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ŒUVRES
DE
MONTESQUIEU.
IL
DE L'IMPRIMERIE DE L..T. GELLOT,
EUE BU CaLOMBlER, N* 5o.
ŒUVRES
DIT
MONTESQUIEU,
SB» ÉLOGES PAR d'alEMBERT ET M. TILLEM AIN ,
LES HOTES D*HB|.TÉTI1)S , BB COHDOBGBT ET DE TOLTAIBB ;
SUITlBi
DU GOMMEFTAIRE SUR L'ESPRIT DES LOIS,
PAR M. LE COMTE DESTDTT DE TRACT,
PAIR DE FRANGE ,
«EXBKE BB LlirSTITVT DB FBAITCB , BT DB LA SOCltjt
PimoflOPBiQVB DB raiLÀDBLraiB.
TOME SECOND.
PARIS,
DALIBON, LIBRAIRE,
PALÀIS-ROTÀt, GALERIE BB NEMOURS.
M. DGGG. XXIL
}( E Xc^é
t-y
DE
L'ESPRIT DES LOIS.
II.
K B. >^^ C
AVERTISSEMENT
DE L'AUTEUR.
PovR rintelligeoce des quatre premiers livres de cet
ouvrage , il faut observer i"* que ce que j'appelle la
vertu dans la république est Tamotir de la patrie , c'est-
à-dire Tamour de Fégalité. Ce n'est point une rertu
morale, ni une vertu chrétienne , c'est la vertu poli-
tique; et celle-ci est le ressort qui fait mouvoir le gou-
vernement républicain , comme Vhanneur est le res-
sort qui fait mouvoir la monarchie. J'ai donc appelé
vertu politique l'amour de la patrie et de l'égalité. J'ai
eu des idées nouvelles ; il a bien fallu trouver de nou-
veaux mots 9 ou donner aux anciens de nouvelles ac-
ceptions. Ceux qui n'ont pas compris ce^i m'ont fait
dire des choses absurdes , et qui seroient révoltantes
dans tous les pays du monde » parce que dans tous les
pays du monde on veut de la morale.
2"* Il faut faire attention qu'il y a une très-grande
différence entre dire qu'une certaine qualité , modifi-
cation de l'âme , ou vertu , n'est pas le ressort qui fait
agir un gouvernement , et dire qu'elle n'est point dans
ce gouvernement. Si je disois telle roue , tel pignon ,
ne sont point le ressort qui fait mouvoir cette montre,
en concluroit-on qu'ils ne sont point dans la montre ?
4 AVERTISSEMENT.
Tant s*en faut que les vertus morales et chrétiennes
•oient exclues de la monarchie , que même la vertu
politique ne l'est pas. En un mot , l'honneur est dans
la république , qi^oiquo la yertu politique en soit le res-
sort; la vertu politique est dans la monarchie ^ quoique
l'honneur en soit le ressort.
Enfin l'homme de bien dont il est question dans le
livre III , chapitre v, n'est pas l'homme de bien chré-
tien, mais l'homme de bien politique > qui a la vertu
politique dont j'ai parlé. C'est l'homme qui aime les
lois de son pays, et qui agit par l'amour des lois de son
pays. J'ai donné un nouveau jour à toutes ces choses
dans cette édition-ci , en fixant encore plus les idées ;
et, dans la plupart des endroits où je me suis servi du
mot de vertu, j'ai mis vertu politique.
■»« »»t i < »<" i
PRÉFACE.
Si dans le nombre infini de choses qui sont
dans ce livte il y en avoit quelqu'une qui , contre
mon attente ^ pût offenser , il n'y en a pas du
moins qui y ait été mise avec mauvaise inten-
tion. Je n'ai point naturellement l'esprit dés-
approbateur. Platon remercioit le ciel de ce
qu'il étoit né du temps de Socrate ; et moi je
lui rends grâces de ce qu'il m'a fait naître
dans le gouvernement où je vis, et de ce
qu'il a voulu que j'obéisse à ceux qu'il m'a fait
aimer (i).
Je demande une grâce que je cràitis qu'on
ne m'accorde pas ; c'est de né pas juger par la
lecture d'un momeiit d*un travail de ^'ingt an-
nées (2) ; d'approuver ou de condamner le
livre entier , et non pas quelques phrases. Si
l'on veut chercher le dessein de l'auteur , on
(1) Après avoir lu l'Esprit des Lois, on Toit la firanchbe de cet
aveu. [Note d'Helvéiius. ] Nous n'indiquerons plus celles qui appar-
tiennent à ce commentateur que par l'initiale H.
(a) Ce n'est que dans les choses où l'auteur semble avoir des idées
à lui qu'il faut critiquer, afin qu'une nouvelle erreur ne s'introduise
pas. H.
6 PRÉFACE.
ne le peut bien découvrir que dans le dessein
de l'ouvrage.
J'ai d'abord examiné les hommes, et j'ai cru
que , dans cette infinie diversité de lois et de
mœurs , ils n'étoient pas uniquement conduits
par leurs fantaisies.
J'ai posé les principes , et j'ai vu les cas par-
ticuliers s'y plier comme d'eux-mêmes (i) , les
histoires de toutes les nations n'en être que
les suites , et chaque loi particulière liée avec
une autre loi, ou dépendre d'une autre plus
générale.
Quand j'ai été rappelé à l'antiquité , j'ai
cherché à en prendre l'esprit pour ne pas re-
garder comme semblables des cas réellement
différens , et ne pas manquer les différences
de ceux qui paroissent semblables.
Je n'ai point tiré mes principes de mes pré-
jugés (2) , mais de la nature des choses.
Ici , bien des vérités ne se feront sentir qu'a-
près qu'on aura vu la chaîne qui les lie à d'au-
tres. Plus on réfléchira sur les détails , plus on
sentira la certitude des principes. Ces détails
(i) C'est souvent une très-mauvaise méthode. H.
(a) Nos préjugés nous entraînent à notre insu ; et plus ils sont
puissans, et moins ils sont sentis. H.
PREFACE. 7
mêmes , je ne les ai pas tous domiés ; car qui
pourroit dire tout saùs un mortel ennui ?
On ne* trouvera point ici ces traits saillans
qui semblent caractériser les ouvrages d^au-
jourd'hui. Pour peu qu'on voie les choses avec
une certaine étendue, les isaillies s^évanouis*
sent ; elles ne naissent d^ordinaire que parce
que Tesprit se jette tout d'un côté , et aban-
donne tous les autres.
Je n'écris point pour censurer ce qui est
établi dans quelque pays que ce soit (i). Chaque
nation trouvera ici les raisons de ses maximes ;
et on en tirera naturellement cette consé-
quence , qu'il n'appartient de proposer des
changemens qu'à ceux qui sont assez heureu-
sement nés pour pénétrer d'un coup de génie
toute la constitution d'un état.
Il n'est pas indifférent que le peuple soit
éclairé. Les préjugés des magistrats ont com-
mencé par être les préjugés de la nation (2).
Dans un temps d'ignorance , on n'a aucun
doute, même lorsqu'on fait les pjius grands
(i) Pourquoi pas , quand ce qui est établi est mauvais et nuit au
bonheur des hommes? H.
(a) Gela est certain, et même àa peuple. C'est lui qui élève les ma-
gistrats , qui a soin de leur enfance. C'est le peuple dont on adopte
les idées ; et quand on est grand ou qu'on est petit , on dit qu'il faut
les respecter. ^
8 PRÉFACE;
màuic ; dans un temps de lumière , on tremble
encore lorsqu'on fait les plus grands biens.
On sent les abus anciens , on en voit la cor-
rection; mais on voit encore les abus de la
correction même. On laisse le mal , si Ton
craint le pire ; on laisse le bien , si on est en
doute du mieux. On ne regarde les parties
que pour juger du tout ensemble ; on exa-
mine toutes les causes pour voir tous les ré-
sultats;
Si je pouvois faire eti sorte que tout le
monde eût de nouvelles raisons pour aimei*
ses devoirs , son prince , sa patrie , ses lois ;
qu'on pût mieux sentir son bonheur dans
chaque pays , dans chaque gouvernement , dans
chaque poste où l'on se trouve , je me croirois
le plus heureux dés mortels.
Si je pouvois faii*e en sorte que Ceux qui
commandent augmentassent leurs connoîs-
sances sur ce qu'ils doivent prescrire , et que
ceux qui obéissent trouvassent un nouveau
plaisir à obéir , je me croirois le plus heureux
des mortels.
Je me croirois le plus heureux des mortels ,
si je pouvois faire que les hommes pussent se
guérir de leurs préjugés. J'appelle ici préju-
gés ^ non pas ce qui fait qu'on ignore de cer-
PREFACE. 9
laines choses , mais ce qui fait qu^on s^ignore
soi-même (i).
C^est en cherchant à instruire les hommes
que l'on peut pratiquer cette vertu générale
qui comprend Tamour de tous. L'homme , cet
être flexible , se pliant dans la société aux pen*
sées et aux impressions des autres , est égale-»
ment capable de connoître sa propre nature
lorsqu^on la lui montre , et d'en perdre jus-
qu'au sentiment lorsqu'on la lui dérobe.
J'ai bien des fois commencé et bien des fois
abandonné cet ouvrage ; j'ai mille fois envoyé
aux vents les feuilles que j'avois écrites (2) ; je
sentois tous les jours les mains paternelles tom-
ber (3) ; je suivois mon objet sans former de
dessein ; je ne connoissois ni les règles , ni les
exceptions ; je lietrouvois la vérité que pour la
perdre r mais quand j'ai découvert mes prin-
cipes y tout ce que je cherchois est venu à moi ;
et , dans le com*s de vingt années , j'ai vu mon
ouvrage commencer , croître , s'avancer , et
finir.
(1) Cette définition n'est pas trop intelligible. Les préjugés sont
des opinions reçues et adoptées sans raison , et la vérité peut n'être
qu'un préjugé; et alors elle ne sert pas beaucoup. Il faut éclairer les
hommes. Ce n'est que la nuit qu'on s'égare. H.
(9) Ludibria venlis.
(3) Bis patriae cecidere mfnus....
10 PREFACE.
Si cet ouvrage a du succès , je le devrai
beaucoup à la majesté de mon sujet : cepen-^
dant je ne crois pas avoir totalement manqué
de génie. Quand j^^ii vu ce que tant de grands
hommes , en France , en Angleterre et en Al-
lemagne , ont écrit avant moi , j^ai été dans
l'admiration , mais je n^ai point perdu le cou-
rage. « Et moi aussi je suis peintre (i) » > ai-je
dit avec le Corrége.
(i) Ed io anche son pittore.
ANALYSE
DE
L'ESPRIT PES LOIS,
PAR D'ALEMBERT;
POUR SERVIR DE SUITE A l'ÊLOGE DE MONTESQUIEU.
La plupart des gens de lettres qui ont parlé de
YEsprit des Lois sVtant plus attachés à le criti-
quer qu^à en donner une idée juste , nous al-
lons tâcher de suppléer à ce* quMls auroient dû
faire , et d'en développer le plan , le caractère
et l'objet. Ceux qui en trouveront l'analyse trop
longue , jugeront peut-être , après l'avoir lue ,
qu'il n'y avoit que ce seul moyen de bien faire
saisir la méthode de l'auteur. On doit se souve-
nir d'ailleurs que l'histoire des écrivains cé-
lèbres n'est que celle de leurs pensées et de
leurs travaux, et que cette partie de leur éloge en
est la plus essentielle et la plus utile.
Les hommes , dans l'état de nature , abstrac-
tion faite de toute religion , ne connoissant , dans
là ANALYSE
les diÉferends qu'ils peuvent avoir, d'autre loi que
celle des animaux , le droit du plus fort, on doit
regarder rétablissement des socie'tës comme une
espèce de traite contre ce droit injuste ; traité ^
destiné à établir entre les différentes parties du
genre humain une sorte de balance. Mais il en
est de l'équilibre moral comme du physique ; il
est rare qu'il soit parfait et durable ; et les trai-
tés du genre humain sont, comme les traités
entre nos princes, une semence continuelle de
divisions. L'intérêt, le besoin et le plaisir, ont
rapproché les hommes ; mais ces mêmes motifs
les poussent sans cesse à vouloir jouir des avan^
tages de la société sans en porter les charges ; et
c'est en ce sens qu'on peut dire , avec l'auteur ,
que les hommes , dès qu'ils sont en société, sont
en état de guerre. Car la guerrfî suppose, dans
ceux qui se la font, sinon l'égalité de force, au
moins l'opinion de cette égalité ; d'où naît le
désir et l'espoir mutuel de se vaincre. Or, dans
l'état dé société , si la balance n'est jamais par-
faite entre les hommes , elle n'est pas non plus
trop inégale : au contraire, ou ils n'auroientrien
a se disputer dans l'état de nature , ou si la né-
cessité les y obligeoit , on ne verroit que la foi-
blesse fuyant devant la force , des oppresseurs
sans combat 4 et des opprimés sans résistance.
DE JL^ESPRIT UZS LOIS. l3
Voilà donc les hommes réanis et armés tout
à la fois , s^embrassant d^un côté , si on peut par-
ler ainsi, et cherchant de Fautre à se blesser mu-
tuellement. Les lois sont le lien plus ou moins
' efficace destiné à suspendre ou à retenir leurs
coups : mais Fétendue prodigieuse du globe que
nous habitons , la nature différente des régions
de la terre et des peuples qui la couvrent, ne pei^
mettant pas que tous les hommes vivent sous un
seul et même gouvernement , le genre humain 9
du se partager en un certain nombre d^états, dis-;-
lingues par la différence des lois auxquelles iU
obéissent. Un seul gouvernement n^auroitfait du
genre humain qu^un corps exténué et languissant,
étendu sans vigueur sur la surface de la terre : les
différens états sont autant de corps agiles et ro-
bustes, qui , en se donnant la main les uns aux
autres, n^en forment qu^un, et dont Faction réci-^
proque entretient partout le mouvement et la vie«
On peut distinguer trois sortes de gouveme-
mens; le républicain, le monarchique , le des-
potique. Dans le républicain , le peuple en corps
a la souveraine puissance. Dans le monarchique,
un seul gouverne par des lois fondamentales.
Dans le despotique , on ne connoît d^autre loi
que la volonté du maître , ou plutôt du tyran. Ce
n'est pas à dire qu'il n*j ait dans» Tunivers que
l4 ANALYSE
ces trois espèces d'états ; ce n'est pas à dire même
qu'il y ait des états qui appartiennent uniquement
et rigoureusement à quelqu'une de ces formes ; la
plupart sont, pour ainsi dire , mi-partis ou nuan-
cés les uns. des autres. Ici, la monarchie incline
au despotisme ; là , le gouvernement monarchique
est combiné ayec le républicain ; ailleurs , ce n'est
pas le peuple entier, c'est seulement une partie
du peuple qui fait les lois. Mais la division pré-
cédente n'en est pas moins exacte et moins juste.
Les trois espèces de gouvernement qu'elle ren-
ferme sont tellement distinguées qu'elles n'ont
proprement rien de commun ; et d'^ailleurs tous
les états que nous connoissons participent de
l'une ou de l'autre. Il étoit donc nécessaire de for-
mer de ces trois espèces des classes particulières ,
et de s'appliquer à déterminer les lois qui leur
sont propres. Il sera facile ensuite de modifier
ces lois dans l'application à quelque gouverne-
ment que ce soit , selon qu'il appartiendra plus
ou moins à ces différentes formes.
Dans les divers états, les lois doivent être re-
latives à leur nature , c'est-à-dire à ce qui les
constitue ; et à leur principe , c'est-à-dire à ce
qui les soutient et les fait agir ; distinction im-
portante , la clef d'une infinité de lois , et dont
l'auteur tire bien des conséquences.
DE l'esprit des LOIS. l5
Les principales lois relatives à la nature de la
démocratie sont que le peuple y soit , à certains
égards , le monarque, à d'autres , le sujet; qu'il
élise et juge ses magistrats ; et que les magistrats,
en certaines occasions , décident. La nature de la
monarchie demande qu'il y ait entre le monarque
et le peuple beaucoup de pouvoirs et de rangs
intermédiaires , et un corps dépositaire des lois ,
médiateur entre les sujets et le prince. La nature
du despotisme exige que le tyran exerce son au-
torité , ou par lui seul , ou par un seul qui le re-
présente.
Quant au principe des trois gouvememens ,
celui de la démocratie est l'amour de la répu-
blique , c'est-à-dire de l'égalité. Dans les monar-
cbies , où un seul est le dispensateur des distinc-
tions et des récompenses , et oii l'on s'accoutume
à confondre l'état avec ce seul bomme , le prin-
cipe est l'honneur , c'est-à-dire l'ambition et l'a-
mour de l'estime. Sous le despotisme enfin , c'est
la crainte. Plus 'ces principes sont en vigueur,
plus le gouvernement est stable ; plus ils s'al-
tèrent et se corrompent , plus il incline à sa des-
truction. Quand l'auteur parle de l'égalité dans
les démocraties , il n'entend pas une égalité ex-
trême , absolue , et par conséquent chimérique ; '
il entend cet heureux équilibre qui rend tous les
l6 ANALYSE
citoyens ëgalement soumis aux lois , et également
intéresses à les observer.
Dans chaque gouvernement les lois de Tédu^
cation doivent être relatives au principe. On en-
tend ici par éducation celle qu'on reçoit en en-
trant dans le monde , et non celle des parens et
des maîtres , qui souvent y est contraire , surtout
dans certains états. Dans les monarchies , l'édu-
cation doit avoir pour objet l'urbanité et les égards
réciproques : dans les états despotiques , la ter-
reur et l'avilissement des esprits : dans les répu^
bliques, on a besoin de toutelapuissance.de l'é-
ducation ; elle doit inspirer un sentiment noble ,
niais pénible , le renoncement à soi-même , d'où
naît l'amour de la patrie.
Les lois que le législateur donne doivent être
conformes au principe de chaque gouvernement :
dans la république , entretenir l'égalité et la fru-
galité ; dans la monarchie , soutenir la noblesse
sans écraser le peuple; sous le gouvernement
despotique , tenir également tous les états dans
le silence. On ne doit point accuser M. de Mon-
tesquieu d'avoir ici tracé aux souverains les prin-
cipes du pouvoir arbitraire , dont le nom seul
est odieux aux princes justes , et à plus forte rai-
son au citoyen sage et vertueux. C'est travailler
9l l'anéantir que de montrer ce qu'il faut, faire
DE l'esprit D^S lois. 17
pour le consenrer. La perfection de ce gouyer-
nement en est la ruine ; et le code exact de la tj*
rannie , tel que Fauteur le donne , est en même
temps la satire et le flëau le plus redoutable des
tyrans. A IVgavd des aulres gouyememens, ils
ont chacun leurs avantages : le républicain est
plus propre aux petits ëtats , le monarchique aux
grands ; le républicain plus sujet aux excès \ le
monarchique aux abus; le républicain apporte
plus de maturité dans Fexécution des lois, le
monarchique plus de promptitude.
La différence des principes des trois gouyer-
nemens doit en produire dans le nombre et Tob-
jet des lois , dans la forme des jugemens et la
nature des peines. La constitution des monar^
chies étant invariable et fondamentale , exige plus
de lois civiles et de tribunaux , afin que la justice
soit rendue d^une manière plus uniforme et
moins arbitraire. Dans les états modérés, soit
monarchies , soit républiques , on ne sauroit ap-
porter trop de formalités aux lois criminelles.
Les peines doivent non-seulement être en pro-
portion avec le crime , mais encore les plus douces
qu'il est possible , siu^tout dans la démocratie :
lV>pinion attachée aux peines fera souvent plus
d'effet que leur grandeur même. Dans les répu-
bliques , il Ëiut juger selon la loi , parce qu^aucun
II. 2
l8 ÀKALTSE
particulier n^est le maître de Talterer. Dans les
monarchies, la clémence dn souverain peut quel-
quefois radoucir ; mais les crimes ne doivent
jamais y être juges que par les magistrats ex-
pressément charges d^en cônnoitre. Enfin, c^est
principalement dans les démocraties que les lois
doivent être sévères contre le hixe , le relâche-
ment des mœurs et la séduction des femmes.
Leur douceur et leur foiblesse même les rendent
asseï^ propres à gouverner dans les monarchies ;
et rhistoire prouve que souvent «Ues ont porté la
couronne avec gloire*
M. de Montesquieu, ayant ainsi parcouru cha-
que gotrremement en particulier, les examine en-
suite dans le rapport qu^ils peuvent avoir les uns
aux aulares, mais s^uleneient sous le poiirt de vue
le plus général , c^est-à-<lire sous celui qui est
uniquement relatif à ienr nature et à leur prin^
cipe. Envisagés de cette manière, les états ne peu-
vent acvoir d^autres rapports que celui de se dé-
fendre ou d^attaquer. Les r^nbliques devant,
par leur nature , renfermer nam petit état , elles
ne peuvent se défendre sans alliance ; mais c^est
avec des républiques qu'elles doivent s^allier.
La force d^ensive de la monarchie consiste prin-
cipalement à avoir des frontières hors d'insulte.
Les états ont, comme les hommes, le droit d'at-
DE JL^ESFmiT DES LOIS. ig
laquer pour leiir propre conservation : du droil
de la gueire dérive celui de con<{iiéte ; droit né-
cessaire , i^tûme et malheureux , qui laisu tau-
jours à payer une dette immense pour s'acquitter
envers la mature humaine y et dont la loi générale
est de Êdre aux vaincus le moins de mal qu^il
est possible. Les répubUifues peuvent moins con-
quérir que les saonarchies : des conquêtes im-
menses supposent le despotisme , ou Tassurent.
Un des grands j^ncipes de Tesprit de conquête
doit être de rendre meilleure , autant qu^il est
possible , la condition du peuple c^^iquis : jc^esjt
satis£ûre tout à la fois la loi naturelle et la maxime
d'élat. Rien n^est plus beau que le traité 4c paix
de Gélon avec les Carthaginois , par lequel iji leur
défendit d^immc^er à Tavenir leurs propres eu:-
&ns. Les Espagnols, en conquérant le Pérou,
auroient du obliger de même les habitans à ne
plus veamoler des bonunes à leurs dieux*; mais
ils crurent ^us avantageux d'immoler ces peuples
ig^êmes. Ils n'eurent plus pour conquête qu'un
vaste désert ; ils furent forcés à dépeupler leur
pays, et s'afifoiblirent pour toujours p^ leur
propre victoire. On peut être obligé quelquefois
de changer les Ipis du pei^le vaincu ; rien ne
peut jaoïais obUger de lui ôter ses . mcaurs , ou
même ses cx>utumes,, qui sont souvent toutes s^s
20 ANALYSE
mteurs. Mai& le moyen le plus sur de conserver
une conquête , c^est de mettre , s^il est possible ,
le peuple vaincu au niveau du peuple conqué-
rant, de lui accorder les mêmes droits et les
mêmes privilèges : c'est ainsi qu'en ont souvent
use les Romains ; c'est ainsi surtout qu'en usa
Cësar à l'égard des Gaulois.
Jusqu'ici, en considérant chaque gouverne-
ment tant en lui-même que dans son rapport aux
autres , nous n'avons eu égard ni à ce qui doit
leur être coAamun , ni aux circonstances parti-
culières , tirées ou de la nature du pays , ou du
génie des peuples : c'est ce qu'il faut maintenant
développer.
La loi commune de tous les gouverncmens ,
dii moins des gouvememens modérés et par con-
séquent justes, est la liberté politique dont chaque
citoyen doit jouir. Cette liberté n'est point la li-
cence absurde de faire tout ce qu'on veut, mais
le pouvoir de faire tout ce que les lois permet-
tent. Elle peut être envisagée, ou dans son rap-
port à la constitution, ou dans son rapport au
citoyen.
Il y a dans la constitution de chaque état deux
sortes de pouvoirs ; la puissance législative^ et
V exécutrice ; et cette dernière a deux objets , Tin-
térieur de l'état , et le dehors. C'est de la distri-
DE l'esprit des LOIS. 21
bution légitime et de la reparution conyenable
de ces di£Férentes espèces de pouvoirs que dé-
pend la plus grande perfection de la liberté po-
litique par rapport à la constitution. M. de Mon-
tesquieu en apporte pour preuve la constitution
de la république romaine et celle de PAngle-
terre. D trouve le principe de celle-ci dans cette
loi fondamentale du gouvernement des anciens
Germains, que les affaires peu importantes y
étoient décidées par les cbe£s, et que les grandes
étoient portées au tribunal de la nation , après
avoir auparavant été agitées par les cbefs. M. de
Montesquieu nVxamine pointsi les Anglais jouis-
sent ou non de cette extrême liberté politique
que leur constitution leur donne; il lui suffit
qu elle soit, établie par leurs lois. Il est encore
plus éloigné de vouloir faire la satire des autres
états : il croit au contraire que Texcès , même
dans le bien^ n^est pas toujours désirable; que
la. liberté extrême a ses incoiivéniens comme Vtx-
trême servitude ; et qu'en général la nature hu-
maine s* accommode mieux d^un état moyen.
La liberté politique ,. considérée par rapport
au citoyen 9 consiste dans la sûreté où il est, à
Tabri des lois; où du moins dans Topinion de
cette sûreté, qui fait qu'un citoyen n'en craint
point un autre. C'est principalement par la nature
!É2 ANALYSE
et la proportion des peines que cette liberté s'é-
tahlit ou se détruit. Leï crimes contre la religion
doivent être punis par la privation des biens que
la religion procure ; les crimes contre les mœurs ,
par la honte ; les crimes contre la tranquillité pu-
blique, par la prison ou l'exil ; les crimes contre
la sûreté, par les supplices. Les écrits doivent
être moins punis que les actions ; jamais lès sim-
ples |)ensée^ tle doivent Têtre. Accusations non
juridiques, espions, lettres anonymes, toutes ces
ressources de la tyrannie , également honteuses
à ceux qui en sont l'instrument et à ceux qui s'en
servent, doivent être proscrites dans un bon
gouvememient monarchique. Il n'est permis d'ac-
cuser qu'en face dé la loi , qui piinît toujours ou
l'accusé ou le calomniateur. Dans tout autre cas ,
ceux qui gouvernent doivent dire avec l'empe-
reur Constance : Nous ne saunons soupçonner
celui à qui il a manqué un accusateur^ lorsqu*il ne
lui tnanquott pas Un ennemi. C'est une très-bonne
institution que celle d'une partie publique qui
se chargé, au nom dé l'état, de poursuivre les
crimes , et qui ait toute l'utilité des délateurs
sans en avoir les vils intérêts , les inconvéniéns
et l'infamie.
La grandeur des impôts doit être en propor-
tion directe avec la liberté. Ainsi, dans les démo-
DE l'esprit BKS LOIS. 20
ciaties, ils peuyent être plus grands qu'aïUciirs,
sans être onéreux, parce que chaque citoyen
les regarde comme un tribut qu'il se paie à lui-
même , et qui assure la tranquillité et le sort de
chaque membre. De plus y dans un état démo-
cratique, l'emploi infidèle des deniers publics
est plus difficile , parce qu'il est plus aisé de le
connoitre et de le punir ^ le dépositaire en derant
compte , pour ainsi dire , au premier citoyen qui
l'exige.
Dans quelque gouTernement que ce soit, Fes-
pëce de tributs la moins onéreuse est celle qui
est élahlie'^sur les mareba^dises, parce que le ci-
toyen paie sans s'en apercevoir. La quantité ex^
cessiye de troupes , en temps de paix , n'est qu'un
prétexte pour charger le peuple d'impâts , un
moyen d'éoeryer l'état, et un instrument de ser-
vitude. La régie des tributs, qui en fait rentrer
le produit en entier dans le fisc public , est, sans
comparaison, moins à charge au peu^e, et par
conséquent plus avanlageuse, lorsqu'elle peut
avoir lieu , que la ferme de ces meniez, tributs ,
qui laisse toujours entre les mains de quelques
particuliers une partie des revenus de l'état «Tout
est perdu surtout ( ce sont ici les termes de l'au-
teur ) lorsque la profiession de traitant devient
honorable ; et elle le devient dès que le luxe est
^4 ANALYSE
en vigueur. Laisser quelques hommes se nourrir
de la substance publique pour les dépouiller à
leur tour, comme on Ta autrefois pratique dans
certains états , c'est réparer une injustice par une
autre ,' et faire deux maux au lieu d^un.
Venons maintenant, avec M. de Montesquieu,
aux circonstances particulières indépendantes de
la nature du gouvernement, et qui doivent en
modifier les lois. Les circonstances qui viennent
de la nature du pays sont de deux sortes; les unes
ont rapport au climat, les autres au terrain. Per-
sonne ne doute que le climat n'influe sur la dis-
position habituelle des^orps, et par conséquent
sur les caractères ; c'est pourquoi les lois doivent
se conformer au physique du climat dans les
choses indifférentes , et au contraire le combattre
dans les effets vicieux. Ainsi , dans les pays où
l'usage du vin est nuisible , c'est une très-bonne
loi que celle qui l'interdit : dans les pays où la
chaleur du climat porte à la paresse, c'est une
très-bonne loi que celle qui encourage au travail.
Le gouvernement peut donc corriger les effets
du climat f et cela suffit pour mettre VEsprit des
Lois à couvert du reproche très-injuste qu'on lui.
a fait d'attribuer tout au fi-oid et à la chaleur ;
car, outre que la chaleur et lé froid ne sont pas
la seule chose par laquelle les climats soient dis-
DE L ESPRIT DES LOIS. ^5
tingués , il seroit aussi absurde de nier certains
efiGets du climat que de Touloir lui attribuer tout.
L^ usage des esclaves, établi dans les payschauds
de FAsie et de rAmérique, et rcfprouyë dans les
climats tempères de TEurope, donne sujet à Ta»
teur de traiter de Tesclayage civil. Les hommes
n'ayant pas plus de droit sur la liberté que sur la
vie les uns des autres, il s'ensuit que l'esclavage ,
généralement parlant, est contre la loi naturelle.
£n effet , le droit d'esclavage ne peut venir ni
de la guerre , puisqu'il ne pourroit être alors fon*
dé que sur le rachat de la vie, et qu'il n'y a plus
de droit sur la vie de ceux qiii n'attaquent plas ;
ni de la vente qu'un homme fait de lui-même à
un autre , puisque tout citoyen, étant redevable
de sa vie à Tétat, lui est, à plus forte raison, re-
devable de sa liberté , et par conséquent n'est pas
le maître de la vendre. D'ailleurs quel seroit le
prix de cette vente ? Ce ne peut être l'argent donné
au vendeur, puisqu'au moment qu'on se rend
esclave toutes les possessions appartiennent au
maître : or une vente sans prix est aussi chimé-
rique qu'un contrat sans condition. Il n'y a peut^
êbre jamais eu qu'une loi juste en faveur de l'es-
clavage ; c'étoit la loi romaine qui rendoit le dé-
biteur esclave du créancier : encore cette loi ,
pour être équitable , devoit borner la servitude
â6 ANALYSE
quant au degré et quantau temps .L^esclavage peut
tout au plus être tolërë dans les états despoti-
ques, où les hommes libres , trop foibles contre
le gouvernement, cherchent à devenir pour leur
propre utilité les esclaves de ceux qui tyrannisent
Tétat; ou bien dans les climats dont la chaleur
énerve si fort le corps et afifoiblit tellement le
courage, que les hommes n^ sont portés à un
devoir pénible que parla crainte du châtiment.
Acôté de Tesclavage civil on peut placer la servi-
tude domestique , c^est-à-dire celle où les femmes
sont dans certains climats. Elle peut avoir lieu
dans ces contrées de FAsie où elles sont en état
d^habiter avec les hommes avant que de pouvoir
faire usage de leur raison; nubiles par la loi du
climat, enfans par celle de la nature. Cette su-
jétion devient encore plus nécessaire dans les
pays où la polygamie est établie ; usage que M. de
Montesquieu ne prétend pas justifier dans ce
qu^il a de contraire à la religion , mais qui , dans
les lient où if est reçu ( et à ne parler que poli-
tiquement ) , peut être fondé jusqu^à un certain
point, ou sur la nature du pays, ou sur le rapport
du nombre des femmes au nombre des hommes.
M. vie Montesquieu parle à cette occasion de la
répudiation et du divorce ; et il établit sur de
bonnes raisons que la répudiation , une fois ad-
DE l'esprit des lois. 2-]
mise , devroit être permise aux femmes comme
aux hommes.
Si le cKmat a tant d'influence sur la servitude
domestique et civile , il n'en a* pas moins sur la
servitude politique ; c'est-à-dire sur celle qui
soumet un peuple à un autre. Les peuples du
nord sont plus forts et plus courageux que ceux
du midi : ceux^i doiveni donc en général être
subjugues, ceux-là conquérans ; ceux-^i esclaves,
ceux-là libi%s« C'est aussi ce que l'histpire con-
firme : l'Asie a été conquise onze fois par les
peuples du nord ; l'Europe a souffert beaucoup
moins de révolutions. ^
A l'égard des lois relatives à la nature du ter-
rain , il est clair que la démocratie convient mieux
que la monarchie aux pays stériles ^ où la terre
a besoin de toute l'industrie des hommes. La li-
berté d^ailleurs est« en ce cas, une espèce de
dédommagement de la dureté du travail. Il faut
plus de lois pour un peuple agriculteur que pour
un peuple qui nourrit des troupeaux, pour celui-
ci que pour un peuple chasseur , pour un peuple
qui £iit usage de la monnoie que pour celui qui
l'ignore.
Enfin, on doit avoir égard au génie particulier
de la nation. La vanité , qui grossit les objets , est
un bon ress6rt pour le gouvernement ; l'orgueil,
28 ANALYSE
qui les dëprise y est un ressort dangereux. Le lé-
gislateur doit respecter , jusqu^à un certain point,
les préjugés , les passions , les abus. Il doit jmiter
Solon, qui avoit donné aux Athéniens, non les
meilleures lois en elles-^mémes , niais les meil-
leures qu^ils pussent avoir : le caractère gai de
ces peuples demandoit des lois plus faciles ; le
caractère dur des Lacédémoniens , des lois plus
sévères. Les lois sont un mauvais moyen pour
changer les manières et les usages ; « 'est par les
récompenses et Texemple qu'il faut tâcher d'y
parvenir. Ilest pourtant vrai en même temps que
les lois d'un peuple , quand on n^affecte pas d'y
choquer grossièrement et directement ses mœurs,
doivent influer insensiblement sur elles, soit pour
les affermir , soit pour les changer.
Après avoir approfondi de cette manière • la
nature et l'esprit des lois par rapport aux diffé-
rentes espèces de pays et de peuples , l'auteur
revient de nouveau à considérer les états les uns
par rapport aux autres. D'abord , en les compa-
rant entre eux d'une manière générale , il n'avoit
pu les envisager que par rapport au mal qu'ils
peuvent se faire ; ici il les envisage par rapport
aux secours mutuels qu'ils peuvent se donner; or
ces secours sont principalement fondés sur le
commerce. Si l'esprit de commerce produit na-
DE L^ESPRIT DES LOIS. II9
turellemeot un esprit d^intërêl opposé à la subli-
mité des vertus morales , il rend aussi un peuple
naturellement juste, et en éloigne l'oisiveté et le
brigandage. Les nations libres qui vivent sous
des gouvememens modérés doivent s'y livrer plus
que les nations esclaves. Jamais une nation ne
doit exclure de son commerce une autre nation
sans de grandes raisons. Au reste , la liberté en
ce genre n'est pas une faculté absolue accordée
aux négocians de faire ce qu'ils veulent ; faculté
qui leur seroit souvent préjudiciable : elle con-
siste à ne gêner les négocians qu'en faveur du
commerce. Dans la monarchie , la noblesse ne
doit point s'y adonner, encore moins le prince.
Enfin il est des nations auxquelles le commerce
est désavantageux: ce ne sont pas celles qui n'ont
besoin de rien , mais celles qui ont besoin de
tout : paradoxe que l'auteur rend sensible par
l'exemple de la Pologne , qui mtoque de tout >
excepté du blé, et qui, par le commerce qu'elle
en fait , prive les paysans de leur nourriture pour
satisfaire au luxe des seigneurs. M. de Montes-
quieu, à l'occasion des lois que le commerce
exige, fait l'histoire de ses différentes révolu-
tions : et cette partie de son livre n'est ni la moins
intéressante, ni la moins curieuse. Il compare
l'appauvrissement de l'Espagne par la découverte
3o ANALYSE
de rAmérique au sort de ce prince imbécile de
la £ai>le , prêt à mourir de faim pour avoir de-
mandé aux dieux que tout ce qu'il toucheroit se
convertît en or. L^usage de la monnoie étant une
partie considérable de* Tobjet du commerce et
son principal instrument, il a cru devoir, en con^
séquence , traiter des opérations sur la mpnnoie ,
du change , du paiement des dettes publiques ,
du prêt à intérêt , dont il fixe les lois et les limites,
et qu'il ne confond nullement avec les excès si
justement condamnés de Tusure.
La population et le nombre des babitans /(ml
avec le commerce un rapport immédiat ; et les
mariages ayant pour objet la population , M. de
Montesquieu approfondit ici cette importante
matière. Ce qui favorise le plus la propagation est
la continence publique 'fTexpérience prouve que
les conjonctions illicites y contribuent peu, ei
nyîme y nuisant. On a établi avec justice pour
les mariages le con:sentement des pères : cepen-
dant on y doit mettre des restrictions ; car la loi
doit en général favoriser les mariages. La loi qui
défend le mariage des mère$ avec les fils est
(indépendamment des préceptes de la religion )
une très-bonne loi civile ; car, sans parler de plu-
sieurs autres raisons , les contractans étant d'âge
très-différent, ces sprtes de mariages peuvent
DE l'eSPEIT des LOIS. 3l
rarement avoir la propagation pour objet. La loi
qui d^end le mariage du père arec la fille est fon-
dée sur les mêmes motifs : cependant (à ne parler
que civilement) elle n^est pas si indispensablement
nécessaire que Fautre à Fobjet de la population,
puisque la vertu d^ engendrer finit beaucoup plus
tard dans les hommes : aussi Fusage contraire a-:
t-il eu lieu chez certains peuples que la lumière
du christianisme n^a point éclairés. Comme la
nature porte d^elle-méme au mariage , c'est un
mauvais gouvernement que celui où on aura be-
soin d'y encourager. La liberté , la sûreté , la
modération des impôts, la proscription du luxe ,
sont les vrais principes* et les vrais soutiens de
la population : cependant on peut avec succès
{me des lois ponrencourager les mariages, quand,
malgré la corruption , tl reste encore des ressorts
dans le peuple qui Fattachent à sa patrie. Rien
n^est ^us beau que les lois d'Auguste pour fa-
voriser la propagation de Fespèce. Par malheur
il fit ces lois dans, la décadence ou plutôt dans
la chute de la république ; et les citoyens décou-
ragés devoienft prévoir qu^ik ne mettroient plus
au monde ^e des esclaves : aussi Fesécution de
ces lois fiit-elle bien foible durant tout le temps
des empereurs païens. Constantin enfin les abolît
en se faisant chrétien; comme si le christianisme
32 ANALYSE
aToit pouF.but de dépeupler la société, en conr
seillant à un petit nombre la perfection 4^u cé-
libat!
L^établissement des hôpitaux , selon Tesprit
dans iequel il est £aiit, peut nuire à la population ,
ou la favoriser. Il peut et il doit même y avoir des
hôpitaux dans un état dont la plupart des citoyens
n^ont que leur industrie, pour ressource , parce
que cette industrie peut quelquefois être mal-
heureuse ; mais les secours que ces hôpitaux don-
nent ne doivent être que passagers, pour ne point
encourager la mendicité et la fainéantise. Il faut
commencer par rendre le peuple riche , et bâtir
ensuite des hôpitaux pour les besoins imprévus
et pressans. Malheureux les pays où la multitude
des hôpitaux et des monastères , qui ne sont que
des hôpitaux perpétuels , £aiit que tout le monde
est à son aise , excepté ceux qui travaillent!
M. de Montesquieu n'a encore parlé que des
lois humaines. Il passe jnain tenant à celles de la
religion , qui, dans presque tous les états, font un
objet si essentiel du gouvernement. Partout il fait
reloge du christianisme, il en montre les avantages
et la grandeur ; il cherche à le £aire aimer ; il sou-
tient qu^il n^est pas impossible , comme Bayle Ta
prétendu, qu^une société de parfaits chrétiens
forme un état subsistant et durable : mais il s'est
DE L^ESPRIT DES LOIS. 35
cru permis aussi d^ékaminer ce que les diffl^-
rentes religions (kumadnemetit parlant) peuvent
avoir de conforme ou de contraire au gënie et
à la situation des peuples qui les professent* C'est
dans ce point de vue qu'il Êiut lire tout ce qu'il
a écrit sur cette 'matière , et qui a ëtë l'objet de
tant de déclamations injustes. Il est surprenant
surtout que , dans un siècle qui en appelle tant
d'autres barbares , on lui ait &it un crime de ce
qu'il dit de la tolérance ; comme si c'étoit ap-
prouver une religion que de la tolérer ; comme
sî en&n l'évangile même ne proscrivoit pas tout
autre moyen de le répandre que la douceur et la
persuasion. Ceux en qui la superstition n'a pas
éteint tout sentiment de compassion et de jus-
tice ne pourront lire sans être attendris la re-
montrance aux inquisiteurs , ce tribunal odieux
qai outrage la religion en paroissant la venger.
Enfin, après avoir traité en particulier des dif-
férentes espèces de lois que les hommes peuvent
avoir , il ne reste plus qu'à les comparer toutes
ensemble , et k les examiner dans leur rapport
avec les choses sur lesquelles elles statuent. Les
hommes sont gouvernés par différentes espèces
de lois : par le droit naturel , commun à chaque
individu ; par le droit ^îvin , qui est celui de la
religion ; par le droit ecclésiastique , qui est celui
II. 5
54 ANALYSE
de la pplice de la religion ; par le droit civil , qui
f 6t celui des xoembres d^une même société ; par le
droit politique, qui e&t celui du gouvernement de
cette société ; par le droitdesgens , quiest celui des
sociétés ks unes.par rapport aux autres. Ces. droits
ont.ch^un leurs objets distingués ^ qu il faut bien
se garder de confondre. On ne doit jamais régler
par Pun ce qui appartient à Tautre, pour ne point
mettre de désordre ni d^injustice dans les prin-
cipes qui gouvernent les hommes. Il faut enfin
que les principes qui prescrivent le genre des lois ,
et qui en circonscrivent Tobjet « régnent aussi
dans lamanière de les composer. L^esprit de mo-*
dération doit, autant quHl est possible, en dicter
toutes les dispositions. Des lois bien faites se-
ront conformes à Tesprit du législateur , même
en paroissant s'y opposer. Telle étoit la fameuse
loi de Solon par laquelle tous ceux qui ne pre*-
noient point de part dans les Siéditions étoient
déclarés infômes. Elle prévenoit les séditions ^
ou les rendoit utiles , en forçant tous les mem--
bres de la république à s'occuper de ses vrais
intérêts. L'ostracisme même étoit une très-^bonne
loi; car, d'un côté, elle étoit honorable au ci-
toyen qui en étoit l'objet , etprévenoit, de l'autre,
les effets de l'ambition : il falloit d'ailleurs un
très-grand nombre de |uf&ages^ et on ne pou-
DE L ESPRIT DES LOIS. ÙO^
voil bannit que tous les cinq ans. Soumenlf les
lois qui paroisseni les .mêmes n^ont ni le même
motif, ni le même effet, ni lat même équité ; ht
forme du gouTemement, les conjonctures ^ elle
génie du peuple , changent tout Enfin le st jle des
lois doit être simple et grave. Elles peuvent se
dispenser de molÎTer, parce que le motif est sup^
posé exister dans Fesprit du.législiiteu]:; maûf
quand elles nK>tiTent ce doit étee^sur des^ prk^
cipes éTJdèns. Eiles ne doivent pas pessembleirà
cette loi qui, défendant aux aveugles de-plaider^
apporte pour raison qu^ils pe peuvent pas ^^oir
les ornemens de la magistrature; • • •• ■ . . i*. i .
M. de Montesquieu, p^ur montrer par'de^
exemples Tapplication de ses principes; a choisi
deux différens peuples, le plus célèbre, delà
terre , et celui dont Fhistoire nous intéresse le
plus , les Romains et les Français. Il ne s'attache
qu'à une partie de la jurisprudence du premier ,
celle qui regarde les successions. A l'égard des
Français, il entre dans te plus grand détail sur
l'origine et les révolutions de leurs lois civiles ^
et sur les différens usages abolis ou subsistans
qui en ont été la suite. Il s'étend principalement
sur les lois féodales , cette espèce de gouvernement
inconnu à toute l'antiquité ; qui le sera peut-être
pour toujours aux siècles futurs, et qui a fait tant
3.
36 ANALYSE DE L'eSPRIT DES LOIS.
de biens et tant de maux. Il discute surtoutces lois
dans le rapport qu^elles ont à rétablissement et
aux révolutions de la monarchie française. Il
prouve contre M. Fabbé Dubos que. les Francs
sont réellement entrés en conquérans dans les
Gaules , et qu^il n'est pas vrai , comme cet auteur
le prétend, qu'ils aient été appelés par les peuples
pour succéder aux droits des empereurs romains
qui les opprimoient. Détail profond , exact et cur
rieux , mais dans lequel il nous est impossible
de le suivre.
Telle est l'analyse générale , mais très-informe
et .très-imparfaite , de Fouvrage de M. de Mon-*
tesquieu. Nous l'avons séparée du reste de son
éloge , pour ne pas trop interrompre la suite de.
notre récit.
■ ■»■ > » #« » 1- ■
•>««<«MfhlWW»'«M«*IWWM*)W
ANALYSE RAISONNES
DK
L'ESPRIT DES LOIS,
PAR BERTOLINI.
L*Aimim des Canêidérmiimm sur te$ cames de
la grmndeur de$ Ramaitu eideieêtrdéeademce a pa-
blië uii ouvrage de lëgisladon. Une parfidte Iiai^
monie, un heureux enchaînement, une exacte
ressemblance , et, pour ainsi dire, un même air
majestueux de fiutnille entre ces doux oaîginanx,
ontindiquë d^abord les mêmes mams paternelles.
Cest ainsi que Platon , Cicëron et. autres grands
hommes, après avoir dëyeloppë les ressorts des
gouvememens , s^attachèrent à donner des règles
de législation; tant il est vrai que la durée et la
prospérité des états sont inséparables de la bonté
des lois , et que de pareilles opérations sont ré-
servées à des hommes rares et d^une extrême vi-
gueur dé génie , capables de tracer le plan des
empires et d'en jeter les fondemens.
38 AîîALrSE RAISOKNIÉE
L'objet de l'ouvrage ne sauroit être plus inté-
ressant : on ne chét'ché qu'à augmenter les con-
noissances de ceux qui commandent, sur ce qu'ils
.doivent prescrire , et à faire trouver à ceux qui
obéissent un nouveau plaisir à obéir.
Il eârt aise de retnpUi^ un objet aùs$i bietiifaiysant,
quand on se propose des principes également
bienfaisans. La paix et le désir de vitre en société,
puisés dans les lois de la nature ; le systèâie , au-
tant dangereux qu'absurde, de l'état naturel de
guerre , anéanti ; le droit des gens établi sur ce
grand principe ,- que ks nationS'jdoivent se > faire
dans la paix le plus de bien, et dans là. guerre
le.moiéis dq Boa) ^'al est poâsib^e; l'esprit de
conquête t et d'agrandissement ^ détrië ; des . fié-
tcissurèsfporpétuëlUés.sur le despotisme, de l'iiev-*
rettr contre les grands ccmps d['autorité ;ila:féliçitë
puMique, fondée- sur lé rapport d'amouf entse le
souverain- et ks sujets ; /enfin dés .maximes |^ro-
près à faire naître 1^ candeur des*m<imrs et ladMt*
ceùr deS'lms: Toilà les prineipauxtraila de cet
ôiïvrage, quiforment soin esprit général^ du pkt^
tdtki triomphe -de l^modération et de la sâpeté%
Kotre auteur considère d'abord jies lois dans
kt vue la plus universelle ,c'esttÀHdireces lotsgé-
néraleset inimuabks qui, dans la relation'^u'elles
ont avec les divers êtres physiques , s'observent,
DK L «SP&IT 0«6 I.OIS. 59
sams aucune exception , a^ec on ordre , une té^
gularité et une promptitude infime.
D fiût descendre du ciel les lois primitives
dans la relation quelles ont arec les ébres intei^
ligens. Comme ces lois dorrent leur origine non
aux institutions humaines, mais à l'auteur de la
nature, on est charmé à*j voir résider la -vérité \
sans que leurs traits vieillissent jamais.
n exaomne les lois par rapport à Thcmime consi-
d«é avant l'étaMissement des sociétés ^ et pa^
conséquent dans #état de nature. Il les cherche
telles qu'on les a fixées* auprès que les hommes
se sont liés en société , dans les rapports v enet de
nation à nation, ce ^ui forme le dirait des gens ;
ou du souverain aux sujets ,xe qui établit le dr0it
poUtiqÊte^ ou de citoyen à citoyen , ce qui con*
siîtue le droit dmil. Notre auteur a trop de péné*-
Iration pourae pas apercevoir la suprême in*-
fluMice de ces notions, qui dominent sur le corps
entier de son ouvrage : aussi est'-il attentif à porter
une lumière tqpte nouvelle sur celte matière, qui,
malgré Itsséclaircissemens de tant d^habiles gens,
ne laissoit pas d'être encore de nos jours défi-
gurée par des absurdités.
A]^s ces notions préliminaires , la constitu-
tion des gouvernemens, leur force offensive et
défensive, la liberté, le physique duclimajt et du
4o ANALY6£ raison^ee
terroir, Tesprit généra} iJe la nation^ le commerce,'
la population, sont les principaux chefs auxquels
notre auteur rapporte la législation (i). C^est de
' ces^rapports primitifs qu^une infinité d'autres
coulent comme de leur source.
. Pour ce qui est de la constitution, il fixe trois
espièces de gouyememens : républicain ^ monar^
chique et despotique: Il en décquyre la nature , et
il montre les lois fondamentales qui en dérivent.
Ces lois partent d'elles-mêmes d'une : si grande
universalité, qu'on peut les PÉ^arder comme la
base de la constitution. Gomme c'est parces lois
fondamentales qu'il faut régler la puissance sou-
veraine , les droits des sujets et les fonctions des
magistrats, aussi est-ce dans la juste fixation de
ces mêmes lois que, notre auteur, s'est signalé.
J'oserai presque dire que ses théories n'ont pas
produit une admiration stérile. Il ne s'arrête pas
à des [Hréjugés ; il va directementaubut descboses,
tirant ces lois de la nature de chaque constitution.
(i) J'ai cra à propos, en renvoyant le leetctif''à l'ô/tfginal , de me
taire dans mon travail à l'égard des lois ciiâed de la monaschie
française et de ses lois féodales, matières difiBcilcs, épineuses, et
qui demandent des connoissances locales et sans nombre. J'en ai
agi de même an sujet des lois par rapport à la religion. Eh ! com-
jneàt un écrivain subalterne oseroît-il lev«r sea (nuins tremblantes
pour cueillir des fraits d'un arbre qui a sa racine dans le ciel P Je
n'ai rien dit non plus sur quelques exemples. Néanmoins toutes les
grosses masses y xestent.
D£ L^ESPBIT BES LOIS. 4^
force et une efficace de yiwe loi, paice qu^elle
forme le bon prince , le bon nagistrat , le bon
sujet, le bon patriote, le bon parent, et, pour
tout dire , le citoyen rertueux. Sans ten^ pbilo*
sopUe, Alexandre n^anroit jamais cirilisë tant
de peuples. Inspires par cette pbilosoplûe , les
en&ns de ces contrées barbares Êisoient leur
passe-ten^s de lire les vers d'Homère, et de
chanter les tragédies de Sopbocle et d^Euripide.
Sans cette {diilosophie, Epanunondas- n'^auroît
pas £dtradmiraiîon de Tunivers.
^o^re auteur , après avoir jeté des fendemens
sisoUdes à Tëgard de Téducation, suivant tou-
jours de près les principes de chaque gouverne-*
ment, rapporte à une théorie si féconde et si gé-
nérale de ces mètnes principes les lois que le 14*
gislateur veut donner à toute la société.
Chose singulière! toutes promptes et étendues
que sont les vues de notre auteur, elles ne sauroitoit
ici le déclitfger de la ]^us laborkuse attention.
Comme il a Thabil^ suprême, de distinguer
qumd il Êiut seulement indiquer, quand il feut
enseigner, quand il faut diriger, ce n-est qii^a*
près des recherches sans nombre et compliquées,
inséparitbles d'un grand travail et d'une applicar
tien suivie, qu'il découvre ici toutes les faces de
ces objets de législation, et leurs différences les
44 ANÀLTSE RAISONNÉE
plus délicates. C^est ainsi que dans un;e beautë
achevée du corps humain, qui consiste dans la
juste proportion, de ses parties , ceUea qui doi-
vent avoir plus de force ont aussi plus de gros-
seur, celles qui dpivent être plus déliées sont à
mesure plus déchargées.
Ainsi c^est avec la dernière exactitude que
notre auteur, en con&rmité des principes du
gouvernement républicain , où il est souveraine-
ment important que la volonté particulière ne
trouble pas la disposition de la loi fondamentale,
montre les , lois propres à favoriser la subordi-
nation aux magistrats, le respect pour les vieil-
lards , la puissance paternelle , rattachement aux
anciennes institutions , la bonté des mcEturs. Il
règle aussi le partage des terres ^ les dots , les
manières de contracter, les donations > les testa-
mens, les successions, pour conserver Tégalité,
qui est Tàme de ce gouvernement. .
Et comme les lois romaines, malgré la:révor
lution des empires, seront toujours à plusieurs
égards le modèle de toute législation sensée,
notre auteur , pour faire mieux sentir Fétroite
liaison des lois de succession avec la nature du
gouvernement , remonte jusqu'à ToriginQ de
Rome pour chercher sous des toits rustiques , et
dans le partage du petit territoire dW peuple
DE L^SPRIT DES LOIS. ^S
naissant, compose de pâtres, les lois civiles à ce
sujet, dont le changement tint toujours à celui
de la constitution ( i ). Ici, comme partout ailleurs,
on est conyaincu que la politique , la philoso-
phie , la jurisprudence, par leur secours mutuel,
portent des lumières là où Ton n'entrevoyoît
que de foibles lueurs.
Les prëëminences , les rangs, les distinctions ,
la noblesse, entrent dans Tessence de la monar-
chie. C'est donc des principes de ce gouverne-
ment qu'il fait descendre les lois qui concernent
les privilèges des terres nobles, les fiefs, les
retraits lignagers , les substitutions , et autres
prérogatives , qu'on ne sauroit par conséquent
communiquer au peuple sans diminuer la force
de la noblesse et celle du peuple même, et sans
choquer inutilement tous les principes.
Notre auteur est charmé de reconnoître ici
l'excellence des principes du gouvernement mo-
narchique , et ses avantages sur les autres espèces
de gouvernemens : les différens ordres qui tien-
nent à ]a constitution la rendent inébranlable au
point de voir ses ressorts remis en équilibre au
moment même de leur dérèglement.
(i) L'article des lois romames sur les successions, qui seul dans
l'original forme le liVre XXVII, non sans interruption, trouTeici na-
turellement sa place après le chapitre ▼ du livre V, où je l'ai mis.
46 ANALYSE RAISONNER
Il développe les lois qui sont relatires à ce
mouvement de rapidité, à ces violences, à cette
af&euse tranquillité, à cette léthargie, à cet es-
clavage du gouvernement despotique : il se dë^
chaîne contre ces caprices , ces fureurs, ces venir
geances , cette avarice, ces volontés rigides, mo-
mentanées et subites d^tin visir qui est tout, tan-
dis que les autres ne sont rien : il trace avec les
couleurs leSv plus noires une' peinture si aaïve
des fantaisies, des indignations, des inconstan-
ces, des imbécillités, des voluptés, de cette pa-
resse, et de cet abandon de tout, d'un despote,
ou plutôt du premier prisonnier enfermé dans
son palais, que,.nousî inspirant de Thorreiur
contre celte espèce de gouvernement, il paroît
nous avertir tacitement combien nous sommes
obligés de rendre grâces au ciel de nous avoir
fait nattre dans nos contrées heureuses , où les
souverains , toujours agissant^ toujours travail-:
lant , et menant une vie appliquée , ne sont occuf
pés que du biçn-être de leurs sujets , comme ua
bon père de famille est attentif au bien de. ses
enfans. ,
C'est en tirant les conséquences de ces mêmeii
principes, par rapport a la manière de former
les jugemens, qu'il sait teiidreies pièges les'plus
adroits au despotisme, heureusement inconnu
BE JL'eSPRIT des LOIS. 4?
aux sages gouTememens de aos jours, où un
côrp$ permanent de plusieurs juges esl le seul
dépositaire de la vie , de l^honneur et des biens
de chaque citoyen ; où les souverains , laissant
aux mêmes juges le pouvoir de punir , se réser-^
vent celui de faire grâce, qui est le plus bel attri-
bua de la souveraine të ; et où les ministres, sans
se mêler des affaires contentieuses , veillent nuit
et jour aux grands intérêts de Tétat, n^ exigeant
d^autre récompense de leurs travaux que le pou*
voir de faiire des heureux. Notre auteur, pour
inspirer par le contraste plus de respect pour
ces corps augustes, ou, ponr mieux dire, pour
ces sanctuaires de justice , de vérité , de sagesse,
nous rappelle avec horreur le jugement d^Âppius,
ce magistrat inique , qui abusa de son pouvoir
jusqu'à violer la loi faite par lui-même.
Il nous met entre les mains des tirésors inesti-
mables à Fégard de rétablissement des peines. U
nous montre que la douceur et la mod.ératioi|
sont les vertus propres des grandes âmes , nées
pour faire le bonheur des peuples* Il £aiut en
convenir, les connoissances rendent les hommes
doux, la raison porte à Thumanité, et il n'y '^
que les préjugés qui y fassent renoncer.
Ainsi, ce n'est pas ici un de ces législateurs
qui, avec un air irrité et terrible, avec des yeux
4S ANALTSE KAISONNÉE
pleins d^un feu sombre, lance des regards £stroa-
ches, menace, tonne, et porte répouvante partout,
et ne sachant être just^ sans outrer la justice
même, ni bienfaisant sans avoir été oppresseur,
prend toujours les voies extrêmes pour agir
avec violence au lieu de juger , pour faire des
outrages au lieu de punir, pour exterminer tout
par le glaive au lieu de régler.
' C'est un bon législateur qui cherche plutôt à
corriger qu'à mortifier, plutôt à humilier qu'à
déshonorer, plutôt à prévenir des crimes qu'à
lès punir, plutôt à inspirer des mœurs, qu'à in-
fliger des supplices , plutôt à obliger à vivre selon
les règles de la société qu'à retrancher de la so-
ciété: c'est un sage magistrat qui sait distinguer
les cas où il faut être neutre, et ceux où il faut
être protecteur; parce qu'il a assez d'esprit et de
cceur pour saisir le point critique et délicat au-
quel la justice finit, et où commence l'oppres-
sion- qui, étant exercée à l'ombre de la justice
et de sang-firoid , seroit la source la plus empoi-
sonnée d'une tyrannie sourde et inexorable ;
c'est un père tendre et compatissant, qui sait
trouver ce sage milieu entre l'indolence et la du-
reté, je veux dire la clémence.
Il n'est pas indifférent que je fasse ici une re-
marque. Quand notre auteur parle des peines,
DE JL^£SPRIT DES LOIS. 49
il ne faut pas attendre de lui de& interprëtaticms,
des déclarations, des axiomes, et des dëcbions,
comme on voit dans les libres des jurisconsultes :
ce seroit n^avoir p^s une idëe juste de son ou-
▼rage que de le regarder dans un poini de Toe si
borne. Notre auteur, ici comme partout ailleurs,
aspire à quelque 'chose de plus haut, de plus
noble et de plus étendu ; il n'enseigne point en
simple jurisconsulte qui s'arrête à exattitiner en
détail ce qui est juste ou injuste, dans les affaires
contentieuses ; son dessein est de découvrir tous
les objets différens de législation, quHl adu em*
brasser d'une yne générale* Ainsi le grand res-
sort de son ouvrage est la science du gouverne-
ment, quiréunittoutes les sciences, tous les arte,
toutes les connoissances , toutes les lois ,. en un
mot tout cfî q^i peut $tre utile à la société.
C'est lorsqu^il traite du luxe propre au gou-
/ vemement républicain , et lorsqu'il parle de la
cpndition des femmes , qu'il sait accorder d'une
manière merveilleuse la politique avec la pureté
des mœux's. Pour .preuve décente heureuse con-
ciliation , iLsuffiroit de rappeler ici le bel éloge
que notre I auteur, fait des. p^utiimes dç ces peu-
ples où l'amour, la.b^)Ué, la chasteté, la vertu,
la.nais^l^pce ,4qs richesses mêmei tout cel^ éu>it
pour .ain^i.dU^ la d^t de la vertu.
u. 4
5o ANALYSE RAÎSONKÊE
On est tharmë de la juste apologie que notre
auteur fait de l'administrarion des femmes , jus-
qu'à les placer sur le trône , non par leurs grâces,
par leurs talens, mais par leur humanité, mais
par leur douceur, mais par leurs sentiméns ten-
dres et compatissans qui assurent la modëra-
tîcm dans- le gouvernement. En effet, quel beau
règiiê que celui de Fauguste souveraine Marie-
"Thërèse! Non, le ciel n^a jamais confié la tutelle
des peuples à une • princesse plus vertueuse et
plus digne de les gouverner.
L'influencfe des principes de chaque gouver-
nement est si grande , et ils ont tant de force sur
ta constitution, que c^est par leur corruption
qUè tolit gouvernement doit përîr: Sparte, dcnrit
les institutions furent avec raison regardée*
comme Touvrage des dieux , pérît par la corrup-
tion de ses principes. Dès lors ce» ne furent plus
le& mêmes Vues, les mêmes- âésir&^ les mêmes
craintes, les mêmes précautions, lès mêmes soins,
les mêmes travaux. Rien ïié' ^'rapporta plus au
bien général, personne ne respira plus ta gloire
' et la liberté. Ce liirt |>atr la corruption de ses
pribcijles qu'Athèfrtes, malgré te pôKè^, its
mœiùrs', et les belles ihisîtitiltions de 'Solnn, reçut
des plaies t^i*bfôndès,^âfaÉns p^bvoJrihéWôiÉiVéf' ai»-
cun vestige de» cette àncieVîin'e polUique mâle^t
DE l'SSPHIT des LOIS. 5l
vigoureuse, qui saVoit préparer les bous succès
ei réparer les mauvais. Dès lors. Athèues, autre-
fois si peuplée d'ambassadeurs qui yencMent eu
foule réclamer sa protecùosi; Athènes , superbe
par le hombre de ses vaisseaux,. de ses troupes:,
de ses arsenaux, par. Tempii'e de la mer, fut ré-
duite à combattre, uon pour la prééminence
sur les Grecs, mais pour la {conservation de ses
foyers. Quel spectacle affireux de voir des scélé-
rats qui eonspiroient à la ruine de la patrie ,
prétendre aux honneurs rendus à Thémistocle ,
et aux héros qui moururent aux batailles de
Marathon et de Platée! Cela fit 4]ue des citoyens
impies , et vendus aux puissances ennemies lors-*
qu'elles prospéroient^«fie«promenoient avec un
visage content et serein dans les places publi-
ques ; et , au récit des événemens heureux pour
la patrie , ils n'étoierit point honteux de trembler,
de gémir, de baisser les yeux vers la terre. Gela
fit qu^on vit paroître sur la tribune, des flatteurs,
des prévaricateurs , des mercenaires , pour pro-
poser des décrets aussi Csistueux que lâches et
scandaleux , qui dégradoient la cité et la cou-
vroient d'opprobre. Ce fut enfin par la corrup-
tion de ses principes que tout fiit perdu à Rome.
Kome , cette ville réputée étemelle , qu'on v^né-f
roit comme un temple ; Rome , dont le sénat étoit
4
52 ANALYSE RAISONNÉE
respecté tomtne uii^ assemblée de rois , où l'on
voyôit les roîs étrangers se prosterner et baiser
le pas de la porte, appelant les sénateurs leurs
patrons, leurs souverains, leurs dieux; Rome
enfin dont le gouvernement étoit regardé comme
le plus grand et le plus beau chef-d'iOBuvre qui
(ut jamais parmi les humains, perdit par la cor-
ruption de ses principes la force de son institu-
tion. Plus de patrie , plus de lois , plus de mttsurs^
plus de déférence , plus d'intérêt public , plus
de devoirs. Les citoyens, qui le diroit! à k vue
même du Capitole et de ses dieux, déserteurs de
la foi de leurs pères , ne sentant plus de répiï-
gnance pour l'esclavage , s'apprivoisèrent avec la
tyrannie , contenu de jouir d'un repos indigne
du nom romain , de la répidylique , de leurs an-
cêtres. C'est de ce débordement de corruption
générale d'une république mourante qu'on vit
naître successivement, tantôt une anarchie gé-
nérale >, on l'on donna le nom de rigueur aux
maximes, de gêne à la subordination, d'opiniâ-
treté à la raison, aux lumières, à l'ex)amen, de
passion et de haine à l'attention contre les abus
et à une justice intrépide , et par-là l'inertie tint
lieu de sagesse ; tantôt un gouvernement dur et
militaire qui ôta les prérogatives des corps et les
privilèges des peuples vaincus^ qui conduisit tout
DE l'esprit des LOIS. 53
immédiatement par lui * même , changea tout
Tordre des choses , confondit Tinfamie et les
dignités, avilit tous* les honneurs jusqu^àétre le
partage de quelques esclayes ou de quelques
gladiateurs; tantét une tyrannie réfléchie, qui ne
respira que des ordres cruels, des délateurs, des
amitiés infidèles, et l'oppression des inaocens;
tantôt un despotisme idiot et stupide , auquel
on faisoit accroire que cet abattement a£Ereux de
Rome, de.ritalie, des provinces, des nations,
étoit.une paix et une tranquillité du monde ro-
main.
Comme la corruption de chaque gouyerae^
ment marche d'un pas égal avec celle de ses
principes, c'est avec sa main de maître que notre
auteur propose les moyens propres pour main-
tenir la force de ces principes , qu'il montre la
nécessité, de les rappeler quand on s'en est éloi-
gné , et qu'il va chercher les.remèdes jusque dans
le maintien de l'état , dans la grandeur qui est na-
turelle et proportionnée à chaque espèce de gou-
vernement.
Ici , que de raisons de nous féliciter de nos
temps. modernes , de la raison présente , de notre
religion , de notre philosophie, et, pour tout dire,
de nos mœurs , qui , comme a remarqué notre au-
teur, forment le grand ressort de nos gouverne-
54 ANALYSE RAISONNES
metïs , et en éloignent la corruption ! Quel bon-
heur pour nous que la bonté des mœurs soit
Tâme de la constitution , qui , indépendamment
de tout autre principe , règle.tout , et que par la
douceur de ces mœurs chacun aille au bien com-
mun , en assurant sa félicité particulière !
Il faut l'avouer , ce ne furent point ces vertus
humaines , ce faux honneur, cette crainte servile,
qui maintinrent et firent agir toutes les parties du
corps politique de Fétat sous les Tite , les Nerva,
les Marc-Aurèle , les Trapn , les Ântonin : ce fu-
rent les mœurs , qui ont toujours autant contribué
à la liberté que les lois. Une belle carrière à rem-
plir pouf un lecteur attentif seroit de développer
ce principe fécond et intéressant, que notre au-
teur n'a laissé renfermé dans son germe que pour
le plaisir que les seules grandes âmes goûtent à
trouver des compagnons de leurs travaux. On
peut dire de notre auteur que tout , jusqu'à ses
négligences , se ressent de son caracière.
Après la constitution , la force défensive et
offensive du gouvernement forme une des prin-
cipales branches de la législation. Gomme la rai-
son et l'expérience se sont toujours trouvées d'ac-
cord à montrer que l'agrandissement du territoire
au delà de ses justes bornes n'est pas l'augmen-
tation des forces réelles de l'état, mais plutôt
DE l'£SP]LIT des LOIS. 55
une diminution de sa puissance, notre .2|uteur,
après avoir indiqué les moyens propres à pour-
voir à la sûreté de la monarchie , c^est-à-dire à la .
force .défensive , £iit sentir à ceux à qui la monar-
chie a confié sa puissance , ses forces , le sort de
ses états , combien il faut quHls soient circons-
pects à ne porter pas trop loin leur %èle pour la
gloire du maître , étjmt plus de son intérêt qu^il
augmente son influence au lieu d^augmenter la .
jalousie, et qu^il devienne plutôt Tobjet ^n res-
pect de ses voisins que de leurs craintes.
Pour ce qui est de la force défensive des ré-
publiques ^notrei auteur la voit là où on Ta tou-
jours trouvée, c^est-à-dire dans ces associations
fédératives de plusieurs républiqueç, qui ont
toujours assuré à cette forme de gouvernement
la prospérité au dedans et la considération au
dehors.
Je ne saurois quitter ce sujet sans faire ici
une remarque. Notre auteur , qui ne paroît avoir
fait «on ouvrage que pour s^ opposer aux senti-
mens de Tabbé de Saint-Pierre ( i ) , coipme Aris-
tote ne composa sa Politique que pourcombatu^e
celle de Platon , soutient que cette coQStitution
(i) Chose singulière l ces deux auteurs, par des chemins dlfféreos
et souvent opposés, Tontaumême but; je Veux dire à la doucews:
et à la modération.
56 ANALYSE RAISONNEE
fédëratiye nie sauroit subsister à moins qu'elle ne
soit composée d^états de même nature , surtout
d^ëtats républicains ; principe entièrement op-
pose ail ^lan de la diète européenne de Tabbë de
Saint-Pierre. Ce n'est pas à moi à prononcer sur
cette question : je ne ferai que rappeler ici les
suffrages respectables des ixrotius, des Leibnitz ,
et, qui plus est, de Henri-le-Grand ; suffrages
qui font connoitre que le projet de Pabbé de
Sairit-Pierré ne devoit pas être regarde comme
un rêve. Peut-être le monde est-il à cet égard en-
core trop jeune pour e'tablir en politique certaiiies
maximes dont la fausse impossibilité ne paroitra
qu'aux yeux de la postérité; mais qu'il me soit
du moins permis de nous féliciter de la présente
situation de TËurope , qui ne sauroit être mieux
disposée pour embrasser un si beau plan. Un
meilleur droit des gens , la science de ce droit e t
celle des intérêts des souverains mises en sys-
tème; la bonne philosophie, Tétude des langues
vivantes, la langue française devenue la langue
de l'Europe ; un esprit général de Commerce , qui
a fait que la connoissance des mœurs de toutes
les nations a pénétré partout, qui a éteint l'esprit
de conquête et entretient celui de la paix , dont à
présent jouit tout l'univers ; les places de com-
merce , les foires , le change , un luxe des produc-
DE l'esprit des LOIS. S*]
tions des pays étrangers , les banques publiques,
les compagnies de commerce, les grands che-
mins bien entretenus , la navigation &cilitëe e»
étendue, les postes, les papiers politiques, le
goût des voyages , Fhospitalité , les bons règle-
mens de santé ; Téquilibre mis en système , les
alliances , les traités de commerce , une parfaite
harmonie entre les souverains (i); les ministres
étrangers résidant aux cours , les consuls , les uni-
versités , les académies , les correspondances lit-
téraires, des savans étrangers appelés elf^ntrete-
nus par des souverains , Part de Timprimerie , le
théâtre français et la musique italienne répandus
partout ; mais , qui plus est , la modération , les
mœurs et les lumières , qui forment le caractère
général de tous les souverains de nos jours , et ,
pour comble de prospérité, le chef (2) visible de
notre religion, grand prince, et, pour mieux
employer les expressions de notre auteur (3) ,
l'homme le plus propre à honorer la nature hu^
maine et à représenter la divine : toutes ces com-
binaisons forment une si étroite liaison de TEu-
rope entière, que par ce grand nombre de rap-
(i) Cet écrit fut composé en 1754 , temps d'ane paix générale en
Europe.
(a) Le pape Benoit XIV, Prosper Lam.bertini.
(3) Grandeur et décadence des Romains, cb. i5. (Portrait de
Trajan.)
58 ANALYSE RAISONKEE
ports on peut dire qu^elle aie compose qu^un seul
état, et qu'elle n'est, pour ainsi dire, qu'une
grande famille dont tous les membres sont unis
par une par£aiite hsunnonie. Cette liaison peut être
regardée comme un heureux présage , et presque
un traité préliminaire du grand traité définitif de
la diète européenne. Heureux les ministres qui au-
ront rhonneur de cette signature! et plus heu-
reux les souverains qui auront celui de la ratifica-
tion , en stipulant par ce traité le bonheur étemel
du genrUhhumain ! C'est après cette signature qu'il
faut ériger un mausolée à l'abbé de Saint-Pierre
pour éterniser sa mémoire, en y gravant ces vers
d'Euripide :
« O Paix , mère des richesses , la plus aimable
»des divinités, que je vous désiré avec ardeur!
'>Que vous tardez à venir! Que je crains que la
» vieillesse ne me surprenne avant que je puisse
» voir le temps heureux où tout retentira de nos
^chansons, et oii, couronnés de fleurs , nous ce-
>> lébrerons des festins ! »
A la force défensive de chaque état est liée la
force offensive. Celle-ci est réglée par le droit
des gens ; c'est-à-dire par cette loi politique qui
établit les rapports que les différentes nations
ont entre elles. Le droit de la guerre et celui de
conquête, ferment le principal objet de ce droit
D£ l'esprit des LOIS. 5g
des gens. Je le dis , toujours à la louange de notre
auteur. Fourrage du cœur donne ici , comme parr
tout ailleurs , son caractère à Fouvrage de Fesprit.
Pour preuve de cela , il ne faut que rappeler ici
sa belle, haute, sage et grande définition du droit
de conquête ; « droit nécessaire , dit-il, légitime
»et malheureux, qui laisse toujours à payer une
» dette immense pour s'acquitter avec la nature
»humaine.»De là cette belle conséquence , que
le droit de conquête porte avec lui le droit de
conservation, non celui de destruction; de là
les droits barbares et insensés de tuer Fennemi
après Ja conquête , et de le réduire en servitude ,
tant décriés ; de là cette nécessité de laisser aux
peuples vaincus leurs lois, et, ce qui est plus im-
portant, leurs mœurs et leurs coutumes, qu'on
ne sauroit changer sans d^ grandes secousses ;
de là enfin ces pratiques admirables pour joindre
les deux peuples par des nœuds indissolubles
d'une amitié réciproque. Une chaîne de consé-*
quences aussi justes que bienfaisantes nous
bblige de rendre ici hommage à notre droit des
gens , ou plutôt à celui de la raison , qui , tou-
jours éloigné des préjugés destructeurs , ss^it dé-
velopper les idées étemelles et constantes du
vrai et du faux, du juste et de Finjuste , pour dé-
montrer les moyens propres à diminuer les maux
6o ANALYSE RAISONNES
et augmenter les biens des sociétés ; objet qui
constitue le sublime de la raison humaine.
Il y auroit une grande imperfection dans cet
ouvrage , si on n'y avoit en même temps consi-
déré les lois dans leur rapport avec le droit le
plus précieux que nous tenions de la nature , je
veux dire la liberté. Mais il ne faudroit d^autre
preuve du génie de notre auteur que ses théo-
ries étendues et lumineuses sur cette partie de
législation; théories qu'il tire également de la
majesté du sujet, et de ses profondes connois-
sahces.
Il examine d'abord les lois qtfi forment la li-
berté politique dans son rapport le plus impor-^
tant, je veux dire relativement à la constitution.
Pour que le lecteur ne puisse abuser des termes ,
il donne une juste définition du mot de liberté : il
en réveille l'idée la plus conforme à la nature de la
chose ; et comme celte liberté est inséparable de
Tordre civil, de l'harmonie tant requise dans la
société, et, pour tout dire, de la subordination
aux lois , notre auteur ne la cherche point dans
ces gouvernemens que des préjugés font appeler
libres , parce que le peuple y paroît faire ce qu'il
veut, confondant ainsi les idées .de licence et de
liberté ; mais il voit le triqmphe de la liberté dans
ces gouvernemens où les différens pouvoirs sont
BE l'esprit des LOIS. 6l
distribues de façon que la force de Tun tient
la force de Fautre en tel équilibre qu^aucun d^eux
n'emporte la balance.
Il ne faudroit que ces justes réflexions de notre
auteur sur cette distribution des diffërens pou*
yoirs pour prouver que les affaires politiques
bien approfondies se réduisent, comme les autres
sciences, à des combinaisons, et pour ainsi dire
à^des calculs très-exacts. Ainsi , autant nous avons
lieu de nous féliciter des progrès de la raison
hum^Liite de nos jours , qui a £aiit que Tautorité
ne sauroit craindre les talens, autant avons-nous
raison de plaindre Texcès d'idiotisme de quel-
ques-uns de nos aïeux , ou plutôt le comble d'or-
gueil de leurs petites âmes, qui se croyoient
dégradées en s'asservissant aux règles, et, dé-
daignant d'acquérir des connoissances , avoient
la hardiesse de se croire en état de pouvoir con-
duire tout avec le seul bon sens , qui , dépourvu
de principes, ne leur ofiroitque la confiance de
n^avoir jamais des contradicteurs , suite de l'abus
de l'autorité. De là ces torrens d'erreurs , ces lois
gauches, absurdes, contradictoires, si mal as-
sorties, et, s'ilest permis de lâcher le mot, plus
insensées que les colonnes oii elles furent affi-
chées; de là enfin ces établissemens qui na-
quirent, vieillirent, moururent presque dans le
62 AllïAI.irS£ BAISOKIfEE
même inslant. On sentira mieux ceci en réunis-
sant des traits parsemés dans Fouvrage de notre
auteur sur la conduite aveugle du despotisme
oriental. « Le despote , dit-il , n'a point à délibérer
»ni à raisonner; il n'a qu'à vouloir (i). Dans ce
» despotisme il est également pernicieux qu'on
») raisonne bien ou mal, et il suffîroit qu'on rai-
» sonnât pour que le principe de ce gouvernement
»fut choqué (2). Le savoir y est dangereux (5).
» Comme il ne faut que des passions pour établir
»ce gouvernement, tout le monde est bon pour
»cela; et le despote, malgré sa stupidité natu-
» relie, n'a besoin que d'un nom pour gouverner
» les hommes (4)- »
C'est par cette sage distribution des pouvoirs
que les politiques grecs et romains calculèrent
les degrés de liberté des anciennes constitutions.
Ils regardèrent cet équilibre comme le chef-
d'œuvre de la législation : ils en furent même
si étonnés, que j'oseroisdire qu'ils n'imagiaèrent
le concours des dieux avec les hommies dans la
fondation de leurs cités que pour faire l'éloge
de cette espèce de gouvernement. C'est dans ce
point de vue que V Histoire de Polybe a été tou-
jours re^rdée comme le livrç des pjfilps^ophes ,
• ...
(1) Liv. IV, chap. m. (3) Liv. XIX, chap. xvii.
(i) Liv. XIX , chât>. xYiN (4) Liv. V; ckkp. Xiv. * '
B£ l'esprit des LOIS. 63
des grands capitaines et des maîtres du monde.
Ainsi notre auteur, semblable a Michel- Ange ,
qui cherchoit la belle nature dans les débris de
Tantiquitë , parcourt les annales et les monumens
de Rome naissante (i) et de Rome florissante,
où il décèle des liaisons jusqu'à présent incon-
nues , qui lui font yoir dans le plus beau jour
cette harmonie des pouvoirs qui formèrent une
conciliation si admirable des différens corps;
harmonie qui mérita d'être regardée comme la
source principale de la libeiSé politique de cette
capitale de Tunirers.
Le plaisir qu'on ressent àrapprocher l'antiquité
de nos temps modernes , &it que notre auteur se
plaît à chercher aussi cet équilibre des pouvoirs
dans la constitution de l'Angleterre , formée et
établie pour maintenir la balance entre les pré-*
rogatives de la couronne et la liberté des sujets,
et pour conserver le tout. En effet , où doit-on
chercher cette liberté , si ce n'est dans un état
où le corps législatif étant composé de deux par-
ties , c'est-à-dire du grand conseil de la nation et
du corps qui représente le peuple , l'une enchaîne
l'autre par la faculté d'empêcher, et toutes les
deux sont liées par la puissance exécutrice,
comme celle-ci est liée par la législative ?
(i) Etyeteri» Romae gublimem interrogat ambram.
64 ANALYSE RAISONNEE
Comme c^est des décombres d^un édifice go-^
thique que notre auteur déterre le beau concert
des pouvoirs intermédiaires subordonnes et dé-
pendans du souverain dans les monarchies que
nous connoissons, il fait aussi descendre ce beau
système , ou, pour mieux dire , ce juste équilibre
de la constitution de l'Angleterre , des forêts des
anciens Germains; système que notre auteur a
développé, dans le détail immense de ses rela-
tions , par des réflexions d'un^ homme d'état.
Après avoir exanûné la liberté politique dans
son rapport avec la constitution, c'est-à-dire
dans cet heureux milieu entre 'la licence et la
servitude , qui forme le caractère distinctif du
gouvernement modéré, notre auteur fait voir
cette même liberté dans le rapport qu'elle a avec
le citoyen. Il a cherché avec succès le premier
rapport dans la sage distribution des pouvoirs ,
il a trouvé le second dans la sûreté, des citoyens.
La vie et la propriété des citoyens doivent être
as8urée$ comme la constitution même. Cette sû-^
reié à l'égard de la vie peut être extrêmement
attaquée dans les accusations publiques et pri-
vées, et, à l'égard de la propriété ^ dans la .le-
vée des tributs. C'est donc dans l'examen des
jugemens criminels et dans la sagesse à régler la
levée des tributs que notre auteur s'est occupé ;
B£ l'esprit des LOIS. 65
deux objets qui forment les principales branches
de la sociëtë.
Les crimes blessent ou la religion , ou les
mœurs, ou la tranquillité, ou la sûretë des ci*
toyens. C'est un grand ressort dans les lois cri-
minelles que cette juste fixation des classes des
crimes, qui ne pouvoit demeurer stérile entre
les mains de notre auteur. U connoissoit trop
que, sans ces bornes immuables, les erreurs doi-
vent se multiplier tour à tour avec les volumes ;
et, dans cette confusion dMdées , il fadioit que de
si grands intérêts dépendissent quelquefois de
l'arbitraire des juges , et souvent des contradic-
tions des praticiens.
C'est par le secours de cette théorie qu'il guérit
de ces idées superstitieuses qui , dans les ju-
gemens criminels , frappoient d'un «même coup
et la religion et la liberté : mais il en agit avec
tant de circonspection et de sagesse, qu'on diroit
qu'il ne (ait que lever avec ménagement le voile
que d'autres déchirèrent d'une main hardie , fai-
sant ainsi naître Un nouveau mal du remède
même. Ces sortes d'emportemens , indépendam-
ment de leur injustice et de leur imprudence , se-
roient de nos jours un sujet de raillerie , vu les
' progrès de la raison humaine.
C'est en partant de ces principes qu'il. nous
u. 5
66 ANALYSE RAISONNÉE
fait voir combien on a besoin , dans la punition
de certains crimes , de toute la modération , de
toute la prévoyance, de toute la sagesse , en leur
laissant pourtant toutes les flétrissures.
Le merveilleux concert de la politique avec la
bonté des mœurs, qui démine toujours dans cet
ouvrage , paroît ici plus lumineux lorsque notre
auteur 'nous fait sentir avec un secret plaisir que
les mœurs du souverain favorisent autant la li-
berté que les lois.
Enfin c'est en tirant chaque peine de la nature
des crimes qu'il nous rappelle avec horreur le
violent abus de donner autrefois le nom de crimes
de lèse-majesté à des actions qui ne le sont pas ;
abus qui donna des secousses terribles à la li-
berté des citoyens de Rome , sous ces empereurs
également subtils et ci'uels à imaginer des pré-
textes odieux pour faire périr les gens de bien
et éluder les lois les plus salutaires.
Notre auteur < dans ce livre , qui forme le ta-
bleau le plus intéressant que Ton puisse présenter
à Thumanilé, nous mène , sans rien dire, à une
réflexion. Comme il est résulté des biens sans
nombre d'avoir suivi la législation romaine , il
y a aussi des cas où l'on bénira à jamais nos
sages législateurs pour s'en être éloignés. En ef-
fet, combien n'a-t-on pas gagné à nous guérir
DE l'esprit des LOIS. 67
des préjugés de la plupart de nos pères qui ,
pleins de cette idée fastueuse d'une législation
dominatrice sur toute la terre , adoptèrent aveu-
glément les dispositions de ces mêmes empereurs
qui , en manifestant leurs volontés par ces édits
de majesté, sembloient avoir voulu en même
temps déclarer leur inimitié envers la i^ature hu-
m^îne ?
Notre auteur, ayant ainsi développé les ressorts
de la législation par rapport à la sûreté de la vie ,
s'attache à examiner les lois propres à assurer la
propriété. C'est surtout dans la levée des tributs
que cette propriété doit être assurée : c'est là le
triomphe de la liberté politique par rapport au
citoyen : le souverain lui - même étant le plus
grand citoyen de l'état , est le plus intéressé à fa-
voriser la sûreté à cet égard.
Les vices d'administration dans la levée des
tributs naissent , ou de leur excès , ou de leur ré-
partition disproportionnée , ou des vexations
dans la perception : vices qui blessent égale-
ment la sûreté , et d'où par conséquent dérive
cette maladie de langueur qui afflige tant les
peuples.
Ainsi noité auteur, après avoir démontré le
faux raisonnement de ceux qui disent que la
grandeur des tributs est bonne par elle-même
5.
68 ANALYSE RAISONNÉE
pour empêcher tout excès , fait voir combien il
importe à un sage législateur d'avoir égai»d aux
besoins des citoyens , afin de bien régler cette
portion qu'on, ôte, pour la sûreté publique , de
la portion qu'on laisse aux sujets. Il veut que ces
besoins soient réels, non imaginaires : c'est pour-
quoi il se déchaîne contre ces projets qui flattent
tant ceux qui les forment, parce qu'ils ne voi^t
qu'un bien qui n'est que momentané , sans s'a-
percevoir qu'ils obèrent par*là l'état pour tou-
jours.
Hotre auteur fixe la proportion des tributs en
raison de la liberté des sujets. Tout ce qu'il dit
se plie à ses principes. Comme il a posé que les
revenus de l'état ne^sont que cette portion que
chaque citoyen donne de son bien pour avoir la
sûreté de la portion dont il doit jouir, il est de
la nature de la chose de lever les tributs à pro-
portion de la liberté, et de les modérer à mesure
que la servitude augmente. Il y a , dit-il, ici une
espèce de compensation : dans les gouvernemens
modérés, la liberté est un dédommagement de la
pesanteur des tributs , pourvu que par l'excès des
tributs on n'abuse pas de la liberté même ; dans
les gouvernemens despotiques on regarde comme
un équivalent pour la liberté la modicité des
tributs.
DE L^ ESPRIT DES LOIS. 69
De là il s'ensuit que , dans les pays où Fescla-
▼âge de la glèbe est établi, on ne sauroit être
trop circonspect à ne point augmenter les tri-
buts pour ne point augmenter la serritude.
Pour ne point choquer cette proportion , notre
auteur fait ainsi voir combien il importe que la
nature des tributs soit relative à chaque espèce
de gouvernement, telle sorte dUmpdt convenant
plus aux peuples libres , telle autre aux peuples
esclaves.
Enfin, avec le guide de ces principes, notre
auteur cherche à couper les nerfs à toute vexa-
tion , proposant les remèdes propres à guérir
mille maladies du corps politique à cet égard.
Ces principes sont si féconds , qu^un lecteur at-
tentif en peut tirer des conséquences à perte de
vue.
Jusqu'ici notre auteur a examiné Tesprit de la
législation dans ses rapports' intrinsèques , je
veux dire dans ses relations avec la constitution ,
avec la force défensive et offensive du gouverne-
ment , et avec la liberté. Il considère ensuite les
rapports extrinsèques , je veux dire les relations
avec le physique du climat et du terroir j avec
Tesprit général de la nation, le commerce, la
population.
La raison, l'expérience, les livres et les rela-
70 ANALYSE RAISONNËE
tions de tous les temps et de tous les lieux, ont
avoué d'un cri général l'influence du physique ,
particulièrement du climat, sur les mœurs et le
caractère des hommes, de façon que celui qui
oseroit seulement en douter seroitregardé comme
un imbécile.
Ainsi notre auteur fait voir les lois dans leur
rappx)rt particulier avec la nature du climat : et ,
comme \ine des grandes beautés de cet ouvrage
est qu'un ordre merveilleux , quoique caché ,
donne à chaque chose une place qu'on ne sau-
roit lui ôter , c'est à Poccasion de l'examen que
fait potre auteur de cette relation des lois avec
la nature du climat, qu'il traite de l'esclavage
civil y domestique et politique.
L'esclavage civile dit notre auteur , est l'éta-
blissement d'un droit qui rend un homme telle-
ment propre à un autre homme , qu'il est le maître
absolu de sa vie et de ses biens. L'esclavage do-
mestique est cette servitude des femmes , établie
non pour la famille*, mais dans la famille. L'es-
clavage politique est cette servitude des nations
qui sont dominées par un gouvernement despo-
tique. C'est surtout dans l'examen de cette espèce
d'esclavage politique que notre auteur excelle
par des réflexions neuves et lumineuses.
On diroit que tout ce que notre auteur dit des
B£ l'esprit des LOIS. 7I
lois dans leur rapport avec la nature du climat ,
surtout a Fégard de Fesclavage , est dicté plus
par le cœur que par l'esprit , plus par un senti-
ment pour la religion que par des vues politiques,
tant on y cherche à exciter le trayail des hommes
et à encourager l'industrie ; tant op y recom-
mande rhumanité , la douceur , la prévoyance ,
l'amour pour la partie de la nation même la
plus vile ; tant on y est attentif à inspirer la
pureté des mœurs^
Chose singulière ! on s'est d'abord déchaîne ,
par une impétuosité générale , contre notre au-
teur sur ce chapitre. Mais , ou il ne faut avoir lu
cet ouvrage que par sauts, ou il faut tr^s-peu
d'équité pour accuser ici notre auteur. •
Je ne présume pas assez de moi poiur m'arro-
ger le titre de défenseur de notre auteur. Il s'est
déjà justifié lui-même , et il l'a fait avec cette
modération propre à un esprit né pour dominer
sur les autres. C'est un de ces habiles athlètes
qui ne terrassent pas leurs adversaires . mais qui
leur serrent si fort la main, qu'ils sont obligés
de demander grâce et de quitter la. partie.
D'ailleurs , comme , dans un ouvrage de rai-
sonnement , des paroles et des phrases , et sou-
vent des pages entières ne signifient rien par
elles-mêmes, et dépendent de la liaison qu'elles
72 ANALYSE RAISONNES
ont avec les autres choses, en rapprochant ici
les idées qui paroissent éloignées , on justifie l'ou-
vrage par l'ouvrage même.
Bien loin que notre auteur ait jamais prétendu
justifier les effets physiques du climat , il a fait
au contraire une protestation authentique « qu'il
» ne justifie pas les usages , mais qu'il en rend les
» raisons (i). »
Il rend cette justice à notre religion qu'elle sait
triompher du climat et des lois qui en résultent.
« C'est, dit-il (2) le christianisme qui dans nos
» climats a ramené cet âge heureux où il n'yâvoit
» ni maître ni esclaves. » Et ailleurs (3) il remar-
que que « nous aimons, en fait de religion, tout
» ce qui suppose un effort. » Il le prouve par
Fexemple du célibat , qui a été plus agréable aux
peuples à qui , par le climat , il sembloit convenir
le moins.
Il rend hommage à notre religion, qui , « mal-
» gré la grandeur de l'empire et le vice du climat ,
» a empêché le despotisme de s'établir en Ethio-
» pie, et a porté au milieu de l'Afrique les mœurs
» de l'Europe (4). »
Et , comme il est convaincu que les bonnes
maximes , les bonnes lois , la vraie religion , sont
(1) Liv. XVI , ch. IV. (3) Liv. XXV, ch* iv.
(a) Liv. XY, ch. vu. (4) Liv. XXIV, ch. m.
DE l'esprit des LOIS. 'j5
indépendantes par elles-mêmes detoute£Fet phy-
sique quelconque, que ce qui est bon dans un
pays est bon dans un autre , et qu%ine chose ne
peut être mauvaise dans un pays sans Fétre dans
un autre , il s'est attache à £iire sentir la nécessite
des bonnes lois pour vaincre les effets contraires
du climat.
C'est pourquoi, en parlant du caractère des
Indiens , il dit : « Comme une bonne éducation
» est plus nécessaire aux enfans qu'à ceux dont
» l'esprit est dans sa maturité, de même les peuples
» de ces climats ont plus besoin d'un législateur
»sage"que les peuples du nôtre, etc. (i) »
Là'dessus il nous fait sentir une vérité impor-
tante; savoir, que les mauvais législateurs sont
ceux qui ont favorisé les vices du climat, et les
bons ceux qui s'y sont opposés (2).
Il dit aussi que plus le climat porte les hommes
à fuir la culture des terres , plus la religion et les
lois doivent y exciter (3). Il fait la-dessus l'éloge
des institutions chinoises , qui ont une attention
particulière à exciter les peuples au labourage (4);
et il remarque que pour cet effet, dans le midi de
FEurope , il seroit bon de donner des prix aux
(1) Liv. XIV, ch. m. (3) Li?. XIV, ch. vi.
(a) lèUL, ch. t. (4) IàUl.y ch. viii.
74 ANALYSE RAISONNES
laboureurs qui auroient le mieux cultive leurs
terres (i).
11 y eut que là où le vin est contraire au climat,
et par conséquent à la santë , Texcès en soit plus
sévèrement puni (2)r'
LorsquMl parle de Tesclavage relatif au climat,
il dit qu'il n'y a point de climat sur la terre où
Ton ne pût engager au travail des hommes libres ,
et il se plaint de ce que , les lois étant mauvaises ,
on a trouvé des hommes paresseux , et de ce que
les hommes étant paresseux, on les amis dans.
Fesclavage (5). Il faut , selon lui, que les lois ci-
viles cherchent à ôter d'un côté les abus de l'es-
clavage, et de l'autre les dangers (4).
Il déplore le malheur des pays mahométans , où
la plus grande partie de la nation n'est faite que
pour servir à la volupté de l'autre ; l'esclavage ,
selon lui, ne devant être que pour l'utilité, et
non pour la volupté. « Car , dit-il, les lois de la
» pudicité étant du droit naturel, elles doivent être
«senties par toutes les nations du monde (5). »
Lorsqu'il parle de la polygamie qu'on trouve
dans certains climats , il proteste qu'il ne fait
qu'en rendre les raisons , et qu'il se garde bien
(i) Liv. XIV, ch. IX. f4) Liv. XV, ch. xi.
(2) Ibid., ch. X. (5) Ibid,, ch. *ii.
(3) Liv. XV, ch, VIII.
DE L ESPRIT DES liOIS. 70
d^en justifier les usages (1). U prouve que la po-
lygamie n'est utile ni au genre humain , ni à au-
cun des deux sexes; au coniraire, qu'elle est
par sa nature et en elle-même une chose mau-
vaise , et il en fiaiit sentir les funestes suites (a).
Enfin il fait voir que , quand la puissance phy-
sique de certains climats viole la loi naturelle
des deux sexes , c'est au législate.ur à &ire des
lois civiles qui forcent la nature du. climat, et
rétablissent les lois primitives de la pudeur na-
turelle (3).
Si les lois doivent être relatives aux divers cli-
mats y glacés , bnilans , ou tempères , surtout pour
s'opposer à leurs vices, il faut aussi qu'elles se
rapportent à la nature du terroir. Notre auteur ,
en les examinant dans ce second rapport , ouvre
un des plus beaux spectacles^ de la nature , qui ,
dans ses variétés mêmes , ne laisse pas de suivre
une espèce ile méthode. Il nous fait voir com-
ment cette sage ordonnatrice a su faire dépendre
souvent la liberté , les mœurs , le droit civil , le
droit politique , le droit des gens, le nombre des
habitans , leur industrie , leur courage , de la qua-
lité du terroir , soit fertile , stérile , inculte , ou
marécageux; de sa situation, soit des montagnes ,
(1) LW. XVI , ch. IV. (3) Liv. XVI , ch. tu.
(a) Ihid^i eh. ti.
76 ANALYSE RAISONNÉE
des plaines, ou des îles; du genre de vie des
peuples , soit laboureurs, chasseurs, ou pasteurs.
Il pénètre si à fond dans les rapports différens
des lois avec la qualité du terroir , qu'on diroit
que la nature aime à lui confier ses plus intimes
secrets..
Pourfeure mieux sentir ces rapports , notre au-
teur se dépayse. Tantôt il suit les hordes des Tar-
tares ; tantôt il se promène dans les immenses
plaines des Arabes, au milieu de leurs trou-
peaux; tantôt il se plaît à voir chez les sauvages
de l'Amérique les femmes qui cultivent autour de
la cabane un morceau de terre , tandis que leurs
maris s'occupent à la chasse et à la pèche ; enfin
il s'arrête dans les bois et dans les marécages
des anciens Germains. A la naïve peinture qu'il
trace de ces peuples, simples pasteurs , sans in-
dustrie , ne tenant à leur terre que par des cases
de jonc , on diroit qu'en instruisant le lecteur il
a voulu Tégayer par la vue d'un beau paysage
du Poussin , pour le délasser après une pénible
et sérieuse méditation. C'est ainsi que la raison
même ne dédaigne point de plaire.
Il est beau de voir ici avec quel succès notre
auteur sait rapprocher l'admirable ouvrage de
Tacite sur les Mœurs des Germains avec les débris
dispersés des lois barbares, et, par une heureuse
BE l'esprit des LOIS. 77
conciliation de cesprëcieùxmonumens, qui pa*
roissent n'aToir rien de commun entre eux, por-
ter une lumière noiîvelle à cette loi salique , dont
il a raison de dire que tant de gens pnt parlé »
et que si peu de gens ont lue. Il faut Tavouer ,
rien n'est plus capable de nous faire repentir de
cette négligence où nous sommes tombés à Té-
gard de Pétude des anciens , que le profit que
notre auteur sait tirer de ces beaux restes de l'an-
tiquité.
C'est aifôsi en suiyant de près ces lois pasto-
rales des Germains, si liées à la nature du terroir,
que notre auteur sait donner la vie à un amas de
faits confus du moyen âge, faisant, pour ainsi
dire , sortir d'une noble poussière les lois poli-
tiques des fondateurs de la monarchie française.
De tout ceci il faut conclure que c'est sur les
sauvages et sur les peuples qui ne cultivent point
les terres que la nature et le climat dominent pres-
que seuls ; ce que notre auteur a déclaré plus pré-
cisément ailleurs (1). Il a donc voulu dire , et il
a dit expressément, que le physique du climat
et du terroir ne sauroit avoir aucune influence
sur ces contrées policées, où il est obligé de cé-
der à la vraie religion , aux lois , aux maximes
(1) Liv. XIX, ch. IV.
78 ANALYSE BAISONNEE
du gouvernement, aux exemples , aux mœurs, aux
manières.
II avoue d'ailleurs que, parmi ce nombre de
causes , il y en a toujours une dans chaque na-
tion qui agit avec plus de force que les au-
tres, de façon que celles-ci sont obligées de lui
céder.
Cette cause dominatrice forme le caractère
presque indélébile de chaque nation ^ et la gou-
verne a son insu par des ressorts mystérieux. C'est
par ces grands traits qu^on distingue une nation
d'une autre. Choquer ces traits distinctifs, et,
selon le langage de notre auteur, cet esprit gé"
néraly ce seroit exercer une tyrannie qui , selon
lui, quoique de simple opinion , ne laisseroit pas
de produire des effets aussi ^funestes que la ty-
rannie réelle , c'est-à-dire la violence du gouver-
nement.
Notre auteur a bien senti Fimportance de ce
grand rapport des lois avec V esprit général, les
mœurs, les manières, qui régnent plus impé-
rieusement que les lois , vu leur grande influence
sur la façon de penser , de sentir et d'agir de tout€
une nation. Il a vu combien il faut être circons-
pect à n'apporter aucun changement à cet esprit
général^ afin qu'en gênant les vices politiques ,
on ne gêne pas les vertus politiques , qui souvent
DE l'esprit des LOIS. 79
en dëriveni* Aussi sVst-il occupe entièrement à
développer toutes ces relations.
Il veut qu'on procède lentement et par degrés
à détromper les peuples de leurs erreurs fortifiées
par le temps , vu le grand danger auquel on ex-
poseroit l'état par une réforme subite. Ce même
changement des mœurs et des manières, lorsquHl
est nécessaire , ne doit être fait que par d'autres
mœurs et d'autres manières^ et jamais par des lois,
à cause de la grande différence qu'il y a entre les
lois et les mœurs, celles-là ne tenant qu'aux insti-
tutions particulières et précises du législateur ,
celles-ci aux institutions de la nation en général.
De là il s'ensuit que , comme on ne sauroit em-
pêcher les crimes que par des peines , on ne peut
aussi changer les manières que par des exemples.
Il fait aussi sentir combien il faut être attentif
à ne point gêner par des lois les manières et les
mœurs du peuple , lorsqu'elles ne sont pas con-
traires aux principes du gouvernement, pour ne
point gêner ses vertus.
C'est à ce sujet qu'il présente un tableau aussi
impartial que frappant du caractère de ses com-
patriotes. Cette gaieté, cette vivacité, pour me
servir des expi'essions de notre auteur, sont des
fautes légères qui disparoissent devant cette fran-
chise , cette générosité, ce point d'honneur, ce
8o ANALYSE RAISOKNÉE
courage, d'où il résulte des avantages suprêmes.
Quelques-uns même de ces vices , particulière-
ment cet empressement de plaire, ce goût pour
le monde, et surtout pour le commerce des fem-
mes, augmentent Tindustrie, les manufoclures ,
la politt^sse , le goût général de ce peuple. Ainsi
prétendre corriger ces vices, ce seroit choquer
Tesprit général au grand préjudice de la nation.
Il en fautagir comme ces architectes de l'antiquité
qui , voulant démolir les maisons attenantes aux
temples de leurs dieux, laissoient debout les
parties des édifices qui y touchoient, de peur de
toucher aux choses sacrées.
Comme dans les institutions ordinaires il y a
quelque cause qui agit avec plus de force que les
autres , ce qui forme , selon notre auteur, V esprit
général de la nation, dans quelques institutions
singulières on a confondu toutes ces causes ,
quoique entièrement séparées ; savoir , les lois ,
les moeurs , les manières , etc. Notre auteur trouve
cette union dans les institutions anciennes de
Lycurgue , et , comme Féloignement des lieux fait
à notre égard le même effet que celui du temps ,
il cherche avec succès les raisons d'une pareille
union dans les institutions des législateurs de la
Chine. Il pénètre à fond les principes de la cons-
titution de ce vaste empire , et l'objet particulier
B£ L^ESPRIT DES LOIS. 8l
de son goavemement, pour faire mieux sendr le
rapport intime des choses qui paroitroieut d*ail-
leurs très-indi£Fëreotes , comme les cérémonies
et les rites , à la constitution-fondamentale.
Il nous montre comment les lois en général
sont relatives aux mœurs , et par conséquent com*
bien la bonté des mœurs influe sur la simplicité
des lois. C^est la découler te d*une mine bien riche
que de savoir bien démêler les théories , que notre
auteur ne. fait quMndiquer ici, pour bien con-
noitre le Téri table esprit des lois romaines, liées
si étroitement aux mœurs.
En effet, quelle différence entre les lois faites
pour ces premiers Romains qui ne se portoient
pas moins aubien par inclination que parla crainte
des lois , et ne disputoient entre eux que de vertu,
et entre ces dispositions qu'on fut obligé dVp-
poser au luxe, àFavarice età Forgueil d'un peuple
qui, lors de la comiptiçn du gouvernement, se
portoit à toutes sortes d'excès , foulant aux pieds
les choses divines et humaines !
Si les lois sont protégées par les mœurs , les
mœilrs sont aussi secourues par les lois. Notre
auteur , qui a su pénétrer à fond les effets dé
cette action réciproque , doué d'un génie assez
vaste pour embrasser toutes les difiérèntes rela-
tions , prévoit le caractère , les mœurs et les ma-
II. 6
8â ANALTSS RAISONNES
nières qui ont résulte des lois de la consûladon
de 1^ Angle terre , dont il> a dëveloppë ailleurs les
principes jusqu^à se rendre maître des évëne-
mens avenir, semblable îiTaei le, quiprëvit f plu-
sieurs siècles auparavant, les causes de la chute
de l'empire romain.
À la vue du tableau qu'il nous présente de celle
nation et de ses peuples, qu'il regarde plutôt
comme des confédérés que comme des conci*^
loyens , on diroit qu'il a adopté leurs passions ^
leurs inclinations, leurs terreurs, leurs animo-
sités, leurs foiblesses, leurs espérances, leurs
querelles, leurs jalousies, leurs haines, leurs
vaines clameurs , leurs injures , qui , bien loin
de faire tort à l'harmonie de la constitution ,
concourent à l'accord total de toutes ses par-
ties.
Il voit comment les lois de ce pays libre ont du
contribuera cet esprit de commerce, à ce sacri--
fice de sfes intérêts pour la défense de la liberté
publique , à ce crédit «sur des richesses même de
fiction , à la force offensive et défensive du gou-
vernement , à cette grande influence de la nation
sur les affaires de ses voisins , à celte bonne foi
tant requise dans les négociations.
Il prédit ce. qui a dû résulter par rapport aux
rangs, aux dignités, au luxe, à cette estime des
j>È l'esprit bes lois. 83
i]iialilës rëelles, c^esl-à-dire des richesses el du
mérite persocnel.
EnÊn il aperçoit comment a pu se former cet
«sprit d'ëloignement de toute politesse fondée •
sur ToisiTetë , ce mélange de fierté et de mau-
Taise honte, cette humeur inquiète au milieu des
prospérités , cette modestie et cette timidité des
femmes , cette préférence du véritable esprit à
tout ce qui n'est que du ressort du goût , cette
étude de politique jusqu'à prétendre calculer tous
les érénemens, cette liberté de raisonner.il con-
noit même le caractère de la nation dans ses ou-
Trages d'esprit.
Le portrait que notre auteur rient de donner
d'une nation si commerçante de l'Europe , d'une
nation qui, selon lui, fait même céder ses inté-
rêts politiques à ceux du commerce , d'une nation
où il fut si chéri et si respecté, le conduit à l'exa-
men des lois dans le rapport qu'elles ont avec le
commerce considéré dans sa nature et dans ses
distinctions , dans les révolutions qu'il a eues
dans le monde , et dans sa relation avec l'usage
de la monnoie.
Je Tai dit, cet ouvrage ne paroit &it que pour
inspirer delà modération, de l'humanité et des
moeurs. Ainsi il est beau d'apprendre ici que
l'esprit du commerce est de guérir des préjugés
(>.
84 ANALTSE HAISONNEE
destructeurs , de produire la douceur des mœurs ,
et de porter les nations à la paix , vu que toutes
les unions sont fondées sur des besoins mutuels.
Il est aussi consolant pour quelques peuples
malheureux d'être ici assurés qu'étant pauvres ,
non à cause de la dureté du gouTei*nement , mais
parce qu'ils ont dédaigné ou parce qu'ils n^ont
pas connu les commodités de la vie , ils peuvent
malgré cela faire de grandes choses , parce que
leur pauvreté fait une partie de leur liberté.
De là on voit combien l'esprit de^commerce est
lié à la constitution. Dans le gouvernement d'un
seul , il est fondé §ur le luxe ; dans le gouverne*
ment républicain , il est ordinairement fondé sur
l'économie. Pjur conséquent , comme dans ce
dernier gouvernement l'esprit de commerce en-
traine avec lui celui de frugalité , de modération ,
de travail, de sagesse, de tranquillité, d'ordre
et de règle , il est aisé de comprendre comment
il peut arriver que les grandes richesses des par-
ticuliers n'y corrojnpent point les m<£urs.
C'est en développant les ressorts de ce com-
merce d'économie que notre auteur approfondit
lés principes qui rendent certains établissemens
plus propres au gouvernement de plusieurs qu'à
celui d'un seul ; tek qu$ les compagnies, les ban-* .
ques, les ports frâfiics : principes qui ne laissent
BE l'esprit BES LOIS. 85
pourtant pas d^ayoîr leur limitation, lorsqu^on les
examine sans les séparer de la sage administra-
tion de ceux qui sont à la tète dea affiiires, même
dans le gouvernement dW seul.
Les grandes yérités que notre auteur établit ici
pour se conduire dans les matières du commerce ,
fom jToir combien on auroit tort de regarder les
sciences comme incompatibles ayec les affiiires ,
surtout lorsqu^il fixe la juste idée de la liberté en
Élit de commerce , si éloignée de cette fiiculté qui
seroit plutôt une servitude ; lorsquHl nous &it
sentir combien , pour le maintien de cette liberté,
il est important que Tétat soit neutre entre sa
douane et son commerce ; lorsqu^il nous apprend
que , dans ce genre d'affîtires, la loi doit faiire plus
de^cas de Taisance publique que de la liberté d'un
citoyen ; enfin lorsqu^il montre que , comme le
^pays qui possède le plus d^effets mobiliers de
Tuniyers, savoir, de l'argent, des billets, des
lettres de change , des actions sur les compagnies,
des yaisseaux et des marchandises , gagne à faire
le commerce , au contraire le pays qui est dé-
pourvu de ces effets , et qui par conséquent est
obligé d'envoyer toujours moins qu'il ne reçoit ,
se mettant lui-même hors d'équilibre , perd à
^aire le commerce , et s'appauvrit.
Ces théories capitales ne pouyoient guère de-
86 ANAIiTSE RAISONNES
meurer stériles entre les mains de notre auteur :
ainsi c^est par leur secours qu^il dicte des dispo-
sitions très-sensées sur le sujet du commerce ^
sans pourtant être gêné par une exactitude ser-
vile. Ici notre auteur, conduit plus, si j'ose le dire,
par un esprit citoyen que philosophique , se hâte
d'aller au fait. Il veut que la méditation du lec-
teur se charge de placer d'autres vérités dans la
chaîne de celles qu'il établit sur des {bndemens
solides. Il l'emporte dans te qui est essentiel au
sujet, sans le fatiguer par de longs détours; il
suppose qu'il sait tout cela (i) : on diroit que sa
modestie se.plait à partager avec Je lecteur atten-
tif la gloire de Tinvention.
Comme notre auteur sait être savent sans rou-
gir , ainsi que quelques-uns de nos pères , d'être
philosophe, il sait être philosophe sans rougir ,
comme la plupart des esprits de nos jours , d'être
savant. Ainsi, s'accommodant de ce sage milieu ,
c'est par le concours mutuel d'un jugement «subtil
et délié dans les sciences les plus abstraites, et
d'un choix des matériaux tirés d'une vaste éru-
dition, qu'il excelle et triomphe dans tout son
ouvrage, surtout ici lorsqu'il examine les lots
(i) Semper ad eventum festînat , et in médias res ,
!NoQ secus ac notas, auditorem rapit
HoR., de Art. poel.
i^t, l'espkit bes lois. 87
par n^oit aux nfokitioiis que le c omm eice a
eues dans k monde.
U est agréaUe , el ce plakir renferme beaucoup
d'iostruclioiiB, de voir, à Faide de ses éclaircisse-
mens, conuneBtoertaineseaiiaespkynques, telles
qae la qvalîté da tenroir 00 éa cUmat , comment
la différence des besoins des peuples , soit s»-
pies, soit Tolnptneox, leur paresse , leur indus-
trie , ont pu fixer , dans tous les âges , la n^ure
du commerce dans quelques contrées.
C'est aussi un spectacle digne des recberches
d'un génie du premier ordre , comme celui de
notre auteur ^ de roir le commerce , tant^ détruit,
tantôt gteé , tantôt fiiyorisé, fuir des lieux où il
étxHt opprimé , se reposer où on le laissoit res-
pirer, régner ai^ourd'hni où Ton ne Tojroit que
des déserts, des mers et des rockers, et là où il
régnoit , n'y ayoir que des déserts ; changemens
qui ont rendu la terre si peu seÉoblakle à elle-
Ainsi notre auteiv, se jetant aTcc un courage
héroïque dans ces abîmes deftsiècles les plus re-~
culés , parcourt la terre. D ne voit qu^un Tasle
désert dans cette heureuse contrée de laColchide,
qu'on auroit peine à croire avmr été du temps
des Romains le marcbé de toutes les nations du
monde.
88 ANALYSE RAISONNES
Il déplore le malheureux sort des empires de
TAsie. Il visite la partie de la Perse qui est au
nordrest, THyrcanie, laMargiane, laBactriane, etc.
A peine voit-il passer la charrue sur les fonde-
meus de tant de villes jadis florissantes. Il passe
au nord de cet empire , c'est-à-dire à Tisthme
qui sépare la mer Caspienne du Pt>nt--£uxin , et
il n'y trouve presque aucun vestige de ce grand
n,0;mbre de villes et de nations dont il ëtoit couvert.
Il est étonne de ne voir plus ces communia
calions des grands empires des Assyriens , des
Mèdes, des Perses, avec les parties de FOrient
et de rOcçident les plus reculées, L'Oxus ne va
plixsà lamer Caspienne; des nations destructrices
l'ont détourné. Il le voit se perdre dans des sables
arides. Le Jaxarte ne va plus jusqu'à la mer. Le
pays entre le Pont-Euxin et lamer Caspienne n'est
qu'un désert.
îtotre auteur y au milieu de ces vastes désola-
tions qui ne laissent plus voir que des ruines pu
quelques débris de la dévastation , nous rappelle
le cominerce de ^xe que les empiras de l'Asie
faisoient tandis que les Tyriens, profitant des
avantages que les nations intelligentes prennent
sur les peuples ignorans, étoient occupés du com-
merce d'économie de toute la terre.
Il parcourt l'Egypte , qui , sans être jalouse des
B£ l'esprit BES LOIS. 89
flpttes des autres nations , contente de son ter-
roir fertile , ne faisoit guère de commerce au
dehors. .
Il remarque que les Juifs , occupes de Tagri-
culture , ne nëgocioient que par occasion ; que
les Phéniciens , sans commerce de luxe , se ren-
dirent nécessaires à toutes les nations par leur
frugalité , par leur habileté , leur industrie , leurs
përils , leurs fatigues ; qu'avant Alexandre les na-
tions voisines de la mer Rouge ne négocioient
que sur cette mer et sur celle d'Afirique.
Il nous ramène aux beaux siècles d'Athènes ,
qui, ayant l'empire de la mer, donna la loi au
roi de Perse , et abattit les forces maritimes de la
Syrie et de la Phériicie.
Il est frappé de Theureuse situation de Co-
riathet de son commerce, de ses richesses ,
comme aus^i des causes de la prospérité de la
Grèce , des jeux qu'elle donnoit à l'univers , des
temples oii tous les rois envoyoient des ofiGrandes,
de SCS fêtes , de ses oracles, de ses arts incom-
parables.
Il envisage la navigation de Darius sur l'Indus
et sur la mer des Indes, plutôt comme une fan-
taisie d'un prince qui vouloit montrer sa puis-
sai^ce que comme Je projet réglé dVin sage mor
uarque qui veut l'employer.
90 ÀNALYvSE RAISONNEE
Il considère la révolution causée dans le eom^
merce par quatre événemens arrivée sous Alexan-
dre : la prise de Tjrr , la conquête de TEgypte ,
celle des Indes , et la de'couverte de la mer qui
^t au midi de ce pays.
La relation d^Hannon lui sert de guide pour
reconnoitrie la puissance et la richesse de Car-
tbage, qui, étant maîtresse des côtes de 1^ Afrique,
s^étendit le long de celles de l'Océan. Il est en*-
chanté de la simplicité de cette relation d^Hannon,
qui , ennemi de toute pîarure , étoit , comme les
grands capitaines, plus glorieux de ce qu^ilfeiiioit
que de ce qu'il écrivoit. Ici il n'oublie pas le
commerce d'-économie de Marseille , qui aug-
menta sa gloire après la ruiné de Carthage.
En parcourant les nations de l'antiquité, notre
auteur nous fait connoitre , à travers différens
siècles , la nature , l'étendue , les homes de leur
commerce , avec un' discernement si délicat, que
des faits même connus prennent entre ses mains
un nouvel intérêt ; et , trop convaincu que , pour
mieux instruire le lecteur, il faut modifier le ton
uniforme de l'instruction et ménager des surprises
agréables, tantôt, portant jusqu'au prodige l'u-
nion des sciences et des lettres , il est charmé de
nous rappeler la belle peinture tracée par Ho-
mère de ces contrées que les Kpaîheurs d'Ulysse
B£ l'eSPKIT des LOIS. Ql
ont rendues si célèbres ; tantôt, occupé des pra-
tiques purement mécaniques , il nous explique
les causes physiques des différens degrés de vi-
tesse de^ navires , suivant leur différente gran-
deur et leur différente force ; d'où vient que nos
navires vont presque à tous vents , et que ceux
des anciens n^alloient presque qu'à un seul , et
comment on mesuroit les charges qu'ils pouvoient
porter. Ici il nous fait reconnoitre la situation et
le commerce ancien d'Athènes vis-à-vis de la si-
tuation et du commerce présent de T Angleterre 4
là il nous fiiil contempler le projet de Séleucus
de joindre le Pont-Euxin à la mer Caspienne ; et ,
parmi les grands desseins d'Alexandre , il s'ar-
rête à admirer Alexandrie , ville que ce conque*
rant fonda dans la vue de s'assurer de l'Egypte ,
devenue le centre de l'univers. Par ces remarques
variées , inais toujours intéressantes , on diroit
que notre auteur , dans son tour de la terre , foi-
sant pour ainsi dire reparoître à nos yeux tout
ce que le torrent des âges avoit renversé, en agit
comme le czar Pierre qui , dans ses voyages de
l'Europe, cherchoît à connoître ies établissemens
utiles des différens pays, et à s'instruire des prin-
cipales parties des gouvernemens, de leurs forces,
de leurs revenus, de leurs richesses, de leur
commerce. A Paris, parmi tant de merveilles de
g2 ANALYSE RAISONNBfi
cette ville enchanteresse , ou , pour mieux dire ,
dans cette école de toutes les nations , tandis qu41
se plaîsoit a contempler les peintures du Louvre ,
il prenoit presque entre ses bras Tauguste per-
sonne du roi encore enfant, pour le garantir de
la foule , de la manière la plus tendre. Â Amster-
dam , au milieu de ces dépositaires , et , pour ainsi
dire, de ces facteurs du commerce de toute la
terre^ il aimoit à travailler dans le chantier pour
apprendre la construction des vaisseaux. En An-
gleterre, il'étudioit comment cette nation a su,
non moins par son commerce que par son gou-
vernement, se rendre la gardienne de la liberté
de TEurope. De retour en Russie , il forma le des-
sein hardi de la jonction des deux mers dans cette
langue de terre oùleTanaïs s'approche du Volga,
et il jeta les fondemens de Pétersbourg dans la
vue de former un entrepôt du commerce de Tu-
niyers.
Notre auteur , tout plein qu'il est de ces deux
idées ; l'une, que le commerce est là source de la
conservation et de Tagrandissement des états ;
Fautre , que les Romains avoient la meilleure po-
lice du monde , avoue néanmoins que les Ro-
mains furent éloignés du commerce par leur
gloire, par leur éducation militaire, par leur
, constitution politique , par leur droit des gens ,
DE l'esprit BES LOIS. 93
par leur droit civil. A la ville , ils n'ëtoient oc-*
cupës que de guerres d'élections, de brigues;
à la campagne , que d'agriculture : dans les pro-
vinces, un gouvernement dur et tjrannique ëtoit
incompatible avec le commerce. Cela fit qu'ils
n'eurent jamais de jalousies de commerce. Us
attaquèrent Carthage comme puissance rivale,
et non comme nation commerçante. En effet , à
Rome , dans la force de son institution , les for-
tunes étoient à peu près égales : à Carthage , des
particuliers avoient des richesses, de rois. Comme
les Komains ne faisoient cas que des troupes de
terre, les gens de mer n' étoient ordinairement
que des affranchis. Leur politique fut de se sé-
parer de toutes les nations non assujetties : la
crainte de leur porter l'art de vaincre fit négliger
l'art de s'enrichir. Leur commerce intérieur étoît
celui de l'importation dts blés ; ce qui étoit un
objet important, non de commerce , mais d'une
sage police pour la subsistance du peuple de
Rome. Le négoce de l'Arabie heureuse et celui
des Indes furent presque les deux seules bran-
ches du commerce extérieur. Mais ce négoce ne
se soutenoit que par l'argent des Romains ; et
si les marchandises de l'Arabie et des^Indes se
vendoient à Rome le centuple , ce profit des Ro-
mains se faisoit sur les Romains mêmes , et n'en-
94 ANALYSE BAISONNEE
richissoit point Fempire ; quoique d^un autre
côte on puisse dire que ce commerce procuroit
aux Romains une grande navigation, c^ est-à-dire
une grande puissance ; que des marchandises
nouvelles augmentoient le coipmerce intérieur,
favorisoient les arts , entretenoient Tindustrie ;
que le nombre des citoyens se multiplioit k pro-
portion des nouveaux moyens de subsistance;
que ce nouveau commerce produisoit le luxe;
que le luxe à Rome étoit nécessaire^ puisqu^îl
falloit qu^une ville qui attiroit à elle toutes les
richesses de Punivers les rendit par son luxe.
INfotre auteur , suivant de siècle en siècle la
marche du commerce, le trouve plus avili après
la destruction des Romains en Occident , par
rinvasion de leur empire. Un déluge de bar-
bares, comme par une crise violente de la nature ,
renouvela pour ainsi dire la face de la terre ; bien-
tôt il n^ eut presque plus de commerce en Eu-
rope. La noblesse, qui régnoit partout, ne s^en
mettoit pas en peine. Les barbares le regardèrent
comme un objet de leurs .brigandages. Quelques
restes de leurs lois insensées , qui subsistent en-
core de nos jours , montrent la grossièreté de
leur origine.
Depuis raffoiblissement des Romains enOrient,
lors des conquêtes des roahométans , ^Egypte ,
B£ l'esprit BES LOIS. g5
ajant ses sooTerains particuliers, continua de
faire le commerce : maîtresse des marchandises
des Indes , elle attira les richesses de tous les
autres pays.
A travers cett# barbarie le commerce se fit jour
en Europe. Notre auteur le voit, pour ainsi dire ,
sortir du sein de la vexation et de la barbarie. Les
Juifs , proscrits de chaque pays , inventèrent les let-
tres de change : parce moyen ils sauvèrent leurs ef-
fets , et rendirent leurs retraites fixes. Il remarque
que depuis cette invention les grands coups d'au-
torité ne sont, indépendamment de Thorreur
qu'ils inspirent , que des imprudences , et qu'on
a reconnu par expérience qu'il n'y a plus que la
bonté du gouvernement qui donne de la pros-
périté. C'est toujours par ces sages réflexions que
notre auteur sait présenter au trône les plus utiles
Tërités , dont il est doux de rappeler le précieux
souvenir dans nos contrées, où le lien de ten-
dresse entre les princes et les sujets ne sauroit
être plus fort. ISotre auteur, il est vrai, a caché
son nom ; mais on le découvre dans le plus grand
jour par ces traits /rappans de sagesse , de mo-
dération, de bienfaisance, qui le font* regarder
comme l'àme de la probité même. Il en agit
con&me Phidias' qui , n'ayant pas écrit son nom
sur le bouclier de Minerve , y grava son portrait.
gii ANALYSE RAlSONN££
ISiotre auteur, attentif à développer la nais-
sance, le progrès, la transmigration, la déca-
dence et le rétablissement du commerce, est enfin
ravi de la découverte de deux nouveaux mondes.
C'est le commerce qui^àTaidede la boussole ,
fit trouver l'Asie et TAfirique , dont on ne con-
noissoit que quelques bords , et TAmériqfte , dont
on ne connoissoit rien du tout. L'Italie, hélas !
notre belle Italie ne fut plus au centre du monde
commerçant : elle fut réduite dans un coin. Mais
qu'il me soit permis de faire une remarque patrio-
tique^ Comme heureusement le germe des grande
génies de cette belle contrée n'est pas éteint, et,
ce qui est plus, comme les vues et les desseins de
ceux qui la gouvemeùt sont toujours d'accord
avec la félicité publique , elle a lieu d'espérer de
recueillir .ies' fruits de la découverte faite par ses
enfans.
Les Espagnols découvroient et conquéroient
du côté de l'Occident; les Portugais , du côté dé
l'Orient : mais les autres nations de l'Europe né
les laissèrent pas jouir tranquillement de leurs
conquêtes. Les Espagnols regardèrent, les terres
découvertes comme des objets de conquête ; les
autres nations trouvèrent qu'elles étoient des ob-
jets de commerce, et, par des compagnies de
négocians et des colonies, y formèrent une
DE l'esprit des LOIS. 97
puissance accessoire , sans préjudice de Tétat
principal.
Notre auteur £iit Toir Futilité et Tobjet des co-
lonies de nos jours ; en quoi les nôtres diffèrent
de celles des anciens. Il explique leurs lois fon-
damentales , surtout pour les tenir dans la dé-
pendance de la métropole.: il relève la sagesse
de ces lois par le contraste de la conduite des
Carthaginois , qui , pour rendre quelques nations
conquises plus dépendantes, par un déborde-
ment d'ambition qui les dégradoit de Thumanité ,
défendirent , sous peine de la vie , de plan-
ter, de semer , et de faire rien de semblable ; dé-
fense dont on ne peut se souvenir sans exécration.
11 se félicite de ce que TEurope , par cette dé-
couverte di| Nouveau-Monde, est parvenue à un
si haut degré de puissance , qu'elle fait- le com-
merce et la navigation des trois autres parties du
monde. L'Amérique a*lié k l'Europe l'Asie! et
l'Afirique. Elle fournit à la première la matière
de son commerce avec cette vaste partie de l'Asie
qu'on appelle les Indes orientales : le métal , si
utile au commerce comme signe , fut la base du
plus grand commerce de l'univers comme mar-
chandise. La navigation de l'Afrique devint né-
cessaire, fournissant des hommes pour le travail
des mines et des terres de l'Amérique.
II. 7
9^ ANALYSE RAISONNÉE
Comme les Indes, au lien d^étre dans la dé-
pendance de FËspagne , sont devenues le prin-
cipal , notre auteur n^est point surpris que TEs-
pagne , devenue accessoire , se soit appauvrie ,
maigre les richesses immenses tirées de TAmë-
rique, et, qui plus est, maigre son ciel pur et
serein, et maigre ses richesses naturelles. Le
travail des mines du Mexique et du Pérou dé-
troit la culture des terres d^Ëspagne. O vous qui
êtes à la tête des affaires, vous qui êtes les dé-
positaires des sentimens des princes et les in-
terprètes de leur amour, écoutez ce grand prin-
cipe de notre auteur : « G^est une mauvaise es-
»pèce de richesse qu'un tribut d'accident, et qui
» ne dépend pas de Tindustrie de la nation , du
» nombre de seshabitans , ni de la culture de ses
» terres. »
Notre auteur propose ici une question à exa-
miner; savoir, si l'Espagne ne pouvant faire le
commerce des Indes par elle-même , il ne vau-
drôit pas mieux qu'elle le ren<lit libre aux étran-
gers ; ce qui pourtant , selon lui , ne devroit pas
être séparé des autres considérations , surtout
du danger d'un grand changement , des în-
convéniens qu'on prévoit, et qui souvent sont
moins dangereux que ceux qu'on ne peut pas
prévoir.
D£ L^ESPaiT DES LOIS. 99
Notre auteur, après avoir traite des lois dans
leur rapport avec le commerce considéré dans sa
nature et ses distinctions , et avec le commerce
considéré dans ses révolutions , examine les lois
dans leur rapport avec la monnoie.
U conmience par expliquer la raison de Fusage
de la monnoie, qui est la nécessité des échanges ,
vu Pinégalité des productions de chaque pays ; sa
nature , qui est de représenter la valeur des mar-
chandises comme signe ; sa forme , qui est Tem-
preinte de chaque état. Il examine ensuite dans
quel rapport la monnoie doit être , pour la pros-
périté de Télat , avec les choses qu^elle repré-
sente. Il distingue lesmonnoies réelles des mon-
noies idéales. Les réelles sont , dit-il , d^un cer-
tain poids et d'un certain titre ; elles deviennent
idéales lorsqu^on retranche une partie du métal
de chaque pièce en lui laissant le même nom.
Pour que le commerce fleurisse , les lois doivent
faire employer des monnoies réelles , éloignant
toute opération qui puisse les rendre idéales , à
moins de vouloir donner à Fétat de terribles se-
cousses; témoin les plaies profondes et cruelles
qui saignent encore dans quelques pays.
Notre auteur nous instruit que Tor et Targent
augmentent chez les nations policées , soit qu'elles
tirent ces métaux de chez elles , soit qu'elles
7-
100 ANAI/Y'SE RAISONNER
aillent les chercher là où ils sont, et quMls dimi-
nuent chez les nations barbares.
Il fait voir, que Targent des mines de l'Amie-
riqne est une marchandise de pkis que l'Europe
reçoit en troc , et qu'elle envoie ^n troc aux
Indes. Ainsi une plus grande quantité d'or et
d'argent est favorable , si on regarde ces métaux
coipme marchandiâies : elle ne l'est point lors-
qu'on, les regarde comme signes , parce que leur
abondance choque. leur qualité de signes, qui est
beaucpup fondée sur la rareté. Ainsi c'est en
raison de la quantité de ces métaux que Tintérêt
de l'argent est diminué ou augmenté.
Il nous montre une grande vérité ; savoir , que
le prince ne peut pas plus fixer la valeur des mar-
chandises , qu'ordonner que le rapport , par
exemple , d'un à dix soit égal à celui d'un à vingt :
car l'établissement d'un prix des choses dépend
fondamentalement de la raison totale des choses
au jLotal des signes.
. Il passe à l'article du change. Comme tout est
du ressort de l'esprit lumineux de notre auteur ,
de sorte que la matière qu'il traite successive-
ment paroît celle qu'il sait le mieux, il examine,
il analyse , il approfondit tout ce qui a rapport au
change. Le change , dit-il , ^st une fixation de la
valeur actuelle et momentanée des monnoies.
DE L^ESPRIT DES LOIS. lOl
Il est formé par Tabondance et la rareté rela-
tives des monnoies des divers pays. II entre dans
un grand détail pour montrer lés variations du
change, comment il attire les richesses d^ùn état
dans un autre : il fait voir ses diflBérentes posi-
tions , se& différens effets. Pour se faire mieux
entendre, souvent il ne dédaigné pas les détails
les plus minutieux, dont il profite pour s^élëvér
aux vues générales; il sait quelquefois même se-
mer, pour ainsi dire , des fleurs sur les plus
sèches et les plus épineuses recherches de cette
matière de calcul , et il est' consolant de voir
élever entre ses mains ces mêmes recherches à
un rang si éminent, qu'on les honore aujour-
d'hui du nom de sciences. ' '
Notre auteur, toujours persuadé que l'érudi-
tion choisie , bien loin de s*opposer à la science
du gouvernement, lui prête nix gtrand secours , à
Taide des précieux momimens de Tantiquité ,
examine la conduite des Rom[^ins sur les mon-
noies. Il reconnôît que , qûattid ils firent des
changemens là-de$sas , lors de la première et de
la seconde guerre punique , ils agirent avec sa-
gesse ; mais qu'on n'en doit p^ faire un exemple
de nos jom's , vu les* différentes circonstances.
Lamonnoîe haussa et baissa à Rome, à mesure
que l'oret l'argent devinrent plus <ïu tniains tares.
Ï02 ANALYSE RAISONNEE
Ainsi les Romains , dans leurs opérations sur les
monnoies , ne firent que ce que demandoit la na-
ture des choses.
Du temps de la république , on procéda par
voie de retranchement ; Fétat confioit au peuple
ses besoins sans le séduire. Sous les empereurs
on procéda par voie d'alliage. Ces princes» ré-
duits au désespoir par leurs libéralités mêmes ,
altérèrent la monnoie. Ces opérations violentes »
pratiquées pendant que Tempire étoit affaissé
sous un mauvais gouvernement, ne sauroient
avoir lieu dans ce temps-ci, où, indépendam-
ment de la modération et de la douceur des gou-
vernemens de nos jours , le change a appris à
comparer toutes les monnoies du monde, et a
les mettre à leur juste valeur. Le titre des mon-
noies ne peut plus être un secret. Si un état com-
mence le billon , tout le monde continue , et le
fait pour lui. Les espèces fortes sortent d'abord ,
et on les lui renvoie foibles. Ainsi ces sortes de
violences ne feroient que dessécher les racines
du commerce , et éteindre le germe même de son
existence. Le change empêche les grands coups
d'autorité , et rend inutiles lea lois qui blesse-
roient la liberté de disposer de ses effets : enfin le
change gêne le despotisme.
Les banquiers sont faits pour changer de rar*-
DE l'esprit des LOIS. io3
gent, et non pas pour en prêter. Ainsi notre au*
tenr les trouve utiles lorsque le prince ne s'en
sert que pour changer ; et comme le prince ne
£aiit que de grosses affaires, le moindre profit
Caiit un grand objet pour le banquier même. Si,
au contraire , on les ein{rfoie à faire des avances,
ils chargent le prince de gros intérêts , sans qu'on
puisse les accuser d'usure.
L'esprit supérieur de notre auteur ramène tout
aux premiers principes ; il aperçoit dans chaque
matière l'origine des abus et leur remède. Ainsi,
parlant des dettes de l'érat, après avoir fait sen-
tir l'importance de ne point coAfondre un pa-
pier circulant qui représente la monnoie, avec
un papier qui représente la dette d'une nation,
il fait voir les conséquences de ces dettes, et
les moyens de les payer sans fouler ni l'état ni
les particuliers, et sans détruire la confiance
publique, dont on a un souverain besoin , éta^t
la seule et vraie richesse de l'état. Il fait aussi
sentir combien il est essentiel que l'état accorde
une singulière protection à ses créanciers, si on
ne veut jeter la nation dans les convulsions ks
plus dangereuses et sans remède.
Quant au prêt de Tarant à intérêt, il remar-
que que, si cet intérêt est trop hant, le négo-.
ciant, qui voit qu'il lui coûteroit plus en intérêt
lo4 ANALYSE RAISONNEE
qu'il ne pourroît gagner dans le commerce, n'en-
treprend rien. Si l'intérêt est trop bas, personbe
ne prête, et le négociant n'entreprend rien non
plus; ou, si on prêle, l'usure s'introduit avec
mille inconvéniens.
Il trouve aussi, d'après les grands juriscon-
sultes , la raison de la grandeur de l'usuVe mari-
time dans les périls de la mer, et dans la facilite
que le commerce donne à l'emprunteur de faire
promptement de grandes affaires et en grand
nombre , au lieu que les usures de terre n'étant
fondées sur aucune de ces deux raisons , sont
ou proscrites par les législateurs , ou réduites à
de justes bornes.
Les continuels et brusques changemens que
des lois extrêmes causèrent à Rome, tantôt en
retranchant les capitaux, tantôt en diminuant ou
défendant les intérêts, tantôt en ôtant les con-
traintes par corps , tantôt en abolissant les dettes,
naturalisèrent l'usure chez les Romains : car les
créanciers, voyant le peuple leur débiteur, leur
législateur , leur juge , n'eurent plus de coniBance
dans les contrats. Comme les lois ne furent point
ménagées, cela fit que tous les moyens honnêtes
de prêter et d'emprunter furent abolis à Rome :
qu'une usure affreuse, toujours foudroyée et
toujours renaissante , s'y établit : tant il est vrai
B£ L^ESPaiT DBS LOIS. lo5
qae les lois extrêmes, même dans le bien, foni
naître le mal extrême.
Notre auteur indique le taux de Tintërêt dans
les difieréns temps de la république romaine :
il en recherche les lois relatives. Comme les lé-
gislateurs portèrent les choses à Texcès, on
trouva une infinité de moyens pour les éluder :
ainsi il en fallut faire beaucoup d^autres pour
les confirmer, corriger, tempérer.
Il est surprenant d^ voir conmient notre au-
teur, supérieur même aux préjugés qu^un cer-
tain respect pour Fanliquité poîirroit justifier ,
sait relever Terreur de Tacite, quoiqu^il soit un
de ses auteurs de préférence, lorsqu^il prit pour
une loi des douze tables une loi qui fiit faite par
les tribuns Duillius et Menenius , environ quatre-
vingt-quinze ans après la loi des douze tables :
cette loi fut la première qui fixa à Rome le taux
de Tusure.
Il finit cette matière par une maxime d'Ulpien :
Celui-là paie moins , qui paie plu$ tard. « Cela
» décide , dit-il , la question si l'intérêt est légi-
»time; c'est-à-dire si le créancier peut vendre
» le temps , et le délateur Tacheter. »
La population tient, par la nature de la chose,
au commerce. Il y a , pour ainsi dire , une action
et réaction de deux agens. Ainsi notre auteur »
106 ANALTSE RAISONNÉ!!:
faisant sentir renchainement de ces deux objets
et leur influence mutuelle, après avoir examine
la matière du commerce dans tous ses rapports ,
n^estpa^ moins attentif à développer les lois re-
latives au nombre des hommes et à leur multipli-
cation, et quel est le vœu de la nature.
Il commence par remarquer que la propaga-
tion des bétes est constante , mais que celle des
hommes est toujours troublée par les passions ,
par les fantaisies , par le luxe ; que Tobligation
natureUe qu^a le père de nourrir ses enfans a fait
établir le manage, qui déclare celui qui doit
remplir cette obligation*
Notre auteur, toujours attentif à inspirer la pu-
reté des mœurs, nous fait voir combien les con-
jonctions illicites choquent la propagation de
Fespèce : car le père, qui a Tobligation de nour-
rir et d'élever les en£ms, n'est point fixe; les
femmes soumises à la prostitution publique ne
sauroient avoir la confiance de la loi : d^où il
s'ensuit que la continence publique favorise la
propagation de l'espèce.
La raison, dit notre auteur, nous dicte que
quand il y a un mariage , les enfans suivent la
condition du père ; quand il n'y en a point , ils
ne peuvent concerner que la mère.
La propagation est très-favorisée par la loi qui
B£ L*£SP&IT DSS I.OIS. It07
fixe la Êanille dans la suite des personnes du
même sexe. La fiimille est une sorte de pro-
priëtë. Un homme qui a des enians du sexe qui
ne la perpétue pas, n^est jamais content qu^il
n^en ait de celui qui la perpétue.
U nous parle de divers ordres de femmes légi-
times; il traite des bâtards. Il observe comment,
dans les républiques anciennes, on fiadsoit des lois
sur Tétat des bâtards , par rapport à la constitu-
tion. Telle république recevoit pour citoyens les
bâtards, afin d'augmenter sa puissance contre les
grands; telle autre, comme Athènes, retrancha
les bâtards du nombre des citoyens , pour avoir
une plus grande portion de blé. Dans plusieurs
villes , dans la disette de citoyens , les bâtards
succédoient ; dans Fabondance^ils ne succédoient
pas.
U fonde le consentement dès pères peur le
mariage sur leur puissance, leur amour, leur
raison , leur prudence ; mais il croit qu'il con-
vient quelquefois d'y mettre des restrictions.
Comme la nature porte assez au mariage , il
trouve inutile d'y encourager, à moins qu'elle ne
soit arrêtée jiar la difficulté de *la subsistance ,
par la dureté du gouvernement , par l'excès des
impôts , qui font regarder aux cultivateurs leurs
champs moins comme le fondement de leur
I08 ANALYSE .RAISONNEE
nourriture que comme un prétexte à la vexation.
Ainsi notre auteur nous fait sentir combien la
population dépend de la sûreté , de la modéra-
tion, de la douceur du gouvernement; tant il est
vrai que chaque page de son ouvrage n'inspire
que. des sentimens paternels, surtout pour les
cultivateurs, qu'on doit regarder comme la base
de l'édifice politique.
Il nous fait voir comment la propagation dé-
pend du nombre relatif des filles et des garçons :
il développe la raison de la grande propagation
dans les ports de mer; comment elle est plus ou
moins grande, suivant les différentes produc-
tions de la terre, les pays de pâturages étant peu
peuples, les terres à blé davantage, les vignobles
encore plus ; qu'elle est en raison du partage
égal des terres, ou en raison des arts, lorsque
les terres sont inégalement distribuées ; com-
ment elle dépend de la fécondité du climat, sans
besoin des lois , comme à la Chine ; comment
elle tient à la nature du gouvernement, comme
dans les républiques de la Grèce , oii les législa-
teurs n'eurent pour objet que le bonheur des
citoyens au dedans et une puissance au dehors.
Ainsi, avec un petit territoire et une grande
félicité y il étoit facile que la population devînt si
considérable, que les politiques grecs crurent
DE L^ESPRIT DES LOIS. IO9
devoir s^attacher à rëgler le nombre des citoyens.
!Notre auteur, soutenant pour ainsi dire son
Yol , mesure comme un aigle la terre d^un oeil
ferme , et , à Taide des monumens de Tantiquitë ,
il voit que Tltalie, la Sicile, PAsie mineure, TEs-
pagne , la Germanie , ëtoierft, à peu près comme
la Grèce, pleines de petits peuples ^ et regor*
geoient d^habitans; ainsi on n^y avoit pas besoin
de lois pour en augmenter le nombre; mais,
comme toutes ces petites * républiques furent
englouties dans une grande , on vit insensible-
ment Funivers se dépeupler.
Comme les Romains furent le peuple du
monde le plus sage , et que , pour réparer ses
pertes , il eut besoin du secours des lois, notre
auteur, profitant de l'histoire et de la jurispru-
dence , si liées à Tesprit de conseil et aux t^ens
de Tadministration, recueille les lois que les Ro-
mains firent à ce sujet.
Il proteste de ne point parler ici de Tatten-
tion que les Romains eurent pour réparer la
perte des citoyens à mesure qu'ils en perdirent ,
faisant des associations , donnant les droits de
cité et trouvant une pépinière de citoyens dans
leurs esclaves : il se borne à parler de ce qu'ils
firent pour réparer la perte des hommes.
Jamais les vues de sagesse et de prévoyance qui
110 ANALYSE KAISONNEE
dictèrent ces lois n'ont eu une application plus
nécessaire que dans les circonstances de nos
jours. Ainsi il n^est point indi£Bérent que je suiye
pas à pas notre auteur dans leur origine, leurs
motifs , leurs avantages , leurs suites , leurs in-
firactions. Notre aufeur a été très-exact à en
recueillir toutes les vues , et assez sage pour en
choisir les plus essentielles.
Les anciennes lois de Rome cherchèrent à dé-
terminer les citoyens au mariage. Les censeurs y
eurent Fœil , et, selon les besoins ^ ils y engagè-
rent et par la honte et par les peines.
La corruption des mœurs dégoûta du mariage,
et détruisit la censure elle-même.
Le nombre des citoyens fut assez diminué par
les discordes civiles, le triumvirat, les pro-
scriptions, qui, si j^ose le dire, remplirent Rome
d^un deuil général et d^un désastre universel.
Pour y remédier, César et Auguste rétablirent
la censure , et se firent censeurs eux-mêmes. Us
firent aussi des règlemens favorables au mariage.
César donna des récompenses, à ceux qui
avoient beaucoup d'enfans. Attaquant les femmes
par la vanité, il défendit à celles quiavoientmoins
de quarante-cinq ans , et qui n^avoient ni tnari
ni enfans, de porter des pierreries et de se servir
de litière.
B£ L ESPBIT DES LOIS. 111
Auguste augmenta les récompenses et imposa
des peines nouvelles. Il fit sentir aux Romains
que la cite ne consistoit point dans les maisons,
les portiques, les places publiques, mais dans
le nombre des hommes, qui sont les premiers
biens , et les biens les plus précieux de Tétat. Il
leur reprochoit le célibat où ils rivoient pour
vivre dans le libertinage. « Chacun de tous , sM-
»crioit-il, a des compagnes de sa table et de
» son Kt , et vous ne cherchez que la paix dans
» vos déréglemens. »
Pour y remédier , il donna la loi qu^on nomma
julia papia poppœa ; du nom des consuls. Notre
auteur la regarde avec raison comme un code de
lois, ou un corps systématique de tous les règle-
mens qu^on pouvoit faire à cet égard. Elle fiit,
dit-il , la plus belle partie des lois civiles des
Romains.
On y accorda au mariage et au nombre des en-
fans les prérogatives ^ c'est-à-dire tous les hon-
neurs et toutes les préséances que les Romains
accordoient par respect à la vieillesse.
On donna quelques prérogatives au mariage
seul , indépendamment des enfans qui en pour-
roient naître; ce qu'on appela le droit des maris.
On donna d'autres prérogatives à ceux qui
avoient des enfans ; ce qu'on appela droit d* enfans.
112 ANALYSE RAISONNES
On en donna de plus grandes à ceux qui
avoient trois enfans ; ce qu'on appela droit de
trois enfans.
Notre auteur nous avertit de ne point con-
fondre ces trois choses. « Il y avoit, dit-il, des
» privilèges dont les gens mariés jouissoient tou-
» jours, comme, par exemple, une place parti-
» culière au théâtre ; il y en avoit dont ils ne
» jouissoient que lorsque des gens qui avoient
» des enfans, ou qui en avoient plus qu'eux, ne
» les leur ôtoient pas. »
Les gens mariés qui avoient le plus grand
nombre d'enfans étoient préférés, soit dans la
poursuite des honneurs, soit dans leur exercice.
Le consul qui avoit le plus d'enfans prenoit
le premier les faisceaux; il avoit le choix des
provinces
Le sénateur qui avoit le plus d'enfans étoit
écrit le premier dans le catalogue des sénateurs;
il disoit son avis le premier.
L'on pouvoît parvenir avant l'âge aux magis-
tratures, chaque enfant donnant la dispense
d'un an.
Le nombre de trois enfans exemptoit de toutes
charges personnelles.
Les femmes ingénues qui avoient trois enfans
et les affranchies qui en avoient quatre , sor-
B£ l'esprit des LOIS. Il3
toîent de la tutelle perpétuelle établie parles lois.
Outre les recompenses , il y avoit des peines.
Les voici :
Ceux qui n'ëtoient point mariés ne pouvoient
rien recevoir par le testament des étrangers.
Ceux qui étoient mariés , mais n'avoient point
d'enÊms , ne recevoient que la moitié.
Le- mari et la femme, par une exemption de
la loi qui limitoit leurs dispositions réciproques
par testament, pouvoient se donner le tout, s'ils
avoient des enfans Tun de Tautre; s^ils n^en
avoient points ils pouvoient recevoir la dixième
pai^tie de la- succession à cause du mariage ; et
s^ils avoient des jen£uis d%in>autre mariage, ils
pouvoient se donner autant de dixièmes quHls
ayoient d^enfans. )
Si un mari s'absentoit' d'auprès de sa femme
pour autre cause que pour les affaires de la ré-
publique, il ne pouvoit en être Fhéritier.
La loidoonoità un mari ou à une femme qui
survivoit, deux ans pour se. remarier, et un an
et demi pour le .divorce. . .i
Les pères.qui ne vouloient pas marier leurs en-
&ns , ou donner des maris à leurs filles , y étoient
contraints par le magistrat.
On défendit les fiançailles lorsque le mariage
devoit être différé de plus de deux ans ; et conmie
n. 8
Il4 ANALYSE HAISONNEi:
OQaepottYoit épouser une {Ule qu^àdouzeans, on
ne pouvoit la fiancer qu^à dix, car la loi ne you-
loit pas que l'on put jouir inutilement , el sous
prëtexte de fiançailles , des privilëges de6 gea&
mariés.
Il étoit défendu à un homme qui avoit soixante
ans d'épouser ime femme qui en avoît cinquante ,
car on ne youloit point de mviages inutilea après
tant de priyiléges.
La même raiacm déclara inégal le mariage
d'une femme qui aYoit plus de cinquante ans
avec un homme qui en avoit moins de soixante.
Pour que Ton ne fât pas bcHmé dans le choix,
Auguste permit à tous ks ingénus qui n'étoient
pas sénateurs d'épouser des affianchies.
La loi pappienne interdisoit aux sénateurs le
muriage avec les affranchies, on a^ec les femn&es
de théâtre.
Du temps d'Ulpien , la loi défendoit aux in-
génus d'épouser des femmes de mauvaise vie,
des femmes de thâtre, des femmes condamnées
par un jugement public. Du temps de la républi-
que , ces lois étoient inconnues , car la censure
corrigeoit ces désm'dres , ou les empéchoit de
naître.
Les peines contre ceux qui se marioient contre
la défense des lois étoient les mêmes que celles
DE l'esprit des LOIS. ii5
contre ceux qui ne se marioient point du tout;
Les lois par lesquelles Auguste adjugea au tfë^
sor public les successions et les legs de c^eUl
qu'elles dëdaroient incapables , parurent plutôt
fiscales que politiques et ciriles. Ainsi le dëgd<U
pour le mariage s'augmenta. Cela fit qu'on fut
oblige tantôt de diminuer les récompenses des
délateurs, tantôt d'arrêter leurs brigandages v
tantôt de modifier ces lois odieuses.
D'ailleurs, les empeareurs, dans la suite, les
énervèrent parles privilèges des droits de maris;
d'enfans r àe trois enfiins, par la dispensé
des peines. On donna le privilège des maris
aux soldats. Auguste £at exempté 'des lois qui
limitoient la &eulté d^af&anchir, et 4e celle qui
bomoit la faculté diQ léguer.
Jjes sectes de philosophie introduisirent un
esprit d'éloignement pour les af&ires. Ces fa-
tales semences produisirent l'ëloignement pour
les soins d'une famille ,'et par conséquent la des-
truction de Tespèçe humaine.
Les lois de Constantin ôtèrent les peines des
lois pappiennes, et exemptèrent tant ceux qui
u'étoient point mariés qiie ceux qui, étant mariés,
n'avoient point d'eiifans.
Tfaéodose le jeune abrogea les lois décimaires,
qui donnoi^nt une plus grande extension aux
8.
Il6 ANAI.TSE RAIS01iN££
dons qiie le mari et la femme pouroîent se fme
à proportion du nombre dc% en£uis, conmie on
Ta remarqué ci-dessus.
Jostimen déclara valables tous les mariais
que les lois pa]p]Mennes aboient défendus.
Par les lois anciemies, la fiiculté naturelle
, qae chacun a de se marier et d'avoir des enfuis
.ne pouYoit être ôtée. Ainsi la loi pappienne an-
nuloit la condition de ne se point marier appo-*
séç à un legs , et le soment de ne se point marier
et de n'avoir point d'enfuis , que le patron Êûsoit
iaire à son a£Branchi; mais on rit émaner des
constitutions des .empereurs des clauses qui
contredisent ce droit amcien.
Il n'y a point une loi eicpresse qui abroge les
pririléges et les honneurs que les lois anciennes
accordoient aux mariages et au nondire des en-
fuis : mais depuis qu'on accorda ^^ comme fiorent
les lois de Justînien y des avantages à ceux qui
Be se remarioient pas, il ne pouvoit plus y avoir
des pririléges et des honneurs pcynr le mariage.
Ici notre auteur, rendant hommage an célibat qui
a pour motif la religion, déplore amëremoit le ce*-
libat introduit par le libertinage, qui £ât qu'une
infinité de gens riches et voluptueux fuient le ma*
^age pour la commodité de leurs déréglemens.
Kotre auteur, avant de finir ce sujet, n'oublie
DE l'eSPBIT des LOIS. I17
pas cette loi abominable de Texposition des ea-*
£ains. Il nous fait remarquer qu^il n^ aroit au-
cune loi romaine qui permit cette action déna-
turée , et que la loi des douze tables ne changea
rien aux institutions des premiers Romains,
qui eurent à cet égard une police assez bonne,
mais qu^on ne suivit plus- lorsque le luxe ôta
Taisance , lorsque les richesses partagées furent
appelées pauvreté, lorsque le père crut avoir
perdu ce qu'il donna' à sa Êimille, et qu'il dis-
tingua cette famille de la propriété.
Pour nous faire mieux connoître IVtal de
Funivers après la destruction dés Romains,
notre auteur observe que leurs règlemens , faits
pour 2||igmenter le nombre des citoyens , eurent,
comme les autres lois * qui élevèrent Rome à
cette grandeur , leur -effet pendant que la répu-
blique , dans la force de son institution , n^eut à
réparer que les pertes qu'elle £aisoit par son
courage , par sa fermeté , par son amour pour la
gloii^e, et par sa vertu même. En réparant ces
pertes, les Romains croy oient défendre leurs
lois , leur patrie , leurs temples , leurs dieux pé-
nates , leurs sépulcres , leur liberté , leurs biens.
Mais sitôt que les lois les plus sages ne purent
remédier aux pertes causées par une corruption
générale , capable de rendre ce grand eynpire
Il8 ANALYSE RAISONKEE
utie solitude , pour quMl ne restât , pour ainsi
dire, personne pour en déplorer la chute, et
Fextihction du nom rotnâin ; dès lors un déluge
de nations gotbes, gétiques, sarrasines et tar-
tares , coupa, pour ainsi dire , le nerf de ce corps
immense et de cette machine monstrueuse;
bientôt des peuples barbares n^eurent à détruire
que des peuples barbares.
Dans Tétât où étoit TËurope après cette af*
freuse catastrophe , et après un coup aussi sur-
prenant, on nWroit pas cru qu^elle pût se ré-
tablir, surtout lorsque sous Charlemagne elle ne
forma plus qu'un vaste empire. Mais il arriva un
changement par rapport au nombre des faomnies.
L'Europe , après Charlemagne , par la nature dtt
gouvernement d'alors , %e partagea en une infi-
nité de petites souverainetés. Chaque seigneur,
n'étant en sûreté que par le nombre des habi-
tans de son village ou de sa ville , où il résidoit,
s'attacha à faire fleurir son pays ; ce qui réussit
tellement que , malgré les irrégularités du gou-
vernement, le défaut de connoissances sur le
commerce , le grand nombre de guêtres et de
querelles , il y eut dans la plupart des contrées
de l'Europe plus de peuple qu'il n'y en a aujour-
d'hui : témoin les prodigieuses armées des croisés.
La navigation, qui depuis deux siècles est
B£ L'ESPftIT DES LOIS. II9
augmentée en Europe , a procure des habitans
et en a £iit perdre. Il ne faut pas )uger de TEu*
rope comme d^nn état particulier qui feroit seul
une grande navigation : cet état augmenteroit
de peuple, parce que toutes les nations voisines
viendroient prendre part à cette navigation ;
il j arriveroit des matelots de tous cAtés. Mais
l'Europe, sépaorée du reste du monde par àt%
déserts, par la religion, étant presque partout
entourée des pays mahométans, ne se répare pas
ainsi.
De tout ceci notre auteur a raison de conclure
que l'Europe a besoin de lois qui favorisent la
propagation , laquelle , étant la partie la plus liia-
kde de la plupart des gouvememens de nos
jours, mérite le plus de secours.
Notre auteur, bien loin de trouver ces secours
dans des établissemens singuliers, et encore
moins dans les récompenses des prodiges,
comme seroit celle des privilèges de douze en-
£ms, ne demande que dés récompenses et des
peifiies générales , comme demandoient les Ro-
mains , et il ne cbercbe que la nature dans 4es
sillons des campagnes et datis les cabanes des
laboureurs.
On diroit qu'il feit descendre les princes de
la majesté du trdne pour les conduire dans ces
120 ANALYSE RAISONNES
contrées malheureuses où la nature est aussi 'de-
figurée que les hommes qui y séjournent- Spec-
tateur de rabaodon de ces pays dont les plaies
paroissent incurables seulement à ceux qui ne
connoissent pas la force de sages lois, et péné-
tré des plaintes, des gémissèmens^ de Pesprit
de nonchalance de ces habitans pâles , débiles ,
exténués , portant sur leur visage Tempreinte de
leur infortune , il propose des remèdes et des
règles si sensées , qu^on diroit qu^elles ont été
dictées par IVnergie d'une âme qui ne désire
que le bien. Comme ce seul article , rempli de
vues également éclairées et bienfaisantes, ren-
ferme , pour ainsi dire , le code d^administra-
tion publique le plus sage que puisse former un
prince qui se sent plutôt le père que le maître
de sçs peuples, on me saura gré de ce que je le
répète ici. « Lprsqu'un état se trouve, dépeuplé
» par des accidens particuliers, des guerres ^ des
» pestes , des famines , il y a des ressources : les
» hommes qui restent peuvent conserver Tesprit
» de travail et dHndustrie ; ils peuvent chercher
» à réparer leurs malheurs, et devenir plus in-
» dustrieux par leur calamité même. Le mal pres-
» que incurable est lorsque la dépopulation vient
» de longue main par un vice intérieur et un
^ mauvais gouvernement. Les hommes y ont péri
DE l'esprit des LOIS. 121
» par une maladie insensible et habituelle : nës
» dans la langueur et dans la misère , dans la yio-
» lence ou les préjugés du gouyemement, ils se
» sont TU détruire souvent sans sentir les causes
» de leur destruction , etc»
» Pour rétablir un état ainsi dépeuplé, on at-
» tendroit en vain des secours des enfans qui
» pourroient y naître. Il n^est plus temps : les
» hommes , dans leurs déserts ,] sont sans cou-
» rage et sans industrie. Avec des terres pour
» nourrir un peuple , on a à peine de quoi nour*
» rir une famille. Le bas peuple , dans ces pays,
» n^a pas même de part à leur misère , c'est-à-
» dire aux friches dont ils sont remplis. Le
» prince, les villes, les grands, quelques citoyens
» principaux, sont devenus insensiblement pro-
» priétaires de toute la contrée : elle est inculte ;
» mais les familles détruites leur en ont laissé
» les pâtures , et Fhomme de travail n^a rien.
» Dans cette situatioi;i , il faudroit faire dans
» toute rétendue de Tempîre ce que les Romains
» faisoient dans une partie du leur : pratiquer
» dans la disette des habitans ce qu^ils obser-
3» voient dans Fabondance, distribuer des terres
» k toutes les familles qui n^ont rien , leur pro-
» curer les moyens de les défricher et de les cul-
» tiver. Cetle distribution devroit se faire à me-*
122 ANALYSE RAISOMNEE
» sure qu'il y auroit un homme po^ la recevoir ,
» de sorte qu'il n'y eut point de moment perdu
» pour le travail. »
Que d'heureuses conséquences naissent des
principes et des moyens que notre aute^ frfh-
pose dans cet article pour exciter au trarail , en-
courager l'agriculture , et trouver des iNnas et des
charmes qui fertilisent les terres ahasidonnëes !
Il fidt sentir, avec son grand discernement , qui
fraj^e toujours au but des choses, que la grande
prospérité ou les désastres d'un pays dépendent
de la bonté ou de la corruption du gouverne-
ment; que, sans la propriété, qui est, pour ainsi
dire, la mère nourrice de l'agriculture, tout est
perdu : chose qu'il a remarquée ailleurs pair la
pratique opposée des pays orientaux, cm le des-
potisme , dtant l'esprit de propriété , cause l'aban-
don de la culture des terres. « Onne bfttit, dit41 ,
» de maisons que pour la vie; on ne Êit point
» de fossés, on ne plante point d'ariites ; on tire
» tout de la tnnre, on ne fan rend rien ; tout est
» en friche, tout est désert. » Notre auteur, tou-
jours affectionné au bien pnbHc , nous montre
que ces domaines étendus, sans homes, sont le
fléau de la cultnte des terres. Enfin il frit voir
que rien n'annonce plus un gouvernement pa-
ternel qu'une attention non interrompue pour
DE l'esprit des LOIS. lâS
exciter an trayail. Ces grandes Yërités, si Ton en
est bien {>ënëtrë , sont capables ^e ranimer Tagri-^
culture et la population dans les fanges des ma«
rëcages mêmes.
Cet amour du travail , et par consë<|uetit cette
horreur de Toisivetë, que noire auteur iûspire^
I uî foni fiiire une remarque que peut*étre le com^
mun des hommes ne comprend pas , (et qui ce-^
pendant n^est que trop vraie ; savoir , que la po*
pulation dans quelques circonstances peut être
£iTorisëe, dans quelques autres elle peut être af-
foiblie par rétablissement des hôpitaux. Il s'en
£iut bien c{ue notre auteur, arec cette humanité
éclairëe qui marche à la tête de chaque page de
son ouvrage, neiieconnoisse que la vraie indi-
gence est quelque chose de sâcrë , que les vrais
pauvres doivent être respectés comme de)& gens
revêtus d'un caractère public , et que par consé-
quent leur subsistance est la dette la plus an-
cienne et la plus privilégiée de l'état : mais il
n*a que trop raison de dire que l'indigence
même ne doit pas être regardée comme un mal,
puisqu^lle a des ressources honnêtes pour ceux
qui ne craignent pas le travail ; ainsi il n'a pas
tort de dire que les hôpitaux sont nécessaires
dans les pays de commerce, où, comme beaucoup
de gens n'ont que leur art, l'état doit secourir
.Iâ4 ANALYSE RAISONNEE
les vieillards , les malades, les orphelins. Les ri-
chesses, dit-il, supposent une industrie: mais
cpmme , dans un si grand nombre de branches
de commerce , il est impossible qu^il n^y en ait
toujours quelqu'une qui souffre, Fétat doit ap-
porter un prompt secours aux ouvriers qui sont
dans la nécessité ; laquelle étant momentanée, il
ne faut que des secours de même nature ^ c'estrà-
dire des secours passagers. Mais quand la nation,
est pauvre , la pauvreté particulière dérive de la
misère générale. Tous les hôpitaux du monde
ne peuvent guérir cette pauvreté particulière :
au contraire, Fesprit de paresse qu^ils inspirent
augmente la pauvreté générale, et par consé-
quent la particulière ; témoin quelques pays rem-
plis d'hôpitaux, où tout le monde est à son aise,
excepté ceux qui ont de l'industrie, qui culti-
vent les arts , et qui font le commerce.
Notre auteur, pour perfectionner son ou-
vrage, perfection qui consistoit à ramener le
tout à des règles générales, comme à un point,
pour ainsi dire, de ralliement, s'attache à prendre
comme par la main et conduire avec sûreté ceux
que le ciel a assez aimés pour les choisir pour
donner des lois. Ainsi , après avoir envisagé
tous lesdifférens rapports des lois, relativement à
la constitution , à la liberté^ civile , à la liberté
DE l'esprit des LOIS. 1^5
politique , à la force offensiye, à la force dëfen-
sire, au climat, au terroir, à Tesprit gênerai, au
commerce, à la population , il examine les lois
dans leurs rapports avec les difierens #ordres
des choses sur lesquelles elles statuent. Comme
rien assurément nVgale la grandeur et Fimpoi^
tance de cet oh^ei digne d'un génie mâle et su-
blime , on diroit que notre auteur prend ici un
nouTel essor , et tente des routes nouvelles.
D Élit Fénumération des différentes branches
des droits qui gouyement les hommes : droit
divin, droit naturel, droit ecclésiastique, droit
des gens, droit politique , droit de« conquête,
droii civil, droit domestique.
Comme il reconnoit que k sublimité de la
raison humaine consiste à savoir bien auquel de
ces différens ordres se rapportent principale-^
ment les choses sur lesquelles ' on doit statuer ,
et à ne point confondre le» divers droits qui doit
vent gouverner les hommes, il pose les limites et le
point auquel tel droit doit ^'arrêter, et tel autre
doit commencer. Ces bornes sont tellement néces-
saires à la solidité de l'édifice dans la législatioii,
que sans elles on énerveroit cette science, lapluji
importante, par des questions minutieuses , cal-
pables de jeter dans un chaos toute opération
des lois.
Iâ6 ANALYSE RAISOKKEE
Ainsi le sujet de ce livre est, ce me semble «
le côté le f\^s lumiaeui^ de notre auteur. Il s^y
distingue p^ Fen^emble des vues gënërales , e%
y excède par le détail des divers droits qui con-
cernent les successions, les devoirs de« pères,
des m^is, des maître^, des esclaves; les ma-
riages, Tempire de la cité , la propriété des biens,
Vinviplabilité des ambassadeurs , les tiraités pu-
blics; les crimes seulement à corriger et nau à
piinir ; les obligations £ai|es dans des circons-
tance s particulières.
A travers ce détail , tout j annonce tm génie
accoutumé à envisager les objets sous toutes les
faces, mais qui sait voir tout en grand, et mon-
trer dans une seule pensée des choses qui en in-
diquent un grand nombre d^autres. En remon-
tant à la SQurce des lois divines, des lois de la
nature, qui sont Timage de Tordre et de la sa-
gesse étemelle, des lois ecclésiastiques, des lois
politiques* des lois des nations entre elles, notre
auteur fixe, pour ainsi dire , de^ lignes de démar^
cation entre les différens droits pour que le lé-
gislateur puisse statuer avec sûreté sur les plus
grandes adirés, selon leur différent ordre* U
apprend à ménager les droitssacrés de la couronne
et de Féglise ; à ne point décider des successions
et des droits des royaumes par les mêmes maximes
D£ L ESPRIT DES LOIS. 12'J
sur lesqueUes ou décide des successions et des
droits entre particuliers ; à ne point confondre
les règles qui concernent la propriété avec celles
qui naissent de la liberté, c^est-à-dire de Tem-
pire de la cité ; à distinguer avec une sage modé-
ration les violations de simpk police, qu'on ne
fait que. corriger , des grandes violations des lois,
qu'on doit punir. U sépare les principes des lois
civiles et politiques de ceux qui dérivent du droit
des gens, inspirant ainsi du respect pour les pré- .
rogatives sacrées et réciproqiies des nations.
Pour frire aperc,evoir les vues illimitées de notre
auleur à ce si^et , jt ne rapporterai quVn seul
trait. « Si les ambassadeurs abusent, dil*il, de
» leur être représentatif, on le £aiil cesser en les
» renvoyant chez eux ; on peut même les accuser
» devant leur maître , qui devient p^r^là leur joge
» ou leur complice. » Ces deux mots renfennent
plus de choses que tous les\Y<dume« des publi-
cistes qui traitent la grande question du juge
compétent des aipbassadeurs.
Après la fixation de ces limites entre les dififé-
rens droits qui gouvernent les hommes , notre
auteur couronne son travail par des règles très-
sages , relatives à la manière de composer les lois.
Il veut un style concis , simple , sans ostentation «
une expre&sioju directe , des paroles qui réveillent
128 ANALYSE EAISONNEE
chez tous les hommes les mêmes ictëes; point
d^expressions vagues ; point de subtilité , la loi
n^ëtant que la raison simple d^un père de famille ;
point d^exceptions , de limitations, de modifica-
tions ; point de lois inutiles; point de lois qu^on
poisse éluder ; point de changement dans une
loi sans une raison suffisante. Il commande que
la raison de la loi soit digne d^elle ; que la loi ne
choque point la nature des choses. Il fait aussi
^consister le génie du législateur à savoir dans
quels cas il faut des différences y et il nous avertit
de bien distinguer une décision , et souvent une
foveur particulière de quelque rescrit, d'avec
une constitution générale.
Notre auteur exige dans un législateur, non-
seulement un génie étendu , mais , ce qui im-
porte le plus, un' cœur bon; car un législateur
est , si j'ose le dire , Tange tutélaire des états.
Ainsi la candeur doit former le caractère de la
loi. Il veut que Tesprit de modération soit cekti
du législateur, et il n'a que trop raison ; car un
sage législateur doit savoir arrêter même le bien
dans le point où commence Fexcès; et il doit
éviter de mener les hommes par les voies ex-
trêmes. Il se plaint amèrement de ce que les lois
rencontrent presque toujours les préjugés , et, ce
qui est pire, les passions des- législateurs.
DE li'ESPRIT DES LOIS. 1^9
' Enfin notre auteur développe Tesprit de quel-^
ques lois grecques et romaines , pour nous faire
mieux connoître d'autres principes dans la ma*
nière de composer les lois. Ainsi il remarque que
des lois qui paroissent s^éloigner des vues du \é^
gislateury sontsouTeitt conformes; que des lois
qui paroissênt les mêmes n^ont pas toujours le
même effet , ou n^ont pas toujours le même mo*
tif , ou sont quelquefois différentes ; que des lois
qui paroissent contraires dérivent quelquefois
du même esprit. Il nous enseigne de quelle ma-
nière deux lois diverses peuvent être comparées ;
qu^il ne faut pas séparer les lois de Tobjet pour
lequel elles sont faites , ni des circonstances qui
les^ont occasionées; qu'il est bon. quelquefois
qu'une loi se corrige elle-même.
Voilà l'économie de cet ouvrage magnifique.
A la peinture que je viens de tracer, quelque
foible qu'elle soit, il est aisé de voir que dans
ce livre de VEsprit de$ Loiê régnent la précision ,
la justesse, un ordre merveilleux; or^pr^ peut*
être caché aux yeux de ceux qui ne sauroient
marcher que de conséquence en conséquence ,
toujours guidés par des définitions, des divi-
sions , des avant-propos , des distinctions , mais
qui paroit dans tout son jour aux esprits atten-
tifis , capables de suppléer d'eux-mêmes les con-r
II. ' 9
l3o ANALYSE RAISONNES
séquences qui naissent des principes ^ et sls-^ ♦
SQz. habiles pour rapprocher et joindre dans 1^
chaîna de» vérités établies celles qui sVnsui-r
vent, qui, aux yeux des connoisscturs ^ ne sont,
pour ain^i dire , couTertes que dVn voile transe-
parent.
Son style majestueux , plein de sens , mais tou-;
jours concis , fait aussi voir combien notre auteur
a compté sur la méditation du lecteur. Les grande^
beautés qui éclatent dans ses expressions ne sau*
roient être mieux, senties que par ceux qui se
sont familiarisés avec la lecture des anciens ; tant
notre auteur sait conserver partout un certain
air antique , dont le caractère étoit de réunir une
force digne de la majesté du sujet, avec les grâces
les plus naïves et les nuances les plus délicates.
Jte n'exagère point, lorsque je dis qu'en lisant
Polybe, César et Tacite , après l'ouvrage de notre
auteur , il ne me paroît pas que je change de
lecture. C'est ainsi qu'en nous promenant dans
notre g2|^rie royale.,., parmi une foule d'étran-
gers , on:ne croit pas changer d'objet eu, tournant
l'œil, des statues des Grecs, à celles de Michel-
Ange, et de la Vénus de la tribune, à celle du
Titien.
Après avoir parlé de l'ouvipage de notre auteur ,
j'aurois mauvaise grâce à cQtretenir In lecteur de
DE L*ESPEIT DES ]:OIS. l3l
mon liaTail ; c^esl au lecteur équitable k en juger
par le trayail même , pourvu quHl mette à part,
pour un moment, TouTrage de notre auteur,
comme Ton cachoit les simulacres des dieux.
Mon dessein est de montrer la coAformitë de
penser de notre auteqr arec les plus grands gé-
nies de tous les âges (i). Mais à Dieu ne plaise
que par-là j^aie youlu porter atteinte à la plus
précieuse prérogative de son quvrage, qui con-
siste dans cet esprit créateur! Il faut Favouer, il
étoit réservé à Textréme vigueur du génie de notre
auteur de former un si beau système par le pré-
cieux enchaînement de pensées détachées, et
qu^on a regardées jusqu^à présent comme des
matériaux épars et comme étrangers. Ainsi ma
science , vis-à-vis de celle de notre auteur, qui
est vraiment créatrice , mérite à peine le nom de
science , n^étant, pour ainsi dire , que de seconde
main : j^allois presque dire que je ne suitf qu'un
voyageur, qui , à la vue d'une grande pyramide ,
se plaît à examiner la charpente qui a servi pour
J'élever.
J'espère que notre auteur agréera mon inten-
tion. S'il y trouve quelque chose qui soit con-t
forme à ses souhaits, je me trouverai le plus heu-
(i) Par des notes sur l'Esprit des Lois.
l3â ANACiTSE RAISONNES, etc.
reux des mortels ; car c'est le comble du bonheur
que de travailler pour le progrès de la raison hu^
maine , unique objet de notre auteur et de son
ouvrage immortel.
■'■»' ^| | |« «^-4>-.
DE
L'ESPRIT DES LOIS.
LIVRE I.
DES LOIS EN G^NioiALi
Chapitre l
Des lois 5 dans le rapport qu'elles ont arec les dlrers êtres.
9
Les lois, dans la signification la plus étendue ,
sont les rapports nécessaires qui denyent de la
nature des choses (i) ; et , dans ce sens, tous les
êtres ont leurs lois : la divinité (â) a ses lois , le
monde matériel a ses lois , les intelligences supé-
rieures à rhomme ont leurs lois , les bétes ont
leurs lois , l'homme a ses lois. *
Ceux qui ont dit qu'une fatalité aveugle apro-
(t) Gela n'est pas vrai : ces rapports ne derroient être qàe le
pnncipe et h source des lois. H»
(3] La loi, dit Plutarque , est la reine de tous mortels et immor-
tels. An traité, Qu*U est reqtét qu'an prince ioU savanti
j34 de l'esprit des LOIS;
duit tous tes effets que nous voyons dans le monde ^
ont dît uiie grande a]>surdité ; tar quelle plus
grande absurdité qu'une fatalité aveugle qui au-
roit produit des êtres intelligens ?
Il y a donc une raison primitive (i) ; iet les lois
èônt les rapports qui se iroi^yent entre elle et les
diÉférens êtres ^ et les rapports de ces divers êtres
entre eux.
Dieu a du rapport avec l'univers comme créa-
teur et comme conservateur ; les lois selon les-
quelles il a créé sont celles selon lesquelles il
fconserve : il agît selon ces règles j parce qu'il les
connoît;il les connoît, parce qu'il les a faites;
il les a faites , parce qu'elles ont dû rapport avec
sa sagesse et sa puissance;
Comme nous voyons que le monde, formé
par le mouvement de là matière , et privé d'intel-
ligence , subsiste toujours , il faut que ses mouve-
metis aièiit des lois invariables ; et si l'on pouvoit
imaginer un autre monde que celui-ci ^ il auroit
des règles constantes > ou il seroit détruit;
Ainsi la création , qui paroît être un acte arbi-
traire , suppose des règles aussi invariables que
la fatalité des atbées. Il seroit absurde de dire
que le créateur, sans ces règles, pourroit gou-
(t) Quelle métaphysique! H, •
LIV. I, GHAP. I- l35
yerner le monde , puisque le monde ne subsis-
teroit pas sans elles.
Ces règles sont un rapport constamment établi.
Entre un corps mu et un autre corps mu , c'est
suivant les rapports de la masse et de la vitesse
que tous les mouvemens sont reçus , augmentes,
diminués , perdus : chaque diversité est fini/br-
mité , chaque changement est comiance.
Les êtres particuliers intelligens peuvent avoir
des lois qu'ils ont Eûtes : mais ils en ont aussi
qu'ils n'ont pas £adtes. Avant qu'il y eut des êtres
intelligens , ils étoient possibles : ils avoient dône
des rapports possibles, et pai^ conséquent des
lois possibles. Avant qu'il y eut des lois faites ^
il y avoit des rapports de justice possibles. Dire
qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'or-
donnent ou défendent les lois positives, c'est
dire qu'avant qu'on eût tracé de cercle tous les
rayons n'étoient pas égaux»
Il feut donc avouer des rapports d'équité an-
térieurs à la loi positive qui les établit : comme ,
par exemple, que^ supposé qu'il y eut des so-
tiétés d'hommes , il seroit juste de se conformer
à leurs lois ; que, s^il y avoit d«s êtres intelligens
qui eussent reçu quelque bienfait d'un autre être ,
ils devroient en avoir de la reeonnoissance ; que,
si un être intelligent avoit créé un être intelli-
i36 DE l'esprit des lois.
gewt, le crëë devroît rester dans la dépendance
qu^il a eue dès son origine ; qu^un être intelli-
gent qui a fait du mal à un être intelligent mérite
de. recevoir le même mal; et ainsi du reste.
Mais il s'en faut bien que le monde intelligent
soit aussi bien gouverné que le monde physique.
Car^ quoique celui-là ait aussi des lois qui, par
leur nature , sont, invariables ^ il ne les suit pas
constamment comme le monde physique suit les
sienneSi La raison en est que les êtres particu-
liers intelligens sont, bornés par leur nature , et
par conséquent sujets à l'erreur; et, d'un autre
côté, il est de leur nature qu'ils agissent par eux-
mêmes. Ils ne suivent donc pas constamment
leurs lois primitives ; et celles même qu'ils se
donnent , ils ne les suivent pas toujours.
On ne sait si les bêtes sont gouvernées par
les lois générales du mouvement , ou par une
motion particulière. Quoi qu'il en soit, elles
n'ont point avec Dieu de rapport plus intime que
le reste du moàde matériel ; et le sentiment ne
leur sert que dans le rapport qu'elles ont entre
elles , ou avec d'autreis êtres particuliers , ou avec
elles-mêmes. •
, Par l'attrait du plaisir elles conservent leur
être particulier, et par le même attrait elles con-
servent leur espèce; Elles ont des lois naturelles ,
LIV.I, CHAP. I. 137
parce qu^elles sont unies par le sentiment; elles
n^ont point de lois positives , parce qu^elles ne
sont point unies par la eonnoissance. Elles ne
suivent pourtant pas invariablement leurs lois
naturelles : les plantes , en qui nous ne remar-
quons ni eonnoissance ni sentiment , les suivent
mieux.
Les bétes n^ont point les suprêmes avantages
que nous avons ; elles en ont que nous n^avons
pas. Elles n^ont point nos espérances |^ mais elles
n'ont pas nos craintes ; elles subissent comme
nous la mort , mais c'est sans la connoitre : la
plupart même se conservent mieux que nous ,
et ne font pas un aussi mauvais usage de leiirs
passions.
L^homme, comme être physique, est, alnîsi
que les autres corps , gouverne par des lois in-
variables ; comnle être intelligeiit , il viole sans
cesse les lois que Dieu a établies , et change celles
qu'il établit lui-même. Il fam qu'il se conduise ;
et cependant il est un être borné ; il est sujet à
l'ignorance et a l'erreur, tomme toutes les intel-
ligences finies^ les foibles connoissances qu'il
a, il les perd encore. Comme créature sensible,
il devient sujet à mille passions. Un tel être pou-
voît à tous les instans oublier son créateur;
Dieu l'a rappelé à lui par les lois de la religion î
l38 DE L^ESPBIÏ DES LOtS.
un tel être pouVoît k tous les instans s'oublier
lui-même; les philosophes Tont averti par les
lois de la nlorale : fait pour vivre dans la société ,
il y pouvoit oublier les autres ; les législateurs
Font rendu à ses devoirs pàf les lois politiques
et civiles.
CHAPITRE IL
Des lois de la nature.
AvAiiT toutes ces lois sont celles de la nature ^
ainsi nommées parce qû^elles dérivent .unique""
ment de la constitution de notre être. Pour les
tonnoître bien, il faut considérer un homme
avant rétablissement des sociétés. Les lois de la
nature seront celles quMl recevroit dans un état
pareil. •
Cette loi qui, en imprimant dans nous-mêmes
ridée d^un créateur , nous porte vers lui , est la
première des lois naturelles par son importance «
et non pas dans Tordre de ces lois. L^omme ,
dans Fétat de nature , auroit plutôt la faculté de
connoître qu'il n^auroit des connoissances. U
est clair que ses premières idées ne seroient
LIV. I, CHAP. II. l39
point des idées spéculatives : il songeroit à la
conservation de son être , avant de chercher
TiDiigine de son être. Un homme pareil né senti-
rait d^abord que sa foiblesse(i); sa timidité se-
roit extrême : et si Ton avoit là-dessus besoin
de Texpërience , Ton a trouvé dans les forêts des
hommes sauvages (2) ; tout les fait ti'embler,
tout les fait (îiir.
Dans cet état , thacun se sent inférieui" ; à
peine chacun se isent-^il égal. On ne rhercheroit
donc point à s^attaquer , et la paix seroit la pre-
mière loi naturelle (3).
Le désir que Hobbes donne d^abord aux
hommes de se subjuguer les uns les autres (4)
n'est pas raisonnable. L'idée de l'empire et de la
domination est si composée, et dépend de tant
d'autres idées, que ce ne seroit pas celle qu'il
auroit d'abord.
Hobbes demandé pourquoi , si les hommes
be jsont pas naturellement en état de guerre , ils
Vont toujours armés; et pourquoi ils ont des
(1) Ponrqaoi ne sentiroit-il pas aussi sa force et une audace pro-
portionnée à la violence de ses besoins et h ses ressources ? H.
(3) Témoin lé sauvage qui fut trouvé dans les forêts de Hanover ,
et que t^on vit en Angleterre sons le règne de Georges !•'.
(3) La première loi de tous les êtres est de satisfaire à leurs be-
soins. H.
(4) Hobbes vivdit au milieu des guerres civiles^ H.
l4o DE li'ESPRIT DES LOIS.
clefs pour fermer leurs maiisons. Mais on ne sent
pas que Ton attribue aux hommes , avant réta-
blissement des sociétés , ce qui ne peut leur ar-
river qu^après cet . établissement , qui leur fait
ttouver des motifs pour s^attaquer et pour se dé-
iëndrev
Au sentiment desafoiblesse Thomme joiodroit
le sentiment de ses besoins : ainsi une autre loi
naturelle seroit celle qui lui inspireroit de cher-
cher à se nourriri
J^ai dit que la crainte porteroit les hommes à
se fuir ; mais les marques d'une crainte réciproque
les engageroient bientôt à s^approcher. D'ailleurs,
ils y seroient portés par le plaisir qu'un animal
sent à rapproche d'un animal de son espèce.
De plus , ce charme que les deux sexes s'inspi-
rent par lemr difféçence augmenteroit ce .plaisir ;
et la prière naturelle qu'ils se font toujours l'un
à l'autre seroit une troisième loi.
Outre le sentiment que les hommes ont d!a-
bord , ils parviennent encore à avoir des connois-
ssmces ; ainsi il,s ont un second lien que les autres
animaux n'ont pas. Ils ont donc un nouveau mo-
tif de s'unir ; et le désir de vivre en société est
une quatrième loi naturelle.
LIV. I, CHAP. III. l4l
^%%<»%>%»%
CHAPITRE III.
Des lois posîtÎTes.
Sit6t que les hommes sont en aoci^të ils.
perdent le sentiment de leur foiblesse ; Tëgalitë
qui ëtoit entre eux cesse, et Tëtat de guerre
commence (i).
Chaque société particulière rient à sentir sa
force ; ce qui produit un ëlat de guerre de na-
tion à nation. Les particuliers dans chaque so-
ciété commencent à sentir leur force ; ils cher-
chent à tourner en leur &Teur les principaux
avantages de cette société ; ce qui fait entre eux
un état de guerre. ^
Cei^ deux sortes d^état de guerre font établir
les lois parmi les hommes. Considérés comme
habitans d We si grande p^lanète , qu^il est né-
cessaire quHl y ait différens peuples, ils ont des
lois dans le rapport que ces peuples ont entre
eux; et c^est le droit des gens. Considérés
comme Tivant dans une société qui doit être
(i) L'étut de société ne fait pas oa du moins ne deyroit pas faire
cesser i -égalité ; elle devroit l'assorer et la défendre. C'est à la ré-
flexion à deviner et à prévoir ce que l'homme doit être , et ce que
seront un jour les sociétés , quand la raison se perfectionnera. H.
14^ DE L^ESPRIT DES LOIS.
maintenue, ils ont des lois dans le rapport
qu'ont ceux qui gouvernent avec ceux qui sont
gouvernés ; et c'est le 4)roit politique. Ils en
ont encore dans le rapport que tous les citoyens
ont entre eux ; et c'est le naoï'i' civil.
Le droit des gens est naturellement fonde sur
ce* principe, que les diverses nationsf doiveùt se
faire dans la paix le plus de bien, et dans )a
guerre le moins de mal qu'il est possible, sans
nuire à leurs véritables intérêts.
L'objet de la guerre, c'est la victoire ; celui de
la victoire , la conquête ; celui de la conquête , la
conservation. De ce principe et du • précédent
doivent dériver toutes les lois qui forment le
droit des gens,
To^tes le^ notions ont un droit de$ gens; et
]^s Iroquois mêmes , qui mangent leurs prison?
niers , en ont un. Ils envoient et reçoivent des
ambassades ; ils connoissent des droits de la
guerre et de la paix : le mal est que ce droit des
gens n'est pas fondé sur les vrais principes.
Outre le droit des gens qui regarde toutes les
sociétës, il y ^ un droit politique pour chacune.
Une société pe .saurôft subsister san£i un goover-
i^ement. La réunion de toutes, Ijes farces pfirlicur
Hèrea^ dit très-bien Gravina , forme ce qu'on ap-
p^/fe /'ÉTAT politique.
IIV, I, CUAP. III. 143
lia force générale p|pt être placée entre les
mains d^un seul, ou entre lesi mains de plu-
sieurs. Quelques-uns ont pense que , la nature
ayant établi le pouvoir paternel, le gouyeme-
ment dW seul ëtoit le plus conforme à la na-
ture. Mais Fexemple du pouvoir paternel ne
prouve rien. Car si le pouvoir du père ^du rap-
port au gouvernement d^un seul , après la mort
du père , le pouvoir des frères , ou après la mort
des frères , celui des cousins germains , ont du
rapport au gouvernenient 4e plusieurs. La puis-
sance politique comprend nécessairement Tunion
de plusieurs familles.
Il vaut mieux dire . que le gouvernement le
plus cpnformç à la nature est celui ^dont la dis-^
position particulière sç rapporte mieux à la dis-
position du peuple pourj^qujel il est établi (ij.
Les forclos particulières ne peuvent se réunir
sans que toutes le& yplontés se réunissent. La
rimion de ces volontés ^ dit encore très - bije^
Gravina, est ce qu'on appelle /'état civil.
La loji , en général , est U raison humaine , en
tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre;
et les lois politiques et civiles de chaque nation
ne doivent être que les cas particuliers où s'ap»?
pHque cette raison humaine.
(i) C'est celui qui est le plus propre au bonheur des hosames.* H.
i44 i>£ l'esprit des lois.
Elles doivent être tellmien t propres au peuple
pour lequel elles sont faites ^ que c'est un très-*
grand hasard si celles d'une nation peuvent con-
venir à une autre.
Il faut qu'elles se rapportent à la nature et au
principe du gouvernement qui est établi, ou
qu'on vitut établir : seil qu'elles le forment,
tomme font les lois politiques; soit qu'elles le
Maintiennent , comme font les lois civiles.
Elles doivent être relatives au physique du
pays (i), au climat glacé , brûlant ou tempéré ; à
la qualité du terrain , à sa situation , à sa gran-
deur, au genre de vie des peuples, laboureurs,
chasseurs ou pasteurs : elles doivent se rappor-
ter au degré de liberté' que la constitution peut
souffrir ; à la religion des habîtans , à leurs in-
clinations , à leurs richesses , à leur nombre ,
à leur commerce , à leurs moeurs , à leurs ma-
nières. Enfin , elles ont des rapports entre elles ;
elles en ont avec leur origine , avec l'objet du
législateur , avec Tordre des choses sur lesquelles
elles sont établies. C'est dans toutes ces vues
qu'il faut les considérer.
(i) C'est parce qu'on veut se mêler de tout qu'il faut tant de lois
différentes. Quand on ne vent que protéger les bons contre les mé*-
chans, et assurer à chacun sa propriété, etc., les lois néeesiairev
ne sont pas nombreuses , et conviennent aux habitans de la terr^
entière. H.
LIV. 1, CHAP. III. 145
CVst ce que j^entreprends de faire dans cet
ouvragé. J^examinerai tous ces rapports : ils for-
ment tous ensemble ce que Ton appelle Tesprit
DES LOIS.
Je n'ai point séparé les lois politiques des ci-
viles : car comme je ne traite point des lois, mais
«de Fesprit des lois , et que cet esprit consiste dans
les divers rapports que les lois peuvent avoir avec
diverses choses , j'ai dû moins suivre Tordre na-
turel des lois que celui de ces rapports et de ces
choses.
J'examinerai d'abord les rapports que les lois
ont avec la nature et avec le principe de chaque
gouvernement : et comme ce principe a sur les
lois une suprême influence , je m'attacherai à le
bien connoitre ; et si je puis une fois l'établir ,
on en verra couler les lois comme de leur source.
Je passerai ensuite aux autres rapports , qui sem-
blent être plus particuliers ( 1 ).
(1) Ce livre est (Tune métaphysique foible , obscure. On n'y re-
monte nulle part à la vraie source des lois , qui est la nature de
l'homme bien approfondie, fi.
►» ^ »f «
10
l46 D£ L^ESPRIT D£S LOIS.
LIVRE II.
BES LOIS QUI DÉRIVENT DIRECTEMENT DE LA
NATtrRE DU GOUVERNEMENT.
CHAPITRE I.
De la natture des trois divers gouveroemens.
Il y a"troî« espèces de goirremeraens ; le Ri-
PUBÊÏCAIN , le MONARCHIQUE et le DESPOTIQUE.
Pour en découvrir la nature, il suffit de Tidëe
qu^en ont les hommes les moins instruits. Je sup-
pose trois définitions , ouplut6l trois faits : Fun,
que le gouvernement républicain est celui où le
peuple en corps , ou seulement une partie du peuple ,
a la souveraine puissance ; le monarchique , celui
oii un seul gouverne, mais par des lois fixes et
établies ; au lieu que , dans le despotique y un seul y
sans loi et sans règle y entraîne tout par sa volonté
et par Ses caprices.
Voilà ce que j'appelle la nature de chaque
LIV. II, CHAP. I. l47
gouyemement. Il faut voir quelles soift les lois
qui suivent directement de cette nature, et qui
par conséquent sont les premières lois fonda-
mentales (i).
CHAPITKE IL
Du gouyernemeat répablicain, et des lois relatiTes à U
. démocratie.
LoBSQUE, dans la république, le peuple en
corps a la souveraine puissance , c'est une dé-
mocratie. Lorsque la souveraine puissance est
entre les mains d'une partie du peuple , cela s'ap-
pelle une aristocratie.
Le peuple , dans la démocratie , est à^ certains
égards le monarque ; à certains autres , il est le
sujet.
U ne peut être monarque que par ses suf-
frages, qui sont ues volontés. La volonté dusou-
(i) Une division plus simple et plas vraie : Qaaod ceux qui sont
gouTeraés ne peuvent repousser l'oppression de ceux qui gouver-
nent mal , c'est deapotisme ; quand ils le peuvent, c'est démocratie.
Je ne vois de différence «ntre le monarchique et le despotique que
plus on moins de lumières et de bonne volonté dans celui qui gou-
verne. H-
10.
i48 DE l'esprit des lois.
verain esà le souverain lui-même. Les lois qui
établissent le droit de suffrage sont donc fonda-
mentales dans ce gouvernement. En effet, il est
aussi important d'y régler comment, par qui, à
qui, sur qûoi>, les suffrages doivent être donnés ,
qu'il l'est dans une monarchie de savoir quel
est le monarque , et de quelle manière il doit
gouverner.
Libanius (i) dit qu'à Athènes un étranger qui
se mêloit dans rassemblée du peuple , étoit puni de
mort. C'est qu'un tel homme usurpoit le droit de
souveraineté' (2).
Il est essentiel de fixer le nombre des ci-
toyens ^3) qui doivent former les assemblées ;
sans cela on pourroit ignorer si le peuple a parlé ,
ou seulement une partie du peuple. A Lacédé-
mone , il falloit dix mille citoyens. A Rome , née
dans la petitesse pour aller à la grandeur; à
Rome , faite pour éprouver toutes les vicissitudes
de la fortune ; à Rome , qui avoit tantôt presque
tous ses citoyens hors de ses murailles , tantôt
toute l'Italie et une partie de la terre dans ses
(1) Déclamations 17 et 18.
(a) G'étoit plutôt comme espion. H.
(5) Le nombre des opinans importe moins que leur qualité. N'est-
ii 'pas plus sage de fixer le droit de voter d'après la possession de.
tant d'arpcns que d'après la simple richesse pécuniaire ? Que de rai-
sons et que de faits décident cette question ! H.
LIV. II, CHAP. U. ^49
murailles , on n'avoit point fixé ce nombre (i-) ;^
et ce fut une des grandes causes de sa ruine.
Le peuple qui a la souveraine puissance doit
faire par lui-même tout ce qu^il peut bien faire ;
et ce qu^il ne peut pas bien faire, il faut qu^il le
fasse par ses ministres.
Ses ministres ne sont point à lui sMl ne les
nomme : c'est donc une maxime fondamentale
de ce gouvernement , que le peuple nomme ses.
ministres, c'est-à-dire ses magistrats.
Il a besoin , comme les monarques , et même
plus qu'eux, d'être conduit par un conseil ou
sénat. Mais, pour qu'il y ait confiance, il faut
qu'il en élise les membres: soit qu'il les choi-
sisse lui-même, comme à Athènes ;■ ou par quel-
que magistrat qu'il a établi pour les élire-, comme
cela se pràtiquoit à Rome dans quelques oc-
casions.
Le -peuple est admirable, pour choisir ceux a
qui il doit confier quelque pattie de son auto-
rité. Il n'a à se déterminer que par des choses
qu'il ne peut ignorer, et des faits qui tombent
sous les sens. Il sait très-bien qu'un homme a
été souvent à la guerre , qu'il y a eu tels ou tels
succès : il est donc très-capable d'élire un gé-
(i) Vojez le» CoDsidéralions sur les causes dé la grandeur des.
Romains et de leur décadence , chap. ix.
l5o DE L^ESPRIT DES LOIS.
nëral. 11 sait qu^un juge est assidu , que beau-
coup de gens se retirent de son tribunal coq-*
tens de lui, qu^on ne Ta pas convaincu de cor-
ruption : en voilà assez pour qiiil élise un
préteur. Il a été frappé de la magnificence ou des
richesses d'un citoyen : cela suffit pour qu'il
puisse choisir un édile. Toutes ces choses sont
des faits dont il s'instruit mieux dans la place
publique qu'un monarque dans son palais. Mais
saura- 1- il conduire une afSatire , connoître les
lieux , les occasions , les momens , en profiter ?
Non , il ne le saura pas»
Si Ton pouvoit douter de la capacité natu-
relle qu'a le peuple pour discerner le mérite ^ il
n'y adroit qu'à jeter les yeux sur cette suite con-
tinuelle de choix étonnans que firent les Athé-
niens et les Romains ; ce qu'on n'attribuera pas
sans doute au hasard.
On sait qu'à !Ht.ome , quoique le peuple se fût
donné le droit d'élever aux charges les plébéiens ,
il ne pouvoit se résîoudre à les élire ( i ) ; et qi^oique
à Athènes on pût, par la loi d'Aristide , tirer les
(i) C'est que le peuple étoit , comme aujoardliuî , dupe de l'é-
clat des richesses ; et cenx qui les possèdent sont le pins en évi-
dence. Le peuple est loin d'imaginer^ pour jouir de toute la pléni-
tude de sa liberté , à quelle espèce d'hommes il doit confier ses plus
chers intérêts. Ce ne sont point les plus éclairés, mais les plos char-
latans, qui obtiennent ses suflPrages. H.
LIV. II, CHAP. II. l5l
magistrats de toutes les.cbsses, il n^amTa ja*
mais , dit Xénc^lion (i) , que le bas peuple de-
mandât celles qui pouvoient intéresser son salut
ou sa gloire. %
Comme la plupart des citoyens , qui ont assez
de suffisance pour élire , nVn ont pas asse« pour
être élus; de même le peuple, qui a assez de
capacité pour se &ire' rendre compte de la ges-
tion des antres, n^est pas propre à gérer par lui-
même.
Il faut que les affiiires aillent , et qu'elles aillcnt
un certain mouvement qui ne soit ni trop lent ni
trop vite. Mais le peuple a toujours trop d* action ,
ou trop peu. Quelquefois avec cent mille bras il
renverse tout; quelquefois avec cent mille pieds
il ne va que comme les insectes.
Dans l'état populaire on divise le peuple en
de certaines classes. C^est dans la manière de
faire cette division que les grands législateurs se
sont signalés ; et c'est de là qu'ont toujours dé-
pendu la durée de la démocratie et sa prospérité.
Servius Tullius suivit, dans la composition
de ses classes , l'esprit de Taristocratie. Nous
voyons dans Tite-Live (2) et dans Denys d'Hali-
'(1) Pages 691 et 69a, édition de Wechelius^ de l'an iSgâ*
(a) Liv. I.
l52 DE l'ëSPRIT des LOIS.
carnasse(i), comment il mit le droit de suf--
frage entre les mains des principaux citoyens. Il
avoit divisé le peuple de Rome en cent quatre-
vin^-treize centuries, qui formoient six classes.
Et mettant les riches , mais en plus petit nombre ,
dans les premières centuries ; les moins riches ,
mais en plus grand nombre , dans les suivantes ,
il jeta toute la foule des indigens dans la der-
nière : et chaque centurie n^ayant qu^une voix (2),
c^ëtoient les moyens et les richesses qui don-
noient le suffrage plutôt que les personnes.
Solon divisa le peuple d'Athènes en quatre
classes. Conduit par Tesprit de la démocratie ,
il ne les fit pas pour fixer ceux qui devaient élire ,
mais ceux quipouvoient être élus : et, laissant à
chaque citoyen le droit d'élection, il voulut (3)
que dans chacune de ces quatre classes on pût
élire des juges ; mais que ce ne fût que dans les
trois premières, où étoient les citoyens aisés,
qu'on pût prendre les magistrats. '
Gomme la division de ceux qui ont droit de
suffrage est, dans la république , une loi fonda-
(i) Liv. IV, art. i5 et suiv.
(3) Voyez , dans les Considérations sur les causes de la grandeur
des Romains et de leur décadence, «chap. ix, comment cet esprit
de Serrius Tullius se conserva dans la république.
(3) Deuys d'Haiicarnasse, éloge d^Isocrate, p. 97, t. II, édition
de Wcchelius. PoUux, Uv. VIII, ch. x, art. i3o.
LIV. II, CHAP. II. l55
mentale , la manière de le donner est une autre
loi fondamentale.
Le suffrage par le sort est de la nature de la
démocratie ; le suffrage par choix est de celle de
Taristocratie.
Le sort est une façon dVlire qui n'afflige per-
sonne ; il laisse à chaque citoyen une espérance
raisonnable de servir sa patrie.
Mais , comme il est défectueux par lui-même ,
c'est à le régler et à le corriger que les grands lé-
gislateurs se sont surpassés.
Solon établit à A>^hènes que Ton nommeroit
par choix à tous les emplois militaires , et que
les sénateurs et les juges seroient élus par le
sort.
Il voulut que l'on donnât par choix ''les ma-
gistratures civiles qui exigeoient une grande
dépense , et que les autres fussent données par
le sort.
Mais, pour corriger le sort, il régla qu'on ne
pourroit élirie que dans le nombre de ceux qui
se présenteroient ; que celui qui auroit été élu ,
seroit examiné par des juges (i), et que chacun
pourroit l'accuser d'en être indigne (2) : cela te-
(0 Voyes roraison de Démosthène, de faUâ légat., et roraison
contre Timarque.
(3) On tiroit môme, pour chaque place, deux billets; l'un qui
i54 DE l'esprit ]>£S LOIS.
noit en même temps du sort et du choix. Quand
on avoît fini le temps de sa magistrature , il fal-
loit essuyer un autre jugement sur la manière
dont on s'étoit comporté. Les gens sans capacité
dévoient avoir bien de la répugnance à donner
leur nom pour être tirés au sort.
La loi qui fixe la manière de donner les bil-
lets de sufïragc est encore une loi fondamentale
dans la démocratie. C'est une grande question ,
si les suffrages doivent être publics ou secrets.
Cicéron ( i ) écrit que les lois (3) qui les rendirent
secrets dans les derniers temps de la république
romaine furent une des grandes causes de sa
chute. Comme ceci se pratique diversement dans
différentes républiques , voici , je crois , ce qu'il
en faut penser.
Sans doute que ^ lorsque le peuple donne ses
suffrages, ils doivent être publics (5) ; et ceci doit
être regardé comme une loi fondamentale de la
démocratie. Il faut que le petit peuple soit éclaire
par les principaux , et contenu par la gravité de
donnoit la place , l'autre qui nommoit celui qui de voit succéder ,
en cas que le premier fût rejeté.
(1) Lit. I et III des Lois.
(a) Elles s'appeloient iou tabulaires. On donnoit à chaque citoyen
deux tables : la première , marquée d'un A » pour dire mniùfuo ;
l'autre , d'un U et d'un R , uti rogas.
(3) A Athènes, onJevoit le» mains.
LIY. II, CHAP. II. l55
certains personnages. Ainsi, dans la république
romaine, en rendant les suffrages secrets, on
détruisit tout ; il ne fut plus possible dVclairer
une populace qui se perdoit. Mais lorsque dans
une aristocratie le corps des. nobles donne les
suffrages (i), ou dans une démocratie le sé-
nat (â) , comme il n'est là question que de pré-
venir les brigues , les suffrages ne sauraient être
trop secrets.
La brigue est dangereuse dans un sénat ; elle
est dangereuse dans un corps de nobles : elle ne
Test pas dans le peuple , dont la nature est d'agir
par passion. Dans les états où il n'a point de part
au gouvernement, il s'échauffera pour un ac-
teur comme il auroit fait pour les affaires. Le
malheur d'une république , c'est lorsqu'il n'y a
plus de brigues ; et cela arrive lorsqu'on a cor-
rompu le peuple a prix d'argent : il devient de
sang-froid, il s'affectionne à l'argent; mais il ne
s'affectionne plus aux affaires : sans souci du
gouvernement , et de ce qu'on y propose , il at-
tend tranquillement son salaire.
C'est encore une loi fondamentale de la dé-
(i) Gomme à Yeaise.
(2) Les trente tyrans d'Athènes Toulnrent que les saffrages des
aiéopagites fussent publics, pour les diriger 4 leur fantaisie. Ly-
sias, orat, contra Agorai,^ cap. viii.
i56 DE l'esprit des lois.
mocrâtie, que le peuple seul fasse des loîs. Il y a
pourtant mille occasions où il est nécessaire que
le sénat puisse statuer; il est même souvent à
propos d'essayer une loi avant de l'établir. La
constitution de Rome et celle d'Athènes étoient
très-sages. Les arrêts du sénat (i) avoient force
de loi pendant uû an; ils ne devenoient perpé-
tuels que par la volonté du peuple.
CHAPITRE IIL
Des lois relatives à la nature de l'aristocratie.
DANsTaristocratie (2), la souveraine puissance
est entre les mains d'un certain nombre de per-
sonnes. Ce, sont elles qui font les lois et qui les
font exécuter; et le reste du peuple n'est tout au
plus à leur égard que comme dans une monar-
chie (3) les sujets sont à l'égard du monarque.
On n]y doit point donner le suffrage par sort ;
on n'en auroit que les inconvéniens. En effet,
(1) Voyez Denys d'Halicamasse, liy. IV et IX.
(a) L'aristocratie étant un mauvais gouvernement , à quoi est-^
bon d'en prescrire les lois? H.
(3) La monarchie est une sorte d'aristocratie dont le souverain
choisit les membres. H.
LIV. II, CHAP. III. 137
dans un gouyemement qui a déjà établi les dis-
tinctions les plus a£Bigeantes, quand on se-
roît choisi par le sort on nVn seroit pas moins
odieux : c'est le noble qu^on envie , et non pas
le magistrat.
Lorsque les nobles sont en grand nombre , il
faut un sénat ( i ) qui règle les afiFaires que le corps
des nobles ne sauroit décider, et qui prépare celles
dont il décide. Dans ce cas , on peut dire que Fa-
ristocratie est en quelque sorte dans le sénat, la
démocratie dans le corps des nobles, et que le
peuple n'est rien.
Ce sera une chose très-heureuse dans l'aristo-
cratie , si , par quelque voie indirecte , on fait
sortir le peuple de son anéantissement (â) : ainsi,
à Gênes, la banque de Saint-George , qui est ad-
ministrée en grande partie par les principaux du
peuple (5) , donne à celui-ci une certaine in-
fluence dans le gouvernement , qui en fait toute
la prospérité.
Les sénateurs ne doivent point avoir le droit
(1) Être goaTerné par un sénat qne Ton choisit, qu'on peut ex-
clure , dont on peut examiner et condamner les opérations ; c'est
peut-être le gouyernement le plus sage, surtout si le peuple est ins-
titut. H.
(a) Gomment en sort-il ? C'est la stabilité des grands étata qui
fait celle des petits. H.
(3) Voyea M. Addisson, Voyages d'Italie, page 16.
i58 DE l'esprit des lois.
de remplacer ceux qui manquent dans le sénat :
rien ne seroitplus capable de perpétuer les abus.
A Rome , qui fut dans les premiers temps une
espèce d'aristocratie , le sénat ne se suppléoit pas
lui-même ; les sénateurs nouveaux étoiént nom-
més (i) par les censeurs. Une autorité exorbi-
tante , donnée tout à coup à un citoyen dans une
république , forme une monarchie , ou plus qu'une
monarchie. Dans celle-ci les lois ont pourvu à la
constitution , ou s'y sont accommodées ; le prin-
cipe du gouvernement arrête le monarque : mais,
dans une république où un citoyen se fait don-
ner (2) un pouvoîi*Mexorbitant /l'abus de ce pou-
voir est plus grand , parce que les lois , qui ne
l'ont point prévu , n'ont rien fait pour l'arrêter.
L'exception à cette règle est lorsque la consti-
tution de Tétat est telle qu'il a besoin d'une ma-
gistrature qui ait un pouvoir exorbitant. Telle
étoit Rome avec ses dictateurs ; telle est Venise
avec ses inquisiteurs d^état : ce sont des magis-
tratures terribles qui ramènent violemment l'état
à la liberté. Mais d'oii vient que ces magistra-
tures se trouvent si différentes dans ces deuxré-
(1) Ils le furent d'abord par les consuls.
{2) C'est ce qui renversa la république romaine. Voyeï les Con-
sidérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur dé-
cadence.
LIY. II, CHAP. III. iSg
publiques ? C^est que Rome défendoit kfê restes
de son aristocralie contre le peuple ; au lieu que
Venise se sert de ses inquisiteurs d'ëtat pour
maintenir son aristocratie contre les nobles. De
là il suiyoit qu^à Rome la dictature ne devoit du-
rer que peu de temps , parce que le peuple agit
par sa fougue , et non pas par ses desseins. D
ÊiUoit que cette magistrature s^exerçât arec éclat ,
parce qu^il s^agissoit d^intimider le peuple , et
non pas de le punir; que le dictateur ne (ut crëë
que pour une seule affaire , et n'eût une autorité
sans bornes qu'a raison de cette affaire , parce
qu'il étoit toujours créé pour un cas imprévu. A
Yenise au contraire il faut une magistrature per-
manente (i) : c'est là que les desseins peuvent
être conunencés , suivis, suspendus , repris ; que
l'ambition d'un seul devient celle d'une famille ,
et l'ambition d'une famille celle de plusieurs. On
a besoin d'une magistrature cachée , parce que
les crimes qu^elle punit , toujours profends , se
forment dans le secret et dans le silence. Cette
magistrature doit avoir une* inquisition générale,
parce qu'elle n'a pas à arrêter les maux que Ton
connoit , mais à prévenir même cejix qu'on ne
connoît pas. Enfin cette dernière est établie pour
(i) C'est le cheM'oeaTre de ce qae peut la terreur sourde. Autant
d'aristocrates, autant de despotes. H.
i6o DE l'esprit des lois.
venger les crimes qu'elle soupçonne ; et la pre-
mière employoit plus les menaces que les pu-
nitions pour les crimes, même avoués par leurs
auteurs.
Dans toute magistrature il faut compenser la
grandeur de la puissance par la brièveté de sa
durée. Un an est le temps que la plupart des lé-
gislateurs ont fixé : un temps plus long seroit
dangereux, un plus court seroit contre la nature
de la chose. Qui est-ce qui voudroit gouverner
ainsi ses affaires domestiques? A Raguse (i), le
chef de la république change tous les mois ; les
autres officiers toutes les semaines ; le gouver-
neur du château, tous les jours. Ceci ne peut
avoir lieu que dans une petite république (2) ,
environnée de puissances formidables qui cor-
romproient aisément de petits magistrats.
La meilleure aristocratie est celle où la partie
du peuple qui n'a point de part à la puissance
est si petite et si pauvre que la partie dominante
n'a aucun intérêt à l'opprimer. Ainsi , quand An-
tipater (3) établit à Athènes que ceux qui n'au-
roient pas deux mille drachmes seroient exclus
du droit de suffrage , il forma la meilleure aris-
(i) Voyages de Tournefort.
(a) A Lucques , les magistrats De sont établis que pour deux mois.
(3) Diodore , liv. XYIII , page 601, édition de Rhodoman.
LiY. II, CHAP. m. 161
tocratie quifât possible; parce qi)e ce cens^toit
si petit, qu^il n^excluoit que peu de gens, et
personne qui eût quelque considération dans
la cite.
Les familles aristocratiques doivent donc être
peuple autant qu^il est possible. Plus une aristo**
cratie approchera de la démocratie , plus elle sera
parfiaiite ; et elle le deyicindra .moins à mesura
qu^elle approchera de la monarchie (1).
La plus imparfaite de toutes est celle ou la
partie du peuple qui obéit est dans TesclaTage
civil de celle qui commande , cpipme Taristo-
cratie de Pologne , où l^s paysans» sont esclayes
de la noblesse. ^' •
CHAPITRE IV.
Des lois, dans leur rapport avec la nature du g;oijyerDeineDt
monarchique.
Les pouvoirs intermédiaires , subordonnés et
dépendans, constituent la nature du gouverne-
(1) Dans ce chapitre « le prpjet de réonir la démocratie à l'aris-
tocratie soos les mêmes définitions, ,lai fait confondre AtbènjM^
Borne et YfimBe. 9. ', \ \'. \ :»
II. 11
l6fi DE L'sS'PRIt ]>tiS LO'IS.
UKemiiioiiarcMqiie (i),c^e9fe-à^dire'd€f celui où an .
ft«iil>go«Evei^e')^at* dè$ lois fl3hilàmetil!ànesv Pài^dit
ks( pottt^dirft (ii)nyt^iiMldiàirej^', siibdrdbiihésr et
dëpendans : en e£fet, dans la monarchie , le priilce
e9l^ia^«Ott^è« die to«iti«|^iWëîk» tmlilîqiré et ciril.
Cefr loisi fond^^^iia^Fës^i âu^ppoisènt^ nëfeessaîrè-
Bi0Bt>d«»^afiatt!i i^cif&féTkS p^l^' où cotilei là ptds-
soneei! car^ s^iii'n^y a^ dans^Tééit que la volonté
momentabéié et' capricieuse' d^ùti setd^; rîteri' lie
pkiït êti^e fixes et' pàt ébméquent aucune loi
fi^àkenlal^i v .
Iîé'f)6uvoit**iiiierfiàydî<aii*ê'SiAordonné lé plus
naMtei' eM cekii de la noblesse (3). fille entre,
en quelque façon , dans l'essence âé là monar-
chie , dont la maxime fondamentale est : Point
de'momerquè , pointée noblesse ; point de noblesse ,
point de mojiarque. Mais on a un despote.
Il y a des gens qUràvbient imagine, dans quel-
ques états en Europe, d'abolir toutes les justices
dfes' sfeï^ilburs. Ilà ne voyoîenit pas qu'ils vou-
loient faire ce que lie parlement d'Angleterre a
fait. Abolissez dans une monarcjhie. les préroga-
•; /' If.' !-•: >. ■ ' .s ' ■' '■' '-î «'MO'AJM'; • '^r
- (/P. f SV ?M,coat|:fiice, p^ov. vouloir .aép^MC 4m jctçaes. qà»rii«. A^.
fèrent que parce que l'une est l'abus de l'autre , il tombe daus une
confusion pareille. H.
- {t) 'Qil'€!ât<«e-qirè d^s Ibiv et <ïes pouToi^ qiii^ Pfnférêft'dà' la vo-
lesté d!^Àise«^iiol6, rend nuls; 6tl^fl(tl6aÀtff^H'; ' .r j' ' . ' •
(3) Je vois des rangs , des dépôts de lois , et pothr d'é pouvoirs, ft*
LIV. II, CHAP. IV. l65
tives des seigneurs , du clergé , de la noblesse et
dès villes , tous aurez bientôt un état populaire ,
ou bien un état despotique.
Les tribunaux d'un grand état en Europe firap-
pent sans cesse, depuis plusieurs siècles, sur la
furidictiôn patrimoniale des seigneurs et sur Tec-
clésiastique. Nous ne roulons pas censurer des
magistrats si sages ; mais nous laissons à décider
jnsqa^à' quel point la constitution en peut être
changée.
Je ne suis point entêté des privilèges des ec-
clésiastiques ; mais je youdrois qu^on fixât bien
une fois leur juridiction. Il nVst point question
de savoir si on a eu raison de Tétàblir, mais si elle
est établie , si elle £aiit une partie des lois du pays ,
et si elle y ^s* partout relative ; si, entre deux
pouvoirs que Ton reconnott indép'endans , les
conditions ne doivent pas . être réciproques ; et
s^il n^est pas égal à un bon sujet de défendre là
justice du prince, ou les limites qu'elle s'est de
tout t^mps priescrites.
Autant que le pouvoir duclerçé est dangereux
dans une* république, autant est-il convenable
dans une monarchie (r) ; surtout dans celles qui
vont au despotisme. Où en seroîent TEspagne et
le Portugal depuis la perte de leurs lois , sans ce
(i) Faux. H.
11.
i64 DE l'esprit des lois.
pouvoir qui arrête seul. la puissance arbitraire?
Barrière toujours bonne lorsqu'il n'y en a point
d'autre : car, comme le despotisme cause à la na-
ture humaine des maux effroyables, le. ms^ même
qui le limite est un bien.
Gomme la mer, qui semble vouloir couvrir
toute la terre , est arrêtée par les herbes et les
moindres graviers qui se trouvent sur le rivage ;
ainsi les monarques , dont le pouvoir paroît sans
bornes , s'arrêtent par les plus petits obstacles ,
et soumettent leur fierté naturelle à la plainte et
à la prière.
Les Anglais , pour favoriser la liberté, ont ôté
toutes les puissances intermédiaires quiformoient
leur monarchie. Us ont bien raison de conserver
cette liberté ; s'ils venoient à la perdre, ils se-
roient un des peuples les plus esclaves de là terre.
M. LaWv par une ignorance égale de la cons-
titution républicaine et de la monarchique, fîit
un des plus grands promoteurs du despotisme
que l'on eût encore vus en Europe (i). Outre
les changemens qu'il fit, si brusques, si inusités,
si inouïs, il vouloit ôter les rangs intermédiaires^
et anéantir les corps politiques : il dissolvoit (2)
(1) Je n'entends point son crime. H.
-(3) Ferdinand , roi d'Âxagon, se fit grand maître des ordres; et
cela seul altéra la constitution.
LIV. II, GHAP. IV. l65
la monarchie par ses chimériques rembourse-
mens, et sembloit vouloir racheter la constitution
même.
Il ne suffit pas qu^il y ait dans une monarchie
des rangs intermëdiaires ; il faut encore un dépôt
de lois. Ce dépôt ne peut être que dans les corps
politiques, qui annogacent les lois lorsqu'elles
sont faites , et les rappellent lorsqu'on les oublie.
L'ignorance nat^rellç à la noblesse , son inat-
tention, son mépris pour le gouvernement civil,
exigent qn'i] y ait un corps qui fasscisaus. cesse
sortir les lois. de la poussière où elles. seroienf
ensevelies^ J^ç conseil du prince i^'est. pas un
dépôt convenable. Il est, par sa nature, Iç. dé-
pôt de la volonté momentanée du prince qui
exécute, et non pas le dépôt des loisfonday
mentales (i).De plus, le conseil du. monsirquç
change sans cesse; il n'est point permanent; il
ne sauroit être nombreux; il n'a point à un assez
haut degré la confiance du peuple : il n'est
donc pas en état de l'éclairer dans les temps
difficiles , ni de le ramener à Tobéissance.
Daixs les états despotiques, où il n'y a point
de lois fondamentales, il n'y a pas non plus de
dépôt de lois (2) . De là vient que , dans ces pays ,
(i) Où sont ces lois fondamentales? H.
(a) Qui ne voit que tout se passe ainsi dans les monarchies,
i66 DE x'esprit dï:s xois.
la religion a pr^inairement taot de force : c^e$t
qu'elle forme une espèce, de. dëpôtet deper|p;i-
nence ; et, si ce nVst pas la religion, ce sont ,ks
i:outumes qu'on y vénère, au liçu.des lois.
CHAPITRE V.
Des lois relatives à la nature de Tétat despotique.
Il résulte de la nature du pouvoir despotique
que rhomme seul qui Texerce le fasse de même
exercer par un seul. Un homme à qui ses cinq sens
disent sans cesse qu'il est tout, et que les autres ne
sont rien , est naturellement paresseux, ignorant 9
voluptueux. Il abandonne donc les affaires. Mais,
sMl les* confioit à plusieurs, il y auroit des dis-
putés entre eux; -onferoit des brigues pour être
le premier esclave; le prince seroit obligé de
rentrer dans l'administration. Il est donc plus
simple qu'il l'abandonne à un vîsir (1), qui aura
d'abord la même puissance que lui. L'établisse-
ment d'un visir est, dans cet état, une loi fonda-
mentale.
où seulement ropinion plus éclairée fait conserver plus de for-
mes? H.
(1) Les xois d'Orient ont toujours des visirs, dit M. Cbardin.
LIV. U, X^HAP. y. . 167
On dit qu^un pape, à son élection, pënëtrë
de son incapacité , fit d'abord des difBcuhés in-
finies. U accepta enfin, et livra à son neveu
toutes les afiEaires. Il étqit dans l^admiration ,
et disoit : « Je n'aurois jamais cru que cela eût
ëté si aisé. » Il en est de même A^ ^ (grinces
d'Orient. Lorsque, de cette prison où des eu-
nuques leur ont afifoibli Je cœur et Tesprit , et
souvent leur ont laissé ignorer leur état même ,
on les tire pour {les ipSaCér sur ilè trône , ils sont
d'abord étonnés : mais, quand ils ont fait un
visir, <t que, dans leur sérail, îl» se'^tmt »Kvr^s
aux passions les plus brutales , lorsqu'au milieu
d^une cour abattue ils ont suivi leurs caprices
les plus s^tupîde^Viîs ri'auroîetit' jamais cru que
cela eôt été si aise . '
Plus Tempire est étendu, plus* le sérail s'agran-
dit ; et plus , par conséquent , lé ]()rînce est enfvré
de pflàisirs. Ainsi, dans ces états, plus le prince
a de peuplés à gouverner, mqins rV pense au
gouvernement; plus les iaffâities y ^ônt^A^es,
et moins on y délîbèl*e stir les affairés.
i68 DE l'esprit ses lois.
LIVRE III.
DES PRINCIPES DES TROIS GOUVERNEMENS.
CHAPITRE I.
Différence de Ja nature du gouyern^ment et de son
principe (i),
Àpaès avoir examine quelles sont les lois re-
latives à la nature de chaque gouvernement , il
fauî^voir celles qui le sont à son principe.
, P y a cette difife'rence (2) entre la nature du
gouvernement et son principe , que sa nature est
ce qui le fait être tel; et son principe, ce qui le
fait agir. LVne est sa, structure particulière , et
l'autre les passions humaines qui le font mou-
voir.
(1) Le principe d'an gouvernement n'est que le ressort qui résulte
de sa nature. Ce livre entier eût été le même en lui donnant pour
titre : Conséquence de ta nature des trois gouvememêns. H.
(a) Cette distinction est très-importante , et j'en tiierai bien dt*
conséqnences : elle est la olef d'une infinité de lois.
LIV. III, CHAP. I. 169
Or, les lois ne doiyent pas être moins relatives
au principe de chaque gouvernement qu'à sa
nature. Il faut donc chercher quel est ce prin-
cipe. C'est ce que je vais faire dans ce livre-ci.
CHAPITRE IL
Du principe des divers gouyernemens.
J'ai dit que la nature du gouvernement ré-
publicain est que le peuple en corps, ou de cer-
taines familles, y aient la souveraine puissance ;
celle du gouvernement monarchique, que le
prince y ait la souveraine puissance , mais qu'il
l'exerce selon des lois ëtablics ; celle du gou-
vernement despotique , qu'un seul y gou-
verne selon ses volontés et ses caprices. Il ne
m'en faut pas davantage pour trouver leurs trois
principes, ils en dérivent naturellement. Je
commencerai par le gouvernement républicain ,
et je parlerai d'abord du démocratique «
170 DE l'esprit des lois.
CHAPITRE m.
Du principe de la démocratie.
Ili ne faut pas beaucoup de probité pour qu^uQ
gouyemement - fio^s^cfaîque qu un gouverne-
ment despotique se maintiennent ou se soutien-
nent. Lafqrce des lois dons Tun, le bras du
prince toujours levé dans IWtre, règlent ou
contiennent tout. Mais , dans un état poppjaîre,
il faut un ressort de plus , qpi est ^jLvertu^
Ce que je dis est confirmé par le .cpqprs Wtier
de rhistoire, et est très-confQï:ïpe à la,.nalurje
des choses. Car il fest clair ,q»e,,,, dans yne .mo-
narchie, où celui qui fait exécutej?. les lois se
juge au-d.essus des lois, on :a Jt>.e$(Mn, 4e. moins
de vertu que dans un gouvernement ^populaire ,
où celui qui fait exécuter les lois senjt ^u'il.y est
soumis luinmême , et g^u^il^en portera le |kQ^d&^
Il est clair encore que Ip jfnpn^rque..gui, par
mauvais conseil ou par négligence., ce^e de
faire exécuter les lois , peut aisément réparer le
mal; il n'a qu'à changer de conseil, ou se cor-
riger de celte négligence même. Mais lorsque
dans un gouvernement populaire les lois ont
Liv. m, CHAP. III. 171
ces^ë d^4tf e exëcutées , comme cela ne peut ve-
nir que de la corruption de la république , Tëtat
est déjà perdu*
Ce fut un assez beau spectacle dans le siècle
passé , de.Toir les efforts impuissans des Anglais
pour établir parmi eux «la démoc4ratie.4]omme
ceux qui ayoient part aux affaires n^avoient point
de vertu, que leur ambition ^éloit irritée par le
succès lie .celui qui avoit le plus^osé (i), que
Tesprit d^une faction n^toit réprimé que par
Tespuit d^une autre ^ le gouvernement changeoit
sans^'C^sse: le peuple , étonné , cberchoU la dé-
mocratie ^et ne la trouvpitxiuUe part. Enfin, après
biendes mouvemens, des chocs, et des secousses,
il fallut ;Se reposer dans le gouvememeni; même
qù!on avoit pnoscrit.
«Quand Sylla voulut irendre à Rome la liberté,
elle ne put plus . la recevoir ; elle ji'avoit plus
qu^un foible reste ide vertu ; et , comme elle en
eut toujours moins , au lieu de se réveiller après
César, Tibère , Càïus , Claude , Néron , Domitien ,
elle fut toujours plus esclave; tous les coups por-
tèrent sur les tyrans , aucun sur la tyrannie.
Les politiques grecs qui vivoient dans le gou-
vernement populaire ne reconnoissoient d'autre
(1) Gromwel. '
172 DE L^ESPRIT DES LOIS.
force qui pût le soutenir que celle de la yertu (1).
Ceux d'aujourd^hui ne nous parlent que de ma-
nufactures, de commerce, de finances, de ri-
chesses, et de luxe même.
Lorsque cette vertu cesse, l'ambition entre
dans les cœui's qui peuvent' la recevoir, et l'a-
varice entre dans tous. Les désirs changent d'ob-
jets : ce qu'on aimoit, [on ne Taime plus ; on
ëtoit libre avec les lois , on veut être libre contre
elles ; chaque citoyen est comme un esclave
échappe de la maison de son maître ; ce qui étoit
maxime, on l'appelle rigueur ; ce qui étoit règle,
on l'appelle gêne i ce qui étoit attention , on
l'appelle crainte. C'est la firugalité qui y est l'a-
varice, et non pas le désir d'avoir. Autrefois le
bien des particuliers faisoit le trésor public;
mais pour lors le trésor public devient le patri-
moine des particuliers. La république est une
dépouille ; et sa force n'est plus que le pouvoir
de quelques citoyens et la licence de tous.'
Athènes eut dans son sein les mêmes forC:es
pendant qu'elle domina avec tant de gloire , et
pendant qu'elle servit avec tant de honte. Elle
avoit vingt mille citoyens (2) lorsqu'elle défen-
(1) C'est de la morale bien conçue que doit naître le bonheur des
hommes. H.
(a) Plutarque , in Pericle» Platon , in Critià,
LIV. III, CMAP. III. 175
dit les Grecs contre les Perses, qu^elle disputa
Pempire à Lacëdëmone, et qu^elle attaqua la
Sicile. Elle en avôit Vingt mille lorsque Dëmë-
trius dç Phalère les dénombra (1) comme dans
un marché l'on compte les esclaves. Quand Phi-
lippe osa dominer dans la Grèce , quand il parut
aux portes -d'Athènes (2), elle n'ayoit encore
perdu que le temps. On peut voir , dans Démos-
thènes, quelle peine il &llut pour la réveiller :
on y craignoit Philippe ,. non pas comme: l'en-
nemi de la liberté , mais des plaisirs (3). Cette
ville , qui avoit résisté à tant de défaites , qu'on
avoit vue renaître après ses destructions, fut
vaincue à Chéronée, et le fut pour toujours.
Qu'importe que Philippe renvoie tous les pri-
sonniers?. Il ne renvoie pas des hommes. Il
étoit toujours aussi aisé de triompher des forces
d'Athènes qu'il étoit difficile de triompher de sa
vertu.
Comment Carthage auroit-elle pu se soutenir?
Lorsqu'Annibal, devenu préteur, voulut empê-
cher les magistrats de piller la république , n'al-
(1) 11 s'y trouva vingt-iiD mille citoyens, dix mille étrangers,
quatre cent mille esclaves. Voyez Athénée, liv. VI.
(a) Elle avoit vingt mille citoyens. Voyez Démosthènes, m Aristog,
(3) Us avoient fait une loi pour punir de mort celui qui proppse-
roit de convertir aux usages de la guerre l'argent destiné pour les
théâtres.
174 I>K L^ESPRIT BES LOIS.
lèrent-ils pas l^accuser derant les Roiiiaiki& t
Malheureux, qui vouloient être citoyetfs sfims
qu'il y dit de cilë, et tenir leurs richesses de
la main de leurs destructeurs! Bientôt Rome leur
demanda pour otages trois cents de leur$ priti-^
eipaux citoycms ; elle se fit liTrer les- areâes- et
les Taisseaux,et ensuite leur dëclara la guerre.
Par léî» choses que fit le désespoir datis Car^
tliage désarmée (i) , on peut juger de ce quMlè
auroit pu Êiire avec sa vertu, lorsqu'elle avoitses
forces.
CHAPITRE IV.
Du principe de Taristocratie*
Gomme il£aiut de la vertu (2) dans le gouver-
nement po]|ulaire, il en £atut aussi dans Taristo-
cratique. Il e^ vrai qu'elle n'y est pas si absolu^
ment requisse.
Le peuple , qui est à l'égard des nobles ce que
les sujets sont à Tégard du monarque, est con-
(1) • Cette guerre dora trois ans.
(a) Danti cevt qni gooTement. Mais ce n'est plot un ressort ni
un principe : car le ressort est ce qui fait agir la partie gouTernée* H.
LIV. III, CHAP. IV. 175
tenu par I^urs lots. Il a donc moins besoin dé
vertu que le pcupte de la démocratie. Mdîis com-
ment les nobles seront-ils contenus? Ceux qui
doivent frire cx<Çcuter lès lois contre leurs collè-
gues Mtttiront d-abord^ qu'ils agis&ent contre
eux-mêmes, ir faut dbhc dV la Vertu dans ce
corps , par la nature de Ikcdnstitùrîon.
Le gouvernement aristocratique a par lui-
même une certaine force que la démocratie n^a
pas. Les nobles j formontmii ^çorps qui, par sa
prérogative et pour son intérêt particulier, ré-
primeie peuple : il suffit qû'rl y ait des lois , pour
qii^à cet égard elles soient exécutées.
Mais, autant, qu^il. est aisé à ce corps de. ré-
primer les autres ,. autant est-il difficile qu'il se
réprime lui-même (1). Telle est la nature de
cette constitution, qu'il semble qu'elle mette
les mêmes gens sous la puissance des lois, et
qu'elle les en retire.
Or, un corps pareil ne peut se réprimer, que
de deux nfanières , ou par une grande vertu, qui
fait que les nobles se trouvent en quelque façon
égaux à leur peuple, ce qui, peut ïFormer uniç^
grande république; ou par une vertu moindre ,^
(1)' Les'crittieï'ihiblics'y pdmtont être paiiis*, parce que c'est f*af-
faire de tous ; les crimes particuliers n'y seront pas punif , parce que
ra&ire de tous est d« ne lès pas punir.
i;6 DE l'esprit des lois.
qui est une certaine modëration qui rend les
nobles au moins égaux à eux-mêmes, ce qui fait
leur conservation .
La modération est donc Tàme de ces gouyer-
nemens (i). J'entends celle qui est fondée sur
la vertu ; non pas celle qui vient d'une lâcheté
et d'une paresse de Tâme.
CHAPITRE V.
Que la yertu n'est point le principe dd gouvernement
monarchique.
Dans les monarchies, la politique Ml faire
les grandes choses avec le moins de vertu qu^elle
peut; comme, dans les plus belles machines,
l'art emploie aussi peu de mouvemens , de forces
et de roues qu'il est possible. .
L'état subsiste indépendamment de Tamour
pour la patrie, du désir de la vraie gloire, du
renoncement à soi-même , du sacrifice de ses
plus chers intérêts , et de toutes ces vertus hé-
roïques que nous trouvons dans les anciens, et
dont nous avons seulement entendu parler.
Les lois y tiennent la place de toutes ces ver-
(i) Dans la crainte on est fort modéré. H.
LIV. III, CHAP. V. 177
tus dont on n'a aucun besoin; rétatvous en dis*
pense : une action qui se fait sans bruit y est
en quelque façon sans conséquence.
Quoique tous les crimes soient publics par
leur nature , on distingue pourtant les crimes
véritablement publics d'avec les crimes prive's,
ainsi appelés parce qu'ils offensent plus un par-
ticulier que la société entière.
Or, dans les républiques, les crimes privés
sont plus publics, c'est-à-dire choquent plus la
constitution de l'état que les particuliers; et,
dans les monarchies, les crimes publics sont
plus privés, c'est-à-dire choquent plus les for-
tunes particulières que la constitution de l'e'tat
même.
Je supplie qu'on ne s'offense pas de ce que
j'ai dit : je parle après toutes les histoires. Je
sais très-bien qu'il n'est pas rare qu'il y ait des
princes vertueux ; mais je dis que , dans une
monarchie, il est très-difficile que le peuple le
soit (1).
Qu'on lise ce que les historiens de tous les
temps ont dit sur la cour des monarques ; qu'on
(1) Je parle ici de la vertu politique, qui est la vertu morale,
dans le sens qu'elle se dirige au bien général ; fort peu des vertus
morales particulières ; et point du tout de cette vertu qui a du rap-
port aux vérités révélées. On verra bien ceci au livre V, chap. u.
II. »^
178 DE l'eSPRIÏ des lois.
se rappelle les conversations des hommes de
tous les pays sur le misérable caractère des cour-
tisans : ce ne sont point des choses de spécula-
tion , mais d^une triste expérience.
L'ambition dans Toisiveté , la bassesse dans
Torgueil , le désir de s'enrichir sans travail , l'a-
version pour la vérité, la flatterie, la trahison,
la perfidie , l'abandon de tous ses engagemens ,
le mépris des devoirs du citoyen, la crainte de
la vertu du prince, Tespérance de ses foiblesses,
et , plus que tout cela , le ridicule perpétuel jeté
sur la vertu , forment, je crois, le caractère du
plus grand nombre des courtisans, marqué dans
tous les lieux et dans tous les temps. Or, il est
très-malaisé que la plupart des principaux d'un
état soient malhonnêtes gens, et que les infé-
rieurs soient gens de bien; que ceux-là soient
trompeurs, et que ceux-ci consentent à n'être
que dupes.
Que si, dans le peuple, il se trouve quelque
malheureux honnête homme (1), le cardinal de
Richelieu, dans son testament politique, insi-
nue qu'un monarque doit se garder de s'en ser-
vir (2). Tant il est vrai que la vertu n'est pas le
(i) Entendez ceci dans le sens de la note précédente.
(3) Il ne faut pas , y est-il dit , se servir de gens de bas lieu ; ils
sont trop austères et trop difjQciles.
LIV. III, CHAP. V. 179
ressort de ce gouvernement. Certainement elle
nVn est point exclue ; mais elle n'en est pas le
ressort.
CHAPITRE VI.
Comment on supplée à la rertu dans le gourernement
monarchique.
Je me hâte et je marche à grands pas, afin
qu^on ne croie pas que je fasse une satire du
gouvernement monarchique. Non : s'il manque
d'un ressort, il en a un autre. V honneur (1),
c'est-àrdire le préjugé de chaque personne et de
chaque condition ^ prend la place de la vertâ po-
litique dont j'ai parlé, et la représente partout.
Il y peut inspirer les plus belles actions; il peut,
joint à la force des lois , conduire au but du gou-
vernement, comme la vertu même.
Ainsi, dans les monarchies bien réglées, tout
le monde sera à peu près bon citoyen, et on
trouvera rarement quelqu'un qui soit homme de
(1) Qaelle définition! Une fois pour toutes^ quand Montesquieu
définit , il dit l'impression qu'il reçoit en entendant un mot ; et il
croit faire une définition. H.
i8o DE l'esprit des lois.
bien; car, pour être homme de bien (i), il faut
Avoir intention de l'être (2) ,et aimer l'état moins
pour soi que pour lui-même.
CHAPITRE VII.
Du principe de la monarchie.
Le gouvernement monarchique suppose ,
comme nous avons dit, des prééminences, des
rangs, et même une noblesse d'origine. La na-
ture de l'honneur (3) est de demander des pré-
férences et des distinctions : il est donc , par la
chose même , placé dans ce gouvernement.
L'ambition est pernicieuse dans une républi-
que (4) : elle a de bons effets dans la monarchie;
elle donne la vie à ce gouvernement ; et on y a
cet avantage, qu'elle n'y est pas dangereuse,
parce qu'elle y peut être sans cesse réprimée.
(i) Ce mot, homme de bien, ne s'entend ici que dans un sens po-
litique.
(2) Voyez chapitre précédent, note (i) , page 177.
(3) Qu'est-ce que l'honneur chez les courtisans , séparé du revenu
pécuniaire ? H.
(4) Elle l'est partout , partout elle tend aux privilèges exclusifs.
Dans la démocratie , elle tend directement à sa dissolution ; dans la
monarchie, ù sa corruption. H.
LIV. III, CHAP. yii. l8ï
Vous diriez qu^Il en est comme du système de
Funivers, où il y a une force qui éloigne sans
cesse du centre tous les corps, et une force de
pesanteur qui les y ramène. Uhonneur fait mou«-
voir toutes les parties du corps politique (i); il
les lie par son action même; et il se trouve que
chacun va au bien commun, croyant aller à ses
intérêts particuliers.
Il est yrai que, philosophiquement parlant,
c'est un honneur faux qui conduit toutes les
parties de l'état; mais cet honneur faux est
aussi utile au public que le vrai le seroit aux par-
ticuliers qui pourroient l'avoir.
Et n'est-ce pas beaucoup d'obliger les hommes
à faire toutes les actions difficiles et qui deman-
dent de la force , sans autre récompense que le
bruit de ces actions ?
(i) Il ne fait moaToir que le petit nombre qui approche les Bovk^
verains. H,
i8a DE l'esprit des lois.
CHAPITRE VIII.
Que l'honneur n'est point le principe des états despotiques.
Ce n'est point l'honneur qui est le principe
des états despotiques (i) : les hommes y étant
tous égaux, on n'y peut se préférer aux autres ; les
hommes y étant tous esclaves, on n'y peut se
préférer à rien.
De plus, comme l'honneur a ses lois et ses
règles, et qu'il ne sauroit plier; qu'il dépend
hien de son propre caprice , et non pas de celui
d'un autre , il ne peut se trouver que dans des
états où la constitution est fixe , et qui ont des
lois certaines.
Comment seroit-il souffert chez le despote?
Il fait gloire de mépriser la vie, et le despote n'a
de force que parce qu'il peut l'ôter. Comment
pourroit-il souffrir le despote? Il a des règles
suivies, et des caprices soutenus; le despote n'a
aucune règle, et ses caprices détruisent tous
les autres.
(i) Lisez rhistoire turque sous les Ottomans qui aspiroient à être
des héros ; tous verrez le cpntraire. H.
LÎV. III, CHAP. Vin. l83
L'honneur, inconnu aux états despotiques,
oii même souvent on n'a pas de mot pour l'ex-
primer (i), règne dans les monarchies; il y
donne la vie à tout le corps politique , aux lois,
et aux vertus mêmes.
CHAPITRE IX.
Du principe du gouvernement despotique.
Comme il faut de la vertu dans une républi-
que, et dans une monarchie de Y honneur^ \\
faut de la crainte dans un gouvernement despo-
tique : pour la vertu, elle n'y est point néces-
saire, et l'honneur y seroît dangereux.
Le pouvoir immense du prince y passe tout
entier à ceux à qui il le confie. Des gens capa-
bles de s'estimer beaucoup eux-mêmes seroîent
en état' d'y faire des révolutions. Il faut donc
que la crainte y abatte tous les courages, et y
éteigne jusqu'au moindre sentiment d'ambition.
Un gouvernement modéré peut, tant qu'il
veut, et sans péril, relâcher ses ressorts : il se
(0 Voyez Perry, page 447-
i84 BÊ l'esprit des lois.
maintient par ses lois tt par sa force même.
Mais lorsque, dans le gouvernement despoti-
que, le prince cesse un moment de lever le bras ;
quand il ne peut pas anéantir à Tinstant ceux
qui ont les premières places (i), tout est perdu :
car le ressort du gouvernement, qui est la
crainte , n'y étant plus , le peuple n'a plus de
protecteur.
C'est apparemment dans ce sens que des cadis
ont soutenu que le grand-seigneur n'étoit point
obligé de tenir sa parole ou son serment, lors-
qu'il bornoit par-là son autorité (2).
Il faut que le peuple soit jugé par les lois , et
les grands par la fantaisie du prince ; que la tête
du dernier sujet soit en sûreté, et celle des
bâchas toujours exposée. On ne peut parler
sans frémir de ces gouvernemens monstrueux.
Le sophi de Perse, détrôné de nos jours par
Mirivéis, vit le gouvernement périr avant la
conquête , parce qu'il n'avoit pas versé assez de
sang (3).
L'histoire nous dit que les horribles cruautés
de Doiïiitien effrayèrent les gouverneurs au point
que le peuple se rétablit un peu sous son
(1) Gomme il arrive souveot dans Taristocratie militaire.
(a) Ricault , de l'empire ottoman,
(3) Voyez l'histoire de cette révolution , par le P. Dacerceau.
JLIV..III, CHAP. IX. i8d
règae (i). Cesl ain&i qu^un torrent qui ravage
tout d'un côté laisse de l'autre des campagnes
où Tœil voit de loin quelques prairies.
CHAPITRE X.
Différence de l'obéissaDce dans les gouyememens modérés,
et dans les g;ouTenieinens despotiques.
Dans les états despotiques la nature du gou-
vernement demande une obéissance extrême ; et
la volonté du prince, une fois connue , doit avoir
aussi infailliblement son effet qu^une boule je-
tée contre une autre doit avoir le sien.
Il n^y a point de tempérament, de modifica-
tion, d'accommodemens, de termes, d'équiva-
lens, de pourparlers, de remontrances; rien d'é-
gal ou de meilleur à proposer. L'homme est une
créature qui obéit à une créature qui veut.
On n'y peut pas plus représenter ses craintes
sur un événement futur qu'excuser ses mauvais
succès sur le caprice de la fortune. Le partage
(i) Son goayernement étoit militaire ; ce qui est une des espèces
du gouTemement despotique.
i86 DE l'esprit des lois.
des hommes , comme des bétes, y est rinstinct^
Tobëissance , le châtiment.
Il ne sert de rien d'opposer les sentimens i^a-
turels, le respect pour un père , la tendresse pour
ses enfans et ses femmes, les lois de Fhonneur ^
Fétat de sa santé; on a reçu l'ordre, et cela
suffit.
En Perse, lorsque le roi a condamné quel-
qu'un , on ne peut plus lui en parler , ni deman-
der grâce. S'il étoit ivre ou hors de sens-, il fau-
droit que l'arrêt s'exécutât tout de même (i):
sans cela il se contrediroit , et la loi ne peut se
contredire. Cette manière de penser y a été de
tout temps : l'ordre que donna Assuérus d'ex-
terminer les Juifs ne pouvant être révoqué (2) ^
on prit le parti de leur donner la permission de
se défendre.
Il y a pourtant une chose que l'on peut quel-
quefois opposer à la volonté du prince (3);
c'est la religion. On abandonnera son père , on
le tuera même , si le prince l'ordonne : mais on
ne boira pas de vin, s'il le veut et s'il l'ordonne.
Les lois de la religion sont d'un précepte supé-
rieur, parce qu'elles sont données sur la tête
(1) Voyez Chardin.
(a) Il fut révoqué. H.
(3) Voyez Ghardio.
LIV. III, CHAP. X. 187
du prince comme sur celle des sujets/ Mais,
quant au droit naturel, il n'en est pas de même;
le prince est supposé n'être plus un homme.
Dans les états monarchiques et modelées (1) ,
la puissance est bornée par ce qui en est le res-
sort ; je veux dire Thonneur , qui règne , comme
un monarque , sur le prince et sur le peuple. On
n'ira point lui alléguer les lois de la religion ;'un
courtisan se croiroit ridicule : on lui alléguera
sans cesse celles de Thonneur. De là résultent
des modifications nécessaires dans Tobéissance;
l'honneur est naturellement sujet à des bizarre-
ries, et l'obéissance les suivra toutes.
Quoique la manière d'obéir soit di£férente
dans ces deux gouvernemcms , le pouvoir est pour-
tant le même. De quelque côté que le monarque
se tourne , il emporte et précipite la balance , et
est obéi. Toute la différence (2) est que , dans
la monarchie , le prince a des lumières , et que
les ministres y sont infiniment plus habiles et
plus rompus aux affaires que dans Tétat despo-
tique.
(i) Dans ces états, les sujets obscurs sont punis par les lois ; les
gens en place , par le caprice du monarque. H.
(a) Cette différence ne naît pas de la nature des pouvoirs , et
proute la mauvaise distinction de Montesquieu. H.
i88 DE l'esprit des lois.
CHAPITRE XL
Réflexion sur tout ceci.
Tels sont les principes des trois gouverne-
mens : ce qui ne signifie pas que, dans une cer-
taine république, on soit vertueux; m$iis qu'on
deTroitTétre. Cela ne prouve pas non plus que,
dans une certaine monarchie , on ait de Thon-
neur, et que, dans un état despotique particu-
lier , on ait de la crainte ; mais qu^il faudroit en
avoir : sans quoi le gçuvernement sera impar-
fait (i).
(i) Un gouvernement imparfait est celui qui ne tend pas au bon-
heur des hommes. H.
I.IV. IV, CHAP. I. 189
LIVRE IV.
r»^1
QUE LES LOIS DE L EDUCATION DOIVENT ETRE
RELATIVES AUX PRINCIPES DU GOUVERNE-
MENT.
CHAPITRE I.
Des lois de Téducation (1).
Les lois de Féducation sont les premières que
nous recevons. El, comme elles nous préparent
à être citoyens , chaque famille particulière doit
être gouvernée sur le plan de la grande famille
qui les comprend toutes.
Si le peuple en général a un principe , les par-
ties qui le composent, c'est-à-dire les familles,
l'auront aussi. Les lois de l'éducation seront
donc différentes dans chaque espèce de gouver-
(i) Il semble bien ridicule de faire un ouvrage pour enseigner
ce qu'il faut qu*on fasse pour maintenir ce qui est mal. En matière
de gou^remement et d'éducation, H seule question à examiner,
c'est de savoir ce qui est le plus propre à assurer le bonheur des
hommes. H.
igo DE l'esprit des lois.
nement. Dans les monarchies, elles auront pour
objet rhonneur ; dans les républiques , la vertu ;
dans le despotisme , la crainte.
CHAPITRE II.
De l'éducation dans les monarchies.
Ce n'est point dans les maisons publiques où
Ton instruit l'enfance que l'on reçoit dans les
monarchies la principale éducation (i); c'est
lorsque Ton entre dans le monde que l'éduca-
tion , en quelque façon , commence (2). Là est
l'école de ce que l'on appelle honneur , ce maître
universel qui doit partout nous conduire.
C'est là que l'on voit, et que l'on entend
toujours dire trois choses : qu'tV faut mettre dans
les vertus une certaine noblesse; dans les mœurs,
^une certaine franchise; dans les manières ^ une
certaine politesse.
Les vertus qu'on nous y montre sont toujours
moins ce que l'on doit aux autres que ce que
(1) ^Ile y est contradictoire. H.
(a) On n'y enseigne qn*à masquer ses vices , et que l'art de faire
fortune. H..
LIV. IV, CHAP. II. 191
Ton se doit à soi-même : elles ne sont pas tant ce
qui nous appelle vers nos concitoyens que ce
qui nous en distingue.
On n'y juge pas les actions des hommes comme
bonnes, mais comme belles; comme justes, mais
comme grandes; comme raisonnables , mais
comme extraordinaires (1).
Dès que Fhonneur y peut trouver quelque
chose de noble , il est ou le juge qui les rend lé-
^ gitimes , ou le sophiste qui les justifie.
Il permet la galanterie lorsqu'elle est unie
à ridée des sentimens du cœur, ou à Tidëe de
conquête; et c'est la vraie raison pour laquelle
les mœurs ne sont jamais si pures dans les mo-
narchies que dans les gouvernemens républicains.
E permet là ruse lorsqu'elle est jointe à l'idée
de la grandeur de l'esprit ou de la grandeur des
affaires, comme dans la politique, dont les fi-
nesses ne l'offensent pas.
Il ne défend l'adulation que lorsqu'elle est sé-
parée de ridée d'une grande fortune, et n'est
jointe qu'au sentiment de sa propre bassesse.
A l'égard des mœurs, j'ai dit que l'éducation
des monarchies doit y mettre une certaine firan-
chise (2).
(1) C'est plutôt peindre des courtisans qu'une nation. H.
(3) 2ïe seroit'Ce pas la dissimulation sous un air de fraochise? H.
IQÈ DE l'esprit des LOIS.
On y veut donc de la vérité' dans les discours.
Mais est-ce par amour pour elle ? point du
tout. On la veut, parce qu''un homme qui est ac-
coutumé à la dire paroît être hardi et libre. En
effet, un tel homme semble ne dépendre que des
choses, et non pas de la manière dont un autre
les reçoit.
C'est ce qui fait qu'autant qu'on y recom-
mande cette espèce de franchise , autant on y
méprise celle du peuple, quiti'a que la vérité et
la simplicité pour objet.
Enfin, l'éducation dans les monarchies exige
dans les manières une certaine politesse. Les
hommes, nés pour vivre ensemble, sont nés
aussi pour se plaire ; et celui qui n'observeroit
pas les bienséances, choquant tous ceux avec
qui il vivrpit, se décréditeroit au point qu'il
deviendroit incapable de faire aucun bien.
Mais ce n'est pas d'une source si pure que
la politesse a coutume de tirer son origine.
Elle naît de l'envie de se distinguer. C'est par
orgueil que nous sommes polis : nous nous sen-
tons flattés d'avoir des manières qui prouvent
que nous ne sommes pas dans la bassesse, et
que nous n'avons pas. vécu avec cette sorte de
gens que l'on a abandonnés dans tous les âges.
Dans les monarchies, la politesse est nalura-
LIVi IV, CHAP.H. 193
Usée à la cour (1). Un homme excessivement
grand rend tous les autres petits. De là les égards
que Ton doit à tout le monde; de là naît la po-
litesse, qui flatte autant ceux qui sont polis que
ceux à regard de qui ils le §ont, parce qu'elle
fait comprendre qu'on est de la cour, ou qu'on
est digne d'en être.
L'air de la cour consiste à quitter sa grandeur
propre pour une grandeur empruntée. Celle-ci
flatte plus un courtisan que la sienne même.
£lle donné une certaine modestie superbe qui
se répand au loin, mais dont l'orgueil diminue
insensiblement (2), à proportion de la distance
où l'on est de la source de cette grandeur.
On trouve à la cour une de'licatesse de goût (3)
en toutes choses, qui vient d'un usage conti-
nuel des superfluités d'une grande fortune, de
la variété, et surtout de la lassitude des plaisirs,
de la multiplicité, de la confusion n^éme des
fantaisies, qui, lorsqu'elles sont agréables, y
sont toujours reçues.
C'est sur toutes ces choses que l'éducation se
(1) G'e3t que les petits ennemis y sont à craindre, et que la fa^
Teur du maître égalise tout. H.
(3) Il augmenteroit plutôt dans Téloignement. H.
(3) Oui, s'il le regarde comme un défaut; car tout ce qu*il dit
prouveroit que ce goût doit être peu sûr. Hors la nature, y a-t-il un
goût sûr et vrai ? H« .
II. i5
194 I>^ L^ESPRIT DES LOIS.
porte, pour faire ce qu^on appelle l'honnête
homme (i), qui a toutes les qualités et toutes les
vertus que Ton demande dans ce gouverne-
ment.
Là l'honneur, se mêlant partout, entre Asaiff
toutes les façons de penser et toutes lès ma-
nières de sentir, et dirige même les principes.
Cet honneur bizarre fait que les vertus ne
sont que ce qu'il veut, et comme il les veut : il
met de son chef des règles à tout ce qui nous est
prescrit : il étend ou il borne nos devoirs à sa
fantaisie, soit qu'ils aient leur source dans la re-
ligion, dans là politique , ou dans la morale.
Il n'y a rien dans la monarchie que les lois, la
religion et Thonneur prescrivent tant que l'o-
béissance aux volontés du prince : mais cet
honneur nous dicte que le prince ne doit Ja-
mais nous prescrire une action qui nous désho-
nore , parce qu'elle nous rendroit incapables de
le servir.
Grillon refusa d'assassiner le duc de Guise (2);
mais il offrit à Henri III de se battre contre lui.
Après la Saint-Barthélemi , Charles IX ayant
(1) Le titre d'honnête homme s'y règle encore plus sor le tarif dei
fortunes. H.
(3) Henri III en eût trouré mille autres. L'honneur monaroikiquew
n'étoit pourtant point encore éteint. H.
IIV. IV, CHAP. II. 195
écrit à tous les gouyemeurs de £ûre massacrer
les huguenots, le yicoHite d'(k*le, qui comman-
doit dans Baïonne, écrivit au roi (1) : « Sire,
» je n'ai trouvé parmi les habitans et: les gens de
» guerre que de bons citoyens , de I^aves soldats,
» et pas un bourreau : ainsi, eux et moi sup*
» plions votre majesté d'employer nos bras et
»,nos vies à choses faisables. » Ce grand et gé-*
néreux courage regardoit une lâcheté comme
une chose impossible.
Il n'y a rien que l'honneur prescrive plus à
la noble^e que de servir le prince à la guerre (â) :
en effet, c'est la profession distinguée, parce
que ses hasards, ses succès et ses malheurs
même , conduisent à la grandeur. Mais, en
imposant cette loi , l'honneur veut en être l'ar-
bitre; et, s'il se trouve choqué, il exige ou per-
met qu'on se retire chez soi.
Il veut qu'on puisse indifféremment aspirer
aux emplois , ou les refuser; il tient cette li-
berté au-dessus de. la fortune même.
L'honneur a donc ses règles suprêmes; et l'é-
ducation est obligée de §'y conformer (3), Les
(1) Voyez l'Histoire de d'Anbigné.
(a) Est-ce bien à l'hoDnear qu'on doit attribuer citf s maximes F H.
(3) On dit ici ce «fui est, el non pas ce qui doi« être : Vbotineur
est no préjugé que la religion trayaille tantôt à détruire , tantM à
régler.
i3.
196 DE l'esprit des LOIS,
prmcipales sont, quHl nous est bien permis de
faire cas de notre fortune ; mais qu'il nous est
souverainement défendu d'en faire aucun de
notre vie (1).
La seconde est que, lorsque nous avons été
une fois placés dans îin rang , nous ne devons
rien faire ni soufiËrir qui fasse voir que nous
nous tenons inférieurs à ce rang même.
La troisième , que les choses que l'honneur
défend sont plus rigoureusement défendues
lorsque les lois ne concourent point à les pros-
crire, et que celles qu'il exige sont plus foi^
tement exigées lorsque les lois ne les demandent
pas.
«i «''«'^ «/«/»^>«^^/*/« «>>«/%«/«/».%/«/«.%/%/% «/«/ft,«/W%J
CHAPITRE m.
De réducation dans le gouveroement despotique.
Comme l'édticatîon dans les monarchies ne
travaille qu'à élever le cœur (2) , elle ne cherche
qu'à l'abaisser dans les états despotiques. Il
. (1) Gela eftt vraî dans toutes les troupes de rnniv^rs. Faire hon-
neur à l'honneur de tout ce qui est en usage parmi nous, c'est la ma-
nie du système. H.
(a) Il n'y a de fier que Thomme indépendant. H.
. Liv. IV, CHAP. m- 197
£aiut qu^elle y soit seirile. Ce sera un bien,
même dans le commandement, de FaToir eue
telle, personne n^y étant tyran sans èlre en
même temps esclaye.
L^extrême obéissance suppose de Tignorance
dans celui qui obéit; elle en suppose même
dans celui qui commande (1): il n'a point à
délibérer, à douter, nf à raisonner; il n'a qu'à
vouloir.
Dans les états despotiques , chaque maison
est un empire séparé. L'éducation, qui con-
siste principalement à vivre avec les autres, y
est donc très-bornée : elle se réduit à mettre la
crainte dans le cœur, et à donner à l'esprit la
connoissance de quelques principes de religion
fort simples. Le savoir y sera dangereux, l'ému-
lation funeste; et, pour les vertus , Aristote (2)
ne peut croire qu'il y en ait quelqu'une de
propre aux esclaves (3); ce qui borneroit bien
l'éducation dans ce gouvernement.
L'éducation y est donc en quelque façon nulle .
Il faut ôter tout, afin de donner quelque chose,
et commencer par faire un mauvais sujet, poui^
faire un bon esclave.
(1) Ii'esclaTage corrompt fout, surtout les maîtres. H.
(a) Politiq., liv. I. *
(3) Gomment cela se pourroit-il P ils n'oat point de Tolonté. H.
jgS DE x'esprit des lois.
Eh! pourquoi l'éducation s'atlacheroît-elle à
y former un bon citoyen qui prît part au mal-
heur public? S'il aimoit l'e'tat, il seroit tenlë de
relâcher les ressorts du gouverne^ment : s'il ne
rëussissoit pas , il se perdroit ; s'il rëussissoit ,
il courroit risque de se perdre, lui , le prince, et
l'empire.
CHAPITRE IV,
Différence des ^fff^ts de l'éducation chez les ancien»
et parmi nous.
La plupart des peuples anciens viVoient dans
des gouvememens qui ont la vertu pour prin-
cipe (i)i et, lorsqu'elle y ëtoît dans sa force,
on y faispit des choses que^'nous ne voyons plus
aujourd'hui , et qui étonnent nos petites âmes.
Leur éducation avoit un autre avantage sur la
nâtre; elle n'étoit jamais démentie {2). Épami-
nondas, la dernière année de sa vie , disoit, écou-
(i) La vertu ne tenoit pas à leur principe, mais à la nooreftaté
de ces gouyernemens. Il y a dans tous les genres «me ferrev» de hotî-
ciat. H,
(a) Celle de nos paysans non plus. H,
LIV. IV, CHAP. IV. 199
toit, Voyoit, faisoit les mêmes choses que dans
FAge où il avoit commencé d'être instruit.
Aujourd'hui, nous recevons trois éducations
différentes ou contraires ; celle de nos pères, celle
de nos msatres, celle du monde. Ce qu*on nous
dit dans la dernière renverse toutes les idées
des premières. Gela vient, en quelque partie, du
contraste quHl y a panni nous entre les engage-
mens de la religion et ceux du monde (1) ;
chose que les anciens ne connoissoient pas.
CHAPITRE V.
De Féducation dans le gouyernement républicain.
C*EST dans le gouvernement républicain que
Ton a besoin de toute la puissance de Féduea*
tion (2). La crainte des gouvemenieiis despoti-
ques naît d'elle-même parmi les menaces et les
châtimens ; l'honneur des monarchies est favo-
(1) Le contraste entre les enseignemens de la religion et ceux da
monde étoit dans un ordre renversé. Les dieux étoient plus crimi-
nels que les homme». H.
(3) Cette puissance rient de l'égalité des fortunes et des mœurs
plus concentrées dans la iamiUe. C'est l'esprit du moine, qui, n'é-
tant rien par lui-même , s'attache à son corps pour être quelque
chose. H.
2O0 DE l'esprit DES LOIS.
rîsé par les passions, et les favorise à son tour;
mais la vertu politique est un renoncement à sdi-
raême, qui est toujours une chose très-pënible.
On peut définir cette vertu, Tamour des lois
et de la patrie. Cet amour, demandant une pré-
férence continuelle de Tintérêt public au sien
propre , donne toutes les vertus particulières :
elles ne sont que cette préférence.
Cet amour est singulièrement affecté aux dé-
mocraties. Dans elles seules, le gouvernement
est confié à c}iaque citoyen. Or le gouvernement
est comme toutes les choses du monde ; pour
le conserver, il f^ut l'aimer.
On n'a jamais ouï dire que les rois n'aimas-*
sent pas la monarchie, et que les despotes
haïssent le despotisme.
- Tout dépend donc d'établir dans la républi-
que cet amour (i); et c'^est à l'inspirer que l'é-
ducation dpît être attentive. Mais, pour que les
çnfans puissent l'avoir, il y a un moyen sur»
c'est que les pèresi l'aient eux-mêmes.
On est ordinairement le maître de donner à
ses enfans ses connoissances ; on Test encore
plus de leur donner ses passions^
(i) Il s'y établit par la connoissance des avantages de régalîté,
fortifiée de la haine des tyrans ; mais la haine cesse après leur jles-
traction. H.
Liv. IV, CHAP. V. aoi
Si cela n'arriv€ pas , c'est que ce qui a été fait
dans la maison .paternelle est détruit parles im-
pressions du dehors.
Ce n^est point le peuple naissant qui dégénère ;
il ne se perd que lorsque les hommes faits sont
déjà corrompus.
CHAPITRE Vi;
De quelques institutrons des Grecs.
Les anciens Grecs , pénétrés de la nécessité
que les peuples qui vivoient sous un gouverne-
ment populaire fussent élevés à la vertu, firent,
pour l'inspirer, des institutions singulières (i).
Quand vous voyez , dans la vie de Lycurgue , les
lois qu'il donna aux Lacédémoniens , vous croyez
lire l'histoire des Sévarambes. Les lois de Crète,
étoient l'original de celles de Lacédémone ; .et
celles de Platon en étoient la correction.
Je prie qu'on fasse un peu d'attention à l'éten-
due de génie (2) qu'il fallut à ces législateurs ,
(1) Je ne rois pas c«la. H.
(a) Le Trai génie en tont genre suit la nature pas à pas et se règle
sur elle. Gouverner des hommes comme des moines , le bel éloge i
En insistant sur une seule idée , sur une seule vertu , on la pousse à
l'eitrême , mais on ne fait le bonheur de personne. H.
202 DE L ESPRIT DES LOIS.
pour Toir qu'en choquant tous les usages reçus ,
en confondant toutes les vertus, ils montreroient
àTunivers leur sagesse. Lycurgue , mêlant le lar-
cin avec Tesprit de justice , le plus dur esclavage
avec Textréme liberté, les sentimens les plus
atroces avec la plus grande modération , donba
de la stabilité à sa ville. Il sembla lui ôter toutes
les ressources , les arts , lé commerce , Targ^nt , les
murailles : on y a de Fambition^ sans espérance
d'être mieux ; on y a les sentimens naturels , et
on n'y est ni enfant , ni mari , ni père : la pudeur
même est ôtée à la chasteté. C'est par ces che*
mins que Sparte est menée à la grandeur et à la
gloire ; mais avec une telle infaillibilité de ses
institutions , qu'on n'obtenoit rien contre elle en
gagnant des batailles , si on ne parvenoit à lui
ôter sa police (i). ,
La Crète et la Laconie furent gouvernées par
ces lois. Lacédémone céda la dernière aux Ma-
cédoniens, et la Crète (2) fut la dernière proie
des Romains. Les Samnites eurent ces mêmes
(1) Philopœmen contraignit lei Lacédémoniens d'abandonner la
manière de nourrir leurs enfans , sachant bien que , sans cela , ils an-
roient toujours une âme grande et le cœur haut. Plotarq., Vie de
Philopœmen. Voyez Tite-Live, Ut. XXXVIII.
(a) EUe défendit pendant trois ans ses lois et sa liberté. ( VojeB
les Ut. XGVIII , XGIX et G de Tîto-Live, dans i*Epitome de Flo-
rus.) EUe fit plos de résistance q«e les plus grands rois.
LIV, IV, CHAP. VI. 203
inslitations, et elles furent pour ces Romains le
sujet de vingtHjuatre triomphes (i).
Cet extraordinaire que Ton royoit dans les ins*
titutions de la Grèce » nous Tarons vu dans la lie
et la corruption de nos temps modernes (2). Un
l^slateur honnête homme a forme un peuple
où la probité paroh aussi naturelle que l'a bra*
voure chez les Spartiates. M. Penn est un yëri-
table Lycurgue ; et, quoique le premier ait eu la
paix pour objet, comme l'autre a eu la guerre ,
ils se ressemblent dans la voie singulière où ils
ont mis leur peuple, dans Tàscendant qu^ils ont
eu sur des hommes libres , dans les préjuges
qu'ils ont vaincus , dans les passions qu'ils ont
soumises.
Le Paraguay peutnous fournir un autre exemple.
On a voulu en faire un crime à la soeiéîé , qui r^e-
garde le plaisir de commander comme le seul
bien de la vie : mais il sera toujours beiau de gou-
verner les hommes en les rendant heureux (3).
Il est glorieux pour elle d'avoir été la première
qui ait montré dans ces contrées l'idée de la re-
ligion jointe à celle de l'humanité. En réparant
(1) Florus, liv. I, c. 16.
(a) In fece RomuU, Gicéron.
(3) Les ladiens du Paraguay ne dépendent point d'un seigneur
particulier, ne paient qu'un cinquième des tributs , et ont des armes
à feu polur se défendre. ,
5o4 DE l'esprit des LOIS.
les dévastations des Espagnols elle a commencé
à guérir une des grandes plaies qu^ait encorexe-
çues le genre humain.
Un sentiment exquis qu'a cette société pour
tout ce qu'elle appelle honneur , son zèle pour
une religion qui humilie bien plus ceux qui Fé-
coûtent que ceux qui la prêchent, lui ont fait
entreprendre de grandes choses ; et elle y a réussi.
Elle a retiré des bois des peuples dispersés ; elle
leur a donné .une subsistance assurée ; elle les a
vêtus : et , quand elle n'auroit fait par^là qu'aug-
menter l'industrie parmi les hommes , elle auroit
beaucoup fait.
Ceux qui voudront faire des institutions pa-
reilles établiront la communauté de biens de
la république de Platon (i) , ce respect qu'il de-
mandoit pour les dieux (2), cette séparation
d'avec les étrangers pour la conservation des
mœurs , et la cité faisant le commerce et non pas
les citoyens (5) : ils donneront nos arts sans notre
luxe, et nos besoins sans nos désirs.
Ils proscriront l'argent, dont l'efifet est de gros-
sir la fortune des hommes . au delà des bornes
(1) Belle chimère! H.
(a) L'instruction seule doit l'in^irer. H.
(3) Où seront le lèie et l'attention continue de l'intérêt person-
nel r H. •
LIV. IV, CHAP. VI. 2o5
que la nature y avoit' mises (i) , d'apprendre à
conserver inutilement ce qu'on avoit amasse de
même , de multiplier à Tinfini les dësirs , et de
suppléer à la nature , qui nous avoit donne des
moyens très-bomës d-irriter nos passions , et de
nous corrompre les uns les autres.
« Les Épidamniens (â) , sentant leurs mœurs
» se corrompre par leur communication avec les
» barbares, élurent un magistrat pour faire tous
» les marchés^ au nom de la cité et pour la cité (3). »
Pour lors, le commerce ne corrompt pas la cons-
titution, et la constitution ne prive pas la société
des avantages du commerce.
CHAPITRE VIL
£o quel cas ces institutions singulières peuvent être
bonnes.
Ces sortes d'institutions peuvent convenir dans
les républiques (4) , parce que là vertu politique
(i) Il faudroit aussi proscrire l'argent de tous les pays avec qui l'on
commerceroit. H.
(2) Plutarque, Demande des chotes grecques.
(3) C'est faire comme tons les peuples ignorans , appliquer le re-
mède au mal /et non à la source du mal. H.
(4) Aucune institution ne doit avoir pour but que la protection
de chaque homme : elles sont mauTaises dès qu'elles sont autre
chose. H.
206 DE l'eSPBIT DES LOIS.
en est le principe : mais , pour porter à Thon-
neur dans les monarchies, ou pour inspirer de
la crainte dans les ëtats despotiques, il ne faut
pas tant de soins.
Elles ne peuyent d^ailleurs avoir lieu que dans
un petit état (i), où Ton peut donner une éduca-
tion générale , et élever tout un peuple comme
une faonille (a).
Les lois de Minos , de Lycurgue et de Platon ,
supposent upe attention singulière de tous les
citoyens les uns sur les autres (3). Ou ne peut se
promettre cela dans la confusion , dans les né-
gligences, dans rétendue des affaires dW grand
peuple.
Il £aut, comme on Ta dit, bannir l'argent (4)
dans ces institutions. Mais , dans les grandes so-
ciétés, le nombre, la variété, Tembarras, Tim-
portance des afiEaiires , la facilité des achats , la
lenteur des échanges, demandent une mesure
commune. Pour porter partout sa puissance, ou
la défendre partout, il £iut avoir ce à quoi les
hommes ont attaché partout la puissance.
(i) Gomme étoient les Tilles de la Grèce.
(a) G'ett qu'on ne peut faire oablier la nature à nn grand nombre
d'hommes. H.
(3) C'est à la loi à Teilla-, et non à chaque homme. H.
(4) G'est Touloir traverser l'océan sans bateau, ou défoidie à h
pluie de tomber. H.
LIT. IV, CHAP. VIII. 207
CHAPITRE VIII.
Explication d*un paradoxe des anciens , par rapport aux
wœurs.
POLTBE, le judicieux Poljbe , nous dit que la
musique ë toit nécessaire pour adoucir les mœurs
des Arcades (1), qui habitoient un pays où Tair
est triste et froid ; que ceux de Cynète y qui ne'gli-
gèrent la musique , surpassèrent en cruautë tous
les Grecs , et qu^il n^y a point de yille où Ton ait
vu tant de crimes. Platon ne craint point de dire
que Ton ne peut faire de changement dans la
musique , qui n^en soit un dans la constitution dtt
Fëtat. Aristote, qui semble n'avoir fait sa Po/i-
tique que pour opposer ses sentinxens à ceux de
Platon , est pourtant d'accord avec lui touchant
la puissance de la musique sur les mœurs. Théo-
phraste , Plutarque (2) , Strabon (3) , tous les an-
ciens ont pensé de même. Ce n'est point une opi-
nion jetée sans* réflexion; c^est un des principes
(1) Oui, pour les peuples qui avoieot pour principal objet la
"^ guerre. De telles lois sont atroces et iaseasées. H.
<a) Vîe de Pélopidas.
(3) LiT. I,
:io8 DE l'esprit des lois.
de leur politique (i). C'est ainsi qu'ils donnoient
des lois y c'est ainsi qu'ils vouloient qu'on gou-
vernât les cités.
Je crois que je pourrois expliquer ceci. Il faut
se mettre dans l'esprit que, dans les villes grec-
ques, surtout celles qui avoient pour principal
objet la guerre, tous les travaux et toutes les
professions qui pouvoient conduire à gagner de
l'argent ëtoient regardes comme indignes d^un
homme libre. «La plupart des arts, dit Xéno-
jtphon (2), corrompent le corps de ceux qui les
» exercent ; ils obligent de s'asseoir à l'ombre , ou
» près du feu : on n'a de temps , ni pour ses amis ,
»ni pour la république. » Ce ne fut que dans la
corruption de quelques démocraties que les ar-
tisans parvinrent à être citoyens. C'est ce qu'Aris-
tote (3) nous apprend ; et il soutient qu'une bonne
république (4) ne leur donnera jamais le droit
de cité (5).
(1) Platon, liy. IV des Lois y dit que les préfectures de ta mn-
nqne et de la gymnastique sont les pins importans emplois de la
cité; et, dan» sa République, Mw, III, Damon vous dira, flit-il^
quels sont 'les sons capables de faire naUrt la bassesse de l'âme ^ tinso'
ience, et les vertus contraires»
(a) Dits mémorables.
(3) Politiq., Uy. III , chap. tt.
(4) Oui , s'ils ne sont qu'artisans. H.
(5) Diophante, dit Aristote, Politiq. ch. ¥ii, établit autrefois à
Athènes que les artisans scroient esclaves du public.
LIV. IV, CHAP. VIII. 209
L^agricultiire ëtoit encore une profession ser-
rile (1 ) , et'ordinairement c'ëtoil quelque peuple
vaincu qui Texerçoit : les Ilotes, chez les Lacë-
dëmoniens ; les Përiëciens , chez les Cretois ;1es
Pënestes , chez les Thessaliens; d'autres (2) peu-
ples esclaves , dans d^autres républiques.
Enfin tout bas commerce (3) ëtoit infème chez
les Grecs. Il auroit fallu qu'un citoyen eût rendu
des services à un esclave, à un locataire, à un
étranger : celte idée choquoitTesprit de la liberté
grecque ; aussi Platon (4) veut-il , dans ses Lois,
qu^on punisse un citoyen qui feroit le commerce.
i!l On étoit donc fort embarrassé dans les répu-
if bliques grecques (5). On ne vouloit pas que les
citoyens travaillassent au commerce , à Tagrîcul-
ture^ ni aux arts; on ne vouloit pas non plus qu^'ls
I
ï
(1) Les anciens, ainsi qae les modernes, attachoient une idée
de noblesse à l'oisiTeté ; et c'est la soorce de tons les maux dans la
politique et dans la morale. H.
(a) Aussi Platon et Aristote yeulent ils que les esclaves cultivent
les terre*. Lois, liy. VII; Politiq., Vvr, VII, chap. x. Il est vrai que
l'agriculture n'étoit pas partout exercée par des esclaves : au con-
traire , comme dit Aristote , les meilleures républiques étoient celles
où les citoyens s'v attachoient. Mais cela n'arriva que par la corrup-
tion des anciens gouvernemens , devenus démocratiques; car,
dans les premiers temps , les villes de Grèce viyoient dans l'aris-
tocratie.
(3) Cauponath.
(4) Liv. II.
(5) On l'est toujours quand on s'écarte du vrai chemin. H.
II. 14
210 DE l'esprit DES LOIS-
fussent oisifs (i). Us trouvoient une occupation
dans les exercices qui dépendoient de la gym-
nastique , et dans ceux qui ayoient du rapport à
la*gueiTe (2). L'institution ne leur en donnoit
point d'autres. Il faut donc regarder les Grecs
comme une société d'athlètes et de combattans.
Or, ces exercices, si propres à faire des gens durs
et sauvages (3), ayoient besoin d'être tempères
par d'autres qui pussent adoucir les mceurs. La
musique (4), qui tient à l'esprit par les organes
du corps 9 étoit très r propre à cela. C'est un mi-
lieu entre les exercices du corps qui rendent les
hommes durs , et les sciences de spéculation qui
les rendent sauvages (5). On ne peut pas dire que
la musique inspirât la vertu; cela seroit inconce-
vable : mais elle empéchoit l'effet de la férocité
de l'institution , et faisoit que l'âme avoit dans Té-
ducation une part qu'elle n'y auroit point eue.
Je suppose qu'il y ait parmi nous une société
de gens si passionnés pour la chasse j qu'ils s'en
occupassent uniquement; il est sûr qu'ils en con-
(1) Aristote, Politiq., liv. X.
(a) Art eorporum exercendorum , gymnastica ; $^riis certamînibus
ierendorum, pœdciribUa, Aristote, Politiq., liy. VIII, ch. m.
(5) Arittote dit que les enfaos des Lacédémoniens , qui commen-
çoient ces exercices dès l'fige le plus tendre , en contractoient trop
de férocité. Politiq., liv. VIII, chap. iv.
(4) On fit bien de leur apprendre la musique. H.
(5) Eu égard ii nos sociétés galantes et polies. H.
LIV. IV, CHAP. VIII. 211
tracteroient une certaine rudesse. Si ces mêmes
gens venoient à prendre encore du goût pour la
musique , on trouveroit bientôt de la différence
dans leurs manières et dans leurs mœurs. Enfin
les exercices des Grecs n'excitoient en eux qu'un
genre de passions , la rudesse, la colère , la cruauté.
La musique les excite toutes , et peut faire sentir à
Tàme la douceur, la pitié, la tendresse , le doux
plaisir. Nos auteurs de morale , qui, parmi nous,
proscrivent si fort les théâtres, nous font assez
sentir le pouvoir que la musique a sur nos âmes.
Si à la société dont j'ai parlé on ne donnoit
que des tambours et des airs de trompette , n'est-
il pas vrai que l'on parviendroit moins à son but
que si Ton donnoit une musique tendre ? Les
anciens avoient donc raison , lorsque , dans cer^
taines circonstances , ils préféroient pour les
moeurs un mode à un autre.
Mais, dira-t-on, pourquoi choisir la musique
par préférence ? C'est que , de tous les plaisirs des
sens , il n'y en a aucun qui corrompe moins l'âme.
Nous rougissons de lire, dans Plutarque (i),
que les Thébains , pour adoucir les moeurs de
leurs jeunes gens , établirent par les lois un
amour qui devroit être proscrit par toutes les na-
tions du monde.
(i) Vie de Pélopidas.
14.
212 D£ l'esprit DES LOIS.
LIVRE V.
QUE LES LOIS QUE LE LEGISLATEUR DONNE
DOIVENT ETRE RELATIVES AU PRINCIPE DU
GOUVERNEMENT.
CHAPITRE I.
Idée de ce livre.
Nous venons de voir que les lois de IVduca-
tion doivent être relatives au principe de chaque
gouvernement. Celles que le législateur donne
à toute la société sont de même. Ce rapport des
lois avec ce principe tend tous les ressorts du
gouvernement, et ce principe en reçoit à son
tour une nouvelle force. C'est ainsi que , dans les
mouvemens physiques, Taction est toujours sui-
vie d'une réaction.
Nous allons examiner ce rapport dans chaque
gouvernement ; et nous commencerons par Télat
républicain , qui a la vertu pour principe.
LIV. V, CHAP. II. ai3
CHAPITRE II.
Ce que c'est que la yertu dans l'état politique.
Là vertu, dans une republique , est une chose
très-simple ; c'est l'amour de la république (i) :
c'est un sentiment, et non une suite de connoîs-
sances; le dernier homme de Tëtat peut avoir ce
sentiment, comme le premier. Quand le peuple
a une fois de bonnes maximes , il s'y tient plus
long-temps que ce qu'on appelle les honnêtes
gens. Il est rare que la corruption commence
par lui (2). Souvent il a tiré de la médiocrité de
ses lumières un attachement plus fort pour ce qui
est établi.
L'amour de la patrie conduit à la bonté des
mœurs (3) , et la bonté des mœurs mène à l'amour
de la patrie. Moins nous pouvons satisfaire nos
passions particulières , plus nous nous livrons
(1) C'est l'amour du moÎDe pour son ordre qui produit la haine de
tout ce qui en diffère. H.
(a) C'est cependant toujours par la populace que commencent
les troubles et les réTolutions. H.
(3) Cela n'est pas vrai ; voyez Sparte : à moins qu'on n'appelle
bonnes mœurs l'extinction de tous les sentimens naturels, l'austé*
rite , et la privation des douceurs innocentes de la vie. H.
2l4 DE l'esprit des LOIS,
aux générales. Pourquoi les moines aiment-ils
tant leur ordre ? c'est justement par l'endroit qui
fait qu'il leur est insupportable. Leur règle les
prive de toutes les choses sur lesquelles les pas-
sions ordinaires s'appuient : reste donc cette
passion pour la règle même qui les afflige.
Plus elle est austère, c'est-à-dire plus elle re-
tranche de leurs penchans, plus elle donne de
force à ceux qu'elle leur laisse.
CHAPITRE III.
Ce que c'est que l'amour de la république dans la
démocratie.
L'amour de la république , dans une démo-
cratie, est celui de la démocratie (i) ; l'amour de
la démocratie est celui de l'égalité.
L'amour de la démocratie est encore l'amour
de la frugalité (2). Chacun, devant y avoir le
même bonheur et les mêmes avantages , y doit
goûter les mêmes plaisirs , et former les mêmes
(1) Ttnt qu'on craint les tyrans. H.
(ï) Quand on connoîtra le Trai bonheur que la nature destine à
rhomme , on ne fera plus une vertu de la frugalité. B,
liiv. V, CHAP. III. ai5
espérances ; chose qu^on ne peut attendre que de
la frugalitë générale.
L^amour de Fégalité, dans une démocratie,
lK>rne Tambilion au seul désir , au seul bonheur
de rendre à sa patrie (i) de plus grands services
que les autres citoyens. Us ne peurent pas lui
rendre tous des services égaux ; mais ils doivent
tous également lui en rendre. En naissant, on
contracte envers elle une delte inuneiise (d) ,
dont on ne peut jamais s'acquitter.
Ainsi les distinctions y naissent du principe
de Fégalité, lors même qu'elle paroîtôtée par des
services heureux , ou par des talens supérieurs.
L'amour de la frugalité borne le désir d'avoir
à l'attention que demande le nécessaire pour sa
famille , et même le superflu pour sa patrie. Les
richesses donnent une puissance dont un citoyen
ne peut pas user pour lui , car il ne seroit pas
égal. Elles procurent des délices dont il ne doit
pas jouir non plus , parce qu'elles chocpieroient
l'égalité tout de même.
Aussi les bonnes démocraties, en établissant
la frugalité domestique, ont-elles ouvert la porte
(i) La patrie n'est que le» citoyens-: en faire an être réel , c'est
occasioner beauconp de faux raisonnemens. H.
(a) Oui , quand elle les rend heureux. On n'aime point se voir en-
lever son bonheur. H.
2l6 DE l'esprit des LOIS.
aux dépenses publiques (i), comme on fit à
Athènes et à Rome. Pour lors , la magnificence
et la profusion naissoient du fond de la frugalité
même: et, comme la religion demande qu^on
ait les mains pures pour faire des ofGrandes aux
dieux, les lois youloient des mœurs frugales,
pour que Ton pût donner à sa patrie.
Le bon sens et le bonheur des particuliers
consiste beaucoup dans la médiocrité de leurs
talens et de leurs fortunes (2). Une république
oii les lois auront formé beaucoup de gens mé-
diocres , composée de gens sages , se gouyemera
sagement ; composée de gens heureux , elle sera
très-heureuse.
CHAPITRE IV.
Comment on inspire Tamour de l'égalité et de la frugalité.
L* AMOUR de Tégalité et celui de la frugalité
sont extrêmement excités par Tégalité et la fiuga-
(1) Exemples dangereux avant de s'être occupé des entreprises
utiles , nécessaires. H.
(9) Médiocrité dans la fortune , cela s'entend quand on a tu des
riches ; mais dans les talens , c'est parler en grand seigneur , et non
en sage qui croit qu'il y a bien et mal, Tice et vertu. H.
LIV. V, CHÀP. IV. 217
lité mêmes (1 ) , quand on vit dans une société où
les lois ont établi Tune et Fautre.
Dans les monarchies et les états despotiques ,
personne n'aspire à Tégalité ; cela ne vient pas
même dansTidée : chacun y tend à la supériorité.
Les gens des conditions les plus basses ne désirent
dVn sortir que pour être Jp^ maîtres des autres.
Il en est de même de la frugalité : pour Tai-
mer, il faut en jouir. Ce ne seront point ceux
qui sont corrompus par les délices qui aimeront
la vie frugale; et,, si cela avoit été naturel et
ordinaire , Âlcibiade n'auroit pas fait l'admira-
tion de l'univers (2). Ce ne seront pas non plus
ceux qui envient ou qui admirent le luxe des
autres qui aimeront la frugalité : des gens qui
n^ont devant les yeux que des hommes riches ,
ou des hommes misérables comme eux , détes-
tent leur misère sans aimer ou connoître ce qui
fait le terme de la misère.
C'est donc une maxime très-vraie que , pour
que l'on aime l'égalité et la frugalité dans une ré-
publique , il faut que les lois les y aient établies.
(1) On n'a guère vu l'égalité subsister dans aucune république.
Sttffiroit-il de jouir avec elle de la £rugalité pour les aimer ? C'est sou-
vent un moyen pour s'en dégoûter. H.
(a) Qu'est-ce qu'un esprit flottant qui se plie à tout ? Cette faci-
lité ne seroit-elle pas médiocrité de caractère et indifférence de
principes? H.
2l8 DE l'esprit des lois.
CHAPITRE V.
Gomment les lois établissent l'égalité dans la démocratie.
Quelques lëgisla|p||f's anciens, comme Ly-
curgue et Romulus, partagèrent ëgalement les
terres. Cela ne pouvoit avoir lieu que dans la
fondation d'une république nouvelle ; ou bien
lorsque l'ancienne ëtoit si corrompue , et les es-
prits dans une telle disposition, que les pauvres se
croyoient obligés de chercher et les riches obli-
gés de souffrir un pareil remède.
Si, lorsque le législateur fait un pareil par-
tage , il ne donne pas des lois pour le maintenir ,
il ne fait qu'une constitution passagère : l'iné-
galité enti'era par le côté que les lois n'auront
pas défendu, et la république sera perdue.
Il faut donc que l'on règle , dans cet objet , les
dots des femmes , les donations, les successions,
les testamens , enfin toutes les manières de con-
tracter. Car , s'il étoit permis de donner son bien
à qui on voudroit , et comme on voudroit , chaque
volonté particulière troubleroit la disposition
de la loi fondamentale.
Solon , qui permettoit à Athènes de laisser son
LIV. V, CHAP. V. 219
bien a qui on vouloit par testament , pourvu
qu^on n'eiit point d^enfans ( 1 ) , contredisoit les
lois anciennes , qui ordonnoient que les biens res- .
tassent dans la famille du testateur (â). Il con-
tredisoit les siennes propres ; car, en supprimant
les dettes , il avoit cherché Tégalitë.
C'étoit une bonne loi pour la démocratie que
celle qui défendoit d'avoir deux hëre'dités (3).
Elle prenoit son origine du partage égal des
terres et des portions données k chaque citoyen.
La loi n^avoit pas voulu qu'un seul homme eut
plusieurs portions (4).
La loi qui ordonnoit que le plus proche pa-
rent épousât l'héritière, naissoit d'une source
pareille. Elle est donnée chez les Juifs après un
pareil partage. Platon (5), qui fonde ses lois sur
ce partage , la donne de même ; et c'étoit une
loi athénienne.
Il y avoit à Athènes une loi dont je ne sache
(1) Plutarqne , vie de Solon.
(2) Ibid.
(3) Philola&s de Gorinthe établit à Athènes que le nombre des
portions de terre et celui des hérédités seroit toujours le même.
Aristote , Polit., liv. II , chap. xii.
(4*^ Voilà bien de la peine que se donnent les législateurs ponr
maintenir l'égalité ; et Montesquieu, pour chercher les motifs et l'u-
tilité momentanée de ces lois. H.
(5) Républ.,Uv. VIII.
220 DE l'esprit DES LOIS.
pas que personne ait connu l'esprit. Il étoit per-
mis d'ëpouser sa sœur consanguine , et non pas
sa sœur utérine (i). Cet usage tiroit soù origine
des républiques , dont Tesprit étoit de ne pas
mettre sur la même tête deux portions de fonds
de terre , et par conséquent deux hérédités. Quand
un homme épousoit sa sœur du côté du père , il
ne pouvoit avoir qu'une hérédité , qui étoit celle
de son père; mais, quand il épousoit sa sœur
utérine, il pouvoit arriver que le père de cette
sœur, n'ayant pas d'enfans mâles , lui laissât sa
succession , et que par conséquent son frère , qui
l'avoit épousée , en. eût deux.
Qu'on ne m'objecte pas ce que dit Philon (2),
que , quoique à Athènes on épousât sa sœur con-
sanguine , et non pas sa sœur utérine , on pouvoit
à Lacédémone épouser sa sœur utérine , et non
pas sa sœur consanguine. Car je trouve dans
Strabon (3) que , quand à Lacédémone une sœur
épousoit son frère, elle avoit, pour sa dot, la
moitié de la portion du frère. Il est clair que
cette seconde loi étoit faite pour prévenir les
(i) Cornélius Nepos, in prœfat. Cet usage étoit des preiniers temps.
Aussi Abraham dit-il de Sara : Elle est ma sœur, fille de mon père , et
mm de ma mère. Les mêmes raisoBS avoient fait établir une même loi
chez différens peuples.
(%) De specialibus legibus quce pertinent ad prmeepta deealogi,
(3) Liv. X.
LIV. V, CHAP. V. 221
mauvaises suites de la première. Pour empêcher
que le bien de la famille de la sœur ne passât
dans celle du frère , on donnoit en dot à la sœur
la moitié du bien du frère.
Sénèque (i), parlant de Silanus, qui avoit
épousé sa sœur , dit qu^à Athènes la permission
étoit restreinte, et qu'elle étoit générale à Alexan-
drie. Dans le gouvernement d'un seul , il n'é-
toit guère question de maintenir le partage des
biens.
Pour maintenir ce partage des terres dans la
démocratie , c'étoit une bonne loi que celle qui
Touloit qu'un père qui avoit plusieurs enfans (2)
en choisit un pour succéder à sa portion (3), et
donnât les autres en adoption à quelqu'un qui
n'eût point d'enfans , afin que le nombre des
citoyens pût toujours se maintenir égal à celui
des partages.
Phaléas de Chalcédoine (4) avoit imaginé une
façon de rendre égales les fortunes dans une ré-
publique où elles ne l'étoient pas. Il vouloit que
les riches donnassent des dots aux pauvres (5) ,
(1) AthenU dimidium l'icct, AlexandruR totum, Senec, d* morte
ClaudiL
(a) Est-ce qu'il n'y a pas plus d'enfans que de pères ? H.
(5) Platon fait une pareille loi , liv. III des Lois.
(4) Aristote, Politique, liv. II, chap. tii.
^5) Est-ce que la bienfaisance peut être l'objet d'une loir H.
222 DE l'esprit DES LOIS.
et n'en reçussent pas ; et que les pauvres reçus-
sent de l'argent pour leurs filles , et n'en don-
nassent pas. Mais je ne sache point qu'aucune
république se soit accommodée d'un règlement
pareil. Il met les citoyens sous des conditions
dont les différences sont si fi'appantes, qu'ils
haïroient celte égalité même que l'on cherche-
roit à introduire. Il est bon quelquefois que les
lois ne paroissent pas aller si directement au
but qu'elles se proposent (i).
Quoique dans la'démocratie l'égalité réelle soit
l'âme de l'état, cependant elle est si difficile à
établir, qu'une exactitude extrême à cet égard ne
conviendroit pas toujours. Il suffit que l'on éta-
blisse un cens (2) qui réduise ou fixe les diffé-
rences à un certain point; après quoi , c'est à des
lois particulières à égaliser (3), pour ainsi dire ,
les inégalités , par les charges qu'elles imposent
aux riches , et le soulagement qu'elles accordent
(1) Pourquoi pas, quand elles n'ont pour but que le bonheur
des hommes? H.
(a) Solon fit quatre classes: la première, de ceux qui avoient
cinq cents mines de revenu , tant en grains qu'en fruits liquides ; la
seconde , de ceux qui en a voient trois cents , et pou voient entretenir
un cheval ; la troisième , de ceux qui n'en avoient que deux cents ;
la quatrième , de tous ceux qui vivoient de leurs bras. ( Plutarque ,
Vie de Solon, )
(3) Toutes les lois des anciens législateurs peignent l'inquiétude
et l'incertitude de leurs vues. H.
LIV. V, CHAP. V. 225
aux pauvres. Il n^y a que les richesses médiocres
qui puissent donner ou souffrir ces sortes de
compensations; car, pour les fortunes immodé-
rées , tout ce qu'on ne leur accorde pas de puis-
sance et d'h9nneur, elles le regardent comme
une injure.
Toute inégalité dans la démocratie doit étrç
tirée de la nature de la démocratie , et du prin-
cipe même de l'égalité. Par exemple , on y peut
craindre que des gens qui auroient besoin d'un
travail continuel pour vivre ne fussent trop ap-
pauvris par une magistrature , ou qu'ils n'en né-
gligeassent les fonctions; que des artisans ne
s'enorgueillissent ; que des affranchis trop nom-
breux ne devinssent plus puissans que les ati-
ciens citoyens. Dans ces cas, l'égalité entre les
citoyens (i) peut être ôtée dans la démocratie
pour l'utilité de la démocratie. Mais ce n'est
qu'une égalité apparente que l'on ôte : car un
homme ruiné par une magistrature seroit dans
une pire condition que les autres citoyens ; et
ce même homme , qui seroit obligé d'en négli-
ger les fonctions , mettroit les autres citoyens
dans une condition pire que la sienne ; et ainsi
du reste.
(i) Solon exclut des charges tous ceux du quatrième cens.
224 Ds l'esprit des lois.
CHAPITRE VI.
Gomment les lois doivent entretenir la frugalité dans
la démocratie.
Il ne suffit pas , dans une bonne démocratie ,
que les portions de terre soient égales ; il faut
qu^elles soient petites , comme chez les Romains.
« A Dieu ne plaise , disoit Curius à ses soldats ( i ) ,
» qu'un citoyen estime peu de terre ce qui est
» suffisant pour nourrir un homme. »
Comme l'égalité des fortunes entretient la fru-
galité, la frugalité maintient l'égalité des for-
tunes. Ces choses, quoique différentes, sont
telles qu'elles ne peuvent subsister l'une sans
l'autre ; chacune d'elles est la cause et l'effet ;
si l'une se retire de la démocratie , l'autre la suit
toujours.
11 est vrai que, lorsque la démocratie est fon-
dée sur le commerce (2), il peut fort bien arriver
(1) Ils demandoient une plus grande portion de la terre con-
quise. (Plutarque, Œuvres morales, vies des anciens rois et capi-
taines, )
(a) Qu'est-ce qu'une démocratie fondée sor le commerce 7 c'est
ériger les faits en principes. Les bons effets attribués an commerce
ne sont que l'effet de certaines positions. Tyr et Garthage avoient
LIV. V> CHAP. VI. 2a5
que des particuliers y aient de grandes richesses ,
et- que les moeurs n^y soient pas corrompues.
C^est que Fesprit de commerce entraîne avec
soi celui de frugalité , dVconomie , de modéra-
tion , de travail , de sagesse , de tranquillité ,
d^ordre et de règle. Ainsi , tandis que cet esprit
subsiste , les richesses qu^il produit n^ont aucun
mauvais e£Fet. Le mal arrive lorsque Fexcès des
richesses détruit cet esprit de commerce : on
voit tout à coup naître les désordres de Tinéga-
lité , qui ne s Vtoient pas encore fait sentir.
Pour maintenir Tesprit de commerce , il faut
que les principaux citoyens le fassent eux-mêmes ;
que cet esprit règne seul, et ne soit point croisé
par un autre ; que toutes les lois le favorisent ;
que ces mêmes lois , par leurs dispositions , di-
visant les fortunes à mesure que le commerce
les. grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans
une assez grande aisance pour pouvoir travailler
comme les autres , et chaque citoyen riche dans
une telle médiocrité qu'il ait besoin de son tra-
vail pour conserver ou pour acquérir.
C'est une très-bonne loi dans une république
commerçante que celle qui donne à tous les eu-
fans une portion égale dans la succession des
de grands commerçans : voyez leurs mœurs et les suites de leurs
richesses. H.
II. l5
226 DE L^ESPRIT DES LOIS.
pères (i). Il se trouve par-là que , quelque for-
tune que le père ait feite , ses enfans , toujours
moins riches que lui , sont portés à fuir le luxe ,
et à travailler comme lui. Je ne parle que des ré-
publiques commerçantes (2); car, pour celles
qui ne le sont pas , le législateur a bien d'autres
règlemens à faire (3).
Il y avoit , dans la Grèce , deux sortes de ré-
publiques : les unes étoient militaires , comme
Laeédémone ; d'autres étoient commerçantes ,
comme Athènes. Dans les unes on vouloit que
les citoyens fussent oisifs; dans les autres on
cherchoit à donner de l'amour pour le travail.
Solon fit un crime de Poisiveté , et voulut que
chaque citoyen rendît compte de la manière
dont il gagnoit sa vie (4). En effet, dans une
bonne démocratie , où Ton ne doit dépenser que
pour le nécessaire , chacun doit l'avoiç ; car de
qui le recevroit-on ?
(1) Ge deyroit être une loi natnrelle dans toos les gûuvememens.
C'est le délire de l'ambition de s'en écarter. H.
(2) Pourquoi cette distinction? H.
(5) On doit y borner beaucoup les dots des femmes. *
* Pourquoi , si le divorce y a lieu ? H.
(4) Quiconque ne demande rien aux autres est le maître de ne
rien faire, et n'a point de compte à rendre. H.
LIV. V, CHAP. VII. - 227
«•^.'•/m^^mA «,«^«/w%
CHAPITRE VU.
Autres moyens de fayoriser le principe de la démocratie.
On ne peut pas établir un partage égal des
terres dans toutes les démocraties (1)* H y a des
circonstances où un tel arrangement seroit im-
praticable , dangereux, et cboqueroit même la
constitution. On n'est pas toujours obligé ,de
prendre les voies extrêmes. Si Ton voit, dans
une démocratie , que ce partage , qui doit main-
tenir les mœurs , n'y convienne pas , il faut avoir
recours à d'autres moyens.
Si Ton établit un corps fixe qui soit par lui-
même la règle dés moeurs (2) , un séijat où l'âge ,
la vertu , la gravité , les services donnent entrée ;
les sénateurs , exposés à ïa vue du peuple comme
les simulacres des dieux , inspireront des sènti-
mens qui seront portés dans le seiii de toutes les
familles.
Il faut surtout que ce sénat (3) s'attache aux
(1] Pas plus que fixer exactement la même population. H,
(a) Bon pour un temps. H.
(3) C'est supposer que Taction lente des intérêts ne les corrom-
pra jamais. H.
i5.
âs8 DE l'espbit des lois.
institutions anciennes, et fasse en sorte que le
peuple et les magistrats ne s^en départent jamais.
Il y a beaucoup à gagner, en fait de mœurs , à
garder les coutumes anciennes (i). Comme les
peuples corrompus font rarement de grandes
choses; qu^ils n^ont guère établi de sociétés,
fondé de yilles, donné de lois; et qu'au con-
traire ceux qui avoient des mœurs simples et
austères ont fait la plupart des établissemens ;
rappeler les hommes aux maximes anciennes ,
c'est ordinairement les ramener à la vertu.
De plus , s'il y a eu quelque révolution , et que
Ton ail donné à l'état une forme nouvelle, cela
n'a guère pu se faire qu'avec des peines et des
travaux infinis, et rarement avec l'oisiveté et des
mœurs corrompues. Ceux mêmes qui ont fait
la révolution ont voulu la faire goûter; et ils
11' ont guère pu y réussir que par de bonnes
lois (â). Les institutions anciennes sont donc
ordinairement des corrections ; et les nouvelles ,
des abus. Dans le cours d'un long gouverne-
ment , on va au mal par une pente insensible , et
on ne remonte au bien que par un effort.
On a douté si les membres du sénat dont nous
. (i) Oui, quaad elles sont bonnes. H.
(a) C'est platôt par des bis fondées sur des préjugés ou sur les
passions da moment. H,
LIV. V, CHAP. VII, 22^
parlons doivent être à vie , ou choisis pour un
temps (i). Sans doute quMIs doivent être choisis
pour la vie , comme cela se pratiquoit à Rome (2),
à Lacëdémone (3) , et à Athènes même. Car îl
ne faut pas confondre ce qu^on appeloit le sénat
à Athènes , qui ëtoit un corps qui changeoit tous
les trois mois , avec Tarëopage , dont les membres
ëtoient établis pour la vie comme des modèles
perpétuels.
Maxime générale : dans un sénat fait pour être
la règle , et , pour ainsi dire , le dépôt des mœurs ,
les sénateurs doivent être élus pour la vie ; dans
un sénat fait pour préparer les, affaires , les séna-
teurs peuvent changer.
L'esprit, dit Aristote , vieillit comme lé corps^.
Cette réflexion n'est bonne qu'à l'égard d'un ma-
gistrat unique , et ne peut être appliquée à une
assemblée de sénateurs.
Outre l'aréopage , il y avoit à Athènes des gar-t
diens des mœurs, et des gardiens des lois (4).
(.1) RicQ ne doit perpétuer Tiatérét de corps joint à l'intérêt de
famille. H.
(a) Les magistrats y étoient annuels , et les sénateurs pour la vie.
P) Lycurgue , dit Xénophon , de republ, Laeedœm.^ voulut « qu'on
» élilrt les sénateurs parmi les vieillards, pour qu'ils ne se négligeas-
> sent pas , même à la En de la vie : et , en les établissant juges du
. courage des jeunes gens, il a rendu la vieillesse de ceux-là plus ho-
» norable que la force de ceux-ci. » .
(4) L'aréopage lui-même étoit soumis à la censure.
aSo DE l'esprtt des lois.
A Lacédémone, tous les vieillards ëtoient cen-
seurs ( 1 ) . A Rome , deux magistrats particulier^
avoient la censure. Comme le sénat veille sur le
peuple , il faut que des censeurs aient les yeux
sur le peuple et sur le sénat. Il faut qu^ils ré-
tablissent dans la république tout ce qui a été
corrompu ; qu'ils notent la tiédeur , jugent les
négligences, et corrigent les fautes, comme les
lois punissent les crimes.
La loi romaine qui vouloit que Tacçusation
de Tadultère fut publique (2) étoit admirable
pour maintenir la pureté des mœurs : elle inti-
midoit les femmes; elle intimidoit aussi ceux
qui dévoient veiller sur elles.
liien ne maintien); plus les mpeurs (3) qu'une
extrême subordination des jeunes gens çnvers
les vieillards. Les uns et les autres sero^f conte-
nus , ceux-là par le respect qu'ils auront pour les
vieillards , et ceux-ci par le respect qu'ils auront
pour eux-mêmes.
Rien ne donne plus de force aux lois que la
subordination extrême des citoyens aux magis-
(1) Bon pour fonder an séminaire. Il Tant une bonne police, mai a
humaine. H.
(a) Loi pitoyable, où la pudenr seule est ofiTensée, et qae le di-
vorce rend inutile. H.
(3) Quand les lois seront simples , les mœurs le seront. H.
LIV. V, CHAP. VII. 23l
trats. « La grande différence que Lycurgue a mise
» entre Lacëdemone et j^s autres cités , dit Xé-
i>naphon(i), consiste en ce qu'il a surtout fait
» que les citoyens obéissent aux lois : ils courent
» lorsque le magistrat les appelle. Mais à Athènes
» un homme riche seroit au désespoir que Ton
^crût qu^il dépendit du magistrat. »
L^autorité paternelle est encore très-utile pour
maintenir les mœurs. Nous avons déjà dit que j
dans une république , il n'y a pas une force si ré-
primante que dans les autres gouvernemens. Il
fsiut donc que les lois cherchent à y suppléer :
elles le font par Tautorité paternelle.
A Rome , les pères avoient droit de vie et de
mort sur leurs enfans (2). A Lacédémone , cha-
que père avoit droit de corriger Tenfant d'un
autre (3).
La puissance paternelle se perdit à Rome avec
la république. Dans les monarchies , où Ton n^a
.que faire d^ mqeurs si pure^ , on veut que chacun
vive &0US la puissance de« magistrats.
(1) République d« Laicédémoae.
(a) On peut voir dans l'histoire romaine avec quel avantage pour
la république on se servit de cette puissance. Je ne parlerai que du
temps de la phi« gràndfB corruption. Aulus Falnus s'étoit mis en cke*.
min pour aUer trouver Gatilina ; son pèse le rappela, et le fit mourir.
Salluste , de bello Caiil,, c. zxxix. Plusieurs autres citoyens firent de
même. Dion , liv. XXXVII.
(3) C'est aller au delà du but. H.
232 DE l'esprit des LOIS.
Les lois de Rome , qui avoient accoutume les
jeunes gens à la dépendance , établirent une
longue minorité (i). Peut-être avons-nous eu tort
de prendre cet usage : dans une monarchie on
n'a pas besoin de tant de contrainte.
Cette même subordination dans la république y
pourroit demander que le père restât pendant sa
Tie le maître des biens de ses enfans , comme il
fut réglé à Rome. Mais cela n'est pas de l'esprit
de la monarchie.
CHAPITRE VIII.
Comment ]es lois doivent se rapporter au principe du
gouTernement dans Faristocratie.
Si dans l'aristocratie le peuple est vertueux ,
on y jouira à peu près du bonheur du gouver-
nement populaire , et Fétat deviendra puissant.-
Mais, comme il est rare que là où les fortunes
des hommes sont si inégales il j ait beaucoup
de vertu , il faut que les lois tendent à donner,
autant qu'elles peuvent, un esprit de modéra-^
tion , et cherchent à rétablir cette égalité que la
constitution de l'état ôte nécessairement,
(i) Les pères y faisoient les lois. H.
Liv. V, CHAP. VIII. a33
L'esprit de modération est ce qu'on appelle la
yertu dans Taristocjatie : H y tient la place de
Fesprit d'ëgalitë dans Fëtat populaire.
Si le faste et la splendeur qui environnent les
rois font une partie de leur puissance , la mo-
destie et la simplicité des manières font la force
des nobles aristocratiques (i). Quand ils n'af-
fectent aucune distinction , quand ils se confon-
dent avec le peuple , quand ils sont vêtus comme
lui , quand ils lui font partager tous leurs plai-
sirs, il oublie safoiblesse.
Chaque gouvernement a sa nature et son prin-
cipe. Il ne faut donc pas que l'aristocratie prenne
la nature et le principe de la monarchie ; ce qui
arriveroit , si les nobles avoient quelques préro-
gativeS personnelles et particulières, distinctes
de celles de leur corps. Les privilèges doivent
être pour le sénat, et le simple respect pour les
sénateurs.
Il y a deux sources principales de désordres
dans les états aristocratiques : l'inégalité extrême
entre ceux qui gouvernent et ceux quf sont gou-
vernés ; et la même inégalité entre les dififérens
(l) De nos jours , les Vénitiens , qui , à bien des égards , se sont
conduits trè»4agement, décidèrent , sur une dispute entre un noble
▼énitien et un gentilhomme de terre ferme pour une préséance
dans une église , que , hors de Venise , un noble vénitien n'a voit
point de prééminence sur un auire citoyen.
554 DE l'esprit des LOIS.
membres du corps qui gouverne. De ces deui^
inégalités résultent clés haines et des jalousies
que les lois doivent prévenir ou arrêter.
La première inégalité se trouve principale-
ment lorsque les privilèges des principaux ne
sont honorables que parce qu'ils sont honteux
au peuple. Telle fut à Rome la loi qui dëfendoit
aux patriciens de s'unir par mariage aux plé-
béiens (i); ce qui n'avoit d'autre effet que de
rendra , d'un côté , les patriciens plus superbes ,
et, de l'autre, plus odieux. Il faut voir les avan-
tages qu'en tirèrent les tribuns dans leurs ha-
rangues.
Cette inégalité se trouvera encore, si la cpn-
dition des citoyens est différente par rapport
aux;$ubsides;.ce qui arrive de quatre manières:
Iprsque les nobles se donnent le privilège de
n'en poii^tpajer ; lorsqu'ils font des fraudes pour
s'en exempter (2) ; lorsqu'ils les appellent à eux ,
sous prétexte de rétributions ou d'appointemens
pour les eiqplois qu'ils exercent ; enfin quand
ils rendent le peuple tributaire , et se partagent
les impôts qu'ils lèvept sur eux. Ce dernier cas est
(1] Elle fut mise par les décemvirs dans les deux dernières tables.
(Voyez Denys d'Halicarnasse , Ht. X.)
(a) Gomme dans quel<{ues aristocraties de nos jours. Rien n'affoi-
blit tant l'état.
LIV. V, CHAP. VIII. 235
rare ; unç aristocratie , en cas pareil, es( le plus
dur de tous les gouTememenç.
Pendant que Kome inclina yers Taristocratie ,
elle évita très-bien ces ifxconvéniens. Les magis-
trats ne tiroient japiais d^appointem^ns de |eur
magistrjature. lies principaux de la repu]:)liqt^^
furent taxe's comme les autres ; ils 1^ fufenl^in^^
p|us, et quelquefois ils le furent seuls, f^nfin,
bien loin de se partager les revenus de Tëtat , tout
ce quMls purent tirer du trésor public , tout ce que
la fortune leur envoya de richesses, ils \p distri-
buèrent au peuple (i) pour se faire pardonner
leurs honneurs (2).
C^est une maxime fondamentale , qu^autant que
les distributions faites au peuple ont dç perni-
cieux effets dans la défnocratie, autant en ont-
elles de bons dans le gouvernenient ari^tpcrar
tique. Les premières font perdre l'espjit dp ci-
toyen , les autres y ramènent.
Si Ton ne distrit^^e point \es revenus au
peuple , il faut lui faire voir qu'ils sont biei^ ad-
i^inistrés : les lui montrer, c^esten quelqi^e mar
nière Ten faire jouir« Cette chaîne d'or que Toii
(1) En toat , l'argent est faneste quand il n'est pas le prix du tra-
vail. H.
(3) Voyez 9 dans Strabon, li?. XIV, comment les Rhodiens se
conduisirent à cet égard.
236 DE l'esprit des lois.
tendoit à Venise , les richesses que Ton portoit a
Rome dans les triomphes , les trésors que l'on
gardoit dans le temple de Saturne , étoient véri-
tahlement les richesses du peuple (i).
Il est surtout essentiel , dans Taristocratie ,
que les nohles ne lèvent pas les tributs. Le pre-
mier ordre* de l'état ne s'en méloit point à Rome :
on en chargea le second ; et cela même eut dans
la suite de grands inconvéniens. Dans une aris-
tocratie oii les nobles leveroient les tributs , tous
les particuliers seroient à la discrétion des gens
d'affaires; il n'y auroit point de tribunal supé-
rieur qui les corrigeât. Ceux d'entre eux préposés
pour ôter les abus aimeroient mieux jouir des
abus. Les nobles seroient comme les princes des
états despotiques, qui confisquent les biens de
qui il leur plaît.
Bientôt les profits qu'on y feroit seroient re-
gardés comme un patrimoine que l'avarice éten-
droit à sa fantaisie. On feroit tomber les fermes ;
on réduiroit à rien les revenus publics. C'est
par-là que quelques états , sans avoir reçu d'é-
chec qu'on puisse remarquer , tombent dans une
foiblesSe dont les voisins sont surpris , et qui
étonne les citoyens mêmes (2).
(1) Tout cela n'est qu'an jouet. H.
(a) Il y a bien d'autres causes plus importantes et plus actives. H.
LIV. V, GHAP. VIIL a37
Il faut que les lois leur dëfeadent aussi le
commerce : des marchands si accrédites feroient
toutes sortes de monopoles. Le commerce est la
profession, des gens égaux; et, parmi les é.tats
despotiques , les plus misérables sont ceux où
le prince est marchand.
Les lois de Venise (i) défendent aux nobles
le commerce, qui pourroit leur donner, même
innocemment, des richesses exorbitantes.
Les lois doivent employer les moyens les plus
efficaces pour que les nobles rendent justice au
peuple. Si elles n^ont point établi un tribun, il
faut qu^elles soient un tribun elles-mêmes.
Toute sorte d'asile contre l'exécution des lois
perd Taristocralie ; et la tyrannie en est tout près.
Elles doivent mortifier, dans tous les temps,
Forgueil de la domination. Il faut qu'il y ait ,
pour un temps ou pour toujours , un magistrat
qui fasse trembler les nobles, comme les éphores
à Lacédémone , et les inquisiteurs d'état à Ve-
nise ; magistratures qui ne sont soumises à au-
cunes formalités. Ce gouvernement a besoin de
ressorts bien violens. Une bouche de pierre (2)
(1) Amelotde la Houssaye, du gouvernement de Venise, par-
tie 111. La loi Claudia défendoit aux sénateurs d'avoir en mer aucun
vaisseau qui tint plus de quarante muids. Tite-Live, liv. XXI.
(a) Les délateurs y jettent leurs billets.
258 DE l'esprit des lois.
s'ouvre à tout délateur à Venise ; vous diriez que
c'est celle de la tyrannie (i).
Ces magistratures lyranniques , dans l'aristo-
cratie , ont du rapport à la censure de la démo-
cratie (2) , qui , par sa nature , n'est pas moins
indépendante. En effet , les censeurs ne doivent
point être recherchés sur les choses qu'ils ont
faites pendant leur censure ; il faut leur donner
de la confiance , jamais du découragement. Les
Romains étoient admirables ; on pouyoit faire
rendre à tous les magistrats (3) raison de leur
conduite , excepté aux censeurs (4).
Deux choses sont pernicieuses dans l'aristo-
cratie ; la pauvreté extrême des nobles , et leurs
richesses exorbitantes. Pour prévenir leur pau-
vreté , il faut surtout les obliger de bonne heure
à payer leurs dettes. Pour modérer leurs ri-
chesses , il faut des dispositions sages et in-
sensibles ; non pas des confiscations , des lois
(1) Des moyens si violens ne l'attestent que trop. H.
(a) Leur censure est secrète ; celle des Romains étoit publique. H.
(3) Voyez Tite-Live, liv. XLIX. Un censeur ne pouvait pas même
être troublé. par un censeur: chacun faisoit sa note, sans prendre
Pavis de son collègue; et, quand/ on fit autrement, la censure fut,
pour^ ainsi dire , renversée.
(4) A Athènes , les logistes , qui faisoient rendre compte à tous
les magistrats, ne rendoient point compte eux-mêmes.
LIV. V, CHAP. VIII. 239
agraires, des abolitions de dettes, qui font des
maat infinis (1).
Les lois doivent ôter le droit d^ainesse entre
les nobles (2) ; afin que , par le partage continuel
des successions , lés fortunes se remettent tou-
jours dans Fëgalitë.
Il ne faïut point de substitutions, dé retraits
lignagersy de majorats, d'adoptions. Tous les
moyens inTCntés pourpcrpëtuer la grandeur des
familles dans les états monarchiques (3) ne sau-
roient être d'usage dans Paristocratie (4).
Quand les lois ont égalisé les familles il ]eur
reste à maintenir l'union entre elles. Les diffé-
rends des nobles doivent être promptement déci-
dés : sans cela , Tes contestations entre les per-
sonnes deviennent 4es contestatidns entre les
familles. Des arbitres peuvent terminer les pro-
cès , ou les empêcher de naître.
Enfin il ne faut point que les lois favorisent les
distinctions que la vanité met entre leswnilles,
(1) Montetquiea a bien raison. Qu'on jag^e de la sagesse des légis-
lateurs grecs et romains qui employoient ces moyens-là. H.
(a) Gela est ainsi établi à Venise. ( Amelot de la Houssaye, p. 3o
et3i.)
(5) Pourquoi des lois absurdes et contraires au droit naturel con-
riennent-elles aux monarchies ? H.
(4) Il semble que l'objet de quelques aristocraties soit moins de
maintenir l'état que ce qu'elles appellent leur noblesse.
2^0 DE I^^ESP&IT DES LOIS.
SOUS prétexte qu'elles sont plus nobles ou plus
anciennes : cela doit être mis au rang des peti-
tesses des particuliers.
On n*a qu'à jeter les yeux sur Lacédëmone ,
on Terra comment les éphores surent mortifier
les foiblesses des rois , celles des grands et celles
du peuple (i).
CHAPITRE IX.
Comment ks Ipb sont reUtircs à leur principe dans
la monardiie.
L^HOKliEUB. ëtant le prioiîpe de ce goureme-
ment (2) , les lois doivent &*j rapporter.
D fiiut qu*elles j travaillent à soutenir cette
noblesse (3) , dont Thonneur est pour ainsi dire
renfinnflS le père.
Il fiiut ipiVUes la rendent hérédilaire ; non
pas pour être le terme entre le pouroir du prince
{.)n.
(a) Le vni piii.i|u de ce pmwvrwÊtmtemt^ sll j ai a ■■ , ert de
aerrir le niL Après cela , les pcêjagés pbceat FhoM M g ov ib
pevrcBt. H.
x3; U m'y a «fe Bobicfle lédle ^«e celle des pbccs. H.
LIV. V, CHAP. IX, e4i
et la foiblesse du peuple , mais le lien de tous
les deux (i).
Les substitutions, qui conservent les biens
dans les familles , seront très-utiles dans ce gou-
yemement, quoiqu'elles ne conviennent pas dans
les autres.
Le retrait lignager rendra aux familles nobles
les terres que la prodigalité d^un parent auta
aliénées.
Les terres nobles auront des privilèges , comme
les personnes. On ne peut pas séparer la dignité
du monarque de celle du royaume ; on ne peut
guère séparer non plus la dignité du noble de
celle de son fief.
Toutes ces prérogatives seront particulières à
la noblesse (2) , et ne passeront point au peuple ,
si Ton ne veut choquer le principe du gouver-
nement, si Ton ne veut diminuer la force de la
noblesse et celle du peuple.
Les substitutions gênent le commerce ; le re-
trait lignager fait une infinité de procès néces-
saires ; et tous les fonds du royaume vendus sont
au moins, en quelque façon, sans maître pen-
dant un an. Des prérogatives attachées à des fiefs
(1) C'est le tien aTec le^fuel le moakrqae enchalae le peuple. H.
(a) Tous ces privilèges suivent des principes absurdes des fiefs ,
et ne conservent même pas les biens dans les familles , et n'enfan-
tent que des abus dans Tordre social. H.
II. 16
^4^ DE l'esprit ©ES LOIS.
donnent un pouvoir très à charge à ceux qui les
soufFrent. Ce sont des inconve'niens particuliers
de la noblesse , qtfi disparoissent devant Tutilitë
gëne'rale qu'elle procure (i ). Mais , quand on les
communiqué au peuple , on choque inutilement
tous les principes.
On peut, dans les monarchies , permettre de
laisser la plus grande partie de ses biens à .un
seul de ses enfans (2) : cette permission n'est
même bonne que là.
Il faut que les lois favorisent tout le com-
merce (3) que la constitution de ce gouverne-
ment peut donnet, afin que lies Sujets puissent,
sans périr , satisfaire aux besoins toujours renais-
^ans du prince et de sa cour.
Il faut qu'ellèfs m^ettent'un certain ordre dans
là manière Ae lévet les tributs , afin qu'elle ne
soit pas plus pesante que les charges mêmes.
La pesanteur des charges produit d'abord le
travail ; le travail, l'aceablemétit ; l'accablement,
l'esprit de paresse.
(1) Oai, ti les nobles étoient la' natioB, H.
(2) Pour rendre l'aîné un mauvais sujet , et les cadets des aventa-
riers. H.
(3) Elle ne le permet qii'au peuple. (Voyez la 1<» troisième, au
code de cdmin. et mercatortbus , qui est pleine de bon sens. *)
* Ce qn} a pluvde sens, c'est qu'un -bomtbe, quel qatl soit,
gagne sa We comme bon lui semble. H.
LIV. V, CHAP. X, 243
\
CHAPITRE X.
De la promptitude de rexécutîon dans la monarchie.
Le gouvemement monarchique a un grand
avantage sur le républicain : les afïaires étant me-
nées par un seul , il y a plus de promptitude
dans Texécution* Mais , comme cette prompti-
tude pourroit dégénérer en rapidité , les lois y
mettront une certaine lenteur. Elles ne doivent
pas seulement favoriser la nature de chaque
constitution (1), mais encore remédier aux abus
qui pourroient résulter de cette même nature.
Le cardinal de Richelieu (2) veut que Ton
évite dans les -monarchies les épines des compa-
gnies y qui forment des difficultés sur tout. Quand
cet homme n^auroii pas eu le despotisvie dans
le cœur , il Tauroit eu dans la tête.
Les corps qui ont le dépôt des lois n^obéissent
jamais mieux que quand ils vont à pas tardifs ,
et qu^ils apportent dans les affaires du prince
(t) Il faut a|oiiter , quand elle est bonne. C'est là ce qu'il falloil
chereber. H.
(a) Testament politique.
16.
û44 ^^ l'esprit des lois.
cette réflexion (i) qu'on ne peut guère attendre
du défaut de lumières de la cour sur les lois de
l'état , ni de la précipitation de ses conseils (2).
Que seroit devenue la plus belle monarchie
du monde (3) , si les magistrats , par leurs len-
teurs , par leurs plaintes , par leurs prières , n'a-
voient arrêté le cours des vertus mêmes de ses
rois, lorsque ces monarques, ne consultant que
leur grande âme, auroient voulu récompenser
sans mesure des services rendus avec un courage
et une fidélité aussi sans mesure.
CHAPITRE XL
De l'excellence du gouYernement monarchique.
Le gouvernement monarchique a un grand
avantage sur le despotique (4). Comme il est de
sa nature qu'il y ait sous le prince plusieurs or-
(i) Je n'y vois que routine, préjugés, et l'envie d'être quelque
chose. H^
(3) Barbaris cunctatio servHU ; statim exequi regium videiur. Ta-
cite , Annal., liv, VI , S 32.
(3) Elle seroit soumise à l'Angleterre , ou à la plus ridicule aris-
tocratie. On peut espérer un bon ministre , mais jamais un bon corp$
de juges. Lisez l'histoire. H.
(4) C'est qu'il y a plus de lumières et plus de mœurs. H.
Liv. V, CHAP. XI. a45
dres qai lîennentàlaconstîtation, Tétat est plus
fixe, la constitatioa plus inébranlable, la per-
sonne de ceux qui gouyerneni plus assurée.
Cicëron (i) croit que rëtablissement des tri-
buns (st) de Rome fut le salut de la république.
« En effet , dit-il, la force du peuple qui n^a point
o»de chef est plus terrible. Un chef sent que Taf-
» faire roule sur lui , il j pensé : mais le peuple,
>»dans son impétuosité, ne connoît point le péril
» où il se jette. » On peut appliquer cette réflexion
à un état despotique , qui est un peuple sans tri-
buns ; et à une monarchie où le peuple a en
quelque £aiçon des tribuns.
£n effet , on yoit partout que , dans les mouve-
mens du gouvernement despotique , le peuple ,
mené par lui-même, porte toujours les choses
aussi loin qu'elles peuvent aller; tous les dés-
ordres qu^il commet sont extrêmes ; au lieu que ,
dans les monarchies , les choses sont très-rare-
ment portées à Fexcès. Les chefs craignent pour
eux-mêmes; ils ont peur d^ être abandonnés; les
puissances intermédiaires (3) dépendantes (4) ne
veulent pas que le peuple prenne trop le dessus.
(i) Livre III des Lois.'
(a) Ils introdaisirent un combat du peaple et des patriciens , qui
amena le despotisme d^in seul.- H .
(3) Entend-il le clergé, les nobles, ou les parlemens f H.
(4) Voyez ci-dessns la première note de Tauleur, liv. II, chap. if.
^46 DE l'esprit des lois.
Il est rare que les ordres de Télat soient entière-
ment corrompus. Le prince tient à ces ordres ;
et les séditieux , qui n'ont ni la yolonté ni Tes-
përance de renverser l'état , ne peuvent ni ne
veulent renverser le prince.
Dans ces circonstances , les gens qui ont de
la sagesse et de l'autorité s'entremettent ; on
prend . des tempéramens , où s'arrange;» on se
corrige , les lois reprennent leur vigueur et se
font écouter. •
Aussi toutes nos histoires sont-elles pleines de
guerres civiles sans révolutions ; celles des états
despotiques sont pleines de révolutions sans
guerres ^civiles.
Ceux qui ont écrit l'histoire des guerres civiles
de quelques états, ceux mêmes qui les ont fo-
mentées, prouvent assez combien l'autorité que
les princes laissent à de certains ordres pour
leur service leur doit être peu suspecte, puis-
que , dans l'égarement même , ils ne soupiroient
qu'après les lois et leur devoir, etretardoient la
fougue et l'impélxiosité des factieux plus qu'ils
ne pouvoient la servir ( i ) .
Le cardinal de Richelieu, pensant peut-être (2)
(1) Mémoires du cardinal de Retz , et autres hîstoirea.
(a) RicheUeUt comme écrivain et comme penseur, étoit mé-
diocre. H.
LIV. V, CHAP. XI. a47
quMl avoit trop avili les ordres de Télat, a re-
cours , pour le soutenir , aux vertus du prince et
de ses- ministres (i); et il exige d^eux tant de
choses , quVn Tërité il n^y a qu^iœ aog€ qui puisse
avoir tant d^atteation, tant de lumières, tant de
fermeté, tant de coanoissances ; et on peut à
peine se flatter que , d^ici à la idisaoluti^n des mo-
narchies, il puisse y avoir «n prince et des mi-
nistres pareils.
Comme les peuples qui vivent sous une bonne
police sont plus heureux que ceux qui, sans règle
et sans chefs , errent dans les forêts ; aussi les
monarques qui vivent sous 1<?S lois fondamen-
tales de leur ëtat sont-ils plus heureux (2) que les
princes despotiques qui n'ont rîen qui puisse ré-
gler le cœur de leurs peuples , ni le leur.
CHAPITRE XII.
Continuation du même sujet.
Qu'on n'aille point chercher de 'la magnani-
mité dans les e'tats despotiques; le prince n'y
(1) Testament politique.
(a) Ils sont moins tentés d'abuser de leur fMMiroir ? H.
2f\S DE l'esprit des LOIS.
donneroit point une grandeur qu'il n'a pas lui-
même : chez lui il n'y a pas de gloire (i).
C'est dans les monarchies que l'on verra au-
tour du prince les sujets recevoir ses rayons;
c'est là que chacun, tenant, pour ainsi dire, un
plus grand espace, peut exercer ces vertus qui
donnent à l'âme, non pas de l'indépendance,
mais de la grandeur (2).
CHAPITRE XIII.
Idée du despotisme.
Quand les sauvages de la Louisiane veulent
avoir du fruit, ils coupent l'arhre au pied (3),
et cueillent le fruit (4). Voilà le gouvernement
despotique.
(1) Pourquoi pas , s'il avoit des lumières f H.
(3) Je n'entends rien de tout cela. Qu'est-ce que de la grandeur
sans indépendance ? H.
(3) Comparaison brillante , mais peu juste ; l'arbre meurt , on n'y
recueille plus rien , rien du tout. H.
(4) Lettres édifiantes, recueil II , page Si 5. /
LIV. V, CHAP. XIV. 249
CHAPITRE XIV.
Comiuent les lois sont relatires au principe du
gouYernement despotique.
Le gouvernement despotique a pour principe
la crainte : mais, à des peuples timides, igno-
rans , abattus , il ne faut pas beaucoup de lois (i).
Tout y doit rouler sur deux ou trois id^es :
il n^en faut donc pas de nouvelles. Quand vous
instruisez une bête, vous vous donnez bien de
garde de lui faire changer de maître, de leçons,
et d'allure ; vous frappez son cerveiau par deux
DU trois mouvemens, et pas davantage.
Lorsque le prince est enferme', il ne peut sor-
tir du séjour de la voluptë sans désoler tous
ceux qui l'y retiennent. Ils ne peuvent souffrir
que sa personne et son pouvoir passent'en d'au-
tres mains. Il fait donc rarement la guerre en
personne , et il n'ose guère la faire par ses lieu-
tenans.
Un prince pareil, accoutumé, dans son palais,
à ne trouver aucune résistance, s'indigne de
(1) Qa'importeùt les lois d'un pareil goavecnement f H.
â5o DE l'esprit des LOÎSv
celle qu^on lui fait les armes à la main : il est
donc ordinairement conduit par la colère ou
par la vengeance. D'ailleurs, il ne peut avoir
d'idée de la vraie gloire. Les guerres doivent
donc s'y faire dans toute leur fureur naturelle ,
et le droit des gens y avoir moins d'étendue
qu'ailleurs.
Un tel prince a tant de défauts qu'il faujdroit
craindre d'exposer au grand jour sa stupidité na-
turelle. Il est caché, et l'on ignore l'état où il se
trouve. Par bonheur, les hommes sont tels dans
ce pays, qu'ils n'ont besoin que d'un nom qui
les gouverne.
Charles XII étant à Bender, trouvant quelque
résistance dans le sénat de Suède , écrivit qu'il
leur enverroit une de ses bottes pour comman-
der. Cette botte auroit commandé comme un
roi despotique.
Si le prince est prisonnier, il est censé être
mort; et un autre monte sur le trône. Les traités
que fait le prisonnier sont nuls ; son successeur
ne les ratifieroit pas. En e£fet, comme il est les
lois, l'état, et le prince , et que, sitôt qu'il n'est
plus le prince, il n'est rien, s'il n'étoit pas censé
mort, l'état seroit détruit.
Une des choses qui détermina le plus les
Turcs à faire ieur paix séparée avec Pierre I , fut
LIV. V,- CHAP. XIV. aSi
que les Moscoirites dirent au visir qu'en Suède
on avoit ^is un autre roi sur le Irône (i).
La consenradon de Tétat n'est que la conser-*
yation du prince, ou plutôt du palais où il est
enfermé. Tout ce qui ne menace pas directement
ce palais ou la yille capitale (2) , ne fait point
d'impression sur des esprits ignorans , orgueil-
leux, et prévenus; et, quant à l'enchaînement
des événemens, ils ne peuvent le suivre, le pré-
voir, y penser même. La politique, ses ressoHs
et SCS lois , y doivent être très-bornés ; et le gou-
vernement politique y est aussi simple que le
gouvernement ciyil (3).
Tout se réduit à concilier le gouvernement
politique et civil avec le gouvernement dômes*
tique , les officiers de l'état avec ceux du sérail.
Un pareil état sera dans la meilleure situa-
tion (4) lorsqu'il pourra se regarder comme
seul dans Le monde : qu'il sera environné de
déserts, et séparé des peuples qu'il appellera
barbares. îte pouvant compter sur la milice, il
(1) Suite de PuffendorfiP, Histoire universelle, au traité de la
Suède , chap. z.
(b) m. d'Argenson , ministre de la goeire , écrivoit aux intendans
de Bourgogne et de Moulins : « Il faut se saisir , si l'on peut , de
■ Mandrin, et au moins Tempècher de venir à Paris. > H.
(3) Selon M. Chardin, il n'y a point de conseil d'état en Perse.
(4) 11 n'est tolérable qu'aloiv que le despote craint ses Toisins. H.
252 DE l'esprit des LOIS.
sera bon qu'il détruise une partie de lui-mém^.
Comme le principe du gouvernement despoti-
que est la crainte, le but en est la tranquillité :
mais ce n'est point une paix, c'est le silence de
ces villes que l'fennemi est près d'occuper;
La force n'étant pas dans l'état , mais dans
l'armée qui l'a fondé, il faudroit, pour défendre
l'état , conserver cette armée : niais elle est for-
midable au prince. Comment donc concilier la
sûreté de l'état avec la sûreté de la personne ?
Voyez, jô vous prie , avec quelle industrie le
gouvernement moscovite cherche à sortir du
despotisme (i), qui lui est plus pesant qu'aux
peuples mêmes. On a cassé les grands corps de
troupes , on a diminué les peines des crimes , on
a établi des tribunaux, on a commencé à con-
noître les lois, on a instruit les peuples. Mais il
y a des causes particulières , qui le ramèneront
peut-être au malheur qu'il vouloit fuir.
Dans ces étals, la religion a plus d'influence
que dans aucun autre (2) ; elle est une crainte
ajoutée à la crainte. Dans les empires mahométans,
c'est de la religion que les peuples tirent en par-
tie le respect étonnant qu'ils ont pour leur prince.
(1) C'est comme les hommes ordinaires qai voiidrolent jouir des
avantages du vice et de la vertu à la fois. H .
(a) Elle en a beaucoup sur les ignorans. H.
LIV. V, CHAP. XIV. 2S3
C'est la religion qui corrige un peu la cons-
titution turque. Les sujets, qui ne sont pas atta-
che's à la gloire et à la grandeur de Tëtat par
honneur, le sont par la force et par le principe
de la religion.
De tous les gouvernemens despotiques , il n'y
en a point qui s'accable plus lui-même que ce-
lui où le prince se déclare propriétaire de tous
les fonds de terre, et Thérîtier de tous ses sujets :
il en résulte toujours l'abandon de la culture
des terres ; et , si d'ailleurs le prince est marchand,
toute espèce d'industrie est ruinée.
Dans ces états , on ne répare , on n'améliore
rien (1) : on ne bâtit des maisons que pour la
vie; on ne fait point de fossés, on ne plante
point d'arbres ; on tire tout de la terre , on ne
lui rend rien ; tout est en friche , tout est désert.
Pensez-vous que des lois qui ôtent la pro-
priété des fonds de terre et la succession des
biens , diminueront l'avarice et la cupidité des
grands? Non : elles irriteront cette cupidité et
cette avarice (2). On sera porté à faire mille vexa-
tions, parce qu'on ne croira avoir en propre
t
(1) Voyez Ricaut, État de Tempire ottomaa^p. 196.
(a) Gelai qui est propriétaire avec sûreté , est naturellement gé-
néreux, parce qu'il compte sur l'avenir. H.
254 i>E l'esprit des lois.
que For ou l^argent que Ton pourra foler ou
cacher.
Pour que tout ne soit pas perdu, il est bon
que Favidilé du prince soit modérée par quelque
coutume. Ainsi, en Turquie, le prince (i) se
contente ordinairement de prendre trois pour
cent sur les successions (^) des gens du peuple.
Mais , comme le grand-seigneur donne la plu- ^
part des terres à sa milice, et en dispose à sa
famtaisie; comme il se saisit de toutes les succes-
sions des officiers de l'empire ; comme, lorsqu\m
homme meurt sans enfans mâles, le grand-sei-
gneur a la propriété , et que les filles n'ont que
l'usufruit, il arrive que la plupart des biens de
l'état sont possédés d'une manière précaire.
Par la loi de Bantam (3), le roi prend la suc-
cession , même la femme , les enfans , et la mai-
son. On est obligé, pour éluder la plus cruelle
disposition de cette loi, de marier les enfans à
huit, neuf, ou dix ans, et quelquefois plus jeunes,
(i) Il est plas modéré que, beaucoup de sonverains d'Europe.' U.
(a) Voyez , sur les successions des Turcs , Lacédémone ancienne
et modenae. Voyez aussi Ricaut, de l'empire ottoman.
(3) Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la com-
pagnie des Indes , tome I*'. La loi de Pégu est moins cruelle : si
l'on a des enfieins , le roi ne succède qu'aux deux tiers. Ibid.,
tome III, page i.
i*iv. V, CHAP. XIV. a55
afin qu^ils ne se trouvent pas faire une malheu-
reuse partie de la succession du père.
Dans les états où il n'y a point de loi fonda^
mentale , la succession à Tempire ne sauroit être
fixe, La couronne y est élective par le prince,
dans sa famille ou hors de sa famille. £n vain se-
roit-il établi que l'aîné succéderoit; le prince en
pourroit toujours choisir un autre. Le successeur
est déclaré par le prince lui-même, ou par ses
ministres, ou par une guerre civile. Ainsi cet
état a nile raison de dissolution de plus qu'une
monarchie.
Chaque prince de la famille royale ayant une
égale capacité pour être élu, il arrive que celui
qui monte sur le trône fait d'abord étrangler ses
firères, comme en Turquie; ou les fait aveugler,
comme en Perse; ou les rend fous , comme
chez le Mogol; ou, si l'on ne prend point ces
précautions , comme à Maroc , chaque vacance de
trône est suivie d'une affreuse guerre civile.
Par les constitutions de Moscovie (i), le czar
peut choisir qui il veut pour son successeur, soit
dans sa famille, soit hors de sa famille. Un tel
établissement de succession cause mille révolu-
tions, et rend le trône aussi chancelant que la
(i) Voyez les différentes coasCrtutions, surtout celle de 1722.
256 DE l'esprit des lois.
succession est arbitraire. L'ordre de succession
ëtant une des choses qu'il importe le plus au
peuple de savoir, le meilleur est celui qui frappe
le plus les yeux, comme la naissance et un cer-
tain ordre de naissance. Une telle disposition
arrête les brigues, étouffe l'ambition ; on ne cap-
tive plus l'esprit d'un prince foible, et l'on ne
£aiit point parler les mourans.
Lorsque la succession est établie par une loi
fondan^entale , un seul prince est le successeur,
et ses frères n'ont aucun droit réel ou apparent
de lui disputer la couronne. On ne peut présu-
mer ni faire valoir une volonté particulière du
père^ H n'est donc pas plus question d'arrêter
ou de faire mourir le frère du roi, que quelque
autre sujet que ce soit.
Mais, dans les étals despotiques, où les
frè|*es du prince sont également ses esclaves et
ses rivaux, la prudence veut que l'on s'assure de
leurs personnes , surtout dans les pays mahomé-
tans, où la religion regarde la victoire ou le
succès comme un jugement, de Dieu; de sorte
que personne n'y est souverain de droit, mais
seulement de fait.
L'ambition est bien plus irritée dans des étals
où des princes du sang voient que, ^'ils ne
montent pas sur le trône, ils seront enfermés
LIV. V, CHAP. XIV, 257
OU mis à mort, que parmi nous, où. les priaces
du sang jomssent d^une condilion .qui,.si elle
n^est pas si satia&isante: pour Fambition^ Test
peut-être plus po«r les désirs modères.
Les princes des états despotiques ont. tou-
jours, abusé du mariage (1). I1& prennent ordi-
nairement plusieurs femmes , surtout dans la
partie du monde où. le despotisme est pour ainsi
dire naturalisé , qui est TA^sie. Us en ont. tant
d^enfans , qu^ils ne peuvent guère; avoir d^affecr
tion pour, eux 9 ni ceux-ci pour lews> frères.
La famille régnante ressemble à Fétat ^.eUetest
trop foible, et. son chef est trop fortt; elle parott
étendue, et elle* se réduit à rieii, ^rtaxerxès (2)
fit mourir tous ses enfans pour, avoir «iconjuré
contre lui. Il n^ est pas .vraisemblable, que cin-
quante enfans conapiri^t cionlre leur père ; et
encore moins qu^ils conspîirentpârcequ^il n^a
pas voulu céder sa concubine à son fils aîné. Il
est plus simple de croire qu'il jr a là quelque in-
trigue de ces sérails d'pfient,^de ces lieux où
Tartifice, la méchanceté, la ruse, régnent dans
le silence, et se couvrent d'une épaisse nuit; où
un vieux prince, devenu tous les jours plus
(1) La polygamie de fait est le partage des poisèarns. Gé n'est pas
le despotÎMne , c'est la corruptiou qui le pro^tMUH. . . . ' y,^y,
(a) VoycB Justin, liv. X, chap. i et ii. ; ^ .
u. '7
â58 D£ l'esprit des lois.
imbëicile, esr le premier prisonnier du palais.
Après tout ce que nous venons de dire , il
(Mmbleroit que la nature humaine se soulevjeroit
sans cesse contre le gouvernement despotique;
mais^tnalgrë raiidioilr des hommes pour k liberté ,
malgré leur haine contre, la violence > la plupart
des peuples y sont soumis : cela eîst aise à com-
prendre. Pour former un gouvernement modéré,
t( faut combiiier les puissances, leè régler, les
têtnpéreï-, les faire agir; donner, pour ainsi dire ,
un lest à run« pour la mettre en état de résister
1t une autrfe : c^est un cbef-d'flmvri! de législation
que le hasard feil rarement^ et que rarement on
laissie faire à là prudence. Un gouvernement
iiespotique , au ci<!mtràir«, saule , pour ainsi dire,
^aux yeux; il éàt uniforme' partout : comme .il
kte faxit que des passions peur rétablir, tout U
monde est bdnpôûr^éla.
CHAPITRE XV.
' ' ' ^ ' «ontintiàtioh iîà même sajet.
, D ANS Je& climats chauds, où règne ordinaire-
ment le> de^pMisme, les passions se font plus
tôt sentir, et elles sont aussi plus tôt amor-
LIV. V, CHAP. XV. 269
ties (1) ; Tesprit y est plus tivancé; les périls de
la dissipatiojD des biens y sont moins grands; il
y a. moins de £acilitë de se distinguer , moins de
commerce entre les jeunes gens renfermés dans
la maisoQ.; on s^ t^^^ de meilleure heure : on y
penjt donc éu-e majeur plus tôt que dans nos cli-^
mats d^Ëurope. En Turquie , la majorité comr^
mence à quinze ans (a).
La cession de biens n^y peut avoir lieu. Dans
un gouvernement où personne n^a de fortune
assurée, on prête plus à la personne qu^aux
bicB^.
Elle entre naturellement dans les gouvernemens
modérés (3), et surtout dans les républiques, à
cause de k| plus grande confiance que Ton doit
avoir dajis la porobUé des. citoyens, et dé la dou-
ceur que doit inspirer une forme, de gouvern^^
ment que chacun semble s'être donnée lui-
même*
Si dans la république romaii^e les'législateurs
avoi^il établi. la cession «de (biens (4), on ne*
(0 Y&!f.ez,hà Une ( H^Y ) dts^bois ,- dtas le rapport avec la nature
du climat. ■ ^ ■ '
(a). La Oailletiëre, Lqcédémone anèienr^e et nouvelle, pag. 4^3.
(3) Il en est de même des atérmbiemens dans les bant^aeroutes
de. bon^f, fpi. . , . : . : > .
(4) £Ue nefut établje Que,D^r ja.lo^ InlU» 4fi cessions bompmmr.
On évitoit la prison , et la cession de biens n'^toit pas ignominieuse/'
C<m/.> liv. ÏI , fit. zii. ' ' . . n ,
Ï7-
260 DE l'esprit DES LOIS.
seroit pas tombe d;^s. tant de séditions et dt
discordes civiles, et on n'auroit point essuyë
les dangers des maux, ni les périls des remèdes.
La pauvreté -et Fincertitude des fortunes,
dans les états despotiques, y naturalisent Fusure,
chacun augmentant le pri^ de son argent à pro-
portion du péril qu'il y a aie prêter. La misère
vient donc de toutes parts dans ces pays mal-
heureux ; tout y est ôté* , jusqu'à la ressource des
emprunts.
. Jl arrive de là qu'un marchand n'y sauroit
faire un grand commerce ; il vit au jour la jour-
née : s'il se chargeoit debeaucoup de marchan-
dises, il perdroit plus par les intérêts qu'il
donneroit pour les'payer c[u'il ne gagnerait sur
les marchandises.. Aussi les lotis sur le commerce
n'y ont-eHes guère de lieu; elles, se réduisent à
la simple police.. ' ' »
Le gouvernement ne sauroit être injuste, sans
avoir des mainis qui exorcent^es injustices : or
il est impossible\qué cea .mains né- s'emploient
pour elles-mêmes. Le pécillat est donc naturel
dans les états despotiques.
Ce crime y étant le crime ordinaire, les con-
fiscations y sont utiles. Par- là on console le
peuple ; l'argent qu'on en tire est ùh tribut con-
sidérable, que le prince leveroit . difficilement
LIV. V, CHAP. XV. a6l
sur des sujets abîmes : il n'y a même» dans ce
pays, aucune famille qu^on yeuille conserver.
Dans les ëtats modères, c^est tout autre chose.
Les confiscations rendroient la propriété des
biens incertaine; elles dépouilleroient des en-
fans innocens; elles diétruiroient iinë famille,
lorsquHl ne s^agiroit que de punir un eotipable.
Dans lea républiques, elles. feooienL le mal d^ôfer
Pégalité qui en fait Târoe, en^privanl un- citoyen
de son nécessaire pbyaîque (i). < «
Une loi romaine yeut (â,) ^u^on ne confisque
que dans le cas^ de crime ^dutè^^iEnajésté au pre*
mier chef. (3). Il &eroit spuvent. très^^sage de sui-
vre Fespril; de cette loi, et de boni^er les confis-
cations à de certains crimes. .Diana .lès. pays oii
npe . coutume locale a disposé des propres ,
Bodin (4) dit très-bîien qu'il, uue Çaudroit confis-
quer qn? les acquêt^.,
(i) Il me , semble qaf<9l.aimo^ .trop le«( coÉifijPcatÎQqs .dans la ré-
publique d'Athènes.
(a) Authent. Bona damriatorum, God. de bon, pH)seript, seu damn,
(3) . L'histoire: prosTe qu'il n'est aucune espèce de gouvernettient
où Tappàt des confiscations n'ait mis en danger la vie des n^eilleuçs
citoyens. Les admettre pour quelque crime que ce soit, c'est créer
deély^Miti^dorenrichif des délateurs. H.' * \
(4i J^ifre V, chapitre m* • i • ; ' . * f. , '
262 DE l'esprit des LOIS.
CHAPITRE XVI.
De la communication du pouvoir.
Dams le goiiTemement despotique, le pouvoir
pââse tout entier, dans les makis de celui à qui
oajè confie. Lèvisir eist le despote lui-même,
^t chaque ofEkrier .particulier est te visit. Dans ie
gouvernepient monarcfaèiue, le pouvoir s'^appli-
que moins immèdiateihént; le monarqute , en le
donnant^ lé tetsipère (1). Il fait une telle distri-
butioti de son» atitorkë , t|ù'il n'en ddune jalniaîs
uûe. partie qu'il n'en retienne une pkrs giran'de.
Ainsi, dkns tes états môiiaï^yqMs , lés gou-^
vemeurs particuliers des villes né rfelètelit pas
tellement du gouverneul' de là province , qu'ils
ne relèvent du prince encore davantage; et tes
officiers particuliers c^s corps militaires ne dé-
pendent pais tellement du 'gémétal, qti^ls ne dé-
pendent du prince encore plus.
Dans la -plupart des ^ats monarGhiqaes, on a
ââgettïent ëtabli ^ue ceiix qui ont un comman-
dement un peu étendu ne soient attacb^s àaucun
corps de milice; de sorte que, ti^ayant de coto-
(1) Ut esse Phoebi dulcins Inmen solet
Jamjam cadentis
LIV. V, CHAP. XYI. 263
nandtoMiit que par unis .yolonlé ffariicuEère
du prince, pouyaot éire employés et ue Tétre
pas , ils sont eu quelque façaa d«ps b ^eryice »
et en quelque iiifon dehors.
Ceci est incompatible avec le gouvernemeAt.
despotique. Car, si ceux qui n^ont pas :un.âni-
ploî actuel avoient i^éaniaoinsjdes.préro^atiTea
etties titres, il y -auroit dans J'ëtat des. hammef
grands par eux-mêmes; ce qui choqueroit la
nature de ce gouvernement.
Que si le gouyemeur d'une yille étoit indé-
pendant du bat^a, ilCaudroit tous4es jours des
tempéramens pour les accommoder; chose ab-
surde dans un gouvernement despotique, fit,
de plus y le gouverneur particulier pouvant ne
pas obëir, comment Tau tre pourroit-41 répondre
de sa province sur sa tête. .
'Dans ce gouvernement, Tauloritë ne peut être
balancée : celle du moindre magistrat ne Tesl
pai plus que telle dli'dèSpote.'Dans les pstys
modérés, la lôî ïTstpartôhi^ sage, elle est*jJat-
tout c^onnue, et les plus petits magistrats peu-
vent la suitré. Mais dans le despotisme, où la
lot li'^est que 4a ' vo4onté du '. ptitoce , quatid • I0
prinde seiKnt sage, comment un magistraft pôur^
roit-il cuivre u^e volonté qu'il ne connoît pas ?
Il faut qu'il suive la sienne.
264 î>E i'es'prit des xois,
ïly^à plos ;c-est'que la loi n'ëlant que ce»que
le printê t«ut, et le prince ne .pouvant vouloir
que ce ^qu'il xonnoît, iLfaut bien qu^il y ait une
infinité de gen$ qui veuillent pour lui et comme
lui.
> Enfin, :1a loi ëtantJa .voloatë momentanée du
prince, il est nécessaire que ceux qui veulent
pour •lui veuillent subitement comme lui.
, ; , Des présens.
C'est un u^ge.dans les pays despotiqujes que
Ton n^aborde qui que ce soit au-dessus de spi
sans lui faire un présent, .pas même, les. rpis.
L^empereur du Mogol,(9) ne reçoit point les. re-r
quêtes de ses sujets qu^il.n^en ait reçu quelque
cjtiose. Ces'princ.es vopt.jvisqu'à corrompre leurs
propres grâces.
Cela doit être ainsi ^zn& un gouyernejpoten^ o^
personne n'est citoyen ; dans un gouyememeni;
ou , l'on. est plein de l'idée que \ç s:upérieur nç
(i) Recaeil des voyages qni ont servi h rétablissement' de là com-*
pagnie des Indes , tome I , page 80. -
liiv. V, CHiLP. XVII. a65
doit rien à rinférieur ; dans im gouTememenI
où les hommes ne se croient lies que par les
chàtimens que les uns exercent sur les autres;
dans un gouvernement où il y a peu d'affaires, et
çù il est rare que Ton ait besoin de se présentet
devant un grand, de lui feire des demandeis , et
encore moins des plaintes.
Dans une république, les prësens sont une
chose odieuse, parce que la vertu n'en a pas
besoin. Bans une monarchie , rhopneur est un
motif plus fort que les prësens. Mais, dans Fétat
despotique , ou il n'y a ni honnem* ni vertu, on
ne peut être détermine à agir que par l'espé-
rance des commodités de la tie.
C'est dans les.idée^ de la république qu^Plar
ton (ij Touloit que ceux qui reçoivent 4,e^ pré-
sens pour Êftire Içur devoir fussent. puius 4e :iuorE.
// nen faut /ir^n^f^^ disoit-ily ni^pour le$ chose$
bonnes ^ ni pour Us mauvaises*
C'étoit une mauvaise loi que cette loi ro-^-
maine (â) qui permetloit aux magistrats de
prendre de petits présens (3), pour:^u qu'ils n^
passassent pas cent écus d^ns tout^ l'année . Ceux
à qui ou ne donne. riep n^ désiirent rieu ; ceux à
(i) Lîyre XII des Lois.
(a) Leg. 6 , S a , dig. tid leg. JuL repet,
(3) Munuicuta.
56^) DE l'esprit dfs Lais.
qui on donne un peu désirent bientôt un peu
plus, et ensuite beaucoup. D'ailleuns^il estplos
aisé de , convaincre celui qui, ne derant vien
prendre, prend quelque chose , ;que celui qui
prend plus , lorsqu'il devroit prendre moins, et
qui trouve toujours pour cela des prétextes, des
excuses, des causes , et des raisons plausibles.
CHAPITfeE XVIII.
■' ' -Deé l^êcômf^èfi^es qiie le sMiveraHi^oiiDe.
DâKS les gouvememens dei^potiques , où,
comme itous avions dit , on n'est déterminé à agir
que pai* Fespérânce des commodités de la vie ,
le prince qui récompense n'a que de l'argent à
donner. • Dan^ une «»onarel»e, où l^onneiMr
règne seul, le prince ne récompenseroit que par
des distiht lions, si ^ les distinctions <|iie i'hon-
%ieur ëtabBt n^étoieiit jointes à un luxe qui d«»ne
nécessairement 'des besoins : lé grince-y récom*-
pevksie donc pcor des bonheurs qui ^mènent à la
fortuné i^ Mais , dans une répidllique , 4>\i la ^v^rta
règne , motif qui se suffit à lui-même et qui exclut
tous les autres , l'état ne récompense que par des
témoignages de cette vertu.
LIV. V, CHAP. XVIII. 267
C'est une règle générale, que les grandes té*
compenses , dans une monarchie et dans une
république , sont un signe de leur décadence ,
parce qu^elles prouvent que leurs^ principes sojil
corrompus; que, d-un câté^Tidée de Phonneur
n^y a plus tant de force ; que , de Tautre , b qua-
lité de citoyen s^est afïbiblie.
Les plus maui^is efinpereixrs roMsâins ont été
ceux qui ont le plus doniH^; parexetnpte , Cali^
gula, Claude, Méron, Othon, Yitellius, Com-
mode , Qëliogabale et Caracalla^îLes meilleui^s^
comme Auguste , Yespasien, Antonin Pie , Mare
Aurèleet Pertinax, ont été éconoines. Sous les
bons empereurs , Tétat reprenoit ses prindr
pes:le trésor de Fbaiiueur suppléôit aux autres
b^sors.
CIHAPITRE XiX.
NbuTeHes conséquen6B8 des " prîticipés des trois
' 'gt^urei^tieiiiens.
Je ne puis iherésouA^e à finir té limre sans
faire encore quelques applications de me^ trois
principes.
Première QUESTION. Les lois doivent- elles
268 DE l'esprit des lois.
forcer un citoyen à accepter les emplois publics ?
Je dis qu'elles le doivent dans |e gouvernement
républicain, et non pas dans le monarcbique .
Dans le premier , les magistratures sont des té^
BOioignages de vertu, des dépôts que la patrie
confie à un citoyen , qui ne doit vivre , agir et pen-
ser que pour elle : il ne peut donc pas les ré-
futer ( 1 ). Dans le second , les magistratures sont
des témoignages d'honneur : or , telle est la bizar-
rerie de l'honneur , qu'il se plaît à n'en accepteur
aucun, que quand il veut , et de la manière qu'il
veut....
Le feu roi 4e Sardaigne (2) punissoit ceux
qui refiisoient les dignités et les emplois de son
état, U suîvoit, sans le sa^r; des idées répu-
blicaines. Sa manière de gouverner d'ailleurs
prouve assez que ce n'étoit pas là son intention.
Seconde question. £st-H;e une bonne maxime,
qu'un citoyen puisse être pbligéd^accepter , dans
l'armée, une place inférieure à celle qu'il a oc-
cupée ? On voyait souvent^ chez, les Romains ,
le capitaine servir, l'anpée d'après , sous son lieu-
(1). Platon^ <ba8 .sa Aé|»ub|k]fiie , liv.] VIII , -met ces refus au
nombre de» marques de la co^rruption de la répub^gue. Dans ses
Lois , lifr. VI , il yeut qu'on les punisse par une amende. A Venise,
on les punit par l'exil.
(a) Victor Amédée. . •
HV. V, CHAP. XIX. 269
tenant (i). Cest que, dans les républiques; la
vertu, demapde qu^on fasse à Tétat un sacrifice
continuel de soi-même et de ses répugnances.
Mais, dans. les. monarchies, Thonneur, vrai ou
faux , ne peut soufïirir ce qu'il appelle se de*
grader.
Daùs les gouvernement despotiques , où Ton
abuse e'galement de Thonneur, des postes et
des rangs, on fait Indifféremment d'un prince
un goujat, et d'un goujat un prince.
Troisième question. Mettra-t-on sur une
même tête les emplois civils et militaires? 11
faut les unir dans la république , et les séparer
dans la monarchie. Dans les républiques , II se-
rolt bien dangereux de faire de la profession
des armes un état particulier , distingué de celui
qui a les fonctions civiles; et, dans les monàr-
cbirs , il n'y auroit pas moins de péril à donner
les deux fonctions à kméme personne.
On ne prend les armes , dans la république ,
qu'en qualité de défenseur des lois et de la pa-
trie : c'est parce que l'on est citoyen qu^on se
fait, pour un temps, soldat. S'il y avolt deux
(1) Quelques centurions ayant appelé au peuple , pour deman-
dât l'emploi qd'ils avoient eu : « Il est juste, mes compagnons ,' dit
> un cent uriôn ^ ^ que vous regardiez comme honorables tous les
» postes où TOUS défendrez la république» » Tite-Live , Ut. XLII.
a']o DE l'esprit des lois.
ëiats distingues, on feroit sentir à celui qui ^
sous les armes , se croit citoyen , qu'il n'est que
soldat.
Dans les monarchies , les gens de guerre n'ont
pour objet que la gloire , ou du moins l'honneur
ou la fortune. On doit bien se garder de donner
les emplois civils à des hommes pareils : il £suit ,
au contraire , qu'Us soient conteniis parles ma-
gistrats ci¥ils; et w^ les -mièmes geas n'aient pas
en même temp^ la confiance du peuple , et la
force pour en abuser ( i ) .
Voyez, dans une nation où la république se
cache sous la forme de la monarchie , cootbion
Ton craint un état particulier de gens de gueire,
et comment le guerrier reste toujours citoyen ,
ou même magistrat , afin que ces qualités soient
un gage pour la patrie , et qu'on ne l'oublie ja-
mais, «
Cette division de magistratures enci^iles et mi-
litaires, faite par les Romains après la perte de la
république , ne fut pas une chose arbitraire ;
elle fut une suite du changement de la constitu-
tion de Rome ; elle étoit de la nature du gcrii*-
rernement monarchique ; et ce qui ne fut que .
(i) Ne imperium ad pptîmos nobilium tcansferrietiir, senatum mi-
JUtià vetuit Gallienus; etiam adiré excroitam. Auxeliiii»Vietor, i(e
virit illustribus, . • • ij
tlV. ▼, CUAP. XIX. 371
commcAce sous Aiigosle(i), les empereurs suî-'
vans {2) furent obliges de rachever, pour lem-
p^er le gouTememcnt militaire.
Ainsi Procope , concurrent de Yalens à Fem-
pire, n^ entcndoit ri«i, lorsque, donnant à
Hormisdas , prince du sang royal de Perse , la
dignité de proconsul (3), il rendit à cette ma-^
gistrature le commandement de& arm^s , qu'elle
avait autrefois ; à moins qu'il n^eàt des raisons
particulières. Un homme qui aspire à la souve^
rainelié cherche moins ce qui est utile à Tétat que
ce qui l'est à sa c»ise.
QuAT&tBME QUESTION. Conyieut-il que les
charges soient vénales ? Elles ne doivent pas
Tétre dans les états despotiques , où il £aiut que
les sujets soient placés ou déplacés dans^ un ins*
tattt par le piiisce.
Cette i^énaHté est bonne dans les états monar-
chiques, ptt'ce qu'elle fait faare, comme un mé-»
tier de famille, ce qu'on ne voudroit pas entre*^
prendre pour ht vevtu ; qu'elle destine chacun à
son devoir y et^rénd le^s ordres de l'état plus per-
(1) Anguate 6ta aux sénatenn , proconsuls et gooTemeurs» le droit
de ptorter les afuea, .OJk>a, liv. S.XXIIX.
(a) ConstantiD. Voyez Zozime , liv. II.
(5) Ammian Marcellin. Et eivilia mark vtUrum^é$iki vctUTO,
U¥.XJ^Vi,pag*j6i5.
a^o DE L'ESPRIT DES LOIS- ^
éuts distÎBgaës, on feroit sentir îi|^ jj
sous les armes , se croit citoyen, |. ^ -^
Dans les monarchie» » '«* gf ^ C^ ^ P
pour objet que la gloire , o^ | J 1^
ou la fortune. On doit biji' ç • ^
le» emplois civils à des^ll | i |
au coubraire , qu'ik 3o| f V ^ f '
gistrats civils-, et a^'i &%\'k
en même temps H i< '^
force pour en alvi.^? ^^^.^^ù,
Voyez, danj^^^ .o.ent pas par
cache sous ly ^nce et l> vidité des
Ton cramt ° i i -
/ ^Qt tout de même , le aa-
et comw II',
aieilleurs suiets que le choix du
oumêr , -x j » I
^a, la manière de «avancer par les
^™;^ ^es inspire et entretient Tinduslrie (5);
ma'
."'
^se
dont celte espèce de gouyepaement a grand
Cinquième question. Dan* <juel gouTeme-
ment feiul-il des censeurs? Il en faut dans une rë.
publique , où le principe du gouvernement est la
(i) Fragmens tirés des ambassades de CîonsUntiii Porphywjgé:.
nète.
(a) RépuWiqucUY.VIII.
(3) Paresse de l'Espagne ; on y donne tons les emplois. ,
\
HV. V, CHAP. XIX. 2'jZ
C^ sont pas seulement les crimes qui
> ^tu; mais encore les nëgligeaces,
%^ ^ ^ine tiédeur dans Tamour de
îj ^ ' ^ s dangereux, des semences
/^ ^ ^ vchoque point les lois,
^€K
^ ^i^ Vs détruit pas , mais
►- '^ *\, ^^ 'îe corrigé par les
^ ^ ^ ^cet aréopa-
^ ^'^ qui , poursuivi
^ ^o.^îé dans son sein.
.eopage ait fiait mourir un
«evé les yeux à son oiseau (a),
attention qu'il ne s'agit point là
^adamnation pour crime , mais d'un ju-
.uent de mœurs dans une république fondée
sur les mœurs.
Dans les monarchies, il ne faut point de cen-
seurs : elles sont fondées sur l'honneur ; et la
nature de l'honneur est d'avoir pour censeur tout
l'univers. Tout homme qui j manque est sou-
mis aux reproches de ceux mêmes qui n'en ont
point.
Là , les censeurs seroient gâtés par ceux mêmes
qu'ils devroient corriger. Ils ne seroient pas bons
(i) Oui, mais surtoat arec un tribunal qui les dirige. H.
(a) Oela est fou et injuste. H.
II. 18
272 DE L ESPRIT DES LOIS,
manens. Suidas. (1) dit. très-bien qu^Ânastase
avoit fait de Tempire une espèce d^aiistocratie ,
en vendant toutes les magistratures.
Platon (2) ne peut souffrir ^ cette vënaUtë.
«C^est, dit-il, comme si, dans un navire, on
» faisoit quelqu^ un, pilote ou matelot, pour son
«argent. Seroit-'il possible que la règle fiit maur*
» vaise dans, quelque autre emploi que ce fut de
» la vie ^ et bonne seulement pour conduire une
««république ? *> Mais, Platon parle d^une repu*
blique fondée .sur la vertu, et nous parlons
d^une monarchie. Or., dans une monarchie où,
quand les charges, ne se vendroient. pas par
un règlement public , l'indigence et T^vidité des
courtisans, les vendroient tout de même , le ha-^
sard donnera de meilleurs sujets que le. choix du
prince. Enfin, la manière de s'avancer par les
richesses inspire et entretient Tindustrie (3);
chose dont cette espèce de gouvernement a grand
besoin. . ,
Cinquième question. Dans^ ^el gouverne-
ment £aut-il des censeui:s ? Il eniaui daos une ré-
publique, où le principe du gouvernement est la
(1) Fragmens tirés des ambassades de* 'Constantin Porpliyrogé*
^ nète.
(a) RépuWique, Ut. VIII.
(3) Paresse de l'Espagne ; on y donne tous les emplois.
HV. V, CHAP. XIX. 2'j5
verlu. Ce ne sont pas seulement les crimes qui
détruisent la verlu; mais encore les négligeaces,
les fautes , une certaine tiëdeur dans Tamour de
la patrie , des exemples dangereux, des semences
de cofruption ; ce qui ne choque point les lois.,
mais les élude ; ce qui ne les détruit pas , mais
les affoiblit : tout cela doit être corrigé par les
censeurs (i).
On est étonné de la punition de cet aréopa-
gite qui avoit tué un moineau qui , poursuivi
par un épervier , s^étoit réfugié dans son sein.
On est sui*pris que Faréopage ait fait mourir un
enfant qui avoit crevé les yeux à son oiseau (2).
Qu^on fasse attention qu'il ne s'agit point là
d'une condamnation pour crime , mais d'un ju-
gement de mœurs dans une république fondée
sur les mœurs.
Dans les monarchies, il ne faut point de cen-
seurs : elles sont fondées sur l'honneur ; et la
nature de l'honneur est d'avoir pour censeur tout
l'univers. Tout homme qui j manque est sou-
mis aux reproches de ceux mêmes qui n'en ont
point.
Là , les censeurs seroient gâtés par ceux mêmes
qu'ils devroient corriger. Us ne seroient pas bons
(i) Oui, mais sartoat avec un tribunal qui les dirige. H.
(a) Qela est fou et injuste. H.
II. 18
274 i>E l'espeit des lois.
contre la corruption d'une monarchie ; mais la
corruption d'une monarchie seroit trop forte
contre eux.
On sent bien qu'il ne faut point de censeurs
dans les gouvernemens despotiques. L'exemple
de la Chine semble déroger à cette règle : mais
nous verrons, dans la suite de cet ouvrage ^ les
raisons singulières de cet établissement.
IIV. VI, CUAP. I. , 275
LIVRE VI.
CONSEQUENCES DES PRINCIPES DES DIVERS GOU-
VERNEMENS, PAR RAPPORT A LA SIMPLICITE
DES LOIS CIVILES ET CRIMINELLES, LA FORME
DES JUGEMENSy ET L'ETABLISSEMENT DES
PEINES.
CHAPITRE I.
De la simplicité des lois civiles dans les divers
gouyeroemens.
Le gouvernement monarchique ne comporte
pas des lois aussi simples que le despotique (i).
Il y faut des tribunaux. Ces tribunaux donnent
des décisions. Elles doivent être conservées;
elles doivent être apprises , pour que Ton y
juge aujourd'hui comme Ton y jugea hier, et
que la propriété et la vie des citoyens y soient
assurées et fixes comme la constitution même
de Tétat.
(1) 11 ne faut nulle part de l'arbitraire ; mais il faut partout des
lois simples , et en faire le moins qu'il est possible. H.
18.
a^ DE l'esprit des LOIS.
Dans une monarchie , Tadministration d'une
|astice qui ne décide pas seulement de la vie et
des bîens , mais aussi de Thonneur , demande
des recherches scrupuleuses. La délicatesse du
juge augmente à mesure qu'il a un plus grand
dépôt, et qu'il prononce sur de plus grands in-
térêts.
Il ne faut donc pas être étonné de trouver
dans les lois de ces états tant de règles , de res-
• frictions, d'extensions, qui multiplient les cas
particuliers , et semblent faire un art de la raison
même.
La différence de rang , d'origine , de condi-
tion , qui est établie dans le gouvernement mo-
narchique , entraîne souvent des distinctions dans
la nature des biens ; et des lois relatives à la cons-
titution de cet état peuvent augmenter le nombre
de ces distinctions. Ainsi, parmi nous, les biens
sont propres, acquêts ou conquêts ; dotaux, pa-
raphernaux ; paternels et maternels; meubles de
plusieurs espèces ; libres , substitués ; du lignage ,
ou non; nobles en franc-alleu, ou roturiers ; rentes
foncières ou constituées à prix d'argent. Chaque
sorte de biens est soumise à des règles particu-
lières ; il faut les suivre pour en disposer; ce qui
ôte encore de la simplicité.
Dans ûos gouvernemens les fiefs sont devenus
LIV. VI, CHÀP. \. 277
héréditaires. Il a fallu que la noblesse eût une
certaine consistance (1), afin que le proprié-
taire du fief fût en état de servir le prince. Cela
a du produire bien des variétés : par exemple ,
il y a des pays où Ton n'a pu partager les fiefs
entre les firères , dans d'autres , les cadets ont pu
avoir leur subsistance avec plus d'étendue.
Le monarque, qui connoît chacune de ses
provinces , peut établir diverses lois , ou souffrir
différentes coutumes. Mais le despote ne con-
noît rien , et ne peut avoir d'attention sur rien ;
il lui faut une allure générale ; il gouvertie par
une volonté rigide qui est prartout la même ;
tout s'aplanit sous ses pieds.
A mesure, que les jùgemens des tribunaux se
multiplient dans les monarchies , la jurisprudence
se charge de décisions qiiî quelquefois se con-
tredisent, ou parce que les juges qui se succè-
dent pensent différemment, ou parce que les
mêmes affaires sont tantôt bien, tantôt mal dé-
fendues , ou enfin par une infinité d'abus qui se
glissent dans tout ce qui passe par la main des
hommes. C'est un mal nécessaire (2) que le lé-
(i) Il y a long-temps que le noble n*est plas qu*nn simple mer-
cenaire, depuis le prince jnsqu'an goujat. H.
(a) Eit-il nécessaire de laisser subsister ce qui est évidemment
absurde et contradictoire? H.
278 DE li'ESPBIT DES LOIS,
gislateur corrige de temps en temps, comme
contraire même à Tespritdes gouverncmens mo-
dères. Car, quand on est oblige de recourir aux
tribunaux , il faut que cela vienne de la nature
de la constitution, et non pas des cpntradictions
et de l'incertitude des lois.
Dans les gouvememens où il y a nécessaire-
ment des distinctions dans les personnes , il faut
qu'il y ait des privilèges ( 1 ) . Cela diminue en-
core la simplicité , et fait mille exceptions.
Un des privilèges le moins à charge à la so-
ciété (2) , et surtout à celui qui lé donne , c'es^
de plaider devant un tribunal plutôt que devant
un autre. Voilà de nouvelles affaires; c'est-à-dire
celles où il s'agit de savoir devant quel tribunal
il faut plaider.
Les peuples des états despotiques sont dans
un çias bien différent (3). Je ne sais sur quoi,
dans ces pays, le. législateur pourr oit statuer, ou
le magistrat juger. Il suit de ce que les terres
appartiennent au prince, qu'il n'y a presque point
de lois civiles sur la propriété des terres (4). Il
suit du droit que le souverain a de succéder qu'il
(1) Pourquoi encore des privilèges ? H.
(a) C'est un moyen de plus de fatiguer les foibles. H.
(3) C'est l'autre extrémité du mal. H.
(4) Il y a au moins des coutumes. H.
LIV, VI, CHAP. I. 279
n^ y en a pas non plus sur les successions. Le né-
goce exclusif qu'il fait dans quelques pays rend
inutiles toutes sortes de lois sur le commerce.
Les mariages que Ton y contracte avec des filles
esclaves font qu'il n'y a guère de lois civiles sur
les dots et sur les avantages des femmes. Il ré-
sulte encore de cette prodigieuse multitude d'es-
claves qu'il n'y a presque point de gens qui aient
une volonté propre , et qui par conséquent, doi-
vent répondre de leur conduite devant un juge.
La plupart des actions morales , qui ne sont que
les volontés du père , du mari , du maître , se rè-
glent par eux, et non par les magistrats.
~ J'oubliois de dire que ce que nous appelons
l'honneur étant à peine connu dans ces états j
toutes les affaires qui regardent cet honneur , qui
est un si grand chapitre parmi nous , n'y ont
point de lieu. Le despotisme se suffît à lui-
même ; tout est vide autour de lui. Aussi y lors-
que les voyageurs nous décrivent les pays oii
il règne , rarement nous parlent-ils de lois ci-
viles (1).
Toutes les occasions de dispute et de procès
(1) Au Mazulipatan, on n*a pu découvrir qu'il 7 eût ^e loi écrite.
( Voyez le Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de, la
compagnie des Indes, t. IV, partie première , pag. S^i.) Les Indiens
ne se règlent , dans les jugemens, que snr de certaines contâmes. Le
aSo DE L^ESPaiT DES LOIS.
y sont donc àiées. Cest ce qui fait en partie
qu^on y maltraite si fort les plaideurs : Finjustice
de leur demande paroit à découvert , n^ëtant pas
cachée, palliée ou protégée par une infinité de
lois (i).
CHAPITRE IL
De la simplicité des lois criminelles dans les divers
gourernemens.
On entend dire sans cesse qu^il faudroit que
la justice fut rendue partout comme en Turquie.
Il n^y aura donc que les plus ignorans de tous
les peuples (a) qui auront yu clair dans la chose
du monde qu^il importe le plus aux hommes de
savoir ?
Si vous examinez les formalités de la justice
par rapport à la peine qu^a un citoyen à se faire
rendre son bien, ou à obtenir satisfaction de
quelque outrage , vous en trouverez sans doute
Vedam et aotrei liTres pareils ne contiennent point de lois ci<>
viles , mais des prAceples religienz. Fày^z Lettres édifiantes, qaalor-
sième recueil.
(i) Il fiiUoit ajoQter, st de fhrmet plus eompliquéet 911e let /où. H.
(s) Gens qui espèrent distribuer les coups de bâton. Si les juges
étoient des anges» tout seroît bien. H.
LIV. VI, CHAP. II. 281
trop. Si vous les regardez dans le rapport qu^elles
ont avec la liberté et la sûreté dès citoyens,
vous en trouverez souvent trop peu; et vous ver-
rez que les peines , les dépenses , les longueurs ,
les dangers même de la justice , sont le prix que
chaque citoyen donne pour sa liberté.
£n Turquie , où Ton fait très-peu d^attention
à la fortune , à la vie , à Thonneur des sujets, on
termine promptement , d^une façon ou d^une
autre , toutes les disputes. La manière de les finir
est indifférente , pourvu qu^on finisse. Le bâcha,
d^abord éclairci, fait distribuer, à sa fantaisie,
des coups de bâton sur la plante des pieds des
plaideurs , et les renvoie chez eux.
Et il seroit bien dangereuf que l'on y eût les
passions des plaideurs : elles supposent un désir
ardent de se faire rendre justice , une haine , une
action dans Tesprit, une constance à poursiyvre.
Tout cela doit être évité dans un gouvernement où
iLne faut avoir d'autre sentiment que la crainMI
et où tout mène tout à coup , et sans qu'on le
puisse prévoir , à des révolutions. Chacun doit
connoître qu'il ne faut point que le magistrat en-
tende parler de lui , et qu'il ne tient sa sûreté
que de son anéantissement.
Mais, dans les états modérés, où la tête du
moindre citoyen est considérable , on ne lui dte
2â2 DE L^ESPRIT DES LOIS.
son honneur et ses biens qu^après un long exa-
men ; on ne le prive de la vie que lorsque la pa-
trie elle - même Tattaque ; et elle ne Tattaquc
qu'en lui laissant tous les moyens possibles de
la défendre (i).
Aussi, lorsfqu^un homme se rend plus ab-
solu (2), songe-t-il d^abord à simplifier les lois.
On commence dans cet état à être plus firappé des
inconvéniens particuliers que de la liberté des
sujets , dont on ne se soucie point du tout.
On voit que dans les républiques il faut pour
le moins autant de formalités que dans les mo-
narchies. Dans Tun et dans l'autre gouverne-
ment, elles augmentent en raison du cas que
Ton y fait de Thonneur , de la fortune , de la vie ,
de la liberté des citoyens.
Les hommes sont tous égaux dans le gouver-
nement républicain ; ils sont égaux dans le gou-
vernement despotique : dans le premier, c'est
jih'ce qu'ils sont tout ; dans le second , c'est
parce qu'ils ne sont rien.
(1) Gela est-il vrai en FraDce? H.
(a) César, Gromwell, et tant d'autres.
LIV. VI, GHAP. III. 283
CHAPITRE III.
Dans quels gouyernemens et dans quels cas on doit juger
selon un texte précis de la loi.
Plus le gouvernement approche de la répu-
blique , plus la manière de juger devient fixe ; et
c'étoit un vice de la république de Lacédémone
que les éphores jugeassent arbitrairement (i) ,
sans qu'il y eut des lois pouf les diriger. A Rome ,
les premiers consuls jugèrent comme les éphores :
on en sentit les inconvéniens , et Ton fit des lois
précises.
Dans les états despotiques , il n'y a point de
lois : le juge est lui-même sa règle. Dans les
états monarchiques , il y a une loi; et là oii elle
est précise , le juge la suit ; là où elle ne Test pas ,
il en cherche l'esprit. Dans le gouvernement ré-
publicain , il est de la nature de la constitution
que les juges suivent la lettre de la loi. Il n'y a
point de citoyen contre qui on puisse interpréter
une loi , quand il s'agit de ses biens , de son hon-
neur ou de sa vie. .
(i) Gela s'explique mieux dans la nature des choses que dans un
système à travers lequel Montesquieu voit tout. H.
284 I>£ L^ESPRIT DES LOIS.
A Rome, les juges prononçoient seulement
que Taccusé ëtoit coupable d'un certain crime ;
et la peine se trouToit dans la loi , comme on le
yoit dans diverses lois qui furent faites. De même,
en Angleterre, les jures décident si Faccusé est
coupable ou non du fait qui a été porté devant
eux (i) ; et, s'il est déclaré coupable , le juge pro-
nonce là peine que la loi inflige pour ce fait : et ,
pour cela, il ne lui faut que des yeux.
CHAPITRE IV.
De la manière de former les jugemens.
De là suivent les différentes manières de for-
mer les jugemens. Dans les monarchies, les juges
prennent la manière des arbitres; ils délibèrent
ensemble , ils se communiquent leurs pensées ,
ils se concilient; on modifie son avis pour le
rendre conforme à celui d'un autre ; les avis les
moins nombreux sont rappelés aux deux plus
grands. Cela n'est point de la nature de la répu-
blique. A Rome , et dans les villes grecques, les
juges ne se communiquoient point : chacun don-
(i) Cette coutume devroit être partout. II.
Liv. VI, CHAP. ly. a85
npit son ayis d^une de ces trois manières , j'ab-
sous jj€ condamne , il ne me parott pas (i) : c^est
que le peuple jugeoit ou étoit censé juger. Mais
le peuple n'est pas jurisconsulte ; toutes ces mo-
difications et temperamens des arbitres ne sont
pas pour lui ; il faut lui présenter un seul objet ,
un fait, et un seul fait; et qu^il n^ait qu'à voir
s'il doit condamner , absoudre , ou remettre le
jugement.
Les Romains, à l'exemple des Grecs, intro-
duisirent des formules d'actions (2), et établirent
la nécessité de diriger chaque affaire par l'action
qui lui étoit propre. Cela étoit nécessaire dans
leur manière déjuger : il falloit fixer l'état de la
question , pour que le peuple l'eût toujours de-
vant les yeux. Autrement, dans le cours d'une
grande affaire , cet état de la question changerôit
continuellement, et on ne le reconnoîtroitplus.
Delà il suivoit que les juges , chez les Ro-
mains , n'accordoient que la demande précise ,
sans rien augmenter, diminuer, ni modifier. Mais
les préteurs imaginèrent d'autres formules d'ac-
tions , qu'on appela de bonne foi (3) , où la ma-
(i) Non tique* ,
(a) Quat aetianes ne populut , prout vellet, inttitueret, wrtat to-
lemneiifue este yoluerunU Leg. a , S 6* ^^' ^^ ^^^' }'>''-
(3) Dans leiquellei on mettoit ces mats : Ex bonà fide.
286 DE l'esprit des lois.
nière de prononcer ^toit plus dans la disposi-
tion du juge. Ceci étoit plus conforme à Tesprit
de la monarchie. Aussi les jurisconsultes fran-
çais disent-ils :« En France (i), toutes les ac-
» tions sont de bonne foi. » «
CHAPITRE V.
Dans quels gouvernemens le souverain peut être juge.
Machiavel (2) attribue la perle de la liberté
de Florence à ce que le peuple ne jugeoit pas en
corps, comme à Rome , des crimes de lèse-ma-
jesté commis contre lui. Il y avoit pour cela huit
juges établis : Mais , dit Machiavel , peu sont cor-
rompus par peu. J^adopterois bien la maxime de
ce grand homme : mais comme dans ces cas
l'intérêt politique force pour ainsi dire l'intérêt
civil ( car c'est toujours un inconvénient que le
peuple juge lui-même ses offenses), il faut,
pour y remédier , que les lois pourvoient , au-
tant qu'il est en elles , à la sûreté* des parti-
culiers.
(1) On y condamne anx dépens celui-là même à qni on demande
plus qu'il ne doit , s'il n*a offert et cousine ce qu'il doit.
()) Discours sur b première décade de Tite-Live^ liv. I « ch. vu.
LIV. VI, CHAP. V. 287
Dans cette idëe , les lëgislateurs de Rome
firent deux choses : ils permirent aux accusés de
s'exiler (i) ayant le jugement (2); et ils voulu-
rent que les biens des condamnés fussent consa*
crés pour que le peuple n'en eût pas la confisca-
tion. On verra dans le livre XI les autres limita-*
tions que Ton* mit à la puissance que le peuple
a voit de juger.
Solon sut bien prévenir Pabus que le peuple
pourroit faire de sa puissance dans le jugement
des crimes : il voulut que Taréopage revît l'af-
faire ; que , s'il croyoit l'accusé injustement ab-
sous (3) , il l'accusât de nouveau devant le peuple ;
que , s*il le croyoit injustement condamné (4) , il
arrêtât l'exécution, et lui fît rejuger l'affaire : loi
admirable , qui soumettoit le peuple à la cen-
sure de la magistrature qu'il respectoit le plus ,
et à la sienne même !
Il sera bon de mettre quelque lenteur dans des
affaires pareilles, surtout du moment que Tac-
(1) Gela est bien expliofué dans l'oraison de Gicéron pro Cœ^
einna, à la fin.
(a) G*étoit une loi d' Athènes , comme il paroit par Démosthènes.
Socratè refusa de s'en servir.
(3) Démosthènes, «itr la couronna, ps^ge 494» édition de Franc*
fort , de l'an i6o4*
(4) Voyez Pbilostrate , Vies des sophiites, liv. I , Vie d'Eschines.
288 DE l'esprit des lois.
cusë sera prisonnier, afin que le peuple puisse
se calmer et juger de sang-froid.
Dans les états despotiques , le prince peut juger
lui-même. Il ne le peut dans les monarchies : la
constitution seroît détruite ; les pouvoirs inter- ^
médiaires dépendans, anéantis ; on verroit cesser
toutes les formalités des jugemens; la crainte
s'empareroit de tous les esprits; on verroit la
pâleur sur tous les visages ; plus de confiance ,
plus d'honneur, plus d'amour , plus de sûreté ,
plus de monarchie. ,
Voici d'autres réflexions. Dans les ét^ts mo-
narchiques , le prince est la partie qui poursuit
les accusés , et les fait punir ou absoudre : s'il
jugeoit lui-même , il seroit le juge et la partie.
Dans ces mêmes états, le prince a souvent les
confiscations : s'il jugeoit les crimes, il seroit
encore le juge et la partie.
De plus , il perdroit le plus bel attribut de sa
souveraineté, qui est celui de faire grâce (i). Il
seroit insensé qu'il fît et défît ses jugemens : il
ne voudroit pas être en contradiction avec lui-
même.
Outre que cela confondroit toutes les idées,
(i) Platon ne pense pas que les rois, qui sont,' dit-il, prêtres ,
puissent assister an jugement où l'on condamne à la mort , à l'exil ,
à la prison: (Plat., lett. VIII.)
lilV. VI, CHAP* V. 289
on ne sauroit si un homme seroit absous , ou
s'il recevroit sa grâce (1).
Lorsque Louis XIII youlut être juge dans le
procès du duc. de La Valette (2) » et qu'il appela
pour cela dans son cabinet quelques officiers
du parlement et quelques conseillers d'état ,
le roi les ayant forces ^ d'opiner sur le décret
de prise de corps , le président de Belièvre dit :
« Qu'il voyoit dans cette afiEsiire une chose étrange,
» un, prince opiner au procès d'un de ses su-
» jets (3) ; que les rois ne s'étoient réservé qiie
» les grâces , et qu'ils renyoy oient les condamna-
»tionsvers leurs officiers. Et votre majesté véu-
» droit bien voir sur la sellette un honime de-
»vantelle, qui, par son jugement, iroit dans
» une, heure à la mort! Que la face du prince,
»qui porte les grâces, ne peut soutenir cela;
» que sa vue seule levoit les interdits des
» églises ; qu'on ne devoit sortir que content de
«devant le prince. «Lorsqu'on jugea le fond, le
même président dit, dans son avis : « Cela es%
«un jugement sans exemple , voire contre tous
(1) Cela seroit exprimé. H.
(a) Voyez la relation du procès faite à M. le duc de La Valette.
Elle est imprimée dans les Mémoires de Montrésor, tome II ,
page 6a.
(3) Les fiers républicains de Rome ne parloient pas avec plus de
dignité. H.
u. 19
d^o DE l'esprit des lois.
)» \ts exemples du passe jusqu'à huy , qu'un roi
»de France ait condamné en qualité de juge^
»par son aris , un genlilhomme k mort ( i )• »
Les jugemens. rendus par le prince seroicnt
une source iotarissable di'injustices et d'abus ; les
coortisans extorqueroient , par leur importunité,
ses ^gemens. Quelques empereurs romains eu*
i*ent la fureur de juger; nuls règnes n'étonnèrent
plus l'unirers par leurs injustices.
«Claude, dit Tacite (2), ayant attiré k lui le
» ^ttgement des affaires et les fonctions des ma-
jvgistrats, donna oiccasicKi kfonlcs sortes de ra-
yypineSr » Aussi Nérdn ,. parrenaïkt k l'empire
après Claude , voulant se concilier les esprits»
déclara-t-il, «Qu'il se garderoit bien d'être le
» ^uge de toutes les afbires , pour que les accu-
» sateurs et les accusés , dans les murs d'un pa-
rlais, ne fussent pas exposés k Tinique pouirpir
» de quelques afiranchis (3)« »
« Sous le règne d' Areadius , dit Zozime (4) 9 la
i^ nation des calomniateurs se répandit, entoura
>rla cour 9 et l'infecta. Lorsqu'un homme étoit
»mort, on supposoit qu'il n'avoit point laissé
(1) Gela fut ohangé dans la suite. Voyei la même relation,
(a) Annal., liTre XI, $ 5.
(5) /^û/., tivreXIU,$4*
(4) Hi8t.,liyr&y.
LIV. VI, GHâF. V. 291
» d^enfaïQS (i ) ; on donnoit ses biens par un res-
'»crit. Car, comme le prince ëtoit étrangement
»stupide, et Fimpëratrice entreprenante à Tex-
ncès. elle servoit Finsatiable avarice de ses do-
» mastiques et de ses confidentes ; de sorte que ,
» pour les gens modérés, il n^y avoit rien de plus
» désirable que la mort. »
« Il y ayoit autrefois , dit Procope (2), fort peu
m de gens à la cour; mais , sous Justinien, comme
» les juges n^ayoient plus la liberté de rendre
» jtistice , leurs tribunaux étoient déserts , tandis
» que le palais du prince retentissoit des cla-
» meurs des parties qui y sollicitoient leurs af*
»Êires. » Tout le monde sait comment on y yen-'
doit les jugemens , et même les lois.
Les lois sont les yeux du prince ; il yoit par
elles ce qu^il ne pourroit pas Toir sans eUeâ*
Yeut-^il Êûre la fonction des tribunaux , il tra*
yaille non pas pour lui , mais pour ses séducteurs
contre lui.
(1) Même détordre ions Thèodose le jenoe.
(a) Hiftoire fecrète.
»9-
2^2 DE l'esprit BES LOIS.
CHAPITRE VI.
Que j dans la monarchie , les ministres ne doivent pas
jiiger.
C'est encore un grand inconvénient dans la
monarchie que les ministres du prince jugent
eux-mêmes les affaires contentieuses (i). !Nous
voyons encore aujourd'hui des ëtats où il y a dçs
juges saîns nombre pour décider les a£Eaiires fis-
cales , et où les ministres , qui le croiroit ! veu-^
lent encore les juger. Les réflexions viennent en
foule : je ne ferai que celle-ci.
Il y a, par la nature des choses , une espèce
de contradiction entre le conseil du, monarque
et ses tribunaux. Le conseil des rois doit être
composé de peu de personnes ; et les tribunaux
de judicature en demandent beaucoup. Xa raison
en est que, dans le premier, on doit prendre
les affaires avectine certaine passion , et les suivre
de même ; ce qu'on ne peut guère espérer que
de quatre ou cinq hommes qui en font leur af-
faire. Il faut , au contraire, des tribunaux de ju-
(i) Les ministres sont faits pour décider les affaires quand il y a
embarras , et non pour les juger quand il y a contestation. H.
dicaiure de sang-froid, et à qui toutes les af-
faires soient en quelque façon indifféretites.
CHAPITRE VII;
; ^ ~ Du magistrat unique.
, Un tel magistrat ne peut ay.pir l,ieu que dans le
gouvjirnerafent despotique. Qn voit (ians; l'his-
toire romaine à que;! point* un juge unique peut
abuser de son pouvoir. Comment Appius,.sur
son tribunal , n'auroit-il . pas méprisé les lois ,
puisqu'il yioila même celle qu'il avoit faite (:i)?
Tite-JLiye .nous apptend: l'inique distinction du
de'cemyir. Il avxîit aposte un homme qui récla-
moit devant Ini Virginie comme son esclave : les
parens de Virginie lui dcjiiaijdèjrent qu'en vertu,
de sa JpiofllA leui;' remît jusqu'au jugement, défi-
nitif Il déclara que sa loi n'avoit été faite qu'e^n
faveur du père , et que , Virginius étant absent ,
elle i^e.ppuvpit avoir d'application (2).
(1) Voyez la loi II , § 34» ff. de orig,Jur.
(a) Quôd pater puelicR abetseij locum injuriœ este ratus, Tite-Live ,
uv.m,s44.
flg4 DE L^EfiPmiT 0£S I.OIS.
'«'««•.•Y'W^V^^»^'»
CHAPITRE VIII.
Des accusations dans les dlrm gouyernemens.
A Rome (i) , il ^toit permis à un citoyen d'en
accuser un autre. Cela ëtoit établi selon Tesprit
de la république , où cbaqùe citoyen doit ayoir
pour le bien public un zèle sans bornes ; ou
chaque citoyen est censë tenir tous les droits
de la patrie dans ses mains. On suivît sous les
empereurs les maximes de la république (2) ;
et d^abord on vît paroître un genre d'homme»
funestes , une troupe de délateurs. Quiconque
avoit bien des vices et bien des talens , une âme
bien basse et un esprit ambitieux , cherchoit un
criminel , dont la condamnation pût plaire au
prince : cVtoit la voie pour aller aux honneurs et
à la fortune (3) , chose que nous ne voyons point
parmi nous.
Noiis avons aujourd'hui une loi admirable;
(1) Et dans bien d'autres cités.
(a) Avec cette différence , que les délations étoient publiques
dans le premier état, et secrètes dans le second. H;
(3) Voyez dans Tacite les récompenses accordées à ces déla-
teurs. ( mst., Ut. I et II.)
I.IV. VI, CHAP. Vllt. 395
c^esi celle qui yeut que le prince , étahH pour
&Ire ex^utcr les lois , propose un officier dans
chaque trifaoBal pour poursuirre en son nom
tous les crimes; de sorte que la fonction des*dë*»
latenrs est inconnue parmi nous ; ei^ si ce ren*
geur public éloit soupçonné d^ahuser de son
ministère , on Tobligeroit de nommer son dé*
noncialeur.
Dans les lois de Platon (1), ceux qui négli-
gent d'avertir les magistrats, ou de leur donner
du secours , doivent être punis (â). Cela ne con-
▼iendroit point aujourd'hui. La partie publique
Veille pour les citoyens; elle agît, et ils sont
tranquilles.
CHAPITRE IX;
De la sévérité des peines dans les divers f^ouyernemens.
La sévérité des peines convient nrieux au gou-
vernement despotique , dont le principe est la
terreur, qu*à la monarchie et à la république ^
qui ont pour ressort ITionneur et la vertu.
(i) Livre IX.
(9) Idée de verta domestique. Les magistiati sont faits pour être
le recours du peuple, et non le peuple celui des maipstnts. H.
296 DE l'eSPKIT des lois.
Dans les états modérés , lamoùr de la pa:trie,
la honte et la crainte dublânie, sont des motifs
réprimans , qui peuvent anrêter bien des crimes»
La plus grande peine d'une mauvaise action sera
d'en être convaincu. Les lois civiles y corrige-
ront donc plus aisément , et n'auront pas besoin
de tant de force.
Dans ces états, un bon législateur s'attachera
moins à punir les crimes qu'à les prévenir; il
s'appliquera plus à donner des mœurs qu'à infli-
ger des supplices.
C'est une remarque perpétuelle des auteurs
chinois ( 1 ) , que plus dans leur empire on voyoit
augmenter les supplices , plus la révolution étoit
prochaine. C'est qu'on augmentoit les supplices
à mesure qu'on manquoit de mœurs.
Il seroit aisé de prouver que , dans tous ou
presque tous les états d'Europe , les peines ont
diminué ou augmenté à mesure qu'on s'est plus
approché ou plus éloigné de la liberté.
Dans les pays despotiques , on est si malheu-
reux que l'on y craint plus la mort qu'on ne re-
grette la vie ; les supplices y doivent donc être
plus rigoureux. Dans les états modérés, on
craint plus de perdre la vie qu''on ne redoute la
(1) Je ferai voir dans la suite que la Chine » à cet égard , est dans
(e cas d'une république ou d'une monarchie.
I.IV. VI, CHAP. IX. 297
mort en elle-même ; les supplices qui ôtent sim*
plement la vie y sont donc suffisans.
Les hommes extrêmement heureux et les
hommes extrêmement malheureux sont égale-
ment portes à la dureté (1); témoin les moines
et les conquérans. Il n^y a que la médiocrité et
le mélange de la bonne et de la mauvaise fortune
qui donnent de la douceur et de la pitié.
Ce que l'on voit dans les hommes en parlicu-
lier se trouve dans les diverses nations. Chez les
peuples, sauvages, qui mènent une vie très-dure,
et chez les peuples des gouvernemens despoti-
ques , où il n'y a qu'un homme exorbitanunent
favorisé de la fortune , tandis que tout le reste en
est outragé, OA est également cruel. La douceur
' règne dans les gouvernemens modérés.
Lorsque nous lisons dans les histoires les
exemples de la justice atroce des sultans , nous
sentons avec une espèce de douleur les maux de
la nature humaine.
Dans les gouvernemens modérés , tout, pour
uti bon législateur, peut servir à former des
peines. N'est-il pas bien extraordinaire qu'à
Sparte une des principales fût de ne pouvoir prê-
ter sa femme à un autre , ni recevoir celle d'un
autre ; de n'être jamais dans sa maison qu'avec
(1) Il y en a bien d'antres raisons. H.
2g8 D£ l'esphit des lois.
des vierges ? £n un mot , tout ce que la loi appelle
une peine est effectÎTement une peine.
CHAPITRE X.
Des anciennes lois françaises.
C'est bien dans les anciennes lois françaises
que Ton trouve Tesprit de la monarchie. Dans
les cas où il s^agit de peines pécuniaires, les
non-nobles sont moins punis que les nobles (i).
C'est tout le contraire dans les crimes (2) : le
noble perd l'honneur et réponse en cour, pen-
dant que le vilain , qui n^a point d'honneur, est
puni en son corps (?>).
^i> Si , eomoie p<mr briser mn arrêta les non-noblei dotveat use
amende de quarante sons, et les nobles de soixante livres. Soœine
rurale, liv. II, pag. 198, édit. gotb. de Tan i5ia; et Beaumanoir,
cbap. Lxi , pag. Sog.
<a) Voyiez ie conseil de Pierre Oesltmtaives, <dia^. xxu , «irtont
Partielçji^,-—
(5) Tout cela tenoit à de sots préjugés. H.
LIT. TI, CH4P. XI. 999
CHAPITRE XL
Qnty lorsqu'un peaple est Tertaeux, il faut peu de peines.
Le peiqile romain avoit de la probité (i). Cette
probité eut tant de force , que souvent le légîsla-
teor n^eut besoin qae de loi montrer le bien pour
le lui (aire suiTrCe II sembloit qu^au lieu d^ordon-
nances il suffisoit de lui donner des conseils.
Les peines des lois royales et celles des lois
des douK tables furent presque toutes ôtées dans
la république , soit par une suite de la loi Yalé-
rienne (n) , soit par une conséquence de la loi
Porcie (3). On ne remarqua pas que la républi-
que en fiU plus mal réglée , et il n'en résulta au-
cune lésion de police (4)*
(i) Qa'est-ce qae la probité d'un peaple? Les Romains oi|t ea
qael4iaes vertus éclatantes 9 et rien de pins avec lenrs voisins. H.
If) elle f«t ftitr par Ytifrins Polittciola , Ueôl^ «pris l'evpalsioii
des rois : elle fot renouvelée deux fois , tenjoars par des ma^strats
de la même famifle , comme le dit Tite-Live , liv. X, $ 9. Il n'étoit
pas qaeatioa de loi donner plus de feree « toais d'en perfectionner
les dispositions. DUigemtiuê stmetam» dit Tile-Live, ihid.
(5) Lecr Poràa. pro iergo civium lato, Tite-Live, liv. X, S 9* ^Ue
fot faite en 4^ de la fondation de Rome.
(4) On oublie toutes ks violcBees exeicées envers les sénateurs et
le peaple tour à tour, tt9madaimprobè /Iwla. H.
300 DE t'ESyRIT DES LOIS.
Celte loi Vale'rienne , qui défendoit auxmagis*
trais toute vbié de fait conlre un citoyen qui
avoit appelé au peuple , n'infligeoit à celui qui
y contreviendroit que la peine d'être réputé mé-
chant (i). .
CHA^PITRE XII.
De la puissance des peines.
L'EXPÉRIENCE a fait remai^quer que , dans les
pays où les peines sont douces, l'esprit du ci"-
toyen en est frappé , comme il l'est ailleurs par
les grandes (2).
Quelque' inconvénient se fait-il sentir dans un
état, un gonvemèmenl violent veut soudain \e
corriger; et, au lieu de songer à faire exécuter
les anciennes lois, on établit une peine cruelle
qui arrête le mal sur-le-champ. Mais on. use le
ressort du gouvernement : l'imagination se fait
à cette grande peine , c&mme elle ^'éloit faite a
la moindre ; et , comme on diminue la crainte
pour celle-ci, l'on est bientôt forcé d'établir
(i) Nihil uUrà quàm improbè factum ûdjeeit» Tite-Livé, Uw, X, $9.
(a) Ce ne sont pas les peines -qui dimûiuent les crimes; c'est le
genre de vie des peaples et la facilité des sobsistadces* H.
LIV. VI, GHAP. XII. 3oi
l^autre dans tous les cas. Les vols sur les grands
chemins éloienl communs dans quelques ëtats ;
on 7oulut les arrêter ; on inventa le supplice de
la roue , qui les suspendit pendant quelque temps.
Depuis, ce temps.on a yole comme auparavant sur
les grands chemins.
De nos jours. la désertion fut très-frëquente :
on établit la peine de mort contre les déser-
teurs, et la désertion n'est pas' diminuée. La rai-
son en est bien naturelle : un soldat, accoutumé
tous les jours à exposer sa vie, en méprise, ou
se flatte^ d'en mépriser le danger. Il est tous les
jours accoutumé à craindre la honte : il falloit
donc laisser une peine (i) qui faisoit porter une
flétrissure pendant la vie. On a . prétendu aug*
menter la peine , et- on l'a réellement diminuée.
Il ne faut point mener les hommes par les
voies extrêmes ; on doit être ménager des moyens
que. la nature, nous donne pour les conduire.
Qu'on.examine la cause de tous les relâchemens;
on verra qu'elle vient de Timpunité des crimes ,
et non pas de la modération des peines.
Suivons. la nature, qui a. donné aux hommes
la honte comme leur fléau ; et que la plus grande
partie de la peine soit l'infamie de la souffrir.
Que , s'il se trouve des pays oii la honte ne
(i) On fendoît le nex , on coopoit les oreilles.
5oi2 DE l'espait des lois.
soit pas une suite du supplice , cela vient de la
tyrannie , qui a infligé les mêmes peines aux
scélérats et aux gens de bien.
£t si TOUS en yojez d^autres où les hommes
ne sont retenus que par des supplices cruels ,
comptez encore que cela vient en grande partie
de la violence du gouvernement , qui a employé
ces supplices pour des fautes légères.
Souvent un législateur qui veut corriger un
mal ne songe qu^à cette correction; sts yeux
sont ouverts sur cet objets et fermés sur les in-
convéniens. Lorsque le mal est une fois corrigé,
on ne voit plus que la dureté du législateur :
mais il reste un vice dans Fétat , que cette du-
reté a produit ; les esprits sont corrompus , ils
se sont accoutumés au despotisme.
Lysandre (i) ayant remporté la victoire sur
les Athéniens f on jugea les prisonniers ; on ac-
cusa les Athéniens dWoir précipité tous les
captifs de deux galères , et résolu en pleine as-
semblée de couper le poing aux prisonniers
qu41s feroient. Ils furent tous égorgés ^ excepte
Adymante, qui s'étoit opposé à ce décret. Ly-
sandre reprocha à Pbiloclès , avant de le faire
mourir, qu'il avoit dépravé les esprits et fait des
leçons de cruauté à toute la Grèce.
(i) XéDophon, huAéy Iît. II.
LIV. VI, CHAP. XII. 3o3
« lies Argiens, dit PlaUrque (i), ayant fait
» mourir quinze cents de leurs citoyens, les
)» Athéniens firent apporter les sacrifices d'ex-
» piation , afin qu'il plut aux dieux de détourner
» du cœur des Athéniens une si cruelle pensée. »
Il y a deux genres de corruption : Tun , lors-
que le peuple n'observa point les« lois ; Tautre ^
lorsqu'il est corrompo par les lois : mal incu«
rable, parce qu'il est dans le remède même.
CHAPITRE XIII.
Impuissance des lois japoaaises.
Les peines outrées peuyent corrompre le des-
potisme même. Jetons les yeux sur le Japon.
On y punit de mort presque tous les cri-*
mes (2), p^rce que la désobéissance à un si
grand empereur que celui du Japon est un
crime énormç. Il n'est pas question de corriger
le coupable, mais de yenger le prince. Ces
idées sont tirées de la servitude, et viennent
surtout de ce que , l'empereur étant propriétaire
(1) GEonM Morakfl» Dû ceux f«i mmênt /«r afikireê d^ii0î,
( a) Yoyes Kempfer.
3o4 DE l'esprit des lois.
de tous les biens, presque tous les crimes se
font directement contre ses intérêts.
On punit de mort les mensonges qui se font
devant les magistrats (i); chose contraire à la
dëfense naturelle.
Ce qui n'a point l'apparence d'un crime, est
là sëyèrement puni : p^ exemple , un homme
qui hasarde de l'argent au jeu est puni de mort.
Il est vrai que le caractère étonnant de ce
peuple opiniâtre, capricieux, déterminé, bizarre,
et qui braye tous les périls et tous les malheurs,
semble , à la première vue , absoudre ses légis-
lateurs de Tatrocité de leurs lois (â). Mais des
gens qui naturellement méprisent la mort, et
qui s'ouvrent le ventre pour la moindre fantai'
sie , sont-ils corrigés ou arrêtés par la vue con-
tinuelle des supplices? et ne s'y familiarisent-
ils pas ?
Les relations nous disent , au sujet de l'édu-
cation des Japonais, qu'il faut traiter les enfans
avec douceur, parce qu'ils s'obstinent contre
les peines; que les esclaves ne doivent point
être trop rudement traités, parce qu'ils se met-
(i) Recueil des voyages qui ont servi & l'établissement de la oom-
paf^nie des Indes, tom. lil , part, n, pag. 4a8.
(a) N'est-ce pas calomnier la nature humaine pour diminuer l'a-
trocité de pareilles lois î H.
LIV. VI, CHÀP. XIII. 3o5
tent d^abord en dëfease. Bar Tesprît qui doit
régner dans le gouvernement dooiestique ,. n'au-
roit'on p!as pu juger de, celui qu^on 4evoit por-
ter dans le gouyerneinent politique et civil ?
Un législateur sage auroit cherché à raipe^er
les. esprits par un juste tempérament des peines
et des récompenses ; par des^ masimes de phi*
losophie, de morale et dç celigion, assorties, à
ces caractères ; par la juste application'des. rè^es
de rhonneur ; par le supplice de la honte ; par
la jouissance d'un bonheur constant, et d^une
douée trahquiUité. c et, s'il ayoijt :<i:aint que lefi*es.-*
prits, accoutumés, à nlétre arrêtés que; par. ujne
peine crn^Ue , ne pussent plus Té tre par une plu^
douce, il autoit agi (i)d^une>, manière ^o^^^e
etinseiisible; U auroit, dans les cas partippliers
les ipltts graciable&^ modéré. la peine, du çrim^l
jusqu'à ce. qu'ilreul, pu pai^venir à la i^qdifî^i:
danslous: \^a cas.,. ; . - . ' i-. '■ .:'.-.: «
Mmi^ lQi4<5lpPtii^n|e.ne cçuiftoît poiiit ;ççs .^fi^7
s^MTtf ; \\ Uft »iènfl]pa^,p^r,ge;5,yoiies, Il peut ^u-
sec^de :lui;,;mîkis;C.'içst Jtput c,e .qu^il peut, .faire.
Au Japon,; i|l afeitiMn.çjffioXfnil estid^vçiyA pt^s
cruel^jfue Ipitmêw^^H ;. u;- j î, . ï, j :,
D^î 4me§, p^çtpgL.eQ^^l^ciuRhées eX i;en4.ues
(i) It«sifM-/%ij^s.biexi^ ceci cpiovike. ^^e.wa^iplç de pratique dans
les cas où les esprits oat été gâtés par des peines trop rigoufçjvses.
II. 20
3o6 DE l'espeit des lois.
plus atroces n^ont pu être conduites que par
une atrocité plus grande.
Voilà Torigine , voila Fesprik des lois du Japon.
Mais elles ont eti plus de fwreur qiie' de force.
Elles ont réussi à dëtruii^e le cluristianisme : mais
des efforts si inouïs sont une preuv^e 4^ leur im*
puissance. Elles ont voulu ëtablir une bonne
poKce , et leur fbiblesse a paru encore mieux.
11 faut lire la relation de Tea^evoe de Tempe-
reur et dû deyi^ à Mëaco (i). Le nombre de
ceux qui y furent étouffes, ou tués par des
gamemeQs , (ut incroyable :' on enleva- les jemies
filles et, leS' garçons; on les retrouVoit tous le^
fotihrs expmés Aknë dès U^tix publics^, » de4
beures indues, tcr^tmiâ, cousus dfins des sacs
de toile, afin qu^ils ne connussent • pas- les
liebx' par où- ik avo'iëttt passe; on vola tùi]^ ce
qu^on voulut ; en fendit 1^ vénti^ à< dé^ cbeyaux
pour faire tomber ceux qui leS' ttiôritôient; ou
renversa des voitures pourdépôuîHer les dames.
Les Hollandais, à qui t'^n <lli* qu'ils^ île p0u-
vdieht passer là tifuit' sur dè^'ëcbafailds^' sans
étrtg assassinés ^ en descendirent, e«c« f"
Je passerai vite sur un autre trait. •LVmpereur,
adonné k des pkiàlrè inftmesv i*^*Sè itiarioit
(i) Recueil des Toyà^ès <jtii ont éertik Vé^hUêêtanétfVét^ cova-
pagnie des I&dès, tome V,page a. .' -'
LIV. VI, CHAP. XIII. 307
point : ii couroit risque de mourir sans succès*
seur. Le deyro lui envoya deux filles très-belles :
il en épousa une par respect , mais il n^eut au-
cun commerce avec elle. Sa Àourricefit chercher
les plus belles femmes de Tempire : tout ëtoit
inutile. La fille d^un armurier étonna son goût (1);
il se détermina, il en eut un fils. Les dames de
la cour , indignées de ce qu'il leur avoit préféré
une personne d^une si basse naissance , étoufï<è^
rent Tenfent. Ce crimie fut caithé'k l'empereur ;
il auroit versé un torrent de sang. L'atrocité des
lois en empêche donc l'exécution. Lorsque la
peine est sans mesure , on est souvent obligé de
lui préférer l'impunité.
«^^^ • m<^<%^^^K^%^«^^^^^»^^^%^<^»^^<^/*^i
CHAPITRE XIV.
De l'esprk du sénat de Rbme.
Sous le consulat d'Âcilius Glabrio et de Pison,
on fit h loi Acilia (â) pour arrêter les brigue&;
(1) Recueil des voyages qui^ont servi à l'établissemeot.de la com-
pagnie des Inde», tome V, page a.
(a) Les coupables étoient condamnés à une amende; ils ne pou-
voient plus être admis dans l'ordre des sénateurs , et nommés k au-
cune magistrature. Dion, llv. XXXVI.
20.
3o8 DE L^ESPRIT DES LOIS.
Dion (i) dit que le sénat engagea les comuls à
la proposer, parce que le tribun C. Cornélius
ayoit résolu de faire établir des peines terribles
contre ce crime, à quoi le peuple étoit fort
porté. Le sénat pensoit que des peines immodé-
rées jetteroîent bien la terreur dans les esprits,
mais qu^elles auroient cet effet, qu'on ne trou-
Teroit plus personne pour accuser ni pour con-
damner; au lieu qu'en proposant des peines
modiques, on auroit des juges et des accusa-
teurs.
CHAPITRE XV.
Des lois des Romains à l'égard des peines.
Je me trouve fort dans mes maximes lorsque
j'ai pour moi les Romains (2) ; et je croîs que
les peines tiennent à la nature du gouverne-
ment, lorsque je vois ce grand peuple changer
à cet égard de loi^ civiles à mesure qu'il chan-
geoit de lois politiques.
Les lois royales , faites pour un peuple com-
(1) Dion,liF. XXXVI.
(a) Ce peuple étoit bien agité pour être un bon modèle* U,
LIV. VI, CHAP. XV. 5o9
posé de fugitifs, d^esclaves, et de brigands, fo-
rent très-sévères. L'esprit de la république au-
roit demandé que les décemvirs n'eussent pas
mis ces lois dans leurs douze tables ; mais des
gens qui aspiroient à la tyrannie n'àvoient garde
de suivre Tesprit de la république.
Tite-Live (i) dit, sur le supplice de Melius
SufFetius, dictateur d'Âlbe, qui fut condamné
par Tullus Hostilius à être tiré par deux chariots,
que ce fut le premier et le dernier supplice oti
l'on témoigna avoir perdu la mémoire de l'hu-
manité. Il se trompe : la loi des douze tables est
pleine de dispositions très-cruelles (2).
Celle qui découvre le mieux le dessein des
décemvirs est la peine capitale prononcée contre
les auteurs des libelles et les poètes. Cela n'est
guère du génie de la république (3) , où le peuple
aime à voir les grands humiliés. Mais des gens
qui vouloient renverser la liberté craignoicnt
des écrits qui pouvoient rappeler l'esprit de la
liberté (4).
Après l'expulsion des décemvirs, presque
(i) Tite-Li?c, «iéc. I, U?. I, § a8.
(a) On y trouve le supplice du feu , des peines presque toujours
capitales, le vol puni^de mort, etc.
(3) Mais du génie patricien. H.
(4) Sylla, animé du même esprit que les décemvirs ^ augmenta
comme eux les peines contre les écrivains satiriques»
3io DE l'esprit des lois.
toutes les lois qui avoient fixe les peines furent
ôtëes. On ne les abrogea pas expressément; mais
la loi Porcia ^yant défendu de mettre à mort un
citoyçn romain ^ elles n'eurent plus d'applica-
tion.
Voilà le temps auquel on peut rappeler ce
que Tite-Liye (i) dit des Romains, .que jamais
peuple n'a plus aimé la modération des peines (â).
Que si l'on ajoutera la douceur des peines le
droit qu'avoit un accusé de se retirer avant le
jugement, on verra bien que les Romains avoient
suivi cet esprit que j^ai dit étr« naturel à la ré*
publique.
Sylla, qui confondit la tyrannie, l'anarchie, et
la liberté, fit les lois Cornéliennes, Il sembla
ne faire des règlemens que pour établir des»
crimes (5). Ainsi, qualifiant une infinité d'ac-
tions du nom de meurtre , il trouva partout des
meurtriers ; et , par une pratique qui ne fut que
trop suivie, il tendit des pièges, sema des épines,
ouvrit des abîmes sur le chemin de tous les ci-
toyens.
Presque toutes les lois de Sylla ne portoient
que l'interdiction de l'eau et du feu. César (4)
(i) Liv. I,déc. I,S«8.
(2) Pour eux : mais les esclaves , mais leurs eafans t H.
(3) Il ne Touloit que faire trembler le peuple. H.
(4) Parce qu'il en avoit souvent besoin. H.
LIV. VI, CHAP. XV. Jll
j afouta la confiscation des biens (i ) , parce que
les riches gardant dans Texil leur patrimoine,
ils «Ploient plus hardis à commettre des crimes.
Les empereurs ayant établi un gouyemement
militaire (a), ils sentirent bientôt qu^il n^étoit
pas moins teirible contre eux que contre les su-
jets ; ils ch«rcbèrent à le tempérer : ils crurent
avoir besoin des dignités, et du respect qu'on
avoit pour elles.
On s'approcha un peu de la monarchie , et
l'on dirisa les peines en trois classes (3) : celles
qui regardoient les premières personnes de l'é-
tat (4) 9 et qui étoient assez douces ; celles qu'on
infligeoit aux personnes d'un rang inférieur (5),
et qui éloient plus sévères; enfin ceUes qui ne
concemoient que les condki^Mis basses (Q) , et
qui furent les plus rigoureuses.
Le féroce et insensé Maximin irrita ; pour ainsi
dire , le gouvernement militaire , qu'il auroit
(i) Pœnas faeinorum auxit, ekm iœuptetet eo faeiiiùM teôlere se
obUgartnt , qaàd îniegrit patrinumiis , exutatent Suétone, en Julie
Cœtare^ Ut, I.
(s) Ils ne firent qn'obéir ans cif€onstancet. H.
(3) Voyes la loi 3 , S ^^^ > ^ ^8* ContfiL de $ieariU : et on
trè§-grand nombre d'autres , an digeste et an code.
(4) Snblimiores»
(5) Medios.
(S) Infimoa. Leg. 3 $ LegU, ma kg^^CùrtM.^é^émnu.
3l2 DE l'esprit des LOIS.
fallu adoucir. Le sénat apprenoît, dit Capilo-
lin (i), que les uns avoient été nlis en croix,
les autres exposée aux bêtes, ou enfermes dans
des peaux de bétes récemment tuëes, sans au-
cun égard pour les dignités. Il sembloit vouloir
exercer la discipline militaire , sur le modèle
de laquelle il prétendoit régler- les af&ires ci-
viles.
On trouvera, dans les Considérations sur la
grandeur des Romains et leur décadence (2) , com-
ment Constantin changea le despotisme militaire
en un despotisme militaire, et civil, et s'appro-
cha' de la monarchie. On y peut suivre les di-
verses révolutions de cet état, et voir comment
on y passa de la rigueur à Tindolence, et de Fin-
dolence à l 'impunité.
CHAPITRE XVI.
De la juste proportion des peines avec le crime.
Il est essentiel que les peines aient de Thar-
monie entre elles (3), parce qu'il est essentiel
(1) Jal. Gap. Maximini duo,
(a) Ghap. XVII.
(3) Oai , s'il entettd qu'elles soient proportionn^el aux crimes* H.
LIV. VI, CHAP. XVI. 3l3
que Ton ëvite plutôt un grand crime qu^un moin-
dre ; ce qui attaque plus la société que ce qui la
choque moins.
ce Un imposteur (i), qui se disoit Constantin
» Ducas, suscita un grand soulèvement à Gons-
» tantinople. Il fut pris , et condamné au fouet :
» mais, ayant accusé des personnes considéra-
» blés, il fut condamné, comme calomjiiateur, à
» être brûlé. » Il est singulier qu^on eût ainsi pro-
portionné les peines entre le crime de lèse-
majesté et celui de calomnie.
Cela £ût souvenir d^un mot de Charles II, roi
d^Ângleterre. Il vit, en passant, un homme au
pilori; il demanda pourquoi il étoit là. « Sire,
» lui dit-on, c*«st parce qu'il a fait des libelles
» contre vos ministres. Le grand sot! dit le roi ;
» que ne les écri voit-il contre moi? on ne lui
» auroit rien fait. »
« Soixante-dix personnes conspirèrent contre
» Tempereur Basile (2) : il les fit fustiger; on
» leur brûla les cheveux et le poil. Un cerf l'ayant
» pris avec son bois par la ceinture , quelqu'un
» de[sa suite tira son épée , coupa sa ceinture , et
» le délivra : il lui fittrancher latéte , parce qu'il
»avoit, disoit -il, tiré l'épée contre lui. » Qui
* (1) Histoire de Nicéphore, patriarche de Gonstantinople.
(2) Jbid.
3i4 DE l'esprit des lois.
pourroit penser que , sous le même prince , on
eût rendu ces deux jugemens?
C'est un grand mal parmi nous de £iire subir
la même peine à celui qui yole sur un grand
t^emin , et à celui qui vole et assassine. 11 est
visible que, pour la suretë publique , il &udroit
mettre quelque différence dans, la peine.
A la Chine , les yoleurs cruels sont coupes en
morceaux ( i ) ; les autres , non : cette différence
fait que Ton y yole , mais que Ton n'y assassine
pas.
En Moscovie y où la peine des yoleurs et celle
des assassins sont les mêmes, on.assassine (â)
toujours* Lés morts, y dit-on, ne racontent rien.
Quand il n'y a point de différence dans la
peine, il faut en mettra dans l'espérance de la
-grâce. £n Angleterre, on n'assassine point, parce
que les yoleurs peuvent espérer d'être transpor-
tés dans les colonies; non pas les assassins.
C'est' un grand ressort des gouyernemens mo-
dérés que les lettres' de grâce {3). Ce pouvoir
que le prince a de pardonner, exécuté av^ec sa-
gesse, peut avoir d'admirables effîts. Le principe
du gouvernement despotique , qui ne pardonne
(i) Le p. Duhalde , tome I , page 6.
(a) État présent de la grande Rns$ie , par Ferry.
(3) Elles font plus de mal que de bien. H.
LIV. VI, CHAP. XVI. 3l5
pas , et à qm on ne pardonne jamais , le pme
de ces ayanUges.
CHAPITRE XVII.
De la torture ou question contre les criminels.
Parce que les hommes^ sont mëchans, la loi
est obligée de les supposer meilleurs qu^ils ne
sont. Ainsi la déposition de deux témoins su£Gt
dans la punition de tous les crimes. La loi les
croit, comme s^ils parloient par la bouche de ^
la vérité. L'on juge aussi que tout enfant conçu
pendant le mariage est légitime : la loi a con-
fiance en la mère, comme si elle étoit la pudicité
même. Mais la question contre les criminels
n'est pas dans un cas forcé comme ceux-ci. Nous
voyons aujoiu^d'hui une nation (i) très-bien pq-
licée la rejeter sans inconvénient. Elle n'est donc
pas nécessaire par sa nature (â).
(i) La nation anglaise.
(3) Les citoyens d'Athènes ne pouvoieot être mis à la question
(Lysias , orat. in Argorai,)^ excepté dans le crime de lèse-majesté.
On donnoit la question trente jours après la condamnation. (Gnrius
Fortuuatns, rhetor, tehoL Hb. II, ) Il n'y avoit pas de question pré-
paratoire. Quant aux Romains, la loi 3 et 4 a'' '^^* Juliam majest.
fait Toir que la naissance , la dignité , la profession de la milice ,
3i6 DE l'esprit des lois.
Tant d'habiles gens et tant de beaux génies
ont écrit contre celte pratique, que je n*bse par-
ler après eux. J'allois dire qu'elle pourroit con-
yenir dans les go^ivememens despotiques, où
tout ce qui inspire la crainte entre plus dans
les ressorts du gouvernement; f allois dire que
les esclaves , chez les Grecs et chez les Romains...
Mais j'entends la voix de la nature qui crie contre
moi.
CHAPITRE XVIII.
Des peines pécuniaires ^ et des peines coqporelles.
Nos pères lés Germains n'admettoient guère
que des peines pécuniaires. Ces hommes guer-
riers et libres estimoient que leur sang ne devoit
être versé que les armes à la main. Les Japo-
nais (i), au contraire, rejettent ces sortes de
peines , sous prétexte que les gens riches élude-
roient la punition. Mais les gens riches ne crai-
gnent-ils pas de perdre leurs biens ? Les peines
garantissoient de la qoestion , si ce n'est dans le cas de crime de lèse-
majesté. ( Voyez les sa^es restrictioas que les lois des Wisigotlia
• mettoîent k cette pratique. )
(0 Voyez Kempfer. '
LIV. VI, CHAP. XVIII. 3l7
pécuniaires ne peurent-elles pas. $e proportion^
ner aux fortunes? Et enfin, ne peut'-on pas
joindre Finfamie à ces peines ?
Un bon législateur prend un juste milieu : il
n^ordonne pas toujours des peines pécuniaires ;
il n^inflige pas toujours des peines corporelles.
CHAPITRE ^IX.
De la loi du talioo.
Les états despotiques, qui aiment les lois
simples, usent beaucoup de la loi du talion (i);
les états modérés la reçoiyeni quelquefois : mais
il y a cette différence, que les premiers la font
exercer rigoureusement, et que les autres loi
donnent presque toujours djes ^ejrnpéramens. ,
La loi des doi^e tables en admetloit deux:
elle ne condamnoit au talion que lôrsqu on pV
voit pu apaiser celui qui se plaignoit (2). On pou-
voit, après la condamnation, payer les dom-
(1) Elle c»t établlo dan» l'Alcomn. ( Voy. le chapitre de la Vache .)
(») Simêmbram mpit ni càm eo fMwetj iaUo eêto. Auhi-Gelle ,
tiT.XX,ch. 1.
3i8 DE l'£Sprit bes lois.
mages et intërêls (i), et la peïae corporelle se
convertissoit en peine pëc^iniaire (2).
CHAPITRE XX.
De la punition des pères pour leurs enfans.
On punit à la Chine les pères pour les fautes
de leurs enfans (3). C'ëloit l'usage du Pérou (4j.
Ceci est encore tiré des idées despotiques.
On a beau dire qu^on punit à la Chine les
pères pour n'avoir pas fait usage de ce pouvoir
paternel que la nature a établi, et que les lois
mêmes y dtit aiigmènté V cela' suppose toujours
qull n'y a' point d'honneur c^hez les Chinois.
Parmi ïibus, les pè^es dont les enfans sont con-
damnés au' supplice, et les enfans (5) dont les
pères ont subi le même sort, sont aussi putiis
par la honte qu'ils le seroierit à la - Chine par la
perte de la vîe.
■ (ï) Aulu-Geliev 1*^.; XJL; tih*,K ■
(2) Voyez aussi la loi des Wisigoths , liv. VI , tit. i¥, §^3 et 5.
(3) On n'est pas plus ayancé à la Chine qu'ailleurs. H.
(4) Voyez Gai^ilasso , Histoire des guerres civiles des Espagnols*
(5) A« lieu de les punir , disoit Platon , il lîuit L»s louer 4e ne pas
ressembler à leur père. (Liv. IX des Lois. )
LIT. YI, CHAP. XXI. 5l9
CHAPITRE XXI.
De la démenée dn prfA».
La clëmence est la qualité distinctiye des
monarques {i).Dans la rëpablique, où Ton a
pour principe la vertu, elle est moins nécessaire*
Dans Pétat despotique, où règne la crainte, elle
est moins en usage , parce qu'il £iut contenir les
grands de Tétat par des exemples de sévërité*
Dans les monarchies, où Top. est gouyemé par
rhonneur, qui souvent exige ce qiie la loi dé-
fend, elle est plus nécessaire. La disgrâce y est
un équivalent à la peine : les formalités mêmes
des jug^mens y sont des punitions. C^est là
que la hqnte vient de tpus côtés pour former
ài^$ genres particuliers de peines. .
Les grands, y sont si» fqrt punis par la dis*
grâce(2),.parlap!erie souvent imaginaire de leur
fortune, de leur crédit, de leurs habitudes, de
leurs plaisirs, que 1^ rigueur à leur ^gard. est inu*
(i) lis ne l'exercent qu'envers les grands. H.
(3) Que devient le pouvoir des lois quand le peupU voit son
pareil conduit à l'échafand pour le iném« crime qui envoie un grand
en exil ? H.
3âo DE l'esprit des lois.
tile : elle ne peut servir qu'à ôter aux sujets Fa-
mour qu^ils ont pour la personne du prince , et
le respect qu'ils doivent avoir pour les places.
Comme Finstabilité des grands est de la nature
du gouvemenAnt despotique, leur suretë entre
dans la nature de la monarchie.
Les monarques ont tant à gagner par la clë-
mence (i), elle est suivie de tant d'amour, ils
en tirent tant de gloire, que c'est presque tou-
jours un bonheur pour eux d'avoir l'occasîou
de l'exercer; et on le peut presque toujours
dans nos contrées.
On leur disputera peut-être quelque branche
de l'autorité , presque jamais l'autorité entière;
et si quelquefois ils combattent pour la cou-
ronne, ils ne combattent point pour la vie.
Mais , dira-t-on , quand faut-il punir ? quand
faut-il pardonner ? C'est une chose qui se fait
mieux sentir qu'elle ne peut se prescrire.
Quand la clémence a dies dangers, ces dangers
sont très -visibles. On la distingue aisément de
cette foiblesse qui mène le prince au mépris et à
l'impuissance même de punir.
L'empereur Maurice (2) prit la résolution de
(1) Ils ont plasè gagner par la justice. H.
(a) Évagre , Hûtoire.
LIY. YI, CHAP. XXI. 521
ne verser jamais le sang de ses sujets. Anas-
tase (i) ne punissoît point les crimes. Isaac
TÂnge jura que, de son règne, il ne feroit mou-
rir personne. Les empereurs grecs ayoient ou-
blié que ce nVtoit pas en yain qu^ils portoient
l'épëe(2).
(i] Fragm. de Suidas , dans Goostantc Porphyrog.
(a) J'aimerois autant le raisonnement de ces nitramontains qui
donnent les deux pooToirs an pape, parce qu'il » deuic cle£i et que
saint Pierre avoit deux épées. H.
II.
ai
522 DE l'esprit DES LOIS.
LIVRE VIL
CONSÉQUENCES DES DIFFERENS PRINCIPES DES
TROIS GOUVERNEBfENS PAR RAPPORT AUX
LOIS SOMPTU AIRES, AU LUXE, ET A LA COÎî-
DITION DES FEMMES.
CHAPITRE I.
Du luxe.
Le luxe (i) est tpujours en proportion avec
Finëgalitë des fortunes. Si dans un état les ri-
chesses sont également partagées , il n'y aura
point de luxe; car il n'est fondé que sur les
commodités qu'on se donne par le travail des
autres. ^
Pour que les richesses restent également par-
tagées , il faut que la loi ne donne à chacun que
le nécessaire physique. Si l'on a au delà, les
(i) Qu'est-ce qae le luxe 7 Montesquieu n'en dit rien. De là va»
inexactitude .étonnante et des lieux communs. H.
LIV. VII, CHAP. I. 323
uns dëpenseront , les autres acquerront, et l'iii-
ëgalitë s'établira.
Supposant le nécessaire physique égal k une
somme donnée , le luxe de ceux qui n'auront
que le nécessaire sera égal à zéro ; celui qui aura
le double aura un luxe égal à un ; celui qui aura
le double du bien de ce dernier aura un luxe égal
à trois ; quand on aura encore le double , on aura
un luxe égal à sept : de sorte que le bien du par-
ticulier qui suit, étant toujours supposé double
de celui du précédent, le luxe croîtra du double
plus une unité, dans cette progression o , i , 3,
7, i5, 3i , 63, 127.
Dans la république de Platon ( 1 ) , le luxe au-
roit pu se calculer au juste. Il y ayoit quatre sortes
de cens établis. Le premier étoit précisément le
terme où finissoit la pauvreté; le second étoit
double ; le troisième, triple ; le quatrième, qua-
druple du premier. Dans le premier cens, le
luxe étoit égal à zéro ; il étoit égal à un dans le
second , à deux dans le troisième , à trois dans
le quatrième ; et il suiyoit ainsi la proportion
arithmétique.
En considérant le luxe des divers peuples (2)
(1) Le premier cens étoit le sort héréditaire ea terre; et Phtofi
ae TOUioit pas qu'on pût avoir en antres eflRets'plus da triple du sort
héréditaire. ( Voye» ses Lois , liv. IV. )
(a) Le luxe proprement dit n'est autre chose , dans une nation
21.
3â4 DE l'esphit des lois.
les uns à regard des autres, il est dans chaque*
état en raison composée de Tinégalité des foi^
tunes qui est entr^ les citoyens, et de Tinëga-
lité des richesses des divers états. En Pologne,
par exemple, les fortunes sont d^ une inégalité
extrême ; mais la pauvreté du total empêche quMl
n^y ait autant de luxe que dans un état plus riche.
Le luxe est encore en proportion avec la gran-
deur des villes, et surtout de la capitale ; en sorte
qvCil est en raison composée des richesses de
Tétat, de Tinégalité des fortunes des particuliers,
et du nombre d^hommes qu'on assemble dans»
de certains lieux.
Plus il y a d'hommes ensemble, plus ils sont
vains, et sentent naître en eux Tenvie de se si-'
gnaler par.de petites choses (i). S'ils sont en si
grand nombre que la plupart soient inconnus
les uns aux autres , l'envie de se distinguer re-
double , parce qu'il y a plus d'espérance de réus-
sir. Le luxe donne cette espérance, chacun prend
comme dans les particuliers , que là préfi^oce donoée aux saper-
fluitès, aux plaisirs d'éclat^ sur les besoins , sur les plaisirs simples
et naturels. II.
(i) Dans unegi-ande ▼ille, dit l'auteur de la fable des Abeilles,
tom. I« p9g. i33, on s'babille au-dessus de s» qualité pour être
estimé plus qu'on n'est par la multitude. C'est un plaisir pour un
esprit foible , presque aussi grand que celui de l'accompliMettieat
de ses désirs.
LIV. VII, CHAP. I. 325
les marges de la condition qui précède la sienne.
Afais , à force de Touloir se distinguer, tout de-
Tient égal, et on ne $e distingue plus : comme
tout le monde reut se faire regarder, on ne re-
marque personne.
Il résulte de tout cela une incommodité géné-
rale. Ceux qui excellenr dans une profession
mettent à leur art le prix qu*ils veulent ; les plus
petits talens suivent cet exemple ; il n^y a plus
d^harmonie entre les besoins et les moyens. Iiors-
que je suis forcé de plaider, il est nécessaire que
je puisse payerun avocat ; lorsque je suis malade^
il faut que je puisse avoir un médecin.
Quelques gens ont pensé qu^en assemblant
tant de peuple dans ui^e capitale , on diminuoit
le commerce, parce que les hommes ne sont
plus à une certaine distance les uns des autres. Je
ne le crois pas : on a plus de désirs, plus de be?
soins, plus de £aintaisies, quand on est ensemble «
5a6 DE l'i^sprit des lois.
CHAPITRE II.
Des lois somptuaires dans la démocratie.
Je viens de dire que dans les républiques , où
les richesses sont également partagées ( i ) , il ne
peut point y avoir de luxe ; et, comme on a vu
au livre cinquième (2) que cette égalité de dis-
tribution' faisoit l'excellence d'une république, il
suit que moins ily a de luxe dans une république,
plus elle est parfaite* Il n'y en avoit point chez les
premiers Romains, il n'y en avoit point chez les
Lacédémoniens (3) ; et dans les républiques où
l'égalité n'est pas tout-à-fait perdue , l'esprit de
commerce , de travail, et de vertu, fait que chacun
y peut et que chacun y veut vivre de son propre
bien , et que par conséquent il y a peu de luxe.
Les lois du nouveau partage des champs, de-
mandées avec tant d'instance dans quelques repu*
bliques, étoient salutaires par leur nature. Elles
ne sont dangereuses que comme action su-
(i) Qne signifie ce chapitre entier f L'égalité des richesses est une
chimère ; le partage des terres ne vaut rien , ni comme action , ni
comme loi. H.
(a) Chapitres III et IV.
(3) Les uns étoient pauvres , et les autr6s fous. H.
LIV. VII, GHAP* II. 33f7
bîte (i). £n ôiant tout à coup tes richesses aux
uns , et augmeulant de même celles des autres ,
elles font dans chaque famille une révolution,
et en doivent produire une générale dans Tétat.
A iBesure que le luxe s'établit dans une ré-
publique , Tesprit se tourne vers Tintérét parti-
culier. A des gens à qui il ne faut rien que le
nécessaire , il ne reste à ^ésirer que la gloire de
la patrie et la sienne propre. Mais une, âme cor-
rompue par le luxe a bien d'autres désirs:. bien-
tôt elle devient ennemie des loisqui la gênent. Le
luxe que.la garnison de Rhége commença. à cou-
noitre fit qu'elle en égorgea les habitans.
Sitôt que les Romains furent corrompus, leurs
désirs devinrent immenses (2). On en peut juger
par le prix qu'ils mirent aux choses. Une cruche
de vin de Falerne (3) se vendoit cent deniers
romains ; un baril de chair salée du Pont en
coûtoit quatre cents ; un bon cuisinier , quatre
talens ; les jeunes garçons n'avoient point de
prix. Quand , par une impétuosité (4) générale ,
(1) Quand il sera libre de suivre son intérêt, mais qu'on ne per«
mettra pas à Tintérèt ' d^être législateur, le luxe fera peu de ra-
vages. H.
(a) G'étoit la faute des lois. Les Romains parvinrent Ji la fortune
comme d'insdens parvenus ; ils en jouirent dé même. H.
(5) Fragment de Diodore , rapporté par Gonst. Porph., Extrait des.
vertus et des vices.
(4) Cùm maximus omnium impeius ad luxuriam cssiet y ibidi
3a8 DE L^ESPRIT DES LOIS*
tout le monde se poitoit à la^volu^itë , que deve-
noit la vertu? •'
CHAPITRE III.
' * Des lois somptuaires dans raristocratie.
L*ARiSTOCKATIEmal constituée a ce malheur,
que lés nobles y ont les richesses (î)» ^^ ^^^ c^""
pendant ils ne doivent pas dépenser ; le luxe ,
contraire à Tesprit de modération , en doit être
banni. Il n'y a donc que des gens très-pauvres
qui ne peuvent pas recevoir, et des gens très-
riches qui ne peuvent pas dépenser.
A Venise , les lois forcent les nobles à la mo-
destie (a). Us se sont tellement accoutumés à
IVpargne qu'il n'y a que les courtisanes qui
puissent leur faire donner de l'argent. On se sert
de cette voie pour entretenir l'industrie (5) : les
femmes les plus méprisables y dépensent sans
danger , pendant que leurs tributaires y mèpent
la vie du monde la plus obscure.
(i) Sur chaque gouyememeqt MoAteiqiiiea n*a qa'nn seul mo-
dèle. H
(a) G*e>t qu'ils soot égaaz en poutoir et ioégaaz en fortune. H.
(3) Gela aeroit bien à reboi^v du bon sens* H.
LIV. VII, GHAP. III. 329
Les bonnes rëpubUques grecques avoient à
cet égard des institutions admirables. Les riches
employoient leur argent en fêtes , en chœurs de
musique , en chariots , en chevaux pour la course ,
ep magistrature onëreuse (i). Les richesses y
ëtoient^ussi à charge que la pauVretë.
CHAPITRE IV.
Des loi» somptuaires dans les monarchies.
« Les Suions ,* nation germanique , rendent
» honneur aux richesses (2) , dit Tacite (3) ; ce qui
»fait qu^ils vivent sous le gouvernement d'un
)) seul. » Gela signifie bien que le luxe est singu-
lièrement propre aux monarchies, et qu'il n'y
faut point de lois somptuaires.
Comme , par la constitution des monarchies ,
les richesses y sont inégalement partagées , il
faut bien qu'il y ait du luxe (4). Si les riches n'y
(i) Bllet ne les forçoient pas. C'était pour plaire an peuple. H.
(a) Tacite ne prend-il pas l'effet pour ^ caose ? H.
(3) De moribus Germanorum^ % 44*
(4) C'est bien une nécessité qne ce partage inégal amène le luxe y
quand la lumière et la liberté ne régnent pas. — Les folles dépenses
occasionent les grandes misères , pafce que les colifichets sont
33o DE l'esprit des lois.
dépensent pas beaucoup , les pauvres mourront
de îaim. Il faut même que les riches y dépensent
à proportion de Tinégalitë des fortunes; et que,
comme nous avons dit, le luxe y augmente dans
cette proportion. Les richesses particulières n'ont
augmenté que ^arce qu'elles ont ôté à une partie
des citoyens le nécessaire physique : il faut donc
qu'il leur soit rendu.
Ainsi, pour que l'état monarchique se sou-
tienne, le luxe doit aller en croissant, du labou-
reur à l'artisan, au négociant, aux nobles, aux
magistrats , aux grands seigneurs , aux traitans
principaux , aux princes ;' sans quoi tout seroit
perdu.
Dans le sénat de Rome , composé de graves
magistrats, de jurisconsultes , et d'hommes pleins
de l'idée des premiers temps , on proposa , sous
Auguste , la correction des mœurs et du luxe des
femmes. Il est curieux de voir dans Dion (i) avec
quel art il éluda les demandes importunes de ces
sénateurs. C'est qu'il fondoit une monarchie , et
dissolvoit une république.
Sous Tibère , les édiles proposèrent % dans
le sénat, le rétablissement des anciennes lois
mieux payé< qae les denréet. — Il faat qne les dépenses concourent
à la reproduction des choses utiles et nécessaires. H.
(i) Dion Gassins^ Im LIV.
LIV. VIT, CHAP. IV. 33l
somptuaires (i). Ce prince, qui avoit des lu-
mières , s^y opposa. « LVtat ne pourroit subsis-^
»ter, disoit-il, dans la situation où sont les
» choses. Comment Rome pourroit -elle vivre ?
» comment pourroient vivre les provinces ? Nous
» avions de la frugalité lorsque nous étions ci-
»toyens d^une seule ville : aujourd'hui nous con^
» sommons les richesses de tout Tunivèrs ; oii
» fait travailler pour nous les maîtres et* les es-
» claves (2). » Il voyoit bien qu'il ne falloit plus de
lois somptuaires.
Lorsque, sous le même empereur, on pro-
posa au sénat de défendre aux gouverneurs de
mener leurs femmes dans les provinces , à cause
des déréglemens qu'elles y apportoient , cela fut
rejeté. On dit « que les exemples de la dureté
» des anciens avoient été changés en une façon
» de vivre plus agréable (3). » On sentit qu'il fal-
loit d'autres mœurs.
Le luxe est donc nécessaire dans les état^ mo*-
iiarchiques, il Test encore dans les états despo-
tiques (4)* Dans les premiers , c'est un usage que
(i) Tacite , Ann. , liv. III , S 44-
(1) Il donbé Mén d'antres raîsoiis dont MoiiteB<]^îeu , comme â
son ordinaire, ne prend que ce qui convient à son système. H.
(3) MuHa duritiei veierum meliàé et tœtiks mutata. Tacite, Ann.,
liv. III, S 54.
(4) Quand les hommes sont peu éclairés sur les sources du
53â DE L^ESPRIT DES LOIS.
Ton fait de ce qu^oa possède de liberté ; dans
les autres , c^est un, abus qu'on fait de$ avantages
de sa servitude ; lorsqu'un esclave , choisi par
son maître pour tyranniser ses autres esclaves ,
incertain pour le lendemain de la fortune de
chaque jour , n'a d'autre félicite que celle d'as-
souvir l'orgueil f les désirs et les voluptés de
chaque jiQ.ur.
Tout ceci mène à une réflexion : les répu-
bliques finissent par le luxe ; les monarchies , par
la pauvreté (i).
CHAPITRE V.
Dans quels cas les bis somptuaires sont utiles dans une
monarchie.
*•
Ce fut dans l'esprit de la république , ou dans
quelques cas particuliers , qu'au milieu du trei-
zième siècle on fit en Âtagon des lois somp-
tuaires,. Jacques P' ordonna que le roi , ni aucun
de ses sujets , ne pourroient manger plus de
deux sortes de viandes à chaque repas , et que
bonhçar , et que les gouvernement favorUent Hnégalité 4es ri-
chesses. H.
(i) OpuUntia pt^iiura mox egestaUm* Florata lir. III, c, zii.
LIV. VII, CHAP. V. 333
chacune ne seroît préparée que d'une seule ma-
nière , k moins que ce ne fût du gibier quW eût
ttié soi-même (i).
On a fait aussi de nos jours en Suède des lois
somptuaires ;mais elles ont un objet différent de
celles d'Aragon.
Un ëtat peut faire des lois somptuaires dans
Tobjet d'une frugalité absolue : c'est l'esprit des
lois somptuaires des républiques ; et la nature
de la chose fait voir que ce fut l'objet de celles
d'Aragon.
Les lois somptuaires peuvent avoir aussi pour
objet une frugalité relative , lorsqu'un état , sen-
tant que des marchandises étrangères d'un trop
haut prix demanderoient une telle exportation
des siennes , qu'il se priveroit plus de ses be-
soins par celles-ci qu'il n'en satisferoit par celles-
là, en défend absolument l'entrée; c'est l'esprit
des lois que l'on a faites de nos jours en Suède (2).
Ce sont les seules lois somptuaires qui convien-
nent aux monarchies.
£n général , plus un état est pauvre , plus il
est ruiné par son luxe relatif; et plus par con-
(1) Constitution de Jacques I*', de l'an i934, art. 6, dans Marca
Hîsp., p. i4a9«
(3) On y a défendu les vins exquis , et autres marchandises pré-
cieuses.
334 ' DE l'esprit des lois.
sëquent il lui faut de lois somptuaires rela-
tives (n). Plus un ëtat est riche, plus son luxe
relatif renrichit; et il faut bien se garder d'y
faire des lois somptuaires relatives. Nous expli-
querons mieux, ceci dans le livre sur le com-
merce (2). U n'est ici question que du luxe ab-
solu.
CHAPITRE VI.
Du luxe à la Chine.
Des raisons particulières demandent des lois
somptuaires dans quelques états (3). Le peuple ,
par la force du climat , peut devenir si nom-
breux, et d'un autre côte les moyens de le faire
subsister peuvent être si incertains, qu'il est bon
de l'appliquer tout entier à la culture des terres.
Dans ces états le luxe est dangereux , et )es lois
somptuaires y doivent être rigoureuses. Ainsi ,
pour savoir s'il faut encourager le luxe ou le
(1) Des lois sages empêcheroient le luxe sans le défendre. H.
(a) Voyez liv. XX.
(3) Montesquieu suppose- toujours qu'on peut tout faire avec des
lois, même contre la nature des choses. H.
LIV. VII, CHAP. VI. 335
proscrire, on doit d'abord jeter les yeux sur le
rapport qu'il y a^ entre le nombre du peuple , et
la facilite de le £iire vivre. En Angleterre le sol
produit beaucoup plus de grains qu'il ne faut
pour nourrir ceux qui cultivent les terres, et
ceux qui procurent les vétemens : il peut donc
y avoir des arts frivoles , et par conséquent du
luxe. £n France il croit assez de blë pour la
nourriture des laboureurs et de ceux qui sont
employés aux manufactures : de plus, le com-
merce avec les étrangers peut rendre pour des
choses jGrivoles tant de choses nécessaires , qu'on
n'y doit guère craindre le luxe.
A la Chine, au contraire, les femmes sont si
fécondes (i), et l'espèce humaine s'y multiplie
à un tel point , que les terres , quelque cultivées
qu'elles soient , suffisent à peine pour la nourri-
ture des habitans. Le luxe y est donc pernicieux ,
et l'esprit de travail et d'économie y est aussi
requis que dans quelques républiques que ce
soit (2). Il faut qu'on s'attache aux arts néces-
saires , et qu'on fuie ceux de la volupté.
Voilà l'esprit des belles ordonnances des em-
pereurs chinois. « Nos anciens , dit un empereur
(1) Y font-elles denx eofans à la fois ? H.
(a) Le luxe y a toujours été arrêté. .
336 DE L^ESPRTT DES LOIS.
» de la famille desTang(i), tenoient pour maxime
y» que , sUl y avoit un homme qui ne labourât
» point , une femme qui ne s'occupât point à filer,
» quelqu'un soufifroit le firoid' ou la faim dans
» Tempire.*.. » Et» sur ce principe ,il fit détruire
une infinité de monastères de bonzes.
Le troisième empereur de la vingt -unième
dynastie (â) , à qui on apporta des pierres pré-
cieuses trouvées dans une miné, la fit fermer, ne
voulant pas fatiguer son peuple à travailler pour
une chose qui ne pouvoit ni le nourrir ni le vêtir.
«Notre luxe est si grand, dit Kiayventi (3),
»que le peuple orne de broderies les souliers
»* des jeunes garçons et des filles qu'il est obligé
» de vendre. » Tant d'hommes* étant occupés k
Élire des. habits pour un seul , le moyen qu'il n'y
ait bien des gens qui manquent d^habits ? U y a
dix hommes qui mangent le revenu des terres ,
contre un laboureur (4) : le moyen qu'il n'y ait
bien des gens qui manquent d'alimens ?
(i) Dans'une ordonnance rapportée par le P. Duhalde , tonci. II,
pag- 497-
(a) Histoire de la Chine, Tingt-unième dynastie, dans TouTrage
du P. Duhalde , tom. I.
(3) Dans un discours rapporté par le P. Duhalde, t. II , p. 4i8.
(4) Si le laboureur suffit pour nourrir dix hommes , qu'im-
porte F H.
LIY. Vil, CHAP. VII. 337
CHAPITRE VIL
Fatale ct)nséquence du lux« à la-Cfai&e»
On voit 1 4aM rhisloire de la Chine ( i ) , qu'elle
a eu Tingt-deùx dynastiei^ qui se sont succède ;
c^eAt-à-'dire qu'elle a ëprouvë vingt-deux révolu-»-
tioïi^ géxiëralesv sans co'mpter une infinité de
paitkulières. -Lès trois premières dytiasties du»
rèreni assez long-temps , parce qu'elles furent sa-
gement gouvernées /et que Tempîre étoit moins
étendu qu'il ne; le fut depuis é l^s^is on peut dire ,
en général , que toutes ces dynasties commen-
cèrent assez bie^n^ La.vertu, l'attention, la vigi-
lance j sont nécessaires à la Chine : elles y étoient
d^us le .Qo^mençemient des dynasties , et elles
maiiquoientà U fin^i^n effei,; il étoit ns^turel que
des ; empereurs nourris dans les fatigues de la
gueinre.9 qui* parvenoipnt à faire descendre du
traîne une famille noyée dans les délices, con-
servassent la vertu qu'ils avqient éprouvée si
i^tile , e(% craignissent les voluptés qu'ils avoient
vues. si funestes. Mais, après ces trois ou quatre
(1) Oo parle toujours de la Gtiifie en aveugle. H.
H. aa
358 DE L^fiSlPAlt bES LOIS.
premiers princes , la corruption , le luxe , Toisî-
vetë,les délices, s'emparent des successeurs (i);
ils. s'enferment dans le palais ; leur esprit s'af-
foiblit , leur vie s'accourcit , la famille décline ;
les grands s'^lèyent , les eunuques s'accréditent,
on ne met sur le trône que des enfans ; le palais
d^^vient enlniemi de l'empire , un p^ujple oisif ijjui
l'babite ^. r^ine celui. qui travaille ; l'eimpereur est
tu^c^u détruit pat un usurpateur ^ ^w fondée une
£lmille, d^nt le trpisiènie pu qujitrième succès-*
seqr va dans le eaâikie palai;^ «e renfermer €atore«
CËAÏ^ITRE VlII
l>e là coûtinènôe publique.
ït y a tàtlt dMttiptèrfectîôttis atlâthééë à ik p^ttt
de la tfettù dâHs leis feilimcSv tèuie feur âme
enie&t si fot* dégrâdëfe, tfe point priiitipàl été
ètt fkît tomber tàtit d'aàttiéà; ^ùt. Tott peut te-
gârder, dans ùti ftat populaire, l'incoïitinfeUcfc
publitjUfe tomme lé déinifer des hiàlh^f», H là
certitude d'un châtigêtaetit dans la (rôùstitutiôû.
Aià'sii les bons législateurs y ont'ils fexigé Aes
(i) Voilà bien les nlrà;trt^^«8 pltis ïibsiirdes deè|^biek. fi.
LIV. VII, CHAP. VIII. 359
{emmcs une ceruine gravite de ndmr^ (i). lis
ont proscrit de leurs républiques not^isealemetit
le yice, mais ^apparence ttéme du ticev lis ont
banni josqu^à ceconvaierce de galanterie qui pro*
duit Toisivelé , qui feit que les- icmmes corroia^
pent avant même d'être corrompues , qui donne
un prix à tous les riens , et rabaisse ce qui est
important^ et qui fait que Tonne se conduit plus
que sur les maximes du ridicule , que les femmes
entendent si bien à établir.
■*%.'%^%'V^%.-
CHAPITRE IX.
De la eottdition des femmes dans k^diters gouvernetnefis.
Lss feqames ont peu de retenue dans les mo^
narchies ^ parce que la distinction des rangs les
appelant à la cour, elles y vont prendre cel es-
(1) tie» bonft lèglslatenrs n'exigent point une certaine gravité de
MsaH : ili m bornent à étAbiir , par des lois InSirectes , lu patate
des mœurs ; et cela est plus aisé qu'on ne croit. Avec cette gravité
de mœurs , la société domestique est dure , impérieuse , tyrannique;
et dé n'est |Mn là le htÊt d\ine bonne légishtion^ iita ce n'est p^s le
btt^ de la nature. Que si l'on me demande comment en établit la
pureté des mœurs par des lois indirectes, je réponds ^ue c'est en
favorisant les mariages et le divorce , en rendant les successions
égales entre frères et sœttfs , les bbarges noù héréditaires , et Surtout
l'institution nationale bien éclairée. H*
34ô DE L^ESPRIT DES iOIS.
{Hnt. de liberté (i) , qui e^t ià peu. près le^ seul
qu^oay. tolèi?e. Chacun se sert dé leurs agrémèos
et de leurs. passions pour avancer sa fortune ;.et,
coinii^eJe:ur,ibibles&e neJeur permet pas l'or-
gueil , mais lavanitë , le luxe y règne toujours ave^
elles. ' <
Diat^s les états despotiques, les femmes n'in-*
tiro^uisent point le luxe ; mais elles sont elles-
mêmes un objet du luxe. Elles doivent être ex-
trêmement esclaves. Chacun suit l'esprit du gou-
vernement , et porte chez soi ce qu'il voit établi
ailleurs. Comme les lois y sont sévères et exécu-
tées sur-le-champ, on a peur que la liberté des
femmes n'y fasse des affaires (2). Leurs brouil-
leries , leurs indiscrétions , leurs répugnances ,
leurs penchans , leurs jalousies , leurs piques ,
cet art qu'ont les petites âmes d'intéresser les
grandes , n'y sauroient être sans conséquence; ^
De plus , comme dans ces états lés princes
se jouent de la nature humaine , ils ont plusieurs
femmes ; et mille considérations les obligent de
les renfermer.
Dans les républiques , les femmes sont libres
par les lois , et captivées par les mœurs ; le luxe
(1) C'est le pays de la servitude déguiaée. H.
(a) C'est plutôt des amans, H. • . .
LIV. VII, CHAP. IX. 341
en est banni, et avec lui, la corruption elles
yices.
Dans les villes grecques, où Tonne viyoit pas
sous cette religion qui établit que, chez les
hommes mêmes , la pureté des mœurs* est une
partie de la vertu (1) ; dans les villes, grecques ,
où un vîce aveugle régnoit d^une manière èfiré-
née , où Tamour n'avoit qu'une forme que Ton
n^ose dire , tandis que la seule amitié sVtoit re-
tirée dans les mariages (2) , la vertu , la simpli-
cité, la chasieté des femmes y éloiént telles, qu^on!
n^a guère jamais vu de peuple- qui ait eu à cet
égard une meilleure police (3).
CHAPITRE X.
Du tribunal domestique chez les Romains.
Les Romains n'avoient pas , comme les Grecs ^
des magistrats particuliers qui eussent inspec-
(i)'Toat cela est bien' vague, et pen conforme anxhiks. H*
' (a) c Quant anvrtà amour, 'dit Plutarque, les femme» a'j ont
B ancœie-part. » OBov-res morales ,. Traité del'a'mour, pag/6oo. If
parloit comme son siècle. Voyez. Xénophon , au dialogue intitulé
ffiéron,
(^) A Athènes, il yavoitmi magistrat particulier, qui veillmt sur
la conduite des femmes.
34^ I>£ l'esprit DES LOIS.
tion sur la conduite des femmes. Les cense^irs
n'avoient l'œil sur elles que comme sur le reste
de la republique. L'institution du tribunal do-
mestique (i) suppléa à lu magistrature établie
cbez les Grecs (2).
Le mari assembloitles parens de la femme (3) ^
et la )ugeoit devant eux (4)* Ce tribunal mainte-
noit les mœurs dans la république. Mais ces
mêmes mœurs maintenoient ce tribunal. Il de-
Toil juger, non-seulement de la violation des
lois , mais aussi de la violation des mœurs. Or,
pour juger de la violation des mœurs , il fout en
avoir.
Les peines de ce tribunal dévoient être arbi-
(1 Romulus institua ce triboosilt conmae il paraît par Denys
d'Halicarnasse , Ut. II , page 96.
(a) Voyez, dansTife-Live , Ht. XXXIX, l'usage que Ton fit de
ce tribunal , lors de la conjuration des bacchanales : on appela con-
juration contre la république, des assemblées où l'on corrompoit
les ivorars des femmes et des jeonef gens*
(5) C'«9t une preuve qqe «f uy q«i font If s loif les font tpajonn à
leur avantage. H .
(4) Il parott, parDenyt d'Halifiarnaste,liT. II , que, par Pins-
titntion de Romidos , le mari , dans les cas ordinaires , jogeoit aeul
devant les parens de la femme ; et que , dans les grands orîmcs ,
il la jogeoit avec cinq d'entre enx. Aussi Ulpien , au titre VI , S 9»
la et i3, distingue-t-il, dans les jugemens des mœurs , celles qu'il
appelle graves, d'avec celles qui l'étoient moiqs : Morts gnaiaus,
mores ieviores^
MV, VII, CHAP. X. ^ 545
traires, el Tëtoient en effet (1) : car tout ce qui
regarde les mœurs , tout ce qui regarde les règles
de la modestie , ne peut guère être compris sous
im code de lois. Il est aisé de régler par des lois
ce qu^on doit aux autres; il est difficile d^y com-
prendre tout ce qu^on se doit à soi-même.
Le tribunal domestique regardoit la conduite
générait? dç3 femmes. Mais il y avoit un crime
qui f outre ranimadyer^ipn de ce tribunal . étoit
encore soumis à une accusation publique : c^é-
toit TaduUàrc^; $oit que, dan$ une république,
une si grande yiolation de moeurs intéressât le
gouyeraement ; soit que le dérèglement de la
femme pût faire soupçonner cçlui du mari ; soit
enfin que Ton craignît que les honnêtes gens
mêmes n^aimassent mieux cacher ce crime que
le punir , Tignorer que le venger.
(1) Le# anciennes républiques ont réuni le pédantisme à U ty-
rannie , et gêné par des lois dures la liberté de la vie {oumaliëre.
G*«st qM Ittf légisUteors B'Mt pu e«ui» les HmU «t le» ^fisow« 4$
l'bomme, moins encofe les moyens d'inspirer U Tçrtv s^qs l'or-
donner. H.
344 ^^ l'esprit des lois.
CHAPITRE XL
Comment les institutioDS changèrent à Rome ayec le
gouvernement*
Comme le tribunal domestique supposoît des
mœurs , raccusation publique en supposoit aussi ;
et cela fit que ces deux choses tombèrent avec
les mœurs , et finirent avec la république (i).
LVtablissement des questions perpëtuelles ,
c'est-à-dire du partage de la juridiction entre les
prêteurs , et la coutume qui s^introduisît de plus
en plus que ces préteurs jugeassent eux-mêmes (2)
toutes les affaires , affoiblirent Tusage du tribunal
domestique ; ce qui paroît par la surprise* des
historiens, qui regardent comme des faits sin-
guliers et comme un renouvellement de la pra-
tique ancienne, les jugemens que Tibère fit rendre
par ce tribunal.
L'établissement de la monarchie et le change-
ment des mœurs firent encore cesser Taccusation
(1) Judicio de maribus ( quod anteà quldem. in antUfuU iegibuê po*i-
tum erat, non autem frequentabatur) peniiùs abolito. Leg. XI j $3»
eod. de repud.
(») Judieia eœtroffrdinatia.
LIV. VII, CHAP. XI. 345
publique. On pouvoit craindre qu^un malhonnête
homme , piqué des mëpris d^une femme , indi-
gné de ses refus , outré de sa vertu même , ne
formât le dessein de la perdre. La loi Julia (1)
ordonns^ qu^on ne pourroit accuser une femme
d ^adultère ^u^après avoir accusé son mari de &-
Yoriser ses déréglemens; ce qui restreignit beau-
coup cette accusation» et r^méantit, pour ainsi
dire (a).
Sixte Y sembla vouloir renouveler l'accusation
publique (3-4). Mais il ne faut qu^unpeu de ré-
Bexion pour voir que cette loi , d^ns une monar-
chie telle que la sienne, étoit encore, p.l.us. dé-
placée que dans toute autre*
(1) Cette loi, qui n'a pas le sens commua^ joignoit l'injure et
l'injustice à la corruption morale. H.
(a) Constantin l'ôta entièrement. ' « C'est une chose indigne , di-
«8oit-il, que des. mariages tranquilles soient troublés par l'audace
» des étrangers. »
(3) Sixte V ordonna qu'un mari qui n'iroit point se plaindre à
lui des débauches de sa femme seroit puni de mort. Voyea LetL
(4) C'étoit raisonner comme un moine. H.
346 DE h'jLSPJklT DfS LOIS.
CHAPITRE XII.
De la tutelle des femmes chez les Romains.
Les institutions des Romains mettoieat les
femmes dans une perpétuelle tutelle ( i ) , à moins
qu^elles ne fussent sous rautorité d^un mari (â).
Cette tutelle ëtoit donnée au plus proche des pa-
rens , par mâles ; et il paroît , par une expression
vulgaire (5), qu^elles étoient très-génées. Cela
ëroit bon pour la république , et n'étoit pointnë-
cessaire dans la monarchie (4)-
Il paroît , par les divers codes des lois des bar-
bares, que les femmes chez les premiers Ger-
mains étoient. aussi dans une perpétuelle tu-
telle (5). Cet usage^ passa dans les monarchies
qu^ils fondèrent; mais il ne subsista pas (6).
(i) Les républiques étoient bien tyranniques dans Iqs ditf^ ^^
l'administration. H.
(a) Piisi eonvenUsent in manum viri»
(Z) Pfetis mihi patruus oro.
(4) La loi papienne ordonna sons Augaste que les femmes qoi
anroient eu trois enfans seroient hors de cette tutelle.
(5) Cette tutelle s'appeloit chez les Germains mundeburdium.
(6) L'action lente de la nature doit amener la presque égalité
des deux sexes. H. '
WV. VII, CHAP. XIII. 347
CHAPITRE XIIL
, Des peines établies par les empereurs contre les débauches
des femmes.
La loi Julia établit une peine contre Tadul-
tère. Mais, bien loin que cette loi et celles que
Ton fit depuis là^-dessus fussent une marque de la
bontë des moeurs (1), elles furent au contraire
une marque de leur dépravation.
Tout le système politique à Tégard des femmes
changea dans la monarchie. Il ne fut plus ques-
tion d'établir chez elles la pureté des moeurs,
mais de punir leurs crimes. On ne faisoit de
nouvelles lois , pour punir ces crimes , que parce
qu'on ne punissoit plus les violations , qui n'é-
toient point ces cnmes.
L'affreux débordement des mœurs obligeoit
bien les empereurs d^ faire des lois pour arrê-
ter, à un certain point, Timpudicité (2); mais
leur intention ne fut pas de corriger les mœurs
(1) C'est tout simp^ment le frait de Pignonnoe rar k Ténlalik
objet d«ji l0M. H.
(a) Une «Qoi^té mieiiE organUée tmnit plot de morars , et moM»
betoin de loU. Q.
348 DE^ l'esprit des lois.
en génëral. Des faits positifs , rapportés par les
historiens, prouvent plus cela que toutes ces
lois ne sauroient prouver le contraire. On peut
voir dans Dion la conduite d^ Auguste à cet
égard, et comment il éluda, et dans sa pré-?
ture et dans sa censure , les demandes qui lui
furent faites (i).
On trouve bien dans les historiens des? j^^g^"
mens rigides rendus sous Auguste et soiis Ti-
bère conjtre l'impudicité de quelques damés ro-
maines ; mais, en nous feiisant connoîtreVésprit
de ces règnes, ils nous font connoltre l'esprit
de cesjugémens.
Auguste et Tibère songèrent principalement à
punir les débauches de leurs parentes. Ils ne pu-
nissoient point le dérèglement des 'mceurs, niais
un certain crime d'impiété oit de lèse-majesté (2)
fi)' Gomme on lui eut amené un jeune homme qui avoit épousé
une femme avec laquelle il avoit eu auparavant un mauvais «com-
merce, il hésita long-temps, n'osant ni approuver, ni punir ces
choses. Enfin , reprenant ses esprits : « Les séditions ont été cause
• de grands maux', dit-il; oublions-les. »( Dion , liv. LIT.) Les sé-
nateurs lui ayant demandé des règlèmeiM surles mœurs des femnres,
il éluda dette demande , en leur disant < qu'ils corrigeassent leur»
* femmes, comme il corrigeoit la sienne.» Sur quoi ils le prièrent de
leur dire comment il en usoit ayec sa femme : question , ce me
semble , fort' indiscrète»
(2) Culpam inter viros et feminas vulgatam gravi nemine imiorum
reUgimum , aevioUitœ majcstatis appelhndà , eitmet^iam majorum
suatqtte ipse legei egrediebatur. Tacite, Annal, liv. lll »$ >4*
LIV. VII, CHAP.fXïlI. 349
qu^ils. avoieiU inreaté,' utile pcnir. lerespcfct^
ulUe poor leur Tengeanoe. De là* vient que les
auteurs romains s'élèvent si fort contre « cette
4yr?nnie.:..
La peine de la loi.Julia ëtoit légère. (1). Les
eo[ipereur^ voulurent que , «dans les jûgefl^nâ ,
on augjnentât la peine 4^ la loi qu-'ils avoient
fait^^iCçla fut le ^ujef à^s invectives 'deES histor
riens. Us n'eraminoient pas si les femmeis ttiëri-
toient d'être punies , mais si Ton avoit viole ]a
loi pour les punir.
Une des principales tyrannies de Tibère (2)
fut Tabus qu'il fit des anciennes lois. Quand il
voulut punir quelque dame romane, au. delà de la
peine portée par la loi Julia, il rétablit contre
eU^J(^ tfi)bwft*l.dQ«fce8lique (3^^
Ces dispo.$itioûiS;à l'égard. (^s^iemmets ne re-
gardoieiktqi]^ les jGsimilles.desi^éaateurs , et ncpi
paS;ceU^ du peuple. On. yôuloit.des prétextes
(1) Cette loi est rapportée au digeste ; mais on n'y a pas mis la
peine. On juge qu'elle n'étoit que delà relégfttion, puisque celte
de'rincesten'éfoU que.de la. déportçition;. Leg. Siqui^inidu^j-ff, de
qucst,
' (2) Pràprîàm td Tiberio fuit, icelera ^nuper r'epéfta priscis vertîs
obtegere. Tacite, ann. liv. IV , § 19.
'" (3) Aéuiterii graviorem' pœnam depritcdtu^ ,^ Ut, exèntpio majorant,
propinquU suis ultra ducentesîfnarh ■ tapidsm removereiter , suasH»
AdaUem» Mm^Uo ltatiéAtqU9 Afri9àint9èdieimn\ est. .Taoite<, Andal.,
liv. II . S^o. .11 . 1;; . . « . j
350 DE L'fiSPaiT UZS LOIS.
aux accusations contre les grands^ et les dépôt--
tetnens des femmes en pouyoient fonmir sans
nombre.
Enfin ce que j'ai dit , que labontë des moeurs n^est
pas lé principe du gouveirnement d^un seul (i) ,
ne se Térifia jamais mieu^ que sôus ces pre^
mîers empereurs ; et ^ si Ton en doutoit , on
n- fturoit qu^à lire Taci«e ^ Suëtoné , luvénal et
Martial.
CHAPITRE XIV.
txA$ èotû'piUAltei ciitsz 1^ Romattis.
Nous avons parle de rinconlineilcé publi'*
que (2) , parce qu^elle eM jointe avec le luxe ,
qu^elle en est toujours suivie » et qu'elle le suit
toujours. Si vous laisM2 en liberté les mouve*-
mens du cœur, comment pourrez-vous gêner les
ibiblesses de Tesprit?
A Rome , ôutl-e les instihitiônii gëù^rales , le&
censeurs firent faire, par les magistrats, plu-
(1] Il a trop d'iiM.érêt à faTOriser la corruption ^ rien ne dittrait
autant de toute affaire publique. H.
(b) T«nt cek tlant à l^ubli de» n^is bésoiris de la Mltare et des
sources du vrai bonheur, H.
LIV. Til, CHAP. XIY. 35l
sieon lois pardeaUèreft (i) , pour maiottmr les
femmes dans la frugalité.. Les lois Fannienne v
LycûiienAs et Oppienne eimnt cet xihjtt. Il faut
voir , dans Tile^LÎTe (2) ^ cotmnem le sënaifrit
agite ^ lotaqu^elles demandèrent la fëfocation de
la loi Oppienne. Yalère Maxime met Tépoque do
luxe chez les Romains à l^abragadon de cette loi.
CHAPITRE XV.
lbe$ dots et ies ayantages âuptiaux dans les diverse»
coostitutions.
Le& dots doivent ètr^ tonridéMble^ â^m te)s
moiiarcliieÀ (5), afin que les marin puis&^nt soù-
tenif leuritiYig et le lûte ëtbbli. ËUeà doivent être
fnëdiott^s dans les tëpilbKques , où le lute ne
doit pas régner (4). Elles doivetitiètre à peu ptès
(1) Les lois tomptuaires anooneent.l'iîwénHeidV'légffiatevr^Blîl
est monarque ; et la jalousie , si c'est la multitude qui donne des
(ois. C'est en ôtant toutes les gênes qu'on détruit le luxe* H.
(a) Décade IV, Uv. IV. .
(3) 11 ne fandroit p« de Itsit peur kl dot», jî tonà les «elkns
partageoient égilleMeBt* SL
(4) Marseille fut la plus sage des république» de son temps : les
dots ne pouvoient passer cent écus en argent, et cinq en habit» ,
dit Strabon , Ut. IV.
35â DE i/e.SPRIT OES liOIS.
nuUe&ikns Jes !^I5 ilespotiquesv où^leâ femmea
sont ^ est jqiiekfuie façon vesclaiss. >
La comiÉkunftiite'' des biens., jntMduite par les
lois; françaises entre lé mari et :1a femme, est
tcèsrco^veaiàbk dans k .^nverheinent monar-
chique (i), p»>ce qu'elle intéresse lès fcmmes
aux affaires domtestiques , et les ridelle , comme
maigre elles, au soin de leur maison. Elle Test
moins dans la republique, où les femmes ont
plus de vertu. Elle seroit absurde dans les ëtats
despotiques , où presque toujours les femmes
sont elles-mêmes une partie de la propriété du
maître.
Comme les femmes , par leur état , sont assez
portées j au ma;riage » ^es |gajf^s^q.ufç Jia loi leur
donne sujrlesv biens, de leur mari sont inutiles (2).
Ma\s ils sero^ent.très^perjxicieui: dans. une repu--
blique V parce que lem*$, richesses particulières
produif^nt le.Jiiife (3). I)ws les états . despoti-
ques , les gains de noces doivent être leur subsis-
tance , et i^cto de pkis« .1 »■
(1) Gefa be ûDùvietidroiéndlle part , dan^ ail ordre naturel de
choses. H. '
(i) Gelbkufifi «oDomirt 4ia:p»ofit.doltiy «rpir.part. *H-<
(3) Oui , les femmes qui Tirent daas l'oisiveté;>K. - •
LIV. VII, CHAP. XVI. 355
CHAÏ^ITRE XVI.
BtîUe coutume de)3 Samnîtes.
Les Samnites avoient une coutume qui , dans
une petite république , et surtout dans la situa-
tion où étoit la leur , devoît produire d^admirables
effets. On assembloit tous les jeunes gens , et on
les jugeoit : celui qui étoit déclaré le meilleur de
tous prenoit pour sa femme la fille qu^il vou-
loit ( 1 ); celui qui avoit les suffrages après lui
choisissoit encore ; et ainsi de &uite (2). Il étoit
admirable de ne regarder entre les biens des'gar-
çons que les belles qualités, et les services ren-
dus à la patrie. Celui qui étoit le plus riche de
ces sortes de biens choisissoit une fille dans
toute la nation. L^amour , la beauté , la chasteté ,
la vertu , la naissance , les richesses même « tout
cela étoit , pour ainsi dire , là dot de la vertu.
Il seroit difficile d^maginér une récompensé
plus noble , plus grande , moins à charge à un
(1) Efitrce que les femmes soot nn troupeau sans, liberté et sans
inclination ? H.
(a) Fragm. de Nicdas de Damas , tiré de Stobée , dans le recueil
de Const. Porphyr.
II. a5
354 i>E l'espbit des lois.
petit elat , plus capable d'agir sur Tiin et Taulre
sexe.
Les Samnites descendoient des Lacëdëmo-
niens; et Platon, dont les institutions ne sont
que la perfection des lois de Lycurgue (i),
donna à peu près une pareille loi (2).
CHAPITRE XVIL
De radministration des femmes.
II. est contre.la raison et contre la nature que
les femmes soient maîtresses dans la maison ^
comme cela é toit établi chez les Égyptiens (3) ;
mais , il ne Uest pas qu'elles gouvernent un em-
pire. Dans le premier cas , Tétat de foiblesse où
elles sopt ne leur permet pas la pre'éminence :
dans le second, leur foiblesse même leur donné
plus de douceur et de modération; ce qui peut
faire un bon gouvernement , plutôt que les ver-
tus dures et féroces.
Dans les Indes , on se trouve très-bien du gou-
(1) Platon estansti hors delà natnre que les Samnites. H.
(a) II leur permet même de se voir plus fréquemment.
(3) 11 faudroit , pour savoir à quoi s'en tenir , trouver on pays où
les femmes fussent toujours sur le trône. H.
LIV. VII, CHAP. XVII. 355
vemement des femmes; et il est établi que, si
les mâles ne yiennent pas d'une mère du même
sang, les filles qui ont une mère du sang royal
succèdent (i). On leur donne un certain nombre
de personnes pour les aider à porter le poids du
gouYcmement. Selon M. Smith (2) , on se trouve
aussi très-bien du gouvernement des femmes en
Âfirique. Si Ton ajoute à cela Fexemple de la
Moscovie et de FAngleterre, on verra qu'elles
réussissent également, et dans le gouvernement
modéré, et dans le gouvernement despotique.
(1) Lettres édifiantes, quatorzième recueil.
(a) Voyage de Guinée, seconde partie, pag. i65 de la traduction,
sur Le royaume d'Angona , sur la cdte d'Or.
a3.
356 iHE l'espbit des lois.
LIVRE VlII.
DE LA CORRUPTION DES PRINCIPES DES TROIS
GOUVERNEMENS.
CHAPITRE I.
Idée générale de ce liyre.
La corruption de chaque gouvernement com-
mence presque toujours par celle des princi-
pes (i).
CHAPITRE IL
De la corruption du principe de la démocratie.
Le principe de la démocratie se corrompt,
non-seulement lorsqu^on perd l'esprit d'égalité ,
mais encore quand on prend l'esprit d'égalité ex-
(i) pourquoi ne pas dire , Quand les hommes se corrompent ? H.
LIV. VIII, CHAP. II. 557
tréme (1), et que chacun veut être ëgal à ceux
qu^il choisit pour lui commander. Pour lors le
peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même
quMl confie , veut tout faire par lui-même , déli-
bérer pour le sénat, exécuter pour les magis-
trats , et dépouiller tous les juges.
Il ne peut plus y avoir de vertu dans la répu-
blique. Le peuple veut faire les fonctions des
magistrats : on ne les respecte donc plus. Les
délibérations du sénat n'ont plus de poids : on
n'a donc plus d'égards pour les sénateurs , et par
conséquent pour les vieillards. Que si l'on n'a
pas du respect pour les vieillards , on n^en aura
pas non plus pour les pères : les mari^ ne méri-
tent pas plus de déférence , ni les maîtres plus
de soumission. Tout le monde parviendra à aimer
ce libertinage : la gêne du commandement fati-
guera, comme celle de l'obéissance. Les femmes^
les enfans , les esclaves , n'auront de soumission
pour personne. Il n'y aura plus de mœurs , plus
d'amour de l'ordre , enfin plus de vertu.
On voit dans le Banquet de Xénophon une
peinture bien naïve d'une république où le peuple
a abusé de l'égalité. Chaque convive donne à son
tour la raison pourquoi il est content de lui. « Je
(i) Elle périt plas souTent par la faute des séaateurs que Iç pen^
pie s'est choisis , que par le peuple. H.
358 DE l'esprit des lois.
» suis content de moi , dit Chamidès y à cau^e de
»ma pauvreté. Quand j'étois riche , j'étois obligé
» de £iire ma cour aux calomniateurs , sachant
» bien que jVtois plus en état de recevoir du mal
» d'eux que de leur en faire : la république me
» demandoit toujours quelque nouvelle somme :
» je ne pouvois m^absenter. Depuis que je suis
» pauvre, j'ai acquis de l'autorité : personne ne
» me menace , je menace les autres : je puis m'en
» aller ou rester. Déjà les riches se lèvent de leurs
» places et me cèdent le pas. Je suis un roi, j'étois
» esclave ; je payois un tribut à la république , au-
» jourd'hui elle me nourrit : je ne crains plus de
» perdre , j'espère d'acquérir. »
Le peuple tombe dans ce malheur lorsque
ceux à qui il se confie , voulant cacher leur
propre corruption, cherchent à le corrompre.
Pour qu'il ne voie pas leur ambition , ils ne lui
parlent que de sa grandeur ; pour qu'il n'aper-
çoive pas leur avarice , ils flattent sans cesse la
sienne.
La corruption augmentera parmi les cor-
rupteurs , et elle augmentera parmi ceux qui
sont déjà corrompus. Le peuple se distribuera
tous les deniers publics ; et, tomme il aura joint
à sa paresse la gestion des aflSaires , il voudra
joindre à sa pauvreté les amusemens du luxe.
LIV. VIII, CHAP. II. 35^
Mais Y avec sa paresse et soo luxe , il n^y aura
que le trésor public qui puisse être un objet
pour lui. ,
U ne Êiudra pas s^ëtonner si Ton voit les suf-
frages se donner pour de l'argent. On ne peut
donner beaucoup au peuple sans retirer encore
plus de lui : mais, pour retirer de lui, il faut
renverser l'e'tat. Plus il paroitra tirer d'avantage
de sa liberté , plus il s'approchera du moment
où il doit la perdre. Il se forme de petits tyrans
qui ont tous les vvces d'un seul. Bientôt ce qui
reste de liberté devient insupportable : un seul
tyran s'élève; et le peuple perd tout, jusqu'aux
, avantages de sa corruption.
La démocratie a donc deux excès à éviter:
l'esprit d'inégalité , qui la mène à l'aristocratie ,
ou au gouvernement d'un seul ; et l'esprit d'éga-
lité extrême , qui la conduit au despotisme d'un
seul, comme le despotisme d'un seul finit par la
conquête.
U est vrai que ceux qui corrompirent les ré-
publiques grecques ne devinrent pas toujours
tyrans. C'est qu'ils s'étoient plus attachés à l'élo*
quence qu''à l'art militaire : outre qu'il y avoit
dans le cœur de tous les Grecs une haine impla-
cable contre ceux qui renversoient le gouverne-
ment républicain ; ce qui fit que l'anarchie dé-
36o DE l'esprit DEI& LOIS.
gën^rà en anëantissement , au Heu de se changer
en tyrannie.
Mais Syracuse , qui se^trouva place'e au milieu
d'un grand nombre de petites oligarchies chan-
gëes en tyrannies (i); Syracuse, qui ayoit un
sénat (2) dont il n'est presque jamais fait men-
tion dans l'histoire, essuya des malheurs que la
corruption ordinaire ne donne pas. Cette ville ,
toujours dans la licence (3) ou dans l'oppres-
sion; également travaillée par sa liberté et par
sa servitude, recevant toujours l'^ine et l'autre
comme une tempête, et, malgré sa puissance au
dehors, toujours déterminée à une révolution
par la plus petite force étrangère , âyoit dans son
sein un peuple immense ,' qui n'eut jamais que
cette cruelle alternative de se donner un tyran ou
de l'être lui-même.
(1) Voyez Plutarqiie ,^ Vies de Timoléon et de Dion.
(a) C'est celui des six cents dont parle Diodore.
(5) Ayant chassé les tyrans , ils firent citoyens des étrangers et
des soldats mercenaires ; ce qui causa des guerres civiles. (Aristote,
Polit, liir. V, chap. m.) Le peuple ayant été cause de la victoire
sur les Athéniens , la république fut changée. (Ibid^ chap.iv. ) La
passion de deux jeunes magistrats, dont l'un enleva à l'autre un
jeune garçon^, et celui-ci lui débaucha sa femme ,' fit changer la
forme de cette république. (Ibid, liv. VII , chap. iv.)
LIV. VIII, CHAP. IIÏ. 36l
CHAPITRE III.
^ De l'esprit d'égalité extrême.
Autant que le ciel est éloigne de la terre , au-
tant le Te'ritable esprit d'égalitë Tcst-il de l'esprit
dVgalité extrême. Le premier ne consiste point
à faire en sorte que tout le monde commande ou
que personne ne soit commandé , mais à obéir
et à commander à ses égaux. Il ne cherche pas à
n'avoir point de' maîtres , mais à n'avoir que ses
égaux pour maîtres.
Dans l'état de nature, les hommes naissent
bien dans l'égalité; mais ils n'y sauroient rester.
La société la leur fait perdre , et ils ne redevien-
nent égaux que par les lois.
Telle est la différence entre la démocratie ré*
glée et celle qui ne l'est pas , que, dans la pre-
mière , on n'est égal que comme citoyen, et que,
dans l'autre , on est encore égal comme magis-
trat, comme sénateur , comme juge , comme père ,
comme mari , comme maître.
La place naturelle de la vertu est auprès de la
liberté ; mais elle ne se trouve pas plus auprès de
la liberté extrême qu'auprès de la servitude.
362 DE l'esprit des lois.
CHAPITRE IV.
Cause particulière de la corruption du peuple.
Les grands succès , surtout ceux auxquels le
peuple contribue beaucoup , lui donnent un tel
orgueil qu'il n'est plus possible de le conduire.
Jaloux des magistrats , il le devient de la magis*
trature ; ennemi de ceux qui gouvernent , il l'est
bientôt de la constitution. C'est ainsi que la vic-^
toire de Salamine sur les Perses corrompit la
république d'Athènes ( i ) ; c'est ainsi que la dé--
faite des Athéniens perdit la république de Sy-
racuse (2).
Celle de Marseille n'éprouva jamais ces grands
passages de l'abaissemeht à la grandeur : aussi
se gouverna- t-elle toujours avec sagesse; aussi
conserva-t-elle ses principes.
(i) Aristote, Polit., liv, V,chap. ir.
(2) Ibïd.
LIV. VIII, CHAP. V. 363
CHAPITRE V.
De la corruption du princijfe de raristocratîe.
L'aristocratie se corrompt lorsque le pou-
voir des nobles devient arbitraire : il ne peut plus
y avoir de vertu dans ceux qui gouvernent , ni
dans ceux qui sont gouvernés.
Quand les familles régnantes observent les
lois , c'est une monarclue qui a plusieurs monar-
ques , et qui est très-bonne par sa nature ; presque
tous ces monarques sont liés par les lois. Mais
quand elles ne les observent pas , c'est un état
despotique qui a plusieurs despotes.
Dans ce cas la république ne subsiste qu'à l'é-
gard des nobles , et entre eux seulement. Elle est
dans le corps qui gouverne , et l'état despotique
est dans le corps qui est gouverné ; ce qui fait
les deux corps du monde les plus désunis.
L'extrême corruption est lorsque les nobles
deviennent héréditaires (i) : ils ne peuvent plus
guère avoir de modération. S'ils sont en petit
nombre , leur pouvoir est plus grand , mais leur
(i) L'aristocratie se chaoge en oligarchie.
364 DE l'esprit des lois.
sûreté diminue ; s'ils sont en plus grand nombre ,
leur pouvoir est moindre , et leur sûreté plus
grande : en sorte que le pouvoir va croissant , et
la sûreté diminuant, jusqu'au despote , sur la tête
duquel est l'excès du pouvoir et du danger.
Le grand. nombre des nobles dans l'aristo-
cratie héréditaire rendra donc le . gouvernement
moins violent : mais, comme il y aura peu de
vertu , on tojnbera dans un esprit de noncha-
lance , de paresse , d'abandon , qui fera que l'état
n'aura plus de force ni de ressort (i).
Une aristocratie peut maintenir la force de son
principe , si les lois sont telles qu'elles fassent
plus sentir aux nobles les périk et les fatigues
du commandement que ses délices ; et si l'état
est dans une telle situation qu'il ait quelque
chose à redouter, et que la sûreté vienne du de-
dans, et l'incertitude du dehors.
Gomme une certaine confiance fait la gloire
et la sûreté d'une monarchie, il faut au contraire
qu'une république redoute quelque chose (2).
La crainte des Perses maintint les lois chez les
(1) Venise est une des républiques qu^a le mieux corrigé, par
ses lois , les in'convéniens de ^aristocratie héréditaire.
(2) Justin attribue à la mort d'Épaminondas l'extinction de la vertu
à Athènes. N'ayant plus d'émulation , ils dépensèrent leurs revenus
en fêtes .* FrefjuentiUs cœnam quàm castra vUèntcs. Pour lors , les
Macédoniens sortirent de l'obscurité. Liv. VI , chap. ix.
LIY. VIII, CHAP. V. 365
Grecs. Carthage et Rome s^intimidèreat Tune
Taotre , et s^affermirent. Chose singulière ! plus
ces états ont de sûreté , plus , comme des eaux
trop tranquilles , ils sont sujets à se corrompre.
CHAPITRE VI.
De la corruption du principe de la monarchie.
Comme les démocraties se perdent lorsque le
peuple dépouille le sénat, les magistrats et les
juges de leurs fonctions , les monarchies se cor-
rompent lorsqu^on ôte peu à peu les préroga-
tives des corps ou les privilèges des villes. Dans
le premier cas, on va au despotisme de tous ; dans
Fautre , au despotisme d^un seul.
« Ce qui perdit les dynasties de Tsîn et de
» Soiii , dit un auteur chinois , c^est qu^au lieu de
»se borner, comme les anciens, à une inspec-
» tion générale , seule digne du souverain , les
y> princes voulurent gouverner tout immédiate-
»ment par eux - mêmes ( i )• » L^auteur chinois
nous donne ici la cause de la corruption de pres-
que toutes les monarchies.
(i) Gompilatioo d'cavrages faitf sou» les MîDg, rapportés par
IçF. Dnbalde.
366 DE l'esprit des lois.
La monarchie se perd lorsqu'un prince croit
qu'il montre plus sa puissance en changeant
Tordre des choses qu'en le suivant; lorsqu'il
ôte les fonctions naturelles des uns pour les
donner arbitrairement à d'autres ; et lorsqu'il
est plus amoureux de ses fantaisies que de ses
volontés.
La monarchie se perd lorsque le prince , rap-
portant tout uniquement à lui, appelle l'état à
sa capitale , la capitale à sa cour , et la cour à sa
seule personne. •
Enfin elle se perd lorsqu'un prince méconnoît
son autorité , sa situation , l'amour de ses peu-
ples, et lorsqu'il ne sent pas bien qu'un mo-
narque doit se juger en sûreté, comme un des-
pote doit se croire en péril.
CHAPITRE VIL
Continuation du même sujet.
Le principe de la monarchie se corrompt lors-
que les premières dignités sont les marques de
la première servitude ; lorsqu'on ôte aux grands
le respect des peuples , et qu'on les rend de vils
instrumens du pouvoir arbitraire.
LIV. VIII, CHAP. VII. 367
Il se corrompt encore plus lorsque rhonneur
a ëtë knis en contradiction avec les honneurs , et
que Ton peut être à la fois couvert d'infamie (1)
et de dignités.
Il se corrompt lorsque le prince change sa
justice en sëyërité; lorsqu'il met, comme les
empereurs romains , une tête de Mëduse sur sa
poitrine (2); lorsqu'il prend cet air menaçant
et terrible que Commode ^soit donner à ses
statues. (3).
Le principe de la monarchie se corrompt lors-
que des âmes singulièrement lâches tirent vanitë
de la grandeur que pourroit avoir leur servi-
tude , et qu'elles croient que ce qui fait que l'on
doit tout au prince faiit que Ton ne doit rien à
sa patrie.'
(1) Sons le ré^ne de Tibère, on élera des statues et l'on donna
les omemens triomphaux aux délateurs ; ce qui avilit tellement ces
honneurs , que <%ux qui les avoient mérités les dédaignèrent.
Fragm. de Dion , liv. LVIII , tiré de l'Extrait des vertus et des
TÎces de Gonst. Porphyrog. Voyez , dans Tacite , co mment Néron,
sur la découverte et la punition d'une prétendue conjuration , donna
à Petronius Turpitianus, à Fi erra, à Tigellinns, les omemens
triomphaux. Annal. , Uv. XV, %y2. Yoyex aussi comment les gêné-
piux dédaignèrent de faire la guerre , parce qu'ils en méprisoient
les honneurs. PervulgatU triumphi insignibus. Tacite , Annal. ,
liT. XIII,S53•
(a) Dans tet état , le prince faTOÎt bien quel ètoit le principe de
son gouvernement.
(3) Hérodien, liv. I.
568 DE L^ESPRIT DES LOIS.
Mais, s*îl est vrai (ce que Ton a Vu dans tous
les temps ) qu'à mesure que le pouvoir du mo-
narque devient immense, sa suretë diminue , cor-
rompre ce pouvoir jusqu'à le faire changer de
nature , n'est-ce pas un crime de lèse-majeste'
contre lui ?
CHAPITRE VllI.
Danger de la corruption du principe du gouvernement
monarchique.
L'inconvénient n'est pas lorsque l'ëtat passe
d'un gouvernement modéré à un gouvernement
modéré, comme de la république à la monar-
chie , ou de la monarchie à la république ; mais
quand il tombe et se précipite du gouvernement
modéré au despotisme.
La plupart des peuples d'Europe sont encore
gouvernés par les mœurs. Mais si, par un long
abus du pouvoir; si , par une grande conquête,
le despotisme s'établissoit à un certain point, il
n'y auroit pas de mœurs ni de climat qui tins-
sent; et, dans cette belle partie du monde, la
nature humaine souffriroit , au moins pour un
temps , lef i94\il|tçf i^'or li;^ foU 4anfc ks trqiâ
autres.
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CHAPITRE IX.
Coitifcîcn là noblesse est portée à défendre le trône.
La* noblesse anglaise s'ensevelit avec Charles P'
sous les débris du ttône ; et, avant cela , lorsque
Philippe II fit entendre aux oreilles des Français
lé mot de Hbertë, la couronne fut toujours sou-
tenue par cette noblesse qui tient à honneur
d'obéir à lin roi, Àiais qui regarde comme la
souveraine 'infamie de partager la puissance avec
lé pèupl^'.
On a vu la n^aison d'Autriche tjravailler sans;
relâché a ppprim.er la noblesse hongroise. Elle
ignoroït de quel prix elle lui seroit quelque jour.
Elle chefchoit chez ces peuples de T^jgent qui
yy étoit pas ; elle ne voyoitpas des hommes qui
y étoient. Lorsque tant de princes partageoient
entre eux ses états , toutes les pièces de sa mo-
narchie , immobiles et sans action, tomboient,
pour ainsi dire , les unes sur les autres : il n'y
avoit de vie que dans cette noblesse qui s'indi-
II. a4
5'jo DÉ l'esprit BES LOH.
digna , oublia tout pour combattre , et crut qu^il
ëtoît de sa gloire de përir et de pardonner.
CHAPITRE X.
De la corruption du principe du gouyernement despotique*
Le principe 4^ gouvernement despotique se
corrompt sans cesse , parce .qu'il est corrompu
par sa nature. Les autres gouvememens péris-
sent , parce que des accîdens. particuliers en vio-
lent le principe : celui-ci périt par son vice in-
térieur, lorsque quelques causes accidentelles
n'empêchent point sop principe de se- corrompre.
Il ne se maintient donc que quand des circons-
tances tirées du climat , de la religion , de la si-
tuation ou du génie du peuple , le forcent à
suivre quelque ordre , et à souffrir quelque règle.
Ces choses forcent sa nature sans la changer :
sa férocité reste ; elle est pour quelque temps
apprivoisée.
WV. VIII, CHAP. XI. 371
CHAPITRE XL
Effets naturels de la boDté et de la corruption des
principes.
Lorsque les principes du gouyememeni sont
une fois corrompus, les meilleures lois deviennent
mauvaises et se tournent contre Tëtat; lorsque
les principes en sont sains , les mauvaises ont
Feffet des bonnes : la force du principe entraîne
tout.
Les Cretois, pour tenir les premiers magistrats
dans la dépendance des lois , employoient un
moyen bien singulier ; cVtoit celui de Tinsur-
rection. Une partie des citoyens se soulevait (1) ,
mettoit en fuite les magistrats, et les obligeoit
de rentrer dans la condition privée. Cela ëtoit
censë fait en conséquence de la loi. Une instir
tution pareille , qui ëtablissoit la sédition pour
empêcher Tabus du pouvoir, sembloit devoir
renverser quelque république que ce fût. Elle ne
détruisit pas celle de Crète ; voici pourquoi (2).
(1) Arutote, Polit. Jiv. II , chap. x.
(3) On se réonistoit toujours d'abord contre les ennemis du
a4.
3^2 DK l'esprit des LOIS.
Lorsque les anciens vouloient parler d'un
peuple qui ayoit le plus grand amour pour la
patrie, ils citoient les Cretois. La patrie, disoit
Platon (i) , nom si tendre aux Cretois. Ils l'ap-
peloient d'un nom qui exprime l'amour d'une
mère pour ses enfans (2). Or, l'amour de la pa-
trie corrige tout.
Les lois de Pologne ont aussi leur insurrec-
tion. Mais les inconvéniens qui en résultent font
bien voir que le seul peuple de Crète étoit en état
d^employer avec succès un pareil remède .
Les exercices de la gymnastique , établis t:bea
les Grecs , ne dépendirent pas moins de la bonté
du principe du gouvernement. « Ce furent Jes
»Lacédémoniens et les Cretois, dit Platon (3) ,
» qui ouvrirent ces académies fameuses qui leur
» firent tenir dans le monde un rang si distingué.
»'La pudeur s'alarma d^abord, mais elle céda à
» l'utilité publique. » Du temps de Platon, ces
institutions étoient admirables (4) ; elles se rap-
cjehprs , ce t}tti ^appeioit ^yncriîiimt, FliiUrquie , Œuvres mûisiles^.
pag. S8.
T(i)Èépublîqa^/lîv. IX.
<a) PiuUikiqiie ^ (Butrts UMMkui , aKHai*é y iSi rifhannmti^gt .doit
se mêier des affaires puiffiques,
(3) République, liv. v!
(4) La gymnastique se divisoit en deux parties , la danse et la
lutte. On voyoit, en Crète, les danses armées H^es Curetés; à La-
-c^îdéniône , celIetfdt^CitsAor et de Polhiit ; ii Athées , les danses ar-
HV. VIII, CHAP. XI. 375
portoient à on ^;raiid objet, qui étoU YaH mili-
taire. Mais lorsque les Grecfi a'eqreni fins àf^
verta , elles détruisirent Tart militaire même ;
on ne descendit plus sur Tarène pour se former,
mais pour se corrompre (1).
Plutarque nous dit (s) que de son temps les
Romains pensoient que ces jeux avoient été la
principale cause de la servitude où ëtoient tom-
bes les Grecs. C^étoit, au contraire, la servitude
des Grecs qui avoit corrompu ces exercices. Du
temps de Plutarque (3) , les parcs où Ton com-
battoit à nu, et les jeux de la lutte, rendoient
les jennes gens lâches, les portoient à «m aii0ur
infime, et iitn feisoient que des haladâns; msm
du temps d'Épaminmtdas Texerelee «le la liitit
faîsoii gagner aux Thébains la baiaiUfi de
Leuctres (4).-
âge d'aller à la guerre. La latt^ est l'image de la guerrç ^ dit Platon ,
des Lois , liv. VU. Il loue l'antiquité de n'avoir établi que deux
dAi|8«9, la iiaiçi^bqve ^t h pfpçrHqw^* V^AZ .çoinvifn^ ^^^ lier-
niëre danse s'appliqaôit à l'art «lilitaire. Platon, ibid.
(1) ..••..•• ^ut libUlmpsi»
Leéûsas hacedœmonU palœstras,
Martial , lîb. rv, epig. 55.
(2) GBuv^s morales , au traite, I>es démandes des choses romaines^
{i) flutarque , ikid,
(ti d^ivtipqn^, (Xmm9 mmh^ i^rqpfif. 4fi iftUe , Uv<. JK
374 ^^ l'esprit des lois.
Il y a peu de lois qui ne soient bonnes lors-
que IVtal n*a point perdu ses principes; et,
comme disoit Ëpicure en parlant des richesses,
« Ce n^est point la liqueur qui est corrompue,
» c'est le vase. »
CHAPITRE XII.
ContÎQuation da même sujet.
ONprenoit à Rome les- juges dans Tordre des
sénateurs. Les Gracques transportèrent cette pré-
rogatiyie aux chevaliers. Drusus la donna aux sé-
nateurs et aux chevaliers; Sylla, aux sénateurs
seuls; Cotta, aux sénateurs, aux chevaliers, et
aux trésoriers de l'épargne. César exclut ces
derniers. Antoine fit des décuries de sénateurs,
de chevaliers, et de. centurions.
Quand une république est corrompue, on ne
peut remédier à aucun des maux qui naissent
qu'en ôtant la corruption, et en rappelant les
principes; toute autre correction est ou inutile,
Qu un nouveau mal. Pendant que Rome conserva
ses principes, les jugemens purent être sans
abus entre les mains des sénateurs ; mais quand
LIV, VIII, CHAP. XII. 375
elle fut corrompue , à quelque corps que ce fàt
qu'on transportât les jugemens , aux sénateurs ,
aux chevaliers, aux trésoriers de Tëpargne, à
deux de ces corps ^ tous les trois ensemble , à
quelque autre corps que ce fut, op ëtoit tou-
jours mal. Les chevaliers n'avoient pas plus de
vertu que les sénateurs , les trésoriers de l'épar^
gne pas plus que les chevaliers , et ceux-ci aussi
peu que les centurions.
Lorsque le peuple de Rome eut obtenu qu'il
auroit part aux magistratures patriciennes, il étoit
naturel dépenser que ses flatteurs alloient être
lés arbitres du gouvernement. Non : Ton vit ce
peuple qui rendoit les magistratures communes
aux plébéiens, élire toujours des patriciens. Parce
qu'il étoit vertueux , il étoit magnanime ; parce
qu'il étoit libre , il dédaignoit le pouvoir. Mais
lorsqu'il eut perdu ses principes , plus il eut dç
pouvoir , moins il eut de ménagemens ; jusqu'à
ce qu'enfin, devenu son propre tyran et son
propre esclave, il perdit la force de la liberté,
pour tomber dans la foiblesse de la licence.
376 DE l'esprit BËÎ6 Lbl^.
CHAPITRE XIII.
Effet du serment chez un peuple vertueux.
Il* n'y a point eu de peuple, dit Tite-Live (1),
où la dissolution se soit plus tard introduite
que chez les Romains , et où la modération et
la pauvreté aient été plus long-tem]f>s honorées,
Le serment eut tant de force chez ce peuple ,
' que rien ne l'attacha plus aux lois. Il fit bien des
fois pour l'observer ce qu'il n'auroit jamais fait
pour la gloire ni pour la patrie.
Quintius Gincinnatus, consul, ayant voulu le-
ver une armée dans la ville contre les Eques et
les Volsques, les tribuns s'y opposèreat. « Eh
» bien! dit-il, que tous ceux qui ont fait serment
» au consul de l'année précédente marchent sous
» mes enseignes (2). » En vain les tribuns s'é-
crièrent-ils qu'on n'étoit plus lié par ce serment;
que, quand on Tavoit fait, Quintius étoit un
homme privé : le peuple fut plus religieux que
ceux qui se méloient de le conduire ; il n'éco\ita
(1) Lit. I , in prmf,
(3) Tite-Live , Ut. III, S ao.
"tlV. VIII, CHAP. XIII. 377
ni les disdnciitiDS, ni les interpiéudons des
tribans.
Lorsque le même peiqple roolut se tedrer sur
le Mont-Saciié, il se sentit retenir |^ le serment
qull ayoit £iit aux consols de les suivre à la
guerre ( 1 ). Il forma le dessein de les tuer : on lui
£t entendre que le s<»ment n^en sdbsisteroit paft
moins. On peut juger de Fidëe qu^il avoit de la
violation du serment, par le crime qu'il vouloit
commettre.
Après la bataille de Cannes, le peuple ef-
firayë voulut se retirer en Sicile; Scipion lut fit
)urerquHl resteroit à Rome : la crainte de violer
leur serment surmonta toute autre" crainte. Rome
é(x>it un vaisseau tenu par deui ancres dans la
tNnpéte, la religion et les ««urb.
CHAPITRE XIV.
Comment le plus petit changement dans la constitution
enirsdne la ruine des principes.
Ahistote nous parle de la république deCar-
thage comme d'une république très-bien réglée.
Polybe nous dit qu'à la seconde guerre pu-
(1) Tite-Li¥e , Ut. II, S ^a-
378 DE l'esprit des LOIS.
nique ( 1 ) il 7 avoit à Garthage cet inconvénient ,
que le sënat avoit perdu presque toute son
autoritë. Tite-Live nous apprend que lorsqu'An-
nibal retourna à Garthage, il trouva que les ma-
gistrats et les principaux citoyens détoumoieni
à leur profit les revenus publics, et âbusoient de
leur pouvoir. La vertu des magistrats tomba
donc avec Fautoritë du sénat; tout coula du
même principe.
On connoît les prodiges de la censure chez
les Romains. Il y eut un temps où elle ' devint
pesante; mais on la soutint, parce quHl y àvoit
plus de luxe que de corruption. Glaudius Taf-
foiblit ; et, par cet afïbiblissement , la corruption
devint encore plus grande que le luxe; et la cen-
sure (2) s'abolit, pour ainsi dire , d'elle-même.
Troublée, demandée, reprise, quittée, elle fut
entièrement interrompue jusqu'au temps où elle
devint inutile, je veux dire les règnes d'Au-
guste et de Glaude.
(1) Environ cent ans après.
(a) Voyez Dion, liv. XXXVIII; la vie de Gic^ron dans Platarqae ;
Gicéron k Atticos , Ut. IV, lettres lo et i5 ; Asconîns , sor Gîcéion,
de divinatUme,
LIV. VIII, CHAP. XT. 579
CHAPITRE XV.
Moyens très-efficaces pour la conseryation des trois
principes.
Je ne pourrai me faire entendre que lorsqu^on
aura lu les quatre chapitres suivans.
CHAPITRE XVI.
Propriétés distinctîyes de la république.
Il est de la nature d^une république qu'elle
n'ait qu'un petit territoire : sans cela elle ne
peut guère subsister. Dans une grande répu-
blique , il y a de grandes fortunes , et par con-
séquent peu de modération dans les esprits : il y
a de trop grands dépôts à mettre entre les mains
d'un citoyen ; les intérêts se particularisent ; un
homme sent d'abord qu'il peut être heureux,
grand, glorieux, sans sa patrie; et bientôt, qu'il
peut être seul grand sur les ruines de sa patrie.
Dans une grande république , le bien commun
est sacrifié à mille considérations : il est subor-
38o DE l'espeit des lois.
donne à des exceptions ; il dépend des accidens.
Dans une petite, le bien public est mieux senti,
mieux connu, plus pjrès de chaque citoyen : les
abus y sont moins étendus , et par conséquent
moins protégés.
Ce qui fit subsister si loiig-temps Lacédémone ,
c'est qu'après toutes ses guerres elle resta ten-
eurs avec son territoire. Le 8«ul but de Lacédé-
mone étoit la liberté; le seui avanti^e de sa li-
berté, c'étoit la gloire.
Ce fut Tesprit des républiques grecques de se
contenter de leurs terres comme de leurs lois.
Athènes prit de Tambition, et en donna à Lacé-
démone ; mais ce fut plutôt pour commander à
des peuples libres que pour gouverner des es-
claves ; pltttdt pour être à la tête de Tumoti que
pour la rompre. Tout fut perdu lors qu'aune mo-
narchie s'éleva ; gou^^roemexit dont l'esprit est
plus tourné vers l'agrandissement.
Sans des circonstances particulières { i ) , il «st
difficile qut towt autre gouvernemeiiit que le ré-
publicain puisse subsister dans une seule ville.
Un prince d'un si petit étal cfaercheroit natiu*el-
lement à ^primer , parce qu'il auroit oike grande
(i) Gomme quand tm petit souverain se maintient entre <deoi
grands états par leur jalousie mutuelle ; mais il n'existe que précai-
rement.
iiv. VIII, CHÀP. XVI. 38i
poissanee et peu de mo^rens poor en jouir, o^
pour la Élire respecter : il fouleroit doiicbeau«-
coup ses peuples. D^uu autre cdte, un tel prince
seroit aisément opprime par utie forée «étrangère,
ou même par une Ibrce domestique : le peuple
pourroità tous les instans s*assembler et se rëu<-
nir contre lui. Or, quand un priiM^e d^une rille
est chasse de sa Tille , le procès «est fini : s*il a ^
plusieurs villes , le procès n\st que commencé.
CHAPITRE XVII
Propriétés distinctirès de la monarchie.'
Un état monarchique doit- être d'une grandeur
médiocre. S'il étoit petit, il se formeroit en ré-
publique ; s'il étoit fort étendu , les principaux
de Vétat, grands par eu«^mèmes, n'étant point
sous les yeux du prince , ayant leur cour hors de
sa cour, assurés d'ailleurs comre les exécutions
promptes par les lois et par les mœurs , pour-
roient cesser d'obéir ; ils * rie craindroient pas
une punition trop lente et trop éloignée.
'Aiiâsi Charlemagnc eut-il à peine fondé 'Son
empiRe, -qu'il Satllut le diviser; soii que lés goii-
terneurs des provinces n'obéissent pas, soit que,
382 DE l'esphit des lois.
pour les faire mieux obéir, il fût nécessaire de
parlager Fempire en plusieurs royaumes.
Après la mort d^ Alexandre , son empire fut
partagé. Gomment ces grands de Grèce et de
Macédoine , libres , .ou du moins chefs des con^
quérans répandus dans cette vaste conquête,
auroient-ils pu obéir ?
Après la mort d'Attila , son empire £at dis-
sous : tant de rois, qui n'étoient plus contenus,
ne pouToient point reprendre des cfaaanes.
Le prompt établissement du pouvoir sans
bornes est le remède qui, dans ces cas, peut
prévenir la dissolution : nouveau malheur après
celui de Tagrandissement.
Les fleuves courent se mêler dans la mer :
les monarchies vont se perdre dans le despo-
tisme*
, CHAPITRE XVIIL
Que la moDarchie d'Espagne éloit dans un cas particulier.
Qu'on ne cite point Texemple de TEspagne :
elle prouve plutôt ce que je dis. Pour garder
TAmérique, elle fit ce^que le despotisipc même
LïV. VIII, CHAP. XVIII. 383
ne fait pas ; elle en détruisit les habitans. Il fal-
lut, pour conseirer sa colonie, qu'elle la tînt
dans la dépendance de sa subsistance même.
Elle essaya le despotisme dans les Pays-Bas ;
el, sitôt qu'elle Teut abandonné, ses embarras
augmentèrent. D'un côté, les Wallons ne vou-
loient pas être gouvernés par les Espagnols ; et
de l'autre ^ les soldats espagnols ne youloient pas
obéir aux officiers wallons (i).
Elle ne se maintint dans l'Italie qu'à force de
l'enrichir et de se ruiner : car ceux qui auroient
voulu se défaire du roi d'Espagne n'étoîent pas,
pour cela ^ d'huineur à renoncer à son argent*
CHAPITRE XIX.
Propriétés distinctÎTe? dii gouyernement despotique.
Un grand empire suppose une autorité despo-
tique dans celui qui gouverne. Il faut que la
promptitude des résolutions supplée à la distance
des lieux où elles sont envoyées ; que la crainte
empêche la négligence du gouverneur ou du
magisU*at éloigné ; que la loi soit dans une seule
(i) Voyez rautoke des ProTÎncos^Unies, par M. Le Clerc.
384 9£ l'esprit qss lois.
ilte ; et qu^eUe change saiifi ce6se, eomiiie k3 ac-
cident, qui se muhiplieat toujours dan/» Tétat à
proportion de sa grandeur.
CHAPITRE XX.
^ Conséquence des obapities puéeéâens.
QfTj; si ^ prùpri^M n^tweU^ dps peliu états
i^^X d'être gçi^y^rne^ en répul^lifjue, cellf-de^ mér
dipcres d'étrç ^ouiqIs à unfnonal^ue, ciçlle des
grands eiqpire^ d'être dpipiiBte^.piM^.uR.de^pçAe;
il suit que , pour conserver les principes du gou-
vernement lÉtabli, il faut maintenir l'état dans la
grandeur qu'il avoit déjà ; et que cet état chan-
gera d'esprit, k mesure • qu'on rétrécira, ou
qu'on étendra ses limites.
;ÇHAPl.TI^E JC.:ïÇii.
De l'empire de la Chine.
* AvAM de finir ce livre y je répondrai aune
objection qu'on peut feirfe sur* tout ce que j'ai
dit jg^qu'ic;^.
tlV. YIII,.CHAP. XXÏ- 585
Nos missionnaires nous parlent do vaste em*
pire de la Chine conune dW gouvernement ad*
mirable qui. mêle ensemble, dans son principe,
la crainte , Thonneur, et la vertu. J^ai donc posé
une distinction vaine lorsque )'ai établi les prin-
cipes des trois gouvememens.
J^ignore ce que c^est que cet honneur dont on
parle chez des peuples à qui on ne fait rien £aiire
qu^à coups de bâton (i).
De plus , il s^en £aiut beaucoup que nos cojtn-
merçans nous donnent Tidëe de cette! vertu
dont nous parlent nos missionnaires : on peut
les consulter sur les brigandages des manda-
rins (2). Je prends encore à témoin le grand
homme milord, Anson .
D^aiileurs, les lettres du P. Parennin sur le
procès que Tempereur fit £aiire à des princes du
sang néophytes (3) qui luiavoient déplu ^ nous
font, voir un plan de tyrannie constamment
suivi ,et des injures faites à la nature humaine
avec règle, c'est-à-dire de sang-fi-oid. #•
Mous avons encore les lettres de M. de Mairan
et du même P. Parennin , siu* le gouvernement
(1) C'est le bâton qui goaTerne la Chine » dit le P. Duhalde.
' (3) -Voyex entres antres la relation de Lange.
(3) De la famille de Soumiama, Lettres édifiantes, recueil XVII I.
n. a5
386 ^ DE l'esprit des lois.
de la Chine. Après des questions et des réponses
Irès-sensëes, le merveilleux s'est ëvanoui.
Ne pourroit-il pas se faire que les mission-
naires auroient ëtë trompés par une apparence
d'ordre ; qu'ils auroient ëtë frappes dé cet exer-
cice continuel de la yolontë d'un seul , par lequeP
ils sont gouvernes eux-mêmes , et qu'ils aiment
tant à trouver dans les cours des rois des Indes;
parce que , n'y allant que pour y faire de grands
changemens , il leur est plus aise de convaincre
les princes qu'ils peuvent tout faire que de per-
suader aux peuples qu'ils peuvent tout souf-
frir (i)?
Enfin il y a souvent quelque chose de vrai
dans les erreurs mêmes. Des circonstances par-
ticulières, et peut-être uniques, peuvent faire
que le gouvernement de la Chine ne soit pas
aussi corrompu qu'il, de vroit l'être. Des causes
tirëes la plupart du physique du climaf ont pu
forcer les causes morales dans ce pays ^ et £iire
des ^lli^es de prodiges.
Le climat de la Chine est tel qu'il favorise
prodigieusement la propagation de Tespèce hu-
maine.
(i) Voyez, dans le P. Dnhalde, comment les missionnaires se
servirent de l'autorité, de Ganhi pour faire taire les mandarins,
qui disoient toujours que , par les lois du pays , un culte étranger
ne pouToit ôtre établi dans l'empire.
LIV. V«I, CHAP. XXI, 387
Les femmes y sont d^uae fécondité si grande
que Ton ne. voit rien de pareil sur la terre. La
tyrannie la plus. cruelle n'y arrête point le pro^-
grès de la propagatioq. Le prince n'y peut pas
dire ^ comme Pharaon : Opprimom^les avec sa-
gesse. Il seroit plutôt réduit à former le souhait
de Nëron, que le genre humain n'eût qu^une
tète. Maigre la tyrannie, la Chine, par la force
du climat, se peuplera toujours, et triomphera
de la tyrannie. * /
La Chine , comme tous les pays où croît le
riz (1), est sujette à des famines fréquentes.
Lorsque le peuplé meurt^de faim, il se disperse
pour chercher de quoi vitre. Il jse forme de
toutes parts des bandes de trois-, quatre , ou cinq
voleurs :1a plupart sont d'abord exterminées;
d'autres se grossissent, et sont exterminées
encore. Mais, dans un si grand nombre de
provinces ,' et si éloignées , il peut arriver que
quelque troupe fasse fortune. Elle se maintient,
se fortifie , se forme en corps d'armée , Ta droit
à la capitale , et le chef inonte sur le trdne. .
Telle est la nature de la ehose, que le mau*
vais gouvernement y est d'abord puni. Le dés-
ordre y naît soudain, parce que ce peuple pro-
(1) Voyez , ci-après , liv. XXIII , chap. ri?,
a5.
388 DE L^ESPRIT DES LOIS.
digieux y manque de subsistance. Ce qui fait
que, dans dWtres pays, on reVient si diffici-
lement des abus, c^est qu^ils n'y ont pas des
effets sensibles ; le prince n'y est pas averti
d'une manière prompte et éclatante , comme il
l'est à la Chine.
Il ne sentira point, comme nos princes, que,
s'il gouyeme mal, il sera moins heureux dans
l'autre yie , moins puissant et moins riche dans
celle-ci : il sauraTque si son gouvernement n'est
pas bon il perdra l'empire et la vie.
Comme, malgré les expositions d'enfans, le
peuple augmente toujo^^rs à la Chine (i) , il faut
un travail infatigable pour faire produire aux
terres de quoi je nourrir : cela demande une
grande attention de la part du gouvernement. Il
est à tous les instans intéresse à ce que tout le
monde puisse travailler sans crainte d'être frus-
tré de ses peines. Ce doit moins être un gouver-
nement civil qu'un gouvernement domestique.
Voilà ce qui a produit les règlemens dont on
parle tant. On a voulu Êiire régner les lois avec
le despotisme ; mais ce qui est joint avec le des-
potisme n'a plus de force. En. vain , ce despo-
tisme , pressé par ses malheurs , a-t-il voulu
(i) Voyez le mémoire d'un Tsongtoa , pour qn'ou défriche. Let-
tres édifiantes , recueil XXI.
LIV. VIII, CHAP. XXI. 389
s^enchaîner ; il s'arme de ses chaînes , et deTient
plus terrible encore.
La Chine e$t donc un état despotique dont le
principe est la crainte. Peut-être que , dans les
premières dynasties, Tempire n^ëtant pas si
étendu y le gouyemement déclînoit un peu de
cet esprit. Mais aujourd'hui cela n'est pas.
Sgo i>E l'esprit des lois.
LIVRE IX.
DES LOIS, DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT
AVEC LA FORCE DEFENSIVE.
CHAPITRE I.
t
Comment les républiques pourvoient à leur sûreté.
Si une rëpublique est petite, elle est détruite
par une force ëtrangère ; si elle est grande , elle
se détruit par un yice intérieur.
Ce' double inconvénient infecte également
les démocraties et les aristocraties, Soit qu'elles
soient bonnes , soit qu'elles soient mauvaises.
Le mal est dans la chose même : il n'y a aucune
forme qui puisse y remédier.
Ainsi il y a grande apparence que les hommes
auroient été à la fin obligés de vivre toujours
sous le gouvernement d'un seul, s'ils n'avoient
imaginé une manière de constitution qui a tou&
les avantages intérieurs du gouvernement repu-
LIV. IX, CHAP. I. 391
blicain, et la force extérieure du monarchique.
Je parle de la république fëdérative.
Cette forme de gouveraement est une çonven*
tion, par laquelle .plusieurs corps politiques
consentent à devenir citoyens d^un ëtat plus
grand qu^ils veulent former. C^est une société
de sociétés qui en font une nouvelle qui peut
s'agrandir par de nouveaux associés qui se sont
unis.
Ce furent ces associations qui firent fleurir si
long-temps le corps de la Grèce. Par elles les
Romains attaquèrent Tunivers , et par elles
seules Funivers se défendit contré eux; et, quand
Rome fut parvenue au comble de sa grandeur ,
ce fut par des associations derrière le Danube et
le Rhin, associations que la frayeur avoit fait
£iire , que les barbares purent lui résistera
C'est par-là que la Hollande (1), T Allemagne,
les ligues suisses, sont regardées en Europe
comme des républiques étemelles.
Les associations des villes étoient autrefois
plus nécessaires qu'elles ne le sont aujourd'hui.
Une cité sans puissance couroitde plus grands
périls. La conquête lui faisoit perdre non-seule-
(1) Elle est formée par enyiron cinquante républiques « toutes
différentes les unes des antres. Éut de« Provinces-tJnies, par M. Ja-
Zg2 DE l'esprit des lois.
ment la puissance exécutrice et la législative,
comme aujourd'hui, mais encore tout ce qu'il y
a de propriété parmi les hommes (i).
Cette sorte de république , capable de résis-
ter à la force extérieure , peut se maintenir dans
sa grandeur sans que l'inlérîtur se corrompe.
La forme de cette société prévient tous les in-
convéniens. - ^
Celui qui voudroit usurper ne pourroit guère
être également accrédité dans tous les états con-
fédérés. S'il se rendoit trop puissant dans l'un,
il alarmeroit tous les autres ; s'il subjuguoit une
partie , celle qéi seroit libre encore pourroit lui
résister avec des forces indépendantes de celles
qu'il auroit usurpées, et l'accabler avant qu'il
eût achevé de s'établir.
S'il arrive quelque sédition chez un de$ mem-
bres confédérés , les autres peuvent l'apaiser. Si
quelques abus s'introduisent quelque part, ils
sont corrigés par les parties saines. Cet état
peut périr d'un côté sans périr de l'autre ; la
confédération peut être dissoute , et les confédé-
rés rester souverains.
Composé de* petites républiques, il jouit de
la bonté du gouvernement intérieur de chacune;
(i) Liberté civile , bieos , femmes, enfans, temples , et sépaltares
IpÊme!
LIV. IX, CHAP. II. 393
et, à. regard du dehors, il a, par la force de
Fassociation, tous les ayantages des grandes mo-
narchies.
CHAPITRE II.
Que la constitution fédératiye doit être composée d'états
de même nature , surtout d'états républicains.
Les Cananéens furent détruits , parce que cô-
toient de petites monarchies qui ne sVtoient
point confëdërëes , et qui ne se défendirent pas
en commun. C^est que la nature des petites mo-
narchies n^est pas la confédération.
La république fëdératiye d'Allemagne est com-
posée de villes libres, et de petits états soumis a
des princes. L'expérience fait voir qu'elle est plus
imparfaite que celle de Hollande et de Suisse.
L'esprit de la monarchie est la guerre et l'a-
grandissement ; l'esprit de la république est la
paix et la modération. Ces deux sortes de gou-
vernemens ne peuvent que d'une manière forcée
subsister dans une république fédérative.
Aussi voyons-nous dans l'histoire romaine
que , lorsque les Véiens eurent choisi un roi ,
toutes les ^petites républiques de Toscane les
394 ^^ l'esprit des lois.
abandonnèrent. Tout fut pexdu en Grèce lors-
que les rois de Macédoine obtinrent une place
parmi les amphictyons.
La république fédérative d'Allemagne, com-
posée de princes et de villes libres, subsiste,
parce qu'elle a un chef qui est en quelque façon
le magistrat de l'union, et en quelque façon le
monarque.
CHAPITRE III.
Autres choses requises dans la république fédératiTe.
Dans la république de Hollande , une pro-
yince ne peut faire une alliance sans le consen-
tement des autres. Gçtte loi est très-bonne, et
même nécessaire dans la république fédérative.
Elle manque dans la constitution germanique,
oii elle préviendroit les malheurs qui y peu-
vent arriver à tous les membres , par l'impru-
dence, l'ambition, ou l'avarice d'un seul. Une
république qui s'est unie par une confédération
politique s'est donnée entière^ et n'a plus rien
adonner.
Il est difficile que les états qui s'associent
soient de même grandeur, et aient une puis*
LIV. IX, CHAP. III. 395
sance ëgale. La république des Lyciens (1) étoit
une ass:ociation de vingt-trois villes : les grandes
avoient trois voix dans le conseil commun ; les
médiocres, deux; les petites, une. La république
de Hollande est composée de sept proyinces,
grandes ou petites , qui ont chacune une voix.
Les villes de Lycie (2) payoient les cbarges
selon la proportion des suf&ages. Les provinces
de Hollande ne peuvent suivre cette proportion ;
il £aut qu^elles suivent celle de leur puissance.
JEn Lycie (3), les juges et les magistrats des
villes ëtoient élus par le conseil commun, et
selon la proportion que nous avons dite. Dans
la république de Hollande., ils ne sont point
élus par le conseil commun, et chaque ville
nomme ses magistrats. S'il fialloit donner un
modèle d'une belle république fédérative, je
prendrôis la république de Lycie.
(1) Strabon, liv. XIV.
(2) Jbid.
• (3) Ibid.
396 DE l'esprit des LOIS.
CHAPITRE IV.
Comment les états despotiques pounroient à leur sûreté.
Comme les républiques pourvoient à leur sû-
reté en s'unissant , les états despotiques le font
en se séparant, et en se tenant, pour ainsi dire,
seuls. Ils sacrifient une partie du pays , ravagent
les frotitières , et les rendent désertes ; le corps
de llempire devient inaccessible.
Il est reçu en géométrie que, plus les corps
ont d^étendue , plus leur circonférence est rela-
tivement petite. Cette pratique de dévaster les
frontières est donc plus tolérable dans lesgrands
états que dans le^ médiocres.
Cet état fait contre lui-même tout le mal que
pourroit faire un cruel ennemi, mais un en-
nemi qu^on ne pourroit arrêter.
L'état despotique se conserve par une autre
sorte de séparation, qui se fait en mettant les
provinces éloignées entre les mains d'un prince
qui en soit feudataire. Le Mogol, la Perse, les
empereurs de la Chine, ont leurs feudataires;
et les Turcs se sont très-bien trouvés d'avoir
mis entre leurs ennemis et eux les Tartares , les
HV. IX, CHAP. IV. 597
Moldaves, les Yalaques, et autrefois les Traa-
silvains.
CHAPITRE V.
Comment là monarchie pourroit â sa sûreté.
La monarchie ne se détruit pas elle-même
comme Pétat despotique : mais * un ëtat d'une
grandeur médiocre pourroit être d'abord envahi.
Elle a donc des places fortes qui défendent ses
frontières, et des armées pour défendre ses
places fortes. Le plus petit terrain s^j dispute
avec art, avec courage, avec opiniâtreté. Les
états despotiques font entre* eux des invasions;
il n'y a que les monarchies qui fassent la
guerre.
'Les places fortes appartiennent aux monar-
chies; les états despotiques craignent d'en avoir.
Us n'osent les confier à personne; car per-
sonne n^ aime l'état et le prince.
ogS DE L^ ESPRIT DES LOIS.
CHAPITRE VL
De la force défeDsive des états en général.
Pour qu^un ëtat soit dans sa force , il faut
que sa grandeur soit telle quMl y ait un r^^pport
de la vitesse avec laquelle on peut exécuter contre
lui quelque entreprise , et la promptitude qu il
peut employer pour la rendre vaine. Comme ce-
lui qui attaque peut d'abord paroi tre partout,
il faut que celui qui défend puisse se montrer par-
tout aussi ; et , par conséquent , que Tétendue
de Tétat soit médiocre , afin qu'elle soit pro-
portionnée au degré de vitesse que la nature
a donné aux hommes pour se transporter d un
lieu à un autre.
La France et TEspagne sont précisément de la
grandeur requise. Les forces se commuoiquent
si bien , qu'elles se portent d'abord là où Ton
veut ; les armées s'y joignent , et passent rapi-
dement d'une frontière à l'autre ; et l'on n'y craint
aucune des choses qui ont besoin d'un certain
temps pour être exécutées.
En France , par un bonheur admira,ble , la ca-
pitale se trouve plus près des différentes fron-
LIV. IX, CHAP. VI. 399
tières, justement à proportion de leur fôiblesse ;
et le prince y voit mieux chaque partie de son
pays , à mesure qu^elle est plus exposée*
Mais y lorsqu^un vaste ëtat , tel que la Perse ,
est attaque , il faut plusieurs mois pour que les
troupes dispersées puissent s^assembler; et on
ne force pas leur marche pendant tant de temps ,
comme on fait pendant quinze jours. Si Tarmëe
qui est sur la frontière est battue , elle est sûre-
ment dispersée, parce que ses retraites ne sont
pas prochaines : Tarmée victorieuse , qui ne
trouve pas de résistance , s^avance à grandes
journées , paroit devant la capitale , et en forme
le siège, lorsqu% peine les gouverneurs des
provinces peuvent être avertis d'envoyer du se-
cours. Ceux qui jugent la révolution prochaine
la hâtent, en n'obéissant pas. Car des gens,
fidèles uniquement parce que la punition est
proche , ne le sont plus dès qu'elle est éloignée ;
ils travaillent à leurs intérêts particuliers. L'em-
pire se dissout , la capitale est prise, et le con-
quérant dispute les provinces avec les gouver-
neurs.
La vraie puissance d'un prince ne consiste pas
tant dans la facilité qu'il y a à conquérir que
dans la difficulté qu'il y a à l'attaquer, et, si j'ose
parler ainsi, dans l'immutabilité de sa condition.
400 DE L^ESPRIT DES LOIS.
Maisragràndisscmenf des^tats leur fait montrer
de nouveaux côtes par où on peut les prendre.
Ainsi, comnie les monarques doivent avoir de
la sagesse pour augmenter leur puissance , ils
ne doivent. pas avoir moins de prudence afin de
la borner. £n faisant cesser les inconvëniens de
la petitesse, il Êiut quMls aient toujours Tœil sur
les inconvëniens de la grandeur..
CHAPITRE VII.
Réflexions.
Les ennemis dVn grand prince qui a'si long-
temps régne Pont mille fois accusé, plutôt, je
crois , sur leurs craintes que sur leurs raisons ,
d^avoir formé et conduit le projet de la monar-
chie universelle. S'il y avoit réussi, rien n'au-
roit été plus fatal à TEurope,, à ses anciens sujets,
à lui, à sa famille. Le ciel , qui connoit les vrais
avantages , Ta mieux servi par des défaites qu^il
n^auroit fait par des victoires. Au lieu de le
rendre le seu| roi de TEurope , il le favorisa plus
en le rendant le plus puissant de tous.
. Sa. nation , qui , dans les |>ays étrangers , n^est
' LIV. IX, CHAP. vu. 40l
jamais touchëe que de ce qu^elie a quitte ; qui, en
partant de chez elle, regarde la gloire comme
le souverain bien, et, dans les pays éloignés,
comine un obstacle à son retour ; qui indispose
par ses bonnes qualités mêmes, parce qu^elle
paroît y joindre du mépris ; qui peut supporter
les blessures , les périls et les fatigues , et non
pas la perte de ses plaisirs ; qui n^aime rien tant
que sa gaieté , et se console de la perte d'une ba-
taille lorsqu'elle a chanté le général, n'auroit
jjamais été jusqu'au bout d'une entreprise qui
ne peut manquer dans un pays sans manquer
dans tous les autres , ni manquer un moment
sans manquer pour toujours.
CHAPITRE VIII.
Cas où la. force défeasiye d*ua état est inférieure à sa
' force offensive.
C'etoiT le mot du sire de Coucy au roi
Charles Y, « que les Anglais ne sont jamais si
» foibles ni si aisés à yaincre que chez eux. »
C'est ce qu'on disoit des Romains; c'est ce qu'é-
prôuvèrent les Carthaginois ; c'est ce qui arri-
vera à toute puissance qui a envoyé au loin des
II. a6
4uâ 1>£ L^£5PHIT DES LOIS.
armées pour réunir, par là force de la disci-
plina et du pouvoir militaire, ceux qui sont di-
visas chez eux par' des intérêts politiques ou
crrils. L'état se trouve foible , à cause du mal qui
reste toujours ; et il a été encore affoibli par le re-
mède.
La maxime du sire de Coucy est une excep-
tion à la règle générale , qui veut qu'on n'entre-
prenne point de guerres lointaines ; et cette ex-
ception confirme bien la règle , puisqu'elle n'a
lieu que contre ceux qui ont eux-mêmes viole
fa règle.
CHAPITRE IX.
De la force relative des états.
Toute grandeur, toute force, toute puissance
est relative. Il faut bien prendre garde qu'en
cherchant à augmenter la grandeur réelle on ne
diminue la grandeur relative.
Vers le milieu du règne de Louis XIV, la
France fut au plus haut point de sa gi^andeur re-
lative. L'Allemagne n'avoit point encore les
grands monarques qu'elle a eus depuis. L'italile
étoit dans le même cas. L'Etosse et l'Angleterre
' I.iy. IK, CHAP. IX' 4^3
ne formoient point un corps de monarchie.
L^Aragon n'en formoit pas un avec la Castille ;
les parties sëparëes de TEspagne en étoient af-
foiblies, et raffoiblissoient. La Moscovie n'é-
toit pas plus connue en Europe* que la Crimëe.
CHAPITRE X.
De la foiblesde d'es^ états voisins.
Lorsqu'on a pour voisin un ëtat qui est dans
sa décadence , on doit bien se garder de hâter sa
ruine, parce qu'on est^ cet égard dans la si-
tuation la plus heureuse où l'on puisse -être, n^y
ayant rien de si commode jpour un prince que
d'être auprès d'un autre qui reçoit pour lui tous
les coups et tous les. outrages de la fortune. Et
il est rare que , par la conquête d'un pareil état,
on augmente aÉlantièn pAissince réelle qu'on
a perdu en puissance relative.
a6.
4o4 D£ l'esprit des LOIS.
LIVRE X.
BES LOIS, DANS LE RAPPORT QU^ELLES ONT
AVEC LA FORCE. OFFENSIVE.
CHAPITRE I.
De la force offensive.
La force offensive est réglée par le droit des
gens , qui est la loi politique dés nations consi-
dérëes dans* le rapport qu'elles ont lés unes
avec les autres.
GHAPÏTRE IL
De la guerre.
La vie des états est comme celle des hommes :
ceux-ci ont droit de luer dans le cas de la dé-
fense naturelle; ceux-là ont droit de faire la
guerre pour leur propre conservation.
Lïv. X, ciiAP. II. : 4o5
Dans le cas de la défen&e. naturelle , f ai droit
de tuer , parce que ma vie est à moi , tommei la
vie de celui qui m'atta<}ae est ^ lui;;(de même
un ëtat fait la guerre , parce que:isa conservation
est juste comme toute autre conservationr- ;
Entre les citoyens , le droit de* la- défense na-
turelle nVmporte point avec lui la nécessite dq
Fattaque. Au lieu d^attaquer, ils n^ont qu^à re-
courir aux tribunaux. Ils ne peuvent donc exer-
cer le droit de cette défense que dans les cas
momentanés oii Ton seroit perdu si Ton atten-
doit le secours des loi^. Mçiis epire les sociétés ,
le droit de la défense naturelle entraîne quelque-
fois la nécessite d^attaquer, lo^^qu^un peuple
voit qu^une plus longue paix en mettroit un
autre en éta,t de le détruire, et que TaAtaque est
dans ce moment le seul moyen d^empéicher cette
destruction.
Il suit de là que les petites sociétés ont plus
souvent le droit de faire la guerre que les grandes ,.
parce qu^elles sont plus souvent dans le cas de
craindre d'être détruites. .
Le droit de la guerre dérive donc de la néces-:
site et du juste rigide. Si ceux qui dirigent la
conscience ou les conseils des princes; ne se:
tiennent pas là , tout est perdu ; : et , loftsqa'Qaise:
fondera sur des principes arbitraires de gloire ^
4o^ B£ Ii'£SPB.IT BES LOIS.
ât biens^eantev^^aitilité, dés fiais de sang inon-
deront la terre. '
Que If on ne parle pas surtout de la gloire du
priitce : sa gloire fermi son orgueil ; c^ est une
passion y et non pas un droit légitime.
Il est Vvai ^ué la réputation de sa puiasatice
poinrroit augmenter les foorces de son état ; mais
la réputiation de sa justice les augmcnteroit tout
de mèmev
CHAPITRE III.
Du droit de conquête.
Dtj droit de la guerre dérÎTe cejui de con-
quête y qui en est la conséquence ; il en doit donc
suivre Tesprit.
Lorsqu^un peuple est conquis , le droit que le
contpi^rant a sur lui 9uit quatre sortes de lois :
la toi de la nature, qui fait que tent tend à la
conservation des espèces ; la loi de la lumière
nattrrelle , qui veut que nous fussions h autrui ce
que*' mous • voudrions qu^on nous fit ; la loi qui
forme les sociétés politiques, qui sont telles que
la- naturf n'en a point borné la durée ; enfin h
loi'-iirée de la chose même. La conquête est une
tiv. X, CHAP. m. 407
acquisition ; Tesprii d'acquisition parte avec lui
Tesprit de consery^tion et d^usage, etnop.pas
celui de destruction.
Un état qui en a conquis un autre le traite
d'une des quatre manières suivantes : il continue
à le gouverner selon ses lois, et ne prèQd pour
lui que Texercice du gouvernement politique et
civil ; ou il lui donne un nouveau gouvernement
politique et civil ; ou il détruit la société et la dis-
perse dans d'autres; ou enfin il extermine. tous
les citoyens.
La première manière estconfc^meau droit de^
gens que nous suivons aujourd'hui ; U quatrième
est plus conforme au droit de^ gcims des Ro^
mains : sur quoi je laisse k jugor à qfiel point
nous sommes devenue meilleurs. }1 £»ut reudre
ici hommage à nos ten^ modernes, à.)arai4o1^
présente, à la religion d'au^urd'hui, k notre
philosophie , à nos moeurs.
Les auteurs de notre. droit public, fondée sur
les histoires anciennes, étanJt spçtis des cas ri-
gides, sont, tombés dsuas de graod^â errei^s. Ils
ont donné dans l'arbitraire ; ils oni: supposé dan^
les conquérans un droit, je ne sais quel, de
tuer : ce qui leur ^ a fait tirer des conséquences
terribles comme le principe ^ . et. établir des
maximes que les coiiquérans euxrmémes , lor^-
4o8 DE li^ESPBIT DES LOIS.
qu^ils ont eu le moindre sens , n^ont jamais
prises. Il est clair que lorsque la conquête est
faite le conquérant n'a plus le dtoit de tuer , puis-
qu'il n'est plus dans le cas de la défense natu-
relle et de sa propre conservation.
Ce qui les a fait penser ainsi , c'est qu'ils ont
cru que le conquérant avoit droit de détruire la
société; d'où ils ont conclu qu'il avoit celui de
détruire les hommes qui la composent; ce qui
est une conséquence faussement tirée d'un faux
principe. Car , de ce que la société serait anéan-
tie , il ne s'ensuivroit pas que les hommes qui la
forment dussent aussi être anéantis. La société
est l'union des hommes, et non pas les hommes;
le citoyen peut périr , et l'homme rester.
Du droit de tuer dans la conquête, les poli-
tiques ont tiré le droit de réduire, en servitude :
mais la conséquence est aussi mal fondée que le
principe.
On n'a droit de réduire en servitude que lors-
qu'elle est nécessaire pour la conservation de la
conquête. L'objet de la conquête est la conserva-
tion : la servitude n'est jamais l'ot^et de la con-
quête ; mais il peut arriver qu'elle soit im moyen
nécessaire polir aller à la conservation.
Dans ce cas, il est contre la nature de la chose
que cette servitude soit étemelle. Il faut que le
LIY. X« CHAP. m. 4^
peuple esclave puisse deveuîr sujet. L^esdavage
dans la conquête est une chose d^accident. Lors*
qn^aprfs un certain espace de temps toutes les
parties de Tétat conquérant se sont liées avec
celles de Tëtat concpiis par des coutumes , des
mariages, des lois, des associations , et une cer-
taine conformité d^esprit, la servitude doit ces-
ser : car les droits du conquérant ne sont fondes
que sur ce que ces choses-là ne sont pas , et qu^il
y a un ëloignement entre les deux nations tel que
Tune ne peut pas prendre confiance en Tautre.
Ainsi le conquérant qui réduit le peuple en
servitude doit toujours se réserver des moyens
( et ces moyens sont sans nomhre ) pour Ten
faire sortir. •
Je ne dis point ici des choses vagues. Nos pères,
qui conquirent Tempire romain , en agirent ainsi.
Les lois qu'ils firent dans le feu, dans Faction,
dans rimpétuosité , dans Forgueil de la victoire ,
ils les adoucirent : leurs lois étoient dures, ils
les rendirent impartiales. Les Bourguignons, les
Goths et les Lombards , vouloient toujours que
les Romains fussent le peuple vaincu ; les lois
d^Euriç, de Grondebaud et de Rotharis , firent du
Barbare et du Romain des concitoyens (i).
(i) Voyez le code des lois des Barbares, et le Ut. XXVIII, ci-
après.
4lO DE l'esprit des LOIS.
Charlemagne, pour dompter les Saxons, leur
ôta Tingënuité et la propriété des biens. Lovds-
le-Debonnaire les affiranchit (i) : il ne 6tTien de
mieux dans tout son règne. Le temps et la servi-
tude avoient adouci leurs mœurs ; ils lui furent
toujours fidèles.
CHAPITRE IV.
Quelques avantages du peuple conquis.
Au lieu de tirer du droit de conquête des con-
séquences si fatales, les politiques auroient mieux
fait de parler des avantages que ce droit peut
quelquefois apporter au peuple vaincu. Us les
auroient mieux sentis, si notre droit des gens
étoit exactement suivi, et s^il étoit établi dans
toute la terre.
Les états que Ton conquiert ne sont pas ordi-
nairement dans la force de leur institution : la
corruption s'y est introduite; les lois y ont cessé
d'être exécutées ; le gouvernement est devenu op-
presseur. Qui peut douter qu'un état pareil ne ga-
(i) Voyez Tautenr incertain de la yie de Loaift-le-Uéboanaire , '
dans le rocueil de Ouchesne , tome II , page 296.
LIV. X, CHAP. lY. 4l»
gnât , et ne tûràt quelques avanuges de la conquête
même , si elle n'ëtoit pas destructrice ? Un gou-
yernement parrenu au point où il ne peut plus
se reformer lui-même , que perdroit-il à être re*
fondu ? Un conquérant qui entre chez un peuple
où , par mille ruses et mille artifices , le riche s^est
insensiblement pratiqué une infinité de moyens
d'usurper , où le malheureux qui gémit , voyant
ce qu'il croyoit des abus devenir des lois , est dans
l'oppression , et croit avoir tort de la sentir ; un
conquérant, dîs*)e, peut dérouter tout , et la ty*
rannie sourde est la première chose qui souffre
la violence.
On a vu, par exemple, des états, opprimés
par les traitans, être soulagés par le conquérant
qui n'avoit ni les engagemens ni les besoins
qu'avoit le prince légitime. Les abus se. trou-
voient corrigés sans même que le conquérant
les corrigeât.
Quelquefois la frugalité de la nation conqué-
rante Ta mise .en état de laisser aux vaincus le
nécessaire , qui leur étoit ôté sous le prince lé-
gitime.
Une conquête peut détruire les préjugés nui-
sibles , et mettre , si j'ose parler ainsi , une nation
sous un meilleur génie.
Quel bien les Espagnols ne pouvoient-ils pas
4i4 i>K l'esprit des lois.
puisse jouir des privilèges de la souveraineté,
comme les Romains rétablirent au commence-
ment. On doit borner la conquête au nombre
des citoyens que Ton fixera pour la démocratie.
Si une démocratie conquiert un peuple pour le
gouverner comme sujet, elle exposera sa propre
liberté , parce qu'elle confiera une trop grande
puissance aux magistrats qu'elle enverra dans Yé-
tat conquis.
Dans quel danger n'eût pas été la république
de Carthage , si Annibal avoit pris Rome ? Que
n'eut-il pas fait dans sa ville après la victoire,
lui qui y causa tant de révolutions après sa dé-
faite (i) ?
. Hannon n'auroit jamais pupetsuader au^sénat
de ne point envoyer de secours à Annibal, s'il
n'avoitfait parler que sa jalousie. Ce sénat , qu'A-
ristote nous dit avoir été si sage (chose que la
prospérité de cette république nous prouve si
bien), ne pouvoit être déterminé «que par des
raisons sensées. Il auroit fallu être tr<^ stupide
pour ne pas voit qu'une arméevà trois cents
lieues delà, faisoit des pertes néces^res qui
dévoient être réparées.
.Le parti d'Hannon vouloit qu'on iivrit An-
(i) Il étoit à la tête d'une faction.
LIV. X, CHAP. VI. 4*5
nibal (i) auK Romains. On ne pouYoil pour lors
craindre les Romains; on craignoil donc An-
nibal.
On ne pouvoît croire , dit-on , les succès d'An-
nibal : mais comment en douter? Les Carthagi-
nois , répandus par toute la terre , ignoroient-ils
ce qui se passoit en Italie ? C'est parce qu'ils ne
rignoroient pas qu'on ne vouloit pas envoyer
de secours à Annibal.
Hannon devient plus ferme après Trëbie , après
Trasimène, après Cannes : ce n'est point son
incrédulité qui augmente , c'est sa crainte.
CHAPITRE VIL
Continuation du même sujet.
Il y a encore un inconvénient aux conquêtes
faites par les démocraties. Leur gouvernement
est toujours odieux aux états assujettis. Il est mo-
narchique par la fiction ; mais , dans la vérité ,
il est plus dur que le monarchique, comme l'ex-
périence de tous les temps et de tous les pays
l'a fait voir.
(i) Hannon Tooloit tivrtor Annibal ans Romains, comvM Gaton
Toaloift qn'on livrât Géaai* «nx Ganlùi*.
4i6 DE l'esprit des lois.
Les peuples conquis y sont dans un ëtat triste ;
ils ne jouissent ni des avantages de la républi-
que, ni de ceux de la monarchie.
Ce que j'ai dit de Fétat populaire se peut ap-
pliquer à l'aristocratie.
CHAPITRE VIII.
Continuation du même sujet.
Ainsi, quand une république tient quelque
peuple sous sa dépendance, il faut qu'elle cherche
à réparer les inconvéniens qui naissent de la na-
ture de la cho^e , en lui donnant un bon droit
politique et de bonnes lois civiles.
Une république dltalie teui^it des insulaires
sous son obéissance : mais son droit politique
et civil à leur égard étoit vicieux. On se souvient
de cet acte (i) d'amnistie qui porte qu'on ne
les condamneroit plus à des peines afflictives
sur la conscience informée du gouverneur. On a vu
(i) Du 18 octobre 1758, imprimé à Gènes, chei Franchelii. FU-
iamo al noslro genôral-governatare in delta isola di eondannare in avve-
nire solamente ex informât^ conscientift persona alcuna nazionale in
pena affîittiva, Potrà ben si far arrestare ed ineareerare ie persane ehe
§U saranno sospeUe ; saivo di rendere poià noi eoikcitamente. Article VI.
LÎV. X, CHAI^. VIII. 4*7
ÀduTent des peuples demander des privilèges :
ici le souyetain accorde le droit de toutes les
nations*
CHAPITRE IX.
D*tiD« monarchie qui conquiert autour d'elle.
Si une monarcliie peut agir long-temps ayant
que Pagrandissement Fait afFoiblie , elle deyien-»
dra redoutable , et sa force durera tout autant
qu'elle sera pressée par les monarchies Voisines.
Elle ne doit donc conquérir que pendant qu'elle
reste dans les limites naturelles à son gouyeme^
ment. La prudence yeut qu'elle s'arrête sitôt
qu'elle passe ces limites.
Il faut dans cette sorte de conquête laisser les
choses comme on les a trouvées ; les mêmes tri-^
bunaux , les mêmes lois , les mêmes coutumes ,
les mêmes privilèges : rien ne doit être changé
que l'armée et le nom du souverain.
Lorsque la monarchie a étendu ses limites par
la conquête de quelques provinces voisines , il
faut qu'elle les traite avec une grande douceur.
Dans une monarchie qui a travaillé long-temps
II. 27
4i8 DE l'esprit des lois.
à conquérir, les provînces de sojx ancien do-
maine sçront ordinairement très-foulëes. Elles
oQt à souffrir les nouveaux abus et les anciens ;
et souvent une vaste capitale, qui engloutit tout,
les a <i£peuplées. Or , si après avoir conquis au-
tour de ce domaine on traitoit les peuples vain-
cus comme on Ëiit ses anciens sujets, Tétat se-
roit perdu : ce que les provinces conquises envcr-
roient de tributs à la capitale ne leur reviendroit
plus ; les frontières seroient ruinées , et par con-
séqueni plus foibles ; les peuples en ^eroientmal
affectionnés ; la subsistance des anajées qui doi-
vent y rester et agir seroit plus précaire.
Tel est Fétat nécessaire d'une monai:chie con-
quérante ç un luxe afiGreux dans la capitale , la
misère dans les provinces qui s'en éloignent ,
Tabondance aux extrémités. Il en est comme de
notre planète : le feu est au centre ; la verdure à
la sur&ce ; une terre aride, froide et stérile entre
les deux.
LIV. X, CIi\P. X. 419
CHAPITRE X.
D'une monarchie qui conquiert une autre monarchie.
Quelquefois une monarchie en conquiert
une autre. Plus celle-ci sera petite , mieux on la
contiendra par des forteresses; plus elle sera
grande, mieux on la conservera par des co-
lonies.
CHAÏ^ITRE XL
Des mœurs du peuple yaincu.
Dans ces conquêtes , il ne suffit pas de laisser
à la nation vaincue ses lois ; il est peut-être plus
nécessaire de lui laisser ses mœurs ^ parce qu^ua
peuple connoît, aime et dëfend toujours plus ses
mœm's que ses lois.
Les Français ont été chasses neuf fois de
ritalie, à cause, disent les historiens (i), de
leur Insolence à Fégard des femmes et des
(1) Parcoures l'histoire de Taniren , par M. Puffendoiff. ^
27.
420 DE l'esprit DES LOIS.
filles. C'est trop pour une nation d'avoir à souf-
fi-îr la fierté du vainqueur , et encore son incoil-
tinence , et encore son indiscrétion, sans doute
plus fâcheuse , parce qu'elle multiplie à l'infini
les outrages.
CHAPITRE XIl.
D'une loi de Cyru$.
Je ne regarde pas coixliUe une bonne loi celle
que fit Cyrus pour que les Lydiens ne pussent
exercer que des professions' viles, ou des profes-^
sions infâmes. On va au plus pressé; on songe
aux révoltes , et non pas aux invasions. Mais les
invasions viendront bientôt ; Its deux peuples
s'unissent, ils se corroiàpent tous les deux. J'^ai-
, merois mieux maintenir par les lois la rudesse du
peuple vainqueur qu'entretenir par elles la mol-
lesse du peuple vaincu.
Aristodème, tyran de Cumes (i), chercha à
énerver le courage dé la jeunesse. Il voulut que
les garçoiiKi laissassent croître leurs cheveux,
comme kfsr elles; qu'ils les ornassent de fleurs,
Os) Denj^ d^Halicarnasse , liv. VII.
LIV, X, GHAP* XIÏ. 4^1
et portassent des robes de différentes couleurs
jusqu'aux talons; que, lor^qu^ils alloient chea^
leurs maîtres de danse et de musique , des femmes
leuiT portassent des parasols , des parfums et des
éventails ; que , dans le bain , elles leur donnas-
sent des peignes et des miroirs. Cette éducation
duroit jusqu^à Tâge de vingt ans. Cela ne peut
convenir qu'à un petit tyran , qui expose sa sou-r
veraineté pour défendre sa vie.
CHAPITRE XIII.
Charles XII.
Ce prince , qui ne fit usage que de ses seules
forces , détermina sa chute , en formant des des-
seins qui ne pouvoient être exécutés que par une
longue gueiTe ; ce que son royaume ne pouvoit
soutenir.
Ce n'étoit pas un état qui fût dans la déca-c
dence qu'il entreprit de renverser, mais un em-
pire naissant. Les Moscovites se servirent de la
guerre qu'il leur faisoit, comme d'une école. A
chaque défaite , ils s'àpprochoient de la victoire ;
et , perdant au dehors ,' ils apprenoient à se dé-
fendre au dedans.
d
422 DE'l'eSPRIT des LOIS.
Charles se croyoit le maître du monde dans
les dëserls de la Pologne, où il erroît, et dans
lesquels la Suède ëloît comme répandue , pen-
dant que son principal ennemi se fortifioît contre
lui , le serroit , s'établissoit sur la mer Baltique ,
dëtniisoit ou prenoit la Livonie.
La Suède ressembloit à un fleuve dont on cou-
poit les eaux dans sa source , pendant qu^on les
dëtoumoit dans son cours.
Ce ne fut point Pultava qui perdit Charles :
s'il n'aroit pas été détruit dans ce lieu , il l'auroit
été dans un autre. Les accidens de la fortune se
réparent aisément : on ne peut pas parer à des
événemens' qui naissent continuellement de la
nature des choses.
Mais la nature ni la fortune ne furent jamais
si fortes contre lui que lui-même.
Il ne se rég)oil point sur la disposition actuelle
des choses , mais sur un certain modèle qu'il ayoit
pris : encore le suivit-il très-mal. Il n'étoit poinl
Alexandre ; mais il auroit été le meilleur soldat
d'Alexandre.
Le projet d'Alexandre ne réussit que parce
qu'il étoit sensé. Les mauvais succès des Perses
dans les invasions qu'ils firent de la Grèce,
les conquêtes d'Agésilas, et la retraite des dix
piille, avoient fait connoître au juste la supé-
^ LIV. X, CHAP. XIÏI. 4^5
riorité des Grecs dans leur manière de combattre^
et dans le genre de leurs armes; et Ton savoît
bien que les Perses étoient trop grands pour se
corriger.
Ils ne pouvoient plus affoiblir la Grèce par
des divisions : elle éloit alors réunie sous un
chef qui ne pouvoit avoir de meilleur moyen
pour lui cacher sa servitude que de Tëblouir par
la destruction de ses ennemis étenjels et par l'es-
përance de la conquête de TAsie.
Un empiré cultive par la nation du monde la
plus industrieuse, et qui travailloit les terres par
principe de religion , fertile et abondant en toutes
choses, donnoit à un ennemi toutes sortes de fa-
cilités pour y subsister.
On pouvoit juger par Forgueil de cies rois ,
toujours vainement mortifiés par leurs défaites ,
qu'ils précipiteroient leur chute , en donnant
toujours des batailles, et que la flatterie ne per-
mettroit jamais qu'ils pussent douter de leur
grandeur.
Et non-seulement le projet étoit sage , mais il
fut sagement exécuté. Alexandre, dans la rapi-
dité de ses actiotis , dans le feu de ses passions
mêmes , avoit , si j'ose me servir de ce terme ,
une saillie de* raison qili le coridiiisôît , et que
ceux qui ont voulu faife un tomati de son hisr
4^4 DE l'esprit des lois.
toire , et qui aToient Fesprit plus gâte que lui ,
n'ont pu nous dérober, Parlons-ep tout à potre
aise.
CHAPITRE XIV.
Alexandre.
Il ne partit qu'après ayoir assuré la Macé^
doine contre le3 peuple^ barbares qui en étoient
yoisins , et achevé d'accabler les Grec$ ; il ne
^e servit de cet accablement que pour l'exécu-
tion de son entreprise ; il rendit impuissante la
jalousie des Lacédémoniens ; il attaqua les pro-
vinces maritimes ; il fit suivre à son a^ipée de terre
les côtes de la mer, pour n'être point séparé de
sa flotte ; il se servit stdmirablepient bien de la
discipline contre le Qombre ; il ne manqua point
de subsistance : et , s'il est vrai que la victoire
lui donna tout, il fit aussi tout pour se procurer
la victoire.
Dans le commencement de son entreprise ,
c'est-à-dire dans un temps où un échec pouvoit
le renverser, il mit peu de chose au hasard:
quand la fortune le mit au-dessus des événe-r
mcps, la témérité fut quelquefois un de se^
Ï.IV. X, CHAP. XIV, 4^5
moyens. Lorsqu^avant son départ, il marche
contre les Triballiens et les lUyriens , vous voyez
une guerre (i) coinme celle que Cësar fit depuis
dans les Gaules. Lorsqu^il est de retour ^ans la
Grèce (3) , c'est comme malgré lui qu'il prend et
détruit Thèbes : campé auprès de leur ville , il at-
tcT^d que les^ Thébains veuillent faire la paix ; ils
précipitent eux-mêmes leur ruine, Lorsqu'il s'agit
de combattre (3) les forces maritimes des Perses ,
c'est plutôt Parménion qui a de l'audace , c'est
plutôt Alexandre qui a de la £iagesse. Son indus-
trie fut de séparer les Perses de^ côtes de la
mer, et de les réduire à abandonner eux-^mémes
leur marine , dans laquelle ils étoient supérieurs,
Tyr étoit par principe attachée aux Perses , qui
ne pouvoient se passer de son commerce et de
sa marine ; Alexandre la détruisit. Il prit l'Egypte,
que Darius avoit laissée dégarnie de troupes pen^
dant qu'il assembloit des armées innombrables
d^ns uù autre univers.
lie passage du Granique fit qu'Alexandre se
rendit maître des colonies grecques ; la bataille
d'Issus lui donna Tyr et l'Egypte ; la bataille d'Ar^
}>elles lui donna toute la terre.
(1) Voyez Arrien , ^e exped, Alexand^^ lib.. I^
(a) Ibid,
(3) Ibid.
42î6 DE l'esprit des lois.
Après la bataille dessus, il laisse fuir Darius ,
et ne s'occupe qu'à affermir et à régler ses con-
quêtes : après la bataille d'Arbelles , il le suit de
si près ^ ) , qu'il ne lui laisse aucune retraite dans
son empire. Darius n'entre dans ses villes et dans
ses provinces que pour en sortir : les marches
d'Alexandre sont si rapides que vous croyez voir
l'empire de l'univers plutôt le prix de la course ,
comme dans les jeux de la Grèce , que le prix de
la victoire.
C'est ainsi qu'il fil ses conquêtes : voyons com-
ment il les conserva.
Il résista à ceux qui vouloîent qu'il traitât (2)
les Grecs comme maîtres , et les Perses comme
esclaves ; il ne songea qu'à unir les deux na-
tions , et à Taire perdre les distinctions du peuple
conquérant et du peuple vaincu; il abandonna
après la coriquête tous les préjugés qui lui avoient
servi à la faire ; il prit les mœurs des Perses , pour
ne pas désoler les Perses, en leur faisant prendre
les mœurs des Grecs ; c'est ce qui fit qu'il mar-
qua tant dé respect pour la femme et pour la
mère de Darius, et qu'il montra tant de conti-
nence. Qu'est-ce que ce conquérant qui est pleuré
(1) Voyez Arrien, deexped. Alexand,, lib, III.
(a) G'étoit le conseil d*Aristote. Plutarqne , OEuYres morales , de
la fortune d'Alexandre.
LIV. X, CHAP. XIV. 4^7
de tous les peuples quMl a soumis? qu^ est-ce que
cet usurpateur sur la mort duquel la famille qu^il
a renversée du trône verse des larmes ? C'est un
trait de cette vie dont les historiens ne nous di-
sent pas que quelque autre conquérant puisse
3e vanter.
Rien n'affermit plus une conquête que l'union
qui se fait des deux peuples par les mariages.
Alexandre *pMÎt des femmes de la nation qu'il
avott vaincue ; il voulut que ceux de sa cour ( i )
en prissent aussi ; le reste des Macédoniens suivit
cet exemple. Les Francs et les Bourguignons (2)
permirent ces mariages : les Wisigoths les défen-
dirent (3) en Espagne, et ensuite ils les permirent ;
les Lombards ne les permirent pas seulement,
mais même les favorisèrent (4) : quand les Ro-
mains voulurent affoiblir la Macédoine , ils y éta-
blirent qu'il ne pourroit se faire d'union par
mariage entre les peuples des provinces.
Alexandre , qui cherchoit à unir les deux peu-
ples, songea à faire dans la Perse un grand
nombre de colonies grecques : il bâtit une infi-
(1) Voyez Arrien , de exped. Aleacand.^ lib. VIL
(a) Voyez la loi des Bourguignons, titre XII , art. 5.
(5) Voyez la loi des Wisigoths, li?. III ^ titre ▼, S i » ^i abroge
)a loi ancienne, qui avoit pins d'égard, y est-il dit, à la différence
des nations , que des conditions.
(4) Voyez la loi des Lombards, liv* II, tit. yii, $ i et 3.
4â8 D£ l'esprit des lois.
nite df villes , et il cimenta si bien toutes les pai?-^
ties de ce nouvel eijr^pirç qu^près sa mort , dans le
trouble et la conûisipi^ des plus affreuses guerres
civiles 9 après que les G|*ecs se furent , pour ainsi
dire , anéantis eux-mêmes , aucune pn^ovince de
Perse ne se rëvolta.
Pour ne point épuiser la Grèce et la Mace'-
doine , il envoya à Alexandrie une colonie de
Juifs (i) : il ne lui importoit quell^ipinœurs eus-
sent ces peuples , pourvu qu'ils lui fussent fi-
dèles.
Il ne laissa pas seulement aux peuples vaincus
leurs mœurs; il leur. laissa encore leurs lois ci-
viles, et souvent même les rois et les- gouver-
neurs qu'il avoit trouves. Il mettoit les Macédo-
niens {'j) à la tête des troupes, et le» gens du
pays à la tête du gouvernement ; aimant njiieux
courir le risque de quelque infidélité pdrticu"
Hère ( ce qui lui arriva quelquefois ) , que d'cpe
révolte générale. Il respecta les traditions an-
ciennes , et tous les monumens de la gloire ou
de la vanité des peuples. Les rois de Perse avoient
détruit les temples des Grecs , des Babyloniens
(i) Les rois de Syrie, abandooDant le plan des fondateurs de
Tempire , voulurent obliger les Juifs à prendre les mœurs des Grecsf
ce qui donna à leur état de terribles secousses.
(a) Voyez Arrien, de exped, Alexand,^ lib. III et antref.
LIV. X, CHAP. XÏV. 429
et des Égyptiens ; il les rétablit ( i ) : peu de na-
tions se soumirent àlui^ siir les autels des-
quelles il ne fît des sacrifice^. Il sembloit quïl
n'eût conquis que pour être le monarque parti-
culier de chaque nation , et le premier citoyen
de chaque ville. Les Romains conquirent tout
pour tout détruire ; il voulut tout conquérir pour
tout conserver; et , quelque pays qu*il parcou-
rut , se» premières idées , ses premiers desseins
furent toujours de foire quelque chose qui pût
en augmenter la prospérité et la puissance. lien
trouva les premiers moyens dans la grandeut
de son génie ; les seconds, dans sa frugalité et
son économie particulière (2) ; les troisièmes ,
dans son immense prodigalité pour les grandes
choses. Sa main se férmoit pour les dépenses
privées ; elle s'ouvroit pour les dépenses publi-
ques. Falloit-il régler sa maison , c'étoit un Ma-
cédonien ; falloit-il payer les dettes des soldats ,
foire part de sa conquête aux Grecs , faire la for-
tune de chaque homme de son armée , il étoit
Alexandre.
Il fit deux mauvaises actions : il brûla Perse-
polis, et tua Glitus. Il les rendit célèbres par son
repentir : de sorte qu'on oublia ses actions cri-
(1) Voyez Arrién , de §xped, Alcoùand,, lib. III et autres,
(a) Ibid., lib. VIL
43o DE l'esprit des lois.
minelles , pour se souvenir de son respect pour
la vertu ; de sorte qu'elles furent considérées plu-
tôt comme dts malheurs que comme des choses
qui lui fussent propres ; de sorte que la postërité
trouve la beauté de son âme presque à côté de
ses emportemens et de ses foibless«s ; de sorte
qu^il fallut le plaindre , et quHl n'étoit plus pos-
sible de le haïr.
Je vais le comparer à César. Quand César vou-
lut imiter les rois d'Asie , il désespéra les Ro-
mains pour une chose de pure ostentation ;
quand Alexandre voulut imiter les rois d'Asie ,
il fit une chose, qui entsoit dacis le plan de sa
conquête*
CHAPITRE XV.
Nouveaux moyens de conserver la conquête. *
Lorsqu'un monarque conquiert un grand état ,
il y a une pratique admirable , également propre
à modérer le despotisme et à conserver la con-
quête : les conquérans de la Chine l'ont mise en'
usage.
Pour ne point désespérer le peuple vaincu,
et ne point enorgueillir le vainqueur , pour em-
HV. X, CHAP. XV. 43l
pécher que le gouvernement ne devienne mili-
taire , et pour coatenir les deux peuples dajois le
devoir , U Êimille tartare qui règne prëseatement
à la Chine a etahli que chaque corps de troupes ,
dans les provinces, seroit compose de moitié
Chinois et moitié Tartares, afin que la jalQU^ie
entre les deux nations les contienne dans le de-
voir. Les tribunaux sont aussi jnoiiié chinois.,
ipoilcié tartarçs. Cela produit plusieurs bons, ef-
fets : i"" les deux nation^ se contiennent Tune
rau^e;.2?elles gardant tout^^i les deux la puis-
sance militaire et civile , et Tuae n'est pas anéan-r
tie par Tautre ; 5** ]^ nation conquérante peut se
répandre partout sans s'afifoiblir et se perdre ;
elle devient capable de résister aux guerres ci-
viles et étrangères. Institution si sensée que c'est
le défaut d'une pareille qui a perdu presque tous
ceux qui ont conquis sur la terre.
CHAPITRE XVI.
D'uft état despotique qui voonquiert.-
Lorsque la conquête est imttaens^t elle sup-
pose le despotistme. Pour lors l'armée répandue
dans les provinces ne suffit pas. Il faut qu'il y ait
432 DE L^ESPRtT DES LOIS.
toujours autour du prince un corps particulière^
ment affidë , toujours prêt à fondre sur la pattie
de Fempire qui pourroit s'ëbranler. Cette milice
doit contenir les autres , et faire trembler tous
ceux à qui on a éié obligé de laisser quelque
autorité dans Fempire. Il y a autour de Tempe-
reur de la Chine un gros corps de Tartares
toujours prêts pour le besoin. Chez le Mogol,
chez les Turcs ^ au Japon , il j a un corps à la
solde du prince , indépendamment de ce qui
est entretenu du revenu des terres. Ces fotces
particulières tiennent en respect les générales.
CHAPITRE XVn.
I
Continuation du même sujet.
Nous avons dit que les états que le monarque
despotique conquiert doivent être (eudataires.
Les historiens s'épuisent en éloges sur la géné-
rosité des conquérans qui ont rendu la couronne
aux princes qu'ils avoient vaincus. Les Romains
étoient donc bien généreux , qui faisoîent par-
tout des rois pour avoir des instrumens de servi-
tude (i). Une action pareille est un acte néces-
(i) Vthaberet instrumenta servitutis et uga.TdiCiUyi, Agr.Tit.,S i4*
HV. X, CHAP. XVII. 433
saire. Si le conquérant garde Vétat conquis , les
gouverneurs qu'il enverra ne sauront contenir
les sujets, ni lui-même ses gouverneurs. Il sera
oblige de dégarnir de troupes son ancien patri-
moine pour garantir le nouveau. Tous les mal-
heurs des deux états seront communs ; la guerre
civile de Tun sera la guerre civile de l'autre. Que
si, au contraire , le conquérant rend le trône au
prince légitime, il aura un allié nécessaire^ qui,
avec les forces qui lui seront propres , augmen-
tera les siennes. I^ous venons de voir Schah-
Nadir conquérir les trésors du Mogol , et lui lais-
ser rindoùstan. •
FIN DU TOME PREMIER.
aS
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
Atertissement de Tauteur. Page 3
Préface. ..,...., , . 5
Aràz.tsb]>bl*£spiiiti»esioi8 9 par d'AIembert .... ii
AivAiTâB RAisovKÉE DE l'Espeit DES totis, pac BerthoUni. 57
LIVRE L
Des lois en général.
Chap. I. Des lois 9 dans le rapport qu'elles ont ayec
les divers êtres. . . . . , 135
Chap. IL Des lois de la nature i38
Chap. IÏL Des lois positives 141
LIVRE IL
Des lois qui dérivent directement de la nature du gouvernement.
Chap. I. De la nature des trois dirers gouverne-
mens ,46
Chap. IL Du gouvernement républicain, et des lois
relatives à la démocratie 14^
Chap. III. Des lois relatives à la nature de Taristo-
cratie ,56
Chap. IV. Des lois dans leur rapport avec la nature
du gouvernement monarchique 161
TABLE DES MATIERES. 4^5
GflÂP. V. Des lois relatiyes à la nature de Tétat des-
potique. 166
LIVRE IIL
Des principes des trois gouvernemens.
Ghap. I. DifièreRce de la nature du gouyernement
et de San principe. .•...., 168
Ghap. IL Du principe 4e9 divers gouvernemens. 169
Ghap. III. Du principe de la démocratie. ... . . 1^0
Ghap. IY. Du principe de Taristocratie. 174
Ghap. Y. Que la vertu n'est point le principe du gou-
vernement monarchique.^*. 176
Ghap. YI. Gomment on supplée à la vertu dans le
gouvernement monarchique * . . 179
Ghap. YII. Du principe de la monarchie 1 80
Ghap. YIIL Que l'honneur n'est point le principe
des états despotiques .18^
Ghap. IX. Du principe du gouvernement despo-
tique i83
Ghap. X. Différence de l'obéissance dans les gouver-
nemens modérés , et dans les gouvernemens despo-
tiques • • . i85
Ghap.^ xi. Réflexions sur tout ceci 188
LIYRE IY.
Qoe les lois- de l'éducation doivent être relatives aox principea
du gonyemement.
Ghap. I. Des lois de l'éducation 189
Ghap. IL De l'éducation dans les monarchies; . . • 190
a8.
436 TABLE
€bap. III De l'éducation dans le gouTeniemeat des-
potique * 196
€hap. IY. Différence des effets de l'éducation chez
les anciens et parmi nous 198
Chap. y. De l'éducation dans le gouvernement répu-
blicain. « . • 199
Châp. YI. De quelques institutions des <]^recs. . . . aoi
Ghap. YII. En quels cas ces institutions singulières
peuvent être bonnes 2o5
Chap. YIII. Explication d'un paradoxe des anciens ,
par rapport aux mœurs so;
LIYRE Y.
Que les lois que le légiilateur doime doivent ètte relatives au
principe du gouvernement.
Chap. I. Idée de ce livre ^ 2i)
Ghap. II. Ce que c'est que la vertu dans l'état poli-
tique ai5
Chap. III. Ce que c'est que l'amour de la république
dans la démocratie 2i4
Chap. IY. Comment on inspire Tamour de Tégalité
et de la frugalité ai6
Chap. Y. Comment lès lois établissent l'égalité dans
la démocratie aiB
Chap. YI. Comment les lois doivent entretenir la
frugalité dans la démocratie 2^
Chap. YII. Autres moyens de favoriser le principe
de la démocratie 327
Chap. YIII. Gomment les lois doivent se rapporter
au principe du gouvernement dans l'aristocratie. 23)
DES MATIERES. 4^7
GflAP. IX. Gommant les lois sont relatives à leur
principe dans la monarchie a4o
Ghap. X. De la promptitude de l'exécution dans la
monarchie a43
Ghàp. XI. De Texcellence du gouyernement monar-
chique 944
Ghap. XII. Gontinuation du même sujet a47
Ghap. XIII. Idée du despotisme a4iB
Ghap. XIY. Gomment les lois sont relatives au prin-^
cipe du gouyernement despotique a49
Ghap. XY. Gontinuation du même sujet a58
Ghap. XYI. De la communication du pouyoir. . . . a6a
Ghap. XYII. Des présens a64
Ghap. XYIII. Des récompenses que le souverain
donne a66
Ghap. XIX. Nouvelle conséquence des principes des
trois gouvernemens • . . ., 367
LIYRE YI.
ConséqueDce des principes des divers gouvernemens 9 par rapport
à la simplicité des lois civiles et criminelles, la forme des juge-
mens , et l'établissement des peines.
Ghap. I. De la simplicité des lois civiles dans les
divers gouvernemens 976
Ghap. II. De la simplicité des lois criminelles dans
les divers gouvernemens. . .' aSo.
Ghap. III. Dans quels gouvernemens et dans quels
cas on doit juger selon un texte précis de la loi. . a83
Ghap. IY. De la manière de former les jugemens. . a84
Cpap. y. Dans quels gouvernemens le souverain peut.
être juge •«•«...,...«. »86
438 TABLE
Chap. YI. Que, dans la monarckie, les ministres ne
doiyent pas juger aga
Cbap. Vn. bu magistrat unique 295
Cbap. VIII. Des accusations dans les divers gouver-
nemens, • • • 394
Gbap. IX. De la séyérité des peines dans les dirers
gouTernemens 295
Chap. X. Des anciennes lois fnmçatses 298
Ghap. XL .Que, lorsqu'un peuple est vertueux, il
faut peu de peines. • 1199
Cbap, XII. De la puissance des peines. ...... 5oo
Cbap. XIII. Impuissance des lois japonaises. . . . 5o5
Cbap. XIY. De Tesprît du sénat de Rome. .... 3o7
Cbap. XY. Des lois des Homains à l'égard des'
peines « 3o8
Cbap. XYI. De la juste proportion des peines avec
le crime 5ia
Cbap. XYII. De la torture ou question contre les ;
criminels 3i5
Cbap. XYIII« Des peines pécuniaires 9 et des peines
corporelles. . 3i6
Cbap. XIX. De la loi du talion 317
Cbap. XX. De la punition des pères pour ieurs en- ,
fans - . . . 3i8
Cbap. XXI. De la clémence du prince Sig
LIYRE YII.
Conséquences des différens principes des trois goavememens par |
rapport aux lois somptnaires , au Ifuce, et à la condition des
femmes.
Cbap. I. Du luxel Saa j
Cbap. II. Des lois somptuaires dans la démocratie. 326 j
I
I I
I
DES MATIÈRES. 4^9
Chap* III. Des lois somptuaîres dans l'aristocratie. . • SaS
€hap. IV. Des lois somptuaîres dans les monai^
chles • . 399
Ghap. y. Dans quels cas les lois somptuaîres sont
utiles dans une monarchie 53si
Chap. YI. Du luxe à la Chine 534
Ghap. YII. Fatale conséquence du luxe à la Ghine. 337
Chap. YIII. De la continence publique. ....... 338
Ghap. IX. De la condition des femmes dans les divers
gouyernemens . 339
Ghap. X. Du tribunal domestique chez les Romains. 34 1
Ghap. XI. Gomment les institutions changèrent à
Rome avec le gouvernement. . . • • , 344
Ghap. XIL De la tutelle des fenmies chez les Ro-
mains. 346
Ghap. XIII. Des peines établies par les empereurs
contre les débauches des femmes. • . . ^ . . . 34?
Ghap. XIY. Lois somptuaîres chez les Romains. . . 35o
Ghap. XY. Des dots et des avantages nuptiaux dans
les diverses constitutions 35 1
Ghap. XYI. Belle coutume des Samnites 353
Ghap. XYII. De l'administration des femmes. . . . 354
LIVRE VIIL
De la coiTDption des principes des trois goavememens.
Ghap. I. Idée générale de ce livre 356
Ghap. II. De la corruption du principe de la démo-
cratie '. ibid,
Ghap. III. De l'esprit d'égalité extrême 36i
440 TABLE
Chai. IV. Cause particulière de la corruption da
peuple 36)
Gbaf. y. De la corruption du principe de Paristo-
cratie ; 363
Chap. YI. De la corruption du principe de la monar-
chie 365
Chaf. vu. Continuation du m&me sujet 366
Chap. VIII. Danger de la corruption du principe da
gouTemement monarchique 368
Chap. IX. Combien lanoblesse est portée à défendre
le trône 569
Chap. X. De la corruption du principe du gouver-
: nement despotique 3;o
Chap. XI. Effets naturels de la bonté et delà corrup-
tion des principes 371
Chap. XII. Continuation du même sujet 374
Chap. XIIL Effet du serment chez un peuple ver-
tueux 376
Chap. XIY. Comment le plus petit changement dans
la constitution entraine la ruine des principes. . 377
Chap. XV. Moyens très-efficaces pour la conserra-
tion des \rois principes 379
Chap. XYI. Propriétés distinctiyes de la république, ihid.
Chap. XYII. Propriétés distinctiyes de la monarchie. 38i
Chap. XYIII. Que la monarchie d'Espagne étoit
dans un cas particulier 38a
Chap. XIX« Propriétés distincliyes du goureme-
ment despotique 385
Chap. XX. Conséquence des chapitres précédens. • 384
Chap. XXI. De Tempire de la Chine ^i^
DES MATIERES. 44^
ïiIVRE IX.
Des lois , dans le rapport qu'elles ont avec la force défensive*
Chap. I. Gomment les républiques pouryoient à leur
sûreté *. '. 390
Chap. il Quis la constitution fédératire doit être
• composée d'états de même nature , surtout d'états
républicaine. ; 593
Chap. III. Autres choses requises dans la répu-
blique fédérative 594
Chap. IV; Goïnment les états despotiques pourvoient
à leur sûreté 396
Chap. Y. Gomment la monarchie pourvoit à sa sû-
reté 397
GfiAP. VI. De k force défensive des états en gé-
néral .... 398
Ghap. YII. Réflexions 400
Ghap. VIII. Gasoû la force défensive d'un état estin-^
férieure à sa force offensive {^oï
Ghap. IX. De la force relative des états 4oa
Ghap. X. De la foiblesse des états voisins /^oZ
LIVRE X.
Des lois y dans le rapport- qu'elles ont avec la force ofi^nsive.
Ghap. I. De la force offensive 404
Ghap. IL De laguerre^ ... ibidJ
Ghap. III. Du droit de conquête 406
Chap. IV. Quelques avantages du peuple conquis. .410
442 TABLE DES MATIERES.
€hap. y. Géion, roi de Syracuse 4^^
Ghap. YI. D'une république qui conquiert /^iZ
Chap. YII. Gontiouation du même sujet 4^^
Ghâp. YIIL Gontinuation du même sujet 4^^
Ghap. IX. D'une monarchie qui conquiert autour
d'elle 4^7
Ghap. X. D'une monarchie qui conquiert une autre
monarchie . . . 4ig
Ghap. XI. Des mœurs du peuple vaincu ibid,
Chap» XII. D'une loi de Gyrus. . • 4^0
Ghap. XIII. Gharles XII. 4a i
Ghap. XIY. Alexandre . 4^4
Ghap. XT. Nouveaux moyens de conseryer la con-
quête. . n . . . 43<)
Ghap. XYI. D'un état despotique qui conquiert. . . 4^^
Ghap. XYII. Gontinuation du même sujet 4^^
m DB I.A TA«tB.
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