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Full text of "Oeuvres de J.J. Rousseau"

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/?F   '*Z      * 


Presented  to  the 
library  of  the 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 

by 

Prof.   Robert  Finch 


w 


U  V  R  E  S 

D  E 

J.J.ROUSSEAU, 

DE    GENEVE. 

Avec      Figures. 
TOME    TROISIEME. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

Uriiversity  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details^oeuvresdejjrouss03rous 

r 


Fivntispice   du   Tome    bvistcinc     . 


Il  retourne    cliear    irs    K  craiix- 


G 


V  R  E  S 

D    E 

J.  J.  ROUSSEAU, 

DE    GENEVE. 

TOME     TROISIEME. 

Contenant  :  Difcours  fur  l'origine  & 
les  fondemens  de  l'inégalité  parmi  les 
hommes.  :  Lettre  de  M.  de  Voltaire  à 
M.  Routfeau  :  Réponfe  de  M.  Rondeau 
à  M.  de  Voltaire  :  Lettre  à  M.  de 
Boiffy  :  Difcours  fur  l'économie  poli- 
tique. 


A     PARIS, 

Chez  DEFER   de    M  AISONNEUVE 
Libraire,  rue  du  Foin. 

1791. 


DES     ARTICLES 

Contenus  dans  ce  troificme  Tome. 

J70  js  d ICA  CE  j                         page  5 

Préface.  5  r 

Avertiffcment.  7  j 
Dlfcours  fur  l'origine  &  les  fondemens 

de  l'inégalité  parmi  les  hommes.  75 
Première  Partie.  8 1 
Seconde  Partie.  139 
Notes.  201 
Lettre  de  M.  de  Voltaire  à  AI.  Rouffeau.  27  5 
Réponfe  de  M.  Rouffeau  à  AI.  de  Fol- 
iaire. 181 
Lettre  a  M.  de  Boiffy  j  aufujet  de  la 

précédente.  2S9 
'^v/V  a  #/2  Anonyme  j  par  J.  J.  Rouf- 
feau. !()?, 
Lettre  d'un  Bourgeois  de  Bordeaux  à 

l'Auteur  du  Mercure.  297 
Réponfe   de   M.   Rouffeau   à   Aï.  de 
Boifjy  j   qui  lui  avoit  communiqué 

la  Lettre  précédente.  305 

Difcours  fur  l'économie  politique.  3  07 

Fin  de  la  Table, 


U  VRES 

DIVERSES 
DE  M.  J.  J.  ROUSSEAU. 


o      o         o         *&.         o;  o       o  5      I  o-«  ^» 

Jl^P     il     »J     <0     <±J>       U      II     J 

SUR   L'ORIGINE 
ET  LES  FONDEMENS 

DE    L'INÉGALITÉ 
PARMI  LES  HOMMES. 


Uon  in  depravatis ,  fed  in  his  qux  benè  fecundlim 

naturam  fe  habent ,  confiderandum  ejl  quid 

fit  naturelle.  Aristot.  Politic.  L.  2. 


Tome  ïll. 


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A  LA  REPUBLIQUE 

D  E 

GENÈVE. 


MAGNIFIQUES,  TRES-HONORES 


ET  SOUVERAINS  SEIGNEURS, 


Convaincu  quil 
n'appartient  quau  Citoyen 
vertueux  de  rendre  à  fa  pa- 
trie des    honneurs   qu'elle 

Aij 


iv    DÉDICACE. 

puiffe  avouer ,  il  y  a  trente 
ans  que  je  travaille  à  mé- 
riter de  vous  offrir  un  hom- 
mage public  y  &  cette  heu- 
reufe  occajlon  fup-pléant  en 
partie  à  ce  que  mes  efforts 
nont  pu  faire  ,  j'ai  cru 
qu'il  me  fer  oit  permis  de 
confulter  ici  le  ^èle  qui 
m'anime  >  plus  que  le  droit 
qui  devroit  niautorifer. 
s4yant  eu  le  bonheur  de 
naître  parmi  vous  y  com- 
ment pourrois-je  méditer 
fur  V égalité  que  la  nature  a 
mife  entre  les  hommes  >  & 
fur  V inégalité  qu'ils  ont 
inflituée  ,  fans  penfer  à  la 
profonde  fageffe   avec  la- 


DEDICACE.      v 

quelle  Varie  &  l'autre  >  heu- 
reufement  combinées  >  dans 
cet  Etat  9  concourent  y  de  la 
manière  la  plus  approchan- 
te de  la  loi  naturelle  &  la 
plus  favorable  à  la  fociété$ 
au  maintien  de  V ordre  pu- 
blic >  &  au  bonheur  des  par- 
ticuliers ?  En  recherchant 
les  meilleures  maximes  que 
le  bon  fens  puijje  dicler 
fur  la  conftitution  d'un  gou- 
vernement >j'ai  été  fi  frap- 
pé de  les  voir  toutes  en  exé- 
cution dans  le  vôtre  ,  que 
même  >  fans  être  né  dans 
vos  murs ,  faurois  cru  ne 
pouvoir  me  difpenfer  d'of- 
frir  ce  tableau   de   la  fo- 

Aiij 


vj     DEDICACE. 

ci  été  humaine  à  celui  de 
tous  les  peuples  qui  me  pa- 
roh  en  pojféder  les  plus 
grands  avantages  ,  &  en 
avoir  le  mieux  prévenu  les 
abus. 

Si  j'avois  eu  à  ckoijîr  le 
lieu  de  ma  naiffance ,  j' au- 
rois  choifi  une  fociété  d'une 
grandeur  bornée  par  V éten- 
due des  facultés  humaines, 
ceft-à-dire  ,  par  la  poffîbi- 
lité  d'être  bien  gouvernée  , 
&  ou,  chacun  fufpfant  à 
Jon  emploi  ,  nul  n'eût  été 
contraint  de  commcîirc  à 
d' autres  les  fonctions  dont 
il  étoit  chargé  y  un  Etat 
où  y  tous  les  particuliers  fe 


DÉDICACE,   vij 

cojvwijjant  entreux  >  les 
manœuvres  obfcures  du  vi- 
ce >  ni  la  modeflie  de  la 
vertu  n  eujjeni  -pu  fe  déro- 
ber aux  regards  &  au  ju- 
gement du  public  y  &  ou 
cette  douce  habitude  de  fe 
voir  &  de  fe  connoître  fit, 
de  l'amour  de  la  patrie  $ 
Vamour  des  Citoyens  plu- 
tôt que  celui  de  la  terre. 

J'aurois  voulu  naître 
dans  un  pays  ou  le  Sou- 
verain &  le  peuple  ne pujjent 
avoir  quun  jèul  &  même 
intérêt  y  afin  que  tous  les 
mouvemens  de  la  machine 
ne  iendifent  jamais  qu'au 
bonheur  commun;  ce  qui  ne 

Aiv 


viij   DÉDICACE. 

pouvant  fe  faire  à  moins 
que  le  peuple  &  le  Souve- 
rain ne  foient  une  même 
perfonne  ,  il  s9 enfuit  que 
f  aurois  voulu  naîtrg  Jbus 
un  gouvernement  démocra- 
tique 9  fagement  tempère. 

T  aurois  voulu  vivre  6' 
mourir  libre  ,  c'ejl-d-dire  , 
tellement  fournis  aux  loix  3 
que  ni  moi  >  ni  perfonne 
11  en  pût  fecouer  l'honora- 
ble  joug  ;  ce  jougfalutaire 
&  doux  y  que  les  têtes  les 
plus  jier es  portent  d'autant 
plus  docilement  qu  elles  font 
faites  pour  ?i  en  porter  au- 
cun autre. 

J' aurois  donc  voulu  que 


DÉDICACE,     ix 

perfbnne  dans  l'État  n'eût 
pu  fe  dire  au- de j] us  de  la 
loi  9  &  que  perfonne  au 
dehors  n'en  pût  impofer  que 
VEtat  fut  obligé  de  recon- 
noître:  car  quelle  que  puijjè 
être  la  conflitution  d'un  gou- 
vernement ,  s'il  s'y  trouve 
unfeul  homme  qui  ne  foit 
pas  fournis  à  la  loi,  tous 
les  autres  font  néceffaire- 
ment  à  la  diferétion  de  ce- 
lui-ld(*)  y  Et  y  s'il  y  a  un 
chef  national  y  &  un  autre 
chef  étranger ,  quelque  par- 
tage d'autorité  qu'ils  puif 
fent  faire  y  il  efi  impojflble 
que  V un  &  Vautre  foient  bien 
obéis  y  &  que  l'Etat  foit  bien 
gouverné.  A  v 


x      DÉDICACE. 

Je  naurois  -point  voulu 
habiter  une  République  de 
nouvelle  inflitution ,  quel- 
que bonnes  loix  qu  elle  pût 
avoir  y  de  peur  que  >  le  gou- 
vernement autrement  conf- 
titué  peut-être  quil  ne  fau- 
droit  pour  le  moment  ,  ne 
convenant  pas  aux  nou- 
veaux Citoyens  >  ou  les  Ci- 
toyens au  nouveau  gouver- 
nement ,  VRtat  ne  fût  fujet 
à  être  ébranlé  &  détruit 
prefque  dès  fa  naijjance. 
Car  il  en  efi  de  la  liberté 
comme  de  ces  alimens  fo- 
ndes 6  fucculens  y  ou  de 
ces  vins  généreux  3  propres 
à  nourrir    &  fortifier    les 


DÉDICACE,     x] 

tempéramens  robufles  qui 
en  ont  V habitude  *  mais 
qui  accablent ,  ruinent  & 
eîiivrent  les  /bibles  &  dé- 
licats qui  ri  y  font  point 
faits.  Les  peuples  une  fois 
accoutumés  à  des  Maîtres  , 
ne  font  plus  en  état  de  s'en 
payer.  S'ils  tentent  de  fe~ 
couer  le  joug  ,  ils  s'c'loi-  ■ 
gnent  d'autant  plus  de  la 
liberté ,  que  >  prenant  pour 
elle  une  licence  effrénée  qui 
lui  ejl  oppofée ,  leurs  révo- 
lutions les  livrent  prefqv.c 
toujours  à  des  fducleurs 
qui  ne  font  qu  aggraver 
leurs  chaînes.  Le  peuple 
Romain  lui-même ,  ce  m& 

Avj 


xij     DÉDICACE. 

de  le  de  tous  les  peuples  li- 
bres y  ne  fut  point  en  état 
de  Je  gouverner  en  fortant 
de  V  opprejfiion  des  Tar- 
quins  :  avili  par  Vefclavage 
&  les  travaux  ignominieux 
quils  lui  av  oient  impofës,ce 
nétoit  d'abord  qu  une  fi  li- 
pide populace  qu'il  fallut 
<  ménager  &  gouverner  avec 
la  plus  grande  f âge  fie  ,  afin 
que  y  s3 accoutumant  peu-à- 
peu  à  refpirer  V air  faille 
taire  de  la  liberté ,  ces  âmes 
énervées ,  ou  plutôt  abru- 
ties fous  la  tyrannie  ,  ac- 
quirent par  degrés  cette  fé- 
yérité  de  mœurs  *  &  cette 
fierté  de  courage  qui  en  firent 


DÉDICACE,     xiij 

enfin  le  -plus  rejpeclable  de 
tous  les  peuples,  T  aurois 
donc  cherché  pour  ma  pa- 
trie une  heureufe  &  tran- 
quille République  ydont  V  an- 
cienneté fe  perdît  en  quelque 
forte  dans  la  nuit  des  temps; 
qui  neût  éprouvé  que  des 
atteintes  propres  à  mani- 
fejler  &  affermir  dans  j es 
habitans  le  courage  &  l'a- 
mour de  la  patrie  ,  &  où 
les  Citoyens ,  accoutumés  de 
longue  main  à  une  fage  in- 
dépendance ,  fufjent  non- 
feulement  libres  ,  mais  di- 
gnes de  Vêtre. 

J' aurois  voulu  me  choi- 
fir  une  patrie   détournée  , 


xiv    DÉDICACE. 

par  une    heureuje  impuif 
fance  >  du  féroce  amour  des 
conquêtes  >  &  garantie  >  par 
une   po/ition    encore    plus 
heureuje ,  de  la  crainte  de  de- 
venir elle-même  la  conquête 
d'un  autre  Etat  y  une  ville 
libre  placée  entre  plujleurs 
peuples  y  dont   aucun  n'eût 
intérêt  à  l'envahir ,  &  dont 
chacun  eût  intérêt  d'empê- 
cher les  autres  de  l'envahir 
eux-mêmes  ;    une  Républi- 
que ,  en  un  mot  ,  qui   ne 
tentât  point   V ambition  de 
fes  voijins ,  &  qui  pût  rai- 
sonnablement  compter  fur 
leur  fc cours  au  befoin.   Il 
s'enfuit  que ,  dans  une  po- 


DÉDICACE,      xv 

fitionfi  heureufie ,  elle  n  au- 
roit  eu  rien  à  craindre  que 
d'elle-même  ,  &  que  ,  fi  fies 
Citoyens  s' et  oient  exercés 
aux  armes  r  c'eût  été  plu- 
tôt pour  entretenir  chez  eux 
cette  ardeur  guerrière  >  6 
cette  fierté  de  courage  qui 
fie d  fi  bien  à  la  liberté ',  & 
qui  en  nourrit  le  goût ,  que 
par  la  nécejjîté  de  pourvoir 
à  leur  propre  défenje. 

Taurois  cherché  un  pays 
Ou  le  droit  de  légijlation 
fiât  commun  à  tous  les  Ci- 
toyens :  car  qui  peut  mieux 
fif  avoir  queuxyJous  quelles 
conditions  il  leur  convient 
de  vivre  enfiemble  dans  une 


xvj     DÉDICACE. 

même  Jociété  ?  Mais  je 
naurois  pas  approuvé  des 
plébijcitesjemb  labiés  à  ceux 
des  Romains ,  ou  les  chefs 
de  VÈtat  &  les  plus  inté- 
rejjés  à  fa  confervation 
étoient  exclus  des  délibéra- 
tions dont  fbuvent  dépen- 
doit  Jon  Jalut  ,  &  ou  , 
par  une  abfurde  coîiféque  fa- 
ce 9  les  Magijlrats  étoient 
privés  des  droits  dontjouif 
fbient  les /impies  Citoyens. 
Au  contraire  >  j 'aurois 
dejïré  que ,  pour  arrêter  les 
projets  intérejfés  &  mal  con- 
çus y  &  les  innovations  dan- 
gereujes  qui  perdirent  enfin 
les  Athéniens  y  chacun  r.'  eût 


DÉDICACE,    xvïj 

pas  le  pouvoir  de  propofer 
de  nouvelles  loixdfafan- 
taifie  ;  que  ce  droit  appar- 
tînt aux  feuls  Magifirats  ; 
quils  en  ufajjent  même 
avec  tant  de  circonfpeciion; 
que  le  peuple ,  de  fbn  côté  > 
fût  fi  réfervé  à  donner  fbn 
confèntement  à  ces  loix  y  & 
que  la  promulgation  ne  pût 
/en  faire  qu  avec  tant  de 
folemnité ,  qu  avant  que  la 
conflitution  fut  ébranlée  9 
en  eût  le  tems  de  fe  con- 
vaincre que  c'efi  jur  -  tout 
la  grande  antiquité  des  loix 
qui  les  rend  Jàintes  &  vé- 
nérables y  que  le  peuple  mé- 
prife   bien -tôt   celles  qu'il 


xviij  DÉDICACE. 

voit  changer  tous  les  jours, 
&  qu'en  s3 accoutumant  à 
négliger  les  anciens  ufages 
fousprétexte  défaire  mieux, 
on  introduit  Jouve nt  de 
grands  maux  pour  en  cor- 
riger de  moindres. 

T aurois  fui  fur  -  tout  , 
comme  née ejfaire ment  mal 
gouvernée  >  une  Républi- 
que ou  le  peuple ,  croyant 
pouvoir  fe  paj/er  de  Je  s  Ma- 
giflrats  ou  ne  leur  laijfer 
qu'une  autorité  précaire  , 
auroit  imprudemment  gar- 
dé VadminiJlration  des  tf 
Jaires  civiles  &  V exécution 
de  fes  propres  loix.  Telle 
dut  être  la  grcjjîcre  conjli- 


DEDICACE,     xix 

iution  des  premiers  gouver- 
mens  fbrtant  immédiate- 
ment de  V état  de  nature ,  & 
tel  fut  encore  un  des  vices 
qui  perdirent  la  République 
d'Athènes. 

Maisfaurois  choiji  celle 
ou  les  particuliers y  Je  con- 
tentant de  donner  la  fane- 
lion  aux  loix  y  &  de  décider 
en  Corps  y  &  fur  le  rapport 
des  chefs  y  les  plus  impor- 
tantes affaires  publiques  , 
établiroient  des  Tribunaux 
'refpeclés  y  en  dijiingner  oient 
avec  foin  les  divers  dépar- 
temens  9  éliroient  d'année 
en  année  les  plus  capables 
&  les  plus  intègres  de  leurs 


xx     DÉDICACE. 

Concitoyens  -pour  adminif- 
trer  la  Jujiice  &  gouverner 
V État  y  &  où  9  la  vertu  des 
Magijlrats  portant  ainji  té- 
moignage de  la  Jagejfe  du 
peuple  y  les  uns  &  les  au- 
tres s'honoreroient  mutuel- 
lement. De  forte  que  ,  fi  ja- 
mais de  fli  nèfles  m  al- en- 
tendus venaient  à  troubler 
la  concorde  publique ,  ces 
temps  mêmes  d'aveuglement 
&  d'erreur  fujfe nt  marqués 
par  des  témoignages  de  mo- 
dération y  d'eflime  récipro- 
que y&  d'un  commun  refpecl 
pour  les  loix  y  préfages  & 
garants  d'une  réconcilia- 
tion fincère  &  perpétuelle. 


DÉDICACE,    xxj 

Tels Joilî y  MAGNIFIQUES, 
TRÈS-HONORES  y  ET  SOU- 
VERAINS Seigneurs,  les 

avantages  que  j'aurois  re- 
cherches dans  la  patrie  que 
je  me  fer  ois  choijle.    Que 
Ji  la    -providence  y    avoit 
ajouté  de  plus  une  Jituaîion 
charmante  ,  un  climat  tem- 
péré >  un  pays  fertile  y    & 
Vafpecl    le   plus  délicieux 
qui  foit  fous    le  ciel  >  je 
naurois  de/iré,  pour  com- 
bler mon  bonheur ,  que  de 
jouir  de  tous  ces  biens  dans 
lefeinde  cette  fie ureufe  pa- 
trie y    vivant  paifblement 
dans  une  douce  fociété avec 
mes  Concitoyens  y  exerçant 


xxij   DÉDICACE. 

envers  eux  3  &  à  Leur  exem- 
ple >  V humanité  y  V amitié 
&  toutes  les  vertus  >  &  laij- 
Jant  après  moi  V honorable 
mémoire  d'un  homme  de 
bien ,  &  d'un  honnête  & 
vertueux  patriote. 

Si  9  moins  heureux  ou 
trop  tard  J  âge  ,  je  m' et  ois 
vu  réduit  à  finir  en  d'au- 
tres climats  une  infirme  & 
langui  (Jante  carrière  y  re- 
grettant inutilement  le  re- 
pos &  la  paix  dont  une  jeu- 
ne Jfe  imprudente  m  aurait 
privé 9  j'aurois 9  du  moins, 
nourri  dans  mon  ame  ces 
mêmes  fentimens  dont  je 
n  aur  ois  pu  faire  ujage  dans 


DÉDICACE,  xxiij 

mon  pays ,  &  9  pénétré  d'une 
affection  tendre  &  déjînté- 
refféepour  mes  Concitoyens 
éloignés  9  je  leur  aurois 
adreffé y  du  fond  de  mon 
cœur  9  à-peu-près  le  dif 
cours  fuivant  : 

Mes  chers  Concitoyens  > 
ou  plutôt  mes  Frères  ,  puis- 
que les  liens  dufang,  ainjî 
que  les  loix y  nous  unijjent 
prefque  tous ,  il  mejl  doux 
de  ne  pouvoir  penfer  à 
vous  y  fans  penfer  en  même 
temps  à  tous  les  biens  dont 
vous  jouijje^  9  &  dont  nul 
de  vous  peut  -  être  ne  fent 
mieux  le  prix  que  moi  qui 
les  ai  perdus*  Plus  je  ré- 


xxiv   DÉDICACE. 

fléchis  fur  votre  filiation 
politique  &  civile  >  &  moins 
Je  puis  imaginer  que  la  na- 
ture des  chofes  humaines 
puijje  en  comporter  une 
meilleure.  Dans  tous  les 
autres  gouverne  mens,  quand 
il  ejl  queflion  d'ajfurer  le 
plus  grand  bien  de  VÉtat  > 
tout  je  borne  toujours  à  des 
projets  en  idées  3  &  tout 
au  plus  à  de  Jimples  pofji- 
bilités  ;  pour  vous  >  votre 
bonheur  ejl  tout  fait  y  il  ne 
faut  quen  jouir ,  &  vous 
nave^  plus  befoin  ,  pour 
devenir  parfaitement  heu- 
reux >  que  de  favoir  vous 
contenter  de  Vêtre.  Votre 
Souveraineté 


DÉDICACE,     xxv 

Souveraineté  acquife  ou  re- 
couvrée à  la  pointe  de  Vd- 
pée  ,    &   confervée    durant 
deux  fiècles  à  force  de  va- 
leur &  de  JageJ/e  ,   efi  en- 
fin  pleinement    &    univer- 
jellement    reconnue.     Des 
traités    honorables    fixent 
vos  limites  y    affurent  vos 
droits  ,   &  affermirent  vo- 
tre repos.    Votre    conflitu- 
■tion  ejî  excellente  ,  'diclée 
par  la  plus  fub lime  raifibn, 
&  garantie  par  des  Puiffan- 
ces  .amies  &  rejpeclables  ,• 
votre  État    efi  tranquile  ; 
vous  nave^  ni  guerres  ni 
x:onquérans    à    craindre    $ 
vous  nave^  point  d'autres 
Tome  III.  B 


xxvj  DÉDICACE. 

maîtres  que  de  fages  loix 
que  vous  ave^  faites  y  ad- 
minifirées  par  des  Magis- 
trats intègres  qui  font  de 
votre  choix  ;  vous  nêtes  ni 
aJ7eï  ric/ies  pour  vous  éner- 
ver par  la  mollejje  9  &  per- 
dre dans  de  vaines  délices 
le  goût  du  vrai  bonheur  & 
des  folide s  vertus  ;  ni  ajfe^ 
pauvres  pour  avoir  befoin 
de  plus  de  fe cours  étran- 
gers que  ne  vous  en  procure 
votre  indujlrie  ;  &  cette  li- 
berté précieufe ,  quon  ne 
maintient  che^  les  grandes 
Nations y  quavec  des  impôts 
exorbitans  y  ne  vous  coûte 
prefque  rien  à  conferver. 


DÉDICACE,     xxvij 

Puijje    durer    toujours  > 
pour  le  bonheur  de  Je  s  Ci- 
toyens &  l'exemple  des  peu- 
ples ,  une  République  fi fia- 
gement  &  fi  heureufiement 
confi'uuée  !    Voilà  le  fieul 
vœu  <pui  vous-refie  à  faire  , 
&  te  fieul  foin  qui  vous  refi- 
le à  prendre.  C'ejl  à  vous 
fieuls  déformais ,  non  à  fai- 
re votte  bonheur  :  vos  An- 
t  être  s  vous  en  ont  évité  la 
peine  /  mais  à  le  rendre  du- 
rable par  la  fiagejfe  d'en 
bien    ufier.  Cefi   de  votre 
union  perpétuelle ,  de  votre 
'b&iïjfàrttK  aux  loix  ,    de 
yotre*   refipecl   pour    leurs 
Minifircs  que  dépend  votre 

Bij. 


xxvirj    DÉDICACE. 

conjervation..  S'il  refle par- 
mi vous  le  moindre  germe 
d'aigreur  ou  de  défiance , 
hâtej-vous  de  le  détruire 
comme  un  levain  funejle 
d'où  réfulteroient  tôt  ou  tard 
vos  malheurs  &  la  ruine 
de  V Etat.  Je  vous  cpnjure 
de  rentrer  tous  au  fond  de 
votre  cœur  y  &  de  conjulter 
la  voix  fecrette  de  votre 
conjcience,- Quelqu'un  par- 
mi vous  comioit  -  il  dans 
l'Univers  un  corps  plus 
intègre  *  plits'ieclaire',  plus 
refpeclable  que  celui  de 
votre  Magifir attire*  Tous 
Jes  membres  ne  vous  don- 
nent-ils pas  V exemple  de 


DÉDICACE,     xxix 

la  modérai  ion ,  de  la /im- 
plicite de  mœurs  >  du  rcfi 
pe cl  peur  les  loix  &  de  la 
plus  fine  ère  réconciliation  ? 
Rende^  donc  fans  réferve 
à  de  fi  fàges  chefs ,  cette 
falutaire  confiance  que  la 
raifon  doit  à  la  vertu  ; 
fonge^  quils  font  de  votre 
choix  y  qu'ils  le  jufiifienty 
&  que  les  honneurs  dûs  à 
ceux  que  vous  ave^  confti- 
îués  en  dignité  >  retombent 
née  efi  aire  ment  fur  vous- 
mêmes.  Nul  de  vous  ?i  efi 
afie^  peu  éclairé  pour  igno- 
rer quou  ce  fie  la  vigueur 
des  loix  &  V autorité  de 
leurs  defenjeurs  y  il  ne  peut 

Biij 


xxx    DÉDICACE. 

y  avoir  ni  fureté 3  ni  liber- 
té pour  perfbnne.  De  quoi 
s'agit  -  il  donc  ejitre  vous 
que  de  faire  de  bon  cœur 
ë  avec  une  jujîe  cojifiance 
ce  qu e  vous  fer ie^  toujours 
obligés  de  faire  par  un  vé- 
ritable intérêt y  par  devoir,  & 
pour  la  raifon.  Qu'une  cou- 
pable &funejle  indifférence 
pour  le  maintien  de  la  conf- 
titution  ne  vous  fajfe  ja- 
mais négliger  9  au  befoiny 
les f âge  s  avis  des  plus  éclai- 
rés &  des  plus  ^élés  d'entre 
vous  :  mais  que  V équité y 
la  modération,  la  plusref 
peclueufe  fermeté ,  conti- 
nuent de  régler  toutes  vos 


DÉDICACE,     xxxj 

démarches 3   &  de  montrer 
en   vous   à   tout  l'Univers 
l'exemple  d'un  peuple  fier 
&  mo défie  y  aujfi  jaloux  de 
fia  gloire  que  de  fa  liberté. 
Gardez-vous  Jîir  -  tout,  (  & 
ce  fiera   mon  dernier  con- 
fiai )  d'écouter  jamais  des 
interprétations  finfires    & 
des     dificours    enve?iimés  ■*, 
dont  les  motifs  fie  cr  et  s  fient 
fiouventplus  dangereux  que 
les  actions  qui  en  fient  l'ob- 
jet. Toute  une  maifion  s'é- 
veille &  fie   tient  en  allar- 
mes  aux  premiers  cris  d'un 
bon    &  fidèle  gardien   qui 
n'abb oie  jamais  qu'à  l'ap- 
proche des  voleurs;   mais 

Biv 


xxxij     DÉDICACE.  I 

en  hait  V importunité de  ceè 
animaux  bruyans  qui  trou- 
blent fans  cejje  le  repos 
public  y  &  dont  les  aver- 
îijjemens  continuels  &  de- 
places  ne  Je  font  pas  mê- 
me écouter  au  moment  quils 
font  neceffaires. 

Et  VOUS  y  MAGNIFIQUES 
ET  TRÈS-  HONORÉS  SEI- 
GNEURS ?*  vous  y  dignes  & 
refpectablesMagijlrats  d'un 
peuple  libre  y  permettez- 
moi  de  vous  offrir  en  par- 
ticulier mes  hommages  & 
mes  devoirs.  S' il  y  a  dans 
le  monde  un  rang  propre 
à  illujlrer  ceux  qui  l'oc- 
cupent y  c'ejlfans  doute  ce- 


DEDICACE,     xxxiij 

lui  que  donnent  les  îalens 
&  la  vertu  y  celui  dont  vous 
vous  êtes  rendus  dignes*, 
&  auquel  vos  Concitoyens 
vous  ont  élevés.  Leur  pro- 
pre mérite  ajoute  encore  au 
vôtre  un  nouvel  éclat;  & , 
choifis  par  des  hommes  ca- 
pables a"  en  gouverner  d'au- 
tres y  pour  les  gouverner 
eux-mêmes  9  je  vous  trou- 
ve autant  au-deffus  des  au- 
jj 

très  Magijlrats  ,  ou' un  peu- 
ple libre  ,  &  fur-tout  celui 
que  vous  ave^  l'honneur  de 
conduire  >  eji  par  je  s  lu- 
mières &  par  fa  raifort  au- 
dej/us  de  la  populace  des 
autres  Etats. 

Bv 


xxxiv     DÉDICACE. 

Qu'il  me  foit  permis  de 
citer  un  exemple  dont  il  de- 
yroit  rejler  de  meilleures 
traces  y  &  qui  fera  toujours 
préfent  à  mon  cœur.  Je  ne 
me  rappelle  point  y  fans  la 
plus  douce  émotion  y  la  mé- 
moire du  vertueux  Citoyen 
de  qui  j'ai  reçu  le  jour  3  & 
qui  fouvent  entretint  mon 
enfance  du  rejpecl  qui  vous 
ctoit  du.  Je  le  vois  encore 
vivant  du  travail  de  fes 
mains  j  &  nourriffant  fon 
ame  des  vérités  les  plus 
fhblimes.  Je  vois  Tacite , 
Plutarque  y  &  Grotius  y  mê- 
lés devant  lui  avec  les  inf- 
trume/is  de  fort  métier.  Je 


PÉDICACE.     xxxv 

vois  àfes  côtés  un  fils  ché- 
ri 9  recevant  avec  trop  peu 
de  fruit  les  tendres  infiruc- 
iions  du  meilleur  des  pè- 
res. Mais  fi  les  égare  mens 
d'une  folle  jeuneffe  me  fi- 
rent  oublier ,  durant  un 
temps,  de  fi  fages  leçons  > 
f  ai  le  bonheur  d'éprouver 
enfin  que  ,  quelque  pen- 
chant quon  ait  vers  le  vi- 
ce y  il  efi  difficile  qu'une 
éducation  dont  le  cœur  fe 
mêle  9  refie  perdue  pour  tou- 
jours. 

Tels  font  y    magnifi- 
ques ET  TRES  -  HONOJR.ES 

Seigneurs  ,  les  Citoyens , 
&  marie   les  fiinples   habi- 

Bvj 


xxxvj    DÉDICACE. 

tans  nés   dans    l'État  aue 
vous  gouverne?  y  tels  J ont 
ces  hommes  injiruits  &Jen- 
Jés  dont  y  fous  le  nom  d'ou- 
vriers &  de  peuple ,  on  a, 
che^    les   autres   nations  , 
des  idée  s  fi  baffes  &  fi  fauf- 
fès.  Mon  père  ,  je  V avoue 
avec  joie  y  nétoit  pas  dif- 
ïingué   parmi  fis     Conci- 
toyens ;    il  nétoit   que   ce 
qu'ils  font  tous  ;  &  tel  qu'il 
étoity  il  n'y  a  point  de  pays 
ou  Ja  jociete  n  eut  ete  re- 
cherchée,  cultivée,  &  mê- 
me avec  fruit ,  par  les  plus 
honnêtes  gens.  Il  ne  m'ap- 
partient pas  y   &  y  grâce  au 
Ciel  y  il  n'ejl  pas  nécefjai- 


DÉDICACE,    xxxvif 

re  de  vous  parler  des  égards 
que  peuvent  attendre  de 
vous  des  hommes  de  cette 
trempe  ,  vos  égaux  par 
V éducation 9  ainji  que  par 
les  droits  de  la  nature  & 
de  la  naijfance  ;  vos  infé- 
rieurspar  leur  volonté ,  par 
la  préférence  quils  doivent 
à  votre  mérite,  tjuils  lui 
ont  accordée  >  &  pour  la- 
-quelle  vous  leur  deve^  à 
votre  tour  une  forte  de 
reconnoijjance.  JJ apprends 
avec  une  vive  fatisfaclian 
de  combien  de  douceur  & 
de  condefcendance  vous 
tempère-^  avec  eux  la  gra- 


xxxviij    DÉDICACE. 

vite  convenable  aux  Mi- 
nijlres  des  loix  y  combien 
vous  leur  rende^  en  efiime 
&  en  attentions  ce  quils 
vous  doivent  d' obéijjance 
&  de  rejpecls  y  conduite 
pleine  de  juflice  &  de  fa- 
gejfe  9  propre  à  éloigner  de 
plus  en  plus  la  mémoire 
des  événemens  malheureux 
qu  il  faut  oublier  pour  ne 
les  revoir  jamais  :  condui- 
te d* autant  plus  judicieufe  y 
que  ce  peuple  équitable  & 
généreux  Je  fait  un  plaifir 
de  fon  devoir  y  quil  aime 
naturellement  à  vous  hono- 
rer y  &  que  les  plus  ardens 


DÉDICACE,     xxxix 

àjbutenir  leurs  droits  y  font 
les  plus  portés  à  refpecler 
les  vôtres. 

Il  ne  doit  pas  être  éton- 
nant que  les  chefs  d'une 
fociété  civile  en  aiment  la 
gloire  &  le  bonheur  y  mais 
il  Vefl  trop  y  pour  le  repos 
des  hommes ,  que  ceux  qui 
fe  regardent  comme  les  Ma- 
gifirats  y  ou  plutôt  comme 
les  maîtres  d'une  patrie 
plus  fainte  & plusfublime.y 
témoignent  quelque  amour 
pour  la  patrie  îerrejlre  qui 
les  nourrit.  Qu'il  m  efl 
doux  de  pouvoir  faire  en 
notre  faveur  une  exception 
fi  rare  y  &  placer  au  rang 


xl      DÉDICACE. 

de  nos  meilleurs  citoyens  t 
ces  ^èlés  dépofitaires  des 
dogmes  J acre 's  auto  ri/es  pur 
les  Loix  y  ces  vénérables 
Pajfeurs  des  âmes  3  dont  la 
vive  &  douce  éloquence 
porte  d'autant  mieux  dans 
les  cœurs  les  maximes  de 
V Evangile ,  qu'ils  commen- 
cent toujours  par  les  pra- 
tiquer eux-mêmes  !  Tout  le 
monde  fait  avec  quel  fuc- 
ces  le  grand  art  de  la  Chai- 
re efl  cultivé  à  Genève. 
Mais  y  trop  accoutumés  à 
yoir  dire  d'une  manière  & 
faire  d'une  autre  9  peu  de 
gens  favent  jufqu'à  quel 
point   l'ejprU   du  Chrijlia- 


DÉDICACE.       xij 

nifme  y  la  fainteté  des 
mœurs  >  la  ftvérité pour  foi- 
même  &  la  douceur  pour 
autrui  ,  régnent  dans  le 
corps  de  nos  Minijlres. 
Peut-être  appartient-il  à  la 
feule  Taille  de  Genève ,  de 
montrer  l'exemple  édifiant 
d'une  aujji  parfaite  union 
entre  une  Société  de  Théo- 
logiens &  de  gens  de  Let- 
tres, C'ejl  y  en  grande  par- 
tie y  fur  leur  fige /je  &  leur 
modération  reconnues,  c'èjl 
fur  leur  ^èle  pour  la  prof 
périté  de  l'État  9  que  je 
fonde  l'efpoir  de  fon  éter- 
nelle tranquillité y  &  je  re- 


xlij      DÉDICACE. 

marque  avec  un  plalfir 
mêlé  d' étonnement  &  de 
refpecl  y  comble 71  ils  ont 
d'horreur  pour  les  affreufes 
maximes  de  ces  hommes 
facrés  &  barbares ,  dont 
V  Hljioire  fournit  plus  d'un 
exemple ,  &  qui  >  pour  fou- 
te nu-  les  prétendus  droits 
de  Dieu  ,  c'efi-à-dire  >  leurs 
intérêts  9  étolent  d'autant 
moins  avares  du  fang  hu- 
main y  qu'ils  Je  flaltolent 
que  le  leur  fer  oit  toujours 
refpeclé. 

Pourrols-je  oublier  cette 
précieufe  moitié  de  la  Ré- 
publique qui  fait  le  bonheur 


DÉDICACE,     xliij 

de  Vautre  y  &  dont  la  dou- 
ceur &  la  fagejje  j  main- 
tiennent la  paix  &  les  boa- 
nés  mœurs  /  Aimables  & 
yertueufes  Citoyennes  y  le 
fort  de  votre  f exe  fera  tou- 
jours de  gouverner  le  no- 
tre. Heureux  !  quand  votre 
chafle  -pouvoir ,  exercé  feu- 
lement dans  V union  con- 
jugale y  ne  fe  fait  fentir 
que  pour  la  gloire  de  VE- 
tat  &  le  bonheur  public  ! 
C'ejl  ainfi  que  les  femmes 
commandoient  à  Sparte  y 
&  c'ejl  ainfi  que  vous  mé- 
rite1^ de  commander  à  Ge- 
nève. Quel  homme  barba- 
re pourroit  réfijler  à  la  voix 


xliv      DÉDICACE. 

de  l'honneur   6  de  la  rai- 
fon  dans  la   bouche  d'une 
tendre  epoufe  y    &    qui  ne 
mépriferoit  un  vain  luxe  , 
en  voyant  votre  Jîniple   & 
mode/le  parure  ,  qui  y  par 
V  éclat  quelle  tient  de  vous  3 
femble    être    la  plus  favo- 
rable à  la  beauté?  Cy ejl  à 
vous  de  maintenir  ton  jour  s  9 
par  votre  aimable  &  inno- 
cent  empire  3  &  par  votre 
efprit   infinuant  >    V amour 
des  loix  dans  V Etat  &  la 
concorde     parmi     les     ci- 
îoyens  y  de  réunirpar  d'heu- 
reux   mariages   les  famil- 
les divifces  ;  &  fur-tout  de 
corriger  par  la  perfuafivc 


DÉDICACE.      xlv 

douceur  de  vos  leçons ,   & 
par  les  grâces  modejles  de 
votre  entretien  y  les  travers 
que  nos  jeunes  gens  vont 
-prendre  en  d'autres  pays  , 
dJoù  9  au  lieu  de  tant  de 
thofes  utiles  dont  ils  pour- 
roient  profiter  9  ils  ne  rap- 
portent, avec   un  ton  pué- 
rile  &  des  airs  ridicules , 
pris  parmûde s  femme s  per- 
dues y  que   V admiration  de 
je.  ne  'fais  quelles  préten- 
dues grandeurs  y\  frivoles 
dédommagemens  de  la  fer- 
vitude  ,.  qui   ne    vaudront 
jamais'   ¥ œugafie     liberté. 
Soje'i  donc  toujours  ce  que 


xlvj      DÉDICACE. 

vous  êtes ,.  les  chajles  gar- 
diennes des  mœurs  &  les 
doux  liens  de  la  paix  y  & 
continue-^  de  faire  valoir 
en  toute  occajion  les  droits 
du  cœur  &  de  la  nature  au 
profit  du  devoir  &  de  la 
vertw. 

Je  me  flatte  de  nêtre 
point  démenti  par  V événe- 
ment. *  en  fondant  fur  de 
tels'  garants  Vefpoir  du 
bonheur  %  commun  des  ci- 
toyens y  &  de  la  gloire  de  la 
République.  J'avoue  qu'a- 
vec tous  ces  avantages  > 
elle  ne  brillera  pas  de  cet 
éclat  dont   la  plupart  des 


DÉDICACE,     xlvij 

yeux  font  éblouis  $  &  dont 
le  puérile  &  funefle  goût 
efl  le  plus  mortel  ennemi 
du  bonheur  &  de  la  liberté* 
Qu'une  jeunejje  dijjblue 
aille  chercher  ailleurs  des 
plaifir s  faciles  &  de  longs 
repentirs.  Que  les  préten- 
dus gens  de  goût  admirent 
en  d'autres  lieux  la  gran- 
deur des  Palais  y  la  beau- 
té des  équipages  y  les  fu- 
perbes  ameublemens  >  la 
pompe  des  Jpeclacles ,  & 
tous  les  rafinemens  de  la 
mollejje  &  du  luxe.  A  Ge- 
nève,  on  ne  trouvera  que 
des  hommes  ;  mais  pour- 
tant un  tel  fpeclacle  a  bien 


xlviij     DÉDICACE. 

fon  prix  y  &  ceux  qui  le 
rechercher  ontvaudr  ont  bien 
les  admirateurs  du  rejle. 

Daigne1^,    magnifi- 

QUJES",  T  RÈS-HONORÉS 
ET  SOUVERAINS  SEI- 
GNEURS, recevoir  tous, 
avec  la  même  bonté  y  les 
refpcclueux  témoignages  de 
l'intérêt  que  je  prends  à 
votre  profpérité  commune. 
Si  j'étois  ajje-^  malheureux 
pour  être  coupable  de  quel- 
que tranfport  indifcret  dans 
xette  vive  effujion  de  mon 
cœur ,  je  vous  fupplie  de  le 
pardonner  à  la  tendre  af- 
fection d'un  vrai  Patriote , 

& 


DEDICACE,      xlix 

&  au  ^êle  ardent  6  légiti- 
me d'un  homme  qui  n  en- 
vif  âge  point  de  plus  grand 
bonheur  pour  lui  -  même  3 
que  celui  de  vous  voir  tous 
heureux. 

Je  fuis  avec  le  plus  pro- 
fond rejpecl , 

MAGNIFIQUES,  TRr>S-HO- 
NORÉS ET  SOUVERAINS 

Seigneu  RS, 


A  Chambcri,  Votre  très-humble  &  trh- 

le  2i  Juin  I7H«  obéijfant  ferviteur  & 

Concitoyen  , 
JEAN*  JACQUES  ROUSSEAU, 


Tome  III t 


&  ■   ■  gCsJs===-— — i— 'jg 

â^  *******  A 


;3£t£= 


PRÉFACE. 


L 


A  plus  utile  &  la  moins 
avancée  de  toutes  les  connoif- 
fances  humaines  me  paroît  être 
celle  de  Phomme  (*  2.);  & 
j'ofe  dire  que  la  feule  infcrip- 
tion  du  Temple  de  Delphes 
conrenoit  un  précepte  plus  im- 
portant &  plus  difficile  que  tous 
les  gros  livres  des  Moraliftes. 
Aufli  je  regarde  le  fujet  de  ce 
Difcours  ,  comme  une  des  ques- 
tions les  plus  intérefîantes  que 
la  Philofophie  puiffe  propofer, 
&,  malheureufement  pour  nous, 
comme  une  des  plus  épineufes 

Ci) 


lij      PRÉFACE. 

que  les  Philofophes  piaffent  ré- 
foudre  :    car   comment  connoî- 
tre  la   fource  de  l'inégalité  par- 
mi les  hommes ,  fi  l'on  ne  com- 
mence par   les    connoître    eux- 
mêmes  ?   Et  comment  l'homme 
viendra-t-il   à  bout  de    fe   voir 
tel  que  Ta   formé   la  nature  ,  à 
travers  tous  les  changemens  que 
3a  fucceffion  des  temps  &   des 
chofes    a  dû    produire    dans    fa 
constitution  originelle  ;  &  de  dé- 
mêler ce  qu'il  tient  de  fon  pro- 
pre fond  d'avec  ce  que  les  cir- 
conftances    6c   fes    progrès   ont 
ajouté  ou  changé  à  fon  état  pri- 
mitif? Semblable  à  la  ftatue  de 
Glaucus ,  que  le  temps ,  la  mer 
&  les  orages  avoient  tellement 
défigurée  ,    qu'elle    reffembloit 
moins  à  un  Dieu  qu'à  une  bête 


PRÉFACE,     lUj 

féroce  ,  l'ame  humaine  ,  altérée 
au  fein  de  la  fociété  par  mille 
caufes  fans  celle  renaiffantes, 
par  l'acquifition  d'une  multitude 
de  connoiiïances  &  d'erreurs  y 
par  les  changemens  arrivés  à  la 
conftitution  des  corps  ,  ôc  par  le 
choc  continuel  des  pallions  ,  a  , 
pour  ainfi-dire ,  changé  d'appa- 
rence, au  point  d'être  prefque 
méconnoiiïable  ;  &  Ton  n'y  re- 
trouve plus  ,  au  lieu  d'un  être 
agi  (Tant  toujours  par  des  prin- 
cipes certains  ôc  invariables ,  au 
lieu  de  cette  célefte  Ôc  maje& 
tueufe  fimplicité  dont  fon  Au- 
teur l'avoit  empreinte,  que  le 
difforme  contrafle  de  la  pafTion 
qui  croit  raifonner  6c  de  l'en- 
tendement en  délire. 

Cii; 


liv     F  R  E  F  A  C  E. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  cruel 
encore  ,  c'en  que  ,  tous  les  pro- 
grès de  l'efpèee  humaine  l'cioi- 
gnant  fans  cefTe  de  fon  état  pri- 
mitif, plus  nous  accumulons  de 
nouvelles  connoiffances  ,  &  plus 
nous  nous  ôtons  les  moyens 
d'acquérir  la  plus  importante 
de  toutes  j  ôc  que  c'eft  en  un 
fens  à  force  d'étudier  l'homme  > 
que  nous  nous  fommes  mis  hors 
d'état  de  le  connoître. 

Il  eft  aifé  de  voir  que  c'eft: 
dans  ces  changemens  fuccefïifs 
de  la  conftitution  humaine,  qu'il 
faut  chercher  la  première  ori- 
gine des  différences  qui  dis- 
tinguent les  hommes  ,  lefquels  , 
d'un  commun  aveu,  font  na- 
turellement aulîi  égaux  entr'eux, 


PREFACE,      h 

que  Yétoient  les  animaux  de 
chaque  efpèce  >  avant  que  di- 
verfes  caufes  phyfiques  eufTent 
introduit  dans  quelques  -  unes 
les  variétés  que  nous  y  remar- 
quons. En  effet ,  il  n'eft  pas 
concevable  que  ces  premiers 
changemens,  par  quelque  moyen 
qu'ils  foient  arrivés  ,  aient  al- 
téré tout  à  la  fois,  ôc  de  la  mê- 
me manière  ,  tous  les  individus 
de  l'efpèce  ;  mais  les  uns  s'é- 
tant  perfectionnés  ou  détério- 
rés ,  ôc  ayant  acquis  diverfes 
qualités  bonnes  ou  mauvaifes , 
qui  n'étoient  point  inhérentes 
à  leur  nature ,  les  autres  réitè- 
rent plus  longtemps  dans  leur 
état  originel;  Ôc  telle  fut,  par- 
mi   les    hommes  r  la    première 

Civ 


Ivj     P  RE  F  A  CE. 

fource  de  l'inégalité*  ,  qu'il  eQ. 
plus  aifé  de  démontrer  ainfi 
en  général ,  que  d'en  afligner 
avec  précifion  les  véritables 
caufes. 

Que  mes    Ie£teurs   ne   s'ima- 
ginent  donc    pas  que  j'ofe  me 
flatter  d'avoir  vu  ce  qui  me  pa- 
Toît  fi  difficile  à  voir.  J'ai  com- 
mencé quelques   raifonnemens  ; 
)'ai   hazardé  quelques   conjectu- 
res ,  moins  dans  l'efpoir  de  ré- 
foudre la    queftion  ,    que    dans 
l'intention  de  l'éclaircir  &  de  la 
iéduire    à    Ton    véritable    état. 
D'autres  pourront   aifément  al- 
ler plus  loin  dans  la  même  rou- 
te, fans  qu'il  foit  facile  à  per- 
fonne    d'arriver  au   terme.   Car 
ce  n'eft   pas  une  légère    entre- 


PRÉFACE.     Ivij 

prife   de    démêler  ce   qu'il  y   a 
d'originaire    &    d'artificiel   dans 
la  nature  actuelle  de  l'homme, 
&  de    bien    connoître    un    état 
qui  n'exifte  plus,  qui   n'a   peut- 
être    point    exifté  ,    qui     proba- 
blement   n'exiftera    jamais  ,    & 
dont    il    eft  pourtant    nécefïaire 
d'avoir   des   notions  juftes  pour 
bien    juger    de    notre    état  pré* 
fent.  Il  faudroit  même   plus  de 
Philofophie   qu'on    ne   penfe    à 
celui  qui    entreprendroit  de  dé- 
terminer   exactement    les    pré- 
cautions à    prendre  ,  pour  faire 
fur   ce   fujet    de   folides    obfer- 
vations;    ôc    une  bonne  folution 
du  problême  fuivant  ne  me  pa- 
roitroit  pas  indigne   des  Arifto- 
tes  &  des  Piines    de  notre   fié- 

Cv 


Iv'uj     PREFACE. 

cle:    Quelles   expériences  feroient 
néceffaïres  pour  parvenir   à  con- 
naître f  homme  naturel  ;  êC  quels 
font  les  moyens  de  faire  ces  ex~ 
périences  au  fein    de   la  Jociété  ? 
Loin    d'entreprendre   de   réfou- 
dre  ce    problême ,  je   crois  en 
avoir    afïez    médité    le     fujet , 
pour    ofer     répondre    d'avance 
que    les     plus    grands    Philofo- 
plies    ne  feront    pas    trop   bons 
pour    diriger    ces    expériences , 
ni   les  plus    puiffans   fouverains 
pour  les  faire  ;  concours  auquel 
il    n'eft    guères    raifonnable    de 
s'attendre  ,    fur  -  tout    avec    la 
perfévérance   ou  plutôt  la   fuc- 
ceffion  de   lumières  &  de  bon- 
ne volonté   néceffaire,   de   part 
&  d'autre ;  pour  arriver  aufucccs* 


PREFACE,      lix 

Ces  recherches   fi  difficiles  à 
faire  ,  &  auxquelles  on  a  fi  peu 
rongé    jufqu  ici  ,    font    pourtant 
les  feuls  moyens  qui  nous  res- 
tent de  lever  une  multitude  de 
difficultés  qui   nous  dérobent  la 
connoiflance  des  fondemens  réels 
de   la    fociété     humaine.    C'eft 
cette  ignorance  de  la  nature  de 
l'homme,  qui  jette  tant  d'incer* 
titude  &  d'obfcurité  fur  la  vé- 
ritable définition  du  droit  natu- 
rel :  car  l'idée  du  droit,   dit  Aï. 
Burlamaqui ,  &  plus  encore  celle 
du    droit    naturel  ,  font    mani- 
feftement  des    idées   relatives  à 
la  nature  de  l'homme.  C'eft  donc 
de  cette  nature  même  de  l'honv 
me,  continue-t-il,   de    fa  conf- 
titution  &  de  fon    état ,    qu'il 

Cvi 


Ix        PREFAC  E. 

faut    ddduire   les    principes    de 
cette  fcience. 

Ce  n'eft  point  fans  furprife 
fit  fans  fcandale  qu'on  remar- 
que le  peu  d'accord  qui  règne 
fur  cette  importante  matière  en- 
tre les  divers  Auteurs  qui  en 
ont  traité.  Parmi  les  plus  gra- 
ves Ecrivains  ,  à  peine  en  trou- 
ve-t-on  deux  qui  foient  du  mê- 
me avis  fur  ce  point.  Sans  par- 
ler des  anciens  Philofophes  qui 
Semblent  avoir  pris  à  tâche  de 
fe  contredire  entr'eux  fur  les 
principes  les  plus  fondamen- 
taux ,  les  Jurifconfultes  Ro- 
mains affujettiffent  indifférem- 
ment l'homme  ôc  tous  les  autres 
animaux  à  la  même  loi  natu- 
relle ,    parce  qu'ils    confiderent 


PREFACE.       Ixj 

plutôt  fous  ce  nom  la  loi  que 
la  nature  s'impofe  à  elle-même  , 
que  celle  qu'elle  prefcrit  ;  ou 
plutôt ,  à  caufe  de  l'acception 
particulière  félon  laquelle  ces 
Jurifconfultes  entendent  le  mot 
de  loi  y  qu'ils  fembïent  n'a- 
voir pris  en  cette  occafion,  que 
pour  l'exprefïion  des  rapports 
généraux  établis  par  la  nature 
entre  tous  les  êtres  animés , 
pour  leur  commune  conferva- 
tion.  Les  modernes  ,  ne  recon- 
noilTant  fous  le  nom  de  loi 
qu'une  règle  prefcrite  à  un 
être  moral  ,  c'eft  -  à  -  dire  ,  in- 
telligent ,  libre ,  &  confidéré 
dans  fes  rapports  avec  d'autres 
êtres  9  bornent  conféquemment 
au  feul  animal  doué  de  raifon  9 
c'elt- à- dire,    à   l'homme  ,    la 


Ixij      PRÉFACE. 

compétence  de  la  loi  naturel- 
le ;  mais  définiffant  cette  loi 
chacun  à  fa  mode  ,  ils  l'éta- 
bliiïent  tous  fur  des  principes 
fi  métaphyfiques  ,  qu'il  y  a  , 
même  parmi  nous,  bien  peu  de 
gens  en  état  de  comprendre 
ces  principes,  loin  de  pouvoir 
les  trouver  d'eux  -  mêmes  :  de 
forte  que  toutes  les  définitions 
de  ces  fçavans  hommes  >  d'ail- 
leurs en  perpétuelle  contradic- 
tion entr'elles  ,  s'accordent  feu- 
lement en  ceci  ,  qu'il  eft  im- 
poflible  d'entendre  la  loi  de  na- 
ture ,  &  par  confé'quent  d'y 
obéir  ,  fans  être  un  très  -  grand 
raifonneur  &  un  profond  Mé- 
taphyficien.  Ce  qui  fignifie  pré- 
cifément  que  les  hommes  ont 
dû    employer    pour    rétabli/Ter 


PRÉFACE,      Ixiij 

ment  de  la  fociécé ,  des  lumiè- 
res qui  ne  fe  développent  qu'a- 
vec beaucoup  de  peine  &  pour 
fort  peu  de  gens  dans  le  fein  de 
la  fociété  même. 

ConnoifTant  fi  peu  la  nature , 
&  s'accordant  fi  mal  fur  le  fens 
du  mot  de  Loi  ,  il  feroit  bien 
difficile  de  convenir  d'une  bon- 
ne définition  de  la  loi  naturelle. 
Audi  toutes  celles  quJon  trouve 
dans  les  livres  ,  outre  le  défaut 
de  n'être  point  uniformes ,  ont- 
elles  encore  celui  d'être  tirées 
de  plufieurs  connoifiances  que 
les  hommes  n'ont  point  naturel- 
lement ,  &  des  avantages  dont 
ils  ne  peuvent  concevoir  l'idée 
qu'apiès  être  fortis  de  l'état  de 
nature.    On  commence  par  re- 


Ixiv     P  RE  FA  CE. 

chercher  les  règles  dont,  pour 
l'utilité  commune  ,  il  feroit  à 
propos  que  les  hommes  con- 
vinrent entr'eux  ;  &  puis  on 
donne  le  nom  de  loi  naturelle  à 
la  collection  de  ces  règles,  fans 
autre  preuve  que  le  bien  qu'on 
trouve  qui  réiuiteroit  de  leur 
pratique  univerfelle.  Voilà  afiu- 
rément  une  manière  très  com- 
mode de  compofer  des  défini- 
tions ,  6c  d'expliquer  la  nature  des 
chofes  par  des  convenances  pref- 
que  arbitraires. 

Mais  tant  que  nous  ne  con- 
noîtrons  point  l'homme  naturel , 
c'eft  en  vain  que  nous  voudrons 
déterminer  la  loi  qu'il  a  reçue  , 
ou  celle  qui  convient  le  mieux 
à  fa  conftitution.    Tout   ce  que 


PRÉFACÉ.      lx 

nous  pouvons  voir  très  claire- 
ment au  fujet  de  cette  loî ,  c'eft 
que  non  feulement ,  pour  qu'elle 
foit  loi  ,  il  faut  que  la  volonté 
de  celui  qu'elle  oblige  puiffe  s'y 
foumettre  avec  connoilTance  ; 
mais  qu'il  faut  encore  ,  pour 
qu'elle  foit  naturelle  ,  qu'elle 
parle  immédiatement  par  la  voix 
de  la  nature. 

LaifTant  donc  tous  les  livres 
fcientifiques  qui  ne  nous  ap- 
prennent qu'à  voir  les  hommes 
tels  qu'ils  fe  font  faits  ,  &  médi- 
tant fur  les  premières  &  plus 
fini  pies  opérations  de  l'arne  hu- 
maine ,  j'y  crois  appercevoir 
deux  principes  antérieurs  à  la 
raifon  ,  dont  l'un  nous  intéreiïe 
ardemment  à  notre  bien-être  ôc 


Ixvj     PREFACE. 

à  la  confervation  de  nous-mê- 
mes ,  &  l'autre  nous  infpire  une 
répugnance  naturelle  à  voir  pé- 
rir ou  foufrïir  tout  être  fenfible , 
&  principalement  nos  fembla- 
bles.  C'eft  du  concours  ,  &  de 
la  combinaifon  que  notre  efprit 
eft  en  état  de  faire  de  ces  deux 
principes  ,  (ans  qu'il  foit  nécef- 
iaire  d'y  faire  entrer  celui  de  la 
fociabilité ,  que  me  paroiiTent  dé- 
couler toutes  les  règles  du  droit 
naturel  ;  règles  que  la  raifon 
eft  enfuite  forcée  de  rétablir  fur 
d'autres  fondemens ,  quand  par 
fes  développemens  fucceffifs  elle 
eft  venue  à  bout  d'étouffer  la 
nature. 

De  cette    manière  ,  on   n'eft 
point  obligé  de  faire  de  l'hom- 


PREFACE,     hcvij 

me  un  philofophe  avant  que 
d'en  faire  un  homme  ;  fes  de- 
voirs envers  autrui  ne  lui  font 
pas  uniquement  diclés  par  les 
tardives  leçons  de  la  fagelle  ;  ôc 
tant  qu'il  ne  réfiftera  point  à 
l'impulfion  intérieure  de  la  com- 
mifération  ,  il  ne  fera  jamais  du 
mal  à  un  autre  homme  ,  ni  même 
à  aucun  être  fenfible  ,  excepté 
dans  le  cas  légitime  où,  facon- 
fervation  fe  trouvant  intéreifée, 
il  eft  obligé  de  fe  donner  la  pré- 
férence à  lui-même.  Par  ce 
moyen  ,  on  termine  auili  les  an- 
ciennes difputes  fur  la  partici- 
pation des  animaux  à  la  loi  na- 
turelle :  car  il  eft  clair  que,  dé- 
pourvus de  lumières  ôc  de  liber- 
té y  ils  ne  peuvent   reconnokre 


Ixviij     PREFACE. 

cette  loi;  mais  tenant  en  quel- 
que chofe  à  notre  nature  par  la 
fenfibilité  dont  ils  font  doués  , 
on  jugera  qu'ils  doivent  aufli 
participer  au  droit  naturel  ,  ôc 
que  l'homme  eft  afïujetti  envers 
eux  à  quelque  efpèce  de  devoirs. 
Il  femble  ,  en  effet ,  que  ,  fi  je 
fuis  obligé  de  ne  faire  aucun 
mal  à  mon  femblable  ,  c'eft  moins 
parce  qu'il  eft  un  être  raifonnable, 
que  parce  qu'il  eft  un  être  fen- 
fible;quaUté  qui,  étant  commune 
à  la  bête  &  à  l'homme  ,  doit  au 
moins  donner  à  Tune  le  droit  de 
n'être  point  maltraitée  inutile- 
ment par  l'autre. 

Cette  même  étude  de  l'hom- 
me originel  ,  de  fes  vrais  be- 
foins  6c  des  principes  fondamen- 


PRÉFACE.      Ixix 

taux  de  fes  devoirs  ,  eft  encore 
le  feul  bon  moyen  qu'on  puiiTe 
employer  pour  lever  ces  fouies 
de  difficultés  qui  fe.  préfentent 
fur  l'origine  de  l'inégalité  mo- 
rale ,  fur  les  vrais  fondemens  du 
corps  politique ,  fur  les  droits 
réciproques  de  fes  membres ,  &c 
fur  mille  autres  queftions  fem- 
blables ,  auffi  importantes  que  mal 
éclairc'es. 

En  configurant  la  fociété  hu- 
maine d'un  regard  tranquille  ÔC 
défintéreiTé  ,  elle  ne  femble 
montrer  d'abord  que  la  violen- 
ce des  hommes  puiffans  &  Pop- 
preffion  des  foibles.  L'efprit  fe 
révolte  contre  la  dureté  des 
uns* ,  ou  eft  porté  à  déplorer 
l'aveuglement    des    autres  ;    & 


Ixx     PRÉ  FA  C  E. 

comme  rien  n'eft  moins  ftable 
parmi  les  hommes  que  ces  re- 
lations extérieures  que  le  ha- 
zard  produit  plus  fouvent  que  la 
fagefle,  &  qu'on  appelle  foiblefTe. 
ou  puiiTance  ,  richefle  ou  pau- 
vreté ,  les  étabiiiTemens  humains 
paroiflent  au  premier  coup -d'oeil 
fondés  fur  des  monceaux  de  fa- 
ble mouvant*  Ce  n'eft  qu'en  les 
examinant  de  près  ,  ce  n'eft 
qu'après  avoir  écarté  la  pouf- 
iière  &  le  fable  qui  environnent 
l'édifice  ,  qu'on  apperçoit  labafe 
inébranlable  fur  laquelle  il  eft 
élevé  ,  &  qu'on  apprend  à  en 
iefpe&er  les  fondemens.  Or  fans 
l'étude  férieufe  de  l'homme  ,  de 
fes  facultés  naturelles  ,  ôo  de 
leurs  développemens  fucceilifs , 


PREFACE.     Ixxj 

on  ne  viendra  jamais  à  bout  de 
faire  ces  diftin&ions  ,  &  de  fé- 
parer  ,  dans  l'actuelle  conflitu- 
tion  des  chofes  ,  ce  qu'a  fait  la 
volonté  divine  d'avec  ce  que 
l'art  humain  a  prétendu  faire. 
Les  recherches  politiques  &  mo- 
rales auxquelles  donne  lieu  l'im- 
portante  queftion  que  j'examine, 
font  donc  utiles  de  toutes  ma- 
nières ,  &  l'hiftoire  hypothéti- 
que des  gouvernemens  eft  pour 
l'homme  une  leçon  inftructive 
à  tous  égards.  En  confidérant 
ce  que  nous  ferions  devenus  , 
abandonnés  à  nous-mêmes ,  nous 
devons  apprendre  à  bénir  celui 
dont  la  main  bienfaifante  ,  corri- 
geant nos  inftitutions  ôc  leur  don- 
nant une  aiîiette  inébranlable,  a 


Ixxij    PREFACE. 

prévenu  les  défordres  qui  de- 
vroieru:  en  ré  fui  ter  ,  &.  fait  naître 
notre  bonheur  des  moyens  qui 
fembloient  devoir  combler  notre 
mifère. 

Quem  te  Deux  e£e 
Jujjît ,  &  humanâ  quâ  parte  locatus  es  in.  ret 
Vijce. 


AVERTISSEMENT. 


AVERTISSEMENT 

SUR    LES   NOTES. 

Tai  ajouté  quelques  Notes  à  cet  Ou- 
vrage ,  félon  ma  coutume  parejfeufe ,  de 
travailler  à  bâton  rompu  j  ces  Notes  j'e- 
cartent  quelquefois  affe^  du  fujet }  pour 
ri  être  pas  bonnes  à  lire  avec  le  texte \  Je 
*les  ai  donc  rejettées  à  la  fin  du  JDifcours  , 
dans  lequel  fai  tâché  de  fuivre  de  mon 
mieux  le  plus  droit  chemin.  Ceux  qui  au- 
ront le  courage  de  recommencer  ,  pour- 
ront samufer  la  féconde  fois  à  battre  les 
buijjons ,  &  tenter  de  parcourir  les  Notes  j 
il  y  aura  peu  de  mal  que  les  autres  ne 
Us  lifent  point  du  tout. 


Tome  III.  D 


QUESTION 

Propofee  par  l 'Académie  de   Dijon* 

Quelle  eft  l'origine  de  l'inégalité  parmi  les 
Hommes ,"  &  fi  elle  eft  autorifée  par  la  Loi 
Naturelle? 


«Hs  ©  Ut* 

DISCOURS 

SUR   L'ORIGINE 

ET  LES  FONDEMENS 

DE    L'INÉGALITÉ 
PARMI   LES   HOMMES. 

V^'Est  de  l'homme  que  j'ai  à  parler, 
&  la  queftion  que  j'examine  m'ap- 
prend que  je  vais  parler  à  des  hommes: 
car  on  n'en  propofe  point  de  femblables, 
quand  on  craint  d'honorer  la  ve'rité.  Je 
défendrai  donc  avec  confiance  la  caufe 
de  l'Humanité  devant  les  Sages  qui  m'y 
invitent ,  &  je  ne  ferai  pas  mécontent  de 
moi-même ,  fi  je  me  rends  digne  de  mon 
fujet  &  de  mes  Juges. 

Je  conçois  dans  l'efpèce  humaine  deux 
fortes  d'inégalités,  l'une  que  j'appelle  na- 
turelle ou  phyfique, parce  qu'elle  eft  éta« 

Dij 


rj6 


Œuvres 

blie  par  la  nature  ,  &  qui  confifte  dans 
îa  différence  des  âges  ,  de  la  fanté  ,  des 
forces  du  corps,  &  des  qualités  del'ef- 
prit  ou  de  l'aine  ;  l'autre  qu'on  peut  ap- 
peller  inégalité  morale  ou  politique ,  par- 
ce qu'elle  dépend  dune  forte  de  conven- 
tion ,  &  qu'elle  eft  établie  ou  du  moins 
autorifée  par  le  confentement  des  hom- 
mes. Celle-ci  confifte  dans  les  différens 
privilèges  dont  quelques-uns  jouiffent  au 
préjudice  des  autres  .,  comme  d'être  plus 
riches  ,  plus  honorés  ,  plus  puiffans 
qu'eux  ,  ou  même  de  s'en  faire  obéir. 

On  ne  peut  pas  demander  quelle  eft 
ïa  fource  de  l'inégalité  naturelle  ,  parce 
que  la  réponfe  fe  trouveroit  énoncée  dans 
la  (impie  définition  du  mot.  On  peut  en- 
core moins  chercher  s'il  n'y  auroit  point 
quelque  liaifon  effentielle  entre  les  deux 
inégalités  :  car  ce  feroit  demander  ,  en 
d'autres  termes ,  fi  ceux  qui  commandent 
valent  néceffairement  mieux  que  ceux  qui 
obéifient  ,  &  fi  la  force  du  corps  ou  de 
r'efprit,  lafageffe  ou  la  vertu  fe  trouvent 
toujours  dans  les  mêmes  individus  ,  en 
proportion  de  la  puiffance  ou  de  la  ri- 
chdfc  :  queftion  bonne  peut-être  à  agiter 
entre  des  çfcîaves  entendus  de  leurs  maî- 
s  ,    pjais  qui  ne  convient  pas  à  des 


DIVERSES.  77 

hommes    raifonnables    &    libres  ,    qui 
cherchent  la  vérité. 

De  quoi  s'agit-il  donc  jirécifémenc 
dans  ce  Difcours?De  marquer,  dans  le 
progrès  des  chofes  ,  le  moment  où  ,  le 
droit  fuccédant  à  la  violence  ,  la  nature 
fut  foumife  à  la  loi  ;  d'expliquer  par 
quel  enchaînement  de  prodiges  ,  le  fort 
put  fe  réfoudre  à  fervir  le  foible  ,  &  le 
peuple  à  acheter  un  repos  en  idée, au  prix 
d'une  félicité  réelle. 

Les  Philofophes  qui  ont  examiné  les 
fondemens  de  la  fociété ,  ont  tous  fenti 
la  néceilîté  de  remonter  jufqu'à  l'état  de 
nature  ,  mais  aucun  d'eux  n'y  eft  arrivé. 
Les  uns  n'ont  point  balancé  à  fuppofer  à 
l'homme,  dans  cet  état,  la  nation  du  jufte 
&  de  l'injufte  ,  fans  fe  foucier  de  mon- 
trer qu'il  dût  avoir  cette  notion  ,  ni  mê- 
me qu'elle  lui  fût  utile.  D'autres  ont  par- 
lé du  droit  naturel  que  chacun  a  de  con- 
ferver  ce  qui  lui  appartient  ,  fans  expli- 
quer ce  qu'ils  entendoient  par  appartenir. 
D'autres ,  donnant  d'abord  au  plus  fort 
l'autorité  fur  le  plus  foible  ,  ont  aufli- 
tôt  fait  naître  le  gouvernement  fans  fon- 
ger  au  temps  qui  dut  s'écouler  avant  que 
le  fens  des  mots  d'autorité  &  de  gouver- 
nement pût  exifter  parmi  les  hommes, 

Diij 


78 


Œuvres 


Enfin  tous ,  parlant  fans  cefle  de  befoîn  , 
d'avidité  ,  d'oppreflîon  .,  de  defirs  de 
d'orgue  1  ,  ont  tranfporté  à  l'état  de  na- 
ture j  des  idées  qu'ils  avoient  prifes  dans 
la  fociété  ;  ils  parloient  de  l'homme  faix- 
vage,  &  ils  peignoient  l'homme  civil.  Il 
n'eft  pas  même  venu  dans  l'efprit  de 
la  plupart  de  douter  que  l'état  de  nature 
eût  exiflé,  tandis  qu'il  eft  évident ,  par  'a 
lecture  des  Livres  facrés,que  le  premier 
homme  eyant  reçu  immédiatement  de 
Dieu  des  lumières  &  des  préceptes  ,  n'e- 
toit  point  lui  même  dans  cet  état,  & 
qu'en  aioûtant  aux  écrits  de  Moïfe  la 
foi  que  leur  doit  tout  Philofophe  chré- 
tien ,  il  faut  nier  que  ,  même  avant  le 
déluge  ,  les  hommes  fe  foient  jamais 
trouvés  dans  le  pur  état  de  nature ,  à 
moins  qu'ils  n'y  foient  retombés  par 
quelque  événement  extraordinaire  :  pa- 
radoxe fort  embnrrafiant  à  défendre  ,  & 
tout- à  fait  impoiîible  à  prouver. 

Commençons  donc  par  écarter  tous 
les  faits;  car  ils  ne  touchent  pointa  la 
queftion.  Il  ne  faut  pas  prendre  les  re- 
cherches dans  lefquelles  on  peut  entrer 
fur  ce  fujet,  pour  des  vérités  hi/toriques 
mais  feulement  pour  des  raifonnemens 
hypothétiques  &  conditionnels^! us  pro* 


DIVERSES.  79 

près  à  éclaircir  la  nature  des  chofes  qu'à 
en  montrer  la  véritable  origine  ,  &  fem- 
blables  à  ceux  que  font  tous  les  jours  nos 
Phy  ficiens  fur  la  formation  du  Monde.  La 
Religion  nous  ordonne  de  croire  que, 
Dieu  lui-même  ayant  tiré  les  hommes  de 
l'état  de  naturels  font  inégaux  parce  qu'il 
a  voulu  qu'ils  le  fuffent  ;  mais  elle  ne  nous 
défend  pas  de  former  des  conjectures  ti- 
rées de  la  feule  nature  de  l'homme  &  des 
êtres  qui  l'environnent,  fur  ce  qu'auroit 
pu  devenir  le  genre  humain  ,  s'il  fût  refté 
abandonné  à  lui-même.  Voilà  ce  qu'on 
me  demande,  &  ce  que  je  me  propofe 
d'examiner  dans  ce  Difcours.  Mon  fujec 
intéreffant  l'homme  en  général ,  je  tâche- 
rai de  prendre  un  langage  qui  convienne 
à  toutes  les  Nations;  ou  plutôt  oubliant 
les  temps  &  les  lieux,  pour  ne  fonger 
qu'aux  hommes  ,  à  qui  je  parle,  je  me 
fuppoferai  dans  le  Lycée  d'Athènes ,  ré- 
pétant les  leçons  de  mes  Maîtres,  ayant 
les  Platons  &  les  Xénocrates  pour  Juges, 
&  le  genre  humain  pour  auditeur. 

O  homme  '  de  quelque  contrée  que  tu 
fois  ,  quelles  que  foient  tes  opinions  , 
écoute  ;  voici  ton  hiftoire  telle  que  j'ai 
cru  la  lire ,  non  dans  les  livres  de  tes  fem« 
blables  qui  font  menteurs ,  mais  dans  la 

Div 


So  Œuvres 

nature,  qui  ne  ment  jamais.  Tout  ce  qu: 
iera  d'elle  fera  vrai  :  il  n'y  aura  de  faux 
que  ce  que  j'y  aurai  mêlé  du  mien  fans  le 
vouloir.  Les  temps  dont  je  vais  parler  font 
bien  éloignés  :  combien  tu  as  changé  de 
ce  que  tu  étois  !  C'eft,  pour  ainfïdire  Ja 
vie  de  ton  efpèce  que  je  te  vais  décrire 
d'après  les  qualités  que  tu  as  reçues,  que 
ton  éducation  &  tes  habitudes  ont  pu  dé- 
praver, mais  qu'elles  n'ont  pu  détruire. Il 
y  a  ,  je  le  fens ,  un  âge  auquel  l'homme 
individuel  voudroit  s'arrêter  ;  tu  cher- 
cheras l'âge  auquel  tu  defirerois  que  ton 
efpèce  fe  fût  arrêtée.  Mécontent  de  ton 
état  préfent ,  par  des  raifons  qui  annon- 
cent à  ta  poftérité  malheureufe  de  plus 
grands  mécontentemens  encore  ,  peut- 
être  voudrois-tu  pouvoir  rétrograder  ;  & 
ce  fentiment  doit  faire  l'éloge  de  tes  pre- 
miers ayeux,  la  critique  de  tes  contem- 
porains ,  &  l'effroi  de  ceux  qui  auront  le 
malheur  de  vivre  après  toi. 


HT 


DIVERSES.  8 1 

*&h  ■    ■       ■  .  3ff<£= W<t* 

PREMIERE  PARTIE. 

V^Uelque  important  qu'il  foit, 
pour  bien  juger  de  l'état  naturel  de 
l'homme,  de  le  confidérer  dès  Ton  ori- 
gine, &  de  l'examiner,  pour  ainfi  dire* 
dans  le  premier  embryon  de  l'efpèce ,  je 
ne  fuivrai  point  fon  organisation  à  travers 
fes  développemens  fucceuifs  :  je  ne  mar- 
réterai  pas  à  rechercher  dans  le  fyftême 
animal  ce  qu'il  put  être  au  commence- 
ment pour  devenir  enfin  ce  qu'il  eft.  Je 
n'examinerai  pas  fi,  comme  ie  penfe  Arif- 
tote  ,  fes  ongles  allongés  ne  furent  point 
d'abord  des  griffes  crochues  ;  s'il  n'étoit 
point  velu  comme  un  ours,  &  fi,  marchant 
à  quatre  pieds  (  *  3  )  ,  fes  regards  dirigés 
vers  la  terre  ,  &  bornés  à  un  horifon  de 
quelques  pas,  ne  marquoient  point  à  la 
fois  le  caractère  &  les  limites  de  fes 
idées.  Je  ne  pourrois  former  fur  ce  fujet 
que  des  conjectures  vagues  &:  prefque 
imaginaires.  L'Anatomie  comparée  a  fait 
encore  trop  peu  de  progrès,  les  obferva- 
tions  des  Naturalises  font  encore  trop  ii> 

Dv 


8i  Œuvres 

certaines,  pour  qu'on  puiffe  établir  fur  de 
pareils  fondemens  la  bafe  d'un  raifonne- 
ment  folide  ;  ainfi  ,  fans  avoir  recours 
aux  connoiffances  furnaturelles  que  nous 
avons  fur  ce  point,  &  fans  avoir  égard 
aux  changemens  qui  ont  dû  furvenir  dans 
la  conformation  tant  intérieure  qu'exté- 
rieure de  l'homme ,  à  mefure  qu'il  appli- 
quoit  fes  membres  à  de  nouveaux  ufages, 
èc  qu'il  fe  nourriiïbit  de  nouveaux  ali- 
mens ,  je  le  fuppoferai  conformé  de  tout 
tems ,  comme  je  le  vois  aujourd'hui  , 
marchant  à  deux  pieds,  fe  fervant  de  fes 
mains  comme  nous  faifons  des  nôtres , 
portant  fes  regards  fur  toute  la  nature  , 
&  mefurant  des  yeux  la  vafte  étendue  du 
Ciel. 

En  dépouillant  cet  être,ainfi  conftitué, 
de  tous  les  dons  furnaturels qu'il  a  pu  re- 
cevoir ,  &  de  toutes  les  facultés  artifi- 
cielles, qu'il  n'a  pu  acquérir  que  par  de 
longs  progrès  ;  en  le  confidérant,  en  un 
mot,  tel  qu'il  a  dû  fortir  des  mains  de  la 
nature ,  je  vois  un  animal  moins  fort  que 
les  uns  ,  moins  agile  que  les  autres ,  mais , 
à  tout  prendre,  organifé  le  plus  avanta- 
geufement  de  tous  :  je  le  vois  fe  rafla  fiant 
fous  un  chêne ,  fe  défaltérant  au  premier 


DIVERSES  83 

ruiffeau  ,  trouvant  Ton  lit  au  pied  du  mê- 
me arbre  qui  lui  a  fourni  fon  repas ,  de 
voilà  Tes  befoins  fatisfaits. 

La  terre  abandonnée  à  fa  fertilité  na- 
turelle (*  a  ) ,  &  couverte  de  forêts  im-  (  *  «^ 
menfes  que  la  coignée  ne  mutila  jamais , 
offre  à  chaque  pas  des  magatins  &  des 
retraites  aux  animaux  de  toute  efpèce. 
Les  hommes  difperfés  parmi  eux,obfer- 
vent ,  imitent  leur  induflrie  .,  &  s'élèvent 
ainfi  jufqu'à  l'inftinct  des  bêtes, avec  cet 
avantage  que  chaque  efpèce  n'a  que  le  fien 
propre,  &  que  l'homme  n'en  ayant  peut- 
être  aucun  qui  lui  appartienne  ,  fe  les  ap- 
proprie tous ,  fe  nourrit  également  de  la 
plupart  des  alimens  divers  (  *  4  )  que  les  ( "  4  ) 
autres  animaux  fe  partagent,  &  trouve 
par  conféquent  fa  fubiïftance  plus  aifé- 
ment  que  ne  peut  faire  aucun  d'eux. 

Accoutumés  dès  l'enfance  aux  intem- 
péries de  l'air  &  à  la  rigueur  des  faifons; 
exercés  à  la  fatigue  ,  &  forcés  de  défen- 
dre nuds  &  fans  armes  leur  vie  &  leur 
proie  contre  les  autres  bêtes  féroces ,  ou 
de  leur  échapper  à  la  courfe.les  hommes 
fe  forment  un  tempérament  robufte  & 
prefque  inaltérable  ;  les  enfans  apportant 
au  monde  l'excellente  conftitution  de 
leurs  pères ,  &  la  fortifiant  par  les  mêmes 

Dvj 


84  Œuvres 

exercices  qui  l'ont  produite  ,  acquièrent 
ainlï  toute  la  vigueur  dont  Te'pèce  humai- 
ne eft  capable.  La  nature  en  ufe  préçifé- 
ment  avec  eux  comme  la  loi  de  Sparte 
avec  les  enfans  des  citoyens;  elle  rend 
forts  &  robuftes  ceux  qui  font  bien  confti- 
tués  ,  &  fait  périr  tous  les  autres  ;  diffé- 
rente, en  cela.de  nos  fociétés  où  l'État,  en 
rendant  les  enfans  onéreux  aux  pères,  les 
tue  indifHnctement  avant  leur  naiflfance. 
Le  corps  de  l'homme  fauvage  étant  le 
feul  inftrument  qu'il  connoifle  ,  il  l'em- 
ploie à  divers  ufages,  dont ,  par  le  défaut 
d'exercice  ,   les  nôtres  font  incapables  ; 
&  c'eft  notre  induftrie  qui  nous  ôte  la 
force  &  l'agilité  que  la  néceflité  l'oblige 
d'acquérir.  S'il  avoit  eu  une  hache  ,  fon 
poignet  romproit-il  de  h"  fortes  branches? 
S'il  avoit  eu  une  fronde  ,  lanceroit-  il  de 
la  main  une  pierre  avec  tant  de  roideur? 
S'il  avoit  eu  une  échelle  ,  grimpcroit-il 
il  légèrement  fur  un  arbre  ?  S'il  avoit  eu 
un  cheval  ,  feroit-il  fî  vite  à  la  courfe? 
Laiffez  a  l'homme    civilifé  le   tems  de 
rafîembler  toutes  fes  machines  autour  de 
lui  ,  on  ne  peut  douter  qu'il  ne  furmon- 
te   facilement  l'homme   fauvage  ;  mais 
fi  vous  voulez  voir  un  combat  plus  iné- 
gal encore  ,  mettez-les  hûds  &  défarmés 


DIVERSES.  85 

vis -à  vis  l'un  de  l'autre;  &  vous  recon- 
nectiez bientôt  quel  eft  l'avantage  d'avoir 
fans  cefle  toutes  fes  forces  3  fa  difpofi- 
tion  ,  d'être  toujours  prêt  à  tout  événe- 
ment, &  de  fe  porter,  pour  ainfi  dire  , 
toujours  tout  entier  avec  foi  (  *  $.  )  ( 

Iîobbes  prétend  que  l'homme  eft  na- 
turellement intrépide  _•  &  ne  cherche  qu'à 
attaquer  &  combattre.  Un  i  hilo'ophe  il- 
luftre  penfeau  contraire,(&  Cumberland 
&Pufendorff  l'arïur.:nt  aufîi,)  que  rien 
n'eft  fi  timide  que  l'homme  dans  l'état  de 
nature,  &  qu'il  eft  toujours  tremblant  ., 
&   prêt  à  fuir  au  moindre  bruit  qui  le 
frappe,  au  moindre  mouvement  qu'il  ap- 
perçoit.  Cela  peut  être  ainfi  pour  les  ob- 
jets qu'il  ne  connoit  pas  ,  &  je  ne  doute 
point  qu'if  ne  foit  effrayé  par  tous  les  nou- 
veaux fpeâacles  qui  s'offrent  à  luL  toutes 
les  fois  qu'il  ne  peut  diftinguer  le  bien  & 
le  mal  phyfïque  qu'il  en  doit  attendre,  ni 
comparer  fes  forces  avec  les  dangers  qu'il 
a  à  courir  ;  circonftances  rares  dans  l'état 
de  nature,  où  toutes  chofes  marchent 
d'une  manière  fi  uniforme  ,  &  où  la  face 
de  la  terre  n'eft  point  fu  jette  à  ces  change- 
mens  brufques  &  continuels  qu'y  caufent 
les  partions  &  l'inconflmce  des  peuples 
réunis,  Mais  l'homme  fauvage  vivant  dit* 


86         Œuvres 

perfé  parmi  les  animaux, &  fe  trouvant  de 
bonne  heure  dans  le  cas  de  fe  mefurer 
avec  eux,  il  en  fait  bientôt  la  comparai- 
son; &  (entant  qu'il  les  furpaflTe  plus  en 
adrelTe  qu'ils  ne  le  furpafTent  en  force ,  il 
apprend  à  ne  les  plus  craindre.  Mettez 
un  ours  ou  un  loup  aux  prifes  avec  un 
Sauvage robufte,  agile,  courageux  com- 
me ils  font  tous ,  armé  de  pierres  &  d'un 
bon  bâton,&  vous  verrez  que  le  péril  fera 
tout  au  moins  réciproque,  &  qu'après 
plufïeurs expériences  pareilles,  les  betes 
féroces  qui  n'aiment  point  à  s'attaquer  Tu- 
ne à  l'autre ,  s'attaqueront  peu  volontiers 
à  l'homme,  qu'elles  auront  trouvé  tout 
auffi  féroce  qu'elles.  A  l'égard  des  ani- 
maux qui  ont  réellement  plus  de  force 
qu'il  n'a  d'adreffe ,  il  efr.  vis-à-vis  d'eux 
dans  le  cas  des  autres  efpèces  plus  foibles  , 
qui  ne  laiffent  pas  de  fubfifter,  avec  cet 
avantage  pour  l'homme  ,  que  non  moins 
difpos  qu'eux  à  la  courfe,  &  trouvant 
fur  les  arbres  un  refuge  prefque  afluré ,  il 
a  par-tout  le  prendre  8c  le  laiiïer  dans  la 
rencontre ,  &  le  choix  de  la  fuite  ou  du 
combat.  Ajoutons  qu'il  ne  paroît  pas 
qu'aucun  animal  fafle  naturellement  la 
guerre  à  l'homme  ,  hors  le  cas  de  fa  pro- 
pre défenfeou  d'une  extrême  faim  ;nité- 


DIVERSES.  87 

moigne  contre  lui  de  ces  violentes  an- 
tipathies qui  femblent  annoncer  qu'une 
efpece  eft  dcftinéepar  la  nature  à  fervir 
de  pâture  à  l'autre. 

.D'autres  ennemis  plus  redoutables  ,  & 
dont  l'homme  n'a  pas  les  mêmes  moyens 
de  fe  défendre ,  font  les  infirmités  natu- 
relles ,  l'enfance  ,  la  vieilleffe  ,  &  les  ma- 
ladies de  toute  efpèce  ;  triites  lignes  de 
notre  foiblefTe ,  dont  les  deux  premiers 
font  communs  à  tous  les  animaux,  &  dont 
le  dernier  appartient  principalement  a 
l'homme  vivant  en  fociété.  J'obferve  mê- 
me ,  au  fujet  de  l'enfance  ,  que  la  mère 
portant  par-tout  fon  enfant  avec  elle  ,a 
beaucoup  plus  de  facilité  à  le  nourrir,que 
n'ont  les  femelles  de  plufieurs  animaux  , 
qui  font  forcées  d'aller  &  venir  fonscefte 
avec  beaucoup  de  fatigue.d'un  côté  pour 
chercher  leur  pâture ,  &  de  l'autre  pour 
âîaiter  &  nourrir  leurs  petits.  Il  eft  vrai 
que  ,  fi  la  femme  vient  à  périr  ,  l'enfant 
rifque  fort  de  périr  avec  elle;  mais  ce  dan- 
ger eft  commun  à  cent  autres  efpeces  , 
dont  les  petits  ne  font  de  long-tems  en 
étatd'allercherchereux-mémes  leur  nour- 
riture ;  &  fi  l'enfance  eft  plus  longue  par  - 
mi  nous,  la  vie  étant  plus  longue  auffi  , 
tout  eft  encore  à-peu -près  égal  en  ce 


$8         Œuvres 

(  *  h.  )  point ,  (  *  b.  )  quoiqu'il  y  ait  fur  la  durée 
du  premier  âge  ,  &  fur  le  nombre  des    e- 

C  *  6.  )  tits  (  ¥  6)  ,  d'autres  régies  qui  ne  font  pas 
de  mon  fujet  Chez  les  vieillards  ,  qui 
agifîent  &  tranfpirent  peu,  lebefoin  d'à* 
îimens  diminue  avec  la  faculté d*y  pour- 
voir ;&  comme  la  vie  fauvage  éloigne 
d'eux  la  goutte  &  les  rhumatifmes,  &  que 
la  vieillefTe  eft  de  tous  les  maux  celui  que 
les  fecours  humains  peuvent  le  moins  fou- 
lager ,  ils  s'éteignent  enfin  ,  fans  qu'on 
s'apperçoive  qu'ils  cefTent  d'être  &  pres- 
que fans  s'en  appercevoir  eux-mêmes. 

A  l'égard  des  maladies,  ie  ne  répéte- 
rai point  les  vaines  &  fauffes  déclama- 
tions que  font  contre  la  Médecine  la  plu- 
part des  gens  en  fanté  ;  mais  je  demande- 
rai s'il  y  a  quelque  obfervation  folide ,  de 
laquelle  on  pulffe  conclure  que  ,  dans  les 
pays  où  cet  art  eft  le  plus  négligé  ,  la 
vie  moyenne  de  l'homme  foit  plus  courte, 
que  dans  ceux  où  il  eft  cultivé  avec  le  plus 
de  foin?Et  comment  cela  pourroit-  il  être, 
fi  nous  nous  donnons  plus  de  maux  ,  que 
la  Médecine  ne  peut  nous  fournir  de  re- 
mèdes ?  L'extrême  inégalité  dans  la  ma- 
nière de  vivre ,  l'excès  d'oifiveté  dans  les 
uns  ;  l'excès  de  travail  dans  les  autres  J  la 
facilité  d'irriter  &  de  fatisfaire  nos  appé- 


DIVERSES.  Sp 

tirs  &  notre  fenfualité,  les  alimensrrop  re- 
cherchés des  riches5qui  les  nourrifTent  de 
fucs  échauffons  &  les  accablent  d'indiges- 
tions; la  mauvaife  nourriture  des  pauvres, 
dont  ils  manquent  même  îe  plus  fouvent, 
&  dont  le  défaut  les  porte  à  Surcharger 
avidement  leur  eftomac  dansl'occafion; 
les  veilles  ,  les  excès  de  toute  efpèce ,  les 
tranfports  immodérés  de  toutes  les  paf- 
fions.les  fatigues  ôdépuifement  d'efprit, 
les  chagrins  &  les  peines  fans  nombre 
qu'on  éprouve  dans  tous  les  états,  &  dont 
les  âmes  font  perpétuellement  rongées  ; 
voilà  les  funeft.es  garans,que  la  plupart  de 
nos  maux  font  notre  propre  ouvrage  ,  & 
que  nous  les  aurions  prefque  tous  évités  , 
en  confervant  la  manière  de  vivre  fimple, 
uniforme^  falutairequi  nous  étoit  pres- 
crite par  la  nature.  Si  elle  nous  a  défîmes 
à  être  fains  ,  j'ofe  prefque  aflurer  que  l'é- 
tat de  réflexion  effc  un  état  contre  nature , 
&  que  l'homme  qui  médite  eft  un  animal 
dépravé.Quand  on  fonge  à  la  bonne  conf- 
titution  des  Sauvages ,  au  moins  de  ceux 
que  nous  n'avons  pas  perdus  avec  nos  li- 
queurs fortes  ;  quand  on  fçait  qu'ils  oe 
connoiffent  prefque  d'autres  maladies 
que  les  bleiïures  6c  la  vieilïefle  ,  on  eft 
très  porte  à  croire  qu'on  feroit  aifément 


ço  Œuvres 

l'hiftoire  des  maladies  humaines  en  fui- 
vant  celle  des  fociétés  civiles.  C'eft  au 
moins  l'avis  de  Platon ,  qui  juge  ,  fur  cer- 
tains remèdes  employés  ou  approuvés  par 
Podalyre  &  Macaon  au  fiége  de  Troye  , 
que  diverfes  maladies  que  ces  remèdes 
dévoient  exciter ,  n'étoient  point  encore 
alors  connues  parmi  les  hommes. 

Avec  fi  peu  de  fources  de  maux  , 
Thomme  dans  l'état  de  nature  n'a  donc 
guères  befoin  de  remèdes ,  moins  encore 
de  Médecins;l'efpece  humaine  n'elr.  point 
non  plus  ,  à  cet  égard ,  de  pire  condition 
que  toutes  les  autres  ,  &  il  efr.  aifé  de 
fçavoir  des  chaffeurs,  Ci  dans  leurs  cour- 
fes  ils  trouvent  beaucoup  d'animaux  in- 
firmes. Plufieurs  en  trouvent  qui  ont 
reçu  des  bleffures  confidéraules  très  bien 
cicatrifées  ;  qui  ont  eu  des  os  &  même 
des  membres  rompus  &  repris  fans 
autre  Chirurgien  que  le  tems  ,  fans  au- 
tre régime  que  leur  vie  ordinaire  ;  & 
qui  n'en  font  pas  moins  parfaitement 
guéris ,  pour  n'avoir  point  été  tour- 
mentés d'incifions,  empoifonnés  de  dro- 
gues ,  ni  exténués  de  jeûnes.  Enfin  , 
quelque  utile  que  puifle  être  parmi  nous 
la  Médecine  bienadminiftrée,  il  efl:  tou- 
jours certain  que ,  fi  le  Sauvage  malade 
abandonné  à  lui-même  n'a  rien  à  efpérer 


DIVERSES»  Çl 

que  de  la  nature  ,  en  revanche  il  n'a  rien 

à  craindre  que  de  Ton  mal  ,  ce  qui  rend 

fouvenr.  fafituation  préférable  à  la  nôtre. 

Gardons -nous  donc  de  confondre 

I  homme  fauvage  avec  les  hommes  que 
-nous  avons  fous  les  yeux.La  nature  traite 
tous  les  animaux  abandonnés  à  fes  foins 
avec  une  prédilection  qui  femble  montrer 
combien  elle  efl:  jaloufe  de  ce?droit.  La- 
cheval  ,  le  chat ,  le  taureau  .,  l'âne  même, 
ont  la  plupart  une  taille  plus  haute ,  tous 
une  confHtution  plus  robufte  ,  plus  de  vi- 
gueur, de  force  &  de  courage  dans  les 
forêts ,  que  dans  nos  maifons  ;  ils  perdent 
la  moitié  de  ces  avantages  en  devenant 
domeftiques  ,  &  l'on  diroit  que  tous  nos 
foins  à  bien  traiter  Se  nourrir  ces  ani- 
maux.  n'abouti  fient  qu'à  les  abâtardir. 

II  en  eft  ainfï  de  l'homme  même  :  en  de- 
venant fociable  &efclave,  il  devient  foi» 
ble,  craintif,  rampant  ;  &  fa  manière  de 
vivre  molle  &  efféminée  achevé  d'éner- 
ver à  la  fois  fa  force  &  fon  courage.  A- 
joûtons  qu'entre  les  conditions  fauvage 
&  domefrique  ,  la  différence  d'homme  à 
homme  doit  être  plus  grande  encore  que 
celle  de  bête  à  bête;  car,  l'animal  Se 
l'homme  ayant  été  traités  également  par 
la  nature,  toutes  les  commodités   que 


p2  ŒuV  R  E  S 

l'homme  fe  donne  de  plus  qu'aux  ani- 
maux qu'il  apprivoife  ,  font  autant  de 
caufes  particulières  qui  le  font  dégéné- 
rer plus  fenfiblement. 

Ce  n'eft  donc  pas  un  fi  grand  malheur 
à  ces  premiers  hommes ,  ni  fur-tout  un  fi 
grand  obftacle  à  leur  confervation  ,  que 
la  nudité,  le  défaut  d'habitation  ,  &  la 
privation  de  toutes  ces  inutilités  que  nous 
croyons  fi  néceflaires.  S'ils  n'ont  pas  la 
peau  velue,  ils  n'en  ont  aucun  befoin  dans 
les  pays  chauds  J  &  ils  fçavent  bientôt , 
dans  les  pays  froids  ,  s'approprier  celles 
des  bêtes  qu'ils  ont  vaincues;  s'ils  n'ont 
que  deux  pieds  pour  courir  ,  ils  ont  deux 
bras  pour  pourvoir  à  leur  défenfe  &  à 
leurs  befoins.    Leurs   enfans  marchent 
peut-être  tard  &  avec  peine,  mais  les  mè- 
res les  portent  avec  facilité;  avantage  qui 
manque  aux  autres  efpèces .,  où  la  mère 
étant  poufuivie  fe  voit  contrainte  d'aban- 
donner fes  petits  ou  de  régler  fon  pas  fur 
le  leur.  Enfin .,  à  moins  de  fuppofer  ces 
concours  finguliers  &  fortuits  de  circonf- 
tances ,  dont  je  parlerai  dans  la  fuite  ,  & 
qui  pouvoient  fort  bien  ne  jamais  arriver, 
il  eft  clair  ,  en  tout  état  de  caufe  ,  que  le 
premier  qui  fe  fit  des  habits  ou  un  loge- 
aient ,  fe  donna  en  cela  des  chofes  peu  né- 


DIVERSES.  93 

ceffaires,  puifqu'ils'en  étoit  pafle  jufqu'a- 
lors,  &  qu'on  ne  voit  pas  pourquoi  il  n'eût 
pu  fupporter  ,  homme  fait  J  un  genre  de 
vie  qu'il  fupportoit  dès  (on  enfance 

Seul ,  oifif,  &  toujours  voilin  du  dan- 
ger, l'homme  fauvage  doit  aimer  à  dor- 
mir, &  avoir  le  fommeil  légercomme  les 
animaux  qui,  penfantpeu,  dorment,pour 
ainfi  dire,  tout  le  tems  qu'il  ne  penfent 
point.   Sa  propre   confervation  faifanc 
prefque  fou  unique  foin  >  Tes  facultés  les 
plus  exercées  doivent  être  celles  qui  ont 
pour  objet  principal  l'attaque  &  la  défen- 
fe,  foit  pourfubjuguer  fa  proie,  foitpour 
fe  garantir  d'être  celle  d'un  autre  animal; 
au  contraire  ,  les  organes  qui  ne  fe  per- 
fectionnent que  par  la  mollefle  &  la  fen- 
fualité  ,  doivent  refter  dans  un  état  de 
groffiéreté  qui  exclut  en  lui  toute  efpèce 
de  délicatefïe  ;  &  Tes  fens  fe  trouvant  par- 
tagés fur  ce  point,  il  aura  le  toucher  &: 
le  goût  d'une  rudefle  extrême  ;  la  vue 
l'ouie  &  l'odorat  de  la  plus  grande  fubti- 
lité.  Tel  ell  l'état  animal  en  général;  & 
c'efl  aufli  ,   félon  le  rapport  des  voya- 
geurs ,  celui  de  la  plupart  des  peuples 
lauvages.  Ainfi  il  ne  faut  point  s'étonner 
que  les  Hottentots  du  Cap  de  Bonne-Ef- 
perance  découvrent ,  à  la  fimple  vue,  des 


^4  Œuvres 

vaifTeaux  en  haute  mer,  d'auflî  loin  qu« 
les  Hollandois  avec  des  lunettes  ;  ni  que 
les  Sauvages  de  l'Amérique  fentiflent  Jes 
Efpagnols  à  la  pifte  ,  comme  auroient  pu 
faire  les  meilleurs  chiens  ;  ni  que  toutes 
ces  Nations  barbares  fupportent  fans 
peine  leur  nudité  ,  aiguifent  leur  goût  à 
force  de  piment,  &  boivent  les  liqueurs 
Européennes  comme  de  l'eau. 

Je  n'ai  confidéré  jufqu'ici  que  l'hom- 
me phyfique;  tâchons  de  le  regarder 
maintenant  par  le  côté  métaphyfique  & 
moral. 

Je  ne  vois  dans  tout  animal  qu'une  ma- 
chine ingénieufe  ,  à  qui  la  nature  a  donné 
des  fens  pour  fe  remonter  elle-même  .,  & 
pour  fe  garantir,  jufqu'à  un  certain  point, 
de  tout  ce  qui  tend  à  la  détruire  ou  à  la 
déranger.  J'apperçoisprécifément  les  mê- 
mes chofes  dans  la  machine  humaine  , 
avec  cette  différence ,  que  la  nature  feule 
fait  tout  dans  les  opérations  de  la  bête,  au 
lieu  que  1  homme  concourt  aux  fïennes, 
en  qualité  d'agent  libre.  L'un  choifît  ou 
rejette  par  inftincl:  .,  &  l'autre  par  un  acle 
de  liberté  ;  ce  qui  fait  que  la  bête  ne  peut 
s'écarter  de  la  régie  qui  lui  eft  prefcrite , 
même  quand  il  lui  feroit  avantageux  de 
le  faire  ,  &  que  l'homme  s'en  écarte  fou? 


DIVERSES.  Çf 

vent  à  fon  préjudice.  C'eft  ainfi  qu'un 
pigeon  mourroitde  faim  près  d'un  baflïn 
rempli  des  meilleures  viandes,  &  un  chat 
fur  des  tas  de  fruits  ou  de  grain ,  quoique 
l'un  &  l'autre  pût  très  bien  fe  nourrir  de 
l'aliment  qu'il  dédaigne,  s'il  s'étoit  avifé 
d'en  effayer  ;  c'eft  ainfi  que  les  hommes 
difïblus  fe  livrent  à  des  excès  qui  leur 
caufent  la  fièvre  &  la  mort ,  parce  que 
l'efprit  déprave  les  fens,&  que  la  volonté 
parle  encore  quand  la  nature  fe  taît. 

Tout  animal  a  des  idées  ,  puifqu  il  a  des 
fens  :  il  combine  même  fes  idées  jufqu'à 
un  certain  point;  &  l'homme  ne  diffère,  à 
cet  égard,  de  la  bête  que  du  plus  au  moins; 
quelques  Philofophes  ont  même  avancé 
qu'il  y  a  plus  de  différence  de  tel  homme 
à  tel  homme  ,  que  de  tel  homme  à  telle 
bête.  Ce  n'eft  donc  pas  tant  l'entende- 
ment qui  fait ,  parmi  les  animaux ,  la  dis- 
tinction fpécifique  de  l'homme ,  que  fa 
quai  ité  d'agent  libre.  La  nature  comman- 
de  à  tout  animal ,  &   la    bête   obéit. 
L'homme  éprouve  la  même  impreflïon  » 
mais  il  fe  reconnoît  libre  d'acquiefcer 
ou  de  réfifter  ;  &  c'eft  fur-tout  dans  la 
confcience  de  cette  liberté,  que  fe  mon- 
tre la  fpiritualité  de  fon  ame.  Car  la  phy- 
fique  explique  en  quelque  manière  le  mé- 
çhanifme  des  fens  &  la  formation  des 


9<5  Œuvres 

idées  ;  mais  dans  la  puiflancede  vouloir, 
ou  plutôt  de  choifir  ,  &  dans  le  fentiment 
de  cette  puifTànce  ,  on  ne  trouve  que  des 
a  clés  purement  fpirituels.dont  on  n'expli- 
que rien  par  les  loix  de  la  méchanique. 

Mais  quand  les  difficultés  qui  envi- 
ronnent toutes  ces  queftions,  laifferoient 
quelque  lieu  de  difputer  fur  cette  dif- 
férence de  l'homme  &  de  l'animal ,  il 
y  a  une  autre  qualité  très  fpécifique 
qui  les  diftingue  ,  &  fur  laquelle  il  nepeut 
y  avoir  de  conteftation ,  c'eft  !a  faculté 
de  fe  perfeclionner  ;  faculté  qui  ,  à 
l'aide  des  circonstances  ,  développe 
fucceiïivement  toutes  les  autres ,  &  ré- 
fide  parmi  nous  ,  tant  dans  l'efpèce  que 
dans  l'individu  :  au  lieu  qu'un  animal  efl:, 
au  bout  de  quelques  mois,  ce  qu'il  fera 
toute  fa  vie;  &  fonefpèceeftauboutde 
mille  ans,  ce  qu'elle  étoit  la  première 
année  de  ces  milie  ans.  Pourquoi  l'hom- 
me feul  eft-il  fujet  à  devenir  imbécille  ? 
N'eft-ce  point  qu'il  retourne  ainfi  dans 
fon  état  primitif;  &  que,  tandis  que 
la  bête  qui  n'a  rien  acquis  ,  &  qui  n'a 
rien  non  plus  à  perdre  ,  relie  toujours 
avec  fon  initincl ,  l'homme  reperdant, 
par  la  vieillefle  ou  d'autres  accidens, 
tout    ce  que  fa  perjeflibilité  lui  avoit 

fart 


DIVERSES.  97 

fait  acquérir ,  retombe  ainfi  plus  bas  que 
la  béte  même?  Il  feroit  trifte  pour  nous 
d'être  forcés  de  convenir  que  cette  faculté 
diftinc1ive&  prefque  illimitée eft  la  four- 
ce  de  tous  les  malheurs  de  l'homme  ,  que 
c'eft-  elle  qui  le  tire,  à  force  de  temps  ,  de 
cette  condition  originaire  ,  dans  laquelle 
il  couleroit  des  jours  tranquilles  &  inno- 
cens;que  c'eft  elle  qui  jfaifantéclorre  avec 
les  fiécles  fes  lumières  &  fes  erreurs ,  fes 
vices  &  fes  vertus ,  le  rend  à  la  longue  le 
tyran  de  lui  même,  &  de  la  nature.  (*  7.)  (*  7.) 
Il  feroit  a"ffreux  d'être  obligé  de  louer 
comme  un  être  bienfaifant  celui  qui  le 
premier  fuggéra  à  l'habitant  des  rives  de 
î'Orénoque  l'ufage  de  ces  aïs  qu'il  appli- 
que fur  les  tempes  de  fesenfans,&  qui 
leur  afïiirent  du  moins  une  partie  de  leur 
imbécillité  &  de  leur  bonheur  originel. 

L'homme  Sauvage:livré  par  la  nature 
au  feu!  inftincl: ,  ou  plutôt  dédommagéde 
celui  qui  lui  manque  peut-être  ,  par  des 
facultés  capables  d'y  fuppléer  d'abord  & 
de  l'élever  enfuite  forr  au-deflus  de  celle- 
là,  commencera  donc  par  les  fondions 
purement  animales:  (*8.)appercevoir  &  (*  g.) 
fentir  fera  fon  premier  état ,  qui  lui  fera 
commun  avec  tous  les  animaux.  Vouloir 
&  ne  pas  vouloir  ,  defirer  &  craindre , 
Tome  Ï1L  E 


$% 


O  UVR  ES 


feront  les  premières  &  prefque  les  feules 
opérations  de  fon  ame  ,  jufqu'à  ce  que  de 
nouvelles  circonitanc.es  y  caufent  de 
nouveaux  développemens. 

Quoi  qu'en  difent  les  Moraliftes,  l'en- 
tendement humain  doit  beaucoup  aux 
pallions,  qui,  d'un  commun  aveu  ,  lui  doi- 
vent beaucoup  auflj  :  c'eft  par  leur  activi- 
té que  notre  raifon  fe  perfectionne;  nous 
ne  cherchons  à  connoître  que  parce  que 
nous  defirons  de  jouir  ;  &  il  n'efr.  pas  pof- 
fible  de  concevoir  pourquoi  celui  qui 
n'auroit  ni  defirs  ni  craintes,  fe  donneroit 
îa  peine  de  raifonner.  Les  pallions, à  leur 
tour ,  tirent  leur  origine  de  nos  befoins  , 
&  leurs  progrès  de  nos  connoiilances  : 
car  on  ne  peut  defirer  ou  craindre  les  cho- 
(es ,  que  fur  les  idées  qu'on  en  peut  avoir  , 
ou  par  la  (impie  impulfion  de  la  nature  ; 
&  l'homme  fauvage,  privé  de  toute  forte 
de  lumières  ,  n'éprouve  que  les  pallions 
de  cette  dernière  efpece  ;  fes  defirs  ne 
\  *  S')  parlent  pas  fes  befoins  phyfiques;  (*  p.) 
les  feuls  biens  qu'il  connoiffe  dans  l'Uni- 
vers ,  font  îa  nourriture  ,  une  femelle  & 
îe  reposées  feuls  maux  qu'il  craigne, font 
îa  douleur  &  la  faim.  Je  dis  la  douleur  , 
&  non  îa  mort  :  car  jamais  l'animal  ne 
fçaura  ce  que  c'eft  que  mourir  ;  &  la  con- 


DIVERSES.  99 

noiffance  de  la  mort  &  de  Tes  terreurs 
eft  une  des  premières  acquifitions  que 
1  homme  ait  faites  ,  en  s'éloignant  de  la 
condition  animale. 

Il  me  feroit  aifé ,  fi  cela  m'étoit  nécef- 
faire,d'appuyer  ce  fentiment  par  les  faits, 
&  de  faire  voir  que  ,  chez  toutes  les  Na- 
tions du  monde ,  les  progrès  de  l'efprit  fe 
font  précifément  proportionnés  aux  be- 
foins  que  les  peuples  avoient  reçus  de  la 
nature  ,  ou  auxquels  les  circonftances  les 
avoient  aflujettis,  &  par  conféquent  aux 
pallions  qui  les  portoient  à  pourvoir  à  ces 
befoins.Je  montrerois  en  Egypte  les  arts 
naiffans  &  s'étendant  avec  les  déborde- 
mens  duNil;  je  fuivrois  leur  progrès  chez 
les  Grecs ,  où  on  les  vit  germer  ,  croî- 
tre ,  &  s'élever  jufqu'aux  deux  parmi  les 
fables  &  les  rochers  de  l'Attique  ,  fans 
pouvoir  prendre  racine  fur  les  bords  fer- 
tiles de  l'Eurotas;  je  remarquerois  qu'en 
général,  les  peuples  du  Nord  font  plus  in- 
duftrieux  que  ceux  du  Midi ,  parce  qu'ils 
peuvent  moins  fepafTerde  l'être;  comme 
f\  la  nature  vouloit  ainfi  égalifer  les  cho- 
fes,  en  donnant  aux  efprits  la  fertilité 
qu'elle  refure  à  la  terre. 

Mais  fans  recourir  aux  témoignages 
incertains  de  l'IIiftoire,  qui  ne  voit  que 

Eij 


î  oo         Œuvres 

tout  femble  éloigner  de  l'homme  fauva- 
ge  la  tentation  &  les  moyens  de  cefler  de 
l'être  ?  Son  imagination  ne  lui  peint  rien; 
fon  cœur  ne  lui  demande  rien.  .Ses  modi- 
ques befoins  fe  trouvent  fi  aifément  fous 
fa  main  ,  &  il  efl  fi  loin  du  degré  decon- 
noiflances  néceiTaires  pour  defirer  d'en 
acquérir  de  plus  grandes  ,  qu'il  ne  peut 
avoir  ni  prévoyance,  ni  curiofité.  Le 
fpectacle  de  la  nature  lui  devient  indiffé- 
rent ,  à  force  de  lui  devenir  familier.  C'efl 
toujours  le  même  ordre,  ce  font  toujours 
les  même  révolutions  ;  il  n'a  pas  Tefprit 
de  s'étonner  des  plus  grandes  merveilles; 
&■  ce  n'ell:  pas  chez  lui  qu'il  faut  chercher 
la  philofophie  dont  l'homme  a  befoin  , 
pour  fçavoir  obferver  une  fois  ce  qu'il  a 
vu  tous  les  jours.  Son  ame ,  que  rien  n'a- 
gite ,  fe  livre  au  feul  fentiment  de  fon 
txiftence  actuelle  ,  fans  aucune  idée  de 
l'avenir  ,  quelque  prochain  qu'il  puilTe 
être  ,  &  fes  projets  ,  bornés  comme  fes 
vues ,  s'étendent  à  peine  jufqu'à  la  fin  de 
la  journée.  Tel  eft  encore  aujourd'hui  le 
degré  de  prévoyance  du  Caraïbe  :  il 
vend  le  matin  fon  lit  de  coton  ,  &  vient 
pleurer  le  foir  pour  le  racheter,  faute 
d'avoir  prévu  qu  il  en  auroit  befoin  pou£ 
la  nuit  prochaine. 


DIVERSES.  IOÎ 

"Plus  on  médite  fur  ce  fujet,  plus  la 
diftance  des  pures  fenfations  aux  plus  fim* 
pies  connoiffinces  s'aggrandit  à  nos  re- 
gards ;  &  il  efl:  impoflîble  de  concevoir 
comment  un  homme  auioit  pu  par  Tes 
feules  forces ,  fans  le  fecours  de  la  com- 
munication ,  &  fans  l'aiguillon  de  la  né- 
ceffité  ,  franchir  un  fi  grand  intervalle. 
Combien   de  fiécles  fe   font   peut-être 
écoulés ,  avant  que  les  hommes  aient  été 
à  portée  de  voir  d'autre  feu  que  celui  du 
ciel?  Combien  ne  leur  a-t-il  pas  fallu  de 
différens  hazards  pour  apprendre  les  ufa- 
ges  les  plus  communs  de  cet  élément  ? 
Combien  de  fois  ne  l'ont -ils  pas  laifl'é 
éteindre ,  avant  que  d'avoir  acquis  l'art 
de lereproduire?Et combien  de  foispeut- 
être  chacun  de  ces  fecrcts  n'eft  -  il  pas 
mort  avec  celui  qui  l'avoit  découvert  ? 
Que  dirons- nous  de  l'agriculture,  art  qui 
demande  tant  de  travail  &  de  prévoyan- 
ce ,  qui  tient  à  d'autres  arts ,  qui  très-évi- 
demment n'eit  pratiquable  que  dans  une 
fociété  au  moins  commencée,  &  qui  ne 
nous  fert  pas  tant  à  tirer  de  la  terre  des 
alimens  qu'elle  fourniroit  bien  fans  cela, 
qu'à  la  forcer  aux  préférences  qui  font  le 
plus  de  notre  goût  ?  Mais  fuppofons  que 
les  hommes  euflent  tellement  multiplié, 

E  iij 


loi       Œuvres 

<que  les  productions  naturelles  n'euflent 
plus  fufh*  pour  les  nourrirjfuppofition  qui, 
pour  le  dire  en  partant ,  montreroit  un 
grand  avantage  pour  l'efpece  humaine 
dans  cette  manière  de  vivre  ;  fuppofons 
que  fans  forges  ,  &  fans  atteliers ,  les  in(- 
trumens  de  labourage  fuffent  tombés  du 
Ciel  enrre  les  mains  des  Sauvages  ;  que 
ces  hommes  eufTent  vaincu  la  haine  mor- 
telle qu'ils  ont  tous  pour  un  travail  con- 
tinu; qu'ils  eufïent  appris  à  prévoir  de 
fi  loin  leurs  befoins  ;  qu'ils  euffent  devi- 
né comment  il  faut  cultiver  la  terre  ,  fe- 
mer  les  grains,  &  planter  les  arbres;qu:i!s 
euflent  trouvé  l'art  de  moudre  le  bled 
&  de  mettre  le  raifin  en  fermentation  ; 
toutes  chofes  qu'il  leur  a  fallu  faire  enfei- 
gner  par  les  Dieux  ,  faute  de  concevoir 
comment  ils  les  auroient  apprifes  d'eux- 
mêmes  ;  quel  feroit ,  après  cela ,  l'homme 
aflez  infenfé  pour  fe  tourmenter  à  la  cul- 
ture d'un  champ  qui  fera  dépouillé  par  le 
premier  venu  ,  homme,  ou  béte  indiffé- 
remment ,  à  qui  cette  moiflon  convien- 
dra? Et  comment  chacun  pourra-t-il  fe 
réfoudre  à  paffer  fa  vie  à  un  travail  péni- 
ble ;  dont  il  eft  d'autant  plus  fi  r  de  ne 
pas  recueillir  le  prix  ,  qu'il  lui  fera  plus 
néceflaire  ?  En  un  mot ,  comment  cette 


DIVERSES".  ÏO'3 

fituatîon  pourra-t-elle  porter  les  hom- 
mes à  cultiver  la  terre  ,  tant  qu'elle  ne 
fera  point  partagée  entr'eux  ,  c'eft:  -  à- 
dire ,  tant  que  l'état  de  nature  ne  fera 
point  anéanti  ï 

Quand  nous  voudrions  fuppofer  im 
homme  fauvage  aulîi  habile  dans  l'arc 
de  penfer  j  que  nous  le  font  nos  Philofo- 
phes;  quand  nous  en  ferions^  leur  exem- 
ple, an  Plfilofophe  lui-même,  découvrant; 
feul  les  plus  fublimes  vérités  ,  fe  faifant  ., 
par  des  fuites  de  railonnemens  très-abf- 
traits,  des  maximes  de  juftice  &  de  rai- 
fon  tirées  de  l'amour  de  l'ordre  en  gêné  - 
rai ,  ou  de  la  volonté  connue  de  fon  Créa- 
teur ;  en  un  mot ,  quand  nous  lui  fuppo- 
ferions  dans  l'efprit autant  d'intelligence, 
&  de  lumière  qu'il  doit  avoir,  &  qu'on  lui 
trouve  en  effet  de  pefanteur  &  deftupi- 
dré,  quelle  utilité  retireroit  l'efpece  de 
toute  cette  métaphyfique,  qui  ne  pour- 
roit  fe  communiquer  &  qui  périroitavec 
l'individu  qui  l'auroit  inventée?  Quel 
progrès  pouiroit  faire  le  genre  humain 
épars  dans  les  bois  parmi  les  animaux  ? 
Et  jufqu'àquel  point  pourroient  fe  per- 
fectionner &  s'éclairer  mutuellement  des 
hommes  qui ,  n'ayant  ni  domicile  fixe  , 
ni  aucun  befoin  l'un  de  l'autre,  ferencon- 

Eiv 


to4         Œuvres 

treroient ,  peut  être  à  peine  deux  fois  en 
leur  vie,fans  fe  connoître,&  fans  fe  parler? 
Qu'on  fonge  de  combien  d'idées  nous 
fommes  redevables  à  l'ufage  de  la  parole; 
combien  la  Grammaire  exerce  &  facilite 
les  opérations  de  l'efprit  ;  &  qu'on  penfe 
aux  peines  inconcevables  &  au  temps  infi- 
ni qu'a  dû  coûter  la  première  invention 
des  Langues  ;  qu'on  joigne  ces  réflexions 
aux  précédentes, &  l'on  jugera  combien  il 
eût  fallu  de  milliers  de  fiécles,  pour  déve- 
lopper fucceiïîvement ,  dans  l'efprit  hu- 
main,les  opérations  dont  il  étoit  capable. 
Qu'il  me  foit  permis  de  confldérer  un 
înftant  les  embarras  de  l'origine  des  Lan- 
gues. Je  pourrois  me  contenter  de  citer  ou 
de  répéter  ici  les  recherches  que  M.  l' A  b- 
bé  de  Condillac  a  faites  fur  cette  matière  , 
qui  toutes  confirment  pleinement  mon 
fentiment ,  &  qui ,  peut-être  ,  m'en  ont 
donné  la  première  idée.  Mais  la  manière 
dont  ce  Philofophe  réfout  les  difficultés 
qu'il  fe  fait  à  lui-même  fur  l'origine  des 
lignes  inftitués  j  montrant  qu'il  afuppofé 
ce  que  je  mets  en  queftion  ,  favoir  une 
forte  de  fociété  déjà  établie  entre  les  in- 
venteurs du  langage,  je  crois,  en  ren- 
voyant à  fes  réflexions ,  devoir  y  joindre 
les  miennes  pour  expofer  les  mêmes  dif- 


DIVERSES.  10^ 

ficultés  dans  le  jour  qui  convient  à  mon 
fujet.  La  première  qui  fe  pré  fente  eft  d'i- 
maginer comment  elles  purent  devenir 
néceflaires  :  car  les  hommes  n'ayant  nul- 
le correfpondance  entr'eux.,  ni  aucun 
befoin  d'en  avoir  ,,  on  ne  conçoit  ni  la 
néceflué  de  cette  invention  ,nifapoflibi- 
lité,  fi  elle  ne  futpasindifpenfable.  Jedi- 
rois  bien ,  comme  beaucoup  d'autres^  que 
les  Langues  font  nées  dans  le  commerce 
domeftique  des  pères ,  des  mères  &  des 
enfans  :  mais  ,  outre  que  cela  ne  réfou- 
droit  point  les  cfbjecKons ,  ce  feroit  com- 
mettre la  faute  de  ceux  qui ,  raifonnant 
fur  l'état  de  nature  ,  y  tranfportent  les 
idées  prifes  dans  la  fociété  ,  volent  tou- 
jours la  famille  raffemblée  dans  une  mê- 
me habitation  ,  &  fes  membres  gardant 
entr'eux  une  union  aufli  intime  &  aufli 
permanente  que  parmi  nous ,  où  tant 
d'intérêts  communs  les  réunifïent;au  lieu 
que  dans  cet  état  primitif,  n'ayant  ni 
maifons ,  ni  cabanes ,  ni  propriété  d'au- 
cune efpece, chacun  fe  logeoitauhazard, 
&  fouvent  pour  une  feule  nuit  ;  les  mâles 
&  les  femelles  s'uniffoient  fortuitement 
félon  la  rencontre  ,1'occafion  ,&  ledefîr , 
fans  que  la  parole  fût  un  interprète  fort 
néceflaire  des  chofes  qu'ils  avoient  à  fe 

Ev 


io6       Œuvres 

dire:  ils  fe  quittoient  avec  la  même  faci- 
ès Io.)  Jité  (*  10.)  La  mère  allaicoit  d'abord  Tes 
enfans  pour  fon  propre  befoin  ;  puis  l'ha- 
bitude les  lui  ayant  rendu  chers .,  elle 
les  nourriffoit  enfuite  pour  le  leur  ;  fî-tôt 
qu'ils  avoient  la  force  de  chercher  leur 
pâture  ,  ils  ne  tardoient  pas  à  quitter  la 
mère  elle-même  ;  &  comme  il  n'y  avoit 
prefque  point  d'autre  moyen  de  fe  re- 
trouver que  de  ne  pas  fe  perdre  de  vue  , 
ils  en  étoient  bientôt  au  point  de  ne  pas 
même  fe  reconnoître  les  uns  les  autres, 
Remarquez  encore  que  l'enfant  ayant 
tous  fes  befoins  à  expliquer  ,  &  par  con- 
féquent  plus  de  chofes  à  dire  à  la  mère , 
que  la  mère  à  l'enfant ,  c'eft  lui  qui  doit 
faire  les  plus  grands  fraix  de  l'invention, 
&  que  la  Langue  qu'il  emploie  doit  éye 
en  grande  partie  fon  propre  ouvragfe  ; 
ce  qui  multiplie  autant  les  Langues  qu'il 
y  a  d'individus  pour  les  parler  :  à  quoi 
contribue  encore  la  vie  errante  &  vaga- 
bonde qui  ne  laiffe  à  aucun  idiome  le 
temps  de  prendre  de  la  confïftance;  car 
de  dire  que  la  mère  dicte  à  l'enfant  les 
mots  dont  il  devra  fe  fervir  pour  lui  de- 
mander telle  ou  telle  chofe  ,  cela  montre 
bien  comment  on  enfeigne  des  Langues 
déjà  formées  ;  mais  cela  n'apprend  point 
comment  elles  fe  forment. 


DIVERSES.  IO7 

Suppofons  cette  première  difficulté 
vaincue  :  franchifTons ,  pour  un  moment , 
J'efpace  immenfe  qui  dut  fe  trouver  entre 
le  pur  état  de  nature  &  le  befoin  des 
Langues  ,  &  cherchons,  en  les  fuppofant 
néceifaires,  (  *  c.  )  comment  elles  purent  ( 
commencer  à  s'établir.  Nouvelle  diffi- 
culté pire  encore  que  la  précédente  ;  car, 
fi  les  hommes  ont  e,u  befoin  de  la  parole 
pour  apprendre  à  penfer  ,  ils  ont  eu  bien 
plus  befoin  encore  de  favoir  penfer  pour 
trouver  l'art  de  la  parole  ;  &  quand  on 
comprendroit  comment  les  fons  de  la 
voix  ont  étépris  pour  les  interprètescon- 
ventionnels  de  nos  idées,  il  refteroit  tou- 
jours à  favoir  quels  ont  pu  être  les  inter- 
prètes mêmes  de  cette  convention  poul- 
ies idées  qui ,  n'ayant  point  un  objet  fen- 
fible,  ne  pouvoient  s'indiquer  ni  par  le 
gefte  ,  ni  par  la  voix  ;  de  forte  qu'à  pei- 
ne peut-on  former  des  conjectures  iup- 
portables  fur  la  naiffance  de  cet  art  de 
communiquer  fes  penfées  ,  &  d'établir 
un  commerce  entre  les  efprits  :  art  fu- 
blime  qui  eft  déjà  fi  loin  de  fon  origine, 
mais  que  le  Philofophe  voit  encore  à  une 
fi  prodigieufe  diftance  de  fa  perfection  , 
qu'il  n'y  a  point  d'homme  aflez  hardi , 
pour  afïurer  qu'il  y  arrivèrent  jamais  * 

Evj 


io8  Œuvres 

quand  les  révolutions  que  le  temps  amené 
néceflairement ,  feroicnt  fufpendues  en 
fa  faveur,  que  les  préjugés  fortiroient 
des  Académies  ou  fe  tairoient  devant 
elles,  &  qu'elles  pourroient  s'occuper 
de  cet  objet  épineux  ,  durant  des  fîécles 
entiers  fans  interruption. 

Le  premier  langage  de  l'homme  ,  le 
langage  le  plus  univerfel ,  le  plus  énergi- 
que ,  &  le  feul  dont  il  eut  befoin  ,  avant 
qu'il  fallût  perfuader  des  hommes  aflem- 
blés ,  eft  le  cri  de  la  nature.  Comme  ce 
cri  n'étoit  arraché  que  par  une  forte  d'inf- 
tinct  dans  les  occafions  préfixantes ,  pour 
implorer  du  fecours  dans  les  grands  dan- 
gers, ou  du  foulagement  dans  les  maux 
vioîens ,  il  n'étoit  pas  d'un  grand  ufage 
dans  le  cours  ordinaire  de  la  vie  ,  où  ré- 
gnent des  fentimens  plus  modérés. Quand 
Jes  idées  des  hommes  commencèrent  à 
s'étendre  &  à  fe  multiplier ,  &  qu'il  s'é- 
tablit entr'eux  une  communication  plus 
étroite,  ils  cherchèrent  des  fignes  plus 
nombreux  &  un  langage  plus  étendu  :  ils 
multiplièrent  les  inflexions  de  la  voix, 
&  y  joignirent  les  geftes ,  qui ,  par  leur 
nature  ,  font  plus  expreffifs  ,  &  dont  le 
fens  dépend  moins  d'une  détermination 
antérieure.  Ils  ex-primoient  donc  les  ob- 
jets vifibles  &  mobiles  par  des  geftes, 


DIVERSES.  iop 

&  ceux  qui  frappent  l'ouïe  par  des  fons 
imitatifs  :  mais  comme  le  gefte  n'indique 
guères  que  les  objets  préfens  ou  faciles 
à  décrire  ,  &  les  actions  vifibles  ;  qu'il 
n'eft  pas  d'un  ufage  univerfel .,  puifque 
l'obfcurité  ou  l'interpofirion  d'un  corps 
le  rendent  inutile,  &  qu'il  exige  l'atterv 
tion  plutôt  qu'il  ne  l'excite,  on  s'avifa 
enfin  de  lui  fubftituer  les  articulations 
de  la  voix,  qui,  fans  avoir  le  même  rap- 
port avec  certaines  idées,  font  plus  pro- 
pres à  les  repréfenter  toutes  ,  comme  li- 
gnes inftitués  ;  fubftitution  qui  ne  put  le 
faire  que  d'un  commun  conientement,&: 
d'une  manière  affez  difficile  à  pratiquer 
pour  des  hommes  dont  les  organes  grof- 
fîers  n'avoient  encore  aucun  exercice,  & 
plus  difficile  encore  à  concevoir  en  elle- 
même  ,  puifque  cet  accord  unanime  dut 
être  motivé  j  &  que  la  parole  paroît  avoir 
été  fort  néceffaire  pour  établir  l'ulage  de 
la  paro!e. 

On  doit  juger  que  les  premiers  mots 
dont  les  hommes  firent  uiage ,  eurent  dans 
leurefprit  une  lignification  beaucoup  plus 
étendue  que  n'ont  ceux  qu'on  emploie 
dans  les  langues  déjà  formées  ,  &  qu'i- 
gnorant la  divifion  du  difcours  en  fes  par- 
ties conftitutives,  ils  donnèrent  d'abord 


iro        Œuvres 

à  chaque  mot  le  Cens  d'une  proportion 
entière.  Quand  ils  commenceront  à 
diftinguer  le  fujet  d'avec  l'attribut ,  & 
le  verbe  d'avec  le  nom  ,  (  ce  qui  ne 
fut  pas  un  médiocre  effort  de  génie  ,  )  les 
fubftantifs  ne  furent  d'abord  qu'autant 
de  noms  propres ,  l'infinitif  fut  le  feul 
temps  des  verbes  ;  &,  à  l'égard  des  adjec- 
tifs ,  la  notion  ne  s'en  dut  développer 
que  fort  difficilement ,  parce  que  tout  ad- 
jectif eft  un  mot  abftrait ,  &  que  les  abf- 
tractions  font  des  opérations  pénibles  & 
peu  naturelles. 

Chaque  objet  reçut  d'abord  un  nom 
particulier ,  fans  égard  aux  genres  .,  & 
aux  efpèces,  que  ces  premiers  inftituteurs 
n'étoient  pas  en  état  de  diftinguer;  & 
tous  les  individus  fe  préfenterent  ifolés  à 
leur  efprit ,  comme  ils  le  font  dans  le  ta- 
bleau de  la  nature.  Si  un  chêne  s'appel- 
loit  A  ,  un  autre  chêne,  s'appeîloit  B  :  de 
forte  que  ,  plus  les  c.onnoiffances  étoient 
bornées ,  &  plus  le  Dictionnaire  devint 
étendu.  L'embarras  de  toute  cette  no- 
menclature ne  put  être  levé  facilement  : 
car  pour  ranger  les  êtres  fous  des  déno- 
minations communes  ik  génériques,  il  en 
falloit  connoître  les  propriétés  &  les  dif- 
férences ;  il  falloit  des  obfervations  Ôc 


DIVERSES.         III 

des  définitions  ,  c'efUà-dire  ,  de  l'HiA 
toire  Naturelle  &  de  la  Métaphyfïque  y 
beaucoup  plus  que  les  hommes  de  ce 
tems-là  n'en  pouvoient  avoir. 

D'ailleurs  ,   les  idées   générales    ne 
peuvent  s'introduire  dans    l'efprit  qu'à 
l'aide  des  mots  j  &  l'entendement  ne  les 
faifît  que  par  des  proportions.  C'eit  une 
des  raifons  pourquoi  les  animaux  nefau- 
roient  fe  former  de  telles  idées,  ni  jamais 
acquérir  la  perfectibilité  qui  en  dépend. 
Quand  un  finge  va  fans  héfiter  d'une  noix 
à  l'autre  ,  penfe-t-on  qu'il  ait  l'idée  géné- 
rale de  cette  forte  de  fruit,  &  qu'il  com- 
pare fon  archétype  à  ces  deux  individus  ? 
Non  fans  doute  ;  mais  la  vue  de  l'une  de 
ces  noix  rappelle  à  fa  mémoire  les  fenfa- 
tions  qu'il  a  reçues  de  l'autre;  &  fes  yeux, 
modifiés  d'une  certaine  manière,  annon- 
cent à  fon  goût  la  modification  qu'il  va 
recevoir.  Toute  idée  générale  eft  pure- 
ment intellectuelle  ;  pour  peu  que  l'ima- 
gination s'en  mêle  ,  l'idée  devient  aufïï- 
tôt  particulière.  EfTayez  de  vous  tracer 
l'image  d'un  arbre  en  général,  jamais  vous 
n'en  viendrez  à  bout  ;  malgré  vous  il  fau- 
dra le  voir  petit  ou  grand,  rare  ou  touffu, 
clair  ou  foncé  ;  &  s'il  dépendoit  de  vous 
de  n'y  voir  que  ce  qui  fe  trouve  en  tout 


ii2  Œuvres 

arbre ,  cette  image  ne  refîembleroit  plus 
à  un  arbre.  Les  êtres  purement  abftraits 
fe  voient  de  même,  ou  ne  fe  conçoivent 
que  par  le  difcours.  La  définition  feule 
du  triangle  vous  en  donne  la  véritable 
idée  :  fi-tôt  que  vous  en  figurez  un  dans 
votre  efprit ,  c'eft  un  tel  triangle  &  non 
pas  un  autre  ,  &  vous  ne  pouvez  éviter 
d'en  rendre  les  lignes  fenfibles  ou  le  plan 
coloré.  Il  faut  donc  énoncer  des  propo- 
rtions ,  il  faut  donc  parler  pour  avoir  des 
idées  générales  :  car  fi-tôt  que  l'imagina- 
tion s'arrête  ,  l'efprit  ne  marche  plus  qu'à 
l'aide  du  difcours.  Si  donc  les  premiers 
inventeurs  n'ont  pu  donner  des  noms 
qu'aux  idées  qu'ils  avoierrt  dé'à,  il  s'en- 
fuit que  les  premiers  fubftantifs  n'ont  ja- 
mais pu  être  que  des  noms  propres. 

Mais  lorfque  ,  par  des  moyens  que  je 
ne  conçois  pas,  nos  nouveaux  Grammai- 
riens commencèrent  à  étendre  leurs  idées 
&'  à  généralifer  leurs  mots  ,  l'ignorance 
des  inventeurs  dut  afTujettir  cette  métho- 
de à  des  bornes  fort  étroites  ;  &  comme 
■ils  avoient  d'abord  trop  multiplié  les 
noms  des  individus,  faute  de  connottre  les  . 
genres  &  les  efpeces,  ils  firent  enfuite  trop 
peu  d'efpeces  &  de  genres,  faute  d'avoir 
confidéré  les  êtres  par  toutes  leurs  diffé- 


DIVERSES.  II3 

rences.  Pour  pouffer  les  divifions  afïèz 
loin  ,  il  eût  fallu  plus  d'expérience  &  de 
lumières  qu'ils  n'en  pouvoient  avoir,  & 
plus  de  recherches  &  de  travail  qu'ils  n'y 
en  vouloient  employer.  Or  fi ,  même  au- 
jourd'hui ,  l'on  découvre  chaque  jour  de 
nouvelles  efpeces  qui  avoient  échappé 
jufqu'icià  toutes  nos  obfervations,  qu'on 
penfe  combien  il  dut  s'en  dérober  à  des 
hommes  qui  ne  jugeoient  des  chofes  que 
fur  le  premier  afp'-ict!  Quant  aux  claffes 
primitives  &  aux  notions  les  plus  géné- 
rales ,  il  eft  fuperflu  d'ajouter  qu'elles  du- 
rent leur  échapper  encore.  Comment,  par 
exemple,  auroient-ils  imaginé  ou  entendu 
les  mots  de  matière,  d'efprit,  de  fubflance, 
de  mode ,   de  figure  ,  de  mouvement  , 
puifque  nos  Philofophes  qui  s'en  fervent 
depuis  fi  longtems ,  ont  bien  de  la  peine  à 
les  entendre  eux-mêmes ,  &  que  les  idées 
qu'on  attache  à  ces  mots  étant  purement 
métaphyfiques  ,  ils  n'en  trouvoient  au- 
cun modèle  dans  la  nature? 

Je  m'arrête  à  ces  premiers  pas  ,  &  je 
fupplie  mes  Juges  de  fufpendre  ici  leur 
lecture  pour  confidérer  fur  l'invention  des 
feuls  fubftantifs  phyfiques ,  c'eft-à-dire, 
fur  la  partie  de  lalangue  la  plus  facile  à 
trouver ,  le  chemin  qui  lui  refte  à  faire. 


IT4  Œuvres 

pour  exprimer  toutes    les   penfe'es  des 
hommes,  pour  prendre  une  forme  conf- 
iante, pouvoir  être  parlée  en  public,  Se 
influer  fur  la  foeiété  :  je  les  fupplie  de 
réfléchir  à  ce  qu'il  a  fallu  de  temps,  &  de 
connoiffances  pour  trouver  les  nombres, 
(*i  i .  )  (* 1 1 .)  >  les  mots  abftraits,  les  aoriftes,  & 
tous  les  tems  des  verbes ,  les  particules,  la 
fyntaxe  ,  lier  les  proportions ,  les  raifon- 
nemens  ,  &  former  toute  la  Logique  du 
difeours.  Quant  à  moi ,  effrayé  des  diffi- 
cultés qui  fe  multiplient,  &  convaincu  de 
l'impollibiiité  prefque  démontrée  que  les 
langues  aient  pu  naître,  &  s'établir  par 
des  moyen:;  purement  humains  ,  je  laiffe  à 
qui  voudra  l'entreprendre, la  difeuflion  de 
cedifficile  problème  :  lequel  a  été  le  plus 
nécefïaire  ;  de  la  foeiété  déjà  liée,  à  l'inf- 
titution  des  langues  ;  ou  des  langues  déià 
inventées,  à  l'établi  ffement  de  la  foeiété? 
Quoi  qu  il  en  foit  de  ces  origines ,  on 
voit  du  moins    au  peu  de  foin  qu'a  pris  la 
nature  de  rapprocher  les  hommes  par  des 
befoins  mutuels  &  de  leur  faciliter  l'ufage 
de  la  parole,  combien  elle  a  peu  préparé 
leur  fociabilité  ,  &  combien  elle  a  peu 
mis   du   fîen   dans   tout   ce  qu'ils    ont 
fait  pour  en  établir  les  liens.  En  effet,  il 
eft  impoflible  d'imaginer  pourquoi,  dans 


DIVERSES.  Iiy 

cet  état  primitif,  un  homme  auroit  plutôt 
befoin  d'un  autre  homme,  qu'un  finge  ou 
un  loup  de  Ton  femblable  ;  ni ,  ce  befoin 
fuppofé ,  quel  motif  pourroit  engager 
l'autre  à  y  pourvoir;  ni  même,  en  ce  der- 
nier cas ,  comment  ils  pourroient  conve- 
nir entr'eux  des  conditions.  Je  fais  qu'on 
nous  répète  fans  cefle,  que  rien  n'eût  été 
fi  miférable  que  l'homme  dans  cet  état;  &, 
s'il  eft  vrai ,  comme  je  crois  l'avoir  prou- 
vé,qu'il  n'eût  pu.qu'après  bien  des  fiecles, 
avoir  le  defir  &  l'occafiôn  d'en  fortir,ce 
feroit  un  procès  à  faire  à  la  nature ,  & 
non  à  celui  qu'elle  auroit  ainfi  conftituéi 
Mais ,  fi  j'entends  bien  ce  terme  de  mifé- 
rable, c'eft  un  mot  qui  n'a  aucun  fens,  ou 
qui  ne  lignifie  qu'une  privation  doulou- 
reufe  &  la  foufFrance  du  corps  ou  de  Pâ- 
me :  or  je  voudrois  bien  qu'on  m'expli- 
quât quel  peut  être  le  genre  de  mi- 
fere  d'un  être  libre,  dont  le  cœur  eft  en 
paix  ,  &  le  corps  en  fanté.  Je  demande  la- 
quelle, de  la  vie  civile  ou  naturelle,  eft  la 
plus  fujette  à  devenir  infupportable  à  ceux 
qui  en  jouirTent  ?  Nous  ne  voyons  prefque 
autour  de  nous  que  des  gens  qui  ie  plai- 
gnent de  leur  exiftence  ;  plufieurs  même 
qui  s'en  privent  autant  qu'il  eft  en  eux ,  & 
la  réunion  des  loix  divine  &  humaine 


n5         Œuvres 

fuffit  à  peine  pour  arrêter  ce  défordre.  Je 
demande  fi  jamais  on  a  ouï  dire  qu'un 
Sauvage  en  liberté  ait  feulement  fongé  à 
fe  plaindre  de  la  vie  &  à  fe  donner  la 
mort.  Qu'on  juge  donc  avec  moins  d'or- 
gueil de  quel  côté  eft  la  véritable  mifere. 
Rien  au  contraire,  n'eût  été  fi  miférable 
que  l'homme  fauvage ,  ébloui  par  des  lu- 
mières ,  tourmenté  par  des  parlions  ,  ik 
raifonnant  fur  un  état  différent  du  fien. 
Ce  fut  par  une  providence  très-fage  que 
les  facultés  qu'il  avoit  en  puiffance  ne  dé- 
voient fe  développer  qu'avec  les  occa- 
fions  de  les  exercer  ,  afin  qu'elles  ne  lui 
fuflent  ni  fuperflues  &  à  charge  avant  le 
temps, ni  tardives  &  inutiles  au  befoin.  Il 
avoit ,  dans  le  feul  in(tinc~r. ,  tout  ce  qu'il 
lui  falloit  pour  vivre  dans  l'état  de  na- 
ture; il  n'a,  dans  une  raifon  cultivée,  que 
ce  qu'il  lui  faut  pour  vivre  en  fociété. 

Il  paroît  d'abord  que  les  hommes, dans 
cet  état.n'ayant  entr'eux  aucune  forte  de 
relation  morale  ni  de  devoirs  connus .,  ne 
pouvoient  être  ni  bons  ni  méchans  ,  & 
n'avoient  ni  vices  ni  vertus,  à  moins  que, 
prenant  ces  mots  dans  un  fens  phyfique  , 
on  n'appelle  vices  dans  l'individu  les 
qualités  qui  peuvent  nuire  à  fa  propre 
confervation,  &  vertus  celles  qui  peuvent 


DIVERSES.  II7 

y  contribuer  ;  auquel  cas  il  faudroit  ap- 
peîler  le  plus  vertueux  celui  qui  réfifte- 
roit  le  moins  aux  fimples  impulhonsde  la 
nature.  Mais  fans  nous  écarter  du  fens 
ordinaire ,  il  eft  à  propos  de  fufpendre  le 
jugement  que  nous  pourrions  porter  fur 
une  telle  (îtuation  ,  &  de  nous  défier  de 
nos  préjugés ,  jufqu'à  ce  que  ,  la  balance 
à  la  main ,  on  ait  examiné  s'il  y  a  plus  de 
vertus  que  de  vices  parmi  les  hommes 
civilifés  ;  ou  fi  leurs  vertus  font  plus  avan- 
tageufes  que  leurs  vices  ne  font  funeftes  ; 
ou  fi  le  progrès  de  leurs  connoiflances  effc 
un  dédommagement  fuffifant  des  maux 
qu'ils  fe  font  mutuellement ,  à  mefure 
qu'ils  s'inftruifent  du  bien  qu'ils  devroient 
fe  faire  ;  ou  s'ils  ne  feroient  pas  ,  à  tout 
prendre,  dans  une  fituation  plus  heureufe 
de  n'avoir  ni  mal  à  craindre  ni  bien  à  ef- 
pérer  de  perfonne,que  de  s'être  fournis  à 
une  dépendance  univerfelle  ,  &  de  s'obli- 
ger à  tout  recevoir  de  ceux  qui  ne  s'obli- 
gent à  leur  rien  donner. 

N'allons  pas  fur-tout  conclure  avec 
Hobbes,  que.pour  n'avoir  aucune  idée  de 
la  bonté  ,  l'homme  foit  naturellement 
méchant  ;  qu'il  foit  vicieux  ,pai  ce  qu'il 
ne  çonnoit  pas  la  vertu  ;  qu'il  refufe 


n8  Œuvres 

toujours  à  fesfemblables  des  fervices  qu'il 
ne  croit  pas  leur  devoir;  ni  qu'en  vertu 
'du  droit  qu'il  s'attribue  avec  raifon  aux 
chofes  dont  il  a  befoin ,  il  s'imagine  folle- 
ment être  le  feul  propriétaire  de  tout  l'U- 
nivers. Hobbes  a  très  bien  vu  le  défaut  de 
toutes  les  définitions  modernes  du  droit 
naturel  :  mais  les  conféquences  quil  tire 
de  la  fîenne ,  montrent  qu'il  la  prend  dans 
un  fens  qui  n'eft  pas  moins  faux.  En  rai- 
sonnant fur  les  principes  qu'il  établit,  cet 
Auteur  devoit  dire  que,  l'état  de  nature 
étant  celui  où  le  foin  de  notre  conferva- 
tion  efr,  le  moins  préjudiciable  à  celle 
d'autrui,   cet  état  étoit  par  conféqueni 
3e  plus  propre  à  la  paix  ,  &  le  plus  con- 
venable au  genre  humain.  Il  ditprécifé- 
ment  le  contraire ,  pour  avoir  fait  entrer 
mal-à-propos  dans  le  foin  de  la  confer- 
vation  de  l'homme  fauvage,  le  befoin  de 
Satisfaire  une  multitude  de  pallions  qui 
font  l'ouvrage  de  la  fociété  ,  &  qui  ont 
rendu  les  loix  néceffaires.  Le  méchant, 
dit-il ,  efr.  un  enfant  robufte ;   il  refte  à 
favoir  Ci  l'homme  fauvage  efl:  un  enfant 
robufte.  Quand  on  le  lui  accorderoit, 
qu'en  concluroit-il  ?  Que  fî ,  quand  il  eft 
robufte ,  cet  homme  étoit  auiîi  dépendant 


Dl   VERSES.  II9 

des  autres  que  quand  il  eft  foible ,  i!  n'ya 
forte  d'excès  auxquels  il  ne  fe  portât  ; 
qu'il  ne  battit  fa  mere,lorfqu'eIle  tarderoit 
trop  à  lui  donner  la  mammelle  ;  qu'il  n'é- 
tranglât un  de  fes  jeunes  freres,lorfqu'il  en 
feroit  incommodé;  qu'il  ne  mordit  la  jam- 
be à  l'autre  ,  lorfqu'il  en  feroit  heurté  ou 
troublé  :  mais  ce  font  deux  fuppofitions 
contradictoires  dans  l'état  de  nature  qu'ê- 
tre robufte  &  dépendant.  L'homme  eft 
foible  quand  il  eft  dépendant,  &  il  eft 
émancipé  avant  que  d'être  robufte.  Hob- 
bes  n'a  pas  vu  que  la  même  caufe  qui 
empêche  les  Sauvages  d'ufer  de  leur  rai- 
fon,  comme  le  prétendent  nos  Jurifcon- 
fultes ,  les  empêche  en  même  tems  d'a- 
bufer  de  leurs  facultés ,  comme  il  le  pré- 
tend lui-même  ;  de  forte  qu'on  pourroit 
dire  que  les  Sauvages  ne  font  pas  mé- 
chans  précifément  parce  qu'ils  ne  favent 
pas  ce  que  c'eft  qu'être  bons  :  car  ce 
n'eft  ni  le  développement  des  lumières  , 
ni  le  frein  de  la  loi,  mais  le  calme  des 
paillons  ,  &  l'ignorance  du  vice  qui  les 
empêchent  de  mal  faire;  tanto plus  in  Mis 
projicit  vitiorum  ignoratio  ,  quàm  in  his 
cognitio  virtutis.  Il  y  a  d'ailleurs  un  au- 
tre principe  que  Hobbes  n'a  point  apper» 


120         Œuvres 

çu,&  qui /ayant  été  donné  à  l'homme 
pour  adoucir ,  en  certaines  circonftances, 
la  férocité  de  fon  amour- propre  ..  ou  le 
delir  de  fe  conferver  avant  la  naiffance 
(  *i i.  )  de  cet  amour  (  *  12.)  ,  tempère  l'ardeur 
qu'il  a  pour  (on  bien-être  par  une  répu- 
gnance innée  à  voir  foufFrir  fon  fembla- 
ble.  Je  ne  crois  pas  avoir  aucune  contra- 
diction à  craindre,  en  accordant  à  l'hom- 
me la  feule  vertu  naturelle  qu'ait  été  forcé 
de  reconnoître  le  détracteur  le  plus  outré 
des  vertus  humaines.  Je  parle  de  la  pitié, 
difpofïtion  convenable  à  des  êtres  auffî 
foibles  &  fujets  à  autant  de  maux  que 
nous  le  fommes;  vertu  d'autant  plus  uni- 
verfelle  &  d'autant  plus  utile  à  1  homme , 
qu'elle  précède  en  lui  l'ufage  de  toute  ré- 
flexion ;  &  fi  naturelle ,  que  les  bétes  mê- 
mes en  donnent  quelquefois  des  fignes 
fenfibles.  Sans  parler  de  la  tendrefTe  des 
mères  pour  leurs  petits ,  &  des  périls 
qu'elles  bravent,  pour  les  en  garantir,  on 
obferve  tous  les  jours  la  répugnance 
qu'ont  les  chevaux  à  fouler  aux  pieds  un 
corps  vivant.  Un  animal  ne  paffe  point 
fans  inquiétude  auprès  d'un  animal  mo:t 
de  fon  efpèce  :  il  y  en  a  même  qui  leur 
donnent  une  forte  de  fépulture  j  &  les 

triftes 


DIVERSES.  121 

trides  mugifTemens  du  bétail  entrant 
dans  une  boucherie  ,  annoncent  l'irrn 
preflion  qu'il  reçoit  de  l'horrible  fpec- 
tacle  qui  le  frappe.  On  voit  avec  plai- 
fir  l'Auteur  de  la  Fable  des  Abeilles , 
forcé  de  reconnoître  l'homme  pour  un 
être  compatiffant  &  fenfible  ,  fortir  , 
dans  l'exemple  qu'il  en  donne  ,  de  fon 
ftyle  froid  &  fubtil  ,  pour  nous  offrir 
la  pathétique  image  d'un  homme  en- 
fermé ,  qui  apperçoit  au  dehors  une 
béte  féroce  arrachant  un  enfant  du  fein 
de  fa  mère ,  brifant  fous  fa  dent  meur- 
trière les  foibles  membres  ,  &  déchirant 
de  fes  ongles  les  entrailles  palpitantes 
de  cet  enfant.  Quelle  afrreufe  agitation 
n'éprouve  point  ce  témoin  d'un  événe- 
ment auquel  il  ne  prend  aucun  intérêt 
perfonnel  ?  Quelles  angoiffes  ne  fouffre- 
t-il  pas  à  cette  vue  de  ne  pouvoir  porter 
aucun  fecours  à  la  mère  évanouie  ,  ni  à 
l'enfant  expirant? 

Tel  eft  le  pur  mouvement  de  la  na- 
ture ,  antérieur  à  toute  réflexion  :  telle 
eft  la  force  de  la  pitié  naturelle,  que  les 
mœurs  les  plus  dépravées  ont  encore 
peine  à  détruire  puifqu'on  voit  tous  les 
jours  dans  nos  fpectacles ,  s'attendrir  Se 
Jomg  III.  F. 


122         Œuvres 

pleurer  aux  malheurs  d'un  infortuné  ,  tel 
qui ,  s'il  étoit  à  la  place  du  tyran ,  aggra- 
vèrent encore  les  tourmens  de  fon  enne- 
mi. Mandeville  a  bien  fenti  qu'avec  toute 
leur  morale  les  hommes  n'eufTent  jamais 
été  que  des  monftres  ,  fi  la  nature  ne  leur 
eût  donné  la  pitié  à  l'appui  de  la  raifon  ; 
mais  il  n'a  pas  vu  que  de  cette  feule  qua- 
lité découlent  toutes  les  vertus  fociales 
qu'il  veut  difputer  aux  hommes.  En  effet, 
qu'eft-ce  que  la  générofité  ,  la  clémence, 
l'humanité,  finon  la  pitié  appliquée  aux 
foibles,  aux  coupables ,  ou  à  l'efpece  hu- 
maine en  général  ?  La  bienveuillance  & 
J'amitié  même  font,  à  le  bien  prendre  , 
des  productions  d'une  pitié  confiante , 
fixée  fur  un  objet  particulier  :  car  defirer 
que  quelqu'un  ne  fouffre  point ,  qu'eft-ce 
autre  chofe  que  defirer  qu'il  foit  heureux? 
Quand  il  feroit  vrai  que  la  commiféra- 
tion  ne  feroit  qu'un  fentiment  qui  nous 
met  à  la  place  de  celui  qui  fouffre,  fenti- 
ment obfcur&  vif  dans  l'homme  fauvage; 
développé  ,  mais  foible  dans  l'homme  ci- 
vil ;  qu'importeroit  cette  idée  à  la  vérité 
de  ce  que  je  dis,  finon  de  lui  donner  plus  de 
force  ?  En  effet  la  commifération  fera 
d'autant  plus  énergique,que  l'animal  fpec* 


DIVERSES.  I23 

tateur  s'identifiera  plus  intimement  avec 
l'animal  fouffrant:  or  il  eft  évident  que 
cette  identification  a  dû  être  infiniment 
plus  étroite  dans  l'état  de  nature  que  dans 
l'état  de  raifonnement.  C'eft  la  raifon qui 
engendre  l'amour-propre,  &  c'eft  la  ré- 
flexion qui  le  fortifie  ;  c'eft  elle  qui  replie 
l'homme  fur  lui-même  ;  c'eft  elle  qui  le 
fépare  de  tout  ce  qui  le  gêne  &  l'afflige. 
C'eft  la  Philofophie  qui  l'ifole  ;  c'eft  par 
elle  qu'il  dit  en  fecret  &  à  l'afpect  d'un 
homme  fouffrant  :  péris  fi  tu  veux  ;  je  fuis 
en  fureté.  Il  n'y  a  plus  que  les  dangers  de 
la  fociété  entière  qui  troublent  le  fom- 
meil  tranquille  du  philofophe&qui  l'ar- 
rachent de  fon  lit.  On  peut  impunément 
égorger  fon  femblable  fous  fa  fenêtre  ;  il 
n'a  qu'à  mettre  fes  mains  fur  fes  oreilles  de 
s'argumenter  un  peu  ,  pour  empêcher  la 
nature  qui  fe  révolte  en  lui ,  de  l'identifier 
avec  celui  qu'on  alTaffine.  L'homme  fau- 
vage  n'a  point  cet  admirable  talent  ;  & 
faute  de  fagefTe  &  de  raifon  ,  on  le  voit 
toujours  fe  livrer  étourdiment  au  premier 
fentiment  de  l'humanité.  Dans  les  émeu- 
tes, dans  les  querelles  des  rues,  la  po- 
pulace s'aflemble  ,  l'homme  prudent  s'é- 
loigne :  c'eft  la  canaille ,  ce  font  les  fem- 

Fij 


Ï24  (E  U  V  R  E  S 

tries  des  halles  qui  féparent  les  combat- 
tans  ,  &  qui  empêchent  les  honnêtes  gens 
de  s'entr'égorger. 

Il  eft  donc  bien  certain  que  la  pitié  eft 
un  fentiment  naturel  qui ,  modérant  dans 
chaque  individu  l'activité  de  l'amour  de 
foi-même,   concourt  à  la  confervation 
mutuelle  de  toute  l'efpèce,  C'eft  elle  qui 
nous  porte  fans  réflexion  au  fecours  de 
ceux  que  nous  voyons  fouffrir  ;  c'eft  elle 
qui,  dans  l'état  de  nature,  tient  lieu  de 
loix ,  de  mœurs  &  de  vertu  ,  avec  cet 
avantage  que  nul  n'eft  tenté  de  défobéir 
à  fa  douce  voix  ;  c'eft  elle  qui  détournera 
ïout  Sauvage  robufte   d'enlever  à    un 
foible  enfant ,  ou  à  un  vieillard  infirme  , 
fa  (ubfiftance  acquîfe  avec  peine,  fi  lui- 
même  efpere  pouvoir  trouver  la  fienne 
ailleurs  ;  c'eft  elle  qui ,  au  lieu  de  cette 
maxime  fublime  de  juftice  raifonnée  :  Fais 
à  autrui  comme  tu  veux  quon  te  fajfe  ; 
jsnfpire  à  tous  les  hommes  cette  autre  ma- 
xime de  bonté  naturelle ,  bien  moins  par- 
faite mais  plus  utile  peut-être  que  la  pré- 
cédente :  Fais  ton  bien  avec  le  moindre 
mal  £  autrui  qu'il  efl  pojfible.  C'eft,  en  un 
mot ,  dans  ce  fentiment  naturel ,  plutôt 
que  daas  des  argumens  fubtils  qu'il  faut 


DIVERSES.  11^ 

chercher  la  caufe  de  la  répugnance  quo 
tout  homme  éprouveroit  à  mal  faire  * 
même  indépendamment  des  maximes  de 
l'éducation.  Quoiqu'il  puiflfe  appartenir  à 
Socrate ,  &  aux  efprits  de  fa  trempe  , 
d'acquérir  de  la  vertu  par  raifon,  il  y  a 
long-temps  que  le  genre  humain  ne  feroït 
plus ,  fi  fa  confervation  n'eût  dépendu 
que  des  raifonnemens  de  ceux  qui  te 
compofent. 

Avec  des  parlions  fi  peu  actives ,  &: 
un  frein  fi  lalutaire  ,  les  hommes  plutôt 
farouches  que  méchans  ,  8c  plus  atten- 
tifs à  fe  garantir  du  mal  qu'ils  pouvoient 
recevoir,  que  tentés  d'en  faire  à  autrui  „ 
n'étoient  pas  fujets  à  des  démêlés  fort 
dangereux  :  comme  ils  n'avoient  entre 
eux  aucune  efpece  de  commerce  ;  qu'ils 
ne  connoiffoient  par  conféquent  ni  la  va- 
nité ,  ni  la  confédération  ,  ni  l'eftime  , 
ni  le  mépris  ;  qu'ils  n'avoient  pas  la  moin- 
dre notion  du  tien  &  du  mien ,  ni  aucune 
véritable  idée  de  la  juftice;  qu'ils  regar- 
doient  les  violences  qu'ils  pouvoient  ef- 
fuyer  comme  un  mal  facile  à  réparer, 
&  non  comme  une  injure  qu'il  fautpunir, 
&  qu'ils  ne  fongeoient  pas  même  à  la 
vengeance,  fi  ce  n'eftpeut  être  machina- 

F  iij 


n6       Œuvres 

lement  &  fur  le  champ  ,  comme  le  chien 
qui  mord  la  pierre  qu'on  lui  jette ,  leurs 
difputes  euflent  eu  rarement  des  fuites 
fanglantes,  fi  elles  n'euflent  point  eu  de 
fujet  plus  fenfible  que  la  pâture  :  mais 
j'en  vois  un  plus  dangereux  dont  il  me 
refte  à  parler. 

Parmi  les  partions  qui  agitent  le  coeur 
de  l'homme  ,  il  en  eft  une  ardente  ,  impé- 
tueufe  j  qui  rend  un  fexe  nécefTaire  à 
l'autre ,  paflion  terrible  qui  brave  tous 
les  dangers  ,  renverfe  tous  les  obftacles , 
&  qui ,  dans  fes  fureurs ,  femble  propre  à 
détruire  le  genre  humain  qu'elle  eft 
deftinée  à  conferver.  Que  deviendront 
les  hommes  en  proie  à  cette  rage  effré- 
née &  brutale ,  fans  pudeur ,  fans  retenue, 
&  fe  difputant  chaque  jour  leurs  amours 
au  prix  de  leur  fang,? 

Il  faut  convenir  d'abord  que  plus  les 
partions  font  violentes,  plus  les  loix  font 
néceflaires  pour  les  contenir  :  mais  ou- 
tre que  les  défordres  &  les  crimes  que 
ces  partions  caufent  tous  les  jours  parmi 
nous ,  montrent  affez  l'infuffifance  des 
loix  à  cet  égard  ,  il  feroit  encore  bon 
d'examiner  fi  ces  défordres  ne  font  point 
nés  avec  les  loix  mêmes  ;  car  alors  , 


DIVERSES.         I2J 

quand  elles  feroient  capables  de  les  ré- 
primer, ce  feroit  bien  le  moins  qu'on  en 
duc  exiger  ,  que  d'arrêter  un  mal  qui 
n'exifteroit  point  fans  elles. 

Commençons  par  diftinguer  le  mo- 
ral du  phyfique  dans  le    fentiment  de 
l'amour.  Le  phyfique  eft  ce  defir  général 
qui  porte  un  fexe  à  s'unir  à  l'autre.  Le 
moral  eft  ce  qui  détermine  ce  defir  &  le 
fixe  fur  un  feul  objet  exclusivement ,  ou 
qui  du  moins  lui  donne  pour  cet  objet 
préféré  un  plus  grand  degré  d'énergie. 
Or  il  eft  facile  de  voir  que  le  moral  de 
l'amour  eft  un  fentiment  faéHce,  né  de 
J'ufage  de  la  fociété,  &  célébré  par  les 
femmes  avec  beaucoup  d'habileté  &  de 
foin  pour  établir  leur  empire  ,  &  rendre 
dominant  le  fexe  qui  devroit  obéir.  Ce 
fentiment  étant  fondé  fur  certaines  no- 
tions du  mérite  ou  de  la  beauté  qu'un 
Sauvage  n'eft  point  en  état  d'avoir,  &  fur 
des  comparaifons  qu'il  n'eft  point  en  état 
de  faire  ,  doit  être  prefque  nul  pour  lui  : 
car  comme  fon  efprit  n'a  pu  fe  former 
des  idées  abftraites  de  régularité  &  de 
proportion  ,    fon  cœur  n'eft  point  non 
plus  fufceptible  des  fentimen*  d'admira- 
tion &  d'amour,  qui,  même  fans  qu'on 

F  iv 


128        Œuvres 

s?en  apperçoive,  naiflentde  l'application 
de  ces  idées;  il  écoute  uniquement  le 
tempérament  qu'il  a  reçu  de  la  nature,  & 
non  le  goût  qu'il  n'a  pu  acquérir  ;  &  tou- 
te femme  eft  bonne  pour  lui. 

Bornés  au  feul  phyiique  de  l'amour  , 
&  affez  heureux  pour  ignorer  ces  préfé- 
rences qui  en  irritent  le  fentiment  &  en 
augmentent  les  difficultés  ,    les  hommes 
doivent  fentir    moins    fréquemment  & 
moins  vivement  les  ardeurj  du  tempé- 
rament^ parconféquent  avoir  entr'eux 
des  difputes  plus  rares  &  moins  cruelles. 
L'imagination  qui  fait  tant  de  ravages 
parmi  nous,  ne  parle  point  à  des  coeurs 
fauvages  ;    chacun  attend  paifiblement 
l'impulfion  de  la  nature ,  s'y  livre  fans 
choix  avec  plus  de  plaifîr  que  de  fureur  ; 
&,lebefoin  fatis  fait, tout  le  defireit  éteint. 
G'eft  donc  une  cho(e  inconteftable 
que  l'amour  même,  ainfi  que  toutes  les 
autres  pallions  ,    n'a  acquis  que  dans   la 
fociété   cette  ardeur  impétueufe  qui  le 
rend  il  fou  vent  funefte  aux  hommes  ;  &  il 
eft  d'autant  plus  ridicule  de  repréfenter 
les  Sauvages  comme  s'entr'égorgeant  fans 
cette   pour  aflouvir  leur  brutalité,  que 
cette  opinion  eft  directement  contraire  u 


DIVERSES  11$ 

l'expérience  ,  &  que  les  Caraïbes ,  celui 
de  tous  les  peuples  exiftans  ,  qui  jufqu'icl 
s'eft  écarté  le  moins  de  l'état  de  nature  , 
font  précifément  les  plus  paifibles  dans 
leurs  amours ,  &  les  moins  fujets  à  la 
jaloufie  ,  quoique  vivant  fous  un  climat 
brûlant  qui  femble  toujours  donner  à  ces 
paffions  une  plus  grande  activité. 

A  l'égard  des  inductions  qu'on  pour- 
roit  tirer ,  dans  plufieurs  efpeces  d'ani- 
maux, des  combats  des  mâles  qui  enfan- 
glantent  en  tout  temps  nos  baffes-cours, 
ou  qui  font  retentir  au  printems  nos  fo- 
rêts de  leurs  cris  en  fedifputant  la  femelle, 
il  faut  commencer  par  exclure  toutes  les 
efpèces où  la  nature  amanifeftement  établi 
dans  la  puiffance  relative  des  fexes ,  d'au- 
tres rapports  que  parmi  nous  :  ainfi  les 
combats  des  coqs  ne  forment  point  une 
induction  pour  l'efpèce  humaine.  Dans 
les  efpèces  où  la  proportion  eft  mieux  ob- 
fervée  ,  ces  combats  ne  peuvent  avoir 
pour  caufes  que  la  rareté  des  femelles ,  eu* 
égard  au  nombre  des  mâles  ,  ou  les  in- 
tervalles exclufifs  durant  lefquels  la  fe- 
melle refufe  conftamment  l'approche  du 
mâle  ,  ce  qui  revient  à  la  première  caufe  ; 
car  fi  chaque  femelle  ne  fouffre  le  mâle- 

F  y 


l$o        Œuvres 

que  durant  deux  mois  de  l'année ,  c'efr  à 
cet  égard  comme  fi  le  nombre  des  fe- 
melles étoit  moindre  des  cinq  fixiemes. 
Or  aucun  de  ces  deux  cas  n'efr.  applica- 
ble Mfefpèce  humaine  où  le  nombre  des 
feme  js  furpaiTe  généralement  celui  des 
mâles ,  &  où  l'on  n'a  jamais  obfervé  que, 
même  parmi  les  Sauvages ,  les  femelles 
aient ,  comme  celles  des  autres  efpèces , 
des  temps  de  chaleur  &  d'exclufion.  De 
plus  ,  parmi  plufieurs  de  ces  animaux , 
toute  l'efpèce  entrant  à  la  fois  en  effer- 
vefcence ,  il  vient  un  moment  terrible 
d'ardeur  commune,  de  tumulte,  de  dé- 
fordre  &  de  combat  :   moment  qui  n'a 
point  lieu  parmi  l'efpèce  humaine  ,  où 
l'amour  n'eft  jamais  périodique.   On  ne 
peut  donc  pas  conclure  des  combats  de 
certains  animaux  pour  la  potfèflîon  des 
femelles  ,  que  la  même  chofe  arriveroit 
à  l'homme  dans  l'état  de  nature  ;  &  quand 
même  on  pourroit  tirer  cette  conclufion, 
comme    ces   diflenffons    ne    détruifent 
point  les  autres  efpèces  ,  on  doit  pen- 
îer  au  moins  qu'elles  ne   feroient  pas 
plus  funeftes  à  la  nôtre  ;  &  il  eft  très- 
apparent  qu'elles  y  cauferoient  encore 
moins  de  ravages  qu'elles  ne  font  dans 


DIVERSES.          131 

la  fociété,  fur-tout  dans  les  pays  où ,  les 
mœurs  étant  encore  comptées  pour  quel- 
que chofe ,  la  jal oufie  des  amans  &  la  ven- 
geance des  époux  caufent  chaque  jour  des 
duels  ,  des  meurtres ,  &  pis  encore  ;  où  le 
devoir  d'une  éternelle  fidélité  ne  fert 
qu'à  faire  des  adultères ,  &  où  les  loix 
mêmes  de  la  continence  &  de  l'honneur 
étendent  néceffairement  la  débauche  j  & 
multiplient  les  avortemens. 

Concluons  qu'errant  dans  les  forets 
fans  induftrie  J  fans  parole  fans  domi- 
cile ,  fans  guerre  &  fans  liaifons  ,  fans 
nul  befoin  de  fes  femblables ,  comme 
fans  nul  defir  de  leur  nuire ,  peut-être 
même  fans  jamais  en  reconnoître  aucun 
individuellement,  l'homme"  fauvage,fujet 
à  peu  de  parlions ,  &  fe  fuffifant  à  lui- 
même  j  n'avoit  que  les  fentimens  &  les 
lumières  propres  à  cet  état;  qu'il  ne  fen- 
toit  que  fes  vrais  befoins  ,  ne  regardoic 
que  ce  qu'il  croyoit  avoir  intérêt  de  voir, 
&  que  fon  intelligence  ne  faifoitpas  plus 
de  progrès  que  fa  vanité.  Si  par  hazard 
il  faifoit  quelque  découverte,  il  pouvoit 
d'autant  moins  la  communiquer,  qu'il  ne 
reconnoiffoit  pas  même  fes  enfans.  L'art 
périffoit  avec  l'inventeur.  Il  n'y  ayoit  ni 

Fvj 


132  GE  U  V  E  R  s 

éducation  ,  ni  progrès  ;  les  générations 
fe  multiplioient  inutilement;  &  chacune 
partant  toujours  du  même  point ,  les  fie- 
cles  s'écouloient  dans  toute  lagrofîîèreté 
des  premiers  âges  ;  l'efpèce  étoit  déjà 
vieille  ,  &  l'homme  reftoit  toujours 
enfant. 

Si  je  me  fuis  étendu  fî  longtemps  fur  la 
fuppofîtion  de  cette  condition  primitive, 
c'eft  qu'ayant  d'anciennes  erreurs  &  des 
préjugés  invétérés  à  détruire ,  j'ai  cru  de- 
voir creu'er  jufqu'àla  racine,  &  montrer 
dans  le  tableau  du  véritable  état  de  na- 
ture ,  combien  l'inégalité  même  natu- 
relle ,  eft  loin  d'avoir ,  dans  cet  état ,  au- 
tant de  réalité  &  d'influence  que  le  pré- 
tendent nos  Ecrivains. 

En  effet ,  il  eft  aifé  de  voir^ju'entre  les 
différences  qui  diftinguent  les  hommes,, 
plufieurs  partent  pour  naturelles,  qui  font 
uniquement  l'ouvrage  de  l'habitude  &  des 
divers  genres  de  vie  que  les  hommes 
adoptent  dans  la  fociété.  Ainfi  un  tem- 
pérament robufte  ou  délicat, la  force  ou  la 
foibleffe  qui  en  dépendent,  viennent  fou- 
vent  plusde  la  manière  dure  ou  efléminée 
dont  on  a  étéélevé.quede  la  conftitution 
primitive  des  corps.  Il  en  eft  de  même  des 


DIVERSES.  I33 

forces  de  l'efprit;  &  non- feulement  l'é- 
ducation met  de  la  différence  entre  les 
efprits  cultivés  &  ceux  qui  ne  le  font  pas, 
mais  elle  augmente  celle  qui  fe  trouve 
entre  les  premiers ,  à  proportion  de  la 
culture  ;  car  qu'un  géant  &  un  nain  mar- 
chent fur  la  même  route,  chaque  pas 
qu'ils  feront  l'un  &  l'autre  donnera  un 
nouvel  avantage  au  géant.  Or  ,  û*  l'on 
compare  la  diverfité  prodigieufe  d'édu- 
cations &  de  genres  de  vie  qui  règne 
dans  les  diftérens  ordres  de»  l'état  civil , 
avec  la  (implicite  &  l'uniformité  de  la  vie 
animale  &  fauvage  ,  où  tous  fe  nourrif- 
fent  des  mêmes  alimens ,  vivent  de  la 
même  manière ,  &  font  exactement  les 
mêmes  chofes  ,  on  comprendra  combien 
la  différence  d'homme  à  homme  doit  être 
moindre  dans  l'état  de  nature  que  dans 
celui  de  fociété ,  &  combien  l'inégalité 
naturelle  doit  augmenter  dans  l'efpèce 
humaine  par  l.'inégalité  d'inftitution. 

Mais  quand  la  nature  affecteroitdans 
la  diftribution  de  fes  dons  autant  de  pré- 
férences qu'on  le  prétend  ,  quel  avanta- 
ge les  plus  favorifés  en  tireroient-ils  ,  au 
préjudice  des  autres,  dans  un  état  de 
chofes  qui  n'admettroit  prefque  aucune 


134  Œuvres 

forte  de  relation  entr'eux?  là  où  il  n'y 
a  point  d'amour ,  de  quoi  fervira  la  beau  - 
té  ?  Que  fert  l'efprit  à  des  gens  qui  ne 
parlent  point ,  &  la  rufe  à  ceux  qui  n'ont 
point  d'affaires  ?  J'entends  toujours  répé- 
ter que  les  plus  forts  opprimeront  les  fai- 
bles; mais  qu'on  m'explique  ce  qu'on  veut 
dire  par  ce  mot  d'opprejfîon.    Les   uns 
domineront  avec  violence ,  lesautres  gé- 
miront aflervis  à   tous  leurs  caprices: 
voilà  précifément  ce  que  j'obferve  parmi 
nous;  mais  je  ne  vois  pas  comment  cela 
pourroit  fe  dire  des  hommes  fauvages, 
à  qui  l'on  auroit  même  bien  de  la  peine 
à  faire  entendre  ce  que  c'eft  que  fervi- 
tude  &  domination.  Un  homme  pourra 
bien  s'emparer  des  fruits  qu'un  autre  a 
cueillis ,  du  gibier  qu'il  a  tué ,  de  l'antre 
qui  lui  fervoit  d'afyle  ;  mais  comment 
viendra-t-il  jamais  à  bout  de  s'en  faire 
obéir,  &  quelles  pourront  être  les  chaî- 
nes de  la  dépendance  parmi  des  hommes 
quinepoffedent rien?  Si  l'on  me  chafTe 
d'un  arbre  ,  fi  l'on  me  tourmente  dans 
un  lieu  ,  qui  m'empêchera  de  pafler  ail- 
leurs? Se  trouve-t-il  un  homme  d'une 
force  affez  fupérieureà  la  mienne,  &  ,  de 
plus ,  allez  dépravé  ,  allez  parefleux  de 


DIVERSES.  I3J 

aflfez  féroce  pour  me  contraindre  à  pour- 
voir à  fa  fubfiftance  pendant  qu'il  demeu- 
re oi/if  ?  Il  faut  qu'il  fe  réfol  ve  à  ne  pas  me 
perdre  de  vue  un  feul  infant ,  à  me  te- 
nir lié  avec  un  très-grand  foin  durant  fon 
fommeil ,  de  peur  que  je  ne  m'échappe 
ou  que  je  ne  le  tue:  c'eft  -  à  -  dire  , 
qu'il  eft  obligé  de  s'expofer  volontaire- 
ment à  une  peine  beaucoup  plus  grande 
que  celle  qu'il  veut  éviter  ,  &  que  celle 
qu'il  me  donne  à  moi-même.  Apres  tout 
cela,  fa  vigilance  fe  relâche-t-elle  un 
moment:  un  bruit  imprévu  lui  fait  -  il 
détourner  la  tête  ;  je  fais  vingt  pas  dans 
la  forêt ,  mes  fers  font  brifés ,  &  il  ne 
me  revoit  de  fa  vie. 

Sans  prolonger  inutilement  ces  dé- 
tails .,  chacun  doit  voir  que  les  liens  de 
la  fervitude  n'étant  formés  que  de  la  dé- 
pendance mutuelle  des  hommes  &  des 
befoins  réciproques  qui  les  unifient ,  il 
efl  impoflible  d'affervirun  homme  ,  fans 
l'avoir  mis  auparavant  dans  le  cas  de  ne 
pouvoir  fe  pafTer  d'un  autre  :  fituation 
qui ,  n'exiftant  pas  dans  l'état  de  nature  , 
y  laifle  chacun  libre  du  joug  &  rend 
vaine  la  loi  du  plus  fort. 

Après  avoir  prouvé  que  l'inégalité 


1^6         Œuvres 

eft  à  peine  fenfible  dans  l'état  de  nature  , 
&  que  fon  influence  y  eft  prefque  nulle  , 
il  me  refte  à  montrer  Ton  origine  &  fes 
progrès  dans  les  développemensfuccefîïfs 
de  lefprit  humain.  Après  avoir  montré 
que  la  perfectibilité ,  les  vertus  fociales  , 
ôc  les  autres  facultés  que  l'homme  na- 
turel avoit  reçues  en  puiiïance.,  ne  pou- 
voient  jamais  fe  développer  d'elles-mê- 
mes ;  qu'elles  avoient  befoin  pour  cela 
du  concours  fortuit  de  plufieurs  caufes 
étrangères  quipouvoient  ne  jamais  naî- 
tre, &  fans  lefquel  les  il  fût  demeuré  éter- 
nellement dans  fa  condition  primitive  ,  il 
me  refte  à  confidérer  &  à  rapprocher 
les  différens  hazards  qui  ont  pu  perfec- 
tionner la  raifon  humaine  en  détério- 
rant l'efpèce,  rendre  un  être  méchant 
en  le  rendant  fociable  ,  &  d'un  terme  fi 
éloigné ,  amener  enfin  l'homme  &  le 
monde  au  point  où  nous  les  voyons. 

J'avoue  que  les  événemens  que  j'ai 
à  décrire  ayant  pu  arriver  de  plufieurs 
manières ,  je  ne  puis  me  déterminer  fur 
le  choix,  que  par  des  conje&ures;  mais 
outre  que  ces  conjectures  deviennent 
des  raiîons  ,  quand  elles  font  les  plus 
probables  qu'on  puifle  tirer  de  la  nature 


DIVERSES.  I37 

des  chofes  ,  &  des  feuls  moyens  qu'orr 
puifle  avoir  de  découvrir  la  vérité,  les 
conféquences  que  je  veux  déduire  des 
miennes  ,  ne  feront  point  pour  cela 
conjecturales  ;  puifque ,  fur  les  prin- 
cipes que  je  viens  d'établir ,  on  ne  fau- 
roit  former  aucun  autre  fyftême  qui  ne 
me  fourniffe  les  mêmes  réfultats ,  & 
dont  je  ne  puifle  tirer  les  mêmes  conclu- 
ions. 

Ceci  me  difpenfera  d'étendre  mes 
réflexions  fur  la  manière  dont  le  laps  de 
temps  compenfe  le  peu  devraifemblance 
des  événemens  ;  fur  lapuiflance  furpre- 
nante  des  caufes  très-légères ,  lorfqu'elles 
agiflent  fans  relâche;  fur  l'impoiTibilité 
où  l'on  eft  d'un  côté  de  détruire  cer- 
taines hypothèfes  ,  fi  de  l'autre  on  fe 
trouve  hors  d'état  de  leur  donner  le  de- 
gré de  certitude  des  faits  ;  fur  ce  que 
deux  faits  étant  donnés  comme  réels  à 
lier  par  une  fuite  de  faits  intermédiaires, 
inconnus  ou  regardés  comme  tels  ,  c'eft 
à  l'Hiftoire  ,  quand  on  l'a,  de  donner 
les  faits  qui  les  lient  ;  c'eft  à  la  Philofo- 
phie,  à  fon  défaut,  de  déterminer  les  faits 
femblables  qui  peuvent  les  lier  ;  enfin  fur 
ce  qu'en  matière  d'événemens ,  la  fimili- 


138        Œuvres 

tude  réduit  les  faits  à  un  beaucoup  plus 
petit  nombre  de  clafles  différentes  qu'on 
ne  fe  l'imagine  :  il  me  fuffit  d'offrir  ces 
objets  à  la  confidération  de  mes  Juges  : 
il  me  fuffit  d'avoir  fait  en  forte  que  les 
lecteurs  vulgaires  n'eufTent  pas  befoin 
de  les  confidérer. 


DIVERSES.         I39 

SECONDE    PARTIE. 

J^E  premier  qui ,  ayant  enclos  un 
terrein  ,  s'avifa  de  dire ,  ceci  efl  à  moi , 
&  trouva  des  gens  affez  fimples  pour  le 
croire,  fut  le  vrai  fondateur  de  la  fociété 
civile.  Que  de  crimes,  de  guerres,  de 
meurtres,  que  de  mifères  &  d'horreurs 
n'eût  point  épargné  au  genre  humain  ce- 
lui qui ,  arrachant  les  pieux  ou  comblant 
Je  foffé,  eût  crié  à  fes  femblables  :  gar- 
dez-vous d'écouter  cet  impofteur  ;  vous 
êtes  perdus ,  fi  vous  oubliez  que  les  fruits 
font  à  tous ,  &  que  la  terre  n'eft  à  per- 
fonne  :  mais  il  y  a  grande  apparence 
qu'alors  les  chofes  en  étoient  déjà  venues 
au  point  de  ne  pouvoir  plus  durer  com- 
me elles  étoient  ;  car  cette  idée  de  pro- 
priété, dépendant  de  beaucoup  d'idées 
antérieures  qui  n'ont  pu  naître  que  fuc- 
ceffivement ,  ne  fe  forma  pas  tout  d'un 
coup  dans  l'efprit  humain.  Il  fallut  faire 
bien  des  progrès  ,  acquérir  bien  de  l'in- 
duftrie  &  des  lumières,  les  tranfmettre 
ôc  les  augmenter  d'âge  en  âge,  avant 
que  d'arriver  à  ce  dernier  terme  de  l'état 


Ï4-0        Œuvres 

de  nature.  Reprenons  donc  les  chofes 
de  plus  haut,  &  tâchons  de  rafTembleï 
fous  un  feul  point  de  vue  cette  lente  fuc- 
eefîîon  d'évén'emens  &  de  connoiffan- 
ces  ,  dans  leur  ordre  le  plus  naturel. 

Le  premier  fentiment  de  l'homme  fut 
celui  de  Ton  exiftence  ;  Ton  premier  foin, 
celui  de  faconfervation.  Les  productions 
de  la  terre  lui  fourniflbient  tous  les  fe- 
cours  néceflaires  ;  l'inftinâ:  le  porta  à  en 
faire  ufage.  La  faim,  d'autres  appétits  lui 
faifant  éprouver  tour-à-tour  diverfes  ma- 
nières d'exifter ,  il  y  en  eut  une  qui  l'in- 
vita à  perpétuer  fon  efpèce  ;  &  ce  pen- 
chant aveugle ,  dépourvu  de  tout  fenti- 
ment du  cœur,  ne  produifoit  qu'un  a<5te 
purement  animal.  Le  befoin  fatisfait ,  les 
deux  fexes  ne  iereconnoiiTbient  plus ,  Se 
l'enfant  même  n'étoit  plus  rien  à  la  mers 
fî-tôt  qu'il  pouvoit  fe  pafler  d'elle. 

Telle  fut  la  condition  de  l'homme 
naiflfant;  telle  fut  U  vie  d'un  animal  bor- 
né d'abord  aux  pures  fenfations ,  &  pro- 
fitant à  peine  des  dons  que  lui  offroit  la 
nature,  loin  de  fongeràlui  rien  arracher; 
mais  il  fe  préfenta  bientôt  des  difficultés; 
il  fallut  apprendre  à  les  vaincre  :  la  hau- 
teur des  arbres  qui  l'empechoit  d  at- 
teindre à  leurs  fruits,  la  concurrence  des 


. 


DIVERSES.  I4.T 

animaux  qui  cherchoient  à  s'en  nourrir  , 
ia  férocité  de  ceux  qui  en  vouloient  à  fa 
propre  vie  ,  tout  l'obligea  de  s'appliquer 
aux  exercices  du  corps;  il  fallut  fe  ren- 
dre agile ,  vite  à  la  courfe,  vigoureux  au 
combat.  Les  armes  naturelles,  qui  font  les 
branches  d'arbres  &  les  pierres,  fe  trou- 
vèrent bientôt  fous  fa  main.  Il  apprit  à 
furmonter  les  obftacles  de  la  nature  ,  à 
•combattre  au  befoin  les  autres  animaux , 
à  difputer  fa  (ubfifrance  aux  hommes 
mêmes,  ou  à  fe  dédommager  de  ce  qu'il 
falloit  céder  au  plus  fort. 

A  mefure  que  le  genre  humain  s'é- 
tendit ,  les  peines  fe  multiplièrent  avec 
•les  hommes.  La  différence  des  terreins  , 
des  climats,  des  faifons,  put  les  forcer  à 
en  mettre  dans  leurs  manières  de  vivre. 
Des  années  ftériles,  des  hivers  longs  8c 
rudes  ,  des  étés  brûlans  qui  confument 
tout,  exigèrent  d'eux  une  nouvelle  in- 
duftrie.  Le  longde  la  mer  &  des  rivières , 
ils  inventèrent  la  ligne  &  le  hameçon, 
&  devinrent  pêcheurs  &  ichthyophages. 
Dans  les  forêts ,  ils  fe  rirent  des  arcs  & 
des  flèches  ,  &  devinrent  chafleurs  & 
guerriers.  Dans  les  pays  froids ,  ils  fe  cou- 
vrirent des  peaux  des  bêtes  qu'ils  avo  nt 
tuées»  Le  tonnerre  ,  un  volcan ,  ou  quel- 


142         Œuvres 

que  heureux  hazard  leur  fit  connoître  le 
feu  ;  nouvelle  reflburce  contre  la  ri- 
gueur de  l'hiver  ;  ils  apprirent  à  confer- 
ver  cet  élément ,  puis  à  le  reproduire ,  & 
enfin  à  en  préparer  les  viandes  qu'aupa- 
ravant ils  dévoroient  crues. 

Cette  application  réitérée  des  êtres 
divers  à  lui-même  ,  &  les  uns  aux  autres  , 
dut  naturellement  engendrer  dansl'efprit 
de  l'homme  les  perceptions  de  certains 
rapports.  Ces  relations  que  nous  expri- 
mons par  les  mots  de  grand  ,  de  petit,  de 
fort  ydefoible ,  de  vite,  de  lent ,  de  peu- 
reux, de  hardi  ,&  d'autres  idées  pareil- 
les, comparées  au  be:oin  &  prefque  fans 
y  fonger,  procluifii  ent  enfin  chez  lui  quel- 
que forte  de  réflexion ,  ou  plutôt  une  pru- 
dence machinale.qui  lui  indiquoit  les  pré- 
cautions les  plus  néceffaires  à  fa  fureté. 

Les  nouvelles  lumières  qui  réfulterent 
de  ce  développement,  augmentèrent  fa 
fupériorité  fur  les  autres  animaux,  en  la 
lui  faifant  connoître.  Il  s'exerça  à  leur 
drefier  des  pièges ,  il  leur  donna  le  chan- 
ge en  mille  manières  ;  &,  quoique  plu- 
sieurs le  furpaflaflent  en  force  au  combat, 
ou  en  vitefTe  à  la  courfe;  de  ceux  qui 
pouvoient  lui  fervir  ou  lui  nuire ,  il  de- 
vint avec  le  temps  le  maitre  des  uns  &  le 


DIVERSES.  I43 

fléau  des  autres.  C'eft  ainfi  que  le  premier 
regard  qu'il  porta  fur  lui-même,  y  pro- 
duifit  le  premier  mouvement  d'orgueiî  ; 
c'èft  ainfi  que  fâchant  encore  à  peine  dis- 
tinguer les  rangs  ,  &  fe  contemplant  au 
premier  par  (on  efpècc  il  fepréparoit 
de  loin  à  y  prétendre  par  Ton  individu. 

Quoique  Tes  femblables  ne  fufTent  pas 
pour  lui  ce  qu'ils  font  pour  nous  ,  &  qu'il 
n'eût  guères  plus  de  commerce  avec  eux 
qu'avec  les  autres  animaux ,  ils  ne  furent 
pas  oubliés  dans  fes  obfervations.  Les 
conformités  que  le  temps  put  lui  faire  ap- 
percevoir  entr'eux ,  fa  femelle  &  lui-mê- 
me, le  firent  'uger  de  celles  qu'il  n'ap- 
percevoit  pas  ;  &  voyanr  qu'ils  fe  condui- 
foienttous ,  comme  il  auroit  fait  en  de  pa- 
reilles cir.onftances  ,  il  conclut  que  leur 
manière  de  peiner  &  de  fentir  étoit  en- 
tièrement conforme  à  la  fienne  ;  &  cette 
importante  vérité,  bien  établie  dans  fon 
efprit ,  lui  fit  fuivre  ,  par  un  preflenti- 
ment  aulïi  fur  &  plus  prompt  que  la  Dia- 
lectique, les  meilleures  règles  de  con- 
duite que  ,  pour  fon  avantage  &  fa  fure- 
té, il  lui  convînt  de  garder  avec  eux. 

Infiruit  par  l'expérience ,  que  l'amour 
du  bien-être  eft  le  feul  mobile  des  ac- 
tions humaines ,  il  fe  trouva  en  état  de 


144         Œuvres 

diftinguer  les  occafions  rares  où  l'intérêt 
commun  devoir  le  faire  compter  fur  l'af- 
fïftance  de  fes  femblables  ,  &  celles  plus 
rares  encore ,  où  la  concurrence  devoit 
le  faire  défier  d'eux.  Dans  le  premier  cas, 
il  s'unifToit  avec  eux  en  troupeau ,  ou 
tout  au  plus,  par  quelque  forte  d'affocia- 
îion  libre  qui  n'obligeoit  perfonne  ,  & 
qui  ne  duroit  qu'autant  que  le  befoin 
pafTager  qui  l'avoi:  formée.  Dans  le  fé- 
cond ,  chacun  cherchoit  à  prendre  fes 
avantages  ,  foit  à  force  ouverte  ,  s'il 
croyoit  le  pouvoir  ;  foit  par  adreffe  & 
fubtilité  ,  s'il  fe  fentoit  le  plus  foible. 

Voilà  comment  les  hommes  purent 
infenfiblement  acquérir  quelque  idée 
groffiere des engagemens  mutuels,  &  de 
1  avantagede  les  remplir ,  mais  feulement 
autant  que  pouvoit  l'exiger  l'intérêt  pré- 
fent  &  fenfible  :  car  la  prévoyance  n'étoit 
rien  pour  eux  ;  &,  loin  de  s'occuper  d'un 
avenir  éloigné,  ils  nefongoient  pas  mê- 
me au  lendemain.  S'agifTbit-il  de  prendre 
un  cerf,  chacun  fentoit  bien  qu'il  devoit 
pour  cela  garder  fidèlement  fon  pofte  ; 
mais  fi  un  lièvre  venoitàpaffer  à  la  portée 
de  l'un  d'eux ,  il  ne .  faut  pas  douter 
qu'il  ne  le  pourfuivît  fans  fcrupule  ,  & 
qu'ayant  atteint  fa  proie ,  il  ne  fe  fouciât 

fort 


DIVERSES.  14  J 

fort  peu  de  faire  manquer  la  leur  à  fes 
compagnons. 

Il  eft  aifë  de  comprendre  qu'un  pareil 
commerce  n'exigeoit  pas  un  langage 
beaucoup  plus  rafiné  que  celui  des  cor- 
neilles ou  des  finges,  qui  s'attroupent  à- 
peu-près  de  même.  Des  cris  inarticulés, 
beaucoup  de  geftes  ,  &  quelques  bruits 
îmitatifs, durent  compofer  pendant  long- 
temps la  langue  univer. elle  ,  à  quoi  joi- 
gnant dans  chaque  contrée  quelques  fons 
articulés  &  conventionnels,  dont,comme 
je  l'ai  déjà  d\tJ  il  n'eft  pas  trop  facile  d'ex- 
pliquer l'inftitution,  on  eut  des  langues 
particulières  ,  mais  groflieres  ,  imparfai- 
tes ,  &  telles  à- peu-près  qu'en  ont  enco- 
re aujourd  hui  diverfes  nations  fauvages. 
Je  parcours  comme  un  trait  des  multitu- 
des de  fiecles  ,  forcé  par  le  temps  qui 
s'écoule,  par  l'abondance  des  chofes  que 
j'ai  à  dire ,  &  par  le  progrès  preiqje  in- 
fenfible  des  commencemens  ;  car  plus  les 
événemens  ctoient  lents  à  fe  fuccéder, 
plus  ils  font  prompts  à  décrire. 

Ces  premiers  progrès  mirent  enfin 
l'homme  à  portée  d'en  faire  de  plus  rapi- 
des. Plus  l'efprit  s'éclairoit ,  &  plus  l'in- 
duftrie  fe  perfectionna. Bientôt  ceffant  de 
s'endormir  fous  le  premier  arbre ,  ou  de 
Tomç.  III,  G 


i\6        Œuvres 

fe  retirer  dans  des  cavernes  ,  on  trouva 
quelques  fortes  de  haches  de  pierres  du- 
res &  tranchantes ,  qui  fervirent  à  cou- 
per du  bois ,  creufer  la  terre  ,  &  faire  des 
huttes  de  branchages,  qu'on  s'avifa  en- 
fuite  d'enduire  d'argile  &  de  boue.  Ce  fut- 
là  l'époque  d'une  première  révolution  qui 
forma  l'établiffement  &  la  diftinclion  des 
familles,  &  qui  introduifît  une  forte  de 
propriété  ;  d'où  peut-être  naquirent  déjà 
bien  des  querelles  &  des  combats.  Cepen- 
dant comme  les  plus  forts  furent  vrai fem- 
blablement  les  premiers  à  fe  faire  des 
îogemens  qu'ils  fe  fentoient  capables  de 
défendre  >  il  eft  à  croire  que  les  foibles 
trouvèrent  plus  court  &  plus  fur  de  les 
imiter  ,  que  de  tenter  de  les  déloger  :  & 
quant  à  ceux  qui  avoient  déjà  des  caba- 
nes ,  aucun  d'eux  ne  dut  chercher  à  s'ap- 
proprier celle  de  fon  voifin ,  moins  parce 
qu'elle  ne  lui  appartenoit  pas ,  que  parce 
qu'elle  lui  étoit  inutile ,  &  qu'il  ne  pou- 
voit  s'en  emparer.fans  s'expofer  à  un  com- 
bat très  vif  avec  la  famille  qui  l'occupoit. 
Les  premiers  développemens  du  c  >-.  ur 
furent  l'effet  d'une  fltuation  nouvelie.qui 
réunifloitdans  une  habitation  commune 
Jes  maris  &  les  femmes,  les  pères  &  les 
en'ans  ;  l'habitude  de  vivre  enfemble  fie 


DIVERSES,  I47 

naître  les  plus  doux  fentimens  qui  roient 
connus  des  hommes,  l'amour  conjugal , 
&  l'amour  paternel.  Chaque  famille  de- 
vint une  petite  fociété  d'autant  mieux 
unie,  que  l'attachement  réciproque  &  la 
liberté  en  étoient  les  feuîs  liens  ;  &  ce  fut 
alors  que  s'établit  la  première  différence 
dans  la  manière  de  vivre  des  deux  fexes  , 
qui  jufqu'ici  n'enavoient  eu  qu'une.  Les 
femmes  devinrent  plus  fédentaires  & 
s'accoutumèrent  à  garder  la  cabane  &  les 
enfans,  tandis  que  l'homme  alloit  cher- 
cher la  fubfiftance  commune.  Les  deux 
-fexes  commencèrent  aufiî ,  par  une  vie 
un  peu  plus  molle  ,  à  perdre  quelque  cho- 
fe  de  leur  férocité  &  de  leur  vigueur  : 
mais  fi  chacun  féparément  devint  moins 
propre  à  combattre  les  bêtes  fauvages , 
en  revanche  il  fut  plus  aifé  de  s'aflem-, 
bler  pour  leur  réfifter  en  commun. 

Dans  ce  nouvel  état ,  avec  une  vie  fini- 
pîe  &  folitaire ,  des  befoins  très  bornés  , 
&  les  inftrumens  qu'ils  avoient  inventés 
pour  y  pourvoir ,  les  hommes  ,  jouifiant 
d'un  fort  grand  loifir,  l'employèrent  à  fe 
procurer  plusieurs  fortes  de  commodités 
inconnues  à  leurs  pères;  &  ce  fut-là  le 
premier  joug  qu'ils  s'impoferent  fans  y 
fonger }  &  la  première  fource  de  maux 

Gij 


148         Œuvres 

qu'ils  préparèrent  à  leurs  defcendans  : 
car  outre  qu'ils  continuèrent  ainfi  à  s'a- 
mollir le  corps  &  l'efprit ,  ces  commodi- 
tés ayant  par  l'habitude  perdu  pre  que 
tout  leur  agrément ,  &  étant  en  même 
temps  dégénérées  en  de  vrais  befoins  ,  la 
privation  en  devint  beaucoup  plus  cruel- 
le que  la  pofleiïïon  n'en  étoit  douce  ;  & 
l'on  étoit  malheureux  de  les  perdre , 
fans  être  heureux  de  les  pofleder. 

On  entrevoit  un  peu  mieux  ici  com- 
ment l'ufage  de  la  parole  s'établit  ou  fç 
perfectionna  infenfiblement  dans  lefein 
de  chaque  familles  <k  l'on  peut  conjectu- 
rer encore  comment  diverfes  caufes  par- 
ticulières purent  étendre  le  langage  *  Se 
en  accélérer  le  progrès  en  le  rendant 
plus  néceflaire.  De  grandes  inondations 
ou  des  tremblemens  de  terre  environnè- 
rent d'eaux  ou  de  précipices  des  cantons 
habités  ;  des  révolutions  du  globe  déta- 
chèrent &  coupèrent  en  Ifles  des  por- 
tions du  continent.  On  conçoit  qu'entre 
des  hommes  aufll  rapprochés ,  &  forcés 
de  vivre  enfemb!e  ,  il  dut  fe  former  un 
idiome  commun  plutôt  qu'entre  ceux 
qui  erroient  librement  dans  les  forêts  de 
la  terre  ferme.  Ainfi  il  efl:  très  poflible 
qu'après  leurs  premiers  elTais  de  naviga- 


diverses;       T49 

îon ,  des  infulaires  aient  porté  parmi 
nous  l'ufage  de  la  parole;  &  il  eft  au 
moins  très  vraifembiable  que  la  (ociété 
&  les  langues  ont  pris  naiflance  dans  les 
Mes  ,  &  s'y  font  perfectionnées  avant 
que  d'être  connues  dans  le  continent. 

Tout  commence  à  changer  de  face", 
Les  hommes  errans  jufqu'ici  dans  les  bois, 
ayant  pris  une  affiette  plus  fixe  ,  fe  rap- 
prochent lentement,  fe  réunifient  en  di- 
verfes  troupes,&  forment  enfin  dans  cha- 
que contrée  une  nation  particulière,  uniô 
de  moeurs  &  de  cara6tère ,  non  par  des 
reglemens  &  des  loix ,  mais  par  le  même 
genre  de  vie  &  d'alimens  ,  &  par  l'in- 
fluence commune  du  climat.  Un  voîfi- 
nage  permanent  ne  peut  manquer  d'en- 
gendrer enfin  quelque  liaifon  entre  di- 
verfes  familles.  Déjeunes  gens  de  dif- 
férens  fexes  habitent  des  cabanes  voifi- 
nes  ;  le  commerce  paflfager  que  demande 
la  nature  en  amène  bientôt  un  autre  non 
moins  doux  &  plus  permanent  par  la  fré- 
quentation naturelle.  On  s'accoutume  à 
confidérer  difiérens  objets ,  &  à  faire  des 
comparaifons  ;  on  acquiert  infenfible- 
ment  des  idées  de  mérite  &  de  beauté  qui 
produifent  des  fentimens  de  préférence. 
A  force  de  fe  voir,  on  ne  peut  plus  fe 

G  iij 


ïyo        Œuvres 

paffer  de  fe  voir  encore.  Un  fentiment 
tendre  &  doux  s'infirme  dans  l'ame  ,  Se 
par  la  moindre  oppofïtion  devient  une 
fureur  impétueufe  :  la  jaloufie  s'éveille 
avec  l'amour  ;  la  difeorde  triomphe .,  & 
ïa  plus  douce  des  pallions  reçoit  des  fa- 
crifices  de  fang  humain. 

A  mefure  que  les  idées  &  les  fen- 
timens  fe  fuccèdent ,  que  l'efprit  &  le 
cceur  s'exercent,  le  genre  humain  con- 
tinue à  s'apprivoifer  ;  les  liaifons  s'éten- 
dent &  les  liens  fe  relferrent.  On  s'ac- 
coutuma à  s'affembler  devant  les  caba- 
nes ou  autour  d'un  grand  arbre  :  le  chant 
&  la  danfe ,  vrais  enfans  de  l'amour  & 
du  loifir ,  devinrent  l'amufement ,  ou 
plutôt  l'occupation  des  hommes  &  des 
femmes  oififs  &  attroupés.  Chacun  com- 
mença à  regarder  les  autres  &  à  vouloir 
çtre  regardé  foi-même;  &  l'eftime  pu- 
blique eut  un  prix.  Celui  qui  chantoit 
ou  (Lnfoit  le  mieux  ;  le  plus  beau  ,  le  plus 
fort,  le  plus  adroit  ou  le  plus  éloquent 
devint  le  plus  confidéré  ;  &  ce  fut-là  le 
premier  pas  vers  l'inégalité  &  vers  le 
vice  en  même  temps  :  de  ces  prem.  ■ 
préférences  naquirent  d'un  côté  la  vani  ; 
<k  le  mépris  ,  de  l'autre  la  honte  &  1'.  • 
viej&  lu  fermentation  caufée  par  ces 


DIVERSES.  Ijï 

nouveaux  levains  produifit  enfin  descom- 
pofés  funeftes  au  bouheur&à  l'innocence* 
Si-tôt  que  les  hommes  eurent  com- 
mencé à  s'apprécier  mutuellement, &  que" 
l'idée  de  la  confédération  fut  formée  dans 
leur  efprit  j  chacun  prétendit  y  avoir 
droit ,  &  il  ne  fut  plus  pofiible  d'en  man- 
quer impunément  pour  perfonne.  Delà 
fortirent  les  premiers  devoirs  de  la  civili- 
té .même  parmi  les  Sauvages;  &  de-là  tout 
tort  volontaire  devint  un  outrage  ,  par- 
ce qu'avec  le  mal  qui  réfultoit  de  l'inju- 
re ,  l'offenfé  y  voyoit  le  mépris  de  fa  per- 
fonne ,  fouvent  plus  infupportable  que  le 
mal  même.  C'eft.  ainfi  que  chacun  pu- 
nifTant  le  mépris  qu'on  lui  avoit  témoi- 
gné, d'une  manière  proportionnée  au  cas- 
qu'il  faifoit  de  lui-même  ,  les  vengeances 
devinrent  terribles .,  &  les  hommes  fan- 
guinaires  &  cruels.  Voilà  précifément  le 
degré  où  étoient  parvenus  la  plupart  des 
peuples  Sauvages  qui  nous  font  connus  ; 
&  c'eft  faute  d'avoir  fuffifamment  diftin- 
gué  les  idées  ,  &  remarqué  combien  ces 
peuples  étoient  déjà  loin  du  premier  état 
de  nature,  que  plufieurs  fe  font  hâtés  de 
conclure  que  l'homme  eft  naturellement 
cruel  &  qu'il  a  bdoin  de  police  pour  l'a- 
doucir .tandis  que  rien  n'eft  fî  doux  que 

Giv 


** 


i        Œuvres 

lui  dans  Ton  état  primitif,  lorfque,  placé 
parla  nature  à  des  diftances  égales  de  la 
ilupidité  d*. s  brutes  &  des  lumières  fu- 
neftes  de  l'homme  civil  ,  &  borné  éga- 
lement par  l'inflia'ét  &  par  la  raifon  à  fe 
garantir  du  mal  qui  le  menace  ,  il  eft  re- 
tenu par  la  pitié  naturelle  ,  de  faire  lui- 
même  du  mal  à  perionne ,  fans  y  être 
porté  par  rien ,  même  après  en  avoir 
reçu  ;  car  félon  l'axiome  du  fage  Locke  , 
il  ne  fauroit  y  avoir  d'injure  où  il  n'y  a 
-point  de  propriété. 

Mais  il  faut  remarquer  que  la  fociété 
commencée,  &  les  relations  déjà  établies 
entre  les  hommes ,  exigeoient  en  eux 
des  qualités  différentes  de  celles  qu'ils  te- 
noient  de  leur  conftitution  primitive; 
que  j  la  moralité  commençant  à  s'intro- 
duire dans  les  aétions  humaines  ,&  cha- 
cun avant  les  loix  étant  feul  juge  &  ven- 
geur des  offenfes  qu'il  avoit  reçues  ,  la 
bonté  convenable  au  pur  état  de  nature 
n'étoit  plus  celle  qui  convenoit  à  la  fo- 
ciété naiflante  ;  qu'il  falloit  que  les  puni- 
tions devinffent  plus  févères  à  mefure  que 
les  occafions  d'offenfer  devenoient  plus 
fréquentes .,  &  que  c'étoit  à  la  terreur 
des  vengeances  de  tenir  lieu  du  frein  des 
loix.  Ainfi ,  quoique  les  hommes  fufl'enc 


DIVERSES.  I53 

devenus  moins  endurans ,  &  que  la  pitié 
naturelle  eût  déjà  fouffert  quelque  altéra- 
tion ;  ce  période  du  développement  des 
facultés  humaines ,  tenant  un  jufte  mi- 
lieu entre  l'indolence  de  l'état  primitif 
&  la  pétulante  activité  de  notre  amour 
propre  ,  dut  erre  l'époque  la  plus  heu- 
reufe  &   la  plus  durable.  Plus  on  y  ré- 
fléchit ,  plus  on  trouve  que  cet  état  étoit 
le  moins  fujet  aux  révolutions,  le  meil- 
leur a  1  homme  (*  1  3.)  ,  &  qu'il  n'en  a  (' 
dû  fortir  que  par  quelque  funefre  hazard , 
qui  pour  l'utilité  commune  eût  dû  ne 
jamais  arriver_L  exemple  des  Sauvages, 
qu'on  a  prefque  tous  trouvés  à  ce  point  » 
femble  confirmer  que  le   genre  humain 
étoit  fait   pour  y  refier  toujours;  que 
cet   état  eft  la  véritable    jeunefie    du 
monde ,  &  que  tous  les  progrès   ulté- 
rieurs ont  été  en  apparence  autant  de 
pas  vers  la  perfection  de  l'individu  ,  & 
en  effet  vers  la  décrépitude  de  l'efpèce, 

Tant  que  les  hommes  fe  contentèrent 
de  leurs  cabanes  ruftiques  ..  tant  qu'ils  fe 
boinerent  à  coudre  leurs  habits  de  peaux 
avec  des  épines  ou  des  arrêtes ,  à  fe  parer 
de  plumes  &  de  coquillages ,  à  fe  peindre 
le  corps  de  diverfes  couleurs  ,  à  perfec- 
tionner ou  embellir  leurs  arcs  &  leurs 

Gv 


154         Œuvres 

flèches,  à  tailler  avec  des  pierres  tran- 
chantes quelques  canots  de  pécheurs  ou 
quelques  girofliers  ini? rumens  de  mufique; 
en  un  mot ,  tant  qu'ils  ne  s'appliquèrent 
qu'à  des  ouvrages  qu'un  feul  pouvoit  fai- 
re ,  &  qu'à  des  arts  qui  n'avoient  pas 
befoindu  concours  de  plufîeurs  mains  , 
ils  vécurent  libres  J  fains  ,  bons ,  &  heu- 
reux autant  qu'ils  pouvoient  l'être  par 
leur  nature  ,  &  continuèrent  à  jouir  en- 
tr'eux  des  douceurs  d'un  commerce  indé- 
pendant: mais  des  l'inilant  qu'un  homme 
eut  befoin  du  iecours  d'un  autre  ;  dès 
qu'on  s'apperçut  qu'il  étoit  utile  à  un 
feul  d'avoir  des  provifions  pour  deux., 
l'égalité  difparut ,  la  propriété  s'introdui- 
fn ,  le  travail  devint  nécelTaire ,  &  les 
vaftes  forêts  fe  changèrent  en  des  cam- 
pagnes riantes  qu'il  fallut  arrofer  de  la 
fueur  des  hommes ,  &  dans  lefquelles 
on  vit  bientôt  l'efclavage  &  la  mifere 
germer  &  croître  avec  1  js  moiflon  . 

La  métallurgie  &  l'agriculture  furent 
les  deux  arts  dont  l'invention  produifit 
cette  grande  révolution.  Pour  le  Poëre  , 
c'eft  l'or  &  l'argent  ;  mais  pour  le  Phi- 
losophe, ce  font  le  fer  &  e  bled  qui  ont 
civilifé  les  hommes  ,  &  perdu  le  genre 
humain.  Aulli  l'un  &  l'autre  étoient-ils 


DIVERSES.  Ij'J 

inconnus  aux  Sauvages  de  l'Amérique, 
qui  pour  cela  font  toujours  demeurés 
tels  :  les  autres  peuples  fembîent  même 
être  reftés  barbares  tant  qu'ils  ont  prati- 
qué l'un  de  ces  arts  fans  l'autre.  Et  l'une 
des  meilleures  raifons  peut-être  pour- 
quoi l'Europe  a  été,  fi- non  plutôt,  du 
moins  plus  conftamment  &  mieux  poli- 
cée que  les  autres  parties  du  monde, 
c'eft  qu'elle  eft  à  la  fois  la  plus  abon- 
dante en  fer  &  la  plus  fertile  en  bled. 

Il  eft  très  difficile  de  conjecturer  com- 
ment les  hommes  font  parvenus  à  con- 
noître  &  à  employer  le  fer  :  car  il  n'efl 
pas  croyable  qu'ils  aient  imaginé  d'eux- 
mêmes  de  tirer  la  matière  de  la  mine  de 
de  lui  donner  les  préparations  nécefïaires 
pour  la  mettre  en  fufion  avant  que  de 
fçavoir  ce  qui  en  réfuîteroit.  D'un  autre 
côté  on  peut  d'autant  moins  attribuer 
cette  découverte  à  quelque  incendie  ac- 
cidentel j  que  les  mines  ne  fe  forment 
que  dans  des  lieux  arides  ,  &  dénués 
d'arbres  &  de  plantes  ;  de  forte  qu'on  di- 
roit  que  la  nature  avoit  pris  des  précau- 
tions pour  nous  dérober  ce  fatal  fecret. 
Il  ne  refte  donc  que  la  circonftanre  ex- 
traordinaire de  quelque  Volcan,  qui  ,  vo» 
xniflant  dts  matières  métalliques  en  fu-s 

G  vj 


i$6 


Œuvres 


fîon  ,  aura  donné  aux  obfervateurs  l'idée 
d'imiter  cette  opération  de  la  nature  ;  en- 
core faut-il  leur  fuppofer  bien  du  cou- 
rage &  de  la  prévoyance  pour  entre- 
prendre un  travail  auflî  pénible,  &  en- 
vifager  d'aufliloin  lesavanrages  qu'ilsen 
pouvoient  retirer:  ce  qui  ne  convient 
guères  qu'à  des  efprits  déjà  plus  exercés 
que  ceux-ci  ne  le  dévoient  ctre. 

Quant  à  l'agriculture  ,  le  principe  en 
fut  connu  longtems  avant  que  la  pratique 
en  fût  établie;  &  il  n'eft  guéres  poffible 
tjue  les  hommes  ,  fans  cefle  occupés  à  ti- 
rer leur  iubfiftance  des  arbres  &  des  plan- 
tes ,  n'euffent  afïez  promptement  l'idée 
des  voies  que  la  nature  emploie  pour  la 
génération  des  végétaux:  mais  leur  in- 
duftrie  ne  fe  tourna  probablement  que 
fort  tard  de  ce  côté-là  ;  foit  parce  que 
les  arbres  qui ,  avec  la  chafïe  &  la  pê- 
che ,  fourniffoient  à  leur  nourriture ,  n'a- 
voient  pas  befoin  de  leurs  foins  ;  foit 
faute  de  connoître  Fufage  du  bled  ,  foit 
faute  d'inflrumens  pour  le  curtiver  ,  foit 
faute  de  prévoyance  pour  le  befoin  à 
venir ,  foit  enfin  faute  de  moyens  pour 
empêcher  le:  autres  de  s'approprier  le 
fruit  de  leur  travail.  Devenus  plus  in- 
duftrieux  »  on  peut  croire  qu'avec  des 


DIVERSES.  I J7 

pierres  aiguës ,  &  des  barons  pointus  Us 
commencèrent  par  cultiv  r  quelques  lé- 
gumes ouracines  autour  de  leurs  cabane3, 
long-temps  avant  que  de  fçavoir  pré- 
parer le  bled  ,  &  d'avoir  les  inftrumens 
nécelTaires  pour  la  culture  en  grand;  fans 
compter  que  ,  pour  fe  livrer  à  cette  oc- 
cupation &  enfemencer  des  terres ,  il 
faut  fe  réfoudre  à  perdre  d'abord  quel- 
que chofe  pour  gagner  beaucoup  dans 
la  fuite  ;  précaution  fort  éloignée  du 
tour  d'efprit  de  l'homme  fauvage  ,  qui , 
comme  je  l'ai  dit ,  a  bien  de  la  peine  à 
fonger  le  matin  à  fes  befoins  du  foir. 

L'invention  des  autres  arts  fut  donc 
néceflaire  pour  forcer  le  genre  humain  de 
s'appliquera  celui  de  l'agriculture.  Dès 
qu'il  fallut  des  hommes  pour  fondre  & 
forger  le  fer,  il  fallut  d'autres  hommes 
pour  nourrir  ceux-là.  H  us  le  nombre 
des  ouvriers  vint  à  fe  multiplier ,  moins 
il  y  eut  de  mains  employées  à  fournir  à 
la  fubfiftance  commune  ,  fans  qu'il  y  eût 
moins  de  bouches  pour  la  confommer  ; 
&  comme  il  fallut  aux  uns  des  denrées 
en  échange  de  leur  fer,  les  autres  trou- 
vèrent enfin  le  fecret  d'employer  le  fer 
à  la  multiplication  des  denrées.  De-là 
naquirent,  d'un  côté,  le  labourage  &  l'a- 


T5S        Œuvres 

gricuhure;&,  de  l'autre, l'art  de  travail- 
ler les  métaux  .,  &  d'en  multiplier  les 
ufages. 

De  la  culture  des  terres  s'enfuivit  né- 
ceffairement  leur  partage  ;  &  ,  de  la  pro- 
priété une  fois  reconnue  ,  les  premières 
règles  de  juftice  :  car  pour  rendre  à  cha- 
cun le  fien  ,  il  faut  que  chacun  puifle 
avoir  quelque  chofe  ;de  plus  les  hommes 
commençant  à  porter  leurs  vues  dans  l'a- 
venir, &  (e  voyant  tous  quelques  biens 
à  perdre,  il  n'y  en  avoit  aucun  qui  n'eût 
à  craindre  pour  foi  larepréfailîedes  torts 
qu'il  pouvoit  faire  à  autrui.  Cette  ori- 
gine eft  d'autant  plus  naturelle  ,  qu'il  eft 
impoffible  de  concevoir  l'idée  de  la  pro- 
priété naifiante,  d'ailleurs  que  de  la  main 
d'eeuvre  :  car  on  ne  voit  pas  ce  que ,  pour 
s'approprier  les  chofes  qu'il  n'a  point 
faites  ,  l'homme  y  peut  mettre  de  plus 
que  fon  travail.  C'eft  le  feul  travail  qui , 
donnant  droit  au  cultivateur  fur  le  pro- 
duit de  la  terre  qu'il  a  labourée  ,  lui  en 
donne  par  conféquent  fur  le  tonds  ,  au 
moins  jufqu'à  la  récolte  ,  &  ainli  d'an- 
née en  année  ;  ce  qui  faifant  une  pof- 
fellion  continue  ,fe  transforme  aifément 
en  propriété.  Lorfque  les  Anciens ,  dit 
Grotius ,  ont  donné  à  Cérès  l'épithète 


DIVERSES.  IJ9 

de  légiflatrice,  &  à  une  fece  célébrée  en 
fon  honneur  ,  le  nom  de  Thefmopho- 
ries  ,  ils  ont  fait  entendre  par- là  que  le 
partage  des  terres  a  produit  une  nou- 
velle foi  te  de  droit  ;c'eft-à  dire  ,  le  droit 
de  propriété,  différent  de  celui  qui  ré- 
iulte  de  la  loi  naturelle. 

Les  chofes  en  cet  état  eufTent  pu 
demeurer  égales  ,  fi  les  talens  eufTent  été 
égaux,  &  que  j  par  exemple  ,  l'emploi 
du  fer  &  la  confommation  des  denrées 
euflent  toujours  fait  une  balance  exacte; 
mais  la  proportion  que  rien  ne  mainte- 
noit ,  fut  bien-tôt  rormue  ;  le  plus  fort 
faifoit  plus  d'ouvrage  ;  le  plus  adroit  ti- 
roit  meilleur  parti  du  fien;  le  plus  ingé- 
nieux trouvoit  des  moyens  d'abréger  le 
travail  ;  le  Laboureur  avoit  plus  befoin 
de  fer,  ou  le  forgeron  plus  befoin  de 
bied  ,  &  en  travaillant  également ,  l'un 
gagnoit  beaucoup  ,  tandis  que  l'autre 
avoit  peine  à  vivre.  C'eft  ainfi  que  l'iné- 
galité naturelle  fe  déploie  infenfiblement 
avec  celle  decombinaifon,  &  que  les  dif- 
férences des  hommes  ,  développées  par 
celles  des  circonftances  ,  fe  rendent  plus 
fenfîbies,  plus  permanentes  dans  leurs  ef- 
fets ,  &  commencent  à  influer  dans  la  mê- 
me proportion  fur  le  fort  des  particuliers. 


i6o       Œuvres 

Les  chofes  étant  parvenues  a  ce  point, 
il  eft  facile  d'imaginer  le  refte.  Je  ne 
m'arrêterai  pas  à  décrire  l'invention  fuc- 
ceflive  des  autres  arts ,  le  progrès  des 
lan  'ues  ,  l'épreuve  &  l'emploi  des  ta- 
lens  ,  l'inégalité  des  fortunes ,  Fufage  ou 
l'abus  des  richefles  3  ni  tous  les  détails 
qui  fui  vent  ceux-ci  &  que  chacun  peut 
aifément  fuppléer.  Je  me  b  jrnerai  feu- 
lement à  jetter  un  coup-d'ceil  fur  le  genre 
humain  placé  dans  ce  nouvel  ordre  de 
chofes. 

Voilà  donc  toutes  nos  facultés  déve- 
loppées J  la  mémoire  &  l'imagination 
en  jeu,  l'amour-propre  intéreffé  ,  larai- 
fon  rendue  active  &  l'efprit  arrivé  pref- 
qu'au  terme  de  la  perfection  dont  il  eft 
fufceptible.  Voilù  toute  les  qualités  na- 
turelles mifes  en  action ,  le  rang  &  le 
fort  de  chaque  homme  établi ,  non-feu- 
lement fur  la  quantité  des  biens  &  le 
pouvoir  de  fervir  ou  de  nuire  ,  mais 
fur  l'efprit ,  la  beauté  ,  la  force  ou  Fa- 
dreffe  ,  fur  le  mérite  ou  les  taîens  ;  & 
ces  qualités  étant  les  feules  qui  pouvoient 
attirer  de  la  confédération  >  il  fallut  bien- 
tôt les  avoir  ou  les  affecter.  Il  fallut  pour 
fon  avantage  fe  montrer  autre  que  ce 
qu'on  étoit  en  effet.  Etre  &  paroître  de- 


DIVERSES.  l6ï 

vinrent  deux  chofes  tout-à-fait  diffé- 
rentes ;  &  de  cette  diiKnétion  fortirenc  » 
le  farte  impofant ,  la  rufe  trompeufe  B  > 
&  tous  les  vices  qui  en  font  le  cortège. 
D'un  autre  côté  ,  de  libre  &  indépen- 
dant quétoit  auparavant  l'homme,  le 
voilà  par  une  multitude  de  nouveaux  be- 
foins  aiïujetti ,  pour  ainfî  dire ,  à  toute 
la  nature  ,  &  fur-tout  à  fes  femblables  , 
dont  il  devient  l'efclave  en  un  fens  ,  mê- 
me en  devenant  leur  maître  ;  riche  ,  il 
a  befoin  de  leurs  fervices  ;  pauvre  ,  il  a 
befoin  de  leur  fecours  ,  &  la  médiocrité 
ne  le  met  point  en  état  de  fe  paffer  d'eux. 
Il  faut  donc  qu'il  cherche  fans  ceffe  à  les 
intérefler  à  (on  fort,  &  à  leur  faire  trou- 
ver en  effet  ou  en  apparence  leur  profit 
à  travailler  pour  le  lien  :  ce  qui  le  rend 
fourbe  &  artificieux  avec  les  uns',  impé- 
rieux &  dur  avec  les  autres  ,  &  le 
met  dans  la  nécefïité  d'abufer  tous  ceux 
dont  il  a  befoin,  quand  il  ne  peut  s'en 
faire  craindre,  &  qu'il  ne  trouve  pas  fon 
intérêt  à  les  fervir  utilement.  Enfin  l'am- 
bition dévorante,  l'ardeur  d'élever  fa  for- 
tune relative  ,  moins  par  un  véritable 
befoin  que  pour  fe  mettre  au-de.Tus  des 
autres ,  infpire  ù  tous  les  hommes  un 
noir  penchant  à  fe  nuire  mutuellement, 


i6i       Œuvres 

une  jaloufîe  fecrette  d'autant  plus  dange- 
reufe  que,  pour  faire  Ton  coup  plus  en 
fureté,  elle  prend  fouvent  le  mafque  de 
la  bienveuillance  ;  en  un  mot,  concur- 
rence &  rivalité  d'une  part  ;  de  l'autre  , 
oppofition  d'intérêts  ;  &  toujours  le  defir 
caché  de  faire  fon  profit  aux  dépens 
d'autrui  :  tous  ces  maux  font  le  premier 
effetde  la  propriété  &  le  cortège  infépa- 
rable  de  l'inégalité  naiflante. 

Avant  qu'on  eût  inventé  les  fignes 
repréfentatifs  des  riche/Tes  ,  elles  ne  pou- 
voient  gueres  conftfter  qu'en  terres  &en 
beftiaux  _,  les  feuls  biens  réels  que  les 
hommes  puiffent  pofféder.  Or  quand  les 
héritages  fe  furent  accrus  en  nombre  & 
en  étendue  au  point  de  couvrir  le  fol  en- 
tier 3c  de  fe  toucher  tous ,  les  uns  ne 
purent  plus  s'aggrandir  qu'aux  dépens 
des  autres,  &  les  furnuméraircs ,  que  la 
foiblefTe  ou  Findolence  avoient  empê- 
chés d'en  acquérir  à  leur  tour,  devenus 
pauvres  fans  avoir  rien  perdu,  parce  que, 
tout  changeant  autour  d'eux,  eux  feuls 
n'avoient  point  changé,  furent  obligés  de 
recevoir  ou  de  ravir  leur  fubfiftance  de 
la  main  des  riches  ;  &  de-là  commen- 
cèrent à  naître  ,  félon  les  divers  carac- 
tères des  uns  &  des  autres,  la  domina- 


DIVERSES.       163 

tlon  &  la  fervitude  »  ou  la  violence  Se 
les  rapines.  Les  riches  ,  de  leur  côtéa 
connurent  à  peine  le  plaifîr  de  dominer  , 
qu'ils  dédaignèrent  bien-tôt  tous  les  au- 
tres ,  &  fe  fervant  de  leurs  anciens  efcla- 
ves  pour  en  foumettre  de  nouveaux  ,  ils 
ne  fongerent  qu'à  fubjuguer  &  aflervir 
leurs  voifîns  ;  femblables  à  ces  loups  af- 
famés ,  qui,  ayant  une  fois  goûté  de  la 
chair  humaine  ,  rebutent  toute  autre 
nourriture  &  ne  veulent  plus  que  dévo- 
rer des  hommes. 

C'eft:  ainfî  que,  les  pluspuiffans,  ou  les 
plus  miférables  ,  fe  faifant  de  leur  force 
ou  de  leurs  befoins  une  forte  de  droit  au 
bien  d'autrui ,  équivalent ,  félon  eux  ,  à 
celui  de  propriété  ,  l'égalité  rompue  fut 
fui  vie  duplusaifreux  défordre:  c'eft  ainfî 
que  les  usurpations  des  riches ,  les  bri- 
gandages des  pauvres,  les  parlions  effré- 
nées de  tous  étouffant  la  pitié  naturelle 
&  la  voix  encore  foible  de  la  juftice, 
rendirent  les  hommes  avares ,  ambitieux 
&  médians.  Il  s'élevoit  entre  le  droit  du 
plus  fort  &  le  droit  du  premier  occupant 
un  conflit  perpétuel  qui  n;  fe  terminoic 
que  par  des  combats  &  desmeurtres(*d.)  Cd.) 
La  fociété  naiOante  fit  place  au  plus  hor- 
rible état  de  guerre;  le  genre  humain 


ï^4       Œuvres 

avili  &  défolé,ne  pouvant  plus  retour- 
ner fur  Tes  pas ,  ni  renoncer  aux  acquit- 
tions malheureufes  qu'il  avoit  faites,  & 
ne  travaillant  qu'à  fa  honte  ,  par  l'abus 
des  facultés  qurl'honorent ,  fe  mit  lui- 
même  à  la  veille  de  fa  ruine. 

Attonïtus  novitate  mali ,  âlvefque,  mifîrque , 
Effugere  optât  opes,  &■  qux  modo  voverat,  oàit. 

Il  n'eu1  pas  pofîîble  que  les  hommes 
n'aient  fait  enfin  des  réflexions  fur  une 
fituation  aufîi  iniférable,  &  fur  les  cala- 
mités dont  ils  étoient  accablés.  Les  riches* 
fur-tout  durent  bientôt  fentir  combien 
leur  étoit  défavantageufe  une  guerre  per- 
pétuelle dont  ils  faifoient  feuls  tous  les 
frais,  &  dans  laquelle  le  rifque  de  la  vie 
étoit  commun ,  &  celui  des  biens  particu- 
lier. D'ailleurs ,  quelques  couleurs  qu'ils 
puffent  donner  à  leurs  ufurpations  ,  ils 
fentoient  affez  qu'elles  n'étoient  établies 
que  fur  un  droit  précaire  &  abufif ,  &  que 
n'ayant  été  acquifes  que  par  la  force  ,  la 
force  pouvoit  les  leur  crer  fans  qu'ils 
eufTent  raifon  de  s'en  plaindre.  Ceux  mê- 
mes que  la  feule  induftrie  avoit  enrichis., 
ne  pou  voient  gueres  fonder  leur  proprié- 
téfur  de  meilleurs  titres.  Ils  avoient  beau 


DIVERSES.       ï(5j 

Ûitq  :c'eft  moi  qui  ai  bâti  ce  mur, j'ai  ga- 
gné ce  terrein  par  mon  travail.  Qui  vous 
adonné  les  alignemens ,  leur  pouvoit-on 
répondre,  &  en  vertu  de  quoi  préten- 
dez-vous être  payé  à  nos  dépens  d'un 
travail  qui  nous  ne  vous  avons  point  im- 
posé? Ignorez-vous  qu'une  mulitudede 
vos  frères  périt  ou  fouffre  du  befoin  de 
ce  que  vous  avez  de  trop  ,  &  qu'il  vous 
falloit  un  confentement  exprès  &  unani- 
me du  genre  humain  pour  vous  appro- 
prier ,  fur  la  fuhfiftance  commune  _,  tout 
ce  qui  allait  au-delà  de  la  vôtre  f  Deftitué 
de  raifons  valables  pour  le  juftifier ,  &  de 
forces  fuffifantes  pour  fe  défendre  ;  écra- 
fant  facilementun  particulier  ,mais  écra- 
fc  lui-même  par  des  troupes  de  bandits  ; 
feul  contre  tous .  &  ne  pouvant ,  à  caufe 
des  jaloufies  mutuelles  ,  s'unir  avec  fes 
pgaux  contre  des  ennemis  uni-  par  l'ef- 
poir  commun  du  pillage,  le  riche,  preffé 
par  la  néceiïité  ,  conçut  enfin  le  projet 
le  plus  réfléchi  qui  foit  jamais  entré  dans 
l'efprit  humain  ;  ce  fut  d'employer  en 
fa  faveur  les  forces  mêmes  de  ceux  qui 
l'attaquoient  j  de  faire  fes  détenfeurs  de 
fes  adverfaires ,  de  leur  infpirer  d'autres 
maximes  ,  &  de   leur  donner  d'autres 
jnftitutions  qui  lui  fuflfent  aufli  favora*. 


i66       Œuvres 

blés  que  le  droit  naturel  lui  étoit  con- 
traire. 

Dans  cette  vue ,  après  avoir  expofé 
à  fes  voifîns  l'horreur  d'une  fîtuation  qui 
les  armoit  tous  les  uns  contre  les  autres, 
qui  leur  rendoit  leurs  pofTèflions  aulli 
oncreufes  que  leurs  befoins,  &  où  nul  ne 
trouvoit  fa  fureté  ni  dans  la  pauvreté  ni 
dans  la  richefle ,  il  inventa  aifément  des 
raifons  fpécieufes  pour  les  amener  à  fon 
but.  «  L  niiTons-  nous  ,  leur  dit  il ,  pour 
M  garantir  de  l'oppreflion  les  foibles,  con- 
x  tenir  les  ambitieux,  &  affurer  à  chacun 
75  la  pof  effion  de  ce  qui  lui  appartient  ; 
30  inftituons  des  regîemens  de  juftice  & 
»  de  paix  auxquels  tous  foientobligésde 
«fe  conformer  ,  qui  ne  faflent  acception 
3ïde  perfonne  .,  &  qui  réparent,  en 
33  quelque  forte,  les  caprices  de  la  fortune 
»  en  fou  mettant  également  le  pui(fant& 
»  le  foible  à  des  devoirs  mutuels.  En  ua 
»mot,  au  l;eu  de  tourner  nos  forces 
*»  contre  nous-  mêmes ,  raflemblons-les 
«en  un  pouvoir  fuprêmequi  nous  gou- 
»  verne  félon  de  fages  loix,  qui  protège 
»»  &  défende  tous  les  membres  de  l'a£- 
»  fociation  ,  repoufTe  les  ennemis  com- 
*  muns ,  &  nous  maintienne  dans  une 
?»  concorde  éternelle». 


DIVERSES.         l6j 

II  en  fallut  beaucoup  moins  que  l'équi- 
valent de  ce  difcours  pour  entraîner  des 
hommes  groiïiers,  faciles  à  féduire,  qui 
d'ailleurs  avoient  trop  d'affaires  à  démê- 
ler entr'eux ,  pour  pouvoir  fe  paiïer  d'ar- 
bitres ,  &  trop  d'avarice  &  d'ambition  , 
pour  pouvoir  long  temps  fe  pafler  de  maî- 
tres. Tous  coururent  au  devant  de  leurs 
fers,  croyant  a  durer  leur  liberté:  car 
avec  aflez  de  raifon  pour  fentir  les  avan- 
tages d'un  établifTement  politique,  ils 
n'avoientpas  aflez  d'expérience  pour  en 
prévoir  les  dangers  ;  les  plus  capables  de 
preflèntir  les  abus  étoient  précifément 
ceux  qui  comptoient  d'en  profiter;  &  les 
fages  mêmes  virent  qu'il  falloit  fe  réfou- 
dre à  facrifier  une  partie  de  leur  liberté  à 
la  confervation  de  l'autre,  comme  un 
bleffé  fe  fait  couper  le  bras  pour  fauver 
îerelte  du  corps. 

Telle  fut  ou  dut  ctre  l'origine  de  la 
fociété  &  des  loixqui  donnèrent  de  nou- 
velles entraves  au  foible,  &  de  nouvelles 
forces  au  riche  (*;4),  détruifirent  fans/*,.  \ 
retour  la  liberté  naturelle,  fixèrent  pour 
jamais  la  loi  de  la  propriété  &  de  l'iné- 
galité; d'une  adroite  ufurpation  firent 
un  droit  irrévocable ,  &  pour  le  profit 


i68      Œuvres 

de  quelques  ambitieux  afiujettirent  dé- 
formais tout  le  genre  humain  au  travail, 
à  la  fervitude  &  à  la  mifère  On  voit  ai- 
fémenr  comment  rérablifiement  d'une 
feule  fociété  rendit  indifpenfable  celui  de 
toutes  les  autres,  &  comment ,  pour  faire 
tete  à  des  forces  unies  .,  il  fallut  s'unir  à 
fon  tour.  Les  C >ciétés  fe  multipliant  ou 
s'étendant  rapidement,  couvrirent  bien- 
tôt toute  la  furface  de  la  terre ,  &  il  ne 
fut  plus  poflîble  de  trouver  un  feul  coin 
dans  l'univers  où  l'on  pût  s'affranchir  du 
joug  ic  fouftraire  fa  tête  au  glaive  fou- 
vent  mal  conduit,  que  chaque  homme  vit 
perpétuellement  fufpendu  fur  la  fienne. 
|Le droit  civil  étant ainfi  devenu  la  règle 
commune  des  citoyens ,  la  loi  de  nature 
n'eut  plus  lieu  qu'entre  les  diverfes  fo- 
ciétés.où,  fous  le  nom  de  droit  des  gens, 
elle  fut  tempérée  par  quelques  conven- 
tions tacites  pour  rendre  le  commerce 
poiïible  &  fupplécr  à  la  commifération 
naturelle  ,  qui.,  perdant  de  fociété  à  fo- 
ciété prefque  toute  la  force  qu'elle  avoit 
d'homme  à  homme  ,  ne  réfîde  plus  que 
dans  quelques  grandes  âmes  cofmopoli- 
tes  ,  qui  franchisent  les  barrières  imagi- 
naires qui  féparent  les  peuples ,  &  qui ,  à 

l'exemple 


DIVERSES.  l6ç 

l'exemple  de  l'être  fouverain  qui  les  a 
créés ,  embraffent  tout  le  genre  humain 
dans  leur  bienveuillance. 

Les  corps  politiques  refiant  ainfï  en- 
tr'eux  dans  l'état  de  nature  ,  fe  reffenti- 
rent  bientôt  des  incon  véniens  qui  avoient 
forcé  les  particuliers  d'en  fortir  ;  &  cet 
état  devint  encore  plus  funefte  entre  ces 
grands  corps ,  qu'il  ne  l'avoit  été  aupara- 
vant entre  les  individus  dont  ils  étoient 
compofés.  De-là  fortirent  les  guerres  na  • 
tionales,  les  batailles,  les  meurtres,  les  re- 
préfailles  qui  font  frémir  la  nature  &  cho- 
quent la  raifon  ,  &  tous  ces  préjugée  hor- 
ribles qui  placent  au  rang  des  vertus  l'hon- 
neur de  répandre  le  fang  humain.  Les 
plus  honnêtes:  gens  apprirent  à  compter 
parmi  leurs  devoirs  celui  d'égorger  leurs 
femblables  ;  on  vit  enfin  les  hommes  fe 
maffacrer  par  milliers ,  fans  fçavoir  pour- 
quoi ;  &  il  fe  commettoit  plus  de  meur- 
tres en  un  feul  jour  de  combat ,  &  plus 
d'horreurs  à  la  prife  d'une  feule  ville, 
qu'il  ne  s'en  étoit  commis  dans  l'état  de 
nature  durant  des  fiecles  entiers  fur  toute 
la  face  de  la  terre.  Tels  font  les  pre- 
miers effets  qu'on  entrevoit  de  la  divi- 
iîon  du  genre  humain  en  différentes  fo- 
ciétés.  Revenons  à  leur  inftitution. 

loms  III.  H 


ijo  Œuvres 

Je  fçaisqueplufïeurs  ont  donné  d'au- 
tres origines  aux  lociétés  politiques,com- 
me  les  conquêtes  du  plus  puiffant  oj  l'u- 
nion des  toibles;  &  le  choix  entre  ces 
caufes  eft  indifférent  à  ce  que  je  veux 
établincependant  celle  que  je  viens  d'ex- 
pofer  me  paroit  la  plus  naturelle  par  les 
rai (onsfui vantes. iQ". Que  dans  le  premier 
cas,  le  droit  de  conquête  n'étant  point 
un  droit ,  n'en  a  pu  fonder  aucun  autre  , 
le  conquérant  &  les  peuples  conquis  ref- 
tant  toujours  entr'eux  dûns  l'état  de 
guerre  ,  à  moins  que  la  nation  remife  en 
pleine  liberté  ne  choifiiTe  volontairement 
ion  vainqueur  pour  fon  chef.  Jufques-là, 
quelques  capitulations  qu'on  ait  faites , 
comme  elles  n'ont  été  fondées  que  fur  la 
violence,  &  que  par  conféquent  elles 
font  nulles  par  le  fait  même  ,  il  ne  peut 
y  avoir  dans  cette  hypothèfe  ni  véritable 
fociété,  ni  corps  politique  ,  ni  d'autre 
loi  que  celle  du  plus  fort.  2Q.  Que  ces 
mots  de  fort  &  de  foible  font  équivo- 
ques dans  le  fécond  cas  i  que  dans  l'in- 
tervalle qui  fe  trouve  entre  l'établifTe- 
me  du  droit  de  propriété  ou  de  premier 
occupant,  &  celui  des  gouvernemens 
poîitiquesje  fensde  ces  termes  eft  mieux 
jrendu  par  ceux  de  pauvre  &  de  riche  , 


DIVERSES.  171 

parce  qu'en  effet  un  homme  n'avoit  point 
avant  les  loix  d'autre  moyen  d'aflujettir 
fes  égaux  qu'en  attaquant  leur  bien  ,  ou 
leur  faifant  quelque  part  du  fien.^.Que 
les  pauvres  n'ayant  rien  à  perdre  que 
leur  liberté  ,  c'eût  été  une  grande  folie 
à  eux  de  s'ôter  volontairement  le  feul 
bien  qui  leur  reftoit ,  pour  ne  rien  ga- 
gner en  échange  ;  qu'au  contraire  les  ri- 
ches étant  ,pourainfî  dire,  fenfiblesdans 
toutes  les  parties  de  leur  bien  ,  il  étoit 
beaucoup  plus  ailé  de  leur  faire  du  mal  ; 
qu'ils  avoient  par  conféquent  plus  de  pré- 
cautions à  prendre  pour  s'en  garantir  , 
&  qu'enfin  il  eft  railonnable  de  croire 
qu'une  chofe  a  été  inventée  par  ceux  à 
qui  elle  eft.  utile  ,  plutôt  que  par  ceux  à 
qui  elle  fait  du  tort, 

LeGouvernementnailTantneutpoint 
une  forme  confiante  &  régulière.  Le  dé- 
faut de  Philofophie  &  d'expérience  ne 
laiffoitappercevoir  que  les  inconvéniens 
préfens,  &  l'on  ne  fongeoit  à  remédier 
aux  autres  qu'à  mefure  qu'ils  fe  piéfen- 
toient.  Malgré  tous  les  travaux  des  plus 
fages  Légiflateurs  ,  l'état  politique  de- 
meura toujours  imparfait  ,  parce  qu'il 
étoit  prefque  l'ouvrage  du  hazard  ,  de 
que  mal  commencé  ,  le  temps ,  en  dé- 

Hij 


iji         Œuvres 

couvrant  les  défauts  &  fuggérant  des  re- 
mèdes ,  ne  put  jamais  réparer  les  vice? 
de  la  conftitution  ;  on  raccommodoit 
fans  ceflfe ,  au  lieu  qu'il  eût  fallu  com- 
mencer par  nétoyer  1  aire  &  écarter  tous 
les  vieux  matériaux  ,  comme  fit  Lycur- 
gue  à  Sparte ,  pour  élever  enfuite  un  bon 
édifice.  La  fociété  ne  confifta  d'abord 
qu'en    quelques    conventions  générales 
que  tous  les  particuliers  s'engageoient  ^ 
obferver  ,  &   dont  la  communauté  le 
rendoit  garante  envers  chacun  d'eux.  Il 
fallut  que  l'expérience  montrât  com- 
bien une  pareille  conftitution  étoit  foi- 
ble  ,  &  combien  il  étoit  facile  aux  h- 
fra&eurs  d'éviter  la   conviction  ou  le 
châtiment  des  fautes  dont  le  public  feul 
devoit  être  le  témoin  &  le  juge;  il  fallut 
que  la  loi  fût  éludée  de  mille  manières  ; 
il  fallut  que  les  inconvéniens  &  les  dé- 
fordres    fe   multipliaient   continuelle- 
ment ,  pour  qu'on  fongeât  enfin  à  con- 
fier à  des  particuliers  le  dangereux  dé- 
pôt  de   l'autorité  publique  ,  &  qu'on 
commît  à  des  Magiftrats  le  foin  de  faire 
obferver  les  délibérations  du  peuple; 
car  de  dire  que  les  chefs  furent  choifis 
avant  que  la  coafédération  fut  faite  ,  8c 
que    les   minifcs  des   loix  exigèrent 


VIVERSËS.  Î73 

avant  les  loix  mêmes  ,  c'efi  une  fuppbfî- 
tion  qu'il  n'efr.  pas  permis  de  combattre 
férieufement. 

II  ne  feroit  pas  plus  faifonnabîe  de 
croire  que  les  peuples  fe  font  d'abord  jet* 
tés  entre  les  bras  d'un  maître  abfolu  a 
fans  conditions  &  fans  retour ,  &  que 
le  premier  moyen  de  pourvoir  à  la  fureté 
commune  qu'aient  imaginé  des  hommes 
fiers  &  indomptés  ,  a  été  de  fe  précipi- 
ter dans  l'efclavage.  En  effet,  pourquoi 
fe  font-ils  donné  des  fupérieurs  ,  fi  ce 
n'efr,  pour  les  défendre  contre  l'oppref- 
fîon  ,  &  protéger  leurs  biens,  leur  li- 
berté &  leurs  vies ,  qui  font ,  pour  ainfi 
dire,  les  élémens  confHtutifs  de  leur 
être?  Or  dans  les  relations  d'homme  à 
homme,  le  pis  qui  puilfe  arriver  à  fui* 
étant  de  fe  voir  à  la  diferétiun  de  l'autre , 
n'eût- il  pas  été  contre  le  bon  fens  de 
commencer  par  fe  dépouiller  entre  les 
mains  d'un  chef  des  feules  chofes  ,  pou»: 
la  confervation  defquelles  ils  avoienc 
befoin  de  fon  fecours?  Quel  équivalent 
eût- il  pu  leur  offrir  pour  la  conceffion 
d'un  fi  beau  droit  ?  Et ,  s'il  eût  ofé  l'exi- 
ger fous  le  prétexte  de  les  défendre, 
n'eût-il  pas  aufli  tôt  reçu  la  réponfe  de 
l'Apologue: que  nous  fera  de  plus  l'en- 

H  iij 


174  Œuvres 

nerni ? Ileft donc inconteftable ,  (&  c'eft: 
la  maxime  fondamentale  de  tout  le  droit 
politique)  que  les  peuples  fe  font  donné 
des  chefs  pour  défendre  leur  liberté  & 
non  pour  les  affervir.  Si  nous  avons  un 
Prince  ,  difoit  Pline  à  Trajan  ,  ceji  afin 
qu'il  nous  préferve  d'avoir  un  maître. 

Les  politiques  font  fur  l'amour  delà 
liberté  les  mêmes  fophifmes  que  les  Phi- 
îofophes  ont  faits  fur  l'état  de  nature  ; 
par  les  chofes  qu'ils  voient,  ils  jugent 
deschofes  très  différentes  qu'ils  n'ont  pas 
vues,&  ils  attribuent  aux  hommes  un 
penchant  naturel  à  la  fervitude.par  la  pa- 
tience avec  laquelle  ceux  qu'ils  ont  fous 
les  yeux  fupportent  la  leur  ;  fans  longer 
qu'il  en  eft  de  la  liberté  comme  de  l'in- 
nocence &  de  la  vertu  ,  dont  on  ne  fent 
le  prix  qu'autant  qu'on  en  jouit  foi-mê- 
me ,  &  dont  le  goût  fe  perd  11- tôt  qu'on 
les  a  perdues.  Je  connois  les  délices  de 
ton  pays  ,  difoit  Brafidas  à  un  Satrape 
qui  comparoit  la  vie  de  Sparte  à  celle 
de  Perfépolis  ;  mais  tu  ne  peux  connoî- 
tre  les  plaifirs  du  mien. 

Comme  un  courfier  indompté  hérifle 
fes  crins,  frappe  la  terre  du  pied  &  fc 
débat  impétueu(ement  à  la  feule  appro- 
che du  mords,  tandis  qu'un  cheval  dref- 


DIVERSES.  ly} 

fé  fouffre  patiemment  la  verge  &  l'épe- 
ron ,  1  homme  barbare  ne  plie  point  fa 
tête  au  joug  que  l'homme  civilifé  porte; 
fans  murmure  ;  &  il  préfère  la  plus  ora- 
geufe  liberté  à  un  affujettifFement  tran- 
quille. Ce  n'eft  donc  pas  par  Favilifle- 
ment  des  peuples  affervis,  qu'il  faut  ju- 
ger des  difpofitions  naturelles  de  l'hom- 
me pour  ou  contre  la  fervitude ,  mais  par 
les  prodiges  qu'ont  fait  tous  les  peuples 
libres  pour  fe  garantir  de  l'oppreffion» 
Je  fçais  que  les  premiers  ne  font  que  varr- 
ter  fans  cefTe  la  paix  &  le  repos  dont'  ils- 
jouiffent  dans  leurs  fers,  &  que  iniferri- 
mam  fervitutem  pacem  appeilant  :  mais 
quand  je  vois  les  autres  facrifier  les  plai- 
firs,  le  repos  ,  la  richefîe  ,  la  pui  fiance 
&  la  vie  même  à  la  confervation  de  ce 
feul  bien  fi  dédaigné  de  ceux  qui  l'ont 
perdu;  quand  je  vois  des  animaux  nés 
libres  &  abhorrant  la  captivité ,  fe  brifer 
la  tête  contre  les  barreaux  de  leur  pri- 
fon  ;  quand  je  vois  des  multitudes  de- 
Sauvages  tout  nuds  méprifer  les  volup- 
tés Européennes  &  braver  la  faim  ,  le 
feu ,  le  fer  &  la  mort ,  pour  ne  conferver 
que  leur  indépendance,  je  fens  que  ce 
n'eft  pas  à  des  efclaves  qu'il  appartient 
de  raifonner  de  liberté. 

II  iv 


176  Œuvres 

Quant  à  l'autorité  paternelle  dont 
plufieurs  ont  fait  dériver  le  gouverne- 
ment abfolu  &  toute  la  fociété  ,  fans 
recourir  aux  preuves  contraires  de  Lo- 
cke &  de  Sidney  ,  il  fuffit  de  remar- 
quer que  rien  au  monde  n'efl:  plus  éloi- 
gné de  l'efprit  féroce  du  defpotifme , 
que  la  douceur  de  cette  autorité  qui 
regarde  plus  à  l'avantage  de  celui  qui 
obéit  ,  qu'à  l'utilité  de  celui  qui  com- 
mande ;  que  ,  par  la  loi  de  nature  >  le  pè- 
re n'efl:  le  maître  de  l'enfant  qu'au (Tî 
Jong-temps  que  fon  fecours  lui  eft  né- 
cefîaire;  qu'au-delà  de  ce  terme  ils  de- 
viennent égaux  ,  &  qu'alors  le  fils  par- 
faitement indépendant  du  père  ne  lui 
doit  que  du  refpeér,,  &  non  de  l'obéif- 
fance  :  car  la  reconnoiffance  eft  bien  un 
devoir  qu'il  faut  rendre  >  mais  non  pas 
un  droit  qu'on  puifle  exiger.  Au  lieu  de 
dire  que  la  fociété  civile  dérive  du  pou- 
voir paternel ,  il  falloir  dire  au  contraire 
que  c'eft  d'elle  que  ce  pouvoir  tire  fa 
principale  force:  un  individu  ne  fut  re- 
connu pour  le  père  de  plufieurs ,  que 
quand  ils  refterentaffemblés  autour  de  lui. 
Les  biens  du  père  ,  dont  il  effc  véritable- 
ment le  maître,  font  les  liens  qui  retien» 
nent  fes  enfans  dans  fa  dépendance,  &  il 


DIVERSES.  I77 

peut  ne  leur  donner  part  à  fa  fuccefiîon  , 
qu'à  proportion  qu'ils  auront  bien  méri- 
té de  lui  par  une  continuelle  déférence  à 
fes  volonté?,  Or  ,  loin  que  les  fujets  aient 
quelque  faveur  femblabîe  à  attendre  de 
leur  defpote  ,  comme  ils  lui  appartien- 
nent en  propre,  eux  &  tout  ce  qu  ils 
pofTedent ,  ou  du  moins  qu'il  le  prétend 
ainfi  ,  ils  font  réduits  à  recevoir  comme 
une  faveur  ce  qu'il  leur  laifTe  de  leur  pro- 
pre bien;il  fait  juftice  quand  il  lesdépouil- 
le  ;  il  fait  grâce  quand  il  les  laifTe  vivre. 

En  continuant  d'examiner  ainfi  les  faits 
par  le  droit ,  on  ne  trouveroit  pas  plus  de 
folidité  que  de  vérité  dans  Tétabliffement 
volontaire  de  la  tyrannie;&  il  feroit  diffi- 
cile démontrer  la  validité  d'un  contrat 
qui  n'obligeroit  qu'une  des  parties  ,  ou 
Ton    mettroit  tout  d'un  côté  &  rien  de 
l'autre,  &  qui  ne  tourneroit  qu'au  préju- 
dice de  celui  qui  s'engage.  Ce  fyftème 
odieux  eft  bien  éloigné  d'être  même  au- 
jourd'hui celui  des  fages  &  bons  mo- 
narques ,  &  fur-tout  des  Rois  de  Fran- 
ce ,  comme  on  peut  le  voir  en  divers  en- 
droits de  leurs  Edits,  &  en  particulier 
dans  le  pafTage  fuivant  d'un  écrit  célè- 
bre j  publié  en  1  C67  ,  au  nom  &  par  les 
ordres  de  Louis  XIV.  Quon  ne  dife  dotic 

Hv 


ij8         Œuvres 

point  que  le  Souverain  ne  foit  pas  fujet  aux 
loix  de  fon  Etat ,  puifque  la  propofuion 
contraire  efl  une  vérité  du  droit  des  gens 
que  la  flatterie  a  quelque- fois  attaquée  , 
mais  que  les  bons  Princes  ont  toujours  dé- 
fendue comme  une  Divinité  tutèlaire  de 
leurs  Etats*  Combien  efl-ilplus  légitime  de 
dire  avec  le  fage  Platon  ,  que  la  parfaite 
félicité  d'un  Royaume  eft  quun  Prince  foit 
obéi  de  fes  fujets  ,  que  le  Prince  obéifje 
à  la  loi ,  &  que  la  loi  foit  droite  &  tou- 
jours dirigée  au  bien  publicl  Je  ne  m'ar- 
rêterai point  à  rechercher  fi ,  la  liberté 
étant  la  plus  noble  des  facultés  de  l'hom- 
me, ce  n'efl:  pas  dégrader  fa  nature,  fe 
mettre  au  niveau  des  bétes  efclaves  de 
l'infKnct ,  offenfer  même  l'auteur  de  fon 
être ,  que  de  renoncer  fans  réierve  au 
plus  précieux  de  tous  Tes  dons,  que  de 
fe  foumettre  à  commettre  tous  les  crimes 
qu'il  nous  défend  _,  pour  complaire  à  un 
maître  féroce  ou  infenfé;  &  û  cet  ou- 
vrier fublime  doit  être  plus  irrité  de 
voir  détruire  que  déshonorer  fon  plus  bel 
ouvrage.  Je  demanderai  feulement  de 
quel  droit  ceux  qui  n'ont  pas  craint  de 
s'avilir  eux- mêmes  jufqu'à  ce  point,  ont 
pu  foumettre  leur  pcftérité  à  la  même 
ignominie  ,  &  renoncer  pour  elle  à  des 
biens  qu'elle  ne  tient  point  de  leur  liber 


DIVERSES.  IJp 

ralité,  &  fans  lefquels  la  vie  même  eit 
onéreufe  à  tous  ceux  qui  en  font  dignes  ? 
PufFendorf  die  que ,  tout  de  même 
qu'on  transfère  Ton  bien  à  autrui  par  des 
conventions  &  des  contrats ,  on  peut  auiîî 
fe  dépouiller  de  fa  liberté  en  faveur  de 
quelqu'un.  C'eft-là,  cerne  femble ,  un 
fort  mauvais  raifonnement  :  car  premiè- 
rement le  bien  que  j'aliène  me  devient 
une  chofe  tout-à- fait  étrangère,  &  dont 
l'abus  m'eft  indifférent  ;  mais  il  m'impor- 
te qu'on  n'abufe  point  de  ma  liberté  ,  & 
je  ne  puis ,  fans  me  rendre  coupable  du 
mal  qu'on  me  forcera  de  faire .,  m'expo- 
fer  à  devenir  l'inftrument  du  crime  :  de 
plus,  le  droit  de  propriété  n'étant  que 
de  convention  &  d'inftitution  humaine-, 
tout  homme  peut  à  fon  gré  difpofer  de' 
ce  qu'il  poffede;  mais  il  n'en  eft  pas  de' 
même  des  dons  effentiels  de  la  nature.tels 
que  la  vie  &  la  liberté ,  dont  il  eft  per- 
mis à  chacun  de  jouir,  &  dont  il  eft  au 
moins  douteux  qu'on  ait  droit  de  fe  dé- 
pouiller: en  s'ôtant  l'une  ,  on  dégrade 
fon  être  ,  en  s'ôtant  l'autre,on  l'anéantit 
autant  qu'il  eft  en  foi  ;  &  comme  nul  bien 
temporel  ne  peut  dédommager  de  l'une 
&  de  l'autre ,  ce  feroit  offenfer  à  la  fois 
la  nature  &  la-raifon  >   que  d'y  renoncer 

Hvj 


180         Œuvres 

à  quelque  prix  que  ce  fur.  Mais  quand 
on  pourroit  aliéner  fa  liberté  commj 
fes  biens  ,  la  différence  feroit  très 
grande  pour  les  enfans  qui  ne  jouif- 
fent  des  biens  du  père  que  par  tranf- 
miflîon  de  fon  droit  ;  au  lieu  que  ,  la  li- 
berté étant  un  don  qu'ils  tiennent  de  la 
nature  en  qualité  d'hommes ,  leurs  pa- 
rens  n'ont  eu  aucun  droit  de  les  en  dé- 
pouiller ;  de  forte  que  ,  comme  pour 
établir  l'efclavage  il  a  fallu  faire  vio- 
lence à  la  nature ,  il  a  fallu  la  changer 
pour  perpétuer  ce  droit;  &  les  Jurif- 
confulres  qui  ont  gravement  prononcé 
que  l'enfant  d'une  efclave  naîtroit  efcla- 
ve  ,  ont  décidé  en  d'autres  termes ,  qu'un 
homme  ne  naîtroit  pas  homme. 

Il  me  paroît  donc  certain  que  non 
feulement  les  gouvernemens  n'ont  point 
commencé  par  le  pouvoir  arbitraire  , 
qui  n'en  eft  que  la  corruption  ,  le  ter- 
me extrême  ,  &  qui  le  ramené  enfin  à 
la  feule  loi  du  plus  fort  dont  ils  furent 
d'abord  le  remède  ,  mais  encore  que, 
quand  même  ils  auroient  ainfl  commen- 
cé ,  ce  pouvoir  j  étant  par  fa  nature  illé- 
gitime ,  n'a  pu  fervir  de  fondement  aux 
droits  de  la  fociété  J  ni  par  conféquent 
à  l'inégalité  d'mftkution. 


DIVERSES.  l8l 

Sans  entrer  aujourd'hui  dans  les  re- 
cherches qui  font  encore  à  faire  fur  la 
nature  du  pacte   fondamental  de  tout 
gouvernement ,  je  me  borne  ,  en  fuivant 
l'opinion  commune  ,  à  confîdérer  ici  l'é- 
rablifTement  du  corps  politique  comme 
un  vrai  contrat  entre  le  peuple  &  les 
chefs  qu'il  fe  choifit  ;  contrat  par  lequel 
les  deux  parties  s'obligent  à  lobferva- 
tion  des  loix  qui  y  font  ftipu'ées  &  qui 
forment   les    liens  de  leur  union.   Le 
peuple  ayant.,  au  fujet  des  relations  fo- 
ciaies ,  réuni  toutes  fes  volontés  en  une 
feule  ,  tous  les  articles  fur  lefquels  cette 
volonté  s'explique   deviennent  autant 
de  loix  fondamentales  qui  obligent  tous 
les  membres  de  l'État  fans  exception  , 
&  l'une  defquelles  règle  le  choix  &  le 
pouvoir  des  Magifîrats  chargés  de  veil- 
ler à  l'exécution  des  autres.  Ce  pouvoir 
s'étend  à  tout  ce  qui  peut  maintenir  la 
conftitution  ,  fans  aller  jufqu'à  la  chan» 
ger.  On  y  joint  des  honneurs  qui  ren- 
dent refpecïables  les  loix  &  leurs  Mi- 
niftres,  &.  pour  ceux-ci  perfonnellement 
des  prérogatives  qui  les  dédommagent 
des   pénibles    travaux    que  coûte  une 
bonne  adminiftration.  Le  Magiftrat ,  de 
fon  côté  ,  s'oblige  à  n'ufer  du  pouvoir 


182       Œuvres 

qui  lui  eft  confié,  que  félon  l'intention 
des  commettans ,  à  maintenir  chacun 
dans  la  paifible  jouiflance  de  ce  qui  lui 
appartient .,  &  â  préférer  en  toute  oc- 
casion l'utilité  publique  à  fon  propre 
intérêt. 

Avant  que  l'expérience  eût  montré  , 
ou  que  laconnoiffance  du  cœur  humain 
eût  faitprcvoir  les  abus  inévitables  d'une 
telle  constitution, elle  dut  paroitre  d'au- 
tant meilleure  ,  que  ceux  qui  étoient 
chargés  de  veiller  à  fa  confervation  ,  y 
étoient  eux-mêmes  les  plus  intérefTés  : 
car  la  magistrature  &  fes  droits  n'étant 
établis  que  furies  loix  fondamentales, 
auiïï-tôt  qu'elles  fero.-ient  détruites ,  les 
Alagiflxats  ceiTeroient  d'être  légitimes  , 
le  peuple  ne  feroit  plus  tenu  de  leur 
obéir  ;  &  comme  ce  n'auroit  pas  été  le 
Magiftrat ,  mais  la  loi  qui  auroit  confli- 
tué  l'eflence  de  l'État ,  chacun  rentreroit 
de  droit  dans  fa  liberté  naturelle. 

Pour  peu  qu'on  y  réfléchît  attentive- 
ment ,  ceci  fe  confîrmeroit  par  de  nou- 
velles raifons  ;  &  ,  par  la  nature  du  con- 
trats verroit  qu'il  ne  fçauroit  être  irré- 
vocable: car  s'il  n'y  avoit  point  de  pou- 
voir fupérieur  qui  pût  être  garant  de  la 
fidélité  des  comraclans ,  ni  les  forcer  à 


DIVERSES.  183 

remplir  leurs  engagemens  réciproques  , 
les  parties  demeureroienc  feuls  juges 
dans  leur  propre  caufe,  &  chacune  d'el- 
les auroic  toujours  le  droit  de  renoncer 
au  contrat ,  fi  tôt  qu'elle  trouveroit  que 
l'autre  en  enfreint  les  conditions,  ou 
qu'elles  cefTeroient  de  lui  convenir.  C'eft 
fur  ce  principe  qu'il  femble  que  le  droit 
d'abdiquer  peut  être  fondé.  Or,  à  ne 
confidérer  ,  comme  nous  faifons ,  que 
l'inititution  humaine ,  Ci  le  Magiflrat  qui 
a  tout  le  pouvoir  en  main  &  qui  s'appro- 
prie tous  les  avantages  du  contrat,  avoit 
pourtant  le  droit  de  renoncer  à  l'autori- 
té, à  plus  forte  raifon  le  peuple,  qui 
paye  toutes  les  fautes  des  chefs ,  devroit 
avoir  le  droit  de  renoncer  à  la  dépen- 
dance. Mais  les  diffenfions  affreufes,  les 
dé/ordres  infinis  qu'entraîneroit  nécef- 
fairement  ce  dangereux  pouvoir,  mon- 
trent, plus  que  toute  autre  chofe  ,  com- 
bien les  gouvernemens  humains  avoient 
befoin  d'une  bafe  plus  folide  que  la  feule 
raifon  ,&  combien  il  étoit  nécefïaire  au 
repos  public  que  la  volonté  divine  in- 
tervînt pour  donner  à  l'autorité  fouve- 
raine  un  caractère  facré  &  inviolable, 
qui  ôtât  aux  lujets  le  funefre  droit  d'en 
difpofer.  Quand  la  Religion  n'auroit  fait 


184         Œuvres 

que  ce  bien  aux  hommes  J  c'en  ferais 
allez  pour  qu'ils  duffent  tous  la  chérir  & 
l'adopter  ,  même  avec  les  abus  ;  puis- 
qu'elle épargne  encore  plus  de  fang  que 
le  fanatifme  n'en  fait  couler  :  mais  fuir 
vons  le  fil  de  notre  hypothèfe. 

Les  diverfes  formes  des  gouverne- 
mens  tirent  leur  origine  des  différences 
plus  ou  moins  grandes  qui  fe  trouvè- 
rent entre  les  particuliers  au  moment  de 
l'inftitution.  Un  homme  étoit  il  émi- 
nent  en  pouvoir,  en  vertu  ,  en  richefTes 
ou  en  crédit;  il  fut  feul  élu  Magiftrat, 
&  l'État  devint  monarchique.  Si  plu- 
sieurs ,  à-peu-près  égaux  entr'eux ,  Tem- 
portoient  fur  tous  les  autres ,  ils  furent 
élus  conjointement,  &  l'on  eut  une  aris- 
tocratie. Ceux  dont  la  fortune  ou  les 
talens  éto:ent  moins  difproportionnés, 
&  qui  s'étoient  le  moins  éloignés  de 
l'état  de  nature,  gardèrent  en  commun 
l'adminiitration  fuprême  &  formèrent 
une  démocratie. Le  temps  vérifia  laquelle 
de  ces  formes  étoit  la  plus  avantageufe 
aux  hommes.  Les  uns  réitèrent  unique- 
ment fournis  aux  loix,  les  autres  obéi- 
rent bien-tôt  à  des  maître?.  Les  ci- 
toyens voulurent  garder  leur  liberté  ; 
les   fujets  ne  longèrent  qu'à  Tôter  à 


DIVERSES.         I%$ 

leurs  voifins  ,  ne  pouvant  fouffrir  que 
d'autres  jouiffent  d'un  bien  dont  ils  ne 
jouiflbient  plus  eux-mêmes.  En  un  mot, 
d'un  côté  furent  les  richeffes  &r  les  con- 
quêtes, &  de  l'autre  le  bonheur  &  la 
vertu. 

Dans  ces  divers  gouvernemens ,  tou- 
tes les  Magiftratures  furent  d'abord 
électives  ;  &  quand  la  richefle  ne  l'em- 
portoit  pas  ,  la  préférence  étoit  accor- 
dée au  mérite  qui  donne  un  afcendant 
naturel  ,  &  à  l'âge  qui  donne  l'expé- 
rience dans  les  affaires  &  le  fang- froid 
dans  les  délibérations.  Les  Anciens  des 
Hébreux ,  les  Gérontes  de  Sparte  ,  le 
Sénat  de  Rome  ,  &  l'étymologie  même 
de  notre  mot  Seigneur  ,  montrent  com- 
bien autrefois  la  vieilleiTe  étoit  refpec- 
tée.  Plus  les  élections  tomboient  fur  des 
hommes  avancés  en  âge ,  plus  elles  de- 
venoient  fréquentes ,  &  plus  leurs  em- 
barras fe  faifoient  fentir  ;  les  brigues 
s'introduifirent  .,  les  factions  fe  formè- 
rent, les  partis  s'aigrirent  ,  les  guerres 
civiles  s'allumèrent ,  enfin  le  fang  des 
citoyens  fut  facrifié  au  prétendu  bon- 
heur de  l'État  ;  &  l'on  fut  à  la  veille  de 
retomber  dans  l'anarchie  des  temps  anté- 
rieurs. L'ambition  des  principaux  profita 


iS6  Œuvres 

de  ces  circonftances  pour  perpétuer 
leurs  charges  dans  leurs  familles  :  le  peu- 
ple .,  déjà  accoutumé  à  la  dépendance, 
au  repos  &  aux  commodités  de  la  vie, 
&  déjà  hors  d'état  de  brifer  Tes  fers , 
confentità  laifler  augmenter  fa  fervitude 
pour  affermir  fa  tranquillité;  &  c'eftainfi 
que  les  chefs, devenus  héréditaires, s'ac- 
coutumèrent à  regarder  leur  magiftra- 
ture  comme  un  bien  de  famille  ,  à  fe  re- 
garder eux-mêmes  comme  les  proprié- 
taires de  l'État  dont  ils  n'étoient  d'abord 
que  les  officiers  J  àappeller  leurs  conci- 
toyens leurs  efclaves  ,  à  les  compter 
comme  du  bétail  au  nombre  des  chofes 
qui  leur  appartenoient ,  &  à  s'appeller 
eux-mêmes  égaux  aux  Dieux  &  Rois 
des  Rois. 

Si  nous  fuivons  le  progrès  de  l'inéga- 
lité dans  ces  différentes  révolutions , 
nous  trouverons  que  l'établiffement  de 
la  loi  &  du  droit  de  propriété  fut  fon 
premier  terme,  l'inititution  de  la  ma- 
gistrature le  fécond  ;  que  le  troifieme  8c 
dernier  fut  le  changement  du  pouvoir 
légitime  en  pouvoir  arbitraire  :  en  forte 
que  l'état  de  riche  &  de  pauvre  fut  au- 
torifé  par  la  première  époque  ,  celui  de 
puiiïànt  &  de  foible  par  la  féconde ,  & 


DIVERSES.  187 

par  la  troisième  celui  de  maître  &  d'ef» 
clave,  quieftle  dernier  degré  de  l'iné- 
galité, &  le  terme  auquel  aboutirent 
enfin  tous  les  autres  ,  jufqu'à  ce  que  de 
nouvelles  révolutions  dillolvent  tout-à- 
fait  le  gouvernement  ou  le  rapprochent 
de  I'inftitution  légitime. 

Pour  comprendre  la  néceflité  de  ce 
progrès ,  il  faut   moins   confidérer  les 
motifs  de  l'établiflement  du  corps  poli- 
tique ,  que  la  forme  qu'il  prend  dans  fon 
exécution  ,  &  les  inconvéniens  qu'il  en- 
traîne après  lui  :  car  les  vices  qui  rendent 
néceffaires  les  inftitutions  fociales ,  font 
les  mêmes  qui  en  rendent  l'abus  inévi- 
table; &  comme  ,  excepté  la  feule  Spar- 
te ,  où  la  loi  veilloit  principalement  à 
l'éducation  des  enfans,  &  où  Lycurgue 
établit  des  mœurs  qui  le  difpenfoienc 
prefque  d'y  ajouter  des  loix  ,  les  loix  , 
en  général  moins  fortes  que  les  pallions, 
contiennent  les  hommes  fans  les  chan- 
ger ;  il  feroit  aifé  de  prouver  que  tout 
gouvernement  qui ,  fans  fe  corrompre 
ni  s'altérer  ,  marcheroit  toujours  exac- 
tement félon  la  fin  de  fon  inftitution  , 
auroit  été  inftitué    fans   néceflité  ,   Se 
qu'un  pays  où  perfonne  n'éluderoit  les 
loix  &  n'abuferoit  de  la  magiffcrature  , 


188  Œuvres 

n'auroit  befoin  ni  de  Magiftrats  ni  de 
loix. 

Les  diftinétions  politiques  amènent 
néceflairement  des  difrinclions  civiles. 
L'inégalité  croiffant  entre  le  peuple  de 
fes  chefs  ,  fe  fait  bientôt  fentir  parmi  les 
particuliers,  &  s'y  modifie  en  mille  ma- 
nières félon  les  parlions  ,  les  talens  &  les 
occurrences.  Le  Magiftrat  ne  fçauroit 
ufurper  un  pouvoir  illégitime,  fans  fe 
faire  des  créatures  auxquelles  il  eft  forcé 
d'en  céder  quelque  partie.  D'ailleurs  , 
les  citoyens  ne  fe  laiffent  opprimer 
qu'autant  qu'entraînés  par  une  aveugle 
ambition  ,  &  regardant  plus  au-deffous 
qu'au-deffus  d'eux ,  la  domination  leur 
devient  plus  chère  que  l'indépendance  , 
&  qu'ils  confentent  à  porter  des  fers 
pour  en  pouvoir  donner  à  leur  tour.  Ii 
eft  très-difficile  de  réduire  à  l'obéifïânce 
celui  qui  ne  cherche  point  à  comman- 
der; &  le  politique  le  plus  adroit  ne 
viendroit  pas  à  bout  d'aflujettir  des 
hommes  qui  ne  voudroient  qu'être  li- 
bres; mais  l'inégalité  s'étend  fans  peine- 
parmi  des  âmes  ambitieufes  &  lâches  , 
toujours  prêtes  à  courir  les  rifques  de  la 
fortune  ,  &  à  dominer  ou  fervir  prefque 
indifféremment ,  félon  qu'elle  leur  de- 


DIVERSES.  189 

vient  favorable  ou  contraire.  C'efi:  ain£ 
qu'il  dut  venir  un  temps  où  les  yeux  du 
peuple  furent  fafcinés  à  tel  point  que  fes 
conducteurs  n'avoient  qu'à  dire  au  plus 
petit  des  hommes  :  Sois  grani ,  toi  £r 
toute  ta,  race  ;  aufll-tôt  il  paroifïbit  grand 
à  tout  le  monde,  ainfi  qu'à  fes  propres 
yeux  ;  &  fes  defcendans  s'élevoient  en- 
core à  mefure  qu'ils  s'éloignoient  de  lui  ; 
plus  la  caufe  étoit  reculée  &  incertaine  , 
plus  l'effet  augmentoit;  plus  on  pouvoit 
compter  de  fainéans  dans  une  famille  , 
&  plus  elle  devenoit  illuftre. 

Si  c'étoit  ici  le  lieu  d'entrer  en  des  dé- 
tails ,  j  expliquerois  facilement  comment 
l'inégalité  de  crédit  &  d'autorité  devient 
inévitable  entre  les  particuliers  (*j y)  ,  [* iy.j 
fi-tôz  que  ,  réunis  en  une  même  fociété , 
ils  font  forcés  de  fe  comparer  enti'eux, 
&  de  tenir  compte  des  différences  qu'ils 
trouvent  dans  l'ufage  continuel  qu'ils 
ont  à  faire  les  uns  des  autres.  Ces  diffé- 
rences font  de  plufieurs  efpeces;  mais  en 
général  la  richeffe,  la  nobleffe  ou  le 
rang  ,  la  puiffance  &  le  mérite  perfon- 
nel ,  étant  les  diftinctions  principales  par 
lefquelles  on  fe  mefure  dans  la  fociété , 
je  prouverois  que  l'accord,  ou  le  conflit 
de  ces  forces  diverfes  eft  l'indication  la 


ipo  Œuvre  s 

plus  fûre  d'un  État  bien  ou  mal  confti- 
tué  :  je  terois  voir  qu'entre  ces  quatre 
fortes  d'inégalités,  les  qualités  perîon- 
nelles  étant  l'origine  de  toutes  les  autres, 
la  richeffe  eft  la  dernière  à  laquelle  elles 
fe  réduifent  à  la  fin  ,  parce  qu'étant  la 
plus  immédiatement  utile  au  bien  être 
&  la  plus  facile  à  communiquer,  on 
s'en  fert  aifément  pour  acheter  tout  le 
refte.  Obfervation  qui  peut  faire  juger 
affez  exactement  de  la  mefure  dont  cha- 
.que  peuple  s'eft  éloigné  de  fon  inftitu- 
tion  primitive  ,  &  du  chemin  qu'il  a  fait 
vers  le  terme  de  la  corruption.  Je  re- 
marquerois  combien  ce  defir  univerfel 
de  réputation  ,  d'honneurs  &  de  préfé- 
rences, qui  nous  dévore  tous  ,  exerce  & 
compare  les  talens  &  les  forces ,  com- 
bien il  excite  &  multiplie  les  pallions  , 
&  combien  ,  rendant  tous  les  hommes 
cjncurrens  ,  rivaux  ou  plutôt  ennemis  , 
il  cr.ufe  tous  les  jours  de  revers ,  de 
fuccès&decataftrophesde  toute  efpèce, 
en  faifant  courir  la  même  lice  à  tant  de 
prétendans.  Je  montrerois  que  c'efl  à 
cette  ardeur  de  faire  parler  de  loi.s  cette 
fureur  de  fe  diftinguer  qui  nous  tient 
prefque  touiours  hors  de  nous-mêmes  , 
que  nous  devons  ce  qu'il  y  a  de  meilleur 


DIVERSES.  ipr 

&  de  pire  parmi  les  hommes ,  nos  ver- 
tus &  nos  vices  ,  nos  fciences  &  nos  er- 
reurs ,  nos  conquérans  &  nos  Philofo- 
phes;  c'eft  à  dire  ,  une  multitude  de 
mauvaifes  choies  fur  un  petit  nombre  de 
bonnes.  Je  prouverois  enfin  que  ,  fi  l'on 
voit  une  poignée  de  puiflans  &  de  ri- 
ches au  faîte  des  grandeurs  &  de  la  for- 
tune ,  tandis  que  la  foule  rempe  dans 
l'obfcurité&  dans  la  mifere,  c'eft  que  les 
premiers  n'eftiment  les  chofes  dont  ils 
jouifTent ,  qu'autant  que  les  autres  en 
font  privés ,  &  que ,  fans  changer  d'état  , 
ils  cefTeroient  d'être  heureux, fi  le  peuple 
cefîbit  d'être  miférable. 

Mais  ces  détails  leroient  feuls  la  ma- 
tière d'un  ouvrage  confidérable  dans  le- 
quel on  péferoit  les  avantages  &  les  incon- 
véniens  de  tout  gouvernement,  relative- 
ment aux  droits  de  l'état  de  nature ,  &  où, 
l'ondévoileroit  toutes  les  faces  différen- 
tes fous  leîquelles  l'inégal  ités'eft  montrée 
jufqu'à  ce  jour  ,  &  pourra  fe  montrer 
dans  les  fiecles  futurs,  félon  la  nature 
de  ces  gouvernemens ,  &  les  révolutions 
que  le  temps  y  amènera  néceffairement. 
On  verroit  la  multitude  opprimée  au- 
dedans  par  une  fuite  des  précautions  mê- 
mes qu'elle  avoit  prifes  contre  ce  qui  la 


Ij2         Œuvres 

menaçoit  au-dehors  ;  on  verroit  foppref- 
fion  s  accroître  continuellement  fans  que 
les  opprimés  puflent  jamais  fçavoir  quel 
terme  elle  auroit ,  ni  quels  moyens  légi- 
times il  leur  refteroit  pour  l'arrêter  ;  on 
verroit  les  droits  des  citoyens  &  les  li- 
bertés nationales  s'éteindre  peu-à  peu  , 
&  les  réclamations  des  foibles  traitées  de 
murmures  féditieux  ;  on  verroit  la  poli- 
tique reftreindre  à  une  portion  merce- 
naire du  peuple,  l'honneur  de  défendre 
la  caufe  commune  ;  on  verroit  delà  for- 
tir  la  néceflité  des  impôts,  le  cultiva- 
teur découragé  quitter  fon  champ  ,  mê- 
me durant  la  paix  &  laifler  la  charrue 
pour  ceindre  l'épée;  on  verroit  naître 
les  règles  funeftes&  bifarres  du  point- 
d'honneur  ;  on  verroit  les  défen'eurs  de 
la  patrie  en  devenir  tôt  ou  tard  les  en- 
nemis J  tenir  fans  cefiele  poignard  levé 
fur  leurs  concitoyens  ;  &  il  viendroit  un 
temps  où  l'on  les  entendroit  dire  a  lop- 
prefleur  de  leur  pays  : 

Pectoue  fifratris  gîadium  jurulofiieparentit 
Condere  me  jubeas ,  gravidxque  in  vifcera  part  a 
ConjugiS)  invita  peragarn  tamen  ornnia  dextrà. 

De  l'extrême  inégalité  des  conditions 
&  des  fortunes ,    de  la  diveriîté  des 

paflions 


DIVERSES.  I93 

parlions  Se  des  tàlens ,  des  arts  inutiles  , 
des  arts  pernicieux  ,  des  fciences  frivo- 
les fortiroient  des  foules  de  préjugés  , 
également  contraires  à  la  raifon  .,  au 
bonheur  &  à  la  vertu;  on  verroit  fo- 
menter par  les  chefs  tout  ce  qui  peut  af- 
foblir  des  hommes  raflemblés  en  Iesdé- 
funiflant  ;  tout  ce  qui  peut  donner  à  la 
fociété  un  air  de  concorde  apparente  , 
•&  y  femer  un  germe  de  diviiion  -éel'  ; 
tout  ce  qui  pe  :t  infpirer  aux  différent 
ordres  une  défiance  &  une  haîne  mu- 
tuelle par  l'oppofition  de  leurs  dro  ci 
de  leurs  intérêts  ,  &  fortifier  par  cônfe 
quent  le  pouvoir  qui  les  contient  tous. 

C'eft  du  fein  de  ce  défordre  &  de 
ces  révolutions  que  le  defpotifme  éle- 
vant par  degrés  fa  tête  hideufe  Sz  dé- 
vorant tout  ce  qu'il  auroit  apperçu  de 
bon  &  de  fain  dans  toutes  les  parties  de 
l'Etat ,  parviendroit  enfin  à  fouler  aux 
pieds  les  Ioix  &  le  peuple  ,  &  à  s'établir 
fur  les  ruines  de  la  république.  Lns 
temps  qui  précéderoient  ce  dernier 
changement,  feroient  des  temps  de 
troubles  &  de  calamités.  ;  mais  à  la  fin  , 
tout  feroit  englouti  par  le  monftre  ,  Se 
les  peuples  n'auraient  plus  de  chefs  ni 
de  loix  ,  mais  feulement  des  tvrans.  Dès 

Tome  III.  I 


rp4         Œuvres 

cet  infiant  auflî  il  cefleroit  d'être  quef- 
tion  de  mœurs  &  de  vertu:  car  par  tout 
où  règne  le  defpotifme,  cui  ex  honejio 
nulla  eji  Jpes ,  il  ne  fouffre  aucun  autre 
maître;  fî  tôt  qu'il  parle,  il  n'y  a  ni 
probité  ni  devoir  à  confuîter ,  &  la  plus 
aveugle  obéiffance  eff.  la  feule  vertu  qui 
re fie  aux  elclaves. 

C'eftici  le  dernier  terme  de  l'inégalité, 
&  le  point  extrême  qui  ferme  le  cercle  j 
&  touche  au  point  d'où  nous  fommes 
partis  :  c'en  ici  que  tous  les  particuliers 
redeviennent  égaux  ,  parce  qu'ils  ne  font 
rien  ;  &  que  les  fujets  n'ayant  plus  d'au- 
tre loi  que  la  volonté  du  maître,  ni  le 
maître  d'autre  règle  que  fes  pallions  , 
les  notions  du  bien  &  les  principes  de 
la  juftice  s'évanouiffent  derechef.  C'efr. 
ici  que  tout  fe  ramené  à  la  feule  loi  du 
plus  fort ,  &  par  conféquent  à  un  nou- 
vel état  de  nature,  différent  de  celui  par 
lequel  nous  avons  commencé,  en  ce  que 
l'un  étoit  l'état  de  nature  dans  fa  pureté, 
&  que  ce  dernier  eft  le  fruit  d'un  excès 
de  corruption.  Il  y  a  il  peu  de  différen- 
ce d'ailleurs  entre  ces  deux  états  ,  &  le 
contrat  de  gouvernement  eft  tellement 
diflout  parle  defpotifme,  que  le  des- 
pote n'eu  le  maître  qu'auffi  longtemps 


DIVERSES.  Ip  J 

qu'il  eft  le  plus  fort ,  &  que,  fi  tôt  qu'on 
peut  l'expulfer,  il  n'a  point  à  réclamer 
contre  la  violence.  L'émeute  qui  finit 
par  étrangler  ou  détrôner  un  Sultan  ,  eft 
un  acte  auffi  juridique  ,  que  ceux  par  les- 
quels il  difpofbit ,  la  veille,  des  vies  &  des 
biens  de  Tes  fujets.  La  feule   force    le 
maintenoit ,  la  feule  force  le  renverfe  , 
toutes  chofes  fe  partent  ainfi  félon  l'or- 
dre   naturel;  &,  quel  que  puiffe   être 
l'événement  de  ces  courtes  &  fréquen- 
tes révolutions ,  nul  ne  peut  fe  plaindre 
de  l'iniuflice   d'autrui,  mais  feulement 
de  fa  propre  imprudence,   ou  de  fon 
malheur. 

En  découvrant   &   fuivant  ainfi  les 
routes  oubliées  &  perdues  qui.,  de  l'é- 
tat naturel  .,  ont  dû  mener  l'homme  à 
l'état  civil  ;  en    rétabliffant  *    avec  les 
pofitions  intermédiaires  que  je  viens  de 
marquer  ,  celles   que  le  temps  qui  me 
prefTe  m'a   fait  fupprimer,  ou   que  l'i- 
magination  ne    m'a   point   fuggérées , 
tout  leéteur  attentif  ne  pourra  qu'être 
frappé  de  lefpace  immenfe  qui  fépare 
ces  deux  états.   C'efi:  dans  cette  lente 
fucceflion  des  chofes  ,  qu'il  verra  la  fo- 
luticn  d'une  infinité  de  problèmes   de 
morale  &   de  politique  que  les  philo- 


jc6         Œuvres 

y 
fophes  ne  peuvent  réfoudre.  II  fentira 
que,  le  genre  humain  d'un  âge  n'étant 
pas  le  genre  humain  d'un  autre  âge  , 
la  rairon  pourquoi  Diogène  ne  trou- 
voit  point  d'hommes,  c'eft.  qu'il  cher- 
choit  parmi  Tes  contemporains  l'hom- 
me d'un  temps  qui  n'étoit  plus.  Ca:on  , 
dira-t-il  ,  périt  avec  Rome  &  la  liber- 
té ,  parce  qu'il  fut  déplacé  dans  fon 
fîécle  ;  &  le  plus  grand  des  hommes 
ne  fit  qu'étonner  le  monde  qu'il  eût 
gouverné  cinq  cents  ans  plutôt.  En  un 
mot ,  il  expliquera  comment  l'ame  & 
iespafïions  humaines  jS'altérant  infenfi- 
blement ,  changent,  pour  ainfi  dire, 
de  nature  ;  pourquoi  nos  befoins  &  nos 
plaifirs  changent  d'objets  à  la  longue; 
pourquoi,  l'homme  originel  s'évanouif- 
fant  par  degrés,  la  fociété  n'offre  plus 
aux  yeux  du  fage  qu'un  affembîage 
d'hommes  artificiels  &  de  paillons  fac- 
tices qui  font  l'ouvrage  de  toutes  ces 
nouvelles  relations  ,  &  n'ont  aucun 
vrai  fondement  dans  la  nature.  Ce  que 
la  réflexion  nous  apprend  là  -  deflus  , 
ï'obfervation  le  confirme  parfaitement! 
l'homme  fauvage&  l'homme  policé  dif- 
férent tellement  par  le  fond  du  cœur  & 
fjçs  inclinations ,  que  ce  qui  fait  le  bon- 


DIVERSES.  Îp7 

heur  fuprêmj  de  l'un  réduiroit  l'autre 
au  défefpoir.  Le  premier  ne  refpireque 
le  repos  &  la  liberté;  il  ne  veut  que  vi- 
vre &  refter  oifîf  ;  &  l'ataraxie  même  du 
Stoïcien  n'approche  pas  de  fa  profonde 
indifférence  pour  tout  autre  objet.  Au 
contraire ,  le  citoyen  toujours  actif  fue  , 
s'agite  ,  fe  tourmente  fans  cette  pout 
chercher  des  occupations  encore  plus 
laborieufes  :  il  travaille  jufqu'à  la  mort, 
il  y  court  même  pour  fe  mettre  en  état 
de  vivre ,  ou  renonce  à  la  vie  pour  ac- 
quérir l'immortalité.  Il  fait  fa  cour  aux 
grands  qu'il  hait  &  aux  riches  qu'il  mé- 
prife  ;  il  n'épargne  rien  pour  obtenir 
l'honneur  de  les  fervir  ;  il  fe  vante  or- 
gueilleufement  de  fa  bafleffe  &  de  leur 
protection  ;  &  fier,  de  fon  efclavage  ,  il 
parle  avec  dédain  de  ceux  qui  n'ont  pa3 
l'honneur  de  le  partager.  Quel  fpeéta- 
cïe  pour  un  Caraïbe  ,  que  le:  travaux 
pénibles  &  enviés  d'un  Miniftre  Euro- 
péen !  Combien  de  morts  cruelles  ne 
préféreroit  pas  cet  indolent  Sauvage  à 
1  horreur  d'une  pareille  vie ,  qui  fouvent 
n'eft  pas  même  adoucie  par  le  plaifir  de 
bien  faire  ?  Mais  pour  voir  le  but  de 
tant  de  foins ,  il  faudroit  que  ces  mots , 
puijfance  &  réputation  ,  euffent  un  fens 

inj 


ip8 


CE  UV  R  E  s 


dans  Ton  efprit  ;  qu'il  apprît  qu'il  y  a  une 
forte  d'hommes  qui  comptent  pour  quel- 
que chofe  les  regards  du  refte  de  l'uni- 
vers ,    qui  fçavent  être  heureux  &  con- 
tens  d'eux-mêmes  fur   le   témoignage 
d'autrui  plutôt  que  fur  le  leur  propre. 
Telle  eft ,  en  effet ,  la  véritable  caufe  de 
toutes  ces  différences  :  le  Sauvage  vit  en 
lui-même  ;  l'homme  fociable  ,  toujours 
hors  de  lui ,  ne  fçait  vivre  que  dans  l'o- 
pinion des  autres  ;  &  c'eft  ,  pour  ainfî 
dire  ,  de  leur  feul  jugement  qu'il  tire  le 
fentiment  de  fa  propre  exiftence,  Il  n*eft 
pas  de  mon  fujet  de  montrer  comment 
d'une  telle  difpofition  naît  tant  d'indif- 
férence pour  le  bien  &  le  mal ,  avec  de 
fî  beaux  difeours  de  morale  ;  comment, 
tout  fe  réduifant  aux  apparences ,   tout 
devient  factice  &  joué  ;  honneur  ,  ami- 
tié ,  vertu,  &  fouvent   ju  "qu'aux  vices 
mêmes ,  dont  on  trouve  enfin  le  fecret 
de  fe  glorifier  ;  comment ,  en  un  mot , 
demandant  toujours  aux  autres  ce  que 
nous  fommes ,  &  n'ofant  jamais  nous  in- 
terroger là-deiïiis  nous-mêmes,  au  milieu 
de  tant  de  Philofophie  ,  d'humanité,  de 
politefie  &  de  maximes  fublimes  ,   nous 
n'avons  qu'un    extérieur    trompeur    8c 
frivole  ,  de  l'honneur  lans  vertu,  de  la 


DIVERSES.  IQ$ 

raifon  fans  fageffe  ,  3c  du  plaiiTr  fans 
bonheur.  II  me  fuffit  d'avoir  prouvé  que- 
ce  n'efr.  point  là  l'état  origine!  de  l'hom- 
me, &  que  c'efl  le  feul  efprit  de  la  (o- 
ciété  ,  &  l'inégalité  qu'elle  engendre» 
qui  changent  &  altèrent  aînfi  toutes  nos 
inclinations  naturelle?. 

J'ai  tâché  d'expofer  l'origine  &  le 
progrès  de  l'inégalité,  l'établiffement  de 
l'abus  des  fociétés  politiques ,  autant  que 
ces  chofes  peuvent  fe  déduire  de  la  na- 
ture de  l'homme  par  les  feules  lumières 
de  la  raifon  ,  3c  indépendamment  des 
dogmes- facrés  qui  donnent  à  l'autorité 
fouveraine  la  fanction  du  droit  divin.  Il 
fuit  de  ce:  expofé.que  l'inégalité, étant 
prefque  nulle  dans  l'état  de  nature  >  tire 
fa  force  3c  fon.  accroiflement  du  déve- 
loppement de  nos  facultés  &  des  pro- 
grès de  l'efprit  humain  ,  8c  devient  enfin 
ftable  &  légitime  par  l'établiffement  de 
la  propriété  3c  des  îoix.  Tl  fuit  encore 
que  l'inégalité  morale,  autorifée  parle 
feul  droit  pofirif ,  eft  contraire  au  droit 
naturel  ,  toutes  les  fois  qu'elle  ne  con- 
court pas  en  même  proportion  avec  l'i- 
négalité phyfi-jue;  difHnction  qui  dé- 
termine fuffifamment  ce  qu'on  doit  pen- 
■fer  à  cet  égard,  de  la  forte  d'inégalité 

liv 


2oo  Œuvres 

qui  règne  parmi  tous  les  peuples  poli- 
cés ;  puifqu'il  efl  manifeftement  contre 
la  loi  de  nature,  de  quelque  manière 
qu'on  la  dérïniiTe,  qu'un  enfant  com- 
mande à  un  vieillard  ,  qu'un  imbécille 
conduife  un  homme  fage  ,  &  qu'une 
poignée  de  gens  regorge  de  fuperflui- 
tés  ,  tandis  que  la  multitude  affamée 
manque  du  néceflaire. 


201 

&j  ""-■-■_     ''  -at°> -Jg 

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UJL.Jl-JLJL.-n_JL._lL.-JL_H_-JL-IL.JL.  JL_JU JL-JLJLJI — IL  Jl — IL.ÎL  JL.W 

-TirinnnnnnnrinnnnnnnrinnnrS» 


NO  TES. 


DÉDICACE,  page  IX. 


[*i.]  ITJ.ÉR  odote  raconte  qu'après  le 
meurtre  du  faux  Smerdis ,  les  fept  libéra- 
teurs de  la  Perfe  s'étant  alTemblés  pour  dé- 
libérer fur  la  forme  de  gouvernement  qu'ils 
donneraient  à  l'Etat  >  Otanés  opina  forte- 
ment pour  la  République;  avis  d'autant  plus- 
extraordinaire  dans  la  bouche  d'un  fatrape  , 
qu'outre  la  prétention  qu'il  pouvoit  avoir 
à  l'Empire  ,  les  grands  craignent  plus  que  la 
mort  une  forte  de  gouvernement  qui  les" 
force  à  refpeéter.es  hommes.  Otanès,  com- 
me on  peut  bien  croire _  ne  fut  point  écouté; 
&  voyant  qu'on  alloit  procéder  à  l'élection; 
d'un  Monarque  ,  lui  qui  ne  vouloit  ni  obéir 
ai  commander ,  céda  volontairement  aux  aui- 

Iv 


202  Notes. 

très  concurrens  fon  droit  à  la  couronne,  de- 
mandant pour  tout  dédommagement  d'être 
libre  &  indépendant,  lui  &  fa  poftérités  ce 
qui  lui  fut  accordé.  Quand  Hérodote  ne  nous 
apprendrait  pas  la  reftriction  qui  fut  ttrife 
à  ce  privilège,  il  faudrait  néceffairement la 
fuppofer  ;  autrement  Otanès ,  ne  reconnoif. 
fant  aucune  forte  de  loi  &  n'ayant  de  comp- 
te à  rendre  à  perfonne  ,  aurait  été  tout- 
paillant  dans  l'État ,  &  plus  puiflant  que  le 
Roi  même.  Mais  il  n'y  avoit  gueres  d'ap- 
parence qu'un  homme  capable  de  fe  con- 
tenter en  pareil  cas  d'un  tel  privilège  ,  fût 
capable  d'en  abufer.  En  effet  ,  on  ne  voit 
pas  que  ce  droit  ait  jamais  caufé  le  moindra 
trouble  dans  le  Royaume ,  ni  par  le  fage  Ota- 
nès, ni  par  aucun  de  fes  defeendans. 

PRÉFACE,   page  LI. 

[*2.]  Dès  mon  premier  pas  je  m'appuie 
avec  confiance  fur  une  de  ces  autorités  ref- 
pcctables  pour  les  Philofophes ,  parce  qu'elles 
viennent  d'une  raifon  foîide  &  fublime  qu'eux 
feuls  favent  trouver  &  fentir. 

»  Quelque  intérêt  que  nous  ayons  à  nous 
o>connoîtrenous-mêmes,;e  ne  fçaisfînousne 
»  connoiifons  pa,s  mieux  tout  ce  qui  n'eftpas 


Notes,  20  j 

«nous.  Pourvus,  par  la  nature,  d'organes 
»  uniquement  deftinés  à  notre  confervation, 
»  nous  ne  les  employons  qu'à  recevoir  les 
»  impre/ïions  étrangères  ;  nous  ne  cher- 
»  chons  qu'à  nous  répandre  au  dehors  ,  & 
«  à  exifter  hors  de  nous  ,  trop  occupés  à 
m  multiplier  les  fonctions  de  nos  fens  &  à 
3>  augmenter  l'étendue  extérieure  de  notre- 
»etre,  rarement  faifons-nous  ufage  de  ce 
»  fcns  intérieur  qui  nous  réduit  à  nos 
»  vraies  dimenfîons ,  &  qui  fépare  de  nous 
s>  tout  ce  qui  n'en  eft  pas.  C'eft  cependant 
s»  de  ce  fens  dont  il  faut  nous  fervir ,  fi  nous 
»  voulons  nous  connoître  ;  c'eft  le  fe.il  par 
»' lequel  nous  puiflïons  nous  juger;  mais 
»  comment  donner  à  ce  fens  Ton  activité  Se 
=»  tou"c  fon  étendue  ?  Comment  dégager 
»  notre  ame  ,  dans  laquelle  il  réfide ,  de 
»  toutes  les  illufions  de  notre  eiprit?  Nous 
m  avons  perdu  l'habitude  de  l'employer;  elle 
33  eft  demeurée  fans  exercice  au  milieu  du 
«  tumulte  de  nos  fenfations  corporelles;  elle 
*»  s'eft  deiTéchée  par  le  feu  de  nos  partions;  le 
»  cœur  ,  l'cfprit ,  le  fens ,  tout  a  travaille 
»  contr'elle  «.  Hïfi.  iV.zr.To m.  IV.  pag.  iji 
de  la  nature  de  l'homme* 


Ivj 


so}  Notes. 

DISCOUPvS,  page  Si. 

[*$.]  Les  changemens  qu'un  long  ufage 
de  marcher  fur  deux  pieds  a  pu  produire 
dans  la  conformation  de  l'homme  ,  les  rap- 
ports qu'on  obferve  encore  entre  les  bras  & 
tes  jambes  antérieures  des  quadrupèdes  ,  & 
l'induction  tirée    de  leur  manière  de  mar- 
cher ,  ont  pu  faire  naître  des  doutes  fur  celle 
qui  devoit  nous  être  la  plus  naturelle.  Tous 
les  enfans  commencent  par  marcher  à  qua- 
tre pieds ,  &  ont  befoin  de  notre  exemple 
&  de  nos  leçons  pour  apprendre  à  fe  tenir 
debout.  Il  y  a  même  des  nations  fauvages , 
tds   que   les  Hottentots  ,    qui,  négligeant 
beaucoup  les   enfans ,  les  laiilent  marcher 
fur  les  mains  fi  long-temps  ,  qu'ils  ont  enfuite 
bien  de  la  peine  à  les  redrelfer;   autant  en 
font  les  enfans  des  Caraïbes  des  Antilles.  11  y 
a  divers  exemples  d'hommes  quadrupèdes  5 
&  je   pourrais  ,  entr'autres  ,  citer  celui   de 
cet  enfant  qui  fut  trouvé  en  1344,  auprès 
de  Hefle  ,  où  il  avoit   été  nourri  par  des 
loups,  &  qui  difoit  depuis  à  la  Cour  du  Prince 
Henri ,  que ,  s'il  n'eût  tenu  qu'à  lui  ,  il  eût 
mieux    aimé    retourner  avec  eux  ,  que  de 
vivre  parmi  les  hommes.  Il  avoit  tellement 
pris  l'habitude  de  marcher  comme  ces  ani- 


Notes.  205 

maux,  qu'il   fallut  lui  attacher  des    pièces 
de  bois,  qui  le  forçoient  àfe  tenir  debout  8c 
en  équilibre  fur  fes  deux  pieds.   Il  en  étoit 
de  même  de  l'enfant  qu'on  trouva  en  165)4, 
dans  les  forêts  de  Lithuanie ,  &  qui  vivoit 
parmi  les  ours.  Il  ne  donnoit ,   dit  M.  de 
Condillac  ,  aucune  marque  de  raifon  ,  mar- 
choit  fur  fes  pieds  &  fur  les  mains  ,  n'a- 
voit   aucun  langage ,  &    formoit  des  fons 
qui  ne  reifembloient  en  rien  à  ceux    d'un 
homme.  Le  petit  fauvage  d'Hanovre  qu'on 
mena  il  y  a  plufieurs  années  à  la  Cour  d'An- 
gleterre ,  avoit  toutes  les  peines  du  monde 
à  s'aflujettir  à  marcher  fur  deux  pieds;  Se 
l'on  trouva ,  en  171^  >  deux  autres  fauvages- 
dans  les  Pyrénées  ,  qui    couroient  par  les 
montagnes   à  la  manière  des  quadrupèdes. 
Quant  à  ce  qu'on  pourroit  objecler  que  c'eft 
fe  priver  de  l'ufage   des  mains  dont  nous 
tirons  tant  d'avantages  ,  outre  que  l'exem- 
ple des  fînges  montre  que  la  main  peut  fore 
bien  être  employée  des  deux  manières,  cela 
prouverait  feulement  que  l'homme  peut  don- 
ner à  fes  membres  une  deftmation  plus  com- 
mode que  celle  de  la  nature,  &  non  que  la 
nature  a  deftiné  l'homme  à  marcher  autre- 
ment qu'elle  ne  lui  enfeigne. 

Mais  il  y  a ,  ce  me  femble ,  de  beaucoup 


206  JV  O   T   E   S. 

meilleures  raiforts  à  dire  pour  foutenir  que 
l'homme  eft  un  bipède.  Premièrement ,  quand 
on  feroit  voir  qu'il  a  pu  d'abord  être  con- 
formé autrement  que  nous  le  voyons,  &: 
cependant  devenir  enfin  ce  qu'il  eft,  ce  n'en 
feroit  pas  aflez  pour  conclure  que  cela  Ce 
{bit  fait  ainfi  ',  car,  après  avoir  montré  1» 
poflibilité  de  ces  changemens ,  il  faudroit 
encore  ,  avant  que  de  les  admettre ,  en 
montrer  au  moins  la  vraifemblance.  Déplus, 
fi  les  bras  de  l'homme  paroiffcnt  avoir  pu 
lui  fervir  de  jambes  au  befoin  ,  c'eft  la  feule 
obfèrvation  favorable  à  ce  fyftême,  fur  un 
grand  nombre  d'autres  qui  lui  (ont  con- 
traires. Les  prîncipates  font;  que  la  manière 
dont  la  tête  de  l'homme  eit  attachée  à  fon, 
corps ,  au  lieu  de  diriger  fa  vue  horifonta- 
lement  ,  comme  l'ont  tous  les  autres  ani- 
maux ,  &  comme  il  l'a  lui-même  en  mar- 
chant debout ,  lui  eût  tenu  ,  marchant  à 
quatre  pieds ,  les  yeux  directement  fichés  vers 
la  terre ,  fîtuation  très  peu  favorable  à  la  con- 
servation de  l'individu  ;  que  la  queue  qui 
lui  manque,  &  dont  il  n'a  que  faire,  mar- 
chant à  deux  pieds ,  eft  utile  aux  quadru- 
pèdes,  &  qu'aucun  d'eux  n'en  eft  privé  5  que 
le  fein  de  la  femme  tsès  bien  fitué  pour  u» 
bipède  qui  dent  fon  enfant  dansfes  bras.*  l'eft 


N  0   T   E    5".  207 

fi  mal  pour  un  quadrupède  que  nul  ne  l'a 
placé  de  cette  manière;  que  le  train  de  der- 
rière étant  d'une  exceffive  hauteur  à  pro- 
portion des  jambes  de  devant,  ce  qui  fait  que, 
marchant  à  quatre  ,  nous  nous  traînons  fur 
les  genoux  ,  le  tout  eût  fait  un  animal  mal 
proportionné  &  marchant  peu  commodé- 
ment; que,  s'il  eût  pofé  le  pied  aplat  ainlî 
que  la  main ,  il  auroit  eu  dans  la  jambe 
poftérieure  une  articulation  de  moins  que 
les  autres  animaux  ,  fçavoir  ,  celle  qui  joint 
le  canon  au  tibia  ;  &  qu'en  ne  pofa-nt  que 
la  pointe  du  pied ,  comme  il  auroit  fans 
doute  été  contraint  de  faire,  le  tarfe?  (ans 
parler  de  la  pluralité  des  os  qui  le  com- 
pofent ,  paroît  trop  gros  pour  tenir  lieu  de 
canon  ,  &  fes  articulations  avec  le  méta- 
tarfe  &  le  tibia  trop  rapprochées ,  pour 
donner  à  la  jambe  humaine  dans  cette  fî- 
tuation  la  même  flexibilité  qu'ont  celles  des 
quadrupèdes.  L'exemple  des  enfans  étant 
pris  dans  un  âge  où  les  forces  naturelles 
ne  font  point  encore  développées  ni  I,es 
membres  raffermis  ,  ne  conclut  rien  du  tout  ; 
&  j'aimerois  autant  dire  que  les  chiens  ne 
font  pas  deftmés  à  marcher ,  parce  qu'ils  ne 
font  que  remper  quelques  femaines  après  leur 
naiiïance.  Les  faits  particuliers  ont  encore. 


208  Notes. 

peu  de  force  contre  la  pratique  univerfelle 
de  tous  les  hommes ,  même  des  nations 
qui,  n'ayant  eu  aucune  communication  avec 
les  autres,  n'avoient  pu  rien  imiter  d'elles.Un 
enfant  abandonné  dans  une  forêt  avant  que 
de  pouvoir  marcher,  &  nourri  par  quelque 
bête  ,  aura  fuivi  l'exemple  de  fa  nourrice  en 
s'exerçant  à  marcher  comme  elles  l'habitude 
lui  aura  pu  donner  des  facilités  qu'il  ne  tenoit 
point  de  la  nature  ;  &  comme  des  manchots 
parviennent ,  à  force  d'exercice,  à  faire  avec 
leurs  pieds  tout  ce  que  nous  faifons  de  nos 
mains,  il  fera  parvenu  enfin  à  employer  les 
mains  à  l'ufage  des  pieds. 

Page  83. 

E *a.~\  S'il  fe  trouvoit  parmi  mes  Ie&eurs 
quelque  affez  mauvais  Phyfîcien  pour  me 
faire  des  difficultés  fur  la  fuppolition  de  cette 
fertilité  naturelle  de  la  terre ,  je  vais  lui  ré- 
pondre par  le  palTage  fuivant: 

«  Comme  les  végétaux  tirent  pour  leur 
»»  nourriture  beaucoup  plus  de  fubitance  de 
»  l'air  &  de  l'eau ,  qu'ils  n'ei  tirent  de  la 
»•  terre  ,  il  arrive  qu'en  pourrifïant  ils  rendent 
»>  \  la  terre  plus  qu'ils  n'en  ont  tiré  ;  d'ailleurs 
0»  une  Corse  détermine  les  eaux  de  la  pluie  en 


Notes.  iop 

»  arrêtant  les  vapeurs.  Ainfî,  dans  un  bois 
»  que  l'on  conferveroit  bien  long-temps 
»  fans  y  toucher,  la  couche  de  terre  qui  fert 
»  à  la  végétation  ,  augmenterait  confîdéra- 
=»  blementj  mais  les  animaux  rendant  moins 
»  à  la  terre  qu'ils  n'en  tirent,  &  les  hom- 
*>  mes  faifant  des  confommations  énormes 
»>  de  bois  Sz  de  plantes  pour  le  feu  & 
=»  pour  d'autres  ufages  ,  il  s'enfuit  que  la 
»  couche  de  terre  végétale  d'un  pays  ha- 
*>  bité  doit  toujours  diminuer  &  devenir 
=»  enfin  comme  le  terrein  de  l'Arabie  pétrée , 
»>  &  comme  celui  de  tant  d'autres  provin- 
=»  ces  de  l'Orient ,  qui  eft  en  effet  le  climat 
»Ie  plus  anciennement  habité,  où  l'on  ne 
=»  trouve  que  du  fel  &  des  fables:  car  le  fel 
=»  fixe  des  plantes  &  des  animaux  refte ,  tan- 
»  dis  que  toutes  les  autres  parties  fe  vola- 
»  tilifent  ».  M.  de  Buffon,  Hijl.  Nat* 

On  peut  ajouter  à  cela  la  preuve  de 
fait ,  par  la  quantité  d'arbres  &  de  plantes 
de  toute  efpccc ,  dont  étoient  remplies 
prefque  toutes  les  ifles  défertes  qui  ont  été 
découvertes  dans  ces  derniers  fiecles,  &  par 
ce  que  l'hiiloire  nous  apprend  des  forêts 
immenfes  qu'il  a  fallu  abbattre  par  toute  la 
terre,  à  mefurc  qu'elle  s'eft  peuplée  ou  po- 
licée. Sur  quoi  je  ferai  encore  les  trois  re- 


sio  Notes* 

marques  fuivantes:  l'une,  que,  s'il  y  a  une 
forte  de  végétaux  qui  puiflent  compenfer 
la  déperdition  de  matière  végétale  qui  fe 
fait  par  les  animaux  ,  félon  le  raifonnement 
de  M.  de  Buffon,  ce  font  furtouc  les  bois, 
dont  les  têtes  8c  les  feuilles  rafTemblent  &: 
s'approprient  plus  d'eaux  &  de  vapeurs,  que 
ne  font  les  autres  plantes  :  la  féconde,  que 
la  deftruction  du  fol,  c'eft-à-dire,  la  perte 
de  la  fubltance  propre  à  la  végétation  ,  doit 
s'accélérer  à  proportion  que  la  terre  eftp'us 
cultivée,  &que  les habitans plus induArieux 
confomment  en  plus  grande  abondance  fes 
productions  de  toute  efpcce  :  ma  troifîeme 
&  plus  importante  remarque  eft,  que  les  fruits 
des  arbres  fournirent  à  l'animal  une  nour- 
riture plus  abondante  que  ne  peuvent  faire 
les  autres  végétaux:  expérience  que  j'ai  faite 
moi-même ,  en  comparant  les  produits  de 
deux  terreins  égaux  en  grandeur  &  en  qua- 
lité, l'un  couvert  de  châtaigniers,  &  l'au  < 
tre  femé  de  bled. 

Page    8$. 

[*4-  ]  Parmi  les  quadrupèdes,  les  deux 
distinctions  les  plus  univeifellcs  des  efpèces 
Voraces  fe  tirent,  Tune  de  !a  figure  des 
dents ,   &  l'autre  de  la  conformation  des 


Notes.  211 

inteftins.  Les   animaux  qui   ne  vivent  que 
de  végétaux  ont  tous  les  dents  plates ,  com- 
me le  cheval,  le  bœuf,  le  mouton ,  le  liè- 
vre -,    mais  les  voraces  les  ont  pointues , 
comme  le  chat,  le  chien,  le  loup,  le  re- 
nard. Et  quant  aux  inteftins ,  les  frugivores 
en    ont   quelques-uns ,    tel    que  le   colon , 
qui   ne  fe    trouvent  pas   dans  les  animaux 
voraces.   Il     fcmble    donc   que   l'homme  , 
ayant  les  dents   &  les  inteftins  comme  les 
ont  les  animaux  frugivores,  devroit  natu- 
rellement  être  rangé  dans  cette  clailej  & 
non  -  feulement   les  obfervations  anatomi- 
ques   confirment  cette   opinion  ,  mais   les 
monumens  de  l'antiquité  y  font  encore  très 
favorables.  »  Dicéarque ,  dit  Saint  Jérôme , 
»>  rapporte    dans    fes  livres   des  antiquités 
»  grecques  que  ,  fous  le  règne  de  Saturne  , 
»  où  la  terre  étoit  encore  fertile  par  elle- 
*>  même,  nul  homme  ne  mangeoit  de  chair, 
=»  mais  que    tous  vivoient  des  fruits  &  des 
*>  légumes  qui  croiffoient  naturellement  *»» 
(1.  2.  Aàv.  Jovinian.)  On  peut  voir   par -là 
que  je  néglige  bien  des  avantages  que  je 
pourrois  faire  valoir.  Car  la  proie  étant  pie:- 
que  l'unique  fujet  de  combat  entre  les  ani- 
maux carnaciers,  &  les    frugivores  vivant 
entr'eux  dans,  une  paix  continuelle >  û  la» 


212  Notes, 

pèce  humaine  étoit  de  ce  dernier  genre  ,  it 
eft  clair  qu'qlle  auroit  eu  beaucoup  plus  de 
facilité  à  fublîfter  dans  l'état  de  nature; 
beaucoup  moins  de  befoin  &  d'occafions 
d'en  fortir. 

Page  Z$. 

[  *  5*.  ]  Toutes  les  connoifTances  qui  de- 
mandent de  la  réflexion,  toutes  celles  qui 
ne  s'acquièrent  que  par  l'enchaînement  des 
idées ,  &  ne  fe  perfectionnent  que  fuccefli- 
vement,  femblent  être  tout-à-fait  hors  de  la 
portée  de  l'homme  fauvage,  faute  de  com- 
munication avec  fes  femblables  ,  c'eit-à- 
dire ,  faute  de  l'inftrument  qui  fert  à  cette 
communication  &  des  befoins  qui  la  ren- 
dent néceffaire.  Son  fçavoir  &  fon  iniuftrie 
fe  bornent  à  fauter ,  courir ,  fe  battre  ,  lan- 
cer une  pierre,  efealader  un  arbre.  Mais  s'il 
ne  fait  que  ces  chofes,  en  revanche  il  les 
fait  beaucoup  mieux  que  nous  ,  qui  n'en 
avons  pas  le  même  befoin  que  lui  ;  &  com- 
me elles  dépendent  uniquement  de  l'exer- 
cice du  corps  &  ne  font  fufceptibles  d'au- 
cune communication  ni  d'aucun  progrès 
d'un  individu  à  l'autre  ,  le  premier  homme 
a  pu  y  être  tout  aufli  habile  que  fes  der- 
niers defeendans. 


Notes.  213 

Les  relations  des  voyageurs  font  pleines 
d'exemples  de  la  force  &  de  la  vigueur  des 
hommes  chez  les  nations  barbares  &  fau- 
vagesj  elles  ne  vantent  guères  moins  leur 
adrefle  &  leur  légèreté  ;  &  comme  il  ne  faut 
que  des  yeux  pour  oblerver  ces  chofes,rien 
n'empêche  qu'on  n'ajoute  foi  à  ce  que  certi- 
fient la-deifus  des  témoins  oculaires:  j'en 
tire  au  hazard  quelques  exemples  des  pre- 
miers livres  qui  me  tombent  fous  la  main. 

«Les  Hottentots,dit  Kolben  ,  entendent 
»  mieux  la  pêche  que  les  Européens  du  Cap. 
=»  Leur  habileté  elt  égale  au  filet ,  à  l'hame- 
"  çon  &  au  dard ,  dans  les  anfes  comme 
31  dans  les  rivières  :  ils  ne  prennent  pas 
»  moins  habilement  le  poiffon  avec  la  main. 
a>  Ils  font  d'une  adreiïc  incomparable  à  la 
•'nage.  Leur  manière  de  nager  a  quelque 
»>  chofe  de  furprenant  &  qui  leur  eft  tout- 
»>  à-fait  propre.  Ils  nagent  le  corps  droit  & 
»>  les  mains  étendues  hors  de  l'eau  ,  de  forte 
3>  qu'ils  paroifient  marcher  fur  la  terre.  Dans 
»  la  plus  grande  agitation  de  la  mer,  &c 
=»  lorfque  les  flots  forment  autant  de  mon- 
a>  ta»  nés ,  ils  danfent  en  quelque  forte  fur 
=3  le  dos  des  vagues  ,  montant  &  defcen- 
33  dant  comme  un  morceau  de  liège». 


514  Notes. 

«  Les  Hottentots,  dit  encore  le  même 
Auteur  ,  font  d'une  adrefie  furprenante  à 
»la  chafiej  &:  la  légèreté  de  leur  courfe 
*>  pailc  l'imagination  ».  Il  s'étonne  qu'ils  ne 
faiTent  pas  plus  fouvent  un  mauvais  ufage 
de  leur  agilité]  ce  qui  leur  arrive  pourtant 
quelquefois ,  comme  on  peut  juger  par  l'e- 
xemple qu'il  en  donne.  «  Un  matelot  Hol- 
=>  landois  en  débarquant  au  Cap  chargea , 
33  dit-il,  un  Hottentot  de  le  fi-ivre  à  la  ville 
s»  avec  un  rouleau  de  tabac  d'environ  vingt 
=>  livres.  Lorfqu'ils  furent  tous  deux  à  quel- 
»>  que  diftance  de  la  troupe ,  le  Hottentot 
«»  demanda  au  matelot  s'il  fçavoit  courir  ? 
s' Courir?  répond  le  Hollandoisj  oui,  fort 
"  bien.  Voyons ,  reprit  l'Africain,  &:  fuyant 
"  avec  le  tabac  il  difparut  prefque  aufïi-tôt. 
3>  Le  matelot,  confondu.de  cette  merveilleu- 
»'  fe  vitefTe,  ne  penfa  point  à  le  pourfuivre 
»  &  ne  revit  jamais,  ni  fon  tabac,  ni  fon 
»  porteur  ». 

«  Ils  ont  la  vue  fi  prompte  &  la  main  fi 
»  certaine  ,  que  les  Européens  n'en  appro- 
33  chent  point.  A  cent  pas  ,  ils  toucheront 
3j  d'un  coup  de  pierre  une  marque  de  la 
a>  grandeur  d'un  demi-fol  5  &,  ce  qu'il  y  a 
»  de  plus  étonnant,  c'eft  qu'au  lieu  de  fixe* 


Notes.  215 

•  comme  nous  les  yeux  far  le  but,  Hs  font 
»  des  mouvemens  8c  des  co  îtorfîons  con- 
w>  tinuelles.  Il  femble  que  leur  pierre  (bit 
»  portée  par  une  main  invisible  ". 

Le  P.  du  Tertre  dit  à  -  peu  -  près  fur  les 
Sauvages  des  Antilles ,  les  mêmes  chofes 
qu'on  vient  de  lire  fur  les  Kottentots  du 
Cap  de  Bonne-Elpérance.  Il  vante  fur-tout 
leur  jufteffe  à  tirer  avec  leurs  flèches  les  oi- 
feaux  au  vol,  &  les  poiffons  à  la  nage, 
qu'ils  prennent  enfuite  en  plongeant.  Les 
Sauvages  de  l'Amérique  feptentrionale  ne 
font  pas  moins  célèbres  par  leur  force  & 
leur  adreffe:  &  voici  un  exemple  qui  pour- 
ra faire  juger  de  celle  des  Indiens  de  l'A- 
mérique méridionale. 

En  l'année  1746  ,  un  Indien  de  Buenos- 
Ayrès  ayant  été  condamné  aux  galères  à 
Cadix,  propofa  au  gouverneur  de  rache- 
ter fa  liberté  en  expofant  fa  vie  dans  une 
fête  publique.  Il  promit  qu'il  attaqueroit 
feul  le  plus  furieux  taureau  fans  autre  arme 
en  main  qu'une  corde;  qu'il  le  terrafleroit ; 
qu'il  le  faifiroit  avec  fa  corde  par  telle  par- 
tie qu'on  indiqueroit  ;  qu'il  le  felleroit ,  le 
biideroit,  le    moiiteroit ,  &  combattroit, 


2 1 6  Notes. 

ainfî  monté,  deux  autres  taureaux  plus  fu- 
rieux qu'on  feroit  fortir  du  Torillo ,  &  qu'il 
les  mettroit  tous  à  mort  l'un  après  l'autre , 
dans  l'inftant  qu'on  le  lui  commanderoit  & 
(ans  le  fecours  de  perfonne;  ce  qui  lui  fut 
accordé.  L'Indien  tint  parole  8c  réuflît  dans 
tout  ce  qu'il  avoit  promis.  Sur  la  manière 
dont  il  s'y  prit ,  &;  far  tout  le  détail  du  com- 
bat, on  peut  confulter  le  premier  tome 
in-iz.  des  Obftrv allons  fur  l'Hijicire  Naturelle 
de  M.  Gautier ,  d'où  ce  fait  eft  tiré.  Pag.  z6z- 

Page  88. 

[  *  h.  1  a' La  durée  de  la  vie  des  chevaux, 
»»  dit  M.  de  Buffon  ,  eit ,  comme  dans  tou- 
»  tes  les  autres  efpèces  d'animaux  ,  propor- 
»  donnée  à  la  durée  du  temps  de  leur  ac- 
33  crohTement.  L'homme,  qui  eft  quatorze  ans 
35  à  croître ,  peut  vivre  fîx  ou  fept  fois  autant 
3>  de  temps,  c'eft-  à-dire  ,  quatre -vingt-  dix 
«  ou  cent  ans :1e cheval, dont  l'accroillement 
^  fe  fait  en  quatre  ans,  peut  vivre  iîx  ou  fept 
3'fois  autant,  c'eft-à-dire  vingt-cinq  ou  trente 
=>ans.  Lesexemples  qui  pourroient  être  con- 
traires à  cette  règle  fontfîrares,qu'on  ne  doit 
»  pas  même  les  regarder  comme  une  excep- 
3'  tiondont  on  puifie  tirer  desconféquences  ; 
33  &  comme  les  gros  chevaux  prennent  leur. 
*>  accroifiement  en  moins  de  temps  que  les 

chevaux 


Notes.  217 

*»  fins ,  ils  vivent  auffi  moins  de  temps  & 
»  font  vieux  dès  l'âge  de  quinze  ans  ". 

Page  88. 

(* 6. )  Je  crois  voir  entre  les  animaux 
carnaciers  £c  les  frugivores  une  autre  diffé- 
rence encore  plus  générale  que  celle  que 
j'ai  remarquée  dans  la  Note  (  *  4.  )  puifquc 
celle-ci  s'étend  jufqu'aux  oifeaux.  Cette  dif- 
férence confïfte  dans  le  nombre  des  petits, 
qui  n'excède  jamais  deux  à  chaque  portée  , 
pour  les  efpeces  qui  ne  vivent  que  de  vé- 
gétaux ,  6c  qui  va  ordinairement  au-delà  de 
ce  nombre  pour  les  animaux  voraces.  Il  eit 
aifé  de  cçmnoître  à  cet  égard  la  deitinatiorç. 
de  la  nature  par  le  nombre  des  mammelles, 
qui  n'eft  que  de  deux  dans  chaque  femelle 
de  la  première  efpèce,  comme  la  jument,  la 
vache,  la  chèvre,  la  biche,  la  brebis,  £-c.  &: 
qui  eft  toujours  de  fîx  ou  de  huit  dans  les  au- 
tres femelles ,  comme  la  chienne ,  la  chate ,  la 
louve,  la  tigreîTe,  bc.  La  poule,  l'oie,  la 
cane,  qui  font  toutes  des  oifeaux  voraces , 
ainfi  que  l'aigle  ,  l'épervier ,  la  chouette  pon- 
dent auffi  &  couvent  un  grand  nombre 
d'oeufs  .-ce  qui  n'arrive  jamais  à  la  colombe,  à 
la  tourterelle  ,  ni  aux  oifeaux  qui  ne  man- 

Tome  III.  K. 


2i3  Notes. 

gent  abfolument  que  du  grain,  lefquels  ne 
pondent  &  ne  couvent  gueres  que  deux 
œufs  à  la  fois.  La  raifon  qu'on  peut  donner 
de  cette  différence  ,  eft  que  les  animaux  qui 
ne  vivent  que  d'herbes  &  de  plantes ,  de- 
meurant prefque  tout  le  jour  à  la  pâture  ,  & 
étant  forcés  d'employer  beaucoup  de  temps  à 
fe  nourrir  ,  ne  pourvoient  fiiffire  à  alaiterplu- 
iîeurs  petits ,  au  lieu  que  les  voraces ,  faifant 
leur  repas  prefqif  en  un  inftant ,  peuvent 
plus  aifément  &  plus  fbuvent  retourner  à 
leurs  petits  &•  à  leur  chaffe ,  &:  réparer  la 
dilïîpation  d'une  fi  grande  quantité  de  lait.  Il 
y  auroit  à  tout  ceci  bien  des  obfervations 
particulières  &  des  réflexions  à  faire;  mais  ce 
n'en  eft  pas  ici  le  lieu,  il  me  fuffit  d'avoir 
démontré  dans  cette  partie  le  lyfréme  le 
plus  général  de  la  nature  ,  fyftême  qui  four- 
nit une  nouvelle  raifon  de  tirer  l'homme  de 
la  claffe  des  animaux  carnaciers  &i  de  le  ran- 
ger parmi  les  efpèces  frugivores. 

Page  5)7. 

(*7.)  Un. Auteur  célèbre  ,  calculant  les 
biens  ïk  les  maux  de  la  vie  humaine  ,  & 
comparant  les  deux  fommes .,  a  trouvé  que 
la  dernière  furpaflbit  l'autre  de  beaucoup ,  & 


Notes.  <?  i  <> 

qu'à  tout  prendre,  là  vie  étoit  pour  l'homme 
un  aflez  mauvais  préfent.  Je  ne  fuis  point 
furpris  de  fa  conclufion  j  il  a  tiré  tous  les  rai- 
fonnemens  de  la  conftitution  de  l'homme 
civil  :  s'il  fût  remonté  jufqu'i  l'homme  natu- 
rel ,  on  peut  juger  qu'il  eût  trouvé  des  ré- 
fultats  très-différens  ;  qu'il  eût  apperçu  que 
l'homme  n'a  gueres  de  maux  que  ceux  qu'il 
s'efi:  donnés  lui-même ,  &  que  la  nature  eût 
été  juitiriée.  Ce  n'eft  pas  fans  peine  que  nous 
fommes  parvenus  à  nous  rendre  fi  malheu- 
reux. Quand  d'un  côté  l'on  confidere  les  im- 
menfes  travaux  des  hommes,  tant  defeien- 
ces  approfondies ,  tant  d'arts  inventés ,  tant 
de  forces  employées  ;  des  abîmes  comblés, 
des  montagnes  rafées ,  des  rochers  brifés,  des 
fleuves  rendus  navigables ,  des  terres  défri- 
chées ,  des  lacs  creufés ,  des  marais  deffé- 
chés ,  des  bâtimens  énormes  élevés  fur  la 
terre  5  la  mer  couverte  de  vaifleaux  &  de 
matelots  ;  8c  que  de  l'autre  on  recherche  avec 
un  peu  de  méditation  les  vrais  avantages 
qui  ont  réfulté  de  tout  cela  pour  le  bonheur 
de  l'efpèce  humaine  ,  on  ne  peut  qu'être 
frappé  de  l'étonnante  difproportion  qui  rè- 
L,ne  entre  ces  chofes  ,  Se  déplorer  l'aveu- 
glement de  l'homme,  qui,  pour  nourrir  fon 
fol  orgueil  cV  je  ne  fçais  quelle  vaine  adrhi- 

Rij 


220  Notes. 

ration  de  lui-même  ,  le  fait  courir  avec  ar- 
deur après  toutes  les  mifères  dont  il  eft  fuf- 
ceptible  ,  &  que  la  bienfaifante  nature  avoit 
pris  foin  d'écarter  de  lui. 

Les  hommes  font  méchans  ;  une  trifte  & 
continuelle  expérience  difpenfe  de  la  preu- 
ve ;  cependant  l'homme  eil  naturellement 
bon  ,  je  crois  l'avoir  démontré.  Qu'eft-ce 
donc  qui  peut  l'avoir  dépravé  à  ce  point ,  fï- 
non  les  changemens  furvenus  dans  fa  confti- 
tution  ,  les  progrès  qu'il  a  faits ,  &  les  con- 
noiffances  qu'il  a  acquifes  ?  Qu'on  admire 
tant  qu'on  voudra  la  fociété  humaine  ,  il 
n'en  fera  pas  moins  vrai  qu'elle  porte  né- 
ceifairement  les  hommes  à  s'entre- haïr  a 
proportion  que  leurs  intérêts  fe  croifentj  à 
fe  rendre  mutuellement  des  fervices  appa- 
rens,  &  à  fe  faire  en  effet  tous  les  maux  ima- 
ginables. Que  peut-on  penfer  d'un  commerce 
où  la  raifon  de  chaque  particulier  lui  dicte 
des  maximes  directement  contraires  à  celles 
que  la  raifon  publique  prêche  au  corps  de  la 
fociété  ,  &  où  chacun  trouve  fon  compte 
dans  le  malheur  d'autrui  ?  Tl  n'y  a  peut-être 
pas  un  homme  aifé,  à  qui  des  héritiers  avi- 
des, &fouvent  fes  propres  enfans,ne  fou- 
baitent  la  mort  en  fecretj  pas  un  vailfeau 


Notes.  22 s 

en  mer  dont  le  naufrage  ne  fut  une  bonne 
nouvelle  pour  quelque  négociant  ;  pas  une 
maifon  qu'un  débiteur  ne  voulût  voir  brûler 
avec  tous  les  papiers  qu'elle  contient  ;  pas 
un  peuple  qui  ne  fe  réiouifle  des  défaftres 
de  (es  voifins.  C'eft  amfi  que  nous  trouvons 
notre  avantage  dans  le  préjudice  de  nos  fem- 
blables,  &  que  la  perte  de  l'un  fait  prefque 
toujours  la  profpérité de  l'autre:  mais  ce  qu'il 
y  a  de  plus  dangereux  encore ,  c'ell  que  les 
calamités  publiques  font  l'attente  &  l'efpoir 
d'une  multitude  de  particuliers.  Les  uns  veu- 
lent des  maladies,  d'autres  la  mortalité,  d'au- 
tres la  guerre,  d'autres  la  famine  ;  j'ai  vu  des 
hommes  affreux  pleurer  de  douleur  aux  ap- 
parences d'une  année  fertile  ;  &  le  grand  & 
funefte  incendie  de  Londres  ,  qui  coûta  la 
vie  ou  les  biens  à  tant  de  malheureux ,  fit 
peut-être  la  fortune  à  plus  de  dix  mille  per- 
fonnes.  Je  fçais  que  Montagne  blâme  l'Athé- 
nien Démades  d'avoir  fait  punir  un  ouvrier 
qui,  vendant  fort  cher  des  cercueils ,  gagnoit 
beaucoup  à  la  mort  des  citoyens  :  mais  la  rai- 
fon  que  Montagne  allègue  étant  qu'il  fau- 
drait punir  tout  le  monde,  il  eft  évident 
qu'elle  confirme  les  miennes.  Qu'on  pénétre 
donc  au  travers  de  nos  frivoles  démonfua- 
tious  de  bienveuillancc  ce  qui  fepalfe  au  ïond 

Kiij 


222  Notes. 

ccr  cœurs  ,  &  qu'on  réfléchifle  à  ce  que 
<  ■  u  ttie  un  état  de  chofes  où  tous  les  hom- 
mes font  forcés  de  fe  carelTcr  &  de  fe  détruire 
.mutuellement,  &  où  ils  naiifent  ennemis  par 
«ievoir  Se  fourbes  par  intérêt.  Si  l'on  me  ré- 
pond quelafociétéeft  tellement  confti tuée  que 
chaque  homme  gagne  à  fervirles  autres,  je 
répondrai  que  celaferoit  fort  bien,  s'il  ne  ga- 
gnoit  encore  plus  à  leur  nuire.- Il  n'y  a  point 
<k  profit fi  légitime,  qui  ne  ioit  furpaiïe  par 
celui  qu'on  peut  faire  illégitimement;  &  le 
tort  fait  au  prochain  eit  toujours  plus  lucra- 
tif que  les  fervices.  Il  ne  s'agit  donc  plus  que 
de  trouver  les  moyens  des'aiîïirer  l'impunité, 
Se  c'eil  à  quoi  les  puifians  emploient  toutes 
leurs  forces ,  &  les  foibles  toutes  leurs  rufes. 

L'homme  fuuvage,  quand  il  a  dîné ,  eit  en 
paix  avec  toute  la  nature,  &  l'ami  de  tous 
fes  femblables.    S'agit-il  quelquefois  de  dif- 

.  puter  fon  repas  :  il  n'en  vient  jamais  aux 
coups  fans  avoir  auparavant  comparé  la  dif- 

.ficulté  de  vaincre  avec  celle  de  trouver  ail- 
leurs fa  fubliftance  ;  6\r  comme  l'orgueil  ne  fe 
mcle  pas  du  combat ,  il  fe  termine  par  quel- 
ques coups  de  poing;  le  vainqueur  mange, 

.  le  vaincu  va  chercher  fortune  ,  6c  tout  eft 
pacifié.  Mais  chez  1  homme  en  fociété,  ce 


Notes,  223 

font  bien  d'autres  >aftairesi  il  s'agit  première- 
ment de  pourvoir  au  nécelïaire  &r  puis  au  fu~ 
perfiu,  enfuite  viennent  les  délices,  &  puis 
les  immenfes  richeffes ,  &  puis  des  fujets,  &: 
puis  des^efclaves;  il  n'a  pas  un  moment  de 
relâche  :  ce  qu'il  y  a  de  plus  flngulier,  c'eft 
que  moins  les  befoins  (ont  naturels  Se  pref- 
fans,  plus  les  paillons  augmentent,  &,  qui 
pis  elt,  le  pouvoir  de  les  fatisfaire  ;  de  forte 
qu'après  de  longues  profpérités,  après  avoir 
englouti  bien  des  tréfors  &  défolé  bien  des 
hommes,  mon  héros  finira  par  tout  égor- 
ger, jufqu'à  ce  qu'il  (bit  l'unique  maître  de 
1  Umvers.  Tel  elt  en  abrégé  le  tableau  mo- 
ral ,  iînon  de  la  vie  humaine  ,  au  moins 
des  prétentions  fecrettes  du  cœur  de  tout 
homme  civilifé. 

Comparez  ,  fans  préjugés ,  l'état  de  lnom- 
;i  avec  celui  de  l'homme  fauvage ,  & 
recherches,  fi  vous  le  pouvez,  combien, ou- 
:téehanceté ,  lès  befoins  &:  fes  mifères , 
le  premier  a  ouvert  de  nouvelles  portes  à  la 
douleur  &  à  la  mort.  Si  vous  confidérez  les 
peines  d'efprit  qui uous  confument,  les  paf- 
fions  violentes  qui  nous  épuifent  &:  nous  dé- 
foient,  les  travaux  exceflîfs  dont  les  pauvres 
iout  furchar^és ,  la  mcllefle  encore  plus  dan- 

Kiv 


223.  Notes. 

gereufe  à  laquelle  les  riches  s'abandonnent , 
&  qui  font  mourir  les  uns  de  leurs  befoins,  & 
les  autres  de  leurs  excès;  û  vous  fongez,  aux 
monftrueux  mélanges  des  alimens,  à  leurs 
pernicieux  afTaifonnsmens  ,  aux  denrées  cor- 
rompues, aux  drogues  falfîfiées,  aux  fripon- 
neries de  ceux  qui  les  vendent ,  aux  erreurs 
de  ceux  qui  les  adminiffrent ,  au  poifon  des 
yaiffeaux  dans  lefquels  on  les    prépare  ;  fi 
vous  faites  attention  aux  maladies   épidé- 
miques  engendrées  par  le  mauvais  air  parmi 
les  multitudes  d'hommes  raffemblés,  à  celles 
qu'occafîonnent  la  délicatefle  de  notre  ma- 
nière de  vivre ,  les  paffages  alternatifs  de  l'in- 
térieur de  nos  maifons  au  grand  air ,  l'ufage 
des  habillemens  pris  ou  quittés  avec  trop  peu 
de  précaution ,  &  tous  les  foins  que  notre 
fenfualité  exceffive  a  tournés  en   habitudes 
néceflaires ,  &  dont  la  négligence  ou  la  pri- 
vation nous   coûte  enluite  la  vie  ou  la  fan- 
té  >   fi  vous  mettez  en  ligne  de  compte  les 
incendies  &  les  tremblemens  de  terre ,  qui , 
confumant  ou  renverfant  des  villes  entières, 
en  font  périr  les  habitans  par  milliers  ;  en 
un  mot ,  fi  vous  réunifiez  les  dangers  que 
toutes  ces  caufes  aflemblent  continuellement 
fur  nos  têtes ,  vous  fentirez  combien  la  nature 
nous  fait  payer  cher  le  mépris  que  nous  avons 
fait  de  fes  leçons. 


Notes.  22$ 

Je  ne  répéterai  point  ici  fur  la  guerre  ce 
que  j'en  ai  dit  ailleurs  j  mais  je  voudrois  que 
les  gens  instruits  voulurent  ou  ofaffent don- 
ner une  fois  au  public  le  détail  des  horreurs 
qui  fe  commettent  dans  les  armées  par  les 
entrepreneurs  des  vivres  &  des  hôpitaux  :  on 
verroit  que  leurs  manœuvres,  non  trop  fe- 
crettes ,  par  lefquelles  les  plus  brillantes  ar- 
mées fe  fondent  en  moins  de  rien ,  font  plus 
périr  de  foldats,  que  n'eu  moiffonne  le  fer 
ennemi;  c'eft  encore  un  calcul  non  moins 
étonnant  que  celui  des  hommes  que  la  mer 
engloutit  tous  les  ans,  foit  par  la  faim  ,  foit 
par  le  feorbut,  foit  par  les  pirates,  ioit  par 
le  feu ,  foit  par  les  naufrages.  Il  eft  clair  qu'il 
faut  mettre  auffi  fur  le  compte  de  la  proprié- 
té établie  ,  &  par  conséquent  de  la  fociété  , 
les  aifaiTinats,  les  empoifonnemens,  les  vols 
de  grands  chemins,  &  les  punitions  mêmes 
de  ces  crimes, punitions  néceffaires  pour  pré- 
venir de  plus  grands  maux  ,  mais  qui,  pour 
le  meurtre  d'un  homme ,  coûtant  la  vie  à 
deux  ou  davantage ,  ne  laiffent  pas  de  dou- 
bler réellement  la  perte  de  l'efpèce  humaine* 
Combien  de  moyens  honteux  d'empêcher  la 
naifîance  des  hommes  &  de  tromper  la  na- 
ture 5  foit  par  ces  goûts  brutaux  &  dépravé? 
qui  infultem  fon  plus  charmant  ouvrage  , 

Kv 


2.i6  Notes. 

goûts  que  les  Sauvages  ni  les  animaux  ne 
connurent  jamais,  &r  qui  ne  font  nés  dans 
les  pays  policés  que  d'une  imagination  cor- 
rompue ;  foit  par  ces  avortemens  fecrets ,  di- 
gnes fruits  de  la  débauche  &  de  l'honneur 
vicieux  ;  foit  par  l'expoiîtion  ou  le  meurtre 
<Tune  multitude  d'enfans ,    victimes  de  la 
mifère  de  leurs  parens  ou  de  la  honte  bar- 
bare de  leurs  mères;  foit  enfin  par  la  muti- 
lation de  ces  malheureux  dont  une  partie  de 
l'exiitence  &  toute   la  pollérité  font  facri- 
flées  à  de  vaines  chaiifons ,  ou  ,  ce  qui  eft 
pis  encore,  à  la  brutale  jaloufîe  de  quelques 
hommes  :  mutilation   qui ,  dans  ce  dernier 
cas  outrage  doublement  la  nature  ,  &  parla 
traitement  que  reçoivent  ceux  qui  la  fouf- 
frent,  &  par  l'ufage  auquel  ils  font  defti- 
nés  'Que  feroit-ce,  fi  j'entreprenois  de  mon- 
trer Tefpcce  humaine  attaquée  dans  fa  fource 
même ,  &  jufques  dans  le  plus  faint  de  tous 
les  liens ,  où  l'on  n'ofe  plus  écouter  la  nature 
qu'après  avoir  confulté  la  fortune,  &  où,  le 
defordre  civil  confondant  les  vertus  &  les 
x'ices  ,   la  continence  devient  une  précau- 
tion criminelle  ;  &  le  refus  de  donner  la 
vie  à  fon  femblable  ,  un  acte  d'humanité? 
Mais  fans  déchirer  le  voile  qui  couvre  tant 
d'horreurs,,  contentons -nous  d'indiquer  le 


N  O    7    E    S,  227 

mal  auquel   d'autres  doivent    apporter   le 
remède. 

Qu'on  ajoute  à  tout  cela  cette  quantité 
de  métiers  mal-fains  qui  abrègent  les  jours, 
ou  détruifent  le  tempérament  ;  tels  que 
font  les  travaux  des  mines ,  les  diverfes  pré- 
parations des  métaux,  des  minéraux,  fur- 
tout  du  plomb ,  du  cuivre  ,  du  mercure ,  du 
coboit  ,  de  l'arfenic  ,  du  réalgar  ;  ces  au- 
tres métiers  périlleux  qui  coûtent  tous  les. 
jours  la  vie  à  quantité  d'ouvriers ,  les  uns 
couvreurs  ,  d'autres  charpentiers ,  d'autres 
maçons  ,  d'autres  travaillant  aux  carrières  ; 
qu'on  réiimiTe ,  dis-je ,  tous  ces  objets ,  & 
Ton  pourra  voir  dans  l'établiffement  &  la 
perfeflion  des  fociétés,  les  raifons  de  la  di- 
minution de  l'efpèce,  obfervée  par  plus  d'un 
Philoicphe. 

Le  luxe  ,  impoifible  à  prévenir  chez 
des  hommes  avides  de  leurs  propres  corn- 
moJités  cV  de  la  confédération  des  autres , 
achevé  bien-tôt  le  mal  que  les  fociétés  ont 
commencé  5  &,  fous  prétexte  de  faire  vi- 
vre les  pauvres  qu'il  n'eût  pas  fallu  faire,  il 
appauvrit  tout  le  refte ,  Sz  dépeuple  l'État 
tôt  ou  tard. 

K  vj 


228  Notes. 

Le  luxe  efl:  un  remède  beaucoup  pire  que 
le  mal  qu'il  prétend  guérir  ;  ou  plutôt  il  cil 
lui-même  le  pire  de  tous  les  maux  ,  dans 
quelque  Etat ,  grand  ou  petit  ,  que  ce  puifle 
être  ;  &  qui ,  pour  nourrir  des  foules  de 
valets  &  de  miférables  qu'il  a  faits ,  ac- 
cable &  ruine  le  laboureur  &  le  citoyen  : 
femblable  à  ces  vents  brîilans  du  midi,  qui, 
couvrant  l'herbe  &  la  verdure  d'infectes  dé- 
vorans,  ôtent  la  fubfîftance  aux  animaux 
utiles ,  &  portent  la  difette  &  la  mort  dans 
tous  les  lieux  où  ils  fe  font  fentir. 

De  la  fociété  &  du  luxe  qu'elle  engendre, 
naiflent  les  arts  libéraux  &  méchaniques ,  le 
commerce  ,  les  lettres^  &  toutes  ces  inuti- 
lités qui  font  fleurir  rindu.ftrie,  enrichiflent 
&  perdent  les  États.  La  raifon  de  ce  dépé- 
riffement  eft  très  (impie.  Il  elt  aifé  de  voir 
que ,  par  fa  nature ,  l'agriculture  doit  être  le 
moins  lucratif  de  tous  les  arts  :  parce  que 
fon  produit  étant  de  l'ufage  le  plus  indif- 
penfable  pour  tous  les  hommes ,  le  prix  en 
doit  être  proportionné  aux  facultés  des  plus 
pauvres.  Du  même  principe  on  peut  tirer 
cttee  règle ,  qu'en  générai  les  arts  font  lu- 
cratifs en  raifon  inverfe  de  leur  utilité  ,  & 
que  les  plus  néceffaires  doivent  enfin  devenir 


N  O    T   E    S.  229 

les  plus  négligés  ;  par  où  Ton  voit  ce  qu'il 
faut  penfer  des  vrais  avantages  de  l'indul* 
trie  &  de  1  effet  réel  qui  réiulte  de  les  progrès. 

Telles  font  les  caufes  fenfîbles  de  toutes 
les  mifcres  où  l'opulence  précipite  enfin  les 
nations    les    plus  admirées.    A  mefure  que 
l'induitrie  &  les  arts  s'étendent  &  fleurilTent, 
le  cultivateur  méprifé  ,  chargé  d'impôts  né- 
ceffaires  à  l'entretien  du  luxe,  &  condamné 
àpaffer  fa  vie  entre  le  travail  &  la  faim, 
abandonne  fès  champs  pour  aller  chercher 
dans  les  villes  le  pain  qu'il  y  devroit  por- 
ter. Plus  les  capitales  frappent  d'admiration 
les  yeux  llupides  du  peuple,  plus  ilfaudroit 
gémir  de  voir  les  campagnes  abandonnées, 
les  terres  en  friche,  &  les  grands  chemins 
inondés   de   malheureux   citoyens   devenus 
mendians  ou  voleurs  ,  &  devinés  à  finir  un 
jour  leur  mifère  fur  la  roue  ou  fur  un  fu- 
mier.   C'eit.  ainfi   que  l'Etat ,  s'enrichiffant 
d'un  côté ,  s'affoiblit  &  fe  dépeuple  de  l'au- 
tre ,  &  que  les  plus  puilTantes  monarchies, 
après  bien  des  travaux  pour  fe  rendre  opu- 
lentes &  délertes ,  finiifent  par  devenir  la 
proie  des  nations  pauvres  qui  fuccombent  à 
la  funcftc  tentation  de  les  envahir,  &  qui 
sj'enrichiffent  &  s'aifoiblifTent  à- leur  tour  juf- 


4>ê  Notes. 

qu'à  ce  qu'elles  foient  elles-mêmes  envahies 
&  détruites  par  d'autres. 

Qu'on  daigne  nous  expliquer  une  fois  ce 
qui  avoit  pu  produire  ces  nuées  de  barbares 
qui ,  durant  tant  de  ficelés  ,  ont  inondé  l'Eu- 
rope ,  l'Afie  &    l'Afrique.    Étoit-ce  à  l'in- 
duftrie  de  leurs  arts  ,  à  la  fagefle  de  leurs 
loix,  à  l'excellence  de  leur  police  ,  qu'ils  dé- 
voient cette   prodigieufe  population  ?  Que 
nos  fçavans  veuillent  bien  nous  dire  pour- 
quoi, loin  de  multiplier  à  ce  point,  ces  hom- 
mes féroces  &:  brutaux,  fans  lumière  ,  fans 
frein  ,  fans  éducation,  ne  s'entr'égorgeoient 
pas  tous  à  chaque  inftant ,  pour  fe  difputer 
leur  pâture  ou  leur  chatte.  Qu'ils  nous  expli- 
quent comment  ces  miférables  onc  eu  feu- 
lement la  hardieffe  de  regarder  en  face  de 
fî  habiles  gens  que  nous  étions ,  avec  une 
fi  belle  difeipline  militaire  ,  de  fi  beaux  co- 
des ,  &  de  fi  fages  loix  :  enfin  pourquoi ,  de- 
puis que  la  fociété  s'eft  perfectionnée  dans 
les  pays  du  nord ,  &  qu'on  y  a  tant  pris  de 
peine  pour  apprendre  aux  hommes  leurs  de- 
voirs mutuels  &  l'art  de  vivre  agréablement 
&  paisiblement  enfemble,  on  n'en  voit  plus 
rien  fortir   de  femblable  à  ces  multitudes 
d'hommes  qu'il  produifoit  autrefois.  J'ai  bien 


Notes.  2.3 1 

peur  que  quelqu'un  ne  s'avife  à  la  fin  de  me 
répondre  que  routes  ces  grandes  chofes ,  fçu- 
voir  les  arts,  les  feiences  &  les  loix,  ont  été 
très  fagement  inventées  par  les  hommes, 
comme  une  pelle  ialutairepour  prévenir  l'ex- 
ceflive  multiplication  de  l'eipèce,  de  peur 
que  ce  monde,  qui  nouseit  deiliné,  ne  devînt 
à  la  fin  trop  petit  pour  Tes  habitans. 

Quoi  donc!  Faut-il  détruire  les  fociétés  > 
anéantir  le  tien  &  le  mien ,  Se  retourner  vivre 
dans  les  forêts  avec  les  ours?  Conféquence  à 
la  manière  de  mes  adverfaires,  que  j'aime 
autant  prévenir  que  de  leur  laifîer  la  honte  de 
la  tirer.  O  vous ,  à  qui  la  voix  célefte  ne  s'eft 
point  fait  entendre,  &  qui  ne  reconnoifîez 
pour  votre  elpèce  d'autre  deftination  que 
d'achever  en  paix  cette  courte  vie  5  vous  qui 
pouvez  lai/Ter  au  milieu  des  villes  vos  fu- 
neftes  acquittions ,  vos  defirs  inquiets ,  vos 
cœurs  corrompus  &  vos  efprits  effrénés,  re- 
prenez, puifqu'il  dépend  de  vous ,  votre  an- 
tique &  première  innocence  ;  allez  dans  les 
bois  perdre  la  vue  &  la  mémoire  des  crimes 
de  vos  contemporains,  &  ne  craignez  point 
d'avilir  votre  efpèce  ,  en  renonçant  à  fes  lu- 
mières pour  renoncer  à  fes  vices.  Quant  aux 
hommes  femblables  à  moi ,  dont  les  paillons 


2J2  N  O    T    E   S. 

ont  détruit  pour  toujours  l'originelle  /Impli- 
cite ,  qui  ne  peuvent  plus  fe  nourrir  d'herbe 
&  de  glands,  ni  fe  pafler  de  loix  &  de  chefs  ; 
ceux  qui  furent  honorés  dans  leur  premier 
père  de  leçons  furnaturelles;  ceux  qui  ver- 
ront dans  l'intention  de  donner  d'abord  aux 
actions    humaines    une    moralité    qu'elles 
n'euflent  de  long -temps  acquife,  la  raifon 
d'un  précepte  indifférent  par  lui-même   & 
inexplicable  dans  tout  autre  fyftème;  ceux ,  e?» 
un  mot,  qui  font  convaincus  que  la  voix  di- 
vine appella  tout  le  genre  humain  aux  lumiè- 
res Se  au  bonheur  des  céîeftcs  intelligences  ; 
tous    ceux-là  tacheront ,  par  l'exercice  des 
vertus  qu'ils  s'obligent  à  pratiquer  en  appre- 
nant à  les  connoître ,  à  mériter  le  prix  éternel 
qu'ils  en  doivent  attendre;  ils  refpecteront  lés 
facrés  liens  des  fociétés  dont  ils  font  les  mem- 
bres ;  ils  aimeront  leurs  femblables  &  les  fer- 
virent  de  tout  leur  pouvoir;  ils  obéiront  feru- 
puleufement  aux  loix  &r  aux  hommes  qui  en 
font  les  auteurs  &  les  minières;  ils  honore- 
ront furtout  les  bons  &  fages  Princes  qui 
fçauront  prévenir,  guérir  ou  pallier  cette  fou- 
le d'abus  &rde  maux  toujours  prêts  à  nous  ac- 
cabler; ils  animèrent  le  zèle  de  ces  dignes 
chefs,  en  leur  montrant  fans  crainte  &  fans 
flatterie  la  grandeur  de  leur  tâche  &  la  rigueur 


Notes,  233 

de  leur  devoir:  mais  ils  n'en  mépriferont  pas 
moins  une  constitution  qui  ne  peut  Te  main* 
tenir  qu'à  l'aide  de  tant  de  gens  refpedta- 
bles  qu'on  defire  plus  fouvent  qu'on  ne  les 
obtient,  &  de  laquelle,  malgré  tous  leurs 
foins  ,  naiffent  toujours  plus  de  calamités 
réelles  que  d'avantages  apparens. 

Page  97. 

(  *  3.  )  Parmi  les  hommes  que  nous  con- 
noiffons,  ou  par  nous-mêmes,  ou  par  les 
hiftoriens ,  ou  par  les  voyageurs,  les  uns  font 
noiis,  les  autres  blancs,  les  autres  rouges} 
les  uns  portent  de  longs  cheveux,  les   au- 
tres n'ont  que  de  la  laine  f'rifée  ;  les   uns 
font  preique    tout   velus ,  les   autres  n'ont 
pas  même   de   barbe  5   il  y  a  eu   &  il  y  a 
peut-être    encore    des     nations    d'hommes 
d'une  taille  gigantefque,  & ,  laiflant  à  part 
la  fable  desPygmées,  qui  peut  bien  n'être 
qu'une  exagération,  on  fçait  que  les  Lap- 
pons  &  fur-tout  les  Groënlandois  font  fort 
au-deffous  de  la  taille  moyenne  de  l'hom- 
me 5  on  prétend  même   qu'il  y  a  des  peu- 
ples entiers  qui  ont  des  queues  comme  les 
quadrupèdes;  &,  fans  ajouter  une  foi  aveu- 
gle aux  relations  d'Hérodote  &  de  Ctéfîas , 


2^4  Notes. 

on  en  peut  du  moins  tirer  cette  opinion 
très  vraifemblable ,  que ,  fi  l'on  avoit  pu  faire 
de  bonnes  observations  dans  ces  temps  an- 
ciens, où  les  peuples  divers  fui  voient  des 
manières  de  vivre  plus  différentes  entr'elles 
qu'ils  ne  font  aujourd'hui ,  on  y  auroit  auflî 
remarqué,  dans  la  figure  Se  dans  l'habitude 
du  corps ,  des  variétés  beaucoup  plus  frap- 
pantes. Tous  ces  faits  ,  dont  il  eft  aifé  de 
fournir  des  preuves  inconteltables ,  ne  peu- 
vent furprendre  que  ceux  qui  font  accou- 
tumés à  ne  regarder  que  les  objets  qui  les 
environnent,  &  qui  ignorent  les  puiflans 
effets  de  la  diverfïté  des  climats ,  de  l'air , 
des  alimens ,  de  la  manière  de  vivre  ,  des 
habitudes  en  général ,  &  fur- tout  la  fores 
étonnante  des  mêmes  caufes ,  quand  elles 
agiflent  continuellement  fur  de  longues  fui- 
tes de  générations.  Aujourd'hui  quelecom. 
merce,  les  voyages  &  les  conquêtes  réu- 
nifient davantage  les  peuples  divers,  8c  que 
leurs  manières  de  vivre  fe  rapprochent  fans 
ceiTc  par  la  fréquente  communication ,  on 
s'apperçoit  que  certaines  différences  natio- 
nales ont  diminué  ;  &,  par  exemple,  chacun 
peut  remarquer  que  les  François  d'aujour- 
d'hui ne  font  plus  ces  grands  corps  blancs 
&  blonds  décrits  par  les  hiitonens  Latins, 


Notes,  23; 

quoique  le  temps,  joint  au  mélange  des  Francs 
&  des  Normands,  blancs  &  blonds  eux- 
mêmes,  eût  dû  rétablir  ce  que  la  fréquen- 
tation des  Romains  avoit  pu  ôter  à  l'in- 
fluence du  climat ,  dans  la  conftitution  na- 
turelle &  le  teint  des  habitans.  Toutes  ces 
obfervations  fur  les  variétés  que  mille  cau- 
fes  peuvent  produire  &  ont  produites  en 
effet  dans  l'efpèce  humaine ,  me  font  dou- 
ter fî  divers  animaux  femblables  aux  hom- 
mes, pris  par  les  voyageurs  pour  des  bêtes 
fans  beaucoup  d'examen ,  ou  à  caufe  de 
quelques  différences  qu'ils  remarquoientdans 
la  conformation  extérieure,  ou  feulement 
parce  que  ces  animaux  ne  parloient  pas  , 
ne  feroient  point  en  effet  de  véritables  hom- 
mes fauvages ,  dont  la  race  difperfée  ancien- 
nement dans  les  bois  n'avoit  eu  occafîon 
de  développer  aucune  de  fes  facultés  vir- 
tuelles, n'avoit  acquis  aucun  degré  de  per- 
fection ,  &  fe  trouvoit  encore  dans  l'état 
primitif  de  nature.  Donnons  un  exemple  de 
ce  que  je  veux  dire. 

«  On  trouve,  dit  le  traducteur  de  l'Hi£- 
»  toire  des  voyages ,  dans  le  royaume  de 
a>  Congo  quantité  de  grands  animaux  qu'on 
»  nomme  Orang-Ow.ang  aux  Indes  Orienta- 


2-}6  JV  o  t  e  s. 

»  les  ;  qui  tiennent  comme  le  milieu  entre 
3'  l'efpèce  humaine  &  les  Babouins.  Battel 
»  raconte  que  dans  les  forêts  de  Mayomba , 
=»  au  royaume  de  Loango,  on  voit  deux  for- 
*»  tes  de  monftres  dont  les  plus  grands  fe 
=»  nomment  Pongos  8c  les  autres  Enjokos.  Les 
^  premiers  ont  une  reffemblance  exacte  avec 
=»  l'homme  ;  mais  ils  font  beaucoup  plus 
=»  gros,  &  de  fort  haute  taille.  Avec  un  vi- 
=>  fage  humain ,  ils  ont  les  yeux  enfoncés. 
»  Leurs  mains  ,  leurs  joues ,  leurs  oreilles 
3ifont  fans  poils,  à  l'exception  des  fourcils 
33  qu'ils  ont  fort  longs:  quoiqu'ils  aient  le 
=»  refte  du  corps  affez  velu ,  le  poil  n'en  eft 
=»  pas  fort  épais,  &  fa  couleur  eft  brune. 
*>  Enfin  la  feule  partie  qui  les  diftingue  des 
»  hommes  eft  la  jambe  qu'ils  ont  fans  mol- 
•c  let.  Ils  marchent  droit  en  fe  tenant  de  la 
»  main  le  poil  du  cou  ;  leur  retraite  eft  dans 
a>  les  bois  i  ils  dorment  lur  les  arbres,  Se  s'y 
=>  font  une  efpece  de  toit  qui  les  met  à  cou- 
»vert  de  la  pluie.  Leurs  alimens  font  des 
»  fruits  ou  des  noix  fauvages.  Jamais  ils  ne 
'>  mangent  de  chair.  L'ufage  des  Nègres 
=»  qui  traverfent  les  forêts ,  eft  dJy  allumer 
s»  des  feux  pendant  la  nuit.  Ils  remarquent 
»  que  ,  le  matin  ,  à  leur  départ ,  les  Pongos 
=>  prennent  leur    place  autour  du   feu  ,  8s 


Notes.  237 

»  ne  fe  retirent  pas  qu'il  ne  foit  éteint  :  car 
3j  avec  beaucoup  d'adrefle ,  ils  n'ont  point 
»  aflfez  de  fens  pour  l'entretenir  en  y  appor- 
a*  tant  du  bois. 

■»  Ils  marchent  quelquefois  en  troupes  & 
»  tuent  les  Nègres  qui  traverfent  les  forêts. 
»>  Ils   tombent   même  fur  les   éléphans  qui 
«  viennent  paître  dans  lis  lieux  qu'ils  ha- 
*>  bitent,  &  les  incommodent  fi  fort  à  coups 
»  de  poing  ou  de  bâtons,  qu'ils  les  forcent 
«  à  prendre  la   fuite   en    pouffant  des  cris. 
33  On   ne  prend  jamais  de  Pongos  en  vie, 
«  parce    qu'ils    font    fi  robuftes ,    que  dix 
=»  hommes  ne  fufnroient  pas  pour  les  arrê- 
3>  ter  :  mais  les  Nègres  en  prennent   quan- 
»  tité  de  jeunes ,  après  avoir  tué  la  mère , 
3'  au   corps    de   laquelle  le  petit   s'attache 
«fortement.    Lorfqu'un    de   ces    animaux 
3>  meurt  ,    les    autres   couvrent    fon   corps 
3>  d'un  amas  de  branches  ik  de  feuillages. 
»  Purchafs  ajoute  que   dans   les    converfa- 
3>  tions  qu'il  avoit  eues  avec  Battel ,  il  avoir. 
3>  appris  de  lui-même,  qu'un  Pongo  lui  en- 
35  leva   un   petit   Nègre  qui  pafïa  un  mois 
3>  entier    dans  la  fociété   de  ces  animaux  ; 
3' car  ils  ne  font  aucun   mal  aux  hommes 
10  qu'ds  furprennent,  du  moins  lorfque  ceux- 


238  Notes, 

»>  ci  ne  les  regardent  point  ,  comme  le  pe- 
»>  tit  Nègre  l'avoit  obfervé.  Battel  n'a  point 
»  décrit  la  féconde  efpcce  de  monftre. 

»>  Dapper  confirme  que  le  royaume  de 
»  Congo  eft  plein  de  ces  animaux  qui  por- 
=»  tenc  aux  Indes  le  nom  d'Orang-Outang , 
»  c'eft-à-dire ,  habitans  des  bois ,  &:  que 
»>  les  Africains  nomment  Quojas  -  Morros. 
=»  Cette  bête  ,  dit-il ,  eit  11  femblableàl'hom- 
»  me ,  qu'il  eft  tombé  dans  l'efprit  à  quel- 
ques voyageurs,  qu'elle  pouvoit  être  for- 
»  tie  d'une  femme  &:  d'un  linge  :  chimère 
=»  que  les  Nègres  mêmes  rejettent.  Un  de  ces 
=>  animaux  fut  tranfporté  de  Congo  en  Hol- 
33  lande  &  préfenté  au  Prince  d'Orange  Fré- 
*>déric  Henri.  Il  étoit  de  la  hauteur  d'un 
a»  enfant  de  trois  ans  &  d'un  embonpoint 
3> médiocre,  mais  quarré  &  bien  propor- 
»j  tionné ,  fort  agile  &  fort  vif  ;  les  jambes 
=»  charnues  &  robuftes,  tout  le  devant  du 
=»  corps  nud,  mais  le  derrière  couvert  de 
a>  poils  noirs.  A  la  première  vue  ,  fon  vifa- 
«  ge  relTembloit  à  celui  d'un  homme,  mais 
=>  il  avoit  le  nez  plat  8c  recourbé  ;  fes  oreil- 
=>  les  étoient  auflï  celles  de  l'efpècç  humai- 
3>  ne  ;  fon  fein  ,  car  c'étoit  une  femelle  , 
«étoit    potelé,   fon    nombril  enfoncé,  fes 


Notes.  239 

»  épaules  fort  bien  jointes  ,  les  mains  divi- 
«  fées  en  doigts  &  en  pouces,   fes  mollets 
a»  &  fes  talons  gras  &  charnus.  Il  marchoit 
*>  fouvent  droit  fur  fes  jambes  ;   il  étoit  ca- 
=»  pable  de  lever  &  porter  des  fardeaux  af- 
35  fez  lourds.  Lorfqu'il  vouloit  boire,  il  pre- 
»>  noit,  d'une  main ,  le  couvercle  du  pot,  &: 
«  tenoitlefond,de  l'autre.  Enfuiteil  s'effuyoit 
03  gracieufement  les  lèvres.  Il   fe  couchoit , 
m  pour  dormir ,  la  tête  fur  un    couffin ,  fe 
m  couvrant  avec   tant  d'adreffe  qu'on  l'au- 
=»  roit  pris  pour  un  homme  au  lit.  Les  Ne- 
»  grès  font  d'étranges  récits  de  cet  animal. 
û  Ils   afïurent    non  -  feulement    qu'il    force 
-*>  les  femmes   &    les  filles ,  mais   qu'il    ofe 
•35  attaquer  des  hommes  armés  ;  en  un  mot 
oi  il  y  a  beaucoup  d'apparence  que  c'eft  le 
m  Satyre  des  anciens.  Merolla  ne  parle  peut- 
=>  être  que  de  ces  animaux ,  lorfqu'il  racon- 
«  te   que  les  Nègres  prennent  quelquefois 
=>  dans  leurs  chafles  des  hommes  &  des  fem- 
pj  mes  fauvages  »j 

Il  eft  encore  parlé  de  ces  efpèces  d'ani- 
maux Anthropoformes  dans  le  troifîeme 
tome  de  la  même  hiftoire  des  voyages  fous 
le  nom  de  Begços  &  de  Mandrills;  mais  pour 
nous  en  tenir  aux  relations  précédentes ,  on 


240  Notes. 

trouve  dan-,  la  defcription  de  ces  prérendus 
monitrcs  des  conformités  frappantes  avec 
l'efpcce  humaine,  &  des  différences  moin- 
dres que  celles  qu  en  courroie  affigner  d'hom- 
me à  homme.  On  ne  voit  |  qijrit  dans  ces 
paiTages  les  raiïons  fur  lesquelles  les  au- 
teurs fe  fondent  pour  refuiî  aux  animaux 
en  quelVon  le  nom  d'Jv  urnes  fauvages; 
mais  il  eft  ailé  de  conjecturer  que  c'eit  à 
caufe  de  ieur  ftupidité ,  &  «ulfi  ►arce  qu'ils 
ne  partaient  pas:  raifons  foibj--.  pour  ceux 
qui  fçavent  que,  quoique  l'organe  de  la  pa- 
role foit  naturel  à  l'homme,  la  parole  elle- 
même  ne  lui  efc  pourtant  pas  naturelle,  & 
qui  connoilfent  jufqu'à  quel  point  la  perfec- 
tibilité peut  avoir  élevé  l'homme  civil  au- 
delfus  de  fon  état  originel.  Le  petit  nom- 
bre de  lignes  que  contiennent  ces  deferip- 
tions  nous  peut  faire  juger  combien  ces  ani- 
maux ont  été  mal  obfervés  &  avec  quels 
préjugés  ils  ont  été  vus.  Par  exemple,  ils 
font  qualifiés  de  monftres ,  &  cependant  on 
convient  qu'ils  engendrent.  Dans  un  endroit 
Battel  dit  que  les  Pongos  tuent  les  Nègres 
qui  traverfent  les  forêts:  dans  un  autre  Pur- 
chafs  ajoute  qu'ils  ne  leur  font  aucun  mal  , 
même  quand  ils  les  furprennenti  du-  moins 
.lorfque  les  Nègres  ne  s'attachent  pas  à  les 

regarder. 


N  O  t  E  s,  241 

regarder.  Les  Pongos  s'affemblent  autour  des 
feux  allumés  par  les  Nègres  ,  quand  ceux- 
ci  fe  retirent;    &  fe  retirent   à   leur  tour , 
quand  le  feu  eft  éteint  :  voilà  le  fait  ;  voici 
maintenant  le    commentaire   de  l'obferva- 
teur  ;  car  avec  beaucoup  d'adrejfe ,  ils  n'ont  pas 
ajjèi  de  fens  -pour  l'entretenir  en  y  apportant  du 
bois.  Je  voudrois  deviner  comment  Battel  , 
ou  Purchafs  Ton  compilateur,  a  pu  fçavoir 
que  la  retraite  des  Pongos  étoit  un  effet  de 
leur  bétife  plutôt  que  de  leur  volonté.  Dans 
un  climat  tel  que  Loango  >  le  feu  n'eft  pas 
une  chofe  fort  néceflaire  aux  animaux,  & 
û  les  Nègres  en  allument,  c'eft  moins  con- 
tre  le   froid  que  pour    effrayer    les    bêtes 
féroces;  il    eft  donc    très   fîmple    qu'après 
avoir  été  quelque  temps  réjouis  par  la  flam- 
me ou  s'être  bien  réchauffes  ,  les   Pongos 
s'ennuient  de  relier   toujours  à  la   même 
place ,  &  s'en  aillent  à  leur  pâture ,  qui  de- 
mande plus  de  temps  que  s'ils  mangeoient 
de  la  chair.  D'ailleurs ,  on  fçait  que  la  plu- 
part des  animaux ,  fans  en  excepter  l'hom- 
me ,  font  naturellement  pareiTeux ,  &  qu'ils 
fe  refufent  à  toutes  fortes  de  foins  qui  ne 
font  pas  d'une  abfolue  néceflîté.  Enfin  il  pa- 
roît  fort  étrange  que  les  Pongos  dont  on  van- 
te l'adrefle  &  la  force  ;  les  Pongos  qui  fçavent 
Tome  Illt  L 


2^i  Notes. 

emerrer  leurs  morts  &  fe  faire  des  toits  de 
branchages ,  ne  (cachent  pas  pouffer  des 
tifons  dans  le  feu.  Je  me  fouviens  d'avoir 
vu  un  lînge  faire  cette  même  manœuvre 
qu'on  ne  veut  pas  que  les  Pongos  puiffent 
faire;  il  eft  vrai  que,  mes  idées  n'étant  pas 
alors  tournées  de  ce  côté ,  je  fis  moi-même 
la  faute  que  je  reproche  à  nos  voyageurs , 
&  je  négligeai  d'examiner  iï  l'intention  du 
fînge  étoit  en  effet  d'entretenir  le  feu,  ou 
iîmplement,  comme  je  crois,  d'imiter  l'ac- 
tion d'un  homme.  Quoi  qu'il  en  foit ,  il  eit 
bien  démontré  que  le  fînge  n'eft  pas  une  va- 
riété de  l'homme  ,  non-feulement  parce  qu'il 
eft  privé  de  la  faculté  de  parler,  mais  fur- 
tout  parce  qu'on  eft  fur  que  fon  efpèce  n'a 
point  celle  de  fe  perfectionner  ,  qui  eft  le  ca- 
ractère fpécifique  de  l'efpèce  humaine  :  expé- 
riences qui  ne  paroilfent  pas  avoir  été  faites 
fur  le  Pongos  &  l'Orang-Outang  avec  affes 
de  foin  pour  en  pouvoir  tirer  la  même  con- 
clufion.  il  y  auroit  pourtant  un  moyen  par 
lequel ,  f]  l'Orang-Outang  ou  d'autres  étoient 
de  l'efpèce  humaine,  les  obfervateurs  les 
plus  greffiers  pourroient  s'en  affurer  même 
avec  démonftration  s  mais  outre  qu'une  feule 
génération  ne  fuffiroit  pas  pour  cette  expé- 
rience ,  elle  doit  pafler  pour  impraticable  * 


Notes.  243 

parce  qu'il  faudroit  que  ce  qui  n'eft  qu'une 
fuppofïtion  fût  démontré  vrai,  avant  que 
l'épreuve  qui  devroit  conftater  le  fait,  pût 
être  tentée  innocemment. 

Les  jugemens  précipités ,  &  qui  ne  font 
point  le  fruit  d'une  raifon  éclairée ,  font  fu- 
jets  à  donner  dans  l'excès.  Nos  voyageurs 
font  fans  fa^on  des  bêtes ,  fous  les  noms  de 
Pongos ,  de  Mandrills,  d'Orang-Outang ,  de 
ces  mêmes  êtres  dont ,  fous  le  nom  de  Sa- 
tyres ,  de  Faunes,  de  Sïlvains ,  les  anciens 
faifoient  des  Divinités.  Peut-être,  après  des 
recherches  plus  exactes ,  trouvera-t-on  que 
ce  font  des  hommes.  En  attendant ,  il  me  pa- 
roit  qu'il  y  a  bien  autant  de  raifon  de  s'en 
rapporter  là-delTus  à  Merolla,  Religieux  let- 
tré ,  témoin  oculaire  ,  &  qui ,  avec  toute  fa 
naïveté,  ne  laiflbit  pas  d'être  homme  def- 
prit,  qu'au  marchand  Battel,  à  Dapper,  à 
Purchafs ,  &  aux  autres  compilateurs. 

Quel  jugement  penfe-t-on  qu'euffent  por- 
té de  pareils  obfervateurs  fur  l'enfant  trou- 
vé en  1694,  dont  j'ai  déjà  parlé  ci-devant, 
qui  ne  donnoit  aucune  marque  de  raifon , 
marchoit  fur  fes  pieds  &  fur  fes  mains, n'a- 
voit  aucun  langage  &  formoit  des  ions  qui 
ne  reiTembloient  en  rien  à  ceux  à'un  hom~ 

i.ij 


244  Notes, 

me.  Il  fut  long-temps,  continue  le  même  Phi- 
lofophe  qui  me  fournit  ce  fait ,  avant  de 
pouvoir  proférer  quelques  paroles  j  encore  le 
rit-il  d'une  manière  barbare.  Auffi-tot  qu'il 
put  parler,  on  l'interrogea  fur  fon  premier 
état;  mais  il  ne  s'en  fouvint  non  plus  que 
nous  nous  fouvenons  de  ce  qui  nous  eft  ar- 
rivé au  berceau.  Si,  malheureufement  pour 
lui,  cet  enfant  fût  tombé  dans  les  mains  de 
nos  voyageurs,  on  ne  peut  douter  qu'après 
avoir  remarqué  fon  filence  &  fa  ftupidité, 
ils  n'eufTent  pris  le  parti  de  le  renvoyer  dans 
les  bois  ou  de  l'enfermer  dans  une  ménage- 
rie ;  après  quoi  ils  en  auroient  fçavamment 
parlé  dans  de  belles  relations ,  comme  d'une 
bête  fort  curieufe  qui  reflembioit  allez  à 
l'homme. 

Depuis  trois  ou  quatre  cents  ans  que  les 
habitans  de  l'Europe  inondent  les  autres 
parties  du  monde  ,  &  publient  fans  ceiTe 
de  nouveaux  recueils  de  voyages  &  de  re- 
lations ,  je  fuis  perfuadé  que  nous  ne  con- 
noilfons  d'hommes  que  les  feuls  Européens  ; 
encore  paroît-il,  aux  préjugés  ridicules  qui 
ne  font  pas  éteints,  même  parmi  les  gens 
4e  lettres,  que  chacun  ne  fait  guères,  fous 
le  nom  pompeux  d/étude  de  l'homme ,  que 


JV  O    T   E  S.  24; 

celle  des  hommes  de  Ton  pavs.  Les  parti- 
culiers ont   beau  aller  &  venir,  il  femblc 
que  la  philofophie  ne  voyage  point:  auflî 
celle  de   chaque  peuple  elt  -  elle  peu  pro- 
pre  pour    un  autre.  La   caufe  de  ceci   eft 
manifefte,  au  moins  pour  les  contrées  éloi- 
gnées :  il  n'y  a    guères   que   quatre    fortes 
d'hommes    qui  fafTent  des  voyages  de  long 
cours,  les  marins,  les  marchands  ,  les  fol- 
dats  &    les   miffionnaires;  or   on  ne    doit 
guères   s'attendre    que    les  trois   premières 
clafles  fournilfent  de  bons  obfervateurs  ;  & 
quant  à  ceux  de  la  quatrième ,  occupés  de 
la  vocation  fublime  qui  les  appelle ,  quand 
ils   ne   feraient    pas  iujets  à  des    préjugés 
d'état  comme  tous  les  autres ,  on  doit  croi- 
re qu'ils  ne   le  livreraient  pas  volontiers  à 
des  recherches  qui   paroifTent  de  pure  cu- 
jiofîté ,  &  qui   les  détourneraient  des  tra- 
vaux plus  importans  auxquels   ils  fe  defti- 
nent.    D'ailleurs,   pour   prêcher   utilement 
l'Evangile,  il  ne  faut  que  du  zèle,  &  Dieo 
donne  le  refte;  mais  pour  étudier  les  hom- 
mes, il  faut  des  talens  que  Dieu  ne  s'en- 
gage à   donner  à  perfonne  &  qui  ne  fonj. 
pas  toujours  le  partage  des  faints.  On  n'ou- 
vre pas  un  livre  de  voyage  où  l'on  ne  trou- 
ve des  defcriptions  de  caractères  &  de  mœurs  j 

L  iij 


2^6  Notes. 

mais  on  eft  tout  étonné  d'y  voir  que  ces 
gens  qui  ont  tant  décrit  de  chofes,  n'ont 
dit  que  ce  que  chacun  fçavoit  déjà,  n'ont 
fçu  appercevoir  à  l'autre  bout  du  monde , 
que  ce  qu'il  n'eût  tenu  qu'à  eux  de  remar- 
quer fans  fortir  de  leur  rue ,  &  que  ces 
traits  vrais  qui  diftinguent  les  nations  & 
qui  frappent  les  yeux  faits  pour  voir ,  ont 
prefque  toujours  échappé  aux  leurs.  De-là 
eft  venu  ce  bel  adage  de  Morale,  lî  rebattu 
par  la  tourbe  philofophefque  :  que  les  hom- 
mes font  par-tout  les  mêmes  ;  qu'ayant 
par- tout  les  mêmes  pafïions  &  les  mê- 
mes vices,  il  eft  aftez  inutile  de  chercher 
à  caraclérifer  les  différens  peuples  ;  ce  qui 
eft  à -peu -près  auffi  bien  raifonné  que 
iï  l'on  difoit  qu'on  ne  fçauroit  diftinguer 
Pierre  d'avec  Jacques ,  parce  qu'ils  ont 
tous  deux  un  nez ,  une  bouche  &  des  yeux. 

Ne  verra-t-on  jamais  renaître  ces  temps 
heureux  où  les  peuples  ne  fe  mêloient  point 
de  philofopher ,  mais  où  les  Platon ,  les 
Thaïes  &  les  Pythagore ,  épris  d'un  ardent 
defir  de  fçavoir ,  entreprenoient  les  plus 
grands  voyages,  uniquement  pour  s'inftrui- 
re ,  &  alloient  au  loin  fecouer  le  joug  des 
préjugés  nationaux,  apprendre  à  connoître 


JV   O    T    E   S.  2^7 

es  hommes  par  leurs  conformités  &  par 
leurs  différences,  &  acquérir  ces  connoif- 
fances  univerfelles  qui  ne  font  point  celles 
d'un  fiécle  ou  d'un  pays  exclusivement  , 
mais  qui ,  étant  de  tous  les  temps  &  de  tous 
les  lieux,  font,  pour  ainii  dire,  la  feienec 
commune  des  fages. 

On  admire  la  magnificence  de  quelques 
curieux  qui  ont  fait  ou  fait  faire  à  grands 
frais  des  voyages  en  Orient  avec  des  fça- 
vans  &  des  Peintres ,  pour  y  deffiner  des 
mâfures  &  déchiffrer  ou  copier  ucî  rnfcnp- 
tions:  maïs  j'ai  peine  à  concevoir  comment:,' 
dans  un  fiécle  où  l'on  fe  pique  de  belles 
connoiffances,  il  ne  fe  trouve  pas  deux  hom- 
mes bien  unis,  riches,  l'un  en  argent,  l'au- 
tre en  génie  5  tous  deux  aimant  la  gloire  & 
afpirant  à  l'immortalité,  dont  l'un  lac  rifle 
vingt  mille  écus  de  fon  bien ,  &  l'autre  dix 
ans  de  fa  vie  à  un  célèbre  voyage  autour 
du  monde,  pour  y  étudier,  non  toujours 
des  pierres  &  des  plantes,  mais  une  fois  les 
hommes  &  les  moeurs,  &  qui,  après  tant 
de  fiécles  employés  à  mefurer  &  considérer 
la  mai  fon  ,  s'avifent  enfin  d'en  vouloir  con- 
noître  leshabitans. 

Liv 


2$$  Notes. 

Les  Académiciens  qui  ont  parcouru  les 
parties  feptentrionales   de  l'Europe   &  mé- 
ridionales de  l'Amérique,  avoient  plus  pour 
objet  de  lesvifîter  en  Géomètres  qu'en  Phi- 
îofophes.    Cependant,  comme  ils  étoient  à 
la  fois  l'un  &  l'autre  ,  on  ne  peut  pas  re- 
garder comme  tout-à  fait  inconnues  les  ré- 
gions qui  ont  été  vues  &  décrites   par  les 
La  Condamine  &  les  Maupertuis.  Le  jouail- 
lier  Chardin,  qui  a  voyagé  comme  Platon, 
n'a  rien  laiiïe  à  dire  fur  la  Perfe  5  la  Chine 
paroît   avoir  été  bien  obiervée  par  les  Jé- 
fuites.  Esnipfbr  donne  une  idée  paffable  du 
peu  qu'il  a  vu  dans  le  Japon.  A  ces  rela- 
tions  près,  nous  ne  connoiflbns  point  les 
peuples    des   Indes  orientales ,   fréquentées 
uniquement  par  des    Européens    plus    cu- 
rieux de  remplir  leurs  bourfes  que  leurs  tê- 
tes. L'Afrique  entière  &  fes  nombreux  ha- 
bitans,    auflfi    finguliers  par  leur   caractère 
que  par  leur  couleur,  font  encore  à  exami- 
ner ;  toute  la  terre  eft  couverte  de  nations 
dont  nous  ne  connoiflons  que  les  noms ,  & 
nous    nous    mêlons  de  juger  le  genre  hu- 
main !  Suppofons  un  Montefquieu,un  Burfon, 
un  Diderot,   un  Duclos ,  un   d'Alembert , 
un  Condillac ,    ou    des    hommes    de  cette 
trempe ,  voyageant  pour  inftruire  leurs  corn- 


Notes.  249 

patriotes  ,  obfervant  &   décrivant    comme 
ils  fçavent  faire,  la  Turquie,  l'Egypte,  la 
Barbarie,  l'Empire  de  Maroc,  la  Guinée, 
le  pays  des  Caffres,  l'intérieur  de  l'Afrique 
&  fes  cotes  orientales ,  les  Malabares ,  le 
Mogol ,  les  rives  du  Gange ,  les   royaumes 
de  Siam,  de   Pégu  &  d'Ava,  la  Chine,  la 
Tartarie,  &  fur-tout  le  Japon  5    puis  dans 
l'autre  hémifphère   le  Mexique,  le  Pérou, 
le  Chili ,    les  Terres   Magclîaniques ,    fans 
oublier  les  Patagons  vrais  ou  faux,  le  Tu- 
cuman  ,   le    Paraguai  ,    s'il    étoit  poffible , 
le    Bréfïl  ,  enfin  les  Caraïbes,  la  Floride, 
&   toutes  les    contrées  fauvages  ,    voyage 
le  plus  important   de    tous   &    celui    qu'il 
faudroit  faire  avec  le  plus  de  foin  ;  fuppo- 
fons  que  ces   nouveaux   Hercules ,    de   re- 
tour de  ces  courfes  mémorables ,  fi  fient  en- 
fuite  à  loifir  l'hiftoire  naturelle ,   morale  & 
politique   de  ce   qu'ils  auroient  vu ,    nous 
verrions  nous-mêmes  fortir  un  Monde  nou- 
veau de  defious  leur  plume,   &   nous  ap- 
prendrions ainfi  à  connoître  le  nôtre.  Je  dis 
que,  quand  de  pareils  obfcrvateurs  affirme- 
ront   d'un  tel  animal  que  c'eft  un  homme, 
&  d'un  autre  que  c'efi:  une  bête,  il  faudra 
les   en    croire  ;  mais  ce  feroit   une   grande 
implicite  de  s'en  rapporter  là-deflus  à  des 

Lv 


ayo  Notes. 

voyageurs  grofllers ,  fur  lefqucls  on  feroit 
quelquefois  tenté  de  faire  la  même  queftion 
qu'ils  fe  mêlent  de  réfoudre  fur  d'autres 
animaux. 

Page  <?S. 

(*p.  )  Cela  me  paroît  de  la  dernière 
évidence,  &  je  ne  fçaurois  concevoir  d'où 
nos  Philofophes  peuvent  faire  naître  toutes 
les  partions  qu'ils  prêtent  à  l'homme  natu- 
rel. Excepté  le  feul  nécelïairephyfique,  que 
la  nature  même  demande ,  tous  nos  autres 
befoins  ne  font  tels  que  par  l'habitude  avant 
laquelle  ils  n'étoient  point  des  befoins  5  ou 
par  nos  defirs,  &  Ton  ne  defire  point  ce 
qu'on  n'eft  pas  en  état  de  connoître.  D'où 
il  fuit  que  l'homme  fauvage  ne  defîrantque 
les  choies  qu'il  connoît,  &  ne  connoiflant 
que  celles  dont  la  poiîeffion  eft  en  fon  pou- 
voir ou  facile  à  acquérir,  rien  ne  doit  être 
fi  tranquille  que  fon  ame,  &  rien  fi  borné 
que  fon  eiprit. 

Page  106. 

(  *  10.)  Je  trouve  dans  le  gouvernement 
civil  de  Locke  une  objection  qui  me  pa- 
roît trop  fpécieufe  pour  qu'il  me  foit  permis 


Notes,  z$i 

de  la  di/fimuler.  te  La  fin  de  la  fociété 
»  entre  le  mâle  &  la  femelle  ,  dit  ce  PhU 
»>lofophe,  n'étant  pas  Amplement  de  pro- 
35  créer,  mais  de  continuer  l'efpèce,  cette 
*•  fociété  doit  durer ,  même  après  la  pro- 
»  création ,  du  moins  aufli  long-temps  qu'il 
»  eft  néceifaire  pour  la  nourriture  &lacon- 
a»  fervation  des  procréés,  c'eft-à-dire,  juf- 
»  qu'à  ce  qu'ils  foient  capables  de  pourvoir 
35  eux-mêmes  à  leurs  befoins.  Cette  règle 
a>  que  la  fageffe  infinie  du  Créateur  a  éta- 
»  blie  fur  les  œuvres  de  fes  mains,  nous 
a»  voyons  que  les  créatures  inférieures  à 
35  l'homme  l'obfervent  constamment  &  avec 
35  exactitude.  Dans  ces  animaux  qui  vivent 
35  d'herbe  ,  la  fociété  entre  le  mâle  &c  la  fe- 
»  melle  ne  dure  pas  plus  long -temps  que 
3»  chaque  acte  de  copulation ,  parce  que  les 
35  mammelles  de  la  mère  étant  fumfantes 
3>  pour  nourrir  les  petits  jufqu'à  ce  qu'ils 
3>  foient  capables  de  paître  l'herbe  ,  le  maie 
»  fe  contente  d'engendrer,  &  il  ne  fe  mêîe 
»  plus  après  cela  de  la  femelle  ,  ni  des  pe- 
35  tits ,  à  la  fubfiftance  defquels  il  ne  peut 
»  rien  contribuer.  Mais  au  regard  des  bêtes 
35  de  proie,  la  fociété  dure  plus  long-temps, 
35  à  caufe  que  ,  la  mère  ne  pouvant  pas  bien 
»  pourvoir  à  fa  fubfiftance  propre  &  nour- 

L  vj 


2$  2  Notes. 

»  rir  en  même  temps  fes  petits  par  fa  feule 
'» proie,  qui  eft  une  voie  <ie  fe  nourrir  & 
«plus  laborieufe  &  plus  dangereufe  que 
«n'eft  celle  de  fe  nourrir  d'herbe,  l'aflif- 
»  tance  du  mâle  eft  tout-à-fait  néceifuire 
»>  pour  le  maintien  de  leur  commune  fa- 
aï  mille  ,  fi  l'on  peut  ufer  de  ce  terme  ;  la- 
as  quelle ,  jufqu'à  ce  qu'elle  puifle  aller  cher- 
*J  cher  quelque  proie ,  ne  fçauroit  Habiliter 
»  que  -par  les  foins  du  mâle  &  de  la  femelle. 
»  On  remarque  le  même  dans  tous  les  oi- 
=»  féaux  ,  fi  l'on  excepte  quelques  oifeaux 
=»  domelliques  qui  fe  trouvent  dans  des  lieux 
s»  où  la  continuelle  abondance  de  nourritu- 
»  re  exempte  le  mâle  du  foin  de  nourrir  les 
»  petits  j  on  voit  que ,  pendant  que  les 
:»  petits  dans  leur  nid  ont  befoin  d'ali- 
»  mens,  le  mâle  &  la  femelle  y  en  portent, 
»  jufqu'à  ce  que  ces  petits -là  puiifent  voler 
=»  &  pourvoir  à  leur  fubfiftance  ». 

=»  Et  en  cela  ,  à  mon  avis  ,  con/îfte  la 
»  principale  ,  fi  ce  n'eft  la  feule  raifon  pour- 
aï  quoi  le  mâle  &  la  femelle  dans  le  genre 
a»  humain  font  obligés  à  une  fociété  plus  lon- 
35  gue  que  n'entretiennent  les  autres  créa- 
»  tures.  Cette  raifon  eft  que  la  femme  eft 
«capable  de  concevoir,  8c  eft  pour  l'ordi» 


Notes.  25^ 

»  naire  derechef  groiTe  &  fait  un  nouvel  en- 
='  fant ,  long-temps  avant  que  le  précédent 
*>  foit  hors  d'état  defe  pafler  du  fecours  de  fes 
»>  parens  &  puifle  lui-même  pourvoir  à  fes 
»  befoins.  Ainfiun  père  étant  obligé  de  pren- 
»  dre  foin  de  ceux  qu'il  a  engendrés,  &  de 
éprendre  ce  foin-là  pendant  long-temps,  il 
«  eft  auffi  dans  l'obligation  de  continuer  à 
»  vivre  dans  la  fociêté  conjugale  avec  la 
»  même  femme  de  qui  il  les  a  eus ,  &  de  de- 
»  meurer  dans  cette  fociété  beaucoup  plus 
*>  long-temps  que  les  autres  créatures ,  dont 
»  les  petits  pouvant  fubfifter  d'eux-mêmes  , 
*>  avant  que  le  temps  d'une  nouvelle  pro- 
»  création  vienne  ,  le  lien  du  mâle  &  de  la 
»  femelle  fe  rompt  de  lui-même }  &  l'un  & 
3J  l'autre  fe  trouvent  dans  une  pleine  libér- 
ai té  ,  jufqu'à  ce  que  cette  faifon  qui  a  cou- 
a>  tume  de  folliciter  les  animaux  à  fe  joindre 
»  enfemble ,  les  oblige  à  fe  choifîr  de  nou- 
»  velles  compagnes.  Et  ici  l'on  ne  fçauroit 
33  admirer  afïez  la  fagefle  du  Créateur ,  qui , 
»  ayant  donné  à  l'homme  des  qualités  pro- 
33  près  pour  pourvoir  à  l'avenir  aum  bien  qu'au 
=»  préfent ,  a  voulu  &  a  fait  en  forte  que  la 
35  fociété  de  l'homme  durât  beaucoup  plus 
»  long-temps  que  celle  du  maie  &r  de  la  fe- 
»  melle  parmi  les  autres  créature  s ,  afin  que 


2j4  Notes. 

»  par-là  l'induftrie  de  l'homme  Sz  de  la  fem- 
»  me  fut  plus  excitée,  &:  que  leurs  intérêts 
»  luttent  mieux  unis  ,  dans  la  vue  de  faire 
=»  des  provisions  pour  leurs  enfans  &  de  leur 
=»  laifî'er  du  bien:  rien  ne  pouvant  être  plus 
»  préjudiciable  à  des  enfans  qu'une  conjonc- 
»'  tion  incertaine  &  vague  ,  ou  une  difïolu- 
»  tion  facile  &  fréquente  de  laibciété  con- 
»  jugale  =>. 

Le  même  amour  de  la  vérité  qui  m'a  fait 
expofer  fincerement  cette  objection  ,  m'ex- 
cite à  l'accompagner  de  quelques  remar- 
ques ;  fînon  pour  la  réfoudre ,  au  moins  pour 
l'éclaircir. 

i.  J'obferverai  d'abord  que  les  preuves 
morales  n'ont  pas  une  grande  force  en  ma- 
tière de  phyfique ,  &  qu'elles  fervent  plutôt 
à  rendre  raifon  des  faits  exiftans  qu'à  consta- 
ter l'exiftence  réelle  de  ces  faits.  Or  tel  eft  le 
genre  de  preuve  que  M.  Locke  emploie  dans 
le  paffage  que  je  viens  de  rapporter  ;  car 
quoiqu'il  puiife  être  avantageux  à  l'efpéce 
humaine  que  l'union  de  l'homme  &  de  la 
femme  foit  permanente  ,  il  ne  s'enfuit  pas 
que  cela  ait  été  ainfî  établi  par  la  nature  : 
autrement  il  faudroit  dire  qu'elle  a  auffi 
inftitué  la  fociété  civile ,  les  arts ,  le  com- 


Notes*.  2^ 

merce  &  tout  ce  qu'on  prétend  être  utile 
aux  hommes. 

z.  J'ignore  où  M.  Locke  a  trouvé  qu'en- 
tre les  animaux  de  proie  la  fociété  du 
mâle  &  de  la  femelle  dure  plus  long-temps 
que  parmi  ceux  qui  vivent  d'herbe,  &  que 
l'un  aide  à  l'autre  à  nourrir  les  petits;  car  on 
ne  voit  pas  que  le  chien,  le  chat ,  l'ours ,  ni 
le  loup  reconnoiffent  leur  femelle  mieux  que 
le  cheval,  le  bélier,  le  taureau  ,  le  cerf,  ni 
tous  les  autres  quadrupèdes  nereconnoiiTent 
la  leur.  Il  femble  ,  au  contraire, que,  file 
fecours  du  mâle  étoit  néceflaire  à  la  femelle 
pour  conferver  fes  petits,  ce  feroit  fur-tout 
dans  les  efpèces  qui  ne  vivent  que  d'herbe, 
parce  qu'il  faut  fort  long-tems  à  la  mère 
pour  paître ,  &  que  durant  tout  cet  inter- 
valle elle  eft  forcée  de  négliger  fa  portée,  au 
lieu  que  la  proie  d'une  ourfe  ou  d'une  louve 
eft  dévorée  en  un  inftant ,  &  qu'elle  a,  fans 
fouffrir  la  faim  ,  plus  de  temps  pour  allaiter 
{es  petits.  Ce  raifonnement  eft  confirmé  par 
une  obfervation  fur  le  nombre  relatif  de 
mammelles  &  de  petits  qui  diftingue  les  efpè- 
cescarnacieres  desfrugivores  &  dont  j'ai  parlé 
dans  la  note  6".  Si  cette  obfervation  eft  jufte 
&  générale ,  la  femme   n'ayant  que  deux 


2$6  N  O    T    E    S. 

mammelles  &  ne  faifant  gueres  qu'un  enfant 
a  la  fois ,  voilà  une  forte  raifort  de  plus  pour 
douter  que  l'efpèce  humaine  foit  naturelle- 
ment carnacieres  de  forte  qu'il  fembleque, 
pour  tirer  la  conclusion  de  Locke  ,  il  fau- 
drait retourner  tout-à-fait  fon  raifonnement. 
Il  n'y  a  pas  plus  de  foLdité  dans  la  même 
diftinclion  appliquée  aux  oifeaux  :  car  qui 
pourra  fe  perfuader  que  l'union  du  mâle  & 
de  la  femelle  foit  plus  durable  parmi  les  vau- 
tours &  les  corbeaux  que  parmi  les  tourte- 
relles ?  Nous  avons  deux  efpèces  d'oifeaux 
domeftiques ,  la  canne  &  le  pigeon ,  qui  nous 
fourniffent  des  exemples  directement  con- 
traires au  fyitéme  de  cet  auteur.  Le  pigeon, 
qui  ne  vit  que  de  grain  ,  refte  uni  à  fa  fe- 
melle, &  ils  nourriffent  leurs  petits  en  com- 
mun. Le  canard ,  dont  la  voracité  elt  con- 
nue ,  ne  reconnoît  ni  fa  femelle  ni  fes  pe- 
tits ,  &  n'aide  en  rien  à  leur  fubfîftance  ;  & 
parmi  les  poules  ,  efpcce  qui  n'eft  gueres 
moins  carnaciere ,  on  ne  voit  pas  que  le  coq 
fe  mette  aucunement  en  peine  de  la  cou- 
vée. Que  H  dans  d'autres  efpèces  le  mâle 
partage  avec  la  femelle  le  foin  de  nourrir  les 
petits,  c'eft  que  le:,  oifeaux  qui  d'abord  ne 
peuvent  voler  Sz  que  la  mère  ne  peut  allai- 
ter ,  font  beaucoup   moins  en  état  de  fe 


Notes.  25*7 

pafler  de  l'afTiftance  du  père,  que  les  qua- 
drupèdes à  qui  fuffit  la  mammeile  de  la  mère, 
au  moins  durant  quelque  temps. 

3.  Il  y  a  bien  de  l'incertitude  fur  le  fait 
principal  qui  fert  de  bafe  à  tout  le  raifonne- 
ment  de  M.  Locke  :  car  pour  fç  avoir  ii ,  corn* 
me  il  le  prétend ,  dans  le  pur  état  de  nature, 
la  femme  eftpour  l'ordinaire  derechef  groiTe 
8c  fait  un  nouvel  enfant  long-temps  avant 
que  le  précédent  puirfe  pourvoir  lui-méme- 
à  fes  befoins  ,  il  faudroit  des  expériences 
qu'aflurément  Locke  n'avoit  pas  faites  & 
que  perfonne  n'eft  à  portée  de  faire.  La  co- 
habitation continuelle  du  mari  &•  de  la  fem- 
me eft  une  occafïon  a"  prochaine  de  s'expo- 
fer  à  une  nouvelle  groffefle,  qu'il  efrbien 
difficile  de  croire  que  la  rencontre  fortuite  ou 
la  feule  impulfîon  du  tempérament  pro- 
duisît des  effets  auffi  fréquens  dans  le  pur 
état  de  nature  que  dans  celui  de  la  fociété 
conjugale 5  lenteur  qui  contribueroitpeut-être 
à  rendre  les  enfans  plus  robuftes  ,  &  qui 
d'ailleurs  pourroit  être  compcnfée  par  la 
faculté  de  concevoir ,  prolongée  dans  un 
plus  grand  âge  chez  les  femmes  qui  en  au- 
roient  moins  abufé  dans  leur  jcuneffe.  A. 
l'égard  des  enfans,  il  y  a  bien  des  raifonsde 


2j8  Notes. 

croire  que  leurs  forces  &  leurs  organes  Ce 
développent  plus  tard  parmi  nous ,  qu'ils  ne 
faifoient  dans  l'état  primitif  dont  je  parle.  La 
foiblefle  originelle  qu'ils  tirent  de  la  confti- 
tution  des  parens  ,  les  foins  qu'on  prend 
d'envelopper  &  gêner  tous  leurs  membres , 
la  mollcife  dans  laquelle  ils  font  élevés ,  peut- 
être  l'ufage  d'un  autre  lait  que  celui  de  leur 
mère,  tout  contrarie  &  retarde  en  eux  les 
premiers  progrès  de  la  nature.  L'application 
qu'on  les  oblige  de  donner  à  mille  chofes 
fur  lefquelles  on  fixe  continuellement  leur 
attention ,  tandis  qu'on  ne  donne  aucun 
exercice  à  leurs  forces  corporelles,  peut  en- 
core faire  une  diverfîon  confidérable  à  leur 
accroilîement  ;  de  forte  que  ,  fi ,  au  lieu  de 
furcharger  &  fatiguer  d'abord  leur  efprit  de 
mille  manières,  on  laiîToit  exercer  leur  corps* 
aux  mouvemens  continuels  que  la  nature 
femble  leur  demander,  il  eft  à  croire  qu'ils 
feroient  beaucoup  plutôt  en  état  de  mar- 
cher ,  d'agir ,  &  de  pourvoir  eux-mêmes 
à  leurs  befoins. 

4.  Enfin  M.  Locke  prouve  tout  au  plus 
qu'il  pourroit  bien  y  avoir  dans  l'homme 
un  motif  de  demeurer  attaché  à  la  femme 
lorfqu'elle  a  un  enfant  ;  mais  il  ne  prouve 


Notes.  25$ 

nullement  qu'il  a  dû  s'y  attacher  avant  l'ac- 
couchement, &  pendant  les  neuf  mois  de 
la  sroflefle.  Si  telle  femme  eft  indifférente  à 
l'homme  pendant  ces  neuf  mois  ,  fi  même 
elle  lui  devient  inconnue ,  pourquoi  la  fe~ 
courra-t-il  après  l'accouchement  ?  pour- 
quoi lui  aidera-t-il  à  élever  un  enfant  qu'il 
ne  fçait  pas  feulement  lui  appartenir  ,  & 
dont  il  n'a  réfolu  ni  prévu  la  naiffance  ?  M. 
Locke  fuppofe  évidemment  ce  qui  eft  en 
queftion  :  car  il  ne  s'agit  pas  de  fçavoir 
pourquoi  l'homme  demeurera  attaché  à  la 
femme  après  l'accouchement,  mais  pour- 
quoi il  s'attachera  à  elle  après  la  concep- 
tion. L'appétit  fatisfait,  l'homme  n'a  plus 
befoin  de  telle  femme  ,  ni  la  femme  de 
tel  homme.  Celui-ci  n'a  pas  le  moindre  fou- 
ci  ni  peut-être  la  moindre  idée  des  fuites  de 
fon  action.  L'un  s'en  va  d'un  côté  ,  l'autre 
d'un  autre ,  &  il  n'y  a  pas  d'apparence  qu'au 
bout  de  neuf  mois  ils  aient  la  mémoire  de 
s'être  connus  :  car  cette  efpèce  de  mémoire 
par  laquelle  un  individu  donne  la  préfé- 
rence à  un  individu  pour  l'acte  de  la  géné- 
ration, exige ,  comme  je  le  prouve  dans  le 
texte  ,  plus  de  progrès  ou  de  corruption  dans 
l'entendement  humain  ,  qu'on  ne  peut  lui  en 
fuppcier  dans  l'état  d'animalité  dont  il  s'agit 


260  Notes. 

ici.  Une  autre  femme  peut  donc  contenter 
les  nouveaux  defîrs  de  Fhomme  auffi  corn-» 
modément  que  celle  qu'il  a  déjà  connue  ,  & 
un  autre   homme  contenter    de   même   la 
femme,  fuppofé  qu'elle  foit  prefïce  du  même 
appétit  pendant  l'état  de  groflefle  ,  de  quoi 
l'on  peut  raifonnablement  douter.    Que  fi 
dans  l'état  de  nature  la  femme  ne  reflent 
plus  la  pafllon  de  l'amour  après  la  concep- 
tion de  l'enfant,  l'obftacle  à  fa  fociété  avec 
l'homme  en  devient  encore  beaucoup  plus 
grand  ,  puifqu'alors  elle  n'a  plus  befoin  ni  de 
l'homme  qui  l'a  fécondée  ni  d'aucun  autre.  Il 
n'y  a  donc  dans  l'homme  aucune  raifon  de 
rechercher   la  même    femme  ,   ni  dans   la 
femme  aucune  raifon  de  rechercher  le  même 
homme.  Le  raifonnement  de  Locke  tombe 
donc  en  ruine ,  &  toute  la  dialectique  de  ce 
Philofophe  ne  l'a  pas  garanti  de  la  faute  que 
Hobbes  &  d'autres  ont  commife.  Ils  avoient 
à  expliquer  un  fait  de  l'état  de  nature  ,  c'eft- 
à-dire,  d'un  état  où  les  hommes  vivoient 
ifolés,  &  où  tel  homme  n'avoit  aucun  mo- 
tif de  demeurer  à  côté  de  tel  homme  ,  ni 
peut  être  les  hommes  de  demeurer  à  côté 
les  uns  des  autres,   ce  qui  eft  bien  pis 5  & 
ils  n'ont  pas  fongé  à  fe  tranfpoiter  au-delà 
des  fiecles  de  fociété,  c'eil-à-dire,   de  ces 


Notes.  261 

temps  où  les  hommes  ont  toujours  une 
raifon  de  demeurer  près  les  uns  des  au- 
tres ,  &  où  tel  homme  a  fouvent  une  rai- 
fon de  demeurer  à  coté  de  tel  homme  ou 
de  telle  femme. 

Page   107. 

(*c.)  Je  me  garderai  bien  de  m'embar- 
quer  dans  les  réflexions  philofophiques  qu'il 
y  auroit  à  faire  fur  les  avantages  &  les  în- 
convéniens    de  cette    inftitution    des   lan- 
gues ;  ce  n'eft  pas  à  moi  qu'on  permet  d'at- 
taquer les  erreurs  vulgaires  ,   &  le  peuple 
lettré  refpecle  trop  fes  préjugés  pour  fuppor- 
ter  patiemment  mes  prétendus   paradoxes. 
Laiifons  donc  parler  les  gens  à  qui  l'on  n'a 
point  fait  un  crime  d'ofer  prendre  quelque- 
fois le  parti  de  la  raifon  contre  l'avis  de  la 
multitude.  Nec  quidquam  felicitati  kumani  ge~ 
neris  decederet ,  fi ,  pulfâ   tôt    linguarum  pefle 
Çr"  confufione ,  unam  artem  callerent  mondes  ,  &* 
fignis  ,  moûhus  ,  geflibufque  licitum  foret  quid- 
vis  explicare.   Nunc  vero  ita  comparatum  eji ,  ut 
animalium  quce   vulgo  bruta  creduntur  ,    melior 
longé  qudm  nqflra  hdc  in  parte  videatur  condi- 
tio  ,  utpotè   quce  promptiàs  &  forfan  feliciùs  , 
fenfus  G"  cogitationes  fuas  fine  interprète  figni- 
ficent ,  qudm  ulli  queant  mortales  ,  prxferùm  fi 


2.6i  Notes* 

peregrino  utantur  fermone.  If  Voffius  de  Poe- 
mat.  Cant.  &  viribus  Rythmi ,  pag.  66. 

Page    1 1  <£. 

(*  il.)  Platon,  montrant  combien  les 
idées  de  la  quantité  difcrette  Se  de  fes  rap- 
ports font  néceffaires  dans  les  moindres  arts, 
fe  moque  avec  raifon  des  Auteurs  de  fon 
temps  qui  prétendoient  quePalamede  avoit 
inventé  les  nombres  au  fîège  de  Troie,  com- 
me fi,  dit  ce  Philofophe,  Agamemnon  eût 
pu  ignorer  jufques-là  combien  il  avoit  de 
jambes.  En  effet,  on  fent  l'impoflibilité  que 
la  fociété  &  les  arts  fufTent  parvenus  où 
ils  etoient  déjà  du  temps  du  fiége  de  Troie , 
fans  que  les  hommes  eufTent  l'ufage  des 
nombres  &  du  calcul  :  mais  la  nécefîïté  de 
connoître  les  nombres  avant  que  d'acqué- 
rir d'autres  connoiffances ,  n'en  rend  pas 
l'invention  plus  aifée  à  imaginer.  Les  noms 
des  nombres  une  fois  connus ,  il  eft  aifé 
d'en  expliquer  le  fens ,  Se  d'exciter  les  idées 
^ue  ces  noms  repréfentent  5  mais  pour  les 
inventer,  il  fallut,  avant  que  de  concevoir 
ces  mêmes  idées,  s'être,  pour  ainfï  dire  ,  fa- 
miliariféa\  ec  les  méditations  philofophiques, 
s'être  exercé  à  confïdérer  les  êtres  par  leur 
feule  effence,  &  indépendamment  de  toute 


Notes.  265 

autre  perception ,  abfrraction  très  pénible , 
très  métaphyfîque ,  très  peu  naturelle  ,  & 
fans  laquelle  cependant  ces  idées  n'euflfent 
jamais  pu  fe  tranfporter  d'une  efpèce  ou  d'un 
genre  à  un  autre  ,  ni  les  nombres  devenir 
univerfels.  Un  fauvage  pouvoit  confîdérer 
féparément  fa  jambe  droite  &  fa  jambe 
gauche,  ou  les  regarder  enfemble  fous  l'idée 
indivifîble  d'une  couple  fans  jamais  penfer 
qu'il  en  avoit  deux;  car  autre  chofe  eft 
l'idée  repréfentative  qui  nous  peint  un  ob- 
jet,  &  autre  chofe  l'idée  numérique  qui  le 
détermine.  Moins  encore  pouvoit-il  calcu- 
ler jufqu'à  cinq  3  &  quoiqu'appliquant  fes 
mains  l'une  fur  l'autre  ,  il  eût  pu  remarquer 
que  les  doigts  fe  répondoient  exactement ,  il 
étoit  bien  loin  de  fonger  à  leur  égalité  numé- 
rique ;  il  ne  fçavoit  pas  plus  le  compte  de  fes 
doigts  que  de  fes  cheveux  j  &  fi,  après  lui 
avoir  fait  entendre  ce  que  c'eft  que  nombres, 
quelqu'un  lui  eût  dit  qu'il  avoit  autant  de 
doigts  aux  pieds  qu'aux  mains ,  il  eût  peut- 
être  été  fort  furpris,  en  les  comparant,  de 
trouver  que  cela  étoit  vrai. 

Page    120. 

(  *  it.)  Il  ne  faut  pas  confondre  l'amour- 
propre  Se  l'amour  de  foi-même,  deux  paf- 


2<?4r  Notes, 

fions  très  différentes  par  leur  nature  &  par 
leurs  effets.  L'amour  de  foi-même  eft  un  fen- 
timent  naturel  qui  porte  tout  animal  à 
veiller  à  fa  propre  confervation  ,  &  qui,  di- 
rigé dans  l'homme  par  la  raifon  ,  &  mo- 
difié parla  pitié,  produit  l'humanité  &  la 
vertu.  L'amour-propre  n'eft  qu'un  fentiment 
relatif,  factice  ,  &  né  dans  la  fociétc ,  qui 
porte  chaque  individu  à  faire  plus  de  cas 
de  foi  que  de  tout  autre ,  qui  inlpire  aux 
hommes  tous  les  maux  qu'ils  fe  font  mu- 
tuellement ,  Se  qui  eft  la  véritable  fource 
de  l'honneur. 

Ceci  bien  entendu,  je  dis  que  dans  no- 
tre état  primitif,  dans  le  véritable  état  de 
nature,  l'amour -propre  n'exifte  pas  ;  car 
chaque  homme  en  particulier  fe  regardant 
lui-même  comme  le  feul  fpectateur  qui  l'ob- 
fèrve  ,  comme  le  feul  être  dans  l'Univers  qui 
prenne  intérêt  à  lui ,  comme  le  feul  juge  de 
Fon  propre  mérite  ,  il  n'eft  pas  poflible  qu'un 
fentiment  qui  prend  fa  fource  dans  des  corn- 
paraifons  qu'il  n'eft  pas  à  portée  de  faire , 
puiffe  germer  dans  fon  ame.  Pa .  la  même 
raifon  cet  homme  ne  fçauroit  avoir  ni  haîne 
ni  defir  de  vengeance  ,paffions  qui  ne  peuvent 
naître  que  de  l'opinion  de  quelque  offenfe  re- 

Çucj 


Notes.  26c 

çue  ;  &  comme  c'eft  le  mépris  ou  l'intention 
de  nuire  ,  &  non  le  mal ,  qui  conftitue  l'offen- 
fe ,  des  hommes  qui  ne  fçavent  ni  s'appré- 
cier ni  fe  comparer  peuvent  le  faire  beau- 
coup de  violences  mutuelles  ,  quand  il 
leur  en  revient  quelque  avantage  ,  fans 
jamais  s'oftenfer  réciproquement.  En  un 
mot  ,  chaque  homme ,  ne  voyant  guèreî 
fes  femblables  que  comme  il  verroit  des 
animaux  d'une  autre  efpèce  ,  peut  ravir 
la  proie  au  plus  foible  ou  céder  la  lîenne 
au  plus  fort  ,  fans  envifager  fes  rapines 
que  comme  des  événemens  naturels ,  fans 
le  moindre  mouvement  d'infolence  ou 
de  dépit  ,  &  fans  autre  paflion  que  la 
douleur  ou  la  joie  d'un  bon  ou  mauvais 
fuccès. 

Page  ijj. 

(*  13.)  C'eft  une  chofe  extrêmement 
remarquable  que,  depuis  tant  d'années  que 
les  Européens  fe  tourmentent  pour  ame- 
ner les  fauvages  des  diverfes  contrées  du 
monde  à  leur  manière  de  vivre  ,  ils  n'aient 
pas  pu  encore  en  gagner  un  feul ,  non  pas 
même  à  la  faveur  du  Chriftianifme  j  car  nos 
millionnaires  en  font  quelquefois  des  Chré,' 

Tomt  III,  M 


2.66  Notes. 

tiens  ;  mais  jamais  des  hommes  civilifés. 
Rien  ne  peut  furmonter  l'invincible  répu- 
gnance qu'ils  ont  à  prendre  nos  mœurs  & 
vivre  à  notre  manière.  Si  ces  pauvres  fau- 
vages  font  aufli  malheureux  qu'on  le  pré- 
tend ,  par  quelle  inconcevable  déprava- 
tion de  jugement  refufent-ils  conftam- 
ment  de  fe  policer  à  notre  imitation  ou 
d'apprendre  à  vivre  heureux  parmi  nous  ; 
tandis  qu'on  lit  en  mille  endroits  que  des 
François  &  d'autres  Européens  fe  font 
réfugiés  volontairement  parmi  ces  nations, 
y  ont  pafle  leur  vie  entière,  fans  pouvoir 
plus  quitter  une  fi  étrange  manière  de  vi- 
vre ,  &:  qu'on  voit  même  des  millionnai- 
res fenfés  regretter  avec  attendrilîementles 
jours  calmes  &  innocens  qu'ils  ont  parlés 
chez  ces  peuples  fi  méprifés  ?  Si  l'on  répond 
qu'ils  n'ont  pas  allez  de  lumières  pour  ju- 
ger fainement  de  leur  état  &  du  noue, 
je  répliquerai  que  l'eftimation  du  bonheur 
elt  moins  l'affaire  de  la  raifon  que  du  fen- 
timent.  D'ailleurs,  cette  réponfe  peut  fe  ré- 
torquer contre  nous  avec  plus  de  force  en- 
core :  car  il  y  a  plus  loin  de  nos  idées  à  la 
difpofïtion  d'efprit  où  il  faudrait  être  pour 
concevoir  le  goût  que  trouvent  les  fauva- 
ges  à  leur  manière  de  vivre ,  que  des  idées 


N  O   T    E    S.  l6j 

des  fauvages  à  celles  qui  peuvent  leur 
faire  concevoir  la  nôtre.  En  effet,  après 
quelques  obfervations  ,  il  leur  elt  aile  de 
voir  que  tous  nos  travaux  le  dirigent  fur 
deux  feuls  objets  ;  fçavoir,  pour  foi  les 
commodités  de  la  vie  ,  &  la  confîdéra- 
tion  parmi  les  autres.  Mais  le  moyen  pour 
nous  d'imaginer  la  forte  de  plaiiir  qu'un 
fauvage  prend  à  paifer  fa  vie  feul  au  mi- 
lieu des  bois  ou  à  la  pêche,  ou  à  fourHer 
dans  une  mauvaife  flûte,  fans  jamais  fça- 
voir en  tirer  un  feul  ton  &  fans  fe  foucier 
de  l'apprendre? 

On  a  plufieurs  fois  amené  des  fauvages 
à  Paris ,  à  Londres ,  &  dans  d'autres  vil- 
les ;  on  s'eft  emprefle  de  leur  étaler  notre 
luxe ,  nos  richeffes  ,  &  tous  nos  arts  les 
plus  utiles  &  les  plus  curieux  ;  tout  cela 
n'a  jamais  excité  chez  eux  qu'une  admira- 
tion ftupide,  fans  le  moindre  mouvement, 
de  convoitife.  Je  me  fouviens ,  entr'autres  , 
de  l'hiftoire  d'un  chef  de  quelques  Améri- 
cains feptentrionaux  qu'on  mena  à  la  cour 
d'Angleterre  ,  il  y  a  une  trentaine  d'an- 
nées. On  lui  fit  paifer  mille  chofes  devant 
les  yeux  pour  chercher  à  lui  faire  quelque 
préfent  qui  pût  lui  plaire,  fans  qu'on  trou- 

Mij 


268  Notes. 

v.k  rien  dont  il  parût  fe  foucier.  Nos  ar- 
mes lui  fembloient  lourdes  &  incommodes, 
nos  fouliers  lui  bleflbient  les  pieds,  nos 
habits  le  gênoient,  il  rebutoit  tout;  enfin 
on  s'apperçut  qu'ayant  pris  une  couverture 
de  laine  ,  il  fembloit  prendre  plaifir  à  s'en 
envelopper  les  épaules.  Vous  conviendrez , 
au  moins ,  lui  dit-on  aufîî-tôt ,  de  l'utilité 
de  ce  meuble?  Oui,  répondit -il,  cela  me 
paroît  prefque  auifi  bon  qu'une  peau  de  bê- 
te. Encore  n'eût-il  pas  dit  cela,  s'il  eût  por= 
té  l'une  &  l'autre  à  la  pluie. 

Peut-être  me  dira-t-on  que  c'eft  l'habi- 
tude qui  ,  attachant  chacun  à  fa  manière 
de  vivre ,  empêche  les  fauvages  de  fentir 
ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  la  nôtre.  Et  fur 
ce  pied -là  il  doit  paroître  au  moins  fort 
extraordinaire  que  l'habitude  ait  plus  de 
force  pour  maintenir  les  fauvages  dans  le 
goût  de  leur  mifere ,  que  les  Européens 
dans  la  jouiffance  de  leur  félicité.  Mais 
pour  faire  à  cette  dernière  objeclion  une 
réponfe  à  laquelle  il  n'y  ait  pas  un  mot  à 
répliquer  ,  fans  alléguer  tous  les  jeunes 
feuvages  qu'on  s'cft  vainement  efforcé  de 
civiiucr;  fans  parler  des  Groënlandois  & 
des   habitans    de  l'Illande ,  qu'on  a  tenté 


N  6  T   Ë   f:  û.6$ 

d'élever  &  nourrir  en  Danemarck  ,  &r 
que  la  trifteiTe  &  le  défefpoir  ont  tous 
fait  périr ,  foit  de  langueur ,  (bit  dans  la 
mer  où  ils  avoient  tenté  de  regagner  leur 
pays,  à  la  nage;  je  me  contenterai  de  ci. 
ter  un  feul  exemple  bien  attefté ,  &  que  je 
donne  à  examiner  aux  admirateurs  de  la 
police  Européenne, 

•c  Tous  les  efforts  des  miffionnaires  Hof- 
;»landois  du  Cap  de  Eonne-Efpérance  n'ont 
*»  jamais  été  capables  de  convertir  un  feul 
=»  Hottentot.  Van-  der  - Stei ,  Gouverneur  du 
=»  Cap  ,  en  ayant  pris  un  dès  l'enfance  le 
»  fit  élever  dans  les  principes  de  la  Religion 

*  Chrétienne }  &  dans  la  pratique  des  ufa- 

*  ges  de  l'Europe.  On  le  vêtit  richement  , 
»  on  lui  fît  apprendre  plufieurs  langues  ,  8l 
»  fes  progrès  répondirent  fort  bien  aux  foins 
»  qu'on  prit  pour  fon  éducation.  Le  Gou* 
=»verneur  efpérant  beaucoup  de  fon  efprit, 

*  l'envoya  aux  Indes  avec  un  commiflaire 

*  général  qui  l'employa  utilement  aux  af> 
»  faires  de  la  Compagnie.  Il  revint  au  Cap 
=»  après  la  mort  du  commiflaire.  Peu  de 
»  jours  après  fon  retour,  dans  une  vifitc 
35  qu'il  rendit  à  quelques  Hottentots  de  fes 
*>  parens ,  il  prit  le  parti  de  fe  dépouiller 

Miij 


570  7)/  0  T  E  s, 

=>de  fa  parure  Européenne  pour  fe  revêtir 
=»  d'une  peau  de  brebis.  Il  retourna  au  Fort , 
=>•>  dans  ce  nouvel  ajuftement ,  charge  d'un 
p>  paquet  qui  contenoit  fes  anciens  habits, 
»>  & ,  les  préfentant  au  Gouverneur ,  il  lui 
s*  tint  ce  difeours  *.  Aye\  la  bonté ,  Monfieur , 
sî  de  faire  attention  que  je  renonce  pour  tou- 
î»  jours  à  cet  appareil.  Je  renonce  aujji  pour  tou- 
w  te  ma  vie  à  la  religion  Chrétienne  s  ma  réfo- 
t»  ludon  ejl  de  vivre  &  mourir  dans  la  religion  , 
e»  les  manières  &  les  ufages  de  mes  ancêtres. 
»  I,' unique  grâce  que  je  vous  demande  ejl  de  me 
z»  laijjèr  le  collier  &  le  coutelas  que  je  porte.  Je 
si  les  garderai  pour  l'amour  de  v  ou  s.  A  uflî-  tôt 
='  fans  attendre  la  réponfe  de  Van-der-Stel , 
=»  il  fe  déroba  par  la  fuite,  de  jamais  on  ne  le 
»  revit  au  Cap  ».  Hijloire  des  Voyages ,  terne 
y.  F-  17S- 

Page   163. 

(*  d.)  On  pourroit  m'objecter  que,  dans 
«n  pareil  défordre ,  les  hommes ,  au  lieu  de 
s'entr'égorger  opiniâtrement ,  fe  feroient  dif- 
perfés ,  s'il  n'y  avoit  point  eu  de  bornes  à 


*  Voyez  le  Frontifpice. 


Notes.  271 

leur  difperfion.  Mais  premièrement  ces  bor- 
nes euffent  au  moins  été  celles  du  Mon- 
de ;  &  fi  l'on  penfe  à  l'exceflive  population 
qui  refaite  de  l'état  de  nature,  on  jugera 
que  la  terre  dans  cet  état  n'eût  pas  tar- 
dé à  être  couverte  d'hommes  ainfi  forcés 
à  fe  tenir  raffemblés.  D'ailleurs,  ils  fe  fe- 
roient  difperfés,  fi  le  mal  avoit  été  rapi- 
de &  que  c'eût  été  un  changement  fait 
du  jour  au  lendemain;  mais  ils  naiiToient 
fous  le  joug,  ils  avoient  l'habitude  de  le 
porter  quand  ils  en  fentoient  la  pefanteur , 
&  ils  fe  contentoient  d'attendre  l'occafion 
de  le  fecouer.  Enfin,  déjà  accoutumés  à 
mille  commodités  qui  les  forçoient  à  fe 
tenir  raifemblés,  la  difperfion  n'étoit  plus 
fi  facile  que  dans  les  premiers  temps  où , 
nul  n'ayant  befoin  que  de  foi-même  ,  cha- 
cun pienoit  fon  parti  fans  attendre  le  con- 
fenteraerjt  d'un  autre. 

Page    1 67. 

C  14.)  Le  Maréchal  de  V***  contoit 
que,  dans  une  de  les  campagnes ,  les excef- 
fives  fripponneries  d'un  entrepreneur  des  vi- 
vres ayant  fait  fouffrir  8c  murmurer  l'ar- 
mée, il  le  tança  vertement  &  le  menaça 

Miv 


2.J2  'Notes. 

de  le  faire  pendre.  Cette  menace  ne  me  re* 
garde  pas ,  lui  répondit  hardiment  le  frip- 
pon ,  &  je  fuis  bien  aife  de  vous  dire  qu'on 
ne  pend  point  un  homme  qui  difpofedecent 
mille  écus.  Je  ne  fçais  comment  cela  fe  fit, 
ajoûtoit  naïvement  le  Maréchal  j  mais  en 
effet  il  ne  fut  point  pendu,  quoiqu'il  eût 
cent  fois  mérité  de  l'être. 

Page  18p. 

(*ij.)  La  juftice  diftributive  s'oppofè- 
roit  même  à  cette  égalité  rigoureufe  de  l'é- 
tat de  nature,  quand  elle  feroit  pratiqua- 
ble  dans  la  fociété  civile;  &  comme  tous 
les  membres  de  l'Etat  lui  doivent  des  fervi- 
ces  proportionnés  à  leurs  talens  &  à  leurs 
forces ,  les  citoyens  à  leur  tour  doivent  être 
diltingués  &  favorifés  à  proportion  de  leurs 
fervices.  C'eft  en  ce  fens  qu'il  faut  entendre 
un  pafîage  d'Ifocrate  dans  lequel  il  loue  les 
premiersAthéniens  d'avoir  bien  (çudiftinguer 
quelle  étoit  la  plus  avantageufe  des  deux 
fortes  d'égalité,  dont  l'une  conlïlle  à  faire 
part  des  mêmes  avantages  à  tous  les  ci- 
toyens indifféremment  ,  &:  l'autre  à  les  dis- 
tribuer félon  le  mérite  de  chacun.  Ces  habi- 
les politiques,  ajoute  l'Orateur,  banniiiant 


Notes,  273 

cette  injufte  égalité  qui  ne  met  aucune  dif- 
férence entre  les  médians  &  les   gens    de 
bien,  s'attachèrent    inviolablement  à  celle 
qui  récompenfe  & .  punie  chacun  félon  fon 
mérite.   Mais  premièrement   il    n'a   jamais 
exifté  de  fociété,  à  quelque  degré  de  cor- 
ruption qu'elles  aient  pu  parvenir ,  dans  la- 
quelle on  ne  fît  aucune  différence  des  mé- 
dians &  des  gens  de  bien  ;  &  dans  les  ma- 
tières de  mœurs, où  la  loi  ne  peut  fixer  de 
mefure  aifez.  exacte  pour  fervir  de  règle  au 
Magiftrat,  c'eft  très  fagement  que  ,  pour  ne 
pas  laiffer  le  fort  ou  le  rang  des  citoyens  à 
fa  diferétion,  elle  lui  interdit  le  jugement 
des  perfonnespour  ne  lui  laiffer  que  celui  des 
aérions.  Il  n'y  a  que  des  moeurs  aufïi  pures 
que  celles  des  anciens  Romains  qui  puilfent 
fupporter  des  Cenfeurss  &  de  pareils  tribu- 
naux auroient  bientôt  tout  bonleverfé  par-- 
mi  nous:   c'eft  à  l'eftime  publique  à  mettre 
de  la  différence  entre  les  médians  &:   les 
gens  de   bien  ;  le  Magiftrat  n'eft  juge  que 
du  droit  rigoureux;   mais  le  peuple  eft   le 
véritable  juge  des  mœurs,  juge  intègre  & 
même   éclairé    fur    ce  point,  qu'on  abufe 
quelquefois ,  mais    qu'on    ne  corrompt  ja- 
mais. Les  rangs  des  citoyens  doivent  donc 
être  réglés,  non  fur  leur  mérite  perfonnelj 

Mv 


274 


N  0   T    E   S. 


(  ce  qui  feroit  laifler  au  Magiftrat  le  moyen 
de  faire  une  application  prefque  arbitraire 
de  la  loi  )  mais  fur  les  fervices  réels  qu'ils 
rendent  à  l'Etat  &  qui  font  fufceptibles 
«l'une  eftimation  plus  exacte. 


=^3g%g^ . 


.Vyt 


LETTRE 

CE  M.  DE  VOLTAIRE 
A    M.  ROUSSEAU, 

Qui  lui  avoit  envoyé  fort  Difcours  fur 
l'inégalité  parmi  les  hommes. 

J  'Ai  reçu,  Monfîeur,  votre  nouveau 
livre  contre  le  genre  humain;  je  vousen 
remercie.  Vous  plairez  aux  hommes  à 
qui  vous  dites  leurs  vérités ,  &  vous  ne 
les  corrigerez  pas.  On  ne  peut  peindre 
avec  des  couleurs  plus  fortes  les  horreurs 
de  la  fociété  humaine,  dont  notre  igno- 
rance &  notre  faibleflè  fe  promettent  tant 
de  confolations.  On  n'a  jamais  tant  em- 
ployéd'efprit  à  vouloir  nous  rendre  bê- 
tes. 11  prend  envie  de  marcher  à  quatre 
pattes,  quand  on  lit  votre  ouvrage.  Ce- 
pendant ,  comme  il  y  a  plus  de  foixante 
ans  que  j'en  ai  perdu  lhabitude,  je  fens 
malheureufement  qu'il  m'eft  impofTible 
de  la  reprendre;  &  je  laiffe  cette  allure 
naturelle  à  ceux  qui  en  font  plus  dignes 
que  vous  &  moi.  Je  ne  peux  non  plus 

M  vj 


TjG 


Œuvres 


m'embarquer  pour  aller  trouver  les  Sau- 
vages du  Canada;  premièrement,  parce 
que  les  maladies  dont  je  fuis  accablé  me 
retiennent  auprès  du  plus  grand  Méde- 
cin de  l'Europe  ,  &:  que  je  ne  trouverais 
pas  les  mêmes  fecours  chez  les  Mitîouris  : 
fecondement ,  parce  que  la  guerre  efr.  por- 
tée dans  ces  pays-là ,  &  que  les  exem- 
ples de  nos  Nations  ont  rendu  les  Sau- 
vages prefque  auffi  médians  que  nous. 
Je  me  borne  à  être  un  Sauvage  paifible 
dans  la  folitude  que  j'ai  choifie  auprès  de 
votre  patrie  ,  où  vous  êtes  tant  defîré. 

Je  conviens  avec  vous  que  les  belles- 
lettres  &  les  fciences  ont  caufé  quel- 
quefois beaucoup  de  mal.  Les  ennemis 
du  TaJJe  firent  de  fa  vie  un  tifïu  de 
malheurs  ;  ceux  de  Galilée  le  firent  gé- 
mir dans  les  priions  ,  à  foixante  de 
dix  ans  ,  pour  avoir  connu  le  mouve- 
ment de  la  terre;  &  ce  qu'il  y  a  de 
plus  honteux ,  c'efr.  qu'ils  l'obligèrent 
à  fe  rétrader.  Vous  f;avez  quelles  tra- 
verfes  vos  amis  effuyerent  quand  ils 
commencèrent  cet  ouvrage  ,  aufli  utile 
qu  immenfe  ,  del'Encydopédie  .auquel 
vous  avez  tant  contribué. 

Si  j'ofais  me  compter  parmi  ceux  dont 
les  travaux  n'ont  eu  que  la  perfécurion 
pour  récompenfe ,  je  vous  ferais  voir  des 


DIVERSES.        277 

gens  acharnés  à  me  perdre,  du  jour  que 
je  donnai  la  tragédie  d'Œdipe  ;  une  bi- 
bliothèque de  calomnies  imprimées  con- 
tre moi  ;  un  homme  qui  m'avait  des  obli- 
gations aifez  connues ,  me  payant  de  mon 
fervice  par  vingt  libelles;  un  autre  .beau- 
coup plus  coupable  encore,  faifant  im- 
primer mon  propre  ouvrage  du  Siècle  de 
Louis  XIV,  avec  des  notes  dans  lefqueîles 
la  plus  craffe  ignorance  vomit  les  plus  in- 
fâmes impofl:ures;un  autre  qui  vend  à  un 
Libraire  quelques  chapitres  d'une  pré- 
tendue Hijioire  univerfelle  fous  mon  nom  ; 
le  Libraire  affez  avide  pour  imprimer  ce 
tiffu  informe  de  bévues ,  de  fauflfes  dates , 
de  faits  &  de  noms  eftropiés  ;  &  enfin  des 
hommes  affez  injuftes  pour  nVimputer  la 
publication  de  cette  rapfodie.  Je  vous  fe- 
rais voir  la  Société  infectée  de  ce  nou- 
veau genre  d'hommes  inconnus  à  toute 
l'antiquité,  qui,  ne  pouvant  embrafles 
une  profeilion  honnête  ,  foit  de  manœu- 
vre, foit  de  laquais,  &  fâchant  maiheu- 
reufement  lire  &  écrire ,  fe  font  courtiers 
de  littérature,  vivent  de  nos  ouvrages  , 
volent  des  manufcrits ,  les  défigurent  Se 
les  vendent.  Je  pourrais  me  plaindre  que 
des  fragmens  d'une  plaifanterie  faite ,  il  y 
a  près  de  30  ans,  fur  le  même  fujet  que 


278         Œuvres 

Chapelain  eut  la  bétife  de  traiter  férieufe- 
ment ,  courent  aujourd'hui  le  monde  par 
l 'infidélité  &  l'avarice  de  ces  malheureux 
qui  ont  mêlé  leurs  groffieretés  à  ce  badi- 
nage,  qui  en  ont  rempli  les  vuides  avec 
autant  de  fottife  que  de  malice ,  &  qui  en- 
fin ,  au  bout  de  trente  ans ,  vendent  par- 
tout en  manufcrit ,  ce  qui  n'appartient 
qu'à  eux,  &qui  n'eft  digne  que  d'eux.  J'a- 
jouterais qu'en  dernier  lieu  on   a  volé 
une  partie  des  matériaux  que  j'avais  raf- 
femblés  dans  les  archives  publiques  pour 
fervir  à  l'hifloire  de  la  guerre  de  17411 
lorfque  j'étais  Hiftoriographe  de  France; 
qu'on  a  vendu  à  un  Libraire  ce  fruit  de 
mon  travail  ;  qu'on  fe  faifit  à  l'envi  de 
mon  bien ,  comme  fi  j'étais  déjà  mort ,  Se 
qu'on  le  dénature  pour  le  mettre  à  l'en- 
can. Je  vous  peindrais    l'ingratitude , 
l'impolrure  &  la  rapine  me  pourfuivant 
depuis  quarante  ans  jufqu'au  pied  des  Al- 
pes ,  &  jufqu'au  bord  de  mon  tombeau. 
Mais  que  conclurai- je  de  toutes  ces  tri- 
bulations ?  Que  je  ne  dois  pas  me  plain- 
dre ;  que  Pope  ,  Dej cartes ,  Bayle  ,  le  Ca- 
inouens ,  &  cent  autres  ont  efluyé  les  mê- 
mes injuftices  &  de  plus  grandes  ;  que 
cette  defrinée  eft  celle  de  prefque  tous 
ceux  que  l'amour  des  lettres  a  trop  fé- 
duits. 


DIVERSES.  279 

Avouez  ,  en  effet ,  Moniteur ,  que  ce 
font-là  de  ces  petits  malheurs  particu- 
liers ,  dont  à  peine  la  fociété  s'apperçoit. 
Qu'importe  au  genre  humain  que  quel- 
ques frelons  pillent  le  miel  de  quelques 
abeilles?  Les  gens  de  lettres  font  grà*nd 
bruit  de  toutes  ces  petites  querelles  ;  le 
refte  du  monde  ou  les  ignore ,  ou  en  rit. 
De  toutes  les  amertumes  répandues  fur 
la  vie  humaine ,  ce  font-lk  les  moins  fu- 
neftes.  Les  épines  attachées  à  la  littéra- 
ture &  à  un  peu  de  réputation  ,  ne  font 
que  des  rieurs  en  comparaifon  des  autres 
maux  qui  de  tout  tems  ont  inondé  la 
terre.  Avouez  que  ni  Cicéron,  ni  Varront 
ni  Lucrèce,  ni  Virgile  ,  ni  Horace  n'eurent 
la  moindre  part  aux  profcriptions.  Ma- 
rius  étoit  un  ignorant.  Le  barbare  Sylla, 
le  crapuleux  Antoine,  l'imbécille  Lépide 
lifoient  peu  Platon  &  Sophocle  ;  &  pour  ce 
tyran  fans  courage ,  OBave  Cépias  ,  fur- 
nommé  Ci  lâchement  Augufle ,  il  ne  fut  un 
déteftable  aflaffin,que  dans  le  temps  où  il 
fut  privé  de  la  fociété  des  gens  de  lettres. 
Avouez  que  Pétrarque  &  Bocace  ne 
firent  pas  naître  les  troubles  de  l'Italie. 
Avouez  que  le  badinage  de  Marot  n'a 
pas  produit  la  S.-Barthélemi  ,  &  que  la 
tragédie  du  Cil  ne  caufa  pas  les  troubles 


280     Œuvres,  &c. 

de  la  Fronde.  Les  grands  crimes  n'ont 
guère  été  commis  que  par  de  célèbres 
ignorans.  Ce  qui  fait  &  fera  toujours  de 
ce  monde  une  vallée  de  larmes ,  c'eft  l'in- 
fariable  cupidité  &r  l'indomptable  orgueil 
dm  hommes,  depuis  Thamas  Kouli-Kan  , 
qui  ne  fçavoit  pas  lire ,  jufqu'à  un  commis 
de  la  douane  qui  ne  fçait  que  chiffrer. 
Les  lettres  nourriflent  l'ame,  la  rectifient, 
la  coûtaient;  elles  vous  fervent,  Mon- 
sieur ,  dans  le  temps  que  vous  écrivez 
contr'elles  ;  vous  êtes  comme  Achille  qui 
s'emporte  contre  la  gloire  ,  &  comme  le 
Père  Mallcbranche  ,  dont  l'imagination 
brillante  écrivoit  contre  l'imagination. 

Si  quelqu'un  doit  fe  plaindre  des  let- 
tres ,  c'eft  moi  ;  puifque  dans  tous  les 
temps,  &  dans  tous  les  lieux,  elles  ont 
fervi  à  me  perfécuter.  Mais  il  faut  les  ai- 
mer, malgré  l'abus  qu'on  en  fait;  comme 
il  faut  aimer  la  fociété,  dont  tant  d'hom- 
mes méchans  corrompent  les  douceurs; 
comme  il  faut  aimer  fa  patrie ,  quelques 
injuftices  qu'on  y  efîuye. 


*8i 


Te  -UaA  — ^^.o^ 

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* i  k.  — Z 'JeZZ7~ZriL : jt  '*■ 


fl£  P  O  N  S  E 

D  E 

M.     ROUSSEAU 

A  M.   DE  VOLTAIRE. 

\_j'Est  à  moi,  Monfieur,  de  vous 
remercier  à  tous  égards.  En  vous  of- 
frant l'ébauche  de  mes  triftes  rêveries, 
je  n'ai  point  cru  vous  faire  un  pré- 
fent  digne  de  vous  ,  mais  m'acquitter 
d'un  devoir  &  vous  rendre  un  hom- 
mage que  nous  vous  devons  tous  , 
comme  à  notre  chef.  Senfible  ,  d'ail- 
leurs ,  à  l'honneur  que  vous  faites  à 
ma  patrie  ,  je  partage  la  reconnoif- 
fance  de  mes  Concitoyens  ,  &  j'efpere 
qu'elle  ne  fera  qu'augmenter  encore, 


282  Œuvres 

lorfqu'ils  auront  profité  des  inftruc- 
tions  que  vous  pouvez  leur  donner. 
Embelliffez  l'afyle  que  vous  avez  choi- 
fi  :  éclairez  un  peuple  digne  de  vos 
leçons  ;  &  vous  ,  qui  fçavez  fi  bien 
peindre  les  vertus  &  la  liberté,  ap- 
prenez-nous à  les  chérir  dans  nos  murs 
comme  dans  vos  écrits.  Tout  ce  qui 
vous  approche  doit  apprendre  de  vous 
le  chemin  de  la  gloire. 

Vous  voyez  que  je  n'afpire  pas  à 
nous  rétablir  dans  notre  bétife  ,  quoi- 
que je  regrette  beaucoup  ,  pour  ma 
part ,  le  peu  que  j'en  ai  perdu.  A  vo- 
tre égard  .,  Monfieur  ,  ce  retour  fe- 
roit  un  miracle ,  f\  grand  à  la  fois  & 
fi  nuifibîe  ,  qu'il  n'appartiendroit  qu'à 
Dieu  de  le  faire,  &  qu'au  Diable  de 
le  vouloir.  Ne  tentez  donc  pas  de 
retomber  à  quatre  pattes  ;  perfonne  au 
monde  n'y  réuffiroit  moins  que  vous. 
Vous  nous  redrefTez  trop  bien  fur  nos 
deux  pieds  pour  cefTer  de  vous  tenir 
fur  les  vôtres. 

Je  conviens  de  toutes  les  difgrnces 
qui  pourfuivent  les  hommes  célèbres 
dans  Iqs  lettres;   je   conviens  même 


DIVERSES.  283 

de  tous  les  maux  attachés  à  l'Huma- 
nité ,  &  qui  femblent  indépendans  de 
nos  vaines  connoiffances.  Les  hommes 
ont  ouvert  fur  eux-mêmes  tant  de  four- 
ces  de  mifère  ,  que  ,  quand  le  hafard 
en  détourne  quelqu'une  ,  ils  n'en  font 
guères  moins  inondés.  D'ailleurs  ,  il 
y  a,  dans  le  progrès  des  chofes ,  des 
liaifons  cachées  que  le  vulgaire  n'ap- 
perçoit  pas  ,  mais  qui  n'échapperont 
point  à  l'œil  du  Sage  ,  quand  il  y  vou- 
dra réfléchir.  Ce  n'eft  ni  Térence  , 
ni  Cicéron  ,  ni  Virgile ,  ni  Séneque  , 
ni  Tacite  ;  ce  ne  font  ni  lesSçavans, 
ni  les  Poëtes  qui  ont  produit  les  mal- 
heurs de  Rome  &  les  crimes  des  Ro- 
mains :  mais  fans  le  poifon  lent  Se  fe- 
cret  qui  corrompoit  peu- à-peu  le  plus 
vigoureux  gouvernement  dont  l'hif- 
toire  ait  fait  mention  ,  Cicéron  ,  ni 
Lucrèce  ,  ni  Sallufte  n'eufTent  point 
exifté  ,  ou  n'eufTent  point  écrit.  Le 
fîécle  aimable  deLélius&  de  Térence 
amenoit  de  loin  le  fîécle  brillant  d'Au- 
gufle  &  d'Horace,  &  enfin  les  fiécles 
horribles  de  Séneque  &  de  Néron,  de 
Domitien  &  de  Martial.  Le  goût  des 
lettres  &  des  arts  nait  chez  un  peuple 
d'un  vice  intérieur  qu'il  augmentes  & 


284       Œuvres 

s'il  eft  vrai  que  tous  les  progrès  hu- 
mains font  pernicieux  à  l'efpece  ,  ceux 
de  l'efprit  ,  &  des  connoiffances  qui 
augmentent  notre  orgueil  &  multi- 
plient nos  égaremens  .accélèrent  bien- 
tôt nos  malheurs.  Mais  il  vient  un 
temps  où  le  mal  eft  tel  que  les  caufes 
mêmes  qui  l'ont  fait  naître  font  né- 
cefïàires  pour  l'empêcher  d'augmen- 
ter ;  c'eft  le  fer  qu'il  faut  laifler  dans 
la  plaie,  de  peur  que  le  bleflé  n'expire 
en  l'arrachant.  Quant  à  moi .,  fi  j'a- 
vois  fuivi  ma  première  vocation ,  & 
que  je  n'eufTe  ni  lu  ,  ni  écrit ,  j'en  au- 
rois  fans  doute  été  plus  heureux.  Ce- 
pendant,  fî  les  lettres  étoient  mainte- 
nant anéanties ,  je  ferois  privé  du  feul 
plaifir  qui  me  refte.  C'eft  dans  leur 
fein  que  je  me  confole  de  tous  mes 
maux  :  c'eft  parmi  ceux  qui  les  cul- 
tivent que  je  goûte  les  douceurs  de  l'a- 
mitié, &  que  j'apprends  à  jouir  de  la 
vie  fans  craindre  la  mort.  Je  leur  dois 
le  peu  que  je  fuis  ;  je  leur  dois  même 
l'honneur  d'être  connu  de  vous  :  mais 
confultons  l'intérêt  dans  nos  affaires  , 
&  la  vérité  dans  nos  écrits.  Quoi- 
qu'il faille  des  Philofophes  ,  des  Hifto» 
riens  ,  des  Sçavans ,  pour   éclairer   le- 


DIVERSES.  285 

monde ,  &  conduire  fes  aveugles  ha- 
bitans  ;  Ci  le  fage  Memnon  m'a  dit  vrai , 
je  ne  connois  rien  de  fi  fou  qu'un  peu- 
ple de  fages. 

Convenez- en,  Monfîeur  ;  s'il  efl 
bon  qu3  de  grands  génies  inftruifent 
les  hommes ,  il  faut  que  le  vulgaire 
reçoive  leurs  inftrucTtions  :  fi  chacun 
fe  mêle  d'en  donner  ,  qui  les  voudra 
recevoir  ?  Les  boiteux  ,  dit  Montai- 
gne ,  font  mal  -  propres  aux  exer- 
cices du  corps  ;  &  aux  exercices  de 
l'efprit  les  âmes  boiteufes.  Mais  en  ce 
fiécle  fçavant ,  on  ne  voit  que  boiteux 
vouloir  apprendre  à  marcher  aux  au- 
tres. Le  peuple  reçoit  les  écrits  des 
(âges  pour  les  juger  ,  &  non  pour  s'inf- 
truire.  Jamais  on  ne  vit  tant  de  Dan- 
dins.  Le  Théâtre  en  fourmille  ;  les 
caffés  retentifTent  de  leurs  fentences  ; 
ils  les  affichent  dans  les  Journaux ,  les 
quais  font  couverts  de  leurs  écrits  ; 
&   j'entends   critiquer  VOrphelin  (  *  )  » 


*  Tragédie  de  M.  de  Voltaire  qu'on  jouoit 
dans  ce  temps-là. 


2§6        Œuvres 

parce  qu'on  l'applaudit  ,  à  tel  gri- 
maud  Ci  peu  capable  d'en  voir  les  dé- 
fauts ,  qu'à  peine  en  fent  il  les  beautés. 

Recherchons  la  première  fource  des 
défordres  de  la  fociété  :  nous  trou- 
verons que  tous  ho  maux  des  hom- 
mes leur  viennent  de  l'erreur  bien  plus 
que  de  l'ignorance  ,  &:  que  ce  que  nous 
ne  fçavons  point  nous  nuit  beaucoup 
moins  que  ce  que  nous  croyons  fça- 
voir.  Ur  ,  quel  plus  fur  moyen  de 
courir  d'erreurs  en  erreurs  ,  que  la  fu- 
reur de  fçavoir  tout  ?  Si  l'on  n'eût 
prétendu  fçavoir  que  la  terre  ne  tour- 
noit  pas  ,  on  n'eût  point  puni  Gali- 
lée pour  avoir  dit  qu'elle  tournoir.  Si 
les  feuls  Philofophes  en  eufTent  récla- 
mé le  titre,  l'Encyclopédie  n'eût  point 
eu  de  perfécuteurs.  Si  cent  myrmi- 
dons  n'afpiroient  à  la  gloire  ,  vous  joui- 
riez en  paix  de  la  vôtre  ,  ou  du  moins  , 
vous  n'auriez  que  des  rivaux  dignes 
de  vous. 

Ne  foyez  donc  pas  furpris  de  fentir 
quelques  épines  inféparabîes  des  fleurs 
qui  couronnent  les  grands  talens.  les 
injures  de  vos  ennemis  font  les  accla- 


DIVERSES.  287 

mations  fatyriques  qui  fuivent  le  cor- 
tège des  triomphateurs.  C'efc  l'empref- 
fement  qu'a  le  public  pour  tous  vos 
écrits  qui  produit  les  vols  dont  vous 
vous  plaignez  :  mais  les  fabrications 
n'y  font  pas  faciles  ;  car  le  fer  ,  ni  le 
plomb  ne  s'allient  point  avec  l'or.  Per- 
mettez-moi de  vous  le  dire  par  l'in- 
térêt que  je  prends  à  votre  repos  & 
à  notre  inftruclion  :  méprifez  de  vai- 
nes clameurs ,  par  lefquelles  on  cher- 
che moins  à  vous  faire  du  mal ,  qu'à 
vous  détourner  de  bien  faire.  Plus  on 
vous  critiquera  ,  plus  vous  devez  vous 
faire  admirer.  Un  bon  livre  eft  une 
terrible  réponfe  à  des  injures  impri- 
mées ;  &  qui  vous  oferoit  attribuer 
des  écrits  que  vous  n'aurez  point  faits, 
tant  que  vous  n'en  ferez  que  d'inimi-. 
tables  ? 

Je  fuis  fenfîble  à  votre  invitation  ;  8c 
fi  cet  hiver  me  laifle  en  état  d'aller 
au  printemps  habiter  ma  patrie  ,  j'y 
profiterai  de  vos  bontés.  Mais  j'aime- 
rois  mieux  boire  de  l'eau  de  votre  fon- 
taine que  du  lait  de  vos  vaches  ;  Se 
quant  aux  herbes  de  votre  verger ,  je 
crains  bien  de  n'y  en  trouver  d'autres 


2l88       Œuvres*  &c. 

que  le  lotos  qui  n'eft  pas  la  pâture  des 
bêtes ,  &  le  moly  qui  empcche  les  hom- 
mes de  le  devenir. 


Je  fuis ,  de  tout  mon  cœur  &  avec 
refp ec~t,  &c, 

A   Pa  ri  s  >  le  10  Septembre  177 J. 


LETTRE 


a&9 


L  E  TT  R  E 

A  M.    DE    BOISSY*, 

yiw  /ft/Vl  de  la  précédente. 

V^  U  A  N  d  je  vis ,  Monfîeur ,  pa- 
roître  dans  le  Mercure,  fous  le  nom 
de  M.  de  Voltaire  ,  la  lettre  que  j'a- 
vois   reçue    de   lui  ,    je    fuppofai  que 


(*)  La  Lettre  de  M.  de  Voltaire  avec 
la  Réponfe  de  M.  Roufleau  furent  inférées 
dans  le  Mercure.  Feu  M.  de  Boissy  ,  qui 
ctoit  alors  à  la  tête  de  ce  Journal ,  y  laiifa 
plufieurs  fautes  d'impreflîon  dont  M.  Rouf- 
feau  fe  plaint  dans  cette  Lettre  adreffée  à 
M.  de  BoilTy  lui-même. 

Tome  III.  N 


250        Œuvre  s 

vous  aviez  obtenu  pour  cela  Ton  con- 
fentement;  &,  comme  il  avoit  bien 
voulu  me  demander  le  mien  pour  la 
faire  imprimer  ,  je  n'avois  qu'à  me 
louer  de  (on  procédé  j  fans  avoir  à 
me  plaindre  du  vôtre.  Mais  que  puis- 
je  penfer  du  galimathias  que  vous 
avez  inféré  dans  le  Mercure  fuivant , 
fous  le  titre  de  ma  Réponfe  ?  Si  vous 
me  dites  que  votre  copie  étoit  incor- 
recte ,  je  demanderai  qui  vous  for- 
çoit  d'employer  une  lettre  vifiblement 
incorrecte  ,  qui  n'eft  remarquable  que 
par  fon  abfurdité.  Vous  abftenir  d'in- 
férer dans  votre  ouvrage  des  écrits 
ridicules  ,  eft  un  égard  que  vous  de- 
vez ,  finon  aux  Auteurs  ,  du  moins 
au  Public. 

Si  vous  avez  cru  ,  Monfieur ,  que 
je  confentirois  à  la  publication  de  cette 
lettre  ,  pourquoi  ne  pas  me  commu- 
niquer votre  copie  pour  la  revoir  ? 
Si  vous  ne  l'avez  pas  cru  ,  pourquoi 
l'imprimer  fous  mon  nom  ?  S'il  eft 
peu  convenable  d'imprimer  les  lettres 
d'autrui  ,  fans  l'aveu  des  Auteurs  ,  il 
l'eft  beaucoup  moins  de  les  leur  at- 


DIVERSES.        2<pr 

tribuer  fans  être  fur  qu'ils  les  avouent, 
ou    même    qu'elles    foient  d'eux  ;    & 
bien  moins  encore ,  lorfqu'il  eft  à  croire 
qu'ils  ne  les  ont  pas  écrites  telles  qu'on 
les   a.   Le  libraire  de  M.  de  Voltaire 
qui  avoit ,  à  cet  égard  ,  plus  de  droit 
que  perfonne  ,  a  mieux  aimé  s'abftenir. 
d'imprimer  la  mienne  ,   que   de   l'im- 
primer   fans   mon   confentement  qu'il 
avoit  eu  l'honnêteté  de  me  demander. 
Il  me  femble  qu'un  homme  auflî   juf- 
tement  eftimé    que  vous,    ne  devroit 
pas  recevoir   d'un  libraire  des  leçons 
de  procédés.  J'ai  d'autant  plus,  Mon- 
fîeur  Jme  plaindre  du  vôtre  en  cette 
occafion  ,  que  ,  dans  le  même  volume 
où  vous  avez  mis,  fous  mon  nom,  un, 
-  écrit  auflî  mutilé  ,  vous  craignez  ,  avec 
raifon  ,  d'imputer  à  M.  de  Voltaire  des 
vers  qui  ne  foient  pas  de  lui.  Si  un  tel 
égard  n'étoit  dû  qu'à  la  confédération, 
je  me  garderois  d'y  prétendre  ;  mais  il 
eft  un  acte  de  juftice  ,  &  vous  la  de- 
vez à  tout  le  monde. 

Comme  il  eft  bien  plus  naturel  de 
m'attribuer  une  fotte  lettre  ,  qu'à  vous 
un  procédé  peu  régulier  ,  &  que  par 

Nij 


i§i       Œuvres 

conféquent  je  refterois  chargé  du  tort 
de  cette  affaire  ,  fi  je  négligeois  de 
m'en  juftifier  ;  je  vous  fupplie  de  vou- 
loir bien  inférer  ce  défaveu  dans  le  pro- 
chain Mercure,  &  d'agréer  ,  Monfieur, 
mon  refpecl:  &  mes  falutations, 

A  P^xzs*  le  4  Novembre  1JSÏ* 


DIVERSES.  2Ç$ 

AVIS 

^4  un  Anonyme ,  far  J.  J. 
Ràujjeau  *• 

J  'Ai  reçu  le  26  de  ce  mois ,  une  lettre 
anonyme  datée  du  28  Octobre  dernier , 
qui  ,  mal  adreflee  ,  après  avoir  été  à  Ge- 
nève, m'eft  revenue  à  Paris ,  franche  de 


*  Deux  Anonymes  avoient  écrit  à  M.  RouC 
feau ,  l'un  parla  voie  du  Mercure  ,  &  l'autre 
par  lapoite.  Le  premier ,  qui  étoit  un  Borde- 
lois,  difoit  à  M.  Rouffeau:  ce  Puifque  la  fo- 
3J  ciété  ne  peut  changer  de  face ,  les  Arts  lui 
a>  font  néceiïaires,  &  l'inégalité  des  conditions 
33  inévitable.  Pourquoi  donc  en  troubler  Tor- 
»  dre,  en  portant  dans  fes  membres  le  décoll- 
ai ragement  &  Tefprit  d'indépendance  ? 

••  Un  homme  tel  que  vous,quand  il  écrit  pour 
«les  autres,  ne  doit  le  faire  que  pour  amufer 
*>  ou  pour  inftruire.  Ainfî,  fi,  au  lieu  d'avoir 
éperdu  votre  tems  à  faire  deux  Dilcours,vous 
m  euflîez  fait  un  Opéra  comme  le  Devin  du 
a»  Vid(ige,\\  vous  auroit  une  féconde  fois  gagné 
»'  lescœurs  de  tous  ceux  qui  l'auroient  connu". 

On  verra  par  l'Avis  de  M.  Roufl'eau,  quel 
étoit  le  fujet  de  la  féconde  lettre  nnonyme. 

Niij 


2<?4  (Eu  V  K  E  S 

port.  A  cette  lettre  étoit  joint  un  écrit 
pour  ma  défenfe  que  je  ne  puis  donner 
au  Mercure  ,  comme  l'Auteur  le  defire  , 
par  des  raifons  qu'il  doitfentir,  s'il  a 
réellement  pour  moi  l'eftime  qu'il  m'y 
témoigne.  Il  peut  donc  le  faire  retirer 
de  mes  mains  j  au  moyen  d'un  billet  de 
la  même  écriture  ;  fans  quoi ,  fa  pièce 
reftera  fupprimée. 

L'Auteur  ne  devoit  pas  croire  il  faci- 
lement que  celui  qu'il  réfute,  fût  citoyen 
de  Genève  ,  quoiqu'il  fe  donne  pour  tel  ; 
car  ileftaiféde  dater  de  ce  pays-là  :  mais 
tel  fe  vante  d'en  être  ,  qui  dit  le  contrai- 
re ,  fans  y  penfer.  Je  n'ai  ni  la  vanité  ni  la 
confolation  de  croire  que  tous  mes  con- 
citovens  penfent  comme  moi;  mais  je 
connois  la  candeur  de  leurs  procédés  :  fï 
quelqu'un  d'eux  m'attaque,  ce  fera  hau- 
tement &  fans  fe  cacher  :  ils  m'eftime- 
ronta{Tez,en  me  combattant,ou  du  moins 
s'eftimeront  affez  eux-mêmes ,  pour  me 
rendre  la  franchife  dont  j'ufe  envers  tout 
le  monde. D'ailleurs,  eux  pour  qui  cet  ou- 
vrage eft  écrit  ,  eux  à  qui  il  eft.  dédié, 
eux  qui  l'ont  honoré  de  leur  approbation, 
ne  me  demanderont  point  à  quoi  il  eft 
utile  :  ils  ne  m'objecteront  point ,  avec 


DIVERSES.  295 

beaucoup  d'autres,  que ,  quand  tout  cela 
feroit  vrai .,  je  n'aurois  pas  dû  le  dire , 
comme  fi  le  bonheur  de  la  fociété  n'é- 
toit  fondé  que  fur  les  erreurs  des  hom- 
mes. Ils  y  verront ,  j'ofe  le  croire  ,  de 
fortes  raifons  d'aimer  leur  Gouverne- 
ment ,  des  moyens  de  le  conferver  ;  &  , 
s'ils  y  trouvent  les  maximes  qui  con- 
viennent au  bon  &  vertueux  citoyen , 
ils  ne  mépriferont  point  un  écrit  qui 
refpire  par-tout  l'humanité J  la  liberté, 
l'amour  de  la  patrie,  &  l'obéiflànce  aux 
loix. 

Quant  aux  habitons  des  autres  pays, 
s'ils  ne  trouvent  dans  cet  ouvrage  rieu 
d'utile  ni  d'amufant ,  il  feroit  mieux .,  ce 
me  femble  ,  de  leur  demander  pourquoi 
ils  le  lifent  que  de  leur  expliquer  pour- 
quoi il  eft  écrit. Qu'un  bel-efprit  de  Bor- 
deaux m'exhorte  gravement  à  laifler  les 
difcuflions  politiques  pour  faire  des 
Opéra,  attendu  que  lui,  bel-efprit ,  s'a  - 
nmfe  beaucoup  plus  à  la  repréfentation 
du  Devin  du  Village  qu'a  la  lecture  du 
Difcoursfur  V inégalité;  il  a  raifon  ,  fans 
doute,  s'il  eft  vrai  qu'en  écrivant  aux 
citoyens  de  Genève,  je  fois  obligé  d'a- 
mufer  les  bourgeois  de  Bordeaux. 

Niv 


o.cj&         Œuvres 

Quoi  qu'il  en  foit ,  en  témoignant  ma 
jeconnoiffance  à  mon  défenfeur,  je  le 
prie  de  laifler  le  champ  libre  à  mes  ad- 
verfaires  ;  &   j'ai  bien  du  regret  moi- 
même  au  temps  que  je  perdois  autrefois 
à  leur  répondre.  Quand  la  recherche  de 
la  vérité  dégénère  en  difputes  &  querel- 
les pcrfonnelles ,  elle  ne  tarde  pas  à  pren- 
dre les  armes  du  menfonge  ;  craignons 
de  l'avilir  ainfi.  De  quelque  prix  que  foit 
la  fcience,  la  paix  de  l'ame  vaut  encore 
mieux.  Je  ne  veux  point  d'autre  défenfe 
pour  mes  écrits ,  que  la  raifon  &  la  vé- 
rité ;  ni  pour  ma  perfonne .,  que  ma  con- 
duite &  mes  mœurs:  fi  ces  appuis  me 
manquent,  rien  ne  me  foutiendra  ;  s'ils 
mefoutiennent ,  qu'ai- je  à  craindre? 

A  Paris ,  le  2$  Novembre  175*5*. 


DIVERSES.  297 

XXXXXXX:XXXXXXXXXX 
LETTRE 

D'un  Bourgeois  de  Bordeaux  à  l'Auteur 
du  Mercure* 


M 


Onsieur,  en  lifant  votre  Mercu- 
re, j'ai  trouvé  une  lettre  de  l'illuftre  Aï. 
RoufTeau ,  où  il  fe  défend  contre  ceux 
qui  ofent  attaquer  les  nouveautés  éton- 
nantes de  Tes  fyftêmes.  Je  n'entre  point 
dans  toutes  ces  difcuftîons;  mais  je  ne 
feindrai  pas  d'avouer  que  j'ai  été  furpris 
de  la  hauteur  ftoïque  &  lacédémonien- 
ne avec  laquelle  il  nous  traite.  II  nous  in- 
fïnue  avec  une  clarté  aflez  dure  j  que  fon 
defTein  n'eft  ni  de  nous  amufer,  ni  de 
nous  inftruire.  Je  lui  réponds  d'abord 
qu'il  fera  fun  &  l'autre  malgré  lui ,  par  la 
feule  raifon  que  nous  nous  occupons  à  le 
lire:chofe  qu'il  ne  fçauroit  empêcher. 
Tout  le  fruit  qu'il  pourra  tirer  de  famau- 
vaife  intention  pour  nous,  c'eft  de  nous 
difpenferde  lui  être  reconnoifîans,  pui(- 
qu'il  ne  nous  éclaire  qu'en  proteiïant 
qu'il  ne  veut  pas  nous  éclairer.  Ceft  un 
vrai  larcin  que  nous  lui  faifons. 

Nv 


2$8         Œuvres 

Mais  je  demande  quelle  raifon  lui 
avons  nous  donnée  de  fe  fâcher  contre 
nous  ?  Si  quelqu'un  de  nos  concitoyens 
a  mérité  fa  colère  par  quelques  petits  di- 
lemmes ernbarraflans ,  mais  point  inci- 
vils, toute  la  ville  qu'il  profcrit  n'a  point 
de  part  à  cela.  Une  chofe  bien  certaine  , 
c'eft  que  nous  admirons  fon  éloquence 
comme  tout  le  refte  du  monde:  preuve  af- 
fez  évidente  que  nous  valons  quelque 
chofe.  Comment  peut-il  avoir  la  cruauté 
de  foudroyer  ainfî  fes  admirateurs  ? 

II  femble  nous  apprendre  qu'il  n'écrit 
que  pour  Genève  :  cela  veut  dire  qu  il 
n'aime  qu'elle.  J'avouerai  que  j'avois  cru 
jufqu'ici  que  le  vrai  Philofophe  étoit  l'a- 
mi  du  monde  entier  ;  qu'il  regardoit  tous 
les  hommes  comme  des  frères.  Qu'il  ai- 
me Genève  ,  à  la  bonne  heure  ;  mais 
nous  ofons  le  prier  de  nous  aimer  un 
peu,  tout  Bordelois  que  nous  pouvons 
être;  car  après  tout,  que  fçait-  il?  peut- 
être  fommes-nous  des  hommes  ? 

Il  feroit  mieux  ,  dit-il ,  de  demander 
à  ceux  qui  ne  font  pas  Genevois  ,  & 
qui  ne  me  goûtent  point  ,  pourquoi  ils 
liient  mon  ouvrage  .,  que  de  leur  expli- 


DIVERSES.  2Ç(} 

quer  pourquoi  il  efl:  faic  ?  Les  termes  dont 
il  fe  fert  pour  dire  cela  ,  ont  un  air  fen- 
tencieux,  mais  j'ai  bien  peur  qu'ils  n'en 
aient  que  l'air.  i°.  Il  efl:  très  fur  que 
tout  le  monde  le  goûte  &  l'admire  ,  Ge- 
nevois ou  non  ;  ainfi  il  fe  fonde  fur  une 
hypothèfe  faulTe.Suppofons,  comme  lui, 
l'impolTible  ;  fuppofons ,  dis  -  je  ,  qu'il 
eût  fait  un  ouvrage  où  l'utile  &  l'amufanc 
ne  fe  trouvaffent  point  ,  &  qu'il  dît  à 
ceux  qui  s'en  plaindroient  :  pourquoi  le 
lifiez-vous?  Mais  ,  Monfieur  ,  pourroit- 
on  lui  répondre,  je  ne  prévoyois  pas, 
en  prenant  votre  livre,  qu'il  ne  dévoie 
m'amufer  ni  m'inftruire.  La  réponfe  fe- 
roit  bonne  ,  perfonne  n'étant  devin. 

Cependant  ,  quand  je  réfléchis  à  fa 
fentence,  je  crois  y  démêler  une  idée 
trop  fiere  pour  être  la  fienne.  Ne  vou- 
droit  ■  il  pas  dire  ,  qu'il  eft  peu  de  gens 
qui  doivent  le  lire  ,  c'eft-à-dire  ,  qu'il  en 
efl:  peu  qui  foient  dignes  de  le  faire  ;  & 
puis ,  en  cherchant  quels  font  ces  mor- 
tels privilégiés .,  il  femble  que  ce  font  les 
Genevois,  &  ceux  qui  le  trouvent  inf- 
rru&if  &  amufant ,  ou ,  pour  dire  la cho- 
fe  comme  elle  efl:  ,  ceux  qui  font  fes 
approbateurs.  Voilà  une  idée  qu'on  ne 

Nvj 


300         Œuvres 

doit  pas  attribuer  à  un  Philofophe  auflî 
modefte  &  aufîî  bon  Logicien  que  lui. 
Il  eft  donc  de  l'équité  de  convenir  que 
fa  fentence  ne  ilgnifie  rien. 

Au  refte  ,  il  ne  nous  a  pas  appris  à 
quoi  peuvent  fervir  fes  fyftcmes,  &  quel 
a  été  Ton  but  en  écrivant.  J'ai  écrit ,  di- 
ra-t-il,  pour  donner  aux  Genevois  de 
fortes  raifons  d'aimer  leur  Gouverne- 
ment,  pour  leur  infpirer  l'humanité , 
l'amour  de  la  patrie  &  de  la  liberté,  & 
î'obéifTance  aux  Ioix. 

Je  crois  donc  entendre  M.  Rouffeau 
parlant  ainfî  à  fes  concitoyens:  aimez 
votre  Gouvernement],  car  l'homme  au- 
roit  beaucoup  mieux  fait  de  n'en  point 
établir.  Aimez  vos  femblables,  car  nous 
avons  eu  tort  de  fortir  de  cet  état  ancien 
où  nous  n'aimions  que  le  repos  ,  une  fe- 
melle &  la  nourriture.  Aimez  votre  pa- 
trie ,  puifqu'il  eft  vrai  que  nous  devrions 
n'en  avoir  jamais  eu  d'autre  qu'une  ca- 
verne ou  le  pied  d'un  arbre.  Soyez  libres , 
artendu  que  nous  fommes  à  plaindre  de 
n'être  plus  dépendans  d'un  Lion  ou  d'un 
Ours  ,  qui  nous  auroit  fait  fuir  devant 
lui,  Enfin  obéifTez  aux  loix,  pui (que  vous 


diverses.     3or 

étiez  faits  pour  n'obéir  à  aucune.  Si  les 
Genevois  n'avoient  pas  de  meilleures 
raifons  pour  être  bons  citoyens ,  nous 
n'aurions  pas  admiré,  comme  nous  fai- 
fons ,  la  fagelTe  de  leur  Gouvernement 
&  la  pureté  de  leurs  mœurs. 

Jefçaisbien  qu'il  pouvroit  répliquer» 
comme  Agamemnon:  .Seigneur,  je  ne 
rends  point  compte  de  mes  dcjjeins  ,  fur- 
tout  devant  des  adverfaires  obfcurs  & 
indignes  de  moi,  tels  que  vous  êtes  i 
vous,  dont  je  craindrois  de  relever  la 
bafleiTe  ,  fi  je  defcendois  iufqu'à  elle.  De 
plus  ,  que  m'importe  qu'on  m'approuve, 
ou  qu'on  me  condamne  ?  Mes  approba- 
teurs font  la  raifon  &  la  vérité  ;  (  à  L  ieu 
ne  plaife  que  cela  f oit ,  )  je  n'attends  rien 
de  perfonne.  Je  foule  aux  pieds  les  criti- 
ques &  les  fufifrages  :  Sifraùtus  iltabatur 
orbis,  impavidum  ferient  ruina!.  Tous  ces 
fentimens  ont  une  maiefté  philofophi- 
que  qui  éblouit  ;  mais  je  foupçonne  qu'ils 
font  trop  métaphyfiques  pour  être  réels. 
La  nature  a  mis  dans  nos  coeurs  un 
violent  defir  d'être  eftimé  de  (es  fem- 
blables  ;  &  je  croirois  fort  que  ,  fans  ce 
defir-là,  perfonne  ne  fe  feroit  imprimer, 
pas  même  M.  RoufTeau.  De  plus ,  répéter 


302  Œuvres 

mille  &  mille  fois  qu'on  méprife  f  eftime 
des  hommes ,  c'eft  répéter  qu'on  méprife 
les  hommes  mêmes.  Or  ,  comme  le  mé- 
pris dérive  toujours  d'une  comparailon 
relative  à  fa  propreperfonne,  dire  qu'on 
méprife  les  hommes,  c'eft  dire,  en 
termes  couverts,  qu'on  fe  croit  plus 
qu'eux.  Il  feroit  pourtant  un  peu  violent 
de  fe  croire  le  premier  homme  du  monde. 

L'affe&ation  efl  toujours  ridicule. 
Il  y  en  a  ,  ce  me  femble,  à  fe  procla* 
mer  Philofophe  par  un  certain  ton  al- 
tier  &  crud  ,  qu'on  prend  un  peu  trop 
dans  notre  fiecle.  Du  moins  pour  l'être , 
on  ne  doit  pas  traiter  fon  monde  d  une 
manière  fi  hautaine  ;  car  alors  il  paroîtra 
qu'on  a  plus  de  colère  que  de  philo- 
fophie. 

Pourquoi,  par  exemple,  repondre 
par  des  injures?  (Le titre  de  bel-efprit 
en  efl:  une  de  la  manière  que  AI.  Roué- 
feau  le  donne.  )  Pourquoi  ,  dis -je  ,  ne 
pas  répondre  par  des  raifons  ?  Il  n'en 
avoit  point ,  dira-t-on.  Il  ne  falloit  donc 
pas  répondre. 

Je  connois  des  gens  qui  ont  cru  ap* 


DIVERSES.  303 

percevoir  dans  Tes  écrits  une  humeur  fort 
éloignée  de  cette  douceur  gracieufe  & 
liante,  qui  doit  être  comme  l'habit  de 
la  véritable  vertu.  Je  n'ai  garde  d'être  de 
leur  avis  ;  &  je  fuis  perluadé  que  M, 
Roufleau  eft  auffî  aimable  par  Ton  carac- 
tère qu'il  eft  eftimable  par  Tes  mceurs  3 
&  admirable  par  Tes  écrits  :  mais  je  fuis 
obligé  de  convenir  que  cet  avis  où  il  ré- 
pond fi  durement ,  a  été  écrit  dans  quel- 
que quart-d'heure  d'inquiétude  ;  &  je 
gagerois  que  fa  fanté  nétoit  pas  bien 
difpofée  dans  ce  moment- là. 

Je  finirai  par  l'avertir  que  I'indifpofi- 
tion  où  ilpouvoit  être  alors  lui  a  empê- 
ché de  faire  affez  d'attention  à  la  lettre 
qu'on  lui  écrit  ;  en  forte  qu'il  ne  lui  a  pas 
fait  l'honneur  de  l'entendre.  On  ne  l'ex- 
horte pas  à  quitter  les  difcuflions  politi- 
ques pour  faire  des  opéra  ;  on  s'intérefife 
trop  à  fa  gloire  pour  exiger  de  lui  une 
pareille  chute;  on  croit  même  que  la 
Littérature perdroit trop, s'il  n'étoit  que 
Poëte;  &  qu'en  cas  qu'il  ne  fût  que  Mu- 
ficien ,  la  Mufique  ne  gagneroit  pas  au- 
tant que  l'Éloquence  a  déjà  gagné  à  être 
cultivée  par  lui.  On  a  voulu  lui  dire  feu- 
lement qu'il  vaut  mieux  ne  faire  qu'a- 


304        Œuvres 

mufer,  que  de  donner  des  instructions 
fondées  fur  des  principes  auflî  dangereux 
que  les  fiens,  d'où  dérive  naturellement: 
la  conféquence  que  l'homme  n'a  été  fait 
ni  pour  une  Morale  ,  ni  pour  une  Reli- 
gion ;  conféquence  que  la  droiture  pieufe 
de  fon  cœur  défavoueroit  aiïurément. 
Du  refte  ,  on  l'exhorte  à  pourfuivre  fes 
recherches ,  &  fur-tout  à  prétendre  aux 
découvertes  neuves,  fans  aimer  les  nou- 
veautés. Cet  avis ,  ce  n'efl:  point  les  Bor- 
delois  feuls  qui  le  lui  donnent  ;  les  Ge- 
nevois, j'ofe  le  dire  ,  le  lui  donnent 
aulîl. 

Je  ne  crois  pas  avoir  rien  dit  de  cho- 
quant à  M.  Rou fléau .,  &  je  viens  de  re- 
lire ma  lettre ,  pour  voir  s'il  m'efl:  échap- 
pé la  moindre  chofe  qui  démentît  les  (en- 
timens  d'eftime,  d'admiration,  &  même 
de  refpect ,  dont  je  fuis  pénétré  pour  lui. 
Je  fuis  même  fi  affuré  de  la  noblefFe  de 
de  la  candeur  de  fes  fenrimens  ,  que  je 
fuis  perfuadé  qu'il  confentira  lui-même 
à  ce  que  cette  lettre  foit  inférée  dans 
votre  Mercure  ;  honneur  que  je  vous 
fupplie  de  lui  accorder. 

De  Bordeaux  ,  le  14.  Janvier  177  6. 


DIVERSES.  305 

RÉPONSE 

De  M.  R  o  u  s  s  e  ^  u  à  M.  de  Boissy, 

qui  lui  avoit  communiqué  la  Lettre 

précédente* 


ONSIEUR, 


Je  remercie  très  humblement  M.  de 
Boiffy  ,  de  la  bonté  qu'il  a  eue  de  me 
communiquer  cette  Pièce.  Elle  me  pa- 
roît  agréablement  écrite  ,  aflàifonnée 
de  cette  ironie  fine  &  plaifante ,  qu'on 
appelle  ,  je  crois  ,  de  la  politeJJ'e  ,  fc  je 
ne  m'y  trouve  nullement  offenfé.  Non- 
feulement  je  confens  à  fa  publication  ; 
mais  je  defire  même  qu'elle  (bit  imprimée 
dans  l'état  où  elle  eft  ,  pour  l'inftruc- 
tion  du  public  &  la  mienne.  Si  la  mo- 
rale de  l'Aurecr  paroît  plus  faine  que  fa 
log'que  ,  &  Ces  avis  meilleurs  que  fes 
railonnemens,  ne  feroit-ce  point  que  les 
défauts  de  ma  perfonne  fe  voient  bien 


306      Œuvres 

mieux  que  les  erreurs  de  mon  livre  ?  Au 
refte  ,  toutes  les  horribles  chofes  qu'il  y 
trouve  ,  lui  montrent  plus  que  jamais  , 
qu'il  ne  devroit  pas  perdre  Ton  temps  à 
le  lire. 


Rousseau. 
A  P&rit,  U  2^  Janvier  17 $6* 


5°7 

*> i-  *C°>-  -^j 

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iSinnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnr»^ 

DISCOURS 

SUR 

F  ECONOMIE 
POLITIQUE. 

J-j  E  mot  Économie  ne  figniîîe  origi- 
nairement que  le  fage  &  légitime  gou-« 
vernement  de  la  maifon  ,  pour  le  bien 
commun  de  toute  la  famille.  Le  fens  de 
ce  terme  a  été  dans  la  fuite  étendu  au 
gouvernement  de  la  grande  famille  .,  qui 
eft  Y  État.  Pour  diftinguer  ces  deux  ac- 
ceptions, on  l'appelle  dans  ce  dernier 
cas  ,  Économie  générale  ou  politique ,  & 
dans  l'autre  ,  Économie  dome/lique  ,  ou 
particulière.  Ce  n'eft:  que  de  la  première 
qu'il  eft  queftion  dans  cet  article. 

Quand  il  y  auroit  entre  l'État  &  la  fa- 
mille autant  de  rapport  que  plufieurs  Au- 


308       Œuvres 

teurs  le  prétendent,  il  ne  s'enfuivroit  pas 
pour  cela  que  les  règles  de  conduite  pro- 
pres à  l'une  de  ces  deux  fociétés ,  furent 
convenables  à  l'autre:  elles  différent  trop 
en  grandeur  pour  pouvoir  être  adminis- 
trées de  la  même  manière ,  &  il  y  aura 
toujours  une  extrême  différence  entre 
le  gouvernement  domeftique ,  où  le  père 
peut  tout  voir  par  lui-même  ;  &  le  gou- 
vernement civil,  où  le  chef  ne  voit  pref- 
cjue  rien  que  par  les  yeux  d'autrui.  Pour 
que  les  chofes  devinflent  égales  à  cet 
égard ,  il  faudroit  que  les  talens ,  la  force 
&  toutes  les  facultés  du  père  augmen- 
ta (Tent  en  raifon  de  la  grandeur  de  la  fa- 
mille ,  &  que  l'ame  d'un  puiffant  Monar- 
que fût  à  celle  d'une  homme  ordinaire , 
comme  l'étendue  de  fon  Empire  eft  à 
l'héritage  d'un  particulier. 

Mais  comment  le  gouvernement  de 
l'État  pourroit  il  être  Semblable  à  celui 
de  la  famille,  dont  le  fondementeft  fî  dif- 
férent? Le  père  étant  phyfîquement  plus 
fort  que  fes  enfans  ,  auflî  longtemps  que 
fon  fecours  leur  eft  néceffaire  ,  le  pou- 
voir paternel  paffe  avec  raifon  pour  être 
établi  par  la  nature.  Dans  la  grande  fa- 
mille, dont  tous  les  membres  font  na- 
turellement égaux ,  l'autorité  politique, 


DIVERSES.  309 

purement  arbitraire,  quant  à  fon  inftitu- 
tion  ,  ne  peut  être  fondée  que  fur  des 
conventions  ;  ni  le  Magiftrat  commander 
aux  autres ,  qu'en  vertu  des  loix.  Les  de- 
voirs du  père  lui  font  dictés  par  des  fen- 
timens  naturels  ,  &  d'un  ton  qui  lui  per- 
met rarement  de  défobéir.  Les  chefs 
n'ont  point  de  femblable  règle,  &  ne 
font  réellement  tenus  envers  le  peuple 
qu'à  ce  qu'ils  lui  ont  promis  de  faire,  & 
dont  il  efl:  en  droit  d'exiger  l'exécution. 
Une  autre  différence  plus  importante  en- 
core, c'eft  qu-i,  les  enfans  n'ayant  rien  que 
ce  qu'ils  reçoiventdu  père  ,  il  efl:  évident 
que  tous  les  droits  de  propriété  lui 
appartiennent ,  ou  émanent  de  lui  :  c'eft 
tout  le  contraire  dans  la  grande  famille, 
où  l'adminiitration  générale  neft  établie 
que  pour  affurer  la  propriété  particu- 
lière qui  lui  efl:  antérieure.  Le  principal 
objet  des  travaux  de  toute  la  maifon  efl 
de  conferver&  d'accroître  le  patrimoine 
du  père  ,  afin  qu'il  puilfe  un  jour  le  par- 
tager entre  fes  enfans  fans  les  appauvrir; 
au  lieu  que  la  richefTe  du  fifc  n'eft  qu'un 
moyen,  (ouvent  mal  entendu,  pour  main- 
tenir les  particuliers  dans  la  paix  & 
dans  l'abondance.  En  un  mot ,  la  petite 
famille  efl:  deftinée  à  s'éteindre,  &  à  fe 


3io       Œuvres 

réfoudre  un  jour  en  plusieurs  autres  fa- 
milles femblables;  mais  la  grande  étant 
faite  pour  durer  toujours  dans  le  même 
état    il  faut  que  la  première  s'augmente 
pour  fe  multiplier  :  &  non-feulement  il 
fuffit  que  l'autre  fe  conferve  ,  mais  on 
peut  prouver  aifément  que  toute  augmen- 
tation lui  eft  plus  pré.udiciable  qu'utilet 
Par  plufieurs  raifons  tirées  de  la  nature 
de  la  chofe  ,  le  père  doit  commander 
dans   la  famille.  Premièrement ,  l'auto- 
rité ne  doit  pas  être  égale  entre  le  père 
&  la  mère  :  mais  il  faut  que  le  gouverne- 
ment foit  un  ,  &  que  dans  les  partages 
d'avis  il  y  ait  une  voix  prépondérante  qui 
décide. 2°. Quelque  légères  qu'on  veuille 
fuppofer  les  incommodités  particulières 
à  la  femme  j  comme  elles  font  toujours 
pour  elle  un  intervalle  d'inaclion  ,  c'eft 
une  raifon  fuffifante  pour  l'exclure  de 
cette  primauté  :  car  quand  la  balance  eft 
parfaitement  égale ,  une  paille  fuffit  pour 
la  faire  pencher.  De  plus,  le  mari  doit 
avoir'  infpeclion   fur  la  conduite  de  fa 
femme,  parce  qu'il  lui  importe  de  s'afTu- 
rer  que  les  enfans ,  qu'il  eft  forcé  de  re- 
connoître  &  de  nourrir ,  n'appartiennent 
pas  à  d'autres  qu'à  lir.  La  femme  qui  n'a 
rien  de  femblable  à  craindre,  n'a  pas  le 


diverses.       3 1  r 

même  droit  fur  le  mari.  3°.  Les  enfans 
doivent  obéir  au  père  ,  d'abord  par  né- 
ceflité ,  enfuite  par  reconnoifTance  ;  après 
avoir  reçu  de  lui  leurs  befoins  durant  la 
moitié  de  leur  vie ,  ils  doivent  confacrer 
l'autre  à  pourvoir  aux  fiens.  4.0.  A  l'égard 
des  domeftiques  ,  ils  lui  doivent  aufll 
leurs  fervices  en  échange  de  l'entretien 
qu'il  leur  donne  ,  fauf  à  rompre  le  mar- 
ché ,  dès  qu'il  ceffe  de  leur  convenir.  Je 
ne  parle  point  de  l'efclavage ,  parce  qu'il 
eft  contraire  à  la  nature  ,  &  qu'aucun 
droit  ne  peut  l'autorifer. 

Il  n'y  a  rien  de  tout  cela  dans  la  So- 
ciété politique.  Loin  que  le  chef  ait  un 
intérêt  naturel  au  bonheur  des  particu- 
liers ,  il  ne  lui  eft  pas  rare  de  chercher  le 
fîen  dans  leur  mifere.  La  Magiftrature 
eft-elle  héréditaire:  c'eft  fouvent  un  en- 
fant qui  commande  à  des  hommes.  Eft- 
elle  élective  :  mille  inconvéniens  fe  font 
fentir  dans  les  élections  ;  &  l'on  perd, dans 
l'un  &  l'autre  cas  ,  tous  les  avantages  de 
la  paternité.  Si  vous  n'avez  qu'un  feul 
chef,  vous  êtes  à  la  difcretion  d'un  maî- 
tre qui  n'a  nulle  raifon  de  vous  aimer  ; 
fî  vous  en  avez  plufieurs  ,  il  faut  fuppor- 
ter  à  !a  fois  leur  tyrannie  &  leurs  divi- 
sons; En  un  mot,  les  abus  font  inéyi- 


312  Œuvres 

tables  &  leurs  fuites  funeftes  dans  toute 
Société  où  l'intérêt  public  &  les  loix 
n'ont  aucune  force  naturelle  ,  &  font  fans 
cefTe  attaqués  par  l'intérêt  perfonnel  & 
les  pafïions  du  chef  &  des  membres. 

Quoique  les  fonctions  du  père  de  fa- 
mille &  du  premier  Magiftrat  doivent 
tendre  au  même  but ,  c'eft  par  des  voies 
fi  diff(  rentes ,  leur  devoir  &  leurs  droits 
font  tellement  diftingués,  qu'on  ne  peut 
les  confondre  fans  fe  former  de  fauffes 
idée*  des  loix  fondamentales  de  la  Socié- 
té ,  &  fans  tomber  dans  des  erreurs  fata- 
les au  genre  humain.  Fn  effet .,  fi  la  voix 
de  la  nature  eft  le  meilleur  confeil  que 
doive  écouter  un  bon  père  pour  bien  rem- 
plir fes  devoirs ,  elle  n'eft  pour  le  Magif- 
trat qu'un  faux  guide  qui  travaille  fans 
cefle  à  l'écarter  des  fiens ,  &  qui  l'entraîne 
tôt  ou  tard  à  fa  perte,  ou  à  celle  de  l'État, 
s'il  n'eft  retenu  par  la  plus  fublime  vertu. 
La  feule  précaution  néceffaire  au  père  de 
famille .,  eft  de  fe  garantir  de  la  déprava- 
tion ,  &  d'empêcher  que  les  inclinations 
naturelles  ne  fe  corrompent  en  lui  ;  mais 
ce  font  elles  qui  corrompent  le  Magif- 
trat. Pour  bien  faire,  le  premier  n'a  qu'à 
confulter  fon  coeur;  l'autre  devient  un 
traître  au  moment  qu'il  écoute  le  fien  :  fa 

rai  fon 


DIVERSES.  313 

faraifon  même  lui  doit  être  fufpec*te,&  il 
ne  doir  fuivre  d'autre  règle  que  la  rai  on 
publique,  qui  eft  la  loi.  Audi  la  nature 
a-t-e!Ie  fait  une  multitude  de  bons  pères 
de  famille;  mais  il  eft  douteux  qu^,  de- 
puis l'exiftence  du  monde  la  fagefle  hu- 
maine ait  jamais  fait  dix  hommes  capa- 
bles de  gouverner  leurs  femblables. 

De  tout  ce  que  je  viens  d'expofer  ,  il 
s'enfuit  que  c'cft  avec  raifon  qu'on  a  dis- 
tingué l'Économie  publique  de  l'Économie 
particulière  ,  &  que  l'Etat  n'ayant  rien  de 
commun  avec  la  famille  que  l'obligation 
qu'ont  les  chefs  de  rendre  heureux  l'un 
&  l'autre ,  les  mêmes  règles  de  conduite 
ne  fçauroient  convenir  à  tous  les  deux. 
J'ai  cru  qu'il  f  ufnroit  de  ce  peu  de  ligner? 
i  pour  renverier  l'odieux  fyftême  que  le 
Chevalier  Filmera,  tâché  d'établir  dans 
un  ouvrage  intitulé  Patriarcha  ,  auqual 
deux  hommes  illuftres  ont  fait  trop 
d'honneur  en  écrivant  des  livres  pour  le 
réfuter.  Au  refte  cette  erreur  eft  fort  an- 
cienne, puifqu'Ariftote  même  a  jugé  à 
propos  de  la  combattre  par  des  raifons 
qu'on  peut  voir  au  premier  livre  de  fes 
Politiques. 

Je  prie  mes  Lecteurs  de  bien  diftin- 
guer  encore  V Économie  publique  dont  j'ai 

Têmt  IlL  O 


314         Œuvres 

à  parler,  &  que  j'appelle  Gouvernement, 
de  l'autorité  fuprême  que  j'appelle  Sou- 
yeraineté:  difHn&ion  qui  confifte  en  ce 
que  l'une  a  le  droit  le'gifîatif ,  &  oblige 
en  certains  cas  le  cor},  s  même  de  la  na- 
tion ;  tandis  que  l'autre  n'a  que  la  puif- 
fance  exécutrice  ,  &  ne  peut  obliger  que 
les  particuliers. 

Qu'on  me  permette  d'employer  pour 
un  moment  une  comparaison  commune 
&  peu  exaéte  à  bien  des  égards ,  mais 
propre  à  me  faire  mieux  entendre. 

Le  corps  politique  ,  pris  individuelle- 
ment, peut  être  cenfidéré  comme  un 
corps  organi(é  ,  vivant  &  femblable  à 
ceiui  de  l'homme.  Le  pouvoir  fouverain 
repréfente  la  tête  :  les  loix  &  les  coutu- 
mes font  le  cerveau  ,  principe  des  nerfs 
&  fîége  de  l'entendement,  de  la  volonté 
<§:  des  fens,  dont  les  Juges  &Magiftrats 
îtmt  les  organes.  Le  commerce  „  l'induf- 
trie  &  l'agriculture  ,  font  la  bouche  & 
l'eftomachiqui  préparent  lafubfîftance 
commune.  Les  finances  publiques  font 
le  fang  qu'une  fage  Economie,  en  faifant 
les  fondions  du  cœur,  renvoie  diftribuer 
par  tout  le  corps  la  nourriture  &  la  vie. 
Les  citoyens  font  le  corps  &  les  mem- 
bres qui  font  mouvoir,  vivre  &  travailler 


DIVERSES.         3IJ 

la  machine ,  &  qu'on  ne  fauroit  McfTer 
en  aucune  partie,  qu'auftî-tôt  i'impref- 
fion  douloureufe  ne  s'en  porte  au  cer- 
veau, fi  J'animai  eft  dans  un  état  de  fanté. 

La  vie  de  l'un  &  de  l'autie  eft  le  mol 
commun  au  tout,  la  fcnfibilité  récipro- 
que &  la  correfpondance  interne  de  tou- 
tes les  parties.  Cette  communication 
vient-elle  àceffer,  l'unité  formelle  à  s'é- 
vanouir ,  &  les  parties  contiguës  à  n'ap- 
partenir plus  l'une  à  l'autre  que  par  jux- 
ta-pofition  ;  l'homme  eft  m  jrt,  ou  l'État 
eft  difîbus. 

Le  corps  politique  eft  donc  auffi  un 
être  moral  qui  a  une  volonté;  &  cette 
volonté  générale  ,  qui  tend  toujours  à  la 
confervation  &  au  bien-être  du  tout  &  de 
chaque  partie ,  &  qui  eft  la  fource/  des 
loix,  eft  pour  tous  les  membres  de  l'État, 
par  rapport  à  eux  &  à  lui,  la  règle  du 
jufte  &  de  l'injufte  :  vérité  qui ,  pour  îe 
dire  en  paflant ,  montre  avec  combien  de, 
fens  tant  d'Ecrivains  ont  traité  de  vol  la 
fubtilici  prefcrite  aux  enfansde  Lacédé- 
mone  pour  gagner  leur  frugal  repas  , 
comme  fi  tour  ce  qu'ordonne  la  loi  pou  « 
voit  ne  pas  être  légitime. 

Il  eft  important  de  remarquer  que  cet- 
te règle  de  juftice  ,  fûre  par  rapport  à 

Oij 


3*6 


Œuvres 


tous  les  citoyens ,  peut  être  fautive  avec 
les  Étrangers  ;  &:  la  raifon  de  ceci  eft  évi- 
dente :  c'eft  qu'alors  la  volonté  de  l'Etat , 
quoique  générale  par  rapport  à  fes  mem- 
bres ,  ne  l'eft  plus  par  rapport  aux  autres 
États,  &  à  leurs  membres ,  mais  devient 
pour  eux  une  volonté  particulière  &  in- 
dividuelle ,  qui  a  fa  règle  de  juftice  dans 
la  loi  de  nature ,  ce  qui  rentre  également 
dans  le  principe  établi  ;  car  alors  la  gran- 
de ville  du  monde  devient  lecorps  poli- 
tique dont  la  loi  de  nature  eft  toujours 
la  volonté  générale  ,  &  dont  les  États  & 
Peuples  divers  ne  font  que  des  membres 
individuels. 

De  ces  mêmes  diflindions  appliquées 
à  chaque  fociété  politique  &  à  fes  mem- 
bres,  découlent  les  règles  les  plus  uni- 
verfelles  &  les  plus  fûres  fur  lefquelles 
onpuifle  juger  d'un  bon  ou  d'un  mauvais 
Gouvernement,  &  en  général  de  la  mo- 
ralité de  toutes  les  actions  humaines. 

Toute  fociété  politique  eft  compofée 
d'autres  fociétés  plus  petites  de  différen- 
tes efpeces  >  dont  chacune  a  fes  intérérs  & 
fes  maximes  ;  mais  ces  fociétés ,  que  cha- 
cun apperçoit,  parce  qu'elles  ont  une  ter- 
me extérieure  &  autorifée  ,  ne  font  pas 
Us  feules  qui  exiftent  réellement  dans 


DIVERSES.  317 

l'État  :  tous  les  particuliers  qu'un  intérêt 
commun  réunit,   en  compofent  autant 
d'autres  ,   permanentes   ou  paffageres  > 
dont  la  force  n'eft  pas  moins  réelle  pour 
être  moins  apparente  ,  &  dont  les  divers 
rapports  bien  obfervés  font  la  véritable 
connoiflancedes  mœurs.  Ce  font  toutes 
ces  afïbciations  tacites  ou  formelles  qui 
modifient  de  tant  de  manières  les  appa- 
rences de  la  volonté  publique  par  l'in- 
fluence de  la  leur.  La  volonté  de  ces  fo- 
ciétés  particulières  a  toujours  deux  rela- 
tions ;  pour  les  membres  de  l'aflTociation, 
c'eft  une  volonté  générale  ;  pour  la  gran  • 
de  fociété,  c'eft  une  volonté  particulière, 
qui  très  fouvent  fe  trouve  droite  au  pre- 
mier égard,  &  vicieufe  au  fécond.  Tel 
peut  être  Prêtre  dévot ,  ou  brave  Soldat, 
ou  Patricien  zélé  ,  &  mauvais  citoyen. 
Telle  délibération  peut  être  avantageufe 
à  la  petite  communauté ,  &  très  perni- 
cieufe  à  la  grande.  Il  eft  vrai  que  ,  les  fo- 
ciétés  particulières  étant  toujours  fubor- 
données  à  celle-ci  préférablement  aux 
autres  ,   les   devoirs  du   citoyen  vont 
avant  ceux  du  Sénateur,    &   ceux  de 
l'homme  avant  ceux  du  citoyen  ;    mais 
malheureufement  l'intérêt  perfonuel  fe 
trouve  toujours  en  raifon  inverfe  du  de- 

Oiij 


318         Œuvres 

voir ,  &  augmente  à  mefure  que  l'affocia- 
tion  devient  plus  étroite  &  l'engagement 
moins  facré;preuve  invincible  que  la  vo- 
lonté la  plus  générale  eft  aufli  toujours  la 
plus  jufte ,  &  que  la  voix  du  peuple  eft  en 
effet  la  voix  de  Dieu. 

Il  nes'entuitpas  pour  cela  que  les  dé- 
libérations publiques  foient  toujours 
équitables  ;  elles  peuvent  ne  l'être  pas , 
îorfqu'il  s'agit  d'affaires  étrangères  :  j'en 
ai  dit  la  raifon.  Ainfi  il  n'eft  pas  impoflî- 
ble  qu'une  République  bien  gouvernée 
fafle  une  guerre  injufte. Il  ne  l'eft  pas  non 
plus  que  le  confeil  d'une  Démocratie 
paffe  de  mauvais  décrets  &  condamne  les 
innocens  ;  mais  cela  n'arrivera  jamais , 
que  le  peuple  ne  foit  féduit  par  des  inté- 
rêts particuliers  ,  qu'avec  du  crédit  &  de 
l'éloquence  ,  quelques  hommes  adroits 
fçauront  fubftituer  aux  fiens.  Alors  autre 
chofe  fera  la  délibération  publique,  & 
autre  chofe  la  volonté  générale.  Qu'on 
ne  m'oppofe  donc  point  la  Démocratie 
d'Athènes ,  parce  qu'Athènes  n'etoit 
point  en  effet  une  Démocratie,  mais  une 
Ariftocratie  très  tyrannique  ,  gouvernée 
par  des  favans  &  des  orateurs.  Examinez 
avec  foin  ce  qui  fe  paffe  dans  une  délibé- 
ration quelconque  ,  &  vous  verrez  que 


DIVERSES.         319 

la  volonté  générale  efl  toujours  pour  le 
bien  commun;  mais  très  fouvent  il  fefait 
une  fciffion  fecrette  ,  une  confédération 
tacite  ,  qui ,  pour  des  vues  particulières, 
fçait  éluder  la  difpofition  naturelle  de 
Faflemblée.  Alors  le  corps  focial  fe  di- 
vife  réellement  en  d'aiures  dont  les  mem- 
bres prennent  une  volonté  générale  , 
bonne  &  jufte  à  l'égard  de  ces  nouveaux 
corps  ,  injufte  &  mauvaife  à  l'égard  du 
tout  dont  chacun  d'eux  fe  démembre. 

On  voit  avec  quelle  facilité  l'on  ex- 
plique, à  l'aide  de  ces  principes  ,  les  con- 
tradictions apparentes  qu'on  remarque 
dans  la  conduire  de  tant  d'hommes  rem- 
plis de  fcrupule  &  d'honneur  à  certains 
égards  ,  trompeurs  &  fripons  à  d'autres , 
foulant  aux  pieds  les  devoirs  les  plus  fa- 
crés,  &  fidèles  jufqu'à  la  mort  àdesenga- 
gemens  fouvent  illégitimes. C'eftainfi  que 
les  hommes  les  plus  corrompus  rendent 
toujours  quelque  forte  d'hommage  à  la 
foi  publique  :  c'eft  ainfl  que  les  brigands 
mêmes ,  qui  font  les  ennemis  de  la  vertu 
dans  la  grande  fociété  ,  en  adorent  le 
fimulacre  dans  leur  caverne. 

En  établiffant  la  volonté  générale  pour 
premier  principe  de  V Économie  publique 
&  règle  fondamentale  du  Gouvernement, 

Oiv 


3^o  Œuvres 

je  n'ai  pas  cru  néceiïaire  d'examiner  fé- 
rieufementfilesMagiftratsappartiennent 
au  peuple .  ou  le  peuple  aux  Magiftrats  ; 
&  fi  dans  les  affaires  publiques  on  doit 
confulter  le  bien  de  l'État  ou  celui  des 
chefs.  Depuis  longtems  cette  que/lion  a 
étédécidéed'unemanierepar  la  pratique, 
&  d'une  autre  par  la  raifon  ;  & ,  en  géné- 
ral, ce  feroit  une  grande  folie  d'efpé- 
rer  que  ceux  qui  dans  le  fait  font  les  maî- 
tres, préféreront  un  autre  intérêt  au  leur, 
ïl  feroit  donc  à  propos  de  divifer  encore 
V Economie  publique  en  populaire  &  ty- 
rannique.  La  première  eft  celle  de  tout 
État  où  règne  entre  le  peuple  &  les  chefs 
unité  d'intérêt  &  de  volonté  ;  l'autre  exif- 
tera  néceffairement  par-tout  où  le  Gou- 
vernement &  le  peuple  auront  des  inté- 
rêts différens  &  par  conféquent  ces  vo- 
lonté:; oppofées.  Les  maximes  de  celle- 
ci  /ont  inferites  au  long  dans  les  archives 
de  l'hiftoire  Se  dans  les  fatyres  de  Ma- 
chiavel. Les  autres  ne  fe  trouvent  que 
dans  les  écrits  des  Phiiofophes  qui  ofent 
réclamer  les  droits  de  l'humanité. 

I.  La  première  &  la  plus  importante 
maxime  du  Gouvernement  légitime  ou 
populaire ,  c'eft-à-dire  de  celui  qui  a  pour 
objet  le  bien  du  peuple,  eft  donc,  comme 


DIVERSES  321 

je  l'ai  dit,  de  fuivre  en  tout  la  volonté  gé  - 
nérale  ;  mais  pour  la  fuivre,  il  fautlacon- 
noître,  &  fur-tout  la  bien  diftinguer  delà 
volonté  particulière,  en  commençant  par 
foi-même  :  diftinction  toujours  fort  diffi- 
cile à  faire  ,  &  pour  laquelle  il  n'appar- 
tient qu'à  la  plus  fublime  vertu  de  don- 
ner de  fuffifantes  lumières.  Comme  pour 
vouloir  il  faut  être  libre ,  une  autre  diffi- 
culté qui  n'efi:  gueres  moindre ,  eft  d'afïu- 
rer  à  la  fois  la  liberté  publique  &  l'auto- 
rité du  Gouvernement. Cherchez  les  mo- 
tifs qui  ont  porté  les  hommes  ,  unis  par 
leurs  befoins  mutuels  dans  la  grande  (o- 
ciécé,  à  s'unir  plus  étroitement  par  des 
fociétés  civiles  ;    vous  n'en   trouverez 
point  d'autre  que  celui  d'aflurer  les  biens, 
la  vie  &la  liberté  de  chaque  membre  par 
la  protection  de  tous;  or  comment  forcer 
les  hommes  à  défendre  la  liberté  de  l'un 
d'entr'eux,  fans  porter  atteinte  à  celle  des 
autres?  &  comment  pourvoir  aux  befoins 
publics,  fans  altérer  la  propriété  particu- 
lière de  ceux  qu'on  force  d'y  contribuer? 
De  quelques  fophifmes  qu'on  puifTe  colo- 
rer tout  cela,  il  eft  certain  que.fi  Ion  peut 
contraindre  ma  volonté,  je  ne  fuis  plus  li- 
bre ,  &  que  je  ne  fuis  plus  maître  de  mo.i 
bien,  fiauelqu'autre  peut  y  toucher. Cetce 

Ov 


322       Œuvres 

difficulté,  qui devoit  femblerinfurmonM- 
ble  ,  a  été  levée  avec  la  première  par  la 
plus  fublime  de  toutes  les  inftitutions  hu- 
maines, ou  plutôt  par  une  infpiration  cé- 
lefte  quiappritàl'hommeà  imiter  ici  bas 
les  décrets  immuables  de  la  Divinité.  Par 
quel  art  inconcevable  a-t-on  pu  trouver  le 
moyen  d'affuiettir  les  hommes  pour  les 
rendre  libres  ?  d'employer  au  fervice  de 
l'Etat  les  biens,  les  bras  &  la  vie  même 
de  tous  Tes  membres,  fans  les  contraindre 
&  fans  les  confulter  ?  d'enchaîner  leur  vo- 
lonté de  leur  propreaveupde  faire  valoir 
leur  confentement  contre  leur  refus ,  & 
de  les  forcer  à  fe  punir  eux-mêmes  quand 
ils  font  ce  qu'ils  n'ont  pas  voulu?  Com- 
ment fe  peut-il  faire  qu'ils  obéiflent  & 
que  perfonne  ne  commande  .,  qu'ils  fer- 
vent &  n'aient  point  de  maître  ?  d'autant 
plus  libres  en  effet  que  fous  une  apparen- 
te fujettion,  nul  ne  perd  de  fa  liberté  que 
ce  qui  peut  nuire  à  celle  d'un  autre?  Ces 
prodiges  font  l'ouvrage  de  la  loi  :  c'eft  à 
la  loi  feule  que  les  hommes  doivent  la 
juftice  &  la  liberté  :  c'eft  cet  organe  fafn- 
îaire  de  la  volonté  de  tous ,  qui  rétablit 
dans  le  droit  l'égalité  naturelle  entre  les 
hommes  :  c'eft  cette  voix  célefte  qui  diète 
à  chaque  citoyen  les  préceptes  de  la  raifon 


DIVERSES.  323 

publique  ,  &  lui  apprend  à  agir  félon  les 
maximes  de  fon  propre  jugement  ,  &  à 
n'être  pas  en  contradiction  avec  lui-mê- 
me :  c'eft  elle  feule  auiîî  que  les  chefs 
doivent  faire  parler  quand  ils  comman- 
dent. Car  firôt  qu'indépendamment  des 
loix,  un  homme  en  prétend  foumettre 
un  autre  à  fa  volonté  privée ,  il  fort  à 
l'inftant  de  l'état  civil, &  fe  met  vis-à-vis 
de  lui  dans  le  pur  état  de  la  nature,  où 
l'obéiflance  n'efl:  jamais  prefcrite  que 
par  la  nécefiîté. 

Le  plus  prenant  intérêt  du  chef,  de 
même  que  fon  devoir  le  plus  indifpen- 
fabie,  eft  donc  de  veiller  à  robfervation 
des  loix  dont  il  eft  le  miniftre  ,  &  fur  les- 
quelles eft:  fondée  toute  fon  autorité.  S'il 
doit  les  faire  obferver  aux  autres  ,  à  plus 
forte  raifon  doit-il  les  obferver  lui-même, 
qui  jouit  de  toute  leur  faveur.  Car  fon 
exemple  efr.  de  telle  force  ,  que  ,  quand 
même  le  peuple  voudroit  bien  fouifrif 
qu'il  s'affranchit  du  joug  de  la  loi ,  il  de- 
vroit  fe  garder  de  profiter  d'une  fï  dan- 
gereufe  prérogative  ,  que  d'autres  s'ef- 
forceroient  bientôt  d'ufurper  à  leur  tour., 
&  fouvent  à  fon  préjudice.  Au  fond  r 
comme  tous  les  engage  mens  de  la  fociété 
font  réciproques  parleur  nature  ,  il  riefl 

Cv 


324         Œuvres 

pas  poflîble  de  fe  mettre  au-deflus  de 
la  loi  fans  renoncer  à  fes  avantages ,  & 
perfonne  ne  doit  rien  à  quiconque  pré- 
tend ne  rien  devoir  a  perfonne.  Par  la 
même  raifon  ,  nulle  exemption  de  la 
loi  ne  fera  jamais  accordée  ,  à  quelque 
titre  que  ce  puiffe  être  dans  un  Gouver- 
nement bien  policé.  Les  citoyens  mê- 
me qui  ont  bien  mérité  de  la  patrie 
doivent  être  récompenfés  par  des  hon- 
neurs ,  &  jamais  par  des  privilèges  : 
car  la  République  eft  à  la  veille  de  fa 
ruine  ,  fîtôt  que  quelqu'un  peut  penfer 
qu'il  eft:  beau  de  ne  pas  obéir  aux  loix. 
Mais  fi  jamais  la  noblefTe  ou  le  militaire, 
ou  quelqu'autre,  Ordre  de  l'État  adoptoit 
une  pareille  maxime  ,  tout  feroit  perdu 
fan:>  reffource. 

La  puiffance  des  loix  dépend  encore 
plus  de  leur  propre  fagefle  que  de  la  fé- 
vérité  de  leurs  miniftres  ;  &  la  volonté 
publique  tire  fon  plus  grand  poids  de  la 
raifon  qui  l'a  dictée.  C'eft  pour  cela  que 
Platon  regarde  comme  une  précaution 
très  importante  de  mettre  toujours  à  la 
tête  des  édits  un  préambule  raifonné  qui 
en  montre  la  juftice  &  l'utilité  En  effet, 
la  première  des  loix  eft  de  refpeâer  les 


DIVERSES.  32$ 

loix  :  la  rigueur  des  châtimens  n'eft 
qu'une  vaine  reflburce  imaginée  par  de 
petits  efprirspour  fubftitucr  Ja  terreur  à 
ce  refpeér.  qu'ils  ne  peuven'  obtenir.  On 
a  toujours  remarqué  que  les  pays  où  les 
fupplices  font  les  plus  terribles  ,  font 
auflî  ceux  où  ils  font  les  plus  fréquens  ; 
de  (orte  que  la  cruauté  des  peines  ne  mar- 
que guère  que  la  multitude  des  infrac- 
teurs,  &  qu'en  puniffant  tout  avec  la 
même  févérité ,  l'on  force  les  coupables 
de  commettre  des  crimes  pour  échapper 
à  la  punition  de  leurs  fautes. 

Mais  quoique  le  Gouvernement  ne  foit 
pas  le  maître  de  la  loi,  c'eft  beaucoup 
d'en  être  le  garant    &   d'avoir    mille 
moyens   de   la    faire    aimer.   Ce    n'eft 
qu'en  cela  que  confifte  le  talent  de  régner. 
Quand  on  a  la  force  en  main  ,  il  n'y  a 
point  d'art  à  faire  trembler  tout  le  mon- 
de ,  &  il  n'y  en  a  pas  même  beaucoup  à 
gagner  les  cœurs  ;car  l'expérience  a  de- 
puis long-temps  appris  au  peuple  à  tenir 
grand  compte  a  fes  chefs  de  tout  le  mal 
qu'ils  ne  lui  font  pas  ,  &  à  les  adorer 
quand  il  n'en  efi:  pas  haï.  Un  imbe'cille 
obéi  peut  comme  un  autre  punir  les  for- 
faits :  le  véritable  homme  d'État  fçait 
les  prévenir  ;  c'eft  fur  les  volontés  enco- 


32(5 


Œuvres 


re  plus  que  fur  les  actions,  qu'il  étend 
fon  refpe&able  empire.  S'il  pouvoir  ob- 
tenir que  tout  le  monde  Fît  bien  ,  il  n'au- 
roit  lui  -  même  plus  rien  à  faire  ,  &  le 
chef-d'œuvre  de  fes  travaux  feroit  de 
pouvoir  refter  oifif.  Il  eft  certain  ,  du 
moins,  que  le  plus  grand  talent  des  Chefs 
eft  de  déguifer  leur  pouvoir  pour  le 
rendre  moins  odieux,  &  de  conduire 
l'État  fi  pailiblement  qu'il  femble  n'a- 
voir pas  bdfoin  de  conducteurs. 

Je  conclus  donc  que.comme  le  premier 
devoir  du  i  égiflateur  eft  de  conformer 
les  loix  à  la  volonté  générale;  la  pre- 
mière règle  ce  V Economie  publique  eft 
que  l'adminiftration  foit  conforme  aux 
loix.  C'en  fera  même  affez  pour  que 
l'État  ne  foit  pas  mal  gouverné  ,  fi  le 
Légiflateur  a  pourvu  comme  ii  Iedevoit 
à  tout  ce  qu'exigeoiéht  les  lieux ,  le  cli- 
mat, le  fol  ,  les  mœurs,  le  voifinage, 
&  tous  les  rapports  particuliers  du  peu- 
ple qu'il  avoit  à  inftituer.  Ce  n'eft  pas 
qu'il  ne  refte  encore  une  infinité  de  dé- 
tails de  Police  &  d'Economie  ,  abandon- 
nés à  la  fâgefTe  du  Gouvernement  ;  mais 
il  a  touiours  deux  règle?  infaillibles  pour 
fe  bien  conduire  dans  ces  occafions;  Tu- 
ne eft  l'efprit  de  la  loi  qui  doit  fervir  à 


DIVERSES.  327 

la  décifion  des  cas  qu'elle  n'a  pu  prévoir; 
l'autre  efl  la  volonté  générale ,  fource  & 
fupplément  déroutes  les  loix,&  qui  doit 
toujours  être  confultée  à  leur  défaut. 
Comment ,  me  dira-ton,  connoître  la 
volonté  générale  dans  les  cas  où  elle  ne 
s'eft  point  expliquée  ?Faudra-t-iI  affem- 
bler  toute  la  nation  à  chaque  événement 
imprévu  ?  Il  faud  a  d'autant  moins  l'af- 
fembler  J  qu'il  n'eft  pas  fur  que  fa  déci- 
fion fût  l'expreffion  delà  volonté  géné- 
rale; que  ce  moyen  eft  impratiquable 
dans  un  grand  peuple  ;  &  qu'il  eft  rare- 
ment néceffaire  quand  le  Gouvernement 
efl:  bien  intentionné;  caries  Chefs  fça- 
ventafTez  que  la  volonté  générale  eft  tou- 
jours pour  le  parti  le  plus  favorable  à  l'in- 
térêt public,  ceft-à  dire  le  plus  équitable: 
de  forte  qu'il  ne  faut  qu'être  jufte  pour 
s'afTurer  de  fuivre  la  volonté  générale. 
Souvent  quand  on  la  choque  trop  ou- 
vertement, elle  fe  laiffe  appercevoir, 
malgré  le  frein  terrible  de  l'autorité  pu- 
blique. Je  cherche  le  plus  près  qu'il 
m'eft  poilîble  les  exemples  à  fuivre  en 
pareil  cas.  A  la  Chine  ,  le  Prince  a  pour 
maxime  confiante  de  donner  le  tort  à  les 
Officiers  dans  toutes  les  altercations  qui 
s'élèvent  entr'eux  &  le  peuple.  Le  pain 


3^8         Œuvres 

eft- il  cher  dans  une  Province;  l'Inten- 
dant eft  mis  en  prilon  :  (e  fait  il  dans  une 
autre  une  émeute;  le  Gouverneur  eft  caf- 
fé  :  &  chaque  Mandarin  réoond  iur  (a  tê- 
te de  tout  le  mal  qui  arrive  dans  (on  dé- 
partement. Ce  n'eft  pas  qu'on  n'examine 
enfuite l'affaire  dans  un  procès  régulier  ; 
mais  une  longue  expérience  en  a  ta;t  pré- 
venir amli  lo  jugement  L'on  a  rarement 
en  cela  quelque  injuftice  à  réparer  ;  & 
l'Empereur,  perfuadé  que  la  clameur  pu- 
blique nes'éleve  jamais  fansfujet,démê!e 
touours,au  travers  des  cris  féditieux  qu'il 
pun  t,  de  juftes  griefs  qu'il  redrefTe. 

C'efl  beaucoup  que  d'avoir  fait  régner 
l'ordre  &  la  paix  dans  toutes  les  parties 
de  la  République  ,  c'efl:  beaucoup  que 
l'Etat  foit  tranquille  &  la  loi  refpe&ée  : 
mais  d  l'on  ne  fait  rien  de  plus  ,  il  y 
aura  dans  tout  cela  plus  d'apparence  que 
de  réalité;  &  le  Gouv  rnement  fe  fera 
difficilement  obéir.s'il  fe  borne  à  l'obéif- 
fance.  S'il  eft  bon  de  fça.voir  employer  les 
hommes  tels  qu'ils  font,  il  vaut  beau- 
coup mieux  encore  les  rendre  rels  qu'on 
a  befoin  qu'ils  foient:  l'autorité  la  plus 
abfolue  eft  celle  qui  pénétre  jufqu'à  l'in- 
térieur de  l'homme  ,  &  ne  s'exerce  pas 
moins  fur  la  volonté,  que  fur  les  actions. 


DIVERSES.         3  29 

II  efl  certain  que  les  Peuples  font  à  la 
longue  ce  que  le  Gouvernement  les  fait 
être;  guerriers,    citoyens,    hommes, 
quand  il  le  veut;  populace  &  canaille, 
quand   il  lui  plaît  :  &  tout  Prince  qui 
méprifefesfujets  fe  déshonore  lui-même, 
en  montrant  qu'il  n'a  pas  fçu  les  rendre 
eftimables.  Formez  donc  des  hommes  , 
fî  vous  voulez  commander  à  des  hom- 
mes; fi  vous  voulez  qu'on  obéifTe  aux 
loix,  faites  qu'on  les  aime,  &  que,  pour 
faire  ce  qu'on  doit,  il  fuffife  de  fonger 
qu'on  le  doit  faire.  C'étoit-là  le  grand 
art  des  Gouvernemens  anciens ,  dans  ces 
temps  reculés  où  les  Philofophes  don- 
noient  des  loix  aux  peuples,  &  n'em- 
ployoient  leur  autorité  qu'à  les  rendre  fa- 
ges  &  heureux.  De-làtant  de  loix  fomp- 
tuaires,  tant  de  reglemens  fur  les  mœurs , 
tant  de  maximes  publiques  admifes  ou 
rejettées  avec  le  plus  grand  foin.  Les 
Tyrans  mêmes  n'oublioientpas  cette  im- 
portante partie  de  l'adminiilration  ;  & 
on  les  voyoit  attentifs  à  corrompre  les 
mœurs  de  leurs  efclaves  avec  autant  de 
foin  qu'en  avoient  les  Magiftrats  à  cor- 
riger    celles     de     leurs     concitoyens. 
Mais  nos  Gouvernemens  modernes, qui 
croient  avoir  tout  fait,  quand  ils  ont  tiré 


330        Œuvres 

de  l'argent,  n'imaginent  pas  même  qu'il 
foit  néceffaire  ou  polïible  d'aller  juf- 
ques-là. 

II.  Seconde  règle  effentielle  de  l'£- 
eonomie publique,  non  moins  importante 
que  la  première.  Voulez  -  vous  que  la 
volonté  générale  foit  accomplie?  faites 
que  toutes  les  volonté:-  particulières  s'y 
rapportent  ;  &  comme  la  vertu  n'eft  que 
cette  conformité  de  la  volonté  particu- 
lière à  la  générale,  pour  dire  la  même 
chofe  en  un  mot,  faites  régner  la  vertu. 

Si  les  politiques  étoient  moins  aveu- 
glés par  leur  ambition,  ils  verroient 
combien  il  eft  impofTible  qu'aucun  éta- 
blifTement.quel  qu'il  foit,  puifle marcher 
félon  l'efprit  de  fon  inftitution  ,  sil  n'eft 
dirigé  félon  la  loi  du  devoir;  ils  fenti- 
roient  que  le  plus  grand  reifort  de  l'au- 
torité publique  eft  dans  le  coeur  des  ci- 
toyens, &  que  rien  n;  peut  fuppléer  aux 
mœurs  pour  le  maintien  du  Gouverne- 
ment. Non- feulement  il  n'y  a  que  des 
.gens  de  bien  qui  fâchent  adminiftrer  les 
îoix  ;  mais  il  n'y  a  dans  le  fond  que 
d'honnêtes  gens  qui  fâchent  leur  obéir. 
Celui  qui  vient  à  bout  de  braver  les  re- 
mords, ne  tardera  pas  à  braver  les  fup- 
plices  ,  châtiment    moins    rigou;eux , 

* 


DIVERSES.  331 

moins  continuel  ,  &  auquel  on  a  du 
moins  l'efpoir  d'échapper  ;  &,  quelques 
précautions  qu'on  prenne ,  ceux  qui  n'at- 
tendent que  l'impunité  pour  mal  faire  , 
ne  manquent  guère  de  moyens  d'élu- 
der la  loi  ou  d'échapper  à  la  peine. 
Alors,  comme  tous  les  intérêts  parti- 
culiers fe  réunifient  contre  l'intérêt  gé- 
néral qui  n'eft  plus  celui  de  personne , 
les  vices  publics  ont  plus  de  force  pour 
énerver  les  loix ,  que  les  loix  n'en  ont 
pour  réprimer  les  vices  ;  &  la  corrup- 
tion du  peuple  &  des  chefs  s'étend  enfin 
jufqu'au  Gouvernement  ,  quelque  fage 
qu'il  puiffe  être.  Le  pire  de  tous  les  abus 
eft  de  n'obéir  en  apparence  aux  loix  que 
pour  les  enfreindre  en  effet  avec  iûreté. 
Bientôt  les  meilleures  loix  deviennent 
les  plus  funeftes  ;  il  vaudroit  mieux 
cent  fois  qu'elles  n'exiitaffent  pas;  ce 
feroit  une  refïburce  qu'on  auroit  encore 
quand  il  n'en  refte  plus.  Dans  une  pareille 
fituation  l'on  ajoute  vainement  Edits  fur 
Edits,  Réglemens  fur  Réglemens.  Tout 
cela  ne  fett  qu'à  introduire  d'autres  abus 
fans  corriger  les  premiers.  Plus  vous  mul- 
tipliez les  loix  ,  plus  vous  les  rendez  mé- 
prifables  ;  &  tous  les  furveillans  que 
vous  iniHtuez  ne  font  que  de  nouveaux 


332         Œuvres 

infra&eurs  deftinés  à  partager  avec  les 
anciens,  ou  à  faire  leur  pillage  à  part. 
Bientôt  le  prix  de  la  vertu  devient  celui 
du  brigandage :les  hommes  les  plus  vils 
font   les  plus  accrédités  :    plus  ils  font 
grands  .plus  ils  (ont  méprifables  :  leur 
infamie  éclate  dans  leurs  dignités ,  &  ils 
font  déshonorés  parleurs  honneurs.  S'ils 
achètent  les  fuffrages  des   chefs  ou  la 
protection  des  femmes ,  c'eft  pour  ven- 
dre à  leur  tour  la  juftice,  le  devoir  & 
l'Etat  ;  &  le  peuple  ,  qui  ne  voit  pas  que 
fes  vices  font  la  première  caufe  de  fes 
malheurs,  murmure  &  s'écrie  en  gém'iC- 
fant  :  «  Tous    mes   maux   ne    viennent 
»  que  de  ceux  que  je  paye  pour  m'en 
»  garantir  ». 

C'eft  alors  qu'à  la  voix  du  devoir 
qui  ne  parle  plus  dans  les  cœurs  ,  les 
chefs  font  forcés  de  fubftituer  le  cri  de 
la  terreur  ou  le  leurre  d'un  intérêt  appa- 
rent dont  ils  trompent  leurs  créatures. 
C'eft  alors  qu'il  faut  recourir  à  toutes  les 
petites  &  méprifables  rufes  qu'ils  appel- 
lent maximes  d'Ecat,  &  myjîères  du  Ca- 
binet. Tout  ce  qui  refte  de  vigueur  au 
Gouvernement  eft  employé  par  fes  mem- 
bres à  fe  perdre  &  fupplanter  l'un  l'autre, 
tandis  que  les  affaires  demeurent  aban- 


DIVERSES.  333 

données ,  ou  ne  fe  font  qu'à  mefure  que 
l'intérêt  perfonnel  le  demande  ,  &  félon 
qu'il  les  dirige.  Enfin  toute  l'habileté  de 
ces  grands  politiques  eft  de  fafciner  telle- 
ment les  yeux  de  ceux  dont  ils  ont  be- 
foin,  que  chacun  croye  travailler  pour 
fon  intérêt  en  travaillant  pour  le  leur: 
je  dis  le  leur ,  (î  tant  eft  qu'en  effet  le  vé- 
ritable intérêt  des  chefs  foit  d'anéantir 
les  peuples  pour  les  foumettre ,  &  de 
ruiner  leur  propre  bien  pour  s'en  afïu- 
rer  la  pofleflion. 

Mais  quand  les  citoyens  aiment  leur 
devoir .,  &  que  les  dépofitaires  de  l'au- 
torité publique  s'appliquent  fincererr.ent 
à  nourrir  cet  amour  par  leur  exemple  & 
par  leurs  foins,  toutes  les  difficultés  s'é- 
vanouiffènt ,  l'adminiftration  prend  une 
facilité  qui  la  difpenfe  de  cet  art  téné- 
breux dont  la  noirceur  fait  tout  le  myf- 
tère.  Ces  efprits  vaftes  ,  fi  dangereux  & 
fî  admirés  ,  tous  ces  grands   iMiniftres 
dont  la  gloire  fe  confond  avec  les  mal- 
heurs du  peuple  ,  ne  font  plus  regret- 
tés: les  mœurs  publiques  fuppléent  au 
génie  des  chefs  ;  &  plus  la  vertu  règne , 
moins  les  ralens  font  néceffrires.  L'am- 
bition  même  eft  mieux    fervie  par  le 
devoir  que  par  l'ufurpation  :  le  peuple  , 


334       Œuvres 

convaincu  que  fes  chefs  ne  travaillent 
qu'à  faire  fon  bonheur,  les  difpenfe  par 
fa  déférence  de  travailler  à  affermir  leur 
pouvoir  ;  &  l'hiftoire  nous  montre  en 
mille  endroits  que  l'autorité  qu'il  accor- 
de à  ceux  qu'il  aime  &  dont  il  eft  aimé, 
efl:  cent  fois  plus  abfolue  que  toute  la 
tyrannie  des  ufurpateurs.  Ceci  ne  figni- 
fie  pai'  que  le  Gouvernement  doive  crain- 
dre d'ufer  de  fon  pouvoir,  mais  qu'il 
n'en  doit  u  er  que  d'une  manière  légi- 
time. On  trouvera  dans  l'hiftoire  mille 
exemples  de  chefs  ambitieux  ou  pufilla- 
nimes,  que  la  mohefTe  ou  l'orgueil  ont 
perdus;  aucun  qui  fe  foit  mal  trouvé 
de  n'être  qu'équitable.  Mais  on  ne  doit 
pas  confondre  la  négligence  avec  la  mo- 
dération ,  ni  la  douceur  avec  la  foibleffe. 
Il  faut  être  fevere  pour  êTe  jufte  :  fouf- 
frir  la  méchanceté  qu'on  a  le  droit  & 
le  pouvoir  de  réprimer,  c'eil  être  mé- 
chant foi-même. 

Ce  n'eft  pas  afTez  de  dire  aux  ci- 
toyens ,  foyez  bons;  il  faut  leur  appren- 
dre à  l'être  ;  &  l'exemple  même  ,  qui  eft 
à  cet  égard  la  première  leçon,  n'eft 
pas  le  feul  moyen  qu'il  faille  employer: 
l'amour  de  la  patrie  eft  le  plus  efficace  ; 
car ,  comme  je  lai  dé;adit,  tout  homme 


DIVERSES.        335* 

efl:  vertueux,quandfa  volonté  particuliè- 
re efr.  conforme  en  tout  à  la  volonté  gé- 
nérale :  &  nous  voulons  volontiers  ce 
que  veulenc  les  gens  que  nous  aimons. 

Il  femble  que  le  fentiment  de  l'huma- 
nité s'évapore  &  s'arrbiblifïe  en  s'éten- 
dant  fur  toute  la  terre ,  &  que  nous  ne 
fçaurionsétre  touchés  des  calamités  de  la 
Tartarie  ou  du  Japon  ,  comme  de  celles 
d'un  peuple  Européen.  11  faut  en  quelque 
manière  borner  &  comprimer  l'intérêt  2c 
la  commifération  pour  lui  donner  de  l'ac- 
tivité. Or  comme  ce  penchant  en  nous  ne 
peut  être  utile  qu'à  ceux  avec  qui  nous 
avons  à  vivre  ,  il  eiî  bon  que  l'humanité 
concentrée  entre  les  concitoyens  ,  pren- 
ne en  eux  une  nouvelle  force  par  l'habi- 
tude de  fe  voir  ,  &  par  l'intérêt  commun 
qui  les  réunit.  Il  efr.  certain  que  les  plus 
grands  prodiges  de  vertu  ont  été  pro- 
duits par  l'amour  de  la  patrie:  ce  fen- 
timent doux  &  vif,  qui  joint  la  force  de 
l'amour-propre  à  toute  la  beauté  de  la 
vertu  ,  lui  donne  une  énergie  qui,  fans 
la  défigurer ,  en  fait  la  plus  héroïque 
de  toutes  les  payions.  Ce  M:  lui  qui  pro- 
duifit  tant  d'action?  immortelles  dont  l'é- 
clat éblouit  nos  foibles  yeux,  &  tant  de 
grands  hommes  dont  les  antiques  vertus 


33^        Œuvres 

parlent  pour  des  fables  depuis  que  l'a- 
mour de  la  patrie  eft  tourné  en  déri- 
fion.  Ne  nous  en  étonnons  pas:  lestrank» 
poi  ts  des  cœurs  tendres  pa:  oiffent  autant 
de  chimères  à  quiconq  e  ne  les  a  point 
fentis;  &  l'amour  de  la  patrie,  plus  vif 
&  plus  délicieux  cent  fou.  que  celui 
d'une  maitreffe  ne  fe  conçoit  de  même 
qu'en  1  éprouvant  :  mais  il  eft  aifé  de 
remarquer  dan>  tous  les  cœurs  qu'il 
échaufie,  dans  toutes  les  aérions  qu'il  mC- 
pire  j cette  ardeur  bouillante  &  iubiime 
dont  ne  brille  pas  la  plus  pure  vertu, 
quand  elle  en  eft  fépatée.  Ofons  op- 
pofer  Socraie  meme  à  C aton  ;  l'un  étoit 
plus  Philofophe  ,  &  l'autre  plus  citoyen. 
Athènes  étoit  déia  pe.due,  &  Socrace 
n'avoit  plus  de  patrie  que  le  monde  en- 
tier :  Caton  porta  toujours  la  flenne  au 
fond  de  fon  cœur;  il  ne  vivoit  que  pour 
elle  ,  il  ne  put  lui  furvivre.  La  vertu 
de  Socrate  eft  celle  du  plus  fage  des 
hommes  :  mais  entre  Céfar  &  ïompée  % 
Caton  ferrrble  un  Dieu  parmi  des  mor- 
tels. L'un  inftruit  quelques  particuliers, 
combat  les  Sophiftes  ,  &  meurt  pc  ur  la 
vérité  :  l'autre  défend  l'Etat ,  la  liberté  , 
les  loix  contre  les  conquérans  du  mon- 
de ,  &  quitte  enfin  la  terre,  quand  .1 
n'y  avoit  plus  de  patrie  à  fervir.  Un  di- 
gne 


DIVERSES.  337 

gne  élève  de  Socrate  feroit  le  plus  ver- 
tueux de  Tes  contemporains  ;  un  digne 
émule  de  Caton  en  feroit  le  plus  grand. 
La  vertu  du  premier  feroit  fon  bon- 
heur; le  fécond  chercheroit  fon  bonheur 
dans  celui  de  tous.  Nous  ferions  inftruits 
par  l'un  ,  &  conduits  par  l'autre  ;  &  cela 
feul  décideroit  de  la  préférence  :  car 
on  n'a  jamais  fait  un  peuple  de  fages  ; 
mais  il  n'eft  pas  impolllble  de  rendre 
un  peuple  heureux. 

Voulons  -  nous  que  les  peuples  foient 
vertueux?  Commençons  donc  par  leur 
faire  aimer  la  patrie  ;  mais  comment 
l'aimeront  «ils,  fï  la  patrie  n'efl:  rien  de 
plus  pour  eux  que  pour  des  étrangers  , 
&  qu'elle  ne  leur  accorde  que  ce  qu'elle 
ne  peut  refufer  à  perfonne  ?  Ce  feroit 
bien  pis ,  s'ils  n'y  jouiffoient  pas  même 
de  la  fureté  civile ,  &  que  leurs  biens  , 
leur  vie  ou  leur  liberté  fufTent  à  la  dif- 
crétion  des  hommes  puiffans  ,  fans  qu'il 
leur  fût  podîble  ou  permis  d'ofer  récla- 
mer les  loix.  Alors  fournis  aux  devoirs 
de  l'état  civil ,  fans  jouir  même  des 
droits  de  l'état  de  nature,  &  fans  pou- 
voir employer  leurs  forces  pour  le  dé- 
fendre ,  ils  feroient  par  confcquent  dans 
la  pire  condition  où  fe  puiffent  trouver 
Tome  III.  P 


358  Œuvres 

des  hommes  libres,  &  le  mot  de  PatrU 
ne  pourroit  avoir  pour  eux  qu'un  fens 
odieux  ou  ridicule.  Il  ne  faut  pas  croire 
que  1  on  puifle  offenfer  ou  couper  un 
bras,  que  la  douleur  ne  s'en  porte  à  Jà 
tête  ;  &  il  n'eft  pas  plus  croyable  que  la 
volonté  générale  confente  qu'un  membre 
di  l'Etat»  quel  qu'il  foit ,  en  blefle  ou 
détruife  un  autre ,  qu'i-1  ne  l'eft  que  les 
doigts  d'un  homme  ufatit  de  la  raifon 
aillent  lui  crever  les  -yeux.  La  fureté 
particulière  eft  tellement- liée- avec  la 
confidération  publique,  que,  fans  les 
égards  que  l'on  doit  à  la  toibleiïe  hu- 
maine ,  cette  convention  feroit  difloute 
par  le  droit  ,  s'il  périfioit  dans  l'État 
un  feul  citoyen  qu'on  eût  pu  fccour.ir, 
fi  l'on  en  retenoit  à  tort  un  feul  en  pri- 
fon  ,  &  s'il  fe  perdoit  un  feul  procès  avec 
une  injuftice  évidente  :  car  les  conven- 
tions fondamentales  étant  enfreintes,  on 
ne  voit  plus  quel  droit  ni  quel  intérêt 
pourroit  maintenir  le  peuple  dans  l'u- 
nion fociale  :  à  moins  qu'il  n'y  fût  rete- 
nu par  la  feule  force  qui  fait  la  difTolu- 
tion  de  l'État  civil. 

En  effet ,  l'engagement  du  corps  de 
la  nation  n'eft -il  pas  de  pourvoir  à  la 
confervation  du  dernier  de  fes  membres 


DIVERSES.  339 

avec  autant  de  foin  qu'à  celîe  de  tous 
les  autres?  &  le  falut  d'un  citoyen  eft  -  i! 
moins  la  caufe  commune  que  celui  de 
tout  l'État  ?  Qu'on  nous  riife  qu'il  eft 
bon  qu'un  feul  périfle  pour  tous ,  j'ad- 
mirerai cette  fentence  dans  la  bouche 
d'un  digne  &  vertueux  patriote  qui  fe 
confacre  volontairement  &  par  devoir  à 
la  mort  pour  le  falut  de  fon  pays  :  mais 
il  l'on  entend  qu'il  foit permis  au  gouver- 
nement de  facrifier  un  innocent  au  falut 
de  la  multitude  ,  je  tiens  cette  maxime 
pour  une  des  plus  exécrables  que  jamais 
la  tyrannie  ait  inventées,  la  plus  fauffe 
qu'on  puifle  avancer  J  la  plus  dangereufe 
qu'on  puifle  admettre,  &  la  plus  direc- 
tement oppofée  aux  loix  fondamentales 
de  la  fociété.  Loin  qu'un  feul  doive  périr 
pour  tous,  tous  ont  engagé  leurs  biens 
&  leurs  vies  à  la  défenfe de  chacun  d'eux, 
afin  que  la  foiblefle  particulière  fût  tou- 
jours protégée  par  la  force  publique  ,  8c 
chaque  membre  par  tout  l'État,  .-.près 
avoir  par  fuppofition  retranché  du  peu- 
ple un  individu  après  l'autre  ,  prefîez  les 
partifans  de  cette  maxime  à  mieux  ex- 
pliquer ce  qu'ils  entendent  par  le  Corps  de 
VEtai '•,  &  vous  verrez  qu'ils  le  réduiront 
à  la  fin  à  un  petit  nombre  d'hommes  qui 


340  Œuvres 

ne  font  pas  le  peuple  ,  mais  les  Officiers 
du  peuple  ;  &  qui  ,  s'étant  obligés  par 
un  ferment  particulier  à  périr  eux- 
mêmes  pour  fon  falut  ,  prétendent  prou- 
ver par-là  que  c'efl  à  lui  de  périr  pour 
le  leur. 

Veut-on  trouver  des  exemples  de  la 
protection  queTÉtat  doit  à  Tes  membres, 
&  du  refpeér  qu'il  doit  à  leurs  perfonnes  ? 
Ce  n'eft  que  chez  les  plus  illuftres  &  les 
plus  courageufes  nations  de  la  terre  qu'il 
faut  les  chercher  ,  &  il  n'y  a  guère  que  les 
peuples  libres  ou  l'on  fâche  ce  que  vaut 
un  homme.  A  Sparte  ,  on  fait  en  quelle 
perplexité  fe  rrouvoit  toute  la  Républi- 
que, lorïquil  étoït  queftion  de  punir  un 
citoyen  coupable.  En  Macédoine  ,  la  vie 
d'un  homme  écoit  une  affaire  fî  impor- 
tante, que,  dans  toute  la  grandeur  d'Ale- 
xandre, ce  puiflant  Monarque  n'eût  ofé 
de  fang-froid  faire  mourir  un  Macédo- 
nien criminel ,  que  l'accufé  n'eût  compa- 
ru pour  fe  défendre  devant  fes  conci- 
toyens, &  n'eût  été  condamné  par  eux. 
Mais  les  Romains  fe  diftinguerent  au- 
deffus  de  tous  les  peuples  de  la  terre  par 
les  égards  du  gouvernement  pour  les  par- 
ticuliers ,  &  par  fon  attention  fcrupuleu- 
fs  à  refpe&er  les  droits  inviolables  de 


DIVERSES.  341 

tous  les  membres  de  l'État.  Il  n'y  avoic 
rien  de  fi  facré  que  la  vie  des  fimples  ci- 
toyens ;  il  ne  falloit  pas  moins  que  l'af- 
femblée  de  tout  le  peuple  pour  en  con- 
damner un  ;  le  Sénat  même  ni  les  Con- 
fia dans  toute  leur  maiefté,n'en  avoietit 
pasledroit;  &  chez  le  plus  puifTant  peu- 
ple du  monde  ,  le  crime  &  la  peine  d'un 
citoyen  étoientune  défo:_tion  publique; 
auflî  parut- il  fi  dur  d'en  verfer  le  fang 
pour  quelque  crime  que  ce  pût  être ,  que, 
par  la  loi  Porcia,  la  peine  de  mort  fut 
commuée  en  celle  de  l'exil ,  pour  tous 
ceux  qui  voudroient  furvivre  à  la  perre 
d'une  fi  douce  patrie.  Tout  refpiroit  à 
Rome  &  dans  les  armées  cet  amour  des 
concitoyens  les  uns  pour  les  autres ,  &  ce 
refpectpour  le  nom  Romain  qui  élevoit 
le  courage  &animoit  la  vertu  de  quicon- 
que avoit  l'honneur  de  le  porter.  Le  cha- 
peau d'un  citoyen  délivré  d'efclavage ,  la 
couronne  civique  de  celui  qui  avoit  fau- 
ve la  vie  à  un  autre ,  étoit  ce  qu'on  regar- 
doit  avec  le  plus  de  plaifir  dans  lapompe 
des  triomphes  ;  &  il  eft:  à  remarquer  que, 
des  couronnes  dont  on  honoroit  à  la  guer- 
re les  belles  actions  ,  il  n'y  avoit  que  la 
civique  &  celle  des  triomphateurs  qui  fuf- 
fent  d'herbe  6V  de  feuilles;  toutes  les  au- 

Piii 


342         Œuvres 

très  n'étoient  que  d'or.  C'ert  ainfî  que  Ro- 
me fut  vercueufe,  &  devint  la  maitrefle 
du  monde.  Chefs  ambitieux!  un  Pâtre 
gouverne  fes  chiens  &  fes  troupeaux  ,  & 
n'eft  que  le  dernier  des  hommes.  S'il  efr, 
beau  de  commander ,  c'eft  quand  ceux 
qui  nous  obéiflent  peuvent  nous  honorer  : 
refpeelez  donc  vos  concitoyens ,  &  vous 
vous  rendrez  refpeclables  :  refpectez  la 
liberté  ,  &  votre  puiflance  augmentera 
tous  les  jours  :  ne  paflez  jamais  vos  droits, 
&  bien-toc  ils  feront  fans  bornes. 

Que  la  patrie  fe  montra  donc  la  mère 
commune  des  citoyens;  que  les  avanta- 
ges dont  ils  jouifïent  dans  leur  pays  le 
leur  rendent  cher;  que  le  Gouvernement 
leur  laifle  affez  de  part  à  l'adminiftration 
publique  pour  fentirqu'ils  font  chez  eux; 
&  que  les  loix  ne  foient  à  leurs  yeux  que 
les  garans  de  la  commune  liberté.  Ces 
droits ,  tout  beaux  qu'ils  font ,  appartien  ■ 
nent  à  tous  les  hommes  ;  mais  fans  paroi- 
tre  les  attaquer  directement ,  la  mauvaife 
volonté  des  chefs  en  réduit  ai fément  l'ef- 
fet à  rien.  La  loi  dont  on  abufe  fort  à  la 
fois  au  puiiïànt  d'arme  offenfive  ,  &  de 
bouclier  contre  le  foible  ;  &  le  prétexte 
du  bien  public  efl:  toujours  le  plus  dan- 
gereux fléau  du  peuple.  Ce  qu'il  y  a  de 


DIVERSES.  343 

pîus>nécenràïre,&  peut  être  de  plus  diffi- 
cile dans  le  gouvernement,  c'eft  une  in- 
tégrité févère  à  rendre  juftice  à  tous ,  6c 
fur-tout  à  protéger  le  pauvre  contre  la 
tyrannie  du  riche.  Le  plus  grand  mal  eft 
déjà  fait ,  quanti  on  a  de?  pauvres  à  dé- 
fendre &  des  riches  à  contenir.  C'eft  fur 
la  médiocrité  feule  que  s'exerce  toute  la 
force  des  Ioïx  ;  elles  font  également  im-r 
puiiTantes  contre  les  tréfors  du  riche  & 
contre  la  irifere  du  pauvre:  le  premier 
les  élude,  le  fécond  leur  échappe:  l'un 
brjfe  la  toile,  &  l'autre  paffe  au  travers. 

C'eft  donc  une  des  plus  importantes 
affaires  du  gouvernement,  de  prévenir 
l'extrême  inégalité  des  Fortunes  :  non  en 
enlevant  les  tréfors  à  lev.rs  ^oC'.iîcars , 
mais  en  ôiant  à  tous  les. moyens  d'en  ac- 
cumuler :  non  en  bâti/Tant  des  hôpitaux 
pour  les  pauvres ,  mais  en  gnrantiffant  les 
citoyens  de  le  devenir.  Les  hommes  iné- 
galement diftribués  fur  le  territoire,  & 
entafics  dans  urt  lieu  ,  tandis  que  les  au- 
tres fgdépeuplent  ;les  arts  d'agrément  & 
de  pure  industrie  favorifés  aux  dépens 
des  métiers  utiles  &  pénibles ,  l'agricul- 
ture facrifiée  au  commerce;  le  Publicain 
rendu  nécefïaire  par  la  mauvaife  admi- 
nifiratiori  des  dehiers  de  l'État;  enfin  la 

Piv 


344        Œuvres 

vénalité  poufTée  à  tel  excès ,  que  la  con- 
fédération fe  compte  avec  les  piftoles ,  &J 
que  les  vertus  mêmes  fe  vendent  à  prix 
d'argent:  telles  font  les  caufes  les  plus 
fenfibles  de  l'opulence  &  de  la  mifere  , 
de  l'intérêt  public  ,  de  la  haine  mutuelle 
des  citoyens,  de  leur  indifférence  pour 
Jacaufe  commune  ,  de  la  corruption  du 
peuple ,  &  del'afFoibliffement  de  tous  les 
reifbrtsdu  Gouvernement.  Tels  font  par 
conféquent  les  maux  qu'on  guérit  diffici- 
lement ,  quand  ils  fe  font  fentir  ;  mais 
qu'une  fage  adminiftration  doit  prévenir, 
pour  maintenir  avec  les  bonnes  mœurs  le 
refpeft  pour  les  loix  ,  l'amour  de  la  pa- 
trie ,  &  la  vigueur  de  la  volonté  générale. 
Mais  toutes  ces  précautions  feront  in- 
luffifantes  ,  fi  Ton  ne  s'y  prend  de  plus 
loin  encore.  Je  finis  cette  partie  de  V Eco- 
nomie publique,  par  où  j'aurois  dû  la 
commencer.  La  patrie  ne  peut  fubfifter 
fans  la  liberté,  ni  la  liberté  fans  la  vertu, 
ni  la  vertu  fans  les  citoyens  :  vous  aurez 
tout  G  vous  formez  des  citoyens  :  fans  ce- 
la vous  n'aurez  que  de  mcchansefclaves, 
à  commencer  par  les  chefs  de  TÉtat.  Or 
former  des  citoyens  n'efl:  pas  l'affaire 
d'un  jour  ;  &,  pour  les  avoir  hommes  ,  il 
faut  les  inftruire  enfans.  Qu'on  me  difè 


DIVERSES.  34J 

que  quiconque  a  des  hommes  à  gouver- 
ner ,  ne  doit  pas  chercher  hors  de  leur  na- 
ture une  perfection  dont  ils  ne  font  pas 
fufceptibles  ;  qu'il  ne  doit  pas  vouloir  dé- 
truire en  eux  les  pallions  ,  &  que  l'exécu- 
tion d'un  pareil  projet  ne  feroit  pas  plus 
defirable  que  poiïible.  Je  conviendrai 
d'autant  mieux  de  tout  cela  ,  qu'un  hom- 
me qui  n'auroit  point  de  parlions  feroit 
certainement  un  mauvais  citoyen  :  mais 
il  faut  convenir  auflî  que,fî  l'on  n'apprend 
point  aux  hommes  à  n'aimer  rien ,  il  n'eff, 
pas  impolTïble  de  leur  apprendre  à  aimer 
un  objet  plutôt  qu'un  autre  .,  &  ce  qui  efr. 
véritablement  beau .,  plutôt  que  ce  qui  eft 
difforme.  Si,  par  exemple  ,  on  les  exerce 
aflez  tôt  à  ne  jamais  regarder  leur  indivi- 
du que  par  fes  relations  avec  le  corps  de 
l'État,  &  à  n'appercevoir ,  pour  ainfi  di- 
re, leur  propre  exiftence  que  comme  une* 
partie  de  la  fienne  ;  ils  pourront  parvenir 
enfin  à  s'identifier  en  quelque  forte  avec 
ce  plus  grand  Tout ,  à  fe  fentir  membres 
de  la  patrie  ,  à  l'aimer  de  ce  fentimenc 
exquis  que  tout  homme  ifolé  n'a  que 
pour  foi-même, à  élever  perpétuellement: 
leur  ame  à  ce  grand  objet  J  &  à  transfor- 
mer ainfi  en  une  vertu  fublime  j  cette 
difpofirion  dangereufe  d'où  naiffenttous 

Pv 


34* 


Œuvres 


nos  vices.  Non  feulement  la philofophie 
démontre  la  poflibilité  de  ces  nouvelles 
directions, mais  fhiftoireen  fournit  mille 
exemples  éclatans  :  s'ils  font  fi  rares  par- 
mi nous  ,  c'eft  que  perfonne  ne  fe  foucie 
qu'il  y  ait  des  citoyens,  &  qu'on  s'avife  en- 
core moins  de  s'y  prendre  affez  tôt  pour 
les  former.  II  n'efr.  plus  temps  de  chan- 
ger nos  inclinations  naturelles  ,  quand 
elles  ont  pris  leur  cours, &  que  l'habitude 
s'eft  jointe  à  l'amour-prcpre  :  il  n'efl  plus 
temps  de  nous  tirer  hors  de  nous-mêmes , 
quand  une  fois  le  Moi  humain  concentré 
dans  nos  coeurs  y  a  acquis  cette  méprifa- 
ble  activité  qui  abforbe  toute  vertu  & 
fait  la  vie  des  petites  âmes  Comment  l'a- 
mour de  la  patrie  pourroit-il  germer  au 
milieu  de  tant  d'autres  pallions  qui  l'é- 
touffent  ?  &'.  que  refte-t-il  pour  les  conci- 
toyens, dans  un  eccur  déjà  partagé  entre 
l'avarice  ,  une  maitreffe  ,  &  la  vanité? 

C'efl:  du  premier  moment  de  la  vie  , 
qu'il  faut  apprendre  à  mériter  de  vivre  ;, 
éc  comme  on  participe,  en  naiffant,  aux 
droits  des  citoyens  ,  l'inflant  de  notre 
nailïance  doit  être  le  commencement  de 
l'exercice  de  nos  devoirs.  S'il  y  a  des 
loix  pour  l;âge  mûr  J  il  doit  y  en  avoir 
pour  l'enfance,  qui  enfeignent  à  obéir 


DIVERSES,  347 

aux' autres  ;  &  comme  on  ne  laiiTe  pas  U 
raifon  de  chaque  homme  unique  arbitre 
de  (es  devoirs;  on  doit  d'autant  moins 
abandonner  aux  lumières  &  aux  préjuges 
des  pères  l'éducation  de  leurs  enfans  , 
qu'elle    importe    à  l'État   encore   plus 
qu'aux  pères  :  car,  félon  le  cours  de  la  na- 
ture ,  fa  mort  du  père  lui  dérobe  fouvent 
Jes  derniers  fruits  de  cette  éducation  ; 
mais  la  patrie  en  fent  tôt  ou  tard  les  ef- 
fets :  l'Etat  demeure  &  la  famille  fe  dif- 
fout.  Que  h"  l'autorité  publiaue  ,  en  pre- 
nant la  place  des  pères  ,  &  fe  chargeant 
de  cette  importante  fonction  ,  acquiert 
leurs  droits  en  rempliffant  leurs  devoirs; 
ils  ont  d'autant  moins  fujet  de  s'en  plain- 
dre ,   qu'à  cet  égard  ils  ne  font  propre- 
ment que  changer  de  nom  ,  &  qu'ils  au- 
ront en  commun  ,    fous  le  nom  de  ci- 
toyens ,1a  même  autorité  fur  leurs  en- 
fans  qu'ils  exerçoient  féparément  fous  le 
nom  de  pères,  &  n'en  feront  pas  moins 
obéis  en  parlant  au  nom  de  la  loi  ,  qu'ils 
l'étoient  en  parlant  au  nom  de  la  nature. 
L'éducation  publique  j  fous   d.s  règles 
prefcrites  par  le  Gouvernement,  &  fous 
des  Magiltats  établis  par  le  Souverain  , 
eft  donc  une  des  maximes  fondamentales 
du  Gouvernement  populaire  ou  légitime. 

Pvj 


348        Œuvres 

Si  les  enfans  font  élevés  en  commun  dans 
lefeinde  régalité,s'ils  font  imbus  des  loix 
de  l'État  &  des  maximes  de  la  volonté 
générale  ,  s'ils  font  inftruits  à  les  refpec- 
ter  pardefïus  toutes  chofes ,  s'ils  font  en- 
vironnés d'exemples  &  d'objets  qui  leur 
parlent  fans  cette  de  la  tendre  mère  qui 
les  nourrit,  de  l'amour  qu'elle  a  pour  eux, 
des  biens  ineftimables  qu'ils  reçoivent 
d'elle  ,  &  du  retour  qu'ils  lui  doivent,  ne 
doutons  pas  qu'ils  n'apprennent  ainfi  à  fe 
chérir  mutuellement  comme  des  frères  , 
à  ne  vouloir  jamais  que  ce  que  veut  la  So- 
ciété ,  à  fubftituer  des  actions  d'hommes 
&  de  citoyens  au  ftérile  &  vain  babil  des 
Sophiftes ,  &  à  devenir  un  jour  les  défen- 
deurs &  les  pères  de  la  patrie  ,  dont  ils 
auront  été  fi  long-temps  les  enfans. 

Je  ne  parlerai  point  des  Magiftrats  def- 
tinés  à  préfider  à  cette  éducarion  ,  qui 
certainement  eft  la  plus  importante  affai- 
rede  l'État.  On  fent  que,  Ci  de  telles  mar- 
ques de  la  confiance  publique  étoient  lé- 
gèrement accordées  fi  cette  fonction  fu- 
blime  n'étoit  ,  pour  ceux  qui  auroient 
dignement  rempli  toutes  les  autres,  le 
prix  de  leurs  travaux ,  l'honorable  & 
deux  repos  de  leur  vieillefle  &  le  comble 
de  tous  les  honneurs  ,  toute  l'entreprife 


DIVERSES.  349 

feroit  inutile  &  l'éducation  fans  fuccès: 
car  par-tout  où  la  leçon  n'eft  pas  foute- 
nue  par  l'autorité  ,  &  le  précepte  par 
l'exemple,  1  inftru&ion  demeure  fans 
fruit,  &  la  vertu  même  perd  fon  crédit 
dans  la  bouche  de  celui  qui  ne  la  pratique 
pas.  Mais  que  des  guerriers  illuftres, cour- 
bés fous  le  faix  de  leurs  lauriers.prêchent 
le  courage  ;  que  des  Magiftracs  intègres, 
blanchis  dans  la  pourpre  &  fur  les  tri- 
bunaux ,  enfeignent  la  juftice  :  les  uns 
&  les  autres  fe  formeront  ainfi  de  ver- 
tueux fucceffeurs ,  &  transmettront  d'âge 
en  âge  aux  générations  fuivantes  ,  l'ex- 
périence &  les  talens  des  chefs  ,  le  cou- 
rage &  la  vertu  des  citoyens ,  &  l'ému- 
lation commune  à  tous  de  vivre  &  de 
mourir  pour  la  patrie. 

Je  ne  fçache  que  trois  peuples  qui 
aient  autrefois  pratiqué  l'éducation  pu- 
blique ;  fçavoir  les  Cretois ,  les  Lacédé- 
moniens  &  les  anciens  Perfes.  Chez  tous 
les  trois  elle  eut  le  plus  grand  fuccès  ;  elle 
fit  des  prod  ges  chez  les  deux  derniers. 
Quand  le  monde  s'eft  trouvé  divifé  en 
nations  trop  grandes  pour  pouvoir  être 
bien  gouvernées,  ce  moyen  n'a  plus  été 
praticable  ,  &  d'autres  raifons,  que  le 
le&eur  peut  voir  aifément ,   ont  encore 


3Jo       Œuvres 

empêché  qu'il  n'ait  été  tenté  chez  aucun 
peuple  moderne.  C'eft  une  chofe  tre3 
remarquable  que  les  Romains  aient  pu 
s'en  paiTer  ;  mais  Rome  fut  durant  cinq 
cents  ans  un  miracle  continuel  que  le 
monde  ne  doir  plus  efpérer  de  revoir.  La 
vertu  des  Romains,  engendrée  par  l'hor- 
reur de  la  tyrannie  &  des  crimes  des  ty- 
rans, &  par  l'amour  inné  de  la  patrie  ,  lit 
de  routes  les  maifons  de  Rome  autant 
d'écoles  de  citoyens  :  le  pouvoir  (ans  bor- 
nes d  s  pères  fur  leurs  enfans  mit  tant  de 
févéritédans  la  police  particulière ,  que 
le  père  ,  plu-  craint  que  les  •'. agiflrats  , 
étoitdans  Ton  tribunal  domeftique  lecen- 
feurdes  mœurs  &  le  vengeur  des  loir. 

C'e-ft:  ainfi  qu'un  Gouvernement  atten- 
tif &  bien  intentionné,  veillant  fans  ceffe 
à  maintenir  ou  rappeller  chez  le  peuple 
l'amour  de  la  patrie  &  les  bonnes  mœurs, 
prévient  de  loin  les  maux  qui  réfultent 
tôt  ou  tard  de  l'indifférence  des  citoyens 
pour  !e  fort  de  la  République  ,  &  con- 
tient dans  d'étroites  bornes  cet  intérêt 
perfonnel  ,  qui  ifote  Tellement  les  parti- 
culiers ,  que  l'État  s'jffoiblit  par  leur 
puiflance  &  n'a  rien  à  efpcrer  de  l< 
bonne  volonté.  Par-tout  où  le  peuple 
aime  (on  pays,  refpe&e  les  loix  &  vit 


I 


DIVERSES.         35T 

amplement  3  il  refte  peu  de  chofe  à  faire 
pour  Je  rendre  heureux;  &  dans  l'admi- 
niftration  publique  ,  où  la  fortune  a 
moins  de  part  qu'au  fort  des  particuliers , 
la  fageflê  eft  fî  près  du  bonheur  ,  que  ces 
deux  objets  fe  confondent. 

Cen'eilpas  affez  d'avoir  des  citoyens 
&  de  les  protéger;  il  faut  encore  fonger 
à  leur  fubfiftance  :  pourvoir  aux  be- 
foins  publics  ,  eft  une  fuite  évidente  de  ia 
volonté  générale  ,  &le  rroilîeme  devoir 
effentiel  du  Gouvernement.  Ce  devoir 
n'eft  par,  comme  on  doit  le  fentir  .,  de 
remplir  les  greniers  des  particuliers  &  les 
difpenfer  du  travail  ;  mais  de  maintenir 
l'abondance  tellement  à  leur  portée,  que, 
pour  Pacquérirje  travail  foit  toujours  né- 
cédai re  &  ne  foit  jamais  inutile.  Il  s'étend 
auffi  à  toute^  les  opérations  quiregardent 
l'entretien  du'fîfc,  &  les  dépenfes  de  Tad- 
miniflration  publique.  Ainfi, après  avoir 
parlé  de  YÉconomk  générale  par  rapport 
au  gouvernement  des  pet  formes  ;  il  nous 
refte  à  la  co/nfidérer  par  rapport  à  Fad- 
miniftianon  des  biens. 

Cette  partie  n'offre  pas  moins  de  diffi- 
cultés à  réfoudre  ,  ni  de  contradictions 
à  lever  ,que  la  précédente.  Il  eftcertaia 
que  le  droit  de  propriété  eft:  le  plus  facré 


35^         Œuvres 

de  tous  les  droits  des  citoyens  ,  &  plus 
importantà  certains  égardsque  la  liberté 
même  :  (bit  parce  qu'il  tient  de  plus  près 
à  la  confervation  de  la  vie;  foit  parce  que, 
les  biens  étant  plus  faciles  à  ufiuper  & 
plus  pénibles  à  défendre  que  la  perfonne, 
on  doit  plus  refpecler  ce  qui  fe  peut  ravir 
plus  aifément;  foit  enfin  parce  que  la 
propriété  eft  le  vrai  fondement  de  la  So- 
ciété civile  ,  &  le  vrai  garant  des  enga- 
gemen>  des  citoyens  :  car  fl  les  biens  ne 
répondoient  pas  des  perfonnes ,  rien  ne 
feroit  fi  facile  que  d'éluder  fes  devoirs  & 
de  fe  moquer  des  loix.  D'un  autre  côté, 
il  n'efl:  pas  moins  fur  que  ie  maintien  de 
l'État  &  du  Gouvernement  exige  des  frais 
&  de  la  dépenfe  ;  &  comme  quiconque 
accorde  la  fin  ne  peut  refufer  les  moyens, 
il  s'enfuit  que  les  membres  de  la  fociété 
doivent  contribuer  de  leurs  biens  à  fon 
entretien.  De  plus ,  il  efi:  difficile  d'af- 
iûrer  d'un  côté  la  propriété  des  particu- 
liers fans  l'attaquer  d'un  autre ,  &  il  n'eft 
paspoflible  que  tous  les  Réglemens  qui 
regardent  l'ordre  des  fucceffions,  îestef- 
tamens  ,  les  conrrats,  ne  gênent  les  ci- 
toyens ,  à  certains  égards ,  lur  la  difpofi- 
tion  de  leur  propre  bien  ,  &  par  confé- 
quent  fur  leurs  droits  de  propriété. 


DIVERSES.  3  f  3 

Mais, outre  ce  que  j'ai  dit  ci-devant  de 
Taccord  qui  reçue  entre  l'autorité  de  la 
loi  &  la  liberté  du  citoyen,  il  y  a,  par 
rapport  à  la  difpofition  des  biens  une  re- 
marque importante  à  faire  ,  qui  levé  bien 
des  difficultés.  C'eft ,  comme  l'a  montré 
Puffendorjf,  que  par  la  nature  du  droit 
de  propriété  ,  il  ne  s'étend  point  au-delà 
de  la  vie  du  propriétaire  ,  &  qu'à  l'inf- 
tant  qu'un  homme  eft  mort ,  fon  bien  ne 
lui  appartient  plus.  Ainfi  lui  prefcrire  les 
conditions  fous  lefquelles  il  en  peut  diipo- 
fer ,  c'eft  au  fond  moins  altérer  fon  droit 
en  apparence ,  que  l'étendre  en  effet. 

Fn  général  ,  quoique  l'inftitution  des 
loix  qui  règlent  le  pouvoir  des  particu- 
liers dans  la  difpofition  de  leur  prorre 
bien  n'appartienne  qu'au  Souverain  ,1'ef- 
prit  dec^sloix  j  que  le  Gouvernement 
doit  fuivre  dans  leur  application,  eft  que, 
de  père  en  fils  &  de  proche  en  proche  , 
les  biens  de  la  famille  en  fortent  &  s'aliè- 
nent le  moins  qu'il  eft  poflible.  Il  y  a  une 
rai'on  fenfiblede  ceci  en  faveur  des  en- 
fans  ,  à  qui  le  droit  de  propriété  feroit 
fort  inutile  ,  fi  le  père  ne  leur  laiffoit 
rien  ,  &  qui  de  plus ,  ayant  fou  vent  con- 
tribué par  leur  travail  à  l'acquifition  des 
biens  du  père,  font  de  leur  chef  aflbdés 


3J4         Œuvres 

à  fon  droit.  Mais  une  autre  raifon  plus 
éloignée  &  non  moins  importante  ,  eft 
que  rien  n'efl  plus  funefte  aux  mœurs  & 
à  la  République,  que  les  changemens 
continuels  d'état  &  de  fortune  entre  les 
citoyens;  changemens  qui  font  la  preuve 
&  la  fource  de  mille  défordres,  qui  boul- 
verfent  &  confondent  tout  ;  &  par  les- 
quels ceux  qui  font  élevés  pour  une 
chofe  ,  fe  trouvant  deftinés  pour  une  au- 
tre, ni  ceux  qui  montent  ni  ceux  qu'i  des- 
cendent ne  peuvent  prendre  les  maximes 
ni  les  lumières  convenables  à  leur  nouvel 
état ,  &  beaucoup  moins  en  remplir  les 
devoirs.  Je  pafie  à  l'objet  des  finances 
publiques. 

Si  le  peuple  fe  gouvernoit  lui-même  , 
&  qu'il  n'y  eût  rien  d'intermédiaire  entre 
l'adminiftration  de  l'État  &  les  citoyen?, 
ils  n'auroient  qu'à  fe  cottiferdansfocca- 
fîon  ,  à  proportion  des  befoins  publics  & 
des  facultés  des  particuliers  ;  &  comme 
chacun  ne  perdroit  jamais  de  vue  le  re- 
couvrement ni  l'emploi  des  deniers  ,  il 
ne  pourroit  fe  glifler  ni  fraude  ,  ni  abus 
dans  leur  maniement:  FÉrat  ne  feroit 
jamais  obéré  de  dettes,  ni  le  peuple  ac- 
cablé d'impôts  ;  ou  du  moins  la  certitude 
de  l'emploi  leconfokroitdcladuretéde 


diverses.      3  y  y 

la  taxe.  Mais  les  chofes  ne  fçauroient  al- 
ler ainii  :  &  quelque  borné  que  foit  un 
État ,  la  fociécé  civile  y  eft  toujours  trop 
no<mbreufepour  pouvoir  être  gouvernée 
par  tous  fes  membres.  Il  faut  néceffaire- 
mentque  les  deniers  publics  paffentpar 
les  mains  des  chefs ,  lefquels ,  outre  l'in- 
térêt de  l'État,  ont  tous  le  leur  particulier, 
qui  n'eft  pas  le  dernier  écouté.  Le  peu- 
ple ,  de  fon  côté  ,  qui  s'apperçoit  plutôt 
de  l'avidité  des  chefs,  &  de  leurs  folles 
dépenfes,  que  des  befjins  publics,  mur- 
mure de  fe  voir  dépouiller  du  néceflaire 
pour  fournir  au  luperflu  dautrui  ;  & 
quand  une  forces  manœuvres  l'ont  aigri 
jufqu'à  certain  point ,  la  plus  intègre  ad- 
miniftration  ne  viendroit  pas  à  bout  de 
rétablir  la  confiance.  Alors ,  fi  les  con- 
tributions font  volontaires,  elles  ne  pro- 
duifent  rien;  fi  elles  font  forcées,  elles 
font  illégitimes;  &  c'efl:  dans  cette  cruelle 
alternative  de  laifler  périr  l'État  ou  d'ar- 
taqjer  le  droit  facré  de  la  propriété,  qui 
en  eft  le  foutien,  queconhite  la  difficulté 
d'une  juftc  &  fage  Économie. 

La  première  chofe  que  doit  faire ,  après 
l'étab!ifleinentde;loix  ,  l'inftituteur  d'u- 
ne République,  c'eft  d;  trouver  un  fonds 
fuffilant  pour  l'entretien  desMagiftrats, 


35"o        Œuvres 

&  autres  officiers ,  &  pour  toutes  les 
dépenfes  publiques.  Ce  fonds  s'appelle 
ALrarium  ou  Fifc ,  s'il  e(\  en  argent  ;  Do- 
maine public ,  s'il  eft  en  terres  ;  &  ce  der- 
nier eft  de  beaucoup  préférable  à  l'autre, 
par  des  raifons  faciles  à  voir.  Quiconque 
aura  fuffifamment  réfléchi  fur  cette  ma- 
tière ,  ne  pourra  guère  être  à  cet  égard 
d'un  autre  avis  que  Bodin  ,  qui  regarde 
le  domaine  public  comme  le  plus  hon- 
nête &  îe  plus  fur  de  tous  les  moyens 
de  pourvoir  aux  befoins  de  l'État  ;  &  il 
efr.  à  remarquer  que  le  premier  loin  de 
Romulus ,  dans  la  divifîon  des  terres ,  fut 
d'en  deftinerle  tiers  à  cetufage  J'avoue 
qu'il  n'efr.  pas  impofTible  que  le  produit 
du  domaine  mal  adminiftré  ,  fe  réduife  à 
rien  ;  mais  il  n'eft  pas  de  Peflfence  du  do- 
maine d'être  mal  adminiftré. 

Préalablement  à  tour  emploi ,  ce  fonds 
doit  être  afïrgné  ou  accepté  par  I'aflem- 
blée  du  peuple  ou  des  États  du  pays  , 
qui  doit  enfuite  en  déterminer  fufage. 
Après  cette  folemnité.qui  rend  ces  fonds 
inaliénables  ,  ils  changent ,  pour  ainfi 
dire,  de  nature;  &  leurs  revenus  de- 
viennent tellement  (acres ,  eue  c'eft  non- 
feulement  le  plus  infâme  de  tous  les  vols, 
mais  un  crime  de  lefe-majefté   que  d'en 


DIVERSES.  357 

détourner  la  moindre  chofe  au  préjudice 
de  leur  deftination.  C'eft  un  grand  dés- 
honneur pour  Rome  que  l'intégrité  du 
Quefteur  Caton  y  ait  été  un  fujet  de  re^- 
marque  &  qu'un  Empereur,  récompen- 
fant  de  quelques  écus  le  talent  d'un  chan- 
teur ,  ait  eu  befoin  d'ajouter  que  cet  ar- 
gent venoit  du  bien  de  fa  famille ,  &  non 
de  celui  de  l'État.  Mais  s'il  fe  trouve  peu 
de  Galba ,  où  chercherons-nous  des  Ca- 
tons  ?  &  quand  une  fois  le  vice  ne  désho- 
norera plus ,  quels  feront  les  chefs  afïez 
fcrupuleux  pour  s'abfrenir  de  toucher 
aux  revenus  publics  abandonnés  à  leur 
difcrétion  ,  &  pour  ne  pas  s'en  impofer 
bien-tôt  à  eux-mêmes ,  en  affe&ant  de 
confondre  leurs  vaines  &   fcandaleufes 
diflipations  avec  la  gloire  de  l'État,&  les 
moyens  d'étendre  leur  autorité  avec  ceux 
d'augmenter  fa  puifTance  ?  C'eft  fur- tout 
en  cette  délicate  partie  de  l'adminiftra- 
tion  que.  la  vertu  efl;  le  feul  infîrument 
efficace  >  &  que  l'intégrité  du  Magiftrat 
eft  le  feul  frein  capable  de  contenir  fort 
avarice.  Les  livres  &  tous  les  comptes 
des  Régiffeurs  fervent  moins  a   déceler 
leurs  infidélités  qu'à  les  couvrir  ,  &  la 
prudence  n'eft  jamais  auflï  prompte  à 
imaginer  de  nouvelles  précautions  que 


358         Œuvres 

la  friponnerie  à  les  éluder.  Laiflez  donc 
les  registres  &  papiers  ,  &  remettez  les 
finances  en  des  mains  ridelles  ;  c'eft  le 
feul  moyen  qu'elles  fbient  fidèlement 
régies. 

Quand  une  fois  les  fonds  publics  font 
établie,  les  chefs  de  l'Etat  en  font  de  droit 
le  adminiftrateurs;  car  cette  adminiftra- 
tij.i  fait  une  partie  du  Gouvernement 
t  jujours  effentieile,  quoique  non  toujours 
également  :  fon  influence  augmente  à 
mefure  que  celle  des  autres  refforts  di- 
minue ;  &  l'on  peut  dire  qu'un  Gouverne- 
ment eft  parvenu  à  fon  dernier  degré  de 
corruption  ,  quand  il  n'a  plus  d'autre 
nerf  que  l'argent:  or  comme  tout  Gou- 
vernement tend  fans  ce'fe  au  relâche- 
ment ,  cette  feule  raifon  montre  pour- 
quoi nul  Etat  ne  peut  habiliter.,  fi  les  re- 
venus n'augmentent  fans  cefTe. 

Le  premier  fentiment  de  la  nécefTité 
de  cette  augmentation ,  eft  auflî  le  pre- 
mier figne  du  défordre  intérieur  de  l'État; 
&  le  fage  adminiftrateur ,  en  fongeant  à 
trouver  de  l'argent  pour  pourvoir  au  be- 
foin  préfcnt ,  ne  néglige  pas  de  recher- 
cher la  caufe  éloignée  de  ce  nouveau  be- 
foin  :  comme  un  marin»  voyant  l'eau  ga- 
gner fon  vaiiTeau,  n'oubl.e  pas,  en  iai- 


D'IVERS.ES.  359 

Tant  jouer  les  pompes,  de  faire  aufli  cher- 
cher &  boucher  la  voie* 

De  cette  règle  découle  la  plus  impor- 
tante maxime  de  l'adminiftration  des  fi- 
nances ,  qui  eft  de  travailler  avec  beau- 
coup plus  de  foin  à  prévenir  les  befoins 
qu'à  augmenter  les  revenus.  De  quelque 
diligence  qu'on  puiflTeufer,  le  fecburs  qui 
ne  vient  qu'après  .le  mal,  &  plus  lente- 
ment, laifîe  toujours  l'Etat  enfouffrance  : 
tandis  qu'on:  fonge  à  remédier  à  un  in* 
convénient ,  un  autre  Te  fait  déjà  fentir  , 
&•  les  refîburces  inêmes  produifent  de 
nouveaux  inconvéniens  :  de  forte  qu'à  la 
fin  la  nation  s'obère  ,1e  peuple  eft  foulé, 
le  Gouvernement  perd  toute  fa  vigueur 
&  rie  fait  plus  que.  peu  de  .cho'e  avec 
beaucoup  d'argent.  Je  croie  que  de  cette 
grande  maxime  bien  établie,  découloient 
les  prodiges  des  Gouvernemens  anciens 
qui  faifoient  plus  avec  leur  parfîmonie, 
que  les  nôtres  avec  tous  leurs  créfors  ;  8c 
c?eft  peu'-étre  d 3-îà  qu'efc  dérivi.'e  l'ac- 
ception vulgaire  du  mot  d'Économie,  qui 
s'entend  plutôt  du  fage  ménagement  de 
ce  qu'on  a,  que  des  moyens  d'acquérir 
ce  que  l'on  n'a  pas. 

Indépendamment  dirdomaine  public , 
qui  rendà  i'Étac  à  proportion  de  la  .pro- 


3<5o 


Œuvres 


bité  de  ceux  qui  le  régiflent ,  fi  l'on  con- 
noifloit  afTcz  toute  la  force  de  l'adminif- 
tration  générale,  furtout  quand  elle  fe 
borne  aux  moyens  légitimes  ,  on  feroit 
étonné   des   reflources  qu'ont  les  chefs 
pour  prévenir  tous  les  befoin?  publics , 
fans  toucher  aux  biens  des  particuliers. 
Comme  ils  font  les  inajîttes  de  tout  le 
commerce  de  l'État  ,  rien  ne  leur  eft  fi 
facile  que  de  le  diriger  d'une  manière 
qui  pourvoye  à  tout  ,  fouv^nt  fans  qu  ils 
paroiflent  s  *en  mêler.  La  distribution  des 
denrées  ,  de  l'argent  &  des  marchandifes 
par  de  juftes  proportions,  félon  les  temps 
&  les  lieux  ,  eft  le  vrai  fecret  des  h  inan- 
ces  &  la  fource  de  leurs  richeiîes ,  pourvu 
que  ceux    qui  les  admimftrent   fâchent 
porter  leur  vue  aflez  loin  ,  &  faire  dans 
l'occafion  une  perte  apparente  &  pro- 
chaine pour  avoir  réellement  des  piofits 
immenfes  dans  un  temps  éloigné.  Quand 
on  voit  un  Gouvernement  payer   des 
droits,  loin  d'en  recevoir,  pour  la  fortie 
des  bleds  dans  les  années  d'abonda;  ee,& 
pour  leur  introduction  dans  les  années  de 
difette  ,  on  a  befoin  d'avoir  de  tels  faits 
fous  les  yeux  pour  les  croire  v  rit.ble  , 
&  on  les  mettroit  au  rang  des  i    rrans  , 
s'ils  fe  fulTent  palTés  anciennement.  Sup- 
putons 


DIVERSES,  361 

pofons  que,pour  prévenir  la  difette  dans 
les  mauvaifes  années,  on  proposât  d'éta- 
blir des  magafïns  publics,  dans  combien 
de  pays  l'entretien  d'un  établiffement  fi 
utile  ne  ferviroit-il  pas  de  prétexte  à  de 
nouveaux  impôts?  A  Genèveces greniers 
établis  &  entretenus  par  une  fage  admi- 
niftration,  font  la  reflource  publique  dans 
les  mauvaifes  années  ,  &  le  principal  re- 
venu de  l'État  dans  tous  les  temps  ;^/ùcV 
ditat  ,  c'eft  la  belle  &  jufte  infcript:on 
qu'on  lit  fur  la  façade  de  l'édifice.  Pour 
expofer  ici  le  fyftême  économique  d'un 
bon  Gouvernement,  j'ai  fouvent  tourne 
les  yeux  fur  celui  de  cette  République  : 
heureux  de  trouver  ainfi  dans  ma  patrie 
l'exemple  de  la  fagefîe  &  du  bonheur 
que  je  voudrois  voir  régner  dans  tous  les 
pays! 

Si  Ton  examine  comment  croiflent  les 
befoins  d'un  État,  on  trouvera  que  fou- 
vent  cela  arrive  à-peu-près  comme  chez 
les  particuliers ,  moins  par  une  véritable 
néceffité  que  par  un  accroifTtment  de  de- 
fîrs  inutiles,&  que  fouvent  on  n'augmenta 
la  dépenfe  que  pour  avoir  un  prétexte 
d'augmenter  la  recette  :  de  forte  que 
l'État  gagneroit  quelquefois  à  fe  pafler 
d'être  riche  ,  &  que  cette  rkhefle  appa- 

Tome  III.  Q 


3  6  2        Œuvres 

rente  lui  eft  au  fond  plus  onéreufr  que  ne 
feroit  la  pauvreté  même.  On  peut  elpé- 
rer  ,  il  eft  vrai  ,  de  tenir  les  peuples  dans 
une  dépendance  plus  étroite,  en  leur 
donnant  d'une  main  ce  qu'on  leur  a  pris 
de  l'autre;  &  ce  fut  la  politique  dont  u  a 
Jofeph  avec  les  Égyptiens  ;  mais  ce  vain 
fophifme  eft  d'autant  plus  funefte  à  l'É- 
tat ,  que  l'argent  ne  rentre  plus  dans  les 
mêmes  mains  d'où  il  eft  forti  ;  &  qu'avec 
de  pareilles  maximes  ,  on  n'enrichit  que 
des  fainéans  de  la  dépouille  des  hommes 
utiles. 

Le  goût  des  conquêtes  eft  une  des  cau- 
fes  les  plus  fenfibles  &  les  plus  dange- 
reuîes  de  cette  augmentation.  Ce  goût , 
engendré  (ouvent  par  une  autre  efpece 
d'ambition  que  celle  qu'il  femble  annon- 
cer, n'eft  pas  toujours  ce  qu'il  paroît  être, 
&  n'a  pas  tant  pour  véritable  motifle  de- 
*  fir  apparent  d'aggrandir  la  nation,  que  le 
defir  caché  d'augmenter  au-dedans  l'au- 
torité des  chefs ,  à  l'aide  de  l'augmenta- 
tion des  troupes  _,  &  à  la  faveur  de  la  di- 
verficn  que  font  les  objets  de  la  guerre 
dans  l'efprit  des  citoyens. 

Ce  qu'il  y  a  du  moins  de  très  certain  , 
c'eft  que  rien  n'eft  (î  foulé  ni  fi  miférable 
que  les  peuples  conquérans ,  &  qui  leurs 


DIVERSES.  363 

fuccès  mêmes  ne  font  qu'augmenter  leur 
mifere  :  quand  l'hiftoire  ne  nous  l'ap- 
prendroit  pas,  la  raifon  fuffiroit  pour  nous 
démontrer  que  plus  un  État  eft  grand ,  & 
plus  les  dépenfes  y  deviennent  propor- 
tionnellement fortes  &  onéreufes  :  car  il 
faut  que  toutes  les  provinces  fourniflent 
leur  contingent  aux  frais  de  l'adminif- 
tration  générale,  &  que  chacune  ,  outre 
cela  ,  faiTe  pour  la  fienne  particulière  ,  la 
même  dépenfe  que  fi  elle  étoit  indépen- 
dante. Ajoutez  que  toutes  les  fortunes  fe 
font  dans  un  lieu  &  fe  confument  dans 
un  autre  ;  ce  qui  rompt  bien- tôt  l'équi- 
libre du  produit  &  de  la  confommation 
&  appauvrit  beaucoup  de  pays  pour  en- 
richir une  feule  Ville. 

Autre  fource  de  l'augmentation  des 
befoins  publics,  qui  tient  à  la  précédente. 
Il  peut  venir  un  temps  où  les  citoyen-,  ne 
fe  regardant  plus  comme  intérefTés  à  la 
cau'e  commune  ,  cefleroient  d'être  les 
défenfeurs  de  la  patrie,  &  où  les  Magif- 
trats  aimeroient  mieux  commander  à  des 
mercenaires  qu'à  des  hommes  libres,  ne 
fût-ce  qu'afin  d'employer  en  temps  & 
lieu  les  premiers  pour  mieux  affujettir 
les  autres.  Tel  fut  l'État  de  Rome  fur  la 
fin  de  la  République  &  fous  les  Empe- 

Q'n 


3*4 


(Eu  V  R  E  S 


reurs  :  car  toutes  les  victoires  des  pre- 
miers Romains  ,  de  même  que  celles 
d'Alexandre  ,  avoienr  été  remportées  par 
de  braves  citoyens,  qui  fçavoient  donner 
au  befoin  leur  fang  pour  la  patrie,  mais 
qui  ne  le  vendoient  jamais.  Ce  ne  fut 
qu'au  fiége  de  Veïes  qu'on  commença  de 
payer  l'infanterie  B  omaine.  Marius  fut  le 
premier  qui  dans  la  guerre  de  Jugurtha 
déshonora  les  légions ,  en  y  introduifant 
des  affranchis,  des  vagabonds  &  autres 
mercenaires.  Devenus  les  ennemis  des 
peuples  qu'ils  s'étoient  chargés  de  rendre 
heureux ,  les  tyrans  établirent  des  troupes 
réglées  ,  en  apparence  pour  contenir  l'é- 
tranger ,  &  en  effet  pour  opprimer  l'habi- 
tant. Pour  former  ces  troupes,  il  fallut  en- 
lever à  la  terre  des  cultivateurs  .,  dont  le 
défaut  diminua  la  quantité  des  denrées,  & 
dont  l'entretien  introduifit  des  impôts 
qui  en  augmentèrent  le  prix.  Ce  premier 
défordre  fit  murmurer  les  peuples  ;  il 
fallut ,  pour  les  réprimer  ,  multiplier  les 
troupes ,  &  par  conféquent  la  mifere;  & 
plu?  le  dçfefpoir  augmentoit,  plus  l'on 
(e  voyoit  contraint  de  l'augmenter  en- 
core pour  en  prévenir  les  effets.  D'un  au- 
tre côté  ces  mercenaires,  qu'on  pouvoir 
gftirner  fur  le  prix  auquel  ils  fe   ven* 


diverses,       $6<; 

doient  eux-mêmes  .,  fiers  de  leuraviliP 
feiTient  ,  méprifant  les  loix  dont  ils 
étoienr  protégés ,  &  leurs  frères  dont  ils 
mangeoient  le  pain  ,  fe  crurent  plus  ho- 
norés d'être  les  fatellites  de  Céfar  que  les 
défenfeurs  de  Rome;  &  ,  dévoués  à  une 
obéifiance  aveugle  ,  tenoientpar  état  le 
poignard  levé  fur  leurs  concitoyens  , 
prêts  à  tout  égorger  au  premier  fîgnal.  l\ 
ne  feroit  pas  difficile  de  montrer  que  ce 
fut -là  une  des  principales  caufes  de  la 
ruine  de  l'Empire  Romain 

L'invention  de  l'artillerie  &  des  for- 
tifications a  forcé  de  nos  jours  les  Sou- 
verains de  l'Europe  à  rétablir  l'ufage  des 
troupes  réglées  pour  garder  leurs  places: 
mais,  avec  des  motifs  plus  légitimes  ,  il 
eft  à  craindre  que  l'effet  n'en  (oit  égale- 
ment funefle.  Il  n'en  faudra  pas  moins 
dépeupler  les  campagnes  ,  pour  formel- 
les armées  &  les  garnifons  ;  pour  les  en- 
tretenir, il  n'en  faudra  pas  moins  fouler 
les  peuples  :  &  ces  dangereux  établifle- 
mens  s'accroifTent  depuis  quelque  temps 
avec  une  telle  rapidité  dans  tous  nos  cli- 
mats ,  qu'on  n'en  peut  prévoir  que  la  dé- 
population prochaine  de  l'Europe,  &  tôt 
ou  tard  la  ruine  des  peuples  qui  l'ha- 
bitent. 

Qiij 


S66 


Œuvres 


Quoi  qu'il  enfoit,  on  doit  voir  que  de 
telles  inftitutions  renverfenc  néceiïaire- 
ment  le  vrai  fyfïéme  économique  ,  qui 
tire  le  principal  revenu  de  l'État  du  do- 
maine public,  &  ne  laiffe  que  la  ref- 
fource  fâcheufe  des  fubfîdes  &  impôts, 
dont  il  me  refte  à  parler. 

11  faut  fe  refTouvenir  ici  que  le  fonde- 
ment du  pafte  focial  eft  la  propriété  ;  &c 
là  première  condition  ,  que  chacun  foit 
maintenu  dans  la  paifïble  jouilfance  de 
ce  qui  lui  appartient.  Il  eft  vrai  que  par 
le  même  traité  chacun  s'oblige ,  au  moins 
tacitement ,  à  fe  cottifer  dans  les  befoins 
publics;  maiscetengagementne  pouvant 
nuire  à  la  loi  fondamentale  ,  &  fuppofant 
l'évidence  du  befoin  reconnue  par  les 
contribuables  ,  on  voit  que,  pour  être  lé- 
gitime ,  cette  cottifation  doit  être  volon- 
taire ,  non  d'une  volonté  particulière  , 
comme  s'il  étoit  néceffaire  d'avoir  le 
confentement  de  chaque  citoyen  ,  & 
qu'il  ne  dût  fournir  que  ce  qu'il  lui  plaît , 
ce  qui  feroit  directement  contre  l'efprit 
de  la  confédération  ;  mais  d'une  volonté 
générale  à  la  pluralité  des  voix,  &  fur  un 
tarif  proportionnel  qui  ne  laiile  rien 
d'arbitraire  à  l'impofition. 

Cette  véritéque  les  impôts  ne  peuvent 


DIVERSES.  367 

être  établis  légitimement  que  du  confen- 
tement  du  peuple  ou  de  les  reprélentans, 
a  été  reconnue  généralement  de  tous  les 
Philofophes  &  Jurifcon luîtes  qui  Te  font 
acquis  quelque  réputation  dans  les  ma- 
tières de  droit  politique  ,  fans  en  ex- 
cepter Bodin  mcme,  Si  quelques  <*#»ont 
établi  des  maximes  contraires  en  appa- 
rence, outre  qu'il  eftaifé  de  voir  les  mo- 
tifs particuliers  qui  les  y  ont  portés ,  ils 
y  mettent  tant  de  conditions  6c  de  res- 
trictions, qu'au  fond  la  chofe  revient 
exactement  au  même  :  car  que  le  peuple 
puiflTe  refufer,  ou  que  le  Souverain  ne 
doive  pas  exiger  ,  cela  efr.  indifférons  , 
quant  au  droit  ;  &  s'il  n'efr.  queftion  que 
de  la  force  ,  c  efr.  la  chofe  la  plus  inutile 
que  d'examiner  ce  qui  eiï  légitime  ou 
non. 

Les  contributions  qui  fe  lèvent  fur  le 
peuple  font  de  deux  fortes;  les  unes 
réelles  ,  qui  fe  perçoivent  fur  les  chofe?; 
les  autres  personnelles  ,  qui  fe  payent 
par  tête.  On  donne  aux  unes  &  aux  au- 
tres le  nom  d  impôts  ou  defubfïdes  :  quand 
le  peuple  fixe  la  fomme  qu'il  accorde  * 
elle  s'appelle  fubfide  ;  quand  il  accorde 
tout  le  produit  d'une  taxe ,  alors  e'eft  un 
iwj-k.Cn  trouve  dans  le  livre  de  ftjpri 

Qiv 


368        Œuvres 

des  Loi x  y  que  l'impofition  par  tête  eft 
plus  propre  à  la  fervitude ,  &  la  taxe 
réelle  plus  convenable  à  !a  liberté.  Cela 
ïeroit  incontestable,  d  les  contingens 
par  tête  étoient  égaux  ;  car  il  n'y  auroit 
rien  déplus  difproportionné  qu'une  pa- 
reifî^axe  ,  &  c'eft  furtout  dans  les  pro- 
portions exactement  obfervées ,  que  con- 
iifte  l'efprit  de  la  liberté.  Mais  fi  la  taxe 
par  tête  eft  exactement  proportionnée 
aux  moyens  des  particuliers  ,  comme 
pourroit  être  celle  qui  porte  en  France 
le  nom  de  capitution,  &  qui  de  cette  ma- 
nière eft  à  la  fois  réelle  &  perfonnelle  , 
elle  eft  la  plus  équitable  J  &  par  confé- 
quent  la  plus  convenable  à  des  hommes 
libres.  Ces  proportions  paroifïent  d'a- 
bord très  faciles  à  obferver,  parce  qu'é- 
tant relatives  à  l'état  que  chacun  tient 
dans  le  monde  ,  les  indications  fo;it  tou- 
jours publiques;  mais  .outre  que  l'ava- 
rice, le  crédit  &:  la  fraude  fçavent  élu- 
der jufques  à  l'évidence ,  il  eft  rare  que 
l'on  tienne  compte,  dans  ces  calculs  ,  dj 
tous  les  élémens  qui  doivent  y  entre--. 
Premièrement,  on  doit  confidérer  le  rap- 
port des  quantités ,  félon  lequel  ,  toutes 
chofes  égales ,  celui  qui  a  dix  fois  plus  de 
bien  qu'un  autre ,  doit  payer  dix  foi» 


DIVERSES.  369 

plus  que  lui.  Secondement ,  le  rapport 
desufages,c'eft-à  dire,  la  diftin&iondu 
néceflaire  &  du  fuperflu.  Celui  qui  n'a 
que  le  fimple  néceflaire,   ne  doit  rien 
payer  du  tout  ;  la  taxe  de  celui  qui  a  du 
fuperflu  ,  peut  aller,  au  befoinr  jufques  à 
la  concurrence  de  tout  ce  qui  excède  Ton 
néceflaire.  A  cela  il  dira  ,  qu'eu  égard  à 
fon  rang,  ce  qui  feroit  fuperflu  pour  un 
homme  inférieur  ,eft  néceflaire  pour  lui; 
mais  c'eft  un  menfonge  :  car  un  grand  a 
deux  jambes  ,  ainfi  qu'un  bouvier ,  &  n'a 
qu'un  ventre  non  plus  que  lui.  De  plus, 
ce  prétendu  néceflaire  t(ï  fi  peu  nécef- 
faire  à  fon  rang  ,  que  ,  s'il  fçavoit  y  re- 
noncer pour  un  fujet  louable,  il  n'en  fe- 
roit que  plus   refpedé.    Le  peuple  fe 
profterneroit   devant   un  Miniftre  qui 
iroitau  confeil  à  pied  pour  avoir  vendu 
fes  carrofles  dans  un  preflant  befoin  de 
l'État.  Enfin  la  loi  ne  prefcrit  la  magni- 
ficence à  perfonne ,  &  la  bienféance  n'eft 
jamais  une  raifon  contre  le  droit» 

Un  troifieme  rapport,  qu'on  ne  compte 
jamais,  qu'on  devroit  toujours  compter 
le  premier,  efl:  celui  des  utilités  que  cha- 
cun retire  de  la  confédération  fociale  , 
qui  protège  fortement  les  immenfes  pof- 


37°        Œuvres 

feflîons  du  ricne ,  &  lai/Te  à  peine  un  mî- 
féiable  jouir  de  la  chaumière  qu'il  aconf- 
truite  de  Tes  mains.  Tous  les  avantages 
de  la  fociété  ne  font-ils  pas  pour  les  puif- 
fans  &  les  riches  ?  Tous  les  emplois  lu- 
cratifs ne  font-ils  pas  remplis  par  eux 
feuls?Toutes  les  grâces,  toutes  les  exemp- 
tions ne  leur  font-elles  pas  réfervées?  & 
l'autorité  publique  n'eft-elle  pas  toufe  en 
leur  faveur?  Qu'un  homme  de  confédéra- 
tion vole  fes  créanciers,  ou  falTe  d'autres 
friponneries ,  n'eft-il  pas  toujours  fur  de 
l'impunité  ?  Les  coups  de  bâton  qu'il 
diftribue,  les  violences  qu'il  commet  ,les 
meurtres  même  &  les  affailînats  dont 
il  fe  rend  coupable  ,  ne  font- ce  pas 
des  affaires  qu'on  affoupit  ,  &  dont  au 
bout  de  fix  mois  il  n'eft  plus  queftion  ? 
Que  ce  même  homme  foit  volé  ,  toute 
la  police  efl  aufli  tôt  en  mouvement ,  & 
malheur  aux  innocens  qu'il  foupçonne! 
PafTe  t-il  dans  un  lieu  dangereux  ;  voilà 
les  efcortes  en  campagne  :  l'effieu  de  U 
chaife  vient-il  à  fe  rompre  ;  tout  vole  à 
fon  fecours  :  fait -on  du  bruit  à  fa  porte  ; 
il  dit  un  mot,  &  tout  fe  tait  ;  la  foule 
l'incommode-t-el!e  ;  il  fait  un  fîgne, 
&  tout  fe  range  :  un  charretier  fe  trouve- 


D1V  E  R  S  ES.  37 1 

t-  il  fur  Ton  paffage  ;  (es  gens  font  prêts  à 
ra(Tommer;&  cinquante  honnêtes  pié- 
tons allant  à  leurs  affaires  feroient  plutôt 
écrafés  qu'un  faquin  oilif  retardé  dans  fon 
équipage.  Tous  ces  égards  ne  lui  coûtent 
pas  un  fou  ;  ils  font  le  droit  de  l'homme 
liche  ,  &  non  le  prix  de  la  richeffe.  Que 
le  tableau  du  pauvre  efr.  différent  !  plus 
l'humanité  lui  doit,  plus  la  fociété  l'uire- 
fufe  :  toutes  les  portes  lui  font  fermées  , 
même  quand  il  a  le  droit  de  les  faire  ou- 
vrir :  &  fi  quelquefois  il  obtient  juftice  , 
c  efb  avec  plus  de  peine  qu'un  autre  n'ob- 
tiendroit  grâce:  s'il  va  des  corvées  à  faire, 
une  milice  à  tirer ,  c'eft  à  lui  qu'on  donne 
la  préférence  :  il  porte  toujours  ,  outre  fa 
charge,  celle  dont  fon  voifin  plus  riche  a 
le  crédit  de  fe  faire  exempter  :  au  moin- 
dre accident  qui  lui  arrive,  chacun  s'é- 
loigne de  lui  :  fi  fa  pauvre  charette  ren- 
verfe.,  loin  d'être  aidé  par  perfonne,  je 
le  tiens  heureux  s'il  évite  en  paffant  les 
avanies  des  gens  leftes  d'un  jeune  Duc  : 
en  un  mot .,  toute  aflifrance  gratuite  le 
fuit  au  befoin  ,  précifément  parce  qu'il 
n'a  pas  de  quoi  la  payer  :  mais  je  le  tiens 
pour  un  homme  perdu,  s'il  a  le  malheur 
d'avoir  lame  honnête  ,  une  fille  aimable 
&  un  puifTant  voifn. 

Qvj 


372  Œuvres 

Une  autre  attention  non  moins  im- 
portante à  faire  ,  c'eft  que  'es  pertes  des 
pauvres  font  beaucoup  moins  réparables 
que  celles  du  riche,  &  que  la  difficulté 
d'acquérir  croît  toujours  en  raifon  du  be- 
foin.  On  ne  fait  rien  avec  rien  ;  cela  eft 
vrai  dans  les  affaires  comme  en  Phyfique: 
l'argent  eft  ia  femencede  l'argent ,  &  la 
première  piftole  eft  quelquefois  plus  dif- 
ficile à  gagner  que  le  fécond  million.  JI 
y  a  plus  encore  :  c'en1  que  tout  ce  que  le 
pauvre  paye ,  eft  à  jamais  perdu  pour  lui, 
&  refte  ou  revient  dans  les  mains  du  ri- 
che ;  &  comme  c'eft  aux  feufs  hommes 
qui  ont  part  au  Gouvernement,  ou  à 
ceux  qui  en  approchent,  que  pafle  tôt 
ou  tard  le  produit  des  impôts,  ils  ont , 
même  en  payant  leur  contingent,  un  in- 
térêt fenfîble  à  les  augmenter. 

Réfumons  en  quatre  mots  le  pa<fte  Co- 
dai des  deux  états.  Vous  ave\  befoin  de 
moi  y  car  je  fuis  riche  &  vous  êtes  pauvre  ; 
faifons  donc  un  accord  entre  nous  ;  je  per- 
mettrai que  vous  ay:^  V  honneur  de  mefer- 
vir.à  condition  que  vous  me  donnent  le  peu 
qui  vous  rejie  pour  la  peine  que  je  prendrai 
de  vous  commander. 

Si  l'on  combine  avec  foin  toutes  ces 
chofes ,  on  trouvera  que ,  pour  répartir 


DIVERSES.  373 

les  taxes  d'une  manière  équitable  & 
vraiment  proportionnelle,  l'impolition 
n'en  doit  pas  être  faite  feulement  en 
raifon  des  biens  des  contribuables;  mais 
en  raifon  compofée  de  la  différence  de 
leurs  conditions  &  du  fuperflu  de  leurs 
biens  :  opération  très  importante  &  très 
difficile  que  font  tous  les  jours  des  mul- 
titudes de  commis  honnêtes  gens  &  qui 
fçavent  l'arithmétique  ;  mais  dont  les 
Platons  Se  les  Monttfquieu  n'euffent  ofé 
fe  charger  qu'en  tremblant  &  en  deman- 
dant au  ciel  des  lumières  &  de  l'intégrité. 

Un  autre  inconvénient  delà  taxeper- 
fonnelle  ,  c'eft  de  fe  faire  trop  fentir  ,  & 
d'être  levée  avec  trop  de  dureté  ;  ce  qui 
n'empêche  pas  qu'elle  ne  foit  fujette  à 
beaucoup  de  non  -  valeurs  ,  parce  qu'il 
eft  plus  aifé  de  dérober  au  rôle  &  aux 
pourfuites  fa  tête  que  Ces  poffeffions. 

De  toutes  les  autres  importions,  le 
cens  fur  les  terres  ou  la  taille  réJle  a 
toujours  paffé  pour  la  plus  avantageufe 
dans  le  pays  où  l'on  a  plus  d'égard  à  la 
quantité  du  produit  &  à  la  fureté  du  re- 
couvrement, qu'àla  moindre  incommo- 
dité du  peuple.  On  a  même  o(é  dire 
qu'il  falloit  charger  lepayfan  pour  éveil- 
ler fa  parefle ,  &  qu'il  ne  feroi:  ïien ,  s'il 


3  74  Œuvres 

n'avoit  rien  à  payer.  Mais  l'expérience 
dément  chez  tous  les  peuples  du  monde 
cette  maxime  ridicule  :  c'eft  en  Hollan- 
de ,  en  Angleterre,  où  le  cultivateur 
paye  très  peu  de  chofe  J  &  fur  tout  à  la 
Chine ,  où  il  ne  pave  rien  ,  que  la  terre 
eft  le  mieux  cultivée.  Au  contraire  ,  par- 
tout où  le  laboureur  fe  voit  chargé  à 
proportion  du  produit  de  Ton  champ  , 
il  le  laifïe  en  friche,  ou  n'en  retire  exac- 
tement que  ce  qu'il  lui  faut  pour  vivre. 
Car  ,  pour  qui  perd  le  fruit  de  fa  peine, 
c'eft  gagner  que  de  ne  rbn  faire  ;  &  met- 
tre le  travail  à  l'amende,  eft  un  moyen 
fort  fingulier  de  bannir  la  pareffe. 

De  la  taxe  fur  les  terres  ou  fur  le  bled, 
fur- tout  quand  die  eft  excefîive  ,  réful- 
tent  deux  inconvéniens  fi  terribles ,  qu'ils 
doivent  dépeupler  &  ruiner  à  la  longue 
tous  les  pays  où  elle  eft  établie. 

Le  premier  vient  du  défaut  de  circu- 
lation des  eipèces;  car  le  commerce  & 
l'induftrie  attirent  dans  les  capitales  tout 
l'argent  de  la  campagne;  &  l'impôt  dé- 
truifant  la  proportion  qui  pouvoit  fe 
trouver  encore  entre  les  befoins  du  la- 
boureur &  îe  prix  de  fon  bled,  l'argent 
vient  fans  cène  &  ne  rr  tourne  jamais  ; 
plus  la  ville  eft  riche.plus  le  pays  eft  mi- 


DIVERSES.        375" 

férable.  Le  produit  des  tailles  patte  des 
mains  du  Prince  ou  des  Financiers  dans 
celles  des  artiftes  &  des  marchands  ;  & 
le  cultivateur  qui  n'en  reçoit  jamais  que 
la  moindre  partie ,  s'épuife  enfin  en 
pavant  toujours  également  &  recevant 
toujours  moins.  Comment  voudroit-on 
que  pût  vivre  un  homme  qui  n'anroit 
que  des  veines  &  point  d'artères  ,  ou 
dont  les  artères  ne  porteroient  le  fang 
qu'à  quatre  doigts  du  coeur  ?  Chardin  dit 
qu'en  Perfeles  droits  du  Roi  fur  les  den- 
rées fe  payent  atiffi  en  denrées  ;  cet  ufa- 
ge.qu'He'/Wot'e  té.noigne  avoir  autrefois 
été  pratiqué  dans  le  même  pays  jufqu'à 
Darius  ,  peut  prévenir  le  mal  dont  je 
viens  de  parler.  Mais  à  moins  qu'en  Per- 
fe  les  intendans  ,  directeurs ,  commis ,  & 
garde- magafins  ne  foient  une  autre  ef- 
pèce  de  gens  que  par- tout  ailleurs,  j'ai 
peine  à  croire  qu'il  arrive  jufqu'au  Roi 
la  moindre  chofe  de  tous  ces  produits , 
que  les  bleds  ne  fe  gâtent  pas  dans  tous 
les  greniers v  &  que  le  feu  ne  confu- 
me  pas  la  plupart  des  magafins. 

Le  fécond  inconvénient  vient  d'un 
avantage  apparent,  qui  laiiTe  aggraver 
les  maux  avant  qu'on  les  apperçoive. 
C'eft  que  le  bled  eit  une  denrée  que  les 


yj6        Œuvres 

impôts  ne  renchériffent  point  dans  îe 
pays  qui  l'a  produit  ,  &  dont ,  malgré 
fon  abiolue  néceffité,  la  quantité  dimi- 
nue, fans  que  le  prix  en  augmente;  ce 
qui  fait  que  beaucoup  de  gens  meurent 
de  faim ,  quoique  le  bled  continue  d'être 
à  bon  marché ,  &  que  le  laboureur  refte 
feul  chargé  de  l'impôt  qu'il  n'a  pu  défal- 
quer fur  le  prix  de  la  vente.  Il  faut  bien 
faire  attention  qu'on  ne  doit  pas  raifon- 
ner  delà  taille  réelle  comme  des  droits 
fur  toutes  les  marchandifes  qui  en  font 
hauHer  le  prix  ,  &  font ainfi  payés  moins 
par  les  marchands  que  par  les  acheteurs. 
Car  ces  droits ,  quelque  forts  qu'ils  puif- 
fent  être ,  font  pourtant  volontaires  ,  & 
ne  font  payés  par  le  marchand  qu'à 
proportion  des  marchandifes  qu'il  ache- 
té; &  comme  il  n'acheté  qu'à  proportion 
de  fon  débit,  il  fait  la  loi  au  particulier. 
Mais  le  laboureur  qui,  foit  qu'il  vende 
ou  non  ,  eft  contraint  de  payer  à  des  ter- 
mes fixes  pour  le  terrein  qu'il  cultive, 
n'eft  pas  le  maître  d'attendre  qu'on  mette 
à  fa  denrée  le  prix  qu'il  lui  plaît  ;  &, 
quand  il  ne  la  vendroit  pas  pour  s'entre- 
tenir ,  il  feroit  forcé  de  la  vendre  pour 
payer  la  taille,  de  forte  que  c'eft  quel- 
quefois l'énormîté^-de  l'impofition  qui 
maintient  la  denrée  à  vil  prix. 


DIVERSES.  ■     377 

Remarquez  encore  que  1  es  reflburces 
du  commerce  &  de  l'induftrie  ,  loin  de 
rendre  la  taille  plus    fupportable   pa« 
l'abondance  de  l'argent,  ne  la  rendent 
que  plus  onéreuse.  Je  n'infifterai  point 
fur  une  chofe  très  évidente,  fçavoir  que 
fi  la  plus  grande  ou  moindre  quantité 
d'argent  dans  un  Etat ,  peut  lui  donner 
plus   ou  moins   de   crédit   au  dehors  , 
elle  ne  change  en  aucune  manière  la  for- 
tune réelle  des  citoyens ,  &  ne  les  mec 
ni  plus  ni  moins   à  leur  aife.  Mais  je 
ferai  ces  deux  remarques  importantes  ; 
Tune,   qu'à  moins   que   l'Etat  n'ait  des 
denrées  fuperflues  &  que  l'abondance  de 
l'argent  ne  vienne  de  leur  débit  chez  l'é- 
tranger, les  villes   où  fe   fait  le  com- 
merce, fe  Tentent  feules  de  cette  abon- 
dance ,  &  que  le  payfan  ne  fait  qu'en  de- 
venir relativement  plus  pauvre  ;  l'autre, 
que  le   prix  de  toutes  chofes  hauflant 
avec  l'augmentation  de  l'argent,  il  faut 
auiîi  que  les  impôts  hauffent  à  propor- 
tion; de  forte  que  le  laboureur  fe  trouve 
plus  chargé  fans  avoir  plus  de  refïburces. 
On  doit  voir  que  la  taille  fur  les  terres 
eft  un  véritable  impôt  fur  leur  produit. 
Cependant    chacun  convient   que  rien 
n'ed:  fi  dangereux  qu'un  impôt  payé  par 


378       Œuvres 

l'acheteur  :  comment  ne  voit  on  pas  que 
le  mal  eft  cent  fois  pire  quand  cet  impôt 
eir.  payé  par  le  cultivateur  même  ? 
M'eft  ce  pas  attaquer  la  fubfiftance  de 
lEtat  jufques  dans  fa  fource  ?  N'cft  -  ce 
pas  travailler  auiïï  directement  qu'il  eft 
poilible  à  dépeupler  le  pays,&  par  con- 
féquent  à  le  ruiner  à  la  longue  P  Car  il 
n'y  a  point  pour  une  nation  de  pire  di- 
fette  que  celle  des  hommes. 

Il  n'appartient  qu'au  véritable  hom- 
me d'Etat  d'élever  Tes  vues  dans  Paffiet- 
te  des  impôts  plus  haut  que  l'objet  des 
Finances ,  de  transformer  des  charges 
onéreufes  en  d'utiles  reglemens  de  Po- 
lice ^  &  de  faire  douter  au  peuple  u 
de  tels  établifiemens  n'ont  pas  eu  pour 
fin  le  bien  de  la  nation  plutôt  que  le  pro- 
duit de   taxes. 

Les  droits  fur  l'importation  des  mar- 
chandifes  étrangères  dont  les  habitans 
font  avides  fans  que  le  pays  en  ait  befoin  , 
fur  l'exportation  de  celles  du  crû  du  pays 
dont  il  n'a  pas  de  trop  ,  &  dont  les  étran- 
gers ne  peuvent  fe  paffer,  furies  produc- 
tions des  arts  inutiles  &  trop  lucratifs  , 
fur  les  entrées  dans  les  villes  des  chofes 
de  pur  agrément ,  &  en  général  fur  tous 
les  objets  du  luxe  ,  rempliront  tout  ce 


DIVERSES.  379 

double  objet.  C'eft  par  de  tels  impôts  , 
qui  foulagent  la  pauvreté  ,  &  chargent 
la  richeiïe ,  qu'il  faut  prévenir  l'aug- 
mentation continuelle  de  l'inégalité  des 
fortunes  3  l'afferviiTement  aux  riches 
d'une  multitude  d'ouvriers  &  de  (ervi- 
teurs  inutiles,  la  multiplication  des  gens 
oififs  dans  les  villes,  &  la  défertion  des 
campagnes. 

Il  eft  important  de  mettre  entre  le 
prix  des  chofes  &  les  droits  dont  on 
les  charge,  une  telle  proportion  ,  que 
l'avidité  des  particuliers  ne  foit  point 
trop  portée  à  la  fraude  par  la  grandeur 
des  profits.  Il  faut  encore  prévenir  la  fa- 
cilité de  la  contrebande  ,  en  préférant 
les  marchandifes  les  moins  faciles  à  ca- 
cher. Enfin  il  convient  que  l'impôt  foit 
payé  par  celui  qui  emploie  la  chofe  ta- 
xée ,  plutôt  que  par  celui  qui  la  vend  , 
auquel  ta  quantité  des  droits  dont  il  fe 
trouveroit  chargé,  donneroit  plus  de 
tentations  &  de  moyens  pour  les  rrauder. 
C'eft  l'ufage  confiant  de  la  Chine  ,  le 
pays  du  monde  où  les  impôts  font  les 
plus  forts  &  les  mieux  payés  :  le  mar- 
chand ne  paye  rien  ;  l'acheteur  feul  ac- 
quitte le  droit,  fans  qu'il  en  réfulte  ni 
murmures   ni  féditions;  parce  que  Us 


380        Œuvres 

denrées  nécefTaires  à  la  vie ,  telles  que  Te 
riz  &  le  bled,  étant  abfolument  franches, 
le  peuple  n'efr.  point  foulé  ,  &  l'impôt  ne 
tombe  que  fur  les  gens  aifés.  Au  refle 
toutes  ces  précautions  ne  doivent  pas 
tant  être  dictées  par  la  crainte  de  la  con- 
trebande, que  par  l'attention  que  doit 
avoir  le  Gouvernement  pour  garantir  les 
particuliers  de  la  réduction  des  profits 
illégitimes,  qui,  après  en  avoir  fait  de 
mauvais  citoyens ,  ne  tarderoit  pas  d'en 
faire  de  malhonnêtes  gens. 

Qu'on  établiffe  de  fortes  taxes  fur  la 
livrée  ,  fur  les  équipages ,  fur  les  glaces, 
luftres  &  ameublement ,  fur  les  étoffes  6c 
la  dorure,  fur  les  cours  &  jardins  des 
hôtels ,  fur  les  fpedacles  de  toute  efpece , 
fur  les  profeffions  oifejfes  ,  comme  ba- 
ladins, chanteurs,  hiftrions,  &  en  un 
mot  fur  cette  foule  d'objets  de  luxe  3 
d'amufement  &  d'oifiveté,  qui  frappent 
tous  les  yeux,  &  qui  peuvent  d'autant 
moins  fe  cacher  ,  que  leur  feul  ufage  effc 
de  fe  montrer  ,  &  qu'ils  feroient  inutiles 
s'ils  n'étoient  vus.  Qu'on  ne  craigne  pas 
que  de  tels  produits  fufîent  arbitraires  , 
pour  n  être  fondés  que  fur  des  chofes  qui 
ne  font  pas  d'abfoluenécelTité:  c'eft  bien 
malconnoitre  les  hommes  que  de  croire 


DIVERSES.         381 

qu'après  s'être  laifles  une  fois  féduire  par 
le  luxe,  ils  y  puiffenr  jamais  renoncer; 
ils  renonceroient  cent  fois  plutôt  au  né- 
cefTaire ,  &  aimeroient  encore  mieux 
mourir  de  faim  que  de  honte.  L'augmen- 
tation de  la  dépenfe  ne  fera  qu'une  nou- 
velle raifon  pour  la  foutenir,  quand  la 
vanité  de  fe  montrer  opulent  fera  fon 
profit  du  prix  de  la  chofe  &  des  fraix  de 
la  taxe.  Tant  qu'il  y  aura  des  riches  ,  ils 
voudront  fe  diftinguer  des  pauvres,  & 
l'État  ne  fçauroit  fe  former  un  revenu 
moins  onéreux  ni  plus  affuré  que  fur 
cette  diftinétion. 

Par  la  même  raifon  l'induftrie  n'auroic 
rien  à  fouffrir  d'un  ordre  économique 
qui  enrichiroit  les  finances,  ranimeroic 
l'agriculture,  en  foulageant  le  laboureur, 
&  rapprocheroit  infeniiblement  toutes 
les  fortunes  de  cette  médiocrité  qui  fait 
la  véritable  force  d'un  État.  Il  fe  pour- 
roit ,  je  l'avoue,  que  les  impôts  contri- 
buaient à  faire  palTer  plus  rapidement 
quelques  modes  ;  mais  ce  ne  feroit  ja- 
mais que  pour  en  fubftituer  d'autres  fur 
lefquelles  l'ouvrier  gagneroit  fans  que  le 
fifc  eût  rien  à  perdre.  En  un  mot ,  fup- 
pofons  que  l'efprit  du  Gouvernement 
Toit   conftamment  d'a(Teoir  toutes  les 


382       Œuvres 

taxes  fur  le  fuperfiu  des  richefles ,  il  ar- 
rivera de  deux  chofes  l'une  :  ou  les  riches 
renonceront  à  leurs  dcpenfes  fuperfliies 
pour  n'en  taire  que  d'utiles  ,  qui  retour- 
neront au  profit  de  l'État  ;  alors  l'afliette 
des  impôts  aura  produit  l'effet  des  meil- 
leures loix  iomptuaires;  les  dépenfes  de 
l'État  auront  nécefïairement  diminué 
avec  celles  des  particuliers  ;  &  le  fifc  ne 
içauroit  moins  recevoir  de  cette  maniè- 
re, qu'il  n'ait  beaucoup  moins  encore  à 
débourfer  :  ou,  fi  les  riches  ne  diminuent 
rien  de  leurs  profufions,  le  fifc  aura  dans 
le  produit  des  impôts  les  reffources  qu'il 
cherchoit  pour  pourvoir  aux  beioins 
réels  de  l'État.  Dans  le  premier  cas  ,  le 
fifc  s'enrichit  de  toute  la  dépenfe  qu'il  a 
de  moins  à  faire  ;  dans  le  fécond  ,  il  s'en- 
richit encore  de  la  dépenfe  inutile  des 
particuliers. 

Ajoutons  à  tout  ceci  une  importante 
diftinclion  en  matière  de  droit  politique, 
&  à  laquelle  les  Gouvernemens ,  jaloux 
de  faire  tout  par  eux-mêmes ,  devroient 
donner  une  grande  attention.  J'ai  dit  que 
les  taxes  perfonnelles  &  les  impôts  fur 
les  chofes  d'une  abfolue  néceffité  ,  atta- 
quant direclement  le  droit  de  propriété, 
&  par  conféquent  le  vrai  fondement  de 


DIVERSES.  383 

la  fociécé  politique,  font  toujours  fujets 
à  des  contéquences  dangéreuiès ,  s'ils  ne 
font  établis  avec  l'exprès  confentemenr/ 
du  peuple  ou  de  Tes  repréfentans.  Il  n'en 
eft  pas  de  même  des  choies  dont  on  peut 
s'interdire  fufage  ;  car  alors  le  particulier 
n'étant  point  absolument  contraint  à 
payer  ,  fa  contribution  peut  pafTer  pour 
volontaire  :  de  forte  que  le  confentement 
particulier  de  chacun  des  contribuans 
iupplée  au  confentement  général ,  &  le 
fuppofe  même  en  quelque  manière  :  car 
pourquoi  le  peuple  s'oppoferoit-il  à  toute 
împofitionqui  ne  tombe  que  fur  quicon- 
que veut  bien  la  payer  ?  Il  me  paroit  cer- 
tain que  tout  ce  qui  n'eft  pas  profcrit  par 
les  loix  ,  ni  contraire  aux  mœurs,  &  que 
le  Gouvernement  peut  défendre, il  peut 
le  permettre  moyennant  un  droit.  Si ,  par 
exemple,  le  Gouvernement  peut  inter- 
dire l'ufage  des  carrofTes ,  il  peut  à  plus 
forte  raifon  impofer  une  taxe  fur  les  car- 
rofles ,  moyen  fage  &  utile  d'en  blâmer 
l'ufage  fans  le  faire  ceffer.  Alors  on  peut 
regarder  la  taxe  comme  une  efpece  d'a- 
mende ,  dont  le  produit  dédommage  de 
l'abus  qu'elle  punit. 

Quelqu'un  m'objectera  peut-être  que 
ceux  que  Bodin  appelle  impojîeurs,  c'en1- 


384         GE  U  V R  E  S j&C. 

àr-dire  ceux  qui  impofent  ou  imaginent 
les  taxes  ,  étant  dans  la  claffe  des  riches  , 
n'auront  garde  d'épargner  les  autres  à 
leurs  propres  dépens,  &  de  fe  charger 
eux-mêmes  pour  fbulager  les  pauvres. 
Mais  il  faut  rejetter  de  pareilles  idées. 
Si  dans  chaque  nation  ceux  à  qui  le 
Souverain  commet  le  gouvernement  des 
peuples,  en  étoient  les  ennemis  par  état, 
ce  ne  feroit  pas  la  peine  de  rechercher  ce 
qu'ils  doivent  faire  pour  les  rendre 
heureux. 


Fin  du  Tome  troifièmu