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Full text of "Oeuvres de Montesquieu"

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^-''^•*w 



OEUVRES 



DE 



MONTESQUIEU. 



VIII. 



DE L'IMPRIMERIE DE L.-T. GELLOT, 
ftOI DU OOLOHBIEfty H* 3o. 



ŒUVRES 

DE 

MONTESQUIEU, 

SES ÉLOGES PAB d'aLBIBBET ET M. TILLBHAIN » 

LES HOfBS D^nELTinUS , DE GOHDOECET ET DE TOLTAUE ; 

•UlTIBt 

DU GOMUSHTAIRE SUR L'ESPRIT DES LOIS, 

PAR M. LE COMTE DESTCTT DE TRACY, 

PAlk DE FRANCE , 

■BMBII BB LlnnTUT BB PlÂK CB , BT »B LA lOCliTi 
railOMrfllQVB BB nULABBLFBIB. 



TOME HUITIÈME- 




PARIS, 



DALIBON. LIBRAIRE, 

rAlÀIS-KOTÀL, CÀLKBIB SB HBIIOVIS. 
M. DCCC. XXII. 



K }^ >-if74 




Cin/ï'-Q:^!- ^''-^ ^^t^-v /?- 



\, 



COMMENTAIRE 

SUR L'ESPRIT DES LOIS 

DE MONTESQUIEU. 

PAR M. LE COMTE DEÎSTDTT DE ÏRACY, 

PAIE BB nAHGBy 

MBIIIRK DE I.'lirSTITVT DE PEAHCE ET DB LA SOCI^Ti VULOCOrHIQOB 
DE PHILADBLFBIB j 

IDITI 

D'OBSERVATIONS INÉDITES DE GONDORGET, 

SVm LE TlNCT-MBVVlkHB UYIE PU MÊMB 0VTBA6B, 

BT d'or MiMOimB SUE GBTTB QUESTION: 
qVMta 80VT LES MOYENS DE FONDEE LÀ M OEâLE d'vN PEUPLE ? 

ÉGEiT rvmuÈ EB 1798 (ab ti). 



VIII. 



AVERTISSEMENT 

DE L'ÉDITION DE JUILLET 1819. 



Cet ouvrage existe depuis plus de douze ans, 
c'est-à-dire depuis 1806. Je Tavoîs écrit pour 
M. Jefïérson , rhomme des deux mondes que je 
respecte le plus, et, s'il le jugeoit à propos, 
pour les États-Unis de rAmérique du nord , où 
en effet il a été imprimé en 181 1. Je ne comp* 
tois pas le publier en Europe. Mais puisque une 
copie inexacte en ^ couru , puisque elle a été 
imprimée à Liège et réimprimée à Paris , puis- 
que enfin tout le monde imprime mon ouvrage 
sans mon aveu, j'aime mieux qu'il paroisse tel 
que je l'ai composé. 



■»' > i» » t K »4" 



RÉFLEXIONS PRÉLIMINAIRES 

Kisis À LA Tin u LA rAïukAS âunov. 



MoH objet » eo commençant cet oofnige , éloit de 
réfléchir rar chacun des grands sujets qu*a traités 
Montesquieu, de former mon opinion, de la mettre 
par écrit , afin d'acheyer de l'édaircir et de la fixer. 
Je n'ai pas été iong-leraps sans m'apercoToir que la 
collection de ces opinions formeroit un traité complet 
de politique, ou science êociate, qui seroit bon, si. 
chacune d'elles étoit juste , et si toutes étoient bien^ 
enchaînées. J'ai donc été tenté , après les avoir épo^ 
rées^ autant que j'en étois capable, de les reprendre 
toutes , de les refondre , de les distribuer d'une 
autre manière , et d'en former un ouvrage didactique» 
dans lequel les matières fussent rangées suivant l'ordre 
naturel de leur mutuelle dépendance, sans aucun 
égard pour celui que Montesquieu avoit établi entre 
elles , et qui , suivant moi , est loin d'être toujours le 
meilleur. Mais j'ai senti bientôt que , s'il s'étoit trompé 
dans le choix de cet ordre , je pourrois bien , à plus 
forte raison , m'y tromper aussi , malgré l'énorme 
avantage que me donnent sur lui les lumières acquises 
pendant les cinquante ;M*^</t^fM0ji> années qui sé- 
parent le moment où il a éclairé ses contemporains, 
de celui où je soumets aux miens le résultat de me& 



6 BÉFLEXIONS PRELIMINAIRES. 

études. D'ailleurs , plus cet ordre que j'aurois préféré 
auroit été différent de celui qu'a suivi Montesquieu, 
plus il m'auroit rendu difficile de discuter ses opinions 
en établissant les miennes. Nos deux marches se croi- 
sant sans cesse,, je n'aurois'pu , sans une foule de re- 
dites insupportables , lui rendre cet hommage , que je 
regarde comme un devoir. Je me serois donc vu réduit 
à présenter mes idées , avec la défaveur d'être souvent 
contraires aux sienne», sans qu'on en vit suffisamment 
le motif. Dans cet état , il est douteux qu'on les eût ja- 
mais adoptées : on ne leur auroit peut-être pas seulement 
fait, l'honneur derles examiner. Voilà ce qui m'a déter- 
miné à ne donner aujourd'hui qu'un Commentaire sur 
Montesquieu. Un autre plus heureux, profitant de la 
discussion , si elle s'établit, pourra dans la suite donner 
un vrai Traité des I^i$, C'est ainsi , je pense , que 
doivent marcher toutes les sciences ; chaque ouvrage 
partant toujours des opinions les plus saines actuelle^ 
ment reçues , pour y ajouter quelque nouveau degré 
de justesse. C'est là vraiment suivre 4e sage précepte 
de Condillac • d'aller rigoureusement du connu à f in- 
connu. Puisse- je , ien n'ayant pas plus d'ambition que 
ne me le permettoit ma position , avoir contribué ef-^ 
ficBcement aux progrès de la science sociale, l'a plus 
importante de toutes au bonheur des hommes , et celle 
que nécessairQisent. iU perfectionnent la dernière, 
parce qu'elle eiMb résultat, et le produit de toutes 1^^ 
autres ! 



TABLE 



DES TRENTE -UN LIVRES DE L'ESPRIT DES LOIS 
Dfi MONTESQUIEU, 

ATIC LE ruiCIS PIS TÉMiliê QUI UtSObTUIT 91 UUDB BXAMIII. 



LiYBE I*'. Des lois en général. 

Les lois positives doivent être conséqoeotes anx lois de notre 
nature. Voilà TEsprit des Lois. 

LivBE II. Des lois qui dérivent direclement de la nature 
du gouvernement. 

Il n'y a que deux espèces de gonvernement : ceux qui sont 
fondés sur les droits généraux des hommes , et ceux qui se pré- 
tendent fondés sur des droits particuliers. 

LivBE III. Des principes des trois gouvememens. 

Lé principe des goaTsmemens fondés sur les droits des hom- 
mes , est la raison, 

I 

LivBE IV. Que les lois de Téducation doivent être rela- 
tives au principe du gouvernement. 

Les gouvememens fondés sur la raison peuvent seuls désirer 
que l'instractioo soit saine, forte, et géaérakmeot répandue. 

Livre Y. Que les lois que le législateur donne , doivent 
être relatives au principe du gouvernement. 

Les gouvememens fondés sur la raison n'ont qu'à laisser agir 
la nature* 



8 TABLE DES TRENTE-UN LIVRES 

LiYRB YI. Conséquences des principes des divers gou- 
Ternemens par rapport à la simplicité des lois civiles 
et criminelles , la forme des jugemens , et l'établis- 
sement des peines. 

Démocratie ou despotisme , premier degré de civilisation. 
Aristocratie sons un ou plusieurs chefs , deuxième degré. 
RepirésentatioD avec un on plusieurs chefs , troisième degré. 

Ignorance Force. 

Opinions Religion. 

Raison Philosophie. 

Motifs des punitions dans ces trois périodes; vengeance hu- 
maine , vengeance divine , empêcher le mal à venir. 

LiTBE VII. Conséquences des différens principes des 
trois gouvernemens par rapport aux lois somjv- 
tuaires , au luxe et à la condition des femmes. 

L'effet du luxe est d'employer le travail d'une manière inutile et 
nuisible. 

Livre YIII. De la corruption des principes des trois 

gouveriiemens. 

L'étendue convenable à un état est d'avoir une force suffisante 
avec les meilleures limites possibles. 
La mer est la meilleure de toutes. 

Litre IX. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec la 

force défensive. 

Lu fédération produit toujours moins de force que l'union in- 
time , et vaut mieux que la séparation absolue. 

Livre X. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec la 
force offensive. 
La perfection du droit des gens seroit la fédération des nations. 



B£ L^ESPRIT DES LOIS. 9 

Josque-là le droit de guerre dèrÎTe da droit de défense na- 
toreUe ; et celui de conquête, de celni de guerre. 

LivBB XI. Des lois qui forment la liberté politique dans 
son rapport avec la constitution. 

GHAPiTmB wwMMimm» — Le problème qnicontbteà dbtribuer lei 
pouvoirs de la société de 1^ manière la plus favorable à la liberté » 
est-il résolu F 

Rtpoirsa. — 11 ne sauroit être résolu tant qu'on donne trop de 
pouToir 4 un seul homme. 

GaAPiTas pBDxiiMi. — Gomment pourrott-on parrenir à résoudre 
le problème proposé? 

RipowsB. — Le problème proposé ne peut être résolu qu'en ne 
donnant jamais & un seul homme assez de pouvoir pour qu'on ne 
paisse pas le lui ôter sans violence , et pour que , quand il change , 
tout change nécessairement avec lui. 
t 

LivBE XII. Des lois qui forment la liberté politique 
dans son rapport avec le citoyen. 

La liberté politique ne sauroit subsister sans la liberté in- 
dividuelle et la liberté de la presse , et celles-ci sans la procédure 

par jurés. 

LivBE XIII. Des rapports que la levée des tributs 
et la grandeur des revenus publics ont avec la 
liberté. 

L'impôt est toujours un mal. 

Il nuit de plusieurs manières différentes à la liberté et & la 
richesse. 

Suivant sa nature et les circonstances , il affecte diversement 
différentes classes de citoyens. 

Pour bien juger de ses effets , il faut savoir que le travail est la 
seule source de toutes nos richesses, que la propriété territoriale 
a*e8t en rien différente de toute autre propriété , et qu'un champ 
n'est qu'un outil comme un autre. 



10 TABLE DES TRENTE-UN LIVRES 

Litre XIV. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec 
la nature du climat. 

Litre XY. Comment les lois de l'esclavage civil ont du 
%| rapport avec la nature du climat. 

Livre XVL Comment les lois de l'esclavage domes- 
tique ont du rapport avec la nature du climat. 

Livre XVIL Gomment les lois de la servitude politique 
ont du rapport avec la nature du climat. 

Certains climats ottt différens încoiiTéDiens pour rhomme. 
Les institutions et les habitudes peuvent y remédier jusqu'à un 
certain point. Les bonnes lois sont celles qui atteignent ce but. 

Livre XYIIL Des lois dans le rapport qu'elles ont 
avec la nature du terrain. 

Les progrès de la richesse et de la civilisation multiplient les 
chances d'illégalité parmi les hommes : et l'inégalité est la cause 
de la servitude , et la source de tons lei maux et de tous les 
vices. 

Livre XIX. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec 
les principes qui forment l'esprit général , les mœurs, 
et les manières d'une nation. 

Pour les meilleures lois , il est nécessaire que les esprits y soient 
préparés. C'est pour cela qu'il faut que le pouvoir législatif soit 
exercé par des députés, librement élus pour un tefaips limité , sur 
toutes les parties du territoire. 

Livre XX. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec 
le commerce considéré dans sa nature et ses dis- 
tinctions. 



DE l'eSPEIT des LOIS. Il 

LiVBB XXL Des lois dans le rapport qu'elles ont a?ec 
le coromerce considéré dans les révolutions qu'il a 
eues dans le monde. 

Les négociant soat les ageos do coiiiiiieic«. L'argent en est 
l'iiutniment. Maïs ce n'est pas là le commerce. Le commerce 
consiste dans l'échange. 11 est la société tout entière. 11 est 
l'attiibnt de l'Iiomme. 11 est la source de toot bien. Sa prin* 
cipale Btilité est de développer l'indostrie. C'est loi qui a ci« 
▼iljsé le monde, c'est lai qui a aiftibll l'esprit de dévastation. 
Les prétendaes balances de commerce sont des illosions on des 
minaties. 

Litre XXIL Des lois dans le rapport qu'elles ont 
ayec l'usage de la monnoie. 

L'argent a une valeur naturelle; c'est pour cela qu'il peut être 
la mesure de toutes les autres valeurs, ce que ne peut pas être le 
papier qui n'est que signe. Quand l'argent est frappé d'une em- 
preinte qui en atteste la quantité et la qualité, il est monnoie. 
Deux métaux ne peuvent pas être tous deux monnoie fondamen- 
tale. 

Le possesseur de l'argent peut le consommer on le garder , le 
donner ou le prêter , le louer ou le vendre comme toute autre 
richesse . 

Le service des changeurs et banquiers consiste & convertir une 
monnoie dans une antre , à la transporter d'une ville dans une 
autre , à escompter les lettres non encore échues. Les grandes 
compagnies qu'Us forment, à cet effet, sont toujours dan* 
gereuses ; leurs succès sont peu importans. 

Les dettes publiques font hausser l'intérêt de l'argent. 

LiTas XXIIL Pes lois dans le rapport qu'elles ont 
avec le nombre des habitans. 

La population est arrêtée chez les sauvages par le défaut de 
moyens, et chez les peuples civilisés parla mauvaise répartition 
des moyens. Partout où il y a aisance , liberté , égalité, lumières » 



12 TABLE DES TRENTE-UN LIVRES 

elle augmente rapidement. Au rçste , ce n'est pas la mnltipUcatioM 
des hommes qui est désirable, c'est leur bonheur. 

LiTRB XXIV. Des lois dans le rapport qn^elles ont 
avec la religion établie d^ns chaque pays, considérée 
dans ses pratiques et en elle-même. 

Livre XXV. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec 
l'établissement de la religion de chaque pays , et sa 
police extérieure. 

Moins les idées religieuses ont de force dans nn pays , plus on y 
est vertueux , heureux , libre et paisible. 

Litre XXVL Des lois dans le rapport qu'elles doivent 
avoir avec Tordre des choses sur lesquelles elles 
statuent. 

U n'y a rien 4 tirer de ce liyre. 

Livre XXVIL De l'origine et des révolutions des lois 
des Romains sur les successions. 

Livre XXVIIL De Porigine et des révolutions des lois 
civile^ chez les Français. 

Ces deux-ci sont purement historiques. Je ne m'y arrêterai pas. 

Livre XXIX. De la manière de composer les lois. 

Rien d'instructif encore ici , que la manière dont Gondorcet a 
critiqué ce livre » ou plutôt l'a refait. 

Livre XXX. Théorie des lois féodales chez les Francs , 
dans le rapport qu'elles ont avec l'établissement de 
la monarchie. 

Livre XXXL Théorie des lois , ftodaies chez les 



DE l'esprit des LOIS. l5 

Francs » dans le rapport qu'elles ont a^ec les ré- 
Yolutions de la monarchie. 

Os deux lÎTret Mut encore purement hiftoriques. 

Malgré toiu aet dé&nti, VEiprit éêi Loi», quand il a para, a 
mérité d'être attaqoé par tons les canemia det lamîèret et de 
l'homanité , et d'être défendu par leurs amis. 



COMMENTAIRE 



SUR L'ESPRIT DES LOIS 



DE MONTESQUIEU. 



%.^/^^v^^t^/%^^/^ ' m^^bm^^tm^m0*^^^tm^ii%^^^t^m^^m i '^^m^tm^^^^^m^^^mi^mfm^m*^^t^m0% 



LIVRE L 



DES LOIS EN GENERAL. 



Les lois positifes doÎTent être conséquentes aox lois de notre 
nature. Voilk l'Esprit des Lois. 

Les lois ne sont pas^ comme le dit Montesquieu , 
les rapports nécessaires qui dérivent de la nature 
des choses. Une loi n'est pas un rapport, et un 
rapport n'est pas une loi. Cette explication ne 
présente pas un sens clair. Prenons le mot lai 
dans son sens spécifique et particulier : cette 
acception des mois est toujours la première 
qu'ils aient eue; et il iaut toujours j remonter 
pour les bien entendre. Dans ce sens nous enten- 
dons par unie loi^ .une règle prescrite à nos ac« 
lions par une autorité que nous regardons comme 
ayant le droit de faire cette loi. Cette dernière 
condition est nécessaire ; car lorsqu'elle manque, 



l6 COMMENTAIRE. 

la règle prescrite n'est plus qu'un ordre arbitraire, 
un acte de violence et d'oppression. 

Cette idée de la loi renferme celle d'une peine 
attachée à son infraction , d'un tribunal qui ap- 
plique cette peine , d'une force physique qui la 
fait subir. Sans tout cela , la loi est incomplète 
ou illusoire. 

Tel est le sens primitif du mot ht. Il n'a été et 
n'a pu être créé que dans l'état de société com- 
mencée. Ensuite, quand nous remarquons l'ac- 
tion réciproque de tous les êtres les uns sur les 
autres , quand nous observons les phénomènes 
de la nature eX ceux de notre intelligence, quand 
nous découvrons, qu'ils s'opèrent tous d'une 
matiière constante dans les mêmes circonstances, 
natis.\disons qu'ils suivent certaines lois. Nous 
appelons par extension tois%le la nature^ Tex- 
poression de la manière dont ces phénomènes 
'a^opèrent constamment. Ainsi nous vôjoqs la 
chute des graves. Nous disons que c'est une loi 
de'!la nature, qu'un corps grave , abandonné à 
iuiTtnSme^ tombe par un mouvement croissant 
comme la série des nombres impairs j en sorte que 
lesi. espaces parcourus sont comme les carrés des 
t^mps employés; c'est-à-dire que les choses se 
passent comme si une autorité invincible eût 
pcdonné qu'elles fussent comme cela, sous peine 



de Tanéantissement inévitable des êtres agissans. 
De même nous disons que c^est une loi de la na- 
ture 9 qu^un être animé soitjouiêsant ou souffrant^ 
c'eit-à-dire qu'il 9*4ifÊ^e en lui , à Voecoêion de set 
perceptions, une sariitée jugement qui n'est que la 
conscience qu elles le font jouir ou pâtir; qu'en 
conséquence de ce jugement, il naisse en lui une 
volonté y un désir de se procurer ces perceptions ou 
de les éviter , et qu'il soit heureux ou malheureux 
suivant que ce désir est accompli ou non. Cela 
Yeut dire qu'un être animé est tel par Tordre 
étemel des choses, et que s^il n^étoit pas tel , il 
ne seroit pas ce que nous appelons un être 
animé. 

Voilà ce que c^est que les lois» naturelles* Il y 
a donc des lois naturelles que nous ne pouvons 
pas changer et auxquelles nous ne pouvons pas 
désobéir impunément. Car nous ne nous sommes 
pas faits nous-mêmes , et nous n^avons rien fait 
de ce qui nous entoure. Ainsi tant que nous 
laisserons un corps grave sans appui , nous serons 
écrasés par sa chute. Tant que nous ne nôns ar- 
rangerpns pas pour que nos désirs soient ac- 
complis, ou^ ce qui revient au mêibe , tant que 
nous fomenterons, en nous^^nêmeS, des volon- 
tés inexécutables, nous serons malheureux. Cela 
est hors de doute. 'Là, Pautorité est suprênle, le 
vm. a 



20 GOMMEKTAIRE. 

être conséquentes à ces lois plus anciennes et 
plus puissatites. Ces! là V esprit (ou le vrai sens ) 
dans lequel doivent être faites les lois positives ; 
mais cet esprit n^est pas aise h saisir et à. démê- 
ler. Il y a loin des premiers principes aux der- 
niers résultats. G^est cette série de conséquences 
qu'un Traité de l'esprit des lois doit indiquer. 
Ses maximes doivent beaucoup* se modifier sui- 
vant les circonstances et Torganisation particu- 
lière de nos sociétés. Examinons donc leurs-dif- 
férences principales^ 



■ -■ ) itOt < i M 



'j T ' 



LIVEK II. 2\ 



LIVRE IL. 

DES LOIS QUI DERIVENT DIRECTEMENT DE LA 
NATURE DU GOUVERNEMENT. 



Il n'y a que deux espèces de goa? enement : cens qui sont feodéi 
rar les droits génèzanz des hommes , et ceax qaî se prètendeot 
fondés sur des droits purticoUers. 



La dtyision ordinaire des ffouyememens en 
rëpablicains, monarchiques, et despotiques, me 
paroit essentiellement mauyai&e. 

Le mot républicain est un terme très-vague 
sous lequel on comprend une multitude de gou- 
vememens prodigieusement diffërens les uns 
des autres, depuis la dëmocratiç paisible de 
Schwitz et la démocratie turbulente d'Athènes, 
jusqu'à l'aristocratie concentrée de Berne, et la 
sombre oligarchie de Venise. De plus, cette qua- 
lification de républicain n'est pas propre à figu'^ 
rer en opposition avec celle de monarchique ; 
car les Provinces-Unies de la Hollande , les États- 
Unis de l'Amérique , ont un chef unique , et 
sont iiegardés comme des républiques ; et l'on a 



22 COMMEKTAIRE. 

toujours ëte incertain si Ton devoit dire le 
royaume ou la république dé Pologne. 

Le mot monarchique désigne proprement un 
gouyernement* dans lequel le pouvoir executif 
réside dans les mains à\m seul ; mais ce n^est là 
qu^une circonstance qui peut se trouyer réunie 
avec beaucoup d'autres très- diverses, et qui ne 
caractérise pas Pessence de Torganisation sociale. 
Ce que nous venons de dire de la Pologne,, de 
la Hollande et des Etats-Unis en est la preuve ; 
on peut en dire autant de là Suède et de la 
Grande-Bretagne qui, à plusieurs égards, sont 
des aristocraties royales. On pourroit diter aussi 
le corps germanique, qui, avec beaucoup de 
raison , a souveïit été appelé une république de 
princes souverains, et même Fancien gôuverne- 
meikt de France ; car ceux qui kcbtihèiâlséiit'à 
fond, safent bien que c'étoit proprement une 
aristocratie religieuse et féodale , tant de h>be que 
dVpée. • • 

' Quant' au mot despotique , il désî^tié tih abus , 
iin vice, qui se trouve plus ou 'moins dah:S tbuii 
les gouverneméns , parce que toutes leàShstitu-*- 
tions humaines sont imparfaites comité' leurs 
auteurs ; mais ce n'est point là le nom d^une forme 
particulière de société, d'unie espèce particulière 
de gouvernement. Il y a despotisme, oppression, 



LIVAE II. 25 

abos dVutoritë, partout où la loi établie est sans 
force, et cède à la volonté d^un lionime ou de 
plusieurs. Cela se voit partout de temps en temps. 
Dans beaucoup de pays, les hommes imprudens 
ou ignorans n^ont pris aucune pre'caution pour 
empêcher ce malheur. Dausd^autres, Us n^en bnl 
pris que d^insuffisantes. Mais il n^a étë établi 
nulle paré en principe (pas même dans rOrieni) 
que cela doive être ainsi. Il n^ a donc point de 
gouvernement qui, par sa nature, puisse avec 
raison être appelé de$poii^ue. 

S'il y avait un tel gouvernement dans le monde, 
ce seroît cekii du Danemarck , où la nadon i après 
avoir secoué le joug des prêtres et des nobles « 
et craignant leur influence dans ses assemblées, 
si elle se rénmssoit de nouveau, a. prié le roi.de 
gouverner seul par lui-même , s^en rapportant à 
lui du soin de faire les lois qu'il jugeroit néces* 
saires au bien de Tétat; et depuis», elle ne lui a 
jamais demandé compte de ce. pe^uvoi^ discré- 
tionnaire. Cependant ce gouvernement si i)li* 
mité par la loi a toujours été si modéré ( et c'est 
pour cela qu'on ne. s'est jamais occupé de res- 
treindre son autorité ) , que personne n'oseroit 
dire que le Danemarck est un état despotique. 

On i^ourroit en dire autant de l'ancien gou** 
vernement de France,* si l'on y regarde comme 



54 COMMENTAIRE. * 

gënëraletnent avouées , dans le sens que beau£:oup 
de publicisUs leur onl donné, les fameuses 
maximes : Le roi ne tient à nutly fors de Dieu et 
de ly , et. n veut le roi si veut la loi. Ce sont ces 
maximes qui ont souvent fait dire à plusieurs 
rois de ce pays, Dieu et mon épie^ sans réclamer 
d'autres droits. Je sais qu'elles n'ont jamais été 
admises universellement sans restriction. Mais 

4 

quand on les auroit supposées reconnues en 
^éorie , on n'auroit jamais dit de la France , 
malgré les énormes abus qui y existoient , qu'elle 
fut un état despotique. On l'a même toujours 
citée comme une monarchie teimpérée. Ce n'est 
donc pas là ce qu'on entend par un gouverne- 
ment despotique ; et cette dénomination est 
mauvaise comme nom de classe , car le plus or- 
dinairement elle signifie une monarchie où les 
mœurs sont brutales^ 

Je conclus que la division des gouvernemens 
en républicains , monarchiques et despotiques , 
est vicieuse de tous points, et que chacune dé 
ces classes renfermant des genres très-divers et 
même très-opposés, on ne sauroit dire sur cha* 
cune d'elles que des choses très-vagues, ou qui 
ne peuvent convenir à tous les états qui y sont 
compris. • 

Je n'adopterai pas cependant la décision tran- 



LIVAE II. âS 

chante d^HelTë^us, qui, dans sa lellfe à Montes- 
quieu ( 1 ) , dit nettement : Je ne cq^nois que deux 
espèces de gouvememens, les bons et les mauvais .* 
les bons qui sont encore à faire, les tnauvais doni"" 
tout l'art 9 etc. , etc. 

Premièrement , si on n^a d^égard qu^à la pra- 
tique , dans ce genre comme dans tous les autres^ 
il j a du bien et du mal partout, et il u^y a point 
de gouvernement que Ton ne puisse classer 
altematiyement parmi les bons et parmi les 
mauvais. 

Secondement, si au contraire on ne songe qu^à 
la théorie , et si Ton ne considère dans les gou- 
vememens que les pripcipes sur lesquels ils sont 
fondes , sans s^embarrasser sMls y conforment ou 
non leur conduite , il faudroit, pour ranger un 
gouvernement dans la classe des bons ou des 
mauvais, prononcer sur le mërite et la justesse 
des principes, et décider quels sont ceux qui 
sont vrais ou faux. Or, c'est ce que. je ne me 

(i) Cette let^, aa reste , me paroît pleine de choses excelientei , 
ainsi que celle à Sanrin , et qne les note* du même anteor sur TiSf • 
prit des Lois ; et l'on doit savoir gré k l'abbé de la Roche ie nous 
avoir conservé les idées d'an homme aussi recommandable sur des 
objets si importans , et de les avoir publiées dans l'édition qu'il a 
donnée des Œuvres dû Monteu/uieu, chez Pierre Didot, en l'an III. 
Elles rendent, suivant moi, cette édition '.trés^précieuse. Ces deux 
lettres se trouvent aussi dans cette nouvelle édition. ( Foyez k la fin 
du cinquième volume. ) • 



26 COMMENTAIRE. 

charge point de faire. Je ne Teux , à l'exemple de 
Montesquieu , qae dire ce qui est, montrer le^^ 
diverses conséquences qu^entrainent les diffé-? 
rentes organisations sociales , et laisser au lecteur 
le soin d'en tirer les conclusions qu'il voudra en 
faveur des unes ou. des autres. 

M'attachant donc uniquement au principe 
fondamental de la société politique, oubliant ses 
formes diverses, etn^en blâmant aucune , je par«- 
tagerai tous les gouvèrnemens en deux classés. 
J'appellerai les uns nationaux ou de droit com- 
mun , et les autres spéciaux on de droit particulier 
et d'exceptions ( i ). 

De quelque manière qu'ils soient organisés , 
je rangerai dans la première classe tous ceux oii 
l'on tient pour principe, que tous les droits et 
tous les pouvoirs appartiennent au corps entier 
de la nation , résident en lui « sont émanés de lui , 
et n'existent que par hii et pour lui ; ceux enfin 
qui professent hautement et sans restriction la 
maxime avancée dans rassemblée des chambres 
du pai*lement de Paris, au mois d'octobre 1788, 
par un de ses membres, savoir: Les magistrats, 
comme magistrats , n'ont que des devoirs : les ci- 

(1) On pourroit dire angsi publies on prives, çon-tenlement parce 
que les uns sont fondés sur l'intérêt général, et les dtitres sur «jnei^fue 
intérêt privé, mais encore parce que , dans toutes leurs délibérations, 
les uns affectent ia publicité, et les autres le mystère. 



Liyms II. aj 

tûyems ttut» amt éet iraUê. £t< entendes par magis- 
trats, tous ceux qui sont charges d^nne fonction 
pubNque quelconque. 

On voit que ces gouTememens que f appelle 
nationaux, peuvent prendre tontes sortes de 
formes.; car la nation peut 4 toute rigueur exercer 
elle-même tous les pouvoirs : alors le gouverne* 
ment est une démocratie aksokie. Elle peut, au 
contraire , les déléguer tous à des fonctionnaires 
élus par elle pour un temp^, et renouvelés sans 
cesse : alors c^est le gonvemeipent représentatif 
pur. £Uepeut aussi les^abaaadonner en totalité 
ou en partie à des collections d^hommes ou à des 
corps, soit à vie, soit avec succession hérédi* 
taire , soit aveo la foeuké de nommer leurs col- 
lègues en cas de vacances : de là résultent diffé- 
rentes aristocraties. "EUe- peut de même confier 
tous ses pouvoirs, ou le pouvoir exéci^f seule- 
ment, à un seul hémme ^ soit à vie, soit hérédi«* 
tairement ; et cela produit «me monarchie plus ou 
moibs limitée , ou même tout-ii-fait illimitée- 
Mais tant '^ue le prmcipe fondamentail de** 
meure, intact <$t n^-est- point révoqué en- doute ^ 
toutes ces fotw^s si diverses opt^ela de commun , 
qu'elles peuvent toujours^être modifiées ou même 
cesser tout-à-fâit dès que la nation le veut , et 
que nul n'a aucun droit à opposer à la volonté 



28 GOMMENTAliRE. 

générale manifestée suivantles formes convenues. 
Or, cette circonstance essentielle suffît, suiyant 
moi, pour que toutes ces organisations diffë- 
rentes soient regardées comme une seule espèce 
de gouvernement. 

J'appelle, au contraire, gouvememens spéciaux 
ou d'exceptions, tous ceux, quels qu'ils soient, 
où l'on reconnoît d'autres sources légitimes de 
droits et de pouvoirs que la volonté générale , 
comme l'autorité divine, la conquête, la nais- 
sance dans tel lieu ou dans telle caste, des capi- 
tulations respectives, un pacte social exprès ou 
tacite , où les parties stipulent, comme puissances 
étrangères l'une à Tautre , etc., etc. 

Il est manifeste que ces diverses sources de 
droits particuliers peuvent, comme la volonté 
générale, produire toutes sortes de démocraties, 
d'aristocraties, ou de monarchies; mais elles 
sont bien différentes de celles qui portent les 
mêmes noms dans les gouvernemens que j'ap- 
pelle nationaux. Il y a ici difierens droits recon- 
nus et avoués. Il y a, pour ainsi dire , différentes 
puissances dans la. même société; son organisa- 
tion ne peut être regardée que comme un résultat 
de conventions et de transactions formelles oa 
tacites , et elle, ne doit pouvoir être, changée que 
du libre consentement de toutes le,s parties con- 



LIVRE II. 29 

tractantes ; cela me suffit pour appeler tous ces 
gouyememens, spéciaux ou dVxceptions. 

Je ne prétends pas, je le répète, décider ni 
même discuter actuellement si tous ces droits 
particuliers sont également respectables, s*ils 
peuvent prescrire à perpétuité contre le droit 
commun , si Ton peut légitimement les opposer 
à la Tolonté générale bien prononcée. Ces ques- 
tions sont toujours résolues par la force, et 
d'ailleurs elles ne font rien à l'objet que je me 
propose. Tous ces gouTememens sont existans 
ou peuvent Tétre ; or tout corps existant a droit à 
sa consenration. Yoilà le point d'où je pars avec 
Montesquieu, et je yeux examiner ayec lui quelles 
sont les lois qui tendent à la conservation de 
chacun d'eux. J'espère que Ton s'apercevra dans 
le cours de cette recherche que la division que 
j'ai adoptée , me donne bien plus de fiaicilité pour 
pénétrer dans le fond du sujet que celle qu^il a 
employée. 



5o COMMEH'TAIRE. 

LivRi; m. 

DES PRINCIPES DES TROIS GOUVERNEMENS. 



Le principe des gouTernemens fondés sur les droits des hommes , 
est U raison, • •• * 



Ji; peose , comme Helvétius , que ItfoiifAscliiicîu 
auroit mieux fait d'intituler cftlxyt^cCQn^jiqwn^e 
dé la nature d09 gmwrww^m,. Ca|^i<|iM^>/se.^pr9- 
pose^t^il ici? Il cherche qiitels sooilje&^esittmeQS 
dont il £iut que lès membres ^e4a âociflé Mteut 
animefr) pour que le ^UTeiméii^iif rétabli tMb- 
^siste. Or^ c-est là/le prineipc/conserratmirv^i 
IW ¥6Ht V niais ce* n.'eal pa» leptiacipe/^moteur. 
Cel|ii-^ci résidé 4Glujount dano (quelque imajgîstrâ- 
tiire qui provoqué \ Tacticin die 'Uair.puisaance. Xa 
cause de la conservation d'une société c priniif f 
ciale est Pintérét et le zèle de ses membres ; mais 
son principe d'action, c'est l'agent ou les agens 
qu'elle a charges de suivre ses affaires et de lui 
en rendre compte , et qui provoquent ses déter- 
minations. Il en est de même de toute société , 
à moins que l'on ne veuille dire que le principe 
général de toute action est l'intérêt et. le besoin. 



LIVRE III. 3l 

C'est une Tëritë, mais elle est si générale qu'elle 
ne signifie pins rien pour chaque cas en pai^ 
ticulier. 

Quoi qu'il en soit, il est certain que les divers 
sentimens , que Montesquieu appelle le principe 
qui fait agir chaque gouvernement, doivent être 
analogues k la nature du gouremement ëtabli ; 
car autrement ils le renverseroient. Mais est-il 
bien vrai, comme il le dit, que la vertu soit le 
principe du gouvernement républicain, V hon- 
neur celui du monarchique , et la crainte celui 
du deepotitme? Cela présente*t*il un sens bien 
net et bien précis? 

Pour la crainte, il n'est pas douteux qu'elle 
ne soit la causé du de^dtisme; carie moyen le 
plus sûr pour être opprimé , est certainement de 
trembler devant l'oppresseur. Mais nous avons 
dépL remarque que le despotisme -est un abus 
qui se trouve dans tous les gouvevnemens , 
et n*esl pas: un gouvernement pai^ticulier. Or, 
si un bomîme raisonnable -conseille souvent et 
très-souveiït de souffrir des abus > de -peur de 
pis, ii;velit'que ce soit par raison et neaippr 
crainte que Ton s'y détermine; et d^aiiieurs' il 
ne se charge jamais de chercher les moyens de 
les perpétuer -et' de les accroitre.DephisvMcnp* 
tesquieu idit/ hii-méme-. en: propres termes : 



32 COMMENTAIRE. 

Quoique la manière d'obéir soit différente dans ces 
deux gouvernemens {montucchiqne et despotique), 
le pouvoir est pourtant le même. De quelque côté 
que le monarque se tourne^ il emporte et précipite 
ta balance^ et est obéi. Toute la différence est que 
dans la monarchie le prince a des lumières^ et que 
les ministres y sont infiniment plus habiles et plus 
rompus aux affaires que dans l'état despotique. 
Ce ne sont donc pà^ là deux gouyernemens dif- 
fërens.L^un n^est que Fabus de rautre; et, comme 
nous Favons déjà dit, le despotisme dans ce sens 
n^est que la monarchie ayec des moeurs brutales. 
Nous ne parlerons donc ni du despotisme ni de 
la crainte. 

A l'égard de V honneur accompagné de V ambi- 
tion , qu'on regarde comme le principe de la 
monarchie ; à Tégard de la vertu, qu'on suppose 
être le principe de la république, et que l'on 
change en modération quand cette république 
est aristocratique, qu'est-ce que tout cela aux 
yeux d'une saine critique ? N'y a-t-il pas un yé- . 
ritable honneur qui ne , s'applaudit que de ce 
qi|i est bien, et qui doit être exempt de repro- 
ches; et un faux honneur qui cherche tout ce qui 
brillé et se targue de vices et même de ridicules 
quand ils sont à la mode ? N'y a-^t^I pas aussi 
une ambition généreuse qui ne yeut que servir 



1.1VEE m. 33 

ses semblables ei conquérir leiv reconnoissance, 
et une autre ambition qui, dévorëe de la soif du 
pouvoir et de l^éclat , y court par tous les moyens? 
Ne sait-on pas aussi que la modération, suivant 
les occasions et les motifs, est sagesse ou foi* 
blesse , magnaniniité ou dissimulation ? Et quant 
à la vertu , qu'est-ce donc que cette vertu uni- 
quement propre aux républiques? Seroit-il vrai' 
que la vraie vertu soit déplacée quelque part? 
est-ce sérieusement que Montesquieu a osé 
avancer que dç véritables v^ces, ou si Ton veut 
des vertus fausses , sont aussi utiles dan^ la mo* 
narcbie .que des qualités réellement louables ? £t 
parce qu^il fait un portrait abominable des cours, 
chap. Y, est-il bien sûr qu'il soit désirable ou 
inévitable qu'elles soient ainsi ? Je* ne puis le 
penser (i). 

Je crois que ce qu'il y a d'exact dans tout ce 
que Montesquieu a dît sur ce sujet, se réduit 

(i) Voici les propres expressions de cet homme, que l'on cite 
souvent comme le grand partisan de la monarchie : 

«L'ambition dans l'oisiveté, la basaesse dans Torgueil, le désir 

• de s'enrichir sans travail , l'aversion pou^ la vérité , la flatterie , la 

• trahison, la perfidie, l'abandon de tous ses engagemens, le mépris 
> des devoirs du citoyen, la crainte de la vertu du prince, Tespé- 
» rance de ses foibiesses, et plus que tout cela , le ridicule perpétuel 
» jeté sur la vertu, forment, je crois, le caractère du plus grand nora- 
» bre des courtisans, marqué dans tousles lieux et dans tous les temps. 
» Or , il est très-malaisé que la plupart des principaux d'un état soient 

YllI. 3 



34 COMMENTAIKE. 

à ce» deux points-ci. Premièrement, dans les 
gouvememens où il existe, et où il doit exister 
des classes distinctes et rivales, des in te'rêts par- 
ticuliers, bien quVssez impurs et très-sëparés 
del'iîite'rêt gënëral , peuvent, en quelque façon, 
servir à atteindre le but de Fa&sociation. Secon- 
dement, en supposant dans ce que Montesquieu 
appelle monarchie^ Tautorité plus ferme et plus 
forte que dans ce qu^il nomme république , elle 
peut sans autant de danger employer des gens 
vicieux, et mettre à profit leurs talens, sans 
s'embarrasser de leurs motifs : à quoi on peut 
ajouter avec lui, que par-là il doit y avoir plus 
de vices dans la masse de la nation que dans un 
autre ordre de choses. Voilà, ce mé semble , tout 
ce que Ton peut trouver de plausible dans ces 
opinions : aller plus loin , c'est évidemment errer. 
Au reste, comme par les raisons que nous 
avons exposées, nous n'avons pu adopter la di- 
vision des gouvememens établie par Montes- 

Y malhonnêtes gens , et que les inférieurs soient gfens de bien ; que 
> ceux-là soient trompeurs, et que ceux ci consentent à n'être qnc 
• dopes. 

» Que si , dans le peuple , il se trouTe quelque malheureux honnête 
» homme, le cardinal de Richelieu, dans son Testament politique, 
» insinue qu'un monarque doit se garder de s'en servir; tant il est 
» vrai que la vertu n'est pas le ressort de ce gouvernement. » 

J'ajouterai que , d'après cela , il est même assez malaisé de con- 
revoir quelle est l'espèce d'honneur qui peut en être le ressort. 



LIVKE ÏII. 35 

quieu , nous ne le suivrons pas dans les dëtaîls 
qui s'y rapportent ; mais nous allons nous servir 
de la classification que nous avons pr^fërëe , 
pour tâcher d^ëclaircir davantage ses idëes. 
Commençons par les gouvememens que nous 
avons appelés nationaux , c^est-à-dire , qui sont 
fondes sur la maxime que tous tes droits et tous 
les pouvoirs appartiennent toujours au corps entier 
de la nation. 

Entre les diverses formes que ces gouveme- 
mens peuvent revêlir, la démocratie pure est à 
peu près impossible. Elle ne peut exister un peu 
de temps de suite que dans des hordes de sau- 
vages , ou parmi les nations un peu plus civili- 
sées , que dans quelque coin de terre isolé , et où 
les liens de Tassociation ne sont guère plus res- 
serrés que chez les sauvages. Partout ailleurs oii 
les relations sociales sont plus étroites et plus 
multipliées, elle ne peut avoir qu^une durée 
très-courte, et elle finit promptement par Ta- 
narchie qui, par le besoin du repos, la ramène 
à Taristocratie ou à la tyrannie. L^histoire de 
tous les temps fait foi de cette vérité (i). D'ail- 

(i) Et surtout rhistoire de la Grèce. Les démocraties grecques , 
que l'on Taute tant , «'ont JAiuais existé par eUes-mêmet; mais seule- 
ment par la protection du lien fiëdératif qui les unissoit. Encore 
n'ont-elles duré que des momeos, et n'étoîent^ellesiquedes aristo- 
craties très-resserrées, eu égard au nombre total des habitans, puis- 

5. 



36 COMMENTAIRE. 

]eurs la démocratie absolue ne peut avoir lieu 
que sur une très-petite ëtendpe de territoire. 
INous ne nous en occuperons pas. 

Après cette forme de société, qui est Fenfance 
de l'art, vient le gouvernement représentatif pur, 
celui dans lequel , suivant des formes exprimées 
dans un acte consenti librement et appelé con" 
stitution^ tous les associés nommés citoyens , con- 
courent également à choisir leurs différent dé- 
légués , et à les contenir dans les limites de leurs 
missions respectives. C'est la dépiocratie rendue 
possible pour un long temps et un grand es- 
pace. La démocratie est l'état de la nature brute. 
La représentation est celui de la nature perfec- 
tionnée , qui n'est ni déviée ni sophistiquée, et 
qui ne procède ni par système ni par expédiens. 
On peut regarder la représentation ( le gouver- 
jqiement représentatif) comme une invention 
nouvelle , qui étoit encore inconnue du temps 
de Montesquieu. Elle n'étoit guère possible à 
réaliser avant l'invention de l'iipprimerie , qui 
rend plus complètes et plus faciles (es eon^mu- 
nications entre les associés, et la reddition des 
cQmptes des délégués, et qui surtout préserve 
les états des orages subits, excités par l'élo- 

qu'il y avoit une fouie prodigieiue d'eicUves , qui D'avoient aocnnc 
part au gouTernanent. 



LIVRE III. 37 

quence verbale. U n'est paft' étonnant <p»^elle 
n^ait été imaginée qu^envîfron trois siècles après 
la découverte de cet art , qai a changé la (ace de 
Tunivers, Il falloit qu'il eût déjà opéré de bien 
grands effets, avant <^qu^il pût faire naître une 
pareille idée. 

U est manifeste que le principe conservateuf 
de ce gouvernement est Tamour des individus 
pour la liberté et Tégalité , ou si Ton veut pour 
la paix et la justice. Il Êiut qu'ils soient phas 
occupés de conserver et d'employer à leur gré 
ce qu'ils ont, que d'acquérir ce qu'ils n'ont pas; 
ou que du moins ils ne connoissent d'antre 
moyen d'acquérir, que le développement de 
leurs facultés individuelles, et qu'ils ne cher- 
chent pas à obtenir de l'autorité la possession 
des droits* de quelques autres individus ou une 
portion de la fortune publique ; qu'en consé- 
quence de leur extrême attachement a tout ce 
qui leur appartient légitimement, ils soient af-^ 
fectés de l'ii^ustice qui seroit faite à leur voisin 
par la force publique , comme d'un danger qui 
les menace directement, et qu'ils ne puissent en 
être consolés par aucune Ëiveur qui leur soit 
personnelle ; car s'ils venoient une • fois à pré- 
férer de tels avantages à la sûreté de ceux qu'ils 
possèdent, ils seroient bientôt portés à mettre 



38 COMME19TAIRE. 

les gouvernans en état de disposer de tout a leur 
grë, afin d'en être. favorisés. 

La simplicité , Thabitude du travail , le mépris 
de la vanité, Tamour de l'indépendance, si in- 
hérent à tout être doué de volonté, disposent 
très-naturellement à de tels sentimens. Si c'étoit 
là ce que Montesquieu entend par vertu répu- 
blicaine^ je la croirois très-aisée à obtenir. Mais 
nous verrons, dans le livre suivant, qu'il fait 
consister cette vertu dans le renoncement à soi^ 
même. Or, nul être animé n'est par sa nature 
porté à cela. Il ne peut renoncer à lui-même 
ou seulement croire y renoncer, que momenta- 
nément , et par fanatisme. Ainsi c'est demander 
une vertu fausse et passagère. Pour celle que je 
viens de décrire, elle est si bien dans notre 
nature , qu'un peu d'habitude , de bon sens , 
quelques lois sages , et l'expérience que la vio- 
lence et l'intrigue sont rarement suivies de suc- 
cès , la feroient naître infaillibleinent et nécessai- 
rement. Continuons l'examen des différentes 
formes des gouvernemens que nous avons nom-- 
mes nationaux ou de droit commun, par oppo- 
sition à ceux que nous avons appelés spéciaux 
ou de droit particulier et d'exceptions. 

Lorsque la démocratie originelle, faute d'avoir 
imaginé un système représentatif bien organisé, 



LIVRE III. 39 

OU d^avoir su le maintenir, se résout en aristo- 
cratie , et que par-là se trourent créées des classes 
élevées et des classes inférieures , il n^est pas 
douteux que la fierté des uns, Thumilité des 
autres, Tignorance de ceux-ci , Thabileté de ceux- 
là^ ne doivent être mises au rang des principes 
conservateurs du gouvernement, puisque ce sont 
autant de dispositions des esprits, propres à 
maintenir Tordre établi. 

De même, lorsque cette démocratie se trans- 
forme en monarchie, en se donnant un chef 
unique, soit à vie , soit héréditaire, il est vrai de 
dire que, d^une part, la fierté du monarque, 
la haute idée qu^il a de sa dignité, la préférence 
qu'il marque à ceux qui l'entourent, Timpor- 
tance^ qu'il attache à Thonneur de l'approcher; 
de Tautre part l'orgueil des courtisans , leur dé- 
vouement, leur ambition, leur mépris même pour 
les classes inférieures , et enfin le respect super- 
stitieux de ces dernières classes pour toutes ces 
grandeurs , et leur désir de plaire à ceux qui en 
^ont revêtus; toutes ces dispositions, dis-je, 
contribuent à la stabilité du gouvernement , et , 
par conséquent, sont, sous ce rapport, utiles, 
quelque jugement que l'on en porte d'ailleurs , 
et quels que soient lés autres effets qu'elles pro- 
duisent sur le corps social. 



4o COMMENTAIRE. 

Il &ut pourlant observer que nous ne parlons 
ici que des diverses formes des gouvernemens 
que nous avons appelés nationaux^ c^est^-à-dire 
dans lesqueh nous avons suppose que Ton feit 
profession de penser que tous tes df'ôits et tous 
les pouvoirs appartiennent au corps entier de ta 
nation. Or, dans ceux-là il ne faut pas c^e les 
différens seiitimens particuliers, ferorables aux 
formes aristocratiques et ttionarcliiqtiés^ s'texal- 
tent jusqu^à un certain degré ; il faut que le res- 
pect général pour le droit des hotomes prédo- 
mine toujours, sans quoi le principe fonda- 
mental seroit bientôt oublié, ou méconnu, comme 
il l'est en effet presque toujours dans la pratique. 

Maintenant si nous passons à Texamen dés 
gouvernemens que nous avons appelés spéciaux, 
c'est-à-dire où l'on reconnoît comme légitimes 
différentes sources de droits particuliers 5 pres- 
crivant contre le droit général et national , il est 
évident que les. différentes formes qu'ils peuvent 
revêtir, admfettent lés ïnémes opinions et les 
mém^s sentimens que nous avons recôiihus fa- 
vorables aux formes analogues dies gouverne- 
mens nationaux : et mteie dans ceux-ci , ces opi- 
nions et ces sentimens, au lieu d'être subor- 
donnés au respect général pour les droits des 
hommes, peuvent et doivent n'être arrêtés que 



LIVfiE III. 4^ 

par le respect dû aux différens droits particu- 
liers reconnus le'gitimes. Les droits généraux 
des hommes n^y soat rien. 

Yoilà , je pense , tout ce qu^il y a à dire sur ce 
que Montesquieu appelle le principe des difTë- 
rens gouyernemens. Au reste, il me paroit beau- 
coup plus important de rechercher quelles sont 
les opinions et les sentimens que chaque gou- 
vernement fait naître par sa nature et propage 
inëvitablement , que de s^occuper de ceux dont il 
a besoin pour se soutenir. Je ne me suis arrête 
à ceux-ci que pour me conformer à Tordre que 
Monèesquieu a jugé à propos de suivre dans 
son iounortel ouvrage. L^autre question est bien 
plus importante au iionheur des hommes. Elle 
trouyera. peut-être sa place dans la suite de cet 
écrit. 



-^>#*€<- 



f±2 COMMENTAIRE. 



'«*^/«>«^%%/«/««%/«/^«/«/^%^'*i 



LIVRE IV, 



r'i^. 



QUE LES LOIS DE L EDUCATION DOIVENT ETRE 
RELATIVES AU PRINCIPE DU GOUVERNEMENT. 

Les gouvernemeas fondés sur la raison peuvent seuls désirer que 
rinstructîon soit saine, forte , et généralement répandue. 

Le titre de ce livre est renonce d^une grande 
vëritë, laquelle est fondée sur une autre aussi 
incontestable, que Fauteur exprime en- ces 
termes : Le gouvernement est comme toutes les 
choses de ce monde : pour le conserver il faut 
l* aimer. Il faut donc que notre éducation nous 
dispose à avoir des sentimens- et des opinions 
qui ne soient pas en opposition avec les insti- 
tutions établies; sans quoi nous aurons le désir 
de les renverser. Or, nous recevons tous trois 
sortes d^éducation : celle des parens , celle des 
maîtres, celle du monde. Toutes trois ^ pour bien 
faire , doivent concourir au même but. Tout cela 
est très-vrai, mais c^est presque tout ce que 
nous pouvons recueillir d^utile dans ce livre. 
Montesquieu ensuite se borne à peu^près à dire 
que dans les états despotiques on habitue les 



LIVRE IV. /p 

enfims k la senriliti^; et que dans les monarchies 
il se forme, au moins parmi les courtisans , un 
raffinement de politesse, une délicatesse de goût 
et une finesse de tact, dont la Tanitë est la prin- 
cipale cause. Mais il ne nous apprend pas com- 
ment Téducation dispose à ces qualités, ni quelle 
est celle qui convient au reste de la nation. 

 regard de ce qu'il appelle le gouyemement 
républicain, il lui donne expressément pour 
base le renoncement à soi-même, qui est toujours, 
dit-il , une chose tris-pénible. En conséquence, il 
manifeste pour beaucoup dMnstitutions des an- 
ciens, envisagées sous le rapport de Téducation, 
une admiration que je ne puis partager, et que 
je suis bien surpris de voir dans un homme qui 
a autant réfléchi. Il faut que la force des pre- 
mières impressions reçues soit bien puissante ; 
et cela fait voir Fimportance de la première édu- 
cation. Pour moi, qui néanmoins ne saurois 
m^en tenir aveuglément à ce qu^on m'a dit au- 
trefois en m' expliquant Cornélius Nepos ou Piu- 
tarque , ou même Aristote , j'avoue naïvement 
que je n^estime pas plus Sparte que la Trappe, 
ni les lois de Crète, si toutefois nous les con- 
noissons bien, plus c(ue la règle de saint Benoit. 
Je ne saurois penser que l'homme pour vivre eu 
société , doive être violenté et dénaturé ; et, pour 



44 COMMENTAIRE, 

parler le langage mystique, je regarde coflame 
de fausses vertus et des pêches splendi des , tous 
les effets de ce sombre- enthousiasme , qui fait 
des hommes dévoués et courageux , si Ton veut; 
mais haineux, farouches, sanguinaires, et sur- 
tout jnalheureux. A mon avis, le but de la so- 
ciété n'est point tel et ne le sera jamais. L'homme 
a besoin de vêtemens et non pas de cilices. Il 
faut que ses habillemens le garantissent et Tefli- 
bellissent, mais sans le froisser, et même sans 
le gêner, si cela n'est pas indispensable, pour 
qu'ils remplissent leur destination. Il en doit 
être de même de l'éducation^ et du gouverne- 
ment. 

D'ailleurs, quand tout cela ne serait pas vrai, 
ou quand il faudrait n'y avoiraucun égard, quand 
on devrait compter pour rien le bonheur et le bon 
sens (choses inséparables ), et n'envisager ab- 
solument ces institutions, comme nous l'avons 
annoncé d'après Montesquieu, que sous le seul 
rapport de la durée du gouvernement établi , je 
blàmerois également toutes ces passions factices, 
et ces règlemens anti-naturels; Le fanatisme est 
un élat violent. Avec de l'habileté et des cir- 
constances favorables, on peut le foire durer 
plus ou moins long-temps : mais enfin il est es- 
sentiellement passager; et tout gouvernement 



LIVRE IV. 45 

que l'on fait reposer sur une telle base , ne sau- 
roit être Yeritablement solide (i). 

Montesquieu nous annonce qu'en se rëser* 
Tant le droit de juger les diverses formes des 
sociétés politiques, il ne considère cependant 
dans les lois que la propriété d'être favorables 
ou nuisibles à telli?s ou telles de ces formes. En- 
suite il les réduit toutes à trois; despotique , mo- 
narchique et républicaine, laquelle il subdivise 
en démocratique et aristocratique; et c'est la 
démocratique qu'il appelle essentiellement répu- 
blicaine. Puis il nous peint le gouvernement des- 
potique, comme abominable et absurde, et e&- 
claant presque toute loi, et le gouvernement ré^ 
pohlicain ( entendez démocratique ), comme in- 
supportable* et presque aussi absurde, tout en 
lui prodiguant son admiration. Il suit de là 
qu'il n'y a de tolérables, que l'aristocratie sous 
plusieurs chefs , à laquelle il donnç- cependant 
beaucoup de vices sous le nom de modération ^ 
et l'aristocraûe sous un seul chef, qu'il appelle 
monarchie, à laquelle il donne encore plus de 

(1) C'est ici le cas de se rappeler ce que nous avpas dit ( Lit. !•' ) 
des lois de la nature et des lois positives. Ces dernières ne doivent 
jamais être contraires aux premières. Si Montesquieu avoit corn* 
mencé, comme nous, par faire l'analyse du mot loi, au lieu d'en 
donner une définition obscure, il se seroit, je crois, épargné bien de 
la pe^ie , et qui |»lus est biea des eiteors. 



46 COMMEKTAIRE. 

vices sous le nom A^hormeur, Effectivement ce 
sont les deux seules espèces de sociëtë parmi 
celles qu'il admet, qui ne soient pas absolument 
contre nature; et c'est déjà beaucoup. Mais il 
faut convenir que rien ne prouve mieux qu'il a 
adopte une bien mauvaise classification des gou- 
vcrnemens. Suivons donc la nôtre, et donnons, 
relativement à l'éducation , quelques explica- 
tions dont Montesquieu a cru pouvoir se dis- 
penser. 

J'établirai pour premier principe que, dans 
aucun cas, le gouvernement ne peut, ni ne doit 
enlever d'autorité les enfans à leurs parens , pour 
les élever et en disposer sans leur participation. 
C'est un attentat contre les sentimens naturels, 
et la société doit suivre la nature et non l'étouffer. 
D'ailleurs, chassez le naturel ^ il revient au galop ^ 
On ne peut jamais lutter long-temps contre lui 
avec avantage, ni dans l'ordre physique , ni dans 
l'ordre moral. C'est donc un législateur bien té- 
méraire que celui qui ose se mettre en opposi- 
tion avec l'instinct paternel, et même avec l'in- 
stinct maternel bien plus fort encore. Nul exemple 
ne peut excuser son imprudence, surtout dans 
nos temps modernes. 

Cela posé, le seul conseil que l'on puisse don- 
ner à un gouvernement relativement à l'éduca- 



^ 



LIYfiE IV. 47 

tîon, c^est de faire en sorte, par des moyens 
doux, que les trois espèces dVducation que les 
hommes reçoivent successivement , celle des pa* 
rens, celle des maîtres et celle du monde, ne 
se contredisent pas entre elles, et que toutes 
trois soient dirigées dans le sens du gouver- 
nement. 

Pour la seconde , celle des mattres , il peut y 
influer très-puissamment et très-directement par 
les diffërens établissemens publics d^enseigne- 
ment qu'il crëe ou qu'il favorise , et par les li- 
vres élémentaires qu'il y admet ou qu'il en re- 
jette. Car quels que soient ces établissemens , il 
arrive toujours , par la force de la nécessité , que 
la très-majeiire partie des citoyens est élevée et 
formée dans les maisons d'instruction publique ; 
et à l'égard du petit nombre qui reçoit une édu- 
cation entièrement particulière et privée, ces édu- 
cations-là même sont encore fortement influen- 
cées par l'esprit qui règne dans les établissemens 
publics. 

Quant à l'éducation des parens et à celle du 
monde, elles sont absolument sous l'empire de 
l'opinion publique. Le gouvernement ne sauroit 
en disposer despotiquement , parce qu'on ne 
commande point aux volontés ; mais il a pour 
les attirer à lui les mêmes moyens dont il se sert 



48 COMMENTAIRE. 

pour influencer l'opinion ; et Ton sait combien 
ces moyens sonl puissans , surtout avec un peu 
d'adresse et de temps, puisque les deux grands 
mobiles de Thomme , la crainte et Tespérance, 
sont toujours plus ou moins au pouvoir des 
gouvernans , dans tous les sens et sous tous les 
rapports. 

Sans donc avoir recours à ces actes arbitraires 
et violens que l'on a trop admires dans certaines 
institutions anciennes, et qui ne peuvent avoir 
qu'un succès plus ou moins passager , comme 
tout ce qui est fondé sur le fanatisme /et l'en- 
thousiasme , les gouvernemens ont une infinité 
de moyens pour diriger , suivant leurs vues, tous 
les différens genres d'éducation. Il ne s'agit que 
de voir dans quel esprit chacun doit chercher à 
y influer. Commençons par ceux que nous avons 
nommés gouvernemens de droit privé ou d ex- 
ceptions , et dans cette classe , par celui que l'on 
appelle gouvernement monarchique. 

Dans une monarchie héréditaire , où l'on re- 
connoît au prince et à sa famille des droits ( et 
par conséquent de^ intérêts) qui sont propres à 
lui seul et distincts de ceux de la nation <, on les 
fonde , ou sur l'effet de la conquête , ou sur le 
Fjespect dû à une antique possession., ou sur 
l'existence d'un pacte tacite ou expjcèd , dans le- 



LIYKE IV. 49 

quelle prince et sa famille sont considères comme 
une* partie contractante , ou sur un caractère sur- 
naturel et une mission divine , ou sur tout cela 
ensemble. Dans tous ces cas ëgalement, il n^est 
pas douteux que le souverain ne doive chercher 
à inculquer et à répandre les maximes de To- 
béissance passive « un profond respect pour les 
formes établies, une haute idëe de la perpé- 
tuité de ces arrangemens politiques, beaucoup 
dVIoignement pour Tesprit d^innovation et de 
recherche, une grande aversion pour là discus- 
sion des principes. 

Dans cette vue , il doit d^abord appeler à son 
secours les idées religieuses qui saisissent les 
esprits dès le berceau, et font naître des habi- 
tudes profondes et des opinions invétérées , 
long^temps avant l'âge dé la réflexion. Toutefois 
il doit commencer par s'assurer de la dépen- 
dance des prêtres qui les enseignent, sans quoi 
il auroit travaillé pour eux et non pas pour lui , et 
porté dans Tétat un élément de trouble , au lieu 
d'une cause de stabilité. Cette précaution prise , 
parmi les religion» entre lesquelles il peut choi- 
si?, il doit donner la préférence à celle qui exige 
le plus la soumission des esprits , qui proscrit 
le plus tout examen , qui accorde le plus d'au- 
torité à l'exemple , à la coutume , à la tradition , 

TIII. 4 



50 COMMENTAIRE. 

aux décisions des supérieurs , qui recommande 
le plus, la foi et la crédulité , et enseigne un plus 
grand nombre de dogmes et de mystères. Il doit 
par tous moyens rendre cette religion exclusive 
et dominante, autant qu^il le peut, sans révolter 
les préventions trop généralement répandues ; 
et s^il ne le peut pas, il faut que parmi les autres 
religions , il donne , comme en Angleterre , la 
préférence absolue à celle qui ressemble le plus 
à celle-là. 

Ce premier objet rempli et ce premier fonds 
d^idées jeté dans les têtes, le second soin du 
souverain doit être de rendre les esprits doux et 
gais, légers et superficiels. Les belles-lettres et 
les beaux-arts , ceux dMmagination et ceux dé pur 
agrément, le goût de la société et le haut prix at- 
taché à Tavantage d^y réussir par ses grâces , sont 
autant de moyens qui contribueront puissam* 
ment à produire cet effet. LVrudition même et 
les sciences exactes n^y nuiront pas ;au contraire. 
On ne sauroit trop encourager et mettre en hon- 
neur ces talens ^mables et ces utiles connois* 
sances. Les brillans succès que les Français ont 
obtenus dans tous ces genres , au moment du 
réveil de Içur imagination , Téclat qui en a rejailli 
SUT eux , et la vanité qu'ils en ont conçue , sont 
certainement les principales causes qui les ont 



LIVRE IV. 5l 

éloignés si long-temps du goût des affaires , et 
de celui des recherches philosophiques. Or , ce 
sont ces deux dernières inclinations que le prince 
doit sur-tout tâcher d'étouffer et de contrarier. 
S'il y réussit, il n'a plus rien à faire pour assurer 
la plénitude de sa puissance et la stabilité de son 
existence', qu'à fomenter , dans toutes les classes 
de la société , le penchant à la vanité indivi- 
duelle et le désir de briller. Pour cela, il lui 
suffit de multiplier les rangs , les titres, les pré- 
férences , les distinctions, en faisant en sorte 
que les honneurs qui rapprochent le plus de sa 
personne , soient du plus haut prix aux yeux de 
celui qui les obtient. 

Sans entrer dans plus de détails, voilà, je 
pense, dans quel esprit doit être dirigée l'édu- 
cation dans une monarchie héréditaire, en y ajou- 
tant cependant la précaution de ne répandre que 
très*sobrement l'instruction dans les dernières 
classes du peuple , et de la borner à peu près à l'en- 
seignement religieux. Car cette espèce d'hommes 
a besoin d'être tenue dans l'avilissement de l'i- 
gnorance et des passions brutales , pour ne pas 
passer de l'admiration pour tout ce qui est au- 
dessus d'elle , au désir de sortir de sa misérable 
condition, et pour ne pas concevoir même la 
possibilité d'un changement. Cela la rendroit 

4. 



52 COMMENTAIRE. 

l'instrument aveugfe et dangereux de tous les 
réformateurs fanatiques et hypocrites , ou même 
éclairés et bienveillans. } 

On peut dire à peu près les mêmes choses de 
la monarchie élective , avec cette différence ce- 
pendant, qu'elle se rapproche beaucoup plus de 
l'aristocratie héréditaire dont nous allons par- 
ler. Car la monarchie élective , qui est toujours 
un gouvernement très -peu stable, ne sauroit 
avoir aucune solidité sans être soutenue par une 
aristocratie très-forte ; autrement elle deviendroit 
tout de suite une tyrannie populaire très-turbu- 
lente et très-passagère. 

Les gouvememens dans lesquels le corps des 
nobles est reconnu avoir les droits de la souve- 
raineté , et où le reste de la nation est regardé 
légalement comme leur étant soumis , ont, à 
beaucoup d'égards , relativement k l'éducation , 
les mêmes intérêts que les monarthies hérédi- 
taires. Cependant ils en diffèrent d'une manière 
remarquable. L'existence des nobles n'étant ja- 
ipnais aussi imposante que celle d'un monarque , 
ni fondée sur un respect aussi approchant de la 
superstition, et leur pouvoir n'étant pas aussi 
concentré et aussi ferme , ils ne peuvent pas se 
servir avec la même assurance des idées reli- 
gieuses : car s'ils leur donnoient trop de force et 



LIVRE IV. 55 

trop d'influence, les prêtres deviendroientbien-^ 
tôt très-redoutables pour eux. Leur crëdit sur le 
peuple balanceroit avec avantage Fautoritë du 
gouvemement ; ou se faisant un parti dans le 
corps de la noblesse , ils la diviseroient et ëlè- 
veroient facilement leur pouvoir sur les ruines 
du sien. De pareils gouvernemens doivent donc 
manier cette arme dangereuse avec beaucoup de 
prudence et de discrétion. 

Si , comme à Berne , ils ont afiaire à un clergë 
peu riche y peu puissant , peu ambitieux , peu en- 
thousiaste , professant une religion simple qui 
agite peu les imaginations, ils peu vent sans péril 
s^en servir pour diriger paisiblement le peuple , 
et pour Tentrelenir dans l'espèce d'ignorance , 
mêlée d'innocence et de raison , qui convient à 
leurs intérêts. Une position méditerranée don* 
nant peu de relations avec les nations étrangères, 
favorise encore ce système de modération et de 
demi-cOnfiance. 

Mais si, comme à Venise, les nobles ont af- 
faire à un clergé riche , ambitieux , remuant , dan- 
gereux par ses dogmes et par sa dépendance 
d*un souverain étranger , il faut avant tout qu'ils 
se garantissent de ses entreprises. Ils ne doivent 
donc pas laisser trop prévaloir l'esprit religieux 
dans la nation, parce qu'il toumeroit bientdjt 



54 COMMENTAIRE. 

contre eux. Ils n'osenï pas le combattre en pro- 
pageant la raison et les lumières , parce qu'elles 
vdétruiroient bientôt Fesprit de dépendance et 
de servilité. Ils ne peuvent donc Tafibiblir qu'en 
précipitant le peuple dans le désordre , la cra- 
pule et le vice. N'osant en faire un troupeau stu- 
pide dans les mains de ses pasteurs, il faut qu'ils 
en fassent une canaille dépravée et misérable, 
incessamment sous le joug de la police , et à la- 
quelle cependant il restera toujours un grand 
fonds de superstition et de religion. C'est là leur 
seule ressource pour dominer. Le voisinage de 
la mer et de nombreuses relations commerciales 
et industrielles soiit utiles dans cette vue. 

Au reste , à ces nuances près , on voit que l'a- 
ristocratie doit , relativement à l'éducation du peu- 
ple , se conduire à peu près comme le gouverne- 
ment monarchique. Mais il n'en est pas du tout de 
même à l'égard de la classe supérieurede la société. 
Dans l'aristocratie , le corps desgouvernans a be- 
soin que ses membres aient une instruction so- 
lide et profonde , s'il se peut , le goût de l'appli- 
cation , de l'aptitude aux affaires , un caractère ré- 
fléchi, du penchant à la circonspection età la pru- 
dence jusque dans les plaisirs , des mœurs graves 
et simples même , au moins en apparence, et au- 
tant que l'exige l'esprit national. Il faut que ces 



LIVRE IV* 55 

nobles connoissent Thoinme et les hommes, les 
intérêts des diflerens ëtats, même ceux de Thu- 
manitë en général , ne fût-ce que pour les com- 
battre quand ils sont opposés à ceux de leur 
corps. Ce sont eux qui gouTcment La science 
politique dans toute son étendue doit être leur 
principale étude et leur continuelle occupation. 
Il faut bien se garder de leur inspirer cet esprit 
de vanité, de légèreté, d'irréflexion, que Ton 
cherche à répandre parmi les nobles des états, 
monarchiques. C'est comme si le monarque tou- 
loit se rendre lui-même aussi friTole et incon- 
séquent qu'il désire que ses sujets le soient. Il ne 
tarderoit certainement pas à s'en mal trouver; et 
de plus il ne faut pas oublier que l'autorité de 
l'aristocratie est toujours plus aisée à ébranler 
que la sienne , et résisteroit bien moins à une 
pareille épreuve. Cette dernière considération 
fait aussi que le corps des nobles aristocrates a 
le phis grand intérêt à tâcher de concentrer dans 
son sein toutes les lumières de la société , et 
qu'il doit encore bien plus redouter un tiers- 
état éclairé , que ne doit le craindre l'autorité 
monarchique ^ quoiqu'en définitive ce soit aussi 
toujours de ce côté que viennent les seules at- 
teintes réellement dangereuses pour elle , quand 
une fois elle a surmonté l'anarchie féodale. 



56 COMMENTAIRE. 

Voilà , je pense , à peu près tout ce que nous 
avions à dire du gouvernement aristocratique 
sous le rapport de Téducation. Maintenant, pour 
suivre exactement toutes les parties de la divi- 
sion que j'ai adoptée , et pour achever ce qui 
concerne les gouvememens que j^ai appelés spé-^ 
ciaux ou d'exceptions , je devrois parler de la 
démocratie pure , fondée sur des conventions ex- 
presses ou reconnoissances de droits particuliers. 
Mais je n'en dirai rien ; non plus que de la dé- 
mocratie pure , fondée sur le droit national ou 
commun. Ma raison est non-seulement que ces 
deux états de la société ne sont guère que des 
êtres de raison et à peu près imaginaires , mais en- 
core que ne pouvant exister que chez des peuples 
presque brutes , il ne peut guère être question 
là de diriger une éducation quelconque. On de- 
vroit plutôt dire que , pour qu'ils se perpétuent, 
il faut en écarter toujours toute éducation pro- 
prement dite. Il en est presque de même par 
* d'autres moti£s, de ce que les publicistes ont cou- 
tume d'appeler le gouvernement despotique, et 
qui n'est autre chose que la monarchie dans 
l'état de stupidité : c'est pourquoi je ne m'y suis ' 
pas arrêté non plus. Je n'ai donc plus à examiner 
que les gouvememens nationaux sous forme mo- 
narchique, aristocratique et représentative. 



LIVRE IV. 57 

Quant aux deux premiers , en tant qu^îls sont 
monarchiques el aristocratiques, ils ont les mêmes 
intérêts , et doivent avoir la même conduite que 
ceux dont nous venons de parler; mais en tant 
qu^ils sont nationaux , ils doivent avoir plus de 
respect pour les gouvernes , puisquHls avouent 
ne tenir leurs droits que de la volonlë ge'né- 
rale, et ils peuvent aussi prendre plus de con- 
fiance en eux, puisqu'ils font profession de 
n'exister que pour le plus grand bien de tous. 
Il ne doit donc pas être question poqr eux d'a- 
brutir ou de dépraver totalement le peuple , et 
d'énerver ou d'égarer entièrement les esprits de 
la classe supérieure ; car s'ils y réussissoient , 
les droits des hommes seroient bientôt négligés 
ou mal compris dans la nation : ils perdroient 
par-là le caractère de gouvernement national et 
patriotique qui fait leur principale force ; et par 
suite, ils seroient obligés de se créer, pour se 
soutenir, quelques droits particuliers plu^ ou 
moins contestables , qui les réduiroient à la con- 
dition des gouvememens que nous avons nom- 
més spéciaux, et qui même ne seroient jamais 
bien solidement avoués et respectés dans des 
pays où on auroit connu auparavant les véri- 
tables droits nationaux et généraux. Concluons 
que pour leur intérêt , ces gouvememens ne doi- 



58 COMMENTAIRE. 

vent jamais chercher à faire oublier absolument 
la raison et la vérité. Ils peuvent seulement , à 
certains égards, et jusqu'à un certain point, ob- 
scurcir l'une et voiler l'autre , pour qu'on ne tire 
pas incessamment de certains principes , des 
conséquences trop rigoureuses. Du reste , il n'y 
a pas d'autres conseils particuliers à leur don- 
ner relativement à l'éducation. 

Reste maintenant le gouvernement représen- 
tatif pur. Celui -■ là ne peut , dans aucun cas , 
craindre la vérité ; son intérêt constant est de la 
protéger. Uniquement fondé sur la nature et la 
raison , ses seuls ennemis sont les erreurs et les 
préjugés. Il doit toujours travailler à la propa- 
gatioii des saines et solides connoissances en 
tous genres. Il ne peut subsister , si elles ne pré- 
valent : tout ce qui est bien et vrai est en sa faveur ; 
tout ce qui est mal ou faux , est contre lui. Il doit 
donc , par tous les moyens , favoriser le progrès 
des lumières, et surtout leur diffusion : car il a 
encore plus besoin de les répandre que de les 
accroître. Etant essentiellement lié à l'égalité, à 
la justice, à la saine morale, il doit sans cesse 
combattre la plus funeste des inégalités , celle 
qui entraîne toutes les autres , l'inégalité des ta- 
lens et des lumières dans les différentes classes 
de la société. Il doit tendre continuellement à 



LIVRE IV. D9 

préserver la classe infërieure des vices de Figno- 
rance et de la misère, et la ciasse opulente de 
ceux de Tinsolence et du faux savoir : il doit 
tendre à les rapprocher toutes deux de la classe 
mitoyenne , où règne naturellement Pesprit d^or- 
dre , de travail , de justice et de raison , puisque, 
par sa position et son inte'rét direct, elle est éga- 
lement éloignée de tous les excès. Diaprés ces 
données, il n^est pas difficile de voir ce que ce 
gouvernement doit faire relativement à l'éduca- 
tion : il est inutile d^entrer dans les détails. Ainsi 
nous tei^ninerons là ce livre , et nous allons 
suivre Montesquieu dans Pexamen des lois con- 
venables à chaque espèce de gouvernement. 



>' > » »•< '<■ 



6o COMMENTAIRE. 



LIVRE V. 

QUE LES LOIS QUE LE LEGISLATEUR DONNE , 
DOIVENT ETRE RELATIVES AU PRINCIPE 
DU GOUVERNEMENT. 

Les gouvernemeus fondés sur la raison n'ont qu'à laisser agir 
!«' nature. 



Nous avons dit, au commencement du livre IV, 
que les lois de réducation doivent être relatives 
au principe du gouvernement , c'est-à-dire , que 
réducation doit être dirigée dans l'esprit le plus 
convenable au maintien du gouvernement éta- 
bli , si Ton veut prévenir sa chute et empêcher sa 
ruine ; et certainement personne ne sera tenté 
de dire le contraire. Or, cette vérité si certaine 
et si généralement avouée , renferme implicite- 
ment celle dont il s'agit actuellement-; car l'édu- 
cation dure toute la vie , et les lois sont l'éduca- 
tion des hommes faits. Il n'y en a pas une , de 
quelque espèce qu'elle soit , qui n'inspire quel- 
ques sentimens et n'éloigne de quelques autres , 
qui ne porte à certaines actions , et ne détourne 



LIVRE V. 6l 

de celles qui leur sont opposëes. Par-là , les lois , 
à la longue , forment les mœurs , c^est-à-dire les 
habitudes. Il ne s'agit donc ici que de voir quelles 
sont celles qui sont favorables ou contraires à 
telle ou telle espèce de gouvernement, toujours 
sans préjuger leurs autres effets sur le bonheur de 
la sociëtë, et y par conséquent, sans prétendre 
déterminer le degré de mérite des différens gou- 
vememens qui les rendent nécessaires : c'est là 
Tobjet d'une discussion ultérieure dont nous ne 
nous occupons pas actuellement. 

Montejsquieu , dans tout ce livre, raisonne 
très-conséquemment au système qu'il sVst fait 
sur la nature des différens gouvernémens , et 
sur ce qu'il appelle les principes propres à cha- 
cun d'eux. Il fait si bien consister la vertu poli- 
tique des démocraties dans le renoncement à soi- 
même et dans l'abnégation de tous les sentimens 
naturels , qu'il leur donne pour modèle les règles 
des ordres monastiques ; et , parmi ces règles , 
il choisit les plus austères et les plus propres à 
déraciner dans les individus tout sentiment hu- 
main. Pour atteindre à ce but, il approuve sans 
restriction que Ton prenne les mesures les plus 
violentes , comme celles de partager toutes les 
terres également, de ne jamais permettre qu'un 
seul homme réunisse deux portions, d'obliger 



62 COMMENTilIRE. 

un père à laisser sa portion a un de ses fils, et 
à faire adopter les autres par des citoyens sans 
enfans , de ne donner qu^une très-foible dot aux 
filles, et quand elles sont héritières, de les for- 
cer à épouser leur plus proche parent, ou même 
dVxiger que les riches prennent, sans dot, en 
mariage , la fille d^un citoyen pauvre , et donnent 
une riche dot à la leur , pour épouser un citoyen 
pauvre, etc., etc. Il ajoute à tout cela le plus pro- 
fond respect pour tout ce qui est ancien , pour 
la censiire la plu$ rigide et la plus despotique , 
pour Tautorité paternelle la plus illimitée , jus- 
ques et compris le droit de vie et de mort sur 
ses enfans ; et même jusqu^au point que tout père 
ait le droit de corriger les enfans des autres , sans 
expliquer à la vérité par quel moyen. 

De même , il recommande tellement la modé- 
ration à Taris tocratie, qu^iL veut que les nobles 
évitent de choquer et d^humilier le peuple , quMls 
ne s^attribuent aucuns privilèges individuels , ni 
honorifiques, ni pécuniaires , qu^ils ne reçoi#nt 
que peu ou point d^appointemens pour les fonc- 
tions publiques, qu^ils sMnterdisent tous \es 
moyens d^accroître leur fortune, toutes les occu- 
pations lucratives, telles que le commerce, la 
levée des impôts, etc., etc...., et qu^entre eux, 
pour éviter Tinégalilé, la jalousie et les haines, 



LIVRE V. 63 

il n^ ait ni droits de primogënitnre , ni majorais , 
ni substitutions, ni adoptions, mais partages 
égaux, conduite rëglëe, grande exactitude à payer 
leurs dettes , et prompte terminaison des procès. 
Cependant il permet et recommande à ces gou* 
Ternemens si modères Tinquisition d^état la plus 
tyrannique , et Tusage le plus illimité de la dé- 
lation. Il assure que ces moyens violens leur 
sont nécessaires. Il faut Ten* croire. 

En vertu de cette même fidélité à ses prin- 
cipes , il recommande dans les monarchies tout 
ce qui tend à perpétuer le lustre des familles, 
Imégalité des partages, les substitutions, la li* 
berté de tester, les retraits lignagcrs, les pri- 
vilèges personnels, et même ceux des terres 
nobles. Il y approuve les lenteurs des formes, 
la puissance des corps à qui le dépôt des lois 
est confié, la vénalité des charges, et générale- 
ment tout ce qui tend à relever l'existence -des 
individus des classes privilégiées. 

A regard de ce qu'il appelle le gouvernement 
despotique, il peint tous les maux qui s'ensuivent, 
plutôt qu'il ne dit comment il devroit être. Effec- 
tivement cela lui'étoit impossible. Après avoir 
commencé par dire : Quand les sauvages de la 
Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l'arbre 
au pied et cueillent le fruit. Voilà le gouvernement 



64^ COMMENTAIRE. 

despotique; tout ce qu^on ajouteroit seroit bien 
superflu (i). 

Telles sont les vues que Montesquieu nous 
donne ici sur les lois en gênerai , en attendant 
que dans les livres suivans il entre davantage 
dans les détails des diverses espèces de lois et 
de leurs différens effets. On ne peut nier que 
beaucoup de ces idées ne soient dignes de la 
grande sagacité de notre illustre auteur; mais il 
faut convenir aussi qu'il y en a qui sont bien 
contestables. D'ailleurs elles me paraissent toutes 
assez mal motivées par l'application exclusive 
des mots vertu, modération, honneur et crainte , 
à autant d'espèces différentes de gouvernemens. 
Il seroit long et pénible de les discuter en 
partant de cette base , qui n'offre rien d'assez 
solide ni d'assez précis. Nous parviendrons 
plus aisément à en apprécier la valeur^ en re-^ 
venant à notre division des gouvernemens en 
nationaux et spécic^ux y et en les examinant sous 
leurs différentes formes. 

La monarchie ou le pouvoir d'un seul, con- 
sidérée dans son berceau au milieu de l'igno- 
rance et de la barbarie ( c'est là ce que Montes- 

\ 

(i) Dans ce peu de mot8\ consiste font le chapitre 1 3 de ce livre, 
suivi cependant d'assez grands détails sur le même sujet dans les 
quatre chapitres suivans. 



LIVRE V. 65 

quieu appelle le goaTememenl despotique ) , 
ne donne lieu sans doute à aucun système de 
législation. U est à peu près rëduit , pour toute 
source de rcTenu, aux pillages, aux prësens et . 
aux confiscations, et, pour tout moyen d^admi- 
nistration, au sabre et au cordeau. Il &ut que 
celui qui est revêtu du pouvoir, puisse choisir 
lui-même son successeur au moins dans sa £ai- 
mille, et que ce successeur amyë au trône, 
£aisse étrangler ceux qui auroient pu le lui dis- 
puter. Il faut enfin que, sans hésiter, il soit 
le chef ou Tesclaye des prêtres en crédit dans le 
pays ; et pour qu^il puisse perpétuer cette exis- 
tence périlleuse, nous n'avons, comme Mon- 
tesquieu, aucun autre conseil à lui donner que 
d'employer ces tristes ressources avec adresse, 
avec audace, et,.s'irse peut, avec bonheur. 

Mais si le monarque, comme Pierre-le-Grand , 
veut sortir d'un état aussi abominable et aussi 
précaire , ou s'il se trouve placé au milieu d'une 
nation déjà un peu civilisée , et par conséquent 
tendant puissamment à l'être toujours davan-. 
tage, alors il faut qu'il se fasse un système 
raisonné et complet. Il faut d'abord qu'il assure 
un ordre de succession dans sa famille. Or, de 
tous les modes d'hérédité , la succession linéale- 
agnatique, ou de mâle en mâle par ordre de 

VMI. 5 



66 COMMENTAIRE. 

primogëniture , est celui qui est le plus favorable 
à la perpëtuitë de la race, et qui préserve le 
mieux des déchiremens intérieurs et du danger 
d^une domination étrangère. Par des circon- 
stances à lui particulières, Pierre-le- Grand n'a- 
voit pu rétablir en Russie; mais quatre-vingts 
ans après, Paul I" y est parvenu, aidé de 
conjonctures plus heureuses, et soutenu par 
les babitudes générales de toute TEurope. 

Une fois Thérédité établie dans la maison 
souveraine, il faut bien donner la même sta- 
bilité à Texistence d^ua grand nombre de fa- 
milles, sans quoi celle de la Êimille régnante 
ne seroit jamais assurée. Une hérédité politique 
ne sauroit subsister long-temps seule dans un 
état. Si tout est incessamment mobile autour 
d^elle, si des intérêts permanens et perpétués 
dans d^autres races ne se rattachent pas- à son 
existence pour la soutenir, elle sera bientôt 
renversée. De là les fréquentes révolutions des 
empires de TAsie, de là la nécessité d^une no* 
blesse dans les monarchies. Cette raison est 
. plus réelle que toutes celles que Ton peut tirer 
du mot léonneur » bien ou mal entendu ^ bien 
ou mal d^ni. L'honneur n'est là qu'un masque : 
c'est Vintérêt d'un grand nombre dont il s'agit 
de se servir pour s'assurer de tout le peuple. 



LIYHE V. 67 

Dans le gonreraeineDi spécial sons ibnne 
monarchique , le prince a donc besoin d^ appuyer 
son droit prive, de beaucoup d^autrcs droits 
priyës qui y soient subordonnes, mais qui y 
soient liés. Il a besoin de sVntourer de noUes 
puissans, mais soumis, hautains et souples , qu'il 
tienne en sujétion et qui y tiennent la nation. 
Il a besoin de se serrir de corps imposans mais 
dépendans, d^employer d^ fom^fs respectées, 
mais qui cèdent à sa volonté, d^mprimer un 
grand respect pour les usages établis , quoiquHIs 
lai soient subordonnés, en un mot de donner 
à tout , un caractère de dépendance et de per« 
pétnité raisonnées , que Ton puisse défendre par. 
des moti£s plausibles, sans être obligé de re- 
(yarir incessamment à la discussion du droit 
primitif et originaire. 

Tout cela rentre parfaitement dans tout ce 
que nous avons dit de ce gouvernement dans 
les livres UI et IV, et justifie pleinement , ce 
me semble, tous les conseils que Montesquieu 
donne dans ce livre-ci. La vénalité des charges 
même , qui est sans doute le point le plus con- 
testable, me paroit suffisamment motivée par 
ces considérations. Car d^abord le choix direct 
da prince , influencé par st» courtisans , ne four-* 
niroit pas -en général de ipeilleurs sujets que 

5.- 



68 COMMENTAIRE. 

Tagrëment qu'il se réserve toujours de donner 
où de refuser à celui qui se présente pour 
acheter: On peut même dire ensuite que la coû- 
dition d'une finance à produire opère naturel- 
lement parmi les candidats une première épu- 
ration qui est utile , et qui ne seroit pas aisément 
remplacée dans tout autre mode de nomination. 
En effet , il est essentiel à ce gouvernement que 
le public attache beaucoup d'importance à Féclat 
extérieur. Il faut que les places tiennent beau- 
coup plus de considération , de la figure que 
font ceux qui les remplissent, que de leurs 
fonctions. , Or, la vénalité en écarte sûrement, 
non- seulement ceux qui n'ont pas de quoi les 
payer, mais même ceux qui ne seroientpas en 
état d'y briller par leur dépense, et qui seroiei^ 
tentés d'introduire la mode de mépriser le faste, 
et de se faire valoir par d'autres avantages moins 
firivôles. De plus , cette même vénalité tend éner^ 
giquement à appauvrir le tiers état au profit du 
trésor par les finances qu'on y verse , et au profit 
de la classe privilégiée en y faisant entrer les 
fortunes de ceux qui s'y trouvent introduits par 
ces charges ; et c'est encore là un avantage im- 
portant dans ce système. Car il n'y a que la 
classe inférieure dans un tel ordre de choses, 
qui s'enrichisse continuellement par l'économie. 



LIVRE V. 69 

par le commerce, par tous les arts miles; et si 
on ne la soutiroit pas sans cesse par tous les 
moyens , elle deviendroit rapidement la plus riche 
et la plus puissante y et même la seule puissante , 
ëtant déjà nëcessairement, par la nature de ses 
occupations y la plus ëclairëe et la plus sage. 
Or, c^est ce quHl £aiut surtout éviter. Le mot 
de Çolbertà Louis XIV : Sire, quand V. M. crée 
une charge y ta Providence crée tout de suite un sot 
pour l'acheter 9 est plein d'esprit et de profon- 
deur sous ce rapport. ££Fectiyement, si la Pro^ 
yidence ne fiiscinoit pas à chaque instant les 
yeux des honunes de la -classe moyenne, ils 
rëuniroient bientôt tous les ayantages de la so* 
ciëtë. Les mariages des filles riches des plëbëiens 
avec les membres pauvres du. coips. de la no- 
blesse, sont encore un excellent moyen de 
prëvenir cet inconvënieniL On ne sauroit trop 
les encourager. C'est une des choses en quoi 
la folle vanitë est le plus utile. 

Les avis que Montesquieu donne aux gou- 
vememens aristocratiques dans ce même livre, 
me .paroissent également sa^es. J'y ajouterois 
seulement que , si les nobles aristocrates doivent 
sHnterdire tous les moyens d'augmenter leur 
fortune, i(s doivent en même temps veiller, 
avec un soin jaloux, à -ce que les' membres de 



70 COMMENTAIRE. 

la bourgetnsie n^accroksent pas l&ats richesses. 
Us doivent contrarier sans relâche le dëyelop- 
pement de leur industrie ; et, s'ils ne peuTent 
réussir à rétoaffer, il faut qa'Hs fassent entrer 
successtTement' dans leur corps to«is cwx qui 
ont obtenu nngrsoHl s^ccès.C'est le s«ul moyen 
qui leur reste pour n^avoir pas tout à en craindre^ 
Encore ce taiojen ne seroitril pas sans danger , 
si 1 «Ml ëtoit oblige d ^ ^nroir recours trop souvent. 

n est presque supér£ltt d^observer ici, conune 
nous Tavons fait à propos de l'éducation, que 
les numarchies et les aristocraties, dites natio-- 
aales, en tant ^e monarchies et aristocraties, 
ont absolument les mêmes intér^ que celles- 
ci , et qu^elles doivîent prendre les mêmes me- 
sures; mais qu'elles doivent les employer avec 
infiniment plus de ménagement et de circonspec- 
tion. Gai* enfin il e^t convenu qu'elles n'existent 
que pour l'avanta^ de tous. Il ne faut donc 
pas qu'il soit trop visible que toutes ces dispo- 
silÂon», qui n'ont pour but que l'intérêt parti- 
culier des gouvenians ^ sont conlraires au bien 
général et à la ^ospérité de la masse. Mais 
c^en est assez sur ce sujet. ' 

Je ne parlerai point ici de la démocratie 
p«ire, parce que, comme je l'ai déjà dit, c^est 
un gouvernement impraticable à la longue, et 



LITRK V. 71 

absolumenlimpo^iibie sur un espace de terrain 
un peu ëtendu. Je ne m^amuserai donc paa k 
examiner si les mesures tyranniqnes et révol- 
tantes que Ton croit nëcessairea pour le soute* 
nir sont exécutables , et si même plusieurs ne 
sont pas illusoires et contradictoires. Je passerai 
tout de suite au gouTcmement représentatif 
pur, que je regarde comme la démocratie 4e 
la raison éclairée. 

Celui-là n'a nul besoin de contraindre les 
sentimens et de Irarcer les volontés ^ ni de créer 
des passions £icticea ou des intérêts rivaux, ou 
des illusions séductrices. Il doit au contraire 
laisser un libre cours à toutes les inclinations 
qui ne sont pas dépravées, et à toutes les in* 
dustries qui ne sont pas contraires au bon ordre. 
D est conforme à la nature : il n'a qu'à la lais* 
ser agir. 

Ainsi il tend à l'égalité. Mais il n'essaiera pas 
de l'établir par des mesures violentes, qui n'ont 
jamais qu'un efiGet momentané, qui manquent 
toujours leur but , et qui j de plus , sont injustes 
et a£Qigeantes. Il se bornera à diminuer, autant 
qu6 possible y la plus funeste de toutes les iné* 
galités, celle des lumières; à développer tous 
les talens, à leur donner à tous une égale li- 
berté de s'exerœr, et à ouvrir à chacun égar 



72 COMMENTAIRE. 

lement tous les chemins vers la fortune et la 

gloire. c 

Il a inle'rêt à ce que les grandes richesses 
amoncelées ne se perpétuent pas dans les mêmes 
mains , se dispersent bientôt , et rendent dans 
la niasse générale. Il ne tentera pas d'opérer 
cet effet directement et par force, ce seroit 
opprimer; il ne cherchera même pas à le pro- 
duire en excitant à la profusion et à la dissipa- 
tion, ce seroit corrompre. Il se contentera de 
ne permettre ni majorats , ni substitutions , m re- 
traits lignagers , ni privilèges , qui ne sont que 
des inventions de la. vanité, ni encore moms 
des arrêts de surséance, qui sont de vrais sub- 
terfuges de la friponnerie. Il établira Tégalitc 
des partages , restreindra la faculté do tester, 
permettra le divorce avec les précautions con- 
venables, empêchera ainsi que les testamens et 
les mariages soient un objet continuel de spé- 
culations sans honnête industrie ; et du reste, 
il s'en rapportera à l'effet lent, mais sûr, de 
l'incurie des riches et de l'activité des pauvres. 

Il désire que l'esprit de travail, d'ordre et 
d'économie règne dans la nation. Il n'ira pas» 
comme certaines républiques anciennes, deman- 
der minutieusement compte aux individus de 
leurs actions et de leurs moyens, ou les gêner 



LITRE V. 73 

dans le choix de leurs occupations. Il ne les 

tourmentera même pas de lois somptuatres, 

qui ne font qu^aigrir les passions , et qui ne 

sont jamais qu^une^ atteinte iautile portëe à la 

liberté et à la propriété. Il lui suffira de ne point 

détourner les hommes des goûts sages et des 

idées Traies , de ne fournir aucun aliment à la 

▼anité, de faire que le faste et le dérèglement 

ne soient pas des moyens de succès, que le 

désordre des finances de Tétat ne soit pas une 

occasion fréquente de fortunes rapides , et que 

Pin&mie d^une banqueroute soit un arrêt de 

mort civile. Avec ces seules précautions, les 

▼ertus domestiques se trouveront bientdt dans 

presque toutes les £stmilles. Cela est bien sûr , 

puisqu^il est vrai qu^on les y rencontre fi-é-. 

quemment, au milieu de toutes les séductions 

qui en éloignent, et malgré les avantages que 

l'on trouve trop souvent à y renoncer. 

Par les mêmes raisons, ce gouvernement, qui 
a un besoin pressant que toutes les idées justes 
se propagent et que toutes les erreurs s'évanouis- 
sent, ne croira pas atteindre ce but en payant 
des écrivains , en faisant parler des professeurs , 
des prédicateurs, des comédiens, en donnant 
des livres élémentaires privilégiés, en faisant 
composer des almanachs, des catéchismes, des 



74 COMMENTAIRE. 

instructions, des pamphlets, des jouraaux, en 
multipliant les inspections, les règlemens, les 
censures, pour protëger ce qu'il, croit la vërit^. 
Il laissera tout i^plement chacun jouir plei- 
nement du beau droit de dire et d'écrire tout 
ce qu'il pense, fari quœ $entiat; bien sûr que 
quand les opinions sont libres, il est impos- 
sible qu'avec le temps la y^ritë ne surnage pas, 
et ne devienne pas évidente et inébranlable. 
Or, il n'a jamais à craindre ce résultat, puis- 
qu'il ne s'appuie sur aucun de ces principes 
contestables que Ton ne peut défendre que 
par des considérations éloignées, puisqu'il n'est 
fondé originairement que sur la droite raison , 
et puisqu'il fait profession d'être toujours prêt 
à s'y soumettre, ainsi qu'à la volonté générale, 
dès qu'elles se manifestent. Il ne doit doue in- 
tervenir q9e pour maintenir le calme et la len- 
teur nécessaires dans les discussions, et surtout 
dans les déterminations qui peuvent s'ensuivre. 
Par exemple , ce gouvernement ne doit point 
adopter la vénalité des charges ; il ne demande 
pas à la Providence de créer des $ot$, mais des 
citoyens éclairés. Il n'y a point de classe qu'il 
veuille appauvrir , parce qu'il n'y en a pas qu'il 
veuille élever : ainsi cette mesure lui est inutile. 
D'ailleurs, il est dç sa nature que la plupart des 



LIVRE V. 75 

fonctions publiques soient conferëes par IVlec- 
tion libre des citoyens, et les autres, par le choix 
ëclairé des gouvemans ; que presque toutes soient 
très-temporaires, et qu^aucunes ne donnent lieu 
à de très -grands profits ni à des privilèges per- 
maneas. Ainsi il n'y a point de raison pour les 
acheter ni pour les vendre. 

Il j anroil encore bien des choses à dire sur 
tout ce que ce gouvernement, et ceux dont nous 
avons parle auparavant, doivent fiaiire ou ne pas 
Élire en fait de législation ; mais je me borne aux 
objets que Montesquieu a juge k propos de traiter 
dans ce livre. Je ne m'en suis ëloignë un mo- 
ment que pour mieux prouver , contre Tautoritë 
de ce grand homme , que les mesures directes 
et violentes qu^il approuve dans la démocratie , 
ne sont pas les plus efficaces ; et que c'est un 
mauvais système de gouvernement que celui qui 
contredit la nature* Je suivrai la même marche 
dans tout le reste de cet ouvrage* 



76 COMM£KTAIR£. 



'%'%/«/»^k/*i^<«^^«/«>««>«i««'*<%/«'«'«A^<«^-«ii«^ * 



LIVRE VI. 

CONSÉQUENCES DES PRINCIPES DES DIVERS 
GOUYERNEMENS , PAR RAPPORT A LA SIM- 
PLICITÉ DES LOIS CIVILES ET CRIMINELLES, 
LA FORME DES JUGEMENS, ET L^ETARLIS- 
SEMENT DES PEINES.* 

Démocratie ou detpotisiira , premier degré de ciTilisation. 
Aristocratie 80^« ud on plusieurs chefs, deuxième degré. 
RepréseutatioD avec un ou plusieurs chefs , troisième degré. 

Ignorance Force. 

Opinions Religion. 

Raison Philosophie. 

Motifs des punitions dans ces trois périodes , vengeance hu- 
maine , vengeance divine, empêcher le mal À venir. 

Malgré les belles et grandes vues qui se 
font admirer dans ce- livre, nous n'y trouverons 
pas toute rinstruction que nous aurions dû en 
attendre , parce que Tillustre auteur n'a pas dis- 
tingue avec assez de soin ce qui regarde la justice 
civile , de ce qui regarde la justice criminelle. 
Nous tâcherons de remédier a cet inconvénient. 
Mais, avant de nous occuper de ces objets par- 
ticuliers , il faut nous livrer encore à quelques 



. LIVRE \I. 77 

réflexions gënërales sur la nature des gouTeme- 
mens , dont nous ayons parle dans le liyre second. 
Car les matières que nous ayons traitées dans les 
llyres III , lY et Y , ont du jeter un nouveau jour 
sur ce sujet. 

La division des gouvememens en différentes 
classes, présente des difficultés importantes, et 
donne lieu à beaucoup d^observations , parce 
qu'elle fixe et constate Fidée que Ton a de ces 
gouvememens , et le caractère essentiel que Von 
y reconnoît. J^ai déjà dit ce que je pense de la di- 
vision des gouvememens en républicain , monar- 
chique et despotique , adoptée par Montesquieu. 
Je la crois défectueuse par plusieurs raisons. 
Cependant il y est très-attaché; il en £atit la base 
de son système de politique, il y rapporte tout, 
il y assujettit sa théorie tout entière ; et je suis 
persuadé que cela nuit souvent à là justesse , à 
Tenchainement et à la profondeur de ses idées. 
3e ne saurais donc trop motiver tnon opinion. 

D'abord la démocratie et Taristocratie sont si 
essentiellement différentes , qu'elles ne sauroient 
être confondues sous un même ^ nom. Aussi 
Montesquieu lui-même est souvent obligé de les 
distinguer. Alors il a quatre gouvememens au 
lieu de trois; et quand il parle du gouverne- 
ment républicain , on ne sait plus précisément 



78 GOMMEltTAIRE. 

duquel il est question. Voilà un premier incon- 
yënient. 

Ensuite qu^est^ce que le despotisme? Nous 
avons dit que ce nVtoit qu^un abus , et non une 
espèce de gouvernement. Cela est vrai, si Ton 
ne considère que Fusage du pouvoir : mais si 
Ton n^a égard qu^à son étendue , le despotisme 
est le gouvernement d^un seul. Il est la concen- 
tration de tous les pouvoirs dans une seule et 
même main. Il est Tëtat de la sociëtë, dans lequel 
un seul a tous les pouvoirs , et tous les autres 
n^en ont aucun. Il est enfin- essentiellement la 
monarchie, à prendre ce mot dans toute la 
forcé de sa signification. Aussi avons*nous dë)à 
observe' qu'il est la vraie monarchie pure , c'est- 
à-dire illimitée ; et il n'y a pas d'autre vraie mo- 
narchie. Car, qui dit monarchie tempérée ou 
limitée , dit une monarchie où un seul n'a pas 
tous les pouvoirs , où il y en a d'autres que le 
sien, c'est-à-dire une monarchie qui n'est pas 
une monarchie. Il faut donc écarter cette der- 
nière expression qui implique contradiction : et 
nous voilà revenus par la force des choses et 
l'exactitude de l'analyse , à trois genres de gou- 
vernemens; mais au lieu du républicain, du 
monarchique et du despotique, nous avons le 
démocratique, Taristocratique et le monarchique. 



LIVRE VI. 79 

Mais dans ce système, que ferons-nous donc 
de ce que Ton appelle ordinairement monarchie, 
c^est-à^dire de cette monarchie qui est limitée et 
tempérée? Nous remarquerons que ce n'est ja- 
mais par le corps entier de la nation que le 
pouvoir du monarque est limité, quand il Test; 
car alors ce ne seroit plus le gouremement mo- 
narcàiqne tel qu'on Tentend, ce seroit le gou- 
vernement représentatif sous un seul chef, comme 
dans la constitution desÉtats-Unis de TAmérique, 
ou comme dans celle faite pour la France en 1 79 1 , 
et qui a rempli dans ce pays le court intervalle 
qui s'est écoulé entre son ancienne aristocratie 
sous un seul chef, et la tyrannie révolutionnaire 
qui a été suivie d'un gouvernement représentatif 
sous plusieurs chefs, et ensuite d^un gouverne- 
ment très-approchant de la monarchie pure, 
jusqu'à ce qu'il se limite lui-même d'une ma- 
nière où d'une autre , comme cela arrive toujours 
par la force de la nature des choses (1). Le pou- 
voir du souverain dans ce qu^on nomme monar- 
chie tempérée , n'est 'donc jamais limité que par 

(i) On doit s'apercevoir , dans cet endroit do lirre , comme dans 
beaucoup d'autres , qu'ainsi que je l'ai annoncé dans mon avertisse- 
ment, cet oavTCiji^ est écrit en 1806, c'est-à-dire sons le gouverne- 
ment impérial , dont alors il n'étoit pas possible de dire précisément 
quelle seroit la fin , encore qu'il fût aisé de prévoir qu'il ne pourroit 
pas durer long-temps. 



ÔO COMMENTAIRE. 

des fractions de la nation, ou par des corps 
puissans ëlevës dans son sein, c^est-à-dire par 
des collections d^hommes ou de familles , réunies 
par une conformité de naissance, de fonctions, 
ou d^illustration , et ayant des intérêts communs, 
mais distincts de Tintërét gênerai de la masse. 
Or, c^est là précisément ce qui constitue une 
aristocratie. J^en conclus que la monarchie de 
Montesquieu n^est autre chose que Taristpcratie 
sous un seul chef, et que par conséquent sa 
division des gouyememens, bien expliquée et 
bien comprise , se réduit à celle-ci : démocratie 
pure , aristocratie avec un ou plusieurs chefs , et 
monarchie pure. 

Cette nouyelle manière de considérer les 
formes sociales , en nous faisant mieux yoir le 
caractère essentiel de chaque gouvernement, 
nous, suggère des réflexions importantes. La 4é« 
n^ocratie pure, malgré les éloges que lui ont 
prodigués le pédantisme et Tirréflexion, est un 
ordre de choses insupportable. La monarchie 
pure est a peu près aussi intolérable : Tune est 
un gouy emement de sauvages , Tautre un gouver- 
nement de barbares : tous deux sont même à peu 
près impossibles à la longue. Us sont seulement, 
Tun et Fautre, Fenfance de la société, et Tétat 
presque nécess.aire de toute nation commençante. 



LIVRE VI. 81 

En effet, des hommes grossiers et ignorans 
ne savent pas combiner une organisation sociale. 
Us ne peuvent imaginer que deux choses ^ ou 
de prendre tous également part à la conduite de 
la peuplade , ou de s^en remettre aveuglement à 
celui d^entre eux qui s^est attire leur confiance* 
Le premier de ces deux moyens a dû être pri^- 
féré le plus souvent par ceux chez qui Tesprit 
d'inquiétude et d^activitë a entretenu Tinstinct 
de Findépendance ; et le second par ceux en qui 
la paresse et Tamour du repos ont prévalu; et, 
dans cet état primitif de Thomme, Tinfluence du 
climat agi&sant très*énergiquement, elle a dû 
presque toujours décider de ces dispositions. 
Aussi voyons-nous toutes les sociétés informes, 
depuis le nord de TAmérique jusqu'à la Nigritie 
et aux îles de la mer du Sud, sous Tun de ces 
deux régimes , ou même passant rapidement de 
Tun à Tautre, suivant les circonstances. Car quand 
une horde de sauvages a élu un chef de guerre 
qu'ils suivent tous, la démocratie absolue est 
changée en- monarchie pure. 

Mais ces deux ordres de choses font naître 
des mécontentemens, soit par la conduite du 
despote , soit par celle des citoyens ; et , pendant 
ce temps-là, il s'établit Insensiblement entre les 
membres de l'association, des différences de 
viu. 6 



82 COMMENTAIRE. 

crëdit, de forces, de richesses, de talens, de 
puissance quelconque. Ceux qui possèdent ces 
'avantages, en usent. Us forment des réunions, 
ils se saisissent des opinions civiles ou reli- 
gieuses qui s'établissent en leur faveur, ils pré- 
sentent des résistances an moyen desquelles ils 
dirigent la multitude oii contiennent 4e despote; 
et ainsi naissent partout des aristocraties diverses 
avec un chef ou sans chef, qui s'organisent petit 
à petit &afïs qu'on sache bien comment, >et sans 
qu'on puisse remonter à leur origine première , 
ni constater rigoureusement leurs droits , autre- 
ment que par la possession. Aussi toutes les na- 
tions qui valent la peine qu'on s'en occupe, 
sont-elles sous un régime plus ou moins aristo- 
cratique; et il n'y a pas eu d'autre gouvernement 
dans le monde , jusqu'à ce que dans des temps 
très-éclairés , des peuples entiers, renonçant à 
toute inégalité antérieurement établie, se soient 
réunis par le moyen de représentans égaux, li- 
brement élus, pour se donner, d'une manière 
légale, f/n gouvernement représentatifs en vertu 
de la volonté générale, scrupuleusement re- 
cueillie et nettement exprimée. Laissant donc là 
les barbares, nous n'avons réellement à com- 
parer ensemble que ces deux gouvernemens , 
Varistocratieei la représentation j et leurs divers 



LIYEE VI. 85 

modes^Nos recherches en seront très-sinipUfiée$« 
el auront un bul mieux détermine. Cela posé , 
venons à Tobjet particulier de ce livre ^ et com- 
mençons par les lois civiles. 

Montesquieu remarque que les lois civiles sont 
beaucoup plus compliquées dans ce qu^il appelle 
la monarchie, que sous le despotisme. Il pré- 
tend que c^est parce que Thonneiir des citoyens 
y est d^un ^ bien plus grand prix , et y occupe 
une bien plus grande plajce;.et il.s^en faut peu 
qu^il Ae trouve que c^est encore là un avantage 
de sa monarchie. Puis, content de ce rapproche*- 
ment , il n'examine sous ce point de vue ni . la 
démocratie ni Tarisl^ocratie. 

Il me semble qu'il y a une autre manière de 
considérer ce sujet. D'abord il n'est pas douteux 
que la simplicité des lois civiles ne soit en elle- 
même un bien ; mais il est certain aussi que ce 
bien est beaucoup plus difficile à obtenir dans 
la société perfectionnée que dans la société com* 
mençante, parce que, à mesure que les relations 
sociales deviennent plus nombreuses et plus dé- 
licates, les. lois qui les régissent deviennent né- 
cessairement plus compliquées. 

Ensuite on observe que ces lois son| en géné- 
ral très-simples dans la monarchie: pure, où. les 

homipes.,soQt.compté3 pour rien; mais, quoique 

6. 



84 COMMENTAIRE. 

Montesquieu ne le dise pas, la même chose ar- 
me dans la démocratie, malgré le respect que 
Ton y a pour les hommes et pour leurs droits. 
Cela doit être ainsi dans les deux cas. Il ne faut 
pas aller chercher la cause de ce fait dans là 
crainte ou dans la vertu , que Ton donne pour 
principes à ces deux gouvernemens : la raison en 
est que ce sont là les deux états de la société 
encore informe.» 

Par la raison contraire, ces mêmes lois sont 
inévitablement plus compliquées dans ks di- 
verses formes d^aristocratie qui régissent toutes 
les nations civilisées. Seulement il faut remar- 
quer avec Montesquieu,' que Tarislocratie sous 
un seul chef est encore plus sujette que Tautre 
à cet inconvénient; non pas parce qu'elle a pour 
principe Vhonneur, comme on le dit, mais parce 
qu'elle exige des gradations plus multipliées 
entre les diverses classes des citoyens, dont une 
des distinctions consiste à n'être pas soumis 
^ux mêmes règles > ni jugés par les mêmes tri- 
bunaux. En effet, le même monarque peut aisé- 
ment gouverner des provinces régies par des lois 
différentes, et peut même avoir intérêt à entre- 
tenir ces semences de divisions entre ses sujets, 
afin de les contenir les uns par les autres. 

Ajoutons^ pour tenninercet article , que legou- 



LIVRE VI. 85 

Temementreprésentalif, ne pouvant au contraire 
subsister sans Tégalitë et Tunlon des citoyens, 
est de tous ceux des nations civilisées celui qui 
doit le plus désirer la. simplicité et runiformité 
des lois civiles, et qu^il doit en approcher autant 
que le permet la nature des. choses. 

A regard de la forme des jugemens, il me 
paroîl. que dans tout gouvernement, il faut que 
le souverain, soit peuple, soit monarque, soit 
sénat , ne décide jamais des intérêts des parti- 
culiers ni par lui-même, ni par ses ministres, 
ni par des commissions spéciales ; mais toujours 
par des juges établis d^avance à cet effet, et qu^il 
est désirable que ces juges jugent toujours suivant 
le texte précis de la loi. Mais il me semble que 
cette dernière condition n^empêche nullement, 
ni qu'on admette en justice Tespèce d^action 
que les jurisconsultes appellent ex bonâ fide^ ni 
que les juges rendent des espèces de jugemens 
d^équité, quand les lois, ne sont ni formelles ni 
précises. 

Pour ce qui regarde les lois criminelles , il n'y 
a pas d'organisation sociale où il ne faille qu'elles 
soient aussi simples qu'il est possible , et suivies 
littéralement dans les jugemens; mais, quant à 
la fornfe de la procédure , plus le gouvernement 
aura de respect pour les droits des hommes, 



86 COMMENTAIRE. 

plus elle sera circonspecte et fayorable à la juste 
défense de Paccusé. Ces» deux points ne peuvent 
pas faire matière à discussion. 

Il pourroit naître d'importantes questions re- 
latiicement k Fusage* des jurés, et ce seroit ici le 
moment de les traiter ; mais Montesquieu n'en 
parle pas. Je me bornerai donc à dire que cette 
institution mé paroit beaucoup plus digne d'ë- 
loges sous le rapport politique, que sous le 
rapport judiciaire , c'est-à-dire que je ne sui^ pas 
bien sûr qu'elle soit toujburs^ un mbyen très- 
efficace dé rendre les jùgëiiïëns plus justes; inais 
il me paroît*hors de douté qu'eHe est un ob- 
stacle très-puissant à la tyrannie des juges ou de 
ceux qui les nomment, et une manière certaine 
d'habituer les hommes à faire plus d'attention 
et à attacher plus d'importance aux injustices 
faites, à leurs semblables. Cette considération me 
paroît prouver que cet usage est convenable aux 
diffërens gouvernemens , à proportion qu'ils 
sont eux-mêmes plus compatibles avec Tesprit 
de liberté , l'amour de la justice et le goût gé- 
néral pour les affaires. 

C'est, au resté, un très-boii usage dans tous 
les gouvernemens , que là punition dés délits se 
poursuive par les soins dé la partie publique, et 
noii pai' l'effet d'accusations particulières. Punir 



LIVRK VI. 87 

le crime pour empêcher qu'il ne se renouvelle , 
est une vraie fonction publique. Personne ne 
doit être maître de s'en emparer, pour la faire 
servir à ses passions privées, et lui donner Tair 
d'une vengeance. 

Relativement à la sévëritë des peines , la pre7 
mière question qui se présente à résoudre, est 
de savoir si la société a jamais le droitd'dter la 
vie à un de ses membres. Montesquieu n'a pas 
jugé à propos de traiter cette question, sans 
donte parce qu'il entre dans son plan de parler 
toujours du fait et de ne jamais discuter le droit. 
Pour moi, quoique très-fidèle au plan que je 
me suis fait de le suivre scrupuleusement, je 
pense qu'il est utile de justifier ici la peine ca- 
pitale du reproche d'injustice^ que lui ont fait 
des hommes respectables par leurs lumières et 
par les motifs qui les ont dirigés. Il ne faut pas 
que cette mesure sévère et affligeante ait un ca- 
ractère odieux , tant qiy les circonstances la ren- 
dent nécessaire. J'avouerai donc que, suivant 
moi, la société a pleinement le droit d'annoncer 
d'avance qu'elle fera périr quiconque se rendra 
coupable d'un crime, dont les suites lui parois- 
sent assez funestes pour être subversives de son 
existence. C'est à ceux qui ne voudroient pas se 
soumettre aux conséquences de cette disposi- 



88 COMMENTAIRE. 

tion, à renoncer à la société qui Tadopte, ayant 
de s^étre mis dans le cas qu^on puisse la leur ap- 
pliquer; ils doivent toujours en avoir la liberté 
tout entière, et dans toute occasion, comme 
dans celle-là : sans quoi il n'y a pas un règle- 
ment de la société qui soit complètement juste, 
puisqu'il n'y en a pas un qui ait été accepté 
librement par les intéressés. Mais avec cette con- 
dition, rétablissement de la peine de mort me 
paroît tout aussi juste en lui-même, que celui 
de toute autre peine. 

Cela ne veut pas dire, au reste, que le cou- 
pable soit obligé en conscience , d'abandonner 
sa vie, parce que la loi veut sa mort, et de re- 
noncer à se défendre, parce qu'elle l'attaque. 
Ceux qui ont professé ces principes sont aussi 
exagérés dans leur sens, que ceux qui contes- 
tent à la société le droit de punir de mort, le 
sont dans le leur. Les uns et les autres ont une 
idée inexacte de la justice criminelle. Quand Je 
corps social annonce qu'il punira de telle peine 
telle action, il se déclare d'avance en état de 
guerre avec celui qui commettra cette action 
qui lui nuit. Mais le coupable n'a pas perdu 
pour cela le droit de sa défense personnelle : 
nul être animé n'en sauroit être jamais privé; 
seulement il est réduit à ses forces individuelles; 



/ 



LIYHE VI. 89 

et les forces sociales qui dans toute autre occa- 
sion Tauroient protégé , sont dans cfeUe-ci tour- 
nées conire lui. 

Il ne reste plus qu'à savoir jusqu^à quel point 
il faut employer ces forces contre le crime , 
pour le prévenir efficacement. A cet égard on 
ne peut qu^admirer la belle observation de Mon- 
tesquieu, que plus les gouvernemens sont animés 
de l'esprit de la liberté^ plus les peines y sont 
douces; et les excellentes choses qu'il dit sur 
Tinefficacité des punitions barbares ou seule- 
ment trop sévères, sur le triste effet qu^elles ont 
de multiplier les crimes au lieu de les dimi- 
nuer, parce qu^elles rendent les mœurs atroces 
et les sentimens féroces , enfin sur la nécessité 
de graduer et de proportionner les peines à 
Timportance des délits et à la tentation de les 
commettre , et surtout de faire en sorte qu^il ne 
paroisse pas possible que le coupable y échappe. 
Cest là principalement ce qui détourne du crime; 
et il ne faut jamais oublier que le seul motif rai- 
sonnable des punitions , la seule cause qui les 
rende justes, ce n^est pas de réparer le mal 
fait, ce qui est impossible; ce n^est pas de sa- 
tisfaire la haine qu'inspire le vice, ce qui ne 
seroit qu^ obéir à un sentiment aveugle; mais 
c^est uniquement d^ empêcher le mal à venir, ce 



go COMMENTAIRE. 

qui est la seule chose à la fois utile et possible. 
Cette seule réflexion fait voir combien est ab- 
surde la loi du talion, qui donne à la justice la 
marche et toute Tapparence d^une vengeance 
brutale. On est tout étonné de trouver dans 
notre célèbre auteur un chapitre exprès sur cette 
loi de sauvages , et de n'y point trouver cette re- 
marque essentielle. Il y a des momens où les 
meilleurs esprits paroissent réellement som- 
meiller. Montesquieu nous en fournit un autre 
exemple dans le chapitre suivant, où il approuve 
que des hommes innocens soient déshonorés 
pour le crime de leur père ou de leurs fils : on 
en peut dire autant du chapitre 1 8% où après ces 
mots, nos pères les Germains n^ admettaient guère 
que des peines pécuniaires ; il ajoute : ces hommes 
guerriers et libres estimoient que leur sang ne de-- 
voit être versé que les armes à la main. Il ne sV 
perçoit pas que si les sauvages de la forêt Her- 
cinie qu'il veut vanter, on ne sait pourquoi , n'a- 
voient jamais accepté de compositions pécu- 
niaires pour un assassinat, il* auroit dit avec 
bien plus de raison : Ces hommes généreux et 
fiers mettoient à si haut prix le sang de leurs 
proches, qu'ils»croyoient que le sang seul du cou- 
pable pouvoit le payer y et qu'ils auraient rougi 
d'en faire l'objet d'un honteux trafic. Ce profond 



LIVRE VI. 91 

penseur a soovent le tort, comme Tacite, de beau- 
coup irop respecter les peuples barbares et leurs 
institutions. 

Malgré ces légères fautes, on ne peut' trop 
Tadmirer. Cependant je lui reprocherai encore 
dans ce livre de ne s^étre pas prononce assez 
fortement contre Tusage de la torture et celui de 
la confiscation, que pourtant il désapprouve. A 
regard du droit de faire grâce, il est certain 
quMl est nécessaire, au moins aussi long-temps 
que durera Tusage de la peine de mort. Car tant 
que les juges seront exposés à faire une injustice 
irréparable, il faut bien qu^il y ait quelque 
moyen de s'en préserver, quand on a sujet de 
le craindre ; et cela est encore plus indispen- 
sable 5 lorsque tout le monde convient que les 
lois sont très-imparfaites. Du reste , je ne vois 
pas p ourquoi Montesquieu dit : La clémence est 
la qualité distinciive du monarque. Dam la répu- 
blique oit l'on a pour principe la vertu ^ elle est 
moins nécessaire. Je ne suis pas plus satisfait de 
ses autres réflexions sur ce sujet. Je vois seule- 
ment que dans les gouvememens où Von res- 
pecte la liberté, on doit prendre bien garde 
que l'on ne puisse y porter atteinte au moyen du 
droit de faire grâce; et que ce droit ne devienne 
un privilège d'impunité pour certaines personnes 



92 COMMENTAIRE. 

et pour certaines classes, comme cela n'arrire 
que trop souvent dans les monarchies, ainsi 
qu^Helvëtius Pobjecte avec raison à Montes- 
quieu; passons à d^autres objets. 



■■»' > it <i < < ■<"■ 



LIVRE VII, 93 



LIVRE VIL 

CONSEQUENCES DES DIFFEHENS PEINCIPES DES 
TKOIS GOUVERNEMENS PAR RAPPORT AUX LOIS 
SOMPTUAIRES, AU LUXE, ET A LA CONDITION 
DES FEMMES. 



L'effet du luxe est d'employer le travail d'une manière inatile 
et nniBible. 



J'ai regret de me trouver si souvent en oppo- 
sition avec un homme pour lequel je professe 
tant de respect. Cependant, c^estce qui m^a fait 
' prendre la plume ; et c^esC cela seul qui peut 
rendre mon travail utile. Ainsi je me résoudrai 
à ne pas fuir ce danger. 

Helvëlius reproche avec raison à Montesquieu 
de n avoir pas dit nettement ce que c^est que le 
luxe, et de n^en avoir ainsi parlé que d^une ma- 
nière vague et inexacte. Il faujt donc avant tout 
déterminer avec précision le sens de ce mot dont 
on a tant abusé. Le luxe consiste essentiellement 
dans les. dépenses non productives, quelle que 
soi td^ailleurs la nature de ces dépenses. La preuve 
que l'espèce de la dépense n'y fait rien , c'est qu'un 



94 COMMENTAIRE, 

joaillier peut employer cent mille écus à faire 
tailler des diamans et fabriquer desl)ijoux , sans 
qu^il y ait le moindre luxe de sa part. Il compte 
les revendre avec profit. Au contraire , qu^un 
homme achète une boîte ou une bague de cin- 
quante louis pour son usage , c^est pour lui une 
dépense de luxe. Un cultivateur , un maquignon , 
un roulîer , peuvent entretenir deux cents che- 
vaux sans aucun luxe ; ce sont des outils de leurs 
métiers. Qu'un homme oisif en ait deux , uni- 
quement pour se promener , c'est du luxe. Un 
entrepreneur de mines, un chef de manufacture , 
faitbâtir une pompe à feu pour son service ; c'est 
un acte d'économie. Un amateur de Jardina en 
fait construire une pour arroser ses gazons , c'est 
une dépense de luxe. Nul rie dépense plus en fa- 
çons d'habits qu'un tailleur : ce sont ceux qui 
les portent qui ont du luxe. 

Sans multiplier davantage ces exemples, on 
voit que ce qui constitue réellement les dépenses 
de luxe , c'est de n'être pas productives. Cepen- 
dant , comme on ne peut pourvoir à sts besoins 
et se procurer des jouissances que par des dé- 
pefises qui ne rentrent.pas, et comme pourtant 
il faut bien subsister et même jouir jusqu'à un 
certain point ( car en définitif c'est là le but de 
tous nos travaux , celui de la: société et de toutes 



LIVBE VII. gî) 

ses institutions), on ne regarde comme dépenses 
de luxe que les dépenses improductives, qui ne 
sont pas nécessaires ; sans quoi luxe et cansam^ 
mation deviendroient synonymes. 

Mais le nécessaire absolu n^a pas de limites 
très-fixes. Il est susceptible d^extension et de res- 
triction. Il varie suivant les climats, suivant les 
forces et suivant les âges. Il varie même suivant 
les habitudes , qui sont une seconde nature. Un 
homme sous un ciel sévère , sur un sol ingrat , 
un malade , un vieillard , ont bien plus de be- 
soins qu^un jeune Indou bien portant, qui peut 
aller presque nu , peut coucher sous un cocotier^ 
et se nourrir de ses fruits ; et, dans le même pays, 
le strict nécessaire est bien plus étendu pour 
rhomme élevé dans Taisance, qui a peu déployé 
ses forces physiques et beaucoup exercé ses fa- 
cultés iatellâctuelles, que pour son semblable 
qui a passé son enfance chez d«s parens pau- 
vres, et sa jeunesse dans Texerciced^un métier 
pénible. ' 

U y a de plus chez les peuples civilisés un né- 
cessaire de convention, qu^on a prodigieusement 
exagéré sans doute, mais qui, en lui-même, n^est 
pas entièrement fantastique, et qui est au con- 
traire fondé en jraison» Il est au fond de même 
nature que la dépense qu^un ouvriei; fait en ou- 



96 COMMENTAIRE. 

;lils de son métier ; car il tient à la profession 
qu'on exerce. Le vêtement longet cbaud , et la 
chaussure légère et peu solide d^un homme de 
cabinet, seroient un luxe et même un luxe in- 
commode pour un pâtre , un chasseur , un rou- 
lier, un artisan ; comme le seroient pour un avo- 
cat la cuirasse nécessaire à Thomme de guerre , 
ou rhabit de théâtre dont ne peut se passer un ac- 
teur. 11 faut qu'un homme qui doit recevoir beau- 
coup de personnes chez lui , parce qu'il a afffaire 
à elles et qu'il ne peut les aller chercher, soit 
mieux logé que celui qui travaille en ville. Celui 
qui par ses fonctions a besoin de connoître un 
grand nombre d'individus et de les voir parler et 
agir, doit pouvoir les réunir dans sa maison , et 
avoir par conséquent un plus grand état de dé- 
pense qu'un homme sans relations. C'est le cas 
de la plupart des fonctionnaires publics. Celui 
même qui , sans aucunes fonctions , a seulement 
la réputation de'jouir de beaucoup d'aisance et de 
grands moyens , doit donner plus de latitude à 
ses consommations , afin de ne pas passer, quel- 
que bienfaisant qu'il puisse être , pour trop par- 
cimonieux et trop attaché à ses intérêts ; car c'est 
un vrai besoin pour tout homme de jouir de la 
juste estime qui lui est due , sui^out lorsqu'il ne 
lui en coûte aucune injustice, mais seulement 



LIVRE VII. 97 

un emploi de ses facullës, moins utile que celuv 
qu^il auroit pu en £ure. Je sais jusqu^à quel point 
la vanité qui veut paroitre ce qu^elle n est pas , 
et la rapacité qui veut envahir ce qui ne lui re- 
vient pas , ont abuse souvent parmi nous de ces 
considérations pour colorer leurs excès ; mais il 
n^en est pas moins vrai que rëellemeni le néces- 
saire n'a pas de limites très-fixes , et que le luxe 
proprement dit ne commence que là où le néces- 
saire finit. 

Toutefois le caractère essentiel du luxe est de 
consister en dépenses non productives ; et cela 
seul nous montre combien est absurde.Fidée de 
ceux qui ont prétendu que Faccroissement du 
luxe pouvoit enrichir une nation : c^est comme 
si on conseilldit à un négociant d'augmenter la 
dépense de sa maison pour rendre ses affaires 
meilleures. Cette dépense peut bien être un signe, 
quoique assez équivoque , de sa richesse ; mais 
assurément elle ne sauroit en être la cause. Com- 
ment! on convient qu'il faut qu'un fabricant di- 
minue ses frais pour avoir plus de bénéfice sur 
ce qu'il produit, et on veut qu'une nation soit 
d'autant plus opulente qu'elle dépensera davan- 
tage ! cela est contradictoire. Mais , dit-on , le 
luxe Êavorise le commerce et encourage l'indus- 
trie , en animant la circulation de l'argent. Point 



98 COMMENTAIRE. 

du tout : il change cette circulation* et la rend 
moins utile ; mais il ne l'augmente pas d'un écu. 
Calculons. 

Mon bien est en fonds de terre , et j'ai par-de- 
vers moi une somme de deux cent mille francs , 
provenant de mes revenus. Certainement ce sont 
mes fermiers qui ont produit cette somme , en 
tirant du sol une masse de denrëes de pareille 
valeur, au delà de leur subsistance^ de celle de 
tous leurs ouvriers , et au delà des légitimes pro- 
fits des uns et des autres; certainement encore ce 
n'est pas par leur dépense , mais bien par leur 
économie , qu'ils ont créé cette valeur; car s'ils 
avoient consommé autant qu'ils ont produit , ils 
n'auroient pu me rien remettre. On en pour- 
roit dire autant, si cette somme me venoit de 
mon travail dans le commerce , dans les manu- 
factures, ou dans tout autre état utile de la so- 
ciété ; car si j'avois tout dépensé à mesure de 
mes gains, je n'aurois rien de reste. Mais enfin 
j'ai cette somme. 

. Maintenant je l'emploie en dépenses inutiles 
et uniquement pour ma propre consommAtion. 
Je l'ai éparpillée ; elle est passée en diverses 
mains qui ont travaillé pour moi; différentes 
personnes en ont été sustentées , et voilà tout ; 
car leur travail est perdu. U n'en reste rien, il 



LIVEE YII. 99 

n^a produit qoe ma satisfaction passagère , comme 
si ces personnes sVtoient toutes employées à 
me donner un feu d^artifice ou un autre spec- 
tacle. Si au contraire j^avois empk>yë cette va- 
leur en choses utiles , elle seroit ëparpillee de 
même : le même nombre d^ hommes en auroient 
vécu; mais leur. travail seroit suivi d^une utilité 
qui resteroiL Des améliorations de terres assure- 
raient un revenu futur plus considérable : une 
maison bâtie produiroit un loyer; un chemin 
fait, un pont construit, donneroient une plus 
grande valeur à certains terrains , rendroient pra- 
ticables des relations commerciales, impossibles 
auparavant; et il en résulteroit mon avantage par 
une juste rétribution, ou celui du public par ma 
générosité. Des marchandises , achetées ou fa- 
briquées , non pas pour consommer , mais pour 
revendre ou pour donner à des indigens , me 
rentreroient avec profit, ou seroientun secours 
pour beaucoup d^lndividus que la misère auroit 
détruits. Voilà la comparaison exacte des deux 
manières de dépenser. 

Si Ton suppose qu^au lieu d^employer mon 
argent de Tune ou de l'autre de ces manières , 
je Tai prêté, la question n'est que reculée et 
point changée. Il s'agit de savoir quel usage fait 
de la somme celui à qui je l'ai prêtée, et quel 

7- 



100 COMMENTAIRE. 

usage je fiaîs moi-même de l'intërét qu'il m'en 
paie. Suivant ce qu'il sera, il produira un des 
deux effets que nous venons de développer. Il 
en est exacteflient de même si, avec mes deux 
cent mille francs, j'achète de nouveaux fonds 
dont je percevrai le revenu. 

Si enfin l'on suppose que , sans employer ni 
prêter mon argent, je l'enterre , c'est le seul cas 
où l'on puisse soutenir qu'il vaudroit mieux que 
je l'eusse dépense , même mal ; car du moins 
quelqu'un en auroit profite. Mais sur ce point 
j'observe, i® que ce n'est pas là un système de 
conduite, mais une vraie manie ; que celte ma- 
nie est rare , parce qu'elle est trop visiblement 
nuisible à celui qui en est saisi ; qu'elle est tou- 
jours trop rare pour influer sensiblement sur 
la masse générale des richesses , et que même 
elle est encore plus rare dans les pays où règne 
l'esprit d'économie ; que dans ceux où domine 
le goût du luxe , parce qu'on y connoît mieux 
l'utilité des capitaux et la manière de s'en servir. 

a" Je remarquerai que celte folie , si peu im- 
portante qu'elle ne mérileroit pas de nous oc- 
cuper, est encore en elle-même moins nuisible 
qu'on ne le croit; car ce ne sont pas des den- 
rées qu'on peut enterrer, ce ne sont que des mé- 
taux précieux que l'on enfouit. Ainsi les mar- 



LIVKE VII. loi 

efaandises qui les ont procures onl été liyrëes à 
la consommation , et ont rempli leur destination. 
Ce ne sont donc que les métaux qui sont sous* 
traits à Futilité générale ; et s^il étoit possible que 
la quantité en fut notable , il arriveroit seulement 
que chaque portion de ceux qui restent en cir^ 
culation , en auroit plus de valeur , représenteroit 
plus de marchandises et de travail, et que par 
conséquent le service se feroit de même. S'il en 
résultoit quelque inconvénient, ce seroit tout au 
plus pour le commerce étranger , parce que l'é- 
tranger pourroit , à très-bon marché , s'emparer 
des productions du pays'; encore en seroit-on 
bien plus que dédommagé par l'avantage que les 
manufactures nationales auroient sur les siennes, 
de pouvoir fournir à plus bas prix; ce qui , comme 
Ton sait, est la plus grande de toutes les supé- 
riorités. C'est cette ' supériorité que les nations 
riches en métaux ne peuvent balancer que par 
un bien plus grand talent de fabrication et de 
spéculation ; talent qui en effet est souvent leur 
partage , non pas parce qu'elles sont riches , mais 
parce que dès long-temps il existe chez elles , et 
que c'est lui qui les a enrichies. Mais c'est suivre 
trop loin les conséquences d'une chose qui ne 
peut arriver. 

Je me crois donc en droit de conclure que , 



102 COMMENTAIRE. 

SOUS le rapport économique , le luxe est toujours 
un mal, une cause continuelle de misère et de' 
foiblesse. Sonyéritable effet est de détruire in- 
cessamment, par la trop grande consommation 
des uns, le produit du travail et de Tindustrie 
des autres ; et cet effet est si énorme , quoiqu'on 
Tait souvent méconnu, que, dès qu'il cesse' un 
moment dans un pays oii il y a un peu d'activité , 
on y voit tout de suite un accroissement de ri- 
ch<îsses et de forces tout-à-fait prodigieux. 

Ce que la raison nous démontre à cet égard , 
l'histoire nous le prouve par les faits. Quand la 
Hollande a-t-elle été capable d'efforts vraiment 
incroyables? C'est quand ses amiraux vivoient 
coipme ses matelots, quand tous les bras de ses 
citoyens étoient employés à enrichir l'état ou à 
le défendre , et que personne ne s'occupoit à faire 
croître des tulipes et à payer des tableaux. Tous 
les événemens politiques et commerciaux sub- 
séquens se sont réunis pour la faire déchoir ; 
elle a conservé Tesprit jd'économie , elle a en- 
. core des richesses considérables dans un pays où 
tout autre peuple vivroit à peine. Faites d'Am- 
sterdam la résidence d'une cour galante et magni- 
fique ; changez ses vaisseaux en habits brodés y 
et ses magasins en salles de bal , et vous verrez 
si dans très^peu d'années il lui restera seule- 



LIVRE VII. 100 

ment de quoi se défendre contre les irruptions 
de la mer. Quand TAngleterre , malgré tous ses 
malheurs et ses fautes , a-t-elle pris un dévelop- 
pement prodigieux? Est-ce sous Gromwell ou 
sous Charles II ? Je sais que les causes morales 
ont bien plus de puissance que les calculs éco- 
nomiques ; mais je dis que ces causes morales 
n^augmentent toutes les ressources, que lors* 
qu^elles dirigent tous les efforts Ters des objets 
solides ; ce qui fait que les moyens ne manquent 
ni à IMtat, ni aux particuliers , pour les grandes 
choses y parce qu^ils ne les ont pas employés en 
futilités. 

Pourquoi l«s États-Unis de l'Amérique voient- 
ils doubler tous les vingt-cinq ans leur culture , 
leur industrie , leur commerce , leurs richesses 
et leur population ? C'est parce qu'ils produisent 
plus qu'ils ne consomment. Us sont dans une 
position favorable, j'en conviens; ils produisent 
prodigieusement ; mais enfin , s'ils consommoient 
encore davantage , ils s*appauvriroient , langui- 
roient, seroient misérables comme les Espa- 
gnols ; malgré tous leurs avantages. 

Enfin , prenons im dernier exemple bien plus 
frappant encore. La France , sous son ancien gou* 
vernement , n'étoit certainement pas aussi misé- 
rable que les Français mêmes se sont plu à le 



104 COMMENTAIRE. 

dire; mais elle n^ëtoit pas florissante. Sa popu- 
lation et son agriculture étoient, non pas dans 
un état rétrograde , mais stationnaire ; ou bien , 
si elles avoient fait quelques progrès, ils étoient 
moindres que ceux de plusieurs nations voisines, 
et par conséquent nVtoient pas proportionnés 
aux progrès des lumières du siècle. Elle étoit 
obérée ; elle n^avoit aucun crédit ; elle manquoit 
toujours de fonds pour les dépenses utiles ; elle 
se sentoit incapable de supporter les frais ordi- 
naires de son gouvernement , et encore plus de 
{aire aucun gtand effort à Textérieur. £n un mot, 
malgré Tesprit, le nombre et Tactivité de ses ha- 
bitans , la richesse et Tétendue de son sol , et les 
bienfaits d^uné assez longue paix , elle tenoit avec 
peine son rang parmi les nations rivales; elle 
étoit peu considérée et nullement redoutée au 
dehors. 

La révolution est venue, et la France a souf- 
fert tous les maux imaginables. Elle a été déchi- 
rée par des guerres atroces , civiles et étrangères. 
Plusieurs de ses provinces ont été dévastées et 
beaucoup de villes réduites en cendres. Toutes 
ont été pillées par ks brigands et par les four- 
nisseurs des troupes. .Son commerce extérieur a 
été anéanti ; ses flottes ont été totalement dé- 
truites , quioique souvent renouvelées ; ses co- 



LIVKE VII. 10i> 

kmies , qu^on croyoit si nécessaires à sa pros- 
périté, ont été abîmées; et, qui pis est, elle a 
perdu tous les hommes et tous les trésors qu^elle 
a prodigués pour les subjuguer. Son numéraire 
a été presque tout exporté , tant par Tefifet de Té- 
migration que par celui du papier-monnoie. Elle 
a entretenu quatorze armées dans un temps de 
famine ; et au milieu de tout cela , il est notoire 
que sa population et son agriculture se sont aug- 
mentées considérablement en très-peu d^années ; 
et actuellement ( en 1 806 ) , sans que rien soit 
encore amélioré pour elle du cdté de la mer et 
du commerce étranger, auquel on attache com- 
munément une si grande importance , sans qu^elle 
ait eu un seul instant de paix pour se reposer , 
elle supporte des taxes fDormes, elle ùit des 
dépenses immenses en travaux publics ; elle suffit 
à tout sans emprunts , et elle a une puissance co- 
lossale à laquelle rien ne peut résister sur le coA- 
tinent de TEurope , et qui subjugueroit toulTuni- 
▼ers sans la marine anglaise. Qu'est-il donc arrivé 
dans ce pays , qui ait pu produire ces inconce- 
vables effets ? Une seule circonstance changée. 

Dans Tancien ordre de choses , la plus grande 
partie d^s travaux utiles des habitans de la France 
étoit employée chaque année à produire les ri- 
chesses qui formoient les immenses revenus de 



106 COMMENTAIRE. 

la cour et de toule la classe opulente de la so- 
ciété ; et ces revenus et oient presque entièrement 
consumés en dépenses de luxe, c'est-à-dire à 
solder une masse énorme de population , dont 
tout le travail ne produisoit absolument rien que 
les jouissances de quelques hommes. En un mo^ 
ment , la presque totalité de ces revenus est pas- 
sée, partie dans les mains du nouveau gouverne- 
ment, et partie dans celles de la classe laborieuse. 
Elle a alimenté de même tous ceux qui en tiroient 
leur subsistance ; mais leur travail a été applique à 
des choses nécessaires ou utiles, et il a suffi pour 
défendre Tétat au dehors et accroître ses pro- 
ductions au dedans (i). 

Doit-on en être surpris , quand on songe qu'il 
y a eu Jin temps asse^^long où , par Teffet même 
de la commotion et de la détresse générale , on 
auroit à peine trouvé en France un seul citoyen 
otsif ou occupé de travaux inutiles. Ceux qui iai-« 
soient des carrosses , ont fait des affûts de ca- 
nons; ceux qui faisoient des broderies et des 
dentelles , ont fait de gros draps et de grosses 
toiles ; ceux qui omoient des boudoirs , ont bâti 

(i) La seule suppression des droits féodaux et des dîmes, partie 
au profit des cultivateurs, partie à celui de l'état, a suffi aux uni 
pour accroître beaucoup leur industrie , à l'autre , pour asseoir uoe 
masse énorme d'impôts nouveaux ; et ce n*étoit là qu'une foible por- 
tion des revenus de la classe consommatrice sans utilité. 



LIVRE Vil. 107 

des granges et défriche des terres, et même ceux ^ 
qui }oaissoient en paix de toutes ces inutilités , 
ont été forcés, pour subsister, de rendre des 
services dont on avoit. besoin* C'est là le secret 
des ressources prodigieuses que trouve toujours 
un corps de nation dans ces grandes crises. On 
met à profit alors tout ce qu'on laissoit perdre 
de forces, sans s'en apercevoir, dans les temps 
ordinaires ; et l'on est effrayé de voir combien 
cela étoit considérable. C'est là le fond de tout 
ce qu'il y a de vrai dans les déclamations de col- 
lège sur la frugalité, la sobriété, l'horreur du 
faste , et toutes ces vertus démocratiques des na* 
tions pauvres et agrestes que l'on nous vante si 
ridiculement , sans en comprendre ni la cause 
ni Teffet. Ce n'est pas parce qu'elles sont pauvres 
et ignorantes que ces nations sont fortes ; c'est 
parce que rien n'est perdu du peu de forces 
qu^elles ont , et qu'un homme qui a cent francs 
et les emploie bien, a plus de moyens qu'un 
homme qui en a mille et les perd au ^jeu. Mais 
faites qu'il en soit de même chez une nation 
riche et éclairée, et vous verrez le même déve- 
loppement de forces que vous avez vu dans la 
nation française , et qui est bien supérieur à tout 
ce qu^a jamais fait la république romaine ; car il 
a renversé des obstacles bien plus puissans. Que 



108 COMMENTAIRE. 

l'Allemagne, par exemple, laisse seulement pen- 
dant quatre ans dans les mains de la classe labo- 
rieuse et frugale , les revenus qui servent au faste 
de toutes ses petites cours et de ses riches ab- 
bayes ; et vous verrez si elle sera une nation forte 
et redoutable. Au contraire, supposez que l'on 
rétablisse entièrement en France l'ancien cours 
des choses , vous y verrez incessamment renaître , 
malgré son grand accroissement de territoire , 
la langueur au milieu des ressources , la misère 
au milieu des richesses , la foiblesse au milieu 
de tous les moyens de force. 

On me répétera que j'assigne à la seule distri- 
bution du travail et des richesses, le résultat 
d'une foule de causes morales de la plus grande 
énergie. Encore une fois je ne nie point l'exis- 
tence de ces causes ; je la reconnois comme tout 
le monde, mais de plus j'en explique l'effet. Je 
conviens que l'enthousiasme de la liberté inté- 
rieure et de l'indépendance extérieure, et l'indi- 
gnation contre une 'oppression injuste et une 
agression plus injuste encore , ont pu seules 
opérer en France ces grands renversemens ; mais 
je soutiens que ces grands renversemens n'ont 
fourni à ces passions tant de moyens de si^ccès, 
malgré les erreurs et les horreurs auxquelles leur 
violence les a entraînées, que parce qu'ils ont 



lilVKE VII. 109 

produit un meilleur emploi de toutes les forces. 
Tout le bien des sociétés humaines est dans la bonne 
application du travail ; tout le mal dans sa déper^ 
dition. Ce qui, au reste , ne veut dire autre chose , 
si ce n'est que quand on s^occupe de pourvoir à 
ses besoins , ils sont satisfaits ; et que quand on 
perd son temps, on souffre. On est honteux de 
devoir prouver une véritë si palpable; mais il faut 
se rappeler que Tétenduede ses conséquences est 
surpiC^n^inte. 

On pourroit faire un ouvrage tout entier sur 
le luxe , et il seroit très-utile ; car ce sujet n^a ja- 
mais été bien traité. On roontreroit que le luxe , 
c^est-à^dire le goût des dépenses superflues , 
estfjusqu^à un certain point, Teffet du penchant 
naturel à Fhomme pour se prcrcurer incessam- 
ment des jouissances nouvelles, dès qu^il en a 
les moyens , et de la puissance de Thabitude qui 
lui rend nécessaire le bien-élre dont il a joui , 
même alors quHl lui devient onéreux de conti- 
nuer à se le procurer ; que , par conséquent , le 
luxe est une suite inévitable de Tindustrie, dont 
pourtant il arrête les progrès , et de la richesse, 
qu^il tend à détruire ; et que c'est pour cela aussi 
que quand une nation est déchue de son ancienne 
grandeur, soit par Teffet du luxe, spit par toute 
autre cause , il y survit à la prospérité qui Ta fait 



110 COMMENTAIRE. 

naître, et en rend le retour impossible, à moins 
que quelque secousse violente et dirigée vers ce 
but, ne produise une régénération brusque et 
complète. Il en est de même des particuliers. 

Il faudroit faire voir , d'après ces données, que 
dans la situation opposée , quand une nation 
prend pour la première fois son rang parmi les 
peuples civilisés, il faut, pour que le succès de 
ses efforts soit complet, que les progrès de son 
industrie et de ses lumières soient beaucoup 
plus rapides que ceux de son luxe. C'est peut- 
être principalement a cette circonstance qu'on 
doit attribuer le grand essor qu'a pris la monar* 
chie prussienne sous son second et son troisième 
roi ; exemple qui doit un peu embarrasser ceux 
qui prétendent ^u^ le luxe est si nécessaire à la 
prospérité des monarchies. C'est cette même cir- . 
constance, qui me paroît assurer la durée de la 
félicité des Etats-Unis ; et l'on peut craindre que 
la jouissance incomplète de cet avantage ne rende 
difficiles et imparfaites la vraie prospérité et la 
vraie civilisation de la Russie. 

Il faudroit dire quelles sont les espèces de luxe 
les plus nuisibles ; on pourroit considérer la mal- 
adresse dans les fabriques, comme un grand luxe; 
car elle entraîne une grande perte de temps et 
de travail. Il faudroit surtout expliquer comment 



LIVRE VII. 111 

les grandes fortunes sont la principale et la pres- 
que unique source du luxe proprement dit ; car 
à peine seroit*il possible^ s'il n'en existoit que 
de médiocres. L'oisiveté même, dans ce cas, ne 
pourroit guère avoir lieu. Or, c'est une espèce 
de luxe , puisque , si elle n'est pas un emploi sté- 
rile du travail, elle en est la suppression ( i ). Les 
branches d'industrie qui peuvent produire rapi- 
dement des richesses immenses , portent donc 
avec elles un inconvénient qui contre^balance 
fortement leurs avantages. Ce ne sont pas celles- 
là que Ton doit désirer de voir se développer les 
premières dans une nation naissante. De ce genre 
)estle commerce maritime. L'agriculture au con- 
traire est bien préférable ; ses produits sont lents 
et bornés. L'industrie proprement dite , celle des 
fabriques, est encore sans danger et très-utile. 
Ses profits ne sont pas excessifs ; ses succès sont 
difficiles à obtenir et à perpétuer, ils exigent 

(i) Les seuls oisifs qu'on deyroit voir sans improbation sont ceux 
qui se livrent à l'étude , et surtout h l'étude de Thomme : et ce sont 
les seuls qu'on persécute. II y a raison pour cela. Ils font voir com- 
bien les autres sont nuisibles, et ils ne sont pas ici plus forts (a). 

(à) A |»arler sérieusement , les hommes studieux sont loio d'être des oisifs. Ce 
sont des producteurs d'utilité, et^ la plus gvande des utilités, la vérité. La 
note esi une plaisanterie ; et Ton voit qu'elle a été faite dans un temps où Ton 
afiecloit de jeter une grande défaveur, et méoie , s'il étoit possible , un grand 
ridicule sur ceux qui s'occupoient de l'étude de nos facultés intellectuelles. C'est 
pour cela que je la laisse subsister. 



lia COHEITTAimS. 

braocoop de ccHnioissaiiccs et des 
■lables , et ont des conséquences li é s h e m e ii ges. 
Lai bonne CJincaiîon des objets de première né- 
cessité est surtout désirable. Ce n'est pas qne les 
mannfiictiires d'objets de luxe ne puissent aussi 
être tf è s -ai antageoses à en pays : mais c^est quand 
leors produits sont comme lareli^on de la cfmr 
de Rome, dont on dit qu'elle est pour elle nne 
■Mvcbandise d^exportation et non pas de cou- 
smomation ; et il est toujours à craindre de 
s^enivrcr de la liqneor qu'on p répa re pour les 
antres. Tontes ces cboses et beaucoup d^antres 
derroient être déreli^ipées dans Fourrage «kmt 
il s^agit; mais elles ne. sont pas de mon siqel. Je 
ne dcTois pas £ûre l'bistoire du bixe; je dcTois 
dire seulement ce qu*il est , et quelle est S€M1 in- 
flnence sur la rîcbesse des natimis. Je crois Ta- 
▼oirCût. 

Le luxe est donc un grand mal sous le rap- 
port économique (i] : c*en est un plus grand en- 

(i^ Je cnMB cette i 
je m'ai p« Fctahlir ^Éls 

piiaii^f I de f i ui»<imm poLtift , ■■ 4^ cpittci par <nwii dî- 

mtm plas qae celles ^'3» leacaafcrewHÉl éast la snie de ce < 
taite à pnafM» des Enc* o« ] 





LIVRE VII. IIJ 

core sous le point de vue moral , qui est toujours 
le plus important de tous, quand il s'agit des in- 
térêts des hommes. Le goût des dépenses super- 
flues , dont la principale source est la vanité , la 
nourrit et Texaspère. Il rend Tesprit frivole et 
nuit à sa justesse. Il produit dans la conduite le 
dérèglement qui engendre beaucoup de vices, 
de désordres et de troubles dans les familles. Il 
conduit aisément les femmes à la dépravation, 
les hommes à Favidité , les uns et les autres au 
manque de délicatesse et de probité, et à Toubli 
de tous les sentimens généreux 'et tendres. En 
un mot, il énerve les âmes en rapetissant les 
esprits; et il produit ces tristes effets, non-seu- 
lement sur ceux qui en jouissent, mais encore 
sur tous ceux qui y servent ou qui Tadmirent. 

Malgré ces funestes conséquences , on doit ac- 
corder à Montesquieu , que le luxe est singuliè- 
rement propre aux monarchies, c^est-à-dire aux 
aristocraties sous uo seul chef, et qu'il est né-- 

da commerce , de la monùoie et d'autres objets^d'économie poli- 
tique. 

S'il en étoit ainsi , je prie instamment ces juges avant de me con- 
damner, de recourir au traité d'économie politique qui compose le 
quatrième Tolume de mes Élémens d'idéolo^e, traité dont ce com- 
mentaire n'a été qae la préparation et dans lequel tous ces objets sont 
exposés méthodiquement. Je me flatte que là on trouveroit la solu- 
tion entière de tous les doutes et la pleine justification de tout ce 
que j'avance ici. 

Ym. 8 



Il4 COMMENTAIRE. 

cessaire dans ces gouvememens. Ce n'est point , 
comme il lé dit , afin d'animer la circulation , et 
pour que la classe pauvre ait psyrt aux richesses 
de la classe opulente. Nous avons tu que de 
quelque manière que celle*ci emploie ses re- 
venus, ils foiu'nissent toujours la même quantité 
de salaires : toute la différence est qu'elle paie 
des travaux inutiles, au lieu de payer des tra- 
vaux utiles ; et, si elle porte les dépenses de luxe 
jusqu à hypothéquer ou aliéner sea fonds , la 
circulation n'en est point augmentée , parce que 
celui qui lui fournit son argent l'auroit employé 
autrement : mais cela va directement contre les 
principes établis dans les livres précédens par 
Montesquieu lui-même, qui fait avec raison de la 
perpétuité du lustre des. familles nobles, la con- 
dition nécessaire de la durée des monarchies. 

Si donc le monarque , comme il faut en con- 
venir, a intérêt à encourager et à favoriser le 
luxe 9 c'est parce qu'il a besoin d'exciter puis- 
samment la vanité , d'inspirer beaucoup de res- 
pect pour tout ce qui brille , de rendre les es* 
prits firivoles et légers pour les éloigner des af- 
faires, de fomenter des sentiméns de rivalité 
entre les diverses classes de la société , de faire 
incessamment sentir à tous le besoin d'argent , 
et de ruiner ceux de ses sujets qui pourroient de- 



LIVftE VII. Il5 

venir solidement puissans par Texcès de leurs 
richesses. Sans doale il lui en coûte fréquem- 
ment des sacrifices pécuniaires pmir réparer le 
désordre des aflEaiires de ces familles illustrées 
qu'il a besoin de soutenir; mais arec le pouvoir 
qu'elles lui conservent, il a le moyen de se pro« 
curer de plus grandes ressources encore aux 
dépens des autres. Telle est la marche propre à 
la monarchie, comme nous Tavons âéjk vu. 
Ajoutons seulement que, par les raisons con- 
traires, le gouvernement représentatif, dont nous 
avons aussi expliqué la nature et les principes , ' 
n'a nu) motif de £ivoriser la foiblesse, naturelle 
à l'homme , de se livrer à des dépenses super- 
flues; qu'il a des intérêts tout opposés, et que, 
par conséquent, il n'est jamais obligé de sacrifier 
une partie des forces de la société , pour réussir 
à la régir tvanquillement.il n'est pas nécessaire 
d^entrer dans plus de détails sur ce sujet. 

Mais les gouvememens qui ont intérêt à s'op* 
poser aux progrès du luxe , doivent-ils avoir re- 
cours aux lois somptuaires? Je ne répéterai pas 
ici que les lois somptuaires sont toujours un 
abus d'autorité, une atteinte à la propriété, et 
qu'elles n'atteignent jamais le but qu'ellesi se 
proposent. Je dirai seulement qu'elles sont inu-» 
tiks , quand l'esprit de vanité n'est pas inces-» 



Il6 COMMENTAIRE. 

samment excite par toutes les institutions; quand 
la misère etTignorance de la basse classe ne sont 
pas assez grandes pour qu^elle ait une admira- 
tion stupide pour le faste ; quand les moyens de 
faire des fortunes rapides et excessives sont ra- 
res ; quand ces fortunes se dispersent prompte- 
ment par Fégalité des partages dans les succes- 
sions ; quand enfin tout imprime aux esprits une 
autre direction et le goût des yraies jouissan- 
ces; quand, en un mot, la société est bien or- 
donnée. 

Yoilà les vrais moyens de combattre le luxe ; 
toutes les autres mesures ne sont que des expë- 
diens misérables. Je ne reviens point de mon 
étonnement de ce qu'un bomme comme Mon- 
tesquieu ait porté le goût de ces expédiens au 
point que , pour concilier la prétendue modéra-- 
tion dont il fait le principe de son aristocratie , 
avec ce qu'il croit les intérêts du peuple, il ap- 
prouve qu'à Venise les nobles se ùssent voler 
leurs trésors par des courtisanes, et que dans 
les républiques grecques, les plus riches citoyens 
les employassent en fêtes et en spectacles ; et 
qu'enfin il arrive à trouver que les lois somp- 
tuaires sont bonnes à la Chine, parce que les 
femmes y sont fécondes. Heureusement il en 
conclut aussi qu'il fitut détruire les moines ; con- 



LIVRE VII. 117 

séquence qui, pour être bonne, ne tient pas trop 
au principe dont elle sort. 

A regard des femmes, elles sont des bétes de 
somme chez les sauvages, des animaux de mé- 
nagerie chez les barbares, alternativement des- 
potes et victimes chez les peuples livrés à la va- 
nité et à la frivolité. Ce n^est que dans les pays 
où régnent la liberté et la raison , qu^elles sont 
les heureuses compagnes d^un ami de leur 
choix, et les mères respectées d'une famille 
tendre , élevée par leurs soins. 

Ni les mariages samnites (ou sunnites ) (1), 
ni les danses de Sparte ne produisent un pareil 
effet. Il est inconcevable qu'on ait été tant de 
temps, avant de sentir l'énorme ridicule de ces 
niaiseries, et toute Fhorreur du tribunal domes- 
tique des Romains. Les femmes ne sont faites 
ni pour dominer, ni pour servir, non plus que 
les hommes. Ce ne sont point là des sources 
de bonheur et de vertu; et l'on peut affirmer 
qu'elles n^ont produit nulle part ni l'un ni 
l'autre. 

(1) Voltaire a remarqué, dans ion commentaire sur l'Esprit des 
i^i* , que l'histoire de ces sinj^liers mariages est tirée de Stoùic, et 
qae Stobéa parle des Sunnites , peuple de Scythie , et non pas de !^ 
Samnites. Au reste, cela est fort indifférent. 



WH COMMENTAIRE. 



LIVRE VIIL 

DE IiA COaaUÏ^TIOlf DES PRINCIPES DES TROIS 
GOUYERNEMENS. 

L'étendue convenable k nn état est d'avoir une force snflUante 

avec les meilleores limiteB possibleSé 
La mer est la meilleure de tontes* 

Aucun livre de V Esprit des Lois ne prouve 
mieux que celui-ci , combien est vicieuse la clas- 
sification des gouvememens qu^a adoptëe Mon- 
tesquieu , et combien niiit à la profondeur et à 
retendue de ses idées Tusage qu^Il a &it de 
cette classification systématique , en adaptant ex- 
clusivement à chacun de ces gouvernemens un 
sentiment qui se trouve plus ou moins dans 
tous, dont il fait le principe, unique de chacun 
d'eux, et dont il tire, pour ainsi dire par force, 
la raison de tout ce qu'ils font et de tout ce qui 
leur arrive. 

En effet, dans ce livre huitième, la première 
chose dont on est firappë, cVst qu'en n'annou- 
çant que trois espèces de gouvememens, il com- 
mence par en distinguer quatre, qui sont en 



LIVRE VIII. 119 

très-diffërens , et il finit par en réunir deux 
le nom de républicain , qui n^ont réellement 
: ressemblance sous le rapport dont il est 
tien , celui de Tétendiie du territoire, 
isuite, vu qu^aucune institution humaine 
: exempte de défiaiuts, on s^attead qn^ilva 
& dire quels sont les vices inhérens et pro» 

à chacune des formes sociales , et nous en- 
ner les moyens de les combaUre. Point du 

: en vertu de son arrangement systématique 
î tient dans les abstractions ; il n^est point 
stion encore des gouvernemens , il ne s^agit 

de leurs principes. Et que nous apprend-il 
tivement à ces principes P le Toici : 
éC prinàfe de la démocratie, dit-il, $e corrompt , 
-seulement lorâqu'on perd l'esprit d'égalité, 
Is encore lorsque chacun veut être égal à ceux 
il choisit pour lui commander: et il explique 
te seconde idée par beaucoup d^exemples et 

raisonnemens. Mais , toute juste quVUe est, 
-elle quelque rapport particulier arec la Tertu 
oaocratique qu^l a caractérisée ailleurs, l'ab» 
cation de soi-même, plus qu^avec tout autre 
Incipe politique ?£st^il une société quelconque 
i puisse subsister, quand tout le monde veut 
mmander, et que personne ne veut obéir? 
Sur Faristocratie , il nous dit qu^elle se cor- 



120 COMMENTAIRE. 

rompt, lorsque le pouvoir des nobles devient arbi^ 
traire et quils n'observent pas les lois. Sans doute 
ces excès sont contraires à la modération, pré- 
tendu principe de ce gouTemement. Mais quel 
est celui dont le principe ne se corrompe pas , 
ou plutôt qui n^est pas dëjà corrompu dans le 
principe et dans le fait, quand il devient arbi- 
traire et quand les lois n'y sont pas observées ? 

Aussi Tarticle de la monarchie est-il à peu 
près le même que celui-ci en d'autres termes. 
On y trouve que le principe de la monarchie se 
corrompt, quand le prince détruit les préroga- 
tives des corps ou les privilèges des villes , quand 
il ôte aux uns leurs fonctions naturelles pour les 
donner arbitrairement à d'autres, quand il est 
plus amoureux de ses fantaisies que de ses vo- 
lontés, quand il devient cruel, quand on peut 
être à la fois couvert d'infamie et de dignités. 
Certainement de tels désordres sont pernicieux ; 
mais il n'y en a aucun , excepté le dernier , qui 
ait un rapport direct avec V honneur, et il est par- 
tout aussi fâcheux et aussi révoltant que dans la 
monarchie. 

A l'égard du gouvernement despotique , on 
nous dit : Les autres gouvernemens périssent parce 
que des accidens particuliers en violent le principe : 
celui-ci périt par son vice intérieur, lorsque quel- 



LIVRE VIII. lai 

ques causes accidentelles n*empechent point son 
PRINCIPE de se corrompre; c'est-à-dire, qu'il ne 
se maintient que quand quelque circonstance le 
force à suivre quelque ordre et à souffrir quelque 
règle. Je croîs cela vrai. Il me paroît très-sur que 
le gouyemement despotique, non plus qu'un 
autre, ne peut subsister s'il ne s'y établit une 
sorte d'ordre. Mais il faut convenir qu'il est sin- 
gulier d'appeler corruption de la crainte, Y élSi" 
blissement d'un ordre quelconque. D'ailleurs, 
je le demande de nouveau, qu'est-ce que tout 
cela nous apprend ? 

Je crois pouvoir conclure de ces citations, 
qu'il y a peu de lumières à tirer des réflexions 
que suggère à Montesquieu la manière dont 
s'affoiblissent et se détruisent, suivant lui, ses 
trois ou quatre prétendus principes de gouver- 
nement. Je ne m'y arrêterai donc pas davantage; 
mais je prendrai la liberté de combattre ou du 
moins de discuter une assertion qui est la suite 
de toutes ces idées. Il prétend que la propriété 
naturelle, des petite états est d* être gouvernés enré» 
publique; celle des médiocres, d'être soumis à un 
monarque; celle des grands empires^ d'être do- 
minés par un despote : que, pour conserver les prin- 
cipes du gouvernement établi, il faut maintenir 
l'état dans la grandeur qu'il avoit déjà; et que 



1.22 COMMENTAIRE. 

cet état changera d'esprit ^ à mesure qu'on rétré^ 
cira ou qu'on étendra ses limites. Je crois cette 
décision sujette à beaucoup de difficultés. 

Premièrement, je répéterai une observation 
que j'ai déjà faite souvent. Le mot république est 
ici fort équivoque. Il s'applique également à deux 
gouvememens qui n'ont rien de commun entre 
eux., que de n'avoir pas un chef unique, et qui 
dfffî>rent beaucoup pour l'objet dont il s'agit. 
La démocratie ne peut certainement avoir lieu 
que dans un très-petit espace , ou que dans l'en- 
ceinlte d'une seule ville; et même, à la rigueur, 
elle est absolument impossible partout un peu 
de temps de suite^Comme nous l'avons déjà dit , 
c'est Tenfance de la société. Mais pour l'aristo- 
cratie sous plusieurs chefs , nommée république, 
il me; semble que rien ne l'empêche de gouverner 
un vaste territoire , comme l'aristocratie sous un 
seul chef, nommée monarchie. La république ro^ 
maiiae est une grande preuve que cela est très* 
pos«sible. 

A l'égard du gouvernement despotique ( la 
moioarchie pure ), je ne conçois pas comment 
Montesquieu peut -avancer ( chap. 19 ) qu'il est 
nécessaire pour bien régir un grand empire, 
après avoir dit précédemment que c'est toujours 
un gouvernement abominable; ni comment il 



LI^VEE VIII. ia3 

end ici qn^il £iut conserver à ce raste em* 
son étendue, pour conserrer le principe de 
;ouvemement, après avoir dit aussi précë- 
ment que ce gouvernement ne peut subsister 
!n renonçant à son principe. Tout cela est 
tradictoire (i). 

e dernier aveu m^autorise à renouveler mon 
rtion , que le despotisme est , comme la de- 
:ratie , un état de la société encore informe , 
ue ces deux mauvais ordres de choses, tous 
X impossibles à la longue , ne méritent pas 
lous occuper. Reste donc seulement Taristo- 
ie sous plusieurs chefs , et Taristocratie sous 
seul , ou la monarchie , qui toutes deux peu- 
t également avoir lieu dans tous les états , 
uis le plus petit jusqu^au plus grand; avec 
e différence cependant, que la dernière, outre 
frais et les sacrifices que coûtent à la nation 
Ltretien et les prérogatives des classes dis- 
yuées et des corps privilégiés , exige encore 
gouvernés toutes les dépenses qu^entraîne 
:essairement Texistence d^une cour. £n sorte 
t réellement il faut , pour y suffire , qu'un état 
un certain degré d^étendue ou du moins de 

) Je crois qoeTon peut dire seulement, que tout état excès- 
ment étendu ne peut manquer de tomber sous le joug du des- 
sme , ou de se dlYiser. 



124 COMMENTAIRE. 

richesse. Il ne s^agit là ni d'honneur , ni de mo- 
dération, ni d'aucune autre idée fantastique 
prise aii)itrairement pour servir de réponse à 
tout 9 mais de calcul et de possibilité. Un roi ne 
sauroit subsister aux dépens d'un petit nombre 
d'hommes peu industrieux, et par conséquent 
peu riches; car, comme dit le bon et profond 
la Fontaine , il ne vit pas de peu. Il y a plus de 
philosophie et de saine politique dans ces quatre 
mots que dans beaucoup de systèmes. 

J'ajouterai que le gouvernement représentatif 
avec un ou plusieurs chefs , lequel* j'ai toujours 
mis en parallèle , et, pour ainsi dire, en pendant 
avec l'aristocratie et ses diverses formes, comme 
étant le mode propre à un troisième degré de 
civilisation, a, de même que cette aristocratie, la 
propriété de convenir à toutes les sociétés poli- 
tiques depuis les plus petites jusqu'aux plus 
grandes. II jouit même de cet avantage à un plus 
haut degré. Car, d'une part, il est par sa nature 
bien moins dispendieux pour les gouvernés, 
puisqu'aux frais nécessaires de l'administration , 
il n'ajoute pas les sacrifices beaucoup plus oné- 
reux, résultant des privilèges de quelques hom- 
mes ; ainsi , il peut plus aisément subsister dans 
de petits états. D'autre part, joignant à la puis- 
sance physique de son pouvoir exécutif, le pou- 



LIVRE VIIli 125 

Yoir moral- de chacun des membres du pouvoir 
lëgislatif dans la partie de Fempire par laquelle 
chaque membre est spécialement dëlëguë , il a 
bien plus de force pour procurer Texëcutiou 
des lois sur tous les points d'un vaste territoire. 
Ainsi il peut mieux maintenir Tordre dans un 
grand empire. Il &ut seulement, pour cet efiFet, 
que le pouvoir législatif ne se mette pas en op- 
position avec le pouvoir executif, comme il ar- 
rive souvent dans Faristocratie sous un seul chef, 
lorsque les classes privilëgiëes &e mettent en op* 
position avec ce chef; et il y a beaucoup de 
moyens pour cela: mais ce n^est pas ce dont il 
est question actuellement. 

Voilà, je pense , tout ce que Ton peut dire de 
retendue d^une société politique , en ne la con- 
sidérant que relativement à la forme du gouver- 
nement, comme a fait Montesquieu : mais il me 
semble que ce sujet peut être envisagé sous 
d^ autres points de vue qu'il a négligés , et donner 
lieu à plusieurs observatioi^.4mportantes. 

Premièrement, de quelque manière qu'un 
état soit gouverné, il faut qu'il ait une certaine 
étendue. S'il est trop petit, les citoyens pourront, 
quand ils le voudront, se voir tous en deux 
jours et faire une révolution en une semaine. 
Ainsi , vu la mobilité des esprits des hommes et 



126 COMMENTAIEE. 

leur excessiye sensibilité au mal prësent, cet 
état n'est jamais à Fabri d'un changement subit. 
Il ne saurait donc avoir ni liberté ni tranquillité 
assurées, ni bonheur durable^ 

U faut de plus qu'un état ait une force suf- 
fisante. S'il est trop foible, il ne jouit jamais 
d'une véritable indépendance , et n'a qu'une exis- 
tence précaire. Il ne subsiste que par la jalousie 
réciproque de ses voisins pluspuissans.il soufire 
de toutes leurs querelles ^ ou est la victime de 
leurs réconciliations. Il est entrsdné malgré lui 
dans leur atmosphère, et il finit par être englobé 
par l'un d'eux; ou, ce qui estpeut-éirepis encore, 
en lui conservant une ombre d'existence , on ne 
lui laisse jamais la liberté de se gouverner à son 
gré. Il faut toujours qu'il soit régi par les prin- 
cipes et suivant les vues des états qui l'entou- 
rent ; en sorte qu'il est bouleversé non*seulement 
par les révolutions qui s'opèrent dans son sein , 
mais encore par toutes celles qui peuvent avoir 
lieu ailleurs. 

Gênes, Venise, tous les petits états d'Italie, 
tous ceux de l'Allemagne malgré leur lien fédé- 
ratif , Genève malgré son union au corps helvé- 
tique , sont autant de preuves de ces vérités. La 
Suisse et la Hollande elles-mêmes , malgré leurs 
forces plus réelles, en sont des exemples en- 



lilVRE VIII. 127 

plus marqaans. On a cru et on a dit trop 
;*teinps sans assez de réflexion, qu^elles 
ent suffisamment défendues, Tune par ses 
ita^es, Tautre par ses écloses, et toutes deux 
le patriotisme de leurs habitans. Maïs que 
vent ces foibles obstacles et le zèle sans 
^«ns, contre une puissance prépondérante? 
xpérience a montré quelles n^avoient réel- 
lent été conservées que par les égards réci- 
^ques des grands états les uns pour les autres; 
dles oat été euTahies , dès l'instant que Tun 
ux a rompu toute mesure aTec les autres. Je 

conçois pas de sort, plus malheureux que 
lui des citoyens d'un état foible. 
D'un autre côté , il ne faut pas que le corps 
litique dépasse certaines proportions. Ce n'est 
s l'excès de l'étendue qui en lui-même me 
roît un grand inconvénient. Dans nos sociétés 
rfectionnées , les relations sont si multipliées, 
} communications si faciles , l'imprimerie sur- 
ut rend si aisé le moyen de transmettre des 
'dres, des instructions, et même des opinions, 

de recevoir, en retour, des comptes et des 
nseignemens certains et détaillés sur l'état des 
loses et des esprits, et sur la capacité et les in* 
iréts des individus, qu'il n'est pas plus difficile 
e gouverner une grande province qu'une pe- 



128 COMMENTAIRE. 

tite ; aussi la distance me semble-t-elle un très- 
foible obstacle à l^exercice suffisant de Tauto- 
rité , et à celui de la force quand elle est néces- 
saire. Je crois même que la grande étendue de 
la base est un avantage incalculable , parce que , 
lorsquVUe existe , les troubles intérieurs et les 
agressions étrangères renversent très-difficile- 
ment Tédifice politique ; car le mal ne peut pas 
se déclarer partout en même temps, il reste tou- 
jours quelques parties saines, d'oii Ton peut 
porter secours aux parties malades. Mais ce qui 
est important, c'est que l'étendue d'un état ne 
soit pas telle qu'il renferme dans sou sein des 
peuples trop différens de mœurs, de caractère, 
surtout de langage, et qui aient des intérêts par- 
ticuliers trop distincts. Telle est la considération 
majeure qui me paroit devoir principalement 
borner l'étendue d'une société. 

Il en est pourtant une autre bien digne d'at- 
tention encore : il est essentiel au bonheur des 
habitans d'un pays, que les frontières soient 
d'une facile défense , qu'elles ne soient pas en 
même temps sujettes à contestation, et qu'elles 
se trouvent placées de manière à ne pas inter- 
cepter les débouchés des denrées, et le cours que 
le commerce tend à prendre de lui-même. Pour 
cela il faut que l'état ait des limites qu'il tienne 



LIVRE VItt. lùg 

de la nature, el qui ne soient pas des lignes 
abstraites, tracées arbitrairement sur une carte. 
Sous tous ces rapports, la mer est de toutes 
les limites naturelles la meilleure; elle a, de 
plus, une propriétë admirable qui lui est par* 
tîculière, c^est que les forces qui serrent à la 
défendre, les forces navales, emploient peu 
d^hommes, que ces hommes sont utiles à la 
prospérité publique, et surtout qu^ils ne peu- 
vent jamais prendre part en masse aux discordes 
civiles, ni alarmer la liberté intérieure. Aussi 
est-ce un avantage inappréciable , pour être heu- 
reux et libre , que d^habiter une île. Cela est si 
vrai, que si vous supposez la surface du globe 
toute partagée en îles d^une grandeur conve- 
nable et suffisamment éloignées les unes des au- 
tres, vous la verrez couverte de nations indus- 
trieuses et riches, sans armées de terre, par con- 
séquent régies par des gouvememens modérés, 
ayant entre elles les communications les plus 
commodes, et p9uvant à peine se nuire, autre- 
ment qu'en troublant leurs relations récipro- 
ques ; égarement qui cesse bientôt par Teffet de 
leurs besoins mutuels. Au contraire, imaginez la 
terre sans mer, vous verrez les peuples sans com- 
merce , toujours en armes, craignant les nations 
voisines , ignorant l'existence, des autres , et vi- 
TUL gr 



l3o COMMENT AI&E. 

Yamt soQft des goarememens militams. La mer 
est un obstacle pour toute espèce de mal, et une 
ÊKilite pour toute espèce de bien. 

Ajnrès la mer, la meilleure limite naturelle est 
la cime des plus bautes> chaînes de montagneis, 
en prenant pour ligne de démarcation le point 
de partage des eaux qui coulent des sommets les 
plus ëleyës, et par conséquent les plus inacces- 
sibles. Cette limite -est encore très-bonne, en ce 
qu^elle est d^une précision suffisante, en ce que 
les communications sont si difficiles d'un revers 
de montagnes à Tautre^ qu^en général les rela- 
tions sociales et commerciales s^établissent tou« 
jours en suivant le cours des eaux; et enfin, en 
ce que, quoiqu'elle doive être défendue par des 
troupes de terre, du moins elle en exige un 
moindre nombre que les pays de plaines, puisque, 
pour la proléger, il suffit d'occuper les gorges 
formées par les principaux mamelons* qui par- 
tent de la grande chaîne. 

Enfin, à dé£aiut des mers et. des montagnes, 
on peut se contenter des grands fleuves , en ne 
les prenant qu'à unf endroit où ils soient déjà 
un peu considérables, et en les suivant jusqu'à 
la mer; mais des grands fleuves seulement , car 
s'il s'agit de rivières afSuentes dans d'autres dont 
on ne dispose pas , ce sont autant d'artères cou* 



LIVRE yiii. l3l 

, par lesquelles la circulation ne peut plus 
lire, et qui paralysent souvent une grande 
due de pays. De plus, ces rivières ne sont 
en gênerai assez considérables, au moins 
i une partie de leurs cours, pour être de 
!S barrières contre les entreprises hostiles. 
;ais que les grands fleuves mêmes ne sont 
une limite très-prëcise , parce que leur cours 
ige incessamment, et engendre mille con- 
Liions; qu'ils ne sont qu'une défense bien 
sure ; qu'un ennemi entreprenant les passe 
ours; quVn un mot ils sont bien plus faits 
la nature pour unir leurs riverains , que pour 
réparer. Mais enfin il est des locaKtës où il 
bien se contenter de ces limites. Quoi qu'il 
oit, une société politique doit toujours, pour 
bonheur, travailler à se procurer ses limites 
irelles, et ne jamais se permettre de lesr dé- 
»er. -..'•: 

. l'égard du 4egré de puissance dont elle a 
^in pour se conserver^ il n'est que- relatif, 
lépend beaucoup des forces Afr ses ; voisins:* 
i nous amène naturellement au sujet dq 'livre' 
^ani» 



4 

iSd COMMENTAIRE. 



LIVRE IX, 

DES LOIS BANS LE RAPPORT QU^ELLES ONT AVEC 
LA FORCE DléFENSIYE. 

La fédèntion prodoît toa]oan moins de force qne l'anioo intime ^ 
et Tant mieux qve la téparatioA absolve. 

. Le titre de ce livre sembleroit annoncer qu^on 
trouyera ici la thëorie des lois relatives à For- 
ganisation de la force armëe, et au service que 
les. citoyens doivent à la patrie pour sa défense ; 
mais ce n^est point ce dont Montesquieu s'est 
occupé. Il ne parle que des mesures politiques 
que peut prendre un état pour se mettre à Tabri 
des entreprises de ses voisins. Nous ne ferons 
que le suivre. 

Prévenu de l'idée qu'une république, soit dé- 
mocratique^ soit aristocratique, ne peut jamais 
être qu'un .petit état, il ne voit pour elle de 
moyen de défense, que de s'unir à d'autres états 
par un lien fédératif; et il Êiit un grand éloge 
des avantages de la constitution fédérative, qui 
lui paroît la meilleure invention possible pour 



LITAK IX. l33 

serrer la liberté au dedans el au dehors. Sans 
te il yaut mieux, pour un ëtat trop foible, se 
dre à plusieurs autres par des alliances, ou 
une fédération, qui est la plus étroite des 
inces, que rester isolé : mais si tous ces états 
lis n^en formoient qu'un seul, ils setoient 
ainement plus forts. Or, cela se peut an 
^en du gouyernement représentatif. On se 
lye bien en Amérique du système fédératif , 
ce que ces états fédérés n^ont pas de voisins 
outables ; . mais si la république firançaise 
it adopté ce mode comme on le lui a pro* 
se, il est douteux qu'elle eÀt pu résistera toute 
arope , comme elle Ta &it, en demeurant une 
indivisible. Vihgle générale :un état gagne en 
ces en se joignant à plusieurs autres; mais il 
ipaeroit encore davantage , en ne faisant qu^iin 
ic eux, et il perd en se subdivisant en plu- 
urs parties , quelque étroitement qu^elles de- 
!urent unies. 

On pourroit soutenir , avec plus de vraisem- 
mcej que la fédération rend l'usurpation du 
uYoir souverain plus difficile que Tindivisi- 
iité; cependant elle n'a pas empêché la Bol- 
ide d^étre asservie par la maison d^Orange. tt 
t. vrai que c'est surtout Tinfluence étrangère, 
LÎ a^endu le stathoudérat liérédiuire et tout- 



l34 COMMENTAIRE. 

puissant; et cela rentre dans les incomreaîeiis 
des états foibles. 

Uo autre, avantage de la fëdëratkm, qui me 
paroit incontestable , et dont pourtant Manies- 
quieu ne parle pas, c'est quVlle fayorisela dis- 
tribution plus ëgale des lumières et la perfec*- 
tion de Tadministration, parce qu^elle failsoaitre 
une«$pèce de patriotisme local, indépendamment 
du patriotisme, général , et parce que les légiskir 
tures particulières connoissent mieux les iiitë«- 
réis. particuliers de leur petit état. 

rAfalgré ces kenreHsespropriéfeés, jetpense que 
Ton ne dpit regal^der les fédératton&v surtout 
cheï'les anciens, que comme des essais et des 
tentaiûves d^hommes qm n^àvoient pas encote 
îwnagiaiié let:Trai : système représentatif, et qui 
«herpboient à «se .procurer k la fois la liberté, la 
tranquillité étlà puissance, avantages que cesjs- 
tème seul' peut réunir. Si Montesquieit' TiaTOÎt 
connu, j^ose croire qu^il auroit partagé 'cette 
opîjiioi». . . , • ... , , .... « ' 

: ..A^iireste, il observe avec raison, !i|u!une fé- 
dération doit être cômpoisée d'étals fbpea'près 
da ^^^.f^tçe, et régis à peu pvèstpaitles mém» 
l^ri&cîpiss. L'absQa4?e dç c^stdeuxcondîbotts^est 
la tause de la fdiblêsse'du, corps germanique; 
et ropposifcOQb dci pnncipés aristocratiques de 



1.IVKE IX. 1 35 

Berne et de:Friboiii|^. a/rec la démocratie dés pe* 
ths cantons, ^a souTent été nuisible à la coofë- 
dération helvëti^e, nommëmesti dans ces der- 
niers tenps (i). 

U remarque encore avec non .moins de jus- 
tesse, que. lies petites monarchies sont moins 
pvopres à fonner^une fédération que ks petites 
rëpubliques.i Lai raison en est bien firappante^ 
I# effet d^une ifiédëratittû est id^élerer une autorité 
'Commune au-*dcssiis des autorités particulières ; 
et« par conséquent, des rois qui essaieroient 
dWtar.formerunev'OUicesaeroient d'être souve** 
raqn , ou ne seoroiént pas de vrais £edérés« C^esf 
ce ifui^ë voit en Allemagne , où les petits princcfi 
n'ont iquerappareniie de Ja souveraineté; etioù 
les: gratuls n'ont «que rappàreneei d^élre^de la 
ilidération^ CcMe^ reflétions si nnife auteur IVût 
faite , . aproT^; • ce me semble , miens prouve sa 
tàèse.quei^xenqde des ^roi^ chansnéenS' qu^il 
nouamte^ienemple^ en vérilé^f bien peuimpo* 
sant et bien peu concluant. ^ ^ 

A*cep«opo6>'qulil me soit permis 4e dire que 
Ton ne -peut assea s'étonmerde la quantité de 
faits ,>ou<mi|mtie<iX4 oa problématiques , ou mal 
circonstanciés, 'que Montesquieu va chercher 
éans^les>auteui«)les plus suspecsts, on dans^les 

(i) Et l'on peut biea ajouter encore , dans ce temps-ei. 



l36 COMMENTAIRE. 

pays les moins connus, pour les fiiire servir de 
preuves à ses principes ou à ses raisonnemens. 
Il me semble que la plupart du temps ils éloi- 
gnent de la question, au lieu de Tëclaircir : 
j^avoue que cela m'a toujours fait une vraie peine. 
Dans Toccasion présente , il est si attache à sou-* 
tenir qu'une république ne sauroit gouverner 
une grande étendue de pays, sans le secours de 
la fédération, qu'il cite la république romaine 
comme une république fédérative. Assurément 
}e ne prétends pas disputer d'érudition avec un 
homme si savant,, qui d'ailleurs ici ne produit 
pas ses autorités : je sais qu'à différentes épo-> 
qoes et suivant différens modes, les Romains 
ont réuni à leur empire les peuples vaincus; 
mais je ne puis voir là une vraie fédération ; -et 
il me paroit que , si un état a jamais eu le ca- 
ractère de l'unité, c'est une république qui rési-^ 
doit tout entière dans une seule ville , que par 
cette raison on appeloit la tète ou la capitale de 
l'univers, caputorbis. 

Après avoir parlé des fédérations , comme du 
seul moyen de défense des républiques, Mon- 
tesquieu dit que celui des états despotiques est 
de ravager leurs frontières et de s'entourer de 
déserts, et celui des monarchies, de s'entourer 
de placer fortes. 



LIVRE IX. |57 

Je crois que c^est pousser bien loin l^esprit 
de système que d'attribuer exclusiyement un de 
ces moyens à cbaque espèce de gouyemement. 
Mais )e ne m'arrêterai pas sur ce sujet, ni sur 
tout le reste de ce livre, parce que je ne vois pas 
dHnstruction a en tirer. 

Je n'y trouyë à recueillir que cette belle sen- 
tence : L*e$prit de ta monarchie eti la guerre et 
l'agrandis$ement; resprii de la république est la 
paix et la modération. Montesquieu repète la 
même cbose en plusieurs endroits. Est-ce donc 
là fme Nloge du gouyemement d'un seul? 



l58 COMMENTAIRE. 



LIVRE X, 

DES LOIS DANS LE RAPPOaX QU'ELLES 0{(T AVEC 
LA îlQRCE.OFFEIfSIVE.. 

. \ . .. . , \ . 

La. perfection da droit des ^ensiseroit la fédération des nations. 
Jasque-là le droit de guerre dérive du droit de défense nata- 
relié"; et c<^ai dé : coif ^vête , de èelui de gueire. 

* " / • ' .'.' i , . ' . . y. , ' • • • • 

Soue ce titre, 'ce Kvrc traite du drdit de faire 
la guerre, et de celui de faire des conquêtes, des 
conséquences de la conquête , de l'usage qu'on 
en peut faire, et- des moyens de la conserver. 

Le droit de faire la guerre qu'a une collection 
d'hommes, vient du droit qu'a chacun de ces 
hommes, en qualité d'être sensible, de défendre 
sa personne et ses intérêts; car c'est pour les 
défendre avec moins de peine et plus de succès, 
qu'il s'est réuni en société avec d'autres hommes, 
et qu'il a ainsi ronverti son droit de défense per- 
sonnelle , en celui de faire la guerre conjointe- 
ment avec eux. 

Les nations sont les unes, à l'égard des autres 
dans l'état où seroient des hommes sauvages 
qui, n'apparteoant à aucune nation et n'ayant 



lilYBE X. .139 

entre eux aucua lien social, n^auroient aucuii 
tribunal à jl^ivoquer, aucnne forcepuUiqae à r^ 
clamer ). peur, en élre proté^3i II £iudroit bien 
^'il$ se sen^^seat chacuti de.leorsi forces. indi*- 
yiduellespour^ coAserver. . • - 1 

Cependant, ces hommes-là même, pour ne 
pas se dt^yorer inc^samment comme des bétes 
féroces, seroîent obliges de faire usage»de la in- 
culte, quoique bkn imparfaite*, qu^ils aiiroient 
de s'entendre les .uns les autres; de s'expliquer 
quand ils seroîent en qàerelle.,'sans quoi leurs 
différends dunsnoient éternellement ; de faire 
entre &ax quelques conventioaâ. pour se laisser 
réciproquement en réposy^^ dè/cotnpter jusqu'à 
un certain point s^iur la. foi juiiëe, quoiqu'ils n'en 
eussent pas une garantie bien» rassurante^ • 

C'est aussi ce que font lès -nations. Les; plus 
brutales s'eniFoient dfts parlementairea, des hé^ 
rauts^ des ambassadeurs que l'on respecte; fiouat 
4 des traités, se donnent des otageâ. Les plus cirî- 
lis^ vont jusqu'à mettre des bornes à lafurem* 
de la disccNrde, même pendant qu'elle^ dure enr 
core. Elles s'aocordeol respectîyement le 1 droit 
d'enterrer les morts , soignent le« (b)essét ,îéchatt- 
gent les prisonniers , au lieu de les manger ou 
d'exercer sur eux pne vengeance féroce ; et d'un 
autre côté, elles s'habituent à ^^* pas rompre la 



' 



l40 COMMENTAIRE. 

paix sans proTOcation, sans explication sur celte 
provocation 9 et sans déclarer ^ue Texplication 
ou la satisfaction ne sont pas suffisantes. Tout 
cela prend la force d'usages reçus et de règles 
convenues entre elles; règles qui manquent à la 
"vëritë de moyen coercitif pour empêcher d'y 
contrevenir (i), mais qui n'en composent pas 
moins ce que l'on appelle le droit des nations , 
le droit des gens , jm gentium. 

Cet ordre de choses fait sortir les nations de 
4'ëtat d'isolement absolu que nous ayons peint 
d'abord, et. les amène à être entre elles dans un 
ëtat<[e société informe et à peine ébauché , à peu 
près tel qu'il existe entre les sauvages, qui, par 
une espèce de confiance mutuelle , se sont réunis 
en une même horde , sans avoir su organiser 
une puissance publique qui assure les droite de 
chacun d'eux. Déjà dans cet état, le meilleur 
système de conduite est, en général, la prol>ité 
unie à la prudence, parce qu'en ménageant les 
moyens de défense personnelle^ il assure l'appui 
qui résulte de la confiance et de la bienveillance 
générales. C'est là ce qu'on peut dire en faveur 
de l'observation des règles du droit des gens : 

(i) C'est ce qni fait qu'elles ne sont pas de Téritables lois|>08itives, 
quoique fondées sur les lois éternelles de la nature. Yoyea la défini* 
tîon au mot M, B:n livre premier. 



LIVRE X. l4l 

c^est la seule sanction dont ces règles soient sus- 
ceptibles actuellement. 

Il paroitra peur-étre que. c'est injurier les na- 
tions ciyilisëes, de dire qu'elles sont entre elles 
dans un ëtat semblable à celui des individus, 
dans une socidtë informe et à. peine ëbauchëe. 
Cependant c'est un grand pas de fait d'être sord 
de l'ëtat d'isolement absolu , pour arriver à celui 
de. société perfectionnée et organisée; il ne leur 
manque que d'établir entre elles un tribunal et 
une force coercitive commune , comme font dans 
l'intérieur d'une fédération les peuples fédérés, 
comme font dans l'intérieur d'une société les 
individus qui en sont membres. 

Ce second pas a toujours paru impossible et 
chimérique ; pourtant il est peut-être bien moins 
difficile à faire que le premier ou les deux pre- 
miers qui l'ont précédé. Quand on songe com- 
bien il a fallu de temps et de peines pour que 
les hommes dans leur état primitif soient parve- 
nus à se faire un langage tel qu'ils parviennent 
à s'entendre passablement , à s'inspirer assez de 
confiance mutuelle pour former ensemble de 
petites sociétés, et ensuite de plus grandes; 
combien il ei^ a fallu plus encore pour que ces 
sociétés aient cessé d'être les unes à l'égard des 
autres , précisément comme des troupeaux de 



1^2 COMMENTAIRE. 

bétes &rauch«s , pour qu'elles aient établi entre 
elles quelque communication et des relations 
morales ; il paroîtra infiniment plujs aisé qoe ces 
relations. morales s'organisent, et deviennent de 
vraies relations sociales. Il y a certainement eu 
urne époque, où il devoit paroître plus difficile 
déformer une république fédëratîve quelconque, 
qu'il ne Test actuellement d'établir un vrai pacte 
social entre plusieurs grandes nations; et il y a 
plus loin de Tëtat originaire de Thomme à la 
ligue des Achéens, que de Tétat actuel de TEu- 
rope à la fédération régulière dé toutes ses par- 
ties. Le plus grand obstacle à cette fédération 
vient certainement des monarchies que renferme 
cette partie du monde, parce qu'elles y sont bien 
moins propres que les républiques, par les rai-' 
sons que nous avons dites dans le livre précé- 
dent, l^ais à quoi serviroît-il de s'efforcer de 
présenter un» tel projet comme exécutable à 
présent; et h quoi surtout seroit-il utile de s'obs- 
tiner a le proclamer impossible à jamais ? Il y a 
plus de choses possibles que nous ne le croyons ; 
l'expérience le prouve tou^ les jours. Laissons 
faire au temps , ne nous pressons point de réa- 
liser des rêves , et pressons-nous encore moins 
de combattre et de détruire les espérances des 
gensde^bien. 



LIVRE X. 143 

Je suis fiche que Montesquieu, à propos du 
droit qu'ont les nations de &îre la guerre, ne 
se soit pas occ«pë de dëbrouiller les idëes foiv- 
damentales du droà des gens. Il en serott résulte 
beaucoup de lumière. Mais du moins nous de- 
vons le remercier d'avoir rejeté les absurdités de 
tous nos anciens publicisles suir ce sujet , et lui 
savoir encore plus, de gré d'avoir dit formelle- 
ment, que le droit de faire la guerre n'a pas 
d'autre fondement que* celui d'une défense né- 
cessaire, et qu'il ne peut jamais être question 
de prendre les armes pour des raisons d'amour- 
propre ou de bienséance , et encore moins pour 
la gloire, ou plutôt pour la vanité d'un prince. 
Du droit de faire la guerre dérive le droit de 
faire des conquîtes. Réunir à son territoire tout 
le pays du peuple vaincu, ou du moins une 
partie, est le moyen de constater sa supériorité, 
de tirer avantage de ses succès , de diminuer la 
puissance de l'ennemi en augmentant la sienne, 
et d'assurer sa tranquillité à l'avenir. Les nations 
sauvages n'ont pas ce moyen d'atteindre le but 
de la guerre et d'établir la paix. C'est un des 
malheurs de leur condition. Aussi leurs guerres 
sont-^Ues atroces, et pour ainsi dire sans terme; 
et lorsqu'il y a eu quelques exemples de mauvaise 
foi réciproque , il n'y a plus de possibilité de re- 



l44 COMMENTAIRE. 

pos, que dans la destruction entière d^une des 

deux parties belligérantes. 

Cependant la conquête, quoique préférable à 
cette funeste extrémité, seroit encore une atteinte 
au droit naturel qu^a chaque homme de n^étre 
membre d^une. société qu^autant qu^il le veut, si 
le peuple victorieux ne laissoit pas à tous les 
habitans du pays conquis la, liberté d^en sortir, 
comme les vainqueurs eux-mêmes doivent tou- 
jours avoir celle de s^expatrier, quand ils le ju-* 
gent à propos. Seulement à Tégard des vaincus, 
il peut, suivant les circonstances, et pendant un 
certain temps, prendre quelques précautions 
et mettre des conditions à cette liberté. Mais 
enfin elle doit exister ; et avec cette mesure , la 
conquête est parfaitement exempte de reproches 
aux yeux de la justice, si la guerre elle-même a 
été juste. 

Maintenant naissent deux questions. Quand et 
jusqu'à quel point doit -on faire des conquêtes? 
et comment, après la paix, doit-on traiter le pays 
conquis? Montesquieu expose en détail quels 
sont sur ces deux points les intérêts de chacun 
des gouvernemens qu^il distingue; il explique 
même avec soin comment doit se conduire une 
nation qui en subjugue une autre , eii sVtablis- 
sant tout entière dans son territoire y. comme 



LIVRE X. 145 

les Tartares à la Chine , et les Francs dans les 
Gaules. 

Pour moi, j'écarterai d'abord cette dernière 
supposition, parce que je n'y vois qu'un état de 
guerre qui se prolonge indéfiniment, et qui sub- 
siste jusqu'à ce que les vainqueurs aient été ex- 
pulsés , ou que les deux nations se soient com- 
plètement fondues l'une dans l'autre , de gré ou 
de force. Ainsi il ne peut pas être question là 
d'un établissement de paix. D'ailleurs ce cas ne 
peut avoir lieu qu'entre un peuple barbare et un 
peuple dans un état de société encore très-im- 
parfait. Or , je lie veux m'occuper que des nations 
vraiment civilisées. * 

Par cette dernière raison, je ne parlerai point 
non plus*ni des états démocratiques, ni des états 
despotiques, mais seulement de ceux qui sont 
gouvernés par l'aristocratie sous un seul ou sous 
plusieurs chefs , ou par le gouvernement repré- 
sentatif. Ces gouvememens, comme nous l'avons 
vu, sont également propres à régir des pays 
plus ou moins étendus; ainsi ce n'est point cette 
considération qui peut leur faire désirer ou 
craindre un accroissement de territoire. Mais la 
convenance des limites naturelles me paroît d'une 
tout autre importance. Je crois, je le répète, 
qu'une nation ne doit rien négliger pour se 
VIII. 10 



l46 COMMENTAIRE. 

procurer les meilleures limites possibles, et 
qu^elle ne doit jamais les dépasser quand elle 
les a atteintes. Ainsi, tant qu^elle n^est pas arri- 
vée à ce but, il faut qu'elle ajoute à son domaine 
tout le pays qu^elle peut acquérir à la paix ; 
mais si elle y est parvenue , et que cependant le 
soin de sa sûreté future Toblîge à dépouiller sou 
ennemi 'de tout ou partie de son territoire , je 
pense qui'elle doit le céder à quelque peuple dont 
elle ait intérêt d'augmenter la puissan^re^ ou en 
former unou plusieurs états indépendant, aux- 
quels elle donnera un gouvernement analogue 
au .siei^v £Ue prendra seulement la précaution 
de doAner à ces nouveaux état« une force telle 
qu'ils ne puissent point lui causer d'inquiétude, 
mais telle cependant qu'ils soient capables de se 
soutenir par eux-méineSî afin.de n'être pas in- 
cessamme^nt obligée de les protéger et de les dé- 
fendre; cas ce serott pour elle une source de 
guerres éternelkment renaissantes, ■. 

A l'égard.de la conduite à tenir ayec Jes babi- 
tans des pays conqiuisque l'on garde^ je pense, 
avec Montesquieu, que les gouvememens qui , 
comme les • difïarentea sortes d-aristQcraties ^ ne 
sont pas £ondés sur une justice exacte et sur des 
priiieipes fixes^, doivent souvent, pour s'attacher 
leurs nouveaux sujets, les traiter plus favouable- 



LIVRE X» 1^7 

ment que les anciens, MaU Iç. gouvernement re^ 
présentatif , qui a pour ba&e IVquité et IVgalilé 
absolues , ne peut faire autre chose point les ci- 
toyens qu^il acquiert^ que de les assimiler en 
tout à ceux qu'il a^ déjà* ^u reste , c'est certaine- 
ment faire assez en leuï faveur , pour que bientôt 
ils soient contens de leur nouveau sort. 

A ce propos, je remarque combien est jusfe la 
reflexion de Montesquieu, que souvent un peuptç 
gagne bea^cofip^ à être cpn(fui$ ; et j'ajoute que 
cela est vrai , • surtout de ceux qui sont conqujs. 
par une nation vivant so\is le gouvernement 
représentatif: cai;ils.gagnei;it,^en,m^n^e.tcigps du 
côté de la liberté et du çôt^ de.VéçonQmie, soit 
qu'ils soient ac^ifûs à en &ir^ partie, ^pit qu'on 
les destine à former un nouvel ét^t, régi piarjl^s 
mêmes prijficipes. Être çoi^uis ain^j, c'est moins 
être envahi qu'être délivré. C!est là çe^ qui rend 
ce gouvernement si redoutable, à tous les aipti^es; 
car, dans leurs querelles avec lui, les intérêts de 
leurs propres sij^çts sont conUreei^Xv C'est là ce 
qui fait que les énormes acquisition^ d^i U: ré- 
publique française se spn( si iaçil^raent incor- 
porées avec elle, malgré tous les préjugé^ civils 
etreligiei|^ qui s'y opposaient; et il eu arrivera 
de même de laLouisianes^ régar4.4^s£i(ai&-,Unis, 
malgré toutes les intrigues étrangères. Si les 



l48 COMMENtAIRE. 

Français avoient bien profite de cet immense 
avantage, en ne s'ëcarlant pas de leurs principes , 
après s'être donne' les limites naturelles qu'ils 
pouvoient désirer, ils se seroient très-prompte- 
ment entoures d'états constitués coûime le leur, 
qui , en lui servant de barrières , auroient assuré 
sa tranquillité à jamais. 

Avant de quitter ce sujet, rendons encore 
hommage à cette profonde réflexion de Montes- 
quieu , qu'une république qui veut demeurer libre ^ 
ne doit pas avoir de sujets. Ceci est parfaitement 
applicable au gouvernement représentatif; et j'en 
conclus qu'il ne doit pas avoir de possessions 
outre-mer, soumises a la métropole. Il peut lui 
être très-utile de former des colonies, pour se 
débarrasser du superflu de sa population, ou 
pour se procurer des relations commodes et 
amicales dans des pays propres à un commerce 
avantageux. Mais il doit lés émahciper dès 
qu'elles sont en état d'exister par elles-mêmes ; 
comme , dans leur système fédératif, lés Etâits- 
Unis de l'Amérique septentrionale Tout pour 
leurs nouveaux comtés, lorsqu'ils ont acquis un 
certain degré de population. Mais c'est assez 
parler de la guerre et dé ses conséquences ; 
passons à d'autres objets. 



LIVRE XI. l49 

LIVRE XL 

DES LOIS QUI FORMENT LA. LIBERTE POLITIQUE 
DANS SON RAPPORT AVEC LA CONSTITUTION. 

CsArnmm pumii. •*- Le problème qai consiste à distribuer les 

poaToirs de la société de la manière la plus favorable à la li« 

berté , est-il résolu F 
Répoitsb. — Il ne saaroit être ^résolu tant qn'on donne trop de 

pOQTOÎr k un jieul homme. 
GnApiTaB BBDKiàm. — Gomment pourroit-on'panrenir à résoudre' 

le problème proposé? 
■ Réporsc. -» Le problème proposé ne peut être résolu qu'en ne 

donnant jamais k un seul homme assez de pouvoir pour qu'on 

ne puisse pas le lui ôter sans Tiolence , et pour que , quand il 

change , tout change nécessairement avec lui. 

3\i cru devoir partager mon commentaire sur 
ce livre en deux chapitres. Le premier a seul un 
rapport direct avec Touvrage de notre auteur. Le 
second est la suite du premier; mais Montes- 
quieu n'a pas jugé à propos de pousser si loin 
ses recherches. 

CHAPITRE PREMIER. 

Le problèmequi consiste à distribuer lés pour 
voirs de la société de la manière la plus favor 
rable à la libei^té, est-il résolu ? 



l5o COMMENTAIRE. 

Dans ce livre, 'dont le titre ne présente pas, 
ce me semble, un sens suffisamment clair, on 
examine de quel degrë de liberté on peut jouir 
sous chaque espèce de constitutions , cVst-à-dire 
quels effets produisent nécessairement sur la 
liberté des citoyens, les lois qui forment la 
constitution de Tétat. Ces lois sont uniquement 
celles qui règlent la distribution des pouvoirs 
politiques; car la constitution d^une société n'est 
autre chose que Tensemble des règlemens qui 
déterminent la nature , Tétendue , et les limites 
des autorités qui la régissent. Aussi , lorsqu'on 
veut réunir tous ces règlemens en un seul corps 
de lois qui soit la base de Fédifice social , la 
première attention que Ton doit avoir est de n'y 
faire entrer aucune disposition étrangère à cet 
objet unique : sans quoi, ce n'est plus précisé- 
ment une constitution que l'on a rédigée; ce 
n'est qu'une portion plus ou moins considérable 
du code général qui régit la nation. 

Mais pour voir quelle est l'influence de l'or- 
ganisation de la société sur la liberté de ses 
membres, il faut savoir précisément ce que c^est 
que la liberté. Le mot liberté, comme tous ceux 
qui expriment des idées abstraites très-générales, 
cÀl souvent pris dans une multitude d'acceptions 
difTérentes, qui sont autant de portions particu- 



LIVRE XI, CHAP. I. l5l 

lières de sa signification la plus étendue : aio^i 
Ton dit qu^un homme est devenu libre , qu^il a 
acquis , quMl a recouvré sa libertë , quand il a mis. 
à fin une entreprise qui Foccupoit tout entier; 
quand il a termina des affaires qui Fabsorboient; 
quand il a quitte des fonctions assujettissantes; 
quand il a renonce à une place qui lui imposoit 
des devoirs ; quand il sVst affranchi du joug de 
certaines passions, de certaines liaisons qui 
Tenchaînoient et le dominoient ; quand il s^est 
évadé d^une prison ; quand il s^est soustrait à 
Tempire d'un gouvernement tyrannique. On dit 
de même qu'il a la liberté de penser, de parler, 
d'agir , d'ëcrire , qu'il a la parole , la respiration, 
tous les mouvemens libres , lorsque rien ne le 
gène à tous ces ëgârds. Ensuite on range toutes 
ces libertés partielles par groupes; on en forme 
difiEérentes classes , d'après les objets auxquels 
elles se rapportent; et on en compose ce que 
Ton appelle la liberté physique , la liberté morale 
ou la liberté naturelle , la liberté civile , la liberté 
politique. De là il arrive que , quand on veÉt s'é- 
lever à l'idée la plus générale de la liberté , cha- 
cun la compose principalement de l'espèce de 
liberté à laquelle il attache le plus de prix , et de 
Féloiguement des gênes dont il est le plus pré- 
occupé , et qui lui paroissent les plus insuppor- 



l5;2 COMMENTAIRE. 

tables. Les uns la font consister dans la vertu, 
ou dans Tindiffërence , ou dans une sorte dMm- 
passibllitë, comme les sloî*ciens,<]ui prëtendoient 
que leur sage étoit libre dans les fers ; d'autres la 
placent dans la pauvreté; d^autres au contraire 
dans une honnête aisance, ou bien dans Tétat 
d'isolement et d'indépendance absolue de tout 
lien social. D'autres encore prétendent qu'être 
libre , c'est vivre sous un gouvernement d'une 
telle espèce , ou en général sous un gouverne- 
ment modéré, ou même seulement sous un 
gouvernement éclairé. Toutes ces opinions sont 
jusres, relativement au côté par lequel on con- 
sidère l'idée de la liberté ; mais dans aucune on 
ne la voit sous tous ses aspects, et on ne l'em- 
brasse dans toute son étendue. Cherchons donc 
ce que toutes ces différentes espèces de liberté 
ont de commun, et sous quel point de vue elles 
se ressemblent toutes; car c'est cela seul qui 
peut entrer dans l'idée générale, abstraite de 
toutes les idées particulières, et qui les renferme 
toutei dans son extension. 

Si nous y réfléchissons bien , nous trouverons 
que la qualité commune à toutes les espèces de 
liberté, est qu'elles procurent à celui qui en 
jouit un plus grand developpement.de l'exer- 
cic.e de sa volonté, que s'il en étoit privé. Ainsi 



LIVRE XI, CHAP. 1. l53 

ridée de liberté, dans son plus haut degré 
d'abstraction et dans sa plus grande étendue, 
n^est autre que Fidée de la puissance d^exécu- 
ter sa volonté; et, être libre, en général, c'est 
pouvoir faire ce qu'on veut. 

D'après cela , Ton voit que Tidée de liberté 
n'est applicable qu'aux êtres doués de volonté. 
Aussi, quand nous disons que de l'eau coule 
plus librement lorsqu'on a enlevé les obstacles 
qui s'opposoient à son passage ; ou qu'une roue 
tourne plus librement, parce qu'on a diminué 
les frottemens qui retardoient son mouvement, 
ce n'est que par extension, et parce que nous 
supposons, pour ainsi dire, que cette eau a 
envie de couler, que cette rpue a envie de 
tourner. 

Par la même raison, cette question tant dé- 
battue, notre volonté eit-elle libre? ne devoit pas 
naître ; car il ne peut s'agir de liberté , par rap- 
port à notre volonté , que quand elle est formée , 
et non pas avant qu'elle le soit. Ce qui y a donné 
lieu, c'est que, dans certaines occasions, les 
motifs qui agissent sur nous sont si puissans, 
qu'il n'est pas possible qu'ils ne nous détermi- 
nent pas tout de suite à vouloir une chose 
plutôt qu'une autre; et alors nous disons que 
nous voulons forcément : tandis que dans d'autres 



l54 COMMENTAIRE, 

circonstances, les motifs ayant moins d^inten- 
site et d^ énergie^ nous laissent la possibilité d*y 
re'fléchir, de les peser et de les apprécier; et 
alors nous croyons que nous avons le pouvoir 
dy re'sister ou d'y obe'ir, et de prendre une 
détermination plutôt qu'une autre , uniquement 
parce que nous le voulons. Mais c'est uïie illu- 
sion : car, quelque foible que sl^it un motif, il 
entraîne nécessairement notre volonté , s'il n'est 
pas balancé par un autre qui soit plus fort; et 
alors celui-ci est aussi nécessairement détermi- 
nant que l'auroit été l'autre, s'il avoit existé 
seul. On veut ou on ne veut pas, mais on ne 
peut pas vouloir vouloir; et, quand on le pour- 
roit, il y auroit encore une cause à cette vo- 
lonté antécédente, et cette cause seroit hors de 
l'empire de notre volonté, comme le sont toutes 
celles qui la font naître. Concluons que la li- 
berté n'existe qu'après la volonté , et relativement 
à elle, et qu'elle n'est que lé pouvoir d'exécuter 
la volonté (i). Je demande pardon au lecteur 
de cette discussion métaphysique, ou plutôt 
logique, sur la nature de la liberté; mais il 
verra bientôt qu'elle n'est ni déplacée ni inutile. 
Il est impossible de bien parler des intérêts 
des hommes , sans premièrement se bien rendre 

(i) C'est aussi le sentiment de Locke. 



LIVRE XI, CHAP. I. l55 

compte de la nature de leurs facultés. Si quelque 
chase a manque aux lumières du grand homme 
que je commente , cVst surtout cette ëtude 
préliminaire. Aussi Ton peut voir combien est 
vague l'idëe quMl nous a donnée du sens du 
mot libertés quoiqu^il ait consacré trois cha- 
pitres a le détertniner. Nous hii avons déjà fait 
à peu près le même reproche, au sujet du mot 
toi y dans le premier livre. 

La liberté , dans le sens le plus général de ce 
mot , n'est donc autre chose que là puissance 
d^exëèuter sa volonté, et d^accomplir ses désirs. 
Maintenant, la nature de tout être doué de 
volonté est telle, qu'il n'est heureux ou mal- 
heureux que par cette faculté de vouloir, et 
que relativement à elle. Il jouit quand ses dé- 
sirs sont accomplis; il souffre quand ils ne le 
sont pas; et il ne sauroit y avoir de bonheur 
et de malheur pour lui , qu'autant que ce qu'il 
désire arrive ou n'arrive pas. Il s'ensuit que sa 
liberté et son bonheur sont une seule et même 
chose. Il sîetoit toujours complètement heureux, 
s'il avoit toujours complètement le pouvoir d'exé- 
cuter sa volonté; et les degrés de son bonheur 
sont constamment proportionnels aux degrés de 
ée pouvoir. 

Cette* remarque nous explique pourquoi les 



l56 COMMENTAIRE. 

hommes, même sans qu^ils s^én doutent, aiment 
tous si passionnément la liberté ; c^est quUls ne 
sauroient jamais aimer qu^elle. Quelque chose 
qu^ils souhaitent, c^est toujours, sous un nom 
ou sous un autre , la possibilité d^accomplir un 
dësir; c^est toujours la possession d^une partie 
de pouvoir, Tanéantissement d^une portion de 
contrainte, qui constituent une certaine quan- 
tité de bonheur. L^exclamation : Ah ! si Je pou- 

vais renferme tous nos vœux; car il n'y 

en a pas un qui ne fût accompli, si celui-là 
Te'loit toujours. La toute-puissance^ ou, ce qui 
est la même chose, la toute-liberté j^ est insépa- 
rable de la félicité parfaite. , 

Cette même remarque nous conduit plus loin. 
Elle nous fait voir pourquoi les hommes se sont 
souvent fait des idées si différentes de la liberté ; 
c'est qu'ils en ont eu de différentes du bonheur. 
Us ont toujours dû attacher éminemment l'idée 
de liberté au pouvoir de faire les choses qu'ils dé- 
siroient le plus , celles auxquelles ils attachoient 
leur principale satisfaction. Montesquieu, dans 
le chapitre II de ce livre , paroît s'étonner que 
beaucoup de peuples aient eu de fausses idées 
de la liberté, et l'aient fait consister dans des 
choses qui éloient étrangères à leurs solides in- 
térêts, ou qui du moins n'y étoient pas e$&en- 



LIVRE XI, CHAP. I. 167 

tielles. Mais il auroit dû d^abord sVlonner que 
les hommes ai«nt souvent place leur bonheur et 
leulr satisfaction dans la jouissance de choses 
peu importantes ou même nuisibles. Celte pre- 
mière faute faite , Tautre devoit s'ensuivre. Dès 
qu^un Russe , du temps de Pierre l" , mettoit tant 
d'intérêt à porter sa longue barbe , qui n'ëtoit 
peut-être qu'une gêne et un ridicule ; dès qu'un 
Polonais ëtoit passionnément attaché à la pos- 
session de son liberum veto, qui étoitle fléau de 
sa patrie, il est tout simple qu'ils se trouvassent 
très-tyrannisés de se voir enlever l'un ou l'autre 
de ces prétendus avantages. Ils étoient réellement 
très-asservis quand on les en a dépouillés , car 
leur volonté la plus forte a été subjuguée. Mon- 
tesquieu se répond à lui-^même , quand il ajoute 
cette phrase remarquable : Enfin chacun a appelé 
LIBERTE le gouvernement qui étoit conforme à ses 
inclinations. Cela devoit être ainsi, et nepouvoit 
être autrement : en cela chacun a eu raison ; car 
chacun est vraiment libre quand ses inclinations 
sont satisfaites , et on ne peut pas l'être d'une 
autre manière. 

De cette dernière observation dérivent de nom- 
breuses conséquences. La première qui se pré- 
sente , est qu'une nation doit être regardée comme 
vraiment libre tapt que son gouvernement lui 



l58 COMMENTAIRE. 

plaît, quand même , par sa nature , il seroit moins 
conforme aux principes de la liberté qu'un autre 
qui lui déplairoit. On a souvent prétendu que 
Solon disoit : Je n*ai pas donné aux Athéniens 
les meilleures lois possibles ^ mais les meilleures 
qu'ils Pussent recevoir^ c'est-à-dire les meil- 
leures dont ils fussent dignes. Je ne crois pas que 
Solon ait dit cela. Cette yanterie méprisante 'au- 
roit été bien déplacée dans sa bouche , lui qui 
ayoit si mal assorti ses lois au caractère national , 
qu'elles n'ont pas même duré autant que lui. Mais 
je crois qu'il a dit : Je leur ai donné les meilleures 
lois qu'ils VOULUSSENT recevoir. Cela peut être , 
et le justifie de son mauvais succès. Il y a plus , 
cela a dû être ainsi : puisqu'il n'imposoit pas 
ses lois par la force , il a bien fallu qu'il les don- 
nât, telles qu'on vouloitles recevoir* £h bien ! les 
Athéniens, en se soumettjmt 2^ ces lois si impar- 
faites, ont sans doute été très-malavisés, mais 
ils ont été très-libres ; tandis que ceux des Fran- 
çais qui ont reçu malgré eux leur constitution 
de Tan III ( 1 795 ) , quelque libre qu elle pût être, 
ont été réellement assujettis , puisqu'ib n'en vou- 
loient pas. Nous devons conclure de ceci, que 
les institutions ne peuvent s'améliorer que pro^ 
portionnellement à Taccroissement des lumières 
danslamasse du peuplé , et que les meilleures alh 



LIVRE XI, GHAP. I. I&9 

sotument, ne sont pas toujours les meilleures re- 
lativement ; car plus elles sont bonnes , plus elles 
sont contraires aux idées fausses-; et si elles en 
choquent un trop grand nombre , elles ne peu- 
vent se maintenir quç par un emploi exagère de 
la force. Dès lors plus de liberté , plus de bon- 
heur, plus de stabilité surtout. Gela peut servir 
d^apologie à beaucoup d'institutions mauvaises 
en elles - mêmes , qui ont pu être convenables 
dans leur temps , mais ne doit pas nous les faire 
conserver. Cçla peut aussi nous expliquer le mau* 
vais succès de quelques institutions très-bonnes , 
et ne doit pas nous empêcher de les reprendre 
dans un autre temps. 

Une seconde conséquence de Tobservation 
que nous avons faite ci-dessus, c^ëst que le gou- 
vernement sous lequel on est le plus libre , quelle 
que soit sa forme, est celui qui gouverne le 
mieux; car c^est celui où le plus grand nombre 
est le plus heureux; et quand on est aussi heu- 
reux qu'on peut l'être , les volontés sont accom- 
plies autant qu'il est possible^, Si le prince qui 
exerce le pouvoir le plus despotique , adminis- 
troit parfaitement, onseroit sous son empire au 
comble du bonheur , qui est une seule et même 
chose avec la liberté. Ce n'est donc pas la forme 
du gouvernement qui en elle-même est une chose 



l6o COMMENTAIRE. 

importante. Ce seroit même une raison asseï 
foible à alléguer en sa faveur, que de dire qu'elle 
est plus conforme qu'une autre aux vrais prin- 
cipes de la raison ; car, en définitif, ce n'est pas 
de spéculation et de théorie qu'il s'agit dans leâ 
affaires de ce monde, mais de pratique et de 
résultats. C'est là ce qui affecte les individus, 
qui sont des êtres sensibles et positifs , et non 
pas des êtres idéals et abstraits. Les hommes qui, 
dans les commotions politiques de nos temps 
modernes , disent : Je ne m'embarrasse pas d'être 
libre ; la seule chose dont je me soucie , c'est d'être 
heureux ^ disent une chose à la fois très-sensée 
et très-insignifiante : très-sensée , en ce que le 
bonheur est effectivement la seule chose que 
l'on doive rechercher; très-insignifiante , en ce 
qu'il est une seule et même chose avec la vraie 
liberté. Par la même raison, les enthousiastes 
qui disent qu'on doit compter pour rien le bon- 
heur quand il s'agit de la liberté, disent une 
chose doublement absurde; car si le bonheur 
pouvoit être séparé de la liberté, ce seroit sans 
doute lui qu'il faudroit préférer : mais on n'est 
pas libre quand on n'est pas heureux ; car certai- 
nement ce n'est pas faire sa volonté que de souf- 
frir. Ainsi la seule chose qui rende une organisa- 
tion sociale préférable à une autre , c'est qu'elle 



' LITRE XI, CHAP. I. l6l 

soil plus propre à rendre heureux les membres 
de la société ; et si Ton désire , en général , qu^elle 
leur laisse beaucoup de Êtcilité pour manifester 
leur yolonté, c^est qu^ alors il est plus yraisem-^ 
blable qu^ils seront gouvernés à leur gré. Chërr 
chons donc avec Montesquieu quelles soiit les 
conditions principales qu^elle doit remplir pour 
atteindre ce but; et, comme lui, ne nous occu- 
pons de cette question que d^une manière gé^ 
nérale , et sans égard pour aucune localité , ni 
pour aucune conjoncture particulière. 

Ce philosophe justement célèbre a remarqué 
dVbord que toutes les fonctions publiques peu- 
vent être considérées comme se réduisant à trois 
principales : celle de faire les lois , celle de con- 
duire, suivant le vœu de ces lois , les affiiires tant 
intérieures qu'extérieures ; et celle de statuer 
uon - seulement sur les différends des particu^ 
liers, mais encore sur les accusations intentées 
contre les délits privés ou publics; c'est-à*:du*e 
en trois mots, que toute la marche de la société 
se réduit à vouloir, à exécuter ^ et à juger: 

Ensuite il s'est aisément aperçu que ces .trois 
grandes fonctions, et même. deux d'entre eU;eft, 
ne pouvoient jamais se trouver réunies 'dans les 
mêmes mains ^ sans Je plus grand dangei" pour 
la liberté du reste des cit<^yens. Car si un seul 

vin. 11 



hmaame^ ou un seul ciwpt , rtoît ci 
Aargé àt ^owloir et ^ V Jie clo r » il smit 

IHMPiy Cl CnCOKC flHHOS IC RSinOMP. 0I SdunBCBK 

cckn qui Êdt les lois rcndoit lis jn ^tiiti is , 9 
scrcMt viaisefldibbleiftnft bioiftAt k maikc 4c 
crin qui les exécute ; et si ctifin cci«i-ci , %om^ 
)ons le plus tcdoMaUe de Ions dans le ait , parce 
qa'ilcstcciyi qw dispose delà Cmcc ^^yàqtte, y 
îoignoil. cncme b fooctkm de lofcr^ 3 sssonoit 
bien dire en sorte que le législaicvr «e loi doit- 
■it qK les lois qo'il voodroit recevoir. 

Cesdn|;ersiicsoiitqiie troprcebct «ropsu» 
nifesies; il nY a pas de mérite à les iroir. Ijk 
grande diHJcaliK est de bovrer les moyens de 
les çriitr. MontcsqmcQ s*est épargné la pùne de 
dmrcber ces moyens : il a mieox aisaé se per- 
snader qa*ils ëloicnt to o a fé s , U Uftaie nième Hatr- 
fingtonde s*en tee occapé. Os pmiéù^de Iwdy 
dit41, fu'il n'M ehereU la likerté^'ofris t'mmrir 
sinawiiiii , et fa^U a bàH Cmieédsim ^ 4iymU ie 
rivage de Byuatee deaami les jaax^ B est tellement 
convaimm que le pndilème est ^ei nemen t ré- 
sola« qo^il dit ailleurs : Pour éteaworir ta l>- 
èerii foUù^aa dams la eomtiiimiiam , il as /âmC pas 
trac de peime. Si an patuia vairaà eUeeai y si OH 
i.*A notnru, paarfoai la ckanker? £t tout de 



LIVRE XI, CHAP. I. l63 

suite il explique tout le mécanisme du gouvei^ 
nemenr anglais , tel qu^il le conçoit dans son 
admiration. Il est vrai qu^à Fépoque où il ëcri* 
yoit , rAngleterre étoit extrêmement florissante et 
glorieuse , el que son gouvernement ëtoitde tous 
ceux connus jusqu^alors, celui qui produisoit 
ou paroissoit produire les plus heureux résultats 
sous tous les rapports. Cependant ces succès , en 
partie réels, en partie apparens, en partie effets 
de causes étrangères , ne dévoient pas faire illu- 
sion à une aussi forte tête /au point de lui mas- 
quer les dé&uts de la théorie de ce gouverne- 
ment , et de lui faire accroire qu'elle ne laissoit 
absolument rien k délirer. 

Cette prévention en faveur des institutions et 
des idées anglaises , lui fût oublier d'abord que 
les fonctions législatives, executives et judiciaires, 
ne sont que ides fonctions déléguées, qui peu- 
vent bien donner du pouvoir ou du crédit à ceux 
à qui elles sont confiées , mais qui ne sont pas 
des puissances existantes par elles-mêmes. Il n'y 
a en droit qu'une ' puissance , la* volonté natio- 
nale ; et en fait il n'y en a pas d'autre que 
l'homme ou le corps chargé des fonctions exe- 
cutives, lequel disposant nécessairement de l'ar- 
gent et des troupes , a en main toute la force 
physique. Montesquieu ne nie pas cela , mais il 

11. 



l64 COMMENTAIRE, 

n'y songe pas. Il ne voit que ses trois pr^ten-» 
dus pouvoirs , le'gislatif, executif et judiciaire. Il 
les considère toujours comme des puissances in- 
dépendantes et rivales, quMl ne s'agit que de 
concilier et de limiter les unes par les autres , 
pour que tout aille bien , sans faire entrer du tout 
en ligne de compte la puissance nationale. 

Ne faisant point attention que la puissance 
executive est la seule réelle de fait, et qu'elle 
emporte toutes les autres, il approuvé sans dis- 
cussion qu'elle soit confiée à un seul homme , 
même, héréditairement dans sa famille , et cela 
par Tunique raison qu'un homme seul est plus 
propre à l'action que plusieurs. Quand il en se- 
rait ainsi , il aurait été bon d'examiner s'il n'y 
est pas tellenuent propre , que bientôt il ne laisse 
plus aucune autre action libre autour de lui, et 
si d'ailleurs cet homme , choisi par le hasard , est 
toujours suffisamment propre à la délibération 
qui doit précéder toute action. 

Il approuve aussi que la puissance législative 
soit confiée à 'des représentons temporaires , li- 
brement élus par la nation dans toutes les parties 
de l'empire. Mais, ce qui est plus extraordinaire , 
il approuve qu'il existe dans le sein de cette na- 
tion un corps de privilégiés héréditaires , et que 
ces privilégiés composent à eux seuls et de droit, 



LIVRE XI, CHAP. I. l65 

une section du corps lëgislatif , dislincte et sé- 
parée de celle qui représente la nation , et ayant 
le droit d'empêcher , par son veio, Teffet des ré- 
solutions de celle-ci. La raison quHl en donne 
est curieuse. C'est , dit-il , que leurs prérogatives 
sont odiemei en elie^mêmeê, et qu'il faut qu'ils 
puissent les défendre. On crairoit plutôt devoir 
conclure qu'il faut les abolir. 

Il croit de plus que cette seconde section du 
corps législatif est encore très-utile pour lui con- 
fier tout ce qu'il y a de vraiment important dans 
la puissance judiciaire, *le jugement des crimes 
d Vtat ; par-là elle devient , comme il le dit , la . 
putisance réglante , ^ont la puissance executive et 
la puissance législative ont besoin pour se tem- 
pérer réciproquement. Il ne s'aperçoit pas , ce 
dont pourtant toute Thistoire d'Angleterre fait 
foi , que la chambre des pairs n'est rien moins 
qu'une puissance indépendante et réglante 9 mais 
qu'elle est seulement un appendice et une avant-* 
garde du pouvoir exécutif, dont elle a toujours 
suivi le sort ; et qu'ainsi , en lui donnant le^veta 
et un pouvoir judiciaire , on tie fait autre chose 
que le donner au parti de la cour , et rendre à 
peu près impossible la punition des criminels 
d'état qu'il favorise. 

Malgré ces avantages, et malgré les forcés 



l66 COMMENTAIRE. 

réelles dont dispose la puissance exécutire , il 
croit nécessaire qu^elle possède encore le droit 
d^apposer son veto sut les résolutions, même 
unanimes , des deux sections du corps législatif, 
et qu^elle puisse le convoquer, le proro^r, et 
le dissoudre ; et il pense que la partie populaire 
de ce corps trouve suffisamment de quoi se dé* 
fendre ^ dans la précaution de ne jamais roter les 
impôts que pour un an ; comme s^il ne faltoit 
pas toujours les renouveler chaque année , sous 
peine de voir la société se dissoudre , et dans 
Fattention à ne souffi-ir ni camps, ni casernes , 
ni places fortes , comme si on ne pouvoit pas à 
chaque instant Vy obliger en en faisant naître la . 
nécessité. 

Montesquieu termine ce long exposé par cette 
phrase aussi embarrassée cju'embatrassante : 
Voici donc la tonstituiion fondamentale du gou-- 
vernemênt dont nous foriont. Le torps législatif 
étant cowfoié de deux parties ^ l*un& enehatnera 
t autre par sa faculté mutuelle d' empêcher. Toutes 
les deux seront liées par la puissance eméctitrice, 
qui le sera elle-mêm» par la législative. A quoi il 
ajoute cette singulière réflexion : Cee trois puis* 
sauces devroient former un repos ou une inaction. 
Mais comme par le mouvement nécessaire des choses j 
elles sont contraintes d'ailer, elles seront forcées 



LIYl^S XI, CHA9. I. 167 

d'aller de concert. J!%yQiw que )« ne sens pM 
du tout la nëcea^itë de. cette ciMu^lufion. U me 
parait au coniraîré lrèa«*masiife«te que rien ne 
pourroît aller, si tout ^leit rëeUemenl enche-t 
vètré cmnmê on le dit, si le roi n^étoit pa» ef-^ 
fecti^ement le maître du parlenenl , et s^il n^ëtoîi 
pas inëTitakle quMl le mène , coiome il a toi^oura 
fait, ou par la crainte ou par la corruption. A la 
yëritë, je ne trouve rien dans tout ce fragile 
^chafiiudage qui Ten empêche. Aussi je ne yois 
en fareur 4e cette, organisation , à mon avis trèa^ 
imparfiûte , qu^une seule chose dent on ne parle 
pas ; c'est la ferme volontë de la nalion , qui en-* 
tend qu^elle subsiste; et, coiome enmtme temps 
elle a la sagesse d'être extrêmement attachëe au. 
mainliendc la liberté individuelle etde la liberté 
de la presse, elle conserve toujours la facilité di9 
faire connoitre hautement Topimba publique; 
en sorte que» quand le roi abuse trop du pou- 
voir dont U e$t réellement dn pQ%m%$iQ»s ilestbieur 
tôt renverse par un mouvement «gënëral. qui se 
fait en faveur de ceui qui h» résistent, comme 
cela est iurrivë deux fois dans . le dix-septièpie 
siècle, et comme cela est toujours a^so2aiaé.4^ns 
une île, où il n'existe jamais de raison pour 
avoir sur pied une arraëe de terre bieii forte. 
C'est là le seul véritable vetQ auprè;s , 4"qwl 



l68 COMMENTAfRE. 

tous les autres ne sont rien. Le grand point 
de la constitution de l'Angleterre est que la na- 
tion a dëposë six ou sept fois son roi. Mars , il 
faut en convenir , ce n'est pas là un expédient 
constitutionnel; c'est bien plutôt l'insurrection 
ordonnée par la'nëcessitë , comme elle l'ëtoit au- 
trefois , dit-on , par les lois de la Crète , disposi- 
tion législative dont , à mon grand ëtonnement , 
Montesquieu fait Tëloge dans un autre endroit 
ée son livre. Malgré cet ëloge , il est certain 
que ce remède est si cruel , qu'un peuple un peu 
sensë endure bien des maux avant, d'y avoir re- 
cours; et il peut même arriver qu'il diffère assea 
de s'y dëtèrminer, pour que , si les usurpations 
du pouvoir sont conduites avec adresse, il prenne 
insenrïblement les habitudes de la servitude y au 
point de n'avoir plus ni le dësir ni la capacité de 
s'en affranchir par un pareil moyen (i). 

Une» chose qui caractérise bien la vive imagi- 
nation de Montesquieu , c'est que sur la foi de 
trois lignes de Tacite , qui exigeroient de grands 
commentaires , il croât avoir trouvé , chez les sau- 
vages de l'ancienne Germanie , le modèle et tout 
l'esprit dece gouvernement, qu'il regarde comme 

^l] Cette phcasç,. contre dans qqelle circonstance e]|e a été écrite. 
^ODS craignions beaucoup alors que l'oppression ne durât assez long- 
tenijis , pour "qu'on s'y accoutumât. 



LIVRE XI, CHAP. I. 169 

le chef-d'œuTTe de la raison humaine. Dans l'ex- 
cès de son admiration , il s'ëcrie : Ce beau sys^ 
tème a été trouvé dan$ le$ boi$ ! Et un moment 
après, il ajoute : Ce n*e$t point à moi d'examiner 
si les Anglais jouissent actuellement de la liberté , 
ou non; il me suffit de dire qu'elle est établie par 
LEURS LOIS, et Je n'en cherche pas davantage. 

Je crois pourtant que le premier point mëri- 
toit bien d'être examine par lui , ne fut-ce que 
pour s'assurer qu'il a voit bien yu le second. S'il 
aroit cherche davantage dans leurs lois ^ il auroit 
trouve que chez les Anglais il n'existe réellement 
que deux puissances , au lieu de trois ; que ces 
deux puissances ne subsistent en présence l'une 
de l'autre , que parce que l'une jouit de toute la 
force. réelle , et n'a presque aucune faveur publi- 
que, tandis que l'autre n^a aucune force et jouit 
de toute la faveur, jusqu'au moment où elle vou- 
droît renverser sa rivale , et quelquefois y compris 
ce moment; que, de plus, ces deux puissances , 
en se réunissant , sont également maîtresses de 
changer toutes les lois établies , même celles qui 
déterminent leur existence et leurs relations , car 
aucun statut ne le leur défend , et elles l'ont fait 
plusieurs fois (1); que, par cotiséquent, la li- 

(i) On tient pour maxime, en Angleterre, que le roi peut^ tout 
faire , qoand il est d'accord avec son parlement. 



170 COMMENTAIRE^ 

berté vCest vëriubl^meutpas ëublie par les lois 
politiques ; et que , si les Anglais en jouissent à 
un certain degf é , cela vient des causies que j^ai 
expliquées , qui tiennent plus aux lois civiles et 
criminelles qu'aux autres, ou qui même sont tout* 
à-£aiit hors de la loi. 

Je crois donc que le grand problème ^ qui con-^ 
siste à. distribuer les pouvoirs de la société de ma- 
nière qu'aucun d'eux ne puisse franchir les li-* 
mites que lui prescrit l'intérêt général , et qu'il 
soit toujours facile de l'y retenir ou de l'y rame* 
ner par des moyens paisibles et légaux , n est pa^ 
résolu dans ce pays. Je réclamerois plutôt cet 
honneur pour les États-Unis de l'Amérique, 
dont les constitutions déterminent ce qui doit 
arriver , quand le corps executif ou le corps lë« 
gislatif , ou tous les deux ensemble «outre^passent 
leurs pouvoirs , ou sont en opposition, et quand 
on éprouve la nécessité de faire des changemens 
à Tacte constitutionnel, soit d'un état, soit de 
toute la fédération. Mais on m'objecteroit qu'en 
fait de pareils règlemeâs, la grande difficulté 
c'est leur exécution; que les Américains en 
trouvent la garvitie , lorsqu'il s'agit des autorités 
d^un état en particulier « dans la force des autoiî* 
tés supérieures de la fédération ; et que , lorsqu'il 
s'agit de celles-ci , cette garantie se trouve dans 



LIYHE XI, CHAP. I. 171 

la rëunion de la majorité des ëuts fédérés ; qo^ainai 
ils onl ëladë la diftculté plutôt qu^ils ne Tonl rë^ 
solue, ou que du moins ils ne Font résolue qu'à 
Taide du système fedératif ; et qu'il reste à savoir 
comment on pourroit y parvenir dans un état un 
et indivisible. D'ailleurs, un pareil sujet demande 
à être traité plutôt théoriquement qu^historique- 
ment. Je vais donc essayer d'établir, à priori^ 
les principes d'une constitution vraiment libre ^ 
légale et paisible : pour cela, il convient de re* 
prendre les choses d'un peu plus haut. 

CHAPITRE SECOND. 

Comment pourroit*on parvenir à résoudre le 
problème proposé ? 

Nous avons dit que la tûute-puiêHmee ou la 
toute-liberté étoit la félicité parfaite. Cet état n'est 
point d^onné à J'homme. Il est incompatible avec 
la foiblesse de la nature de tout être fini. 

Si un homme pouvoit exister dans un état d'i- 
solement et d'indépendance absolue, certaine- 
ment il ne seroit pas gêné par la volonté de ses 
semblables; mais il seroit esclave de toutes les 
forces de la nature, au point de ne pouvoir pas 
leur résister asses pour se conserver. 

Quand donc les hommes se réunissent en so- 
ciété, ils ne. sacrifient pas une portion de leur 



l'J2 COMMENTAIBB. 

liberté , comme on Fa. tant dit ; au contraire , 
chacun d^eux augmente sa puissance. C^est là ce 
qui les porte si impérieusement à se réunir/; et 
ce qui fait qu'ils existent encore moins mal , dans 
la plus imparfaite des s^ociétés , que séparés ; car 
s'ils sont opprimés de temps en temps par la so- 
ciété, ils en sont secourus à tous les momens. 
Soyez dans les déserts de la Libye , vous croyez 
arriver sur une terre hospitalière, quand vous 
entrez dans les états du roi de Maroc. Seulement, 
pour que les hommes vivent réunis , il faut que 
chacun d'eux s'arrange le mieux possible avec 
tous les autres ; et c'est dans la manière de s'ar- 
ranger ensemble, que consiste ce que l'on appelle 
la constitution de la société. 

Ces arrangemens sociaux se sont toujours faits, 
d'abord au hasard et sans principes ; ensuite ils 
ont été modifiés de même , et améliorés , ou sou- 
vent détériorés à beaucoup d'égards , suivant les 
circonstances. De là naît la multitude presque 
infinie d'oirganisations sociales qui existent parmi 
les hommes , et dont presque pas une ne res- 
semble en tout à aucune autre , sans qu'on puisse 
dire le plus souvent quelle est la moins mauvaise. 
Ces arrangemens doivent subsister sans doute , 
tant qu'ils ne sont pas devenus absolument in- 
. supportables à la majeure partie des intéressés ; 



LIYRS XI, GHAP. II. I'j3 

car ordinairement il en coule bien cher pour les 
changer. Mais enfin supposons qu^une nalion 
nombreuse et» ëclairëe soit dëcidëment lasse de 
sa constitution, ou plutdt lasse de n'en point 
avoir de bien déterminée , ce qui est le cas le 
plus ordinaire ; et cherchons ce qu^elle doit faire 
pour s^en donner une ^ en suivant les lumières de 
la simple raison* 

Il me parok manifeste qu^elIe ne sauroit prendre 
qu^un des trois partis suivans : ou de charger les 
autorités qui la gouvement , de s^arranger entre 
elles , de reconnoîtbe réciproquement leur éten- 
due et leurs limites , et de déterminer nettement 
leurs droits et leurs devoirs , c'est-à-dire les cas 
où Ton doit leur obéir ou leur résister ; ou de 
«^adresser à un sage pour lui deanander de rédiger 
le plan complet d^un gouvernement nouveau ; ou 
de confier ce soin à une assemblée de députés 
librement élus à cet .e£Eet, et n'ayant aucune 
autre fonction. 

Le premier de ces partis est à peu près celui 
qu^ontpris les Anglais en 1688, lorsqu'ils ont 
consenti , au moins tacitement , à ce que leur 
parlement chassât Jacques II , reçût Guillaume P', 
et fît avec lui une convention qu'ils appellent leur 
constitution , et qu'ils ont radfiée de fait par leur 
obéissance et même par leur attachement. Le se- 



174 COMMENTAIBK. 

cond est celui auquel se sont déterminées plu-^ 
sieurs natioiis anciennes; et le troifiiëme est ce- 
lui que les Américains et les Français ont pré* 
féré dans ces derniers temps, quand ils ont 
secoué le joug de leprs anciens mcmarques. Mais 
les unsTont suivi exactement, excepté' dans les 
premiers instans , au lieu que les autres s'en sont 
écartés à deux fois différentes, en laissant dans les 
mêmes mains le pouvoir de gouverner et celui 
de constituer. Chacun de ces trois partis a ses 
avantages et ses inconvéniens^ 

Lepremier est ie plus simple, le plus prompt , 
et le plus facile dans la pratique ; mais on doit 
s^attendre quHl ne produira qu^une espèce de 
transaction entre les différentes autorités ; que 
les limites de leurs pouvoirs , pris en masse , ne 
seront pas circonscrites avec exactitade ; que les 
moyens de les réformer et de les changer toutes 
ne seront pas prévus , et que les droits de la na- 
tion, à leur égard, ne seront ni bien établis , ni 
bien reconnus. 

Le second promet une rénovation plus entière 
tt «me législation plus complète^ Il donne même 
lieu d'espérer que le nouveau ^tème de gou- 
vernement , étant fondu d'un seul jet et sortant 
d We seule tête , sera plus homogène et mieux 
combiné. Mais , indépendamment de la difficulté 



LIVRE XI, €HAP. II. I75 

de trouver nnsâge digne d^nne telle confiance , 
et du danger de Taccorder à nn ambitieux qui 
la fera servir à ses vues , il eit à craindre qu'un 
plan , qui n'est que la conceplidn d'un seul 
homme , et qui n^a ëtë soumis à aucune discus*^ 
sion , ne soit pas assez adapta aux idëes natio- 
nales , et ne se concilie pas solidement la faveur 
publique. Il est même à peu près imposstible qu'il 
obtienne l'assentiment génëral, k moins que son 
auteur, à l'exemple de la plupart des anciens lë*- 
gislateurs, ne Êisse intervenir la divinitë en sa 
faveur, et ne se prétende l'interprète de quelque 
puissance surnaturelle. Mais ce moyen est inad- 
missible dans nos temps modernes. D'ailleurs la 
législation est toujours bien mal établie , quand 
elle est fondée surPimposture ; et, en pareil cas, 
il y a de plus cet inconvénient, qu'une consti- 
tution est toujours essentiellement mauvaise, 
quand elle*^ ne renferme pas un moyen légal et 
paisible de la modifier et de la changer , quand 
elle n'est pas de nature à se prêter aux progrès 
des temps , et quand elle aspiré à avoir un carac- 
tère de perpétuité et de fixité qui ne convient à 
aucune institution humaine. Or, il est bien dif- 
ficile que totit cela ne se trouve pas dans un ou- 
vrage qu'on suppose être celui dW Dieu. 
Al l'égard de la troisième manière de se donner 



176 COMMENTAIRE., 

une constitution , quand on songe combien les 
hommes rëunis sont souvent moins raisonnables 
que chacun d^eux pris séparément, combien les 
lumières diurne assemblée sont , en général , infé- 
rieures à celles des plus éclairés de ses mem- 
bres , combien ses résolutions sont exposées à 
être vacillantes et incohérences, on doit bien 
penser que son ouvrage ne sera p^s le plus par- 
faiit possible : on peut craindre de plus que cette 
assemblée ne s^ empare de tous les pouvoirs ; que, 
pour ne pas s'en dessaisir, elle ne diffère prodi- 
gieusement à. remplir Tobjetde.sa mission, et 
qu^elle ne prolonge tellement son gouvernement 
provisoire , qu'il ne dégénère çn tyrannie ou en 
anarchie. 

La première de ces deux objections est fondée. 
Mais aussi il faut considérer premièrement que, 
cette assemblée étant composée de membres ac- 
crédités dans les différentes parties du territoire , 
et qui connoissent respritquiy règne, ce qu^elle 
décidera sera tout-à-fait propre à ^devenir pra- 
tique, et sera reçu non-seulement sans e£Fort, 
mais.avec plaisir ; secondement, que les lumières 
de cette assemblée d'hommes choisisvseront tou- 
jours supérieures à celles 4e la maéisè du peuple, 
et que tout étant discuté mûreipent et publique- 
ment dans son sein , les moti^ de ses détermi- 



LIYRE XI, CHAP. II. 177 

nations seront connus et pesés , et qu^elle for- 
mera Topinion publique en même temps que la 
sienne ; en sorte qu'elle contribuera puissamment 
à la rectification des idëes généralement répan- 
dues, et aux progrès de la science sociale. Or*, 
ces avantages sont bien supérieurs à un degré 
de perfection de. plus dans la théorie de Torga- 
nisation sociale qui sera adoptée. 

I#e second inconvénient est plus apparent que 
réel. Car une nation ne doit entreprendre de se 
donner une nouvelle constitution ^ qu'après avoir 
remis tous les pouvoirs de la société entre les 
mains d^une autorité favorable à ce dessein. C'est 
là le préalable nécessaire.. G^est en 'quoi consis- 
tent proprement la révolution et la de$truetion ; 
tout le reste n'est ^faHar^anmuUm et recofMrud^ 
tion. Or, cette autorité! pravisoire , en convo- 
quant une assemblée chargée de constituera ne 
doit lui remettre que cette seule fonction , et se 
réserver toujours le droit de faire aller la ma- 
chine jusqu'au moment de sa complète rénova- 
tion. Car la marche de la société est une chose 
qui ne souffre aucune interruption : il faut tou- 
jours un provisoire entre l'état ancien et le nou- 
veau. • ' i • . 

La trop fameuse convention- nationale fran- 
çaise, qui a fait tant de mal à rhomaiiité^en ren- 
vui. 1 2 



17^. COMMENTàl&B. 

dant la raison odieuse , qui , malgré la haute ca- 
pacUë el les grandes vertus de plusieurs de ses 
ntembres. » s^est laissé douiiner par des^ fanatiques 
et des hypocrites, des scélérats et des fbtirbes, 
et qui, par cela même, a rendit d^ayance inutiles 
s^^ plus bçlles concilions ^ n'a éprouvé ces mal- 
heurs ^que parce que la législature précédente 
lui a remis à la fois tous les pauvairs. Celle-ci , 
après s'être vue obligée de renverser le trône , 
après^ avoir proclamé te vœu national pour la ré- 
publique ( covame Ojft ^oit suivant le style de 
Monte^^ien), c'eslhà-dire , pour la déniruetion 
du poupoir ea^écîUif hér.édHaire^ devoit n'appeler 
uoé ^mv^nti^rki^nfi pour réaliser ce vom et orga^ 
mser eu coiiséquence la société ^. elle devoil, en 
atlei^daut , continuer à reiUer sur les inléréts 
di^ moment et se résieanrer la conduite des affaires. 
AWrs rasàe^pblée conventionnelle auroit in&il- 
liUqmçnt i^ewpli son objet en très*peu de temps 
et.ss^na iQcOuvéuiens. 

Par la même raisïCffi , le premier congrès con- 
ticiental «Kiéricaiof eA la première assemblée na-* 
tionale.française, ayant arraché le pouvoir aw 
ancienne^ autorités, else trouvant,'^ar les cir* 
constances , seules autorités gouvernantes ^ »^an- 
roient poim; dû Sie &ire encore auUuriUs eonêli- 
tu^nff^ ; iU Auroieut dû convoquer une assemblé^ 



LIVRE XI, CHAP. II. 179 

expresse ^ cet efifet , et la £iire opërer à Tombre 
dfe leur puissance (1). 

Cependant, malgré cette irrëgularité, Texpé- 
lience a . prouve quf ces deux 4:orp& ne cher* 
cfioient pas à prolongejc indéfiniment leui;' exis- 
tence ; ils ont çëdé la plaice,, dès que Tintérét 
public V^ Çxîg^ ciu seulement perfnîf ", et même 
rassemblée constituante fran^saise ^ ëtoit si ijçor. 
paûente, <iu.'eUe a fait \i^e ^rès-grs|Q4e £fute ,^ ep 
déclarant S:$s ipembres in^jUgjybles. à Tas^çnd^ée 
constituée qui devoit la suivre , et tfs privin^t 
s^i d^ toute in^Ai^nce sur les éyë^emei^s ulté- 
rieur^. . , ; . ., . 

..fe ççois 4oi^ qu^, 4es U'cùs partis, que peut 
prendre w^ x^tioif, q^i se r^géP^r^ » ^e. dernier 
est ceWi q^i|^ë^nit lepjus d^at^t^gç;^ et Iç .inoins 
(Vinconvénii^us. Mftis qu^l ipiç soiA cebj^ qu'elle 
pvé£èref po;i>rk choisir il faut ^'ie% s -as^e^ble ; 
ppcir qu'elle >^îissemble ,. il feiut qi^^elle j, sifit 
provoqi^^ par Tautoritë ^ctueljipment çxist9^l;e>: 
Or , dans quelle forme cette avitoritë. do^t-elle la, 
com^oqner.? Si noijs, voulons procéder, av^c luér 

(1) C'est ainsi que s'est tenue la eonventhn dé 1787, qm'a misl» 
deraièie.maiii à U wmt^uim f44ér^i'm 4«6 Étets-Uiys dç l'A«aé- 
ç^quç,, et eiv a définitivement fixé lu forn^e , onze ans et soixante- 
qoinze jours après la déclaration d'indépendance , et neuf ans et 
soix\inte-dii jours après hc signature du premier «wf« 4^ ornifikUpa- 
tùmx '. '■• ■,, \ .».*> , '. ,; • • •' ^" . •. ■; 

13. 



l82 GOStMLENTAIRE. 

plus relevée , des idées plus étendues et des ha- 
bitudes plus généreuses , qu'il fiice plus l'atten- 
tion , qu'on lui accorde plus de bienveillance, que 
son bonheur cause moins d'envie , et que son mal- 
heur inspire plus d'intérêt. Ce sont là dte grands 
avantages sans doute : on ne peut les perdne; ils 
sont dans la nature des hommeis et des choses. 
Nulle loi ne peut les donner ; nulle ne peut les 
ôter : ils n'ont besoin d'aucune proteètion spé- 
ciale pour subsister. Mais suppose*t*on que ces 
grands avantages donnent de plus à celui qui 
les possède , un droit positif à des places ^ à des 
distinctions , à des faveurs , à des prérogatives 
dont sont privés ses concitoyens : ici la thèse est 
bien différente. De semblables droits, s'ils doi- 
vent exister, ne peuvent être accordés que par la 
société et pour la société. C'est à elle seule à 
juger s'ils lui sont utiles ou nuisibles ; et les indi- 
vidus qui en jouissent ne doivent avoir aucune 
force particulière pour les défendre contre l'in- 
térêt général. 

Il en est de même des richesses. Sans doute la 
richesse est une très-grande puissance. ËHe office 
à peu près les mêmes avantages que la naissance , 
et «lie en a qui lui sont particuliers. Une grande 
fortune donne à celui qui en jouit, s'il sait en 
user , une grande supériorité sur ceux qui en 



LIVRE Xlf CHAP. II. l83 

sotti prives. C^eM pFecisëmeal à cause de cela 
qu^îl o^est pas nécessaire d^ l'îcn ajouter. Car 
si cette grande fortune est patrimomale , elle est 
garantie par les lois sur la propriëië , comme la 
subsistance du pauvre ; et si elle consiste en bien*- 
iaits de IVtat , soit à titre de récompenses^ soit à 
titre de salaire , il n^j a pas de raison pour que 
Tëtat soit assujetti , dans la distribution de se% 
dons , par d'autres considérations que celles de 
la convenance et de la justice. 

Il en est de même encore , à plus forte raison , 
des bonneurs. Si Ton entend , par ce mot , Vé^ 
clat , la considération qui suivent la naissance , 
la fortune ou la gloire personnelle , aucune loi 
ne peut en disposer. Si au contraire on entend 
par des honneurs , les distinctions , les Êiveurs que 
jpeut accorder le gouvernement , ils ne doivent 
jamais être accompagnés d'une force réelle , qui 
puisse les faire consarver contre son gré. 

U est donc toujours inutile ou nuisible que 
ceux qui possèdent de grands avantages dans la 
société, y ajoutent encore une supériorité de 
pouvoir qui, sous prétexte de leur servir à sedé**- 
fendre , ne leur senriroit réellement qu'à oppri- 
mer. C'est déjà bieti assez qu'ils aient cette supé- 
riorité , qui résulte nécessairement de ces avan- 
tages , et qui en est inséparable. £n vain diroit-on 



l84 COMMENTAIRE. 

que, s^ils ne jouissoient psis de cet accroissement 
de pouvoir, ils se croiroient eux-mêmes oppri- 
mes , et regarderaient la liberté commune comme 
leur propre esclavage : c^est comme si les hommes 
doués d^une grande force physique se crûyoient 
opprimes , quoiqu'on les laissât s'en servir libre- 
ment pour leur utilité particulière, parce qu'on 
les empêche de l'employer à battre leurs conci- 
toyens , ou à les faire travailler , malgré eux , à 
leur profit. 

En général, je regarde comme erroné et pro- 
venant de combinaisons imparfaites, ce système 
de balance , en vertu duquel on veut que quel- 
ques, particuliers aient une force propre qui les 
protège contre la force publique , et que quelques 
autorités puissent se soutenir par elles-mêmes 
contre d'autres autorités , sans recourir à l'appui 
de la volonté générale. Ce n'est pas là assurer la 
paix, c'est décréter la guerre. On a vu ci-dessus 
' que dans le dernier cas , malgré les éloges pro- 
digués au gouvernement d'Angleterre , rien n'i- 
roit, si , derrière toutes ces balances apparentes, 
il n'y avoit pas une force réelle qui entraîne tout. 
Il en est de même dans celui dont il s'agit. La 
société seroit entravée ou déchirée , si tous les 
privilèges particuliers n'étoient pas réellement to- 
lérés ou détiniits par Ja seule volonté générale. 



LIVRE XI, CHAP. II. l85 

Rajoute que cette prétention k une puissance 
indépendante de la masse commune, et capable 
de lutter contre elle, est seule la cause de cette 
ëternelle guerre que Ton voit partout entre les 
pauTres et les riches. Sans elle , il ne seroit pas 
plus difficile de jouir paisiblement de mille onces 
d*or que d^une. Car les lois ne peuvent pas dé- 
fendre les petites propriétés , sans protéger éga- 
lement les grandes. On ne porte pas pour celles- 
ci Tenvie jusqu^à la haine , quand elles ne de- 
viennent pas un moyen d'oppression et d'inso- 
lence ; et si enfinelles ne peuvent pas échapper 
absolument à la jalousie , Finfluence qu'elles 
donnent naturellement et nécessairement, est 
supérieure au danger auquel elles exposent. 

On peut même dire que , les fortunes des par- 
ticuliers formant une progression continue de- 
puis la plus extrême misère jusqu'i la plus im- 
mense richesse , et celles des mêmes individus 
étant sujettes k varier fréquemment , on ne sauroit 
oùpl&cer la ligne de démarcation entre les pauvres 
et les riches, pour en faire deux partis opposés , 
s'il n'y avoit pas dans la société des groupes 
d'hommes , formés et signalés par des faveurs , 
des privilèges , des pouvoirs, que les autres n'ont 
pas , et qui les mettent en butte à de justes haines; 
et qu'ainsi ce sont ces classifications maladroites , 



l86 COMMENTAIRE. 

qui seules rendent possible la guerre intestine , 
qui ne naîtroit pas sans elles. Elles sont donc 
kîen peu propres à Tempécher. 

Il y auroit une autre raison pour accorder à 
ceux qui ont des avantages éminens dans la so- 
ciété, un surcroît de pouvoir; c^est qu'en gênerai 
ils ajoutent à tous ces avantages celui des lumiè- 
res , et que par conséquent en général aussi , il vaut 
mieux pour tous être gouvernés par eux que par 
d'autres. Cela est vrai. Mais on peut répondre 
que , si la supériorité des lumières est en e£fet 
celle qu'il est réellement désirable de rendre 
prépondérante , elle n'est liée constamment à au- 
cune autre ; qu'elle est celle de toutes qui sait 
le mieux se défendre elle-même , et prendre son 
rang dans la société , quand rien ne la gène ; et 
que c'est précisément pour la laisser plus libre- 
ment agir ^ qu'il ne faut accorder aux autres au- 
^.une protection spéciale. EUe les fera tout natu- 
rellement prévaloir en tout ce qui ne sera pas 
contraire au bien général. On affoiblit et on f gare 
la raison , en voulant lui donner pour appuis des 
fractions , de la société , qui ont ou qui croient 
souvent avoir des intérêts contraires aux siens. 
Je conclus que tous les citoyens doivent être 
également appelés , et voiler de la même manière 
dans les assemblées où Ton délibère sur le moyen 



LIVRK Xï, CHAP. II. 187 

à prendfc pour donner une nouvelle organisa^ 
tion à la société; car ib y soni tous é|;alement 
intéressés, puisqu'ils y sont également pour tout 
ce quHls possèdent, pour tous leurs intérêts, 
pour toute leur existence. Peu importe que Texis*- 
tence des ims soit plus considérable , ou plus 
précieuse , ou plus agréable que celle des autres. 
L'existence de chacun est toujours tout pour lui ; 
et ridée de tout ne comporte pas celle de plus 
ou de moins. On ne doit exclure de ces assem- 
blées que les individus qui , à cause de leur âge, 
ne sont pas censés avoir encore une volonté 
éclairée par la raison ; ceux qui sont déclarés par 
jugemens en êtte incapables , ou en avoir abusé 
d'une manière grave, et peut-être ceux qui , à rai- 
son des fonctions qu'ils ont acceptées librement , 
paroissent avoir soumis leur volonté à la volonté 
d'un autre. 

On pourroit demander si les femmes doivent 
être admises dans ces assemblées. Des hommes, 
dont l'autorité est très-respectable, ont été de 
cet avis. Je n'en suis pas. Les femmes , comme 
êtres sensibles et raisonnables, ont certainement 
les mêilies droits, et à peu près la même capacité 
que les homniies. Mais elles ne sont pas appe- 
lées à feire valoir ces droits et à employer cette 
capacité de la même manière. L'intérêt des in- 



l88 COMMENTAIRE, 

dividus dans la société est que tout se fasse bien. 
Par'^conse'quent, comme nous allons le voir 
quand nous entrerons dans les détails , leur in- 
térêt n'est pas de prendre une part directe à tout 
ce qui se fait, mais au contraire de n'être em- 
ployés qu'à ce à quoi ils sont propres. Or, les 
femmes sont certainement destinées aux fonctions 
domestiques, comme les hommes aux fonctions 
publiques. Elles sont très-propres à nous diri- 
ger comme épouses et comme oières, mais non 
à lutter contre nous dans les assemblées. Les 
hommes sont les représentans et les défenseurs 
-naturels de celles qu'ils aiment ; elles doivent les 
, influencer, etnonlesremplacer ou les combattre. 
Il y a entre des êtres si différens et si nécessaires 
les uns aux autres , disparité, et non pas inéga- ' 
lité. Au reste, cette question est plus curieuse 
qu'utile. Elle est et sera toujours résolue par le 
fait, conformément à mon opinion, excepté dans 
quelques cas , où une longue suite d'habitudes 
aura fait perdre de vue le tœu de la nature. 

Tous \es hommes doivent donc être égaux 
dans les assemblées dont nous parlons, et les 
femmes ne doivent pas y être hommes. Je pense 
de plus que ces réunions de citoyens doivent 
préférer à tout autre moyen de se donner une 
constitution, celui d'en confier la rédaction à 



LIVRE XI, CHAP- II. l8g 

une assemblée qui n'ait pas d'autre (onction, et 
qui soit composée de députés égaux entre eux 
et librement élus. Pour abréger, nous appellerons 
cette assemblée contention. Il faut donc nommer 
les membres de cette convention. 

Les premières assemblées peuvent ou élire 
elles-mêmes ces députés , ou nommer des élec- 
teurs chargés de les éKre. C'est ici le cas de se 
rappeler le principe que nous venons de poser 
en parlant des femmes. Les membres de la so- 
ciété ont intérêt à ce que tout se fasse bien ; mais 
cet intérêt ne doit pas les porter à prendre une 
part directe à tout ce qui se fait, mais au con- 
traire à n'accepter que les fonctions auxquelles 
ils sont propres. J'en conclus que ces assemblées 
qui renferment la totalité des citoyens , et que 
nous nommerons primaires, parce qu'elles sont 
la base def- tout l'édifice , doivent se borner à 
nommer des électeurs. C'est, me dira-t-on, 
rendre bien indirecte l'influence de chaque ci- 
toyen sur la confection des lois ; j'en conviens. 
Mais je demande que l'on prenne garde que 
je parle ici d'unp nation nombreuse, répan- 
due sur un vaste territoire 9 . et qui n'a point 
adopté le système de la fédération, mais celui de 
l'indivisibilité. Or, le nombre des députés à 
élire est nécessairement trop petit, pour que 



igO COMMENTAIRE. 

chaque ^^semUëe primaire puisse en nommer 
un. Il faut donc, ou réunir ensemble les votes 
de toutes les asseipblëes , ce qui est sujet à une 
niiiilb.tude dHnconvëniens, ou souf&ir un degré 
intermédiaire. D'aiUeurs, la masse des citojens 
u^eit point à H)éme< de connoatre çt de 4i5cerBer 
le petit nombre de sages Yraime^t dignes d^ujne 
telle mission , an lieu qu'elle est trè$-prQpre à 
prendre dans son sein des bomxpe& dignes de sa 
confiance, «t capables de faire poup elle un pa- 
reil choixi^ U arrivera nécessairement que ces 
bomnskfss cboiçis seront déjà dV^^* classe au- 
de^svs de la dernière, d^une éducation plus 
spigné^e, aufoi^t des vues plus étendues , ^es re- 
lations pluif nombreuses, seront moins asservis 
aus considérations locales : ils fempliront donc 
mieui( cette fonction. C'est là la bonne aristo- 
cratie (i). Ainsi, sans nous être déterminés d'a- 
près aucun exemple, sans nons appuyer sur 
aucune autorité» sans adopter ai^çiin systèoae, 
en ne suivant que les simples lumièresi de la 
raison naturelle , nous voilà arrivés à la forma- 
tion du corps , chargé de donner une xonstitu- 

(i) AjoBtons ,' qu'on ne corronoiproio pa» le peuple anglaû, s'il 
n'ftvoit que des électeurs à élire : oela n'eq Tj^dbroU pas If peine ; et 
ces électeuCT , quoique bien moins nombreux , seraient bien pins 
chers à acheter, d'autant que leur corruption , s'étetadant à moins 
d'indiridus', seroit bien jf\AÈ Jblftmée. 



LIVRB XI, CHAP. II. 191 

timl à la sociélë. Cherchons de la même manière 
quelle doit être cette constitution, et sur quels 
principes elle doit être fondée. 

Il ne s^agil point ici d'entrer dans les dëtails, 
qni varient a^essairement suivant les localités, 
mais d^examiner quelques points principaux , 
qui sont d^un égal intérêt partout. Nous sommes 
déjk convenus que le pouvoir exécutif et le pou- 
voir législatif ne doivent pas être réunis dans les 
mêmes mains. Voyons donc à qui Fun et Tautre 
doivent être confiés. Nous verrons ensuite com- 
ment doivent être nommés ou évincés ceux qui 
en seront les dépositaires. Commençons par le 
poiir^r législatif. 

On ne s* est jamais avisé, je crois, dans aucun 
pays, de charger un seul homme de Tunique 
soin de faire ks lois (1), c^est-à^dire de vouloir 
pour la société lom entière ^ ^ans avoir aucune 
autre fi^nctîon. La raison en est vraisemblable- 
mem que, quand une nation a eu assez de con- 
fiaUfee dans un individu pour trouver bon que 
sa volonté particulière soit regardée comme l^ex- 
pression de la volonté générale, elle a toujours 
désiré efi même temps quHi eût assez de force 
pour faire exécuter cette volonté; et alors il s'est 

(1) Entendez lès lois «rdioalre», et non pas les ioi9«m»«itaafitev. 
Q.0D8 avons dit qu'il y a plusieurs exemples de ee dernier fait.' 



iga COMMENTAIRE. 

trouyé inTesti de tous les pouvoirs à la fois. Ce- 
pendant ce dernier parti est f(M*t dangereux, 
comme nous Payons vu ; et bien des peuples ont 
eu à. se repentir de Tavoir pris: au lieu que 
i'autre , qui parott si singulier , seroit sans au- 
cun inconvénient pour la liberté'. Certainement 
un homme^seul, dopt les fonctions se borne- 
roient à dicter des lois , sans disposer d^aucune 
force, ne seroit pas redoutable. On pourrôit 
toujours lui ôter sa place , si on le vouloit. Il ne 
pourrôit même espe'rer de la conserver, qu'au- 
tant que ^%es déterminations produiroient le 
bonheur >g^éral. Il seroit donc extrêmement 
intéressé à ne rendre que des. décisions sages, 
à en surveiller Texécution, et à provoquer la 
punition des infractions , pour prouver que les 
mauvais succès ne viennent. pas de la loi, mais 
au contraire de. son inexécution. Car on ne lui 
obéiroit jamais que comme à un ami sage dont 
on suit.les conseils, tant qu'on s'en trouve bien, 
et non comme à un maître dont on est forcé 
d'exécuter les ordres les plus funestes (i). Ainsi 
^a. liberté serpit à son comble. 

On. fera deux objections^ contre cette idée : 

(i) Cette magistrati^ aaroit de pliu TavaDtage qu'on n'anroit 
jamaia la ridiciile idée de rendre ses fonctions héréditaires. L'absur- 
dité sejrpit triH^,(rappanle. 



LIVRE XI, CHAP. II. 193 

Tune , que ce législateur unique n'auroit pas assez 
de pouvoir pour faire exécuter les lois; Faulre, 
quMl ne pourroit pas suffire à ses immenses fonc- 
tions. A cela je réponds : premièrement, qu^un 
corps législatif composé de trois ou quatre cents 
personnes, de mille, si l^on veut, n^a pas plus 
de force physique et réelle qu^un homme seul ; 
qu'il n'a qu'une puissance d'opinion, que cet 
homme peut avoir de même quand il est investi 
de la confiance publique, et quand il est convenu 
qu'on peut bien le destituer dans certains cas, 
en suivant certaines formes ; mais que , tant qu'il 
est en fonction , il faut suivre ses décisions et les 
faire exécuter. Quant à l'étendue et à la multi- 
tude de ses devoirs , j'observerai qu'un état bien 
ordonné n'a pas besoin de nouvelles lois tous 
les jours; que leur multiplicité est même un 
très-grand mal; que d'ailleurs ce législateur peut 
avoir sous lui des coopérateurs et des agens ins- 
truits dans différentes parties, qui éclaircissent 
les matières et facilitent ses travaux; et qu'enfin 
biafi des monarques sont chargés , non-seulement 
de faire les lois, mais encore de les faire exécu- 
ter, et suffisent à cette double fonction. 

J'ajouterai même qu'il est plus aisé de trouver 
un homme supérieur que deux cents, que mille ; 
qu'ainsi, avec un législateur unique, il est vrai- 
vin. i3 



194 COMMENTAIRE. 

semblable (jue la législation seroit plus savante 
et plus habile qu'avec une assemblée législative, 
et qu'il est certain qu'elle auroit plus d^ensemble 
et d'unité ; ce qui est uq avantage impoi^tant. £a 
un mol, je crois qu'on ne peut rien dire de so- 
lide en faveur de l'opinioja contraire, si ce n'est, 
i"^ qu'un corps législatif, composé d'un grand 
nombre de membres ayant chacun du crédit ^sjx» 
différentes parties du territoire , obtiendra plus 
aisément la confiance générale, et se fera plus 
facilement obéir; â'^que, les membres pe sortant 
pas dç place tous à la fois , le corp^ peut être 
renouvelé par parties, sans qu'il y ait interrup<* 
tion et changement de système ; au lieu que 
quand tout roule sur un seul hoini^e , lorsqu'il 
change, tout change avec lui. 

Je conviens de la force de ces 4eux raisons , 
surtout de la dernière. D'ailleurs jje ne prétendes 
pas m'attacher obstinéipent ^ une opinion ex- 
traordinaire y qui peut sem];>ler paradoxale. Ainsi 
je consentirai à ce que le pouvoir législatif soit 
confié à une assemblée, à con4ition toutefois 
que ses ipembres n^ seront nommés que pour 
un temps, et qu'ils auront tous les mêmes droits. 
. On pourra , si l'on veut , pour Tordre et 1^ ma- 
turité des délib^'r^tions ,. partager cette ^sseip- 
blée en deux ou tfois sectiops, et mettre quel- 



LIVBE XI, CHAP. II. 195 

ques lëgères «liffërences entre leurs fonctions et 
la darëe de leur mission ; mais il faut qu^au 
fond , ces sections soient de même nature , et 
surtout quVUes niaient aucun droit de teto ab-^ 
solu Tune sur l'autre. Le corps législatif doit étr^ 
essentiellement un, et délibérer dani son sein, 
mais non pas combattre contre lui*méme. 

Tous ces systèmes d^opposition et de balance 
ne sent jamaié , je le répète , q^ue de vaines siil^ 
geries, ou uike guerre civile réelle. 

Venons maintenant au pouvoir :etécutif. Pour 
celui-là, j^ose affirmer, quoi que Ton en ait dit, 
qu'il e^t absolument indispensable qu'il ne soit 
pas tout entier dans une seule main. L'unique 
raison qu'on ait jamais donnée en faveur de l'o- 
pinion contraire^ c'est, dit>on, qu'un homme 
seul est phis propre à l'action que plusieurs 
bomme» réunis. Cela est faux; C'e$t dans la vo- 
lonté que l'unité est nécessaire ^ et non pas dans 
l'exécatidn. La preuve en est que nous n'avons 
qa'mie tête , et plusieurs mMibres qui lui ôbéis*^ 
sent. Une autre preuve p^lui^ directe, c'est qu'il 
n'j a point de monarque qui n'ait plusieurs ttii^ 
nistres. Or, ce sont eux qui etécutenlt réellement: 
lui ne fttrt que vouloir, et iMiiuvent ne fait rien 
du tout. Cela est si vrai, que dans un pays orga- 
nisé comme l'Angleterre, le roi n'est absolument 

i3. 



196 COMMENTAIRE. 

rien que par la portion qu^il a dans le pouvoir 
lëgislatif; et, si on lui ôtoit cette part qu^il ne 
doit point avoir , il seroit complëtement inutile. 
Le corps législatif et le corps des ministres, 
voilà réellement le gouvernement. Le roi n'est 
qu'un être parasite , un rouage superflu au mou- 
vement de la machine^ dont il ne fait qu'aug- 
menter les frottemens et les frais. Il ne sert à 
rien du tout qu'à remplir, avec à peu près le 
moins d'inconvéniens possible, une place fu- 
neste à la tranquillité publique, dont tout ambi- 
tieux voudroit s'emparer, si elle n'étoit pas déjà 
• otcupée , parce qu'on est accoutumé à la voir 
exister. Mais si l'on n'avoit point cette habitude, 
ou si l'on pouvoit la perdre , il est évident qu'on 
n'imagineroit pas de créer une telle place , puis- 
que, malgré son existence et son influence vi- 
cieuse, dès qu'il est. question d'afïaires, on la 
met absolument à l'écart : les débats ou les rela- 
tions, la guerre ou la paix, s'établissent entre le 
conseil et le. parlement; et, quand l'un ou l'autre 
change, tout change, quoique le roi, vraiment 
fainéçint dans la rigueur du mot, c'est-à-dire 
faisant rien, reste le même. 

Tout cela est si constant et si bien fondé dans 
là nature humaine, que jamais nation ne. s'est 
donné un monarque dans l'intention que Texé- 



LIVRE XI, CHAP. II. 197 

cution (ut une , mais bien afin d^étre rëgie par 
une volontë unique qu^elle croyoil très-sage, 
fatiguée qu^elle ëtoit d'être dëchire'e par des 
Tolontës discordantes. Or , le mouvement natu- 
re), en prenant ce parti dans des temps où la 
science sociale nVst point encore approfondie, 
est de donner à cette volonté à laquelle on dé- 
sire se soumettre, la force de subjuguer toutes 
les autres : et de là les monarques absolus. Ils 
ont d'abord été tels, partout oii on en a créé 
volontairement et inconsidérément. Dans la suite, 
on a vivement senti qu'on étoit opprimé, ou du 
moins très-mal dirigé par eux. On s'est réuni, 
non avec le projet de les arrêter de vive force, 
parce qu'on ne savoit comment s'y prendre; en- 
core moins avec celui de les chasser , parce qu'on 
n'auroit su comment les remplacer , et que d'ail- 
leurs on s'étoit accoutumé à un grand respect 
pour eux ; mais dans l'intentibn de les éclairer , 
de leur faire des représentations , de leur mon- 
trer les vrais intérêts de leur bon peuple , et de 
leur persuader que leur intérêt personnel étoit 
le même que celui de la nation. On y a réussi 
plus ou moins , suivant l'es temps , les pays , et 
les circonstances. Mais une nation ne peut pas 
être réunie long-temps ni souvent pour faire des 
remontrances, des supplications, des doléances, 



igS COMMENTAIRE, 

sans s^apercevoir ou se ressouvenir quVUe a le 
droit incontestable et imprescriptible de donner 
ses ordres et de dicter ses volontés, £lle a donc 
réclamé pour elle, ou du mains pour ses dépu- 
tés, le pouvoir législatif; et, quand elle Ta voulu 
décidément, il a bien fj^Uu le lui laisser repren- 
dre , de peur quVIle ne redemandât aussi le pou* 
voir exécutif. Alors elle s'est trouvée avoir re^H'is 
et remis en plusieurs mains , précisément celui 
des deux pouvoirs que dans Torigine elle avoit 
eu le projet de céder et de remettre dans^ une 
seule ; et on lui aJacilement persuadé que Tautirc 
pouvoir, celui de rexeQulion, devoit^pour être 
exercé utilement et paisiblement, être laissé à un 
seul homme , et même héréditairement dan^ sa 
famille ; bien entendu que Ton comptoit toujours 
l'employer à la subjuguer de nouveau. C'est ainsi 
à peu près que les choses se sont passées chez 
tous les peuples soumis à une autorité monar- 
chique , qui par la suite des temps et des événe- 
mens ont obtenu une représentation nationale 
un peu régulière ^ et qui par conséquent vivent 
sous un gouvernement modéré ; et c'est ce qui 
fait qu'ils ne sont libres qu'à moitié, et quiU 
sont à tout instant en danger de ne l'être plus du 
tout. 

Cependant, jç le répète, il n'est pas vrai qu'il 



LIVBE Xi, CHAP. II. 19g 

soit de la nature du pouVoîr exéculîf d'élre mieux 
exerce par un homme seul que par plusieurs 
hommes rëilnis , et que l'éxecution ait esseùtîel- 
lement plus besoin que la législation, d'éftre coti- 
fiëe à une seule personne. Car la majorité d'un 
conseil peu nombreux produit l'uflitë d'action , 
tout comme<«m chef unique; et, quanta la cëlë- 
rite, elle s'y trouve également et sonrent pluâ 
grande : d'ailleurs il s'en faut beaucoup qu'il sort 
toujours désirable que l'action soit ^i sondaine 
et si rapide. Mais il y a pluâ ; on peut dire au 
contraire que le^ affaires d'un grand état , bien 
que dirigées en général par le corpâ législatif, 
ont besoin dans l'exécution d'être toujours con- 
duites d'une manière uniforme, et suivant le 
même système. Oi^, c'est ce quéFonne peut pas 
attendre d'un homme ieiïl; car, outre qu'il e^t 
bien plus sujet à changer de vues et de principes 
qu'un coiîsèil, quand il vient à manquer ou à 
être remplacé, tout manqua aVec lui et tout 
change k la fois ; au lîeu que le conineil ne se re- 
nouvelant que par parties , son esprit e^t vérita- 
blement immuable et éternel comme le corps? 
politique. Cette considération est certaihènSént 
d'un bien plus grand poids qlie celle que Ton 
fait tant valoir ôrdînâîrenietlt en faveur de l'opi- 
nion contraire'. Cependant je fie la regarderai pas 



âOO COMMENTAIRE. 

comme përemptoire. Dans des matières si com- 
pliquées , où il y a tant de choses à peser et tant 
de conséquences à prévoir, un aperçu unique , 
une raison isolée ne peuvent jamais être vraiment 
décisifs. Entrons donc plus avant dans le fond 
du sujet , et voyons un peu plus en détail quelles 
sont les suites qu entraîne nécessairement Texis- 
tence d'un chef unique du pouvoir exécutif. 
Alors nous pourrons porter un jugement avec 
connoissance de cause. 

Ce chef unique ne peut être qu'héréditaire ou 
électif. S'il est électif, il est élu pour toute sa 
vie ou pour un certain nombre d'années. Com- 
mençons par cette dernière supposition. Si le 
. même esprit de prudence et de prévoyance, qui 
a fait borner à un petit nombre d'années déter- 
miné la mission du dépositaire du pouvoir exécu- 
tif, a fait aussi qu'on Ta assujetti à des règles dans 
l'exercice de ce pouvoir \ si on l'a astreint à suivre 
certaines formes, à s'adjoindre certaines per- 
sonnes, à m point agir contre leur avis; et si 
des mesures réellement efficaces ont été prises 
pour qu'il ne puisse s'affranchir de ces entraves , 
alors sans doute ce principal agent de la nation 
sera sans inconvénient. Il ne sera pas d'une 
importance assez majeure pour que son élection 
ne puisse pas se faire sans troubles. Il sera vrai- 



LIVRE XI, CHAP. II. !I01 

semblablement choisi enire les hommes les plus 
capables et les plus estimables. Il ne sera en 
place que dans Tâge où Fhomme jouit du plus 
grand développement de toutes se& facultés. Il 
ne sera pas assez sépare des autres citoyens pour 
ayoir des intérêts fort distincts de ceux de Tétat. 
Il pourra être déplacé et remplacé sans secousses , 
et sans que tout change avec lui. Mais aussi ce ne 
sera pas proprement un chef unique. Il n'aura 
pas pleinement Tentière disposition de toute la 
force nationale ; il ne remplira pas Tidée que nous 
ayons d'un trtonarque. Il sera seulement le pre- 
mier magistrat d'un peuple libre et qui peut con* 
tinuer à l'être. Plus nous nous écarterons de cette 
supposition, plus nous allons Toir diminuer les 
avantagea et croître les inconvéniens. 

Imaginons maintenant ce même chef unique, 
élu de même pour un temps limité , mais sans 
précautions prises, et disposant librement des 
troupes et de l'argent, quoique toujours sous la 
direction du corps législatif. Dès ce moment, 
cette place est trop considérable pour qu'elle 
puisse être donnée , sans qu'il naisse de vraies 
factions. Elle ouvre la porte à de grandes ambi- 
tions; il en naîtra. Le moment des électiqms les 
exaspérera jusqu'à la violence ; et la force sera 
employée. Des particuliers songeront d'avance 



202 COMMENTAIRE. 

à se rendre redoutables, et tout sera pe^do. 
Quand ils se bomeroient à Tintrigue, lorsqu'ils 
verront qu'ils ne peuverit réussit pour eux-ihémés, 
ils felront tomber le choix sur un vieillatd , sur un 
enfant, sur un homme inepte, pour en disposer, 
parce que ce fonds vaut la peine d^élre exploité. 
Dès lors plus d'hommes capables à la tête des 
affaires. S'il en pàroit un, c'est un ambitieux 
plus habile que les autres. Il tient seul dans sa 
main toute la force réelle : elle sera employée 
uniquement pour lui. Il est trop au-dessus de ses 
concitoyens pour n'avoir pas d'autres intérêts 
que les leurs : il n'en a qu'un , celui de se per- 
pétuer dans son pouvoir. Ils oitt besoin dé re]|[>i6s 
et de bonheur; il a besoin d'affaires, de dis- 
cordes, de querelles, de guerres, pôiif ie i^etidre 
nécessaire : il n*en manquera pas. Il procurera 
peut-être à son pays des succès militaii^es et des 
avantages e^ctérieurs, mais jamais au dedans une 
félicité tranquille. Il deviendra impossible de le 
déplacer et de le remplacer. Cet effet est si aisé 
à projduîre , que -jamais homme trop puissant 
n'a manqué de garder toute sa vie le pouvoir, 
ou ne l'a perdu que par de grandis maibeurs 
publiés. 

Nous voici arrivés k la seéonvïe hypothèse, 
celle où ce chef unique e^t en place pouf toute 



LIVRE XI, CHAP. II. 205 

sa yie. Je n^ai pas besoin de m^y arrêter beau* 
coup. On sent assez que tout ce que j'ai dit de 
la première hjpotbèse est encore plus rrai de 
celle-ci , et qu'une fois la chose venue à ce point , 
il faut se résoudre à vivre dans les convulsions 
du désordre , et k voir méoie arriver la dissolu- 
tion de b société , comme en Pologne, ou laisser 
le chef, éhi à vie, devenir héréditaire, comme 
en Hollande et dans beaucoup d'autres pays; 
trop heureux encore si, par l'effet du hasard et 
le jeu des intérêts contraires , cette hérédité finit 
par être déterminée d'une manière nette , cons- 
tante , qui ne soit point trop déraisonnable , et qui 
ne conduise pas le corps politique à être déchiré , 
ou à être la pi-oie d'une puissance étrangère , 
comme cela n'est que trop souvent arrivé. S'il 
est impossible qu'un grand pouvoir ^it confié 
pour ttft temps limité kunseul hmnme, sans qi»e 
bientôt il arrive à le garder toute sa vie, il est 
encore plus impossible que plusieurs hommes 
successivement exercent ce pouvoir pendant toute 
leur vie , sans qu'il me se trouve un d'entre eux 
qui le perpétue dans sa famille. Nous voilà donc 
amenés à examiner les effets de ha monarchie hé- 
réditaire. 

Po:or les hommes qui ne réfléchissent pas , et 
c'est le grand n€Nnbre,'U n'y a d'étonnant que 



â04 COMMENTAIRE. 

ce qui est rare. Rien de ce qui se Yoît firëquem- 
ment n'a le droit de les surprendre , quoique dans 
l'ordre physique comme dans l'ordre moral , ce 
soient les phénomènes les plus communs qui 
sont les plus merveilleux. Ainsi tel qui se croi- 
roit en démence , s'il déclaroit héréditaires les 
fonctions de son cocher ou de son cuisinier, ou 
s'il s'ayisoit de substituer à perpétuité la con- 
fiance qu'il a dans son avocat et dans son méde- 
cin , en s'oblîgeant lui et les siens de n'employer 
jamais en ces qualités que ceux que lui désigne- 
roit l'ordre de primogéniture , encore qulls fas- 
sent en£ans ou décrépits , fous ou imbéciles , ma- 
niaques ou déshonorés , trouve tout simple d'o- 
béir à un souverain choisi de cette manière. Mais , 
pour l'être qui pense , il est si rare de trouver un 
homme capable de gouverner , et qui , à la lon- 
gue , n'en devienne pas indigne ; il est si vraisem- 
blable que les enOains de celui qui est revêtu d'un 
grand pouvoir, seront mal élevés et deviendront 
les pires de leur espèce ; il est si improbable que 
si un d'eux échappe à cette maligne influence , il 
soit préci^ment Tainé; et, quand cela seroit, 
son enfance, son inexpérience , ses passions , ses 
maladies , sa vieillesse , remplissent un si grand 
espace dans sa vie , pendant lequel il est dange- 
reux de lui être soumis ; tout cela forme un si 



LIVRE XI, CHAP. II. â05 

prodigieux ensemble de chances dëfayorables , 
que l^on a peine à concevoir que Tidée de courir 
tous ces risques ait pu naître , qu^elie ait ^të si 
gënëralement adoptëe , et qu^elle n^ait pas tou- 
jours ëtë compiëtement dësastreuse. Il faut avoir 
suivi , comme nous venons de le faire, toutes les 
consëquences d^un pouvoir unique , pour dëcou- 
vrir comment on a pu être amène , et même être 
force à jouer un jeu de hasard si dangereux et 
si dësavantageux ; et il faut être bien fortement 
persuade de la nëcessilë de Tunitë du pouvoir , 
pour dire ensuite , comme un très-grand géomè- 
tre , homme de beaucoup dVsprit, que j'ai connu: 
Tout calculé j Je préfère le pouvoir héréditaire > parce 
que c'est la manière la plus simple de résoudre le pro* 
blême. Cependant ce mot, quîn^a Tairque naî'f, 
est très-profond ; car il renferme et la cause de 
rinstitàdon , et tout ce qu'on peut dire en sa 
faveur. 

Aussi y maigre tout ce que j'ai dit, j'adopterois 
encore cette conclusion , si le pouvoir hëredi- 
taire ju'avoit pas d'autres inconvëniens que ceux 
dont j'ai parle. Mais il y en a un absolument in- 
supportable suivant moi ; c'est d'être de sa na- 
ture illimitë et illimitable , c'est-à-dire de ne pou- 
voir pas être contenu dans de justes bornes cons- 
tamment et paisiblement ^ et il a cet inconvë- 



206 COMMEKTAIRE. 

nient f non pas comme pouvoir h^ditaire , mais 
comme pouvoir un et non partagé : car l^auto-* 
rilé *d^Qn seul est essentiellement progressive. 
Nous l'avons vue bornée à un petit nombre d'an- 
nées , devenir nécessairement viagère , et de via- 
gère héréditaire. Ce dernier état nVst que l'en- 
tier développement de sa nature toujours agis- 
sante ; et ce ne sera pas quand elle aura acquis 
plus de force , qu'il sera plus aisé <fe l'arrêter 
dans sa marebe ; d'autant qu'alors , avec plus de 
moyens , elle aura encore plus besoin de ren- 
verser tous les obstacles qui lui rssteroient op- 
poses«> £n effet , nul pouvoir héréditaire ne peut 
être assuré, si Ton reconnoif ta suprématie de la 
volonté générale ; car il est de l'essence de l'hé- 
rédité d'être perpétuelle , et de celle de la volonté 
d'être temporaire et révocable. Il faut donc de 
toute nécessité que la monarchie héréditaire, 
pour être affermie , étouffe le principe de la> sou- 
veraineté nationale. Ce n'est pas seulement *dans 
lea passions des hommes , c'est dans la nature 
dcis choses ^ que se trouve cette obligation. Ou 
voit d'un coup d'ttil ce qui en doit résuker, et 
qu'il ne s'agit de rien moins que d'une gueire 
éternelle , on vive ou Lente ^ ou sourde ou décla- 
rée. Elle peut être aonortie pai^ la modératiovi 
d'un monarque , ajournée pat- sa pvudence , dé- 



LlYEE XI, CHAP. II. 207 

gwsée p^ son habileté , masquée par les éyëne- 
men^ , suspendue paf les circonstances ; mais 
elle ne peut finir qu£ par l^esclavage du peuple , 
ou la chute du trône , monarchie pure ou pouvoir 
partagé. IWpérer liberté et monarchie , c^est es- 
pérer deux choses dont Tune exclut Tautre. Bien 
des nppnarques, et même des citoyens , peuvent 
Favoir ignoré. Mais cela n*en est pas moins vrai ; et 
c'est actuellement une chose bien connue , sur* 
tout d^s souverains. . 

On ne doit donc plus être étonné de ce que 
nous avons dit , et de ce que Montesquieu a ob- 
>çrvé lui-mêmis, de Timmoralité et de la cor- 
ruption du gouvernement monarchique , de sa 
pente vers le luxe , le dérèglement , la vanité , la 
guerre , la conquête , le désordre des finances ^ 
la dépravation des courtisans , Tavilissement des 
classes inférieures ; et de sa tendance à étouffer 
les lumières , au moins en fait de philosophie 
mpral^ , et àrépandre dans la nation Tesprit de lé- 
gèreté, d^irréfiUxion, d'insouciance et d'égoïsme. 
Xout cftla doit être , puisque le' pouvoir hérédi- 
taire , ayant des intérêts distincts de l'intérêt gé- 
néral , e^ obligé de se conduire comme une fac- 
liqn dans l'état , de diviser et souvent d'affoiblir 
1^ pui^^aoce nationale pour la combattre, de 
pa£tager la nation e^ diverses classes pour do- 



2oâ COMMENTAIRE. 

miner les unes par le moyen des^ autres , de les 
séduire Routes par des illusions, et par consé- 
quent de porter également le trouble et Terreur 
dans la théorie et dans la pratique. 

On voit aussi pourquoi les partisans de la mo- 
narchie , quand ils se sont occupés d^organisa- 
tion sociale , n^ont jamais pu imaginer qu^un sys- 
tème de balance , qui , opposant sans cesse les 
pouvoirs les uns aux autres , en fait réellement 
des armées en présence, toujours prêtes à se 
nuire et à se* détruire , au lieu de les arranger 
comme des parties d^un même tout, concourant 
au même but. C'est que premièrement ils avoient 
admis dans la société deux élémens inconcilia- 
bles , entre lesquels ils ne pouvoient que moyen- 
ner des arrangemens , et jamais les amener a 
une union intime. 

Vraisemblablement ils ne s'en sont pas aper- 
çus eux-mêmes. Maisfquand on voit de bons es- 
prits, occupés à résoudre une difficulté, ne ja- 
mais aller au delà d'une solution incomplète qui 
ne satisfait pas pleinement la raison, on peut 
être sûr qu'il y a une erreur antérieure qui les 
empêche d'arriver jusqu'à la vérité. On croit trop 
que ce sont les passions ou les habitudes des 
hommes qui forment leurs opinions quand elles 
ne sont pas lucides ; ce n'est le plus souvent que 



LIYRE my CHÀP. II. ' 20g 

le manque d^un degrë de rëflexion de plus , d^un 
degré de plus d^opiniâtretë dans leurs recher- 
ches. £n creusant encore un peu, ils auroient 
trouvé la vraie source. 

Quoi qu^il en soit, tant dVrreurs et tant de 
maux provenantnécessairementd^ une seule faute, 
la dispçsition de ta force nationale laissée à un seul 
hommes je conclus, comme je Tavois annoncé , 
gue le pouvoir exécutif doit être confié à un con- 
seil composé d^un petit nombre de personnes 
élues pour un temps^ et se renouvelant successive- 
ment; compie aussi le pouvoir législatif doit être 
remis à une assemblée plus nombreuse , formée 
aussi de membres nommés pour un temps limité, 
et se renouvelant partiellement chaque année. 

Voilà donc deux corps établis , Tun pour vou- 
loir, Tautre pour agir au nom de tout un peuple. 
Il ne faut point prétendre les mettre en parallèle , 
et , pour ainsi dire , en pendant. L*un est incon** 
testablement le premier , et Tautre le second , 
par la seule raison qu^il faut vouloir avant d^agir. 
Il ne faut pas les considérer comme rivaux, et les 
placer en opposition Tun vis-à-vis de l'Aitre.. Le 
second dépend nécessairement du premier, en 
ce sens que l'action doit suivre la volonté. 11 ne 
faut point s^occuper de stipuler leurs intérêts res- 
pectifs , et même ceux de leur vanité ; car ils n^ont 
vm. l4 



aïO COMMENTAIRE. 

aucuns droits qui leur appartiennent en propre , 
ils n^ontque des fonctions k exercer, et ce sont 
celles qui leur ont ëlë confiées : il ne faut donc 
songer qu^à faire en sorte qu^ils les remplissent 
bien et à ta satisfaction de ceux qui les en ont 
charges. Ce langage , incompatible avec Tesprit 
des cours , nVst que celui du simple bon sens. 
Or, ce petit nonibre de vëritës palpables. résout 
tout de suite bien des difficultés dont on a fait 
trop de cas , et va nous faite voir bientôt com- 
ment les membres de ces corps doivent être nom- 
més, comment ils doivent être destitués , quand 
il y a lieu , et comment lenri^ différends doivent 
être terminés , s'il s'en élève quelques-uns. 

Pour les membres du corps législatif, leur élec- 
tion n'a rien d'emban^ssatit. Ils sont nombreux , 
ils doivent être tirés dé toutes les parties du ter- 
ritoire : ils peuvent être Irèsrbièn choisis par des 
corps électoraux asseitAlés dans différentes com- 
munes, lesquels sont très-propres à choisir les 
deux ou trois sujets lés plus capables , les mieux 
faniés^et les plus accrédités dans une Certaine 
étendue de pays. La punition de leurs fautes 
n'offre pas plus de difficultés. Leurs fonctions se 
bornent à parler et à écrire, à'émettre, à moti- 
ver et a soutenir leurs opinions par toutes les rai- 
jBons dont ils peuvent s'aviser : ils doivent avoir 



lilYRE XI, CHAP. II. Slt 

pleine et entière liberté de les remplir , sauf 
Tobservation des convenances, dont Toubli ne 
peut donner lieu qu^à quelques légères correc- 
tions de simple police intérieure. Ils ne sont donc 
pas même susceptibles de culpabilité pour rai- 
son de leurs fonctions. Us ne peuvent donc se 
trouver dans le. cas d!étre punis , que pour des 
fautes ou des crimes étrangers à leur mission , 
comme tous les autres citoyens; et, comme tous 
les autres citoyens, ils doivent être poursuivis 
pour ces délits par les voies ordinaires; en pre-^ 
nant «toutefois quelques précautions, pour que 
ces accusations individuelles «b privées ne de- 
viennent pas un moyen dVcarterjd^fi^ magistrats 
utiles, et de psuralyser le.i^ervice public : mais sur^ 
tout ils ne doivent jamais avoir le droit de s'ex- 
clure réciproquement, et de sUnterdire les uns 
aux autres l'exercice de. leurs fonctions. ; 

11 n'en doit pas être tout-à^fait de même des 
membres du corps exécutif. Ils sont peu nom* 
breux. Chacun des. corps électoraux n'en peut 
pas. nommer un. D'ailleurs, ces électeurs disper- 
sés, et bons pour désigner des hommes'dignes 
de^coopérer à la législation , pourroient bien , li- 
vrés à leurs seules lumière^, n'être pas desjugeï^ 
très-c/Hupétens du mérite des huit ou dix hommes 
d'état capables de gérer les affaires d'une grande 

14. 



212 COMMENTAIRE. 

nation. D^un autre côté , ces membres «du corps 
exécutif sont dans le cas d^agir , de donner des 
ordres, d'employer la force, de faire mouToir 
les troupes , de disposer de Targent , de créer et 
de supprimer des places. Us doivent faire toutes 
ces choses , conformément aux lois et suivant 
leur esprit. Us peuvent, dans chacune de ces me- 
sures, être coupables et punissables. Cependant 
ce n'est pas au corps législatif a le&. nommer, 
ni à les destituer , ni à les juger. C^^ comme 
nous Tarons dit y ils doivent dépelmre de lui y 
en ce sens que Faction doit suivre la voWnté ; 
mais ils ne dojlvent pourtant pas en dépendre 
passivement, puisqu'ils ne doivent exécuter ses 
volontés qu'autant qu'elles sont légitimes. L'un 
de ces corps peut bien reprocher à l'autre de 
mal agir, c'est-à-dire de ne pas suivre les lois ; 
mais , comme celui-ci à son tour peut reprocher 
k celui-là de mal vouloir , c'est-à-dire de faire des 
lois contraires à la constitution , que tous les 
corps constitués doivent également respecter, il 
suit d^là que ces corps peuvent et doivent avoir 
ensemble des discussions y sur lesquelles aucun 
des deux n'a le droit de prononcer, et qui pour- 
tant doivent se terminer paisiblement et légale- 
ment ; sans quoi , dans notre constitution , comme 
dans beaucoup d'autres, personne ne sauroit 



LIVRE XI, CHAP. II. 2l3 

précîsëment son devoir , et tout seroit réellement 
sous 1-empire de la force et de la violence. 

Cette dernière observation, jointe à celles qui 
précèdent, nous montre qu^il faut encore une 
pièce à la machine politique , pour qu'elle puisse 
se mouvoir régulièrement. En efiGet, elle a un 
corps pour vouloir , un autre pour agir : il lui 
en faut un pour conserver, c'est-à-dire pour fa- 
ciliter et régler Taetion des deux autres. Dans ce 
corps conservateur , nous allons trouver tout ce 
qui nous manque pour compléter TorganisatioD 
de la société. » 

Ses fonctions seront : 

I" De vérifier les élections des 'membres di> 
corps législatif avant qu^ils entrent en fonction., 
et de juger dé leur validité. 

2* D'intervenir dans les élections des rtiembres. 
du corps exécutif, soit en recevant, des. corps 
électoraux, une liste de candidats parmi lesquels 
il choisiroit, soit au contraire, en leur envoyant 
une liste de ceux entre lesquels ils detroient 
élire (i). - / 

3® D'intervenir à peu près de même et* suivant 

(i) Si l'on préférait le second mode, la constitution pourrait 
statuer que, lorsque les corps électoraux ne trouTeroient pas dans 
la liste des éligibles un nom qu'ils TOttdroient y Toir , ils pourraient 
demander qu'il y fût ajouté : et le cocps conserTateur seroit obligé 
de l;'y admettre , si la majorité des corp»«lecloz:aux le Touloit.* 



'Îgt4 COMMENTAIRE. 

les mêities formes^ dans la nominatian des juges 
suprêmes , soit grands juges, comme enAmë- 
rique , soit membres d^un tribunal de cassation , 
comme en France. 

4" De prononcer la destitution des membres 
du corps exécutif , s^il y a lieu, smr la demande 
du corps législatif. 

5^ De décider , d'après la même provocation » 
s'il y a lieu à accusation contre eux , et , dans ce 
cas ^ de donner quelques*uns de ses membres , 
suivant une forme déierminée y pour composer 
le grand jury devant les juges suprêmes. 

6* De prononcer rinconstitutionnalité^ et par 
conséquent la nullité des actes du corps légis- 
latif ou du corps exécutif , sur la réclamation de 
l'un des deux; ou sur d'autres provocations re- 
conaues valables par la constitution* 

7^ De déclarer f d'après la même réclamation , 
ou d'après celle de la masse des citoyens, dans 
des formes et avec dés délais déterminés , quand 
il y a lieu à la révision de la constitution , et en 
conséquence de convoquer une convention ad 
hûc .y tout demeurant provisoirement dans le 
même état (i). 

\{i) Ces deux dftrDÎrn actes du corp» eonBerratenr poorroient, et 
même deyroieat, avant d'être exécutoires, être soumis à l'approba- 
tion deU nation, qui en .décideroit parovi ou par nan^ dans les 



LIVRE XI, CHAP.^tl. 9l5 

Au moyen de ces fonctions du corps conser^ 
valeur, je ne vois plus aucun obstacle qui puisse 
arrêter la marche de la société , auc4ine difficulté 
qui ne puisse être résolue paisiblement. Je ne 
vois aucun cas où cb^quet citoyen ne .sache pas 
à qui il doit obéir I et aucune circonstance où il 
nVit pas des moyens légaux de faire prévaloir sa 
volonté et dWréter celle dVn autre, quel qu^il 
soit , autant qu'il le doit et jutant qu'il le faut 
pour le bien général ; et en m^me temps ces fonc- 
tions me paroissent si nécessaires , que tout état 
un eï indivisible, dans la, constitution duquel on 
n^a pas placé un pareil coi|»s , me semble mani- 
festement abandonné, au hasard et à la violence. 

Ce corps seroit composé d'hommes . qui de- 
vroieiit y rester toute leur vie , qui ne pourroient 
plus remplir aucune aMtre place dans la société , 
et qui n'auroicAt d'atU^ç intérêt que de main^ 
tenir la paix et de jouir tranquillç.meat dVi^c 
existence honorable. Il deviendroit la retraite et 
la récompense de ceux qui, auroient rempli de 
grandes places; et c^est,un<ava];itfige7|ui «n'çst 
pas à dédaigner. Car si la carrière politique ne 
doit pas être arrangée de mapière à iaiifeyAattre 
de grandes amlMtions.,eUe i|e dp^t pas npn plus 

assemblées primaires , ou dans les cobrps électoraux , ou. dans deâ 
corps nommés à cet efEet. 



2l6 COMMENTAIRE. 

être si ingrate qu'elle soit liëgligëe , ou qu'on ne 
puisse y entrer qu'avec Fintenlion de changer les 
lois ou de les ëluder. 

Les membres ducoi^s conservateur devroient , 
pour la première fois ^ être nommes par la con- 
vention qui auroit fait la constitution , dont le 
dépôt lui seroit confié ; et ensuite les remplace- 
mens seroient faits , à mesure des vacances , par 
les corps électoraux, sur des listes d'éligibles 
formées par le corps législatif et le corps exé- 
cutif. 

Je me suis un peu étendu sur ce qui regarde 
ce corps conservateur, parce que cette institu- 
tion a été imaginée depuis peu, et parce qu'elle 
me paroît de la plus extrême importance. C'est, 
suivant moi, la clef de la voûte, sans laquelle l'é- 
difice n'a aucune solidité e^: ne peut subsister. 
Je m'attends cependant qu'on me fera deux ob- 
jections opposées. Les uns diront que ce corps 
décidant les différends , et jugeant les hommes 
les plus importans de l'état, acquerra par cela 
même une puissance prodigieuse , et deviendra 
très-dangereux pour la liberté. A cela je réponds 
qu'il' sera composé d'hommes contens de leur 
sort, ayant (opt à perdre et. rien à gagner dans 
Içs troubles, ayant passé Tâge des passions et 
celui des grands projets, ne disposant d'aucune 



LIVRE XI, CHAP. II. 217 

force réelle, et ne faisant guère dans leurs dé- 
cisions qu'en ajppeler à la nation , et lui donner 
le temps et le moyen de manifester sa volonté. 

D'autres personnes, au contraire, prétendront 
que ce corps ne sera qu'un fantôme inutile dont 
tout ambitieux se jouera, et que la preuve en est 
qu'en France il n'a pu défendre un moment le 
dépôt qui lui étoit con£é. Je répondrai que cet 
exemple ne prouve rien, parce que la liberté est 
toujours impossible à défendre , dans une nation 
tellement fatiguée de ses efforts et de ses mal- 
heurs, qu'elle préfère même l'esclavage à la 
plus légère agitation qui pourroît. résulter de la 
moindre résistance : et telle étoit la disposition 
des Français, lors de l'établissement de. leur sé- 
nat; aussi ils se sont vu enlever , sans le moindre 
murmure et presque avec plaisir, jusqu'à la li- 
berté de la presse et la liberté individuelle. 
D'ailleurs, ainsi que je l'ai souvent dit, il n^ a 
aucune mesure qui puisse empêcher les usurpa- 
tions, quand une fois toute la force active est 
remise dans une seule main, comme eWji Fétoit 
par la constitution irançaise de 1799 (an VIII), 
( car les deux seconds consuls n'étoientrien ): 
et j'ajoute que si les Français se fussent avisés de 
placer ce même corps conservateur dans leur 
constitution de 1795 (fructidor an III), dans la- 



2l8 COMMENTAIRE. 

quelle le pouvoir exécutif étoit rëellemem par- 
tage , il se seroit maintenu avec succès entre le 
directoire et le corps législatif; il auroit empê- 
ché la lutte violente qui a eu lieu entre eux en 
1797 (18 fructidor an V); et cette nation jouiroit 
actuelleitient de la liberté^ qui lui a- toujours 
échappé au moment de Tatteindre (1). 

Voilà, Je pense 9 quel seroit le chemin à suivre 
pour résoudre le problème que nous nous sommes 
proposé. Ne voulant point tracer le plan complet 
d^une constitution y mais seulement en poser les 
principales bases, je me bornerai à ces points 
capitaux, et je n^entreirai pas dans des détails qui 
peuvent varier sans inconvéniens , suivant les lo- 
calités et les circonstances. Je ne dis pas que les 
idées que je viens d^exposer soient, praticables 
partout et en tout temps. 11 se peut faire qu'il y 
ait des pays où I^autorité d'un seul., même la 
plus illimitée, soit encore nécessaire, comme 
rétablissement des moines a pu être utile. dans 
certaines circonstances, bien que très-mauvais 

(1) 11 Tant ajouter à tout cela , que la manière de nommer et de 
remplacer les sénateurs français , étoit fort différente de celle que 
je propose. Elle a été vicieuse , dès le principe , dans leur constitu- 
tion de l'an VIII ( 1799) , et rendue ensuite plus vtcieoae encore, 
ainsi que les attributions de ces mêmes sénateurs, par les disposi- 
tions illégales et illégitimes qu'ils appellent les Constitutions de 
l'Empire, ■ • 



LIYRE XI, CHAP. II. 2\g 

et très*absurde en lui-même. Mais je crois que, 
lorsqu^on voudra suivre les plus saines notions 
de la raison et de la justice, ce sera à peu près 
ainsi que la sociëtë devra être organisée , et qu'il 
ne se trouvera jamais de vërlrable paix ailleurs. 
Je livre ce système, si c'en est un, aux médita- 
tions des penseurs. Ils verront facilement quelles 
doivent être ses heureuses conséquences, et com* 
bien il est appuyé par tout ce que nous avons 
dît précédemment de Tesprit et des principes 
des différens gouvernemens , et de leurs effets 
sur la richesse, la puissance , les mœurs, les sen- 
timens et les lumières des peuples. Je n'ajouterai 
plus qu^un mot : Le plus grand avantage des au-- 
torités modérées et limitées étant de laisser à la vo- 
lonté générale la possibilité de se former et de se 
faire connaître; et la manifestation de cette vo- 
lonté étant le meilleur moyen de résistance à l'op^ 
pression 9 la liberté individuelle et la liberté de la 
presse sont les deux choses les plus indispensables . 
pour le bonheur et le bon ordre de la société^ et 
sans lesquelles toutes les combinaisons qu'on peut 
faire , pour établir la meilleure distribution des pou- 
voirSy ne sont que de vaines spéculations. Mais ceci 
rentre dans le sujet que nous devons traiter dans 
le livre suivant (i). 

(i) IVous croyons devoir placer ici ane remarque que les critiques 



220 COMMENTAIRE. 

et les commentateurs sont priés de nous pardonner. C'est que le 
livre que l'on vient de lire , comparé avec quelques-uns des précé- 
dens, montre avec évidence combien il est plus aisé de rejeter ce 
qui est mauvais , que de trouver ce qui est bon , de critiquer que 
de produire , de détruire que de construire. En. effet , .l'auteur ici 
change de rôle. Il cesse de combattre les idées de Montesquieu 
pour proposer les siennes , et quoique le livre dont il s'agit renferme , 
suivant nous, de très-bonnes choses, il nous semble qu'il laisse beau- 
coup à désirer. Les jugemens de l'auteur nous paroissent , en gé- 
néral , très-fondés , et ses raisonnemens très-plausibles ; mais nous 
croyons qu'il en presse trop les conséquences , et que ses conclb- 
sions sont trop absolues et trop tranchantes. Cependant il faut con« 
venir qu'il n'expose ici qu'une théorie abstraite , sans aucune con- 
sidération de lieu ni de temps, et que lui-même indique que dans 
l'application , elle pourroit et devroit recevoir beaucoup de modifi- 
cations suivant les circonstances. Xn reste , il n'est plus en notre 
pouvoir de rien changer aux idées de l'auteur. H ous devons nous 
borner à notre rôle d'éditeur , et donner ici l'ouvrage tel qu'il 
a été imprimé à Philadelphie en 181 1 (a). (Note de t Éditeur.) 

(a) De toutes les libertés quoot prises avec mon ouvrage ceux qui Tont im- 
prime sans que le m'en mélasse , celle qui me piaît le pins est la note qu'on 
vient de lire. Aussi, je la conserve, et je Tadopteen entier et sans restriction. 

J*a|onte : !<> Que je suis très-persuadé que la monarchie constitutionnelle, on 
le gouvernement représentatif avec un seul chef héréditaire , est et sera encore 
extrêmement long- temps, malgré ses imperfections, le meilleur de tous les 
gouvernemens possibles pour tous les peuples de l'Europe , et surtoot pour la 
France; 

ao Que toutes les nations qui ont reçu de leur monarque une charte constiln- 
tionuelle déclarant et consacrant les principaux droits des hommes en société , 
et qui , comme les Français , Tout acceptée avec joie et reconnoissance , ne sont 
plus dans le qis des peuples qui ont i se foire une constitution ; qu'ils eo ont 
véritablement une, et qu'ils ne doivent plus songer qu'à l'exécuter ponctuellement» 
et k s'y attacher tous les jours plus fortement. 

La franchise avec laquelle j'ai exposé mes opinions jusqu'ici, doit être on sûr 
garant de la sincérité de celle que j'énonce en ce moment. Je ne pense pas du 
tout que ce soit me contredire. Je crois fermement que je ne fais qu'élahlir la 
différence très-importante que tout homme sage ne peut s'empêcher de recon« 
noître , entre les abstractions de la théorie et les réalités de la pratique. Ce qu'il 
y a de certain , c'est que si je n'en étois pas très-persuadé , je ne ledirois pas» 

(Note del'AttUur.) 



LIY&E XII. 221 



LIVRE XIL 

DES LOIS QUI FORMENT LA LIBERTÉ POLITIQUE 
DANS SON RAPPORT AVEC LE CITOYEN. 



La liberté politique ne saoroit subsister sans la liberté indi- 
viduelle et la liberté de la presse , et celles-ci sans la procédure 
par jurés. 



Le livre prëcëdent est intitule par Montes- 
quieu : Des lois qui forment la liberté politique 
dans son rapport avec la constitution. Nous avons 
vu que sous ce titre, il traite des effets que pro- 
duisent, sur la liberté des hommes les lois qui 
forment la constitution de Tëtat, cVst-à-dire 
qui règlent la distribution des pouvoirs politi- 
ques. Ces lois sont en effet les principales de 
celtes qui régissent les intérêts généraux de la 
société; et en y joignant celles qui règlent l'ad- 
ministration et Téconomie publique , c^est-à-dire 
celles qui dirigent la formation et là distribution 
des richesses, on auroît le code complet qui 
gouverne les intérêts du corps politique , pris en 
massç , et qui influe sur le bonheur et la liberté 



222 COMMENTAIRE. 

de chacun par \es effets qu'il produit sur le bon- 
heur et la liberté de tous. 

Ici ii s'agit des lois qui atteignent directement 
chaque citoyen dans ses intérêts privés. Ce n'est 
plus la liberté publique et politique qu'elles at- 
taquent ou qu'elles protègent immédiatement ; 
c'est la liberté individuelle et particulière. On 
sent que cette seconde espèce de liberté est bien 
nécessaire à la première, et lui est intimement 
liée. Car il faut que chaque citoyen soiten sûreté 
contre l'oppression dans sa personne et dans 
ses biens, pour pouvoir défendre la liberté pu- 
blique ; et il est bien clair que si, par exemple, 
une autorité quelconque étoit en droit ou en 
possession d'ordonner arbitrairement des em- 
prisonnemens , des bannissemens ou des amen- 
des, il seroit impossible de la contenir dans les 
bornes qiii pourroient lui être prescrites par la 
constitution, l'état en eût-il une très-précise et 
très-formelle. Aussi Montesquieu dit que , sous 
le rapport dont il s'agit , la liberté consiste dans 
la sûreté s et que la constitution peut être libre 
( c'est-à-dire contenir des dispositions favora- 
bles à la liberté) , et le citoyen ne l'être pas; et 
il ajoute avec beaucoup de raison -^ que daps la 
plupart des états ( il pourroit dire dans tous ) la 
liberté individuelle est plus gênée j choquée^ ou 



LIVRE XII. 223 

abattues (jue leur eomtitution ne le demande, La 
raison en est que les autorités, voulant toujours 
aller au delà des droits qui leur sont concëdés, 
ont besoin de peset sur cette espèce de libertë 
pour opprimer Fautre. 

De même que ce sont ]es lois constitution- 
nelles principalement, et ensuite les lois admi- 
nistratives qui influent sur la liberté gënërale , 
ainsi ce sont les lois criminelles, et subsidiaî- 
rement les lois civiles quî disposent de la liberté 
individuelle. Le sujet que nous avons à traiter 
rentre presque entièrement dans celui du livre 
sixième , où Montesquieu s'est propose d'exa- 
miner lei conséquences des principes des différens 
gauvememens par rapport à la simplicité des lois 
civiles et criminelles j la forme desjugemens et ré- 
tablissement des peines. Un' meilleur ordre dans 
la distribution et renchaînement de ses idées , 
auroit réuni ce livre avec celui-ci, et même avec 
le vingt-neuvième , qui traite de la manière de 
composer tes lois y et en même temps dé la ma- 
nière d'a'pprécier leurs effets. Mais nous nous 
sommes ai^sujettis à suivre Tordre adopté par 
notre auteur. Chacun pour son compte fera bien 
de le réformet" éi de refondre son ouvragé et le 
nôtre, pour se 'composer un système de prin- 
cipes suivi et complet. -^ 



2^4 COMMENTAIRE. 

Nous sommes convenu , au commencement 
de ce livre. sixième , que, malgré les grandes et 
belles vues qu'il renferme , nous n'y trouvions 
pas toute rinstruction que nous aurions dû en 
attendre. Nous sommes obligés de faire le même 
aveu au sujet de celui-ci. Il devroit naturellement 
renfermer Texposition et Tappréciation des prin- 
cipales institutions, les plus favorables ou les 
plus contraires à la sûreté de chaque citoyen, et 
au libre exercice de ses droits naturels, civils et 
politiques. Or, c'est cp qu'on n'y trouve pas. Mon- 
tesquieu, à son ordinaire, dans une multitude de 
petits chapitres décousus, parcourt, tous les 
temps et tous les pays , et surtout les temps an* 
ciens et les contrées mal connues. Certainement 
il tire de tous ces faits des conséquences qui, le 
plus souvent , sont très-justes. Mais il ne falloit 
pas tant de recherches et tant d'esprit, pour 
nous apprendre que l'accusation de magie est 
absurde; que les fautes purement religieuses 
doivent être réprimées par des punitions pure- 
ment religieuses aussi; que, dans les monarchies, 
on a souvent abusé du crime de lèse-majesté 
jusqu'à la barbarie et jusqu'au ridicule ; qu'il est 
tyrannique de .punir les écrits satiriques, les pa- 
roles indiscrètes , et jusqu'aux pensées ; que les 
jugemens par commissaires , l'espionnage et les 



LIVRE XII. 2S5 

délations anonymes, sont des choses atroces 
et odieuses , etc. S^il a été obligé danser d^adresse 
pour oser dire de telles Tërités , el« 's*îi lui a été 
impossible ^ d'aller plus loin , iliaul le plaindre;| 
mais il ne faut pas nous j arrêter.' ^ > 

Je ne tcoui?e au- milieu de tqut cela qu^uoe 
secde réflexion profimde, c'est, celle-ci : Qu'il est 
du plus grand, danger ppurie^s républiques de mul-^ 
tipiier les punitions pour cause du crime de lèse-- 
majesté ou de Isse-natùm. Squ$ prétsxte de la ven- 
geance de la république y à\i Montesquieu, on 
éiabliroit.la tyrannie des "sengeur^. Il n* est pas 
question de détruire celui qui domine , mais la do- 
mination. H faut rentrer y le plus, tôt qu'on, peut, 
dans ce train ordinaire du .gouvernement, .oii let 
lais protègent tous ^ et.ne, s^'arment coHêre, per-^ 
«iinn^. Ces paroles sont admirables. La preii^e tirée, 
des faits est sans réplique^ Chez les Grecs , pour 
. n'avoir pas agi ainsi , l*eivil ou le retour des exilés 
furent toujours des époques qui marquèrent le 
changement de la constitution. Que d'éyénemens 
modernes viendroient à Tappui , s'il en étoit 
besoin ! 

Mais, à cdté de ces décisions si sages, j'en 
trouye une bien dangereuse , contraire à l'avis 
formel de Cicéron ; c'est qu'il y a des occasions 
où l'on peut faire une loi expresse contre un 

YIII. 1 5 



226 COMMEKTAIKE. 

seul homme ; et quUl y m des eus ok U faut meUre 
pour un matnent un voiU sur la liberté, comme l'on 
cachet lei statues des dieux (i). Voilà jusqu^où 
l^anglomanie a conduit ce ^and homme. 

Quoi qu^il en soit, puisque^ notr^ auteor n^a 
pas jugé à propos de pénétrer plus avaiit dans 
son sujet, nous nous borneront: à répéter ici 
que la liberté politique n« saoroÂt subsister sans 
la liberté individuelle et ta liberté de la presse, 
et que, pour le maintienne celles-^ci, il £ittt «Ih 
solument la proscription de tonte détention ar- 
bitraire, et Tusage de' ia procédure par jurés, 
au moins au ctitmheK Nous renvetrons donc le 
lecteur à ce que nous arons dit sur ces objets 
dans- les Mfves prëcédens, et nommément dans 
le quatrième, le sixième et le onsième, où novs 
avons £ait voir coâunent et pourquoi ces jmîd- 
cipes sont fiivorisés ou contrariés par la nature 
et Tespril de chaque espèce de gouvernement . 

(i) Esprit des Lait , chupitre 19, do livre %a. 



•^^t^^m/*ii%t^m0%fww^^^^%/%^^ % t 



^m^^%/%/^^^^%/^^^f^'^ % i i^^^0^ «>^«» 



RÉSUMÉ 

DES DOUZE PKEUIBaS LIVRES 
D£ L'ESPRIT DES LOIS. 



Il0i7$ avoQ» une longue carrière à parccmrir : 
je ne poî« me dispenser de m'arrétar un moment 
au point ou nou» voici parvenus. Bien que VE$^ 
prit d$$ Lai$ de Montesquieu soit compose de 
trenle^un livres* les ^ouze premiers que nous 
venons de commenter, r^^nferment tout ce qui 
concerne directement et immédiatement Torg»- 
nisation de la société et 1^ distribution de ses 
pouvoirs» Nous ne trouverons plus dans les au- 
tres^ qi»e des considérations économiques, phi* 
losophiques ou historiques sur les causes, les 
effets, les circonstances et renchainenient des 
différent états de la société dans certains temps 
et dans certains pays^ et sur le rapport de toutes 
ces cho^s avec la nature de l'organisation sa* 
ciale* Les opinions qui y seront émises, les 
vues qui y seront présentées, seront pkis ou 
moins justes, plus ou moins nettes, plus ou 

i5. 



Î228 COMMENTAIRE. 

moins profondes, suivant que les idées ado;ptëes 
précédemment sur Forganisation de la société, 
auront été plus ou moins saines. Mais , en dé- 
finitif, cette organisation n'est faite que pour 
amener de bons résultats ; elle n'est préférable 
à Tanarchie ( entendez , si vous voulez , l'indé- 
pendance naturelle ) que par les maux qu'elle 
évite et les biens qu'elle procure ; on ne doit 
juger de son degré de perfection que par les ef- 
fets qu'elle produit. Il est donc à propos, avant 
d'aller plu^s loin , de nous rappeler sommaire- 
ment les principes que nous avons extraits des 
discussions précédentes : nous verrons mieux 
ensuite comment ils s'allient avec les diverses 
circonstances, et si c'est pour les avoir négligés 
ou suivis , que sont nés , dans tous les temps , 
les biens et les maux de l'humanité. 

Voulant parler de Vesptit des tots, c'est-à-dire 
de ïesprit dans lequel les lois sont ou doivent 
être faites, nous avons commencé par nous 
rendre |in compte exact du sens du mot loi. 
Nous avons reconnu qu'il signifie essentielle- 
ment et primitivement, une règle prescrite à nos 
actions par une autorité en qui nous reconnaissons 
le droit de la faire. Ce mot est donc nécessaire- 
ment relatif à l'organisation sociale, et n'a pu 
être inventé que dans l'état de société com- 



BESUME DES 12 PREMIERS LITRES. 22g 

mencée. Cependant , par extension, nous avons 
ensuite appelé loi$ de la nature ^ les règles que 
paroissent suivre constamment tous les phëncf- 
mènes qui se passent sous nos yeux, considérant 
qu'ils s'opèrent toujours comme si une autorité 
invincible et immuable avait ordonne à tous les 
êtres de suivre certains modes dans leur action 
les uns sur les autres. Ces lois ou règles de la na- 
ture ne sont autre chose que l'expression de la 
manière dont les choses arrivent inévitablement. 
Nous ne pouvons rien sur cet ordre universel 
des choses. Il faut donc nous y soumettre et y 
conformer nos actions et nos institutions. Ainsi, , 
dès le début, nous trouvons que nos^ lois posi^ 
iives doivent être conséquentes aux lois de notre 
nature^ 

Nos diverses organisations sociales ne sont 
pas toutes également conformes à ce principe. 
Elles n'ont pas toutes, une égale tendance à s'y 
soumettre et à s^en rapprocher. Elles paroissent 
avoir des formes très-variées. Il est docic essen- 
tiel de les étudier séparément. Après les ayoir 
bien examinées nous trouvons, dès le second livre, 
que les gouvernemens viennent tous se ranger dans 
d^ux classes s savoir : ceux qui sont fondés sur les 
droits généraux des hommes s et ceux qui se prétend- 
dent fondés sur des droits particuliers. 



d3o COMMENTAIRE. 

MonteM]uieu n^a pas adopkë cette dmsîon. II 
classe les gouvememeDS d^apr^ la circonstance 
accidentelle du^ nombre des hommes qui sont 
les ' dépositaires de Tautorité , et il cherche , 
dans le lirre troisième, quels sont les prin* 
cipes moteurs, ou plutôt con^enrateurs, de cfaafjue 
espèce de goofremement. Il établit que pour 
le despotisme, c'est la crainte , pour k mo- 
narchie Y honneur^ et pour la république, la 
vertu. Ces asserricms peuvent être pHis ou moins 
sujettes à explication et à contestation. Mais, 
sans prétendre les nier absolument,nous croyons 
pouvoir affirmer qu^il résulte de la discussion à 
laquelle elles nous ont engagé , qtkt le prinr 
cipe des gouvernemem fondés sur les droits des 
hommes^ est la raison. Nous nous bornons à 
cette conclusion, que tout confirmera par la 
suite. 

Dans le livre quatrième, il est question àe 
Véducation« Montes^icu établît qu^elle doit être 
relative au principe du gouvernement, pour 
quHl puisse subsister. Je pense quUl a raison , 
et j'en tire cette conséquence : que les gouver- 
nemens qui s'appuient sur des idées fausses et 
mal démêlées y ne doivent pas risquer de donner 
à leurs sujets une éducation bien solide ; que 
ceux qui ont besoin de tenir certaines classes 



RÉSUMÉ DES là PREMIERS LIVRES. a3i 

dans FiiyiliAsement et Foppression , ne dotveM 
pas les laisser s^ëclairer; et qu^ainsi il n'y a 4fm 
U$ gowoemêtnemê fondés $ur la rmimm qui puiêê^ni 
désirer que Vinsiruciion soit saine, forte, et gêné* 
ralement répandue. 

Si les jHrëceples ée Tëdacation derrent être 
relatifs an principe du gonremement^ il n'est 
pas doatenx qu'il n'en doive être de même, à 
plus forte raison, des lois proprement dites; 
car les lois sont l'éducation d«s kommes £ûts, 
C^est aussi ce que dit Montesqnien, dans le livre 
cinquième 'r et , en conséqiMnce , il n'y a aucun 
des gourememens dont il paile, auquel il se 
conseille^ quelques mesures éridennnent cosk 
traires à la justice disuibQttfe et aux searîmens 
naturels a l'boiiMiie. Je ne nie point que ces 
tristes expédiensne leur soient ntfccasainBS pour 
se soutenir ; mais je montre qu'au contvaire 
ks gottûememms fondés sur ta fuison n*ont qu'à 
laisser agir ta nature ^ été ta sêdpre sans la oot^ 
trarier^ 

Montesquieu ne destine lé sixième livre qo'à 
exauiîner les conséquences des principes des di^ 
▼ers gourememens , par rapport à la siibplicit^^ 
des lois civiles et crimineUes, la ferme des ju*^ 
gemens, et l'e'tablissementMdes peines. £n trai- 
tant ce sn^ avec bii, et profitant de ce qui a 



252 COMMENTAIRE. 

été dit précë<kinment, J'arrive à des résultats 
plus généraux et plus étendus. Je trauve que la 
marche de Pesprit humain est progressive dans 
la science sociale ^ comme dans toutes les autres; 
que la démocratie ou le despotisme sont les pre- 
miers gouvemenïens imaginés par les hommes, 
et marquent le premier degré de civilisation ; que 
l' aristocratie sous un ow plusieurs. <;Ae/«> quelque 
nom qu'on lui donne, a partout. remplacé ces 
gouvernemens informes, et constitue un second 
degré de civilisatwvi; et que la représentation sous 
un ou plusieurs chefs est une invention nouvelle , 
qui forme et constate un troisième degré de civi-- 
lisaiion. J'ajoute que dans le premier éiat^ c'est 
l'ignorance qui règne et la force qui domine; que^ 
dans le second^ il s'établit des opinions; c'est la 
religion \qui a le plus d'empire; et que dans le troi- 
sièmes la raison commence à prévaloir s et la phi- 
losophie a plus d' influence. Tohserve déplus, que 
le motif principal des punitions j dans le premier 
degré de civilisation , est la vengeance humaine; 
dans le second j c'est la vengeance xdivine; et dam 
le troisième y c'est le désir d'empêcher' le mal à 
venir. Ici je n'étendrai . pas davantage ces ré- 
flexions , qui font place tout d'un coup à des 
objets d^uja,autre genre. 

Dans le septième livre , il s'agit des consé- 



HÉSUME DES la PREMIERS LITRES. 2^5 

quences des différens principes des trois gou- 
yememens de Montesquieu, par rapport aux lois 
somptuaires , au luxe, et à la condition des 
femmes. Le mérite des lois somptuaires a ëtë 
jugé par ce que nousarons dit des lois civiles 
en général, dans le cinquième livre. Ce qui re- 
garde les femmes se trouvera plus à propos et 
mieux développé, lorsqu^il sera question des 
mœurs et. des climats. Il ne reste donc ici que le 
luxe, qui mérite d^étre examiné à fond; et le ré- 
sultat de la discussion est, quVn convenant de la 
nécessité où sont certains gouvernemens d'encou-- 
rager le luxe pour se soutenir j l'effet du luxe est 
toujours néanmoins d'employer le travail d'*une 
. maniéré inutile et nuisible. Or , le travail, l'emploi 
de nos £aicultés, étant tout pour nous, et notre 
seul moyen d^action, je me trompe beaucoup si 
cette vérité n^est pas la base de toute la science 
sociale, et n^en. décide pas toutes les questions 
de tout genre. Car ce. qui étou£fe le développe- 
ment de nos forces , ou le rend inutile et même 
nuisible, ne sauroit nous. être propice. 

Le livre huitième nous reporte vers d^autres 
objets; il y est question de la corruption des prin- 
cipes des trois gouvernemens distingués par Mon* 
te&quieu. Après avoir expliqué plus ou moins 
bien, en quoi consiste la corruption de ces pré-* 



J 



a34 COMMEKTAIRE. 

tendus principes, il établit que chacun d^eux e»f 
relatif à ane certaine étendue de territoire, et se 
perd si elle change^ Cette décision m^amène à 
considérer la question sous des rapports tout 
différens, à faire voir les prodigieuses consé- 
quences qui résultant pour un étal d^aroir cer- 
taines limites plutôt que d^autres, et à conclure 
généralement, que l'étendue cmtvenablê à tout 
état est d'uvoir une force sufjisante, avec les meil- 
leures limites possibles y et que la mer est la meil^ 
teure de toutes , par beaucoup de raisons de diffi- 
rens genres. 

Montesquieu ayant avancé que tel gouverne- 
ment ne peut exister que dans un petit état, et 
tel autre que dans on grand , est obligé de leur 
assigner à chacun une manière particulière et 
exclusive de se défendre contre les agressions 
étrangères ; et il prétend , dans le livre neuvième , 
que les républiques n^ont d^autre moyen de sa- 
lut, que de former des^ confédérations. J'en 
prends occasion de 'discuter les principes et les 
effets du gouvernement fédératif ; et j^en conclus 
que la fédération produit toujours plus de forée , à 
la vérité y que la séparation absolue ^ mais tnmnê 
que l'union intime et la fmion complète. 

Enfin , danale livre dixième, notre auteur exa- 
mine ces mêmes gouvememens sous' le mpporl 



RIKSUM^ DES 12 PKEMIEBS LIVRES. â35 

de la force offensiTe ; cela l'engage dans la dis* 
cussion des bases du droit des gens , et des prin« 
cipes et des conséquences du droit de guerre et 
du droit de conquête. J'aroue que sa doctrine 
ne me paroit pas lumineuse; et je trouve en 
définitif que la perfection du droit des gens ieroii 
la fédération des nations, et que Jusque-là le droit 
de guerre dérive du droit de défense naturelle > et 
celui de conquête de celui de guerre. 

Après avoir ainsi , dans ses dix premiers li- 
▼res , considéré les divers genres de gouverne- 
ment sous tous les aspects , Montesquieu con- 
sacre le livre onzième , intitulé : Des lois qui for- 
ment la liberté politique dans son rapport avec la 
constitution , à prouver que la constituttoB an-^ 
glaise est la perfection et le dernier terme de la 
science sociale , et que c^est une folie de cher- 
cher encore le moyen d'assurer la liberté politi- 
que, puisque ce moyen est complètement trouvé. 

N'étant pas de cet avis , j'ai partagé ce livre en 
deux chapitres. Dans le premier, jt fais voir que 
le problème nest pas résolu, et qu'cï ne sauroit 
l'être tant qu'on donne trop de pouvoir à un seul 
homme : et dans le second, je tâche de montrer 
comment on peut résoudre le problème, en ne dott" 
nant Jatnais^ à un seul homme assez de pouvoir pour 
qu'on ne puisse pas le lui ôter sans violence , et pour 



236 COMMENTAIRE. 

que ^ quand il change^ tout change nécessairement 
avec lui. 

Pour terminer , Montesquieu , dans son dou* 
zième livre , traite des loiè qui forment la liberté 
politique dans son rapport avec le citoyen. Ce livre 
offrant peu de choses nouvelles à en tirer, je me 
borne à ce résultat, que la liberté politique ne 
sauroit subsister sans la liberté individuelle et la li- 
berté de la presse y et celles-ci sans la procédure par 
jurés. 

Cet aperçu de nos douze premiers livres est 
nécessairement trop rapide. Il n'en donneroit 
pas une idée suffisante à ceux qui ne les au- 
roient pas lus ; et il ne représente qu'imparfai- 
tement à ceux qui les ont lus , ce qu'ils peuvent 
y avoir remarqué. Cependant il rappelle , au 
moins en masse , la série d'un petit nombre d'i- 
dées qui forment un ensemble important. 

L'homme est un atome dans l'immensité des 
êtres. Il est doué de sensibilité , et , par suite , de 
volonté : son bonheur consiste dans l'accomplis- 
sement de cette volonté ; et il a bien peu de puis- 
sance pour l'exécuter. C'est cette puissance qu'il 
appelle liberté : il a donc bien peu de liberté. Il 
n'a surtout pas celle d'être autrement, et de faire 
que tout soit autrement. Il est soumis à toutes 
les lois de la nature , et spécialement à celles de 



RESUME DES 12 PREMIERS LIVRES. ^Z'J 

sa propre nature. Il ne peut Jes chan^r, il ne 
peut qu^eh tirer parti , en s'y confàrmanU 

Heureusement ou malheureusement, il est 
dans sa nature qu^il combine les perception» de 
sa sensibilité , et les analyse assez pour les re^* 
vêtir de signes très-détaillës ; et qu^il se serve 
dé' ces sig&es pour multiplier ces perceptions et 
pour les exprimer. Il profite de cette possibilité 
pour conununiquer avec sts semblables , et se 
réunir à eux pour augmenter sa puissance ou sa 
liberté^ comme on voudra Fappeler. 

Dans cet état de société , les hommes ont be- 
soin de lois pour régler leur conduite les uns 
envers les autres. Ces lois ont besoin d'être con- 
formes aux lois immuables de la nature hu- 
maine , et de n'en être que des conséquences ; 
sans quoi elles sont impuissantes , passagères , et 
n'engendrent que désordres. Mais les homines 
ne savent pas cela d'abord. Us n'ont pas encore 
assex observé leur nature intime , pour connoître 
ces lois nécessaires. Us n'imaginent que de se 
soumettre, sans réflexion comme sans réserve j 
à la fantaisie de tous ou à la fantaisie d'un seul , 
qui s'est attiré leur aveugle confiance^ C'est le 
temps de l'ignorance et du règne de la force'; 
c'est celui de la démocratie ou du despotisme. 
Dans ce temps , les hommes punissent pour se 



238 COMMENTAIRE. 

venger du tort qu'ils croient qu^on leur a fait^ 
C^est la base de leur code criminel : il n'est que 
la suite d« la défense naturelle. Pour le droit des 
gens 9 ou le droit de nation à nation, il est ab* 
solument nul. 

Ensuite les connoissances , les relations , les 
évënemens se multiplient et se compliquent* On 
n'en voit ni la tli^orie ni Tenckainement ; mais 
on cherche ^ on £atit des spëcuiations , des sup* 
positions « on crée des systèmes hasardés , même 
des systèmes religieux. Des opinions s'accrédi** 
tent. Il s'établit jusqu'à des puissances d'opinion. 
On tire parti de tout cela. On s'arrange sui* 
vaat les circonstances, sans jamais remonter aux 
principes. On procède par expédiens ; et de là 
naissent di£férens ordres de choses , différens 
modes de sociétés , qui sont toujours des aristo* 
craties d'un genre ou d'un antre , sous un . ou 
sous plusieurs chefs ^ et dans lesquelles les opi*- 
nions religieuses jouent toujours un grand rôle. 
C'est l'époque dqi demi-savoir ou de la puissance 
de l'opinion. Dans ce temps , à la vengeance hu-* 
maine se joint Tidée de la vengeance divine ; et 
c'est là le fonda du système des lois pénales. 
Dans ce temps aussi , il s'établit entre les nations 
quelques uaages, que l'on honore du nom de 
droit des gens , mais bien improprement. 



RESUME DES \2 PREMIERS LIVRES. 25g 

Cetie période dure long-temps. Elle existe en» 
core pour presque fcouie la terre. Cependant , de 
loin en loin , la nature , c^est-à-dire Tordre éternel 
de» choses dans ses rapports avec nous , a été ob- 
servée. Qttelques*uoes de ses lois ont été recon* 
nues. Les erreurs contraires ont été discutées. 
Si on ne sait pas encore toujours ce qui est , on 
sait déjà bien sourent ce qui n^est pas. Quelques 
peuples j plus, éclairés ou plus entreprehans que 
d'autres , ou excités par les qircoaslances , ont 
tenté de se conduire diaprés ces décourertes , ont 
essayé , arec plus ou moins de succès , de se don* 
ner une manière d^étre plus conforme à la na- 
ture , à la vérité , à la raison. Yoilà Taurore du 
règne de cette dernière. C'est le mal , et non pas 
le méchant que Fou combat. &i Ton punit , c'est 
uniquemeni pow empêcher le mal à yemr. Tel 
est ionique principe des lois criminelles , à c^tle 
troisième époque, qui ne fait que de commencer. 

Les gouYememens nés et à «aître sous cette 
influence , peuTent être regardés comme ayant * 
pour principe moteur et conservateur , la raison. 

Leur première loi est qu'ils sont faits pour le<^ 
gouyernés, et non pas les gouvenobés pour eux; 
que par conséquent ils ne peuvent exister qu'eo 
vertu de la volonté de la majorité de ces gouver- 
nés; quHls diHvent changer, dès que cette vo^ 



24o COMMENTAIRE. 

lontë change , et que ne'antnoin& dans aucun 
temps ils ne doivent retenir dans leur «territoire 
ceux qui veulent&'en éloigner. 

Il suit de là quMl ne peut s-y établir aucune 
hërëditë dé pouvoir, ni y exister aucune classe 
d^hommes qui soit favorisée ou opprimée aux 
dépens ou au profit d^une autre. 

Leur seconde loi est qu-il ne doit jamais y 
avoir dans la société une puissance telle qu^on 
ne puisse pas- la changer sans violence, ni telle 
que, lorsqu'elle change,, toute la marche de la 
société change avec elle. 

Cette loi défend de laisser la disposition de 
toutes les forces de la nation à un seul homme*/ 
elle empêche aussi de confier au même corps le 
soin de faire la constitution, et celui d'agir en 
conséquence. Elle conduit aussi à conserver soi- 
gneusement la séparation des pouvoirs ^cécutif , 
législatif, et conservateur ou juge des différends 
politiques. ♦ 

La troisième loi d'un gouvernement raison*-' 
nable est d'avoir toujours pour but la conserva- 
tion de rindépendance de la nation et de la li- 
berté de ses membres , et celle de la paix inté- 
rieure et extérieure. 

' Cette troisième loi lui prescrit de cherchera 
se donner une étendue de territoire suffisante, 



RlfSUME DES 12 PREMIERS LIVRES. 2^1 

mais telle que la nation ne soit pas composée 
d^ëlëmens trop dÎTers , et telle qu'elle ait les li- 
mites qui peuvent le moins faire naître des con- 
testations, et dont la dëfense exige le' moins 
remploi des. troupes de terre. Psht les mêmes mo- 
tifs y après avoir atteint ce but, on peut se lier 
avec des nations voisines par des liens fëdératifs ; 
et on doit toujours tendre à rapprocher, le plus 
. possible , les relations des nattons indépendantes 
entre elles, de Tétait d^une fédération régulière. 
Cssr c'est là .le point de perfection du droit des 
gens , ou , si Ton veut , celui où là violence cède 
tout'à*fiBiit à la justice , et où ce qu'on appelle 
^ communément le droit des gens , commence seu- 
lement à mériter de s'appeler droit. 

Il suit encore de cette loi, que le gouverne- 
ment ne doit porter aucune atteinte à la. sûreté 
des xitoyeuis ^ ni à. leur .droit de .manifester leurs 
sentimens sur toutes scMtes de sujets , ni à ce- 
lui de suivre leurs opinions en matière de re- 
ligion. 

Telles, sont à peu près» je, pense , les lois fon- 
damentales de tout gouvernement vraiment rai- 
sonnable; et celles-là sont les seules réellement 
fondamentales ,. en ce sens qu'elles seules sont 
immuables et doivent toujours subsister. Car 
toutes les autres peuvent et doivent être chan- 

VHI. 16 



â4it COMMENTAIRE, 

g^es, quand les «membrea 'de la société le Teu« 
lent , en observant toutefois les iosmes néces- 
saires. Aussi les lois dont aous pavions, ne sont 
pas proprement des lois posimes.; ce amoft des 
lois de notre nature , àes déclarations de prin- 
cipes , des énoncés de i^éritéa étemelles. Elles de- 
TFoient se trouver à la (tâte de ^toutes nos consti- 
tutions, au lîeu<de ces déclarations. de droits que 
Fan est dans Tusage d^y mettre depuis quelque 
temps. Ce.n^est pas que je blâme cet usage. Je 
sais que cVst un grand pas de fait dans Tart so- 
cial. Je sais qu^il fera* époque à jamais dans This- 
toire des*sociétés humaines (j). Je sais qu^il est 
très-utile, puisqu^on n'ose pas le suivre quandi» 
on donne aune nation unexonstitution «vicieuse 
parles di^pôsitipns qu'elle renferme, on par la 
manière dont on rétablit. Mais il n'en est pas 
moins vrai que cette, précaution de «feire précé* 
der le code apolitique «d'une nation de l'exposé 

(i) La première déclaration des droits des hommes qfie l'on ait 
jamais proposée en Europe, a été présentée i l'assemblée constituante 
fMinçais«»'pa»'le géàéfàlXa Fayette, )e ii {iûHet'i789/£lie est, je 
crois , la mailleiir^ ^ui ait été fisite , car elle se ré<|«it à |!époBoé d'un 
petit nombre de principes , qui sont tous saius. 

Il est remarquable que ce sôit un homme , qui a contribué puis- 
samment à faire recoaooltve les ^droits 4les honimes dans un antrt 
hémisphère , qui les ait ep^ite proclamés le premier d^ns l'ancien 
monde. A cette époque, c'étoit une déclaration de guerre aux op- 
presseurs. 



RESUME DE3,ia PREMIERS LIVRES. ^3 
dfis droits. des citoirenSy est un effi^l dulongou-^ 
.bli où.l'pi^ a laissé ces droits. C'est une suite de 
la longue. giterre ^.ui a eu Jieu partout entre les 
gouYerne^.e^t ^p gQ^yç.irns^ris. C^est une espèce 
de Tp^nife^|e,^t de^prç^testatlon conire Toppres- 
sion,eiiçfk^ quelle vîrit^à^renaître. Sauscerpo- 
df, il n'y aurpit pas,d^ r|Lison pour que des as;* 
socles ,, se .jr^upi^^ant librement pour régltjr le 
mode de leur assoc^is^tion ^ çoiifimençassent par 
f^ire Fënuip^ration des droits qu'ils prérendent 
avoir (i) ; car J)s |es.ont (ous., Ils pei^vent' fal^e 
tout ce qu'ils veulent. Ils n'ont à rfjfidre compte 
.à per^opne , qu'à eux*-mén^es , de leursdélermi- 
.iiatiops. ,Çe n'est (^pnç pas une déclpr^lion de 
.^roits qpi devrpij; précéder .une constirution , 
4nais, plutôt une déclaration des principes sur 
.lesquels^. ^llç .dpjt^tre fondée , eldes vérités aux- 
quelles ;çlle doit être çpnfqrme. Alors je pense 
.que.l'oOjïi'y TPettroit guère que les deux ou trois 
jpis^d? 1^ Pft^^^» dont nous venons de parler, 
.(et ^q^f |$ojrtent également de robservation ,<^e 
l'bomme. et de celle de ses découvertes et de 
,?<?*. ^"ijj^çs. ... , , _ 

. (i)^Q'4Mit oeimêif^ PW^^ 4^P^^^ut^otiipi^c^,.4fua* a (ait ensuite 
îoDfigiiier d'aiouter à une déclaration des droits, upe dérlàratiou des 
devoir»," comme si ce n'étoit pas la même ciiosê' de '^âiiè'i^'^tii^ee 
droit, ouinùpéetid énmél €é-é!Hikt^lOeMt^, «éf^étitio^ ; f9*ik up^^vffis 

î 



9^^'^^H 7. î '. i ; > .V; M.rt, ^, » 



i6. 



244 COMMENTAIRE. 

Quoi qu^il en soit, vôilk le résumé succinct 
des vérités que nous avons extraites de Texa- 
men des douze premiers livres de Montesquieu. 
Il renferme assez complètement tout ce * qui 
concerne Forganisadon de la société et la dis- 
tribution de ses pouvoirs , et , par conséquent, 
toute la première et la plus importante partie 
de V Esprit des Lois , ou , si Ton veut , de l'es- 
prit dans lequel doivent être faites les lois. C'est 
à ce point que j^ai voulu m'arréter un moment. 
Notre auteur va maintenant nous faire parcou- 
rir une multitude de sujets divers, les impôts, 
le climat, la nature du sol, l'état des esprits et 
des habitudes, le commerce, la monnoie, la 
population, la religion, les t^évolutions succes- 
sives de certaines lois civiles et politiques dans 
certains pays. Tout cela Sera' très-curieux à. exa- 
miner avec lui ; mais nous n'en pourrons juger, 
qu'en nous rappelant ce que nous aurbns re- 
connu des intérêts et des dispositions des dif- 
férens gouvememens , et du but iaïuquèl ils doi- 
vent ou devroient tendre tous! Ainsi, c'est ce qui 
précède qui sert de mesure à ce qui Suit,' et qui 
nous guidera dans l'appréciation de tous ces 
rapports. On verra, j'ose le croire , que la ma- 
nière dont nous avons considéré la société , son 
organisation et ses progrès , est un foyer de lu- 



RiSUMlî DES 12 PREMIERS LIVRES. %^S, 

mière^.qui, jetë au milieu de tous ces objets » 
en fera disparoître un jour toutes les obscuri- 
tés. Hâtons-nous de réaliser, du moins en partie, 
cette espërance. 



ÉôAatEîrTAIÂi; 



^ LIVRE XIII. 

DES RAPPORTS QUE LA LEVEE DES TRTRUTS ET 
LA GRANDEUR DES REVENUS PUBLICS ONT 
AVEC LA LIBERTÉ, 

L'imp6t est toa)oar8 un mal. 

Il nuit de pluvieun manières différentes à la liberté et à la 

richesse. 
Saluant sa nature et les circonstances ^ il affecte diversement 

différentes clast^s de citoyens. 
Four bien juger de ses effets , il faut savoir que le travail est la 

seule source de toutes nos richesses, que la propriété territo^ 

riale n'est en rien différente de toute autre propriété , et qu'un 

champ n'est qu'un outil comme un autre. 

Montesquieu a abordé la un grand et ma* 
gniâque sujet, qui à lui seul embrasse toutes les 
parties de la science sociale ; mais j^ose dire quHl 
ne Ta point traité. Il a bien vu cependant quMl 
y a une énorme absurdité à croire que la gran- 
deur des impôts est une chose bonne en elle- 
même , et qu'elle excite et favorise Tindustrie. II 
est singulier quMl faille lui tenir compte de n^a- 
voir pas professé une erreur si grossière. Mais 
tant d'hommes, éclairés d'ailleurs, ont fait cette 



LIVRE ^XIII. ^47 

faute ; tant à^écnv^ns de la secte des éeonamistes 
ont prétendu que la consommation, est une source 
de ricfauesses , et que les causes de la fortune pu- 
bli^uesoot d'une nature toute d ifftic nte^ celles 
de la forums dêê particuliers s qne Ton doit savoir 
gré à notre auteur de ne s'être pas laissé séduire 
par leurs sophisme», et embarrasser par les sub- 
tïités de leur mauvaise métaphysique. 

Quoiqu'il ne se soit pas donné la petne de 
les réfuter , ce qui pourtant auront été utile , il 
dit nettement que les revenus de Télat sont ime 
portion que chaque citoyen donne de son bien 
pour avoir la sûreté de l'autre ; qu'il îàjat que dette 
portion soit la plus petite possible ; qu'il ne s'a- 
git pas d^enlever aux hommes tout ce à quoi ils 
peuvent renoncer , ou tout ce qu'on |>eut leur aiv 
racher , mais seulement ce qui est indispensable 
aux besoins de l'état; et qu'enfin, si on use de 
toute la possibilité que les citoyens ont de faire 
des sacrifices, on doit au moins nr'enpas exiger 
d'eux de tels, qu'ils altèrent la reproduction au 
point qu'ils ne puissent plus se répéter annuel- 
lement. En effet, il faut* qu'une société abuse 
étrangement dé ses forces, pour seulement de- 
meurer stationnaire ; car il y a dans la nature 
humaine une prodigieuse capacité d'accroître 
rapidement ses jouissances et ses moyens , sur^ 



^4^ COMMÉNTAIJIE. 

tput quand elle est déjà arrÎTee à un certain de- 
gré de lumières. 

Montesquieu remarque en out^ que .plus il y 
à de liberté dans un pays , plus on peut le char- 
ger d^impôts, etrendre sévères les peines fiscales, 
soit parce que la liberté , laissant agir Tactivité et 
rindustrie , augmente les moyens , soit parce que 
plus un gouvernement est aimé j plus il peut , sans 
risques, être exigeant. Mais il remarque aussi 
que les gouvernemens de l'Europe ont énormé- 
ment abusé de cet avantage , ainsi que de la res- 
source dangereuse du crédit; que presque tous 
se livrent à des expédiens dont rougirait le fils de 
famille le plus dérangé ; qu'ainsi tous les gouver- 
nemens modernes courent à leur ruine pro- 
chaine , qu'accélère encore la manie de tenir 
constamment sur pied des armées innombrables. 
Tout cela est vrai ; mais c'est à peu près à quoi 
se réduit ce livre treizième. Or, ce petit nombre 
de vérités sans développement, entremêlées de 
quelques assertioqas douteuses ou fausses , et de 
quelques déclamations vagues contre les trai- 
tans, ne fait pas assez eonnoitre quel doit être 
rejsprit des lois relatives à l'impôt. Cela ne suffit 
.^'mérae pas poiir remplir le titre du livre ; car il 
faut bien d'autres données que celles-là, pour 
voir réellement quelle est l'influence de la liberté 



LITRE XIII. ^49 

politique sur les besoins et les moyens de Fë* 
taty ou seulement quelle réaction a sur cette 
même liberté la nature des tributs et la gran- 
deur des revenus publies. Je vais donc risquer de 
présenter quelques idées , que je crois utiles et 
même nécessaires à la pleine intelligence du 
sujet. 

1® Je monlverai pourquoi et comment Fimpôt 
est toujours un mal. Cela est d^autant plus à pro- 
pos, que Montesquieu lui-même paroi t avoir 
ignoré la meilleure partie des raisons qui moti^ 
vent cette assertion, puisque, dans d'autres en* 
droits de son ouvrage , il parle de Texcès de Ja 
consommation , comme d^une cbose utile et d'une 
source de richesses. {Voyez le livre septième. ) 

2** J'expliquerai quels sont les inconvéniens 
particuliers à chaque espèce d'impôt. 

3° Je tâcherai de faire voir sur qui tombe réel- 
lement et définitivement la perte résultante de 
chaque impôt. 

4° J'examinerai pourquoi les opinions ont été 
si divergentes, principalement sur ce dernier 
point, et quels sont les préjugés qui ont masqué 
la vérité , quoiqu'elle pût se refconnoître à des 
signes certains. 

Toutes les fois que la société , sous une forme 
on sous une autre, demande un sacrifice quet- 



250 COMMEKTAIHE. 

conque à quelques.-*. uns de ses. membres , c^eat 
une masse de moyens qui est enlevée à des par- 
UcuUers, et dont le gouyeinement s^attriboe la 
disposition. Pour juger- de ce qui en résulte, il 
s^agit donc uniquement de savoir quel est Fusage 
que le gouvernement fait de ces moyens don»! il 
s^empare; car s'il les emploie d'une manière 
qu'on puisse dire profitables il est manifeste que 
l'impôt est une cause d'accroissement dans la 
masse de la richesse nationale ; si c'est le con- 
traire f il faudra tirer une conclusion opposée. 

Danâ le livre septième , à propos du.luxe , nous 
arvons &it , sur la production et la consommation, 
des remarques qui vont nous donner k.solation 
de celte question. Mous avons vu que le seul tré- 
sor dits hommes est l'emploi de leurs forces , le 
travail; que tout le kievk des sociétés humaines est 
dans la bonne application du travail y tout, le mal 
dans sa déperdition ; que k seul travail qui pro- 
duise l'accroissement du bien-être, est celui qui 
produit des richesses supérieures à celles que 
consomment ceux qui s'y livrent; el qu'au con- 
traire tout travail qui ne produit rien est une 
cause d'appauvrissement, puisque tout ce que 
consomment ceux qui l'exécutent, étoit le ré- 
sultat de travaux productifs antérieurs, et est 
perdu sans remplacement. D'après ces données , 



voyons qdèlfe idée nous devons nous faire des 
déj^ènses des gouvernemens. 

D^âbord , et c^estf la presque totalité des de- 
j^enSes publiques , tout ce qui est erùploy^ à payer 
les soldats , inalelots , juges , adihinistrateui's , 
prétréis et ministres, et surtout a alimenter le 
luté de^ possesseurs et des favoris du pouvoir, 
est absûfùtnent perdu'; car aucun de ces gens- 
là ne produit rien qui remplace ce qu'il con- 
somme. 

Ensuite il y a , à la yrériié , daiis totfs les ëtàts, 
Quelques sommes consacrëes à provoquer et à 
récompense^ les succès d'an^ les arte\ daiis les 
sciences , et dans diffëreùs genres d^indùstrie ; 
et cellés-li , an peut lè^s cirisidérei^ cbmme ser- 
vant indirectement à àu^éritef la richesse pu- 
blique. Maïs , en g^'nséral, elles sont fcribles ; et, 
dé plus , il est douteux si le ptes sentent elles 
n'auroiéÈrÉ pas encore mieiix produit^ffet dë- 
sii^ë , ëtant lafissëes à la dtspbsitîoh defs côiisôm- 
riiÀteufs et des àiliàtèurs, qdi ont tin ititërétplus 
direct àii Succès , et en sont , en gétaél^l , le^ mdl- 
létifs Juges. ' ' ' 

Enfin, 11' n'y à^dittt de' gioàVefttiërftfent qttl 
n''ëmpl6ié dë^ fdnds plus ëtl 'moins cmisidërablcfi 
ii faite construire dès petits, dës^cbau^àëcfS, dë& 
canaux, et aùbt^s oiirrragës qui augmentent le pi'o- 



aS2 GOMMENTAI&E. 

duit. des terres , ùcilitent la circulation des den* 
rëes , et accélèrent le développement de Tindiis* 
trje, U est certain que les dépenses de ce genre 
accroissent directement la richesse nationale , et 
sont réellement productives. Néanmoins on peut 
dire encore que si, comme il arrive fréquem- 
ment , le gouvernement qui a payé ces construc- 
tions en profite pour établir des péages ou autres 
impositions qui, outre les frais .de Tentretien , 
lui produisent Tintérét de ses avances, il n^a 
rien fait que ce que des particuliers auroient pu 
fatire aux mêmes conditions , ayec les mêmes 
fonds , si on les leur avoit laissés ; et il faut même 
ajouter que ces particuliers auroient presque tour 
jours atteint le même but à moins de frais. 

De tout cela il résulte que la presque totalité 
des dépenses publiques doit être rangée dans la 
classe des dépenses, justement nommées stériles et 
improducW^es^ et que par conséquent tout ce qu^on 
paie à Tétat, soit à titre d^impôt , soit à titre d^em- 
prunts, est un résultat de travaux productifs an- 
térieurement faits , qui doit être regardé comme 
presque entièrement consumé et anéanti , le jour 
où il entre dans le trésor national. Cela ne veut 
pas dire , au reste , que ce sacrifice ne soit pas 
nécessaire, et même indispensable. Sans doute 
on doit le faire, puisquHl ùutbien être défendu, 



LIVRE XIII. a53 

gouverne, juge, administre ; sans doute il faut que 
chaque citoyen , sur le produit de son travail ac- 
tuel ou sur les revenus de ses capitaux , qui sont 
le produit d'un travail plus ancien, prélève ce 
qui est nécessaire à Tëtat , comme il faut qu'il 
entretienne sa maison pour y loger en sûreté; 
mais il faut qu'il sache que c'est un sacrifice , que 
ce qu'il donne est incessamment perdu pour la 
richesse publiique , comme pour la sienne pro- 
pre ; qu'en un mot, c'est une dépense et non pas 
un placement : enfin il faut que personne ne soit 
assez aveuglé pour croire que des firais quelcon- 
ques sont une cause directe d'augmentation de 
fortunte ; et que chacun sache hien que pour les 
sociétés politiques comme pour toutes les autres, 
uhe régie dispendieuse est ruineuse, et que la 
'plus économique est la meilleure. 

Je croîs qu'on 'né peut- nier cette conclusion , 
et qu'il fleineure bien coiistanf que les sommes 
absorbées par 'les dépenses dé l'état sont une 
cause continuelle d'appauvrissement, et que par 
conséquent la grandeur des reveùu^ 'néce'ssaires 
pour faire face à ces dépenses , est'tm mal sous 
le rapport économique. Mais s'il est visible que 
la grandeur de ces revenus est tidisible à' la ri- 
chesse nationiale, il n'est pas moins manifeste 
qu'elle est encore plus funeste à la liberté paliti- 



:?54 COMMENTAIRE. 

que, parce. ;qu:eUe met.^ai^f.^^ mains dcts gpu- 
jrenxan$.(}^g.];ao!Js ippyçifs de; cprijupti,ou ^t.d'op- 
jpire^^ipn* Çje p!e^; dqtnc.p^Sj, on ne sauroii irpp 
.}e r^4î^e,jparce quej^ Apg^ais paient.de grapds 
'Subsides., qu!i)s^,sont UIm^s jet riçhçs ; mais c^'est 
.p^rqe.q^i^ils $Çkr\t lî|;)res j^sq^^ft un^certain po^t 
qu^)ils.$on^,rich^s., et c'e/sjt.p^irçe: qu'ils sont ri- 
çh^ qn'Ât^. pei^yent payef..4<î igr?i,nd3 .subsides ; 
X(]^^ paix^ qja'ils ne j^pntpp a^ssezJi^^res qu^i\s 
ei>. j>,aient d'énonne^y et c'est p^rce qu'ils gn 
.paient d'énçipf^gies, qu'ils pe /seront .bien0t .plus 
jfti liJv^ jqi lîç^BS. : . 

. Apfèsaypir ainsi .recQnl:)^^efifet général de.s 
iinp^^., s^,p9jui^^:ypulpn^ nous rendre cqmpte 
d^ effets ^particuliers de cliacun d'eux , il faut 
entrQ^ ^ns quelques détails que notre auteur a 
négliges. Tous 4çs.inipj5ts imaginables, .et je crois 
qn,e,tqu^,ant.é(é jmji^gjnés par les frès-^açieux 
.squveiTdius diç TEfjrope ^peuvei^ se partj^er en 
six espaces principales (a), ^avQÎr : iV^papôt 
,sur les terres , tel ^ue la taille réelle , les ving- 
tièmejS, la contribution foncière en France,, et le 
/an</-tfla;.en Angleterre; 2° celui sur les loyers 
des BaiAi$fp^s,;,3'; celui sur le;Sjrei^l,çs.duf^^ par l'é- 
tat ; 4;', cç^^i' sur 4es persQnnes, comme c^pita- 

(i)' d'^it ; stfhràAt tooi , !à ^rîll^uh^ manière d«iéa cUsser, pour te 
iileiir«ndr««oq4>te'<ie;k«n.f0(et8. : ' 



Livas xiii* 255 

doB, coBtnbutioos sompluaive et mobilhàre, droit 
de patente, )arânde8, maîtrises, etc.;. S"* celui 
sur les actes cii^ils et sur ceclaines transactioua 
sociales , 'Comme droits de timbre .et d^euregis-? 
tremeot 4 d;e Jods ^et «Tentes , de centième denier 4 
d'amortissement et autres, auxquels :il £amt join* 
dre rimpôtanniieliqn^on.voiidroit mettve^sur les 
rentes constituées à uni particulier par lèa autre, 
car on.n^a d'autre 'moyen de connoitre ces rentes^ 
que les dépôts publics» qui conservant lesaotei 
qui les ëtaUissent ; 6® et enfin celui sur les. mar*? 
chandîses, soit par . monopole ^et* vente -exolusiTe 
ou même forcée, comme autrefois le: sel'ët'leta-^ 
bac en*Franoer soitau moment «de la production, 
comme les droits sur les * marais- «alans /et* sur 
les mines, une partie de ceux sur les vins en 
France , et de ceux^sur les brasseries^en Angle- 
terre, 56ît au moinent.'déiàcôùsommiaïiôn, soit 
dans Je (trajet dèpvii$ Iç ,productq^r JMsqîi'au.conr 
sommateur, -trommèlesr douanes tant inltërieutes 
qu'extérieures,, les taxes surlès roiites , les ports , 
les canaux et aux .portes .de^ivilles , etc. ^ Chacun 
de ces impôts a une ou plusieurs manières', qiii 
lui sont propres , cle blesser la justice ^î^^nbu- 
tive et par conséquent la liberté, ou.deiinuire à 

la prospérité publicjtié. ' " ' '^ ' 

A^ premier coup d'œil, on .voit que Fimpôt 



256 COMMENTAIRE. 

EUT \e& tentéfiarFinconyiënienèd^étre trèSHdifficile 
à repartir atec justice , et deJEaiire jnëprisèr là 
possession de toutes les terres dont la location 
ne sucpaisse. pas ^ la taxe,- ou la surpasse de trop 
peû^pour déterminer à courir les visqueSi.inëYi- 
tafaHsif-et à faire ries: avances nécessaires. . 
' lïîœpâSsur le revenu des maisons louées. a le 
dé&ut 'de diminuer le produit, des spéculations 
deibâtisse, e;! par-là de dégoûter de bâtir pour 
louer f eh sorte que chaque citoyen est obligé de 
se contenter d^habitations moins «aines et moins 
cemmodesMque celles quUl auroit eues pour le 
mémeldyer (i)« 

L^impôtsur ks renies, dues. par Kétat.âst une 
yraie banq^teroute, si.onFétahlit.sur des. rentes 

- (i) J« nc'fai* pMviloîr, contre cet inipôt l'opimon avancée par 
quelques écoDomi^tes français , que le revenu des maisons ne doit 
pas être imposé, ou du moins ne doit l'être qu'à raison du produit 
net que dotineroit , ' par la culture , le terrain que ces maisons oc- 
.cupeot, tout If ros^m'étqnt gi^e l'^^^*^ ^^ capital employé à bâtiis 
lequel , suivant eux , n'est pas imposable. 

Cette opinion est une conséquence de celle- que le travail dé la 
culture est 4e îscul h^vaitTprdâucfif » èX qee le revenu des tentes est le 
•seul imposable 9- parc^ qull f i^ dans le, produit de la. terre unç por- 
tion qui est purement gratuite et entièrement due à la nature , la- 
quelle portion, suivant ces auteur», est le seul fonds légitime et 
«aisonnable de rimp6t. 

J'espère faire voir bientôt que tout cela çst faux; ainsi je ne 
saurois m'en prévaloir ni contre cet impôt , ni contre tous cens 
qui suivent,' et qui sobt tous également réprouvés dans ce système. 



LIVRE Xïlï. 257 

déjà créëes, puisque c^est une diminulion de 
Fintërét promis pour un capital reçu ; el il est il* 
lusoire , si on le place sur des rentes au moment 
de leur création ; car il eût été plus simple d^of- 
frir un intérêt moins fort de toute la quotité de 
Fimpôt, au lieu de promettre plus et d^en retenir 
une partie , et cela seroit revenu aii même. 

L^impdt sur les personnes donne lieu à des 
perquisitions très-désagréables pour parvenir à 
le graduer suivant la fortune de chacun , et ne 
peut jamais reposer que sur des bases très-arbi- 
traires et des connoissances très - imparfaites 9 
tant lorsqu'on prétend l'asseoir sun-des richesses 
acquises , que lorsqu'on veut le faire porter sur 
les moyens d'en acquérir. Dans ce dernier cas , 
c'est-à-dire lorsqu'il est motivé sur la supposi- 
tion d'une industrie quelconque , il décourage 
cette industrie, et oblige à la renchérir ou à l'a- 
bandonner. 

L'impôt sur les actes, et en général sur. les 
transactions sociales , gène la circulation des 
biens-fDuds, et diminue leur valeur vénale en 
rendant leur translation très-couteuse , aagmeiite 
les frais de justice aii point que le pauvre n'ose 
plus défendre ses droits , fait que toutes les af- 
faires deviennent épineuses et difficiles , occ^- 
^ione des recherches inquisitoriales ei des vexa- 
VIII. 4 17 



â58 COMMENTAIRE. 

lions de la part des agens du fisc , et oblige à 
faire , dans les actes y des réticences , ou même à 
y mettre des clauses et des évaluations illusoires, 
qui ouvrent la porte à beaucoup d'iniquitës , et 
deviennent la source d^ une foule de contestations 
et de malheurs. 

A l'égard des impôts sur les marchandises , 
leurs inconvéniens sont encore plus nombreux 
et plus compliqués , mais ne sont pas moins fa^ 
cheux ni moins certains. 

Le monopole , ou la vente excltmveiaent fiaite 
par l'état , est odieux , tyranniqne , contraire au 
droit naturel qu'a ciiacun d'acheter et de vendre 
conmie il lui plaît, et nécessite une naultitudede 
mesures violentes. C'est encore bien pis growl 
cette vente est foncée, c'est-à-dire quand on 
oblige le particulier , comme cela est arrivé quel- 
quefois i à acheter ce dont il n'a pas besoin , sous 
prétexte qu'il ne peut s'en passer, et que s'il 
n'acïhète pas, c'est qu'il est approvisionné en 
cofntrebande. 

L'impdt prélevé au moment de la production , 
nécessite évidemnàent de la part du producteur 
une avance de fonds qui, élant long-tanaps sans 
lui rentrer , diminue beaucoup ses moyca* ^* 
produire. 

Il n'est pas moins clair que les impôts exigés, 



LIVR£ XIII. 259 

soit au moment de la consommation , soit pen- 
dant le transport, gênent ou détruisent toujours 
quelque branche d'industrie pu de com^merce , 
rendent rares et coûteuses des denrées néces* 
saires ou utiles , troublent toutes les jouissances, 
dérangent le cours naturel des choses, et éta- 
blissent entre les différens besoins et les moyens 
d^y pourvoir , des proportions et des rapports 
qui nVxisteroient pas sans ces perturbations , 
qui sont nécessairement variables et qui rendent 
incessamment précaires les spéculations el les 
ressources des citoyens. 

Enfin , tous ces impôts sur les marchandises , 
quels qu^ils soient, nécessitent une infinité de 
précautions et de formalités gênantes. Ils don- 
nent lieu à une multitude de difficultés ruineuses. 
Ils sont nécessairement très-sujets à Tarbitraire. 
Us obligent à ériger en crimes des actions indif- 
férentes en elles-mêmes , et à sévir par des pu- 
nitions souvent cruelles. Leur perception est 
très-dispendieuse , et elle cause Fexistence d'une 
armée d'employés et d'une armée de fraudeurs , 
tous hommes perdus pour la société, qui y en- 
tretiennent continuellement une véritable guerlre 
civile , avec toutes les funestes conséquences éco- 
nomiques et morales qu'elle entraîne. 

Quand on examine avec attention chacune de 

»7- 



260 COMMENTAIRE. 

ces critiques des di£Férens impôts, onreconnoît 
que toutes sont fondées. Ainsi , après avoir fait 
voir que tout impôt est un sacrifice , et que son 
produit est toujours employé d^une manière im- 
productive et souvent funeste , nous nous trou- 
vons avoir montré que chaque impôt a en outre 
une manière qui lui est propre de nuire à la li- 
berté des citoyens et à la prospérité de la société. 
C^est déjà beaucoup* Cependant ce ne sont en* 
core là que des aperçus généraux. Us prouvent 
bien que Timpôt est funeste , et qu'il nuitmême 
de plusieurs manières différentes ; mais on ne 
voit pas encore nettement sur qui tombe préci- 
sément la perte qui en résulte , et qui la supporte 
réellement et définitivement. Cette dernière ques- 
tion est celle qui fait entrer le plus avant dans 
le fond du sujet. Elle est très-curieuse à éclair- 
cir , et très-importante par les non^breuses con- 
séquences qu^on peut tirer de sa solution. Exa- 
minons-la donc sans adopter aucun système, et 
en nous tenant scrupuleusement à Tobservation 
des faits. 

Pour rimpôtsur les terres, il est évident que 

*c'est celui qui possède la terre au moment où 

Ton établit la taxe, qui la paie réellement, sans 

pouvoir la rejeter sur personne. Car elle ne lui 

donne pas le moyen d^augmenter ses produits , 



LIVRE XIII. 261 

puisqu'elle n'ajoute rien ni à la demande de la 
denrée , ni à la fertilité de la terre ; et ette ne te 
met pas a même de diminuer ses frais , puisqu'elle 
ne change ni le sort de ceux qu'il emploie et qu'il- 
paie , ni son habileté dans la manière de les em- 
ployer. Tout le monde convient de cette véritë. 
Mais ce que l'on n*a pas assez remarque , c'est 
que ce propriétaire doit être considéré, moins 
comme étant privé d'une portion de son revenu 
annuel , que comme ayant perdu la portion de 
son capital qui produisoit éette portion de re- 
venu au taux courant de l'intérêt actuel. La preuve 
en est que si une terre de cinq mille francs de ren 
venu net vaut cent mille francs , le lendemain du 
jour où on l'aura chargée d'un impôt perpétuel 
du cinquième , on n'en trouvera, toutes choses 
égales d'ailleurs, que quatre-vingt mille francs , 
si on la met en vente ; et elle ne sera de même 
comptée que pour quatre-vingt mille francs dans 
l'actif d'une succession, qui; contiendra d'autres 
valeurs qui n'auront point changé. En effet, 
quand l'état a déclaré qu'il prend à perpétuité 
le cinquième desrevenus de la terre , c'est comme 
s'il s'^étoît déclaré propriétaire dn cinquième du 
fonds , car nulle propriété ne vaut que par l'uti- 
lité qu'on en peut retirer. Gela est si vrai que 
quand , en conséquence du nouvel imp^t , l'état 



262 COMMENTAIRE. 

ouvre un emprunt aux intérêts duquel est ai&cté 
le revenu dont il s'est empare, Topération est 
consommëe ; il a rëellement touche le capital qu^il 
sVst approprié , et il Ta mange tout d'un coup, 
au lieu d'en. dépenser annuellement le revenu. 
C'est comme quand M. Pitt s'est fait livrer tout 
d'un coup par les propriétaires le capital de l'im- 
pôt territorial dont ils étoient chargés. Ils se sont 
trouvés libérés^ et lui a mangé son fonds. 

Il suit de là que quand toutes les terres ont 
changé de main depuis l'établissement de l'im* 
pôt , il n'est plus réellement payé par personne. 
Les acquéreurs n'ayant acquis que ce qui res- 
toil, ils n'ont rien perdu : les héritiers n'ayant 
recueilli que ce qu'ils ont trouvé , le surplus est 
pour eux comme si leur prédécesseur l'avoit dé- 
pensé ou perdu , comme effectivement il l'a perdu. 

Il suit de là encore que quand l'état renonce , 
en tout ou en partie , à un impôt territorial an- 
ciennement établi à perpétuité , il fait purement 
et simplement présent aux propriéjtaires actuels, 
du capital du revenu qu'il cesse de percevoir. 
C'est à leur égard un don absolument gratuit, 
auquel ils n'ont pas plus de droit que tout autre 
citoyen. Car aucun d'eux n'avoit compté sur ce 
capital dans les transactions par lesquelles il est 
^ devenu propriétaire* 



LIVRE XIII. ^63 

U n^en seroit pas absolument de méflae , si Tim- 
pât n'avoit ële établi originairemeiit que pour un 
nombre d^annëes dëterminé. Alors il n^y auroit 
eu réellement d^enleyé au propriétaire que la por- 
tion de capital correspondant à ce nombre d'an- 
nuités. Aussi Tétat n'auroit-il pu emprunter que 
cette valeur aux préteurs à qui il auroit donné 
rimpôt en paiement ; et les terres n^auroient été 
considérées dans les transactions que comme dé- 
tériorées de cette quantité. Dans ce cas, quand 
rimpôt cesse , comme quand les coupons de Tem- 
prunt qui y correspond sont épuisés, c^est de 
part et d^autre une dette qui s'éteint. Du reste le 
principe est le même que dans le cas de Timpôt 
et de la rente perpétuels. - 

11 est donc toujours vrai que quand on niet un 
impôt sur les terres, on enlèvo à Tinstant à ceux 
qui les possèdent actuellement, une valeur égale 
au capital de cet impôt , et que quand elles ont 
toutes changé de main depuis quUl est éuh\i , il 
n^est plus réellement payé par personne. Cette 
obserration est singulière et importante. 

U en est absolument de même de l'impôt sur 
le revenu des maisons. Ceux qui les possèdent 
au moment où on Tétablit , supportent la perte 
en entier , car ils n'ont aucun moyen de s*en dé- 
dommager; mais ceux qui les achètent ensuite 



204 COMMENTAIRE. 

ne les paient qo^en conséquence des charges 
dont elles sont grevées ; ceux qui en héritent ne 
les comptent de même que pour la valeur qui 
leur reste; et. quant à ceux qui en bâtissent pos- 
térieurement , ils font leur calcul diaprés les 
choses, telles qu^elles sont établies. S^il ne res- 
toit plus assez de marge pour que la spéculation 
fut utile , ils ne la feraient pas , jusqu'à ce que , 
par Tefifet de la rareté , les loyers fussent augmen- 
tés ; comme au contraire , si elle étoit encore 
trop avantageuse , il s'y jetteroit bientôt assez de 
fonds pour que cet emploi ne fut plus préférable 
à tout autre. Concluons encore que les proprié- 
taires sur qui tombe Timpôt, en perdent en en- 
- tier le capital ; et que quand tous sont morts ou 
expropriés , Timpôt n'est plus payé que par des 
gensr qui n'ont plus à s'en plaindre. 

. On en peut dire tout autant de l'impôt qu'un 
gouvernement se permet quelquefois de mettre 
sur des rentes qu'il doit pour des capitaux four- 
nis antérieurement. Certainement le malheureux 
créancier, à qui on £aiit cette retenue, en sou£Gre 
tout le dommage , ne pouvant le rejeter sur per- 
sonne ; mais de plus il perd le capital de la re- 
tenue ordonnée. La preuve en est que s'il vend 
sa rente , il en trouve d'autant moins qu'elle est 
plus grevée , si d'ailleurs le taux général de l'in-^ 



LIVRE XIII. a65 

tërêt'de l^argentn'a pas yarië. D'où il suit que les 
possesseurs subséquens de cette même' rente ne 
paient plus rien ; car ils Tout reçue en cet ëtat et 
pour la valeur qui lui reste , en vertu d'acquisi-< 
tions faites librement, ou de successions accep-* 
tées volontairement. 

L^effet de Timpôt sur les personnes n^est déjà 
plus le même. Il faut distinguer entre celui qui 
est censë porter sur les richesses acquises, et 
celui qui a pour motif des moyens d'en acquë- 
rir , c'est-à-<lire une industrie quelconque. Dans 
le premier cas, c'est bien toujours la personne 
imposée qui supporte la perte qui en résulte , 
car elle ne peut la rejeter sur aucune autre : mais 
comme pouf>chacun la taxe cesse avec sa vie , et 
que tout le monde y est soumis successivement 
à proportion de sa fortune préâtumëe , le premier 
imposé ne perd que les redevances qu'il paie , 
et non pas le capital, et ne libère pas ceux qui 
viennent après lui, Ainsi , k quelque époque que 
l'impôt cesse , ce n'est pas un pur gain que font 
ceux qui y sont soumis ; c'est une charge pesant 
réellement sur eux, qui cesse de se prolonger. 

A l'égard de Timpôt personnel qui a pour 
motif une industrie quelconque, il est égale- 
ment vrai que celui qui le paie le premier , n'en * 
perd pas lé capital, et ne libère pas ceux qui y 



266 COMMENTAIRE. 

seront soumis après lui : mais II donne lieu à des 
considérations d'un autre genre. L^homme qui 
exerce une industrie au inoment où elle vient à 
être grevée par un nouvel impôt personnel , te} 
que rétablissement ou Taccroisseihent des droits 
de patentes, de maîtrises, de jurandes ou autres 
semblables, cet homme, dis-je , n^a que deux 
partis à prendre, ou de renoncer à son état, ou 
de payer ledit impôt et de supporter la perte qui 
en résulte, si malgré cela il voit qu^il y ait en- 
core des bénéfices à faire dans sa profession. 
Dans le premier cas il souffre certainement, 
mais il ne paie pas Timpôt : ainsi je ne m^en oc-* 
cuperai pas actuellement. Dans le second , c'est 
lui assurément qui paie l'imposition, puisque 
n'augmentant pas la demande et ne diminuant 
pas les frais, elle ne lui donne aucun moyen 
immédiat d'accroître sa recette ou d'atténuer ses 
dépenses. Mais on ne met jamais tout d'un coup 
un impôt assez lourd pour que tous les hommes 
d'un même état soient inévitablement obligés de 
le quitter ; car toutes les professions indus* 
trieiles étant nécessaires k la société, l'extinction 
absolue d'une seule produîroit un désordre gé- 
néral. Ainsi lorà de l'établissement d'un iw^At 
de l'espèce de ceux dont qoos parlons, il n^y a 
que les hommes qui sont déjà assez riches pour 



LIVRE XIII. 267 

ne plus se soucier d'un bénéfice qui est dimi* 
nuë , ou ceux qui exerçoienl leur profession avec 
assez peu de succès pour qull ne leur reste plus 
de profit après Timpôt payé, qui renoncent à 
leur état ; les autres le continuent; et ceux-là, 
comme nous Tavons dit, paient réellement Tim- 
pot; au moins jusqu'à ce que , débarrassés de la 
concurrence de beaucoup de leurs confirères, 
ils puissent se prévaloir de cette circonstance , 
pour se faire payer par les consommateurs plus- 
cher qu'ils ne fiiisoient auparavant. 

Voilà pour ceux qui exerçoient la profession 
au momept de l'établissement de l'impôt. Quant 
à ceux qui l'embrassent après qu'il est établi , le 
cas est différent : ils trouvent la loi faite. On peut 
dire qu'ils s^engagent à cette condition. L'impôt 
est pour eux au nombre des frais qu'exige la 
profession, comme l'obligation de louer tel em- 
placement ou d'acheter tel outil. Ils ne prennent 
cette profession que parce qu'ils calculent que 
malgré ces frais, c'est encore le meilleur emploi 
qu'ils puissent faire de la portion de capitaux et 
d'industrie qu'ils possèdent. Ainsi ils avancent 
bien l'impôt , mais cet impôt ne leur enlève réel- 
lement rien. Ceux à qui il fait un tort réel, sont 
les consommateurs qui, sans cette charge , leur 
atirdient fait avec moins de dépense le sort dont 



268 COMMENTAIRE. 

ils se contentent, et qui ëtoit le meilleur qu^ils 
fussent à portée de se procurer dans l'état ac- 
tuel de la société. Il suit de là que si on été 
rimpôt, ces hommes font réellement un profit 
sur lequel ils n'ont pas compté. Ils se trouvent 
transportés gratuitement et fortuitement dans 
une clause de la société, p}us favorisée de la for- 
tune que celle où ils étoient placés, tandis que 
pour ceux qui étoient en exercice antérienre- 
ment à l'impôt, ce n'est qu'un retour à leur pre- 
mier état. On voit que l'impôt personnel , basé 
sur l'industrie, a des effets bien divers; mais son 
effet général est de diminuer les jouissances des 
consommateurs, puisque leurs fournisseurs ne 
leur donnent pas des marchandises pour la par- 
tie de leur argent qui passe au trésor public. Je 
ne puis entrer dans plus de détails : mais on ne 
sauroit trop s'habituer à juger ces différens ri- 
cochetç de l'impôt, et à les suivre par la pensée 
dans toutes leurs modifications. Passons à Tim-^ 
pôt sur les papiers, les actes, les registres et 
autres monumens des transactions sociales. 

Celui-là exige encore une distinction. La por- 
tion de cet impôt qui tourne en accroissement 
des. frais de justice, et qui en fait partie , est cer- 
tainement payée par les plaideurs sur qui les ju- 
gemens font tomber ces firais ; et il est difficile 



LIVRE XIII. 269 

de dire à quelle classe de la sociëtë il est le plus 
nuisible. Cependant il est aisé de voir qu'il grève 
particulièrement le genre de propriété qui est le 
plus sujet à contestation. Or., comme ce sont 
les biens-fonds, rétablissement d^un tel impôt 
diminue certainement leur valeur vénale. D'où il 
suit que ceux qui les ont achetés depuis que 
Fimpôt existe 5 en sont un peu dédommagés d^a- 
vance par le moindre prix de leur acquisition , 
et que ceux qui les possédoient auparavant sup* 
portent la perte tout entière , s'ils plaidçnt , 
et supportent même une perte sans plaider et 
sans payer l'impôt, puisque la valeur de leur 
propriété est diminuée. Par conséquent, si l'im- 
pôt cesse, ce n'est que restitution pour ces der- 
niers , et il y a une portion de gain gratuit pour 
les autres : car ils se trouvent dans une meil- 
leure position que <?eUe sûr laquelle ils avoient 
compté, et d'après laquelle ils avoient fait leurs 
spéculations. 

Tout cela est encore plus vrai , et est vrai sans 
restriction de la portion de l'impôt sur les trans- 
actions qui regardent les achats et les ventes , 
comme les lods et ventes, centième denier et 
autres. Le capital de cette portion de l'impôt est 
totalement payé par celui qui possède le bien au 
moment où il est ainsi grevé. Car celui qui le lui 



270 COMMENTAIRE. 

achète postérieurement , ne le lui achète qu'en 
conséquence , et ne paie réellement rien. Tout 
ce que Ton peut dire , c'est que, si cet impôt sur 
les actes de vente de certains biens est accom- 
pagné d^autres impôts sur d^autres actes qui grè- 
vent d'autres genres de propriétés , d'autres em- 
plois de capitaux , il arrive que ces biens ne sont 
pas les seuls qui soient détériorés, et que par-là 
une partie de leur perte est prévenue par celle 
des autres ; car le prix de chaque espèce de re- 
venu est relatif à celui de toutes les autres. Ainsi, 
si toutes ces pertes pouvoient se balancer exac- 
tement, la perte totale résultante de l'impôt se- 
roit exactement et très-proportionnellement dis- 
tribuée. C'est tout ce qu'on peut demander; car 
il faut bien qu'elle existe, puisque l'impôt est 
toujours une somme de moyens arrachée aux 
gouvernés , pour être mise à la disposition des 
gouvemans. 

L'impôt sur les marchandises a encore des 
effets plus compliqués et plus variés. Pour les 
bien démêler , observons d'abord que toute mar- 
chandise , au moment oii elle est livrée à celui 
qui doit la consommer, a un prix naturel et né- 
cessaire. Ce prix est composé de la valeur de 
tout ce qui a été nécessaire à la subsistance de 
ceux qui ont produit, fabriqué et voiture cette 



i 



LIVRE XIII. 271 

marchandise , pendant le temps qu^ils y ont em« 
ployé. Je dis que ce prix est naturel, parce qu^il 
est fondé sur la nature des choses , indépendam- 
ment de toute convention ; et qu^ii est néces- 
saire , parce que, si les gens qui font un travail 
quelconque n'en retirent pas leur subsistance , 
ils Tabandonnent ou se livrent à d'autres occu- 
pations , et ce, travail n'est plus exécuté. Mais ce 
prix naturel et nécessaire n'a presque rien de 
commun avec le prix vénal ou conventionnel de 
la marchandise , c'est-a-dire avec le prix auquel 
elle est fixée par l'effet d'une vente libre de part 
et d'autre. Car une cho6e peut avoir coûté très- 
peu de peines et de soins , elle peut avoir été 
trouvée ou volée par celui qui la met en vente ; 
ainsi il peut la donner à très-bon marché sans 
y perdre : mais elle peut en même temps lui être 
si utile, qu'il ne veuille s'en défaire que pour un 
très-grand prix ; et si beaucoup de gens la dési- 
rent , il en trouvera ce prix et fera un gain 
énorme. Au contraire, il se peut qu'une chose 
ait coûté au vendeur des peines infinies, que 
non-seulement elle ne lui soit pas nécessaire , 
mais même qu'il ait un besoitai pressant de s'en 
défaire , et que pourtant personne n'ait envie 
de l'acheter. Dans ce cas, il sera obligé de la 
donner presque pour rien , et il fera une très- 



27^ COMMENTAIRE. 

grande perte. Le prix naturel est donc composa 
des sacrifices antérieurs, faits par le vendeur ; et 
le prix conventionnel est fixe par Poffre des 
acheteurs. Ces deux choses en elles-mêmes sont 
étrangères Tune à Pautre. Seulement quand le 
prix conventionnel d^un travail est constamment 
au-dessous de son prix naturel et nécessaire , on 
cesse de s'y livrer. Alors le résultat de ce travail 
devenant plus rare , on fait plus de sacrifices 
pour se le procurer, s'il est toujours désiré; et 
ainsi , pour peu qu'il soit réellement utile , le 
prix conventionnel ou vénal remonte au niveau 
du prix que la nature a attaché à ce travail , et 
qui est nécessaire pour qu'il continue à être exé- 
cuté. C'est de cette manière que se forment tous 
les prix dans l'état de société. 

Il suit de là que ceux qui ne savent faire qu'un 
travail dont le prix conventionnel est inférieur 
à la valeur naturelle y se détruisent ou se disper- 
sent; que ceux qui exécutent un travail, ou, en 
d'autres termes, exercent une industrie quel- 
conque dont le prix conventionnel est stricte- 
ment égal à la valeur naturelle , c'est-à-dire ceux 
dont les profits balancent à peu près les besoins 
urgens, végètent et subsistent misérablement; 
enfin que ceux qui possèdent un talent dont le 
prix conventionnel* est supérieur au nécessaire 



LIVRE XIII, 5173 

absolu , jouissent , prospèrent , et par suite mul- 
tiplient : car la fécondité de toute race virante , 
même parmi les yëgétaux , est telle qu'il n'y a 
que le défaut d'alimens pour les germes éclos , 
qui arrête Paccroissement du nombre des indi- 
vidus. C^est là la cause de Tétat rétroOTade, sta- 
tionnaire, ou progressif, de la population dans 
la race humaine. Les fléaux passagers, tels que 
les famines et les pestes, y font peu. Travail im- 
productif ou productif à un degré insuffisant , 
c'est-4-dire luxe (dans lequel il faut comprendre 
la guerre), et maladresse (par laquelle il faut 
entendre Pignorance de tout genre ) , voilà le 
poison qui infecte profondément les sources de 
la vie, et qui tue constamment la reproduction. 
Cette vérité confirme celles que nous avons éta- 
blies au septième livre, ou plutôt elle leur est 
identique. La dépopulation des pays sauvages et 
la foible population des pays civilisés ^ où une 
énorme inégalité des fortunes a introduit un 
grapd luxe d'un côté, et par suite une grande 
misère de l'autre, en sont des preuves conti- 
nuelles et irrécusables. 

Maintenant il est aisé de voir que l'impôt sur 

les marchandises affecte très -diversement les 

prix, et a différentes limites, suivant la manière 

dont il est levé, et suivant la nature des denrées 

vui. 18 



•274 COMMENTAIRE. 

sur Iesqu€Hes il porte. P^r exemple , dans le cas 
do monopole ou de la vente exclusive faite par 
Fëlat , il est clair que Tirapôt est payé directe- 
ment, immédiatement et sans ressource, par le 
consommateur, et qu^il a la plus grande exten- 
sion dont il soit susceptible. Mais cette vente, 
fut-elle forcée , ne peut encore , ni pour le prix 
ni pour la quantité , surpasser un certain terme, 
qui est celui de la possibilité de la payer. Elle 
s^arréte alors' qu'il seroit inutile de Texiger, ou 
qu'il en couteroit plus qu'elle ne rapporteroit. 
C'est le point où étoit k gabelle en France, et 
c'est le maximum dé Texaction possible. 

Si la vente exclusive n'est pas forcée , elle varie 
suivant la nature de 1» marchandise. S'il s'agit 
d'une denrée qui ne soit pas nécessaire , à me- 
sure que le prix monte, la consommation dimi- 
nue ; cair il n'y a qu'une certaine somme de 
moyens dans toute 1^^ société , qui soit destinée à 
procurer un certain genre de jouissances. Il peut 
même arriver qu'en élevant peu te prix , le pipfit 
diminue beaucoup , parce que beaucoup de gens 
renoncent tout-à-fait à ce genre dé jouissance, 
ou même parviennent h le remplacer par un 
autre. Toutefois l'impôt est toujours pay^ effec- 
tivement par ceux qui s^abstinent à consommer. 

Si au contraire la vente faite exclusivement 



LIVRE XIII. 275 

par Tétai, mais de gré à grë, porte sariine mar^ 
chandise de première nécessité, elle équivaut à 
la vente forcée. Car la consomitiatio'n- diminue 
bien à me)iure que le prix s'élève, c'est-à-dire 
qu'on souffre et qu'on meurt ; mais comme enfin 
elle est nécessaire, elle s'élève toujours autant 
<|iie le moyen de la payer; et elle est payée par 
ceux qui consomment. 

Si de ces remèdes, héroï^tie»^ employés par les 
gouvernemens pour purger les sujets de leurs 
richesses surabondantes, nous passons à des 
minoratifs plus doux, nous leur trouverons des 
effets analogues avec un moindre degré d'éner- * 
gie. Le plus efficace de ceux-ci est l'împiit mis 
sur une marchandise au moment de sa produc- 
tion; car aucune partie n'en<éehappe, pas même 
celle consommée par le producteur lui-même , 
ni même celle qui pourroit s'avarier ou se perdre 
en magasin, avant d'être cmployée.Tel est l'im- 
pôt Sur le sel levé dans le marais salant, celui sur 
le vin à l'instant de la récolte ou avant la pre- 
mière vente, et cehii sur la bière dans la brasse* 
rie. On peut encore ranger dans la mêMe classe 
l'impôt sur le sucre ou le café, ou telles autres' 
denrées, exigé au moment où elles attîvèfttt du 
^lys qui les produit ; ear ce n'est que de ce mo- 
ment qu'elles» existent pour le pays qui ne peut 

18. 



2'j6 COMMENTAIRE. 

pas les produire, et qui doit les consommer* 
Cet impâl levé au moment de la production , 
s^il est établi sur une marchandise peu nëces* 
saire , est aussi limite que le goût que Ton a pour 
elle. Aussi , quand on a voulu tirer grand parti 
du tabac en faveur du roi de France , on s^est 
étudie à en donner le besoin au peuple. Car la 
société est bien instituée pour satisfaire plus aisé- 
ment les besoins que nous a donnés la nature , 
et auxquels nous ne pouvons nous soustraire; 
mais les gouvernemens constitués dans ta vue 
des intérêts des gouvemans, semblent se destiner 
» à nous créer des besoins , pour nous en refuser 
une partie et nous faire payer l'autre. Ce sont 
des fabriques de privations, au lieu de jouissan- 
ces. Je ne connois pas d'industrie qui ait plus 
besoin d'être surveillée que celle-là ; et c'est elle 
qui prétend surveiller les autres. 

Lorsque ce même impôt, au moment de la 
production, est établi sur une denrée plus néces- 
saire , il est susceptible d'une plus grande exten- 
sion. Cependant, si pour la produire, cette 
denrée coûte beaucoup de peines et de frais, 
l'extension de l'impôt est encore arrêtée assez 
promptement, non plus par le manque du désir 
de se procurer la denrée, mais par l'impossi- 
bilité de la payer ; car il faut toujours qu^il ar- 



LIVEE XIII. 277 

rive aux producteurs une assez grande portion 
du prix , ppur qu^ils puissent ne pas périr : alors 
il en reste moins pour Tëtat. 

Mais où rimpôt déploie toute sa force, c^e^t 
quand la denrée est bien nécessaire et qu'elle 
coûte bien peu, comme, par exemple, le sel. Là 
tout est profit jusqu'au dernier écudes consom- 
mateurs. Aussi le sel s'est-il toujours attiré une 
attention particulière de la part des grands ini- 
nistres et des grands princes. Les mines très-ri- 
ches font encore le même effet ju&qu^à un cer- 
tain point. Mais , en général , les gouvememens 
s'en sont emparés ( 1 ) , ce qui simplifie l'opéra- 
tion et équivaut au procédé de la vente exclu- 
sive. L'air et l'eau, si on avoit pu s'en rendre 
maître , auroient encore été l'objet de spécula- 
tions très-fructueuses, ou du moins de prélève- 
mens très-forts; mais la nature les a trop dissé- 
minés (d). Je ne doute pas qu'en Arabie un gou- 

(1) C'est poar elles que de sayans poblicistes ont établi la maxime 
délicate que , quand nn particulier prend possession d'un 'champ , 
par droit de premier occupant , ou par une acquisition légale , il 
n'acquiert la propriété du terrain que jusqu'à une certaine profon- 
deur. Il résulte de ce lumineux principe, que le dessous du roi ap- 
partient au prince , toutes les fois qu'il vaut mieux que la super- 
ficie. 

(a) Montesquieu fait l'honneur à l'empereur Anastase de le citer, 
pour aYoir eu l'heureuse idée de mettre nn impôt sur l'air qu'on 
respire, pro.haattu aeris.Mau il ne faut pas trop flatter cet habite 



378 COMMENTAIRE. 

Temement régulier ne tirât un bon parti de Teau, 
et tel que personne n^y bokroit ssms sa pennis- 
sion. Quant à Fair, Timpét sur les fenèbres est 
un moyen assez ingénieux de Vuiiliêer, comme 
on dit. 

Le Tin n'est point ainsi «n présent gratuit de 
la nature. Il coûte beaucoup de peines, de soins 
et de frais; et malgré le besoin et le ^if désir que 
Ton a de s'en procurer , on seroit étonné qu^il 
put supporter les éncNnoMs charges dont il est 
grevé «n France , au moment de sa production , 
ai Ton ne Êûsoit pas attention qu'une partie de 
ce fardeau tombe directement sur la t^re plan- 
tée en lignes , et opère seulement une grande 
diminution dans le prix du bail qu^on en don- 
neroit. Alors il n'a que l'effet de rimp6t foncier, 
qui est, comme nous l'avons vu , d'enlever an 
propriétaire du sol ime partie de son capital , 
sans influer sur le prix de la denrée, ni entamer 
le salaire du producteur. Ainsi le capitaliste est 
appauvri, maïs rien n'est dérangé dans l'écono- 
mie de la société. 



poUtiqqe. U {Mtfoit ^11 n'a pas wèum ptas ^'^m mIbé à ae 
cffectÎTcmeiit waStn 4t cette mMdbmdàÊt\ ^^ Ywmê^me ici pfar 
tôt comme motif que comme mojeo, et qu'il fkat preadre pm 
kmmsU «m dans «a «ena «MiUphoriqve, faw It i—tia» db nspinr 
§t 4ê Winra sa«f ttmftire éê ca gmêà ^râct. Cak Maanoit, en t9H, 
se tcop pajar; at c'art l'a^jat qne leaipiift la 4 



LIVRE XIII. 279 

Le h\é pouiTi)it éire GonKoe le TÎn» 4^«^b)ei 
d^iiD iinpôi très-lourd, lerë au momeat de U 
productioa^ iadépeudamment même de la dime 
qu^ils «appoment ï^m ei Taulre presque partout. 
Une pa^ie de rimpât tombetoii de xnêtsie en di- 
miaution de la vente de U terre, sail3 tojucher 
au fialaîre de Ja production, et sans par con^- 
quent accroiitreje prix de la denrée; Si les gou* 
vemeoienB se «sont abstenufi de cet impôt , je 
suis per&nadé qu^ik ont étë arrétifs , moins par 
un respect superstitieux pour la nourriture prin- 
cipale du pauvre t cpi^îls ont chargée d^ailleiirsde 
bien d'autres m^xùères, ^ue par la difficulté de 
surveiller Tentrée de toutes les fanges , diffi- 
culté qni est en effet plus grande encore que 
celle de pénétrer dans toutes ks^caves. Du reste , 
il y a similitude complète. 

Observons en finissani; qu'un impâi ainsi levé , 
an moment de la production, «ur une denrée 
d'un U4age indispensable pour tout le monde , 
équivaut à une véritable capitation ; mais de 
toutes le» capitations c'fsst.la plus cruelle ppur 
le pauvre ; car ce sont les .pwvres qui consom- 
ment en.plus grande quantité les denrées de.pre- 
mîère nécessité «parce que p^tr eux elles ne soût 
suppléées par rien ; et elles font la presque to- 
talité de leur dépense , car ils ne peuyeiu guère 



280 COMMENTAIHE. 

pourvoir qu^à leurs besoins les plus pressans. 
Ainsi une pareille capitation se. trouve repartie 
en proportion de la misère et non pas de la ri- 
chesse , en rai&on directe des besoins et en rai- 
son inverse des moyens. D'après cela , on peut 
apprécier les impôts de ce genre : mais ils sont 
très-productifs , et affectent peu la bonne com- 
pagnie; cela détermine en leur faveur. 

 regard des impôts qu^on lève sur les di- 
verses marchandises , soit au moment de la con- 
sommation , soit dans leurs différentes stations , 
comme sur les: chemins , dans les ports , dans les 
marchés, aux portes des villes, dans les bou- 
tiques, etc.,* leurs effets sont déjà indiqués par 
ceux que nous venons d« voir résulter de la vente 
exclusive et de la taxe , au moment de la pro- 
duction. Ceux-ci sont du même genre; seule- 
ment ils sont ordinairement moins généraux et 
moins absolus , parce quHls Sont plus variés , et 
quMl est rare quHls embrassent une aussi grande 
étendue de pays. En effet, la plupart de ces taxes 
sont des mesures locales. Un péage n'affecte que 
les denrées qui passent sur le chemin ou le ca- 
nal sur lequel il est établi. Les entrées des villes 
n'influent que sur les consommations qui se font 
dans leur intérieur. Un impôt levé dans un mar- 
ché ou dans une boutique , n'atteint pas ce qui 



LIYBE XIII. 2S1 

se vend dans la campagne on dans des foires 
extraordinaires. Ainsi ils dérangent le prix el les 
industries plus irrëgulièrement , mais toujours 
ils les dérangent dans le point oii ils portent ; 
car dès qu^une marchandise est chaînée, il fauf 
nécessairement que le sort du producteur ou ce- 
lui du consommateur soit détérioré. 

C^est ici que se retrouvent, relativement au 
produit et aux effets de Fimpôt, les conséquences 
des deux importantes conditions : Tune que la 
marchandise soitMe première nécessité*ou seu- 
lement d^agrément et de luxe , Fautre que son 
prix conventionnel et vénal soit supérieur a son 
prix naturel et nécessaire , ou lui soit seulement 
égal. Nous savons qu^il :est impossible qu'il lui 
soit inférieur. 

Si la marchandise imposée est de première 
nécessité , on ne peut s^en passer ; elle sera tou- 
jours achetée, tant qu'on en aura le moyen ; cl 
si son prix conventionnel n'est qu'égal à son 
prix naturel , le producteur ne peut rien céder. 
Ainsi toute la perte tombera sur le consomAïa- 
teur ; d'où l'on doit conclure que c^est le con- 
sommateur qui souffre et s'éteint , si la vente et 
le produit de l'impôt diminuent. Il faut remar- 
quer que dans les vieilles sociétés , établies sur 
un territoire circonscrit dès long-temps , et ne 



^82 COMIttElfTAIRE. 

pouvant eonqaërir que de&rtenaans d(^jà' occu- 
pés , cVst le CM ^le -presque toutes ies maTcfaan^ 
dises de première nécessité. Car par Tefiet du 
long combat des mtérèis contraires du produc- 
teur et du coascmunateur , chacun est casé dans 
réconomiie de IWdre social , suivant son degré, 
de capacité. Ceux qui «npt qcielque talent assez 
distingué pour qu^iis puissent le faire payer au 
delà du nécessaire , <sè Uyrent à ces industries 
préférées. Il n^y a que; ceux qui me peuvent y 
réussir qui se yoneiH aux productions-indispen- 
sables , parce que celles4à sont toujours deman- 
dées ; mais aussi elles ne sont payées qu'autant 
qu^il eSit stnctement nécesMÛpe, parce qu^ il y « 
toûjojur^ des gens* inférieurs à d^autres , qui 
n'ont autre chose à faire qu'à s'y adonner* Il y 
a plus :'iil fai^t quie cela soit ainsL Car ces den- 
rées de preimère. nécessité sont les besoins ur- 
gei^s de tous, et surtout des plus pauvres dams 
toutes les classes qui les consomment 9ans les 
produire , et qui sont employés à d*autces. tra- 
vaux. Ainsi ces pauvres ne peuvent subsister, 
qu'à proportion de la^&dlilié qu'ils ont de se 
procurer ces denrées. C'est donc liîen en vain 
qu'on fait des phvases vagt»s sur la dignité et 
l'utilité de l'agriculture ou de telle autre profes^ 
sion indispensable. Plus elle est indispensable, 



LIVEE XIII. 285 

plus il «^ iaéykfible que ceux qtity eoBCoia^nt, 
faule dWtre capacitë, «oieni induits au strict 
iiéce«3^ine. IlnY a d^autre maaière directe d^a- 
roëliorer le fiort de ces {lomo^es , les derniers 
en raog dans la sociéië par leur di^&ut de ialeul, 
que de leiir iais^r toujours la liberté d'aller 
exercer ce ioible ialeot ailleurs , où il leur se- 
roit plu^ fruciueux. C^e«t pour cela que Texpar- 
triation doit toujours être permise à tout homsae. 
Il est dëjà assez malheureux d'être réduit à cette 
ressource. Beaucoup d'autres mesures politiques 
peuvent coiu:ourir eacpr^ indirectement à dé- 
fendre Textrâme foibjk^e contre Le joug de fer 
de 1^ néce/^sité ; niais ce n'est pas ici le lieu de 
nous en occuper , nous ne pauclons que de l'im- 
pôtp Au Teste , ces hommes que nou& plaignon^s 
avec juMice , #ou£Grent encore m^âns dans l'état 
de société , même imparfaite , qu'ils ne feroient 
dans l'é^tat dç .sauvagerie. Sans efilrer dans les 
détails ,. h preuve en est q^e sur un même ter- 
rain il végète. plus d'aniimaux de notre espèce « 
même ser£s de glèbe, et, le dirai-je , même tout- 
à'&it esclave^ , que sauv,ages. Or , l'homme ne 
s'éteint que par l'excès de la soufiErance. Il faut 
sentir les p^oportipus de tout, et ne rien s'exa-. 
gérer , même dans ce qui ajQQige et dans ce qu'on 
blâme. Observons qae le voisinage de pays dé- 



âS4 COMMENTAIRE, 

serts, mais fertiles , est un prodigieux moyen 
de remédier à ces maux. C'est le cas des Etats- 
Unis en Amérique , et de la Russie en Europe. 
Les diverses manières de tirer parti de celte 
heureuse circonstance , montrent la différence 
des deux gouvernemens , ou plutôt celle des 
deux nations , dont Tune est incapable de se 
-gouverner comme Fautre , et le sera encdre bien 
long-temps. ' 

Si la marchandise 'imposée n'est pas de pre- 
mière nécessité , et si pourtant son prix conven- 
tionnel n'est qu'égal à son prix nécessaire, c'est 
une preuve que le consommateur tient bien foi- 
blement à cette jouissance. Alors l'impôt surve- 
nant , le producteur n'a autre chose a faire qu'à 
renoncer à son industrie , et à tâcher de trouver 
son salaire dans quelque autre profession, oii il 
va accroître la misère par sa concurrence , et où 
il a encore du désavantage , parce que cette pro- 
fession n^étoitpas la sienne. Ainsi il s'éteint, au 
moins en très-grande partie. Pour le consom- 
mateur , il ne perd rien qu'une Jouissance à la- 
quelle il étoit peu attaché apparemment , parce 
qu'il la remplace facilement par une autre : mais 
le produit de l'impôt devient nuL ♦ 

Si au contraire la marchandise ou l'industrie 
peu nécessaire , qui vient à être frappée par un 



LIVRE XIII. 285 

impôt , a uii prix conyentionnel très-^supërieur à 
son prix nécessaire , et c'est le cas de toutes les 
choses de luxe , il y a de la marge pour le fisc 
sans réduire personne précisément à la misère. 
La même somme totale se dépense pour cette, 
jouissance , à moins que le goût qui la fait re- 
chercher ne diminue , et c^est le producteur qui 
est obligé de céder presque en entier ce que 
Fimpôt emporte de cette sonime totale ; mais 
comme il gagnoit plus que le nécessaire , il n^est 
pas encore au-dessous. Cependant on doit dire 
que cela.n^est vrai qu^en général. Car dans ce 
métier , supposé communément avantageux , il 
y a des indiridus qui, faute d^habileté ou de ré- 
putation , ou victimes de quelques circonstances 
imprévues , n'y trouvent qu'un nécessaire exigu. 
Ceux-là , l'impôt survenant , sont obligés de re- 
noncer à leur état, ce qui est toujours une grande 
souffrance. Car les hommes ne sont pas des 
points mathématiques ; et leurs déplacemens ne 
s'opèrent pas , sans causer des frottemens qui 
produisent déchirement. Toutefois, c'est ainsi 
qu'on peut se représenter avec assez de justesse 
les effets directs des divers ^ impôts partiels et 
locaux, qu'on lève sur les marchandises dans 
leur trajet du producteur au consommateur. 
Mais outre ces effets directs, ces impôts en 



â86 GOMMENTAIBE. 

ont dlndirects , étrangers aux premieri^ ou qui 
s^y mêlent et les coÉftpliquent. Ainsi nii impôt 
onéreux sur une denrée importante , levé à l'en- 
trée d'une fille , d'une part diminue le» loyers 
des maisons de cette >vil)e , et rend son séjour 
moins désirable ; et de l'autre, diminue les loyers 
des terres qui produisent la denrée imposée, en 
en rendant le débit m;oisis considérable ou moitfs 
avantageux. Voilà donc des capitalistes , quand 
même ils seroient absffiKS et ne feroient ni ne 
consommeroient rien , atteints dans leurs capi- 
taux, comme par un impdt foncier , taffdis ^'ott 
ne croit toucher que le consommaftettf crû le pro- 
ducteur. Cela est si vrai que ces^ propriétaires, si 
on le kuar proposoit, ^croient dès sacrifices plus 
ou moiûs grands pour rembourser «me pai'tie dh 
fonds de Timpôt , ou fournit direeiement une 
partie de son produit annuel. On Ta tu mille 
fois. 

Il y a plus. Bans toutes nos considérations 
écono(miques , nous ne devons jamais regarder 
comme véritables consommateurs d'une denrée, 
que ceux qui efiEectivement la consomment pour 
leur satisfaction personnelle, et l'emploient à 
leur propre usage. Ce n'e^ jamais que de ceux- 
là que nous parlons , sous le nom de consom- 
mateurs* Cependant ils'en faut bien qu'ils soient 



LITRE XIII. 287 

les semh acbeleurs de ceRe denrëe. Sourent la 
plupart de ceax qui se iit proeurent , ne la re- 
cherchent que coromie matière première d^autres 
production!» , et comitte moyen dsms leur indus* 
trie. Alors Veiïet de Fimpdf qui frappe cette 
denrée , reflue sur toutes ces productions et 
toutes cts industries* Cest ce qui arrive stirtout 
aux denrées d^une utiUté très-générale ou d^une 
nécessité indispensable. Elles font partie des 
frais de beaucoup de producteurs divers. 

Enfin, il faid^^ncore observer que les impôts 
dont nous paorlons^ ne chargent jamais unique^ 
ment une seule marchandise. On Ies« met en 
même temps sur beaucoftp d^espèces de denrées, 
c'esè^à-Mlire sur beameoup d'espèces de produc- 
tions et de consommations : sur chacune , sui- 
yant sa native, ils font quelqu^un dîes ef&ts que 
nous Tenons d'expliquer , de manière que tous 
ces dififérens effets se heurtent , se balancent et 
se résistent réciproquement. Car tes frais nou- 
veaux doa% est grevée une industrie , font qu'on 
est moins prompt à sîy livrer , de préférence à 
ime autre qui vient d'éprouver un tort du même 
genre, iie £»rdeau qui pèse sur un genre de con^ 
sommation, est cause qu'on ne peut pas la faire 
servir de remplacement à celle à laquelle on vou- 
droit renoncer. D'oii il suit que, s'il étûèLpos-» 



288 COMMENTAIRE. 

sible de prëvoir assez complètement tous ces 
ricochets pour équilibrer tous les poids , en 
sorte qu^en les plaçant tous à la fois , ils fissent 
partout une pression ëgale, nulle proportion ne 
seroit changée par eux. Ils ne feroient tous en- 
semble que l'effet général , inhérent atout im- 
pôt, savoir, que le producteur ait moins d'ar- 
gent pour son travail , et le consommateur moins 
de jouissances pour son argent. On doit regar- 
der les impôts comme bons , quand à ce mal gé- 
néral et inévitable , il ne se joint pas de maux 
particuliers qui soient trop fâcheux. 

Telles sont à peu près les principales obser- 
vations que j'aurois voulu trouver dans cette 
partie de V Esprit des Lois, qui traite des rapports 
de la levée des tributs et de la grandeur des re- 
venus publics , avec la liberté. Car, on ne sau- 
roit trop le redire , la liberté , c'est le bonheur; 
la science économique est une pai:tie considé- 
rable de la science sociale ; elle en est même le 
but , puisque l'on ne désire que la société soit 
bien organisée, qu'afin que les jouissances (i) 
y soient plus multipliées , plus complètes , plus 
paisibles ; et tant que ce but n'est pas bien con- 

(i) Entendez auui les jouissances morales : mais elles résultent 
en très-grande partie du bon ordre des choses. La vertu en est un 
effet comme une cause. 



LIVRE XIII. 289 

nu 9 on tombe dans une foule d^erreurs doni 
notre célèbre auteur ne s^est pas toujours ga- 
ranti. La question de savoir par qui Timpôt est 
réellement paye ^ esif surtout remarquable , parc% 
qu^élle tient à tout le mécanisme de la société, et 
que ses vrais ressorts sont méconnus ou dévoi- 
lés , suivant qu^elle est bien ou mal résolue. Si 
Ton trouve que je m'y suis trop arrêté, Tirapor- 
tance du sujet est mcfti excuscf. Il s'en faut bien . 
encore que j'aie donné tous le^ développemeiis, 
que j'aie fait toutes les applicatiohs , et que j'aie 
tiré toutes les conséquences , qui auraient' ^té 
nécessaires pour le bien éclaircir.' C^ëst un soin 
que je laisse à la sagacité du' lecteur ; et je suis 
persuadé que plus il prendra cette peine, plus 
il trouvera solides et féconds les principes que 
nous avons posés. Mais s'ils sont vrais , comme 
Je le pense , et même d'une vérité srfrappante , 
que je crois* pouvoir me borner à les énoncer et 
à les livrer à leurs propres forces , sans autre 
appui que leur évidence , comment se fait-il qiie 
des ojpinions contraires aient été si généralement 
adoptées ? C'est un point que je demande en- 
core la permission de traiter, dût-on trouver que 
j'abuse du droit des commentateurs, dé faire 
naître les discussions les unes de^ autres avec 
une persévérance insupportable. ' 

vui. 19 



agO COMMENTAIRE. 

Les anciens économistes français étoient des 
hommes éclairés , estimables , qui ont rendu de 
grands services ; mais de très-mauvais métaphy- 
siciens, comme ont été tau» les métaphysiciens, 
jusqu^à ce que leA physiologistes s^en soient 
mêlés. Dan£ ce getir« 

. Les bon» esprits ne sont que de nos jours ^ 

•' ' . ' ' ^ ' 
encore sont-ils rares. Leir philosophes appelés 

exclusivement économistes^ n^avoient donc pas 
assez observé la na,ture de Thomme^, et spéciale- 
mept sa nature intellectuelle : ils n^avoient pas 
vu que dans nos facultés et dans Temploi qu'en 
fait notre volonté , consistent tous nos trésors ; 
et que cet emploi, le travail^ est la seule richesse 
qui ait par elle-même une valeur primitive , na- 
turelle et ij^cessaire, qu^elle coipmunique à toutes 
les chose^^yixquelles elle est appliquée , el qui 
n'en sauroient avoir d^autres ? en conséquence 
ils ont imaginé quMl pouvoit y avoir des travaux, 
mêmes utiles , qui pourtant ne produisissent au- 
cune valeur , qui méritassent d'être appelés réel- 
lement improductifs. Ensuite , plus frappés de la 
force végétative de la nature , qui semble £iire 
des créations en faveur de l'agriculteur qui la 
met en jeu , que des autres forces physiques à 
. Taide desquelles &'exécutei^t tous nos autres tra- 



LIVRE XIII. Sgi 

vaux , ils se sont persuadés quMl y ayoit là un 
▼ëritable don gratuit de la part de la terre , et que 
le travail qui le provoque mérite seul le nom de 
productif y sans £iire attention qu^il y a aussi loin 
d'une botte de chanvre à une chemise , que d'un 
paquet de chenevis à une botte de chanvre, ^t 
que la différence est tout-à-fait du même genre , 
savoir, le travail employé à la transmutation. 

Cette fausse idée d'une sorte de vertu magi- 
que , attribuée à la terre, a conduit ces philoso- 
phes à plusieurs conséquences encore plus faus- 
ses ; je veux dire , à la persuasion qu'il n'y a de 
vrais citoyens dans un ^tat que les propriétaires 
du sol , et qu'eux seuls forment proprement toute 
la société; à l'admiration du système féodal , en- 
tièrement fondé sur les prétendus droits du pro- 
priétaire d'une immense étendue de terrain qui 
en inféode et sous-inféode les diverses parties , 
ce qui établit une hiérarchie depuis le dernier 
tenancier et même le serf de glèbe, jusqu'à ce 
premier et suzerain seigneur, qui ne laisse à per- 
sonne vivant dans son territoire , d'autres droits 
que ceux qu'il a concédés ;* et enfin à l'opinion 
erronée que , tout venant de la terre , la terre 
seule doit être imposée; et que même , quand on 
établit d'autres impôts que l'impôt territorial , il 
arrive nécessairement, par la forcç des choses, 

19. 



292 COMMENTAIRE. 

qu'ils retombent toujours en définitif sur le pro- 
priétaire foncier, etméme arec surcharge.Comme 
ces conséquences ne sont pas complètement ri- 
goureuses y plusieurs membres de la secte en ont 
rejeté quelques-unes, mais tous ont admis celle 
qui nous occupe , la doctrine relative à l'impôt. 
Le préjugé d'une production gratuite de la 
part de la terre a si bien tout embrouillé , et a 
jeté de si profondes racines dans les esprits , qu'il 
est devenu très-difficile de s'en débarrasser entiè- 
rement. Le savant et judicieux Ecossais Adam 
Smith , a bien vu que le travail est notre seul 
trésor , et que tout ce qui compose la masse des 
richesses d'un particulier ou d'une société, n'est 
autre chose que du travail accumulé , parce qu'il 
n'a pas été consommé aussitôt que produit. Il a 
reconnu que tout travail qui ajoute à cette masse 
de richesses plus que n'en consomme celai qui 
l'exécute , doit être appelé productif, et qu'il n'est 
improductif que dans le cas^contraire ; et il a ré- 
futé par&itement ceux qui ne donnent le nom de 
productif qu'au travail de la culture. £n consé- 
quence il a rejeté leur opinion , que tous les im- 
pôts retombent nécessairement sur les proprié- 
taires de terres. Cependant il croit voir encore 
dans la rente de la terre autre chose que ce qu'il 
appelle lesprofits d*un capital. U la regarde comme 



LIVRE XIII. 293 

on produit de la nature. Il dît expressëment, 
lîv. II , ch^p. V, que c'est r œuvre de la nature qui 
reste , après qu'on a fait la déduction ou la balance 
de tout ce qu'on peut regarder comme l'œuvre de 
l'homme» Aussi , dans la portion des richesses ac- 
cumulées , qu'il appelle le capital fixe d^une na- 
tion, il comprend les améliorations faites à la 
terre; mais il ne va pas , comme il le devroit, 
jusqu'à y comprendre la ferre elle-même pour là 
valeur qu'elle a dans le commerce. Il dît bien 
qu'une ferme améliorée peut être regardée sous 
le mime point de vue que ces machines utiles qui fa- 
cilitent le travail ; mai« il n'ose dire nettement ^ 
ce qui estpourtant vrai , qu'un champ est un ou- 
til comme un autre , et que son fermage est tout- 
à-fait la même chose que le loyer d'une machine 
ou l'intérêt d'une sommé' prêtée. 

M. Say , ancien membre du tribunat français, 
qui est sans contredit l'auteur du meilleur livre 
d'économie politique qui ait encore été fait (1 )', 
•et qui a écrit long-temps après Smith, voit bîen 
comme lui que l'emploi de nos facultés est la 
source de toutes nos richesses , et que lui seul 
est la causie de la valeur, nécesmire de tout ce qui 

(1) Observes qu'a^atit écrit oeci il y M treise' ans, je n'ai pu citer 
que la première édition de M. Say, et que la seconde édition de cet 
excellent oim-age est encore supérieure à la première. 



294 COMMENTAIRE. y 

en a une , parce <]uè cette valeur n'est que la re-* 
présentation -de tout ce qui a étë nécessaire à la 
satisfaction des besoins; de celui qui a créé une 
chose , pendant le temps qu^il y à employé ses 
moyens. Il va beaucoup plus loin.. Il voit nette- 
ment qu'étant incapables de créer un atome de 
matière ^ nous n'opéronç jamais que des trans- 
mutations et des transformations, et que ce que 
no.u$ appelons produira , c'est » dans tous les cas 
imaginables , donner, upe utilité plus grande , par 
rapporta nous, aux élémens que nous combi- 
Qpns et manipulons, à Tàide des forces de la 
nature que nous mettons en jeu.par Temploides 
nôtres ;. comme ce qu« nous appelons consom^ 
mer, cest toujours diminuer })u détruire cette 
utilité en.nous en servant. Ce lumineux principe 
est également applicable aux industries agricole, 
manufacturière et commerçante. Cultiver , c'est, 
par le moyen d'un outil appelé un champ , con- 
vertir des graines, de l'air, de la terre, de l'eau 
et d'autres principes ,. en. une, moisson abon- 
dante (i). Manufacturer, c^esjt, à l'aide de quel- 
ques instrumens , changer du chanvre en toile et 

(i) L'agrioulttti-e est saflôut (^«"art-chimique; Un laboureur foit 
du blé , dont il a besoin , comme un chimiste fait dn gaz inflam- 
mable, dont il a besoin aussi. JLe premier laboure, herae, fume, 
sème , arrose s'il y a Ueu, pour mettre eu contact d'une manière oon- 
Tenable les élémens qui doivent agir» comme. l'autre dispote ses ap* 



LIVRE XIII. 295 

eu vétemens. Commercer, c^est,^avec desr ma- 
chiner , telles que des vaisseaux et des chariots , 
'approcher du consommateur de^ choses utiles^ 
qui en. sont loin, et y ajouter le prix de tout ce 
qu^il en cottteroit pour les aller chercher, tandis' 
que Fon porte à ceut ^ui les cèdent d'autres 
choses qu'ils désirent, et qui Ont également le' 
t<^t pour eux de n'étré pas à leur portée. Au coii-' 
traire, consommer des alimens, c'est les con- 
vertir, en fumier; consommer un habit, c^est le 
changer en lambeaux; consommer de Teau , c'est 
la boire, Ja salir, ou seulement la reporter à la 
rivière. 

Avec un coup d'œil si juste et si ferme , il est 
impossible de ne pas voir les choses telles qu'elles 
sont.. Aussi M. Say prononce sans hésiter, Kv. I , 
chap. Y, tfa Un fonds de terre n' est (fU^ une machine J 
Néanmoins , entraîné par l'autorité de ses pré^ 
décesseurs , qu'il a si souvent corrigés et surpas- 
sés , om peut-^tre dominé seulement par l'empire 
de l'habitude, et de je ne sais quel prestige, 
M. Say lui -^ même revient ensuite à se laisser 
éblouir par l'illusion, qu'il à détruite le plus com<- 

pareils', de la limaille de fer, de l'eau et de l'acide sulfurique , dans 
la même rue. Puis tout deux laissent agir les affinités ; et tous deux 
ont atteint leuv but , si ce qu'ils produisent a plus de valeur vénale 
( preuve irrécusable de plus d'utilité ) que n'en avoit- ce qu'ils ont 
employé et consomme pendant l'opération. 



J396 COMMENTAIRE. 

pletement possible. Il .s^abstine à regarder un 
fonds de terre comme un biea d'une nature tout- 
àrfait particulière, son service productif comme 
autrcT chose que Tutilite d'un outil, et son fermage 
comme différent du loyer d'un capital ^étë. En- 
fjn, liv. IV, chap. :çyi, il prononce encore plus 
fprrqjeiUement qiie Smith , et même en le discu- 
tant , que c'est de l* action de la terre que na(t le 
profit qu'elle donne à son proprié taire. Cette seule 
faute est la causç de ce qu'il j a encore de. louche 
dans, tout çp qu'il dit sur les capitaux, les reve- 
i^us et les. impdts. , , . 

En effet , ayec cette prévention , il est impos^ 
sible de se reAdre compte de$ progrès de la so- 
ciété et de la formation de nos richesses. On 
est obligé , comme M. Say , de reconooître comme 
parties intégrantes de la valeur de toutes les choses 
qui en ont une , i ® des profits de travail ou sa- 
laires; 2"" des profits de capitaux , qui. semblent 
une chose différente des premiers; 3? des pro- 
fits de fonds de terre , qui paroissent encore un 
élément d'un toi^t auitre genre. On. ne sait com- 
ment déterminer, le prix uatweLet nécessaire de 
chaque chose, Il y en a toujours une portion 
dont on ne voit pas la cause. Encore moins peut-* 
on voir l'effet qu'y produit l'impôt, et l'influence 
de tout cela sur la vie des hommes , l'étendue 



LIVRE XIII. 397 

de la population , et la puissance des ëtats. Tout 
est embrouillë^et sophistiqué dès le principe , et 
on ne peut plus se faire sur tous ces objets , que 
des opinions arbitraires et incohérentes. 

Au contraire , supprimez ce préjugé : persua- 
dez-vous bien que ce que vous appelez un terrain 
( c'est-àrdire un cube de terre et de pierre , ayant 
une de ses faces à la superficie de notre globe ) , 
est ui^e masse de matière tout comme une autre , 
à la différence près qu'elle ne sauroit changer de 
place en totalité. Cette différence , il est vrai', 
fait que , comme propriété , c^est la plus difficile 
de toutes à conserver et à défendre , parce qu^on 
ne peut ni la serrer, ni la cacher, ni remporter 
avec soi comme tout ce qui est meuble. Mais 
enfin, quand la société est assez éclairée pour 
la reconnoître et assez forte pour la protéger, 
c'est une propriété comme une autre. Cette pro^ 
priété peut être telle que sa possession ne soit 
bonne à rien ; dans ce cas , elle n^a aucun prix 
dans aucun pays du monde ; on ne sauroit trou- 
ver ni à la vendre , ni à la louer. Elle peut au con- 
traire être utile de beaucoup de manières diffé-» 
rentes. Elle peut servir à devenir la base de mai-^ 
^ons , d'habitations , de magasins ou d^ateliers. 
On peut en tirer des combustibles utiles, des 
matériaux nécessaires aux constructions , des en- 



2gS COMMENTAIRE. 

graisbons pour fertiliser d^autres terres. On peut 
y trouver des soarcés propret à des irrigations, 
des métaux prëcieux , des diamans ou d^autres 
pierres etminëraux d'un grand prix. Elle peut sur^ 
tout être susceptible de recevoir des graines , qui 
ilonneront un grand produit. Dans tous ces cas, 
elle a une grande valeur. Vous me direz qu'alors la 
valeur de ce terrain n'a aucune proportion avec 
le travail de celui qui le premier ra;élë chercher, 
l'a examine , et se l'est approprié. Gela est vrai. 
Mais il en est de même pour celui qui tout d'un 
coup trouvant un très-gros diamant , fait un gain 
énorme; tandis que celui qui, après de longues 
recherches , n'en rencontre qu'un très-petit ^ est 
fort mal récompensé. Cependant cela n*empêche 
pas que le prix naturel du diamant ne soit le tra- 
vail de l'homme qui l'a cherché et trouvé , et que 
son prix vénal ne soit celui qu'en fait of&ir le 
désir de le posséder. Cela prouve seulement que 
dans tons les genres il y a des travaux bien in- 
grats et d'autres, bien fructueux. Il en est ainsi 
de la terre. Son prix naturel est peu de chose , 
tant qu'il ne faut pas aller bien loin pour eh trou- 
ver de toute prête , e^.qui n'appartienne à per- 
sonne ; il est plus grand , quand cela exige des 
ouvrages ou des déplacemens coàteux. Quant à 
son prix vénal , il varie comme celui de toutes 



LIVEE XIII* 399 

choses et par les mêmes causes. Un très-mau- 
vais terrain st vend très-cher, quand beaucoup 
de personnes ont envie de. Facquërir. Au con- 
traire, les États-Unis d'Amérique vendent de 
fort bonnes terres à très-bas prix, dans les pro- 
vinces de rOuest ; et dans certaines parties de la 
Russie , le gouvernement en offre pour rien , et 
donne même encore quelques provisions et quel- 
ques bestiaux à ceux qui les acceptent , à con- 
dition de s^y fixer et de les faire fructifier par 
leur travail. Quoi qu^il en soit, un. terrain est un 
outil comme un autre , susceptible d^étre em* 
ployé à différens usages , coûime nous venons 
de le voir* Quand il nVst propre à rien , il ne 
vaut rien. Quand il peut servir , il a une valeur. 
Quand il n^appartient à personne , il ne coûte 
que la peine de se Fapproprier. Quand il apparu 
tient à quelqu^un , il faut donner une autre chose 
utile pour Tobtenir. Dans tous^les cas^ il équi- 
vaut exactement et sans aucune différence au 
capital ( pour mVxprimer comme les auteurs ) , 
qu^on peut se procurer en le cédant; et peut^ 
comme ce capital , être donné ou prêté , vendu 
ou loué (1) , ou employé immédiatement par son 

(i) On s'exprime très-ridioulement eu disant que quand je cède 
mon argent pour un temps, moyennant nn loyer appelé intérêt, je 
le prôt€. Dans ce cas, je le /^«r. Je ne le prête réellement que quand 



30O COMMENTAIRE. 

possesseur. Mais il ne sauroît jamais y avoir 
d'autre parti à tirer de ce terrain bon ou mau- 
vais , que d'en faire un de ces cinq usages. 

Quand on est bien pën^lrë de ces idées, c'est 
la chose du monde la plus claire que la formation 
de toutes nos richesses. Il n'est plus question de 
mille distinctions superflues , qui ne font que 
tout embrouiller: Il n'y a dans le monde que du 
travail. Quand l'emploi des forces d'un homme 
ne produit que sa subsistance , il ne reste rien. 
Mais toutes les choses utiles quelconques qui 
sont à notre disposition , jusqdes et compris les 
plus intellectuelles , comme nos cohnoissances, 
ne «ont que. du travail , dont lé résultat subsiste 
après que ceux qui l'ont exécuté ont vécu. C'est 
ce travail et les consommations nécessaires de 
C€fux qui l'ont fait , qui constituent le prix iaaturel 
de toutes choses. Pour leur prix vénal , il consiste 
dans la somme d'autres choses utiles qu'on est 
disposé à donner pour les acheter. Mais ces 
autres choses utiles sont encore du travail accu- 
jnulé. Ainsi quicoinque possède du travail ac- 

l'en cède Tusage'sans rétribution. U y a entre ces deux actions la 
- même différence qu*cntre donner ou vendre. Cette inexactitude de 
langage a fait dire et croire bien des sottises , ou ces sottises ont été 
•cause de cette inexactitade de {angage. Car tout èsf action et réac- 
tion. Faire une science, c'est en faire la langue'; et fkire la langue 
d'une science , c'est faire la science elle-même. 



LIVRE XIII, 301 

cumulé^ peut commander du travail actuel à ses 
semblables ou obtenir d'eux celui qu^ils ont déjà 
fait, en leur cëdaût quelque chose que C€ soit de 
ce qu'il possède, soit à toujours , ce qui s'appelle 
cendre^ soit pour un temps, ce qui s'appelle 
louer. Si ce qu'il reçoit pour un temps de loyer 
quelconque , fournit à sa subsistance pendant 
ce temps , on dit qu'il yit de son revenu. Dans le. 
cas contraire , il faut qu'il mange son fonds , ou 
qu'il fasse un travail qui lui soil profitable. Mais 
ceux qui font des ouvrages . utiles ^ sont le plus, 
souvent obligés , pour les exécuter , d'achetei^ ou 
de louer d'autres choses ; alors ce« dépenses font 
partie du prix nécessaire de ce qu'ils produisent. 
S'ils ne les retrouvoient pas lors de la vente , ils 
ne pourroient subsister ; et ce serait une preuve 
que ce qu'ils auroieiit détruit , étoit autant ou 
plus utile que ce qu'ils auroient produit. Au 
contraire , quiconque produit « et trouve dans ce 
travail une valeur supérieure à celle de tout ce 
qu'il a consommé , acheté , loué , pour arriver à 
ce résultat , a évidemment augmenté la mass» 
des valeurs V et par conséquent fait du bien. Car 
la somme de toutes les choses utiles que nous 
possédons, ou plutôt la somme de leur utilité, est 
la même chose que la somme de nos moyens de 
pourvoir a nos besoins, de multiplier nos jouis- 



5o!2 COMMENTAIRE. 

sances , de diminuer nos souffrances. A quoi on 
peut ajouter que, rexistence des hommes en 
masse n^ayant pas d^autres limites que la possi- 
bilité de Tentretenir, leur nombre s'accroît tou- 
jours en proportion de cette possibilité. D^oii 
Ton peut conclure que le bonKeur et la puis- 
sance d^une société s^accroissent en même temps 
et par le même moyen, et que ce moyen est de 
multiplier le travail productif d*une utilité quel- 
conque , de le rendre le plus productif possible , 
et de diminuer, autant que cela se peut, les con- 
sommations superflues et le nombre des gens 
qui ne font que consommer. Ceux-là sont les 
. frelons de la ruche. 

Je me bornerai à ce petit nombre dMdées prin- 
cipales que je crois de la plus grande importance, 
et dont il est aisé de faire bien des applications 
et de tirer bien des conséquences. Il eut mieux 
▼alu sans doute les exposer didactiquement et 
d'une manière élémentaire (i), que de les pré- 
senter, comme j'ai fait, incidemment et seule- 
ment à propos des erreurs que je voulois réfuter. 
Mais je n'en avois pas le choix. D'ailleurs, telles 
que les voilà, je me flatte encore qu'elles paroî- 
tront plus claires que celles que les écrivains 

(i) C'est ce que j'ai tâché de faire dans le qaatrième Tolame de 
mon Idéologie , qui est un traité de l'Économie politique. 



LIVRE XIII. 3o3 

économistes y ont substituées si péniblement ; 
et que Ton trouvera qu^elles rendent intelligible 
et plausible tout ce que nous ayons dit du luxe , 
du travail , des valeurs , des richesses)^, de la po-* 
pulalion, de la production, de la consommation, 
et des effets de Timpât sur tout cela. Pourquoi 
Montesquieu ne s^est-il pas livré à ces recfaer- 
cbes ? L^esprit des lois est-?il donc autre chose 
que ce que doivent être les lois ? Et , pour le 
connoître , ne £aut-il pas voir quek sont lés mo- 
tifs qui doivent déterminer le législateur ? Il a 
fait beaucoup : un seul homme ne peut pas tout 
faire. 



5o4 COMMENTAIRE. 



LIVRE XIV. 

»E9 LOIS DANS LB BAPPOftT QV'bLLES OlIT ÀTEG LA HATO&B DV 
CLIMAT. 

LIVRE XV, 

GOMIIENT LES LOIS DE l/ESGLAtAGE CIVIL ONT DU BAPPOBT 
AVEC LA NATURE DU CLIMAT. 

•• 

LIVRE XVL 

COMMENT LES LOIS DE l'eSCLATAGE DOMESTIQUE ONT DU RAPPORT 
ATEG LA NATURB DU CLIMAT. 

LIVRE XVIL 

GOMMENT LES LOIS DE LA SERVITUDE POLITIQUE ONT DU RAPPORT 
AVEC LA NATURE DU CLIMAT. 

Certains climats out differens inconTéniens pour l'homme. La 
institutions et les habitudes peuvent y remédier jusqu'à un 
certain point. Les bonnes lois sont celles qui atteignent ce but. 

Je réunis ces quatre livres, parce quMIs ont 
tous rapport au même sujet; et je m'y arrêterai 
peu, parce que je ne vois pas beaucoup d'in- 
struction à en tirer, et qu'ils ne m'offrent aucune 
question importante à discuter. Je me bornerai 
donc à un petit nombre de réflexions. 



LIVRES XIV, XV, XVI, XVII. 3o5 

J^observerai d'abord que, pour se faire une 
idée juste de Tinfluerice du climat, il faut en- 
tendre, par ce mot, Tensemble de toutes les cir- 
constances qui forment la constitution physique 
d^un pays. Or, c^est ce que Montesquieu n'a point 
fait'. Il pâroit ne songer jamais qù^au degrë de la- 
titude et au degrë de chaleur; et ce n^est pas dans 
cela seul que consiste la différence des climats. 

Je remarque ensuite que, s^il n'est pas dou- 
teux que le climat influe sur toutes les espèces 
vivantes , même végétales, et par conséquent sur 
Fespèce humaine, il est pourtant vrai qu^if influe 
moins sur Thomme que sur aucun autre animal. 
La preuve en est que Fhomme seul s^accommode 
de toutes les positions , de toutes les régions , de 
tous les régimes; et la raison s'en trouve dans 
rétendue de ses facultés intellectuelles qui, en 
lui donnant d'autres besoins , le rend moins dé- 
pendant des besoins purement physiques, et 
dans la multitude d'arts par lesquels il pourvoit 
^' ses divers besoins. A quoi il faut ajouter que, 
plus ces facultés sont développées , plus ces arts 
sont multipliés et perfectionnés, c'est-à-dire, que 
plus l'homme est civilisé, plus l'empire du climat 
sur lui diminue. Je crois donc que Montesquieu 
n'a pas vu toutes les causes de cet empire, et 
que pourtant il s'en est exagéré les effets : j'o- 

YIU. 20 



5o6 COMMENTAIRE. 

«erai même dire qu^il a cherche à les prourer 
par beaucoup d^anecdotes douteuses et d^histo- 
riettes fausses ou frivoles, dont quelques-unes 
vont jusqu^au ridicule. 

Après ces préliminaires, il considère Tin- 
fluence du climat comme cause de Pusage des es- 
claves, ce qu^il appelle l'esclavage civil; de Tes- 
clavage des femmes, qu^l nomme l' esclavage do- 
mestique; de Toppression des citoyens, à laquelle 
il donne le nom de servitude politique. Ce sont 
en effet trois choses bien importantes dans Te- 
conomie sociale. 

Mais premièrement , après avoir peint très* 
énergiquement Tusage des esclaves comme une 
chose abominable , inique , atroce , qui corrompt 
encore plus les oppresseurs que les opprimés, 
et' sur laquelle il est impossible de faire aucune 
loi raisonnable , il convient lui-même qu^aucun 
climat ne nécessite ni ne peut nécessiter abso- 
lument cet excès de dépravation. £n* effet , il a 
existé dans les marais glacés de la Germanie, et 
on peut s'en préserver dans la zone torride. 11 
ne faut donc pas l'attribuer au climat^, mais à la 
férocité et à la stupidité des hommes. 

Secondement, quanta là servitude politique ^ 
nous voyons des peuples horriblement assenris 
dans les mêmes contrées de la Grèce, de l'Italie, 



LIVRES XIV, XV, XVÏ, XVII. 3o7 
de rAfrique, où ii en existoit autrefois de très- 
Jibres, ou dû moins de très-amoureux de lali- 
bertë, quoiqu'ils ne sussent pas bien en quoi 
elle consiste, et comment se Tassurer. G^est donc 
plus la constitution de la société que la consti- 
tution du climat, qui en décide. 

A Fe'gard des femmes , il est trop, vrai que le 
malheur d'être nubiles dès Tenfance, et d'être 
flétries dès leur jeunesse , doit faire qu'elles ne 
peuvent être aimées en même temps pour leurs 
charmes et pour leur mérite , qu'elles doivent , 
en général , avoir peu des qualités du cœur et de 
l'esprit, et que par conséquent elles doivent être 
£aicilement les jouets et les victimes des hommes, 
et rarement leurs compagnes et leurs amies. C'est 
là sans doute un grand obstacle à la vraie mora- 
lité et à la vraie civilisation; car si l'homme se 
corrompt quand il opprime son semblable , il se 
pervertit encore plus profondément quand il 
asservit l'objet de ses désirs les plus vifs. Ce dé- 
veloppement précoce , qui empêche les êtres de 
venir à leur perfection, et. cette fureur pour les 
plaisirs des sens qui les éteint prématurément , 
et qui, pendant qu'elle dure, égare la raison, 
sont donc de très-grands maux; et on ne peut 
nier qu'ils existent dans certains pays , quoiqu'il 
faille bien se garder de croire tout ce que dit 



QO. 



3o8 COMMENTAIRE. 

Montesquieu sur ce dernier point. Mais enfin, 
toutes choses réduites à leur juste Taleur, qu^en 
rësulte-t-il? QuMl y a des inconTënicfns attaches 
à certains climats. A quoi il faut ajouter que les 
conséquences qu^on en voit souTeht résulter, sont 
loin d'être inévitables; que les institutions et' les 
habitudes peuvent beaucoup y remédier, et 
qu'enfin la raison est toujours la raison, et doit 
partout être notre guide. De tout cela, je ne vois 
d'autre conclusion à tirer que de répéter après 
Montesquieu, que les mauvais législateurs sont 
ceux qui favorisent les vices du climat, et que les 
bons sont ceux qui s* y opposent. 



LIVRE XYIII. 309 



LIVRE XVUI. 

OESIiQIS DiAN&IiE RAPPOHT QU^ELUS ONT AYEG 
LA VATURE DU TEBRAIH* 



hju piogrës de la richesse et de k oiviliflation moltipUent. lei 
chances d'inégalité parmi les hommes : et l'inégalité est U 
cause de la serTitude, et la source de tous les maux et de 
tons les Tioes. 



Il y a loin de Ik nature àa terrain à k chei^- 
lure de Glodion et aux débauches de Childéric ; 
et il est difficile de voir la série d^idées qui a pu 
conduire notre auteur d^un de ces objets à 
Tautre, et encore plus difficile de dire précisé- 
ment quel est le sujet de ce li^re. 

J^y trauye d^abord une grande preure de la 
justesse du reproche que j^ai . osé faire à Mon- 
tesquieu à propos du livre onzième, de ne s'être 
pas fait une idée précise du sens du mot liberté. 
Il dit dans celui-ci, chapitre 2 : La liberté, c'est-^ 
à'-dire le gouvernement dont on J4)uit ^ e<c. Il faut 
convenir que c'est là une singulière liberté , si 
ce gouvernement est oppresseur , comme il y en 
a beaucoup. 



3lO COBÎBIÊNTAIRE. 

Ensuite il dit, chap, 4> q^^ 1^ stérilité de* 
terres rend les hommes courageux et propres à 
la guerre j tandis que leur fertilité donne un 
certain amour pour la conservation de la vie; et 
ehap. i**", pour prouver que cette même fertilité 
dispose à Teaprit de dépendance , il a dit : La 
stérilité du terrain de tAttiqïie y établit le gou^ 
vernement populaire; et la fertilité de celui de 
Lacédémone; le gouvernenient aristocratique : car y 
dans ces temps-là, on rie vouloit point dans la Ùrèce 
du gouvernement d'un seul. Or , le gouvernement 
aristocratique a plus de rapport avec le gouverne- 
ment d^ un seul. Il stiivroit.de ces beaux principes 
et des raisonnemens dont on les appuie , que 
les Spartiates n^avoient ni courage ni amour de 
la liberté. Gela est difficile à croire. 

Si donc il est vrai, comme le dit Montesquieu, 
que le gouvernement d'un seul se trouve ptussou^ 
vent dans tes pays fertiles ^ et le gouvernement de 
plusieurs dans les pays qui ne te sont pas ; ce qui 
est quelquefois un dédommagement ( ce sont ses 
paroles ), il faut en chercher une meilleure taison; 
je pense qu^elle n^est pas difficile à trouver. 

La fertilité du sol. n'ôte aux hommes ni la 
force, ni le courage, m Tamour de la liberté; 
mais 'elle leur donne plus de moyens de pour- 
voir à leurs besoins. Ils se multiplient ; et étant 



LIVRE XVIII. 3ll 

plus nombreux, ils deviennent plus facilement 
plus éclaires et plus riches. Jusque-là, il n*y a 
que des avantages; mais voici ^inconvénient. 
Ayant plus de moyens d'acquérir des connois- 
sances et des richesses , il est inévitable que les 
uns y réussissent moins , et les autres beaucoup 
mieux ; et quHl s établisse entre eux de plus 
grandes inégalités de talent et de fortune. Or , 
Finégalité , sous quelque forme qu^elle se pré- 
sente , estle grand malheur des hommes. L'ha- 
bitude de rinégalité amène Tesprit de servilité, 
beaucoup d^autres vices, et un mauvais emploi 
de la masse des moyens, comme nous Tavons 
vu , en parlant du luxe, livre septième. 

Voilà, je pense, la véritable explication de 
Tasservissement ordinaire y non pas des peupIes^ 
riches , mais des peuples parmi lesquels il y a de 
grandes richesses. Cette distinction est ti^ès-essen- 
tielle. Car il est bien à remarquer que le peuple 
est presque toujours plus riche dans les nations 
que Ton appelle pauvres ^ que dans celles que 
Ton appelle riches : et quand nos pédans nous 
disent qu'une nation est amollie par le luxe et 
les richesses, il faut toujours entendre que les 
quatre-vingt-dix-neuf centièmes de cette nation 
sont languissans et abrutis par la misère. Ainsi , 
quand ils vous parlent de mollesse et de cor- 



5\2 COMMENTAIRE. ^ 

ruption, entendez inégalité ^ et vous avez la clei 
de tout ce qui en rë&ulte.. 

Ces considérations expliquent aussi, non pas 
pourquoi les peuples pauvres, ignorans, agrestes, 
sont libres ; car ils ne le sont réellement pas 
( nous avons vu, livre onzième, que pour établir 
la vraie liberté politique et se Tassurer, il faut 
des moyens et des lumières que ces peuples 
n^ont pas, et que peut-être même il étoit impos- 
sible de la constituer solidement avant rinvention 
de rimprimerie , qui établit des communications 
faciles entre. les co-associés) : mais cela explique 
pourquoi ces peuples aiment cette liberté, la 
cherchent, et ont Tesprit d^indépendance. La 
raison en est que, ces peuples ayant peu de 
moyens, ces moyens sont assez également ré- 
partis parmi eux. Ils ne sont point habitués à 
l'inégalité. Us restent à peu près, indépendans 
plutôt que libres , tant qu^une force majeure 
étrangère ne les écrase pas, ce qui arrive dès 
qu'elle y a intérêt; ou tant que la superstition , 
qui est une grande cause dUnégalité au profit 
des fripons qui s^en emparent, ne les subjugue 
pas , ce qui arrive presque toujours. 

Tel est, en général, le cas des montagnards, 
qui ne sont pas plus braves que d^autres, malgré 
les récits ridicules que Ton en fait, et que leurs 



' LIVRE XVIII. 3l3 

montagnes défendent fort mal , quoi qu^en disent 
des auteurs très-peu versés dans Tart militaire, 
mais qui ordinairement sont tous assez égale- 
ment pauvres. 

Vous trouvez aussi là Texplication des effets 
que Montesquieu attribue avec raison à Tusage . 
de la monnoie , qui , à la vérité , favorise Tinéga- 
lité, en facilitant Taccumulation des richesses 
dans les mêmes mains. Mais il n^y a point de 
nation un peu développée qui n^ait une mon- 
noie : ainsi toutes les nations qui n^en ont pas, 
sont dans la classe des nations très-pauvres et 
très-brutes. 

Pour les peuples des îles, nous avons dit suf- 
fisamment, dans le livre huitième, la principale- 
cause qui favorise leur liberté, et les empêche 
d'en perdre le goût. Elle est d'un autre genre, 
et. a lieu dans tous les degrés .de leur civilisa- 
tion : cette cause est l'avantage qu'ils ont d'être 
dispensés du besoin de tenir une armée de terre 
toujours sur pied. 

A l'égard de la simplicité des lois , autre avan- 
tage des peuples dont l'industrie est peu avancée, 
nous en avons déjà fait la remarque dans le livre 
sx&ième ; je ne m'y arrêterai pas. Je négligerai de 
même toutes les discussions relatives au droit 
des gens chez les Tartares, aux lois saliques et 



3l4 GOMMENTAiaE. 

ripuaires, aux rois francs, etc. II y a, ce me 

semble 9 peu de lumières à en retirer. 

Tels sont à peu près tous les sujets divers 
que Montesquieu a effleures dans ce livre. Au 
fait, ce n^ëtoit pas précisément de la nature du 
terrain qu'il youloit parler; car la fertilité des 
terres n^est pas la seule cause de la richesse des 
hommes : Tindustrie et le commerce y contri- 
buent au moins autant ; et ce sont les efifets de 
la richesse et de la civilisation, dont notre au- 
teur rend compte sans peut-être le voir nette- 
ment. En généralisant ainsi la question, elle est 
mieux posée. Des observations auxquelles elle 
donne lieu, voici 5 suivant moi, ce qu^on peut 
conclure relativement à Pesprit des lois : c'est 
que plus la société se perfectionne, plus les 
moyens de jouissance et de puissance s'accrois- 
sent parmi les hommes , mais aussi plus les 
chances d'inégalité se multiplient entre eux; et 
que dans tous les degrés de civilisation, les lois 
doivent tendre à diminuer, autant que possible , 
l* inégalité j parce qu'elle est l'écueil de la liberté, 
et la source de tous les maux et de tous les vices. 
Tout prouve ce grand principe y et tout y ramène. 



LIVRE XIX. 3l5 



LIVRE XIX. 

DES LOIS DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT AVEC 
LES PRINCIPES QUI FORMENT l'eSPRIT GE- 
NERAL^ LES MOEURS ET LES MANIERES d'uNE 
NATION, 

Pour le» meilleores loû, il est nécetfaire qae les esprits y soient 
préparés. C'est pour cela qu'il faut que le pouvoir législatif 
soit eiercé par des députés , librement élus pour un temps li- 
mité 9 SOT toutes les parties du territoire. 

Il y a bien de Tesprit dans ce livre. Le por- 
trait des Français est une jolie plaisanterie ; celui 
des Anglais est très-bien fait pour prouver que 
ce qui est doit être, el quelquefois pour rendre 
raison de ce qui n'est pas. Mais tout cela n^est-il 
point plus éblouissant que solide , et entremêlé 
d'assertions insoutenables ? 

Une faut pas tout corriger ^ sans doute. Pour* 
quoi ? De peur de faire pis. Mais s'ensuit-il que 
la vanité est un bon ressort pour un gouverne^ 
mentj et qu'à force de se rendre l* esprit frivole^ 
on augmente sans cesse tes branches de son com- 
merce? Les nations les plus commerçantes ne 



3l6 COMMENTAIRE. 

sont pas les plus légères. Surtout doit-on établir 
en thèse générale que tous les vices moraux ne sont 
pas des vices politiques? J^ose dire que cela est 
faux , si la politique est la science du bonheur 
des hommes. Si elle est l'art de les déprayer pour 
les opprimer, je n'ai rien à objecter; je ne m'oc- 
cupe pas de cette politique. 

Est-il donc très-singulier , comme le dit l'au- 
teur, qu'un peuple comme les Chinois, asservi 
jusque dans ses manières, et toujours occupé de 
démonstrations cérémonieuses , soit très-fourbe? 
pour expliquer un fait si simple , peut-on se per- 
mettre d'affirmer qu'à la Chine il est permis de 
tromper 7 Vonv moi , j''ose assurer qu'on a trompé 
partout, et que jamais les lois n'y ont autorisé 
nulle part, pas même à Lacédémone , malgré les 
prétendus vols permis. 

J'ose enjcore affirmer que ce n'est pas la dé- 
testable manière d'écrire des Chinois qui a pu 
établir parmi eux l* émulation , la fuite de l'oisi" 
vetéy et r estime pour le savoir. £lle a sans doute 
contribué à leur respect pour les rites, en les 
rendant incapables d'apprendre rien autre chose, 
c'est-à-dire qu'elle a aidé k les ^sseiryir en les 
abrutissant. Mais si c'est en cela que le gouverne' 
ment chinois triompha^ comme le dit notre auteur, 
ce n'étoit pas à lui à chanter ce triomphe. Un 



LtVRE. XIX. 3l7 

philosophe doit accorder ses ëloges avec plus 
de discernement^ 

N'y a-t-il pas aussi un peu d^rrëflexion à louer 
sans restriction Rhadamante de ce qn^il expé- 
dioit tous les procès avec célérité , déférant seule- 
ment le serment sur chaque chef? Je crois que nous 
savons assez mal , malgré le secours de Platon , 
ce que faisoit Rhadamante ; mais nous savons 
très-hien , et nou^ Pavons vu dans, le livre 
sixième, que les lois peuvent plus facilement 
être simples, suivant que la société est moins 
avancée 9 et que les intérêts sont moins compli- 
qués; et nous sommes assurés de même que, 
moins on sait écrire , plus on est obligé d' em- 
ployer la preuve testimoniale et Taffirmation par 
serment. Il ne faut donc pas toujours prendre 
Fignorance pour Finnocence, et la rusticité pour 
la vertu. 

Une autre assertion singulière est celle-ci : 
Une nation libre peut avoir un libérateur; une na- 
tion subjuguée ne peut avoir qu'un autre oppres^ 
seur. Il s'ensuivroit qu'une nation une fois oppri- 
mée ne peut jamais cesser de Fêtre; et d'ailleurs 
il est difficile de comprendre ce que c'est que le 
libérateur d'une nation déjà libre. 

Ces distractions n'empêchent pas que notre 
auteur n'ait grande raison^ quand il dit que 



Ol8 COMMENTAIRE. 

c'eêt une très^mauvaise politique de changer par les 
lois ce qui doit être changé par les manières* C^est 
pour cela que , contre son avis , j'ai désapprouvé 
les lois somptuaires. Voyez le livre septième, 
 regard du fameux mot de Solon, dont les 
défenseurs de toutes les institutions reconnues 
mauvaises ont toujours invoqué Tautorité , j'ai 
dit, livre onzième , à quoi on doit le réduire, 
et ce qu'on peut en penser. J'ai même à cette 
occasion expliqué comment des institutions, 
mauvaises en elles-mêmes^ peuvent avoir une 
bonté relative^ et pourquoi au contraire de très- 
bonnes lois peuvent être aussi inadmissibles 
dans une situation donnée. Ainsi je pense com- 
plètement comme notre auteur , que pour Us 
meilleures lois , il est néeessaire que les esprits y 
soient préparés. Je professe sincèrement ce prin- 
cipe qui me paroît excellent, et le seul bon 
qu'on trouve dans ce dix -neuvième livre. J'en 
tire cette conséquence, qu'il est très-essentiel 
que le pouvoir législatif soit exercé par des dé- 
putés librement élus, pour un temps limité, sur 
toutes les parties du territoire d'une nation. Car 
c'est cette manière qui donne le plus la certi- 
tude que les lois seront bien assorties à l'esprit 
général qui règne dans cette nation. 



LIVRES XX, XXI. 3ig 



LIVRE XX. 

DBS LOIS DIHS U KAPFOKT QU*BL1.BS ONT ATBG U COMMBEGB, 
COirSInili DAHS SA IVATUBB BT SBS DISTIHGT101I9. 

LIVRE XXL 

DBS LOIS DAHS LE BAFFOIT Qu'bLLES OHT AVEC IB COMHBBCB 
€0H8IDilé DAKS IBS liTOLVTIOHS QV'lL A BVBS DAK8 LE 
MORDE. 

Les négocMDs sont les agens da commerce. L'argent en est 
l'instrument. Mais ce n'est pas là le commerce. Le commerce 
consiAe dans l'échange. Il eit la société tout entière. 11 est 
l'attribut de l'homme. 11 est la source de tout bien. Sa prin- 
cipale utilité est de dérelopper l'industrie. C'est lui qui a ci- 
Tilisé le monde , c'est lui qui a affoibli l'esprit de dévastation. 
Les prétendues balances de commerce sont des illusions ou 
des minuties. 

De même que j'ai joint ensemble les quatre 
livres qui traitent de la nature du climat, je re'ur 
nis actuellement ces deux-ci qui ont rapport au 
commerce. Mais j'avoue que je qe sais comment 
aborder les questions qui y sont, non pas trai- 
tées, mais tranchées. Je ne puis ni voir la con* 
nexion qu'elles ont entre elles, ni trouver dans 
les unes les élémens de la solution des autres, 



3âO COMMENTAIRE. 

comme cela devroit être , si elles ëloîent bien 
éclaircies et bien lie'es. Cela me rappelle ces pa- 
roles d^un homme qui avoit un excellent esprit : 
Mon pèrBj dit-il, mon frère atné et tnoij nous 
avions trois manières de travailler tout-à^fdit dif- 
férentes. Mon père cassoit tous les fils et les renouait 
facilement ; mon frère les cassoit aussi et ne les 
renouoit pas toujours. Pour moi y je tâche de ne les 
pas rompre y car je ne serois jamais sûr de les bien 
renouer. Je veux croire que Montesquieu est 
'comme le père , et qu'il ne laisse jamais échap- 
per le fil de ses idées , quoiqu'on n'en yoie pas 
toujours l'enchaînement. Mais pour moi , qui ne 
veux pas être comme le frère aîné, je n'ai d'autre 
moyen que de m'efForcer de faire comme le se- 
cond. Je vais donc tâcher de pénétrer assez avant 
dans le fond du sujet , pour y trouver un point 
fixe d'où je puisse partir, et auquel je puisse 
tout rattacher. 

On se fait , en général , du commerce une idée 
très -fausse, parce qu'elle n'est pas assez éten- 
due. Il est à peu près dans le même cas que ce 
que l'on appelle les figures ^e rhétorique. Nous 
ne remarquons ordinairement celles-ci que chez 
les rhéteurs et dans les discours d'apparat, en 
sorte qu'elles nous paroissent une invention 
îrès- recherchée et fort extraordinaire ; et nous 



LIVRES XX» XXI. 3âl 

ne nous apercevons pas ' qu'elles nous sont si 
naturelles , que nous en faisons tous une quan- 
tité prodigieuse dans nos moindres discours , 
sans y penser. De même nous ne reconnoissons 
communément le commerce que chez les négo- 
çians qui en font une espèce de science occulte 
et un métier particulier ; nous n*j yoyèns que le 
mouvement d^argent quHl produit , et qui n'en 
est pas le but ; et nous ne faisons pas attention 
que nous commerçons tous incessamment et 
continuellement , et qiife la totalité du commerce 
pourroit s'effectuer sans argent et sans négo- 
cians. Car les négocians de profession sont les 
agens de certains commerces : l'argent en est le 
véhicule et l'instrument; mais ce n'est pas là 
proprement le commerce. Le commerce consiste 
essentiellement dans V échange. Tout échange est 
un acte de commerce ; et notre vie tout entière 
est une suite perpétuelle d'échanges et de ser- 
vices réciproque»» Nous serions tous très-mal- 
heureux qu'il n'en fut pas ainsi ; car nous serions 
réduits chacun à nos propres forces , sans pou- 
voir nous aider jamais de celles des autres. En 
considérant le commerce sous ce point de vue, 
qui est le vrai , on y voit ce qu'on n'y avoit ja- 
mais remarqué. On trouve qu'il n'est pas seule- 
ment 4e fondement et la base de la société, mais 
vni. 21 



3ââ COMMENTAIRE. 

qu^il en est, pour ainsi dire, Tessence, qu^il est 
la société elle-même. Car la société n'est autre 
chose qu'un échange continuel de secours niu- 
tuels; et cet échange produit le concours des 
forces de tous pour la plus grande satisfaction 
des besoins de chacun. 

Il est donc ridicule de mettre en doute que 
le commerce soit un bien, et plus ridicule en- 
core de croire qu'il puisse jamais être un mal 
absolu, ou seulement n'être utile qu'à une des 
partiea contractantes. Il est toujours utile à un 
homme de pouvoir se procurer ce dont il a be- 
soin^ au moyen de ce dont il n'a que faire. Cette 
faculté ne peut jamais être un mal en elle-même; 
et, quand deux hommes se donnent réciproque* 
ment et librement une chose qu'iU estiment 
moins, pour' recevoir une chose qu'ils estiment 
plus, puisqu'ils la désirent, il est impossible 
qu'ils n'y .trouTent pas tous deux leur avantage. 
Or c'est là tout le commerce. M est bien vrai qve 
l'un des deux peut Êiire ce que nous appelons un 
mauvais mayrché , et l'autre en faire un bon ; 
e'est-à-*dire que Tun , pour ce qu'il sacrifie , ne 
reçoit pas autant de la chose qu'il désire , qu'il 
auroit pu s'en procurer, et que l'autre en reçoit 
plus qu'il n^auroit dû l'espérer. Il se peut encore 
que l'un des deux , ou 'même tous deujt^aient 



LIVRES XX, XXl. 3â3 

tort de désirer la chose qu'ils se procurent. Mais 
ces cas sont rares; ils ne font pas T essence du 
commerce , ils en sont de§ accidens causés p» 
certaines circonstances q^e nous examinerons 
par la suite^ et dont nous terrons les effets. Il 
n'en est pas moins trai que dans tout acte de 
èommerce, dans tout échange libre, les deux 
contractans se àont satisfaits, sans quoi ils n'au- 
roient pas contracté; et, par conséquent, cet 
échange est en soi un bien pour tous deux. 

$mith , si je ne me trompe, a remarqué le pre- 
inier que l* homme $eul fait des échanges propre- 
ment dits ( 1 ) . Cela est vrai. On voit bien certains 
animaux exécuter des travaux qui concourent à 
un but commun, et qui paroissent concertés 
jusqu'à un certain point, ou se battre pour la 
possession de ce qu'ils désirent, ou supplier 
pour l'obtenir; mais rien n'annonce qu'ils fas-* 
sent réellement des échanges. La raison en est^ 
je pense, qu'ils n'ont ni une idée assez nette de 
la propriété i pour croire qu'ils puissent avoir un 
droit sur ce qu'ils tte tiennent pas actuellement, 

(i) Voyez l'admirable chapitre ii du premier livre de son Traité 
dêt Rtehetiet, Je regrette qu'en remarquant ce fait,' il n'en ait pas 
recherché plus curieusement la causé ; ce n'étoit pas à Taiitab^ de 
la Théorie des sentimens moraux à regarder comme inutile de scru- 
ter les opérations de l'intelligence. Ses succès et ses fautes dévoient 
égalemeirf cbkftrlbher à \\ii taitt penser le çéniriâjté, 

ai. 



3^4 COMMENTAIRE. 

ni un langage assez développé pour pouyoir £ûre 
des conyenbons expresses ; et ces deux inconyé- 
oiens viennent, je crois, de ce qu'ils ne peuvent 
assez abstraire leurs idées , ni pour les généra- 
liser, ni pour les exprimer séparément, en détail, 
et sous la forme d^une proposition. D'où il ré- 
sulte que les idées dont ils sont susceptibles sont 
toutes particulières , confiises avec leurs attributs, 
et se manifestent en masse par des espèces d'in- 
terjections qui ne peuvent rien expliquer expli- 
citement. L'homme, au contraire, qui a tous les 
moyens qui leur manquent, est naturellement 
porté à s'en servir pour faire des conventions 
avec ses semblables. Quoi qu'il en soit, il est 
certain qu'il £iit des échanges, et que les ani- 
maux n'en font pas. Aussi n'ont- ils pas de véri- 
table société ; car le commerce e$t toute la $ociété, 
comme le travail est toute la richesse. 

C'est encore Smith qui a aperçu cette seconde 
vérité , que nos forces étant notre seule propriété 
originaire, l'emploi de nos forces est notre seule 
richesse primitive. Elle l'a conduit à en voir une 
troisième bien importante ; c''est que cette richesse 
s'accroît d'une manière incalculable par l'effet 
de \9l division du travail ; c'est-à-dire qu'à mesure 
que chacun de nous s'applique plus exclusive- 
ment à un seul genre de travail , ce travail de- 



LIVRES XX, XXI. 325 

vient incomparablement plus rapide , plus par- 
fait, plus productif; en un mot, il augmente 
infiniment plus la masse de nos jouissances. 

Comme on fait beaucoup de chemin quand 
on est dans une bonne route, Smith a encofre 
été plus loin ; il a observe que cette distribution 
du travail , si importante et si désirable , ne de- 
venait possible que par les échanges ^ et à propor-^ 
tion de leur nombre et de leur facilité. Car tant 
que chacun ne peut profiter en rien du travail 
d^un autre, il faut qu'il pourvoie lui-même à 
tous ses besoins, et par conséquent qu^il fasse 
tous les métiers. Quand ensuite les échanges 
commencent , un seul métier ne suffiroit pas pour 
faire vivre un homme; il faut encore qu'il en fasse 
plusieurs. Cest le cas de bien des ouvriers dans 
les- campagnes. Mais quand enfin le commerce 
s^anime et se perfectionne, non-seulement un 
seul métier, mais souvent la moindre partie d^un 
métier suffit pour occuper un homme tout en- 
tier, parce qu'il trouve toujours à placer le pro- 
duit de son travail, quoique très-considérable et 
d^une seule espèce. Il me semble que Ton n'a 
jamais tenu assez de compte à Smith de cette 
dernière vue. Cependant elle est très-belle; et 
c'^st là qu'il a trouvé la principale utilité du com- 
merce , celle qu'il ne faut jamais perdre de vue, 



3â6 COM»|£NT4IR£. 

^ celle que Ton doit toujours et daus tous les cas 
regarder comme la plus essentielle de ses pro*- 
priét^s et le premier de ses ayantages. Ânfétous- 
nous-y up moment : et puisque c'est le com- 
merce qui nous occupe açtv^Hemeut, remar- 
qv^o,ns bien qu'à Tinstaut où les échanges cpofi- 
n^encent, commence aussi la société, et avec elle 
la possibilité que chacun a de se livrer exclusi- 
vement |au geure d'occupatipn dans lequel i\ 
pçut le mieu]i^ réussir, tapt par ses dispositions 
naturelles, quç pa,r les circonstances ds^ns les- 
quelles il se trouve* 

Lors de ce commencement, le commerce se 
fait directei;nent et sans^ i.ptermé4iaire* Tout 
homme qui a quelque cbose à vendre, es( obligé 
de chercher un acheteur; et tout homme qui a 
quelque cho^e à acheter, est obligé de chercher 
un vendeur : en un mot, quiconque veut faire un 
échange, doit prendre lui-m,émç la peine de 
chercher avec qui le faire. B^CAtât, par l'effet 
même de cettcji division du travail ^ que le com- 

' merce provoque ^i pui&^amment, il se forme 
une classe d'hommes dont l'uiMque pfQfesi^ioii 
est d'éviter cette peine aux échangistes, ^t piwl^ 
de faciliter beaucoup Içs échanges. Ces hommes 
sont connus sous le nom génér^^ àa^ co^imer- 
çans. £nsuil;e ils ^e subdivisent encore; et on 



LIVRES XX, xxi. j;^; 

distingue parmî eux des nëgocians, des mar'^ 
chapds, des dëtaillans, des courtiers, des com^ 
i^issioaaaires, et autres agens du conunerce, 
qui tous le servent en remplisisant chacun une 
fonction difféirente. Considérons -les ious en 
masse : cela sufiBt pour notre objet. 

Les comm^rçans sopt là toujours prétd à 
achetçr, quand quelqu^m veut vendre; et à 
vendre, quand quelqu'un veut acheter. Us font 
venir dans un endroit les denrées d'un autre, et 
réciproquement Ainsi, par leurs soins, chacun 
trouve tout de suite, à porlée de soi , tout ce qu'il 
désire et tout ce qi|'^ ne pourroit souvent se 
procureur qu'avec beaucoup de peine et de temps. 
Leur travail est donc utile. Pu^qu'il est utile, il 
doit leur procurer un salaire. Aussi se le procu- 
rent-ils facilement. Qn aime mieux vendre à 
meilleur marché chez soi, qiie d'allet loin porter 
^es denrées. On aime mieux acheteiv plus cher à 
sa porte ,. que de se déplier pour ebetehet ce 
qu'on désire. L^s négocians achètent donc à bo» 
marché et revendent chev. Voilà kur récom- 
pense.. Us peuvent l^ restreindre d'Autant plus , 
que les communierons sont pliis suces et plus 
faciles,, letnrs frais* Ql l^ur« risques étant moins 
grands. Quand les négocians sont rares, ils exa^ 
gèrent leurs. pro^ts; quand. ils sont nombreux, 



3d8 COMMENTAIRE. 

îls se contentent de moins, afin d'avoir la pré- 
férence. En cela ils sont comme les autres tra- 
vailleurs. Quel que. soit leur salaire , il est certain 
qu'il est pris sur les échangistes ; mais il est pour 
ces échangistes d'une moindre valeur que les 
peines qu'il leur épargne. Ainsi ils gagnent, au 
moins en général , à faire ce sacrifice. La preuve 
en est qu'ils préfèrent presque toujours se servir 
de cet intermédiaire. L'existence de ces entre- 
metteurs est donc utile. 

. L'explication de l'utilité des commerçâns m'a- 
mène à expliquer l'utilité de l'argent; car il sert 
le commerce comme instrument, précisément 
de la même manière qu'ils le servent comme 
agens. On peut faire le commerce sans cet instru- 
ment et sans ces agens ; mais ils le rendent plus 
facile. L'argent est une marchandise comme une 
autre, propre à différeas usages, ayant, comme 
toutes les autres, sa valeur naturelle, qui est la 
valeur du travail nécessaire pour l'extraire de la 
terre et le façonner, et sa valeur vénale, qui est 
celle des choses que l'on offre pour se le pro- 
curer, ainsi que nous l'avons expliqué dans nos 
observations sur le livre treizième. Mais cette 
marchandise a cela de particulier, qu'elle est 
inaltérable, en sorte qu'on peut la garder sans 
craindre ni déchet ni avaries ; qu'elle est toute 



LIVRES XX, XXI. 329 

de même quaKié, quand elle est pure, en sorte 
qu^on peut toujours la comparer à elle-même 
sans incertitude de valeur; qu^elle est susceptible 
de divisions très-mullipliées , très-justes, très- 
constantes, de manière qu'elle se prête très- 
commodément aux divisions de toutes les autres, 
depuis les plus précieuses jusqu'aux plus com- 
munes, depuis les plus petites masses jusqu'aux 
plus grandes. Voilà bien des avantages pour de- 
venir le terme commun de comparaison de toutes 
les valeurs. C'est aussi ce qui arrive ; et une fois 
que cela est ainsi, l'argent ne peut plus changer 
de valeur fréquemment et démesurément comme 
une autre marchandise, pour être trop recher- 
chée dans un temps et pas assez dans un autre. 
Il ne peut varier de prix que foiblement et à la 
longue, suivant qu'il est un peu plus ou un peu 
moins rare. C'est là encore un autre avantage 
très-important pour être gardé. Ainsi, quiconque 
possède une chose dont il n'a pas besoin , n*est 
plus obligé d'attendre , pour s'en défaire ; qu'il 
trouve à la troquer précisément contre celle qui 
lui est nécessaire. Pourvu qu'il en trouve de l'ar- 
gent, il le prend, parce qu'il est sur avec cet ar- 
gent de se procurer tout ce qu'il voudra, quand 
il le jugera à propos , surtout lorsqu'il existe des 
^commerçans toujours prêts à vendre de tout. 



33o €OMA(£NTAia£. 

I)q reste, Targent n^est pa^ plus la totalité de 
nos richesse», que les GomnierçaBS ne aont.la to- 
talité de nos échangistes. L^un est mi outil, les 
autres sont des ouvriers qui s/çrveot au commerce, 
mais qui ne constituent pas le coiiuperce» U'faut 
de ce^ outil et de ces ouvriers , siutant et pas plus 
qu^il n'est nécessaire, pour que U commerce se 
fasse. Quand il y a plus d^argent d^yeis un pays 
quMl n^en faut pour la circulation, il faut Vext- 
yoyer au dehors, ou en f;ûre des meubles de 
différentes espèces ; quand il y a trop de négo- 
cians pour la quantité ^es al&ires qu'on peut y 
faire, il faMt qu^ils sVicpatrient, ou quHls pren- 
nent un autre éw. , 

(ces propriétés^ du commerce étant ainsi bien 
sentiçs, et les fonction^ des commerçanst bien 
entendues, il est ^isé 4e vpir qua , si les cQmm»*- 
çans ne soiit pas mdispeo^ables, puisque le comr 
merce peut a.Yoir Ueu, )^usq«^à un certaici point 
s^(ns eux, ils sont très-utiles., puisqu'ils le fiici- 
litent prodigieusemeol». Mais il ne paroit pas 
aussi aisé d.'abord dct décider si leus travail est 
réeUeme^t p^oduuif^ et s'ils méritent d'être 
rangés da^s la classe productrice. Aussi <le& écri- 
vains, qui n'o^t voulu voir dje production réeJJe 
que dan^ le travail qui nous pcocure les matières 
premières, et qui , en conséquence , ont. refusé k 



LIYUSS XX, XXI. 33i 

nom de firodwUwrs^ à peux qui emploient cea 
modères ( les aitt^ans ), ont par suite refusé le 
méipe ^tre à ceux qui les trausportenl ( lea Q^n 
godbs^ns ). Cependant c'est là une erreur où Ton 
tombe uniquement, parcç que Ton ne Stait; passai-: 
n^émece q^e Ton veut dire par le mot de proiiuctiQ^. 

]^. Say, nous Tavons d^jà djt, a &it dispapodtjre 
loiitece^ç.logQmachiç par une 3?ulç observation 
bien juste, çn remarquant que i^Q\k& ne créons 
jamais un seul atome de matière, qi^e nousn^or 
pérons jamais, q^e des transCormat^^s., et que ce 
que nous appelons produire, n^est jamais que 
donner un degré ^^utilité de plus , par rapport à 
npus , à ce qui existoît d^jà. On pourroit dire de 
mèvie Y ei; avec autant de justesse, de ^qs pro- 
ductions intellçctuelk^^r qu ell^s^ ne. sont jamais 
que des l;raxisfo«rAatioits des impressions que 
nous'recevons de tout ce qui existe; iippressipiQU» 
que nous élaborons, dont qous fbrmpns tourtes 
nos idées,, dont npus tarons toutes l^s vérités^ 
qii^ nous apercevons, toutes les combinaisons» 
que nous imaginons.^ 

]^n effet, pour ne point sortir de Tordre phy- 
sique , les hommes qui tirenl du sein de la tera^e 
et des eaux, par les travaux de la pèche ^ de la 
chasse, des mines, des carrières et de k cul* 
tare, tojuitçs ks matières premières dont ];ioua 



332 COMMENTAIRE. 

nous servons, ne £ont par leurs peines que com- 
mencer à disposer ces animaux, ces minéraux, 
ces végçlaux, à nous être utiles. Le mëtal vaut 
mieux pour nous que le minéral, une riche 
moisson mieux que la semence et le fumier 
dont elle provient. Un animal pris ou tuë est 
plus près de nous servir qu'un animal qui s'en- 
&it ; et un animal apprivoisé , plus qu- un animal 
farouche. Ces premiers travailleurs ont donc été 
utiles, ils ont été producteurs d'utilité; et c'est 
la seule manière d'être producteur. 

Viennent ensuite d'autres travailleurs : ce sont 
les artisans , qui façonnent encore ces matières. 
Si le métal vaut mieux que le minerai , une 
pioche , une bêche ou un autre ustensile , valent 
mieux qu'un bloc de fonte. Si le chanvre vaut 
mieux que le chenevis'qui l'a produit, la toile 
vaut mieux que le chanvre, le drap mieux que 
la toison, la farine mieux que le blé, et le pain 
mieux que la farine, etc. Ces nouveaux travail- 
leurs sont donc encore des producteurs tout 
comme les autres, et' de la même manière. Cela 
est si vrai, que souvent on ne peut les distinguer 
les uns des autres. Je demande que l'on me dise 
si celui qui avec de l'eau salée fait du sel , est un 
agriculteur ou un artisan ? pourquoi celui qui tue 
un daim appartiendrait plus à l'industrie agri- 



LIVHES XX, XXI. 333 

cole, que celui qui l^ëcorche pour me faire des 
gants? et quel est le producteur, du laboureur, 
du semeur, du moissonneur, ou même de celui 
qui a fait les fosses nécessaires pour rendre le 
champ productif? 

Mais il ne suffît pas que les matières aient reçu 
leurs dernières façons pour que je puisse m^ en 
servir; il faut encore qu^elles soient près de moi. 
Peu mHmporte qu^il y ait du sucre aux Indes, de 
la porcelaine à la Chine, du café en Arabie ; il 
faut qu^on me Tapporte. Cest ce que font les 
nëgocians; ils sont donc aussi producteurs d^uti- 
lité. Cette utilité est si grande , que sans celle* 
là les autres s^évanouissent. £lle est si palpable , 
que dans les endroits où une chose surabonde , 
elle n^a aucune valeur, et qu'elle en prend une 
très-grande quand elle est transportée dans: ceux 
où elle manque : il faut donc ou renoncer à sa- 
voir ce qu^on veut dire, ou confesser que les 
négociant sont des producteurs comme l^us les 
autres, et convenir que tout travail est productif 
lorsqu'il produit des ricliesses supérieures à celles 
que consomment ceux qui s*y livrant. C'est là la 
seule upianière raispnnable d'entendre le mot /ira- 
duction. Voyez le livre treizième. 

Il est vrai que par l'effet de l'industrie que 
l'on nomme assez inal agricole^ les matières chant 



334 COMMKKtAIBï:. 

gent le plus ^ouTent de nature; qntVmixisint 
manufacturière n'en change oltlinairemeiit que 
la forme (encore cela n^est pas Trai des arts chi- 
miques, et ils le sont {fresque tous plus ou moitié); 
et que Tindustrie commerçante ne faft qUè les 
changer de lieu. Mais qu'est-ce que cela ait, si 
ce dernier changement est utile coitlfùe ks au- 
tres ? si c'est une dernière &çoti nécessaire pour 
faire valoir toutes les autres ? et si cette dernière 
façon est si fructueuse, qu'elle produit un accrois- 
sèment de valeur très-supérieur aux fraii ^a^dle 
coûte? 

On dira que cet accroissement de yaledr sou- 
vent n'a pas lieu , et que souvent la marcbandise 
est petdoe, ou déte'riot^e ; ou arrite à contre- 
temps, et que le trattail du commerçait se trouve 
infructneut. Mais il en est de ménie du travail 
de l'agricultètfr et dû manufacturier, quand ils 
sont mal entendus ou tontrariës par des acci- 
dens. On dira encore qwe souvent le commerçant 
ne fait que nous apporter des objets de con- 
sommation inutiles, que noiïs aurions e'té neu- 
reuit d'ignorer; que hous y ptenons goût; que 
nous nous ruinons pour nous les procurer, et 
qu'ainsi il nous appauvrit aâ lieu de nous errn- 
chir. Mais il en est de ttième souvent de Pagn- 
culture et des arts. Si je fois d'une vsiste cam- 



LIVRES XX, XXI. 335 

pagnie un champ de roses , si j^emploie beau* 
c0np d4 monde à les cultiver et à les recueillir, 
beaucoup de Inonde encore à les distiller, et qu^il 
ne résulte de tout cela que la Satisfaction très- 
passagère de quelques belles dames qui se par- 
fument en dépensant des sommes considérables, 
au moyeti desquelles on auroit.pu exécuter des 
ouvrages très-durables et très-utiles; certaine- 
ment il y a perte de richesse : mais la perte n^est 
pas dans la production, elle est dans la consom- 
mation. Si on avoit expot^é cette essence de roses, 
on auroit pu avoir eti retour beaucoup de choses 
de première nécessité. Dans tous les cas, il y a 
similitude complète entre le travail du commet^ 
çant et celui de Fagriculteur ou du manufacturier. 
L^un ti'est ni plus ni moins e$$entietlement prch- 
itutififàt Tautre. Tous ne réussissant pas, sont 
en pui'e perte ; tous réussissant , produisent ac- 
croissement de jouissance , si on consomme ; ac- 
croissement de richesse, si on ne consomme 
pfts. An reste, peu impose le nom que Ton 
donne à l'industrie des commerçàns, pourvu que 
ce nom ne conduise pas à de fafùsses consé- 
quences, et que Y on voie bien ce que c^est que 
le commerce, dout les commerçans ne sont que' 
les ageHid. Il me setnble que nous nous eu sommes 
rendu compte assez nettement, pour pouvoir 



334 COMMKKtAlBlS. 

gent le plus âouTent de nature; ^ "^ 
manufacturière ti^en change oH^ ^ ^ 
la /iwm^ (encore cela n'est pafT ^ | j^ 
miques,eiiU le sont {fresque/ | ^' -^^ ?! 
et que Tindustrie commet^ '% ^ ^ ^ 
changer de lieu. Mais qr ^ ^ e^- ^ -f^ 
ce dernier changemeiT i 1 ^ ^ ^ ^ yî 
très ? si c'est une àtr^ | "l- | ^ ^ ? ^ 
faire valoir toutes 'f | f ^ ^ ^ ^ 
façon est si frncto (a t ^^ 
sèment dévale»/! |' f' ' 
coûte? ^Ij'^ 1*^'^ 

On^nfl/ ,s'ilnede- 

yent n'a |^ / ^^ ^ ^-^^ ^«* P^^^^^' '"^ 

est perf '^ - ** ^^'^ comme bien des 

Içnjp^ -^s hommes d'élat trop ad- 

infri' <*nt, même dans cette supposition, 

lie ^'^^ intérieur demanderoit encore toute 

^ attention ; et, dans tous les cas , il est lou- 

jrs de beaucoup le plus important, surtout 
^'^our une grande nation. En efiEet, de même que 
' tant qu'il n'y a pas du tout d'échanges entre les 
hommes d^un même canton, ils sont tous étran- 
gers les uns aux autres et (ous misérables , au 
lie u qu'en s'entr^aidant, ils augmentent prodigie"" 
sèment leur puissance et leurs jouissances; de 
même dans un g^rand pays, si chacune de ses 



\ , 



xivRES XX, xxi. 337 

'^/^ ^^ isolée et sans communication , 

\ ' dans le dénûment et dans une 

^^ ^^^ Heu qu'en formant des liai- 

^. 'V ^rj' ^< '^^fi profite de Tindustrie 



^^^ ^^%^ ^ploi et le dëveloppe* 



\^^ "^ ^^. Xces. Prenons pour 

\^''^S"\^<^ '^y "''^^* ""^^ contrée 

'^^j^C 'Hv "%• ^* ''^ï^s la hation 

^4^^ ^/ <> fnvironnee 

>,^ ''^^ ^ . =«^116 a. des por- 

^ '? lerliles en grains , 

^ > qui ne sont bonnes 

a'autres formées de coteaux 
^, sont bons qu'à la culture des vi- 
.ufres enfin plus montagneuses , qui ne 
. ent guère produire que des bois. Si chacun de 
ces pays est^réduit à lui-même, qu'al*rive-t-il?Il est 
clair que dans le pays à blé , il peut encore sub- 
sister un peuple assez nombreux , parce que du 
moins il a le moyen de satisfaire largement au 
premier de tous les besoins , la nourriture. Ce- 
pendant ce besoin n'est pas le seul ; il faut le 
Tétement, le couvert, etc. Ce peuple sera donc 
obligé de sacrifier en bois, en pâturages, en 
mauvaises vignes, beaucoup de ces bonne$ 
terres, dont une bien moindre quantité auroit 
suffi pour lui procurer par voie d'échange , ce 
vui. 2a * 



336 COMMENTAIRE. 

poser quelques principes certains , et nous dé- 
cider sur les différentes questions qui peuveiit 
naître diaprés des vues générales et constantes. 
Revenons donc à notre auteur, et essayons d^exa- 
miner quelques-unes de ses opinions. 

Montesquieu , qui s^est épargné la peine que 
nous venons de prendre , semble ne voir dans le 
commerce que les relations des nations entre 
elles, et leur manière d^influer les unes sur les 
autres. Il ne dit pas un mot du commerce qui se 
fait dans Tintérieur d'un pays; et il paroît sup- 
poser qu'il seroit nul et d'aucun etfet, et qu'il 
ne mériteroit aucune considération , s'il ne de- 
voit pas donner le moyen de faire des profits sur 
les 'étrangers. Il pense en cela comme bi^n des 
écrivains et bien des hommes d'état trop ad- 
mirés. Cependant, même dans cettç supposition, 
le commerce intérieur demanderoit encore toute 
notre attention ; et, dans tous les cas, il est tou- 
jours de beaucoup le plus impoi^itant, surtout 
pour une grande nation. En /çfif t, de même que 
tant qu'il n'y a pas du ^out d'échanges éptre les 
hommes d'un même canton , ils sont tous étran- 
gers les uns aux autres et tous misérables , au 
lieu qu'en s'entr'aidant^ ils augmentent prodigieu- 
sement leur puissance et leurs jouissances; de 
même dans un grand pays, si chacune. de ses 



LIVRES XX, XXi. 337 

parties demeure isolée et sans communication , 
elles sont toutes dans le dënûment et dans une 
inaction forcëe ; au lieu qu^en formant des liai- 
sons entre elles, chacune profite de Findustrie 
de toutes, et y trouve l'emploi et le développe- 
ment de ses propres ressources. Prenons pour 
exemple la France , parce que c'est une contre'e 
très-vaste et très-connue. Supposons la hation 
française seule dans le monde, ou environnée 
de dëserts impossibles à traverser. Elle a des por- 
tions de son territoire très-fertiles en grains , 
d'autres plus humides, qui ne sont bonnes 
qu'aux pâturages, d'autres formées de coteaux 
arides , qui ne sont bons qu'à la culture des vi- 
gnes, d'autres enfin plus montagneuses, qui ne 
pieuvent guère produire que des bois. Si chacun de 
ces pays est^réduit à lui-même, qu'atrive-t-il? Il est 
clair que dans le pays à blé , il peut encore sub- 
sister un peuple assez nombreux , parce que du 
moins il a le moyen de satisfaire largement au 
premier de tous les besoins , la nourriture. Ce- 
pendant ce besoin n'est pas le seul ; il faut le 
vêtement, le couvert, etc. Ce peuple sera donc 
obligé de sacrifier en bois, en pâturages, en 
mauvaises vignes, beaucoup de ces bonnes 
terres, dont une bien moindre quantité auroit 
suffi pour lui procurer par voie d'échange , ce 

YUI. 2a ' 



338 COMMENTAIRE. 

qui lui manque , et dont le reste auroit encore 
nourri beaucoup d^aulres hommes. Ainsi , ce 
peuple ne sera d^jà pas si nombreux que s^il 
avoit eu du commerce ; et. cependant il man- 
quera de bien des choses. Cela est encore bien 
plus vrai de celui qui habite les coteaux propres 
aux vignes. Celui-là, si même il en a Tindustrie, 
ne fera du rin que pour son usage, n'ayant où 
le vendre. Il sV'puisera dans des travaux ingrats, 
pour faire produire à ces côles arides quelques 
mauyais grains, ne sachant où en acheter. Il man- 
quera de tout le re^e. Sa population , quoique 
encore agricole , sera misérable et rare. Dans le 
pays de marais et de prairies, trop humide pour 
le blë) trop froid pour le riz, ce sera bien pis. 
Il faudra nécessair^mept renoncer à cultiver, 
se réduire à être pa$teur, et même ne nourrir 
d^animaux qu^autant qu'on en peut manger. 
I^our le pays de bois ^ il n'y a de moyen d y 
vivre que la chasse , à mesure et autant qu'on y 
trouve des animaux sauvages, sans songer seu- 
lement k conserver leurs peaux ; car qu'en fe- 
roit-on ? Voilà pourtant l'état de la France, si 
vous supprimer toute correspondance entre ses 
parties. Une moitié est. sauvage, et l'autre mal 
pourvuer 

Supposez au contraire cette correspondance 



LIVRES XX, XXI. 539 

active et facile, quoique toujours sans relation 
extérieure. Alors la production propre à chaque 
canton ne sera plus arrêtée par le défaut de dé- 
bouchés, et par la nécessité de se livrer, en dé- 
pit des localités, à des travaux très-ingrats, mais 
nécessaires faute dVchanges , pour pourvoir par 
soi-même , tant bien que mal, à tous ses besoins, 
ou du moins aux plus pressans. Le pays de bonne 
terre produira du blé autant que possible , et en 
enverra au pays de vignobles , qui produira des 
vins tout autant qu^il trouvera à en vendre. Tous 
deux approvisionneront le pays de pâturages, 
où les animaux se multiplieront à proportion 
du débit, et les hommes à proportion des sub- 
sistances que leur procurera ce débit; et ces trois 
pays réunis alimenteront, jusque dans les mon^ 
tagnes les plus âpres, des habitans industrieux 
qui leur fourniront des bois et des métaux. On 
multipliera les lins et les chanvres dans le nord, 
pour envoyer des toiles dans le midi, qui mul- 
tipliera ses soieries et ses huiles pour les payer. 
Les moindres avantages locaux seront mis à prp^ 
fit. Une commune tout en cailloux fournira des 
pierres à fusil à toutes les autres, qui n^en ont 
pas et qui en ont besoin ; et ses habitans vivront 
des produits de ces échanges. Une autre tout en 
rochers enverra des meules de moulins dans 

23. 



340 COMMENTAIRE. 

plusieurs provinces. Un petit pays de sable Ta 
produire de la garance pour toutes les teintures. 
Quelques champs d^utie certaine argile donne- 
ront de la terre pour toutes les poteries. Les ha- 
bitans des côtes ne mettront pas de bornes à 
leurs pèches, pouvant envoyer dans l'inlërieur 
leurs poissons sales. Il en sera de même du sel 
marin , des alcalis des plantes marines , des 
gommes' des arbres rësineux. On verra naître 
partout de nouvelles industries , non-seulement 
par rechange des marchandises, mais encore par 
la communication des lumières. Car si nul pays 
ne produit tout , nul n^invente tout. Quand des 
communications sont établies , ce qui est connu 
dans un endroit Test partout ; et on a bien pluÀ 
tôt fait d^apprendre ou même de perfectionner, 
que d'inventer. D'ailleurs , c'est le commerce lui- 
même qui inspire l'envie d'inventer; c'est même 
sa grande étendue qui seule rend possibles bien 
des industries. Cependant ces nouveaux arts oc- 
cupent une foule d'hommes qui ne vivent de 
leur travail que parce que celui de leurs voi- 
sins ëtant devenu plus fructueux peut suffire à 
les payer. Voilà dt>nc cette même France , tout à 
l'heure si indigente, remplie d'une population 
nombreuse et bien approvisionnée , et par con- 
séquent devenue heureuse et riche , sans qu'elle 



LIVRES XX, XXI. 541 

ait £iit le moindre profit sur aucun étranger. 
Tout cela est du au meilleur emploi des avan- 
tages de chaque localitë , et des facultës de chaque 
individu ; et remarquez que pour cela il est in- 
différent que ce pays soit riche ou pauvre en or 
et en argent. Car, si ces métaux précieux y sont 
rares, il. en faudra une très-petite quantité pour 
payer une grande quantité de marchandises ; s'il 
y en a beaucoup , il çn faudra davantage. Voilà 
toute la différence. Dans les deux cas, la circu- 
lation se fera de même. Têts sont les miracles 
du commerce intérieur. 

Je conviens que j^ai pris pour exemple un pays 
très-vaste et très-favorisé de la nature. Mais les 
mêmes causes produiroient les mêmes effets 
dans tous , proportion gardée de leur étendue et 
de leurs avantages, excepté toutefois dans ceux 
qui seroient absolument incapables de fournir 
les denrées de première nécessité en quantité 
suffisante. Pour ceux-là^ il est certain que 1« cdm- 
merce. étrangers est indispensable pour quMls 
soient habités , puisque lui seul peut les appro- 
visionner de ces denrées nécessaires à la vie. Ils 
sont. dans le cas des parties montagneuses ou 
marécageuses de la France dont nous venons d'o 
parler, qui ne doivent leur population qu'à leurs 
communicaticms avec les parties fertiles. Pour 



342 COMMEKTAIILE. 

tous les autres pays, le cammerce étranger nVfit 
qu'accessoire et de surérogatioo. 

Je ne prétends pourtant pas nier rntilitë du 
commerce extérieur. Ce que nous venons dé dire 
nous montre même quel est son plus grand aian- 
%^t^. £n effet, puisque le con^nerce • intérieur 
produit t^nt de bien , par cela seul quHl anime 
l'indusiiie , etpuisqu^il unanime si puissamment 
rilulusirie ^que parce qu'il accroît la possibilité 
du débit, ou, comme Ton dit, parce qu'il aug- 
menta, l'étendue du marché pour les productions 
de chaque partie du pays, il est < manifeste. que le 
con^merce ei^(éiîeur , .en agrandâasant: encore 
prodigieusement le marché, anigmenteide méniie 
rindusjtrie.'i&t les produits. La France elk-méme , 
quoique pl^is en état pieitt-étre qu'aucun pi^ys de 
se |)a^^r de tomis les autres, seroit cependant 
privée' de ibeauooupidé jouissances, si elle ne ti* 
roi< pa^ des denrées «des quaire parties du monde ; 
et^plp^eurs de. .se& ùktiquè^ actuelles , ntème des 
|f lù^inéoeasairés , ont un besoin indispensaiode de 
jq^îi^res^premiègires qui TiefHdexrt.desextréinibes 
de \qk teirre> Qi9l peut Bftémé ajouter que ««rtaiaes 
pKoyijiiioes ,^quoique faifiantpartie du ménM corps 
politique, ont -souvent mràis.de facilité à /cmu* 
nmniqueff csiiïre'ettes qu'avec certains pays étran* 
gers; Aiwi il est plrns aise >de laMré .arriver ïc% 



LIVRES XX, XXI. 545 

vins de Bordipaux en Angleterre , les. draps de 
Languedoc en Turquie, ceux de Sedan en Alle- 
magne, ^ue dans beaucoup de parties de la 
France ; et réciproq^uemenl , beaucoup de choses 
peavent souyenl être tirëes pins commodément 
de Tétranger que de son pro^^re pays; et alors 
c^est une grande maladresse de s'en priver. Ijt 
commerce étranger sert donc- aussi Tindustrie ; et 
ce que nous venons de voir des effets du coiti- 
merce intérieur n^us pronvte combien est pré- 
cieuse cette ^ropriët^ de développer IMiidustrie. 
Que penser donc de ç.e^x qui ne tiennent aucun 
compte de cet avantage',' qui ne font aucune* at-^ 
tention au commerce intërieur , et qui né voient 
dans le commerce^ extérieur qu^un moyen d^a^t- 
traper quelques écus^aux nations étrangères? 'Oïl 
peut dire, sans bésiler, qu'ils n*ont pas les pre- 
mières notions de la manière ddnt. se fbrmént et 
se distribùetit'les richeisses dei^'*' nations. Il faut 
convenir que c'e&l le cals' où se trouve notre au- 
teur, malgré toiles ses lumières^. 

Aussi, après quélquei^ fifhrûses' vagues sur les 
effets moraux du commerce (et nous en parle- 
rons plus loi^), il établit tout de suite qu'il y 
a deux espèces de commerce : le commerce dé 
We, et ciçlui d'^çpapmve.; (^U ftdèleii son sys- 
tème de faire tout dériver de trois ou quatre 



344 COMMENTAIRE, 

formes de gouvernement qu^il a juge à propos 
de distinguer, il ne manque pas d'ajouter que 
l'un de ces deux commerces est plus convenable 
à la monarchie , et Fautre à la république ; et 
il trouve beaucoup de raisons pour que cela 
soit ainsi.. Le vrai est qu'il n'y a jamais eu, et 
qu'il n'y aura jamais de commerce de luxe. 
Qui dit luxe ^ dit consommation, et même con- 
sommation .excessive. Le. commerce, l'industrie 
commerciale, fait partie de la production. Ces 
deux choses . n'ont rien de commun. Si l'on 
entend par commence de luxe, que les uns de* 
pensent ce que les autr.es gagnent,,. gagner est 
une chose « et manger en est une autre toute 
difS^rente (i)*^^ commerce de luxe veut dire le 
commerce des choses servant au luxe,, rien 
n'empêche que les rëpublicaûis hollandais n'ap« 
portent de la porcelaine de la Chine, des schalls 
de Cachemire, des diamans de Golcqnde, quoique 
ce soient des courtisant français ou allemands 
qui aient la sottise de. les acheter. Dans. tous 
les cas , M. Say a bien raison de dire : Tout cela 
ne signifie absolument rien. Il ,en faut dire autant 
des raisonnemens par lesquels Montesquieu croit 

(i) Nous l'ayons déjà dit, livre VII. Un joaillier n'a point de 
Inxe , quoiqu'il dépense beaucoap en pierreries ; ce sont cens qai se 
parent de ces bijoiiz ^ qai ont du liiie.. . . 



LIVRES XX, XXI. 345 

ppouYer qu^fin commerce ioujoûrt désavantageux 
peut être Utile ; ou que /â faculté accordée aux 
négocians de faire ce qu'ils veulent seroit la ser- 
vitude du commerce; ou que l'acquisition que Con 
peut faire de la noblesse à prix d'argent encourage 
beaucoup les négocians ; ou que les mines d'Al- 
lemagne et de Hongrie font valoir la culture des 
terres, tandis que le travail de celles du Mexique 
et du Pérou la détruit ^tt autres maximes de la 
même force. De tout cela 00 est oblige de con- 
clure encore ayec M. Say , que , quand un auteur 
parlant de ces choses se forme une vue si peu nette 
de (leur vraie nature, si par hasard il vient à 
rencontrer une vérité utile, et s'il lui arrive de 
donner un- bon conseil, c'est fort heureux, k^he- 
▼ons donc d^expliquer nettement , s^il se peut, 
les eïïtïs du commerce extérieur. Jusqu^à pré- 
sent cela n^a jamais été fait suffisamment; et si 
nous y réussissons , ce ne sera point par bon- 
heur , mais bien par les déductions les plus rigou* 
reuses, que cette connoissance nous conduira à 
beaucoup de vérités utiles trop méconnues. 

Nous avons vu que, de même que le com- 
merce d'homme à homme constitue seul la so- 
ciété, et est la cause première de toute industrie 
et de toute aisance, dé même le coQ[imerce de 
canton à canton et de province à province dans 



546 COMMEKTAIRE. 

rintémuT dii même corps politique, >do«in« un 
nouvel essor à celtç industrie, et produit nu 
nouvel accroissement de bien<-être, de popula* 
tion et de moyens ; et que le Commerce extérieur 
2(ugmente encore tous ces biens, que le ç6m* 
merce intërieur a fait naître, et contribue à 
mettre en valeur tous les dons de la nature, 
en rendant le travail des hommes plus fructueux 
et plus productif (i). Cette propriété est leplus 
grand de tous les avantagés du commerce ex- 
térieur; et, quoique vraiment incalculable, cet 
avantage peut pourtant être reprësetit^ par des 
nombres qui en donneront une ïéée approxi- 
mative. Imaginons vingt >hômmes travaillant 
séparément et sans s'aider : ils 'feront dé Tou- 
vrage comme mngt^ et, si nous les supposons 
tous égaux en capacité , ils auront des jouissances 
chacun comme 4m. ^Slls se réunissent et s*en- 
tr'aidetit, par cela- seul ils feront de Touvrage 
comme qtmrantey et peut-^tre comme qwUrt* 



(i) If 'otbMooA jamais q«c ttavk'U ppoduetif est celui dont il ré* 
8ijfe.f|ea ▼aleyr«.6U{/éi'i|^Mres à celle» qjue GpUBOiiuAeiit ceux qui s'y 
livrent* l^^e travail des soldats, des gouvernans, des avocats, des 
médecinàV p'^ut être' utile ;* mais il n'est pas productif, puisqu'il 
n'en ra4:e.riea»..0e)9i d'ua qs^^cid^eiu ou d'ao nan«f«ct«rver, qiù 
dépenseroit dix mille francs pour en produire ciiiq , n'est poipft pro- 
ductif non plus , et ne sauroit être utile , à moins qu'il ne le soit 
comme expérience. ' ' ' 



IiIVRSS XX, XXI. 547 

vingts; «t par eonaëquent ik jouiront chacun 
comme émx on comme quatre. S^îls profitent 
de cet ayantage, -du loôsur :qn^ii le«ir procure, 
de Teisprit qu^il leur donne^ pour découvrir de 
nouyeiks ressources , ponrinyonterde nouyieaux 
vaoj^s^^ , pour se procurer de nouvelles matières 
premières» ils pourroar produire* coimiie cent 
iûiiJpante , coBime trou cent vingt, et puir comme 
h^Ut. ou coasame s^r^z^^ .* enfin leur industrie se 
perfeçtiQnnant indîéfinime&t , car il>est impos- 
sible d'ei^ assigner le terme,: ils arriveront peut^ 
élr^<, ^^ils 0oûi trèsrMattellij^BS ou trèa-favorises 
d^ la nat^ra, jusqu^à produire coqime mHle^ 
et même comme d^Um.miH^^ et par. suite à jouir 
chacun comme dnçfwmie ou ooaime cent y si 
Fëgalitié $|i)>$is4e entre euic; o« à vivre cent ou 
deux, cents. iiur Iri même terrain où ils n'étoient 
que vi^»gt:, et à avoir encore des jouissances 
commed^ta;<au lieu.d^un^ le tout sans avoir gagne 
la a^apindre. C'boiie^.sur. aucun étrvager. 

Ces évaluations ne rant pas forcées, elles 
sont imème aihdessous de la vérité.' Il y a plus 
que cette difS^nce tMw Tisolement sauvage 
et lajsociété créée. *e* perfectionnée par l'inven- 
tion des échangea», surtout svcett^ société. étoit 
assez bien, ordoiwiée pQùr ,quie Fégalité s'y 
maintint» qu que. du» moins l'inégalité «'y in- 



548 COMMENTAIRE. 

troduisît le moins possible, et ^e par suite 
beaucoup de moyens ne devinssent pas inutiles 
ou nuisibles. (Voyez Farticle du Luxe, livre sep- 
tième.) Le plus grand avantage du commerce 
extérieur, on ne sâuroit trop le répéter, est 
donc certainement de contribuer à cet heureux 
phénomène en augmentant Tétendue du marché; 
et c^est. celui auquel on n^a presque jamais 
pensé , et que l'on a toujours été prêt à sacri- 
fier à l'appât d'un gain sordide et k l'apparence 
du moindre profit à faire sur l'étranger. Je dis 
à l'apparence ; je ne prétends pas insinuer par- 
là que ce profit soit toujours illusoire ; c'est ce 
que nous verrons : je soutiens seulement que 
c'est à tort qu'il a été l'objet unique de la plu- 
part des politiques, et qu'il n'est rien en com- 
paraison de l'avantage qu'a le commerce de 
créer la société et de développer l'industrie, 
avantage qui appartient éminemment au com- 
merce intérieur, auquel contribue subsidiaire- 
ment le commerce extérieur, ce qui constitue à 
mes yeux son plus grand mérite. Au reste, 
puisqu'on a attaché une importance très-exagérée 
au profit direct qu'une nation peut faire sur les 
nations étrangères par le moyen de son com- 
merce avec elles, il convient d'examiner plus 
en détail ce profit , pour voir nettement en quoi 



LIVRES XX, XXI. 349 

il consiste, et jusqu'à quel point on peut le 
connoître. 

Le commerce extérieur peut être profitable , 
ou plutôt les nëgocians qui le font , peuvent aug- 
menter directement la masse des richesses natio- 
nales par les gains qu'ils font sur les étrangers 
ayec lesquels ils trafiquent; et cet effet , ils peu- 
vent le produire de plusieurs manières «diffé- 
rentes. 

Premièrement, ils peuvent n'être que les voi- 
turiers et les commissionnaires des étrangers. 
Dans cette supposition, ils sont plutôt artisans 
que commerçans. £n cette qualité, ils reçoivent 
des salaires. Ils vivent de ces salaires, quand 
même leur pays ne produiroit rien. C'est une 
somme de richesses qu'ils y importent. S'ils la 
consument tout entière à leur subsistance an- 
nuelle, elle se borne à entretenir dans le pays 
une portion de population qui n'y existeroit pas 
sans elle. S'ils ne l'emploient pas en totalité, et 
s^ils font quelques économies , ces économies 
sont autant d'ajouté à la masse permanente des 
richesses nationales. 

Secondement , ils peuvent aller acheter dans 
un pays étranger des denrées qui y sont à bon 
marché , et les revendre dans un autre où elles 
sont chères. La différence suffit pour payer la 



35o COïlIM£NTÀIRE. 

subsistance de ceux qu^ils emploient et la leur , 
en un mot , tous leurs frais , et leur donner un 
bénéfice. Ce bénéfice ^ soit en argent , soit en 
denrées, et même toute la partie de lettrs frais 
gagnée par les natif>aaux, est une masse de 
moyens qu'ils ont ajoutés à ceux de leur patrie , 
puisque tout cela est payé pér des étrangers. Si 
cette masse de moyens nVst pas totalement con- 
sommée annuellement, ce qui en reste écono- 
misé est autant d^ajouté au fonds de la richesse 
nationale. Ce second cas est celui du commerce 
de transport. 

Troisièmement , les commerçans prennent 
chez eux des denrées qui n^ont qu'un vil prix 
dans le grand marché de TEurope et de toutes 
les nations civilisées ; ils les portent au loin , et 
ils rapportent dans leur pays d'autres denrées , 
qui ont une grande valeur chez toutes ces na* 
tions. La différence dans ce cas couiirre les frais 
et bien au delà. Ces frais ^ fussent^ils payés à des 
étrangers , il y a bénéfice. C^est cette opération 
que Ton fait, quand on va che^des sau^van^es tro- 
quer des grains de verre et autres bagatelles 
contre de la poudre d'or, de J'ivoire, des four- 
rures , et autres choses précieuses. Certainement 
alors on a augmenté la masse des richesses de la 
société dont on fiiit partie. Iln^est pas nécessaire, 



LIVRES XX, XXI. 35l 

pour en être snr, de savoir si ces richesses im* 
portées sont consommées dans le sein de cette so- 
ciété , ou réexportées , gaspillées on mises à pro* 
fit. C^est là une autre question. Cest celle de la 
consommation ; elle est étrangère à celle de la 
production. Ces richesses peuvent être perdues 
de nouveau, mais elles sont acquises ; c^est tout 
ce qu'il nous faut pour le moment. 

Quatrièmement 9 les négocians peuvent aller 
chez des étrangers acheter des matières pre«- 
mières , les faire fabriquer chez eux , et les re- 
porter avec profit à ces mêmes étrangers ou à 
d^autres. C^est ce que fodt des marchands fran- 
çais , qui tirent d^£spagne des cuirs bruts qu^ils 
y renvoient tannés , et des laines qu^ils y ren- 
voient en draps. Leur bénéfice , et même le sa- 
laire de tous leurs agens^ est un profit pour leur 
patrie ; car Tobjet unique de ce commerce étant 
de fournir les étrangers > toute Tindustrie qu^il 
met en œuvre est exclusivement payée par eux. 
Les artisans qu^il emploie sont à la solde de ces 
, , étrangers , comme les voituriers et les matelots 
qui leur conduisent la marchandise. Aussi ce 
commerce est-^il, de beaucoup, celui de tous 
qui £aiit entrer le plus de richesses dans le pays ; 
mais il est à remarquer que cet effet, il le pro- 
duit bien moins par les bénéfices du négociant. 



35â COMMENTAIRE. 

qui peuvent être très-peu de, chose, que par la 
grande masse d^industrle qu^il développe et quHl 
met en mouvement. Car le développement de 
rindustrie est toujours , dans toutes les supposi- 
tions et sous tous les rapports , ce qu^il j a de 
plus utile à une société d^hommes. 

Enfin le cinquième genre de commerce exté- 
rieur , est celui qui consiste à exporter toutes les 
denrées et marchandises dont on n*a pas be- 
soin , que , sans ce commerce , on n^auroit au- 
cun intérêt à produire , et qu'assurément on ne 
produiroit pas ; et à importer toutes celles dont 
on manque absolument, ou qu*on ne pouiroit 
se procurer chez soi que beaucoup plus chère^ 
ment. C'est ce commerce qui a lieu le plus or-* 
dinairement entre les natiqns. Les autres , dont 
nous -venons de parler, ne sont , polir ainsi dire , 
que des cas particuliers et d'exception. C'est ce- 
lui-ci qui compose la presque totalité du com- 
merce extérieur de la plupart des peuples. C^est 
lui qui secourt puissamment le commerce inté* 
rieur, en agrandissant le marché, et qui l'aide à 
atteindre ce but si important , d^augmenter les 
acuités des citoyens , en développant leur in- 
dustrie , et de les approvisionner de tous les 
moyens de jouissance que cette industrie les 
met en état d'acquérir. Cet objet est si capital. 



LIYHES XX, XXI. 553 

cet intérêt est si majeur, qi?il absorbe tous les 
autres , et qu'il faut compter pour rien parmi 
les avantages de ce commerce , le bénéfice que 
peuvent y faire les négocians qui eh sont les 
agens. 

Il faut pourtant que ce bénéfice ait lieu pour 
que les négocians prennent la peine de faire le 
service; et, s'il n'avoit pas lieu, ce seroit une 
preuve que leur service n'est ni utile ni agréable , 
et que leurs opérations sont sans objet. Elles 
cesseroient. Ce bénéfice a donc lieu. Mais pre- 
mièrement , il est nécessairement pris en partie 
sur les nationaux , et il est impossible de déter- 
miner la part qu'ils ont dans les sacrifices que 
les agens de l'échange exigent des échangistes. 
Secondement , il est nécessairement partagé par 
les négocians étrangers avec lesquels ceux du 
pays correspondent ; et il est bien vraisemblable 
qu'en général les uns et les autres respective- 
ment gagnent à peu près ce que les vendeurs et 
les acheteurs de leurs pays sacrifient Ainsi ce 
n'est point une conquétesur l'étranger. Troisiè- 
mement enfin , et il faut encore le répéter, ce 
bénéfice est une misère, en comparaison des au- 
tres avantages de ces transactions et de l'immense 
masse de richesses qu'elles mettent en mouve- 
ment et qu'elles font naître ; et j'ose affirmer, 
vni. a5 



354 COMMENTAIRE. 

contre Topinion vulgaire ^ quMl ne mérite aucune 
attention de la part du-^politique philosophe. 
Ainsi on ne doit point compter ce commerce , 
de beaucoup le plus utile et le plus, considérable 
de tous , au nombre de ceux qui augmentent i/f* 
reciement la masse des richesses nationales , pré- 
cisément parce quMl est celui qui les augmente 
le plus indireçtemenU 

, Voilà, je pense, les principales espèces de 
commerce qu^une nation peut faire à Télranger. 
Cette classification n^e^t pas très-rigoureuse , il 
ne faut pas y at^cher trop d^importance. Elle a 
son inconvénient , comme toutes les classifica- 
tions,; c'est que les êtres réels se plient difficile- 
ment à ces manières générales et abstraites de 
les considérer. Il n'y ;a peut-être pas une seule 
opération commercis^le effective et réellement 
existante, qui puisse être rangée exclusivement 
et uniquen^ent dans une de ces cinq classes , et 
qui n'appartienne pas. aux autres paj* <|uelques- 
unes de sts paities. Néanmoins, cette, analyse 
à^^, effets les plus m^cquans du commerce exté- 
rieur commence à répandre; sur cette matière 
quelques, lumièr^es , et npuS; met à même d'exa- 
min^ft c.ô que nous devons^ penser de ce que l'on 
app^elle communément la balança du commerce. 
llf;^ut convenir que. ces d^uj^ TOQt§^ n'offîrenl 



LIVRES XX, XXI. 355 

pas toujours un sens bien net ; et peut-^tre même 
que si ceux qui les ont le plus employés , avoient 
creuse davantage dans le fond du sujet , ils au- 
roient trouve qu'ils n^ont aucun sens. Cepen- 
dant , sans trop se reitflre compte ni de la cause 
du fair , ni de la manière dont il arrive , ni de la 
pôssibîlitë qu^il arrive , quand on croit qu^une 
nation. envoie plus de valeurs à Tëtranger qu^elle 
n^en reçoit , on dit généralement que la balance 
lui est défavorable; et, dans le cas contraire, on 
dit qu'elle est en sa faveur. Voilà ce qu'on en- 
tend à peu près par cette balance du commerce , 
que Ton a tant d'envie de faire pencher de son 
côté. 

Mais , premièrement , il est manifeste que , pour 
que celte idée de balance ne soit pas tout-à-fait chi- 
mérique ,• il ne faut pas borner lé mot valeurs à ne 
représenter que les espèces monnoyées ou même 
les métaux précieux ; car Tor et l'argent sont bien 
loin d'être notre seule richesse ou même la prin- 
cipale partie de nos richesses ; et il est très-clair 
que quand je donne pour cinq cents francs dW- 
gent, et que je reçois pour six cents francs de 
marchandises , je gagne cent francs , et que , par 
conséquent, une nation pourroît faire beaucoup 
de profits sur une autre , à laquelle pourtant elle 
enverroit plus d'argent qu'elle n'en' recevroit 

a3. 



356 COMMENTAIRE. 

d'elle. Cette seule raison, quand iln^y en auroit 
pas beaucoup d^autres , suffiroit pour prouver que 
le cours du change, dont on tire tant de consé- 
quences téméraires , est un indice très - insigni- 
fiant de Tétat de la balance. Car il ne peut tout 
au plus qu'indiquer que* Ton yerse plus d'ar- 
gent d'un côté que de l'autre ; et encore il ne 
le fait que d'une manière très-peu sûre. Or, se 
décider sur ce seul symptôme, c'est juger du 
tout par une partie, et par une partie très-mal 
connue. 

Secondement, il n'est pas moins évident que , 
même en admettant la double supposition qu'une 
nation civilisée peut recevoir d'une autre nation 
civilisée aussi , plus ou moins de valeurs qu'elle 
ne lui en livre , et qu'on peut le savoir , pour ju- 
ger de la balance du commerce pour ou contre 
cette première nation, il faut au moins bien réu- 
nir toutes les branches de son commerce exté- 
rieur, et ne pas se décider d'après l'examen d'une 
partie séparée et isolée. Car il se pourroit que 
cette nation ne perdit avec une autre que pour 
gagner davantage avec une troisième , ou n'aclie- 
tât très-cher une denrée dans un endroit que 
pour en vendre une autre encore plus cher en 
retour, ou pour s'en procurer d'autres à très- 
grand marché. C'est donc de l'ensemble , et uni- 



LITRES XX, XXI. 357 

quement de Tensemble que Ton peut juger , si 
toutefois on peut en juger. . 

Mais pour en juger, il faut le connoîtrê. Or, 
est*U bien certain qu'on puisse le connoîtrê , 
même à peu près , ou plutôt à beaucoup près ? Pre- 
nons d'abord la quantité des marchandises , qui 
est la circonstance la plus facile à constater. Quel- 
que rigoureux que soit devenu le régime des 
douanes dans beaucoup de pays , il n'y a aucun 
gouvernement qui puisse se flatter de connoîtrê 
exactement par ses employés la quantité de toutes 
lés marchandises qui passent les frontières , soi^ 
pour entrer, soit pour sortir. Les produits de la 
contrebande sont toujours considérables et im- 
possibles à savoir au juste. Les déclarations des 
marchandises qui passent sans fraude , sont tou- 
jours infidèles. Celles qui ne paient rien , soit 
en entrant, soit en sortant (et il y en a toujours 
beaucoup), sont déclarées très-négligemment, 
ou ipéme né le sont point du tout. Ainsi , on est 
déjà bien loin de son compte , même pour la 
quantité , qui est pourtant ce qu'il y a de moins 
difficile à vérifier. 

C'est bien pis pour là qualité. Cependant elle 
influe bien davantage sur les valeurs. Nos ri- 
chesses sontsi multipliées et si diversifiées, nous 
avons porté tant de recherche et de variété 



358 COMMENTAIRE. 

dans la préparation et la confection des produits 
de la nature et de$ arts, qu^il y a souvent la 
différence d^un à cent , d^un à mille , entre les 
valeurs de deux choses à peu près du même genre, 
ou qui. passent aux barrières sous .les mêmes dé- 
nominations générales ; et ajoutez que ce sont 
toujours les plus précieuses qui sont dissimulées 
ou même totalement cachées, parce qu^en gé- 
néral elles sont peu volumineuses. H est donc 
vraiment impossible d^avoir une connoissance , 
même approximative , de la valeur des marchan- 
dises exportées ou importées par le commerce ; 
et c^ests^abuser absolument que d^accorder quel- 
que confiance , à cet égard , à des déclarations 
grossières et à des relevés de registres , nécessai- 
repient imparfaits et incomplets. 

Ce n^est pas tout. Quand on connoîtroit exac- 
tement la quantité et la qualité , et par suite la 
valeur de toutes les marchandises importées et 
exportées dans le cours d^une année , il £iudroit 
encore savoir combien il en a coûté pendant 
cette même année à tous les aégocians du pays 
pour opérer ces transports , c*est-à-dire tout ce 
quHls ont dépensé en commis , en agens , en 
vaisseaux, en agrès, en nourriture et en paie- 
ment d^équipages et de routiers , jusqu^à ce que 
chaque chose soit arrivée à sa dernière destination. 



LIVRES XX, XXI. 559 

£n au mot , il faudroit connoitre la masse de tous 
leurs frais. Car ces frais sont des sommes avec 
lesquelles ils paient du travail , et avec lesquelles 
ils pourroient le payer pour produire des choses 
utiles, qui augmenteroient le total de- la richesse' 
nationale. Ces sommes doivent donc être dé- 
duites de la valeur des richesses importées. Or, 
ce dernier article est encore plus impossible à 
connoitre que les autres. On n^a nul moyen , 
nul élément pour s^en faire une idée , même ap- 
proximative, lies intéressés mêmes 4Mle savent 
pas, ou du moins ne sauroientpas dire quelles de 
ces dépenses doivent être attribuées au seul com- 
merce extérieur, ou imputées au commerce inlé^ 
rieur, etqiïelles sont' gagnées par rélranget* ou 
par le compatriote. Ëllê^ sepetsdent , eftles se ion- 
dent dans la circulation générale. Voilà donc en- 
core un inconnu important/ 

Enfin, on pouiroit bien aussi -Critiquer sMki 
raison la fixation des valeurs des mak-chandiies', 
faite à Tendroit 011 est la douane. Ge n 'esl pas là 
où elfes ont été achetées , ce n*est pas là qu'elles 
seront eiûployées. -Or, c'est dans ces déulc en- 
droits que feur vafeyr réelle est 'constatée et réa- 
lisée. Plusieurs de ces denrées ont été ou seront 
avariées avant ou après le moment où vous les 
mettez: à prix à votre bureau de douane. D'autres 



360 COMMENTAIRE. 

gagneront beaucoup k être rendues à leur des- 
tination , ou seulement par le seul effet du temps 
qui les bonifie. Quelle nouvelle source d^incer- 
titudes ! 

Si , avec tant de desiderata , quelqu^un peut se 
persuader de savoir quelque chose de la balance 
dont il s^agit , c Vst un intrépide fiaiiseur de chif- 
fres. Mais il y a-bien plus. Quand on le sauroit, 
quand. on supposeroit, ce qui est impossible, 
que Ton sait réellement de science certaine que, 
dans le cfgprs dVne ou de plusieurs années , il 
est entré effectivement dans un pays une somme 
de valeur plus grande que celle qui en est sor- 
tie, à quoi cela meneroit-il ? Premièrement, 
cette différence ne sauroit être considérable ; 
car elle ne peut consister que dans, le gain défini- 
tif de tous les négocians de ce pays employés au 
commerce étranger. Qr , c^est J)ien peu de chose 
presque partout , en comparaison de la masse 
totale. Cela ne peut faire un objet ii^portant que 
dans quelques petits états , où une forte portion 
de la population subsiste du commerce de trans* 
port par mer. Secondement, on n^en peut rien 
inférer pour Taccroissemeniou la diminution de 
la richesse nationale. Car si cette nation» sup- 
posée avoir plus importé qu^exporté pendant un 
temps , a , pendant ce même temps , consommé 



LIVRES XX, XXI. 36i 

tout ce qu^elle a importé , elle est réellement ap- 
pauvrie de la yaleur de tout ce qu^elle a exporte , 
et dont il ne lui reste rien, quoiqu'elle ait gagne 
dans les échanges ; ' si au contraire elle a beau- 
coup emmagasiné ^ ou, ce qui revient au même , 
si elle a fait chez elle de grands ouvrages utiles 
et durables , elle peut avoir accru la somme de 
ses moyens, c'est- à -dire avoir augmenté son 
fonds, s'être enrichie, quoique dans le même 
temps elle ait fiaiit quelques pertes à Texte- 
rieur. 

Concluons donc avec Smith, qu'il n'y a de 
véritabie balance que celle entre la production 
et la consommation de tout genre. C'est cellerlà 
qui est la vraie mesure de l'appauvrissement ou 
de l'amélioration. C'est elle qui, par des progrès 
lents , trop souvent contrariés , a amené graduel- 
lement les peuplades humaines de leur misère 
primitive à un état plus heureux. ^C'est elle qui, 
grâces à l'activité, à. l'intelligence des hommes 
et à l'énergie de leurs £aicultés, seroit partout et 
toujours en faveur de, l'humanité, si ceux qui 
gouvernent les sociétés ne les égaroient et ne les 
désoloient pas incessamment. L'état de cette ba- 
lance n'est pas aisé à constater immédiatement 
par un calcul direct. Il faud^^oit faire , pour ainsi 
dire , le bilan d'une nation à deux éppques don- 



56a COMMENTAIRE. 

nées , et pouroir faire entrer dans son actif el 
dans son passif, non-seulement ses richesses 
matérielles et ses dettes positives , n^is les vë- 
rites et les erreurs dont elle est imbue , les bons 
et les mauvais sentimens dont elle est animée , 
les habitudes utiles ou nuisibles auxquelles elle 
est livrée, et les institutions funestes ou bienfai** 
santés qu^elle s^est données. On sent qu^un tel 
état de compte est impossible à dresser. Mais les 
effets de cette balance , qui est la seule réelle , 
sont très-sensibles à Tœil de l'observateur philo- 
sophe. Pour celle du commerce proprement dite , 
c^est une pure illusion ou une misérable vétille , 
bonne uniquement à faire briller quelques subal- 
ternes trompeurs ou trompés , aux yeux de quel- 
ques supérieurs ignorans ou prévenus. 

Il y a pourtant un résultat précieux et certain 
à recueillir des états, même très-iiDparfàits , des 
importations et des exportations. D^abord il faut 
bien se mettre dans Fesprit que les un«s sont 
toujours à peu près égales aux autres, et que la 
légère différence qui peut exister accidentelle- 
ment entre elles , en supposai! t même qu^on puisse 
Tapercevpir, est peu importante. Majis ensuite, 
lorsque Ton voit que les unes et les autres sont 
très - considérables , par rapport au nombre 
d^hommes dont la nation est composée , on peut 



LIVRES XX, XXI. 563 

être assuré que cette, nation a beaucoup de ca- 
pacité, beaucoup de richesses ^ et que par con- 
séquent chacun de ses membres ^ beaucoup de 
jouissances , si toutefois ces richesses sont bien 
réparties entre eux* Car t«a| ce qu'ils ont exporté, 
ils ayoient trouvé le moyen de se le procurer; et 
tout ce qu'ils ont iruporté en retour , est autant 
de moyens de jouissances dont ils peuvent user 
sans s'appauvrir, pourvu qu'ils n'altèrent pas 
leurs fonds. Ainsi , quand on voit la valeur de ces 
exportations et importations augmenter graduel- 
lement et constamment dans un pays, pendant 
un certain nombre d'années, on peut conclure 
avec assurance , ou que le nombre de ses habi« 
tans est augmenté , ou que chacun d'eux a plus 
d'aisance , si une inégalité trop, choquante ne s'y 
est pas établie , ou. même que ces deux marches 
progressives existent ; car elles ont presque tou- 
jours lieu en même temps. Dans le cas opposé , 
on peut se tenir pour certain des résultats con- 
traires. On sent bien qu'il ne £aiuc pas com- 
prendre dans la masse des richesses circulantes 
dont je parle , celles qui ne feroient que passer 
par la voie du commerce de simple transport : 
ellesn'indiqueroient que la grandeur de ce com- 
merce , et non pas celle de la production. Mais 
avec cette précaution , notre conclusion est très- 



364 COMMENTAIRE. 

sure, ainsi que tontes les conséquences qu'on 
en peut tirer. C*est à peu près là tout ce que peu- 
vent nous apprendre les registres des douanes ; 
mais ce fait est important , et ils nous rappren- 
nent avec certitude , sam qu^il soit besoin pour 
cela de les compulser bien minutieusement. 

Telles sont les principales réflexions qui m'ont 
été' suggérées par les deux livres de YEsprit des 
Lois qui nous occupent actuellement. Il seroit 
peut-être à propos dé placer encore ici quelques 
rémarques sur les effets moraux du commerce. 
Mais c'est un trop vaste sujet, si on veut entrer 
dans les détails ; et si on n'en prend que les 
sommités , il est aisé de voir que le commerce , 
l'échange , étant la société elle-même, il est Tu- 
nique lien entre les hommes , la source de tous 
leurs sentimens moraux , et la première et la plus 
puissante cause du développement de leur sen* 
sibilité mutuelle et de leur bienveillance réci- 
proque. Nous lui devons tout ce que nous avons 
de bon et d'aimant. Il commence par réunir tous 
les hommes d^une même peuplade ; il lie ensuite 
ces sociétés entre elles , et il finit par unir toutes 
les parties de l'univers. Il n'étend , ne provoque 
et ne propage pas moins les lumières que les 
relations. Il est l'auteur de tous les biens. Sans 
doute il cause des guerres , comme il occasione 



LIVRES XX, XXI. 365 

des procès ; et c^est surtout grâces aux fausses 
vues des prétendus adeptes qui lui sont si nui- 
sibles. Mais il n'en est pas moins yrai que , plus 
Tésprit de commerce s'accroît, plus celui dera'- 
vage diminue ; et que les hommes les moins que- 
relleurs sont toujours ceux qui ont des moyens 
paisibles de faire des gains légitimes, et qui pos^ 
sèdent des richesses vulnérables. Quant à la pré- 
tendue avidité que le commerce proprement dit 
inspire à ceux qui en font leur état spécial, c'est 
nd reproche vague qu'il faut rejeter parmi les 
déclamations les plus insipides et les plus insi- ^ 
gnifiantes. L'avidité consiste à ravir le bien d'au- 
trui par violence ou par souplesse , comme dans 
les deux nobles métiers de conquérant et de 
courtisan. Mais les négocians , comme tous les 
autres hommes industrieuK , ne cherchent leur 
bénéfice que dans leur talent , en vertu de con- 
ventions libres , et en réclamant la foi et les lois. 
Application, probité, modération, leur sont né- 
cessaires pour réussir , et par conséquent ils 
contractent les meilleures de toutes les habitudes 
morales. Si l'occupation continuelle de se pro- 
curer un gain , les rend quelquefois un peu 
âpres pour leurs intérêts , on peut dire que l'on 
désireroit dans son ami 'quelque chose de plus 
libéral et de plu$ tendre ; mais on ne peut pas 



366 COMMENT AIRE. 

exiger la perfection des hommes pris en masse ; 
elun peuple qui seroit, en gëne'ral, modèle sur 
ceux que nous yeiy>ns de peindre , seroit le plus 
yertueux de tous les peuples. Cest le désordre 
qui est le grand ennemi de Thomme : partout 
où il y a ordre 9 il y ^ bonheur. J^aime et j'ad- 
mire ceux qui font du bien : mais que seulement 
personne ne £aisse du mal , et tous verrez comme 
tout ira. Ajoutez que Fhomme laborieux fait plus 
de bien à Fhumanitë , même en n'en faisant pas 
à dessein , que n'en peut jamais faire l'oisif le 
plus philanthrope avec tout son zèle. Je crois 
devoir me borner à ce peu de mots sur ce sujet. 
Qu'il me soit seulement permis d'ajouter en- 
core que , si le commerce intérieui* est toujours 
un bien , le commerce extérieur en lui-même 
et livre à lui-même , ne peut jamais être un mal. 
Sans doute , si dans l'intention de fournir plus 
abondamment un article de commerce à des në- 
gocians étrangers qui le demandent , un gouver- 
nement gêné ou prohibe la production d'une 
autre denrée utile ou nécessaire au bien-être des 
habitans , comme cela est arrivé quelquefois en 
Russie et ailleurs ; sans doute , dis-je , dans ce 
cas il vaudtoit mieux n'avoir point de relations ^ 
l'extérieur. Mais ce n'est pas là la faute du com- 
merce j c'est celle de l'autorité. De même en Po- 



LIVRES XX, XXI. 367 

logne , où un petit nombre d^hommes est pro- 
priëtaire non-seulement de tout le sol , mais en- 
core de toutes, les personnes qui le cultirent , 
quand ces propriétaires ramassent tout le blé 
que leurs serfs sVpuisent à produire, pour le 
vendre à l'étranger , et acheter en retour des ob- 
jets de \luxe qu ils consomment , tout le monde 
n^en est que plus misérable. Il vaudroit mieux 
que ces magnats ne trouvassent pas à vendre 
leurs grains. Us essaieroient peut-être d'en nour- 
rir des hommes auxquels ils tâcheroiént d'ap- 
prendre petit à petit à fabriquer au moins une 
partie des choses qu'ils désirent. Mais , encore 
uïie fois , ce n'est pas là la faute du commerce. 
On peut même ajouter , qu'encore dans ce cas\ 
par son effet lent et inévitable d'appauvrir les 
prodigues en leur offrant des jouissances , ' et 
d'éclairer les malheureux en faisant - pénétrer 
parmi eux quelques hommes moins abrutis , il 
tend nécessairement à amener un ordre de choses 
moins détestable. On peut en dire autant des 
guerres absurdes et ruineuses que l'on fait trop 
souvent pour conserver l'empire et le monopole 
exclusif de quelques colonies lointaines. Ce n'est 
point encore là le commerce , mais la manie de 
la domination et la démence de l'avidité; ou, 
comme disoit Mirabeau du papier -monnoie 



568 COMMENTAIRE. 

force, et comme on pburroit dire de bien d^au- 
très choses y c'est une orgie de FatUorité en délire. 
Voilà, ce me semble , une partie de ce que notre 
auteur auroit dû développer avec toute Tëlo- 
quence et la profondeur de vues dont il étoit 
doue., au lieu de tant de choses insignifiantes 
ou fausses quHl a laisse échapper -à sa plume , 
au milieu de beaucoup d autpes qui sont admi- 
rables. Mais suivons-le vers d^autres objets. 



LIVRE XXII. 369 



LIVRE XXII. 

DES LOIS DANS LE RAPPORT QUELLES ONT AVEC 

l'usage de la MOMNOIE. 

L'argent a une valeur naturelle ; c'est pour cela qu'il peut être 
la mesure de toutes les autres valeurs , ce que ne peut pas être 
le papier qui n'est que signe. Quand l'argent est frappé d^une 
empreinte qui en atteste la quantité et la qualité « il est mon- 
Qoîe. Deux métaux ne peuvent pas être tous deux monnoie fon» 
damentale. 

lie possesseur de l'argent peut le consommer ou le garder, le 
donner ou le prêter, le louer on le vendre comme tonte autre 
richesse. ^ 

Le service des changeurs et banquiers consiste à convertir une 
monnoie dans une autre , à la transporter d'une ville dans une 
autre, à escompter les, lettres non encore échues. Les grandes 
compagnies qu'ils forment , à cet effet , sont toujours dan- 
gereuses ; leurs succès sont peu importans. 

Les dettes publiques font hausser l'intérêt de l'argent. 

Les monnoies sont un sujet bien savant , aux 
yeux de certains hommes qui se croient hien ha- 
biles , et qui s'imaginent qu'il y a des choses très- 
fines à dire sur l'argent , sur son usage , sur sa 
circulation, et sur les .moyens.de la faciliter, et 
même d'y suppléer. Pour moi , j'avoue que je ne 
vois point là de mystères si occultes, et je suis 
même convaincu que, dans ce. genre, comme 

YIII. 24 



370 COMMENTAIRE. 

dans tous les autres , tout ce qui approche de la 
subtilité ne fait qu^éloigner de la droite raison. Je 
me bornerai donc à un petit nombre d^observa- 
tions , d^autant que je crois fermement avoir dit 
daps le livre précèdent, à propos du commerce , 
la plus grande partie de ce.quHl y a de plus essen- 
tiel à remarquer sur les propriétés et les effets 
de Targenl monnoyé. 

La société consiste essentiellement dans le com- 
merce , et le commerce dans Inchangé. Toutes 
les marchandises , nous l'avons vu , ont une va- 
leur naturelle et nécessaire » celle du travail in- 
dispensable pour les produire, et une valeur 
vénale , celle des autres marchandises que Ton 
trouve à troquercontr^p celles-là. Toutes ces va- 
leurs diverses sont successivement mesures les 
unes des autres ; mais elles sont variables et fira- 
giles , et par conséquent difficiles à apprécier, à 
fixer, à conserver. Parmi ces denrées ayant toutes 
une valeur, il s*en trouve une homogène , inal- 
térable, divisible, facile à transporter ; elle de- 
vient naturellement la mesure de toutes les au- 
tres. C'est l'argent. Pour en constater la qualité 
et la quantité avec le plus grand scrupule ( c'est 
le titre et le poids), l'autorité publique y im- 
prime une marque. Il devient la monnoie. Voilà 
tout le mystère. 



LIVRÏ XXII. 371 

Cette courte explication de la nature de la mon- 
noie , nous montre d^abord quHl ne peut y* avoir 
qu^un métal qui soit réellement monnoie , c^est- 
à-dire à la valeur duquel on rapporte toutes les 
autres valeurs; ,car, dans tout calcul, il ne peut 
y avoir qu'une unité de mesure. Ce métal, c'est 
l'argent, .parce que c'est celui qui se prête le 
mieux au plus grand nombre des subdivisions 
dont on a besoin dans les échanges. L'or vient 
le secourir pour le paiement de plus grandes 
sommes; mais ce n'est que subsidiairement, ce 
n'est qu'en rapportant la valeur de l'or k celle de- 
l'argent. La proportion est à peu près en Europe 
de quinze ou sqke à un. Mais elle varie comme 
toutes les autres proportions, suivant les de- 
mandes. A la Chine , elle n'est ordinairement que 
de douze ou treize à un ; ce qui fait qu'il y a du 
profit à y porter de l'argent, parce que pour 
douze onces d'argent vousy avez une once d'or, 
qui, à votre retour en Europe , vous vaut quinze 
onces d'argent : vous en avez donc gagné trois. 
Les autorités politiques peuvent bien cependant 
frapper de la monnoie d'or et en fixer là propor- 
tion avec» celle d'argent , c'est-à-dire statuer que 
toutes les fois qu'il n'y aura pas de stipulations 
contraires, on recevra indifféremment uiie tmce 
d'or ou quinze ou 'seize oiûees d'&rgen t. C'est 

24. 



Z'J2 COMMENTAIRE. 

comme elles ëtablissent que, dans les actions ju- 
diciaires , quand il y a des sommes qui doivent 
porter un intérêt qui n'a pu être déterminé par 
les parties , cet intérêt sera de tant pour cent. 
Mais elle ne peuvent , ou du moins elles ne doi- 
vent pas plus empêcher les particuliers de régler 
entre eux la quantité d'or qu'ils veulent donner 
ou recevoir pour une certaine quantité d'argent, 
que de déterminer de gré à gré le taux de l'inté- 
rêt de la somme qu'ils prêtent ou qu'ils emprun- 
tent. C'est ainsi que ces deux choses se font tou- 
jours dans le commerce , même en dépit de toute 
loi contraire, parce que, sans cela, les affaires 
ne se feroient pas. Quant à la moynoie de cuivre, 
ce n'est point une véritable monnoie , c'en est 
une fausse. Si elle contenoit la quantité de cuivre 
suffisante pour qu'elle valût réellement la quan- 
tité d'argent à laquelle on la fait correspondre , 
elle seroit cinq ou six fois plus pesante qu'elle 
n'est ; ce qui la rendroit fort incommode : encore 
cette proportion varieroit - elle journellement 
comme celle de l'or. Aînsi la monnoie de cuivre 
ne vaut que la quantité d'argent qu'on est con- 
venu de donner en troc. Aussi elle ne doit servir 
que pour de petits appoints , dans lesquels cette 
exagération de valeur est de peu d'importance. 
Mais quand on autorise , comme ceU est arrivé 



LITRE XXII. 373 

quelquefois^ à payer de grosses sommes en mon- 
noie de cuivre, c'est uti vëritable vol, parce que 
, celui qui les reçoit ne peut jamais trouver , de 
gré à gre , à réaliser ces grandes masses en ar- 
gent pour leur valeur nominale , mais seulement 
pour leur valeur réelle, qui esf cinq ou six fois 
moindre. 

Secondement , on voit que quand on a frappé 
pour la première fois de Pargent en monnoie , il 
a été fort inutile d'inventer des noms de mon- 
noies nominales, telles que. livres, sous, de- 
niers, etc. Il auroit été bien plus clair de dire 
tout simplement, une pièce d'une onee , d'un 
gros, d'un grain, qu'une pièce de trois livres, 
de trente, de vingt-quatre, de douze, de quinze 
sous* On auroit su toujours quel poids 'd'argent 
on vouloit pour chaque chose. Mais une fois que 
ces dénominatioirs arbitraires ont été admises , 
et qu'on s'en est servi dans toutes les obligations 
contractées, il faut bien se garder d'y Hen chan- 
ger. Car, quand j'ai reçu trente mille livres, et 
que j'ai promis de les rendre dans tel temps , si , 
dans l'iniervalle , le gouvernement vient à dire 
que la quantité d'argent qu'on appeloit trois li-. 
vres, s'appellera six livres, ou , ce qui est la même 
chose , s'il fait des écus de six livres qui ne con- 
tiennent pas plus d'argent que n'en contenoient^ 



574 COMMENTAIRE. 

les ëcus de trois, moi, qui paie avec ces notiveaiix 
ëcus, je ne rends réellemefit que la moitié de 
l'argent que j'ai reçu. Tranchons le mot , c'est 
. voler ; et c'est , il le feut avouer , ce que presque 
tous les gouvernemens ont* fart si souvent avec 
tant d'audace et si peu de mesure , que j par 
exemple, ce que l'on appelle actuellement en 
Francfe une livre y et qui e'toit réellement autre- 
fois une livre d'argent de douze onces, en est à 
peine la quatre^-vingt-unième partie aujourd'hui 
que le marc , compose de huit onces , vaut cin- 
quante-quatre de oes.Jivres.l>onc,à différentes 
fois , on a volé les quatre -vingt -quatre -vingt- 
unièmes de ce qu'on devoit; et^ s'il existe en- 
core une rente perpétuelle diune livre ^ consti- 
tuée dans ces. temps anciens , pour vingt livres 
reçues , on l'acquitte aujourd'hui avec la quatre- 
vingt-unième partie de ce qu'crti a promis origi- 
nairement, et de ce qu'on devoit loyalement. Il 
est vrai que quand un gouvernement a diminué 
de moitié la valeur réelle de sa imonnpie , le len- 
demain ^ s'il veut acheter des marchand-ises , on 
lui demande moitié plus de valeur nominale pour 
avoir la même valeur réelle > et, d'un autre côté, 
on lui paie la même quantité nominale de^ibot 
qui est imposée , c'esttà-dire qu'on lui paie moi- 
tié moins de valeur réelle , et qu'ainsi il est ap- 



LIVRE XXII. 575 

pauvri de moitié. Mais il augmente les impAts , 
et, par provision, il s^est ilibëcé; cela s^appelk 
une opération de finance. Oh ne Eût plus guère 
aujourd'hui de ces sortes dUniquités; mais on 
en fait d'équivalentes j comm« , par exemple , 
quand on force à prendre du papier pour: de 
Fatgent^ comme font n^aiolienant presque tous 
les gourernemens de rËurope.r 

Il est clair, d'après ce que nous. avens dit,. que 
l'argent n'est la mesure des valeurs des autres 
choses, que parce qu'il a une valeur lui-même. 
C'est se tromper étrangement dédire qu'il en 
est le Signe. Il n'est point signe, il est équiva- 
leBt. Cette erreur a mené à une autre ; c'est de 
croire que du papier pouvoit, en verta d'un 
ordre de l'autorité, équivaloir à de d'argent. Le 
papier n'a de valeur réelle que son prix de fa- 
brication, et de valeur vénale que son prix dans 
la boutique conmie papier.'Quand je tteoeis une 
promesse , >une obligation quelconque d'un 
homme solvable de me payer à vue cent onces 
d'argent ^ ce papier .n'a que la valeur réelle d'-tme 
feuille.de papier. Il n'a point celle des cent onces 
d'argent qn'ilmepràmet.Iln'est pour moi que le 
signe . que je recevrai ces cent onces d'argent 
quand je voudrai. Si ce signe est très-'Oertain , je 
ne suis point en peine de le réaliser. Je pourrai 



376 COMMENTAIRE. 

même, sans prendre celte peine, le pa^sser de 
grë à grë à un autre qui sera aussi tranquille que 
moi 9 et qui même aimera mieux ce signe que la 
réalité^ parce qu'il est moins lourd et plus trans- 
portable, Nous n'avons ni Pun ni l'autre au- 
cune valeur. Toutefois nous sommes aussi sûrs 
d'en avoir quand nous voudrons, que nous 
sommes sûrs avec de l'argent d'avoir à dîner 
quand nous aurons faim. Mais qu'on vienne 
d'autoritë nous dire : Voilà un papier sur lequel 
est écrit Bon pour cent onces d'argent; je vous 
ordonne de le prendre et de le donner pour 
cette valeur : j'ordonne aux autres de le recevoir, 
et je vous défends à tous de jamais exiger qu'on 
le réalise. Il est clair que je ne tiens qu'un mor- 
ceau de papier, qu'il n'est point pour moi le 
signe que je recevrai la valeur qu'il annonce ; 
qu'il est même très*certain que je ne la recevrai 
pas, que je ne trouverai jamais personne qui, 
volontairement et librement, le prenne pour 
cette valeur; qu'il n'y a que la. présence actuelle 
des supplices incessamment menaçans qui puisse 
y contraindre, et que, dans toutes les transac- 
tions faites de gré à gré^ et qui pourront échapper 
à la Vue de l'autorité opprimante , ce papier sera 
compté pour rien, ou pour la foible portion de 
la valeur nominale que, d'après' certaines cir^ 



LlYRE XXII. 377 

constances, on peut croire qu'il procurera un 
jour. Ainsi on n^osera pas me dire : Vos cent 
onces d'argent en papier n^en valent qu^une; 
mais on m^en fera donner dix mille en papier, 
pour la même chose qu^on m^aur oit vendue cent 
en argent. Tel est le sort inévitable de tous les 
papiers forcés; car, s^ils sont bons, il n^est pas 
nécessaire de forcer à les recevoir; et, s'ils sont 
mauvais , les rendre forcés fait qu^on s^en méfie 
encore plus. ^ 

De ce que l'argent a une valeur qui lui est 
propre comme tout ce qui est utile, de ce qu41 
est une richesse comme une autre, il s'ensuit 
encore que celui qui le possède peut en dis- 
poser comme de toute autre chose; qu'il a le 
droit de le consommer ou de le garder, de le 
donner ou de le prêter, de le louer ou de le 
vendre, suivant sa volonté, comme nous Pavons 
dit livre treizième. Le vendre, c'est s'en servir 
pour acheter autre chose; le louer, c'est en céder 
l'usage pour un temps, moyennant une rétribu- 
tion qu'on appelle intérêt. Il n'y a pas plus de 
raison à obliger le possesseur de l'argent à le 
louer, moyennant une rétribution plus foible que 
celle qu'il en peut trouver, -qu'à le contraindre 
à en donner pour une autre marchandise plus 
qu'on ne lui en demande , ou qu'à forcer le pos- 



378 COMMENTAIRE. 

s^sseur de l^autre marchandise à la donner pour 
moins dWgent qu^on ne loi en offre. Toutes les 
fois que Tautoritë commet une de ces atteintes 
au droit de propriété , elle trouble toutes les re- 
lations sociales. Ufaut qu^elle emploie des moyens 
de rigueur odieux , et encore on y ëchappe par 
des subterfuges , dès contre-lettres^, etc., toutes 
choses qui favorisent le fripon et exposent Thon- 
néte homme. Il faut être bien borné ou avoir re- 
nonce à sa raison, comme certains théologiens, 
pour ne pas voir cela (1). 

Quant au change^ qui consiste essentieUenent 
dans la conversion de la monnoîe d^un pays en 
celle d^un autre , il ne s^agit pour le particulier 
que de savoir si la quantité de monnoie qu'il de- 
mande , contient exactement autant d'argent pur 
que celle qu'il donne , et de payer le droit de 
commission à celui qui lui rend* ce service; et, 
pour le changeur ou banquier, il ne s'agit que 
d'embrouiller ou d'obscurcir cette équation, s^n 

(1) Je voudrais que tout docteur, de quelque communion qu'il 
soit, qui me conTdamae à Iduer k son fermier mon argent pour la 
moitié du prix qu'il m'en offre , fftt obligé de louer à ce même fer- 
mier les terres de son bénéfice , pour la moitié du prix que ce fer- 
mier est disposé à en donner : car il y a parité absolue. Son champ 
est nn capital comme mon argent. Avec ce champ, il pent acheter 
mon argent , comme avec mon argent je peux acheter ce champ ; 
et il importe fort peu au fermier que ce soit le champ ou l'argent 
qu'il loue à 'moitié prix. 

\ 



LIVRE XXII. 379 

d'y introduire quelque inégalité à son profit, 
pour augmenter son salaire connu. Il y a en 
outre cette circonstance , que , dans certains mo- 
mens , beaucoup d'habitans d^une ville ayant des 
dettes à payer aux habitans d'une autre ville , 
viennent en foule apporte^ leur argent aux ban- 
quiers, pour leur demander des lettres ou bil- 
lets payables dans cette autre ville. Cela gène ces 
banquiers, s'ils n'y ont pas des fonds suffisans. 
Ils peuvent même être obligés d'y en faire voi- 
turer, ce qui entraîne des risques et des frais. 
D'où il arrive que, pour cent onces d'argent 
que vous leur portez , vous vous contentez de la 
lettre qu'ils vous donnent , et qui porte l'obliga- 
tion d'en payer quatre-vingt-dix-huit , ou même 
quatre-vingt-dix-sept. x\insi on perd deux ou trois 
pour cent. DanSf le cas contraire, la même chose 
arrivant dans l'autre ville, si on leur apporte 
quatre-vingt-dix-sept • ou quatre-vingt-^ix-huit 
onces d'argent, ils piôuvent en faire toucher cent 
dans cette ville', sans y perdre. Mais ils s'arran- 
gent toujours pour faire supporter aux parti- 
culiers plus que la perte, et pour ne les pas faire 
profiter de tout le bénéfice. Ces inêm^s chan- 
geurs on' banquiers font encore un autre né- 
goce; c'est de payer en argent tout bon billet ou 
lettre de change à terme, qui n'est pas encore 



380 COMMENTAIRE. 

ëcfau, en déduisant de la somme Fintérét qu^on 
en tireroit pendant le temps qui reste à courir 
)usqu^à Tépoque de rëchëance; cela s'appelle 
escompter. 

Ces changeurs ou banquiers se réunissent 
quelquefois plusieurs ensemble , et forment de 
grandes compagnies pour faire , avec de plus 
grands fonds , Tun ou Tautre de ces commerces 
ou tous les deux à la fois. Cela peut être ncitile , 
en ce que, faisant l^eaucoup plus d^affaires, ils 
peuvent se contenter d'un moindre bénéfice sur 
chacune, obliger par-là leurs rivaux à réduire 
aussi le leur, pour soutenir la concurrence, et di- 
minuer ainsi le taux général des frais du change, 
de l'escompte, et p^r suite de l'intérêt de l'ar- 
gent , ce qui est un bien. Il arrive aussi que ces 
grandes compagnies , ayant beaucoup de crédit, 
émettent, pour des sommes considérables , des 
billets payables à vue; et., comme on les sait 
très-bons, on les prend pour comptant, et pen- 
dant, ce temps elles font travailler leur argent. 
C'est comme s'il y avoit une plus grande quantité 
d'argent dans le pays, ce qui, à certains égards, 
peut être encore un avantage, quoique je le croie 
bien foible : car, qu'il y ait peu ou beaucoup 
d'argent dans un pays^ la circulation se fait de 
même dans les deux cas. La seule différence est 



LIVRE XXII. 38l 

que la même quantité d'argent représente plus 
ou moins de marchandises dans un cas que 
dans Tautre. Quoi qu'il en soit, c'est en cela 
que consiste uniquement la manœuvre de toutes 
ces banques. Mais, pour qu'elles produisent les 
bons effets que nous venons de voir, il faut 
qu'elles ne soient ni protëgëçs ni privilégiées ; 
qu'il puisse toujours s'en établir de pareilles à 
côté d'elles, et surtout qu'elles puissent tou- 
jours, et à tout instant, être contraintes de réa- 
liser leurs billets à vue. Car, sans ces condi- 
tions , au lieu de diminuer le prix de leurs ser- 
vices , elles l'augmenteroient bientôt , en vertu 
des avantages du monopole, et elles finiroient 
aussi très-promptement par prendre des termes 
pour solder leurs billets à vue , ce qui est une 
vraie banqueroute , et établit, qui pis est, tout de 
suite dans la société un véritable papier-monnoié 
forcé. Au reste, quand ces banques vont bien, ce 
qui est très-rare et ne s'est encore jamais vu 
long-temps de suite nulle part, elles méritent 
encore bien peu la haute estime qu'on leur ac- 
corde. Produire, fabriquer, transporter, c'est-à- 
dire extraire les matières premières avec intel- 
ligence, les façonner avec adresse, et les échanger 
à propos, ou, en d'autres termes, faire le plus 
de travail que Ton peut, et le rendre le plus fruc- 



382 COMMENTAIRE. 

tueux possible ; voilà la grande source de la ri- 
chesse des nations. Tous les petits profits que 
Ton peut faire sur le change, sur, Tescompte, 
sur rintërét de quelques sommes fictives, et au- 
tres grivelages de cette espèce, sont de bien foi- 
blés gains , qui peuvent peut-être faire la for- 
tune de quelques particuliers , et c'est pourquoi 
on les vante tant; mais qui sont bien peu de 
chpse en comparaison de la masse des affaires, 
et bien indiffërens à la prospëritë d'un pajs. Y 
attacher de Timportance est une grande, erreur. 
Vpilà , suivant moi , tout ce qu'on peut dire 
d'essentiel et de vrai sur les monnoies. 

Puisque Montesquieu a juge à propos de 
parler, dans ce livre , des dettes publiques, il est 
bon d'observer que, non-seulement elles ont l'in- 
convénient de nécessiter des impôts pour en 
payer les intérêts, et de faire vivre avec ces inté- 
rêts uoe foule d'oisifs qui , sans cela seroient 
obligés de travailler, ou de faire travailler utile- 
ment leurs capitaux , mais encore qu'elles n'ont 
point l'avantage de diminuer le taux courant de 
l'intérêt de l'argent , comme l'avance notre aur 
teur, chapitre 6 de ce livre. 

Elles produisent, au contraire, l'effet opposé; 
car un gouvernement qui empi'unte , ne peutpas 
forcer à ce qu'on lui prête. Il faut qu'il donne 



LIVRE XXII. 383 

un intërêt capable de dëtenniner le préteur, et 
par conséquent au moins égal à celui qu'offrent 
ordinairement les particuliers solvables. Mais 
toutes les sommes qu'on lui prête , pn les au- 
roit prêtées à d'autres. Par conséquent la con- 
currence augmente pour emprunter, et, par 
suite , l'intérêt se tient plus haut qu'il n'auroit 
été : d'où il arrive que bien des spéculations 
d'agriculture, de manufacture ou de commerce, 
qui auroient été fructueuses en empruntant» des 
fonds moins chers, deviennent impossibles. 
C'est un grand obstacle à la production en gé- 
néral. 

L'intérêt de l'argent emprunté fait , sur toutes 
les affaires, l'effet que produit l'impôt foncier 
sur la culture. A mesure que l'un et l'autre aug- 
mentent, il y a toujours plus de terres, et d'en- 
treprises qui ne valent plus la peine d'être ex- 
ploitées. " 



384 COMMENTAIRE. 



LIVRE XXIIL 

DES LOIS DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT AVEC 
LE NOMBRE DES HABITANS. 

La population est arrêtée chez les sauvages par le défaut de 
moyens « et chez les peuples civilisés par la mauvaise réparti- 
tion des moyens. Partout où il y a aisance , liberté , égalité, lu- 
mières , elle augmente rapidement. Au reste , ce n'est pas la 
multiplication des hommes qui est désirable, c'est leur bonheur. 

Si Ton est ëtonnë de voir un chapitre de po«* 
litique commencer par une traduction, et même 
une traduction assez mauvaise d'un morceau de 
Lucrèce, on est bien plus surpris encore de 
tout ce que l'on trouve d'énoncé dans ce livre , 
et cela sans improbation ou même avec éloges, 
sur les moyens d'augmenter et de diminuer le 
nombre des citoyens d'un état, sur les droits 
des pères sur la vie de leurs enfans et sur leurs 
mariages, sur l'intervention du gouvernement 
dans tout cela, etc., etc. Il est impossible de suivre 
de pareilles idées pas à pas. Nous commencerons 
donc par quelques réflexions générales, et en- 
suite nous tâcherons d'observer de plus près la 
nature humaine, sur laquelle l'art, et surtout 



LIVRE XXIII» 385 

Fart social, doit toujours régler et modeler ses 
conceptions et ses institutions. ^ * 

Tout être anime est entraîne' à se reproduire 
par le plus irrë«istible de tous les penchans. Un 
homme et une femme , parvenus à un âge fait, 
bien constitués, et pouvant pourvoir largement à 
leur subsistance, sont toujours capables , durant 
le temps de leur vie pendant lequel ils sont pro-^ 
près à la propagation, dé faire plus! de. deux, 
plus de quatre, ou même plus de six enfànsc. 
Ainsi, quand on supposereit i]ue, suivant 'lè 
cours de la -nature, la moitié ou même les' dcttx 
tiers de ces enfans dussent périr avant d^étre en 
état de produire leurs semblables ; supposition 
cerlaiiiemènt bien exagérée, Thomme et la femme 
dont il s'agit devroient encore^avant de filnir leur 
carrière , laisser une postérité plus que suffisante 
pour les remplacer ; et la population devroit tou- 
jours aller .croissant. Si donc nouis la voyons sla*- 
tionnaire et rare chez les peuples .sauvages , et 
p)resque slationnaire , «quoique plus nombreuse, 
chea les vieilles nations civilisées,, il figiut en cher- 
cher les causes. Pour les sauvages, la raisonen est 
s^ns doute que les grandes disettes, les accidens 
imprévus, les iritempiéries, les épidémies , em- 
portent souvent i^^e partie d^à homniiestlaits^'dt 
allèrent les>sôarces! de h reproduction dans 

VIII. 25 



386 COMMENTAIRE. 

ceux qui demeurent; et que le dénument^ le 
besoin, Fimpossibilitë d^apporter des soins. ne- 
cesf aires, le manque d^intelligence et d^afFec- 
iioli , font p^rir la plus grande partie des enfans 
qui kiaîsêent* Pour les nations cirilisées, quoique 
le développement de Tindustrie, Faccroiasement 
Aes moyeila et des ressources, leur ait permis 
de multiplier bien plus, elles s^arrétent pour* 
tant dans leurs progrès, lorsque leurs avantages 
dertennent trop mal repartis. Un petit nombre 
d^hommes des classes aisée» et privilëgii^es , dé- 
vore la subsistance d^une grande multitude ; et 
pourtant ils sont ^nenrés par les excès, par l^inr 
dolence, par les travaux intellectuels, par ïes 
passions; et, aohJ'effet du calcul, aoît celui de 
Talteration pkjstqne et morale de leur nature , 
ils ne multiplieM pas. Pendant ce «emps , les 
hommfes et les femmes de la cla»e pauvre, k 
qui on enlève y o w mellement une partie consi* 
durable en firuit ^ letifs travaux , sont affoiMîs 
par une âitigue excessite, languissent davis ia 
misère , et sont vieux avant le temps* Ils font en* 
tore un assex grand nombre d^enfans, n>ais ih 
sont débites. Us ne peuvent ni ne savent les soi- 
gner en santé, ni les secoerir dans leurs mala- 
dies., et il en périt mae quantité prodigieuse. 
Gomme ces malheureux ferment incomparaUe- 



LIYRB XKIII. , 387 

ment le plus grand, nombre dans la socië&ë , 
leur détresse influe prodigieusement sur les ta- 
bles de mortalité; et je suis pefsiaad^ que c'est: 
elle seule qui a fait trouver en Europe qu'en*- 
«riron la moitié des enÊms meurent dès leurs 
premières années. Quoi qu'il en soit, il est çert- 
tain que chez les peuples sauvages , il existe aur 
tant d'hommes que le foible développement de 
leur intelligence en paut défendre contre toutes 
les chances de loort^ et cela est peu de chose^ 
Les peuplée civilisés, au contraire, ont 'des 
moyens plus putssans ; ils sont plus nombreux 
sur une étendue de terrain semblable , mais non 
pas aussi nombreux qu'ils pourraient l'être. 
I^hez eux , il n existe des hofomes qu'autant et 
à proportion que le$ gouvernans, les grands , Les 
rtcbes, et en général taus Jes otsi& , laissent à^s 
aaoyeas de subsistance à la classe l^aborieuse et 
pi^uire.» qui piNMluit plus qu'elle ne consomme. 
Aufi^^ dès que le gouvernevaent devient plâs 
4oiix et moins itapace, dès ifu'il réforme quel- 
ques abus, dès qu'il empêche quelques oppne^- 
sions, dès qu'enSn quelques fonds ou quelques 
jpevenus repassent des mains des o%$ifs dans celles 
des travailleurs , on voit tout de «uiie la popuila- 
ûan croître presque soudainement. Cela est si 
vrai, q«te , A90& les fltats-Unis de T Amérique, où 

25. 



588 COMMENTAIRi:. 

Ton a les avantages de la cmlisatîon sans en 
avoir les inconTëniens, où le peuple est ëclaîrë 
et par consëqueYit fait un travail très-productif, 
oii il jouit pleinement du fruit de ce travail , où 
il ne doit payerni dîmes , ni champarts, ni droits 
seigneuriaux, ni même de fermages , car ordi- 
nairement la terre qu^il cultive est à lui , ni des 
impôts fort lourds , ni Timpôt plus lourd encore 
de la paresse et de Tignorance, effet de la mi- 
sère et du découragement, la population double 
tous les vingt ans; et quoi qu^on en dise, l* im- 
migration est pour très>peu de chose dans cet 
accroissement. On pourroit même observer au 
contraire, que, quelle qu'en soit la cause, il y a 
aux Etats- tJnis peu de vieillards, peu de lon- 
gévités remarquables; de sorte que la durée 
moyenne de la vie humaine y séroit plus courte 
qu'en Europe, si, dans cette vieille Europe, le 
nombre prodigieux d'ehfans qui périssent , ne 
diminuoit pas extrêmement ce taux moyen. Il 
est bien vrai que quand les Américains n'auront 
plus de nouvelles terres à occuper, les hommes 
se gêneront un peu davantage les uns les autres, 
et que cette progression pourra se ralentir ; mais, 
tant que chacun travaillera avec intelligetice et 
librement, et recueillera à lui tout seul le fruit 
de ce travail, il n'y aura presque point de ménage 



LIVRE XXÏII. 389 

qui ne laisse après lui plus 3*enfans quUl fi^en 
faut pour le remplacer. £n thèse générale, on peut 
dire que, dans notre espèce, la fécondité natu- 
relle étant très-grande, et augmentant même 
avec le bon ëtat des individus , il existe toujours 
des hommes dans un pays autant et à proportion 
qu^ils savent et quMk peuvent se procurer des 
moyens de subsistance. Cependant , pour que 
cette maxime soit pleinement juste, il ne faut 
pas entendre par moyens de subsistance , seule- 
ment les vivres, mais toutes les connoissances , 
toutes les ressources et tous les secours par les- 
quels nous pouvons nous préserver de toutes 
les misères et de tous les malheurs auxquels 
nous sommes sujets. Voilà pour ce qui concerne 
la possibilité de la population; et cette manière 
de Tenvisager fait déjà voir assez clairement, je 
pense, quelle est la manière de Taccroître. Ai- 
sance, liberté, égalité, lumières, en sont les prin- 
cipaux moyens; et toutes les ordonnances d^Au- 
guste et de Louis XIY sur les mariages, sont 
des e'xpédiens misérables et ridicules. 

Maintenant considérons ce sujet sous un autre 
aspect. Est-il donc si désirable de multiplier les 
hommes dans un pays, comme les lapins dans 
une garenne? Nul de nos politiques n'a imaginé 
que <:ela puisse faire une question , et nul des- 



3go COMMENTAIRE. 

pote ti^hésiiera sur la réponse. Un des plus 
grands hommes qni aient jamais régne , Fré- 
déric II, a sali une de ses lettres à Voltaire de la 
phrase suivante : « Je les regarde ( les hommes ) 
» comme une horde de cerfs dans le parc d^ln 
» grand seigneur, et qui n^ont d^autre fonction 
» que de peupler et remplir Tenclos (i)« » Il est 
vrai que Voltaire lui Reproche sévèrement cet 
apophtegme , et lui cite , en réponse ^ une maxime 
de Milton, qui renferme une vérité bien terrible 
pour les oppresseurs : « Anumgêt une^uaU no 
» êociety (i)« » Toutefois tel étoit le sentiment 
d^un roi jeune eticore ^ ajant passé sa vie dans 
le malheur, et ne régnant que depuis un an; et ce 
roi est un des meilleurs qui aient jamais existé. 
Jugei^ de ce que peuvent penser d^autres princes 
ayant moins de lumières et ayant joui d'une 
longue prospérité. En partant de ce principe ^ on 
sent bien quMl faut itainltipUer son gibier, parce 

(i) Lettre du a4 août 1741. 

(3) Entre tes êtres inègmux, nulle société. C'est d'un seul mot 
mettre hors la loi tout te qui se prétend «tt-^iestus de la téglt coM- 
mune. Des mkérables ont souvent dit qile Voltaire , le meillew des 
hommes, flattoit les hommes pnissans. Il est yrai que , pour les en- 
courager , il a souvent loué avec excès ce qu^ils fàlsoient de bon ; 
ftiais il n'a lankais applaudi à leurs mtuvaliei ■ctioMi , ni 4 tetm mau- 
vais sentimens , ni même à leurs mauvaises masimes; et il les a sou- 
vent bUmé hautement : qu'un seul de ses vils détracteurs se vante 
d'en avoir fait autant. 



LIVRB XXIII. 391 

que plus on en a, plqi on en tue; plus on en 
fait tuer, plus on en mange. Pour noua, qui 
aToni en vue le bonheur rëel de ces pauvres ani<- 
maux, et non pas la satisfaction vraie ou &u^e 
de leurs nobles maîtres, il nous paroit clair qu^il 
s^agit de les rendre heureux^ et non pas de. les 
rendre nombreux. 

Nous avons vu, en parlant du commerce , que, 
quand vingt hommes travaillent sans art et sans 
outils , ils se procurent des jouissances comme 
vingt, et jouissent chacun comme un; et que 
quand, en mettant plus d'intelligence danMeurs 
travaux, ils les rendent plus productifs , ils peu* 
▼ent parvenir jusqu'à se procurer cent fois* plus 
de moyens de jouissance, et à jouir chacun cent 
fois davantage, s'ils restent en même nombre; 
mais qu'ils ne jouissent chacun que copime dix', 
si, pendant ce temps, ils deviennent dix fbi^ 
plus nombreux. Ce calcul est simple. Il est vrai 
pourtant qu'étant devenue di|L fois plus nom ^ 
breux, ils font aussi dix fois plus de travail, et 
qu'ainsi leur multiplication n'est pas au dëtri«- 
ment de leur aisance, ou du moins n'y est que 
pour la somme de sacrifices que leur a coûtée 
IVducation des entons dont leur nombre s'est 
accru , et ne devient vraiment un mal que quand 
les hommes sont asses nombreui^ pour $e gêner 



Sga COMMENTAIRE. 

les uns les autres, et s^empécher rëciproquement 

d^employer leurs facultés aussi uliiement pour 

eux, qu^ils pourroient le faire, sMls ëtoient moins 

rapprochés. 

Quoi qu^il en soit, il est certain que Taug- 
mçntaûon du nombre des individus est une 
conséquence de leur bien-être; mais que c^est 
leur bien-être qui est le vrai but de la société, 
et que leur multiplication n^en est que Tacces- 
soire souvent peu désirable. Au reste, quand 
on en feroit le principal , les moyens que nous 
avoini indiqués seroient encore les seuls efiir 
caces pour produire cette multiplication si 
follement désirée. Tous ceux qui révoltent la 
nature, qui blessent la liberté naturelle, qui 
froissent les sentimens qui sont dans tous les 
cœurs, qui enlèvent à chacun, en tout ou en 
partie, la libre disposition de sa personne; 
tous ceux enfin qui exigent Taction violente 
d'une autorité que personne a'a pu . vouloir 
donner à un autre sur lui-même, ii^atteiiidront 
point le but : car les hommes ne sont point des 
machines impassibles , mais des êtres sensibles.; 
leurs sentimens sont les plus grands ressorts 
de leur vie, surtout ceux qui sortent du fonds 
même de leur constitution. D^un autre côté, 
quand je dis quMl est désirable que le nombre 



LIVRE XXIII. agS 

des hommes ne s'augmente pas au delà d'un 
certain terme , il n'en faut point conclure que 
Ton puisse donner à qui que ce soit le pouvoir 
de retrancher l'excédant du nombre des vivans : 
tout être animé , une fois né et capable de 
jouissance et de souffrance, n^est la propriété 
de personne, ni de son père, ni de l'état; il 
est la sienne propre.. Par son existence même, 
il a droit à sa conservation. L'en priver est un 
crime qui a été autorisé par beaucoup de lé- 
gislateurs, contre lesquels les théologiens de 
leur pays n^ont point réclamé. 

Mais ne pas donner naissance à cet être, 
quand il ne pourroit que vivre malheureux, et 
que. rendre malheureux ses proches , est un acte 
de prudence qui a été condamné et contrarié 
par beaucoup de dispositions législatifs et de 
préceptes religieux. C'est ainsi que va souvent 
le monde. Ceci nous amène naturellement au 
»ujet des deux livres suivans. 



— > ■>' »î> t < '4" 



594 COMMENTAIRE. 






LIVRE XXIV. 

HBS 1019 OAHS IB &APP01T QU'lKUS OIV AVEC l»4 BEUGIOV 
BTABUB DiBS CBAQVE PATS, COBSI^BBil DiBS SBS FBATlQtES 
BT BN BLLB-mInB. 

LIVRE XXV. 

DBS LOIS DANS LB HAPPOBT ^^D'BtiBS ONT AYBC L*BTA»I.I9SEIIEHI 
DB !.▲ BBUGION DB C0AQVE PATS BT SA POUCE BXTEBIBUBB. 

Moins les idées religieuses ont de force dans un pays , pina on y 
est vertueux , heureux, libre et paisible. 

La religion n'est pas un snjet bien difficile 
à traiter sous le rapport de Tart social. L'«sprit 
des loi^ à cet égard doit être de ne blesser ni de 
gêner les opinions religieuses d'aucun citoyen, 
de n^en adopter aucune , et d'empêcher qu'au^ 
cune ait la moindre influence sur les affaires 
civiles. Sans doute il y a des religions plus 
nuisibles que d'autres par les usages qu'elles 
adoptent, parles maximes pernicieuses qu'elles 
consacrent, par le cëlibat de leurs prêtres , par 
les moyens de séduction, de corruption ou 
seulement d'influence qu'elles leur donnent, 
par leur dépendance d'un souverain étranger, 



LIVRBS XXIV, XXV. Z^S 

surtout par ïear airersion plus pu moins grande 
pour les lumières en tout genre; mais aucune, 
quelle qu'elle sail, n'appartient en rien à Ten^ 
semble du corps social. £lle est une relation 
immédiate et particulière de chaque indiyidu 
avec Fauteur de toutes choses. Elle n'est point 
au nombre* des choses qu'il a du et pu mettre 
en commun avec ses co-associës ou concitoyens. 
On ne peut jamais s'engager à penser de même 
ou autrement qu'un autre, parce qu'on n'en est 
pas le maître* On ne l'est pas même de ne pas 
changer d'avis. Toute religion consiste essen- 
tiellement dans des opinions purement spécu- 
latives, appelées dogmes* Sous ce rapport, toutes, 
excepté la véritable ^ sont des systèmes philo-* 
sOphiques plus ou moins téméraires, plus ou 
moins contraires à la sage réserve de la saine 
logique. Toutes joignent à ces dogmes quelques 
préceptes de conduite. Si quelques-uns de ces 
préceptes sont contraires à la saine morale so* 
ciale (et cela arrive toujours, parce que toutes 
ont été faites dans des temps d'ignorance , et 
que la morale ne peut être épurée que dans 
des temps éclairés, et ne l'est pas même encore 
complètement ] , ces préceptes sont un mal. Si 
les préceptes de conduite adoptés par une re- 
ligion étoient tous irrépréhensibles , ils auroient 



396 COMMENTAIRE. 

encore le tort qu^elle leur donneroit pour base 
des opinions hasardées, au lieu de les fonder 
sur la saine raison et sur des motifs inébran- 
lables. C^esl là le cas de dire, arec bien plus 
de raison , ce quxOmar disoit de TAlcoran : 
Si tous ces livres n'enseignent que la même chose 
que la raison ^ ils sont inutiles : s*iU enseignent 
le contraire, ils sont nuisibles. Le gouyemement 
ne doit donc jamais faire enseigner aucun sys- 
tème religieux, mais la meilleure doctrine mo- 
rale, reconnue telle par les esprits les plus 
éclairés du temps dans lequel il existe. B^ailleurs, 
les opinions religieuses ont ceci de particulier, 
qu'elles donnent un pouvoir illimité à ceux qui 
les annoncent, sur ceux qui les croient réelle- 
ment les dépositaires et les interprètes de la 
volonté divine. Leurs promesses sont immenses 
dans Tavenir. Nulle puissance temporelle ne 
peut les balancer. Il suit de là que les prêtres 
sont toujours dangereux pour Tautorité civile; 
ou bien que , pour en être soutenus , ils adorent 
tous ses abus et font un devoir aux hommes 
de lui sacrifier tous leurs droits ; en sorte que , 
tant qu'ils sont en grand crédit , ni liberté ni 
même oppression paisible n'est possible. Aussi 
tout gouvei*nement qui veut opprimer s'attache 
les prêtres, puis travaille à les rendre asse« 



LIVRES XXIV, XXV. 597 

puissans pour le servir. Celui qui yeut le bon- 
heur et la liberté, s'occupe de les discréditer 
par le progrès des lumières. Voilà à quoi se 
réduit Tesprit des lois sur ce point. Il me paroît 
assez inutile d'aller chercher ce que Fauteur 
d'une religion deyroit faire pour la faire goûter 
et pour qu'elle puisse se répandre. J'ose croire 
qu'il ne s'en fera plus de nouvelles, du moins 
chex les nations policées. 



398 COMMENTAIRE. 



LIVRE XXVL 

DES LOIS DANS I.E aA9lK>RT QU*ELL£S DOIVENT 
AVOIR AVEC I^'ORDRE DES CHOSES SUR I.ES» 
QELLES ELLES STATUENT. 

Il n'y a rien à tirer de ce livre. 

Sous un titre assez ënigmatique , tout ce lîyre 
se rëduit à ce seul point : qu'il ne faut pas se dé- 
cider sur une questiou, par les motifs qui ont 
détermine à Tëgard d'une autre d'une nature 
toute différente. Cela est trop évident pour que 
personne soit tenté de le nier. Je ne m'y arrê- 
terai donc pas ; d'autant que toutes les décisions 
énoncées sur les nombreux objets que l'on prend 
pour exemples sont jugées d'avance , au moins 
dans ma manière de voir , par les principes que 
j'ai établis précédemment, en traitant des diffe'* 
rentes matières auxquelles ces objets se rappoi^ 
tent. Si je les discutois de nouveau, je ne ferois 
que me répéter; et, quand on a posé des bases, 
il n'est pas nécessaire d'examiner l'un après 
l'autre chaque cas particulier. N'ayant donc au- 
cune instruction nouvelle à tirer de ceci, je passe 
outre , sans plus tarder. 



LIVRES XXVH, XXVIII. 399 



- LIVRE XXViL 

DE L'OKieiHB «T DES HiyOLUTIONS DES LOIS DBS BOMAINS SUR 
LES SVGCÏSStOHB. 

LIVRE XXVIIL 

DE l'oBIGINB et DES BiTOLUTIOITS DBS LOIS GITILES CHEZ LES 
FBANÇUS. 

0«i dMit-ci tàtit 'pii«€ifti<Bft UiftoiiqaiaB. J« ne m*j arrêttrii pai. 

Mon ol^et dans ce çpmmexitaire n^a point été 
de £aire Tapologie de Tër^ditionde Montesquieu; 
et encore moins de nm joindre à ceux qui lui 
reprochexu dlavoii: mal saisi Tespiit de^ lois de 
ces temps anciens i dont il a essaye de percer 
Tobscjurit^. Je flte me suis propose que dVtablir 
quelques principes de Tart social. Or, comme 
ces àtax livres-ci ^olit purement historiques , et 
qu'on n'«n peut rien tirer po;ur la théorie <ie la 
fermatioja ^t4e la distribution <les pouvoirs^ ni 
pour celle de la formation et de la distribotion 
4es ricbc^es, je le$ passerai entièrement soui 
siilence. 



400 COMMENTAIRE. 



«««*<«Mi«<*<*«^b^i>«<«i^«<*>'W«^«k<««M<««^ 



LIVRE XXIX. 

DE LA MANIERE DE COMPOSER. LES LOIS. 

Rien d'instructif encore ici , que la manière dont Condorcet a 
critiqué ce liyre, ou plutôt l'a reiait. 

Ce titre un peu vague a besoin de quelque ex- 
plication pour être, bien compris, ainsi que plu- 
sieurs autres titres sur lesquels nous avons déjà 
fait la même remarque. L^auteur/dans ce livre, 
se propose de prouver que lés lois doivent êlre 
claires et précises , s'énoncer avec dignité et 
simplicité ; qu'elles ne doivent point |)rendre le 
style et la tournure de dissertation, et surtout ne 
pas s'appuyer sur des raisons ridicules, quand 
elles donnent leurs motifs ; qu'elles ont souvent 
des effets indirétts, contraires auiiut du législa- 
teur; qu'elles doivent être en harmonie entre 
elles; que souvent plusieurs se corrigent et se 
soutiennent les unes les aïitres, et que, pour 
bien apprécier leurs effets, il fout les irâfpprocher 
et les juger dans leur ensemble, et non pas cha- 
cune en particulier et prise isolément; qu^il ne 
faut point que le législateur perde de vue la na- 



LIVRE XXIX. 4<>1 

tare de Tobjet sur lequel il statue ^ et se décide 
par des motifs qui y sont élrangçrs. J^n ceUt-c^ 
livre rentre dans le sujet déjà traité dan$ le livr^ 
vingt-sixième, cotome à d^auitrejs .égards il se 
rapproche en, bien 4^6 points^^^^s pbjet^ dès li- 
vres douzième et sixième. .L'ai^eur ,Mi.ontret en- 
core que 9 pour bieja apprécie^^^upe loi» il- faut 
tenir compte des circonstances dans lesquelles 
elle a été rendue ; cela a déjà été dit et prouvé 
ailleurs. Il veut aussi que les lois statuent toujours 
d^une manière générale, et ne soient pas rendues, 
comme les rescrits, à Toccasion de faits particu- 
liers. Enfin, il voudroit que le législateur se dé- 
fît de ses préjugés. Personne ne sera tenté de le 
contredire sur aucun de tous ces points. On 
pourroit bien n^étre pas aussi satisfait des divers 
exemples et de quelques-unes des raisons qu^il 
emploie pour prouver des choses si claires. Plu- 
sieurs seroient grandement sujets à critique. 
Mais , comme il n^en résulterait aucune lumière 
nouvelle qui fût de grande importance , je m'en 
abstiens. Il ne suffit pas d'avoir raison contre 
les grands hommes ; il faut encore , pour s'atta- 
cher à les contredire , que cela soit nét^essaire. 

J'ai entre les mains une critique de ce livre 
de V Esprit des léOis, faite par le plus grand phi- 
losophe de ces derniers temps , Condorcet. £lle 
YiiK 36 



4oa COMMElïYAIBE. 

n^a jamais été pubKee , et probablement n'a pa$ 
été faite pour Yètre. On la trotirera à la fin de 
te volume. On y verra avec quelle force de dia- 
lectique il réfute Moâtesquieu, et arec quelle 
supërioritë de vues il refeit son ouvrage. On j 
verra surtout que , si je suis loin d^une si hante 
capacité, }e ne snh pas» moins éloigné d'une telle 
sévérité. 



LIVRES XXX, XXXI. [\05 



LIVRE XXX. 

THéOBIE DBS LOIS fAo«AiI.B9 GBB» LBS VAi.KCS 9 DANS LB BAP^OBT 
QV'BlitES OVT AYBG JL'ÉTABUSSBMEST DE LA NONABCHiB. 

LIVRE XXXL 

TSiaBIB DES LOIS FÉODALES GBBZ LBS.fBARCS 9 DAHS LE RAPPOBT 
qu'elles ONV avec LBS BEYOliVItlOllS DE LA MOBABCHIE. 

Ces deux livres sont encore purement historiques. 

Malgré tous ses défauts , V Esprit des Lois , quand il a paru , a 

mérité -dTêtre attaqué par tous les ennemis des lumières et d« 

rbiupanité , et ii'êfti« défend* par leurs s 



Les raisons qui m^ozit fait passer si rapide- 
ment sur les livres vin^t^septième et vingt-hui- 
tième , m^obltgent à en user de même à Tégard 
de ceux-ci. Je respecte beaucoup ces recherches: 
elles ont sans doute leur utilité ; mais elles n^ont 
qu^un rapport très-éloignë avec celles qui m'oc- 
cupent. Ainsi je ne les examinerai point. J'ob- 
serverai seulement , sans entrer dans le fond de 
la dispute , que tout homme sensé est affligé de 
voir Montesquieu ( chapitre ub du livre 5o ) don- 
ner comme une forte raison contre le système 
de Tabbé DiibiQS^, qu'il serait injurieux pour les 



4o4 COMMENTAIRE- 

grandes maisons de France et pour les trois 
races de leurs rois, parce que, dans celte hypo- 
thèse , il y auroit eu un temps oii elles auraient 
été des familles communes. On n^est pas moins 
choqué de Femphase avec laquelle il parle con^ 
tinueilement de cette fameuse noblesse, qu'il re- 
présente toujours comme incessamment couverte 
de poussière , de sang et de sueur y et qui finale- 
ment ne Ta été que de ridicules^ précisément 
pour s'être trop infatuée de ces pômpeuseis bil- 
levesées. Il y a bien encore quelques autres niai- 
series qui même contredisent celles-là, comme, 
par exemple ;, de dire que , dès le temps de Gon- 
tran, les armées françaises ne furent plus funestes 
qu'à leur propre pays ; et de s'écrier : chx)se sin- 
gulière! elle (la monarchie) étott dans la déca- 
dence dès le temps des petits^fils de Clovis, C'est 
de bonne heure. Il auroit mieux valu, ce me 
semble, avouer naïvement qu'elle étoit un enfant 
mort- né , ou du moins fort mal constitué. Mais 
je livre tout cela aux réflexions des lecteurs. 
Ainsi ma tâche est finie. 

Ce seroit peut-être ici le lieu de hasarder un 
jugement général sur l'ouvrage dont nous venons 
de discuter différentes parties. Cependant je 
m'en abstiendrai. Je me cbhtenterai de remar- 
quer que Y Esprit des Lois y quand il a paru, n'a 



LIVRES XXX, XXXI. 4^5 

guère étë attaqué que par des hommes de parti, 
la plupart très-me'prisables et de très-mauvaise 
foi; et que, malgré ses nombreux défauts, con- 
nus , reconnu^ et avoués , il a constamment été 
défendu par tous les vrais amis des lumières et 
de rhumanité , même par ceux qui avoient de 
justes motifs personnels de se plaindre de Fau- 
teur. A leur tête il faut mettre Voltaire, qui, 
dans cette occasion comme dans toutes les au- 
tres semblables , a bien manifesté son noble et 
généreux caractère, aussi supérieur aux petitesses 
de la vanité, que son esprit Fétoit à celles des 
préjugés, en faisant l'éloge le plus complet, et 
même le plus exagéré de VEsprit des LoîSj par ce • 
mot si connu : Le genre humain avoit perdu ses 
titres; Montesquieu les a retrouvés ^ et les lui a 
rendus. 



nu DU COMMÇNXAIïlE. 



./ 



OBSERVATIONS 

DE CONDORCET, 

SUR LE YiNGT-NEUVIÈME LIVRE 

DE L'ESPRIT DES LOIS* 



OBSERVATIONS 

DE CONDORCET 

SUR LE VINGT-NEUVIÈME LIVRE 
DE L'ESPRIT DES LOIS. 

LIVRE XXIX. 

DE LA MANIÈRE DE COMPOSER LES LOIS. 

Chapitbb I. De l'esprit du législateur. 
Chapitre II. Continuation du même sujet. 

Je n'entends pas ce premier chapitre. 

L'esprit d'un législateur doit être la justice , 
l'observation du droit naturel dans tout ce qui 
est proprement loi. Dans les règlemens sur la 
forme des jugemens ou des décisions particu- 
lières , il doit chercher la meilleure méthode de 
rendre ces décisions conformes à la loi et à la 
vérité. Ce n'est point par esprit de modération , 
mais par esprit de justice , que les lois criminelles 
doivent être douces, que les lois civiles doivent 
tendre à l'égalité , et les lois d'administration au 
maintien de la liberté et de la propriété. 



4lO OBSERVATIONS 

Les deux exctoples cites sont mal choisis. La 
simplicité des formes n'est pas contraire à la sû- 
reté, soit de la personne, soit des biens , pour le 
mainiien de laquelle les formes SiOat établies. 
Montesquieu semble le croire; mais il ne le 
prouve nuUe part, et les injuslices causées par 
les formes compliquées , rendent Topinion con- 
traire au moins vraisemblable. 

Le second exemple est ridicule. Qu'importe à 
la science de composer les lois, que Cécilius 
ou Aulu-Gelle aient dit une sottise ? 

Par esprit de modération , Mttitesquieu n'en- 
tendroit-il.pas cet esprit d'incertitude , qui altère 
par cent petits motifs particuliers les principes 
invariables de la justice ? (^ Ployez le chapitre 18). 

Ghafeiib ni. Que les lois qui paroissent s'éloigner des 
•vues du Utgislaleur, y soDt sou vont oonfornies. 

Le premier {devoir d'un législateur est d^èkre 
juste et raisoimable. Il est injuste de punir un 
hornsoe pour .n'avoir pas {uns un*parti,puia^'il 
peut ou ignorer quel eat.le parti le plus juste , ou 
les croire tous .deux coupables. U eitt contre la 
raison de prononcer la peine d'infamie par mie 
loi : i'qpinion seule peut décerner cette peine. 
Si la loi ^^t d'accord avec l'opinion, la '\ei ^est 



DE CONDORC£T. 4^^ 

inutile ; et elle devient ridicule , si elle est con- 
traire à ropinion* 

Montesquieu ne se trompeH:-il pas «ur Tinten- 
tion de Solon ? Il seuible qu^elle ëtott plutôt d^o- 
bliger le gros de la nation k prendre parti dans 
les querelles entre un tyran , un sënat>otppre8sear, 
des magistrats iniques , et les défenseurs i^e la 
liberté, afin d'assurer à ceux-ci i'appui «des ci- 
toyens bien intentionnés , mais que la crafirte 
auroit empécbés de se déclarer. 

Cétoit un moyen de changer en guerre civile 
toute insurrecrion particulière; mais ce motif 
étoit conforme à J^ esprit des républiques grec- 
ques. 

Chapitbe IY. Des lois qui choquent les vues du législateur. 

Un bénéfice étant ou une fonction publique , 
ou une récompense, doit ètre>donné au nom de 
Fétat ; et on doit savoir.à qui Tétat Ta donné. Un 
procès pour un bénéfice est donc une chose ri- 
dicule. 

Si on .regarde , au contraire , un bénéfice 
comme une propriété, et de adroit de le donner 
comme une autre espèce de «propriété, alors la 
loi citée est évidemment injuste. 

Comment ydwcksà^Eêpritdes Locs^ .Montesquieu 
n^a-t-il jamais parlé deiajustice ou de Tinjustice 



4l2 OBSERVATIONS 

des lois qu'il cite, mais seulement des motifs 
qu'il attribue à ces lois ? Pourquoi n'a-t-il ëtabli 
aucun principe pour apprendre à distinguer, 
parmi les lois émanées d'un pouvoir légitime, 
celles qui sont injustes et celles qui sont confor- 
mes à la justice ? Pourquoi , dans V Esprit des 
Lois, n'est-il question nulle part de la nature 
du droit de propriété , de ses conséquences , de 
son étendue , de ses limites ? 

Chapitbb V. Continuation du même sujet. 

Je ne sais pourquoi Montesqflieu appelle une 
loi, ce serment qui étoit aussi imprudent que 
barbare. Une loi qui ordonneroit de détruire 
une ville , parce qqe ses habitans en ont détrnit 
une autre , peut être très-injuste ; mais elle ne se- 
roit pas plus contraire aux vues du législateur, 
que la loi qui décerne la peine de mort contre 
les assassins , dans la vue d'empêcher les meur- 
tres. 

Il existe près de nous tant de lois importantes, 
qui contrarient les vues pour lesquelles le légis- 
lateur les a établies , qu'il est bien étrange que 
l'auteur de Y Esprit des Lois ait été choisir ces 
deux exemples. 

Cette observation se présente souvent, et Ton 
peut en donner la raison. {Voy^ ch. i6.) 



DE CONBORGET. J^l5 

Chai^itrb YI. Que les lois qui paroissent les mêmes n*ont 
pas toujours le même effet. 

La loi de César étoit injuste et absurde. Quelle 
étoit donc la tyrannie de cet homme si clëmeoti 
s'il s'étoit arrogé le droit de fouiller les' maisons 
des citoyens , d'enlever leur argent, etc. ! et s'il 
n'employoit pas ces moyens, à quoi serVoit sa 
loi? D^ailleurs elle devoit augmenter Ja. masse 
des dettes'; et elle n'auroit pu être utile aux de-* 
biteurs, qu'en- diminuant Tintërét de Fargenl. I 

Or, la liberté dur commerce est le seul moyen de ! 

produire cet effet. Toute autre loi n'est propre I 

qu'à faire hausser l'intérêt au-dessus du taux na^ 
turel. I 

La loi de César n'étoit vraisemblablcraent ! 

qu'un brigandage, et celle de Law étoit de plus 
une extravagance. (P^oir Dion CassiuSj tiv. 4».) 

Chapitee vil Continuation du même sujet. Nécessité 
de bien composer les lois. 

L'ostracisme étoit une injustice. On n'est point 
cri^li^el pour avoir du crédit , des richesses ou 
de grands talens. C'étoit de plus un moyen de 
priver la république de ses meilleurs citoyens , 
qui. n'y rentroient ensuite qu'à la faveur d'une 
guerre étrangère ou d'une sédition. 



4l4 OBSERVATIONS 

Et comment la nécessité de bien composer les 
hisj et, ce qui ea devroit être la suite, les prin- 
cipes d'après lesquels on doit les composer, sont- 
ils ëtabKs par Texemple de deux mauvaises lois, 
ëtabKes dans deux villes grecques ? 
• Il s'agit de donner aux hommes les lois les plus 
conformes à la justice , à la nature et à la raison; 
il s'agit de composer ces lois de manière qu'elles 
puissent être bien ex^cul^es, et qu'on n'en abu^e 
point; et l'auteur de YEsprit des Lois {ait V éloge 
d'une loi absurde des Athëniens ! Jamais d'ana- 
lyses , jamais de discussions , jamais aucun prin- 
cipe prëcis ; toujours un ou deux exemples qui 
ie plus souvent ne prouvent qu'une chose , c'*est 
qu'il n'y a rien de si commun que les mauyaises 
lois. 

Ghàpitrii y III. Que les lois qui paroifisent les mêmes, 
n'ont pas toujours eu le même effet. 

La liberté de faire des substitutions dérive dans 
les lois romaines, comme dans les nôtres, du 
principe que le droit de propriété s'étend jusqu'à 
la disposition des biens après la mort. Ce jMrin- 
cipe est assez généralenent étalili, parce que 
presque partout ce sont les possesseurs actnels 
qui dans l'origine ont fait tes lois. Sa les Romains 
vouloient perpétuer certains sacrifices , comiœ 



DE COVDOR€£T. ^\b 

nous voulons perpétuer certains titre» , il est vrai- 
semblable que la vanité en ëtoit également le mo- 
tif. C^étoit toujours un représentant qu^on se 
choisissoit dans Favenir. 

Chapitre ïX, Que les lois grecques et romaines ont puni 
rhomicide de soi-même ^ sans ayoir le même motif. 

Dans quel pays de la Grèce punissoit- on le 
suicide ? et quelle ëtoit la peine établie ? 

^Montesquieu n^en dit rien. Aussi trouve*t-on 
que Platon ne parle dans ce dialogue d^aucune 
loi établie , mais de celles qu'il faudroit établir. 
Il veut, par exemple, qu'un esclave qui tueroit 
un homme libre en se défendant, soit puni de 
mort, etc. Quant aux suicides , Platon conseille 
à leurs parens de les enterrer sans cérémonie , 
sans inscription, et de consulter dévotement les 
prêtres sur la forme des sacrifices expiatoires. 

Enfin ce mot : sera puni y n'est pas dans Pla- 
ton ; et voilà comment Montesquieu cite Platon , 
et comment il prouve qu'en Grèce on punissoit 
le suicide. 

 Rome , si l'on se donnoit la mort avant d'être 
condamné , on évitoit la confifscation des biens , 
la privation de la sépulture , etc. Les empereurs 
déclarèrent donc que les accusés qui se tueroient 
pour prévenir la condamnàftion , seroient traites 



4l6 OBSERVATIONS 

comme s'ils avoient été condamnés. Les lois qni 
prononçoient la confiscation après la condam- 
nation, étoient injustes; celles qui privent les 
condamnés de la sépulture, peuvent être bar- 
bares 9 mais il ne s^agit pas dans tout cela de 
peine contre le suicide. 

On fait grâce en Angleterre de certaines pei- 
nes à ceux qui savent lire. Supposons qu^on eut 
fait une loi pour priver de cette grâce ceux qui 
apprennent à lire pendant le procès, dira-t-on 
qu^on a établi des peines en Angleterre contre 
ceux qui apprennent à lire ? 

Chapitbb X. Que les lois qui paroisseDt contraires^ 
dérivent quelquefois du même esprit. 

Pour que Texemple répondît au titre , il (au* 
droit que la loi firançaise eut pour motif le prin- 
cipe de respecter Tasile d^un citoyen. 

Et, pour que le titre répondît à Texemple , il 
faudroit dire ifaon étend plus ou moins , dans dif- 
férens paysy les conséquences d'un même principe. 

Mais alors le titre h^eût pas. en Pair profond. 

Montesquieii auroit pu observer que du même 
principe, du respect pour la vie des hommes, on 
peut déduire ou des lois douces , ou des lois sé- 
vères jusqu'à ratrocité; et il auroitfallu en aon- 



DE GONBORCET. 4*7 

dure que tout autre principe que celui de la jus- 
tice peut conduire à de fausses conséquences. 

CHÀPiTaB XI. De quelle maDière deux lois diverses 
peuvent être comparées. 

Pour que le principe établi dans ce chapitre 
fût vrai ^ il feudroit qu^un système de lois où il 
en entreroit d^injustes, put être bim. Autrement 
il est beaucoup plus simple de juger séparément 
chaque loi, de yoir si elle ne choque pas la justice, 
le droit naturel* Si elle y est contraire, alors il faut 
la rejeter ; et, dans le cas où elle*auroit une utilité 
locale , la remplacer par une autre loi qui auroit 
les mêmes effets sans blesser la justice. 

Dans Texemple cité, il falloit, i* distinguer le 
£atux témoignage regardé en lui - même comme 
un crime , et le faux témoignage considéré seu- 
lement comme un attentat contre la vie , Thon- 
neur d'un citoyen , et prouver que c'est sous ce 
point de vue seul qu'il est un délit. 2"" Il falloit 
montrer que la loi de France non-seulement n'est 
pas nécessaire , mais qu'elle est mauvaise ; non 
en ce qu'elle punit de mort, dans une affaire ca- 
pitale , celui qui a causé , par un faux témoignage , 
la mort d'un innocent, mais parce qu'elle auto- 
rise à poursuivre comme faux témoin celui qui , 
après la confrontation, se rétracteroit, ou dont 
VIII. 27 



4l8 OBSE&YATaONS 

le Ùlux tëmoignaige seroit décourcri; qu^elk n^est 
par conséquent q«i*iaii obàtacled< plus opposa à 
la justification d'un innocent accusé. S"" De ce , 
qu^ii est difficile en Àngleteri*e de faire périr un 
innocent par un faux témoignage , il ne s^ensuit 
^s que Ton ne doive point regarder ce crime, 
lorsquHl est commis, comme «n crime capital. 

Ainsi non*^séuletlient le principe exposa dans 
«e chapitre est très4ncertaiii » mais le fait employé 
comme exemple lie sy applique point. 

Qu^on nous permette seulement d' être un peu 
^surpris que la barbarie de la torture , le refiis in- 
juste et tyranlnii^ae d'admettre à Ici prétivé de faits 
justificatifs, et }a loi équiv^iie etpeutHgtre trop 
rigoureuse contre les faux témoins , soient pré- 
sieniés par Montesquieu comme jBormaiil un sys- 
tème de législation dont il feille examiner Teift- 
«embie. Si c^est un persifluge , il n Wt pus assez 
marqué. 

Chapitae XII. Que les lois qui paroissent les mêmes, 
sont réellement quelquefois différentes. 

Ce chapitre ne contient rien que de juste. Mais 
le titre semble annoacer la prétention de dire 
une chose extraordinaire , que le ciiapitre ne jus- 
tifie pas. Celte proposition : Le receleur doit éine 
puni de la même peine que le voleur, n'«st pas une 



HE CONDORCET. 4»9 

loi, mais une maxime générale, vtaie ou fausse. * 
Si elle est vraie , la loi de France et la loi romaine 
soi^t également bonnes ou mauvaises , soit lorsr 
qu^elles statuent contre le voleur , soit lorsqu'elles 
statuent contre le receleur ; si elle est fausse , 
toutes deux sont nécessairement mauvaises par 
rapport à Tun des deux. 

€hapitbb XUI. Qu'il ne faut point séparer les lois de 
Pobjet pour lequel elles sont faites. Des lois romaines 
sur le vol. 

La distinction entre le vol manifeste et le vol 
non manifeste, n'a pas besoin d'une explication 
tirée des lois de LacédémonCé La différence de la 
peine peut n'avoir eu d'autre motif que la certi- 
tude de l'im de ces vols, et la difficulté de prou- 
ver l'autre. £t comme le second n'étoit puni que 
par une amende , cette distinction n'est pas dé- 
raisonnable ; parce qu'un receleur, un acheteur 
imprudent ou à'demi de mauvaise foi , pouvoient 
être sans injustice condamnés à cette amende du 
douUe. Il y a des cas où nos tribunaux foi)l 
grâce de la vie , et condamnent anx galères per- 
pétuelles un assassin, un empoisonneur, sous 
prétexte qu'ils ne sont pas absolument convaip- 
cus , mais seulement à très-peu près. C'est une 
jurisprudence a^ez naturelle chez un peuple 

27. 



420 OBSERVATIONS 

encore à demi sauvage , qui regarde la punition 
des crimes plus comme un acte de vengeance 
rëglé par la loi , que comme un acte de justice. 

La distinction entre la peine des pubères et 
des impubères n'a besoin , pour être entendue , 
ni des lois de Lacëdëmone , ni des raisonneraens 
de Platon sur les lois de Pile de Crète. Elle est 
fondée sur ce que les impubères sont supposés 
n'avoir ni Tqsage de leur raison, ni la connois- 
sance distincte des lois de la sociëlé. 

Chapitre XIV. Qu'il ne faut pas séparer les lois des 
circonstances dans lesquelles elles ont été faites. 

J'avouerai qu'il m'est encore impossible d'a- 
percevoir la moindre liaison entre le titre de ce 
chapitre et le premier article. 

On voit clairement que Montesquieu avoit ras- 
semblé une foule de notes sur les lois de tous les 
peuples, et que pour faire son'ouvrage il les a 
rangées sous différens titres. Voilà toute cette 
méthode dont on lui a fait tant d'honneur, et 
qui n'existe que dans la tête de ceux qui refont 
son livre d'après leurs idées. 

De ce qu'un médecin, qui ne réussit pas dans 
le traitement d'un malade qui lui a donné sa 
confiance librement, n'appartient à aucun corps, 
il ne s'ensuit pas qu'on doive le punir; et qu'au 



i 



DE €ONDORC£T. 4^1 

contraire il ne niërite aucune putiition lorsque, 

ayant un privilège exclusif de me traiter, il m^a 

'empêche, en vertu de son privilège ,. de m*ar 

dresser à un autve qui m'auroit guëri.. 

Est-ce qu^en France les chirurgiens et les apo- 
thicaires ne sont pas interdits ou condamnes à 
des dommages lorsqu'ils se rendent coupables 
d^impëritie ? Si on ne punit pas les médecins, 
c'est qu'il seroil très-rare de pouvoir les con- 
vaincre d'avoir eu tort; au lieu que la preuve 
contre les chirurgiens et les apothicaires est sou- 
vent très-facile ( i ) ; 

CHAPiiaB XT. Qu'il est bon quelque£ais qu'une loi 
se corrige elle-mêoie. 

Tout homme qui tue un autre homme , est cou- 
pable d'homicide, sinon d'assassinat, à moins 
qu'il ne l'ait tué à son corps défendant, pour 
sauver sa vie ou celle d'un autre; et pour être 
regardé comme innocent, il faut que cette excuse 
soit au moins probable. 

La loi ^des douze tables éloit mauvaise. D'ail- 

(i) Ajoutons: Qu'est-ce qu'un médecin d'une condition plus 
basse qu'un autre médecin f Et cette condition plus bame- est^elte 
une bonne raison de condamner ce médecin à la mort ^ .p<)ur la 
même faute pour laquelle le médecin, d'une condition un peu rele- 
vée n'est condamné qu'à la déportation ? Tout cela faift frémir le 
honêens. {Note de M. DHiuU de TVacy.) 



4^2 OBSERYATIOKS 

leurs, Montesquieu veut-il dire autre clM>se, si^ 
non qu^une loi peut exiger quelques modifica- 
^bns, distinguer certaines circonstances? Tout 
cela est vrai et commun; et il pouyoit le dire 
d^une manière plus simple et plus utile, 

Ohatitikb XYI. 'Choses à obscfrrer dans la cothpo&itîon 
des lois. 

L'auteur commence dans ce chapitre à miter 
le sujet annonce par le titre du^liyrev'Ce quHl 
dit est Trai en général , mais n*est ni assez appro- 
fondi, ni assez développé. {^Voyez- les remarques 
sur le chapitre 19.) 

D^ailleurs, ce chapitre 16 renferme beaucoup 
de choses inexactes. 

Le jtestament attribué à Richelieu emploie une 
expression vague , mais cette phrase n^est pas une 
loi ; et Montesquieu pouvoit trouver dans nos 
lois., ou dans celles des peuples voisins , des 
exemples plus frappans. Le chancelier de THô* 
pital crut devoir faire déclarer Charles IX majeur 
à quatorze ans commencés ; mais ni lui, ni per- 
sonne, n^imagittèrent. jamais d'en donner dW- 
très raisons sérieiises que celles qu'on poùvoit 
j^vouer publiquement. 

Ce n'est pas dans des lois qu'on a cité ni U 



9E CONBOftCET. 4:^3 

rondeur de la couronnç, ni les nombres de Pjr- 
thagore. 

L^édit de proscrîptioii de Philippe II n est pas 
une loi. 

Quoi ! notre jurisprudence criminelle est rem- 
plie de lois yagues, ijui condi^isent ^es juges, 
i^oraas et jGéroces. ^ des barbaries hopiteuses; et 
Montiesquieu dédai|pie d'en p^Ler 9 et il va cher- 
cber ses exempleis dans des lois o^Hiées ! 

11 reproche aulic lois .du Bas-Dmpire leur style ; 
ipai^ ç^est confoQ^dre le préambule dVne loi avec 
la loi. Lorsqu^un p^euple se donne à lui-même 
d^s.lois, il n'a pas besoin d'en développer les 
motifs ; et souvent il n'en paurroit doniier d'au- 
tres que sa volonté. Mais lorsqu'un seijil hoiinmç 
dicte des Jois à to^te uxi^ j;i2Hioi^, le ^respect du 
^ la nature biiuatiaine lui impose le; devoir de 
rendre raison de ses lois , de montrer quHl ne 
prescrH riei^ q^e de conformie à la justice , à la 
saine raison, à l'intérêt général. Lés ministres 
des empereurs eurent tort, s'ils écrîvirept ces 
préambules comme des rhéteurs ; mai$ ils avoienl. 
raison de les regarder comme né<^essaires; et 
Monte^uieu devoit ftire cettç distinction (1). 

(i>,Oa pkiiM U ne (le«oît.paaU &ii«. TQ«t délégué 4n ^J^^«ph « 
agitëant povr loi, doit luiirendre compte de 0^9 motiDi : ,et ^m^od 
ilseroit possible ^e le peuple «ntier agisse, U fisroit evoQtre^bimiy 



4^4 OBSERVATION» 

Ghàpitab XVII. Mauvaise manière de donner les lois. 

Les lois doivent statuer sur des objets géné- 
raux, et non sur des questions particulières; et 
les rescrils dés empereurs ne peuvent être re- 
gardés que comme des interprétations données 
par le législateur. Or, dé telles interprétations 
ne peuvent avoir ni effet rétroactif, ni force de 
loi, tant qu^elles ne seront pas revêtues de la 
forme authentique qui caractérise les lois. 

Une loi de Caracalla étoit une loi ; et pouvoît 
être une loi absurde ; un rescrit de Marc-Aurèle 
ou de Julien , fût-il un oracle de sagesse, ne de- 
voit pas être regardé comme une loi avant qu'un 
édit lui en eût donné la sanction. 

Justinien put avoir tort de donner force de 
loi à plusieurs de ces rescrits, s'ils contenoient 

de se rendre compte à lui-même de ses rïiisont. Il en agiroit plm 
sagement, Gondorcet , lui-|xième, dit, i(u jchapitre ziz, ^e tout 
législateur, pouvant se tromper, doit dire la motif ipii Ta déterminé ; 
et il ezplique les différens aTantages de cette précaution , et la ma- 
nière de l'ezécuter. 

Il y a encore une raison pour que tout législateur* donne ses mo> 
tifs; c'est que ces. motifs, fussent-ils bons, s'ils ne sont pas de na- 
ture à être goûtés généralement, il n'est pas encore temps de 
rendre la loi ; et qu'au contraire , s'il pairient k les faire goûter , il 
fstbien plus pi*è8 d*amener la nation i toutes les bonnes consé- 
quences qui en dérivent , que s'il aVoit fait passer la loi toute Seule 
par autorité ou par surprise. (Note dé M.'Destutt de Traey.) 



DECONDORCET. ' 425 

des dispositions absurdes ; mais: ce n^ëtoit point 
parce qu'ils avoient été faits par les jurisconsul- 
tes qui écrivoient au nom de Caracalla ou de 
Commode. Le» empereurs ne faisoient pas plus 
leurs réécrits que Louis XIV n'a fait Fordon- 
nance.de 1670. 

Ce Macrin , qui avoit été gladiateur et greffier , 
puis i^dacteur des rescrits de Caracalla ; qui ré- 
gna quelques mois et perdit Pempire et la vie par 
sa lâcheté, est une singulière autorité à citer 
dans VEsprit des Lois. 

Chàpit&b XYIII. Des idées d'uniformité. 

Kous voici à un des chapitres les plus curieux 
de Touvrage.. C^est un.de ceux qui ont valu à 
Montesquieu Tindulgence de tous les gens à 
préjugés, de tous ceux qui haïssent les lumières, 
de tous les protecteurs des abus, etc. Il faut 
Fexaminer en détail. 

i"^ Les idées d'uniformité, de régularité, plai- 
sent à toi^s les esprits, et surtout aux esprits 
justes. . , 

2° Le grand esprit de Charlemagne peut- il 
être cité au dix-huitième dècle , dans la discus- 
sion d^une question de philosophie? Ce n'est 
sans doute qu'une plaisanterie contre ceux qui 



4a6 OBSERVATIONS 

avoient les idëes que Montetquiea roaloit com- 
battre. 

S"" Ifous n'entendons pas ce que «igoifient les 
mêmes poids dans la police, les mêmes mesures dans 
le commerce. Le commerce emploie des poids et 
des mesures; la police se mêle des uns et des aur 
très , et ne devroit s'en mêler que pour savoir sHls 
onâ réellement la valeur qui leur a été supposée , 
et pour en cons^ver d'exacts « avec lesquels on 
puisse comparer ceux qui sont employés. 

4"" L'uniformité de poids et de mesuras ne peut 
déplaire qu'aux gens de loi , qui craignent de 
voir diminuer Je nombre des procès j et aux né- 
gocians, qui craignent tput ce qui rend les opé- 
rations du commerce faciles et simpk^. Ce qo'on 
a proposé à cet égard, avec rapprobation uni- 
verselle de tous les hommes éclairés, c'est de 
déterminer une mesure naturelle , fixe et inva- 
riable, qu'on pût toujours retrouver; de rem- 
ployer à former des mesures de longueur, de 
superficie , de contenatiCe , et de poids ; de ma- 
nière que les ^divisions sucoe^ives en mesure et 
en poids moindres, fussent exprimées par^s 
nombres mnplea. et commodes pour les divi- 
sions ; d'établir çnsuiite d'une manière publique 
et légale, et. par les moyents esjicts que fouisnit la 
physique, le rapport précis de to«tes les me- 



B£ GOKBORCET. 4^7 

sures usitées dans un pays ave^ la mesune nou- 
velle , cfe qui prëvieiU pour jamais toute espèce 
de procès pour la valeur de ces mesut^es; la 
nouvelle lûesure auroit été adoptée par le gou- 
vernement, les assemblées d'états , lescommu-* 
naulés, etc. Les particuliers auroi^enteu la liberté 
de se serrir de telle mesure quHls auroient voulu. 
Ce changement se seroit donc fait sans aucune 
gène , sans aucun trouble pour le commerce : et 
jamais personne n^a proposé une autre opération. 
5° Gomme la vérité, la raison, la «justice, ies 
droits des hommes, Tintérét d« la propriété, de 
la liberté, de la sûreté, sont les mêmes partout, 
on ne voit pas ^lourqvoi toutes les provinces 
d^un elat^ ou même tous les états, n'auroient 
pas ies méiDes lois carimrnélles , i)es mêmes lois 
civiles, les mémsts lois de commerce, «etc. Une 
bonne lei doit are bonne jiour:tous ks hommes, 
cèaDame uxie propositioai vraie est vraie pour tous. 
Les lois qui patooissent devoir être différentes 
suivant les diffévens pays, ou statuent sur des 
objets qu'il ne &ut pas régler par des lois, 
comme sont la plupart des irèglemëns de com- 
merce , ou bien sofnt fondées sur des p»é)ugés, 
des hafaitudes qu^il &ut déraciner; et un ésiS 
meilleurs moyisns de les détruire, est de cesser 
de les soutenir par des lois. 



4^8 OBSERVATIONS 

6® L^unifonnilé dans les lois peut s^ établir 
sans trouble , sans que le changement produise 
aucun mal. 

On en convient pour rélablîssement d'une 
bonne jurisprudence criminelle. Mais quel trou- 
ble produira ce lui d^un code civil? Il changera 
Tordre de la distribution des successions ; mais 
une succession qu'on attend n'est pas un droit de 
propriëtë : il ne résulte de même aucun droit 
d'un testament, avant la mort du testateur. Les 
conventions faites avant la nouvelle loi conser- 
veront toute leur force, à moins qu'elles ne 
soient contraires au droit natui^l. Les conven- 
tions sont de trois espèces. Ou leur exécutioa 
est instantanée , ou elle dure un temps fi^e , ou 
elle est perpétuelle. Dans les deux premiers cas, 
l'exécution des conventions faites avant la loi 
nouvelle peut être jugée d'après l'ancienne ju- 
risprudence , sans nuire à l'uniformité des lois. 
Dans le dernier, elle j pourroit . nuire ; mais 
l'exécution perpétuelle d'une conventionné peut 
naître du droit de propriété, elle est unique* 
ment fondée sur la sanction de la loi; et par 
conséquent le législateur doit, par la nature des 
choses, conserver le droit de changer ces con- 
ventions , en conservant le droit véritable et origi- 
naire de chacune des parties ou de ses ayans cause. 



DE CONDORCET. 4^9 

Si on établit un mode de jurisprudence iini-^ 
forme et simple , il s^ensuivra que les gens de loi 
perdront Vavantage de posséder exclusivement 
la connoissance des formes ; que tous les hommes 
sachant lire seront également habiles sur cet ob- 
jet; et il est difficile d'imaginer qu'on puisse 
regarder cette égalité comme un mal. 

7" Ce n'est point une petite rue que l'idée 
d'une uniformité qui donheroit à tous les habi- 
tans d'un pays des idées précises sur des objets 
essentiels, une connoissance plus nette de leurs 
intérêts, et qui diminueroit l'inégalité entre les 
hommes , relativement à la conduite de la vie et 
des affaires. 

8** Un fermier- général disoit aussi en 1775 : 
Pourquoi faire des changemens ^ est-ce que nous 
ne sommes pas bien ? La répugnance à changer 
ne peut être raisonnable que dans ces deux cir* 
constances : 1® lorsque les lois d'un pays ap- 
prochent tellement d'être conformes à la raison 
et à la justice, que les abus sont si petits, que 
l'on ne peut espérer du changement aucun avan- 
tage sensible. 2® Dans celle où l'on croiroit qu'il 
n'y a aucun principe certain, d'après lequel on 
puisse se diriger d'une manière sûre dans l'éta- 
blissement des lois nouvelles. Or^ toutes les na- 
tions qui existent sont bien éloignées du pre- 



43o OBSERVATIONS 

mier point, et on ne peut plus être de la seconde 

opinion* 

9** Im grandeur du génie est une de ces phrases 
vagues qui firappent les petits esprits çt qui les 
séduisent , qui plaisent aux hommes corrompus, 
et sont adoptées par eux« Leç uns, parce qu^ils 
ne voient rien , aiment à croire que la lumière 
q'existe pas; les autres, qui la craignent, tou* 
droient que persoxme ne s^avis&t d^ouvrir les 
yeux. 

lo"" Lorsque tes citoyens suivent les lois, fu'tm- 
porte qu'ils suivent la même? l\ importe qu'ils 
suivent de bonnes lois ; et comme il est di£Eîcile 
que deux lois différentes soient également justes, 
également utiles, il importe encore qu'ils sui- 
vent la meilleure ; il importe enfin qu'ils suivent 
la même, par la raison que c'est. un moyieii de 
plus d'établir de l'égalité entre les hommes. Que) 
rapport le cérémonial tartare ou chinois peut-il 
avoir avec les lois? Cet article semble annoncer 
que Montesquieu regardoit la législation comme 
un jeu, où il est indifférent de suivre telle 
oi^ telle règle, pourvu qu'on suive la règle éta- 
blie , quelle qu'elle puisse être. Mais cela n'est 
pas vrai , même des jeux. lueurs règles , qui pa- 
roissent arbitraires, sont fondées presque toutes 
sur des raisons que les joueurs sentent vague- 



DE CONDORC£T. 4^1 

ment, et dont les mathëmalicîenSj accoutumés 
au calcul des probabilitës , sauroient rendre 
ccMÉipie. 

CbipitÎis XIX. Des législateurs. 

Montesquieu confond ici les législateurs avec 
les écrivains politiques qui ont proposé des sys- 
tèmes de législation. 

£st-il bien sur qu^ Aristote ait eu une intention 
si marquée de contredire Platon? •' 

Ce que nous savons des républiques grecques 
nous donne lieu de croire que leur législation 
étoit très-impariaite à quelques égards , et surtout 
très^om|Jiqnée. Plus la législation d^un état sera 
simple , mieux il sera gouverné. 

Qu^a de commun César Borgia avec la légis- 
lation ? Les discours de Machiavel sur Tite-Live , 
son Histoire de Fliorence , renferment beauco^up 
dexvues politiques qui annoacent , si Ton a égard 
au siècle où vvroit Machiavel , un esprit vaste et 
profond : mais il n^a certainement pas songé, en 
les écrivant, à César Borgia. Quant au livre inti- 
tule U Prince y quant à la Fie deCmiracani , etc., 
ce àont des ouwages oà Machiavel développe 
comment vm scélérat fieut s^y prendre pour 
voler, âssassinenr, «le., avec impunité. César 
Borgia passa quelque temps pour être un bon 



432 OBSERVATIONS 

modèle en ce genre ; mais il ne s^agit point là de 
législation. 

Pourquoi Montesquieu n'a-t-il pas compte 
Locke parmi les législateurs ? Est-ce quHl a trouvé 
les lois de la Garoliqe trop simples ? 

Nous sera-t-il permis de placer ici quelques 
idées Sur le sujet de ce livre ? Nous distingue- 
rons d^abord le cas où il s^agiroit de donner i 
un peuple une législation nouvelle ; celui où Ton 
ne statue que sur une branche plus ou moios 
étendue de la législation; celui enfin où la loi 
n'a qu'un objet particulier. 

Dans le premier cas , il est d'abord essentiel 
de fixer les objets sur lesquels le législateur doit 
statuer. 

Ces objets sont : 

i'' Les lois qui ont pour but de défendre les 
citoyens contre la violence ou t^oatre la fraude: 
ce sont les lois criminelles. 

2"" Les lois de police : elles se partagent en 
deux classes. Les unes ont pour ob|et de déte^ 
miner les sacrifices que chaque citoyen peut 
être obligé de faire de sa liberté au maintien de 
l'ordre et de» la tranquillité publique. C'est un 
véritable droit que l'homme acquiert en vivant 
en société ; et par conséquent il n'est pas injuste 



DE GONiyOilCKTi 433 

die soumettre lesrmdmdùs à sacrifier à ce droit 
une partie de leur liberté. La deuxième espèce 
des lois de poliee à pour objet de régler la jouis- 
sance- des- choses communes: y comme les rues, 
les chemins^ etc. * - ■ 

3^ lies lois civiles^ ,qui se> distinguent en cinq, 
espèces:' celles qui déterminent à qpi doit ap- 
partenir la propriété, comme lès lois sur les 
successions , etc.-; celles qui règlent les moyens 
d^acquérir la ppopriété , comme les lois sur les 
Tentes; celles qui règlent Texercice du droit de 
propriété, dans lép casoù cet exercice peut nuire 
à la propriété d*iMï tiers; celles^ qui assurent la 
propriété , comme les lois sur le^ hypothèques ^ 
sur les débiteurs,, etc.;' celles'^ enfin qui statuent 
sur Tétat des personnes. . i > > 

Sur tous ces objets, , il fanit des lois de deux 
espèces. Les.premièrès-sont Içs principes diaprés 
lesquels chaque-question doit être décidée; les 
autres règlent la forme suinraint' laquelle elle doit 
rêtre. . ; : 

4** Les lois polîtiqiies , qui règlent : i** Texerr 
cicediv droit de législation ;>f!2/' là manière d'em- 
ployer là focce publique aiimi^tien de lai sûreté 
extérieai$e;'j3ft>les moyênsdètraiiiploy^rcà: assu-' 
reri rexécntiop 'Aes loisi^P^ la.>m»(»ièr6 de traiter, 
am nom-'^deida/ofiation:, avjec: les étrangers; S^'leQ 
vm. 28 



434 OBSERVilTIONd 

dépenses qui doivent Alte fkîles aux firais de là 

nation ; 6^ les impôts. 

Mous ne parlons pas des lois de commerce, 
parce qae le commerce doit être absolument 
libre , et n^a besoin d^aucuue autre loi que de 
celles qui assurent les propriétés» 

Ensuite il faut sur xbaque partie iféduire à des 
questions gënërales^ simples ^ et m aussi petit 
nombre qu'on pourra « toutes les questions par* 
tîculières qui peuTCnt se pirëseader, ^t examiner 
pour chacune : . 

1^ Si elle doit ètre^décidiée par une loi; 

3^ Si^ d'après ks règles de la juslicei la rai- 
son ne fournit pas «une répouse a la question. 

Si la raison fournit une .réponse ^ il faut la 
suivre; sinon, on choisira le parti qiû|iaroitra.le 
plus conforme à TutiUtë publique» 

Il ne suffit pas que ces lois soient claires, il 
fiiut qu'elles: ne contiennent ^e des mots d'un 
sens prëcia et détermine; et toutes les fois 
qu'une loi en emploiera d'autres , ces mots se- 
ront définis avec une exactitude spnqmleuse. 

Comme tout législateur peut se tromper, il 
faut joindre à chaque loi le motif qui a décidé à 
la porter. Gela est nécessaire, et pour attacher à 
ces lois ceux qui y obéissetit, et pour éclairer 
ceux qui les exécutent; enfiboi, pour empêcher 



DE CONDORCET. 435 

des changemens pernicieux , et facilite:r en même 
temps ceux*qui sont utiles. Mais Fexposition de 
ces motifs doit être séparée du texte de la loi; 
comme dans un livre de mathématiques, on peut 
séparer ta* suite de renonce des propositions, de 
rauTTBge même qui en contient les deinonstra^ 
fions. Une loi nVst autre chose que cette pra* 
positron : // eBî jmU ou taiêonnMMe ^ue*. ..... 

(Suitïe textede la loi.) 

Si Ton ne veut donner qu^une branche parti- 
culière de législation^ il faut avoir "^sdin dé la 
cireoi^scrire avec. exactitude4 examiner, après 
Tavoir réglée selon la- raison et la justice^ si elle 
n^est.en*contradiotion avec aucune lôietalbiUe, et 
détruire soigneusement toutes .cëUes^i>;ipoinme 
4M¥ détruit tontes les racines d^un.mal qnV>n veut 
extirper. Cependant il^vaudroit mieux 'laisser 
sdbsistér une bonne loi^, en contradictioo avec 
une maculasse qu^on n'auroit pu détruire , que de 
laisser la mauvaise seule-. ' . ^ 

-ifotiir une loi particulière ,^si- Fôn veut être sur 
^uVUe «oit bonne , il faudm F^x^Aitner, non pas 
isolée ,>^ mais dans son Rapport avec toutes celles 
qni doivent entrer dans un^on système de lois, 
pour la branche de législation à laquelle eïle-ap^ 
partietit, ^H kv^^ei'état actuel de cette branehé de 
tégisldti^îif). AloH i( peut arriver, ou que la loi 

i»8. 



436 OBSERVATIONS 

qu'on veut faire , doive entrer dans un bon sys- 
tème de législation ; ou qu'elle ne /soit ;utile et 
juste 9* que parce qu'elle s'oppose à l'injustice qui 
r€si|lte d'une mauvaise loi qu'on ne peut changer. 

Dans Le premier cas> il faut ^e confonner a la 
justice absolue ; dans le second ^ à la justice ré*- 
lative; Dans le» premier ,. la loi doit être présentée 
comme une véritable loi; dans l^e secôtid^ comme 
une modification de la mauvaise «J^ qti'frfle 
corrige.! . ,.. .'. ,. » 

Plus l'ebj«t de^Jâ Ibi eâtipaô^fticulier, piùs il 
împortQ[tque-ie Jëgiklateur .expose se$ moti£». Il 
eist beaucoup plt s aisé de saisir l'esprit d'une lë- 
gislafÀbn-igénérale , ou d'une 'brEincbe de legiâla- 
tîonv^qué €elài> d'une loi isolée. . i 

Il seroit bon de régler ^ daès une légisUiion 
gënérkleyiuh mciyeii de- réformer i«6 lois qui en- 
traînent: des abus., sanS'^u'on «bit* obligé d'at- 
tendre que l'excè^ de €esabus>^it £ut sentir la 
nécessité de la réforme^» - .,'».» r.. i: • , 

Il y a des lois:qui doivent paroStte.dU législa- 
teur faites pour être ,élerheUes;iiI y>«èu axl'âufres 
qui doivent vraisemblablement >^tré cbaiigëes. 
Ces deux classes de'lois .doivent; être :4istinguées 
dans la rédaction. , ' . >.;.' .: n*. 

Par.exemple , c.etteilp J^ ^mp^si seront, fau^ 
Jours établis prop^rfionniiUeine^t ,mi produit net 



DE CONDOÏICET. 4*^7 

des terres, ipexA être regardée comme une loifon- 
dée^^or la natare des choses (i). Mais la lai qui 
fixe la manière d'ëvaluer le produit , peut être» 
variable , parce qu^il est possible de perfection- 
ner la méthode quHl faut . employer dans ces 
évaluations* 

Il est encore plus important de distinguer les 
lois qui ne soat-que pour un temps. Le chance- 
lier de rHôpital, dans un édit de pacification, 
porta peine de mort contre ceux qui briseroient 
des images. Il est clair que cette loi , trop rigou- 
reuse, n'avoit pour objet qpe de prévenir des 
imprudences qui pouvoiént rallumer la guerre 
civile; et c'est en vertu <le cette loi, regardée 
comme perpétuelle, contre toute raison, que le 
parlement de Paris, a eu la barbarie de condam- 
ner le chevalier de la Barre. Même en supposant 
la loi juste, il eût fallu statuer qu'elle cesseroit 
d'être exécutée au bout de tant d'années, à moins 
que la continuation des troubles n'obligeât de la 
renouveler. 

Ce que dit Montesquieu, chap. 16, sur les 

(1) On voit qu*à l'époque où Gondoreet a écrit ceci , il partageoit 
encore les opinions des économistes français les plus exqlueifs* Il 
prouve lui-même la sagesse profonde de Impression dont il Tient de 
se servir: H y a des bis qui doivent FiROÎTBB au tègitlikear faites 
pour être éiemeltes. Les hommes , en*^ effet , nt peuvent jamais ré- 
pondre de Ta^venir sous aucun rapport. (Noie de M* Desttttt de Tracy,) 



438 OBSERVATIONS 

ënonciations en monnoie, n^est pas suffisant. 
Non*seulement il faut y ajouter toujours leur 
évaluation en valeurs réelles; mais il £3iut> suivant 
les cas, faire cette évaluation, ou en métal, ou 
en denrées ; et Tévaluation en denrées doit être 
faite diaprés le prix moyen du blé en Europe , du 
riz en Asie , parce que la denrée qui sert de 
nourriture principale et habituelle au peuple, 
est la seule dont on puisse regarder la valeur 
comme constante; et, si la manière de rivre 
cfaangeoit , il £aiudroit £ûre une autre évaluation. 

Nous avons dit qu'il y avoit des choses qu^il 
faut évaluer en métal (i). Tel est Tintérét d^une 
somme d'argent prêtée, qui doit toujours être 
la même partie du poids total; tel est Tintérét 
de Tachât d'une maison, d'un meuble, etc., tan- 
dis que l'intérêt de l'achat d'une teire doit être 
évalué en denrées. . 

Les lois doivent être rédigées suivant un ordre 
systématique , de manière qu'il soit Êicile d'en 
saisir l'ensemble et d'en suivre les détails. 

(i) Cette distinction n'est point fondée. Une somme d'argent est 
une Taleitf déterminée , «u moment où on la prête. On doit faire 
«n sorte que Tintérét qu'on en paie , loit toujours k même porUon 
qtt'il a été convenu.de donner annuellement de cette valeur , telle 
qu'elle était au momei^t du prêt. L'emprunteur a pu en acheter tout 
de suite uue valeur égale de biens susceptibles d'accroiasement ou 
dp décroissement. (Note iU M. JHHuti de Troey» ) 



DE CONDOECET. 43; 

C^est le seul moyen de juger s'il ne s^y est pas 
glisse de contradictions ou d^omissions, si les 
questions qui se présentent dans la suite ont été 
prévues ou non. 

G^est le seul moyen de bien yoir, lorsqu'une 
reforme deyient nécessaire, sur quelle partie de 
Tancienne loi elle doit porter; et alors la réforme 
doit être faite de manière qu^on puisse, sans al* 
térer Tunité du système de la loi , substituer la 
loi nouvelle à celle que Ton réforme. 

Ces réflexions sont simples : elles ne forment 
qu^une petite partie de ce qui doit entrer dans 
un ouvrage sur la manière de composer les lois : 
elles sont nécessaires, et Montesquieu n^a pas 
daigné s'en occuper. 



FIN DES OBSERVATIONS DE CONDOECET^ 



MEMOIRE 

SUR CETTE QUESTION: 

QUBIiS SOHT LES MOTEHS DE FOVBIR LA HOAALB d'uH PEUPLE? 

Écrit en janvier 1798, et imprimé dans trois numéros du Mibcubb 
an printemps de la même année (en ventôse an VI). 



AVERTISSEMENT. 



A Dieu ne plaise que j^aie la folle idée de 
croire avoir fait un esprit des lois, c^est-à-dire 
un vaste tableau de Tesprit dans lequel les lois 
doivent être faites. Mais autrefois, à propos 
d^une circonstance assez peu importante, j'ai ré- 
digé un petit écrit dans lequel je m'efforçois d'ex- 
pliquer leur efficacité pour donner aux hommes 
de saines idées morales , et leur degré d'im- 
portance sous ce rapport qui , au fait , est le 
principal et même l'unique à considérer, puis- 
que le but de toutes les lois ne sauroit être au- 
tre que de bien diriger les actions et les senti- 
mens des hommes qui leur sont soumis. 

Je. prends la liberté de reproduire ici cet 
opuscule oublié depuis long-temps, parce qu'il 
me paroît propre à faire apercevoir, d'un coup 
d'œil , la coordination de beaucoup de choses 
dont trop souvent on n'aperçoit pas la liaison , 
et parce que je suis bien aise de montrer que 
dès le commencement de 1798 , dans des temps 
bien différens des nôtres , j'avois le même en- 
semble d'idées qui , huit ans après , m'ont servi 



444 AVERTISSEMENT. 

bien ou mal à apprécier les belles et grandes 
^iies ëparses dans l'immortel ouvrage de Mon- 
tesquieu. 

Je prie le lecteur d'excuser l'imperfection 
du style de ce petit ouvrage, et de suppléer, 
par ses réflexions, à Textrême concision que 
je.m'y suis prescrite ; car elle m'a forcé. de res- 
serrer en. peu de pages les traits principaux 
d'un immense tableau. 



■ ■»■ >» # « ■»«■ ■ 



MÉMOIRE 

SUR CETTE QUESTION: 

QUBCS 90HT Ufr M0TSN8- DE FONDBm'LA M0RALB«1>^Uir PBtPLB? 

. jÉcfit eitjaiiTier 1 7918 , et impritaié dans tnm n^méroB du Muçimi 
au printemps de la même année (en ventôse an VI). 



L^INSTJTUT njatipnal avoil d'abord proposé la 
&c^uûon:de cette gralide question pour le 3ujet 
4'wi priiL ; mais .par des explications subsé- 
q^eoJCeâl , il a réduit ks . cèncurrens à ne s'oc- 
cupa que de céréhionies publiques. J'ignore 
qu^U motifs ont pu déterminer cette savante com- 
pagnie à rapetiser à ce point un si beau sujet. 
Pour moi, quoique je me propose de né le 
traiter. qU^ très-sommairement, je l'embrasserai 
^^tks toute son étendue, craignant de me tromper 
pj^qdîgieusement sur l'importance d'une de ses 
pd^t}^6> si* je la détaebois dé l'ensemble. Je n'é- 
cris quepour fixer mes idées,' et je veux qu'elles 
soient toujours coordonnées entre elles. 

Chàpitab t. De la punition des crimes. 

Le premier pas à faire en morale est sans 
doute d'empêcher les grands crimes ; et le moyen 



446 MOYENS BE FOKDER 

le plus efficace est de les punir. L'important 
n'est pas que les peines soient très «-rigoureuses, 
mais qu'elles soient inévitables. Le plus utile 
principe de la morale que Ton puisse graver 
dans la tête des êtres sensibles, c'est que tout 
crime est une cause certaine de soufiBrance pour 
celui qui le commet. Si l'organisation sociale 
étoit d'une perfection telle que cette maxime 
fut d'une vërité qui ne souffrît jamais d'excep- 
tion, par cela seul les plus grands maux de l'fau- i 
manitë seroient anéantis. Les vrais soutiens de 
la société, les solides appuis de la morale , sont 
donc les Suppôts et les exécuteurs des lois : ce 
sont ceux chargés d'arrêter les coupables , de les 
garder, de constater leurs délits, de prononcer 
la peine qui doit les suivre. Je me permettrai 
quelques réflexions sur chacun d'eux. 

Arrêter les malfeiteurs est une fonction esti- 
mable, parce qu'elle est utile, mais elle n'a rien 
de brillant. On ne peut s'y dévouer pai^ enthou^ 
siasme; il feiut qu'elle procuré un état avanta- 
geux : elle expose à la plus dangereuse des 
haines, celle des méchans cachée; il faut que 
cet état soit solide , et que la malignité ne puisse 
pas le faire perdre aisément. Elle est pénible , elle 
est périlleuse, il faut qu'on trouve son intérêt à 
la bien remplir, et que le gendarme soit récom- 



LA MO&ALl D'UK PSITPLE. 44? 

penêé à proponkm de ses espiat^s* Mais celte 
situation d'élre t(m)durs occupé k nuire à AtÉ 
hommes bien que coupables, et de fonder son 
profil sur leur malbeur, ne peut manquer à la 
longue d'ëmoussér la sensibilise, la pitië^ ces 
deux précieux sentimens de Tbomme , scNirce de 
tous ses bons mouvemens, et qui sont; pour 
ainsi dire , Tinstinct de la Tértu. La tnoralitë du 
gendarme est donc plus exposée à se corrompre , 
que celle de bien d'autres citerfens; iï'fimt qù^l 
soit contenu par la dépendance de ses supé*^ 
. rieurs, et soutenu par leur estime^, il faut qu'il 
ait toujours les mêmes pour en être connu , et 
aToir le besoin d'en être tohnu ayantageusement; 
il faut enfin que ce grand corps , la gendarmerie 
nationale, ait une organisation constante^ un 
ordre d'avancement inyariable , et qu'il soit dans 
la main d'un seul chef permanent, qui attache 
sa fortune et sa gloire à la perfection de son 
serrîce. 

Ces dernières vérités sont communes à tout 
grand système d'administration qùelconqtte; et 
je pensé qu'on doit les prendre pour règle in^ 
variable , toutes les fois qu'unie forte crainte de 
l'abus du pouvoir et une juste inquiétude pour 
la liberté publique, ne contraignent pas itnpé- 
rieusement h s'en écarter : alors, sans doute, il 



44^ MOXENS DB FONDER 

faut sacrifier uq« partie du bien-^étre présent au 
aoin de rayenîr. M^ il . refera toujours yrad 
qu^un service public ite: ^ei^ jaipaLais aussi-bien 
Caiit lorsquHl sera dirigé par- une eollecdoa 
d'hommes nopim^s pour iD[i terme court , que 
quand il dëpendm d'un- cbef unique et perma- 
nent qui en fiera son. affaire personnelle; et il 
est encore plus certain que dans tout établis- 
sement public le passage :d^''unje manière d^étre 
à une autre, même meilleure, est toujours un 
moment de drise où on.éprouTe tous les maux de 
deux rëgimes^et que siVincertitiide des individus 
sur. leur ^Prt, se prolonge t^ il en résulte des dés- 
ordres qui deviennent irrémédiables, si ce n^est 
par le .temps ; preuve qu'en fait d'amélioration 
oi^auroit plus tôt fini en. allant. plus doucement. 
Quant aux gardiens des maisons de détention, 
je n'ai qu'MnQ chose à en dire : c'est qu'il faut 
être inflexible à leur égard, si leurs prisonniers 
leur échappent. Je pense qu'ils devroient faire 
partie du corps d|^ la gendarmerie , et être soumis 
aux mêmes chefs t Arrêter et garder sont deu^ 
seryices.du même. genre. Ils.dpivent être régis 
d'^pi;^^ ile mêoke principe , savoir : que le plus 
gr^pd intérêt de la société, est que nul malfaiteur 
ne^puisse ni ç'chapper, ni s'évader, 
I . A l'égard. 4e.s jnrés, , c'est sanf doute une belle 



LA MORALE b'UN PEUPLE. 449 

institution^ en ce que ce sont des hommes in- 
dépendans et indiffërens pour Taccusë. Par con-^ 
séquent, ni la prévention, ni Tautoritë ne peu- 
vent les pousser à Tinjustice; et la première chose 
est sans doute que ceux charges de punir les 
crimes n*en commettent pas eux-mêmes dans 
Texercice de leurs fonctions. Mais ce n^est pas 
tout ; il faut encore qu^ils veuillent remplir cette 
fonction suivant Tintërêt gënëral de la sociëtë. 
Or> dans les temps de troables, emportes ou do-^ 
mines par.une faction, ils agissent souvent en; 
hommes de parti ; et dans les temps calmes , 
Texcès de leurs scrupules et de leur commisé- 
ration allant jusqu^à la foiblesse, ils se condui- 
sent fréquemment en particuliers sensibles. 
Dans Tun et-Kaatre cas, il n'est pas rare qu^ils 
manquent de cette impassibilité, la première 
qualité des hommes publics : c^est donc plus 
sous ' le rapport de la liberté que sous celui 
qui m'occupe actuellement, que j'admire cet 
usage. Toujours est-il certain que, comme tous 
les autres, dans les premiers momens de son 
établissement, il a presque tous Jes inconvéT- 
niens dont il est susceptible, et presque aucun 
des avantages qui lui sont propres. Ce qui, au 
reste; ne veut pas dire qu'il faiHe le détruire, 
mais, en cas de besoin, signifieroit qu'il faut le 
. VIII. a9 



450 MOYENS BE FONDER 

mainienir pour n^>avoir pas à l^établir une autre 
fois (i). 

•Quand il y a des jurés, les ^uges au criminel 
S4>nt bien moins importans. Cependant je crois 
utile* qu'ils soient, autant que possible, indë* 
pendans et des gouvernans et^ des justiciables. 
Je les voudrois donc bien payés , nommés à long 
terme, et ambulans. Mais les accusateurs publics 
ne sauroient être trop .actifs, Us.doiyent dé- 
pendre du gouvernement, et, être destituables 
par lui pour simple négligence. . ^ 

f.Sî, des exécuteurs des lois, nous passons aux 
lois elles-mêmes, je répéterai que Je ne demande 
pas que les peines soient sé^rères^ mais qu^elles 
soient bien ^graduées, et; proportionnelles, non 
pas. seulement à IVnoirmité* du crime , mais à la 
tentation de le commerttre. , > 

C'est pour la forme.de la procédure que le 
législateur doit réserver toute sa sévérité. Elle 
do^iti^ans doute doimer toute facilité à la juste 
défense de Taccusé, mais elle doit surtout ne 
laisser perdre. aucun. moyen de. conviction; et à 
ce propos', je dois rappeler une maxime qui s'ap- 
plique plus, ou moins atout ce < que je .viens de 

(i) A l*êpoq[ue où ceci a ét^ écrit . le jury d'accusation existoit. 
C'est un grand malheur qu'il ait été détruit; et je pense qu'il est 
tré«-instant de le rétabli. - ^t ,,i 



LA MORALE b'uN PEUPLE. 4^1 

dire, et dont, suivant moi, on a étrangement 
abuse'. C'est cellerci : // vaut mieua> laisser échapper 
cent coupables, que de condamner un innocent, 
Sans doute il.n^y a pas de crime plus airoce que 
ceUii d'opprimer sciemm^t un innocent arec 
l^appareil de la justice; et Àe tous }es forfaits le 
plus, abominable , et le plus capable d'en faire 
OMnmjçttre un grand nombue d^autres, est Tas*- 
sas&inat jimdtque. Dabsce sens, la maxime- est 
de touteryëritë saiisla«ilioiiHlre'DestHctioii* Sans 
doute encore, c'est un lidalbcupr horrible^ qu'une 
condamnation injuste, prononce par èrreun 
L'humanitë, tôot entière « dt>it en gémir, mais 
elle nfa pas* à e» redouteir-les eonséquences pour 
la morale publique etprirée^-Âu contraire; car 
tme.érreiu^recosmue préserre'dedix' aiutres, et 
ne sc^faât parécKnnerqÀe^par-une conduite mé- 
procbabloi: £t si,. par une craii^e exag^ée de 
cette • talamité^^ . affireuseï ^sut^àneiii , njais txui^ 
jouvs rârev^pacce que itous les: intérêts se rrair 
nisseht:pOttr;lâ pcél%nir; ;si, dis^je, pax^meMe 
craûite^onival jusqu'rà' soutenir qu'il feut que le^ 
form«s^ soient .tellement^ f8TOi|able5> à l'aecusé:, 
que beaucoup: d!e>vço]tipablès. 'puissent s« sauver 
de pcuc qnlun innocent ne pui^ise succomber, je 
dis que par humanité on pose de tous les prin- 
cipes le plus cruel. Si l'on pense un moment 



45a MOYENS DE FONDEE 

avec moi à tous' les crimes qu'engendre cette es*- 
perance d'impunité , et à toutes les victimes in- 
nocentes de ces crimes, enverra que Thumanite 
même conduit à un résultat diamétralement con- 
traire. A Dieu ne plaise, encore une fois, que je 
veuille insinuer que le législateur puisse négliger 
la moindre des précautions qui peuvent servir à 
la justification d'un innocent accusé; il se ren* 
droit coupable de sa condarmnation. Je dis seu- 
lement qu'il doit, paritou6 les moyens possi* 
blés, assujrei! la punition du coupable; car s'il 
pouvoit la rendre' manifestement ' inévitable , 
presque tous *les désordres seroient prévenus, 
nul homme, dans son bon sen& ne voulaàt s'ex" 
poser à une peiÀe cei:taine; ' . . . 

On pourroit faire «des. volmnes sur chacun 
-des sujets que je viens 4ie parcourir c^nisis je ne 
yeux qii'indiquer «des vues ; .>si elles sont justes, 
•quiconque ea mettra^uelques-runes à^xécution , 
wn contribué puissamiment à Sanàevilz, saine 
ttfomledans sa patrie: Tout'jest dans>ce^ principe 
pur où j'ai commencé., .que ce qii^ l'onpeiit faire 
.de plus efficace; pour parvenir à ce but , est de 
rendipe aussi inévUablei qius.poissii^le la- punition 
^es crimes. Passon^ à d«es ol^ets d'une moindre 
importance. ^ ». ' , .t 



LA MORALE d'uN PEUPLE. 453* 

' Chàpithe II. De la répression des délits moins graves. 

ÂPRES la punition des crimes, rien n'est si in- 
téressant que la repression de la friponnerie de 
toute espèce. Ge chapitre, qui ne peut tenir que 
peu de place ici, doit en occuper une grande 
dans la tête de Thomme dVtat. Il ne peut mal- 
heureUSisment pas punir ' directement tout ce 
qui estt blâmable ; mais il peut av^c art disposeié 
les choses, de manière que tout ^ mauvais dépoi>^ 
tiîment devienne matëriellement préjudiciable à 
son auteur, sans compter la -punition de Tôpi-* 
nion publique qu^il ne pourra éviter, si les in- 
stitutions ont donné une bonne direction àcetté 
opinion. « 

La bonté de Torganisationdes tribunaux, ci-t 
vils , là simplicité,, et la célérité de la procédure»^ 
la sévérité des mesures contre les banqueroutiers 
frauduleux , la condamnation aux dépens contre 
le:» plaideurs de mauvaise foi , le soin d'exclure 
de toute place utile à la nomination du gouvec^ 
i^ement les hommes jouissant d'une mauvaise 
réputation , • contribuent piaissatùm^nt 'à rempj-ir 
ce but. L'attention de n'employer^, autant que 
cela se peut, les hommes que dans la poovin^ré 
qui les a.vus naître, et dans la oarriëreà iaquelle^ 
ils se sont d'abord destinés, :esk' encore uni 



454 MOYENS DE FONDER 

moyen énergique pour que, ërant toujours sous 
les yeux de ceux qui les connoissent, ils ne puis- 
sent manquer de recueillir le fruit de leur con- 
duite passée. 'On ne peut assez penser combien 
sont dangereux les. hommes dépaysés. Nous en 
avons sous les yeux de bien nombreux et bien 
funestes exemples. 

'Je sens que ce seroit là le lieu de parler de 
la police , ce pouvoir lie plus difficile de tous à 
organiser, parce que de tous il est le plus ex- 
posé à devenir impuissant ou oppressif; mais 
Fobjet de mon ouvragé étant de montrer quelles 
sont les impressions les plus influelites sur les 
hommes, plutôt que de développer les moyens 
de produire ces impressions, je ne puis à cet 
égard présenter que quelques aperçus. Je me 
bornerai donc à diiré 'de la police, que lés rè- 
gles quelle prescrit ne doivent jamais être mi- 
nutieuses, -mais que les amis de la liberté doi- 
vent se garder de prendre* trop facilement om- 
brage de son activité. Pourvu "qu'elle soit as- 
treinte à remettre prômptement aux tribunaux 
ceîix qu^elle. arrête , elle ne peut être dangereuse, 
surtoatsi les autorités suprêmes de Tétai sont 
biieh/coostituécs; avec -ces sauvegardes, on peut 
sàns^jnèORvéTiieizs lui laisser beaucoup de lati- 
tude pour arrêter. £n tout fidèle à mes principes^ 



LA MORALE d'un PEUPLE. 4^5 

je Faime mieux un peu incommode, que para* 
lysée ; car la seconde base de la morale est cer-^ 
tainement de rendre aussi difficile qu'il est pos- 
sible le succès de la friponnejrie. 

Ghâpitbe III. Des occasions de noire à autrui. 

Si nul crime ne pouToit rester impuni , et nulle 
friponnerie ne pouToit réussir, on a peine à con- 
cevoir ce qui resteroit à faire pour porter les 
hommes au bien et opérer le bonheur d'une so- 
ciété. Mais malheureusement toute action blâ^ 
mable n'est pas saisissable par la loi ; et parmi 
celles mêmes qu'elle peut condamner expressé- 
ment, un grand nombre échappera toujours- à sa 
juste vengeance. Les loi&de la société sont Fou- 
vragie des hommes; elles ne peuvent manquer de 
se ressentir de la foiblesse et de Timperfection 
de leurs auteurs; elles ne peuvent avoir, comme 
celles de la nature, cette certittide et cette con- 
tinuité d'action; cette plénitude de puissance 
qui fait que nous ne pouvons jamais échapper à 
leur empire , et qu'elles nous atteignent dans lea 
moindres détails de notre existence. Jamais 
l'effet des lois humaines ne sauroit être aussi 
certain, aussi complet que celui des lois de la 
mécanique; car celles-ci sont l'expression de la 



456 MOYENS DE FONDER 

nécessite elle-même, et les premières ne sont 
que des conventions. 

Celte observation n'a échappé à aucun de 
ceux qui ont médité sur le bonheur de leurs 
semblables. Vivement frappés de Tinfluence des 
moyens de répression, ils ont tâché d'enlever 
aux hommes jusqu'à la possibilité de se nuire 
réciproquement. Ils ont cherché à extirper la ra- 
cine mé;me de tout mal moral. Ils ont cru la 
trouver dans la propriété. En effet, disoient-ils, 
quelle injustice seroit possible, si rien n'appar- 
tenoit en propre à personne ? £t tous les anciens 
législateurs ou philosophes se sont efforcés de 
fonder la société sur la communauté absolue de 
tous les biens; ou s'ils n^ont pas entrepris de 
l'exécuter, ils ont cru qu'en théorie, c'étoit là le 
point de perfection, et beaucoup de modernes 
les ont imités dans cette erreur. Ils ne se sont 
pas aperçus que , pour que cette communauté 
eût son entier effet, il faudroit que chaque homme 
pût faire abnégation totale de «on propre indi- 
vidu pour l'apporter, tout entier et sans restric- 
tion, à la masse commune; car. s'il conserve 
seulement la propriété de sa pensée et de ses 
bras, il s^ensuit qu'il a celle du travail de ses 
mains, et par une conséquejice nécessaire, que 
le gibier qu'il a abattu , que Toutil qu'il a fa- 



LA. MORALE D'uN PEUPLE. 4^7 

çonnë , que la moisson qu^il a semëe , en un mot , 
que tous les produits de ce travail ne peuvent 
appartenir qu^à lui. Enfin, quand Thomme pour^ 
roit fouler aux pieds toutes les lois de la nature, 
jusqu'à renoncer ainsi à toutes leurs cons^ 
quences immédiates , il n^en seroit pas plus en 
paix avec ses semblables; car tous les intérêts 
individuels renaitroient, lorsqu'il s^agiroit de 
prendre chacun sa part de la masse commune 
des peines et des jouissances , et ils ne seroient 
pas moins opposés dans ce partage quMls le sont 
dans la possession directe et particulière des 
biens que nous connoissons. Rousseau du moins 
a* été plus conséquent que les anciens. Quand il 
a prononcé que le tien et le mien étoient la cause 
de tous les crimes, il a déclaré, sans hésiter, 
que la société étoit la source de tous les vices , 
et il a trouvé la perfection dans un état d^isole- 
ment, dont à la vérité on ne sauroit concevoir 
même la possibilité. Mais enfin on ne peut nier 
qu^il n^ ^ p^s de mal moral là où il n^existe pas 
de relation morale. 

C'est à cette insignifiante vérité que se rédui- 
sent tous ces paradoxes qui ont troublé tant de 
têtes, et ont fait des scélérats par vertu. Au lieu 
de tout cela, il auroit fallu dire : Toutes les fois 
qu^il y a deux êtres sentans , il existe deux inté- 



458 MOTENS DE FONDEE 

rets distincts qui peuvent deyenir opposés. Oc- 
cupons-nous de les concilier et de les contenir. 
L*idée de tien et mien dérive inéTitablement de 
celle de toi et moi, nous ne pouTons la détruire. 
Faisons que toi et moi ne soient ni oppresseurs, 
ni opprimés. N^aspirons pas à davantage. Pour 
qu'une communauté réelle et paisible fût pos- 
sible , il faudroit qu'un homme pût jouir et pâtir 
par, les organes d'un autre comme par les siens 
propres*. Alors il aimeroit réellement ses sem- 
blables comme liy*méme, et le mal moral au 
moins seroit banni de la terre. 

C'est là un degré de perfection auquel il nous 
est impossible d'atteindre. Le législateur qui 
▼eul que nous aimions notre prochain précisé- 
ment comme nous-méme , et celui qui veut que 
nous vivions exactement isolés, nous prescrivent 
deux choses également impossibles, donnent à 
notre morale deux bases également fausses. La 
nature des hommes est telle , qu'ils ne peuvent 
s'approcher sans avoir des intérêts distincts et 
opposés, et que cependant ils sont forcés de se 
rapprocher pour pouvoir se secourir, pour pou- 
voir même exister. Que peuvent-ils donc faire? 
et que font-ils en effet ? Us se prescrivent des 
règles communes pour s'empêcher réciproque- r 
ment d'user des occasions trop fréquentes qu'ils 



/ 



LA. MORALE d'un PEUPLE. 4^9 

ont de se nuire les uns aux autres. Ces règles 
sont les lois dont nous avons parle, celles qui 
punissent les crimes et re'priment les délits. 
Elles sont les vrais soutiens de la morale; elles 
ne peuvent détruire les occasions du mal , mais 
elles en prévienneiit les pernicieux effets; ce sont 
là les bonnes lois. ^ 

Mais le malheur est que dans toutes nos so- 
ciétés commencées avant de connoître 4es véri- 
tables intérêts des hommes, nous avons une 
fûule de loi^ qui ,' loin de diminuer les effets 
àes occasions de nuire à la société et à ses 
membres, en créent de nouvelles. 

Toute loi inutile , par exemple , ne remédie à 
aucun mal et en crée un nouveau^ en fournissant 
une noiïvelle ôccètsion de manquer, à son égard, 
au respect dû à Tautorité publique. 

Toute loi impraticable est dans k même cas. 

Toutes celles qui créent à des classes du peuple 
des intérêts opposée à ceu^x des autres classes , 
donnent aux citoyens des occac^ons de se hatr 
et de s'attaquer* • 

Toirtes les lois qui prohibent des choses in- 
nocentes en elles-mêmes, engendrent un nouveau 
délit. Elles font des -contre venans une nouvelle 
classe de coupables; et de ceux qui les surveil- 
lent, une autre troupe d'êtres vivant du mal- 



46o MOYENS DE FONDER 

heur de leurs semblables ^ deux grands maux qui 
n^existeroient pas sans elles. 
. Toute négligence dans l'administration , tout 
désordre dans les finances de Tétat, ouvre la 
porte à une foule de marchés frauduleux, de 
combinaisons perfides , qui sont autant de nou- 
velles manières de nuire au public. 

Toute institution qui propage ou favorise une 
erreur, on préjugé, une superstition , donne des 
armes à des hommes pour en blesser d^aulres. 

Toute loi qui veut renveirser par là violence la 
nature éternelle des choses, comme celle qui 
veut faire que du papier soit de Tor, ouvre une 
source abondante de nouveaux délits. 

L'obscurité seule des lois, Içur versatilité , leur 
manque d'uniformité dans tout le territoire de 
la même société, fournissent aux hommes des 
moyens de s'attraper réciproquement. 

Par les raisons contraires, toute disposition 
tendante à fondre /tous les intérêts dans TiQjtérêt 
général, à rapprocher toutes les opinions de la 
raison, leur centre commun, à rendre leur cours 
naturel à toutes les choses indifférentes en elles- 
mêmes, à remettre tous, les citoyens sous la di* 
rection de la nature tant qu'elle est innocente , 
à leur restituer l'exercice entier de la liberté in- 
dividuelle, qui n'est pas nuisible ; et, d'un autre 



LA MORALE D*UN PEUPLE. 46l 

coté , toutes celles qui portent dans l'action du • 
gouvernement la simplicité , la clarté , la régula- 
rité, la constance, tout cela, dis-je, sont des 
moyens efficaces de diminuer le nombre des 
occasions de nuire. On peut dire qu'une bonne 
constitution n'est qu'une collection de mesures 
habilement combinées, pour que ceux chargés 
de réprimer le .mal n'aient pas l'occasion d'en 
commettre, et l'on sait tout ce qu'elle peut pour 
r^^néliorfition d'un peuple. 

Il n'y. a douiC presque pas un acte adminis^ 
ti^atif ou législatif, qui n'ait une influence mo*- 
rale très-importante sous le seul rapport de l'aug- 
mentation ou de la diminution des occasions 
de délit. Toutefois il ne faut pas oublier que la 
perfection à ]|quelk< les hommes peuvent at- 
.teindre à cet égard, consiste à ne se fournir au- 
;Çune occasion nouvelle de se nuire; mais que 
tout l^ur art SQcial niE: peut aller jusqu'à anéantir 
ufke seule de ces malheureuses occasions de dé*- 
lits qui sont inhérentes à leur nature , et par cela 
même .indestructibles. C'est ce qui me fait re- 
venir à dire que les plus pôissans de tous les 
n^oyens moraux et. auprès desquels les autres 
sont presque. t\\xh^ sont les lois. répressives et 
leur parfaite et entière exécution. > 



462 MOYEÎïS Dis FONDEE 

Cbâpitbb IV. De la disposition à nuire à la société et à ses 
membres 9 ou des inclinations vicieuses. 

Puisque c'est un projet chimërique que celui 
d'ôler aux hommes toute occasion de se nuire 
réciproquement, il ne resté d -autre moyen de 
les en empêcher que de leur en ôter le désir : 
et puisque Taction des lois répressives ne peut 
être assez complète , ni leur exécution assez in- 
faillible pour anéantir immédiatement le désir 
de commettre une action nuisible chaque fois 
qu'il naît dans Fesprit d'un;homme; il faut donc, 
pour combattre le mal moral dans une nation, 
avoir recours à toutes les manières indirectes 
d'influer sur les inclinations de ses membres. Ce 
^ont autant de moyens auxiliaires dont chacun 
est bien foible, comparé à ceux dont nous avons 
parlé jusqu'à présent, mais dônfl l'ensemble a 
cependant une grande puissance , ^ et devient 
un supplément important à l'imperfection des 
moyens plus énergiques. 

C'est ici que notre sujet devient immense^ car 
il n'est rien dans le monjde qui n'influe de j^ès 
ou de loin's^ur les pëiachaipLS des -hommes. Ce- 
pendafnt si^ comme cela est démontré, tous les 
actes de leur volonté ' ne soflt' que des consé- 
quences des actes de leur jugement, il s'ensuit 



LA MORAXE B^Ult PEUPLE. 4^3 

que pour conduire Tune , il ne s^agit jamais que 
de diriger 1 autre; et que la seule manière de 
faire vouloijrutie. chose est de la faire juger pré- 
férable. Ainsi tous ceâ, moyens si divers d^agir 
en bien ou en mal sur les inclinations- des 
hommes se réduisent en djéfinitif à les endoc- 
triner bien pu mal» Ce vaste; système d'éducation 
encyclopédique se divise juator^llement en deux 
parties très-dislinçtes : réducatipn des hommes 
et celle des. enfjains.. Occupons-nous d^abord de 
la première, dpnt l'autre ne âera j$imaiâ^ qu'une 
(conséquence. . ' . . î 

§ P'. De l'éducation mondé des hommes, 

. Puisque nous ne pouvons j^ouir et pâtir qu'en 
conséquence de nos fàcultésytelles qu'elles sont; 
puisqu'il est hora dé notre puissance de noas 
faire autres que;naus. ne sommes^; puisque nous 
ne saurions, rien changera ce qui constitue notre 
nature et celle xle tôUs;les. étires. qui .nous envi- 
ronnent; puisque toutes les fois quç nous mét^ 
connoifiSOBS cette force maj€to%.9 nous n?éprou^ 
yons qu'imipaissance et défaitç, i}*. s'ensuit» que 
notre pluS'grand intébèt est di'«tudierJes Jois de 
ce pouvoir. ihisiiHÛiile 9 de connoître ce >qui est^ 
et que la vérifcé est kr squl chqmin^ du>bien^^èl^e. 
Mais commettant set tient(;i lolut)s'miehaîn«'^par 



464 MOYENS DE FOT^DER 

tine multitude infinie de rapports^, comme aucune 
véritë n'est isolée et étrangère aux autres , nous 
en devons conclure qu'aucune n'est indifférente 
pour notre bonheur, qu'aucune n'est réellement 
inutile, et que toute erreur est nuisible. 

C'en est une bien ancienne et bien absurde 
de croire qùé*^lçs principes de la morale sont 
comme irifus dans nos têtes, et qu'ils sont les 
mêmes dans toutes; et, <P après ce rêve, de leur 
supposer je ne sais quelle ' origine plus céleste 
qu'à toutes les autres idées è(ùî ^existent dans 
notre entendement. Je* m'étonne tôiiis té^ jours 
que Voltaire, qui nous a fait connoître et goôier 
Locke; Voltaire qui a combattu et vaincu tant 
de préjugés métaphysiques , ait continuellement 
proclamé et propagé celui-là. La religion, dit-il 
en vingt endroits^ est de création humaine; aussi 
varie-t-elle suivant les temps. let les lieux; mais 
la morale est toute diviùe;eUe est imprimée en 
nous par la main du grand Etre ; c'est pourquoi 
ses prineipe^ sont les- mêmes ehe^ tous les 
hompes : et la prouve qu'il donne de cette fausse 
assertion, c'est qu^ partout >l?assassinàt, île vol, 
ont été mis au rang des crames Vquei^paiteut on 
a condfonné la violence et la fiQuirherië. J'airaerois 
amant qu'on dit que la physique «st de création 
divine « et que :les hommes n'ont jamais varié sur 



LA MORALE D^TJN PEUPLE. 4^5 

ses principes; car tous sWcordent à dire que le 
feu est chaud . que le soleil est lumineux, et que 
Feau est liquide. 

Sans doute deux hommes n'ont pu vivre en- 
semble sans sentir que si Tun d'eux tuoit ou 
blessoit 1 autre, il détruisoit ou Iroubloil les 
avantages de leur société; et que si, après être 
parvenus à s^entendre et à convenir de ne pas se 
faire de mal, ils rompoient leurs engagemens, 
toute sécurité s'évanouissoit, tout bonheur étoit 
anéanti ; tout comme ils n'ont pu exister sans 
sentir qu'ils se brôloient dans le feu et se mouil- 
loient dans l'eau. Dans tous les genres, il est 
des vérités si frappantes, que nul n'a pu les mé- 
connoître. Mais qu'est-ce que cela prouve? En 
a-t-on moins différé sur leurs conséquences les 
plus importantes, dès que leur liaison est de- 
venue assez fine pour que tous les esprits ne 
pussent pas l'apercevoir? Et la morale a-t-elle 
été plus exempte de cet inconvénient que les 
autres sciences ? C'est ce qu'on ne sauroit sou- 
tenir. Assurément l'erreur de morale, qui con- 
siste à penser que tous nos vices viennent du 
droit de propriété, ou que si l'âme meurt avec 
le corps, nous n'avons aucun intérêt à être hon- 
nêtes gens^ est absolument du même genre que 
l'erreur de physique qui consiste à croire que 

YMI. 3o . , 



466 MOYENS D£ FONDER 

la terre est immobile, ou que Pair n'est pas pe- 
sant. C'est, de part et d'autre, iie pas connoître 
la cause des effets apparens et ne pas 'suivre la 
chaîne des phénomènes. 

Bannissons donc cet antique préjuge, qui 
n'est qu'une branche de celui qui supposoit 
toutes nos idées innées, c'est-à-dire nos pei^ 
ceptions existantes avant que tious les ayons 
perçues, et reconnoissons que la morale est une 
science que nous composons, comme toutes les 
autres , des résultats de nos expériences et de 
nos réflexions. Ses premières notions les plus 
simples sont évidentes par elle^-mèmes; tout le 
monde les redbnnoît. Mais celles d*tm ordre plus 
relevé ne frappent pa^ égalemeiit t»us les esprits; 
et à mesuré qu'elle» se compliquent, s'étendent 
et portent sur des rapports plu^ muhipliés , elles 
surpassent la portée d'un plus gtatid nombre 
d'hommes. Yous ne feriez pas plus comprendre 
à un sauvage là- délicatesse de' tiôs sentimens 
moraux, ou l'enchàîkiément de nos devoirs so- 
ciaux, que les cbnnoissances les plus savantes 
de la physique *, et bien dés hpmmes , soi-disant 
civilisés, sont aussi incapables de l'un que de 
l'autre. J'irai plus loin; la morale n'étant que la 
connoissance des effets de nos pehcfaans ef de 
nos sentimens sur notre bonheur, elle n'est 



LA MORALE d'un PEUPLE. 4^7 

qu^une application de la science de la génération 
de ces sentimens et des idëes dont ils dérivent. 
Ses progrès ne sauroient donc devancer ceux de 
la métaphysique; et celle-ci , comme la raison et 
Texpérience le prouvent, est toujours subor- 
donnée à IVtat de la physique dont elle n^est 
qu^une partie (i). Il s'ensuit donc que de toutes 
les sciences , la morale est toujours la df rnière 
qui se perfectionne , toujours la moins avancée , 
toujours celle sur laquelle les opinions doivent 
être le plus partagées. Aussi, ai nous y prenons 
garde , nos principes moraux sont si loin d'être 

(i) La raison de cette dépendance ne frappe pas d*abord. Car il 
n'est pas nécessaire d\tvoir de grandes connoissances physiques 
pour biea observer la manière dont se forment nos idées , et les 
découvertes les plus admirables en physique , sont encore très<> 
insuffisantes pour nous dévoiler les causes de cette génération des 
idée». U sembleroit donc que ces deux scienceis, étant séparées par 
des ténèbres impénétrables, sont indépendantes Tune de Tantre, 
Cependant , comme l'esprit humain , toujours impatient de lier ses 
idées , comme l'observe Smith, est d'autant plus téméraire en exr 
plications qu'il est moins riche en faits capables de les contredire, 
il arrive que la manie des hypothèses domine la physique dans les 
temps d'ignorance, et subjugue encore plus la métaphysique comme 
encore moins connue. De la sont nées tontes les suppositions gra<* 
tuites des spiritualistes et tous les rêves de la philosophie pJatoni- 
cienne qui brouillent encore beaucoup de têtes en les transportant 
au delà des bornes du connu, pour les faire errer jusqu'aux limites 
du possible. Et ces rêves dlsparoissent graduellement à mesure que 
les progrès de la phy8iq^e augmentent la masse dece qui est connu, 
nous donnent le courage de consentir à ignorer ce qui est au delà , 
et nous dégoûtent de chercher à le deviner. 

5o. 



468 MOYENS DE FONDER 

uniformes, qu'il y a à cet égard autant de manières 
de voir et de sentir que d'individus; que c'est 
cette diversité qui constitue celle des caractères; 
et que , jsans que nous nous en apercevions , 
chaque homme a son système de morale qui lui 
est propre, ou plutôt un amas confus d'idées 
sans suite , qui ne mérite guère le nom de sys- 
tème , mais qui lui en tient lieu. 

D'après cet exposé, il semblerpit que tout 
ce que l'on peut faire pour rendre toutes ces 
opinions plus concordantes et plus justes , pour 
fonder une morale plus saine et plus certaine, 
se réduiroit à en multiplier et à en perfectionner 
le plus possible l'enseignement direct. Cepen- 
dant je suis bien éloigné d'en tirer cette conclu- 
sion. J'observerai i^ que sur la masse totale 
d'un peuple, très-peu d'hommes ont le ten^s et 
la volonté de suivre un long cours d'instruction. 
2^1 en est encore moins qui aient la capacité 
de saisir et de retenir un vaste système d'idées 
bien liées. 3** Heureusement dans la société il n'y 
a guère que le législateur qui soit obligé de pos- 
séder toutes les '[parties de la morale, suivant un 
ordre si méthodique^et par des déductions si ri- 
goureuses ; tous les autres citoyens n'ont besoin 
d'en connoître que quelques résultats principaux 
et d'une importance majeure, à peu près comme 



LA M^OJIALE D^UN P£¥PL£. 4^9 

les artisans, pour exercer leur art , se contentent 
de quelques règles éprouTees , et se passent très- 
bien d'approfondir les savantes théories sur les- 
quelles elles sont fondées. 4** J'ajouterai que, de 
toutes les Tërités que nous connoissons , celles 
que nous savons toujours le moins bien sont 
celles qui nous ont ëtë enseignëes directement ; 
mais celles que nous avons déduites nous-mêmes 
de Tobservation de ce qui nous entoure , celles 
qui nous sont rappelées journellement par Tex- 
périence de tous les instans, ce sont celles-là 
que nous possédons réellement, qui se mêlent 
à. toutes nos combinaisons, et qui influent sur 
toutes nos actions ( i ) . Enfin il ne faut pas oublier 
que rhoixime n^a que trois espèces de besoins 
à satisfaire; ses besoins physiques, le besoin de 
se concilier la bienveillance de ses sein^ables , 
et celui de se concilier la sienne propre , de se 
sentir aimé de lui-même, content de lui. Il n'a 
que trois choses à éviter pour être heureux; la 
punition, le blâme, et le remords. Il n'a donc 
que trois motifs pour conformer ses actions aux 
préceptes de la morale, lorsqu'il lés connoît, 
pour se conduire de la manière la plus vertueuse, 

(i) C'est ce qui faisoit dire à une feniine d'esprit : L^ raison 
éclaire , mais ne conduit pas. Ajoutez : quand ses décisions ne son^ 
point passées en liabitjides. 



470 MOYENS DE FONDER 

c^est ^à-dire la plus utile k ses semblables et à 
lui-même. Or, de ces trois motifs , le dernier est 
le seul que renseignement direct puisse accroître 
et fortifier. Les deu5c premiei^ , qui sont incom- 
parablement plus puissans.sjur la presque tota- 
lité des hommes , peuvent être ou fevorisés , ou 
annulés , ou même rendus énergiquement con- 
traires par toulés les institutions sociales , sui- 
vant qu'elles sont' bonnes, imparfaites ou mau- 
vaises. On voit donc que renseignement direct, 
même le meilleur, ne peut produire d^autre effet 
que de faire entrer dans un petit nombre de 
têtes les vérités abstraites de la saine morale, 
et que, par conséquent, bien loin d'en être Tu- 
nique ou le principal appui, son utilité se borne 
à accélérer le succès des recherches dans ce 
genre, et à perfectionner la théorie de celte 
science, mais ne sauroit aller jusqu'à en répandre 
et en propager la pratique. L'enseignement 
donné aux hommes faits, formera dans un pays 
quelques moralistes spéculatifs plus éclairés; 
mais ce ne sera jamais lui qui rendra immédia- 
tement le gros de la nation plus vertueux. 

Les législateurs et les gouvemans, voilà les 
vrais précepteurs de la masse du genre humain , 
les seuls dont les leçons aient de l'efficacité. 
L^instruction morale surtout, on ne sauroit' trop 



liA MORALE I>'UN PEUPLE. /^'Jl 

le répéter, eist tout entière dans les actes de lé- 
gislation et d'administration. Nojas avons déjà vu 
combien est grand leur pouvoir pour augmenter 
ou diminuer le nombre des occasions que les 
hommes ont de se 'nuire, et pour punir et ré- 
primer les actions • répréhensibles. Montrons ^ 
par quelques exemples^ qif il n'est pas moindre 
pour étoufifer les germes des inclinations vi- 
cieuôe«^(i). 

Un moraliste démontrera bieiji à ses auditeurs 
ou à ses lecteurs que , s'ils font d'un vil intérêt 
pécuniaire la base de leur conduite dans le sein 
de leur famille , ils se privent d'un bonheur in- 
térieur qui leur a^uroit procuré mille fois plus 
de douceurs que les richesses qu'ils ambition- 
nent. Le législateur qui établit l'égalité des. par- 
tages et l'impossibilité de tester , anéantit d'un 
trait de plume jusqu'au» germe de tout sentiment 
de rivalité entre les proches^, et rend les soins 
de l'amitié inaccessibles même au soupçon d'être 
intéressés. 

On prouvera aisément qu'un homme , pour 
être heureux, doit tâcher d'avoir une compagne 

(i) On ne doit pas être surpris de tronvér rappelées ici des insti- 
tutions mentioimées dans les chapitres précédens ; car réprimer le 
crime , en diminner les occasions et combattre les inclinations yi- 
cieuses , sont des effets qui souvent se confondent , c'est souvent le- 
même considéré sons trois aspects différens. 



47^ MOYENS DE FONDER 

qui lui convienne et des enfans qui lui ressem- 
blent; mais la seule loi du divorce anéantit les 
trois quarts des mariages d^intërét, maintient 
Tunion dans les autres par la possibilité de les 
rompre , et améliore toutes les éducations par la 
bonne intelligence des parens. 

Un pauvre professeur répétera tous les jours 
qu^il ne faut se décider que diaprés sa raison; 
quelle est le seul guide de Fhomme; qu^elIe 
seule suffit à lui faire connoître quHI a un véri- 
table intérêt à être juste : il profiter^ peu. Le lé- 
gislateur cessera de payer aucuns prêtres et de 
leur permettre de se mêler en rien des actes ci- 
vils et de renseignement : an bout de dix ans, 
tout le monde pensera comme le professeur, 
sans qu^il ait dit un mot. 

Un autre s'efforcera de faire voir que les ver- 
tus et les talens sont les seules qualités précieu- 
ses. Suivant que la loi reconnoitra ou proscrira 
Fégalitédes conditions, Topinion générale sera 
pour ou contre lui. 

En vain montreroit-^il que les succès dans les 
sciences sont le moyen le plus méritoire de ser- 
vir sa patrie, si Ton voit qu^un fripon adroit 
acquiert en un an plus de considération et de 
crédit, qu'un grand homme par de longs travaux. 

Il est bien aisé de démontrer qu'un homme 



LA MORALE d'iTN PEUPLE. 47^ 

qui se procure une subsistance aisée par une 
industrie honnête et utile à son pays, goûte plus 
de satisfaction intérieure que celui qui vit par 
de honteuses supercheries ^ ou languit dans Foi- 
siveté. Cependant, si mille chemins sont ouverts 
pour s'enrichir par la rapine et la fraude, ou 
recevoir de Tëtat de grands bienfaits sans les 
avoir mérités , tous s'y précipiteront; tandis que, ^ 
« si tous les moyens de fortune trop rapides sont 
prévenus par une administration économe des 
biens de l'état, par une grande sûreté et une 
grande facilité à prêter , qui fait baisser le prix 
de l'argent, par une grande liberté à exercer 
tous les genres d'industrie ( liberté dans laquelle 
je comprends celle d'importation et d'exporta- 
tion ) , qui diminue les bénéfices par la concur- 
rence ; si enfin la dispersion prompte des for- 
tunes acquises est favorisée par l'égalité des 
partages et l'impossibilité de testen, vous verrez 
bientôt tout le monde se livrer à des travaux 
utiles^ et prendre les mœurs d'une vie active et 
d'une existence modeste. 

Vous aurez beau prêcher la fidélité à l'amitié , 
et le respect dû à l'innocence, la loi n'a qu'à fa- 
voriser les dénonciations et admettre les confis- 
cations, vous verrez se multiplier les trahisons 
et les condamnations injustes. 



4^4 MOT£NS DE FONDER 

La seule multiplicitë des séquestres fera plus 
d'administrateurs devenir fripons, et plus de 
fripons devenir administrateurs , que toutes les 
leçons du monde n'en pourront retenir. 

Il suffira d'une trop grande quantité de ventes 
et d'achats à opérer subitement par les fonction- 
naires publics, pour en transformer les trois 
quarts çn spéculateurs sur les pots-de-vin et 
sur la violation de leurs devoirs , en dépit de tous 
les sermons philosophiques ou religieux, et, ce 
qui est bien plus fort, malgré toute la surveil- 
lance de la loi elle-même. Pour celle de Topi- 
nion publique , le grand nombre des coupables 
la rendra bientôt nulle. 

Il est inutile de multiplier davantage ces cita- 
tions. J'en ai accumulé un si grand nombre , 
bien moins pour prouver une vérité si claire , que 
pour donner des exemples des dispositions que 
je regarde c^mme ayant le plus d'influence sur 
la moralité des hommes. 

Fondé sur ces réflexions et sur toutes celles 
qu'elles suggèrent, si j'étois appelé à répondre 
à cette immehse question : Quels sont les moyens 
de donner aux hommes faits une ' bonne édu- 
cation morale? je dirois sans hésiter, avec le 
sentiment profond de la certitude la plus en- 
tière : 



LA MORALE d'uN PEUPLE. 47^ 

D^abord et avaat tout, Texëeution complète, 
rapide et ineTitable des lois répressives. 

Sans ce point , nulle digue possible au torrent 
des vices. 

J^ en joindrois tout de suite un autre aussi 
indispensable : une balance exacte entre les re- 
cettes et les dépenses de l'état. 

Tant qu'elle n'existe pas , ûul ordre n'est pos- 
sible dans la société. Mille chemins honteux 
conduisent rapidement à la fortune. Les profes- 
sions honnêtes, ne peuvent soutenir celte lutte 
inégale. Tout le monde est. mécontent de sa po« 
sition. Tous les hommes sont déplacés. Tous les 
rapports sont confondus. La masse de la nation 
est appauvrie et vexée, par conséquent abrutie et 
avilie. Les dépenses même qu'on peut faire pour 
son bien, sont un mal de plus, parce qu'elles 
augmentent la ruine; et, pour comble de déso- 
lation, la loi autorise et protège souvent des 
choses que la probité réprouve. Si je n'avois 
considéré que la filiation des maux, j'aurois dû 
mettre cet article avant celui des lois répressives; 
car c'est le désordre des finances qui engendre 
l'impuissance de la justice. 

Après ces deux points capitaux, d'une im- 
portance à laquelle nulle autre n'est comparable , 
je demanderois i® la proclamation de l'égalité, 



4^6 MOYENS DE FONDEE 

la destruction de tout corps prÎTilégié , de tout 
pouvoir héréditaire, et Texclusion des prêtres de 
tout salaire et de toute fonction publique, y 
compris celle d^enseigner la morale. 

C'est le seul moyen de former le bon sens na- 
tional; et le bon sens fait I9 vertu. L'uniformité 
des lois, des coutumes, de radministration, des 
usages , desT poids et des mesures , sera une con- 
séquence nécessaire et heureuse de ces dispo- 
sitions. 

2* Tout de suite après viennent le divorce, 
l'égalité des partages , la prohibition presque en- 
tière de la liberté de tester. 

Ce sont les bases éternelles des vertus domes- 
tiques , de la paix des familles et de la bonne 
éducation des enfans; et de plus, elles favorisent 
la dispersion des richesses accumulées, et anéan- 
tissent plusieurs moyens d'en acquérir promp- 
tement sans industrie louable. Cette conside'ra- 
tion n'est pas à dédaigner. 

3** Je demande encore la liberté entière et ab- 
solue d'exercer tous les genres d'industrie , celle 
du commerce intérieur et extérieur, sans gênes 
ni restrictions aucunes , et celle du prêt à inte'rêt 
avec toutes les facilités et toute la sûreté que peut 
lui donner une bonne législation' des hypo- 
thèques. 



LA. MORALE d'uN PEUPLE. 477 

Ces dispositions ne sont pas seulement pré- 
cieuses comme le complément de la liberté indi* 
Tiduelle, et comme autant d^hommages rendus 
aux di'oits naturels de Thomme ; mais elles ont 
Fefïet d'augmenter Taisance et les jouissances, 
de tourner les esprits vers l'industrie honnête, 
^t de faire que la concurrence empêche les pro- 
fits excessifs. Elles achèvent d'ôler jusqu'à la 
possibilité des fortunes désordonnées et subites « 
J'y ajouterois bien le vœu que jamais l'état 
n'augmente l'intérêt de l'argent et le nombre 
des rentiers oisifs, en faisant des emprunts ; mais 
c'est une conséquence nécessaire du bon ordre 
des finances , sans lequel rien de ceci n'est pos- 
sible. 

Ce petit nombre de souhaits accompli, le 
crime est puni , la raison en^vigueur, le bonheur - 
domestique assuré , l'égalité maintenue autant, 
qu'elle est possible et utile , l'économie rendue 
nécessaire, et le travail honorable. J'ai peine à 
imaginer ce qu'on peut désirer de plus pour 
conduire les hommes à la vertu ; et je n'ai pas 
encore dit un mot de l'instruction publique pro- 
prement dite. 

Tout ce que l'on peut dire de plus fort en sa 

. faveur , c'est qu'elle est nécessaire pour que tant 

de biens soient opérés. Néanmoins , après avoir 



478 MOYENS DE FONDEE 

indique si rapidement des objets d^une efficacité 
si prodigieuse, j'ai quelque honte de m'arrêtera 
Futilité foible et éloignée que la morale des 
hommes faits peut retirer de quelques leçons 
directes , données dans des écoles et des fêtes 
puhliques. Il me semble que c'est négliger Tar- 
tillerîe d'une armée pour s'occuper de sa musi- 
que. Il est bon cependant de parler de ces éla- 
blissemens , ne fût-ce que pour montrer, quelque 
degré d'importance qu'on y attache, que leur 
succès, leur existence mêîne est entièrement su- 
bordonnée aux institutions dont j'ai tracé l'es- 
quisse. 

D'abord , quand le désordre est dans les fi- 
nances d'un état, quand le nécessaire manque, 
quand les engagemens publics ne sont pas rem- 
plis, je ne cônnois rien d'utile ni d'honnête à 
faire dès qu'il en coûte un écu. Ensuite ce ne 
sont pas , comme l'on sait, les leçons données, 
mais les leçons reçues qui profitent. Quand vous 
prodigueriez les professeurs, les prédicateurs, 
les cahiers de leçons, les catéchiâflnes de morale, 
donneriez-vous Tinclination ? donneriez- vous le 
loisir? donneriez-vous l'intérêt d'écouter les uns 
et d'étudier les autres? N'est-ce pas uniquement 
de toutes les circonstances dont )'ai parlé , que 
les citoyeps peuvent tenir ces dispositions y sans 



LA MORALE d'uN PEUPLE. 47Q 

lesquelles toute instruction directe est au moins 
inutile ? 

Supposez une nation agitëe par les passions 
les plus vives, bouleversée par les mouvemens 
les plus violens , où les hommes avides soient 
sans frein, où presque toat le monde soit dans 
la gêne , où toutes les fortunes soient élevées ou 
détruites d'hier, où nulle existence ne soit as- 
surée, nulle réputation intacte, et où personne 
n'habite son domicile ordinaire; et faites-vous 
une idée, si vous le pouvez, de sa profonde in- 
différence pour vos écoles et vos fêtes, et de 
leur complète inutilité. 

Supposez au contraire uii peuple dans les cir- 
constances que j'ai décrites ci-dessus , qui Tout 
rendu laborieux , modeste , sensé, heureux , 
jouissant de l'aisanèe ; doutez-vous que le besoin 
d'instruction et de plaisirs communia tarde à 
s'y manifester? Des fêtés publiques, il en éta- 
blira. Des écoles, il en désirera. Des particuliers 
estimés" en ouvriront; il y courra, les paiera et 
en profitera. Alors le trés'or public dans l'aisance 
suppléera à uiie partie des frais, soit pour les 
cantons les' phis pauvres, soit pour les genres 
d'enseignepient les plus dispendieux. Partout 
où il seroit obligé de tout payer, c'est une preuve 
certaine qu'il n'y aùroit pas même assez d'aisance 



480 MOYENS D£ FONDER 

pour profiter des leçons gratuites* Ce seroient 
autant de dépenses perdues ; et le se<;ours le plus 
efficace que les gouvemans puissent donner aux 
gouvernés, est toujours Targent qu^ils évitent de 
leur enlever. 

Cependant , si les lois font les citoyens , ce 
sont les législateurs qui font* les lois; et j^ai dit 
que, pour les faire bonnes, il falloit qu^ils pos- 
sédassent la théorie nléthodique de la morale 
domestique et sociale. Il faut donc, pour se for- 
mer, qu'ils aient des moyens d'acquérir cette 
théorie , de l'approfondir ,,de la dégager des er- 
reurs qui l'obscurcissent et des préjugés qui la 
voilent. Mais cela ne suffit pas encore ; je ne dois 
pas oublier que j'ai dit aussi , d'après la raison 
et l'expérience, que le progrès des sciences mo- 
rales ne précède jamais, et même ne suit que 
de loin (#) celui des sciences physiques et ma- 
thématiques, et de leurs applications aux arts 
qui en semblent le plus éloignés. L'art de la na- 
vigation est peut-être celui de tous ( après l'im- 
primerie ) qui a le plus contribué à l'avancement 
de la métaphysique , en nous faisant connoîlre 

(i) En veut-oD une nouvelle preuve F II n*y a presque personne 
qui ne sente la nécessité d'une école polytechnique pour les sciences 
physiques et mathématiques. A peine se trouve-t-il quelques per- 
sonnes qui s'aperçoivent qu'il seroit encore plus urgent d'en avoir 
une pareille pour les sciences moralei et politiques. 



LA MORALE d'uM PEUPLE. 4^1 

des peuples dans tous les diffërens périodes de 
Tesprit humain. Il est donc nécessaire, pour 
que Fid^e des bonnes institutions que je dësire 
naisse dans la tète de quelques hommes , qu^ils 
aient des occasions et des moyens d^ëtudier 
toutes les parties des connoissances humaines , 
et dVn reculer les bornes. Heureusement il n'est 
pas difficile à Tëtat de leur procurer ces précieux 
secours. Il suffira de quelques ëcole^ pour éclai* 
rer les divers services publics, et d^un petit 
nombre d'autres pour perfectionner les théories 
savantes et pour former des maîtres , et de des- 
tiner quelques sommes annuelles à encourager 
ceux qui se distingueront, à récompenser les 
hommes supérieurs , à fsiire imprimer des livres 
utiles ou curieux , mais en petit nombre ; à don- 
ner des machines et des instrumens , et à payer 
des expériences. Ces dépenses seront modiques, 
si elles sont faites en connoissance de cause , et 
deviendront bien fructueuses dès qu'il y aura 
quelques hommes capables de les rendre utiles , 
et d'autres disposés à en profiter. 

Voilà tout ce que j'avois à dire sur l'éducation 
morale des hommes. Passons à celle des enfans. 



THI. 3i 



482 MOYENS DE FONDER 

S lï. De téducaiion morale des enfans, . 

£lle est déjà faite, si leurs parens ont de 
bonnes habitudes, et sont, pou^ ainsi dire, 
moulés par de sages institutions. Elle est impos- 
sible , si la société est livrée aux préjugés , aux 
vices , au désordre. J'en appelle à l'expérience 
de chacun. Est-ce jamais sur ce qu'il a entendu 
dans les closes , dans les sermons , dans les 
exhortations publiques , que se sont formés les 
sentimens et les inclinatiotis de son enfance? 
N'est-ce pas bien plutôt sur ce qui l'entouroit, 
sur ce qu'il a vu, senti, éprouvé dans tous lesin- 
stans où l'on ne s'occupoit pas de l'endoctrinerf 
Si les pères sont imbus de mauvais principes, ou 
les maîtres les partageront, ce qui est le plus 
vraisemblable , et ils leur prêteront une nouvelle 
force ; ou ils les combattront, et alors ils ne se- 
ront ni écoutés, ni crus, ni suivis, mais com- 
plètement inutiles. J'ai donc eu raison d'avancer 
^que l'éducation morale des enfans ne pouvoil 
jamais être que la conséquence de celle des 
hommes; et quelle qu'elle soit, elle serabiwitôt 
réformée ou détruite par les circonstances qui 
les environneront et les institutions qui pèseront 
sur eux , à l'âge où ils prendront leur rang dans 
la société. D'ailleurs ^ on peut bien dépraver par 



L'A MORALE D'uN PEUPLE. 485 

mille sottises le bon sens naturel d^un enfant; 
mais il est physiquement impossible de donner 
aucun vrai principe de conduite autre que Tha- 
bitude, à qui n'a encore Texpérience d'aucune 
passion ni d'aucun ëTenement. 

Indépendamment de ces considëràtions , qui 
sont particulières à renseignement moral des 
enfans, toutes les réflexions que j'ai &ites sur 
l'éducation des hommes s'appliquent à toutes 
les autres parties de l'instruction des enfans. 
Voulez-vous accroîtra leurs connoissances ; ce 
n'est pas seulement une profusion de leçons qu'il 
faut leur offrir, mais donner à leurs parens la 
disposition, le moyen et l'intérêt de les en fafre 
profiter. Cela est vrai surtout des classes les moins 
jaisées, c'est-à-dire de celles qui composent les 
neuf dixièmes de la société. Le moindre dégrè- 
vement d'impôt augmentera plus le nombre des 
hommes sachant lire et écrire , qu'une légion de 
maîtres d'école. Un degré de plus d'aisance dans 
les cultivateurs accroîtra pliis les produits de la 
terre et le bon sens national , que toutes les socié- 
tés d'agriculture et tous les professeurs de logique 
de l'Europe ne peurroient le faire. Ce n'est pas que 
je ne sente tout le prix des recherches des com-* 
pagnies savantes et des travaux des sociétés d'en- 
seignement. J'ai fait ma profession de foi sur ce 



4^4 MOYENS DE FONDER, etc. . 

point ; et j^ai dit cirdessus ce que je crois utile 
à faire en te genre. Mais je regarde ces estima- 
bles ëtablissemens comme des conséquences 
nëcessaîres du bon ordre social, et comme in- 
fructueux sans lui , pour créer la morale publi- 
que. Quand je compare leur pouvoir à cet égard 
a celui des institutions politiques , j^y trouve la 
même proportion qù^ entre les forces de Fart et 
celles de la nature. Celles-là ne peuvent rien 
contre celles-ci, et ne sauroient les modifier 
qu'en les faisant servir elles-mêmes à leurs des- 
seins. Je suis surtout pénétré d'un principe; 
c'est que , quand il est question d'agir sur des 
êtres animés , rien de ce qu'on veut opérer direc- 
tement ne réussit. Rendez les circonstances fa- 
vorables, et ce que vous désires arrive sans que 
vous ayez l'air de vous en mêler. Je pense que 
ce n'est qu'ainsi que peut s'effectuer le projet de 
rendre les hommes raisonnables et vertueux. 

Voulant traiter sommairement des moyens de 
fonder la morale chez un peuple, j'ai dû me 
borner à indiquer les principaux. Je crois surtout 
avoir rempli mon but, en assignant le degré 
d'importance qu^ils me paroissent avoir. 

FIN. 



TABLE DES MATIÈRES 

CONTENUES DANS CE VOLUME. 



ÀTBETissBMmT Page 3 

RipLEXioHs préliminaires % 

Tablb des trente-uD lÎTres de V Esprit des Lois de Mon-' 
tesquieu, avec le précis des yérités qui en résul- 
tent 7 

LiTBE I*'. Des lois en général 1 5 

LiYBB II. Des lois qui dérivent directement de la na> 

ture du gouvemement ai 

LiTBB III. Des principes des trois gouvernemena . ^ 5o 
Livre IY. Que les lois de l'éducation doivent être re- 
latives au principe du gouvernement 4^ 

LivBE y. Que les lois que le législateur donne , doivent 

être relatives au principe du gouvernement. . . 6o 
LivBB VI. Conséquences des principes des divers 
goovernemens » par rapport à la simplicité des lois 
civiles et criminelles, la forme des jugemens, et 

rétablissement des peines 7t> 

LivRii VIL Conséquences des différéi>s principes des 
trois gouvernemens par rapport aux lois somp- 
tuaires , au luxe et à la condition des femmes. . . 95 
Livre VIII. De la corruption des principes des trois 

gouvernemens 118 

Livre IX. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec 
la force défensive i32 



486 TABL£ 

LiYEE X. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec 
la force offensive '. i38 

fciTBB XI. Des lois qui forment la liberté politique 
dans son rapport avec la constitution 1^9 

LiTKB XII. Des lois qui forment la liberté politique 
dans son rapport ayec le citoyen 221 

Résumé des douze premiers livres de Y Esprit des 
Lois .... - 237 

l^ivBB XIII. Des rapportsque la levée des. tributs et 
la grandeur des revenue publics ont avec la liberté. ^46 

LiVttE XIY. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec 
la nature du climat. *. . . 3o4 

Livre XY. Gomment les lois de Vesclavage civil ont du ^ 
rapport avec la nature du climat . . . . .- . . ..ibid. 

Litre XVI. Commçnt les lois de Vesclavage domes^ 
tique ont du rapport avec la nature du climat. . . . ibid. ■ 

Livre XYII. Gomment les lors de la. servitude .poli- 
titjfue pnt du rapport avec la nature du climat . . . ibid^ 

Livre XYI II. Des lois dans le rapport qu'elles ont 
avec^ la nature du terrain . ........... .309 

LrvRE XIX. Des lois dans lé rapport qu'elles ont ayec 
les principes qui forment Tesprît général , les 
mœurs et les manières d'une nation. . 3i5 

Livre XX. Des lois dans 1^ rapport qu'elles ont ayec^ 
le commerce considéré dans sa nature et ses dis- 
tinctions -. 319 

Livre XXI. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec 
le commerce considéré dans les révolutions qu'il a 
eues dans le monde. 1 ........ • ibid. 

Livre XXII. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec 
l'usage de la monnoie. . ^ «... 369 



D£S MATIÈRE3. 4^7 

LiYAB XXIIL Des lois dans le rapport qu'elles ont 
ayec le nombre des habitans 584 

LiYEE XXIY. Des lois dans le rapport qu^elles ont 
ayec la religion établie dans chaque pays^ consi- 
dérée dans ses pratiques et en elle-même 394 

LiYBE XXY. Des lois dans le rapport qu'elles ont avec 
l'établissement de la religion de chaque pays 9 et sa 
police extérieure ihid, 

LiTBE XXYI. Des lois dans le rapport qu'elles doi- 
rent ayoir ayec' l'ordre des choses sur lesquelles 
elles statuent. ...» 598 

LiYAE XXYII. De l'origine et des rçyolutions des lois 
des Romains sur les successions. . 399 

LiYEB XXYIII. De l'origine et des réyolutions des 
lois ciyiles chez les Français* •. é ....... . ibid. 

. LiYEE XXIX. De la manière dé composer les lois . . 4o<^ 

LiYBE XXX. Théorie des lois féodales chez les Francs, 
dans le rapport qu'elles ont ayec l'établissement de 
la monarchie ,..-.. 4o5 

LiYEB XXXI. Théorie des lois féodales chez les 
Francs , dans le rapport qu'elles ont ayec les réyolu- 
tions de la monarchie. ibid. 

Obseeyatioiis de Gondorcet sur le Tingt-neuvième li- 
TtedeVEsprit des Lois 4^7 

MiMOiEE sur cette question : Quels sont les moyens de 
fonder la morale d'un peuple ? 44^ 



Fin DE LA TABLE. 



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