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Full text of "Oeuvres de J.J. Rousseau"

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/rsjj^<^  "^30 


I  ARBOR  I 


Presented  to  the 

LIBRARY  of  the 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 

by 

Prof.   Robert  Finch 


fl*. 


^' 


U  V  R  ES 

D  E 

J.J.ROUSSEAU, 

DE    GENEVE. 

Avec      Figures. 
TOME  VINGT-QUATRIEMEf 


ŒUVRES 

POSTHUMES 


DEJ.J,  ROUSSEAU, 


TOME    SIXIEME. 

Contenant    fes    Lettres    à    différentes 
perfonnes. 


A     PARIS, 

Chez  DEFER   de   MAISONNEUVE, 
Libraire,  rue  du  Foin. 


J791, 


f 


ŒUVRES 


DIVERSES. 


'■muv.  Tofu  Tom.  VI.         È^ 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

Univers ity  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/oeuvresdejjrouss24rous 


ia>-'4gvytj^m  wiMua*n.'m> 


QUATRE  LETTRES 

A  M.   LE  Président 

DE  MALESHERBES, 

Contenant  le  vrai  tableau  de  mon  ca^ 
r acier e  &  les  vrais  motifs  de  toute 
ma  conduite» 

De  Montmorency  le  4  Janvier  1762. 

^'^** ■■■■«..■■■■■■■■i. ■.■■■■■■■■■■■■■■«■■■■■ai 

PREMIERE   LETTRE. 

J 'au  ROI  s  moins  tardé,  MonfieurJ 
à  vous  remercier  de  la  dernière  lettre 
dont  vous  m'avez  honoré ,  fi  j'avois 
mefuré  ma  diligence  à  répondre,  fur 
le  plaifir  qu  el'e  m'a  fait.  Mais  outre 
qu'il  m'en  coûte  beaucoup  d'écrire  , 
^ai  penfé  qu'il  falloit  donner  quelques 
ours  aux  importunités  de  ces  tems- 

Aa 


4  Lettre 

Ci  5  pour  ne  vous  pas  accabler  dss 
îTiiennes.  Quoique  je  ne  me  confole 
point  de  ce  qui  vient  de  Te  paiïer,  je 
luis  très -content  que  vous  en  foyez 
ândruit  5  pui(que  cela  ne  m'a  point  ôté 
votr^  eftime  ;  elle  en  fera  plus  à  moi 
iquand  vous  ne  me  croirez  pas  meilleur 
que  je  ne  fuis. 

Les  motifs  auxquels  vous  attribuez 
les  partis  qu'on  m*a  vu  prendre  ,  de- 
puis qug  je  porte  une  elpece  de  nom 
dans  le  monde  ^  me  font  peut-être  plus 
d'honneur  que  je  n'en  mérite  ;  mais 
ils  font  certainement  plus  près  de  la 
vérité ,  que  ceux  que  me  prêtent  ces 
hommes  de  lettres ,  qui  donnant  tout 
à  la  réputation ,  jugent  de  mes  fenti- 
rnens  par  les  leurs.  J'ai  un  coeur  trop 
fenfibie  à  d'autres  attachemens  ,  pour 
Tétre  (i  fort  à  l'opinion  pub^que  ; 
|*àime  trop  mon  plaifir  Se  mon  indé- 
pendance pour  être  efclave  de  la  va- 
nité, au  point  quMU  le  fuppofent.  Ce^ 
lui  pour  qui  la  fortune  &:  l'e'poir  de 
parvenir  ,  ne  balarçi  jamais  un  rendez- 
vous  ou  un  fouper  agréable  ,  ne  doit 
pas  naturellement  facrifler  'on  bonheur 
Zu  dîfîr  de  faire  parler  de  lui  ;  &  ii 
ïf^iï  point   du  tout   croyable  qu'un 


A  M.  D  E  M  A  L  ir  s  H  E  R  s  £  s.       j» 

homme  qui  fe  fent  quelque  talent,  $c 
qui  tarde  jufqu'à  quarante  ans  à  le  faire 
connoître  ,  Toit  affez  fou  pour  aller! 
s'ennuyer  le  refte  de  Tes  J3urs  dans  un 
défert,  uniquement  pour  acquérir  la 
réputation  d'un  mifanthrope* 

Mais  5  Alonlieur  ,  quoique  je  Iiaïiïa 
fouverainement  rinjudice  &  la  méchan- 
ceté ^  cette  palTion  n'eil  pas  afiez  do- 
minante pour  me  déterminer  ieule  à 
fuir  la  fociété  des  hommes,  (i  j'avois 
en  les  quittant  quelque  grand  facritice 
à  fiire.  Non  ,  mon  motif  eft  moin^ 
noble  ,  &  plus  près  de  moi*  Je  fuis 
né  avec  un  amour  naturel  pour  la  fo* 
litude ,  qui  n'a  fait  qu'augnienter  à 
mefure  que  j'ai  mieux  connu  les  hom- 
mes. Je  trouve  mieux  mon  compte 
avec  les  êtres  chimériques  que  je  raf- 
femble  autour  de  moi,  qu'avec  ceux 
que  je  vois  dans  le  monde  ;  &  la  fo- 
ciété dont  mon  imagination  fait  les 
frais  dans  ma  retraite  ,  achevé  de  me 
dégOLiter  de  toutes  celles  que  j'ai  quit- 
tées. Vous  me  fuppofez  malheureux 
&  confumé  de  mélancolie.  Oh  î  Mon- 
:fieur ,  combien  vous  vous  trompez  î 
C'efl:  à  Paris  que  je  Tétois  ;  c'ell:  à 
Paris  qu'une  bile  noire  rongeoit  mon 

A3 


é  L   E  T  T  R  H 

cceur  ,  Se  ramertume  de  cette  bîîe  ne 
fe  fait  que   trop    fcntir   dans  tous  les 
écrits  que  j'ai  publiés  tant  que  j'y  fuis 
refté.  Mais,   Monfieur,  comparez  ces 
écrits  avec  ceux  que  j'ai  faits  dans  ma 
folitude  ;  ou  je  fuis  trompé,  ou  vous 
fentirez  dans  ces  derniers  une  certaine 
férénité  d'ame    qui   ne  fe  joue  point , 
^  lur  laquelle  on  peut  porter  un  ju- 
gement certain  de   Tétat   intérieur  de 
l'Auteur.   L'extrême   agitation   que  je 
viens  d'éprouver  ,  vous  a  pu  faire  por- 
ter un  jugement  contraire  ;  mais  il  efb 
facile  à  voir   que    cette  agitation  n'a 
point  fon  principe   dans   ma   (ituation 
adluelîe  ,   mais   dans  une    imagination 
déréglée  ,    prête    à    s'efiaroucher    fur 
tout  &  à  porter  tout  à  Textréme.  Des 
fuccès  continus  m'ont  rendu  fenfîble  à 
la  gloire  ,  &  il   n'y  a  point  d'homme 
ayant  quelque  hauteur  d'ame  Se  quel- 
que vertu  ,  qui  pût  penfer  fans  le  plus 
mortel  défefpoir,  qu'après  fa  mort  on 
fubftitueroit  fous  (on  nom  à  un  ouvra- 
ge utile  5  un  ouvrage  pernicieux ,  ca- 
pable de  déshonorer  fa  mémoire  ,    & 
de  faire  beaucoup  de  mai.   Il  fe  peut 
qu'un  tel  bouieverfement  ait  accéléré 
h  progrès  de   mes  maux  ;  mais   dans 


A   M.    DE    MaLESHERBES.  f 

id.  fuppoiltion  qu'un  tel  accès  de  folie 
in*eût  pris  à  Paris  ,  il  n'eft  point  Çût 
que  ma  propre  volonté  n'eût  pas  épar- 
gné le  refte  de  l'ouvrage  à  la  nature* 

Long-tems  je  me  fuis  abufé  moi- 
même  fur  la  caufe  de  cet  invincible 
dégoût  que  j'ai  toujours  éprouvé  dans 
le  commerce  des  hommes  ;  je  Tattri- 
buois  au  chagrin  de  n'avoir  pas  l'ef- 
prit  aflez  préient ,  pour  montrer  dans 
la  converfation  le  peu  que  j'en  ai ,  Se 
par  contre-coup  à  celui  de  ne  pas  oc- 
cuper dans  îe  monde  la  place  que  j'y 
croyoîs  mériter.  Mais  quand  ,  après 
avoir  barbouillé  du  papier  ,  j'étois  bien 
fur,  même  en  difant  des  (ottifes ,  de 
n'être  pas  pris  pour  un  fot  ;  quand 
je  me  fuis  vu  recherché  de  tout  le 
jrjonde ,  &  honoré  de  beaucoup  plus 
de  confiuération  que  ma  plus  ridicule 
vanité  n'en  eût  ô(é  prétendre  ;  &  que 
malgré  cela  ,  j'ai  fenti  ce  même  dégoût 
plus  augmenté  que  diminué  ,  j'ai  con- 
clu qu'il  venoit  d'une  autre  caufe ,  & 
que  cesefpeces  de  jouHrances  n'étoient 
point  ce'ies  qu'il  me  falloit. 

Quelle  eft  donc  enfin  cette  caufe  ? 
elle  n'efi:  autre  que  cet  indomptable 
efprit  de  libexté,  que  rien  n'a  pu  vain- 


9  Lettre 

cre,  &  devant  lequel  les  honneurs,  îâ 
fortune  ,  &  la  réputation  même  ne  me 
font  rien.  Il  eft  certain  que  cet  efprit 
de  liberté  nne  vient  moi  s  d'orgueil 
que  de  parefle;  mais  cette  paretle  eft 
încroyabK  ;tout  relfarouche  ;les  moin- 
dres devoi  s  de  la  vie  civile  lui  font 
infjppartables;  un  mot  à  dire,  une 
lettre  à  écrire  ,  une  viiice  à  faire  ,  dès 
qu'il  le  faut,  font  pour  moi  d^s  (up- 
plices.  Voilà  pourquoi,  quoique  le 
commerce  ordinaire  des  hommes  me 
foit  odieux  ,  Tintime  amitié  m'efi:  li 
chère  ,  parce  qu'il  n'y  a  plus  de  de- 
voirs pour  elle;  on  fuit  Ion  cœur,  & 
tout  eft  fait.  Voilà  encore  pourquoi 
j'ai  toujours  tant  redouté  les  bienfaits. 
Car  tout  bienfait  exige  reconnoilTance  y 
&  je  me  fens  le  cœur  ingrat  ,  par 
cela  feul  que  la  reconnoiiïance  ed:  un 
devoir.  En  un  mot  TeTpece  de  bon- 
heur qu'il  me  faut,  n'efl  pas  tant  de 
faire  ce  que  je  veux  ,  que  de  ne  pas 
faire  ce  que  je  ne  veux  pas.  La  vie 
adive  n*a  rien  qui  me  tente  ;  je  con- 
fentirois  cent  fois  plutôt  à  ne  jamais 
lien  faire  5  qu'à  faire  quelque  chofe 
malgré  moi  ;  &  j'ai  cent  fois  penfé  ^ 
que  je  n'aurois  pas  vécu  trop  malEsu- 


A   M.    DE    xMaLESHERBES.  ^ 

reux  à  la    Bafliiîe  ,  n'y  étant    tenu  à 
rien  du  tout  qu'à  reiter  là. 

J'ai  cependant  fait  dans  ma  jeuneiTe,' 
quelques  efforts  pour  parvenir.  Mais 
ces  efforts  n'ont  janiiis  eu  pour  buC 
que  la  retraite  ,  &  le  repos  dans  ma 
vieilleiTe  ;  &  comme  ils  n'ont  été  que 
par  fecouife,  comme  ceux  d'un  paref- 
leux,  ils  n'ont  jamais  eu  le  moindre 
fuccès.  Quand  les  maux  font  venus  , 
ils  m'ont  fourni  un  beau  prétexte  pour: 
me  livrer  àmapaiiion  dominante.  Trou- 
vant que  c'étoit  une  folie  de  me  tour- 
menter pour  un  âge  auquel  je  ne  par- 
viendrois  pas  ,  j'ai  tout  planté  là ,  52 
je  me  fuis  dépêché  de  jouir.  Voilà, 
Monfieur,  je  vous  le  jure  ,  la  vérita- 
ble caufe  de  cette  retraite ,  à  laquelle 
nos  gens  de  Lettres  ont  été  cherchei* 
ÛQS  m.otifs  d'oftent-ition ,  qui  fuppofent 
une  confiance,  ou  plutôt  une  obflina- 
tîon  à  tenir  a  ce  qui  me  coûte ^  di-^ 
rectement  contraire  à  mon  caraclere 
naturel» 

Vous  me  direz ,  Monlleur,  que  cette 
indolence  fuppofée  s'accorde  mal  avec 
les  écrits  que  f  ai  compofés  depuis  d'ùC 
ans ,  Se  avec  ce  defir  de  gloire  qui  a  dà 
^'exciter  a  les  publier.  Voilà  uns  ob^ 


id  t  i:  T  T  K  r 

je<ftion  à  réfoudre ,  qui  m'oblige  à  pro- 
longer ma  letre  ,  6i  -^ui  p^r  conléquent 
me  force  a  la  finir,  j'y  revienorai, 
blondeur  ,  fi  mon  ton  tami'ier  ne  vous 
dépldit  pas  ;  car  dans  l'épanchement 
de  m  )n  cœur  je  n'en  lauro.s  prendre 
un  autre  ;  je  me  peindrai  lans  tard  & 
fans  modertie;je  me  montrerai  à  vous 
tel  que  je  me  voib,  Ôc  tel  que  je  (uis; 
car  palîant  ma  vie  avec  nui .  je  dois 
me  connoitre  5  &  je  vois  par  la  ma- 
nière dont  ceux  qui  pcnlent  me  con- 
noître  interprètent  mes  actions  &  ma 
cond.-ite  ,  qu'ils  n'y  connoiifenr  ri  n, 
Ps,r(onne  au  monde  ne  me  connoît: 
que  moi  eul.  Vous  en  jugerez  qudhd 
j'aurciî   tout  dit» 

Ne  me  renvoyez  po'nt  mes  lettres^ 
IVîonfieur,  je  vous  fupp  ie;  brulez-'es, 
parce  qu'elles  ne  vaknt  pas  là  pêne 
d'être  gardées,  mais  non  pas  par  égard 
pour  moi.  Ne  fongez  pas  non  plus, 
de  grâce  ,  à  retirer  celles  qi  i  font  entre 
les  mains  de  Duchéne.  S'il  falloit  ef- 
facer dans  le  monde  \qs  traces  de 
toutes  mes  folies,  il  y  auroit  trop  de 
lettres  à  retirer  ,  &  je  ne  remuerois  pas 
Je  bout  du  doigt  pour  cela.  A  charge 
Çc  à  décharge ,  je  ne  crains  point  d'ê^* 


A   M.   Dfi    MALESHÈnBÊS.        II 

tre  vu  tel  que  je  iuis.  Je  connois  mes 
grands  défauts,  &  e  f^ns  vivement 
tous  mes  vic^  s.  Avec  tout  cela  je 
mourrai  plin  d'efpoir  dans  le  Dieu 
fuprcme  ,  &  très-perfuadé  que  de  tous 
les  honnits  que  j'ai  connus  en  ma  vie, 
aucun  ne  fut  meilleur  que   moi. 


SECONDE    LETTRE. 

A  Montmorency  le  ii  Janvier  1762, 

J  E  continue,  Monfieur,  à  vous  ren- 
dre compte  de  moi,  puifque  j'ai  com- 
mencé; car  ce  qui  peut  m'étre  le  plus 
défavorable,  eft  d'être  connu  à  demi; 
&  puifque  mes  fautes  ne  m'ont  point 
oté  votre  eftime  ,  je  ne  préfume  pas 
que  ma  franchile  me  ia  doive  ôter. 

Une  ame  parefTcu^e  qui  s'effraye  de 
tout  foin  5  un  tempérament  ardent, 
bilieux,  facile  à  s'affecter,  &  fenGble 
a  l'excès  à  tout  ce  qui  i'affede,  fem- 
bîent  ne  pouvoir  s*allier  dans  le  même 
caradere;  &  ces  deux  contraires  com- 
pofent  pourtant  le  fond  du  mien.  Quoi- 
gu«  je  ne  puiffe  réfoudre  cette  oppo- 


12  E   E    T    T   Pv   ]? 

fition  par  des  principes,  eîle  exife 
pourtant;  je  la  fens,  rien  n'eft  plus 
certain,  &  j'en  puis  du  moins  donner 
par  les  faits,  une  efpece  d'hlftorique- 
qui  peut  fervir  à  la  concevoir.  J'ai  eiï 
plus  d'adivité  dans  l'enfance,  mais  ja- 
mais comme  un  autre  enfant.  Cet  en- 
nui de  tout  m'a  de  bonne  heure  jette 
dans  la  ledure,  A  iix  ans,  Plutarque 
me  tomba  fous  la  main;  à  huit,  je  1& 
favois  par  cœur;  j'avois  lu  tous  les 
romans  ;  ils  m'avoient  fait  verfer  des 
féaux  de  larmes ,  avant  l'âge  ou  le 
cœur  prend  intérêt  aux  romans.  De-Ià 
fe  forma  dans  le  mien  ce  goût  hérow 
que  &  romanefque  qui  n'a  fait  qu'au- 
g-menter  jufqu'à  préfent.  Se  qui  acheva 
de  me  dégoûter  de  tout,  hors  de  ce 
qui  refTembloit  à  mes  folies.  Dans  ma 
jeunefTe ,  que  je  croyois  trouver  dans 
îe  monde  les  mêmes  gens  que  j'avois 
connus  dans  mes  livres,  je  me  îivroi? 
fans  réferve  à  quiconque  favoit  m'ert 
împofer  par  un  certain  jargon  dont  j'ai 
toujours  été  la  dupe.  J'étois  adif  parce 
que  j'étois  fou  ;  à  mefure  que  j'étois 
détrompé,  je  changeois  de  goûts  ,  dVt*- 
tachemens,  de  projets;  &  dans  tous 
S€5   çhangeinens  je  perdais  toujauîÇ 


ma   peine  &    mon  temps,  parce  que 
je    cherGhcis  toujours    ce   qui   n'ctoit 
point.  En  devenant  plus  expérimenté  , 
j'ai  perdu   peu- à -peu  refpoir  de   le 
trouver,    &    par -conféquent   le  zèle 
de  le  chercher.  Aigri  par  les  injufti- 
ces  que  j'avois  éprouvées ,  par  celles 
dont    favois  été   le   témoin,  fouvent 
affligé   du    défordre   où   l'exemple  & 
la  force  des  chofes  m'avoient  entraîné 
moi-même,  j'ai  pris  en   mépris  morî 
fîecle  &  mes  contemporains  ,  &   Ten- 
tant  que   je    ne  trouverois    point  au 
milieu  d'eux  une  (ituation  qui  pût  con^- 
tenter  mon  cceur,  je  l'ai  peu- à- peu 
détaché  de  la  fociété  des  hommes,  5^ 
je  m'en  fuis  fait  une  autre  dans  m.oîî 
imagination  ,  laquelle  m'a  d'autant  plus 
charmé  que  je  la  pouvois  cultiver  fans^ 
peine,  fans   rifque,  &  la  trouver  tou- 
jours fure,  &  telle  qu'il  me  la  falloir. 
Après    avoir    paiîé     quarante    ans 
de  ma   vie   ainfî  mécontent    de  moi-- 
même  &  des  autres,  je  cherchois  inu-* 
îiîement    à  rompre    les   liens    qui    mo 
îenoient   attaché  à   cette  fociété    qu© 
j'eftimois  fi  peu,&  qui  m'enchaînoienC 
aux  occupations  le  moins  de  mon  goût, 
par  des  befoins  ^ue  j'eftimois  çewxd^ 


^4  L  É    T  T  K  E 

la  nature  ,  &  qui  n'étoient  que  ceux 
de  l'opinion  :  tout-à  coup  un  hcureuJC 
hafard  vint  m'éclairer  fur  ce  que  fa- 
vois  à  faire  pour  moi-même,  &  à  pen- 
fer  de  mes  (em'olables  ,  fur  lefquels 
mon  cœur  étoit  étoit  fans  celle  en 
contradidion  avec  mon  efprit,  di  que 
je  me  (eptois  encore  porté  à  aimer  avec 
tant  d  rail  JUS  de  les  hïir.  Je  v  oudrois, 
Monfieur ,  voas  pouvoir  peindre  ce 
moment  qui  a  fait  dans  ma  vie  une 
jfi  imguliere  époque  ,  &  qui  me  fera 
toujours  préfcnt  quand  je  vivrois  écer- 
lîelJement, 

J*allois  voir  Diderot  alors  prifonnier 
à  Vincennes;  j'avois   dans    ma    pocke 
un  mercure  de  France  que  je  m.e  mis 
à  feuilleter  'e  long  du  chemin.  Je  tombe 
fur  la  queflion  de  l'Académie  de  Dijon 
qui  a  donné  lieu  à  mon  premier  écrit. 
Si  jamais  quelque  chofe  a  reffemblé  à 
une   infpiration  fubite ,    c'efl  le  mou- 
vement qui  fe  fit  en  moi  à   cette  lec- 
ture ;  tout  à-coup    ie    me  fens  l'efprit 
ébloui  de  mille  lumières  ;  des    foules 
d*idées  vives  s'y   pré'entent   à  la   fois 
avec  une   force,  éc  une  confufion  qui 
îT^e  jetta  dans  un  trouble  inexprimable  ; 
je  fer>§  ma  tête  prife  par  uq  çtourdif^. 


A  M.  CE  Mal^sherbes.  If 
fement  (emb'able  a  r.vreflc.  Une  vio- 
lente palpitation  n/oppielle,  lou'eve 
ma  poinine;  ne  pouvant  pius  relpirer 
en  marchant,  je  me  laille  tombc;r  lous 
un  ces  arbres  de  l'avenue  ,  &  j'y  paiîe 
une  denri-heurc  dans  une  tel'e  a,;iîation, 
qu'en  me  relevant  j'apperçus  tout  le 
devant  de  n  a  vefte  moisillé  de  mes 
larmes  ,  (ans  avoir  (enti  que  j'en  répan- 
dois.  Oh,  Monfieur,  li  j'avois  'amais 
pu  écrire  le  quart  de  ce  que  j'ai  vu 
&  ùv.n  fous  cet  arbre,  avec  quelle 
c'arté  j  aurois  fait  voir  toutes  les  contra* 
dirions  du  (yfteme  focial;  avec  quelle 
force  j'aurois  expofé  tous  les  abus  de 
nos  iî  ftitutions;  avec  q^jelle  (impl  cité 
j'aurois  démontré  que  l'homme  eft  boa 
naturellement  ,  &  que  c'eil:  par  ces 
inftitutions  feules  ,  que  IfS  hommes 
deviennent  méchans.  Tout  ce  que  j'ai 
pu  rettnir  de  ces  toules  de  grandes 
vérités  ,  qui  dans  un  quart  -  d'heure 
m'illuminèrent  fous  cet  arbre  ,  a  été 
bien  foiblement  épars  dans  les  trois 
principaux  de  mes  écrits ,  favoir  ce 
premier  difcours,  celui  fur  l'inégalité, 
&  le  traité  de  l'é  iucation  ,  lerquel» 
troi  ouvrages  fort  inféparables  ,  8<  for- 
Eiçflt  enkmble  ur*  même  tout,  Tqui 


l'S  Lettre 

le  refie  a  été  perdu  ,  &  il  n*y  eut  d'e-*- 
crit  (ur  le  lieu  même  ,  que  la  Profo- 
popée  de  Fabricius.  Voilà  comment 
lorfque  j'y  penfois  le  moins,  je  devins 
auteur  prefque  malgré  moi.  Il  efl:  aifé 
de  concevoir  comment  l'attrait  d'un 
premier  fuccès ,  &  les  critiques  des 
barbouilleurs ,  me  jetterent  tout  de 
bon  dans  la  carrière.  Avais -je  quelque 
vrai  talent  pour  écrire?  je  ne  fais.  Une 
vive  perfuafion  m'a  toujours  tenu  lieu 
d'éloquence,  &  j'ai  toujours  écrit  lâ- 
chement &  m.aî  quand  je  n'ai  pas  été 
fortement  perfuadé.  Ainfî  c'eft  peut- 
être  un  retour  caché  d'amour-propre, 
qui  m'a  h\t  choifir  di  mériter  ma  de^ 
vife,  &  m'a  ii  paiîîonnément  attaché 
à  la  vérité,  ou  à  tout  ce  que  j'ai  pris 
pour  elle,  Si  je  n'avois  écrit  que  pour 
écrire  ,  je  fuis  convaincu  qu'on  ne  m'au* 
roit  jamais  lu. 

Anrès  avoir  découvert ,  ou  cru  dé- 
couvrir  dans  les  fauiïes  opinions  des 
hommes  ,  la  fource  de  leurs  miferes 
&  de  leur  méchanceté  ,  je  fentis  qu'iî 
n*y  tfvoit  que  ces  m.emes  opinions  qui 
m'eulTent  rendu  malheureux  moi  même, 
&  que  mes  maux  &  mes  vices  me  ve- 
noient  bien  plus  de  ma  fituation  que 


1  M.  CE  Maleshsp.b^s.       3'7 

de  moi-même.  Da  s  le  même  terrs, 
une  maladie  dont  j*avois  dès  rerfance 
fenti   les    premieies   ateintes  ,  s'ctant" 
déclarée  abfolument  incurable,  malgré 
toutes  les  promeifes  des   faux  guériC- 
•feurs  dont  je  n'ai  pas  été  lon,;:^  tems  la 
dupe    je  j  -geai  que  fi  je  voulois  être 
conféqiient  &  fecouer  une  fois  de  def» 
fus  mes    épaules  le  pefant  joug  de  l'o- 
pinion ,  je  n'avois    pas    un  moment  à 
perdre.  Je  pris  brufquement  mon  parti 
avec  afïez  de  courage,  &  je  l'ai  allez 
bien  foutena  jufqu'ici  avec  une  fermeté 
dont  moi  feuî  peux  fentir  le  prix ,  parce 
qu'il  n'y  a  que  moi  feu!  qui  fâche  quels 
obftacles  j'ai  eus,  &  j'ai  encore  tous 
les  jours  à  combattre  pour  me  main- 
tenir fans  ceiïe  contre  le  courant.  Je 
fens  bien  pourtant  que  depuis  dix  ans  j'aî 
un  peu  dérivé,  mais  (i  j'eflimois  feule- 
ment en  avoir  encore  quatre  à  vivre, 
on  me  verroit  donner  une   de<îxieme 
fecouife ,  de  remonter  tout   au  moins 
à  mon  premier  niveau  ,  pour  n'en  plus 
gueres  redercendre;car  toutes  les  gran* 
des  épreuves  ^ont  faites,  &  il  eft  dé- 
formais démontré  pour  moi ,  par  Vex* 
périence ,  que  l'état  où  je  me  fuis  mis 
eft  le  feul  ou  l'homme    puilTe  vivrç 


îS  Lettre 

bon  èc  heureux  ,  puifqu'il  eft  le  pfu^ 
indépendant  de  tous ,  &  le  feul  où  ori 
ne  fe  trouve  jamais  pour  fort  propre 
avantage,  dans  la  néceirué  de  nuire  à 
autrui. 

J*avoue  que  le  nom  que  m'ont  fait 
mes  écrits  a  beaucoup  facilité  Texécu- 
tioiidu  parti  que  j'ai  pris.  Il  faut  être  crU 
bon  Auteur,  pour  fe  faire  impunément 
mauvais  copifte^&ne  pas  manquer  de 
travail  pour  cela.  Sans  ce  premier  titre, 
on  m^eût  pu  trop  prendre  au  mot  fuf 
l'autre,  &  peut-être  cela  m'auroit  -  il 
mortifié;  car  je  brave  alfément  le  ri* 
àicule,  mais  je  ne  fupporterois  pas  (i 
bien  le  mépris.  Mais  (i  quelque  ré- 
putation me  donne  à  cet  égard  un  peu 
d'avantage,  il  eft  bien  compenfé  par 
tous  les  inconvéniens  attachés  à  cette 
même  réputation,  quand  on  n'en  veut 
point  être  efclave,  &  qu'on  veut  vi- 
vre ifolé  &  indépendant.  Ce  font  ces 
inconvéniens  en  partie  qui  m'ont  chafîé 
de  Paris  ,  &  qui  me  pourfjivant  en- 
core dans  mon  afyle,  me  chafTeroient 
très  certainement  plus  loin,  pour  peu 
que  ma  fanté  vînt  à  fe  raffermir.  Un 
autre  de  mes  fléaux  dans  cette  grande 
.ville,  étoit  ces  foules  de  prétendus 


A   M.   DE    MaLESHERBES.         ip 

amis  qui  s'étoient  emparés  de  moi , 
&  qui  jugeant  de  mon  coeur  par  les 
leurs  ,  vouloient  abfolument  me  ren- 
dre heureux  à  leur  mode,  6c  non  pas 
à  la  mienne.  Au  défelpoir  de  ma  re- 
traite 5  ils  m'y  ont  pourfuivi  pour  m'en 
tirer.  Je  n'ai  pu  m'y  maintenir  fans 
tout  rompre.  Je  ne  fuis  vraiment  libre 
que  depuis  ce  tems-là. 

Libre!  non,  je  ne  le  fuis  point  en- 
core ;  mes  derniers  écrits  ne  font  point 
encore  inprimés;  &  vu  le  déplorable 
état  de  ma  pauvre  machine  .  je  n'efpere 
plus  furvivre  ài'imprellion  du  recueil  de 
tous  :  mais  fi,  contre  mon  attente,  je  puis 
aller  iufques-là&  prendre  une  fois  congé 
du  public  5  croyez  ,  Monfieur  ,  qu'alors 
je  ferai  libre  ,  ou  que  jamais  hom,me  ne 
l'aura  été.  O  utinam  !  O  jours  trois  fois 
heureux  !  Non  il  ne  me  fera  jamais 
donné  de  le  voir. 

Je  n'ai  pas  tout  dit ,  Monfieur ,  & 
vous  aurez  peut-être  encore  au  moins 
une  lettre  à  eiTuyer.  Heureufement 
rien  ne  vous  oblige  de  les  lire  ,  & 
peut-être  y  feriez- vous 'bien  embar- 
rafTé.  Mais  pardonnez  de  grâce;  pour 
recopier  ces  longs  fatras  /û  faudroit  les 
refaire  5  6c  en  vérité  je  n'en  ai  pas  le 


20  L  î   T  T  R  2 

courage.  J'ai  fûrement  bien  du  plaifif 
à  vous  écrire  j  mais  je  n'en  ai  pas  moins 
à  me  repofer  ,  &  mon  état  na  me  per- 
met   pas  d'écrire   long  tems  de  fuite. 

TROISIEME  LETTRE, 

A  Montmorency  le  26  Janvier  17^2, 


/\pRE^  vous  avoir  expofé  ,  Monfleur, 
les  vrais  motifs  de  ma  conduite,  je 
voudrois  vous  par'er  de  mon  état  mo- 
ral dans  ma  retraite;  mais  je  fens  qu'il 
e(l  bien  tard,  mon  ame  aliénée  d'elle- 
même  eft  toute  à  mon  corps.  Le  dé- 
labrement de  ma  pauvre  machine  l'y 
tient  de  jour  en  pur  plus  attach  f  ^ ,  à: 
iufqu'à  ce  qu'elle  s'en  fépare  enfin  tout- 
à  coup,  C'efl:  de  mon  bonheur  que  je 
voudrois  vous  parler  ,  &  Ton  parle  mal 
du  bonheur  quand    on  fouffre. 

Mes  maux  font  l'ouvrage  delà  natu- 
re ,  mais  mon  bonheur  efl:  le  mien.  Quoi 
qu'on  en  puifTe  dire,  j'ai  été  fage  ,  puif- 
que  J'ai  été  heureux  autant  que  ma  na- 
ture m'a  permis  de  l'être:  je  n'ai  point 
€té  chercher  ma  félicité  au  loin  ,  je  l'ai 


A   ?-î.   DE    MaLESHERSES,       28 

enercl^ée  ai.p  es  de  moi  ,  &i  Vy  ai 
trouvée.  Spirtien  dit  que  Similis  , 
courti(ande  Trajan,  ayant  fans  aucun 
mécontentement  personnel  quitté  la 
Cour  &  tous  Tes  emplos,  pour  aller 
vivre  paii  blement  à  la  campagne,  fit 
mettre  ces  mots  fur  fa  tombe  : /ai  de^ 
meur^  foixante  &  p^{^  an i  fur  la  terre  ^ 
&  /en  ai  vécu  fefi.  Voilà  ce  que  je  puis 
dire  ,  à  quelque  égard  ,  quoique  mon 
facrifi'.e  ait  été  moindre: je  n'ai  com- 
mencé de  vivre  que  le  5?  Avril  i'Jj6, 
Je  ne  faurois  vous  dire ,  Monfieur, 
combien  j'ai  été  touché  de  voir  que 
vous  m'eflimiez  le  plus  malheureux  aes 
hommes.  Le  public  fans  doute  en  ju- 
gera comme  vous,  &  c'efl  encore  ce 
qui  m'affiige.  O  que  le  fort  dont  j'ai 
joui  n'efl-il  connu  de  tout  Tunivers! 
chacun  voudroit  s'en  faire  un  fembla- 
ble  ;  la  paix  régneroit  fur  la  terre;  les 
hommes  ne  fongeroient  plus  à  (e  nuire, 
&  i!  -n^y  auroit  plus  de  rréchans  quand 
nul  n*ai)roit  intérêt  de  Tétre.  Mais  de 
quoi  jouifrois-je  enfin  q-jand  j'étois  feul> 
De  nioi ,  de  Tunivers  entier  ,  de  tout  ce 
qui  eft,  de  tout  ce  qui  peut  être,  de 
tout  ce  qu'a  de  beau  îe  monde  (enfî- 
Cble,  &  d*imaginable  le  inonde  inteî- 


I 


2  Lettre 

lecliiel;  je  raîïemblois  autour  de  moi 
tout  ce  qui  pouvoit  Batter  mon  cœur; 
mcsdefirs  étoient  la  melure  de  mespiai- 
firs.  Non  jamais  les  plus  voluptueux 
n*ont  connu  de  pareiLes  dé'ices,  &  j'ai 
cent  fois  plus  joui  de  mes  chimères  qu'ils 
ne  font  dts  réalités. 

Quand  mes  douleurs  me  fonttrlfle- 
ment  mefurer  la  longueur  des  nuits,  & 
que  l'agitation  de  la  fièvre  m'empêche 
de  goûter  un  feul  inftant  de  fommeil , 
fouvent   je  me  diftrais  de  mon  étatpré- 
fènt  en  fongeantaux  divers  événemens 
de  ma  vie;  &  les  repentirs,  les  doux 
fouvenirs,  les  regrets  l'attendriiTement 
fe  partagent  le  foin  de  me  faire  oublier 
quelques  momens  mes  fouffrances.  Quel 
tems  croiriez- vous  5  Monfieur  ,  que  je 
me  rappelle  le  plus  (ouvent  ôc  le  plus 
volontiers  dans  mes  rêves  ?  Ce  ne  font 
point  les  plaifirs  de  ma  jeunefTe  ,  ils  fu- 
rent trop  rares  ,  trop  méiés  d'amertu- 
mes,  &  font  déjà   trop  loin    de  moi. 
Ce  font  ceux   de  ma  retraite ,  ce  font 
mes  promenades  folitaires,  ce  font  ces 
jours    rapides  mais  délicieux  que    j'ai 
paflé  tout  entiers  avec  moi  feul:  avec  ma 
bonne  &{împle  gouvernante,  avec  mon 
^hien  bien  aimé,  ma  vieille  chatte,  avec 


A  M.  DE  Malishérbeî?.      25 

΀S  oifeaux  de  la  campagne  &.  Ics  biches 
de  la  toret  ;  avec  la  nature  entière  & 
ion  inconcevable  auteur.  En  me  levant 
avant  le  loleil  pour  aller  voir ,  com- 
templerfon  lever  dans  mon  jardinjquand 
je  voyois  commencer  une  belle  jour- 
rée,  mon  premier  Ibuhait  étoit  que  ni 
lettres  ni  vidtcs  n*en  vinfTent  troubler 
Je  charme.  Après  avoir  donné  la  ma- 
tinée à  divers  foins  que  je  rempliilois 
tous  avec  plaifir  ,  parce  que  je  pou- 
yois  les  remettre  à  un  autre  temSjje 
me  hâtois  de  dîner  pour  échapper  aux 
importuns  ,  Si  me  ménager  un  plus  long 
après-midi.  Avant  une  heure,  même  les 
jours  les  plus  ardens,  je  partois  par  le 
grand  foleil  avec  le  fidèle  Acates,  pref. 
fant  le  pas  dans  la  crainte  que  quelqu'un 
ne  vînt  s'emparer  de  moi  avant  que 
}*eufre  pu  m'efquiver;  mais  quand  une 
fois  j'avois  pu  doubler  un  certain  coin  , 
avec  quel  battement  de  cœur,  avec 
quel  pétillement  de  joie  jecommençois 
à  refpirer  en  me  fentant  fauve  ,  en  me 
difant,  me  voilà  maître  de  moi  pour 
le  refte  de  ce  jour  !  j'allois  alors  d'un  pas 
plus  tranquille  chercher  quelque  lieu 
îauvage  dans  la  forêt  ,  quelque  lieudé- 
fert  uii  rien  ne  montrant  la  main  des 


L  E   T   T   E  s 

hommes,  n'annonçât  la  fervîtude  S:  îa. 
domination  ,  quelque  aiyle  où  ']c  puiTs 
croire  avoir  pénétré  Icpremi.-r,  &  où 
nul  tiers  importun  ne  vint  s'interpoler 
entre  la  nature  &  moi.  C'étoit  làqu'elle 
fembloit  déployer  à  mes  yeux  une  ma- 
gnificence toujours  nouve  le*  L'or  des 
genêts  ,  &  la  pourpre  des  bruyères  frap- 
poient   mes    yeux   d'un  luxe  qui  tou- 
choit  mon  cœur;  la  rnajefté  des  arbres 
qui  me   couvroient  de  leur  ombre,  la 
déiicdtefïe  des  arbuftes  qui  m'environ- 
noient,  l'étonnante  variété  des  herbes  3c 
des  fl-urs  que  je  foulois  fous  mes  pieds, 
tenoient  mon  efprit  dans  une  alterna- 
tive continuelle  d'obfei'vation  &  d'ad- 
îpiration  :  le  concours  de  tant  d'objets 
intéreiïans  qui   fe  difpuîoient   mon  at- 
tention ,  m'attirant  fans  ceffe  de  Tun  à 
l'autre,  favoriioit  mon  humeur  rêveufe 
.&.  parefTeufe,  &  me  failoit  fouvent  re- 
dire à  moi-meTje;  non,  Salomon  dans 
toute  fa  g'oire  ne  fut  jamais  vêtu  com- 
me Fun  d'eux. 

Mon  imagination  neîaifToitpas  îong- 
tems  déierte  la  terre  ainfi  parée.  Je  la 
peuploisbientotd'étrts  félon  mon  cœur, 
5l  chaiïant  bien  loin  l'opinion  ,  les  pré- 
fugés  5  toutes  les  paillons  ùCûcqs  ,  je 

tranfportois 


A   M.   DE   MaLESHERBES.        2J 

tranfportois  dans  les  afyles  de  la  nature, 
des  hommes  dignes  de  les  habiter.  Je 
m'en  formois  une  fociété  charmante 
dont  je  ne  me  fentois  pas  indigne ,  je 
me  faifois  un  fiecle  d'or  à  ma  fantaifie , 
&  rempliiïant  ces  beaux  jours  de  toutes 
les  fcenes  de  ma  vie ,  qui  m'avoient  laif- 
fé  de  douxfouvenirs,  èc  de  toutes  celles 
que  mon  cœur  pouvoit  defirer  encore , 
iem^attendriffois  jufqu'auxlarmesfur  les 
vrais  plaifirs  de  l'humanité ,  plaiurs  fl 
-délicieux,  fi  purs,  6c  qui  font  défor- 
mais fi  loin  des  hommes.  O  (i  dans  ces 
momens  quelqu'idée  de  Paris ,  de  mon 
fiecle  5  &  de  ma  petite  gloriole  d'Au- 
teur ,  venoit  troubler  mes  rêveries, 
avec  quel  dédain  je  la  chafTois  àTinf- 
tant  pour  me  livrer  fans  diftradion , 
aux  fentimens  exquis  dont  mon  ame 
étoit  pleine!  Cependant  au  milieu  de 
tout  cela,  je  l'avoue ,  le  néant  de  mes 
chimères  venoit  quelquefois  la  contrif- 
ter  tout-à  coup.  Quand  tous  mes  rê- 
ves fe  feroient  tournés  en  réalités  ,  ils 
ne  m'auroieRt  pas  fuffi  ;  j'aurois  imagi- 
né ,  rêvé,  defîré  encore.  Je  trouvois 
en  moi  un  vuide  inexplicable  que  rien 
n'auroit  pu  remplir;  un  certain  élance- 
ment de  cœur  vers  une  autre  forte  de 
^uy.  Pojîh.  Tom.  VI.  B 


t>'6  Lettre 

joulfTance  dont  je  n*avois  pas  d*idée, 
ce  dont  pourtant  je  fentois  le  befoin. 
Hé  bien,  Monlieur ,  cela  même  é:oit 
îouifTance  j  puifque  j'en  étois  pénétré 
d'un  fentiment  très-vit  &l  d'une  trifteiTe 
attirante  5  que  je  n'aurois  pas  voulu  ne 
pas  avoir. 

Bientôt   de  la  furface  de   la  terre  ^ 
j'élevois  mes  idées  à  tous  les  êtres  de 
la  nature  ,  au    iyftéme   univerfel  des 
chofes  5  à  l'être  incompréhenfible    qui 
embraiîe  tout.  Alors  l'eTprit  perdu  dan^ 
cette  immendté  ,  je  ne  penfois  pas ,  je 
ne   raifonnois  pas,  je  ne    philoiophois 
pas  ;  je  me  fentois  avec  une  forte  de 
volupté  accablé  du  poids  de  cet  uni- 
vers,  je  me  livrois  avec  ravifTementà 
la  confufion  de  ces  grandes  idées,  j'ai- 
xnois  à  me  perdre  en  imagination  dans 
i'efpace ,  mon  cœur  refTerré  dans  les 
bornes  des  êtres  s'y  trouvoit  trop  à  l'é- 
troit,  i'.étouffois dans  l'univers,  j'aurois 
voulu  m*é!ancer  dans  l'infini.  Je  crois 
que   fi  j'eufTe  dévoilé  tous  les  myftè- 
resdela  nature,  je  me  feroisfenti  dans 
une  Situation  moins  délicieufe ,  que  cet- 
te  étouidîfTante  extafe  à  laquelle  mon 
efprit  fe  livroitfans  retenue,  &  qui  dans  ■ 
Tagitation  de  mes  tranfports,  me  faifoit 


A  M.  I5E   MaLESHERBES,        27 

écrier  quelquefois  ,  6  grand  Etre  !  ô 
grand  Etre  !  fans  pouvoir  dire  ni  pen- 
fer  rien  de  plus. 

Ainfi  s^écouloient  dans  un  délire  con- 
tinuel, les  journées  les  plus  charman- 
tes que  jamais  créature  humaine  ait 
pafTées  ,  &  quand  le  coucher  du  foleil 
me  faifoit  fonger  à  la  retraite ,  étonné 
de  la  rapidité  du  tems,  je  croy ois  n'a- 
voir pas  affez  mis  à  profit  ma  jour- 
née ;  je  penfois  en  pouvoir  jouir  da- 
vantage encore  ,  &  pour  réparer  le  tems 
perdu  ,  je  me  difois  ;  je  reviendrai  ds'- 
maia. 

Je  revenois  à  petit  pas,  la  tête  un 
peu  fatiguée,  mais  le  cœur  content, 
je  me  repofois  agréablement  au  retour, 
en  me  livrant  àl'impreflion  des  objets  ; 
mais  fans  penfer,  fans  imaginer,  fans 
rien  faire  autre  chofe  ,  que  fentir  le  cal- 
me &  le  bonheur  de  ma  fituation.  Je 
trouvois  mon  couvert  mis  fur  ma  ter- 
raffe.  Je  fou  pois  de  grand  appétit  ;  dans 
mon  petit  domeftique  nulle  image  de 
fervitude&  de  dépendance  ne  troubloit 
la  bienveillance  qui  nous  uniiïbit  tous. 
Mon  chien  lui-même  étoit  mon  ami,  non 
mon  efclave  ,  nous  avions  toujours  la 
même  volonté  ^  mais  jamais  il  ne  m*a 

B2 


sS  Lettre 

obéi  ;  ma  gaieté  durant  toute  la  foîrée 
témoignolt  que  j'avois  vécu  feul  tout 
le  jour  ;  fétois  bien  différent  quand  j'a- 
vois vu  de    îa  compagnie  ,  j'étois  rare- 
anent  content  des  autres,  &  jamais  de 
moi.  Le  foir  f  étois  grondeur   &  taci- 
turne: cette  remarque  eft  de  ma  gou- 
vernante ,  &  depuis  qu'elle  me  Ta  dite , 
je  Tai  toujours  trouvée  jufte  en  m*ob-    . 
îervant.  Enfin,  après  avoir  fait  encore    i 
quelques  tours  dans  mon   jardin,  ou 
chanté  quelque  air  fur  mon  épinette, 
je  trouvois  dans  mon  lit  un  repos  de  ^ 
corps  &  d'ame  cent  fois  plus  doux  que 
le  fommeil  même. 

Ce  font  -là  les  jours  qui  ont  fait  le 
vrai  bonheur  de  ma  vie,  bonheur  fans 
amertume,  fans  ennuis,  fans  regret, 
^  auquel  j'aurois  bornévolontiers  tout 
celui  de  mon  exiftence.  Oui ,  Monfieur, 
que  de  pareils  jours  rempliffent  pour 
moi  l'éternité,  je  n*en  demande  point 
d'autres,  &  n'imagine  pas  que  je  fois 
beaucoup  moins  heureux  dans  ces  ra* 
viifantes  contemplations,  que  les  in- 
telligences céledes.  Mais  un  corps  qui 
foufire,  ôte  à  Fefprit  fa  liberté  ;  défor- 
mais je  ne  fais  plus  feul,  j'ai  un  hôte 
ijui  m'importune  ,  il  faut  m'en  délivrer 


pour  être  à  moi5&  relTai  que  j'ai  f.iic 
de  ces  douces  jouilTances  ,  ne  fert  plus 
qu'à  me  faire  attendre  avec  moins  d'et- 
froi  le  moment  de  les  goûter  fans  dif- 
traction. 

Mais  me  voici  déjà  à  la  fin  de  ma 
féconde  feuille.  Il  m'en  faudroit  pour- 
tant encore  une.  Encore  une  lettre  donc 
&  puis  plus.  Pardon,  Monfieur,  quoi- 
que j'aime  trop  à  parler  de  moi  ,  je 
n'aime  pas  en  parler  avec  tout  le 
monde  5  c'eft  ce  qui  me  faitabuferde 
l'occafion  quand  je  l'ai  de  qu'elle  me 
plait.  Voilà  mon  tort  &  mon  excufe» 
Je  vous  prie  de  la  prendre  en  gré. 

QUATRIEME  LETTRE. 

28  Janvier  ijéi* 

Je  vous  al  montré  ,  Monueur,  dans 
le  fecret  de  mon  cœur ,  les  vrais  mo- 
tifs de  ma  retraite  &  de  toute  ma  con- 
duite; motifs  bien  moins  nobles  fans  dou- 
te que  vous  ne  les  avez  fuppofés  ,  mais 
tels  pourtant  qu'ils  me  rendent  contert 
de  moi-même,  &  m'infpirent  la  fisrté 


50  L  E   T   T  R    K 

d'ame  d'un  homme  qui  fe  fent  bien  or- 
donné, &  qui  ayant  eu  le  courage  de 
faire  ce  qu'il  falloit  pour  l'être  ,  croit 
pouvoir  s'en  imputer  le  mérite.  Il  dé- 
pendoit  de  moi ,  non  de  me  faire  un 
autre  tempérament,  ni  un  autre  carac- 
tère, mais  de  tirer  parti  du  mien  pourme 
rendre  bon  à  moi-même,  &  nullement 
méchant  aux  autres.  C'eft  beaucoup 
que  cela,  Monfieur,  &  peu  d'hommes 
en  peuvent  dire  autant.  Auili  je  ne  vous 
déguiferai  point  que  malgré  le  fentiment 
de  mes  vices,  j'ai  pour  moi  une  haute 
eftime. 

Vos  gens  de  Lettres  ont  beau  crier 
qu'un  homme  feul  eft  inutile  à  tout  le 
monde  ,  &  ne  rem.pîit  pas  Tes  devoirs 
dans  la  fociété.  J'eflime  moi,  les  pay- 
fans  deMontmorenci  des  membres  plus 
utiles  de  la  fociété  ,  que  tout  ces  tas 
de  défœuvrés  payés  de  la  graiffe  da 
peuple,  pour  aller  (ix  foix  la  femaine 
bavarder  dans  une  Académie  ;  je  fuis 
plus  content  de  pouvoir  dans  l'occa- 
fion,  faire  quelque  plaifir  âmes  pau- 
vres voifins,  que  d'aider  à  parvenir  à 
ces  foules  de  petits  intrigans ,  dont 
Paris  efl  plein ,  qui  tous  afpirent  à  l'hon- 
neur d'être  des  frippons  en  place,  & 


A   M.   DE   MaLESH^RBES.       3I 

que  pour  le  bien  public  ,  ainfî  que  pour 
le  leur  ,  on  devroit  tous  renvoyer  la- 
bourer la  terre  dans  leurs  provinces, 
C'eft  quelque  chofe  que  de  donner  aux 
hommes  l'exemple  de  la  vie  qu'ils 
devroient  tous  mener.  C'eft  quelque 
chofe  quand  on  n'a  plus  ni  force  ni  fanté 
pour  travailler  de  fes  bras ,  d'ofer  de 
fa  retraite  faire  entendre  la  voix  delà 
vérité.  C'eft  quelque  chofe  d'avertir  les 
hommes  de  la  folie  des  opinions  qui 
les  rendent  miférables.  C'eft  quelque 
ehofe  d'avoir  pu  contribuer  à  empê- 
cher ,  ou  différer  au  moins  dans  ma  pa- 
trie ^l'établifTement  pernicieux  que  po'jr 
faire  la  cour  àVoltaire  à  nos  dépens,  d'A- 
leaibert  vouloit  qu'on  fît  parmi  nous.  Si 
j'eufTe  vécu  dans  Goneve,ie  n'aurois  pu 
ni  publier  FEpître  dédicatoire  du  dif- 
cours  fur  l'inégalité,  ni  parlerméme  de 
l'établiffement  de  la  comédie  du  ton  que 
je  l'ai  fait.  Je  ferois  beaucoup  plus  inu- 
tile à  mies  Comapatriotes,  vivant  au  mi- 
lieu d'eux,  quejene  puisl'être  dans  l'oc- 
eafion  de  ma  retraite.  Qu'importe  en 
quel  lieu  j'habite,  fi  j'agis  où  je  dois 
agir  ?  D'ailleurs  ,  les  habitans  deMont- 
morenci  font -ils  moins  hommes  que 
les  Parifiens  ,  &  quand  je  puis  endif^ 

B  ^ 


5^  Lettre 

fuader  quelqu'un  d'envoyer  Ton  enfant 
fe  corrompre  à  la  ville ,  fais-je  moins 
de  bien  que  fi  je  pouvois  de  la  ville  le 
renvoyer  au  foyer  paternel?  mon  in- 
digence feule  ne  m'empêcheroit-elle  pas 
d'être  inutile  de  la  manière  que  tous 
ces  beaux  parleurs  l'entendent;  S:  puif^ 
que  je  ne  mange  du  pain  qu'autant 
que  j'en  gagne  ,  ne  fuis  -  je  pas  forcé 
<ie  travailler  pour  ma  fubfiftance  ,  &  de 
payer  à  la  fociété  tout  le  befoia  que 
je  puis  avoir  d'elle.  Il  eft  vrai  que  je 
me  fuis  refufé  aux  occupations  qui  ne 
m'étoient  pas  propres  ;  ne  me  fentant 
point  le  talent  qui  pouvoit  me  faire  mé- 
riterle  bien  que  vous  m'avez  voulu  faire, 
Taccepter  eût  été  le  voler  à  quelque 
homme  de  Lettres  aufli  indigent  que 
moi,  &  plus  capable  de  ce  travail-là;  en 
me  l'offrant,  vous fuppofiez que  j'étois 
en  état  de  faire  un  extrait,  que  je  pou- 
vois m'occuper  de  matières  qui  m'é- 
toient indifférentes  ,  &  cela  n'étant  pas, 
je  vous  aurois  trompé  ,  je  me  ferois  ren- 
du indigne  de  vos  bontés,  en  me  con- 
duifant  autrement  que  je  n'ai  fait;  on 
n'efl:  jamais  excufable  de  faire  mal  ce 
qu'on  fait  volontairement  :  je  ferois 
maintenant  mécontent  de  moi ,  de  vous 


A  M.   BS  MAlESHSRSt^.        5Î 

aulîî  ;  &:  je  ne  goûterois  pas  le  pîaifîi: 
que  je  prends  à  vous  écrire.  Enfin  , 
tant  que  mes  forces  me  Tont  permis, 
en  travaillant  pour  moi  ,  j'ai  fait  félon 
ma  portée  tout  ce  que  j'ai  pu  pourla 
fociété;  fi  j'ai  peu  fait  pour  elle  ,  j'en 
ai  encore  moins  exigé,  &:  je  me  crois 
fî  bien  quitte  avec  elle  dans  l'état  où 
je  fuis  5  que  fi  je  pouvois  délormaisme 
repofer  tout-à-fait,  &  vivre  pourmoî 
feul,  je  le  fer  ois  fans  fcrupule.  J'écar- 
terai du  moins  de  moi  de  toutes  mes 
forces  l'importunité  du  bruit  public. 
Quand  je  vivrois  encore  cent  ans,  je 
n'écrirois  pas  une  ligne  pour  la  preiTe, 
&  ne  croirois  vraiment  recommencer 
à  vivre  que  quand  je  ferois  tout  à-fait 
oublié. 

J'avoue  pourtant  qu'il  a  tenu  à  peu  , 
que  je  ne  me  fois  trouvé  rengagé  dans 
le  monde,  Se  que  je  n'aye  abandonné 
ma  folitude  ,  non  par  dégoût  pour 
elle  5  mais  par  un  goût  non  moins  vif 
que  j'ai  failli  lui  préférer.  II  faudroit, 
Alonfieur,  que  vous  connulîiez  Tétat 
de  délaiiïement  Se  d'abandon  de  tous 
mes  am.is  où  je  me  trouvois ,  3c  là 
profonde  douleur  dont  mon  ame  en 
çtoit  affedée  ,  îorf:îue   Monfieur    & 


54  Lettre 

Madame  de  Luxembourg  deiïrerent  âé 
me  connoître  ,  pour  juger  de  Tim- 
prelîîon  que  firent  fur  mon  cœur  af- 
fligé leurs  avances  &  leurs  careffes. 
J'étois  mourant  ;  fans  eux  je  ferois  in- 
failliblement mort  de  trifteffe  ;  ils  m'ont 
rendu  la  vie ,  il  eft  bien  jufte  que  je 
l'employé  à  les  aimer. 

J'ai  un  cœur  très  aimant,  mais  qui 
peut  fe  fuffire  à  lui  même.  J'aime  trop 
les  hommes  pour  avoir  befoin  de  choix 
parmi  eux  ;  je  les  aime  tous  ,  &c  c'ed 
parce  que  je  les  aime^  que  je  hais  l'in- 
juftice  ;  c'eft  parce  que  je  les  aime  , 
que  je  les  fuis;  je  fouffre  moins  de  leurs 
maux  quand  je  ne  les  vois  pas  ;  cet 
intérêt  pour  l'efpece  fuffit  pour  nour- 
rir mon  cœur  :  je  n'ai  pas  befoin  d'à-; 
mis  particuliers  ;  mais  quand  j'en  ai  ^ 
j'ai  grand  befoin  de  ne  les  pas  per- 
dre ;  car  quand  ils  fe  détachent,  ils 
me  déchirent ,  en  cela  d'autant  plus 
coupables,  que  je  ne  leur  demande 
que  de  Tamitié ,  &  que  pourvu  qu'ils 
m'aiment,  &  que  je  le  fâche,  je  n'aï 
pas  même  befoin  de  les  voir.  Mais 
ils  ont  toujours  voulu  mettre  à  la  place 
du  fentiment,  des  foins  &  des  fervî- 
çes  cjue  le  public  voyoit ,  ôc  dont  je 


n*avois  que  faire  ;  quand  je  les  aimois, 
ils  ont  voulu  paroitre  m'aimer.  Pouc 
moi  qui  dédaigne  en  tout  les  apparen- 
ces, je  ne  m'en  fuis  pas  contenté,  (<c 
ne  trouvant  que  cela  ;  je  me  le  fuis 
tenu  pour  dit.  Ils  n'ont  pas  précife- 
ment  cefTé  de  m'aimer ,  j'ai  feulement 
découvert  qu'ils  ne  m'aimoient   pas. 

Pour  la  première  fois  de  ma  vie  , 
je  me  trouvai  donc  tout-à-coup  le 
cœur  feul ,  de  cela  feul  aufîi  dans  ma 
retraite,  &  prefque  auffi  malade  que 
je  le  fuis  aujourd'hui  C'eft  dans  ces 
circonftances  que  commença  ce  nou- 
vel attachement  qui  m'a  fi  bien  dé- 
dommagé de  tous  les  autres,  &:  dont 
rien  ne  me  dédommagera;  car  il  du- 
rera, i'efpere,  autant  que  ma  vie,  & 
qnoi qu'il  arrive,  il  fera  le  dernier.  Je 
ne  puis  vous  diiTimuIer ,  Monfieur , 
que  j'ai  une  violente  averfion  pour  les 
états  qui  dominent  les  autres  ;  j'ai  même 
tort  de  dire  que  je  ne  puis  le  dilTi- 
muler,  car  je  n'ai  nulle  peine  à  vous 
l'avouer,  à  vous  né  d'un  fang  illuftre, 
fils  du  Chancelier  de  France,  &  pre- 
mier Préfident  d'une  Cour  fouveraine  ; 
oui,   Monfieur .  à  vous   qui   m'avez 

B6 


5<^  t  E  T  T  n  s 

fait  mille  biens  fans  me  connoître  ,  Sc 
à  qui  5  malgré  mon  ingratitude  natu- 
relle, il  ne  m*en  coûte  rien  d'être^ 
obligé.  Je  hais  les  Grands  .  je  hais  leur 
état  5  leur  dureté ,  leurs  préjugés ,  leur 
petiteffe  &  tous  leurs  vices,  &  je  les  haï- 
rois  bien  davantage  fi  je  les  mépriiois 
moins.  C'eft  avec  ce  fentiment  que  j'ai 
été  comme  entraîné  au  cliâceau  de 
Montmorenci;  j'en  ai  vu  les  maîtres,  ils 
m'ont  aimé  ,  &  moi,  Monfieur,  je 
les  ai  aimés,  &  les  aimerai  tant  que 
je  vivrai  de  toutes  les  forces  de  mon 
ame  :  je  donnerois  pour  eux,  je  ne 
dis  pas  ma  vie ,  le  don  feroit  foible 
dans  l'état  où.  je  fuis,  je  ne  dis  pas 
ma  réputation  parmi  mes  contempo- 
rains dont  je  ne  me  foucie  gueres; 
mais  la  feule  gloire  qui  ait  jamais 
touché  mon  cœur,  l'honneur  que  j'at- 
tends de  la  poftérité ,  &  qu'elle  me 
Tendra  parce  qu'il  m'efl  dû,  &  que  la 
poftérité  eft  toujours  jufte.  Mon  cœur 
qui  ne  fait  point  s'attacher  à  demi , 
s'eft  donné  à  eux  fans  réferve  ,  &  je 
ne  m'en  repens  pas ,  je  m'en  repenti* 
rois  même  inutilement ,  car  il  ne  fe- 
loit  plus  tems  de  m'en  dédiret  Pans  1^ 


A  M.  DE  MAiîsïTEnBr?.       57 

clialeur  de  renthoufiafme  qu'ils  m'ont 
in(piré,  j'ai  cent  Fois  été  fur  le  point 
de  leur  demander  un  afyle  dans  leur 
mailon  pour  y  pailer  le  refte  de  mes 
jours  auprès  d'eux,  de  ils  me  l'au- 
roient  accordé  avec  joie  ^  (i  même, 
à  la  manière  dont  ils  s'y  font  pris,  je 
ne  dois  pas  me  regarder  comnie  ayant 
été  prévenu  par  leurs  ofFrcs.  Ce  pro* 
jet  eft  certainement  un  de  ceux  que 
j'ai  médité  le  plus  long-tems.  Se  avec 
le  plus  de  complaifance.  Cependant 
il  a  fallu  fentir  à  la  fin  malgré  moi  , 
qu'il  n'étoit  pas  bon.  Je  ne  penfois 
qu'à  l'attachement  des  perlonnes  fans 
fonger  aux  intermédiaires  qui  nous 
auroient  tenus  éloignés,  &  il  y  en  avoit 
de  tant  de  fortes,  fur-tout  dans  Fin- 
commodité  attachée  à  mes  maux,  qu'un; 
tel  projet  n'efl:  excufabîe  que  par  le 
fentiment  quil'avoit  infpiré  D'ailleurs  ^ 
la  manière  de  vivre  qu'il  auroit  fallu 
prendre,  choque  trop  directement  tous 
mes  goûts,  toutes  mes  habitudes  ^  je 
n'y  aurois  pas  pu  réfifter  feulement 
trois  mois.  Enfin  nous  aurions  eu  beau 
nous  rapprocher  d'habitation  ,  îa  dis- 
tance reftant  toujours  la  même  entrer 
Iqs  états,  cette  intimité  délicieiife  c^uî 


5^  t  î:  T  T  px  î 

fait  le  plus  grand  charme  d'une  etroîtd 
fociétc,  eut  toujours  manqué  à  la  nô- 
tre ;  je  n'aurois  été  ni  l'ami ,  ni  le  do- 
meftique  de  Moniieur  le  Maréchal  de 
Luxembourg;  j*auroIs  été  fon  hôte; 
en  me  Tentant  hors  de  chez  moi,  j'au- 
rois  foupiré  fouvent  après  mon  ancien 
afyle  ,  &  il  vaut  cent  fois  mieux  être 
éloigné  des  per(on:ies  qu'on  aime,  & 
dehrer  d'être  auprès  d  elles  ,  que  de 
s'expofer  à  faire  un  fouhait  oppofé. 
Quelques  degrés  plus  rapprochés  euf- 
fent  peut-être  fait  révolution  dans  ma 
vie.  J*ai  cent  fois  fuppofé  dans  mes 
rêves  Monfieur  de  Luxembourg  point 
Duc,  point  Maréchal  de  France,  mais 
bon  Gentilhomme  de  campagne ,  ha- 
bitant quelque  vieux  château  ,  &  J,  J, 
Ro  ifTeau  point  Au-eur,  point  faifeur 
de  livres,  mais  ayint  un  efprit  mé- 
diocre de  un  peu  d'acquis,  fe  préfen- 
tant  au  Seigneur  châtelain  &  à  la  Da- 
me ,  leur  agréant,  trouvant  auprès 
d'eux  le  bonheur  de  fa  vie  ,  &  conn 
trlbuant  au  leur-,  fi  pour  rendre  le 
rêve  plus  agréable,  vous  me  permet- 
tiez de  pouffer  d'un  coup  d'épaule  le 
château  de  Malesher'oes  à  demi-lieue 
de-là,  il  me  femblc,  Monfieur ,  qu'en 


A   M.   Dï   MALESHEPxBES.         55 

rêvant  de  cette  manière  je  n'aurois  de 
Ion?  tems  envie   de  m'éveiller. 

Mais  c'en  eft  fait  ;  il  ne  me  refîe 
plus  qu'à  terminer  le  long  rêve;  car 
les  autres  font  déformais  tous  hors  de 
faifon  ;  &  c'efl  beaucoup ,  fi  je  puis 
me  promettre  encore  quelques- unes 
des  heures  délicieules  que  j'ai  paffées 
au  château  de  Montmorenci.  Quoi 
qu'il  en  foit  me  voilà  tel  que  je  me 
lèns  affedé  ,  jugez-moi  fur  tout  ce  fa- 
tras fi  j'en  vaux  la  peine,  car  je  ny 
faurois  mettre  plus  d'ordre,  Se  je  n'ai 
pas  le  courage  de  recommencer;  (i  ce 
tableau  trop  véridique  m'ôte  votra 
bienveillance  ,  j'aurai  cefTé  d'ufurper 
ce  qui  ne  m'appartenoit  pas;  mais  fi 
je  la  conferve,  elle  m'en  deviendra 
plus  chère,  comme  étant  plus  à  moij 


4®  X   J.    Rôt7§!'ÊÂ'& 

LETTRE 

D  E 
/.   /.    ROUSSEAU 

AM.  PHILOPOLIS. 

V  ous  voulez,  Monfîeurjque  je  vous 
réponde,  puilque  vous  me  faites  des 
queftion?.  Il  s'agit ,  d*ai!leurs,  d*un  ou- 
vrage dédié  à  mes  Concitoyens  ;  je 
dois  en  le  défendant  juflifier  l'honneur 
qu'ils  m'ont  fait  de  l'accepter.  Je  laifTe 
à  part  dans  votre  lettre  ce  qui  me  re- 
garde en  bien  &  en  mal,  parce  que 
l'un  compenfe  l'autre  à-peu-près  ,  que 
j'y  prends  peu  d'intérêt,le  Public  encore 
moins,  &  que  tout  cela  ne  fait  rien  à 
la  recherche  de  la  vérité.  Je  commence 
donc  par  le  raifonnement  que  vous 
me  propofez,  comme  eflentiel  à  Ja 
queftion  que  j'ai  tâché  de  réfoudre. 

L'état  de  fociété,  me  dites -vous, 
xéfulte  immédiatement  des  facultés  dg 


'A  M.  Philo  POLI  5.      ^t 

l'homme  &  par  confequent  de  fa  na- 
ture. Vouloir  que  rhomm^e  ne  devînt 
point  fociable,  ce  feroit  donc  vouloir 
qu'il  ne  fût  point  hom.me,  &  c'eft  at- 
taquer l'ouvrage  de  Dieu  que  de  s'é* 
lever  contre  la  fociété  humaine.  Per- 
mettez-moi,  jMonfieur  ,  de  vous  pro- 
pofer  à  mon  tour  une  difîiculté  avant 
de  réfoudre  la  vôtre.  Je  vous  épargne- 
rois  ce  détour,  fi  je  connoifTois  un 
chemin  plus  fur  pour  aller  au  but. 

Suppofons  que  quelques  Savans  trou- 
vafTent  un  jour  le  fecret  d'accélérer  la 
vieillcfîe  ,  èc  l'art  d'engager  les  hom- 
mes  à  faire  ufage  de  cette  rare  décou* 
verte.  Perfuafion  qui  ne  feroit   peut* 
être  pas  fi  difiicile  à  produire  qu'elle 
paroît  au  premier  afpcâ:  ;  car  la  raifon  , 
ce  grand   véhicule  de  toutes  nos  fot- 
tifes,  n'auroit  garde  de  nous  mianquer 
à  celle-ci.  Les  Philofophes  fur -tout 
&  les    gens  fenfés ,    pour  fecouer   le 
joug  des  pallions  &  goûter  le  précieux 
repos  de  Tam-e,  gagneroient  à  grands 
pas  l'âge  de  Neflor,  &   renonceroient 
volontiers  aux  defirs  qu'on  peut  fatis- 
faire,  afin  de  fe  garantir  de  ceux  qu'ii 
faut  étouffer.  Il  n'y  auroit  que   quel- 
ques étourdis  5  qui  rougiiTant  mêm.e  de 


42  J.    J.   R  O  U  s  s  E  A  tf 

leur  folblefTe  ,  voudrolent  folîemenÊ 
refter  jeunes  &  heureux ,  au  lieu  dei 
vieillir  pour  être  fages. 

Suppafons  qu'un  efprit  fingulier  ^ 
bizarre,  &:  pour  tout  dire,  un  homme 
à  paradoxes,  s'avifât  alors  de  repro- 
cher aux  autres  rabfurdité  de  leurs 
maximes,  de  leur  prouver  qu'ils  cou- 
rent à  la  mort  en  cherchant  la  tran- 
quillité ,  qu'ils  ne  font  que  radoter  à 
force  d'être  raifonnables  ;  &.  que  s'il 
faut  qu'ils  foient  vieux  un  jour,  ils  de- 
Vrolent  tâcher  au  moins  de  l'être  le 
plus  tard  qu'il  feroit  poQibie. 

Il  ne  faut  pas  demander  fi  nos  fo- 
phiiles  cr?îgnant  le  décri  de  leur  Ar- 
cane,  fe  hâteroient  d'interrompre  ce 
difcoureur  importun,  ce  vSages  viell- 
es lards,  dlroient-iîs  à  leurs  fedateurs, 
>3  remerciez  le  Ciel  des  grâces  qu'il 
3i  vous  accorde ,  &  félicitez-vous  fans 
5j  ceiïe  d'avoir  fi  bien  fuivi  fes  volon- 
-:>  tés=  Vous  êtes  décrépits,  il  eft  vrai, 
33  languiiïans,  cacochymes;  tel  eft  le 
yy  fort  inévitable  de rhomme,mais  vo- 
>3  tre  entendem.ent  eft  (ain  ;  vous  êtes 
>3  perclus  de  tous  lesmemibres,  mais 
>3  votre  tête  en  eft  plus  libre;  vous  ne 
»  fauriez  agir,  mais  vous  parlez  comme 


A   M.   P  H  I  L  O  P  O  L  I  s.         45 

35  des  oracles  ;  &  (i  vos  douleurs  aug- 
3>  mentent  de  jour  en  jour,  votre  Phi- 
33  lofophie  augmente  avec  elles.  Plai- 
se gnez  cette  jeunefîe  impétueufe  que 
33  fa  brutale  fanté  prive  des  biens  at- 
»  tachés  à  votre  foiblefTe,   Heureufes 
35  infirmités  qui  ralTemblent  autour  de 
33  vous  tant  d'habiles  Pharmaciens  four- 
33  nis  de  plus   de  drogues   que  vous 
*>  n'avez  de  maux,  tant  de  favans  Mé- 
33   decins  qui  connoilTent  à  fond  votre 
33  pouls,  qui  favent  en  grec  les  noms 
33  de  tous  vos   rhumatifmes ,  tant  de 
33  zélés  confoîateurs  de   d'héritiers  fi- 
33  deîes  qui  vous  conduifent  agréable- 
33  rpcnt  à  votre   dernière   heure.  Que 
33  de  fecours  perdus  pour  vous  (i  vous 
33  n'aviez   fu    vous  donner  les    maux 
33  qui  hs  ont  rendus  nécefTaires  1 33 

Ne  pouvons-nous  pas  imaginer  qu'a- 
poftrophant  enfuite  notre  imprudent 
avertiileur,  ils  lui  parleroient  à-peu- 
près  ainfi  : 

c<  CefTez  ,  déclamateur  téméraire , 
33  de  tenir  ces  difcours  impies.  Ofez- 
33  vous  blâmer  ainfi  la  volonté  de  ce* 
33  lui  qui  a  fait  le  genre-humain?  L'é- 
33  tat  de  vieillefTe  ne  découle- 1  il  pas 
a>  de  la  conftitution  de  l'homme  ?  N'efl- 


44  J.    J.    R  0  TT  s  s  E  A  TT 

35  il  pas  naturel  à  l'homme  de  vieillir? 
03  Que  faites'vous  donc  dans  vos  dif- 
«  cours  féditieux  que  d'attaquer  une 
35  loi  de  la  nature  &  par  conféquent 
3)  la  volonté  de  Ton  Créateur?  Puif- 
33  que  l'homme  vieillit  ,  Dieu  veut 
33  qu'il  vieillilTe.  Les  taits  font-ils  au- 
33  tre  chofe  que  l'exprelTion  de  fa  vo- 
33  lonté?  Apprenez  que  l'homme  jeune 
33  n'eft  point  celui  que  Dieu  a  voulu 
33  faire,  &  que  pour  s'empreiTer  d'o- 
33  béir  à  fes  ordres  il  faut  fe  hâter  ds 
33  vieillir  33. 

Tout  cela  fuppofé ,  je  vous  demande , 
Monfieur,  fi  l'homme  aux  paradoxes 
doit  fe  taire  ou  répondre,  &  dans  ce 
dernier  cas  ,  de  vouloir  bien  m'indi- 
quer  ce  qu'il  doit  dire,  js  tâcherai  de 
rélbudre  alors  votre  objection. 

Puifque  vous  prétendez  m'attaqucr 
par  mon  propre  fyftéme ,  n'oubliez 
pas,  je  vous  prie,  que  félon  m.oi  la 
fociété  efl:  naturelle  à  Tefpece  humaine 
comme  la  décrépitude  à  l'individu, 
&  qu'il  faut  des  Arts,  des  Loix ,  des 
Gouvernemens  aux  Peuples  comme  il 
faut  des  béquilles  aux  vieillards.  Touts 
la  différence  eft  que  l'état  de  vieillefTe 
découle  de  la  feule  nature  de  Thomme  ^ 


A    M.    P  H  I  L  O  P  O  L  I  s.  45* 

&:  que  celui  de  fociété  découle  de  la 
rature  du  genre-humain;  non  pas  im- 
médiatement comme  vous  le  dîtes, 
mais  feulement  comme  je  Tai  prouvé, 
à  l'aide  de  certaines  circonftances  ex- 
térieures qui  pouvoient  être  ou  n'être 
pas,  ou  du  moins  arriver  plutôt  ou 
plus  tard,  &  par  conféquent  accé* 
îérer  ou  ralentir  le  progrès.  Plufieurs 
même  de  ces  circonftances  dépendent 
de  la  volonté  des  hommes;  j'ai  été 
obligé ,  pour  établir  une  parité  par- 
faite, de  fuppofer  dans  l'individu  le 
pouvoir  d'accélérer  fa  vieiîleiïe  comme 
l'efpece  a  celui  de  retarder  la  {lenne. 
L'état  de  fociété  avant  donc  un  terme 
extrême  auquel  les  hommes  font  les 
maîtres  d'arriver  plutôt  ou  plus  tard, 
il  n'eft  pas  inutile  de  leur  montrer  le 
danger  d'aller  fi  vite  &  les  miferes  d'une 
condition  qu'ils  prennent  pour  la  per- 
fection de  l'efpece. 

A  rénumération  des  maux  dont  les 
hommes  font  accablés  &  que  je  fou- 
tiens  être  leur  propre  ouvrage  ,  vous 
m'afTurez,  Leibnitz  &  vous,  que  tout 
efl;  bien  ,  &  qu'ainfi  la  providence  eft 
juftifiée.  J'étois  éloigné  de  croire  qu'elle 
i^t  b'efoin  pour  fa  juflification  du  fs- 


4?         J.  y*  Ro  u  s  s  E  Atr 

cours  de  la  Philofophie  LeibnitzîenneJ 
ni  d'aLicune  autre.  Penfez-vous  férieu- 
fement,  vous-même,  qu'un  fyflénie 
de  PhJofophie  ,  quel  qu'il  foit,  puifTe 
.être  plus  irrépréhennble  que  l'univers, 
&  que  pour  dlfculper  la  providence  , 
les  argumens  d'un  Philoiophe  foient 
plus  convâincans  que  les  ouvrages  de 
Dieu  ?  Au  rePce  ^  nier  que  le  mal  exifte  , 
eft  un  moyen  fort  commode  d'excufer 
l'auteur  du  mal.  Les  Stoïciens  fe  font 
autrefois  rendus  ridicules  à  meilleur 
marché. 

Selon  Leibnitz  &  Pope ,  tout  ce  qui 
efl,  efi:  bien.  S'il  y  a  des  fociétés,  c'eft 
que  le  bien  général  veut  qu'il  y  en 
ait  ;  s'il  n'y  en  a  point ,  le  bien  géné- 
ral veut  qu'il  n'y  en  ait  pas  ;  &  fi  quel- 
qu'un perfuadoit  aux  hommes  de  re- 
tourner vivre  dans  Iqs  forets,  il  feioit 
bon  qu'ils  y  retournaffent  vivre.  On  ne 
xioit  pas  appliquer  à  la  nature  dQ$ 
chofes  une  idée  de  bien  ou  de  mal 
qu'on  ne  tire  que  de  leurs  rapports, 
car  elles  peuvent  être  bonnes  relati- 
vement au  tout ,  quoique  mauvaifes 
en  elles-mêmes.  Ce  qui  concourt  au 
bien  général  peut  être  un  mal  particu- 
lier, dont  il  efl  permis  de  fe  délivrer 


A    M.   P  H  I  L  G  P  O  L  ï  s.        47 

quand  il  eft  p.oflibIe.  Car  fi  ce  mal , 
tandis  qu'on  le  fupporte ,  efl:  utile  au 
tout,  le  bien  contraire  qu'on  s'eiTorce 
çle  lui  fubftituer  ne  lui  iera  pas  moins 
utile  fitôt  qu'il  aura  lieu.  Par  la  même 
raifon  que  tout  eft  bien  comme  il  eR, 
fi  quelqu'un  s'efforce  de  changer  l'état 
des  chofes ,  il  efl:  bon  qu'il  s'efforce, 
de  les  changer;  &  s'il  efl:  bien  ou  mal 
qu'il  réuliilîe  ,  c'efl:  ce  qu'on  peut  ap^ 
prendre  de  l'événement  feul  &  non  de 
la  raifon.  Rien  n'empêche  en  cela  que 
le  mal  particulier  ne  Toit  un  mal  réel 
pour  celui  qui  le  fouffre.  Il  étoit  bon 
pour  le  tout  que  nous  fulïïons  civilifés 
puifque  nous  le  fommes  ;  mais  il  eût 
certainement  été  mieux  pour  nous  de 
ne  pas  l'être.  Leibnitz  n'eût  jamais  rien 
tiré  de  fon  ryfl:éme  qui  pût  combattre 
cette  propofition  ;  &  il  efl:  clair  que 
l'optimifme  bien  entendu .  ne  fait  riea 
ni  pour  ni  contre  moi, 

Auflî  n'efl:-ce  ni  à  Leibnitz  ni  à 
Pope  que  j'ai  à  répondre,  mais  à  vous 
feul  qui,  fans  difl:inguer  le  mal  univer- 
fel  qu'ils  nient,  du  mal  particulier  qu'ils 
ne  nient  pas,  prétendez  que  c'efl  affez 
qu'une  chofe  exifl:e  pour  qu'il  ne  foit 


4S  J.     J.    R  O  U  s  s  E  A  U 

pas  permis  de  defirer  qu'elle  exlftat 
autrement.  Mais  ,  Monfieur,  fi  tout 
eft  bien  comme  il  eft,  tout  étoit  bien 
comme  il  étok  avant  qu'il  y  eût  des 
Gouvernemens  &  des  Loix  ;  il  fut  donc 
au  moins  fuperflu  de  les  établir,  & 
Jean- Jacques  alors,  avec  votre  fyf- 
tême,  eût  eu  bsau  jeu  contre  Philo- 
polis. Si  tout  eft  bien  comme  il  eft, 
de  la  manière  que  vous  l'entendez,  à 
quoi  bon  corriger  nos  vices,  guérir 
nos  maux,  redrelTer  nos  erreurs?  Que 
fervent  nos  Chaires,  nos  Tribunaux, 
nos  Académiies?  Pourquoi  faire  appel- 
1er  un  Médecin  quand  vous  avez  la 
fîevre?  Que  favez-vous  fi  le  bien  du 
plus  grand  tout  que  vous  ne  connoit- 
îez  pas  ,  n'exige  point  que  vous  ayez 
le  tranfport,  &  fi  la  fanté  des  habitans 
de  Saturne  ou  de  Sirius  ne  fouffriroient 
point  du  rétablilTement  de  la  vôtre  ? 
Laiflez  aller  tout  comme  il  pourra , 
afin  que  tout  aille  toujours  bien.  Si 
tout  eft  le  mieux  qu'il  peut  être,  vous 
devez  blâmer  toute  aétion  quelconque; 
car  toute  action  produit  nécefTairement 
quelque  changement  dans  l'état  où  font 
lis  chofes,  au  moment  qu'elle  fe  fait; 

on 


A    M.  P  H  I  L  O  P  O  L  I  5.      '    4^ 

on  ne  peut  donc  toucher  à  rien  fans 
mal  faire,  &  le  quiétifme  le  plus  parfait 
«fl  la  feule  vertu  qui  refte  à  l'homme. 
Enfin  fi  tout  eft  bien  comme  il  efl:, 
il  eft  bon  qu*il  y  ait  des  Lapons,  des 
Efquimaux:,  des  Algonquins,  des  Chi- 
cacas ,  des  Caraïbes  ,  qui  fe  pafTent 
de  notre  police  ,  des  Hottentots  qui 
s'en  moquent,  &  un  Genevois  qui  les 
approuve  ,  Leibnitz  lui-même  convien- 
droit  de  ceci. 

L'homme,  dites -Vous,  eft  tel  que 
Texi^eoit  la  place  qu'il  devoit  occupet 
dans  l'univers.  Mais  les  hommes  diffè- 
rent tellement  félon  les  tems  &  les  lieux, 
qu'avec  une  pareille  logique  ,  on  fe- 
roit  fujet  à  tirer  du  particulier  à  Tu- 
-niverfel  des  conféquences  fort  contra- 
di(5loires  &  fort  peu  concluantes.  Il  ne 
faut  qu'une  erreur  de  Géographie  pour 
bouleverfer  toute  cette  prétendue  doc- 
trine qui  déduit  ce  qui  doit  être  de  ce 
qu'on  voit.  C'eft  àfaire  aux  Caftors,  dira 
l'Indien,  de  s'enfouir  dans  des  tanières  , 
i'homme  doit  dormira  l'air  dans  un  ha-» 
mac  fufpenduàdes  arbres.  Non, non, 
dira  le  Tartare,  l'homme  eft  fait  pour 
coucher  dans  un  chariot.  Pauvres  gens, 
(Euv.  Pojih.  Tom.  VI.  C 


59  Lettre 

s'écrieront  nos  Philopolis  d'un  aîr  â^ 
pitié,  ne  voyez- vous  pas  que  rhom:ne 
«ft  Fait  pour  bâcir  des  villes!  Ouand 
]\  eft  qiieftion  de  raifonner  fur  la  na- 
ture humaine^  le  vrai  Philofophe  ,  n'eft 
ni  Indien  ,  ni  Tartare,  ni  de  Genève , 
•ri  de  Paris  ,  mais  il  eil  homme. 

Que  le  linge  Toit  u?ie  bcte  ,  je  le 
crois  ,  d<.  ']€n  ai  dit  la  rai(on  ;  que 
rOrang  -  Qutang  en  foit  une  auiîi , 
voilà  ce  que  vous  avez  la  bonté  dç 
m'apprendre  ,  èc  j'avoue  qu'après  les 
faits  que  j'ai  cités  ,  la  preuve  de  celui- 
là  me  fembîoit  xliiïiciîe.  Vous  phiîofo- 
phez  trop  bien  pour  prononcer  là- 
delTus  auOi  légèrement  que  nos  voya- 
geurs ,  qui  s'e^ipoftint  quelquefois  (ans 
beaucoup  de  façons,  à  mettre  leurs 
femblables  au  rang  des  bêtes.  Vous 
obligerez  donc  fûre  nent  le  Public,  de 
^ous  iriftruirez  même  \qs  Naturaîifles 
çn  nous  apprenant  -les  movens  que 
y  ou?  avez  employés  pour  décider  cette 
cueflion. 

.  Dans  mon  Epitre  dédicatoire  ,  j'ai 
félicité  ma  Patrie  d'avoir  un  dts  meil- 
leurs Gouvernemens  qui  puiTent  exi(r 
fer.  J'ai  trouvé  dans  le  Difcours  qu  ij 


A    M.   P  H  I  L  O  P  O  L  I  s.  5*1 

•devolt  y  avoir  très-peu   de  bons  Gou'- 
vernemens  :  je   ne  vois  pas   où    eft  la 
•contradidion   que   vous  remarquez  en 
cela.  Mais  comment  favez-vous,  Mon- 
iîeur,  que  j'irois  vivre   dans  les  bois 
fi  ma  fanté  me  le    permettoit ,  plutôt 
que  parmi  mes  Concitoyens  pour  îe(- 
quels   vous    connoilTez    ma  tendre  (Te  ? 
Loin  de  rien  dire   de  femblable  dans 
mon  Ouvrage,  vous  y  avez  dû  voir 
des    raifons    très  -  fortes    de  ne   point 
choifir  ce   genre  de  vie.  Je   fens  trop 
en    mon    particulier    combien   peu  je 
puis  me  paiïer  de  vivre  avec  des  hom- 
mes audî  corrompus  que    moi,  &  le 
fage  même ,  s'il  en  efl: ,   n^ira  pas  au- 
jourd'hui chercher  le  bonheur  au  fond 
d'un  défert.  Il  faut  fixer,  quand  on  le 
peut,  fon    féjour  dans   fa  Patrie  pour 
l'aimer  &  la  fervir.  Heureux  celui  qui, 
privé  de  cet  avantage ,  peut  au  moins 
vivre  au  fein  de   l'amitié  dans  la  Pa- 
trie  commune  du  genre-humain,  dans 
cet   afyle    immenfe   ouvert   à  tous  les 
hommes ,  où  fe  plsifent  également  Tauf- 
.tere   fagefTe  Ôc  la  jeunefTe  folâtre;  où 
régnent    l'humanité ,    l'hospitalité  ,   la 
douceur ,    de   tous    les  charmes  d'une 
iociété  facile;  où  le  pauvre  trouve  en- 


^z  Lettre 

core  des  amis ,  la  vertu  des  exemples 
qui  i  animent ,  &:  la  railon  des  gui- 
dts  qui  réclairent.  Oeft  fur  ce  grand 
théâtre  de  la  fortune  ,  du  vice,  &  quel- 
quefois des  vertus  ,  qu'on  peut  obfer- 
ver  avec  fruit  le  fpedacle  de  la  vie; 
jnais  c'eft  dans  fon  pays  que  chacun 
devroit  en  paix  achever  la  iï^nne. 

Il  me  femble  ,  Monfieur ,  que  vous 
jne  cenlurezbien  gravement,  fur  une 
réflexion  qui  me  paroît  très-jufte  ,  6c 
qui  5  jufle  ou  non ,  n'a  point  dans  moa 
écrit  le  fens  qu'il  vous  plaît  de  lui 
donner  par  Fadditicn  d'une  feule  let- 
tre. Si  la  nature  nous  a  dcjiinis  à  être 
faint$ ,  me  faites- vous  dire,  fof^  P^^f" 
que  cffuter  que  tttat  de  réflexion  ejl  un 
état  contre  nature  ,  &  que  t homme  qui 
médite  eji  un  animal  dcpravé.  Je  vous 
îavoue  que  (i  j'avois  ainfi  confondu  la 
fanté"  avec  la  faintetép  &  que  la  pro- 
portion fut  vraie  ,  je  me  croirois  très- 
propre  à  devenir  un  grand  faint  moi- 
même  dans  l'autre  monde,  ou  du  moins 
à  me  porter  toujours  bien  dans  ce- 
lui-ci. 

Je  finis,  Monfieur,  en  répondante 
■vos  trois  dernières  queftions.  Je  n'a^ 
buferai  pas  du  tems  que  vous  me  don- 


A   i\î.  F  H  I  L  O  P  O  L  ï  s.  yjf 

nez  pour  y  réfléchir  ;  c'eft  un  foin  que 
j'avois  pris  d'avance. 

Un  homme  ou  tout  autre  Etre  fenfl-^ 
ble  qui  nauroit  jamais  connu  la  dou- 
leur ^  auroit-'il  de  la  pitié  ^  &  feroit-il 
ému  à  la  vue  £un  enfant  quon  égor-^ 
rreroit?  Je  réponds  que  non. 

Pourquoi  lapopulace,  à  qui  M.  Rouf" 
jeau  accorde  une  Jl  grande  dofe  de  pi" 
tij  y  fe  rep ait-elle  avec  tant  d^ avidité  du 
fpecïacle  £un  malheureux  expirant  fur 
la  roue  ?  Par  la  même  raifon  que  vou5 
allez  pleurer  au  théâtre  ^  &:  voir  Seidc 
égorger  Ton  père,  ou  Thyefte  boira 
le  fang  de  Ton  61s.  La  pitié  eft  un  fen-* 
riment  fi  délicieux  qu'il  n'eft  pas  éton- 
nant qu'on  cherche  à  l'éprouver.  D'ail- 
leurs ,  chacun  a  une  curiofité  fecrete 
d'étudier  les  mouvemens  de  la  nature 
aux  approches  de  ce  moment  redou-* 
table  que  nul  ne  peut  éviter.  Ajoutez: 
à  cela  le  plaifir  d'être  pendant  deux 
mois  l'orateuf  du  quartier,  &  de  ra- 
conter pathétiquement  aux  volGns  la 
belle  mort  du  dernier  roué, 

l! a^eciion  que  Us  femelles  des  ani* 
maux  témoignent  pour  leurs  petits,  a- 
t-elle  ces  petits  pour  objet ,  ou  la  merc  ? 
D'abord  la  mère  pour  Ton  befoin  ,  puis 


j4  L  e  t  t  k  s  ; 

les  petits  par  habitude.  Je  l'avois  ait     \ 
dans  le  Difcours.  Si  par  hafard  caoic     \ 
celle-ci,  le  bicn-itre  des  petits  nen  fe- 
roit  que  plus  ajffure.  Je  le  croirois  ainfi. 
Cependant    cette    maxime     demande     , 
moins  à   être  étendue  que  relTerrée  ; 
car,  àhs  que  les  poufTms  font  éclos  ,     ] 
on  ne  voit  pas  que  la  poule  ait  aucun     | 
befoin    d'eux,  &    fa  tendrelTe   mater- 
nelle ne  le  cède  pourtant  à  nulle  autre. 
Voilà,  MonHeur,  mes  réponfes.  Re- 
marquez au   refte  que,  dans  cetta  af-     : 
faire  comme   dans    celle   du   premier 
"Difcours,  je  fuis   toujours  le  mxonftrs"    j 
qui  foutlent  que  l'homme  eft  naturel-     i 
lement   bon,   &   que   mes   adverfaires    | 
font  toujours  les  honnêtes  gens  qui,  à    j 
rédihcation   publique  ,   s'efforcent  de 
prouver  que  la  nature  n'a  fait  que  di^s    ' 
îee'lérats. 

Je  fuis  ,  autant  qu'on  peut  l'être  ^ 
de   quelqu'un  qu'on  ne  connoît  point» 
Monfieur,  &c. 


LETTRE 

A     M^^\    {a} 

J__/E  voilà,  Monfieur  ce  m iférabîe  ra- 
dotage   que    mon  amour-propre   hu- 
milié vous   a  fait  fî  îorrg-tems  atten- 
dre 5  faute  de  lentîr  qu*un  amour-pro-^ 
pre  beaucoup  plus^  noble  devoit  m*ap-' 
prendre  à  furmonter  celui-là.  Qa'im-J 
porte  que  mon  verbiage  vous  paroifîe- 
îriiférable,  pourvu  que  je  fois  content" 
du  fcntiment    qui  nre    Ta  didéc  Sitôt 
que  mon  meilleur  état  m'a  tendu  quel- 
ques  forées  ;  j'en  ai   profité  pour  le 
relire  &  vous  Tenvoyer.  Si  vous  ave?^ 
le   courage    d'aller    jurqu'au   bout.  j(^ 
vous  prie  après   cela  de  vouloir  biefi" 
rne  le  renvover,  fan^  mô  rien   dire  de 
ce  que   vous  en  aurez  penfé  ,  &  que 
Je   comprends  de  refte.   Je    vous   fa- 
l'ue  ,   Moniteur ,  &  Vous  embraffe  de' 
tout  mon  cœur. 

A  Monquin  le  1^  Mirs  17 5p. 

■»"  -  '  ■        il . —  'i  ti 

(a)  Cette  Lettre  fert  d'envoi  à  celle  qui  fuir. 


yd  Lettre 

A  Bourgoin  le  l^  Janvier  176p. 

J  E  fens  j  Monïïeur  ,  rinutilité  du  de- 
voir que  je  remplis  en  répondant  à 
votre  dernière  lettre  :  mais  c'eft  un 
devoir  enfin  que  vous  m'impolez  & 
que  je  remplis  de  bon  cœur,  quoi- 
que mal  5  vu  les  diftradions  de  l'état 
où  je  fuis. 

Mon  defTeîn  ,  en  vous  difant  ici  mon 
opinion  fur  les  principaux  points  de 
votre  lettre 5  eft  de  vous  la  dire  avec 
{implicite  &  fans  chercher  à  vous  la 
faire  adopter.  Cela  feroit  contre  mes 
principes  &  même  contre  mon  goût. 
Car  je  fuis  jufte ,  &  comme  je  n'aime 
point  qu'on  cherche  à  me  fubjuguer , 
je  ne  cherche  non  plus  à  fubjuguer 
perfonne.  Je  fais  que  la  raifon  com- 
mune eft  très-bornée;  qu'au  (îî  -  tôt 
qu'on  fort  de  (qs  étroites  limites  , 
chacun  a  la  fienne  qui  n'eft  propre 
qu'à  lui;  que  les  opinions  fe  propa- 
gent par  les  opinions  non  par  la  rai- 
Ion,  &  que  quiconque  cède  au  raifon- 
pement   d'un  autre  ^  chofe  déià  très- 


/âfe,  cède  par  préjugé,  par  autorité, 
par  affedion,  par  parefTe  ;  rarement, 
jam  lis  peut  être  ,  par  Ton  propre  ju- 
gement. 

Vojs  me  marquez,  Monïïeur,  que 
le  réiultat  de  vos  recherches  fur  l'Au- 
teur des  chofes  efl  un  état  de  doute. 
Je  ne  puis  juger  de  cet  état,  parce 
qu'il  n'a  jimais  été  le  mien.  J'ai  cru 
dans  mon  enfance  par  autorité,  dans 
ma  jeuneiïe  par  fentiment ,  dans  nrion 
âge  mûr  par  raifon;  maintenant  je  crois 
parce  que  j*ai  toujours  cru.  Tandis 
que  ma  mémoire  éteinte  ne  me  remet 
plus  fur  la  trace  de  mes  raifonnemens, 
tandis  que  ma  judiciaire  affoiblie  ne 
me  permet  plus  de  les  recommen- 
cer ,  les  opinions  qui  en  ont  réfulté 
me  relient  dans  toute  leur  force  ;  & 
fans  que  j'aye  la  volonté  ni  le  courage 
de  les  mettre  derechef  en  délibération^ 
|e  m'y  tiens  erî  confiance  &  en  con- 
fcience  ,  certain  d'avoir  apporté  dans- 
la  vigueur  de  mon  jugement  à  leurs 
difcuffions  toute  l'attention  &  la  bonne? 
foi  dont  j'étois  capable.  Si  je  me  fui? 
trompé,  ce  n'eft  pas  ma  faute,  c'eft 
celle  de  la  nature  qui  n'a  pas  donné  à 
ma  tête  une-  plus  grande  mefure  d'ia* 


yS  L  E  T   T  H  ï 

teiligence  &  de  raifon.  Je  n'ai  rîen  dé- 
plus aujourd'hui ,  j'ai  beaucoup  ds 
moins.  Sur  quel  fondement  recommen- 
cerois  je  donc  à  délibérer?  Le  mo- 
ment preiïe;  le  départ  approche.  Je 
n'aurois  jamais  le  tems  ni  la  force  d'a- 
chever le  grand  travail  d'une  refonte, 
Permettez  qu'à  tout  événement  j'em- 
porte avec  moi  la  confiftance  &:  la 
fermeté  d'un  homme  ,  non  les  doutes- 
décourageans-  6c  timides  d'un  vieux  ra-- 
doteur. 

A  ce  que  je  puis  me  rappeller  de 
lïies  anciennes  idées,  à  ce  que  j*ap- 
perçois  de  la  marche  des  vôtres,  je 
vois-  que  n'ayant  pas  fuivi  dans  nos- 
recherces  la  même  route,  il  ell:  peU' 
étonnant  que  nous  ne  foyons  pas  ar- 
rivés à  la  même  conclufîon.  Balançant- 
les  preuves  de  l'exiftence  de  Dieu  avec- 
les  difficultés,  vous  n'avez  trouvé  au- 
cun des  côtés  aiïez  prépondérant  pour 
vous  décider ,  &  vous  êtes  refié  dans 
îe  doute  :  ce  n'eft  pas  comme  cela  que' 
je  fis.  J'examinai  tous  les  fyftémes  fur 
la  formation  de  l'univers  que  j'avois- 
pu  connoître.  Je  méditai  fur  ceux  que 
}e  pouvois  imaginer.  Je  les  comparai 
tous  de  mon  mieux  :  &  je  me  déci* 


dâi,  non  pour  celui  qui  ne  m'ofiroit 
point  de  difficultés ,  car  ils  m'en  of- 
froient  tous,  mais  pour  celui  qui  ma- 
piroilToit  en  avoir  le  moins.  Je  me 
dis  que  ces  difficultés  étoient  dans  la. 
nature  de  la  cliofe,  que  la  contempla- 
tion de  l'infini  paileroit  toujours  Iqs 
bornes  de  mon  entendement;  que  ne 
devant  jamais  efpérer  de  concevoir 
pleinement  le  ryflcme  de  la  nature  , 
tout  ce  que  je  pou  vois  faire  était  de 
le  confiderer  par  les  côtés  que  je  pou- 
vois  fainr;  qu'il  falloit  favoir  ignorer 
en  paix  tout  le  rePce  ;  Ôc  j'avoue  que- 
dans  ces  recherches  je  penfai  comme 

r  les  gens  dont  vous  parlez,  qui  ne  re- 
jettent pas  une  vérité  claire  ou  fuili- 

;  fâmment  prouvée,  pour  les  difficultés; 
qui  l'accompagnent  &  qu*on  ne   fau- 

,  roit  lever.  J'avois  alors,  j^  l'avoue, 
une  confiance  fi  téméraire,  ou  du  moins 
iine  fi  force  perfuafion,  que  j'aurois 
défié  tout  phiîofophe  de  propofer  au- 
cun autre  rydême  intelligible  fur  la 
rature  ,  auquel  je  n'euiTe  oppofé  des 
objecfnons  plus  fortes ,  plus  inviiKi-? 
bies  ,  que  celles  qu'il  pouvoit  m'op-- 
pofer  fur  le  mien  ,  &  alors  il  falloit 
nie  réfoudre  à  relier  faas  nen  croire , 


'£0  L  E  T  T  ^  TE^ 

comme  vous  faites ,  ce  qui  ne  déperr-- 
doit  pas  de  moi,  ou  mal  railonner^ 
ou  croire  comme  j'ai  fait. 

Une  idée  qui  me  vint  il  y  a  trente- 
ans  ,  a  peut  être  plus  contribué  qu'au- 
cune autre  à  me  rendre  inébranlable, 
Suppofons ,  me  difois  je  ,  le  genre- 
humain  vieilli  jufqu'à  ce  jour  dans  le- 
plus  complet  matérialilme ,  fans  que* 
jamais  idée  de  divinité  ni  d'ame  foie 
entrée  dans  aucun  efprit  humain.  Sup- 
pofons que  Fathéifme  philarophiquc 
ait  épuifé  tous  (gs  fyftémes  pour  ex- 
pliquer la  formation  &  la  marche  da 
l'univers  par  îe  feul  jeu  de  la  matière 
&  du  mouvement  néceiïaire ,  mot  au- 
quel du  refte  je  n'ai  jamais  rien  eonçu.- 
Dans  cet  état,  Monh'eur ,  excufez  ma. 
franchifejje  fuppofois  encore  ce  que 
j'ai  toujours  vu,  &  ce  que  je  fentois  de- 
voir être;  qu'au  lieu  de  fe  repofer  tran- 
quillement dans  ces  fyftêmes,  comme 
dans  îe  fein  de  la  vérité,  leurs  inquiets? 
partifans  cherchoient  fans  ceiïe  à  par^ 
kr  de  leur  dodrine  ,  à  Téclaircir ,  à 
l'étendre,  à  l'expliquer ,  la  pallier,  la 
corriger,  &  comme  celui  qui  fent 
trembler  fous  fes  pieds  la  maifon  qu'iî 
habite  ^  à  Fétayer  de  nouveaux  argU'=* 


mens.  Terminons  enfin    ces   fuppofi- 
tions  par  celle  d'un  Platon  ,  d'un  olaiC- 
ke ,  qui  y  fe  levant  tout  û'un  coup  au 
milieu  d'eux,  leur  tût  dit  :  mes  amisj. 
il  vous  euiîiez  commencé  FaiTalyle  de 
cet  univers  par  celle  de  vous  mêmes  y 
vous  euiîiez  trouvé  dans  la  nature  de 
votre    être  la  clef  de  la   conftitution 
de  ce  même  univers,  que  vous  eher- 
cbez  en  vain  fans  cela.  Qu'en'uite  leur 
expliquant  la  diftinélion  des  deux  fubf^ 
tances,  il  leur  eût  prouvé  par  les  pro- 
priétés même  de  la  matière,  que  quor 
qu'en  dife  Locke ,  îa  fuppoiition  de  la 
matière  penfante  eft  une  véritable  ab- 
furdité.  Qu'il   leur  eut  fait  voir  quelle' 
eft  la  nature   de  l'être   vraiment  aâ:if 
&  penfant  ;  &  que   de  rétablilTement 
de  cet  être  qui  juge,  il  fût  enfin  re- 
monté aux  notions  confufes,  mais  fu- 
ies de  l'Etre  fuprême  :  qui  peut  dou-r 
ter  que  frappés  de  l'éclat,  de  la  fim-r 
plicité,  de  la  vérité,  de  îa  beauté  de 
cette  raviffante  idée  ,  les  mortels  juf- 
qu'aîors  aveugles,    éclairés   des  pre-^ 
miers  rayons  de  la  divinité,  ne  lui  euf- 
fent  offert  par  acclamation  leurs  pre- 
miers hommages  y  &  que  les  penfeurs^ 
fujT-tout  ôc   les   philofophes  neuife»! 


é2  L  î   T  T  ?x  ïï' 

rougi  d'avoir  contemplé  fi  long-tôffî* 
les  dehors  de  cette  machine  immenfe  g 
hns  trouver ,  fans  foupçonner  même 
la  clef  de  fa  conRitution ,  &  toujours 
groflierement  bornés  par  leurs  fens  , 
de  n'avoir  jamais  (u  voir  que  matière 
où  tout  leur  montrolt  qu*ane  autre 
fubftance  donnoit  la  vie  à  l'univers  & 
l'intelligence  à  Thomme.  C'eft  alors, 
Monfieur ,,  que  la  mode  eût  été  pour 
cette  nouvelle  philofophie.  que  les  jeu-* 
nés  gens  &  les  fages  fe  fuffent  trouvée 
d'accord ,  qu'une  dodlrine  fi  belle ,  fi 
fublim.e  5  fi  douce,  &  fi  confoîante 
pour  tout  homme  jufte ,  eût  réelle- 
ment excité  tous  les  hom.mesà  la  ver- 
tu, &  que  ce  beau  mot  à' humanité  re^ 
b:îîtu  maintenant  jufqu'à  la  fadeur  ,  juf- 
t-u'au  ridicule  ,  par  les  gens  du  monde 
les  moins  humains ,  eût  été  plus  em- 
preint dans  les  cœurs  que  dans  les  li- 
vres. Il  eût  donc  (ulFi  d'une  fimple 
tranfpofiticn  de  tems  pour  faire  pren* 
dre  tout  Je  contre-pied  à  la  mode  phi- 
lofophique ,  avec  cette  différence  que 
celle  d'aujourd'hui  malgré  fon  clin- 
quant de  paroles ,  ne  nous  promet  pas 
une  génération  bien  eftimable^ni  des* 
philofophes  bien  vertueuXr 


Vous  objeflez  ,  MonGeur,  que  G 
Dieu  eût  voulu  obliger  les  hommes 
à  le  connoitre  ,  il  eût  mis  Ton  exiflencc 
en  évidence  à  tous  les  yeux.  C'eft  à 
ceux  qui  font  de  la  foi  en  Dieu  un 
dogme  néceflaire  au  falut  de  répon- 
dre à  cette  obiedion  j  &  ils  y  répon- 
dent par  la  révélation.  Quant  à  moi 
qui  crois  en  Dieu  fans  croire  cette 
foi  néceiïaire  ,  je  n-e  vois  pas  pourquoi 
Dieu  fe  feroit  obligé  de  nous  la  don-* 
n-jr.  Je  penfe  que  chacun  fera  jugé  , 
non  fur  ee  qu'il  a  cru ,  mais  fur  ce 
Qu*il  a  fait,  de  je  ne  crois  point  qu'un 
fyfrême  de  do6lrine  foit  néceffaire  aux- 
ceuvres,  parce  que  la  confcience  er> 
tient  lieu. 

Je  crois  bien,  iî  ell  vrai,  qu'il  faut 
être  de  bonne  foi  dans  fa  croyance , 
&  ne  pas  s'en  faire  un  {yfièmt  favo- 
rable à  nos  paiTions,  Com.me  nous  ne 
fommes  pas  tout  intelligence  ,  nous  ne 
faurions  philofopher  avec  tant  de  dé- 
fi ntérelTe  ment  que  notre  volonté  n'in- 
flue un  peu  (ur  nos  opinions;  l'on  peut 
fouvent  juger  des  fecretes  inclinations 
d'un  homme  par  (es  fentim.ens  pure- 
ment fpéculatifs;  &  cela  pofé,  je  penfe 
«i^u  il  le  pourroit  bien  que  celui  qui 


^4  Lettre 

n'a  pas  voulu  croire  fût  puni  pouf  û^â-* 

Voir  pas  cru. 

Cependant  je  cfois  que  Dieu  s*e{l 
fufFjtamment  révélé  aux  hommes  & 
par  ftS  œuvres  &  dans  leurs  cœurs, 
&  s'il  y  en  a  qui  ne  le  connoifTent  pas, 
c'eft  félon  moi,  parce  qu'ils  ne  veu- 
lent pas  le  connoître ,  ou  parce  qu'ils 
n'en   ont    pas  befoin. 

Dans  ce  dernier  cas  eft  Thomme 
fauvûge  &  fans  culture  qui  n*a  fait  en- 
core aucun  ufage  de  fa  rai  Ton  ,  q"i, 
gouverné  feulement  par  fes  appétits 
n'a  pas  befoin  d'autre  guide,  3c  qui  ne 
fuivant  que  l'inftincl  de  la  nature , 
marche  par  des  mouvement  toujours 
droits.  Cet  homme  ne  connoit"  Das 
Dieu  3  mais  il  ne  l'offenfe  pas.  Dans 
l'autre  cas  au  contraire  eft  le  philofo- 
phe  ,  qui,  à  force  de  Vouloir  exalte? 
ion  intelligence,  de  rafiner  y  de  fub- 
îilifer  (ur  ce  qu'on  penfa  jufqu'à  lui, 
ébranle  enfin  tous  les  axiomes  de  la 
Taifon  (impie  &  primitive  ,  &  pour 
vouloir  toujours  lavoir  plus  &  mieu:îC 
que  \qs  autres,  parvient  à  ne  rien  fa* 
voir  du  tout.  L'homme  à  la  fois  rai* 
fonnabîe  &  modefte^  dont  l'entende- 
Hisnt  exercé  ,  mais  borné ,  fent  fes  li^ 


A  M  ^  *  \  6f 

mîtes  Se  s'y  renferme  ,  trouve  dans  ces 
limites  la  notion  de  Ton  ame  &  celle 
de  l'Auteur  de  Ton  être ,  fans  pouvoir 
pafTer  au-delà  pour  rendre  ces  no- 
tions claires  ,  èc  contempler  d'aufli 
près  Tune  &  l'autre  que  s'il  étoit  lui- 
même  un  pur  efprit.  Alors  faid  de  ref- 
pecl  il  s'arrête  3c  ne  touche  point  au 
voile,  content  de  favoir  que  l'Etre  im- 
menfe  efl:  defTous.  Voilà  jufqu'oii  la 
philofophie  efl:  utile  à  la  pratique.  Le 
refte  n'el^  plus  qu'une  fpéculation  oi- 
(eufe  pour  laquelle  l'homme  n'a  point 
été  fait  5  dont  le  raifonneur  modéré 
s'abftient  ,  &  dans  laquelle  n'entre 
point  rhomme  vulgaire.  Cet  homms 
qui  n'efl  ni  une  brute  ni  un  prodige 
efl  l'homme  proprement  dit,  moyen 
entre  les  deux  extrêmes  ,  &  qui  com- 
pofe  les  dix-neuf  vingtièmes  du  genre- 
humain.  C'efl:  à  cette  clafTe  nombreufe 
de  chanter  le  Pieaume  Cœli  enarrant^ 
&  c'efl:  elle  en  effet  qui  le  chante.  Tous 
les  peuples  de  la  terre  connoifTent  & 
adorent  Dieu  ,  &  quoique  chacun  l'ha- 
bille à  fa  mode,  fous  tous  ces  véte- 
mens  divers ,  on  trouve  pourtant  tou- 
jours Dieu.  Le  petit  nombre  d'élite 
qui  a  de  plus  hautes    prétentions  dgt 


66  L   E   T   T  r.  1 

dodrlne  5  Se  dont  le  génie  ne  fe  borné' 
pas  au  fens  commun  ,  en  veut  un  plus 
tranfcendant  :  ce  n'efi:  pas  de  quoi  je 
le  blâme  :  mais  qû*il  parte  de-là  pour 
le  mettre  à  la  place  du  genre-humain,' 
&  dire  que  Dieu  s'efl  caché  aux  hom- 
mes ,  parce  que  lui  petit  nombre  ne 
le  voit  plus  5  je  trouve  en  cela  qu'il  a 
tort.  Il  peut  arriver  ^  j'en  conviens , 
que  le  torrerht  de  la  mode  ,  &  le  jeu: 
de  l'intii-T^ue  étende  la  feéle  ohilofo- 
phique  &  perfuade  un  moment  à  la 
multitude  qu'elle  ne  croit  plus  en  Dieu: 
mais  cette  mode  pai-Fagere  ne  peut- 
durer,  &  comme  q^j'on  s'v'  prenne, 
il  faudra  touiours  à  h  longue  un  Dieu 
à  rhomme.  Enfin,  quand  forçant  la 
rature  des  chafes ,  îa  divinité  augmen- 
teroit  pour  nous  d'évidence,  je  ne 
doute  pas  que  dans  le  nouveau  lycée 
on  n'augmentât  en  même  rai(on  de  fub- 
til'té  pour  la  nier.  La  railon  prend  à 
la  longue  le  pli  que  le  cœur  lui  donne. 
Se  quand  on  veut  penfer  en  tout  au- 
trement que  le  peuple  ^  on  en  vient 
à  bout  tôt  ou  tard. 

Tout  ceci ,  Monfieur  ,  ne  vous  pa- 
roît  gueres  philofophique ,  ni  à  moi- 
non  plusi  mais  toujours  de  bonne  foi- 


avec  moî-même,  je  fens  fe  joindre  à 
mes  raitonnemens ,  quoique  (impies,- 
le  poids  de  l^aflentinieiyt  intérieur» 
Vous  voulez  qu'on  s'en  défie  ;  je  ne  fau- 
rois  penfer  comme  vous  fur  ce  point, 
&  je  trouve  au  contraire  dans  ce  ju- 
gement interne  une  fauve-garde  na- 
turelle contre  les  Tophilmes  de  ma  rai- 
ïon.  Je  crains  même  qu'en  cette  oc- 
calion  vous  ne  confondiez  les  pea- 
chans  fecrets  de  notre  cœur  qui  nous^ 
égarent ,  avec  ce  didamen  plus  fe- 
eret,  plus  interne  encore,  qui  réclamé- 
es murmure  contre  ces  déciûons  in- 
téreiTées ,  &  nous  ramené  en  dépie 
de  nous  fur  la  route  de  la  vérité.  Ce 
fentiment  intérieur  efl  celui  de  la  na-* 
ture  elle-même;  e'efl:  une  appel  de  fa- 
part  contre  les  fophifmes  de  la  raifon  ^ 
&  ce  qui  le  prouve  eft  qu'il  ne  parle- 
jamais  plus  fort  que  quand  notre  vo- 
lonté cède  avec  le  plus  de  compîai- 
fance  aux  jugemens  qu'il  s'obfiine  à  re- 
jetter.  Loin  de  croire  que  qui  juge 
d'après  lui  foit  fujet  à  fe  tromper,  je 
crois  que  jamais  il  ne  nous  trompe  , 
&  qu'il  efl  la  lumière  de  notre  foible 
entendement,  lorfque  nous  voulons  al- 


€S  Lettre 

1er  plus   loin  que   ce  que  nous  pou-* 

vons  concevoir. 

Et  après  tout,  combien  de  fois  la 
philoLophie  elîe-méme  avec  toute  fa 
iierté  3  n*eft-elle  pas  forcée  de  recou- 
rir à  ce  jugement  interne  qu'elle  af- 
fecte de  méprifer,  N'étoit-ce  pas  lui 
feul  qui  faifoit  marcher  Diogene  pour 
toute  réponfe  devant  Zenon  qui  nioit 
le  mouvement?  N'étoit-ce  pas  par  lui 
que  toute  l'antiquité  philofophique  ré- 
pondoit  aux  pyrrhoniens.  N'allons  pas 
il  loin  :  tandis  que  toute  la  philofophie 
moderne  rejette  les  efprits,  tout  d'un 
coup  i'Evcque  Berkley  s'élève  &  fou- 
tient  qu'il  n'y  a  point  de  corps.  Com- 
ment eft-on  venu  à  bout  de  répondre 
à  ce  terrible  logicien?  Otez  le  fenti- 
ment  intérieur  ,  &  je  défie  tous  les 
phiîoibphes  modernes  enfemble  de 
prouver  à  Berkley  qu'il  y  a  des  corps. 
Bon  jeune  hom,me  qui  me  paroifTez  (\ 
bien  né;  de  la  bonne  foi ,  je  vous  en 
conjure ,  Se  permettez  que  je  vous  cite 
ici  un  auteur  qui  ne  vo'js  fera  pasfuf^ 
peét ,  celui  des  psnfées  philofophiques, 
Qu'un  homme  vienne  vous  dire  que 
projettant  au  hafard  une  multitude  à^ 


caracleres  d'imprimerie  ,  il  a  vu  TE- 
néïde  toute  arrangée  réfulter  de  ce  jet: 
convenez  qu'au  lieu  d'aller  vérifier 
cette  merveille  ,  vous  lui  répondrez 
froidement;  Monfieur,  cela  n'ell:  pas 
impoifible  ;  mais  vous  mentez.  En  vertu 
de  quoi ,  je  vous  prie ,  lui  répondrez"* 
vous  ainli  ? 

Eh!  qui  ne  fait  que  fans  le  fentiment 
interne  ,  il  ne  refleroit  bientôt  plus 
de  traces  de  vérité  fur  la  terre,  que 
nous  ferions  tous  fucceflivement  le 
jouet  des  opinions  les  plus  monftrueu- 
fes,  à  mefure  que  ceux  qui  les  foutien- 
droient  auroient  plus  de  génie,  d'à* 
dreiîe  &  d'efprit,  &  qu'enfin  réduits  à 
rougir  de  notre  raifon  même,  nous  ne 
faurions  bientôt  plus  que  croire  nique 
penfer. 

Mais  les  objections fans  doute 

il  y  en  a  d'infolubles  pour  nous  & 
beaucoup  ,  je  le  fais.  Mais  encore  un 
coup  donnez  moi  un  fyfléme  où  il  n'y 
en  ait  pas  ,  ou  dites  moi  comment  je 
dois  me  déterminer. Bien  plus;  parla 
nature  de  mon  fyflême, pourvu  que  mes 
■preuves  diredes  foient  bien  établies, 
îes  difficultés  ne  doivent  pas  m'arreter; 
VU  l'impodibilicé  où  je  fuis ,  moi  être 


70  Lettre 

mixte  5  de  raifonner  exadement  furies 
efprits  purs  8c  d'en  oblerver  iufFiiam- 
ment  la  nature*  MaLs  vousmatérialiftej, 
qui  me  parlez  d'une  Tubdance  unique, 
palpable  &  foumife  par  fa  nature  à  Tinf- 
-pedion  des  iens  ,  vous  êtes  obligé  non 
leulement  de  ne  me  rien  dire  que  de 
clair,  de  bien  prouvé,  mais  de  réfou- 
dre  toutes  mes  difficultés  d'une  façon 
pleinement fatisfaifante  ,  parce  que  nous 
pofTédons  vous  &  moi  tous  les  inftru- 
mens  néceflaires  à  cettefolution.Etpar 
exemple,  quand  vous  faites  naître  la 
penfée  dts  combinaifons  de  la  matière, 
vous  devez  me  montrer  feniibiement 
ces  combinaifons  &  leur  réfultat  parles 
feules  loix  de  la  phyiîque  &  de  la 
-méchanique  ,  puifque  vous  n'en  adm.et- 
tez  point  d'autres.Vous  Epicurien^  vous 
com.pofez  l'ame  d'atomes  fubtils.  Mais 
qu'appellez-vous  fubtils ,  je  vous  prie  ? 
vous  favez  que  nous  ne  connoiiTons  point 
de  dimenfions  abfolues,  &  que  rien 
n'eft  petit  ou  grand  que  relativement 
à  l'ail  qui  le  regarde.  Je  prends  par 
fuppcfition,  unmicrofcôpe  fuffifant  & 
je  regarde  un  de  vos  atomes.  Je  vois 
un  grand  quartier  de  rocher  crochu.  De 
la  danfe  ô.  de  l'açcrochement  de  pareils 


ê]ijart1ersj*attendsdeyoirréfuIterIa  pen« 
i'ce.  Vous  Moderiiiile  ,  vous  me  montrez 
vnc  molécule  organique.  Je  prends  mon 
microfcope,  &:  je  vois  un  dragon  grand 
.comme  la  moitié  de  ma  chambre  :  j'at- 
tends de  voir  fe  mouler  de  s'entortiU 
1er  ce  pareils  dragons  jufqu'àce  que  je 
voye  rélulter  du  tout  un  être  non-feu- 
lement organiié  mais  intelligent  ;  c'efl- 
à  cire  un  être  non  aggrégatifSc  qui  foLt 
rigoureufement  un  ,  &:c.  Vous  me  mar- 
quiez. Monfieur,  que  le  monde  s'étoit 
fortuitement  arrangé  comme  îa  Répu- 
blique Romaine.  Pour  que  la  parité  fut 
•jufte  ,  il  faudrolt  que  la  République  Ro- 
maine n'eût  pas  été  compofée  avec  des 
•hommes ,  mais  avec  des  morceaux  de 
bois.  Montrez-moi  clairement  &  fenfi- 
blem.ent  la  génération  purement  maté- 
-rielie  du  premier  être  intelligent  ;  je  ne 
vous  demande  rien  de   plus. 

Maisfi  tout  eft  Tœuvre  d'un  Etre  in- 
telligent  ,  puiflant ,  bienfaifant  ;  d'où 
vient  le  mal  fur  îa  terre  ?  Je  vous  avoue 
que  cette  difficulté  fi  terrible  ne  m'a 
iamais  beaucoup  frappé;  foit  que  je  ne 
j'aye  pas  bien  conçue,  foit  qu'en  effet 
.«lie  n'ait  pas  toute  la  folidité  qu'elle 
jparoît  avoir,  .Nos  p.hilofophes  f^  Conz 


7^  L  E  T  T  K  E 

élevés  contre  les  entités  métaphyiïques, 
^  je  ne  connois  perfonne  qui  en  fafTe 
tant.Qu*entendent"iIs  par  U  w^z/?  qu'efl- 
ceque  le  mal  en  lui-même  ?oli  eft  k  mal, 
relativement  à  la  nature  &  à  Ton  au- 
teur ?  L'univers  rubfifle,  l'ordre  y  rè- 
gne &  s'y  conferve;  tout  y  périt  fuc- 
celîlvement ,  parce  que  telle  eft  la  loi 
des  êtres  matériels  &  mus  ;  mais  tout 
s'y  renouvelle  &  rien  n'y  dégénère  ; 
parce  que  tel  eft  l'ordre  de  Ton  auteur, 
&  cet  ordre  ne  Te  dément  point.  Je 
ne  vois  aucun  mal  à  tout  cela.  Mais 
quand  je  fouffre  ,  n'eft-ce  pas  un  mal  > 
Quand  je  meurs ,  n'eft-ce  pas  un  mal? 
Doucement:  je  fuis  fujet  à  la  mort , 
parce  que  j'ai  reçu  la  vie.  Il  n'y  avoit 
pourmoi  qu'un  moyen  de  ne  point  mou- 
rir; c'étoit  de  ne  jamais  naître.  La  vie 
eft  un  bien  pofitif ,  mais  fini ,  dont  le 
terme  s'appelle  mort.  Le  terme  du  po- 
fîtif  n'eft  pas  le  négatif,  il  eft  zéro.  La 
mort  nous  eft  terrible ,  &  nous  ap- 
pelions cette  terreur  un  mal.  La  dou- 
leur eft  encore  un  mal  pour  celui  qui 
fouffre,  j'en  conviens.  Mais  la  douleur 
&:  le  plaifir  étoient  les  feuls  moyens 
d'attacher  un  être  fenfible  &  périfTable 
à  fa  propre  confervation  j  ^  ces  moyens 

font 


font  ménagés  avec  une  bonté  digne  de 
l'Etre  fupréme.  Au  moment  même  que 
j'écris  ceci  ,  je  viens  encore  d'éprou- 
ver combien  la  cellation  fubite  d'une 
douleur  aiguë  eft  un  plaiiir  vif  &  dé- 
iicieux,  M'oferoit-on  dire  que  lacefTa* 
tionduplaifiric  plus  vit  Toit  une  douleur 
aiguë  La  douce  jouillance  de  la  vie  efl 
permanente  ;  il  fuffit  pour  la  goûter  de 
ne  pas  foufïrir.  La  douleur  n'eil:  qu'un 
avcrtifTement,  importun,  mais  néceC- 
faire  ,  que  ce  bien  qui  nous  eft  fi  cher 
eïl  en  péril.  Quand  je  regardois  de 
près  à  tout  cela  5  je  trouvai,  je  prou- 
vai peut-être  ,  que  le  fentiment  de  la 
mort  de  celui  de  la  douleur  eft  pref- 
que  nul  dans  l'ordre  de  la  nature.  Ce 
font  les  hommes  qui  l'ont  aiguifé.  Sans 
leurs  rafinemens  inienfés  ,  fans  leurs  inf- 
titutions  barbares,  les  maux  phyliques 
ne  nous  atteindroient ,  ne  nous  afFede- 
roient  gueres^&  nous  ne  fentirions  point 
la  mort. 

Mais  le  mal  moral]  autre  ouvrage  de 
l'homme  ,  auquel  Dieu  n'a  d'autre  parc 
que  de  l'avoir  fait  libre  8c  en  cela  fem- 
blable  à  lui.  Faudra-t  il  donc  s*en  pren- 
dre à  Dieu  des  crimes  des  hommes  ôc 
des  m.aux  qu'ils  leur  attirent?  Faudra- 
Œuv.  Fojth,  Tom.WL  D 


'74  L  E   T   T   R  E 

,t-ilj  en  voyant  un  champ  de  bataille ,  lui 
reprocher  d'*avoîr  créé  tant  de  jambes 
êc  de  bras  cafiés. 

Pourquoi ,  direz  •  vous  ,  avoir  fait 
-Phomme  libre,  pulfqu'il  devoitabufer 
4q  fa  liberté?  Ah ,  MonCeur  de  *^^ ,  s'il 
«xifta  jamais  un  mortel  qui  n'en  ait  pas 
abufé  ,  ce  mortel  feul  honore  pîusl'hu- 
manité  que  tous  les  fcélerats  qui  cou- 
vrent la  terre  ne  la  dégradent.Mon  Dieui 
donne-^noi  des  vertus ,  &  me  place  ua 
jour  auprès  des  Fénelons,  des  Catons, 
.des Socrates.  Que  m'importera  le  refte 
du  genre  humain  ?  Je  ne  rougirai  point 
d'avoir  été  homme. 

Je  vous  l'ai  dit ,  Monfieur  ,  il  s'agit 
ici  de  mon  fentiment;  non  de  mes  preu- 
ves 3  &  vous  ne  le  voyez  que  trop.  Je 
nie  fouviens  d'avoir  jadis  rencontré  fur 
pion  chemin  cette  queftion  de  l'origine 
du  mal  &  de  l'avoir  eiHeurée  ;  mais  vous 
p'avez  peint  lu  ces  rabacheries  ,  &  moi 
^e  les  ai  oubliées  :  nous  avons  très- 
bien  fait  tous  deux.  Tout  ce  que  je  fais 
<sft  que  la  facilité  que  je  trouvois  à  les  ré- 
foudre 5  venoit  de  l'opinion  que  j'ai  tou- 
jours eu  de  la  co-exiftence  éternelle'  de 
deux  principes  5  l'un  adif,  quieftDieuj 
l'.^utre  paffif^  qui  eft  la  matière,  que  l'If 


îre  aftîf  combine  &  modifie  avec  un® 
pleine  puiiïance ,  mais  pourtant  fans  Ta- 
voircréé  &  fans  la  pouvoir  anéantir.  Cet- 
te opinion  m'a  fait  huer  des  philofophes 
à  qui  je  l'ai  dite:  ils  l'ont  décidée ab- 
furde  &  contradictoire.  Cela  peut  être, 
mais  elle  ne  m'a  pas  paru  telle  ,  &  j'y 
ai  trouvé  l'avantage  d'expliquer  fans 
peine  &  clairement  à  mon  gré,  tant 
de  queftions  dans  lefquelles  ils  s'em- 
brouillent; entr'autres  celle  que  vous 
m'avez  propofée  ici  comime  infolu- 
ble. 

Au  refte,  j'ofe  croire  que  mon  fen- 
tîment  peu  pondérant  fur  toute  autre 
matière,  doit  l'être  un  peu  fur  celle- 
ci;  6c  quand  vous  connoîcrez  mieux  ma 
deftinée ,  quelque  jour  vous  direz  peut- 
ctre,  en  penfant  à  moi  :  quel  autre  a 
droit  d'agrandir  la  mefure  qu'il  a  trou- 
vée aux  m.aux  que  l'homme  foufFre 
ici- bas? 

^ous  attribuez  à  la  difficulté  de  cette 
même  queflion  dont  le  fanatifme  &  la 
fuperflition  ont  abufé ,  les  maux  que 
les  religions  ont  caufés  fur  la  terre.  Cela 
peut  être  ,  &  je  vous  avoue  même  que 
toutes  les  formules  en  matière  de  foi  ne 
me  paroiiïent  qu'autant  de  chaînes  d'i- 

Bz 


y 6  Lettre 

nlqiiîté,  de  fauiïeté,  d'hypocrlfie  &  de 
tyiannie.  Mais  ne  foyons  jamais  injuf- 
tes,  &  pour  aggraver  le  mal  n'ôtons 
pas  le  bien.  Arracher  toute  croyance 
en  Bieu  du  cœur  des  hommes  ,  c'eft 
y  détruire  toute  vertu.  C'eft  mon  opi- 
nion, Monfîeur,  peut-être  elle  eftfauîlc; 
mais  tant  que  c'eft  lamienne  je  ne  ferai 
po^nt  aflez  lâche  pourvousiadifïimuler. 

Faire  le  bien  eft  l'occupation  la  plus 
douce  d*un  homme  bien  né.  Sa  probité, 
fa  bienfaifance  ne  font  point  l'ouvrage 
de  fes  principes  ,  mais  celui  de  fon  bon 
naturel.  Il  cède  à  fes  penchans  en  pra- 
tiquant la  juftice  5  comme  le  méchant 
cède  aux  (lens  en  pratiquant  Tiniquité, 
Contenter  le  goût  qui  nous  porte  à  bien 
faire  eft  bonté ,   mais  non  pas  vertu. 

Ce  mot  de  vertu  il gnifiQ  force.  Il  n'y 
a  point  de  vertu  fans  combat,  il  n'y 
en  a  point  fans  vidoire.  La  vertu  ne 
conf  fte  pas  feulement  à  être  jufte  ,  mais 
à  l'être  en  triomphant  de  fes  paiTions,  en 
régnant  fur  fon  propre  coeur.  Titus  ren- 
dant heureux  le  peuple  Romain  ,  ver- 
fant  par-tout  les  grâces  &:  les  bienfaits, 
pouvoit  ne  pas  perdre  un  feul  jour  ôç 
n'être  pas  vertueux: il  le  futcertaine^ 
m^nt  en  renvoyant  Bérénice,  Brutus 


faîfant  mourir  fes  enfans ,  pouvoît  n'ê-* 
tre  quejufte.  MaisBrutus  ét'oitun  ten^* 
dre  père;  pour  faire  Ton  devoir  il  dé- 
chira fes  entrailles,  &  Brutusfut  ver-  . 
tueux. 

Vous  voyez  ici  d'avance  la  queflion 
remife  à  fon  point.  Ce  divin  fîmulacre 
dont  vous  me  parlez  s'ofiTe  à  moi  fous 
une  image  qui  n'eft  pas  ignoble  ,  &  je 
crois  fentirà  l'impreiîion  que  cette  ima- 
ge fait  dans  mon  coeur  la  chaleur  qu'elle 
eft  capable  de  produire,  Mais  ce  fîmu- 
lacre enfai  n'efb  encore  qu'une  de  ce.i 
entités  métaphydques  dont  vous  ne  vou- 
lez pas  que  les  hommes  fe  faffent  des 
Dieux.  C'eft  un  pur  objet  de  contem* 
plation.  Jufqu'où  portez-vous  l'efFetde 
cette  contemplation  fublime?  Si  vouj 
ne  voulez  qu'en  tirer  un  nouvel  en- 
couragement pour  bien  faire,  je  fuis 
d'accord  avec  vous  :  mais  ce  n'eft  pas 
de  cela  qu'il  s'agit.  Suppofons  votre 
cc£ur  honnête  en  proie  aux  pallions  les 
plus  terribles  ,  dont  vous  n'êtes  pas  à 
l'abri ,  puifqu'enfin  vous  êtes  homme* 
Cette  image  qui  dans  le  calme  s'y  peint 
fî  ravillante,  n'y  perdra-t-elle  rien  de 
fes  charmes  &:  ne  s'y  ternira-t-  elle  point 
au.  milieu  des  flots?  Ecartons  la  fup- 


yS  Lettre 

pofitîon  découragante  &  terrible    de« 
périls  qui  peuvent  tenter  la  vertu  mife 
au  dérefpoir,  Suppofons  feulement  qu'un 
cœur  trop  fenfible  brûle    d'un  amour 
involontaire  pour  la  fille  ou  la  femme 
ào  fon  ami,  qu'il  foit  maître   de  jouir 
d'elle  entre  le  Ciel  qui  n'en  voit  rien, 
&  lui  qui   n'en  veut  rien  dire  à  per- 
fonne  ;  que  fa  figure  charmante  l'attire 
ornée  de    tous  les  attraits  de  la  beauté 
■&  de  la   volupté  ;  au  moment  ou  fes 
lens  enivrés  font  prêts  à  fe  livrer  à  leurs 
délices  ,   cette    image   abftraite   de  la 
vertu  viendra- 1- elle  difputer  fon  coeur 
à  l'objet  réel  qui   le  frappe?  Lui  pa- 
roîtra-t-elle  en  cetinflant  la  plus  belle? 
L'arrachera  -  t- elle   des  bras  de  celle 
qu'il  aime  pour  fe  livrer  à  la  vaine  con- 
templation d'un  fantôme  qu'il  fait  être 
fans  réalité?  Finira-t-il  comme  Jofeph, 
^  laifTera-t-il  fon  manteau?  Non ,  Mon- 
i'eur,  il  fermera  les  yeux   &  fuccom- 
bera. Le  croyant,  direz-vouSjfjccom- 
bera  de  même.  Oui,  l'homme  foible; 
celui  5  par  exemple  qui  vous  écrit  :  mais 
donnez-leur  à  tous  deux  le  même  de- 
gré de  force  ,  &  voyez  la  différence 
du  point  d'appui. 

^e  pioyen  j^MonCeur^de  réfiftef  à 


A    M^^<  7> 

des  tentations  violentes ,  quand  on  peut 
leur  céder  fans  crainte  ,  en  fe  difant , 
à  quoi  bon  réfifter  ?  Pour  être  vertueux, 
le  philofophe  a  befoin  de  Tétre  aux 
yeux  des  hommes;  mais  fous  les  yeux 
de  Dieu  le  jufte  efl  bien»fort.  Il  compte- 
cette  vie  5  &  fes  biens  de  (qs  maux  & 
toute  fa  gloriole  pour  fi  peu  de  chofe  [ 
il  apperçoit  tant  au-delà!  force  invin- 
cible  de  la  vertu,  nul  ne  te  connoît 
que  celui  qui  fent  tout  fon  être,  &qur 

mes  d'en  difpofer.  Li(ez-Vous  quelque- 
fols  la  République  de  Platon?  Voyez 
dans  le  fécond  dialogue  avec  quelle  éner«' 
gie  Tami  de  Socrate  ,  dont  j'ai  oublié 
Je  nom,  lui  peint  le  jufte  accablé  des' 
Outrages  de  la  fortune  &  des  injuflices^ 
des  hommes ,  diffamé ,  perfécuté ,  tour- 
menté, en  proie  à  tout  l'opprobre  du 
crime  ,  Se  méritant  tous  les  prix  de  la 
vertu,  voyant  déjà  la  mort  qui  s^ap- 
proche  &  fur  que  la  haine  des  méchans- 
n'épargnera  pas  fa  m.cmoire  ,  quand  ils- 
ne  pourront  plus  rien   fur  fa  perfonnec' 
Quel  tableau  décourageant,  fi  rien  pou- 
voit  décourager  la  vertu  !  Socrate  lui-' 
îhême  effrayé  s'écrie,  Se  croit  devoir  in- 
voquer les  Dieux  avant  de  répondre^ 


So  Lettré 

mais  fans  refpoir  d'une  autre  vie  ,  îl  au- 
roit  mal  répondu  pour  celle-ci.  Tou- 
tefois, dût-il  finir  pour  nous  à  la  mort, 
ce  qui  ne  peut  être  fi  Dieu  eft  jufte  , 
&  par  conféquent  s'il  exifte  ,  Fidée  feule 
de  cette  exigence  feroit  encore  pour 
l'homme  un  encouragement  à  la  ver- 
tu &  une  confolation  dans  Tes  mlfè- 
res ,  dont  manque  celui  qui  fe  croyant 
ifolé  dans  cet  univers  ,  ne  fent  au  fond 
de  fon  cœur  aucun  confident  de  (qs 
penfvfes.  C'eft  toujours  une  douceur 
dans  Tadverfité  d'avoir  un  témoin  qu'on 
ne  l'a  pas  méritée  ;  c'efl:  un  orgueil  vrai- 
ment digne  de  la  vertu  de  pouvoir  dire 
à  Dieu  :  Toi  qui  lis  dans  mon  cœur ,  tu 
voîsquej'ufe  en ame  forte  oc  en  homm.e 
jufte  de  la  liberté  que  tu  m'as  don- 
née. Le  vrai  croyant  qui  fe  fent  par- 
tout fous  l'œil  éternel  aime  à  s'honorer 
à  la  face  du  Ciel  d'avoir  rempli  fes  de- 
voirs fur  la  terre. 

Vous  voyez  que  je  ne  vous  ai  point 
difputé  ce  fimuîacre  que  vous  m'avez 
préfenté  pour  unique  objet  des  vertus 
du  fage.  Mais,  mon  cher  Monfieur, 
revenez  maintenant  à  vous,  &  voyez 
combien  cet  objet  eft  inalliable ,  incom- 
patible avec  vos  principes.  Comment  n« 


fentez-vous  pas  que  cette  même  loi 
de  la  nécefiîté  qui  feule  régie,  félon 
vous  la  marche  du  monde  &  tous  les 
ëvénemens  ,  règle  aulîi  toutes  les  ac- 
tions ûqs  hommes  ,  toutes  les  penfées 
de  leurs  têtes ,  tous  les  fentimens  de 
leurs  cœurs  ,  que  rien  n'eft  libre, que 
tout  eft  force  5  néceiïaire,  inévitable, 
que  tous  les  mouvemens  de  l'homme 
dirigés  par  la  matière  aveugle  ne  dé- 
pendent de  fa  volonté  que  parce  que  fa 
volonté  même  dépend  de  la  néceiiité  : 
qu'il  n'y  a  par  conféquentni  vertus  ni 
vices  ,  ni  mérite  ni  démérite  ,  ni  mo- 
ralité dansles  adions humaines 3  &que 
ces  mots  d'honnête  hom^me  ou  de  fcé- 
lérat  doivent  être  pour  vous  tota'ement 
vuides  de  fens.  Ils  ne  le  font  pas  toute- 
fois,  j'en  fuis  très -fur.  Votre  honnête 
C€eur,en  dépit  de  vos  argumens, réclame 
contre  votre  trifte  philofophie.  Lefen- 
timent  de  la  liberté,  le  charme  de  la 
vertu  fe  font  fentir  à  vous  malgré  vous, 
cc  voilà  comment  de  toute  part  cette 
forte  de  lalutaire  voix  du  fentiment  in- 
térieur rappelle  au  fein  de  la  vérité  & 
de  la  vertu  tout  homme  que  fa  raifoii 
roalconduite  égare.  Bén-ffez^Monfieur, 
cette  fainte  Ôc  bien tailante  voix  qui  vous 


S2  E  E  T  T  R  E' 

ramené  aux  devoirs  de  l'homme  queft 
philofophie  à  la  mode  finiroit  par  vous 
faire  oublier.  Ne  vous  livrez  à  vos 
argumensquequand  vouslesfentez  d'ac»- 
cord  avec  le  didamen  de  votre  cons- 
cience ;  &  toutes  les  fois  que  vous  y 
fentirez  de  la  contradidion  ,  foyez  fur* 
que  ce  font  eux  qui  vous  trompent. 

Quoique  je  ne    veuille  pas  ergoter' 
avec  vous  ni  fuivre  pied  à  pied  vos 
deux  lettres ,  je  ne  puis  cependant  me- 
refufer  un  mot  à  dire  fur  le  parallèle 
du  fage  Hébreu  &  du  fage  Grec.  Corn* 
me  admirateur  de  Tun  &  de  l'autre  ,, 
je  ne   puis  gueres  être  fufpeâ:  de  pré- 
jugés en  parlant  d'eux.  Je  ne  vous  crois> 
pas  dans  le  même  cas.  Je  fuis  peu  fur- 
pris  que  vous  donniez  au  fécond  tout 
l'avantage.  Vous  n'avez  pas  aiïez  fait 
connoifTance avec  l'autre,  &  vous  n'a- 
vez pas  pris  afTez  de  foin  pour  déga-- 
gerce  quieflvraiment  à  lui,  de  ce  qui 
lui  eft  étranger  5  &  qui  le  défigure  à^ 
vos  yeux,  comme  à  ceux  de  bien  d'au- 
tres gens  qui,  félon  moi,  n*y  ont  pas- 
regardé  de  plus  presque  vous. Si  Jéfus^ 
fôt  né  à  Athènes  &  Socrate  à-  Jéru- 
fâlem  ,  que  Platon  &Xénophon  euflent- 
ccxit  la  vk  du  premier,. Luc  èi^M^^ 


î'hleu  celle  de  l'autre,  vous    changeriez 
beaucoup  de   langage,   &  ce    qui  luî^ 
fait  tort  dans  votre  elprit ,  eft  préci- 
fément  ce  qui  rend  Ton  élévation  d'a- 
me    plus  étonnante   &  plus  admirable-», 
favoir,  fa-  naiflance  en  Judée  chez  le 
plus  vil  peuple  qui  peut-être"  exiflât' 
alors  5  au  lieu  que  Socrate,  né  chez  le- 
plus  inftruit  &  le  plus  aimable  ,  trou- 
va tous  les  fecours  dont  il   avoit  be- 
foin  pour  s'élever  aifément  au  ton  qu'iP 
prit.  Il  s'éleva  contre  les  Sophiftes  corn-- 
me  Jéfus  contre  les  Prêtres ,  avec  cette 
différence  que  Socrate    imita  fouvent^ 
fes  antagoniftes,  &  que  (i  fa  belle  6c 
douce  mort  n'eût  honoré  fa  vie ,  il  eût 
paiTé  pour  unSophiftecommeeux. Pour 
Jéfus,  le  vol  fublime  que  prit  fa  grande 
ame  réleva  toujours  au-deflus'de  tous 
les  mortels,  &  depuis  l'âge  de  douze  ans 
jufqu'au  moment  qu'il   expira  dans  la 
plus  cruelle  ainfi  que  dans  la  plus  in- 
iilme  de   toutes  les  morts,  il  ne  fe  dé- 
mentit pas  un  moment.  Son  noble  pro- 
jet  étoit  de  relever  fon  peuple ,  d'eri- 
fâire  de  rechef  un  peuple  libre  &  di- 
gne de  l'être;  car  c'étoit  par-là  qu'il 
falloit  commencer.  L'étude   proFonde- 
qM*il  fit  de  la  loi  de  M-oife ,  fes  efforts? 


^4  Lettre 

pour  en  réveiller  renthoufiafme  &ra^ 
mour  dans  les  cœurs  montrèrent  foîî 
but,  autant  qu'il  étoit  poffible,  pour 
ne  pas  eifaroucher  ]qs  Romains.  Mais 
fes  vils  &  lâches  compatriotes  au  lieu  de 
l'écouter  le  prirent  en  haine  ,  précifé- 
ment  à  caufe  de  Ton  génie  &  de  h  vertu 
qui  leur  reprochoient  leur  indignité. 
Enfin  5  cène  fut  qu'après  avoir  vu  l'im- 
poiTibilité  d  exécuter  Ton  projet  qu'il  re- 
tendit dans  fa  tête  ,  &  que  ,  ne  pouvant 
faire  par  lui  même  une  révolution  chez 
fon  peuple ,  il  voulut  en  faire  une  par  fes 
difciples  dans  l'unlvers.Ce  qui  l'empêcha 
de  réuiîir  dans  fon  premier  plan,  outre  la 
baflefTe  de  fon  peupleincapable  detoute 
vertu,  fut  la  trop  grande  douceur  de  fon 
propre  caraélere;  douceur  qui  tient  plus 
de  l'Ange  &  du  Dieu  qu  de  l'homme^ 
qui  ne  l'abandonna  pas  un  inffant  ,  mê- 
me fur  la  croix.  Se  qui  fait  verfer  des 
torrens  de  larmes  à  qui  fait  lire  fa  vie 
comme  il  faut ,  à  travers  les  fitras  dont 
ces  pauvres  gens  l'ont  défigurée,  Heu- 
reufement  ils  ont  refpeété  &:  tranfcrit 
fidèlement  (es  difcours  qu'ils  n'enten- 
doient  pas;  ôtez  quelques  tours  orien- 
taux ou  mal  rendus,  on  n'y  voit  pas urï 
inot  qui  ne  foit  digne  de  lui,  de  c'efl- 


là  qu'on reconnoîtrhomme  divin,  quî, 
de  fix  piètres  ditciples ,  a  fait  pourtant 
dans  leur  grolTler  mais  tierenthoufîafm?, 
Ôqs  hommes  éloquens  &  courageux. 

Vous  m'objeclez  qu*ii  a  fait  des  mi- 
racles. Cette  o'ojedion  feroit  terrible 
fî  elle  étoit  jufte.  Mais  vous  favez,' 
Monfieur  ,  ou  du  moins  vous  pour- 
riez favoir  que,  félon  moi,  loin  que 
Jéfus  ait  fait  des  miracles ,  il  a  déclaré 
très-pofitivement  qu'il  n'en  feroit  point , 
èc  a  marqué  un  très-grand  mépris  pouc 
ceux  qui  en  demandoient. 

Que  de  chofes  me  refteroient  à  dire  l 
Mais  cette  Lettre  énorme.  Il  faut  finir. 
Voici  la  dernière  fois  que  je  reviendrai 
fur  ces  matières.  J'ai  voulu  vous  com- 
plaire, Monfieur,  Je  ne  m'en  repens 
point;  au  contraire,  je  vous  remercie 
de  m'avoir  fait  reprendre  un  fil  d'idées 
prefque  effacées,  mais  dont  les  relies 
peuvent  avoir  pour  m.oi  leur  ufage 
dans  Tétat  oià  je  fuis. 

Adieu,  Monfieur,  fouvenez- vous 
quelquefois  d'un  homme  que  vous  au- 
riez aimé,  je  m'en  flatte,  quand  vous 
l'auriez  mieux  connu,  &  qui  s'^eft  oc- 
cupé de  vous  dans  des  momens  oià  Ton 
RQ  ^'occupe  gueres  que  de  foi -même. 


iS  Lettre" 

L  E  T  T  R  E 

'JM.  D'OFFRÈVILLE^ 

A    DOUA  I. 

Sur  cêtfe  que  (lion  v  S^il  y  a  une  mo-^ 
raU  d^mQnt.rcc  ,  ou  iU  n'y  en  a  point*' 


Montmorency  ,  4    Octobre  1761. 


L 


A  queftion  que  vous  me  propofez^,? 
Monfieur,  dans  votre  lettre  du  ly  Sep- 
tembre ,  eu  importante  &  grave  :  c'eft- 
de  fa  folution  qu'il  dépend  de  favoir 
s*il  y  a  une  morale  démontrée  ou  s'il 
n'y  en  a  point. 

Votre  adverfaire  foutient  que  tout^ 
îiomme  n'agit ,  quoi  qu'il  fafTe  ,  que  re- 
lativement à  lui-même,  &  que  jufqu'aux- 
adles  de  vertu  les  plus  iublimes ,  juf- 
qu'aux oeuvres  de  charité  les  plus  pu-- 
ïes,  chacun  rapporte  tout  à  foi. 

Vous,  Monfieur  ,  vous  penfez  qu'on- 
<loit  faire  le  bien  pour  le  bien  même 
fans  aucun  retour  d'intérêt  perfonnel  ^ 
g^e  les  bonnes  œuvre?  ^u  on  rapporc^' 


'Â  M.   D*OFFREvmE.  Sf 

I  fol  ne  font  plus  des  ades  de  vertu 
mais  d'amour  -  propre  ;  vous  ajoutez 
que  nos  aumônes  font  fans  mérite ,  (ï 
nous  ne  les  faifons  que  par  vanité  ou- 
dans  la  vue  d'écarter  de  notre  efprit 
ridée  d^s  miferes  de  la  vie  humaine^ 
&  en  cela  vous  avez  raifon. 

Mais  furie  fond  de  la  queftionjje- 
dois  vous  avouer  que  je  fuis  de  l'avis- 
de  votre  adverfaire:car  quand  nousagif- 
fons,  il  faut  que  nous  ayons  un  motiÉ 
pour  agir,  ÔJ  ce  motif  ne  peut  être 
étranger  à  nous,  puifque  c'efi:  nous^ 
qu'il  met  en  œuvre  :  il  eft  abfurde  d'i- 
maginer qu'étant  moi ,  j'agirai  comme 
li  j'étois  un  autre»  N'eft-il  pas  vrai  que  fi- 
l'on  vous  difoit  qu'un  corps  efl:  poulie 
fans  que  rien  le  touche  ,  vous  diriez 
que  cela  n'eft  pas  concevable?  C'eft 
îa  même  chofe  en  morale  quand  orv 
croit  agir  fans  nul  intérêt. 

Mais  il  faut  expliquer  ce  mot  d'In-- 
îerêt;  car  vous  pourriez  lui  donner  tel 
fens  vous  &  votre  adverfaire  que  vous- 
feriez  d'accord  fans  vous  entendre,  ôc 
lui-même  pourroit  lui  en  donner  un  fiï 
grofîîer  qu'alors  ce  feroit  vous  qui  au-- 
piez  raifon.' 

E  y  ^  un  intérêt  fenfueiac  pa]pai>fe 


%S  Lettre 

qui  fe  rapporte  uniquement  à  notr^ 
bien-être  matériel,  à  la  fortune,  à  la 
confidératiori ,  aux  biens  phyliques  qui 
peuvent  réfuîter  pour  nous  de  la  bonne 
opinion  d'autrui.  Tout  ce  qu*on  fait 
pour  un  tel  intérêt  ne  produit  qu'un 
bien  du  même  ordre,  comme  un  mar- 
chand fait  Ton  bien  en  vendant  fa  mar- 
chandife  le  mieux  qu'il  peut.  Si  j'oblige 
un  autre  homme  en  vue  de  m'acqué- 
rir  des  droits  fur  fa  reconnoifTance,  je 
ne  fuis  en  cela  qu'un  marchand  qui 
fait  le  commerce  ,  &  même  qui  rufe 
avec  l'acheteur.  Si  je  fais  l'aumône  pour 
me  faire  eftimer  charitable  &  jouir  des 
avantages  attachés  à  cette  eftime,  je 
ne  fuis  encore  qu'un  marchand  qui 
acheté  de  la  réputation.  Il  en  efl  à- 
peu-près  de  mcTe,  fi  je  ne  fiis  cette 
aumône  que  pour  me  délivrer  de  l'im- 
portunité  d'un  gueux  ou  du  fpectacle 
de  fa  mâfere;  tous  les  acles  de  cette 
efpece  qui  ont  en  vue  un  avantage  ex- 
térieur ne  peuvent  porter  le  nom  de 
bonnes  adions ,  &  l'on  ne  dit  pas  d'un 
marchand  qui  a  bien  fait  fss  affaires, 
qu'il  s'y  efi;  comporté  vertueufement* 
Il  y  a  un  autre  intérêt  qui  ne  tient 
poiHt  aujc  avantages  de  la  focicté,  qui 


A  M.  d*Offreville.        2^ 

n'eft  relatif  qu'à  nous-mêmes, 'au  bien 
de  notre  ame ,  à  notre  bien-ctre  abrdu  , 
êi.  que  pour  cela  j'appelle  intérêt  fpi^ 
rituel  ou  moral  par  oppofition  au  pre- 
mier. Intérêt  qui ,  pour  n'avoir  pas  des 
objets  fenfibles  5  matériels,  n'en  eft 
pas  moins  vrai,  pas  moins  grand ,  pas 
moins  folide ,  de  pour  tout  dire  en  un 
mot,  le  feul  qui  tenant  intimernent  à 
notre  nature,  tende  à  notre  véritable 
bonheur.  Voilà  ,  Monfieur,  l'intérêt 
que  la  vertu  fe  propofe  Se  qu'elle  doit 
fe  propofer,  fans  rien  ôter  au  m.érite, 
à  la  pureté  ,3  la  bonté  morale  des  ac- 
tions qu'elle  infpire. 

Premièrement  ,  dans  le  fvftéme  de 
la  religion,  c'eil-à-dire  ,  des  peines  &: 
àts  récompenfes  de  l'autre  vie  ,  vous 
voyez  que  l'intérêt  de  plaire  à  l'Au- 
teur de  notre  être  &  au  juge  fuprême 
de  nos  aélîons ,  eft  d'une  imDortance 
qui  l'emporte  fur  les  plus  grands  maux  , 
qui  fait  voler  au  martyre  les  vrais 
croyans,  &  en  même  tems  d'une  pu- 
reté qui  peut  ennoblir  les  plus  fjbii- 
mes  devoirs.  La  loi  de  bien  faire  eil 
tirée  de  la  maifon  même ,  &:  le  chré- 
tien n'a  befoin  que  de  logique  pout 
avoir  de  la  vertu. 


^Ô  t  E   T   T   R  s 

Maïs'  outre  cet  intérêt  qu'on  peut 
regarder  en  quelque  façon  comme  étran- 
ger à  la  chofe,  comme  n^y  tenant  que 
par  une  expreiïe  volonté  de  Dieu  ^ 
vous  me  demanderez  peut  -  être  s'il 
y  a  quelque  autre  intérêt  lié  plus 
immédiatement,  plus  néceilairement 
à  la  vertu  par  fa  nature  ,  &  qui 
doive  nous  la  faire  aimer  uniquement 
pour  elle-même.  Ceci  tient  à  d'autres 
queflions  dont  la  difcuffion  pafTe  les 
bornes  d'une  lettre,  &  dont  par  cette- 
faifon  je  ne  tenterai  pas  ici  l'examen.. 
Comme,  fi  nous  avons  un  amour  na- 
turel pour  l'ordre  ,  pour  le  beau  mo- 
ral 5  fi  cet  amour  peut  être  affez  vif 
par  lui-même  pour  primer  fur  toutes  noS' 
pafîions,  fi  la  confcienee  efl:  innée  dans 
le  cœur  de  l'homme  ,  ou  fi  elle  n'efi: 
que  l'ouvrage  des  préjugés  &  de  l'é- 
ducation :  car  en  ce  dernier  cas  il  eft 
clair  que  nul  n'ayant  en  foi-même  au- 
cun intérêt  à  bien  faire ,  ne  peut  faire 
aucun  bien  que  par  le  profit  qu'il  en 
attend  d'autrui ,  qu'il  n'y  a  par  confé- 
quent  que  des  fots  qui  croyent  à  la 
vertu  &  des  dupes  qui  la  pratiquent; 
t^Vie  eft  la  nouvelle  philofophie. 

Sans  m'embarquer  ici  dans  cette  mê- 


À  M.  d'Ofpkeville,        ^t 

taphyfique  qui  nous  meneroit  trop  loin  y 
je  me  contenterai  de  vous  propofec 
un  fait  que  vous  pourrez  mettre  en 
queftion  avec  votre  adverfaire,  &  qui, 
bien  difcuté  ,  vous  inilruira  peut- 
être  mieux  de  les  vrais  fentimens  que 
vous  ne  pourriez  vous  en  inftruire  ea 
reftant  dans  la  généralité  de  votre  thefe» 

En  Angleterre  quand  un  homme  eft 
accufé  criminellement,  douze  jurés, 
enfermés  dans  une  chambre  pour  opi- 
ner fur  Texamen  de  la  procédure  s'il  eft 
coupable  ou  s'il  ne  l'eft  pas,  ne  for-- 
tent  plus  de  cette  chambre  èc  n'y  re- 
çoivent point  à  manger  qu'ils  ne  loienf 
tous  d'accord  ,  en  forte  que  leur  ju- 
gement eft  toujours  unanime  ,  &  dé-' 
cifif  fur  le  fort  de  l'accufé. 

Dans  une  de  ces  délibérations  les  preu- 
ves paroifîant  convaincantes,  onze  des^ 
jurés  le  condamnèrent  fans  balancer  ;; 
mais  le  douziem^e  s'obiiina  tellement, 
à  Tabfoudre  fans  vouloir  alléguer  d'au- 
tre raifon,  finon  qu'il  le  croyoit  inno- 
cent, que  voyant  ce  juré  déterminé 
à  mourir  de  faim  plutôt  que  d'être  de 
leur  avis,  tous  les  autres  pour  ne  pas 
s'expofer  au  même  fort  revinrent  au 
fien^  &.  l'accufé  fut  renvoyé  abfous*» 


o±  Lettre 

L'affaire  finie,  quel]ues-uns  des  ju- 
rés prefferent  en  fecret  leur  collègue 
de  leur  dire  la  raiibn  de  Ton  obftina- 
tion  ,  &  ils  lurent  enfin  que  c'étoit  lui- 
même  qui  avoit  fait  le  coup  dont  Tau- 
tre  étoit  accufé  ;  &  qu'il  avoit  eu  moins 
d'horreur  de  la  mort  que  de  taire  pé- 
rir l'innocent,  chargé  de  Ton  propre 
crime. 

Propofez  le  cas  à  votre  homme ,  & 
ne  manquez  pas  d'examiner  avec  lui 
l'état  de  ce  juré  dans  toutes  [qs  cir- 
conftances.  Ce  n'étoit  point  un  homme 
jufte  ,  puifqu'il  avoir  commis  un  crime  , 
&c  dans  cette  affaire  renthoufiafine  de 
la  vertu  ne  pouvoit  point  lui  élever 
le  cœur,  &  lui  faire  miéprifer  la  vie. 
Il  avoit  l'intérêt  le  plus  réel  à  con- 
damner l'accufé  pour  enfevelir  avec 
lui  l'imputation  du  forfait  ;  il  devoit 
craindre  que  fon  invincible  obfiination 
Fi'en  fit  foupçonner  la  véritable  caufe, 
&  ne  fut  un  commencement  d'indice 
contre  lui  :  la  prudence  ^  le  foin  de 
fa  fureté  demandoient  ,  ce  femble, 
qu'il  fît  ce  qu'il  ne  fit  pas  ,  &  Ton  ne 
voie  aucun  intérêt  fenfible  qui  dût  le 
porter  à  faire  ce  qu'il  fit.  Il  n'y  avoit 
cependant  qu'un  intérêt  très  -  puifTant 


A  M.  d'Offreville.        cj 

quî  pût  le  déterminer  ainfi  dans  le  ft- 
cret  de  Ton  cœur,  à  toutes  fortes  de 
riique;  quel  étoit  donc  cet  intérêt  au- 
quel  il  facrifioit  fa  vie    même? 

S'infcrire  en  faux  contre  le  fa*t  fe- 
roit  prendre  une  mauvaife  défaite;  car 
on  peut  toujours  l'établir  par  fuppo- 
fition,  &  chercher,  tout  intérêt  étran- 
ger mis  à  part,  ce  que  feroit  en  pareil 
cas  pour  l'intérêt  de  lui-même  tout 
homme  de  bon  fens,  qui  ne  feroit  ni 
vertueux,  ni  fcélérat. 

Pofant  fjcceflivement  les  deux  cas, 
l'un  que  le  juré  ait  prononcé  la  con- 
damnation de  Taccufé  Se  Tait  fait  périr 
pour  fe  mettre  en  fureté,  l'autre  qu'il 
l'ait  abfous ,  comme  il  fit,  à  fes  pro- 
pres rifques,  puis  fuivant  dans  les  deux 
cas  le  refte  de  la  vie  du  juré  &  la 
probabilité  du  fort  qu'il  fe  feroit  pré- 
paré ,  prefTez  votre  homme  de  pronon- 
cer décifivement  fur  cette  conduite  , 
&  d'expofer  nettement  de  part  ou  d'au- 
tre l'intérêt  Se  les  motifs  du  parti  qu'il 
auroit  choifi  ;  alors  fi  votre  dispute  n'efl: 
pas  finie  ,  vous  connoîtrez  du  moins 
lî  vous  vous  entendez  l'un  l'autre,  ou 
{î  vous  ne  vous  entendez  pas. 

Que  s'il  difcingue  entre  l'intérêt  d\i« 


Ç^  L  E   T  T  K  E 

crime  à  commettre  ou  à  ne  pas  cofll*' 
mettre ,  &:  celui  d'une  bonne  adion  à 
faire  ou  à  ne  pas  faire,  vous  lui  ferez 
voir  aifément  que  dans  Thypothefe  la 
raifon  de  s'abilenir  d'un  crime  avan- 
tageux qu'on  peut  commettre  impu- 
nément,  efl:  du  mémie  genre  que  celle 
de  faire  entre  le  ciel  &  foi  une  bonne 
.adion  onéreufe  ;  car,  outre  que  quelque 
bien  que  nous  puilîions  faire,  en  cela 
nous  ne  fommes  que  juftes ,  on  ne  peut 
avoir  nul  intérêt  en  foi-même  à  ne  pas 
faire  le  mal  qu'on  n'ait  un  intérêt  fem- 
blable  à  faire  le  bien  ;  l'un  &  l'autre 
dérivent  de  la  même  fource  &  ne  peu-, 
vent  être  féparés. 

Sur- tout,  Monfieur,fongez  qu'il  ne 
faut  point  outrer  les  chofes  au-de-là  de 
îa  vérité,  ni  confondre  comme  faifoient 
les  Stoïciens ,  le  bonheur  avec  la  vertu» 
Il  eft  certain  que  faire  le  bien  pour  le 
bien  c'eft  le  faire  pour  foi,  pour  no- 
tre propre  intérêt,  puifqu'il  donne  à 
l'ame  une  fatisfadlion  intérieure,  un 
contentement  d'elle-même  fans  lequel 
il  n'y  a  point  de  vrai  bonheur.  Il  eft 
fur  encore  que  les  méchans  font  tous 
miférables,  quel  que  foit  leur  fort  ap- 
parent 5  parce  que  le  bonheur  s'empoi- 


À  M.  d'Offrevillî.        ^f 

'ibnne  dans  une  ame  corrorrpue  comme 
•le  plaifir  des  (er>s  dans  un  corps   mal 
fain.  Mais  il  efl:  faux  que  les  bons  foient 
tous  heureux  dès  ce  monde;  &  comme 
il  ne  luffit  pas  au  corps  d'être  en  fanté 
pour  avoir  de  quoi  le  nourrir ,  il  ne 
iufiit  pas  non  plus  à  Tame  d'être  faine 
pour  obtenir  tous  les  biens  dont  elle 
a   befoin,    <2'^oiqu*il  n'y    ait  que   les 
gens  de  bien  qui  puiflent  vivre  con- 
tenSjCen'eftpas  à  dire  que  tout  hom^me 
de  bien  vive  content.  La  vertu  ne  donne 
pas  le  boftheur,  mais  elle  feule  apprend 
à  en  jouir  quand  on  i*a  :  la  v^rtu  ne  ga- 
rantit pas   des  maux  de  cette  vie  ôc 
n'en  procure  pas  les  biens  ;  c'efl:  ce  que 
ne  fait  pas  non  plus  le  vice  avtc  tou- 
tes fes  rufes;  mais  la  vertu  fait  porter 
plus  patiemment  les  uns  &  goûter  plus 
déiicieufement  les  autres.  Nous  avons 
donc  en  tout  état  de  caufe  un  vérita- 
ble  intérêt  à  la  cultiver,  &  nous  fai- 
fons  bien  de  travailler  pour  cet  inté- 
rêt, quoiqu'il  y  ait  des  cas  où  il  feroit 
infuffifant  par  lui-même,  fans  l'attente 
d'une  vie  à  venir.  Voilà  mon  fentiment 
fur  la  queftion  que  vous  m'avez  pro- 
|)ofée. 

En  vous  remerciant  du  bien    que 


^6  L   E  T  T  R  ï 

VOUS  penfez  de  moi,  je  vous  confeîlîe 
pourtant,  Monfieur,  de  ne  plus  per- 
dre votre  tems  à  me  défendre  ou  à 
me  louer.  Tout  le  bien  ou  le  mal 
qu'on  dit  d'un  homme  qu'on  ne  con- 
noît  point  ne  fignifie  pas  grand'chofe. 
Si  ceux  qui  m'accufent  ont  tort,  c'eft 
à  ma  conduite  à  me  jufiifier;  toute 
autre  apologie  efl:  inutile  ou  fuperflue. 
J'aurois  dû  vous  répondre  plutôt; mais 
le  trifte  état  où  je  vis  doit  excufer  ce 
retard.  Dans  le  peu  d'intervalle  que 
mes  maux  me  lailTent,  mes  occupa- 
tions ne  font  pas  de  mon  choix,  & 
je  vous  avoue  que  quand  elles  en  fe- 
roient ,  ce  choix  ne  feroit  pas  d'écrire 
àQS  lettres.  Je  ne  réponds  point  à  celles 
de  complimens,  &  je  ne  répondrois 
pas  non  plus  à  la  vôtre  ,  fi  la  que(^ 
tion  que  vous  m'y  propofez  ne  me 
faifoit  un  devoir  de  vous  en  dire  mon 
avis» 

Je  vous  falue,  Monfieur^  de  tout 
snon  cccur. 


LETTRE 


5? 

L  E  T  1'  R  E 

^£/  PRINCE   LOUIS 
DE  WIRTEMBERG. 

Motiers  ^  le  lo  Novembre  17^3. 


S 


I  j'avois  le  malheur  d'être  né  Prince, 
d'être  enchaîné  par  les  convenancç^s  de 
mon  état;  que  je  fufTe  contraint  d'a- 
voir un  train,  une  fuite,  des  domefti- 
ques,  c'eft-à  cire,  dts  maîtres;  &:  que 
pourtant  j'euiïe  une  ame  ailez  élevée 
pour  vouloir  être  homme  malgré  mon 
rang  ,  pour  vouloir  remplir  les  grands 
devoirs  de  père,  de  mari,  de  citoven 
de  la  république  humaine  ;  je  fentirois 
bientôt  les  difficultés  de  concilier  tout 
cela,  celle  fur-tout  d^élever  mes  en* 
fans  pour  l'état  où  les  plaça  la  nature» 
€n  dépit  de  celui  qu'ils  ont  parmi  leurs 
égaux. 

Je  commenceroîs  donc  par  me  dire; 
il  ne  faut  pas  vouloir  des  ch ofes  con- 
tradidoires;  il  ne  faut  pas  vouloir  être 
&  n'être  pas.  La  difficulté  que  je  veux 


5>S         Lettre  au  Prince 

vaincre  eft  inhérente  à  la  chofe;  fî  Tetat 
de  la  chofe  ne  peut,  changer ,  il  faut 
que  la  difficulté  refte.  Je  dois  fentir 
que  je  n'obtiendrai  pas  tout  ce  que  je 
veux  :  mais  n'importe,  ne  nous  décou- 
rageons point.  De  tout  ce  qui  ed  bien , 
je  ferai  tout  ce  qui  e(l  pollible,  mon 
2ele  &  ma  vertu  m'en  répondent;  une 
partie  de  la  fageile  eft  de  porter  le 
joug  de  la  nécellué  :  quand  le  fage  fait 
le  relie  il  a  tout  fait.  Voilà  ce  que  je 
me  dirois  fi  j'étois  Prince.  Après  cela, 
j'irois  en  avant  fans  me  rebuter ,  fans 
Tien  craindre;  de  quel  que  fut  mon 
fuccès,  ayant  fait  ainfi  je  ferois  con- 
tent de  moi.  Je  ne  crois  pas  que  j'eulFe 
tort  de  rétre. 

Il  £iut ,  Moniteur  le  Duc  ,  commen- 
cer  par  vous  bien  mettre  dans  i'efprit, 
qu'il  n'y  a  point  d'oeil  paternel  que 
celui  d'un  père,  ni  d'œil  maternel  que 
celui  d'une  m^^re.  Je  voudrois  employer 
vingt  rames  de  papier  à  vous  répéter 
ces  deux  ligne?,  tant  je  fuis  convaincu 
que  tout  en  dépend. 

Vous  êtes  Prince  5  rarement  pourrez- 
vous  être  père  ,  vous  aurez  trop  d'au- 
tres foins  à  remplir  :  il  faudra  donc  que 
d'ôuties  rempliiîent  les  vôtres,  ftUdàmê 


BE    WiRTEMBERG.  p^ 

la  Duché  (Te  fera  dans  le  mcme  cas  à- 
peu-près. 

De-là  fuît  cette  première  règle.  Faî- 
tes en  forte  que  votre  enfant  foit  cher 
à  quelqu*un. 

Il  convient  que  ce  quelqu'un  foît 
de  fon  fexe.  L'âge  efl:  très -difficile  à 
déterminer.  Par  d importantes  raifons 
il  la  faudroit  jeune.  Mais  une  jeune 
perfonne  a  bien  d'autres  foins  en  tête 
que  de  veiller  jour  &  nuit  fur  un  en- 
fent.  Ceci  eft  un  inconvénient  inévi- 
table &  déterminant. 

Ne  la  prenez  donc  pas  jeune,  ni 
belle,  par  conféquent;  car  ce  feroit 
encore  pis.  Jeune ,  c*efl  elle  que  vous 
aurez  à  craindre  :  belle ,  c'eft  tout  ce 
qui  l'approchera. 

Il  vaut  mieux  qu'elle  foit  veuve  que 
fille.  Mais  fi  elle  a  des  enfans ,  qu'aur 
cun  d'eux  ne  foit  autour  d'elle  ,  Ôc  que, 
tous  dépendent  de  vous. 

Point  de  temmesà  grands  fentimens, 
encore  moins  de  bel  efprit.  Qu'elle  ait 
ailez  d'efprit  pour  vous  bien  entendre  , 
non  pour  rafiner  fur  vos  infl;ru(!ii:ions. 

Il  importe  qu'elle  ne  foit  pas  trop  fa- 
cile à  vivre,  &  il  n'importe  pas  qu'elle 
foie  libérale.  Au  contraire,  il  la  faut 


îOO        Lettke  au  Prince 

^  rangée ,  attentive  à  Ces  intérêts.  Il  eft 
"împoilible  de  ioumettie  un  prodigoe  à 
la  r€g!e  ;  on   tient  les  avares  par  leur 
propre  défau-t. 

Point  d'étourdie  ni  d'évaporée;  ou- 
tre le  mal  de  la  chofe  il  y  a  encore  ce- 
lui de  rhumeur ,  car  toutes  les  folles 
Asn  ont  5    &:  rien  n'eft  plus  à    craindre 
que  rhumeur  ;  par  la   même  raifon  les 
gens  vifs  ,  quoique  plus  aimables  ,  me 
font  fufpeârs,  à  cauie  deTemportement. 
Comm.e   nous  ne  trouverons  pas  une 
femm.e  parfaite  ,  il  ne  faut  pas  tout  exi- 
ger :  ici  la  douceur  eft  de  précepte  ^  mai$ 
pourvu  que  la  railon  la  donne ^    elle 
peut  n*étre  pas  dans   le  tempérament. 
Je  Taime  auflî  mieux  égale  Se  froide 
^qu'accueillante  &  capricieufe.  En  tou- 
tes .chofes  préférez  un  caraâ:ere  fur   à 
un  caraélere    brillant.  Cette    dernière 
^qualité  eft  même  un  inconvénient  pour 
notre   objet  ;  une  perfonne  faite  pour 
erre  au-defTus  des  autres  peut  être  gâ- 
tée par  le  mérite  de  ceux  qui  l'élevent. 
Elle  en  exige  enfuite  autant  de  tout  le 
monde  5  &  cela  la   rend  injufte   avec 
îes  inférieurs. 

-  Du  refte  ne  cherchez  dans  fon  efprît 
p.yçyae  culture  j  il  fe  farde  en  étudiant^ 


6e  Wirtemberg.      îoï 

èc  c«ft  tout.  Elle  fe  dcguifera  fi  elle 
fait;  vous  la  connoîtrez  bien  mieux  fi 
elle  efl  ignorante  :  dût-elle  ne  pas  la- 
voir lire  5  tant  mieux  ,  elle  apprendra 
avec  Ton  Elevé.  La  feule  qualité  d'ef- 
prit  qu'il  faut  exiger ,  c'eft  un  fens  droit. 

Je  ne  parle  point  ici  des  qualités  du: 
cœur  ni  des  moeurs,  qui  fe  fuppofentj 
parce  qu'on  fe  contrefait  là-de(fus.  On- 
lî'eft  pas  a  en  garde  fur  îe  refte  du  ca- 
racftere ,  &  c'eft  par  -  là  que  de  bons 
yeux  jugent  de  tout.  Tout  ceci  deman-- 
deroir  peut-être  de  plus  grands  détails; 
mais  ce  n'eft  pas  mamtenanf  de  quoi 
il  s'agit. 

Je  dis  ,  &  c'efï  ma  première  règle  ^ 
qu'il  faut  que  l'enfant  foit  cher  àcetto 
perfonne-là.  Mais  comment  faire  ? 

Vous  ne  lui  ferez  point  aimer  l'en- 
fant en  lui  difant  de  l'aimer;  &  avant" 
que  l'habitude  ait  fait  naître  l'attache- 
ment 5  on  s'amufe  quelquefois  avec  les 
autres  enfans ,  mais  on  n'aime  que  les- 
fiens. 

Ellepourroit  l'aimer,  (î  elle  aimoît- 
k  père  ou  la  mère  ;  mais  dans  votre 
rang,  on  n'a  point  d'amis,  &  jamais- 
dans  quelque  rang  que  ce  puilTe  être  ^^ 


102        Lettre  au  Psince 

on  n'a  pour  amis  hs  gens  qui  dépen- 
dent de  nous. 

Or  l'aifeccion  qui  ne  naît  pas  du  fen- 
tîment ,  d'où  peut-elle  naître  ,  (i  ce  n'efl 
de  l'intérêt  ? 

Ici  vient  une  réflexion  que  le  con- 
cours de  mille  autres  confirme,  c'cu 
que  les  difficultés  que  vous  ne  pouvez 
ôter  de  votre  condition ,  vous  ne  les 
éluderez  qu'à  force  de  dépenfe. 

Mais  n'a'lez  pas  croire,  comme  les 
autres  5  que  l'argent  fait  tout  par  lui- 
même  5  éc  que  pourvu  qu'on  paye  on 
eftfervi.Ce  n'ellpas  cela. 

Je  ne  connois  rien  de  Ci  difficile  quand 
on  efl  riche,  que  de  faire  ufai^^e  de  fa 
richelTe  pour  aller  à  Tes  nns.  L'argent 
ed  un  reiïbrt  dans  la  mécanique  mo- 
rale, mais  il  repouffe  toujours  la  miain 
qui  le  fait  agir.  Faifons  quelques  ob- 
fèrvarions  néceiïaires  pour  notre  objet. 

Nous  voulons  que  l'enfant  foit  cher 
à  fa  gouvernante.  Il  faut  pour  cela  que 
le  fort  de  la  gouvernante  loit  lié  à  celui 
de  l'enfant.  Une  fautpas  qu'elle  dépende 
feulement  des  foins  qu'elle  lui  rendra, 
tant  parce  qu'on  n'aime  gueres  les  gens 
qu'on   ftrt,   que  parce   que  les  foins 


payés  ne  font  qu'apparens,  les  foins  réels 
le  négligent  ;  &  nous  cherchons  ici  des 
foins  réels. 

Il  faut  qu'elle  dépende  non  de  Ces 
foins  ,  mais  de  leur  luccès,  &  que  fa 
fortune  foit  attachée  à  l'effet  de  l'édu- 
cation qu'elle  aura  donnée.  Alors  feu- 
lement elle  fe  verra  dans  fon  Elevé  & 
s'affeâ:ionnera  néceirairement  à  elle  ;  elle 
ne  lui  rendra  pas  un  fervice  de  parade 
&  de  montre  ,  mais  un  fervice  réel; 
ou  Dlutôt  enlafervant,  elle  ne  fervira 
qu'elle-même  ,  elle  ne  travaillera  que 
pour  foi. 

Mais  qui  fera  juge  de  ce  fuccès?  La 
foi  d*un  père  équitable  ,  de  dont  la 
probité  eftbien  établie  ,  doitluifirs  ;  la 
probité  eft  un  inftrument  fur  dans  les 
affaires,  pourvu  qu'il  foit  joint  au  dif- 
cernement. 

Le  père  peut  mourir.  Le  jugement 
des  femmes  n'eft  pas  reconnu  aiïez  fur, 
de  Tamour  maternel  efl  aveugle.  Si  la 
mère  étoit  établie  un  juge  au  défaut  du 
père  ,  ou  la  gouvernante  ne  s'y  fieroit 
pas,  ou  elle  s'occuperoit  plus  à  plaire 
a  la  mère  qu'à  bien  élever  l'enfant. 

Je  ne  m'étendrai  pas  fur  le  choix  deS 
juges  de  l'éducation.  Il  faudroit  pou^* 

E  4 


i04       Lettre  au  Pkince 

cela  des  connoilTances  particulières  re- 
latives aux  perfonnes.  Ce  qui  importe 
efTentieliement  5  c'eft  que  la  gouver- 
nante ait  la  plus  entière  confiance  dans 
rintégrité  du  jugement ,  qu'elle  foit  per- 
fuadée  qu'on  ne  la  privera  point  du 
prix  de  Tes  foins  ,  fi  elle  a  réuiîi ,  & 
que  quoi  qu'elle  puifTe  dire,  elle  ne  l'ob- 
tiendra pas  dans  le  cas  contraire.  lî 
ne  faut  jamais  qu'elle  oublie  que  ce  n'efè 
pas  à  fa  peine  que  ce  prix  fera  dû,  mais 
au  fuccès. 

Je  fais  bien  que  ,  foit  qu^elle  ait  fait 
fon  devoir  ou  non ,  ce  prix  ne  fauroit 
lui  manquer.  Je  ne  fuis  pasaffezfou, 
moi  qui  connois  les  hommes,  pourm'i- 
maginer  que  ces  juges ,  quels  qu'ils 
foient,  iront  déclarer  folemnellement 
qu'une  jeune  Princeffe  de  quinze  à  vingt 
ans  a  été  mal  élevée.  Mais  cette  ré- 
flexion que  je  fais-là,  la  Bonne  ne  la  fera 
pas;  quand  elle  la  feroit ,  elle  ne  s'y  fie- 
roit  pas  tellement  qu'elle  en  négligeât 
des  devoirs  dont  dépend  fon  iort ,  fa 
fortune ,  fon  exiftence.  Et  ce  qu'il  im- 
porte ici  n'eft  pas  que  la  récompenfe 
foit  bien  adminiftrée,  mais  l'éducation 
qui  doit  l'obtenir. 

Comme  la  raifon  nue  a  peu  de  force  ^ 


fîntérêtfeuln'en  a  pas  tant  qu'on  croit. 
L'imagination  feule  efl  adive.  C'efl  ime 
palHon   que  nous  voulons  donner  à  la 
gouvernante,  &  l'on  n'excite  les  paf- 
lîons  que  par  l'imagination.  Une  récom- 
penfe  promife   en   argent  eft  très  puiG«' 
lante  ,  mais  la  moitié  de  fa  force  fe  perd 
dans  le  lointain  de  Tavenir.-  On  corn-' 
pare  de    fang-froid  l'intervalle  &:  l'ar- 
gent ,  on  compenfe  le    rifque  avec  laf  ~ 
fortune ,  &  le  cœur  refte  tiède.  Eten- 
dez, pour  ainfi  dire,  l'avenir  fous  les 
fens  y  afin  de  lui  donner  plus  de  prife*' 
Préfentez-le  fous  des  faces  qui  le  rap-*- 
proche  ,  qui  flattent  Tefpoir  &  fe'dul-^ 
fent  Tefprit.  On  fe  perdroit  dans  la  mul-^ 
titude  de  fuppofitions    qu'il    faudroit 
parcourir  5  félon   les  tenis,  les  lieux, 
les  caraderes.  Un  exemple  eft  un  cas 
dont  on  peut  tirer  Tinduâion  pourcenl 
mille  autres,- 

Ai-je  affaire  àuncaradere  pairible.,^ 
aimant  l'indépendance  &  le  repos?  Je" 
mené  promener  cette  perfonne  daas- 
une  campagne  ;  elle  voit  dans  une  jolie 
iituation  une  petite  maifon  bien  ornée  ^ 
une  bafle  cour  ,  un  jardin  ,  des  terres^ 
pour  l'entretien  du  maître ,  lessag ré-' 
0i«ns  qui  peuvent  lui  en  faire  arrr.srl-s 


■îc'o       Lettre  au  ParK'eB 

féjour.  Je  vois  ma  gouvernante  encîian* 
tée;  on  s'approprie  toujours  par  lacon* 
voitife  ce  qui  convient  à  notre  bon- 
heur. Au  f)rt  de  Ton  enthojfiafme, 
je  la  prends  à  part;  je  lui  dis  :  Elevez  ma 
fille  à  ma  fanraîfie  ;  tout  ce  que  vous 
voyez  eft  à  vous.  Et  afin  qu'elle  ne- 
prenne  pas  ceci  pour  un  mot  en  Pair, 
j'en  paffc  l'a^flj  conditionnel;  elle  n'aura 
pas  un  dégoût  dans  (es  fondions  ,  fur 
lequel  Ton  imagination  n'applique  cette 
maifon  pour  emplâtre. 

Encore  un  coup,  ceci  n'efl  qu*arï 
exemple. 

Si  la  longueur  du  tems  épurfe  &  fa- 
tÎ2:ue  l'imagination  ,  Ton  peut  partager 
refpace  &  la  récompenfe  en  plufieurs 
termes,  &r  même  à  '^lu^eurs  perfonnes  : 
je  ne  vois  ni  difficulté,  ni  inconvénient 
^  cela.  Si  dans  fix  ans  mon  enfant  efè 
ainf],  vou^  aurez  telle  eh  ife.  Le  terme 
venu  5  fi  la  conditTon  eft  remplie,  on 
tient  parole,  &  l'on  efl  libre  de  deux 
côtés. 

Bien  d'autres  avantages  découleront 
de  l'expédient  que  je  propofe,  mais  je 
ne  peux  ni"  ne  dois  tout  dire.  L'enfant 
aimera  fa  gouvernante,  fur  tout  fi  elle 
eft  d'abord  févere  ^  &  que  l'entant  nç 


•DE    WiRTEMBEPvG.         T07 

foit  pas  encore  gâté.  L'effet  de  Miibi- 
tilde eft  naturel  &:  fur  ;  jamais  11  n'a  man- 
quéqiie  par  lafaute  desçuides.'D'ailleurs 
la  juftice  a  fa  mefureSc  fa  règle  exatfle;  au 
lieu  que  la  complailance  qui  n'en  a  point, 
rend  les  enfans  toujours  exigeans  &  tou- 
jours mécontens.  Uenùnt  donc  qui  ai- 
me fa  Bonne,  lait  que  le  (ort  de  cette 
Bonne  ei\  dans  le  fuccès  de  (qs  foins, 
jugez  de  ce  que  fera  l'enfant  à  me- 
fure  que  fori  intelligence  &  fon  cœac 
fe  formeront. 

Parvenue  à  certain  âge,  la  petît3  (ille 
efl:  capricieufe  ou  mutine.  Suppofons 
un  moment  critique,  important  ,  oui 
elle  ne  veut  rien  entendre  ;  ce  moment 
viendra  bien  rarement ,  on  fent  pour- 
quoi. Dans  ce  m'^mentfûcheux  la  Bonne 
manque  de  reiTource.  Alors  elle  s'at- 
tendrit en  regardant  fon  Elevé  3c  lui 
dit.  Cen  e(î  donc  fait'^  tu  m^oies  le  pain 
de  maviti  /iffè, 

-  Je  fuppoie  que  la  fille  d'un  tel  per^ 
ne  fera  pas  un  monftre  ;  cela  éta  .t , 
l'effet  de  ce  mot  efl:  fur  ;  mais  il  ne  faut 
pas  qu'il  foit  dit  deux  fois. 

On  peut  faire  en  forte  que  la  petite 
fe  le  dife  à  toute  heure  ,  &  voilà  d'où 
naiffent  mille  biens  à  la  fois.  Quoi  qu'il 

E  0 


ro?       Lettre  au  TEmcs 

en  foit  5  croyez- vous  qu'une  femme  quf: 
pourra  parler  alnfi  à  Ton  Elevé  ne  s'af- 
fedionnera  pas  à  elle  ?  On  s'afreétionne: 
aux  gens  fur  la  tête  defquels  on  a  mis 
des  fonds;,  c'eft  le    mouvement  de  la 
nature ,  &    un  mouvement  non  moins 
naturel  eft  de  s'affectionner  à   (on  pro- 
pre ouvrage  ,  fur  tout  quand  on  en  at- 
tend fon  bonheur.  Voilà  donc  notre  pre- 
mière recette   accomplie. 

Seconde  règle. 

Il  faut  que  la  Bonne  ait  fa  conduite- 
toute  tracée  de  une  pleine  confiance 
<ians  le  fuccès. 

Le  mémoire  inftrudif  qu'il  faut  lur 
donner  eft  une  pièce  très-importante. 
Il  faut  qu'elle  l'étudié  fans  cefre,ilfaut' 
qu'elle  le  fâche  par  cœur,  mieux  qu'un 
AmbafTadcur  ne  doit  favoir  fes  inftruc- 
tions.  Ma'sce  qui  eft  plus  important  en-- 
core,  c'eft  qu'elle  foitparfaitement con- 
vaincue qu'il  n'y  a  point  d'autre  route 
pour  aller  au  but  qu'on  lui  marque  &  pat 
conféquent  au  lien. 

Il  ne  faut  pas  pour  cela  lui  donner 
d'abord  le  mémoire.  Il  fautlui  dire  pre-* 
mierement  ce  que  vous  voulez  faire  ;. 
lui  montrer  l'état  de  corps  &  d'ame  oh' 
yoMSQxigQZ  qu'elle  mette  votre  enfanter 


Là  defTus  toute  dilpute  ou  obj^étion  de 
la  part  eft  inutile  :  vous  n'avez  point 
deraifons  à  lui  rendre  de  votre  voL^nté. 
Mais  il  faut  lui  prouver  que  la  chofe 
eft  faiiable  ,  &  qu'elle  ne  Teft  que  pat 
les  moyens  que  vous  propofez  ;  c'eft 
fur  cela  qu'il  faut  beaucoup  railonner 
avec  elle  ;  ii  faut  lui  dire  vos  raifons 
clairement,  fimplement,  au  long,  en 
termes  à  fa  portée.  Il  faut  écouter  (es 
réponfes ,  fes  fentimens ,  fes  objeâ:ions, 
ks  difcuter  à  loifir  enfemble  ,  non  pas- 
tant  pour  ces  objeâions  mêmes,  qut 
probablement  feront  fuperficielles  j  que' 
pour  faifir  l'occafîon  de  bien  lire  dans 
fon  efprit,  de  la  bien  convaincre  que- 
les  moyens  que  vous  indiquez  font  les 
feuls  propres  à  réuflir.  Il  faut  s'aiïurer 
que  de  tout  point  elle  eft  convaincue- 
non  en  paroles  mais  intérieurement,' 
Alors  feulem,ent  il  faut  lui  donner  le- 
mémoire,  le  lire  avec  elle,  l'examiner  j». 
l'éclaircir ,  le  corriger  peut-  être ,  &  s'aP- 
furer  qu'elle  l'entend   parfaitement. 

Il  (arviendra  fou  vent  durant  Tédu^ 
cation  descirconftances  imprévues  ifou*** 
vent  les  chofes  prefcrites  ne  tourneront- 
pas  comme  on  avoit  cru  :  les  éîém.ens^ 
ftéççjflàire^  pour  réfoudre  \^  problê-f 


iîo       Lettre  au  PRibrCf 

mes  moraux  font  en  très- grand  noni'* 
bre ,  &  un  feul  omis  rend  la  folution 
fau/Te.  Cela  demandera  des  conférence^ 
fréquentes  5  des  difcullions,  deséclair- 
cifTcmens  auxquels  il  ne  faut  jamais  fe 
reiufer,  &  qu'il  faut  mémerendre  agréa- 
bles à  la  gouvernante  par  le  plaifir  avec 
lequel  on  s*y  prêtera.  C'eft  encore  un 
fort  bon  moyen  de  l'étudier  elle-même. 

Ces  détails  me  femblent  plus  particu- 
lièrement la  tâche  de  la  me-e.  Il  faut 
qu'elle  fâche  le  mémoire  a  ilîî  bien  que 
la  gouvernante  ;  mais  il  faut  qu*elîe  le 
fâche  autrem.ent.  La  gouvernante  le  fau- 
ra  par  les  règles  ,  la  mère  le  faura  par 
les  principes  :  car  premièrement  ayant 
eu  une  éducation  plus  foignée  ,  &  ayant 
eu  Tefprit  plus  exet^cé  ,  elle  doit  être 
plus  en  état  He  gé  léralifer  (qs  idées, 
&  d'en  voTr  tous  les  rapports;  &  de 
plus  prenant  au  fuccès  un  intérêt  plus 
vif  encore,  elle  doit  plus  s'occuper  des 
m-^-yens  d.y  parvenir. 

Troifieme  règle.  L,^  Bonne  doit  avoir 
un  pouvoir  abfolu  fur  fenfant. 

Cette  règle  bien  entendue  fe  réduit 
à  celle  ci ,  que  le  mémoire  feul  doit 
tout  -^  uverner  :  car  quand  chacun  fe 
Tégleiafcrapuleufeaient  furie  mémoire^. 


DE    WlRTlîMBERG.         111] 

îl  s'enfuit  que  tout  le  monde  agira  tou- 
jours de  concert ,  (aufcequi  pourrait 
être  ignoré  es  uns  ou  des  autres  j  mais 
il  eft  aifé  de  pourvoira  ceKi. 

Je  n'ai  pas  perdu  mon  obj<;t  de  vue  ; 
mais  l'ai  été  forcé  de  faire  un  bien  grand 
détour.  Voiîà  déjà  la  difficulté  le- 
vée en  grande  partie  ;  car  notre  Elevé 
aura  peu  à  craindre  des  domeftiques  , 
quand  la  féconde  mère  aura  tant  d'in- 
térêt à  ia  furveiller.  Parlons  à  préfent 
de  ceux  ci. 

Il  y  a  dans  une  maifon  nombreufe 
dis  movens  généraux  pour  tout  faire, 
&  fans  lefquels  on   ne  parvient  jamais 


à   rien. 


D'abord  les  mœurs  ,  Timpofante  ima- 
ge de  la  vertu  devant  laquelle  tout  flé- 
chit ,  jufqu'au  vice  même  ;  enfuite  Tor- 
dre, la  vigilance  ;  eniîn  l'irtéretle  der- 
nier de  tout  ;)  'ajouterois  la  vanité ,  mais 
Tétatfervile  eft  trop  près  de  la  mifere; 
la  vanité  n'a  fa  grande  force  que  fur  les 
gens  qui  ont  du  pain. 

Pour  ne  pas  me  répéter  ici ,  permet- 
tez, Monlieur  le  Duc  ,  que  je  vous 
renvoyé  à  la  cinqueme  partie  de  l'Hé- 
loï(e  ,  Lettre  dixième.  Vous  y  trouve- 
rez un  recueil  de  maximes  quimepa- 


JTl       Lettre  au  P^iNôif' 

roiiTent  fondamentales  ,  pour  donrfsf 
dans  une  maifon  grande  ou  petite  du 
reiïbrt  à  l'autorité ,  du  refte  ,  je  con- 
viens de  iar  difficulté  de  Texicution, 
parce  que  5  de  tous  les  ordres  d'hom- 
lïies  imaginables  5  ce^ui  des  valets  îaiiTe 
le  moins  de  prife  pour  le  mener  oùron^ 
veut.  Mais  tous  les  raifonnemens  da 
monde  ne  feront  pas  qu'une  chofe  ne^ 
foît  pas  ce  qu*^elie  eft,  que  ce  qui  n'y 
eft  pas  s'y  trouve ,  que  d^s  valets  ne 
foient   pas  des  valets. 

Le  train  d'un  grand  Seigneur  eft  fuC- 
ceptible  de  plus  &:  de  moins,  fans^ 
eefièr  d'être  convenable.  Je  parsde-là- 
pour  établir  ma  première  maxime. 

1.  Réduifez  votre  fuite  au  moindre' 
nombre  de  gens  qu'il  foit  pollible  ;  vous^ 
aurez  moins, d'ennemis  3  &  vous  en  fe-- 
rez  mieux  fervi.  S'il  y  a  dans  votre  mû^ 
Ibn  un  feul  homme  qui  n'y  foit  pas: 
âécefTaire,  il  y  ednuifible;  foyez-enfûr.- 

2.  Mettez  du  choix  dans  ceux  que-' 
vous  garderez  ,  &  préférez  de  beau- 
coup unfersrice  exa<?cà  un  fervice  agréa-»- 
ble.  Ces  gens  qui  applaniffent  tout  de-"*- 
Vant  leur  maître  y  font  tous  des  frW 
pons.   Sur-tout  point  de  diiîîpateur,^^ 

j.  Sou,mettezrle5  à  la  règle,  en  tout^p 


DE   ViRTEMBSRG.         II3 

chofe  5   même  au  travail,  ce  qu'ils fe'- 
ront    dût -il  nétre  bon   à  rien. 

4.  Faites  qu'ils  aient  un  grand  inté- 
rêt à  refter  long- temps  à  votre  fervice, 
qu'ils  s'y  attachent  à  mefure  qu'ils  y 
reftent,  qu'ils  craignent  par  conféquent 
d'autant  plus  d'en  fortir,  qu'ils  y  font 
reftés  plus  long-tems,  La  raifon  &  les 
moyens  de  cela  le  trouvent  dans  le  li-^ 
vre  indiqué. 

Ceci  <ont  les  données  que  je  peux 
fuppofer  5  parce  que  ,  bien  qu'elles  de- 
mandent beaucoup  de  peine  ,  enfin  elles 
dépendent  de  vous.  Cela  pofé: 

Quelque  tems  avant  que  de  ieurpar-r 
1er  ,  vous  avez  quelquefois  des  entre- 
tiens à  table  fur  l'éducation  de  votre 
enfant,  &  fur  ce  que  vous  vous  propofez: 
de  £iire  ,  fur  les  difficultés  que  vous  au- 
rez à  vaincre,  Se  fur  la  ferme  réfolu- 
tion  où  vous  ères  de  n'épargner  aucun 
foin  pour  réullir.  Probablement  vos 
gens  n'auront  pas  manqué  de  critiquer 
entr'eux  la  manière  d'élever  l'enfant  ; 
ils  y  auront  trouvé  de  la  bizarrerie  , 
il  la  faut  juftiner  ,  mais  fimplement  de 
en  peu  de  mots.  Du  refte,  il  faut  mon- 
trer votre  objet  beaucoup  plus  du  côté 
moral  ôi  pieux  ;,  que  du  côté  phiioiQ- 


ÎI4       Lettre  au  Pkikce 

phique.  Madame  la  Princefle,  en  ne  coff- 
fultant  que  ion  cœur,  peut  y  rr;éler 
des  mots  charmans.  M.  TifTot  peut 
ajouter  quelques  réflexions  dignes  de  lui. 

On  eft  il  peu  accoutumé  de  voiries 
grands  avoir  ces  entrailles,  aimer  la 
vertu,  s'occ'jper  de  leurs  enfans^que 
ces  ccnveruitions  courtes  &  bien  ména- 
gé  S  ne  peuvent  manquer  de  produire 
Ui;  grand  effet.  Mai?  fur-tout  nulle  om- 
bre feftation  5  point  de  longueur. 
Le-  .iorr.edlq'jes  ont  l'œil  très  perçant  : 
tC'itiercitperdus'ih  (bupçonnoient  feu- 
lement qu'il  y  eut  en  cela  rien  de  con- 
tefté  ;  &  en  effet  rien  ne  doit  l'être. 
Bon  père  ,  bonne  mère  ,  laifTez  parler 
vos  cœurs  avec  (implicite:  ils  trouve- 
ront des  chofes  touchantes  d'eux-mê- 
mes; je  vois  d'ici  vos  domefliques  der- 
rière vos  chalfes  fe  proilerner  devant 
leur  maître  au  fond  de  leurs  cœurs  : 
voilà  les  difpofitions  qu'il  faut  faire  naî- 
tre 5  &  dont  il  faut  profiter  pour  les 
règles  que  nous  avons  à  leur  prefcrire. 

Ces  règles  font  de  deux  efpeces , 
félon  le  jugement  que  vous  porterez 
vous-même  de  l'état  de  votre  maifon  & 
des  mœurs  de  vos  2:ens. 

Si  vous  croyez  pouvoir  prendre  en 


Ï5E    'WiRTEMBERG.         11^^ 

eux  une  confiance  raifonnable  &  fon- 
dée fur  leur  intérêt,  il  ne  s'agira  quo 
d'un  énoncé  c'air  &  bref  de  la  manière 
dont  on  doit  fe  conduire  toutes  les  fors 
qu'on  approchera  de  votre  enKint ,  pour 
ne   poin.t  contrarier  fon   éducation. 

Qv.i^  Il  malgré  toutes  vos  précautions", 
vous  croyez  devoir  vous  défier  de  ce 
qu'ils  pourront  dire  ou  faire  en  fa  pré- 
fence  ,  la  règle  alors  fera  plus  fimple, 
&  fe  réduira  à  n'en  approcher  jamais 
fous  quelque  prétexte  que  ce  foit. 

Quel  ce  ces  deux  p:rtis  que  vous 
choihffiez,  il  faut  qu'il  foit  fins  ex- 
ception &c  le  même  pour  vos  gens  de 
tout  étage ,  excepté  ce  que  vous  des- 
tinez fpécialement  au  fervice  de  l'en- 
fant &  qui  ne  peut  être  en  trop  petit 
nombre  ,  ni  (crupuîeufement  choiii. 

Un  jour  donc  vous  alfemblcz  vos 
gens  5  &  dans  un  difcours  grave  &  fint- 
ple  5  vous  leur  direz  que  vous  crovez 
devoir  en  bon  père  ,  apporter  tous  vos 
foins  à  bien  élever  l'enfant  que  Dieu 
vous  a  donné,  «c  Sa  r^ere  &  moi  fcn- 
33  tons  tout  ce  qui  nnifit  à  la  notre. 
33  Nous  l'en  voulons  préferver;  &  (î 
53  Dieu  bénit  nos  ttïorts,  nous  n'aurons 
3'  point  de  compte   à  lui  rendre    d^s 


ii6        Lettre  au  Princs 

:>3  défauts  ou  des  vices  que  notre  en- 
35  fant  pourroit  contraâ:er.  Nous  avons- 
35  pour  cela  de  grandes  précautions  à 
35  prendre  :  voici  celles  qui  vous  regar- 
55  dent,  &  auxquelles  j'efpere  que  vous 
55  vous  prêterez  en  honnêtes  gens ,  dont 
5>  les  preTjiers  devoirs  font  d'aider  à 
»5  remplir  ceux  de  leurs  maîrres '5. 

Après  renoncé  de  la  règle  dont  vous 
prefcrivez  robfervation  ,  vous  ajoutez 
que  ceux  qui  feront  exacls  à  la  (uivre 
peuvent  compter  fur  votre  bienveil- 
lance &  même  fur  vos  bienfaits.  «  Mais 
»3  je  vous  déclare  en  même  tems ,  pour- 
>5  fuivez-vous  d*une  voix  plus  haute, 
35  que  5  quiconque  y  aura  manqué  une- 
33  feule  fois ,  6c  en  quoi  que  ce  puifîe 
35  être,  fera  chaflé  lur  le  champ  di 
35  perdra  (qs  g^gcs.  Comme  c'eft-là  la 
33  condition  fous  laquelle  je  vous  garde, 
33  &  que  je  vous  en  préviens  tous, 
33  ceux  qui  n'y  veulent  pas  acquiefcer, 
»  peuvent  fortir  53. 

Des  règles  fi  peu  gênantes  ne  fe- 
ront fortir  que  ceux  qui  feroient  fortis 
fans  cela  ;  ainfi  vous  ne  perdez  rien  à 
leur  mettre  le  marché  à  la  main ,  &  vous 
leur  en  impofez  beaucoup.  Peut-  être 
au  Commencement,  quelc[ue  étourdi 


DE    WiRT  EM  BER<S?.         II7 

en  fera-t-il  la  vidime ,  &  il  faut  qu'il 
le  foit.  Fût-ce  le  Maître  d'Hôtel,  s'il 
jj'eH:  challé  comme  un  coq.iin ,  tout 
eft  manqué.  Mais  s'ils  voient  une  tois 
que  c'eft  tout  de  bon  &  qu^on  les  fur^ 
veille ,  on  aura  déformais  peu  befoia 
de  les  furveiller. 

Mille  petits  moyens  relatifs  naiiïent 
de  ceux-là;  mais  il  ne   faut  pas  tout 
.dire  5  de  ce  mémoire  eft  déjà  trop  long. 
J'ajouterai  feulement  un  avis  très-im- 
portant de   propre  à  couper  cours  au 
mal    qu'on  n'aura    pu  prévenir.   C'efl 
.d'examiner  toujours  l'enfant  avec  le  plus 
grand  {oin,d>c  de  fuivre  attentivement 
les  progrès  de  fon  corps  &  de  fon  cœur. 
S'il  fe  fait  quelque  chofe  autour  de  lut 
contre  la  règle,  l'impreftion  s'en  mar- 
quera dans    l'enfant   même.    Dès  que 
vous  y  verrez  un  figne  nouveau,  cher- 
chez-en la  caufe  avec  foin;  vous  I3. 
trouverez  infailliblement.  A  certain  âgs 
il  y  a  toujours  remède  au  mal  qu'on  n'a 
pu  prévenir,   pourvu   qu'on  ûche  le 
connoître,  &  qu'on  s'y  prenne  à  tems 
pour  le  guérir. 

Tous  ces  expédiens  ne  font  pas  fa- 
ciles, &  je  ne  réponds  pas  abfolument 
de  leur  fuccès  :  cependant  je  crois  qu'oiî 


Îl8'  L   E    T  T  R   i  ,    &C, 

y  peut  prendre  une  confiance  raifon- 
nable,  &  je  ne  vois  rien  d'équivalent 
dont  j'en  puifle  dire  autant. 

3Jans  une  route  toute  nouvelle  ,  il  ne 
faut  pas  chercher  des  chemins  battus  , 
&  jiinais  entreprife  extraordinaire  & 
difficile  ne  s'exécute  par  des  moyens 
ailés  de  communs. 

Du  refte  5  ce  ne  font  peut-être  ici 
que  les  délires  d'un  fiévreux.  La  com- 
paraifon  de  ce  qui  eft  à  ce  qui  doit 
être  3  m'a  donné  refprit  romanefque  de 
m'a  toujours  jette  loin  de  tout  ce  qui 
fe  fait.  Mais  vous  ordonnez,  Monlieur 
le  Duc  ,  j'obéis.  Ce  font  mes  idées  que 
vous  demandez,  les  voilà.  Je  vous 
tromperois ,  fi  je  vous  donnois  la  raifoa 
des  autres,  pour  les  folies  qui  font  à 
moi.  En  les  fai fan t  p aile r  fous  les  yeux 
d'un  (î  bon  juge ,  je  ne  crains  pas  le  mal 
iju'elles  peuvent  caufer. 


••îjS- 

X 


LETTRE 

^  M,    U  S  T  E  R  I, 

Professeur  a  Zuri ch. 

JSur  U  Chap.  VIII  du  dernier  livre  du 
Contrat  SociaL 


Q. 


Motïtrs^  îf  Juillet  1763, 


^UÊLQu'ExcFDé  que  je  fois  de  dif- 
putes  bc  d'objections ,  &  quelque  ré- 
pugnance que  j'aie  d'employer  à  ces 
petites  guerres  les  précieux  commerce 
de  l'amitié,  je  continue  à  répondre  à 
vos  difficultés  puifque  vous  l'exigez 
ainfi.  Je  vous  dirai  donc  avec  ma  fran- 
chlfe  ordinaire  ,  que  vous  ne  me  pa- 
roi iTez  pas  avoir  bien  faifi  l'état  de  la 
quedion.  La  grande  fociété,  la  fociété 
humaine  en  général ,  ed  fondée  fur 
riium^nité,  fur  la  bienfainnce  univer- 
felle.  Je  dis  ,  &  j'ai  toujours  dit  que 
îe  chriftianiime  efl  favorable  à  celle-là, 

Mali  les  fociétés   particulières,  ks 


i 


Î20  L  E  T  T  H  fi 

fociétés  politiques  &  civiles  ont  un  tout 
autre  principe;  ce  font  des  établiOe- 
snens  purement  humains ,  dont  par  con- 
féquent  le  vrai  chriftianifme  nous  dé- 
tache, comme  de  tout  ce  qui  n'eft  que 
terreftre.  Il  n'y  a  que  les  vices  des  hom- 
mes qui  rendent  ces  établiliemens  né- 
cefTaires,  &  il  n'y  a  que  les  pallions 
humaines  qui  les  confervent.  Otez  tous 
les  vices  à  vos  chrétiens  ,  ils  n'auront 
plus  befoin  de  magiftrats  ni  de  loix* 
Otez  leur  toutes  les  pallions  humai- 
nes, le  lien  civil  perd  à  l'inftant  tout 
fon  relTort;  plus  d'émulation,  plus  de 
gloire,  plus  d'ardeur  pour  les  préfé- 
rences. L'intérêt  particulier  eft  détruit, 
&  faute  d'un  foutien  convenable,  l'état 
politique  tombe  en  langueur. 

Votre  fuppofîtion  d'une  fociété  po- 
litique &  rigoureufe  de  chrétiens  tous 
parfaits  à  la  rigueur,  eil  donc  contra- 
diâ:oire  ;  elle  efl  encore  outrée  quand 
vous  n*y  voulez  pas  admettre  un  feul 
homme  injufte,  pas  un  feul  ufurpateur. 
Sera-t-elle  plus  parfaite  que  cel'e  des 
Apôtres?  &  cependant  il  s'y  trouva 
un  Judas. . .  .  fera-t-elle  plus  parfaite 
<\UQ  celle  dQS  Anges?  &  le  Diable, 
4it  on  ^en  eft  forti,  Moa  cher  ami ,  vous 

oubliez; 


A    M.     U  s   T   E  R  T.  121 

oubliez  que  vos  chrétiens  feront  des 
hommes,  &  que  la  perFeâiion  que  je 
leur  fuppofe  ,  efl  celle  que  peut  com- 
porter rhumanité.  Mon  livre  n'efi  pas 
fait  pour  les  Dieux. 

Ce  n'eft  pas  tout.  Vous  donnez  à 
vos  citoyens  un  tad  moral,  une  fi- 
nèfle  exquife  ;  &  pourquoi?  parce  qu'ils 
font  bons  chrétiens.  Comment  !  Nul  ne 
peut  être  bon  chrétien  à  votre  compte , 
fans  être  un  la  Rochefoucault ,  un  la 
Bruere  ?  A  quoi  pcnfoit  donc  notre 
maître ,  quand  il  béniflbit  les  pauvres 
en  efprit  ?  Cette  aÏÏertion-là  premiè- 
rement, n'eft  pas  raKonnable,  puifque 
la  finefle  du  tad  moral  ne  s'acquiert 
qu'à  force  de  comparaifons  &  s'exerce 
même  infiniment  mieux  fur  les  vices  que 
Ton  cache  que  iur  les  vertus  qu'on  ne 
cache  point.  Secondement ,  cette  même 
alTertion  eft  contraire  à  toute  expé- 
rience, &  Ton  voit  conftam.ment  que 
c'efl  dans  les  plus  grandes  villes ,  chez 
les  peuples  les  plus  corrompus  qu'on 
apprend  à  mieux  pénétrer  dans  les 
cœurs,  à  mieux  obferver  les  hommes, 
à  mieux  interpréter  leurs  difcours  par 
leur  fentiment,  à  mieux  diftinguer  la 
réalité   de    l'apparence.  Nierez -voua 

(E/.'y.  Pcp.  tom»  VI.  E 


122  L   E    :?  T    R    E 

qu'il  n'y  ait  d'infiniment  meilleurs  ob- 
fervateurs  moraux  à  Paris  qu'en  SuifTe? 
ou  conclurez-vou5  de-là  qu'on  vit  plus 
,vertueufement  à  Paris  que  chez  vous? 

Vous  dites  que  vos  citoyens  feroient 
infiniment  choqués  de  la  première  in- 
|ufl:ice.  Je  le  crois;  mais  quand  ils  la 
verroient,  il  ne  feroit  plus  tems  d'y 
pourvoir;  &  d'autant  mieux  qu'ils  ne 
le  permettroient  pas  aifément  de  mal 
penfer  d§  leur  prochain  ,  ni  de  don- 
ner une  mauvaife  interprétation  à  ce 
qui  pourroit  en  avoir  une  bonne.  Cela 
feroit  trop  contraire  à  la  charité.  Vous 
n*ignoiez  pas  que  les  ambitieux  adroits 
fe  gardent  bien  de  commencer  par  des 
înj'jftices; au  contraire,  ils  n'épargnent 
rien  pour  gagner  d'abord  la  confiance 
6c  Teftime  publique,  par  la  pratique 
extérieure  de  la  vertu.  Ils  ne  jettent 
le  mafque ,  &  ne  frappent  les  grands 
coups,  que  quand  leur  partie  eft  bien 
liée,  &  qu'on  n'en  peut  plus  revenir, 
Crom^jf^el  ne  fut  connu  pour  un  tyran  ^ 
qu'après  avoir  paiïe  quinze  ans  pour 
le  vengeur  des  ioix  j  &  le  défenfeur 
ide  la  religion. 

Pour  conferver  votre  République 
chrétienne ,  vous  rendez   fes  yoi/ins 


A   M,   U  s  T  E  H  r,        125 

aufîî  juftes  qu^elle;  à  la  bonne  heure. 
Je  conviens  qu'elle  fe  détendra  tou- 
jours aïïez  bien  pourvu  qu'elle  ne  foit 
point  attaquée.  A  l'égard  du  courage 
que  vous  donnez  à  Tes  foldats ,  par  le 
fimple  amour  de  la  confervation,  c'eft 
celui  qui  ne  manque  à  perfonne.  Je  lui 
ai  donné  un  motif  encore  plus  puifTant 
fur  des  chrétiens;  favoir,  l'amour  du 
devoir.  Là  -  defTus  ,  je  crois  pouvoir 
pour  toute  réponfe  vous  renvoyer  à 
mon  livre  où  ce  point  eft  bien  difcuté. 
XDomment  ne  voyez-vous  pas  qu'il  n'y 
a  que  de  grandes  partions  qui  faflent 
de  grandes  chofes?  Qui  n'a  d'autre 
paiTion  que  celle  de  Ton  faîut ,  ne  fera 
jamais  rien  de  grand  dans  le  temporel. 
Si  Mutius  Scevola  n'eût  été  qu'un  faint , 
croyez-vous  qu'il  eût  fait  lever  le  fiége 
<ie  Rome?  Vous  me  citerez  peut-être 
la  magnanime  Judith.  Mais  nos  chré- 
tiennes hypothétiques,  moins  barba- 
rement  coquettes ,  n'iront  pas  ,  je  crois, 
féduire  leurs  ennemis  ,  &  puis  ,  cou- 
cher avec  eux  pour  les  mafTacrer  du- 
rant leur  fommeil. 

Mon  cher  ami ,  je  n'afpîre  pas  à  vous 
convaincre.  Je  fais  qu'il  n'y  a  pas  deux 
têtes  organifées  de  même ,  &  qu'aprè* 

F2 


'ï24  Lettre,  B<Ct 
bien  des  difputes,  bien  des  objectibtts , 
bien  des  éclairciiïemens ,  chacun  finit 
toujours  par  refier  dans  fon  fentiment 
comme  auparavant.  D'ailleurs  quelque 
philofoph-e  que  vous  puiiïiez  être,  je 
fens  qu'il  faut  toujours  un  peu  tenir 
à  Tétat,  Encore  une  fois ,  je  vous  ré- 
ponds 5  parce  que  vous  le  voulez  ; 
mais  je  ne  vous  en  eftimerai  pas  moins  , 
pour  ne  pas  penfcr  comme  moi.  J'ai 
dit  mon  avis  au  public,  &  j'ai  cru  le 
devoir  dire  en  chofes  importantes  & 
qui  intéreffent  l'humanité.  Au  refie  , 
je  puis  m'étre  trompé  toujours,  &  je 
îne  fuis  trompé  fouvent  fans  doute.  J'ai 
dit  mes  raifons;  c'eft  au  public,  c'eft 
â  vous  à  les  peferjàles  juger  ,  à  choifir. 
Pour  moi,  je  n'en  fais  pas  davantage, 
&  je  trouve  très-bon  que  ceux  qui  pnt 
d'autres  fentimens,  les  gardent, pourvu 
qu'ils  me  laiffent  en  paix  dans  le  mien^. 


Î25' 

DEUX    LETTRES 

A   M,    LE    MARÉCHAL 
DE    LUXEMBOURG, 

Contenant  une  defcription  du   Val-dc' 
Travers, 

Alotier3  ,  le  20  Janvier  176-3. 

LETTRE  PREMIERE. 

Vous  voulez,  Monfieur  le  Maré- 
chal ,  que  je  vous  décrive  le  pays  que 
j'habite?  Mais  comment  faire?  Je  ne 
fais  voir  qu'autant  que  je  fuis  ému; 
les  objets  îiidifférens  font  nuls  à  mes 
yeux;  je  n'ai  de  l'attention  qu'à  pro- 
portion de  l'intérêt  qui  l'excite;  &  quel 
intérêt  puis-je  prendre  à  ce  que  je  re- 
trouve fi  loin  de  vous  ?  Des  arbres , 
àQS  rochers,  à^s  maifons  ,  des  hommes 
mêmes,  font  autant  d'objets  ifolés  dont 
chacun  en  particulier  donne  peu  d'é- 

f-3 


126    Lettre  au  Maréchal 

motion  à  celui  qui  le  regarde  :  maïs 
î'impreflion  commune  de  tout  cela  , 
qui  le  réunit  en  un  feuPtableau,  dé- 
pend de  Tétat  ou  nous  fomnies  en  le 
contemplant»  Ce  tableau,  quoique  tou- 
jours le  même  ,  fe  peint  d'autant  de 
manières  qu'il  j  a  de  difpofitions  dif- 
,,  férentes  dans  les  cœurs  des  rpe6lateurs  ; 
Se  ces  différences,  qui  font  celles  de 
nos  jugemens ,  n'ont  pas  lieu  feulement 
d'un  fpe<5tateur  à  l'autre  5  mais  dans  le 
même  en  différens  tems.  C'eft  ce  que 
j'éprouve  bien  fenfiblement  en  re- 
voyant ce  pays  que  j'ai  tant  aimé.  J'y 
croyois  retrouver  ce  qui  m'avoit  charmé 
dans  ma  jeunefTe  ;  tout  eft  changé  ; 
c'eft  un  autre  payfage  ,  un  autre  air, 
un  autre  ciel ,  d'autres  hommes  ,&  ne 
voyant  plus  mes  Montagnons  avec  des 
yeux  de  vingt  ans ,  je  les  trouve  beau- 
coup vieillis.  On  regrette  le  bon  tems 
d'autrefois;  je  le  crois  bien  :  nous  at- 
tribuons aux  chofes  tout  le  change- 
ment qui  s'eft  fait  en  nous,&  lorfque 
îe  plaifir  nous  quitte,  nous  croyons 
qu'il  n'eft  plus  nulle  part»  D'autres 
voient  les  chofes  comme  nous  les  avons 
vues  5  èc  les  verront  comme  nous  les 
.voyons  aujourd'hui,  Mais  ce  font  de^- 


DE     L  U  X  E  M  B  O  U  S  G\        iTf 

éefcriptions  que  vous  me  demandez  ^ 
non  à^s  réflexions,  &  les  miennes  m'en- 
traînent comme  un  vieux  enfant  qui 
regrette  encore  Tes  anciens  jeux.  Les 
diverfes  impre(îîons  que  ce  pays  a  fai- 
tes fur  moi  à  difïérens  âges  me  font 
conclure  que  nos  relations  fe  rappor- 
tent toujours  plus  à  nous  qu'aux  cho- 
fes  5  &  que ,  comme  nous  décrivons 
bien  plus  ce  que  nous  fentons  que  ce 
qui  efl: ,  il  faudroit  favoir  comment' 
étoit  affe(5lé  Fauteur  d'un  voyage  en 
l'écrivant ,  pour  juger  de  combien  fes 
peintures  fon-t  au-deçà  ou  au-delà  dit 
vrai.  Sur  ce  principe,  ne  vous  étonnez 
pas  de  voir  devenir  aride  &  froid  fous 
ma  plume  un  pays  jadis  fi  verdoyant ^ 
fî  vivant,  Çi  riant  à  mon  gré  :  vous 
fentirez  trop  aifément  dans  ma  lettre 
en  quel  tems  de  ma  vie  &  en  quelle  fai- 
fon  de  Tannée  elle  a  été  écrite. 

Je  fais,  Monfieur  le  Maréchal ^  que 
pour  vous  parler  d'un  village,  il  ne 
faut  pas  commencer  par  vous  décrire 
toute  la  Sui/Te,  comme  {\  le  petit  coin 
q;ue  j'habite  avoit  befoin  d'être  cir^ 
confcrit  d'un  Çi  grand  efpace.  Il  y  a 
pourtant  à^s  chofes  générales  qui  ne 
&  devinent  point  ^  &  qu'il  faut  favokr' 


i2S    Lettre:  au  Makéchâc 

pour  juger  des  objets  particuliers.  Pour 
connoitre  Motiers ,  il  faut  avoir  quel- 
que idée  du  Comté  de  Neufchâtel ,  Se 
pour  connoitre  le  Comté  de  Neuf- 
châtel, il  faut  en  avoir  de  la  Sui/Te 
entière. 

Elle  offre  à-peu-près  par-tout  les  mê- 
mes afpeéls,  des  lacs  ,  des  prés,  des  bois, 
des  montagnes;  &  les  SuiiTes  ont  auiîi 
tous  à -peu -près  les  mêmes  moeurs, 
mêlées  de  Timitation  des  autres  peu- 
ples &  de  leur  antique  fim.plicité.  Ils  ont 
des  manières  de  vivre  qui  ne  changent 
point,  parce  qu'elles  tiennent,  pour 
-ainfi  dire,  au  fol  du  climat  ,  aux  be- 
foins  divers  ,  &  qu'en  cela  les  habltans 
feront  toujours  forcés  de  fe  conformer 
à  ce  que  la  nature  des  lieux  leur  pref- 
crit.  Telle  eftj  par  exemple,  la  diftri- 
bution  de  leurs  habitations,  beaucoup 
moins  réunies  en  villes  6c  en  bourgs 
au'en  France,  mais  éparfes  &  difper- 
lées  çà  ëc  là  fur  le  terrein  avec  beau- 
coup plus  d'égalité.  Ainfi  ,  quoique 
la  Suifîe  foit  en  général  plus  peuplée 
à  proportion  que  la  France,  elle  a  de 
moins  grandes  villes  &  de  moins  gros 
villages:  en  revarxhe  on  y  trouve  par- 
tout  des  maiioRS,  le   village   couvre 


DE  Luxembourg.  i2p 
toute  la  paroifTe,  &  la  ville  s'étend 
fur  tout  le  pays.  La  SuifTe  entière  eti: 
comme  une  grande  vilie  divifée  ea 
treize  quartiers,  dont  les  uns  font  (ur 
les  vallées,  d'autres  fur  les  coteaux, 
d'autres  fur  les  montagnes.  Genève  , 
Saint-Gai,  Neufchâtel,  font  comme  les 
fauxbourgs  :  il  y  a  des  quartiers  plus 
ou  moins  peuplés,  mais  tous  le  font 
alfez  pour  marquer  qu'on  efl  toujours 
dans  la  ville  :  feulement  les  maifons  , 
au  lieu  d'être  alignées,  font  difperlées 
fans  fymmétrie  &:  fans  ordre  ,  comme 
on  dit  qu'étoient  celles  de  l'ancienne 
Rome.  On  ne  croit  plus  parcourir  des 
déferts  quand  on  trouve  des  clochers 
parmi  les  fapins,  des  troupeaux  fur  des 
rochers,  des  manufadures  dans  des 
précipices,  des  atteliers  fur  des  tor- 
rens.  Ce  mélange  bizarre  a  je  ne  fais 
quoi  d'animé,  de  vivant  qui  refpire  la 
liberté ,  le  bien-être  ,  &:  qui  fera  tou- 
jours du  pays  où  il  fe  trouve  un  fpec- 
tacle  unique  en  fon  genre ,  mais  fait 
feulement  pour  des  yeux  qui  fâchent 
voir. 

Cette  égale  diftribution  vient  du 
grand  nombre  de  petits  Etats  qui  di« 
yife  les  Capitales ,   de  la  ruàQiTîi  da 

Fi: 


'jTjcy    Letthe  au  Marecîïai? 

pays  qui  rend  les  tranfports  difficiref^J. 
de  de  la  nature  des  productions ,  qui >« 
confiftant  pour  la  plupart  en  pâturages^ 
exige  que  la  eonfommation  s'en  faiïe- 
fur  les  lieux  mêmes ,  &  tient  les  hom- 
mes aulE  difperfés  que  les  beftiaux». 
Voilà  le  plus  grand  avantage  de  la' 
SuifTe  ,  avantage  que  fes  habifans  re- 
gardent peut-être  comme  un. malheur,, 
mais  qu'elle  tient  d'elle  feule ,  que  rierr 
ne  peut  lui  6ter,  qui  malgré  eux  con- 
tient o\x  retarde  le  progrès  du  luxe- 
&  des  mauvaifes  mœurs ,  &  qui  répa^ 
ïera  toujours  à  îa  longue  l'étonnante^ 
déperdition  d'hommes-  qu^elle  feit  dans 
les  pays  étrangersr 

Voilà  le  bien;  voici  le  mal  amené 
par  ce  bien  même.  Quand  les  SuifTes^ 
qui  jadis  vivant  renfermés  dans  leurs^ 
montagnes  fe  fuffifoient  à  eux-mêmes, 
<ont  commencé  à  communiquer  avec 
d'autres  nations  ^  Ils  ont  pris  goût  à 
leur  manière  de  vivre  &  ont  voulu  Ti- 
miter  ;  ils  fe  font  apperçus  que  Targenf 
«toit  unre  bonne;  chofe ,  &  ils  ont  voulu? 
«n-  avoir;  fans  produdions^  ôc  fans  in^ 
duflrie  pour  l'attirer ,  ifs  fe  font  mis^ 
«n  commerce  eux-mêmes,  ils  fe  font 
^r^ndus  en  détail  aux  puiffançes^ilsoîilf 


t)F.    tuxi:MB0UÂ(5'.         13 ï 

t-Cquls  par-là  précifément  afTez  d'argent 
^our  fentir  qu'ils  étoient  pauvres;  \qs 
moyens  de  le  faire  circuler  étant  pref- 
que  impo(îibles  dans  un  pays  qui  ne 
produit  rien  &  qui  n'efl:  pas  maritime  j> 
cet  argent  leur  a  porté  de  nouveaux 
ï)eroins  fans  augmenter  leurs  refFour- 
Ces.  Ainfi  leurs  premières  aliénation* 
de  troupes  les  ont  forcés  d'en  faire  de 
plus  grandes  &  de  cantinuer  toujours^ 
La  vie  étant  devenue  plus- dévouante", 
îe  même  pays  n'a  plus  pu  nourrir  la- 
même  quantité  d'habitans.  C'eft  fa  rai- 
fbn  de  la  dépopulation  que  l'on  com- 
mence à  fentir  dans  toute  la  SuilTerf» 
Elle  nourrifToit  fes  nombreux  habitans 
quand  ils  ne  fortoient  pas  de  chez  eux;^ 
à  préfent  qu'il  en  fort  la  moitié ,  à  pein© 
peut-elle  nourrir  l'autre» 

Le  pis  eft  que  de  cette  moitié  qui  fort 
il  en  rentre  afTez  pour  corrompre  tout 
ce  qui  refte  par  l'imitation  des  autres 
ufages  des  pays  &  fur-tout  de  la  France  ^ 
qui  a  plus  de  troupes  SuifTes  qu'aucune 
autre  nation.  Je  dis  corrompre ,  fans 
cntrei*  dans  la  q«eftion  (ï  les  mœurs 
Françoifes  font  bornes  ou  mauvaifesf 
«n  France,  parce  qu3  cette  queftioit 
tft  hors   de  doute  qua|?t  à  la  Suiflc- 

Fé 


1^2     Lettre  au  MapIc^itat: 

êc  qu'il  n'efr  pas  poflible  que  les  me* 
mesufages  conviennent  à  des  peuples 
qui  n'ayant  pas  les  mêmes  refTources 
éc  n'habhant  ni  le  même  climat,  ni  le 
même  fol ,  feront  toujours  forcés  de 
vivre  difteremment. 

Le  concours  de  ces  deux  caufe?; 
Tuna  bonne  &  l'autre  mauvaife  ,  fe 
fait  fentir  en  toutes  chofes,  il  rend 
raifon  de  tout  ce  qu'on  remarque  de 
particulier  dans  les  mœurs  des  Suif- 
fes  5  &  fur- tout  de  ce  contrafte  bizarre 
de  recherche  &  de  fimplicité  qu'on 
fent  dans  toutes  leurs  manières.  Ils 
tournent  à  contre -fens  tous  les  ufa- 
gQS  qu'ils  prennent,  non  pas  faute  d'e(^ 
prit  5  mais  par  la  force  des  chofes.  En 
Tranfportant  dans  leurs  bois  les  ufages 
des  grandes  villes,  ils  les  appliquent 
de  la  façon  la  plus  comique;  ils  ne 
favent  ce  que  c'efl:  qu'habits  de  cam- 
pagne; ils  fo  r  parés  dans  leurs  rochers 
comme  ils  Tétoient  à  Paris;  ils  por- 
tent fous  leurs  fapins  tous  les  pompons 
du  Palais-Rojal ,  &:  j'en  ai  vu  reve- 
nir de  faire  leurs  foins  en  petite  vefte 
à  falbala  de  mou/Teline.  Leur  délica- 
teffe  a  toujours  quelque  chofe  de  grof^ 
£er  3  leur  luxe   a   toujours    quelque 


r>  E   L  U  A  E  M  B  O  U  R  <?.         153 

chofe  de  rude.  Ils  ont  des  entremets , 
mais  ils  mangent  du  pain  noir;  i!s  1er- 
vent  des  vins  étrangers  Se  boivent  de 
la  piquette  ;  des  ragoûts  fins  accom- 
pagnent leur  lard  rance  &  leurs  choux  ; 
ils  vous  offriront  à  déjeuné  du  café 
&  du  fromage,  à  goûté  du  thé  avec 
du  jambon  j  les  femmes  ont  de  la  den- 
telle &  de  fort  gros  linge,  des  robes 
de  goût  avec  des  bas  de  couleur  : 
leurs  valets,  alternativement  laquais  èc 
bouviers,  ont  Thabit  de  livrée  en  fer- 
vant  à  table,  &  mêlent  Todeur  du  fu- 
mier à  celle  des  mets. 

Comme  on  ne  jouit  du  luxe  qu'en 
le  montrant ,  il  a  rendu  leur  fociété 
plus  familière  fans  leur  ôter  pourtant 
le  goût  de  leurs  demeures  ifolées.  Per- 
fonne  ici  n'efl:  furpris  de  me  voir  paf- 
fer  l'hiver  en  campagne;  mille  gens  du 
monde  en  font  tout  autant.  On  de- 
meure donc  toujours  féparés ,  m^ais  on 
fe  rapproche  par  de  longues  &  fréquen- 
tes vifîtes.  Pour  étaler  fa  parure  &  fes 
meubles,  il  faut  attirer  fes  voifins  & 
]qs  aller  voir  ;  ôc  comme  ces  voifin? 
font  fouvent  afîez  éloignés ,  ce  font  des 
voyages  continuels.  AufTi  jamais  n'ai- 
je  vu  de  peuple  fi  allant  que  les  Suif: 


354  tF.TTRÏ!  AU  MaPvÏCHAÏt 
(qs;  les  François  n'en  approchent  paSi 
Vous  ne  rencontrez  de  toutes  parts 
que  voitures  ;  il  n'y  a  pas  une  maifon 
qui  n'ait  la  Henné,  &  les  chevaux  dont 
la  Suiffe  abonde  ne  font  rien  moins- 
qu'inutiles  dans  le  pays.  Mais  comme 
ces  courfes  ont  fouvent  pour  objet  des 
vifites  de  femmes,  quand  on  monte  à 
cheval,  ce  qui  com.mence  à  devenir 
rare ,  on  y  monte  en  jolis  bas  blancs- 
bien  tirés  5  Si  l'on  fait  à-peu-près  pour 
courir  la  pofie  la  même  toilette  que' 
pour  aller  au  bal.  Aufli  rien  n'eft  fr 
brillant  que  les  chemins  de  îa  Suifle  ;' 
on  y  rencontre  à  tout  moment  de  pe-- 
tits  Meneurs  &  de  belles  Dames,  on 
fi'y  voit  que  bleu.  Vert,  couleur  de 
tofe,  on  fe  croiroit  au  jardin  du  Luxem*- 
bourg. 

tJn  effet  de  ce  commerce  eft  d'a- 
t^oir  prefque  ôté  aux  hommes  le  goût 
du  vin,  éc  un  effet  contraire  de  cette 
t^ie  ambulante ,  eft  d'avoir  cependant 
Tendu  les  cabarets  fréquens  &  bons 
dans  toute  la  Suiffe.  Je  ne  fais  pas 
pourquoi  l'on  vante  tant  ceux  de 
France;  ils  n'approchent  fûrement  pai- 
de  ceux-ci.  Il  eft  vrai  qu'il  y  fait  très- 
cKejf  vivre  ^  mais  cela  eft  vrai  aufli  d^ 


la  vie  domeftique  ,  &  cela  ne  fauroit 
être  autrement  dans  un  pays  qui 
produit  peu  de  denrées  &  où  Fargent 
ne  laifTe  pas  de  eirculer. 

Les  trois  feules  marchand ifes  qui 
leur  en  aient  fourni  jufqu'ici  font  les 
fromages ,  les  chevaux  &  les  hommes  ; 
mais  depuis  rmtrodudlon  du  luxe  ,  ce- 
commerce  ne  leur  fuifit  plus  ,  &  ils 
y  ont  ajouté  celui  des  manufadures- 
dont  ils  font  redevables  aux  réfugiés 
François  j-  reffource  qui  cependant  a 
plus  d'apparence  que  de  réalité  ;  car' 
comme  la  cherté  des  denrées  augmente 
avec  les  efpeces ,  &  que  la  culture  de 
la  terre  fe  néglige  quand  on  gagne 
davantage  à  d'autres  travaux ,  avec 
plus  d'argent  ils  n'en  font  pas  plus  ri- 
ches; ce  qui  fe  voit  par  la  comparai-^ 
fon  avec  les  SuifTes  catholiques,  qui 
n^ayant  pas  la  même  reffource,  font 
plus  pauvres  d'argent,-  &  ne  vivent 
pas  moins  bien. 

Il  eft  fort  fingulier  qu'un  pays  fi' 
mde  &  dont  les  habitans  font  fi  en- 
clins à  fortir,  leur  infpire  pourtant  ur? 
amour  fi  tendre  que  fe  regret  de  T» 
Toir  quitté  les  y  ramené  pfefque  tous» 
i  la  fin ,  &  cjue  ce  regret  donne  à  ceu;^ 


1^6     LëTTPvï:  AtT  llA-RlcnAt 

qui  n'y  peuvent  revenir  ,  une  maîadit 
quelquefois  mortelle  ,  qu'ils  appellent, 
je  crois ,  le  Hcmve,  Il  y  a  dans  la  Suiiïe 
un  air  célèbre  appelle  le  Ranz-des- 
vaches,  que  les  bergers  Tonnent  fur 
leurs  cornets  &  dont  ils  font  retentir 
tous  les  coteaux  du  pays.  Cet  air  , 
qui  efl:  peu  de  chofe  en  lui-même,  mais 
qui  rappelle  aux  SuifTes  mille  ide'es  re- 
latives au  pays  natal,  leur  fait  verfer 
des  torrens  de  larmes  quand  ils  l'ea- 
tendent  en  terre  étrangère.  Il  en  a 
même  fait  mourir  de  douleur  un  (i 
grand  nombre  ,  qu'il  a  été  défendu  par 
ordonnance  du  Roi  de  jouer  le  ranz- 
des-vaches  dans  les  troupes  SuifTes. 
Mais,  Monfieur  le  Maréchal ,  vous 
favez  peut-être  tout  cela  mieux  que 
moi  ,  &  \^s  réflexions  que  ce  fait  pré- 
fente ne  vous  auront  pas  échappé.  Je 
ne  Duis  m'empécher  de  remarquer  feu- 
lement que  la  France  efi;  alTlirément  le 
meilleur  pays  du  monde,  où  toutes 
les  commodités  &  tous  les  agrémens 
de  la  vie  concourent  au  bien-être  des 
habitans.  Cependant  il  n'y  a  jamais  eu, 
que  je  fâche,  de  Hemvé  ni  de  ranz- 
des-vaches  qui  fit  pleurer  &  mourir 
de  regret  un  François  en  pays  étran- 


DV.  Luxembourg.      137 

ger,  ?<:  cette  maladie  diminue  beaucoup 
chez  les  SuiiTes  depuis  qu'on  vit  plus 
agréablement  dans  leur  pays. 

Les  SuifTes  en  général  font  jufles, 
officieux,  charitables,  amis  folides  , 
braves  foldats  ^  bons  citoyens  ,  mais 
intrigans  ,  défians  ,  jaloux,  curieux, 
avares,  &  leur  avarice  contient  plus 
leur  luxe  que  ne  fait  leur  {implicite. 
Ils  font  ordinairement  graves  &  fleg- 
matiques ,  mais  ils  font  furieux  dans 
la  colère,  &  leur  joie  efl:  une  ivrefTe, 
Je  n'ai  rien  vu  de  fi  gai  que  leurs 
jeux.  Il  eft  étonnant  que  le  peupla 
François  danie  triftement,  languifTam- 
ment ,  de  mauvaiie  grâce,  6c  que  les 
danfes  Suides  foient  fautillantes  &  vi- 
ves. Les  hommes  y  montrent  leur  vi- 
gueur naturelle  &  les  filles  y  ont  uns 
légèreté  charmante  :  on  diroit  que  la. 
terre  leur  brûle  les  pieds. 

Les  SuilTes  font  adroits  &  rufés  dans 
les  affaires  :  les  François  qui  les  ju- 
gent grolliers  font  bien  moins  déliés 
qu'eux;  ils  jugent  de  leur  efprit  par 
leur  accent.  La  Cour  de  France  a 
toujours  voulu  leur  envoyer  des  gens, 
fins  &  s'ell:  toujours  trompée.  À  ce 
genre  d'efcrime  ils  battent  communs^ 


î^B     Lettre  au  Maréchal 

ment  les  François  :  mais  envoyez -leur 
des  gens  droits  &  fermes  ^  vous  ferez 
d'eux  ce  que  vous  voudrez,  car  na- 
turellement ils  vous  aiment.  Le  Mar- 
quis de  Bonnac  ^  qui  avoit  tant  d'ef- 
prit,  mais  qui  paiïbit  pour  adroit,  n'a 
i^ien  fait  en  SuifTe,  &  jadis  le  Maréchal 
de  Baffompîerre  y  faifoit  tout  ce  qu'il 
vouloit ,  parce  qu'il  étoit  franc ,  ou 
qu'il  paiïbit  chez  eux  pour  l'être.  Les 
Suiiïès  négocieront  toujours  avec  avan- 
tage, à  moins  qu'ils  ne  foient  vendus- 
par  leurs  magiftrats,  attendu  qu'ils  peu- 
vent mieux  fe  paiïèr  d'argent  que  hs 
Puiiïances  ne  peuvent  fe  paiïèr  d'hom- 
mes; car  pour  votre  bled,  quand  ils 
voudront  ils  n'en  auront  pas  befoin. 
Il  faut  avouer  auiîi  que  s'ils  font  bien 
ïeurs  traités  ,  ils  les  exécutent  encore 
mieux ,  fidélité  qu'on  ne  fe  pique  pas 
de  leur  rendre. 

Je  ne  vous  dirai  rien ,  Monfieur  k 
Maréchal,  de  leur  gouvernement  & 
de  leur  politique,  parce  que  cela  me" 
meneroit  trop  loin,  &  que  je  ne  veux 
vous  parler  que  de  ce  que  j'ai  vu.  Quant 
au  Comté  de  NeuFchâtel  où  j'habite, 
vous  favez  qu'il  appartient  au  Roi  de 
Prulîe,  Cette  petite  Principauté  ^après^ 


avoir  été  démembrée  du  Royaume  de 
Bourgogne  &  paiïe  fuccelîivementdans 
Iqs  maifons  de  Châlons,  d'Hochberg 
èc  de  Longueville  ,  tomba  enfin  en 
1707  dans  celle  de  Brandebourg  par 
la  décifion  des  Etats  du  pays,  juges 
naturels  des  droits  des  prétendans.  Je 
n'entrerai  point  dans  l'examen  des  rai- 
fons  fur  lesquelles  le  Roi  de  Pruffe  fut 
préféré  au  Prince  de  Conti,  ni  des  in* 
fluences  que  purent  avoir  d'autres  Puit 
fances  dans  cette  affaire  ;  je  me  con- 
tenterai de  remarquer  que  dans  la  con-- 
currence  entre  ces  deux  Princes,  c'é- 
toit  un  honneur  qui  ne  pouvoit  man- 
quer aux  Neufchâtelois  d'appartenir 
un  jour  à  un  grand  Capitaine.  Au  réfu- 
te ,  ils  ont  confervé  fous  leurs  Sou--- 
verains  à-peu-près  la  même  liberté 
qu*ont  les  autres  SuliTes  ;  mais  peut- 
être  en  font-ils  plus  redevables  à  leur 
pofition  qu'à  leur  habileté;  car  je  les 
trouve  bien  remuans  pour  des  gens 
fages. 

Tout  ce  que  je  viens  de  remarquer 
des  SuifTes  en  général  caradérife  en- 
core plus  fortement  ce  peuple-ci ,  & 
le  contrafte  du  naturel  &  de  l'imita- 
tion s'y  fait  encore  mieux  fentir ,  aveç^ 


140      Lettre  ad  Mafschai; 

cette  différence  pourtant  que  le  natU" 
rel  a  moins  d'étcT^  5  &  qu'à  quelque 
petit  coin  près,  h  dorure  couvre  tout 
le  fond.  Le  pays ,  f\  l'on  excepte  la 
ville  de  les  oo^-ds  du  lac  ,  eft  aiiili  rude 
que  le  refle  ce  'a  SuiiTe,  la  vie  y  eft 
aufli  rcflique.  &  les  habitans  accoutu- 
mé? à  vivre  io'js  des  Princes ,  s'y  font 
enc'--'e  plus  affedionnés  aux  grandes 
manières  -,  de  f.^rte  q-i'on  trouve  ici  du 
jargon  ,  des  airs ,  dans  tous  les  états ,  de 
beaux  oarleurs  labo'/irant  ^es  chamo'j, 
&  d-.s  courtifans  en  fouquenille.  Auili 
appe'îe-t-on  les  Neufchâtelois  les  gaf- 
coî-s  de  la  SuifTe.  Ils  ont  de  Tifprit 
&  ils  fe  piquent  de  vivacité;  ils  li- 
fent,  &  la  ledure  leur  profite  ;  les  pay- 
fans  même  font  inflruits;  ils  ont  pref- 
que  tous  un  petit  recueil  de  livres 
choifis  qu'ils  appellent  leur  bibliothè- 
que; ils  font  même  afTez  au  courant 
pour  les  nouveautés  ;  ils  font  valoir 
tout  cela  dans  la  converfation  d'une 
manière  qui  n'eft  point  gauche,  &  ils 
ont  prefque  le  ton  du  jour  comme 
s'ils  vivoient  à  Paris.  Il  y  a  quelque 
tems  qu'en  me  promenant,  je  m'arrê- 
tai devant  une  maifon  où  des  filles 
fai(oisnt  de  la  dentelle;  la  mère  ber- 


îDE  Luxembourg.  i|t 
çoît  un  petit  enfant ,  &  je  la  regardois 
faire ,  quand  je  vis  Ibrtir  de  la  cabane 
\m  gros  payfan,  qui  in'abordant  d'un 
air  ailé  me  dit  :  vous  voye^  qv*on  ne 
fuit  pas  trop  bien  vos  pnceptes  ^  mais 
nos  jçmm^s  tiennent  autant  aux  vieuoç 
préjuges  qu'elles  aiment  les  nouvelles 
modes*  Je  tombois  des  nues.  J'ai  en- 
tendu parmi  ces  gens-là  cent  propos 
jdu  même  ton. 

Beaucoup  d'efprit  &  encore  plus 
xîe  prétention 5  mais  fans  aucun  goût, 
voilà  ce  qui  m'a  d'abord  frappe  chez 
Jes  Neufchâtelois.  Ils  parlent  très-bien, 
très-aifement ,  mais  ils  écrivent  pla- 
tement &  mal,  fur  tout  quand  ils  veu- 
lent écrire  légèrement,  &  ils  le  veu- 
lent toujours.  Comme  ils  ne  favent  pas 
même  en  quoi  conhfte  la  grâce  &  le 
-fel  du  ft)4e  léger  ,  lorfqu'ils  ont  ennlé 
des  phrafes  lourdem»ent  femiilantes ,  ils 
fe  croient  autant  de  Voltaires  &  de 
Crébillons.  l's  ont  une  manière  de  jour- 
nal dans  lequel  ils  s'efforcent  d'être 
gentils  &  badins.  Ils  y  fourent  même 
jde  petits  vers  de  leur  façon.  Madame 
la  Maréchale  trouveroit,  finon  de  Ta^ 
jmufement,  au  moins  de  l'occupation 
/dans  ce  Mercure ,  car  c'eli:  d'un  bout 


142    Lettre  au  Maréchal 

à  l'autre  un  logogriphe  qui  demande 
un  meilleur  (Edipe  que  moi. 

C*eft  à-peu-près  le  même  habillement 
c[ue  dans  le  Canton  de  Berne,  mais  un 
peu  plus  contourné.  Les  hommmes  fe 
mettent  adez  à  la  Françoife  ,  Se  c*eft 
ce  que  les  femmes  voudroient  bien 
faire  auflî  ;  mais  comme  elles  ne  voya- 
gent gueres  ,  jie  prenant  pas  comme 
sux  les  modes  de  la  première  main  ^ 
elles  les  outrent,  les  défigurent,  5c 
chargées  de  pretintailles  &:  de  falba- 
las ,  elles  femblent  parées  de  guenilles. 

Quant  à  leur  caraâere,  il  eft  diffi- 
cile d'^n  juger  ,  tant  il  eft  offufqué  de 
manières;  ils  fe  croient  polis  parce 
qu'ils  font  façonniers ,  de  gais  parce 
qu'ils  font  turbulens.  Je  crois  qu'il  n'y 
a  que  les  Chinois  au  monde  qui  puif- 
fent  l'emporter  fur  eux  à  faire  des  cora- 
plimens.  Arrivez-vous  fatigué,  prefTé, 
n'importe  :  il  faut  d'abord  prêter  le 
flanc  à  la  longue  bordée  ;  tant  que  la 
machine  eft  montée  elle  joue,  &  elle 
fe  remonte  toujours  à  chaque  arrivant, 
X-a  politeflè  Françoife  eft  de  mettre  les 
gens  à  leur  aife  &  même  de  s'y  met- 
tre aufti.  La  politeiïe  Neufchâteloife 
eit  de  gêner  &  foi-même  ^  les  au- 


DE  Luxembourg.      145 

très,  Ils  ne  confultent  jamais  ce  qui 
-vous  convient,  mais  ce  qui  peut  éta- 
ler leur  prétendu  favoir-vivre..  Leurs 
offres  exagérées  ne  tentent  point  ,  el- 
les ont   toujours  je  ne  fais  quel  air  de 
formule ,  je  ne  fais  quoi  de  fec  &:  d'ap- 
prêté qui  vous  invite  au  refus.  Ils  font 
pourtant  obligeans  ,  officieux,  hofpi- 
taîiers  très-réellement,  fur-tout  pour 
les  gens  de  qualité  :  on  eft  toujours 
fur  d'être  accueilli  d'eux  en  fe  don- 
nant   pour    Marquis    ou    Comte  5    & 
comme  une  reffource    aufli  facile   ne 
manque    pas  aux  aventuriers  ,  ils   ea 
ont  fouvent  dans  leur  Viile,  qui  pour 
l'ordinaire  y  font  très-fétés  :  un  {im- 
pie honnéte-homme  avec  des  malheurs 
ôc  des  vertus  ne  le  feroit  pas  de  même: 
on  peut  y  porter  un  grand  nom  fans 
mérite,  mais  non  pas  un  grand  mérite 
fans    nom.  Du  refle ,  ceux  qu'ils  fer- 
vent une  fois  ils  les  fervent  bien.  Iî$ 
font  fidèles  à  leurs   promeffes ,  &  n'a- 
bandonnent pas  aifément  leurs  proté- 
gés. Il  fe  peut  même  qu'ils  foient  ai- 
mans  di  fenfibles  ;  mais  rien  n'eft  plus 
éloigné  du  ton  du  fentiment  que  ce- 
lui qu'ils  prennent  ,  tout  ce  qu'ils  font 
par  humanité  fembie  être  fait  par  of- 


144     Lettre  au  Maréchal 

tentation  ,  &  leur  vanité  cache  leur 
bon  cceun 

Cette  vanité  efl:  leur  vice  dominant; 
elle  perce  par-tout,  &  d'autant  plus 
aifément  qu'elle  eft  mal-adroite.  Ils  fe 
croient  tous  gentilshommes,  quoique 
leurs  Souverains  ne  fuflent  que  des 
gentilshommes  eux-mêmes.  Ils  aiment 
ja  chalTe  ,  moins  par  goût,  que  parce 
que  c'eft  un  amufement  noble.  Enfin 
jamais  on  ne  vit  des  bourgeois  (i  pleins 
de  leur  naiiïance  :  ils  ne  la  vantent  pour- 
tant pas  ,  mais  on  voit  qu'ils  s'en  oc- 
cupent; ils  n'en  font  pas  fiers ,  ils  n'en 
font  qu'entêtés. 

Au  défaut  de  dignités  &  de  titres 
de  nobîefîe  ,  ils  ont  des  titres  militai- 
res ou  municipaux  en  telle  abondance, 
qu'il  y  a  plus  de  gens  titrés  que  de 
gens  qui  ne  le  font  pas.  C'efI:  Mon- 
fieur  le  Colonel,  Monfîeur  le  Major, 
Monfieur  le  Capitaine  ,  Monfieur  le 
Lieutenant,  Monfieur  le  Confeiller, 
Monfieur  le  Châtelain  ,  Monfieur  le 
Maire  ^  Monfieur  le  Jurticier ,  Mon- 
fieur le  Profefleur,  Monfieur  le  Doc- 
teur, Monfieur  l'Ancien;  fi  j'avois  pu 
reprendre  ici  mon  ancien  métier,  je 
ae  doute  pas  que  je  ny  fufTe  Monfieur 

k 


r»  E  Luxembourg.       145* 

le  Coplfte.  Les  femmes  portent  auiîî 
les  titres  de  leurs  maris  ,  Madame  la 
Confeillere  ,  Madame  la  Miniftre  ;  j'ai 
pour  voifine  Madame  la  Major;  & 
comme  on  n'y  nomme  les  gens  que 
par  leurs  titres,  on  efl  embarrailé  com- 
ment dire  aux  gens  qui  n'ont  que  leur 
nom  3  c'eft  comme  s'ils  n'en  avoient 
point. 

Le  fexe  n'y  efl:  pas  beau;  on   dit 
qu'il  a  dégénéré.  Les  filles  ont  beau- 
coup de  liberté  &  en  font  ufage.  El- 
les fe   raflemblent  fouvent  en  (ociété 
où  l'on  joue,  où  Ton  goure,  où  Ton 
babille  ,  Se  où  l'on  attire  tant    qu'on 
peut  les  ieunes  gens  ;  mais   par   mal- 
heur ils  f^nt  rares  &  il  faut  fe  les  ar- 
racher. Les  femmes  vivent  aiïez  fage- 
ment  ;  il  y  a  dans  le  pays  d'afîez  bons 
ménages  ,  &  il  y  en  auroit  bien  davan- 
tage {î  c'étoit  un  air  de  bien  vivre  avec 
Ton  mari.  Du  refre  ,  vivant  beaucoup 
en  campagne  ,  lifant   moins    &   avec 
moins  de  fruit  que  les  hommes ,  elles 
n'ont  pas  TeTprit  fort  orné;  &  dans  le 
défœuvrement  de  leur  vie  elles  n'ont 
d'autre    refTource  que  de   faire   de  là 
dentelle  ,  d'épier  curieutement  les  af- 
faires des  autres ,  de  médire  &c  de  jouer. 


ï^6    Lettre  au  Maréghal 

îi  y  en  a  pourtant  de  fort  aimables^ 
mais  en  général  on  ne  trouve  pas  dans 
leur  entretien  ce  ton  que  la  décence 
,ôc  rhonnéteté  même  rendent  féduc- 
teur,  ce  ton  que  les  Françoifes  fa- 
vent  (î  bien  prendre  quand~elles  ven- 
tent,  qui  montre  du  fentiment ,  de 
l'ame  ^  &  qui  promet  des  iiéro'ines  de 
î'oman.  La  converfation  des  Neufchâ- 
teloifes  eft  aride  ou  badine  ;  elle  tarit 
^tôt  qu'on  ne  plaifante  pas.  Les  deux 
fexes  ne  manquent  pas  de  bon  natu- 
rel ,  Se  je  crois  que  ce  n'eil  pas  un  peu- 
ple fans  mœurs,  mais  c'eft  un  peuple 
ïans  principes  ,  de  le  mot  de  vertu  y 
eft  aulîi  étranger  ou  aufTi  ridicule  qu'en 
Italie.  La  religion  dont  ils  fe  piquent 
fert  plutôt  à  les  rendre  hargneux  que 
tons.  Guidés  par  leur  Clergé  ils  épi- 
iogueront  fur  le  dogme,  mais  pour  la 
morale  ils  ne  favent  ce  que  c'efl:;  car 
quoiqu'ils  parlent  beaucoup  de  charité, 
celle  qu'ils  ont  n'cfl  aiîurément  pas 
i'amiour  du  prochain,  c*eft  feulement 
l'afieclation  de  donner  l'aum.ône.  Un 
chrétien  pour  eux  eft  un  homme  qui 
va  au  prêche  tous  les  Dimanches  ;  quoi 
qu'il  fafTe  dans  l'intervalle,  il  n'im- 
perte  pas,  Leurs  Miniftres  qui  fe  (ont 


DE  Luxe xM BOURG.      147 

:acquis  un  grand  crédit  fur  le  peuple 
tandis  que  leurs  Princes  écoient  ca- 
tholiques ,  voudroient  conferver  ce  cré- 
dit en  fe  mêlant  de  tout,  en  chica- 
nant (ur  tout  5  en  étendant  à  tout  la 
îurifdiclion  de  l'Eglife  ;  ils  ne  voient 
pas  que  leur  tems  eft  paflé.  Cepen- 
dant ils  viennent  encore  d'exciter  dans 
l'Etat  une  fermentation  qui  achèvera 
de  les  perdre.  L'importante  affaire  dont 
il  s'agillbit  étoic  de  favoir  fi  les  peines 
dQS  damnés  étoient  éternelles.  Vous 
auriez  peine  à  croire  avec  quelle  cha- 
leur cette  difpute  a  été  agitée  ;  celle 
du  Janfénifme  en  France  n'en  a  pas 
approché.  Tous  les  Corps  afTemblés, 
les  peuples  prêts  à  prendre  les  armes, 
Aliniftres  deftitués  ,  Magiftrats  inter- 
dits, tout  marquoit  les  approches  d'une 
guerre  civile ,  &  cette  affaire  n'eft  pas 
tellement  finie  qu'elle  ne  puifTe  laifTer 
de  longs  fouvenirs.  Quand  ils  fe  feroient 
tous  arrangés  pour  aller  en  enfer,  ils 
n'auroient  pas  plus  de  fouci  de  ce  qui 
s'y  paffe. 

Voilà  les  principales  remarques  que 
j'ai  faites  iufqu'ici  fur  les  gens  du  pays 
où  je  fuis.  Elles  vous  paroîtroient  peut- 
çtre  un  peu  dures  pour  un  homme  qui 

G  2 


148     Lettke  au  Maréchal 

parle  de  los  hôtes ,  li  je  vous  laifToîs 
Ignorer  que  je  ne  leur  fuis  redevable 
d'aucune  hofpitalité.  Ce  n'eft  point  à 
Meilleurs   de   Neufchâtel    que   je  fuis 
venu  demander  un  afyîe  qu'ils  ne  m'au- 
roient   fûrement  pas   accordé,  c'efl:  à 
Mylord  Maréchal ,    &   je   ne   fuis   ici 
(^ue  chez  le  Roi  de  PrufTe.  Au  con- 
traire, à  mon  arrivée  fur  les  terres  de 
ia  Principauré  ,  le  Magiflrat  de  la  viîle 
de  Neufchâtel  s'efl:  pour  tout  accueil 
dépêché  de  défendre  mon  livre  fans  le 
connoitre,  la  cîaffe   des   PAinidres  Ta 
déféré  de  même  au  Confeil  d'Etat;  oa 
n'a  jamais  vu  de  gens  plus  pr^ffés  d'i- 
miter les  fottifcs  de  leurs  voifins.  Sans 
la  protection  déclarée  de  Mylord  Ma- 
réchal ,  on  ne  m'eut  fûrement  point 
laiiïe  en  paix  dans  ce  village.  Tant  de 
bandits  fe  réfugient  dans  le  pays ,  que 
ceux  qui  le  gouvernent  ne  favent  pas 
diftinguer   des    malfaiteurs   pourfuivis 
les  innocens  opprimés,  ou  fe  mettent 
peu   en  peine  d'en  faire   la  différence ♦ 
La  maifon  que  j'habite  appartient  à  une 
nièce  de   mon  vieux  aaii  M.  Roguin, 
Ainfi  loin   d'avoir  nulle   obligation  à 
M^^Hieurs  de  Neufchâtel,  je   n'ai  qu'à 
xn'en   plaindre.  D'ailleurs,  je  n'ai  pas 


DE    LU5^EMB0UKG.         I4P 

lïiîs  le  pied  dans  leur  ville  ,  ils  me  font 
étrangers  à  tous  égards;  je  ne  leur 
dois  que  juftice  en  parlant  d'eux,  èc 
je  la  leur  rends. 

Je  k  rends  de  meilleur  cœur  encore 
à  ceux  d'entr'eux  qui  m'ont  comblé 
de  careiïes  5  d'oftres,  de  politeiTes  de 
toute  efpece.  Flatté  de  leur  eflime  de 
touché  de  leurs  bontés,  je  me  ferai 
toujours  un  devoir  &  un  plaifîr  de  leur 
marquer  mon  attachement  &  ma  re- 
connoifTance  ;  mais  l'accueil  qu'ils  m'ont 
fait  n'a  rien  de  commun  avec  le  gou- 
vernement Neufchâtelois  qui  m'en  eût 
fait  un  bien  différent  s'il  en  eût  été  le 
maître.  Je  dois  dire  encore  que  fi  k 
mauvaife  volonté  du  corps  des  Minif- 
tres  n'eft  pas  douteufe,  j'ai  beaucoup 
à  me  Inier  en  particulier  de  celui  dont 
j'habite  la  paro'fTe.  II  me  vint  voir  à 
mon  arrivée  ,  il  me  ht  mille  offres  de 
Services  qui  n'étoient  point  vaines , 
comme  il  me  l'a  prouvé  da'^-'s  une  oc- 
cafion  effentielle  oii  il  s'eft  expolé  à 
la  mauvaife  humeur  de  plus  d'un  de 
fes  confrères,  pour  s'être  montré  vrai 
Pafceurenvers  moi.  Jem'attendois  d'au- 
tant moins  de  fa  part  à  cette  juflice  , 
qu'il   avoit  joué  dans  les  précédentes 

G} 


Arjô    Lettre  au  Maréchal 

brouilleries  un  rôle  qui  n'annonçoit  pas 
un  Miniftre  tolérant.  Ceft  au  iurp!us 
un  homme  alTez  gai  dans  la  fociété, 
qui  ne  manque  pas  d'efprit,  qui  fait 
quelquefois  d'alTez  bons  fermons,  & 
louvent  de  fort  bons  contes. 

Je  m'apperçois  que  cette  Lettre  efl: 
un  livre  ,  &  je  n'en  fuis  encore  qu'à  la 
moitié  de  ma  relation.  Je  vais.  Mon- 
fieuj-  le  Maréchal ,  vous  laifler  repren- 
dre haleine,  &  remettre  le  fécond  tome 
à   une  autre  fois  (^}, 

SECONDE  LETTRE 

AU     MÊME. 

A  Motiers,  le  28  Janvier  1753. 

JLL  faut,  Monfieur  le  Maréchal,  avoir 
du  courage  pour  décrire  en  cette  faifon 
le  lieu  que  j'habite.  Des  cafcades, desgla- 
ces ,  des  rochers  nuds,  des  fapins  noirs 


(d)  Pour  apprécier  les  divers  jugemens  portés  dans       I 
cette  lettre  ,  le  1  edeur  voudra  bien  faire  attention  à; 
i'époque  de  fa  date  &  au  lieu  gu'habicoit  TAytcur*-        \ 


couverts  de  neige ,  fontles  objets  dont  je 
fuis  entouré;  &,  à  l'image  de  rhivec 
le  pays  ajoutant  l'afped  de  Taridité,  ne 
promet,  à  le  voir,  qu'une  defcription, 
fort  trifte.  Auffi  a-t-il  l'air  aiïez  nud 
en  toute  faifon ,  mais  il  eft  prefque  ef- 
frayant dans  celle  -  ci.  Il  faut  donc 
vous  le  repréfenter  comme  je  l'ai  trouvé 
en  y  arrivant,  &  non  comme  je  le  vois 
aujourd'hui  ,  fans  quoi  l'intérêt  que 
vous  prenez  à  moi  m'empechsroit  de 
vous  en  rien  dire. 

Figurez  vous  donc  un  vallon  d'une 
bonne  demi-lieue  de  large  &i  d'envirotr 
deux  lieues  de  long,  au  milieu  duquef 
paiïe  une  petite  rivière  appel! ée  la 
Reufe  dans  la  direction- du  Nord-ouell: 
au  Sud-eft.  Ce  vallon  formé  par  deux 
chaînes  de  montagnes  qui  font  des  bran- 
ches du  Mont-Jura  &  qui  fe  reflerrent 
par  \qs  deux  bouts,  refle  pourtant  aU 
fez  ouvert  pour  laiîTer  voir  au  loin  fes 
prolongemens  5  lefqueîs  divifés  en  ra- 
meaux par  les  bras  des  montagnes  of- 
frent pluHeurs  belles  perfpedives.  Ce 
vallon,  appelle  le  Val-de-travers  du 
nom  d'un  village  qui  eft  à  fon  extré- 
mité orientale,  eH:  garni  de  quatre  ou 
cinq,  autres  villages  à  peu  de  diflanc© 

G  ^ 


1^2    Lettre  au  Maréchal 

les  uns  des  autres;  celui  de  Motîers 
qiii  forme  le  milieu  efl  dominé  par 
un  vieux  château  défert  dont  le  voi- 
finage  &  la  fîtuation  folitaire  &  fau- 
vage  m'attirent  fouvent  dans  mes  pro- 
menades du  matin  ,  d'autant  plus  que 
je  puis  fortir  de  ce  côté  par  une  porte 
de  derrière  fans  palTer  par  la  rue  ni 
devant  aucune  maifon.  On  dit  que  les 
bois  di  les  rochers  qui  environnent 
ce -château  font  fort  remplis  de  vipè- 
res; cependant  5  ayant  beaucoup  par- 
couru tous  les  environs,  &  m'étant  alÏÏs 
à  toutes  fortes  de  places^  je  n'en  ai 
point  vu  jufqu'ici. 

Outre  ces  villages ,  on  voit  vers  le 
bas  des  montagnes  plufieurs  maifons 
éparfes  qu'on  appelle  des  Prifes  ^  dd.ns 
lefquelles  on  tient  des  beftiaux  &:  dont 
plufieurs  font  habitées  par  hs  proprié- 
taires, la  plupart  payians.  Il  y  en  a 
une  entr'autres  à  mi-côte  nord,  par 
conféquent  expofée  au  midi,  fur  une 
îerraiïe  naturelle,  dans  la  plus  admi- 
rable pofition  que  faye  jamais  vue, 
&  dont  le  difficile  accès  m'eût  rendu 
l'habitation  très -commode.  J'en  fus  Iî 
tenté,  que  dès  la  première  fois  je  m'é- 
tois  prefque  arrangé  avec    le  proprié- 


DE  Luxembourg.      1J5 

tiîre  pour  y  loger  ;  mais  on  m'a  de-^ 
puis  tant  dit  de  mal  de  cet  homme, 
qu'aimant  encore  mieux  la  paix  &  la 
fureté  qu'une  demeure  agréable ,  j'ai 
pris  le  parti  de  reder  où  je  fuis.  La 
maifon  que  j'occupe  eil'  dans  une  moins 
belle  pofition  ,  mais  elle  ed  grande  , 
afTez  commode,  elle  a  une  galerie  ex- 
térieure où  je  me  promené  dans  les 
mauvais  tems ,  &  ce  qui  vaut  mieux 
que  tout  le  reftcjc'eft  un  afyle  offert 
par  l'amitié. 

La  Reufe  a  fa  fource  au-defTus  d*un 
village  appelle  Saint-Sulpice,  à  l'extré- 
iTiité  occidentale  du  vallon;  elle  en  fort 
au  village  de  Travers  à  l'autre  extré- 
mité   où  elle    commence  à  le  creufer 
un   lit  qui   devient  bientôt  précipice  , 
&  la  conduit  enfin  dans  le  lac  de  Neuf- 
chatel.  Cette  Reufe  eft  une  très-jolie  ri- 
-viere^  claire  &  brillante  comm.e  de  l'ar- 
gent 5  où  les   truites    ont    bien  de   la 
peine  à  fe  cacher  dans  des  touifes  d'her- 
bes. On  la  voit  fortir  tout-d'un-coup 
de  terre  à  fa  fource,  non  point  en  pe- 
tite fontaine  ou    ruiffeau ,  mais  toute 
grande  &  déjà  rivière  comme  la  fon- 
taine de  Vauclufe  ,  en  bouillonnant  à 
travers  les  rochers,  Comme  cette  fourçe 

G  s 


ij'^    Lettre  au  MareCHAî; 

eft  fort  enfoncée  dans  les  roches  et 
earpées  d'une  montagne,  on  y  efl:  tou- 
jours à  l'ombre;  &  la  fraîcheur  contl- 
jiuelle,  le  bruit,  les  chûtes,  le  cours 
de  l'eau  m'attirant  Tété  à  travers  ces 
rocher  brûlantes,  me  font  fouvent  met- 
tre en  nage  pour  alier  chercher  le  frais 
près  de  ce  murmure,-  ou  plutôt  près-- 
de  ce  fracas,  plus  flatteur  à  mon  oreille- 
que  celui  de  la  rue  Saint-Martin. 

L'élévation  des  montagnes  qui  for- 
ment le  vallon  n'eftpas  excefllve,  mais- 
le  vallon  même  efl  montagne  étant  fort 
élevé  au-delTus  du  lac,  &  le  lac  ainfî 
que  le  fol  de  toute  la  SuifTe,  eft  en- 
core extrêmement  élevé  fur  les  pays 
de  plaines ,  élevés  à  leur  tour  au-deiïl;s 
du  niveau  de  la  mer.  On  peut  juger 
fenfîblement  de  la  pente  totale  par  le 
long  &  rapide  cours  des  rivières ,  qui  5 
des  montagnes  de  Suiife  vont  fe  ren- 
dre les  unes  dans  la  Méditerranée  & 
les  autres  dans  l'Océan.  Ainfi,  quoique 
la  Reufe  traverfant  le  vallon  (bit  fu- 
jette  à  de  fréquens  débordemens  qui 
font  des  bords  de  fon  lit  une  efpece 
de  marais,  on  n'y  fent  point  le  maré- 
cage 5  Tair  n'y  eft  point  humide  &  mal' 
iàin  5  la  vivacité  qu'il  tire  de  fon  élé* 


/ 


!bs  Luxembourg.      ï yy 

'♦atîon  l'empêchant  de  refter  long-tems 
chargé  de  vapeurs  grofîîeres,  les  brouil- 
lards 5  aiïez  fréquens  les  matins ,  cè- 
dent pour  l'ordinaire  à  l'adiion  du  fo- 
leil  à  mefure  qu'il   s*é!eve. 

Comme  entre  les  montagnes  &  les 
vallées  la  vue  eft  toujours  réciproque, 
celle   dont  je    jouis    ici  dans  un  fond 
n'efl:  pas  moins  valle  que  celle  que  j*a- 
vois  fur  les  hauteurs  de  Montmorenci, 
mais  elle  eil:  d'un  autre  genre;  elle  ne 
flatte  pas  5    elle   frappe;   elle   eft   plus 
fauvage  que  riante;  Fart  n'y  étale  pas 
fes  beautés,  mais  la  majefté  de  la  na- 
ture  en    impofe ,   Se  quoique  le   parc 
de  Verfailles  foit   plus  grand  que    ce 
vallon  ,    il  ne  paroîtroit  qu'un    colifi- 
chet en  fortant  d'ici.  Au  premier  coup- 
d'œil  le  fpeétacle,  tout  grand  qu'il  eft,. 
fcmbîe  un  peu  nud,  on  voit  très-peu 
d'arbres  dans  la  vallée;  ils  y  viennent' 
mal  &  m  donnent  prefque  aucun  fruit; 
Tefcarpement  des  montagnes  étant  très- 
rapide,  montre  en  divers  endroits  le  gris 
des  rochers ,  le  noir  des  fapins  coupe 
ce  gris  d'une  nuance  quin'eft  pas  riante,^ 
&  ces  fapins  fi  grands,  (i  beaux  quand 
on   eft  deffous,  ne  paroiiïant  au  loin 
que  des  arbriffeauXa  ne  promettent  ni 

G  6 


1^6    Lettre  au  Maréchaê 

Vafyle  5  ni  l'oirbre  qu'ils  donnent;  Î5 
fond  du  vallon  ,  prefque  au  niveau  de 
la  rivière  ,  femble  n'offrir  à  fes  deux 
bords  qu'un  large  marais  où  Ton  ne 
lauroit  marcher;  la  réverbération  des 
rochers  n'annonce  pas  dans  un  lieu  fans 
arbres  une  promenade  bien  fraîche 
quand  le  foîeii  luit;  htot  qu'il  fe  cou- 
che 3  il  laiiTe  à  peine  un  crépufcule  ; 
Se  la  hauteur  des  monts  interceptant 
toute  la  lumière  ,  fait  paiTer  prefque  à 
l'inflant   du   jour  à  la  nuit. 

Mais  fi  la  première  impreflion  de 
tout  cela  n'eft  pas  agréable ,  elle  change 
infenfiblement  par  un  examen  plus  dé- 
taillé ;  de  dans  un  pays  où  l'on  crovoit 
avoir  tout  vu  du  prem.ier  coupd'ceil, 
en  fe  trouve  avec  furprife  environné 
d'objets  chaque  jour  plus  intérefTans, 
Si  la  promenade  de  la  vallée  eïl  un  peu 
uniforme,  elle  eft  en  revanche  extrême- 
ment commode;  tout  y  eft  du  niveau 
le  plus  parfait,  les  chemins  y  font  unis 
comme  des  allées  de  jardin  ;  les  bords 
de  la  rivière  oifrent  par  place  de  lar» 
ges  peloufes  d'un  plus  beau  verd  que- 
les  gazons  du  Palais  Royal,  &  l'on  s*y 
promené  avec  dé'ices  le  long  de  cette 
belle  eau ,  qui  dan^  le  vallon  prend  un 


DE  Luxembourg.      i5'7 

cours  paidble  en  quittant  Tes  cailloux 
&  fes  rochcTS  qu'elle  retrouve  au  fortir 
du  Val-de-Traveri,  On  a  propoTé  de 
planter  Tes  bords  de  Saules  Se  de  Peu- 
pliers, pour  donner  durant  h  chalei.r 
du  jour  de  l'ombre  au  bétail  défolé 
par  les  mouches.  Si  jamais  ce  projet 
s'exécute,  les  bor-'s  de  la  Reufe  de- 
viendront aufl]  charmans  que  ceux  du 
Lignon  ,  &  il  ne  leur  manquera  p!usr 
que  des  Aftrées,  des  Silvandres  ôc  un 
d'Urfé. 

Comme  la  direâ:ion  du  vallon  coupe 
obliquement  le  cours  du  foleil ,  la  hau  - 
teur  des  monts  jette  toujours  de  l'om- 
bre par  quelque  côté  fur  la  plaine ,  de 
forte  qu'en  dirigeant  Tes  promenades 
&  choififTant  (es  heures,  on  peut  aifé- 
ment  faire  à  l'abri  du  foleil  tout  le  tour 
du  vallon.  D'ailleurs  ces  mêmes  mon- 
tagnes interceptant  fes  rayons ,  font 
qu'il  fe  levé  tard  &  fe  couche  de  bonne 
heure  ,  en  forte  qu'on  n'en  eft  pas  îong- 
tems  brûlé.  Nous  avons  prefque  ici-  la 
clef  de  l'énigme  du  Ciel  de  trois  aunes, 
&  il  eft  certain  que  les  maifons  qui 
font  près  de  la  fource  de  la  Reufe , 
n'ont  pas  trois  heures  de  foleil,  mem§ 
en  été. 


!ïj-8    LettixIi  au  Marechaé 

Lorfqu'on  quitte  le    bas    du   vaîToti' 
pour  fe  promener  à  mi  côte  ,  comme 
nous  fiiTiCS  une  fois,  Monheur  le  ?vla- 
réchal ,    le  long   des   Champeaux    da 
côté  d'Andilly  ,  on   n'a  pas  une  pro- 
menade aulîi  commode  ,  mais  cet  agré- 
ment efl:  bien  compenfé  par  la  variété 
des  fîtes  &  des  points  de  vue,  par  les 
découvertes    que    l'on   fait    fans  ceiïe 
autour  de  loi,  par  les  jolis  jréduits  qu'on 
trouve  dans  les  gorges  des  montagnes, 
où,   le   cours  ties  torrens  qui  defcen- 
dent  dans  la  vallée  ,  les  hêtres  qui  les-- 
ombragent,  les  coteaux  qui  les  entou- 
rent  ottrent   des   afyles   verdoyans   & 
frais  quand  on   fufîoque  à   découvert. 
Ces  réduits,  ces  petits  vallons  ne  s'ap- 
perçoivent  pas,  tant  qu'on  regarde  au 
loin    les    montagnes ,    &  cela   joint   à 
l'agrément  du  lieu  celui  de  la  furprife,- 
ïorfqu'on   vient  tout  d'un   coup  à  les- 
découvrir.  Combien  de  fois  je  m.e  fuis 
figuré  5  vous    fuivant  à  la  promenade 
&  tournant  autour  d'un  rocher  aride, 
^ous  voir  furpris  &  charmé  de  retrou- 
ver des  bofquets  pour  les  Dryades  oii 
t^ous  n'auriez  cru  trouver  que  des  an-^ 
très  Se  des  ours. 

Tout  le  pays  qH  plein  de  curlofités 


»è  LuxEMBoURcî.      r^y 

naturelles  qu'on  ne  découvre  que  peu 
à  peu,  &  qui  par  ces  découvertts  fuc- 
cefllves  lui  donnent  chaque  jour  l'at- 
trait de   la  nouveauté.  La    Botanique 
offre  ici  Tes  trélors  à  qui  fauroit  les  con- 
noître,  &  fouvent  en  voyant  autour 
de  moi  cette  profufion  de  plantes  ra- 
res ,  je  les  foule  à  regret  fous  le  pied 
d'un  ignorant.  Ilefl:  pourtant  néceiïaire 
d'en  connoître  une  pour  fe  garantir  de 
fes  terribles  effets,  c'efl:  le  Napel.  Vous 
voyez  une  très  belle  plante  haute  de 
trois    pieds,    garnie    de    jolies    fleurs 
bleues  qui   vous  donnent  envie   de  la^ 
cueillir  :  mais  à  peine  Ta-t-on  gardée 
quelques  minutes  qu'on  fe  fent  faill  de' 
maux  de  tête  ,  de  vertiges,  d'évanouif- 
femens  ,&  Ton  périroit  (i  l'on  ne  jet** 
toit  promptement  ce  funefte  bouquet» 
Cette  plante  a  fouvent   caufé  des  ac» 
eidens  à  des  enfans  &  à  d'autres  gens- 
qui  ignoroient   fa    pernicieufe    vertu,- 
Pour  les  befliaux  ils  n'en  approchent 
jamais,  &  ne  broutent  pas  même  l'herbe 
qui  l'entoure.  Les  faucheurs  l'extirpent- 
autant  qu'ils  peuvent  ;  quoiqu'on  fafTe  j,^ 
Fefpece   en  refte ,  &  je  né   laifTe  pas? 
d'en  voir  beaucoup  en  me  promenast^" 


iKo    Lettre  au  MAÉêcHAi:; 

fur  les  montagnes; mais  on  l'a  détruite 
à-peu-près  dans  le  vallon. 

A  une  petite  lieue  de  Motlers ,  dans* 
îa  Seigneurie  de  Travers  ,  efl:  une' 
mine  d'afphaîte  qu'on  dit  qui  s'étend 
Ibus  tout  le  navs  :  les  habitans  lui  at-- 
tribuent  modeftement  la  gaîté  dont  ils  fe 
vantent  5  &  qu'ils  prétendent  fe  tranf-^ 
mettre  même  à  leurs  beuiaux.  Voilà 
lans  doute  une  belle  vertu  de  ce  mi- 
néral 5  mais  pour  en  pouvoir  fentir  Tef-' 
iîcace  il  ne  faut  pas  avoir  quitté  le 
château  de  Montmorenci.  Quoi  qu'il 
en  foit  des  merveilles  qu'ils  difent  de 
le'jr  afphaîte,  fai  donné  au  Seigneur 
de  Travers  un  moyen  iûr  d'en  tirer 
la  médecine  univerfelle;  c'eft  de  faire 
une  bonne  penfion  à  Lorris  ou  à  Bor- 
deu. 

Au-deiTus  de  ce  même  village  de 
■Ti'avers  il  fe  fit ,  il  y  a  deux  ans,  une 
avalanche  conildérable  &  de  îa  façon 
du  monde  la  plus  Gnguliere.  Un  homme 
qui  habite  au  pied  de  la  montagne  avoit 
Ion  champ  devant  fa  fenêtre  ,  entre  la 
montagne  &  fa  maifon.  Un  matin  qui 
fuivit  une  nuit  d'orage  ,  il  fut  bien  fur- 
pris  en  puvrant  fa  fenêtre  de  trouve! 


t)  E    L  U  X  E  iM  B  0  U  R  G.         j6i 

un  bois  à  la  place  de  fon  champ;  le 
terrein  s'ébouhnt  tout  d'une  pièce  avoit 
recouvert  Ton  champ  des  arbres  d'un 
bois  qui  eft  au-delîus,  &  cela,  dit-on, 
fait  entre  les  deux  propriétaires  le  fu- 
jet  d'un  procès  qui  pourroit  trouver 
place  dans  le  recueil  de  Pittavaî.  UeC- 
pace  que  l'avalanche  a  mis  à  nud  eft 
fort  grand  &  paioît  de  loin;  mais  il 
faut  en  approcher  pour  juger  de  la 
force  de  Téboulement,  de  l'étendue  du 
creux  ,  &  de  la  grandeur  d^s  rochers 
qui  ont  été  tranfportés.  Ce  fait  récent 
&  certain  rend  croyable  ce  que  dit 
Pline  d'une  vigne  qui  avoit  été  ainfi 
tranfportée  d'un  côté  du  chemin  à  l'au- 
tre :  mais  rapprochons-nous  de  notre 
habitation. 

J'ai  vis-à-vis  de  mes  fenêtres  une 
fuperbe  cafcade,  qui  du  haut  de  la 
montagne  tombe  par  refcarnemeiit  d'un 
rocher  dans  îe  vallon  avec  un  bruit 
qui  fe  fait  entendre  au  loin  ,  fur-tout 
quand  les  eaux  font  grandes.  Cette 
cafcade  eft  très  en  vue  ,  mais  ce  qui  ne 
l'eft  pas  de  même  eft  une  grotte  à  côté 
de  fon  balîin,  de  laquelle  l'entrée  eft 
difficile,  mais  qu'on  trouve  au  dedans 
affez  efpacée ,  éclairée  par  une  fenêtre 


3^2      LETtRE    AU    MaRECKA^ 

naturelle,  ceintrée  en  tiers-point.  Si- 
décorée  d'un  ordre  d'Architedture  qui 
n'efl:  ni  Tofcan  ,  ni  Dorique ,  mais  l'or- 
dre de  la  nature  qui  fait  mettre  des 
proportions  &  de  l'harmonie  dans  fes 
ouvrages  les  moins  réguliers.  Inftruif 
de  la  (ituation  de  cette  grotte  ,  je  m'y 
rendis  feui  l'été  dernier  pour  la  con- 
templer à  mon  aife.  L'extrême  féche- 
refTe  me  donna  la  facilité  d'y  entrer  par 
une  orfverture  enfoncée  &  très  furbaif- 
fée  5  en  me  traînant  fur  le  ventre,  car 
la  fenêtre  eil  trop  haute  pour  qu'on 
puiiTe  y  pafïer  fans  échelle.  Quand  je 
fus  au  dedans  je  m'aflis  fur  une  pierre, 
ëi  je  me  mis  à  contempler  avec  ravifTe- 
ment  cette  fuperbe  faîle  dont  les  or- 

remens  font  des  Quartiers  de  roche  di- 

i. 

verfement  fitués,  &  formant  la  déco- 
ration la  plus  riche  que  j'aie  iamais 
vue,  lî  du  moins  on  peut  appeller  ainfî 
celle  qui  montre  la  plus  grande  puif- 
fance  5  ce'le  qui  attache  &  intérefTe , 
celle  qui  fait  penfer,  qui  élevé  l'ame , 
celle  qui  force  l'homme  à  oublier  fa 
petitefTe  pour  ne  penfer  qu'aux  œuvres 
de  la  nature.  Des  divers  rochers  qui 
meublent  cette  caverne,  les  uns,  dé- 
tachés &  tombés  de  la  voûte  ,  les  au- 


DE     LUXEMBOUKC?.         l6^ 

très  encore  pendans  &  diverfement  fi-- 
tués,  marquent  tous  dans  cette  mine  na- 
turelle ,  l'elfet  de  quelque  explofion  ter- 
rible dont   la   caufe    paroît  difficile  à 
imaginer;   car   même  un  tremblement 
de  terre  ou  un  volcan   n'expliqueroit 
pas    cela   d'une    manière    fatisfaifante. 
Dans  le  fond  de  la  grotte,  qui  va  en 
s'élevant   de  même  que  fa  voûte,  on 
monte  fur  une  efpece  d'eftrade,  &  de- 
là par  une  pente  allez  roide  fur  un  ro- 
cher qui  mené  de  biais  à  un  enfonce- 
ment très-obfcur  par  où  l'on  pénètre 
lous  la  montagne.  Je  n'ai  point  été  juf- 
ques-là,  avant  trouvé  devant  moi  un 
trou  large  &  profond  qu'on  ne  fauroit 
franchir  qu'avec  une  planche. D'ailleurs^ 
vers  le  haut  de    cet  enfoncement  & 
prefque  à  l'entrée  de  la  galerie  fouter- 
reine  ,  efl  un  quartier  de  rocher  très- 
impofant ,  car  fufpendu   prefqu'en  Tair 
il  porte  à  faux  par  un  de  (es  angles, 
&  penche  tellement  en  avant  qu'il  fem- 
ble  fe  détacher  6c  partir  pour  écrafer 
le  fpedateur.  Je  ne  doute  pas,  cepen- 
dant, qu'il  ne  foit  dans  cette  fituation 
depuis  bien  des  fiecles  &  qu'il  n'y  refte 
encore  plus  long-tems  j  mais  ces  fortes- 


1(^4  Lettre  au  MARÉenAt 
d'équilibres  5  auxquels  les  yeux  ne  font 
pas  faits  ,  ne  laident  pas  de  caufer  quel- 
qu'inquiétude  ;  &  quoiqu'il  fallût  peut- 
être  des  forces  immenfes  pour  ébranlei^ 
ce  rocher  qui  paroît  fi  prêt  à  tomber, 
je  craindrois  d'y  toucher  du  bout  du 
doigt,  &  ne  voudrons  p?.s  plus  rellei: 
dan?  la  direclion  de  fa  chute  que  fous 
Tépée  de  Damoclès. 

L:i  galerie  fouterreine  à  laquelle  cetteî 
grotte  fert  de  veftibule  ne  continue  pas 
d'aller  en  montant ,  mais  elle  prend  fa 
pente  un  peu  vers  le  bas,  &  fuit  Li 
même  incîinaifon  dans  tout  l'efpace 
qu'on  a  jufqu'icî  parcouru.  Des  curleujC 
s'y  (ont  engagés  à  diverfes  fois  avec 
des  domePtiques ,  des  flambeaux  &c  tous 
les  fecours  nécelTaires;  mais  il  faut  du 
courage  nour  pénétrer  loin  dans  cet 
effroyable  lieu,  &  de  la  vigueur  pour 
ne  pas  s'y  trouver  m^al.  On  ell:  allé 
jufqu'à  près  de  demi-lieue  en  ouvrant 
]e  pafîage  où  il  eft  trop  étroit,  fon- 
dant avec  précaution  les  gouffres  de 
fondrières  qui  font  à  droite  &  à  gau- 
che; mais  on  prétend  dans  le  pays  qu'on 
peut  aller  par  le  même  fouterreîn  à 
plus  de  deux  lieues  jufqu  à  l'autre  côté 


DE  Luxembourg.       i6j 

de  la  montagne,  où  l'on  dit  quM  aboutit 
du  côté  du  lac,  non  loin  de  rembou- 
çhure  de  la  Reufe. 

Au  -  deiïous  du  bafîin  de  la  même 
cafcade  ,  eft  une  autre  grotte  pus  pe- 
tite, dont  l'abord  eftembarraiïe  de  plu- 
fîeurs  grands  caillous  &  quartiers  de 
roche  qui  paroIfTent  avoir  été  entraî- 
nés là  par  les  eaux.  Cette  grotte- ci  n'é- 
tant pas  fi  praticable  que  l'autre  ,  n'a 
pas  de  même  teinté  les  curieux.  Le  jour 
qve  j'en  examinai  l'ouverture  ,  il  fai- 
foit  une  chaleur  infupportabîe  ;  cepen- 
dant il  en  fortoit  un  vent  fi  viF  &:  fi 
froid  5  que  je  n'ofai  refter  long-tems  à 
l'entrée  5  &  toutes  les  fois  que  j'y  fuis 
retourné  j'ai  toujours  fenti  le  même  vent; 
ce  qui  me  fait  juger  qu'elle  a  une  com- 
munication plus  immédiate  ^  moins 
embarraffée   que    l'autre. 

ArouefI:  de  la  vallée  une  montagne 
la  fépare  en  deux  branches.  Tune  fort 
étroite  oii font  le  village  de  Saint-Sul- 
pice  ,  la  fource  de  la  Reufe  ,  &  le  che- 
min de  Pontarlier.  Sur  ce  chemin  l'on 
voit  encore  une  groffe  chaîne  fcellée 
dans  le  rocher  &  mife  là  jadis  par  les 
Suiffcs  pour  fermer  de  ce  côté-là  le  paf* 
fage   aux  Bourguignons, 


i66    Lettee  au  Maréchal 

L'autre  branche  plus  large  &  à  gau- 
che de  la  première,  mené  par  le  villa- 
ge de  Butte  à  un  pays  perdu   appelle 
la  Cote-aux-Fées  ,   qu'on  apperçoit  de 
loin   parce  qu'il   va    en   montant.    Ce 
pays   n'étant   fur  aucun  chemin   paiTe 
pour  très-fauvage  &  en  quelque  forte 
pour  le  bout  du  monde.  Aufli  prétend- 
on que  c'étoit  autrefois  le  féjour  des 
Fées ,  &  le  nom  lui  en  efl:  refté.  On  y 
voit  encore  leur  falle  d'afTemblée  dans 
unetroifieme  caverne  qui  porte  aulii  leur 
nom  ,  &  qui  n'efl:  pas  moins  eurieufe 
que  les  précédentes.  Je  n'ai  pas  vu  cette 
grotte  -  aux  -  Fées  ,    parce'  qu'elle   efl 
aflez  loin  d'ici  ;  mais  on  dit  qu'  elle  étoit 
fuperbement  ornée,  &ron    y  voyoit 
encore  il  n'y  a  pasiong-tems,  un  trône 
&  des  (iéges  très  -  bien  taillés  dans  le 
roc.  Tout  cela  a  été  gâté  &:  ne  paroît 
prefque  plus  aujourdhui. D'ailleurs  l'en- 
trée de  la  grotte  efl:  prefque  entière- 
ment bouchée  par  les  décombres  ,  par 
les  brouffailles  ;  &   la  crainte  des  fer- 
pens  ôc  des  betes  venimeufes  rebute  \qs 
curieux  d'y   vouloir  pénétrer.  Mais  (î 
elle  eût  été  praticable  encore  &  dans 
fa  première  beauté,  &  que  Madame  la 
Maxéçtfale,  eut  paflé  dan§  ce  pays ,  je 


DE   Lux  EMEO  URG.         ï6'y 

fuîs  fur  qu'elle  eût  voulu  voir  cette 
grotte  (inguîiere  >  n'eût-ce  été  qu'en  fa- 
veur de  Fleur- d'Epine  &  dQS  Facar^ 
dins. 

Plus  j'examine  en  détail  l'état  &  la  ' 
pofition  de  ce  vallon  ,  plus  je  me  per- 
fuade  qu'il   a  jadis  été  fous  l'eau ,  que 
ce  qu^oiî  appelle  aujourd'hui  le   Val- 
jde  Travers  fut  autrefois  un  lac  formé 
par  la  Reufe  ,  la  cafcade   &c  d'autres 
ruîiïeaux  ,  &  conteni  par  les  monta- 
gnes qui  l'environnent,  de  forte  que  je 
ne  doute  point  que  je  n'habite  l'ancien^ 
ne  demeure  des  poifTons.  En  effet,  le 
loi  du   vallon  eft  fi  parfaitem.ent   uni, 
qu'il  n'y   a  qu'un   dépôt  formé  parles 
eaux  qui  puille  l'avoir  aind  nivelé.  Le 
prolongement  du  vallon,  loin  de  def^ 
cendre,  monte  le  long:  du  cours  delà 
Reufe  ,  de  forte  qu'il  a  fallu  des  tems 
infmis  à  cette  rivière  pour  fe  caver  dans 
Jes  abymes  qu'elle  forme,  un  cours  en 
fens  contraire  à  l'inc^.inaifon  du  terrein^ 
Avant  ces  tems,  contenue  de  ce  côté 
de    même  que  de   tous  les  autres ,  & 
forcée  de   refli:ier  fur   elle  même,  elle 
dut  enfin  remplir  le  vallon  jufqu'à  la 
hauteur  de  la   première  grotte  que  j'ai 
.décrite,  par  laq^uelle  çlle  trouva  ous'ou^- 


1^8     Lettre  au  AÎAnécHAr, 

vrit  un  écoulemsnt  dans  la  galerie  fou- 
terreine  qui  lui  fervoit  d'aqueduc. 

Le  petit  lac  demeura  donc  conftam- 
raent  à   cette  hauteur  jafqu'à  ce   que 
par   quelques  ravages  ,    fréquens  aux 
pieds  des  montagnes  dans  les  grandes 
eaux  5  des  pierres  ou  graviers  embar- 
ralTerent  tellement  le  canal  que  les  eaux 
n  eurent  plus  un  cours  Tuffifant  pour  leur 
écoulement.  Alors  s'étant  extrêmement 
élevées ,  &   agiiTant   avec  une  grande 
force  contre  les  obftacles  qui  les  rete* 
noient,  elles  s'ouvrirent  enfin  quelque 
ilTue  par  le  côté  le  plus  foible  &  le  plus 
bas.  Les  premiers  filets  échappés  ne  cef- 
fant    de  creuler  &  de  s'agrandir,  8c  le 
niveau  du  lac  baifTant  à  proportion ,  à 
force  de  tems  le  vallon  dut  enfin  fe  trou- 
ver à  fec.  Cette  conjedure  ,  qui  m'eO: 
venue  en  examinant  la   grotte  où  Ton 
voit  des  traces  fendbles  du  cours   de 
l'eau ,  s'eft  confirmée  premièrement  par 
le  rapport  de  ceux  qui  ont  été  dans  la  ga- 
lerie fouterreine  5  &"  qui  m'ont  dit  avoir 
trouvé  dQS  eaux  croupilTantes  dans  hs 
creux  des  fondrières  dont  j'ai  parlé  ;  elle 
s'ell  confirmée  encore  dans  les  pèleri- 
nages que  i*ai  faits  à  quatre  lieues  d'ici 
pour  aller   voir  Mylord  Maréchal  à  fa 

campagne^ 


Ï)E   LUXEMBOUIK?.         l2j^ 

campagne  au  bord  du  lac,  &  où  je  ful- 
voîs,  en  montant  la  montagne,  la  ri- 
vière qui  defcendoit  à  côté  de  moi  par 
des  profondeurs  effrayantes  ,  que  leîon 
toute  apparence  elle  n'a  pas  trouvées 
toutes  faites  ,  &  qu'elle  n'a  pas  non  plus 
creufées  en  un  jour.  Enfin  ,  j'ai  penfé 
que  l'afpnalte  ,  qui  n'eft:  qu'un  bitume 
durci,  étoit  encore  un  indice  d'un  pays 
long-tems  imbibé  par  les  eaux.  Sij'o- 
fois  croire  que  ces  folles  pufTent  vous 
amufer,  je  tracerois  fur  le  papier  une 
efpece  de  plan  qui  pût  vous  éclaircic 
tout  cela  :  mais  il  faut  attendre  qu'une 
faifon  plus  favorable  &  un  peu  de  re- 
lâche à  mes  maux  me  laiilent  en  état 
de  parcourir  le  pays. 

On  peut  vivre  ici  puifqu'il  y  a  des 
habitans.  On  y  trouve  même  les  prin- 
cipales commodités  de  la  vie,  quoiqu'un 
peu  moins  facilement  qu'en  France, 
X*es  denrées  y  font  chères  parce  que 
le  pays  en  produit  peu ,  Se  qu'il  eft 
fort  peuplé,  fur-tout  depuis  qu'on  y  a 
établi  des  m.anufadlures  de  toile  peinte, 
de  que  les  travaux  d'horlogerie  &  de  den- 
telle s*y  m.uItiplient.Poury  avoir  du  paim 
mangeable  ,  il  faut  le  faire  chez  foi ,  & 
c'efl  le  parti  que  j'ai  pris  à  l'aide  de  Made-, 
(Euy.Po/Ih,Tonu\L  H 


Ï70  Lettre  au  MAPicHAt 
moifeîle  le  Vafleur;  la  viande  y  eftmau- 
vaife  5  non  que  le  pays  n'en  produife 
de  bonne  .  mais  tout  le  bcsut  va  à  Ge- 
nève ou  à  Neufchâtel ,  &  Ton  ne  tue  ici 
que  de  la  vache.  La  rivière  fournit 
d'excellente  truite  ,  mais  (i  délicate  qu'il 
faut  la  manger  fortant  de  l'eau.  Le  vin 
vient  de  Neufchâtel,  &  il  eft  très-bon, 
fur-tout  le  rouge  :  pour  moi  je  m'tn 
tiens  au  bLinc,  bien  moins  violent,  à 
meilleur  marché,  &  félon  moi,  beau- 
coup plus  fain.  Point  de  volaille ,  peu 
de  gibier,  point  de  fruit,  pas  même 
des  pommes  ;  feulement  des  fraifes  bien 
parfumées ,  en  abondance,  &  qui  durent 
îong-tems.  Le  laitage  y  eft  excellent, 
îïioins  pourtant  que  le  fromage  de  Vi- 
jy  préparé  par  Mademoifelle  Rofe  ; 
les  eaux  y  font  claires  &  légères  :  ce 
n'eft  pas  pour  moi  une  chofe  indiffé- 
rente que  de  bonne  eau,  &:  jemefen- 
tirai  long-  tems  du  vp/ï\  que  m'a  fait  celle 
de  Montrnorenei.  J'ai  fous  ma  fenêtre 
une  très-belle  fontaine  dont  le  bruit  fait 
une  de  mes  délices.  Ces  fontaines,  qui 
font  élevées  &  taillées  en  colonnes  ou 
en  obélifques  écoulent  par  des  tuyaux 
de  fer  dans  de  grands  baffins,  font  un 
jdes  ornemens  de  la  Suiffe,  Il  n'y  a  (i 


DE  Luxembourg.      lyr 

chétif  village  qui  n'en  ait  au  moins  deux 
ou  trois,  les  maifons  écartées  ont  prefque 
chacune  la  iienne ,  &  l'on  en  trouve 
même  fur  les  chemins  pour  la  commo- 
dité des  pafTans  5  hommes  &  betliaux. 
Je  ne  faurois  exprimer  combien  Taf- 
ped  de  toutes  ces  belles  eaux  coulan- 
tes eft  agréable  au  milieu  des  rochers 
&  des  bois  durant  les  chaleurs  ;  Ton  eft 
déjà  rafraîchi  par  la  vue  ,  &  Ton  eft 
ienté  d'en  boire  fans  avoir  foif. 

Voilà,  ]\îonfieur  le  Maréchal,  de  quoi 
vousform.er  quelque  idée  du  féjour  que 
j'habite  ,  &  auquel  vous  voulez  bien 
prendre  intérêt.  Je  dois  Taimer  comme 
Je  feul  lieu  de  la  terre  où  la  vérité  ne  foit 
pas  un  crime,  ni  l'amour  dugenrehu- 
maîn  une  impiété.  J'y  trouve  la  fureté 
fous  la  protedion  de  Mylord  Maréchal; 
&  l'agrément  dans  fon  commerce.  Les 
habitans  du  lieu  m'y  montrent  de  la 
bienveillance  &  ne  me  traitent  point  en 
•profcrir.  Comment  pourrois-je  n'être 
pas  touché  des  bontés  qu'on  m'y  té- 
moigne ,  moi  qui  dois  tenir  à  bienfait 
àe  la  part  des  hommes  tout  le  mal  qu'ils 
ne  me  font  pas?  Accoutumé  à  porter  de- 
puis fi  long-tems  les  pefantes  chaînes  de 
la  néceiîitéjjepalTerois  ici  fans  regret  le? 

Hz 


%'j2  L   E   T    T    K    E 

j-efte  de  ma  vie,  fî  f  y  pouvois  voir  quel- 
quefois ceux  qui  me  la  font  encore  aimer. 

LETTRE 

A   MADAME   DE   T**^ 

Le  6  Avril   1771»         » 

\J  N  violent  rhume  ,  Madame  ,  qui 
me  met  hors  d'état  de  parler  fans  fa- 
tiguer extrêmement ,  me  fait  prendre 
le  parti  de  vous  écrire  mon  fentimcnt 
fur  votre  enfant,  pour  ne  pas  lelaiiïer 
plus  long-tems  dans  Tétat  de  fufpenfïon 
où  je  fens  bien  que  vous  le  tenez  avec 
peine  ,  quoiqu'il  ny  ait  point  félon  moi 
d'inconvénient.  Je  vous  avouerai  d'a- 
bord que  plus  je  penfe  à  l'expofition 
îumineufe  que  vous  m'avez  faite 5  moins 
je  puis  me  perfuader  que  cette  roideur 
de  caraclere  qu'il  manifefte  dans  un  âge 
fi  tendre  foit  l'ouvrage  de  la  nature. 
Cette  mutinerie,  ou,  fi  vous  voulez^ 
Madam.e  ,  cette  fermeté  n'eftpas  fi  rare 
que  vous  croyez  .  parmi  les  enfans  éle- 
vés comme  lui  dans  l'opulence,  &j'en 
fais  dans  ce  moment  même  à  Paris  uf\ 


A  Madame  rlE  T^^^     xj^ 

autre  exemple  tout  femblable  ,  dont  la 
conformité  m*a  beaucoup  frappé;  tan- 
dis que  parmi  les  autres  enfans  élevés 
avec  moins  de  foliicltude  apparente , 
Se  à  qui  Ton  a  moins  fait  fentir  par-là 
leur  importance ,  je  n'ai  vu  de  ma  vie 
un  exemple  pareil»  Mais  laifTons  quant 
à  préfent  cette  obfervation  qui  nousme» 
neroit  trop  loin,  &  quoi  qu'il  en  loit  de 
la  caufe  du  mal  ,  parlons  du  remède. 
Vous  voilà  5  Madame  ,  à  mon  avis , 
dans  une  circonftance  favorable  dont 
vous  pouvez  tirer  grand  parti.  L'enfant 
commence  à  s'impatienter  dans  fa  pen« 
{jon,  il  defire  ardemment  de  revenir; 
mais  fa  fierté,  qui  ne luipermet  jamais  de 
s'abaiiïer  aux  prières,  Tempêchede  vous 
manifefter  pleinement  fon  defir.  Suivez 
cette  indication  pour  prendre  fur  lui  un 
afcendant  dont  il  ne  lui  foit  pas  aifé 
dans  la  fuite  d'éluder  l'effet.  S'il  n'y 
avoit  pas  un  peu  de  cruauté  d'augmen- 
ter (es  allarmes ,  je  voudrois  qu'on  com- 
mençât par  lui  faire  la  peur  toute  en- 
tière 5  &  que  fans  perfonne  lui  dît  préci- 
(émentqu'il  reftera,  ni  qu'il  reviendra,  ii 
vît  quelqu'efpece  de  préparatifs  comme 
pour  lui  faire  quitter  tout  à-fait  la  maifoni^ 
paternelle  ,  ôc  qu'on  évitât  de  s'expli- 


Î74  Lettre 

quer  avec  lui  fur  ces  préparatifs.  Quand 
vous  Ten  verriez  le  plus  inquiet^vous 
prendriez  alors  votre  moment  pour  lui 
parler,  &  cela  d'un  air  fi  férieux  de 
fi  ferme,  qu'il  fut  bien  perfuadé  que 
c'efl:  tout  de  bon. 

Mon  fils  5  il  m'en  coûte  tant  de  vous 
tenir  éloigné  de  moi ,  que ,  (i  je  n'écou- 
tois  que  mon  penchant ,  je  vous  re- 
tiendroisici  des  ce  moment  ;  mais  c'efk 
ma  trop  grande  tendrefTe  pour  vous  qui 
m'empêche  de  m'y  livrer.  Tandis  que 
vous  avez  été  ici ,  j'ai  vu  avec  la  plus 
vive  douleur,  qu'au  lieu  de  répondre 
à  l'attachement  de  votre  mère  cv  de  lui 
rendre  en  toute  chofe  la  complaifance 
qu'elle  aimoit  avoir  pour  vous ,  vous 
ne  vous  appliquiez  qu'à  lui  faire  épro'.- 
ver  des  contradidions  qui  la  déchirent 
trop  de  votre  part,  pour  qu'elle  les 
puilfe  endurer  davantage  ,  &c. 

J'ai  donc  pris  la  réfolution  de  vous 
placerloln  demoipourm'épargner  l'af- 
fliélion  d'être  à  tout  moment  l'objet  ^^ 
le  témoin  de  votre  défobéilTance.  Puif- 
que  vous  ne  voulez  pas  répondre  aux 
tendres  foins  que  j'ai  voulu  prendre  de 
votre  éducation,  j'aime  mieux  que  vous 
alliez  devenir  un  mauvais  fujet  loin  de 


À  Mapàms  t-Ë  T^^\    175* 

mes  yeux,  que  de  voir  mon  fils  chéri 
manquera  chaque  inftant  à  ce  qu'il  doii: 
à  fa  mère  ;  &  d'ailleurs  je  ne  défelpere 
pas  que  des  gens  fermes  de  fenfés ,  qu* 
n'auront  pas  pour  vous  le  même  foible 
que  moi,  ne  viennent  à  bout  de  domp- 
ter vos  mutineries  par  des  traitemens 
nécefTaires  que  votre  mère  n'auroit  ja- 
mais le  courage  de  vous  faire  endu- 
rer, 8cc, 

Voilà,  mon  fils  ,  les  raifons  du  parti 
que  "fai  pris  à  votre  égard ,  &  le  feul 
que  vous  melaillîez  à  prendre  ,  pour 
ne  pas  vous  livrer  à  tous  vos  déhiuts 
&  me  rendre  tout- à-fait  m:^.lheureu- 
ie.  Je  ne  vous  laifTe  point  àParis,  pour* 
ne  pas  avoir  à  combattre  fans  ceiïe  , 
en  vous  voyant  trop  fouvent  ,  le  deiir 
de  vous  rapprocher  de  moi.  Mais  je 
ne  vous  ne  tiendrai  pas  non  plus  fi 
éloigné  ,  que  fi  l'on  efl:  content  de  vous 
je  ne  puiife  vous  faire  venir  ici  quel- 
quefois ,  dcc. 

Je  fuis  fort  trompé ,  Madame ,  fi  tou« 
te  fa  hauteur  tient  à  ce  coup  inattendu 
dont  il  fentira  toute  la  conféquence  , 
vu  fur-tout  le  tendre  attachement  que 
vous  lui  connoifTez  pour  vous,  &  qui 
dans  ce  moment  fera  taire  tout  autre 


17^  Lettre 

penchant.  Il  pleurera  ^  il  gémira  ^  1!  pouf- 
fera des  cris  auxquels  vous  ne  ferez  ni 
ne  paroîtrez  infenfible  ;  mais  lui  par- 
lant toujours  de  fon  départ  comme 
d'une  chofe  arrangée,  vous  lui  mon- 
trerez du  regret  qu'il  ait  laifTé  venir 
cet  arrangement  au  point  de  ne  pou- 
voir  plus  être  révoqué.  Voilà,  félon  moi, 
la  route  par  laquelle  vous  l'amènerez 
fans  peine  à  une  capitulation  qu'il  accep- 
tera avec  des  tranfports  de  joie,  &  dont 
vous  réglerez  tous  les  articles  fans  qu'il 
regimbe  centre  aucun;  encore  avec  tout 
cela  ne  paroîtrez- vous  pas  compter  ex- 
trêmement fur  la  folidité  de  ce  traité , 
vous  le  recevrez  plutôt  dans  votre  mai- 
fon  comme  par  efTai ,  que  par  une  réu- 
nion confiante  ;  &:  fon  voyage  paroîtra 
plutôt  différé  que  rompu  ,  raffurant  ce- 
pendant que  s'il  tient  réellement  fes  en- 
gagemens ,  il  fera  le  bonheur  de  votre 
vie,  en  vous  difpenfant  de  l'éloigner  de 
vous. 

Il  me  femble  que  voilà  le  moyen 
de  faire  avec  lui  l'accord  le  plus  follde 
qu'il  foit  poffible  de  faire  avec  un  en- 
fant 5  &  il  aura  des  raifons  de  tenir 
cet  accord  (î  puiffantes  &  tellement  à 
fa  portée  ^  que  félon  toute  apparence  ^ 


À  Madame  de  T"^*^    177 

îl  Teviendra  fouple  &  docile  pour  long- 
îems. 

Voilà  3  Madame  ,  ce  qui  m'a  paru  le 
mieux  à  faire  dans  la  circonftance;  il 
y  a  une  continuité  de  régime  à  obfer- 
ver  qu'on  ne  peut  détailler  dans  une 
lettre,  &  qui  ne  peut  fe  déterminer  que 
par  l'examen  du  fujet  ;  5c  d'ailleurs  ce 
n'efl:  pas  une  mère  aulli  tendre  que  vous, 
ce  n'eft  pas  un  efprit  aufli  clairvoyant 
que  le  votre ,  qu'il  faut  guider  dans 
tous  ces  détails.  Je  vous  Tai  dit.  Ma- 
dame 5  je  m'en  fuis  pénétré  dans  notre 
unique  converfation  ;  vous  n'avez  be- 
foin  des  confeils  de  perfonne  dans  la- 
grande  &  refpeclable  tâche  dont  vous- 
êtes  chargée  ,  &  que  vous  remplirez 
fî  bien.  J'ai  dû  cependant  m'acquittet* 
de  celle  que  votre  modeftie  m*aimpo- 
fée  ;  je  l'ai  fait  par  obéi/Tance  &  par  de- 
voir ,  mais  bien  perfuadé  que  pour  fa- 
voir  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire  ,  iï 
fufïîfoit  d'obferver  ce  que  vous  fer&Zj 


^t^ 


m 


H>' 


ijS  Lettre 


LETTRE \ 

A   MONSIEUR  ; 

L'ABBÉ    RAYNAL,.      \ 

Alors  Auteur  du  Mercure  de  Franccé     \ 
Paris,  le  25  Juillet  1750,  " 

V  ous  le  voulez ,  Monfieur  ,  je  ne  ré-  \ 
fîfte  plus  :  il  faut  vous  ouvrir  un  porte-  I 
feuille  qui  n'étoit  pas  deftiné  à  voir  le  ] 
jour,  &  qui  en  eft  très-peu  digne.  Les  1 
plaintes  du  public  fur  ce  déluge  de-  ' 
mauvais  écrits  dont  on  l'inonde  journel- 
lement y  m'ont  afïez  appris  qu'il  n'a  que  j 
faire  des  miens  ;  &  de  mon  côté ,  la  ré-  î 
putation  d'Auteur  médiocre,  àlaquelle 
feule i'aurois  pu  afpirer,  a  peu  flatté  mon  j 
ambition,  Nayant  pu  vaincre  mon  pen-  j 
chant  pour  les  lettres  ,  j'ai  prefque  tou-  j 
jours  écrit  pour  moi  feul  (^);  &  le  Public  ! 

■  ■  ■  M 

{cl)  Pour  juger  Ci  ce  langage  étoic  fîncere  ,  on  vou-  i 
^ra  bien  faire  attention  que  celui  qui  parloit  ainfi  dans  j 
wne  Iccuc  publique ,  avoit  alors  près  de  «quarante  ans,  \ 


'a  m.  l'Abbé  RaVMal.  179 
7>r  mes  amis  n'auront  pas  à  fe  plaindre  que 
j'aye  été  pour  eux  Recuator  acerbus. 
Or  ,  on  eft  toujours  indulgent  à  f'oi- 
mcme  ,  &  des  écrits  ainfi  deftinés  à 
robfcurité,  TA-Uteur  mcme  eût  -  il  du 
talent,  manqueront  toujours  de  ce  feu 
que  donne  l'émulation  ,  &  de  cette  cor- 
rection dont  le  feul  dedr  de  plaire  peut 
furiDonterle  dégoût. 

Une  chofe  (inguliere  ,  c'efi:  qu'ayant; 
î^utrefois  publié  un  feul  ouvrage  (a)oi\ 
certainement  -il  n'eft  point  queftion  de 
poéHe,  on  me  fafTe  aujourd'hui  poëte 
malgré  moi;  on  vient  tous  les  jours  me 
faire  compliment  fur  des  Comédies  &: 
d'autres  pièces  de  vers  que  je  n'ai  point 
faites  5  &  que  je  ne  fuis  pas  capable  de 
faire,  C'eft  l'identité  du  nom  de  l'Au- 
teur &  du  mien  qui  m'attire  cet  hon- 
neur. J'en  ferois  flatté  fans  doute,  fî 
!'on  pouvoit  l'être  des  éloges  qu'on 
dérobe  à  autrui;  mais  louer  un  homme 
de  chofes  qui  font  au-delTus  de  fes  for- 
ces 5  c'eft  le  faire  fonger  à  fafoiblefTe. 

Je  m'étois  effayé,  je  l'avoue,  dans  îe 
genre   lyrique  ,  par  un  ouvrage   loué 

{a.)  Diiïjrcation  fur  la  Mufi(]ue  moderne.  A  Paris  j 
rhçs  Quillau  perc,  I743t 


I^Ô  IL   E  T   T  R  s 

éos  amateurs,  décrié  des  artifles,  ^ 
que  la  réunion  de  deux  arts  difficiles- 
a  f^it  exclure  par  ces  derniers  ,  avec' 
autant  de  chaleur  que  fi  en  effet  il  eût 
été  excellent. 

Je  m'étois  imaginé,  en  vrai  SuifTe  , 
que  pour  réuiîlr,  il  ne  faîloit  que  bien 
faire;  mais  ayant  vu   par  l'expérience 
d'autrui  ,  que  bien  faire  eft  le  premier 
&  le  plus  grand  obftacie  qu^on  trouve 
à  furmonter  dans  cette  carrière  ,  &  ayant' 
éprouvé  moi-même  qu'il  y  faut  d'au-- 
très  talens  que  je   ne  puis  ni  ne  veux^ 
avoir  5  je  me  fuis  hâté  de  rentrer  dans- 
Tobfcurité  qui    convient  également    à 
mes  talens  &   à  mon  caraélere ,  &  où^ 
vous  devriez  me  laifîer  pour  Thonneut 
de  votre  journal. 

Je  fuis  5  &c. 


LETTRE  AU  MÊME. 

Sur  tufage  dangereux  des  vjîen/iles  d$: 
cuivre* 

Juillet  1753. 

Je  croîs  5  Monfieur,  que  vous  ver**^ 
t^%  avec  plaifix  Texuait  ci- joint  d'ung.- 


A   M.  L'Abee   RAYNAt.      iSl- 

ïettre  de  Stockolm  ,  que  la  perfonne 
à  qui  elle  eft  adreffée  me  charge  de 
vous  prier  d'inférer  dans  le  iMercure» 
L'objet  en  eft  de  la  dernière  impor- 
tance pouf  la  vie  des  hommes;  &  plus- 
la  négligence  du  public  eft  exceflive  à- 
cet  égard  ,  plus  les  citoyens  éclairés^ 
doivent  redoubler  de  zèle  &  d'adivite 
pour  la  vaincre. 

Tous  les  Chymiftes  de  l'Europe  nouS' 
avertifTent  depuis  long-tems  des  mor- 
telles qualités  du  cuivre  ,  &  des  dan- 
gers auxquels  on  s'expofe  en  faifant- 
ufage  de  ce  pernicieux  métal  dans  les" 
batteries  de  cuifine.  M.  Rouelle ,  de' 
TAcadémie  des  Sciences ,  eft  celui  qui 
en  a  démontré  plus  fenfiblement  les 
funeftes  effets  ,  &  qui  s'en  eft  plaint 
avec  le  olus  de  véhémence.  M.  Thierri  ^ 
Dodeur  en  Médecine  ,  a  réuni  dans 
Une  favante  Thefe  qu'il  foutint.  en 
174P  ,  fous  la  préfidence  de  M.  Fal- 
connetjune  multitude  de  preuves  ca- 
pables d'effrayer  tout  homme  raifon^ 
.  nable  qui  fait  quelque  cas  de  fa  vie  & 
*  de  celle  de  fes  concitoyens.  Ces  Phy» 
Cciens  ont  fait  voir  que  le  verd-de-*- 
gris  5  ou  le  cuivre  diffous ,  eft  un  poi-' 
'on  violent  dont  rçfifet  eft  toujours  aç^ 


iSt  Lettre 

compagne  de  fymptômes  affreux  ;  qui 
la  vapeur  même  de  ce  miétaî  eft  dan- 
gereule  ,  puifque  les  ouvriers  qui  le 
travaillent  font  fujets  à  diverfes  mala- 
dies mortelles  ou  habituelles  ;  que  tou* 
tes  les  menftrues  ,  les  graifTes  ,  les  Tels, 
&  l'eau  même  difiolvent  le  cuivre,  6c 
en  font  du  verd-de-gris  ;  que  l'éta- 
mage  le  plus  exact  ne  fait  que  dimi-* 
nuer  cette  ditTolution  ;  que  l'étain 
qu'on  emploie  dans  cet  étamage,  n'eft 
pas  lui-même  exempt  de  danger,  mal-* 
gré  l'ufage  indifcret  qu'on  a  fait  juf- 
qu'à  préfent  de  ce  m.étal  ^  &  que  ce 
danger  eft  plus  grand  ou  moindre  ^ 
félon  les  diflérens  étains  qu'on  em- 
ploie ,  en  raifon  de  l'aFfénlc  qui  entr« 
dans  leur  compofitioii ,  ou  du  plomb 
qui  entre  dans  leur  alliage  i  ( a)  que 
lEeme,  en  fupDofant  à  l'étamage  une 
précaution  fuffifmte  ,  c'eft  une  impru- 
dence impardonnable  de  faire  dépert- 
dre  la  vie  Ôc  la  fanté  des  hommes  d'un« 

»■'  ...  -a 

ia)  Que  le  plomb  difibus  foie  un  poifon ,  les  accî- 
«îens  funeftes  que  caufent  tous  les  jours  les  vins  falfî- 
fiés  avec  de  la  litharge,  ne  le  prou7enT  que  trop.  Ainfî 
pour  employer  ce  métal  avec  rûrcté  ,  il  eft  important 
de  bien  coiuioître  les  diSohms  ^i  ra{;a^uân;> 


A  M.  l'Aesï;  Rai^^a^l.      iS| 

lame  d'étain  très-déliée  ,  qui  s'ufe  très-, 
promptement  (a)  &  de  rexaâtitude 
des  domefliques  5c  des  ciiifiniers  qui 
rejettent  ordinairement  les  vailîeaux 
récemment  étamés  ,  à  caufe  du  mau- 
vais goût  que  donnent  les  matières 
employées  à  l'étamage  ;  ils  ont  fait  voir 
combien  d'accidens  affreux  produits 
par  le  cuivre,  font  attribués  tous  les 
jours  à  des  caufes  toutes  différentes  ;. 
ils  ont  prouvé  au'une  multitude  de 
gens  périlient  ,  &:  qu'un  plus  grand 
nombre  encore  font  attaqués  de  mille 
différentes  maladies ,  p:^r  l'ufage  de  ce 
métal  dans  nos  cuiimes  &  dans  nos 
fontaines ,  fans  fe  douter  eux-meTies 
de  la  véritable  caufe  de  leurs  maux. 
Cependant  ,  quoique  la  Manufacture 
d'uilenfiles  de  fer  battu  &  étamé,  qui 


{a)  II  cft  aîfé  de  déniontrer  que  de tjueîque  maniè- 
re qu'on  s'y  prenne  ,  on  ne  fauroit ,  dans  hs  ùfages 
des  vaifleaux  de  cuîfîne  ,  s'afTurer  pour  un  fcui  jour 
rétamage  le  plus  folide  ;  car ,  comme  récain  entre  en 
fufion  à  un  degré  de  feu  fort  inférieur  à  celui  de  la, 
graiffe  bouillante  ,  toutes  les  fois  qu'un  cuifinier  faic 
rouflir  du  beurre  ,  il  ne  lui  efl  pas  pofTible  de  garan- 
tir de  la  fufion  quelque  partie  de  l'étamage,  ni  paj 
conféqucnt  le  ragoût  du  confs^l  du  cuivre. 


'iSd.  L  È  T  T   K  É 

X 

eft  établie  au  Fauxbourg  Saint-An-*' 
toine  ,  offre  des  moyens  faciles  de  fab- 
ftituer  dans  les  cuihnes  une  batterie 
moins  dirpendieufe  ,  au (H  commode  que' 
celle  de  cuivre  .,  &  parfiitement  faine ,- 
au  moins  quant  au  métal  principal  , 
rindolence  ordinaire  aux  hommes  fur 
les  choies  qui  kur  fout  véritablement 
utiles  ,  &  les  petites  Oiaximes  que  la- 
pareiïe  invente  fur  les  ufages  établis  s' 
fur-tout  quand  ils  font  mauvais,  n'ont 
encore  lairTé  que  peu  de  progrès  aux 
fages  avis  des  Chymiftes  ,  &  n'ont  prol- 
crit  le  cuivre  que  de  peu  de  cuilines. 
La  répugnance  dés  cuifîniers  à  em- 
ployer d'autres  vaiïïeaux  que  ceux  qu'ils 
connoiffent,  eft  un  obîtacle  dont  on  ne 
fent  toute  la  force  que  quand  on  con- 
noît  la  parefTe  êc  la  gourmandife  des' 
maîtres.  Chacun  fait  que  la  fociété 
abonde  en  gens  qui  préfèrent  Findo- 
îence  au  repos ,  &  le  plalfir  au  bon- 
heur ;  mais  on  a  bien  de  la  peine  à 
concevoir  qu'il  y  en  ait  qui  aiment 
mieux  s'expofer  à  périr ,  eux  &  toute 
leur  famille  5 dans  des  îourmens  affreux^, 
qu'à  manger  un  ragoût  brûlé. 

Il  faut  ralfonner  avec  les  fages  ,  Se 
Jamais  avec  le  publiçi  II  y  a  long-tems^ 


A  M.  l'Abbé  Raynal.  iS^ 
qu'on  a  comparé  la  multitude  à  un  trou- 
peau de  moutons  ;  il  lui  taut  des  exem- 
ples au  lieu  de  raifons ,  car  chacun 
craint  beaucoup  plus  d'être  ridicule 
que  d'être  fou  ou  méchant.  D'ailleurs, 
dans  toutes  les  chofes  qui  concernent 
rintérêt  comimun,  prefque  tous  ju- 
geant d'après  leurs  propres  maximes , 
s'attachent  moins  à  examiner  la  force 
des  preuves  5  qu'à  pénétrer  les  motifs 
fecrets  de  celui  qui  les  propofe  :  par 
exemple,  beaucoup  d'honnêtes  le<5teurs 
foupçonneroient  volontiers  qu'avec  de 
l'argent,  le  chef  de  la  fabrique  de  fer 
battu,  ou  l'auteur  des  fontaines  do^ 
meftiques  excitent  mon  zele  _en  cette^ 
occaiion;  défiance  aîTez  naturelle  dans 
un  fiecle  de  charlatanerie  ,  oli  les  plus 
grands  fripons  ont  toujours  l'intérêt 
public  dans  la  bouche.  L'exemple  eft 
en  ceci  plus  perfuafif  qi  e  le  raifon- 
nement^,  parce  que  la  même  défiance 
ayant  vraifemblablement  du  naître  aufli 
dans  l'efprit  des  autres  ,  on  eft  porté 
à  croire  que  ceux  qu'elle  n'a  point  em- 
pêché d'adopter  ce  que  l'on  propofe, 
ont  trouvé  pour  cela  des  raifons  dé- 
cifiveSr  Ainfi  au  lieu  de   m'arréter   à 


'io6  Lettre 

montrer  combien  il  eft  abfurde,  même 
<ians  le  doute,  de  làifTer  dans  li  cui- 
fine  des  udenfiles  fufpecls  de  poifon  , 
il  vaut  mieux  dire  que  M.  Duverney 
vient  c'oî-dorner  une  batterie  de  fer 
pour  TEcold  Militaire,  que  M.  le  Princa 
de  Conti  a  banni  tout  le  cuivre  de  la 
fîenne;  que  M  le  Duc  de  Duras  ,  A^ni- 
balTddeur  en  Efpagne,  en  a  fait  autant; 
&  que  (on  cuilunier,  qu'il  confulta  là- 
deflus  ,  lui  dit  nettement  que  tous 
ceux  de  Ton  métier  qui  ne  s'accomaio- 
doient  pas  de  la  batterie  de  î^r ,  tout 
aufii  bien  que  de  celle  ce  cuivre,  étoient 
des  ignorans,  ou  gens  de  mauvaile  vo- 
lonté. Plufîeurs  particuliers  on:  luivi 
cet  exemple,  que  les  perionnes  éclai- 
rées, qui  m'ont  remis  l'extrait  ci-joint,  - 
ont  donné  cepuis  long-tems,  fan,^  ue 
leur  table  fe  relfente  le  moins  du  monde 
de  ce  changement,  que  par  la  con- 
fiance avec  laquelle  on  peut  manger 
d'excellens  ragoûts  ,  très-bien  prépa- 
rés dans  des  vaiîTeaux  de  fer. 

Mais  que  peut-on  mettre  ious  les 
yeux  du  public  de  plus  frappant  que 
cet  extrait  miéme  ?  S'il  y  avoit  au 
monde   une  nation  qui  dût  s'oppofeff 


A  M.  l'Abbé  Raynal.     1S7 

à  l'expulfion  du  cuivre,  c'efl:  certai- 
nement la  Suéde ,  dont  les  mines  de 
ce  métal  font  la  principale  richefîe  , 
de  dont  les  peuples  en  général  idolâ- 
trent leurs  anciens  ufages.  C'efl  pour- 
tant ce  royaume  (1  riche  en  cuivre 
qui  donne  l'exemple  aux  autres,  d'ô- 
ter  à  ce  métal  tous  les  emplois  qui  le 
rendent  dangereux  &  qui  intérefTent  la 
vie  de  citoyens;  ce  font  ces  peuples, 
fi  attachés  à  leur  vieilles  pratiques, 
qui  renoncent  fans  peine  à  une  mul- 
titude de  commodités  qu'il>  retireroient 
de  leurs  mines  ,  dès  que  la  raiion  &c 
l'autorité  des  fages  leur  montrent  le 
rifque  que  l'ufaçre  indifcret  de  ce  mé- 
tal leur  frit  courir.  Je  voudrois  pou* 
voir  eipérer  qu'un  li  falutaire  exem- 
ple fera  fuivi  dans  le  refle  de  l'Eu- 
rope ,  où  Ton  ne  doit  pas  avoir  la 
même  répugnance  à  pro-'crire ,  au  moins 
dans  les  cuifines ,  un  métal  qu'on  tire 
de  dehors.  Je  voudrois  que  les  aver- 
tiiïemens  publics  des  philofophes  6c 
des  gens  de  lettres  réveillaiïent  les 
peuples  fur  les  dangers  de  toute  ef- 
pece  auxquels  leur  imprudence  les  ex- 
pofe  3  &  rappellaiïent  plus  fouvent  à 
tous  les  fouverains^  que  le   foin  de  la 


ï8S  L  E  T  T   R  E 

confervatîon  des  hommes  n'eft  pas  feu^ 
lement  leur  premier  devoir ,  mais  auiîi 
leur  plus  grand  intérêt. 

Je  fuis ,  &c, 

LETTRE 

    M.    M■^^^   A   GENEVE. 

Paris,  le  a 8  Novembre  17^4* 

JZj  N  répondant  avec  franchife  à  votre 
dernière  lettre,  en  dépofant  mon  cœur 
di  mon  fort  entre  vos  mains  ,  je  crois,; 
Monfieur,  vous  donner  une  marque 
d'eftime  &  de  conRance  moins  équi- 
voque que  des  louanges  &;  des  eom- 
plimens,  prodigués  par  la  flatterie  plus 
louvent  que  par  l'amitié. 

Oui,  Monfieur,  frappé  des  confor- 
mités  que  je  trauve  entre  la  conftitu- 
tion  de  gouvernement  qui  découle  de 
mes  principes ,  &  celle  qui  exifte  réel- 
J^ment  dans  notre  Réoubîique  ,  je  me 
^is  propîe  de  lui  dédier  mon  Dif- 
cours  fur  l'origine  &  les  fondement 
de  l'inégalité,  éc  j'ai  faifi  cette  occa- 


A  M.    M^^\  i2^ 

^on  comme  un  heureux  moyen  d'ho- 
norer ma  Patrie  &  Tes  chefs  p?.r  de 
judes  éloges,  d'y  porter,  s'il  fe  peut, 
dans  le  fond  des  cœurs ,  l'olive  que 
je  ne  vois  encore  que  fur  des  médail- 
les, &c  d'exciter  en  même  tems  les 
hommes  à  fe  rendre  heureux  par 
l'exemple  d'un  peuple  qui  VcCt  ou  qui 
pourroit  l'être  fans  rien  changer  à  foa 
inditution.  Je  cherche  en  cela  ,  félon 
ma  coutume ,  moins  à  plaire  qu'à  me 
rendre  utile  ;  je  ne  compte  pas  en  par- 
ticulier fur  le  fuffrage  de  quiconque 
eft  de  quelque  parti;  car  n'adoptant 
pour  moi  que  celui  de  la  juftice  &  de 
ia  raifon  ,  je  ne  dois  gueres  efpérer 
que  tout  homme  qui  fuit  d'autres  rè- 
gles, puiiïe  être  l'approbateur  dts  mien- 
nes; &  fi  cette  confîdération  ne  m'a 
point  retenu ,  c'efl  qu'en  toute  chofe 
le  blâm.e  de  l'univers  entier  me  tou- 
che beaucoup  moins  que  l'aveu  de  ma 
conscience.  Mais,  dites-vous,  dédier 
un  livre  à  la  République  ,  cela  ne  s'eft 
jamais  fait.  Tant  m.ieux,  Monfieur  ; 
dans  les  chofes  louables,  il  vaut  mieux 
donner  l'exemple  que  le  recevoir,  de 
le  crois  n'avoir  que  de  trop  juftes  rai- 
fons  ppur   n'être   l'imitateur  de  per<? 


1^0  Lettre 

fonnî  ;  ainfi ,  votre  objcdiion  n'ed' au 
fond  qu'un  préjugé  de  plus  en  ma  fa- 
veur, car  depuis  long-tems  il  ne  refte 
plus  de  mauvaife  action  à  tenter,  & 
quoi  qu'on  en  pût  dire ,  il  s'agiroit 
jfnoins  de  favoir  ii  la  chofe  s'eft  faite 
ou  non  ,  que  fi  elle  eit  bien  ou  mal 
en  foi,  de  quoi  je  vous  laiile  le  juge. 
Quant  à  ce  que  vous  ajoutez  qu'après 
ce  qui  s'eft  paiTé  ,  de  telles  nouveau- 
tés peuvent  être  dangereufes  ,  c'eft-là 
une  grande  vérité  à  d'autres  égards; 
mais  à  celui-ci,  je  trouve  au  contraire 
ma  démarche  d'autant  plus  à  fa  place 
après  ce  qui  s'efc  pafîé ,  que  mes  élo- 
ges étant  pour  les  Magiftrats ,  &  mes 
exhortations  pour  les  Citoyens,  il  con- 
vient que  le  tout  s'adrefTe  à  la  Répu- 
plique  ,  pour  avoir  occafion  de  par- 
ler àfes  divers  membres,  &  pour  ôter 
à  ma  Dédicace  tout  apparence  de  par- 
tialité. Je  fais  qu'il  y  a  des  choies  qu'il 
ne  faut  point  rappeller;  &  i'elpere  que 
vous  me  croyez  alTez  de  jugement  pour 
n'en  ufer  à  cet  égard  qu'avec  une 
réferve  dans  laquelle  j'ai  plus  confulté 
îe  goût  des  autres  que  le  mien  ,  car 
je  ne  penfe  pas  qu'il  foit  d'une  adroite 
policic^ue  ;  de  pouffer  cette  maxim^ 


A  M.  M^**.  191 

lufqu^au  fcrupule.  La  mémoire  d'Erof- 
trate  nous  apprend  que  c'eft  un  mau- 
vais moven  de  faire  oublier  les  cho- 
fvS,  que  d'ôter  la  liberté  d'en  parler  : 
mais  (i  vous  faites  qu'on  n'en  parle 
qu'avec  douleur,  vous  ferez  bientôt 
qu'on  n'en  parlera  plus.  Il  y  a  je  ne 
fais  quelle  circonlpeclion  pufillanime 
fort  goûtée  en  ce  fiecle  ,  &  qui,  voyant 
par-tout  des  inconvéniens ,  le  borne 
par  (ageiïe  ,  à  ne  faire  ni  bien  ni  mal  ; 
j'aime  mieux  une  hardieiïe  généreufe 
qui,  pour  bien  faire  ,  fecoue  quelque- 
fois le  puérile  joug  de  la  bienféance. 
Qu'un  zele  indifcret  m'abufe  pL*ut- 
etre ,  que  prenant  mes  erreurs  pour 
des  vérités  utiles,  avec  les  meilleures 
intentions  du  monde  je  puifîe  faire  plus 
de  mal  que  de  bien  ;  je  n'ai  rien  à  ré- 
pondre à  cela,  fîcen'eft,  qu'une  fem- 
blable  raiion  devroit  retenir  tout 
homme  droit,  6<.  laifTcr  l'univers  à  la 
difcrétion  du  méchant  &  de  l'étourdi, 
parce  que  les  objecftions  ,  tirées  de  la 
feule  foibleiTe  de  la  nature,  ont  force 
contre  quelque  homme  que  ce  foit.  Se 
qu'il  n'y  a  perfonne  qui  ne  dût  ctre 
fufpeâ:  à  foi-même ,  s'il  ne  fe  repofoit 
de  U  jurieiTe  de  fe^  lumières  fur   h 


îpi  Lettre 

droiture  de  fon  cœur;  c'efl:  ce  que  je 
dois  pouvoir  faire  fans  témérité,  parce 
qu'ifolé  parmi  les  hommes ,  ne  tenant 
à  rien  dans  la  fociété ,  dépouillé  de 
toute  efpece  de  prétention  ,  &  ne  cher- 
chant mon  bonheur  même  que  dans 
celui  des  autres,  je  crois,  du  moins, 
être  exempt  de  ces  préjugés  d'état  qui 
font  plier  le  jugement  des  plus  fages 
aux  maximes  qui  leur  font  avantageu- 
ks.  Je  pourrois ,  il  eft  vrai,  confulter 
des  gens  plus  habiles  que  moi ,  &  je 
le  ferois  volontiers,  fi  je  ne  favois  que 
leur  intérêt  me  confeillera  toujours 
avant  leur  raifon.  En  un  mot,  pour 
parler  ici  fans  détour,  je  me  fie  en- 
core plus  à  mon  défintérelTement  , 
qu'aux  lumières  de  qui  que  ce  puifTe 
être. 

Quoiqu'en  général  ,  je  faffe  très- 
peu  de  cas  àss  étiquettes  de  procé- 
dés, &  que  j'en  aye  depuis  long-tems 
fecoué  le  joug  plus  pefant  qu'utile, 
je  penfe  avec  vous  qu'il  auroit  con- 
venu d'obtenir  l'agrément  de  la  Ré- 
publique ou  du  Confeil,  com^me  c'efi: 
aiïez  l'uTage  en  pareil  cas  ;  &  j'étois 
{\  bien  de  cet  avis  ,  que  mon  voyage 
£ut  fait  en  partie ,  dans  l'intention  de 

ibiliciteç 


A  M.  M  *  ^  ^.  ipi 

folllcîter  cet  agrément  ;  mais  il  me  fal- 
lut peu  de  tems  &  d'obfervations  pour 
reconnoître  l'impodibilité  de  l'obtenir; 
je  fentis  que  demander  une  telle  per- 
miflion,  c'étoit  vouloir  un  refus,  & 
qu'alors  ma  démarche  qui  pèche  tout 
au  plus  contre  une  certaine  blenféance 
dont  plufîeurs  fe  font  diipenlés,  feroit 
par-là  devenue  une  défobéiflance  con- 
damnable, fi  j*avois  perfiflé,  ou  l'é- 
tourderie  d'un  fot ,  (i  j'euflë  abandonné 
mon  deiïein  :  car  ayant  appris  que  dès 
le  mois  de  Mai  dernier  ,  il  s'étoit  fait 
à  mon  infçu  des  copies  de  l'ouvrage 
&  de  la  Dédicace,  dont  je  n'étois  plus 
le  maître  de  prévenir  l'abus,  je  vis 
que  je  ne  Tétois  pas  non  plus  de  re- 
noncer à  mon  projet,  fans  m'expofei: 
à  le  voir  exécuter  par  d'autres. 

Votre  lettre  m'apprend  elle-mêm© 
que  vous  ne  f^tez  pas  moins  que 
moi  toutes  les  difficultés  que  j'avois 
prévues;  or,  vous  favez  qu'à  force  de 
fe  rendre  difficile  fur  les  permiffions 
indifférentes ,  on  invite  les  hommes  à 
s'en  paiTer  ;  c*eft  ainfi  que  l'exceffive 
circonfpedion  du  feu  Chancelier,  fut 
î'imprelîion  des  meilleurs  livres  ,  fit 
enfin  qu'on  ne  lui  préfentoit  plus  de 
(Euy.  Pojik.  Tom.YL  I 


t5»4  Lettre 

manafcrlts,  &  que  les  livres  ne  s'im- 
prinolent  pas  moins,  quoique  cette 
impreHlon  taite  contre  les  loix,  fût  réel- 
lement criminelle,  au  lieu  qu'une  Dé- 
dicace non  communiquée ,  n'eft  tout 
au  plus  qu'une  impoliteiïe  ;  6c  loin 
qu'un  tel  procédé  (oit  blâmable  par 
fa  nature,  il  eft  au  fond  plus  conforme 
à  l'honnêteté  que  Tufage  établi  ;  car 
il  y  a  je  ne  fais  quoi  de  lâche  ,  à  de- 
mander aux  gens  la  permiffion  de  les 
louer,  &  d'indécent  à  l'accorder.  Ne 
croyez,  pas ,  non  plus ,  qu'une  telle  con- 
duite foit  fans  exemple  :  je  puis  vous 
faire  voir  des  livres  dédiés  à  la  nation 
Françoife  ^  d'autres  au  peuple  An- 
glois  ,  fans  qu'on  ait  fait  un  crime  aux 
Auteurs  de  n'avoir  eu  pour  cela  ni  le 
confentement  de  la  nation ,  ni  celui 
du  Prince  ,  qui  fûrement  leur  eût  été 
refufé,  parce  que  dans  toute  Monar- 
chie ,  le  Roi  veut  être  l'Etat  lui  tout 
feul,  &  ne  prétend  pas  que  le  peuple 
foit  quelque  chofe. 

Au  refte  ,  fi  j'avois  eu  à  m'ouvrîr  à 
quelqu^un  fur  cette  affaire ,  ç'auroit 
été  â  M,  le  Premier  moins  qu'à  qui 
que  ce  foit  au  monde.  J'honore  8c 
j'aime  trop  ce  digne  &  refpeclable  Ma- 


À  M.   M  *  *  \  îp; 

glflrat  pour  avoir  voulu  le  compro- 
mettre en  la  moindre  choie,  &  Tex- 
pofer  au  chagrin  de  déplaire  peut-être 
à  beaucoup  de  gens,  en  favorifant  mon 
projet;  ou  d'être  forcé,  peut-être,  à 
îe  blâmer  contre  Ton  propre  fentiment. 
Vous  pouvez  croire  qu'ayant  réfléchi 
long  tems  fur  les  matières  de  Gou- 
vernement, je  n'ignore  pas  la  force  de 
ces  petites  maximes  d'Etat  qu'un  fage 
iMa;:i{lrat  eft  obligé  de  fuivre ,  quoi- 
qu'A  en  fente  lui-même  toute  la  fri- 
volité. 

Vous  conviendrez  que  je  ne  pou- 
vois  obtenir  l'aveu  du  Confeil  ,  fans 
que  mon  ouvrage  fût  examiné;  or, 
penfez-vous  que  j'ignore  ce  que  c'eft 
que  ces  examens ,  &  combien  l'amour- 
propre  des  C  enfeurs  les  mieux  inten- 
tionnés, &  les  préjugés  des  p'us  éc'ai- 
xés ,  leur  font  mettre  d'opiniâtreté  êc 
de  hauteur  à  la  place  de  la  raifon ,  Se 
leur  font  rayer  d'excollentes  choies  , 
uniquement  parce  qu'elles  ne  font  pas 
dans  leur  manière  de  penfer  ,  ik  qu'ils 
ne  les  ont  pas  méditées  auflî  profon- 
dément que  l'Auteur  ?  N'ai-je  pas  eu 
ici  mille  altercations  avec  les  miens? 
Quoique  gens  d'efprit  &  d'honneur, 

la 


îç6  Lettre 

ils  m'ont  toujouîs  délo'é  par  de  mi- 
férables  chicaoes,  qui  r/avoient  ni   le 
fens  corr.mun,  ni  GuUIvq  caufe  qu'une  \ 
vile  puliilanimité  ,  eu  la  vanité  de  vou-  > 
loir  tout  lavoir  mieux  qu'un  autre.  Je 
«'ai  jamiis  cédé  ,  parce  que  je  ne  cède  \ 
ou'à  la  raifon  ;  le  Magiftrat  a  été  no- 
tre juge,   èc   ï.  s'cft   toujours  trouvé  ; 
que  les  Cenfeurs  avoient  tort.  Quand 
je  répondis  au  Roi  de  Pologne  ,  je  de-  ' 
vcis.felcr.  eux,  lui  envoyer  mon  ma- 
n:.:crir,  6c  ne  Le  publier  qu'avec  font  l 
agrément  :  c'étoit,  prétendoient    ils,   i 
manquer  de  refpe^t  au  père  de  la  Rtine   ; 
eue  de  l'attaquer   publiquement,  fur*   | 
t    „:    :.vec   la  fierté  qu'ils   trouvoient  j 
dans  Lia   réponfe  ;    &   ils    ajoutoien^  | 
même  que  ma  (ùreté  exigeoit  des  pré-   , 
cautiofiS:  je  n'en  ai  pris  aucune ,  je  n'ai  i 
point  envoyé  mon  manufcrit  au  Prin-   ! 
ce  ;  je  m.e   fuis  fié  à  rhonnéteté  pu- 
blique ,  com.me  je  fais  encore  aujour- 
d'hui ,   Ôc   l'événement  a  prouvé  que    ■ 
î'avois  railon.  Mais  à  Genève  il  n'ea 
iro't  pas   comme  ici  ;  la    décilion  da    l 
mes  Cenfeurs  feroit  fans  appel  ;  je  me    \ 
verroiî  réduit  à  me  taire ,  ou  à  don-    , 
per  fous  m.on  nom,  le  fentim.ent  d'au-    j 
^ui;  6:  je  ne  veux   fiire  ai  l'un  nî    ; 


A    M.  M  ■>^'  ^  *.  ïpf 

fautre.  Mon  expérience  m'a  donc  fait 
prendre  la  fern^e  réfolution  d'être  de-' 
formais  mon  unique  Cenfeur  ;  je  n'en 
aurois  jamais  de  plus  févere^  &  mes 
principes  n'en  ont  pas  befoin  d'autres ^ 
non  plus  que  mes  mœurs  :  puifque  tous 
ces  gens  -  là  regardent  toujours  à 
mille  chofes  étrangères  dont  je  ne  me 
foLicie  point,  j'aime  mieux  m'en  rap- 
porter à  ce  juge  intérieur  &  irtcorrup-' 
tibîe  qui  ne  palTe  rien  de  mauvais  ,  St 
ne  condamne  rien  de  bon,  &  qui  ne 
trompe  jamais  quand  on  le  confulte  de 
bonne  foi.  J'efpere  que  vous  trouve- 
fsz  qu'il  n'a  pas  mal  fait  fon  devoir 
dans  l'ouvtage  en  queffion ,  dont  tout 
le  monde  fera  content ,  &c  qui  n'au- 
roit  pourtant  obtenu  l'approbation  d& 
perfonne. 

Vous  devez  fentîr  encore ,  que  l'ir- 
régularité qu'on  peut  trouver  dans  mo» 
procédé,  eft  tout  à  mon  préjudice  &  à 
l'avantage  du  Gouvernement,  S'il  y  a 
quelque  chofe  de  bon  dansmon  ouvra- 
ge ,  on  pourra  s'en  prévaloir  ;  s'il  y 
a  quelque  chofe  de  mauvais  on  pourra 
ïe  défavouer  ;  on  pourra  m'approuver 
ou  me  blâmer  félon  les  intérêts  particu- 
liers, ou  le  jugement  dupublic.  On  poui:* 


ipS  Lettre 

roit  même  profcrire  mon  livre  ,  (î  TAu- 
teur  &  TEtat  avoient  ce  malheur  que 
le  Confeil  n'en  fût  pas  content  ;  toutes 
chofes  qu'on  ne  pourroit  plus  faire  , 
après  en  avoir  approuvé  la  Dédicace.  En 
un  mot.  Il  j'ai  bien  dit  en  l'honneur  ds 
ma  Patrie  ,  la  gloire  en  fera  pour  elle  : 
fij'ai  mal  dit,  )e  blâme  en  retombera 
fur  moi  feul.  Un  bon  citoyen  peut- il 
fe  faire  un  fcrupule  d'avoir  à  courir 
de  tels  rifques  ? 

Jefupprime  toutes  les  confidérations 
perlonnelles  qui  peuvent  me  regarder, 
parce  qu'elles  ne  doivent  jamais  entrer 
dans  les  motifs  d'un  homme  de  bien 
qui  travaille  pour  l'utilité  publique.  Si 
le  détachement  d'un  coeur  qui  ne  tient 
ni  à  la  fortune,  nimcmeàla  vie,  peut 
le  rendre  digne  d'annoncer  la  vérité, 
j'ofe  me  croire  appelle  à  cette  vocation 
fublimeic'eft  pour  faire  aux  hommes 
du  bien  félon  mon  pouvoir,  que  je 
m'abftiens  d'en  recevoir  d'eux,  &  que 
je  chéris  ma  pauvreté  &:  mon  indépen- 
dance. Je  ne  veux  point  fuppofcr  que 
de  tels  fentimens  puilîent  jamais  me 
nuire  auprès  de  mes  concitoyens;,  6c 
c*efl:  fans  le  prévoir  ni  le  craindre  ,  que 
je  prépare  mon  ame  à  cette  dernière 


A  M.  M  *  *  \  199 

épreuve,  la  feule  à  laquelle  je  pulfTe  être 
fenfible.  Croyez  que  je  veux  être  jul- 
qu'au  tombeau,  honnête, vrai, &  citoyen 
zélé  ;  6c  que  s'il  falloit  me  priver  à  cette 
occafion  ,  du  doux  (éjour  de  la  Patrie, 
je  couronnerois  ainfi  les  facrifices  que 
j'ai  faits  à  l'amour  des  hommes  &  de 
la  vérité,  par  celui  de  tous  qui  coûte 
le  plus  à  mon  cœur,  &  qui  par  confé- 
quent  m'honore  le  plus. 

Vous  comprendrez  alfément  que 
cette  lettre  eft  pour  vous  leul  ;  j'au- 
roispuvous  en  écrire  une  pour  être 
vue  dans  un  ftyle  fort  différent;  mais 
outre  que  ces  petites  adreffes  répugnent 
à  mon  caradere ,  elles  ne  répugneroient 
pas  moins  à  ce  que  je  connoisdu  vô- 
tre; &  je  me  faurai  gré  toute  ma  vie, 
d^avoir  profité  de  cette  occafion  de 
ni'oavrir  à  vous  fans  réferve,  &deme 
confier  à  ladifcrétion  d'un  homme  de 
bien  qui  a  de  ramitié  nour  moi.  Bon- 
jour, Monfieur,  je  vous  embrafle  de 
tout  mon  cœur ,  avec  attendriilement  ôc 
refpeét. 


14 


200  Lettre 

LETTRE 

A    M.    VERNE  S. 

A  Paris  3  le  2.  Avril  1755. 


P 


ouRlecoup,  Monfîeur  5  voici  bien 
du  retard;  mais  outre  que  je  ne  vous  ai 
point  caché  mes  défauts,  vous  devez 
longer  qu*un  ouvrier  &  un  malade  ne 
difpofent  pas  de  leur  tems  comme  ils 
aimeroient  le  mieux.  D'ailleurs  l'ami- 
tié fe  plaît  à  pardonner  ,  &  l'on  n'y 
metgueres  la  févérîté  qu'à  la  place  du 
fentiment,  Ainfi  je  crois  pouvoir  comp- 
ter Tur  votre  indulgence. 

Vous  voilà  donc.  Meilleurs,  deve- 
nus Auteurs  périodiques.  Je vous  avoue 
que  ce  projet  ne  me  rit  pas  autant  qu'à 
vous  :  j'ai  du  regret  de  voir  des  hom- 
mes faits  pour  élever  des  nionumens, 
fe  contenter  de  porter  des  matériaux, 
&  d'architedes  fe  faire  manœuvres. 
Queft-ce  qu'un  livre  périodique  ?  Un 
ouvrage  éphémère  ,  fans  mérite  &  fans, 
utilité,  dont  la  leélure  négligée Ôc  me- 


A   M.   V  E  R  Î^E  s.  20ï 

'prîfée  par  des  gens  de  Lettres  ^  ne  fort 
qu'à  donner  aux  femmes  &  aux  fots 
de  la  vanité  Ans  in{lruâ:Ion  ,  &  dont  Je 
fort  5  après  avoir  brillé  îe  matin  fur  îa 
toilette,  eu  de  mourir  le  foir  dans  la 
garderobe.  D'ailleurs  ,  pouvez  -  vous 
vous  rétoudre  à  prendre  des  pièces  dans 
les  journaux  &  jufques  dans  le  Mercure  y 
&  à  compiler  des  compilations?  S'il 
n*eft  pas  impoflible  qu'il  s'y  trouve  quel- 
que bon  morceau  ,  il  eft  impofïible  que 
pour  le  déterrer  5  vous  n'ayez  le  dé- 
goût d'en  lire  toujours  une  multitude 
de  déteftables.  La  philofophie  ducœuH 
coûtera  cher  à  l'efprit  ^  s'il  le  faut  rem-* 
plir  de  tous  ces  fatras.  Enfin ,  quand 
vous  auriez  aflez  de  zèle  pour  loute- 
/]ir  l'ennui  de  toutes  ces  leftures,qui 
vous  répondra  que  votre  choix  fera 
fait  comme  il  doit  l'être  ^  que  l'attraic 
de  vos  vues  particulières  ne  l^empor- 
tera  pas  fouvent  fur  l'utilité  publique, 
ou  que  3  (î  vous  ne  fongez  qu'à  cetta 
Utilité,  Tagrémentn'en  fouffrira  point? 
Vous  n'ignorez  pas  qu'un  bon  choix  lit-** 
îéraire  eft  le  fruit  du  goût  le  plus  ex-» 
quîs,  &  qu'avec  tout  refprit  3i  toutes  îe^ 
connoiiiances  imagi^nables,  îe  goût  ns 
peut  alTez  fe  perfedionnsr  dans  une  peu» 

^3 


2Q2  L   E   T  T  r.  S 

te  vlîlej  pour  y  acquérir  cette  fureté  ne-^ 
cefTaire  a  la  formation  d'un  recueil.  Sî 
le  vôtre  ePc  excellent  ,  qui  le  fentira? 
s'il  efl  médiocre  &  par  conféquent  dé- 
teflable  5  auflî  ridicule  que  le  Mercure 
SuifTe  5  il  mourra  de  fa  mort  naturelle  , 
après  avoir  amuféquelq'je  tems  les  cail- 
lettes du  pays  de  Vaud»  Croyez-moi,. 
M^ndeur  ,  ce  n'eft  point  cette  efpecs 
d'ouvrage  qui  nous  convient.  Des  ou- 
vrages graves  &  profonds  peuvent  nous 
honorer.   Tout   le  colifichet  de  cette 
petite  philofophie    à  la  mode  nous  va: 
fort  mal.  Les  grands  objets, tels  que  la 
vertu  &  la  liberté,  étendent  &  fortifient 
Fefprit;  les  petits ,  tels  que  la  poéfie  & 
les  beaux  arts  ,  lui  donnent  plus  de  dé- 
îicatefTe  &  de  fubtilité.  I!  faut  untélef- 
cope   pour  les   uns  &  un   mîcrofcope 
pour  les  autres ,  &  les  hommes  accou- 
tumés à  mefurer  le  ciel,  ne  fauroient 
dijTéquer  des  mouches  ;  voilà  pourquoi 
Genève  eft  le  pays  de  h  fageffe  &  de 
la  raifon,  &   Paris    le  (iec^e  du  goùu 
Laiiïbns-en  donc  les  rafinemens  à  ces 
myopes  de  la  littérature  ,   qui  paffent 
leur  vie   à  regarder  des  cirons  au  bouc 
de  leur  nez;  fâchons  être  plus  fiers  du 
goût  qui  nous  manque  qu'eux  de  celui 


A   M,  Vernis.        205 

qu'ils  ont  ;  &  tandis  qu'ils  feront  àss 
journaux  &  des  brochures  pour  les 
ruelles  ,  tâchons  de  faire  deslivres  uti- 
ks  de  dignes  de  l'immortalité. 

Après  vous  avoir  tenu  le  langage 
de  ramitic  ,  je  n'en  oublierai  pas  les 
procédés  ;  &  (î  vous  perîjftez  dans  votre 
projet,  je  ferai  de  mon  mieux  un  mor- 
ceau tel  que  vous  le  fouhaiterez  pouc 
y  remplir  un  vuide  tant  bien  que  mal, 

LETTRE 

DE   M.  DE  VOLTAIRE,  (a) 

^ux  Délices ,  près  de  Genève ^  ^755» 

J'ai  reçu,  Monfieur,  votre  nouveau 
livre  contre  le  çenre-humain  ;  je  vous 
en  remercie.  Vous  plairez  aux  hom- 
mes à  qui  vous  dites  leurs  vérités  ,  &: 
vous  ne  les  corrigerez  pas.  On  ne  peut 
peindre  avec  des  couleurs  plus  fortes 


)(ii)  L'Auteur  de  cette  Lettre  Ii  fit  imprimer  un 
peu  changée  &  augnicasée.  L»  voici  telle  qu'il  nie 
J'cctiviç. 


204  Lettre 

les  horreurs  de  la  focie'té  Iiumame'J 
àrm  notre  ignorance  ik  notre  foiblefïb" 
fe  promettent  tant  de  douee-rs.  On  n'a:; 
jamais  employé  tant  d'efprit  à  vouloir 
nous  rendre  betes  :  il  prend  envie  de  mar-- 
cher  à  quatre  pattes  quand  on  lit  votre 
ouvrage.  Cependant  comme  il  y  a  plus;- 
de  foixante  ans  que  j'en  ai  perdu  Tha- 
bitude  5^  je  fens  malheureufement  qu'il 
in'ef}:  impoffible  de  la  reprendre,  &  je 
lailTe  cette  allure  naturelle  à  ceux  qui 
en  font  plus  dignes  que  vous  èc  moi. 
Je  ne  peux  non  plus  m'embarquer  pour 
aller  trouver  les  Sauvages  du  Canada  ^ 
premièrement  parce  que  les  maladies» 
auxquelles  je  fuis  condamné  me  rendent" 
un  Médecin  d'Europe  néceiTaire  ;  fe— 
condement  parce  que  la  guerre  eft  por- 
tée dans  ce  pays-là  ,  &  que  les  exem- 
ples de  nos  nations  ont  rendu  les  Sau- 
vages prefque  aulTi  méchans  quenous*- 
'Je  me  borne  à  être  un  fauvage  paifr- 
bîe  dans  la  folitude  que  j'ai  choilie  au- 
près de  votre  patrie  où  vous  devriez' 
être. 

J'avoue  avec  vous  que  Tes  belles- 
lettres  &  îesfciences  ontcaufé  quelque»» 
fois  beaucoup  de  mal. 

Les  ennemis  du  TalTe  firent  de  ùf 


■Dr   M.   CE  VOLTAÏKE.      20^ 

Vie  un  tiiTu  de  malheursiceux  de  Galilée 
le  firent  gémir  dans  les  prifor.s  à  foi- 
xante  &:  dix  ans,  pour  avoir  connu  le 
mouvement  de  la  terre  ;  &:  ce  qu'il  y  a 
de  plus  honteux,  c'eft  qu'ils  l'obligè- 
rent à  fe  rétradler. 

Dès  que  vos  amis  eurent  commencé 
le  Didionnaire  Encyclopédique  ,  ceux 
qui  ofoient  être  leurs  rivaux,  les  trai- 
tèrent de  Déifies,  d'Athées,  &  même 
de  Janfénifles.  Si  j'ofois  me  compter' 
parmi  ceux  dont  les  travaux  n'ont  eu' 
que  la  perfécution  pour  récompenfe  ^ 
je  vous  ferois  voir  une  troupe  de  mifé- 
rables  acharnés  à  me  perdre  ,  du  jour 
que  je  donnai  la  tragédie  d'CEdipe  ;  une 
bibliothèque  de  calomnies  ridicules 
imprimée  contre  moi  ;  un  Prêtre  ex- 
Jéfuiteque  j'avois  fauve  du  dernier  fup-* 
plice,  me  payant  par  des  libelles  dif- 
famatoires du  fervice  que  je  lui  avois 
lendu;  un  homme  plus  coupable  en- 
core faifant  imprimer  mon  propre  ou* 
ge  du  fiecle  de  Louis  XIX ,  avec  des 
notes  où  la  plus  crafTe  ignorance  débiter 
les  calomnies  les  plus  efïrontées;  urî- 
autre  qui  vend  à  un  libraire  une  pré- 
tendue hiftoire  univerfelie  fous  mofï 
Dom  i  &  le  Libraire  afTez  avide  ou  af^ 


£05  L  E    T   T    K   s 

fez  fot  pour  imprimer  ce  tiiTii  informé 
de  bévues 5  de  faufTes  dates,  de  faits 
&  de  noms  eftropiés  ;  6c  enfin  des  hom- 
mes aiîez  lâches  &  alfez  méchans  pouc 
lïi'imputer  cette  rapfodie.  Je  vous  fe- 
rois  voir  la  fociété  infedée  de  ce  genre 
d'hommes,  inconrru  à  toute  l'antiquité, 
qui,  ne  pouvant  embralTer  une  profef- 
lion  honnête,  (oit  de  laquais,  foit  de 
manœuvre,  &  fâchant  malheureufem.ent 
lire  èc  écrire  ,  fe  font  courtiers  de  la 
littérature  3  volent  des  manufcrits,  les 
déngurent  &  les  vendent.  Je  pourrois 
me  plaindre  qu'une  plaifanterie,  faite 
il  y  a  plus^  de  trente  ans ,  fur  le  même 
fujet  que  Chapelain  eut  ta    bêtife  de 
traiter  ferieufement ,  court  aujourd'hui 
le  monde  par  l'infidélité  &  l'infâme  ava- 
rice de  ces  malheureux,  qui  l'ont  dé- 
figurée avec  autant  de  fottîfe   que  de 
malice  ,  8^  qui ,  au  bou£-de  trente  ans, 
vendent   par- tout  cet  ouvrage,  lequel 
certainement  n'eft  plus  le  mien,  ôcquï 
eft  devenu  le  leur.  J'ajoûterois   qu'en 
dernier  lieu,  on  a  ofé  fouiller  dansleâ 
archives  les  plus  refpedables  ,  Ôc  y  vo- 
ler  une  partie    des  mémoires    que  j'y 
avois  mis  en  dépôt,  lorfque  j'étois  Hit- 
toriographe  de  France ,  6c  <^u'on  a  ven- 


DE  M.  DE  Volt  AIR?,     o,qi 

du  à  un  Libraire  de  Paris  le  fruit  de  mes 
travaux.  Je  vous  peindrois  r.'ngratitude, 
rimpofture  &;  la  rapine  mepourfuivant 
jufqu'aux  pieds  àç:s  Alpes, S:  jufqu'aa 
bord  de  mon  tombeau. 

Mais  5  Monfieur,  avouez  auffi  quô 
ces  épines  attachéc^s  à  la  littérature  &: 
à  la  réputation,  ne  font  que  des  fleurs 
en  comparaifon  des  autres  maux  qui  dô 
tous  tems  ont  inondé  îa  terre.  Avouez 
que  ni  Cicéron  ,  ni  Lucrèce  ,  ni  Virgile, 
ni  Horace  ,  ne  furent  les  auteurs  des 
profcriptîons  de  Marius,  de  Syîla  ,  de 
ce  débauché  d'Antoine  ,  de  cet  im- 
bécile Lepide,  de  ce  tyran  fans  cou- 
rage OdaveCepias,  furnommé  fi  lâche- 
ment Augufte. 

Avouez  que  le  badînage  de  Marot 
n'a  pas  produit  la  Saint  BartheîemI, 
&  que  la  tragéd"e  du  Cid  ne  caufa  pas 
les  guerres  de  îa  Fronde.  Les  grands 
crimes  n'ont  été  commis  que  par  de 
célèbres  ignorans.  Ce  qui  fait  &  fera 
toujours  de  ce  m.onde  une  vallée  de  lar- 
mes 5  c'eft  l'infatiabîe  cupidité  &  l'in- 
domptabîe  orgueil  des  hommes ,  de- 
puis Thamas  Kouli-Kan  qui  ne  favoit 
pas  lire  jufqu'à  un  commis  ce  la  douane 
qui  ne  fait  que  chiffrer,  Les  lettres  nour- 


âô8  R  i  P  Ô  N  s  3F. 

riffent  l'ame,  la  redifient ,  la  confo-' 
lent,  &  elles  font  même  votre  gloire 
dans  le  tems  que  vous  écrivez  contre 
elles.  Vous  êtes  comme  Achille  qui 
s'emporte  contre  la  gloire  ,  &  comme 
le  père  Mallebranche  dont  l'imagina- 
tion brillante  écrivoit  contre  l'imagina-- 
tion* 

Monfieur  Chappuis  m'apprend  que 
Votre  fanté  eft  bien  mauvaife;  il  fau- 
droit  la  venir  rétablir  dans  l'air  natal  y 
Jouir  de  la  liberté  ,  boire  avec  moi  le 
Jait  de  nos  vaches  5&  brouter  nos  her- 
bes. 

Je  fuis  très  -  philofophiquement  ^ 
avec  la  plus  tendre  eflime,  Monfieur  ^ 
votre,  &C, 


RÉPONSE, 

Paris,  le  lo  Septembre   1755> 

V^'est  à  moi,  Monfieur,  de  vous  re- 
fnercier  à  tous  égards.  En  vous  offrant 
l'ébauche  de  mes  triftes  rêveries,  je 
n'ai  point  cru  vous  faire  un  préfent 
digne  de  vous',  mais  m'acquitter  d'ua 


Réponse.  20^ 

devoir  &  vous  rendre  un  hommage 
que  nous  vous  devons  tous  comme  à 
notre  chef.  Sendble ,  d'ailleurs ,  à  l'hon- 
neur que  vous  faites  à  ma  patrie,  je 
partage  la  reconnoiffance  de  mes  con- 
citoyens ,  de  j'efpere  qu'elle  ne  fera 
qu'augmenter  encore,  lorfqu'ils  auront 
profité  des  inftruciions  que  vous  pou- 
vez leur  donner.  EmbeliiiTez  l'afyle 
que  vous  avez  choifi  :  éclairez  un  peu- 
ple digne  de  vos  leçons;  &,  vous  qui 
favez  fi  bien  peindre  les  vertus  ôc  la 
liberté,  apprenez-nous  à  les  chérir  dans 
nos  murs  comme  dans  vos  écrits.  Tout 
ce  qui  vous  approche  doit  apprendre 
de  vous  le  chemin   de  la  gloire. 

Vous  voyez  que  je  n'afpire  pas  à 
nous  rétablir  dans  notre  bêtife ,  quoique 
je  regrette  beaucoup,  pour  ma  part, 
le  peu  que  j'en  ai  perdu.  A  votre  égard, 
Monfieur ,  ce  retour  ferolt  un  miracle,  (î 
grand  à  la  fois  5:  fi  nuifible,  qu'il  n'appar- 
tiendroit  qu'à  Dieu  de  le  faire  &  qu'au 
Diable  de  le  vouloir.  Ne  tentez  donc 
pas  de  retomber  à  quatre  pattes  ;per- 
fonne  au  monde  n'y  réuffiroit  moins 
que  vous.  Vous  nous  redreffez  trop 
bien  fur  nos  deux  pieds  pour  ceffcr 
de  vous  tenir  fur  les  vôtres. 


aïo  Réponse. 

Je  conviens  de  toutes  les  dirgracej 
qui  pouiTuivent  les   hommes  célèbres 
dans   les  Lettres;  je   conviens    même 
de  tous  les  maux  attachés  à  l'humanité^ 
&   qui  femblent  indépenrans  de    nos 
vaines  connoifîances.  hss  hommes  ont 
ouvert  fur  eux-mêmes  tant  de  lources 
de  miferes  ,  que   quand  le  hafard  eiï 
détourne  quelqu'une,  ils  n'en  font  guè- 
res  moins  inondés.  D'ailleurs,  i!   y  a 
dans   le  progrès  des   chofes    des  liai- 
fons  cachées  que  le  vulgaire  n'apper- 
çoit  pas ,  mais  qui  n'échapperont  point 
à  j'ceil  du  fage  quand  il  y  voudra  ré- 
fléchir. Ce  n'eft  niTérence,  ni  Cicé- 
ron  3  ni  Virgile,  ni  Séneque ,  ni   Ta-^ 
cite;  ce  ne  font  ni  les  fa  vans  ,  ni    Iqs 
poètes   qui  ont  produit   les   malheurs 
de  Rome  &  les  crimes  des  Romains  : 
mais  lans  le  poifon  lent  &  fecret  qui 
corrompit  peu-à-peu  le  plus  vigoureux 
Gouvernement  dont   l'hiftoire    ait  fait 
mention,  Cieéron  ,  ni  Lucrèce  ,  ni  Sal- 
Iiifte  n'euiïent  point  exifté  ou  n'eufîent 
point   écrit.  Le  fiecle  aimable  de  Le- 
îius  &  de  Terence  amenoit  de  loin  le 
fiecle  brillant  d'Augufte  &  d'Horace, 
&  enfin  les  (lecles  horribles  de  Séne- 
^ue  &  de  Néron ,  de  Domitien  6i  de 


RÉPONSE.  2n: 

Martial.  Le  goût  des  Lettres  &:  des 
Arts  liait  chez  un  peuple  d'un  vice  in- 
térieur qu*il  augmente,  &:  s'il  eft  vrai 
que  tous  les  progrès  humains  font  per- 
nicieux à  l'eTpece,  ceux  de  refprlt  Se 
des  connoiiïanjes  qui  augmentent  no- 
tre orgueil  &  multiplient  nos  égare- 
mens,  accélèrent  bientôt  nos  malheurs. 
Mais  il  vient  un  tems  oii  le  ma^  eft  tel , 
que  les  caufcs  mêmes  qui  Font  fait 
naître  5  font  nécefiaTis  pour  l'empê- 
cher d'augmenter;  c'eft  le  fer  qu'il  faut 
laifTer  dans  la  plaie,  de  peur  que  le 
bleffé  n'expire  en  l'arrachant.  Quanta 
moi,  fî  i'avois  fuivi  ma  première  voca- 
tion, &  que  je  n'eufle  ni  lu  ni  écrit, 
j'en  aurois  fans  doute  écç  plus  heureux. 
Cependant,  fi  les  Lettres  étoient  main- 
tenant anéanties  ,  je  ferois  privé  du  feut 
plaifir  qui  me  refte,  C'eft  dans  leur  feia 
que  je  me  confole  de  tous  mes  maux: 
c'eft  parmi  ceux  qui  les  cultivent  que 
je  goûte  les  douceurs  de  l'amitié.  Se 
que  j'apprends  à  jouir  de  la  vie  fans 
craindre  la  mort.  Je  leur  dois  le  peu 
que;e  fuis;  je  leur  dois m.c 'ne  l'hjnneur 
d'être  connu  de  vous;  mais  confultons 
l'intéiét  dans  nos  affaires  &  la  vérité 
dans  nos  écritSi  Quoiqu'il    faille    des 


212  Réponse. 

Philofophes,  des  Hiftorlens,  des  Sa- 
vans  pour  éclairer  le  monde  &  con- 
duire fes  aveugles  habitans  ;  fi  le  fage 
Memnon  m'a  dit  vrai,  je  ne  connois 
rien  de  fi  fou  qu'un  peuple  de  fages. 

Convenez-en5Monfieur;  s'il  eft  bon 
que  les  grands  génies  inflruifent  les 
hommes,  il  faut  que  le  vulgaire  re- 
çoive leurs  inflrucftions  ;  fi  chacun  fe 
mêle  d'en  donner ,  qui  les  voudra  re- 
cevoir? Les  boiteux,  dit  Montaigne^ 
font  mal  propres  aux  exercices  du 
corps,  &  aux  exercices  de  l'efprit  les 
âmes  boiteufes. 

Mais  en  ce  fiecle  favant ,  on  fie  volt 
que  boiteux  vouloir  apprendre  à  mar- 
cher aux  autres.  Le  peuple  reçoit  les 
écrits  des  fages  pour  les  juger  non 
pour  s'inftruire.  Jamais  on  ne  vit  tant 
de  dandins.  Le  théâtre  en  fourmille, 
les  cafés  retentiffent  de  leurs  fentences; 
ils  les  affichent  dans  les  journaux,  les 
quais  font  couverts  de  leurs  écrits,  & 
f  entends  critiquer  l'Orphelin  (a) ,  parce 
qu'on  Tapplaudit,  à  tel  grimaud  fi  peu 


(  a  )  Tragédie  d€  M.  de  Yoluirê  ,  qu'on  jouoit  danf 
ce  tçms-iâr 


Réponse.  ai^ 

capable  d'en  voir  les  détauts  ,  qu'à 
peine  en  fent-il  les  beautés. 

Recherchons  la  première  foiirce  des 
défordres  de  la  fociété  nous  trouve- 
rons que  tous  les  maux  des  hommes 
leur  viennent  de  Terreur  bien  plus  que 
xle  l'ignorance,  &  que.  ce  que  nous 
ne  favons  point  ,  nous  nuit  beaucoup 
moins  que  ce  que  nous  croyons  fa- 
voir.  Or  5  quel  plus  fur  moyen  de  cou- 
rir d'erreurs  en  erreurs  5  que  la  fureur 
de  favoir  tout?  fi  Ton  n'eût  prétendu 
(avoir  que  la  terre  ne  tournoit  pas,  on 
n'eût  point  puni  Galilée  pour  avoir 
dit  qu'elle  tournoit.  Si  les  feuls  Philo- 
fophes  en  euiï'ent  réclamé  le  titre, 
l'Encyclopédie  n'eût  point  eu  de  per- 
fécuteurs.  Si  cent  Myrmidons  n'afpi- 
roient  à  la  gloire  ,  vous  jouiriez  en 
paix  de  la  vôtre ,  ou  du  moins  vous 
n'auriez  que  des  rivaux  dignes  de  vous. 

Ne  foyez  donc  pas  furprls  de  fentic 
.quelques  épines  inféparables  des  fleurs 
qui  couronnent  les  grands  talens.  Les 
-injures  de  vos  ennemis  font  les  acclama^ 
tlons  fatirique^s  qui  fuivent  le  cortège 
des  triomphateurs:  c'eft  Te  m  pre  (Te  ment 
du  public  pour  tous  vos  écrits,  qui 
pi'Qduit  les  vols  dont  vous  vous  plaîr 


^14  Réponse. 

gnez  :  maïs  les  fainiicaticns  n'y  font  pas 
faciles,  car  le  ter  ni  le  plomb  ne  s*al- 
lient  pas  avec  l'or.  Permettez-moi  de 
vous  !e  dire  par  Tintérét  que  je  prends 
à  votre  repos  &  à  notre  inilrudion, 
JVIéprifez  de  vaines  clameurs  par  lef- 
quelies  on  cherche  moins  à  vous  faire 
du  mal  5  qu'à  vous  détourner  de  bien 
faire.  Plus  on  vous  critiquera,  plus  vous 
devez  vous  faire  admirer.  Un  bon  li- 
vre eft  une  terrible  réponfe  à  des  in- 
jures imprim.ées  ;  &  qui  vous  oferoit 
attribuer  des  écrits  que  vous  n'aurez 
point  faits,  tant  que  vous  n'en  ferez 
que  d'inimitables? 

Je  (uis  feiifible  à  votre  invitation  ; 
6c  fi  cet  hiver  me  laifle  en  état  d'aller 
au  printems  habiter  ma  patrie,  j'y  pro- 
fiterai de  vos  bontés.  Mais  j'aimerois 
mieux  boire  de  l'eau  de  votre  fontaine 
que  du  lait  de  vos  vaches;  &  quant 
aux  herbes  de  votre  verger ,  je  crains 
bien  de  n'y  en  trouver  d'autres  que 
le  Lotos,  qui  n'eft  pas  la  pâture  des 
bétes,  &  le  Moly  qui  empêche  les 
hommes    de  le  devenir. 

Je  fuis  de  tout  mon  cœur  &  avec 
refped,  &c, 


21; 

BILLET 
DE   M.   DE    VO  LTJ  IRE. 

IVloNSiEUR  RoulTeau  a  dû  recevoir 
de  moi  une  lettre  de  remerciement.  Je 
lui  ai  parlé  dans  cette  lettre  dts  dan« 
gers  attachés  à  la  littérature.  Je  fuis 
dans  le  cas  d'efTuyer  ces  dangers  ;  on 
iait  courir  dans  Paris  des  ouvrages 
fous  mon  nom.  Je  dois  Caidr  rocca» 
fion  la  plus  favorable  de  les  défavouer. 
On  m'a  confeillé  de  faire  imprimer 
îa  lettre  que  j'ai  écrite  à  M.  Roul- 
feau  ,  de  m'étendre  un  peu  fur  Tin- 
juflice  qu'on  me  fait,  &  qui  peut  m'être 
très-préjudiciable.  Je  lui  en  demande 
la  permilHon.  Je  ne  peux  mieux  m'a- 
dreiïer  en  parlant  Aqs  injuftices  àQS 
hommes  ,  qu'à  celui  qui  les  connoît 
fi  bien. 


^3^ 


2i6  Lettre 

LETTRE 

A  M.   DE  VOLTAIRE, 

£n  réponfe  au  Billet  précédenCm 
Paris  j  le  zo  Septembre  1755* 

HiN  arrivant,  Monfîeur,  de  la  cam- 
pagne où  j'ai  pafle  cinq  ou  fîx  jours  ^ 
je  trouve  votre  billet  qui  me  tire  d'une 
grande  perplexité;  car  ayant  communi- 
qué à  M,  de  Gauffecourt,  notre  ami 
commun,  votre  lettre  &  ma  réponfe, 
j'apprends  à  Tinftant  qu'il  les  a  lui-même 
communiquées  à  d'autres,  bc  qu'elles 
Ibnt  tombées  entre  les  mains  de  quelr 
qu'un  qui  travaille  à  me  réfuter ,  & 
qui  fe  propofe  5  dit-on,  de  les  inférer 
à  la  fin  de  fa  critique.  M.  Bouchaud 
aggrégé  en  droit,  qui  vient  de  m'ap- 
prendre  cela ,  n'a  pas  voulu  m'en  dire 
davantage  ;  de  forte  que  je  fuis  hors 
jd'état  de  prévenir  les  fuites  d'une  in- 
difcrétion  que ,  vu  le  contenu  de  vo^» 
tre  lettre,  je  n'avois  eue  que  pour  une 
î)Oiine  fin.  Heureufementa  Monlieur, 


:k  M.  DE  Boissi.     aiy 

je  VOIS  par  votre  projet  que  [le  mal  eft 
moins  grand  que  je  n'avois  craint.  En 
approuvant  une  publication  qui  me 
fait  honneur  &  qui  peut  vous  être  utile, 
il  me  refte  une  excufe  à  vous  faire 
fur  ce  qu'il  peut  y  avoir  eu  de  ma  faute 
dans  la  promptitude  avec  laquelle  ces 
lettres  ont  couru ,  fans  votre  confen-r 
tement  ni  le  mien. 

Je  fuis  avec  les  fentimens  du  plus  fin- 
cere  de  vos  admirateurs  ^  Monfieur ,  &c« 

P,  S.  Je  fuppofe   que   vous  avez 
reçu  ma  réponfe  du  20  de  ce  moiso 

LETTRE 

AM.   DEBOISSI, 

De  t Académie  Françeife  ,  Auteur  du 
Mercure  de  France* 


Q 


Paris,  le  4  Novembre  17 ss. 


UAND  je  vis,  Monfieur, paroître 

dans  le  Mercure  ,  fous  le  nom  de  M.  de 

Voltaire,  la  lettre  que  j*avois  reçue  de 

lui,  je  fuppofai  que  vous  aviez  obtenu 

Œ.uy.  FoJik.Tom.  VI,  K 


2î8  L   Ë    T   T   ]\   E 

pour  cela  Ton  confentementj  &  comme 
il  avolt  bien  voulu  me  demander  le 
mien  pour  la  faire  imprimer,  je  n'a  vois 
qu'à  me  louer  de  ion  procédé  ,  fans 
avoir  à  me  plaindre  du  vôtre.  Mais  que 
puis-je  penfer  du  galimatliias  que  vous 
ayez  inféré  dans  le  Mercure  fuivant  fous 
le  titré  de  ma  réponfe  ?  Si  vous  me 
dites  que  votre  copie  étoit  ihcorr£(5i:e  , 
je  demanderai  qui  vous  forçoît  d'em- 
ployer une  lettre  vinblement  incor- 
reéle,  qui  n'eft  remarquable  que  par 
fon  abfurdité?  Vous  abPienir  d'inférer 
dans  votre  ouvrage  des  écrits  ridicu- 
les 5  eft  un  égard  que  vous  deveZafmon 
aux  Auteurs,  du  moins  au  public. 

Si  vo-as  avez  cru  ,  Monfieur,  que 
je  confentirois  à  la  publication  de  cette 
lettre,  pourquoi  ne  pas  me  communi- 
quer votre  copie  pour  la  revoir  ?  Si 
vous  ne  l'avez  pas  cru,  pourquoi  l'im- 
primer fous  mon.  nom?  S'il  efl:  peu 
convenable  d'imprimer  les  lettres  d'au- 
trui  fans  l'aveu  des  Auteurs ,  il  l'eft 
beaucoup  moins  de  les  leur  attribuer 
fans  être  fur  qu'ils  les  avouent,  ou 
même  qu'elles  foient  d'eux  ,  8c  bien 
Eîolns  encore  lorfqu'ileil  à  croire  qu'ils 
lie  les  ont  pas  écrites  telles  qu'on  les  a. 


A    M.    DE    B  O  î  S  S  T.  219 

Le  Libraire  de  M.  de  Voltaire  qui 
avoit  à  cet  égard  plus  de  droit  fjue 
perfonne ,  a  mieux  aimé  s'abftenir  d'im- 
primer la  mienne  que  de  l'imprimer 
lans  mon  confentement,  qu'il  avoit  eu 
l'honnêteté  de  me  demander.  Il  me 
femble  qu'un  homme  aulîi  juftement 
eflimé  que  vous,  ne  devroit  pas  rece- 
voir d'un  Libraire  des  leçons  de  procé- 
dés. J'ai  d'autant  plus,  Monfieur,  à  me 
plaindre  du  vôtre  en  cette  occafion  , 
que,  dans  le  même  volume  oii  vous 
avez  mis ,  fous  mon  nom. ,  un  écrit , 
auflî  mutilé,  vous  craignez  avec  rai- 
fon  d'imputer  à  M.  de  Voltaire  des 
vers  qui  ne  foient  pas  de  lui.  Si  un  tel 
égard  n'étoit  dû  qu'à  la  confîdération, 
je  me  garderois  d'y  prétendre;  mais  . 
il  eftun  acte  de  juftice,  &  vous  la  de- 
vez à  tout  le  monde. 

Comme  il  eft  bien  plus  naturel  de 
m' attribuer  une  fotte  lettre  qu'à  vous  un 
procédé  peu  régulier,  &  que  par  con- 
féquent  je  refterois  chargé  du  tort  de 
cette  affaire ,  (î  je  négligeois  de  m'en 
juflifier  ;  je  vous  fupplie,  de  vouloir 
bien  inférer  ce  défaveu  dans  le  pro- 
chain Mercure,  &  d'agréer,  Monfieu:', 
mon  refpecl  &  mes  lalut.it 

K2 


3.20  Lettré 

LETTRE 

A    M.   V  E  R  N  E  S. 


R 


Paris  ,  /f  z8  Mars  1756. 


ECEVE2,  mon  cher  Concitoyen, 
une  lettre  très-courte,  mais  écrite  avec 
la  tendre  amitié  que  j*ai  pour  vous  ; 
c*eft  à  regret  que  je  vois  prolonger  le 
tems  qui  doit  nous  rapprocher ,  mais 
je  déleiperede  pouvoir  m*arracher  d'ici 
cette  année;  quoi  qu'il  en  foit,  ou  je 
ne  ferai  plus  en  vie  ,  ou  vous  m'em- 
brafTerez  au  printems  ^7;  voilà  une 
réfolution  inébranlable. 

Vous  êtes  content  de  Tarticle  Eco^ 
nomU  ;  je  le  crois  bien;  mon  cœur  me 
Ta  diccé,  &:  le  vôtre  Ta  lu.  M.  Labat 
m'a  dit  que  vous  aviez  defTeinde  rem- 
ployer dans  votre  Choix  Littéraire  \ 
n'oubliez  pas  de  confulter  V errata»  J'a- 
vois  fait  quelque  chofe  que  je  vous 
deftinoîs  3  mais  ce  qui  vous  furprendra 
fort,  c'efi:  que  cela  s'eft  trouvé  fi  gai 
&  fi  fol ,  qu'il   n'y  a  nul  moyen  de 


A  M.  V  E  K  N  E  s.  221 
remf>loyer ,  &  qu'il  faut  le  rcferver 
pour  le  lire  le  long  de  TArve  avec  foa 
ami.  Ma  copie  m'occupe  tellement  à 
Paris ,  qu'il  m*efl:  impolUble  de  médi- 
ter; il  faut  voir  fi  le  féjour  de  la  cam- 
pagne ne  m'infpirera  rien  pendant  les 
beaux  jours. 

Il  eft  difficile  de  fe  brouiller  avec 
quelqu'un  que  l'on  ne  connoit  pas , 
ainfi  il  n'y  anulle  brouillerie  entre  Mon- 
fieur  PalifTot  &  moi.  On  prétendoit 
cet  hiver  qu'il  m'avoit  joué  à  Nancî 
devant  le  Roi  de  Pologne,  &  je  n'en 
fis  que  rire  ;  on  ajoutoit  qu'il  avoit 
auffî  joué  feue  Midame  la  Marquife  du 
Châtelet,  femme  confidérable  par  fon 
mérite  perfonnel  &  par  fa  grande  naif- 
fance ,  confidérée  principalement  en 
Lorraine  comme  étant  l'une  des  gran- 
des Maifons  de  ce  pays-là  ,  &  à  la  Couc 
du  Roi  de  Pologne  où  elle  avoit  beau- 
coup d'amis,  à  commencer  par  le  Roi 
même  ;  il  me  parut  que  tout  le  monde 
étoit  choqué  de  cette  imprudence , 
que  Ton  appelloit  impudence.  Voilà 
ce  que  j'en  lavois  quand  je  reçus  une 
lettre  "de  M.  le  Comte  de  TreiTan  , 
qui  en  occafionna  d'autres,  dont  je 
n'ai  jamais  parlé  àperfonne,  mais  dont 


222  Lettre 

je  crois  vous  devoir  envoyer  copie 
fous  le  fecret^ainfi  que  de  mes  répon- 
fes  ;  car  quelque  indifierence  que  j'aye 
pour  les  jugemens  du  Public,  je  ne 
veux  pas  qu'ils  abufent  mes  vrais  amis. 
Je  n'ai  jamais  eu  fur  le  cœur  la  moin- 
dre chofe  contre  M.  PalifTot ,  mais  je 
doute  qu'il  me.  pardonne  aifément  le 
iervice  que  je  lui  ai  rendu. 

Bonjour  5  mon  bon  &  cher  Conci- 
toyen ;  foyons  toujours  gens  de  bien  , 
&  laiiïbns  bavarder  les  hommes.  Si 
nous  voulons  vivre  en  paix,  il  faut  que 
cette  paix  vienne  de  nous  m.êmes. 

LETTRE 
A   iM.    DE    S  C  H  E  Y  B  , 

Secrétaire  des  Etats  de  la  Ba[[e- Autriche. 

A  l'Hermitage  ,  le  15  Juillet  1755 

^/  ous  me  demandez,  Monfieur,  des 
louanges  pouf  vos  auguftes  Souve- 
rains, &  pour  les  Lettres  qu'ils  font 
fleurir  dans  leurs  Etats.  Trouvez  bon 
que  je  commence  par  louer  en  vous 


A    M.   D  E    s  C  H  E  Y  B.        2I3 

un  zélé  Tujet  de  l'Impératrice  Se  im 
bon  citoyen  de  la  République  dos  Let- 
très.  Sans  avoir  Thonneur  de  vouscon- 
noitre  ,  je  dois  juger  à  la  ferveur  qui 
vous  anime  que  vous  vous  acquittez 
parfaitement  vous  même  dQS'  devoirs 
que  vous  impofez  aux  autres,  Se  que 
vous  exercez  à  la  fois  les  fonctions 
d'homme  d'Etat  au  gré  de  leurs  Ma- 
jeflés  5  de  celles  d'Auteur  au  gré  du 
Public. 

A  ré'gard  dçs  foins  dont  vous  me 
chargez,  je  fais  bien,  Monfieur,  que 
je  ne  ferois  pas  le  premier  Républi- 
cain qui  auroit  encenfé  le  trône  ,  ni 
le  premier  ignorant  qui  chanteroit  les 
arts;  mais  je  fuis  (i  peu  propre  à  rem- 
plir dignement  vos'intentions  que  mon 
infuffifance  efl  mon  excufe ,  &  je  ne 
fais  comment  les  grands  noms  que  vous 
citez  vous  ont  laiiTé  fonger  au  mien 
Je  vois,  d'ailleurs  ,  au  ton  dont  la 
flatterie  ufa  de  tout  tem.s  avec  les  Prin- 
ces vulgaires,  que  c'eft  honorer  ceux 
qu'on  eftime  que  de' les  louer  fobre- 
ment,  car  on  fait  que  les  Princes  loués 
avec  le  plus  d'excès  font  rarement  ceux 
qui  méritent  le  mieux  de  Tétre.  Or,  ' 
il  ne  convient  à  perfonne  de  (e  mettre 

K  ^ 


324  L  B  T  T  R  E 

fur  les  rangs  avec  le  projet  de  faire 
moins  que  les  autres ,  fur-tout  quand 
on  doit  craindre  de  faire  moins  bien. 
Permettez- moi  donc  de  croire  qu'il 
n'y  a  pas  plus  de  vrai  refped  pour 
rÉmpereur  &  Tlmpératrice-Reine  dans 
les  écrits  des  Auteurs  célèbres  dont 
vous  me  parlez  que  dans  mon  filence, 
&  que  ce  feroit  une  témérité  de  le 
rompre  à  leur  exemple ,  à  moins  que 
d'avoir  leurs  talens. 

Vous  me  preflez  aulïi  de  vous  dire 
fî  leurs  Majeflés  Impériales  ont  bien 
fait  de  confacrer  de  magnifiques  cta- 
bliiïèmens  &  des  fommes  immenfes  à 
des  leçons  publiques  dans  leur  Capi- 
tale ;  &  après  la  réponfe  affirmative 
de  tant  d'illuftres  Auteurs ,  vous  exi- 
gez encore  la  mienne.  Quant  à  moi , 
Monfieur ,  je  n'ai  pas  les  lumières  né- 
celTaires  pour  me  déterminer  aufîî 
promptement,  &  je  ne  connois  pas  af- 
fez  les  mœurs  &  les  talens  de  vos  com- 
patriotes pour  en  faire  une  application 
lûre  à  votre  queftion.  Mais  voici  là- 
defTus  le  précis  de  mon  fentiment  fur 
lequel  vous  pourrez  mieux  que  moî 
tirer  la  conclufion. 

Par  rapport  aux  mœurs.  Quand  les 


A  M.  DE  S  (!  H  E  V  B.  22 f 
îiommes  font  corrompus,  il  vaut  mieux 
qu*ils  foient  favans  qu'ignorans;  quand 
ils  font  bons ,  il  eft  à  craindre  que  les 
fciences  ne  les  corrompent. 

Par  rapport  aux  talens.  Quand  on 
en  a  3  le  favoir  les  perfedionne  Se  les 
fortifie  ;  quand  on  en  manque  ,  Tétude 
ôte  encore  la  raifonj  &  fait  un  pé- 
dant &  un  fot  d'un  homme  de  bon 
feas  &  de  peu  d'efprit. 

Je  pourrois  ajouter  à  ceci  quelques 
réflexions,  Qu'on  cultive  ou  non  les 
fciences ,  dans  quelque  (îecie  que  naifTe 
un  grand  homme,  il  eiî:  toujours  un 
grand  homme ,  car  la  fource  de  fon 
mérite  h'efl  pas  dans  les  livres,  mais 
dans  fa  tête,  &  fouvent  les  obflacles 
qu'il  trouve  &  qu'il  furmonte  ne  font 
que  l'élever  ôc  l'agrandir  encore.  On 
peut  acheter  la  fcience,  &  même  les 
favans ,  mais  le  génie  qui  rend  le  fa- 
voir utile  ne  s'achète  point  ;  il  ne  con- 
noit  ni  l'argent ,  ni  l'ordre  des  Princes, 
il  ne  leur  appartient  point  de  le  faire 
naitre,  mais  feulement  de  l'honorer; 
il  vit  &  s'immortalife  avec  la  liberté 
qui  lui  eft  naturelle ,  &  votre  illuftre 
Métaftafe  lui-même ,  étoit  déjà  la  gloire 
de   l'Italie   avant  d'être    accueilli  par 


Q.2G  L  E   T  T  K   E 

Charles  VI.  Tâchons  donc  de  ne  pas 
confondre  le  vrai  progrès  des  talens 
avec  la  protection  que  les  Souverains 
peuvent  leur  accorder.  Les  fciences 
régnent  pour  ainfi  dire  à  la  Chine  de- 
puis deux  mille  ans  &  n'y  peuvent 
lortir  de  l'enfance  ,  tandis  qu'elles 
font  dans  leur  vigueur  en  Angleterre 
où  le  gouvernement  ne  fait  rien  pour 
elles.  L'Europe  efl:  vainement  inon- 
dée de  gens  de  Lettres ,  \qs  gens  de 
nérite  y  font  toujours  rares  ;  les  écrits 
durables  le  font  encore  plus^-êc  la  pof- 
térité  croira  qu'on  fit  bien  peu  de  li- 
vres dans  ce  miême  fiecle  où  Ton  en 
fait  tant. 

Quant  à  votre  patrie  en  particulier, 
il  fe  préfente  5  Monfieur,  une  obier- 
vation  bien  fimple.  L'Impératrice  & 
fes  auguftes  Ancêtres  n'ont  pas  eu 
befoin  de  gager  àt%  hrfloriens  &  des 
poëtes  pour  célébrer  les  grandes  cho- 
ies qu'ils  vouloient  faire ,  mais  ils  ont 
fait  de  grandes  choses  &  elles  ont  été 
confacrées  à  l'immortalité  ccmm.e  cel- 
les de  cet  ancien  Peuple  qui  favoit 
agir  &  n'écrivoit  point.  Peut-être  man- 
quoit-il  à  leurs  travaux  le  plus  digne 
de  les  couronner,  parce  qu'il  eft   le 


A    M.    t>fe    ScHEVB.         2217'- 

plus  difficile  :  c'efl  de  foiitenir  à  Taide 
Ces  Lettres  tant  de  gloire  acquife  fans 
elles. 

Quoi  qu*il  en  f^it ,  Monfieur,  aiïcz 
d'autres  donneront  aux  protecteurs  des 
Iciences  &  d^s  arts  des  éloges  que 
leurs  Majefcés  Impériales  partageront 
avec  la  plupart  des  Rois  ;  pour  moi, 
ce  que  j'admire  en  Elles  &  qui  leur 
efi:  plus  véritablement  propre,  c'efl 
leur  amour  confiant  pour  la  vertu  de 
pour  tout  ce  qui  eft  honnête.  Je  ne' 
nie  pas  que  votre  pays  n'ait  été  long- 
tems  barbare,  mais  je  dis  qu'il  étoit 
plus  aifé  d'établir  les  beaux-arts  chez 
les  Huns  5  que  de  faire  de  la  plus 
grande  Cour  de  l'Europe  une  école  de 
bonnes  mœurs. 

Au  refte ,  je  dois  vous  dire  que  vo- 
tre lettre  ayant  été  adrefTée  à  Genève 
avant  de  venir  à  Paris,  elle  a  reftée 
près  de  fix  femaines  en  route,  ce  qui 
m'a  privé  du  plaifir  d'y  répondre  aufli- 
tôt  que  je  Taurois  voulu. 

Je  fuis,  autant  qu'un  honnête-homme 
peut  l'être  d'un  autre. 

Monfieur  ,  6îc.  _ 

K  6 


ïlâS  £  £  7  T  £  s 

LETTRE 

A   M.    V  E  R  N  E  S. 

Montmorency,  k  is  Février  1758. 

vj  ui  3  mon  cher  Concitoyen,  je  vous 
aime  toujours,  &:  ce  me  femble  plus 
que  jamais ,  mais  je  fuis  accablé  de  mes 
maux;  j'ai  bien  de  la  peine  à  vivre 
dans  ma  retraite  d'un  travail  peu  lu- 
cratifî  je  n'ai  que  le  tems  qu'il  me 
faut  pour  gagner  mon  pain ,  &  le  peu 
qui  m'en  refte  eft  employé  pour  fouP- 
frir  &  me  repofer,  Ma  maladie  a  fait 
un  tel  progrès  cet  hiver  ^  j'ai  fentî 
tant  de  douleurs  de  toute  efpece ,  & 
je  me  trouve  tellement  affoibli ,  que 
je  commence  à  craindre  que  la  force 
&  les  moyens  ne  me  manquent  pour 
exécuter  mon  projet  ;  je  me  confole 
de  cette  impuiffance  par  la  confrdéra- 
tion  de  l'état  où  je  fuis.  Que  me  fer-^ 
viroit  d'aller  mourir  parmi  vous  ?  Hé- 
las 5  il  falloit  y  vivre  î  Qu'importe  où 
l'on  laide  fon  cadavre?  Je  n'aurois  pas 
befoin  qu'on  reportât  mon  cœur  dans 


A  M.  ViRKÊS;  isiji 

ma  patrie  ;  il  n'en  eft  jamais  fortî. 

Je  n*ai  point  eu  occafion  d'exécutet 
votre  commiffion  auprès  de  M,  d^Aiem-^ 
bert.  Comme  nous  ne  nousfommes  ja- 
mais beaucoup  vus,  nous  ne  nous  écri-^ 
vons  point  ;  éc ,  confiné  dans  ma  fo-* 
litude,  je  n*ai  confervé  nulle  efpece 
de  relation  avec  Paris;  j'en  fuis  comme 
à  l'autre  bout  de  la  terre,  &  ne  fais 
pas  plus  ce  qui  s'y  pafTe  qu'à  Pekin« 
Au  refte ,  fi  l'article  dont  vous  me 
parlez  eft  indifcret  &  répréhenfible  ^ 
il  n'eft  aiïurément  pas  ofFenfant.  Cepen- 
dant,  s'il  peut  nuire  à  votre  Corps  j, 
peut-être  fera-t-on  bien  d'y  répondre^ 
quoi  qu'à  vous  dire  le  vrai,  j'aye  un 
peu  d*averfion  pour  les  détails  où  cela 
peut  entraîner,  &  qu'en  général  je 
n'aime  guères ,  qu*en  matière  de  fai 
l'on  affujettifTe  la  confcience  à  des  for- 
mules. Pai  de  la  religion ,  mon  ami , 
te  bien  m'en  prend;-  je  ne  crois  pas 
qu'homme  au  monde  en  ait  autant  be* 
foin  que  moi.  J^ai  paiïe  ma  vie  parmi 
les  incrédules ,  fans  me  laiiïer  ébran- 
ler; les  aimant,  les  eftimant  beaucoup, 
fans  pouvoir  foufFrir  leur  Dodrine,  Je 
leur  ai  toujours  dît  que  je  ne  les  favois 
pas  combattre ,  mais  que  je  ne  voulois 


30i'  LETTRE 

pas  les  croire;  la  phiîofQphie  n*ayant 
fur  ces  matières  ni  fond  ni  rive,  man- 
quant  d'idées  primitives  &  de  princi- 
pes élémentaires  ,  n'eft  qu'une  mer 
d'incertitudes  &  de  doutes,  dont  le 
Metaphyficien  ne  fe  tirent  jamais.  J'ai 
donc  laifTé-là  la  raifon  ,  &  j'ai  confulté 
la  nature ,  c'eft-à-dire  ,  le  fentiment  in- 
térieur qui  dirige  ma  croyance  ,  in- 
dépendamment de  ma  raifon.  Je  leur 
ai  laifTé  arranger  leurs  chances ,  leurs 
forts,  leur  mouvement  nécefTairej^, 
tandis  qu'ils  bâtifToient  le  monde  à 
coups  de  dez,  j'y  voyois,  moi,  cette 
unité  d'intentions  qui  me  fdifoit  voir, 
en  dépit  d'eux  ,  un  principe  unique  ; 
tout  comme  s'ils  m'avoient  dit  que  l'I- 
liade âvoit  été  formée  par  un  jet  for- 
tuit de  caraderes,  je  leur  aurois  dit, 
très-réfolument;  cela  peut  être,  mais 
cela  n'eft  pas  vrai  ;  &  je  n'ai  point  d'au» 
tre  raifon  pour  n'en  rien  croire  fi  ce 
n'eft  que  je  n'en  crois  rien.  Préjugé 
que  cela!  difent-ils.  Soit;  mais  que 
peut  faire  cette  raifon  fi  vague,  con- 
tre un  préjugé  plus  perfuafif  qu'elle  ? 
Autre  argumentation  fans  fin  contre  la 
diftinétion  des  deux  fubftances;  autre 
perfuaûon  de  ma  part  qu'il  n'y  a  rien 


A  M.  Ver  NÉ  s.  2p^ 

de  Commun  entre  un  arbre  &  ma  pen- 
fée  ;  &  ce  qui  m'a  paru  plaifant  en  ceci , 
c'eft  de  les  voir  s'acculer  eux-mcmes 
par  leurs  propres  fophi(mes,  au  point 
d'aimer  mieux  donner  le  fentiment  aux 
pierres  que  d'accorder  une  ame  à 
l'homme. 

Mon  ami  5  je  crois  en  Dieu  &  Dieu 
ne  feroit  pas  jufte  fi  mon  ame  n'étoit 
immortelle.  Voilà,  ce  me  femble,  ce 
que  la  Religion  a  d'efTentiel  &  d'utile  ; 
laiiïbns  le  rede  aux  difputeurs.  A  l'é- 
gard de  l'éternité  des  peines ,  elle  ne 
s'accorde  ni  avec  la  foiblefîe  de  l'hom- 
me, ni  avec  la  juftice  de  Dieu.  Il  eft 
vrai  qu'il  y  a  des  âmes  Ci  noires  que 
je  ne  puis  concevoir  qu'elles  puillent 
jamais  goûter  cette  éternelle  béatitu- 
de, dont  il  me  femble  que  le  plus  doux 
fentiment  doit  être  le  contentement  de 
foi-même.  Cela  me  fait  foupçonner  , 
qu'il  fe  pourroit  bien  que  les  âmes  des 
méchans  fufTent  anéanties  à  leur  mort, 
&  qu'être  &:  fentir  fût  le  premier  prix 
d'une  bonne  vie.  Quoi  qu'il  en  foit, 
que  m'importe  ce  que  feront  les  mé- 
chans; il  me  fuffit  qu'en  approchant 
du  terme  de  nia  vie  ,  je  n'y  voye  point 
celui  de  mes  efpérances,  de  que  fen 


Èji  E  E  T  T  K  B 

attende  une  plus  heureufe  après  avoîc 
tant  foufFert  dans  celle-ci.  Quand  je 
itie  tromperois  dans  cet  efpoir,  il  eft 
lui-même  un  bien  qui  m*aura  fait  fup- 
potter  tous  mes  maux.  J^attends  paî- 
fîblement  réclairciflement  de  ces  gran- 
des vérités  qui  me  font  cachées ,  bien 
convaincu  cependant ,  qu'en  tout  état 
de  caufe ,  fi  la  vertu  ne  rend  pas  tou- 
jours rhomme  heureux ,  il  ne  fauroit 
au  moins  être  heureux  fans  elle  5  que 
les  affligions  du  jufte  ne  font  point  fans 
quelque  dédommagement ,  &  que  les 
larmes  même  de  l'innocence  font  plus 
douces  au  cœur  que  la  profpérlté  du 
méchant. 

Il  efl  naturel ,  mon  cher  Vernes  f 
qu'un  folitaire  (oufïrant  &  privé  de 
toute  fociété,  épanche  fon  ame  dans 
le  fein  de  Tamitié ,  &  je  ne  crains  pas 
que  mes  confidences  vous  déplaifentj 
i*aurois  dû  commencer  par  votre  pro- 
jet fur  rhiftoire  de  Genève ,  mais  il 
eft  des  tems  de  peines  &  de  maux  où 
Ton  eft  forcé  de  s'occuper  de  foi,  & 
vous  favex  bien  que  je  n*ai  pas  un 
cœur  qui  veuille  fe  déguifer.  Tout  ce 
que  je  puis  vous  dire  fur  votre  entre- 
prife ,  avec  tous  les  ménagemens  que 


À  UN  jïiTNE  Homme.       ajj 

vous  y  voulez  mettre  ,  c'eft  qu'elle  eft 
d*un  fage  intrépide  ou  d*un  jeune  hom- 
me. Embraffez  bien  pour  moi  Tamî 
Rouftan.  Adieu,  mon  cher  Concitoyen; 
je  vous  écris  avec  une  auiîi  grande 
effufion  de  cœur  que  fi  je  me  féparois 
de  vous  pour  jamais ,  parce  que  je  me 
trouve  dans  un  état  qui  peut  me  me- 
ner très-loin  encore ,  mais  qui  me  laifïe 
douter  pourtant  fi  chaque  lettre  que 
j'écris  ne  fera  point  la  dernière, 

LETTRE        I 

A  UN   JEUNE    HOMME 

Çf^ui  demandoit  a  s^établir  à  Montmo^ 
rend  ^  (^domicile  alors  de  M,  Rouf" 
feau)  pour  profiter  de  fes  leçons. 

Vous  ignorez,  Monfieur,  que  vous 
écrivez  à  un  pauvre  homme  accablé 
de  maux  &  de  plus  fort  occupé ,  qui 
n*eft  guères  en  état  de  vous  répondre, 
&  qui  le  feroit  encore  moins  d'établir 
avec  vous  la  fociété  que  vous  lui  pro- 
pofez.  Vous  m'honorez  en  penfant  que 
je  pourrois   vous  être  utile ,  6c  YOU« 


254  Lettre 

êtes  louable  du  motif  qui  vous  la  fait 
defirer  ;  mais  fur  le   motif  mène,  je 
ne  vois  rien  de  moins   nécefTaire  que 
de  venir  vous  établir  à  Montmorencî, 
Vous  n'avez   pas  befoia   d'aller'  chjr- 
cher   Cl  loin  les  principes   de  la  lïio-  ■ 
raie.  Reritrez  dans  votre  cœur,  3c  vous 
les  y  trouverez  :  &  je  ne  pourrai  vous 
rien  dire  à  ce  fujet  que  ne  vous  dife 
encore  mieux  votre  confcience  quand 
vous  voudrez  la  confuiter.  La  vertu  , 
Mon{îeur,.n'ePc   p2.s    une  fcience  q.ui  . 
s'appr:^nne  avec  tant  d'appareil.  Podr 
être  vertueux  il  fuiîit  de  vouloir  l'être  ; 
de   Cl  vous  avez    bien  cette  volonté , 
tout  eft  fait,  votre  bonheur  efl:  décidé. 
S'il  m'appartenoit  de  vous  donner  des 
confeils  ,  le  premier  que  je  voudrois 
vous  donner,  feroit  de  ne  point  vous 
livrer  à  ce  goût  que  vous  dites  avoir 
pour  la  vie  contemplative,  3c  qui  n'eft 
qu'une  parelîe  de  l'ame  condamnable  à 
tout  âge,  &  fur-tout  au  vôtre.  L'homme 
n'eft  point  fait  pour  méditer,  mais  pour 
agir  :  la  vie  laborieufe  que  Dieu  nous 
impofe  3  n'a  rien  que  de  doux  au  cœur 
de  l'homme  de  bien  qui  s'y   livre  en 
vue  de  remplir  fon  devoir ,  £xîa  vigueur 
de  la  jeuneffe  ne  vous  a  pas  été  donnée 


A  UN  JEUNE  Homme.      23^ 

pour  la  perdre  à  d'ol{ives  contempla- 
tions. Travaillez  donc ,  Mondeur  ,  dans 
l'état  où  vous  ont  placé  vos  parens  de 
la  providence  :  voilà  le  premier  pré- 
cepte de  la  vertu  que  vous  voulez  fui- 
vre;  &  fi  le  féjourde  Paris  joint  à  l'em- 
ploi que  vous  rempîiiïez,  vous  paroîf 
d'un   trop    difficile    alliage  avec  elle, 
faites  mieux ,  Monfieur,  retournez  dans 
votre   province  ,  allez   vivre    dans   le 
fein   de  votre  famille,  fervez,  foignez 
vos  vertueux  parens;  c'efl-là  que  vous 
remplirez  véritablement  les  foins  que 
la  vertu  vous  impole.  Une  vie   dure 
ell:  plus  facile  à  fupporter  en  province, 
que  la  fortune  à  pourluivre    à  Paris  , 
fur-tout,  quand  on  fait,  comm.e  vous 
ne  rignorez  pas,  que  les  plus  indignes 
manèges  y  font  plus  de  fripons  gueux 
que  de  parvenus.  Vous  ne  devez  point 
vouseftim.er  malheureux  de  vivre  com- 
me fait  Monfieur  votre  père,  &  il  n'y  a 
point   de  fort  que  le  travail,  la  vigi- 
lance, l'innocence  &  le  contentement 
de  foi  ne  rendent  fupportable,  quand 
on  s'y  foumet  en  vue  de  remplir  {on 
devoir.  Voilà,  MonCeur,  des  confeils 
qui  valent  tous    ceux  que  vous  pour- 
riez  venir   prendre   à  Montniorenci  ; 


^^6  L  E  T  T  R  1 

peut-être  ne  feront -ils  pas  de  votre 
goût ,  &  je  crains  que  vous  ne  preniez 
pas  le  parti  de  les  fuivre,  mais  je  fuis 
fur  que  vous  vous  en  repentirez  un 
jour.  Je  vous  fouhaite  un  fort  qui  ne 
vous  force  jamais  à  vous  en  fouvenir. 
Je  vous  prie,  Monfieur,  d'agréer  mes 
falutations  très-humbles. 

FRAGMENT 

D'UNE    LETTRE 
A    M.    DIDEROT. 

Vous  vous  plaignez  beaucoup  des 
maux  que  je  vous  aï  faits.  Quels  font- 
ils  donc,  enfin,  ces  maux?  Seroit-ce 
de  ne  pas  endurer  afTez  patiemment 
ceux  que  vous  aimez  à  me  faire ,  de 
ne  pas  me  laiiTer  tyrannifer  à  votre 
gré  ,  de  murmurer  quand  vous  affec- 
tez de  me  manquer  de  parole,  &  de 
ne  jamais  venir  lorfque  vous  l'avez 
promis?  Si  jamais  je  vous  ai  fait  d'au- 
tres maux,  articulez  -  les.  Moi,  faire 
du  mai  à  mon  ami  !  Tout  cruel ,  tout 


A  M.   Diderot,        237 

méchant,  tout  féroce  que  je  fuis,  je 
mourrois  de  douleur  fî  je  croyois  ja- 
mais en  avoir  fait  à  mon  cruel  ennemi , 
autant  que  vous  m*en  faites  depuis  fix 
fe  m  aines. 

Vous  me  parlez  de  vos  fervîces  ;  je 
ne  les  avois  point  oubliés  ;mais  ne  vous 
y  trompez  pas.  Beaucoup  de  gens  m*en 
ont  rendu  qui  n*étoient  point  mes  amis» 
Un  honnête-homme  qui  ne  fent  rien» 
rend  fervice  &  croit  être  ami  ;  il  fe  trom- 
pe ,  il  n'eft  qu'honnête  -  homme.  Tout 
votre  emprelTement ,  tout  votre  zèle- 
pour  me  procurçr  dos  chqfes  dont  je 
n'ai  que  faire ,  me  touchent  peu.  Je  ne 
veux  que  de  l'amitié,  &  c*eft  la  feule 
chofe  qu'on  me  refufe.  Ingrat,  je  ne 
t'ai  point  rendu  de   fervice ,  mais  je 
t'ai  aimé,  &  tu  ne  me  payeras  de  ta 
vie  ce  que  j-ai  fenti  pour  toi  durant 
trois   mois.    Montre    cet  article  à  tt 
femme  plus  équitable  que  toi,  &   de- 
mande-lui fi ,  quand  ma  préfence  étoit 
douce   à  ton  cœur  affligé  ,  je  comp- 
tois   mes  pas ,  &    regardois   au   tems 
qu'il  fâifoit  pour  aller  à  Vinçennes  (a) 


— i^ 


(«)  Où  M.  Pldecoc  écpic  détenu  prîronnler. 


2^S                  L   E  T  T  R  S  : 

confoîer  mon  ami.  Homme  înfenfîble 

&  dur  !  deux  larmes  verfées  dans  mon  " 

fein  m'eufTent  mieux  valu  que  le  trône  ' 

du  monde;  mais  tu  me  les  refufes,  &  ! 

te    contentes    de    m/en    arracher.    Hé  ! 

bien!  garde  tout  le  refte;  je  ne  veux  ; 

'plus  rien  de  toi.  ^ 

! 

LETTRE   AU   MÉ  M  E.  ; 

2  Mars  lyjS.  j 

J.L  faut,  mion  cher  Diderot ,  que  je  •; 
vous  écrive  encore  une  fois  en  ma  vie  ; 

vous  ne  m'en  avez  que  trop  difpenfé;  '. 
mais  le  plus  grand  crime  de  cet  homme 

que  vous  noirciilez   d'une   (î  étrange  ' 

manière,  eft  de  ne  pouvoir  fe  détacher  i 

de  vous.  : 

Mon  deffein'n'eft  point  d'entrer  en  ■ 

explication  pour  ce  m^om^ent-ci  fur  les  ; 

horreurs  que  vous  m'imputez.  Je  vois  1 

que  cette  explication  feroit  à  préfent  1 

inutile.   Car,  quoique  né  bon  &  avec  ; 

une  ame  franche,  vous  avez  pourtant  \ 

un   malheureux  perxhant   à  méfinter-  ' 

prêter  les  difcours  6c  les  avions  de  \ 


A  M.  Diderot.        ^^p 

vos  amîs.  Prévenu  contre  mol  comme 
vous  Tctes  3  vous  tourneriez  en  mal 
tout  ce  que  je  pourrois  dire  pour  me 
jidiher,  &  mes  plus  ingénues  expli- 
cations ne  feroient  que  fournir  à  votre 
e'fprit  fubtil  de  nouvelles  interpréta- 
tions à  ma  charge.  Non  ,  Diderot  ; 
je  fens  que  ce  n'eit  pas  par-là  qu'il  faut 
commencer.  Je  veux  d'abord  propofer 
à  votre  bon  fens  des  préjugés  plus 
fimpîes^plus  vrais  5  mieux  fondés  que 
les  vôtres ,  &  dans  lefquels  Je  ne  penfe 
pas  au  moins  que  vous  puifliez  trou- 
ver de  nouveaux  crimes. 

Je  Tuis  un  méchant  homme  ,  n'efl-ce 
p?.s?Vous  en  avez  les  témoignages  les 
p.lOs  furs;  cela  vous  eft  bien  attefté. 
Quand  vous  avez  commencé  de  l'ap- 
prendre, il  y  avoit  feize  ans  que  j'é- 
tois  pour  vous  un  liomime  de  bien, 
&  quarante  ans  quéjerétois  pour  tout 
le  monHe.'En  pouvez- vous  dire  autant 
de  ceux  qui  vous  ont  communiqué 
cette  belle  découverte?  Si  l'on  peut 
porter  à  faux  fi'long-tems  le  mafque 
d'un  honnête-hcmm.e  ,  quelle  preuve 
aveZ'VOus  (^\ie  ce  m.àfque  ne  couvre 
pas  leur  vi^a^e  audi  -bien  eue  le  mien> 
Ed-ce   un  moyen  bien  propre  à  don- 


24^  L  E  T  T  R  s 

ner  du  poids  à  leur  autorité  que  de 
charger  en  fecret,  un  homme  abfent, 
hors  d'état  de  fe  défendre  ?  Mais  ce 
n*eft  pas  de  cela  qu'il  s'agit. 

Je  fuis  un  méchant  ;  mais  pourquoi 
le  fuis- je?   Prenez   bien  garde,  mon 
cher  Diderot,  ceci  mérite   votre  at- 
tentioa,  On  n'eft  pas  malfaifant  pour 
rien.  S'il  y  avoit  quelque  monftre  ainfi 
fait ,  il  n'attendroit  pas  quarante   ans 
à  fatisfaire  fes  inclinations  dépravées. 
Confidérez  donc  ma  vie  ,mes  paflîons, 
mes  goûts,  mes  penchans.  Cherchez  , 
fi   je   fuis  méchant,  quel  intérêt  m'a 
pu  porter  à  l'être? Moi  qui,  pour  mon 
malheur ,  portai  toujours  un  cœur  trop 
fenfible,  que  gagnerois-je  à   rompre 
avec  ceux  qui  m'étoient  chers?  A  quelle 
place  ai- je  afplré,  à  quelles  penfions, 
a  quels  honneurs  m'a-t-on  vu  préten- 
dre, quels  concurrens  ai-je  à  écarter, 
que  m'en  peut-il  revenir  de  mal  faire? 
Moi  qui  ne  cherche  que  la  folitude  ôc 
la  paix  ,  moi  dont  le  fouverain  bien 
coniifle  dans  la  parelTe  &:  l'oifiveté  , 
moi  dont  l'indolence  &  les  maux  me 
laifTent  à  peine  le  tems  de  pourvoir  à 
ma  fubfiftance ,  à  quel  propos ,  à  quoi 
bon  m*irois-je  plonger  dans  les  agita- 

tations 


i« 


A    M.    D  I  D  E  R  O  T.  241 

tatîons  du  crime,  &  m'embarquer  dans 
l'éternel  manège  dts  icélérats  ?  Quoi 
que  vous  en  difiez  ,  on  ne  fuit  point 
les  hommes  quand  on  cherche  à  leur 
nuire  ;  le  méchant  peut  méditer  fes 
coups  dans  la  folitude,  mais  c'eft  dans 
la  fociété  qu'il  les  porte.  Un  fourbe  a 
de  radreiïe  &  du  fang-fi'oid;  un  per- 
fide fe  pofTede  &  ne  s'emporte  point: 
reconnoifiez  -  vous  en  moi  quelque 
chofe  de  tout  cela?  Je  fuis  emporté 
dans  la  colère,  &:  fouvent  étourdi  de 
fang-froid.  Ces  défauts  font-ils  le  mé- 
chant? Non  fans  doute;  mais  le  mé- 
chant en  profite  pour  perdre  celui  qui 
les  a. 

Je  voudrois  que  vous  puifliez  auflî 
réfléchir  un  peu  fur  vous-même.  Vous 
vous  fiez  à  votre  bonté  naturelle;  mais 
favez  -  vous  à  qjel  point  l'exemple 
&  l'horreur  peuvent  la  corrompre  ? 
N'avez-'Vous  jamais  craint  d'être  en- 
touré d'adulateurs  adroits  qui  n'évi- 
tent de  louer  grofllérement  en  face , 
que  pour  s'emparer  pl-js  adroitement 
de  vous  fous  l'appât  d'une  feinte  fin- 
cérité?  Quel  fort  pour  le  meilleur  des 
hommes  d'être  égaré  par  fa  candeur 
même,  &  d'être  innocemment  dans  la 
Œuy»  Pojih,  Tom,  VI.  L 


242  Lettre 

rriain  des  méchans  rinftriiment  de  leur 
perfidie!  Je  fais  que  l'amour -propre 
fe  révolte  à  cette  idée ,  mais  elle  mé- 
rite l'examen  de  la  railon. 

Voilà  dQS  confidérarions  que  je  vous 
p»"ie  de  bien  pefer,  Penfez-y  long  tems 
avant  que  de  me  répondre.  Si  elles  ne 
vous  touchent  pas,  nous  n'avons  plus 
rien  à  nous  dire  ;  mais  (i  elles  font  quel- 
que impreiîion  fur  vous,  alors  nous  en- 
trerons en  éclaircilTement;  vous  retrou- 
verez un  ami  digne  de  vous,  &  qui 
peut-être  ne  vous  aura  pas  été  inutile. 

J*ai  pour  vous  exhorter  à  cet  exa- 
men un  motif  de  grand  poids ,  &  ce 
motif,  le  voici. 

Vous  pouvez  avoir  été  féduit  & 
trompé.  Cependant,  votre  ami  gémit 
dans  fa  folitude,  oublié  de  tout  ce  qui 
lui  étoit  cher.  Il  peut  y  tomber  dans 
le  défelpoir;  y  mourir  enfin,  maudif- 
fant  ringrat  dont  l'adverfité  lui  fit  tant 
verfer  de  larmes,  Sz  qui  Taccabîe  in- 
dignement dans  la  fienne  ;  il  l'e  peut  que 
les  preuves  de  fon  innocence  vous  par- 
viennent enfin,  que  vous  foyez  forcé 
d'honorer  fa  mémoire  (a)  ,  &  que  l'i- 
*i  ■  I      .-  , 

(a)  Voyez ,  Le^eurs ,  !es  noces  inftrée^  dans  U  vio 


A   M.  V  s  R  N  E  S.  24^ 

mage  de  votre  ami  mourant  ne  vous 
laiite  pas  des  nuits  tranquilles.  Dide- 
rot 5  penfez-y.  Je  ne  vous  en  parlerai 
plus. 


LETTRE 

A     M.     VERNE  S. 

Montmorcnci ,  le  25   Mars  1758. 

vjui,  mon  cher  Vernes ,  j*aîme  à 
croire  que  nous  fommes  tous  deux  bien 
aimés  Tun  de  l'autre  &  dignes  de  l'être. 
Voilà  ce  qui  fait  plus  au  foulagement 
de  mes  peines  que  tous  les  tréfors  du 
monde;  ah  !  mon  ami ,  mon  Concitoyen  , 
fâche  m'aimer  ôclaide-îà  tes  inutiles  of- 
fres ;  en  me  donnant  ton  cceur,  ne 
m'as-tu  pas  enrichi?  Que  fait  tout  le 
refte  aux  maux  du  corps  &  aux  foucis 
de  l'amePCe  dont  j'ai  faim,  c'eft  d'un 
ami; je  ne  connois  point  d'autre  befoin 
auquel  je  ne  fuffife  moi-même.  La  pau- 
vreté ne  m'a  jamais  fait  de  mal;  foît 
dit  pour  vous  tranquilifer  là-defTus  une 
fois  pour  toutes. 
Nous  fommes  d'accord  fur  tant  de 

L2 


244  Lettre 

cbofes,  que  ce  n'eft  pas  la  peine  de  nous 
diîputer  fur  le  rede.  Je  vous   l'ai  dit 
bien  des  fois:  nul  homme  au  monde  ne 
refpedle  plus  que  moi  l'Evangile  ,  c'ei} , 
à^  mon  gré,  le  plus  fublim.e  de  tous  les 
livres;  quand   tous   les    autres    m'en- 
nuient 5  je  reprends  toujours  celui-là 
avec  un  nouveau  plaifir  ,  &  quand  tou- 
tes  les   confolations   humaines    m'ont 
manqué,  jamais  je  n'ai  recouru  vaine- 
ment aux  fiennes.  Mais  enfin  c'eft  un 
Jivre,  un  livre  ignoré  des  trois  quarts 
du  monde  ;  croirai  -  je  qu'un    Scythe 
ou  un    Africain  5    foit   moins  cher   au 
Père   commun  que   vous   Ôc   moi,    Se 
pourquoi   croirai-je  qu'il    leur  ait  ôté 
plutôt  qu'à  nous,  les  reffources   pour 
le  connoître  ?  Non,  m.on   digne   ami; 
ce    n'eft    point   fur    quelques    feuiiles 
éparfes,  qu'il  faut  aller  chercherla  loi  de. 
Dieu,  mais  dans  le  cœur  de  Thomme, 
où  fa  main  daigna  l'écrire.  O  homme, 
qui  que  tu  fois,  rentre  en  toi  même, 
apprends  à  confulter  ta  confcience  & 
tes  facultés  naturelles;  tu  feras  jufte, 
bon,  vertueux,  tu  t'inclineras  devant 
ton  maître ,  &  tu  participeras  dans  Ton 
ciel  à  un  bonheur   éternel.  Je  ne  me 
fie  là-deiïî,is  ni  à  ma  raifon  ni  à  celle 


A  M.  Verne  .^.         24,5* 

d'autrul,  mais  je  fens  à  la  paix  de  mon 
ame ,  &  au  plaifir  que  je  fens  à  vivre 
de  psnfer  fous  les  yeux  du  grand  Etre, 
que  je  ne  m'abufe  point  dans  les  juge- 
mens  que  je  fais  de  lui,  ni  dans  Tef- 
poir  que  je  fonde  fur  fa  juftice.  Au 
refle  ,  mon  cher  Concitoyen  ,  j'ai  voulu 
verfer  mon  cœur  dans  votre  fein  ,  6c 
non  pas  entrer  en  lice  avec  vous;  ainfi, 
reftons-en  là,  s'il  \'0'js  plaît,  d'autant 
plus  que  ces  fajets  ne  fe  peuvent  trai* 
ter  guères  commode'ment  païf  lettres. 
J'étois  un  peu  mieux,  je  retombe. 
Je  compte  pourtant  un  peu  far  le  re- 
tour du  printems  ;  mais  js  n'efpere  plus 
recouvrer  des  forces  fuliifantes  pout 
retourner  dans  la  patrie.  vSans  avoir  la 
votre  déclaration  y  je  la  refpedle  d'a- 
vance &  me  félicite  d'avoir  le  premier 
donné  à  votre  refpe^labîe  Corps,  des 
éloges  qu'il  judifie  fi  bien  aux  yeux 
de  toute  l'Europe. 

Adieu  ^  mon  am-, 


L5 


2^6  Lettre 


5)» 


LETTRE 

A    U      M    Ê    M    E. 

Montmjvencl  y  le  ij  Mai  1758, 

J  E  ne  vous  écris  point  exadement  , 
mon  cherVernes,  mais  jepenfeàvous 
tous  les  jours.  Les  maux  ,  les  langueurs, 
les  peines  augmentent  fans  ceiïe  ma  pa- 
refîe  ;  je  n'ai  plus  rien  d'adif  que  le 
cœur;  encore  hors  Dieu  ,  ma  patrie  & 
le  genre-humain,  n'y  refte-t- il  d'atta- 
chement que  pour  vous  ;  &  j'ai  connu 
\qs  hommes  par  de  fi  triftes  expérien- 
ces que  lî  vous  m^e  trompiez  comme  les 
autres  ,  j'en  ferois  affligé  ,  fans  doute, 
mais  je  n'en  ferois  plus  furpris.Heureu- 
fementjene  préfume  rien  de  femblabîe 
de  votre  part,  &:  je  fuis  perfuadé  que 
fi  vous  faites  le  voyage  que  vous  me 
promettez  ,  l'habitude  de  nous  voir  & 
de  nous  mieux  connoître  affermira  pour 
jamais  cette  amitié  véritable  que  j'ai 
tant  de  penchant  à  contra(5ler  avec  vous. 
S'il  efl:  donc  vrai  que  votre  fortune  & 
vos  affaires  vous  permettent  ce  voyage. 


A   M.     V  E  KN  t  $.  247 

&  que  votre  cœur  le  defire  ,  annoncez- 
le  moi  d^avance  afin  que  je  me  prépare 
au  plaKir  de  prefTer  du  moins  une  fois 
en  ma  vie,  une  honnête-homme  &  ua 
ami,  contre  ma  poitrine. 

Par  rapport  à  ma  croyance^  j'ai  exa- 
miné vos  objections,  êc  je  vous    dirai 
naturellement,  qu'elles  ne  me  perfua- 
dent  pas.  Je  trouve  que  pour  un  homme 
convaincu  de  l'immortalité   de  Tame  ^ 
vous  donnez  trop  de  prix  aux  biens& 
aux  maux  de  cette  vie.  J'ai  connu  les 
derniers  mieux  que  vous,  &  mieux  peut- 
être  qu'homme  qui  exifte  ;  je  n'en  adore 
pas  moins  l'équité   de   la  providence^ 
&  me  croirois  aufïi  ridicule  de  murmu- 
rer de  mes  maux  durant  cette  courte 
vie  ,  que  de  crier  à  Tinfortune  ,    pout 
avoir  pafTé  une  nuit  dans  un  mauvais 
cabaret.  Tout  ce  que  vous  dites  fut 
l'impuifTance  de  la  confcience  ,  fe  peut 
rétorquer  plus  vivement  encore  contre 
la  révélation  ;   car  que   voulez  -  vous 
que  l'on  penfe  de  l'auteur  d'un  remède 
qui  ne  guérit  de  rien  ?  Ne  diroit  on  pas 
que  tous  ceux  qui  connoiifent  l'Evan- 
gile font  de  fort  faints  perfonnages,  & 
qu'un  Sicilien  fanguinaire  &  perfide  vaut 


dp" 


24-S  Lettre 

beaucoup  mieux  qu'un  Hottentot  {la- 
pide &  groffier? 

Voulez-vous  que  je  croye  que  Dieu 
n'a  donné  fa  loi  aux  horannes  que  pour 
avoir  une  double  raifon  de  les  punir? 
Prenez  g-arde  ,  mon  ami  ;  vous  voulez 
le  juftifier  d'un  tort  chimérique ,  & 
vous  aggravez  raccufation.  Souvenez- 
vous  fur-tout  que  dans  cette  difeute  , 
c'eft  vous  qui  attaquez  mon  fentiment, 
Ôc  que  je  ne  fais  que  le  défendre;  car, 
di'ailleurs,  je  fuis  très-éloigné  de  défa- 
prouver  le  vôtre ,  tant  que  vous  ne 
voudrez  contraindre  perfonne  à  Tem- 
braiïer. 

Quoi  !  cette  aimable  &  chère  Parente 
efl:  toujours  dans  fon  lit!  Que  ne  fuis- 
je  auprès  d*elle!  Nous  nous  confole- 
rions  mutuellement  de  nos  maux,  & 
î'apprendrois  d'elle  à  foufrrir  les  miens 
avec  confiance;  mais  je  n'efpere  plus 
faire  un  voyage  fi  defiré;  je  me  fens  de 
jour  en  jour  moins  en  état  de  le  fou- 
îenir.  Ce  n'efl:  pas  que  la  belle  faifon 
ne  m'ait  rendu  de  la  vigueur  &du  cou- 
rage ;  mais  le  mal  local  n'en  fait  pas 
moins  de  progrès  ;  il  commence  même 
à  fe  rendre  intérieurement  îrès-fenfible  ;. 


% 


A    M.    V  E  R  N  E  s.  249 

tin.e  enflure  qui  croît  quand  je  marche 
m'ôte  prefque  le  plaifir  de  la  promena- 
de,  le  feul  qui  m'étoitrefté,  &  je  ne  re- 
prends des  forces  que  pour  fouifrir  j  la 
volonté  de  Dieu  foit  faite  !  cela  ne  m'em- 
péchera  pas  ,  j'efpere ,  de  vous  faire 
voir  les  environs  de  mafolitude^  aux^ 
quels  il  ne  manque  que  d'ctre  autour  de 
Genève  pour  me  paroître  délicieux. 
J'embraiïe  le  cher  Rouftan ,  mon  Dré- 
tendu  difcipîe  ;  j'ai  lu  avec  plaifir  ion' 
Examen  des  quatre  beaux  ficelés  ^  SC 
je  m'en  tiens,  avec  plus  de  confiance, 
à  mon  fenciment ,  err  voyant  que  c'efi; 
auflî  le  fien.  La  feule  chofe  que  jevou- 
drois  lui  demander ,  feroit  de  ne  pas 
s'exercera  la  vertu  à  mes  dépens,  êc 
de  ne  pas  fe  montrer  modefie  en  flat- 
tant ma  vanité.  Adieu,  mon  cher  Ver- 
nes  5  je  trouve  de  jour  en  jour  plus  de: 
plaifir  à  vous  aimer» 


.j# 


I 


2^o  Lettre 

^-     H*ri '->^' ^^^i' ^5^ ^:^ ^^^^ 

LETTRE 

D  E     M.     LE     ROY. 
Monsieur^ 

V^cJOiQUEJe  n'ayepas  Thonneur  d'é- 
tru  connu  de  vous  ,  je  me  perfuade  que 
vous  ne  me  faurez  pas  mauvais  gré  de 
vous  faire  part  d*une  obfervation  que 
j'ai  faite  fur  votre  dernier  ouvrage.  Je 
Tai  lu  avec  grand  pîaifir,  &  j'ai  trou- 
vé   que  vous  y  établilllez  votre  ooi- 
nion   avec   beaucoup   de  force.   Mais 
je  vous  avouerai  qu'ayant  parcouru   la 
Grèce  ,  de  ayant  fait  une  étude   parti- 
culière des  théâtres  que  l'on  trouve  en- 
core dans  les   ruines  de  (es  anciennes 
villes,  j'ai  lu  avec  furprife  dans  votre 
Livre  p.  1^2  (a)  le  pafTage  qui  (uit.  Jvec 
tout  cela  ,  jamais   la    Grèce  ,    excepté 
Sparte  ^  ne  fut  citée  en  exemple  de  bonne  f 
mœurs  ;  &   Sparte  qui  ne  fouffroh point 
de    théâtre  y    n  avoit  garde    d'honorer 

U)  Mélanges,  Tome  I.  Page  3  3  3*- 


DE  M.  Le  Ro  Y.        sjT 

ceux  qui  s'y  /72c>/2;r^72r.  Non-feule-ment 
il  y  avoit  un  théâtre  à  Sparte  abfolu- 
ment  fsmblable  à  celui  de  Eacchus 
à  Athènes ,  mais  il  étoit  le  plus  bel 
ornement  de  cette  ville ,  {\  célèbre 
par  le  courage  de  Tes  habitans.  Ilfub- 
iifle  même  encore  en  grande  partie, 
&  Paufanias  &:  Plutarque  en  parlent  : 
c*eft  d'après  ce  que  ces  deux  Auteurs 
en  difent  que  j'en  ai  fait  Thiftoire  que 
)e  vous  envoie  dans  Touvrage  que  je 
viens  de  mettre  au  jour.  Comme  cette 
erreur  ,  qui  vous  eft  échappée  ,  pour- 
roit  être  remarquée  par  d'autres  que 
par  moi,  j'ai  cru  que  vous  ne  feriez 
pas  fâché  que  je  vous  en  avertiiïe;  &: 
je  me  flatte,  Monfieur,  que  vous  vou- 
drez bien  recevoir  cet  avis,  comme 
une  marque  de  l'eftime  &:  de  la  parfaite 
confidération  avec  laquelle  j^ai  l'hon- 
neur d'être,  &c# 


L^ 


2^2  Lettre 

RÉPONSE 

A   LA   LETTRE 
DE     M.     LE     P.   O  Y. 

A  Montmorenci  j  te  4  Novembre  1758. 

3  E  vous  remercie,  Pvîonneur,  de  la- 
bonté  que  vous  avez  de  m'avertir  de: 
ma  bévue  au  fujet  du  théâtre  de  Sparte^ 
&  de  l'honnêteté  avec  laquelle  vous 
voulez  bien  me  donner  cet  avis.  Je  fuis- 
fi  fenfible  à  ce  procédé,,  que  je  vous- 
demande  la  permiiîion  de  faire  ufage  de 
votre  lettre  dans  une  autre  édition  de 
la  mienne.  Il  s'en  faut  peu  que  je  ne  me 
félicite  d'une  erreur  qui  m'attire  de 
votre  part  cette  marque  d'ertime  ,  &. 
je  me  fens  moins  honteux  de  ma  faute  , 
que  fier  de  votre  correction. 

Voilà,  Monfieur,  ce  que  c'eft  que 
de  fe  fier  aux  Auteurs  célèbres.  Ce  n'efi: 
guères  impunément  que  je  les  confulte^. 
&  de  manière  ou  d'autre,  ils  manquent 
rarement  de  me  punir  de  ma  confiance.. 
Le  fâvant  Cragius  lî  vsrie  d34is  i'anti- 


A   A!.   Le    Roy.         25* j 

qulté  avoit  dit  la  chofe  avant  moi,  & 
Plutarque  lui-même  affirme  que  lesLa- 
céciémoniens  n'alloient  point  à  la  co~ 
médie^  de  peur  d'entendre  des  chofes 
contre  les  loix.  Toit  rérieufement ,  ioit 
par  jeu.  Il  eft  vrai  que  le  même  Plu- 
tarque dit  ailleurs  le  contraire  ,  8<:ii  lui 
arrive  fi  fouvent  de  (e  contredire  ,  qu'on 
ne  devroit  jamais  rien  avancer  d'après 
lui^  fans  l'avoir  lu  tout  entier.  Quoi 
qu'il  en  foit ,  je  ne  puis  ni  ne  veux  recu- 
fer  votre  témoignage ,  &  quand  ces  Au- 
teurs ne  feroient  pas  démentis  par  les 
refies  du  théâtre  de  Sparte  encore  exif- 
tans  3  ils  le  feroient  par  Paufanias  ,  EuG 
tate,Suidas5  Athénée,  ôc  d'autres  an- 
ciens. Il  paroît  feulement  que  ce  théâ^- 
tre  étoit  plutôt  confacré  à  des  Jeux,  à^s 
<ianfes,  des  prix  de  mufique,  qu'à  des 
repréfentations  régulières,  &  que  les 
pièces  qu'on  y  jouoit  quelquefois  , 
étoient  moins  de  véritables  drames^, 
que  des  farces  groiîieres  convenables 
à  la  (implicite  des  fpeélateurs;  ce  qui 
n'empechoit  pas  que.  Soiybius  Lacon^ 
n'eût  fait  un  traité  de  ces  iortes  de  pa- 
3rades,  C'eft  la  Guilietiere  qui  m'apprend 
tout  cela  j  car  je  n'ai  point  de  livres  pous 


2  J4  L  E   T    T   R   E  ,  (S'if. 

le  vérlner.  Ainfi  rien  ne  manque  a  fflâ 
faute  en  cette  occafion,  que  la  vanité 
de  ia  méconnoître. 

Aureffe,  loin  de  fouhaiter  que  cette 
faute  refte  cachée  à  mes  ledeurs ,  je 
ferai  fort  aife  qu'on  la  publie,  &  qu'ils 
en  (oient  inftruits  :  ce  fera  toujours  une 
erreur  de  moins.  D'ailleurs,  comme  elle 
ne  fait  tort  qu'à  moi  feul,  &:  que  mon 
fentim.ent  n'en  eft  pas  moins  bien  éta- 
bli, j'efpere qu'elle  pourra  fervird'amu- 
fementaux  critiques;  j'aime  mieux  qu'ils 
triomphent  de  m.on  ignorance,  que  de 
mes  maximes;  &  je  ferai  toujours  très- 
content  que  les  vérités  utiles  que  j*ai 
foutenues,  foient  épargnées  à  mes  dé- 
pens. 

Recevez,  Monfieur,  les  affurances 
de  ma  reconnoiffance,  de  mon  eflime 
&  de  mon  refped. 


A 

^é^ 


2;y 

LETTRE 

A    M.    V  E  R  N  E  S. 

Montmorenci ,  le  14  Novembre  1 7;^r 

J  E  favois  5  mon  cher  Verpies ,  la  bonne 
réception  que  vous  aviez  faite  à  TAbbé 
de  Saint-Nom  ;  que  vous  Taviez  fêté,, 
que  vous  l'aviez  préfenté  à  M.  de  Vol- 
taire .  en  un  mot,  que  vous  l'aviez  re- 
çu comme  recommandé  par  un  ami  y 
il  eft  parti  le  cœur  plein  de  vous ,  & 
fa  reconnoifTance  a  débordé  dans  le 
mien.  Mais  pourquoi  vous  dire  cela  > 
N'avez-vous  pas  eu  le  plaifir  de  m'o- 
bliger  ?  Ne  me  devez-vous  pas  aufli  de 
la  reconnoifTance?  N'eft-ce  pas  à  vous 
déformais  de  vous  acquitterenvers  moi  ? 
Il  n'y  a  rien  de  moi  fous  laprefTe; 
ceux  qui  vous  l'ont  dit  vous  ont  trompé. 
Quand  j'aurai  quelque  écrit  prêt  à  pa- 
Toître^  vous  n'en  ferez  pas  inftruit  le 
dernier.  J'ai  traduit  tant  bien  que  maî 
un  livre  de  Tacite,  &  J'en  reftelà.Je 
ne  fais  pas  affez  de  Latin  pour  l'en- 
tendre ,  &  n'ai  pas  allez  de  talent  pouî 


'12.^6  L  E   T    T  R  "5 

le  rendre.  Je  m'en  tiens  à  cet  eiïaUjS 
ne  fais  même  fi  j'aurai  jamais  TefFron- 
terie  de  le  faire  paroitre  ;  faurois  grand 
befoin  de  vous  pour  l'en  rendre  di- 
gne. Mais  parlons  de  l'hiftoire  de  Ge- 
nève. Vous  favez  mon  fentiment  fur 
cette  entreprife;  je  n'en  ai  pas  changé; 
tout  ce  qui  me  refîe  à  vous  dire,  c'eft  que 
je  fouhaite  que  vous  faiîiez  un  ouvrage 
afTez  vrai,  aiïez  beau  8c  aflez  utile  , 
pour  qu'il  foit  impoiTible  de  l'impri- 
mer; alors,  quoi  qu'il  arrive,  votre 
manufcrit  deviendra  un  mionumenj  pré- 
cieux qui  fera  bénir  à  jamais  votre  mé- 
moire par  tous  les  vrais  citoyens,  il 
tant  eft  qu'il  eiî  refte  après  vous.  Je 
crois  que  vous  ne  doutez  pas  de  mon 
empreiTement  à  lire  cet  ouvrage;  mais 
fi  vous  trouvez  quelque  occafion^pour 
me  le  faire  parvenir,  à  la  bonne  heure; 
car  pour  moi ,  dans  ma  retraite  ,  je  ne 
fuis  point  à  portée  d'en  trouver  lesoc- 
eafions.  Je  fais  qu'il  va  &  vient  beau- 
coup de  gens  de  Genève  à  Paris  &  de 
Paris  à  Genève ,  mais  je  comiois  peu 
tous  ces  voyageurs ,  Se  n'ai  nul  defTein 
d'en  beaucoup  connoître.  J'aime  encore 
mieux  ne  pas  vous  lire, 

Vou5  me  demandez  de  la  muflq^ue^ 


A  M.  Verne  s.         257 

eliDieu  ,  cher  Vernes  î  de  quoi  me  par- 
lez-vous ?  Je  ne  connois  plus  d'autre 
mufique  que  celle  des  Roilignols  ;  &  les 
Chouettes  de  la  forêt  m'ont  dédommagé 
del'Opera  de  Paris.  Revenu  au  feul  goût 
des  plalfirs  de  la  nature,  je  méprife 
Papprét  des  amufemens  des  villes. 
Redevenu  prefque  enfant  ,  je  m'at- 
tendris en  rappellant  les  vieilles  chan- 
fons  de  Genève,  je  les  chante  d'une 
voix  éteinte  ,  &  je  finis  par  pleurer 
fur  ma  patrie  en  fongeact  que  je  luiai 
furvécu.  Adieu. 

LETTRE 
A    M.    DE   SILHOUETTE, 

Le  2-  Déccmhrii  ^7S9* 


D 


AiGNEZ ,  Monfîeur  5  recevoir  l'hom- 
mage d'un  folitaire  qui  n'eil  pas  connu 
de  vous  5  mais  qui  vous  eftime  par  vos 
talens ,  qui  vous  refpede  par  votre  ad- 
ministration 5  &c  qui  vous  a  fait  Thon- 
neur  de  croire  qu'elle  ne  vous  refteroit 
paslong-tems.Ne  pouvant  fa u ver  l'E- 
tat qu'aux  dépens  de  la  capitale  qui  l'a 


2j-S  L  E    T  T   K   E 

perdu ,  vous  avez  bravé  les  cris  deâ 
gaigneurs  d'argent.  En  vous  voyant 
écrafer  ces  miférabîes ,  je  vous  enviois 
votre  place; en  vous  la  voyant  quitter 
fans  vous  être  démenti,  je  vous  ad- 
mire. Soyez  content  de  vous  ,  Mon- 
fîeur  ,  elle  vous  laiffe  un  honneur  dont 
vous  jouirez  long  tems  fans  concurrent. 
Les  malédictions  des  fripons  font  la 
gloire  de  l'homme  jufte. 

LETTRE 

A    M.    V  E  R  N  E  S. 

Montmorency  y  U  9  Février  1760, 


I 


L  y  a  une  quinzaine  de  jours,  mon 
cher  Vernes  5  que  j'ai  appris,  par  M, 
Favre  votre  infortune  ;  il  n'y  en  aguè- 
Tes  moins  que  je  fuis  tombé  malade, 
&  je  ne  luis  pas  rétabli.  Je  ne  compa- 
re point  mon  état  au  vôtre,  mesmaux 
aduels  ne  font  que  phyfiques;  6:  moi 
dont  la  vie  n*eft  qu'une  alternative  des 
uns  de  des  autres,  je  ne  fais  que  trop 
que  ce  n'eft  pas  les  premiers  qui  tranf- 
percent  le  cœur  le  plus  vivement.  Le 


A    M.   V  E  K  N  E  S.  2/5 

mîen  efl  fait  pour  partager  vos  dou- 
leurs 5  de  non  pour  vous  en  confoler. 
Je    fais  trop    bien  ,  par    expérience  , 
que  rien  ne   confole  que   le  tems,    & 
que  fouvent  ce  n'eft  encore  qu'une  af- 
flidlion  de  plus  de  longer  que  le  tems 
nous  confolera.  Cher  Vernes,  on  n'a 
pas  tout  perdu  quand    on  pleure  en- 
core ;  le  regret  du  bonheur  palTé  en  eft 
un  refte.  Heureux  qui  porte  encore  au 
fond  de  Ton  cceur  ce  qui  lui  fut  cher! 
Oh  !  croyez-moi ,  vous  ne  connoifTez 
pas  la  manière  la  plus  cruelle  de  le  per- 
dre ;  c'eft  d'avoir  à  le  pleurer  vivant. 
Mon  bon  ami ,  vos  peines  me  font  lon- 
ger aux  miennes  ;  cc(ï  un  retour  na- 
turel au  malheureux.  D'autres  pour- 
ront montrer  à  vos  douleurs  une  fen- 
bilité  plus  défintérefTée  ;  mais  perfonne  , 
j'en  fuis  bien  fur  ,  ne  hs  partagera  plus 
fince'rement. 


rh 


zi6o 

LETTRE 

^    M.    DUCHES  NE , 
LIBRAIRE. 

£"72  hii  envoyant  la   Comédis  des 
Fhilofcphes, 

xL  N  parcourant ,  Mcnfieur  ,  la  pièce 
que  vous  m'avez  envoyée  ^  j'ai  trémi 
de  m'y  voir  loué.  Je  n'accepte  point 
cet  horrible  préfent.  Je  fuis  perfiiadé 
qu'en  m.e  l'envoyant ,  vous  n'avez  pas 
voulu  me  faire  une  injure  ;  mais  vous 
ignorez  ou  vous  avez  oublié  que  j'ai 
eu  l'honneur  d'être  l'ami  d'un  homme 
reTpedable,  indignement  noirci  &  ca- 
lomnié dans  ce  libelle. 


2.6l 

LETTRE 
A    MADAME    D'AZ**\ 

Çz/f  Tuavci^  envoyé  l'ejîampe  encadrée 
de  fon  par  traie  avec  des  vers  à  fort 
mari  au-dejfous* 

Le  10  Février  1761, 

V  ousm*avez  fait ,  Madame,  un  pré- 
fent  bien  précieux  ;  mais  j'ofe  dire  que 
le  fentiaient  avec  lequel  je  le  reçois , 
ne  m'en  rend  pas  indigne.  Votre  por- 
trait annonce  les  charmes  de  votre  ca- 
raclere  ;  les  vers  qui  l'accompagnent 
achèvent  de  le  rendre  ineRimable.  Il 
L^mble  dire ,  je  fais  le  bonheur  d'un 
tendre  époux  ;  je  fuis  la  mufe  quiTinf- 
pîre,  &J3  fuis  la  bergère  qu'il  ch-^.nte. 
En  vérité,  Madam.e,  ce  n'eO:  qu'avec 
un  peu  de  fcrupule  que  je  l'admets  dans 
ma  retraite ,  t-c  je  crains  qu'il  ne  m'y 
laiiTe  plusauili  foiitaire  qu'auparavant. 
J'apprends  aufli  que  vous  avez  payéle 
port  &  même  à  très- haut  prix  :  quanf 
à  cetrederniere  générofité ,  trouvez  bon 


z6s.  Lettre 

qu'elle  ne  foit  point  acceptée  ,  &  qu*à 
la  première  occafion  je  prenne  la  liberté 
de  vous  rembourfer  vos  avances  (o). 

Agréez,  Madame,  toute  ma  recon- 
noiiïànce  &  tout  mon  refpeâ:. 

LETTRE 

A   MADAME    C^*\ 

Montmorenci  ^  U  12.  FévtierijGié 

Vous  avez  beaucoup  d'eTprit,  Ma- 
dame 5  &  vous  l'aviez  avant  la  leâ:ure 
de  la  Julie  :  cependant  je  n*ai  trouvé 
que  cela  dans  votre  lettre; d'où  je  con- 
clus que  cette  ledure  ne  vous  eft  pas 
propre  ,  puifqu'elle  ne  vous  a  rien  ins- 
piré. Je  ne  vous  en  eftime  pas  moins , 
Madame  ,  les  âmes  tendres  font  fou- 
vent  foibles,&  c'eft  toujours  un  crime 
à  une  femme  de  l'être.  Ce  n'eft  point 
de  mon  aveu  que  ce  livre  a  pénétré 
jufqu'à  Genève;  je  n'y  en  ai  pas  en- 
voyé un  feul  exemplaire ,  &  quoique 

(û)  ElJe  avoit  donne  un  baifcr  au  porteuft 


A  UN  Anonyme.      263 

je  ne  penfe  pâs  trop  bien  de  nos  mœurs 
actuelles,  je  ne  les  crois  pas  encore 
aiTez  mauvaiîes  pour  qu'elles  gagnaf- 
fent  de  remonter  à  l'amour. 

Recevez,  iMadame,  mes  très  hum- 
bles reniercieriiens,  de  les  aflurances  de 
mon  refped. 

LETTRE 

A    UN   ANONYME. 

Montmorcnci  ^  le  iz  Février  1761. 

J'ai  reçu  le  12  de  ce  mois  par  la 
porte  une  lettre  anonyme  fans  date , 
timbrée  de  Lille,  &  franche  de  port. 
Faute  d'y  pouvoir  répondre  par  une 
autre  voie,  je  déclare  publiquement  à 
l'auteur  de  cette  lettre  que  je  l'ai  lue 
&  relue  avec  émotion  ,  avec  atten- 
driffement,  qu'elle  m'infoire  pour  lui 
la  plus  tendre  eflime ,  le  plus  grand 
defir  de  le  connaître  &  de  l'aimer  ; 
qu'en  me  parlant  de  Tes  larmes  il  m'en 
a  fait  répandre  ;  qu'enfin  jufqu'aux  élo- 
ges outrés   dont  il  me  comble ,  tout 


2(54           L   E    T  T  R   E  5    6'C.  j 

me  p!ait  dans  cette  lettre  ,  excepté  la  ' 

modefte  raifon  qui  le  porte  à  fe  cacher.  ^ 

j 

LETTRE  ; 

.  A    M  ^  ^  ■^.  I 

Montmcrenci ,  le  i  ^  Février  1761,  i 


J] 


E  n*ai  reçu  qu'hier,  Monfieur,  la 
lettre  que  vous  m'avez  écrite  le  y  de 
ce  mois.  Vous  avez  raifon  de  croire 
que  l'harmonie  de  l'âme  a  aufîi  Tes  dif- 
fonances  qui  ne  gâtent  point  TefFet  du 
tout: chacun  ne  fait  que  trop  comment 
elles  fe  préparent;  mais  elles  font  diffi- 
ciles à  fauver.  C'eft  dans  les  ravifTans 
concerts  des  fpheres  céleues  qu'on  ap- 
prend ces  favantesfucceiîions  d'accords. 
Heureux,  dans  ce  hecle  de  cacopho- 
nie &  de  difcordance  ,  qui  peut  fe  con- 
ferver  une  ore'ile  alTez  pure  pour  en- 
tendre ces  divins  concerts! 

Au  rePce,  je  perfifre  à  croire,  quoi- 
qu'on en  puifTe  dire,  que  quiconque 
après  avoir  lu  la  nouvelle  Héloïfe  la 
pelit  regarder  comme  un  livre  de  mau- 
vaifes  mceurs^  neft  pas  fait  pour  ai- 
mer 


tner  les  bonnes.  Je  me  réjouis ,  Mon- 
fîeur,  que  vous  ne  (oyez  pas  au  nom- 
bre de  ces  infortunés,  &  je  vous  falue 
de  tout  mon  cœur. 


LETTRE 

A  M***. 

Montmorencl ,  le  15   Février  ij6r» 

Je  fuis  charmé,  Monfieur,  de  la  let- 
tre que  vous  venez  de  m'écrire ,  de 
bien  loin  de  me  plaindre  de  votre 
louange,  je  vous  en  remercie,  parce 
qu'elle  eft  jointe  à  une  critique  fran- 
che &  judicieufe  qui  me  fait  aimer  Tune 
&  l'autre  comme  le  langage  de  l'ami- 
tié. Quanta  ceux  qui  tfouverit  ou  fei- 
gnent de  trouver  de  l'oppofition  entre 
ma  lettre  fur  les  fpedacles  &  la  nou- 
velle Héloïfe,  je  fuis  bien  fur  qu'ils 
ne  vous  en  impofent  pas.  Vous  favez 
que  la  vérité  ,  quoiqu'elle  foit  une  , 
change  de  forme  félon  les  tems  8^  les 
lieux ,  &  qu'on  peut  dire  à  Paris  ce 
qu'en  des  jours  plus  heureux  on  n'eût 
p2:s  dû  dire  à  Genève  :  mais  à  préfent 
Œuy,  Pojih.  Tom.  VI,  M 


:i66  L  E   T  T  K  E  \ 

les  fcrupules  ne  font  plus  de  faifon,  &. 
par-tout  où  féjournera  long-tenis  M.  de- 
Voliaire,  on  pourra  jouer  après  lui  la' 
comédie  &  lire  des  romans  fans  dan-; 
ger.  Bonjour,  MonHeur,  je  vous  em-i 
braiïe,  &:  vous  remercie  de  rechef  de' 
votre  lettre;  elle  me  plaît  beaucoup.! 

LETTRE 


\' 


A   M.   DE*^^ 

Montmorenci ,  le  19  Février  17^1. 

V01LA5  Moniieur,  ma  réponfe  aux 
obfervations  que  vous  avez  eu  la  bonté 
de  m'envoyer  fur  la  nouvelle  Héloïfe. 
.Vous  l'avez  éîevée  à  l'honneur  auquel 
elle    ne  s'attendoit   guères,  d'occuper 
des  Théologiens  ;  c'ed:  peut-être  un  fort 
attaché  à  ce  nom  &  à  celles  qui  le  por- 
tent d'avoir  toujours  à  paffer  par   les 
niains    de  ces   Meilleurs -là.    Je   vois 
qu'ils  ont  travaillé  à  la  converfion  de 
celle  ci  avec   un  grand  zèle  3  &  je  ne 
doute  point  que  leurs  foins  pieux  n'en 
^ient  fait  une  perfonne  très-orthodoxe  5 


À     M.    D  E  ^  *  *.  2(^7 

maïs  je  trouve  qu'ils  l'ont  traitée  avec 
un  peu  de  rudeiTe  ;  ils  ont  flétri  Tes 
charmes,  &  j'avoue  qu'elle  nie  plaifoit 
plus,  aimable  quoique  qu'hérétique, 
que  bigote  de  maufTade  comme  la  voilà. 
Je  demande  qu'on  me  la  rende  comme 
je  l'ai  donnée  ,  ou  je  l'abandonnerai  à 
fes  diredeurs. 


LETTRE 

A    MADAME  BOURETTE. 

Qui  m  avolt  écrit  deux  lettres  confécu-» 
tives  avec  des  vers ,  &  qui  m  invitait 
à  prendre  du  café  cke^  elle  dans  une 
ta(Je  incrufUe  d'or  que  M*  de  Voltaire 
lui  avoic  donnée, 

Montmorenci^  le  12  Mars  1761. 

Je  n'avois  pas  oublié.  Madame ,  que 
je  vous  devois  une  réponfe  &  un  re- 
merciement; je  feroisplus  exad:  fî  Ton 
me  lailToit  plus  libre,  mais  il  faut  mal- 
gré m.oi  difpofer  de  mon  tems ,  bien 
plus  comme  il  plaît  à  autrui  que  comme 
je  le  devrois  &:  le  voudrois.  Puifque 

M2 


^6^  Lettre 

Tanonyme  vous  avoit  prévenue ,  il  étoît 
naturel  que  fa  réponfe  précédât  auiU 
la  votre;  Ôc  d'ailleurs  je  ne  vous  difii- 
inulerai  pas  qu'il  avoit  parlé  de  plus 
près  à  mon  cœur  que  ne  font  des  com- 
pJimens  &  des  \Qrs, 

Je  voudrois ,  Madame ,  pouvoir  ré- 
pondre à  l'honneur  que  vous  me  faites 
de  me  demander  un  exemplaire  de  la. 
Julie  5  mais  tant  de  gens  vous  ont  en- 
core ici  prévenue,  que  les  exemplaires 
qui  m^avoient  été  envoyés  de  Hollande, 
par  mon  Libraire  ^  font  donnés  oudef- 
tinés ,  &  je  n'ai  nulle  efpece  de  rela- 
tion avec  ceux  qui  les  débitent  à  Paris. 
Il  faudroit  donc  en  acheter  un  pour 
vousTolfrir,  &  c'eft,  vu  l'état  de  ma  for^ 
tune ,  ce  que  vous  n'approuveriez  pas 
vous-même  :  de  plus,  je  ne  fais  point 
payer  les  louanges  ,  &  fi  je  faifois 
tant  que  de  payer  les  vôtres  ,  j'y 
voudrois  mettre  un  plus  haut  prix. 

Si  jam.ais  roccafion  Te  préfente  de 
profiter  de  votre  invitation,  j'irai, Ma- 
dame, avec  grand  pîaifir  vous  rendre 
vifite  &  prendre  du  café  chez  vous; 
mais  ce  ne  fera  pas,  s'il  vous  plaît, 
danç  la  taiTe  dorée  de  M.  de  Voltaire, 


A  M.  M  ^  *  ^.  2(5p 

car  je  ne  bois  point  dans  la  coupe  d© 
cet  homme-là. 

Agréez,  Madame,  que  je  vous  réi- 
tère mes  très-humbîes  remerciement 
&  les  afTuranees  de  mon  reipecl. 

LETTRE 

A    M.  M^^^ 

Montmorencij  Mars  1761. 


I 


L  faudroit  être  le  dernier  des  hom- 
mes pour  ne  pas  s'intéreiïer  à  rinfor- 
tunée  Louifon,  La  pitié,  la  bienveil- 
lance que  fon  honnête  hiilorien  m'inf- 
pire  pour  elle  ,  ne  me  laifîè  pas  douter 
que  fon  zèle  à  lui-même  ne  puiÏÏe  être 
aufîi  pur  que  le  mien;  cela  fuppofé, 
il  doit  compter  fur  toute  refrime  d'un 
homme  qui  ne  la  prodigue  paSi  Grâ- 
ces au  Ciel^  il  Te  trouve  dans  un  rang 
plus  élevé,  des  cœurs  aulTi  fenfibles, 
&  qui  ont  à  la  fois  le  pouvoir  de  la 
Volonté  de  protéeer  la  maîheureufe  , 
mais  eftimable  vidime  de  finfamie  d*un 
brutal.   M,  le   Maréchal    de  Luxem- 

Mj 


^rjo  L  E  T  T  K  E  5  6»r.  \ 

bourg  &  Madame  la  Maréchale  à  qui 
j'ai  communiqué  votre  lettre  ,  oat  \ 
été  émus  ainfî  que  moi  à  fa  leélure;  j 
ils  font  difpofés,  Monfieur,  à  vous  en-  ■ 
tendre  &  à  confulter  avec  vous  ce  qu'on  \ 
peut  &  ce  qu'il  convient  de  faire  pour  , 
tirer  la  jeune  perfonne  de  la  détrelle  i 
où  elle  eiL.  Ils  retournent  à  Paris  après  j 
Pâques.  Allez,  Monfieurj  voir  ccsdi-  i 
gnes  &  refpeclables  Seigneurs;  parlez-  | 
l3ur  avec  cette  fimolicité  touchimce  qu'ils  I 
aiment  dans  votre  lettre;  fovez  avec  \ 
eux  fincere  en  tout,  &  croyez  que  leurs  l 
coeurs  bienfalfans  s'ouvriront  à  la  can-  \ 
deur  du  vôtre  :  Louifon  fera  protégée  ,  ' 
fi  elle  mérite  de  l'être  ;  &  vous.  Mon-  ! 
fieur,  vous  ferez  eftimé  comme  le  mé-  - 
rite  votre  bonne  action.  Que  (i  dans  • 
cette  attente,  quoiqu'affez  courte,  la  ] 
fituation  de  la  jeune  perfonne  étoit  trop  j 
dure  5  vous  devez  favoir  que  quant  à  \ 
préfent  je  puis  payer,  rnodiquement  à  i 
la  vérité,  le  tribut  dû  par  quiconque  \ 
a  fon  néceiïaire  ,aux  indigens  honnêtes  - 
qui  ne  l'ont  pas.  | 


271 


LETTRE 

A    M.    VER  N  E 


S. 


Montmorenci  )  z^  Juin  i/ôr. 


J 


É  T  o  I S  prefque  à  rextrémité ,  cher 
Concitoyen,  quand  j'ai  reçu  votre  let- 
tre ,  &  maintenant  que  j'y  réponds,  je 
fiiis  dans  un  état  de  fouffrances  conti- 
nuelles qui,  félon  toute  apparence,  ne 
me  quitteront  qu'avec  la  vie.  Ma  plus 
grande    confolation  dans  l'état   oii  je 
fuis   eft  de  recevoir  des  témoignages 
d'intérêt  de  mes  compatriotes,  &  fur- 
tout   de  vous,  cher    Vernes ,  que  j'ai 
toujours  aimé  6c  que  j'aimerai  toujours. 
Le  cœur  me  rit,  &  il  me  f:mble  que 
je  me  ranime  au  projet  d'aller  partager 
avec    vous   cette    retraite  charmante , 
qui  me  tente   encore  plus  par  ion  ha- 
bitant que  par  elîe-m.êm.e.  Oh  ,  fi  Dieu 
raffermiiïoit   afTez  ma    fanté   pour   me 
mettre  en  état  d'entreprendre  ce  vova- 
ge ,  je  ne    mourrois   point    fans  vous 
embraiïer  eacore   une  fois  \ 

Je  n'ai  jamais  prétendu  jufl:iRer  les 


272  Lettre 

innombrables  défauts  de  la  Nouvelle  Ré- 
/oi/"^;  je  trouve  que  Ton  l'a  reçue  trop 
favorablement;  &  dans  les  jugemens 
du  public  3  j'ai  bien  moins  à  me  plain- 
dre de  fa  rigueur  qu'à  me  louer  de  fon 
indulgence  ;  mais  vos  griefs  contre  Wol- 
mar  me  prouvent  que  j'ai  mal  rempli 
l'objet  du  livre  ,  ou  que  vous  ne  l'a- 
vez pas  bien  faifi.  Cet  objet  étoit  de 
rapprocher  les  partis  oppofés,  par  une 
eftime  réciproque  ;  d'apprendre  aux  Fliu 
lofophes  5  qu'on  peut  croire  en  Dieu  fans 
être  liypocrite  ,  &  aux  croyans ,  qu'on 
peut  être  incrédule  fans  être  un  co- 
quin. Julie  ,  dévote ,  efl:  une  leçon  pour 
les  Philofophes,  &  Wohnar ^'àûiéQ^  en 
eft  une  pour  les  intoîérans.  Voilà  le 
vrai  but  du  livre.  C'eil:  à  vous  de  voir 
fî  je  m'en  fuis  écarté.  Vous  me  repro- 
chez de  n'avoir  pas  fait  changer  de  fyf- 
téme  à  T^^o/z/z^r^fur  la  fin  du  Roman\ 
mais ,  mon  cher  Vernes ,  vous  n'avez 
pas  lu  cette  fin  ;  car  fa  converfion  y  eft 
indiquée  avec  une  clarté  qui  ne  pou- 
voit  fouffrir  un  plus  grand  développe- 
ment, fans  vouloir  faire  une  capuci- 
nade. 

Adieu,  cher  Vernes;  je  faifis  un  in- 
tervalle   de   mieux  pour  vous  écrira> 


A     M.    V  E  R  N  H  s.  :^J 

Je  vous  prie  d'informer  de  ce  mieux 
ceux  de  vos  amis  qui  penfent  à  moi  , 
Se  entr'autres,  Mefïieurs  Mouitou  6c 
Rouf^an  5  que  j'embraffe  de  tout  mon 
cœur  ainfi  que  vous, 

LETTRE 

A     M.     H   U    B    E   R. 

Montmorenci ,  le  2;^  Décembre  1761»- 


j 


'ÉT01S5  Monfieur  5  dans  un  accès  du' 
plus  cruel  des  maux  du  corps,  quand 
je  reçus  votre  lettre  &  vos  Idylles; 
après  avoir  lu  la  lettre  y  j'ouvris  ma- 
chinalement le  livre,  comptant  le  re- 
fermer auflî-tôt;  mais  je  ne  le  refer- 
mai qu'après  avoir  tout  lu  ,  &  je  le 
mis  à  côté  de  moi  pour  le  relire  en- 
core. Voilà  l'e^ade  vérité.  Je  fens  que' 
Votre  ami  Gefner  efl;  un  homme  félon 
mon  ccsur,  d'©ù  vous  pouvez  juger  d& 
fon  tradudleui' &  de  fon  ami  par  lequel 
leul  il  m'eft  connu.  Je  vous  fais  en  par-- 
ticulier  un  gré  infini  d'avoir  ofé  dépouil- 
ler notre  langue  de  ce  fot  B6  précieux- 
j,argon,  q}\\  ote  touts^  vérité  aux  ims'*^ 


274  Lettre  ! 

gQS,  &  toute  vie  aux  fentimens.  Ceux  i 
qui  veulent  embellir  &  parer  la  nature  ,  ^ 
font  des  gens  faiîs  ame  &  fans  goût,  ; 
qui  n'ont  jamais  connu  Tes  beautés.  Il  i 
y  a  fix  ans  que  je  coule  dans  ma  re-  i 
traite  3  une  vie  aiTez  femblable  à  celle  l 
de  Ménalque  &  d'Amyntas  ,  au  bien  \ 
près  que  j'aime  comme  eux  ,  mais  que  , 
je  ne  fais  pas  faire;  &  je  puis  vous  pro-  i 
tefter ,  Monde ur ,  que  j'ai  plus  vécu  du-  \ 
rant  c-es  fix  ans,  que  je  n'avois  tait  dans  ! 
tout  le  cours  de  ma  vie.  Maintenant  i 
vous  me  faites  defirer  de  revoir  encore 
un  printems,  pour  faire  avec  vos  char-  ■ 
mans  pafteurs  de  nouvelles  prom.ena-  ' 
des,  pour  partager  avec  eux  ma  foli-  ] 
tude  ,  &  pour  revoir  avec  eax  des  afy-  i 
les  champêtres  qui  ne  font  pas  inférieurs  ' 
à  ceux  que  M.  Gefner  &  vous  avez  fî  « 
bien  décrits.  Saluez-le  de  ma  part ,  je  ■ 
vous  fupplie,  &  recevez  auili  mes  re*  \ 
merciemens  &  m.es  falutations. 

Voulez -vous  bien,  Monfieur,  quand  ; 
vous  écrirez  à  Zurich,  faire  dire  m.ille  ] 
chofcs  pour  moi  à  M.  Uûerl?  j'ai  reçu  > 
de  fa  part  une  lettre  que  je  ne  ma  ] 
lafTe  point  de  relire  ,  èc  qui  contient  ; 
dQS  relations  d'un  payfan  plus  fage  ^  ^ 
plus  vertueux,  plusfenfé  q.ue  tous  les  . 


A    M.    H  U  B  E  R.  27;* 

Phîlofopb.es  de  Tanlvers-,  je  fuis  fâché 
qu'il  ne  me  marque  pas  le  nom  de  cet 
homme  refpeclable.  Je  loi  voulois  ré- 
pondre un  peu  au  long,  m.ais  mon  dé- 
plorable état  m'en  a  empêché  jufqu'Ici, 

LETT  R E 

A    MESSIEURS 

De  la  Sociécè  Economique  de  Berne, 

Montmorenci ,  le  29  Avril  17^2, 

Vous  ttts  moins  inconnus,  Mef- 
(leurs  ,  que  vous  ne  penfez,  &  il  ïi-^Jit 
que  votre  Société  ne  manque  pas  de 
célébrité  dans  le  monde,  puilque  le 
bruit  en  eft  parvenu  dans  cet  afyle  à 
un  homme  qui  n'a  plus  aucune  com- 
merce avec  \cs  gens  de  Lettres.  Vous 
vous  montrez  par  un  coté  \\  intéref- 
fant  que  votre  projet  ne  peut  man- 
quer d'exciter  le  public  ,  &  fur-tout 
les  honnêtes  gens,  à  vouloir  vous  con- 
noître  ;  &  pourquoi  voulez-vous  dé- 
rober aux  hommes  le  fpe-flacle  (î  tou- 
chant &:  (1  rare  dans  notre  fiecle  ,  de 
vrais  citoyens   aimant  leurs  frères  Se 

M  6 


27<^    Lettkë  a  la  SociÉxé  ^ 

leurs  femblables,  ôc  s'occupant  Imcè-  ; 

rement  du  bonheur  de  la  patrie  ôc  du  ^ 

genre  humain?  • 

Quelque  beau    cependant   que  foît  ; 

votre  plan,  &  quelque  talent  que  vous  i 

ayez  pour  Texécuter,  ne  vous  flattez  ' 

pas  d'un  fuccès  qui  réponde  entière-  \ 

ment  à  vos  vues.  Les  préjugés  qui  ne  | 

tiennent  qu'à  Terreur  fe   peuvent  dé-  ■ 

truire  ,  mais  ceux  qui  font  fondés  fur  \ 

nos  vices  ne  tomberont  qu'avec  eux  ;  j 

vous  voulez  commencer  par  appren-  | 

dre  aux  hommes  la  vérité  pour  les  ren-  | 

dre  fages,  &  tout  au  contraire,  il  fau*  ' 
droit  d'abord  les  rendre  fages  pour  leur 

fair  aimer  la  vérité.  La  vérité  n'a  pref'  i 
que  jamais  rien  fait  dans  le  monde,  parce 

que  les  hommes  fe  conduifent  toujours  ^ 

plus  par  leurs  paiîions  que  par  leurs  | 

lumières,  &  qu'ils  font  le  mal  approu-  j 

vant  le  bien.  Le  fiecle  où  nous  vivons-  ' 

e/1:  à^s  plus   éclairés  ,  même  en  mo-  j 

raie;  eft-il  des  meilleurs  ?.  Les  livres  ne  ! 

font  bons  à  rien  ,   j'en  dis  autant  des'  ; 

académies  &  des  fociétés   littéraires  ;  i 

on  ne  donne  jamais  à  ce    qui   en  fort  ,, 

d'utile  ,    qu'une    approbation    fiérile  ;.  ' 

fans   cela  la  nation  qui  a  produit  leS'  ■ 

Fgnelons ,  les  Moniefquieux  ,,  les  Mi*  ' 


ÉcONOMtQUE    DE    BeKNE.       2'fJ' 

rabeaux ,  ne  feroit-elle  pas  la  mieux 
conduite  &  la  plus  heureufe  de  la  ter- 
re ?  En  vaut-elle  mieux  depuis  les  écrits- 
de  ces  grands  homnies,  bc  un  feui  abus- 
a-t-ii  été  redrelTé  fur  leurs  maximes? 
Ne  vous  flattez  pas  de  faire  plus  qu'ils- 
n'ont  fait.  Non ,  Meilleurs ,  vous  pour- 
rez inftruire  les  peuples,  mais  vous  ne 
les  rendrez  ni  meilleurs  ni  plus  heu- 
reux. C'ell:  une  des  chofes  qui  m'ont 
le  plus  découragé  ,  durant  ma  courte 
carrière  littéraire ,  de  lentir  que ,  même 
me  fuppofant  tous  les  taler.s  dont  j'a- 
vois  befoin,  i'attaquerois  fans  fruit  des 
erreurs  funefles,  &  que  quand  je  les 
pourrois  vaincre  les  chofes  n'en  iroient 
pas  mieux.  J'ai  quelquefois  chaimé 
mes  maux  en  fatisfaifant  mon  cœur  ^ 
mais  fans  m'en  impofer  fur  l'effet  de 
mes  foins.  Plufieurs  m/ont  lu  ,  quel- 
ques-uns m'ont  approuvé  même  ,  &- 
comme  je  l'avois  prévu  ,  tous  font  ref- 
tés  ce  qu'ils  étoient  auparavant.  Pvlef-^ 
fieurs  ,  vous  direz  mieux  6c  davantagCa. 
mais  vous  n'aurez  pas  un  meilleur  fuc- 
cès;  &  au  lieu  du  bien  public  que  vous^* 
cherchez  ,  vous  ne  trouverez  que  lai 
gloire  que  vous  fembîez  craindre. 
<2.uoi  (^u'il  en  foir^  je  ne  puis  c^uèr- 


'o.j^     Lettre  a  la  SociÉTé 

tre  feniible  à  l'honneur  que  vous  me 
faites  de  m'afTocier  en  quelque  forte  , 
par  votre  correfpondance,  à  de  fi  no- 
bles travaux.  Mais  en  me  la  propo- 
fant,  vous  ignoriez  fans  doute,  que 
vous  vous  adrelliez  à  un  pauvre  ma- 
lade qui,  après  avoir  eflayé  dix  ans 
du  trifte  métier  d'auteur,  pour  lequel 
il  n^étoit  point  fait,  y  renonce  dans 
la  joie  de  fon  cœur,  &  après  avoir  eu 
rhonrreur  d'entrer  en  lice  avec  refped:, 
mais  en  homme  libre,  contre  une  tête 
couronnée ,  ofe  dire  en  quittant  la 
plume,  pour  ne  la  jamais  reprendre, 

Vicîor  ccJlUS  arUrnque  repono* 

Mais  fans  afpîrer  aux  prix  donnés- 
par  votre  munificence ,  j'en  trouverai 
toujoiirs  un  très- grand  dans  rhonneutr 
de  votre  eflimc,  &  (i  vous  me  jugez 
digne  dé  votre  correfpondance,  je  ne 
refufe  point  de  l'entretenir ,  autant  que 
mon  état,  ma  retraite,  &  mes  lumiè- 
res pourront  le  permettre;  &  pour  com- 
mencer par  ce  que  vous  exigez  de 
moi,  je  vous  dirai  que  votre  plan  , 
quoique  très-bien  fait,  me  paroît  gé- 
néxalifer    un  peu  trop   ks  idées,  & 


EcoNOMK^UE  DE  Berne.     27^ 

tourner  trop  vers  la  métaphyfique  , 
des  recherches  qui  deviendroient  plus 
utiles,  félon  vos  vues ,  ii  elles  avoient 
des  applications  pratiques  locales  6c 
particulières.  Quanta  vos  queftions, 
elles  font  très-belles  ,  la  troilieme  {ay 
fur-tout  me  plaît  beaucoup;  c'ell  celle 
qui  me  tenteroit  fi  j'avois  à  écrire.  Vos 
vues  en  la  propofant  font  allez  claires, 
6j  il  faudra  que  celui  qui  la  traitera, 
foit  bien  mal  adroit  s'il  ne  les  remplit 
pas.  Dans  la  première  où  vous  deman- 
dez quels  font  Us  moyens  de  tirer  un 
peuple  de  la  corruption  ?  Outre  que  ce 
mot  de  corruption  me  paroît  un  peu 
vague  5  &  rendre  la  queftion  prefque 
indéterminée,  il  Faudroit  commencer, 
peut-être ,  par  demander  s'il  eft  de- 
tels  moyens  :  car  c'eft  de  quai  Torr 
peut  tout  au  m^oins  douter.  En  com- 
penfation  vous  pourriez  ôter  ce  que 
ajoutez  à  la  fin,  &  qui  n'eft  qu'une 
répétition  de  laquedion  mémie  ,  ou  ea 
fait  une  autre  tout  à  fait  à  part  (3)* 

(  a  )  Quel  peuple  a  jamais  été  le  pîus  heureux  ? 
(h)  Voici  la  fuite  de  ce:te  quefiion-  Et  quel  ejl  le 
flan  le  p/uj  parfai:  qu'un  Lépjlaceiu  ^uijfe  fuivri  i 


"^î'o    Lettré  a  la  SociéTÉ' 

Si  j'avois  à  traiter  vôtre  féconde" 
queftion  {a),  je  ne  puis  vous  difîl- 
muler  que  je  me  déclarerois  avec  Pla- 
ton pour  l'affirmative,  ce  qui  iurement 
n'étoit  pas  votre  intention  en  la  pro- 
pofant.  Faites  comme  T  Académie  Fran- 
çoise qui  prefcrit  le  parti  que  Ton  doit 
prendre,  &  qui  fe  garde  bien  de  mettre- 
en  problème  les  queftions  fur  lefquelles' 
elle  a  peur  qu'on  ne  dife  la  vérité. 

La  quatrième  (l>)  eft  la  plus  utile,* 
à  caufe  de  cette  application  locale  dont 
j-ai  parlé  ci-devant;  elle  offre  de  gran- 
des vues  à  remplir.  Mais  il  n'y  a  qu'un 
Suiile   ou    quelqu'un    qui   connoiiïe  à- 
fond  la  conftitution  phyfique,  politi- 
que &  morale  du  Corps  Helvétique,^ 
qui  puiffe  la  traiter  avec  fuccès.  Il  fau- 
droit  voir  (oi-méme  pour    ofer  dire  : 
O  utinam  !  Hélas  !  c'eft  augmenter  fes 
regrets  de  renouveîler  des  vœux  for- 
més   tant  de  fois  &  devenus  inutileso- 


{a.)  Eft-il  des  préjugés  refpeftables  qu'un  bon  ci-' 
îôyen  doive  fe  faire  un  fcrupule  de  combattre  publi* 
^uement? 

(  ]}  )  Par  quels  moyens  pourrbit-on  refTerrer  les  liai-" 
fons  &:  l'amitié  entre  les  Citoyens  de  divevfes  Répui 
bli<jiics ,  ^ru  compofem  la  confédération  HeJvétic^wc-?- 


Économique  de  Berne.    281 

Bonjour  5  Monfieur  ,  je  vous  falue  , 
vous  de  vos  dignes  collègues  5  de  tout 
iTiOn  cœur  &:  avec  le  plus  vrai  refpeél, 

LETTRE 

A   M.    M^^\ 

Montmorenci  ,  le  7  Juin  17^2,- 

Je  me  garderois  de  vous  inquiéter, 
cher  M**"^.  fi  je  croyois  que  vous  fuf- 
fîez  tranquille  fur  mon  compte  ;  mais 
la  fermentation  eft  trop  forte  pour  que 
le  bruit  n'en  foit  pas  arrivé  jufqu'à  vous, 
&  je  juge  5  par  les  lettres  que  je  reçois 
dts  provinces ,  que  les  gens  qui  m'ai- 
ment ,  y  font  encore  plus  alarmés  pour 
moi  qu'à  Paris.  Mon  livre  a  paru  dans 
des  circonftances  malheureufes.  Le 
Parlement  de  Paris,  pour  jufliner  Ton 
zèle  contre  les  Jéfuites  .  veut,  dit-on  , 
perfécuter  aulU  ceux  qui  ne  penfent 
pas  comme  eux  ,  &  le  feul  homme  en 
France  qui  croye  en  Dieu,  doit  être 
la  vidime  des  défenfeurs  du  Chriftia- 
nifme.  Depuis  plufieurs  jours  ,  tous 
mes  amis  s'efforcent  à  l'envide  m'eC- 


282  Lettre 

frayer  ;  on  m'offre  par-tout  des  retrai- 
tes; mais  comme  on  ne  me  donne  pas 
pour  les  accepter  dos  raifons  bonnes 
pour  moi 5  je  demeure;  car  votre  ami 
Jean- Jacques  n'a  point  appris  à  fe  ca- 
cher. Je  penfe  aufli  qu'on  grolUt  le 
mal  à  mes  yeux  pour  tâcher  de  m'é- 
branler  ;  car  je  ne  faurois  concevoir 
à  quel  titre  ,  moi  citoyen  de  Genève, 
je  puis  devoir  compte  au  Parlement 
de  Paris  d'un  livre  que  j'ai  fait  impri- 
mer en  Hollande  avec  privilège  des 
Etcirs  Généraux,  Le  feul  moyen  de 
défenfe  que  j'entends  employer  ,  H  l'on 
m'interroge ,  eft  la  récufation  de  mes 
Juges;  mais  ce  moyen  ne  les  conten- 
tera pas;  car  je  vois  que,  tout  plein 
de  fon  pouvoir  fupréme  ,  le  Parlement 
a  peu  d'idée  du  droit  des  gens  ,  &  ne 
le  reTpeclera  guères  dans  une  petit  par- 
ticulier comme  moi.  Il  y  a  dans  tous 
les  Corps  des  intérêts  auxquels  la  juf- 
tice  efl  toujours  fubordonnée  ,  de  il  n'y 
a-  pas  plus  d'inconvénient  à  brûler  un 
innocent  au  Parlement  de  Paris ,  qu'à 
en  rouer  un  autre  au  Parlement  de 
Touloufe.  Il  ed  vrai  qu'en  général  les 
Magiftrats  du  premier  de  ces  Corps 
aiment  la  juftice,  de  font  toujours  équi- 


A  M.  M>'^^  283 

tables  &  modérés  quand  un  afcendanî 
trop  fort  ne  s'y  oppofe  pas-,  mais  fî 
cet  afcendant  agit  dans  cette  affaire , 
commie  il  eft  probable  ,  ils  n'y  réfif- 
teront  point.  Tels  lont  les  hommes  , 
cher  M^^"*" ,  telle  eft  cette  fociété  fi 
vantée  ;  la  juftice  parle  ,  de  les  paf- 
fions  agilîent.  D'ailleurs ,  quoique  je 
n'euiTe  qu'à  déclarer  ouvertement  la 
vérité  ÛQS  faits  ,  ou  ,  au  contraire  ,  à 
ufer  de  quelque  menfonge  pour  me  ti- 
rer d'affaire  ,  même  malgré  eux;  bien 
réfolu  de  ne  rien  dire  que  de  vrai,  de 
de  ne  compromettre  perfonne ,  tou- 
jours gêné  dans  m.es  réponfes,  je  leur 
donnerai  le  plus  beau  jeu  du  monde 
pour  me  perdre  à  leur  plaiiîr. 

Mais  3  cher  M'^"*'^,  fi  la  devife  que 
j'ai  prife  n'eft  pas  un  pur  bavardage, 
c'eft  ici  l'occafion  de  m'en  m.ontrer 
digne  ;  Se  à  quoi  puis-je  employer 
mieux  le  peu  de  vie  qui  me  refre  ? 
De  quelque  manière  que  me  traitent 
les  hommes,  que  me  teront-ils  que  la 
nature  &  mes  maux  ne  m'euflent  bien- 
tôt fait  fans  eux?  lis  pourront  m'oter 
une  vie  que  mon  état  me  rend  à  char- 
ge, m.ais  ils  ne  m'ôteront  pas  ma  li- 
berté;  je  la  conferverai,  quoi  qu'ils 


^84  L  E  T  T  K  s 

faiïent ,  dans  leurs  liens  Se  dans  leur^ 
murs.  Ma  carrière  eft  finie ,  il  ne  me 
refte  plus  qu'à  la  couronner.  J'ai  rendu 
gloire  à  Dieu,  j'ai  parlé  pour  le  bien 
des  hommes;  6  ami  !  pour  une  fi 
grande  caufe  jui  toi  ni  mioi  ne  refufe- 
rons  jamais  de  foultrir.  C'eft  aujour- 
d'hui que  le  Parlement  rentre  ;  j'attends 
en  paix  ee  qu'il  lui  plaira  d'ordonner  : 
de  moi. 

Adieu,  cher  M'^^'^'jje  vous  em-  [ 
braiïe  tendrement;  fitôt  que  mon  fort  ; 
fera  décidé,  je  vous  en  inftruirai,  fi  ; 
je  refle  libre.  Sinon  vous  l'apprendrez  i 
par  la  voix  publiquer 

LETTRE    AU    M  Ê  M  E J 

Yvirdim,  le  l^  Juin  1^62, 

V  ou  s  aviez  mieux  juge   que    moi  - 

cher  M  ^  '**■*'  ;  l'événement  a  juftifié  vo--  1 

tre  prévoyance  ,  &  votre  amitié  voyoit  \ 

plus  clair  que   moi  fur  mes  dangers,  ; 

Après  la  réfolution  où  vous  m'avez  vu  i 
dans  ma  précédente  lettre  ,  vous  ferez 

furpris  de  me  fa  voir  maintenant  à  Yver-  I 


%  M.  M**^        2^f 

<3un;  maïs  je  puis  vous  dire  que  ce 
neû  pas  fans  peine  &  fans  des  confî- 
dérations  très-graves  ,  que  j'ai  pu  me 
déterminer  à  un  parti  (i  peu  de  mon 
goût.  J'ai  attendu  jufqu'au  dernier  mo- 
ment fans  me  laiffer  effrayer,  de  ce  ne 
fut  qu'un  Courier  venu  dans  la  nuit 
du  8  au  p  de  ?vî.  le  Prince  de  Conti 
à  Madame  de  Luxembourg  qui  apporta 
les  détails  fur  lefquels  je  pris  fur  le 
champ  mon  parti.  Il  ne  s'agiiïbit  plus 
de  moi  feul,  qui  furement  n'ai  jamais 
approuvé  le  tour  qu'on  a  pris  dans  cette 
affaire,  mais  des  perlonnes  qui,  pour 
l'amour  de  moi ,  s'y  trouvoient  inté- 
reffées  ,  &,  qu'une  fois  arrêté,  mon 
filence  même,  ne  voulant  pas  mentir, 
eût  compromifes.  Il  a  donc  fallu  fuir, 
cher  M*^"^,  &  m'expofer,  dans  une 
retraite  aflez  difficile,  à  toutes  les  tran- 
fes  des  fcélérats,  laiffant  le  Parlement 
dans  la  joie  de  mon  évafîon  ,  &  très- 
réfolu  de  luivre  la  contumace  aulîî 
loin  qu'elle  peut  aller.  Ce  n'ed:  pas , 
croyez-moi  ,  que  ce  Corps  me  haïffe 
&  ne  fente  fort  bien  fon  iniquité.  Mais 
voulant  fermer  la  bouche  aux  dévots 
£n  pourfuivant  les  Jéfuites,  il  m'eût, 
fans  égard  pour  mon  trifte  état,  fait 


285  Lettre 

fbuffrir  les  plus  cruelles  tortures  ;  îî 
m'eût  fait  brûler  vif  avec  aufii  peu  de 
plaifîr  que  de  juitice,  &  fimplement 
parce  que  cela  l'arrangeoit.  Quoi  qu'il 
en  Toit 5  je  vous  jure,  cher  M^^  ^  ,  de- 
vant ce  Dieu  qui  lit  dans  mon  coeur, 
que  je  n'ai  rien  fait  en  tout  ceci  con- 
tre les  loix  ;  que  non  feulement  j'étois 
parfaitement  en  règle ,  mais  que  j'en 
avois  les  preuves  les  plus  authentiques  ; 
&  qu'avant  de  partir,  je  me  fuis  dé- 
fait volontairement  de  ces  preuves 
pour  la  tranquillité  d'autrui. 

Je  fuis  arrivé  ici  hier  matin.  Se  je 
vais  errer  dans  ces  montagnes  jufqu'à 
ce  que  j'y  trouve  un  afyle  aiïez  fau-» 
vage  pour  y  pafTer  en  paix  le  refte  de 
mes  mi(érables  jours.  Un  autre  me  de- 
manderoit  peut-être  pourquoi  je  ne  me 
retire  pas  à  Genève  ;  mais ,  ou  je  con- 
nois  mal  mon  ami  M*^^,  ou  il  ne  me 
fera  furement  pas  cette  queftion;  il 
fentira  que  ce  n'eft  point  dans  la  pa- 
trie qu'un  malheureux  profcrit  doit  fe 
réfugier;  qu'il  n'y  doit  porter  fon  igno- 
minie ,  ni  lui  faire  partager  (qs  affronts. 
Que  ne  puis-je  àh^  cet  inftant  y  faire 
oublier  ma  mémoire  !  N'y  donnez  mon 
adreiïe  à  perfonnei  ^l'y  parlez  plus  de 


A   M.  M**\  287 

mol;  ne  m'y  nommez  plus.  Que  mon 
nom  lo'it  eflacé  de  deiius  la  terre.  Ah 
?vl*^"*'!  h  providence  s'efl:  trompée; 
pourquoi  m'a- 1- elle  fait  naître  parmi 
les  hom.mes,  en  me  faifant  d'une  autre 
efpece  qu'eux? 

LETTRE  AU  MÊME. 

Yverdun  ,  le  22  Juin  l']62» 

V^E  que  vous  me  marquez  ,  cherM*^'*', 
Cil:  à  peine  croyable.  Quoi  1  décrété 
fans  ctre  oui  !Et  oùeftle  délit? où  font 
les  preuves?  Genevois,  fi  telle  eft  vo- 
tre liberté ,  je  la  trouve  peu  regretta- 
ble. Cité  à  comparoître,  j'étois  obligé 
d'obéir  ;  au  lieu  qu'un  décret  de  prife 
de  corps  ne  m'ordonnant  rien  ,  je  puis 
demeurer  tranquille.  Ce  n'eft  pas  que 
je  ne  veuille  purger  le  décret ,  &  me 
rendre  dans  les  prifons  en  tem.s  &  lieu  , 
curieux  d'entendre  ce  qu'on  peut  avoir 
à  me  dire  ,  car  j'avoue  que  je  ne  l'ima- 
gine pas.  Quant' à  préfent ,  je  penfe 
qu'il  eft  à  propos  de  laiiler  au  Confeil 
le  tems  de  revenir  fur  lui-même.^  &de 
mieux  voir  ce  quil  a  fait.  D'ailleurs, 


2$2  L  E  T   T  R  S 

il  ferolt  à  craindre  que  dans  ce  moment 
de  chaleur  5  quelques  citoyens  ne  vif- 
fentpas  fans  murmure  le  traitement  qui 
în'eft  deftiné  ,  &  cela  pourroit  ranimer 
des  aigreurs  qui  doivent  refter  à  jamais 
éteintes.  Mon  intention  n'efi:  pas  de 
jouer  un  rôle ,  mais  de  remplir  mon 
devoir. 

Je  ne  puis  vous  difïimuler,  cher 
M^^^^  que  quelque  pénétré  que  je  fois 
<ie  votre  conduite  dans  cette  affaire  , 
je  ne  faurois  l'approuver.  Le  zèle  que 
vous  marquez  ouvertement  pour  mes 
intérêts,  ne  me  fait  aucun  bien  préfent, 
&  me  nuit  beaucoup  pour  l'avenir  en 
vous  nuifant  à  vous-même.  Vous  vous 
otez  un  crédit  que  vous  auriez  employé 
très-utilement  pour  moi  dans  un  tems 
plus  heureux.  Apprenez  à  louvoyer, 
mon  jeune  ami,  &  ne  heurtez  jamais 
de  front  les  paillons  des  hommes,  quand 
vous  voulez  les  ramener  à  la  raifon. 
L'envie  &  la  haine  font  maintenant  con- 
tre moi  à  leur  comble.  Elles  diminue- 
ront quand  ayant  depuis  long-tems  cefTé 
d'écrire,  je  commencerai  d'être  oublié 
du  public  &  qu'on  ne  craindra  plus  de 
moi  la  vérité.  Alors,  fi  je  fuis  encore, 
vous  me  fervirez  ôc  l'on  vous  écoutera. 

Maintenant 


A    M.     M^*\  2^$ 

Maintenant  taifez-vous;  refpeâiez  la 
décHîon  des  Magiftrats  ôc  l'opinion  pu- 
blique; ne  m'abandonnez  pas  ouverte- 
ment ,  ce  feroit  une  lâcheté  ;  mais  par- 
lez peu  de  moi,  n'affectez  point  de  me 
défendre,  écrivez- moi  rarement,  ôc 
fur-tout  gardez- vous  de  me  venir  voir  : 
je  vous  le  défends  avec  toute  l'auto- 
rité de  l'amitié  :  enfin  fi  vous  voulez 
me  fervir,  fervez-moi  à  ma  mode  ;  je 
fais  mieux  que  vous  ce  qui  me  convient. 
J'ai  fait  afiez  bien  mon  voyage  , 
mieux  que  je  n'euffe  o(é  Tefpérer.  Mais 
ce  dernier  coup  m'eft  trop  fenfible  pour 
ne  pas  prendre  un  peu  fur  ma  (anté, 
Depuisquelques  jours,  je  uns  des  dou- 
leurs qui  m'annoncent  peut  erre  une 
rechute.  Cefi:  grand  dommage  de  ne 
pas  jouir  en  paix  d'une  retraite  fi  agréa- 
ble. Je  fuis  ici  chez  un  ancien  &  digne 
Patron  &  bienfaiteur  (a),  dont  l'hono- 
rable &  nombreufe  famille  m'accable  à 
fon  exemple  d'amitiés  &  de  careffes» 
Mon  bon  ami,  que  j'aime  à  être  bien 
voulu  &  carefTé!  il  me  femb'e  que  je 
ne  fuis  plus  malheureux  quand  on  m'ai- 

(  d  )   M.  D.  Roguin. 

Œuv.  PoJik.Tom.YI.  N 


2po  Lettre 

me  :  la  bienveillance  efl:  douce  à  mon 
coeur,  elle  me  dédommage  de  tout. 
Cher  M^'*'^,  un  tems  viendra  peut-être 
que  je  pourrai  vous  preiTer  contre  mon 
fein  5  ôc  cetefpoir  méfait  encore  aimer 
la  vie. 

LETTRE 

A  iM.  DE  GINGINS  DE  AÎOIRY. 

Yverdun  ,  le  2z  Juin  1762. 
M  0  N  S  I  E  U  R  y 

Vous  verrez  par  la  lettre  ci-jointe 
que  je  viens  d'être  décrété  à  Genève 
de  prife  de  corps.  Celle  que  j'aiThon- 
ueur  de  vous  écrire  n'a  point  pour  ob- 
jet ma  fureté  perfonneile;  au  contraire, 
je  fais  que  mon  devoir  efl:  de  me  ren- 
dre dans. les  prifons  de  Genève  ,  puif- 
qu'on  m'ya  V^gé  coupable  ,  &  c'eft  cer- 
tainement ce  que  je  ferai,  fitôt  que  je 
ferai  afiuré  que  m.aprélence  ne  caufera 
aucun  trouble  dans  ma  patrie.  Je  fais 
d'ailleurs  que  j'ai  le  bonheur  de  vivre 
fous  les  loix  d'un  Souverain  équitable 
êc  éclairé  qui  ne  fe  gouverne  point  par 


A  M.  DE  GiNGiNS  DE  MoiRY.    l^t 

les  idées  d'autrui  ,  qui  peut  &  qui  veut 
protéger  l'innocence  opprimée.  Mais, 
Monfieur,  il  ne  me  fuffit  pas  dans  mes 
malheurs  de  là  protedion  même  du  Sou- 
verain ,  fi  je  ne  fuis  encore  honoré  de 
fon  eftime  ,  &  s'il  ne  me  voit  de  bon 
ceil   chercher  un   afyle  dans  fes  Etats. 
Cefl  fur  ce  point,  Monfieur,  quej'ofe 
implorer  vos  bontés,  de  vous  fupplier 
de  vouloir  bien  faire  au  fouverain  Sé- 
nat un  rapport  de  mes  refpectueux  fen- 
timens.  Si  ma  démarche  a  le  malheur 
de  ne  pas  agréer  à  LL.  EE.  je  ne  veux 
point  abufer  d'une  protedion  qu'elles 
n'accorderoient  qu'au  malheureux,   & 
dont  rhomm€  ne  leur   paroîtroit  pas 
digne,  &je  fuis  prêt  à  fortir  de  leurs 
Etats  ,  même  fans  ordre  ;  mais  Ci  le  dé- 
fenfeur  delà  caufe  de  Dieu,  des  loix, 
de  la  vertu,  trouve  grâce  devantelles, 
alors, fuppofé  que  mon  devoirne  m'ap- 
pelle   point  à  Genève,  je   pafTerai  le 
refte  ^de  mes  jours   dans  la  confiance 
d'un  cœur  droit  &  fans  reproche  ,  fou- 
inis  aux  jufies   loix  du  plus  fage  dQS 
Souverains. 

N2 


2^2 

LETTRE 

A    M.    M  *  *  *. 

^   Yverdun ,  /e  24  /;/m  17^2, 

iJjNCOFvE  un  mot,  cher  M^'*'"*',  & 
nous  ne  nous  écrirons  plus  qu'au  befoin. 
Ne  cherchez  point  à  parler  de  moi; 
mais  dans  Toccafion  dites  ànosMagif- 
trats  que  je  les  refpederai  toujours, 
même  injuftes  ;  &  à  tous  nos  concitoyens 
que  je  les  aimerai  toujours,  même  in- 
grats. Je  fens  dans  mes  malheurs  que 
je  n'ai  point  l'ame  haineufe  ;  &  c'efl:  une 
coniolation  pour  moi  de  me  fentir  bon  , 
aufli  dans  l'adverfité.  Adieu ,  vertueux 
M'^^"*',!]  mon  cœureft  ainfi  pour  les  au- 
tres, vous  devez  comprendre  ce  qu'il 
eft  pour  vous. 


LETTRE 

A    MADAME 
CRAMER    DE   LON. 

î  Juillet  17  6î, 

jLya  long-tems  j  Madame,  que  rien 
ne  m'étonne  plus  de  la  part  des  hom- 
mes, pas  même  le  bien  quand  ils  en  iont, 
Heureufement  je  mets  tous  les  vingt- 
quatre  heures  un  jour  de  plus  à  cou- 
vert de  leurs  caprices  ;  il  faudra  bien- 
tôt qu'ils  fe  dépêchent,  s'ils  veulent  me 
rendre  la  vidime  de  leurs  jeux  d'enfans. 

LETTRE 

A  M.  DE  GINGINS  DE  MOIRY, 

Membre  du  Confeil  Souverain  de  la  Ri" 
publique  de  Berne ^  &  Seigneur  Bail-* 
lif  à  Yverdun. 

Moticrs.Ie  22  Juilîec  1752. 

J'usE,Monfieur,  de  lapermiiïion  que 
vous   m'avez  donnée,  de  rappeller  à 

N3 


2P4  Lettre 

votre  fouvenir  un  homme  dont  le  cœur 
plein  de  vous  &:  de  vos  bontés,  con- 
feryera   toujours,  chèrement  les  fenti- 
mens  que  vous  lui  avez  infpirés.  Tous 
mes  malheurs  me  viennent  d'avoir  trop 
bien  penfé  des  hommes.  Ils  me  font 
fentir  combien  je  m'étois  trompé.  J'à- 
vois  befoin,   Monfieur  ,  de  vous  con- 
noître  ,  vous   &:  le   petit  nombre    de 
ceux  qui  vousreiïemblent,  pour  ne  pas 
me  reprocher  une  erreur  qui  m'a  ccûté 
fi  cher.  Je  favois  qu'on  nepouvoit  dire 
"^  impunément  la  vérité  dans  ce  (lecle, 
ni  peut-être  dans  aucun  autre;  je  m'at- 
tendois  àfouffrirpour  la  caufedeDieu  ; 
mais  je  ne  m'attendois  pas,  je  l'avoue, 
aux  traitemens  inouis  que  je  viens  d'é- 
prouver.   De  tous  h  s  maux  de  la  vie 
humaine,  l'opprobre  &  les  afFrons  font 
les  feuls  auxquels  Thonnéte-homme  n'eft 
point  préparé.  Tant  de  barbarie  &  d'a- 
charnement m'ont  furpris  au  dépourvu. 
Calomnié  publiquement  par  des  hom- 
mes  établis  pour  venger  l'innocence  ; 
traité  comme  un  mialfaiteur  dans  mon 
propre  pays  que  j'ai  tâché  d'honorer  ; 
pourfuivi  ,  chaifé  c'afyle  en  afyle,  Ten- 
tant à  la  f^is  mes  propres  maux  &  la 
honte  de  ma  patrie  ^  j'avois  i'ame  émue 


A  M.  DE  GlNGlNS  DE  MOTRY.  Sp;* 

^'  troublée ,  j'étois  découragé  fans  vous. 
Homme  illuflre  &  refpeccable ,  vos  con- 
fblations  m*ont  fait  oublier  ma  mifere  , 
vos  difcours  ont  élevé  mon  cœur, 
votre  eftime  m'a  mis  en  état  d'en  de- 
meurer toujours  digne:  j'ai  plus  gagné 
par  votre  bienveillance  que  je  n'ai  per- 
du par  mes  malheurs.  Vous  melacon- 
ferverez  ,  Monfieur,  jerefpere  ,  m^-îlgré 
les  hurlemens  du  fanatifme  &  les  adroi- 
tes noirceurs  de  l'impiété.  Vous  êtes 
trop  vertueux  pour  me  haïr  d'avoir  ofé 
croire  en  Dieu,  &  trop  Tage  pour  me 
punir  d'ufer  de  la  raifon  qu'il  m'a  don- 
née. 

L  E  T  T  R  E 
A  MYLORD  maréchal; 

Juillet  1762, 


MyLOPvD, 

VJ  N  pauvre  Auteur  profcrit  de  Fran- 
ce ,  de  Ta  patrie,  du  canton  de  Berne, 

N4 


2^5  Lettre 

pour  avoir  dit  ce  qu'il  penfoit  être  utile 
&  bon  ,  vient  chercher   un  afyle  dans 
les  Etats  du  Roi.  ?tylord ,  ne  me  l'ac- 
cordez pas  fi   jeiuis  coupable,  car  je 
ne   demande  point  de  grâce  &  ne  crois 
point  en  avoir  befoin  :  mais  (i  je  ne  fuis 
qu'opprimé  5   il  efl  digne  de  vous  d;  de 
Sa  Majefté  de  ne  me  pas  refuferle  feu 
&  l'eau  qu'on  veut  m'oter  par  toute  la 
terre.  J'ai  cru  vous  devoir  déclarer  ma 
retraite  ,  &  mon  nom  trop  connu  par 
mes  malheurs  :  ordonnez  de  mon  fort, 
je  fuis  fournis  à  vos   ordres  ;  mais    fi 
vous  m'ordonnez  auiîi  de  partir  dans 
l'état  où  je  fuis  ,  obéir  m'eft  irapoiTible  , 
&  je  nefaurois  plus- où  fuir. 

Daignez,  Mylord,  agréer  les  afTa- 
jances  de  mon  profond  refped, 

LETTRE 

A  M.  M^^\ 

Moders ,  Jdlîcc  1761, 

J'ai  rempli  ma  miffion  ,  Monneur,  j'ai 
dit  tout  ce  que  j'avois  à  dire,  je  re- 
garde ma  carrière  comme  finie;  il  ne 


A  M.  Al  *  ^  \  2(p7 

me  relie  plus  qu'à  foLîfrrir&  mourir;  le 
lieu  où  cela  doit  fe  faire  eft  alfez  indif- 
férent. Il  importoit  peut-être  que  parmi 
tant  d'Auteurs  menteurs  de  lâches  ,  il 
en  exiflât  un  d'une  autre  efpece  ,  qui 
ofât  dire  aux  hommes  des  vérités  uti- 
les qui  feroient  leur  bonheur  s'ils  la- 
voient  les  écouter.  jMais  il  n'importoit 
pas  que  cet  homme  ne  fût  point  per* 
lécuté  ;  au  contraire  ,  on  m'accuferoit 
peut-être  d'avoir  calomnié  mon  fiecle  , 
fi  mon  hiftoire  même  n'en  difoit  plus 
que  mes  écrits  ;  &  je  fuis  prefque  obligé 
à  mes  contemporains  de  la  peine  qu'ils 
prennent  à  juftiher  mon  mépris  pour 
eux.  On  en  lira  mes  écrits  avec  plus 
de  confiance.  On  verra  même ,  &  j'en 
fuis  fâché,  que  j'ai  fouvent  trop  bien 
penfé  des  hommes.  Quand  je  fortis  de 
France  ,  je  voulus  honorer  de  ma  re- 
traite l'Etat  de  l'Europe  pour  lequel 
j'avois  le  plus  d'eftime  ,  &  j'eus  la  (im- 
plicite de  croire  être  remercié  de  ce 
choix.  Je  me  fuis  trompé;  n'en  parlons 
plus.  Vous  vous  imaginez  bien  que  je 
ne  fuis  pas,  après  cette  épreuve ^  tenté 
de  me  croire  ici  plus  folidement  éta- 
bli. Je  veux  rendre  encore  cet  hon* 
Tieurà  votre  pays  de  penfer  que  lafa* 


2^8  L   E    T   r   R    E  ,  âc, 

reté  que  je  n*y  ai  pas  trouvée  ,  ne  fe 
trouvera  pour  moi  nulle  part.  A^nfi  , 
fî  vous  voulez  que  nous  nous  voyons 
ici  5  venez  ,  tandis  qu'on  m'y  bilTe;  je 
ferai  charmé  de  vous  embralier. 

Quant  à  vous  ,  Monlieur,  &  à  vo- 
tre eflimable  fociété,  je  fuis  toujours 
â  votre  égard  dans  les  mêmes  difpofi- 
tions  où  je  vous  écrivis  de  Montmo- 
renci  ;  je  prendrai  toujours  un  vérita-   | 
ble  intérêt  au  fuccès  de  votre  entre-    i 
prile;    &  fi  je  n'avois  formé  Tinébran-    ! 
ble   rélolutlon  de    ne   plus  écrire  ,    à    i 
moins  que  la  furie  de  mes  perfécuteurs 
ne  me  force  à  reprendre  enfin  la  plu-   i 
me  pour  ma  défenfe ,  je  me   ferois  un   ■ 
honneur  &  un  plaifir  d'y  contribuer;    : 
mais  5  Monfieur,  les  m^aux  &  Fadver-    i 
iitéont  achevé  dem'ôîerle  peu  de  vi-    I 
gueur  d'efprit  qui  m'étoit  refiée;  je  ne 
fuis  plus  qa'jr  être  végétatif,  unema-    ' 
chine  ambulante,  il   ne  mie  refie  qu'un    \ 
peu  de  chaleur  dans  le   cœur  pour  ai-   | 
mer  mes  amis  &'  ceux  qui  méritent  de    i 
l'être  ;  j'eufTe  été  bien  réjoui  d'avoir  à    • 
ce  titre  le  plaifir  de  vous  embrader»      \ 


^99 


LETTRE 
'A    M.   DE    MONTMQLLIKf. 

Motiers ,  le  14  Août  i7«2. 
M  O  N  S  I  E  U  R,, 

J_jE  refped  que  je  vous  porte  ,  &  mon 
devoir  comme  votre  paroifïien  m'obli- 
ge, avant  d'approcher  de  laSainte  Ta- 
ble, de  vous  faire  de  mes  fentimens, 
en  matière  de  foi,  une  déclaration  de- 
venue néceilaire  par  l'étrange  préjugé 
pris  contre  un  de  mes  écrits,  fur  ua 
requilitoire  calomnieux,  dont  on  n'ap- 
perçoit  pas  les  principes  déteftàbles. 
Il  efl:  fâcheux  que  les  Minières  de 
TEvanglle  fe  faffent  en  cette  occafioa 
les  vengeurs  de  TEglife  Romaine,  dont 
les  dogmes  intolérans  &  fanguinaires 
font  feuk  attaqués  &  détruits  dans  mon 
livre,  fuivant  ainfi  fans  examen  une 
autorité  fufpecle ,  faute  d'avoir  voulif 
m'entendre  ,  ou  faute  même  de  m'avoir 
lu.  Comme  vous  n'êtes  pas,  Monfieur, 
dans  ce  cas-là  ,  }'at:ends  de  vous  un 
jugement  plus  équitable,  Quoi  qu'il  en 


3ca  Lettre 

foit  5  Touvrage  porte  en  foi  tous  Tes 
éclaircifTemens  ;  6c  comme  je  ne  pour- 
rois  Texpliquer  que  par  lui  même,  je 
l'abandonne  tel  qu'il  eft  au  blâme  ou 
s.  l'approbation  des  fages,  fans  vouloir 
le  défendre  ni  îedéfavouer. 

Me  bornant  donc  à  ce  qui  regarde 
ma  perfonne ,  je  vous  déclare,  Mon- 
fieur ,  avec  refpeâ:,  que  depuis  ma 
réunion  à  l'Eglife  dans  laquelle  je  fuis 
né,  j'ai  toujours  fait  de  la  Religion. 
Chrétienne  Réformée  ,  une  pro^ellion 
d'autant  moins  fufpecle,  qu'on  n'exi- 
geoit  de  m.oi  dans  le  pays  où  j'ai  vécu  , 
que  de  garder  le  (îlence  ,  &  laifTer  quel- 
ques doutes  à  cet  égard,  pour  jouir  des 
avantages  civils  dont  j'étois  exclus  par 
ma  Religion.  Je  fuis  attaché  de  bonne 
foi  à  cette  Religion  véritable  &  fainte, 
&  je  le  ferai  jufqu'à  mon  dernier  fou- 
pir.  Je  defire  être  toujours  uni  exté- 
rieurement à  l'Eglife  ,  comme  je  le  fuis 
dans  le  fond  de  mon  cœur;  &  quel- 
que confolant  qu'il  foit  pour  moi  de 
participer  à  la  communion  des  fidèles  y. 
je  le  defire  ,  je  vous  protefte,  autant 
pour  leur  édification ,  de  pour  l'honneur 
du  culte,  que  pour  mon  propre  avan- 
tage :  car  il  n'eft  pas  bon  qa  on  penfç 


A    M.   DE    MONTMOLLIN.      JOî 

qu'un  homme  de  bonne  foi  qui  rai- 
fonne  ,  ne  peut  être  un  membre  de 
Jefus-Chrifl:, 

J'irai  5  MonGeur,  recevoir  de  vous- 
une  réponfe  verbale,  &  vous  conful- 
ter  fur  la  manière  dont  je  dois  me  con* 
duire  en  cette  occafion ,  pour  ne  don- 
der  ni  Turprife  au  Fafteur  que  j'honore,. 
ri  fcandale  au  troupeau  que  je  vou- 
drois  édifier. 

Agréez,  Mondeur,  je  vous  fupplie, 
les  aiTurances  de  tout  mon  refpeél. 

LETTRE 
A  M.   DAVID    HUME. 

Motiers-Travers ,  le  tp  Février  1765^ 

Je  n'ai  reçu  qu'ici,  Monfîeur,  &  de- 
puis peu  5  la  lettre  dont  vous  m'ho- 
noriez à  Londres,  le  2  Juillet  dernier, 
fuppofant  que  j'étois  dans  cette  Capita- 
le. C'étoit  fans  doutedans  votre  nation  ^ 
&  le  plus  près  de  vous  qu'il  m'eût  été 
poflible,  que  j'aurois  cherché  ma  re- 
traite, fi  j'avois  prévu  l'accueir  qiiï 
ilî'attendQit  dans  ma  patrie ►  Il  ny  avoit 


502  L  E   T    T   K   E 

qu'elle  que  je  puiïe  préférer  à  l'An- 
gleterre, &  cette  prévention,  dant  j'ai 
été  ti'jp  puni,  m'étoit  alors  bien  par- 
donnable ;  mais,  à  mon  grand  étoa- 
nement,  de  même  à  celui  du  public, 
je  n'ai  trouvé  que  des  affronts  de  des 
outrages  où  j'efperois ,  (înon,  de  la 
reconnoifTance  ,  au  moins  des  confo- 
lations.  Que  de  chofes  m'ont  fait  re- 
gretter Tafyle  &  rhofpitalicé  philofo- 
phique  qui  m'attendoient  près  de  vous! 
Toutefois  mes  mialheurs  m'en  ont  tou- 
jours rapproché  en  quelque  manière. 
La  proteélion  ëc  les  bontés  de  Mylord 
Maréchal,  votre  illuflre  &  digne  com- 
patriote, m'ont  fait  trouver,  pour  ainfi 
dire  l'EcofTe  au  milieu  de  la  SuifTe;  ii 
vous  a  rendu  préfent  à  nos  entretiens; 
il  m'a  fait  faire  avec  vos  vertus  la  con- 
noifTance  que  je  n'avois  faite  encore  qu'a- 
vec vos  talens;  il  m'a  infpiré  la  plus 
tendre  amitié  pour  vous  de  le  plus  ar- 
dent deGr  d'obtenir  la  vôtre,  avant 
que  je  fufTe  que  vous  étiez  difpofé  à 
me  l'accorder.  Jugez  »  quand  je  trouve 
ce  penchant  réciproque,  combien  )'au' 
rois  de  plaitir  à  m'y  livrer  l  Non ,  Mon- 
fieur  ,  je  ne  vous  rendois  que  la  moi- 
tié de  ce  qui  vous  étoit  du  quand  jâ 


A  M.  David  Home;      305 

n'avois  pour  vous  que  de  l'admiration, 
Yos  grandes  vues  ,  votre  étonnante  im- 
partialité 5  votre  génie  ,  vous  éleve- 
roient  trop  au  -  dclTL^s  des  hommes  il 
votre  bon  cœur  ne  VQ'^:iS  en  rappro- 
choit.  Mylord  Maréchal,  en  m'appre- 
nant  à  vous  voir  encore  plus  aimable 
que  fublime,  me  rend  tous  les  jours 
votre  commerce  plus  defirable ,  &  nour- 
rit en  moi  l'emprefiement  qu'il  m'a  fait 
naître  de  finir  mes  jours  près  de  vous. 
Monfieur  ,  qu'une  meilleure  fanté  , 
qu'une  fituation  plus  com.mode  ne  me 
met-elle  à  portée  de  faire  ce  voyage 
comme  je  le  défirerois  !  Que  ne  puis- 
je  efpérer  de  nous  voir  un  jour  raC- 
femblés  avec  Mylord  dans  votre  com- 
mune Patrie ,  qui  deviendroit  la  mienne  î 
Je  bénirois  dans  une  fociété  fi  douce 
les  malheurs  par  îefquels  j'y  fus  con- 
duit, &:  je  croirois  n'avoir  commencé 
de  vivre  que  du  jour  qu'elle  auroitcom- 
m.encé.  Pui/Te-je  voir,  cet  heureux  jour 
plus  dedré  qu'efpéré  !  Avec  quel  tranf- 
port  je  m'écrierois  en  touchant  l'heu- 
reufe  terre  où  font  nés  David  Hume 
&  le  Maréchal  d'EcolTe  ; 

Salve,  fatis  mi  ht  débita  tellusl 
H(SC  domusp  kiçc  pacria  efi^ 

J»Jt  K» 


g04  Lettre 

LETTRE 
A   M   M 

Mo  tiers ,  le  l  Mars  1763^ 

J'ai  lu  ,  Monfîeur,  avec  un  vrai  plar- 
fir,  la  lettre  que  vous  m'avez  fait  l'hon- 
neur de  m'écrire  5  &  j'y  ai  trouvé,  je 
vous  jure,  une  des  meilleures  critiques 
qu'on  ait  faite  de  mes  Ecrits.  Vous  êtes 
élevé  &  parent  de  iM.  Marcel;  vous 
défendez  votre  maître  ,  il  n'y  a  rien 
là  que  de  louable;  vous  profefTez  un 
art  fur  lequel  vous  me  trouvez  injufle 
êc  mal  inftruit ,  &  vous  le  juftifiez  ;  cela 
eft  afTurément  très -permis;  je  vous 
parois  un  perfcnnage  fort  finguliery 
tout  au  moins,  de  vous  avez  la  bonté 
de  me  le  dire  plutôt  qu'au  public.  On 
ne  peut  rien  de  plus  honnête  ;  &  vous 
me  mettez  5  par  vos  cenlures,  dans  le 
cas  de  vous  devoir  des  remerciemensr 
Je  ne  fais  (î  je  m'excuferai  fort  bien 
près  de  vous  en  vous  avouant  que  Iq$ 
fingeries  dont  j'ai  taxé  M,  Marcel ,  tom- 
boient  bien  moins  fur  fon  art ,  que  fui 


A  M.  M. . . .  505* 

fa  manière  de  le  faire  valoir.  Si  j'ai 
tort  même  en  cela ,  je  l'ai  d'autant  plus 
que  ce  n'efl:  point  d'après  autrui  que 
je  l'ai  jugé  5  mais  d'après  moi-même. 
Car ,  quoique  vous  en  puifîiez  dire  , 
j'étois  quelquefois  admis  à  l'honneur 
de  lui  voir  donner  les  leçons;  &  je 
me  fouviens  que ,  tout  autant  de  pro- 
fanes que  nous  étions  là,  fans  excep- 
ter fon  écoliere,  nous  ne  pouvions  nous 
tenir  de  rire  à  la  gravité  magiftrale  avec 
laquelle  il  prononçoit  fes  favans  apo- 
phtegmes. Encore  une  fois ,  Mon- 
fieur,  je  ne  prétends  point  m'excufer 
en  ceci;  tout  au  contraire  :  j'aurois 
mauvaife  grâce  à  vous  foutenir  que 
M.  Marcel  faifoit  des  fingeries,  à  vous 
qui  peut-être,  vous  trouvez  bien  de 
l'imiter;  car  m.on  deiïein  n'eft  afTuré- 
ment  ni  de  vous  offenfer  ni  de  vous 
déplaire. 

Quant  à  l'ineptîe  avec  laquelle  j'ai 
parlé  de  votre  art,  ce  tort  eft  plus  na- 
turelqu'excufable;  il  efl  celui  de  qui- 
conque fe  mêle  de  parler  de  ce  qu'il 
ne  fait  pas.  Mais  un  honnête-homme 
qu'on  avertit  de  fa  faute  ,  doit  la  ré- 
parer, &  c'efl  ce  que  je  crois  ne  pou- 
voir mieux   faire  en    cette    occafîon  ^ 


50(5  Lettre 

qu'en  publiant  franchement  votre  lettre 
Çc  vos  corrections,  devoir  que  je  m'en- 
gage à  remplir  en  tems  &  lieu.  Je 
ferai,  Mcnfieur,  avec  grand  plaifir, 
cette  réparation  publique  à  la  danfe  &: 
â  M.  Marcel ,  pour  le  malheur  que  j'ai 
eu  de  leur  manquer  de  re(ped:.  J*ai 
pourtant  quelque  lieu  de  penfer  que 
votre  indignation  fe  fût  un  peu  caî- 
me'e  ,  fi  rres  vieilles  rêveries  eufTent 
obtenu  grâce  devant  vous.  Vous  au- 
riez vu  que  je  ne  fuis  pas  fi  ennemi  de 
votre  art  que  vous  m'accufez  de  Tétre, 
&  que  ce  n'eft  pas  une  grande  objec- 
tion à  me  faire,  que  fon  établiiTement 
dans  mon  pays,  puifque  j'y  ai  propofé 
moi  n^éme  des  bals  publics  defquels 
j'ai  donné  le  plan.  Monfieur ,  faites 
gr?ce  à  nies  torts  en  faveur  de  mes 
fervices;  &  quand  j'ai  fcandalîfé  pour 
vous  les  gens  aufleres  5  pardonnez-moi 
quelques  déraifonnemens  ,  fur  un  art 
duquel  j'ai  fi  bien   mérité. 

Quelque  autorité  cependant  qu'aient 
fur  moi  vos  décifions,J8  tiens  encore 
un  peu  ,  je  l'avoue,  à  la  diverfité  des 
caractères  dont  je  propofois  l'introduc- 
tion dans  la  danfe.  Je  ne  vois  pas  bien 
encore   ce  que  vous  y  trouvez  d^ina- 


A  M.  M. ...  ;         307 

praticable ,  Se  il  me  paroît  moins  évi- 
dent qu'à  vous,  qu'on  s'ennuyerolt  da- 
vantage quand  les  danfes  feroient  plus 
variées.  Je  n'ai  jamais  trouvé  que  ce 
fût  un  amufement  bien  piquant  pour 
une  aiïemblée  ,  que  cette  enfilade  d'é- 
ternels menuets  par  lelquels  on  com- 
mence &  pourfuit  un  bal ,  &  qui  ne 
difent  tous  que  la  même  choie,  parce' 
qu'ils  n'ont  tous  qu'un  feul  caraârere; 
au  lieu  qu'en  leur  en  donnant  feulement 
deux,  tels  par  exemple  ,  que  ceux  de 
la  Blonde  de  de  la  Brune,  on  les  eût 
pu  varier  de  quatre  manières  qui  les 
eufîent  rendus  toujours  pittorefques  , 
&  plus  fouvenî  intéreffans.  La  Blonde 
avec  le  Brun ,  la  Brune  avec  le  Blond, 
la  Brune  avec  le  Brun  ,  &  la  Blonde 
avec  le  Blond.  Voilà  l'idée  ébauchée; 
il  efl:  aifé  de  la  perfedionner  U  ce  l'é- 
tendre :  car  vous  comprenez  bien , 
Monfieur,  qu'il  ne  faut  pas  preiTer  ces 
différences  de  Blonde  &  de  Brune  ;  le 
teint  ne  décide  pas  toujours  du  tem- 
pérament :  telle  Br'jr.e  de  Blonde  par 
l'indolence  ;  telle  Blonde  &  E^une 
par  la  vivacité:  &  Fhabile  Artife  ne 
juge  pas  du  caraâere  par  les  cheveux. 
Ce  que  je  dis  du  menuet,  pourquoi 


3o8  Lettre 

ne  le  dlrols -je  pas  des  contredanreS5& 
de  la  plate  fymétrie  fur  laquelle  elles 
font  t(;utes  deilînées  ?  Pourquoi  n'y 
întroduiroit-on  pas  de  favantes  irréga* 
larités ,  comme  dans  une  bonne  déco- 
ration; des  oppofitions  &  des  contraf- 
tes  comme  dans  les  parties  de  la  Mu- 
fîque?On  tait  bien  chanter  enfemble 
Heraclite  &  Démocrîte  ;  pourquoi  ne 
les  feroit-on  pas  danfer? 

Quels  tableaux  charmans,  quels  (ce-. 
nés  variées ,  ne  pourroit  point  intro- 
duire dans  la  danfe,  un  génie  inven- 
teur ,  qui  fauroit  la  tirer  de  fa  froide 
uniformité,  &  lui  donner  un  langage 
&  des  fentimens  comme  en  a  la  mu- 
fi  que  !  M.ûs  votre  M.  Marcel  n'a  rien 
Inventé  que  des  phrafes  qui  font  mor- 
tes avec  lui;  il  a  laifîe  fon  art  dans 
le  même  état  où  il  Ta  trouvé;  il  Feût 
fervi  plus  utilement,  en  pérorant  un 
peu  moins ,  &  deflinant  davantage;  de 
au  lieu  d'admirer  tant  de  chofes  dans 
un  menuet ,  il  eût  mieux  fait  de  les 
y  mettre.  Si  vous  vouliez  faire  un  pas 
de  plus,  vous,  Aîonfieur  ,  que  je  fup- 
pofe  homme  de  génie  ,  peut-être  au 
lieu  de  vous  amufer  à  cenfurer  mes 
idées,  chercheriez -vous   à  étendre  de 


A   M.  M. . . ,  ;  309 

reâ:îlier  les  vues  qu*elles  vous  offrent: 
vous  deviendriez  créateur  dans  votre 
ait  ;  vous  rendriez  fervice  aux  hom- 
mes ,  qui  ont  tant  de  befoin  qu*on  leur 
apprenne  à  avoir  du  plaifir  ;  vous  ini« 
mortalileriez  votre  nom,  &  vous  au- 
riez cette  obligation  à  un  pauvre  fo- 
litaire  qui  ne  vous  a  point  ofienfé,  & 
que  vous  voulez  haïr  fans  lujet. 

Croyez- moi,  Monfieur  ,  laifTez-là 
des  critiques  qui  ne  conviennent  qu'aux 
gens  fans  talens ,  incapables  de  rien 
produire  d'eux-mêmes,  &  qui  ne  fa- 
vent  chercher  de  la  réputation  qu'aux 
dépens  de  celle  d'autrui.  Echaufîez  vo- 
tre tête ,  &  travaillez;  vous  aurez  bien- 
tôt oublié  ou  pardonné  mes  bavardi- 
res,&  vous  trouverez  que  les  préten- 
dus inconvéniens  que  vous  objedez 
aux  recherches  que  je  propofe  à  faire, 
feront  des  avanta^^^es  quand  elles  auront 
réuiïi^  Alors ,  grâce  à  la  variété  des 
genres,  l'art  aura  de  quoi  contenter 
tout  le  monde.  Se  prévenir  la  jaloufie 
en  au2;mentant  l'émulation.  Toutes  vos 
écolieres  pourront  briller  fans  fe  nuire, 
&  chacune  fe  confolera  d'en  voir  d'au- 
tres exceller  dans  leurs  genres,  en  fe 
difant ,  j'excelle  aulli  dans  le  mien.  Au 


giO  L  E  T  T  E  E 

lieu  qu'en  leur  falfant  taire  à  toutes  la 
même  choie,  vous  laifTez  fans  aucua 
fubterfuge-  l'ûmour  -propre  bumilié  ; 
&  commi  îl  nV  a  qu  un  modèle  de 
perfeélion ,  (i  l'une  excelle  dans  le 
genre  uniri^e,  il  taut  que  to.ues  les 
autres  lui  cedenn  ouvertement  la  pri- 
mauté. 

Vous  avez  bien   raifon  ,  mon   cher 
IMonfieur  ,  de  dire  que  je  ne  fuis  pas 
philolophe.  Mais  vous  qui  parlez  ,  vous 
ne  feriez  pas   mal  de  tâcher  de  t'etre 
un  peu.  Cela  feroit  pli:s  avantageux  à 
votre  art  que  vous  fembîez  le  croire. 
Quoi  qu'il  en  foit ,  ne  tâchez  pas  les 
philofophes ,  je  vous  le  confeille.  Car 
tel  d'entr'eux  pourroit  vous  donner  plus 
d'inftructions  fur  la  danfe ,  que    vous 
ne  pourriez  lui  en  rendre  fur  la  phi- 
lofophie  ;  &  cela  ne  laiiTeroit  pas  d'ê- 
tre humiliant  pour  un  élevé  du  grand 
Mûrcel. 

Vous  me  taxez  d'être  (îngulier,  & 
j'efpere  que  vous  avezraifon.  Toutefois 
vous  auriez  pu  fur  ce  point,  me  faire 
^race  en  faveur  de  votre  maître  :  car 
vous  m'avouerez  que  M.  Marcel  lui- 
-même étoit  un  homme  fort  fingulier.  Sa 
Cnguîarité  ^  je  l'avoue ,  étoit  plus  lucra- 


A   M.    M 511 

tive  que  la  mienne;  (î  c'eft-Ià  ce  que  vous 
me  reprochez  il  faut  bien  pafTer  con- 
damnaticn.  Mais  quand  vous  m'accufez 
aii'ji  de  n'être  pas  philofophe,  c'eft 
comme  ii  vous  m'acculiez  de  n'être  pas 
maître  à  danfer»  Si  c'eft  un  tort  atout 
honnme  de  ne  pas  (avoir  (on  métier  , 
ce  n'tn  ed:  point  un.de  ne  pas  favoirîe 
métier  d'un  autre.  Je  n'ai  jamais  afpiré 
à  devenir  philofophe;  je  ne  me  fuis  ja- 
mais donné  pour  tel  :  je  ne  Je  fus,  ni 
ne  le  fuis,  ni  ne  veux  l'être.  Peut-on 
forcer  un  homme  à  mériter  malgré  lui, 
un  titre  qu'il  ne  veiit  pas  porter?  Je 
fais- qu'il  n'eft  permis  qu'aux  phiîofo- 
phes  de  parler  phllofophie  ;  mais  il 
eft  permis  à  tout  homme  de  parler  de 
la  philoiophie  ,  &  je  n'ai  rien  fait  de 
plus.  J'ai  bien  aufîi  parlé  quelquefois 
deladanfe,  quoique  je  ne  fois  pas  dan- 
feur;&{lî'en  ai  parlé  même  avec  trop, 
de  zèle  à  votre  avis ,  mon  excufe  efl:  que 
j'aime  la  danfe,  au  lieu  que  je  n'aime 
poiot  du  tout  la  philofophie.  J'ai  pour- 
tant eu  rarement  la  précaution  que  vous 
me  prefcrivez,  de  danfer  avec  les  filles, 
pour  éviter  la  tefitation.  Mais  j'ai  eu 
fouvent  l'audace  de  courir  le  rifque  tout 
entier ,  en  ofan-t  les  voir  danfer  fans  darit 


512  Lettre 

fer  moî-même.  Ma  feule  précaution  a 
été  de  me  livrer  moins  aux  impreiîions 
des  objets  5  qu'aux  réflexions  qu'ils  me 
faifoîent  naître  ,  &  de  rêver  quelque- 
fois pour  n'être  pas  féduit.  Je  fuis  fâ- 
ché, mon  cher  Monfieur ,  que  mes  rê- 
veries aient  eu  le  malheur  de  vous  dé- 
plaire. Je  vous  afTure  que  ce  ne  fut  ja- 
mais mon  intention  j  éc  je  vous  lalue 
de  tout  mon  cœur, 

LETTRE 
J     M.     D  E  ""  ""  \ 

Motiers,  le  €  Mars  ijSi» 

J  'Aieu,Monfieur,  l'imprudence  de  lire 
le  mandement  que  M.  l'Archevêque 
de  Paris  a  donné  contre  mon  livre,  la 
foibleffe  d'y  répondre ,  &  l'étourderie 
d'envoyer  auiii -tôt  cette  rcponleàRey. 
Revenu  à  moi ,  j'ai  voulu  la  retirer  ;  il 
n'étoit  plus  tems  ;  l'impreffion  en  étoit 
commencée ,  &  il  n'y  a  plus  de  remè- 
de à  une  lottiiefaite.J'efpere  au  moins 
que  ce  fera  la  dernière  en  ce  genre.  Je 
prends  la  liberté  de  vous  faire  adrefTei; 

par 


A    M.    DE**^,  51 J 

par  la  pofle,  deux  exemplaires  de  ce 
miférable  écrit;  l'un  que  je  vousfup- 
plie  d'agréer  ,  &  Tautre  pour  M. . ,  .à 
qui  je  vous  prie  de  vouloir  bienle  faire 
palier ,  non  comme  une  ledure  à  faire  ni 
pour  vous  ni  pour  lui,  mais  comme  un 
devoir  dont  je  m'acquitte  envers  l'unô.: 
l'autre.  Aurefle^je  fuisperfuadé,  vu 
ma  portion  particulière ,  vu  la  gêne  à 
laquelle  j'étoisalTervi  àtant  d'égards,  vu 
le  bavardage  eccléfiaftique  auquel  j'étois 
forcé  de  me  conformer,  vu  l'indécence 
qu'il  y  auroit  às'échauifer  en  parlant  de 
foi  9  qu'il  eût  été  facile  à  d'autres  de 
mieux  faire  ,  mais  impolîible  de  faire 
bien.  Ainfi  ,  tout  le  mal  vient  d'avoir 
pris  la  plume  quand  il  ne  falloir  pas. 

LETTRE 

^    M.    K. 

Àloùers  i  le  17  Murs  17^3. 

^  I  jeune ,  &  déjà  marié  !  Monfieur, 
vous  avez  entrepi-is  de  bonne  heure 
une  grande  tâche.  Je  fais  que  la  matu- 
rité de  l'efprit  peut  fuppiéer  à  l'âgé, 
(S.UY.  Pojth.  Tom,  VI»  Q 


514  L  r.  T   T  K  E 

&z  vous  m'avez  paru  promettre  cefup- 
pîément.  Vous  vousconnoixTez  d'ailleurs 
en  mérite  ,  &  je  compte  fur  celui  de 
répoufe    que  vous  vous  êtes    choifie. 
Il  n'en  faut  pas  moins,  cher  K"^"^^  , 
pour   rendre  heureux  un  établiffem.ent 
fi   précoce.  Votre  âge   feul    m'alarme 
pour  vous  ;  tout  le   refte    me  raiïlire. 
Je  fuis  toujours   perfuadé  que  le  vrai 
bonheur  de  la  vie  efl:  dans  un  mariage 
bien  alîorti  ;  &  je  ne  le  fuis  pas  moins 
que  tout  le  fuccès  de  cette  carrière  dé- 
pend de  la  façon  de  la  commencer.  Le 
tour  que  vont  prendre  vos  occupations, 
vos  foins  5  vos  manières ,  vos  afïecl'ions 
dcmeftiques,  durant  la  première  année  , 
décidera  de  toutes  les  autres.  C'eftmain- 
tenant  que  le  fon  de   vos  i ours  ejî  en- 
tre vos  mains'-,  plus  tard  il  dépendra 
de  vos  habitudes.  Jeunes  époux,  vous 
ttQS  perdus,  fi  vous  n'êtes  qu'amans; 
mais  foyez  amis  de  bonne  heure,  pour 
l'être  toujours.  La   confiance  qui  vaut 
mieux  que  l'amour  lui  furvir  &  le  rem- 
place. Si  vous  favez  l'établir  entre  vous, 
votre  maifon  vous  plaira  plus   qu'au- 
cune autre  ;  &  dès  qu'une  fois  vous  fe- 
rez mieux  chez  vous  que  par-tout  ail- 
leurs; je  vous  prometsdubonheur  pour 


A  M.  K.  315* 

le  refle  de  votre  vie.  Maïs  ne  vous 
iT.ettez  pas  dans  l'efprit  d'en  chercher 
au  loin  ,  ni  dans  la  célébrité  ,  ni  dans 
les  plaifirs,  ni  dans  la  fortune.  La  véri- 
table félicité  ne  fe  trouve  point  au  de- 
hors ;  il  faut  que  votre  maifon  vous 
fuffife,  ou  jamais  rien  ne  vous  fuffira, 
Conféquemment  à  ce  principe,  je  crois 
qu'il  n'eit  pas  tems ,  quant  à  préfent ,  de 
fonger  à  l'exécution  du  projet  dont 
vous  m'avez  parlé,  La  focicté  conjugale 
doit  vous  occuper  plus  que  la  fociété 
helvétique  ;  avant  que  de  publier  les 
annales  de  celle-ci,  mettez -vous  en 
état  d'en  fournir  le  plus  bel  article.  Il 
faut  qu'en  rapportant  les  adions  d'au- 
trui  5  vous  puilliez  dire  comme  le  Cor- 
tège :  &  moi  aulîi  je  fuis  homme. 

Mon  cher  K"*"*"*" ,  je  crois  voir  ger- 
mer beaucoup  de  mérite  parmi  la  jeu- 
neiïe  SuifTe  ,  mais  la  maladie  univer- 
felle  vous  gagne  tous.  Ce  mérite  cher- 
che à  fe  faire  imprimer  ,  &  je  crains  bien 
que  de  cette  manie  dans  les  gens  de 
votre  état,  il  ne  réfulte  un  jour  à  la 
tête  de  vos  Républiques  plus  de  petits 
Auteurs  que  de  grands  hommes.  Il  n'ap- 
partient pas  à  tous  d'être  des  Haller. 
Vous  m'avez  envoyé  un  livre  très- 

Oz 


3r<5  L  E  T  T  R  E  ,  &C, 

précieux  ^  Se  de  fort  belles  cartes  ;  com- 
me d'ailleurs  vous  avez  acheté  l'un  èc  i 
Tautre  ,  il  n'y  a  aucune  parité  à  faire  ,  : 
en  aucun  iens,  entre  ces  envois  de  le  ■ 
barbouillage   dont  vous  faites  mention. 
De  plus,  vous  vous   rappellerez,  s'il: 
vous  plaît  5  que  ce  font  des    commif-  , 
fions  dont  vous  avez  bien  voulu  vous 
charger  ,  &  qu'il  n'eft  pas  honnête  de 
transformer  des  commiflions  en  préfens.  \ 
Ayez  donc  la  bonté  de  me  m.arquer  ' 
ce  que  vous  coûtent  ces  emplettes,  afin 
qu'en  acceptant  la  peine  qu'elles  vous  | 
ont  données,  d'aufli  bon  cœur  que  vous  i 
l'avez  prife  ,  je  puiile  au  moins  vous  | 
rendre    vos   débourfés;   fans  quoi,  je  1 
prendrai  le  parti   de  vous  renvoyer  le  : 
livre  &  les  cartes. 

Adieu  très -bon  &  aimable  K"^^'*',  , 
faites,  je  vous  prie  ,  agréer  meshom-  , 
mages  à  Madame  votre  époufe  ;  dites-  : 
lui  com.bien  elle  a  de  droit  à  m^a  re-  ! 
connoifîance ,  en  faifant  le  bonheur  d'un  ] 
homme  que  j'en  crois  fi  digne,  &  au-  j 
quel  je  prends  un  fi  tendre  intérêt.        i 


317 


L  E  T  1'  R  E 

A  M.  D.  R. 

Motiers  3  Mars  1763. 

J  E  ne  trouve  pas ,  très^bon  Papa  ,  que 
vous  ayez  interprêté  ni  bénignement, 
ni  raifonnablement  la  raifonde  décence 
&  de  modeftie  qui  m'empêcha  de  vous 
oitrir  mon  portrait ,  &  qui  m'empê- 
chera toujours  de  l'offrir  à  pcrfonne. 
Cette  raifon  n'eft  point ,  comme  vous 
le  prétendez  un  cérémonidl,  m.iis  une 
convenance  tirée  de  la  nature  des  cho- 
fes,  oc  qui  ne  permet  à  nul  homme 
difcret  de  porter  ni  fa  figure  ni  fa  per- 
fonne  ,  où  elles  ne  font  pas  invitées, 
comme  s'il  étoit  fur  de  faire  en  cela  un 
cadeau.  Au  lieu  que  c'en  doit  être  un 
pourlui,  quand  on  lui  témoigne  là- def- 
lus  quelqu'empreffement.  Voilà  le  fen- 
timent  que  je  vous  ai  manifeilé,  &  an 
lieu  duquel  vous  me  prêtez  ^intention 
de  ne  vouloir  accorder  un  tel  pré- 
fent  qu'aux  prières.  C'efl:  mefuppofer 
un  motif  de  fatuité  où  j'enmettois  un 

03 


5iS  Lettre 

de  modefLie.Celane  meparoît  pas  dani 
Tordre  orJnaire  de  votre  bon  efprit. 

Vous  m'alléguez  que  les  Rois  &  les 
Princes  donnent  leurs   portraits.  Sans 
doute,   ils    les  donnent  à  leurs    infé- 
rieurs comme  un  honneur   ou  une  ré- 
compenfe  ;  &  c'elt   précifément   pour 
cela  qu'il  eft  impertinent  à  de  petits  par- 
ticuliers de  croire  honorer  leurs  égaux 
comme   les   Rois  honorent  leurs  infé- 
rieurs. Plufieurs  Rois  donnent  aufli  leur 
main  à  baifer  en   figne  de  faveur  de  de 
diPdnftion.  Dois-je  vouloir  faire  à  mes 
amis  la  même  grâce  ?  Cher  Papa ,  quand 
je  ferai   Roi ,  je  ne  manquerai  pas   ea 
iuperbe  Monarque  ,  de  vous  offrir  mon 
portrait  enrichi  de  diamans.  En  atten- 
dant,  je  n'irai  pas  fortement  m'imagi- 
ner  que  ni  vous,  ni  perfonne,  foit  em- 
preflé  de  ma  mince  figure;  &  il  n'y  a 
qu'un  témoignage  bien  pofitif  de  la  part 
^e  ceux  qui  s'en  foucient ,  qui  puifTe 
me  permettre  de  le  fuppofer;  fur-tout 
n'ayant  pas  le  paiïeport   des   diamans 
pour  accompagner  le  portrait. 

Vous  me  citez  Samuel  Bernard.  Cefl: 
Je  vous  l'avoue,  un  fingulîer  modèle 
que  vous  ma  propofez  à  imiter  !  J'au- 
rois  bien  cru  que  vous  me  defiriez  fes 


A  D.  M.  R.  jïp 

mlllîonSj  mais  non  pas  Tes  ridicules.  Pour 
moi,  je  ferois  bien  fâché  de  les  avoir 
avec  fa  fortune  ;  elle  feroit  beaucoup 
trop  chère  à  ce  prix.  Je  fais  qu'il  avoit 
l'impertinence  d'offrir  Ton  portrait  , 
même  à  gens  fort  au  deiTas  de  lui.  Auflî 
entrant  un  jour  en  maifon  étrangère  , 
dans  la  garderobe,  y  trouva- t-il  ledit 
portrait  qu*il  avoit  ainfî  donné  ,  fière- 
ment étalé  au  defTus  de  la  chaiîe  per- 
cée. Je  fais  cette  anecdote  &  bien  d'au- 
tres plus  plaifantes  de  quelqu'un  qu'on 
en  pouvoit  croire  ,  car  c'étoit  le  Pré- 
iident  de    Bouîainvilliers. 

Monfieur  ^^*,  donnoit  fon  portrait. 
Je  lui  en  fais  m.on  compliment.  Tout 
ce  que  je  fais,  c'efl:  que  fi  ce  portrait 
efl:  l'eftampe  faftueufe  que  j'ai  vu  avec 
des  vers  pompeux  au-delTous ,  il  fal- 
loit  que  pour  ofer  faire  un  tel  préfent 
lui-même,  ledit  Monfieur  fût  le  plus 
grand  fat  que  la  terre  ait  porté.  Quoi 
qu'il  en  foit ,  j'ai  vécu  aufTi  quelque 
peu  avec  des  gens  à  portraits ,  de  à 
portraits  recherchablesrje  les  ai  vu  tous 
avoir  d'autres  maximes  ,  &  quand  je  fe- 
rai tant  que  de  vouloir  imiter  des  mo- 
dèles,  je  vous  avoue  que  ce  ne  fera 
ni  le  Juif  Bernard,  ni  Monfieur  '^'^^ 


Ç20  L   É    T  T  R  ë  5   (^r.  ' 

que  je  chpifirai  pour  cela.  On  n'imite 
que  les  gens  à  qui  Ton  voudroiî  ref- 
fembler. 

Je  vous  dis  ,  il  efl:  vrai ,  que  le  por- 
trait que  je  vous  montrai,  étoit  le  feul 
que  j'avois;  mais  j'ajoutai  que  j'en  at- 
tendois  d'autres,  &  qu'on  le  gravoit  en- 
core en  Arménien.  Quand  je  me  rap- 
pelle qu'à  peine  y  daignâtes-vous  jet- 
ter  les  yeux,  que  vous  ne  m'en  dîtes 
pas  un  feul  mot,  que  vous  marquâtes 
là-defïus  la  plus  protonde  indifférence, 
je  ne  puis  m'empécher  de  vous  dire  qu'il 
auroit  fallu  que  je  fuile  le  plus  extra- 
vagant des  hommes,  pour  croire  vous 
faire  le  moindre  plaiiir  en  vous  le  pré- 
fentant;  &  je  dis  dès  le  même  foir  à 
Mademoifelle  le  Vafîeurla  mortifica- 
tion que  vous  m'aviez  faite  ;  car  j'a- 
voue que  j'avois  attendu  &  même  men- 
dié quelque  mot  obligeant  qui  me  mît 
€n  droit  de  faire  le  refte.  Je  fuis  bien 
perfuadé  maintenant  ,que  ce  futdifcré- 
tion  &  non  dédain  de  votre  part;  mais 
vous  me  permettrez  de  vo'js  dire  que 
cette  difcrétion  étoit  pour  moi  un  peu 
humiliante,  ôc  que  c'étoit  donner  un 
grand  prix  aux  deux  fols  qu'un  tel  por- 
trait peut  valoir. 


52l 

LETTRE 
A  MILORD  MARECHAL. 

Le  zi  Mars  lyS}, 

XL  y  a  dans  votre  lettre  du  ip  un 
article  qui  m'a  donné  des  palpitations; 
c'efi:  celui  de  l'EcofTe.  Je  ne  ^ous  di- 
rai là  defTus  qu'un  mot ,  c'efl  que  je  don- 
nerois la  moitié  desjoursqui  me  relient 
pour  y  paffer  l'autre  avec  vous.  Mais 
pour  Colombier  ,  ne  comptez  pas  fur 
moi;  je  vous  aime,  ?vIylord  ,  mais  il  faut 
que  mon  féjour  me  plaife,  &  je  ne 
puis  fouffrir  ce  pays-là. 

Il  n'y  a  rien  d'égal  à  la  position  de 
Frédéric.  Il  paroît  qu'il  en  fent  tous 
les  avantages,  &  qu'il  faura  bien  les 
faire  valoir.  Tout  le  pénible  &  le  dif- 
ficile eO:  fait;  tout  ce  quidemandoit  lé 
concours  de  la  fortune  eft  fait.  Il  ne 
lui  refte  à  préfent  à  remplir  que  des 
foins  agréables,  &  dont  l'eftet  dépend 
de  lui.  C'eft  de  ce  moment  qu'il  va  s'é- 
lever ,  s'il  veut,  dans  la  poftérité  uri 
monument  unique,  car  il  n'a  travaillé 


322  Lettre 

3ufqu*icl  que  pour  fon  fiecle.  Le  feul 
piège  dangereux  qui  déformais  lui  refte 
â  éviter  efl:  celui  de  la  flatterie  ;  s'il  fe 
îaiiTe  louer,  il  efl:  perdu.  Qu'il  fâche 
qu'il  n'y  a  plus  d'éloges  dignes  de  lui 
que  ceux  qui  fortiront  des  cabanes  de 
fespayfans. 

Savez-vous,  Mylord  5  que  Voltaire 
cherche  à  fe  raccommoder  avec  moi? 
Il  a  eu  fur  mon  compte  un  long  en- 
tretien avec  M'*'*^,  dans  lequel  il  a 
fupérieurement  joué  fon  rôle  :  il  n'y  en 
a  point  d'étranger  au  talent  de  ce  grand 
comédien,  dolis  infiruaus  &  artepelaf- 
gd.  Pour  moi,  je  ne  puis  lui  promet- 
tre une  eflime  qui  ne  dépend  pas  de 
moi  :  mais  à  cela  près  ,  je  ferai ,  quand 
il  le  voudra,  toujours  prêt  à  tout  ou- 
blier. Car  ,  je  vous  jure  ,  Mylord  ,  que 
de  toutes  les  vertus  chrétiennes  ,  il  n'y 
en  a  point  qui  me  coûte  moins  que  le 
pardon  des  inj  ^res.  Il  efl  certain  que 
û  laprotedion  des  Calas  lui  a  fait  grand 
honneur  ,  les  perfécutions  qu'il  m'a 
fait  eiTuyer  à  Genève,  lui  en  ont  peu 
fait  à  Paris;  elles  y  ont  excité  un  cri 
univerfel  d'indignation.  J'y  jouis ,  m,al- 
gré  mes  malheurs,  d'un  honneur  qu'il 
n'aura  jamais  nulle  part;  c'eft  d'avoir 


A  Madame  t>E^*\  323 
laîiïe  ma  mémoire  en  eftime  dans  le  pays 
où  j'ai  vécu.  Bonjour,  Mylord. 

LETTRE 
A  MADAME  DE*^\ 

Le  27  Mars  1763. 

\)  u  E  votre  lettre ,  Madame ,  m'a 
donné  d'émotions  diverfes  !  Ah!  cette 
pauvre  Madame  de  *^^  .....!  Pardonnez 
il  je  commence  par  elle.  Tant  de  mal- 

han'-s une  amitié  de  treize  ans  .♦.* 

Femme  aimable  &:  infortunée  !  ..  ..vous 
la  plaignez.  Madame  ;  vous  avez  bien 
railbn  :  fon  mérite  doit  vous  intéref- 
fer  pour  elle;  mais  vous  la  plaindriez 
bien  davantage  ,  Ci  vous  aviez  vu  com- 
me moi  5  toute  fa  réfiftance  à  ce  fatal 
mariage.  Il  femble  qu'elle  prévoyoit 
fon  fort.  Pour  celle-là,  les  écus  ne 
l'ont  pas  éblouie;  on  l'a  bien  rendue 
maîheureufe  malgré  elle.  Hélas!  elle 
n'eR:  pas  la  feule.  De  combien  de  maux 
j'ai  à  gémir  !  Je  ne  fuis  point  étonné 
des  bons  procédés  de  Madame  ^  '*'  *  ; 
rien  de  bien  ne  me  furprendra  de   fa 

O  6 


3^4  Lettre 

part;  je  l'ai  toujours  eftimée  &  honorée: 
mais  avec  tout  cela  elle  n'a  pas  Tame  de 
Madame  de  *  ^  *.  Dites  -  moi  ce  qu'eflr 
devenu  ce  mife'rable  :  je  n'ai  plus  en- 
tendu parler  de  lui. 

Je  penfe  bien  comme  vous ,  Madame; 
je  n'aime  point  que  vous  foyez  à  Pa- 
ris. Paris  5  le  fîege  du  goût  &  de  la 
politeiîe  ,  convient  à  votre  efprit  ,  à 
votre  ton  ,  à  vos  manières  ;  mais  le  fé- 
jour  du  vice  ne  convient  point  à  vos 
mœurs  ,  &  une  ville  où  Tamitié  ne  ré- 
fiîïe  ni  à  l'adverfité  ni  à  rabfence  , 
ne  fauroit  plaire  à  votre  cœur.  Cette 
contagion  ne  le  gagnera  pas;  n'eft-ce 
pas.  Madame?  Que  ne  liiez-vousdans 
le  mien,  l'attendriiTement  avec  lequel 
il  m'a  dicté  ce  mot-là^  L*heureux  ne  fait 
s'il  eft  aimé ,  dit  un  Poète  latin  ;  &  moi 
j'ajoute  ,  rheureux  ne  fait  pas  aimer. 
Pour  moi ,  grâces  au  ciel,  j'ai  bienfait 
toutes  mes  épreuves;  je  fais  à  quoi 
m'en  tenir  fur  le  cœur  ces  autres  &  fur 
le  mien.  Il  eft  bien  conftaté  qu'il  ne 
me  refle  que  vous  feule  en  France  ,  5c 
quelqu'un  qui  n'eft  pas  encore  jugé, 
mais  qui  ne  tardera  pas  à  l'être. 

S'il  faut  moins  regretter  les  amis  que 
l'adverfité  nous   ôte  ,  que  prlfer  ceux 


A  Madame  de^*"^.      525* 

qu'elle  nous  donne,  j'ai  plus  gagné  que 
perdu  ;  car  elle  m'en  a  donné  un  qu'af^ 
furément  elle  ne  m'ôtera  pas.  Vous  com- 
prenez que  je  veux  parler  de  Mylord 
Maréchal.  Il  m'a  accueilli,  il  m'a  ho- 
noré dansmes  dil'graces,  plus  peut-être 
qu'il  n'eût  fait  ûurant  ma  profpérité. 
Les  grandes  âmes  ne  portent  pas  feule- 
meuL  du  refped:  au  mérite ,  elles  en  por- 
tent encore  au  malheur.  Sans  lui  j'étois 
tout  aulîî  mal  reçu  dans  ce  pays  que 
dans  les  autres ,  &  je  ne  voyois  plus 
d'afyle  autour  de  moi.  Mais  un  bienfait 
plus  précieux  que  fa  protection,  eft  l'a- 
mitié dont  il  m'honore,  &  qu'apuré- 
ment  je  ne  perdraipoint.il  me  reliera 
celui-là,  j'en  réponds.  Je  fuisbienaife 
que  vous  m'ayez  marqué  ce  qu'en  pen- 
foit  M,  d'A^^"**;  cela  me  prouve  qu'il 
fe  connoit  en  homme  ;  èc  qui  s'y  con- 
noit  eft  de  leur  clafTe.  Je  compte  aller 
voir  ce  digne  protecteur ,  avant  (on  dé^ 
part  pour  Berlin  :  je  lui  parierai  de  M. 
d'A  ""  ""  ^  &de  vous  ,  Madame  ;  il  n'y 
a  rien  de  ii  doux  pour  moi ,  que  de  voir 
ceux  qui  m'aiment  s'aimer  entr'eux. 

Quand  des  Quidams  fous  le  nom  de 
S'*'^'*'.  ont  voulu  fe  porter  pour  juges 
QS  mon  livre,  ^  fe  font,  auÛl  bêtement 


52^  Lettre 

qu'infolemment ,  arrogé  le  droit  de  me 
cenfurer;  après  avoir  rapidement  par- 
couru leur  fot  écrit ,  je  l'ai  jette  par 
terre,  Oc  j'ai  craché  defTus  pour  toute 
réponfe.  Mais  je  n'ai  pu  lire  avec  le 
même  dédain  ,  le  Mandement  qu'a 
donné  contre  moi  M.  l'Archevêque  de 
Paris;  premierem.ent  parce  que  l'ou- 
vrage en  lui-mém.e  eft  beaucoup  moins 
înepte  ;  &  parce  que  ,  malgré  les  tra- 
vers de  l'Auteur,  je  l'ai  toujours  ef- 
îimé  èc  refpecté.  Ne  jugeant  donc  pas 
cet  écrit  indigne  d'une  réponfe  ,  j'en 
ai  fait  une  qui  a  été  imprimé  en  Hol- 
lande, de  qui,  fi  elle  n'efl  pas  encore 
publique,  le  fera  dans  peu.  Si  elle 
pénètre  jufqu'à  Paris  &  que  vous  en 
entendiez  parler,  Madamxe ,  je  vous 
prie  de  me  marquer  naturellem.ent  ce 
qu'on  en  dit;  il  m'importe  de  le  fa- 
.voir.  Il  n'y  a  que  vous  de  qui  je  puifle 
apprendre  ce  qui  fe  paffe  à  m.on  égard, 
dans  un  pays  où  j'ai  pafïé  un  partie 
de  ma  vie  ,  où  j'ai  eu  des  amis ,  de 
qui  ne  peut  me  devenir  indifférent.  Si 
vous  n'étiez  pas  à  portéé'de  voir  cette 
lettre  imprimée  ,  &  que  vous  puiliez 
m'indiquer  quelqu^un  de  vos  amis  qui 
eût  (q$  ports  francs  j  je  vous  l'enver- 


A  Madame  de**\      5127 

îoîs  d'ici  :  car  quoique  la  brochure 
foit  petite ,  en  vous  l'envoyant  direc- 
tement ,  elle  vous  coûteroit  vingt  fois 
plus  de  port,  que  ne  valent  l'ouvrage 
&:   l'auteur. 

Je  fuis  bien  touché  des  bontés  de 
Mademoifelle  L'*''*'*,  &  des  foins  qu'elle 
veut  bien  prendre  pour  moi;  mais  je 
ferois  bien  fâché  qu'un  auiïi  joli  tra- 
vail que  le  fien,  &  fi  digne  d'être  mis 
en  vue  ,  reftât  caché  fous  mes  grandes 
vilaines  manches  d'Arménien.  En  vé- 
rité, je  ne  faurois  me  réfoudre  à  le 
profaner  ainfi ,  ni  par  conféquent  à 
l'accepter,  à  moins  qu'elle  ne  m'or- 
donne à  le  porter  en  écharpe  ou  en 
collier ,  comme  un  ordre  de  chevale- 
rie inftitué  en  fon  honneur. 

Bonjour,  Madame ,  recevez  les  hom- 
mages de  votre  pauvre  voifin.  Vous 
venez  de  me  faire  pafTer  un  demi-heure 
délicieufe  ,  &  en  vérité  j'en  avois  be- 
foin  ;  car ,  depuis  quelques  mois ,  je 
foufTre  prefque  fans  relâche  de  mon 
mal  &  de  mes  chagrins.  Mille  chofes, 
je  vous  fupplie  ,  à  Monfleur  le  Mar- 
quis. 


528  Lettre 


LETTRE 

A     MADAME***. 

31   OSiohre  lyCz, 

sL  N  m'annonçant.  Madame  ,  dans  vo- 
tre lettre  du  22  Septembre  (  c'eft  je 
crois  le  22  Odobre  )  un  changement 
avantageux  dans  mon  fort,  vous  m'a- 
vez d'abord  fait  croire  que  les  hom- 
mes qui  me  perfécutent,  s'étoient  laf- 
fés  de  leurs  méchancetés;  que  le  Par- 
lement de  Paris  avoit  levé  fon  inique 
décret  ;  que  le  Magiftrat  de  Genève 
avoit  reconnu  Ton  tort;  8c  que  le  pu- 
blic me  rendoit  enfin  juftice.  Mais  loin 
de-là  5  je  vois  par  votre  lettre  même 
qu'on  m'intente  encore  de  nouvelles 
kccufations  :  le  changement  de  fort  que 
vous  m'annoncez  fe  réduit  à  des  offres 
de  fubfiftance  dont  je  n'ai  pas  befoin 
quant  à  prefent.  Et  comme  j'ai  tou- 
jours compté  pour  rien,  même  en  fanté, 
un  avenir  auTu  incertain  que  la  vie 
humaine,  c'efl  pour  moi,  je  vous  ju* 


A      M  A  D  A  M  E  "^  *  ^  32f 

re  5  la  chofe  la  plus  indifférente  que 
d'avoir  à  diner  dans  trois  ans  d'ici. 

Il  s'en  faut  beaucoup,  cependant, 
que  je  fois  infenfîble  aux  bontés  du 
Roi  de  PrufTe  ;  au  contraire ,  elles  aug- 
mentent un  fentiment  très-  doux ,  fa- 
voir  l'attachement  que  j'ai  conçu  pour 
ce  grand  Prince.  Quant  à  l'ufage  que 
j'en  dois  faire ,  rien  ne  preiTe  pour 
me  réfoudre ,  de  j'ai  du  tems  pour  y 
penfer. 

A  l'égard  des  offres  de  M,  Stanley, 
comme  elles  font  toutes  pour  votre 
compte.  Madame,  c'efl:  à  vous  de  lui 
en  avoir  obligation.  Je  n'ai  point  ouï 
parier  de  la  lettre  qu'il  vous  a  dit  m'a- 
voir  écrite. 

Je  viens  maintenant  au  dernier  arti- 
cle de  votre  lettre  ,  auquel  j'ai  peine 
à  comprendre  quelque  chofe,  &  qui 
me  furprend  à  tel  point  ,  fur- tout 
après  les  entretiens  que  nous  avons 
eu  fur  cette  matière ,  que  j'ai  regardé 
plus  d'une  fois  à  l'écriture  pour  voir 
fî  elle  étoit  bien  de  votre  main.  Je  ne 
fais  ce  que  vous  pouvez  défapprouver 
dans  la  lettre  que  j'ai  écrite  à  mon 
Pafteur,  dans  une  occafîon  néceffkire. 
A  vous  entendre  avec  votre  Ange , 


550  L  E  T  T  K  s 

on  diroît  qu'il  s'agiflbit  d'embraffer 
une  religion  nouvelle ,  tandis  qu'il  ne 
s'agifToit  que  de  relier  comme  aupa- 
ravant dans  la  communion  de  mes  pè- 
res ^-c  de  nrion  pays ,  dont  on  cherchoit 
à  m'excl jre  ;  il  ne  falîoit  point  pour  cela 
d'autre  Ange  que  le  Vicaire  Savoyard. 
S'il  confacroit  en  fimplicité  de  con- 
icience  dans  un  culte  plein  de  myfte- 
IQS  inconcevables,  je  ne  vois  pas  pour- 
quoi J.  J.  Roufleau  ne  communisroit 
pas  de  même  dans  un  culte  où  rien 
ne  choque  fa  raifon  ;  f<  je  vois  encore 
moins  pourquoi,  après  avoir  jufqu'ici 
proFcTé  ma  religion  chez  les  Catho- 
liques, fans  que  perfonne  m*en  fît  un 
crime  5  on  s'avife  tout-d'un-coup  de 
in*en  faire  un  fort  étrange  de  ce  que 
je  ne  la  quitte  pas  en  pays  Proteftant. 
Mais  pourquoi  cet  appareil  d'ccrire 
une  lettre?  Ah!  pourquoi?  Le  voici. 
M,  de  Voltaire  me  voyant  opprimé 
par  le  Parîemient  de  Paris  ,  avec  la 
générofité  naturelle  à  lui  &:  à  fon 
parti ,  faifit  ce  moment  de  me  faire 
opprimer  de  même  à  Genève  ,  &  d'op- 
pofer  une  barrière  infurmontable  à 
mon  retour  dans  ma  patrie.  Un  des 
plus  furs  moyens  qu'il  employa  pour 


A  Madame^**.        531 

cela,  fut  de  me  faire  regarder  comme 
déferteur  de  ma  religion  :  car  là-dellus 
nos  loix  font  formelles ,  &:  tout  ci- 
toyen ou  bourgeois  qui  ne  profefTe 
pas  la  religion  qu'elles  autorifent  perd 
par-là  même  fon  droit  de  Cité.  Ils  tra- 
vaillèrent donc  de  toutes  leurs  forces 
lui  &  le  Jongleur  à  foulever  les  Mi- 
nières ;  ils  ne  réulTirent  pas  avec  ceux 
de  Genève  qui  les  connoilTent ,  mais 
ils  ameutèrent  tellemiCnt  ceux  du  pays 
de  Vaud  ,  eue  malgré  la  proteclion 
&:  l'amitié  de  M.  le  Baillif  d'Yverdun 
&  de  pluficurs  Magifcrats,  il  fallut  for- 
tir  du  Canton  de  Berne.  On  tenta  de 
faire  la  même  chofe  en  ce  pays  ;  le 
Magiftrat  municipal  de  Neufchâtel  dé- 
fendit mon  livre;  la  clafTe  des  i\îinifl:res 
le  déféra;  le  ConCeil  d'Etat  ,  alloit  le 
défendre  dans  tout  TEtat ,  &  peut-être 
procéder  contre  ma  perfonne  :  maïs 
les  ordres  de  Mylord  Maréchal ,  Se  la 
protection  déclarée  du  Roi  l'arrêtèrent 
tout  court,  il  fallut  me  laiiTer  tran- 
quille. Cependant  !e  tems  de  la  com- 
munion approchoit ,  &  cette  époque 
alloit  décider  fi  j'étois  féparé  de  Î'E- 
glife  Protedante ,  ou  fi  je  ne  l'étois 
pas.  Dans  cette  circonilance,  ne  vou- 


532  Lettre 

lant  pas  m'expofer  à  un  affront  public , 
ni  non  plus  conftater  tacitement  en  ne 
me  préfentant  pas ,  la  défertion  qu'on 
me  reprochoit ,  je  pris  le  parti  d'é- 
crire à  M»  de  Montmoliin,  Pafteur  de 
la  Paroifîc  5  une  lettre  qu'il  a  fait  cou- 
rir ;  mais  dont  les  Voltairiens  ont  pris 
foin  de  falfifier  beaucoup  de  copies. 
J'étois  bien  éloigné  d'attendre  de  cette 
lettre  l'effet  qu'elle  produiht  ;  je  la  re- 
gardois comme  une  proteflation  nécef- 
laire,  &  qui  auroit  fon  ufage  en  tems 
&  lieu.  Quelle  fut  ma  furprife  &  ma 
joie  de  voir  dès  le  lendemain  chez 
moi  M.  de  Montmoliin  ,  me  décla- 
rer que  non-feulement  il  approuvoit 
que  j'approchafle  de  la  Sainte  Table, 
mais  qu'il  m'en  prioit ,  &  qu'il  m'en 
prioit  de  l'aveu  unanime  de  tout  le 
Confifloire ,  pour  l'édification  de  fa 
paroille  dont  j'avois  l'approbation  & 
refrime.  Nous  eûmes  enfuite  quelques 
conférences  dans  lefquelles  je  lui  dé- 
veloppai franchement  mes  fentimens 
tels  à-peu-près  qu'ils  font  expofés  dans 
la  profellion  du  Vicaire,  appuyant 
avec  vérité  fur  mon  attachement  conf- 
iant à  l'Evangile  &  au  Cliriflianifm.e, 
&  ne  lui  déguifant  pas  non   plus  mes 


A     M  A  D  A  M  I  ""  "^  ^.  533 

difficultés  &:  mes  doutes.  Lui  d'i  ion 
coté,  connoifTant  affez  mes  fentimens 
par  mes  livres ,  évita  prudemment  les 

points  de  doctrine  q-xl  auroient  pu  în*ar- 
rctcr,  ou  le  compromettte;  il  ne  pro- 
nonça pas  même  le  mot  de  rétractation; 
n*in(ifla  fur  aucune  explication  5  te  nous 
nous  réparâmes  contens  l'un  de  Tautre. 
Depuis  lors  f  A  la  confolati on  d'être 
reconnu  membre  de  (on  Egîife  ;  il  faut 
être  opprimé  ,  malade ,  &  croire  en 
Dieu  pour  fentir  combien  il  cTt  doux 
de  vivre  parmi  Tes  frères. 

Aï.  de  Montmollin  ayant  à  judifier 
fa  conduite  devant  (es  confrères,  fit 
courir  ma  kttre.  Elle  a  fait  à  Genève 
un  effet  qui  a  mis  les  Voltairiens  au 
défefpoir,  &  qui  a  redoublé  leur  rage. 
Des  foules  de  Genevois  font  accourus 
à  Motiers,  m'embraffant  avec  des  lar- 
mes de  joie  ,  d<.  appellant  hautement 
M.  de  Montmollin  leur  bienfaiteur  &: 
leur  père.  Il  ed:  même  fur  que  cette 
affaire  auroit  des  faites  pour  peu  que 
je  fufTe  d'humeur  à  tu  y  prêter.  Ce- 
pendant il  efl  vrai  que  bien  de'o  Mi- 
niftres  font  mécontens;  voilà,  pour 
ainfi  dire ,  la  profelTion  de  fol  du  Vi- 
caire approuvée  en   touî  fes  points , 


534  Lettre 

par  un  de  leurs  confrères  ;  lis  ne  peu- 
vent digérer  cela.  Les  uns  murmurent , 
les  autres  menacent  d'écrire  ;  d'autres 
écrivent  en  effet;  tous  veulent  abfo- 
lument  des  rétractations,  &  des  expli- 
cations qu'ils  n'auront  jamais.  Que 
dois-je  faire  à  préfent,  Madame,  à 
votre  avis?  Irai-je  laiiTer  mon  digne 
Pafteur  dans  les  lacs  où  il  s'eft  m.is 
pour  l'arnour  de  moi?  l'abandonnerai- 
je  à  la  cenfure  de  Tes  confrères?  au- 
toriferai-je  cette  cenfure  par  ma  con- 
duite &  par  mes  écrits?  &  démen- 
tant la  démarche  que  j'ai  faite,  lui  lai(^ 
ferai-je  toute  la  honte,  de  tout  le  re- 
pentir de  s'y  être  prêté?  Non,  non. 
Madame;  on  me  traitera  d'hypocrite 
tant  qu*on  voudra;  mais  je  ne  ferai  ni 
un  perfide  ,  ni  un  lâche.  Je  ne  renon- 
cerai point  à  la  religion  de  mes  pères, 
à  cette  religion  fi  raifonnable,  fi  pure, 
fi  conforme  à  la  fimplicité  de  l'Evan- 
gile,  où  je  fuis  rentré  de  bonne  foi 
depuis  nombre  d'années,  &z  que  j'ai 
depuis  touiours  hautement  profefTée, 
Je  n'y  renoncerai  point  au  moment 
où  elle  fait  toute  la  confolation  de  ma 
vie ,  &  où  1  importe  à  l'honnéte-homme 
qui  m'y  a  maintenu  ,  que  j'y  demeure 


A    Madame"^**.        335* 

fi  rement  attaché.  Je  n'en  conferve- 
rai  j  as  non  plus  les  liens  extérieurs, 
tout  chers  qu'ils  rrîe  font ,  aux  dépens 
de  la  vérité ,  ou  de  ce  que  je  prends 
pour  elle;  &  Ton  pourroit  m'excom- 
munier,  &  me  décréter  bien  des  fois  , 
avant  de  me  faire  dire  ce  que  je  ne 
penfe  pas.  Du  refle  je  me  confolerai 
d'une  imputation  d'hypocrifie ,  fans 
vraifembîance  de  fans  preuves.  Un  Au- 
teur qu'on  bannit ,  qu'on  décrète ,  qu'on 
brûle  pour  avoir  dit  hardiment  les  (tn- 
timens  5  pour  s'être  nommé,  pour  ne 
vouloir  pas  fe  dédire;  un  citoyen  ché- 
riffant  fa  patrie ,  qui  aime  mieux  re- 
noncer à  fon  pays  qu'à  fa  franchife  , 
de  s'expatrier  que  fe  démentir  ,  eil:  un 
hypocrite,  d'une  efpece  affez  nouvelle. 
Je  ne  connois  dans  cet  état  qu'un 
moyen  de  prouver  qu'on  n'eft  pas  un 
hypocrite  ;  mais  cet  expédient  auquel 
mes  ennemis  veulent  me  réduire  ,  ne 
me  conviendra  jamais  quoi  qu'il  arri- 
ve ;  c'efl:  d'être  un  impie  ouvertement. 
De  grâce  ,  expliquez-moi  donc.  Ma- 
dame 5  ce  que  vous  voulez  dire  avec 
votre  Ange ,  &  ce  que  vous  trouvez 
à  reprendre  à  tout  cela. 

Vous  ajoutez ,  Madame  ,  qu'il  fal- 


53^  Lettre 

loit  que  j'attendifTe  d'autres  cîrconf-  , 

tances   pour  profeiTer    ma   religion  ,  \ 
(vous  avez  voulu  dire  pour  continuer 

de  la  prL>relTer.  )  Je  n'ai  peut-être  que  i 

trop  attendu  par  une  fierté  dont  je  ne  \ 
faurois  me  défaire.  Je  n'ai  fait  aucune 
démarche  ,  tant  que  les  Miniftres  m'ont 

perfécuté.  Mais  quand  une  fois  j'ai  été  i 

ious  la   protedion  du  Roi,   &  qu'ils  j 

n'ont  plus  pu  me  rien  faire ,  alors  j'ai  ! 

fait  mon   devoir,  ou  ce   que  j'ai  cru  ; 

l'être.  J'attends  que  vous  m'appreniez  , 

en  quoi  je  me  fuis  trompé.  i 

Je  vous  envoie  l'extrait  d'un  diaîo-  i 

gue  de  M.  de  Voltaire  avec  un  Ou-  ; 

vrier  de  ce  pays- ci  qui  eft  à  fon  1er-  ' 

vice.  J'ai  écrit  ce  dialogue  de  mémoire,  ; 

d'après  le  récit  de  M.  de  Montmollin,  | 

qui  ne  mie  l'a  rapporté  lui  même  que  ; 
fur  le  récit  de  l'ouvrier,   il  y  a  plus 

de  deux  mois.  Ainfi  ,  le  tout  peut  n'ê-  ! 

tre  pas    abfolument   exaâ:  ;  mais  les  j 
traits  principaux    font  fidèles;   car  ils 

ont  frappé  M.  de  Montmollin;  il  lésa  ; 
retenus ,  &  vous  croyez  bien  que  je 
ne  les  ai  pas  oubliés.  Vous  y  verrez 

que  M.  de  Voltaire  n'avoit  pas  attendu  , 

la  démarche  dont  vous  vous  plaignez,  j 
pour  me  taxer  d'hypocrifie. 

Converfaùoji  : 


A   Madame"^'','*'.        337 

Converfation  de  M.  de  Voltaire  avec  un, 
de  fes  Ouvriers  du  Comté  de  Neuf- 
châteL 

M.  DE  Voltaire. 

Eft-il  vrai  que  vous  êtes  du  Comté 
de  Neufchâtel? 

L' O  u  y  R I  E  R. 

Oui,  MonHeur, 

M.  DE  Voltaire. 

Etes-vous  de  Neufchâtel  même? 

U  O  u  V  RI  E  R. 

Non,  Monfieur;  je  fuis  du  village 
de  Butte  dans  la  vallée  de  Travers. 
M.  DE  Voltaire. 
Butte!  Cela  eft-il  loin  de  Motiers? 

L'  O  u  V  R  I  E  R. 

A  une  petite  lieue. 

M.  DE  Voltaire. 

Vous  avez  dans  votre  pays  un  cer- 
tain perfonnage  de  celui-ci  quia  bie^ 
fait  des  Tiennes. 

K  O  u  V  R  l  E  r. 

Qui  donc  5  Monfieur? 
(Euv.  Fo/ih^Tom.  VI.  P< 


55'S  Lettre  - 

M'     D  E    V  O  L  T  A  I  R  E. 

Un   certain    Jean- Jaques  PvoufTeau. 

Le  connoifTez-vous? 

I 

L'  O  U  V  R  I  E  R. 

Oui,  Monfieur;  je  l'ai  vu  un  jour: 
â  Butte,  dans  le  caroiTe  de  M,  de  Alont-i 
mollin  qui  fe  promenoit  avec  lui. 

M.    D  E    Vo  L  T  A  IRE.  j 

Comment  ce  pied-piat  va  en  car-| 
loiïe  ?  Le  voilà  donc  bien  fier  ?  i 

L'  O  U  V  R  I  E  R.  '' 

Oh!  Monfieur,  il  Te   promené  aufîî ^ 
à  pied.  Il  court  comme  un  chat-mai-  \ 
gre  ,  &  grimpe  fur   toutes   nos  mon- 
tagnes, 

M.  DE  Voltaire. 

II  pourroit  bien  grimper  quelque 
jour  fur  une  e'chelle.  Il  eût  été  pendu 
à  Paris ,  s'il  ne  fe  fût  fauve.  Et  il  le 
fera  ici,  s'il  y  vient. 

L'  Ou  vrier. 

Pendu!  .MonHeur  !  Il  a  l'air  d'un  fi 
bon  homme,  eh!  mon  Dieu!  qu*a-t-U 
donc  fait  ? 

M.    DE    V  o  L  T  a   TRÏÏ. 

Il  a  fait  des  livres  abominables,  C'eft 
yn  impie  ^  un  athée, 


A    Madame"***.        53^ 

L'  O  U  V  Kl  E  R. 

Vous  me  furprenez.  Il  va  tous  les 
Dimanches  à  l'Eglife. 

M.  DE  Voltaire. 

Ah  !  l'hypocrite  !  Et  que  dit -on  de 
lui  dans  le  pays?  Y  a-t-il  quelqu'un 
qui  veuille  le  voir? 

L'  O  U  V  R  I  E  R 

Tout  le  monde  ,  Alonfieur  ,  tout  le 
inonde  l'aime.  Il  eft  recherché  par- 
tout, &  on  dit  que  Mylord  lui  fait 
aufli  bien  dQS  carefles. 

M.  DE  Voltaire, 

C'efl:  que  Mylord  ne  le  connoit  pas, 
ni  vous  non  plus.  Attendez  feulement 
deux  ou  trois  mois ,  6c  vous  connoi- 
trez  l'homme.  Les  gens  de  Montnno' 
renci  où  il  demeuroit ,  ont  fait  dQS 
feux  de  joie,  quand  il  s'eft  fauve  pour 
n'être  pas  pendu.  C'efl  un  homme  fans 
foi,  fans  honneur,  fans  religion. 

L*  O  U  V  R  I  E  R. 

Sans  religion ,  Monfieur,  maïs  on 
dit  que  vous  n'en  avez  pas  beaucoup^ 
vous-même* 

Vz 


^j.0  L   E  T  T   p.   s 

M.  DE  Voltaire. 

Qui ,  moi ,  grand  Dieu?  Et  qui  eft- 
ce  qui  dit  cela? 

U  O  U  VFv  I  E  R. 

Tout  le  monde,  Monfieur, 

M.  DE  Volt  aire. 

Ah  !  quelle  horrible  calomnie  !  Moi 
qui  ai  étudié  chez  les  Jéfuites  ,  moi 
qui  ai  parlé  de  Dieu  mieux  que  tous 
les  Théologiens  1 

L' Ouvrier 

Mais,  Monfieur,  on  dît  que  vous 
avez  fait  bien  des  mauvais  livres. 

M.  DE  Voltaire. 

On  ment.  Qu'on  m'en  montre  un 
feul  qui  porte  mon  nom,  comme  ceux 
de  ce  croquant  portent  le  fïen ,  Ôcc» 


^. 


5i' 

L   E  T  T  Py   E 

J    M.    DE    MON  TAl  DLL  IN. 

Novembre  17^2, 

\y  u  AND  je  me  fuis  réani,  Monueur^ 
il  y  a  neuf  ans  à  l'Eglife,  je  n'ai  pas 
manqué  de  cenfeurs  qui  ont  blâmé  ma 
démarclie  ,  &  je  n'en  manque  pas  au- 
jourd'hii  que  jV  refis  uni  fous  vos 
aufpices  g  contre  refpoir  de  tan*  de 
gens  qui  voudroient  m'en  voir  féparé- 
Il  n'y  a  rien  là  de  bien  ét<onnant;  tout 
ce  qui  m'honore  &  me  confole  dé- 
plaît à  mes  ennemis  ;  &  ceux  qui  vou- 
droient rendre  la  Religion  méprirabie, 
font  fâches  qu'un  ami  de  la  vérité  la 
profeffe  ouvertement.  Nous  connoif- 
fons  trop,  vous  &  m.oi ,  les  hom.mesl 
pour  ignorer  a  combien  de  paGions 
humaines  le  feint  zèle  de  la  foi  fert  de 
manteau ,  &  l'on  ne  doit  pas  s'atten- 
dre à  voir  l'athéiTme  &  l'impiété  plus 
charitables  que  n'eft  l'hypocrifie  ou  la 
fuperftition.  J^cfpere  ,  Monfieur  ,  avant 
maintenant  le  bonheur  d'être  plus 
connu  de  vous  ,  que  vous  ne  voyez 

"3 


k 


54^  Lettre 

rien  en  moi  qui  démentant  la  décla- 
ration que  je  vous  ai  faite,  puiffe  vous 
rendre  (ufped:e  ma  démarche,  ni  vous 
donner  du  regret  à  la  vôtre.  S'il  y  a 
des  gens  qui  m*accufént  d'être  un  hy- 
pocrite ,  c'efi:  parce  que  je  ne  fais  pas 
un  impie  ;  ils  fe  font  arrangé  pour  m'ac- 
cufer  de  l'un  ou  de  l'autre,  fans  doute, 
parce  qu'ils  n'imaginent  pas  qu'on  puille 
fîncérementcroire  en  Dieu.  Vous  voyez 
que  de  quelque  manière  que  je  me 
conduile  5  il  m'efl  impodible  d'échap- 
per à  l'une  des  deux  imputations.  Mais 
vous  voyez  auRi  que  (i  toutes  deux 
font  également  dedituées  de  preuves, 
celle  d'hypocrifie  efi  pourtant  la  plus 
inepte;  car  un  peu  d'hypocrifie  m'eût 
ûuvé  bien  des  difgraces  ;  &  ma  bonne 
foi  me  coûte  affez  cher,  ce  me  fem- 
ble,  pour  devoir  être  au-deflus  de 
tout  foupçon. 

Quand  nous  avons  eu,  MonHeur, 
des  entretiens  fur  mon  ouvrage  (a),]^ 
vous  ai  dit  dans  quelles  vues  ri  avoit 
été  publié,  &  je  vous,  réitère  la  même 
chofe  en  fîncérité  de  coeur.  Ces  vues 


(4)  Il  eft  queflion  de  l'Emile. 


A  M.    DE   M0NTM0LLI>T.         543 

tt*ont  rien  que  de  louable ,  vous  cil 
étQS  convenu  vous-mêaie  ;  &  quand 
vous  m'apprenez  qu'on  me  prête  celle 
d'avoir  voulu  jetter  du  ridicule  far  le 
Chriflianirme  ,  vous  Tentez  en  même 
rems  combien  cette  imputation  ell:  ri- 
dicule elle-même,  puifqu'elle  porte 
uniquement  fur  un  dialogue  dans  un 
langage  improuvé  des  deux  côtés  dans 
l'ouvrage  même,  8c  où  l'on  ne  trouve 
ailliré'nent  rien  d'applicable  au  vrai 
Chrétien.  Pourquoi  les  Rét^'ormés  pren- 
nent-ils ain(i  fait  &  cauie  pour  TE-* 
glife  Romaine?  Pourquoi  s'échauffent- 
lis  (i  fort  quand  on  relevé  les  vices 
de  fon  argumentation  qui  n'a  point  été 
la  leur  jufqu'ici?  Veulent-ils  donc  fe 
rapprocher  peu-à-peu  de  Cqs  manières 
de  penfer,  comme  ils  fe  rapprochent 
déjà  de  fon  intolérance,  contre  les 
principes  fondamentaux  de  leur  propre 
communion  ? 

Je  fuis  bien  perfuadé  ,  Monfieur,' 
que  fi  j'eufTe  toujours  vécu  en  pays 
proteftant,  alors  ou  la  profeflion  du 
Vicaire  Savoyard  n'eût  point  été  faite  , 
ce  qui  certainement  eût  été  un  mal  à 
bien  des  égards, ou  félon  toute  appa- 
renceelle  eût  eu  dans  fa  féconde  partie  , 


544  Lettre 

un  tour  fort  diîférent  de  celui  qu'elle  a. 
Je    ne   penfe    pas   cependant,   qu'il 
faille  rupprimer  les  objeâiion?  qu'on  ns 
peut  réfojdre;  car  catte  adrelTe  fubrep- 
tice  a   un  air  de  mauvaife  foi  qui  me 
révolte  ,  &   me   tiit  craindre  qu'il  n'y 
ait  au  fond  pe  i  de  vrais  croyans.  Tou- 
tes les  connoiiTances  humaines  ont  leurs 
obfcurités,  leurs  dimcultés ,  leurs  ob- 
jections que  Tefprit  humain  trop  borné 
re   peu:  réfoudre.  La  Géométrie  elle- 
même  en  a  de  telles,  que  les  Géomè- 
tres ne  s'avifent  point  de  fupprimer  , 
êc  qui  ne  rendent  pas  pour  cela,  leur 
fcience  incertaine.  Les  objedions  n'em- 
pêchent pas  qu'une   vérité  démontrée 
ne  foit  démontrée  ,  &  il  faut  fa  voir  fe 
tenir,  à  ce  qu'on  fait,  Ôc   ne  pas  vou- 
loir tout  fa  voir,  même  en  matière  de 
Religion.  Nous  n'en  fervirons  pas  Dieu 
de  moins  bon  cœur;  nous  n'en  ferons 
pas  moins  vrais  croyans  ,  &  nous   en 
ferons  plus  humains,  plus  doux ,  plus 
toîérans  pour  ceux  qui  nepenfentpas 
comme  nous  en  toute  chofe.  A  con- 
fidérer  en  ce  fens,  la  profeiîion  de  foi 
du  Vicaire,  e'ie  peut  avoir  fon  utilité 
même  dans  ce  qu'on  y  a  le  plus  im- 
prouvé. En  tout  cas  il  n'y  avoit  qu'à 


'A  M.  DE   MoS^TMOLLï!^.      34/ 

réfoudre  les  objeâiions  aufli  convena- 
blement 5  aufii  honnêtement  qu'ellc^^ 
étoient  propofées,  farsie  fâcher  comme 
fî  Ton  avoit  tort ,  &  fans  croire  qu'une 
objecflion  eft  fuffifamment  réfolue  Jorf- 
qu'on  a  brûlé  le  papier  qui  la  contient.- 
Je  n'épiloguerai  point  fur  les  chi- 
canes fans  nombre  &  fans  fondement 
qu'on  m'a  faites,,  &  qu'on  me  fait  tous 
hs  jours.  Je  fais  fupporter  dans  les  au- 
tres des  manières  de  penfer  qui  ne  font 
pas  les  miennes  ;  pourvu  que  nous- 
fovons  tous  unis  en  Jéfus-Chrifl: ,  c'efl- 
là  refTentiel.  Je  veux  feulement  vous 
renouveller,  Monfieur^  la  déclarrtioQ 
de  la  réioîution  ferme  6c  fîncere  où  js 
fuis ,  de  vivre  &:  mourir  dans  la  com- 
munion de  l'Eglife  Chrétienne  Refer- 
mée. Rien  ne  m'a  plus  confolé  dans 
mes  dift^races  que  d  en  faire  la  fîncere 
profelhon  auprès  de  vous;  de  trouver 
en  vous  mon  Paileur,  &  mes  frères 
dans  vosparoilîîens.  Jevousdemande,  à 
vous  &  à  euXjla  continuation  des  mémes- 
bontés;&:  comme  je  ne  crains  pas  que" 
ma  conduite  vous  faffe  changer  de  fen- 
timent  fur  mon  compte ,  j'efpere  quef 
les  méchancetés  de  mes  ennemis  n^ 
ie  feront  pas  non  plus,- 


3^6  L  E   T   T  H  E. 

1762. 

JlLN  parlant,  Monfieur  5  dans  votre 
gazette  du  23  Juin ,  d'un  papier  ap- 
pelle réquliitoire ,  publié  en  Fiance 
contre  le  meilleur  &  le  plus  utile  de 
mes  écrits,  vous  avez  rempli  votre 
office,  &  je  ne  vous  en  fais  pas  mau'* 
vais  gré;  je  ne  me  plains  pas  même 
que  vous  ayez  tranfcrit  les  imputations 
dont  ce  papier  eft  rem.p'i,  &  auxquel- 
les je  m'abftiens  de  donner  celle  qui 
leur  efl:  due. 

Mais  lorfque  vous  ajoutez  de  votre 
chef,  que  je  fuis  condamnable  au  de-là 
da  ce  qu'on  peut  dire,  pour  avoir  com- 
pofé  le  livre  dont  il  s'agit,  &  far-tout 
pour  y  avoir  mis  m^on  nom,  comme 
s'il  étoit  permis  de  honnête  de  fe  ca- 
cher en  parlant  au  public;  alors,  Moa- 
fieur,  j'ai  droit  de  me  phîndre  de  ce 
que  VOIS  jugez  fans  connoître,  car  il 
îi'efl:  pas  poiîible  qu'un  hom^me  de  bien 
porte  avec  connoifTance,  un  jugement 
fi  peu  équitable  fur  un  livre  où  l'Au- 
teur foutient  Ja  caufe  de  Dieu ,  dQS 


Lettre.  547 

moeurs, de  la  vertu,  contre  la  nouvelle 
phllorophie,  avec  toute  la  force  dont 
il  efb  capable.  Vous  avez  donné  trop 
d'autorité  à  des  procédures  irrégaliè- 
res  3  &  didées  par  des  motifs  particu- 
liers que   tout  le  monde  connoît. 

Mon  livre  5  Monfîeur,  eft  entre  les 
mains  du  public;  il  fera  la  tôt  ci  tard 
par  des  hommes  raifonnabîes,  peut  être 
enfin  par  des  Chrétiens,  qui  verront 
avec  furprife  &  fans  doute  avec  indi- 
gnation, qu'un  difcip'e  de  leur  divin 
maître  foit  traité  parmi  eux  comme 
un  fcélérat. 

Je  vous  prie  donc,  Monfieur ,  & 
c'ed  une  réparation  que  vous  me  de- 
vez ,  de  lire  vous-même  le  livre  dont 
vous  avez  fi  légèrement  &  fi  mal  parlé  ; 
&  quand  vous  l'aurez  lu,  de  vouloir 
alors  rendre  compte  au  public,  lans 
faveur  &:  fans  grâce,  du  jugement  que 
vous  en  aurez  porté.  Je  vous  falue, 
Monfieur,  de  tout  mon  cœur. 


P  S 


54S 


/*> 


LETTRE 

A    M.    L  O  I  S  E  A  U 

DE    MAULÉON. 

Four  lui  recommander  l'affaire  de  M»  U 
Beuf  de    Val  a  ah  on* 

V  O  ic  I ,  mon  cher  Mauléon  ,  du  tra- 
vail pour  vous  qui  favez  braver  le  puif- 
fant  injafte,  &  défendre  l'innocent  op- 
primé. Il  s'agit  de  protéger  par  vos 
talens  un  jeune  homme  de  mérite  qu'en 
ofe  pourfuivre  criminellement  pour  une 
faute  que  tout  homm.e  voudroit  com- 
mettre, &  qui  ne  bleiïe  d'autres  loix 
que  celles  de  l'avarice  &  de  l'opinion. 
Armez  votre  éloquence  de  traits  plus 
doux  &  non  moins  pénétrans,en  fa- 
veur de  deux  amans  perfécutés  par  un 
père  vindicatif  &  dénaturé.  Ils  ont  la 
voix  publique,  &  ils  l'auront  par-tout 
où  vous  parlerez  pour  eux.  Il  me  fem- 
ble  que  ce  nouveau  fujet  vous  offre 
d'aufîî  grands  principes  à  dévélopper,- 
d'auiH  grandes  vues  à  approfondir  que. 


A  M.  LoisEAU  DE  MAULEo^^  ^^;9^ 

les  précédens  ;  &  vous  aurez  de  plus  à 
faire  valoir  des  fentimens  naturels  à 
tous  les  cœurs  fenfibles  ,  de  qui  ne 
font  pas  étrangers  au  vôtre.  J'e(pere 
encore  que  vous  compterez  pour  quel- 
que chofe  la  recommandation  d'un 
homme  que  vous  avez  honoré  de  vo- 
tre amitié,  Macie  vïrtuu ,  chtr  Mau- 
léon;  c'eft  dans  une  route  que  vous 
vous  êtes  frayée,  qu'on  trouve  le  no- 
ble prix  que  je  vous  ai  depuis  fi  îong- 
tems  annoncé  ,  &  qui  eft  feul  digne  de 
vous. 


LETTRE 

A   MADEMOISELLE 

D'IVERNOIS. 

lïlh  de  M.  le  Procureur-  G  inégal  de 
S  eu f chat  d^  en  lui  envoyant  le  pre^ 
mier  lacet  de  mafaçon^  qu'elle  n'avoir 
demandé  pour  pr^fent  de  noces, 

JLjE  voilà  5    Mademoifelle  ,   ce  beau, 
préfent  de  noces  que  vous  avez  delirép 


'^^0  Lettre 

s'il  s'y  trouve  du  fuperfia ,  faites,  en 
bonne  ménagère  ,  qu'il  ait  bientôt 
fon  emploi.  Portez  fous  d'heureux  auf- 
pices  cet  emblème  des  liens  de  dou- 
ceur de  d'amour  dont  vous  tiendrez 
enlacé  votre  heureux  époux,  &  lon- 
gez qu'en  portant  un  lacet  tiiïli  par  la 
main  qui  traça  les  devoirs  des  mères, 
c'eft  s'engager  à  les  remplir, 

LETTRE 

A  M.   \V  A  T  E  L  E  T. 

Afotiers   1765. 

Vous  me  traitez  en  Auteur,  iMon- 
Heur;  vous  me  faites  des  complimens 
fur  mon  livre.  Je  n'ai  rien  à  dire  à 
cela,  c'efl:  l'ufage.  Ce  même  ufage  veut 
aufïijqu'en  avalant  modeftement  votre 
encens,  je  vous  en  renvoie  une  bonne 
partie.  Voilà  pourtant  ce  que  je  ne  ferai 
pas;  car  quoique  vous  ayez  des  talens 
très-vrais,  très  -  aimables,  les  qualités 
que  j'honore  en  vous,  les  effacent  à 
mes  yeux;  c'eft  par  elles  que  je  vous 
fuis  attaché?  ç'^^ft  par  elles  que  j'ai 


A    M     W  AT  E  LE  T.  Jj-Ï 

toujours  defiré  votre  bienveillance  ;  de 
Ton  ne  m'a  jamais  vu  rechercher  les 
gens  à  talens  qui  n'avoient  que  des  ta- 
lens.  Je  m'applaudis  pourtant  de  ceux 
auxquels  vous  m'afT-îrez  que  je  dois 
votre  eiiiine,  puifqu'ils  me  procurent 
un  bien  dont  je  fais  tant  de  cas.  Les 
miens  tels  quels,  ont  cependant  fi  peu 
dépendu  de  ma  volonté,  ils  m'ont  at- 
tiré tant  de  maux,  ils  m'on  abandonné 
fi  Vite  ,  que  j'aurois  bien  voulu  tenir 
cette  am.itié  dont  vous  permettez  que 
je  me  fiatte ,  de  quelque  chofe  qui 
m'eut  été  moins  funefie,  &que  je  puiiïe 
dire  être  plus  à  moi. 

Ce  fera,  Monfieur, pour  votre  gloi- 
re ,  au  moins  je  le  defire  &  je  Tefpere  , 
que  j'aurai  blâmé  le  merveilleux  de 
l'Opéra.  Si  j'ai  eu  tort,  comm.e  cela 
peut  très-bien  être,  vous  m'aurez  ré- 
futé par  le  fait;  &:  (i  j'ai  raifon ,  le  fuc- 
chs  dans  un  mauvais  genre  n*en  rendra 
votre  triomphe  que  plus  éclatant.  Vous 
voyez,  Monfieur,  par  l'expérience  conf- 
tante  du  théâtre,  que  ce  n'efi:  jamais 
le  choix  du  genre  bon  ou  miauvais, 
qui  décide  du  fort  d'une  pièce.  Si  h 
votre  efl  intéreiïante  malgré  les  ma- 
chines, foutenue  d'une  bonne  mufique 


5;2  L   E   T    T    Fx    E,  (S'a 

elle  doit  réuffir;  &  vous  aurez  eu  comme 
Quinault ,  le  mérite  de  la  difficulté  vain- 
cue. Si  par  fuppofîtion  elle  ne  l'eft  pas  y 
votre  goût ,  votre  aiîTiabîe  poéfie  l'au- 
ront ornée  au  moins  de  détails  char- 
mans  qui  la  rendront  agréable,  &  c'en- 
eft  afTez  pour  plaire  à  TOpéra  Fran- 
çois jMonfieur  ;  je  tiens  beaucoup  plus. 
Je  vous  jure,  à  votre  fuccès  qu'à  mon 
opinion,  &  non-feulement  pour  vous, 
mais  auiîi  pour  votre  jeune  muficien. 
Car  le  grand  voyage  que  l'amour  de 
l'art  lui  a  fait  entreprendre,  &  que  vous 
avez  encouragé  ,  m'eft  garant  que  fon 
talent  n'efc  pas  médiocre.  Il  faut  en 
ce  genre  ainfi  qu'en  bien  d'autres,  avoir' 
déjà  beaucoup  en  foi-même  ,  pour  fen- 
tir  combien  on  a  befoin  d'acquérir^ 
Meflieurs,  donnez  bientôt  votre  pièce,. 
de  duiTai-je  être  pendu ,  je  Tirai  voir^? 
■fî  je   puis^ 

^^ 


3;5 
LETTRE 

A    M.     F    A   V   Pv  E. 

Premier  Syridic    de  la  République   de 
Genève* 

Moitiers-Travers ,  le  iz  Mai  l/tfj. 
M  0  li''  S  I  E  U  R  , 


R 


EVENu  du  long  étonnement  où 
m'a  jette  5  de  îa  part  du  magninque  Con- 
feil  5  le  procédé  que  j'en  devols  le  moins 
attendre,  je  prends  enfin  le  parti  que 
rhonneur  &  la  raifen  me  prefcrivent^ 
quelque  cher  qu'il  en  coûte  à  mon 
cœur. 

Je  vous  déclare  donc  ,  Monfieur  , 
&  vous  prie  de  déclarer  au  magninque 
Confeil  ,  que  j'abdique  à  perpétuité 
mon  droit  de  Bourgeoifie  de  de  Cité 
dans  la  ville  &  république  de  Genève. 
Ayant  rempli  de  mon  mieux  les  de- 
voirs attachés  à  ce  titre,  fans  jouir 
d'aucun  de  Tes  avantages,  je  ne  crois 
point  être  en  refte  avec  l'Etat  en  le 
cuiitr.nt.  J'ai  taché  d'honorer  le   nonï 


55*4  Lettre 

Genevois  ;  j'ai  tendrement  aîmé  me$ 
compatriotes:  je  n'ai  rien  oublié  pour 
me  taire  aimer  d'eux  ;  on  ne  fauroit 
plus  mal  réufïir  ;  je  veux  leur  com- 
plaire jufques  dans  leur  haine.  Le  der- 
nier facrliîce  qui  me  refte  à  faire  ,  eft 
celui  d'un  nom  qui  me  fut  Ci  cher. 
Mais,  Moniteur,  ma  Patrie,  en  me 
devenant  étrangère ,  ne  peut  me  de- 
venir indifférente  :  je  lui  refts  attaché 
par  un  tendre  fouvenir,  &  je  n'oublie 
d'elle  que  Tes  outrages.  PuifTe -t- elle 
profpérer  toujours,  &  voir  augmenter 
û  gloire  !  Puille-t  elle  abonder  en  ci- 
toyens meilleurSj  &  fur-tout  plus  heu- 
reux que  moi  ! 

Pvecevez,  je  vous  prie,  Monfieur, 
les  aiïurances  de  mon  profond  refpecl. 


\-::^^^=:z?i;i^ 


LETTRE 
A   M^^\ 

Motiers-Trr.vers  ^  le  ii  Septembre  I763, 

JE  ne  fais,  Monfieur,  fi  vous  vous 
rappellerez  un  homme ,  autrefois  connu 
de   vousj  pour  moi  qui  n'oublie  poiat 


vos  honnêtetés,  je  me  fuis  avec  plaifir 
rappelle  vos  traits  dans  ceux  de  Mon- 
iteur votre  fils,  qui  m'eft  venu  voir 
il  y  a  quelques  (ours.  Le  récit  de  fcs 
malheurs  m'a  vivement  touché;  la  ten- 
drefïe  &  le  refped:  avec  lefquels  il  m'a 
parlé  de  vous,  ont  achevé  de  m'inté- 
refier  pour  lui.  Ce  qui  lui  rend  Tes  maux 
plus  aggravans  efl  qu'ils  lui  viennent 
d'une  main  fi  chère.  J'ignore,  Mon- 
f:eur,  quelles  font  Tes  fautes;  mais  je 
vois  fon  affi'dion  ;  js  fais  que  vous 
ctes  père  ,  &  qu'un  père  n'eli  pas  fait 
pour  être  inexorable.  Je  crois  vous 
donner  un  vrai  témoignage  d'attache- 
ment en  vous  conjurant  de  n'ufer  plus 
envers  lui  d'une  rigueur  défefpérante, 
&  qui ,  le  faifant  errer  de  lieu  en  lieu 
fans  refTource  &  fans  af)  le ,  n'honore  ni 
le  nom  qu'il  porte  ,  ni  le  père  dont  il  le 
tient.  RéfiéchifTez  ,  Monfieur  ,  quel  fe- 
roit  fon  fort  fi  dans  cet  état,  il  avcit 
le  malheur  de  vous  perdre.  Attendra- 
t-il  des  parens,  des  collatéraux,  une 
commifération  que  fon  père  lui  aura 
refufée  ?  &  fi  vous  y  comptez ,  com- 
ment pouvez-vous  laifTer  à  d'autres  îe 
foin  d'être  plus  humains  que  vous  en- 
vers votre  fils  ?  Je  ne  f*iis  point  com* 


^^6  Lettre 

ment  cette  (euîe  idée  ne  de'iarme  paîs 
votre  bon  cœur.  D'ailleurs  de  quoi 
s'agit-il  ici?  de  faire  révoquer  une  maî- 
heureuie  lettre  ^de  cachet  qui  n'auroit 
îamais  dû  être  follicitée.  Votre  fils  ne 
vous  demande  que  fa  liberté ,  &  il  n'en 
veut  ufer  que  pour  réparer  Tes  torts, 
s'il  en  a.  Cette  demande  même  eft  un 
devoir  qu'il  vous  rend;  pouvez>vous 
ne  pas  fentir  îe  vôtre?  Encore  une  fois- 
penfez-y,  Monfieur;  je  ne  veux  que 
cela;  la  raifbn  vous   dira  îe   reite. 

Quoique  -M.  de  M.  ne  foit  plus  ici  y 
Je  fais,  fi  vous  m'honorez  d'une  ré- 
ponfe ,  où  îni  faire  palTer  vos  ordres  ; 
ainfi  vous  pouvez  les  lui  donner  par 
mon  canal.  Recevez,  Monfieur,  mes 
falutations  &  hs  aiTurances  de  mon  ref- 


LETTRE 
A  jM.    g. 

Lî  EVTE  liJ  NT-COLONE  L, 

Septembre   1753. 

J  E  crois  5  Monfieur  ,  que  je  ferois  fort 
aife  de   vous  connaître,   mais   on  me' 


A    M.    G.  35'7 

fait  faire  tant  de  connoifTances  par  force, 
que  j'ai  réfoîu  de  n'en  plus  faire  vo- 
lontairement,  votre  franchlle  avec  moi, 
mérite  bien  que  je  vous  la  rende,  de 
vous  confentez  de  Ci  bonne  grâce  ,  que 
je  ne  vous  réponde  pas ,  que  je  ne  puis 
trop  tôt  vous  répondre;  car,  fi  jamais 
j'étois  tenté  d'abufer  de  la  liberté,  ce 
feroit  moins  de  celle  qu'on  me  laiffe , 
que  de  celle  qu'on  voudroit  m'ôter. 
Vous  êtes  Lieutenant  Colonel,  iMon- 
fieur  ,  j'en  fuis  fort  aife  ;  mais  fulliez-. 
vous  Prince,  &  qui  plus  ell:  laboureur, 
com.me  je  n'ai  qu'un  ton  avec  tout  le 
monde  5  je  n'en  prendrai  pas  un  autre 
avec  vous.  Je  vous  falue,  Monfieur, 
de  tout  mon  cœur, 

LE    TT  R  E 
A  M.  L.  P.  L.  E.  D.  W. 

Moriers,  le  29  Septembre  17^3. 

Vous  me  faites  ,  Monfieur  le  Duc, 
bien  plus  d'honneur  que  je  n'en  mérite. 
Votre  AltefTe  Séréniffime  aura  pu  voir 
(dans  le  livre  qu  elle  daigne  citer,  que 


5jS         Le  t  t  r  e,  (S-r. 

je  n*al  jamais  fu  comment  il  faut  éle- 
ver les  Princes;  oc  la  clatneur  publique 
me  perfuade  que   je  ne  fais  comment 
il  faut  élever  perfonne.  D'ailleurs ,  les 
diigraces  &  les  maux  m'ont  affedé  le 
cœur  &  aftoibli  la  tête.  Il  ne  me  refte 
de   vie  que  pour  fouffrir,  je  n*en  ai 
plus  pour  peiner,  A  Dieu   ne  plaifè, 
toutefois,  que  je  me  refufe  aux  vues 
que  vous  m'expofez  dans  votre  lettre. 
Elle  m.e  pénètre  de  refped:  &  d'admi- 
ration pour   vous.  Vous  me  paroifTez 
plus  qu'un  homme,  puifque  vous   fa- 
vez  l'être  encore  dans  votre  rann;.  Dif- 
pofez  de  moi,  Monfieur  le  Duc;  mar- 
quez-moi vos  doutes,   je    vous  dirai 
mes  idées;  vous  pourrez  me  convain- 
cre aifément  d'infuffifance ,  mais  jamais 
de  mauvaife  volonté* 

Je  fuppîie  Votre  AltefTe  Sérénifîîme 
d'agréer  les  afTurances  de  mon  profond 
refpeCl* 


4^ 


iS9 


QUATRE  LETTRES 

A    M.   L'A.   DE***. 

Motiei's-Travers ,  le  27  Novembre  ijSi» 

J'ai  reçu,  Monfieur ,  la  lettre  obli- 
geante dans  laquelle  votre  honnête  cœur 
s*épanche  avec  moi.  Je  fuis  touché  de 
vos  fentimens  &  reconnoiffant  de  votre 
zoîe  ;  mais  je  ne  vois  pas  bien  fur  quoi 
vous  me  confultez.  Vous  me  dites  ;  j*ai 
de  la  nailTance  dont  je  dois  fuivre  la 
vocation,  parce  que  mes  parens  le  veu- 
lent; apprenez-moi  ce  que  je  dois  fai- 
re; je  fuis  gentilhomme  &  veux  vivre 
comme  tel;  apprenez-moi  toutefois  à 
vivre  en  homme  :  j'ai  des  préjugés  que 
je  veux  refpeder;  apprenez-moi  tou- 
tefois à  les  vaincre.  Je  vous  avoue  , 
Mondeur,  que  je  ne  fais  pas  répondre 
à  cela. 

Vous  me  parlez  avec  dédain  des  deux 
feuls  métiers  que  la  noblefîè  connoifTe 
&  qu  elle  veuille  fuivre  :  cependant. 


5oO  L  E  T  T  H  E 

VOUS  avez  pris  un  de  ces  métiers.  Mon 
conreil  ef!: ,  puifque  vous  y  êtes,  que 
vous  tâchiez  de  le  faire  bien.  Avant 
de  prendre  un  état,  on  ne  peut  trop 
raifonner  fur  Ton  objet  :  quand  il  efi: 
pris,  il  en  faut  remplir  les  devoirs; 
c  eft  alors  tout  ce  qui  rePre  à  faire. 

Vous  vous  dites  fans  fortune ,  fans 
biens,  vous  ne  favez  comment,  avec 
de  la  naillance,  (car  la  naiiïance  re- 
vient toujours)  vivre  libre  &  mourir 
vertueux.  Cependant ,  vous  offrez  un 
afyle  à  une  perfonne  qui  m'eft  attachée  ; 
vous  m'afTurez  que  Madame  votre  mère 
la  mettra  à  fon  aife  :  le  fils  d'une  Dame 
qui  peut  mettre  une  étrangère  à  fon  aife, 
doit  naturellement  y  être  aufli.  Il  peut 
donc  vivre  libre  &  mourir  vertueux. 
Les  vieux  gentilshomimes^qui  valoient 
bien  ceux  d'aujourd'hui ,  cultivoient 
leurs  terres  &  faifoient  du  bien  à  leurs 
payfans.  Quoi  que  vous  en  puiffiez  dire, 
je  ne  crois  pas  que  ce  fût  déroger  que 
d'en  faire   autant. 

Vous  voyez  ,Monfieur ,  que  je  trouve 
dans  votre  lettre  même  la  folution  des 
diincultés  qui  vous  embarraiïent.  Du 
refte ,  excufez  ma  franchife  ;  je  dois 
répondre  à  votre  eftime  par  la  mienne. 


•À  M  l'A.  de*^\        5(^1 

&:  je  ne  puis  vous  en  donner  une  preuve 
plusfure  qu'en  ofantjtout  gentilhomme 
que   vous  êtes ,  vous  dire  la  vérité. 

Je   vous  falue,  Monfîeur,  de  tout 
mon  cœur. 

SECONDE    LETTRE 

A  U     M  Ê  M  E. 
Motiers  ,  le  6  Janvier  IJ64, 


uoi,  Monfieur,  vous  avez  ren- 
voyé vos  portraits  de  famille  &  vos 
titres  !  vous  vous  êtes  défait  de  votre 
cachet  !  voilà  bien  plus  de  proueffes 
que  je  n'en  aurois  fait  à  votre  place. 
J'auroislaiiïe  les  portraits  où  ils  étoient; 
j'aurois  gardé  mon  cachet,  parce  que 
je  l'avois  ;  j'aurois  lallîé  moifîr  mes 
titres  dans  leur  coin  ,  fans  m'imag"nec 
même  que  tout  cela  valût  la  peine  d'en 
faire  un  facrifice  ;  mais  vous  êtes  pour 
les  grandes  adions.  Je  vous  en  félicite 
de  tout  mon  cœur. 

A  force  de  me  parler  de  vos  dou- 
tes,  vous    m'en   donnez   d'inqjiétans 
fur  votre  compte.  Vous  me  faites  doo- 
(Muy,  Pop,  Tom,  VL  Q 


5^52  Le  t  t  r  e 

ter  s'il  y  a  des  chofes  dont  vous  ne 
doutiez  pas.  Ces  doutes  mêmes  ,  à 
mefure  qu^ik  croiirent  ,  vous  rendent 
tranquille  :  vous  vous  y  repofez  com- 
me fur  un  oreiller  de  pareiTe  !  Tout 
cela  m'effrayeroit  beaucoup  pour  vous  , 
f]  vos  grands  fc^upules  ne  me  rafTu* 
roient.  Ces  fcrupules  font  afTurément 
rtrfpeclables  comme  fondés  fur  la  ver- 
tu ;  mais  l'obligation  d'avoir  de  la  ver- 
tu ,  fur  quoi  la  fondez-vous  ?  Il  feroit 
bon  de  favoir  fi  vous  êtes  bien  décidé 
fur  ce  point.  Si  vous  l'êtes,  je  me  raf- 
fure  ;  je  ne  vous  trouve  plus  fi  fcep- 
tique  que  vous  affeclez  de  l'être  j  de 
quand  on  efl:  bien  décidé  fur  les  prin- 
cipes de  fes  devoirs ,  le  refte  n'efl 
pas  une  fi  grande  affaire.  Mais  (i  vous 
ne  Têtes  pas,  vos  inquiétudes  me  fem- 
blent  peu  raifonnées.  Quand  on  eft  Ci 
tranquille  dans  le  doute  de  fes  devoirs  , 
pourquoi  tant  s'affecter  du  parti  qu'ils 
nous  impofent* 

Votre  délicatefTe  fur  l'état  eccîéfiaf^ 
tique  efl  fublime  ou  puérile ,  félon  le 
degré  de  vertu  que  vous  avez  atteint. 
Cette  délicatefTe  eft  fans  doute  un  de- 
voir pour  quiconque  remplit  tout  les 
iiutresj&;  qui  n'efl  faux  ni  menteuç 


A    M.    L'A.    DE^**.        3^5 

<cn  Tien  dans  ce  monde  ,  ne  doit  pas 
l'être  même  en  cela.  Mais  je  ne  con- 
nois    que  Socrate  &   vous  ,  à  qui  la 
raifon  pût  pafler  un  tel  fcrupule  :  car 
â  nous    autres    hommes    vulgaires,  il 
feroit   inipertinent  &    vain    d'en   ofer 
avoir  un  pareil.  Il  n'y   a    pas   un  de 
nous  qui  ne  s'écarte  de  la  vérité  cent 
fois  le  jour  dans  le  commerce  des  hom- 
mes en  chofes  claires,  importantes  3c 
fouvent  préjudiciables,  &  dans  un  point 
de  pure  fpéculation  dans  lequel  nul  ne 
voit  ce   qui  cfl   vrai  ou  faux"  ,  &  qui 
■n'importe  ni  à  Dieu  ni  aux  hommes, 
nous   nous  ferions  un   crime  de  con- 
defcendre  aux  préjugés  de  nos  frères, 
&  de  dire   oui  où  nul  n*eft  en  droit 
de  dire   non  ?  Je  vous  avoue    qu'un 
homme ,  qui  d'ailleurs  n'étant  pas  un 
faint,  s'aviferoit  tout  de  bon  d'un  fcru- 
pule que  l'Abbé    de  Saint -Pierre  & 
Fénelon  n'ont  pas  eu ,  me  deviendroit 
par  cela  feul  très-fufpeifl:.  Quoi  !  di- 
rois-je  en  moi-même  ,  cet  homme  refu- 
fe  d'embrafTer  le  noble  état  d'officier  de 
morale,  un  état  dans  lequelilpeutéîre 
le  guide  &  le  bienfaiteur  d:S hommes, 
•dans  lequel   il  peut  les    inflruire  ,    hs 
ibulager,  les  confoler,  les  protéger. 


504.  Lettre 

leur  fervlr  d'exemple  ;  &  cela  pour 
quelques  énigmes  auxquelles  ni  lui  ni 
nous  n'entendons  rien  ,  &  qu'il  n'a- 
voît  qu'à  prendre  3l  donner  pour  ce 
qu'elles  valent  en  ramenant  fans  bruit 
le  Chriftianifme  à  Ton  véritable  objet? 
Non,  conclurois-je,  cet  homme  ment, 
il  nous  trompe  ,  fa  faufle  vertu  n'eft 
point  adive  ,  elle  n'eft  que  de  pure 
oftentatlon  ;  il  faut  être  un  hypocrite 
foi-même  pour  ofer  taxer  d'hypocrifie 
déteuable  ce  qui  n'efl  au  fond  qu'un 
formulaire  indifférent  en  lui-même, 
mais  confacré  parles  loix.  Sondez  bien 
votre  cœur,  Monfieur  ,  je  vous  en 
conjure  :  fi  vous  y  trouvez  cette  raî- 
fon  telle  que  vous  me  la  donnez,  elle 
doit  vous  déterminer,  &  je  vous  admi- 
re. Mais  fouvenez-vous  bien  qu'alors  fi 
vous  n'êtes  le  plus  digne  des  hommes, 
vous  aurez  été  le  plus  fou. 

A  la  manière  dont  vous  me  deman- 
dez des  préceptes  de  vertu  ,  Ton  di- 
roit  aue  vous  la  re2:ardez  comme  un 
métier.  Non  ,  iMonfieur,  la  vertu  n'eft 
que  la  force  de  faire  fon  devoir  dans 
des  occafions  difficiles  ,  &  la  CigefTe  , 
au  contraire  ,  eil:  d'écarter  la  difficulté 
àç  nos  devoirs.  Heureux  celui  quife 


A   M    L'A.   DE  ^*'^.  ^6^ 

contentant  d'être  homme  de  bien  ,  s'efl: 
mis  dans  une  pofition  à  n'avoir  jamais 
befoin  d'être  vertueux.  Si  vous  n'allez 
à  la  campagne  que  pour  y  porter  le 
farte  de  la  vertu  ,  reil:ez  à  la  ville.  SI 
vous  voulez  à  toute  force  exercer  les 
grandes  vertus ,  l'état  de  Prêtre  vous 
les  rendra  fouvent  nécefTaires.  Mais  fi 
vous  vous  fentez  les  pafîions  allez  m.o- 
déiéts ,  l'efprit  aflez  doux  ,  le  cœuc 
aflez  fain  pour  vous  accomoder  d'une 
vie  égale  ,  fimple  &  laborieufe,  allez 
dans  vos  terres ,  faites-les  valoir ,  tra- 
vaillez vous-même  ,  foyez  le  père  de 
vos  domeiliques ,  Tami  de  vos  voifins , 
jufte  de  bon  envers  tout  le  monde  : 
lailTez-là  vos  rêveries  métaphyfiques  , 
&  fervez  Dieu  dans  la  {implicite  de 
votre  cœur  :  vous  ferez  allez  ver- 
tueux. 

Je  vous  falue,  Monfieur,  de  tout 
mon  cœur. 

Au  relie  ,  je  vous  difpenfe ,  Mon- 
fîeur,  du  fecret  qu'il  vous  plaît  de 
m'oftrir,  je  ne  fais  pourquoi.  Je  n'ai 
pas  j  ce  me  femble  ,  dans  ma  condui- 
te ,  l'air  d'un  ho.nma  fort  myrtérieux. 

Q5 


^66  L   E    T    T   K  E 

TROISIEME    LETTRE 

JU   MÊME. 

Motj'ers ,  le  4  Mais  1704. 

J'ai  parcouru,  Monfieur,  la  longue 
lettre  où   vous    m'expofez   vos  fcnti- 
mens  fur  la  nature  de  Tame  de  fur  Texif- 
tence  de  Dieu.  Quoique  j'eufl'e  réfolu 
de  ne  plus  rien  lire  fur  ces  matières, 
j'ai  cru  vous  devoir  une  exception  pour 
la  peine  que  vous  avez  prife,  8c  dont 
il  ne  m'ell;  pas  aifé  de  démêler  le  but. 
Si  c'eft  d'établir  entre  nous  un  com- 
merce de  ditpute,  je  ne  faurois  en  cela- 
vous  com.plaire  ;  car  je  r^  difpute  ja- 
mais, perfuadé  que   chaque  homme  a 
fa  manière  de  raifonner  qui  lui  eft  pro- 
pre en  quelque  chofe ,  &  qui  n'eft  bonna 
en  tout  à  nul  autre  que  lui.  Si  c'effc 
d-e  me  guérir  des  erreurs  où  vous  me 
jugez  être,  je  vous   remercie  de  vos 
bonnes  intentions;   mais  je    n'en  puis 
faire  aucun  hhgQ ,  ayant   pris  depuis 
long'ttms  mon  parti  fur  ces  chofes-lài 
Ainfia  Monneur,  votre  zeîe  philofa- 


A  M.  l'A.  de^  ^^         3^7 

pliique  efl:  à  pure  perte  avec  moi,  & 
je  ne  ferai  pas  plus  votre  proféiyte  que 
Votre  millIoRnaire.  Je  ne  condamne 
point  vos  façons  de  penfer,  mais  dai- 
gnez me  laifTer  les  miennes  ;  car  je 
vous  déclare  que  je  n'en  veux  pas 
changer. 

Je  vous  dois  encore   des  remercie- 
mens  du  foin  que  vous  prenez  dans  la 
même  lettre ,    de   m'ôter   Tinquiétude' 
q;e   m'avoient    donné   les   premières, 
fur  hs  principes  de  la  haute  vertu  dont 
VOLis     flûtes  profcflion.  Sitôt  que  ccs^ 
principes    vous   paroilTcnt  foîides ,    le 
cfevoir  qui  en  dérive  doit  avoir  pouf 
Vous  la  même  force  que  s'ils  Fétoient 
en  effet;   ainiï,    mes   doutes   fur  leur 
folidité  n'ont  rien  d'offenfant  pour  vous» 
Mais  je  vous  avoue  que  quant  à  moi 
de  tels  principes  me  paroîtroient  frivo- 
les ;  &  (itQt  que  je  n'en  admettrons  paâ 
d'autres,  je  fens  que  dans  le  fccret  de 
mon   cœur  ceux-là  me  m.ettroient  foit 
à  Taife  ,    fur  les  verti:s  pénibles  qu'ils 
paroîtroient  m'impofer.  Tant  il  eft  vrai 
que  les  mêmes  raifons  ont  rarement  la 
même  prife  en  diverfes  têtes ,  &  qu'il 
vie  frut  jamais  difputer  de  rien  ! 
D'ùbord  l'amour  de  Tordre  ,  en  tant 


5^5  Lettre 

que  cet  ordre  eft  étranger  à  mol ,  n'eft 
point  un  fentiment  qui  puiiïe  balancer 
en  moi  celui  de  mon  intérêt  propre  ; 
une  vue  purement  fpéculative  ne  fau- 
roit  dans  le  cœur  humain  l'emporter 
fur  les  payons  ;  ce  feroit ,  à  ce  qui  efb 
moi,  préférer  ce  qui  m'eft  étranger; 
ce  fentiment  n'efl:  pas  dans  la  nature. 
Quant  à  Tamour  de  Tordre  dont  je  fais 
partie ,  il  ordonne  tout  par  rapport  à 
moi;  &  comme  alors  je  fuis  feul  le 
centre  de  cet  ordre,  il  feroit  abfarde 
&  contradictoire  qu*il  ne  me  fit  pas 
rapporter  toutes  chofes  à  mon  bien 
particulier.  Or,  la  vertu  fuppofe  un 
combat  contre  nous-mêmes,  éc  c'efl;  la 
difficulté  de  la  vi(5loire  qui  en  fait  le 
mérite;  mais  dans  la  fuppofition,  pour- 
quoi ce  combat?  Toute  raifon ,  tout 
motif  y  manque.  Ainfi  ,  point  de  vertu 
poiTible  par  le  feul  amour  de  l'ordre. 
Le  fentiment  intérieur  eft  un  motif 
très-puifTant  fans  doute.  Mais  les  paf- 
fions  &:  l'orgueil  l'altèrent  âcTétouffent 
de  bonne  heure  dans  prefque  tous  les 
cœurs.  De  tous  les  fentimens  que  nous 
donne  une  confcience  droite,  les  deux 
plus  forts  &  les  feuls  fondemens  de 
tous  les  autres  a  font  celui  de  fa  dif- 


pcnfation   d'une  providence,  &  celui 
de  rimn-;ortalité  de  l'ame.  Quand  cer, 
deux-là  font  détraits,  je  ne  vois  plus 
ce  qui  peut  refter,  Tant  que  le  fenti- 
ment  intérieur  me  diroit  quelque  chofe  , 
il  me  dérendroit,  fi  j'avois  le  malheur 
d'être  fcepcique  ,  d'alarmer  ma  proprer 
mère  des  doutes  que  je  pourrois  avoir. 
L'amour  de  foi  -  même  efl:  le  plus 
puifTant,  &,  félon  moi,  le  feul  motif 
qui  fafTe  agir  les  hommes.  Mais,  com- 
ment   la   vertu ,   prife   abfolument    & 
comme  un  être  métaphyfique ,  fe  fonde- 
t-eîle  fur  cet  amour-là?  C'efl:  ce   qui 
me  paiïe.  Le  crime,  dites -vous,  eil 
contraire  à  celai  qui  le  commet  ;  cela 
ed  toujours  vrai  dans  mes  principes , 
&  fouvent  très -faux  dans  les  vôtres. 
Il  faut  diftinguer  alors  les  tentations, 
les  pofitions,  l'efpérance  plus  ou  moins 
grande  qu'on  a  qu'il  refie  inconnu  ou 
impuni.  Communément  le  crime  a  pour 
motif  d'éviter  un  grand  mal  ou  d'ac- 
quérir un  grand  bien;  fouvent  il  par- 
vient à  fon  but.  Si  ce  fentiment  n'efl' 
pa^  naturei,quel  fentiment  pourra  l'être? 
Le  crime  adroit  jouit  dans  cette  vie  de 
tous  les  avantages  de  la  fortune  &  même^ 
delà  gloire,    La  jufrice  &  les  fcrupU'*- 


370  Lettre 

les  ne  font  ici  bas  que  des  dupes.  OteZ' 
la  j.dice  éternelle  &  la  prolongation, 
de  mon  être  après  cette  vie,  je  ne  vois, 
plus  dans  la  vertu  qu'une  folie  à  qui 
Ton  donne  un  beau  noai.  Pour  un  ma- 
térialifle  5  l'amour  de  foi  même  n'efi: 
que  l'amour  de  fon  corps.  Or,  quand 
Regulits  alloit  .pour  tenir  fa  foi,  m.ou- 
rir  dans  les  tourmens  à  Carthage,  je, 
ne  vois  point  ce  que  l'amour  de  fon 
corps  faifoit  à  cela. 

Une  confidération  plus  forte  encore 
confirme    les    précédentes.    C'efl:  que. 
dans  votre  fylîcme    le    mot  même  de. 
vertu  ne   peut  avoir  aucun  fens.  C'efl: 
vn  fon  qui  bat  l'oreille ,  ^  rien  de  plus^ 
Car  enfin,  félon  vous,  tout  Qi\  nécef- 
faire  ;   oij  tout  efl  néceflaire,  il  n'y  a 
point  dellberté;  fans  liberté,  point  de 
moralité  dans  les  actions;  fans  la  mio- 
ralité  des  actions,  où  eft  la  vertu? Pour- 
moi  ,  je  ne  le  vois  pas.  En  parlant  du. 
fentiment  intérieur,  je   devois    mettre, 
au  premier  rang  celui  du  libre  arbi- 
tre; mais  il  fuffit  de  l'y  renvoyer  d'ici.. 

Ces  raifons  vous-paroîtront  très-foi- 
bles,  je  n'en  doute  pas  ;  mais  elles  mei 
paroiflent  fortes  à  moi,  &  cela  fuffit. 
pour  vous  prouver  que  fi  par  hafaid. 


A  M.  l'  A.  DE***.       37r 

jTe  devenois  votre  difclpîe ,  vos  leçons 
«'auroit  fait  de  moi  qu'un  fripon.  Or, 
T;n  homme  vertueux  comme  vous ,  ne 
voudroit  pas  confacrer  fes  peines  à  met-* 
tre  un  fripon  de  plus  dans  le  monde  r 
car  je  crois  qu'il  y  a  bi:n  autant  de 
ces  gens-là  que  d'hypocrites,  &  qu'il 
n'efi:  pas  plus  à  propos  de  les  y  mul- 
tiplier. 

Au  refte,  je  dois  avouer  que  ma 
morale  eft  bien  moins  fublime  que  la' 
vôtre  ,  &  je  fens  que  ce  fera  beaucoup" 
même  fi  elle  me  fauve  de  votre  mépris. 
Je  ne  puis  difconvenir  que  vos  impu- 
tations d'hypocrifie  ne  portent  un  peu 
fur  mol.  Il  eft  très-vrai  que  fans  être 
en  tout  du  fentiment  de  mes  frères  6c 
fans  déguifer  le  mien  dans  Toccaiion ,. 
je  m'accommode  très  -  bien  du  leur; 
d'accord  avec  eux  fur  les  principes 
de  nos  devoirs,  je  ne  difputt  point 
fur  le  refte  qui  me  paroît  très-peu  im- 
portant. En  attendant  que  nous  lâchions 
certainement  qui  de  nous  a  raifon ,  tant 
qu*ils  rafe  fouflfriront  dans  leur  com- 
munion ,  je  continuerai  d'y  vivre  avec- 
nn  véritable  attachement.  La  vérité^ 
pour  nous    eft:  couverte   d*un'  vo'û^^ 


572  L   E   T  T  K  E 

mais  la  paix  &  Tunion  (ont  des  biens 
certains. 

II  réfulte  de  toutes  ces  réflexions 
que  nos  façons  de  penfer  font  trop  dif- 
férentes pour  que  nous  puiffions  nous 
entendre  ,  &  que  par  conféquent  un 
plus  long  commerce  entre  nous  ne  peut 
qu'être  (ans  fruit.  Le  tems  eft  fi  court 
&  nous  en  avons  befoin  pour  tant  de 
chofes  qu'il  ne  faut  pas  l'employer  inu- 
tilement. Je  vous  fouhaite  .  Moniieur  y 
un  bonheur  folide,  la  paix  de  l'ame 
qu'il  me  femb^e  que  vous  n'avez  pas,. 
&  je   vous  falue  de  tout   mon  cœur. 

QUATRIEME    LETTRE 

A  U    MÊ  M E. 

Moiiers-Travers ,  le  ii  Novembre  1764^ 

V  OU  S  voilà  donc  5  Monfîeur ,  tout- 
d'un-coup  devenu  croyant.  Je  vous  fé- 
licite de  ce  miracle  ,  car  c'en  eft  fans 
doute  un  de  la  grâce,  &  laraifon  pour 
l'ordinaire  n^opere  pas  fi  fubitement. 
Mais  ne  me  faites  pas  honneur  de  votre- 


converfion  ,  je  vous  prie.  Je  fens  que 
cet  honneur  ne  m'appartient  point.  Un 
homme  qui  ne  croit  gueres  aux  mira- 
cles ,  n't'fl  pas  fort  propre  à  en  faire  : 
un  homme  qui  ne  dogmatife  ni  ne 
difpute  n'efi:  pas  un  fort  bon  conver- 
tifîer.  Je  dis  quelquefois  mon  avis  quand 
on  me  le  demande,  &:  que  je  crois  que 
c'efl  à  bonne  intention  :  mais  je  n'ai 
point  la  folie  d'en  vouloir  faire  une  loi 
pour  d'autres,  Se  quand  ils  m'en  veu^ 
lent  faire  une  du  leur,  je  m'en  défends 
du  mieux  que  je  puis  fans  chercher  à 
les  convaincre.  Je  n'ai  rien  tait  de  plus 
avec  vous.  Ainfi,  Monfieur,  vous  avez 
feul  tout  le  mérite  de  votre  réhpifcence, 
&  je  ne  fongeois  furement  point  à  vous 
cathéchifer. 

Mais  voici  maintenant  les  fcrupuîcs 
qui  s'élèvent.  Les  vôtres  m'infpirent 
du  refpect  pour  vos  fentimens  fubli- 
mes,  &  je  vous  avoue  ingénument  que 
quant  à  moi  qui  miarche  un  peu  plus 
terre  à  terre,  j'en  ferois  beaucoup  moins- 
tourmenté.  Je  me  dirois  d'abord  que 
de  confeîTer  mes  fautes  eft  une  chofe 
utile  pour  m'en  corriger,  parce  que 
me  faifant  une  loi  de  dire  tout,  &  de- 
dire  vrai  5   je    ferois   fouvent   retenti 


374  L  E  T  T  F.  s 

d'en   commettre  par  la   honte   de    1er 

révéler. 

Il  eft  vrai  qu'il  pourroit  y  avoir  quel- 
que embarras  fur  la  foi  robufte  qu'on 
exige  dans  votre  Eglîfe,  de  que  chacun 
n'eft  pas   maître   d'avoir  comme  il  lui 
plait.  Mais  de  quoi  s'agit-il  au  fond  dans 
cette  affaire  ?  Du  iincere  deur  de  croire  , 
d'une  foumiiîion  du  coeur  plus  que  de 
la  raifon  :  car  enfin  la  rdifon  ne  dépend 
pas  de  nous,  mais  la  volonté  en  dé- 
pend; (Se  c'efl:  parla  feule  volonté  qu*on^ 
pcut  être  fournis  ou  rebelle  à  TEglile.- 
Je  commencerois  donc  par  me  ciioiur 
pour    confôffeur    un    bon   Prêtre ,  un^ 
homme  fage  &  fenféjtelquon  en  troave 
par-tout  quand  on  les  cherche.  Je  lur 
dirols  :  je  vois  l'océan  de  difficultés  où' 
nage  l'efprithumrtin  dans  ces  matières; 
1^  mien  ne  cherche  point  à  s'y  noyer;- 
je  cherche  ce  qui  eft  vrai  3c  bon;  je- 
î'e  cherche  fincérement;  je  fens  que  la^ 
docilité  qu'exige    TEglife  efV  un  état 
defiraole  pour  être  en  paix  avec  foi-:- 
j'aime  cet  état,  j'y  veux  vivre;   mon" 
efprit  murmure  il  eft  vrai ,-  mais  mon" 
cccur  lui  impofe  filence  ,  ^c  mes   i^n" 
timens  font  tous  contre  mes  raifons.  Je^ 
ne  crois  pas,  mais  je  veux,  cro ire:.. 5t 


A  M.   l'A.  de*^^.      37y: 

j.e  le  veux  de  tout  mon  cœur.  Soumis 
a  la  foi  malgré  mes  lumières  ,  quel  ar- 
gument puis  je  avoir  à  craindre?  Je 
fuis  plus  fidèle  que  C  j'étois  con* 
vaincu. 

Simon  confeiïeur  n'efl:  pas  un  fot 3  que. 
voulez-vous  qu'il  me  dife  ?  Voulez- vous- 
qu'il  exige  bêtement  de  moi  rimpofli- 
ble  ;  qu'il  m'ordonne  de  voir  du  rouge 
où  je  vois  du  bleu?  Il  me  dira;  (ou- 
mettez-vous.  Je  répondrai;  c'eft  ce  que 
je  fais.  Il  priera  pour  moi  &  me  don- 
nera rabfolution  fans  balancer;  car  il'. 
la  doit,  à  celui  qui  croit  de  toute  fa 
force  d^  qui  fuit  la  loi  de  tout  fon  cœur. 

Mais  fuppofons  qu'un  fcrupule  mal  en-- 
tendu  le  retienne  y  il  fe  contentera  de' 
m'exhorter  en  fecret  &  de  me  plaindre  ;. 
il  m'aimera  même;  je  fuis  fur  que  ma 
bonne  foi  lui  gagnera  le  cœur. Vous  fup- 
pofez  qu'il  m'ira  dénoncer  à  rOfncial  ^ 
&  pourquoi?  qua-t-il  à  m.e  reprDcher?" 
De  quoi  voulez-vous  qu'il  m'accufe?' 
d*avoir  trop  fidèlement  rempli  mon. 
devoir?  Vous  fuppofez un- extravagant,, 
un  frénétique;  ce  n'eil:  pas  rhomme. 
que  j'ai  choitL  Vous  fuppofez  de  plus- 
un  fcéîérat  abominable  que  je  peux; 
pourfuivrCj  démcntirj/aire  pendre  peut^..- 


57^  Lettre 

être  pour  avoir  fapé  le  facrement  par  fa- 
bafe,  pour  avoir  caufé  le  plus  dangereux 
fcandale,  pour  avoir  violé  fans  nécef- 
té^fans  utilité  le  plus  faint  de  tous  les  de- 
voirs^ quand  j'étois  fi  bien  dansle  mien 
que  je  n'ai  mérité  que  des  éloges^ 
Cette  (uppofition  ,  je  Tavoue,  une  fois 
admile  ,  paroît  avoir  fes  difficultés. 

Je  trouve  en  général  que  vous  les 
prefTez  en  homme  qui  ii'eft  pas  fâché 
d'en  faire  naître.  Si  tout  fe  réunit  con- 
tre vous,  fi  les  Prêtres  vous  pourfui- 
vent  ,  il  le  peuple  vous  maudit ,  fi 
la  douleur  fait  defcendre  vos  parens 
au  tombeau,  voilà,  je  l'avoue,  des  in- 
convéniens  bien  terribles  pour  n'avoir 
pas  voulu  prendre  en  cérémonie  un 
morceau  de  pain.  Mais  que  faire  en- 
fin ,  me  demandez  -^  vous?  Là  •  deilus 
voici,  Monfieur,  ce  que  j'ai  à  vous  dire. 

Tant  qu'on  peut  être  jufte  &  vrai 
dans  la  fociété  des  hommes ,  ileft  des 
devoirs  difficiles  fur  lefquels  un  amî 
défïntéreffé  peut  être  utilement  coa- 
fulté. 

Mais  quand  une  fois  les  inflitutions 
humaines  font  à  tel  point  de  déprava- 
tion 5  qu'il  n'efl  plus  poffible  d'y  vi- 
vre 6c  d'y  prendre  un  parti  fans  maî 


À    M  '*'  *  \  577 

faire,  alors  on  ne  doit  plus  confulter 
perfonne;!!  faut  n'écouter  que  Ton  pro- 
pre cœur ,  parce  qu'il  ejfl  injufte  & 
nial-honnéte  de  forcer  un  honnête  hom- 
me à  nous  confeiller  le  mal.  Tel  eft  mon 
avis. 

Je  vous  faluej  IMonfieur  ,  de  tout 
mon  cœur, 

LETTRE 

A   M^*\ 

JiLnfin,  mon  cher  *^* ,  j'ai  de  vos 
nouvelles.  Vous  attendiez  plutôt  des 
miennes  ,  5c  vous  n'aviezpas  tort;  mais 
pour  vous  en  donner ,  il  falloit  favoir 
où  vous  prendre  ,  &  je  ne  voyois  per- 
fonne  qui  pût  me  dire  ce  que  vous  étiez 
devenu  ;  n'ayant ,  &  ne  voulant  avoir 
déformais  pas  plus  de  relation  avec  Pa- 
ris qu'avec  Pékin  ,  il  étoit  difficile  que 
je  puiTe  être  mieux  inftruit;  cependant 
jeudi  dernier  un  Penfionnaire  des  Ver- 
tus qui  me  vint  voir  avec  le  Père  Curé  , 
m'apprit  que  vous  c'tlez  à  Liège;  mais 
ce  que  j'auroisdu  faire  il  y  deux  mois  , 


£7^  L  E  T  T  K  É 

^toit  à  préfent  hors  de  propos,  de  c& 
h  étoit  plus  le  cas  de  vjus  prévenir, 
car  j^i  VOUS"  avoue  que  je  fais  &  ferai 
toujours  de  to!  s  les  hommes  le  moins 
propre  a  retenir  Ijs  gens  qui  fe  déta- 
ehent  à^  moi. 

J'ai  d*àutânt  plus  fentl  le  coup  que 
vous  nvez  reçu  ,  que  j'etols"bien  plus 
concen:  de  votre  nouvc-Te  carrière  que 
<îô  celle  CLt  vous  êtes  en  train  de  ren- 
trer. Je  vous  crois  afîez  de  probité  pour 
vous  conduire  toujours  en  homme  âo^ 
bien  ûàus  les  affaires,  mais  non  pas  af-- 
fez  de  vertu  pour  toujours  préférer  le 
bivn  public  à  votre  gloire  ,  &  ne  dire  ja-- 
mais  aux  hommes  que  ce  qu'il  leureft 
bon  de  favoir.  Je  me  complaifois  à  vous 
imaginer  d'avance  dans  le  cas  de  relan- 
cer quelquefois  les  fripons ,  au  lieu  que 
je  tremble  de  vous  voir  contrlfter  les 
âmes  li  iiples  dans  vos  écrits.  Cher  ^'"^^  , 
déhez-vous  de  votre  efprit  fatirique  , 
fur-toi^t  apprenez  à  refoecrer  la  Reli- 
gion. L'hu.Tianîté  feule  exige  ce  ref- 
ped:.  Les  grands,  les  riches,  les  heu- 
reux du  fiecle,  feroient  charmés  qu'il 
n'y  eût  point  de  Dieu  ;  mais  l'attente 
d\ine  autre  vie  confole  de  celle-ci  le 
peuple  &  le  miférable.  Quelle  cruauté 


de  leur  ôter  encore  cet  efpoîr. 

Je  fuis  attendri ,  touché  de  tout  ce 
que  vous  me  dites  de  M,  G  .. ..,  quoi- 
que je  (uiTe  déjà  tout  cela  5  je  l'apprends 
de  vous  avec  un  nouveau  plaifir  ;  c'efc 
bien  plus  votre  éloge  que  le  (ien  que 
vous  faites  :  la  mort  n'eft  pas  un  mal- 
heur pour  un  homme  de  bien  ;  &. 
je  me  réjouis  prefque  de  la  fienne  , 
puifqu'elle  m'eft  une  occafion  de  vous' 
eftim^er  davantage.  Ah  !  *^*,  puiiïai  je 
m*étre  trompé  ,  &  goûter  le  plaifir  de^ 
me  reprocher  cent  fois  le  jour  de  vous 
avoir  étéjuge  trcpfevere. 

Ilefl  vrai  que  je  ne  vous  parlai  point 
de  mon  écii:  fur  les  fp^dacles,  car, 
comme  je  vous  l'ai  dit  plus  d'une  fois, 
je  ne  me  fiois  pas  à  vous.  Cet  écrit  efl: 
bien  loin  de  la  pt étendue  méchanceté 
dont  vous  parlez;  il  eO:  lâche  &:  foible,, 
hs  m^échans  n'y  font  plus  gourman- 
des,  vous  ne.  m'y  reconnoîcrez  plus:; 
cependant  je  l'aime  plus  que  tous  les 
autres ,  parce  qu'il  m'a  fauve  la  vie , 
&  qu'il  me  fervit  de  diftradion  dans 
des  momens  de  douleur,  oli  fans  lui  je 
ferois  mort  de  défefpoir.  Il  n'a  pas  dé- 
pendu de  moi  de  mieux  faire  ;  j'ai  faie 
mon  devoir,  c'eft  affez  pour  moi..  Au 


5§o  Lettre 

furplus  ,  je  livre  Touvrage  à  votre  juffe 
critique.  Honorez  la  vérité ,  je  vous 
abandonne  tout  le  refte.  Adieu ,  je  vous 
emb rafle  de  tout  mon  cœur. 

J.J.  Rousseau. 

LETTRE 

^     M.     R   O   M   1  L  L  L 

kJN  ne  fauroit  aimer  les  pères  fans 
aimer  des  enfans  qui  leur  font  chers  ; 
ainfi  5  Monfieur  ,  je  vous  aimois  fans 
vous  connoître,  3c  vous  croyez  biea 
que  ce  que  je  reçois  de  vous  n'eO:  pas 
propre  à  relâcher  cet  attachement.  J'ai 
lu  votre  Ode  ,  j'y  ai  trouvé  de  l'éner- 
gie ,  des  images  nobles ,  &  quelquefois 
des  vers  heureux  ;  mais  votre  poéfie 
paroît  gênée,  elle  fent  la  lampe,  &:  n'a 
pas  acquis  la  corredion.  Vos  rimes  , 
quelquefois  riches,  font  rarement' élé- 
gantes, &  le  mot  propre  ne  vous  vient 
pas  toujours.  Mon  cher  P^omilli ,  quand 
je  pwaye  les  complimens  par  des  véri- 
tés, je  rends  mieux  que  ce  qu'on  m^ 
donne. 


A    M.    Ro  MI  LLI.  381 

Je  vous  crois  du  talent ,  &  je  ne  dou- 
te pas  que  vous  ne  vousfaiîiez  honneur 
dans  la  carrière  où  vous  entrez.  J'ai- 
inerois  pourtant  mieux ,  pour  votre 
bonheur  ,  que  vous  euffiez  fuivi  la  pro- 
feilion  de  votre  digne  père;  fur- tout 
Il  vous  aviez  pu  vous  y  diftinguer  com- 
me lui.  Un  travail  modéré,  une  vie 
égale  de  fimple,  la  paix  de  rame^&Ia 
fanté  du  corps  qui  font  le  fruit  de  tout 
cela,  valent  mieux  pour  vivre  heureux 
que  le  favoir  &  la  gloire.  Du  moins, 
en  cultivant  les  talens  des  gens  de  Let- 
tres ,  n'en  prenez  pas  les  préjugés  ;  n'ef^ 
timez  votre  état  que  ce  qu'il  vaut,  & 
vous  en  vaudrez  davantage. 

Je  vous  dirai  que  je  n'aime  pas  la 
fin  de  votre  lettre;  vous  me  paroiffez 
juger  trop  févérement  les  riches.  Vous 
ne  longez  pas  ,  qu'ayant  contracté  dès 
leur  enfance  mille  befoins  que  nous 
n'avons  point ,  les  réduire  à  l'état  des 
pauvres,  ce  feroit  les  rendre  plus  mi- 
férables  qu'eux.  Il  faut  être  jufle  en- 
vers tout  le  monde,  même  envers  ceux' 
qui  ne  le  font  pas  pour  nous.  Eh,  Mon- 
fieur ,  fi  nous  avions  les  vertus  con- 
traires aux  vices  que  nous  leur  repro- 
chons 5  nous  ne  fongcrions  pas  même 


jBa  Lettre 

qu'ils  font  au  monde  ,  &  bientôt  î!s 
auroient  plus  bef-oin  de  nous  que  nous 
d'eux  !  Encore  un  mot  j  Ôc  je  finis. Pour 
avoir  droit  de  m-éprifer  les  riches,  il 
faut  être  économe  ce  prudent  foi-mê- 
me 5  aHn  de  n'avoir  jamais  befoin  de 
richeffes. 

Adieu,  mon  cherRomilli,  je  vous 
embraiTe  de  tout  mon  cœur. 

J.  J.  Rousseau. 


LETTRE 

A    M.    P^  ^■\ 

Moticis ,  le   I  Mars  17^4. 

Je  fuis  flatté  ,  Monfieur  ,  que  fans  tin 
fréquent  commerce  de  lettres  ,  vous 
rendiez  juftice  à  mes  fentimens  pour 
VOUS;  ils  (eront  audi  durables  que  l'efti- 
me  fur  laquelle  ils  font  fondés,  5c  j'efpere 
que  le  retour  dont  vous  m'honorez  ne 
fera  pasmoins  à  l'épreuve  du  tems  &  du 
fîlence.  La  feule  chofe  changée  entre 
nousefirefpoir  d'une  connoiiTance  per- 
fonnelle. Celte  attente,  Moniieur,  m'é- 
îoit  douce  i  mais  il  y  faut  renoncer  fi 


A  M.  p**^  385 

"]€  ne  puis  la  remplir  que  furies  terres 
ce  Genève  ou  dans  les  environs.  Là- 
delîus  mon  parti   eft  pris  pour  li  vie  , 
6c  je  puis  vous    alTurer  que  vous  êtes 
entré  pour  beaucoup  dans  ce  qu*il  m*en 
a  coûté  de  le  prendre.   Du  refle  ,  je 
fens  avec    furprife    qu'il  m'en  coûtera 
moins  de  le  tenir  que  je  ne  m'étois  figu- 
ré. Je  ne  penie  p'us   à  m,on  ancienne 
patrie  qu'avec  incifîérence  ;c'efl:même 
un  aveu  que  je  vous  fais  fans    honte, 
fâchant  bien  que  nos  fentimensne  dé- 
pendent pas  de  nous  ;  Si  cette  indiffé- 
rence étoit  peut-être  îe  feul  qui  pou- 
voir refter  pour  elle  dans  un  cœur  qui 
ne  fut  jamais  haïr.  Ce  n'eft  pas  que  je 
me  croye  quitte  envers  elle;  on  nel'eft 
jamais  qu'à  la  mort.  J'ai  le  zèle  du  de- 
voir encore  ;  mais  j'ai  perdu  celui  de 
l'attachement. 

Mais  où  eft- elle  cette  patrie?  exifte- 
t-  elle  encore  ?  Votre  lettre  décide  cette 
queftion.  Ce  ne  font  ni  les  murs  niles 
hommes  qui  font  la  patrie:  ce  font  les 
loix  5  les  mœurs,  les  coutumes,  le 
Gouvernement ,  la  conftitution ,  la  ma- 
;iiere  d'être  qui  réiulte  de  tout  cela. 

La   patrie  eft  dans  les  relations  de 


384  Lettre 

TEtat  à  fes  membres  :  quand  ces  rela- 
tions changent  ou  s'anéantiilent,  la  pa- 
trie s'évanouit.  Ainfî ,  Monfieur,  pleu- 
rons la  nôtre  ;  elle  a  péri;  &  fon  {îmu- 
lacre  qui  refte  encore,  ne  fert  plus  qu'à 
la  déshonorer. 

Je  me  mets ,  iMonfieur,  à  votre  pla- 
ce; &  je  comprends  comoien  le  fpec- 
tacle  que  vous  avez  fous  les  yeux  , 
doit  vous  déchirer  le  cœur.  Sans  contre- 
dit on  f  juffre  moins ,  loin  de  fon  pays  , 
que  de  le  voir  dans  un  état  fi  déplo- 
rable; mais  les  affeclions,  quand  la  pa- 
trie n'eft  plus  3  fe  relTerrent  autour  de 
la  famille,  &  un  bon  père  fe  confole 
avec  fes  enfans,  de  ne  plus  vivre  avec 
fes  frères.  Cela  me  fait  comprendre  que 
des  intérêts  lî  chers ,  malgré  les  objets 
qui  vous  affligent,  ne  vous  permettront 
pas  de  vous  dépayfer.  Cependant  s'il  ar- 
rivoit  que  par  voyage  ou  déplacement, 
vous  vous  éloignaiîîez  de  Genève  ,  il 
me  feroit  très-doux  de  vous  embraf- 
fer  :  car  bien  que  nous  n'ayons  plus 
de  commune  patrie  ,  j'augure  des  fen- 
timens  qui  nous  animent,  que  nous  ne 
ceflerons  point  d'être  concitoyens;  & 
les  liens  de  l'eflime  de  de  l'amitié  de- 
meurent 


À  M.  L.  P.  L.  E.  DE  W.   387 

meurent  toujours  quand  même  on  a 
rompu  tous  les  autres.  Je  vous  falue, 
Monfieur,  de  tout  mon  cœur. 

LETTRE 

A    M.  L.   P.   L.  E.   DE   W. 

II  Mars  17^4. 

V^ur  5  moî  ?  Des  contes  !  à  mon  âge 
5c  dans  mon  état?  Non  Prince,  je  ne 
fuis  plus  dans  l'enfance  ,  ou  plutôt  je  n'y 
fuis  pas  encore  ;  &  malheureufement 
je  ne  fuis  pas  (i  gai  dans  mes  maux, 
que  Scarron  Tétoit  dans  les  fiens.  Je 
dépe'ris  tous  les  jours;  j'ai  des  comp- 
tes à  rendre,  &  point  de  contes  à  faire. 
Ceci  m'a  bien  l'air  d'un  bruit  prélimi- 
naire répandu  par  quelqu'un  qui  veut 
m'honorer  d'une  gentilîeiïe  de  fa  façon. 
Divers  Auteurs  ,  non  contens  d'atta- 
quer mes  fottifes ,  fe  font  mis  à  m'im- 
puter  les  leurs.  Paris  eft  inondé  d'ou- 
vrages qui  portent  mon  nom,  &  dont 
on  a  foin  défaire  des  chefs-d'œuvre  de 
bétife  ,  fans  doute  ,  afin  de  mieux  trom- 
per les  ledeurs.  Vous  n'imagineriez  ja* 
(ê:uy,  Fojèk,  Tom.  VT,  R 


sS6  Lettre 

mais  quels  coups  détournés  on  porte  a 
ma  réputation,  à  mes  mœurs,  à  mes 
principes  ;  en  voici  un  qui  vous  fera 
juger  des  autres. 

Tous  les  amis  de  M.  de  Voltaire  ré- 
pandent à  Paris  qu'il  s'intéreiïe  tendre- 
ment à  mon  fort ,  (  &:  il  efl:  vrai  qu'il 
s'y  intérefle  ).  Ils  font  entendre  qu'il  eft 
avec  moi  dans  la  plus  intime  liaifon. 
Sur  ce  bruit  une  femme  qui  ne  me  con- 
noit  point  me  demande  par  écrit  quel- 
ques éclaircilTemens  fur  la  Religion, 
éc  envoie  fa  lettre  à  M.  de  Voltaire , 
Je  priant  de  m.e  la  faire  paiTer.  M.  de 
Voltaire  garde  la  lettre  qui  m'eftadref^ 
fée  5  &  renvoie  à  cette  Dame,  comme 
en  réponfe ,  le  fermon  des  cinquante. 
Surprife  d'un  pareil  envoi  de  ma  part, 
cette  femme  m'écrit  par  une  autre  voie 
(a)  ,  &  voilà  comment  j'apprends  ce 
qui  s' c  ftp  allé. 

Vous  êtes  furpris  que  ma  lettre  fur 
la  providence  n'ait  pas  empêché  Can- 
dide de  naître  ?  C'eft  elle,  au  contraire, 
qui  lui  a  donné  naiilance;  Candide  en 


(  i  )  Cette  lettre  exifce  parmi  les  papiers  de  M.  Rouf- 
^cau.  Or.  eu  trouvera  la  réponfe  iramédiatcmçnc  ci-  aprè;. 


I 


A  M.  L.  P.  L.  E.  DE  W.    387 

eft  la  réponfe.  LWuteur  m'en  fît  une 
de  deux  pages  {h)  ,  dans  laquelle  il  bat- 
toit  la  campagne  ,  &  Candide  parut  dix 
mois  après.  Je  voulols  philofopher  avec 
lui;  en  réponfe,  il  m'a  perlifflé.  Je 
lui  ai  écrit  une  fois  que  je  le  haïlTois; 
&  je  lui  en  ai  dit  les  raifons.  Il  ne  m'a 
pas  écrit  la  même  chjfe,  mais  il  me  l'a 
vivement  fait  fentir.  Je  me  venge  ea 
profitant  des  excellentes  leçons  qui  font 
dans  fes  ouvrages,  &  je  le  force  à  con- 
tinuer de  me  faire  du  bien  malgré  lui. 
Pardon  ,  Prince  ,  voilà  trop  de  Jé- 
rémiades; mais  c'eft  un  peu  votre  faute 
fi  je  prends  tant  de  plaifir  à  m'épan- 
cher  avec  vous.  Que  fait  Madame  la 
Princeffe  ?  Daignez  me  parler  quelque- 
fois de  fon  état.  Quand  aurons- nous 
ce  précieux  enfant  de  l'amour  qui  fera 
l'élevé  delà  vertu?  Que  ne  deviendra- 
t-il  point  fous  de  tels  aufpices  ?  De 
quelles  fleurs  charmantes ,  de  quels 
fruits  délicieux  ne  couronnera  -  t  -  il 
point  les  liens  de  fes  dignes  parens  ? 
Mais  cependant  quels  nouveaux  foins 
vous  font  impofés  ?  Vos  travaux  vont 


\a)  Ç'eû  celle  du  iz  Scpiembie  175  <s«    ^ 

R2 


3?-5  L  E    T    T    ?v    E 

redoubler  ;  y  pourrez  -  vous  fuffire  : 
aurez  -  vous  la  force  de  perfévérec 
jufqu'à  la  fin  ?  Pardon  ,  Monfieur  le 
Duc,  \os  rentimens  connus  me  font 
garans  de  vos  fuccès.  Aufii  mon  inquié- 
tude ne  vient-elle  pas  de  défiance  ,  mais 
du  vif  intérêt  que  j'y  prends. 


LETTRE 
A  MADAME    DE   B.  (a) 

Décembre  1763. 

jEnVi  rien  ,  ^Madame  ,  à  vous  dire  fur 
îe  jugement  que  vous  avez  porté  de 
la  probité  de  M  de  Voltaire  ;  je  vous 


(^)  Foi  ci  le  début  delà  lettre  de  Ma-r 
dame  de  B*  à  laquelle  répond  celle  de 
IvL  Roujfeau, 

Paris,  le  10  Novembre  1763, 

«  MONSîE  UR, 
i»   Il  y  a  environ  un  mois  que  j'eus   l'honneur  de 
ji  .vous  écrire  j  ignorant   votre    adreffe ,  j'envoyai  ma 


3>  lettre  bien  cachetée  à  M.  de  Voltaire  ,  avec  l'afTu- 
»  rance  de  cette  probité  commune  â  tous  ks  honr.Cf c 


A  Madame   de  B.       5-85 

dîral  feulement  que  je  n'ai  point  reçu 
la  lettre  que  vous  lui  avez  adrefléepour 
moi,  Ik  que  je  n'ai  envoyé  ni  à  vous 
ni  à  perfonne  l'imprimé  intitulé  :  Ser- 
mon des  cinquante  ^  que  je  n*ai  même 
jamais  vu.  Du  refte ,  il  me  paroît  bizarre 
que  pour  me  faire  parvenir  une  lettre, 
vous  vous  foyezadreflé  au  chef  de  mes 
perfécuteurs, 

A  l'égard  des  doutes  que  vous  pou- 
vez avoir  ,  Madame  ,  fur  certains  points 
de  la  Religion,  pourquoi  vous  adref- 
fez-vous  pour  les  lever  à  un  homme 
qui  n'en  efl:  pas  exempt  lui-même?  Si 
malheureufement  les  vôtres  tombent 
fur  les  principes  de  vos  devoirs ,  je  vous 
plains.  Mais  s'ils  n'y  tombent  pas,  de 
quoi  vous  mettez-vous  en  peine  >  Vous 
avez  une  Religion  qui  difpenfe  de  tout 
examen  ;  fu.ivez  -  la  en  (implicite  de 
cœur.  C'ell:  le  meilleur  conleil  que  je 
puis  vous  donner,  ^i  je  le  prends  au- 


M  gens ,  je  le  pciai  de  vo::s  l'envoyer  \  mais  quelle  a 
"  été  ma  furpiile  lorfque  le  4  de  ce  mois  j'ai  reçu  ea 
»♦  léponle  un  impiimé  qui  a  pour  titre  :  Sermon  àzs 
"  cinquante  1  Seroit-ce  vous ,  Monfîeur ,  ou  M.  de  Vol- 
M  taire  qui  me  l'avez  envoyé  ?  Je  n'ofe  penfer  quec'cft 
M  vous,  &c.  &:c. 


R3 


5^o  Lettre 

tant  que  je  peux  pour  moi-même. 

Recevez  ,  Madame^  mes  falutatlons 
ic  mon  refpeét. 


LETTRE 

A    MYLORD    MARECHAL. 

15  Mars  1764. 

XL  N  F I N  5  Mylord ,  j'ai  reçu  dans  for 
îemsparM.  Rougemont,  votre   lettre 
du  2  Février,  &  c'efl:  de  toutes  les  ré- 
ponfes  dont  vous  me  parlez,   lafeuh 
qui  me  (bit  parvenue.  J'y  vois  par  vo- 
tre dégoût  de  PEcoiTe  ,  par  l'incertitude 
du   choix  de  votre  demeure,  qu'un< 
partie  de   nos  châteaux  en  Efpagne  ef 
déjà  détruite,  &  je  crains  bien  que    U 
progrès    de    mon  dépérlffement  ,  qu 
rend  chaqi:e  jour  mon  déplacement  plu. 
diflicile  ,  n'achevé  de  renverfer  l'autre' 
Que  le   cœur  de  l'homme  eft  inquiet 
Quand  j'étois  près  de  vous,  je  foupi- 
Tois  ,    pour   y  être   plus   à  mon  aife 
après  le  féjour  de  l'EcofTe  ;  &  mainte 
fiant  je  donnerois  tout  au  monde  pou 


A  Mylord  Maréchal.      591 

vous  voir  encore  ici  Gouverneur  de 
Neufchâtel.  Mes  vceux  font  divers,  mais 
leur  objet  eft  toujours  le  mênne.  Re*. 
venez  à  Colombier ,  Mylord ,  cultiver 
votre  jardin  6c  faire  du  bien  à  des  in- 
grats, même  malgré  eux  ;  peut-on  ter- 
miner plus  dignement  fa  carrière?  Cette 
exhortation  de  ma  part  eft  intéreiïee, 
j'en  conviens.  Mais  li  elle  ofFenfoit  vo- 
tre gloire  5  le  cœur  de  votre  enfant 
ne  fe  la  permettroit  jamais. 

J'ai  beau  vouloir  me  flatter.  Je  vois, 
Mylord,  qu'il  faut  renoncer  à  vivre  au- 
près de  vous  5  &:  malheureufement  je 
n'en  perdrai  pas  û  facilement  le  be- 
foin  que  refpoir.  La  circonftance  où 
vous  m'avez  accueilli ,  m'a  fait  une  im- 
preiTion  que  les  jours  paiTe's  avec  vous 
ont  rendus  ineffaçables  ;  il  me  femble 
que  je  ne  puis  plus  être  libre  que  fous 
vos  yeux,  ni  valoir  mon  prix  que  dans 
votre  eftime.  L'imagination  du  moins 
me  rapprocheroit ,  fi  je  pouvoisvous 
donner  les  bons  momens  qui  me  ref- 
tent  :  mais  vous  m'avez  refufé  6.23  mé- 
moires fur  votre  illuftre  frère.  Vous- 
avez  eu  peur  que  je  ne  fifTe  le  bel-ef- 
prit ,  &  que  je  ne  gâtaiTe  la  fublime 
{implicite  du  probus  vixit^fortis  obilc, 

R4 


5P2  Lettre 

Ah,  Mylord  !  fiez-vous  à  mon  cœur; 
il  faura  trouver  un  ton  qui  doit  plaire 
au  vôtre  pour  parler  de  ce  qui  vous 
appartient.  Oui,  je   donnerois  tout  au 
monde  pour  que  vous  vouluiiiez  me 
fournir  des  matériaux  pour  m'occuper 
de  vous  5  de  votre  famille  ;  pour  pou- 
.voir  tranfmettre  à  la  poTtérité  quelque 
témoignage  de  mon  attachement  pour 
:Vous  &  de  vos  bontés  pour  moi.  Si  vous 
avez  la  complaifance  de  m'en voyer  quel- 
ques mémoires  5  foyez  perfuadc  que  vo- 
tre confiance  ne  lera  point  trompée, 
d'ailleurs  vous  ferez  le  jjge  de  mon  tra- 
vail 5  &  comme  je  n*ai  d*autre  objet  que   ^ 
defatisfaire  uubefoinqui  me  tourmente,   ^ 
il  j'y  parviens  5  j'aurai  fait  ce  que  j'ai  , 
voulu.    Vous   déciderez  du    refte,  ôc    ; 
rien  ne  fera  publié  que  de  votre  aveu,  \ 
Penlez  à  cela ,   Mylord ,  je  vous  con-  ; 
jure  5  &  croyez  que  vous  n'aurez  pas   i 
peu  fait  pour  le  bonheur   de  ma  vie  ,   \ 
fi  vous  me  mettez  à  portée   d'en  con- 
facrer  le.  relie   à  m'occuper  de  vous. 

Je  fuis  touché  de  ce  que  vous  avez  i 
ccrit  à  M.  le  Confeilîer  Rougemont  ' 
au  fujet  de  mon  teflament.  Je  compte,  , 
fi  je  me  remets  un  peu,  l'aller  voir  cet  ; 
été  à  Saint-Aubin,  pour  en  conférer  i 


A  Mylord  Maréchal.  595 
avec  lui.  Je  me  détournerai  pourpar- 
fer  à  Colo.iiblcr,  J'y  reverrai  du  moins 
ce  jardin  ,  ces  allées  ,  ces  bords  du  lac 
où  fe  font  fait  defi  douces  promenades , 
de  où  vous  devriez  venir  les  recom- 
mencer,  pour  réparer  du  moins ,  dans 
un  climat  qui  vous  étoit  (alutaire  ,  l'al- 
tération que  celui  d'Edimbourg  a  fait 
à  votre  (anté. 

Vous  me  promettez  ,  Mylord,  de  me 
donner  de  vos  nouvelles ,  de  de  m'inf- 
truire  de  vos  directions  itinéraires.  Ne 
l'oubliez  pas  5  je  vous  en  fupplie.  J'ai 
été  cruellement  tourmenté  de  ce  long 
filence.  Je  ne  craignois  pas  que  vous 
m'euiîiez  oublié  ,  mais  je  craignois  pour 
vous  la  rigueur  de  l'hiver.  L'été  je  crain- 
drai la  mer,  les  fatigues  les  déplace- 
mens ,  &  de  ne  favoir  plus  où  vous 
écrire. 

LETTRE   AU    MEME. 

31   Mars  17^4. 


S 


UR  l'acquifition,  Mylord,  que  vous 
avez  faite  ,  &  fur  l'avis  que  vous  m'en 
avez  donné;  la  meilleure  réponfe  que 


5$4  L  E  T  T  R  K 

î*aye  à  vous  faire,  eft  devoustranfcrîre 
ici  ce  que  j'écris  lur  ce  fujet  à  la  per- 
fonne  que  je  prie  de  donner  cours  à 
cette  lettre,  en  lui  parlant  des  accla- 
mations de  vos  bons  compatriotes. 

Tous  les  plaifîrs  ont  beau  itre  pour 
les  méchans  ;  en  voilà  pourtant  un  que 
je  leur  dcfie  de  goûter.  Il  na  rien  eu 
de  plus  prejjé  que  de  me  donner  avis  du 
changement  de  fa  fortune;  vous  devine:^ 
aiféjnent  pourquoi.  Félicite:^-moi  de  tous 
mes  malheurs  ^  Madame  ;  ils  rn  ont  donné 
pour  ami   Mylord  Maréchal* 

Sur  vos  offres  qui  regardent  Made- 
jnoifellele  Vaiïeur&moi,  jecommen- 
inencerai,  Mylord,  par  vous  dire  que, 
loin  de  mettre  del'amour-propre  àme 
refufer  à  vos  dons  ,  j'en  mettrois  un 
très«noble  à  les  recevoir.  Ainfî  là-defTus 
point  dedifpute;  les  preuves  que  vous 
vous  intérelîez  à  moi ,  de  quelque  gen- 
genre  qu'elles  puilTent  être,  font  plus 
propres  à  m'enorgueillir  qu'^à  m'humi- 
lier,  &  je  ne  m'y  refuferai  jamais  ,  foit 
dit  une  fois  pour  toutes. 

Mais  j'ai  du  pain  quanta  préfent ,  & 
au  moyen  des  arrangemens  que  je  mé- 
dite ,  j'en  aurai  pour  le  refte  de  mes 
jours.  Que    me  ferviroit   le  furplus  ? 


A  Mylôrd  Maréchal.      595* 

Rien  ne  me  manque  de  ce  que  je  cle- 
fire  &  qu'on  peut  avoir  avec  de. l'ar- 
gent. Mylord  ,  il  faut  préférer  ceux  qui 
ont  befoin  à  ceux  qui  n'ont  pas  be- 
foin  5  &  je  fuis  dans  ce  dernier  cas. 
D'ailleurs ,  je  n'aime  point  qu'on  me 
parle  de  teftamens.  Je  ne  voudroispas 
être,  moi  le  Tachant,  dans  celui  d'unt 
indifférent  ;  jugez  (i  je  voudrois  me  fa- 
voir  dans  le  vôtre  ? 

Vous  favez ,  Mylord  ,  que  Mademoi- 
felîe  le  Vaiïeur  a  une  petite  penilon  de 
mon  Libraire,  avec  laquelle  elle  peut 
vivre,  quand  elle  ne  m'aura  plus.  Ce- 
pendant j'avoue  que  le  bien  que  vous 
voulez  lui  faire  m'eft  plus  précieux  que 
s'il  me  regardoit  directement ,  6c  je  fuis 
extrêmement  touché  de  ce  moyen  trou- 
vé par  votre  coeur ,  de  contenter  la  bien- 
veillance dont  vous  m'honorez.  Mais 
s'il  fe  pouvoit  que  vous  lui  affignaffiez 
plutôt  la  rente  de  la  fomme  que  la 
îomme  même ,  cela  m'éviteroit  l'embar- 
ras de  chercher  à  la  placer ,  forte  d'af- 
faire où  je  n'entends  rien. 

J'efpere,  Mylord,  que  vous  aurez 
reçu  ma  précédente  lettre.  M'accorde- 
rez-vous  des  mémoires  ?  pourrai- je  écri- 
re l'hiftoire  de  votre  Maifon?  Pour- 

R6 


5o"6         '   Lettre 

rai- je  donner  quelques  éloges  à  ces  bons 
Ecoiïbis  à  qui  vous  êtes  ii  cher  ,  de 
qui  par-là,  me  font  chers  auili? 


LETTP.E  AU  MÊME. 

Avril  17^4. 

J'ai  répondu  très-exadement,  My- 
lord ,  à  chacune  de  vos  deux  lettres  du 
12.  Février  &  du  6  Mars,  &  j'efpere 
qne  vous  ferez  content  de  ma  façoa 
de  penfer  fur  les  bontés  dont  vous  m'ho- 
norez dans  la  dernière.  Je  recois  à  Tinf- 
tant  celle  du  26  Mars  5  &  j'y  vois  que 
vous  prenez  le  parti  que  j'ai  toujours 
prévu  que  vous  prendriez  à  la  fin.  En 
vous  menaçant  d'une  defcente  ,  le  Roi 
l'a  efFeclué  ,&  quelque  redoutable  qu'il 
foit,  il  vous  a  encore  plus  lursment 
conquis  par  fa  lettre  {a)^  qu'il  n'auroit 


ia)  Voici  cette  lettre  que  la  verfîon  qu'en  a  publiée 
M.  â'A.  dans  fon  éloge  de  Lord  Maréchal  d'Ecoffe, 
nous  aurorife  à  donner  ici. 

Je  difputerois  bien  avec  les  habitans  d'Edimbourg 
Tavantage  de  vouspofféder  ;  fî  j'avois  des  vaifTeaux  , 
\t  naéditeiois  une  defcente  en  EcoiTe  pcar  ealever  in.ç>a 


A  Mylord  Maréchal.     5P7 

fait  par  Tes  armes.  L'afyle  qu'il  vous 
prefle  d  accepter,  eft  le  feul  digne  de 
vous;  allez,  Mylord,  à  votre  deflina- 
tion  ,  il  vous  conviei>t  de  vivre  auprès 
de  Frédéric ,  comme  il  m'eût  convenu 
de  vivre  auprès  de  George  Keith.  il 
n'eft  ni  dans  l'ordre  de  la  juftice  ,  ni 
dans  celui  de  la  fortune  ,  que  mon  bon- 
heur foit  préféré  au  vôtre.  D'ailleurs 
mes  maux  empirent  &  deviennent  prel- 
que  infupportables;  il  ne  me  reftequ'à 
fouHrir  &  mourir  furla terre;  &:  en  vé- 
rité c'eût  été  dommage  de  n'aller  vous 
joindre    que  pour  cela. 

Voilà  donc  ma   dernière  efoérance 

évanouie ?»lylord ,  puifque  vous 

voilà  devenu  fî  riche  de  fi  ardent  à 
verfer  fur  moi  vos  dons ,  il  en  efl  un 


cher  ATylord  &  pour  l'emmener  icî  ;  mais  nos  barques 
de  l'Elbe  fon  peu  propres  à  une  pareille  expédition. 
Il  n'y  a  que  vous  fur  qui  je  puiiTe  compter.  J'étois 
ami  de  votre  frère  ,  je  lui  avois  des  obligations  ,  je 
fuis  le  votre  de  cœur  dz  d'ame  ;  voilà  mes  titres  \  voilà 
les  droits  que  j'ai  fur  vous  •■,  vous  vivrez  ici  dans  le 
fein  de  l'amitié,  de  la  liberté  &  de  la  philcfophie 
il  n'f  a  que  cela  dans  le  monde,  mon  cher  Mylord  J 
^uand  on  a  pafTé  par  toutes  les  méramorphofes  des 
cfats,  quand  on  a  goûté  de  tout ,  on  en  revient  là. 


5P§  L  E  T  T  Px  e  ,  <^^. 

que  j'ai  fouvent  defiré ,  &  qui  maîheu» 
xenfement  me  devient  plus  defirabîe  en- 
core ,  lorfque  je  perds  Tefpoir  de  vous 
revoir.  Je  vous  laifîe  expliquer  cette 
énigme.  Le  cœur  d'un  père  efl  fait  pour 
la  deviner. 

Il  eftvraiquele  trajet  que  vouspré- 
férez  vous  épargnera  de  la  fatigue. 
Mais  fi  vous  n'étiez  pas  fait  à  la  mer, 
elle  pourroit  vous  éprouver  beaucoup 
à  votre  âge,  fur-tout  s'il  furvenoit  du 
gros  tems.  En  ce  cas^  le  plus  long  trajet 
par  terre  me  paroîtroit  préférable  , 
même  au  rifque  d'un  peu  de  f.itigue  de 
plus.  Comme  j'efpere  auili  que  vous 
attendrez,  pour  vous  embarquer,  que 
la  fai(on  foit  moins  rude  ,  vous  voulez 
bien,  Mylord,  que  je  com.pte  encore 
fur  une  de  vos  lettres  avant  votre 
départ. 


399 


LETTRE 

A   M.  A. 

Motiers-Travers ,  le  7  Avril  17^4. 

J_j'ftat  oùj'étois,  Monfîeur,  au  mo- 
ment où  votre  lettre  me  parvint,  m'a 
empêché  de  vous  en  accuier  plutôt  la 
réception  ,  &  de  vous  remercier,  com- 
me je  fais  aujourd'hui ,  du  plaifir  que 
m'a  fait  ce  témoignage  de  votre  fou- 
venir.  J'en  fuis  plus  touché  que  fur- 
pris,  <k  j'ai  toujours  bien  cru  que  l'a- 
mitié dont  vous  m'honoriez  dans  mes 
jours  profperes,  ne  fe  réfroidlroit  ni 
par  mes  difgraces ,  ni  par  mon  exil. 
De  mon  côté,  fans  avoir  avec  vous  de 
relations  fuivies ,  je  n'ai  point  cefTé  , 
Monfieur ,  de  prendre  intérêt  aux  chan- 
gemens  agréables  que  vous  avez  éprou- 
vés depuis  nos  anciennes  liaifons.  Je 
ne  doute  point  que  vous  ne  foyez  aufîi 
bon  mari  èc  auiÏÏ  digne  père  de  famille, 
que  vous  étiez  homme  aimable  étant 
garçon  ;  que  vous  ne  vous  appliquiez  à 
donner  à  vos  enfans  une  éducation  rai- 
fonnable  ôc  vercueufe ,  ^  que  vous  ns 


^ôo  "C  r.  r  r  K^ 

falTiez  le  bonheur  d'une  femme  de  me-' 
j'ite  qui  doit  faire  le  vôtre.  Toutes  ces 
idées  5  fruits  de  l'euime  qui  vous  eft 
due  3  me  rendent  la  vôtre  pius  précieufe. 
Je  voudrois  vous  rendre  compte  de 
înoi  pour  répondre  à  l'intérêt  que  vous 
daignez  y  prendre;  mais  que  vous  dirois- 
je  ?  Je  ne  fus  jamais  bien  grand'chofe; 
maintenant  je  ne  fuis  plus  rien  ;  je  me 
regarde  comme  ne  vivant  déjà  plus. 
Ma  pauvre  machine  délabrée  me  laiiTera 
jufqu^au  bout,  j'efpere  ,  une  ame  faine 
quant  aux  fentimens  &  à  la  volonté  ; 
mais  du  côté  de  Tentendement  &  des 
idées ,  je  fuis  aufli  malade  de  refprit 
que  du  corps.  Peut-être  eft-ce  un  avan- 
tage pour  ma  fituation.  Mes  maux  me 
rendent  mes  malheurs  peu  fenfibles.  Le 
coeur  fe  tourmente  moins  quand  le 
corps  fouifre  ,  èc  h  nature  me  donne 
tant  d'affaires  que  l'injuftice  des  hom- 
mes ne  me  touche  plus.  Le  remède  eft 
cruel,  jeTavoue,  mais  enfin  c'eneftiin 
pour  m.oi.  Car  les  plus  vives  douleurs  me 
laifTent  toujours  quelque  relâche,  au  lieu 
que  les  grandes  affliétions  ne  m'en  laifTent 
point.  îl  eft  donc  bon  que  je  fouffre, 
&  que  je  dépériffe  pour  êtrem.oinsat- 
triiléj  6c  i'aimerois  mieux  être  Scarron 


A  M.  A.  401 

malade  ,  que  Timon  en  fanté.  Mais  fi 
je  fuis  déformais  peu  fenfible  aux  peines, 
je  le  fuis  encore  aux  confolaiions;  oc  c'en 
fera  toujouurs  une  pour  moi  d'appren- 
dre que  vous  vous  portez  bien^que  vous 
êtes  heureux  ,  &  que  vous  continuez 
de  m'aimer.  Je  vous  falue ,  Monfieur, 
&  vous  embralTe  de  tout  mon  cœur. 

LETTRE 
A  MADEMOISELLE    D.   M. 

7  Aï  al   17^4. 

J  E  ne  prendspas  le  change  ,  Henâette, 
fur  l'objet  de  votre  lettre,  non  plus 
que  fur  votre  date  de  Paris.  Vous  re- 
cherchez moins  mon  avis  fur  le  parti 
que  vous  avez  à  prendre ,  que  mon  ap- 
probation pour  celui  que  vous  avez 
prij.  Sur  chacune  de  vos  lignes  jje  lis 
ces  mot  écrits  en  gros  caractères  : 
Voyons  fi  vous  aure:^  le  frora  de  con- 
ddmner  à  ne  plus  peiifer  ni  lire  ,  qtiel- 
qùun  qui  penfe  &  écrit  airiji.  Cette 
interprétation  n'eft  allurément  pas  un 
reproche  ;    &  je  ne    puis  que    vous 


402  Lettre 

favoir  gré  de  me  mettre  au  nombr'e 
de  ceux  dont  les  jugemens  vous  im- 
portent. Mais  en  me  flattant ,  vous  n'exi- 
gez pas  5  je  crois  5  que  je  vous  flatte^ 
&  vous  déguifer  mon  fentiment ,  quand 
il  y  va  du  bonheur  de  votre  vie^fe- 
roit  mal  répondre  à  Thonneurque  vous 
m'avez  fait. 

Commençons  par  écarter  les  délibé- 
rations inutiles.  Il  ne  s'agit  plus  de  vous 
réduire  à  coudre  &  broder. Henriette, 
on  ne  quitte  pas  fa  tête  comme  Ton  bon- 
net ,  &  l'on  ne  revient  pas  plus  à  la 
{Implicite  qu'à  l'enfance  ;  refprit  une  fois 
en  eifervefcence ,  y  refte  toujours,  de 
quiconque  a  penfé  penlera  toute  fa  vie. 
C'eft-là  le  plus  grand  malheur  de  l'é- 
tat de  réflexions;  plus  on  en  fent  les 
maux,  plus  on  les  augmente,  &  tous 
nos  efforts  pour  en  fortir,  ne  font  que 
nous  y  em.bourber  plus  profondément. 

Ne  parlons  donc  pas  de  changer  d'é- 
tat, mais  du  parti  que  vous  pouvez 
tirer  du  vôtre.  Cet  état  e(ï  malheureux , 
il  doit  toujours  l'être.  Vos  maux  font 
grands  &  fans  remède  ;  vous  les  fen- 
tez,  vous  en  gémifTe: ,  &  pour  les  ren- 
dre fupportables  ^  vous  cherchez  du 
moins  un  palliatif.  N'efl:-ce  pas  là  Tob- 


A  Mademoiselle  D.  M.    403 

]et  que  vous  vous  propofez  dans  vos 
plans  d'études  &   d'occupations. 

Vos  moyens  peuvent  être  bons  dans 
une  autre  vue,  mais  c'eft  votre  fin  qui 
vous  trompe  ,  parce  que  ne  voyant  pas 
la  véritable  fource  de  vos  maux  ,  vous 
en  cherchez  TadoucifTement  dans  la 
caufe  qui  les  fit  naître.  Vous  les  cher- 
chez dans  votre  fituation  5  tandis  qu'ils 
font  votre  ouvrage.  Combien  de  per- 
fbnnes  de  mérite  nées  dans  le  bien-être, 
ôc  tombées  dans  l'indigence  ,  l'ont  fup- 
portée  avec  moins  de  fuccès  Se  de  bon- 
heur que  vous,  &  toutefois  n'ont  pas 
CCS  réveils  triftes  &  cruels  dont  vous 
décrivez  l'horreur  avec  tant  d'énergie. 
Pourquoi  cela?  Sans  doute  elles  n'au- 
ront pas,  direz -vous,  une  ame  aufîi 
fenfible.  Je  n'ai  vu  perfonne  en  ma  vie 
qui  n'en  dît  autant.  Mais  queft-ce  en- 
fin que  cette  fenfibilité  fi  vantée?  Vou- 
lez vous  le  favoir,  Henriette?  C'eft  en 
dernière  analyfeun  amour-propre  qui  fe 
compare.  J'ai  mis  le  doigt  fiar  le  îiége 
du  mal. 

Toutes  vos  miferes  viennent  &  vien- 
dront de  vous  être  affichée.  Par  cette 
manière  de  chercher  le  bonheur  ,  il  eft 
impolTible  qu'on  le  trouve.  On  n'obtient 


404  Lettre 

jannaîs  dans  Topinion  des  autres  la  pîacô 
qu'en  V  Drétend.  S'ils  nous  Taccordent 
Si  quelques  égares  ,  ils  nous  la  refafent 
à  mille  autres  ,  ôc  une  feu'e  exclufrort 
tou?rrîente  plus  que  ne  flattent  cent 
préféiences.  Ceft  bien  pis  encore  dans 
une  femme  qui  voulant  fe  faire  homme , 
met  d'abord  tout  Ton  fexe  contre  elle  , 
&  n'ell:  jamais  pri-e  au  m.ot  parle  nô- 
tre ;  en  forte  que  fon  orgueil  eft  fou  vent 
aulfi  mortifié  par  les  honneurs  qu'on  lui 
rend,  que  par  ceux  qu'on  lui  refufe. 
Elle  n'a  jamais  précifénient  ce  qu'elle 
veut .  parce  qu'elle  veut  des  chofes 
contradictoires,  &  qu'ufurpant  les  droits 
d'un  fexe  ,  fans  vouloir  renoncer  à 
ce..x  de  l'autre,  elle  n'en  pofTede  au- 
cun pleinement. 

Md.b  le  gi  and  malheur  d'une  femme 
qui  s'alHche ,  eft  de  n'attirer,  ne  voir 
que  des  gens  qui  font  comme  eîle,& 
d'écarter  le  mérite  folide  di  m.odefte 
qui  ne  s'affiche  point ,  &  qui  ne  court 
point  où  s'afTemble  la  foule.  Perfonns 
ne  juge  fi  mal  &  fi  fdulTement  des  hom- 
mes,  que  les  gens  à  prétentions;  car 
ils  ne  les  jugent  que  d'après  eux-mê- 
mes, &  cequileurrefTembîe  ;  &  cen'eft 
certainement  pas  voirie  genre  humain 


A  Mademoiselle  D.  M.    405* 

par  Ton  beau  côté.  Vous  êtes  mécon- 
tente de  toutes  vos  lociéîés  ;  je  îe  crois 
bien.  Celles  où  vous  avez  vécu  étoient 
les  moins  propres  à  vous  rendre  heu- 
reufe.  Vous  n'y  trouviez  perfonne  en 
qui  vous  puiiliez  prendre  cette  con- 
fiance qui  foulage.  Comment  l'auriez- 
vous  trouvée  parmi  d^s  gens  tout  oc- 
cupés d'eux  feuls ,  à  qui  vous  deman- 
diez dans  leur  coeur  la  premiereplace, 
.&  qui  n'en  ont  pas  même  une  (econde 
à  donner  ?  Vous  vouliez  briller,  vous 
vouliez  primer  ,  de  vous  vouliez  être 
aimée;  ce  font  des  chofes  incompati- 
bles. Il  faut  opter.  Il  n'y  a  point  d'a- 
mitié fans  égalité  ;&  il  n'y  a  jamais  d'é- 
galité reconnue  entre  gens  à  prétention. 
Une  fuffit  pas  d'avoir  befoin  d'un  ami 
pour  en  trouver;  il  faut  encore  avoir 
de  quoi  fournir  aux  befoins  d'un  autre. 
Parmi  les  provifions  que  vous  avez 
faites,  vous  avez  oublié  celle-là. 

La  marche  par  laquelle  vous  avez 
acquis  des  connoiiïances,  n'en  juftifie 
ni  l'objet  ni  l'ufage  ;  vous  avez  voulu 
paroître  phiîofophe  ,  c'étoit  renoncer 
à  l'être  ;  6c  il  valoit  beaucoup  mieux 
avoir  l'air  d'une  flile  qui  attend  un  ma- 
rip  que  d'un  fage  qui  attend  de  l'encens. 


4o5  Lettre 

Loin  de  trouver  le  bonheur  dans  l'effet 
des  foins  quevous  n'avez  donnés  qu'à 
la  feule  apparence  ,  vous  n'y  avez  trou- 
vé que  desbiens  apparens  5  &  des  maux 
véritables.  L'état  de  réflexion  ou  vous 
vous  êtes  jettée,  vous  a  fait  faire'  incef^ 
famment  des  retours  douloureux  fur 
vous  même  5  &  vous  voulez  pourtant 
bannir  ces  idées  par  le  même  genre  d'oc- 
cupation qui  vous  les  donna. 

Vous  voyez  l'erreur  de  la  route  que 
vous  avez  prife  ,  &  croyant  en  chan- 
ger par  votre  projet ,  vous  allez  encore 
au  même  but  par  un  détour.  Ce  n'efl 
point  pour  vous  que  vous  voulez  re- 
venir à  l'étude,  c'eft  encore  pour  les 
autres.  Vous  voulez  faire  des  provi- 
fîons  de  connoifTances  pour  (uppléer , 
dans  un  autre  âge,  à  la  figure;  vous 
voulez  fubftituer  l'empire  du  favoir  à 
celui  des  charmes. 

Vous  ne  voulez  pas  pas  devenir  la 
complaifante  d'une  autre  femme ,  mais 
vous  voulez  avoir  des  complaifans. 
Vous  voulez  avoir  des  amis ,  c'eft-à- 
dire  une  cour.  Car  les  amis  d'une  femme 
jeune  ou  vieille ,  font  toujours  (qs  cour- 
tifans,  lis  la  fervent  ou  la  quittent  ;  &: 
vous  prenez  de  loin  des  mefures  pour 


A  Mademoiselle  D.  M.    407 

les  retenir,  afin  d'être  toujours  le  cen- 
tre d''jne  (phere  petite  ou  grande.  Je 
crois  fans  cela  que  les  provifions  que 
vous  voulez  faire  ,  feroient  la  chofe  la 
plus  inutile,  pour  l'obiet  que  vous 
croyez  bonnement  vous  propofer.  Vous 
voudriez  ,  dites-vous  ,  vous  mettre  en 
état  d'entendre  les  autres.  Avez-vous 
befoin  d'un  nouvel  acquis  pour  cela? 
Je  ne  fais  pas  au  vrai  quelle  opinion 
vous  avez  de  votre  intelligence  actuelle; 
mais  du(îîez-vous  avoir  pour  amis  des 
(Sdipes,  j'ai  peine  à  croire  que  vous 
foyez  fort  curieufe  de  jamais  entendre 
les  gens  que  vous  ne  pouvez  entendre 
aujourd'hui.  Pourquoi  donc  tant  de 
foins  pour  obtenir  ce  que  vous  avez 
déjà  ?  Non  Henriette  ,  ce  n'efl  pzis  cela; 
mais  quand  vous  ferez  une  Sybiîle,  vous 
voulez  prononcer  des  oracles  ;  votre 
vrai  projet  n'eft  pas  tant  d'écouter  les 
autres  ,  qued':ivoir  vous-même  des  au- 
diteurs. Sous  prétexte  de  travailler  pour 
l'indépendance  ,  vous  travaillez  encore 
pour  la  domination.  C'eft  ainfi  que  loin 
d'alléger  le  poids  de  l'opinion  qui  vous 
rend  malheureufe ,  vous  vouLz.  en  ag- 
graver le  joug.  Ce  n'eft  pas  le  moyen  de 
vous  procurer  des  réveils  plus  fereins» 


4o8  Lettre 

Vous  croyez  que  le  feul  foulagement 
du  fentiment  pénible  qui  vous  tour- 
mente 5  efl:  de  vous  éloigner  de  vous. 
Moi  tout  au  contraire ,  je  crois  que  c'efl 
de  vous  en  rapprocher. 

Toute  votre  lettre  efl:  pleine  de  preu- 
ves que  jufqu'ici ,  l'unique  but  de  toute 
votre  conduite,  a  été  de  vous  mettre 
avantageufem-ent  fous  les  yeux  d'autrui.  ' 
Comment ,  ayant  réufli  dans  le  public 
autant  que  perfonne  ,  &  en  rapportant 
fi  peu  de  fatisfadion  intérieure  ,  n'avez- 
vous  pas  fenti  que  ce  n'étoit  pas  Ià!e 
bonheur  qu'il  vous  falloit ,  &  qu'il  étoit 
tem.s  de   changer  de  plan  ?  Le  vôtre 
peut  être  bon  pour  la  gloire  ,  mais  il  efl: 
mauvais  pour  la  félicité.  Il  ne  faut  point 
chercher  à  s'éloigner  de  foi,  parce  que 
cela  n'eft  pas  poflible  ,  &  que  tout  nous 
y  ramené  ,  mialgré  que  nous  en  ayons. 
Vous  convenez  d'avoir  pafTé  des  heures 
très-douces  en  m'écrivant  &:  me  parlant 
devous.IIeftétonnant  que  cette  expé- 
rience ne  vous  mette  pas  fur  la  voie,  &  ne 
vous  apprenne  pas  où  vous  devez  cher- 
cher, fînon  le  bonheur,  au  moins  la  paix. 

Cependant,  quoique  mes  idées  en 
ceci  difj'erent  beaucoup  des  vôtres, 
nous  femmes  à-peu-près  d'accord  fur 

CQ 


A  Mademoiselle  D.  M.    40^ 

ce  que  vous  devez  faire.  L'étude  efl 
déformais  pour  vous  la  lance  d'Achille  , 
qui  doit  guérir  la  bleffure  qu'elle  a 
faite.  Mais  vous  ne  voulez  qu'anéantie 
la  douleur,  &  je  voudrois  ôter  la  caufe 
du  mal.  Vous  voulez  vous  diftraire  de 
vous  par  la  philofophie;  moi,  je  vou- 
drois qu'elle  vous  détachât  de  tout, 
&  vous  rendît  à  vius-mcme.  Soyez 
fure  que  vous  ne  ferez  contente  des 
autres  que  quand  vous  n'aurez  plus 
befoin  d'eux  ,  de  que  la  fociété  ne  peut 
vous  devenir  agréable ,  qu'en  cefTant 
de  vous  être  nécefTaire.  N'ayant  ja- 
mais à  vous  plaindre  de  ceux  dont 
vous  n'exigerez  rien  ,  c'eft  vous  alors 
qui  leur  ferez  nécefTaire  ;  &  fentant  que 
vous  vous  fuffifez  à  vous-même ,  ils 
vous  fauront  gré  du  mérite  que  vous 
voulez  bien  mettre  en  commun.  Ils 
ne  croiront  plus  vous  faire  grâce;  ils 
la  recevront  toujours.  Les  agrémens 
de  la  vie  vous  rechercheront  ,  par 
celafeui,  que  vous  ne  les  recherche- 
rez pas;  &  c'eft  alors  que,  contente 
de  vous ,  fans  pouvoir  être  mécon- 
tente des  autres ,  vous  aurez  un  fom- 
meil  paifible  de  un  réveil  délicieux. 
Il  eft  vrai  que  des  études  faites  dans 
e^uy,  Fojik.  Tom.VL  S 


4IO  Lettre 

des  vues  fi  contraires ,  ne  doivent  pas 
beaucoup  fe  reffembler,  &  il  y  a  bien 
de  la  différence  entre  la  culture  qui 
orne  Telprit ,  de  celle  qui  nourrit  Tame, 
Si  vous  aviez  le  courage  de  goûter 
vn  projet ,  dont  l'exécution  vous  fera 
d'abord  très-pénible  ,  il  faudroit  beau- 
coup changer  vos  direélions.  Cela  de- 
manderoit  d'y  bien  penfer,  avant  de 
fe  mettre  à  Touvrage.  Je  fuis  malade  , 
occupé,  abattu,  j'ai  l'efprit  lent;  il 
me  faut  des  efforts  pénibles  pour  fortir 
du  petit  cercle  d'idées  qui  me  font 
familières  ,  &:  rien  n'en  eft  plus  éloigné 
que  votre  fituation.  Il  n'eil:  pas  julte 
que  je  me  fatigue  à  pure  perte;  car  j'ai 
peine  à  croire  que  vous  vouliez  en- 
treprendre de  refondre  ,  pour  ainfi 
dire  ,  toute  votre  conflitution  morale. 
Vous  avez  trop  de  philofophie  pour 
ne  pas  voir  avec  effroi  cette  entre- 
prife.  Je  défefpérerois  de  vous,  fi  vous 
vous  y  mettiez  aifément.  N'allons  donc 
pas  plus  loin  quant  à  préfent  II  fuffit 
que  votre  principale  queftion  eft  réfo- 
lue  :  fuivez  la  carrière  â^s  Lettres  II 
ne  vous  en  refte  plus  d'autre  à  choifir. 
Ces  lignes  que  je  vous  écris  à  la 
hâte^   diftrait  &  fouffrant,  ne    difent 


A  MadetuOiselle  D.  m,    411 

peut-être  rien  de  ce  qu'il  faut  dire  : 
mais  les  erreurs  que  ma  pre'cipitation 
peut  m'avoir  fait  fliire  ,  ne  font  pas 
irréparables.  Ce  qu'il  falloit  avant  toute 
chofe,  étoit  de  vous  faire  fen tir  com- 
bien vous  m'intéreflez  ;  &  je  crois  que 
vous  n'en  douterez  pas  en  lifant  cette 
lettre.  Je  ne  vous  regardois  jufqu'icî 
que  comme  une  belle  penieufe  qui,  fi 
elle  avoit  reçu  un  caradere  de  la  na- 
ture, avoit  pris  foin  de  l'étouffer,  de 
l'anéantir  fous  l'extérieur;  comme  un 
de  ces  chefs-d'œuvre  jettes  en  bronze, 
qu'on  adTiire  par  les  dehors ,  &  dont 
le  dedans  efl  vide.  Mais  R  vous  fa- 
vez  pleurer  encore  fur  votre  état,  il 
n'eft  pas  fans  refTource  ;  tant  qu'il  refte 
au  cœur  un  peu  d'étoffe,  il  ne  faut 
défefpérer  de  rien, 

LETTRE 

A    L    A      MÊME. 

Mo  tins  ,  4  Novembre  1764» 

Jj  r  votre  fîtuatîon  ,  Mademoifelle  , 
vous  laifTe  à  peine  le  tems  de  m'écrirez 

S  a 


^11 


Lettré 

vous  dev€Z  concevoir  que  la  mienne 
m'en  laifFe  encore    moins   pour  vous 
répondre.  Vous  n'êtes  que  dans  la  dé- 
pendance de  vos  affaires  ,  &  des  gens 
ù  qui  vous  tenez;  &  moi  je  fuis  dans 
celle  de  toutes  ies  affaires  6c  de   tout 
le  monde  ,  parce  que   chacun  me  ju- 
geant libre  5  veut  par  droit  de  premier 
occupant  difpofer  de  moi.  D'ailleurs, 
toujours  harcelé,   toujours   fouffrant, 
accablé  d'tnnuis  ,  &  dans  un  état  pire 
que  le  vôtre  ,  j'emploie  à  refpirer  le 
peu  de    momens   qu'on  me  laifTe;  je 
fuis  trop   occupé  pour  n'être  pas  pa- 
xeiïèux,  Depuis  un  mois,  je  cherche 
un  moment  pour  vous    écrire   à  mon 
sife  :   ce  mom.ent  ne  vient   point;   il 
faut  donc  vous   écrire  à  la  dérobée  ; 
car  vous  m'intérefTcz  trop  pour  vous 
laiiTer  fans  réponfe.  Je  connois  peu  de 
gens    qui   m'attachent    davantage  ,  & 
perfonne  qui  m/étonne  auti-nt  que  vous. 
Si  vous  avez  trouvé  dans  ma  lettre 
beaucoup  de  chofcs  qui  ne  quadroient 
pas  à  la  vôtre  :  c'eft  qu'elle  étoit  écrite 
pour  une  autre  que  vous.  Il  y  a  dans 
votre   ftuation  des  rapports  (i   frap- 
pans  avec  celle  d'une  autre  perfonne, 
qui  j   précifément  étolt  à   Neufchâtel 


A  Mademoiselle  D.  M.    4.15 

quand   je    reçus  votre  lettre  ,  que  je 
ne  doutai  point  que  cette  lettre  ne  vint 
d'elle  5  &:  je  pris  le  change  ,   dans  l'i- 
dée qu'on   cherchoit  à  me  le  donner. 
Je  vous  parlai  donc  moins  fur  ce  que 
vous  me  difiez  de  votre  caraaere,  que 
fur  ce  qui  m'étoit  connu  du  fien.  Je 
crus  trouver   dans  fa  manie  de   s'af- 
ficher^ car  c'eft  une  favante  &  un  bel- 
efprit  en  titre,  la  raifon  du   maKaife 
intérieur  dont  vous  me  faifîez  le  dé- 
tail; je   commençai  par  attaquer  cette 
manie,  comme  fi  c'eût  été  la  vôtre, 
&:  je  ne   doutai  point    qu'en  vous  ra- 
menant à  vous-même,  je  ne  vous  rap-. 
pro:hafîe    du  repos  ,   dont   rien    n'ed 
plus  éloigné,    lelon  moi,    que  Tétat 
d\ine.  femme  qui  s'affiche. 

Une  lettre  faite  far  un  pareil  qui- 
proquo, doit  contenir  bien  des  ba- 
lourdifes.  Cependant  il  y  avoit  cela 
de  bon  dans  mon  erreur,  qu'elle  me 
donnoit  la  clef  de  l'état  mora!  de  celle 
à  qui  je  penfjis  écrire  ;  &c  fur  cet  état 
fuppofé  ,  je  croyois  entrevoir  un  pro- 
jet à  fiaivre,  pour  vous  tirer  des  an- 
goifles  que  vous  me  décriviez,  fans 
recourir  aux  difiraélions  qui ,  félon 
vous,  en  font  le  feul  remède,  &  qui, 

S3 


4î4  Lettre 

félon  moî ,  ne  font  pas  mé-^ne  un  pal- 
liatif. Vous  m'apprenez  que  je  me  fuis 
trompé,  &  que  je  n'ai  rien  vu  de  ce 
que  je  croyois  voir.  Comment  trou- 
verois-je  un  remède  à  votre  état,  puif- 
que  cet  état  m'efl:  inconcevable?  Vous 
m'êtes  une  énigme  affligeante  &  hu- 
miliante. Je  croyois  connoître  le  cœur 
humain ,  &  je  ne  connois  rien  au  vô- 
tre. Vous  fouiïrez ,  ôi  je  ne  puis  vous 
foui  âge  r. 

Quoi  !  parce  que  rien  d'étranger  à 
vous  ne  vous  contente,  vous  voulez 
vous  fuir  ;  &  parce  que  vous  avez  à  vous 
plaindre  des  autres ,  parce  que  vous  les 
mépiiiez,  qu'ils  vous  en  ont  donné  le 
droit  5  que  vous  fentez  en  vous  une  ame 
digne  d'cilime.  vous  ne  voulez  pas  vous 
confoler  avec  elle,  du  mépris  que  vous 
jnfpirent  celles  qui  ne  lui  reiïemblent 
pas  ?  Non ,  je  n'entends  rien  à  cette 
bizarrerie  ,  elle   me  paiïe. 

Cette  fenfibilité  qui  vous  rend  mé- 
contente de  tout,  ne  devoit-elle  pas 
fe  replier  fur  elle-même  ?  ne  devoit- 
elle  pas  nourrir  votre  cœur  d'un  fen- 
timent  fublime  &  délicieux  d*amour- 
propre  ?  n'a-t-on  pas  toujours  en  lui  la 
reiïburce   contre  l'injurtice  Ôc  le  dé- 


A  Mademoiselle  D.  M.    415' 

dommagement  de  rinfenfîbilité  ?  Il 
ciï  fî  rare,  dites-vous,  de  rencontrer 
une  ame;  il  eft  vrai;  mais  comment 
peut-on  en  avoir  une,  &  ne  pas  fe 
complaire  avec  elle  ?  Si  l'on  fept  à 
la  fonde ,  les  autres  étroites  8c  refTer- 
rées  ,  on  s'en  rebute  ,  on  s'en  détache; 
mais  après  s'être  fi  mal  trouvé  chez 
les  autres,  quel  plaifir  n'a-t-on  pas 
de  rentrer  dans  fa  maifon?  Je  fais  com- 
bien le  befoin  d'attachement  rend  af- 
fligeante aux  cœurs  fenfibles,  rimpof- 
fibillté  d'en  former.  Je  fais  combien 
cet  état  eft  trifte  ;  mais  je  fais  qu'il  a 
pourtant  des  douceurs  ;  il  fait  verfet 
des  ruiifeaux  de  larmes;  il  donne  une 
mélancolie  qui  nous  rend  témoignage 
de  nous  -  mêmes,  &  qu'on  ne  voudroit 
pas  ne  pas  avoir.  Il  fait  rechercher  la 
folitude  comme  le  feul  afyle  où  Ton 
fe  retrouve  avec  tout  ce  qu'on  a  rai^ 
fon  d'aimer.  Je  ne  puis  trop  vous  le 
redire  ;  je  ne  connois  ni  bonheur  ni 
repos  dans  l'éloignement  de  foi-méme  ; 
&  au  contraire  je  fens  mieux,  de  jour 
en  jour,  qu'on  ne  peut  être  heureux 
fur  la  terre,  qu*à  proportion  qu'on  s'é- 
loigne des  chofes,  &  qu'on  fe  rap- 
proche de  foi.  S'il  y  a  quelque  fenti- 

S4. 


41^  Lettre  i 

ment  plus  doux  que  Teflime  de  foi-  ; 
même;  s'il  y  a  quelque  occupation  plus  | 
aimable  que  celle  d'augmenter  ce  fen-  1 
timent ,  je  puis  avoir  tort.  Mais  voilà  ] 
comme  je  penfe;  jugez  fur  cela,  s'il  l 
m'eft  poflibie  d'entrer  dans  vos  vues,  \ 
^  même  de   concevoir  votre  état,  i 

Je  n-e  puis  m'empêcher  d'efpéreren-  j 
core  que  vous  vous  trompez  fur  le  i 
principe  de  votre  mal-aife ,  ôc  qu'au  | 
lieu  de  venir  du  fentiment  qui  *réflé-  | 
chit  fur  vous-même,  il  vient  au  con-  ; 
traire  de  celui  qui  vous  lie  encore  à  * 
Votre  infçu ,  aux  chofes  dont  vous  vous  \ 
croyez  détnchét^,  &  dont  peut-être  vous  | 
défefpérez  feulement  de  jouir;  je  vou-  : 
drois  que  cela  fût  ;  je  verrois  une  , 
prife  pour  agir;  mais  fi  vous  accufez  \ 
jufte  5  je  n'en  vols  point.  Si  j'avois  ac-  , 
tueilement  fous  les  yeux  votre  pre-  i 
miere  lettre,  &  plus  de  loifir  pour  y  ! 
réfléchir ,  peut-être  parviendrois-je  à  | 
vous  comprendre,  &  je  n'y  épargne-  j 
rois  pas  ma  peine  ;  car  vous  m'inquié-  ' 
tez  véritablement  ;  mais  cette  lettre  ; 
eft  noyée  dans  des  tas  de  papiers;  il  ; 
me  faudroit,  pour  la  retrouver,  plus 
de  tems  qu'on  ne  m'en  laiiïe  ;  je  fuis  ■ 
forcé  de  renvoyer  cette  recherche  à    ! 


A  Mademoiselle  D.  M.     417 

d'autres  momens.  Si  rinuti:i:é  de  notre 
coirefpondance  ne  vo'js  rebutoit  pas 
de  m'écrire,  ce  fcrolt  v raife t. bk-ib! sè- 
ment un  naoyen  de  vous  entendre  à 
la  fin.  Mais  je  ne  puis  vous  prjin^ttre 
plus  d'exaâitude  dans  mes  répoiifes  , 
que  je  ne  fuis  en  état  d'y  en  niettre  ; 
ce  que  je  vous  promets,  &  que  je  tien- 
drc;i  bien  ,  c'eft  de  m'occuDer  beau- 
coup  de  vous  ,  &  de  ne  vous  oublier 
de  ma  vie.  Votre  dernière  lettre ,  phine 
de  traits  de  lumière  cc  de  fentimeis 
profonds,  m'afFedle  encore  plus  que 
la  précédente.  Quoi  que  vous  en  puifilez 
dire,  je  croirai  toujours  qu'il  ne  tierit 
qu'à  celle  qui  l'a  écrite ,  de  fe  plaire 
avec  elle-même,  &  de  fe  dédomma- 
ger par- là  des  rigueurs  de  Ton  fort. 

L    E   T    T    Pv   E       - 
A   MADEMOISELLE    G, 

En  lui  envoyant  un  lacet, 

14  Mai  1754. 

' _.  E  préfent,  ma  bonne  amie,  vous 
fut  dôiliné  du  moment  que  j'eus  le  bien 


4îS  L   E  T    T    H  ff 

de  vous  connoître  ,  Se  quoi  qu'en  pût 
dire  votre  modelHe,  j'étois  fur  qu'il 
auroit  dans  peu  fon  emploi.  La  ré- 
compenfe  fuit  de  près  la  bonne  oeu- 
vre. Vous  étiez  cet  hiver  garde-ma- 
lade 5  &  ce  printems  Dieu  vous  donne 
un  mari;  vous  lui  ferez  charitable,  & 
Dieu  vous  donnera  des  enfans  ;  vous 
les  élèverez  en  fage  mère,  ils  vous  ren- 
dront heureufe  un  jour.  D'avance  vous 
devez  Tétre  par  les  foins  d'un  époux 
aimable  &  aimé,  qui  faura  vous  ren- 
dre le  bonheur  qu'il  attend  de  vous» 
Tout  ce  qui  promet  un  bon  choix , 
m'eft  garant  du  vôtre  ;  des  liens  d'ami-^ 
tié  formés  dès  l'enfance,  éprouvés  par 
le  tems  ,  fondés  fur  la  connoiffance' 
des  caraderes,  l'union  des  coeurs  que 
le  mariage  affermit ,  mais  ne  produit 
pas,  l'accord  des  efprits  où  des  deux 
parts  la  bonté  domine,  &  où  la  gaieté 
de  l'un ,  la  folidité  de  l'autre  fe  tem- 
pérant mutuellement,  rendront  douce 
&  chère  à  tous  deux  l'auftere  loi  qui 
fait  fuccéder  aux  jeux  de  Tadolefcence 
des  foins  plus  graves,  mais  plus  tou- 
cbans.  Sans  parler  d'autres  convenant 
ces^  voilà  de  bonnes  raifons  de  comp- 
îer  pour  touie  h  \h  fur  ur*  bonheur 


A  MADEMÔtSELtE   G.        4ip 

coinmun  dans  Tétat  où  vous  entrez , 
&  que  vous  honorerez  par  votre  con- 
duite. Voir  vérifier  un  augure  fi  bien 
fondé,  fera  5  chère  Ifabelle ,  une  con- 
folation  très-douce  pour  votre  ami. 
Du  refte  ,  la  connoifTance  que  j'ai  de 
vos  principes  5  &  l'exemple  de  Ma- 
dame votre  fœur,  me  difpenfent  de  faire 
avec  vous  des  conditions.  Si  vous  n'ai- 
mez pas  les  enfans ,  vous  aimerez  vos 
devoirs.  Cet  amour  me  répond  de  l'au- 
tre, &  votre  mari  dont  vous  fixerez 
les  goûts  fur  divers  articles  ,  faura  bien 
changer  le  votre  fur  celui-là. 

En  prenant  la  plume,  fétois  plein 
de  ces  idées.  Les  voilà  pour  tout  com- 
pliment. Vous  attendiez  peut-être  une 
lettre  faite  pour  être  montrée  ;  mais 
auriez -vous  dû  me  la  pardonner,  & 
recorinoîtriez-vous  l'amitié  que  vous 
m'avez  infpirée ,  dans  une  épitre  oè 
je  fongerois  au  Public  en  parlant  è 
VoM  ? 


$é 


4^0  L  E  T  T  R  s 

LETTRE 
^    M.     D  E     p. 

*3  Mai  1764. 


J 


E  fais,  Monlîeur  5  que  depuis  deux 
ans  Paris  fourmille  d'écrits  qui  por- 
tent mon  nom,  mais  dont  heureufement 
peu  de  gens  font  \ts  dupes.  Jen'ai  ni  écrit 
ni  vu  ma  prétendue  lettre  à  M,  TAr- 
chevêque  d'Aufch ,  6c  la  date  de  Neuf- 
châtel  prouve  que  l'auteur  n'eft  pas 
même  inftruit  de  ma  demeure. 

Je  n'avois  pas  attendu  les  exhorta- 
tions des  Proteftans  de  France  pour 
réclamer  contre  les  mauvais  traitemens 
qu'ils  eiTi-iyenr.  Ma  lettre  à  M.  l'Ar- 
chevéque  de  Paris  porte  un  témoi- 
gnage affez  éclatante  du  vif  intérêt  que 
je  prends  à  leurs  peines  ;  il  feroit  dif- 
ficile d'ajouter  à  la  force  des  raifons 
que  j'apporte  pour  engager  le  Gou-^ 
vernement  à  les  tolérer,  &  j'ai  même 
lieu  de  préfumer  qu'il  y  a  fait  quelque 
attention.  Quel  gré  m'en  ont- ils  fu  ? 
On  diroit  que  cette  lettre  qui  a  ramené 


A    M.    D  E    P.  4.21 

tant  de  Catholiques ,  n'a  fait  qu'ache- 
ver d'aliéner  les  Proteftans;  fc  com- 
bien d'enir'eux  ont  oie  m'en  faire  un 
nouveau  crime?  Comment  voudriez- 
vous,  Moniteur,  que  je  prifle  avec 
fuccès  leur  défenfe  lorfque  j'ai  moi- 
mem.e  à  me  déiendre  de  leurs  outra- 
ges? Opprimé,  periécuté,  pourluivi 
chez  eux  de  toutes  parts  comme  un 
fcélérat,  je  les  ai  vu  tous  réunis  pour 
achever  de  m'accabler;  &  lorfqu'enfin 
la  protedion  du  Roi  a  mis  m.a  per- 
fonne  à  couvert,  ne  pouvant  plus  au- 
trement me  nuire ,  ils  n'ont  cefTé  de 
m'injurier.  Ouvrez  jufqu'à  vos  Mercu- 
res ,  &  vous  verrez  de  quelle  façon 
ces  charitables  chrétiens  m'y  traitent  : 
fi  je  continuois  à  prendre  leur  caufe, 
ne  me  demanderoit-on  pas  de  quoi  je 
me  mêle  ?  Ne  jugeroit-on  pas  qu'appa- 
rem.ment  je  fuis  de  ces  braves  qu'on 
mené  au  combat  à  coups  de  bâton  ? 
53  Vous  avez  bonne  grâce  de  venir 
w  nous  prêcher  la  tolérance,  me  di- 
33  roit-on  ,  tandis  que  vos  gens  fe  men- 
as trent  plus  intolérans  que  nous.  Vo- 
33  tre  propre  hifloire  dément  vos  prin- 
53  cipes,  ^v  prouve  que  Içs  Réformés  ^ 


425  L  E  T  •î'  B  B 

»  doux  peut-être  quand  ils  font  îoU 
53  blés  ,  font  très-violens  fitôt  qu'ils^ 
^5  font  les  plus  forts.  Les  uns  vous 
33  décrètent ,  les  autres  vous  bannif- 
3>  fent  5  les  autres  vous  reçoivent  ea 
33  rechignant.  Cependant  vous  voulez 
33  que  nous  les  traitions  fur  des  maxi- 
33  mes  de  douceur  qu'ils  n'ont  pas 
33  eux-mêmes  !  Non  ,  puifqu'ils  perfé- 
33  cutent ,  ils  doivent  être  perfécutés^ 
33  c'eft  la  loi  de  Téquité  qui  veut  qu'on 
33  faffe  à  chacun  comme  il  fait  aux  au- 
33  très.  Croyez -nous  5  ne  vous  mêlez; 
33  plus  de  leurs  affaires,  car  ce  ne  font 
33  point  les  vôtres.  Ils  ont  grand  foi» 
3;3  de  le  déclarer  tous  les  jours  en  vous 
33  reniant  pour  leur  frère  ,  en  protef- 
M  tant  que  votre  Religion  n'eft  pas  1^ 
73  leur  33, 

Si  vous  voyez,  Monfieur,  ce  que' 
j'aurois  de  folide  à  répondre  à  ce  dif-* 
cours,  ayez  la  bonté  de  me  le  dire, 
quant  à  moi  je  ne  le  vois  pas.  Et  puis, 
que  fais- je  encore  ?  Peut  être  en  vou-* 
îant  les  défendre,  avancerois-je  pac 
finégarde  quelque  héréfie,  pour  laquelle^ 
On  me  feroit  faintement  brûler.  Enfin, 
je  fuis  abattu ,  découragé'^  fouffrant^ 


A    M.    D  E    P.  4IÎ 

te  Ton  me  donne  tant  d'affaires  à  moî- 
méme  ,  que  je  n'ai  plus  le  tems  de  me 
mcler  de  celles  d'autrui. 

Recevez  mes  falutations  ,  Monfîeur, 
je  vous  fupplie ,  &  les  affurances  de 
mon  refpeà, 

LETTRE 

^    M.    I.    P.    D.    r. 

Motiers ,  le  iS  Mai  ijS^v 

JE  reçois  avec  reconnoifTance  le  livre 
que  vous  avez  eu  la  bonté  de  m'en- 
voyer  ;  &  lorfque  je  relirai  cet  ouvra' 
ge  3  ce  qui  j'efpere ,  m'arrivera  quel- 
quefois encore  ,  ce  fera  toujours  dans 
l'exemplaire  que  je  tiens  de  vous.  Ces 
entretiens  ne  font  point  de  Phocion  , 
ils  font  de  l'Abbé  de  Mably  ,  frère  de 
l'Abbé  de  Condillac,  célèbre  par  d'ex- 
cellens  livres  de  Métaphyfique  ,  & 
connu  lui-même  par  divers  ouvrages 
de  Politique,  très- bons  aufïi  dans  leur" 
genre.  Cependant  on  retrouve  quel- 
quefois dans  ceux-ci  de  ces  principes^ 
à^  la  politique  moderne  ^  qu'il  ferois^ 


424  Lettre 

à  defîrer  que  tous  les  hommes  de  votre 
rang  blâmaiTent  ainfi  que  vous.  Aulîi, 
quoique  l'Abbé  de  iMably  folt  un  hon- 
nête homme  rempli  de  vues  très-fai- 
nes ,  i*ai  pourtant  été  furpris  de  le  voir 
s^élever,  dans  ce  dernier  ouvrage,  à 
une  morale  fi  pure  ôc  fi  fublime.  C'eft 
pour  cela  ,  fans  doute  ,  que  ces  entre- 
tiens ,  d'ailleurs  très-bien  faits,  n'ont 
eu  qu'un  fuccès  médiocre  en  France  ; 
mais  ils  en  ont  eu  un  très-grand  ea 
SuiiTe  5  où  je  vois  avec  plaifir  qu'ils 
ont  été  réimprimés. 

J'ai  le  cœur  plein  de  vos  deux  der- 
nières lettres.  Je  n'en  reçois  pas  une 
qui  n'augmente  mon  refpecl ,  &  fi  j'ofe 
Je  dire,  mon  attachement  pour  vous. 
L'homme  vertueux ,  le  grand  homme 
élevé  par  les  difgraces ,  me  fait  tout- 
à-fait  oublier  le  Prince  &  le  frère  d'un 
Souverain  ,  &  vu  l'antipathie  pour  cet 
état  qui  m.'eft  naturelle,  ce  n'eft  pas 
peu  de  m'avoir  amené  là.  Nous  pour- 
rions bien  cependant,  n'être  pas  tou- 
jours de  même  avis  en  toute  chofe, 
êc  par  exemple ,  je  ne  fuis  pas  trop 
convaincu  qu'il  fufîife,  pour  être  heu- 
reux ,  de  bien  remplir  les  devoirs  de 
fou  emploi.  Sûrement  Turenne  ea  bru.-: 


À  M.  L.  P.  D.  ^.        427 

lant  le  Palatinat  par  l'ordre  de  fou 
Prince ,  ne  jouinoit  pas  du  vrai  bon- 
heur; &  je  ne  crois  pas  que  les  Fer- 
miers-Généraux les  plus  appliqués  au- 
tour de  leur  tapis  verd ,  en  jouifTent 
davantage  :  mais  fi  ce  fentiment  eft  une 
erreur,  elle  eft  plus  belle  en  vous  que 
la  vérité  même  ;  elle  eft  digne  de  qui 
fut  fe  choifir  un  état  donc  tous  les 
devoirs  font  dts  vertus. 

Le  cœur  me  bat  à  chaque  ordinaire, 
dans  Tattente  du  moment  dehré  qui 
doit  tripler  votre  être.  Tendres  époux 
que  vous  êtes  heureux!  que  vous  al- 
lez le  devenir  encore,  en  voyant  mul- 
tiplier des  devoirs  fi  charmans  à  rem- 
plir !  Dans  la  difpofition  d'ame  où  je 
vous  vois  tous  les  deux ,  non  ,  je  n'i- 
magine aucun  bonheur  pareil  au  vôtre. 
Hélas  î  quoi  qu'on  en  puilTe  dire  ,  la 
vertu  feule  ne  le  donne  pas  ;  mais  elle 
feule  nous  le  fait  connoître,  &:  nous 
apprend  à  le  goûter. 


'^26  Lettre  j 

LETTRE  l 

A  M^**.  i 

Moîiers  *  le  28  Mai  176^.  ^ 

V->*E  S  t  rendre  un  vrai  fervice  à  uiï  i 
Solitaire  élo'gné  de  tout ,  que  de  l*a-  ' 
vertir  de  ce  qui  fe  paiTe  par  rapport  j 
à  lui.  Voilà,  Monfieur,  ce  que  vous  ] 
avez  fait  trcs- obligeamment  en  m'en-  , 
voyant  un  exemplaire  de  m  prétendue  ; 
lettre  à  M.  î'Archevcque  d'Aufch,  | 
Cette  lettre,  comme  vous  l'avez  de-  j 
vîné  5  n'efl:  pas  p^us  de  moi  que  tous  ces  i 
écrits  pfeudonymes  qui  courent  Paris  i 
fous  mon  nom.  Je  n'ai  point  vu  le  Man-  j 
dément  auquel  elle  répond ,  je  n'en  ai  i 
même  jamais  ouï  parler,  &  il  y  a  huit  j 
jours  que  fignorois  qu'il  y  eût  un  M.  du  ! 
Tillet  au  monde.  J'ai  peine  à  croire  < 
que  l'Auteur  de  cete  lettre  ait  voulu  ; 
perfuader  rérieufement  qu'elle  étoit  de  ! 
moi.  N'ai-je  pas  afTez  des  affaires  qu'on  ; 
me  fufcite  ,  fans  m'aller  mêler  de  celles  j 
d'autrui  ?  Depuis  quand  m'a-t-on  vu  '' 
devenir  homme  de  parti?  Quel  nouvel  ] 


intérêt  m*auroit   fait  changer  fi  bruf- 
quementde  maximes  ?Les  Jésuites  font- 
ils  en  meilleur  état  que  quand  je  re- 
fufois  d'écrire  contr'eux  dans  leurs  dif- 
graces  ?  Quelqu'un  me  connoît-il  aiïez 
lâche  5  aflez  vil  pour  infulter  aux  mal- 
heureux ?  Eh  !  h  j'oubliois  les  égards 
qui  leur  font  dus  ,  de  qui  pourroient-ils 
en  attendre?    Que  m'importe,  enfin, 
le  fort  des  Jéfuites,  quel   qu'il  puifle 
être  ?  Leurs  ennemis  fe  font-  ils  montrés 
pour  moi  plus  tolérans  qu'eux  ?  La  trifle 
vérité  délailTée  eft-elle  plus  chère  aux 
uns  qu'aux  autres?  &  foit  qu'ils  triom- 
phent ou  qu'ils  fuccombent,  en  ferai- 
je  moins   perfécuté?  D'ailleurs,  pour 
peu  qu'on  llfe  attentivement  cette  let- 
tre ,  qui  ne   fenîira  pas  comme  vous  , 
que  je  n'en  fuis  point  l'Auteur  ?  Les 
mal-adreffes  y  font  enta/Tées  :  elle  eft 
datée  de  Neufchâtel  où  je  n'ai  pas  mis 
le  pied  ;  en  y  emploie  la  formule  du 
très-humble  ferviteur ,  dont  je  n'ufe  avec 
personne  ;  on  ni^'y  fait  prendre  le  titre 
de  Citoyen  de  Genève,  auquel  j'ai  re- 
noncé ;  tout  en  commençant  on  s'é- 
chauffe pour  M.  de  Voltaire ,  le  plus  ar- 
dent ,  le  plus  adroit  de  mes  perfécu- 
teurs,  &  qui  fe  pafTe  bien  ,  je  croi* 


4^8  L   E  ï"   T   R  E 

d'un  défenreur  tel  que  moi  .-on  affede 
quelques  imitations  de  mesphrafes,& 
ces  imitations  fe  démentent  Tinftant 
après;  le  ftyle  de  la  lettre  peut  être 
meilleur  que  le  mien,  m.ais  enfin  ce 
n'efl  pas  le  mien  :  on  m'y  prête  des  ex- 
preilions  baiTes  ;  on  m'y  fait  dire  des 
grOiileretés  qu'on  ne  trouvera  certai- 
nement dans  aucun  de  mes  écrits:  on 
m'y  fait  dire  vous  à  Dieu;  ufa^e  que 
je  ne  blâme  pas,  miais  qui  n'efl;  pas  ie 
nôtre.  Pour  me  fuppofer  l'Auteur  de 
cette  lettre,  il  faut  fjppofer  auil]  que 
J'ai  vou'u  me  déguifer.  Il  n'y  failoit 
donc  pas  mettre  mon  nom  ,  &  alors 
on  auroit  pu  perfuader  aux  fots  qu'elle 


êtoit  ce  moi. 


Telles  font ,  Mcnfieur  ,  \zz  armes  di- 
gnes de  ;nes  adverfaires  dont  ils  achè- 
vent dvj  m'accabler.  Non  contens  de 
m'oLîtrager  dans  mes  ouvrages,  ils  pren- 
nent le  parti  plus  cruel  encore  de  m'at- 
tribuer  les  leur?.  A  la  vérité  le  Public 
jufqu*ici  n'a  pas  pris  le  change,  &:  il 
faudroit  qu'il  fût  bien  aveuglé  pour 
le  prendre  aujourd'hui.  La  juftice  que 
j'en  attends  fur  ce  point,  efl:  une  con- 
folation  bien  Foible  pour  tant  de  maux". 
Vous  favcz  la  nouvelle  aiHidion  qui 


ni'accable  :  la  perte  de  M.  de  Luxem- 
bourg met  le  comble  à  toutes  les  au- 
tres; je  Ja  fentirai  jufqu'au    tombeau. 
n  tut  mon  confoîateur  durant  fa   vie 
il  fera  mon   protedeur  après  fa  mort! 
M  chère  &  honorable  mémoire  déf^n- 
ora  la  mienne  des  infultes  de  mes  en- 
nemis ,  &  quand  ils  voudront  la  fouiller 
par  leurs  calomnies,  on  leur  dira  com- 
nient  cela  pourra- 1^  il  être?  Le  plus 
nonnête  homme  de  France  fut  fon  amî. 
Je  vous  remercie  &  vous  faIue,Mon- 
iieur,  de  tout  mon  cœur. 

LETTRE 

A  M.    DE  CHAMFORT. 

24  Juin  1764, 

Ta  I  toujours  deHre',  Monfieur,  d'être 
:>uplié  de  la  tourbe  infolente  &  vile 
im  ne  fonge  aux  infortunés  que  pour 
nfulter  à  leur  mifere;  mais  Teftime  des 
lommes  de  mérite  eft  un  précieux  dé- 
lommagement  de  ks  outrages,  &  je 
le  puis  qu'être  flatté  de  l'honneur  que 
eus  m'avez  fait  en  m'envoyant  votre 


430  Lettre 

pièce.  Quoiqu*accueillie  du  public ,  elle 
'  doit  Tétre  des  connoiiïeurs  &  des  gens 
fenfibles  aux  vrais  charmes  de  la  nature. 
L'effet  le  p!us  fur  de  mes  maximes  qui 
eft  de  m'attirer  la  haine  des  méchans 
&  faffedion  des  gens  de  bien  ,&.  qui 
fe  marque  aurant  par  mes  malheurs  que 
par  mes  fuccès ,  m'apprend  par  Tappro- 
bation  dont  vous  honorez  mes  écrits, 
ce  qu'on  doit  attendre  des  vôtres ,  de 
me  fait  délirer,  pour  futilité  publique, 
qu'ils  tiennent  tout  ce  que  promet  vo- 
tre début.  Je  vous  falue,  Monfieur  , 
de  tout  mon  cœur. 

LETTRE 
A     M.     H.     D.     P. 

Motîcrs ,  le  15  Juillet  1764, 

^  I  mes  raîfons ,  Monfîeur,  contre  la 
proportion  qui  m'a  été  faite  par  le  ca- 
nal de  M.  P"^"^^.  vous  paroifient  mau- 
vaifes ,  celles  que  vous  m'objeiflez  ne 
me  femblent  pas  meilleures ,  &  dans 
ce  qui  regarde  ma  conduite  ,  je  crois 
pouvoir  refter  juge  des  motifs  qui  doi- 
vent me  déterminer» 


A  M.  H.   D.   P.  45  î 

Il  ne  s'agit  pas ,  je  le  fais ,  de  ce  que 
tel  ou  tel  peut  mériter  par  la  loi  du 
talion  :  mais  il  s*agit  de  Pobjeclion  par 
laquelle  les  Catholiques  me  fermeroient 
la  bouche  ,  en  m'accufant  de  combat- 
tre ma  propre  religion.  Vous  écrivez 
contre  les  perfécuteurs ,  me  diroient- 
ils,  &  vous  vous  dites  Proteftant  !  Vous 
avez  dont  tort;  car  les  Proteflans  font 
tout  audi  perfécuteurs  que  nous,  &  c'eft 
pour  cela  que  nous  ne  devons  point 
les  tolérer,  bien  fûrs  que  s'ils  deve- 
noient  les  plus  forts,  ils  ne  nous  to- 
léroient  pas  nous-mêmes.  Vous  nous 
trompez,  ajouteroient  -  ils,  ou  vous 
vous  vous  trompez,  en  vous  mettant 
en  contradiction  avec  les  vôtres  ,  & 
nous  prêchant  d'autres  maximes  que 
les  leurs.  Ainfî  l'ordre  veut  qu'avant 
d'attaquer  \ss  Catholiques  ,  je  com- 
mence par  attaquer  les  Protedants,  &: 
par  leur  montrer  qu'ils  ne  favent  pas 
leur  propre  religion.  Eft-ce  là,  Mon- 
fîeur,  ce  que  vous  m'ordonnez  défaire? 
Cette  entreprife  préliminaire  rejette* 
roit  l'autre  encore  loin ,  &  il  me  pa- 
roît  que  la  grandeur  de  la  tâche  ne  vous 
effraye  gueres ,  quand  il  n'eft  queliion 
que  de  l'impofer. 


432  L  E  T  T  K  E  ; 

Que  fi  les  argumens  adhominem  qu'on  ; 
m'objecleroit vous  paroilTent  peu  embar-  ^ 
raiTans,  ils  me  le  paroifTent  beaucoup,  " 
à  moi  ;  &  dans  ce  cas  ,  c'efl:  à  celui  qui  ■ 
fait  les  réfoudre  5  d'en  prendre  le  foin.  - 

Il  y  a  encore,  ce  me  femble^quel-  '-■. 
que  chofe  de  dur  &  d'injufte  de  comp-  ] 
ter  pour  rien  tout  ce  que  j'ai  fait ,  &  de  ^ 
regarder  ce  qu'on  me  prefcrit  comme  * 
im  nouveau  travail  à  faire.  Quand  on  '■ 
a  bien  établi  une  vérité  par  cent  preu-  ^ 
ves  invincibles  ,  ce  n'eftpas  un  fi  grand  - 
crime  à  mon  avis,  de  ne  pas  courir  ^ 
après  la  cent  &  unième;  fur -tout  (î  ^ 
elle  n'exifte  pas;  j'aime  à  dire  descho- 
fes  utiles,  mais  je  n'aime  pas  à  les  ré- 
péter; &  ceux  qui  veulent  abfolument  1 
àiQS  redites,  n'ont  qu'à  prendre  plu-  ■; 
fleurs  exemplaires  du  même  écrit.  Les  I 
Protedans  de  France  jouident  mainte-  ' 
nant  d'un  repos  auquel  je  puis  avoir  ' 
contribué ,  non  par  de  vaines  déclama-  j 
tions  comme  tant  d'autres  ,  mais  par  j 
de  fortes  raifons  politiques  bien  expo-  i 
fées.  Cependant  voilà  qu'ils  me  preffent  i 
d'écrire  en  leur  faveur  ;c'eft  faire  trop  ' 
de  cas  de  ce  que  j  j  puis  faire  ,  ou  trop  ; 
peu  de  ce  que  j'ai  fait.  Ils  avouent  qu'ils  j 
font  tranquilles  ;  mais- il  veulent  être/j 

mieux 


A  M.  H.  D.  P.  433 

mieux  que  bien,  ôc  c'eft  après  que  je 
les  ai  fervi  de  toutes  mes  forces,  qu'ils 
me  reprochent  de  ne  pas  hs  fervir  au- 
delà  de  mes  forces. 

Ce  reproche  ,  Monfieur ,  me  paroît 
peu  reconnoifîant  de  leur  part,  &  peu 
raifonné  de  la  vôtre.  Quand  un  homme 
revient  d'un  long  combat,  hors  d'ha- 
leine, &  couvert  de  blefTures ,  eft-il 
tems  de  l'exhorter  gravement  à  prendre 
les  armes,  tandis  qu'on  fe  tient  foi- 
méme  en  repos  ?  Eh  !  Meilleurs ,  chacun 
fon  tour,  je  vous  prie.  Si  vous  êtes  fi 
curieux  des  coups,  allez-en  chercher 
votre  part  ;  quant  à  moi ,  j'en  ai  bien 
la  mienne;  il  eft  tems  de  fonger  à  la 
retraite;  mes  cheveux  gris  m'avertif- 
fent  que  je  ne  fuis  plus  qu'un  vétéran; 
m.es  maux  &  mes  malheurs  me  pref- 
crivent  le  repos,  &  je  ne  fors  point  de 
la  lice,  fans  y  avoir  payé  de  ma  per- 
fonne.  Sac  Patries  Friamoque  datum* 
Prenez  mon  rang ,  jeunes  gens ,  je  vous 
le  cède;  gardez-le  feulement  comme 
j'ai  fait  ;  &  après  cela  ne  vous  tour- 
mentez pas  plus  des  exhortations  in- 
difcretes,  &  dts  reproches  déplacés, 
que  je  ne  m'en  tourmenterai  déformais. 
Ainfi^  Monfieur  ,  je  confirme  à  loifir 
Œuv.Pofih.Tom^Nl.  X 


434  Lettre 

ce  que  vous  m'accufez  d'avoir  écrit  à 
la  hâte  ,  &  que  vous  jugez  n'être  pas 
digne  de  moi;  jugement  auquel  j'é- 
viterai de  répondre  ,  faute  de  l'enten- 
dre Tuffifamment. 

Recevez,  Monfieur 5 je  vous  fupplie, 
les  afTurances  de  tout  mon  refped:. 

LETTRE 

A   M 

22  Juillet  1764, 

Je  crains,  Monfîeur,  que  vous  n'ai- - 
liez  un  peu  vite  en  befogne  dans  vos 
projets  ;  il  faudroit ,  quand  rien  ne  vous 
prefTe,  proportionner  la  maturité  des 
délibérations  à  l'importance  des  réfo- 
lutîons.  Pourquoi  quitter  fi  brufque- 
iTient  l'état  que  vous  aviez  embraffé , 
tandis  que  vous  pouviez  à  loidr  vous- 
arranger  pour  en  prendre  un  autre,  il 
tant  eft  qu'on  puilTe  appeller  un  état  le 
genre  de  vie  que  vous  vous  êtes  choifi , 
3c  dont  vous  ferez  peut-  être  auiîî-tôt 
rebuté  que  du  premier  ?Que  rifquiez- 
vous  à  mettre  un  peu  moins  d'impé- 


A   M ^  45; 

tuofîté  daî7S  vos  démarches.  Se  à  tirer 
parti  de  ce  retard,  pour  vous  confir- 
mer dans  vos  principes,  &:  pour  aiïli- 
rer  vos  réfolutions  par  une  plus  mûre 
étude  de  vous-même  ?  Vous  voilà  feul 
fur  la  terre  dans  l'âge  où  l'homme  doit 
tenir  à  tout;  je    vous  plains,  &  c'efl: 
pour   cela    que   je    ne  puis    vous  ap- 
prouver ,  puifque  vous  avez  voulu  vous 
ifoler  vous-même,  au  moment  où  cela 
vous  convenoit  le  moins.  Si  vous  croyez 
avoir  fuivi  mes  principes ,  vous  vous 
trompez ,  vous  avez  fuivi  l'impétuo- 
fîté  de  votre  âge;  une  démarche  d'un 
tel   éclat   valoit  affurément    la    peine 
d'être   bien  pefée    avant  d'en  venir  à 
l'exécution.  C'eil:  une  chofe  faite  ,  je 
le  fais  :  je  veux  feulement  vous  faire 
entendre   que  la  manière  de  la  foute- 
lîir,  ou  d'en  revenir,  demande  un  peu 
plus  d'examen  que  vous  n'en  avez  mis 
à  la  faire. 

Voici  pi?.  L'effet  naturel  de  cette 
conduite  a  été  de  vous  brouiller  avec 
Madame  votre  mère.  Je  vois,  fans  que 
vous  me  le  montriez,  le  fil  de  tout 
cela;  &  quand  il  n'y  auroitque  ce  que 
vous  médites,  à  quoi  bon  aller  effa- 
roucher la  confcience  tranquille  d'une 

Tz 


43*^  Lettre 

n-îere,  en  lui  montrant ,  fans  nécefîîté, 
des  fentimens  différens  des  (lens?  Il  fal- 
loit,  Monfieur  5  garder  ces  fentimens 
au  dedans  de  vous  pour  la  règle  de 
votre  conduite;  &  leur  pren:iier  effet 
devoit  être  de  vous  faire  endurer  avec 
patience  les  tracaileries  de  vos  prêtres, 
êc  de  ne  pas  changer  ces  tracafferies 
en  perfécutions ,  en  voulant  fecoaer 
hautement  le  joug  de  la  Religion  où 
vous  étiez  né.  Je  penfe  fi  peu  comme 
vous  fur  cet  article ,  que  quoique  le 
Clergé  proteilant  me  faffe  une  guerre 
ouverte ,  &  que  je  fois  fort  éloigné  de 
penfer  comme  lui  fur  tous  les  points, 
je  n'en  demeure  pas  moins  fincérement 
uni  à  la  communion  de  notre  Eglife, 
bien  réfolu  d'y  vivre  &  d'y  mourir  s'il 
dépend  de  moi.  Car  il  eft  très-confo- 
lant  pour  un  croyant  affligé,  de  refter 
en  communauté  de  culte  avec  fes  frè- 
res 5  &  de  fervir  Dieu  conjointement 
avec  eux.  Je  vous  dirai  plus  ,  &:  je  vous 
déclare  que  fi  j'étois  né  Catliolique, 
je  demeurerois  Catholique  ,  fâchant 
bien  que  votre  Eglife  met  un  frein, 
très  -  falutaire  aux  écarts  de  la  raifon 
humaine ,  qui  ne  trouve  ni  fond  ni 
rive,  quand  elle  veut  fonder  l'abyme 


A  M....  457 

des  chofes;  Se  je  fuis  fî  convaincu  de 
rutillté  de  ce  frein  ,  que  je  m'en  fuis 
moi-même  impofé  un  femblable  ,  en 
me  prcfcrivant ,  pour  le  refle  de  ma 
vie,  des  règles  de  foi  dont  je  ne  me 
permets  plus  de  fortir.  Audi  je  vous 
jure  que  je  ne  fuis  tranquille  que  de- 
puis ce  tems-là,  bien  convaincu  que 
fans  cette  précaution,  je  ne  l'aurois  été 
de  ma  vie.  Je  vous  parle,  Monfieur, 
avec  eifufion  de  cœur,  &  comme  un 
père  p:ir!eroit  à  Ton  eniant.  Votre  brouil- 
ierie  avec  Madame  votre  mère  me  na- 
vre. J'avois  dans  mes  ma'heurs  la  con  • 
folation  de  croire  que  mes  écrits  ne 
pouvoient  faire  que  du  bien  ;  voulez- 
vous  m'ôter  encore  cette  confolation  ? 
Je  fais  que  s'ils  font  du  mal ,  ce  n'eft 
que  faute  d*étre  entendus;  mais  j'aurai 
toujours  le  regret  de  n'avoir  pu  me 
faire  entendre.  Cher^^^^^un  fils  brouillé 
avec  fa  mère  a  toujours  tort  :  de  tous 
les  fentimens  naturels  le  feul  demeuré 
parmi  nous ,  eft  raffection  maternelle. 
Le  droit  des  mères  efl:  le  plus  (acre  que 
je  connoifîe  ;  en  aucun  cas  ,  on  ne  peut 
Je  violer  fans  crime  ;  raccommodez- 
vous  donc  avec  la  vôtre.  Allez -vous 
jetter  à  fcs  pieds  ;  à  quelque  prix  que 

T3 


43^  L  E    T  T  K  "E  y   &c. 

ce  foit  appaifez-la;  foyez  fur  que  fon 
cœur  vous  fera  rouvert  (i  le  vôtre  vous 
ramené  à  elle.  Ne  pouvez -vous  fans 
faufTeté  lui  faire  le  facrifice  de*  quel- 
ques opinions  inutiles ,  ou  du  moins 
les  dilîimuler  ?  Vous  ne  ferez  jamais 
appelle  à  perfécuter  perfonne;  que  vous 
importe  le  refte?  Il  n'y  a  pas  deux  m.o- 
rales.  Celle  du  Chrlrtianirme  &  celle 
de  la  philofophie  font  la  m^éme;  l'une 
&  l'autre  vous  impofe  ici  le  même 
devoir  ;  vous  pouvez  le  remplir  ;  vous 
le  devez;  la  raifon ,  l'honneur,  votre 
intérêt,  tout  le  veut;  moi  je  l'exige, 
pour  répondre  aux  fentimens  dont  vous 
m'honorez.  Si  vous  le  faites  ,  comptez 
fur  mon  amitié,  fur  toute  mon  eftime , 
fur  mes  foins,  fi  jamais  ils  vous  font 
bons  à  quelque  chofe.  Si  vous  ne  le 
faites  pas ,  vous  n'avez  qu'une  mau- 
vaife  tête,  ou  qui  pis  eft,  votre  cœur 
vous  conduit  mal ,  &  je  ne  veux  con- 
ferver  de  liaifons  qu'avec  des  gens  dont 
la  tête  &  le  cœur  foient  fains. 


439 

LETTRE 
A  MYLORD   MARECHAt. 

Motiers ,  le  21  Aoùc  1764. 


L 


E  plaiiîr  que  m'a  caufé,  fvïylord, 
la  nouvelle  de  votre  heureufe  arrivée 
à  Berlin  par  votre  lettre  du  mois  der- 
nier, a  été  retardé  par  un  voyage  que 
j'avois  entrepris,  &  que  la  lallitude  & 
le  mauvais  tems  m'ont  fait  abandonner 
à  mioitié  chemin.  Un  premier  reîTenti- 
ment  de  fciatique  ,  mal  héréditaire  dans 
ma  famille,  m'efFrayoit  avec  raifon.  Car 
jugez  de  ce  que  deviendroit ,  cloué 
dans  fa  chambre  ,  un  pauvre  malheu- 
reux qui  n'a  d'autre  foulagement,  m 
d'autre  plaifir  dans  la  vie  que  la  pro- 
menade ,  &  qui  n'eft  plus  qu'une  ma- 
chine ambulante  ?  Je  m'étois  donc 
mis  en  chemin  pour  Aix,  dans  l'inten- 
tion d'y  prendre  la  douche,  &  au/Iî  d'y 
voir  mes  bons  amis  les  Savoyards,  le 
meilleur  peuple,  à  mon  avis,  qui  foit 
fur  la  terre.  J'ai  fait  la  route  jufqu'à 
Morges,  pédeftrement  à  mon  ordinai- 


440  Lettré 

re ,  afTez  carelTé  par-tout.  En  traver- 
fant  le  lac,  &  voyant  de  loin  les  clo- 
chers de  Genève  ,  je  me  fuis  furpris  à 
foupirer  auiîî  lâchement  que  j'aurois 
fait  jadis  pour  une  perfide  maitreiTe. 
Arrivé  à  Thonon,  il  a  fallu  rétroga- 
der,  malade  5  &  fous  une  pluie  conti- 
nuelle. Ennn  me  voici  de  retour,  non 
cocu  à  la  vérité,  mais  battu  ,  ma^s  con- 
tent,  puifque  j'apprends  votre  heureux 
retour  auprès  du  Roi,  &  que  mon  pro- 
tedeur  3c  mon  père  aime  toujours  Ton 


enfant. 


Ce  que  vous  m'apprenez  de  Taffran- 
chilTement  des  Payfans  de  Poméranie, 
joint  à  tous  les  autres  traits  pareils  que 
vous  m'avez  ci-devant  rapportés,  me 
montre  par-tout  deux  chofes  également 
belles,  favoir,  dans  l'objet  le  génie  de 
Frédéric,  &  dans  le  choix  le  cœur  de 
George.  On  feroit  une  hlftoire  digne 
d'immortalifer  le  P\oi ,  fans  autres  Mé- 
moires que  vos  lettres. 

A  propos  de  Mémoires  ,  j'attends 
avec  impatience  ceux  que  vous  m*a- 
vez  promis.  J'abandonnerois  volontiers 
la  vie  particulière  de  votre  frère,  fi 
vous  les  rendiez  afTez  amples ,  pour 
en    pouvoir   tirer    l'hifloire   de   votre 


A  Myloed  Mabec^ta.!:.    441 

Malfon.  J'y  pourrois  parler  au  long  de 
J'EcofTe  que  vous  aime?  t::nt,  Se  de 
votre  illuflre  frère,  Se  de  (on  lllullre 
frère,  p:ir  lequel  tout  cela  mcPt  de- 
venu cher.  Il  efl:  vrai  que  c^tte  en- 
treprife  feroit  immense  ôc  fort  aii- 
delTus  de  mes  forces,  fur -tout  dans 
l'état  où  je  fuis;  mais  il  s'agit  moins 
de  faire  un  ouvrage  ,  que  de  m'occu- 
perde  vous^ôd  de  fixer  mes  indociles 
idées  qui  voudroient  aller  leur  train 
maigre  moi.  Si  vous  voulez  que  j'é- 
crive la  vie  de  l'ami  dont  vous  me  par- 
lez ,  que  votre  volonté  foit  faite;  la 
mienne  y  trouvera  toujours  fon  comp-"" 
te  ,  puifqu'en  vous  obéiffant,  je  m'oc- 
cuperai   de    vous.  Bonjour,  Mylord, 

LETTRE 

A  MADAME    LA   C.  DE   B. 

Motiers ,  le  26  Août  1764. 

ir\pPvÈs  les  preuves  touchantes  ,  Ma- 
dame ,  que  j'ai  eu  de  votre  amitié  dans 
les  plus  cruels  momens  de  ma  vie ,  il 
y  auroit  à  moi  de  l'ingratitude  de  n'y 
pas  compter  toujours  i  mais  il  faut  par- 


44^  Lettre 

donner  beaucoup  à  mon  état  ;  la  con- 
fiance abandonne  les  malheureux,  èc]& 
fens  au  plaifir  que  m'a  fait  votre  lettre , 
que  j'ai  befoin  d'être  ainfi  rafTaré  quel- 
quefois. Cette  confolation  ne  pouvoit 
me  venir  plus  à  propos  :  après  tant  de 
pertes  irréparables ,  &  en  dernier  lieu 
celle  de Monfîeur  de  Luxembourg,  il 
m'importe  de  fentir  qu'il  me  refte  d^s 
biens  alTez  précieux  pour  valoir  la  peine 
de  vivre.  Le  moment  où  j'eus  le  bon- 
heur de  le  connoître ,  refTembloit  beau- 
coup à  celui  où  je  l'ai  perdu;  dans  l'un 
&  dans  l'autre  j'étois  affligé,  délaiiTé, 
malade.  Il  me  confola  de  tout;  qui  me 
confolera  de  lui  ?  Les  amis  que  j'avois 
avant  de  le  perdre;  car  mon  cœur 
ufé  par  les  maux,  &  déjà  durci  par  les 
ans  ,  eft  fermé  déformais  à  tout  nouvel 
attachement. 

Je  ne  puis  penfer.  Madame,  que- 
dans  les  critiques  qui  regardent  l'éduca- 
tion de  M.  votre  fils,  vous  compreniez 
ce  que,  fur  le  parti  que  vous  avez  pris 
de  l'envoyer  à  Leyde,  j'ai  écrit  au 
Chevalier  de  L"^"^*.  Critiquer  quelqu'un, 
c'eft  blâmer  dans  le  public  fa  conduite  , 
mais  dire  fon  fentiment  à  un  ami  com- 
mun fur  un  pareil  fujet,  ne  s'appellera 


A  Madame  la  C.  de  B       44,3^ 

jamais  critiquer;  à  moins. que  Tamitié 
n'impofe  la  loi  de  ne  dire  jamais  ce 
qu'on  penfe ,  même  en  choies  où  les 
gens  du  meilleur  fens  peuvent  n'être  pas 
du  même  avis.  Après  la  manière  dont 
j'ai  conftammentpenfé  &  parlé  de  vous. 
Madame  ,  je  me  décrierois  moi  même  , 
fi  je  m'avifois  de  vous  .critiquer.  J^z 
trouve  5  à  la  vérité  ,  beaucoup  d'incon- 
véniens  à  envoyer  les  jeunes  gens  dans 
les  univerfités  ;  mais  je  trouve  auili  que 
félon  les  circonftances ,  il  peut  y  en 
avoir  davantage  à  ne  pas  le  faire ,  ^ 
l'on  n'a  pas  toujours  en  ceci  le  choix 
du  plus  grand  bien,  mais  du  moindre 
mal.  D'ailleurs ,  une  fois  la  néceilité 
de  ce  parti  fuppofée  ,  je  crois  comme 
vous  5  qu'il  y  a  moins  de  danger  en 
Hollande  que  par-tout  ailleurs. 

Je  fuis  ému  de  ce  que  vous  m'avez 
marqué  de  Meilleurs  les  Comtes  de 
B**^  ;  jugez.  Madame,  li  la  bienveil- 
lance des  hommes  de  ce  mérite  m'eli 
précieufe,  à  mol ,  que  celle  m.éme  des 
gens  que  je  n'eftime  pas  fubjugue  tou- 
jours ?  Je  ne  fais  ce  qu'on  eût  fait  d - 
moi  par  les  careffes  :  heureufement  on 
ne  s'eft  pas  avifé  de  me  gâter  là-deffas. 
On  a  travaillé   fans  relâche  à  donner 


444  Lettre 

à  mon  cœur ,  &  peut-être  à  mon  gé- 
nie 5  le  reiïbrt   que    naturellement  ils 
n'avoient  pas.  J'écois  né  foible  ;  les  mau- 
vais traitemens  m*ont  fortifié  :  à  force 
de  vouloir  m'avilir  ,  on  m'a  rendu  fier. 
Vous  avez  la  bonté,  Madame,  de 
vouloir  des  détails  fur  ce  qui  me  re- 
garde ;    que  vous  dirai-je?  Rien  n'efl: 
jplus  uni  que  ma  vie;   rien  n'efl:  plus 
borné  que  mes  projets.  Je  vis  au  jour 
la  journée  fans  fouci  du  lendemain  ,  ou 
plutôt  j'achève  de  vivre  avec  plus  de 
lenteur  que  je  n'avois  compté.  Je  ne 
m'en  irai  pas  plutôt  qu'il  ne  plaît  à  la 
nature  ;  mais  fes  longueurs  ne  laiiïent 
pas  de  m'embarraffer  ,  car  je  n'ai  plus 
rien  à  faire  ici.  Le  dégoût  de  toutes 
chofes  me  livre  toujours  plus  à  l'indo- 
lence 5  &  à  l'oifiveté.  Les  maux  phy- 
fiques  me  donnent  feuls  un  peu  d'adi- 
vité.  Le  féjour  que  j'habite  ,  quoiqu'af- 
fez  fain  pour  les   autres  hommes   eft 
pernicieux  pour  mon  état  ;  ce  qui  fait 
que,  pour  me  dérober  aux  injures  de 
l'air  &  à  l'importunité  des  défœuvrés, 
je  vais   errant  par   îe  pays   durant  la 
belle  faifon  ;   mais  aux  approches  de 
rhiver  qui  eft  ici  très -rude  &  très' 
long,  il  faut  revenir  &  fouffrir,  II  y 


A  Madame  la  C.  de  B.    44.5' 

à  îong-tems  que  je  cherche  à  déloger; 
niais  où  aller?  Comment  m'arranger? 
J'ai  tout  à  la  fois  l'embarras  de  l'indi- 
gence &  celui  -des  richeiïes  ;  toute  ef- 
pece  de  foin  m'efrraye,  le  tranfport 
de  mes  guenilles  &  de  mes  livres  par 
ces  montagnes  efl:  pénible  &  coûteux: 
c'efl  bien  la  peine  de  déloger  de  ma 
maifon  ,  dans  l'attente  de  déloger  bien- 
tôt de  mon  corps  !  Au  lieu  que  ref- 
tant  où  je  fuis ,  j'ai  des  journées  dé- 
licieufes,  errant  fans  fouci ,  fans  pro- 
jet,  fans  affaires,  de' bois  en  bois  &  de 
rochers  en  rochers,  rêvant  toujours  & 
nepenfant  point.  Je  donnerois  tout  au 
monde  pour  favoir  la  botanique  ;  c^eft 
la  véritable  occupation  d'un  corps  am- 
bulant, &  d'un  efprit  parefTeux;  je  ne 
répondrois  pas  que  je  n'euiïe  la  folie 
d'efTayer  de  l'apprendre  ,  fi  je  favois  par 
où  commencer.  Quant  à  ma  (Ituation 
du  côté  dts  refTources ,  n'en  f oyez  point 
en  peine  ;  le  néceiïaire ,  même  abondant, 
ne  m'a  point  manqué  jufqu'ici ,  &  pro- 
bablement ne  me  manquera  pas  fitôt. 
Loin  de  vous  gronder  de  vos  offres  , 
Madame,  je  vous  en  remercie;  mais 
vous  conviendrez  qu'elles  feroient  mal 


44^  L  E   T    T    K   E  ,  ^r. 

placées,  li  je  m'en  prévalois  avant  le 
befoin. 

Vous  vouliez  des  détails;  vous  de- 
vez être  contente.  Je  fuis  très-content 
dQS  vôtres,  à  cela  près  que  je  n'ai  ja- 
mais pu  lire  le  nom  du  lieu  que  vous 
habitez.  Peut  être  le  connois-je,  &  il 
mefèroit  bien  doux  de  vous  y  fuivre  , 
du  moins  par  l'imagination.  Au  refte, 
je  vous  plains  de  n'en  être  encore  qu'à 
la  philofophie.  Je  fuis  bien  plus  avancé 
que  vous  5  Madame;  fauf  mon  devoir 
&  mes  amis,  me  voilà  revenu  à  rien. 

Je  ne  trouve  pas  le  Chevalier  (i  dé- 
raifonnable,  puiiqu'il  vous  divertit  ;  s'il 
n'étoit  que  déraifonnable ,  11  n'y  par- 
viendroit  furement  pas.  Il  eft  bien  à 
plaindre  dans  les  accès  de  fa  goutte  ; 
car  on  fouffre  cruellement  :  mais  il  a 
du  moins  l'avantage  de  fouffrir  fans  rif- 
que.  Des  fcelérats  ne  rafTaflineront  pas  , 
&  perfonne  n'a  intérêt  à  le  tuer.  Etes-- 
vous  à  portée,  Madame,  de  voirfouvent 
Madame  la  Maréchale?  Dans  les  triftes 
circonftances  où  elle  fe  trouve  ,  elle  a 
bien  befoin  de  tous  fes  amis,  &  fur- 
tout  de  vous. 


447 

LETTRE 

u4    M.    B  U  T  T  A-F  O  C  0.{d) 

Motiers-Travers ,  le  iz  Septembre  1764. 

J.L  eft  fuperflu  ,  Monfieur,  de  cher- 
cher à  exciter  mon  zèle  pour  l'entre- 
prife  que  vous  me  propofez.  La  feule 
idée  m'élève  Tame  &  me  tranfporte.  Je 

(  ^  )  Cette  lettre  ejl  une  reporife  à  celle 
de  M,  Butta-Foco^  du  ^l  Août  17^4, 
dont  voici  t extrait. 

Vous  avez  fait  mention  àt%  Corfes  dans  votre  Con- 
trat Social  d'une  façon  bien  avantageufe  pour  eux.  Un 
pareil  éloge ,  lorfqu'il  part  d'une  plume  auflîî  fmcerc 
<jue  la  vôtre  ,  eft  très-propre  à  exciter  l'émulation  & 
le  detîr  de  mieux  faire.  Il  a  f.iit  fouiiaicer  à  la  naàon 
qud  vous  vou!uflîez  ê:re  cet  homme  fage  qui  pourroit 
lui  procurer  les  moyens  de  confeivei;  cette  liberté  qui 
lui  a  coûcé  tant  de  fang. 

Qu'il  ieroit  eruel  de  ne  pas  profiter 

de  l'heureufe  circonftance  où  fe  trouve  la  Corfe  pouf 
fe  donner  le  gouvernement  le  plus  conforme  à  l'huma- 
nité &r  à  la  raifon  ;  le  gouverneir.ent  le  plus  propre  » 
fîxçr  dans  cc(;ç  Xile  1»  vn&ie  libçr^é.    *,.•»• 


ij48  L  E   T   T  ^v  E 

croiroîs  le  refte  de  mes  jours  bien  no- 
blement, bien  vertueiifement  ,  bien 
heureufement  employé  ;  je  crolrois  mê- 
me avoir  bien   racheté  rinutiiité    des 


Une  nation  ne  doit  fe  flatter  de  devenir  heureufe  & 
florilTante  que  par  le  moyen  d'une  bonne  inftitiuion 
politique  :  notre  Ifle  ,  comme  vous  le  dites  très-bien  , 
Monlîeur ,  eft  capable  de  recevoir  une  bonne  légifla- 
tion ,  mais  il  faut  un  Lcgiflateur  ;  Se  il  faut  que  ce 
Légiflateur  ait  vos  principes ,  que  fon  bonheur  foit  in- 
dépendant du  nôtre  ,  qu'il  connoiflTe  à  fond  la  nature 
humaine ,  de  que  dans  les  progrès  des  tems  fe  ména- 
geant une  gloire  éloignée  ,  il  veuille  travailler  dans  un 
fîecle  ôc  jouir  dans  un  autre.  Daignez  ,  Monfieur ,  être 
cet  homme-là  ,  &  coopérer  au  bonheur  de  toute  une 
nation  en  traçant  le  plan  du  fyflême  politique  qu'elle 
doit  adopter 

Je  fais  bien  ,  Monfieur  ,  que  le  travail  que  j'ofe  vous 
prier  d'entreprendre  ,  exige  des  détails  qui  vous  faffent 
connoître  à  fond  notre  vraie  Ctuation  ;  mais  fi  vous 
daignez  vous  en  charger  ,  je  vous  fournirai  toutes  les 
lumières  qui  pourront  vous  être  nécedaires ,  &:  M.  Paoli, 
Général  de  la  nation ,  fera  très-emprefTé  à  vous  pro- 
curer de  Corfe  rous  les  éclaircifTemens  dont  vous  pour- 
rez avoir  befoin.  Ce  digne  chef  &  ceux  d'encre  mes 
compatriotes  qni  font  à  portée  de  connoître  vos  ou- 
vrages ,  partagent  mon  defir  Se  tous  les  fentimens  d'ef- 
time  que  l'Europe  entière  a  pour  vous ,  &  qui  you* 
font  dus  à  lanç  de  tities ,  &:c,  &rc,  &c. 


A  M.  Butta- Foc o.    449 

autres,  fi  je  pouvois  lendre  ce  trifte 
refte  bon  en  quelque  chofe  à  vos  bra- 
ves compatriotes ,  fi  je  pouvois  concou- 
rir par  quelque  confeil  utile,  aux  vues 
de  leur  digne  chef  &  aux  vôtres  ;  de  ce 
côté-là  donc  foyezfiiirde  moi,  ma  vie 
&  mon  cœur  font  à  vous. 

Mais  ,  Monfieur ,  le  zele  ne  donne 
pas  les  moyens  ,  de  le  dedr  n'eil  pas 
le  pouvoir.  Je  ne  veux  pas  faire  ici 
fottement  i«  modefie  ;  je  fens  bien  ce 
que  j'ai,  mais  je  fens  encore  mieux  ce 
qui  me  manque.  Premièrement,  par  rap- 
port à  la  chofe  ,  il  me  manque  une  mul- 
titude de  connoiflances  relatives  à  la 
nation  &  au  pays,  connoifTances  indif- 
penfables,  &  qui,  pour  les  acquérir, 
demanderont  de  votre  part  beaucoup 
d'infi:ruâ:ions  ,  d'éclairciffemens  ,  de 
m.émoires,  dcc,  de  la  mienne,  beau- 
coup d'étude  &  de  réflexions.  Par  rap- 
port à  moi,  il  me  manque  p'us  de jeu- 
neiïe,  un  efprit  plus  tranquille,  un 
cœur  moins  épuifé  d'enn^'i  ,  une  cer- 
taine vigueur  de  génie  qui,  même  quand 
on  Ta ,  n'efi:  pas  à  l'épreuve  des  an- 
nées &  dQS  chagrins;  il  me  manque  la 
fan  té ,  le  tems;  il  me  manque,  acca- 
blé d'une  maladie  incurable  &  cruelle. 


4^0  Lettre 

l'efpoir  de  voir  la  fin  d'un  long  travail, 
que  la  feule  attente  du  (uccès  peut  don- 
ner le  couraee  de  fulvre  ;  il  meman- 
que  enfin  l'expérience  dans  les  affaires  , 
qui  feule  éclaire  plus  fur  l'art  de  con- 
duire les  hommes  que  toutes  les  mé- 
ditations. 

Si  je  me  portoispafTablement,  je  me 
dirois  :  i'irai  en  Corfe.  Six  moispailés 
fur  les  lieux  ,  m'inftruiront  plus  que 
cent  volumes.  Mais  comjient  entre- 
prendre un  voyage  aulli  pénible  ,  auflî 
long,  dans  l'état  où  je  fuis?  le  fo'Jtien- 
drois-je?  me  laiiTeroit  on  palier?  Mille 
obfiacles  m'arréteroient  en  allant;  l'air 
de  la  mer  acheveroit  de  me  détruire 
avant  le  retour  ;  je  vous  avoue  que  je 
defire  mourir  parmi  les  miens. 

Vous  pouvez  être  prefTé:  un  travail 
<ie  cette  importance  ne  peut  être  qu'une 
affaire  de  très-longue  haleine,  même 
-pour  un  homme  qui  fe  porteroit  bien. 
Avant  de  foumettre  mon  ouvrage  à 
l'examen  de  la  Nation  &  de  fes  Chefs, 
je  veux  commencer  par  en  être  con- 
tent moi-même  ;  je  ne  veux  rien  don- 
ner par  morceaux  :  l'ouvrage  doit  être 
un;  l'on  n'en  fauroit  juger  féparément. 
Ce  n*eftdéjà  pas  peu  de  chofequede 


A    M.   BUTTA-F  O  C  O.      45^1 

me  mettre  en  état  de  commencer;  pour 
achever,  cela  va  loin. 

II  fe  préfente  aulÏÏ  des  réflexions  fur 
l'état  précaire  où  fe  trouve  encore  vo^ 
tre  Ifle.  Je ''fais  q-ae  fous  un  chef  tel 
qu'ils  l'ont  aujourd'hui ,  les  Corfes  n'ont 
rien  à  craindre  de  Gènes  :  je  crois  qu'ils 
n*ont  rien  a  craindre  non  plus  des  trou- 
pes qu'on  dit  que  la  France  y  envoyé; 
&  ce  qui  me  confirme  dans  ce  fentiment, 
eft  de  voir  un  aufîi  bon  patriote  que 
vous  me  paroiiîez  l'ctre  ,  refter,  mal- 
gré l'envoi  de  ces  troupes ,  au  fervice 
de  la  puifTance  qui  les  donne.  Mais, 
Monfieur,  l'indépendance  de  votre  pays 
n'efl  point  aiïurée  tant  qu'aucune  Puif- 
fance  ne  la  reconnoît ,  &  vous  m'avoue- 
rez qu'il  n'eft  pas  encourageant  pour 
un  aufli  grand  travail ,  de  l'entrepren- 
dre fans  favcir  s'ilpeut  avoir  (on  ufage, 
même  en  le  fuppofant  bon. 

Ce  n'eft  point  pour  me  refufer  à 
vos  invitations  ,  Monfieur ,  que  je  vous 
fais  ces  objecftions  ,  mais  pour  les  fou- 
mettre  à  votre  examen  &  à  celui  de 
M.  Paoli.  Je  vous  crois  trop  gens  de 
bien  l'un  &  l'autre  ,  pour  vouloir  que 
m.on  affection  pour  votre  patrie  me  fafTe 
confumer  le  peu  de  tems  qui  me  refte. 


4P  L  E    T  T   R  E,   «S-J. 

à  des  foins  qui  ne  feroient  bons  à  rien* 
Examinez  donc,  Meilleurs  ,  jugez 
vous-mêmes  &  foyez  fûrs  que  l'entre- 
prife  dont  vous  m'avez  trouvé  digne, 
ne  manquera  point  pax  ma  volonté. 

Recevez,  je  vous   prie,  mes  très- 
humbles  fdlutations. 

Rousseau. 

P.  5.  En  relifant  votre  lettre ,  je 
vois,  Monfieur,  qu'à  la  première  lec- 
ture ,  j'ai  pris  le  change  fur  votre  ob- 
jet. Pai  cru  que  vous  demandiez  un 
corps  complet  de  légifîition,  &  ie  vols 
que  vous  demandez  feulementune  in'- 
titution  politique  ,  ce  qui  me  fait  juger 
que  vous  avez  déjà  un  corps  de  \o\x 
civiles,  autre  que  le  droit  écrit ,  fur  le- 
quel il  s'agit  de  calquer  une  forme  de 
gouvernement  qui  s'y  rapporte.  La 
tâche  q(ï  moins  grande,  fans  être  pe- 
tite ,  &  il  n'eft  pas  fur  qu'il  en  réfuîte 
un  tout  auHî  parfait;  on  n'en  peut  ju- 
ger que  fur  le  recueil  complet  de  vos 
loix. 


4/3 
LETTRE    AU    MÊME. 

Motlers  ,  le  1^  O&obre  1764. 

J  E  ne  fais ,  Monfieur,  pourquoi  votre 
lettre  du  3  ne  m'eft  parvenue  que  hier. 
Ce  retard  me  force  ,  pour  profiter  du 
Courier  ,  de  vous  répondre  à  la  hâte , 
fans  quoi  ma  lettre  n*arriveroit  pas  à 
Aix  afTez  tôt  pour  vous  y  trouver- 

Je  ne  puis  gueres  efpérer  d'être  en 
état  d'aller  en  Corfe.  Quand  je  pourrois 
entreprendre  ce  voyage,  ce  ne  feroit 
que  dansla belle  faifon;  d'ici  làletems 
eft  précieux  :  il  faut  l'épargner  tant 
qu'il  eft  poflible ,  &  il  fera  perdu  juf- 
qu'à  ce  que  j'aye  reçu  vos  inftrudions. 
Je  joins  ici  "une  note  rapide  des  pre- 
mières dont  j'ai  befoin  ;  les  vôtres  me 
feront  toujours  néceiïaires  dans  cette 
entreprife.  Il  ne  faut  point  là-deflus  me 
parler,  Monfieur,  de  votre  infuffifance. 
A  juger  de  vous  par  vos  lettres,  je 
dois  plus  me  fier  à  vos  yeux  qu'aux 
miens  ;  &  à  juger  par  vous  de  votre 
peuple  5  il  a  tort  de  chercher  Çqs  gui- 
des hors  de  chez  lui. 


45'4  Lettre 

Il  s'agit  d'un  fi  grand  objet  qiie  ma 
témérité  me  fait  trembler;  n'y  joignons 
pas   du   moins  l'étourderie  ;  j'ai  l'efprit 
très-lenc;  l'âge  &les  maux  le  ralentif- 
fent  encore  ;  un  gouvernement  provi- 
fîonnel  a  Tes  inconvéniens.Quelqu'atten- 
tion  qu'on  ait  à  ne  faire  que  les  chan- 
gemens  nécefîaires ,  un   établifTement 
tel  que  celui  que  nous  cherchons ,  ne 
fe  fait  point  fans  un  peu  de  commo- 
tion 5  &  l'on  doit  tâcher  au  moins  de 
n'en  avoir  qu'une.  On  pourroit  d'abord 
jetter  les  fondemens,  puis  élever  plus 
à  loifir  l'édifice;    mais  cela  fupofe  un 
plan  déjà  fait ,  &  c'efl:  pour  tracer  ce 
plan  même  qu'il  faut  le   plus   méditer. 
D'ailleurs,  il  efl:  à  craindre  qu'un  éta- 
blifiement  imparfait  ne  fafie  plus  fen- 
tir  {qs  embarras  que  (ds  avantages ,  & 
que  cela  ne  dégoûte  le   peuple  de  l'a- 
chever. Voyons  toutefois  ce  qui  fe  peut 
faire  :  les  mémoires   dont  j'ai   befoin  , 
reçus,  il  me  faut    bien  fix  mois  pour 
m'infiruire,  &    autant  au   moins  pour 
digérer  mes  infiru6tions;  de  forte  que, 
du  printems  prochain  en  un  an ,  je  pour- 
rois  propofer  mes  premières  idées  fur 
une  forme  provifionnelle ,  &  au  bout 
de  trois  autres  années  mon  plan  com- 


A  M.  BuTTA-Foco.     45'5' 

plet  d'inftitution.  Comme  on  ne  doit 
promettre  que  ce  qui  dépend  de  foi, 
je  ne  fuis  pas  fur  de  mettre  en  état 
mon  travail  en  fi  peu  de  temps;  mais 
e  fuis  (i  fur  de  ne  pouvoir  l'abréger, 
que  s'il  faut  rapprocher  un  de  ces  deux 
termes,  il  vaut  mieux  que  je  n'entre- 
prenne  rien. 

Je  fuis  charmé  du  voyage  que  vous 
faites  en  Corfe  dans  ces  circonftances; 
il  ne  peut  que  nous  être  très-utile.  Si, 
comme  je  n'en  doute  pas,  vous  vous 
y  occupez  de  notre  objet ,  vous  ver- 
rez mieux  ce  qu'il  faut  me  dire  que  je 
ne  puis  voir  ce  que  je  dois  vous  de- 
mander. Mais  permettez-moi  une  cu- 
riofité  que  m'infpirent  Teftime  &  l'ad- 
miration. Je  voudrois  favoir  tout  ce- 
qui  regarde  M.  Paoli;  quel  âge  a-t-il? 
âft-il  marié?  a-t-il  des  enfans?  oià a-t-il 
appris  l'art  militaire  ?  com.ment  le  bon- 
heur de  fa  nation  l'a-t-il  mis  à  la  tête 
de  fes troupes?  quelles  fonctions exer- 
be-t-il  dans  radminiftration  politique 
ïi  civile  ?  ce  grand  homme  le  réfou- 
iroit-il  à  n'être  que  citoyen  dans  fa  pa- 
rie ,  après  en  avoir  été  le  fauveur  ?  Sur- 
out  parlez-moi  fans  déguifement  à  tous 
gards;  la  gloire  ,  le  repos ,  le  bonheur 


'^^6  Lettre  i 

de  votre  peuple  dépendent  ici  plus  de 
vous  que  de  mol.  Je  vous  falue ,  Mon- 1 
fîeur  de  tout  mon  cœur.  ■ 

Mémoire  joint  à  cette  rèponfe*  \ 

Une  bonne  carte  de  la  Corfe  où  les  ! 
divers  diftrids  foient  marqués  &  diftin- 1 
gués  par  leurs  noms,  même  s'il  fe  peut  : 
par  des   couleurs.  ! 

Uneexade  defcriptlon  de  llfle ,  fon  ' 
hiftoire  naturelle,  fes   produdlions ,  fa  .; 
culture,  fa  divifion  par  diftrids;  le  nom-  j 
bre,  la  grandeur,  la  fîtuatlon  des  vil-  \ 
les,  bourgs,  paroiiTes,  le  dénombre-  ; 
ment  du  peuple  aufli  exaâ:  qu'il  fera 
polïible;  l'état  des  forterefTes,  des  ports  ; 
rinduftrie  ,  les  arts  ,  la  marine  ;  le  com- 
merce qu'on  fait,  celui  qu'on  pourroit 
faire  ,    &c. 

Quel  efl  le  nombre,  le  crédit  du 
Clergé;  quelles  font  fes  maximes ,  quelle 
eft  fa  conduite  relativement  à  la  patrie. 
Y  a  -  t  il  des  maifons  anciennes ,  des 
Corps  privilégiés ,  delà  Nobleffe  ;  les 
villes  ont-e!les  des  droits  municipaux? 
En  font- elles   fort    jaloufes  ? 

Quelles  (ont  les  mœurs  du  peuple,  j 
fes  goûts 3  its  occupations,  {q%  amufe-  ' 

mens , 


A  M.  Butta-Foc o.    4^7 

mens ,  l'ordre  de  les  divifions  militaires  , 
la  difcipline ,  la  manière  de  faire  la 
2^uerre  ,  6cc, 

L'Hiftoire  de  la  nation  jufqu'à  ce 
moment  5  les  loix,  les  flatuts  ;  tout  ce 
quiregarde  l'adminiftration  aduelle,  les 
inconvéniens  qu'on  y  trouve  ,  l'exer- 
cice de  la  juftice  ,  les  revenus  publics, 
l'ordre  économique,  la  manière  de  pofer 
8c  de  lever  les  taxes  j  ce  que  paye  à- 
peu  -  près  le  peuple  ,  &  ce  qu'il  peut 
payer  annuellement  ôcl'un  portant  l'au- 
tre. 

Ceci  contient  en  général  les  inflruc- 
tions  néceffaires  ;  mais  les  unes  veu- 
lent être  détaillées;  il  fuffit  de  dire  les 
autres  fommairement.  En  général,  tout 
ce  qui  fait  le  mieux  connoître  le  gé- 
nie national  ne  fauroit  être  trop  ex- 
pliqué. Souvent  un  trait,  un  mot  une 
adiondit  plus  que  tout  un  livre  ;  mais 
il  vaut  mieux  trop  que  pasafTez, 


^dl^ 


Œuy,  PoJIh.Tom.  VI.  V 


^58  Lettre 

LETTRE   AU   MÊME. 

Modeii-Travers ,  le  24  Mars  1765. 

Je  vols,  Monfieur,  que  VOUS  ignorez  1 
dans  quel    gouffre  de  nouveaux  mal-  ; 
heurs  je  me  trouve    englouti.  Depuis  ! 
votre  pénultième  lettre  on  ne  m*a  pas 
îaiiTé  reprendre  haleine  un   inftant.  J'ai 
reçu  votre  premier  envoi  fans  pouvoir 
prefque  y  jetter  les  yeux.  Quant  à  ce- 
lui de   Perpignan  ,  je  n'en  ai  pas  ouï 
parler.  Cent  fois  j'ai  voulu  vous  écrire  ,  j 
mais  Tagitation  continuelle,  toutes  les  j 
fouffrances  du  corps  &  de  i'efprit,  Tac- 
cablement  de  mes  propres  affaires,  ne 
m'ont  p:^s  permis  de  fonger  aux  vôtres. 
J'attendois  un  moment  d'intervalle;  il 
ne  vient  point,  il  ne  viendra  point,  &: 
dans  l'inflant  mêmeoiiie  vousréponds  , 
je  fuis,  malgré  mon  état,  dans  le  rif- ; 
que  de  ne  pouvoir  finir  ma  lettre  ici.  , 
Il  eft  inutile,  Monfieur,  que  vous  ' 
com.ptiez  fur  le  travail  que  j'avois  en-' 
trepris  ,  il  m'eût  été  trop  doux  de  m'oc- 
cuper  d'une  fi  glorieufe  tâche  :  cette 
eonfolation  m'eft  ôtée  :  mon  ame  épui- 

1 


À   M.   BUTTA-FOCO.      4y(> 
fée  d'ennuis  n^eft  plus  en  e'tat  de  pen- 
(tr:  mon  cœur   tR  Je   même  encore, 
mais  je  n'ai  plus  de  tête  :  ma  faculté 
intelligente  eft  éteinte  :  je  ne  f  lis  plus 
capable  de  fuivre  un  objet  avec  quel- 
que attention;  &  d'ailleurs,  que  vou- 
driez-vous  que  fit  un  malheureux  fu^ 
gitif  qui ,  malgré  la  protedion  du  Roi 
de  PrufTe  Souverain  du  pays,  mdgré 
la  protedion  de  Mylord  Maréchal  qui 
en  eft  Gouverneur,  mais  malheureu- 
ement  trop  éloignés  l'un  &  l'autre  ,  y 
boit  les   affronts  comme  l'eau  ;  &    ne 
Douvant  plus  vivre  avec  honneur  dans 
:et  afyle  ,  eft   forcé  d'aller    errant   en 
:hercher  un  autre  fans  favoir  plus  où 
e  trouver  ?. . . . 

Si^fait  pourtant,  Monfieur  ,  j'en  fais 
n  digne  de  moi,  &    dont  je  ne  me 
rois  pa^s  indigne  ;  c'eft  parmi  vous, 
raves  Corfes  ,  qui  favez  être  libres, 
ui  favez  être  juftes,  &  qui  fûtes  trop 
lalheureux  pour  n'être  pas  compatif- 
ins.  Voyez,  Monfîeur,  ce  qui  fe  peut 
ire  ;  parlez-  en  à  M.  Paoli.  Je  demande 
pouvoir  louer  dans  quelque  canton 
litaire  une  petite  maifon  pjury  finir 
es  jours  en  paix.  J'ai  ma  gouvernante 
a  depuis  vingt  ans  me  foigne  dans  mes 


4<5o  Lettre 

intîrmîtés  continuelles;  c'eft  une  fille 
de  quarante  -  cinq  ans,  françoife,  ca- 
thoiique,  honnête  &  fage  ^  6c  qui  fe 
réfout  de  venir,  s'il  le  faut,  au  bout 
de  l'univers ,  partager  mes  miferes  ôc 
me  fermer  les  yeux.  Je  tiendrai  mon 
petit  ménage  avec  elle ,  &  je  tâcherai 
de  ne  point  rendre  les  foins  de  l'hof- 
pitalité   incommodes  à  mes  voifins. 

Mais,  Monfieur,  je  dois  vous  tout 
dire  :il  faut  que  cette  hofpitaîitéfoit  gra- 
tuite ,  non  quant  à  la  fubfiflance ,  je  ne 
ferai-Ià  defTus  à  charge  à  perlonne  , 
mais  quant  au  droit  û'afyle  qu'il  faut 
qu'on  m'accorde  fans  intérêt.  Car  fnot 
que  je  ferai  parmi  vous ,  n'attendez  rien 
de  moi  fur  le  projet  qui  vous  occupe. 
Je  le  répète ,  je  fuis  déformais  hors 
d'état  d'y  fonger  ;  &  quand  je  ne  le  fe- 
rois  pas,  je  m'en  abftiendrois  par  cela 
même  que  je  vivrois  au  milieu  de  vous; 
car  j'eus  ,  &  j'aurai  toujours  pour 
maxime  inviolable  de  porter  le  plus 
profond  relpect  au  gouvernement 
(bus  lequel  je  vis,  fans  me  mêler  de 
vouloir  jamais  le  cenfurer  &  critiquer, 
ou  réformer  en  aucune  manière.  J'ai 
même  ici  une  raifon  de  plus  &:  pour  ^ 
ÇTiOi  d'une  très  -  grande  force»  Sur  le 


A  M.  BuTTA-Foco.      461 

peu  que  j'ai  parcouru  de  vos  mém  )i- 
res,  je   vois  que   nus  idées    différent 
prodigieufement  de  celles  de  votre  na- 
tion. Il   ne    feroit  pas  pollible   que  le 
plan  que  je  propoferois  ne   fit  beau- 
coup   de    mécontens  ,    &   peut-être 
vous  même  tout  le  premier.  Or,  Mon- 
(ieur  ,  je  fuis  rafrafié  de  difputes  &  de 
querelles.  Je  ne  veux  plus  voir  ni  faire 
de  mécontens  autour  de  moi,  à  quel- 
que prix  que  ce  puiffe  être.  Je  foupîre 
après  la  tranquillité  la  plus  profonde, 
&  mes  derniers  vœux  font  d'être  aimé 
de  tout  ce  qui  m'entoure  ,  &  de  mou- 
rir en  paix.  Ma  réfolution  là-dellus  cil: 
inébranlaole.  D'ailleurs,  mes  maux  con- 
tinuels m'abforbent  &  augmentent  mon 
indolence.  Mes  propres  affaires  e\'igenc 
de  mon  tems  plus  que  je  n'y  en  peux 
donner.   Mon  efprit  ufé  n'eft  plus  ca- 
pable d'aucune  autre  application.   Que 
il  peut-être  la  douceur  d'une  vie  calme 
prolonge  mes  jours  affez  pour  me  mé- 
nager des  îollirs,  &  que  vous  me  ju- 
giez  capable    d'écrire   votre   hiftoire , 
j'entreprendrai  volontiers  ce  travail  ho- 
norable qui  fatisfera  mon  cœur,  fans 
trop  fatiguer  ma  tête,  de  je  fe rois  fort 
flatté  de  lailFer  à  la  poftérité  ce   mo- 

V5 


4-2  L   r  T  T    K    1 

nument  de  mon  léiour  pHrmI  vous^ 
mais  re  me  d^r:.:.::ztz  rien  de  plus. 
Com.m;e  je  re  ve::x  pas  vous  tromper , 
je  m.e  reprocher:':  cicheter  votre  pro- 
îetrion  au  prb:  c  ur.e  vaine  attente. 

Dâr.s  ce::e  idée  qui  m'cft  venue  i'ai 
plus  conL!:é  mon  cœur  que  mes  for- 
ces ;  car   dans  Técat  où  ie  iuls,  il  eil 
peu    aprarer:    que  je  loutienne    un   fi 
long  v:'.";_:e;  c  ailleurs  îrès-embdiTir- 
fant.  l„r  :.::  avec  ma  gouvernante  & 
mon  petit  i?:  r  ce.  Cependant  pour  peu 
qi:e   v:  ;s    m  encouragiez  je   le   -ente- 
rai,  cela  eu  certain  ,  duiTai-je  reirer  Se 
périr  c:  -cure  ;  mais  il  m.e  faut  au  moins 
une   _.~_:_,::ce   m.orale  d'être  en  repos 
pour  le  Te  fie  de  ma  vie  ;  car  c'en  eil 
feît  5  Monfîeur  5  je   ne  peux  plus  cou- 
rir. Malgré  mon  étn  critique  &  pré- 
caire, fatteadrai  dans  ce  pays    votre 
réponfe  avant  de  prendre  aucun  parti, 
irais  ;e   vous  prie  de  di&érer  le  mioins 
pciiiDie  :  car  n:.;' ~:e  ::u:e  ira  patience, 
je  puis  n'être  pas  le  mai:re  des  événe- 
mers,  w'^e  vous  er/rraue  6:  vous  falue, 
MonHcu-.  de  :oa:  mc^  cœur. 

P.  5.  J':..:^ii::s  ce  vr^us  cire,  quart 
£  vc5  p  ::res  .  "u'i  s  !c::r.t  bien  diffi* 
ciles  s'.is  "-  '■■"-    ---*---  ^-   «--'    T, 


A  M.  Butta-Foc o,    ^6j 

ne  dîrpute  jamais  fur  rien.  Je  ne  parle 
jamais  de  religion.  J*aime  naturellement 
même  autant  votre  Clergé  que  je  hais 
le  nôtre.  J'ai  beaucoup  d'amis  parmi 
le  Clergé  de  France  ,  &  j'ai  toujours 
très-bien  vécu  avec  eux;  mais  quoi 
qu'il  arrive ,  je  ne  veux  point  changer 
de  religion,  &  je  fouhaite  qu'on  ne 
m'en  parle  jamais,  d'autant  plus  que 
cela   feroit  inutile. 

Pour  ne  pas  perdre  de  tems,  en  casï 
d'affirmation  ,  il  faudroit  m'indiqneif 
quelqu'un  â  Livourne  à  qui  je  puife  de- 
mander des  inftruclions  pour  le  paiTage* 


LETTRE    AU   MÊME. 

Moriers  yle  26  Mai  1765. 

J_j  A  crife  orageufe  que  je  viens  d*QÇ- 
fuyer  ,  Monlieur  &  l'incertitude  du 
parti  qu'elle  me  feroit  prendre, m'ont 
fait  différer  de  vous  répondre  5c  ds 
vous  remercier  jufqu'à  ce  que  je  fuiïe 
déterminé.  Je  le  fuis  maintenant  pac 
une  fuite  d'événemens  qui  ,  m'of- 
fant  en  ce  pays  finon  la  tranquillité 
du  moins  la  fureté  ,  me  font  pren- 
dre  le  parti   d'y  relier  fous  la  pro* 

V4 


'4<^4  Lettre 

tedion  déclarée  &  confirmée  du  Roî 
&  du  Gouvernement.  Ce  n'eR:  pas  que 
j*aye  perdu  le  plus  vrai  defir  de  vivre 
dans  le  vôtre;  mais  répuifement  total 
de  mes  forces,  les  foins  qu'il  faudroit 
prendre,  les  fatigues  qu'il  faudroit  ef- 
luyer,  d'autres  obftacles  encore  qui 
naiiïent  de  ma  (ituation,  me  font  du 
moins  pour  le  moment  abandonner 
mon  entreprife  ,  à  laquelle  ,  malgré  ces 
difficultés  5  mon  cœur  ne  peut  fe  ré- 
fondre à  renoncer  tout  à  fait  encore. 
Mais,  m.on  cher  Monfieur,  je  vieilli?, 
je  dépéris,  les  forces  me  quittent,  le 
defîr  s'irrite  de  l'efpoir  s'é^-eint.  Quoi 
qu'il  en  foit ,  recevez  &  faites  agréer 
à  M.  Paoli  mes  plus  vifs,  m.es  plus  tf^n- 
dres  rem,erclemens  de  l'aTyle  qu'il  a 
bien  voulu  m'accorder.  Peuple   brave 

&  hofpitalier! Non,  je  n'oublierai 

jamais  un  moment  de  ma  vie  qne  \os 
cœurs  ,  vos  brcS,  vos  foyers  m'ont  été 
ouverts  à  l'inflant  qu'il  ne  me  reftoic 
prefqu'aucun  autre  afyle  en  Europe. 
Si  je  n'ai  point  le  bonheur  de  laifîer 
mes  cendres  dans  votre  Ifie  ,  je  tâche- 
rai d'y  laiiïer  du  moins  quelque  monu- 
ment de  m.i  recon'-oif^ance ,  Se  ie  n  'ho- 
norerai aux  yeux  de  toute  la  terre  de 


A  M«  Butta-Foc o.    ^6^ 

vous  appeller  mes  hôtes  &  mes  pro- 
tedleurs. 

Je  reçus  bien  par  M.  le  Chevalier R.,. 
la  lettre  de  M.  Paoli;  mais  pour  vous 
faire  entendre  pourquoi  j'y  répondis  en 
Il  peu  de  mors  5  ôc  d'un  ton  (i  vague, 
il  taut  vous  dire  ,  iMonlieur ,  que  le 
bruit  de  la  propoficion  que  vous  m'a,- 
vlez  faite  s'étant  répandu  fans  que  je 
iache  comment,  M,  de  Voît^iire  fit  en- 
tendre à  tout  le  monde  que  cette  pro- 
pohtion  étoit  une  inver.tlon  de  fa  façon  ; 
il  prétendoit  m'avoir  écrit  au  nom  des 
Corfes  une  lettre  contrefaite  dont  j'a^ 
vois  été  la  dupe.  Comme  j'étois  très- 
fur  de  vous  ,  je  le  laifTai  dire,  j'aliii 
mon  train  &  je  ne  vous  en  parlai  pas 
même.  Mais  il  fit  plus  :  il  fe  vanta  l'hi- 
ver dernier  que  malgré  Mrlord  Maré- 
chal &  le  Roi  même ,  il  me  feroit  chaf-- 
fer  du  pays.  Il  avoit  des  émiifaires, 
les  uns  connus  ,  les  autres  fecrets. 
Dans  le  fort  de  la  fermentation  à  la- 
quelle mon  dernier  écrit  fervit  de  pré- 
texte ,  arrive  ici  M.  de  R....  ;  il  vient 
me  voir  de  la  part  de  M.  de  Paoli  , 
fans  m'apporter  aucune  lettre  ni  de  la 
iîenne  ni  de  la  vôtre,  ni  de  perfonne  ; 
il  refufe  de  fe  nommer ,  il  venoit  de 


4:66  Lettre 

Genève  ,  il  avoit  vu  mes  plus  ardeng 
ennemis ,  on  me  Técrivoit.  Son  long 
féjour  en  ce  pays  ,  fans  y  avoir  aucune 
affaire,  avoit  l'air  du  monde  le  plus 
myftérieux.  Ce  féiour  fut  précifément 
le  tems  où  l'orage  fut  excité  contre 
moi.  Ajoutez  qu'il  avoit  fait  tous  fes 
efforts  pour  favoir  quelles  relations  je 
pouvois  avoir  en  Corfe.  Comme  il  ne 
vous  avoit  point  nommé,  je  ne  vou- 
lus point  vous  nommer  non  plus.  En- 
fin il  m'apporte  la  lettre  de  M.  Paoli 
dont  je  ne  connoiffois  point  l'écriture; 
jugez  fi  tout  cela  devoir  m'être  fufpeél? 
Qu'avois-je  à  faire  en  pareil  cas?— lui 
remettre  une  réponfe  dont ,  à  tout  évé- 
nement, on  ne  pût  tirer  d'éclaircifle- 
ment  ',  c*efl:  ce  que  je  fis. 

Je  voudrois  à  préfent  vous  parler 
de  nos  affaires  &  de  nos  projets,  mais 
ce  n'en  eft  gueres  le  moment.  Acca- 
blé de  foins,  d'embarras;  forcé  d'al- 
ler m.e  chercher  une  autre  habita- 
lion  à  cinq  ou  fîx  lieues  d'ici ,  les  feuls 
foucis  d'un  déménagement  très-incom- 
mode m'abforberoient  quand  je  n'en 
aurois  point  d'autres  ,  &  ce  font  les- 
anoindres  des  miensy  A  vue  de  pays  ^. 
guand  ma  tête  fe  remettroit^  ce  que  j^ 


A    M.    B  U  T  T  A  -  F  G  C  0 .      4(^7 

/egai'de  comme  impoQible ,  de  plus  d'un 
an  d'ici ,  il  ne  feroit  pas  en  moi  de 
m'occuper  d'autre  chofe  que  de  moi- 
même.  Ce  que  je  vous  promets,  &  fur 
quoi  vous  pouvez  compter  dès  à  pré- 
fe^nt,  eft  que  pour  le  refle  de  ma  vie  , 
je  ne  ferai  plus  occupé  que  de  moi  oa 
de  la  Corfe  :  toute  autre  affaire  ell:  e.n^ 
tierement  bannie  de  mon  efprit.  En  at- 
tendant, ne  négligez  pas  de  raflèmbleir 
des  matériaux ,  foit  pour  Thiftoire ,  foit 
pour  l'inftitution;  ils  font  les  mêmesy 
Votre  gouvernement  me  paroit  être 
fur  un  pied  à  pouvoir  attendre.  J'ai  ^ 
parmi  vos  papiers,  un  mémoire  daté 
de  Vefcovado  1764,  que  je  préfume 
être  de  votre  façon,  &  que  je  trouve 
excellent.  L'ame  &  la  tête  du  vertueux 
Paoîi  feront  plus  que  tout  le  refte* 
Avec  tout  cela  pouvez- vous  manquer 
d'un  bon  gouvernement  provifionnel  ? 
Aufîi  bien  ,  tant  que  des  puifTances 
étrangères  fe  mêleront  de  vous  ,  ne 
pourrez-vous  gueres  établir  autre  chofe. 
Je  voudrois  bien,  Monfieur,  que 
nous  pudions  nous  voir:  deux  ou  trois 
fours  de  conférence  éclairciroient  bien: 
des  chofes.  Je  ne  puis  gueres  être  allez, 
Hfan-^juille  cette  ann^e  pour"  vous  rieȔ 

V  é 


468  Lettre 

propofer;  mais  vous  feroit-il  pOiHble, 
Tannée  prochaine,  de  vous  ména,çer  wci 
pafTage  par  ce  pays?  J'ai  dans  la  tête 
que  nous  nous  verrions  avec  plaifir  , 
&  que  nous  nous  quitterions  contens 
l'un  de  l'autre.  Voyez ,  puifque  voilà 
l'horpitaîité  établie  entre  nous,  venez 
ufer  de  votre  droit.  Je  vous  embrafTe. 

LETTRE 

A    M.     DE    C  ^  *  ^. 

Mo'iers  ^  6  OEiohre  1764. 


J 


E  vous  remercie  jMonfîeur,  de  votre 
dernière  pièce ,  &:  du  plailir  que  m*a 
fait  fa  ledure.  Elle  décide  le  talent 
qu'annonçoit  la  première,  &  déjà  l'au- 
teur m'infpire  alTez  d'eilime  pour  ofer 
lui  dire  du  mal  de  Ton  ouvrage.  Je 
n*aime  pas  trop  qu'à  votre  âge ,  vous 
falliez  le  grand  père  ,  que  vous  me  don- 
niez un  intérêt  fî  tendre  pour  le  petit- 
fils  que  vous  n'avez  point;  &  que  dans 
une  Epître  où  vous  dites  de  fi  belles 
chofes  ,  je  fente  que  ce  n'eft  pas  vous 
qui  parlez.   Evitez  cette  méîhaphyti- 


'A  M.  DE  c^*^      '469 

que  à  la  mode  ,  qui  depuis  quelque 
tcms  obfcurcit  tellement  les  vers  Fran- 
çois qu'on  ne  peut  les  lire  qu'avec  con- 
tention d'efprit.  Les  vôtres  ne  font  pas 
dans  ce  cas  encore  ,  mais  ils  y  tombe- 
roientjfila  difiérence  qu'on  fent  entre 
votre  première  pièce  &:  la  féconde  aî- 
loiten  augmentant.  Votre  Epître  abon- 
de ,  non  -  feulement  en  grands  fenti- 
mens  ,  mais  en  penfées  phiîofophiques 
auxquelles  je  reprocherois  quelquefois 
de  rétre  trop.  Par  exemple,  en  louant 
dans  les  jeunes  gens  la  foi  qu'ils  ont, 
&  qu'on  doit  à  la  vertu  ,  croyez  -  vous 
que  leur  faire  entendre  que  cette  foi 
n'eft  qu'une  erreur  de  leur  âge,  foit 
un  bon  moven  de  la  leur  conferver? 
Il  ne  faut  pas,  Monfieur,  pour  paroi- 
tre  au-deflus  des  préjugés,  faper  les 
fondemens  de  la  morale.  Quoiqu'il  n'y 
ait  aucune  parfaite  vertu  fur  la  terre  , 
il  n'y  a  peut-être  aucun  homme  qui 
ne  furmonte  fes  penchrns  en  quelque 
chofe,&  qui  par  conféquent  n'ait  quel- 
que vertu;  les  uns  en  ont  plus,  les  au- 
tres moins.  Mais  fi  la  mefure  eft  indé- 
terminée, eft-ce  à  dire  que  la  cho(e 
n'exifle  point  ?  Ceft  ce  qu'alfurément 
vous  ne  croyez  point  ,&  que  pourtant 


47<^  L  É  T  T  K  s 

vous  faites  entendre.  Je  vous  cotU 
damne ,  pour  réparer  cette  faute ,  à 
faire  une  pieee,  où  vous  prouverez  que 
malgré  les  vices  des  hommes ,  il  y  a 
parmi  eux  des  vertus ,  &  mém€  ae  I3. 
vertu ,  Se  qu'il  y  en  aura  toujours* 
Voilà  5  Monfieur,  de  quoi  s'élever  à 
la  plus  haute  philofophie  ;  il  y  en  a  da- . 
vantage  à  combattre  les  préjugés  phi^ 
lofophiques  qui  font  nuifibles  ,  qu'à 
combattre  les  préjugés  populaires  qui 
font  utiles.  Entreprenez  hardiment  cet 
ouvrage,  &  fi  vous  le  traitez  comme 
vous  le  pouvez  faire ,  un  prix  ne  fau- 
xoit  vous  manquer,- 

En  vous  parlant  des  gens  qui  m'ac- 
cablent dans  mes  malheurs ,  &  qui  me 
portent  leurs  coups   en  fecret ,  j'étois 
bien  éloigné,  Monfieur ,  de  fonger  à 
rien  qui  eût  le  moindre  rapport  au  Par- 
lement de  Paris.  J'ai  pour  cet  illuftre  ^ 
Corps,  les  mêmes  fentimens  qu'avant  ; 
ma  difgrace ,  &  je  rends  toujours  la  j 
même  juftice  à  fes  membres ,  quoiqu'ils  ; 
me  l'aient  fi  mal  rendue.  Je  veux  même 
penfer  qu'ils  ont  cru  faire  envers  moi 
leur  devoir  d'hommes  publics  ;  mais  c'erï  i 
étoit  un  pour  eux  de  mieux  Tappren-* 
drer    On  trouveroit  difficilement   uu 


A    M.  DE  C^*\  471 

fait  où  le  droit  d^s  gens  fût  violé 
d'autant  de  manières  :  mais  quoique  les 
fuites  de  cette  affaire  m'aient  plongé 
dans  un  gouffre  de  malheurs  d'où  je 
ne  fortirai  de  ma  vie,  je  n'erj  fais  nul 
mauvais  gré  à  ces  Meilleurs.  Je  fais 
que  leur  but  n'étolt  point  de  me  nuire, 
mais  feulement  d'aller  à  leurs  fins.  Je 
fais  qu'ils  n'ont  pour  moi  ni  amitié  , 
ni  haine,  que  mon  être,  &  mon  fort 
eft  la  chofe  du  monde  qui  les  inté- 
reffe  le  moins.  Je  me  fuis  trouvé  fur 
leur  pafTage  comme  un  caillou  qu'on 
pouffe  avec  le  pied  fans  y  regarder. 
Je  connoîs  à-peu-près  leur  portée  6c 
leurs  principes.  Ils  ne  doivent  pas  dire 
qu'ils  ont  fait  leur  devoir ,  mais  qu'ils 
ont  fait  leur  métier, 

Lorfque  vous  voudrez  m'honorer  de 
quelque  témoignage  de  fouvenir  ,  & 
me  faire  quelque  part  de  vos  travaux 
littéraires ,  je  les  recevrai  toujours  avec 
intérêt  &  reconnoiffance.  Je  vous  fa^-- 
lue,  Monfieur,  de  tout  mon  cœur.. 


& 


475  L  r  T  T  E  ë 

LETTRE 

^    M.   D*"*. 

Motlers,  le  4  Novembre  1764. 


B 


lEN  des  remerciemens,  Mon{îeur, 
du  Didionnaire  philofophique.  II  eft 
agréable  à  lire  ;  il  y  règne  une  benne 
morale;  il  feroit  à  iouhaiter  qu'elle  fût 
dans  le  cœur  de  l'Auteur  &  de  tous 
les  hommes.  Mais  ce  même  Auteur  eft 
prefque  toujours  de  mauvaife  foi  dans 
]es  extraits  de  l'Ecriture  ;  il  raifonne 
fouvent  fort  mal ,  &  l'air  de  ridicule 
&  de  mépris  qu'il  jette  fur  des  fenti- 
mens  refpedés  des  hommes ,  rejailîif- 
fant  fur  les  hommes  mêmes,  me  pa- 
roît  un  outrage  fait  à  la  fociété.  Voilà 
mon  fentiment  &  peut-être  mon  er- 
reur, que  je  me  crois  permis  dédire, 
mais  que  je  n'entends  faire  adopter  à 
qui  que  ce  foit. 

Je  fuis  fort  touché  de  ce  que  vous  me 
marquez  de  la  part  de  M.  &  Madame 
de  BuiTon.  Je  fuis  bien  aife  de  vous 
avoir   dit  ce    que  je    penlois  de   cet 


A    M.    D*^^.  475 

homme  ilîuftre  avant  que  Ton  fouvenir 
réchaufiât  mes  fentimens  pour  lui  , 
afin  d'avoir  tout  l'honneur  de  la  juf- 
tice  que  j'aime  à  lui  rendre  ,  fans  que 
mon  amour- propre  s'en  foit  mêlé.  Ses 
écrits  m'inftruiront  &  me  plairont  toute 
ma  vie.  Je  lui  (a)  crois  des  égaux 
parmi  Tes  contemporains  en  qualité 
de  penfeur  &  de  philoloohe  ;  mais 
en  qualité  d'écrivain  je  ne  lui  en  con- 
nois  point.  C'eft  la  plus  belle  plume 
de  fon  fiecîe  ;  je  ne  doute  point  que 
ce  ne  foit  là  le  jugement  de  la  pofté- 
rité.  Un  de  mes  regrets  eft  ne  n'avoir 
pas  été  à  portée  de  le  voir  davantage 
&  de  profiter  de  fes  obligeantes  invi- 
tations, Je  fens  combien  ma  têts  3c 
mes  écrits  auroit  gagné  dans  Ion  com- 
merce. Je  quittai  Paris  au  moment  de 
fon  mariage  ;  ainfi  je  n'ai  point  eu  le 
bonheur  de  connoître  Madame  de  Buf- 
fon  ,  rr:ais  je  fais  qu'il  a  trouvé  dans  fa 
perfcnne  &  dans  fon  mérite  l'aimable 
(3k:  digne  récompcnle  du  fien.  Que  Diau 
les  béniffe  l'un    &  l'autre   de   vouloir 


(  a  )  Quand  M.'Roufleau  écnvoît  ceci ,  M.  le  Comte 
de  Buftcn  n'a  vole  pas  encore  publié  les  Bfoc[u€S  dt 
la  Nature» 


474  Lettre 

bien  s'intéreffer  à  ce  pauvre  profcrif. 
Leurs  bontés  font  une  des  confolation^ 
de  ma  vie:  qu'ils  fâchent,  je  vous  ea 
fupplie ,  que  je  les  honore  de  les  aime 
de  tout  mon  cœur. 

Je  fuis  bien  éloigné,  Monfîeur  ,  de 
renoncer  aux  pèlerinages  projettes.  Si 
la  ferveur  de  la  Botanique  vous  dure 
encore ,  &  que  vous  ne  rebutiez  pas 
i3n  élevé  à  barbe  grife,  je  compte  plus 
que  jamais  aller  herborifer  cet  été  fur 
vos  pas.  Mes  pauvres  Corfes  ont  bien 
maintenant  d'autres  affaires  eue  d'aller 
établir  l'Utopie  au  milieu  d'eux.  Vcu$ 
favez  la  marche  des  troupes  Françoi- 
fes  ;  il  faut  voir  ce  qu'il  en  réfultera. 
En  attendant,  il  faut  gémir  tout  bas,  , 
&  aller  herborifer.  | 

Vous  me  rendez  fier  en  me  mar-  i 
quant  que  Mademoifelle  B**"^  n'ofe  me  ! 
venir  voir  à  caufe  des  bienféances  \ 
de  fon  fexe ,  &  qu'elle  a  peur  de  moi  î 
comime  d'un  circoncis.  Il  y  a  plus  de  : 
quinze  ans  que  les  jolies  femmes  me  ': 
faifoient  en  France  l'affront  de  me  trai-  ; 
ter  comm.e  un  bon  homme  fans  con-  ' 
féquence,  jufqu'à  venir  dîner  avec  moi  ! 
téte-à-tête  dans  la  plus  infultante  fa-  ! 
iniliarité;,jufqu  àm'embrafrer  dédaigne u-  i 


A   M.   D**\  475» 

fement  devant  tout  le  monde  comme  le 
grand-pere  de  leur  nourrice.  Grâces 
au  Ciel ,  me  voilà  bien  rétabli  dans 
ma  dignité,  puifque  les  Demolfelles 
me  font  l'honneur  de  ne  m'ofer  venir 
voir. 

LETTRE 
A    M.    H  I  R  Z  E  L. 

1 1    Noverrbre  1754, 

J  E  reçois ,  Monfîeur  ,  avec  recon- 
noiiïance  la  féconde  édition  du  So- 
crate  ruflique  ,  &  les  bontés  dont 
m'honore  fon  digne  Hiflorien,  Quel- 
que étonnant  que  foit  le  Héros  de 
votre  livre  ,  l'Auteur  ne  Teft  pas 
moins  à  mes  yeux.  Il  y  a  plus  de  pay- 
fans  refpedlables  que  de  favans  qui  les 
refpedent  Se  qui  Tofent  dire.  Heureux 
le  pays  où  des  Klyioggs  cultivent  la 
terre,  &  où  des  Hirzels  cultivent  les 
Lettres  !  L'abondance  y  règne  &  leç 
vertus  y  font  en  honneur. 

Recevez ,  Monfieur ,  je  vous  fup- 
plie ,  mes  remercîmens  de  mes  faluta- 
tions. 


47^^  Lettre 

L  E  TT  R  E 

A    M.    D  U  C  L  O  S. 

Motiets ,  le  z  Décembre  1764. 

J  E  crois  5  mon  cher  ami ,  qu*au  point 
où  nous  en  fommes ,  la  rareté  des  let- 
tres eft  plus  une  marque  de  confiance 
que  de  négligence  ;  votre  filence  peut 
ni'inqiiiéter  l-ur  votre  fanté ,  mais  non 
fur  votre  amitié,  &  j'ai  lieu  d'attendre 
de  vous  la  même  fécurité  (ur  la  mien- 
ne. Je  fuis  errant  tout  l'été  ,  malade 
tout  l'hiver  ,  &  en  tout  tems  fi  fur- 
chargé  de  désœuvrés,  qu'à  peine  ai- 
je  un  me  mien  t  de  relâche  pour  écrire 
à  mes  amiis. 

Le    recueil    fait   par   Duchefne  eft 
en  efTet  incomplet,  &  qui  pis  eft  très- 
fautif  ;  mais  il  n'y    manque    rien  que     1 
vous  ne  connoiftîez  ,   excepté  mia  ré-  /' 
ponfe  aux  lettres  écrites  de  la  Campa- 
gne ,  qui   n'eft    pas  encore  publique,     . 
J^efpérois  vous  la  faire  remettre  aufîi-  - 
tôt   qu'elle  feroit   à  Paris  ;  mais    on 
m'apprend  que  M.  de  Sartine  en  a  dé- 


A  M.  D  u  c  L  o  s.       477 

fendu  l'entrée  ,  quoiqu'afTurément  il 
n'y  ah  pas  un  mot  dans  cet  ouvrage, 
qui  puiiTe  déplaire  à  la  France  ni  aux 
François,  6:  que  le  Clergé  Catholique 
y  ait  à  Ton  tour  ks  rieurs  aux  dépens 
du  nôtre.  Malheur  aux  opprimés,  fur- 
tout  quand  ils  le  (ont  injuîlement  ;  car 
alors  ils  n'ont  pas  même  le  droit  de  fe 
plaindre  ,  &  je  ne  ferois  pas  étonné 
qu'on  me  fît  pendre,  uniquement  pour 
avoir  dit  &  prouvé  que  je  ne  méritois 
pas  d'être  décrété.  Je  prefTens  le  con- 
tre-coup de  cette  défenfe  en  ce  pays. 
Je  vois  d'avance  le  parti  qu'en  vont 
tirer  mes  implacables  ennemis,  &  fur- 
tout  ipfe  d&Ii  fabricator  Epcus, 

J'ai  toujours  le  projet  de  faire  enfin 
moi-même  un  recueil  de  mes  écrits  , 
dans  lequel  je  pourrai  faire  entrer  quel- 
ques chiffons  qui  font  encore  en  ma- 
nulcrits  ,  &  entr'autres  le  petit  conte 
dont  vous  parlez,  puifque  vous  jugez 
qu*il  en  vaut  la  peine.  Mais  outre  que 
cette  entreprife  m'effraye,  fur -tout 
dans  l'état  où  je  fuis,  je  ne  fais  pas 
trop  où  la  faire.  En  France  il  n'y  faut 
pas  fonger.  La  Hollande  eft  trop  loin 
de  moi.  Les  Libraires  de  ce  pays  n'ont 
pas  d'alTez  vaftes  débouchés  pour  çettQ 


47^  Lettre 

entreprife  ;  les  profits  en  feroîent  peu 
de  chofe  ;  &  je  vous  avoue  que  je  n'y 
fonge  que  pour  me  procurer  du  pain 
durant  le  refte  de  mes  malheureux 
jours,  ne  me  Tentant  plus  en  état  d'en 
gagner.  Quant  aux  mémoires  de  ma 
vie  dont  vous  parlez  ,  ils  font  très- 
difficiles  à  faire  fans  compromettre  per- 
fonne  ;  pour  y  fonger  il  faut  plus  de 
tranquillité  qu'on  ne  m'en  laiffe ,  &  que 
je  n'en  aurai  probablement  jamais  ;  fi 
je  vis  toutefois ,  je  n'y  renonce  pas  ; 
vous  avez  toute  ma  confiance  ^  mais 
vous  fentez  qu'il  y  a  d^s  chofes  qui  ne 
fe  difent  pas  de  li  loin. 

Mes  courfes  dans  nos  montagnes  fi 
riches  en  plantes ,  m'ont  donné  du  goût 
pour  la  botanique  ;  cette  occupation 
convient  fort  à  une  machine  ambulante 
a  laquelle  il  eft  interdit  de  penfer.  Ne 
pouvant  laiiïer  ma  tête  vide  ,  je  la 
veux  empailler  ;  c'eft  de  foin  qu'il  faut 
l'avoir  pleine  ,  pour  être  libre  &  vrai, 
fans  crainte  d'être  décrété.  J'ai  l'avan- 
tage de  ne  connoître  encore  que  dix 
plantes ,  en  comptant  l'hyfope  ;  j'aurai 
jong-tems  du  plaiiir  à  prendre ,  avant 
d'en  être  aux  arbres  de  nos  forêts. 

J'attends  avec  impatience  votre  nou: 


A   iM.   D  u  c  L  o  s.        47^ 

velle  édition  des  Confidérations  fur  les 
mœurs.  Puifque  vous  avez  des  facili- 
tés pour  tout  le  Royaume,  adrefîez  le 
paquet  à  Pontarlier  ,  à  moi  direde- 
ment,  ce  qui  fuffit ,  ou  à  M.  Junet, 
Diredèeur  des  poftes  ;  il  me  le  fera 
parvenir.  Vous  pouvez  auflî  le  remettre 
àDuchefne,  qui  me  le  fera  paffer  avec 
d'autres  envois.  Je  vous  demanderai 
même  fans  façon  de  faire  relier  l'exem- 
plaire ,  ce  que  je  ne  puis  faire  ici  fans 
le  gâter  ;  je  le  prendrai  fecretement 
dans  ma  poche  en  allant  herboriferjôc 
quand  je  ne  verrai  point  d'Archers  au- 
tour de  moi  ,  j'y  jetterai  les  yeux  à 
la  dérobée.  Mon  cher  ami ,  comment 
faites  -  vous  pour  penfer  être  hon- 
nête homme  ,  &  ne  vous  pas  faire 
pendre  ?  Cela  me  paroît  difficile,  en 
vérité.  Je  vous  embraffe  de  tout  mon 
cœur. 


Fin  du  Tome  FL