent de l'erreur bien plus
que de l'ignorance , &: que ce que nous
ne fçavons point nous nuit beaucoup
moins que ce que nous croyons fça-
voir. Ur , quel plus fur moyen de
courir d'erreurs en erreurs , que la fu-
reur de fçavoir tout ? Si l'on n'eût
prétendu fçavoir que la terre ne tour-
noit pas , on n'eût point puni Gali-
lée pour avoir dit qu'elle tournoir. Si
les feuls Philofophes en eufTent récla-
mé le titre, l'Encyclopédie n'eût point
eu de perfécuteurs. Si cent myrmi-
dons n'afpiroient à la gloire , vous joui-
riez en paix de la vôtre , ou du moins ,
vous n'auriez que des rivaux dignes
de vous.
Ne foyez donc pas furpris de fentir
quelques épines inféparabîes des fleurs
qui couronnent les grands talens. les
injures de vos ennemis font les accla-
DIVERSES. 287
mations fatyriques qui fuivent le cor-
tège des triomphateurs. C'efc l'empref-
fement qu'a le public pour tous vos
écrits qui produit les vols dont vous
vous plaignez : mais les fabrications
n'y font pas faciles ; car le fer , ni le
plomb ne s'allient point avec l'or. Per-
mettez-moi de vous le dire par l'in-
térêt que je prends à votre repos &
à notre inftruclion : méprifez de vai-
nes clameurs , par lefquelles on cher-
che moins à vous faire du mal , qu'à
vous détourner de bien faire. Plus on
vous critiquera , plus vous devez vous
faire admirer. Un bon livre eft une
terrible réponfe à des injures impri-
mées ; & qui vous oferoit attribuer
des écrits que vous n'aurez point faits,
tant que vous n'en ferez que d'inimi-.
tables ?
Je fuis fenfîble à votre invitation ; 8c
fi cet hiver me laifle en état d'aller
au printemps habiter ma patrie , j'y
profiterai de vos bontés. Mais j'aime-
rois mieux boire de l'eau de votre fon-
taine que du lait de vos vaches ; Se
quant aux herbes de votre verger , je
crains bien de n'y en trouver d'autres
2l88 Œuvres* &c.
que le lotos qui n'eft pas la pâture des
bêtes , & le moly qui empcche les hom-
mes de le devenir.
Je fuis , de tout mon cœur & avec
refp ec~t, &c,
A Pa ri s > le 10 Septembre 177 J.
LETTRE
a&9
L E TT R E
A M. DE BOISSY*,
yiw /ft/Vl de la précédente.
V^ U A N d je vis , Monfîeur , pa-
roître dans le Mercure, fous le nom
de M. de Voltaire , la lettre que j'a-
vois reçue de lui , je fuppofai que
(*) La Lettre de M. de Voltaire avec
la Réponfe de M. Roufleau furent inférées
dans le Mercure. Feu M. de Boissy , qui
ctoit alors à la tête de ce Journal , y laiifa
plufieurs fautes d'impreflîon dont M. Rouf-
feau fe plaint dans cette Lettre adreffée à
M. de BoilTy lui-même.
Tome III. N
250 Œuvre s
vous aviez obtenu pour cela Ton con-
fentement; &, comme il avoit bien
voulu me demander le mien pour la
faire imprimer , je n'avois qu'à me
louer de (on procédé j fans avoir à
me plaindre du vôtre. Mais que puis-
je penfer du galimathias que vous
avez inféré dans le Mercure fuivant ,
fous le titre de ma Réponfe ? Si vous
me dites que votre copie étoit incor-
recte , je demanderai qui vous for-
çoit d'employer une lettre vifiblement
incorrecte , qui n'eft remarquable que
par fon abfurdité. Vous abftenir d'in-
férer dans votre ouvrage des écrits
ridicules , eft un égard que vous de-
vez , finon aux Auteurs , du moins
au Public.
Si vous avez cru , Monfieur , que
je confentirois à la publication de cette
lettre , pourquoi ne pas me commu-
niquer votre copie pour la revoir ?
Si vous ne l'avez pas cru , pourquoi
l'imprimer fous mon nom ? S'il eft
peu convenable d'imprimer les lettres
d'autrui , fans l'aveu des Auteurs , il
l'eft beaucoup moins de les leur at-
DIVERSES. 2<pr
tribuer fans être fur qu'ils les avouent,
ou même qu'elles foient d'eux ; &
bien moins encore , lorfqu'il eft à croire
qu'ils ne les ont pas écrites telles qu'on
les a. Le libraire de M. de Voltaire
qui avoit , à cet égard , plus de droit
que perfonne , a mieux aimé s'abftenir.
d'imprimer la mienne , que de l'im-
primer fans mon confentement qu'il
avoit eu l'honnêteté de me demander.
Il me femble qu'un homme auflî juf-
tement eftimé que vous, ne devroit
pas recevoir d'un libraire des leçons
de procédés. J'ai d'autant plus, Mon-
fîeur Jme plaindre du vôtre en cette
occafion , que , dans le même volume
où vous avez mis, fous mon nom, un,
- écrit auflî mutilé , vous craignez , avec
raifon , d'imputer à M. de Voltaire des
vers qui ne foient pas de lui. Si un tel
égard n'étoit dû qu'à la confédération,
je me garderois d'y prétendre ; mais il
eft un acte de juftice , & vous la de-
vez à tout le monde.
Comme il eft bien plus naturel de
m'attribuer une fotte lettre , qu'à vous
un procédé peu régulier , & que par
Nij
i§i Œuvres
conféquent je refterois chargé du tort
de cette affaire , fi je négligeois de
m'en juftifier ; je vous fupplie de vou-
loir bien inférer ce défaveu dans le pro-
chain Mercure, & d'agréer , Monfieur,
mon refpecl: & mes falutations,
A P^xzs* le 4 Novembre 1JSÏ*
DIVERSES. 2Ç$
AVIS
^4 un Anonyme , far J. J.
Ràujjeau *•
J 'Ai reçu le 26 de ce mois , une lettre
anonyme datée du 28 Octobre dernier ,
qui , mal adreflee , après avoir été à Ge-
nève, m'eft revenue à Paris , franche de
* Deux Anonymes avoient écrit à M. RouC
feau , l'un parla voie du Mercure , & l'autre
par lapoite. Le premier , qui étoit un Borde-
lois, difoit à M. Rouffeau: ce Puifque la fo-
3J ciété ne peut changer de face , les Arts lui
a> font néceiïaires, & l'inégalité des conditions
33 inévitable. Pourquoi donc en troubler Tor-
» dre, en portant dans fes membres le décoll-
ai ragement & Tefprit d'indépendance ?
•• Un homme tel que vous,quand il écrit pour
«les autres, ne doit le faire que pour amufer
*> ou pour inftruire. Ainfî, fi, au lieu d'avoir
éperdu votre tems à faire deux Dilcours,vous
m euflîez fait un Opéra comme le Devin du
a» Vid(ige,\\ vous auroit une féconde fois gagné
»' lescœurs de tous ceux qui l'auroient connu".
On verra par l'Avis de M. Roufl'eau, quel
étoit le fujet de la féconde lettre nnonyme.
Niij
2<?4 (Eu V K E S
port. A cette lettre étoit joint un écrit
pour ma défenfe que je ne puis donner
au Mercure , comme l'Auteur le defire ,
par des raifons qu'il doitfentir, s'il a
réellement pour moi l'eftime qu'il m'y
témoigne. Il peut donc le faire retirer
de mes mains j au moyen d'un billet de
la même écriture ; fans quoi , fa pièce
reftera fupprimée.
L'Auteur ne devoit pas croire il faci-
lement que celui qu'il réfute, fût citoyen
de Genève , quoiqu'il fe donne pour tel ;
car ileftaiféde dater de ce pays-là : mais
tel fe vante d'en être , qui dit le contrai-
re , fans y penfer. Je n'ai ni la vanité ni la
confolation de croire que tous mes con-
citovens penfent comme moi; mais je
connois la candeur de leurs procédés : fï
quelqu'un d'eux m'attaque, ce fera hau-
tement & fans fe cacher : ils m'eftime-
ronta{Tez,en me combattant,ou du moins
s'eftimeront affez eux-mêmes , pour me
rendre la franchife dont j'ufe envers tout
le monde. D'ailleurs, eux pour qui cet ou-
vrage eft écrit , eux à qui il eft. dédié,
eux qui l'ont honoré de leur approbation,
ne me demanderont point à quoi il eft
utile : ils ne m'objecteront point , avec
DIVERSES. 295
beaucoup d'autres, que , quand tout cela
feroit vrai ., je n'aurois pas dû le dire ,
comme fi le bonheur de la fociété n'é-
toit fondé que fur les erreurs des hom-
mes. Ils y verront , j'ofe le croire , de
fortes raifons d'aimer leur Gouverne-
ment , des moyens de le conferver ; & ,
s'ils y trouvent les maximes qui con-
viennent au bon & vertueux citoyen ,
ils ne mépriferont point un écrit qui
refpire par-tout l'humanité J la liberté,
l'amour de la patrie, & l'obéiflànce aux
loix.
Quant aux habitons des autres pays,
s'ils ne trouvent dans cet ouvrage rieu
d'utile ni d'amufant , il feroit mieux ., ce
me femble , de leur demander pourquoi
ils le lifent que de leur expliquer pour-
quoi il eft écrit. Qu'un bel-efprit de Bor-
deaux m'exhorte gravement à laifler les
difcuflions politiques pour faire des
Opéra, attendu que lui, bel-efprit , s'a -
nmfe beaucoup plus à la repréfentation
du Devin du Village qu'a la lecture du
Difcoursfur V inégalité; il a raifon , fans
doute, s'il eft vrai qu'en écrivant aux
citoyens de Genève, je fois obligé d'a-
mufer les bourgeois de Bordeaux.
Niv
o.cj& Œuvres
Quoi qu'il en foit , en témoignant ma
jeconnoiffance à mon défenfeur, je le
prie de laifler le champ libre à mes ad-
verfaires ; & j'ai bien du regret moi-
même au temps que je perdois autrefois
à leur répondre. Quand la recherche de
la vérité dégénère en difputes & querel-
les pcrfonnelles , elle ne tarde pas à pren-
dre les armes du menfonge ; craignons
de l'avilir ainfi. De quelque prix que foit
la fcience, la paix de l'ame vaut encore
mieux. Je ne veux point d'autre défenfe
pour mes écrits , que la raifon & la vé-
rité ; ni pour ma perfonne ., que ma con-
duite & mes mœurs: fi ces appuis me
manquent, rien ne me foutiendra ; s'ils
mefoutiennent , qu'ai- je à craindre?
A Paris , le 2$ Novembre 175*5*.
DIVERSES. 297
XXXXXXX:XXXXXXXXXX
LETTRE
D'un Bourgeois de Bordeaux à l'Auteur
du Mercure*
M
Onsieur, en lifant votre Mercu-
re, j'ai trouvé une lettre de l'illuftre Aï.
RoufTeau , où il fe défend contre ceux
qui ofent attaquer les nouveautés éton-
nantes de Tes fyftêmes. Je n'entre point
dans toutes ces difcuftîons; mais je ne
feindrai pas d'avouer que j'ai été furpris
de la hauteur ftoïque & lacédémonien-
ne avec laquelle il nous traite. II nous in-
fïnue avec une clarté aflez dure j que fon
defTein n'eft ni de nous amufer, ni de
nous inftruire. Je lui réponds d'abord
qu'il fera fun & l'autre malgré lui , par la
feule raifon que nous nous occupons à le
lire:chofe qu'il ne fçauroit empêcher.
Tout le fruit qu'il pourra tirer de famau-
vaife intention pour nous, c'eft de nous
difpenferde lui être reconnoifîans, pui(-
qu'il ne nous éclaire qu'en proteiïant
qu'il ne veut pas nous éclairer. Ceft un
vrai larcin que nous lui faifons.
Nv
2$8 Œuvres
Mais je demande quelle raifon lui
avons nous donnée de fe fâcher contre
nous ? Si quelqu'un de nos concitoyens
a mérité fa colère par quelques petits di-
lemmes ernbarraflans , mais point inci-
vils, toute la ville qu'il profcrit n'a point
de part à cela. Une chofe bien certaine ,
c'eft que nous admirons fon éloquence
comme tout le refte du monde: preuve af-
fez évidente que nous valons quelque
chofe. Comment peut-il avoir la cruauté
de foudroyer ainfî fes admirateurs ?
II femble nous apprendre qu'il n'écrit
que pour Genève : cela veut dire qu il
n'aime qu'elle. J'avouerai que j'avois cru
jufqu'ici que le vrai Philofophe étoit l'a-
mi du monde entier ; qu'il regardoit tous
les hommes comme des frères. Qu'il ai-
me Genève , à la bonne heure ; mais
nous ofons le prier de nous aimer un
peu, tout Bordelois que nous pouvons
être; car après tout, que fçait- il? peut-
être fommes-nous des hommes ?
Il feroit mieux , dit-il , de demander
à ceux qui ne font pas Genevois , &
qui ne me goûtent point , pourquoi ils
liient mon ouvrage ., que de leur expli-
DIVERSES. 2Ç(}
quer pourquoi il efl: faic ? Les termes dont
il fe fert pour dire cela , ont un air fen-
tencieux, mais j'ai bien peur qu'ils n'en
aient que l'air. i°. Il efl: très fur que
tout le monde le goûte & l'admire , Ge-
nevois ou non ; ainfi il fe fonde fur une
hypothèfe faulTe.Suppofons, comme lui,
l'impolTible ; fuppofons , dis - je , qu'il
eût fait un ouvrage où l'utile & l'amufanc
ne fe trouvaffent point , & qu'il dît à
ceux qui s'en plaindroient : pourquoi le
lifiez-vous? Mais , Monfieur , pourroit-
on lui répondre, je ne prévoyois pas,
en prenant votre livre, qu'il ne dévoie
m'amufer ni m'inftruire. La réponfe fe-
roit bonne , perfonne n'étant devin.
Cependant , quand je réfléchis à fa
fentence, je crois y démêler une idée
trop fiere pour être la fienne. Ne vou-
droit ■ il pas dire , qu'il eft peu de gens
qui doivent le lire , c'eft-à-dire , qu'il en
efl: peu qui foient dignes de le faire ; &
puis , en cherchant quels font ces mor-
tels privilégiés ., il femble que ce font les
Genevois, & ceux qui le trouvent inf-
rru&if & amufant , ou , pour dire la cho-
fe comme elle efl: , ceux qui font fes
approbateurs. Voilà une idée qu'on ne
Nvj
300 Œuvres
doit pas attribuer à un Philofophe auflî
modefte & aufîî bon Logicien que lui.
Il eft donc de l'équité de convenir que
fa fentence ne ilgnifie rien.
Au refte , il ne nous a pas appris à
quoi peuvent fervir fes fyftcmes, & quel
a été Ton but en écrivant. J'ai écrit , di-
ra-t-il, pour donner aux Genevois de
fortes raifons d'aimer leur Gouverne-
ment, pour leur infpirer l'humanité ,
l'amour de la patrie & de la liberté, &
î'obéifTance aux Ioix.
Je crois donc entendre M. Rouffeau
parlant ainfî à fes concitoyens: aimez
votre Gouvernement], car l'homme au-
roit beaucoup mieux fait de n'en point
établir. Aimez vos femblables, car nous
avons eu tort de fortir de cet état ancien
où nous n'aimions que le repos , une fe-
melle & la nourriture. Aimez votre pa-
trie , puifqu'il eft vrai que nous devrions
n'en avoir jamais eu d'autre qu'une ca-
verne ou le pied d'un arbre. Soyez libres ,
artendu que nous fommes à plaindre de
n'être plus dépendans d'un Lion ou d'un
Ours , qui nous auroit fait fuir devant
lui, Enfin obéifTez aux loix, pui (que vous
diverses. 3or
étiez faits pour n'obéir à aucune. Si les
Genevois n'avoient pas de meilleures
raifons pour être bons citoyens , nous
n'aurions pas admiré, comme nous fai-
fons , la fagelTe de leur Gouvernement
& la pureté de leurs mœurs.
Jefçaisbien qu'il pouvroit répliquer»
comme Agamemnon: .Seigneur, je ne
rends point compte de mes dcjjeins , fur-
tout devant des adverfaires obfcurs &
indignes de moi, tels que vous êtes i
vous, dont je craindrois de relever la
bafleiTe , fi je defcendois iufqu'à elle. De
plus , que m'importe qu'on m'approuve,
ou qu'on me condamne ? Mes approba-
teurs font la raifon & la vérité ; ( à L ieu
ne plaife que cela f oit , ) je n'attends rien
de perfonne. Je foule aux pieds les criti-
ques & les fufifrages : Sifraùtus iltabatur
orbis, impavidum ferient ruina!. Tous ces
fentimens ont une maiefté philofophi-
que qui éblouit ; mais je foupçonne qu'ils
font trop métaphyfiques pour être réels.
La nature a mis dans nos coeurs un
violent defir d'être eftimé de (es fem-
blables ; & je croirois fort que , fans ce
defir-là, perfonne ne fe feroit imprimer,
pas même M. RoufTeau. De plus , répéter
302 Œuvres
mille & mille fois qu'on méprife f eftime
des hommes , c'eft répéter qu'on méprife
les hommes mêmes. Or , comme le mé-
pris dérive toujours d'une comparailon
relative à fa propreperfonne, dire qu'on
méprife les hommes, c'eft dire, en
termes couverts, qu'on fe croit plus
qu'eux. Il feroit pourtant un peu violent
de fe croire le premier homme du monde.
L'affe&ation efl toujours ridicule.
Il y en a , ce me femble, à fe procla*
mer Philofophe par un certain ton al-
tier & crud , qu'on prend un peu trop
dans notre fiecle. Du moins pour l'être ,
on ne doit pas traiter fon monde d une
manière fi hautaine ; car alors il paroîtra
qu'on a plus de colère que de philo-
fophie.
Pourquoi, par exemple, repondre
par des injures? (Le titre de bel-efprit
en efl: une de la manière que AI. Roué-
feau le donne. ) Pourquoi , dis -je , ne
pas répondre par des raifons ? Il n'en
avoit point , dira-t-on. Il ne falloit donc
pas répondre.
Je connois des gens qui ont cru ap*
DIVERSES. 303
percevoir dans Tes écrits une humeur fort
éloignée de cette douceur gracieufe &
liante, qui doit être comme l'habit de
la véritable vertu. Je n'ai garde d'être de
leur avis ; & je fuis perluadé que M,
Roufleau eft auffî aimable par Ton carac-
tère qu'il eft eftimable par Tes mceurs 3
& admirable par Tes écrits : mais je fuis
obligé de convenir que cet avis où il ré-
pond fi durement , a été écrit dans quel-
que quart-d'heure d'inquiétude ; & je
gagerois que fa fanté nétoit pas bien
difpofée dans ce moment- là.
Je finirai par l'avertir que I'indifpofi-
tion où ilpouvoit être alors lui a empê-
ché de faire affez d'attention à la lettre
qu'on lui écrit ; en forte qu'il ne lui a pas
fait l'honneur de l'entendre. On ne l'ex-
horte pas à quitter les difcuflions politi-
ques pour faire des opéra ; on s'intérefife
trop à fa gloire pour exiger de lui une
pareille chute; on croit même que la
Littérature perdroit trop, s'il n'étoit que
Poëte; & qu'en cas qu'il ne fût que Mu-
ficien , la Mufique ne gagneroit pas au-
tant que l'Éloquence a déjà gagné à être
cultivée par lui. On a voulu lui dire feu-
lement qu'il vaut mieux ne faire qu'a-
304 Œuvres
mufer, que de donner des instructions
fondées fur des principes auflî dangereux
que les fiens, d'où dérive naturellement:
la conféquence que l'homme n'a été fait
ni pour une Morale , ni pour une Reli-
gion ; conféquence que la droiture pieufe
de fon cœur défavoueroit aiïurément.
Du refte , on l'exhorte à pourfuivre fes
recherches , & fur-tout à prétendre aux
découvertes neuves, fans aimer les nou-
veautés. Cet avis , ce n'efl: point les Bor-
delois feuls qui le lui donnent ; les Ge-
nevois, j'ofe le dire , le lui donnent
aulîl.
Je ne crois pas avoir rien dit de cho-
quant à M. Rou fléau ., & je viens de re-
lire ma lettre , pour voir s'il m'efl: échap-
pé la moindre chofe qui démentît les (en-
timens d'eftime, d'admiration, & même
de refpect , dont je fuis pénétré pour lui.
Je fuis même fi affuré de la noblefFe de
de la candeur de fes fenrimens , que je
fuis perfuadé qu'il confentira lui-même
à ce que cette lettre foit inférée dans
votre Mercure ; honneur que je vous
fupplie de lui accorder.
De Bordeaux , le 14. Janvier 177 6.
DIVERSES. 305
RÉPONSE
De M. R o u s s e ^ u à M. de Boissy,
qui lui avoit communiqué la Lettre
précédente*
ONSIEUR,
Je remercie très humblement M. de
Boiffy , de la bonté qu'il a eue de me
communiquer cette Pièce. Elle me pa-
roît agréablement écrite , aflàifonnée
de cette ironie fine & plaifante , qu'on
appelle , je crois , de la politeJJ'e , fc je
ne m'y trouve nullement offenfé. Non-
feulement je confens à fa publication ;
mais je defire même qu'elle (bit imprimée
dans l'état où elle eft , pour l'inftruc-
tion du public & la mienne. Si la mo-
rale de l'Aurecr paroît plus faine que fa
log'que , & Ces avis meilleurs que fes
railonnemens, ne feroit-ce point que les
défauts de ma perfonne fe voient bien
306 Œuvres
mieux que les erreurs de mon livre ? Au
refte , toutes les horribles chofes qu'il y
trouve , lui montrent plus que jamais ,
qu'il ne devroit pas perdre Ton temps à
le lire.
Rousseau.
A P&rit, U 2^ Janvier 17 $6*
5°7
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iSinnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnr»^
DISCOURS
SUR
F ECONOMIE
POLITIQUE.
J-j E mot Économie ne figniîîe origi-
nairement que le fage & légitime gou-«
vernement de la maifon , pour le bien
commun de toute la famille. Le fens de
ce terme a été dans la fuite étendu au
gouvernement de la grande famille ., qui
eft Y État. Pour diftinguer ces deux ac-
ceptions, on l'appelle dans ce dernier
cas , Économie générale ou politique , &
dans l'autre , Économie dome/lique , ou
particulière. Ce n'eft: que de la première
qu'il eft queftion dans cet article.
Quand il y auroit entre l'État & la fa-
mille autant de rapport que plufieurs Au-
308 Œuvres
teurs le prétendent, il ne s'enfuivroit pas
pour cela que les règles de conduite pro-
pres à l'une de ces deux fociétés , furent
convenables à l'autre: elles différent trop
en grandeur pour pouvoir être adminis-
trées de la même manière , & il y aura
toujours une extrême différence entre
le gouvernement domeftique , où le père
peut tout voir par lui-même ; & le gou-
vernement civil, où le chef ne voit pref-
cjue rien que par les yeux d'autrui. Pour
que les chofes devinflent égales à cet
égard , il faudroit que les talens , la force
& toutes les facultés du père augmen-
ta (Tent en raifon de la grandeur de la fa-
mille , & que l'ame d'un puiffant Monar-
que fût à celle d'une homme ordinaire ,
comme l'étendue de fon Empire eft à
l'héritage d'un particulier.
Mais comment le gouvernement de
l'État pourroit il être Semblable à celui
de la famille, dont le fondementeft fî dif-
férent? Le père étant phyfîquement plus
fort que fes enfans , auflî longtemps que
fon fecours leur eft néceffaire , le pou-
voir paternel paffe avec raifon pour être
établi par la nature. Dans la grande fa-
mille, dont tous les membres font na-
turellement égaux , l'autorité politique,
DIVERSES. 309
purement arbitraire, quant à fon inftitu-
tion , ne peut être fondée que fur des
conventions ; ni le Magiftrat commander
aux autres , qu'en vertu des loix. Les de-
voirs du père lui font dictés par des fen-
timens naturels , & d'un ton qui lui per-
met rarement de défobéir. Les chefs
n'ont point de femblable règle, & ne
font réellement tenus envers le peuple
qu'à ce qu'ils lui ont promis de faire, &
dont il efl: en droit d'exiger l'exécution.
Une autre différence plus importante en-
core, c'eft qu-i, les enfans n'ayant rien que
ce qu'ils reçoiventdu père , il efl: évident
que tous les droits de propriété lui
appartiennent , ou émanent de lui : c'eft
tout le contraire dans la grande famille,
où l'adminiitration générale neft établie
que pour affurer la propriété particu-
lière qui lui efl: antérieure. Le principal
objet des travaux de toute la maifon efl
de conferver& d'accroître le patrimoine
du père , afin qu'il puilfe un jour le par-
tager entre fes enfans fans les appauvrir;
au lieu que la richefTe du fifc n'eft qu'un
moyen, (ouvent mal entendu, pour main-
tenir les particuliers dans la paix &
dans l'abondance. En un mot , la petite
famille efl: deftinée à s'éteindre, & à fe
3io Œuvres
réfoudre un jour en plusieurs autres fa-
milles femblables; mais la grande étant
faite pour durer toujours dans le même
état il faut que la première s'augmente
pour fe multiplier : & non-feulement il
fuffit que l'autre fe conferve , mais on
peut prouver aifément que toute augmen-
tation lui eft plus pré.udiciable qu'utilet
Par plufieurs raifons tirées de la nature
de la chofe , le père doit commander
dans la famille. Premièrement , l'auto-
rité ne doit pas être égale entre le père
& la mère : mais il faut que le gouverne-
ment foit un , & que dans les partages
d'avis il y ait une voix prépondérante qui
décide. 2°. Quelque légères qu'on veuille
fuppofer les incommodités particulières
à la femme j comme elles font toujours
pour elle un intervalle d'inaclion , c'eft
une raifon fuffifante pour l'exclure de
cette primauté : car quand la balance eft
parfaitement égale , une paille fuffit pour
la faire pencher. De plus, le mari doit
avoir' infpeclion fur la conduite de fa
femme, parce qu'il lui importe de s'afTu-
rer que les enfans , qu'il eft forcé de re-
connoître & de nourrir , n'appartiennent
pas à d'autres qu'à lir. La femme qui n'a
rien de femblable à craindre, n'a pas le
diverses. 3 1 r
même droit fur le mari. 3°. Les enfans
doivent obéir au père , d'abord par né-
ceflité , enfuite par reconnoifTance ; après
avoir reçu de lui leurs befoins durant la
moitié de leur vie , ils doivent confacrer
l'autre à pourvoir aux fiens. 4.0. A l'égard
des domeftiques , ils lui doivent aufll
leurs fervices en échange de l'entretien
qu'il leur donne , fauf à rompre le mar-
ché , dès qu'il ceffe de leur convenir. Je
ne parle point de l'efclavage , parce qu'il
eft contraire à la nature , & qu'aucun
droit ne peut l'autorifer.
Il n'y a rien de tout cela dans la So-
ciété politique. Loin que le chef ait un
intérêt naturel au bonheur des particu-
liers , il ne lui eft pas rare de chercher le
fîen dans leur mifere. La Magiftrature
eft-elle héréditaire: c'eft fouvent un en-
fant qui commande à des hommes. Eft-
elle élective : mille inconvéniens fe font
fentir dans les élections ; & l'on perd, dans
l'un & l'autre cas , tous les avantages de
la paternité. Si vous n'avez qu'un feul
chef, vous êtes à la difcretion d'un maî-
tre qui n'a nulle raifon de vous aimer ;
fî vous en avez plufieurs , il faut fuppor-
ter à !a fois leur tyrannie & leurs divi-
sons; En un mot, les abus font inéyi-
312 Œuvres
tables & leurs fuites funeftes dans toute
Société où l'intérêt public & les loix
n'ont aucune force naturelle , & font fans
cefTe attaqués par l'intérêt perfonnel &
les pafïions du chef & des membres.
Quoique les fonctions du père de fa-
mille & du premier Magiftrat doivent
tendre au même but , c'eft par des voies
fi diff( rentes , leur devoir & leurs droits
font tellement diftingués, qu'on ne peut
les confondre fans fe former de fauffes
idée* des loix fondamentales de la Socié-
té , & fans tomber dans des erreurs fata-
les au genre humain. Fn effet ., fi la voix
de la nature eft le meilleur confeil que
doive écouter un bon père pour bien rem-
plir fes devoirs , elle n'eft pour le Magif-
trat qu'un faux guide qui travaille fans
cefle à l'écarter des fiens , & qui l'entraîne
tôt ou tard à fa perte, ou à celle de l'État,
s'il n'eft retenu par la plus fublime vertu.
La feule précaution néceffaire au père de
famille ., eft de fe garantir de la déprava-
tion , & d'empêcher que les inclinations
naturelles ne fe corrompent en lui ; mais
ce font elles qui corrompent le Magif-
trat. Pour bien faire, le premier n'a qu'à
confulter fon coeur; l'autre devient un
traître au moment qu'il écoute le fien : fa
rai fon
DIVERSES. 313
faraifon même lui doit être fufpec*te,& il
ne doir fuivre d'autre règle que la rai on
publique, qui eft la loi. Audi la nature
a-t-e!Ie fait une multitude de bons pères
de famille; mais il eft douteux qu^, de-
puis l'exiftence du monde la fagefle hu-
maine ait jamais fait dix hommes capa-
bles de gouverner leurs femblables.
De tout ce que je viens d'expofer , il
s'enfuit que c'cft avec raifon qu'on a dis-
tingué l'Économie publique de l'Économie
particulière , & que l'Etat n'ayant rien de
commun avec la famille que l'obligation
qu'ont les chefs de rendre heureux l'un
& l'autre , les mêmes règles de conduite
ne fçauroient convenir à tous les deux.
J'ai cru qu'il f ufnroit de ce peu de ligner?
i pour renverier l'odieux fyftême que le
Chevalier Filmera, tâché d'établir dans
un ouvrage intitulé Patriarcha , auqual
deux hommes illuftres ont fait trop
d'honneur en écrivant des livres pour le
réfuter. Au refte cette erreur eft fort an-
cienne, puifqu'Ariftote même a jugé à
propos de la combattre par des raifons
qu'on peut voir au premier livre de fes
Politiques.
Je prie mes Lecteurs de bien diftin-
guer encore V Économie publique dont j'ai
Têmt IlL O
314 Œuvres
à parler, & que j'appelle Gouvernement,
de l'autorité fuprême que j'appelle Sou-
yeraineté: difHn&ion qui confifte en ce
que l'une a le droit le'gifîatif , & oblige
en certains cas le cor}, s même de la na-
tion ; tandis que l'autre n'a que la puif-
fance exécutrice , & ne peut obliger que
les particuliers.
Qu'on me permette d'employer pour
un moment une comparaison commune
& peu exaéte à bien des égards , mais
propre à me faire mieux entendre.
Le corps politique , pris individuelle-
ment, peut être cenfidéré comme un
corps organi(é , vivant & femblable à
ceiui de l'homme. Le pouvoir fouverain
repréfente la tête : les loix & les coutu-
mes font le cerveau , principe des nerfs
& fîége de l'entendement, de la volonté
<§: des fens, dont les Juges &Magiftrats
îtmt les organes. Le commerce „ l'induf-
trie & l'agriculture , font la bouche &
l'eftomachiqui préparent lafubfîftance
commune. Les finances publiques font
le fang qu'une fage Economie, en faifant
les fondions du cœur, renvoie diftribuer
par tout le corps la nourriture & la vie.
Les citoyens font le corps & les mem-
bres qui font mouvoir, vivre & travailler
DIVERSES. 3IJ
la machine , & qu'on ne fauroit McfTer
en aucune partie, qu'auftî-tôt i'impref-
fion douloureufe ne s'en porte au cer-
veau, fi J'animai eft dans un état de fanté.
La vie de l'un & de l'autie eft le mol
commun au tout, la fcnfibilité récipro-
que & la correfpondance interne de tou-
tes les parties. Cette communication
vient-elle àceffer, l'unité formelle à s'é-
vanouir , & les parties contiguës à n'ap-
partenir plus l'une à l'autre que par jux-
ta-pofition ; l'homme eft m jrt, ou l'État
eft difîbus.
Le corps politique eft donc auffi un
être moral qui a une volonté; & cette
volonté générale , qui tend toujours à la
confervation & au bien-être du tout & de
chaque partie , & qui eft la fource/ des
loix, eft pour tous les membres de l'État,
par rapport à eux & à lui, la règle du
jufte & de l'injufte : vérité qui , pour îe
dire en paflant , montre avec combien de,
fens tant d'Ecrivains ont traité de vol la
fubtilici prefcrite aux enfansde Lacédé-
mone pour gagner leur frugal repas ,
comme fi tour ce qu'ordonne la loi pou «
voit ne pas être légitime.
Il eft important de remarquer que cet-
te règle de juftice , fûre par rapport à
Oij
3*6
Œuvres
tous les citoyens , peut être fautive avec
les Étrangers ; &: la raifon de ceci eft évi-
dente : c'eft qu'alors la volonté de l'Etat ,
quoique générale par rapport à fes mem-
bres , ne l'eft plus par rapport aux autres
États, & à leurs membres , mais devient
pour eux une volonté particulière & in-
dividuelle , qui a fa règle de juftice dans
la loi de nature , ce qui rentre également
dans le principe établi ; car alors la gran-
de ville du monde devient lecorps poli-
tique dont la loi de nature eft toujours
la volonté générale , & dont les États &
Peuples divers ne font que des membres
individuels.
De ces mêmes diflindions appliquées
à chaque fociété politique & à fes mem-
bres, découlent les règles les plus uni-
verfelles & les plus fûres fur lefquelles
onpuifle juger d'un bon ou d'un mauvais
Gouvernement, & en général de la mo-
ralité de toutes les actions humaines.
Toute fociété politique eft compofée
d'autres fociétés plus petites de différen-
tes efpeces > dont chacune a fes intérérs &
fes maximes ; mais ces fociétés , que cha-
cun apperçoit, parce qu'elles ont une ter-
me extérieure & autorifée , ne font pas
Us feules qui exiftent réellement dans
DIVERSES. 317
l'État : tous les particuliers qu'un intérêt
commun réunit, en compofent autant
d'autres , permanentes ou paffageres >
dont la force n'eft pas moins réelle pour
être moins apparente , & dont les divers
rapports bien obfervés font la véritable
connoiflancedes mœurs. Ce font toutes
ces afïbciations tacites ou formelles qui
modifient de tant de manières les appa-
rences de la volonté publique par l'in-
fluence de la leur. La volonté de ces fo-
ciétés particulières a toujours deux rela-
tions ; pour les membres de l'aflTociation,
c'eft une volonté générale ; pour la gran •
de fociété, c'eft une volonté particulière,
qui très fouvent fe trouve droite au pre-
mier égard, & vicieufe au fécond. Tel
peut être Prêtre dévot , ou brave Soldat,
ou Patricien zélé , & mauvais citoyen.
Telle délibération peut être avantageufe
à la petite communauté , & très perni-
cieufe à la grande. Il eft vrai que , les fo-
ciétés particulières étant toujours fubor-
données à celle-ci préférablement aux
autres , les devoirs du citoyen vont
avant ceux du Sénateur, & ceux de
l'homme avant ceux du citoyen ; mais
malheureufement l'intérêt perfonuel fe
trouve toujours en raifon inverfe du de-
Oiij
318 Œuvres
voir , & augmente à mefure que l'affocia-
tion devient plus étroite & l'engagement
moins facré;preuve invincible que la vo-
lonté la plus générale eft aufli toujours la
plus jufte , & que la voix du peuple eft en
effet la voix de Dieu.
Il nes'entuitpas pour cela que les dé-
libérations publiques foient toujours
équitables ; elles peuvent ne l'être pas ,
îorfqu'il s'agit d'affaires étrangères : j'en
ai dit la raifon. Ainfi il n'eft pas impoflî-
ble qu'une République bien gouvernée
fafle une guerre injufte. Il ne l'eft pas non
plus que le confeil d'une Démocratie
paffe de mauvais décrets & condamne les
innocens ; mais cela n'arrivera jamais ,
que le peuple ne foit féduit par des inté-
rêts particuliers , qu'avec du crédit & de
l'éloquence , quelques hommes adroits
fçauront fubftituer aux fiens. Alors autre
chofe fera la délibération publique, &
autre chofe la volonté générale. Qu'on
ne m'oppofe donc point la Démocratie
d'Athènes , parce qu'Athènes n'etoit
point en effet une Démocratie, mais une
Ariftocratie très tyrannique , gouvernée
par des favans & des orateurs. Examinez
avec foin ce qui fe paffe dans une délibé-
ration quelconque , & vous verrez que
DIVERSES. 319
la volonté générale efl toujours pour le
bien commun; mais très fouvent il fefait
une fciffion fecrette , une confédération
tacite , qui , pour des vues particulières,
fçait éluder la difpofition naturelle de
Faflemblée. Alors le corps focial fe di-
vife réellement en d'aiures dont les mem-
bres prennent une volonté générale ,
bonne & jufte à l'égard de ces nouveaux
corps , injufte & mauvaife à l'égard du
tout dont chacun d'eux fe démembre.
On voit avec quelle facilité l'on ex-
plique, à l'aide de ces principes , les con-
tradictions apparentes qu'on remarque
dans la conduire de tant d'hommes rem-
plis de fcrupule & d'honneur à certains
égards , trompeurs & fripons à d'autres ,
foulant aux pieds les devoirs les plus fa-
crés, & fidèles jufqu'à la mort àdesenga-
gemens fouvent illégitimes. C'eftainfi que
les hommes les plus corrompus rendent
toujours quelque forte d'hommage à la
foi publique : c'eft ainfl que les brigands
mêmes , qui font les ennemis de la vertu
dans la grande fociété , en adorent le
fimulacre dans leur caverne.
En établiffant la volonté générale pour
premier principe de V Économie publique
& règle fondamentale du Gouvernement,
Oiv
3^o Œuvres
je n'ai pas cru néceiïaire d'examiner fé-
rieufementfilesMagiftratsappartiennent
au peuple . ou le peuple aux Magiftrats ;
& fi dans les affaires publiques on doit
confulter le bien de l'État ou celui des
chefs. Depuis longtems cette que/lion a
étédécidéed'unemanierepar la pratique,
& d'une autre par la raifon ; & , en géné-
ral, ce feroit une grande folie d'efpé-
rer que ceux qui dans le fait font les maî-
tres, préféreront un autre intérêt au leur,
ïl feroit donc à propos de divifer encore
V Economie publique en populaire & ty-
rannique. La première eft celle de tout
État où règne entre le peuple & les chefs
unité d'intérêt & de volonté ; l'autre exif-
tera néceffairement par-tout où le Gou-
vernement & le peuple auront des inté-
rêts différens & par conféquent ces vo-
lonté:; oppofées. Les maximes de celle-
ci /ont inferites au long dans les archives
de l'hiftoire Se dans les fatyres de Ma-
chiavel. Les autres ne fe trouvent que
dans les écrits des Phiiofophes qui ofent
réclamer les droits de l'humanité.
I. La première & la plus importante
maxime du Gouvernement légitime ou
populaire , c'eft-à-dire de celui qui a pour
objet le bien du peuple, eft donc, comme
DIVERSES 321
je l'ai dit, de fuivre en tout la volonté gé -
nérale ; mais pour la fuivre, il fautlacon-
noître, & fur-tout la bien diftinguer delà
volonté particulière, en commençant par
foi-même : diftinction toujours fort diffi-
cile à faire , & pour laquelle il n'appar-
tient qu'à la plus fublime vertu de don-
ner de fuffifantes lumières. Comme pour
vouloir il faut être libre , une autre diffi-
culté qui n'efi: gueres moindre , eft d'afïu-
rer à la fois la liberté publique & l'auto-
rité du Gouvernement. Cherchez les mo-
tifs qui ont porté les hommes , unis par
leurs befoins mutuels dans la grande (o-
ciécé, à s'unir plus étroitement par des
fociétés civiles ; vous n'en trouverez
point d'autre que celui d'aflurer les biens,
la vie &la liberté de chaque membre par
la protection de tous; or comment forcer
les hommes à défendre la liberté de l'un
d'entr'eux, fans porter atteinte à celle des
autres? & comment pourvoir aux befoins
publics, fans altérer la propriété particu-
lière de ceux qu'on force d'y contribuer?
De quelques fophifmes qu'on puifTe colo-
rer tout cela, il eft certain que.fi Ion peut
contraindre ma volonté, je ne fuis plus li-
bre , & que je ne fuis plus maître de mo.i
bien, fiauelqu'autre peut y toucher. Cetce
Ov
322 Œuvres
difficulté, qui devoit femblerinfurmonM-
ble , a été levée avec la première par la
plus fublime de toutes les inftitutions hu-
maines, ou plutôt par une infpiration cé-
lefte quiappritàl'hommeà imiter ici bas
les décrets immuables de la Divinité. Par
quel art inconcevable a-t-on pu trouver le
moyen d'affuiettir les hommes pour les
rendre libres ? d'employer au fervice de
l'Etat les biens, les bras & la vie même
de tous Tes membres, fans les contraindre
& fans les confulter ? d'enchaîner leur vo-
lonté de leur propreaveupde faire valoir
leur confentement contre leur refus , &
de les forcer à fe punir eux-mêmes quand
ils font ce qu'ils n'ont pas voulu? Com-
ment fe peut-il faire qu'ils obéiflent &
que perfonne ne commande ., qu'ils fer-
vent & n'aient point de maître ? d'autant
plus libres en effet que fous une apparen-
te fujettion, nul ne perd de fa liberté que
ce qui peut nuire à celle d'un autre? Ces
prodiges font l'ouvrage de la loi : c'eft à
la loi feule que les hommes doivent la
juftice & la liberté : c'eft cet organe fafn-
îaire de la volonté de tous , qui rétablit
dans le droit l'égalité naturelle entre les
hommes : c'eft cette voix célefte qui diète
à chaque citoyen les préceptes de la raifon
DIVERSES. 323
publique , & lui apprend à agir félon les
maximes de fon propre jugement , & à
n'être pas en contradiction avec lui-mê-
me : c'eft elle feule auiîî que les chefs
doivent faire parler quand ils comman-
dent. Car firôt qu'indépendamment des
loix, un homme en prétend foumettre
un autre à fa volonté privée , il fort à
l'inftant de l'état civil, & fe met vis-à-vis
de lui dans le pur état de la nature, où
l'obéiflance n'efl: jamais prefcrite que
par la nécefiîté.
Le plus prenant intérêt du chef, de
même que fon devoir le plus indifpen-
fabie, eft donc de veiller à robfervation
des loix dont il eft le miniftre , & fur les-
quelles eft: fondée toute fon autorité. S'il
doit les faire obferver aux autres , à plus
forte raifon doit-il les obferver lui-même,
qui jouit de toute leur faveur. Car fon
exemple efr. de telle force , que , quand
même le peuple voudroit bien fouifrif
qu'il s'affranchit du joug de la loi , il de-
vroit fe garder de profiter d'une fï dan-
gereufe prérogative , que d'autres s'ef-
forceroient bientôt d'ufurper à leur tour.,
& fouvent à fon préjudice. Au fond r
comme tous les engage mens de la fociété
font réciproques parleur nature , il riefl
Cv
324 Œuvres
pas poflîble de fe mettre au-deflus de
la loi fans renoncer à fes avantages , &
perfonne ne doit rien à quiconque pré-
tend ne rien devoir a perfonne. Par la
même raifon , nulle exemption de la
loi ne fera jamais accordée , à quelque
titre que ce puiffe être dans un Gouver-
nement bien policé. Les citoyens mê-
me qui ont bien mérité de la patrie
doivent être récompenfés par des hon-
neurs , & jamais par des privilèges :
car la République eft à la veille de fa
ruine , fîtôt que quelqu'un peut penfer
qu'il eft: beau de ne pas obéir aux loix.
Mais fi jamais la noblefTe ou le militaire,
ou quelqu'autre, Ordre de l'État adoptoit
une pareille maxime , tout feroit perdu
fan:> reffource.
La puiffance des loix dépend encore
plus de leur propre fagefle que de la fé-
vérité de leurs miniftres ; & la volonté
publique tire fon plus grand poids de la
raifon qui l'a dictée. C'eft pour cela que
Platon regarde comme une précaution
très importante de mettre toujours à la
tête des édits un préambule raifonné qui
en montre la juftice & l'utilité En effet,
la première des loix eft de refpeâer les
DIVERSES. 32$
loix : la rigueur des châtimens n'eft
qu'une vaine reflburce imaginée par de
petits efprirspour fubftitucr Ja terreur à
ce refpeér. qu'ils ne peuven' obtenir. On
a toujours remarqué que les pays où les
fupplices font les plus terribles , font
auflî ceux où ils font les plus fréquens ;
de (orte que la cruauté des peines ne mar-
que guère que la multitude des infrac-
teurs, & qu'en puniffant tout avec la
même févérité , l'on force les coupables
de commettre des crimes pour échapper
à la punition de leurs fautes.
Mais quoique le Gouvernement ne foit
pas le maître de la loi, c'eft beaucoup
d'en être le garant & d'avoir mille
moyens de la faire aimer. Ce n'eft
qu'en cela que confifte le talent de régner.
Quand on a la force en main , il n'y a
point d'art à faire trembler tout le mon-
de , & il n'y en a pas même beaucoup à
gagner les cœurs ;car l'expérience a de-
puis long-temps appris au peuple à tenir
grand compte a fes chefs de tout le mal
qu'ils ne lui font pas , & à les adorer
quand il n'en efi: pas haï. Un imbe'cille
obéi peut comme un autre punir les for-
faits : le véritable homme d'État fçait
les prévenir ; c'eft fur les volontés enco-
32(5
Œuvres
re plus que fur les actions, qu'il étend
fon refpe&able empire. S'il pouvoir ob-
tenir que tout le monde Fît bien , il n'au-
roit lui - même plus rien à faire , & le
chef-d'œuvre de fes travaux feroit de
pouvoir refter oifif. Il eft certain , du
moins, que le plus grand talent des Chefs
eft de déguifer leur pouvoir pour le
rendre moins odieux, & de conduire
l'État fi pailiblement qu'il femble n'a-
voir pas bdfoin de conducteurs.
Je conclus donc que.comme le premier
devoir du i égiflateur eft de conformer
les loix à la volonté générale; la pre-
mière règle ce V Economie publique eft
que l'adminiftration foit conforme aux
loix. C'en fera même affez pour que
l'État ne foit pas mal gouverné , fi le
Légiflateur a pourvu comme ii Iedevoit
à tout ce qu'exigeoiéht les lieux , le cli-
mat, le fol , les mœurs, le voifinage,
& tous les rapports particuliers du peu-
ple qu'il avoit à inftituer. Ce n'eft pas
qu'il ne refte encore une infinité de dé-
tails de Police & d'Economie , abandon-
nés à la fâgefTe du Gouvernement ; mais
il a touiours deux règle? infaillibles pour
fe bien conduire dans ces occafions; Tu-
ne eft l'efprit de la loi qui doit fervir à
DIVERSES. 327
la décifion des cas qu'elle n'a pu prévoir;
l'autre efl la volonté générale , fource &
fupplément déroutes les loix,& qui doit
toujours être confultée à leur défaut.
Comment , me dira-ton, connoître la
volonté générale dans les cas où elle ne
s'eft point expliquée ?Faudra-t-iI affem-
bler toute la nation à chaque événement
imprévu ? Il faud a d'autant moins l'af-
fembler J qu'il n'eft pas fur que fa déci-
fion fût l'expreffion delà volonté géné-
rale; que ce moyen eft impratiquable
dans un grand peuple ; & qu'il eft rare-
ment néceffaire quand le Gouvernement
efl: bien intentionné; caries Chefs fça-
ventafTez que la volonté générale eft tou-
jours pour le parti le plus favorable à l'in-
térêt public, ceft-à dire le plus équitable:
de forte qu'il ne faut qu'être jufte pour
s'afTurer de fuivre la volonté générale.
Souvent quand on la choque trop ou-
vertement, elle fe laiffe appercevoir,
malgré le frein terrible de l'autorité pu-
blique. Je cherche le plus près qu'il
m'eft poilîble les exemples à fuivre en
pareil cas. A la Chine , le Prince a pour
maxime confiante de donner le tort à les
Officiers dans toutes les altercations qui
s'élèvent entr'eux & le peuple. Le pain
3^8 Œuvres
eft- il cher dans une Province; l'Inten-
dant eft mis en prilon : (e fait il dans une
autre une émeute; le Gouverneur eft caf-
fé : & chaque Mandarin réoond iur (a tê-
te de tout le mal qui arrive dans (on dé-
partement. Ce n'eft pas qu'on n'examine
enfuite l'affaire dans un procès régulier ;
mais une longue expérience en a ta;t pré-
venir amli lo jugement L'on a rarement
en cela quelque injuftice à réparer ; &
l'Empereur, perfuadé que la clameur pu-
blique nes'éleve jamais fansfujet,démê!e
touours,au travers des cris féditieux qu'il
pun t, de juftes griefs qu'il redrefTe.
C'efl beaucoup que d'avoir fait régner
l'ordre & la paix dans toutes les parties
de la République , c'efl: beaucoup que
l'Etat foit tranquille & la loi refpe&ée :
mais d l'on ne fait rien de plus , il y
aura dans tout cela plus d'apparence que
de réalité; & le Gouv rnement fe fera
difficilement obéir.s'il fe borne à l'obéif-
fance. S'il eft bon de fça.voir employer les
hommes tels qu'ils font, il vaut beau-
coup mieux encore les rendre rels qu'on
a befoin qu'ils foient: l'autorité la plus
abfolue eft celle qui pénétre jufqu'à l'in-
térieur de l'homme , & ne s'exerce pas
moins fur la volonté, que fur les actions.
DIVERSES. 3 29
II efl certain que les Peuples font à la
longue ce que le Gouvernement les fait
être; guerriers, citoyens, hommes,
quand il le veut; populace & canaille,
quand il lui plaît : & tout Prince qui
méprifefesfujets fe déshonore lui-même,
en montrant qu'il n'a pas fçu les rendre
eftimables. Formez donc des hommes ,
fî vous voulez commander à des hom-
mes; fi vous voulez qu'on obéifTe aux
loix, faites qu'on les aime, & que, pour
faire ce qu'on doit, il fuffife de fonger
qu'on le doit faire. C'étoit-là le grand
art des Gouvernemens anciens , dans ces
temps reculés où les Philofophes don-
noient des loix aux peuples, & n'em-
ployoient leur autorité qu'à les rendre fa-
ges & heureux. De-làtant de loix fomp-
tuaires, tant de reglemens fur les mœurs ,
tant de maximes publiques admifes ou
rejettées avec le plus grand foin. Les
Tyrans mêmes n'oublioientpas cette im-
portante partie de l'adminiilration ; &
on les voyoit attentifs à corrompre les
mœurs de leurs efclaves avec autant de
foin qu'en avoient les Magiftrats à cor-
riger celles de leurs concitoyens.
Mais nos Gouvernemens modernes, qui
croient avoir tout fait, quand ils ont tiré
330 Œuvres
de l'argent, n'imaginent pas même qu'il
foit néceffaire ou polïible d'aller juf-
ques-là.
II. Seconde règle effentielle de l'£-
eonomie publique, non moins importante
que la première. Voulez - vous que la
volonté générale foit accomplie? faites
que toutes les volonté:- particulières s'y
rapportent ; & comme la vertu n'eft que
cette conformité de la volonté particu-
lière à la générale, pour dire la même
chofe en un mot, faites régner la vertu.
Si les politiques étoient moins aveu-
glés par leur ambition, ils verroient
combien il eft impofTible qu'aucun éta-
blifTement.quel qu'il foit, puifle marcher
félon l'efprit de fon inftitution , sil n'eft
dirigé félon la loi du devoir; ils fenti-
roient que le plus grand reifort de l'au-
torité publique eft dans le coeur des ci-
toyens, & que rien n; peut fuppléer aux
mœurs pour le maintien du Gouverne-
ment. Non- feulement il n'y a que des
.gens de bien qui fâchent adminiftrer les
îoix ; mais il n'y a dans le fond que
d'honnêtes gens qui fâchent leur obéir.
Celui qui vient à bout de braver les re-
mords, ne tardera pas à braver les fup-
plices , châtiment moins rigou;eux ,
*
DIVERSES. 331
moins continuel , & auquel on a du
moins l'efpoir d'échapper ; &, quelques
précautions qu'on prenne , ceux qui n'at-
tendent que l'impunité pour mal faire ,
ne manquent guère de moyens d'élu-
der la loi ou d'échapper à la peine.
Alors, comme tous les intérêts parti-
culiers fe réunifient contre l'intérêt gé-
néral qui n'eft plus celui de personne ,
les vices publics ont plus de force pour
énerver les loix , que les loix n'en ont
pour réprimer les vices ; & la corrup-
tion du peuple & des chefs s'étend enfin
jufqu'au Gouvernement , quelque fage
qu'il puiffe être. Le pire de tous les abus
eft de n'obéir en apparence aux loix que
pour les enfreindre en effet avec iûreté.
Bientôt les meilleures loix deviennent
les plus funeftes ; il vaudroit mieux
cent fois qu'elles n'exiitaffent pas; ce
feroit une refïburce qu'on auroit encore
quand il n'en refte plus. Dans une pareille
fituation l'on ajoute vainement Edits fur
Edits, Réglemens fur Réglemens. Tout
cela ne fett qu'à introduire d'autres abus
fans corriger les premiers. Plus vous mul-
tipliez les loix , plus vous les rendez mé-
prifables ; & tous les furveillans que
vous iniHtuez ne font que de nouveaux
332 Œuvres
infra&eurs deftinés à partager avec les
anciens, ou à faire leur pillage à part.
Bientôt le prix de la vertu devient celui
du brigandage :les hommes les plus vils
font les plus accrédités : plus ils font
grands .plus ils (ont méprifables : leur
infamie éclate dans leurs dignités , & ils
font déshonorés parleurs honneurs. S'ils
achètent les fuffrages des chefs ou la
protection des femmes , c'eft pour ven-
dre à leur tour la juftice, le devoir &
l'Etat ; & le peuple , qui ne voit pas que
fes vices font la première caufe de fes
malheurs, murmure & s'écrie en gém'iC-
fant : « Tous mes maux ne viennent
» que de ceux que je paye pour m'en
» garantir ».
C'eft alors qu'à la voix du devoir
qui ne parle plus dans les cœurs , les
chefs font forcés de fubftituer le cri de
la terreur ou le leurre d'un intérêt appa-
rent dont ils trompent leurs créatures.
C'eft alors qu'il faut recourir à toutes les
petites & méprifables rufes qu'ils appel-
lent maximes d'Ecat, & myjîères du Ca-
binet. Tout ce qui refte de vigueur au
Gouvernement eft employé par fes mem-
bres à fe perdre & fupplanter l'un l'autre,
tandis que les affaires demeurent aban-
DIVERSES. 333
données , ou ne fe font qu'à mefure que
l'intérêt perfonnel le demande , & félon
qu'il les dirige. Enfin toute l'habileté de
ces grands politiques eft de fafciner telle-
ment les yeux de ceux dont ils ont be-
foin, que chacun croye travailler pour
fon intérêt en travaillant pour le leur:
je dis le leur , (î tant eft qu'en effet le vé-
ritable intérêt des chefs foit d'anéantir
les peuples pour les foumettre , & de
ruiner leur propre bien pour s'en afïu-
rer la pofleflion.
Mais quand les citoyens aiment leur
devoir ., & que les dépofitaires de l'au-
torité publique s'appliquent fincererr.ent
à nourrir cet amour par leur exemple &
par leurs foins, toutes les difficultés s'é-
vanouiffènt , l'adminiftration prend une
facilité qui la difpenfe de cet art téné-
breux dont la noirceur fait tout le myf-
tère. Ces efprits vaftes , fi dangereux &
fî admirés , tous ces grands iMiniftres
dont la gloire fe confond avec les mal-
heurs du peuple , ne font plus regret-
tés: les mœurs publiques fuppléent au
génie des chefs ; & plus la vertu règne ,
moins les ralens font néceffrires. L'am-
bition même eft mieux fervie par le
devoir que par l'ufurpation : le peuple ,
334 Œuvres
convaincu que fes chefs ne travaillent
qu'à faire fon bonheur, les difpenfe par
fa déférence de travailler à affermir leur
pouvoir ; & l'hiftoire nous montre en
mille endroits que l'autorité qu'il accor-
de à ceux qu'il aime & dont il eft aimé,
efl: cent fois plus abfolue que toute la
tyrannie des ufurpateurs. Ceci ne figni-
fie pai' que le Gouvernement doive crain-
dre d'ufer de fon pouvoir, mais qu'il
n'en doit u er que d'une manière légi-
time. On trouvera dans l'hiftoire mille
exemples de chefs ambitieux ou pufilla-
nimes, que la mohefTe ou l'orgueil ont
perdus; aucun qui fe foit mal trouvé
de n'être qu'équitable. Mais on ne doit
pas confondre la négligence avec la mo-
dération , ni la douceur avec la foibleffe.
Il faut être fevere pour êTe jufte : fouf-
frir la méchanceté qu'on a le droit &
le pouvoir de réprimer, c'eil être mé-
chant foi-même.
Ce n'eft pas afTez de dire aux ci-
toyens , foyez bons; il faut leur appren-
dre à l'être ; & l'exemple même , qui eft
à cet égard la première leçon, n'eft
pas le feul moyen qu'il faille employer:
l'amour de la patrie eft le plus efficace ;
car , comme je lai dé;adit, tout homme
DIVERSES. 335*
efl: vertueux,quandfa volonté particuliè-
re efr. conforme en tout à la volonté gé-
nérale : & nous voulons volontiers ce
que veulenc les gens que nous aimons.
Il femble que le fentiment de l'huma-
nité s'évapore & s'arrbiblifïe en s'éten-
dant fur toute la terre , & que nous ne
fçaurionsétre touchés des calamités de la
Tartarie ou du Japon , comme de celles
d'un peuple Européen. 11 faut en quelque
manière borner & comprimer l'intérêt 2c
la commifération pour lui donner de l'ac-
tivité. Or comme ce penchant en nous ne
peut être utile qu'à ceux avec qui nous
avons à vivre , il eiî bon que l'humanité
concentrée entre les concitoyens , pren-
ne en eux une nouvelle force par l'habi-
tude de fe voir , & par l'intérêt commun
qui les réunit. Il efr. certain que les plus
grands prodiges de vertu ont été pro-
duits par l'amour de la patrie: ce fen-
timent doux & vif, qui joint la force de
l'amour-propre à toute la beauté de la
vertu , lui donne une énergie qui, fans
la défigurer , en fait la plus héroïque
de toutes les payions. Ce M: lui qui pro-
duifit tant d'action? immortelles dont l'é-
clat éblouit nos foibles yeux, & tant de
grands hommes dont les antiques vertus
33^ Œuvres
parlent pour des fables depuis que l'a-
mour de la patrie eft tourné en déri-
fion. Ne nous en étonnons pas: lestrank»
poi ts des cœurs tendres pa: oiffent autant
de chimères à quiconq e ne les a point
fentis; & l'amour de la patrie, plus vif
& plus délicieux cent fou. que celui
d'une maitreffe ne fe conçoit de même
qu'en 1 éprouvant : mais il eft aifé de
remarquer dan> tous les cœurs qu'il
échaufie, dans toutes les aérions qu'il mC-
pire j cette ardeur bouillante & iubiime
dont ne brille pas la plus pure vertu,
quand elle en eft fépatée. Ofons op-
pofer Socraie meme à C aton ; l'un étoit
plus Philofophe , & l'autre plus citoyen.
Athènes étoit déia pe.due, & Socrace
n'avoit plus de patrie que le monde en-
tier : Caton porta toujours la flenne au
fond de fon cœur; il ne vivoit que pour
elle , il ne put lui furvivre. La vertu
de Socrate eft celle du plus fage des
hommes : mais entre Céfar & ïompée %
Caton ferrrble un Dieu parmi des mor-
tels. L'un inftruit quelques particuliers,
combat les Sophiftes , & meurt pc ur la
vérité : l'autre défend l'Etat , la liberté ,
les loix contre les conquérans du mon-
de , & quitte enfin la terre, quand .1
n'y avoit plus de patrie à fervir. Un di-
gne
DIVERSES. 337
gne élève de Socrate feroit le plus ver-
tueux de Tes contemporains ; un digne
émule de Caton en feroit le plus grand.
La vertu du premier feroit fon bon-
heur; le fécond chercheroit fon bonheur
dans celui de tous. Nous ferions inftruits
par l'un , & conduits par l'autre ; & cela
feul décideroit de la préférence : car
on n'a jamais fait un peuple de fages ;
mais il n'eft pas impolllble de rendre
un peuple heureux.
Voulons - nous que les peuples foient
vertueux? Commençons donc par leur
faire aimer la patrie ; mais comment
l'aimeront «ils, fï la patrie n'efl: rien de
plus pour eux que pour des étrangers ,
& qu'elle ne leur accorde que ce qu'elle
ne peut refufer à perfonne ? Ce feroit
bien pis , s'ils n'y jouiffoient pas même
de la fureté civile , & que leurs biens ,
leur vie ou leur liberté fufTent à la dif-
crétion des hommes puiffans , fans qu'il
leur fût podîble ou permis d'ofer récla-
mer les loix. Alors fournis aux devoirs
de l'état civil , fans jouir même des
droits de l'état de nature, & fans pou-
voir employer leurs forces pour le dé-
fendre , ils feroient par confcquent dans
la pire condition où fe puiffent trouver
Tome III. P
358 Œuvres
des hommes libres, & le mot de PatrU
ne pourroit avoir pour eux qu'un fens
odieux ou ridicule. Il ne faut pas croire
que 1 on puifle offenfer ou couper un
bras, que la douleur ne s'en porte à Jà
tête ; & il n'eft pas plus croyable que la
volonté générale confente qu'un membre
di l'Etat» quel qu'il foit , en blefle ou
détruife un autre , qu'i-1 ne l'eft que les
doigts d'un homme ufatit de la raifon
aillent lui crever les -yeux. La fureté
particulière eft tellement- liée- avec la
confidération publique, que, fans les
égards que l'on doit à la toibleiïe hu-
maine , cette convention feroit difloute
par le droit , s'il périfioit dans l'État
un feul citoyen qu'on eût pu fccour.ir,
fi l'on en retenoit à tort un feul en pri-
fon , & s'il fe perdoit un feul procès avec
une injuftice évidente : car les conven-
tions fondamentales étant enfreintes, on
ne voit plus quel droit ni quel intérêt
pourroit maintenir le peuple dans l'u-
nion fociale : à moins qu'il n'y fût rete-
nu par la feule force qui fait la difTolu-
tion de l'État civil.
En effet , l'engagement du corps de
la nation n'eft -il pas de pourvoir à la
confervation du dernier de fes membres
DIVERSES. 339
avec autant de foin qu'à celîe de tous
les autres? & le falut d'un citoyen eft - i!
moins la caufe commune que celui de
tout l'État ? Qu'on nous riife qu'il eft
bon qu'un feul périfle pour tous , j'ad-
mirerai cette fentence dans la bouche
d'un digne & vertueux patriote qui fe
confacre volontairement & par devoir à
la mort pour le falut de fon pays : mais
il l'on entend qu'il foit permis au gouver-
nement de facrifier un innocent au falut
de la multitude , je tiens cette maxime
pour une des plus exécrables que jamais
la tyrannie ait inventées, la plus fauffe
qu'on puifle avancer J la plus dangereufe
qu'on puifle admettre, & la plus direc-
tement oppofée aux loix fondamentales
de la fociété. Loin qu'un feul doive périr
pour tous, tous ont engagé leurs biens
& leurs vies à la défenfe de chacun d'eux,
afin que la foiblefle particulière fût tou-
jours protégée par la force publique , 8c
chaque membre par tout l'État, .-.près
avoir par fuppofition retranché du peu-
ple un individu après l'autre , prefîez les
partifans de cette maxime à mieux ex-
pliquer ce qu'ils entendent par le Corps de
VEtai '•, & vous verrez qu'ils le réduiront
à la fin à un petit nombre d'hommes qui
340 Œuvres
ne font pas le peuple , mais les Officiers
du peuple ; & qui , s'étant obligés par
un ferment particulier à périr eux-
mêmes pour fon falut , prétendent prou-
ver par-là que c'efl à lui de périr pour
le leur.
Veut-on trouver des exemples de la
protection queTÉtat doit à Tes membres,
& du refpeér qu'il doit à leurs perfonnes ?
Ce n'eft que chez les plus illuftres & les
plus courageufes nations de la terre qu'il
faut les chercher , & il n'y a guère que les
peuples libres ou l'on fâche ce que vaut
un homme. A Sparte , on fait en quelle
perplexité fe rrouvoit toute la Républi-
que, lorïquil étoït queftion de punir un
citoyen coupable. En Macédoine , la vie
d'un homme écoit une affaire fî impor-
tante, que, dans toute la grandeur d'Ale-
xandre, ce puiflant Monarque n'eût ofé
de fang-froid faire mourir un Macédo-
nien criminel , que l'accufé n'eût compa-
ru pour fe défendre devant fes conci-
toyens, & n'eût été condamné par eux.
Mais les Romains fe diftinguerent au-
deffus de tous les peuples de la terre par
les égards du gouvernement pour les par-
ticuliers , & par fon attention fcrupuleu-
fs à refpe&er les droits inviolables de
DIVERSES. 341
tous les membres de l'État. Il n'y avoic
rien de fi facré que la vie des fimples ci-
toyens ; il ne falloit pas moins que l'af-
femblée de tout le peuple pour en con-
damner un ; le Sénat même ni les Con-
fia dans toute leur maiefté,n'en avoietit
pasledroit; & chez le plus puifTant peu-
ple du monde , le crime & la peine d'un
citoyen étoientune défo:_tion publique;
auflî parut- il fi dur d'en verfer le fang
pour quelque crime que ce pût être , que,
par la loi Porcia, la peine de mort fut
commuée en celle de l'exil , pour tous
ceux qui voudroient furvivre à la perre
d'une fi douce patrie. Tout refpiroit à
Rome & dans les armées cet amour des
concitoyens les uns pour les autres , & ce
refpectpour le nom Romain qui élevoit
le courage &animoit la vertu de quicon-
que avoit l'honneur de le porter. Le cha-
peau d'un citoyen délivré d'efclavage , la
couronne civique de celui qui avoit fau-
ve la vie à un autre , étoit ce qu'on regar-
doit avec le plus de plaifir dans lapompe
des triomphes ; & il eft: à remarquer que,
des couronnes dont on honoroit à la guer-
re les belles actions , il n'y avoit que la
civique & celle des triomphateurs qui fuf-
fent d'herbe 6V de feuilles; toutes les au-
Piii
342 Œuvres
très n'étoient que d'or. C'ert ainfî que Ro-
me fut vercueufe, & devint la maitrefle
du monde. Chefs ambitieux! un Pâtre
gouverne fes chiens & fes troupeaux , &
n'eft que le dernier des hommes. S'il efr,
beau de commander , c'eft quand ceux
qui nous obéiflent peuvent nous honorer :
refpeelez donc vos concitoyens , & vous
vous rendrez refpeclables : refpectez la
liberté , & votre puiflance augmentera
tous les jours : ne paflez jamais vos droits,
& bien-toc ils feront fans bornes.
Que la patrie fe montra donc la mère
commune des citoyens; que les avanta-
ges dont ils jouifïent dans leur pays le
leur rendent cher; que le Gouvernement
leur laifle affez de part à l'adminiftration
publique pour fentirqu'ils font chez eux;
& que les loix ne foient à leurs yeux que
les garans de la commune liberté. Ces
droits , tout beaux qu'ils font , appartien ■
nent à tous les hommes ; mais fans paroi-
tre les attaquer directement , la mauvaife
volonté des chefs en réduit ai fément l'ef-
fet à rien. La loi dont on abufe fort à la
fois au puiiïànt d'arme offenfive , & de
bouclier contre le foible ; & le prétexte
du bien public efl: toujours le plus dan-
gereux fléau du peuple. Ce qu'il y a de
DIVERSES. 343
pîus>nécenràïre,& peut être de plus diffi-
cile dans le gouvernement, c'eft une in-
tégrité févère à rendre juftice à tous , 6c
fur-tout à protéger le pauvre contre la
tyrannie du riche. Le plus grand mal eft
déjà fait , quanti on a de? pauvres à dé-
fendre & des riches à contenir. C'eft fur
la médiocrité feule que s'exerce toute la
force des Ioïx ; elles font également im-r
puiiTantes contre les tréfors du riche &
contre la irifere du pauvre: le premier
les élude, le fécond leur échappe: l'un
brjfe la toile, & l'autre paffe au travers.
C'eft donc une des plus importantes
affaires du gouvernement, de prévenir
l'extrême inégalité des Fortunes : non en
enlevant les tréfors à lev.rs ^oC'.iîcars ,
mais en ôiant à tous les. moyens d'en ac-
cumuler : non en bâti/Tant des hôpitaux
pour les pauvres , mais en gnrantiffant les
citoyens de le devenir. Les hommes iné-
galement diftribués fur le territoire, &
entafics dans urt lieu , tandis que les au-
tres fgdépeuplent ;les arts d'agrément &
de pure industrie favorifés aux dépens
des métiers utiles & pénibles , l'agricul-
ture facrifiée au commerce; le Publicain
rendu nécefïaire par la mauvaife admi-
nifiratiori des dehiers de l'État; enfin la
Piv
344 Œuvres
vénalité poufTée à tel excès , que la con-
fédération fe compte avec les piftoles , &J
que les vertus mêmes fe vendent à prix
d'argent: telles font les caufes les plus
fenfibles de l'opulence & de la mifere ,
de l'intérêt public , de la haine mutuelle
des citoyens, de leur indifférence pour
Jacaufe commune , de la corruption du
peuple , & del'afFoibliffement de tous les
reifbrtsdu Gouvernement. Tels font par
conféquent les maux qu'on guérit diffici-
lement , quand ils fe font fentir ; mais
qu'une fage adminiftration doit prévenir,
pour maintenir avec les bonnes mœurs le
refpeft pour les loix , l'amour de la pa-
trie , & la vigueur de la volonté générale.
Mais toutes ces précautions feront in-
luffifantes , fi Ton ne s'y prend de plus
loin encore. Je finis cette partie de V Eco-
nomie publique, par où j'aurois dû la
commencer. La patrie ne peut fubfifter
fans la liberté, ni la liberté fans la vertu,
ni la vertu fans les citoyens : vous aurez
tout G vous formez des citoyens : fans ce-
la vous n'aurez que de mcchansefclaves,
à commencer par les chefs de TÉtat. Or
former des citoyens n'efl: pas l'affaire
d'un jour ; &, pour les avoir hommes , il
faut les inftruire enfans. Qu'on me difè
DIVERSES. 34J
que quiconque a des hommes à gouver-
ner , ne doit pas chercher hors de leur na-
ture une perfection dont ils ne font pas
fufceptibles ; qu'il ne doit pas vouloir dé-
truire en eux les pallions , & que l'exécu-
tion d'un pareil projet ne feroit pas plus
defirable que poiïible. Je conviendrai
d'autant mieux de tout cela , qu'un hom-
me qui n'auroit point de parlions feroit
certainement un mauvais citoyen : mais
il faut convenir auflî que,fî l'on n'apprend
point aux hommes à n'aimer rien , il n'eff,
pas impolTïble de leur apprendre à aimer
un objet plutôt qu'un autre ., & ce qui efr.
véritablement beau ., plutôt que ce qui eft
difforme. Si, par exemple , on les exerce
aflez tôt à ne jamais regarder leur indivi-
du que par fes relations avec le corps de
l'État, & à n'appercevoir , pour ainfi di-
re, leur propre exiftence que comme une*
partie de la fienne ; ils pourront parvenir
enfin à s'identifier en quelque forte avec
ce plus grand Tout , à fe fentir membres
de la patrie , à l'aimer de ce fentimenc
exquis que tout homme ifolé n'a que
pour foi-même, à élever perpétuellement:
leur ame à ce grand objet J & à transfor-
mer ainfi en une vertu fublime j cette
difpofirion dangereufe d'où naiffenttous
Pv
34*
Œuvres
nos vices. Non feulement la philofophie
démontre la poflibilité de ces nouvelles
directions, mais fhiftoireen fournit mille
exemples éclatans : s'ils font fi rares par-
mi nous , c'eft que perfonne ne fe foucie
qu'il y ait des citoyens, & qu'on s'avife en-
core moins de s'y prendre affez tôt pour
les former. II n'efr. plus temps de chan-
ger nos inclinations naturelles , quand
elles ont pris leur cours, & que l'habitude
s'eft jointe à l'amour-prcpre : il n'efl plus
temps de nous tirer hors de nous-mêmes ,
quand une fois le Moi humain concentré
dans nos coeurs y a acquis cette méprifa-
ble activité qui abforbe toute vertu &
fait la vie des petites âmes Comment l'a-
mour de la patrie pourroit-il germer au
milieu de tant d'autres pallions qui l'é-
touffent ? &'. que refte-t-il pour les conci-
toyens, dans un eccur déjà partagé entre
l'avarice , une maitreffe , & la vanité?
C'efl: du premier moment de la vie ,
qu'il faut apprendre à mériter de vivre ;,
éc comme on participe, en naiffant, aux
droits des citoyens , l'inflant de notre
nailïance doit être le commencement de
l'exercice de nos devoirs. S'il y a des
loix pour l;âge mûr J il doit y en avoir
pour l'enfance, qui enfeignent à obéir
DIVERSES, 347
aux' autres ; & comme on ne laiiTe pas U
raifon de chaque homme unique arbitre
de (es devoirs; on doit d'autant moins
abandonner aux lumières & aux préjuges
des pères l'éducation de leurs enfans ,
qu'elle importe à l'État encore plus
qu'aux pères : car, félon le cours de la na-
ture , fa mort du père lui dérobe fouvent
Jes derniers fruits de cette éducation ;
mais la patrie en fent tôt ou tard les ef-
fets : l'Etat demeure & la famille fe dif-
fout. Que h" l'autorité publiaue , en pre-
nant la place des pères , & fe chargeant
de cette importante fonction , acquiert
leurs droits en rempliffant leurs devoirs;
ils ont d'autant moins fujet de s'en plain-
dre , qu'à cet égard ils ne font propre-
ment que changer de nom , & qu'ils au-
ront en commun , fous le nom de ci-
toyens ,1a même autorité fur leurs en-
fans qu'ils exerçoient féparément fous le
nom de pères, & n'en feront pas moins
obéis en parlant au nom de la loi , qu'ils
l'étoient en parlant au nom de la nature.
L'éducation publique j fous d.s règles
prefcrites par le Gouvernement, & fous
des Magiltats établis par le Souverain ,
eft donc une des maximes fondamentales
du Gouvernement populaire ou légitime.
Pvj
348 Œuvres
Si les enfans font élevés en commun dans
lefeinde régalité,s'ils font imbus des loix
de l'État & des maximes de la volonté
générale , s'ils font inftruits à les refpec-
ter pardefïus toutes chofes , s'ils font en-
vironnés d'exemples & d'objets qui leur
parlent fans cette de la tendre mère qui
les nourrit, de l'amour qu'elle a pour eux,
des biens ineftimables qu'ils reçoivent
d'elle , & du retour qu'ils lui doivent, ne
doutons pas qu'ils n'apprennent ainfi à fe
chérir mutuellement comme des frères ,
à ne vouloir jamais que ce que veut la So-
ciété , à fubftituer des actions d'hommes
& de citoyens au ftérile & vain babil des
Sophiftes , & à devenir un jour les défen-
deurs & les pères de la patrie , dont ils
auront été fi long-temps les enfans.
Je ne parlerai point des Magiftrats def-
tinés à préfider à cette éducarion , qui
certainement eft la plus importante affai-
rede l'État. On fent que, Ci de telles mar-
ques de la confiance publique étoient lé-
gèrement accordées fi cette fonction fu-
blime n'étoit , pour ceux qui auroient
dignement rempli toutes les autres, le
prix de leurs travaux , l'honorable &
deux repos de leur vieillefle & le comble
de tous les honneurs , toute l'entreprife
DIVERSES. 349
feroit inutile & l'éducation fans fuccès:
car par-tout où la leçon n'eft pas foute-
nue par l'autorité , & le précepte par
l'exemple, 1 inftru&ion demeure fans
fruit, & la vertu même perd fon crédit
dans la bouche de celui qui ne la pratique
pas. Mais que des guerriers illuftres, cour-
bés fous le faix de leurs lauriers.prêchent
le courage ; que des Magiftracs intègres,
blanchis dans la pourpre & fur les tri-
bunaux , enfeignent la juftice : les uns
& les autres fe formeront ainfi de ver-
tueux fucceffeurs , & transmettront d'âge
en âge aux générations fuivantes , l'ex-
périence & les talens des chefs , le cou-
rage & la vertu des citoyens , & l'ému-
lation commune à tous de vivre & de
mourir pour la patrie.
Je ne fçache que trois peuples qui
aient autrefois pratiqué l'éducation pu-
blique ; fçavoir les Cretois , les Lacédé-
moniens & les anciens Perfes. Chez tous
les trois elle eut le plus grand fuccès ; elle
fit des prod ges chez les deux derniers.
Quand le monde s'eft trouvé divifé en
nations trop grandes pour pouvoir être
bien gouvernées, ce moyen n'a plus été
praticable , & d'autres raifons, que le
le&eur peut voir aifément , ont encore
3Jo Œuvres
empêché qu'il n'ait été tenté chez aucun
peuple moderne. C'eft une chofe tre3
remarquable que les Romains aient pu
s'en paiTer ; mais Rome fut durant cinq
cents ans un miracle continuel que le
monde ne doir plus efpérer de revoir. La
vertu des Romains, engendrée par l'hor-
reur de la tyrannie & des crimes des ty-
rans, & par l'amour inné de la patrie , lit
de routes les maifons de Rome autant
d'écoles de citoyens : le pouvoir (ans bor-
nes d s pères fur leurs enfans mit tant de
févéritédans la police particulière , que
le père , plu- craint que les •'. agiflrats ,
étoitdans Ton tribunal domeftique lecen-
feurdes mœurs & le vengeur des loir.
C'e-ft: ainfi qu'un Gouvernement atten-
tif & bien intentionné, veillant fans ceffe
à maintenir ou rappeller chez le peuple
l'amour de la patrie & les bonnes mœurs,
prévient de loin les maux qui réfultent
tôt ou tard de l'indifférence des citoyens
pour !e fort de la République , & con-
tient dans d'étroites bornes cet intérêt
perfonnel , qui ifote Tellement les parti-
culiers , que l'État s'jffoiblit par leur
puiflance & n'a rien à efpcrer de l<
bonne volonté. Par-tout où le peuple
aime (on pays, refpe&e les loix & vit
I
DIVERSES. 35T
amplement 3 il refte peu de chofe à faire
pour Je rendre heureux; & dans l'admi-
niftration publique , où la fortune a
moins de part qu'au fort des particuliers ,
la fageflê eft fî près du bonheur , que ces
deux objets fe confondent.
Cen'eilpas affez d'avoir des citoyens
& de les protéger; il faut encore fonger
à leur fubfiftance : pourvoir aux be-
foins publics , eft une fuite évidente de ia
volonté générale , &le rroilîeme devoir
effentiel du Gouvernement. Ce devoir
n'eft par, comme on doit le fentir ., de
remplir les greniers des particuliers & les
difpenfer du travail ; mais de maintenir
l'abondance tellement à leur portée, que,
pour Pacquérirje travail foit toujours né-
cédai re & ne foit jamais inutile. Il s'étend
auffi à toute^ les opérations quiregardent
l'entretien du'fîfc, & les dépenfes de Tad-
miniflration publique. Ainfi, après avoir
parlé de YÉconomk générale par rapport
au gouvernement des pet formes ; il nous
refte à la co/nfidérer par rapport à Fad-
miniftianon des biens.
Cette partie n'offre pas moins de diffi-
cultés à réfoudre , ni de contradictions
à lever ,que la précédente. Il eftcertaia
que le droit de propriété eft: le plus facré
35^ Œuvres
de tous les droits des citoyens , & plus
importantà certains égardsque la liberté
même : (bit parce qu'il tient de plus près
à la confervation de la vie; foit parce que,
les biens étant plus faciles à ufiuper &
plus pénibles à défendre que la perfonne,
on doit plus refpecler ce qui fe peut ravir
plus aifément; foit enfin parce que la
propriété eft le vrai fondement de la So-
ciété civile , & le vrai garant des enga-
gemen> des citoyens : car fl les biens ne
répondoient pas des perfonnes , rien ne
feroit fi facile que d'éluder fes devoirs &
de fe moquer des loix. D'un autre côté,
il n'efl: pas moins fur que ie maintien de
l'État & du Gouvernement exige des frais
& de la dépenfe ; & comme quiconque
accorde la fin ne peut refufer les moyens,
il s'enfuit que les membres de la fociété
doivent contribuer de leurs biens à fon
entretien. De plus , il efi: difficile d'af-
iûrer d'un côté la propriété des particu-
liers fans l'attaquer d'un autre , & il n'eft
paspoflible que tous les Réglemens qui
regardent l'ordre des fucceffions, îestef-
tamens , les conrrats, ne gênent les ci-
toyens , à certains égards , lur la difpofi-
tion de leur propre bien , & par confé-
quent fur leurs droits de propriété.
DIVERSES. 3 f 3
Mais, outre ce que j'ai dit ci-devant de
Taccord qui reçue entre l'autorité de la
loi & la liberté du citoyen, il y a, par
rapport à la difpofition des biens une re-
marque importante à faire , qui levé bien
des difficultés. C'eft , comme l'a montré
Puffendorjf, que par la nature du droit
de propriété , il ne s'étend point au-delà
de la vie du propriétaire , & qu'à l'inf-
tant qu'un homme eft mort , fon bien ne
lui appartient plus. Ainfi lui prefcrire les
conditions fous lefquelles il en peut diipo-
fer , c'eft au fond moins altérer fon droit
en apparence , que l'étendre en effet.
Fn général , quoique l'inftitution des
loix qui règlent le pouvoir des particu-
liers dans la difpofition de leur prorre
bien n'appartienne qu'au Souverain ,1'ef-
prit dec^sloix j que le Gouvernement
doit fuivre dans leur application, eft que,
de père en fils & de proche en proche ,
les biens de la famille en fortent & s'aliè-
nent le moins qu'il eft poflible. Il y a une
rai'on fenfiblede ceci en faveur des en-
fans , à qui le droit de propriété feroit
fort inutile , fi le père ne leur laiffoit
rien , & qui de plus , ayant fou vent con-
tribué par leur travail à l'acquifition des
biens du père, font de leur chef aflbdés
3J4 Œuvres
à fon droit. Mais une autre raifon plus
éloignée & non moins importante , eft
que rien n'efl plus funefte aux mœurs &
à la République, que les changemens
continuels d'état & de fortune entre les
citoyens; changemens qui font la preuve
& la fource de mille défordres, qui boul-
verfent & confondent tout ; & par les-
quels ceux qui font élevés pour une
chofe , fe trouvant deftinés pour une au-
tre, ni ceux qui montent ni ceux qu'i des-
cendent ne peuvent prendre les maximes
ni les lumières convenables à leur nouvel
état , & beaucoup moins en remplir les
devoirs. Je pafie à l'objet des finances
publiques.
Si le peuple fe gouvernoit lui-même ,
& qu'il n'y eût rien d'intermédiaire entre
l'adminiftration de l'État & les citoyen?,
ils n'auroient qu'à fe cottiferdansfocca-
fîon , à proportion des befoins publics &
des facultés des particuliers ; & comme
chacun ne perdroit jamais de vue le re-
couvrement ni l'emploi des deniers , il
ne pourroit fe glifler ni fraude , ni abus
dans leur maniement: FÉrat ne feroit
jamais obéré de dettes, ni le peuple ac-
cablé d'impôts ; ou du moins la certitude
de l'emploi leconfokroitdcladuretéde
diverses. 3 y y
la taxe. Mais les chofes ne fçauroient al-
ler ainii : & quelque borné que foit un
État , la fociécé civile y eft toujours trop
no<mbreufepour pouvoir être gouvernée
par tous fes membres. Il faut néceffaire-
mentque les deniers publics paffentpar
les mains des chefs , lefquels , outre l'in-
térêt de l'État, ont tous le leur particulier,
qui n'eft pas le dernier écouté. Le peu-
ple , de fon côté , qui s'apperçoit plutôt
de l'avidité des chefs, & de leurs folles
dépenfes, que des befjins publics, mur-
mure de fe voir dépouiller du néceflaire
pour fournir au luperflu dautrui ; &
quand une forces manœuvres l'ont aigri
jufqu'à certain point , la plus intègre ad-
miniftration ne viendroit pas à bout de
rétablir la confiance. Alors , fi les con-
tributions font volontaires, elles ne pro-
duifent rien; fi elles font forcées, elles
font illégitimes; & c'efl: dans cette cruelle
alternative de laifler périr l'État ou d'ar-
taqjer le droit facré de la propriété, qui
en eft le foutien, queconhite la difficulté
d'une juftc & fage Économie.
La première chofe que doit faire , après
l'étab!ifleinentde;loix , l'inftituteur d'u-
ne République, c'eft d; trouver un fonds
fuffilant pour l'entretien desMagiftrats,
35"o Œuvres
& autres officiers , & pour toutes les
dépenfes publiques. Ce fonds s'appelle
ALrarium ou Fifc , s'il e(\ en argent ; Do-
maine public , s'il eft en terres ; & ce der-
nier eft de beaucoup préférable à l'autre,
par des raifons faciles à voir. Quiconque
aura fuffifamment réfléchi fur cette ma-
tière , ne pourra guère être à cet égard
d'un autre avis que Bodin , qui regarde
le domaine public comme le plus hon-
nête & îe plus fur de tous les moyens
de pourvoir aux befoins de l'État ; & il
efr. à remarquer que le premier loin de
Romulus , dans la divifîon des terres , fut
d'en deftinerle tiers à cetufage J'avoue
qu'il n'efr. pas impofTible que le produit
du domaine mal adminiftré , fe réduife à
rien ; mais il n'eft pas de Peflfence du do-
maine d'être mal adminiftré.
Préalablement à tour emploi , ce fonds
doit être afïrgné ou accepté par I'aflem-
blée du peuple ou des États du pays ,
qui doit enfuite en déterminer fufage.
Après cette folemnité.qui rend ces fonds
inaliénables , ils changent , pour ainfi
dire, de nature; & leurs revenus de-
viennent tellement (acres , eue c'eft non-
feulement le plus infâme de tous les vols,
mais un crime de lefe-majefté que d'en
DIVERSES. 357
détourner la moindre chofe au préjudice
de leur deftination. C'eft un grand dés-
honneur pour Rome que l'intégrité du
Quefteur Caton y ait été un fujet de re^-
marque & qu'un Empereur, récompen-
fant de quelques écus le talent d'un chan-
teur , ait eu befoin d'ajouter que cet ar-
gent venoit du bien de fa famille , & non
de celui de l'État. Mais s'il fe trouve peu
de Galba , où chercherons-nous des Ca-
tons ? & quand une fois le vice ne désho-
norera plus , quels feront les chefs afïez
fcrupuleux pour s'abfrenir de toucher
aux revenus publics abandonnés à leur
difcrétion , & pour ne pas s'en impofer
bien-tôt à eux-mêmes , en affe&ant de
confondre leurs vaines & fcandaleufes
diflipations avec la gloire de l'État,& les
moyens d'étendre leur autorité avec ceux
d'augmenter fa puifTance ? C'eft fur- tout
en cette délicate partie de l'adminiftra-
tion que. la vertu efl; le feul infîrument
efficace > & que l'intégrité du Magiftrat
eft le feul frein capable de contenir fort
avarice. Les livres & tous les comptes
des Régiffeurs fervent moins a déceler
leurs infidélités qu'à les couvrir , & la
prudence n'eft jamais auflï prompte à
imaginer de nouvelles précautions que
358 Œuvres
la friponnerie à les éluder. Laiflez donc
les registres & papiers , & remettez les
finances en des mains ridelles ; c'eft le
feul moyen qu'elles fbient fidèlement
régies.
Quand une fois les fonds publics font
établie, les chefs de l'Etat en font de droit
le adminiftrateurs; car cette adminiftra-
tij.i fait une partie du Gouvernement
t jujours effentieile, quoique non toujours
également : fon influence augmente à
mefure que celle des autres refforts di-
minue ; & l'on peut dire qu'un Gouverne-
ment eft parvenu à fon dernier degré de
corruption , quand il n'a plus d'autre
nerf que l'argent: or comme tout Gou-
vernement tend fans ce'fe au relâche-
ment , cette feule raifon montre pour-
quoi nul Etat ne peut habiliter., fi les re-
venus n'augmentent fans cefTe.
Le premier fentiment de la nécefTité
de cette augmentation , eft auflî le pre-
mier figne du défordre intérieur de l'État;
& le fage adminiftrateur , en fongeant à
trouver de l'argent pour pourvoir au be-
foin préfcnt , ne néglige pas de recher-
cher la caufe éloignée de ce nouveau be-
foin : comme un marin» voyant l'eau ga-
gner fon vaiiTeau, n'oubl.e pas, en iai-
D'IVERS.ES. 359
Tant jouer les pompes, de faire aufli cher-
cher & boucher la voie*
De cette règle découle la plus impor-
tante maxime de l'adminiftration des fi-
nances , qui eft de travailler avec beau-
coup plus de foin à prévenir les befoins
qu'à augmenter les revenus. De quelque
diligence qu'on puiflTeufer, le fecburs qui
ne vient qu'après .le mal, & plus lente-
ment, laifîe toujours l'Etat enfouffrance :
tandis qu'on: fonge à remédier à un in*
convénient , un autre Te fait déjà fentir ,
&• les refîburces inêmes produifent de
nouveaux inconvéniens : de forte qu'à la
fin la nation s'obère ,1e peuple eft foulé,
le Gouvernement perd toute fa vigueur
& rie fait plus que. peu de .cho'e avec
beaucoup d'argent. Je croie que de cette
grande maxime bien établie, découloient
les prodiges des Gouvernemens anciens
qui faifoient plus avec leur parfîmonie,
que les nôtres avec tous leurs créfors ; 8c
c?eft peu'-étre d 3-îà qu'efc dérivi.'e l'ac-
ception vulgaire du mot d'Économie, qui
s'entend plutôt du fage ménagement de
ce qu'on a, que des moyens d'acquérir
ce que l'on n'a pas.
Indépendamment dirdomaine public ,
qui rendà i'Étac à proportion de la .pro-
3<5o
Œuvres
bité de ceux qui le régiflent , fi l'on con-
noifloit afTcz toute la force de l'adminif-
tration générale, furtout quand elle fe
borne aux moyens légitimes , on feroit
étonné des reflources qu'ont les chefs
pour prévenir tous les befoin? publics ,
fans toucher aux biens des particuliers.
Comme ils font les inajîttes de tout le
commerce de l'État , rien ne leur eft fi
facile que de le diriger d'une manière
qui pourvoye à tout , fouv^nt fans qu ils
paroiflent s *en mêler. La distribution des
denrées , de l'argent & des marchandifes
par de juftes proportions, félon les temps
& les lieux , eft le vrai fecret des h inan-
ces & la fource de leurs richeiîes , pourvu
que ceux qui les admimftrent fâchent
porter leur vue aflez loin , & faire dans
l'occafion une perte apparente & pro-
chaine pour avoir réellement des piofits
immenfes dans un temps éloigné. Quand
on voit un Gouvernement payer des
droits, loin d'en recevoir, pour la fortie
des bleds dans les années d'abonda; ee,&
pour leur introduction dans les années de
difette , on a befoin d'avoir de tels faits
fous les yeux pour les croire v rit.ble ,
& on les mettroit au rang des i rrans ,
s'ils fe fulTent palTés anciennement. Sup-
putons
DIVERSES, 361
pofons que,pour prévenir la difette dans
les mauvaifes années, on proposât d'éta-
blir des magafïns publics, dans combien
de pays l'entretien d'un établiffement fi
utile ne ferviroit-il pas de prétexte à de
nouveaux impôts? A Genèveces greniers
établis & entretenus par une fage admi-
niftration, font la reflource publique dans
les mauvaifes années , & le principal re-
venu de l'État dans tous les temps ;^/ùcV
ditat , c'eft la belle & jufte infcript:on
qu'on lit fur la façade de l'édifice. Pour
expofer ici le fyftême économique d'un
bon Gouvernement, j'ai fouvent tourne
les yeux fur celui de cette République :
heureux de trouver ainfi dans ma patrie
l'exemple de la fagefîe & du bonheur
que je voudrois voir régner dans tous les
pays!
Si Ton examine comment croiflent les
befoins d'un État, on trouvera que fou-
vent cela arrive à-peu-près comme chez
les particuliers , moins par une véritable
néceffité que par un accroifTtment de de-
fîrs inutiles,& que fouvent on n'augmenta
la dépenfe que pour avoir un prétexte
d'augmenter la recette : de forte que
l'État gagneroit quelquefois à fe pafler
d'être riche , & que cette rkhefle appa-
Tome III. Q
3 6 2 Œuvres
rente lui eft au fond plus onéreufr que ne
feroit la pauvreté même. On peut elpé-
rer , il eft vrai , de tenir les peuples dans
une dépendance plus étroite, en leur
donnant d'une main ce qu'on leur a pris
de l'autre; & ce fut la politique dont u a
Jofeph avec les Égyptiens ; mais ce vain
fophifme eft d'autant plus funefte à l'É-
tat , que l'argent ne rentre plus dans les
mêmes mains d'où il eft forti ; & qu'avec
de pareilles maximes , on n'enrichit que
des fainéans de la dépouille des hommes
utiles.
Le goût des conquêtes eft une des cau-
fes les plus fenfibles & les plus dange-
reuîes de cette augmentation. Ce goût ,
engendré (ouvent par une autre efpece
d'ambition que celle qu'il femble annon-
cer, n'eft pas toujours ce qu'il paroît être,
& n'a pas tant pour véritable motifle de-
* fir apparent d'aggrandir la nation, que le
defir caché d'augmenter au-dedans l'au-
torité des chefs , à l'aide de l'augmenta-
tion des troupes _, & à la faveur de la di-
verficn que font les objets de la guerre
dans l'efprit des citoyens.
Ce qu'il y a du moins de très certain ,
c'eft que rien n'eft (î foulé ni fi miférable
que les peuples conquérans , & qui leurs
DIVERSES. 363
fuccès mêmes ne font qu'augmenter leur
mifere : quand l'hiftoire ne nous l'ap-
prendroit pas, la raifon fuffiroit pour nous
démontrer que plus un État eft grand , &
plus les dépenfes y deviennent propor-
tionnellement fortes & onéreufes : car il
faut que toutes les provinces fourniflent
leur contingent aux frais de l'adminif-
tration générale, & que chacune , outre
cela , faiTe pour la fienne particulière , la
même dépenfe que fi elle étoit indépen-
dante. Ajoutez que toutes les fortunes fe
font dans un lieu & fe confument dans
un autre ; ce qui rompt bien- tôt l'équi-
libre du produit & de la confommation
& appauvrit beaucoup de pays pour en-
richir une feule Ville.
Autre fource de l'augmentation des
befoins publics, qui tient à la précédente.
Il peut venir un temps où les citoyen-, ne
fe regardant plus comme intérefTés à la
cau'e commune , cefleroient d'être les
défenfeurs de la patrie, & où les Magif-
trats aimeroient mieux commander à des
mercenaires qu'à des hommes libres, ne
fût-ce qu'afin d'employer en temps &
lieu les premiers pour mieux affujettir
les autres. Tel fut l'État de Rome fur la
fin de la République & fous les Empe-
Q'n
3*4
(Eu V R E S
reurs : car toutes les victoires des pre-
miers Romains , de même que celles
d'Alexandre , avoienr été remportées par
de braves citoyens, qui fçavoient donner
au befoin leur fang pour la patrie, mais
qui ne le vendoient jamais. Ce ne fut
qu'au fiége de Veïes qu'on commença de
payer l'infanterie B omaine. Marius fut le
premier qui dans la guerre de Jugurtha
déshonora les légions , en y introduifant
des affranchis, des vagabonds & autres
mercenaires. Devenus les ennemis des
peuples qu'ils s'étoient chargés de rendre
heureux , les tyrans établirent des troupes
réglées , en apparence pour contenir l'é-
tranger , & en effet pour opprimer l'habi-
tant. Pour former ces troupes, il fallut en-
lever à la terre des cultivateurs ., dont le
défaut diminua la quantité des denrées, &
dont l'entretien introduifit des impôts
qui en augmentèrent le prix. Ce premier
défordre fit murmurer les peuples ; il
fallut , pour les réprimer , multiplier les
troupes , & par conféquent la mifere; &
plu? le dçfefpoir augmentoit, plus l'on
(e voyoit contraint de l'augmenter en-
core pour en prévenir les effets. D'un au-
tre côté ces mercenaires, qu'on pouvoir
gftirner fur le prix auquel ils fe ven*
diverses, $6<;
doient eux-mêmes ., fiers de leuraviliP
feiTient , méprifant les loix dont ils
étoienr protégés , & leurs frères dont ils
mangeoient le pain , fe crurent plus ho-
norés d'être les fatellites de Céfar que les
défenfeurs de Rome; & , dévoués à une
obéifiance aveugle , tenoientpar état le
poignard levé fur leurs concitoyens ,
prêts à tout égorger au premier fîgnal. l\
ne feroit pas difficile de montrer que ce
fut -là une des principales caufes de la
ruine de l'Empire Romain
L'invention de l'artillerie & des for-
tifications a forcé de nos jours les Sou-
verains de l'Europe à rétablir l'ufage des
troupes réglées pour garder leurs places:
mais, avec des motifs plus légitimes , il
eft à craindre que l'effet n'en (oit égale-
ment funefle. Il n'en faudra pas moins
dépeupler les campagnes , pour formel-
les armées & les garnifons ; pour les en-
tretenir, il n'en faudra pas moins fouler
les peuples : & ces dangereux établifle-
mens s'accroifTent depuis quelque temps
avec une telle rapidité dans tous nos cli-
mats , qu'on n'en peut prévoir que la dé-
population prochaine de l'Europe, & tôt
ou tard la ruine des peuples qui l'ha-
bitent.
Qiij
S66
Œuvres
Quoi qu'il enfoit, on doit voir que de
telles inftitutions renverfenc néceiïaire-
ment le vrai fyfïéme économique , qui
tire le principal revenu de l'État du do-
maine public, & ne laiffe que la ref-
fource fâcheufe des fubfîdes & impôts,
dont il me refte à parler.
11 faut fe refTouvenir ici que le fonde-
ment du pafte focial eft la propriété ; &c
là première condition , que chacun foit
maintenu dans la paifïble jouilfance de
ce qui lui appartient. Il eft vrai que par
le même traité chacun s'oblige , au moins
tacitement , à fe cottifer dans les befoins
publics; maiscetengagementne pouvant
nuire à la loi fondamentale , & fuppofant
l'évidence du befoin reconnue par les
contribuables , on voit que, pour être lé-
gitime , cette cottifation doit être volon-
taire , non d'une volonté particulière ,
comme s'il étoit néceffaire d'avoir le
confentement de chaque citoyen , &
qu'il ne dût fournir que ce qu'il lui plaît ,
ce qui feroit directement contre l'efprit
de la confédération ; mais d'une volonté
générale à la pluralité des voix, & fur un
tarif proportionnel qui ne laiile rien
d'arbitraire à l'impofition.
Cette véritéque les impôts ne peuvent
DIVERSES. 367
être établis légitimement que du confen-
tement du peuple ou de les reprélentans,
a été reconnue généralement de tous les
Philofophes & Jurifcon luîtes qui Te font
acquis quelque réputation dans les ma-
tières de droit politique , fans en ex-
cepter Bodin mcme, Si quelques <*#»ont
établi des maximes contraires en appa-
rence, outre qu'il eftaifé de voir les mo-
tifs particuliers qui les y ont portés , ils
y mettent tant de conditions 6c de res-
trictions, qu'au fond la chofe revient
exactement au même : car que le peuple
puiflTe refufer, ou que le Souverain ne
doive pas exiger , cela efr. indifférons ,
quant au droit ; & s'il n'efr. queftion que
de la force , c efr. la chofe la plus inutile
que d'examiner ce qui eiï légitime ou
non.
Les contributions qui fe lèvent fur le
peuple font de deux fortes; les unes
réelles , qui fe perçoivent fur les chofe?;
les autres personnelles , qui fe payent
par tête. On donne aux unes & aux au-
tres le nom d impôts ou defubfïdes : quand
le peuple fixe la fomme qu'il accorde *
elle s'appelle fubfide ; quand il accorde
tout le produit d'une taxe , alors e'eft un
iwj-k.Cn trouve dans le livre de ftjpri
Qiv
368 Œuvres
des Loi x y que l'impofition par tête eft
plus propre à la fervitude , & la taxe
réelle plus convenable à !a liberté. Cela
ïeroit incontestable, d les contingens
par tête étoient égaux ; car il n'y auroit
rien déplus difproportionné qu'une pa-
reifî^axe , & c'eft furtout dans les pro-
portions exactement obfervées , que con-
iifte l'efprit de la liberté. Mais fi la taxe
par tête eft exactement proportionnée
aux moyens des particuliers , comme
pourroit être celle qui porte en France
le nom de capitution, & qui de cette ma-
nière eft à la fois réelle & perfonnelle ,
elle eft la plus équitable J & par confé-
quent la plus convenable à des hommes
libres. Ces proportions paroifïent d'a-
bord très faciles à obferver, parce qu'é-
tant relatives à l'état que chacun tient
dans le monde , les indications fo;it tou-
jours publiques; mais .outre que l'ava-
rice, le crédit &: la fraude fçavent élu-
der jufques à l'évidence , il eft rare que
l'on tienne compte, dans ces calculs , dj
tous les élémens qui doivent y entre--.
Premièrement, on doit confidérer le rap-
port des quantités , félon lequel , toutes
chofes égales , celui qui a dix fois plus de
bien qu'un autre , doit payer dix foi»
DIVERSES. 369
plus que lui. Secondement , le rapport
desufages,c'eft-à dire, la diftin&iondu
néceflaire & du fuperflu. Celui qui n'a
que le fimple néceflaire, ne doit rien
payer du tout ; la taxe de celui qui a du
fuperflu , peut aller, au befoinr jufques à
la concurrence de tout ce qui excède Ton
néceflaire. A cela il dira , qu'eu égard à
fon rang, ce qui feroit fuperflu pour un
homme inférieur ,eft néceflaire pour lui;
mais c'eft un menfonge : car un grand a
deux jambes , ainfi qu'un bouvier , & n'a
qu'un ventre non plus que lui. De plus,
ce prétendu néceflaire t(ï fi peu nécef-
faire à fon rang , que , s'il fçavoit y re-
noncer pour un fujet louable, il n'en fe-
roit que plus refpedé. Le peuple fe
profterneroit devant un Miniftre qui
iroitau confeil à pied pour avoir vendu
fes carrofles dans un preflant befoin de
l'État. Enfin la loi ne prefcrit la magni-
ficence à perfonne , & la bienféance n'eft
jamais une raifon contre le droit»
Un troifieme rapport, qu'on ne compte
jamais, qu'on devroit toujours compter
le premier, efl: celui des utilités que cha-
cun retire de la confédération fociale ,
qui protège fortement les immenfes pof-
37° Œuvres
feflîons du ricne , & lai/Te à peine un mî-
féiable jouir de la chaumière qu'il aconf-
truite de Tes mains. Tous les avantages
de la fociété ne font-ils pas pour les puif-
fans & les riches ? Tous les emplois lu-
cratifs ne font-ils pas remplis par eux
feuls?Toutes les grâces, toutes les exemp-
tions ne leur font-elles pas réfervées? &
l'autorité publique n'eft-elle pas toufe en
leur faveur? Qu'un homme de confédéra-
tion vole fes créanciers, ou falTe d'autres
friponneries , n'eft-il pas toujours fur de
l'impunité ? Les coups de bâton qu'il
diftribue, les violences qu'il commet ,les
meurtres même & les affailînats dont
il fe rend coupable , ne font- ce pas
des affaires qu'on affoupit , & dont au
bout de fix mois il n'eft plus queftion ?
Que ce même homme foit volé , toute
la police efl aufli tôt en mouvement , &
malheur aux innocens qu'il foupçonne!
PafTe t-il dans un lieu dangereux ; voilà
les efcortes en campagne : l'effieu de U
chaife vient-il à fe rompre ; tout vole à
fon fecours : fait -on du bruit à fa porte ;
il dit un mot, & tout fe tait ; la foule
l'incommode-t-el!e ; il fait un fîgne,
& tout fe range : un charretier fe trouve-
D1V E R S ES. 37 1
t- il fur Ton paffage ; (es gens font prêts à
ra(Tommer;& cinquante honnêtes pié-
tons allant à leurs affaires feroient plutôt
écrafés qu'un faquin oilif retardé dans fon
équipage. Tous ces égards ne lui coûtent
pas un fou ; ils font le droit de l'homme
liche , & non le prix de la richeffe. Que
le tableau du pauvre efr. différent ! plus
l'humanité lui doit, plus la fociété l'uire-
fufe : toutes les portes lui font fermées ,
même quand il a le droit de les faire ou-
vrir : & fi quelquefois il obtient juftice ,
c efb avec plus de peine qu'un autre n'ob-
tiendroit grâce: s'il va des corvées à faire,
une milice à tirer , c'eft à lui qu'on donne
la préférence : il porte toujours , outre fa
charge, celle dont fon voifin plus riche a
le crédit de fe faire exempter : au moin-
dre accident qui lui arrive, chacun s'é-
loigne de lui : fi fa pauvre charette ren-
verfe., loin d'être aidé par perfonne, je
le tiens heureux s'il évite en paffant les
avanies des gens leftes d'un jeune Duc :
en un mot ., toute aflifrance gratuite le
fuit au befoin , précifément parce qu'il
n'a pas de quoi la payer : mais je le tiens
pour un homme perdu, s'il a le malheur
d'avoir lame honnête , une fille aimable
& un puifTant voifn.
Qvj
372 Œuvres
Une autre attention non moins im-
portante à faire , c'eft que 'es pertes des
pauvres font beaucoup moins réparables
que celles du riche, & que la difficulté
d'acquérir croît toujours en raifon du be-
foin. On ne fait rien avec rien ; cela eft
vrai dans les affaires comme en Phyfique:
l'argent eft ia femencede l'argent , & la
première piftole eft quelquefois plus dif-
ficile à gagner que le fécond million. JI
y a plus encore : c'en1 que tout ce que le
pauvre paye , eft à jamais perdu pour lui,
& refte ou revient dans les mains du ri-
che ; & comme c'eft aux feufs hommes
qui ont part au Gouvernement, ou à
ceux qui en approchent, que pafle tôt
ou tard le produit des impôts, ils ont ,
même en payant leur contingent, un in-
térêt fenfîble à les augmenter.
Réfumons en quatre mots le pa<fte Co-
dai des deux états. Vous ave\ befoin de
moi y car je fuis riche & vous êtes pauvre ;
faifons donc un accord entre nous ; je per-
mettrai que vous ay:^ V honneur de mefer-
vir.à condition que vous me donnent le peu
qui vous rejie pour la peine que je prendrai
de vous commander.
Si l'on combine avec foin toutes ces
chofes , on trouvera que , pour répartir
DIVERSES. 373
les taxes d'une manière équitable &
vraiment proportionnelle, l'impolition
n'en doit pas être faite feulement en
raifon des biens des contribuables; mais
en raifon compofée de la différence de
leurs conditions & du fuperflu de leurs
biens : opération très importante & très
difficile que font tous les jours des mul-
titudes de commis honnêtes gens & qui
fçavent l'arithmétique ; mais dont les
Platons Se les Monttfquieu n'euffent ofé
fe charger qu'en tremblant & en deman-
dant au ciel des lumières & de l'intégrité.
Un autre inconvénient delà taxeper-
fonnelle , c'eft de fe faire trop fentir , &
d'être levée avec trop de dureté ; ce qui
n'empêche pas qu'elle ne foit fujette à
beaucoup de non - valeurs , parce qu'il
eft plus aifé de dérober au rôle & aux
pourfuites fa tête que Ces poffeffions.
De toutes les autres importions, le
cens fur les terres ou la taille réJle a
toujours paffé pour la plus avantageufe
dans le pays où l'on a plus d'égard à la
quantité du produit & à la fureté du re-
couvrement, qu'àla moindre incommo-
dité du peuple. On a même o(é dire
qu'il falloit charger lepayfan pour éveil-
ler fa parefle , & qu'il ne feroi: ïien , s'il
3 74 Œuvres
n'avoit rien à payer. Mais l'expérience
dément chez tous les peuples du monde
cette maxime ridicule : c'eft en Hollan-
de , en Angleterre, où le cultivateur
paye très peu de chofe J & fur tout à la
Chine , où il ne pave rien , que la terre
eft le mieux cultivée. Au contraire , par-
tout où le laboureur fe voit chargé à
proportion du produit de Ton champ ,
il le laifïe en friche, ou n'en retire exac-
tement que ce qu'il lui faut pour vivre.
Car , pour qui perd le fruit de fa peine,
c'eft gagner que de ne rbn faire ; & met-
tre le travail à l'amende, eft un moyen
fort fingulier de bannir la pareffe.
De la taxe fur les terres ou fur le bled,
fur- tout quand die eft excefîive , réful-
tent deux inconvéniens fi terribles , qu'ils
doivent dépeupler & ruiner à la longue
tous les pays où elle eft établie.
Le premier vient du défaut de circu-
lation des eipèces; car le commerce &
l'induftrie attirent dans les capitales tout
l'argent de la campagne; & l'impôt dé-
truifant la proportion qui pouvoit fe
trouver encore entre les befoins du la-
boureur & îe prix de fon bled, l'argent
vient fans cène & ne rr tourne jamais ;
plus la ville eft riche.plus le pays eft mi-
DIVERSES. 375"
férable. Le produit des tailles patte des
mains du Prince ou des Financiers dans
celles des artiftes & des marchands ; &
le cultivateur qui n'en reçoit jamais que
la moindre partie , s'épuife enfin en
pavant toujours également & recevant
toujours moins. Comment voudroit-on
que pût vivre un homme qui n'anroit
que des veines & point d'artères , ou
dont les artères ne porteroient le fang
qu'à quatre doigts du coeur ? Chardin dit
qu'en Perfeles droits du Roi fur les den-
rées fe payent atiffi en denrées ; cet ufa-
ge.qu'He'/Wot'e té.noigne avoir autrefois
été pratiqué dans le même pays jufqu'à
Darius , peut prévenir le mal dont je
viens de parler. Mais à moins qu'en Per-
fe les intendans , directeurs , commis , &
garde- magafins ne foient une autre ef-
pèce de gens que par- tout ailleurs, j'ai
peine à croire qu'il arrive jufqu'au Roi
la moindre chofe de tous ces produits ,
que les bleds ne fe gâtent pas dans tous
les greniers v & que le feu ne confu-
me pas la plupart des magafins.
Le fécond inconvénient vient d'un
avantage apparent, qui laiiTe aggraver
les maux avant qu'on les apperçoive.
C'eft que le bled eit une denrée que les
yj6 Œuvres
impôts ne renchériffent point dans îe
pays qui l'a produit , & dont , malgré
fon abiolue néceffité, la quantité dimi-
nue, fans que le prix en augmente; ce
qui fait que beaucoup de gens meurent
de faim , quoique le bled continue d'être
à bon marché , & que le laboureur refte
feul chargé de l'impôt qu'il n'a pu défal-
quer fur le prix de la vente. Il faut bien
faire attention qu'on ne doit pas raifon-
ner delà taille réelle comme des droits
fur toutes les marchandifes qui en font
hauHer le prix , & font ainfi payés moins
par les marchands que par les acheteurs.
Car ces droits , quelque forts qu'ils puif-
fent être , font pourtant volontaires , &
ne font payés par le marchand qu'à
proportion des marchandifes qu'il ache-
té; & comme il n'acheté qu'à proportion
de fon débit, il fait la loi au particulier.
Mais le laboureur qui, foit qu'il vende
ou non , eft contraint de payer à des ter-
mes fixes pour le terrein qu'il cultive,
n'eft pas le maître d'attendre qu'on mette
à fa denrée le prix qu'il lui plaît ; &,
quand il ne la vendroit pas pour s'entre-
tenir , il feroit forcé de la vendre pour
payer la taille, de forte que c'eft quel-
quefois l'énormîté^-de l'impofition qui
maintient la denrée à vil prix.
DIVERSES. ■ 377
Remarquez encore que 1 es reflburces
du commerce & de l'induftrie , loin de
rendre la taille plus fupportable pa«
l'abondance de l'argent, ne la rendent
que plus onéreuse. Je n'infifterai point
fur une chofe très évidente, fçavoir que
fi la plus grande ou moindre quantité
d'argent dans un Etat , peut lui donner
plus ou moins de crédit au dehors ,
elle ne change en aucune manière la for-
tune réelle des citoyens , & ne les mec
ni plus ni moins à leur aife. Mais je
ferai ces deux remarques importantes ;
Tune, qu'à moins que l'Etat n'ait des
denrées fuperflues & que l'abondance de
l'argent ne vienne de leur débit chez l'é-
tranger, les villes où fe fait le com-
merce, fe Tentent feules de cette abon-
dance , & que le payfan ne fait qu'en de-
venir relativement plus pauvre ; l'autre,
que le prix de toutes chofes hauflant
avec l'augmentation de l'argent, il faut
auiîi que les impôts hauffent à propor-
tion; de forte que le laboureur fe trouve
plus chargé fans avoir plus de refïburces.
On doit voir que la taille fur les terres
eft un véritable impôt fur leur produit.
Cependant chacun convient que rien
n'ed: fi dangereux qu'un impôt payé par
378 Œuvres
l'acheteur : comment ne voit on pas que
le mal eft cent fois pire quand cet impôt
eir. payé par le cultivateur même ?
M'eft ce pas attaquer la fubfiftance de
lEtat jufques dans fa fource ? N'cft - ce
pas travailler auiïï directement qu'il eft
poilible à dépeupler le pays,& par con-
féquent à le ruiner à la longue P Car il
n'y a point pour une nation de pire di-
fette que celle des hommes.
Il n'appartient qu'au véritable hom-
me d'Etat d'élever Tes vues dans Paffiet-
te des impôts plus haut que l'objet des
Finances , de transformer des charges
onéreufes en d'utiles reglemens de Po-
lice ^ & de faire douter au peuple u
de tels établifiemens n'ont pas eu pour
fin le bien de la nation plutôt que le pro-
duit de taxes.
Les droits fur l'importation des mar-
chandifes étrangères dont les habitans
font avides fans que le pays en ait befoin ,
fur l'exportation de celles du crû du pays
dont il n'a pas de trop , & dont les étran-
gers ne peuvent fe paffer, furies produc-
tions des arts inutiles & trop lucratifs ,
fur les entrées dans les villes des chofes
de pur agrément , & en général fur tous
les objets du luxe , rempliront tout ce
DIVERSES. 379
double objet. C'eft par de tels impôts ,
qui foulagent la pauvreté , & chargent
la richeiïe , qu'il faut prévenir l'aug-
mentation continuelle de l'inégalité des
fortunes 3 l'afferviiTement aux riches
d'une multitude d'ouvriers & de (ervi-
teurs inutiles, la multiplication des gens
oififs dans les villes, & la défertion des
campagnes.
Il eft important de mettre entre le
prix des chofes & les droits dont on
les charge, une telle proportion , que
l'avidité des particuliers ne foit point
trop portée à la fraude par la grandeur
des profits. Il faut encore prévenir la fa-
cilité de la contrebande , en préférant
les marchandifes les moins faciles à ca-
cher. Enfin il convient que l'impôt foit
payé par celui qui emploie la chofe ta-
xée , plutôt que par celui qui la vend ,
auquel ta quantité des droits dont il fe
trouveroit chargé, donneroit plus de
tentations & de moyens pour les rrauder.
C'eft l'ufage confiant de la Chine , le
pays du monde où les impôts font les
plus forts & les mieux payés : le mar-
chand ne paye rien ; l'acheteur feul ac-
quitte le droit, fans qu'il en réfulte ni
murmures ni féditions; parce que Us
380 Œuvres
denrées nécefTaires à la vie , telles que Te
riz & le bled, étant abfolument franches,
le peuple n'efr. point foulé , & l'impôt ne
tombe que fur les gens aifés. Au refle
toutes ces précautions ne doivent pas
tant être dictées par la crainte de la con-
trebande, que par l'attention que doit
avoir le Gouvernement pour garantir les
particuliers de la réduction des profits
illégitimes, qui, après en avoir fait de
mauvais citoyens , ne tarderoit pas d'en
faire de malhonnêtes gens.
Qu'on établiffe de fortes taxes fur la
livrée , fur les équipages , fur les glaces,
luftres & ameublement , fur les étoffes 6c
la dorure, fur les cours & jardins des
hôtels , fur les fpedacles de toute efpece ,
fur les profeffions oifejfes , comme ba-
ladins, chanteurs, hiftrions, & en un
mot fur cette foule d'objets de luxe 3
d'amufement & d'oifiveté, qui frappent
tous les yeux, & qui peuvent d'autant
moins fe cacher , que leur feul ufage effc
de fe montrer , & qu'ils feroient inutiles
s'ils n'étoient vus. Qu'on ne craigne pas
que de tels produits fufîent arbitraires ,
pour n être fondés que fur des chofes qui
ne font pas d'abfoluenécelTité: c'eft bien
malconnoitre les hommes que de croire
DIVERSES. 381
qu'après s'être laifles une fois féduire par
le luxe, ils y puiffenr jamais renoncer;
ils renonceroient cent fois plutôt au né-
cefTaire , & aimeroient encore mieux
mourir de faim que de honte. L'augmen-
tation de la dépenfe ne fera qu'une nou-
velle raifon pour la foutenir, quand la
vanité de fe montrer opulent fera fon
profit du prix de la chofe & des fraix de
la taxe. Tant qu'il y aura des riches , ils
voudront fe diftinguer des pauvres, &
l'État ne fçauroit fe former un revenu
moins onéreux ni plus affuré que fur
cette diftinétion.
Par la même raifon l'induftrie n'auroic
rien à fouffrir d'un ordre économique
qui enrichiroit les finances, ranimeroic
l'agriculture, en foulageant le laboureur,
& rapprocheroit infeniiblement toutes
les fortunes de cette médiocrité qui fait
la véritable force d'un État. Il fe pour-
roit , je l'avoue, que les impôts contri-
buaient à faire palTer plus rapidement
quelques modes ; mais ce ne feroit ja-
mais que pour en fubftituer d'autres fur
lefquelles l'ouvrier gagneroit fans que le
fifc eût rien à perdre. En un mot , fup-
pofons que l'efprit du Gouvernement
Toit conftamment d'a(Teoir toutes les
382 Œuvres
taxes fur le fuperfiu des richefles , il ar-
rivera de deux chofes l'une : ou les riches
renonceront à leurs dcpenfes fuperfliies
pour n'en taire que d'utiles , qui retour-
neront au profit de l'État ; alors l'afliette
des impôts aura produit l'effet des meil-
leures loix iomptuaires; les dépenfes de
l'État auront nécefïairement diminué
avec celles des particuliers ; & le fifc ne
içauroit moins recevoir de cette maniè-
re, qu'il n'ait beaucoup moins encore à
débourfer : ou, fi les riches ne diminuent
rien de leurs profufions, le fifc aura dans
le produit des impôts les reffources qu'il
cherchoit pour pourvoir aux beioins
réels de l'État. Dans le premier cas , le
fifc s'enrichit de toute la dépenfe qu'il a
de moins à faire ; dans le fécond , il s'en-
richit encore de la dépenfe inutile des
particuliers.
Ajoutons à tout ceci une importante
diftinclion en matière de droit politique,
& à laquelle les Gouvernemens , jaloux
de faire tout par eux-mêmes , devroient
donner une grande attention. J'ai dit que
les taxes perfonnelles & les impôts fur
les chofes d'une abfolue néceffité , atta-
quant direclement le droit de propriété,
& par conféquent le vrai fondement de
DIVERSES. 383
la fociécé politique, font toujours fujets
à des contéquences dangéreuiès , s'ils ne
font établis avec l'exprès confentemenr/
du peuple ou de Tes repréfentans. Il n'en
eft pas de même des choies dont on peut
s'interdire fufage ; car alors le particulier
n'étant point absolument contraint à
payer , fa contribution peut pafTer pour
volontaire : de forte que le confentement
particulier de chacun des contribuans
iupplée au confentement général , & le
fuppofe même en quelque manière : car
pourquoi le peuple s'oppoferoit-il à toute
împofitionqui ne tombe que fur quicon-
que veut bien la payer ? Il me paroit cer-
tain que tout ce qui n'eft pas profcrit par
les loix , ni contraire aux mœurs, & que
le Gouvernement peut défendre, il peut
le permettre moyennant un droit. Si , par
exemple, le Gouvernement peut inter-
dire l'ufage des carrofTes , il peut à plus
forte raifon impofer une taxe fur les car-
rofles , moyen fage & utile d'en blâmer
l'ufage fans le faire ceffer. Alors on peut
regarder la taxe comme une efpece d'a-
mende , dont le produit dédommage de
l'abus qu'elle punit.
Quelqu'un m'objectera peut-être que
ceux que Bodin appelle impojîeurs, c'en1-
384 GE U V R E S j&C.
àr-dire ceux qui impofent ou imaginent
les taxes , étant dans la claffe des riches ,
n'auront garde d'épargner les autres à
leurs propres dépens, & de fe charger
eux-mêmes pour fbulager les pauvres.
Mais il faut rejetter de pareilles idées.
Si dans chaque nation ceux à qui le
Souverain commet le gouvernement des
peuples, en étoient les ennemis par état,
ce ne feroit pas la peine de rechercher ce
qu'ils doivent faire pour les rendre
heureux.
Fin du Tome troifièmu