/rsjj^<^ "^30
I ARBOR I
Presented to the
LIBRARY of the
UNIVERSITY OF TORONTO
by
Prof. Robert Finch
fl*.
^'
U V R ES
D E
J.J.ROUSSEAU,
DE GENEVE.
Avec Figures.
TOME VINGT-QUATRIEMEf
ŒUVRES
POSTHUMES
DEJ.J, ROUSSEAU,
TOME SIXIEME.
Contenant fes Lettres à différentes
perfonnes.
A PARIS,
Chez DEFER de MAISONNEUVE,
Libraire, rue du Foin.
J791,
f
ŒUVRES
DIVERSES.
'■muv. Tofu Tom. VI. È^
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Univers ity of Ottawa
littp://www.arcliive.org/details/oeuvresdejjrouss24rous
ia>-'4gvytj^m wiMua*n.'m>
QUATRE LETTRES
A M. LE Président
DE MALESHERBES,
Contenant le vrai tableau de mon ca^
r acier e & les vrais motifs de toute
ma conduite»
De Montmorency le 4 Janvier 1762.
^'^** ■■■■«..■■■■■■■■i. ■.■■■■■■■■■■■■■■«■■■■■ai
PREMIERE LETTRE.
J 'au ROI s moins tardé, MonfieurJ
à vous remercier de la dernière lettre
dont vous m'avez honoré , fi j'avois
mefuré ma diligence à répondre, fur
le plaifir qu el'e m'a fait. Mais outre
qu'il m'en coûte beaucoup d'écrire ,
^ai penfé qu'il falloit donner quelques
ours aux importunités de ces tems-
Aa
4 Lettre
Ci 5 pour ne vous pas accabler dss
îTiiennes. Quoique je ne me confole
point de ce qui vient de Te paiïer, je
luis très -content que vous en foyez
ândruit 5 pui(que cela ne m'a point ôté
votr^ eftime ; elle en fera plus à moi
iquand vous ne me croirez pas meilleur
que je ne fuis.
Les motifs auxquels vous attribuez
les partis qu'on m*a vu prendre , de-
puis qug je porte une elpece de nom
dans le monde ^ me font peut-être plus
d'honneur que je n'en mérite ; mais
ils font certainement plus près de la
vérité , que ceux que me prêtent ces
hommes de lettres , qui donnant tout
à la réputation , jugent de mes fenti-
rnens par les leurs. J'ai un coeur trop
fenfibie à d'autres attachemens , pour
Tétre (i fort à l'opinion pub^que ;
|*àime trop mon plaifir Se mon indé-
pendance pour être efclave de la va-
nité, au point quMU le fuppofent. Ce^
lui pour qui la fortune &: l'e'poir de
parvenir , ne balarçi jamais un rendez-
vous ou un fouper agréable , ne doit
pas naturellement facrifler 'on bonheur
Zu dîfîr de faire parler de lui ; & ii
ïf^iï point du tout croyable qu'un
A M. D E M A L ir s H E R s £ s. j»
homme qui fe fent quelque talent, $c
qui tarde jufqu'à quarante ans à le faire
connoître , Toit affez fou pour aller!
s'ennuyer le refte de Tes J3urs dans un
défert, uniquement pour acquérir la
réputation d'un mifanthrope*
Mais 5 Alonlieur , quoique je Iiaïiïa
fouverainement rinjudice & la méchan-
ceté ^ cette palTion n'eil pas afiez do-
minante pour me déterminer ieule à
fuir la fociété des hommes, (i j'avois
en les quittant quelque grand facritice
à fiire. Non , mon motif eft moin^
noble , & plus près de moi* Je fuis
né avec un amour naturel pour la fo*
litude , qui n'a fait qu'augnienter à
mefure que j'ai mieux connu les hom-
mes. Je trouve mieux mon compte
avec les êtres chimériques que je raf-
femble autour de moi, qu'avec ceux
que je vois dans le monde ; & la fo-
ciété dont mon imagination fait les
frais dans ma retraite , achevé de me
dégOLiter de toutes celles que j'ai quit-
tées. Vous me fuppofez malheureux
& confumé de mélancolie. Oh î Mon-
:fieur , combien vous vous trompez î
C'efl: à Paris que je Tétois ; c'ell: à
Paris qu'une bile noire rongeoit mon
A3
é L E T T R H
cceur , Se ramertume de cette bîîe ne
fe fait que trop fcntir dans tous les
écrits que j'ai publiés tant que j'y fuis
refté. Mais, Monfieur, comparez ces
écrits avec ceux que j'ai faits dans ma
folitude ; ou je fuis trompé, ou vous
fentirez dans ces derniers une certaine
férénité d'ame qui ne fe joue point ,
^ lur laquelle on peut porter un ju-
gement certain de Tétat intérieur de
l'Auteur. L'extrême agitation que je
viens d'éprouver , vous a pu faire por-
ter un jugement contraire ; mais il efb
facile à voir que cette agitation n'a
point fon principe dans ma (ituation
adluelîe , mais dans une imagination
déréglée , prête à s'efiaroucher fur
tout & à porter tout à Textréme. Des
fuccès continus m'ont rendu fenfîble à
la gloire , & il n'y a point d'homme
ayant quelque hauteur d'ame Se quel-
que vertu , qui pût penfer fans le plus
mortel défefpoir, qu'après fa mort on
fubftitueroit fous (on nom à un ouvra-
ge utile 5 un ouvrage pernicieux , ca-
pable de déshonorer fa mémoire , &
de faire beaucoup de mai. Il fe peut
qu'un tel bouieverfement ait accéléré
h progrès de mes maux ; mais dans
A M. DE MaLESHERBES. f
id. fuppoiltion qu'un tel accès de folie
in*eût pris à Paris , il n'eft point Çût
que ma propre volonté n'eût pas épar-
gné le refte de l'ouvrage à la nature*
Long-tems je me fuis abufé moi-
même fur la caufe de cet invincible
dégoût que j'ai toujours éprouvé dans
le commerce des hommes ; je Tattri-
buois au chagrin de n'avoir pas l'ef-
prit aflez préient , pour montrer dans
la converfation le peu que j'en ai , Se
par contre-coup à celui de ne pas oc-
cuper dans îe monde la place que j'y
croyoîs mériter. Mais quand , après
avoir barbouillé du papier , j'étois bien
fur, même en difant des (ottifes , de
n'être pas pris pour un fot ; quand
je me fuis vu recherché de tout le
jrjonde , & honoré de beaucoup plus
de confiuération que ma plus ridicule
vanité n'en eût ô(é prétendre ; & que
malgré cela , j'ai fenti ce même dégoût
plus augmenté que diminué , j'ai con-
clu qu'il venoit d'une autre caufe , &
que cesefpeces de jouHrances n'étoient
point ce'ies qu'il me falloit.
Quelle eft donc enfin cette caufe ?
elle n'efi: autre que cet indomptable
efprit de libexté, que rien n'a pu vain-
9 Lettre
cre, & devant lequel les honneurs, îâ
fortune , & la réputation même ne me
font rien. Il eft certain que cet efprit
de liberté nne vient moi s d'orgueil
que de parefle; mais cette paretle eft
încroyabK ;tout relfarouche ;les moin-
dres devoi s de la vie civile lui font
infjppartables; un mot à dire, une
lettre à écrire , une viiice à faire , dès
qu'il le faut, font pour moi d^s (up-
plices. Voilà pourquoi, quoique le
commerce ordinaire des hommes me
foit odieux , Tintime amitié m'efi: li
chère , parce qu'il n'y a plus de de-
voirs pour elle; on fuit Ion cœur, &
tout eft fait. Voilà encore pourquoi
j'ai toujours tant redouté les bienfaits.
Car tout bienfait exige reconnoilTance y
& je me fens le cœur ingrat , par
cela feul que la reconnoiiïance ed: un
devoir. En un mot TeTpece de bon-
heur qu'il me faut, n'efl pas tant de
faire ce que je veux , que de ne pas
faire ce que je ne veux pas. La vie
adive n*a rien qui me tente ; je con-
fentirois cent fois plutôt à ne jamais
lien faire 5 qu'à faire quelque chofe
malgré moi ; & j'ai cent fois penfé ^
que je n'aurois pas vécu trop malEsu-
A M. DE xMaLESHERBES. ^
reux à la Bafliiîe , n'y étant tenu à
rien du tout qu'à reiter là.
J'ai cependant fait dans ma jeuneiTe,'
quelques efforts pour parvenir. Mais
ces efforts n'ont janiiis eu pour buC
que la retraite , & le repos dans ma
vieilleiTe ; & comme ils n'ont été que
par fecouife, comme ceux d'un paref-
leux, ils n'ont jamais eu le moindre
fuccès. Quand les maux font venus ,
ils m'ont fourni un beau prétexte pour:
me livrer àmapaiiion dominante. Trou-
vant que c'étoit une folie de me tour-
menter pour un âge auquel je ne par-
viendrois pas , j'ai tout planté là , 52
je me fuis dépêché de jouir. Voilà,
Monfieur, je vous le jure , la vérita-
ble caufe de cette retraite , à laquelle
nos gens de Lettres ont été cherchei*
ÛQS m.otifs d'oftent-ition , qui fuppofent
une confiance, ou plutôt une obflina-
tîon à tenir a ce qui me coûte ^ di-^
rectement contraire à mon caraclere
naturel»
Vous me direz , Monlleur, que cette
indolence fuppofée s'accorde mal avec
les écrits que f ai compofés depuis d'ùC
ans , Se avec ce defir de gloire qui a dà
^'exciter a les publier. Voilà uns ob^
id t i: T T K r
je<ftion à réfoudre , qui m'oblige à pro-
longer ma letre , 6i -^ui p^r conléquent
me force a la finir, j'y revienorai,
blondeur , fi mon ton tami'ier ne vous
dépldit pas ; car dans l'épanchement
de m )n cœur je n'en lauro.s prendre
un autre ; je me peindrai lans tard &
fans modertie;je me montrerai à vous
tel que je me voib, Ôc tel que je (uis;
car palîant ma vie avec nui . je dois
me connoitre 5 & je vois par la ma-
nière dont ceux qui pcnlent me con-
noître interprètent mes actions & ma
cond.-ite , qu'ils n'y connoiifenr ri n,
Ps,r(onne au monde ne me connoît:
que moi eul. Vous en jugerez qudhd
j'aurciî tout dit»
Ne me renvoyez po'nt mes lettres^
IVîonfieur, je vous fupp ie; brulez-'es,
parce qu'elles ne vaknt pas là pêne
d'être gardées, mais non pas par égard
pour moi. Ne fongez pas non plus,
de grâce , à retirer celles qi i font entre
les mains de Duchéne. S'il falloit ef-
facer dans le monde \qs traces de
toutes mes folies, il y auroit trop de
lettres à retirer , & je ne remuerois pas
Je bout du doigt pour cela. A charge
Çc à décharge , je ne crains point d'ê^*
A M. Dfi MALESHÈnBÊS. II
tre vu tel que je iuis. Je connois mes
grands défauts, & e f^ns vivement
tous mes vic^ s. Avec tout cela je
mourrai plin d'efpoir dans le Dieu
fuprcme , & très-perfuadé que de tous
les honnits que j'ai connus en ma vie,
aucun ne fut meilleur que moi.
SECONDE LETTRE.
A Montmorency le ii Janvier 1762,
J E continue, Monfieur, à vous ren-
dre compte de moi, puifque j'ai com-
mencé; car ce qui peut m'étre le plus
défavorable, eft d'être connu à demi;
& puifque mes fautes ne m'ont point
oté votre eftime , je ne préfume pas
que ma franchile me ia doive ôter.
Une ame parefTcu^e qui s'effraye de
tout foin 5 un tempérament ardent,
bilieux, facile à s'affecter, & fenGble
a l'excès à tout ce qui i'affede, fem-
bîent ne pouvoir s*allier dans le même
caradere; & ces deux contraires com-
pofent pourtant le fond du mien. Quoi-
gu« je ne puiffe réfoudre cette oppo-
12 E E T T Pv ]?
fition par des principes, eîle exife
pourtant; je la fens, rien n'eft plus
certain, & j'en puis du moins donner
par les faits, une efpece d'hlftorique-
qui peut fervir à la concevoir. J'ai eiï
plus d'adivité dans l'enfance, mais ja-
mais comme un autre enfant. Cet en-
nui de tout m'a de bonne heure jette
dans la ledure, A iix ans, Plutarque
me tomba fous la main; à huit, je 1&
favois par cœur; j'avois lu tous les
romans ; ils m'avoient fait verfer des
féaux de larmes , avant l'âge ou le
cœur prend intérêt aux romans. De-Ià
fe forma dans le mien ce goût hérow
que & romanefque qui n'a fait qu'au-
g-menter jufqu'à préfent. Se qui acheva
de me dégoûter de tout, hors de ce
qui refTembloit à mes folies. Dans ma
jeunefTe , que je croyois trouver dans
îe monde les mêmes gens que j'avois
connus dans mes livres, je me îivroi?
fans réferve à quiconque favoit m'ert
împofer par un certain jargon dont j'ai
toujours été la dupe. J'étois adif parce
que j'étois fou ; à mefure que j'étois
détrompé, je changeois de goûts , dVt*-
tachemens, de projets; & dans tous
S€5 çhangeinens je perdais toujauîÇ
ma peine & mon temps, parce que
je cherGhcis toujours ce qui n'ctoit
point. En devenant plus expérimenté ,
j'ai perdu peu- à -peu refpoir de le
trouver, & par -conféquent le zèle
de le chercher. Aigri par les injufti-
ces que j'avois éprouvées , par celles
dont favois été le témoin, fouvent
affligé du défordre où l'exemple &
la force des chofes m'avoient entraîné
moi-même, j'ai pris en mépris morî
fîecle & mes contemporains , & Ten-
tant que je ne trouverois point au
milieu d'eux une (ituation qui pût con^-
tenter mon cceur, je l'ai peu- à- peu
détaché de la fociété des hommes, 5^
je m'en fuis fait une autre dans m.oîî
imagination , laquelle m'a d'autant plus
charmé que je la pouvois cultiver fans^
peine, fans rifque, & la trouver tou-
jours fure, & telle qu'il me la falloir.
Après avoir paiîé quarante ans
de ma vie ainfî mécontent de moi--
même & des autres, je cherchois inu-*
îiîement à rompre les liens qui mo
îenoient attaché à cette fociété qu©
j'eftimois fi peu,& qui m'enchaînoienC
aux occupations le moins de mon goût,
par des befoins ^ue j'eftimois çewxd^
^4 L É T T K E
la nature , & qui n'étoient que ceux
de l'opinion : tout-à coup un hcureuJC
hafard vint m'éclairer fur ce que fa-
vois à faire pour moi-même, & à pen-
fer de mes (em'olables , fur lefquels
mon cœur étoit étoit fans celle en
contradidion avec mon efprit, di que
je me (eptois encore porté à aimer avec
tant d rail JUS de les hïir. Je v oudrois,
Monfieur , voas pouvoir peindre ce
moment qui a fait dans ma vie une
jfi imguliere époque , & qui me fera
toujours préfcnt quand je vivrois écer-
lîelJement,
J*allois voir Diderot alors prifonnier
à Vincennes; j'avois dans ma pocke
un mercure de France que je m.e mis
à feuilleter 'e long du chemin. Je tombe
fur la queflion de l'Académie de Dijon
qui a donné lieu à mon premier écrit.
Si jamais quelque chofe a reffemblé à
une infpiration fubite , c'efl le mou-
vement qui fe fit en moi à cette lec-
ture ; tout à-coup ie me fens l'efprit
ébloui de mille lumières ; des foules
d*idées vives s'y pré'entent à la fois
avec une force, éc une confufion qui
îT^e jetta dans un trouble inexprimable ;
je fer>§ ma tête prife par uq çtourdif^.
A M. CE Mal^sherbes. If
fement (emb'able a r.vreflc. Une vio-
lente palpitation n/oppielle, lou'eve
ma poinine; ne pouvant pius relpirer
en marchant, je me laille tombc;r lous
un ces arbres de l'avenue , & j'y paiîe
une denri-heurc dans une tel'e a,;iîation,
qu'en me relevant j'apperçus tout le
devant de n a vefte moisillé de mes
larmes , (ans avoir (enti que j'en répan-
dois. Oh, Monfieur, li j'avois 'amais
pu écrire le quart de ce que j'ai vu
& ùv.n fous cet arbre, avec quelle
c'arté j aurois fait voir toutes les contra*
dirions du (yfteme focial; avec quelle
force j'aurois expofé tous les abus de
nos iî ftitutions; avec q^jelle (impl cité
j'aurois démontré que l'homme eft boa
naturellement , & que c'eil: par ces
inftitutions feules , que IfS hommes
deviennent méchans. Tout ce que j'ai
pu rettnir de ces toules de grandes
vérités , qui dans un quart - d'heure
m'illuminèrent fous cet arbre , a été
bien foiblement épars dans les trois
principaux de mes écrits , favoir ce
premier difcours, celui fur l'inégalité,
& le traité de l'é iucation , lerquel»
troi ouvrages fort inféparables , 8< for-
Eiçflt enkmble ur* même tout, Tqui
l'S Lettre
le refie a été perdu , & il n*y eut d'e-*-
crit (ur le lieu même , que la Profo-
popée de Fabricius. Voilà comment
lorfque j'y penfois le moins, je devins
auteur prefque malgré moi. Il efl: aifé
de concevoir comment l'attrait d'un
premier fuccès , & les critiques des
barbouilleurs , me jetterent tout de
bon dans la carrière. Avais -je quelque
vrai talent pour écrire? je ne fais. Une
vive perfuafion m'a toujours tenu lieu
d'éloquence, & j'ai toujours écrit lâ-
chement & m.aî quand je n'ai pas été
fortement perfuadé. Ainfî c'eft peut-
être un retour caché d'amour-propre,
qui m'a h\t choifir di mériter ma de^
vife, & m'a ii paiîîonnément attaché
à la vérité, ou à tout ce que j'ai pris
pour elle, Si je n'avois écrit que pour
écrire , je fuis convaincu qu'on ne m'au*
roit jamais lu.
Anrès avoir découvert , ou cru dé-
couvrir dans les fauiïes opinions des
hommes , la fource de leurs miferes
& de leur méchanceté , je fentis qu'iî
n*y tfvoit que ces m.emes opinions qui
m'eulTent rendu malheureux moi même,
& que mes maux & mes vices me ve-
noient bien plus de ma fituation que
1 M. CE Maleshsp.b^s. 3'7
de moi-même. Da s le même terrs,
une maladie dont j*avois dès rerfance
fenti les premieies ateintes , s'ctant"
déclarée abfolument incurable, malgré
toutes les promeifes des faux guériC-
•feurs dont je n'ai pas été lon,;:^ tems la
dupe je j -geai que fi je voulois être
conféqiient & fecouer une fois de def»
fus mes épaules le pefant joug de l'o-
pinion , je n'avois pas un moment à
perdre. Je pris brufquement mon parti
avec afïez de courage, & je l'ai allez
bien foutena jufqu'ici avec une fermeté
dont moi feuî peux fentir le prix , parce
qu'il n'y a que moi feu! qui fâche quels
obftacles j'ai eus, & j'ai encore tous
les jours à combattre pour me main-
tenir fans ceiïe contre le courant. Je
fens bien pourtant que depuis dix ans j'aî
un peu dérivé, mais (i j'eflimois feule-
ment en avoir encore quatre à vivre,
on me verroit donner une de<îxieme
fecouife , de remonter tout au moins
à mon premier niveau , pour n'en plus
gueres redercendre;car toutes les gran*
des épreuves ^ont faites, & il eft dé-
formais démontré pour moi , par Vex*
périence , que l'état où je me fuis mis
eft le feul ou l'homme puilTe vivrç
îS Lettre
bon èc heureux , puifqu'il eft le pfu^
indépendant de tous , & le feul où ori
ne fe trouve jamais pour fort propre
avantage, dans la néceirué de nuire à
autrui.
J*avoue que le nom que m'ont fait
mes écrits a beaucoup facilité Texécu-
tioiidu parti que j'ai pris. Il faut être crU
bon Auteur, pour fe faire impunément
mauvais copifte^&ne pas manquer de
travail pour cela. Sans ce premier titre,
on m^eût pu trop prendre au mot fuf
l'autre, & peut-être cela m'auroit - il
mortifié; car je brave alfément le ri*
àicule, mais je ne fupporterois pas (i
bien le mépris. Mais (i quelque ré-
putation me donne à cet égard un peu
d'avantage, il eft bien compenfé par
tous les inconvéniens attachés à cette
même réputation, quand on n'en veut
point être efclave, & qu'on veut vi-
vre ifolé & indépendant. Ce font ces
inconvéniens en partie qui m'ont chafîé
de Paris , & qui me pourfjivant en-
core dans mon afyle, me chafTeroient
très certainement plus loin, pour peu
que ma fanté vînt à fe raffermir. Un
autre de mes fléaux dans cette grande
.ville, étoit ces foules de prétendus
A M. DE MaLESHERBES. ip
amis qui s'étoient emparés de moi ,
& qui jugeant de mon coeur par les
leurs , vouloient abfolument me ren-
dre heureux à leur mode, 6c non pas
à la mienne. Au défelpoir de ma re-
traite 5 ils m'y ont pourfuivi pour m'en
tirer. Je n'ai pu m'y maintenir fans
tout rompre. Je ne fuis vraiment libre
que depuis ce tems-là.
Libre! non, je ne le fuis point en-
core ; mes derniers écrits ne font point
encore inprimés; & vu le déplorable
état de ma pauvre machine . je n'efpere
plus furvivre ài'imprellion du recueil de
tous : mais fi, contre mon attente, je puis
aller iufques-là& prendre une fois congé
du public 5 croyez , Monfieur , qu'alors
je ferai libre , ou que jamais hom,me ne
l'aura été. O utinam ! O jours trois fois
heureux ! Non il ne me fera jamais
donné de le voir.
Je n'ai pas tout dit , Monfieur , &
vous aurez peut-être encore au moins
une lettre à eiTuyer. Heureufement
rien ne vous oblige de les lire , &
peut-être y feriez- vous 'bien embar-
rafTé. Mais pardonnez de grâce; pour
recopier ces longs fatras /û faudroit les
refaire 5 6c en vérité je n'en ai pas le
20 L î T T R 2
courage. J'ai fûrement bien du plaifif
à vous écrire j mais je n'en ai pas moins
à me repofer , & mon état na me per-
met pas d'écrire long tems de fuite.
TROISIEME LETTRE,
A Montmorency le 26 Janvier 17^2,
/\pRE^ vous avoir expofé , Monfleur,
les vrais motifs de ma conduite, je
voudrois vous par'er de mon état mo-
ral dans ma retraite; mais je fens qu'il
e(l bien tard, mon ame aliénée d'elle-
même eft toute à mon corps. Le dé-
labrement de ma pauvre machine l'y
tient de jour en pur plus attach f ^ , à:
iufqu'à ce qu'elle s'en fépare enfin tout-
à coup, C'efl: de mon bonheur que je
voudrois vous parler , & Ton parle mal
du bonheur quand on fouffre.
Mes maux font l'ouvrage delà natu-
re , mais mon bonheur efl: le mien. Quoi
qu'on en puifTe dire, j'ai été fage , puif-
que J'ai été heureux autant que ma na-
ture m'a permis de l'être: je n'ai point
€té chercher ma félicité au loin , je l'ai
A ?-î. DE MaLESHERSES, 28
enercl^ée ai.p es de moi , &i Vy ai
trouvée. Spirtien dit que Similis ,
courti(ande Trajan, ayant fans aucun
mécontentement personnel quitté la
Cour & tous Tes emplos, pour aller
vivre paii blement à la campagne, fit
mettre ces mots fur fa tombe : /ai de^
meur^ foixante & p^{^ an i fur la terre ^
& /en ai vécu fefi. Voilà ce que je puis
dire , à quelque égard , quoique mon
facrifi'.e ait été moindre: je n'ai com-
mencé de vivre que le 5? Avril i'Jj6,
Je ne faurois vous dire , Monfieur,
combien j'ai été touché de voir que
vous m'eflimiez le plus malheureux aes
hommes. Le public fans doute en ju-
gera comme vous, & c'efl encore ce
qui m'affiige. O que le fort dont j'ai
joui n'efl-il connu de tout Tunivers!
chacun voudroit s'en faire un fembla-
ble ; la paix régneroit fur la terre; les
hommes ne fongeroient plus à (e nuire,
& i! -n^y auroit plus de rréchans quand
nul n*ai)roit intérêt de Tétre. Mais de
quoi jouifrois-je enfin q-jand j'étois feul>
De nioi , de Tunivers entier , de tout ce
qui eft, de tout ce qui peut être, de
tout ce qu'a de beau îe monde (enfî-
Cble, & d*imaginable le inonde inteî-
I
2 Lettre
lecliiel; je raîïemblois autour de moi
tout ce qui pouvoit Batter mon cœur;
mcsdefirs étoient la melure de mespiai-
firs. Non jamais les plus voluptueux
n*ont connu de pareiLes dé'ices, & j'ai
cent fois plus joui de mes chimères qu'ils
ne font dts réalités.
Quand mes douleurs me fonttrlfle-
ment mefurer la longueur des nuits, &
que l'agitation de la fièvre m'empêche
de goûter un feul inftant de fommeil ,
fouvent je me diftrais de mon étatpré-
fènt en fongeantaux divers événemens
de ma vie; & les repentirs, les doux
fouvenirs, les regrets l'attendriiTement
fe partagent le foin de me faire oublier
quelques momens mes fouffrances. Quel
tems croiriez- vous 5 Monfieur , que je
me rappelle le plus (ouvent ôc le plus
volontiers dans mes rêves ? Ce ne font
point les plaifirs de ma jeunefTe , ils fu-
rent trop rares , trop méiés d'amertu-
mes, & font déjà trop loin de moi.
Ce font ceux de ma retraite , ce font
mes promenades folitaires, ce font ces
jours rapides mais délicieux que j'ai
paflé tout entiers avec moi feul: avec ma
bonne &{împle gouvernante, avec mon
^hien bien aimé, ma vieille chatte, avec
A M. DE Malishérbeî?. 25
΀S oifeaux de la campagne &. Ics biches
de la toret ; avec la nature entière &
ion inconcevable auteur. En me levant
avant le loleil pour aller voir , com-
templerfon lever dans mon jardinjquand
je voyois commencer une belle jour-
rée, mon premier Ibuhait étoit que ni
lettres ni vidtcs n*en vinfTent troubler
Je charme. Après avoir donné la ma-
tinée à divers foins que je rempliilois
tous avec plaifir , parce que je pou-
yois les remettre à un autre temSjje
me hâtois de dîner pour échapper aux
importuns , Si me ménager un plus long
après-midi. Avant une heure, même les
jours les plus ardens, je partois par le
grand foleil avec le fidèle Acates, pref.
fant le pas dans la crainte que quelqu'un
ne vînt s'emparer de moi avant que
}*eufre pu m'efquiver; mais quand une
fois j'avois pu doubler un certain coin ,
avec quel battement de cœur, avec
quel pétillement de joie jecommençois
à refpirer en me fentant fauve , en me
difant, me voilà maître de moi pour
le refte de ce jour ! j'allois alors d'un pas
plus tranquille chercher quelque lieu
îauvage dans la forêt , quelque lieudé-
fert uii rien ne montrant la main des
L E T T E s
hommes, n'annonçât la fervîtude S: îa.
domination , quelque aiyle où ']c puiTs
croire avoir pénétré Icpremi.-r, & où
nul tiers importun ne vint s'interpoler
entre la nature & moi. C'étoit làqu'elle
fembloit déployer à mes yeux une ma-
gnificence toujours nouve le* L'or des
genêts , & la pourpre des bruyères frap-
poient mes yeux d'un luxe qui tou-
choit mon cœur; la rnajefté des arbres
qui me couvroient de leur ombre, la
déiicdtefïe des arbuftes qui m'environ-
noient, l'étonnante variété des herbes 3c
des fl-urs que je foulois fous mes pieds,
tenoient mon efprit dans une alterna-
tive continuelle d'obfei'vation & d'ad-
îpiration : le concours de tant d'objets
intéreiïans qui fe difpuîoient mon at-
tention , m'attirant fans ceffe de Tun à
l'autre, favoriioit mon humeur rêveufe
.&. parefTeufe, & me failoit fouvent re-
dire à moi-meTje; non, Salomon dans
toute fa g'oire ne fut jamais vêtu com-
me Fun d'eux.
Mon imagination neîaifToitpas îong-
tems déierte la terre ainfi parée. Je la
peuploisbientotd'étrts félon mon cœur,
5l chaiïant bien loin l'opinion , les pré-
fugés 5 toutes les paillons ùCûcqs , je
tranfportois
A M. DE MaLESHERBES. 2J
tranfportois dans les afyles de la nature,
des hommes dignes de les habiter. Je
m'en formois une fociété charmante
dont je ne me fentois pas indigne , je
me faifois un fiecle d'or à ma fantaifie ,
& rempliiïant ces beaux jours de toutes
les fcenes de ma vie , qui m'avoient laif-
fé de douxfouvenirs, èc de toutes celles
que mon cœur pouvoit defirer encore ,
iem^attendriffois jufqu'auxlarmesfur les
vrais plaifirs de l'humanité , plaiurs fl
-délicieux, fi purs, 6c qui font défor-
mais fi loin des hommes. O (i dans ces
momens quelqu'idée de Paris , de mon
fiecle 5 & de ma petite gloriole d'Au-
teur , venoit troubler mes rêveries,
avec quel dédain je la chafTois àTinf-
tant pour me livrer fans diftradion ,
aux fentimens exquis dont mon ame
étoit pleine! Cependant au milieu de
tout cela, je l'avoue , le néant de mes
chimères venoit quelquefois la contrif-
ter tout-à coup. Quand tous mes rê-
ves fe feroient tournés en réalités , ils
ne m'auroieRt pas fuffi ; j'aurois imagi-
né , rêvé, defîré encore. Je trouvois
en moi un vuide inexplicable que rien
n'auroit pu remplir; un certain élance-
ment de cœur vers une autre forte de
^uy. Pojîh. Tom. VI. B
t>'6 Lettre
joulfTance dont je n*avois pas d*idée,
ce dont pourtant je fentois le befoin.
Hé bien, Monlieur , cela même é:oit
îouifTance j puifque j'en étois pénétré
d'un fentiment très-vit &l d'une trifteiTe
attirante 5 que je n'aurois pas voulu ne
pas avoir.
Bientôt de la furface de la terre ^
j'élevois mes idées à tous les êtres de
la nature , au iyftéme univerfel des
chofes 5 à l'être incompréhenfible qui
embraiîe tout. Alors l'eTprit perdu dan^
cette immendté , je ne penfois pas , je
ne raifonnois pas, je ne philoiophois
pas ; je me fentois avec une forte de
volupté accablé du poids de cet uni-
vers, je me livrois avec ravifTementà
la confufion de ces grandes idées, j'ai-
xnois à me perdre en imagination dans
i'efpace , mon cœur refTerré dans les
bornes des êtres s'y trouvoit trop à l'é-
troit, i'.étouffois dans l'univers, j'aurois
voulu m*é!ancer dans l'infini. Je crois
que fi j'eufTe dévoilé tous les myftè-
resdela nature, je me feroisfenti dans
une Situation moins délicieufe , que cet-
te étouidîfTante extafe à laquelle mon
efprit fe livroitfans retenue, & qui dans ■
Tagitation de mes tranfports, me faifoit
A M. I5E MaLESHERBES, 27
écrier quelquefois , 6 grand Etre ! ô
grand Etre ! fans pouvoir dire ni pen-
fer rien de plus.
Ainfi s^écouloient dans un délire con-
tinuel, les journées les plus charman-
tes que jamais créature humaine ait
pafTées , & quand le coucher du foleil
me faifoit fonger à la retraite , étonné
de la rapidité du tems, je croy ois n'a-
voir pas affez mis à profit ma jour-
née ; je penfois en pouvoir jouir da-
vantage encore , & pour réparer le tems
perdu , je me difois ; je reviendrai ds'-
maia.
Je revenois à petit pas, la tête un
peu fatiguée, mais le cœur content,
je me repofois agréablement au retour,
en me livrant àl'impreflion des objets ;
mais fans penfer, fans imaginer, fans
rien faire autre chofe , que fentir le cal-
me & le bonheur de ma fituation. Je
trouvois mon couvert mis fur ma ter-
raffe. Je fou pois de grand appétit ; dans
mon petit domeftique nulle image de
fervitude& de dépendance ne troubloit
la bienveillance qui nous uniiïbit tous.
Mon chien lui-même étoit mon ami, non
mon efclave , nous avions toujours la
même volonté ^ mais jamais il ne m*a
B2
sS Lettre
obéi ; ma gaieté durant toute la foîrée
témoignolt que j'avois vécu feul tout
le jour ; fétois bien différent quand j'a-
vois vu de îa compagnie , j'étois rare-
anent content des autres, & jamais de
moi. Le foir f étois grondeur & taci-
turne: cette remarque eft de ma gou-
vernante , & depuis qu'elle me Ta dite ,
je Tai toujours trouvée jufte en m*ob- .
îervant. Enfin, après avoir fait encore i
quelques tours dans mon jardin, ou
chanté quelque air fur mon épinette,
je trouvois dans mon lit un repos de ^
corps & d'ame cent fois plus doux que
le fommeil même.
Ce font -là les jours qui ont fait le
vrai bonheur de ma vie, bonheur fans
amertume, fans ennuis, fans regret,
^ auquel j'aurois bornévolontiers tout
celui de mon exiftence. Oui , Monfieur,
que de pareils jours rempliffent pour
moi l'éternité, je n*en demande point
d'autres, & n'imagine pas que je fois
beaucoup moins heureux dans ces ra*
viifantes contemplations, que les in-
telligences céledes. Mais un corps qui
foufire, ôte à Fefprit fa liberté ; défor-
mais je ne fais plus feul, j'ai un hôte
ijui m'importune , il faut m'en délivrer
pour être à moi5& relTai que j'ai f.iic
de ces douces jouilTances , ne fert plus
qu'à me faire attendre avec moins d'et-
froi le moment de les goûter fans dif-
traction.
Mais me voici déjà à la fin de ma
féconde feuille. Il m'en faudroit pour-
tant encore une. Encore une lettre donc
& puis plus. Pardon, Monfieur, quoi-
que j'aime trop à parler de moi , je
n'aime pas en parler avec tout le
monde 5 c'eft ce qui me faitabuferde
l'occafion quand je l'ai de qu'elle me
plait. Voilà mon tort & mon excufe»
Je vous prie de la prendre en gré.
QUATRIEME LETTRE.
28 Janvier ijéi*
Je vous al montré , Monueur, dans
le fecret de mon cœur , les vrais mo-
tifs de ma retraite & de toute ma con-
duite; motifs bien moins nobles fans dou-
te que vous ne les avez fuppofés , mais
tels pourtant qu'ils me rendent contert
de moi-même, & m'infpirent la fisrté
50 L E T T R K
d'ame d'un homme qui fe fent bien or-
donné, & qui ayant eu le courage de
faire ce qu'il falloit pour l'être , croit
pouvoir s'en imputer le mérite. Il dé-
pendoit de moi , non de me faire un
autre tempérament, ni un autre carac-
tère, mais de tirer parti du mien pourme
rendre bon à moi-même, & nullement
méchant aux autres. C'eft beaucoup
que cela, Monfieur, & peu d'hommes
en peuvent dire autant. Auili je ne vous
déguiferai point que malgré le fentiment
de mes vices, j'ai pour moi une haute
eftime.
Vos gens de Lettres ont beau crier
qu'un homme feul eft inutile à tout le
monde , & ne rem.pîit pas Tes devoirs
dans la fociété. J'eflime moi, les pay-
fans deMontmorenci des membres plus
utiles de la fociété , que tout ces tas
de défœuvrés payés de la graiffe da
peuple, pour aller (ix foix la femaine
bavarder dans une Académie ; je fuis
plus content de pouvoir dans l'occa-
fion, faire quelque plaifir âmes pau-
vres voifins, que d'aider à parvenir à
ces foules de petits intrigans , dont
Paris efl plein , qui tous afpirent à l'hon-
neur d'être des frippons en place, &
A M. DE MaLESH^RBES. 3I
que pour le bien public , ainfî que pour
le leur , on devroit tous renvoyer la-
bourer la terre dans leurs provinces,
C'eft quelque chofe que de donner aux
hommes l'exemple de la vie qu'ils
devroient tous mener. C'eft quelque
chofe quand on n'a plus ni force ni fanté
pour travailler de fes bras , d'ofer de
fa retraite faire entendre la voix delà
vérité. C'eft quelque chofe d'avertir les
hommes de la folie des opinions qui
les rendent miférables. C'eft quelque
ehofe d'avoir pu contribuer à empê-
cher , ou différer au moins dans ma pa-
trie ^l'établifTement pernicieux que po'jr
faire la cour àVoltaire à nos dépens, d'A-
leaibert vouloit qu'on fît parmi nous. Si
j'eufTe vécu dans Goneve,ie n'aurois pu
ni publier FEpître dédicatoire du dif-
cours fur l'inégalité, ni parlerméme de
l'établiffement de la comédie du ton que
je l'ai fait. Je ferois beaucoup plus inu-
tile à mies Comapatriotes, vivant au mi-
lieu d'eux, quejene puisl'être dans l'oc-
eafion de ma retraite. Qu'importe en
quel lieu j'habite, fi j'agis où je dois
agir ? D'ailleurs , les habitans deMont-
morenci font -ils moins hommes que
les Parifiens , & quand je puis endif^
B ^
5^ Lettre
fuader quelqu'un d'envoyer Ton enfant
fe corrompre à la ville , fais-je moins
de bien que fi je pouvois de la ville le
renvoyer au foyer paternel? mon in-
digence feule ne m'empêcheroit-elle pas
d'être inutile de la manière que tous
ces beaux parleurs l'entendent; S: puif^
que je ne mange du pain qu'autant
que j'en gagne , ne fuis - je pas forcé
<ie travailler pour ma fubfiftance , & de
payer à la fociété tout le befoia que
je puis avoir d'elle. Il eft vrai que je
me fuis refufé aux occupations qui ne
m'étoient pas propres ; ne me fentant
point le talent qui pouvoit me faire mé-
riterle bien que vous m'avez voulu faire,
Taccepter eût été le voler à quelque
homme de Lettres aufli indigent que
moi, & plus capable de ce travail-là; en
me l'offrant, vous fuppofiez que j'étois
en état de faire un extrait, que je pou-
vois m'occuper de matières qui m'é-
toient indifférentes , & cela n'étant pas,
je vous aurois trompé , je me ferois ren-
du indigne de vos bontés, en me con-
duifant autrement que je n'ai fait; on
n'efl: jamais excufable de faire mal ce
qu'on fait volontairement : je ferois
maintenant mécontent de moi , de vous
A M. BS MAlESHSRSt^. 5Î
aulîî ; &: je ne goûterois pas le pîaifîi:
que je prends à vous écrire. Enfin ,
tant que mes forces me Tont permis,
en travaillant pour moi , j'ai fait félon
ma portée tout ce que j'ai pu pourla
fociété; fi j'ai peu fait pour elle , j'en
ai encore moins exigé, &: je me crois
fî bien quitte avec elle dans l'état où
je fuis 5 que fi je pouvois délormaisme
repofer tout-à-fait, & vivre pourmoî
feul, je le fer ois fans fcrupule. J'écar-
terai du moins de moi de toutes mes
forces l'importunité du bruit public.
Quand je vivrois encore cent ans, je
n'écrirois pas une ligne pour la preiTe,
& ne croirois vraiment recommencer
à vivre que quand je ferois tout à-fait
oublié.
J'avoue pourtant qu'il a tenu à peu ,
que je ne me fois trouvé rengagé dans
le monde, Se que je n'aye abandonné
ma folitude , non par dégoût pour
elle 5 mais par un goût non moins vif
que j'ai failli lui préférer. II faudroit,
Alonfieur, que vous connulîiez Tétat
de délaiiïement Se d'abandon de tous
mes am.is où je me trouvois , 3c là
profonde douleur dont mon ame en
çtoit affedée , îorf:îue Monfieur &
54 Lettre
Madame de Luxembourg deiïrerent âé
me connoître , pour juger de Tim-
prelîîon que firent fur mon cœur af-
fligé leurs avances & leurs careffes.
J'étois mourant ; fans eux je ferois in-
failliblement mort de trifteffe ; ils m'ont
rendu la vie , il eft bien jufte que je
l'employé à les aimer.
J'ai un cœur très aimant, mais qui
peut fe fuffire à lui même. J'aime trop
les hommes pour avoir befoin de choix
parmi eux ; je les aime tous , &c c'ed
parce que je les aime^ que je hais l'in-
juftice ; c'eft parce que je les aime ,
que je les fuis; je fouffre moins de leurs
maux quand je ne les vois pas ; cet
intérêt pour l'efpece fuffit pour nour-
rir mon cœur : je n'ai pas befoin d'à-;
mis particuliers ; mais quand j'en ai ^
j'ai grand befoin de ne les pas per-
dre ; car quand ils fe détachent, ils
me déchirent , en cela d'autant plus
coupables, que je ne leur demande
que de Tamitié , & que pourvu qu'ils
m'aiment, & que je le fâche, je n'aï
pas même befoin de les voir. Mais
ils ont toujours voulu mettre à la place
du fentiment, des foins & des fervî-
çes cjue le public voyoit , ôc dont je
n*avois que faire ; quand je les aimois,
ils ont voulu paroitre m'aimer. Pouc
moi qui dédaigne en tout les apparen-
ces, je ne m'en fuis pas contenté, (<c
ne trouvant que cela ; je me le fuis
tenu pour dit. Ils n'ont pas précife-
ment cefTé de m'aimer , j'ai feulement
découvert qu'ils ne m'aimoient pas.
Pour la première fois de ma vie ,
je me trouvai donc tout-à-coup le
cœur feul , de cela feul aufîi dans ma
retraite, & prefque auffi malade que
je le fuis aujourd'hui C'eft dans ces
circonftances que commença ce nou-
vel attachement qui m'a fi bien dé-
dommagé de tous les autres, &: dont
rien ne me dédommagera; car il du-
rera, i'efpere, autant que ma vie, &
qnoi qu'il arrive, il fera le dernier. Je
ne puis vous diiTimuIer , Monfieur ,
que j'ai une violente averfion pour les
états qui dominent les autres ; j'ai même
tort de dire que je ne puis le dilTi-
muler, car je n'ai nulle peine à vous
l'avouer, à vous né d'un fang illuftre,
fils du Chancelier de France, & pre-
mier Préfident d'une Cour fouveraine ;
oui, Monfieur . à vous qui m'avez
B6
5<^ t E T T n s
fait mille biens fans me connoître , Sc
à qui 5 malgré mon ingratitude natu-
relle, il ne m*en coûte rien d'être^
obligé. Je hais les Grands . je hais leur
état 5 leur dureté , leurs préjugés , leur
petiteffe & tous leurs vices, & je les haï-
rois bien davantage fi je les mépriiois
moins. C'eft avec ce fentiment que j'ai
été comme entraîné au cliâceau de
Montmorenci; j'en ai vu les maîtres, ils
m'ont aimé , & moi, Monfieur, je
les ai aimés, & les aimerai tant que
je vivrai de toutes les forces de mon
ame : je donnerois pour eux, je ne
dis pas ma vie , le don feroit foible
dans l'état où. je fuis, je ne dis pas
ma réputation parmi mes contempo-
rains dont je ne me foucie gueres;
mais la feule gloire qui ait jamais
touché mon cœur, l'honneur que j'at-
tends de la poftérité , & qu'elle me
Tendra parce qu'il m'efl dû, & que la
poftérité eft toujours jufte. Mon cœur
qui ne fait point s'attacher à demi ,
s'eft donné à eux fans réferve , & je
ne m'en repens pas , je m'en repenti*
rois même inutilement , car il ne fe-
loit plus tems de m'en dédiret Pans 1^
A M. DE MAiîsïTEnBr?. 57
clialeur de renthoufiafme qu'ils m'ont
in(piré, j'ai cent Fois été fur le point
de leur demander un afyle dans leur
mailon pour y pailer le refte de mes
jours auprès d'eux, de ils me l'au-
roient accordé avec joie ^ (i même,
à la manière dont ils s'y font pris, je
ne dois pas me regarder comnie ayant
été prévenu par leurs ofFrcs. Ce pro*
jet eft certainement un de ceux que
j'ai médité le plus long-tems. Se avec
le plus de complaifance. Cependant
il a fallu fentir à la fin malgré moi ,
qu'il n'étoit pas bon. Je ne penfois
qu'à l'attachement des perlonnes fans
fonger aux intermédiaires qui nous
auroient tenus éloignés, & il y en avoit
de tant de fortes, fur-tout dans Fin-
commodité attachée à mes maux, qu'un;
tel projet n'efl: excufabîe que par le
fentiment quil'avoit infpiré D'ailleurs ^
la manière de vivre qu'il auroit fallu
prendre, choque trop directement tous
mes goûts, toutes mes habitudes ^ je
n'y aurois pas pu réfifter feulement
trois mois. Enfin nous aurions eu beau
nous rapprocher d'habitation , îa dis-
tance reftant toujours la même entrer
Iqs états, cette intimité délicieiife c^uî
5^ t î: T T px î
fait le plus grand charme d'une etroîtd
fociétc, eut toujours manqué à la nô-
tre ; je n'aurois été ni l'ami , ni le do-
meftique de Moniieur le Maréchal de
Luxembourg; j*auroIs été fon hôte;
en me Tentant hors de chez moi, j'au-
rois foupiré fouvent après mon ancien
afyle , & il vaut cent fois mieux être
éloigné des per(on:ies qu'on aime, &
dehrer d'être auprès d elles , que de
s'expofer à faire un fouhait oppofé.
Quelques degrés plus rapprochés euf-
fent peut-être fait révolution dans ma
vie. J*ai cent fois fuppofé dans mes
rêves Monfieur de Luxembourg point
Duc, point Maréchal de France, mais
bon Gentilhomme de campagne , ha-
bitant quelque vieux château , & J, J,
Ro ifTeau point Au-eur, point faifeur
de livres, mais ayint un efprit mé-
diocre de un peu d'acquis, fe préfen-
tant au Seigneur châtelain & à la Da-
me , leur agréant, trouvant auprès
d'eux le bonheur de fa vie , & conn
trlbuant au leur-, fi pour rendre le
rêve plus agréable, vous me permet-
tiez de pouffer d'un coup d'épaule le
château de Malesher'oes à demi-lieue
de-là, il me femblc, Monfieur , qu'en
A M. Dï MALESHEPxBES. 55
rêvant de cette manière je n'aurois de
Ion? tems envie de m'éveiller.
Mais c'en eft fait ; il ne me refîe
plus qu'à terminer le long rêve; car
les autres font déformais tous hors de
faifon ; & c'efl beaucoup , fi je puis
me promettre encore quelques- unes
des heures délicieules que j'ai paffées
au château de Montmorenci. Quoi
qu'il en foit me voilà tel que je me
lèns affedé , jugez-moi fur tout ce fa-
tras fi j'en vaux la peine, car je ny
faurois mettre plus d'ordre, Se je n'ai
pas le courage de recommencer; (i ce
tableau trop véridique m'ôte votra
bienveillance , j'aurai cefTé d'ufurper
ce qui ne m'appartenoit pas; mais fi
je la conferve, elle m'en deviendra
plus chère, comme étant plus à moij
4® X J. Rôt7§!'ÊÂ'&
LETTRE
D E
/. /. ROUSSEAU
AM. PHILOPOLIS.
V ous voulez, Monfîeurjque je vous
réponde, puilque vous me faites des
queftion?. Il s'agit , d*ai!leurs, d*un ou-
vrage dédié à mes Concitoyens ; je
dois en le défendant juflifier l'honneur
qu'ils m'ont fait de l'accepter. Je laifTe
à part dans votre lettre ce qui me re-
garde en bien & en mal, parce que
l'un compenfe l'autre à-peu-près , que
j'y prends peu d'intérêt,le Public encore
moins, & que tout cela ne fait rien à
la recherche de la vérité. Je commence
donc par le raifonnement que vous
me propofez, comme eflentiel à Ja
queftion que j'ai tâché de réfoudre.
L'état de fociété, me dites -vous,
xéfulte immédiatement des facultés dg
'A M. Philo POLI 5. ^t
l'homme & par confequent de fa na-
ture. Vouloir que rhomm^e ne devînt
point fociable, ce feroit donc vouloir
qu'il ne fût point hom.me, & c'eft at-
taquer l'ouvrage de Dieu que de s'é*
lever contre la fociété humaine. Per-
mettez-moi, jMonfieur , de vous pro-
pofer à mon tour une difîiculté avant
de réfoudre la vôtre. Je vous épargne-
rois ce détour, fi je connoifTois un
chemin plus fur pour aller au but.
Suppofons que quelques Savans trou-
vafTent un jour le fecret d'accélérer la
vieillcfîe , èc l'art d'engager les hom-
mes à faire ufage de cette rare décou*
verte. Perfuafion qui ne feroit peut*
être pas fi difiicile à produire qu'elle
paroît au premier afpcâ: ; car la raifon ,
ce grand véhicule de toutes nos fot-
tifes, n'auroit garde de nous mianquer
à celle-ci. Les Philofophes fur -tout
& les gens fenfés , pour fecouer le
joug des pallions & goûter le précieux
repos de Tam-e, gagneroient à grands
pas l'âge de Neflor, & renonceroient
volontiers aux defirs qu'on peut fatis-
faire, afin de fe garantir de ceux qu'ii
faut étouffer. Il n'y auroit que quel-
ques étourdis 5 qui rougiiTant mêm.e de
42 J. J. R O U s s E A tf
leur folblefTe , voudrolent folîemenÊ
refter jeunes & heureux , au lieu dei
vieillir pour être fages.
Suppafons qu'un efprit fingulier ^
bizarre, &: pour tout dire, un homme
à paradoxes, s'avifât alors de repro-
cher aux autres rabfurdité de leurs
maximes, de leur prouver qu'ils cou-
rent à la mort en cherchant la tran-
quillité , qu'ils ne font que radoter à
force d'être raifonnables ; &. que s'il
faut qu'ils foient vieux un jour, ils de-
Vrolent tâcher au moins de l'être le
plus tard qu'il feroit poQibie.
Il ne faut pas demander fi nos fo-
phiiles cr?îgnant le décri de leur Ar-
cane, fe hâteroient d'interrompre ce
difcoureur importun, ce vSages viell-
es lards, dlroient-iîs à leurs fedateurs,
>3 remerciez le Ciel des grâces qu'il
3i vous accorde , & félicitez-vous fans
5j ceiïe d'avoir fi bien fuivi fes volon-
-:> tés= Vous êtes décrépits, il eft vrai,
33 languiiïans, cacochymes; tel eft le
yy fort inévitable de rhomme,mais vo-
>3 tre entendem.ent eft (ain ; vous êtes
>3 perclus de tous lesmemibres, mais
>3 votre tête en eft plus libre; vous ne
» fauriez agir, mais vous parlez comme
A M. P H I L O P O L I s. 45
35 des oracles ; & (i vos douleurs aug-
3> mentent de jour en jour, votre Phi-
33 lofophie augmente avec elles. Plai-
se gnez cette jeunefîe impétueufe que
33 fa brutale fanté prive des biens at-
» tachés à votre foiblefTe, Heureufes
35 infirmités qui ralTemblent autour de
33 vous tant d'habiles Pharmaciens four-
33 nis de plus de drogues que vous
*> n'avez de maux, tant de favans Mé-
33 decins qui connoilTent à fond votre
33 pouls, qui favent en grec les noms
33 de tous vos rhumatifmes , tant de
33 zélés confoîateurs de d'héritiers fi-
33 deîes qui vous conduifent agréable-
33 rpcnt à votre dernière heure. Que
33 de fecours perdus pour vous (i vous
33 n'aviez fu vous donner les maux
33 qui hs ont rendus nécefTaires 1 33
Ne pouvons-nous pas imaginer qu'a-
poftrophant enfuite notre imprudent
avertiileur, ils lui parleroient à-peu-
près ainfi :
c< CefTez , déclamateur téméraire ,
33 de tenir ces difcours impies. Ofez-
33 vous blâmer ainfi la volonté de ce*
33 lui qui a fait le genre-humain? L'é-
33 tat de vieillefTe ne découle- 1 il pas
a> de la conftitution de l'homme ? N'efl-
44 J. J. R 0 TT s s E A TT
35 il pas naturel à l'homme de vieillir?
03 Que faites'vous donc dans vos dif-
« cours féditieux que d'attaquer une
35 loi de la nature & par conféquent
3) la volonté de Ton Créateur? Puif-
33 que l'homme vieillit , Dieu veut
33 qu'il vieillilTe. Les taits font-ils au-
33 tre chofe que l'exprelTion de fa vo-
33 lonté? Apprenez que l'homme jeune
33 n'eft point celui que Dieu a voulu
33 faire, & que pour s'empreiTer d'o-
33 béir à fes ordres il faut fe hâter ds
33 vieillir 33.
Tout cela fuppofé , je vous demande ,
Monfieur, fi l'homme aux paradoxes
doit fe taire ou répondre, & dans ce
dernier cas , de vouloir bien m'indi-
quer ce qu'il doit dire, js tâcherai de
rélbudre alors votre objection.
Puifque vous prétendez m'attaqucr
par mon propre fyftéme , n'oubliez
pas, je vous prie, que félon m.oi la
fociété efl: naturelle à Tefpece humaine
comme la décrépitude à l'individu,
& qu'il faut des Arts, des Loix , des
Gouvernemens aux Peuples comme il
faut des béquilles aux vieillards. Touts
la différence eft que l'état de vieillefTe
découle de la feule nature de Thomme ^
A M. P H I L O P O L I s. 45*
&: que celui de fociété découle de la
rature du genre-humain; non pas im-
médiatement comme vous le dîtes,
mais feulement comme je Tai prouvé,
à l'aide de certaines circonftances ex-
térieures qui pouvoient être ou n'être
pas, ou du moins arriver plutôt ou
plus tard, & par conféquent accé*
îérer ou ralentir le progrès. Plufieurs
même de ces circonftances dépendent
de la volonté des hommes; j'ai été
obligé , pour établir une parité par-
faite, de fuppofer dans l'individu le
pouvoir d'accélérer fa vieiîleiïe comme
l'efpece a celui de retarder la {lenne.
L'état de fociété avant donc un terme
extrême auquel les hommes font les
maîtres d'arriver plutôt ou plus tard,
il n'eft pas inutile de leur montrer le
danger d'aller fi vite & les miferes d'une
condition qu'ils prennent pour la per-
fection de l'efpece.
A rénumération des maux dont les
hommes font accablés & que je fou-
tiens être leur propre ouvrage , vous
m'afTurez, Leibnitz & vous, que tout
efl; bien , & qu'ainfi la providence eft
juftifiée. J'étois éloigné de croire qu'elle
i^t b'efoin pour fa juflification du fs-
4? J. y* Ro u s s E Atr
cours de la Philofophie LeibnitzîenneJ
ni d'aLicune autre. Penfez-vous férieu-
fement, vous-même, qu'un fyflénie
de PhJofophie , quel qu'il foit, puifTe
.être plus irrépréhennble que l'univers,
& que pour dlfculper la providence ,
les argumens d'un Philoiophe foient
plus convâincans que les ouvrages de
Dieu ? Au rePce ^ nier que le mal exifte ,
eft un moyen fort commode d'excufer
l'auteur du mal. Les Stoïciens fe font
autrefois rendus ridicules à meilleur
marché.
Selon Leibnitz & Pope , tout ce qui
efl, efi: bien. S'il y a des fociétés, c'eft
que le bien général veut qu'il y en
ait ; s'il n'y en a point , le bien géné-
ral veut qu'il n'y en ait pas ; & fi quel-
qu'un perfuadoit aux hommes de re-
tourner vivre dans Iqs forets, il feioit
bon qu'ils y retournaffent vivre. On ne
xioit pas appliquer à la nature dQ$
chofes une idée de bien ou de mal
qu'on ne tire que de leurs rapports,
car elles peuvent être bonnes relati-
vement au tout , quoique mauvaifes
en elles-mêmes. Ce qui concourt au
bien général peut être un mal particu-
lier, dont il efl permis de fe délivrer
A M. P H I L G P O L ï s. 47
quand il eft p.oflibIe. Car fi ce mal ,
tandis qu'on le fupporte , efl: utile au
tout, le bien contraire qu'on s'eiTorce
çle lui fubftituer ne lui iera pas moins
utile fitôt qu'il aura lieu. Par la même
raifon que tout eft bien comme il eR,
fi quelqu'un s'efforce de changer l'état
des chofes , il efl: bon qu'il s'efforce,
de les changer; & s'il efl: bien ou mal
qu'il réuliilîe , c'efl: ce qu'on peut ap^
prendre de l'événement feul & non de
la raifon. Rien n'empêche en cela que
le mal particulier ne Toit un mal réel
pour celui qui le fouffre. Il étoit bon
pour le tout que nous fulïïons civilifés
puifque nous le fommes ; mais il eût
certainement été mieux pour nous de
ne pas l'être. Leibnitz n'eût jamais rien
tiré de fon ryfl:éme qui pût combattre
cette propofition ; & il efl: clair que
l'optimifme bien entendu . ne fait riea
ni pour ni contre moi,
Auflî n'efl:-ce ni à Leibnitz ni à
Pope que j'ai à répondre, mais à vous
feul qui, fans difl:inguer le mal univer-
fel qu'ils nient, du mal particulier qu'ils
ne nient pas, prétendez que c'efl affez
qu'une chofe exifl:e pour qu'il ne foit
4S J. J. R O U s s E A U
pas permis de defirer qu'elle exlftat
autrement. Mais , Monfieur, fi tout
eft bien comme il eft, tout étoit bien
comme il étok avant qu'il y eût des
Gouvernemens & des Loix ; il fut donc
au moins fuperflu de les établir, &
Jean- Jacques alors, avec votre fyf-
tême, eût eu bsau jeu contre Philo-
polis. Si tout eft bien comme il eft,
de la manière que vous l'entendez, à
quoi bon corriger nos vices, guérir
nos maux, redrelTer nos erreurs? Que
fervent nos Chaires, nos Tribunaux,
nos Académiies? Pourquoi faire appel-
1er un Médecin quand vous avez la
fîevre? Que favez-vous fi le bien du
plus grand tout que vous ne connoit-
îez pas , n'exige point que vous ayez
le tranfport, & fi la fanté des habitans
de Saturne ou de Sirius ne fouffriroient
point du rétablilTement de la vôtre ?
Laiflez aller tout comme il pourra ,
afin que tout aille toujours bien. Si
tout eft le mieux qu'il peut être, vous
devez blâmer toute aétion quelconque;
car toute action produit nécefTairement
quelque changement dans l'état où font
lis chofes, au moment qu'elle fe fait;
on
A M. P H I L O P O L I 5. ' 4^
on ne peut donc toucher à rien fans
mal faire, & le quiétifme le plus parfait
«fl la feule vertu qui refte à l'homme.
Enfin fi tout eft bien comme il efl:,
il eft bon qu*il y ait des Lapons, des
Efquimaux:, des Algonquins, des Chi-
cacas , des Caraïbes , qui fe pafTent
de notre police , des Hottentots qui
s'en moquent, & un Genevois qui les
approuve , Leibnitz lui-même convien-
droit de ceci.
L'homme, dites -Vous, eft tel que
Texi^eoit la place qu'il devoit occupet
dans l'univers. Mais les hommes diffè-
rent tellement félon les tems & les lieux,
qu'avec une pareille logique , on fe-
roit fujet à tirer du particulier à Tu-
-niverfel des conféquences fort contra-
di(5loires & fort peu concluantes. Il ne
faut qu'une erreur de Géographie pour
bouleverfer toute cette prétendue doc-
trine qui déduit ce qui doit être de ce
qu'on voit. C'eft àfaire aux Caftors, dira
l'Indien, de s'enfouir dans des tanières ,
i'homme doit dormira l'air dans un ha-»
mac fufpenduàdes arbres. Non, non,
dira le Tartare, l'homme eft fait pour
coucher dans un chariot. Pauvres gens,
(Euv. Pojih. Tom. VI. C
59 Lettre
s'écrieront nos Philopolis d'un aîr â^
pitié, ne voyez- vous pas que rhom:ne
«ft Fait pour bâcir des villes! Ouand
]\ eft qiieftion de raifonner fur la na-
ture humaine^ le vrai Philofophe , n'eft
ni Indien , ni Tartare, ni de Genève ,
•ri de Paris , mais il eil homme.
Que le linge Toit u?ie bcte , je le
crois , d<. ']€n ai dit la rai(on ; que
rOrang - Qutang en foit une auiîi ,
voilà ce que vous avez la bonté dç
m'apprendre , èc j'avoue qu'après les
faits que j'ai cités , la preuve de celui-
là me fembîoit xliiïiciîe. Vous phiîofo-
phez trop bien pour prononcer là-
delTus auOi légèrement que nos voya-
geurs , qui s'e^ipoftint quelquefois (ans
beaucoup de façons, à mettre leurs
femblables au rang des bêtes. Vous
obligerez donc fûre nent le Public, de
^ous iriftruirez même \qs Naturaîifles
çn nous apprenant -les movens que
y ou? avez employés pour décider cette
cueflion.
. Dans mon Epitre dédicatoire , j'ai
félicité ma Patrie d'avoir un dts meil-
leurs Gouvernemens qui puiTent exi(r
fer. J'ai trouvé dans le Difcours qu ij
A M. P H I L O P O L I s. 5*1
•devolt y avoir très-peu de bons Gou'-
vernemens : je ne vois pas où eft la
•contradidion que vous remarquez en
cela. Mais comment favez-vous, Mon-
iîeur, que j'irois vivre dans les bois
fi ma fanté me le permettoit , plutôt
que parmi mes Concitoyens pour îe(-
quels vous connoilTez ma tendre (Te ?
Loin de rien dire de femblable dans
mon Ouvrage, vous y avez dû voir
des raifons très - fortes de ne point
choifir ce genre de vie. Je fens trop
en mon particulier combien peu je
puis me paiïer de vivre avec des hom-
mes audî corrompus que moi, & le
fage même , s'il en efl: , n^ira pas au-
jourd'hui chercher le bonheur au fond
d'un défert. Il faut fixer, quand on le
peut, fon féjour dans fa Patrie pour
l'aimer & la fervir. Heureux celui qui,
privé de cet avantage , peut au moins
vivre au fein de l'amitié dans la Pa-
trie commune du genre-humain, dans
cet afyle immenfe ouvert à tous les
hommes , où fe plsifent également Tauf-
.tere fagefTe Ôc la jeunefTe folâtre; où
régnent l'humanité , l'hospitalité , la
douceur , de tous les charmes d'une
iociété facile; où le pauvre trouve en-
^z Lettre
core des amis , la vertu des exemples
qui i animent , &: la railon des gui-
dts qui réclairent. Oeft fur ce grand
théâtre de la fortune , du vice, & quel-
quefois des vertus , qu'on peut obfer-
ver avec fruit le fpedacle de la vie;
jnais c'eft dans fon pays que chacun
devroit en paix achever la iï^nne.
Il me femble , Monfieur , que vous
jne cenlurezbien gravement, fur une
réflexion qui me paroît très-jufte , 6c
qui 5 jufle ou non , n'a point dans moa
écrit le fens qu'il vous plaît de lui
donner par Fadditicn d'une feule let-
tre. Si la nature nous a dcjiinis à être
faint$ , me faites- vous dire, fof^ P^^f"
que cffuter que tttat de réflexion ejl un
état contre nature , & que t homme qui
médite eji un animal dcpravé. Je vous
îavoue que (i j'avois ainfi confondu la
fanté" avec la faintetép & que la pro-
portion fut vraie , je me croirois très-
propre à devenir un grand faint moi-
même dans l'autre monde, ou du moins
à me porter toujours bien dans ce-
lui-ci.
Je finis, Monfieur, en répondante
■vos trois dernières queftions. Je n'a^
buferai pas du tems que vous me don-
A i\î. F H I L O P O L ï s. yjf
nez pour y réfléchir ; c'eft un foin que
j'avois pris d'avance.
Un homme ou tout autre Etre fenfl-^
ble qui nauroit jamais connu la dou-
leur ^ auroit-'il de la pitié ^ & feroit-il
ému à la vue £un enfant quon égor-^
rreroit? Je réponds que non.
Pourquoi lapopulace, à qui M. Rouf"
jeau accorde une Jl grande dofe de pi"
tij y fe rep ait-elle avec tant d^ avidité du
fpecïacle £un malheureux expirant fur
la roue ? Par la même raifon que vou5
allez pleurer au théâtre ^ &: voir Seidc
égorger Ton père, ou Thyefte boira
le fang de Ton 61s. La pitié eft un fen-*
riment fi délicieux qu'il n'eft pas éton-
nant qu'on cherche à l'éprouver. D'ail-
leurs , chacun a une curiofité fecrete
d'étudier les mouvemens de la nature
aux approches de ce moment redou-*
table que nul ne peut éviter. Ajoutez:
à cela le plaifir d'être pendant deux
mois l'orateuf du quartier, & de ra-
conter pathétiquement aux volGns la
belle mort du dernier roué,
l! a^eciion que Us femelles des ani*
maux témoignent pour leurs petits, a-
t-elle ces petits pour objet , ou la merc ?
D'abord la mère pour Ton befoin , puis
j4 L e t t k s ;
les petits par habitude. Je l'avois ait \
dans le Difcours. Si par hafard caoic \
celle-ci, le bicn-itre des petits nen fe-
roit que plus ajffure. Je le croirois ainfi.
Cependant cette maxime demande ,
moins à être étendue que relTerrée ;
car, àhs que les poufTms font éclos , ]
on ne voit pas que la poule ait aucun |
befoin d'eux, & fa tendrelTe mater-
nelle ne le cède pourtant à nulle autre.
Voilà, MonHeur, mes réponfes. Re-
marquez au refte que, dans cetta af- :
faire comme dans celle du premier
"Difcours, je fuis toujours le mxonftrs" j
qui foutlent que l'homme eft naturel- i
lement bon, & que mes adverfaires |
font toujours les honnêtes gens qui, à j
rédihcation publique , s'efforcent de
prouver que la nature n'a fait que di^s '
îee'lérats.
Je fuis , autant qu'on peut l'être ^
de quelqu'un qu'on ne connoît point»
Monfieur, &c.
LETTRE
A M^^\ {a}
J__/E voilà, Monfieur ce m iférabîe ra-
dotage que mon amour-propre hu-
milié vous a fait fî îorrg-tems atten-
dre 5 faute de lentîr qu*un amour-pro-^
pre beaucoup plus^ noble devoit m*ap-'
prendre à furmonter celui-là. Qa'im-J
porte que mon verbiage vous paroifîe-
îriiférable, pourvu que je fois content"
du fcntiment qui nre Ta didéc Sitôt
que mon meilleur état m'a tendu quel-
ques forées ; j'en ai profité pour le
relire & vous Tenvoyer. Si vous ave?^
le courage d'aller jurqu'au bout. j(^
vous prie après cela de vouloir biefi"
rne le renvover, fan^ mô rien dire de
ce que vous en aurez penfé , & que
Je comprends de refte. Je vous fa-
l'ue , Moniteur , & Vous embraffe de'
tout mon cœur.
A Monquin le 1^ Mirs 17 5p.
■»" - ' ■ il . — 'i ti
(a) Cette Lettre fert d'envoi à celle qui fuir.
yd Lettre
A Bourgoin le l^ Janvier 176p.
J E fens j Monïïeur , rinutilité du de-
voir que je remplis en répondant à
votre dernière lettre : mais c'eft un
devoir enfin que vous m'impolez &
que je remplis de bon cœur, quoi-
que mal 5 vu les diftradions de l'état
où je fuis.
Mon defTeîn , en vous difant ici mon
opinion fur les principaux points de
votre lettre 5 eft de vous la dire avec
{implicite & fans chercher à vous la
faire adopter. Cela feroit contre mes
principes & même contre mon goût.
Car je fuis jufte , & comme je n'aime
point qu'on cherche à me fubjuguer ,
je ne cherche non plus à fubjuguer
perfonne. Je fais que la raifon com-
mune eft très-bornée; qu'au (îî - tôt
qu'on fort de (qs étroites limites ,
chacun a la fienne qui n'eft propre
qu'à lui; que les opinions fe propa-
gent par les opinions non par la rai-
Ion, & que quiconque cède au raifon-
pement d'un autre ^ chofe déià très-
/âfe, cède par préjugé, par autorité,
par affedion, par parefTe ; rarement,
jam lis peut être , par Ton propre ju-
gement.
Vojs me marquez, Monïïeur, que
le réiultat de vos recherches fur l'Au-
teur des chofes efl un état de doute.
Je ne puis juger de cet état, parce
qu'il n'a jimais été le mien. J'ai cru
dans mon enfance par autorité, dans
ma jeuneiïe par fentiment , dans nrion
âge mûr par raifon; maintenant je crois
parce que j*ai toujours cru. Tandis
que ma mémoire éteinte ne me remet
plus fur la trace de mes raifonnemens,
tandis que ma judiciaire affoiblie ne
me permet plus de les recommen-
cer , les opinions qui en ont réfulté
me relient dans toute leur force ; &
fans que j'aye la volonté ni le courage
de les mettre derechef en délibération^
|e m'y tiens erî confiance & en con-
fcience , certain d'avoir apporté dans-
la vigueur de mon jugement à leurs
difcuffions toute l'attention & la bonne?
foi dont j'étois capable. Si je me fui?
trompé, ce n'eft pas ma faute, c'eft
celle de la nature qui n'a pas donné à
ma tête une- plus grande mefure d'ia*
yS L E T T H ï
teiligence & de raifon. Je n'ai rîen dé-
plus aujourd'hui , j'ai beaucoup ds
moins. Sur quel fondement recommen-
cerois je donc à délibérer? Le mo-
ment preiïe; le départ approche. Je
n'aurois jamais le tems ni la force d'a-
chever le grand travail d'une refonte,
Permettez qu'à tout événement j'em-
porte avec moi la confiftance &: la
fermeté d'un homme , non les doutes-
décourageans- 6c timides d'un vieux ra--
doteur.
A ce que je puis me rappeller de
lïies anciennes idées, à ce que j*ap-
perçois de la marche des vôtres, je
vois- que n'ayant pas fuivi dans nos-
recherces la même route, il ell: peU'
étonnant que nous ne foyons pas ar-
rivés à la même conclufîon. Balançant-
les preuves de l'exiftence de Dieu avec-
les difficultés, vous n'avez trouvé au-
cun des côtés aiïez prépondérant pour
vous décider , & vous êtes refié dans
îe doute : ce n'eft pas comme cela que'
je fis. J'examinai tous les fyftémes fur
la formation de l'univers que j'avois-
pu connoître. Je méditai fur ceux que
}e pouvois imaginer. Je les comparai
tous de mon mieux : & je me déci*
dâi, non pour celui qui ne m'ofiroit
point de difficultés , car ils m'en of-
froient tous, mais pour celui qui ma-
piroilToit en avoir le moins. Je me
dis que ces difficultés étoient dans la.
nature de la cliofe, que la contempla-
tion de l'infini paileroit toujours Iqs
bornes de mon entendement; que ne
devant jamais efpérer de concevoir
pleinement le ryflcme de la nature ,
tout ce que je pou vois faire était de
le confiderer par les côtés que je pou-
vois fainr; qu'il falloit favoir ignorer
en paix tout le rePce ; Ôc j'avoue que-
dans ces recherches je penfai comme
r les gens dont vous parlez, qui ne re-
jettent pas une vérité claire ou fuili-
; fâmment prouvée, pour les difficultés;
qui l'accompagnent & qu*on ne fau-
, roit lever. J'avois alors, j^ l'avoue,
une confiance fi téméraire, ou du moins
iine fi force perfuafion, que j'aurois
défié tout phiîofophe de propofer au-
cun autre rydême intelligible fur la
rature , auquel je n'euiTe oppofé des
objecfnons plus fortes , plus inviiKi-?
bies , que celles qu'il pouvoit m'op--
pofer fur le mien , & alors il falloit
nie réfoudre à relier faas nen croire ,
'£0 L E T T ^ TE^
comme vous faites , ce qui ne déperr--
doit pas de moi, ou mal railonner^
ou croire comme j'ai fait.
Une idée qui me vint il y a trente-
ans , a peut être plus contribué qu'au-
cune autre à me rendre inébranlable,
Suppofons , me difois je , le genre-
humain vieilli jufqu'à ce jour dans le-
plus complet matérialilme , fans que*
jamais idée de divinité ni d'ame foie
entrée dans aucun efprit humain. Sup-
pofons que Fathéifme philarophiquc
ait épuifé tous (gs fyftémes pour ex-
pliquer la formation & la marche da
l'univers par îe feul jeu de la matière
& du mouvement néceiïaire , mot au-
quel du refte je n'ai jamais rien eonçu.-
Dans cet état, Monh'eur , excufez ma.
franchifejje fuppofois encore ce que
j'ai toujours vu, & ce que je fentois de-
voir être; qu'au lieu de fe repofer tran-
quillement dans ces fyftêmes, comme
dans îe fein de la vérité, leurs inquiets?
partifans cherchoient fans ceiïe à par^
kr de leur dodrine , à Téclaircir , à
l'étendre, à l'expliquer , la pallier, la
corriger, & comme celui qui fent
trembler fous fes pieds la maifon qu'iî
habite ^ à Fétayer de nouveaux argU'=*
mens. Terminons enfin ces fuppofi-
tions par celle d'un Platon , d'un olaiC-
ke , qui y fe levant tout û'un coup au
milieu d'eux, leur tût dit : mes amisj.
il vous euiîiez commencé FaiTalyle de
cet univers par celle de vous mêmes y
vous euiîiez trouvé dans la nature de
votre être la clef de la conftitution
de ce même univers, que vous eher-
cbez en vain fans cela. Qu'en'uite leur
expliquant la diftinélion des deux fubf^
tances, il leur eût prouvé par les pro-
priétés même de la matière, que quor
qu'en dife Locke , îa fuppoiition de la
matière penfante eft une véritable ab-
furdité. Qu'il leur eut fait voir quelle'
eft la nature de l'être vraiment aâ:if
& penfant ; & que de rétablilTement
de cet être qui juge, il fût enfin re-
monté aux notions confufes, mais fu-
ies de l'Etre fuprême : qui peut dou-r
ter que frappés de l'éclat, de la fim-r
plicité, de la vérité, de îa beauté de
cette raviffante idée , les mortels juf-
qu'aîors aveugles, éclairés des pre-^
miers rayons de la divinité, ne lui euf-
fent offert par acclamation leurs pre-
miers hommages y & que les penfeurs^
fujT-tout ôc les philofophes neuife»!
é2 L î T T ?x ïï'
rougi d'avoir contemplé fi long-tôffî*
les dehors de cette machine immenfe g
hns trouver , fans foupçonner même
la clef de fa conRitution , & toujours
groflierement bornés par leurs fens ,
de n'avoir jamais (u voir que matière
où tout leur montrolt qu*ane autre
fubftance donnoit la vie à l'univers &
l'intelligence à Thomme. C'eft alors,
Monfieur ,, que la mode eût été pour
cette nouvelle philofophie. que les jeu-*
nés gens & les fages fe fuffent trouvée
d'accord , qu'une dodlrine fi belle , fi
fublim.e 5 fi douce, & fi confoîante
pour tout homme jufte , eût réelle-
ment excité tous les hom.mesà la ver-
tu, & que ce beau mot à' humanité re^
b:îîtu maintenant jufqu'à la fadeur , juf-
t-u'au ridicule , par les gens du monde
les moins humains , eût été plus em-
preint dans les cœurs que dans les li-
vres. Il eût donc (ulFi d'une fimple
tranfpofiticn de tems pour faire pren*
dre tout Je contre-pied à la mode phi-
lofophique , avec cette différence que
celle d'aujourd'hui malgré fon clin-
quant de paroles , ne nous promet pas
une génération bien eftimable^ni des*
philofophes bien vertueuXr
Vous objeflez , MonGeur, que G
Dieu eût voulu obliger les hommes
à le connoitre , il eût mis Ton exiflencc
en évidence à tous les yeux. C'eft à
ceux qui font de la foi en Dieu un
dogme néceflaire au falut de répon-
dre à cette obiedion j & ils y répon-
dent par la révélation. Quant à moi
qui crois en Dieu fans croire cette
foi néceiïaire , je n-e vois pas pourquoi
Dieu fe feroit obligé de nous la don-*
n-jr. Je penfe que chacun fera jugé ,
non fur ee qu'il a cru , mais fur ce
Qu*il a fait, de je ne crois point qu'un
fyfrême de do6lrine foit néceffaire aux-
ceuvres, parce que la confcience er>
tient lieu.
Je crois bien, iî ell vrai, qu'il faut
être de bonne foi dans fa croyance ,
& ne pas s'en faire un {yfièmt favo-
rable à nos paiTions, Com.me nous ne
fommes pas tout intelligence , nous ne
faurions philofopher avec tant de dé-
fi ntérelTe ment que notre volonté n'in-
flue un peu (ur nos opinions; l'on peut
fouvent juger des fecretes inclinations
d'un homme par (es fentim.ens pure-
ment fpéculatifs; & cela pofé, je penfe
«i^u il le pourroit bien que celui qui
^4 Lettre
n'a pas voulu croire fût puni pouf û^â-*
Voir pas cru.
Cependant je cfois que Dieu s*e{l
fufFjtamment révélé aux hommes &
par ftS œuvres & dans leurs cœurs,
& s'il y en a qui ne le connoifTent pas,
c'eft félon moi, parce qu'ils ne veu-
lent pas le connoître , ou parce qu'ils
n'en ont pas befoin.
Dans ce dernier cas eft Thomme
fauvûge & fans culture qui n*a fait en-
core aucun ufage de fa rai Ton , q"i,
gouverné feulement par fes appétits
n'a pas befoin d'autre guide, 3c qui ne
fuivant que l'inftincl de la nature ,
marche par des mouvement toujours
droits. Cet homme ne connoit" Das
Dieu 3 mais il ne l'offenfe pas. Dans
l'autre cas au contraire eft le philofo-
phe , qui, à force de Vouloir exalte?
ion intelligence, de rafiner y de fub-
îilifer (ur ce qu'on penfa jufqu'à lui,
ébranle enfin tous les axiomes de la
Taifon (impie & primitive , & pour
vouloir toujours lavoir plus & mieu:îC
que \qs autres, parvient à ne rien fa*
voir du tout. L'homme à la fois rai*
fonnabîe & modefte^ dont l'entende-
Hisnt exercé , mais borné , fent fes li^
A M ^ * \ 6f
mîtes Se s'y renferme , trouve dans ces
limites la notion de Ton ame & celle
de l'Auteur de Ton être , fans pouvoir
pafTer au-delà pour rendre ces no-
tions claires , èc contempler d'aufli
près Tune & l'autre que s'il étoit lui-
même un pur efprit. Alors faid de ref-
pecl il s'arrête 3c ne touche point au
voile, content de favoir que l'Etre im-
menfe efl: defTous. Voilà jufqu'oii la
philofophie efl: utile à la pratique. Le
refte n'el^ plus qu'une fpéculation oi-
(eufe pour laquelle l'homme n'a point
été fait 5 dont le raifonneur modéré
s'abftient , & dans laquelle n'entre
point rhomme vulgaire. Cet homms
qui n'efl ni une brute ni un prodige
efl l'homme proprement dit, moyen
entre les deux extrêmes , & qui com-
pofe les dix-neuf vingtièmes du genre-
humain. C'efl: à cette clafTe nombreufe
de chanter le Pieaume Cœli enarrant^
& c'efl: elle en effet qui le chante. Tous
les peuples de la terre connoifTent &
adorent Dieu , & quoique chacun l'ha-
bille à fa mode, fous tous ces véte-
mens divers , on trouve pourtant tou-
jours Dieu. Le petit nombre d'élite
qui a de plus hautes prétentions dgt
66 L E T T r. 1
dodrlne 5 Se dont le génie ne fe borné'
pas au fens commun , en veut un plus
tranfcendant : ce n'efi: pas de quoi je
le blâme : mais qû*il parte de-là pour
le mettre à la place du genre-humain,'
& dire que Dieu s'efl caché aux hom-
mes , parce que lui petit nombre ne
le voit plus 5 je trouve en cela qu'il a
tort. Il peut arriver ^ j'en conviens ,
que le torrerht de la mode , & le jeu:
de l'intii-T^ue étende la feéle ohilofo-
phique & perfuade un moment à la
multitude qu'elle ne croit plus en Dieu:
mais cette mode pai-Fagere ne peut-
durer, & comme q^j'on s'v' prenne,
il faudra touiours à h longue un Dieu
à rhomme. Enfin, quand forçant la
rature des chafes , îa divinité augmen-
teroit pour nous d'évidence, je ne
doute pas que dans le nouveau lycée
on n'augmentât en même rai(on de fub-
til'té pour la nier. La railon prend à
la longue le pli que le cœur lui donne.
Se quand on veut penfer en tout au-
trement que le peuple ^ on en vient
à bout tôt ou tard.
Tout ceci , Monfieur , ne vous pa-
roît gueres philofophique , ni à moi-
non plusi mais toujours de bonne foi-
avec moî-même, je fens fe joindre à
mes raitonnemens , quoique (impies,-
le poids de l^aflentinieiyt intérieur»
Vous voulez qu'on s'en défie ; je ne fau-
rois penfer comme vous fur ce point,
& je trouve au contraire dans ce ju-
gement interne une fauve-garde na-
turelle contre les Tophilmes de ma rai-
ïon. Je crains même qu'en cette oc-
calion vous ne confondiez les pea-
chans fecrets de notre cœur qui nous^
égarent , avec ce didamen plus fe-
eret, plus interne encore, qui réclamé-
es murmure contre ces déciûons in-
téreiTées , & nous ramené en dépie
de nous fur la route de la vérité. Ce
fentiment intérieur efl celui de la na-*
ture elle-même; e'efl: une appel de fa-
part contre les fophifmes de la raifon ^
& ce qui le prouve eft qu'il ne parle-
jamais plus fort que quand notre vo-
lonté cède avec le plus de compîai-
fance aux jugemens qu'il s'obfiine à re-
jetter. Loin de croire que qui juge
d'après lui foit fujet à fe tromper, je
crois que jamais il ne nous trompe ,
& qu'il efl la lumière de notre foible
entendement, lorfque nous voulons al-
€S Lettre
1er plus loin que ce que nous pou-*
vons concevoir.
Et après tout, combien de fois la
philoLophie elîe-méme avec toute fa
iierté 3 n*eft-elle pas forcée de recou-
rir à ce jugement interne qu'elle af-
fecte de méprifer, N'étoit-ce pas lui
feul qui faifoit marcher Diogene pour
toute réponfe devant Zenon qui nioit
le mouvement? N'étoit-ce pas par lui
que toute l'antiquité philofophique ré-
pondoit aux pyrrhoniens. N'allons pas
il loin : tandis que toute la philofophie
moderne rejette les efprits, tout d'un
coup i'Evcque Berkley s'élève & fou-
tient qu'il n'y a point de corps. Com-
ment eft-on venu à bout de répondre
à ce terrible logicien? Otez le fenti-
ment intérieur , & je défie tous les
phiîoibphes modernes enfemble de
prouver à Berkley qu'il y a des corps.
Bon jeune hom,me qui me paroifTez (\
bien né; de la bonne foi , je vous en
conjure , Se permettez que je vous cite
ici un auteur qui ne vo'js fera pasfuf^
peét , celui des psnfées philofophiques,
Qu'un homme vienne vous dire que
projettant au hafard une multitude à^
caracleres d'imprimerie , il a vu TE-
néïde toute arrangée réfulter de ce jet:
convenez qu'au lieu d'aller vérifier
cette merveille , vous lui répondrez
froidement; Monfieur, cela n'ell: pas
impoifible ; mais vous mentez. En vertu
de quoi , je vous prie , lui répondrez"*
vous ainli ?
Eh! qui ne fait que fans le fentiment
interne , il ne refleroit bientôt plus
de traces de vérité fur la terre, que
nous ferions tous fucceflivement le
jouet des opinions les plus monftrueu-
fes, à mefure que ceux qui les foutien-
droient auroient plus de génie, d'à*
dreiîe & d'efprit, & qu'enfin réduits à
rougir de notre raifon même, nous ne
faurions bientôt plus que croire nique
penfer.
Mais les objections fans doute
il y en a d'infolubles pour nous &
beaucoup , je le fais. Mais encore un
coup donnez moi un fyfléme où il n'y
en ait pas , ou dites moi comment je
dois me déterminer. Bien plus; parla
nature de mon fyflême, pourvu que mes
■preuves diredes foient bien établies,
îes difficultés ne doivent pas m'arreter;
VU l'impodibilicé où je fuis , moi être
70 Lettre
mixte 5 de raifonner exadement furies
efprits purs 8c d'en oblerver iufFiiam-
ment la nature* MaLs vousmatérialiftej,
qui me parlez d'une Tubdance unique,
palpable & foumife par fa nature à Tinf-
-pedion des iens , vous êtes obligé non
leulement de ne me rien dire que de
clair, de bien prouvé, mais de réfou-
dre toutes mes difficultés d'une façon
pleinement fatisfaifante , parce que nous
pofTédons vous & moi tous les inftru-
mens néceflaires à cettefolution.Etpar
exemple, quand vous faites naître la
penfée dts combinaifons de la matière,
vous devez me montrer feniibiement
ces combinaifons & leur réfultat parles
feules loix de la phyiîque & de la
-méchanique , puifque vous n'en adm.et-
tez point d'autres.Vous Epicurien^ vous
com.pofez l'ame d'atomes fubtils. Mais
qu'appellez-vous fubtils , je vous prie ?
vous favez que nous ne connoiiTons point
de dimenfions abfolues, & que rien
n'eft petit ou grand que relativement
à l'ail qui le regarde. Je prends par
fuppcfition, unmicrofcôpe fuffifant &
je regarde un de vos atomes. Je vois
un grand quartier de rocher crochu. De
la danfe ô. de l'açcrochement de pareils
ê]ijart1ersj*attendsdeyoirréfuIterIa pen«
i'ce. Vous Moderiiiile , vous me montrez
vnc molécule organique. Je prends mon
microfcope, &: je vois un dragon grand
.comme la moitié de ma chambre : j'at-
tends de voir fe mouler de s'entortiU
1er ce pareils dragons jufqu'àce que je
voye rélulter du tout un être non-feu-
lement organiié mais intelligent ; c'efl-
à cire un être non aggrégatifSc qui foLt
rigoureufement un , &:c. Vous me mar-
quiez. Monfieur, que le monde s'étoit
fortuitement arrangé comme îa Répu-
blique Romaine. Pour que la parité fut
•jufte , il faudrolt que la République Ro-
maine n'eût pas été compofée avec des
•hommes , mais avec des morceaux de
bois. Montrez-moi clairement & fenfi-
blem.ent la génération purement maté-
-rielie du premier être intelligent ; je ne
vous demande rien de plus.
Maisfi tout eft Tœuvre d'un Etre in-
telligent , puiflant , bienfaifant ; d'où
vient le mal fur îa terre ? Je vous avoue
que cette difficulté fi terrible ne m'a
iamais beaucoup frappé; foit que je ne
j'aye pas bien conçue, foit qu'en effet
.«lie n'ait pas toute la folidité qu'elle
jparoît avoir, .Nos p.hilofophes f^ Conz
7^ L E T T K E
élevés contre les entités métaphyiïques,
^ je ne connois perfonne qui en fafTe
tant.Qu*entendent"iIs par U w^z/? qu'efl-
ceque le mal en lui-même ?oli eft k mal,
relativement à la nature & à Ton au-
teur ? L'univers rubfifle, l'ordre y rè-
gne & s'y conferve; tout y périt fuc-
celîlvement , parce que telle eft la loi
des êtres matériels & mus ; mais tout
s'y renouvelle & rien n'y dégénère ;
parce que tel eft l'ordre de Ton auteur,
& cet ordre ne Te dément point. Je
ne vois aucun mal à tout cela. Mais
quand je fouffre , n'eft-ce pas un mal >
Quand je meurs , n'eft-ce pas un mal?
Doucement: je fuis fujet à la mort ,
parce que j'ai reçu la vie. Il n'y avoit
pourmoi qu'un moyen de ne point mou-
rir; c'étoit de ne jamais naître. La vie
eft un bien pofitif , mais fini , dont le
terme s'appelle mort. Le terme du po-
fîtif n'eft pas le négatif, il eft zéro. La
mort nous eft terrible , & nous ap-
pelions cette terreur un mal. La dou-
leur eft encore un mal pour celui qui
fouffre, j'en conviens. Mais la douleur
&: le plaifir étoient les feuls moyens
d'attacher un être fenfible & périfTable
à fa propre confervation j ^ ces moyens
font
font ménagés avec une bonté digne de
l'Etre fupréme. Au moment même que
j'écris ceci , je viens encore d'éprou-
ver combien la cellation fubite d'une
douleur aiguë eft un plaiiir vif & dé-
iicieux, M'oferoit-on dire que lacefTa*
tionduplaifiric plus vit Toit une douleur
aiguë La douce jouillance de la vie efl
permanente ; il fuffit pour la goûter de
ne pas foufïrir. La douleur n'eil: qu'un
avcrtifTement, importun, mais néceC-
faire , que ce bien qui nous eft fi cher
eïl en péril. Quand je regardois de
près à tout cela 5 je trouvai, je prou-
vai peut-être , que le fentiment de la
mort de celui de la douleur eft pref-
que nul dans l'ordre de la nature. Ce
font les hommes qui l'ont aiguifé. Sans
leurs rafinemens inienfés , fans leurs inf-
titutions barbares, les maux phyliques
ne nous atteindroient , ne nous afFede-
roient gueres^& nous ne fentirions point
la mort.
Mais le mal moral] autre ouvrage de
l'homme , auquel Dieu n'a d'autre parc
que de l'avoir fait libre 8c en cela fem-
blable à lui. Faudra-t il donc s*en pren-
dre à Dieu des crimes des hommes ôc
des m.aux qu'ils leur attirent? Faudra-
Œuv. Fojth, Tom.WL D
'74 L E T T R E
,t-ilj en voyant un champ de bataille , lui
reprocher d'*avoîr créé tant de jambes
êc de bras cafiés.
Pourquoi , direz • vous , avoir fait
-Phomme libre, pulfqu'il devoitabufer
4q fa liberté? Ah , MonCeur de *^^ , s'il
«xifta jamais un mortel qui n'en ait pas
abufé , ce mortel feul honore pîusl'hu-
manité que tous les fcélerats qui cou-
vrent la terre ne la dégradent.Mon Dieui
donne-^noi des vertus , & me place ua
jour auprès des Fénelons, des Catons,
.des Socrates. Que m'importera le refte
du genre humain ? Je ne rougirai point
d'avoir été homme.
Je vous l'ai dit , Monfieur , il s'agit
ici de mon fentiment; non de mes preu-
ves 3 & vous ne le voyez que trop. Je
nie fouviens d'avoir jadis rencontré fur
pion chemin cette queftion de l'origine
du mal & de l'avoir eiHeurée ; mais vous
p'avez peint lu ces rabacheries , & moi
^e les ai oubliées : nous avons très-
bien fait tous deux. Tout ce que je fais
<sft que la facilité que je trouvois à les ré-
foudre 5 venoit de l'opinion que j'ai tou-
jours eu de la co-exiftence éternelle' de
deux principes 5 l'un adif, quieftDieuj
l'.^utre paffif^ qui eft la matière, que l'If
îre aftîf combine & modifie avec un®
pleine puiiïance , mais pourtant fans Ta-
voircréé & fans la pouvoir anéantir. Cet-
te opinion m'a fait huer des philofophes
à qui je l'ai dite: ils l'ont décidée ab-
furde & contradictoire. Cela peut être,
mais elle ne m'a pas paru telle , & j'y
ai trouvé l'avantage d'expliquer fans
peine & clairement à mon gré, tant
de queftions dans lefquelles ils s'em-
brouillent; entr'autres celle que vous
m'avez propofée ici comime infolu-
ble.
Au refte, j'ofe croire que mon fen-
tîment peu pondérant fur toute autre
matière, doit l'être un peu fur celle-
ci; 6c quand vous connoîcrez mieux ma
deftinée , quelque jour vous direz peut-
ctre, en penfant à moi : quel autre a
droit d'agrandir la mefure qu'il a trou-
vée aux m.aux que l'homme foufFre
ici- bas?
^ous attribuez à la difficulté de cette
même queflion dont le fanatifme & la
fuperflition ont abufé , les maux que
les religions ont caufés fur la terre. Cela
peut être , & je vous avoue même que
toutes les formules en matière de foi ne
me paroiiïent qu'autant de chaînes d'i-
Bz
y 6 Lettre
nlqiiîté, de fauiïeté, d'hypocrlfie & de
tyiannie. Mais ne foyons jamais injuf-
tes, & pour aggraver le mal n'ôtons
pas le bien. Arracher toute croyance
en Bieu du cœur des hommes , c'eft
y détruire toute vertu. C'eft mon opi-
nion, Monfîeur, peut-être elle eftfauîlc;
mais tant que c'eft lamienne je ne ferai
po^nt aflez lâche pourvousiadifïimuler.
Faire le bien eft l'occupation la plus
douce d*un homme bien né. Sa probité,
fa bienfaifance ne font point l'ouvrage
de fes principes , mais celui de fon bon
naturel. Il cède à fes penchans en pra-
tiquant la juftice 5 comme le méchant
cède aux (lens en pratiquant Tiniquité,
Contenter le goût qui nous porte à bien
faire eft bonté , mais non pas vertu.
Ce mot de vertu il gnifiQ force. Il n'y
a point de vertu fans combat, il n'y
en a point fans vidoire. La vertu ne
conf fte pas feulement à être jufte , mais
à l'être en triomphant de fes paiTions, en
régnant fur fon propre coeur. Titus ren-
dant heureux le peuple Romain , ver-
fant par-tout les grâces &: les bienfaits,
pouvoit ne pas perdre un feul jour ôç
n'être pas vertueux: il le futcertaine^
m^nt en renvoyant Bérénice, Brutus
faîfant mourir fes enfans , pouvoît n'ê-*
tre quejufte. MaisBrutus ét'oitun ten^*
dre père; pour faire Ton devoir il dé-
chira fes entrailles, & Brutusfut ver- .
tueux.
Vous voyez ici d'avance la queflion
remife à fon point. Ce divin fîmulacre
dont vous me parlez s'ofiTe à moi fous
une image qui n'eft pas ignoble , & je
crois fentirà l'impreiîion que cette ima-
ge fait dans mon coeur la chaleur qu'elle
eft capable de produire, Mais ce fîmu-
lacre enfai n'efb encore qu'une de ce.i
entités métaphydques dont vous ne vou-
lez pas que les hommes fe faffent des
Dieux. C'eft un pur objet de contem*
plation. Jufqu'où portez-vous l'efFetde
cette contemplation fublime? Si vouj
ne voulez qu'en tirer un nouvel en-
couragement pour bien faire, je fuis
d'accord avec vous : mais ce n'eft pas
de cela qu'il s'agit. Suppofons votre
cc£ur honnête en proie aux pallions les
plus terribles , dont vous n'êtes pas à
l'abri , puifqu'enfin vous êtes homme*
Cette image qui dans le calme s'y peint
fî ravillante, n'y perdra-t-elle rien de
fes charmes &: ne s'y ternira-t- elle point
au. milieu des flots? Ecartons la fup-
yS Lettre
pofitîon découragante & terrible de«
périls qui peuvent tenter la vertu mife
au dérefpoir, Suppofons feulement qu'un
cœur trop fenfible brûle d'un amour
involontaire pour la fille ou la femme
ào fon ami, qu'il foit maître de jouir
d'elle entre le Ciel qui n'en voit rien,
& lui qui n'en veut rien dire à per-
fonne ; que fa figure charmante l'attire
ornée de tous les attraits de la beauté
■& de la volupté ; au moment ou fes
lens enivrés font prêts à fe livrer à leurs
délices , cette image abftraite de la
vertu viendra- 1- elle difputer fon coeur
à l'objet réel qui le frappe? Lui pa-
roîtra-t-elle en cetinflant la plus belle?
L'arrachera - t- elle des bras de celle
qu'il aime pour fe livrer à la vaine con-
templation d'un fantôme qu'il fait être
fans réalité? Finira-t-il comme Jofeph,
^ laifTera-t-il fon manteau? Non , Mon-
i'eur, il fermera les yeux & fuccom-
bera. Le croyant, direz-vouSjfjccom-
bera de même. Oui, l'homme foible;
celui 5 par exemple qui vous écrit : mais
donnez-leur à tous deux le même de-
gré de force , & voyez la différence
du point d'appui.
^e pioyen j^MonCeur^de réfiftef à
A M^^< 7>
des tentations violentes , quand on peut
leur céder fans crainte , en fe difant ,
à quoi bon réfifter ? Pour être vertueux,
le philofophe a befoin de Tétre aux
yeux des hommes; mais fous les yeux
de Dieu le jufte efl bien»fort. Il compte-
cette vie 5 & fes biens de (qs maux &
toute fa gloriole pour fi peu de chofe [
il apperçoit tant au-delà! force invin-
cible de la vertu, nul ne te connoît
que celui qui fent tout fon être, &qur
mes d'en difpofer. Li(ez-Vous quelque-
fols la République de Platon? Voyez
dans le fécond dialogue avec quelle éner«'
gie Tami de Socrate , dont j'ai oublié
Je nom, lui peint le jufte accablé des'
Outrages de la fortune & des injuflices^
des hommes , diffamé , perfécuté , tour-
menté, en proie à tout l'opprobre du
crime , Se méritant tous les prix de la
vertu, voyant déjà la mort qui s^ap-
proche & fur que la haine des méchans-
n'épargnera pas fa m.cmoire , quand ils-
ne pourront plus rien fur fa perfonnec'
Quel tableau décourageant, fi rien pou-
voit décourager la vertu ! Socrate lui-'
îhême effrayé s'écrie, Se croit devoir in-
voquer les Dieux avant de répondre^
So Lettré
mais fans refpoir d'une autre vie , îl au-
roit mal répondu pour celle-ci. Tou-
tefois, dût-il finir pour nous à la mort,
ce qui ne peut être fi Dieu eft jufte ,
& par conféquent s'il exifte , Fidée feule
de cette exigence feroit encore pour
l'homme un encouragement à la ver-
tu & une confolation dans Tes mlfè-
res , dont manque celui qui fe croyant
ifolé dans cet univers , ne fent au fond
de fon cœur aucun confident de (qs
penfvfes. C'eft toujours une douceur
dans Tadverfité d'avoir un témoin qu'on
ne l'a pas méritée ; c'efl: un orgueil vrai-
ment digne de la vertu de pouvoir dire
à Dieu : Toi qui lis dans mon cœur , tu
voîsquej'ufe en ame forte oc en homm.e
jufte de la liberté que tu m'as don-
née. Le vrai croyant qui fe fent par-
tout fous l'œil éternel aime à s'honorer
à la face du Ciel d'avoir rempli fes de-
voirs fur la terre.
Vous voyez que je ne vous ai point
difputé ce fimuîacre que vous m'avez
préfenté pour unique objet des vertus
du fage. Mais, mon cher Monfieur,
revenez maintenant à vous, & voyez
combien cet objet eft inalliable , incom-
patible avec vos principes. Comment n«
fentez-vous pas que cette même loi
de la nécefiîté qui feule régie, félon
vous la marche du monde & tous les
ëvénemens , règle aulîi toutes les ac-
tions ûqs hommes , toutes les penfées
de leurs têtes , tous les fentimens de
leurs cœurs , que rien n'eft libre, que
tout eft force 5 néceiïaire, inévitable,
que tous les mouvemens de l'homme
dirigés par la matière aveugle ne dé-
pendent de fa volonté que parce que fa
volonté même dépend de la néceiiité :
qu'il n'y a par conféquentni vertus ni
vices , ni mérite ni démérite , ni mo-
ralité dansles adions humaines 3 &que
ces mots d'honnête hom^me ou de fcé-
lérat doivent être pour vous tota'ement
vuides de fens. Ils ne le font pas toute-
fois, j'en fuis très -fur. Votre honnête
C€eur,en dépit de vos argumens, réclame
contre votre trifte philofophie. Lefen-
timent de la liberté, le charme de la
vertu fe font fentir à vous malgré vous,
cc voilà comment de toute part cette
forte de lalutaire voix du fentiment in-
térieur rappelle au fein de la vérité &
de la vertu tout homme que fa raifoii
roalconduite égare. Bén-ffez^Monfieur,
cette fainte Ôc bien tailante voix qui vous
S2 E E T T R E'
ramené aux devoirs de l'homme queft
philofophie à la mode finiroit par vous
faire oublier. Ne vous livrez à vos
argumensquequand vouslesfentez d'ac»-
cord avec le didamen de votre cons-
cience ; & toutes les fois que vous y
fentirez de la contradidion , foyez fur*
que ce font eux qui vous trompent.
Quoique je ne veuille pas ergoter'
avec vous ni fuivre pied à pied vos
deux lettres , je ne puis cependant me-
refufer un mot à dire fur le parallèle
du fage Hébreu & du fage Grec. Corn*
me admirateur de Tun & de l'autre ,,
je ne puis gueres être fufpeâ: de pré-
jugés en parlant d'eux. Je ne vous crois>
pas dans le même cas. Je fuis peu fur-
pris que vous donniez au fécond tout
l'avantage. Vous n'avez pas aiïez fait
connoifTance avec l'autre, & vous n'a-
vez pas pris afTez de foin pour déga--
gerce quieflvraiment à lui, de ce qui
lui eft étranger 5 & qui le défigure à^
vos yeux, comme à ceux de bien d'au-
tres gens qui, félon moi, n*y ont pas-
regardé de plus presque vous. Si Jéfus^
fôt né à Athènes & Socrate à- Jéru-
fâlem , que Platon &Xénophon euflent-
ccxit la vk du premier,. Luc èi^M^^
î'hleu celle de l'autre, vous changeriez
beaucoup de langage, & ce qui luî^
fait tort dans votre elprit , eft préci-
fément ce qui rend Ton élévation d'a-
me plus étonnante & plus admirable-»,
favoir, fa- naiflance en Judée chez le
plus vil peuple qui peut-être" exiflât'
alors 5 au lieu que Socrate, né chez le-
plus inftruit & le plus aimable , trou-
va tous les fecours dont il avoit be-
foin pour s'élever aifément au ton qu'iP
prit. Il s'éleva contre les Sophiftes corn--
me Jéfus contre les Prêtres , avec cette
différence que Socrate imita fouvent^
fes antagoniftes, & que (i fa belle 6c
douce mort n'eût honoré fa vie , il eût
paiTé pour unSophiftecommeeux. Pour
Jéfus, le vol fublime que prit fa grande
ame réleva toujours au-deflus'de tous
les mortels, & depuis l'âge de douze ans
jufqu'au moment qu'il expira dans la
plus cruelle ainfi que dans la plus in-
iilme de toutes les morts, il ne fe dé-
mentit pas un moment. Son noble pro-
jet étoit de relever fon peuple , d'eri-
fâire de rechef un peuple libre & di-
gne de l'être; car c'étoit par-là qu'il
falloit commencer. L'étude proFonde-
qM*il fit de la loi de M-oife , fes efforts?
^4 Lettre
pour en réveiller renthoufiafme &ra^
mour dans les cœurs montrèrent foîî
but, autant qu'il étoit poffible, pour
ne pas eifaroucher ]qs Romains. Mais
fes vils & lâches compatriotes au lieu de
l'écouter le prirent en haine , précifé-
ment à caufe de Ton génie & de h vertu
qui leur reprochoient leur indignité.
Enfin 5 cène fut qu'après avoir vu l'im-
poiTibilité d exécuter Ton projet qu'il re-
tendit dans fa tête , & que , ne pouvant
faire par lui même une révolution chez
fon peuple , il voulut en faire une par fes
difciples dans l'unlvers.Ce qui l'empêcha
de réuiîir dans fon premier plan, outre la
baflefTe de fon peupleincapable detoute
vertu, fut la trop grande douceur de fon
propre caraélere; douceur qui tient plus
de l'Ange & du Dieu qu de l'homme^
qui ne l'abandonna pas un inffant , mê-
me fur la croix. Se qui fait verfer des
torrens de larmes à qui fait lire fa vie
comme il faut , à travers les fitras dont
ces pauvres gens l'ont défigurée, Heu-
reufement ils ont refpeété &: tranfcrit
fidèlement (es difcours qu'ils n'enten-
doient pas; ôtez quelques tours orien-
taux ou mal rendus, on n'y voit pas urï
inot qui ne foit digne de lui, de c'efl-
là qu'on reconnoîtrhomme divin, quî,
de fix piètres ditciples , a fait pourtant
dans leur grolTler mais tierenthoufîafm?,
Ôqs hommes éloquens & courageux.
Vous m'objeclez qu*ii a fait des mi-
racles. Cette o'ojedion feroit terrible
fî elle étoit jufte. Mais vous favez,'
Monfieur , ou du moins vous pour-
riez favoir que, félon moi, loin que
Jéfus ait fait des miracles , il a déclaré
très-pofitivement qu'il n'en feroit point ,
èc a marqué un très-grand mépris pouc
ceux qui en demandoient.
Que de chofes me refteroient à dire l
Mais cette Lettre énorme. Il faut finir.
Voici la dernière fois que je reviendrai
fur ces matières. J'ai voulu vous com-
plaire, Monfieur, Je ne m'en repens
point; au contraire, je vous remercie
de m'avoir fait reprendre un fil d'idées
prefque effacées, mais dont les relies
peuvent avoir pour m.oi leur ufage
dans Tétat oià je fuis.
Adieu, Monfieur, fouvenez- vous
quelquefois d'un homme que vous au-
riez aimé, je m'en flatte, quand vous
l'auriez mieux connu, & qui s'^eft oc-
cupé de vous dans des momens oià Ton
RQ ^'occupe gueres que de foi -même.
iS Lettre"
L E T T R E
'JM. D'OFFRÈVILLE^
A DOUA I.
Sur cêtfe que (lion v S^il y a une mo-^
raU d^mQnt.rcc , ou iU n'y en a point*'
Montmorency , 4 Octobre 1761.
L
A queftion que vous me propofez^,?
Monfieur, dans votre lettre du ly Sep-
tembre , eu importante & grave : c'eft-
de fa folution qu'il dépend de favoir
s*il y a une morale démontrée ou s'il
n'y en a point.
Votre adverfaire foutient que tout^
îiomme n'agit , quoi qu'il fafTe , que re-
lativement à lui-même, & que jufqu'aux-
adles de vertu les plus iublimes , juf-
qu'aux oeuvres de charité les plus pu--
ïes, chacun rapporte tout à foi.
Vous, Monfieur , vous penfez qu'on-
<loit faire le bien pour le bien même
fans aucun retour d'intérêt perfonnel ^
g^e les bonnes œuvre? ^u on rapporc^'
'Â M. D*OFFREvmE. Sf
I fol ne font plus des ades de vertu
mais d'amour - propre ; vous ajoutez
que nos aumônes font fans mérite , (ï
nous ne les faifons que par vanité ou-
dans la vue d'écarter de notre efprit
ridée d^s miferes de la vie humaine^
& en cela vous avez raifon.
Mais furie fond de la queftionjje-
dois vous avouer que je fuis de l'avis-
de votre adverfaire:car quand nousagif-
fons, il faut que nous ayons un motiÉ
pour agir, ÔJ ce motif ne peut être
étranger à nous, puifque c'efi: nous^
qu'il met en œuvre : il eft abfurde d'i-
maginer qu'étant moi , j'agirai comme
li j'étois un autre» N'eft-il pas vrai que fi-
l'on vous difoit qu'un corps efl: poulie
fans que rien le touche , vous diriez
que cela n'eft pas concevable? C'eft
îa même chofe en morale quand orv
croit agir fans nul intérêt.
Mais il faut expliquer ce mot d'In--
îerêt; car vous pourriez lui donner tel
fens vous & votre adverfaire que vous-
feriez d'accord fans vous entendre, ôc
lui-même pourroit lui en donner un fiï
grofîîer qu'alors ce feroit vous qui au--
piez raifon.'
E y ^ un intérêt fenfueiac pa]pai>fe
%S Lettre
qui fe rapporte uniquement à notr^
bien-être matériel, à la fortune, à la
confidératiori , aux biens phyliques qui
peuvent réfuîter pour nous de la bonne
opinion d'autrui. Tout ce qu*on fait
pour un tel intérêt ne produit qu'un
bien du même ordre, comme un mar-
chand fait Ton bien en vendant fa mar-
chandife le mieux qu'il peut. Si j'oblige
un autre homme en vue de m'acqué-
rir des droits fur fa reconnoifTance, je
ne fuis en cela qu'un marchand qui
fait le commerce , & même qui rufe
avec l'acheteur. Si je fais l'aumône pour
me faire eftimer charitable & jouir des
avantages attachés à cette eftime, je
ne fuis encore qu'un marchand qui
acheté de la réputation. Il en efl à-
peu-près de mcTe, fi je ne fiis cette
aumône que pour me délivrer de l'im-
portunité d'un gueux ou du fpectacle
de fa mâfere; tous les acles de cette
efpece qui ont en vue un avantage ex-
térieur ne peuvent porter le nom de
bonnes adions , & l'on ne dit pas d'un
marchand qui a bien fait fss affaires,
qu'il s'y efi; comporté vertueufement*
Il y a un autre intérêt qui ne tient
poiHt aujc avantages de la focicté, qui
A M. d*Offreville. 2^
n'eft relatif qu'à nous-mêmes, 'au bien
de notre ame , à notre bien-ctre abrdu ,
êi. que pour cela j'appelle intérêt fpi^
rituel ou moral par oppofition au pre-
mier. Intérêt qui , pour n'avoir pas des
objets fenfibles 5 matériels, n'en eft
pas moins vrai, pas moins grand , pas
moins folide , de pour tout dire en un
mot, le feul qui tenant intimernent à
notre nature, tende à notre véritable
bonheur. Voilà , Monfieur, l'intérêt
que la vertu fe propofe Se qu'elle doit
fe propofer, fans rien ôter au m.érite,
à la pureté ,3 la bonté morale des ac-
tions qu'elle infpire.
Premièrement , dans le fvftéme de
la religion, c'eil-à-dire , des peines &:
àts récompenfes de l'autre vie , vous
voyez que l'intérêt de plaire à l'Au-
teur de notre être & au juge fuprême
de nos aélîons , eft d'une imDortance
qui l'emporte fur les plus grands maux ,
qui fait voler au martyre les vrais
croyans, & en même tems d'une pu-
reté qui peut ennoblir les plus fjbii-
mes devoirs. La loi de bien faire eil
tirée de la maifon même , &: le chré-
tien n'a befoin que de logique pout
avoir de la vertu.
^Ô t E T T R s
Maïs' outre cet intérêt qu'on peut
regarder en quelque façon comme étran-
ger à la chofe, comme n^y tenant que
par une expreiïe volonté de Dieu ^
vous me demanderez peut - être s'il
y a quelque autre intérêt lié plus
immédiatement, plus néceilairement
à la vertu par fa nature , & qui
doive nous la faire aimer uniquement
pour elle-même. Ceci tient à d'autres
queflions dont la difcuffion pafTe les
bornes d'une lettre, & dont par cette-
faifon je ne tenterai pas ici l'examen..
Comme, fi nous avons un amour na-
turel pour l'ordre , pour le beau mo-
ral 5 fi cet amour peut être affez vif
par lui-même pour primer fur toutes noS'
pafîions, fi la confcienee efl: innée dans
le cœur de l'homme , ou fi elle n'efi:
que l'ouvrage des préjugés & de l'é-
ducation : car en ce dernier cas il eft
clair que nul n'ayant en foi-même au-
cun intérêt à bien faire , ne peut faire
aucun bien que par le profit qu'il en
attend d'autrui , qu'il n'y a par confé-
quent que des fots qui croyent à la
vertu & des dupes qui la pratiquent;
t^Vie eft la nouvelle philofophie.
Sans m'embarquer ici dans cette mê-
À M. d'Ofpkeville, ^t
taphyfique qui nous meneroit trop loin y
je me contenterai de vous propofec
un fait que vous pourrez mettre en
queftion avec votre adverfaire, & qui,
bien difcuté , vous inilruira peut-
être mieux de les vrais fentimens que
vous ne pourriez vous en inftruire ea
reftant dans la généralité de votre thefe»
En Angleterre quand un homme eft
accufé criminellement, douze jurés,
enfermés dans une chambre pour opi-
ner fur Texamen de la procédure s'il eft
coupable ou s'il ne l'eft pas, ne for--
tent plus de cette chambre èc n'y re-
çoivent point à manger qu'ils ne loienf
tous d'accord , en forte que leur ju-
gement eft toujours unanime , & dé-'
cifif fur le fort de l'accufé.
Dans une de ces délibérations les preu-
ves paroifîant convaincantes, onze des^
jurés le condamnèrent fans balancer ;;
mais le douziem^e s'obiiina tellement,
à Tabfoudre fans vouloir alléguer d'au-
tre raifon, finon qu'il le croyoit inno-
cent, que voyant ce juré déterminé
à mourir de faim plutôt que d'être de
leur avis, tous les autres pour ne pas
s'expofer au même fort revinrent au
fien^ &. l'accufé fut renvoyé abfous*»
o± Lettre
L'affaire finie, quel]ues-uns des ju-
rés prefferent en fecret leur collègue
de leur dire la raiibn de Ton obftina-
tion , & ils lurent enfin que c'étoit lui-
même qui avoit fait le coup dont Tau-
tre étoit accufé ; & qu'il avoit eu moins
d'horreur de la mort que de taire pé-
rir l'innocent, chargé de Ton propre
crime.
Propofez le cas à votre homme , &
ne manquez pas d'examiner avec lui
l'état de ce juré dans toutes [qs cir-
conftances. Ce n'étoit point un homme
jufte , puifqu'il avoir commis un crime ,
&c dans cette affaire renthoufiafine de
la vertu ne pouvoit point lui élever
le cœur, & lui faire miéprifer la vie.
Il avoit l'intérêt le plus réel à con-
damner l'accufé pour enfevelir avec
lui l'imputation du forfait ; il devoit
craindre que fon invincible obfiination
Fi'en fit foupçonner la véritable caufe,
& ne fut un commencement d'indice
contre lui : la prudence ^ le foin de
fa fureté demandoient , ce femble,
qu'il fît ce qu'il ne fit pas , & Ton ne
voie aucun intérêt fenfible qui dût le
porter à faire ce qu'il fit. Il n'y avoit
cependant qu'un intérêt très - puifTant
A M. d'Offreville. cj
quî pût le déterminer ainfi dans le ft-
cret de Ton cœur, à toutes fortes de
riique; quel étoit donc cet intérêt au-
quel il facrifioit fa vie même?
S'infcrire en faux contre le fa*t fe-
roit prendre une mauvaife défaite; car
on peut toujours l'établir par fuppo-
fition, & chercher, tout intérêt étran-
ger mis à part, ce que feroit en pareil
cas pour l'intérêt de lui-même tout
homme de bon fens, qui ne feroit ni
vertueux, ni fcélérat.
Pofant fjcceflivement les deux cas,
l'un que le juré ait prononcé la con-
damnation de Taccufé Se Tait fait périr
pour fe mettre en fureté, l'autre qu'il
l'ait abfous , comme il fit, à fes pro-
pres rifques, puis fuivant dans les deux
cas le refte de la vie du juré & la
probabilité du fort qu'il fe feroit pré-
paré , prefTez votre homme de pronon-
cer décifivement fur cette conduite ,
& d'expofer nettement de part ou d'au-
tre l'intérêt Se les motifs du parti qu'il
auroit choifi ; alors fi votre dispute n'efl:
pas finie , vous connoîtrez du moins
lî vous vous entendez l'un l'autre, ou
{î vous ne vous entendez pas.
Que s'il difcingue entre l'intérêt d\i«
Ç^ L E T T K E
crime à commettre ou à ne pas cofll*'
mettre , &: celui d'une bonne adion à
faire ou à ne pas faire, vous lui ferez
voir aifément que dans Thypothefe la
raifon de s'abilenir d'un crime avan-
tageux qu'on peut commettre impu-
nément, efl: du mémie genre que celle
de faire entre le ciel & foi une bonne
.adion onéreufe ; car, outre que quelque
bien que nous puilîions faire, en cela
nous ne fommes que juftes , on ne peut
avoir nul intérêt en foi-même à ne pas
faire le mal qu'on n'ait un intérêt fem-
blable à faire le bien ; l'un & l'autre
dérivent de la même fource & ne peu-,
vent être féparés.
Sur- tout, Monfieur,fongez qu'il ne
faut point outrer les chofes au-de-là de
îa vérité, ni confondre comme faifoient
les Stoïciens , le bonheur avec la vertu»
Il eft certain que faire le bien pour le
bien c'eft le faire pour foi, pour no-
tre propre intérêt, puifqu'il donne à
l'ame une fatisfadlion intérieure, un
contentement d'elle-même fans lequel
il n'y a point de vrai bonheur. Il eft
fur encore que les méchans font tous
miférables, quel que foit leur fort ap-
parent 5 parce que le bonheur s'empoi-
À M. d'Offrevillî. ^f
'ibnne dans une ame corrorrpue comme
•le plaifir des (er>s dans un corps mal
fain. Mais il efl: faux que les bons foient
tous heureux dès ce monde; & comme
il ne luffit pas au corps d'être en fanté
pour avoir de quoi le nourrir , il ne
iufiit pas non plus à Tame d'être faine
pour obtenir tous les biens dont elle
a befoin, <2'^oiqu*il n'y ait que les
gens de bien qui puiflent vivre con-
tenSjCen'eftpas à dire que tout hom^me
de bien vive content. La vertu ne donne
pas le boftheur, mais elle feule apprend
à en jouir quand on i*a : la v^rtu ne ga-
rantit pas des maux de cette vie ôc
n'en procure pas les biens ; c'efl: ce que
ne fait pas non plus le vice avtc tou-
tes fes rufes; mais la vertu fait porter
plus patiemment les uns & goûter plus
déiicieufement les autres. Nous avons
donc en tout état de caufe un vérita-
ble intérêt à la cultiver, & nous fai-
fons bien de travailler pour cet inté-
rêt, quoiqu'il y ait des cas où il feroit
infuffifant par lui-même, fans l'attente
d'une vie à venir. Voilà mon fentiment
fur la queftion que vous m'avez pro-
|)ofée.
En vous remerciant du bien que
^6 L E T T R ï
VOUS penfez de moi, je vous confeîlîe
pourtant, Monfieur, de ne plus per-
dre votre tems à me défendre ou à
me louer. Tout le bien ou le mal
qu'on dit d'un homme qu'on ne con-
noît point ne fignifie pas grand'chofe.
Si ceux qui m'accufent ont tort, c'eft
à ma conduite à me jufiifier; toute
autre apologie efl: inutile ou fuperflue.
J'aurois dû vous répondre plutôt; mais
le trifte état où je vis doit excufer ce
retard. Dans le peu d'intervalle que
mes maux me lailTent, mes occupa-
tions ne font pas de mon choix, &
je vous avoue que quand elles en fe-
roient , ce choix ne feroit pas d'écrire
àQS lettres. Je ne réponds point à celles
de complimens, & je ne répondrois
pas non plus à la vôtre , fi la que(^
tion que vous m'y propofez ne me
faifoit un devoir de vous en dire mon
avis»
Je vous falue, Monfieur^ de tout
snon cccur.
LETTRE
5?
L E T 1' R E
^£/ PRINCE LOUIS
DE WIRTEMBERG.
Motiers ^ le lo Novembre 17^3.
S
I j'avois le malheur d'être né Prince,
d'être enchaîné par les convenancç^s de
mon état; que je fufTe contraint d'a-
voir un train, une fuite, des domefti-
ques, c'eft-à cire, dts maîtres; &: que
pourtant j'euiïe une ame ailez élevée
pour vouloir être homme malgré mon
rang , pour vouloir remplir les grands
devoirs de père, de mari, de citoven
de la république humaine ; je fentirois
bientôt les difficultés de concilier tout
cela, celle fur-tout d^élever mes en*
fans pour l'état où les plaça la nature»
€n dépit de celui qu'ils ont parmi leurs
égaux.
Je commenceroîs donc par me dire;
il ne faut pas vouloir des ch ofes con-
tradidoires; il ne faut pas vouloir être
& n'être pas. La difficulté que je veux
5>S Lettre au Prince
vaincre eft inhérente à la chofe; fî Tetat
de la chofe ne peut, changer , il faut
que la difficulté refte. Je dois fentir
que je n'obtiendrai pas tout ce que je
veux : mais n'importe, ne nous décou-
rageons point. De tout ce qui ed bien ,
je ferai tout ce qui e(l pollible, mon
2ele & ma vertu m'en répondent; une
partie de la fageile eft de porter le
joug de la nécellué : quand le fage fait
le relie il a tout fait. Voilà ce que je
me dirois fi j'étois Prince. Après cela,
j'irois en avant fans me rebuter , fans
Tien craindre; de quel que fut mon
fuccès, ayant fait ainfi je ferois con-
tent de moi. Je ne crois pas que j'eulFe
tort de rétre.
Il £iut , Moniteur le Duc , commen-
cer par vous bien mettre dans i'efprit,
qu'il n'y a point d'oeil paternel que
celui d'un père, ni d'œil maternel que
celui d'une m^^re. Je voudrois employer
vingt rames de papier à vous répéter
ces deux ligne?, tant je fuis convaincu
que tout en dépend.
Vous êtes Prince 5 rarement pourrez-
vous être père , vous aurez trop d'au-
tres foins à remplir : il faudra donc que
d'ôuties rempliiîent les vôtres, ftUdàmê
BE WiRTEMBERG. p^
la Duché (Te fera dans le mcme cas à-
peu-près.
De-là fuît cette première règle. Faî-
tes en forte que votre enfant foit cher
à quelqu*un.
Il convient que ce quelqu'un foît
de fon fexe. L'âge efl: très -difficile à
déterminer. Par d importantes raifons
il la faudroit jeune. Mais une jeune
perfonne a bien d'autres foins en tête
que de veiller jour & nuit fur un en-
fent. Ceci eft un inconvénient inévi-
table & déterminant.
Ne la prenez donc pas jeune, ni
belle, par conféquent; car ce feroit
encore pis. Jeune , c*efl elle que vous
aurez à craindre : belle , c'eft tout ce
qui l'approchera.
Il vaut mieux qu'elle foit veuve que
fille. Mais fi elle a des enfans , qu'aur
cun d'eux ne foit autour d'elle , Ôc que,
tous dépendent de vous.
Point de temmesà grands fentimens,
encore moins de bel efprit. Qu'elle ait
ailez d'efprit pour vous bien entendre ,
non pour rafiner fur vos infl;ru(!ii:ions.
Il importe qu'elle ne foit pas trop fa-
cile à vivre, & il n'importe pas qu'elle
foie libérale. Au contraire, il la faut
îOO Lettke au Prince
^ rangée , attentive à Ces intérêts. Il eft
"împoilible de ioumettie un prodigoe à
la r€g!e ; on tient les avares par leur
propre défau-t.
Point d'étourdie ni d'évaporée; ou-
tre le mal de la chofe il y a encore ce-
lui de rhumeur , car toutes les folles
Asn ont 5 &: rien n'eft plus à craindre
que rhumeur ; par la même raifon les
gens vifs , quoique plus aimables , me
font fufpeârs, à cauie deTemportement.
Comm.e nous ne trouverons pas une
femm.e parfaite , il ne faut pas tout exi-
ger : ici la douceur eft de précepte ^ mai$
pourvu que la railon la donne ^ elle
peut n*étre pas dans le tempérament.
Je Taime auflî mieux égale Se froide
^qu'accueillante & capricieufe. En tou-
tes .chofes préférez un caraâ:ere fur à
un caraélere brillant. Cette dernière
^qualité eft même un inconvénient pour
notre objet ; une perfonne faite pour
erre au-defTus des autres peut être gâ-
tée par le mérite de ceux qui l'élevent.
Elle en exige enfuite autant de tout le
monde 5 & cela la rend injufte avec
îes inférieurs.
- Du refte ne cherchez dans fon efprît
p.yçyae culture j il fe farde en étudiant^
6e Wirtemberg. îoï
èc c«ft tout. Elle fe dcguifera fi elle
fait; vous la connoîtrez bien mieux fi
elle efl ignorante : dût-elle ne pas la-
voir lire 5 tant mieux , elle apprendra
avec Ton Elevé. La feule qualité d'ef-
prit qu'il faut exiger , c'eft un fens droit.
Je ne parle point ici des qualités du:
cœur ni des moeurs, qui fe fuppofentj
parce qu'on fe contrefait là-de(fus. On-
lî'eft pas a en garde fur îe refte du ca-
racftere , & c'eft par - là que de bons
yeux jugent de tout. Tout ceci deman--
deroir peut-être de plus grands détails;
mais ce n'eft pas mamtenanf de quoi
il s'agit.
Je dis , & c'efï ma première règle ^
qu'il faut que l'enfant foit cher àcetto
perfonne-là. Mais comment faire ?
Vous ne lui ferez point aimer l'en-
fant en lui difant de l'aimer; & avant"
que l'habitude ait fait naître l'attache-
ment 5 on s'amufe quelquefois avec les
autres enfans , mais on n'aime que les-
fiens.
Ellepourroit l'aimer, (î elle aimoît-
k père ou la mère ; mais dans votre
rang, on n'a point d'amis, & jamais-
dans quelque rang que ce puilTe être ^^
102 Lettre au Psince
on n'a pour amis hs gens qui dépen-
dent de nous.
Or l'aifeccion qui ne naît pas du fen-
tîment , d'où peut-elle naître , (i ce n'efl
de l'intérêt ?
Ici vient une réflexion que le con-
cours de mille autres confirme, c'cu
que les difficultés que vous ne pouvez
ôter de votre condition , vous ne les
éluderez qu'à force de dépenfe.
Mais n'a'lez pas croire, comme les
autres 5 que l'argent fait tout par lui-
même 5 éc que pourvu qu'on paye on
eftfervi.Ce n'ellpas cela.
Je ne connois rien de Ci difficile quand
on efl riche, que de faire ufai^^e de fa
richelTe pour aller à Tes nns. L'argent
ed un reiïbrt dans la mécanique mo-
rale, mais il repouffe toujours la miain
qui le fait agir. Faifons quelques ob-
fèrvarions néceiïaires pour notre objet.
Nous voulons que l'enfant foit cher
à fa gouvernante. Il faut pour cela que
le fort de la gouvernante loit lié à celui
de l'enfant. Une fautpas qu'elle dépende
feulement des foins qu'elle lui rendra,
tant parce qu'on n'aime gueres les gens
qu'on ftrt, que parce que les foins
payés ne font qu'apparens, les foins réels
le négligent ; & nous cherchons ici des
foins réels.
Il faut qu'elle dépende non de Ces
foins , mais de leur luccès, & que fa
fortune foit attachée à l'effet de l'édu-
cation qu'elle aura donnée. Alors feu-
lement elle fe verra dans fon Elevé &
s'affeâ:ionnera néceirairement à elle ; elle
ne lui rendra pas un fervice de parade
& de montre , mais un fervice réel;
ou Dlutôt enlafervant, elle ne fervira
qu'elle-même , elle ne travaillera que
pour foi.
Mais qui fera juge de ce fuccès? La
foi d*un père équitable , de dont la
probité eftbien établie , doitluifirs ; la
probité eft un inftrument fur dans les
affaires, pourvu qu'il foit joint au dif-
cernement.
Le père peut mourir. Le jugement
des femmes n'eft pas reconnu aiïez fur,
de Tamour maternel efl aveugle. Si la
mère étoit établie un juge au défaut du
père , ou la gouvernante ne s'y fieroit
pas, ou elle s'occuperoit plus à plaire
a la mère qu'à bien élever l'enfant.
Je ne m'étendrai pas fur le choix deS
juges de l'éducation. Il faudroit pou^*
E 4
i04 Lettre au Pkince
cela des connoilTances particulières re-
latives aux perfonnes. Ce qui importe
efTentieliement 5 c'eft que la gouver-
nante ait la plus entière confiance dans
rintégrité du jugement , qu'elle foit per-
fuadée qu'on ne la privera point du
prix de Tes foins , fi elle a réuiîi , &
que quoi qu'elle puifTe dire, elle ne l'ob-
tiendra pas dans le cas contraire. lî
ne faut jamais qu'elle oublie que ce n'efè
pas à fa peine que ce prix fera dû, mais
au fuccès.
Je fais bien que , foit qu^elle ait fait
fon devoir ou non , ce prix ne fauroit
lui manquer. Je ne fuis pasaffezfou,
moi qui connois les hommes, pourm'i-
maginer que ces juges , quels qu'ils
foient, iront déclarer folemnellement
qu'une jeune Princeffe de quinze à vingt
ans a été mal élevée. Mais cette ré-
flexion que je fais-là, la Bonne ne la fera
pas; quand elle la feroit , elle ne s'y fie-
roit pas tellement qu'elle en négligeât
des devoirs dont dépend fon iort , fa
fortune , fon exiftence. Et ce qu'il im-
porte ici n'eft pas que la récompenfe
foit bien adminiftrée, mais l'éducation
qui doit l'obtenir.
Comme la raifon nue a peu de force ^
fîntérêtfeuln'en a pas tant qu'on croit.
L'imagination feule efl adive. C'efl ime
palHon que nous voulons donner à la
gouvernante, & l'on n'excite les paf-
lîons que par l'imagination. Une récom-
penfe promife en argent eft très puiG«'
lante , mais la moitié de fa force fe perd
dans le lointain de Tavenir.- On corn-'
pare de fang-froid l'intervalle &: l'ar-
gent , on compenfe le rifque avec laf ~
fortune , & le cœur refte tiède. Eten-
dez, pour ainfi dire, l'avenir fous les
fens y afin de lui donner plus de prife*'
Préfentez-le fous des faces qui le rap-*-
proche , qui flattent Tefpoir & fe'dul-^
fent Tefprit. On fe perdroit dans la mul-^
titude de fuppofitions qu'il faudroit
parcourir 5 félon les tenis, les lieux,
les caraderes. Un exemple eft un cas
dont on peut tirer Tinduâion pourcenl
mille autres,-
Ai-je affaire àuncaradere pairible.,^
aimant l'indépendance & le repos? Je"
mené promener cette perfonne daas-
une campagne ; elle voit dans une jolie
iituation une petite maifon bien ornée ^
une bafle cour , un jardin , des terres^
pour l'entretien du maître , lessag ré-'
0i«ns qui peuvent lui en faire arrr.srl-s
■îc'o Lettre au ParK'eB
féjour. Je vois ma gouvernante encîian*
tée; on s'approprie toujours par lacon*
voitife ce qui convient à notre bon-
heur. Au f)rt de Ton enthojfiafme,
je la prends à part; je lui dis : Elevez ma
fille à ma fanraîfie ; tout ce que vous
voyez eft à vous. Et afin qu'elle ne-
prenne pas ceci pour un mot en Pair,
j'en paffc l'a^flj conditionnel; elle n'aura
pas un dégoût dans (es fondions , fur
lequel Ton imagination n'applique cette
maifon pour emplâtre.
Encore un coup, ceci n'efl qu*arï
exemple.
Si la longueur du tems épurfe & fa-
tÎ2:ue l'imagination , Ton peut partager
refpace & la récompenfe en plufieurs
termes, &r même à '^lu^eurs perfonnes :
je ne vois ni difficulté, ni inconvénient
^ cela. Si dans fix ans mon enfant efè
ainf], vou^ aurez telle eh ife. Le terme
venu 5 fi la conditTon eft remplie, on
tient parole, & l'on efl libre de deux
côtés.
Bien d'autres avantages découleront
de l'expédient que je propofe, mais je
ne peux ni" ne dois tout dire. L'enfant
aimera fa gouvernante, fur tout fi elle
eft d'abord févere ^ & que l'entant nç
•DE WiRTEMBEPvG. T07
foit pas encore gâté. L'effet de Miibi-
tilde eft naturel &: fur ; jamais 11 n'a man-
quéqiie par lafaute desçuides.'D'ailleurs
la juftice a fa mefureSc fa règle exatfle; au
lieu que la complailance qui n'en a point,
rend les enfans toujours exigeans & tou-
jours mécontens. Uenùnt donc qui ai-
me fa Bonne, lait que le (ort de cette
Bonne ei\ dans le fuccès de (qs foins,
jugez de ce que fera l'enfant à me-
fure que fori intelligence & fon cœac
fe formeront.
Parvenue à certain âge, la petît3 (ille
efl: capricieufe ou mutine. Suppofons
un moment critique, important , oui
elle ne veut rien entendre ; ce moment
viendra bien rarement , on fent pour-
quoi. Dans ce m'^mentfûcheux la Bonne
manque de reiTource. Alors elle s'at-
tendrit en regardant fon Elevé 3c lui
dit. Cen e(î donc fait'^ tu m^oies le pain
de maviti /iffè,
- Je fuppoie que la fille d'un tel per^
ne fera pas un monftre ; cela éta .t ,
l'effet de ce mot efl: fur ; mais il ne faut
pas qu'il foit dit deux fois.
On peut faire en forte que la petite
fe le dife à toute heure , & voilà d'où
naiffent mille biens à la fois. Quoi qu'il
E 0
ro? Lettre au TEmcs
en foit 5 croyez- vous qu'une femme quf:
pourra parler alnfi à Ton Elevé ne s'af-
fedionnera pas à elle ? On s'afreétionne:
aux gens fur la tête defquels on a mis
des fonds;, c'eft le mouvement de la
nature , & un mouvement non moins
naturel eft de s'affectionner à (on pro-
pre ouvrage , fur tout quand on en at-
tend fon bonheur. Voilà donc notre pre-
mière recette accomplie.
Seconde règle.
Il faut que la Bonne ait fa conduite-
toute tracée de une pleine confiance
<ians le fuccès.
Le mémoire inftrudif qu'il faut lur
donner eft une pièce très-importante.
Il faut qu'elle l'étudié fans cefre,ilfaut'
qu'elle le fâche par cœur, mieux qu'un
AmbafTadcur ne doit favoir fes inftruc-
tions. Ma'sce qui eft plus important en--
core, c'eft qu'elle foitparfaitement con-
vaincue qu'il n'y a point d'autre route
pour aller au but qu'on lui marque & pat
conféquent au lien.
Il ne faut pas pour cela lui donner
d'abord le mémoire. Il fautlui dire pre-*
mierement ce que vous voulez faire ;.
lui montrer l'état de corps & d'ame oh'
yoMSQxigQZ qu'elle mette votre enfanter
Là defTus toute dilpute ou obj^étion de
la part eft inutile : vous n'avez point
deraifons à lui rendre de votre voL^nté.
Mais il faut lui prouver que la chofe
eft faiiable , & qu'elle ne Teft que pat
les moyens que vous propofez ; c'eft
fur cela qu'il faut beaucoup railonner
avec elle ; ii faut lui dire vos raifons
clairement, fimplement, au long, en
termes à fa portée. Il faut écouter (es
réponfes , fes fentimens , fes objeâ:ions,
ks difcuter à loifir enfemble , non pas-
tant pour ces objeâions mêmes, qut
probablement feront fuperficielles j que'
pour faifir l'occafîon de bien lire dans
fon efprit, de la bien convaincre que-
les moyens que vous indiquez font les
feuls propres à réuflir. Il faut s'aiïurer
que de tout point elle eft convaincue-
non en paroles mais intérieurement,'
Alors feulem,ent il faut lui donner le-
mémoire, le lire avec elle, l'examiner j».
l'éclaircir , le corriger peut- être , & s'aP-
furer qu'elle l'entend parfaitement.
Il (arviendra fou vent durant Tédu^
cation descirconftances imprévues ifou***
vent les chofes prefcrites ne tourneront-
pas comme on avoit cru : les éîém.ens^
ftéççjflàire^ pour réfoudre \^ problê-f
iîo Lettre au PRibrCf
mes moraux font en très- grand noni'*
bre , & un feul omis rend la folution
fau/Te. Cela demandera des conférence^
fréquentes 5 des difcullions, deséclair-
cifTcmens auxquels il ne faut jamais fe
reiufer, & qu'il faut mémerendre agréa-
bles à la gouvernante par le plaifir avec
lequel on s*y prêtera. C'eft encore un
fort bon moyen de l'étudier elle-même.
Ces détails me femblent plus particu-
lièrement la tâche de la me-e. Il faut
qu'elle fâche le mémoire a ilîî bien que
la gouvernante ; mais il faut qu*elîe le
fâche autrem.ent. La gouvernante le fau-
ra par les règles , la mère le faura par
les principes : car premièrement ayant
eu une éducation plus foignée , & ayant
eu Tefprit plus exet^cé , elle doit être
plus en état He gé léralifer (qs idées,
& d'en voTr tous les rapports; & de
plus prenant au fuccès un intérêt plus
vif encore, elle doit plus s'occuper des
m-^-yens d.y parvenir.
Troifieme règle. L,^ Bonne doit avoir
un pouvoir abfolu fur fenfant.
Cette règle bien entendue fe réduit
à celle ci , que le mémoire feul doit
tout -^ uverner : car quand chacun fe
Tégleiafcrapuleufeaient furie mémoire^.
DE WlRTlîMBERG. 111]
îl s'enfuit que tout le monde agira tou-
jours de concert , (aufcequi pourrait
être ignoré es uns ou des autres j mais
il eft aifé de pourvoira ceKi.
Je n'ai pas perdu mon obj<;t de vue ;
mais l'ai été forcé de faire un bien grand
détour. Voiîà déjà la difficulté le-
vée en grande partie ; car notre Elevé
aura peu à craindre des domeftiques ,
quand la féconde mère aura tant d'in-
térêt à ia furveiller. Parlons à préfent
de ceux ci.
Il y a dans une maifon nombreufe
dis movens généraux pour tout faire,
& fans lefquels on ne parvient jamais
à rien.
D'abord les mœurs , Timpofante ima-
ge de la vertu devant laquelle tout flé-
chit , jufqu'au vice même ; enfuite Tor-
dre, la vigilance ; eniîn l'irtéretle der-
nier de tout ;) 'ajouterois la vanité , mais
Tétatfervile eft trop près de la mifere;
la vanité n'a fa grande force que fur les
gens qui ont du pain.
Pour ne pas me répéter ici , permet-
tez, Monlieur le Duc , que je vous
renvoyé à la cinqueme partie de l'Hé-
loï(e , Lettre dixième. Vous y trouve-
rez un recueil de maximes quimepa-
JTl Lettre au P^iNôif'
roiiTent fondamentales , pour donrfsf
dans une maifon grande ou petite du
reiïbrt à l'autorité , du refte , je con-
viens de iar difficulté de Texicution,
parce que 5 de tous les ordres d'hom-
lïies imaginables 5 ce^ui des valets îaiiTe
le moins de prife pour le mener oùron^
veut. Mais tous les raifonnemens da
monde ne feront pas qu'une chofe ne^
foît pas ce qu*^elie eft, que ce qui n'y
eft pas s'y trouve , que d^s valets ne
foient pas des valets.
Le train d'un grand Seigneur eft fuC-
ceptible de plus &: de moins, fans^
eefièr d'être convenable. Je parsde-là-
pour établir ma première maxime.
1. Réduifez votre fuite au moindre'
nombre de gens qu'il foit pollible ; vous^
aurez moins, d'ennemis 3 & vous en fe--
rez mieux fervi. S'il y a dans votre mû^
Ibn un feul homme qui n'y foit pas:
âécefTaire, il y ednuifible; foyez-enfûr.-
2. Mettez du choix dans ceux que-'
vous garderez , & préférez de beau-
coup unfersrice exa<?cà un fervice agréa-»-
ble. Ces gens qui applaniffent tout de-"*-
Vant leur maître y font tous des frW
pons. Sur-tout point de diiîîpateur,^^
j. Sou,mettezrle5 à la règle, en tout^p
DE ViRTEMBSRG. II3
chofe 5 même au travail, ce qu'ils fe'-
ront dût -il nétre bon à rien.
4. Faites qu'ils aient un grand inté-
rêt à refter long- temps à votre fervice,
qu'ils s'y attachent à mefure qu'ils y
reftent, qu'ils craignent par conféquent
d'autant plus d'en fortir, qu'ils y font
reftés plus long-tems, La raifon & les
moyens de cela le trouvent dans le li-^
vre indiqué.
Ceci <ont les données que je peux
fuppofer 5 parce que , bien qu'elles de-
mandent beaucoup de peine , enfin elles
dépendent de vous. Cela pofé:
Quelque tems avant que de ieurpar-r
1er , vous avez quelquefois des entre-
tiens à table fur l'éducation de votre
enfant, & fur ce que vous vous propofez:
de £iire , fur les difficultés que vous au-
rez à vaincre, Se fur la ferme réfolu-
tion où vous ères de n'épargner aucun
foin pour réullir. Probablement vos
gens n'auront pas manqué de critiquer
entr'eux la manière d'élever l'enfant ;
ils y auront trouvé de la bizarrerie ,
il la faut juftiner , mais fimplement de
en peu de mots. Du refte, il faut mon-
trer votre objet beaucoup plus du côté
moral ôi pieux ;, que du côté phiioiQ-
ÎI4 Lettre au Pkikce
phique. Madame la Princefle, en ne coff-
fultant que ion cœur, peut y rr;éler
des mots charmans. M. TifTot peut
ajouter quelques réflexions dignes de lui.
On eft il peu accoutumé de voiries
grands avoir ces entrailles, aimer la
vertu, s'occ'jper de leurs enfans^que
ces ccnveruitions courtes & bien ména-
gé S ne peuvent manquer de produire
Ui; grand effet. Mai? fur-tout nulle om-
bre feftation 5 point de longueur.
Le- .iorr.edlq'jes ont l'œil très perçant :
tC'itiercitperdus'ih (bupçonnoient feu-
lement qu'il y eut en cela rien de con-
tefté ; & en effet rien ne doit l'être.
Bon père , bonne mère , laifTez parler
vos cœurs avec (implicite: ils trouve-
ront des chofes touchantes d'eux-mê-
mes; je vois d'ici vos domefliques der-
rière vos chalfes fe proilerner devant
leur maître au fond de leurs cœurs :
voilà les difpofitions qu'il faut faire naî-
tre 5 & dont il faut profiter pour les
règles que nous avons à leur prefcrire.
Ces règles font de deux efpeces ,
félon le jugement que vous porterez
vous-même de l'état de votre maifon &
des mœurs de vos 2:ens.
Si vous croyez pouvoir prendre en
Ï5E 'WiRTEMBERG. 11^^
eux une confiance raifonnable & fon-
dée fur leur intérêt, il ne s'agira quo
d'un énoncé c'air & bref de la manière
dont on doit fe conduire toutes les fors
qu'on approchera de votre enKint , pour
ne poin.t contrarier fon éducation.
Qv.i^ Il malgré toutes vos précautions",
vous croyez devoir vous défier de ce
qu'ils pourront dire ou faire en fa pré-
fence , la règle alors fera plus fimple,
& fe réduira à n'en approcher jamais
fous quelque prétexte que ce foit.
Quel ce ces deux p:rtis que vous
choihffiez, il faut qu'il foit fins ex-
ception &c le même pour vos gens de
tout étage , excepté ce que vous des-
tinez fpécialement au fervice de l'en-
fant & qui ne peut être en trop petit
nombre , ni (crupuîeufement choiii.
Un jour donc vous alfemblcz vos
gens 5 & dans un difcours grave & fint-
ple 5 vous leur direz que vous crovez
devoir en bon père , apporter tous vos
foins à bien élever l'enfant que Dieu
vous a donné, «c Sa r^ere & moi fcn-
33 tons tout ce qui nnifit à la notre.
33 Nous l'en voulons préferver; & (î
53 Dieu bénit nos ttïorts, nous n'aurons
3' point de compte à lui rendre d^s
ii6 Lettre au Princs
:>3 défauts ou des vices que notre en-
35 fant pourroit contraâ:er. Nous avons-
35 pour cela de grandes précautions à
35 prendre : voici celles qui vous regar-
55 dent, & auxquelles j'efpere que vous
55 vous prêterez en honnêtes gens , dont
5> les preTjiers devoirs font d'aider à
»5 remplir ceux de leurs maîrres '5.
Après renoncé de la règle dont vous
prefcrivez robfervation , vous ajoutez
que ceux qui feront exacls à la (uivre
peuvent compter fur votre bienveil-
lance & même fur vos bienfaits. « Mais
»3 je vous déclare en même tems , pour-
>5 fuivez-vous d*une voix plus haute,
35 que 5 quiconque y aura manqué une-
33 feule fois , 6c en quoi que ce puifîe
35 être, fera chaflé lur le champ di
35 perdra (qs g^gcs. Comme c'eft-là la
33 condition fous laquelle je vous garde,
33 & que je vous en préviens tous,
33 ceux qui n'y veulent pas acquiefcer,
» peuvent fortir 53.
Des règles fi peu gênantes ne fe-
ront fortir que ceux qui feroient fortis
fans cela ; ainfi vous ne perdez rien à
leur mettre le marché à la main , & vous
leur en impofez beaucoup. Peut- être
au Commencement, quelc[ue étourdi
DE WiRT EM BER<S?. II7
en fera-t-il la vidime , & il faut qu'il
le foit. Fût-ce le Maître d'Hôtel, s'il
jj'eH: challé comme un coq.iin , tout
eft manqué. Mais s'ils voient une tois
que c'eft tout de bon & qu^on les fur^
veille , on aura déformais peu befoia
de les furveiller.
Mille petits moyens relatifs naiiïent
de ceux-là; mais il ne faut pas tout
.dire 5 de ce mémoire eft déjà trop long.
J'ajouterai feulement un avis très-im-
portant de propre à couper cours au
mal qu'on n'aura pu prévenir. C'efl
.d'examiner toujours l'enfant avec le plus
grand {oin,d>c de fuivre attentivement
les progrès de fon corps & de fon cœur.
S'il fe fait quelque chofe autour de lut
contre la règle, l'impreftion s'en mar-
quera dans l'enfant même. Dès que
vous y verrez un figne nouveau, cher-
chez-en la caufe avec foin; vous I3.
trouverez infailliblement. A certain âgs
il y a toujours remède au mal qu'on n'a
pu prévenir, pourvu qu'on ûche le
connoître, & qu'on s'y prenne à tems
pour le guérir.
Tous ces expédiens ne font pas fa-
ciles, & je ne réponds pas abfolument
de leur fuccès : cependant je crois qu'oiî
Îl8' L E T T R i , &C,
y peut prendre une confiance raifon-
nable, & je ne vois rien d'équivalent
dont j'en puifle dire autant.
3Jans une route toute nouvelle , il ne
faut pas chercher des chemins battus ,
& jiinais entreprife extraordinaire &
difficile ne s'exécute par des moyens
ailés de communs.
Du refte 5 ce ne font peut-être ici
que les délires d'un fiévreux. La com-
paraifon de ce qui eft à ce qui doit
être 3 m'a donné refprit romanefque de
m'a toujours jette loin de tout ce qui
fe fait. Mais vous ordonnez, Monlieur
le Duc , j'obéis. Ce font mes idées que
vous demandez, les voilà. Je vous
tromperois , fi je vous donnois la raifoa
des autres, pour les folies qui font à
moi. En les fai fan t p aile r fous les yeux
d'un (î bon juge , je ne crains pas le mal
iju'elles peuvent caufer.
••îjS-
X
LETTRE
^ M, U S T E R I,
Professeur a Zuri ch.
JSur U Chap. VIII du dernier livre du
Contrat SociaL
Q.
Motïtrs^ îf Juillet 1763,
^UÊLQu'ExcFDé que je fois de dif-
putes bc d'objections , & quelque ré-
pugnance que j'aie d'employer à ces
petites guerres les précieux commerce
de l'amitié, je continue à répondre à
vos difficultés puifque vous l'exigez
ainfi. Je vous dirai donc avec ma fran-
chlfe ordinaire , que vous ne me pa-
roi iTez pas avoir bien faifi l'état de la
quedion. La grande fociété, la fociété
humaine en général , ed fondée fur
riium^nité, fur la bienfainnce univer-
felle. Je dis , & j'ai toujours dit que
îe chriftianiime efl favorable à celle-là,
Mali les fociétés particulières, ks
i
Î20 L E T T H fi
fociétés politiques & civiles ont un tout
autre principe; ce font des établiOe-
snens purement humains , dont par con-
féquent le vrai chriftianifme nous dé-
tache, comme de tout ce qui n'eft que
terreftre. Il n'y a que les vices des hom-
mes qui rendent ces établiliemens né-
cefTaires, & il n'y a que les pallions
humaines qui les confervent. Otez tous
les vices à vos chrétiens , ils n'auront
plus befoin de magiftrats ni de loix*
Otez leur toutes les pallions humai-
nes, le lien civil perd à l'inftant tout
fon relTort; plus d'émulation, plus de
gloire, plus d'ardeur pour les préfé-
rences. L'intérêt particulier eft détruit,
& faute d'un foutien convenable, l'état
politique tombe en langueur.
Votre fuppofîtion d'une fociété po-
litique & rigoureufe de chrétiens tous
parfaits à la rigueur, eil donc contra-
diâ:oire ; elle efl encore outrée quand
vous n*y voulez pas admettre un feul
homme injufte, pas un feul ufurpateur.
Sera-t-elle plus parfaite que cel'e des
Apôtres? & cependant il s'y trouva
un Judas. . . . fera-t-elle plus parfaite
<\UQ celle dQS Anges? & le Diable,
4it on ^en eft forti, Moa cher ami , vous
oubliez;
A M. U s T E R T. 121
oubliez que vos chrétiens feront des
hommes, & que la perFeâiion que je
leur fuppofe , efl celle que peut com-
porter rhumanité. Mon livre n'efi pas
fait pour les Dieux.
Ce n'eft pas tout. Vous donnez à
vos citoyens un tad moral, une fi-
nèfle exquife ; & pourquoi? parce qu'ils
font bons chrétiens. Comment ! Nul ne
peut être bon chrétien à votre compte ,
fans être un la Rochefoucault , un la
Bruere ? A quoi pcnfoit donc notre
maître , quand il béniflbit les pauvres
en efprit ? Cette aÏÏertion-là premiè-
rement, n'eft pas raKonnable, puifque
la finefle du tad moral ne s'acquiert
qu'à force de comparaifons & s'exerce
même infiniment mieux fur les vices que
Ton cache que iur les vertus qu'on ne
cache point. Secondement , cette même
alTertion eft contraire à toute expé-
rience, & Ton voit conftam.ment que
c'efl dans les plus grandes villes , chez
les peuples les plus corrompus qu'on
apprend à mieux pénétrer dans les
cœurs, à mieux obferver les hommes,
à mieux interpréter leurs difcours par
leur fentiment, à mieux diftinguer la
réalité de l'apparence. Nierez -voua
(E/.'y. Pcp. tom» VI. E
122 L E :? T R E
qu'il n'y ait d'infiniment meilleurs ob-
fervateurs moraux à Paris qu'en SuifTe?
ou conclurez-vou5 de-là qu'on vit plus
,vertueufement à Paris que chez vous?
Vous dites que vos citoyens feroient
infiniment choqués de la première in-
|ufl:ice. Je le crois; mais quand ils la
verroient, il ne feroit plus tems d'y
pourvoir; & d'autant mieux qu'ils ne
le permettroient pas aifément de mal
penfer d§ leur prochain , ni de don-
ner une mauvaife interprétation à ce
qui pourroit en avoir une bonne. Cela
feroit trop contraire à la charité. Vous
n*ignoiez pas que les ambitieux adroits
fe gardent bien de commencer par des
înj'jftices; au contraire, ils n'épargnent
rien pour gagner d'abord la confiance
6c Teftime publique, par la pratique
extérieure de la vertu. Ils ne jettent
le mafque , & ne frappent les grands
coups, que quand leur partie eft bien
liée, & qu'on n'en peut plus revenir,
Crom^jf^el ne fut connu pour un tyran ^
qu'après avoir paiïe quinze ans pour
le vengeur des ioix j & le défenfeur
ide la religion.
Pour conferver votre République
chrétienne , vous rendez fes yoi/ins
A M, U s T E H r, 125
aufîî juftes qu^elle; à la bonne heure.
Je conviens qu'elle fe détendra tou-
jours aïïez bien pourvu qu'elle ne foit
point attaquée. A l'égard du courage
que vous donnez à Tes foldats , par le
fimple amour de la confervation, c'eft
celui qui ne manque à perfonne. Je lui
ai donné un motif encore plus puifTant
fur des chrétiens; favoir, l'amour du
devoir. Là - defTus , je crois pouvoir
pour toute réponfe vous renvoyer à
mon livre où ce point eft bien difcuté.
XDomment ne voyez-vous pas qu'il n'y
a que de grandes partions qui faflent
de grandes chofes? Qui n'a d'autre
paiTion que celle de Ton faîut , ne fera
jamais rien de grand dans le temporel.
Si Mutius Scevola n'eût été qu'un faint ,
croyez-vous qu'il eût fait lever le fiége
<ie Rome? Vous me citerez peut-être
la magnanime Judith. Mais nos chré-
tiennes hypothétiques, moins barba-
rement coquettes , n'iront pas , je crois,
féduire leurs ennemis , & puis , cou-
cher avec eux pour les mafTacrer du-
rant leur fommeil.
Mon cher ami , je n'afpîre pas à vous
convaincre. Je fais qu'il n'y a pas deux
têtes organifées de même , & qu'aprè*
F2
'ï24 Lettre, B<Ct
bien des difputes, bien des objectibtts ,
bien des éclairciiïemens , chacun finit
toujours par refier dans fon fentiment
comme auparavant. D'ailleurs quelque
philofoph-e que vous puiiïiez être, je
fens qu'il faut toujours un peu tenir
à Tétat, Encore une fois , je vous ré-
ponds 5 parce que vous le voulez ;
mais je ne vous en eftimerai pas moins ,
pour ne pas penfcr comme moi. J'ai
dit mon avis au public, & j'ai cru le
devoir dire en chofes importantes &
qui intéreffent l'humanité. Au refie ,
je puis m'étre trompé toujours, & je
îne fuis trompé fouvent fans doute. J'ai
dit mes raifons; c'eft au public, c'eft
â vous à les peferjàles juger , à choifir.
Pour moi, je n'en fais pas davantage,
& je trouve très-bon que ceux qui pnt
d'autres fentimens, les gardent, pourvu
qu'ils me laiffent en paix dans le mien^.
Î25'
DEUX LETTRES
A M, LE MARÉCHAL
DE LUXEMBOURG,
Contenant une defcription du Val-dc'
Travers,
Alotier3 , le 20 Janvier 176-3.
LETTRE PREMIERE.
Vous voulez, Monfieur le Maré-
chal , que je vous décrive le pays que
j'habite? Mais comment faire? Je ne
fais voir qu'autant que je fuis ému;
les objets îiidifférens font nuls à mes
yeux; je n'ai de l'attention qu'à pro-
portion de l'intérêt qui l'excite; & quel
intérêt puis-je prendre à ce que je re-
trouve fi loin de vous ? Des arbres ,
àQS rochers, à^s maifons , des hommes
mêmes, font autant d'objets ifolés dont
chacun en particulier donne peu d'é-
f-3
126 Lettre au Maréchal
motion à celui qui le regarde : maïs
î'impreflion commune de tout cela ,
qui le réunit en un feuPtableau, dé-
pend de Tétat ou nous fomnies en le
contemplant» Ce tableau, quoique tou-
jours le même , fe peint d'autant de
manières qu'il j a de difpofitions dif-
,, férentes dans les cœurs des rpe6lateurs ;
Se ces différences, qui font celles de
nos jugemens , n'ont pas lieu feulement
d'un fpe<5tateur à l'autre 5 mais dans le
même en différens tems. C'eft ce que
j'éprouve bien fenfiblement en re-
voyant ce pays que j'ai tant aimé. J'y
croyois retrouver ce qui m'avoit charmé
dans ma jeunefTe ; tout eft changé ;
c'eft un autre payfage , un autre air,
un autre ciel , d'autres hommes ,& ne
voyant plus mes Montagnons avec des
yeux de vingt ans , je les trouve beau-
coup vieillis. On regrette le bon tems
d'autrefois; je le crois bien : nous at-
tribuons aux chofes tout le change-
ment qui s'eft fait en nous,& lorfque
îe plaifir nous quitte, nous croyons
qu'il n'eft plus nulle part» D'autres
voient les chofes comme nous les avons
vues 5 èc les verront comme nous les
.voyons aujourd'hui, Mais ce font de^-
DE L U X E M B O U S G\ iTf
éefcriptions que vous me demandez ^
non à^s réflexions, & les miennes m'en-
traînent comme un vieux enfant qui
regrette encore Tes anciens jeux. Les
diverfes impre(îîons que ce pays a fai-
tes fur moi à difïérens âges me font
conclure que nos relations fe rappor-
tent toujours plus à nous qu'aux cho-
fes 5 & que , comme nous décrivons
bien plus ce que nous fentons que ce
qui efl: , il faudroit favoir comment'
étoit affe(5lé Fauteur d'un voyage en
l'écrivant , pour juger de combien fes
peintures fon-t au-deçà ou au-delà dit
vrai. Sur ce principe, ne vous étonnez
pas de voir devenir aride & froid fous
ma plume un pays jadis fi verdoyant ^
fî vivant, Çi riant à mon gré : vous
fentirez trop aifément dans ma lettre
en quel tems de ma vie & en quelle fai-
fon de Tannée elle a été écrite.
Je fais, Monfieur le Maréchal ^ que
pour vous parler d'un village, il ne
faut pas commencer par vous décrire
toute la Sui/Te, comme {\ le petit coin
q;ue j'habite avoit befoin d'être cir^
confcrit d'un Çi grand efpace. Il y a
pourtant à^s chofes générales qui ne
& devinent point ^ & qu'il faut favokr'
i2S Lettre: au Makéchâc
pour juger des objets particuliers. Pour
connoitre Motiers , il faut avoir quel-
que idée du Comté de Neufchâtel , Se
pour connoitre le Comté de Neuf-
châtel, il faut en avoir de la Sui/Te
entière.
Elle offre à-peu-près par-tout les mê-
mes afpeéls, des lacs , des prés, des bois,
des montagnes; & les SuiiTes ont auiîi
tous à -peu -près les mêmes moeurs,
mêlées de Timitation des autres peu-
ples & de leur antique fim.plicité. Ils ont
des manières de vivre qui ne changent
point, parce qu'elles tiennent, pour
-ainfi dire, au fol du climat , aux be-
foins divers , & qu'en cela les habltans
feront toujours forcés de fe conformer
à ce que la nature des lieux leur pref-
crit. Telle eftj par exemple, la diftri-
bution de leurs habitations, beaucoup
moins réunies en villes 6c en bourgs
au'en France, mais éparfes & difper-
lées çà ëc là fur le terrein avec beau-
coup plus d'égalité. Ainfi , quoique
la Suifîe foit en général plus peuplée
à proportion que la France, elle a de
moins grandes villes & de moins gros
villages: en revarxhe on y trouve par-
tout des maiioRS, le village couvre
DE Luxembourg. i2p
toute la paroifTe, & la ville s'étend
fur tout le pays. La SuifTe entière eti:
comme une grande vilie divifée ea
treize quartiers, dont les uns font (ur
les vallées, d'autres fur les coteaux,
d'autres fur les montagnes. Genève ,
Saint-Gai, Neufchâtel, font comme les
fauxbourgs : il y a des quartiers plus
ou moins peuplés, mais tous le font
alfez pour marquer qu'on efl toujours
dans la ville : feulement les maifons ,
au lieu d'être alignées, font difperlées
fans fymmétrie &: fans ordre , comme
on dit qu'étoient celles de l'ancienne
Rome. On ne croit plus parcourir des
déferts quand on trouve des clochers
parmi les fapins, des troupeaux fur des
rochers, des manufadures dans des
précipices, des atteliers fur des tor-
rens. Ce mélange bizarre a je ne fais
quoi d'animé, de vivant qui refpire la
liberté , le bien-être , &: qui fera tou-
jours du pays où il fe trouve un fpec-
tacle unique en fon genre , mais fait
feulement pour des yeux qui fâchent
voir.
Cette égale diftribution vient du
grand nombre de petits Etats qui di«
yife les Capitales , de la ruàQiTîi da
Fi:
'jTjcy Letthe au Marecîïai?
pays qui rend les tranfports difficiref^J.
de de la nature des productions , qui >«
confiftant pour la plupart en pâturages^
exige que la eonfommation s'en faiïe-
fur les lieux mêmes , & tient les hom-
mes aulE difperfés que les beftiaux».
Voilà le plus grand avantage de la'
SuifTe , avantage que fes habifans re-
gardent peut-être comme un. malheur,,
mais qu'elle tient d'elle feule , que rierr
ne peut lui 6ter, qui malgré eux con-
tient o\x retarde le progrès du luxe-
& des mauvaifes mœurs , & qui répa^
ïera toujours à îa longue l'étonnante^
déperdition d'hommes- qu^elle feit dans
les pays étrangersr
Voilà le bien; voici le mal amené
par ce bien même. Quand les SuifTes^
qui jadis vivant renfermés dans leurs^
montagnes fe fuffifoient à eux-mêmes,
<ont commencé à communiquer avec
d'autres nations ^ Ils ont pris goût à
leur manière de vivre & ont voulu Ti-
miter ; ils fe font apperçus que Targenf
«toit unre bonne; chofe , & ils ont voulu?
«n- avoir; fans produdions^ ôc fans in^
duflrie pour l'attirer , ifs fe font mis^
«n commerce eux-mêmes, ils fe font
^r^ndus en détail aux puiffançes^ilsoîilf
t)F. tuxi:MB0UÂ(5'. 13 ï
t-Cquls par-là précifément afTez d'argent
^our fentir qu'ils étoient pauvres; \qs
moyens de le faire circuler étant pref-
que impo(îibles dans un pays qui ne
produit rien & qui n'efl: pas maritime j>
cet argent leur a porté de nouveaux
ï)eroins fans augmenter leurs refFour-
Ces. Ainfi leurs premières aliénation*
de troupes les ont forcés d'en faire de
plus grandes & de cantinuer toujours^
La vie étant devenue plus- dévouante",
îe même pays n'a plus pu nourrir la-
même quantité d'habitans. C'eft fa rai-
fbn de la dépopulation que l'on com-
mence à fentir dans toute la SuilTerf»
Elle nourrifToit fes nombreux habitans
quand ils ne fortoient pas de chez eux;^
à préfent qu'il en fort la moitié , à pein©
peut-elle nourrir l'autre»
Le pis eft que de cette moitié qui fort
il en rentre afTez pour corrompre tout
ce qui refte par l'imitation des autres
ufages des pays & fur-tout de la France ^
qui a plus de troupes SuifTes qu'aucune
autre nation. Je dis corrompre , fans
cntrei* dans la q«eftion (ï les mœurs
Françoifes font bornes ou mauvaifesf
«n France, parce qu3 cette queftioit
tft hors de doute qua|?t à la Suiflc-
Fé
1^2 Lettre au MapIc^itat:
êc qu'il n'efr pas poflible que les me*
mesufages conviennent à des peuples
qui n'ayant pas les mêmes refTources
éc n'habhant ni le même climat, ni le
même fol , feront toujours forcés de
vivre difteremment.
Le concours de ces deux caufe?;
Tuna bonne & l'autre mauvaife , fe
fait fentir en toutes chofes, il rend
raifon de tout ce qu'on remarque de
particulier dans les mœurs des Suif-
fes 5 & fur- tout de ce contrafte bizarre
de recherche & de fimplicité qu'on
fent dans toutes leurs manières. Ils
tournent à contre -fens tous les ufa-
gQS qu'ils prennent, non pas faute d'e(^
prit 5 mais par la force des chofes. En
Tranfportant dans leurs bois les ufages
des grandes villes, ils les appliquent
de la façon la plus comique; ils ne
favent ce que c'efl: qu'habits de cam-
pagne; ils fo r parés dans leurs rochers
comme ils Tétoient à Paris; ils por-
tent fous leurs fapins tous les pompons
du Palais-Rojal , &: j'en ai vu reve-
nir de faire leurs foins en petite vefte
à falbala de mou/Teline. Leur délica-
teffe a toujours quelque chofe de grof^
£er 3 leur luxe a toujours quelque
r> E L U A E M B O U R <?. 153
chofe de rude. Ils ont des entremets ,
mais ils mangent du pain noir; i!s 1er-
vent des vins étrangers Se boivent de
la piquette ; des ragoûts fins accom-
pagnent leur lard rance & leurs choux ;
ils vous offriront à déjeuné du café
& du fromage, à goûté du thé avec
du jambon j les femmes ont de la den-
telle & de fort gros linge, des robes
de goût avec des bas de couleur :
leurs valets, alternativement laquais èc
bouviers, ont Thabit de livrée en fer-
vant à table, & mêlent Todeur du fu-
mier à celle des mets.
Comme on ne jouit du luxe qu'en
le montrant , il a rendu leur fociété
plus familière fans leur ôter pourtant
le goût de leurs demeures ifolées. Per-
fonne ici n'efl: furpris de me voir paf-
fer l'hiver en campagne; mille gens du
monde en font tout autant. On de-
meure donc toujours féparés , m^ais on
fe rapproche par de longues & fréquen-
tes vifîtes. Pour étaler fa parure & fes
meubles, il faut attirer fes voifins &
]qs aller voir ; ôc comme ces voifin?
font fouvent afîez éloignés , ce font des
voyages continuels. AufTi jamais n'ai-
je vu de peuple fi allant que les Suif:
354 tF.TTRÏ! AU MaPvÏCHAÏt
(qs; les François n'en approchent paSi
Vous ne rencontrez de toutes parts
que voitures ; il n'y a pas une maifon
qui n'ait la Henné, & les chevaux dont
la Suiffe abonde ne font rien moins-
qu'inutiles dans le pays. Mais comme
ces courfes ont fouvent pour objet des
vifites de femmes, quand on monte à
cheval, ce qui com.mence à devenir
rare , on y monte en jolis bas blancs-
bien tirés 5 Si l'on fait à-peu-près pour
courir la pofie la même toilette que'
pour aller au bal. Aufli rien n'eft fr
brillant que les chemins de îa Suifle ;'
on y rencontre à tout moment de pe--
tits Meneurs & de belles Dames, on
fi'y voit que bleu. Vert, couleur de
tofe, on fe croiroit au jardin du Luxem*-
bourg.
tJn effet de ce commerce eft d'a-
t^oir prefque ôté aux hommes le goût
du vin, éc un effet contraire de cette
t^ie ambulante , eft d'avoir cependant
Tendu les cabarets fréquens & bons
dans toute la Suiffe. Je ne fais pas
pourquoi l'on vante tant ceux de
France; ils n'approchent fûrement pai-
de ceux-ci. Il eft vrai qu'il y fait très-
cKejf vivre ^ mais cela eft vrai aufli d^
la vie domeftique , & cela ne fauroit
être autrement dans un pays qui
produit peu de denrées & où Fargent
ne laifTe pas de eirculer.
Les trois feules marchand ifes qui
leur en aient fourni jufqu'ici font les
fromages , les chevaux & les hommes ;
mais depuis rmtrodudlon du luxe , ce-
commerce ne leur fuifit plus , & ils
y ont ajouté celui des manufadures-
dont ils font redevables aux réfugiés
François j- reffource qui cependant a
plus d'apparence que de réalité ; car'
comme la cherté des denrées augmente
avec les efpeces , & que la culture de
la terre fe néglige quand on gagne
davantage à d'autres travaux , avec
plus d'argent ils n'en font pas plus ri-
ches; ce qui fe voit par la comparai-^
fon avec les SuifTes catholiques, qui
n^ayant pas la même reffource, font
plus pauvres d'argent,- & ne vivent
pas moins bien.
Il eft fort fingulier qu'un pays fi'
mde & dont les habitans font fi en-
clins à fortir, leur infpire pourtant ur?
amour fi tendre que fe regret de T»
Toir quitté les y ramené pfefque tous»
i la fin , & cjue ce regret donne à ceu;^
1^6 LëTTPvï: AtT llA-RlcnAt
qui n'y peuvent revenir , une maîadit
quelquefois mortelle , qu'ils appellent,
je crois , le Hcmve, Il y a dans la Suiiïe
un air célèbre appelle le Ranz-des-
vaches, que les bergers Tonnent fur
leurs cornets & dont ils font retentir
tous les coteaux du pays. Cet air ,
qui efl: peu de chofe en lui-même, mais
qui rappelle aux SuifTes mille ide'es re-
latives au pays natal, leur fait verfer
des torrens de larmes quand ils l'ea-
tendent en terre étrangère. Il en a
même fait mourir de douleur un (i
grand nombre , qu'il a été défendu par
ordonnance du Roi de jouer le ranz-
des-vaches dans les troupes SuifTes.
Mais, Monfieur le Maréchal , vous
favez peut-être tout cela mieux que
moi , & \^s réflexions que ce fait pré-
fente ne vous auront pas échappé. Je
ne Duis m'empécher de remarquer feu-
lement que la France efi; alTlirément le
meilleur pays du monde, où toutes
les commodités & tous les agrémens
de la vie concourent au bien-être des
habitans. Cependant il n'y a jamais eu,
que je fâche, de Hemvé ni de ranz-
des-vaches qui fit pleurer & mourir
de regret un François en pays étran-
DV. Luxembourg. 137
ger, ?<: cette maladie diminue beaucoup
chez les SuiiTes depuis qu'on vit plus
agréablement dans leur pays.
Les SuifTes en général font jufles,
officieux, charitables, amis folides ,
braves foldats ^ bons citoyens , mais
intrigans , défians , jaloux, curieux,
avares, & leur avarice contient plus
leur luxe que ne fait leur {implicite.
Ils font ordinairement graves & fleg-
matiques , mais ils font furieux dans
la colère, & leur joie efl: une ivrefTe,
Je n'ai rien vu de fi gai que leurs
jeux. Il eft étonnant que le peupla
François danie triftement, languifTam-
ment , de mauvaiie grâce, 6c que les
danfes Suides foient fautillantes & vi-
ves. Les hommes y montrent leur vi-
gueur naturelle & les filles y ont uns
légèreté charmante : on diroit que la.
terre leur brûle les pieds.
Les SuilTes font adroits & rufés dans
les affaires : les François qui les ju-
gent grolliers font bien moins déliés
qu'eux; ils jugent de leur efprit par
leur accent. La Cour de France a
toujours voulu leur envoyer des gens,
fins & s'ell: toujours trompée. À ce
genre d'efcrime ils battent communs^
î^B Lettre au Maréchal
ment les François : mais envoyez -leur
des gens droits & fermes ^ vous ferez
d'eux ce que vous voudrez, car na-
turellement ils vous aiment. Le Mar-
quis de Bonnac ^ qui avoit tant d'ef-
prit, mais qui paiïbit pour adroit, n'a
i^ien fait en SuifTe, & jadis le Maréchal
de Baffompîerre y faifoit tout ce qu'il
vouloit , parce qu'il étoit franc , ou
qu'il paiïbit chez eux pour l'être. Les
Suiiïès négocieront toujours avec avan-
tage, à moins qu'ils ne foient vendus-
par leurs magiftrats, attendu qu'ils peu-
vent mieux fe paiïèr d'argent que hs
Puiiïances ne peuvent fe paiïèr d'hom-
mes; car pour votre bled, quand ils
voudront ils n'en auront pas befoin.
Il faut avouer auiîi que s'ils font bien
ïeurs traités , ils les exécutent encore
mieux , fidélité qu'on ne fe pique pas
de leur rendre.
Je ne vous dirai rien , Monfieur k
Maréchal, de leur gouvernement &
de leur politique, parce que cela me"
meneroit trop loin, & que je ne veux
vous parler que de ce que j'ai vu. Quant
au Comté de NeuFchâtel où j'habite,
vous favez qu'il appartient au Roi de
Prulîe, Cette petite Principauté ^après^
avoir été démembrée du Royaume de
Bourgogne & paiïe fuccelîivementdans
Iqs maifons de Châlons, d'Hochberg
èc de Longueville , tomba enfin en
1707 dans celle de Brandebourg par
la décifion des Etats du pays, juges
naturels des droits des prétendans. Je
n'entrerai point dans l'examen des rai-
fons fur lesquelles le Roi de Pruffe fut
préféré au Prince de Conti, ni des in*
fluences que purent avoir d'autres Puit
fances dans cette affaire ; je me con-
tenterai de remarquer que dans la con--
currence entre ces deux Princes, c'é-
toit un honneur qui ne pouvoit man-
quer aux Neufchâtelois d'appartenir
un jour à un grand Capitaine. Au réfu-
te , ils ont confervé fous leurs Sou---
verains à-peu-près la même liberté
qu*ont les autres SuliTes ; mais peut-
être en font-ils plus redevables à leur
pofition qu'à leur habileté; car je les
trouve bien remuans pour des gens
fages.
Tout ce que je viens de remarquer
des SuifTes en général caradérife en-
core plus fortement ce peuple-ci , &
le contrafte du naturel & de l'imita-
tion s'y fait encore mieux fentir , aveç^
140 Lettre ad Mafschai;
cette différence pourtant que le natU"
rel a moins d'étcT^ 5 & qu'à quelque
petit coin près, h dorure couvre tout
le fond. Le pays , f\ l'on excepte la
ville de les oo^-ds du lac , eft aiiili rude
que le refle ce 'a SuiiTe, la vie y eft
aufli rcflique. & les habitans accoutu-
mé? à vivre io'js des Princes , s'y font
enc'--'e plus affedionnés aux grandes
manières -, de f.^rte q-i'on trouve ici du
jargon , des airs , dans tous les états , de
beaux oarleurs labo'/irant ^es chamo'j,
& d-.s courtifans en fouquenille. Auili
appe'îe-t-on les Neufchâtelois les gaf-
coî-s de la SuifTe. Ils ont de Tifprit
& ils fe piquent de vivacité; ils li-
fent, & la ledure leur profite ; les pay-
fans même font inflruits; ils ont pref-
que tous un petit recueil de livres
choifis qu'ils appellent leur bibliothè-
que; ils font même afTez au courant
pour les nouveautés ; ils font valoir
tout cela dans la converfation d'une
manière qui n'eft point gauche, & ils
ont prefque le ton du jour comme
s'ils vivoient à Paris. Il y a quelque
tems qu'en me promenant, je m'arrê-
tai devant une maifon où des filles
fai(oisnt de la dentelle; la mère ber-
îDE Luxembourg. i|t
çoît un petit enfant , & je la regardois
faire , quand je vis Ibrtir de la cabane
\m gros payfan, qui in'abordant d'un
air ailé me dit : vous voye^ qv*on ne
fuit pas trop bien vos pnceptes ^ mais
nos jçmm^s tiennent autant aux vieuoç
préjuges qu'elles aiment les nouvelles
modes* Je tombois des nues. J'ai en-
tendu parmi ces gens-là cent propos
jdu même ton.
Beaucoup d'efprit & encore plus
xîe prétention 5 mais fans aucun goût,
voilà ce qui m'a d'abord frappe chez
Jes Neufchâtelois. Ils parlent très-bien,
très-aifement , mais ils écrivent pla-
tement & mal, fur tout quand ils veu-
lent écrire légèrement, & ils le veu-
lent toujours. Comme ils ne favent pas
même en quoi conhfte la grâce & le
-fel du ft)4e léger , lorfqu'ils ont ennlé
des phrafes lourdem»ent femiilantes , ils
fe croient autant de Voltaires & de
Crébillons. l's ont une manière de jour-
nal dans lequel ils s'efforcent d'être
gentils & badins. Ils y fourent même
jde petits vers de leur façon. Madame
la Maréchale trouveroit, finon de Ta^
jmufement, au moins de l'occupation
/dans ce Mercure , car c'eli: d'un bout
142 Lettre au Maréchal
à l'autre un logogriphe qui demande
un meilleur (Edipe que moi.
C*eft à-peu-près le même habillement
c[ue dans le Canton de Berne, mais un
peu plus contourné. Les hommmes fe
mettent adez à la Françoife , Se c*eft
ce que les femmes voudroient bien
faire auflî ; mais comme elles ne voya-
gent gueres , jie prenant pas comme
sux les modes de la première main ^
elles les outrent, les défigurent, 5c
chargées de pretintailles &: de falba-
las , elles femblent parées de guenilles.
Quant à leur caraâere, il eft diffi-
cile d'^n juger , tant il eft offufqué de
manières; ils fe croient polis parce
qu'ils font façonniers , de gais parce
qu'ils font turbulens. Je crois qu'il n'y
a que les Chinois au monde qui puif-
fent l'emporter fur eux à faire des cora-
plimens. Arrivez-vous fatigué, prefTé,
n'importe : il faut d'abord prêter le
flanc à la longue bordée ; tant que la
machine eft montée elle joue, & elle
fe remonte toujours à chaque arrivant,
X-a politeflè Françoife eft de mettre les
gens à leur aife & même de s'y met-
tre aufti. La politeiïe Neufchâteloife
eit de gêner & foi-même ^ les au-
DE Luxembourg. 145
très, Ils ne confultent jamais ce qui
-vous convient, mais ce qui peut éta-
ler leur prétendu favoir-vivre.. Leurs
offres exagérées ne tentent point , el-
les ont toujours je ne fais quel air de
formule , je ne fais quoi de fec &: d'ap-
prêté qui vous invite au refus. Ils font
pourtant obligeans , officieux, hofpi-
taîiers très-réellement, fur-tout pour
les gens de qualité : on eft toujours
fur d'être accueilli d'eux en fe don-
nant pour Marquis ou Comte 5 &
comme une reffource aufli facile ne
manque pas aux aventuriers , ils ea
ont fouvent dans leur Viile, qui pour
l'ordinaire y font très-fétés : un {im-
pie honnéte-homme avec des malheurs
ôc des vertus ne le feroit pas de même:
on peut y porter un grand nom fans
mérite, mais non pas un grand mérite
fans nom. Du refle , ceux qu'ils fer-
vent une fois ils les fervent bien. Iî$
font fidèles à leurs promeffes , & n'a-
bandonnent pas aifément leurs proté-
gés. Il fe peut même qu'ils foient ai-
mans di fenfibles ; mais rien n'eft plus
éloigné du ton du fentiment que ce-
lui qu'ils prennent , tout ce qu'ils font
par humanité fembie être fait par of-
144 Lettre au Maréchal
tentation , & leur vanité cache leur
bon cceun
Cette vanité efl: leur vice dominant;
elle perce par-tout, & d'autant plus
aifément qu'elle eft mal-adroite. Ils fe
croient tous gentilshommes, quoique
leurs Souverains ne fuflent que des
gentilshommes eux-mêmes. Ils aiment
ja chalTe , moins par goût, que parce
que c'eft un amufement noble. Enfin
jamais on ne vit des bourgeois (i pleins
de leur naiiïance : ils ne la vantent pour-
tant pas , mais on voit qu'ils s'en oc-
cupent; ils n'en font pas fiers , ils n'en
font qu'entêtés.
Au défaut de dignités & de titres
de nobîefîe , ils ont des titres militai-
res ou municipaux en telle abondance,
qu'il y a plus de gens titrés que de
gens qui ne le font pas. C'efI: Mon-
fieur le Colonel, Monfîeur le Major,
Monfieur le Capitaine , Monfieur le
Lieutenant, Monfieur le Confeiller,
Monfieur le Châtelain , Monfieur le
Maire ^ Monfieur le Jurticier , Mon-
fieur le Profefleur, Monfieur le Doc-
teur, Monfieur l'Ancien; fi j'avois pu
reprendre ici mon ancien métier, je
ae doute pas que je ny fufTe Monfieur
k
r» E Luxembourg. 145*
le Coplfte. Les femmes portent auiîî
les titres de leurs maris , Madame la
Confeillere , Madame la Miniftre ; j'ai
pour voifine Madame la Major; &
comme on n'y nomme les gens que
par leurs titres, on efl embarrailé com-
ment dire aux gens qui n'ont que leur
nom 3 c'eft comme s'ils n'en avoient
point.
Le fexe n'y efl: pas beau; on dit
qu'il a dégénéré. Les filles ont beau-
coup de liberté & en font ufage. El-
les fe raflemblent fouvent en (ociété
où l'on joue, où Ton goure, où Ton
babille , Se où l'on attire tant qu'on
peut les ieunes gens ; mais par mal-
heur ils f^nt rares & il faut fe les ar-
racher. Les femmes vivent aiïez fage-
ment ; il y a dans le pays d'afîez bons
ménages , & il y en auroit bien davan-
tage {î c'étoit un air de bien vivre avec
Ton mari. Du refre , vivant beaucoup
en campagne , lifant moins & avec
moins de fruit que les hommes , elles
n'ont pas TeTprit fort orné; & dans le
défœuvrement de leur vie elles n'ont
d'autre refTource que de faire de là
dentelle , d'épier curieutement les af-
faires des autres , de médire &c de jouer.
ï^6 Lettre au Maréghal
îi y en a pourtant de fort aimables^
mais en général on ne trouve pas dans
leur entretien ce ton que la décence
,ôc rhonnéteté même rendent féduc-
teur, ce ton que les Françoifes fa-
vent (î bien prendre quand~elles ven-
tent, qui montre du fentiment , de
l'ame ^ & qui promet des iiéro'ines de
î'oman. La converfation des Neufchâ-
teloifes eft aride ou badine ; elle tarit
^tôt qu'on ne plaifante pas. Les deux
fexes ne manquent pas de bon natu-
rel , Se je crois que ce n'eil pas un peu-
ple fans mœurs, mais c'eft un peuple
ïans principes , de le mot de vertu y
eft aulîi étranger ou aufTi ridicule qu'en
Italie. La religion dont ils fe piquent
fert plutôt à les rendre hargneux que
tons. Guidés par leur Clergé ils épi-
iogueront fur le dogme, mais pour la
morale ils ne favent ce que c'efl:; car
quoiqu'ils parlent beaucoup de charité,
celle qu'ils ont n'cfl aiîurément pas
i'amiour du prochain, c*eft feulement
l'afieclation de donner l'aum.ône. Un
chrétien pour eux eft un homme qui
va au prêche tous les Dimanches ; quoi
qu'il fafTe dans l'intervalle, il n'im-
perte pas, Leurs Miniftres qui fe (ont
DE Luxe xM BOURG. 147
:acquis un grand crédit fur le peuple
tandis que leurs Princes écoient ca-
tholiques , voudroient conferver ce cré-
dit en fe mêlant de tout, en chica-
nant (ur tout 5 en étendant à tout la
îurifdiclion de l'Eglife ; ils ne voient
pas que leur tems eft paflé. Cepen-
dant ils viennent encore d'exciter dans
l'Etat une fermentation qui achèvera
de les perdre. L'importante affaire dont
il s'agillbit étoic de favoir fi les peines
dQS damnés étoient éternelles. Vous
auriez peine à croire avec quelle cha-
leur cette difpute a été agitée ; celle
du Janfénifme en France n'en a pas
approché. Tous les Corps afTemblés,
les peuples prêts à prendre les armes,
Aliniftres deftitués , Magiftrats inter-
dits, tout marquoit les approches d'une
guerre civile , & cette affaire n'eft pas
tellement finie qu'elle ne puifTe laifTer
de longs fouvenirs. Quand ils fe feroient
tous arrangés pour aller en enfer, ils
n'auroient pas plus de fouci de ce qui
s'y paffe.
Voilà les principales remarques que
j'ai faites iufqu'ici fur les gens du pays
où je fuis. Elles vous paroîtroient peut-
çtre un peu dures pour un homme qui
G 2
148 Lettke au Maréchal
parle de los hôtes , li je vous laifToîs
Ignorer que je ne leur fuis redevable
d'aucune hofpitalité. Ce n'eft point à
Meilleurs de Neufchâtel que je fuis
venu demander un afyîe qu'ils ne m'au-
roient fûrement pas accordé, c'efl: à
Mylord Maréchal , & je ne fuis ici
(^ue chez le Roi de PrufTe. Au con-
traire, à mon arrivée fur les terres de
ia Principauré , le Magiflrat de la viîle
de Neufchâtel s'efl: pour tout accueil
dépêché de défendre mon livre fans le
connoitre, la cîaffe des PAinidres Ta
déféré de même au Confeil d'Etat; oa
n'a jamais vu de gens plus pr^ffés d'i-
miter les fottifcs de leurs voifins. Sans
la protection déclarée de Mylord Ma-
réchal , on ne m'eut fûrement point
laiiïe en paix dans ce village. Tant de
bandits fe réfugient dans le pays , que
ceux qui le gouvernent ne favent pas
diftinguer des malfaiteurs pourfuivis
les innocens opprimés, ou fe mettent
peu en peine d'en faire la différence ♦
La maifon que j'habite appartient à une
nièce de mon vieux aaii M. Roguin,
Ainfi loin d'avoir nulle obligation à
M^^Hieurs de Neufchâtel, je n'ai qu'à
xn'en plaindre. D'ailleurs, je n'ai pas
DE LU5^EMB0UKG. I4P
lïiîs le pied dans leur ville , ils me font
étrangers à tous égards; je ne leur
dois que juftice en parlant d'eux, èc
je la leur rends.
Je k rends de meilleur cœur encore
à ceux d'entr'eux qui m'ont comblé
de careiïes 5 d'oftres, de politeiTes de
toute efpece. Flatté de leur eflime de
touché de leurs bontés, je me ferai
toujours un devoir & un plaifîr de leur
marquer mon attachement & ma re-
connoifTance ; mais l'accueil qu'ils m'ont
fait n'a rien de commun avec le gou-
vernement Neufchâtelois qui m'en eût
fait un bien différent s'il en eût été le
maître. Je dois dire encore que fi k
mauvaife volonté du corps des Minif-
tres n'eft pas douteufe, j'ai beaucoup
à me Inier en particulier de celui dont
j'habite la paro'fTe. II me vint voir à
mon arrivée , il me ht mille offres de
Services qui n'étoient point vaines ,
comme il me l'a prouvé da'^-'s une oc-
cafion effentielle oii il s'eft expolé à
la mauvaife humeur de plus d'un de
fes confrères, pour s'être montré vrai
Pafceurenvers moi. Jem'attendois d'au-
tant moins de fa part à cette juflice ,
qu'il avoit joué dans les précédentes
G}
Arjô Lettre au Maréchal
brouilleries un rôle qui n'annonçoit pas
un Miniftre tolérant. Ceft au iurp!us
un homme alTez gai dans la fociété,
qui ne manque pas d'efprit, qui fait
quelquefois d'alTez bons fermons, &
louvent de fort bons contes.
Je m'apperçois que cette Lettre efl:
un livre , & je n'en fuis encore qu'à la
moitié de ma relation. Je vais. Mon-
fieuj- le Maréchal , vous laifler repren-
dre haleine, & remettre le fécond tome
à une autre fois (^},
SECONDE LETTRE
AU MÊME.
A Motiers, le 28 Janvier 1753.
JLL faut, Monfieur le Maréchal, avoir
du courage pour décrire en cette faifon
le lieu que j'habite. Des cafcades, desgla-
ces , des rochers nuds, des fapins noirs
(d) Pour apprécier les divers jugemens portés dans I
cette lettre , le 1 edeur voudra bien faire attention à;
i'époque de fa date & au lieu gu'habicoit TAytcur*- \
couverts de neige , fontles objets dont je
fuis entouré; &, à l'image de rhivec
le pays ajoutant l'afped de Taridité, ne
promet, à le voir, qu'une defcription,
fort trifte. Auffi a-t-il l'air aiïez nud
en toute faifon , mais il eft prefque ef-
frayant dans celle - ci. Il faut donc
vous le repréfenter comme je l'ai trouvé
en y arrivant, & non comme je le vois
aujourd'hui , fans quoi l'intérêt que
vous prenez à moi m'empechsroit de
vous en rien dire.
Figurez vous donc un vallon d'une
bonne demi-lieue de large &i d'envirotr
deux lieues de long, au milieu duquef
paiïe une petite rivière appel! ée la
Reufe dans la direction- du Nord-ouell:
au Sud-eft. Ce vallon formé par deux
chaînes de montagnes qui font des bran-
ches du Mont-Jura & qui fe reflerrent
par \qs deux bouts, refle pourtant aU
fez ouvert pour laiîTer voir au loin fes
prolongemens 5 lefqueîs divifés en ra-
meaux par les bras des montagnes of-
frent pluHeurs belles perfpedives. Ce
vallon, appelle le Val-de-travers du
nom d'un village qui eft à fon extré-
mité orientale, eH: garni de quatre ou
cinq, autres villages à peu de diflanc©
G ^
1^2 Lettre au Maréchal
les uns des autres; celui de Motîers
qiii forme le milieu efl dominé par
un vieux château défert dont le voi-
finage & la fîtuation folitaire & fau-
vage m'attirent fouvent dans mes pro-
menades du matin , d'autant plus que
je puis fortir de ce côté par une porte
de derrière fans palTer par la rue ni
devant aucune maifon. On dit que les
bois di les rochers qui environnent
ce -château font fort remplis de vipè-
res; cependant 5 ayant beaucoup par-
couru tous les environs, & m'étant alÏÏs
à toutes fortes de places^ je n'en ai
point vu jufqu'ici.
Outre ces villages , on voit vers le
bas des montagnes plufieurs maifons
éparfes qu'on appelle des Prifes ^ dd.ns
lefquelles on tient des beftiaux &: dont
plufieurs font habitées par hs proprié-
taires, la plupart payians. Il y en a
une entr'autres à mi-côte nord, par
conféquent expofée au midi, fur une
îerraiïe naturelle, dans la plus admi-
rable pofition que faye jamais vue,
& dont le difficile accès m'eût rendu
l'habitation très -commode. J'en fus Iî
tenté, que dès la première fois je m'é-
tois prefque arrangé avec le proprié-
DE Luxembourg. 1J5
tiîre pour y loger ; mais on m'a de-^
puis tant dit de mal de cet homme,
qu'aimant encore mieux la paix & la
fureté qu'une demeure agréable , j'ai
pris le parti de reder où je fuis. La
maifon que j'occupe eil' dans une moins
belle pofition , mais elle ed grande ,
afTez commode, elle a une galerie ex-
térieure où je me promené dans les
mauvais tems , & ce qui vaut mieux
que tout le reftcjc'eft un afyle offert
par l'amitié.
La Reufe a fa fource au-defTus d*un
village appelle Saint-Sulpice, à l'extré-
iTiité occidentale du vallon; elle en fort
au village de Travers à l'autre extré-
mité où elle commence à le creufer
un lit qui devient bientôt précipice ,
& la conduit enfin dans le lac de Neuf-
chatel. Cette Reufe eft une très-jolie ri-
-viere^ claire & brillante comm.e de l'ar-
gent 5 où les truites ont bien de la
peine à fe cacher dans des touifes d'her-
bes. On la voit fortir tout-d'un-coup
de terre à fa fource, non point en pe-
tite fontaine ou ruiffeau , mais toute
grande & déjà rivière comme la fon-
taine de Vauclufe , en bouillonnant à
travers les rochers, Comme cette fourçe
G s
ij'^ Lettre au MareCHAî;
eft fort enfoncée dans les roches et
earpées d'une montagne, on y efl: tou-
jours à l'ombre; & la fraîcheur contl-
jiuelle, le bruit, les chûtes, le cours
de l'eau m'attirant Tété à travers ces
rocher brûlantes, me font fouvent met-
tre en nage pour alier chercher le frais
près de ce murmure,- ou plutôt près--
de ce fracas, plus flatteur à mon oreille-
que celui de la rue Saint-Martin.
L'élévation des montagnes qui for-
ment le vallon n'eftpas excefllve, mais-
le vallon même efl montagne étant fort
élevé au-delTus du lac, & le lac ainfî
que le fol de toute la SuifTe, eft en-
core extrêmement élevé fur les pays
de plaines , élevés à leur tour au-deiïl;s
du niveau de la mer. On peut juger
fenfîblement de la pente totale par le
long & rapide cours des rivières , qui 5
des montagnes de Suiife vont fe ren-
dre les unes dans la Méditerranée &
les autres dans l'Océan. Ainfi, quoique
la Reufe traverfant le vallon (bit fu-
jette à de fréquens débordemens qui
font des bords de fon lit une efpece
de marais, on n'y fent point le maré-
cage 5 Tair n'y eft point humide & mal'
iàin 5 la vivacité qu'il tire de fon élé*
/
!bs Luxembourg. ï yy
'♦atîon l'empêchant de refter long-tems
chargé de vapeurs grofîîeres, les brouil-
lards 5 aiïez fréquens les matins , cè-
dent pour l'ordinaire à l'adiion du fo-
leil à mefure qu'il s*é!eve.
Comme entre les montagnes & les
vallées la vue eft toujours réciproque,
celle dont je jouis ici dans un fond
n'efl: pas moins valle que celle que j*a-
vois fur les hauteurs de Montmorenci,
mais elle eil: d'un autre genre; elle ne
flatte pas 5 elle frappe; elle eft plus
fauvage que riante; Fart n'y étale pas
fes beautés, mais la majefté de la na-
ture en impofe , Se quoique le parc
de Verfailles foit plus grand que ce
vallon , il ne paroîtroit qu'un colifi-
chet en fortant d'ici. Au premier coup-
d'œil le fpeétacle, tout grand qu'il eft,.
fcmbîe un peu nud, on voit très-peu
d'arbres dans la vallée; ils y viennent'
mal & m donnent prefque aucun fruit;
Tefcarpement des montagnes étant très-
rapide, montre en divers endroits le gris
des rochers , le noir des fapins coupe
ce gris d'une nuance quin'eft pas riante,^
& ces fapins fi grands, (i beaux quand
on eft deffous, ne paroiiïant au loin
que des arbriffeauXa ne promettent ni
G 6
1^6 Lettre au Maréchaê
Vafyle 5 ni l'oirbre qu'ils donnent; Î5
fond du vallon , prefque au niveau de
la rivière , femble n'offrir à fes deux
bords qu'un large marais où Ton ne
lauroit marcher; la réverbération des
rochers n'annonce pas dans un lieu fans
arbres une promenade bien fraîche
quand le foîeii luit; htot qu'il fe cou-
che 3 il laiiTe à peine un crépufcule ;
Se la hauteur des monts interceptant
toute la lumière , fait paiTer prefque à
l'inflant du jour à la nuit.
Mais fi la première impreflion de
tout cela n'eft pas agréable , elle change
infenfiblement par un examen plus dé-
taillé ; de dans un pays où l'on crovoit
avoir tout vu du prem.ier coupd'ceil,
en fe trouve avec furprife environné
d'objets chaque jour plus intérefTans,
Si la promenade de la vallée eïl un peu
uniforme, elle eft en revanche extrême-
ment commode; tout y eft du niveau
le plus parfait, les chemins y font unis
comme des allées de jardin ; les bords
de la rivière oifrent par place de lar»
ges peloufes d'un plus beau verd que-
les gazons du Palais Royal, & l'on s*y
promené avec dé'ices le long de cette
belle eau , qui dan^ le vallon prend un
DE Luxembourg. i5'7
cours paidble en quittant Tes cailloux
& fes rochcTS qu'elle retrouve au fortir
du Val-de-Traveri, On a propoTé de
planter Tes bords de Saules Se de Peu-
pliers, pour donner durant h chalei.r
du jour de l'ombre au bétail défolé
par les mouches. Si jamais ce projet
s'exécute, les bor-'s de la Reufe de-
viendront aufl] charmans que ceux du
Lignon , & il ne leur manquera p!usr
que des Aftrées, des Silvandres ôc un
d'Urfé.
Comme la direâ:ion du vallon coupe
obliquement le cours du foleil , la hau -
teur des monts jette toujours de l'om-
bre par quelque côté fur la plaine , de
forte qu'en dirigeant Tes promenades
& choififTant (es heures, on peut aifé-
ment faire à l'abri du foleil tout le tour
du vallon. D'ailleurs ces mêmes mon-
tagnes interceptant fes rayons , font
qu'il fe levé tard & fe couche de bonne
heure , en forte qu'on n'en eft pas îong-
tems brûlé. Nous avons prefque ici- la
clef de l'énigme du Ciel de trois aunes,
& il eft certain que les maifons qui
font près de la fource de la Reufe ,
n'ont pas trois heures de foleil, mem§
en été.
!ïj-8 LettixIi au Marechaé
Lorfqu'on quitte le bas du vaîToti'
pour fe promener à mi côte , comme
nous fiiTiCS une fois, Monheur le ?vla-
réchal , le long des Champeaux da
côté d'Andilly , on n'a pas une pro-
menade aulîi commode , mais cet agré-
ment efl: bien compenfé par la variété
des fîtes & des points de vue, par les
découvertes que l'on fait fans ceiïe
autour de loi, par les jolis jréduits qu'on
trouve dans les gorges des montagnes,
où, le cours ties torrens qui defcen-
dent dans la vallée , les hêtres qui les--
ombragent, les coteaux qui les entou-
rent ottrent des afyles verdoyans &
frais quand on fufîoque à découvert.
Ces réduits, ces petits vallons ne s'ap-
perçoivent pas, tant qu'on regarde au
loin les montagnes , & cela joint à
l'agrément du lieu celui de la furprife,-
ïorfqu'on vient tout d'un coup à les-
découvrir. Combien de fois je m.e fuis
figuré 5 vous fuivant à la promenade
& tournant autour d'un rocher aride,
^ous voir furpris & charmé de retrou-
ver des bofquets pour les Dryades oii
t^ous n'auriez cru trouver que des an-^
très Se des ours.
Tout le pays qH plein de curlofités
»è LuxEMBoURcî. r^y
naturelles qu'on ne découvre que peu
à peu, & qui par ces découvertts fuc-
cefllves lui donnent chaque jour l'at-
trait de la nouveauté. La Botanique
offre ici Tes trélors à qui fauroit les con-
noître, & fouvent en voyant autour
de moi cette profufion de plantes ra-
res , je les foule à regret fous le pied
d'un ignorant. Ilefl: pourtant néceiïaire
d'en connoître une pour fe garantir de
fes terribles effets, c'efl: le Napel. Vous
voyez une très belle plante haute de
trois pieds, garnie de jolies fleurs
bleues qui vous donnent envie de la^
cueillir : mais à peine Ta-t-on gardée
quelques minutes qu'on fe fent faill de'
maux de tête , de vertiges, d'évanouif-
femens ,& Ton périroit (i l'on ne jet**
toit promptement ce funefte bouquet»
Cette plante a fouvent caufé des ac»
eidens à des enfans & à d'autres gens-
qui ignoroient fa pernicieufe vertu,-
Pour les befliaux ils n'en approchent
jamais, & ne broutent pas même l'herbe
qui l'entoure. Les faucheurs l'extirpent-
autant qu'ils peuvent ; quoiqu'on fafTe j,^
Fefpece en refte , & je né laifTe pas?
d'en voir beaucoup en me promenast^"
iKo Lettre au MAÉêcHAi:;
fur les montagnes; mais on l'a détruite
à-peu-près dans le vallon.
A une petite lieue de Motlers , dans*
îa Seigneurie de Travers , efl: une'
mine d'afphaîte qu'on dit qui s'étend
Ibus tout le navs : les habitans lui at--
tribuent modeftement la gaîté dont ils fe
vantent 5 & qu'ils prétendent fe tranf-^
mettre même à leurs beuiaux. Voilà
lans doute une belle vertu de ce mi-
néral 5 mais pour en pouvoir fentir Tef-'
iîcace il ne faut pas avoir quitté le
château de Montmorenci. Quoi qu'il
en foit des merveilles qu'ils difent de
le'jr afphaîte, fai donné au Seigneur
de Travers un moyen iûr d'en tirer
la médecine univerfelle; c'eft de faire
une bonne penfion à Lorris ou à Bor-
deu.
Au-deiTus de ce même village de
■Ti'avers il fe fit , il y a deux ans, une
avalanche conildérable & de îa façon
du monde la plus Gnguliere. Un homme
qui habite au pied de la montagne avoit
Ion champ devant fa fenêtre , entre la
montagne & fa maifon. Un matin qui
fuivit une nuit d'orage , il fut bien fur-
pris en puvrant fa fenêtre de trouve!
t) E L U X E iM B 0 U R G. j6i
un bois à la place de fon champ; le
terrein s'ébouhnt tout d'une pièce avoit
recouvert Ton champ des arbres d'un
bois qui eft au-delîus, & cela, dit-on,
fait entre les deux propriétaires le fu-
jet d'un procès qui pourroit trouver
place dans le recueil de Pittavaî. UeC-
pace que l'avalanche a mis à nud eft
fort grand & paioît de loin; mais il
faut en approcher pour juger de la
force de Téboulement, de l'étendue du
creux , & de la grandeur d^s rochers
qui ont été tranfportés. Ce fait récent
& certain rend croyable ce que dit
Pline d'une vigne qui avoit été ainfi
tranfportée d'un côté du chemin à l'au-
tre : mais rapprochons-nous de notre
habitation.
J'ai vis-à-vis de mes fenêtres une
fuperbe cafcade, qui du haut de la
montagne tombe par refcarnemeiit d'un
rocher dans îe vallon avec un bruit
qui fe fait entendre au loin , fur-tout
quand les eaux font grandes. Cette
cafcade eft très en vue , mais ce qui ne
l'eft pas de même eft une grotte à côté
de fon balîin, de laquelle l'entrée eft
difficile, mais qu'on trouve au dedans
affez efpacée , éclairée par une fenêtre
3^2 LETtRE AU MaRECKA^
naturelle, ceintrée en tiers-point. Si-
décorée d'un ordre d'Architedture qui
n'efl: ni Tofcan , ni Dorique , mais l'or-
dre de la nature qui fait mettre des
proportions & de l'harmonie dans fes
ouvrages les moins réguliers. Inftruif
de la (ituation de cette grotte , je m'y
rendis feui l'été dernier pour la con-
templer à mon aife. L'extrême féche-
refTe me donna la facilité d'y entrer par
une orfverture enfoncée & très furbaif-
fée 5 en me traînant fur le ventre, car
la fenêtre eil trop haute pour qu'on
puiiTe y pafïer fans échelle. Quand je
fus au dedans je m'aflis fur une pierre,
ëi je me mis à contempler avec ravifTe-
ment cette fuperbe faîle dont les or-
remens font des Quartiers de roche di-
i.
verfement fitués, & formant la déco-
ration la plus riche que j'aie iamais
vue, lî du moins on peut appeller ainfî
celle qui montre la plus grande puif-
fance 5 ce'le qui attache & intérefTe ,
celle qui fait penfer, qui élevé l'ame ,
celle qui force l'homme à oublier fa
petitefTe pour ne penfer qu'aux œuvres
de la nature. Des divers rochers qui
meublent cette caverne, les uns, dé-
tachés & tombés de la voûte , les au-
DE LUXEMBOUKC?. l6^
très encore pendans & diverfement fi--
tués, marquent tous dans cette mine na-
turelle , l'elfet de quelque explofion ter-
rible dont la caufe paroît difficile à
imaginer; car même un tremblement
de terre ou un volcan n'expliqueroit
pas cela d'une manière fatisfaifante.
Dans le fond de la grotte, qui va en
s'élevant de même que fa voûte, on
monte fur une efpece d'eftrade, & de-
là par une pente allez roide fur un ro-
cher qui mené de biais à un enfonce-
ment très-obfcur par où l'on pénètre
lous la montagne. Je n'ai point été juf-
ques-là, avant trouvé devant moi un
trou large & profond qu'on ne fauroit
franchir qu'avec une planche. D'ailleurs^
vers le haut de cet enfoncement &
prefque à l'entrée de la galerie fouter-
reine , efl un quartier de rocher très-
impofant , car fufpendu prefqu'en Tair
il porte à faux par un de (es angles,
& penche tellement en avant qu'il fem-
ble fe détacher 6c partir pour écrafer
le fpedateur. Je ne doute pas, cepen-
dant, qu'il ne foit dans cette fituation
depuis bien des fiecles & qu'il n'y refte
encore plus long-tems j mais ces fortes-
1(^4 Lettre au MARÉenAt
d'équilibres 5 auxquels les yeux ne font
pas faits , ne laident pas de caufer quel-
qu'inquiétude ; & quoiqu'il fallût peut-
être des forces immenfes pour ébranlei^
ce rocher qui paroît fi prêt à tomber,
je craindrois d'y toucher du bout du
doigt, & ne voudrons p?.s plus rellei:
dan? la direclion de fa chute que fous
Tépée de Damoclès.
L:i galerie fouterreine à laquelle cetteî
grotte fert de veftibule ne continue pas
d'aller en montant , mais elle prend fa
pente un peu vers le bas, & fuit Li
même incîinaifon dans tout l'efpace
qu'on a jufqu'icî parcouru. Des curleujC
s'y (ont engagés à diverfes fois avec
des domePtiques , des flambeaux &c tous
les fecours nécelTaires; mais il faut du
courage nour pénétrer loin dans cet
effroyable lieu, & de la vigueur pour
ne pas s'y trouver m^al. On ell: allé
jufqu'à près de demi-lieue en ouvrant
]e pafîage où il eft trop étroit, fon-
dant avec précaution les gouffres de
fondrières qui font à droite & à gau-
che; mais on prétend dans le pays qu'on
peut aller par le même fouterreîn à
plus de deux lieues jufqu à l'autre côté
DE Luxembourg. i6j
de la montagne, où l'on dit quM aboutit
du côté du lac, non loin de rembou-
çhure de la Reufe.
Au - deiïous du bafîin de la même
cafcade , eft une autre grotte pus pe-
tite, dont l'abord eftembarraiïe de plu-
fîeurs grands caillous & quartiers de
roche qui paroIfTent avoir été entraî-
nés là par les eaux. Cette grotte- ci n'é-
tant pas fi praticable que l'autre , n'a
pas de même teinté les curieux. Le jour
qve j'en examinai l'ouverture , il fai-
foit une chaleur infupportabîe ; cepen-
dant il en fortoit un vent fi viF &: fi
froid 5 que je n'ofai refter long-tems à
l'entrée 5 & toutes les fois que j'y fuis
retourné j'ai toujours fenti le même vent;
ce qui me fait juger qu'elle a une com-
munication plus immédiate ^ moins
embarraffée que l'autre.
ArouefI: de la vallée une montagne
la fépare en deux branches. Tune fort
étroite oii font le village de Saint-Sul-
pice , la fource de la Reufe , & le che-
min de Pontarlier. Sur ce chemin l'on
voit encore une groffe chaîne fcellée
dans le rocher & mife là jadis par les
Suiffcs pour fermer de ce côté-là le paf*
fage aux Bourguignons,
i66 Lettee au Maréchal
L'autre branche plus large & à gau-
che de la première, mené par le villa-
ge de Butte à un pays perdu appelle
la Cote-aux-Fées , qu'on apperçoit de
loin parce qu'il va en montant. Ce
pays n'étant fur aucun chemin paiTe
pour très-fauvage & en quelque forte
pour le bout du monde. Aufli prétend-
on que c'étoit autrefois le féjour des
Fées , & le nom lui en efl: refté. On y
voit encore leur falle d'afTemblée dans
unetroifieme caverne qui porte aulii leur
nom , & qui n'efl: pas moins eurieufe
que les précédentes. Je n'ai pas vu cette
grotte - aux - Fées , parce' qu'elle efl
aflez loin d'ici ; mais on dit qu' elle étoit
fuperbement ornée, &ron y voyoit
encore il n'y a pasiong-tems, un trône
& des (iéges très - bien taillés dans le
roc. Tout cela a été gâté &: ne paroît
prefque plus aujourdhui. D'ailleurs l'en-
trée de la grotte efl: prefque entière-
ment bouchée par les décombres , par
les brouffailles ; & la crainte des fer-
pens ôc des betes venimeufes rebute \qs
curieux d'y vouloir pénétrer. Mais (î
elle eût été praticable encore & dans
fa première beauté, & que Madame la
Maxéçtfale, eut paflé dan§ ce pays , je
DE Lux EMEO URG. ï6'y
fuîs fur qu'elle eût voulu voir cette
grotte (inguîiere > n'eût-ce été qu'en fa-
veur de Fleur- d'Epine & dQS Facar^
dins.
Plus j'examine en détail l'état & la '
pofition de ce vallon , plus je me per-
fuade qu'il a jadis été fous l'eau , que
ce qu^oiî appelle aujourd'hui le Val-
jde Travers fut autrefois un lac formé
par la Reufe , la cafcade &c d'autres
ruîiïeaux , & conteni par les monta-
gnes qui l'environnent, de forte que je
ne doute point que je n'habite l'ancien^
ne demeure des poifTons. En effet, le
loi du vallon eft fi parfaitem.ent uni,
qu'il n'y a qu'un dépôt formé parles
eaux qui puille l'avoir aind nivelé. Le
prolongement du vallon, loin de def^
cendre, monte le long: du cours delà
Reufe , de forte qu'il a fallu des tems
infmis à cette rivière pour fe caver dans
Jes abymes qu'elle forme, un cours en
fens contraire à l'inc^.inaifon du terrein^
Avant ces tems, contenue de ce côté
de même que de tous les autres , &
forcée de refli:ier fur elle même, elle
dut enfin remplir le vallon jufqu'à la
hauteur de la première grotte que j'ai
.décrite, par laq^uelle çlle trouva ous'ou^-
1^8 Lettre au AÎAnécHAr,
vrit un écoulemsnt dans la galerie fou-
terreine qui lui fervoit d'aqueduc.
Le petit lac demeura donc conftam-
raent à cette hauteur jafqu'à ce que
par quelques ravages , fréquens aux
pieds des montagnes dans les grandes
eaux 5 des pierres ou graviers embar-
ralTerent tellement le canal que les eaux
n eurent plus un cours Tuffifant pour leur
écoulement. Alors s'étant extrêmement
élevées , & agiiTant avec une grande
force contre les obftacles qui les rete*
noient, elles s'ouvrirent enfin quelque
ilTue par le côté le plus foible & le plus
bas. Les premiers filets échappés ne cef-
fant de creuler & de s'agrandir, 8c le
niveau du lac baifTant à proportion , à
force de tems le vallon dut enfin fe trou-
ver à fec. Cette conjedure , qui m'eO:
venue en examinant la grotte où Ton
voit des traces fendbles du cours de
l'eau , s'eft confirmée premièrement par
le rapport de ceux qui ont été dans la ga-
lerie fouterreine 5 &" qui m'ont dit avoir
trouvé dQS eaux croupilTantes dans hs
creux des fondrières dont j'ai parlé ; elle
s'ell confirmée encore dans les pèleri-
nages que i*ai faits à quatre lieues d'ici
pour aller voir Mylord Maréchal à fa
campagne^
Ï)E LUXEMBOUIK?. l2j^
campagne au bord du lac, & où je ful-
voîs, en montant la montagne, la ri-
vière qui defcendoit à côté de moi par
des profondeurs effrayantes , que leîon
toute apparence elle n'a pas trouvées
toutes faites , & qu'elle n'a pas non plus
creufées en un jour. Enfin , j'ai penfé
que l'afpnalte , qui n'eft: qu'un bitume
durci, étoit encore un indice d'un pays
long-tems imbibé par les eaux. Sij'o-
fois croire que ces folles pufTent vous
amufer, je tracerois fur le papier une
efpece de plan qui pût vous éclaircic
tout cela : mais il faut attendre qu'une
faifon plus favorable & un peu de re-
lâche à mes maux me laiilent en état
de parcourir le pays.
On peut vivre ici puifqu'il y a des
habitans. On y trouve même les prin-
cipales commodités de la vie, quoiqu'un
peu moins facilement qu'en France,
X*es denrées y font chères parce que
le pays en produit peu , Se qu'il eft
fort peuplé, fur-tout depuis qu'on y a
établi des m.anufadlures de toile peinte,
de que les travaux d'horlogerie & de den-
telle s*y m.uItiplient.Poury avoir du paim
mangeable , il faut le faire chez foi , &
c'efl le parti que j'ai pris à l'aide de Made-,
(Euy.Po/Ih,Tonu\L H
Ï70 Lettre au MAPicHAt
moifeîle le Vafleur; la viande y eftmau-
vaife 5 non que le pays n'en produife
de bonne . mais tout le bcsut va à Ge-
nève ou à Neufchâtel , & Ton ne tue ici
que de la vache. La rivière fournit
d'excellente truite , mais (i délicate qu'il
faut la manger fortant de l'eau. Le vin
vient de Neufchâtel, & il eft très-bon,
fur-tout le rouge : pour moi je m'tn
tiens au bLinc, bien moins violent, à
meilleur marché, & félon moi, beau-
coup plus fain. Point de volaille , peu
de gibier, point de fruit, pas même
des pommes ; feulement des fraifes bien
parfumées , en abondance, & qui durent
îong-tems. Le laitage y eft excellent,
îïioins pourtant que le fromage de Vi-
jy préparé par Mademoifelle Rofe ;
les eaux y font claires & légères : ce
n'eft pas pour moi une chofe indiffé-
rente que de bonne eau, &: jemefen-
tirai long- tems du vp/ï\ que m'a fait celle
de Montrnorenei. J'ai fous ma fenêtre
une très-belle fontaine dont le bruit fait
une de mes délices. Ces fontaines, qui
font élevées & taillées en colonnes ou
en obélifques écoulent par des tuyaux
de fer dans de grands baffins, font un
jdes ornemens de la Suiffe, Il n'y a (i
DE Luxembourg. lyr
chétif village qui n'en ait au moins deux
ou trois, les maifons écartées ont prefque
chacune la iienne , & l'on en trouve
même fur les chemins pour la commo-
dité des pafTans 5 hommes & betliaux.
Je ne faurois exprimer combien Taf-
ped de toutes ces belles eaux coulan-
tes eft agréable au milieu des rochers
& des bois durant les chaleurs ; Ton eft
déjà rafraîchi par la vue , & Ton eft
ienté d'en boire fans avoir foif.
Voilà, ]\îonfieur le Maréchal, de quoi
vousform.er quelque idée du féjour que
j'habite , & auquel vous voulez bien
prendre intérêt. Je dois Taimer comme
Je feul lieu de la terre où la vérité ne foit
pas un crime, ni l'amour dugenrehu-
maîn une impiété. J'y trouve la fureté
fous la protedion de Mylord Maréchal;
& l'agrément dans fon commerce. Les
habitans du lieu m'y montrent de la
bienveillance & ne me traitent point en
•profcrir. Comment pourrois-je n'être
pas touché des bontés qu'on m'y té-
moigne , moi qui dois tenir à bienfait
àe la part des hommes tout le mal qu'ils
ne me font pas? Accoutumé à porter de-
puis fi long-tems les pefantes chaînes de
la néceiîitéjjepalTerois ici fans regret le?
Hz
%'j2 L E T T K E
j-efte de ma vie, fî f y pouvois voir quel-
quefois ceux qui me la font encore aimer.
LETTRE
A MADAME DE T**^
Le 6 Avril 1771» »
\J N violent rhume , Madame , qui
me met hors d'état de parler fans fa-
tiguer extrêmement , me fait prendre
le parti de vous écrire mon fentimcnt
fur votre enfant, pour ne pas lelaiiïer
plus long-tems dans Tétat de fufpenfïon
où je fens bien que vous le tenez avec
peine , quoiqu'il ny ait point félon moi
d'inconvénient. Je vous avouerai d'a-
bord que plus je penfe à l'expofition
îumineufe que vous m'avez faite 5 moins
je puis me perfuader que cette roideur
de caraclere qu'il manifefte dans un âge
fi tendre foit l'ouvrage de la nature.
Cette mutinerie, ou, fi vous voulez^
Madam.e , cette fermeté n'eftpas fi rare
que vous croyez . parmi les enfans éle-
vés comme lui dans l'opulence, &j'en
fais dans ce moment même à Paris uf\
A Madame rlE T^^^ xj^
autre exemple tout femblable , dont la
conformité m*a beaucoup frappé; tan-
dis que parmi les autres enfans élevés
avec moins de foliicltude apparente ,
Se à qui Ton a moins fait fentir par-là
leur importance , je n'ai vu de ma vie
un exemple pareil» Mais laifTons quant
à préfent cette obfervation qui nousme»
neroit trop loin, & quoi qu'il en loit de
la caufe du mal , parlons du remède.
Vous voilà 5 Madame , à mon avis ,
dans une circonftance favorable dont
vous pouvez tirer grand parti. L'enfant
commence à s'impatienter dans fa pen«
{jon, il defire ardemment de revenir;
mais fa fierté, qui ne luipermet jamais de
s'abaiiïer aux prières, Tempêchede vous
manifefter pleinement fon defir. Suivez
cette indication pour prendre fur lui un
afcendant dont il ne lui foit pas aifé
dans la fuite d'éluder l'effet. S'il n'y
avoit pas un peu de cruauté d'augmen-
ter (es allarmes , je voudrois qu'on com-
mençât par lui faire la peur toute en-
tière 5 & que fans perfonne lui dît préci-
(émentqu'il reftera, ni qu'il reviendra, ii
vît quelqu'efpece de préparatifs comme
pour lui faire quitter tout à-fait la maifoni^
paternelle , ôc qu'on évitât de s'expli-
Î74 Lettre
quer avec lui fur ces préparatifs. Quand
vous Ten verriez le plus inquiet^vous
prendriez alors votre moment pour lui
parler, & cela d'un air fi férieux de
fi ferme, qu'il fut bien perfuadé que
c'efl: tout de bon.
Mon fils 5 il m'en coûte tant de vous
tenir éloigné de moi , que , (i je n'écou-
tois que mon penchant , je vous re-
tiendroisici des ce moment ; mais c'efk
ma trop grande tendrefTe pour vous qui
m'empêche de m'y livrer. Tandis que
vous avez été ici , j'ai vu avec la plus
vive douleur, qu'au lieu de répondre
à l'attachement de votre mère cv de lui
rendre en toute chofe la complaifance
qu'elle aimoit avoir pour vous , vous
ne vous appliquiez qu'à lui faire épro'.-
ver des contradidions qui la déchirent
trop de votre part, pour qu'elle les
puilfe endurer davantage , &c.
J'ai donc pris la réfolution de vous
placerloln demoipourm'épargner l'af-
fliélion d'être à tout moment l'objet ^^
le témoin de votre défobéilTance. Puif-
que vous ne voulez pas répondre aux
tendres foins que j'ai voulu prendre de
votre éducation, j'aime mieux que vous
alliez devenir un mauvais fujet loin de
À Mapàms t-Ë T^^\ 175*
mes yeux, que de voir mon fils chéri
manquera chaque inftant à ce qu'il doii:
à fa mère ; & d'ailleurs je ne défelpere
pas que des gens fermes de fenfés , qu*
n'auront pas pour vous le même foible
que moi, ne viennent à bout de domp-
ter vos mutineries par des traitemens
nécefTaires que votre mère n'auroit ja-
mais le courage de vous faire endu-
rer, 8cc,
Voilà, mon fils , les raifons du parti
que "fai pris à votre égard , & le feul
que vous melaillîez à prendre , pour
ne pas vous livrer à tous vos déhiuts
& me rendre tout- à-fait m:^.lheureu-
ie. Je ne vous laifTe point àParis, pour*
ne pas avoir à combattre fans ceiïe ,
en vous voyant trop fouvent , le deiir
de vous rapprocher de moi. Mais je
ne vous ne tiendrai pas non plus fi
éloigné , que fi l'on efl: content de vous
je ne puiife vous faire venir ici quel-
quefois , dcc.
Je fuis fort trompé , Madame , fi tou«
te fa hauteur tient à ce coup inattendu
dont il fentira toute la conféquence ,
vu fur-tout le tendre attachement que
vous lui connoifTez pour vous, & qui
dans ce moment fera taire tout autre
17^ Lettre
penchant. Il pleurera ^ il gémira ^ 1! pouf-
fera des cris auxquels vous ne ferez ni
ne paroîtrez infenfible ; mais lui par-
lant toujours de fon départ comme
d'une chofe arrangée, vous lui mon-
trerez du regret qu'il ait laifTé venir
cet arrangement au point de ne pou-
voir plus être révoqué. Voilà, félon moi,
la route par laquelle vous l'amènerez
fans peine à une capitulation qu'il accep-
tera avec des tranfports de joie, & dont
vous réglerez tous les articles fans qu'il
regimbe centre aucun; encore avec tout
cela ne paroîtrez- vous pas compter ex-
trêmement fur la folidité de ce traité ,
vous le recevrez plutôt dans votre mai-
fon comme par efTai , que par une réu-
nion confiante ; &: fon voyage paroîtra
plutôt différé que rompu , raffurant ce-
pendant que s'il tient réellement fes en-
gagemens , il fera le bonheur de votre
vie, en vous difpenfant de l'éloigner de
vous.
Il me femble que voilà le moyen
de faire avec lui l'accord le plus follde
qu'il foit poffible de faire avec un en-
fant 5 & il aura des raifons de tenir
cet accord (î puiffantes & tellement à
fa portée ^ que félon toute apparence ^
À Madame de T"^*^ 177
îl Teviendra fouple & docile pour long-
îems.
Voilà 3 Madame , ce qui m'a paru le
mieux à faire dans la circonftance; il
y a une continuité de régime à obfer-
ver qu'on ne peut détailler dans une
lettre, & qui ne peut fe déterminer que
par l'examen du fujet ; 5c d'ailleurs ce
n'efl: pas une mère aulli tendre que vous,
ce n'eft pas un efprit aufli clairvoyant
que le votre , qu'il faut guider dans
tous ces détails. Je vous Tai dit. Ma-
dame 5 je m'en fuis pénétré dans notre
unique converfation ; vous n'avez be-
foin des confeils de perfonne dans la-
grande & refpeclable tâche dont vous-
êtes chargée , & que vous remplirez
fî bien. J'ai dû cependant m'acquittet*
de celle que votre modeftie m*aimpo-
fée ; je l'ai fait par obéi/Tance & par de-
voir , mais bien perfuadé que pour fa-
voir ce qu'il y a de mieux à faire , iï
fufïîfoit d'obferver ce que vous fer&Zj
^t^
m
H>'
ijS Lettre
LETTRE \
A MONSIEUR ;
L'ABBÉ RAYNAL,. \
Alors Auteur du Mercure de Franccé \
Paris, le 25 Juillet 1750, "
V ous le voulez , Monfieur , je ne ré- \
fîfte plus : il faut vous ouvrir un porte- I
feuille qui n'étoit pas deftiné à voir le ]
jour, & qui en eft très-peu digne. Les 1
plaintes du public fur ce déluge de- '
mauvais écrits dont on l'inonde journel-
lement y m'ont afïez appris qu'il n'a que j
faire des miens ; & de mon côté , la ré- î
putation d'Auteur médiocre, àlaquelle
feule i'aurois pu afpirer, a peu flatté mon j
ambition, Nayant pu vaincre mon pen- j
chant pour les lettres , j'ai prefque tou- j
jours écrit pour moi feul (^); & le Public !
■ ■ ■ M
{cl) Pour juger Ci ce langage étoic fîncere , on vou- i
^ra bien faire attention que celui qui parloit ainfi dans j
wne Iccuc publique , avoit alors près de «quarante ans, \
'a m. l'Abbé RaVMal. 179
7>r mes amis n'auront pas à fe plaindre que
j'aye été pour eux Recuator acerbus.
Or , on eft toujours indulgent à f'oi-
mcme , & des écrits ainfi deftinés à
robfcurité, TA-Uteur mcme eût - il du
talent, manqueront toujours de ce feu
que donne l'émulation , & de cette cor-
rection dont le feul dedr de plaire peut
furiDonterle dégoût.
Une chofe (inguliere , c'efi: qu'ayant;
î^utrefois publié un feul ouvrage (a)oi\
certainement -il n'eft point queftion de
poéHe, on me fafTe aujourd'hui poëte
malgré moi; on vient tous les jours me
faire compliment fur des Comédies &:
d'autres pièces de vers que je n'ai point
faites 5 & que je ne fuis pas capable de
faire, C'eft l'identité du nom de l'Au-
teur & du mien qui m'attire cet hon-
neur. J'en ferois flatté fans doute, fî
!'on pouvoit l'être des éloges qu'on
dérobe à autrui; mais louer un homme
de chofes qui font au-delTus de fes for-
ces 5 c'eft le faire fonger à fafoiblefTe.
Je m'étois effayé, je l'avoue, dans îe
genre lyrique , par un ouvrage loué
{a.) Diiïjrcation fur la Mufi(]ue moderne. A Paris j
rhçs Quillau perc, I743t
I^Ô IL E T T R s
éos amateurs, décrié des artifles, ^
que la réunion de deux arts difficiles-
a f^it exclure par ces derniers , avec'
autant de chaleur que fi en effet il eût
été excellent.
Je m'étois imaginé, en vrai SuifTe ,
que pour réuiîlr, il ne faîloit que bien
faire; mais ayant vu par l'expérience
d'autrui , que bien faire eft le premier
& le plus grand obftacie qu^on trouve
à furmonter dans cette carrière , & ayant'
éprouvé moi-même qu'il y faut d'au--
très talens que je ne puis ni ne veux^
avoir 5 je me fuis hâté de rentrer dans-
Tobfcurité qui convient également à
mes talens & à mon caraélere , & où^
vous devriez me laifîer pour Thonneut
de votre journal.
Je fuis 5 &c.
LETTRE AU MÊME.
Sur tufage dangereux des vjîen/iles d$:
cuivre*
Juillet 1753.
Je croîs 5 Monfieur, que vous ver**^
t^% avec plaifix Texuait ci- joint d'ung.-
A M. L'Abee RAYNAt. iSl-
ïettre de Stockolm , que la perfonne
à qui elle eft adreffée me charge de
vous prier d'inférer dans le iMercure»
L'objet en eft de la dernière impor-
tance pouf la vie des hommes; & plus-
la négligence du public eft exceflive à-
cet égard , plus les citoyens éclairés^
doivent redoubler de zèle & d'adivite
pour la vaincre.
Tous les Chymiftes de l'Europe nouS'
avertifTent depuis long-tems des mor-
telles qualités du cuivre , & des dan-
gers auxquels on s'expofe en faifant-
ufage de ce pernicieux métal dans les"
batteries de cuifine. M. Rouelle , de'
TAcadémie des Sciences , eft celui qui
en a démontré plus fenfiblement les
funeftes effets , & qui s'en eft plaint
avec le olus de véhémence. M. Thierri ^
Dodeur en Médecine , a réuni dans
Une favante Thefe qu'il foutint. en
174P , fous la préfidence de M. Fal-
connetjune multitude de preuves ca-
pables d'effrayer tout homme raifon^
. nable qui fait quelque cas de fa vie &
* de celle de fes concitoyens. Ces Phy»
Cciens ont fait voir que le verd-de-*-
gris 5 ou le cuivre diffous , eft un poi-'
'on violent dont rçfifet eft toujours aç^
iSt Lettre
compagne de fymptômes affreux ; qui
la vapeur même de ce miétaî eft dan-
gereule , puifque les ouvriers qui le
travaillent font fujets à diverfes mala-
dies mortelles ou habituelles ; que tou*
tes les menftrues , les graifTes , les Tels,
& l'eau même difiolvent le cuivre, 6c
en font du verd-de-gris ; que l'éta-
mage le plus exact ne fait que dimi-*
nuer cette ditTolution ; que l'étain
qu'on emploie dans cet étamage, n'eft
pas lui-même exempt de danger, mal-*
gré l'ufage indifcret qu'on a fait juf-
qu'à préfent de ce m.étal ^ & que ce
danger eft plus grand ou moindre ^
félon les diflérens étains qu'on em-
ploie , en raifon de l'aFfénlc qui entr«
dans leur compofitioii , ou du plomb
qui entre dans leur alliage i ( a) que
lEeme, en fupDofant à l'étamage une
précaution fuffifmte , c'eft une impru-
dence impardonnable de faire dépert-
dre la vie Ôc la fanté des hommes d'un«
»■' ... -a
ia) Que le plomb difibus foie un poifon , les accî-
«îens funeftes que caufent tous les jours les vins falfî-
fiés avec de la litharge, ne le prou7enT que trop. Ainfî
pour employer ce métal avec rûrcté , il eft important
de bien coiuioître les diSohms ^i ra{;a^uân;>
A M. l'Aesï; Rai^^a^l. iS|
lame d'étain très-déliée , qui s'ufe très-,
promptement (a) & de rexaâtitude
des domefliques 5c des ciiifiniers qui
rejettent ordinairement les vailîeaux
récemment étamés , à caufe du mau-
vais goût que donnent les matières
employées à l'étamage ; ils ont fait voir
combien d'accidens affreux produits
par le cuivre, font attribués tous les
jours à des caufes toutes différentes ;.
ils ont prouvé au'une multitude de
gens périlient , &: qu'un plus grand
nombre encore font attaqués de mille
différentes maladies , p:^r l'ufage de ce
métal dans nos cuiimes & dans nos
fontaines , fans fe douter eux-meTies
de la véritable caufe de leurs maux.
Cependant , quoique la Manufacture
d'uilenfiles de fer battu & étamé, qui
{a) II cft aîfé de déniontrer que de tjueîque maniè-
re qu'on s'y prenne , on ne fauroit , dans hs ùfages
des vaifleaux de cuîfîne , s'afTurer pour un fcui jour
rétamage le plus folide ; car , comme récain entre en
fufion à un degré de feu fort inférieur à celui de la,
graiffe bouillante , toutes les fois qu'un cuifinier faic
rouflir du beurre , il ne lui efl pas pofTible de garan-
tir de la fufion quelque partie de l'étamage, ni paj
conféqucnt le ragoût du confs^l du cuivre.
'iSd. L È T T K É
X
eft établie au Fauxbourg Saint-An-*'
toine , offre des moyens faciles de fab-
ftituer dans les cuihnes une batterie
moins dirpendieufe , au (H commode que'
celle de cuivre ., & parfiitement faine ,-
au moins quant au métal principal ,
rindolence ordinaire aux hommes fur
les choies qui kur fout véritablement
utiles , & les petites Oiaximes que la-
pareiïe invente fur les ufages établis s'
fur-tout quand ils font mauvais, n'ont
encore lairTé que peu de progrès aux
fages avis des Chymiftes , & n'ont prol-
crit le cuivre que de peu de cuilines.
La répugnance dés cuifîniers à em-
ployer d'autres vaiïïeaux que ceux qu'ils
connoiffent, eft un obîtacle dont on ne
fent toute la force que quand on con-
noît la parefTe êc la gourmandife des'
maîtres. Chacun fait que la fociété
abonde en gens qui préfèrent Findo-
îence au repos , & le plalfir au bon-
heur ; mais on a bien de la peine à
concevoir qu'il y en ait qui aiment
mieux s'expofer à périr , eux & toute
leur famille 5 dans des îourmens affreux^,
qu'à manger un ragoût brûlé.
Il faut ralfonner avec les fages , Se
Jamais avec le publiçi II y a long-tems^
A M. l'Abbé Raynal. iS^
qu'on a comparé la multitude à un trou-
peau de moutons ; il lui taut des exem-
ples au lieu de raifons , car chacun
craint beaucoup plus d'être ridicule
que d'être fou ou méchant. D'ailleurs,
dans toutes les chofes qui concernent
rintérêt comimun, prefque tous ju-
geant d'après leurs propres maximes ,
s'attachent moins à examiner la force
des preuves 5 qu'à pénétrer les motifs
fecrets de celui qui les propofe : par
exemple, beaucoup d'honnêtes le<5teurs
foupçonneroient volontiers qu'avec de
l'argent, le chef de la fabrique de fer
battu, ou l'auteur des fontaines do^
meftiques excitent mon zele _en cette^
occaiion; défiance aîTez naturelle dans
un fiecle de charlatanerie , oli les plus
grands fripons ont toujours l'intérêt
public dans la bouche. L'exemple eft
en ceci plus perfuafif qi e le raifon-
nement^, parce que la même défiance
ayant vraifemblablement du naître aufli
dans l'efprit des autres , on eft porté
à croire que ceux qu'elle n'a point em-
pêché d'adopter ce que l'on propofe,
ont trouvé pour cela des raifons dé-
cifiveSr Ainfi au lieu de m'arréter à
'io6 Lettre
montrer combien il eft abfurde, même
<ians le doute, de làifTer dans li cui-
fine des udenfiles fufpecls de poifon ,
il vaut mieux dire que M. Duverney
vient c'oî-dorner une batterie de fer
pour TEcold Militaire, que M. le Princa
de Conti a banni tout le cuivre de la
fîenne; que M le Duc de Duras , A^ni-
balTddeur en Efpagne, en a fait autant;
& que (on cuilunier, qu'il confulta là-
deflus , lui dit nettement que tous
ceux de Ton métier qui ne s'accomaio-
doient pas de la batterie de î^r , tout
aufii bien que de celle ce cuivre, étoient
des ignorans, ou gens de mauvaile vo-
lonté. Plufîeurs particuliers on: luivi
cet exemple, que les perionnes éclai-
rées, qui m'ont remis l'extrait ci-joint, -
ont donné cepuis long-tems, fan,^ ue
leur table fe relfente le moins du monde
de ce changement, que par la con-
fiance avec laquelle on peut manger
d'excellens ragoûts , très-bien prépa-
rés dans des vaiîTeaux de fer.
Mais que peut-on mettre ious les
yeux du public de plus frappant que
cet extrait miéme ? S'il y avoit au
monde une nation qui dût s'oppofeff
A M. l'Abbé Raynal. 1S7
à l'expulfion du cuivre, c'efl: certai-
nement la Suéde , dont les mines de
ce métal font la principale richefîe ,
de dont les peuples en général idolâ-
trent leurs anciens ufages. C'efl pour-
tant ce royaume (1 riche en cuivre
qui donne l'exemple aux autres, d'ô-
ter à ce métal tous les emplois qui le
rendent dangereux & qui intérefTent la
vie de citoyens; ce font ces peuples,
fi attachés à leur vieilles pratiques,
qui renoncent fans peine à une mul-
titude de commodités qu'il> retireroient
de leurs mines , dès que la raiion &c
l'autorité des fages leur montrent le
rifque que l'ufaçre indifcret de ce mé-
tal leur frit courir. Je voudrois pou*
voir eipérer qu'un li falutaire exem-
ple fera fuivi dans le refle de l'Eu-
rope , où Ton ne doit pas avoir la
même répugnance à pro-'crire , au moins
dans les cuifines , un métal qu'on tire
de dehors. Je voudrois que les aver-
tiiïemens publics des philofophes 6c
des gens de lettres réveillaiïent les
peuples fur les dangers de toute ef-
pece auxquels leur imprudence les ex-
pofe 3 & rappellaiïent plus fouvent à
tous les fouverains^ que le foin de la
ï8S L E T T R E
confervatîon des hommes n'eft pas feu^
lement leur premier devoir , mais auiîi
leur plus grand intérêt.
Je fuis , &c,
LETTRE
 M. M■^^^ A GENEVE.
Paris, le a 8 Novembre 17^4*
JZj N répondant avec franchife à votre
dernière lettre, en dépofant mon cœur
di mon fort entre vos mains , je crois,;
Monfieur, vous donner une marque
d'eftime & de conRance moins équi-
voque que des louanges &; des eom-
plimens, prodigués par la flatterie plus
louvent que par l'amitié.
Oui, Monfieur, frappé des confor-
mités que je trauve entre la conftitu-
tion de gouvernement qui découle de
mes principes , & celle qui exifte réel-
J^ment dans notre Réoubîique , je me
^is propîe de lui dédier mon Dif-
cours fur l'origine & les fondement
de l'inégalité, éc j'ai faifi cette occa-
A M. M^^\ i2^
^on comme un heureux moyen d'ho-
norer ma Patrie & Tes chefs p?.r de
judes éloges, d'y porter, s'il fe peut,
dans le fond des cœurs , l'olive que
je ne vois encore que fur des médail-
les, &c d'exciter en même tems les
hommes à fe rendre heureux par
l'exemple d'un peuple qui VcCt ou qui
pourroit l'être fans rien changer à foa
inditution. Je cherche en cela , félon
ma coutume , moins à plaire qu'à me
rendre utile ; je ne compte pas en par-
ticulier fur le fuffrage de quiconque
eft de quelque parti; car n'adoptant
pour moi que celui de la juftice & de
ia raifon , je ne dois gueres efpérer
que tout homme qui fuit d'autres rè-
gles, puiiïe être l'approbateur dts mien-
nes; & fi cette confîdération ne m'a
point retenu , c'efl qu'en toute chofe
le blâm.e de l'univers entier me tou-
che beaucoup moins que l'aveu de ma
conscience. Mais, dites-vous, dédier
un livre à la République , cela ne s'eft
jamais fait. Tant m.ieux, Monfieur ;
dans les chofes louables, il vaut mieux
donner l'exemple que le recevoir, de
le crois n'avoir que de trop juftes rai-
fons ppur n'être l'imitateur de per<?
1^0 Lettre
fonnî ; ainfi , votre objcdiion n'ed' au
fond qu'un préjugé de plus en ma fa-
veur, car depuis long-tems il ne refte
plus de mauvaife action à tenter, &
quoi qu'on en pût dire , il s'agiroit
jfnoins de favoir ii la chofe s'eft faite
ou non , que fi elle eit bien ou mal
en foi, de quoi je vous laiile le juge.
Quant à ce que vous ajoutez qu'après
ce qui s'eft paiTé , de telles nouveau-
tés peuvent être dangereufes , c'eft-là
une grande vérité à d'autres égards;
mais à celui-ci, je trouve au contraire
ma démarche d'autant plus à fa place
après ce qui s'efc pafîé , que mes élo-
ges étant pour les Magiftrats , & mes
exhortations pour les Citoyens, il con-
vient que le tout s'adrefTe à la Répu-
plique , pour avoir occafion de par-
ler àfes divers membres, & pour ôter
à ma Dédicace tout apparence de par-
tialité. Je fais qu'il y a des choies qu'il
ne faut point rappeller; & i'elpere que
vous me croyez alTez de jugement pour
n'en ufer à cet égard qu'avec une
réferve dans laquelle j'ai plus confulté
îe goût des autres que le mien , car
je ne penfe pas qu'il foit d'une adroite
policic^ue ; de pouffer cette maxim^
A M. M^**. 191
lufqu^au fcrupule. La mémoire d'Erof-
trate nous apprend que c'eft un mau-
vais moven de faire oublier les cho-
fvS, que d'ôter la liberté d'en parler :
mais (i vous faites qu'on n'en parle
qu'avec douleur, vous ferez bientôt
qu'on n'en parlera plus. Il y a je ne
fais quelle circonlpeclion pufillanime
fort goûtée en ce fiecle , & qui, voyant
par-tout des inconvéniens , le borne
par (ageiïe , à ne faire ni bien ni mal ;
j'aime mieux une hardieiïe généreufe
qui, pour bien faire , fecoue quelque-
fois le puérile joug de la bienféance.
Qu'un zele indifcret m'abufe pL*ut-
etre , que prenant mes erreurs pour
des vérités utiles, avec les meilleures
intentions du monde je puifîe faire plus
de mal que de bien ; je n'ai rien à ré-
pondre à cela, fîcen'eft, qu'une fem-
blable raiion devroit retenir tout
homme droit, 6<. laifTcr l'univers à la
difcrétion du méchant & de l'étourdi,
parce que les objecftions , tirées de la
feule foibleiTe de la nature, ont force
contre quelque homme que ce foit. Se
qu'il n'y a perfonne qui ne dût ctre
fufpeâ: à foi-même , s'il ne fe repofoit
de U jurieiTe de fe^ lumières fur h
îpi Lettre
droiture de fon cœur; c'efl: ce que je
dois pouvoir faire fans témérité, parce
qu'ifolé parmi les hommes , ne tenant
à rien dans la fociété , dépouillé de
toute efpece de prétention , & ne cher-
chant mon bonheur même que dans
celui des autres, je crois, du moins,
être exempt de ces préjugés d'état qui
font plier le jugement des plus fages
aux maximes qui leur font avantageu-
ks. Je pourrois , il eft vrai, confulter
des gens plus habiles que moi , & je
le ferois volontiers, fi je ne favois que
leur intérêt me confeillera toujours
avant leur raifon. En un mot, pour
parler ici fans détour, je me fie en-
core plus à mon défintérelTement ,
qu'aux lumières de qui que ce puifTe
être.
Quoiqu'en général , je faffe très-
peu de cas àss étiquettes de procé-
dés, & que j'en aye depuis long-tems
fecoué le joug plus pefant qu'utile,
je penfe avec vous qu'il auroit con-
venu d'obtenir l'agrément de la Ré-
publique ou du Confeil, com^me c'efi:
aiïez l'uTage en pareil cas ; & j'étois
{\ bien de cet avis , que mon voyage
£ut fait en partie , dans l'intention de
ibiliciteç
A M. M * ^ ^. ipi
folllcîter cet agrément ; mais il me fal-
lut peu de tems & d'obfervations pour
reconnoître l'impodibilité de l'obtenir;
je fentis que demander une telle per-
miflion, c'étoit vouloir un refus, &
qu'alors ma démarche qui pèche tout
au plus contre une certaine blenféance
dont plufîeurs fe font diipenlés, feroit
par-là devenue une défobéiflance con-
damnable, fi j*avois perfiflé, ou l'é-
tourderie d'un fot , (i j'euflë abandonné
mon deiïein : car ayant appris que dès
le mois de Mai dernier , il s'étoit fait
à mon infçu des copies de l'ouvrage
& de la Dédicace, dont je n'étois plus
le maître de prévenir l'abus, je vis
que je ne Tétois pas non plus de re-
noncer à mon projet, fans m'expofei:
à le voir exécuter par d'autres.
Votre lettre m'apprend elle-mêm©
que vous ne f^tez pas moins que
moi toutes les difficultés que j'avois
prévues; or, vous favez qu'à force de
fe rendre difficile fur les permiffions
indifférentes , on invite les hommes à
s'en paiTer ; c*eft ainfi que l'exceffive
circonfpedion du feu Chancelier, fut
î'imprelîion des meilleurs livres , fit
enfin qu'on ne lui préfentoit plus de
(Euy. Pojik. Tom.YL I
t5»4 Lettre
manafcrlts, & que les livres ne s'im-
prinolent pas moins, quoique cette
impreHlon taite contre les loix, fût réel-
lement criminelle, au lieu qu'une Dé-
dicace non communiquée , n'eft tout
au plus qu'une impoliteiïe ; 6c loin
qu'un tel procédé (oit blâmable par
fa nature, il eft au fond plus conforme
à l'honnêteté que Tufage établi ; car
il y a je ne fais quoi de lâche , à de-
mander aux gens la permiffion de les
louer, & d'indécent à l'accorder. Ne
croyez, pas , non plus , qu'une telle con-
duite foit fans exemple : je puis vous
faire voir des livres dédiés à la nation
Françoife ^ d'autres au peuple An-
glois , fans qu'on ait fait un crime aux
Auteurs de n'avoir eu pour cela ni le
confentement de la nation , ni celui
du Prince , qui fûrement leur eût été
refufé, parce que dans toute Monar-
chie , le Roi veut être l'Etat lui tout
feul, & ne prétend pas que le peuple
foit quelque chofe.
Au refte , fi j'avois eu à m'ouvrîr à
quelqu^un fur cette affaire , ç'auroit
été â M, le Premier moins qu'à qui
que ce foit au monde. J'honore 8c
j'aime trop ce digne & refpeclable Ma-
À M. M * * \ îp;
glflrat pour avoir voulu le compro-
mettre en la moindre choie, & Tex-
pofer au chagrin de déplaire peut-être
à beaucoup de gens, en favorifant mon
projet; ou d'être forcé, peut-être, à
îe blâmer contre Ton propre fentiment.
Vous pouvez croire qu'ayant réfléchi
long tems fur les matières de Gou-
vernement, je n'ignore pas la force de
ces petites maximes d'Etat qu'un fage
iMa;:i{lrat eft obligé de fuivre , quoi-
qu'A en fente lui-même toute la fri-
volité.
Vous conviendrez que je ne pou-
vois obtenir l'aveu du Confeil , fans
que mon ouvrage fût examiné; or,
penfez-vous que j'ignore ce que c'eft
que ces examens , & combien l'amour-
propre des C enfeurs les mieux inten-
tionnés, & les préjugés des p'us éc'ai-
xés , leur font mettre d'opiniâtreté êc
de hauteur à la place de la raifon , Se
leur font rayer d'excollentes choies ,
uniquement parce qu'elles ne font pas
dans leur manière de penfer , ik qu'ils
ne les ont pas méditées auflî profon-
dément que l'Auteur ? N'ai-je pas eu
ici mille altercations avec les miens?
Quoique gens d'efprit & d'honneur,
la
îç6 Lettre
ils m'ont toujouîs délo'é par de mi-
férables chicaoes, qui r/avoient ni le
fens corr.mun, ni GuUIvq caufe qu'une \
vile puliilanimité , eu la vanité de vou- >
loir tout lavoir mieux qu'un autre. Je
«'ai jamiis cédé , parce que je ne cède \
ou'à la raifon ; le Magiftrat a été no-
tre juge, èc ï. s'cft toujours trouvé ;
que les Cenfeurs avoient tort. Quand
je répondis au Roi de Pologne , je de- '
vcis.felcr. eux, lui envoyer mon ma-
n:.:crir, 6c ne Le publier qu'avec font l
agrément : c'étoit, prétendoient ils, i
manquer de refpe^t au père de la Rtine ;
eue de l'attaquer publiquement, fur* |
t „: :.vec la fierté qu'ils trouvoient j
dans Lia réponfe ; & ils ajoutoien^ |
même que ma (ùreté exigeoit des pré- ,
cautiofiS: je n'en ai pris aucune , je n'ai i
point envoyé mon manufcrit au Prin- !
ce ; je m.e fuis fié à rhonnéteté pu-
blique , com.me je fais encore aujour-
d'hui , Ôc l'événement a prouvé que ■
î'avois railon. Mais à Genève il n'ea
iro't pas comme ici ; la décilion da l
mes Cenfeurs feroit fans appel ; je me \
verroiî réduit à me taire , ou à don- ,
per fous m.on nom, le fentim.ent d'au- j
^ui; 6: je ne veux fiire ai l'un nî ;
A M. M ■>^' ^ *. ïpf
fautre. Mon expérience m'a donc fait
prendre la fern^e réfolution d'être de-'
formais mon unique Cenfeur ; je n'en
aurois jamais de plus févere^ & mes
principes n'en ont pas befoin d'autres ^
non plus que mes mœurs : puifque tous
ces gens - là regardent toujours à
mille chofes étrangères dont je ne me
foLicie point, j'aime mieux m'en rap-
porter à ce juge intérieur & irtcorrup-'
tibîe qui ne palTe rien de mauvais , St
ne condamne rien de bon, & qui ne
trompe jamais quand on le confulte de
bonne foi. J'efpere que vous trouve-
fsz qu'il n'a pas mal fait fon devoir
dans l'ouvtage en queffion , dont tout
le monde fera content , &c qui n'au-
roit pourtant obtenu l'approbation d&
perfonne.
Vous devez fentîr encore , que l'ir-
régularité qu'on peut trouver dans mo»
procédé, eft tout à mon préjudice & à
l'avantage du Gouvernement, S'il y a
quelque chofe de bon dansmon ouvra-
ge , on pourra s'en prévaloir ; s'il y
a quelque chofe de mauvais on pourra
ïe défavouer ; on pourra m'approuver
ou me blâmer félon les intérêts particu-
liers, ou le jugement dupublic. On poui:*
ipS Lettre
roit même profcrire mon livre , (î TAu-
teur & TEtat avoient ce malheur que
le Confeil n'en fût pas content ; toutes
chofes qu'on ne pourroit plus faire ,
après en avoir approuvé la Dédicace. En
un mot. Il j'ai bien dit en l'honneur ds
ma Patrie , la gloire en fera pour elle :
fij'ai mal dit, )e blâme en retombera
fur moi feul. Un bon citoyen peut- il
fe faire un fcrupule d'avoir à courir
de tels rifques ?
Jefupprime toutes les confidérations
perlonnelles qui peuvent me regarder,
parce qu'elles ne doivent jamais entrer
dans les motifs d'un homme de bien
qui travaille pour l'utilité publique. Si
le détachement d'un coeur qui ne tient
ni à la fortune, nimcmeàla vie, peut
le rendre digne d'annoncer la vérité,
j'ofe me croire appelle à cette vocation
fublimeic'eft pour faire aux hommes
du bien félon mon pouvoir, que je
m'abftiens d'en recevoir d'eux, & que
je chéris ma pauvreté &: mon indépen-
dance. Je ne veux point fuppofcr que
de tels fentimens puilîent jamais me
nuire auprès de mes concitoyens;, 6c
c*efl: fans le prévoir ni le craindre , que
je prépare mon ame à cette dernière
A M. M * * \ 199
épreuve, la feule à laquelle je pulfTe être
fenfible. Croyez que je veux être jul-
qu'au tombeau, honnête, vrai, & citoyen
zélé ; 6c que s'il falloit me priver à cette
occafion , du doux (éjour de la Patrie,
je couronnerois ainfi les facrifices que
j'ai faits à l'amour des hommes & de
la vérité, par celui de tous qui coûte
le plus à mon cœur, & qui par confé-
quent m'honore le plus.
Vous comprendrez alfément que
cette lettre eft pour vous leul ; j'au-
roispuvous en écrire une pour être
vue dans un ftyle fort différent; mais
outre que ces petites adreffes répugnent
à mon caradere , elles ne répugneroient
pas moins à ce que je connoisdu vô-
tre; & je me faurai gré toute ma vie,
d^avoir profité de cette occafion de
ni'oavrir à vous fans réferve, &deme
confier à ladifcrétion d'un homme de
bien qui a de ramitié nour moi. Bon-
jour, Monfieur, je vous embrafle de
tout mon cœur , avec attendriilement ôc
refpeét.
14
200 Lettre
LETTRE
A M. VERNE S.
A Paris 3 le 2. Avril 1755.
P
ouRlecoup, Monfîeur 5 voici bien
du retard; mais outre que je ne vous ai
point caché mes défauts, vous devez
longer qu*un ouvrier & un malade ne
difpofent pas de leur tems comme ils
aimeroient le mieux. D'ailleurs l'ami-
tié fe plaît à pardonner , & l'on n'y
metgueres la févérîté qu'à la place du
fentiment, Ainfi je crois pouvoir comp-
ter Tur votre indulgence.
Vous voilà donc. Meilleurs, deve-
nus Auteurs périodiques. Je vous avoue
que ce projet ne me rit pas autant qu'à
vous : j'ai du regret de voir des hom-
mes faits pour élever des nionumens,
fe contenter de porter des matériaux,
& d'architedes fe faire manœuvres.
Queft-ce qu'un livre périodique ? Un
ouvrage éphémère , fans mérite & fans,
utilité, dont la leélure négligée Ôc me-
A M. V E R Î^E s. 20ï
'prîfée par des gens de Lettres ^ ne fort
qu'à donner aux femmes & aux fots
de la vanité Ans in{lruâ:Ion , & dont Je
fort 5 après avoir brillé îe matin fur îa
toilette, eu de mourir le foir dans la
garderobe. D'ailleurs , pouvez - vous
vous rétoudre à prendre des pièces dans
les journaux & jufques dans le Mercure y
& à compiler des compilations? S'il
n*eft pas impoflible qu'il s'y trouve quel-
que bon morceau , il eft impofïible que
pour le déterrer 5 vous n'ayez le dé-
goût d'en lire toujours une multitude
de déteftables. La philofophie ducœuH
coûtera cher à l'efprit ^ s'il le faut rem-*
plir de tous ces fatras. Enfin , quand
vous auriez aflez de zèle pour loute-
/]ir l'ennui de toutes ces leftures,qui
vous répondra que votre choix fera
fait comme il doit l'être ^ que l'attraic
de vos vues particulières ne l^empor-
tera pas fouvent fur l'utilité publique,
ou que 3 (î vous ne fongez qu'à cetta
Utilité, Tagrémentn'en fouffrira point?
Vous n'ignorez pas qu'un bon choix lit-**
îéraire eft le fruit du goût le plus ex-»
quîs, & qu'avec tout refprit 3i toutes îe^
connoiiiances imagi^nables, îe goût ns
peut alTez fe perfedionnsr dans une peu»
^3
2Q2 L E T T r. S
te vlîlej pour y acquérir cette fureté ne-^
cefTaire a la formation d'un recueil. Sî
le vôtre ePc excellent , qui le fentira?
s'il efl médiocre & par conféquent dé-
teflable 5 auflî ridicule que le Mercure
SuifTe 5 il mourra de fa mort naturelle ,
après avoir amuféquelq'je tems les cail-
lettes du pays de Vaud» Croyez-moi,.
M^ndeur , ce n'eft point cette efpecs
d'ouvrage qui nous convient. Des ou-
vrages graves & profonds peuvent nous
honorer. Tout le colifichet de cette
petite philofophie à la mode nous va:
fort mal. Les grands objets, tels que la
vertu & la liberté, étendent & fortifient
Fefprit; les petits , tels que la poéfie &
les beaux arts , lui donnent plus de dé-
îicatefTe & de fubtilité. I! faut untélef-
cope pour les uns & un mîcrofcope
pour les autres , & les hommes accou-
tumés à mefurer le ciel, ne fauroient
dijTéquer des mouches ; voilà pourquoi
Genève eft le pays de h fageffe & de
la raifon, & Paris le (iec^e du goùu
Laiiïbns-en donc les rafinemens à ces
myopes de la littérature , qui paffent
leur vie à regarder des cirons au bouc
de leur nez; fâchons être plus fiers du
goût qui nous manque qu'eux de celui
A M, Vernis. 205
qu'ils ont ; & tandis qu'ils feront àss
journaux & des brochures pour les
ruelles , tâchons de faire deslivres uti-
ks de dignes de l'immortalité.
Après vous avoir tenu le langage
de ramitic , je n'en oublierai pas les
procédés ; & (î vous perîjftez dans votre
projet, je ferai de mon mieux un mor-
ceau tel que vous le fouhaiterez pouc
y remplir un vuide tant bien que mal,
LETTRE
DE M. DE VOLTAIRE, (a)
^ux Délices , près de Genève ^ ^755»
J'ai reçu, Monfieur, votre nouveau
livre contre le çenre-humain ; je vous
en remercie. Vous plairez aux hom-
mes à qui vous dites leurs vérités , &:
vous ne les corrigerez pas. On ne peut
peindre avec des couleurs plus fortes
)(ii) L'Auteur de cette Lettre Ii fit imprimer un
peu changée & augnicasée. L» voici telle qu'il nie
J'cctiviç.
204 Lettre
les horreurs de la focie'té Iiumame'J
àrm notre ignorance ik notre foiblefïb"
fe promettent tant de douee-rs. On n'a:;
jamais employé tant d'efprit à vouloir
nous rendre betes : il prend envie de mar--
cher à quatre pattes quand on lit votre
ouvrage. Cependant comme il y a plus;-
de foixante ans que j'en ai perdu Tha-
bitude 5^ je fens malheureufement qu'il
in'ef}: impoffible de la reprendre, & je
lailTe cette allure naturelle à ceux qui
en font plus dignes que vous èc moi.
Je ne peux non plus m'embarquer pour
aller trouver les Sauvages du Canada ^
premièrement parce que les maladies»
auxquelles je fuis condamné me rendent"
un Médecin d'Europe néceiTaire ; fe—
condement parce que la guerre eft por-
tée dans ce pays-là , & que les exem-
ples de nos nations ont rendu les Sau-
vages prefque aulTi méchans quenous*-
'Je me borne à être un fauvage paifr-
bîe dans la folitude que j'ai choilie au-
près de votre patrie où vous devriez'
être.
J'avoue avec vous que Tes belles-
lettres & îesfciences ontcaufé quelque»»
fois beaucoup de mal.
Les ennemis du TalTe firent de ùf
■Dr M. CE VOLTAÏKE. 20^
Vie un tiiTu de malheursiceux de Galilée
le firent gémir dans les prifor.s à foi-
xante &: dix ans, pour avoir connu le
mouvement de la terre ; &: ce qu'il y a
de plus honteux, c'eft qu'ils l'obligè-
rent à fe rétradler.
Dès que vos amis eurent commencé
le Didionnaire Encyclopédique , ceux
qui ofoient être leurs rivaux, les trai-
tèrent de Déifies, d'Athées, & même
de Janfénifles. Si j'ofois me compter'
parmi ceux dont les travaux n'ont eu'
que la perfécution pour récompenfe ^
je vous ferois voir une troupe de mifé-
rables acharnés à me perdre , du jour
que je donnai la tragédie d'CEdipe ; une
bibliothèque de calomnies ridicules
imprimée contre moi ; un Prêtre ex-
Jéfuiteque j'avois fauve du dernier fup-*
plice, me payant par des libelles dif-
famatoires du fervice que je lui avois
lendu; un homme plus coupable en-
core faifant imprimer mon propre ou*
ge du fiecle de Louis XIX , avec des
notes où la plus crafTe ignorance débiter
les calomnies les plus efïrontées; urî-
autre qui vend à un libraire une pré-
tendue hiftoire univerfelie fous mofï
Dom i & le Libraire afTez avide ou af^
£05 L E T T K s
fez fot pour imprimer ce tiiTii informé
de bévues 5 de faufTes dates, de faits
& de noms eftropiés ; 6c enfin des hom-
mes aiîez lâches & alfez méchans pouc
lïi'imputer cette rapfodie. Je vous fe-
rois voir la fociété infedée de ce genre
d'hommes, inconrru à toute l'antiquité,
qui, ne pouvant embralTer une profef-
lion honnête, (oit de laquais, foit de
manœuvre, & fâchant malheureufem.ent
lire èc écrire , fe font courtiers de la
littérature 3 volent des manufcrits, les
déngurent & les vendent. Je pourrois
me plaindre qu'une plaifanterie, faite
il y a plus^ de trente ans , fur le même
fujet que Chapelain eut ta bêtife de
traiter ferieufement , court aujourd'hui
le monde par l'infidélité & l'infâme ava-
rice de ces malheureux, qui l'ont dé-
figurée avec autant de fottîfe que de
malice , 8^ qui , au bou£-de trente ans,
vendent par- tout cet ouvrage, lequel
certainement n'eft plus le mien, ôcquï
eft devenu le leur. J'ajoûterois qu'en
dernier lieu, on a ofé fouiller dansleâ
archives les plus refpedables , Ôc y vo-
ler une partie des mémoires que j'y
avois mis en dépôt, lorfque j'étois Hit-
toriographe de France , 6c <^u'on a ven-
DE M. DE Volt AIR?, o,qi
du à un Libraire de Paris le fruit de mes
travaux. Je vous peindrois r.'ngratitude,
rimpofture &; la rapine mepourfuivant
jufqu'aux pieds àç:s Alpes, S: jufqu'aa
bord de mon tombeau.
Mais 5 Monfieur, avouez auffi quô
ces épines attachéc^s à la littérature &:
à la réputation, ne font que des fleurs
en comparaifon des autres maux qui dô
tous tems ont inondé îa terre. Avouez
que ni Cicéron , ni Lucrèce , ni Virgile,
ni Horace , ne furent les auteurs des
profcriptîons de Marius, de Syîla , de
ce débauché d'Antoine , de cet im-
bécile Lepide, de ce tyran fans cou-
rage OdaveCepias, furnommé fi lâche-
ment Augufte.
Avouez que le badînage de Marot
n'a pas produit la Saint BartheîemI,
& que la tragéd"e du Cid ne caufa pas
les guerres de îa Fronde. Les grands
crimes n'ont été commis que par de
célèbres ignorans. Ce qui fait & fera
toujours de ce m.onde une vallée de lar-
mes 5 c'eft l'infatiabîe cupidité & l'in-
domptabîe orgueil des hommes , de-
puis Thamas Kouli-Kan qui ne favoit
pas lire jufqu'à un commis ce la douane
qui ne fait que chiffrer, Les lettres nour-
âô8 R i P Ô N s 3F.
riffent l'ame, la redifient , la confo-'
lent, & elles font même votre gloire
dans le tems que vous écrivez contre
elles. Vous êtes comme Achille qui
s'emporte contre la gloire , & comme
le père Mallebranche dont l'imagina-
tion brillante écrivoit contre l'imagina--
tion*
Monfieur Chappuis m'apprend que
Votre fanté eft bien mauvaife; il fau-
droit la venir rétablir dans l'air natal y
Jouir de la liberté , boire avec moi le
Jait de nos vaches 5& brouter nos her-
bes.
Je fuis très - philofophiquement ^
avec la plus tendre eflime, Monfieur ^
votre, &C,
RÉPONSE,
Paris, le lo Septembre 1755>
V^'est à moi, Monfieur, de vous re-
fnercier à tous égards. En vous offrant
l'ébauche de mes triftes rêveries, je
n'ai point cru vous faire un préfent
digne de vous', mais m'acquitter d'ua
Réponse. 20^
devoir & vous rendre un hommage
que nous vous devons tous comme à
notre chef. Sendble , d'ailleurs , à l'hon-
neur que vous faites à ma patrie, je
partage la reconnoiffance de mes con-
citoyens , de j'efpere qu'elle ne fera
qu'augmenter encore, lorfqu'ils auront
profité des inftruciions que vous pou-
vez leur donner. EmbeliiiTez l'afyle
que vous avez choifi : éclairez un peu-
ple digne de vos leçons; &, vous qui
favez fi bien peindre les vertus ôc la
liberté, apprenez-nous à les chérir dans
nos murs comme dans vos écrits. Tout
ce qui vous approche doit apprendre
de vous le chemin de la gloire.
Vous voyez que je n'afpire pas à
nous rétablir dans notre bêtife , quoique
je regrette beaucoup, pour ma part,
le peu que j'en ai perdu. A votre égard,
Monfieur , ce retour ferolt un miracle, (î
grand à la fois 5: fi nuifible, qu'il n'appar-
tiendroit qu'à Dieu de le faire & qu'au
Diable de le vouloir. Ne tentez donc
pas de retomber à quatre pattes ;per-
fonne au monde n'y réuffiroit moins
que vous. Vous nous redreffez trop
bien fur nos deux pieds pour ceffcr
de vous tenir fur les vôtres.
aïo Réponse.
Je conviens de toutes les dirgracej
qui pouiTuivent les hommes célèbres
dans les Lettres; je conviens même
de tous les maux attachés à l'humanité^
& qui femblent indépenrans de nos
vaines connoifîances. hss hommes ont
ouvert fur eux-mêmes tant de lources
de miferes , que quand le hafard eiï
détourne quelqu'une, ils n'en font guè-
res moins inondés. D'ailleurs, i! y a
dans le progrès des chofes des liai-
fons cachées que le vulgaire n'apper-
çoit pas , mais qui n'échapperont point
à j'ceil du fage quand il y voudra ré-
fléchir. Ce n'eft niTérence, ni Cicé-
ron 3 ni Virgile, ni Séneque , ni Ta-^
cite; ce ne font ni les fa vans , ni Iqs
poètes qui ont produit les malheurs
de Rome & les crimes des Romains :
mais lans le poifon lent & fecret qui
corrompit peu-à-peu le plus vigoureux
Gouvernement dont l'hiftoire ait fait
mention, Cieéron , ni Lucrèce , ni Sal-
Iiifte n'euiïent point exifté ou n'eufîent
point écrit. Le fiecle aimable de Le-
îius & de Terence amenoit de loin le
fiecle brillant d'Augufte & d'Horace,
& enfin les (lecles horribles de Séne-
^ue & de Néron , de Domitien 6i de
RÉPONSE. 2n:
Martial. Le goût des Lettres &: des
Arts liait chez un peuple d'un vice in-
térieur qu*il augmente, &: s'il eft vrai
que tous les progrès humains font per-
nicieux à l'eTpece, ceux de refprlt Se
des connoiiïanjes qui augmentent no-
tre orgueil & multiplient nos égare-
mens, accélèrent bientôt nos malheurs.
Mais il vient un tems oii le ma^ eft tel ,
que les caufcs mêmes qui Font fait
naître 5 font nécefiaTis pour l'empê-
cher d'augmenter; c'eft le fer qu'il faut
laifTer dans la plaie, de peur que le
bleffé n'expire en l'arrachant. Quanta
moi, fî i'avois fuivi ma première voca-
tion, & que je n'eufle ni lu ni écrit,
j'en aurois fans doute écç plus heureux.
Cependant, fi les Lettres étoient main-
tenant anéanties , je ferois privé du feut
plaifir qui me refte, C'eft dans leur feia
que je me confole de tous mes maux:
c'eft parmi ceux qui les cultivent que
je goûte les douceurs de l'amitié. Se
que j'apprends à jouir de la vie fans
craindre la mort. Je leur dois le peu
que;e fuis; je leur dois m.c 'ne l'hjnneur
d'être connu de vous; mais confultons
l'intéiét dans nos affaires & la vérité
dans nos écritSi Quoiqu'il faille des
212 Réponse.
Philofophes, des Hiftorlens, des Sa-
vans pour éclairer le monde & con-
duire fes aveugles habitans ; fi le fage
Memnon m'a dit vrai, je ne connois
rien de fi fou qu'un peuple de fages.
Convenez-en5Monfieur; s'il eft bon
que les grands génies inflruifent les
hommes, il faut que le vulgaire re-
çoive leurs inflrucftions ; fi chacun fe
mêle d'en donner , qui les voudra re-
cevoir? Les boiteux, dit Montaigne^
font mal propres aux exercices du
corps, & aux exercices de l'efprit les
âmes boiteufes.
Mais en ce fiecle favant , on fie volt
que boiteux vouloir apprendre à mar-
cher aux autres. Le peuple reçoit les
écrits des fages pour les juger non
pour s'inftruire. Jamais on ne vit tant
de dandins. Le théâtre en fourmille,
les cafés retentiffent de leurs fentences;
ils les affichent dans les journaux, les
quais font couverts de leurs écrits, &
f entends critiquer l'Orphelin (a) , parce
qu'on Tapplaudit, à tel grimaud fi peu
( a ) Tragédie d€ M. de Yoluirê , qu'on jouoit danf
ce tçms-iâr
Réponse. ai^
capable d'en voir les détauts , qu'à
peine en fent-il les beautés.
Recherchons la première foiirce des
défordres de la fociété nous trouve-
rons que tous les maux des hommes
leur viennent de Terreur bien plus que
xle l'ignorance, & que. ce que nous
ne favons point , nous nuit beaucoup
moins que ce que nous croyons fa-
voir. Or 5 quel plus fur moyen de cou-
rir d'erreurs en erreurs 5 que la fureur
de favoir tout? fi Ton n'eût prétendu
(avoir que la terre ne tournoit pas, on
n'eût point puni Galilée pour avoir
dit qu'elle tournoit. Si les feuls Philo-
fophes en euiï'ent réclamé le titre,
l'Encyclopédie n'eût point eu de per-
fécuteurs. Si cent Myrmidons n'afpi-
roient à la gloire , vous jouiriez en
paix de la vôtre , ou du moins vous
n'auriez que des rivaux dignes de vous.
Ne foyez donc pas furprls de fentic
.quelques épines inféparables des fleurs
qui couronnent les grands talens. Les
-injures de vos ennemis font les acclama^
tlons fatirique^s qui fuivent le cortège
des triomphateurs: c'eft Te m pre (Te ment
du public pour tous vos écrits, qui
pi'Qduit les vols dont vous vous plaîr
^14 Réponse.
gnez : maïs les fainiicaticns n'y font pas
faciles, car le ter ni le plomb ne s*al-
lient pas avec l'or. Permettez-moi de
vous !e dire par Tintérét que je prends
à votre repos & à notre inilrudion,
JVIéprifez de vaines clameurs par lef-
quelies on cherche moins à vous faire
du mal 5 qu'à vous détourner de bien
faire. Plus on vous critiquera, plus vous
devez vous faire admirer. Un bon li-
vre eft une terrible réponfe à des in-
jures imprim.ées ; & qui vous oferoit
attribuer des écrits que vous n'aurez
point faits, tant que vous n'en ferez
que d'inimitables?
Je (uis feiifible à votre invitation ;
6c fi cet hiver me laifle en état d'aller
au printems habiter ma patrie, j'y pro-
fiterai de vos bontés. Mais j'aimerois
mieux boire de l'eau de votre fontaine
que du lait de vos vaches; & quant
aux herbes de votre verger , je crains
bien de n'y en trouver d'autres que
le Lotos, qui n'eft pas la pâture des
bétes, & le Moly qui empêche les
hommes de le devenir.
Je fuis de tout mon cœur & avec
refped, &c,
21;
BILLET
DE M. DE VO LTJ IRE.
IVloNSiEUR RoulTeau a dû recevoir
de moi une lettre de remerciement. Je
lui ai parlé dans cette lettre dts dan«
gers attachés à la littérature. Je fuis
dans le cas d'efTuyer ces dangers ; on
iait courir dans Paris des ouvrages
fous mon nom. Je dois Caidr rocca»
fion la plus favorable de les défavouer.
On m'a confeillé de faire imprimer
îa lettre que j'ai écrite à M. Roul-
feau , de m'étendre un peu fur Tin-
juflice qu'on me fait, & qui peut m'être
très-préjudiciable. Je lui en demande
la permilHon. Je ne peux mieux m'a-
dreiïer en parlant Aqs injuftices àQS
hommes , qu'à celui qui les connoît
fi bien.
^3^
2i6 Lettre
LETTRE
A M. DE VOLTAIRE,
£n réponfe au Billet précédenCm
Paris j le zo Septembre 1755*
HiN arrivant, Monfîeur, de la cam-
pagne où j'ai pafle cinq ou fîx jours ^
je trouve votre billet qui me tire d'une
grande perplexité; car ayant communi-
qué à M, de Gauffecourt, notre ami
commun, votre lettre & ma réponfe,
j'apprends à Tinftant qu'il les a lui-même
communiquées à d'autres, bc qu'elles
Ibnt tombées entre les mains de quelr
qu'un qui travaille à me réfuter , &
qui fe propofe 5 dit-on, de les inférer
à la fin de fa critique. M. Bouchaud
aggrégé en droit, qui vient de m'ap-
prendre cela , n'a pas voulu m'en dire
davantage ; de forte que je fuis hors
jd'état de prévenir les fuites d'une in-
difcrétion que , vu le contenu de vo^»
tre lettre, je n'avois eue que pour une
î)Oiine fin. Heureufementa Monlieur,
:k M. DE Boissi. aiy
je VOIS par votre projet que [le mal eft
moins grand que je n'avois craint. En
approuvant une publication qui me
fait honneur & qui peut vous être utile,
il me refte une excufe à vous faire
fur ce qu'il peut y avoir eu de ma faute
dans la promptitude avec laquelle ces
lettres ont couru , fans votre confen-r
tement ni le mien.
Je fuis avec les fentimens du plus fin-
cere de vos admirateurs ^ Monfieur , &c«
P, S. Je fuppofe que vous avez
reçu ma réponfe du 20 de ce moiso
LETTRE
AM. DEBOISSI,
De t Académie Françeife , Auteur du
Mercure de France*
Q
Paris, le 4 Novembre 17 ss.
UAND je vis, Monfieur, paroître
dans le Mercure , fous le nom de M. de
Voltaire, la lettre que j*avois reçue de
lui, je fuppofai que vous aviez obtenu
Œ.uy. FoJik.Tom. VI, K
2î8 L Ë T T ]\ E
pour cela Ton confentementj & comme
il avolt bien voulu me demander le
mien pour la faire imprimer, je n'a vois
qu'à me louer de ion procédé , fans
avoir à me plaindre du vôtre. Mais que
puis-je penfer du galimatliias que vous
ayez inféré dans le Mercure fuivant fous
le titré de ma réponfe ? Si vous me
dites que votre copie étoit ihcorr£(5i:e ,
je demanderai qui vous forçoît d'em-
ployer une lettre vinblement incor-
reéle, qui n'eft remarquable que par
fon abfurdité? Vous abPienir d'inférer
dans votre ouvrage des écrits ridicu-
les 5 eft un égard que vous deveZafmon
aux Auteurs, du moins au public.
Si vo-as avez cru , Monfieur, que
je confentirois à la publication de cette
lettre, pourquoi ne pas me communi-
quer votre copie pour la revoir ? Si
vous ne l'avez pas cru, pourquoi l'im-
primer fous mon. nom? S'il efl: peu
convenable d'imprimer les lettres d'au-
trui fans l'aveu des Auteurs , il l'eft
beaucoup moins de les leur attribuer
fans être fur qu'ils les avouent, ou
même qu'elles foient d'eux , 8c bien
Eîolns encore lorfqu'ileil à croire qu'ils
lie les ont pas écrites telles qu'on les a.
A M. DE B O î S S T. 219
Le Libraire de M. de Voltaire qui
avoit à cet égard plus de droit fjue
perfonne , a mieux aimé s'abftenir d'im-
primer la mienne que de l'imprimer
lans mon confentement, qu'il avoit eu
l'honnêteté de me demander. Il me
femble qu'un homme aulîi juftement
eflimé que vous, ne devroit pas rece-
voir d'un Libraire des leçons de procé-
dés. J'ai d'autant plus, Monfieur, à me
plaindre du vôtre en cette occafion ,
que, dans le même volume oii vous
avez mis , fous mon nom. , un écrit ,
auflî mutilé, vous craignez avec rai-
fon d'imputer à M. de Voltaire des
vers qui ne foient pas de lui. Si un tel
égard n'étoit dû qu'à la confîdération,
je me garderois d'y prétendre; mais .
il eftun acte de juftice, & vous la de-
vez à tout le monde.
Comme il eft bien plus naturel de
m' attribuer une fotte lettre qu'à vous un
procédé peu régulier, & que par con-
féquent je refterois chargé du tort de
cette affaire , (î je négligeois de m'en
juflifier ; je vous fupplie, de vouloir
bien inférer ce défaveu dans le pro-
chain Mercure, & d'agréer, Monfieu:',
mon refpecl & mes lalut.it
K2
3.20 Lettré
LETTRE
A M. V E R N E S.
R
Paris , /f z8 Mars 1756.
ECEVE2, mon cher Concitoyen,
une lettre très-courte, mais écrite avec
la tendre amitié que j*ai pour vous ;
c*eft à regret que je vois prolonger le
tems qui doit nous rapprocher , mais
je déleiperede pouvoir m*arracher d'ici
cette année; quoi qu'il en foit, ou je
ne ferai plus en vie , ou vous m'em-
brafTerez au printems ^7; voilà une
réfolution inébranlable.
Vous êtes content de Tarticle Eco^
nomU ; je le crois bien; mon cœur me
Ta diccé, &: le vôtre Ta lu. M. Labat
m'a dit que vous aviez defTeinde rem-
ployer dans votre Choix Littéraire \
n'oubliez pas de confulter V errata» J'a-
vois fait quelque chofe que je vous
deftinoîs 3 mais ce qui vous furprendra
fort, c'efi: que cela s'eft trouvé fi gai
& fi fol , qu'il n'y a nul moyen de
A M. V E K N E s. 221
remf>loyer , & qu'il faut le rcferver
pour le lire le long de TArve avec foa
ami. Ma copie m'occupe tellement à
Paris , qu'il m*efl: impolUble de médi-
ter; il faut voir fi le féjour de la cam-
pagne ne m'infpirera rien pendant les
beaux jours.
Il eft difficile de fe brouiller avec
quelqu'un que l'on ne connoit pas ,
ainfi il n'y anulle brouillerie entre Mon-
fieur PalifTot & moi. On prétendoit
cet hiver qu'il m'avoit joué à Nancî
devant le Roi de Pologne, & je n'en
fis que rire ; on ajoutoit qu'il avoit
auffî joué feue Midame la Marquife du
Châtelet, femme confidérable par fon
mérite perfonnel & par fa grande naif-
fance , confidérée principalement en
Lorraine comme étant l'une des gran-
des Maifons de ce pays-là , & à la Couc
du Roi de Pologne où elle avoit beau-
coup d'amis, à commencer par le Roi
même ; il me parut que tout le monde
étoit choqué de cette imprudence ,
que Ton appelloit impudence. Voilà
ce que j'en lavois quand je reçus une
lettre "de M. le Comte de TreiTan ,
qui en occafionna d'autres, dont je
n'ai jamais parlé àperfonne, mais dont
222 Lettre
je crois vous devoir envoyer copie
fous le fecret^ainfi que de mes répon-
fes ; car quelque indifierence que j'aye
pour les jugemens du Public, je ne
veux pas qu'ils abufent mes vrais amis.
Je n'ai jamais eu fur le cœur la moin-
dre chofe contre M. PalifTot , mais je
doute qu'il me. pardonne aifément le
iervice que je lui ai rendu.
Bonjour 5 mon bon & cher Conci-
toyen ; foyons toujours gens de bien ,
& laiiïbns bavarder les hommes. Si
nous voulons vivre en paix, il faut que
cette paix vienne de nous m.êmes.
LETTRE
A iM. DE S C H E Y B ,
Secrétaire des Etats de la Ba[[e- Autriche.
A l'Hermitage , le 15 Juillet 1755
^/ ous me demandez, Monfieur, des
louanges pouf vos auguftes Souve-
rains, & pour les Lettres qu'ils font
fleurir dans leurs Etats. Trouvez bon
que je commence par louer en vous
A M. D E s C H E Y B. 2I3
un zélé Tujet de l'Impératrice Se im
bon citoyen de la République dos Let-
très. Sans avoir Thonneur de vouscon-
noitre , je dois juger à la ferveur qui
vous anime que vous vous acquittez
parfaitement vous même dQS' devoirs
que vous impofez aux autres, Se que
vous exercez à la fois les fonctions
d'homme d'Etat au gré de leurs Ma-
jeflés 5 de celles d'Auteur au gré du
Public.
A ré'gard dçs foins dont vous me
chargez, je fais bien, Monfieur, que
je ne ferois pas le premier Républi-
cain qui auroit encenfé le trône , ni
le premier ignorant qui chanteroit les
arts; mais je fuis (i peu propre à rem-
plir dignement vos'intentions que mon
infuffifance efl mon excufe , & je ne
fais comment les grands noms que vous
citez vous ont laiiTé fonger au mien
Je vois, d'ailleurs , au ton dont la
flatterie ufa de tout tem.s avec les Prin-
ces vulgaires, que c'eft honorer ceux
qu'on eftime que de' les louer fobre-
ment, car on fait que les Princes loués
avec le plus d'excès font rarement ceux
qui méritent le mieux de Tétre. Or, '
il ne convient à perfonne de (e mettre
K ^
324 L B T T R E
fur les rangs avec le projet de faire
moins que les autres , fur-tout quand
on doit craindre de faire moins bien.
Permettez- moi donc de croire qu'il
n'y a pas plus de vrai refped pour
rÉmpereur & Tlmpératrice-Reine dans
les écrits des Auteurs célèbres dont
vous me parlez que dans mon filence,
& que ce feroit une témérité de le
rompre à leur exemple , à moins que
d'avoir leurs talens.
Vous me preflez aulïi de vous dire
fî leurs Majeflés Impériales ont bien
fait de confacrer de magnifiques cta-
bliiïèmens & des fommes immenfes à
des leçons publiques dans leur Capi-
tale ; & après la réponfe affirmative
de tant d'illuftres Auteurs , vous exi-
gez encore la mienne. Quant à moi ,
Monfieur , je n'ai pas les lumières né-
celTaires pour me déterminer aufîî
promptement, & je ne connois pas af-
fez les mœurs & les talens de vos com-
patriotes pour en faire une application
lûre à votre queftion. Mais voici là-
defTus le précis de mon fentiment fur
lequel vous pourrez mieux que moî
tirer la conclufion.
Par rapport aux mœurs. Quand les
A M. DE S (! H E V B. 22 f
îiommes font corrompus, il vaut mieux
qu*ils foient favans qu'ignorans; quand
ils font bons , il eft à craindre que les
fciences ne les corrompent.
Par rapport aux talens. Quand on
en a 3 le favoir les perfedionne Se les
fortifie ; quand on en manque , Tétude
ôte encore la raifonj & fait un pé-
dant & un fot d'un homme de bon
feas & de peu d'efprit.
Je pourrois ajouter à ceci quelques
réflexions, Qu'on cultive ou non les
fciences , dans quelque (îecie que naifTe
un grand homme, il eiî: toujours un
grand homme , car la fource de fon
mérite h'efl pas dans les livres, mais
dans fa tête, & fouvent les obflacles
qu'il trouve & qu'il furmonte ne font
que l'élever ôc l'agrandir encore. On
peut acheter la fcience, & même les
favans , mais le génie qui rend le fa-
voir utile ne s'achète point ; il ne con-
noit ni l'argent , ni l'ordre des Princes,
il ne leur appartient point de le faire
naitre, mais feulement de l'honorer;
il vit & s'immortalife avec la liberté
qui lui eft naturelle , & votre illuftre
Métaftafe lui-même , étoit déjà la gloire
de l'Italie avant d'être accueilli par
Q.2G L E T T K E
Charles VI. Tâchons donc de ne pas
confondre le vrai progrès des talens
avec la protection que les Souverains
peuvent leur accorder. Les fciences
régnent pour ainfi dire à la Chine de-
puis deux mille ans & n'y peuvent
lortir de l'enfance , tandis qu'elles
font dans leur vigueur en Angleterre
où le gouvernement ne fait rien pour
elles. L'Europe efl: vainement inon-
dée de gens de Lettres , \qs gens de
nérite y font toujours rares ; les écrits
durables le font encore plus^-êc la pof-
térité croira qu'on fit bien peu de li-
vres dans ce miême fiecle où Ton en
fait tant.
Quant à votre patrie en particulier,
il fe préfente 5 Monfieur, une obier-
vation bien fimple. L'Impératrice &
fes auguftes Ancêtres n'ont pas eu
befoin de gager àt% hrfloriens & des
poëtes pour célébrer les grandes cho-
ies qu'ils vouloient faire , mais ils ont
fait de grandes choses & elles ont été
confacrées à l'immortalité ccmm.e cel-
les de cet ancien Peuple qui favoit
agir & n'écrivoit point. Peut-être man-
quoit-il à leurs travaux le plus digne
de les couronner, parce qu'il eft le
A M. t>fe ScHEVB. 2217'-
plus difficile : c'efl de foiitenir à Taide
Ces Lettres tant de gloire acquife fans
elles.
Quoi qu*il en f^it , Monfieur, aiïcz
d'autres donneront aux protecteurs des
Iciences & d^s arts des éloges que
leurs Majefcés Impériales partageront
avec la plupart des Rois ; pour moi,
ce que j'admire en Elles & qui leur
efi: plus véritablement propre, c'efl
leur amour confiant pour la vertu de
pour tout ce qui eft honnête. Je ne'
nie pas que votre pays n'ait été long-
tems barbare, mais je dis qu'il étoit
plus aifé d'établir les beaux-arts chez
les Huns 5 que de faire de la plus
grande Cour de l'Europe une école de
bonnes mœurs.
Au refte , je dois vous dire que vo-
tre lettre ayant été adrefTée à Genève
avant de venir à Paris, elle a reftée
près de fix femaines en route, ce qui
m'a privé du plaifir d'y répondre aufli-
tôt que je Taurois voulu.
Je fuis, autant qu'un honnête-homme
peut l'être d'un autre.
Monfieur , 6îc. _
K 6
ïlâS £ £ 7 T £ s
LETTRE
A M. V E R N E S.
Montmorency, k is Février 1758.
vj ui 3 mon cher Concitoyen, je vous
aime toujours, &: ce me femble plus
que jamais , mais je fuis accablé de mes
maux; j'ai bien de la peine à vivre
dans ma retraite d'un travail peu lu-
cratifî je n'ai que le tems qu'il me
faut pour gagner mon pain , & le peu
qui m'en refte eft employé pour fouP-
frir & me repofer, Ma maladie a fait
un tel progrès cet hiver ^ j'ai fentî
tant de douleurs de toute efpece , &
je me trouve tellement affoibli , que
je commence à craindre que la force
& les moyens ne me manquent pour
exécuter mon projet ; je me confole
de cette impuiffance par la confrdéra-
tion de l'état où je fuis. Que me fer-^
viroit d'aller mourir parmi vous ? Hé-
las 5 il falloit y vivre î Qu'importe où
l'on laide fon cadavre? Je n'aurois pas
befoin qu'on reportât mon cœur dans
A M. ViRKÊS; isiji
ma patrie ; il n'en eft jamais fortî.
Je n*ai point eu occafion d'exécutet
votre commiffion auprès de M, d^Aiem-^
bert. Comme nous ne nousfommes ja-
mais beaucoup vus, nous ne nous écri-^
vons point ; éc , confiné dans ma fo-*
litude, je n*ai confervé nulle efpece
de relation avec Paris; j'en fuis comme
à l'autre bout de la terre, & ne fais
pas plus ce qui s'y pafTe qu'à Pekin«
Au refte , fi l'article dont vous me
parlez eft indifcret & répréhenfible ^
il n'eft aiïurément pas ofFenfant. Cepen-
dant, s'il peut nuire à votre Corps j,
peut-être fera-t-on bien d'y répondre^
quoi qu'à vous dire le vrai, j'aye un
peu d*averfion pour les détails où cela
peut entraîner, & qu'en général je
n'aime guères , qu*en matière de fai
l'on affujettifTe la confcience à des for-
mules. Pai de la religion , mon ami ,
te bien m'en prend;- je ne crois pas
qu'homme au monde en ait autant be*
foin que moi. J^ai paiïe ma vie parmi
les incrédules , fans me laiiïer ébran-
ler; les aimant, les eftimant beaucoup,
fans pouvoir foufFrir leur Dodrine, Je
leur ai toujours dît que je ne les favois
pas combattre , mais que je ne voulois
30i' LETTRE
pas les croire; la phiîofQphie n*ayant
fur ces matières ni fond ni rive, man-
quant d'idées primitives & de princi-
pes élémentaires , n'eft qu'une mer
d'incertitudes & de doutes, dont le
Metaphyficien ne fe tirent jamais. J'ai
donc laifTé-là la raifon , & j'ai confulté
la nature , c'eft-à-dire , le fentiment in-
térieur qui dirige ma croyance , in-
dépendamment de ma raifon. Je leur
ai laifTé arranger leurs chances , leurs
forts, leur mouvement nécefTairej^,
tandis qu'ils bâtifToient le monde à
coups de dez, j'y voyois, moi, cette
unité d'intentions qui me fdifoit voir,
en dépit d'eux , un principe unique ;
tout comme s'ils m'avoient dit que l'I-
liade âvoit été formée par un jet for-
tuit de caraderes, je leur aurois dit,
très-réfolument; cela peut être, mais
cela n'eft pas vrai ; & je n'ai point d'au»
tre raifon pour n'en rien croire fi ce
n'eft que je n'en crois rien. Préjugé
que cela! difent-ils. Soit; mais que
peut faire cette raifon fi vague, con-
tre un préjugé plus perfuafif qu'elle ?
Autre argumentation fans fin contre la
diftinétion des deux fubftances; autre
perfuaûon de ma part qu'il n'y a rien
A M. Ver NÉ s. 2p^
de Commun entre un arbre & ma pen-
fée ; & ce qui m'a paru plaifant en ceci ,
c'eft de les voir s'acculer eux-mcmes
par leurs propres fophi(mes, au point
d'aimer mieux donner le fentiment aux
pierres que d'accorder une ame à
l'homme.
Mon ami 5 je crois en Dieu & Dieu
ne feroit pas jufte fi mon ame n'étoit
immortelle. Voilà, ce me femble, ce
que la Religion a d'efTentiel & d'utile ;
laiiïbns le rede aux difputeurs. A l'é-
gard de l'éternité des peines , elle ne
s'accorde ni avec la foiblefîe de l'hom-
me, ni avec la juftice de Dieu. Il eft
vrai qu'il y a des âmes Ci noires que
je ne puis concevoir qu'elles puillent
jamais goûter cette éternelle béatitu-
de, dont il me femble que le plus doux
fentiment doit être le contentement de
foi-même. Cela me fait foupçonner ,
qu'il fe pourroit bien que les âmes des
méchans fufTent anéanties à leur mort,
& qu'être &: fentir fût le premier prix
d'une bonne vie. Quoi qu'il en foit,
que m'importe ce que feront les mé-
chans; il me fuffit qu'en approchant
du terme de nia vie , je n'y voye point
celui de mes efpérances, de que fen
Èji E E T T K B
attende une plus heureufe après avoîc
tant foufFert dans celle-ci. Quand je
itie tromperois dans cet efpoir, il eft
lui-même un bien qui m*aura fait fup-
potter tous mes maux. J^attends paî-
fîblement réclairciflement de ces gran-
des vérités qui me font cachées , bien
convaincu cependant , qu'en tout état
de caufe , fi la vertu ne rend pas tou-
jours rhomme heureux , il ne fauroit
au moins être heureux fans elle 5 que
les affligions du jufte ne font point fans
quelque dédommagement , & que les
larmes même de l'innocence font plus
douces au cœur que la profpérlté du
méchant.
Il efl naturel , mon cher Vernes f
qu'un folitaire (oufïrant & privé de
toute fociété, épanche fon ame dans
le fein de Tamitié , & je ne crains pas
que mes confidences vous déplaifentj
i*aurois dû commencer par votre pro-
jet fur rhiftoire de Genève , mais il
eft des tems de peines & de maux où
Ton eft forcé de s'occuper de foi, &
vous favex bien que je n*ai pas un
cœur qui veuille fe déguifer. Tout ce
que je puis vous dire fur votre entre-
prife , avec tous les ménagemens que
À UN jïiTNE Homme. ajj
vous y voulez mettre , c'eft qu'elle eft
d*un fage intrépide ou d*un jeune hom-
me. Embraffez bien pour moi Tamî
Rouftan. Adieu, mon cher Concitoyen;
je vous écris avec une auiîi grande
effufion de cœur que fi je me féparois
de vous pour jamais , parce que je me
trouve dans un état qui peut me me-
ner très-loin encore , mais qui me laifïe
douter pourtant fi chaque lettre que
j'écris ne fera point la dernière,
LETTRE I
A UN JEUNE HOMME
Çf^ui demandoit a s^établir à Montmo^
rend ^ (^domicile alors de M, Rouf"
feau) pour profiter de fes leçons.
Vous ignorez, Monfieur, que vous
écrivez à un pauvre homme accablé
de maux & de plus fort occupé , qui
n*eft guères en état de vous répondre,
& qui le feroit encore moins d'établir
avec vous la fociété que vous lui pro-
pofez. Vous m'honorez en penfant que
je pourrois vous être utile , 6c YOU«
254 Lettre
êtes louable du motif qui vous la fait
defirer ; mais fur le motif mène, je
ne vois rien de moins nécefTaire que
de venir vous établir à Montmorencî,
Vous n'avez pas befoia d'aller' chjr-
cher Cl loin les principes de la lïio- ■
raie. Reritrez dans votre cœur, 3c vous
les y trouverez : & je ne pourrai vous
rien dire à ce fujet que ne vous dife
encore mieux votre confcience quand
vous voudrez la confuiter. La vertu ,
Mon{îeur,.n'ePc p2.s une fcience q.ui .
s'appr:^nne avec tant d'appareil. Podr
être vertueux il fuiîit de vouloir l'être ;
de Cl vous avez bien cette volonté ,
tout eft fait, votre bonheur efl: décidé.
S'il m'appartenoit de vous donner des
confeils , le premier que je voudrois
vous donner, feroit de ne point vous
livrer à ce goût que vous dites avoir
pour la vie contemplative, 3c qui n'eft
qu'une parelîe de l'ame condamnable à
tout âge, & fur-tout au vôtre. L'homme
n'eft point fait pour méditer, mais pour
agir : la vie laborieufe que Dieu nous
impofe 3 n'a rien que de doux au cœur
de l'homme de bien qui s'y livre en
vue de remplir fon devoir , £xîa vigueur
de la jeuneffe ne vous a pas été donnée
A UN JEUNE Homme. 23^
pour la perdre à d'ol{ives contempla-
tions. Travaillez donc , Mondeur , dans
l'état où vous ont placé vos parens de
la providence : voilà le premier pré-
cepte de la vertu que vous voulez fui-
vre; & fi le féjourde Paris joint à l'em-
ploi que vous rempîiiïez, vous paroîf
d'un trop difficile alliage avec elle,
faites mieux , Monfieur, retournez dans
votre province , allez vivre dans le
fein de votre famille, fervez, foignez
vos vertueux parens; c'efl-là que vous
remplirez véritablement les foins que
la vertu vous impole. Une vie dure
ell: plus facile à fupporter en province,
que la fortune à pourluivre à Paris ,
fur-tout, quand on fait, comm.e vous
ne rignorez pas, que les plus indignes
manèges y font plus de fripons gueux
que de parvenus. Vous ne devez point
vouseftim.er malheureux de vivre com-
me fait Monfieur votre père, & il n'y a
point de fort que le travail, la vigi-
lance, l'innocence & le contentement
de foi ne rendent fupportable, quand
on s'y foumet en vue de remplir {on
devoir. Voilà, MonCeur, des confeils
qui valent tous ceux que vous pour-
riez venir prendre à Montniorenci ;
^^6 L E T T R 1
peut-être ne feront -ils pas de votre
goût , & je crains que vous ne preniez
pas le parti de les fuivre, mais je fuis
fur que vous vous en repentirez un
jour. Je vous fouhaite un fort qui ne
vous force jamais à vous en fouvenir.
Je vous prie, Monfieur, d'agréer mes
falutations très-humbles.
FRAGMENT
D'UNE LETTRE
A M. DIDEROT.
Vous vous plaignez beaucoup des
maux que je vous aï faits. Quels font-
ils donc, enfin, ces maux? Seroit-ce
de ne pas endurer afTez patiemment
ceux que vous aimez à me faire , de
ne pas me laiiTer tyrannifer à votre
gré , de murmurer quand vous affec-
tez de me manquer de parole, & de
ne jamais venir lorfque vous l'avez
promis? Si jamais je vous ai fait d'au-
tres maux, articulez - les. Moi, faire
du mai à mon ami ! Tout cruel , tout
A M. Diderot, 237
méchant, tout féroce que je fuis, je
mourrois de douleur fî je croyois ja-
mais en avoir fait à mon cruel ennemi ,
autant que vous m*en faites depuis fix
fe m aines.
Vous me parlez de vos fervîces ; je
ne les avois point oubliés ;mais ne vous
y trompez pas. Beaucoup de gens m*en
ont rendu qui n*étoient point mes amis»
Un honnête-homme qui ne fent rien»
rend fervice & croit être ami ; il fe trom-
pe , il n'eft qu'honnête - homme. Tout
votre emprelTement , tout votre zèle-
pour me procurçr dos chqfes dont je
n'ai que faire , me touchent peu. Je ne
veux que de l'amitié, & c*eft la feule
chofe qu'on me refufe. Ingrat, je ne
t'ai point rendu de fervice , mais je
t'ai aimé, & tu ne me payeras de ta
vie ce que j-ai fenti pour toi durant
trois mois. Montre cet article à tt
femme plus équitable que toi, & de-
mande-lui fi , quand ma préfence étoit
douce à ton cœur affligé , je comp-
tois mes pas , & regardois au tems
qu'il fâifoit pour aller à Vinçennes (a)
— i^
(«) Où M. Pldecoc écpic détenu prîronnler.
2^S L E T T R S :
confoîer mon ami. Homme înfenfîble
& dur ! deux larmes verfées dans mon "
fein m'eufTent mieux valu que le trône '
du monde; mais tu me les refufes, & !
te contentes de m/en arracher. Hé !
bien! garde tout le refte; je ne veux ;
'plus rien de toi. ^
!
LETTRE AU MÉ M E. ;
2 Mars lyjS. j
J.L faut, mion cher Diderot , que je •;
vous écrive encore une fois en ma vie ;
vous ne m'en avez que trop difpenfé; '.
mais le plus grand crime de cet homme
que vous noirciilez d'une (î étrange '
manière, eft de ne pouvoir fe détacher i
de vous. :
Mon deffein'n'eft point d'entrer en ■
explication pour ce m^om^ent-ci fur les ;
horreurs que vous m'imputez. Je vois 1
que cette explication feroit à préfent 1
inutile. Car, quoique né bon & avec ;
une ame franche, vous avez pourtant \
un malheureux perxhant à méfinter- '
prêter les difcours 6c les avions de \
A M. Diderot. ^^p
vos amîs. Prévenu contre mol comme
vous Tctes 3 vous tourneriez en mal
tout ce que je pourrois dire pour me
jidiher, & mes plus ingénues expli-
cations ne feroient que fournir à votre
e'fprit fubtil de nouvelles interpréta-
tions à ma charge. Non , Diderot ;
je fens que ce n'eit pas par-là qu'il faut
commencer. Je veux d'abord propofer
à votre bon fens des préjugés plus
fimpîes^plus vrais 5 mieux fondés que
les vôtres , & dans lefquels Je ne penfe
pas au moins que vous puifliez trou-
ver de nouveaux crimes.
Je Tuis un méchant homme , n'efl-ce
p?.s?Vous en avez les témoignages les
p.lOs furs; cela vous eft bien attefté.
Quand vous avez commencé de l'ap-
prendre, il y avoit feize ans que j'é-
tois pour vous un liomime de bien,
& quarante ans quéjerétois pour tout
le monHe.'En pouvez- vous dire autant
de ceux qui vous ont communiqué
cette belle découverte? Si l'on peut
porter à faux fi'long-tems le mafque
d'un honnête-hcmm.e , quelle preuve
aveZ'VOus (^\ie ce m.àfque ne couvre
pas leur vi^a^e audi -bien eue le mien>
Ed-ce un moyen bien propre à don-
24^ L E T T R s
ner du poids à leur autorité que de
charger en fecret, un homme abfent,
hors d'état de fe défendre ? Mais ce
n*eft pas de cela qu'il s'agit.
Je fuis un méchant ; mais pourquoi
le fuis- je? Prenez bien garde, mon
cher Diderot, ceci mérite votre at-
tentioa, On n'eft pas malfaifant pour
rien. S'il y avoit quelque monftre ainfi
fait , il n'attendroit pas quarante ans
à fatisfaire fes inclinations dépravées.
Confidérez donc ma vie ,mes paflîons,
mes goûts, mes penchans. Cherchez ,
fi je fuis méchant, quel intérêt m'a
pu porter à l'être? Moi qui, pour mon
malheur , portai toujours un cœur trop
fenfible, que gagnerois-je à rompre
avec ceux qui m'étoient chers? A quelle
place ai- je afplré, à quelles penfions,
a quels honneurs m'a-t-on vu préten-
dre, quels concurrens ai-je à écarter,
que m'en peut-il revenir de mal faire?
Moi qui ne cherche que la folitude ôc
la paix , moi dont le fouverain bien
coniifle dans la parelTe &: l'oifiveté ,
moi dont l'indolence & les maux me
laifTent à peine le tems de pourvoir à
ma fubfiftance , à quel propos , à quoi
bon m*irois-je plonger dans les agita-
tations
i«
A M. D I D E R O T. 241
tatîons du crime, & m'embarquer dans
l'éternel manège dts icélérats ? Quoi
que vous en difiez , on ne fuit point
les hommes quand on cherche à leur
nuire ; le méchant peut méditer fes
coups dans la folitude, mais c'eft dans
la fociété qu'il les porte. Un fourbe a
de radreiïe & du fang-fi'oid; un per-
fide fe pofTede & ne s'emporte point:
reconnoifiez - vous en moi quelque
chofe de tout cela? Je fuis emporté
dans la colère, &: fouvent étourdi de
fang-froid. Ces défauts font-ils le mé-
chant? Non fans doute; mais le mé-
chant en profite pour perdre celui qui
les a.
Je voudrois que vous puifliez auflî
réfléchir un peu fur vous-même. Vous
vous fiez à votre bonté naturelle; mais
favez - vous à qjel point l'exemple
& l'horreur peuvent la corrompre ?
N'avez-'Vous jamais craint d'être en-
touré d'adulateurs adroits qui n'évi-
tent de louer grofllérement en face ,
que pour s'emparer pl-js adroitement
de vous fous l'appât d'une feinte fin-
cérité? Quel fort pour le meilleur des
hommes d'être égaré par fa candeur
même, & d'être innocemment dans la
Œuy» Pojih, Tom, VI. L
242 Lettre
rriain des méchans rinftriiment de leur
perfidie! Je fais que l'amour -propre
fe révolte à cette idée , mais elle mé-
rite l'examen de la railon.
Voilà dQS confidérarions que je vous
p»"ie de bien pefer, Penfez-y long tems
avant que de me répondre. Si elles ne
vous touchent pas, nous n'avons plus
rien à nous dire ; mais (i elles font quel-
que impreiîion fur vous, alors nous en-
trerons en éclaircilTement; vous retrou-
verez un ami digne de vous, & qui
peut-être ne vous aura pas été inutile.
J*ai pour vous exhorter à cet exa-
men un motif de grand poids , & ce
motif, le voici.
Vous pouvez avoir été féduit &
trompé. Cependant, votre ami gémit
dans fa folitude, oublié de tout ce qui
lui étoit cher. Il peut y tomber dans
le défelpoir; y mourir enfin, maudif-
fant ringrat dont l'adverfité lui fit tant
verfer de larmes, Sz qui Taccabîe in-
dignement dans la fienne ; il l'e peut que
les preuves de fon innocence vous par-
viennent enfin, que vous foyez forcé
d'honorer fa mémoire (a) , & que l'i-
*i ■ I .- ,
(a) Voyez , Le^eurs , !es noces inftrée^ dans U vio
A M. V s R N E S. 24^
mage de votre ami mourant ne vous
laiite pas des nuits tranquilles. Dide-
rot 5 penfez-y. Je ne vous en parlerai
plus.
LETTRE
A M. VERNE S.
Montmorcnci , le 25 Mars 1758.
vjui, mon cher Vernes , j*aîme à
croire que nous fommes tous deux bien
aimés Tun de l'autre & dignes de l'être.
Voilà ce qui fait plus au foulagement
de mes peines que tous les tréfors du
monde; ah ! mon ami , mon Concitoyen ,
fâche m'aimer ôclaide-îà tes inutiles of-
fres ; en me donnant ton cceur, ne
m'as-tu pas enrichi? Que fait tout le
refte aux maux du corps & aux foucis
de l'amePCe dont j'ai faim, c'eft d'un
ami; je ne connois point d'autre befoin
auquel je ne fuffife moi-même. La pau-
vreté ne m'a jamais fait de mal; foît
dit pour vous tranquilifer là-defTus une
fois pour toutes.
Nous fommes d'accord fur tant de
L2
244 Lettre
cbofes, que ce n'eft pas la peine de nous
diîputer fur le rede. Je vous l'ai dit
bien des fois: nul homme au monde ne
refpedle plus que moi l'Evangile , c'ei} ,
à^ mon gré, le plus fublim.e de tous les
livres; quand tous les autres m'en-
nuient 5 je reprends toujours celui-là
avec un nouveau plaifir , & quand tou-
tes les confolations humaines m'ont
manqué, jamais je n'ai recouru vaine-
ment aux fiennes. Mais enfin c'eft un
Jivre, un livre ignoré des trois quarts
du monde ; croirai - je qu'un Scythe
ou un Africain 5 foit moins cher au
Père commun que vous Ôc moi, Se
pourquoi croirai-je qu'il leur ait ôté
plutôt qu'à nous, les reffources pour
le connoître ? Non, m.on digne ami;
ce n'eft point fur quelques feuiiles
éparfes, qu'il faut aller chercherla loi de.
Dieu, mais dans le cœur de Thomme,
où fa main daigna l'écrire. O homme,
qui que tu fois, rentre en toi même,
apprends à confulter ta confcience &
tes facultés naturelles; tu feras jufte,
bon, vertueux, tu t'inclineras devant
ton maître , & tu participeras dans Ton
ciel à un bonheur éternel. Je ne me
fie là-deiïî,is ni à ma raifon ni à celle
A M. Verne .^. 24,5*
d'autrul, mais je fens à la paix de mon
ame , & au plaifir que je fens à vivre
de psnfer fous les yeux du grand Etre,
que je ne m'abufe point dans les juge-
mens que je fais de lui, ni dans Tef-
poir que je fonde fur fa juftice. Au
refle , mon cher Concitoyen , j'ai voulu
verfer mon cœur dans votre fein , 6c
non pas entrer en lice avec vous; ainfi,
reftons-en là, s'il \'0'js plaît, d'autant
plus que ces fajets ne fe peuvent trai*
ter guères commode'ment païf lettres.
J'étois un peu mieux, je retombe.
Je compte pourtant un peu far le re-
tour du printems ; mais js n'efpere plus
recouvrer des forces fuliifantes pout
retourner dans la patrie. vSans avoir la
votre déclaration y je la refpedle d'a-
vance & me félicite d'avoir le premier
donné à votre refpe^labîe Corps, des
éloges qu'il judifie fi bien aux yeux
de toute l'Europe.
Adieu ^ mon am-,
L5
2^6 Lettre
5)»
LETTRE
A U M Ê M E.
Montmjvencl y le ij Mai 1758,
J E ne vous écris point exadement ,
mon cherVernes, mais jepenfeàvous
tous les jours. Les maux , les langueurs,
les peines augmentent fans ceiïe ma pa-
refîe ; je n'ai plus rien d'adif que le
cœur; encore hors Dieu , ma patrie &
le genre-humain, n'y refte-t- il d'atta-
chement que pour vous ; & j'ai connu
\qs hommes par de fi triftes expérien-
ces que lî vous m^e trompiez comme les
autres , j'en ferois affligé , fans doute,
mais je n'en ferois plus furpris.Heureu-
fementjene préfume rien de femblabîe
de votre part, &: je fuis perfuadé que
fi vous faites le voyage que vous me
promettez , l'habitude de nous voir &
de nous mieux connoître affermira pour
jamais cette amitié véritable que j'ai
tant de penchant à contra(5ler avec vous.
S'il efl: donc vrai que votre fortune &
vos affaires vous permettent ce voyage.
A M. V E KN t $. 247
& que votre cœur le defire , annoncez-
le moi d^avance afin que je me prépare
au plaKir de prefTer du moins une fois
en ma vie, une honnête-homme & ua
ami, contre ma poitrine.
Par rapport à ma croyance^ j'ai exa-
miné vos objections, êc je vous dirai
naturellement, qu'elles ne me perfua-
dent pas. Je trouve que pour un homme
convaincu de l'immortalité de Tame ^
vous donnez trop de prix aux biens&
aux maux de cette vie. J'ai connu les
derniers mieux que vous, & mieux peut-
être qu'homme qui exifte ; je n'en adore
pas moins l'équité de la providence^
& me croirois aufïi ridicule de murmu-
rer de mes maux durant cette courte
vie , que de crier à Tinfortune , pout
avoir pafTé une nuit dans un mauvais
cabaret. Tout ce que vous dites fut
l'impuifTance de la confcience , fe peut
rétorquer plus vivement encore contre
la révélation ; car que voulez - vous
que l'on penfe de l'auteur d'un remède
qui ne guérit de rien ? Ne diroit on pas
que tous ceux qui connoiifent l'Evan-
gile font de fort faints perfonnages, &
qu'un Sicilien fanguinaire & perfide vaut
dp"
24-S Lettre
beaucoup mieux qu'un Hottentot {la-
pide & groffier?
Voulez-vous que je croye que Dieu
n'a donné fa loi aux horannes que pour
avoir une double raifon de les punir?
Prenez g-arde , mon ami ; vous voulez
le juftifier d'un tort chimérique , &
vous aggravez raccufation. Souvenez-
vous fur-tout que dans cette difeute ,
c'eft vous qui attaquez mon fentiment,
Ôc que je ne fais que le défendre; car,
di'ailleurs, je fuis très-éloigné de défa-
prouver le vôtre , tant que vous ne
voudrez contraindre perfonne à Tem-
braiïer.
Quoi ! cette aimable & chère Parente
efl: toujours dans fon lit! Que ne fuis-
je auprès d*elle! Nous nous confole-
rions mutuellement de nos maux, &
î'apprendrois d'elle à foufrrir les miens
avec confiance; mais je n'efpere plus
faire un voyage fi defiré; je me fens de
jour en jour moins en état de le fou-
îenir. Ce n'efl: pas que la belle faifon
ne m'ait rendu de la vigueur &du cou-
rage ; mais le mal local n'en fait pas
moins de progrès ; il commence même
à fe rendre intérieurement îrès-fenfible ;.
%
A M. V E R N E s. 249
tin.e enflure qui croît quand je marche
m'ôte prefque le plaifir de la promena-
de, le feul qui m'étoitrefté, & je ne re-
prends des forces que pour fouifrir j la
volonté de Dieu foit faite ! cela ne m'em-
péchera pas , j'efpere , de vous faire
voir les environs de mafolitude^ aux^
quels il ne manque que d'ctre autour de
Genève pour me paroître délicieux.
J'embraiïe le cher Rouftan , mon Dré-
tendu difcipîe ; j'ai lu avec plaifir ion'
Examen des quatre beaux ficelés ^ SC
je m'en tiens, avec plus de confiance,
à mon fenciment , err voyant que c'efi;
auflî le fien. La feule chofe que jevou-
drois lui demander , feroit de ne pas
s'exercera la vertu à mes dépens, êc
de ne pas fe montrer modefie en flat-
tant ma vanité. Adieu, mon cher Ver-
nes 5 je trouve de jour en jour plus de:
plaifir à vous aimer»
.j#
I
2^o Lettre
^- H*ri '->^' ^^^i' ^5^ ^:^ ^^^^
LETTRE
D E M. LE ROY.
Monsieur^
V^cJOiQUEJe n'ayepas Thonneur d'é-
tru connu de vous , je me perfuade que
vous ne me faurez pas mauvais gré de
vous faire part d*une obfervation que
j'ai faite fur votre dernier ouvrage. Je
Tai lu avec grand pîaifir, & j'ai trou-
vé que vous y établilllez votre ooi-
nion avec beaucoup de force. Mais
je vous avouerai qu'ayant parcouru la
Grèce , de ayant fait une étude parti-
culière des théâtres que l'on trouve en-
core dans les ruines de (es anciennes
villes, j'ai lu avec furprife dans votre
Livre p. 1^2 (a) le pafTage qui (uit. Jvec
tout cela , jamais la Grèce , excepté
Sparte ^ ne fut citée en exemple de bonne f
mœurs ; & Sparte qui ne fouffroh point
de théâtre y n avoit garde d'honorer
U) Mélanges, Tome I. Page 3 3 3*-
DE M. Le Ro Y. sjT
ceux qui s'y /72c>/2;r^72r. Non-feule-ment
il y avoit un théâtre à Sparte abfolu-
ment fsmblable à celui de Eacchus
à Athènes , mais il étoit le plus bel
ornement de cette ville , {\ célèbre
par le courage de Tes habitans. Ilfub-
iifle même encore en grande partie,
& Paufanias &: Plutarque en parlent :
c*eft d'après ce que ces deux Auteurs
en difent que j'en ai fait Thiftoire que
)e vous envoie dans Touvrage que je
viens de mettre au jour. Comme cette
erreur , qui vous eft échappée , pour-
roit être remarquée par d'autres que
par moi, j'ai cru que vous ne feriez
pas fâché que je vous en avertiiïe; &:
je me flatte, Monfieur, que vous vou-
drez bien recevoir cet avis, comme
une marque de l'eftime &: de la parfaite
confidération avec laquelle j^ai l'hon-
neur d'être, &c#
L^
2^2 Lettre
RÉPONSE
A LA LETTRE
DE M. LE P. O Y.
A Montmorenci j te 4 Novembre 1758.
3 E vous remercie, Pvîonneur, de la-
bonté que vous avez de m'avertir de:
ma bévue au fujet du théâtre de Sparte^
& de l'honnêteté avec laquelle vous
voulez bien me donner cet avis. Je fuis-
fi fenfible à ce procédé,, que je vous-
demande la permiiîion de faire ufage de
votre lettre dans une autre édition de
la mienne. Il s'en faut peu que je ne me
félicite d'une erreur qui m'attire de
votre part cette marque d'ertime , &.
je me fens moins honteux de ma faute ,
que fier de votre correction.
Voilà, Monfieur, ce que c'eft que
de fe fier aux Auteurs célèbres. Ce n'efi:
guères impunément que je les confulte^.
& de manière ou d'autre, ils manquent
rarement de me punir de ma confiance..
Le fâvant Cragius lî vsrie d34is i'anti-
A A!. Le Roy. 25* j
qulté avoit dit la chofe avant moi, &
Plutarque lui-même affirme que lesLa-
céciémoniens n'alloient point à la co~
médie^ de peur d'entendre des chofes
contre les loix. Toit rérieufement , ioit
par jeu. Il eft vrai que le même Plu-
tarque dit ailleurs le contraire , 8<:ii lui
arrive fi fouvent de (e contredire , qu'on
ne devroit jamais rien avancer d'après
lui^ fans l'avoir lu tout entier. Quoi
qu'il en foit , je ne puis ni ne veux recu-
fer votre témoignage , & quand ces Au-
teurs ne feroient pas démentis par les
refies du théâtre de Sparte encore exif-
tans 3 ils le feroient par Paufanias , EuG
tate,Suidas5 Athénée, ôc d'autres an-
ciens. Il paroît feulement que ce théâ^-
tre étoit plutôt confacré à des Jeux, à^s
<ianfes, des prix de mufique, qu'à des
repréfentations régulières, & que les
pièces qu'on y jouoit quelquefois ,
étoient moins de véritables drames^,
que des farces groiîieres convenables
à la (implicite des fpeélateurs; ce qui
n'empechoit pas que. Soiybius Lacon^
n'eût fait un traité de ces iortes de pa-
3rades, C'eft la Guilietiere qui m'apprend
tout cela j car je n'ai point de livres pous
2 J4 L E T T R E , (S'if.
le vérlner. Ainfi rien ne manque a fflâ
faute en cette occafion, que la vanité
de ia méconnoître.
Aureffe, loin de fouhaiter que cette
faute refte cachée à mes ledeurs , je
ferai fort aife qu'on la publie, & qu'ils
en (oient inftruits : ce fera toujours une
erreur de moins. D'ailleurs, comme elle
ne fait tort qu'à moi feul, &: que mon
fentim.ent n'en eft pas moins bien éta-
bli, j'efpere qu'elle pourra fervird'amu-
fementaux critiques; j'aime mieux qu'ils
triomphent de m.on ignorance, que de
mes maximes; & je ferai toujours très-
content que les vérités utiles que j*ai
foutenues, foient épargnées à mes dé-
pens.
Recevez, Monfieur, les affurances
de ma reconnoiffance, de mon eflime
& de mon refped.
A
^é^
2;y
LETTRE
A M. V E R N E S.
Montmorenci , le 14 Novembre 1 7;^r
J E favois 5 mon cher Verpies , la bonne
réception que vous aviez faite à TAbbé
de Saint-Nom ; que vous Taviez fêté,,
que vous l'aviez préfenté à M. de Vol-
taire . en un mot, que vous l'aviez re-
çu comme recommandé par un ami y
il eft parti le cœur plein de vous , &
fa reconnoifTance a débordé dans le
mien. Mais pourquoi vous dire cela >
N'avez-vous pas eu le plaifir de m'o-
bliger ? Ne me devez-vous pas aufli de
la reconnoifTance? N'eft-ce pas à vous
déformais de vous acquitterenvers moi ?
Il n'y a rien de moi fous laprefTe;
ceux qui vous l'ont dit vous ont trompé.
Quand j'aurai quelque écrit prêt à pa-
Toître^ vous n'en ferez pas inftruit le
dernier. J'ai traduit tant bien que maî
un livre de Tacite, & J'en reftelà.Je
ne fais pas affez de Latin pour l'en-
tendre , & n'ai pas allez de talent pouî
'12.^6 L E T T R "5
le rendre. Je m'en tiens à cet eiïaUjS
ne fais même fi j'aurai jamais TefFron-
terie de le faire paroitre ; faurois grand
befoin de vous pour l'en rendre di-
gne. Mais parlons de l'hiftoire de Ge-
nève. Vous favez mon fentiment fur
cette entreprife; je n'en ai pas changé;
tout ce qui me refîe à vous dire, c'eft que
je fouhaite que vous faiîiez un ouvrage
afTez vrai, aiïez beau 8c aflez utile ,
pour qu'il foit impoiTible de l'impri-
mer; alors, quoi qu'il arrive, votre
manufcrit deviendra un mionumenj pré-
cieux qui fera bénir à jamais votre mé-
moire par tous les vrais citoyens, il
tant eft qu'il eiî refte après vous. Je
crois que vous ne doutez pas de mon
empreiTement à lire cet ouvrage; mais
fi vous trouvez quelque occafion^pour
me le faire parvenir, à la bonne heure;
car pour moi , dans ma retraite , je ne
fuis point à portée d'en trouver lesoc-
eafions. Je fais qu'il va & vient beau-
coup de gens de Genève à Paris & de
Paris à Genève , mais je comiois peu
tous ces voyageurs , Se n'ai nul defTein
d'en beaucoup connoître. J'aime encore
mieux ne pas vous lire,
Vou5 me demandez de la muflq^ue^
A M. Verne s. 257
eliDieu , cher Vernes î de quoi me par-
lez-vous ? Je ne connois plus d'autre
mufique que celle des Roilignols ; & les
Chouettes de la forêt m'ont dédommagé
del'Opera de Paris. Revenu au feul goût
des plalfirs de la nature, je méprife
Papprét des amufemens des villes.
Redevenu prefque enfant , je m'at-
tendris en rappellant les vieilles chan-
fons de Genève, je les chante d'une
voix éteinte , & je finis par pleurer
fur ma patrie en fongeact que je luiai
furvécu. Adieu.
LETTRE
A M. DE SILHOUETTE,
Le 2- Déccmhrii ^7S9*
D
AiGNEZ , Monfîeur 5 recevoir l'hom-
mage d'un folitaire qui n'eil pas connu
de vous 5 mais qui vous eftime par vos
talens , qui vous refpede par votre ad-
ministration 5 &c qui vous a fait Thon-
neur de croire qu'elle ne vous refteroit
paslong-tems.Ne pouvant fa u ver l'E-
tat qu'aux dépens de la capitale qui l'a
2j-S L E T T K E
perdu , vous avez bravé les cris deâ
gaigneurs d'argent. En vous voyant
écrafer ces miférabîes , je vous enviois
votre place; en vous la voyant quitter
fans vous être démenti, je vous ad-
mire. Soyez content de vous , Mon-
fîeur , elle vous laiffe un honneur dont
vous jouirez long tems fans concurrent.
Les malédictions des fripons font la
gloire de l'homme jufte.
LETTRE
A M. V E R N E S.
Montmorency y U 9 Février 1760,
I
L y a une quinzaine de jours, mon
cher Vernes 5 que j'ai appris, par M,
Favre votre infortune ; il n'y en aguè-
Tes moins que je fuis tombé malade,
& je ne luis pas rétabli. Je ne compa-
re point mon état au vôtre, mesmaux
aduels ne font que phyfiques; 6: moi
dont la vie n*eft qu'une alternative des
uns de des autres, je ne fais que trop
que ce n'eft pas les premiers qui tranf-
percent le cœur le plus vivement. Le
A M. V E K N E S. 2/5
mîen efl fait pour partager vos dou-
leurs 5 de non pour vous en confoler.
Je fais trop bien , par expérience ,
que rien ne confole que le tems, &
que fouvent ce n'eft encore qu'une af-
flidlion de plus de longer que le tems
nous confolera. Cher Vernes, on n'a
pas tout perdu quand on pleure en-
core ; le regret du bonheur palTé en eft
un refte. Heureux qui porte encore au
fond de Ton cceur ce qui lui fut cher!
Oh ! croyez-moi , vous ne connoifTez
pas la manière la plus cruelle de le per-
dre ; c'eft d'avoir à le pleurer vivant.
Mon bon ami , vos peines me font lon-
ger aux miennes ; cc(ï un retour na-
turel au malheureux. D'autres pour-
ront montrer à vos douleurs une fen-
bilité plus défintérefTée ; mais perfonne ,
j'en fuis bien fur , ne hs partagera plus
fince'rement.
rh
zi6o
LETTRE
^ M. DUCHES NE ,
LIBRAIRE.
£"72 hii envoyant la Comédis des
Fhilofcphes,
xL N parcourant , Mcnfieur , la pièce
que vous m'avez envoyée ^ j'ai trémi
de m'y voir loué. Je n'accepte point
cet horrible préfent. Je fuis perfiiadé
qu'en m.e l'envoyant , vous n'avez pas
voulu me faire une injure ; mais vous
ignorez ou vous avez oublié que j'ai
eu l'honneur d'être l'ami d'un homme
reTpedable, indignement noirci & ca-
lomnié dans ce libelle.
2.6l
LETTRE
A MADAME D'AZ**\
Çz/f Tuavci^ envoyé l'ejîampe encadrée
de fon par traie avec des vers à fort
mari au-dejfous*
Le 10 Février 1761,
V ousm*avez fait , Madame, un pré-
fent bien précieux ; mais j'ofe dire que
le fentiaient avec lequel je le reçois ,
ne m'en rend pas indigne. Votre por-
trait annonce les charmes de votre ca-
raclere ; les vers qui l'accompagnent
achèvent de le rendre ineRimable. Il
L^mble dire , je fais le bonheur d'un
tendre époux ; je fuis la mufe quiTinf-
pîre, &J3 fuis la bergère qu'il ch-^.nte.
En vérité, Madam.e, ce n'eO: qu'avec
un peu de fcrupule que je l'admets dans
ma retraite , t-c je crains qu'il ne m'y
laiiTe plusauili foiitaire qu'auparavant.
J'apprends aufli que vous avez payéle
port & même à très- haut prix : quanf
à cetrederniere générofité , trouvez bon
z6s. Lettre
qu'elle ne foit point acceptée , & qu*à
la première occafion je prenne la liberté
de vous rembourfer vos avances (o).
Agréez, Madame, toute ma recon-
noiiïànce & tout mon refpeâ:.
LETTRE
A MADAME C^*\
Montmorenci ^ U 12. FévtierijGié
Vous avez beaucoup d'eTprit, Ma-
dame 5 & vous l'aviez avant la leâ:ure
de la Julie : cependant je n*ai trouvé
que cela dans votre lettre; d'où je con-
clus que cette ledure ne vous eft pas
propre , puifqu'elle ne vous a rien ins-
piré. Je ne vous en eftime pas moins ,
Madame , les âmes tendres font fou-
vent foibles,& c'eft toujours un crime
à une femme de l'être. Ce n'eft point
de mon aveu que ce livre a pénétré
jufqu'à Genève; je n'y en ai pas en-
voyé un feul exemplaire , & quoique
(û) ElJe avoit donne un baifcr au porteuft
A UN Anonyme. 263
je ne penfe pâs trop bien de nos mœurs
actuelles, je ne les crois pas encore
aiTez mauvaiîes pour qu'elles gagnaf-
fent de remonter à l'amour.
Recevez, iMadame, mes très hum-
bles reniercieriiens, de les aflurances de
mon refped.
LETTRE
A UN ANONYME.
Montmorcnci ^ le iz Février 1761.
J'ai reçu le 12 de ce mois par la
porte une lettre anonyme fans date ,
timbrée de Lille, & franche de port.
Faute d'y pouvoir répondre par une
autre voie, je déclare publiquement à
l'auteur de cette lettre que je l'ai lue
& relue avec émotion , avec atten-
driffement, qu'elle m'infoire pour lui
la plus tendre eflime , le plus grand
defir de le connaître & de l'aimer ;
qu'en me parlant de Tes larmes il m'en
a fait répandre ; qu'enfin jufqu'aux élo-
ges outrés dont il me comble , tout
2(54 L E T T R E 5 6'C. j
me p!ait dans cette lettre , excepté la '
modefte raifon qui le porte à fe cacher. ^
j
LETTRE ;
. A M ^ ^ ■^. I
Montmcrenci , le i ^ Février 1761, i
J]
E n*ai reçu qu'hier, Monfieur, la
lettre que vous m'avez écrite le y de
ce mois. Vous avez raifon de croire
que l'harmonie de l'âme a aufîi Tes dif-
fonances qui ne gâtent point TefFet du
tout: chacun ne fait que trop comment
elles fe préparent; mais elles font diffi-
ciles à fauver. C'eft dans les ravifTans
concerts des fpheres céleues qu'on ap-
prend ces favantesfucceiîions d'accords.
Heureux, dans ce hecle de cacopho-
nie & de difcordance , qui peut fe con-
ferver une ore'ile alTez pure pour en-
tendre ces divins concerts!
Au rePce, je perfifre à croire, quoi-
qu'on en puifTe dire, que quiconque
après avoir lu la nouvelle Héloïfe la
pelit regarder comme un livre de mau-
vaifes mceurs^ neft pas fait pour ai-
mer
tner les bonnes. Je me réjouis , Mon-
fîeur, que vous ne (oyez pas au nom-
bre de ces infortunés, & je vous falue
de tout mon cœur.
LETTRE
A M***.
Montmorencl , le 15 Février ij6r»
Je fuis charmé, Monfieur, de la let-
tre que vous venez de m'écrire , de
bien loin de me plaindre de votre
louange, je vous en remercie, parce
qu'elle eft jointe à une critique fran-
che & judicieufe qui me fait aimer Tune
& l'autre comme le langage de l'ami-
tié. Quanta ceux qui tfouverit ou fei-
gnent de trouver de l'oppofition entre
ma lettre fur les fpedacles & la nou-
velle Héloïfe, je fuis bien fur qu'ils
ne vous en impofent pas. Vous favez
que la vérité , quoiqu'elle foit une ,
change de forme félon les tems 8^ les
lieux , & qu'on peut dire à Paris ce
qu'en des jours plus heureux on n'eût
p2:s dû dire à Genève : mais à préfent
Œuy, Pojih. Tom. VI, M
:i66 L E T T K E \
les fcrupules ne font plus de faifon, &.
par-tout où féjournera long-tenis M. de-
Voliaire, on pourra jouer après lui la'
comédie & lire des romans fans dan-;
ger. Bonjour, MonHeur, je vous em-i
braiïe, &: vous remercie de rechef de'
votre lettre; elle me plaît beaucoup.!
LETTRE
\'
A M. DE*^^
Montmorenci , le 19 Février 17^1.
V01LA5 Moniieur, ma réponfe aux
obfervations que vous avez eu la bonté
de m'envoyer fur la nouvelle Héloïfe.
.Vous l'avez éîevée à l'honneur auquel
elle ne s'attendoit guères, d'occuper
des Théologiens ; c'ed: peut-être un fort
attaché à ce nom & à celles qui le por-
tent d'avoir toujours à paffer par les
niains de ces Meilleurs -là. Je vois
qu'ils ont travaillé à la converfion de
celle ci avec un grand zèle 3 & je ne
doute point que leurs foins pieux n'en
^ient fait une perfonne très-orthodoxe 5
À M. D E ^ * *. 2(^7
maïs je trouve qu'ils l'ont traitée avec
un peu de rudeiTe ; ils ont flétri Tes
charmes, & j'avoue qu'elle nie plaifoit
plus, aimable quoique qu'hérétique,
que bigote de maufTade comme la voilà.
Je demande qu'on me la rende comme
je l'ai donnée , ou je l'abandonnerai à
fes diredeurs.
LETTRE
A MADAME BOURETTE.
Qui m avolt écrit deux lettres confécu-»
tives avec des vers , & qui m invitait
à prendre du café cke^ elle dans une
ta(Je incrufUe d'or que M* de Voltaire
lui avoic donnée,
Montmorenci^ le 12 Mars 1761.
Je n'avois pas oublié. Madame , que
je vous devois une réponfe & un re-
merciement; je feroisplus exad: fî Ton
me lailToit plus libre, mais il faut mal-
gré m.oi difpofer de mon tems , bien
plus comme il plaît à autrui que comme
je le devrois &: le voudrois. Puifque
M2
^6^ Lettre
Tanonyme vous avoit prévenue , il étoît
naturel que fa réponfe précédât auiU
la votre; Ôc d'ailleurs je ne vous difii-
inulerai pas qu'il avoit parlé de plus
près à mon cœur que ne font des com-
pJimens & des \Qrs,
Je voudrois , Madame , pouvoir ré-
pondre à l'honneur que vous me faites
de me demander un exemplaire de la.
Julie 5 mais tant de gens vous ont en-
core ici prévenue, que les exemplaires
qui m^avoient été envoyés de Hollande,
par mon Libraire ^ font donnés oudef-
tinés , & je n'ai nulle efpece de rela-
tion avec ceux qui les débitent à Paris.
Il faudroit donc en acheter un pour
vousTolfrir, & c'eft, vu l'état de ma for^
tune , ce que vous n'approuveriez pas
vous-même : de plus, je ne fais point
payer les louanges , & fi je faifois
tant que de payer les vôtres , j'y
voudrois mettre un plus haut prix.
Si jam.ais roccafion Te préfente de
profiter de votre invitation, j'irai, Ma-
dame, avec grand pîaifir vous rendre
vifite & prendre du café chez vous;
mais ce ne fera pas, s'il vous plaît,
danç la taiTe dorée de M. de Voltaire,
A M. M ^ * ^. 2(5p
car je ne bois point dans la coupe d©
cet homme-là.
Agréez, Madame, que je vous réi-
tère mes très-humbîes remerciement
& les afTuranees de mon reipecl.
LETTRE
A M. M^^^
Montmorencij Mars 1761.
I
L faudroit être le dernier des hom-
mes pour ne pas s'intéreiïer à rinfor-
tunée Louifon, La pitié, la bienveil-
lance que fon honnête hiilorien m'inf-
pire pour elle , ne me laifîè pas douter
que fon zèle à lui-même ne puiÏÏe être
aufîi pur que le mien; cela fuppofé,
il doit compter fur toute refrime d'un
homme qui ne la prodigue paSi Grâ-
ces au Ciel^ il Te trouve dans un rang
plus élevé, des cœurs aulTi fenfibles,
& qui ont à la fois le pouvoir de la
Volonté de protéeer la maîheureufe ,
mais eftimable vidime de finfamie d*un
brutal. M, le Maréchal de Luxem-
Mj
^rjo L E T T K E 5 6»r. \
bourg & Madame la Maréchale à qui
j'ai communiqué votre lettre , oat \
été émus ainfî que moi à fa leélure; j
ils font difpofés, Monfieur, à vous en- ■
tendre & à confulter avec vous ce qu'on \
peut & ce qu'il convient de faire pour ,
tirer la jeune perfonne de la détrelle i
où elle eiL. Ils retournent à Paris après j
Pâques. Allez, Monfieurj voir ccsdi- i
gnes & refpeclables Seigneurs; parlez- |
l3ur avec cette fimolicité touchimce qu'ils I
aiment dans votre lettre; fovez avec \
eux fincere en tout, & croyez que leurs l
coeurs bienfalfans s'ouvriront à la can- \
deur du vôtre : Louifon fera protégée , '
fi elle mérite de l'être ; & vous. Mon- !
fieur, vous ferez eftimé comme le mé- -
rite votre bonne action. Que (i dans •
cette attente, quoiqu'affez courte, la ]
fituation de la jeune perfonne étoit trop j
dure 5 vous devez favoir que quant à \
préfent je puis payer, rnodiquement à i
la vérité, le tribut dû par quiconque \
a fon néceiïaire ,aux indigens honnêtes -
qui ne l'ont pas. |
271
LETTRE
A M. VER N E
S.
Montmorenci ) z^ Juin i/ôr.
J
É T o I S prefque à rextrémité , cher
Concitoyen, quand j'ai reçu votre let-
tre , & maintenant que j'y réponds, je
fiiis dans un état de fouffrances conti-
nuelles qui, félon toute apparence, ne
me quitteront qu'avec la vie. Ma plus
grande confolation dans l'état oii je
fuis eft de recevoir des témoignages
d'intérêt de mes compatriotes, & fur-
tout de vous, cher Vernes , que j'ai
toujours aimé 6c que j'aimerai toujours.
Le cœur me rit, & il me f:mble que
je me ranime au projet d'aller partager
avec vous cette retraite charmante ,
qui me tente encore plus par ion ha-
bitant que par elîe-m.êm.e. Oh , fi Dieu
raffermiiïoit afTez ma fanté pour me
mettre en état d'entreprendre ce vova-
ge , je ne mourrois point fans vous
embraiïer eacore une fois \
Je n'ai jamais prétendu jufl:iRer les
272 Lettre
innombrables défauts de la Nouvelle Ré-
/oi/"^; je trouve que Ton l'a reçue trop
favorablement; & dans les jugemens
du public 3 j'ai bien moins à me plain-
dre de fa rigueur qu'à me louer de fon
indulgence ; mais vos griefs contre Wol-
mar me prouvent que j'ai mal rempli
l'objet du livre , ou que vous ne l'a-
vez pas bien faifi. Cet objet étoit de
rapprocher les partis oppofés, par une
eftime réciproque ; d'apprendre aux Fliu
lofophes 5 qu'on peut croire en Dieu fans
être liypocrite , & aux croyans , qu'on
peut être incrédule fans être un co-
quin. Julie , dévote , efl: une leçon pour
les Philofophes, & Wohnar ^'àûiéQ^ en
eft une pour les intoîérans. Voilà le
vrai but du livre. C'eil: à vous de voir
fî je m'en fuis écarté. Vous me repro-
chez de n'avoir pas fait changer de fyf-
téme à T^^o/z/z^r^fur la fin du Roman\
mais , mon cher Vernes , vous n'avez
pas lu cette fin ; car fa converfion y eft
indiquée avec une clarté qui ne pou-
voit fouffrir un plus grand développe-
ment, fans vouloir faire une capuci-
nade.
Adieu, cher Vernes; je faifis un in-
tervalle de mieux pour vous écrira>
A M. V E R N H s. :^J
Je vous prie d'informer de ce mieux
ceux de vos amis qui penfent à moi ,
Se entr'autres, Mefïieurs Mouitou 6c
Rouf^an 5 que j'embraffe de tout mon
cœur ainfi que vous,
LETTRE
A M. H U B E R.
Montmorenci , le 2;^ Décembre 1761»-
j
'ÉT01S5 Monfieur 5 dans un accès du'
plus cruel des maux du corps, quand
je reçus votre lettre & vos Idylles;
après avoir lu la lettre y j'ouvris ma-
chinalement le livre, comptant le re-
fermer auflî-tôt; mais je ne le refer-
mai qu'après avoir tout lu , & je le
mis à côté de moi pour le relire en-
core. Voilà l'e^ade vérité. Je fens que'
Votre ami Gefner efl; un homme félon
mon ccsur, d'©ù vous pouvez juger d&
fon tradudleui' & de fon ami par lequel
leul il m'eft connu. Je vous fais en par--
ticulier un gré infini d'avoir ofé dépouil-
ler notre langue de ce fot B6 précieux-
j,argon, q}\\ ote touts^ vérité aux ims'*^
274 Lettre !
gQS, & toute vie aux fentimens. Ceux i
qui veulent embellir & parer la nature , ^
font des gens faiîs ame & fans goût, ;
qui n'ont jamais connu Tes beautés. Il i
y a fix ans que je coule dans ma re- i
traite 3 une vie aiTez femblable à celle l
de Ménalque & d'Amyntas , au bien \
près que j'aime comme eux , mais que ,
je ne fais pas faire; & je puis vous pro- i
tefter , Monde ur , que j'ai plus vécu du- \
rant c-es fix ans, que je n'avois tait dans !
tout le cours de ma vie. Maintenant i
vous me faites defirer de revoir encore
un printems, pour faire avec vos char- ■
mans pafteurs de nouvelles prom.ena- '
des, pour partager avec eux ma foli- ]
tude , & pour revoir avec eax des afy- i
les champêtres qui ne font pas inférieurs '
à ceux que M. Gefner & vous avez fî «
bien décrits. Saluez-le de ma part , je ■
vous fupplie, & recevez auili mes re* \
merciemens & m.es falutations.
Voulez -vous bien, Monfieur, quand ;
vous écrirez à Zurich, faire dire m.ille ]
chofcs pour moi à M. Uûerl? j'ai reçu >
de fa part une lettre que je ne ma ]
lafTe point de relire , èc qui contient ;
dQS relations d'un payfan plus fage ^ ^
plus vertueux, plusfenfé q.ue tous les .
A M. H U B E R. 27;*
Phîlofopb.es de Tanlvers-, je fuis fâché
qu'il ne me marque pas le nom de cet
homme refpeclable. Je loi voulois ré-
pondre un peu au long, m.ais mon dé-
plorable état m'en a empêché jufqu'Ici,
LETT R E
A MESSIEURS
De la Sociécè Economique de Berne,
Montmorenci , le 29 Avril 17^2,
Vous ttts moins inconnus, Mef-
(leurs , que vous ne penfez, & il ïi-^Jit
que votre Société ne manque pas de
célébrité dans le monde, puilque le
bruit en eft parvenu dans cet afyle à
un homme qui n'a plus aucune com-
merce avec \cs gens de Lettres. Vous
vous montrez par un coté \\ intéref-
fant que votre projet ne peut man-
quer d'exciter le public , & fur-tout
les honnêtes gens, à vouloir vous con-
noître ; & pourquoi voulez-vous dé-
rober aux hommes le fpe-flacle (î tou-
chant &: (1 rare dans notre fiecle , de
vrais citoyens aimant leurs frères Se
M 6
27<^ Lettkë a la SociÉxé ^
leurs femblables, ôc s'occupant Imcè- ;
rement du bonheur de la patrie ôc du ^
genre humain? •
Quelque beau cependant que foît ;
votre plan, & quelque talent que vous i
ayez pour Texécuter, ne vous flattez '
pas d'un fuccès qui réponde entière- \
ment à vos vues. Les préjugés qui ne |
tiennent qu'à Terreur fe peuvent dé- ■
truire , mais ceux qui font fondés fur \
nos vices ne tomberont qu'avec eux ; j
vous voulez commencer par appren- |
dre aux hommes la vérité pour les ren- |
dre fages, & tout au contraire, il fau* '
droit d'abord les rendre fages pour leur
fair aimer la vérité. La vérité n'a pref' i
que jamais rien fait dans le monde, parce
que les hommes fe conduifent toujours ^
plus par leurs paiîions que par leurs |
lumières, & qu'ils font le mal approu- j
vant le bien. Le fiecle où nous vivons- '
e/1: à^s plus éclairés , même en mo- j
raie; eft-il des meilleurs ?. Les livres ne !
font bons à rien , j'en dis autant des' ;
académies & des fociétés littéraires ; i
on ne donne jamais à ce qui en fort ,,
d'utile , qu'une approbation fiérile ;. '
fans cela la nation qui a produit leS' ■
Fgnelons , les Moniefquieux ,, les Mi* '
ÉcONOMtQUE DE BeKNE. 2'fJ'
rabeaux , ne feroit-elle pas la mieux
conduite & la plus heureufe de la ter-
re ? En vaut-elle mieux depuis les écrits-
de ces grands homnies, bc un feui abus-
a-t-ii été redrelTé fur leurs maximes?
Ne vous flattez pas de faire plus qu'ils-
n'ont fait. Non , Meilleurs , vous pour-
rez inftruire les peuples, mais vous ne
les rendrez ni meilleurs ni plus heu-
reux. C'ell: une des chofes qui m'ont
le plus découragé , durant ma courte
carrière littéraire , de lentir que , même
me fuppofant tous les taler.s dont j'a-
vois befoin, i'attaquerois fans fruit des
erreurs funefles, & que quand je les
pourrois vaincre les chofes n'en iroient
pas mieux. J'ai quelquefois chaimé
mes maux en fatisfaifant mon cœur ^
mais fans m'en impofer fur l'effet de
mes foins. Plufieurs m/ont lu , quel-
ques-uns m'ont approuvé même , &-
comme je l'avois prévu , tous font ref-
tés ce qu'ils étoient auparavant. Pvlef-^
fieurs , vous direz mieux 6c davantagCa.
mais vous n'aurez pas un meilleur fuc-
cès; & au lieu du bien public que vous^*
cherchez , vous ne trouverez que lai
gloire que vous fembîez craindre.
<2.uoi (^u'il en foir^ je ne puis c^uèr-
'o.j^ Lettre a la SociÉTé
tre feniible à l'honneur que vous me
faites de m'afTocier en quelque forte ,
par votre correfpondance, à de fi no-
bles travaux. Mais en me la propo-
fant, vous ignoriez fans doute, que
vous vous adrelliez à un pauvre ma-
lade qui, après avoir eflayé dix ans
du trifte métier d'auteur, pour lequel
il n^étoit point fait, y renonce dans
la joie de fon cœur, & après avoir eu
rhonrreur d'entrer en lice avec refped:,
mais en homme libre, contre une tête
couronnée , ofe dire en quittant la
plume, pour ne la jamais reprendre,
Vicîor ccJlUS arUrnque repono*
Mais fans afpîrer aux prix donnés-
par votre munificence , j'en trouverai
toujoiirs un très- grand dans rhonneutr
de votre eflimc, & (i vous me jugez
digne dé votre correfpondance, je ne
refufe point de l'entretenir , autant que
mon état, ma retraite, & mes lumiè-
res pourront le permettre; & pour com-
mencer par ce que vous exigez de
moi, je vous dirai que votre plan ,
quoique très-bien fait, me paroît gé-
néxalifer un peu trop ks idées, &
EcoNOMK^UE DE Berne. 27^
tourner trop vers la métaphyfique ,
des recherches qui deviendroient plus
utiles, félon vos vues , ii elles avoient
des applications pratiques locales 6c
particulières. Quanta vos queftions,
elles font très-belles , la troilieme {ay
fur-tout me plaît beaucoup; c'ell celle
qui me tenteroit fi j'avois à écrire. Vos
vues en la propofant font allez claires,
6j il faudra que celui qui la traitera,
foit bien mal adroit s'il ne les remplit
pas. Dans la première où vous deman-
dez quels font Us moyens de tirer un
peuple de la corruption ? Outre que ce
mot de corruption me paroît un peu
vague 5 & rendre la queftion prefque
indéterminée, il Faudroit commencer,
peut-être , par demander s'il eft de-
tels moyens : car c'eft de quai Torr
peut tout au m^oins douter. En com-
penfation vous pourriez ôter ce que
ajoutez à la fin, & qui n'eft qu'une
répétition de laquedion mémie , ou ea
fait une autre tout à fait à part (3)*
( a ) Quel peuple a jamais été le pîus heureux ?
(h) Voici la fuite de ce:te quefiion- Et quel ejl le
flan le p/uj parfai: qu'un Lépjlaceiu ^uijfe fuivri i
"^î'o Lettré a la SociéTÉ'
Si j'avois à traiter vôtre féconde"
queftion {a), je ne puis vous difîl-
muler que je me déclarerois avec Pla-
ton pour l'affirmative, ce qui iurement
n'étoit pas votre intention en la pro-
pofant. Faites comme T Académie Fran-
çoise qui prefcrit le parti que Ton doit
prendre, & qui fe garde bien de mettre-
en problème les queftions fur lefquelles'
elle a peur qu'on ne dife la vérité.
La quatrième (l>) eft la plus utile,*
à caufe de cette application locale dont
j-ai parlé ci-devant; elle offre de gran-
des vues à remplir. Mais il n'y a qu'un
Suiile ou quelqu'un qui connoiiïe à-
fond la conftitution phyfique, politi-
que & morale du Corps Helvétique,^
qui puiffe la traiter avec fuccès. Il fau-
droit voir (oi-méme pour ofer dire :
O utinam ! Hélas ! c'eft augmenter fes
regrets de renouveîler des vœux for-
més tant de fois & devenus inutileso-
{a.) Eft-il des préjugés refpeftables qu'un bon ci-'
îôyen doive fe faire un fcrupule de combattre publi*
^uement?
( ]} ) Par quels moyens pourrbit-on refTerrer les liai-"
fons &: l'amitié entre les Citoyens de divevfes Répui
bli<jiics , ^ru compofem la confédération HeJvétic^wc-?-
Économique de Berne. 281
Bonjour 5 Monfieur , je vous falue ,
vous de vos dignes collègues 5 de tout
iTiOn cœur &: avec le plus vrai refpeél,
LETTRE
A M. M^^\
Montmorenci , le 7 Juin 17^2,-
Je me garderois de vous inquiéter,
cher M**"^. fi je croyois que vous fuf-
fîez tranquille fur mon compte ; mais
la fermentation eft trop forte pour que
le bruit n'en foit pas arrivé jufqu'à vous,
& je juge 5 par les lettres que je reçois
dts provinces , que les gens qui m'ai-
ment , y font encore plus alarmés pour
moi qu'à Paris. Mon livre a paru dans
des circonftances malheureufes. Le
Parlement de Paris, pour jufliner Ton
zèle contre les Jéfuites . veut, dit-on ,
perfécuter aulU ceux qui ne penfent
pas comme eux , & le feul homme en
France qui croye en Dieu, doit être
la vidime des défenfeurs du Chriftia-
nifme. Depuis plufieurs jours , tous
mes amis s'efforcent à l'envide m'eC-
282 Lettre
frayer ; on m'offre par-tout des retrai-
tes; mais comme on ne me donne pas
pour les accepter dos raifons bonnes
pour moi 5 je demeure; car votre ami
Jean- Jacques n'a point appris à fe ca-
cher. Je penfe aufli qu'on grolUt le
mal à mes yeux pour tâcher de m'é-
branler ; car je ne faurois concevoir
à quel titre , moi citoyen de Genève,
je puis devoir compte au Parlement
de Paris d'un livre que j'ai fait impri-
mer en Hollande avec privilège des
Etcirs Généraux, Le feul moyen de
défenfe que j'entends employer , H l'on
m'interroge , eft la récufation de mes
Juges; mais ce moyen ne les conten-
tera pas; car je vois que, tout plein
de fon pouvoir fupréme , le Parlement
a peu d'idée du droit des gens , & ne
le reTpeclera guères dans une petit par-
ticulier comme moi. Il y a dans tous
les Corps des intérêts auxquels la juf-
tice efl toujours fubordonnée , de il n'y
a- pas plus d'inconvénient à brûler un
innocent au Parlement de Paris , qu'à
en rouer un autre au Parlement de
Touloufe. Il ed vrai qu'en général les
Magiftrats du premier de ces Corps
aiment la juftice, de font toujours équi-
A M. M>'^^ 283
tables & modérés quand un afcendanî
trop fort ne s'y oppofe pas-, mais fî
cet afcendant agit dans cette affaire ,
commie il eft probable , ils n'y réfif-
teront point. Tels lont les hommes ,
cher M^^"*" , telle eft cette fociété fi
vantée ; la juftice parle , de les paf-
fions agilîent. D'ailleurs , quoique je
n'euiTe qu'à déclarer ouvertement la
vérité ÛQS faits , ou , au contraire , à
ufer de quelque menfonge pour me ti-
rer d'affaire , même malgré eux; bien
réfolu de ne rien dire que de vrai, de
de ne compromettre perfonne , tou-
jours gêné dans m.es réponfes, je leur
donnerai le plus beau jeu du monde
pour me perdre à leur plaiiîr.
Mais 3 cher M'^"*'^, fi la devife que
j'ai prife n'eft pas un pur bavardage,
c'eft ici l'occafion de m'en m.ontrer
digne ; Se à quoi puis-je employer
mieux le peu de vie qui me refre ?
De quelque manière que me traitent
les hommes, que me teront-ils que la
nature & mes maux ne m'euflent bien-
tôt fait fans eux? lis pourront m'oter
une vie que mon état me rend à char-
ge, m.ais ils ne m'ôteront pas ma li-
berté; je la conferverai, quoi qu'ils
^84 L E T T K s
faiïent , dans leurs liens Se dans leur^
murs. Ma carrière eft finie , il ne me
refte plus qu'à la couronner. J'ai rendu
gloire à Dieu, j'ai parlé pour le bien
des hommes; 6 ami ! pour une fi
grande caufe jui toi ni mioi ne refufe-
rons jamais de foultrir. C'eft aujour-
d'hui que le Parlement rentre ; j'attends
en paix ee qu'il lui plaira d'ordonner :
de moi.
Adieu, cher M'^^'^'jje vous em- [
braiïe tendrement; fitôt que mon fort ;
fera décidé, je vous en inftruirai, fi ;
je refle libre. Sinon vous l'apprendrez i
par la voix publiquer
LETTRE AU M Ê M E J
Yvirdim, le l^ Juin 1^62,
V ou s aviez mieux juge que moi -
cher M ^ '**■*' ; l'événement a juftifié vo-- 1
tre prévoyance , & votre amitié voyoit \
plus clair que moi fur mes dangers, ;
Après la réfolution où vous m'avez vu i
dans ma précédente lettre , vous ferez
furpris de me fa voir maintenant à Yver- I
% M. M**^ 2^f
<3un; maïs je puis vous dire que ce
neû pas fans peine & fans des confî-
dérations très-graves , que j'ai pu me
déterminer à un parti (i peu de mon
goût. J'ai attendu jufqu'au dernier mo-
ment fans me laiffer effrayer, de ce ne
fut qu'un Courier venu dans la nuit
du 8 au p de ?vî. le Prince de Conti
à Madame de Luxembourg qui apporta
les détails fur lefquels je pris fur le
champ mon parti. Il ne s'agiiïbit plus
de moi feul, qui furement n'ai jamais
approuvé le tour qu'on a pris dans cette
affaire, mais des perlonnes qui, pour
l'amour de moi , s'y trouvoient inté-
reffées , &, qu'une fois arrêté, mon
filence même, ne voulant pas mentir,
eût compromifes. Il a donc fallu fuir,
cher M*^"^, & m'expofer, dans une
retraite aflez difficile, à toutes les tran-
fes des fcélérats, laiffant le Parlement
dans la joie de mon évafîon , & très-
réfolu de luivre la contumace aulîî
loin qu'elle peut aller. Ce n'ed: pas ,
croyez-moi , que ce Corps me haïffe
& ne fente fort bien fon iniquité. Mais
voulant fermer la bouche aux dévots
£n pourfuivant les Jéfuites, il m'eût,
fans égard pour mon trifte état, fait
285 Lettre
fbuffrir les plus cruelles tortures ; îî
m'eût fait brûler vif avec aufii peu de
plaifîr que de juitice, & fimplement
parce que cela l'arrangeoit. Quoi qu'il
en Toit 5 je vous jure, cher M^^ ^ , de-
vant ce Dieu qui lit dans mon coeur,
que je n'ai rien fait en tout ceci con-
tre les loix ; que non feulement j'étois
parfaitement en règle , mais que j'en
avois les preuves les plus authentiques ;
& qu'avant de partir, je me fuis dé-
fait volontairement de ces preuves
pour la tranquillité d'autrui.
Je fuis arrivé ici hier matin. Se je
vais errer dans ces montagnes jufqu'à
ce que j'y trouve un afyle aiïez fau-»
vage pour y pafTer en paix le refte de
mes mi(érables jours. Un autre me de-
manderoit peut-être pourquoi je ne me
retire pas à Genève ; mais , ou je con-
nois mal mon ami M*^^, ou il ne me
fera furement pas cette queftion; il
fentira que ce n'eft point dans la pa-
trie qu'un malheureux profcrit doit fe
réfugier; qu'il n'y doit porter fon igno-
minie , ni lui faire partager (qs affronts.
Que ne puis-je àh^ cet inftant y faire
oublier ma mémoire ! N'y donnez mon
adreiïe à perfonnei ^l'y parlez plus de
A M. M**\ 287
mol; ne m'y nommez plus. Que mon
nom lo'it eflacé de deiius la terre. Ah
?vl*^"*'! h providence s'efl: trompée;
pourquoi m'a- 1- elle fait naître parmi
les hom.mes, en me faifant d'une autre
efpece qu'eux?
LETTRE AU MÊME.
Yverdun , le 22 Juin l']62»
V^E que vous me marquez , cherM*^'*',
Cil: à peine croyable. Quoi 1 décrété
fans ctre oui !Et oùeftle délit? où font
les preuves? Genevois, fi telle eft vo-
tre liberté , je la trouve peu regretta-
ble. Cité à comparoître, j'étois obligé
d'obéir ; au lieu qu'un décret de prife
de corps ne m'ordonnant rien , je puis
demeurer tranquille. Ce n'eft pas que
je ne veuille purger le décret , & me
rendre dans les prifons en tem.s & lieu ,
curieux d'entendre ce qu'on peut avoir
à me dire , car j'avoue que je ne l'ima-
gine pas. Quant' à préfent , je penfe
qu'il eft à propos de laiiler au Confeil
le tems de revenir fur lui-même.^ &de
mieux voir ce quil a fait. D'ailleurs,
2$2 L E T T R S
il ferolt à craindre que dans ce moment
de chaleur 5 quelques citoyens ne vif-
fentpas fans murmure le traitement qui
în'eft deftiné , & cela pourroit ranimer
des aigreurs qui doivent refter à jamais
éteintes. Mon intention n'efi: pas de
jouer un rôle , mais de remplir mon
devoir.
Je ne puis vous difïimuler, cher
M^^^^ que quelque pénétré que je fois
<ie votre conduite dans cette affaire ,
je ne faurois l'approuver. Le zèle que
vous marquez ouvertement pour mes
intérêts, ne me fait aucun bien préfent,
& me nuit beaucoup pour l'avenir en
vous nuifant à vous-même. Vous vous
otez un crédit que vous auriez employé
très-utilement pour moi dans un tems
plus heureux. Apprenez à louvoyer,
mon jeune ami, & ne heurtez jamais
de front les paillons des hommes, quand
vous voulez les ramener à la raifon.
L'envie & la haine font maintenant con-
tre moi à leur comble. Elles diminue-
ront quand ayant depuis long-tems cefTé
d'écrire, je commencerai d'être oublié
du public & qu'on ne craindra plus de
moi la vérité. Alors, fi je fuis encore,
vous me fervirez ôc l'on vous écoutera.
Maintenant
A M. M^*\ 2^$
Maintenant taifez-vous; refpeâiez la
décHîon des Magiftrats ôc l'opinion pu-
blique; ne m'abandonnez pas ouverte-
ment , ce feroit une lâcheté ; mais par-
lez peu de moi, n'affectez point de me
défendre, écrivez- moi rarement, ôc
fur-tout gardez- vous de me venir voir :
je vous le défends avec toute l'auto-
rité de l'amitié : enfin fi vous voulez
me fervir, fervez-moi à ma mode ; je
fais mieux que vous ce qui me convient.
J'ai fait afiez bien mon voyage ,
mieux que je n'euffe o(é Tefpérer. Mais
ce dernier coup m'eft trop fenfible pour
ne pas prendre un peu fur ma (anté,
Depuisquelques jours, je uns des dou-
leurs qui m'annoncent peut erre une
rechute. Cefi: grand dommage de ne
pas jouir en paix d'une retraite fi agréa-
ble. Je fuis ici chez un ancien & digne
Patron & bienfaiteur (a), dont l'hono-
rable & nombreufe famille m'accable à
fon exemple d'amitiés & de careffes»
Mon bon ami, que j'aime à être bien
voulu & carefTé! il me femb'e que je
ne fuis plus malheureux quand on m'ai-
( d ) M. D. Roguin.
Œuv. PoJik.Tom.YI. N
2po Lettre
me : la bienveillance efl: douce à mon
coeur, elle me dédommage de tout.
Cher M^'*'^, un tems viendra peut-être
que je pourrai vous preiTer contre mon
fein 5 ôc cetefpoir méfait encore aimer
la vie.
LETTRE
A iM. DE GINGINS DE AÎOIRY.
Yverdun , le 2z Juin 1762.
M 0 N S I E U R y
Vous verrez par la lettre ci-jointe
que je viens d'être décrété à Genève
de prife de corps. Celle que j'aiThon-
ueur de vous écrire n'a point pour ob-
jet ma fureté perfonneile; au contraire,
je fais que mon devoir efl: de me ren-
dre dans. les prifons de Genève , puif-
qu'on m'ya V^gé coupable , & c'eft cer-
tainement ce que je ferai, fitôt que je
ferai afiuré que m.aprélence ne caufera
aucun trouble dans ma patrie. Je fais
d'ailleurs que j'ai le bonheur de vivre
fous les loix d'un Souverain équitable
êc éclairé qui ne fe gouverne point par
A M. DE GiNGiNS DE MoiRY. l^t
les idées d'autrui , qui peut & qui veut
protéger l'innocence opprimée. Mais,
Monfieur, il ne me fuffit pas dans mes
malheurs de là protedion même du Sou-
verain , fi je ne fuis encore honoré de
fon eftime , & s'il ne me voit de bon
ceil chercher un afyle dans fes Etats.
Cefl fur ce point, Monfieur, quej'ofe
implorer vos bontés, de vous fupplier
de vouloir bien faire au fouverain Sé-
nat un rapport de mes refpectueux fen-
timens. Si ma démarche a le malheur
de ne pas agréer à LL. EE. je ne veux
point abufer d'une protedion qu'elles
n'accorderoient qu'au malheureux, &
dont rhomm€ ne leur paroîtroit pas
digne, &je fuis prêt à fortir de leurs
Etats , même fans ordre ; mais Ci le dé-
fenfeur delà caufe de Dieu, des loix,
de la vertu, trouve grâce devantelles,
alors, fuppofé que mon devoirne m'ap-
pelle point à Genève, je pafTerai le
refte ^de mes jours dans la confiance
d'un cœur droit & fans reproche , fou-
inis aux jufies loix du plus fage dQS
Souverains.
N2
2^2
LETTRE
A M. M * * *.
^ Yverdun , /e 24 /;/m 17^2,
iJjNCOFvE un mot, cher M^'*'"*', &
nous ne nous écrirons plus qu'au befoin.
Ne cherchez point à parler de moi;
mais dans Toccafion dites ànosMagif-
trats que je les refpederai toujours,
même injuftes ; & à tous nos concitoyens
que je les aimerai toujours, même in-
grats. Je fens dans mes malheurs que
je n'ai point l'ame haineufe ; & c'efl: une
coniolation pour moi de me fentir bon ,
aufli dans l'adverfité. Adieu , vertueux
M'^^"*',!] mon cœureft ainfi pour les au-
tres, vous devez comprendre ce qu'il
eft pour vous.
LETTRE
A MADAME
CRAMER DE LON.
î Juillet 17 6î,
jLya long-tems j Madame, que rien
ne m'étonne plus de la part des hom-
mes, pas même le bien quand ils en iont,
Heureufement je mets tous les vingt-
quatre heures un jour de plus à cou-
vert de leurs caprices ; il faudra bien-
tôt qu'ils fe dépêchent, s'ils veulent me
rendre la vidime de leurs jeux d'enfans.
LETTRE
A M. DE GINGINS DE MOIRY,
Membre du Confeil Souverain de la Ri"
publique de Berne ^ & Seigneur Bail-*
lif à Yverdun.
Moticrs.Ie 22 Juilîec 1752.
J'usE,Monfieur, de lapermiiïion que
vous m'avez donnée, de rappeller à
N3
2P4 Lettre
votre fouvenir un homme dont le cœur
plein de vous &: de vos bontés, con-
feryera toujours, chèrement les fenti-
mens que vous lui avez infpirés. Tous
mes malheurs me viennent d'avoir trop
bien penfé des hommes. Ils me font
fentir combien je m'étois trompé. J'à-
vois befoin, Monfieur , de vous con-
noître , vous &: le petit nombre de
ceux qui vousreiïemblent, pour ne pas
me reprocher une erreur qui m'a ccûté
fi cher. Je favois qu'on nepouvoit dire
"^ impunément la vérité dans ce (lecle,
ni peut-être dans aucun autre; je m'at-
tendois àfouffrirpour la caufedeDieu ;
mais je ne m'attendois pas, je l'avoue,
aux traitemens inouis que je viens d'é-
prouver. De tous h s maux de la vie
humaine, l'opprobre & les afFrons font
les feuls auxquels Thonnéte-homme n'eft
point préparé. Tant de barbarie & d'a-
charnement m'ont furpris au dépourvu.
Calomnié publiquement par des hom-
mes établis pour venger l'innocence ;
traité comme un mialfaiteur dans mon
propre pays que j'ai tâché d'honorer ;
pourfuivi , chaifé c'afyle en afyle, Ten-
tant à la f^is mes propres maux & la
honte de ma patrie ^ j'avois i'ame émue
A M. DE GlNGlNS DE MOTRY. Sp;*
^' troublée , j'étois découragé fans vous.
Homme illuflre & refpeccable , vos con-
fblations m*ont fait oublier ma mifere ,
vos difcours ont élevé mon cœur,
votre eftime m'a mis en état d'en de-
meurer toujours digne: j'ai plus gagné
par votre bienveillance que je n'ai per-
du par mes malheurs. Vous melacon-
ferverez , Monfieur, jerefpere , m^-îlgré
les hurlemens du fanatifme & les adroi-
tes noirceurs de l'impiété. Vous êtes
trop vertueux pour me haïr d'avoir ofé
croire en Dieu, & trop Tage pour me
punir d'ufer de la raifon qu'il m'a don-
née.
L E T T R E
A MYLORD maréchal;
Juillet 1762,
MyLOPvD,
VJ N pauvre Auteur profcrit de Fran-
ce , de Ta patrie, du canton de Berne,
N4
2^5 Lettre
pour avoir dit ce qu'il penfoit être utile
& bon , vient chercher un afyle dans
les Etats du Roi. ?tylord , ne me l'ac-
cordez pas fi jeiuis coupable, car je
ne demande point de grâce & ne crois
point en avoir befoin : mais (i je ne fuis
qu'opprimé 5 il efl digne de vous d; de
Sa Majefté de ne me pas refuferle feu
& l'eau qu'on veut m'oter par toute la
terre. J'ai cru vous devoir déclarer ma
retraite , & mon nom trop connu par
mes malheurs : ordonnez de mon fort,
je fuis fournis à vos ordres ; mais fi
vous m'ordonnez auiîi de partir dans
l'état où je fuis , obéir m'eft irapoiTible ,
& je nefaurois plus- où fuir.
Daignez, Mylord, agréer les afTa-
jances de mon profond refped,
LETTRE
A M. M^^\
Moders , Jdlîcc 1761,
J'ai rempli ma miffion , Monneur, j'ai
dit tout ce que j'avois à dire, je re-
garde ma carrière comme finie; il ne
A M. Al * ^ \ 2(p7
me relie plus qu'à foLîfrrir& mourir; le
lieu où cela doit fe faire eft alfez indif-
férent. Il importoit peut-être que parmi
tant d'Auteurs menteurs de lâches , il
en exiflât un d'une autre efpece , qui
ofât dire aux hommes des vérités uti-
les qui feroient leur bonheur s'ils la-
voient les écouter. jMais il n'importoit
pas que cet homme ne fût point per*
lécuté ; au contraire , on m'accuferoit
peut-être d'avoir calomnié mon fiecle ,
fi mon hiftoire même n'en difoit plus
que mes écrits ; & je fuis prefque obligé
à mes contemporains de la peine qu'ils
prennent à juftiher mon mépris pour
eux. On en lira mes écrits avec plus
de confiance. On verra même , & j'en
fuis fâché, que j'ai fouvent trop bien
penfé des hommes. Quand je fortis de
France , je voulus honorer de ma re-
traite l'Etat de l'Europe pour lequel
j'avois le plus d'eftime , & j'eus la (im-
plicite de croire être remercié de ce
choix. Je me fuis trompé; n'en parlons
plus. Vous vous imaginez bien que je
ne fuis pas, après cette épreuve ^ tenté
de me croire ici plus folidement éta-
bli. Je veux rendre encore cet hon*
Tieurà votre pays de penfer que lafa*
2^8 L E T r R E , âc,
reté que je n*y ai pas trouvée , ne fe
trouvera pour moi nulle part. A^nfi ,
fî vous voulez que nous nous voyons
ici 5 venez , tandis qu'on m'y bilTe; je
ferai charmé de vous embralier.
Quant à vous , Monlieur, & à vo-
tre eflimable fociété, je fuis toujours
â votre égard dans les mêmes difpofi-
tions où je vous écrivis de Montmo-
renci ; je prendrai toujours un vérita- |
ble intérêt au fuccès de votre entre- i
prile; & fi je n'avois formé Tinébran- !
ble rélolutlon de ne plus écrire , à i
moins que la furie de mes perfécuteurs
ne me force à reprendre enfin la plu- i
me pour ma défenfe , je me ferois un ■
honneur & un plaifir d'y contribuer; :
mais 5 Monfieur, les m^aux & Fadver- i
iitéont achevé dem'ôîerle peu de vi- I
gueur d'efprit qui m'étoit refiée; je ne
fuis plus qa'jr être végétatif, unema- '
chine ambulante, il ne mie refie qu'un \
peu de chaleur dans le cœur pour ai- |
mer mes amis &' ceux qui méritent de i
l'être ; j'eufTe été bien réjoui d'avoir à •
ce titre le plaifir de vous embrader» \
^99
LETTRE
'A M. DE MONTMQLLIKf.
Motiers , le 14 Août i7«2.
M O N S I E U R,,
J_jE refped que je vous porte , & mon
devoir comme votre paroifïien m'obli-
ge, avant d'approcher de laSainte Ta-
ble, de vous faire de mes fentimens,
en matière de foi, une déclaration de-
venue néceilaire par l'étrange préjugé
pris contre un de mes écrits, fur ua
requilitoire calomnieux, dont on n'ap-
perçoit pas les principes déteftàbles.
Il efl: fâcheux que les Minières de
TEvanglle fe faffent en cette occafioa
les vengeurs de TEglife Romaine, dont
les dogmes intolérans & fanguinaires
font feuk attaqués & détruits dans mon
livre, fuivant ainfi fans examen une
autorité fufpecle , faute d'avoir voulif
m'entendre , ou faute même de m'avoir
lu. Comme vous n'êtes pas, Monfieur,
dans ce cas-là , }'at:ends de vous un
jugement plus équitable, Quoi qu'il en
3ca Lettre
foit 5 Touvrage porte en foi tous Tes
éclaircifTemens ; 6c comme je ne pour-
rois Texpliquer que par lui même, je
l'abandonne tel qu'il eft au blâme ou
s. l'approbation des fages, fans vouloir
le défendre ni îedéfavouer.
Me bornant donc à ce qui regarde
ma perfonne , je vous déclare, Mon-
fieur , avec refpeâ:, que depuis ma
réunion à l'Eglife dans laquelle je fuis
né, j'ai toujours fait de la Religion.
Chrétienne Réformée , une pro^ellion
d'autant moins fufpecle, qu'on n'exi-
geoit de m.oi dans le pays où j'ai vécu ,
que de garder le (îlence , & laifTer quel-
ques doutes à cet égard, pour jouir des
avantages civils dont j'étois exclus par
ma Religion. Je fuis attaché de bonne
foi à cette Religion véritable & fainte,
& je le ferai jufqu'à mon dernier fou-
pir. Je defire être toujours uni exté-
rieurement à l'Eglife , comme je le fuis
dans le fond de mon cœur; & quel-
que confolant qu'il foit pour moi de
participer à la communion des fidèles y.
je le defire , je vous protefte, autant
pour leur édification , de pour l'honneur
du culte, que pour mon propre avan-
tage : car il n'eft pas bon qa on penfç
A M. DE MONTMOLLIN. JOî
qu'un homme de bonne foi qui rai-
fonne , ne peut être un membre de
Jefus-Chrifl:,
J'irai 5 MonGeur, recevoir de vous-
une réponfe verbale, & vous conful-
ter fur la manière dont je dois me con*
duire en cette occafion , pour ne don-
der ni Turprife au Fafteur que j'honore,.
ri fcandale au troupeau que je vou-
drois édifier.
Agréez, Mondeur, je vous fupplie,
les aiTurances de tout mon refpeél.
LETTRE
A M. DAVID HUME.
Motiers-Travers , le tp Février 1765^
Je n'ai reçu qu'ici, Monfîeur, & de-
puis peu 5 la lettre dont vous m'ho-
noriez à Londres, le 2 Juillet dernier,
fuppofant que j'étois dans cette Capita-
le. C'étoit fans doutedans votre nation ^
& le plus près de vous qu'il m'eût été
poflible, que j'aurois cherché ma re-
traite, fi j'avois prévu l'accueir qiiï
ilî'attendQit dans ma patrie ► Il ny avoit
502 L E T T K E
qu'elle que je puiïe préférer à l'An-
gleterre, & cette prévention, dant j'ai
été ti'jp puni, m'étoit alors bien par-
donnable ; mais, à mon grand étoa-
nement, de même à celui du public,
je n'ai trouvé que des affronts de des
outrages où j'efperois , (înon, de la
reconnoifTance , au moins des confo-
lations. Que de chofes m'ont fait re-
gretter Tafyle & rhofpitalicé philofo-
phique qui m'attendoient près de vous!
Toutefois mes mialheurs m'en ont tou-
jours rapproché en quelque manière.
La proteélion ëc les bontés de Mylord
Maréchal, votre illuflre & digne com-
patriote, m'ont fait trouver, pour ainfi
dire l'EcofTe au milieu de la SuifTe; ii
vous a rendu préfent à nos entretiens;
il m'a fait faire avec vos vertus la con-
noifTance que je n'avois faite encore qu'a-
vec vos talens; il m'a infpiré la plus
tendre amitié pour vous de le plus ar-
dent deGr d'obtenir la vôtre, avant
que je fufTe que vous étiez difpofé à
me l'accorder. Jugez » quand je trouve
ce penchant réciproque, combien )'au'
rois de plaitir à m'y livrer l Non , Mon-
fieur , je ne vous rendois que la moi-
tié de ce qui vous étoit du quand jâ
A M. David Home; 305
n'avois pour vous que de l'admiration,
Yos grandes vues , votre étonnante im-
partialité 5 votre génie , vous éleve-
roient trop au - dclTL^s des hommes il
votre bon cœur ne VQ'^:iS en rappro-
choit. Mylord Maréchal, en m'appre-
nant à vous voir encore plus aimable
que fublime, me rend tous les jours
votre commerce plus defirable , & nour-
rit en moi l'emprefiement qu'il m'a fait
naître de finir mes jours près de vous.
Monfieur , qu'une meilleure fanté ,
qu'une fituation plus com.mode ne me
met-elle à portée de faire ce voyage
comme je le défirerois ! Que ne puis-
je efpérer de nous voir un jour raC-
femblés avec Mylord dans votre com-
mune Patrie , qui deviendroit la mienne î
Je bénirois dans une fociété fi douce
les malheurs par îefquels j'y fus con-
duit, &: je croirois n'avoir commencé
de vivre que du jour qu'elle auroitcom-
m.encé. Pui/Te-je voir, cet heureux jour
plus dedré qu'efpéré ! Avec quel tranf-
port je m'écrierois en touchant l'heu-
reufe terre où font nés David Hume
& le Maréchal d'EcolTe ;
Salve, fatis mi ht débita tellusl
H(SC domusp kiçc pacria efi^
J»Jt K»
g04 Lettre
LETTRE
A M M
Mo tiers , le l Mars 1763^
J'ai lu , Monfîeur, avec un vrai plar-
fir, la lettre que vous m'avez fait l'hon-
neur de m'écrire 5 & j'y ai trouvé, je
vous jure, une des meilleures critiques
qu'on ait faite de mes Ecrits. Vous êtes
élevé & parent de iM. Marcel; vous
défendez votre maître , il n'y a rien
là que de louable; vous profefTez un
art fur lequel vous me trouvez injufle
êc mal inftruit , & vous le juftifiez ; cela
eft afTurément très -permis; je vous
parois un perfcnnage fort finguliery
tout au moins, de vous avez la bonté
de me le dire plutôt qu'au public. On
ne peut rien de plus honnête ; & vous
me mettez 5 par vos cenlures, dans le
cas de vous devoir des remerciemensr
Je ne fais (î je m'excuferai fort bien
près de vous en vous avouant que Iq$
fingeries dont j'ai taxé M, Marcel , tom-
boient bien moins fur fon art , que fui
A M. M. . . . 505*
fa manière de le faire valoir. Si j'ai
tort même en cela , je l'ai d'autant plus
que ce n'efl: point d'après autrui que
je l'ai jugé 5 mais d'après moi-même.
Car , quoique vous en puifîiez dire ,
j'étois quelquefois admis à l'honneur
de lui voir donner les leçons; & je
me fouviens que , tout autant de pro-
fanes que nous étions là, fans excep-
ter fon écoliere, nous ne pouvions nous
tenir de rire à la gravité magiftrale avec
laquelle il prononçoit fes favans apo-
phtegmes. Encore une fois , Mon-
fieur, je ne prétends point m'excufer
en ceci; tout au contraire : j'aurois
mauvaife grâce à vous foutenir que
M. Marcel faifoit des fingeries, à vous
qui peut-être, vous trouvez bien de
l'imiter; car m.on deiïein n'eft afTuré-
ment ni de vous offenfer ni de vous
déplaire.
Quant à l'ineptîe avec laquelle j'ai
parlé de votre art, ce tort eft plus na-
turelqu'excufable; il efl celui de qui-
conque fe mêle de parler de ce qu'il
ne fait pas. Mais un honnête-homme
qu'on avertit de fa faute , doit la ré-
parer, & c'efl ce que je crois ne pou-
voir mieux faire en cette occafîon ^
50(5 Lettre
qu'en publiant franchement votre lettre
Çc vos corrections, devoir que je m'en-
gage à remplir en tems & lieu. Je
ferai, Mcnfieur, avec grand plaifir,
cette réparation publique à la danfe &:
â M. Marcel , pour le malheur que j'ai
eu de leur manquer de re(ped:. J*ai
pourtant quelque lieu de penfer que
votre indignation fe fût un peu caî-
me'e , fi rres vieilles rêveries eufTent
obtenu grâce devant vous. Vous au-
riez vu que je ne fuis pas fi ennemi de
votre art que vous m'accufez de Tétre,
& que ce n'eft pas une grande objec-
tion à me faire, que fon établiiTement
dans mon pays, puifque j'y ai propofé
moi n^éme des bals publics defquels
j'ai donné le plan. Monfieur , faites
gr?ce à nies torts en faveur de mes
fervices; & quand j'ai fcandalîfé pour
vous les gens aufleres 5 pardonnez-moi
quelques déraifonnemens , fur un art
duquel j'ai fi bien mérité.
Quelque autorité cependant qu'aient
fur moi vos décifions,J8 tiens encore
un peu , je l'avoue, à la diverfité des
caractères dont je propofois l'introduc-
tion dans la danfe. Je ne vois pas bien
encore ce que vous y trouvez d^ina-
A M. M. ... ; 307
praticable , Se il me paroît moins évi-
dent qu'à vous, qu'on s'ennuyerolt da-
vantage quand les danfes feroient plus
variées. Je n'ai jamais trouvé que ce
fût un amufement bien piquant pour
une aiïemblée , que cette enfilade d'é-
ternels menuets par lelquels on com-
mence & pourfuit un bal , & qui ne
difent tous que la même choie, parce'
qu'ils n'ont tous qu'un feul caraârere;
au lieu qu'en leur en donnant feulement
deux, tels par exemple , que ceux de
la Blonde de de la Brune, on les eût
pu varier de quatre manières qui les
eufîent rendus toujours pittorefques ,
& plus fouvenî intéreffans. La Blonde
avec le Brun , la Brune avec le Blond,
la Brune avec le Brun , & la Blonde
avec le Blond. Voilà l'idée ébauchée;
il efl: aifé de la perfedionner U ce l'é-
tendre : car vous comprenez bien ,
Monfieur, qu'il ne faut pas preiTer ces
différences de Blonde & de Brune ; le
teint ne décide pas toujours du tem-
pérament : telle Br'jr.e de Blonde par
l'indolence ; telle Blonde & E^une
par la vivacité: & Fhabile Artife ne
juge pas du caraâere par les cheveux.
Ce que je dis du menuet, pourquoi
3o8 Lettre
ne le dlrols -je pas des contredanreS5&
de la plate fymétrie fur laquelle elles
font t(;utes deilînées ? Pourquoi n'y
întroduiroit-on pas de favantes irréga*
larités , comme dans une bonne déco-
ration; des oppofitions & des contraf-
tes comme dans les parties de la Mu-
fîque?On tait bien chanter enfemble
Heraclite & Démocrîte ; pourquoi ne
les feroit-on pas danfer?
Quels tableaux charmans, quels (ce-.
nés variées , ne pourroit point intro-
duire dans la danfe, un génie inven-
teur , qui fauroit la tirer de fa froide
uniformité, & lui donner un langage
& des fentimens comme en a la mu-
fi que ! M.ûs votre M. Marcel n'a rien
Inventé que des phrafes qui font mor-
tes avec lui; il a laifîe fon art dans
le même état où il Ta trouvé; il Feût
fervi plus utilement, en pérorant un
peu moins , & deflinant davantage; de
au lieu d'admirer tant de chofes dans
un menuet , il eût mieux fait de les
y mettre. Si vous vouliez faire un pas
de plus, vous, Aîonfieur , que je fup-
pofe homme de génie , peut-être au
lieu de vous amufer à cenfurer mes
idées, chercheriez -vous à étendre de
A M. M. . . , ; 309
reâ:îlier les vues qu*elles vous offrent:
vous deviendriez créateur dans votre
ait ; vous rendriez fervice aux hom-
mes , qui ont tant de befoin qu*on leur
apprenne à avoir du plaifir ; vous ini«
mortalileriez votre nom, & vous au-
riez cette obligation à un pauvre fo-
litaire qui ne vous a point ofienfé, &
que vous voulez haïr fans lujet.
Croyez- moi, Monfieur , laifTez-là
des critiques qui ne conviennent qu'aux
gens fans talens , incapables de rien
produire d'eux-mêmes, & qui ne fa-
vent chercher de la réputation qu'aux
dépens de celle d'autrui. Echaufîez vo-
tre tête , & travaillez; vous aurez bien-
tôt oublié ou pardonné mes bavardi-
res,& vous trouverez que les préten-
dus inconvéniens que vous objedez
aux recherches que je propofe à faire,
feront des avanta^^^es quand elles auront
réuiïi^ Alors , grâce à la variété des
genres, l'art aura de quoi contenter
tout le monde. Se prévenir la jaloufie
en au2;mentant l'émulation. Toutes vos
écolieres pourront briller fans fe nuire,
& chacune fe confolera d'en voir d'au-
tres exceller dans leurs genres, en fe
difant , j'excelle aulli dans le mien. Au
giO L E T T E E
lieu qu'en leur falfant taire à toutes la
même choie, vous laifTez fans aucua
fubterfuge- l'ûmour -propre bumilié ;
& commi îl nV a qu un modèle de
perfeélion , (i l'une excelle dans le
genre uniri^e, il taut que to.ues les
autres lui cedenn ouvertement la pri-
mauté.
Vous avez bien raifon , mon cher
IMonfieur , de dire que je ne fuis pas
philolophe. Mais vous qui parlez , vous
ne feriez pas mal de tâcher de t'etre
un peu. Cela feroit pli:s avantageux à
votre art que vous fembîez le croire.
Quoi qu'il en foit , ne tâchez pas les
philofophes , je vous le confeille. Car
tel d'entr'eux pourroit vous donner plus
d'inftructions fur la danfe , que vous
ne pourriez lui en rendre fur la phi-
lofophie ; & cela ne laiiTeroit pas d'ê-
tre humiliant pour un élevé du grand
Mûrcel.
Vous me taxez d'être (îngulier, &
j'efpere que vous avezraifon. Toutefois
vous auriez pu fur ce point, me faire
^race en faveur de votre maître : car
vous m'avouerez que M. Marcel lui-
-même étoit un homme fort fingulier. Sa
Cnguîarité ^ je l'avoue , étoit plus lucra-
A M. M 511
tive que la mienne; (î c'eft-Ià ce que vous
me reprochez il faut bien pafTer con-
damnaticn. Mais quand vous m'accufez
aii'ji de n'être pas philofophe, c'eft
comme ii vous m'acculiez de n'être pas
maître à danfer» Si c'eft un tort atout
honnme de ne pas (avoir (on métier ,
ce n'tn ed: point un.de ne pas favoirîe
métier d'un autre. Je n'ai jamais afpiré
à devenir philofophe; je ne me fuis ja-
mais donné pour tel : je ne Je fus, ni
ne le fuis, ni ne veux l'être. Peut-on
forcer un homme à mériter malgré lui,
un titre qu'il ne veiit pas porter? Je
fais- qu'il n'eft permis qu'aux phiîofo-
phes de parler phllofophie ; mais il
eft permis à tout homme de parler de
la philoiophie , & je n'ai rien fait de
plus. J'ai bien aufîi parlé quelquefois
deladanfe, quoique je ne fois pas dan-
feur;&{lî'en ai parlé même avec trop,
de zèle à votre avis , mon excufe efl: que
j'aime la danfe, au lieu que je n'aime
poiot du tout la philofophie. J'ai pour-
tant eu rarement la précaution que vous
me prefcrivez, de danfer avec les filles,
pour éviter la tefitation. Mais j'ai eu
fouvent l'audace de courir le rifque tout
entier , en ofan-t les voir danfer fans darit
512 Lettre
fer moî-même. Ma feule précaution a
été de me livrer moins aux impreiîions
des objets 5 qu'aux réflexions qu'ils me
faifoîent naître , & de rêver quelque-
fois pour n'être pas féduit. Je fuis fâ-
ché, mon cher Monfieur , que mes rê-
veries aient eu le malheur de vous dé-
plaire. Je vous afTure que ce ne fut ja-
mais mon intention j éc je vous lalue
de tout mon cœur,
LETTRE
J M. D E "" "" \
Motiers, le € Mars ijSi»
J 'Aieu,Monfieur, l'imprudence de lire
le mandement que M. l'Archevêque
de Paris a donné contre mon livre, la
foibleffe d'y répondre , & l'étourderie
d'envoyer auiii -tôt cette rcponleàRey.
Revenu à moi , j'ai voulu la retirer ; il
n'étoit plus tems ; l'impreffion en étoit
commencée , & il n'y a plus de remè-
de à une lottiiefaite.J'efpere au moins
que ce fera la dernière en ce genre. Je
prends la liberté de vous faire adrefTei;
par
A M. DE**^, 51 J
par la pofle, deux exemplaires de ce
miférable écrit; l'un que je vousfup-
plie d'agréer , & Tautre pour M. . , .à
qui je vous prie de vouloir bienle faire
palier , non comme une ledure à faire ni
pour vous ni pour lui, mais comme un
devoir dont je m'acquitte envers l'unô.:
l'autre. Aurefle^je fuisperfuadé, vu
ma portion particulière , vu la gêne à
laquelle j'étoisalTervi àtant d'égards, vu
le bavardage eccléfiaftique auquel j'étois
forcé de me conformer, vu l'indécence
qu'il y auroit às'échauifer en parlant de
foi 9 qu'il eût été facile à d'autres de
mieux faire , mais impolîible de faire
bien. Ainfi , tout le mal vient d'avoir
pris la plume quand il ne falloir pas.
LETTRE
^ M. K.
Àloùers i le 17 Murs 17^3.
^ I jeune , & déjà marié ! Monfieur,
vous avez entrepi-is de bonne heure
une grande tâche. Je fais que la matu-
rité de l'efprit peut fuppiéer à l'âgé,
(S.UY. Pojth. Tom, VI» Q
514 L r. T T K E
&z vous m'avez paru promettre cefup-
pîément. Vous vousconnoixTez d'ailleurs
en mérite , & je compte fur celui de
répoufe que vous vous êtes choifie.
Il n'en faut pas moins, cher K"^"^^ ,
pour rendre heureux un établiffem.ent
fi précoce. Votre âge feul m'alarme
pour vous ; tout le refte me raiïlire.
Je fuis toujours perfuadé que le vrai
bonheur de la vie efl: dans un mariage
bien alîorti ; & je ne le fuis pas moins
que tout le fuccès de cette carrière dé-
pend de la façon de la commencer. Le
tour que vont prendre vos occupations,
vos foins 5 vos manières , vos afïecl'ions
dcmeftiques, durant la première année ,
décidera de toutes les autres. C'eftmain-
tenant que le fon de vos i ours ejî en-
tre vos mains'-, plus tard il dépendra
de vos habitudes. Jeunes époux, vous
ttQS perdus, fi vous n'êtes qu'amans;
mais foyez amis de bonne heure, pour
l'être toujours. La confiance qui vaut
mieux que l'amour lui furvir & le rem-
place. Si vous favez l'établir entre vous,
votre maifon vous plaira plus qu'au-
cune autre ; & dès qu'une fois vous fe-
rez mieux chez vous que par-tout ail-
leurs; je vous prometsdubonheur pour
A M. K. 315*
le refle de votre vie. Maïs ne vous
iT.ettez pas dans l'efprit d'en chercher
au loin , ni dans la célébrité , ni dans
les plaifirs, ni dans la fortune. La véri-
table félicité ne fe trouve point au de-
hors ; il faut que votre maifon vous
fuffife, ou jamais rien ne vous fuffira,
Conféquemment à ce principe, je crois
qu'il n'eit pas tems , quant à préfent , de
fonger à l'exécution du projet dont
vous m'avez parlé, La focicté conjugale
doit vous occuper plus que la fociété
helvétique ; avant que de publier les
annales de celle-ci, mettez -vous en
état d'en fournir le plus bel article. Il
faut qu'en rapportant les adions d'au-
trui 5 vous puilliez dire comme le Cor-
tège : & moi aulîi je fuis homme.
Mon cher K"*"*"*" , je crois voir ger-
mer beaucoup de mérite parmi la jeu-
neiïe SuifTe , mais la maladie univer-
felle vous gagne tous. Ce mérite cher-
che à fe faire imprimer , & je crains bien
que de cette manie dans les gens de
votre état, il ne réfulte un jour à la
tête de vos Républiques plus de petits
Auteurs que de grands hommes. Il n'ap-
partient pas à tous d'être des Haller.
Vous m'avez envoyé un livre très-
Oz
3r<5 L E T T R E , &C,
précieux ^ Se de fort belles cartes ; com-
me d'ailleurs vous avez acheté l'un èc i
Tautre , il n'y a aucune parité à faire , :
en aucun iens, entre ces envois de le ■
barbouillage dont vous faites mention.
De plus, vous vous rappellerez, s'il:
vous plaît 5 que ce font des commif- ,
fions dont vous avez bien voulu vous
charger , & qu'il n'eft pas honnête de
transformer des commiflions en préfens. \
Ayez donc la bonté de me m.arquer '
ce que vous coûtent ces emplettes, afin
qu'en acceptant la peine qu'elles vous |
ont données, d'aufli bon cœur que vous i
l'avez prife , je puiile au moins vous |
rendre vos débourfés; fans quoi, je 1
prendrai le parti de vous renvoyer le :
livre & les cartes.
Adieu très -bon & aimable K"^^'*', ,
faites, je vous prie , agréer meshom- ,
mages à Madame votre époufe ; dites- :
lui com.bien elle a de droit à m^a re- !
connoifîance , en faifant le bonheur d'un ]
homme que j'en crois fi digne, & au- j
quel je prends un fi tendre intérêt. i
317
L E T 1' R E
A M. D. R.
Motiers 3 Mars 1763.
J E ne trouve pas , très^bon Papa , que
vous ayez interprêté ni bénignement,
ni raifonnablement la raifonde décence
& de modeftie qui m'empêcha de vous
oitrir mon portrait , & qui m'empê-
chera toujours de l'offrir à pcrfonne.
Cette raifon n'eft point , comme vous
le prétendez un cérémonidl, m.iis une
convenance tirée de la nature des cho-
fes, oc qui ne permet à nul homme
difcret de porter ni fa figure ni fa per-
fonne , où elles ne font pas invitées,
comme s'il étoit fur de faire en cela un
cadeau. Au lieu que c'en doit être un
pourlui, quand on lui témoigne là- def-
lus quelqu'empreffement. Voilà le fen-
timent que je vous ai manifeilé, & an
lieu duquel vous me prêtez ^intention
de ne vouloir accorder un tel pré-
fent qu'aux prières. C'efl: mefuppofer
un motif de fatuité où j'enmettois un
03
5iS Lettre
de modefLie.Celane meparoît pas dani
Tordre orJnaire de votre bon efprit.
Vous m'alléguez que les Rois & les
Princes donnent leurs portraits. Sans
doute, ils les donnent à leurs infé-
rieurs comme un honneur ou une ré-
compenfe ; & c'elt précifément pour
cela qu'il eft impertinent à de petits par-
ticuliers de croire honorer leurs égaux
comme les Rois honorent leurs infé-
rieurs. Plufieurs Rois donnent aufli leur
main à baifer en figne de faveur de de
diPdnftion. Dois-je vouloir faire à mes
amis la même grâce ? Cher Papa , quand
je ferai Roi , je ne manquerai pas ea
iuperbe Monarque , de vous offrir mon
portrait enrichi de diamans. En atten-
dant, je n'irai pas fortement m'imagi-
ner que ni vous, ni perfonne, foit em-
preflé de ma mince figure; & il n'y a
qu'un témoignage bien pofitif de la part
^e ceux qui s'en foucient , qui puifTe
me permettre de le fuppofer; fur-tout
n'ayant pas le paiïeport des diamans
pour accompagner le portrait.
Vous me citez Samuel Bernard. Cefl:
Je vous l'avoue, un fingulîer modèle
que vous ma propofez à imiter ! J'au-
rois bien cru que vous me defiriez fes
A D. M. R. jïp
mlllîonSj mais non pas Tes ridicules. Pour
moi, je ferois bien fâché de les avoir
avec fa fortune ; elle feroit beaucoup
trop chère à ce prix. Je fais qu'il avoit
l'impertinence d'offrir Ton portrait ,
même à gens fort au deiTas de lui. Auflî
entrant un jour en maifon étrangère ,
dans la garderobe, y trouva- t-il ledit
portrait qu*il avoit ainfî donné , fière-
ment étalé au defTus de la chaiîe per-
cée. Je fais cette anecdote & bien d'au-
tres plus plaifantes de quelqu'un qu'on
en pouvoit croire , car c'étoit le Pré-
iident de Bouîainvilliers.
Monfieur ^^*, donnoit fon portrait.
Je lui en fais m.on compliment. Tout
ce que je fais, c'efl: que fi ce portrait
efl: l'eftampe faftueufe que j'ai vu avec
des vers pompeux au-delTous , il fal-
loit que pour ofer faire un tel préfent
lui-même, ledit Monfieur fût le plus
grand fat que la terre ait porté. Quoi
qu'il en foit , j'ai vécu aufTi quelque
peu avec des gens à portraits , de à
portraits recherchablesrje les ai vu tous
avoir d'autres maximes , & quand je fe-
rai tant que de vouloir imiter des mo-
dèles, je vous avoue que ce ne fera
ni le Juif Bernard, ni Monfieur '^'^^
Ç20 L É T T R ë 5 (^r. '
que je chpifirai pour cela. On n'imite
que les gens à qui Ton voudroiî ref-
fembler.
Je vous dis , il efl: vrai , que le por-
trait que je vous montrai, étoit le feul
que j'avois; mais j'ajoutai que j'en at-
tendois d'autres, & qu'on le gravoit en-
core en Arménien. Quand je me rap-
pelle qu'à peine y daignâtes-vous jet-
ter les yeux, que vous ne m'en dîtes
pas un feul mot, que vous marquâtes
là-defïus la plus protonde indifférence,
je ne puis m'empécher de vous dire qu'il
auroit fallu que je fuile le plus extra-
vagant des hommes, pour croire vous
faire le moindre plaiiir en vous le pré-
fentant; & je dis dès le même foir à
Mademoifelle le Vafîeurla mortifica-
tion que vous m'aviez faite ; car j'a-
voue que j'avois attendu & même men-
dié quelque mot obligeant qui me mît
€n droit de faire le refte. Je fuis bien
perfuadé maintenant ,que ce futdifcré-
tion & non dédain de votre part; mais
vous me permettrez de vo'js dire que
cette difcrétion étoit pour moi un peu
humiliante, ôc que c'étoit donner un
grand prix aux deux fols qu'un tel por-
trait peut valoir.
52l
LETTRE
A MILORD MARECHAL.
Le zi Mars lyS},
XL y a dans votre lettre du ip un
article qui m'a donné des palpitations;
c'efi: celui de l'EcofTe. Je ne ^ous di-
rai là defTus qu'un mot , c'efl que je don-
nerois la moitié desjoursqui me relient
pour y paffer l'autre avec vous. Mais
pour Colombier , ne comptez pas fur
moi; je vous aime, ?vIylord , mais il faut
que mon féjour me plaife, & je ne
puis fouffrir ce pays-là.
Il n'y a rien d'égal à la position de
Frédéric. Il paroît qu'il en fent tous
les avantages, & qu'il faura bien les
faire valoir. Tout le pénible & le dif-
ficile eO: fait; tout ce quidemandoit lé
concours de la fortune eft fait. Il ne
lui refte à préfent à remplir que des
foins agréables, & dont l'eftet dépend
de lui. C'eft de ce moment qu'il va s'é-
lever , s'il veut, dans la poftérité uri
monument unique, car il n'a travaillé
322 Lettre
3ufqu*icl que pour fon fiecle. Le feul
piège dangereux qui déformais lui refte
â éviter efl: celui de la flatterie ; s'il fe
îaiiTe louer, il efl: perdu. Qu'il fâche
qu'il n'y a plus d'éloges dignes de lui
que ceux qui fortiront des cabanes de
fespayfans.
Savez-vous, Mylord 5 que Voltaire
cherche à fe raccommoder avec moi?
Il a eu fur mon compte un long en-
tretien avec M'*'*^, dans lequel il a
fupérieurement joué fon rôle : il n'y en
a point d'étranger au talent de ce grand
comédien, dolis infiruaus & artepelaf-
gd. Pour moi, je ne puis lui promet-
tre une eflime qui ne dépend pas de
moi : mais à cela près , je ferai , quand
il le voudra, toujours prêt à tout ou-
blier. Car , je vous jure , Mylord , que
de toutes les vertus chrétiennes , il n'y
en a point qui me coûte moins que le
pardon des inj ^res. Il efl certain que
û laprotedion des Calas lui a fait grand
honneur , les perfécutions qu'il m'a
fait eiTuyer à Genève, lui en ont peu
fait à Paris; elles y ont excité un cri
univerfel d'indignation. J'y jouis , m,al-
gré mes malheurs, d'un honneur qu'il
n'aura jamais nulle part; c'eft d'avoir
A Madame t>E^*\ 323
laîiïe ma mémoire en eftime dans le pays
où j'ai vécu. Bonjour, Mylord.
LETTRE
A MADAME DE*^\
Le 27 Mars 1763.
\) u E votre lettre , Madame , m'a
donné d'émotions diverfes ! Ah! cette
pauvre Madame de *^^ .....! Pardonnez
il je commence par elle. Tant de mal-
han'-s une amitié de treize ans .♦.*
Femme aimable &: infortunée ! .. ..vous
la plaignez. Madame ; vous avez bien
railbn : fon mérite doit vous intéref-
fer pour elle; mais vous la plaindriez
bien davantage , Ci vous aviez vu com-
me moi 5 toute fa réfiftance à ce fatal
mariage. Il femble qu'elle prévoyoit
fon fort. Pour celle-là, les écus ne
l'ont pas éblouie; on l'a bien rendue
maîheureufe malgré elle. Hélas! elle
n'eR: pas la feule. De combien de maux
j'ai à gémir ! Je ne fuis point étonné
des bons procédés de Madame ^ '*' * ;
rien de bien ne me furprendra de fa
O 6
3^4 Lettre
part; je l'ai toujours eftimée & honorée:
mais avec tout cela elle n'a pas Tame de
Madame de * ^ *. Dites - moi ce qu'eflr
devenu ce mife'rable : je n'ai plus en-
tendu parler de lui.
Je penfe bien comme vous , Madame;
je n'aime point que vous foyez à Pa-
ris. Paris 5 le fîege du goût & de la
politeiîe , convient à votre efprit , à
votre ton , à vos manières ; mais le fé-
jour du vice ne convient point à vos
mœurs , & une ville où Tamitié ne ré-
fiîïe ni à l'adverfité ni à rabfence ,
ne fauroit plaire à votre cœur. Cette
contagion ne le gagnera pas; n'eft-ce
pas. Madame? Que ne liiez-vousdans
le mien, l'attendriiTement avec lequel
il m'a dicté ce mot-là^ L*heureux ne fait
s'il eft aimé , dit un Poète latin ; & moi
j'ajoute , rheureux ne fait pas aimer.
Pour moi , grâces au ciel, j'ai bienfait
toutes mes épreuves; je fais à quoi
m'en tenir fur le cœur ces autres & fur
le mien. Il eft bien conftaté qu'il ne
me refle que vous feule en France , 5c
quelqu'un qui n'eft pas encore jugé,
mais qui ne tardera pas à l'être.
S'il faut moins regretter les amis que
l'adverfité nous ôte , que prlfer ceux
A Madame de^*"^. 525*
qu'elle nous donne, j'ai plus gagné que
perdu ; car elle m'en a donné un qu'af^
furément elle ne m'ôtera pas. Vous com-
prenez que je veux parler de Mylord
Maréchal. Il m'a accueilli, il m'a ho-
noré dansmes dil'graces, plus peut-être
qu'il n'eût fait ûurant ma profpérité.
Les grandes âmes ne portent pas feule-
meuL du refped: au mérite , elles en por-
tent encore au malheur. Sans lui j'étois
tout aulîî mal reçu dans ce pays que
dans les autres , & je ne voyois plus
d'afyle autour de moi. Mais un bienfait
plus précieux que fa protection, eft l'a-
mitié dont il m'honore, & qu'apuré-
ment je ne perdraipoint.il me reliera
celui-là, j'en réponds. Je fuisbienaife
que vous m'ayez marqué ce qu'en pen-
foit M, d'A^^"**; cela me prouve qu'il
fe connoit en homme ; èc qui s'y con-
noit eft de leur clafTe. Je compte aller
voir ce digne protecteur , avant (on dé^
part pour Berlin : je lui parierai de M.
d'A "" "" ^ &de vous , Madame ; il n'y
a rien de ii doux pour moi , que de voir
ceux qui m'aiment s'aimer entr'eux.
Quand des Quidams fous le nom de
S'*'^'*'. ont voulu fe porter pour juges
QS mon livre, ^ fe font, auÛl bêtement
52^ Lettre
qu'infolemment , arrogé le droit de me
cenfurer; après avoir rapidement par-
couru leur fot écrit , je l'ai jette par
terre, Oc j'ai craché defTus pour toute
réponfe. Mais je n'ai pu lire avec le
même dédain , le Mandement qu'a
donné contre moi M. l'Archevêque de
Paris; premierem.ent parce que l'ou-
vrage en lui-mém.e eft beaucoup moins
înepte ; & parce que , malgré les tra-
vers de l'Auteur, je l'ai toujours ef-
îimé èc refpecté. Ne jugeant donc pas
cet écrit indigne d'une réponfe , j'en
ai fait une qui a été imprimé en Hol-
lande, de qui, fi elle n'efl pas encore
publique, le fera dans peu. Si elle
pénètre jufqu'à Paris & que vous en
entendiez parler, Madamxe , je vous
prie de me marquer naturellem.ent ce
qu'on en dit; il m'importe de le fa-
.voir. Il n'y a que vous de qui je puifle
apprendre ce qui fe paffe à m.on égard,
dans un pays où j'ai pafïé un partie
de ma vie , où j'ai eu des amis , de
qui ne peut me devenir indifférent. Si
vous n'étiez pas à portéé'de voir cette
lettre imprimée , & que vous puiliez
m'indiquer quelqu^un de vos amis qui
eût (q$ ports francs j je vous l'enver-
A Madame de**\ 5127
îoîs d'ici : car quoique la brochure
foit petite , en vous l'envoyant direc-
tement , elle vous coûteroit vingt fois
plus de port, que ne valent l'ouvrage
&: l'auteur.
Je fuis bien touché des bontés de
Mademoifelle L'*''*'*, & des foins qu'elle
veut bien prendre pour moi; mais je
ferois bien fâché qu'un auiïi joli tra-
vail que le fien, & fi digne d'être mis
en vue , reftât caché fous mes grandes
vilaines manches d'Arménien. En vé-
rité, je ne faurois me réfoudre à le
profaner ainfi , ni par conféquent à
l'accepter, à moins qu'elle ne m'or-
donne à le porter en écharpe ou en
collier , comme un ordre de chevale-
rie inftitué en fon honneur.
Bonjour, Madame , recevez les hom-
mages de votre pauvre voifin. Vous
venez de me faire pafTer un demi-heure
délicieufe , & en vérité j'en avois be-
foin ; car , depuis quelques mois , je
foufTre prefque fans relâche de mon
mal & de mes chagrins. Mille chofes,
je vous fupplie , à Monfleur le Mar-
quis.
528 Lettre
LETTRE
A MADAME***.
31 OSiohre lyCz,
sL N m'annonçant. Madame , dans vo-
tre lettre du 22 Septembre ( c'eft je
crois le 22 Odobre ) un changement
avantageux dans mon fort, vous m'a-
vez d'abord fait croire que les hom-
mes qui me perfécutent, s'étoient laf-
fés de leurs méchancetés; que le Par-
lement de Paris avoit levé fon inique
décret ; que le Magiftrat de Genève
avoit reconnu Ton tort; 8c que le pu-
blic me rendoit enfin juftice. Mais loin
de-là 5 je vois par votre lettre même
qu'on m'intente encore de nouvelles
kccufations : le changement de fort que
vous m'annoncez fe réduit à des offres
de fubfiftance dont je n'ai pas befoin
quant à prefent. Et comme j'ai tou-
jours compté pour rien, même en fanté,
un avenir auTu incertain que la vie
humaine, c'efl pour moi, je vous ju*
A M A D A M E "^ * ^ 32f
re 5 la chofe la plus indifférente que
d'avoir à diner dans trois ans d'ici.
Il s'en faut beaucoup, cependant,
que je fois infenfîble aux bontés du
Roi de PrufTe ; au contraire , elles aug-
mentent un fentiment très- doux , fa-
voir l'attachement que j'ai conçu pour
ce grand Prince. Quant à l'ufage que
j'en dois faire , rien ne preiTe pour
me réfoudre , de j'ai du tems pour y
penfer.
A l'égard des offres de M, Stanley,
comme elles font toutes pour votre
compte. Madame, c'efl: à vous de lui
en avoir obligation. Je n'ai point ouï
parier de la lettre qu'il vous a dit m'a-
voir écrite.
Je viens maintenant au dernier arti-
cle de votre lettre , auquel j'ai peine
à comprendre quelque chofe, & qui
me furprend à tel point , fur- tout
après les entretiens que nous avons
eu fur cette matière , que j'ai regardé
plus d'une fois à l'écriture pour voir
fî elle étoit bien de votre main. Je ne
fais ce que vous pouvez défapprouver
dans la lettre que j'ai écrite à mon
Pafteur, dans une occafîon néceffkire.
A vous entendre avec votre Ange ,
550 L E T T K s
on diroît qu'il s'agiflbit d'embraffer
une religion nouvelle , tandis qu'il ne
s'agifToit que de relier comme aupa-
ravant dans la communion de mes pè-
res ^-c de nrion pays , dont on cherchoit
à m'excl jre ; il ne falîoit point pour cela
d'autre Ange que le Vicaire Savoyard.
S'il confacroit en fimplicité de con-
icience dans un culte plein de myfte-
IQS inconcevables, je ne vois pas pour-
quoi J. J. Roufleau ne communisroit
pas de même dans un culte où rien
ne choque fa raifon ; f< je vois encore
moins pourquoi, après avoir jufqu'ici
proFcTé ma religion chez les Catho-
liques, fans que perfonne m*en fît un
crime 5 on s'avife tout-d'un-coup de
in*en faire un fort étrange de ce que
je ne la quitte pas en pays Proteftant.
Mais pourquoi cet appareil d'ccrire
une lettre? Ah! pourquoi? Le voici.
M, de Voltaire me voyant opprimé
par le Parîemient de Paris , avec la
générofité naturelle à lui &: à fon
parti , faifit ce moment de me faire
opprimer de même à Genève , & d'op-
pofer une barrière infurmontable à
mon retour dans ma patrie. Un des
plus furs moyens qu'il employa pour
A Madame^**. 531
cela, fut de me faire regarder comme
déferteur de ma religion : car là-dellus
nos loix font formelles , &: tout ci-
toyen ou bourgeois qui ne profefTe
pas la religion qu'elles autorifent perd
par-là même fon droit de Cité. Ils tra-
vaillèrent donc de toutes leurs forces
lui & le Jongleur à foulever les Mi-
nières ; ils ne réulTirent pas avec ceux
de Genève qui les connoilTent , mais
ils ameutèrent tellemiCnt ceux du pays
de Vaud , eue malgré la proteclion
&: l'amitié de M. le Baillif d'Yverdun
& de pluficurs Magifcrats, il fallut for-
tir du Canton de Berne. On tenta de
faire la même chofe en ce pays ; le
Magiftrat municipal de Neufchâtel dé-
fendit mon livre; la clafTe des i\îinifl:res
le déféra; le ConCeil d'Etat , alloit le
défendre dans tout TEtat , & peut-être
procéder contre ma perfonne : maïs
les ordres de Mylord Maréchal , Se la
protection déclarée du Roi l'arrêtèrent
tout court, il fallut me laiiTer tran-
quille. Cependant !e tems de la com-
munion approchoit , & cette époque
alloit décider fi j'étois féparé de Î'E-
glife Protedante , ou fi je ne l'étois
pas. Dans cette circonilance, ne vou-
532 Lettre
lant pas m'expofer à un affront public ,
ni non plus conftater tacitement en ne
me préfentant pas , la défertion qu'on
me reprochoit , je pris le parti d'é-
crire à M» de Montmoliin, Pafteur de
la Paroifîc 5 une lettre qu'il a fait cou-
rir ; mais dont les Voltairiens ont pris
foin de falfifier beaucoup de copies.
J'étois bien éloigné d'attendre de cette
lettre l'effet qu'elle produiht ; je la re-
gardois comme une proteflation nécef-
laire, & qui auroit fon ufage en tems
& lieu. Quelle fut ma furprife & ma
joie de voir dès le lendemain chez
moi M. de Montmoliin , me décla-
rer que non-feulement il approuvoit
que j'approchafle de la Sainte Table,
mais qu'il m'en prioit , & qu'il m'en
prioit de l'aveu unanime de tout le
Confifloire , pour l'édification de fa
paroille dont j'avois l'approbation &
refrime. Nous eûmes enfuite quelques
conférences dans lefquelles je lui dé-
veloppai franchement mes fentimens
tels à-peu-près qu'ils font expofés dans
la profellion du Vicaire, appuyant
avec vérité fur mon attachement conf-
iant à l'Evangile & au Cliriflianifm.e,
& ne lui déguifant pas non plus mes
A M A D A M I "" "^ ^. 533
difficultés &: mes doutes. Lui d'i ion
coté, connoifTant affez mes fentimens
par mes livres , évita prudemment les
points de doctrine q-xl auroient pu în*ar-
rctcr, ou le compromettte; il ne pro-
nonça pas même le mot de rétractation;
n*in(ifla fur aucune explication 5 te nous
nous réparâmes contens l'un de Tautre.
Depuis lors f A la confolati on d'être
reconnu membre de (on Egîife ; il faut
être opprimé , malade , & croire en
Dieu pour fentir combien il cTt doux
de vivre parmi Tes frères.
Aï. de Montmollin ayant à judifier
fa conduite devant (es confrères, fit
courir ma kttre. Elle a fait à Genève
un effet qui a mis les Voltairiens au
défefpoir, & qui a redoublé leur rage.
Des foules de Genevois font accourus
à Motiers, m'embraffant avec des lar-
mes de joie , d<. appellant hautement
M. de Montmollin leur bienfaiteur &:
leur père. Il ed: même fur que cette
affaire auroit des faites pour peu que
je fufTe d'humeur à tu y prêter. Ce-
pendant il efl vrai que bien de'o Mi-
niftres font mécontens; voilà, pour
ainfi dire , la profelTion de fol du Vi-
caire approuvée en touî fes points ,
534 Lettre
par un de leurs confrères ; lis ne peu-
vent digérer cela. Les uns murmurent ,
les autres menacent d'écrire ; d'autres
écrivent en effet; tous veulent abfo-
lument des rétractations, & des expli-
cations qu'ils n'auront jamais. Que
dois-je faire à préfent, Madame, à
votre avis? Irai-je laiiTer mon digne
Pafteur dans les lacs où il s'eft m.is
pour l'arnour de moi? l'abandonnerai-
je à la cenfure de Tes confrères? au-
toriferai-je cette cenfure par ma con-
duite & par mes écrits? & démen-
tant la démarche que j'ai faite, lui lai(^
ferai-je toute la honte, de tout le re-
pentir de s'y être prêté? Non, non.
Madame; on me traitera d'hypocrite
tant qu*on voudra; mais je ne ferai ni
un perfide , ni un lâche. Je ne renon-
cerai point à la religion de mes pères,
à cette religion fi raifonnable, fi pure,
fi conforme à la fimplicité de l'Evan-
gile, où je fuis rentré de bonne foi
depuis nombre d'années, &z que j'ai
depuis touiours hautement profefTée,
Je n'y renoncerai point au moment
où elle fait toute la confolation de ma
vie , & où 1 importe à l'honnéte-homme
qui m'y a maintenu , que j'y demeure
A Madame"^**. 335*
fi rement attaché. Je n'en conferve-
rai j as non plus les liens extérieurs,
tout chers qu'ils rrîe font , aux dépens
de la vérité , ou de ce que je prends
pour elle; & Ton pourroit m'excom-
munier, & me décréter bien des fois ,
avant de me faire dire ce que je ne
penfe pas. Du refle je me confolerai
d'une imputation d'hypocrifie , fans
vraifembîance de fans preuves. Un Au-
teur qu'on bannit , qu'on décrète , qu'on
brûle pour avoir dit hardiment les (tn-
timens 5 pour s'être nommé, pour ne
vouloir pas fe dédire; un citoyen ché-
riffant fa patrie , qui aime mieux re-
noncer à fon pays qu'à fa franchife ,
de s'expatrier que fe démentir , eil: un
hypocrite, d'une efpece affez nouvelle.
Je ne connois dans cet état qu'un
moyen de prouver qu'on n'eft pas un
hypocrite ; mais cet expédient auquel
mes ennemis veulent me réduire , ne
me conviendra jamais quoi qu'il arri-
ve ; c'efl: d'être un impie ouvertement.
De grâce , expliquez-moi donc. Ma-
dame 5 ce que vous voulez dire avec
votre Ange , & ce que vous trouvez
à reprendre à tout cela.
Vous ajoutez , Madame , qu'il fal-
53^ Lettre
loit que j'attendifTe d'autres cîrconf- ,
tances pour profeiTer ma religion , \
(vous avez voulu dire pour continuer
de la prL>relTer. ) Je n'ai peut-être que i
trop attendu par une fierté dont je ne \
faurois me défaire. Je n'ai fait aucune
démarche , tant que les Miniftres m'ont
perfécuté. Mais quand une fois j'ai été i
ious la protedion du Roi, & qu'ils j
n'ont plus pu me rien faire , alors j'ai !
fait mon devoir, ou ce que j'ai cru ;
l'être. J'attends que vous m'appreniez ,
en quoi je me fuis trompé. i
Je vous envoie l'extrait d'un diaîo- i
gue de M. de Voltaire avec un Ou- ;
vrier de ce pays- ci qui eft à fon 1er- '
vice. J'ai écrit ce dialogue de mémoire, ;
d'après le récit de M. de Montmollin, |
qui ne mie l'a rapporté lui même que ;
fur le récit de l'ouvrier, il y a plus
de deux mois. Ainfi , le tout peut n'ê- !
tre pas abfolument exaâ: ; mais les j
traits principaux font fidèles; car ils
ont frappé M. de Montmollin; il lésa ;
retenus , & vous croyez bien que je
ne les ai pas oubliés. Vous y verrez
que M. de Voltaire n'avoit pas attendu ,
la démarche dont vous vous plaignez, j
pour me taxer d'hypocrifie.
Converfaùoji :
A Madame"^'','*'. 337
Converfation de M. de Voltaire avec un,
de fes Ouvriers du Comté de Neuf-
châteL
M. DE Voltaire.
Eft-il vrai que vous êtes du Comté
de Neufchâtel?
L' O u y R I E R.
Oui, MonHeur,
M. DE Voltaire.
Etes-vous de Neufchâtel même?
U O u V RI E R.
Non, Monfieur; je fuis du village
de Butte dans la vallée de Travers.
M. DE Voltaire.
Butte! Cela eft-il loin de Motiers?
L' O u V R I E R.
A une petite lieue.
M. DE Voltaire.
Vous avez dans votre pays un cer-
tain perfonnage de celui-ci quia bie^
fait des Tiennes.
K O u V R l E r.
Qui donc 5 Monfieur?
(Euv. Fo/ih^Tom. VI. P<
55'S Lettre -
M' D E V O L T A I R E.
Un certain Jean- Jaques PvoufTeau.
Le connoifTez-vous?
I
L' O U V R I E R.
Oui, Monfieur; je l'ai vu un jour:
â Butte, dans le caroiTe de M, de Alont-i
mollin qui fe promenoit avec lui.
M. D E Vo L T A IRE. j
Comment ce pied-piat va en car-|
loiïe ? Le voilà donc bien fier ? i
L' O U V R I E R. ''
Oh! Monfieur, il Te promené aufîî ^
à pied. Il court comme un chat-mai- \
gre , & grimpe fur toutes nos mon-
tagnes,
M. DE Voltaire.
II pourroit bien grimper quelque
jour fur une e'chelle. Il eût été pendu
à Paris , s'il ne fe fût fauve. Et il le
fera ici, s'il y vient.
L' Ou vrier.
Pendu! .MonHeur ! Il a l'air d'un fi
bon homme, eh! mon Dieu! qu*a-t-U
donc fait ?
M. DE V o L T a TRÏÏ.
Il a fait des livres abominables, C'eft
yn impie ^ un athée,
A Madame"***. 53^
L' O U V Kl E R.
Vous me furprenez. Il va tous les
Dimanches à l'Eglife.
M. DE Voltaire.
Ah ! l'hypocrite ! Et que dit -on de
lui dans le pays? Y a-t-il quelqu'un
qui veuille le voir?
L' O U V R I E R
Tout le monde , Alonfieur , tout le
inonde l'aime. Il eft recherché par-
tout, & on dit que Mylord lui fait
aufli bien dQS carefles.
M. DE Voltaire,
C'efl: que Mylord ne le connoit pas,
ni vous non plus. Attendez feulement
deux ou trois mois , 6c vous connoi-
trez l'homme. Les gens de Montnno'
renci où il demeuroit , ont fait dQS
feux de joie, quand il s'eft fauve pour
n'être pas pendu. C'efl un homme fans
foi, fans honneur, fans religion.
L* O U V R I E R.
Sans religion , Monfieur, maïs on
dit que vous n'en avez pas beaucoup^
vous-même*
Vz
^j.0 L E T T p. s
M. DE Voltaire.
Qui , moi , grand Dieu? Et qui eft-
ce qui dit cela?
U O U VFv I E R.
Tout le monde, Monfieur,
M. DE Volt aire.
Ah ! quelle horrible calomnie ! Moi
qui ai étudié chez les Jéfuites , moi
qui ai parlé de Dieu mieux que tous
les Théologiens 1
L' Ouvrier
Mais, Monfieur, on dît que vous
avez fait bien des mauvais livres.
M. DE Voltaire.
On ment. Qu'on m'en montre un
feul qui porte mon nom, comme ceux
de ce croquant portent le fïen , Ôcc»
^.
5i'
L E T T Py E
J M. DE MON TAl DLL IN.
Novembre 17^2,
\y u AND je me fuis réani, Monueur^
il y a neuf ans à l'Eglife, je n'ai pas
manqué de cenfeurs qui ont blâmé ma
démarclie , & je n'en manque pas au-
jourd'hii que jV refis uni fous vos
aufpices g contre refpoir de tan* de
gens qui voudroient m'en voir féparé-
Il n'y a rien là de bien ét<onnant; tout
ce qui m'honore & me confole dé-
plaît à mes ennemis ; & ceux qui vou-
droient rendre la Religion méprirabie,
font fâches qu'un ami de la vérité la
profeffe ouvertement. Nous connoif-
fons trop, vous & m.oi , les hom.mesl
pour ignorer a combien de paGions
humaines le feint zèle de la foi fert de
manteau , & l'on ne doit pas s'atten-
dre à voir l'athéiTme & l'impiété plus
charitables que n'eft l'hypocrifie ou la
fuperftition. J^cfpere , Monfieur , avant
maintenant le bonheur d'être plus
connu de vous , que vous ne voyez
"3
k
54^ Lettre
rien en moi qui démentant la décla-
ration que je vous ai faite, puiffe vous
rendre (ufped:e ma démarche, ni vous
donner du regret à la vôtre. S'il y a
des gens qui m*accufént d'être un hy-
pocrite , c'efi: parce que je ne fais pas
un impie ; ils fe font arrangé pour m'ac-
cufer de l'un ou de l'autre, fans doute,
parce qu'ils n'imaginent pas qu'on puille
fîncérementcroire en Dieu. Vous voyez
que de quelque manière que je me
conduile 5 il m'efl impodible d'échap-
per à l'une des deux imputations. Mais
vous voyez auRi que (i toutes deux
font également dedituées de preuves,
celle d'hypocrifie efi pourtant la plus
inepte; car un peu d'hypocrifie m'eût
ûuvé bien des difgraces ; & ma bonne
foi me coûte affez cher, ce me fem-
ble, pour devoir être au-deflus de
tout foupçon.
Quand nous avons eu, MonHeur,
des entretiens fur mon ouvrage (a),]^
vous ai dit dans quelles vues ri avoit
été publié, & je vous, réitère la même
chofe en fîncérité de coeur. Ces vues
(4) Il eft queflion de l'Emile.
A M. DE M0NTM0LLI>T. 543
tt*ont rien que de louable , vous cil
étQS convenu vous-mêaie ; & quand
vous m'apprenez qu'on me prête celle
d'avoir voulu jetter du ridicule far le
Chriflianirme , vous Tentez en même
rems combien cette imputation ell: ri-
dicule elle-même, puifqu'elle porte
uniquement fur un dialogue dans un
langage improuvé des deux côtés dans
l'ouvrage même, 8c où l'on ne trouve
ailliré'nent rien d'applicable au vrai
Chrétien. Pourquoi les Rét^'ormés pren-
nent-ils ain(i fait & cauie pour TE-*
glife Romaine? Pourquoi s'échauffent-
lis (i fort quand on relevé les vices
de fon argumentation qui n'a point été
la leur jufqu'ici? Veulent-ils donc fe
rapprocher peu-à-peu de Cqs manières
de penfer, comme ils fe rapprochent
déjà de fon intolérance, contre les
principes fondamentaux de leur propre
communion ?
Je fuis bien perfuadé , Monfieur,'
que fi j'eufTe toujours vécu en pays
proteftant, alors ou la profeflion du
Vicaire Savoyard n'eût point été faite ,
ce qui certainement eût été un mal à
bien des égards, ou félon toute appa-
renceelle eût eu dans fa féconde partie ,
544 Lettre
un tour fort diîférent de celui qu'elle a.
Je ne penfe pas cependant, qu'il
faille rupprimer les objeâiion? qu'on ns
peut réfojdre; car catte adrelTe fubrep-
tice a un air de mauvaife foi qui me
révolte , & me tiit craindre qu'il n'y
ait au fond pe i de vrais croyans. Tou-
tes les connoiiTances humaines ont leurs
obfcurités, leurs dimcultés , leurs ob-
jections que Tefprit humain trop borné
re peu: réfoudre. La Géométrie elle-
même en a de telles, que les Géomè-
tres ne s'avifent point de fupprimer ,
êc qui ne rendent pas pour cela, leur
fcience incertaine. Les objedions n'em-
pêchent pas qu'une vérité démontrée
ne foit démontrée , & il faut fa voir fe
tenir, à ce qu'on fait, Ôc ne pas vou-
loir tout fa voir, même en matière de
Religion. Nous n'en fervirons pas Dieu
de moins bon cœur; nous n'en ferons
pas moins vrais croyans , & nous en
ferons plus humains, plus doux , plus
toîérans pour ceux qui nepenfentpas
comme nous en toute chofe. A con-
fidérer en ce fens, la profeiîion de foi
du Vicaire, e'ie peut avoir fon utilité
même dans ce qu'on y a le plus im-
prouvé. En tout cas il n'y avoit qu'à
'A M. DE MoS^TMOLLï!^. 34/
réfoudre les objeâiions aufli convena-
blement 5 aufii honnêtement qu'ellc^^
étoient propofées, farsie fâcher comme
fî Ton avoit tort , & fans croire qu'une
objecflion eft fuffifamment réfolue Jorf-
qu'on a brûlé le papier qui la contient.-
Je n'épiloguerai point fur les chi-
canes fans nombre & fans fondement
qu'on m'a faites,, & qu'on me fait tous
hs jours. Je fais fupporter dans les au-
tres des manières de penfer qui ne font
pas les miennes ; pourvu que nous-
fovons tous unis en Jéfus-Chrifl: , c'efl-
là refTentiel. Je veux feulement vous
renouveller, Monfieur^ la déclarrtioQ
de la réioîution ferme 6c fîncere où js
fuis , de vivre &: mourir dans la com-
munion de l'Eglife Chrétienne Refer-
mée. Rien ne m'a plus confolé dans
mes dift^races que d en faire la fîncere
profelhon auprès de vous; de trouver
en vous mon Paileur, & mes frères
dans vosparoilîîens. Jevousdemande, à
vous & à euXjla continuation des mémes-
bontés;&: comme je ne crains pas que"
ma conduite vous faffe changer de fen-
timent fur mon compte , j'efpere quef
les méchancetés de mes ennemis n^
ie feront pas non plus,-
3^6 L E T T H E.
1762.
JlLN parlant, Monfieur 5 dans votre
gazette du 23 Juin , d'un papier ap-
pelle réquliitoire , publié en Fiance
contre le meilleur & le plus utile de
mes écrits, vous avez rempli votre
office, & je ne vous en fais pas mau'*
vais gré; je ne me plains pas même
que vous ayez tranfcrit les imputations
dont ce papier eft rem.p'i, & auxquel-
les je m'abftiens de donner celle qui
leur efl: due.
Mais lorfque vous ajoutez de votre
chef, que je fuis condamnable au de-là
da ce qu'on peut dire, pour avoir com-
pofé le livre dont il s'agit, & far-tout
pour y avoir mis m^on nom, comme
s'il étoit permis de honnête de fe ca-
cher en parlant au public; alors, Moa-
fieur, j'ai droit de me phîndre de ce
que VOIS jugez fans connoître, car il
îi'efl: pas poiîible qu'un hom^me de bien
porte avec connoifTance, un jugement
fi peu équitable fur un livre où l'Au-
teur foutient Ja caufe de Dieu , dQS
Lettre. 547
moeurs, de la vertu, contre la nouvelle
phllorophie, avec toute la force dont
il efb capable. Vous avez donné trop
d'autorité à des procédures irrégaliè-
res 3 & didées par des motifs particu-
liers que tout le monde connoît.
Mon livre 5 Monfîeur, eft entre les
mains du public; il fera la tôt ci tard
par des hommes raifonnabîes, peut être
enfin par des Chrétiens, qui verront
avec furprife & fans doute avec indi-
gnation, qu'un difcip'e de leur divin
maître foit traité parmi eux comme
un fcélérat.
Je vous prie donc, Monfieur , &
c'ed une réparation que vous me de-
vez , de lire vous-même le livre dont
vous avez fi légèrement & fi mal parlé ;
& quand vous l'aurez lu, de vouloir
alors rendre compte au public, lans
faveur &: fans grâce, du jugement que
vous en aurez porté. Je vous falue,
Monfieur, de tout mon cœur.
P S
54S
/*>
LETTRE
A M. L O I S E A U
DE MAULÉON.
Four lui recommander l'affaire de M» U
Beuf de Val a ah on*
V O ic I , mon cher Mauléon , du tra-
vail pour vous qui favez braver le puif-
fant injafte, & défendre l'innocent op-
primé. Il s'agit de protéger par vos
talens un jeune homme de mérite qu'en
ofe pourfuivre criminellement pour une
faute que tout homm.e voudroit com-
mettre, & qui ne bleiïe d'autres loix
que celles de l'avarice & de l'opinion.
Armez votre éloquence de traits plus
doux & non moins pénétrans,en fa-
veur de deux amans perfécutés par un
père vindicatif & dénaturé. Ils ont la
voix publique, & ils l'auront par-tout
où vous parlerez pour eux. Il me fem-
ble que ce nouveau fujet vous offre
d'aufîî grands principes à dévélopper,-
d'auiH grandes vues à approfondir que.
A M. LoisEAU DE MAULEo^^ ^^;9^
les précédens ; & vous aurez de plus à
faire valoir des fentimens naturels à
tous les cœurs fenfibles , de qui ne
font pas étrangers au vôtre. J'e(pere
encore que vous compterez pour quel-
que chofe la recommandation d'un
homme que vous avez honoré de vo-
tre amitié, Macie vïrtuu , chtr Mau-
léon; c'eft dans une route que vous
vous êtes frayée, qu'on trouve le no-
ble prix que je vous ai depuis fi îong-
tems annoncé , & qui eft feul digne de
vous.
LETTRE
A MADEMOISELLE
D'IVERNOIS.
lïlh de M. le Procureur- G inégal de
S eu f chat d^ en lui envoyant le pre^
mier lacet de mafaçon^ qu'elle n'avoir
demandé pour pr^fent de noces,
JLjE voilà 5 Mademoifelle , ce beau,
préfent de noces que vous avez delirép
'^^0 Lettre
s'il s'y trouve du fuperfia , faites, en
bonne ménagère , qu'il ait bientôt
fon emploi. Portez fous d'heureux auf-
pices cet emblème des liens de dou-
ceur de d'amour dont vous tiendrez
enlacé votre heureux époux, & lon-
gez qu'en portant un lacet tiiïli par la
main qui traça les devoirs des mères,
c'eft s'engager à les remplir,
LETTRE
A M. \V A T E L E T.
Afotiers 1765.
Vous me traitez en Auteur, iMon-
Heur; vous me faites des complimens
fur mon livre. Je n'ai rien à dire à
cela, c'efl: l'ufage. Ce même ufage veut
aufïijqu'en avalant modeftement votre
encens, je vous en renvoie une bonne
partie. Voilà pourtant ce que je ne ferai
pas; car quoique vous ayez des talens
très-vrais, très - aimables, les qualités
que j'honore en vous, les effacent à
mes yeux; c'eft par elles que je vous
fuis attaché? ç'^^ft par elles que j'ai
A M W AT E LE T. Jj-Ï
toujours defiré votre bienveillance ; de
Ton ne m'a jamais vu rechercher les
gens à talens qui n'avoient que des ta-
lens. Je m'applaudis pourtant de ceux
auxquels vous m'afT-îrez que je dois
votre eiiiine, puifqu'ils me procurent
un bien dont je fais tant de cas. Les
miens tels quels, ont cependant fi peu
dépendu de ma volonté, ils m'ont at-
tiré tant de maux, ils m'on abandonné
fi Vite , que j'aurois bien voulu tenir
cette am.itié dont vous permettez que
je me fiatte , de quelque chofe qui
m'eut été moins funefie, &que je puiiïe
dire être plus à moi.
Ce fera, Monfieur, pour votre gloi-
re , au moins je le defire & je Tefpere ,
que j'aurai blâmé le merveilleux de
l'Opéra. Si j'ai eu tort, comm.e cela
peut très-bien être, vous m'aurez ré-
futé par le fait; &: (i j'ai raifon , le fuc-
chs dans un mauvais genre n*en rendra
votre triomphe que plus éclatant. Vous
voyez, Monfieur, par l'expérience conf-
tante du théâtre, que ce n'efi: jamais
le choix du genre bon ou miauvais,
qui décide du fort d'une pièce. Si h
votre efl intéreiïante malgré les ma-
chines, foutenue d'une bonne mufique
5;2 L E T T Fx E, (S'a
elle doit réuffir; & vous aurez eu comme
Quinault , le mérite de la difficulté vain-
cue. Si par fuppofîtion elle ne l'eft pas y
votre goût , votre aiîTiabîe poéfie l'au-
ront ornée au moins de détails char-
mans qui la rendront agréable, & c'en-
eft afTez pour plaire à TOpéra Fran-
çois jMonfieur ; je tiens beaucoup plus.
Je vous jure, à votre fuccès qu'à mon
opinion, & non-feulement pour vous,
mais auiîi pour votre jeune muficien.
Car le grand voyage que l'amour de
l'art lui a fait entreprendre, & que vous
avez encouragé , m'eft garant que fon
talent n'efc pas médiocre. Il faut en
ce genre ainfi qu'en bien d'autres, avoir'
déjà beaucoup en foi-même , pour fen-
tir combien on a befoin d'acquérir^
Meflieurs, donnez bientôt votre pièce,.
de duiTai-je être pendu , je Tirai voir^?
■fî je puis^
^^
3;5
LETTRE
A M. F A V Pv E.
Premier Syridic de la République de
Genève*
Moitiers-Travers , le iz Mai l/tfj.
M 0 li'' S I E U R ,
R
EVENu du long étonnement où
m'a jette 5 de îa part du magninque Con-
feil 5 le procédé que j'en devols le moins
attendre, je prends enfin le parti que
rhonneur & la raifen me prefcrivent^
quelque cher qu'il en coûte à mon
cœur.
Je vous déclare donc , Monfieur ,
& vous prie de déclarer au magninque
Confeil , que j'abdique à perpétuité
mon droit de Bourgeoifie de de Cité
dans la ville & république de Genève.
Ayant rempli de mon mieux les de-
voirs attachés à ce titre, fans jouir
d'aucun de Tes avantages, je ne crois
point être en refte avec l'Etat en le
cuiitr.nt. J'ai taché d'honorer le nonï
55*4 Lettre
Genevois ; j'ai tendrement aîmé me$
compatriotes: je n'ai rien oublié pour
me taire aimer d'eux ; on ne fauroit
plus mal réufïir ; je veux leur com-
plaire jufques dans leur haine. Le der-
nier facrliîce qui me refte à faire , eft
celui d'un nom qui me fut Ci cher.
Mais, Moniteur, ma Patrie, en me
devenant étrangère , ne peut me de-
venir indifférente : je lui refts attaché
par un tendre fouvenir, & je n'oublie
d'elle que Tes outrages. PuifTe -t- elle
profpérer toujours, & voir augmenter
û gloire ! Puille-t elle abonder en ci-
toyens meilleurSj & fur-tout plus heu-
reux que moi !
Pvecevez, je vous prie, Monfieur,
les aiïurances de mon profond refpecl.
\-::^^^=:z?i;i^
LETTRE
A M^^\
Motiers-Trr.vers ^ le ii Septembre I763,
JE ne fais, Monfieur, fi vous vous
rappellerez un homme , autrefois connu
de vousj pour moi qui n'oublie poiat
vos honnêtetés, je me fuis avec plaifir
rappelle vos traits dans ceux de Mon-
iteur votre fils, qui m'eft venu voir
il y a quelques (ours. Le récit de fcs
malheurs m'a vivement touché; la ten-
drefïe & le refped: avec lefquels il m'a
parlé de vous, ont achevé de m'inté-
refier pour lui. Ce qui lui rend Tes maux
plus aggravans efl qu'ils lui viennent
d'une main fi chère. J'ignore, Mon-
f:eur, quelles font Tes fautes; mais je
vois fon affi'dion ; js fais que vous
ctes père , & qu'un père n'eli pas fait
pour être inexorable. Je crois vous
donner un vrai témoignage d'attache-
ment en vous conjurant de n'ufer plus
envers lui d'une rigueur défefpérante,
& qui , le faifant errer de lieu en lieu
fans refTource & fans af) le , n'honore ni
le nom qu'il porte , ni le père dont il le
tient. RéfiéchifTez , Monfieur , quel fe-
roit fon fort fi dans cet état, il avcit
le malheur de vous perdre. Attendra-
t-il des parens, des collatéraux, une
commifération que fon père lui aura
refufée ? & fi vous y comptez , com-
ment pouvez-vous laifTer à d'autres îe
foin d'être plus humains que vous en-
vers votre fils ? Je ne f*iis point com*
^^6 Lettre
ment cette (euîe idée ne de'iarme paîs
votre bon cœur. D'ailleurs de quoi
s'agit-il ici? de faire révoquer une maî-
heureuie lettre ^de cachet qui n'auroit
îamais dû être follicitée. Votre fils ne
vous demande que fa liberté , & il n'en
veut ufer que pour réparer Tes torts,
s'il en a. Cette demande même eft un
devoir qu'il vous rend; pouvez>vous
ne pas fentir îe vôtre? Encore une fois-
penfez-y, Monfieur; je ne veux que
cela; la raifbn vous dira îe reite.
Quoique -M. de M. ne foit plus ici y
Je fais, fi vous m'honorez d'une ré-
ponfe , où îni faire palTer vos ordres ;
ainfi vous pouvez les lui donner par
mon canal. Recevez, Monfieur, mes
falutations & hs aiTurances de mon ref-
LETTRE
A jM. g.
Lî EVTE liJ NT-COLONE L,
Septembre 1753.
J E crois 5 Monfieur , que je ferois fort
aife de vous connaître, mais on me'
A M. G. 35'7
fait faire tant de connoifTances par force,
que j'ai réfoîu de n'en plus faire vo-
lontairement, votre franchlle avec moi,
mérite bien que je vous la rende, de
vous confentez de Ci bonne grâce , que
je ne vous réponde pas , que je ne puis
trop tôt vous répondre; car, fi jamais
j'étois tenté d'abufer de la liberté, ce
feroit moins de celle qu'on me laiffe ,
que de celle qu'on voudroit m'ôter.
Vous êtes Lieutenant Colonel, iMon-
fieur , j'en fuis fort aife ; mais fulliez-.
vous Prince, & qui plus ell: laboureur,
com.me je n'ai qu'un ton avec tout le
monde 5 je n'en prendrai pas un autre
avec vous. Je vous falue, Monfieur,
de tout mon cœur,
LE TT R E
A M. L. P. L. E. D. W.
Moriers, le 29 Septembre 17^3.
Vous me faites , Monfieur le Duc,
bien plus d'honneur que je n'en mérite.
Votre AltefTe Séréniffime aura pu voir
(dans le livre qu elle daigne citer, que
5jS Le t t r e, (S-r.
je n*al jamais fu comment il faut éle-
ver les Princes; oc la clatneur publique
me perfuade que je ne fais comment
il faut élever perfonne. D'ailleurs , les
diigraces & les maux m'ont affedé le
cœur & aftoibli la tête. Il ne me refte
de vie que pour fouffrir, je n*en ai
plus pour peiner, A Dieu ne plaifè,
toutefois, que je me refufe aux vues
que vous m'expofez dans votre lettre.
Elle m.e pénètre de refped: & d'admi-
ration pour vous. Vous me paroifTez
plus qu'un homme, puifque vous fa-
vez l'être encore dans votre rann;. Dif-
pofez de moi, Monfieur le Duc; mar-
quez-moi vos doutes, je vous dirai
mes idées; vous pourrez me convain-
cre aifément d'infuffifance , mais jamais
de mauvaife volonté*
Je fuppîie Votre AltefTe Sérénifîîme
d'agréer les afTurances de mon profond
refpeCl*
4^
iS9
QUATRE LETTRES
A M. L'A. DE***.
Motiei's-Travers , le 27 Novembre ijSi»
J'ai reçu, Monfieur , la lettre obli-
geante dans laquelle votre honnête cœur
s*épanche avec moi. Je fuis touché de
vos fentimens & reconnoiffant de votre
zoîe ; mais je ne vois pas bien fur quoi
vous me confultez. Vous me dites ; j*ai
de la nailTance dont je dois fuivre la
vocation, parce que mes parens le veu-
lent; apprenez-moi ce que je dois fai-
re; je fuis gentilhomme & veux vivre
comme tel; apprenez-moi toutefois à
vivre en homme : j'ai des préjugés que
je veux refpeder; apprenez-moi tou-
tefois à les vaincre. Je vous avoue ,
Mondeur, que je ne fais pas répondre
à cela.
Vous me parlez avec dédain des deux
feuls métiers que la noblefîè connoifTe
& qu elle veuille fuivre : cependant.
5oO L E T T H E
VOUS avez pris un de ces métiers. Mon
conreil ef!: , puifque vous y êtes, que
vous tâchiez de le faire bien. Avant
de prendre un état, on ne peut trop
raifonner fur Ton objet : quand il efi:
pris, il en faut remplir les devoirs;
c eft alors tout ce qui rePre à faire.
Vous vous dites fans fortune , fans
biens, vous ne favez comment, avec
de la naillance, (car la naiiïance re-
vient toujours) vivre libre & mourir
vertueux. Cependant , vous offrez un
afyle à une perfonne qui m'eft attachée ;
vous m'afTurez que Madame votre mère
la mettra à fon aife : le fils d'une Dame
qui peut mettre une étrangère à fon aife,
doit naturellement y être aufli. Il peut
donc vivre libre & mourir vertueux.
Les vieux gentilshomimes^qui valoient
bien ceux d'aujourd'hui , cultivoient
leurs terres & faifoient du bien à leurs
payfans. Quoi que vous en puiffiez dire,
je ne crois pas que ce fût déroger que
d'en faire autant.
Vous voyez ,Monfieur , que je trouve
dans votre lettre même la folution des
diincultés qui vous embarraiïent. Du
refte , excufez ma franchife ; je dois
répondre à votre eftime par la mienne.
•À M l'A. de*^\ 5(^1
&: je ne puis vous en donner une preuve
plusfure qu'en ofantjtout gentilhomme
que vous êtes , vous dire la vérité.
Je vous falue, Monfîeur, de tout
mon cœur.
SECONDE LETTRE
A U M Ê M E.
Motiers , le 6 Janvier IJ64,
uoi, Monfieur, vous avez ren-
voyé vos portraits de famille & vos
titres ! vous vous êtes défait de votre
cachet ! voilà bien plus de proueffes
que je n'en aurois fait à votre place.
J'auroislaiiïe les portraits où ils étoient;
j'aurois gardé mon cachet, parce que
je l'avois ; j'aurois lallîé moifîr mes
titres dans leur coin , fans m'imag"nec
même que tout cela valût la peine d'en
faire un facrifice ; mais vous êtes pour
les grandes adions. Je vous en félicite
de tout mon cœur.
A force de me parler de vos dou-
tes, vous m'en donnez d'inqjiétans
fur votre compte. Vous me faites doo-
(Muy, Pop, Tom, VL Q
5^52 Le t t r e
ter s'il y a des chofes dont vous ne
doutiez pas. Ces doutes mêmes , à
mefure qu^ik croiirent , vous rendent
tranquille : vous vous y repofez com-
me fur un oreiller de pareiTe ! Tout
cela m'effrayeroit beaucoup pour vous ,
f] vos grands fc^upules ne me rafTu*
roient. Ces fcrupules font afTurément
rtrfpeclables comme fondés fur la ver-
tu ; mais l'obligation d'avoir de la ver-
tu , fur quoi la fondez-vous ? Il feroit
bon de favoir fi vous êtes bien décidé
fur ce point. Si vous l'êtes, je me raf-
fure ; je ne vous trouve plus fi fcep-
tique que vous affeclez de l'être j de
quand on efl: bien décidé fur les prin-
cipes de fes devoirs , le refte n'efl
pas une fi grande affaire. Mais (i vous
ne Têtes pas, vos inquiétudes me fem-
blent peu raifonnées. Quand on eft Ci
tranquille dans le doute de fes devoirs ,
pourquoi tant s'affecter du parti qu'ils
nous impofent*
Votre délicatefTe fur l'état eccîéfiaf^
tique efl fublime ou puérile , félon le
degré de vertu que vous avez atteint.
Cette délicatefTe eft fans doute un de-
voir pour quiconque remplit tout les
iiutresj&; qui n'efl faux ni menteuç
A M. L'A. DE^**. 3^5
<cn Tien dans ce monde , ne doit pas
l'être même en cela. Mais je ne con-
nois que Socrate & vous , à qui la
raifon pût pafler un tel fcrupule : car
â nous autres hommes vulgaires, il
feroit inipertinent & vain d'en ofer
avoir un pareil. Il n'y a pas un de
nous qui ne s'écarte de la vérité cent
fois le jour dans le commerce des hom-
mes en chofes claires, importantes 3c
fouvent préjudiciables, & dans un point
de pure fpéculation dans lequel nul ne
voit ce qui cfl vrai ou faux" , & qui
■n'importe ni à Dieu ni aux hommes,
nous nous ferions un crime de con-
defcendre aux préjugés de nos frères,
& de dire oui où nul n*eft en droit
de dire non ? Je vous avoue qu'un
homme , qui d'ailleurs n'étant pas un
faint, s'aviferoit tout de bon d'un fcru-
pule que l'Abbé de Saint -Pierre &
Fénelon n'ont pas eu , me deviendroit
par cela feul très-fufpeifl:. Quoi ! di-
rois-je en moi-même , cet homme refu-
fe d'embrafTer le noble état d'officier de
morale, un état dans lequelilpeutéîre
le guide & le bienfaiteur d:S hommes,
•dans lequel il peut les inflruire , hs
ibulager, les confoler, les protéger.
504. Lettre
leur fervlr d'exemple ; & cela pour
quelques énigmes auxquelles ni lui ni
nous n'entendons rien , & qu'il n'a-
voît qu'à prendre 3l donner pour ce
qu'elles valent en ramenant fans bruit
le Chriftianifme à Ton véritable objet?
Non, conclurois-je, cet homme ment,
il nous trompe , fa faufle vertu n'eft
point adive , elle n'eft que de pure
oftentatlon ; il faut être un hypocrite
foi-même pour ofer taxer d'hypocrifie
déteuable ce qui n'efl au fond qu'un
formulaire indifférent en lui-même,
mais confacré parles loix. Sondez bien
votre cœur, Monfieur , je vous en
conjure : fi vous y trouvez cette raî-
fon telle que vous me la donnez, elle
doit vous déterminer, & je vous admi-
re. Mais fouvenez-vous bien qu'alors fi
vous n'êtes le plus digne des hommes,
vous aurez été le plus fou.
A la manière dont vous me deman-
dez des préceptes de vertu , Ton di-
roit aue vous la re2:ardez comme un
métier. Non , iMonfieur, la vertu n'eft
que la force de faire fon devoir dans
des occafions difficiles , & la CigefTe ,
au contraire , eil: d'écarter la difficulté
àç nos devoirs. Heureux celui quife
A M L'A. DE ^*'^. ^6^
contentant d'être homme de bien , s'efl:
mis dans une pofition à n'avoir jamais
befoin d'être vertueux. Si vous n'allez
à la campagne que pour y porter le
farte de la vertu , reil:ez à la ville. SI
vous voulez à toute force exercer les
grandes vertus , l'état de Prêtre vous
les rendra fouvent nécefTaires. Mais fi
vous vous fentez les pafîions allez m.o-
déiéts , l'efprit aflez doux , le cœuc
aflez fain pour vous accomoder d'une
vie égale , fimple & laborieufe, allez
dans vos terres , faites-les valoir , tra-
vaillez vous-même , foyez le père de
vos domeiliques , Tami de vos voifins ,
jufte de bon envers tout le monde :
lailTez-là vos rêveries métaphyfiques ,
& fervez Dieu dans la {implicite de
votre cœur : vous ferez allez ver-
tueux.
Je vous falue, Monfieur, de tout
mon cœur.
Au relie , je vous difpenfe , Mon-
fîeur, du fecret qu'il vous plaît de
m'oftrir, je ne fais pourquoi. Je n'ai
pas j ce me femble , dans ma condui-
te , l'air d'un ho.nma fort myrtérieux.
Q5
^66 L E T T K E
TROISIEME LETTRE
JU MÊME.
Motj'ers , le 4 Mais 1704.
J'ai parcouru, Monfieur, la longue
lettre où vous m'expofez vos fcnti-
mens fur la nature de Tame de fur Texif-
tence de Dieu. Quoique j'eufl'e réfolu
de ne plus rien lire fur ces matières,
j'ai cru vous devoir une exception pour
la peine que vous avez prife, 8c dont
il ne m'ell; pas aifé de démêler le but.
Si c'eft d'établir entre nous un com-
merce de ditpute, je ne faurois en cela-
vous com.plaire ; car je r^ difpute ja-
mais, perfuadé que chaque homme a
fa manière de raifonner qui lui eft pro-
pre en quelque chofe , & qui n'eft bonna
en tout à nul autre que lui. Si c'effc
d-e me guérir des erreurs où vous me
jugez être, je vous remercie de vos
bonnes intentions; mais je n'en puis
faire aucun hhgQ , ayant pris depuis
long'ttms mon parti fur ces chofes-lài
Ainfia Monneur, votre zeîe philofa-
A M. l'A. de^ ^^ 3^7
pliique efl: à pure perte avec moi, &
je ne ferai pas plus votre proféiyte que
Votre millIoRnaire. Je ne condamne
point vos façons de penfer, mais dai-
gnez me laifTer les miennes ; car je
vous déclare que je n'en veux pas
changer.
Je vous dois encore des remercie-
mens du foin que vous prenez dans la
même lettre , de m'ôter Tinquiétude'
q;e m'avoient donné les premières,
fur hs principes de la haute vertu dont
VOLis flûtes profcflion. Sitôt que ccs^
principes vous paroilTcnt foîides , le
cfevoir qui en dérive doit avoir pouf
Vous la même force que s'ils Fétoient
en effet; ainiï, mes doutes fur leur
folidité n'ont rien d'offenfant pour vous»
Mais je vous avoue que quant à moi
de tels principes me paroîtroient frivo-
les ; & (itQt que je n'en admettrons paâ
d'autres, je fens que dans le fccret de
mon cœur ceux-là me m.ettroient foit
à Taife , fur les verti:s pénibles qu'ils
paroîtroient m'impofer. Tant il eft vrai
que les mêmes raifons ont rarement la
même prife en diverfes têtes , & qu'il
vie frut jamais difputer de rien !
D'ùbord l'amour de Tordre , en tant
5^5 Lettre
que cet ordre eft étranger à mol , n'eft
point un fentiment qui puiiïe balancer
en moi celui de mon intérêt propre ;
une vue purement fpéculative ne fau-
roit dans le cœur humain l'emporter
fur les payons ; ce feroit , à ce qui efb
moi, préférer ce qui m'eft étranger;
ce fentiment n'efl: pas dans la nature.
Quant à Tamour de Tordre dont je fais
partie , il ordonne tout par rapport à
moi; & comme alors je fuis feul le
centre de cet ordre, il feroit abfarde
& contradictoire qu*il ne me fit pas
rapporter toutes chofes à mon bien
particulier. Or, la vertu fuppofe un
combat contre nous-mêmes, éc c'efl; la
difficulté de la vi(5loire qui en fait le
mérite; mais dans la fuppofition, pour-
quoi ce combat? Toute raifon , tout
motif y manque. Ainfi , point de vertu
poiTible par le feul amour de l'ordre.
Le fentiment intérieur eft un motif
très-puifTant fans doute. Mais les paf-
fions &: l'orgueil l'altèrent âcTétouffent
de bonne heure dans prefque tous les
cœurs. De tous les fentimens que nous
donne une confcience droite, les deux
plus forts & les feuls fondemens de
tous les autres a font celui de fa dif-
pcnfation d'une providence, & celui
de rimn-;ortalité de l'ame. Quand cer,
deux-là font détraits, je ne vois plus
ce qui peut refter, Tant que le fenti-
ment intérieur me diroit quelque chofe ,
il me dérendroit, fi j'avois le malheur
d'être fcepcique , d'alarmer ma proprer
mère des doutes que je pourrois avoir.
L'amour de foi - même efl: le plus
puifTant, &, félon moi, le feul motif
qui fafTe agir les hommes. Mais, com-
ment la vertu , prife abfolument &
comme un être métaphyfique , fe fonde-
t-eîle fur cet amour-là? C'efl: ce qui
me paiïe. Le crime, dites -vous, eil
contraire à celai qui le commet ; cela
ed toujours vrai dans mes principes ,
& fouvent très -faux dans les vôtres.
Il faut diftinguer alors les tentations,
les pofitions, l'efpérance plus ou moins
grande qu'on a qu'il refie inconnu ou
impuni. Communément le crime a pour
motif d'éviter un grand mal ou d'ac-
quérir un grand bien; fouvent il par-
vient à fon but. Si ce fentiment n'efl'
pa^ naturei,quel fentiment pourra l'être?
Le crime adroit jouit dans cette vie de
tous les avantages de la fortune & même^
delà gloire, La jufrice & les fcrupU'*-
370 Lettre
les ne font ici bas que des dupes. OteZ'
la j.dice éternelle & la prolongation,
de mon être après cette vie, je ne vois,
plus dans la vertu qu'une folie à qui
Ton donne un beau noai. Pour un ma-
térialifle 5 l'amour de foi même n'efi:
que l'amour de fon corps. Or, quand
Regulits alloit .pour tenir fa foi, m.ou-
rir dans les tourmens à Carthage, je,
ne vois point ce que l'amour de fon
corps faifoit à cela.
Une confidération plus forte encore
confirme les précédentes. C'efl: que.
dans votre fylîcme le mot même de.
vertu ne peut avoir aucun fens. C'efl:
vn fon qui bat l'oreille , ^ rien de plus^
Car enfin, félon vous, tout Qi\ nécef-
faire ; oij tout efl néceflaire, il n'y a
point dellberté; fans liberté, point de
moralité dans les actions; fans la mio-
ralité des actions, où eft la vertu? Pour-
moi , je ne le vois pas. En parlant du.
fentiment intérieur, je devois mettre,
au premier rang celui du libre arbi-
tre; mais il fuffit de l'y renvoyer d'ici..
Ces raifons vous-paroîtront très-foi-
bles, je n'en doute pas ; mais elles mei
paroiflent fortes à moi, & cela fuffit.
pour vous prouver que fi par hafaid.
A M. l' A. DE***. 37r
jTe devenois votre difclpîe , vos leçons
«'auroit fait de moi qu'un fripon. Or,
T;n homme vertueux comme vous , ne
voudroit pas confacrer fes peines à met-*
tre un fripon de plus dans le monde r
car je crois qu'il y a bi:n autant de
ces gens-là que d'hypocrites, & qu'il
n'efi: pas plus à propos de les y mul-
tiplier.
Au refte, je dois avouer que ma
morale eft bien moins fublime que la'
vôtre , & je fens que ce fera beaucoup"
même fi elle me fauve de votre mépris.
Je ne puis difconvenir que vos impu-
tations d'hypocrifie ne portent un peu
fur mol. Il eft très-vrai que fans être
en tout du fentiment de mes frères 6c
fans déguifer le mien dans Toccaiion ,.
je m'accommode très - bien du leur;
d'accord avec eux fur les principes
de nos devoirs, je ne difputt point
fur le refte qui me paroît très-peu im-
portant. En attendant que nous lâchions
certainement qui de nous a raifon , tant
qu*ils rafe fouflfriront dans leur com-
munion , je continuerai d'y vivre avec-
nn véritable attachement. La vérité^
pour nous eft: couverte d*un' vo'û^^
572 L E T T K E
mais la paix & Tunion (ont des biens
certains.
II réfulte de toutes ces réflexions
que nos façons de penfer font trop dif-
férentes pour que nous puiffions nous
entendre , & que par conféquent un
plus long commerce entre nous ne peut
qu'être (ans fruit. Le tems eft fi court
& nous en avons befoin pour tant de
chofes qu'il ne faut pas l'employer inu-
tilement. Je vous fouhaite . Moniieur y
un bonheur folide, la paix de l'ame
qu'il me femb^e que vous n'avez pas,.
& je vous falue de tout mon cœur.
QUATRIEME LETTRE
A U MÊ M E.
Moiiers-Travers , le ii Novembre 1764^
V OU S voilà donc 5 Monfîeur , tout-
d'un-coup devenu croyant. Je vous fé-
licite de ce miracle , car c'en eft fans
doute un de la grâce, & laraifon pour
l'ordinaire n^opere pas fi fubitement.
Mais ne me faites pas honneur de votre-
converfion , je vous prie. Je fens que
cet honneur ne m'appartient point. Un
homme qui ne croit gueres aux mira-
cles , n't'fl pas fort propre à en faire :
un homme qui ne dogmatife ni ne
difpute n'efi: pas un fort bon conver-
tifîer. Je dis quelquefois mon avis quand
on me le demande, &: que je crois que
c'efl à bonne intention : mais je n'ai
point la folie d'en vouloir faire une loi
pour d'autres, Se quand ils m'en veu^
lent faire une du leur, je m'en défends
du mieux que je puis fans chercher à
les convaincre. Je n'ai rien tait de plus
avec vous. Ainfi, Monfieur, vous avez
feul tout le mérite de votre réhpifcence,
& je ne fongeois furement point à vous
cathéchifer.
Mais voici maintenant les fcrupuîcs
qui s'élèvent. Les vôtres m'infpirent
du refpect pour vos fentimens fubli-
mes, & je vous avoue ingénument que
quant à moi qui miarche un peu plus
terre à terre, j'en ferois beaucoup moins-
tourmenté. Je me dirois d'abord que
de confeîTer mes fautes eft une chofe
utile pour m'en corriger, parce que
me faifant une loi de dire tout, & de-
dire vrai 5 je ferois fouvent retenti
374 L E T T F. s
d'en commettre par la honte de 1er
révéler.
Il eft vrai qu'il pourroit y avoir quel-
que embarras fur la foi robufte qu'on
exige dans votre Eglîfe, de que chacun
n'eft pas maître d'avoir comme il lui
plait. Mais de quoi s'agit-il au fond dans
cette affaire ? Du iincere deur de croire ,
d'une foumiiîion du coeur plus que de
la raifon : car enfin la rdifon ne dépend
pas de nous, mais la volonté en dé-
pend; (Se c'efl: parla feule volonté qu*on^
pcut être fournis ou rebelle à TEglile.-
Je commencerois donc par me ciioiur
pour confôffeur un bon Prêtre , un^
homme fage & fenféjtelquon en troave
par-tout quand on les cherche. Je lur
dirols : je vois l'océan de difficultés où'
nage l'efprithumrtin dans ces matières;
1^ mien ne cherche point à s'y noyer;-
je cherche ce qui eft vrai 3c bon; je-
î'e cherche fincérement; je fens que la^
docilité qu'exige TEglife efV un état
defiraole pour être en paix avec foi-:-
j'aime cet état, j'y veux vivre; mon"
efprit murmure il eft vrai ,- mais mon"
cccur lui impofe filence , ^c mes i^n"
timens font tous contre mes raifons. Je^
ne crois pas, mais je veux, cro ire:.. 5t
A M. l'A. de*^^. 37y:
j.e le veux de tout mon cœur. Soumis
a la foi malgré mes lumières , quel ar-
gument puis je avoir à craindre? Je
fuis plus fidèle que C j'étois con*
vaincu.
Simon confeiïeur n'efl: pas un fot 3 que.
voulez-vous qu'il me dife ? Voulez- vous-
qu'il exige bêtement de moi rimpofli-
ble ; qu'il m'ordonne de voir du rouge
où je vois du bleu? Il me dira; (ou-
mettez-vous. Je répondrai; c'eft ce que
je fais. Il priera pour moi & me don-
nera rabfolution fans balancer; car il'.
la doit, à celui qui croit de toute fa
force d^ qui fuit la loi de tout fon cœur.
Mais fuppofons qu'un fcrupule mal en--
tendu le retienne y il fe contentera de'
m'exhorter en fecret & de me plaindre ;.
il m'aimera même; je fuis fur que ma
bonne foi lui gagnera le cœur. Vous fup-
pofez qu'il m'ira dénoncer à rOfncial ^
& pourquoi? qua-t-il à m.e reprDcher?"
De quoi voulez-vous qu'il m'accufe?'
d*avoir trop fidèlement rempli mon.
devoir? Vous fuppofez un- extravagant,,
un frénétique; ce n'eil: pas rhomme.
que j'ai choitL Vous fuppofez de plus-
un fcéîérat abominable que je peux;
pourfuivrCj démcntirj/aire pendre peut^..-
57^ Lettre
être pour avoir fapé le facrement par fa-
bafe, pour avoir caufé le plus dangereux
fcandale, pour avoir violé fans nécef-
té^fans utilité le plus faint de tous les de-
voirs^ quand j'étois fi bien dansle mien
que je n'ai mérité que des éloges^
Cette (uppofition , je Tavoue, une fois
admile , paroît avoir fes difficultés.
Je trouve en général que vous les
prefTez en homme qui ii'eft pas fâché
d'en faire naître. Si tout fe réunit con-
tre vous, fi les Prêtres vous pourfui-
vent , il le peuple vous maudit , fi
la douleur fait defcendre vos parens
au tombeau, voilà, je l'avoue, des in-
convéniens bien terribles pour n'avoir
pas voulu prendre en cérémonie un
morceau de pain. Mais que faire en-
fin , me demandez -^ vous? Là • deilus
voici, Monfieur, ce que j'ai à vous dire.
Tant qu'on peut être jufte & vrai
dans la fociété des hommes , ileft des
devoirs difficiles fur lefquels un amî
défïntéreffé peut être utilement coa-
fulté.
Mais quand une fois les inflitutions
humaines font à tel point de déprava-
tion 5 qu'il n'efl plus poffible d'y vi-
vre 6c d'y prendre un parti fans maî
À M '*' * \ 577
faire, alors on ne doit plus confulter
perfonne;!! faut n'écouter que Ton pro-
pre cœur , parce qu'il ejfl injufte &
nial-honnéte de forcer un honnête hom-
me à nous confeiller le mal. Tel eft mon
avis.
Je vous faluej IMonfieur , de tout
mon cœur,
LETTRE
A M^*\
JiLnfin, mon cher *^* , j'ai de vos
nouvelles. Vous attendiez plutôt des
miennes , 5c vous n'aviezpas tort; mais
pour vous en donner , il falloit favoir
où vous prendre , & je ne voyois per-
fonne qui pût me dire ce que vous étiez
devenu ; n'ayant , & ne voulant avoir
déformais pas plus de relation avec Pa-
ris qu'avec Pékin , il étoit difficile que
je puiTe être mieux inftruit; cependant
jeudi dernier un Penfionnaire des Ver-
tus qui me vint voir avec le Père Curé ,
m'apprit que vous c'tlez à Liège; mais
ce que j'auroisdu faire il y deux mois ,
£7^ L E T T K É
^toit à préfent hors de propos, de c&
h étoit plus le cas de vjus prévenir,
car j^i VOUS" avoue que je fais & ferai
toujours de to! s les hommes le moins
propre a retenir Ijs gens qui fe déta-
ehent à^ moi.
J'ai d*àutânt plus fentl le coup que
vous nvez reçu , que j'etols"bien plus
concen: de votre nouvc-Te carrière que
<îô celle CLt vous êtes en train de ren-
trer. Je vous crois afîez de probité pour
vous conduire toujours en homme âo^
bien ûàus les affaires, mais non pas af--
fez de vertu pour toujours préférer le
bivn public à votre gloire , & ne dire ja--
mais aux hommes que ce qu'il leureft
bon de favoir. Je me complaifois à vous
imaginer d'avance dans le cas de relan-
cer quelquefois les fripons , au lieu que
je tremble de vous voir contrlfter les
âmes li iiples dans vos écrits. Cher ^'"^^ ,
déhez-vous de votre efprit fatirique ,
fur-toi^t apprenez à refoecrer la Reli-
gion. L'hu.Tianîté feule exige ce ref-
ped:. Les grands, les riches, les heu-
reux du fiecle, feroient charmés qu'il
n'y eût point de Dieu ; mais l'attente
d\ine autre vie confole de celle-ci le
peuple & le miférable. Quelle cruauté
de leur ôter encore cet efpoîr.
Je fuis attendri , touché de tout ce
que vous me dites de M, G .. .., quoi-
que je (uiTe déjà tout cela 5 je l'apprends
de vous avec un nouveau plaifir ; c'efc
bien plus votre éloge que le (ien que
vous faites : la mort n'eft pas un mal-
heur pour un homme de bien ; &.
je me réjouis prefque de la fienne ,
puifqu'elle m'eft une occafion de vous'
eftim^er davantage. Ah ! *^*, puiiïai je
m*étre trompé , & goûter le plaifir de^
me reprocher cent fois le jour de vous
avoir étéjuge trcpfevere.
Ilefl vrai que je ne vous parlai point
de mon écii: fur les fp^dacles, car,
comme je vous l'ai dit plus d'une fois,
je ne me fiois pas à vous. Cet écrit efl:
bien loin de la pt étendue méchanceté
dont vous parlez; il eO: lâche &: foible,,
hs m^échans n'y font plus gourman-
des, vous ne. m'y reconnoîcrez plus:;
cependant je l'aime plus que tous les
autres , parce qu'il m'a fauve la vie ,
& qu'il me fervit de diftradion dans
des momens de douleur, oli fans lui je
ferois mort de défefpoir. Il n'a pas dé-
pendu de moi de mieux faire ; j'ai faie
mon devoir, c'eft affez pour moi.. Au
5§o Lettre
furplus , je livre Touvrage à votre juffe
critique. Honorez la vérité , je vous
abandonne tout le refte. Adieu , je vous
emb rafle de tout mon cœur.
J.J. Rousseau.
LETTRE
^ M. R O M 1 L L L
kJN ne fauroit aimer les pères fans
aimer des enfans qui leur font chers ;
ainfi 5 Monfieur , je vous aimois fans
vous connoître, 3c vous croyez biea
que ce que je reçois de vous n'eO: pas
propre à relâcher cet attachement. J'ai
lu votre Ode , j'y ai trouvé de l'éner-
gie , des images nobles , & quelquefois
des vers heureux ; mais votre poéfie
paroît gênée, elle fent la lampe, &: n'a
pas acquis la corredion. Vos rimes ,
quelquefois riches, font rarement' élé-
gantes, & le mot propre ne vous vient
pas toujours. Mon cher P^omilli , quand
je pwaye les complimens par des véri-
tés, je rends mieux que ce qu'on m^
donne.
A M. Ro MI LLI. 381
Je vous crois du talent , & je ne dou-
te pas que vous ne vousfaiîiez honneur
dans la carrière où vous entrez. J'ai-
inerois pourtant mieux , pour votre
bonheur , que vous euffiez fuivi la pro-
feilion de votre digne père; fur- tout
Il vous aviez pu vous y diftinguer com-
me lui. Un travail modéré, une vie
égale de fimple, la paix de rame^&Ia
fanté du corps qui font le fruit de tout
cela, valent mieux pour vivre heureux
que le favoir & la gloire. Du moins,
en cultivant les talens des gens de Let-
tres , n'en prenez pas les préjugés ; n'ef^
timez votre état que ce qu'il vaut, &
vous en vaudrez davantage.
Je vous dirai que je n'aime pas la
fin de votre lettre; vous me paroiffez
juger trop févérement les riches. Vous
ne longez pas , qu'ayant contracté dès
leur enfance mille befoins que nous
n'avons point , les réduire à l'état des
pauvres, ce feroit les rendre plus mi-
férables qu'eux. Il faut être jufle en-
vers tout le monde, même envers ceux'
qui ne le font pas pour nous. Eh, Mon-
fieur , fi nous avions les vertus con-
traires aux vices que nous leur repro-
chons 5 nous ne fongcrions pas même
jBa Lettre
qu'ils font au monde , & bientôt î!s
auroient plus bef-oin de nous que nous
d'eux ! Encore un mot j Ôc je finis. Pour
avoir droit de m-éprifer les riches, il
faut être économe ce prudent foi-mê-
me 5 aHn de n'avoir jamais befoin de
richeffes.
Adieu, mon cherRomilli, je vous
embraiTe de tout mon cœur.
J. J. Rousseau.
LETTRE
A M. P^ ^■\
Moticis , le I Mars 17^4.
Je fuis flatté , Monfieur , que fans tin
fréquent commerce de lettres , vous
rendiez juftice à mes fentimens pour
VOUS; ils (eront audi durables que l'efti-
me fur laquelle ils font fondés, 5c j'efpere
que le retour dont vous m'honorez ne
fera pasmoins à l'épreuve du tems & du
fîlence. La feule chofe changée entre
nousefirefpoir d'une connoiiTance per-
fonnelle. Celte attente, Moniieur, m'é-
îoit douce i mais il y faut renoncer fi
A M. p**^ 385
"]€ ne puis la remplir que furies terres
ce Genève ou dans les environs. Là-
delîus mon parti eft pris pour li vie ,
6c je puis vous alTurer que vous êtes
entré pour beaucoup dans ce qu*il m*en
a coûté de le prendre. Du refle , je
fens avec furprife qu'il m'en coûtera
moins de le tenir que je ne m'étois figu-
ré. Je ne penie p'us à m,on ancienne
patrie qu'avec incifîérence ;c'efl:même
un aveu que je vous fais fans honte,
fâchant bien que nos fentimensne dé-
pendent pas de nous ; Si cette indiffé-
rence étoit peut-être îe feul qui pou-
voir refter pour elle dans un cœur qui
ne fut jamais haïr. Ce n'eft pas que je
me croye quitte envers elle; on nel'eft
jamais qu'à la mort. J'ai le zèle du de-
voir encore ; mais j'ai perdu celui de
l'attachement.
Mais où eft- elle cette patrie? exifte-
t- elle encore ? Votre lettre décide cette
queftion. Ce ne font ni les murs niles
hommes qui font la patrie: ce font les
loix 5 les mœurs, les coutumes, le
Gouvernement , la conftitution , la ma-
;iiere d'être qui réiulte de tout cela.
La patrie eft dans les relations de
384 Lettre
TEtat à fes membres : quand ces rela-
tions changent ou s'anéantiilent, la pa-
trie s'évanouit. Ainfî , Monfieur, pleu-
rons la nôtre ; elle a péri; & fon {îmu-
lacre qui refte encore, ne fert plus qu'à
la déshonorer.
Je me mets , iMonfieur, à votre pla-
ce; & je comprends comoien le fpec-
tacle que vous avez fous les yeux ,
doit vous déchirer le cœur. Sans contre-
dit on f juffre moins , loin de fon pays ,
que de le voir dans un état fi déplo-
rable; mais les affeclions, quand la pa-
trie n'eft plus 3 fe relTerrent autour de
la famille, & un bon père fe confole
avec fes enfans, de ne plus vivre avec
fes frères. Cela me fait comprendre que
des intérêts lî chers , malgré les objets
qui vous affligent, ne vous permettront
pas de vous dépayfer. Cependant s'il ar-
rivoit que par voyage ou déplacement,
vous vous éloignaiîîez de Genève , il
me feroit très-doux de vous embraf-
fer : car bien que nous n'ayons plus
de commune patrie , j'augure des fen-
timens qui nous animent, que nous ne
ceflerons point d'être concitoyens; &
les liens de l'eflime de de l'amitié de-
meurent
À M. L. P. L. E. DE W. 387
meurent toujours quand même on a
rompu tous les autres. Je vous falue,
Monfieur, de tout mon cœur.
LETTRE
A M. L. P. L. E. DE W.
II Mars 17^4.
V^ur 5 moî ? Des contes ! à mon âge
5c dans mon état? Non Prince, je ne
fuis plus dans l'enfance , ou plutôt je n'y
fuis pas encore ; & malheureufement
je ne fuis pas (i gai dans mes maux,
que Scarron Tétoit dans les fiens. Je
dépe'ris tous les jours; j'ai des comp-
tes à rendre, & point de contes à faire.
Ceci m'a bien l'air d'un bruit prélimi-
naire répandu par quelqu'un qui veut
m'honorer d'une gentilîeiïe de fa façon.
Divers Auteurs , non contens d'atta-
quer mes fottifes , fe font mis à m'im-
puter les leurs. Paris eft inondé d'ou-
vrages qui portent mon nom, & dont
on a foin défaire des chefs-d'œuvre de
bétife , fans doute , afin de mieux trom-
per les ledeurs. Vous n'imagineriez ja*
(ê:uy, Fojèk, Tom. VT, R
sS6 Lettre
mais quels coups détournés on porte a
ma réputation, à mes mœurs, à mes
principes ; en voici un qui vous fera
juger des autres.
Tous les amis de M. de Voltaire ré-
pandent à Paris qu'il s'intéreiïe tendre-
ment à mon fort , ( &: il efl: vrai qu'il
s'y intérefle ). Ils font entendre qu'il eft
avec moi dans la plus intime liaifon.
Sur ce bruit une femme qui ne me con-
noit point me demande par écrit quel-
ques éclaircilTemens fur la Religion,
éc envoie fa lettre à M. de Voltaire ,
Je priant de m.e la faire paiTer. M. de
Voltaire garde la lettre qui m'eftadref^
fée 5 & renvoie à cette Dame, comme
en réponfe , le fermon des cinquante.
Surprife d'un pareil envoi de ma part,
cette femme m'écrit par une autre voie
(a) , & voilà comment j'apprends ce
qui s' c ftp allé.
Vous êtes furpris que ma lettre fur
la providence n'ait pas empêché Can-
dide de naître ? C'eft elle, au contraire,
qui lui a donné naiilance; Candide en
( i ) Cette lettre exifce parmi les papiers de M. Rouf-
^cau. Or. eu trouvera la réponfe iramédiatcmçnc ci- aprè;.
I
A M. L. P. L. E. DE W. 387
eft la réponfe. LWuteur m'en fît une
de deux pages {h) , dans laquelle il bat-
toit la campagne , & Candide parut dix
mois après. Je voulols philofopher avec
lui; en réponfe, il m'a perlifflé. Je
lui ai écrit une fois que je le haïlTois;
& je lui en ai dit les raifons. Il ne m'a
pas écrit la même chjfe, mais il me l'a
vivement fait fentir. Je me venge ea
profitant des excellentes leçons qui font
dans fes ouvrages, & je le force à con-
tinuer de me faire du bien malgré lui.
Pardon , Prince , voilà trop de Jé-
rémiades; mais c'eft un peu votre faute
fi je prends tant de plaifir à m'épan-
cher avec vous. Que fait Madame la
Princeffe ? Daignez me parler quelque-
fois de fon état. Quand aurons- nous
ce précieux enfant de l'amour qui fera
l'élevé delà vertu? Que ne deviendra-
t-il point fous de tels aufpices ? De
quelles fleurs charmantes , de quels
fruits délicieux ne couronnera - t - il
point les liens de fes dignes parens ?
Mais cependant quels nouveaux foins
vous font impofés ? Vos travaux vont
\a) Ç'eû celle du iz Scpiembie 175 <s« ^
R2
3?-5 L E T T ?v E
redoubler ; y pourrez - vous fuffire :
aurez - vous la force de perfévérec
jufqu'à la fin ? Pardon , Monfieur le
Duc, \os rentimens connus me font
garans de vos fuccès. Aufii mon inquié-
tude ne vient-elle pas de défiance , mais
du vif intérêt que j'y prends.
LETTRE
A MADAME DE B. (a)
Décembre 1763.
jEnVi rien , ^Madame , à vous dire fur
îe jugement que vous avez porté de
la probité de M de Voltaire ; je vous
(^) Foi ci le début delà lettre de Ma-r
dame de B* à laquelle répond celle de
IvL Roujfeau,
Paris, le 10 Novembre 1763,
« MONSîE UR,
i» Il y a environ un mois que j'eus l'honneur de
ji .vous écrire j ignorant votre adreffe , j'envoyai ma
3> lettre bien cachetée à M. de Voltaire , avec l'afTu-
» rance de cette probité commune â tous ks honr.Cf c
A Madame de B. 5-85
dîral feulement que je n'ai point reçu
la lettre que vous lui avez adrefléepour
moi, Ik que je n'ai envoyé ni à vous
ni à perfonne l'imprimé intitulé : Ser-
mon des cinquante ^ que je n*ai même
jamais vu. Du refte , il me paroît bizarre
que pour me faire parvenir une lettre,
vous vous foyezadreflé au chef de mes
perfécuteurs,
A l'égard des doutes que vous pou-
vez avoir , Madame , fur certains points
de la Religion, pourquoi vous adref-
fez-vous pour les lever à un homme
qui n'en efl: pas exempt lui-même? Si
malheureufement les vôtres tombent
fur les principes de vos devoirs , je vous
plains. Mais s'ils n'y tombent pas, de
quoi vous mettez-vous en peine > Vous
avez une Religion qui difpenfe de tout
examen ; fu.ivez - la en (implicite de
cœur. C'ell: le meilleur conleil que je
puis vous donner, ^i je le prends au-
M gens , je le pciai de vo::s l'envoyer \ mais quelle a
" été ma furpiile lorfque le 4 de ce mois j'ai reçu ea
»♦ léponle un impiimé qui a pour titre : Sermon àzs
" cinquante 1 Seroit-ce vous , Monfîeur , ou M. de Vol-
M taire qui me l'avez envoyé ? Je n'ofe penfer quec'cft
M vous, &c. &:c.
R3
5^o Lettre
tant que je peux pour moi-même.
Recevez , Madame^ mes falutatlons
ic mon refpeét.
LETTRE
A MYLORD MARECHAL.
15 Mars 1764.
XL N F I N 5 Mylord , j'ai reçu dans for
îemsparM. Rougemont, votre lettre
du 2 Février, & c'efl: de toutes les ré-
ponfes dont vous me parlez, lafeuh
qui me (bit parvenue. J'y vois par vo-
tre dégoût de PEcoiTe , par l'incertitude
du choix de votre demeure, qu'un<
partie de nos châteaux en Efpagne ef
déjà détruite, & je crains bien que U
progrès de mon dépérlffement , qu
rend chaqi:e jour mon déplacement plu.
diflicile , n'achevé de renverfer l'autre'
Que le cœur de l'homme eft inquiet
Quand j'étois près de vous, je foupi-
Tois , pour y être plus à mon aife
après le féjour de l'EcofTe ; & mainte
fiant je donnerois tout au monde pou
A Mylord Maréchal. 591
vous voir encore ici Gouverneur de
Neufchâtel. Mes vceux font divers, mais
leur objet eft toujours le mênne. Re*.
venez à Colombier , Mylord , cultiver
votre jardin 6c faire du bien à des in-
grats, même malgré eux ; peut-on ter-
miner plus dignement fa carrière? Cette
exhortation de ma part eft intéreiïee,
j'en conviens. Mais li elle ofFenfoit vo-
tre gloire 5 le cœur de votre enfant
ne fe la permettroit jamais.
J'ai beau vouloir me flatter. Je vois,
Mylord, qu'il faut renoncer à vivre au-
près de vous 5 &: malheureufement je
n'en perdrai pas û facilement le be-
foin que refpoir. La circonftance où
vous m'avez accueilli , m'a fait une im-
preiTion que les jours paiTe's avec vous
ont rendus ineffaçables ; il me femble
que je ne puis plus être libre que fous
vos yeux, ni valoir mon prix que dans
votre eftime. L'imagination du moins
me rapprocheroit , fi je pouvoisvous
donner les bons momens qui me ref-
tent : mais vous m'avez refufé 6.23 mé-
moires fur votre illuftre frère. Vous-
avez eu peur que je ne fifTe le bel-ef-
prit , & que je ne gâtaiTe la fublime
{implicite du probus vixit^fortis obilc,
R4
5P2 Lettre
Ah, Mylord ! fiez-vous à mon cœur;
il faura trouver un ton qui doit plaire
au vôtre pour parler de ce qui vous
appartient. Oui, je donnerois tout au
monde pour que vous vouluiiiez me
fournir des matériaux pour m'occuper
de vous 5 de votre famille ; pour pou-
.voir tranfmettre à la poTtérité quelque
témoignage de mon attachement pour
:Vous & de vos bontés pour moi. Si vous
avez la complaifance de m'en voyer quel-
ques mémoires 5 foyez perfuadc que vo-
tre confiance ne lera point trompée,
d'ailleurs vous ferez le jjge de mon tra-
vail 5 & comme je n*ai d*autre objet que ^
defatisfaire uubefoinqui me tourmente, ^
il j'y parviens 5 j'aurai fait ce que j'ai ,
voulu. Vous déciderez du refte, ôc ;
rien ne fera publié que de votre aveu, \
Penlez à cela , Mylord , je vous con- ;
jure 5 & croyez que vous n'aurez pas i
peu fait pour le bonheur de ma vie , \
fi vous me mettez à portée d'en con-
facrer le. relie à m'occuper de vous.
Je fuis touché de ce que vous avez i
ccrit à M. le Confeilîer Rougemont '
au fujet de mon teflament. Je compte, ,
fi je me remets un peu, l'aller voir cet ;
été à Saint-Aubin, pour en conférer i
A Mylord Maréchal. 595
avec lui. Je me détournerai pourpar-
fer à Colo.iiblcr, J'y reverrai du moins
ce jardin , ces allées , ces bords du lac
où fe font fait defi douces promenades ,
de où vous devriez venir les recom-
mencer, pour réparer du moins , dans
un climat qui vous étoit (alutaire , l'al-
tération que celui d'Edimbourg a fait
à votre (anté.
Vous me promettez , Mylord, de me
donner de vos nouvelles , de de m'inf-
truire de vos directions itinéraires. Ne
l'oubliez pas 5 je vous en fupplie. J'ai
été cruellement tourmenté de ce long
filence. Je ne craignois pas que vous
m'euiîiez oublié , mais je craignois pour
vous la rigueur de l'hiver. L'été je crain-
drai la mer, les fatigues les déplace-
mens , & de ne favoir plus où vous
écrire.
LETTRE AU MEME.
31 Mars 17^4.
S
UR l'acquifition, Mylord, que vous
avez faite , & fur l'avis que vous m'en
avez donné; la meilleure réponfe que
5$4 L E T T R K
î*aye à vous faire, eft devoustranfcrîre
ici ce que j'écris lur ce fujet à la per-
fonne que je prie de donner cours à
cette lettre, en lui parlant des accla-
mations de vos bons compatriotes.
Tous les plaifîrs ont beau itre pour
les méchans ; en voilà pourtant un que
je leur dcfie de goûter. Il na rien eu
de plus prejjé que de me donner avis du
changement de fa fortune; vous devine:^
aiféjnent pourquoi. Félicite:^-moi de tous
mes malheurs ^ Madame ; ils rn ont donné
pour ami Mylord Maréchal*
Sur vos offres qui regardent Made-
jnoifellele Vaiïeur&moi, jecommen-
inencerai, Mylord, par vous dire que,
loin de mettre del'amour-propre àme
refufer à vos dons , j'en mettrois un
très«noble à les recevoir. Ainfî là-defTus
point dedifpute; les preuves que vous
vous intérelîez à moi , de quelque gen-
genre qu'elles puilTent être, font plus
propres à m'enorgueillir qu'^à m'humi-
lier, & je ne m'y refuferai jamais , foit
dit une fois pour toutes.
Mais j'ai du pain quanta préfent , &
au moyen des arrangemens que je mé-
dite , j'en aurai pour le refte de mes
jours. Que me ferviroit le furplus ?
A Mylôrd Maréchal. 595*
Rien ne me manque de ce que je cle-
fire & qu'on peut avoir avec de. l'ar-
gent. Mylord , il faut préférer ceux qui
ont befoin à ceux qui n'ont pas be-
foin 5 & je fuis dans ce dernier cas.
D'ailleurs , je n'aime point qu'on me
parle de teftamens. Je ne voudroispas
être, moi le Tachant, dans celui d'unt
indifférent ; jugez (i je voudrois me fa-
voir dans le vôtre ?
Vous favez , Mylord , que Mademoi-
felîe le Vaiïeur a une petite penilon de
mon Libraire, avec laquelle elle peut
vivre, quand elle ne m'aura plus. Ce-
pendant j'avoue que le bien que vous
voulez lui faire m'eft plus précieux que
s'il me regardoit directement , 6c je fuis
extrêmement touché de ce moyen trou-
vé par votre coeur , de contenter la bien-
veillance dont vous m'honorez. Mais
s'il fe pouvoit que vous lui affignaffiez
plutôt la rente de la fomme que la
îomme même , cela m'éviteroit l'embar-
ras de chercher à la placer , forte d'af-
faire où je n'entends rien.
J'efpere, Mylord, que vous aurez
reçu ma précédente lettre. M'accorde-
rez-vous des mémoires ? pourrai- je écri-
re l'hiftoire de votre Maifon? Pour-
R6
5o"6 ' Lettre
rai- je donner quelques éloges à ces bons
Ecoiïbis à qui vous êtes ii cher , de
qui par-là, me font chers auili?
LETTP.E AU MÊME.
Avril 17^4.
J'ai répondu très-exadement, My-
lord , à chacune de vos deux lettres du
12. Février & du 6 Mars, & j'efpere
qne vous ferez content de ma façoa
de penfer fur les bontés dont vous m'ho-
norez dans la dernière. Je recois à Tinf-
tant celle du 26 Mars 5 & j'y vois que
vous prenez le parti que j'ai toujours
prévu que vous prendriez à la fin. En
vous menaçant d'une defcente , le Roi
l'a efFeclué ,& quelque redoutable qu'il
foit, il vous a encore plus lursment
conquis par fa lettre {a)^ qu'il n'auroit
ia) Voici cette lettre que la verfîon qu'en a publiée
M. â'A. dans fon éloge de Lord Maréchal d'Ecoffe,
nous aurorife à donner ici.
Je difputerois bien avec les habitans d'Edimbourg
Tavantage de vouspofféder ; fî j'avois des vaifTeaux ,
\t naéditeiois une defcente en EcoiTe pcar ealever in.ç>a
A Mylord Maréchal. 5P7
fait par Tes armes. L'afyle qu'il vous
prefle d accepter, eft le feul digne de
vous; allez, Mylord, à votre deflina-
tion , il vous conviei>t de vivre auprès
de Frédéric , comme il m'eût convenu
de vivre auprès de George Keith. il
n'eft ni dans l'ordre de la juftice , ni
dans celui de la fortune , que mon bon-
heur foit préféré au vôtre. D'ailleurs
mes maux empirent & deviennent prel-
que infupportables; il ne me reftequ'à
fouHrir & mourir furla terre; &: en vé-
rité c'eût été dommage de n'aller vous
joindre que pour cela.
Voilà donc ma dernière efoérance
évanouie ?»lylord , puifque vous
voilà devenu fî riche de fi ardent à
verfer fur moi vos dons , il en efl un
cher ATylord & pour l'emmener icî ; mais nos barques
de l'Elbe fon peu propres à une pareille expédition.
Il n'y a que vous fur qui je puiiTe compter. J'étois
ami de votre frère , je lui avois des obligations , je
fuis le votre de cœur dz d'ame ; voilà mes titres \ voilà
les droits que j'ai fur vous •■, vous vivrez ici dans le
fein de l'amitié, de la liberté & de la philcfophie
il n'f a que cela dans le monde, mon cher Mylord J
^uand on a pafTé par toutes les méramorphofes des
cfats, quand on a goûté de tout , on en revient là.
5P§ L E T T Px e , <^^.
que j'ai fouvent defiré , & qui maîheu»
xenfement me devient plus defirabîe en-
core , lorfque je perds Tefpoir de vous
revoir. Je vous laifîe expliquer cette
énigme. Le cœur d'un père efl fait pour
la deviner.
Il eftvraiquele trajet que vouspré-
férez vous épargnera de la fatigue.
Mais fi vous n'étiez pas fait à la mer,
elle pourroit vous éprouver beaucoup
à votre âge, fur-tout s'il furvenoit du
gros tems. En ce cas^ le plus long trajet
par terre me paroîtroit préférable ,
même au rifque d'un peu de f.itigue de
plus. Comme j'efpere auili que vous
attendrez, pour vous embarquer, que
la fai(on foit moins rude , vous voulez
bien, Mylord, que je com.pte encore
fur une de vos lettres avant votre
départ.
399
LETTRE
A M. A.
Motiers-Travers , le 7 Avril 17^4.
J_j'ftat oùj'étois, Monfîeur, au mo-
ment où votre lettre me parvint, m'a
empêché de vous en accuier plutôt la
réception , & de vous remercier, com-
me je fais aujourd'hui , du plaifir que
m'a fait ce témoignage de votre fou-
venir. J'en fuis plus touché que fur-
pris, <k j'ai toujours bien cru que l'a-
mitié dont vous m'honoriez dans mes
jours profperes, ne fe réfroidlroit ni
par mes difgraces , ni par mon exil.
De mon côté, fans avoir avec vous de
relations fuivies , je n'ai point cefTé ,
Monfieur , de prendre intérêt aux chan-
gemens agréables que vous avez éprou-
vés depuis nos anciennes liaifons. Je
ne doute point que vous ne foyez aufîi
bon mari èc auiÏÏ digne père de famille,
que vous étiez homme aimable étant
garçon ; que vous ne vous appliquiez à
donner à vos enfans une éducation rai-
fonnable ôc vercueufe , ^ que vous ns
^ôo "C r. r r K^
falTiez le bonheur d'une femme de me-'
j'ite qui doit faire le vôtre. Toutes ces
idées 5 fruits de l'euime qui vous eft
due 3 me rendent la vôtre pius précieufe.
Je voudrois vous rendre compte de
înoi pour répondre à l'intérêt que vous
daignez y prendre; mais que vous dirois-
je ? Je ne fus jamais bien grand'chofe;
maintenant je ne fuis plus rien ; je me
regarde comme ne vivant déjà plus.
Ma pauvre machine délabrée me laiiTera
jufqu^au bout, j'efpere , une ame faine
quant aux fentimens & à la volonté ;
mais du côté de Tentendement & des
idées , je fuis aufli malade de refprit
que du corps. Peut-être eft-ce un avan-
tage pour ma fituation. Mes maux me
rendent mes malheurs peu fenfibles. Le
coeur fe tourmente moins quand le
corps fouifre , èc h nature me donne
tant d'affaires que l'injuftice des hom-
mes ne me touche plus. Le remède eft
cruel, jeTavoue, mais enfin c'eneftiin
pour m.oi. Car les plus vives douleurs me
laifTent toujours quelque relâche, au lieu
que les grandes affliétions ne m'en laifTent
point. îl eft donc bon que je fouffre,
& que je dépériffe pour êtrem.oinsat-
triiléj 6c i'aimerois mieux être Scarron
A M. A. 401
malade , que Timon en fanté. Mais fi
je fuis déformais peu fenfible aux peines,
je le fuis encore aux confolaiions; oc c'en
fera toujouurs une pour moi d'appren-
dre que vous vous portez bien^que vous
êtes heureux , & que vous continuez
de m'aimer. Je vous falue , Monfieur,
& vous embralTe de tout mon cœur.
LETTRE
A MADEMOISELLE D. M.
7 Aï al 17^4.
J E ne prendspas le change , Henâette,
fur l'objet de votre lettre, non plus
que fur votre date de Paris. Vous re-
cherchez moins mon avis fur le parti
que vous avez à prendre , que mon ap-
probation pour celui que vous avez
prij. Sur chacune de vos lignes jje lis
ces mot écrits en gros caractères :
Voyons fi vous aure:^ le frora de con-
ddmner à ne plus peiifer ni lire , qtiel-
qùun qui penfe & écrit airiji. Cette
interprétation n'eft allurément pas un
reproche ; & je ne puis que vous
402 Lettre
favoir gré de me mettre au nombr'e
de ceux dont les jugemens vous im-
portent. Mais en me flattant , vous n'exi-
gez pas 5 je crois 5 que je vous flatte^
& vous déguifer mon fentiment , quand
il y va du bonheur de votre vie^fe-
roit mal répondre à Thonneurque vous
m'avez fait.
Commençons par écarter les délibé-
rations inutiles. Il ne s'agit plus de vous
réduire à coudre & broder. Henriette,
on ne quitte pas fa tête comme Ton bon-
net , & l'on ne revient pas plus à la
{Implicite qu'à l'enfance ; refprit une fois
en eifervefcence , y refte toujours, de
quiconque a penfé penlera toute fa vie.
C'eft-là le plus grand malheur de l'é-
tat de réflexions; plus on en fent les
maux, plus on les augmente, & tous
nos efforts pour en fortir, ne font que
nous y em.bourber plus profondément.
Ne parlons donc pas de changer d'é-
tat, mais du parti que vous pouvez
tirer du vôtre. Cet état e(ï malheureux ,
il doit toujours l'être. Vos maux font
grands & fans remède ; vous les fen-
tez, vous en gémifTe: , & pour les ren-
dre fupportables ^ vous cherchez du
moins un palliatif. N'efl:-ce pas là Tob-
A Mademoiselle D. M. 403
]et que vous vous propofez dans vos
plans d'études & d'occupations.
Vos moyens peuvent être bons dans
une autre vue, mais c'eft votre fin qui
vous trompe , parce que ne voyant pas
la véritable fource de vos maux , vous
en cherchez TadoucifTement dans la
caufe qui les fit naître. Vous les cher-
chez dans votre fituation 5 tandis qu'ils
font votre ouvrage. Combien de per-
fbnnes de mérite nées dans le bien-être,
ôc tombées dans l'indigence , l'ont fup-
portée avec moins de fuccès Se de bon-
heur que vous, & toutefois n'ont pas
CCS réveils triftes & cruels dont vous
décrivez l'horreur avec tant d'énergie.
Pourquoi cela? Sans doute elles n'au-
ront pas, direz -vous, une ame aufîi
fenfible. Je n'ai vu perfonne en ma vie
qui n'en dît autant. Mais queft-ce en-
fin que cette fenfibilité fi vantée? Vou-
lez vous le favoir, Henriette? C'eft en
dernière analyfeun amour-propre qui fe
compare. J'ai mis le doigt fiar le îiége
du mal.
Toutes vos miferes viennent & vien-
dront de vous être affichée. Par cette
manière de chercher le bonheur , il eft
impolTible qu'on le trouve. On n'obtient
404 Lettre
jannaîs dans Topinion des autres la pîacô
qu'en V Drétend. S'ils nous Taccordent
Si quelques égares , ils nous la refafent
à mille autres , ôc une feu'e exclufrort
tou?rrîente plus que ne flattent cent
préféiences. Ceft bien pis encore dans
une femme qui voulant fe faire homme ,
met d'abord tout Ton fexe contre elle ,
& n'ell: jamais pri-e au m.ot parle nô-
tre ; en forte que fon orgueil eft fou vent
aulfi mortifié par les honneurs qu'on lui
rend, que par ceux qu'on lui refufe.
Elle n'a jamais précifénient ce qu'elle
veut . parce qu'elle veut des chofes
contradictoires, & qu'ufurpant les droits
d'un fexe , fans vouloir renoncer à
ce..x de l'autre, elle n'en pofTede au-
cun pleinement.
Md.b le gi and malheur d'une femme
qui s'alHche , eft de n'attirer, ne voir
que des gens qui font comme eîle,&
d'écarter le mérite folide di m.odefte
qui ne s'affiche point , & qui ne court
point où s'afTemble la foule. Perfonns
ne juge fi mal & fi fdulTement des hom-
mes, que les gens à prétentions; car
ils ne les jugent que d'après eux-mê-
mes, & cequileurrefTembîe ; & cen'eft
certainement pas voirie genre humain
A Mademoiselle D. M. 405*
par Ton beau côté. Vous êtes mécon-
tente de toutes vos lociéîés ; je îe crois
bien. Celles où vous avez vécu étoient
les moins propres à vous rendre heu-
reufe. Vous n'y trouviez perfonne en
qui vous puiiliez prendre cette con-
fiance qui foulage. Comment l'auriez-
vous trouvée parmi d^s gens tout oc-
cupés d'eux feuls , à qui vous deman-
diez dans leur coeur la premiereplace,
.& qui n'en ont pas même une (econde
à donner ? Vous vouliez briller, vous
vouliez primer , de vous vouliez être
aimée; ce font des chofes incompati-
bles. Il faut opter. Il n'y a point d'a-
mitié fans égalité ;& il n'y a jamais d'é-
galité reconnue entre gens à prétention.
Une fuffit pas d'avoir befoin d'un ami
pour en trouver; il faut encore avoir
de quoi fournir aux befoins d'un autre.
Parmi les provifions que vous avez
faites, vous avez oublié celle-là.
La marche par laquelle vous avez
acquis des connoiiïances, n'en juftifie
ni l'objet ni l'ufage ; vous avez voulu
paroître phiîofophe , c'étoit renoncer
à l'être ; 6c il valoit beaucoup mieux
avoir l'air d'une flile qui attend un ma-
rip que d'un fage qui attend de l'encens.
4o5 Lettre
Loin de trouver le bonheur dans l'effet
des foins quevous n'avez donnés qu'à
la feule apparence , vous n'y avez trou-
vé que desbiens apparens 5 & des maux
véritables. L'état de réflexion ou vous
vous êtes jettée, vous a fait faire' incef^
famment des retours douloureux fur
vous même 5 & vous voulez pourtant
bannir ces idées par le même genre d'oc-
cupation qui vous les donna.
Vous voyez l'erreur de la route que
vous avez prife , & croyant en chan-
ger par votre projet , vous allez encore
au même but par un détour. Ce n'efl
point pour vous que vous voulez re-
venir à l'étude, c'eft encore pour les
autres. Vous voulez faire des provi-
fîons de connoifTances pour (uppléer ,
dans un autre âge, à la figure; vous
voulez fubftituer l'empire du favoir à
celui des charmes.
Vous ne voulez pas pas devenir la
complaifante d'une autre femme , mais
vous voulez avoir des complaifans.
Vous voulez avoir des amis , c'eft-à-
dire une cour. Car les amis d'une femme
jeune ou vieille , font toujours (qs cour-
tifans, lis la fervent ou la quittent ; &:
vous prenez de loin des mefures pour
A Mademoiselle D. M. 407
les retenir, afin d'être toujours le cen-
tre d''jne (phere petite ou grande. Je
crois fans cela que les provifions que
vous voulez faire , feroient la chofe la
plus inutile, pour l'obiet que vous
croyez bonnement vous propofer. Vous
voudriez , dites-vous , vous mettre en
état d'entendre les autres. Avez-vous
befoin d'un nouvel acquis pour cela?
Je ne fais pas au vrai quelle opinion
vous avez de votre intelligence actuelle;
mais du(îîez-vous avoir pour amis des
(Sdipes, j'ai peine à croire que vous
foyez fort curieufe de jamais entendre
les gens que vous ne pouvez entendre
aujourd'hui. Pourquoi donc tant de
foins pour obtenir ce que vous avez
déjà ? Non Henriette , ce n'efl pzis cela;
mais quand vous ferez une Sybiîle, vous
voulez prononcer des oracles ; votre
vrai projet n'eft pas tant d'écouter les
autres , qued':ivoir vous-même des au-
diteurs. Sous prétexte de travailler pour
l'indépendance , vous travaillez encore
pour la domination. C'eft ainfi que loin
d'alléger le poids de l'opinion qui vous
rend malheureufe , vous vouLz. en ag-
graver le joug. Ce n'eft pas le moyen de
vous procurer des réveils plus fereins»
4o8 Lettre
Vous croyez que le feul foulagement
du fentiment pénible qui vous tour-
mente 5 efl: de vous éloigner de vous.
Moi tout au contraire , je crois que c'efl
de vous en rapprocher.
Toute votre lettre efl: pleine de preu-
ves que jufqu'ici , l'unique but de toute
votre conduite, a été de vous mettre
avantageufem-ent fous les yeux d'autrui. '
Comment , ayant réufli dans le public
autant que perfonne , & en rapportant
fi peu de fatisfadion intérieure , n'avez-
vous pas fenti que ce n'étoit pas Ià!e
bonheur qu'il vous falloit , & qu'il étoit
tem.s de changer de plan ? Le vôtre
peut être bon pour la gloire , mais il efl:
mauvais pour la félicité. Il ne faut point
chercher à s'éloigner de foi, parce que
cela n'eft pas poflible , & que tout nous
y ramené , mialgré que nous en ayons.
Vous convenez d'avoir pafTé des heures
très-douces en m'écrivant &: me parlant
devous.IIeftétonnant que cette expé-
rience ne vous mette pas fur la voie, & ne
vous apprenne pas où vous devez cher-
cher, fînon le bonheur, au moins la paix.
Cependant, quoique mes idées en
ceci difj'erent beaucoup des vôtres,
nous femmes à-peu-près d'accord fur
CQ
A Mademoiselle D. M. 40^
ce que vous devez faire. L'étude efl
déformais pour vous la lance d'Achille ,
qui doit guérir la bleffure qu'elle a
faite. Mais vous ne voulez qu'anéantie
la douleur, & je voudrois ôter la caufe
du mal. Vous voulez vous diftraire de
vous par la philofophie; moi, je vou-
drois qu'elle vous détachât de tout,
& vous rendît à vius-mcme. Soyez
fure que vous ne ferez contente des
autres que quand vous n'aurez plus
befoin d'eux , de que la fociété ne peut
vous devenir agréable , qu'en cefTant
de vous être nécefTaire. N'ayant ja-
mais à vous plaindre de ceux dont
vous n'exigerez rien , c'eft vous alors
qui leur ferez nécefTaire ; & fentant que
vous vous fuffifez à vous-même , ils
vous fauront gré du mérite que vous
voulez bien mettre en commun. Ils
ne croiront plus vous faire grâce; ils
la recevront toujours. Les agrémens
de la vie vous rechercheront , par
celafeui, que vous ne les recherche-
rez pas; & c'eft alors que, contente
de vous , fans pouvoir être mécon-
tente des autres , vous aurez un fom-
meil paifible de un réveil délicieux.
Il eft vrai que des études faites dans
e^uy, Fojik. Tom.VL S
4IO Lettre
des vues fi contraires , ne doivent pas
beaucoup fe reffembler, & il y a bien
de la différence entre la culture qui
orne Telprit , de celle qui nourrit Tame,
Si vous aviez le courage de goûter
vn projet , dont l'exécution vous fera
d'abord très-pénible , il faudroit beau-
coup changer vos direélions. Cela de-
manderoit d'y bien penfer, avant de
fe mettre à Touvrage. Je fuis malade ,
occupé, abattu, j'ai l'efprit lent; il
me faut des efforts pénibles pour fortir
du petit cercle d'idées qui me font
familières , &: rien n'en eft plus éloigné
que votre fituation. Il n'eil: pas julte
que je me fatigue à pure perte; car j'ai
peine à croire que vous vouliez en-
treprendre de refondre , pour ainfi
dire , toute votre conflitution morale.
Vous avez trop de philofophie pour
ne pas voir avec effroi cette entre-
prife. Je défefpérerois de vous, fi vous
vous y mettiez aifément. N'allons donc
pas plus loin quant à préfent II fuffit
que votre principale queftion eft réfo-
lue : fuivez la carrière â^s Lettres II
ne vous en refte plus d'autre à choifir.
Ces lignes que je vous écris à la
hâte^ diftrait & fouffrant, ne difent
A MadetuOiselle D. m, 411
peut-être rien de ce qu'il faut dire :
mais les erreurs que ma pre'cipitation
peut m'avoir fait fliire , ne font pas
irréparables. Ce qu'il falloit avant toute
chofe, étoit de vous faire fen tir com-
bien vous m'intéreflez ; & je crois que
vous n'en douterez pas en lifant cette
lettre. Je ne vous regardois jufqu'icî
que comme une belle penieufe qui, fi
elle avoit reçu un caradere de la na-
ture, avoit pris foin de l'étouffer, de
l'anéantir fous l'extérieur; comme un
de ces chefs-d'œuvre jettes en bronze,
qu'on adTiire par les dehors , & dont
le dedans efl vide. Mais R vous fa-
vez pleurer encore fur votre état, il
n'eft pas fans refTource ; tant qu'il refte
au cœur un peu d'étoffe, il ne faut
défefpérer de rien,
LETTRE
A L A MÊME.
Mo tins , 4 Novembre 1764»
Jj r votre fîtuatîon , Mademoifelle ,
vous laifTe à peine le tems de m'écrirez
S a
^11
Lettré
vous dev€Z concevoir que la mienne
m'en laifFe encore moins pour vous
répondre. Vous n'êtes que dans la dé-
pendance de vos affaires , & des gens
ù qui vous tenez; & moi je fuis dans
celle de toutes ies affaires 6c de tout
le monde , parce que chacun me ju-
geant libre 5 veut par droit de premier
occupant difpofer de moi. D'ailleurs,
toujours harcelé, toujours fouffrant,
accablé d'tnnuis , & dans un état pire
que le vôtre , j'emploie à refpirer le
peu de momens qu'on me laifTe; je
fuis trop occupé pour n'être pas pa-
xeiïèux, Depuis un mois, je cherche
un moment pour vous écrire à mon
sife : ce mom.ent ne vient point; il
faut donc vous écrire à la dérobée ;
car vous m'intérefTcz trop pour vous
laiiTer fans réponfe. Je connois peu de
gens qui m'attachent davantage , &
perfonne qui m/étonne auti-nt que vous.
Si vous avez trouvé dans ma lettre
beaucoup de chofcs qui ne quadroient
pas à la vôtre : c'eft qu'elle étoit écrite
pour une autre que vous. Il y a dans
votre ftuation des rapports (i frap-
pans avec celle d'une autre perfonne,
qui j précifément étolt à Neufchâtel
A Mademoiselle D. M. 4.15
quand je reçus votre lettre , que je
ne doutai point que cette lettre ne vint
d'elle 5 &: je pris le change , dans l'i-
dée qu'on cherchoit à me le donner.
Je vous parlai donc moins fur ce que
vous me difiez de votre caraaere, que
fur ce qui m'étoit connu du fien. Je
crus trouver dans fa manie de s'af-
ficher^ car c'eft une favante & un bel-
efprit en titre, la raifon du maKaife
intérieur dont vous me faifîez le dé-
tail; je commençai par attaquer cette
manie, comme fi c'eût été la vôtre,
&: je ne doutai point qu'en vous ra-
menant à vous-même, je ne vous rap-.
pro:hafîe du repos , dont rien n'ed
plus éloigné, lelon moi, que Tétat
d\ine. femme qui s'affiche.
Une lettre faite far un pareil qui-
proquo, doit contenir bien des ba-
lourdifes. Cependant il y avoit cela
de bon dans mon erreur, qu'elle me
donnoit la clef de l'état mora! de celle
à qui je penfjis écrire ; &c fur cet état
fuppofé , je croyois entrevoir un pro-
jet à fiaivre, pour vous tirer des an-
goifles que vous me décriviez, fans
recourir aux difiraélions qui , félon
vous, en font le feul remède, & qui,
S3
4î4 Lettre
félon moî , ne font pas mé-^ne un pal-
liatif. Vous m'apprenez que je me fuis
trompé, & que je n'ai rien vu de ce
que je croyois voir. Comment trou-
verois-je un remède à votre état, puif-
que cet état m'efl: inconcevable? Vous
m'êtes une énigme affligeante & hu-
miliante. Je croyois connoître le cœur
humain , & je ne connois rien au vô-
tre. Vous fouiïrez , ôi je ne puis vous
foui âge r.
Quoi ! parce que rien d'étranger à
vous ne vous contente, vous voulez
vous fuir ; & parce que vous avez à vous
plaindre des autres , parce que vous les
mépiiiez, qu'ils vous en ont donné le
droit 5 que vous fentez en vous une ame
digne d'cilime. vous ne voulez pas vous
confoler avec elle, du mépris que vous
jnfpirent celles qui ne lui reiïemblent
pas ? Non , je n'entends rien à cette
bizarrerie , elle me paiïe.
Cette fenfibilité qui vous rend mé-
contente de tout, ne devoit-elle pas
fe replier fur elle-même ? ne devoit-
elle pas nourrir votre cœur d'un fen-
timent fublime & délicieux d*amour-
propre ? n'a-t-on pas toujours en lui la
reiïburce contre l'injurtice Ôc le dé-
A Mademoiselle D. M. 415'
dommagement de rinfenfîbilité ? Il
ciï fî rare, dites-vous, de rencontrer
une ame; il eft vrai; mais comment
peut-on en avoir une, & ne pas fe
complaire avec elle ? Si l'on fept à
la fonde , les autres étroites 8c refTer-
rées , on s'en rebute , on s'en détache;
mais après s'être fi mal trouvé chez
les autres, quel plaifir n'a-t-on pas
de rentrer dans fa maifon? Je fais com-
bien le befoin d'attachement rend af-
fligeante aux cœurs fenfibles, rimpof-
fibillté d'en former. Je fais combien
cet état eft trifte ; mais je fais qu'il a
pourtant des douceurs ; il fait verfet
des ruiifeaux de larmes; il donne une
mélancolie qui nous rend témoignage
de nous - mêmes, & qu'on ne voudroit
pas ne pas avoir. Il fait rechercher la
folitude comme le feul afyle où Ton
fe retrouve avec tout ce qu'on a rai^
fon d'aimer. Je ne puis trop vous le
redire ; je ne connois ni bonheur ni
repos dans l'éloignement de foi-méme ;
& au contraire je fens mieux, de jour
en jour, qu'on ne peut être heureux
fur la terre, qu*à proportion qu'on s'é-
loigne des chofes, & qu'on fe rap-
proche de foi. S'il y a quelque fenti-
S4.
41^ Lettre i
ment plus doux que Teflime de foi- ;
même; s'il y a quelque occupation plus |
aimable que celle d'augmenter ce fen- 1
timent , je puis avoir tort. Mais voilà ]
comme je penfe; jugez fur cela, s'il l
m'eft poflibie d'entrer dans vos vues, \
^ même de concevoir votre état, i
Je n-e puis m'empêcher d'efpéreren- j
core que vous vous trompez fur le i
principe de votre mal-aife , ôc qu'au |
lieu de venir du fentiment qui *réflé- |
chit fur vous-même, il vient au con- ;
traire de celui qui vous lie encore à *
Votre infçu , aux chofes dont vous vous \
croyez détnchét^, & dont peut-être vous |
défefpérez feulement de jouir; je vou- :
drois que cela fût ; je verrois une ,
prife pour agir; mais fi vous accufez \
jufte 5 je n'en vols point. Si j'avois ac- ,
tueilement fous les yeux votre pre- i
miere lettre, & plus de loifir pour y !
réfléchir , peut-être parviendrois-je à |
vous comprendre, & je n'y épargne- j
rois pas ma peine ; car vous m'inquié- '
tez véritablement ; mais cette lettre ;
eft noyée dans des tas de papiers; il ;
me faudroit, pour la retrouver, plus
de tems qu'on ne m'en laiiïe ; je fuis ■
forcé de renvoyer cette recherche à !
A Mademoiselle D. M. 417
d'autres momens. Si rinuti:i:é de notre
coirefpondance ne vo'js rebutoit pas
de m'écrire, ce fcrolt v raife t. bk-ib! sè-
ment un naoyen de vous entendre à
la fin. Mais je ne puis vous prjin^ttre
plus d'exaâitude dans mes répoiifes ,
que je ne fuis en état d'y en niettre ;
ce que je vous promets, & que je tien-
drc;i bien , c'eft de m'occuDer beau-
coup de vous , & de ne vous oublier
de ma vie. Votre dernière lettre , phine
de traits de lumière cc de fentimeis
profonds, m'afFedle encore plus que
la précédente. Quoi que vous en puifilez
dire, je croirai toujours qu'il ne tierit
qu'à celle qui l'a écrite , de fe plaire
avec elle-même, & de fe dédomma-
ger par- là des rigueurs de Ton fort.
L E T T Pv E -
A MADEMOISELLE G,
En lui envoyant un lacet,
14 Mai 1754.
' _. E préfent, ma bonne amie, vous
fut dôiliné du moment que j'eus le bien
4îS L E T T H ff
de vous connoître , Se quoi qu'en pût
dire votre modelHe, j'étois fur qu'il
auroit dans peu fon emploi. La ré-
compenfe fuit de près la bonne oeu-
vre. Vous étiez cet hiver garde-ma-
lade 5 & ce printems Dieu vous donne
un mari; vous lui ferez charitable, &
Dieu vous donnera des enfans ; vous
les élèverez en fage mère, ils vous ren-
dront heureufe un jour. D'avance vous
devez Tétre par les foins d'un époux
aimable & aimé, qui faura vous ren-
dre le bonheur qu'il attend de vous»
Tout ce qui promet un bon choix ,
m'eft garant du vôtre ; des liens d'ami-^
tié formés dès l'enfance, éprouvés par
le tems , fondés fur la connoiffance'
des caraderes, l'union des coeurs que
le mariage affermit , mais ne produit
pas, l'accord des efprits où des deux
parts la bonté domine, & où la gaieté
de l'un , la folidité de l'autre fe tem-
pérant mutuellement, rendront douce
& chère à tous deux l'auftere loi qui
fait fuccéder aux jeux de Tadolefcence
des foins plus graves, mais plus tou-
cbans. Sans parler d'autres convenant
ces^ voilà de bonnes raifons de comp-
îer pour touie h \h fur ur* bonheur
A MADEMÔtSELtE G. 4ip
coinmun dans Tétat où vous entrez ,
& que vous honorerez par votre con-
duite. Voir vérifier un augure fi bien
fondé, fera 5 chère Ifabelle , une con-
folation très-douce pour votre ami.
Du refte , la connoifTance que j'ai de
vos principes 5 & l'exemple de Ma-
dame votre fœur, me difpenfent de faire
avec vous des conditions. Si vous n'ai-
mez pas les enfans , vous aimerez vos
devoirs. Cet amour me répond de l'au-
tre, & votre mari dont vous fixerez
les goûts fur divers articles , faura bien
changer le votre fur celui-là.
En prenant la plume, fétois plein
de ces idées. Les voilà pour tout com-
pliment. Vous attendiez peut-être une
lettre faite pour être montrée ; mais
auriez -vous dû me la pardonner, &
recorinoîtriez-vous l'amitié que vous
m'avez infpirée , dans une épitre oè
je fongerois au Public en parlant è
VoM ?
$é
4^0 L E T T R s
LETTRE
^ M. D E p.
*3 Mai 1764.
J
E fais, Monlîeur 5 que depuis deux
ans Paris fourmille d'écrits qui por-
tent mon nom, mais dont heureufement
peu de gens font \ts dupes. Jen'ai ni écrit
ni vu ma prétendue lettre à M, TAr-
chevêque d'Aufch , 6c la date de Neuf-
châtel prouve que l'auteur n'eft pas
même inftruit de ma demeure.
Je n'avois pas attendu les exhorta-
tions des Proteftans de France pour
réclamer contre les mauvais traitemens
qu'ils eiTi-iyenr. Ma lettre à M. l'Ar-
chevéque de Paris porte un témoi-
gnage affez éclatante du vif intérêt que
je prends à leurs peines ; il feroit dif-
ficile d'ajouter à la force des raifons
que j'apporte pour engager le Gou-^
vernement à les tolérer, & j'ai même
lieu de préfumer qu'il y a fait quelque
attention. Quel gré m'en ont- ils fu ?
On diroit que cette lettre qui a ramené
A M. D E P. 4.21
tant de Catholiques , n'a fait qu'ache-
ver d'aliéner les Proteftans; fc com-
bien d'enir'eux ont oie m'en faire un
nouveau crime? Comment voudriez-
vous, Moniteur, que je prifle avec
fuccès leur défenfe lorfque j'ai moi-
mem.e à me déiendre de leurs outra-
ges? Opprimé, periécuté, pourluivi
chez eux de toutes parts comme un
fcélérat, je les ai vu tous réunis pour
achever de m'accabler; & lorfqu'enfin
la protedion du Roi a mis m.a per-
fonne à couvert, ne pouvant plus au-
trement me nuire , ils n'ont cefTé de
m'injurier. Ouvrez jufqu'à vos Mercu-
res , & vous verrez de quelle façon
ces charitables chrétiens m'y traitent :
fi je continuois à prendre leur caufe,
ne me demanderoit-on pas de quoi je
me mêle ? Ne jugeroit-on pas qu'appa-
rem.ment je fuis de ces braves qu'on
mené au combat à coups de bâton ?
53 Vous avez bonne grâce de venir
w nous prêcher la tolérance, me di-
33 roit-on , tandis que vos gens fe men-
as trent plus intolérans que nous. Vo-
33 tre propre hifloire dément vos prin-
53 cipes, ^v prouve que Içs Réformés ^
425 L E T •î' B B
» doux peut-être quand ils font îoU
53 blés , font très-violens fitôt qu'ils^
^5 font les plus forts. Les uns vous
33 décrètent , les autres vous bannif-
3> fent 5 les autres vous reçoivent ea
33 rechignant. Cependant vous voulez
33 que nous les traitions fur des maxi-
33 mes de douceur qu'ils n'ont pas
33 eux-mêmes ! Non , puifqu'ils perfé-
33 cutent , ils doivent être perfécutés^
33 c'eft la loi de Téquité qui veut qu'on
33 faffe à chacun comme il fait aux au-
33 très. Croyez -nous 5 ne vous mêlez;
33 plus de leurs affaires, car ce ne font
33 point les vôtres. Ils ont grand foi»
3;3 de le déclarer tous les jours en vous
33 reniant pour leur frère , en protef-
M tant que votre Religion n'eft pas 1^
73 leur 33,
Si vous voyez, Monfieur, ce que'
j'aurois de folide à répondre à ce dif-*
cours, ayez la bonté de me le dire,
quant à moi je ne le vois pas. Et puis,
que fais- je encore ? Peut être en vou-*
îant les défendre, avancerois-je pac
finégarde quelque héréfie, pour laquelle^
On me feroit faintement brûler. Enfin,
je fuis abattu , découragé'^ fouffrant^
A M. D E P. 4IÎ
te Ton me donne tant d'affaires à moî-
méme , que je n'ai plus le tems de me
mcler de celles d'autrui.
Recevez mes falutations , Monfîeur,
je vous fupplie , & les affurances de
mon refpeà,
LETTRE
^ M. I. P. D. r.
Motiers , le iS Mai ijS^v
JE reçois avec reconnoifTance le livre
que vous avez eu la bonté de m'en-
voyer ; & lorfque je relirai cet ouvra'
ge 3 ce qui j'efpere , m'arrivera quel-
quefois encore , ce fera toujours dans
l'exemplaire que je tiens de vous. Ces
entretiens ne font point de Phocion ,
ils font de l'Abbé de Mably , frère de
l'Abbé de Condillac, célèbre par d'ex-
cellens livres de Métaphyfique , &
connu lui-même par divers ouvrages
de Politique, très- bons aufïi dans leur"
genre. Cependant on retrouve quel-
quefois dans ceux-ci de ces principes^
à^ la politique moderne ^ qu'il ferois^
424 Lettre
à defîrer que tous les hommes de votre
rang blâmaiTent ainfi que vous. Aulîi,
quoique l'Abbé de iMably folt un hon-
nête homme rempli de vues très-fai-
nes , i*ai pourtant été furpris de le voir
s^élever, dans ce dernier ouvrage, à
une morale fi pure ôc fi fublime. C'eft
pour cela , fans doute , que ces entre-
tiens , d'ailleurs très-bien faits, n'ont
eu qu'un fuccès médiocre en France ;
mais ils en ont eu un très-grand ea
SuiiTe 5 où je vois avec plaifir qu'ils
ont été réimprimés.
J'ai le cœur plein de vos deux der-
nières lettres. Je n'en reçois pas une
qui n'augmente mon refpecl , & fi j'ofe
Je dire, mon attachement pour vous.
L'homme vertueux , le grand homme
élevé par les difgraces , me fait tout-
à-fait oublier le Prince & le frère d'un
Souverain , & vu l'antipathie pour cet
état qui m.'eft naturelle, ce n'eft pas
peu de m'avoir amené là. Nous pour-
rions bien cependant, n'être pas tou-
jours de même avis en toute chofe,
êc par exemple , je ne fuis pas trop
convaincu qu'il fufîife, pour être heu-
reux , de bien remplir les devoirs de
fou emploi. Sûrement Turenne ea bru.-:
À M. L. P. D. ^. 427
lant le Palatinat par l'ordre de fou
Prince , ne jouinoit pas du vrai bon-
heur; & je ne crois pas que les Fer-
miers-Généraux les plus appliqués au-
tour de leur tapis verd , en jouifTent
davantage : mais fi ce fentiment eft une
erreur, elle eft plus belle en vous que
la vérité même ; elle eft digne de qui
fut fe choifir un état donc tous les
devoirs font dts vertus.
Le cœur me bat à chaque ordinaire,
dans Tattente du moment dehré qui
doit tripler votre être. Tendres époux
que vous êtes heureux! que vous al-
lez le devenir encore, en voyant mul-
tiplier des devoirs fi charmans à rem-
plir ! Dans la difpofition d'ame où je
vous vois tous les deux , non , je n'i-
magine aucun bonheur pareil au vôtre.
Hélas î quoi qu'on en puilTe dire , la
vertu feule ne le donne pas ; mais elle
feule nous le fait connoître, &: nous
apprend à le goûter.
'^26 Lettre j
LETTRE l
A M^**. i
Moîiers * le 28 Mai 176^. ^
V->*E S t rendre un vrai fervice à uiï i
Solitaire élo'gné de tout , que de l*a- '
vertir de ce qui fe paiTe par rapport j
à lui. Voilà, Monfieur, ce que vous ]
avez fait trcs- obligeamment en m'en- ,
voyant un exemplaire de m prétendue ;
lettre à M. î'Archevcque d'Aufch, |
Cette lettre, comme vous l'avez de- j
vîné 5 n'efl: pas p^us de moi que tous ces i
écrits pfeudonymes qui courent Paris i
fous mon nom. Je n'ai point vu le Man- j
dément auquel elle répond , je n'en ai i
même jamais ouï parler, & il y a huit j
jours que fignorois qu'il y eût un M. du !
Tillet au monde. J'ai peine à croire <
que l'Auteur de cete lettre ait voulu ;
perfuader rérieufement qu'elle étoit de !
moi. N'ai-je pas afTez des affaires qu'on ;
me fufcite , fans m'aller mêler de celles j
d'autrui ? Depuis quand m'a-t-on vu ''
devenir homme de parti? Quel nouvel ]
intérêt m*auroit fait changer fi bruf-
quementde maximes ?Les Jésuites font-
ils en meilleur état que quand je re-
fufois d'écrire contr'eux dans leurs dif-
graces ? Quelqu'un me connoît-il aiïez
lâche 5 aflez vil pour infulter aux mal-
heureux ? Eh ! h j'oubliois les égards
qui leur font dus , de qui pourroient-ils
en attendre? Que m'importe, enfin,
le fort des Jéfuites, quel qu'il puifle
être ? Leurs ennemis fe font- ils montrés
pour moi plus tolérans qu'eux ? La trifle
vérité délailTée eft-elle plus chère aux
uns qu'aux autres? & foit qu'ils triom-
phent ou qu'ils fuccombent, en ferai-
je moins perfécuté? D'ailleurs, pour
peu qu'on llfe attentivement cette let-
tre , qui ne fenîira pas comme vous ,
que je n'en fuis point l'Auteur ? Les
mal-adreffes y font enta/Tées : elle eft
datée de Neufchâtel où je n'ai pas mis
le pied ; en y emploie la formule du
très-humble ferviteur , dont je n'ufe avec
personne ; on ni^'y fait prendre le titre
de Citoyen de Genève, auquel j'ai re-
noncé ; tout en commençant on s'é-
chauffe pour M. de Voltaire , le plus ar-
dent , le plus adroit de mes perfécu-
teurs, & qui fe pafTe bien , je croi*
4^8 L E ï" T R E
d'un défenreur tel que moi .-on affede
quelques imitations de mesphrafes,&
ces imitations fe démentent Tinftant
après; le ftyle de la lettre peut être
meilleur que le mien, m.ais enfin ce
n'efl pas le mien : on m'y prête des ex-
preilions baiTes ; on m'y fait dire des
grOiileretés qu'on ne trouvera certai-
nement dans aucun de mes écrits: on
m'y fait dire vous à Dieu; ufa^e que
je ne blâme pas, miais qui n'efl; pas ie
nôtre. Pour me fuppofer l'Auteur de
cette lettre, il faut fjppofer auil] que
J'ai vou'u me déguifer. Il n'y failoit
donc pas mettre mon nom , & alors
on auroit pu perfuader aux fots qu'elle
êtoit ce moi.
Telles font , Mcnfieur , \zz armes di-
gnes de ;nes adverfaires dont ils achè-
vent dvj m'accabler. Non contens de
m'oLîtrager dans mes ouvrages, ils pren-
nent le parti plus cruel encore de m'at-
tribuer les leur?. A la vérité le Public
jufqu*ici n'a pas pris le change, &: il
faudroit qu'il fût bien aveuglé pour
le prendre aujourd'hui. La juftice que
j'en attends fur ce point, efl: une con-
folation bien Foible pour tant de maux".
Vous favcz la nouvelle aiHidion qui
ni'accable : la perte de M. de Luxem-
bourg met le comble à toutes les au-
tres; je Ja fentirai jufqu'au tombeau.
n tut mon confoîateur durant fa vie
il fera mon protedeur après fa mort!
M chère & honorable mémoire déf^n-
ora la mienne des infultes de mes en-
nemis , & quand ils voudront la fouiller
par leurs calomnies, on leur dira com-
nient cela pourra- 1^ il être? Le plus
nonnête homme de France fut fon amî.
Je vous remercie & vous faIue,Mon-
iieur, de tout mon cœur.
LETTRE
A M. DE CHAMFORT.
24 Juin 1764,
Ta I toujours deHre', Monfieur, d'être
:>uplié de la tourbe infolente & vile
im ne fonge aux infortunés que pour
nfulter à leur mifere; mais Teftime des
lommes de mérite eft un précieux dé-
lommagement de ks outrages, & je
le puis qu'être flatté de l'honneur que
eus m'avez fait en m'envoyant votre
430 Lettre
pièce. Quoiqu*accueillie du public , elle
' doit Tétre des connoiiïeurs & des gens
fenfibles aux vrais charmes de la nature.
L'effet le p!us fur de mes maximes qui
eft de m'attirer la haine des méchans
& faffedion des gens de bien ,&. qui
fe marque aurant par mes malheurs que
par mes fuccès , m'apprend par Tappro-
bation dont vous honorez mes écrits,
ce qu'on doit attendre des vôtres , de
me fait délirer, pour futilité publique,
qu'ils tiennent tout ce que promet vo-
tre début. Je vous falue, Monfieur ,
de tout mon cœur.
LETTRE
A M. H. D. P.
Motîcrs , le 15 Juillet 1764,
^ I mes raîfons , Monfîeur, contre la
proportion qui m'a été faite par le ca-
nal de M. P"^"^^. vous paroifient mau-
vaifes , celles que vous m'objeiflez ne
me femblent pas meilleures , & dans
ce qui regarde ma conduite , je crois
pouvoir refter juge des motifs qui doi-
vent me déterminer»
A M. H. D. P. 45 î
Il ne s'agit pas , je le fais , de ce que
tel ou tel peut mériter par la loi du
talion : mais il s*agit de Pobjeclion par
laquelle les Catholiques me fermeroient
la bouche , en m'accufant de combat-
tre ma propre religion. Vous écrivez
contre les perfécuteurs , me diroient-
ils, & vous vous dites Proteftant ! Vous
avez dont tort; car les Proteflans font
tout audi perfécuteurs que nous, & c'eft
pour cela que nous ne devons point
les tolérer, bien fûrs que s'ils deve-
noient les plus forts, ils ne nous to-
léroient pas nous-mêmes. Vous nous
trompez, ajouteroient - ils, ou vous
vous vous trompez, en vous mettant
en contradiction avec les vôtres , &
nous prêchant d'autres maximes que
les leurs. Ainfî l'ordre veut qu'avant
d'attaquer \ss Catholiques , je com-
mence par attaquer les Protedants, &:
par leur montrer qu'ils ne favent pas
leur propre religion. Eft-ce là, Mon-
fîeur, ce que vous m'ordonnez défaire?
Cette entreprife préliminaire rejette*
roit l'autre encore loin , & il me pa-
roît que la grandeur de la tâche ne vous
effraye gueres , quand il n'eft queliion
que de l'impofer.
432 L E T T K E ;
Que fi les argumens adhominem qu'on ;
m'objecleroit vous paroilTent peu embar- ^
raiTans, ils me le paroifTent beaucoup, "
à moi ; & dans ce cas , c'efl: à celui qui ■
fait les réfoudre 5 d'en prendre le foin. -
Il y a encore, ce me femble^quel- '-■.
que chofe de dur & d'injufte de comp- ]
ter pour rien tout ce que j'ai fait , & de ^
regarder ce qu'on me prefcrit comme *
im nouveau travail à faire. Quand on '■
a bien établi une vérité par cent preu- ^
ves invincibles , ce n'eftpas un fi grand -
crime à mon avis, de ne pas courir ^
après la cent & unième; fur -tout (î ^
elle n'exifte pas; j'aime à dire descho-
fes utiles, mais je n'aime pas à les ré-
péter; & ceux qui veulent abfolument 1
àiQS redites, n'ont qu'à prendre plu- ■;
fleurs exemplaires du même écrit. Les I
Protedans de France jouident mainte- '
nant d'un repos auquel je puis avoir '
contribué , non par de vaines déclama- j
tions comme tant d'autres , mais par j
de fortes raifons politiques bien expo- i
fées. Cependant voilà qu'ils me preffent i
d'écrire en leur faveur ;c'eft faire trop '
de cas de ce que j j puis faire , ou trop ;
peu de ce que j'ai fait. Ils avouent qu'ils j
font tranquilles ; mais- il veulent être/j
mieux
A M. H. D. P. 433
mieux que bien, ôc c'eft après que je
les ai fervi de toutes mes forces, qu'ils
me reprochent de ne pas hs fervir au-
delà de mes forces.
Ce reproche , Monfieur , me paroît
peu reconnoifîant de leur part, & peu
raifonné de la vôtre. Quand un homme
revient d'un long combat, hors d'ha-
leine, & couvert de blefTures , eft-il
tems de l'exhorter gravement à prendre
les armes, tandis qu'on fe tient foi-
méme en repos ? Eh ! Meilleurs , chacun
fon tour, je vous prie. Si vous êtes fi
curieux des coups, allez-en chercher
votre part ; quant à moi , j'en ai bien
la mienne; il eft tems de fonger à la
retraite; mes cheveux gris m'avertif-
fent que je ne fuis plus qu'un vétéran;
m.es maux & mes malheurs me pref-
crivent le repos, & je ne fors point de
la lice, fans y avoir payé de ma per-
fonne. Sac Patries Friamoque datum*
Prenez mon rang , jeunes gens , je vous
le cède; gardez-le feulement comme
j'ai fait ; & après cela ne vous tour-
mentez pas plus des exhortations in-
difcretes, & dts reproches déplacés,
que je ne m'en tourmenterai déformais.
Ainfi^ Monfieur , je confirme à loifir
Œuv.Pofih.Tom^Nl. X
434 Lettre
ce que vous m'accufez d'avoir écrit à
la hâte , & que vous jugez n'être pas
digne de moi; jugement auquel j'é-
viterai de répondre , faute de l'enten-
dre Tuffifamment.
Recevez, Monfieur 5 je vous fupplie,
les afTurances de tout mon refped:.
LETTRE
A M
22 Juillet 1764,
Je crains, Monfîeur, que vous n'ai- -
liez un peu vite en befogne dans vos
projets ; il faudroit , quand rien ne vous
prefTe, proportionner la maturité des
délibérations à l'importance des réfo-
lutîons. Pourquoi quitter fi brufque-
iTient l'état que vous aviez embraffé ,
tandis que vous pouviez à loidr vous-
arranger pour en prendre un autre, il
tant eft qu'on puilTe appeller un état le
genre de vie que vous vous êtes choifi ,
3c dont vous ferez peut- être auiîî-tôt
rebuté que du premier ?Que rifquiez-
vous à mettre un peu moins d'impé-
A M ^ 45;
tuofîté daî7S vos démarches. Se à tirer
parti de ce retard, pour vous confir-
mer dans vos principes, &: pour aiïli-
rer vos réfolutions par une plus mûre
étude de vous-même ? Vous voilà feul
fur la terre dans l'âge où l'homme doit
tenir à tout; je vous plains, & c'efl:
pour cela que je ne puis vous ap-
prouver , puifque vous avez voulu vous
ifoler vous-même, au moment où cela
vous convenoit le moins. Si vous croyez
avoir fuivi mes principes , vous vous
trompez , vous avez fuivi l'impétuo-
fîté de votre âge; une démarche d'un
tel éclat valoit affurément la peine
d'être bien pefée avant d'en venir à
l'exécution. C'eil: une chofe faite , je
le fais : je veux feulement vous faire
entendre que la manière de la foute-
lîir, ou d'en revenir, demande un peu
plus d'examen que vous n'en avez mis
à la faire.
Voici pi?. L'effet naturel de cette
conduite a été de vous brouiller avec
Madame votre mère. Je vois, fans que
vous me le montriez, le fil de tout
cela; & quand il n'y auroitque ce que
vous médites, à quoi bon aller effa-
roucher la confcience tranquille d'une
Tz
43*^ Lettre
n-îere, en lui montrant , fans nécefîîté,
des fentimens différens des (lens? Il fal-
loit, Monfieur 5 garder ces fentimens
au dedans de vous pour la règle de
votre conduite; & leur pren:iier effet
devoit être de vous faire endurer avec
patience les tracaileries de vos prêtres,
êc de ne pas changer ces tracafferies
en perfécutions , en voulant fecoaer
hautement le joug de la Religion où
vous étiez né. Je penfe fi peu comme
vous fur cet article , que quoique le
Clergé proteilant me faffe une guerre
ouverte , & que je fois fort éloigné de
penfer comme lui fur tous les points,
je n'en demeure pas moins fincérement
uni à la communion de notre Eglife,
bien réfolu d'y vivre & d'y mourir s'il
dépend de moi. Car il eft très-confo-
lant pour un croyant affligé, de refter
en communauté de culte avec fes frè-
res 5 & de fervir Dieu conjointement
avec eux. Je vous dirai plus , &: je vous
déclare que fi j'étois né Catliolique,
je demeurerois Catholique , fâchant
bien que votre Eglife met un frein,
très - falutaire aux écarts de la raifon
humaine , qui ne trouve ni fond ni
rive, quand elle veut fonder l'abyme
A M.... 457
des chofes; Se je fuis fî convaincu de
rutillté de ce frein , que je m'en fuis
moi-même impofé un femblable , en
me prcfcrivant , pour le refle de ma
vie, des règles de foi dont je ne me
permets plus de fortir. Audi je vous
jure que je ne fuis tranquille que de-
puis ce tems-là, bien convaincu que
fans cette précaution, je ne l'aurois été
de ma vie. Je vous parle, Monfieur,
avec eifufion de cœur, & comme un
père p:ir!eroit à Ton eniant. Votre brouil-
ierie avec Madame votre mère me na-
vre. J'avois dans mes ma'heurs la con •
folation de croire que mes écrits ne
pouvoient faire que du bien ; voulez-
vous m'ôter encore cette confolation ?
Je fais que s'ils font du mal , ce n'eft
que faute d*étre entendus; mais j'aurai
toujours le regret de n'avoir pu me
faire entendre. Cher^^^^^un fils brouillé
avec fa mère a toujours tort : de tous
les fentimens naturels le feul demeuré
parmi nous , eft raffection maternelle.
Le droit des mères efl: le plus (acre que
je connoifîe ; en aucun cas , on ne peut
Je violer fans crime ; raccommodez-
vous donc avec la vôtre. Allez -vous
jetter à fcs pieds ; à quelque prix que
T3
43^ L E T T K "E y &c.
ce foit appaifez-la; foyez fur que fon
cœur vous fera rouvert (i le vôtre vous
ramené à elle. Ne pouvez -vous fans
faufTeté lui faire le facrifice de* quel-
ques opinions inutiles , ou du moins
les dilîimuler ? Vous ne ferez jamais
appelle à perfécuter perfonne; que vous
importe le refte? Il n'y a pas deux m.o-
rales. Celle du Chrlrtianirme & celle
de la philofophie font la m^éme; l'une
& l'autre vous impofe ici le même
devoir ; vous pouvez le remplir ; vous
le devez; la raifon , l'honneur, votre
intérêt, tout le veut; moi je l'exige,
pour répondre aux fentimens dont vous
m'honorez. Si vous le faites , comptez
fur mon amitié, fur toute mon eftime ,
fur mes foins, fi jamais ils vous font
bons à quelque chofe. Si vous ne le
faites pas , vous n'avez qu'une mau-
vaife tête, ou qui pis eft, votre cœur
vous conduit mal , & je ne veux con-
ferver de liaifons qu'avec des gens dont
la tête & le cœur foient fains.
439
LETTRE
A MYLORD MARECHAt.
Motiers , le 21 Aoùc 1764.
L
E plaiiîr que m'a caufé, fvïylord,
la nouvelle de votre heureufe arrivée
à Berlin par votre lettre du mois der-
nier, a été retardé par un voyage que
j'avois entrepris, & que la lallitude &
le mauvais tems m'ont fait abandonner
à mioitié chemin. Un premier reîTenti-
ment de fciatique , mal héréditaire dans
ma famille, m'efFrayoit avec raifon. Car
jugez de ce que deviendroit , cloué
dans fa chambre , un pauvre malheu-
reux qui n'a d'autre foulagement, m
d'autre plaifir dans la vie que la pro-
menade , & qui n'eft plus qu'une ma-
chine ambulante ? Je m'étois donc
mis en chemin pour Aix, dans l'inten-
tion d'y prendre la douche, & au/Iî d'y
voir mes bons amis les Savoyards, le
meilleur peuple, à mon avis, qui foit
fur la terre. J'ai fait la route jufqu'à
Morges, pédeftrement à mon ordinai-
440 Lettré
re , afTez carelTé par-tout. En traver-
fant le lac, & voyant de loin les clo-
chers de Genève , je me fuis furpris à
foupirer auiîî lâchement que j'aurois
fait jadis pour une perfide maitreiTe.
Arrivé à Thonon, il a fallu rétroga-
der, malade 5 & fous une pluie conti-
nuelle. Ennn me voici de retour, non
cocu à la vérité, mais battu , ma^s con-
tent, puifque j'apprends votre heureux
retour auprès du Roi, & que mon pro-
tedeur 3c mon père aime toujours Ton
enfant.
Ce que vous m'apprenez de Taffran-
chilTement des Payfans de Poméranie,
joint à tous les autres traits pareils que
vous m'avez ci-devant rapportés, me
montre par-tout deux chofes également
belles, favoir, dans l'objet le génie de
Frédéric, & dans le choix le cœur de
George. On feroit une hlftoire digne
d'immortalifer le P\oi , fans autres Mé-
moires que vos lettres.
A propos de Mémoires , j'attends
avec impatience ceux que vous m*a-
vez promis. J'abandonnerois volontiers
la vie particulière de votre frère, fi
vous les rendiez afTez amples , pour
en pouvoir tirer l'hifloire de votre
A Myloed Mabec^ta.!:. 441
Malfon. J'y pourrois parler au long de
J'EcofTe que vous aime? t::nt, Se de
votre illuflre frère, Se de (on lllullre
frère, p:ir lequel tout cela mcPt de-
venu cher. Il efl: vrai que c^tte en-
treprife feroit immense ôc fort aii-
delTus de mes forces, fur -tout dans
l'état où je fuis; mais il s'agit moins
de faire un ouvrage , que de m'occu-
perde vous^ôd de fixer mes indociles
idées qui voudroient aller leur train
maigre moi. Si vous voulez que j'é-
crive la vie de l'ami dont vous me par-
lez , que votre volonté foit faite; la
mienne y trouvera toujours fon comp-""
te , puifqu'en vous obéiffant, je m'oc-
cuperai de vous. Bonjour, Mylord,
LETTRE
A MADAME LA C. DE B.
Motiers , le 26 Août 1764.
ir\pPvÈs les preuves touchantes , Ma-
dame , que j'ai eu de votre amitié dans
les plus cruels momens de ma vie , il
y auroit à moi de l'ingratitude de n'y
pas compter toujours i mais il faut par-
44^ Lettre
donner beaucoup à mon état ; la con-
fiance abandonne les malheureux, èc]&
fens au plaifir que m'a fait votre lettre ,
que j'ai befoin d'être ainfi rafTaré quel-
quefois. Cette confolation ne pouvoit
me venir plus à propos : après tant de
pertes irréparables , & en dernier lieu
celle de Monfîeur de Luxembourg, il
m'importe de fentir qu'il me refte d^s
biens alTez précieux pour valoir la peine
de vivre. Le moment où j'eus le bon-
heur de le connoître , refTembloit beau-
coup à celui où je l'ai perdu; dans l'un
& dans l'autre j'étois affligé, délaiiTé,
malade. Il me confola de tout; qui me
confolera de lui ? Les amis que j'avois
avant de le perdre; car mon cœur
ufé par les maux, & déjà durci par les
ans , eft fermé déformais à tout nouvel
attachement.
Je ne puis penfer. Madame, que-
dans les critiques qui regardent l'éduca-
tion de M. votre fils, vous compreniez
ce que, fur le parti que vous avez pris
de l'envoyer à Leyde, j'ai écrit au
Chevalier de L"^"^*. Critiquer quelqu'un,
c'eft blâmer dans le public fa conduite ,
mais dire fon fentiment à un ami com-
mun fur un pareil fujet, ne s'appellera
A Madame la C. de B 44,3^
jamais critiquer; à moins. que Tamitié
n'impofe la loi de ne dire jamais ce
qu'on penfe , même en choies où les
gens du meilleur fens peuvent n'être pas
du même avis. Après la manière dont
j'ai conftammentpenfé & parlé de vous.
Madame , je me décrierois moi même ,
fi je m'avifois de vous .critiquer. J^z
trouve 5 à la vérité , beaucoup d'incon-
véniens à envoyer les jeunes gens dans
les univerfités ; mais je trouve auili que
félon les circonftances , il peut y en
avoir davantage à ne pas le faire , ^
l'on n'a pas toujours en ceci le choix
du plus grand bien, mais du moindre
mal. D'ailleurs , une fois la néceilité
de ce parti fuppofée , je crois comme
vous 5 qu'il y a moins de danger en
Hollande que par-tout ailleurs.
Je fuis ému de ce que vous m'avez
marqué de Meilleurs les Comtes de
B**^ ; jugez. Madame, li la bienveil-
lance des hommes de ce mérite m'eli
précieufe, à mol , que celle m.éme des
gens que je n'eftime pas fubjugue tou-
jours ? Je ne fais ce qu'on eût fait d -
moi par les careffes : heureufement on
ne s'eft pas avifé de me gâter là-deffas.
On a travaillé fans relâche à donner
444 Lettre
à mon cœur , & peut-être à mon gé-
nie 5 le reiïbrt que naturellement ils
n'avoient pas. J'écois né foible ; les mau-
vais traitemens m*ont fortifié : à force
de vouloir m'avilir , on m'a rendu fier.
Vous avez la bonté, Madame, de
vouloir des détails fur ce qui me re-
garde ; que vous dirai-je? Rien n'efl:
jplus uni que ma vie; rien n'efl: plus
borné que mes projets. Je vis au jour
la journée fans fouci du lendemain , ou
plutôt j'achève de vivre avec plus de
lenteur que je n'avois compté. Je ne
m'en irai pas plutôt qu'il ne plaît à la
nature ; mais fes longueurs ne laiiïent
pas de m'embarraffer , car je n'ai plus
rien à faire ici. Le dégoût de toutes
chofes me livre toujours plus à l'indo-
lence 5 & à l'oifiveté. Les maux phy-
fiques me donnent feuls un peu d'adi-
vité. Le féjour que j'habite , quoiqu'af-
fez fain pour les autres hommes eft
pernicieux pour mon état ; ce qui fait
que, pour me dérober aux injures de
l'air & à l'importunité des défœuvrés,
je vais errant par îe pays durant la
belle faifon ; mais aux approches de
rhiver qui eft ici très -rude & très'
long, il faut revenir & fouffrir, II y
A Madame la C. de B. 44.5'
à îong-tems que je cherche à déloger;
niais où aller? Comment m'arranger?
J'ai tout à la fois l'embarras de l'indi-
gence & celui -des richeiïes ; toute ef-
pece de foin m'efrraye, le tranfport
de mes guenilles & de mes livres par
ces montagnes efl: pénible & coûteux:
c'efl bien la peine de déloger de ma
maifon , dans l'attente de déloger bien-
tôt de mon corps ! Au lieu que ref-
tant où je fuis , j'ai des journées dé-
licieufes, errant fans fouci , fans pro-
jet, fans affaires, de' bois en bois & de
rochers en rochers, rêvant toujours &
nepenfant point. Je donnerois tout au
monde pour favoir la botanique ; c^eft
la véritable occupation d'un corps am-
bulant, & d'un efprit parefTeux; je ne
répondrois pas que je n'euiïe la folie
d'efTayer de l'apprendre , fi je favois par
où commencer. Quant à ma (Ituation
du côté dts refTources , n'en f oyez point
en peine ; le néceiïaire , même abondant,
ne m'a point manqué jufqu'ici , & pro-
bablement ne me manquera pas fitôt.
Loin de vous gronder de vos offres ,
Madame, je vous en remercie; mais
vous conviendrez qu'elles feroient mal
44^ L E T T K E , ^r.
placées, li je m'en prévalois avant le
befoin.
Vous vouliez des détails; vous de-
vez être contente. Je fuis très-content
dQS vôtres, à cela près que je n'ai ja-
mais pu lire le nom du lieu que vous
habitez. Peut être le connois-je, & il
mefèroit bien doux de vous y fuivre ,
du moins par l'imagination. Au refte,
je vous plains de n'en être encore qu'à
la philofophie. Je fuis bien plus avancé
que vous 5 Madame; fauf mon devoir
& mes amis, me voilà revenu à rien.
Je ne trouve pas le Chevalier (i dé-
raifonnable, puiiqu'il vous divertit ; s'il
n'étoit que déraifonnable , 11 n'y par-
viendroit furement pas. Il eft bien à
plaindre dans les accès de fa goutte ;
car on fouffre cruellement : mais il a
du moins l'avantage de fouffrir fans rif-
que. Des fcelérats ne rafTaflineront pas ,
& perfonne n'a intérêt à le tuer. Etes--
vous à portée, Madame, de voirfouvent
Madame la Maréchale? Dans les triftes
circonftances où elle fe trouve , elle a
bien befoin de tous fes amis, & fur-
tout de vous.
447
LETTRE
u4 M. B U T T A-F O C 0.{d)
Motiers-Travers , le iz Septembre 1764.
J.L eft fuperflu , Monfieur, de cher-
cher à exciter mon zèle pour l'entre-
prife que vous me propofez. La feule
idée m'élève Tame & me tranfporte. Je
( ^ ) Cette lettre ejl une reporife à celle
de M, Butta-Foco^ du ^l Août 17^4,
dont voici t extrait.
Vous avez fait mention àt% Corfes dans votre Con-
trat Social d'une façon bien avantageufe pour eux. Un
pareil éloge , lorfqu'il part d'une plume auflîî fmcerc
<jue la vôtre , eft très-propre à exciter l'émulation &
le detîr de mieux faire. Il a f.iit fouiiaicer à la naàon
qud vous vou!uflîez ê:re cet homme fage qui pourroit
lui procurer les moyens de confeivei; cette liberté qui
lui a coûcé tant de fang.
Qu'il ieroit eruel de ne pas profiter
de l'heureufe circonftance où fe trouve la Corfe pouf
fe donner le gouvernement le plus conforme à l'huma-
nité &r à la raifon ; le gouverneir.ent le plus propre »
fîxçr dans cc(;ç Xile 1» vn&ie libçr^é. *,.•»•
ij48 L E T T ^v E
croiroîs le refte de mes jours bien no-
blement, bien vertueiifement , bien
heureufement employé ; je crolrois mê-
me avoir bien racheté rinutiiité des
Une nation ne doit fe flatter de devenir heureufe &
florilTante que par le moyen d'une bonne inftitiuion
politique : notre Ifle , comme vous le dites très-bien ,
Monlîeur , eft capable de recevoir une bonne légifla-
tion , mais il faut un Lcgiflateur ; Se il faut que ce
Légiflateur ait vos principes , que fon bonheur foit in-
dépendant du nôtre , qu'il connoiflTe à fond la nature
humaine , de que dans les progrès des tems fe ména-
geant une gloire éloignée , il veuille travailler dans un
fîecle ôc jouir dans un autre. Daignez , Monfieur , être
cet homme-là , & coopérer au bonheur de toute une
nation en traçant le plan du fyflême politique qu'elle
doit adopter
Je fais bien , Monfieur , que le travail que j'ofe vous
prier d'entreprendre , exige des détails qui vous faffent
connoître à fond notre vraie Ctuation ; mais fi vous
daignez vous en charger , je vous fournirai toutes les
lumières qui pourront vous être nécedaires , &: M. Paoli,
Général de la nation , fera très-emprefTé à vous pro-
curer de Corfe rous les éclaircifTemens dont vous pour-
rez avoir befoin. Ce digne chef & ceux d'encre mes
compatriotes qni font à portée de connoître vos ou-
vrages , partagent mon defir Se tous les fentimens d'ef-
time que l'Europe entière a pour vous , & qui you*
font dus à lanç de tities , &:c, &rc, &c.
A M. Butta- Foc o. 449
autres, fi je pouvois lendre ce trifte
refte bon en quelque chofe à vos bra-
ves compatriotes , fi je pouvois concou-
rir par quelque confeil utile, aux vues
de leur digne chef & aux vôtres ; de ce
côté-là donc foyezfiiirde moi, ma vie
& mon cœur font à vous.
Mais , Monfieur , le zele ne donne
pas les moyens , de le dedr n'eil pas
le pouvoir. Je ne veux pas faire ici
fottement i« modefie ; je fens bien ce
que j'ai, mais je fens encore mieux ce
qui me manque. Premièrement, par rap-
port à la chofe , il me manque une mul-
titude de connoiflances relatives à la
nation & au pays, connoifTances indif-
penfables, & qui, pour les acquérir,
demanderont de votre part beaucoup
d'infi:ruâ:ions , d'éclairciffemens , de
m.émoires, dcc, de la mienne, beau-
coup d'étude & de réflexions. Par rap-
port à moi, il me manque p'us de jeu-
neiïe, un efprit plus tranquille, un
cœur moins épuifé d'enn^'i , une cer-
taine vigueur de génie qui, même quand
on Ta , n'efi: pas à l'épreuve des an-
nées & dQS chagrins; il me manque la
fan té , le tems; il me manque, acca-
blé d'une maladie incurable & cruelle.
4^0 Lettre
l'efpoir de voir la fin d'un long travail,
que la feule attente du (uccès peut don-
ner le couraee de fulvre ; il meman-
que enfin l'expérience dans les affaires ,
qui feule éclaire plus fur l'art de con-
duire les hommes que toutes les mé-
ditations.
Si je me portoispafTablement, je me
dirois : i'irai en Corfe. Six moispailés
fur les lieux , m'inftruiront plus que
cent volumes. Mais comjient entre-
prendre un voyage aulli pénible , auflî
long, dans l'état où je fuis? le fo'Jtien-
drois-je? me laiiTeroit on palier? Mille
obfiacles m'arréteroient en allant; l'air
de la mer acheveroit de me détruire
avant le retour ; je vous avoue que je
defire mourir parmi les miens.
Vous pouvez être prefTé: un travail
<ie cette importance ne peut être qu'une
affaire de très-longue haleine, même
-pour un homme qui fe porteroit bien.
Avant de foumettre mon ouvrage à
l'examen de la Nation & de fes Chefs,
je veux commencer par en être con-
tent moi-même ; je ne veux rien don-
ner par morceaux : l'ouvrage doit être
un; l'on n'en fauroit juger féparément.
Ce n*eftdéjà pas peu de chofequede
A M. BUTTA-F O C O. 45^1
me mettre en état de commencer; pour
achever, cela va loin.
II fe préfente aulÏÏ des réflexions fur
l'état précaire où fe trouve encore vo^
tre Ifle. Je ''fais q-ae fous un chef tel
qu'ils l'ont aujourd'hui , les Corfes n'ont
rien à craindre de Gènes : je crois qu'ils
n*ont rien a craindre non plus des trou-
pes qu'on dit que la France y envoyé;
& ce qui me confirme dans ce fentiment,
eft de voir un aufîi bon patriote que
vous me paroiiîez l'ctre , refter, mal-
gré l'envoi de ces troupes , au fervice
de la puifTance qui les donne. Mais,
Monfieur, l'indépendance de votre pays
n'efl point aiïurée tant qu'aucune Puif-
fance ne la reconnoît , & vous m'avoue-
rez qu'il n'eft pas encourageant pour
un aufli grand travail , de l'entrepren-
dre fans favcir s'ilpeut avoir (on ufage,
même en le fuppofant bon.
Ce n'eft point pour me refufer à
vos invitations , Monfieur , que je vous
fais ces objecftions , mais pour les fou-
mettre à votre examen & à celui de
M. Paoli. Je vous crois trop gens de
bien l'un & l'autre , pour vouloir que
m.on affection pour votre patrie me fafTe
confumer le peu de tems qui me refte.
4P L E T T R E, «S-J.
à des foins qui ne feroient bons à rien*
Examinez donc, Meilleurs , jugez
vous-mêmes & foyez fûrs que l'entre-
prife dont vous m'avez trouvé digne,
ne manquera point pax ma volonté.
Recevez, je vous prie, mes très-
humbles fdlutations.
Rousseau.
P. 5. En relifant votre lettre , je
vois, Monfieur, qu'à la première lec-
ture , j'ai pris le change fur votre ob-
jet. Pai cru que vous demandiez un
corps complet de légifîition, & ie vols
que vous demandez feulementune in'-
titution politique , ce qui me fait juger
que vous avez déjà un corps de \o\x
civiles, autre que le droit écrit , fur le-
quel il s'agit de calquer une forme de
gouvernement qui s'y rapporte. La
tâche q(ï moins grande, fans être pe-
tite , & il n'eft pas fur qu'il en réfuîte
un tout auHî parfait; on n'en peut ju-
ger que fur le recueil complet de vos
loix.
4/3
LETTRE AU MÊME.
Motlers , le 1^ O&obre 1764.
J E ne fais , Monfieur, pourquoi votre
lettre du 3 ne m'eft parvenue que hier.
Ce retard me force , pour profiter du
Courier , de vous répondre à la hâte ,
fans quoi ma lettre n*arriveroit pas à
Aix afTez tôt pour vous y trouver-
Je ne puis gueres efpérer d'être en
état d'aller en Corfe. Quand je pourrois
entreprendre ce voyage, ce ne feroit
que dansla belle faifon; d'ici làletems
eft précieux : il faut l'épargner tant
qu'il eft poflible , & il fera perdu juf-
qu'à ce que j'aye reçu vos inftrudions.
Je joins ici "une note rapide des pre-
mières dont j'ai befoin ; les vôtres me
feront toujours néceiïaires dans cette
entreprife. Il ne faut point là-deflus me
parler, Monfieur, de votre infuffifance.
A juger de vous par vos lettres, je
dois plus me fier à vos yeux qu'aux
miens ; & à juger par vous de votre
peuple 5 il a tort de chercher Çqs gui-
des hors de chez lui.
45'4 Lettre
Il s'agit d'un fi grand objet qiie ma
témérité me fait trembler; n'y joignons
pas du moins l'étourderie ; j'ai l'efprit
très-lenc; l'âge &les maux le ralentif-
fent encore ; un gouvernement provi-
fîonnel a Tes inconvéniens.Quelqu'atten-
tion qu'on ait à ne faire que les chan-
gemens nécefîaires , un établifTement
tel que celui que nous cherchons , ne
fe fait point fans un peu de commo-
tion 5 & l'on doit tâcher au moins de
n'en avoir qu'une. On pourroit d'abord
jetter les fondemens, puis élever plus
à loifir l'édifice; mais cela fupofe un
plan déjà fait , & c'efl: pour tracer ce
plan même qu'il faut le plus méditer.
D'ailleurs, il efl: à craindre qu'un éta-
blifiement imparfait ne fafie plus fen-
tir {qs embarras que (ds avantages , &
que cela ne dégoûte le peuple de l'a-
chever. Voyons toutefois ce qui fe peut
faire : les mémoires dont j'ai befoin ,
reçus, il me faut bien fix mois pour
m'infiruire, & autant au moins pour
digérer mes infiru6tions; de forte que,
du printems prochain en un an , je pour-
rois propofer mes premières idées fur
une forme provifionnelle , & au bout
de trois autres années mon plan com-
A M. BuTTA-Foco. 45'5'
plet d'inftitution. Comme on ne doit
promettre que ce qui dépend de foi,
je ne fuis pas fur de mettre en état
mon travail en fi peu de temps; mais
e fuis (i fur de ne pouvoir l'abréger,
que s'il faut rapprocher un de ces deux
termes, il vaut mieux que je n'entre-
prenne rien.
Je fuis charmé du voyage que vous
faites en Corfe dans ces circonftances;
il ne peut que nous être très-utile. Si,
comme je n'en doute pas, vous vous
y occupez de notre objet , vous ver-
rez mieux ce qu'il faut me dire que je
ne puis voir ce que je dois vous de-
mander. Mais permettez-moi une cu-
riofité que m'infpirent Teftime & l'ad-
miration. Je voudrois favoir tout ce-
qui regarde M. Paoli; quel âge a-t-il?
âft-il marié? a-t-il des enfans? oià a-t-il
appris l'art militaire ? com.ment le bon-
heur de fa nation l'a-t-il mis à la tête
de fes troupes? quelles fonctions exer-
be-t-il dans radminiftration politique
ïi civile ? ce grand homme le réfou-
iroit-il à n'être que citoyen dans fa pa-
rie , après en avoir été le fauveur ? Sur-
out parlez-moi fans déguifement à tous
gards; la gloire , le repos , le bonheur
'^^6 Lettre i
de votre peuple dépendent ici plus de
vous que de mol. Je vous falue , Mon- 1
fîeur de tout mon cœur. ■
Mémoire joint à cette rèponfe* \
Une bonne carte de la Corfe où les !
divers diftrids foient marqués & diftin- 1
gués par leurs noms, même s'il fe peut :
par des couleurs. !
Uneexade defcriptlon de llfle , fon '
hiftoire naturelle, fes produdlions , fa .;
culture, fa divifion par diftrids; le nom- j
bre, la grandeur, la fîtuatlon des vil- \
les, bourgs, paroiiTes, le dénombre- ;
ment du peuple aufli exaâ: qu'il fera
polïible; l'état des forterefTes, des ports ;
rinduftrie , les arts , la marine ; le com-
merce qu'on fait, celui qu'on pourroit
faire , &c.
Quel efl le nombre, le crédit du
Clergé; quelles font fes maximes , quelle
eft fa conduite relativement à la patrie.
Y a - t il des maifons anciennes , des
Corps privilégiés , delà Nobleffe ; les
villes ont-e!les des droits municipaux?
En font- elles fort jaloufes ?
Quelles (ont les mœurs du peuple, j
fes goûts 3 its occupations, {q% amufe- '
mens ,
A M. Butta-Foc o. 4^7
mens , l'ordre de les divifions militaires ,
la difcipline , la manière de faire la
2^uerre , 6cc,
L'Hiftoire de la nation jufqu'à ce
moment 5 les loix, les flatuts ; tout ce
quiregarde l'adminiftration aduelle, les
inconvéniens qu'on y trouve , l'exer-
cice de la juftice , les revenus publics,
l'ordre économique, la manière de pofer
8c de lever les taxes j ce que paye à-
peu - près le peuple , & ce qu'il peut
payer annuellement ôcl'un portant l'au-
tre.
Ceci contient en général les inflruc-
tions néceffaires ; mais les unes veu-
lent être détaillées; il fuffit de dire les
autres fommairement. En général, tout
ce qui fait le mieux connoître le gé-
nie national ne fauroit être trop ex-
pliqué. Souvent un trait, un mot une
adiondit plus que tout un livre ; mais
il vaut mieux trop que pasafTez,
^dl^
Œuy, PoJIh.Tom. VI. V
^58 Lettre
LETTRE AU MÊME.
Modeii-Travers , le 24 Mars 1765.
Je vols, Monfieur, que VOUS ignorez 1
dans quel gouffre de nouveaux mal- ;
heurs je me trouve englouti. Depuis !
votre pénultième lettre on ne m*a pas
îaiiTé reprendre haleine un inftant. J'ai
reçu votre premier envoi fans pouvoir
prefque y jetter les yeux. Quant à ce-
lui de Perpignan , je n'en ai pas ouï
parler. Cent fois j'ai voulu vous écrire , j
mais Tagitation continuelle, toutes les j
fouffrances du corps & de i'efprit, Tac-
cablement de mes propres affaires, ne
m'ont p:^s permis de fonger aux vôtres.
J'attendois un moment d'intervalle; il
ne vient point, il ne viendra point, &:
dans l'inflant mêmeoiiie vousréponds ,
je fuis, malgré mon état, dans le rif- ;
que de ne pouvoir finir ma lettre ici. ,
Il eft inutile, Monfieur, que vous '
com.ptiez fur le travail que j'avois en-'
trepris , il m'eût été trop doux de m'oc-
cuper d'une fi glorieufe tâche : cette
eonfolation m'eft ôtée : mon ame épui-
1
À M. BUTTA-FOCO. 4y(>
fée d'ennuis n^eft plus en e'tat de pen-
(tr: mon cœur tR Je même encore,
mais je n'ai plus de tête : ma faculté
intelligente eft éteinte : je ne f lis plus
capable de fuivre un objet avec quel-
que attention; & d'ailleurs, que vou-
driez-vous que fit un malheureux fu^
gitif qui , malgré la protedion du Roi
de PrufTe Souverain du pays, mdgré
la protedion de Mylord Maréchal qui
en eft Gouverneur, mais malheureu-
ement trop éloignés l'un & l'autre , y
boit les affronts comme l'eau ; & ne
Douvant plus vivre avec honneur dans
:et afyle , eft forcé d'aller errant en
:hercher un autre fans favoir plus où
e trouver ?. . . .
Si^fait pourtant, Monfieur , j'en fais
n digne de moi, & dont je ne me
rois pa^s indigne ; c'eft parmi vous,
raves Corfes , qui favez être libres,
ui favez être juftes, & qui fûtes trop
lalheureux pour n'être pas compatif-
ins. Voyez, Monfîeur, ce qui fe peut
ire ; parlez- en à M. Paoli. Je demande
pouvoir louer dans quelque canton
litaire une petite maifon pjury finir
es jours en paix. J'ai ma gouvernante
a depuis vingt ans me foigne dans mes
4<5o Lettre
intîrmîtés continuelles; c'eft une fille
de quarante - cinq ans, françoife, ca-
thoiique, honnête & fage ^ 6c qui fe
réfout de venir, s'il le faut, au bout
de l'univers , partager mes miferes ôc
me fermer les yeux. Je tiendrai mon
petit ménage avec elle , & je tâcherai
de ne point rendre les foins de l'hof-
pitalité incommodes à mes voifins.
Mais, Monfieur, je dois vous tout
dire :il faut que cette hofpitaîitéfoit gra-
tuite , non quant à la fubfiflance , je ne
ferai-Ià defTus à charge à perlonne ,
mais quant au droit û'afyle qu'il faut
qu'on m'accorde fans intérêt. Car fnot
que je ferai parmi vous , n'attendez rien
de moi fur le projet qui vous occupe.
Je le répète , je fuis déformais hors
d'état d'y fonger ; & quand je ne le fe-
rois pas, je m'en abftiendrois par cela
même que je vivrois au milieu de vous;
car j'eus , & j'aurai toujours pour
maxime inviolable de porter le plus
profond relpect au gouvernement
(bus lequel je vis, fans me mêler de
vouloir jamais le cenfurer & critiquer,
ou réformer en aucune manière. J'ai
même ici une raifon de plus &: pour ^
ÇTiOi d'une très - grande force» Sur le
A M. BuTTA-Foco. 461
peu que j'ai parcouru de vos mém )i-
res, je vois que nus idées différent
prodigieufement de celles de votre na-
tion. Il ne feroit pas pollible que le
plan que je propoferois ne fit beau-
coup de mécontens , & peut-être
vous même tout le premier. Or, Mon-
(ieur , je fuis rafrafié de difputes & de
querelles. Je ne veux plus voir ni faire
de mécontens autour de moi, à quel-
que prix que ce puiffe être. Je foupîre
après la tranquillité la plus profonde,
& mes derniers vœux font d'être aimé
de tout ce qui m'entoure , & de mou-
rir en paix. Ma réfolution là-dellus cil:
inébranlaole. D'ailleurs, mes maux con-
tinuels m'abforbent & augmentent mon
indolence. Mes propres affaires e\'igenc
de mon tems plus que je n'y en peux
donner. Mon efprit ufé n'eft plus ca-
pable d'aucune autre application. Que
il peut-être la douceur d'une vie calme
prolonge mes jours affez pour me mé-
nager des îollirs, & que vous me ju-
giez capable d'écrire votre hiftoire ,
j'entreprendrai volontiers ce travail ho-
norable qui fatisfera mon cœur, fans
trop fatiguer ma tête, de je fe rois fort
flatté de lailFer à la poftérité ce mo-
V5
4-2 L r T T K 1
nument de mon léiour pHrmI vous^
mais re me d^r:.:.::ztz rien de plus.
Com.m;e je re ve::x pas vous tromper ,
je m.e reprocher:': cicheter votre pro-
îetrion au prb: c ur.e vaine attente.
Dâr.s ce::e idée qui m'cft venue i'ai
plus conL!:é mon cœur que mes for-
ces ; car dans Técat où ie iuls, il eil
peu aprarer: que je loutienne un fi
long v:'.";_:e; c ailleurs îrès-embdiTir-
fant. l„r :.:: avec ma gouvernante &
mon petit i?: r ce. Cependant pour peu
qi:e v: ;s m encouragiez je le -ente-
rai, cela eu certain , duiTai-je reirer Se
périr c: -cure ; mais il m.e faut au moins
une _.~_:_,::ce m.orale d'être en repos
pour le Te fie de ma vie ; car c'en eil
feît 5 Monfîeur 5 je ne peux plus cou-
rir. Malgré mon étn critique & pré-
caire, fatteadrai dans ce pays votre
réponfe avant de prendre aucun parti,
irais ;e vous prie de di&érer le mioins
pciiiDie : car n:.;' ~:e ::u:e ira patience,
je puis n'être pas le mai:re des événe-
mers, w'^e vous er/rraue 6: vous falue,
MonHcu-. de :oa: mc^ cœur.
P. 5. J':..:^ii::s ce vr^us cire, quart
£ vc5 p ::res . "u'i s !c::r.t bien diffi*
ciles s'.is "- '■■"- ---*--- ^- «--' T,
A M. Butta-Foc o, ^6j
ne dîrpute jamais fur rien. Je ne parle
jamais de religion. J*aime naturellement
même autant votre Clergé que je hais
le nôtre. J'ai beaucoup d'amis parmi
le Clergé de France , & j'ai toujours
très-bien vécu avec eux; mais quoi
qu'il arrive , je ne veux point changer
de religion, & je fouhaite qu'on ne
m'en parle jamais, d'autant plus que
cela feroit inutile.
Pour ne pas perdre de tems, en casï
d'affirmation , il faudroit m'indiqneif
quelqu'un â Livourne à qui je puife de-
mander des inftruclions pour le paiTage*
LETTRE AU MÊME.
Moriers yle 26 Mai 1765.
J_j A crife orageufe que je viens d*QÇ-
fuyer , Monlieur & l'incertitude du
parti qu'elle me feroit prendre, m'ont
fait différer de vous répondre 5c ds
vous remercier jufqu'à ce que je fuiïe
déterminé. Je le fuis maintenant pac
une fuite d'événemens qui , m'of-
fant en ce pays finon la tranquillité
du moins la fureté , me font pren-
dre le parti d'y relier fous la pro*
V4
'4<^4 Lettre
tedion déclarée & confirmée du Roî
& du Gouvernement. Ce n'eR: pas que
j*aye perdu le plus vrai defir de vivre
dans le vôtre; mais répuifement total
de mes forces, les foins qu'il faudroit
prendre, les fatigues qu'il faudroit ef-
luyer, d'autres obftacles encore qui
naiiïent de ma (ituation, me font du
moins pour le moment abandonner
mon entreprife , à laquelle , malgré ces
difficultés 5 mon cœur ne peut fe ré-
fondre à renoncer tout à fait encore.
Mais, m.on cher Monfieur, je vieilli?,
je dépéris, les forces me quittent, le
defîr s'irrite de l'efpoir s'é^-eint. Quoi
qu'il en foit , recevez & faites agréer
à M. Paoli mes plus vifs, m.es plus tf^n-
dres rem,erclemens de l'aTyle qu'il a
bien voulu m'accorder. Peuple brave
& hofpitalier! Non, je n'oublierai
jamais un moment de ma vie qne \os
cœurs , vos brcS, vos foyers m'ont été
ouverts à l'inflant qu'il ne me reftoic
prefqu'aucun autre afyle en Europe.
Si je n'ai point le bonheur de laifîer
mes cendres dans votre Ifie , je tâche-
rai d'y laiiïer du moins quelque monu-
ment de m.i recon'-oif^ance , Se ie n 'ho-
norerai aux yeux de toute la terre de
A M« Butta-Foc o. ^6^
vous appeller mes hôtes & mes pro-
tedleurs.
Je reçus bien par M. le Chevalier R.,.
la lettre de M. Paoli; mais pour vous
faire entendre pourquoi j'y répondis en
Il peu de mors 5 ôc d'un ton (i vague,
il taut vous dire , iMonlieur , que le
bruit de la propoficion que vous m'a,-
vlez faite s'étant répandu fans que je
iache comment, M, de Voît^iire fit en-
tendre à tout le monde que cette pro-
pohtion étoit une inver.tlon de fa façon ;
il prétendoit m'avoir écrit au nom des
Corfes une lettre contrefaite dont j'a^
vois été la dupe. Comme j'étois très-
fur de vous , je le laifTai dire, j'aliii
mon train & je ne vous en parlai pas
même. Mais il fit plus : il fe vanta l'hi-
ver dernier que malgré Mrlord Maré-
chal & le Roi même , il me feroit chaf--
fer du pays. Il avoit des émiifaires,
les uns connus , les autres fecrets.
Dans le fort de la fermentation à la-
quelle mon dernier écrit fervit de pré-
texte , arrive ici M. de R.... ; il vient
me voir de la part de M. de Paoli ,
fans m'apporter aucune lettre ni de la
iîenne ni de la vôtre, ni de perfonne ;
il refufe de fe nommer , il venoit de
4:66 Lettre
Genève , il avoit vu mes plus ardeng
ennemis , on me Técrivoit. Son long
féjour en ce pays , fans y avoir aucune
affaire, avoit l'air du monde le plus
myftérieux. Ce féiour fut précifément
le tems où l'orage fut excité contre
moi. Ajoutez qu'il avoit fait tous fes
efforts pour favoir quelles relations je
pouvois avoir en Corfe. Comme il ne
vous avoit point nommé, je ne vou-
lus point vous nommer non plus. En-
fin il m'apporte la lettre de M. Paoli
dont je ne connoiffois point l'écriture;
jugez fi tout cela devoir m'être fufpeél?
Qu'avois-je à faire en pareil cas?— lui
remettre une réponfe dont , à tout évé-
nement, on ne pût tirer d'éclaircifle-
ment ', c*efl: ce que je fis.
Je voudrois à préfent vous parler
de nos affaires & de nos projets, mais
ce n'en eft gueres le moment. Acca-
blé de foins, d'embarras; forcé d'al-
ler m.e chercher une autre habita-
lion à cinq ou fîx lieues d'ici , les feuls
foucis d'un déménagement très-incom-
mode m'abforberoient quand je n'en
aurois point d'autres , & ce font les-
anoindres des miensy A vue de pays ^.
guand ma tête fe remettroit^ ce que j^
A M. B U T T A - F G C 0 . 4(^7
/egai'de comme impoQible , de plus d'un
an d'ici , il ne feroit pas en moi de
m'occuper d'autre chofe que de moi-
même. Ce que je vous promets, & fur
quoi vous pouvez compter dès à pré-
fe^nt, eft que pour le refle de ma vie ,
je ne ferai plus occupé que de moi oa
de la Corfe : toute autre affaire ell: e.n^
tierement bannie de mon efprit. En at-
tendant, ne négligez pas de raflèmbleir
des matériaux , foit pour Thiftoire , foit
pour l'inftitution; ils font les mêmesy
Votre gouvernement me paroit être
fur un pied à pouvoir attendre. J'ai ^
parmi vos papiers, un mémoire daté
de Vefcovado 1764, que je préfume
être de votre façon, & que je trouve
excellent. L'ame & la tête du vertueux
Paoîi feront plus que tout le refte*
Avec tout cela pouvez- vous manquer
d'un bon gouvernement provifionnel ?
Aufîi bien , tant que des puifTances
étrangères fe mêleront de vous , ne
pourrez-vous gueres établir autre chofe.
Je voudrois bien, Monfieur, que
nous pudions nous voir: deux ou trois
fours de conférence éclairciroient bien:
des chofes. Je ne puis gueres être allez,
Hfan-^juille cette ann^e pour" vous rieȔ
V é
468 Lettre
propofer; mais vous feroit-il pOiHble,
Tannée prochaine, de vous ména,çer wci
pafTage par ce pays? J'ai dans la tête
que nous nous verrions avec plaifir ,
& que nous nous quitterions contens
l'un de l'autre. Voyez , puifque voilà
l'horpitaîité établie entre nous, venez
ufer de votre droit. Je vous embrafTe.
LETTRE
A M. DE C ^ * ^.
Mo'iers ^ 6 OEiohre 1764.
J
E vous remercie jMonfîeur, de votre
dernière pièce , &: du plailir que m*a
fait fa ledure. Elle décide le talent
qu'annonçoit la première, & déjà l'au-
teur m'infpire alTez d'eilime pour ofer
lui dire du mal de Ton ouvrage. Je
n*aime pas trop qu'à votre âge , vous
falliez le grand père , que vous me don-
niez un intérêt fî tendre pour le petit-
fils que vous n'avez point; & que dans
une Epître où vous dites de fi belles
chofes , je fente que ce n'eft pas vous
qui parlez. Evitez cette méîhaphyti-
'A M. DE c^*^ '469
que à la mode , qui depuis quelque
tcms obfcurcit tellement les vers Fran-
çois qu'on ne peut les lire qu'avec con-
tention d'efprit. Les vôtres ne font pas
dans ce cas encore , mais ils y tombe-
roientjfila difiérence qu'on fent entre
votre première pièce &: la féconde aî-
loiten augmentant. Votre Epître abon-
de , non - feulement en grands fenti-
mens , mais en penfées phiîofophiques
auxquelles je reprocherois quelquefois
de rétre trop. Par exemple, en louant
dans les jeunes gens la foi qu'ils ont,
& qu'on doit à la vertu , croyez - vous
que leur faire entendre que cette foi
n'eft qu'une erreur de leur âge, foit
un bon moven de la leur conferver?
Il ne faut pas, Monfieur, pour paroi-
tre au-deflus des préjugés, faper les
fondemens de la morale. Quoiqu'il n'y
ait aucune parfaite vertu fur la terre ,
il n'y a peut-être aucun homme qui
ne furmonte fes penchrns en quelque
chofe,& qui par conféquent n'ait quel-
que vertu; les uns en ont plus, les au-
tres moins. Mais fi la mefure eft indé-
terminée, eft-ce à dire que la cho(e
n'exifle point ? Ceft ce qu'alfurément
vous ne croyez point ,& que pourtant
47<^ L É T T K s
vous faites entendre. Je vous cotU
damne , pour réparer cette faute , à
faire une pieee, où vous prouverez que
malgré les vices des hommes , il y a
parmi eux des vertus , & mém€ ae I3.
vertu , Se qu'il y en aura toujours*
Voilà 5 Monfieur, de quoi s'élever à
la plus haute philofophie ; il y en a da- .
vantage à combattre les préjugés phi^
lofophiques qui font nuifibles , qu'à
combattre les préjugés populaires qui
font utiles. Entreprenez hardiment cet
ouvrage, & fi vous le traitez comme
vous le pouvez faire , un prix ne fau-
xoit vous manquer,-
En vous parlant des gens qui m'ac-
cablent dans mes malheurs , & qui me
portent leurs coups en fecret , j'étois
bien éloigné, Monfieur , de fonger à
rien qui eût le moindre rapport au Par-
lement de Paris. J'ai pour cet illuftre ^
Corps, les mêmes fentimens qu'avant ;
ma difgrace , & je rends toujours la j
même juftice à fes membres , quoiqu'ils ;
me l'aient fi mal rendue. Je veux même
penfer qu'ils ont cru faire envers moi
leur devoir d'hommes publics ; mais c'erï i
étoit un pour eux de mieux Tappren-*
drer On trouveroit difficilement uu
A M. DE C^*\ 471
fait où le droit d^s gens fût violé
d'autant de manières : mais quoique les
fuites de cette affaire m'aient plongé
dans un gouffre de malheurs d'où je
ne fortirai de ma vie, je n'erj fais nul
mauvais gré à ces Meilleurs. Je fais
que leur but n'étolt point de me nuire,
mais feulement d'aller à leurs fins. Je
fais qu'ils n'ont pour moi ni amitié ,
ni haine, que mon être, & mon fort
eft la chofe du monde qui les inté-
reffe le moins. Je me fuis trouvé fur
leur pafTage comme un caillou qu'on
pouffe avec le pied fans y regarder.
Je connoîs à-peu-près leur portée 6c
leurs principes. Ils ne doivent pas dire
qu'ils ont fait leur devoir , mais qu'ils
ont fait leur métier,
Lorfque vous voudrez m'honorer de
quelque témoignage de fouvenir , &
me faire quelque part de vos travaux
littéraires , je les recevrai toujours avec
intérêt & reconnoiffance. Je vous fa^--
lue, Monfieur, de tout mon cœur..
&
475 L r T T E ë
LETTRE
^ M. D*"*.
Motlers, le 4 Novembre 1764.
B
lEN des remerciemens, Mon{îeur,
du Didionnaire philofophique. II eft
agréable à lire ; il y règne une benne
morale; il feroit à iouhaiter qu'elle fût
dans le cœur de l'Auteur & de tous
les hommes. Mais ce même Auteur eft
prefque toujours de mauvaife foi dans
]es extraits de l'Ecriture ; il raifonne
fouvent fort mal , & l'air de ridicule
& de mépris qu'il jette fur des fenti-
mens refpedés des hommes , rejailîif-
fant fur les hommes mêmes, me pa-
roît un outrage fait à la fociété. Voilà
mon fentiment & peut-être mon er-
reur, que je me crois permis dédire,
mais que je n'entends faire adopter à
qui que ce foit.
Je fuis fort touché de ce que vous me
marquez de la part de M. & Madame
de BuiTon. Je fuis bien aife de vous
avoir dit ce que je penlois de cet
A M. D*^^. 475
homme ilîuftre avant que Ton fouvenir
réchaufiât mes fentimens pour lui ,
afin d'avoir tout l'honneur de la juf-
tice que j'aime à lui rendre , fans que
mon amour- propre s'en foit mêlé. Ses
écrits m'inftruiront & me plairont toute
ma vie. Je lui (a) crois des égaux
parmi Tes contemporains en qualité
de penfeur & de philoloohe ; mais
en qualité d'écrivain je ne lui en con-
nois point. C'eft la plus belle plume
de fon fiecîe ; je ne doute point que
ce ne foit là le jugement de la pofté-
rité. Un de mes regrets eft ne n'avoir
pas été à portée de le voir davantage
& de profiter de fes obligeantes invi-
tations, Je fens combien ma têts 3c
mes écrits auroit gagné dans Ion com-
merce. Je quittai Paris au moment de
fon mariage ; ainfi je n'ai point eu le
bonheur de connoître Madame de Buf-
fon , rr:ais je fais qu'il a trouvé dans fa
perfcnne & dans fon mérite l'aimable
(3k: digne récompcnle du fien. Que Diau
les béniffe l'un & l'autre de vouloir
( a ) Quand M.'Roufleau écnvoît ceci , M. le Comte
de Buftcn n'a vole pas encore publié les Bfoc[u€S dt
la Nature»
474 Lettre
bien s'intéreffer à ce pauvre profcrif.
Leurs bontés font une des confolation^
de ma vie: qu'ils fâchent, je vous ea
fupplie , que je les honore de les aime
de tout mon cœur.
Je fuis bien éloigné, Monfîeur , de
renoncer aux pèlerinages projettes. Si
la ferveur de la Botanique vous dure
encore , & que vous ne rebutiez pas
i3n élevé à barbe grife, je compte plus
que jamais aller herborifer cet été fur
vos pas. Mes pauvres Corfes ont bien
maintenant d'autres affaires eue d'aller
établir l'Utopie au milieu d'eux. Vcu$
favez la marche des troupes Françoi-
fes ; il faut voir ce qu'il en réfultera.
En attendant, il faut gémir tout bas, ,
& aller herborifer. |
Vous me rendez fier en me mar- i
quant que Mademoifelle B**"^ n'ofe me !
venir voir à caufe des bienféances \
de fon fexe , & qu'elle a peur de moi î
comime d'un circoncis. Il y a plus de :
quinze ans que les jolies femmes me ':
faifoient en France l'affront de me trai- ;
ter comm.e un bon homme fans con- '
féquence, jufqu'à venir dîner avec moi !
téte-à-tête dans la plus infultante fa- !
iniliarité;,jufqu àm'embrafrer dédaigne u- i
A M. D**\ 475»
fement devant tout le monde comme le
grand-pere de leur nourrice. Grâces
au Ciel , me voilà bien rétabli dans
ma dignité, puifque les Demolfelles
me font l'honneur de ne m'ofer venir
voir.
LETTRE
A M. H I R Z E L.
1 1 Noverrbre 1754,
J E reçois , Monfîeur , avec recon-
noiiïance la féconde édition du So-
crate ruflique , & les bontés dont
m'honore fon digne Hiflorien, Quel-
que étonnant que foit le Héros de
votre livre , l'Auteur ne Teft pas
moins à mes yeux. Il y a plus de pay-
fans refpedlables que de favans qui les
refpedent Se qui Tofent dire. Heureux
le pays où des Klyioggs cultivent la
terre, & où des Hirzels cultivent les
Lettres ! L'abondance y règne & leç
vertus y font en honneur.
Recevez , Monfieur , je vous fup-
plie , mes remercîmens de mes faluta-
tions.
47^^ Lettre
L E TT R E
A M. D U C L O S.
Motiets , le z Décembre 1764.
J E crois 5 mon cher ami , qu*au point
où nous en fommes , la rareté des let-
tres eft plus une marque de confiance
que de négligence ; votre filence peut
ni'inqiiiéter l-ur votre fanté , mais non
fur votre amitié, & j'ai lieu d'attendre
de vous la même fécurité (ur la mien-
ne. Je fuis errant tout l'été , malade
tout l'hiver , & en tout tems fi fur-
chargé de désœuvrés, qu'à peine ai-
je un me mien t de relâche pour écrire
à mes amiis.
Le recueil fait par Duchefne eft
en efTet incomplet, & qui pis eft très-
fautif ; mais il n'y manque rien que 1
vous ne connoiftîez , excepté mia ré- /'
ponfe aux lettres écrites de la Campa-
gne , qui n'eft pas encore publique, .
J^efpérois vous la faire remettre aufîi- -
tôt qu'elle feroit à Paris ; mais on
m'apprend que M. de Sartine en a dé-
A M. D u c L o s. 477
fendu l'entrée , quoiqu'afTurément il
n'y ah pas un mot dans cet ouvrage,
qui puiiTe déplaire à la France ni aux
François, 6: que le Clergé Catholique
y ait à Ton tour ks rieurs aux dépens
du nôtre. Malheur aux opprimés, fur-
tout quand ils le (ont injuîlement ; car
alors ils n'ont pas même le droit de fe
plaindre , & je ne ferois pas étonné
qu'on me fît pendre, uniquement pour
avoir dit & prouvé que je ne méritois
pas d'être décrété. Je prefTens le con-
tre-coup de cette défenfe en ce pays.
Je vois d'avance le parti qu'en vont
tirer mes implacables ennemis, & fur-
tout ipfe d&Ii fabricator Epcus,
J'ai toujours le projet de faire enfin
moi-même un recueil de mes écrits ,
dans lequel je pourrai faire entrer quel-
ques chiffons qui font encore en ma-
nulcrits , & entr'autres le petit conte
dont vous parlez, puifque vous jugez
qu*il en vaut la peine. Mais outre que
cette entreprife m'effraye, fur -tout
dans l'état où je fuis, je ne fais pas
trop où la faire. En France il n'y faut
pas fonger. La Hollande eft trop loin
de moi. Les Libraires de ce pays n'ont
pas d'alTez vaftes débouchés pour çettQ
47^ Lettre
entreprife ; les profits en feroîent peu
de chofe ; & je vous avoue que je n'y
fonge que pour me procurer du pain
durant le refte de mes malheureux
jours, ne me Tentant plus en état d'en
gagner. Quant aux mémoires de ma
vie dont vous parlez , ils font très-
difficiles à faire fans compromettre per-
fonne ; pour y fonger il faut plus de
tranquillité qu'on ne m'en laiffe , & que
je n'en aurai probablement jamais ; fi
je vis toutefois , je n'y renonce pas ;
vous avez toute ma confiance ^ mais
vous fentez qu'il y a d^s chofes qui ne
fe difent pas de li loin.
Mes courfes dans nos montagnes fi
riches en plantes , m'ont donné du goût
pour la botanique ; cette occupation
convient fort à une machine ambulante
a laquelle il eft interdit de penfer. Ne
pouvant laiiïer ma tête vide , je la
veux empailler ; c'eft de foin qu'il faut
l'avoir pleine , pour être libre & vrai,
fans crainte d'être décrété. J'ai l'avan-
tage de ne connoître encore que dix
plantes , en comptant l'hyfope ; j'aurai
jong-tems du plaiiir à prendre , avant
d'en être aux arbres de nos forêts.
J'attends avec impatience votre nou:
A iM. D u c L o s. 47^
velle édition des Confidérations fur les
mœurs. Puifque vous avez des facili-
tés pour tout le Royaume, adrefîez le
paquet à Pontarlier , à moi direde-
ment, ce qui fuffit , ou à M. Junet,
Diredèeur des poftes ; il me le fera
parvenir. Vous pouvez auflî le remettre
àDuchefne, qui me le fera paffer avec
d'autres envois. Je vous demanderai
même fans façon de faire relier l'exem-
plaire , ce que je ne puis faire ici fans
le gâter ; je le prendrai fecretement
dans ma poche en allant herboriferjôc
quand je ne verrai point d'Archers au-
tour de moi , j'y jetterai les yeux à
la dérobée. Mon cher ami , comment
faites - vous pour penfer être hon-
nête homme , & ne vous pas faire
pendre ? Cela me paroît difficile, en
vérité. Je vous embraffe de tout mon
cœur.
Fin du Tome FL