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Full text of "Oeuvres de Montesquieu: ses éloges par D'Alembert et M. Villemain, les notes ..."

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ŒUVRES 



DE 



MONTESQUIEU. 



IL 



DE L'IMPRIMERIE DE L..T. GELLOT, 
EUE BU CaLOMBlER, N* 5o. 



ŒUVRES 



DIT 



MONTESQUIEU, 

SB» ÉLOGES PAR d'alEMBERT ET M. TILLEM AIN , 

LES HOTES D*HB|.TÉTI1)S , BB COHDOBGBT ET DE TOLTAIBB ; 

SUITlBi 

DU GOMMEFTAIRE SUR L'ESPRIT DES LOIS, 

PAR M. LE COMTE DESTDTT DE TRACT, 

PAIR DE FRANGE , 

«EXBKE BB LlirSTITVT DB FBAITCB , BT DB LA SOCltjt 
PimoflOPBiQVB DB raiLÀDBLraiB. 



TOME SECOND. 




PARIS, 

DALIBON, LIBRAIRE, 

PALÀIS-ROTÀt, GALERIE BB NEMOURS. 
M. DGGG. XXIL 



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DE 

L'ESPRIT DES LOIS. 



II. 



K B. >^^ C 



AVERTISSEMENT 

DE L'AUTEUR. 



PovR rintelligeoce des quatre premiers livres de cet 
ouvrage , il faut observer i"* que ce que j'appelle la 
vertu dans la république est Tamotir de la patrie , c'est- 
à-dire Tamour de Fégalité. Ce n'est point une rertu 
morale, ni une vertu chrétienne , c'est la vertu poli- 
tique; et celle-ci est le ressort qui fait mouvoir le gou- 
vernement républicain , comme Vhanneur est le res- 
sort qui fait mouvoir la monarchie. J'ai donc appelé 
vertu politique l'amour de la patrie et de l'égalité. J'ai 
eu des idées nouvelles ; il a bien fallu trouver de nou- 
veaux mots 9 ou donner aux anciens de nouvelles ac- 
ceptions. Ceux qui n'ont pas compris ce^i m'ont fait 
dire des choses absurdes , et qui seroient révoltantes 
dans tous les pays du monde » parce que dans tous les 
pays du monde on veut de la morale. 

2"* Il faut faire attention qu'il y a une très-grande 
différence entre dire qu'une certaine qualité , modifi- 
cation de l'âme , ou vertu , n'est pas le ressort qui fait 
agir un gouvernement , et dire qu'elle n'est point dans 
ce gouvernement. Si je disois telle roue , tel pignon , 
ne sont point le ressort qui fait mouvoir cette montre, 
en concluroit-on qu'ils ne sont point dans la montre ? 



4 AVERTISSEMENT. 

Tant s*en faut que les vertus morales et chrétiennes 
•oient exclues de la monarchie , que même la vertu 
politique ne l'est pas. En un mot , l'honneur est dans 
la république , qi^oiquo la yertu politique en soit le res- 
sort; la vertu politique est dans la monarchie ^ quoique 
l'honneur en soit le ressort. 

Enfin l'homme de bien dont il est question dans le 
livre III , chapitre v, n'est pas l'homme de bien chré- 
tien, mais l'homme de bien politique > qui a la vertu 
politique dont j'ai parlé. C'est l'homme qui aime les 
lois de son pays, et qui agit par l'amour des lois de son 
pays. J'ai donné un nouveau jour à toutes ces choses 
dans cette édition-ci , en fixant encore plus les idées ; 
et, dans la plupart des endroits où je me suis servi du 
mot de vertu, j'ai mis vertu politique. 



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PRÉFACE. 



Si dans le nombre infini de choses qui sont 
dans ce livte il y en avoit quelqu'une qui , contre 
mon attente ^ pût offenser , il n'y en a pas du 
moins qui y ait été mise avec mauvaise inten- 
tion. Je n'ai point naturellement l'esprit dés- 
approbateur. Platon remercioit le ciel de ce 
qu'il étoit né du temps de Socrate ; et moi je 
lui rends grâces de ce qu'il m'a fait naître 
dans le gouvernement où je vis, et de ce 
qu'il a voulu que j'obéisse à ceux qu'il m'a fait 
aimer (i). 

Je demande une grâce que je cràitis qu'on 
ne m'accorde pas ; c'est de né pas juger par la 
lecture d'un momeiit d*un travail de ^'ingt an- 
nées (2) ; d'approuver ou de condamner le 
livre entier , et non pas quelques phrases. Si 
l'on veut chercher le dessein de l'auteur , on 

(1) Après avoir lu l'Esprit des Lois, on Toit la firanchbe de cet 
aveu. [Note d'Helvéiius. ] Nous n'indiquerons plus celles qui appar- 
tiennent à ce commentateur que par l'initiale H. 

(a) Ce n'est que dans les choses où l'auteur semble avoir des idées 
à lui qu'il faut critiquer, afin qu'une nouvelle erreur ne s'introduise 
pas. H. 



6 PRÉFACE. 

ne le peut bien découvrir que dans le dessein 
de l'ouvrage. 

J'ai d'abord examiné les hommes, et j'ai cru 
que , dans cette infinie diversité de lois et de 
mœurs , ils n'étoient pas uniquement conduits 
par leurs fantaisies. 

J'ai posé les principes , et j'ai vu les cas par- 
ticuliers s'y plier comme d'eux-mêmes (i) , les 
histoires de toutes les nations n'en être que 
les suites , et chaque loi particulière liée avec 
une autre loi, ou dépendre d'une autre plus 
générale. 

Quand j'ai été rappelé à l'antiquité , j'ai 
cherché à en prendre l'esprit pour ne pas re- 
garder comme semblables des cas réellement 
différens , et ne pas manquer les différences 
de ceux qui paroissent semblables. 

Je n'ai point tiré mes principes de mes pré- 
jugés (2) , mais de la nature des choses. 

Ici , bien des vérités ne se feront sentir qu'a- 
près qu'on aura vu la chaîne qui les lie à d'au- 
tres. Plus on réfléchira sur les détails , plus on 
sentira la certitude des principes. Ces détails 

(i) C'est souvent une très-mauvaise méthode. H. 

(a) Nos préjugés nous entraînent à notre insu ; et plus ils sont 
puissans, et moins ils sont sentis. H. 



PREFACE. 7 

mêmes , je ne les ai pas tous domiés ; car qui 
pourroit dire tout saùs un mortel ennui ? 

On ne* trouvera point ici ces traits saillans 
qui semblent caractériser les ouvrages d^au- 
jourd'hui. Pour peu qu'on voie les choses avec 
une certaine étendue, les isaillies s^évanouis* 
sent ; elles ne naissent d^ordinaire que parce 
que Tesprit se jette tout d'un côté , et aban- 
donne tous les autres. 

Je n'écris point pour censurer ce qui est 
établi dans quelque pays que ce soit (i). Chaque 
nation trouvera ici les raisons de ses maximes ; 
et on en tirera naturellement cette consé- 
quence , qu'il n'appartient de proposer des 
changemens qu'à ceux qui sont assez heureu- 
sement nés pour pénétrer d'un coup de génie 
toute la constitution d'un état. 

Il n'est pas indifférent que le peuple soit 
éclairé. Les préjugés des magistrats ont com- 
mencé par être les préjugés de la nation (2). 
Dans un temps d'ignorance , on n'a aucun 
doute, même lorsqu'on fait les pjius grands 

(i) Pourquoi pas , quand ce qui est établi est mauvais et nuit au 
bonheur des hommes? H. 

(a) Gela est certain, et même àa peuple. C'est lui qui élève les ma- 
gistrats , qui a soin de leur enfance. C'est le peuple dont on adopte 
les idées ; et quand on est grand ou qu'on est petit , on dit qu'il faut 
les respecter. ^ 



8 PRÉFACE; 

màuic ; dans un temps de lumière , on tremble 
encore lorsqu'on fait les plus grands biens. 
On sent les abus anciens , on en voit la cor- 
rection; mais on voit encore les abus de la 
correction même. On laisse le mal , si Ton 
craint le pire ; on laisse le bien , si on est en 
doute du mieux. On ne regarde les parties 
que pour juger du tout ensemble ; on exa- 
mine toutes les causes pour voir tous les ré- 
sultats; 

Si je pouvois faire eti sorte que tout le 
monde eût de nouvelles raisons pour aimei* 
ses devoirs , son prince , sa patrie , ses lois ; 
qu'on pût mieux sentir son bonheur dans 
chaque pays , dans chaque gouvernement , dans 
chaque poste où l'on se trouve , je me croirois 
le plus heureux dés mortels. 

Si je pouvois faii*e en sorte que Ceux qui 
commandent augmentassent leurs connoîs- 
sances sur ce qu'ils doivent prescrire , et que 
ceux qui obéissent trouvassent un nouveau 
plaisir à obéir , je me croirois le plus heureux 
des mortels. 

Je me croirois le plus heureux des mortels , 
si je pouvois faire que les hommes pussent se 
guérir de leurs préjugés. J'appelle ici préju- 
gés ^ non pas ce qui fait qu'on ignore de cer- 



PREFACE. 9 

laines choses , mais ce qui fait qu^on s^ignore 
soi-même (i). 

C^est en cherchant à instruire les hommes 
que l'on peut pratiquer cette vertu générale 
qui comprend Tamour de tous. L'homme , cet 
être flexible , se pliant dans la société aux pen* 
sées et aux impressions des autres , est égale-» 
ment capable de connoître sa propre nature 
lorsqu^on la lui montre , et d'en perdre jus- 
qu'au sentiment lorsqu'on la lui dérobe. 

J'ai bien des fois commencé et bien des fois 
abandonné cet ouvrage ; j'ai mille fois envoyé 
aux vents les feuilles que j'avois écrites (2) ; je 
sentois tous les jours les mains paternelles tom- 
ber (3) ; je suivois mon objet sans former de 
dessein ; je ne connoissois ni les règles , ni les 
exceptions ; je lietrouvois la vérité que pour la 
perdre r mais quand j'ai découvert mes prin- 
cipes y tout ce que je cherchois est venu à moi ; 
et , dans le com*s de vingt années , j'ai vu mon 
ouvrage commencer , croître , s'avancer , et 
finir. 

(1) Cette définition n'est pas trop intelligible. Les préjugés sont 
des opinions reçues et adoptées sans raison , et la vérité peut n'être 
qu'un préjugé; et alors elle ne sert pas beaucoup. Il faut éclairer les 
hommes. Ce n'est que la nuit qu'on s'égare. H. 

(9) Ludibria venlis. 

(3) Bis patriae cecidere mfnus.... 



10 PREFACE. 

Si cet ouvrage a du succès , je le devrai 
beaucoup à la majesté de mon sujet : cepen-^ 
dant je ne crois pas avoir totalement manqué 
de génie. Quand j^^ii vu ce que tant de grands 
hommes , en France , en Angleterre et en Al- 
lemagne , ont écrit avant moi , j^ai été dans 
l'admiration , mais je n^ai point perdu le cou- 
rage. « Et moi aussi je suis peintre (i) » > ai-je 
dit avec le Corrége. 

(i) Ed io anche son pittore. 



ANALYSE 

DE 

L'ESPRIT PES LOIS, 

PAR D'ALEMBERT; 

POUR SERVIR DE SUITE A l'ÊLOGE DE MONTESQUIEU. 



La plupart des gens de lettres qui ont parlé de 
YEsprit des Lois sVtant plus attachés à le criti- 
quer qu^à en donner une idée juste , nous al- 
lons tâcher de suppléer à ce* quMls auroient dû 
faire , et d'en développer le plan , le caractère 
et l'objet. Ceux qui en trouveront l'analyse trop 
longue , jugeront peut-être , après l'avoir lue , 
qu'il n'y avoit que ce seul moyen de bien faire 
saisir la méthode de l'auteur. On doit se souve- 
nir d'ailleurs que l'histoire des écrivains cé- 
lèbres n'est que celle de leurs pensées et de 
leurs travaux, et que cette partie de leur éloge en 
est la plus essentielle et la plus utile. 

Les hommes , dans l'état de nature , abstrac- 
tion faite de toute religion , ne connoissant , dans 



là ANALYSE 

les diÉferends qu'ils peuvent avoir, d'autre loi que 
celle des animaux , le droit du plus fort, on doit 
regarder rétablissement des socie'tës comme une 
espèce de traite contre ce droit injuste ; traité ^ 
destiné à établir entre les différentes parties du 
genre humain une sorte de balance. Mais il en 
est de l'équilibre moral comme du physique ; il 
est rare qu'il soit parfait et durable ; et les trai- 
tés du genre humain sont, comme les traités 
entre nos princes, une semence continuelle de 
divisions. L'intérêt, le besoin et le plaisir, ont 
rapproché les hommes ; mais ces mêmes motifs 
les poussent sans cesse à vouloir jouir des avan^ 
tages de la société sans en porter les charges ; et 
c'est en ce sens qu'on peut dire , avec l'auteur , 
que les hommes , dès qu'ils sont en société, sont 
en état de guerre. Car la guerrfî suppose, dans 
ceux qui se la font, sinon l'égalité de force, au 
moins l'opinion de cette égalité ; d'où naît le 
désir et l'espoir mutuel de se vaincre. Or, dans 
l'état dé société , si la balance n'est jamais par- 
faite entre les hommes , elle n'est pas non plus 
trop inégale : au contraire, ou ils n'auroientrien 
a se disputer dans l'état de nature , ou si la né- 
cessité les y obligeoit , on ne verroit que la foi- 
blesse fuyant devant la force , des oppresseurs 
sans combat 4 et des opprimés sans résistance. 



DE JL^ESPRIT UZS LOIS. l3 

Voilà donc les hommes réanis et armés tout 
à la fois , s^embrassant d^un côté , si on peut par- 
ler ainsi, et cherchant de Fautre à se blesser mu- 
tuellement. Les lois sont le lien plus ou moins 
' efficace destiné à suspendre ou à retenir leurs 
coups : mais Fétendue prodigieuse du globe que 
nous habitons , la nature différente des régions 
de la terre et des peuples qui la couvrent, ne pei^ 
mettant pas que tous les hommes vivent sous un 
seul et même gouvernement , le genre humain 9 
du se partager en un certain nombre d^états, dis-;- 
lingues par la différence des lois auxquelles iU 
obéissent. Un seul gouvernement n^auroitfait du 
genre humain qu^un corps exténué et languissant, 
étendu sans vigueur sur la surface de la terre : les 
différens états sont autant de corps agiles et ro- 
bustes, qui , en se donnant la main les uns aux 
autres, n^en forment qu^un, et dont Faction réci-^ 
proque entretient partout le mouvement et la vie« 
On peut distinguer trois sortes de gouveme- 
mens; le républicain, le monarchique , le des- 
potique. Dans le républicain , le peuple en corps 
a la souveraine puissance. Dans le monarchique, 
un seul gouverne par des lois fondamentales. 
Dans le despotique , on ne connoît d^autre loi 
que la volonté du maître , ou plutôt du tyran. Ce 
n'est pas à dire qu'il n*j ait dans» Tunivers que 



l4 ANALYSE 

ces trois espèces d'états ; ce n'est pas à dire même 
qu'il y ait des états qui appartiennent uniquement 
et rigoureusement à quelqu'une de ces formes ; la 
plupart sont, pour ainsi dire , mi-partis ou nuan- 
cés les uns. des autres. Ici, la monarchie incline 
au despotisme ; là , le gouvernement monarchique 
est combiné ayec le républicain ; ailleurs , ce n'est 
pas le peuple entier, c'est seulement une partie 
du peuple qui fait les lois. Mais la division pré- 
cédente n'en est pas moins exacte et moins juste. 
Les trois espèces de gouvernement qu'elle ren- 
ferme sont tellement distinguées qu'elles n'ont 
proprement rien de commun ; et d'^ailleurs tous 
les états que nous connoissons participent de 
l'une ou de l'autre. Il étoit donc nécessaire de for- 
mer de ces trois espèces des classes particulières , 
et de s'appliquer à déterminer les lois qui leur 
sont propres. Il sera facile ensuite de modifier 
ces lois dans l'application à quelque gouverne- 
ment que ce soit , selon qu'il appartiendra plus 
ou moins à ces différentes formes. 

Dans les divers états, les lois doivent être re- 
latives à leur nature , c'est-à-dire à ce qui les 
constitue ; et à leur principe , c'est-à-dire à ce 
qui les soutient et les fait agir ; distinction im- 
portante , la clef d'une infinité de lois , et dont 
l'auteur tire bien des conséquences. 



DE l'esprit des LOIS. l5 

Les principales lois relatives à la nature de la 
démocratie sont que le peuple y soit , à certains 
égards , le monarque, à d'autres , le sujet; qu'il 
élise et juge ses magistrats ; et que les magistrats, 
en certaines occasions , décident. La nature de la 
monarchie demande qu'il y ait entre le monarque 
et le peuple beaucoup de pouvoirs et de rangs 
intermédiaires , et un corps dépositaire des lois , 
médiateur entre les sujets et le prince. La nature 
du despotisme exige que le tyran exerce son au- 
torité , ou par lui seul , ou par un seul qui le re- 
présente. 

Quant au principe des trois gouvememens , 
celui de la démocratie est l'amour de la répu- 
blique , c'est-à-dire de l'égalité. Dans les monar- 
cbies , où un seul est le dispensateur des distinc- 
tions et des récompenses , et oii l'on s'accoutume 
à confondre l'état avec ce seul bomme , le prin- 
cipe est l'honneur , c'est-à-dire l'ambition et l'a- 
mour de l'estime. Sous le despotisme enfin , c'est 
la crainte. Plus 'ces principes sont en vigueur, 
plus le gouvernement est stable ; plus ils s'al- 
tèrent et se corrompent , plus il incline à sa des- 
truction. Quand l'auteur parle de l'égalité dans 
les démocraties , il n'entend pas une égalité ex- 
trême , absolue , et par conséquent chimérique ; ' 
il entend cet heureux équilibre qui rend tous les 



l6 ANALYSE 

citoyens ëgalement soumis aux lois , et également 
intéresses à les observer. 

Dans chaque gouvernement les lois de Tédu^ 
cation doivent être relatives au principe. On en- 
tend ici par éducation celle qu'on reçoit en en- 
trant dans le monde , et non celle des parens et 
des maîtres , qui souvent y est contraire , surtout 
dans certains états. Dans les monarchies , l'édu- 
cation doit avoir pour objet l'urbanité et les égards 
réciproques : dans les états despotiques , la ter- 
reur et l'avilissement des esprits : dans les répu^ 
bliques, on a besoin de toutelapuissance.de l'é- 
ducation ; elle doit inspirer un sentiment noble , 
niais pénible , le renoncement à soi-même , d'où 
naît l'amour de la patrie. 

Les lois que le législateur donne doivent être 
conformes au principe de chaque gouvernement : 
dans la république , entretenir l'égalité et la fru- 
galité ; dans la monarchie , soutenir la noblesse 
sans écraser le peuple; sous le gouvernement 
despotique , tenir également tous les états dans 
le silence. On ne doit point accuser M. de Mon- 
tesquieu d'avoir ici tracé aux souverains les prin- 
cipes du pouvoir arbitraire , dont le nom seul 
est odieux aux princes justes , et à plus forte rai- 
son au citoyen sage et vertueux. C'est travailler 
9l l'anéantir que de montrer ce qu'il faut, faire 



DE l'esprit D^S lois. 17 

pour le consenrer. La perfection de ce gouyer- 
nement en est la ruine ; et le code exact de la tj* 
rannie , tel que Fauteur le donne , est en même 
temps la satire et le flëau le plus redoutable des 
tyrans. A IVgavd des aulres gouyememens, ils 
ont chacun leurs avantages : le républicain est 
plus propre aux petits ëtats , le monarchique aux 
grands ; le républicain plus sujet aux excès \ le 
monarchique aux abus; le républicain apporte 
plus de maturité dans Fexécution des lois, le 
monarchique plus de promptitude. 

La différence des principes des trois gouyer- 
nemens doit en produire dans le nombre et Tob- 
jet des lois , dans la forme des jugemens et la 
nature des peines. La constitution des monar^ 
chies étant invariable et fondamentale , exige plus 
de lois civiles et de tribunaux , afin que la justice 
soit rendue d^une manière plus uniforme et 
moins arbitraire. Dans les états modérés, soit 
monarchies , soit républiques , on ne sauroit ap- 
porter trop de formalités aux lois criminelles. 
Les peines doivent non-seulement être en pro- 
portion avec le crime , mais encore les plus douces 
qu'il est possible , siu^tout dans la démocratie : 
lV>pinion attachée aux peines fera souvent plus 
d'effet que leur grandeur même. Dans les répu- 
bliques , il Ëiut juger selon la loi , parce qu^aucun 
II. 2 



l8 ÀKALTSE 

particulier n^est le maître de Talterer. Dans les 
monarchies, la clémence dn souverain peut quel- 
quefois radoucir ; mais les crimes ne doivent 
jamais y être juges que par les magistrats ex- 
pressément charges d^en cônnoitre. Enfin, c^est 
principalement dans les démocraties que les lois 
doivent être sévères contre le hixe , le relâche- 
ment des mœurs et la séduction des femmes. 
Leur douceur et leur foiblesse même les rendent 
asseï^ propres à gouverner dans les monarchies ; 
et rhistoire prouve que souvent «Ues ont porté la 
couronne avec gloire* 

M. de Montesquieu, ayant ainsi parcouru cha- 
que gotrremement en particulier, les examine en- 
suite dans le rapport qu^ils peuvent avoir les uns 
aux aulares, mais s^uleneient sous le poiirt de vue 
le plus général , c^est-à-<lire sous celui qui est 
uniquement relatif à ienr nature et à leur prin^ 
cipe. Envisagés de cette manière, les états ne peu- 
vent acvoir d^autres rapports que celui de se dé- 
fendre ou d^attaquer. Les r^nbliques devant, 
par leur nature , renfermer nam petit état , elles 
ne peuvent se défendre sans alliance ; mais c^est 
avec des républiques qu'elles doivent s^allier. 
La force d^ensive de la monarchie consiste prin- 
cipalement à avoir des frontières hors d'insulte. 
Les états ont, comme les hommes, le droit d'at- 



DE JL^ESFmiT DES LOIS. ig 

laquer pour leiir propre conservation : du droil 
de la gueire dérive celui de con<{iiéte ; droit né- 
cessaire , i^tûme et malheureux , qui laisu tau- 
jours à payer une dette immense pour s'acquitter 
envers la mature humaine y et dont la loi générale 
est de Êdre aux vaincus le moins de mal qu^il 
est possible. Les répubUifues peuvent moins con- 
quérir que les saonarchies : des conquêtes im- 
menses supposent le despotisme , ou Tassurent. 
Un des grands j^ncipes de Tesprit de conquête 
doit être de rendre meilleure , autant qu^il est 
possible , la condition du peuple c^^iquis : jc^esjt 
satis£ûre tout à la fois la loi naturelle et la maxime 
d'élat. Rien n^est plus beau que le traité 4c paix 
de Gélon avec les Carthaginois , par lequel iji leur 
défendit d^immc^er à Tavenir leurs propres eu:- 
&ns. Les Espagnols, en conquérant le Pérou, 
auroient du obliger de même les habitans à ne 
plus veamoler des bonunes à leurs dieux*; mais 
ils crurent ^us avantageux d'immoler ces peuples 
ig^êmes. Ils n'eurent plus pour conquête qu'un 
vaste désert ; ils furent forcés à dépeupler leur 
pays, et s'afifoiblirent pour toujours p^ leur 
propre victoire. On peut être obligé quelquefois 
de changer les Ipis du pei^le vaincu ; rien ne 
peut jaoïais obUger de lui ôter ses . mcaurs , ou 
même ses cx>utumes,, qui sont souvent toutes s^s 



20 ANALYSE 

mteurs. Mai& le moyen le plus sur de conserver 
une conquête , c^est de mettre , s^il est possible , 
le peuple vaincu au niveau du peuple conqué- 
rant, de lui accorder les mêmes droits et les 
mêmes privilèges : c'est ainsi qu'en ont souvent 
use les Romains ; c'est ainsi surtout qu'en usa 
Cësar à l'égard des Gaulois. 

Jusqu'ici, en considérant chaque gouverne- 
ment tant en lui-même que dans son rapport aux 
autres , nous n'avons eu égard ni à ce qui doit 
leur être coAamun , ni aux circonstances parti- 
culières , tirées ou de la nature du pays , ou du 
génie des peuples : c'est ce qu'il faut maintenant 
développer. 

La loi commune de tous les gouverncmens , 
dii moins des gouvememens modérés et par con- 
séquent justes, est la liberté politique dont chaque 
citoyen doit jouir. Cette liberté n'est point la li- 
cence absurde de faire tout ce qu'on veut, mais 
le pouvoir de faire tout ce que les lois permet- 
tent. Elle peut être envisagée, ou dans son rap- 
port à la constitution, ou dans son rapport au 
citoyen. 

Il y a dans la constitution de chaque état deux 
sortes de pouvoirs ; la puissance législative^ et 
V exécutrice ; et cette dernière a deux objets , Tin- 
térieur de l'état , et le dehors. C'est de la distri- 



DE l'esprit des LOIS. 21 

bution légitime et de la reparution conyenable 
de ces di£Férentes espèces de pouvoirs que dé- 
pend la plus grande perfection de la liberté po- 
litique par rapport à la constitution. M. de Mon- 
tesquieu en apporte pour preuve la constitution 
de la république romaine et celle de PAngle- 
terre. D trouve le principe de celle-ci dans cette 
loi fondamentale du gouvernement des anciens 
Germains, que les affaires peu importantes y 
étoient décidées par les cbe£s, et que les grandes 
étoient portées au tribunal de la nation , après 
avoir auparavant été agitées par les cbefs. M. de 
Montesquieu nVxamine pointsi les Anglais jouis- 
sent ou non de cette extrême liberté politique 
que leur constitution leur donne; il lui suffit 
qu elle soit, établie par leurs lois. Il est encore 
plus éloigné de vouloir faire la satire des autres 
états : il croit au contraire que Texcès , même 
dans le bien^ n^est pas toujours désirable; que 
la. liberté extrême a ses incoiivéniens comme Vtx- 
trême servitude ; et qu'en général la nature hu- 
maine s* accommode mieux d^un état moyen. 

La liberté politique ,. considérée par rapport 
au citoyen 9 consiste dans la sûreté où il est, à 
Tabri des lois; où du moins dans Topinion de 
cette sûreté, qui fait qu'un citoyen n'en craint 
point un autre. C'est principalement par la nature 



!É2 ANALYSE 



et la proportion des peines que cette liberté s'é- 
tahlit ou se détruit. Leï crimes contre la religion 
doivent être punis par la privation des biens que 
la religion procure ; les crimes contre les mœurs , 
par la honte ; les crimes contre la tranquillité pu- 
blique, par la prison ou l'exil ; les crimes contre 
la sûreté, par les supplices. Les écrits doivent 
être moins punis que les actions ; jamais lès sim- 
ples |)ensée^ tle doivent Têtre. Accusations non 
juridiques, espions, lettres anonymes, toutes ces 
ressources de la tyrannie , également honteuses 
à ceux qui en sont l'instrument et à ceux qui s'en 
servent, doivent être proscrites dans un bon 
gouvememient monarchique. Il n'est permis d'ac- 
cuser qu'en face dé la loi , qui piinît toujours ou 
l'accusé ou le calomniateur. Dans tout autre cas , 
ceux qui gouvernent doivent dire avec l'empe- 
reur Constance : Nous ne saunons soupçonner 
celui à qui il a manqué un accusateur^ lorsqu*il ne 
lui tnanquott pas Un ennemi. C'est une très-bonne 
institution que celle d'une partie publique qui 
se chargé, au nom dé l'état, de poursuivre les 
crimes , et qui ait toute l'utilité des délateurs 
sans en avoir les vils intérêts , les inconvéniéns 
et l'infamie. 

La grandeur des impôts doit être en propor- 
tion directe avec la liberté. Ainsi, dans les démo- 



DE l'esprit BKS LOIS. 20 

ciaties, ils peuyent être plus grands qu'aïUciirs, 
sans être onéreux, parce que chaque citoyen 
les regarde comme un tribut qu'il se paie à lui- 
même , et qui assure la tranquillité et le sort de 
chaque membre. De plus y dans un état démo- 
cratique, l'emploi infidèle des deniers publics 
est plus difficile , parce qu'il est plus aisé de le 
connoitre et de le punir ^ le dépositaire en derant 
compte , pour ainsi dire , au premier citoyen qui 
l'exige. 

Dans quelque gouTernement que ce soit, Fes- 
pëce de tributs la moins onéreuse est celle qui 
est élahlie'^sur les mareba^dises, parce que le ci- 
toyen paie sans s'en apercevoir. La quantité ex^ 
cessiye de troupes , en temps de paix , n'est qu'un 
prétexte pour charger le peuple d'impâts , un 
moyen d'éoeryer l'état, et un instrument de ser- 
vitude. La régie des tributs, qui en fait rentrer 
le produit en entier dans le fisc public , est, sans 
comparaison, moins à charge au peu^e, et par 
conséquent plus avanlageuse, lorsqu'elle peut 
avoir lieu , que la ferme de ces meniez, tributs , 
qui laisse toujours entre les mains de quelques 
particuliers une partie des revenus de l'état «Tout 
est perdu surtout ( ce sont ici les termes de l'au- 
teur ) lorsque la profiession de traitant devient 
honorable ; et elle le devient dès que le luxe est 



^4 ANALYSE 

en vigueur. Laisser quelques hommes se nourrir 
de la substance publique pour les dépouiller à 
leur tour, comme on Ta autrefois pratique dans 
certains états , c'est réparer une injustice par une 
autre ,' et faire deux maux au lieu d^un. 

Venons maintenant, avec M. de Montesquieu, 
aux circonstances particulières indépendantes de 
la nature du gouvernement, et qui doivent en 
modifier les lois. Les circonstances qui viennent 
de la nature du pays sont de deux sortes; les unes 
ont rapport au climat, les autres au terrain. Per- 
sonne ne doute que le climat n'influe sur la dis- 
position habituelle des^orps, et par conséquent 
sur les caractères ; c'est pourquoi les lois doivent 
se conformer au physique du climat dans les 
choses indifférentes , et au contraire le combattre 
dans les effets vicieux. Ainsi , dans les pays où 
l'usage du vin est nuisible , c'est une très-bonne 
loi que celle qui l'interdit : dans les pays où la 
chaleur du climat porte à la paresse, c'est une 
très-bonne loi que celle qui encourage au travail. 
Le gouvernement peut donc corriger les effets 
du climat f et cela suffit pour mettre VEsprit des 
Lois à couvert du reproche très-injuste qu'on lui. 
a fait d'attribuer tout au fi-oid et à la chaleur ; 
car, outre que la chaleur et lé froid ne sont pas 
la seule chose par laquelle les climats soient dis- 



DE L ESPRIT DES LOIS. ^5 

tingués , il seroit aussi absurde de nier certains 
efiGets du climat que de Touloir lui attribuer tout. 
L^ usage des esclaves, établi dans les payschauds 
de FAsie et de rAmérique, et rcfprouyë dans les 
climats tempères de TEurope, donne sujet à Ta» 
teur de traiter de Tesclayage civil. Les hommes 
n'ayant pas plus de droit sur la liberté que sur la 
vie les uns des autres, il s'ensuit que l'esclavage , 
généralement parlant, est contre la loi naturelle. 
£n effet , le droit d'esclavage ne peut venir ni 
de la guerre , puisqu'il ne pourroit être alors fon* 
dé que sur le rachat de la vie, et qu'il n'y a plus 
de droit sur la vie de ceux qiii n'attaquent plas ; 
ni de la vente qu'un homme fait de lui-même à 
un autre , puisque tout citoyen, étant redevable 
de sa vie à Tétat, lui est, à plus forte raison, re- 
devable de sa liberté , et par conséquent n'est pas 
le maître de la vendre. D'ailleurs quel seroit le 
prix de cette vente ? Ce ne peut être l'argent donné 
au vendeur, puisqu'au moment qu'on se rend 
esclave toutes les possessions appartiennent au 
maître : or une vente sans prix est aussi chimé- 
rique qu'un contrat sans condition. Il n'y a peut^ 
êbre jamais eu qu'une loi juste en faveur de l'es- 
clavage ; c'étoit la loi romaine qui rendoit le dé- 
biteur esclave du créancier : encore cette loi , 
pour être équitable , devoit borner la servitude 



â6 ANALYSE 

quant au degré et quantau temps .L^esclavage peut 
tout au plus être tolërë dans les états despoti- 
ques, où les hommes libres , trop foibles contre 
le gouvernement, cherchent à devenir pour leur 
propre utilité les esclaves de ceux qui tyrannisent 
Tétat; ou bien dans les climats dont la chaleur 
énerve si fort le corps et afifoiblit tellement le 
courage, que les hommes n^ sont portés à un 
devoir pénible que parla crainte du châtiment. 
Acôté de Tesclavage civil on peut placer la servi- 
tude domestique , c^est-à-dire celle où les femmes 
sont dans certains climats. Elle peut avoir lieu 
dans ces contrées de FAsie où elles sont en état 
d^habiter avec les hommes avant que de pouvoir 
faire usage de leur raison; nubiles par la loi du 
climat, enfans par celle de la nature. Cette su- 
jétion devient encore plus nécessaire dans les 
pays où la polygamie est établie ; usage que M. de 
Montesquieu ne prétend pas justifier dans ce 
qu^il a de contraire à la religion , mais qui , dans 
les lient où if est reçu ( et à ne parler que poli- 
tiquement ) , peut être fondé jusqu^à un certain 
point, ou sur la nature du pays, ou sur le rapport 
du nombre des femmes au nombre des hommes. 
M. vie Montesquieu parle à cette occasion de la 
répudiation et du divorce ; et il établit sur de 
bonnes raisons que la répudiation , une fois ad- 



DE l'esprit des lois. 2-] 

mise , devroit être permise aux femmes comme 
aux hommes. 

Si le cKmat a tant d'influence sur la servitude 
domestique et civile , il n'en a* pas moins sur la 
servitude politique ; c'est-à-dire sur celle qui 
soumet un peuple à un autre. Les peuples du 
nord sont plus forts et plus courageux que ceux 
du midi : ceux^i doiveni donc en général être 
subjugues, ceux-là conquérans ; ceux-^i esclaves, 
ceux-là libi%s« C'est aussi ce que l'histpire con- 
firme : l'Asie a été conquise onze fois par les 
peuples du nord ; l'Europe a souffert beaucoup 
moins de révolutions. ^ 

A l'égard des lois relatives à la nature du ter- 
rain , il est clair que la démocratie convient mieux 
que la monarchie aux pays stériles ^ où la terre 
a besoin de toute l'industrie des hommes. La li- 
berté d^ailleurs est« en ce cas, une espèce de 
dédommagement de la dureté du travail. Il faut 
plus de lois pour un peuple agriculteur que pour 
un peuple qui nourrit des troupeaux, pour celui- 
ci que pour un peuple chasseur , pour un peuple 
qui £iit usage de la monnoie que pour celui qui 
l'ignore. 

Enfin, on doit avoir égard au génie particulier 
de la nation. La vanité , qui grossit les objets , est 
un bon ress6rt pour le gouvernement ; l'orgueil, 



28 ANALYSE 

qui les dëprise y est un ressort dangereux. Le lé- 
gislateur doit respecter , jusqu^à un certain point, 
les préjugés , les passions , les abus. Il doit jmiter 
Solon, qui avoit donné aux Athéniens, non les 
meilleures lois en elles-^mémes , niais les meil- 
leures qu^ils pussent avoir : le caractère gai de 
ces peuples demandoit des lois plus faciles ; le 
caractère dur des Lacédémoniens , des lois plus 
sévères. Les lois sont un mauvais moyen pour 
changer les manières et les usages ; « 'est par les 
récompenses et Texemple qu'il faut tâcher d'y 
parvenir. Ilest pourtant vrai en même temps que 
les lois d'un peuple , quand on n^affecte pas d'y 
choquer grossièrement et directement ses mœurs, 
doivent influer insensiblement sur elles, soit pour 
les affermir , soit pour les changer. 

Après avoir approfondi de cette manière • la 
nature et l'esprit des lois par rapport aux diffé- 
rentes espèces de pays et de peuples , l'auteur 
revient de nouveau à considérer les états les uns 
par rapport aux autres. D'abord , en les compa- 
rant entre eux d'une manière générale , il n'avoit 
pu les envisager que par rapport au mal qu'ils 
peuvent se faire ; ici il les envisage par rapport 
aux secours mutuels qu'ils peuvent se donner; or 
ces secours sont principalement fondés sur le 
commerce. Si l'esprit de commerce produit na- 



DE L^ESPRIT DES LOIS. II9 

turellemeot un esprit d^intërêl opposé à la subli- 
mité des vertus morales , il rend aussi un peuple 
naturellement juste, et en éloigne l'oisiveté et le 
brigandage. Les nations libres qui vivent sous 
des gouvememens modérés doivent s'y livrer plus 
que les nations esclaves. Jamais une nation ne 
doit exclure de son commerce une autre nation 
sans de grandes raisons. Au reste , la liberté en 
ce genre n'est pas une faculté absolue accordée 
aux négocians de faire ce qu'ils veulent ; faculté 
qui leur seroit souvent préjudiciable : elle con- 
siste à ne gêner les négocians qu'en faveur du 
commerce. Dans la monarchie , la noblesse ne 
doit point s'y adonner, encore moins le prince. 
Enfin il est des nations auxquelles le commerce 
est désavantageux: ce ne sont pas celles qui n'ont 
besoin de rien , mais celles qui ont besoin de 
tout : paradoxe que l'auteur rend sensible par 
l'exemple de la Pologne , qui mtoque de tout > 
excepté du blé, et qui, par le commerce qu'elle 
en fait , prive les paysans de leur nourriture pour 
satisfaire au luxe des seigneurs. M. de Montes- 
quieu, à l'occasion des lois que le commerce 
exige, fait l'histoire de ses différentes révolu- 
tions : et cette partie de son livre n'est ni la moins 
intéressante, ni la moins curieuse. Il compare 
l'appauvrissement de l'Espagne par la découverte 



3o ANALYSE 

de rAmérique au sort de ce prince imbécile de 
la £ai>le , prêt à mourir de faim pour avoir de- 
mandé aux dieux que tout ce qu'il toucheroit se 
convertît en or. L^usage de la monnoie étant une 
partie considérable de* Tobjet du commerce et 
son principal instrument, il a cru devoir, en con^ 
séquence , traiter des opérations sur la mpnnoie , 
du change , du paiement des dettes publiques , 
du prêt à intérêt , dont il fixe les lois et les limites, 
et qu'il ne confond nullement avec les excès si 
justement condamnés de Tusure. 

La population et le nombre des babitans /(ml 
avec le commerce un rapport immédiat ; et les 
mariages ayant pour objet la population , M. de 
Montesquieu approfondit ici cette importante 
matière. Ce qui favorise le plus la propagation est 
la continence publique 'fTexpérience prouve que 
les conjonctions illicites y contribuent peu, ei 
nyîme y nuisant. On a établi avec justice pour 
les mariages le con:sentement des pères : cepen- 
dant on y doit mettre des restrictions ; car la loi 
doit en général favoriser les mariages. La loi qui 
défend le mariage des mère$ avec les fils est 
(indépendamment des préceptes de la religion ) 
une très-bonne loi civile ; car, sans parler de plu- 
sieurs autres raisons , les contractans étant d'âge 
très-différent, ces sprtes de mariages peuvent 



DE l'eSPEIT des LOIS. 3l 

rarement avoir la propagation pour objet. La loi 
qui d^end le mariage du père arec la fille est fon- 
dée sur les mêmes motifs : cependant (à ne parler 
que civilement) elle n^est pas si indispensablement 
nécessaire que Fautre à Fobjet de la population, 
puisque la vertu d^ engendrer finit beaucoup plus 
tard dans les hommes : aussi Fusage contraire a-: 
t-il eu lieu chez certains peuples que la lumière 
du christianisme n^a point éclairés. Comme la 
nature porte d^elle-méme au mariage , c'est un 
mauvais gouvernement que celui où on aura be- 
soin d'y encourager. La liberté , la sûreté , la 
modération des impôts, la proscription du luxe , 
sont les vrais principes* et les vrais soutiens de 
la population : cependant on peut avec succès 
{me des lois ponrencourager les mariages, quand, 
malgré la corruption , tl reste encore des ressorts 
dans le peuple qui Fattachent à sa patrie. Rien 
n^est ^us beau que les lois d'Auguste pour fa- 
voriser la propagation de Fespèce. Par malheur 
il fit ces lois dans, la décadence ou plutôt dans 
la chute de la république ; et les citoyens décou- 
ragés devoienft prévoir qu^ik ne mettroient plus 
au monde ^e des esclaves : aussi Fesécution de 
ces lois fiit-elle bien foible durant tout le temps 
des empereurs païens. Constantin enfin les abolît 
en se faisant chrétien; comme si le christianisme 



32 ANALYSE 

aToit pouF.but de dépeupler la société, en conr 
seillant à un petit nombre la perfection 4^u cé- 
libat! 

L^établissement des hôpitaux , selon Tesprit 
dans iequel il est £aiit, peut nuire à la population , 
ou la favoriser. Il peut et il doit même y avoir des 
hôpitaux dans un état dont la plupart des citoyens 
n^ont que leur industrie, pour ressource , parce 
que cette industrie peut quelquefois être mal- 
heureuse ; mais les secours que ces hôpitaux don- 
nent ne doivent être que passagers, pour ne point 
encourager la mendicité et la fainéantise. Il faut 
commencer par rendre le peuple riche , et bâtir 
ensuite des hôpitaux pour les besoins imprévus 
et pressans. Malheureux les pays où la multitude 
des hôpitaux et des monastères , qui ne sont que 
des hôpitaux perpétuels , £aiit que tout le monde 
est à son aise , excepté ceux qui travaillent! 

M. de Montesquieu n'a encore parlé que des 
lois humaines. Il passe jnain tenant à celles de la 
religion , qui, dans presque tous les états, font un 
objet si essentiel du gouvernement. Partout il fait 
reloge du christianisme, il en montre les avantages 
et la grandeur ; il cherche à le £aire aimer ; il sou- 
tient qu^il n^est pas impossible , comme Bayle Ta 
prétendu, qu^une société de parfaits chrétiens 
forme un état subsistant et durable : mais il s'est 



DE L^ESPRIT DES LOIS. 35 

cru permis aussi d^ékaminer ce que les diffl^- 
rentes religions (kumadnemetit parlant) peuvent 
avoir de conforme ou de contraire au gënie et 
à la situation des peuples qui les professent* C'est 
dans ce point de vue qu'il Êiut lire tout ce qu'il 
a écrit sur cette 'matière , et qui a ëtë l'objet de 
tant de déclamations injustes. Il est surprenant 
surtout que , dans un siècle qui en appelle tant 
d'autres barbares , on lui ait &it un crime de ce 
qu'il dit de la tolérance ; comme si c'étoit ap- 
prouver une religion que de la tolérer ; comme 
sî en&n l'évangile même ne proscrivoit pas tout 
autre moyen de le répandre que la douceur et la 
persuasion. Ceux en qui la superstition n'a pas 
éteint tout sentiment de compassion et de jus- 
tice ne pourront lire sans être attendris la re- 
montrance aux inquisiteurs , ce tribunal odieux 
qai outrage la religion en paroissant la venger. 
Enfin, après avoir traité en particulier des dif- 
férentes espèces de lois que les hommes peuvent 
avoir , il ne reste plus qu'à les comparer toutes 
ensemble , et k les examiner dans leur rapport 
avec les choses sur lesquelles elles statuent. Les 
hommes sont gouvernés par différentes espèces 
de lois : par le droit naturel , commun à chaque 
individu ; par le droit ^îvin , qui est celui de la 
religion ; par le droit ecclésiastique , qui est celui 
II. 5 



54 ANALYSE 

de la pplice de la religion ; par le droit civil , qui 
f 6t celui des xoembres d^une même société ; par le 
droit politique, qui e&t celui du gouvernement de 
cette société ; par le droitdesgens , quiest celui des 
sociétés ks unes.par rapport aux autres. Ces. droits 
ont.ch^un leurs objets distingués ^ qu il faut bien 
se garder de confondre. On ne doit jamais régler 
par Pun ce qui appartient à Tautre, pour ne point 
mettre de désordre ni d^injustice dans les prin- 
cipes qui gouvernent les hommes. Il faut enfin 
que les principes qui prescrivent le genre des lois , 
et qui en circonscrivent Tobjet « régnent aussi 
dans lamanière de les composer. L^esprit de mo-* 
dération doit, autant quHl est possible, en dicter 
toutes les dispositions. Des lois bien faites se- 
ront conformes à Tesprit du législateur , même 
en paroissant s'y opposer. Telle étoit la fameuse 
loi de Solon par laquelle tous ceux qui ne pre*- 
noient point de part dans les Siéditions étoient 
déclarés infômes. Elle prévenoit les séditions ^ 
ou les rendoit utiles , en forçant tous les mem-- 
bres de la république à s'occuper de ses vrais 
intérêts. L'ostracisme même étoit une très-^bonne 
loi; car, d'un côté, elle étoit honorable au ci- 
toyen qui en étoit l'objet , etprévenoit, de l'autre, 
les effets de l'ambition : il falloit d'ailleurs un 
très-grand nombre de |uf&ages^ et on ne pou- 



DE L ESPRIT DES LOIS. ÙO^ 

voil bannit que tous les cinq ans. Soumenlf les 
lois qui paroisseni les .mêmes n^ont ni le même 
motif, ni le même effet, ni lat même équité ; ht 
forme du gouTemement, les conjonctures ^ elle 
génie du peuple , changent tout Enfin le st jle des 
lois doit être simple et grave. Elles peuvent se 
dispenser de molÎTer, parce que le motif est sup^ 
posé exister dans Fesprit du.législiiteu]:; maûf 
quand elles nK>tiTent ce doit étee^sur des^ prk^ 
cipes éTJdèns. Eiles ne doivent pas pessembleirà 
cette loi qui, défendant aux aveugles de-plaider^ 
apporte pour raison qu^ils pe peuvent pas ^^oir 
les ornemens de la magistrature; • • •• ■ . . i*. i . 
M. de Montesquieu, p^ur montrer par'de^ 
exemples Tapplication de ses principes; a choisi 
deux différens peuples, le plus célèbre, delà 
terre , et celui dont Fhistoire nous intéresse le 
plus , les Romains et les Français. Il ne s'attache 
qu'à une partie de la jurisprudence du premier , 
celle qui regarde les successions. A l'égard des 
Français, il entre dans te plus grand détail sur 
l'origine et les révolutions de leurs lois civiles ^ 
et sur les différens usages abolis ou subsistans 
qui en ont été la suite. Il s'étend principalement 
sur les lois féodales , cette espèce de gouvernement 
inconnu à toute l'antiquité ; qui le sera peut-être 
pour toujours aux siècles futurs, et qui a fait tant 

3. 



36 ANALYSE DE L'eSPRIT DES LOIS. 

de biens et tant de maux. Il discute surtoutces lois 
dans le rapport qu^elles ont à rétablissement et 
aux révolutions de la monarchie française. Il 
prouve contre M. Fabbé Dubos que. les Francs 
sont réellement entrés en conquérans dans les 
Gaules , et qu^il n'est pas vrai , comme cet auteur 
le prétend, qu'ils aient été appelés par les peuples 
pour succéder aux droits des empereurs romains 
qui les opprimoient. Détail profond , exact et cur 
rieux , mais dans lequel il nous est impossible 
de le suivre. 

Telle est l'analyse générale , mais très-informe 
et .très-imparfaite , de Fouvrage de M. de Mon-* 
tesquieu. Nous l'avons séparée du reste de son 
éloge , pour ne pas trop interrompre la suite de. 
notre récit. 



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ANALYSE RAISONNES 



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L'ESPRIT DES LOIS, 

PAR BERTOLINI. 



L*Aimim des Canêidérmiimm sur te$ cames de 
la grmndeur de$ Ramaitu eideieêtrdéeademce a pa- 
blië uii ouvrage de lëgisladon. Une parfidte Iiai^ 
monie, un heureux enchaînement, une exacte 
ressemblance , et, pour ainsi dire, un même air 
majestueux de fiutnille entre ces doux oaîginanx, 
ontindiquë d^abord les mêmes mams paternelles. 
Cest ainsi que Platon , Cicëron et. autres grands 
hommes, après avoir dëyeloppë les ressorts des 
gouvememens , s^attachèrent à donner des règles 
de législation; tant il est vrai que la durée et la 
prospérité des états sont inséparables de la bonté 
des lois , et que de pareilles opérations sont ré- 
servées à des hommes rares et d^une extrême vi- 
gueur dé génie , capables de tracer le plan des 
empires et d'en jeter les fondemens. 



38 AîîALrSE RAISOKNIÉE 

L'objet de l'ouvrage ne sauroit être plus inté- 
ressant : on ne chét'ché qu'à augmenter les con- 
noissances de ceux qui commandent, sur ce qu'ils 
.doivent prescrire , et à faire trouver à ceux qui 
obéissent un nouveau plaisir à obéir. 

Il eârt aise de retnpUi^ un objet aùs$i bietiifaiysant, 
quand on se propose des principes également 
bienfaisans. La paix et le désir de vitre en société, 
puisés dans les lois de la nature ; le systèâie , au- 
tant dangereux qu'absurde, de l'état naturel de 
guerre , anéanti ; le droit des gens établi sur ce 
grand principe ,- que ks nationS'jdoivent se > faire 
dans la paix le plus de bien, et dans là. guerre 
le.moiéis dq Boa) ^'al est poâsib^e; l'esprit de 
conquête t et d'agrandissement ^ détrië ; des . fié- 
tcissurèsfporpétuëlUés.sur le despotisme, de l'iiev-* 
rettr contre les grands ccmps d['autorité ;ila:féliçitë 
puMique, fondée- sur lé rapport d'amouf entse le 
souverain- et ks sujets ; /enfin dés .maximes |^ro- 
près à faire naître 1^ candeur des*m<imrs et ladMt* 
ceùr deS'lms: Toilà les prineipauxtraila de cet 
ôiïvrage, quiforment soin esprit général^ du pkt^ 
tdtki triomphe -de l^modération et de la sâpeté% 

Kotre auteur considère d'abord jies lois dans 
kt vue la plus universelle ,c'esttÀHdireces lotsgé- 
néraleset inimuabks qui, dans la relation'^u'elles 
ont avec les divers êtres physiques , s'observent, 



DK L «SP&IT 0«6 I.OIS. 59 

sams aucune exception , a^ec on ordre , une té^ 
gularité et une promptitude infime. 

D fiût descendre du ciel les lois primitives 
dans la relation quelles ont arec les ébres intei^ 
ligens. Comme ces lois dorrent leur origine non 
aux institutions humaines, mais à l'auteur de la 
nature, on est charmé à*j voir résider la -vérité \ 
sans que leurs traits vieillissent jamais. 

n exaomne les lois par rapport à Thcmime consi- 
d«é avant l'étaMissement des sociétés ^ et pa^ 
conséquent dans #état de nature. Il les cherche 
telles qu'on les a fixées* auprès que les hommes 
se sont liés en société , dans les rapports v enet de 
nation à nation, ce ^ui forme le dirait des gens ; 
ou du souverain aux sujets ,xe qui établit le dr0it 
poUtiqÊte^ ou de citoyen à citoyen , ce qui con* 
siîtue le droit dmil. Notre auteur a trop de péné*- 
Iration pourae pas apercevoir la suprême in*- 
fluMice de ces notions, qui dominent sur le corps 
entier de son ouvrage : aussi est'-il attentif à porter 
une lumière tqpte nouvelle sur celte matière, qui, 
malgré Itsséclaircissemens de tant d^habiles gens, 
ne laissoit pas d'être encore de nos jours défi- 
gurée par des absurdités. 

A]^s ces notions préliminaires , la constitu- 
tion des gouvernemens, leur force offensive et 
défensive, la liberté, le physique duclimajt et du 



4o ANALY6£ raison^ee 

terroir, Tesprit généra} iJe la nation^ le commerce,' 
la population, sont les principaux chefs auxquels 
notre auteur rapporte la législation (i). C^est de 
' ces^rapports primitifs qu^une infinité d'autres 
coulent comme de leur source. 

. Pour ce qui est de la constitution, il fixe trois 
espièces de gouyememens : républicain ^ monar^ 
chique et despotique: Il en décquyre la nature , et 
il montre les lois fondamentales qui en dérivent. 
Ces lois partent d'elles-mêmes d'une : si grande 
universalité, qu'on peut les PÉ^arder comme la 
base de la constitution. Gomme c'est parces lois 
fondamentales qu'il faut régler la puissance sou- 
veraine , les droits des sujets et les fonctions des 
magistrats, aussi est-ce dans la juste fixation de 
ces mêmes lois que, notre auteur, s'est signalé. 
J'oserai presque dire que ses théories n'ont pas 
produit une admiration stérile. Il ne s'arrête pas 
à des [Hréjugés ; il va directementaubut descboses, 
tirant ces lois de la nature de chaque constitution. 

(i) J'ai cra à propos, en renvoyant le leetctif''à l'ô/tfginal , de me 
taire dans mon travail à l'égard des lois ciiâed de la monaschie 
française et de ses lois féodales, matières difiBcilcs, épineuses, et 
qui demandent des connoissances locales et sans nombre. J'en ai 
agi de même an sujet des lois par rapport à la religion. Eh ! com- 
jneàt un écrivain subalterne oseroît-il lev«r sea (nuins tremblantes 
pour cueillir des fraits d'un arbre qui a sa racine dans le ciel P Je 
n'ai rien dit non plus sur quelques exemples. Néanmoins toutes les 
grosses masses y xestent. 



D£ L^ESPBIT BES LOIS. 4^ 

force et une efficace de yiwe loi, paice qu^elle 
forme le bon prince , le bon nagistrat , le bon 
sujet, le bon patriote, le bon parent, et, pour 
tout dire , le citoyen rertueux. Sans ten^ pbilo* 
sopUe, Alexandre n^anroit jamais cirilisë tant 
de peuples. Inspires par cette pbilosoplûe , les 
en&ns de ces contrées barbares Êisoient leur 
passe-ten^s de lire les vers d'Homère, et de 
chanter les tragédies de Sopbocle et d^Euripide. 
Sans cette {diilosophie, Epanunondas- n'^auroît 
pas £dtradmiraiîon de Tunivers. 

^o^re auteur , après avoir jeté des fendemens 
sisoUdes à Tëgard de Téducation, suivant tou- 
jours de près les principes de chaque gouverne-* 
ment, rapporte à une théorie si féconde et si gé- 
nérale de ces mètnes principes les lois que le 14* 
gislateur veut donner à toute la société. 

Chose singulière! toutes promptes et étendues 
que sont les vues de notre auteur, elles ne sauroitoit 
ici le déclitfger de la ]^us laborkuse attention. 
Comme il a Thabil^ suprême, de distinguer 
qumd il Êiut seulement indiquer, quand il feut 
enseigner, quand il faut diriger, ce n-est qii^a* 
près des recherches sans nombre et compliquées, 
inséparitbles d'un grand travail et d'une applicar 
tien suivie, qu'il découvre ici toutes les faces de 
ces objets de législation, et leurs différences les 



44 ANÀLTSE RAISONNÉE 

plus délicates. C^est ainsi que dans un;e beautë 
achevée du corps humain, qui consiste dans la 
juste proportion, de ses parties , ceUea qui doi- 
vent avoir plus de force ont aussi plus de gros- 
seur, celles qui dpivent être plus déliées sont à 
mesure plus déchargées. 

Ainsi c^est avec la dernière exactitude que 
notre auteur, en con&rmité des principes du 
gouvernement républicain , où il est souveraine- 
ment important que la volonté particulière ne 
trouble pas la disposition de la loi fondamentale, 
montre les , lois propres à favoriser la subordi- 
nation aux magistrats, le respect pour les vieil- 
lards , la puissance paternelle , rattachement aux 
anciennes institutions , la bonté des mcEturs. Il 
règle aussi le partage des terres ^ les dots , les 
manières de contracter, les donations > les testa- 
mens, les successions, pour conserver Tégalité, 
qui est Tàme de ce gouvernement. . 

Et comme les lois romaines, malgré la:révor 
lution des empires, seront toujours à plusieurs 
égards le modèle de toute législation sensée, 
notre auteur , pour faire mieux sentir Fétroite 
liaison des lois de succession avec la nature du 
gouvernement , remonte jusqu'à ToriginQ de 
Rome pour chercher sous des toits rustiques , et 
dans le partage du petit territoire dW peuple 



DE L^SPRIT DES LOIS. ^S 

naissant, compose de pâtres, les lois civiles à ce 
sujet, dont le changement tint toujours à celui 
de la constitution ( i ). Ici, comme partout ailleurs, 
on est conyaincu que la politique , la philoso- 
phie , la jurisprudence, par leur secours mutuel, 
portent des lumières là où Ton n'entrevoyoît 
que de foibles lueurs. 

Les prëëminences , les rangs, les distinctions , 
la noblesse, entrent dans Tessence de la monar- 
chie. C'est donc des principes de ce gouverne- 
ment qu'il fait descendre les lois qui concernent 
les privilèges des terres nobles, les fiefs, les 
retraits lignagers , les substitutions , et autres 
prérogatives , qu'on ne sauroit par conséquent 
communiquer au peuple sans diminuer la force 
de la noblesse et celle du peuple même, et sans 
choquer inutilement tous les principes. 

Notre auteur est charmé de reconnoître ici 
l'excellence des principes du gouvernement mo- 
narchique , et ses avantages sur les autres espèces 
de gouvernemens : les différens ordres qui tien- 
nent à ]a constitution la rendent inébranlable au 
point de voir ses ressorts remis en équilibre au 
moment même de leur dérèglement. 

(i) L'article des lois romames sur les successions, qui seul dans 
l'original forme le liVre XXVII, non sans interruption, trouTeici na- 
turellement sa place après le chapitre ▼ du livre V, où je l'ai mis. 



46 ANALYSE RAISONNER 

Il développe les lois qui sont relatires à ce 
mouvement de rapidité, à ces violences, à cette 
af&euse tranquillité, à cette léthargie, à cet es- 
clavage du gouvernement despotique : il se dë^ 
chaîne contre ces caprices , ces fureurs, ces venir 
geances , cette avarice, ces volontés rigides, mo- 
mentanées et subites d^tin visir qui est tout, tan- 
dis que les autres ne sont rien : il trace avec les 
couleurs leSv plus noires une' peinture si aaïve 
des fantaisies, des indignations, des inconstan- 
ces, des imbécillités, des voluptés, de cette pa- 
resse, et de cet abandon de tout, d'un despote, 
ou plutôt du premier prisonnier enfermé dans 
son palais, que,.nousî inspirant de Thorreiur 
contre celte espèce de gouvernement, il paroît 
nous avertir tacitement combien nous sommes 
obligés de rendre grâces au ciel de nous avoir 
fait nattre dans nos contrées heureuses , où les 
souverains , toujours agissant^ toujours travail-: 
lant , et menant une vie appliquée , ne sont occuf 
pés que du biçn-être de leurs sujets , comme ua 
bon père de famille est attentif au bien de. ses 
enfans. , 

C'est en tirant les conséquences de ces mêmeii 
principes, par rapport a la manière de former 
les jugemens, qu'il sait teiidreies pièges les'plus 
adroits au despotisme, heureusement inconnu 



BE JL'eSPRIT des LOIS. 4? 

aux sages gouTememens de aos jours, où un 
côrp$ permanent de plusieurs juges esl le seul 
dépositaire de la vie , de l^honneur et des biens 
de chaque citoyen ; où les souverains , laissant 
aux mêmes juges le pouvoir de punir , se réser-^ 
vent celui de faire grâce, qui est le plus bel attri- 
bua de la souveraine të ; et où les ministres, sans 
se mêler des affaires contentieuses , veillent nuit 
et jour aux grands intérêts de Tétat, n^ exigeant 
d^autre récompense de leurs travaux que le pou* 
voir de faiire des heureux. Notre auteur, pour 
inspirer par le contraste plus de respect pour 
ces corps augustes, ou, ponr mieux dire, pour 
ces sanctuaires de justice , de vérité , de sagesse, 
nous rappelle avec horreur le jugement d^Âppius, 
ce magistrat inique , qui abusa de son pouvoir 
jusqu'à violer la loi faite par lui-même. 

Il nous met entre les mains des tirésors inesti- 
mables à Fégard de rétablissement des peines. U 
nous montre que la douceur et la mod.ératioi| 
sont les vertus propres des grandes âmes , nées 
pour faire le bonheur des peuples* Il £aiut en 
convenir, les connoissances rendent les hommes 
doux, la raison porte à Thumanité, et il n'y '^ 
que les préjugés qui y fassent renoncer. 

Ainsi, ce n'est pas ici un de ces législateurs 
qui, avec un air irrité et terrible, avec des yeux 



4S ANALTSE KAISONNÉE 

pleins d^un feu sombre, lance des regards £stroa- 
ches, menace, tonne, et porte répouvante partout, 
et ne sachant être just^ sans outrer la justice 
même, ni bienfaisant sans avoir été oppresseur, 
prend toujours les voies extrêmes pour agir 
avec violence au lieu de juger , pour faire des 
outrages au lieu de punir, pour exterminer tout 
par le glaive au lieu de régler. 
' C'est un bon législateur qui cherche plutôt à 
corriger qu'à mortifier, plutôt à humilier qu'à 
déshonorer, plutôt à prévenir des crimes qu'à 
lès punir, plutôt à inspirer des mœurs, qu'à in- 
fliger des supplices , plutôt à obliger à vivre selon 
les règles de la société qu'à retrancher de la so- 
ciété: c'est un sage magistrat qui sait distinguer 
les cas où il faut être neutre, et ceux où il faut 
être protecteur; parce qu'il a assez d'esprit et de 
cceur pour saisir le point critique et délicat au- 
quel la justice finit, et où commence l'oppres- 
sion- qui, étant exercée à l'ombre de la justice 
et de sang-firoid , seroit la source la plus empoi- 
sonnée d'une tyrannie sourde et inexorable ; 
c'est un père tendre et compatissant, qui sait 
trouver ce sage milieu entre l'indolence et la du- 
reté, je veux dire la clémence. 

Il n'est pas indifférent que je fasse ici une re- 
marque. Quand notre auteur parle des peines, 



DE JL^£SPRIT DES LOIS. 49 

il ne faut pas attendre de lui de& interprëtaticms, 
des déclarations, des axiomes, et des dëcbions, 
comme on voit dans les libres des jurisconsultes : 
ce seroit n^avoir p^s une idëe juste de son ou- 
▼rage que de le regarder dans un poini de Toe si 
borne. Notre auteur, ici comme partout ailleurs, 
aspire à quelque 'chose de plus haut, de plus 
noble et de plus étendu ; il n'enseigne point en 
simple jurisconsulte qui s'arrête à exattitiner en 
détail ce qui est juste ou injuste, dans les affaires 
contentieuses ; son dessein est de découvrir tous 
les objets différens de législation, quHl adu em* 
brasser d'une yne générale* Ainsi le grand res- 
sort de son ouvrage est la science du gouverne- 
ment, quiréunittoutes les sciences, tous les arte, 
toutes les connoissances , toutes les lois ,. en un 
mot tout cfî q^i peut $tre utile à la société. 
C'est lorsqu^il traite du luxe propre au gou- 
/ vemement républicain , et lorsqu'il parle de la 
cpndition des femmes , qu'il sait accorder d'une 
manière merveilleuse la politique avec la pureté 
des mœux's. Pour .preuve décente heureuse con- 
ciliation , iLsuffiroit de rappeler ici le bel éloge 
que notre I auteur, fait des. p^utiimes dç ces peu- 
ples où l'amour, la.b^)Ué, la chasteté, la vertu, 
la.nais^l^pce ,4qs richesses mêmei tout cel^ éu>it 
pour .ain^i.dU^ la d^t de la vertu. 

u. 4 



5o ANALYSE RAÎSONKÊE 

On est tharmë de la juste apologie que notre 
auteur fait de l'administrarion des femmes , jus- 
qu'à les placer sur le trône , non par leurs grâces, 
par leurs talens, mais par leur humanité, mais 
par leur douceur, mais par leurs sentiméns ten- 
dres et compatissans qui assurent la modëra- 
tîcm dans- le gouvernement. En effet, quel beau 
règiiê que celui de Fauguste souveraine Marie- 
"Thërèse! Non, le ciel n^a jamais confié la tutelle 
des peuples à une • princesse plus vertueuse et 
plus digne de les gouverner. 

L'influencfe des principes de chaque gouver- 
nement est si grande , et ils ont tant de force sur 
ta constitution, que c^est par leur corruption 
qUè tolit gouvernement doit përîr: Sparte, dcnrit 
les institutions furent avec raison regardée* 
comme Touvrage des dieux , pérît par la corrup- 
tion de ses principes. Dès lors ce» ne furent plus 
le& mêmes Vues, les mêmes- âésir&^ les mêmes 
craintes, les mêmes précautions, lès mêmes soins, 
les mêmes travaux. Rien ïié' ^'rapporta plus au 
bien général, personne ne respira plus ta gloire 
' et la liberté. Ce liirt |>atr la corruption de ses 
pribcijles qu'Athèfrtes, malgré te pôKè^, its 
mœiùrs', et les belles ihisîtitiltions de 'Solnn, reçut 
des plaies t^i*bfôndès,^âfaÉns p^bvoJrihéWôiÉiVéf' ai»- 
cun vestige de» cette àncieVîin'e polUique mâle^t 



DE l'SSPHIT des LOIS. 5l 

vigoureuse, qui saVoit préparer les bous succès 
ei réparer les mauvais. Dès lors. Athèues, autre- 
fois si peuplée d'ambassadeurs qui yencMent eu 
foule réclamer sa protecùosi; Athènes , superbe 
par le hombre de ses vaisseaux,. de ses troupes:, 
de ses arsenaux, par. Tempii'e de la mer, fut ré- 
duite à combattre, uon pour la prééminence 
sur les Grecs, mais pour la {conservation de ses 
foyers. Quel spectacle affireux de voir des scélé- 
rats qui eonspiroient à la ruine de la patrie , 
prétendre aux honneurs rendus à Thémistocle , 
et aux héros qui moururent aux batailles de 
Marathon et de Platée! Cela fit 4]ue des citoyens 
impies , et vendus aux puissances ennemies lors-* 
qu'elles prospéroient^«fie«promenoient avec un 
visage content et serein dans les places publi- 
ques ; et , au récit des événemens heureux pour 
la patrie , ils n'étoierit point honteux de trembler, 
de gémir, de baisser les yeux vers la terre. Gela 
fit qu^on vit paroître sur la tribune, des flatteurs, 
des prévaricateurs , des mercenaires , pour pro- 
poser des décrets aussi Csistueux que lâches et 
scandaleux , qui dégradoient la cité et la cou- 
vroient d'opprobre. Ce fut enfin par la corrup- 
tion de ses principes que tout fiit perdu à Rome. 
Kome , cette ville réputée étemelle , qu'on v^né-f 
roit comme un temple ; Rome , dont le sénat étoit 

4 



52 ANALYSE RAISONNÉE 

respecté tomtne uii^ assemblée de rois , où l'on 
voyôit les roîs étrangers se prosterner et baiser 
le pas de la porte, appelant les sénateurs leurs 
patrons, leurs souverains, leurs dieux; Rome 
enfin dont le gouvernement étoit regardé comme 
le plus grand et le plus beau chef-d'iOBuvre qui 
(ut jamais parmi les humains, perdit par la cor- 
ruption de ses principes la force de son institu- 
tion. Plus de patrie , plus de lois , plus de mttsurs^ 
plus de déférence , plus d'intérêt public , plus 
de devoirs. Les citoyens, qui le diroit! à k vue 
même du Capitole et de ses dieux, déserteurs de 
la foi de leurs pères , ne sentant plus de répiï- 
gnance pour l'esclavage , s'apprivoisèrent avec la 
tyrannie , contenu de jouir d'un repos indigne 
du nom romain , de la répidylique , de leurs an- 
cêtres. C'est de ce débordement de corruption 
générale d'une république mourante qu'on vit 
naître successivement, tantôt une anarchie gé- 
nérale >, on l'on donna le nom de rigueur aux 
maximes, de gêne à la subordination, d'opiniâ- 
treté à la raison, aux lumières, à l'ex)amen, de 
passion et de haine à l'attention contre les abus 
et à une justice intrépide , et par-là l'inertie tint 
lieu de sagesse ; tantôt un gouvernement dur et 
militaire qui ôta les prérogatives des corps et les 
privilèges des peuples vaincus^ qui conduisit tout 



DE l'esprit des LOIS. 53 

immédiatement par lui * même , changea tout 
Tordre des choses , confondit Tinfamie et les 
dignités, avilit tous* les honneurs jusqu^àétre le 
partage de quelques esclayes ou de quelques 
gladiateurs; tantét une tyrannie réfléchie, qui ne 
respira que des ordres cruels, des délateurs, des 
amitiés infidèles, et l'oppression des inaocens; 
tantôt un despotisme idiot et stupide , auquel 
on faisoit accroire que cet abattement a£Ereux de 
Rome, de.ritalie, des provinces, des nations, 
étoit.une paix et une tranquillité du monde ro- 
main. 

Comme la corruption de chaque gouyerae^ 
ment marche d'un pas égal avec celle de ses 
principes, c'est avec sa main de maître que notre 
auteur propose les moyens propres pour main- 
tenir la force de ces principes , qu'il montre la 
nécessité, de les rappeler quand on s'en est éloi- 
gné , et qu'il va chercher les.remèdes jusque dans 
le maintien de l'état , dans la grandeur qui est na- 
turelle et proportionnée à chaque espèce de gou- 
vernement. 

Ici , que de raisons de nous féliciter de nos 
temps. modernes , de la raison présente , de notre 
religion , de notre philosophie, et, pour tout dire, 
de nos mœurs , qui , comme a remarqué notre au- 
teur, forment le grand ressort de nos gouverne- 



54 ANALYSE RAISONNES 

metïs , et en éloignent la corruption ! Quel bon- 
heur pour nous que la bonté des mœurs soit 
Tâme de la constitution , qui , indépendamment 
de tout autre principe , règle.tout , et que par la 
douceur de ces mœurs chacun aille au bien com- 
mun , en assurant sa félicité particulière ! 

Il faut l'avouer , ce ne furent point ces vertus 
humaines , ce faux honneur, cette crainte servile, 
qui maintinrent et firent agir toutes les parties du 
corps politique de Fétat sous les Tite , les Nerva, 
les Marc-Aurèle , les Trapn , les Ântonin : ce fu- 
rent les mœurs , qui ont toujours autant contribué 
à la liberté que les lois. Une belle carrière à rem- 
plir pouf un lecteur attentif seroit de développer 
ce principe fécond et intéressant, que notre au- 
teur n'a laissé renfermé dans son germe que pour 
le plaisir que les seules grandes âmes goûtent à 
trouver des compagnons de leurs travaux. On 
peut dire de notre auteur que tout , jusqu'à ses 
négligences , se ressent de son caracière. 

Après la constitution , la force défensive et 
offensive du gouvernement forme une des prin- 
cipales branches de la législation. Gomme la rai- 
son et l'expérience se sont toujours trouvées d'ac- 
cord à montrer que l'agrandissement du territoire 
au delà de ses justes bornes n'est pas l'augmen- 
tation des forces réelles de l'état, mais plutôt 



DE l'£SP]LIT des LOIS. 55 

une diminution de sa puissance, notre .2|uteur, 
après avoir indiqué les moyens propres à pour- 
voir à la sûreté de la monarchie , c^est-à-dire à la . 
force .défensive , £iit sentir à ceux à qui la monar- 
chie a confié sa puissance , ses forces , le sort de 
ses états , combien il faut quHls soient circons- 
pects à ne porter pas trop loin leur %èle pour la 
gloire du maître , étjmt plus de son intérêt qu^il 
augmente son influence au lieu d^augmenter la . 
jalousie, et qu^il devienne plutôt Tobjet ^n res- 
pect de ses voisins que de leurs craintes. 

Pour ce qui est de la force défensive des ré- 
publiques ^notrei auteur la voit là où on Ta tou- 
jours trouvée, c^est-à-dire dans ces associations 
fédératives de plusieurs républiqueç, qui ont 
toujours assuré à cette forme de gouvernement 
la prospérité au dedans et la considération au 
dehors. 

Je ne saurois quitter ce sujet sans faire ici 
une remarque. Notre auteur , qui ne paroît avoir 
fait «on ouvrage que pour s^ opposer aux senti- 
mens de Tabbé de Saint-Pierre ( i ) , coipme Aris- 
tote ne composa sa Politique que pourcombatu^e 
celle de Platon , soutient que cette coQStitution 

(i) Chose singulière l ces deux auteurs, par des chemins dlfféreos 
et souvent opposés, Tontaumême but; je Veux dire à la doucews: 
et à la modération. 



56 ANALYSE RAISONNEE 

fédëratiye nie sauroit subsister à moins qu'elle ne 
soit composée d^états de même nature , surtout 
d^ëtats républicains ; principe entièrement op- 
pose ail ^lan de la diète européenne de Tabbë de 
Saint-Pierre. Ce n'est pas à moi à prononcer sur 
cette question : je ne ferai que rappeler ici les 
suffrages respectables des ixrotius, des Leibnitz , 
et, qui plus est, de Henri-le-Grand ; suffrages 
qui font connoitre que le projet de Pabbé de 
Sairit-Pierré ne devoit pas être regarde comme 
un rêve. Peut-être le monde est-il à cet égard en- 
core trop jeune pour e'tablir en politique certaiiies 
maximes dont la fausse impossibilité ne paroitra 
qu'aux yeux de la postérité; mais qu'il me soit 
du moins permis de nous féliciter de la présente 
situation de TËurope , qui ne sauroit être mieux 
disposée pour embrasser un si beau plan. Un 
meilleur droit des gens , la science de ce droit e t 
celle des intérêts des souverains mises en sys- 
tème; la bonne philosophie, Tétude des langues 
vivantes, la langue française devenue la langue 
de l'Europe ; un esprit général de Commerce , qui 
a fait que la connoissance des mœurs de toutes 
les nations a pénétré partout, qui a éteint l'esprit 
de conquête et entretient celui de la paix , dont à 
présent jouit tout l'univers ; les places de com- 
merce , les foires , le change , un luxe des produc- 



DE l'esprit des LOIS. S*] 

tions des pays étrangers , les banques publiques, 
les compagnies de commerce, les grands che- 
mins bien entretenus , la navigation &cilitëe e» 
étendue, les postes, les papiers politiques, le 
goût des voyages , Fhospitalité , les bons règle- 
mens de santé ; Téquilibre mis en système , les 
alliances , les traités de commerce , une parfaite 
harmonie entre les souverains (i); les ministres 
étrangers résidant aux cours , les consuls , les uni- 
versités , les académies , les correspondances lit- 
téraires, des savans étrangers appelés elf^ntrete- 
nus par des souverains , Part de Timprimerie , le 
théâtre français et la musique italienne répandus 
partout ; mais , qui plus est , la modération , les 
mœurs et les lumières , qui forment le caractère 
général de tous les souverains de nos jours , et , 
pour comble de prospérité, le chef (2) visible de 
notre religion, grand prince, et, pour mieux 
employer les expressions de notre auteur (3) , 
l'homme le plus propre à honorer la nature hu^ 
maine et à représenter la divine : toutes ces com- 
binaisons forment une si étroite liaison de TEu- 
rope entière, que par ce grand nombre de rap- 

(i) Cet écrit fut composé en 1754 , temps d'ane paix générale en 
Europe. 

(a) Le pape Benoit XIV, Prosper Lam.bertini. 

(3) Grandeur et décadence des Romains, cb. i5. (Portrait de 
Trajan.) 



58 ANALYSE RAISONKEE 

ports on peut dire qu^elle aie compose qu^un seul 
état, et qu'elle n'est, pour ainsi dire, qu'une 
grande famille dont tous les membres sont unis 
par une par£aiite hsunnonie. Cette liaison peut être 
regardée comme un heureux présage , et presque 
un traité préliminaire du grand traité définitif de 
la diète européenne. Heureux les ministres qui au- 
ront rhonneur de cette signature! et plus heu- 
reux les souverains qui auront celui de la ratifica- 
tion , en stipulant par ce traité le bonheur étemel 
du genrUhhumain ! C'est après cette signature qu'il 
faut ériger un mausolée à l'abbé de Saint-Pierre 
pour éterniser sa mémoire, en y gravant ces vers 
d'Euripide : 

« O Paix , mère des richesses , la plus aimable 
»des divinités, que je vous désiré avec ardeur! 
'>Que vous tardez à venir! Que je crains que la 
» vieillesse ne me surprenne avant que je puisse 
» voir le temps heureux où tout retentira de nos 
^chansons, et oii, couronnés de fleurs , nous ce- 
>> lébrerons des festins ! » 

A la force défensive de chaque état est liée la 
force offensive. Celle-ci est réglée par le droit 
des gens ; c'est-à-dire par cette loi politique qui 
établit les rapports que les différentes nations 
ont entre elles. Le droit de la guerre et celui de 
conquête, ferment le principal objet de ce droit 



D£ l'esprit des LOIS. 5g 

des gens. Je le dis , toujours à la louange de notre 
auteur. Fourrage du cœur donne ici , comme parr 
tout ailleurs , son caractère à Fouvrage de Fesprit. 
Pour preuve de cela , il ne faut que rappeler ici 
sa belle, haute, sage et grande définition du droit 
de conquête ; « droit nécessaire , dit-il, légitime 
»et malheureux, qui laisse toujours à payer une 
» dette immense pour s'acquitter avec la nature 
»humaine.»De là cette belle conséquence , que 
le droit de conquête porte avec lui le droit de 
conservation, non celui de destruction; de là 
les droits barbares et insensés de tuer Fennemi 
après Ja conquête , et de le réduire en servitude , 
tant décriés ; de là cette nécessité de laisser aux 
peuples vaincus leurs lois, et, ce qui est plus im- 
portant, leurs mœurs et leurs coutumes, qu'on 
ne sauroit changer sans d^ grandes secousses ; 
de là enfin ces pratiques admirables pour joindre 
les deux peuples par des nœuds indissolubles 
d'une amitié réciproque. Une chaîne de consé-* 
quences aussi justes que bienfaisantes nous 
bblige de rendre ici hommage à notre droit des 
gens , ou plutôt à celui de la raison , qui , tou- 
jours éloigné des préjugés destructeurs , ss^it dé- 
velopper les idées étemelles et constantes du 
vrai et du faux, du juste et de Finjuste , pour dé- 
montrer les moyens propres à diminuer les maux 



6o ANALYSE RAISONNES 

et augmenter les biens des sociétés ; objet qui 
constitue le sublime de la raison humaine. 

Il y auroit une grande imperfection dans cet 
ouvrage , si on n'y avoit en même temps consi- 
déré les lois dans leur rapport avec le droit le 
plus précieux que nous tenions de la nature , je 
veux dire la liberté. Mais il ne faudroit d^autre 
preuve du génie de notre auteur que ses théo- 
ries étendues et lumineuses sur cette partie de 
législation; théories qu'il tire également de la 
majesté du sujet, et de ses profondes connois- 
sahces. 

Il examine d'abord les lois qtfi forment la li- 
berté politique dans son rapport le plus impor-^ 
tant, je veux dire relativement à la constitution. 
Pour que le lecteur ne puisse abuser des termes , 
il donne une juste définition du mot de liberté : il 
en réveille l'idée la plus conforme à la nature de la 
chose ; et comme celte liberté est inséparable de 
Tordre civil, de l'harmonie tant requise dans la 
société, et, pour tout dire, de la subordination 
aux lois , notre auteur ne la cherche point dans 
ces gouvernemens que des préjugés font appeler 
libres , parce que le peuple y paroît faire ce qu'il 
veut, confondant ainsi les idées .de licence et de 
liberté ; mais il voit le triqmphe de la liberté dans 
ces gouvernemens où les différens pouvoirs sont 



BE l'esprit des LOIS. 6l 

distribues de façon que la force de Tun tient 
la force de Fautre en tel équilibre qu^aucun d^eux 
n'emporte la balance. 

Il ne faudroit que ces justes réflexions de notre 
auteur sur cette distribution des diffërens pou* 
yoirs pour prouver que les affaires politiques 
bien approfondies se réduisent, comme les autres 
sciences, à des combinaisons, et pour ainsi dire 
à^des calculs très-exacts. Ainsi , autant nous avons 
lieu de nous féliciter des progrès de la raison 
hum^Liite de nos jours , qui a £aiit que Tautorité 
ne sauroit craindre les talens, autant avons-nous 
raison de plaindre Texcès d'idiotisme de quel- 
ques-uns de nos aïeux , ou plutôt le comble d'or- 
gueil de leurs petites âmes, qui se croyoient 
dégradées en s'asservissant aux règles, et, dé- 
daignant d'acquérir des connoissances , avoient 
la hardiesse de se croire en état de pouvoir con- 
duire tout avec le seul bon sens , qui , dépourvu 
de principes, ne leur ofiroitque la confiance de 
n^avoir jamais des contradicteurs , suite de l'abus 
de l'autorité. De là ces torrens d'erreurs , ces lois 
gauches, absurdes, contradictoires, si mal as- 
sorties, et, s'ilest permis de lâcher le mot, plus 
insensées que les colonnes oii elles furent affi- 
chées; de là enfin ces établissemens qui na- 
quirent, vieillirent, moururent presque dans le 



62 AllïAI.irS£ BAISOKIfEE 

même inslant. On sentira mieux ceci en réunis- 
sant des traits parsemés dans Fouvrage de notre 
auteur sur la conduite aveugle du despotisme 
oriental. « Le despote , dit-il , n'a point à délibérer 
»ni à raisonner; il n'a qu'à vouloir (i). Dans ce 
» despotisme il est également pernicieux qu'on 
») raisonne bien ou mal, et il suffîroit qu'on rai- 
» sonnât pour que le principe de ce gouvernement 
»fut choqué (2). Le savoir y est dangereux (5). 
» Comme il ne faut que des passions pour établir 
»ce gouvernement, tout le monde est bon pour 
»cela; et le despote, malgré sa stupidité natu- 
» relie, n'a besoin que d'un nom pour gouverner 
» les hommes (4)- » 

C'est par cette sage distribution des pouvoirs 
que les politiques grecs et romains calculèrent 
les degrés de liberté des anciennes constitutions. 
Ils regardèrent cet équilibre comme le chef- 
d'œuvre de la législation : ils en furent même 
si étonnés, que j'oseroisdire qu'ils n'imagiaèrent 
le concours des dieux avec les hommies dans la 
fondation de leurs cités que pour faire l'éloge 
de cette espèce de gouvernement. C'est dans ce 
point de vue que V Histoire de Polybe a été tou- 
jours re^rdée comme le livrç des pjfilps^ophes , 
• ... 

(1) Liv. IV, chap. m. (3) Liv. XIX, chap. xvii. 

(i) Liv. XIX , chât>. xYiN (4) Liv. V; ckkp. Xiv. * ' 



B£ l'esprit des LOIS. 63 

des grands capitaines et des maîtres du monde. 
Ainsi notre auteur, semblable a Michel- Ange , 
qui cherchoit la belle nature dans les débris de 
Tantiquitë , parcourt les annales et les monumens 
de Rome naissante (i) et de Rome florissante, 
où il décèle des liaisons jusqu'à présent incon- 
nues , qui lui font yoir dans le plus beau jour 
cette harmonie des pouvoirs qui formèrent une 
conciliation si admirable des différens corps; 
harmonie qui mérita d'être regardée comme la 
source principale de la libeiSé politique de cette 
capitale de Tunirers. 

Le plaisir qu'on ressent àrapprocher l'antiquité 
de nos temps modernes , &it que notre auteur se 
plaît à chercher aussi cet équilibre des pouvoirs 
dans la constitution de l'Angleterre , formée et 
établie pour maintenir la balance entre les pré-* 
rogatives de la couronne et la liberté des sujets, 
et pour conserver le tout. En effet , où doit-on 
chercher cette liberté , si ce n'est dans un état 
où le corps législatif étant composé de deux par- 
ties , c'est-à-dire du grand conseil de la nation et 
du corps qui représente le peuple , l'une enchaîne 
l'autre par la faculté d'empêcher, et toutes les 
deux sont liées par la puissance exécutrice, 
comme celle-ci est liée par la législative ? 

(i) Etyeteri» Romae gublimem interrogat ambram. 



64 ANALYSE RAISONNEE 

Comme c^est des décombres d^un édifice go-^ 
thique que notre auteur déterre le beau concert 
des pouvoirs intermédiaires subordonnes et dé- 
pendans du souverain dans les monarchies que 
nous connoissons, il fait aussi descendre ce beau 
système , ou, pour mieux dire , ce juste équilibre 
de la constitution de l'Angleterre , des forêts des 
anciens Germains; système que notre auteur a 
développé, dans le détail immense de ses rela- 
tions , par des réflexions d'un^ homme d'état. 

Après avoir exanûné la liberté politique dans 
son rapport avec la constitution, c'est-à-dire 
dans cet heureux milieu entre 'la licence et la 
servitude , qui forme le caractère distinctif du 
gouvernement modéré, notre auteur fait voir 
cette même liberté dans le rapport qu'elle a avec 
le citoyen. Il a cherché avec succès le premier 
rapport dans la sage distribution des pouvoirs , 
il a trouvé le second dans la sûreté, des citoyens. 

La vie et la propriété des citoyens doivent être 
as8urée$ comme la constitution même. Cette sû-^ 
reié à l'égard de la vie peut être extrêmement 
attaquée dans les accusations publiques et pri- 
vées, et, à l'égard de la propriété ^ dans la .le- 
vée des tributs. C'est donc dans l'examen des 
jugemens criminels et dans la sagesse à régler la 
levée des tributs que notre auteur s'est occupé ; 



B£ l'esprit des LOIS. 65 

deux objets qui forment les principales branches 
de la sociëtë. 

Les crimes blessent ou la religion , ou les 
mœurs, ou la tranquillité, ou la sûretë des ci* 
toyens. C'est un grand ressort dans les lois cri- 
minelles que cette juste fixation des classes des 
crimes, qui ne pouvoit demeurer stérile entre 
les mains de notre auteur. U connoissoit trop 
que, sans ces bornes immuables, les erreurs doi- 
vent se multiplier tour à tour avec les volumes ; 
et, dans cette confusion dMdées , il fadioit que de 
si grands intérêts dépendissent quelquefois de 
l'arbitraire des juges , et souvent des contradic- 
tions des praticiens. 

C'est par le secours de cette théorie qu'il guérit 
de ces idées superstitieuses qui , dans les ju- 
gemens criminels , frappoient d'un «même coup 
et la religion et la liberté : mais il en agit avec 
tant de circonspection et de sagesse, qu'on diroit 
qu'il ne (ait que lever avec ménagement le voile 
que d'autres déchirèrent d'une main hardie , fai- 
sant ainsi naître Un nouveau mal du remède 
même. Ces sortes d'emportemens , indépendam- 
ment de leur injustice et de leur imprudence , se- 
roient de nos jours un sujet de raillerie , vu les 
' progrès de la raison humaine. 

C'est en partant de ces principes qu'il. nous 
u. 5 



66 ANALYSE RAISONNÉE 

fait voir combien on a besoin , dans la punition 
de certains crimes , de toute la modération , de 
toute la prévoyance, de toute la sagesse , en leur 
laissant pourtant toutes les flétrissures. 

Le merveilleux concert de la politique avec la 
bonté des mœurs, qui démine toujours dans cet 
ouvrage , paroît ici plus lumineux lorsque notre 
auteur 'nous fait sentir avec un secret plaisir que 
les mœurs du souverain favorisent autant la li- 
berté que les lois. 

Enfin c'est en tirant chaque peine de la nature 
des crimes qu'il nous rappelle avec horreur le 
violent abus de donner autrefois le nom de crimes 
de lèse-majesté à des actions qui ne le sont pas ; 
abus qui donna des secousses terribles à la li- 
berté des citoyens de Rome , sous ces empereurs 
également subtils et ci'uels à imaginer des pré- 
textes odieux pour faire périr les gens de bien 
et éluder les lois les plus salutaires. 

Notre auteur < dans ce livre , qui forme le ta- 
bleau le plus intéressant que Ton puisse présenter 
à Thumanilé, nous mène , sans rien dire, à une 
réflexion. Comme il est résulté des biens sans 
nombre d'avoir suivi la législation romaine , il 
y a aussi des cas où l'on bénira à jamais nos 
sages législateurs pour s'en être éloignés. En ef- 
fet, combien n'a-t-on pas gagné à nous guérir 



DE l'esprit des LOIS. 67 

des préjugés de la plupart de nos pères qui , 
pleins de cette idée fastueuse d'une législation 
dominatrice sur toute la terre , adoptèrent aveu- 
glément les dispositions de ces mêmes empereurs 
qui , en manifestant leurs volontés par ces édits 
de majesté, sembloient avoir voulu en même 
temps déclarer leur inimitié envers la i^ature hu- 
m^îne ? 

Notre auteur, ayant ainsi développé les ressorts 
de la législation par rapport à la sûreté de la vie , 
s'attache à examiner les lois propres à assurer la 
propriété. C'est surtout dans la levée des tributs 
que cette propriété doit être assurée : c'est là le 
triomphe de la liberté politique par rapport au 
citoyen : le souverain lui - même étant le plus 
grand citoyen de l'état , est le plus intéressé à fa- 
voriser la sûreté à cet égard. 

Les vices d'administration dans la levée des 
tributs naissent , ou de leur excès , ou de leur ré- 
partition disproportionnée , ou des vexations 
dans la perception : vices qui blessent égale- 
ment la sûreté , et d'où par conséquent dérive 
cette maladie de langueur qui afflige tant les 
peuples. 

Ainsi noité auteur, après avoir démontré le 
faux raisonnement de ceux qui disent que la 
grandeur des tributs est bonne par elle-même 

5. 



68 ANALYSE RAISONNÉE 

pour empêcher tout excès , fait voir combien il 
importe à un sage législateur d'avoir égai»d aux 
besoins des citoyens , afin de bien régler cette 
portion qu'on, ôte, pour la sûreté publique , de 
la portion qu'on laisse aux sujets. Il veut que ces 
besoins soient réels, non imaginaires : c'est pour- 
quoi il se déchaîne contre ces projets qui flattent 
tant ceux qui les forment, parce qu'ils ne voi^t 
qu'un bien qui n'est que momentané , sans s'a- 
percevoir qu'ils obèrent par*là l'état pour tou- 
jours. 

Hotre auteur fixe la proportion des tributs en 
raison de la liberté des sujets. Tout ce qu'il dit 
se plie à ses principes. Comme il a posé que les 
revenus de l'état ne^sont que cette portion que 
chaque citoyen donne de son bien pour avoir la 
sûreté de la portion dont il doit jouir, il est de 
la nature de la chose de lever les tributs à pro- 
portion de la liberté, et de les modérer à mesure 
que la servitude augmente. Il y a , dit-il, ici une 
espèce de compensation : dans les gouvernemens 
modérés, la liberté est un dédommagement de la 
pesanteur des tributs , pourvu que par l'excès des 
tributs on n'abuse pas de la liberté même ; dans 
les gouvernemens despotiques on regarde comme 
un équivalent pour la liberté la modicité des 
tributs. 



DE L^ ESPRIT DES LOIS. 69 

De là il s'ensuit que , dans les pays où Fescla- 
▼âge de la glèbe est établi, on ne sauroit être 
trop circonspect à ne point augmenter les tri- 
buts pour ne point augmenter la serritude. 

Pour ne point choquer cette proportion , notre 
auteur fait ainsi voir combien il importe que la 
nature des tributs soit relative à chaque espèce 
de gouvernement, telle sorte dUmpdt convenant 
plus aux peuples libres , telle autre aux peuples 
esclaves. 

Enfin, avec le guide de ces principes, notre 
auteur cherche à couper les nerfs à toute vexa- 
tion , proposant les remèdes propres à guérir 
mille maladies du corps politique à cet égard. 
Ces principes sont si féconds , qu^un lecteur at- 
tentif en peut tirer des conséquences à perte de 
vue. 

Jusqu'ici notre auteur a examiné Tesprit de la 
législation dans ses rapports' intrinsèques , je 
veux dire dans ses relations avec la constitution , 
avec la force défensive et offensive du gouverne- 
ment , et avec la liberté. Il considère ensuite les 
rapports extrinsèques , je veux dire les relations 
avec le physique du climat et du terroir j avec 
Tesprit général de la nation, le commerce, la 
population. 

La raison, l'expérience, les livres et les rela- 



70 ANALYSE RAISONNËE 

tions de tous les temps et de tous les lieux, ont 
avoué d'un cri général l'influence du physique , 
particulièrement du climat, sur les mœurs et le 
caractère des hommes, de façon que celui qui 
oseroit seulement en douter seroitregardé comme 
un imbécile. 

Ainsi notre auteur fait voir les lois dans leur 
rappx)rt particulier avec la nature du climat : et , 
comme \ine des grandes beautés de cet ouvrage 
est qu'un ordre merveilleux , quoique caché , 
donne à chaque chose une place qu'on ne sau- 
roit lui ôter , c'est à Poccasion de l'examen que 
fait potre auteur de cette relation des lois avec 
la nature du climat, qu'il traite de l'esclavage 
civil y domestique et politique. 

L'esclavage civile dit notre auteur , est l'éta- 
blissement d'un droit qui rend un homme telle- 
ment propre à un autre homme , qu'il est le maître 
absolu de sa vie et de ses biens. L'esclavage do- 
mestique est cette servitude des femmes , établie 
non pour la famille*, mais dans la famille. L'es- 
clavage politique est cette servitude des nations 
qui sont dominées par un gouvernement despo- 
tique. C'est surtout dans l'examen de cette espèce 
d'esclavage politique que notre auteur excelle 
par des réflexions neuves et lumineuses. 

On diroit que tout ce que notre auteur dit des 



B£ l'esprit des LOIS. 7I 

lois dans leur rapport avec la nature du climat , 
surtout a Fégard de Fesclavage , est dicté plus 
par le cœur que par l'esprit , plus par un senti- 
ment pour la religion que par des vues politiques, 
tant on y cherche à exciter le trayail des hommes 
et à encourager l'industrie ; tant op y recom- 
mande rhumanité , la douceur , la prévoyance , 
l'amour pour la partie de la nation même la 
plus vile ; tant on y est attentif à inspirer la 
pureté des mœurs^ 

Chose singulière ! on s'est d'abord déchaîne , 
par une impétuosité générale , contre notre au- 
teur sur ce chapitre. Mais , ou il ne faut avoir lu 
cet ouvrage que par sauts, ou il faut tr^s-peu 
d'équité pour accuser ici notre auteur. • 

Je ne présume pas assez de moi poiur m'arro- 
ger le titre de défenseur de notre auteur. Il s'est 
déjà justifié lui-même , et il l'a fait avec cette 
modération propre à un esprit né pour dominer 
sur les autres. C'est un de ces habiles athlètes 
qui ne terrassent pas leurs adversaires . mais qui 
leur serrent si fort la main, qu'ils sont obligés 
de demander grâce et de quitter la. partie. 

D'ailleurs , comme , dans un ouvrage de rai- 
sonnement , des paroles et des phrases , et sou- 
vent des pages entières ne signifient rien par 
elles-mêmes, et dépendent de la liaison qu'elles 



72 ANALYSE RAISONNES 

ont avec les autres choses, en rapprochant ici 
les idées qui paroissent éloignées , on justifie l'ou- 
vrage par l'ouvrage même. 

Bien loin que notre auteur ait jamais prétendu 
justifier les effets physiques du climat , il a fait 
au contraire une protestation authentique « qu'il 
» ne justifie pas les usages , mais qu'il en rend les 
» raisons (i). » 

Il rend cette justice à notre religion qu'elle sait 
triompher du climat et des lois qui en résultent. 
« C'est, dit-il (2) le christianisme qui dans nos 
» climats a ramené cet âge heureux où il n'yâvoit 
» ni maître ni esclaves. » Et ailleurs (3) il remar- 
que que « nous aimons, en fait de religion, tout 
» ce qui suppose un effort. » Il le prouve par 
Fexemple du célibat , qui a été plus agréable aux 
peuples à qui , par le climat , il sembloit convenir 
le moins. 

Il rend hommage à notre religion, qui , « mal- 
» gré la grandeur de l'empire et le vice du climat , 
» a empêché le despotisme de s'établir en Ethio- 
» pie, et a porté au milieu de l'Afrique les mœurs 
» de l'Europe (4). » 

Et , comme il est convaincu que les bonnes 
maximes , les bonnes lois , la vraie religion , sont 

(1) Liv. XVI , ch. IV. (3) Liv. XXV, ch* iv. 

(a) Liv. XY, ch. vu. (4) Liv. XXIV, ch. m. 



DE l'esprit des LOIS. 'j5 

indépendantes par elles-mêmes detoute£Fet phy- 
sique quelconque, que ce qui est bon dans un 
pays est bon dans un autre , et qu%ine chose ne 
peut être mauvaise dans un pays sans Fétre dans 
un autre , il s'est attache à £iire sentir la nécessite 
des bonnes lois pour vaincre les effets contraires 
du climat. 

C'est pourquoi, en parlant du caractère des 
Indiens , il dit : « Comme une bonne éducation 
» est plus nécessaire aux enfans qu'à ceux dont 
» l'esprit est dans sa maturité, de même les peuples 
» de ces climats ont plus besoin d'un législateur 
»sage"que les peuples du nôtre, etc. (i) » 

Là'dessus il nous fait sentir une vérité impor- 
tante; savoir, que les mauvais législateurs sont 
ceux qui ont favorisé les vices du climat, et les 
bons ceux qui s'y sont opposés (2). 

Il dit aussi que plus le climat porte les hommes 
à fuir la culture des terres , plus la religion et les 
lois doivent y exciter (3). Il fait la-dessus l'éloge 
des institutions chinoises , qui ont une attention 
particulière à exciter les peuples au labourage (4); 
et il remarque que pour cet effet, dans le midi de 
FEurope , il seroit bon de donner des prix aux 

(1) Liv. XIV, ch. m. (3) Li?. XIV, ch. vi. 

(a) lèUL, ch. t. (4) IàUl.y ch. viii. 



74 ANALYSE RAISONNES 

laboureurs qui auroient le mieux cultive leurs 
terres (i). 

11 y eut que là où le vin est contraire au climat, 
et par conséquent à la santë , Texcès en soit plus 
sévèrement puni (2)r' 

LorsquMl parle de Tesclavage relatif au climat, 
il dit qu'il n'y a point de climat sur la terre où 
Ton ne pût engager au travail des hommes libres , 
et il se plaint de ce que , les lois étant mauvaises , 
on a trouvé des hommes paresseux , et de ce que 
les hommes étant paresseux, on les amis dans. 
Fesclavage (5). Il faut , selon lui, que les lois ci- 
viles cherchent à ôter d'un côté les abus de l'es- 
clavage, et de l'autre les dangers (4). 

Il déplore le malheur des pays mahométans , où 
la plus grande partie de la nation n'est faite que 
pour servir à la volupté de l'autre ; l'esclavage , 
selon lui, ne devant être que pour l'utilité, et 
non pour la volupté. « Car , dit-il, les lois de la 
» pudicité étant du droit naturel, elles doivent être 
«senties par toutes les nations du monde (5). » 

Lorsqu'il parle de la polygamie qu'on trouve 
dans certains climats , il proteste qu'il ne fait 
qu'en rendre les raisons , et qu'il se garde bien 

(i) Liv. XIV, ch. IX. f4) Liv. XV, ch. xi. 

(2) Ibid., ch. X. (5) Ibid,, ch. *ii. 

(3) Liv. XV, ch, VIII. 



DE L ESPRIT DES liOIS. 70 

d^en justifier les usages (1). U prouve que la po- 
lygamie n'est utile ni au genre humain , ni à au- 
cun des deux sexes; au coniraire, qu'elle est 
par sa nature et en elle-même une chose mau- 
vaise , et il en fiaiit sentir les funestes suites (a). 

Enfin il fait voir que , quand la puissance phy- 
sique de certains climats viole la loi naturelle 
des deux sexes , c'est au législate.ur à &ire des 
lois civiles qui forcent la nature du. climat, et 
rétablissent les lois primitives de la pudeur na- 
turelle (3). 

Si les lois doivent être relatives aux divers cli- 
mats y glacés , bnilans , ou tempères , surtout pour 
s'opposer à leurs vices, il faut aussi qu'elles se 
rapportent à la nature du terroir. Notre auteur , 
en les examinant dans ce second rapport , ouvre 
un des plus beaux spectacles^ de la nature , qui , 
dans ses variétés mêmes , ne laisse pas de suivre 
une espèce ile méthode. Il nous fait voir com- 
ment cette sage ordonnatrice a su faire dépendre 
souvent la liberté , les mœurs , le droit civil , le 
droit politique , le droit des gens, le nombre des 
habitans , leur industrie , leur courage , de la qua- 
lité du terroir , soit fertile , stérile , inculte , ou 
marécageux; de sa situation, soit des montagnes , 

(1) LW. XVI , ch. IV. (3) Liv. XVI , ch. tu. 

(a) Ihid^i eh. ti. 



76 ANALYSE RAISONNÉE 

des plaines, ou des îles; du genre de vie des 
peuples , soit laboureurs, chasseurs, ou pasteurs. 
Il pénètre si à fond dans les rapports différens 
des lois avec la qualité du terroir , qu'on diroit 
que la nature aime à lui confier ses plus intimes 
secrets.. 

Pourfeure mieux sentir ces rapports , notre au- 
teur se dépayse. Tantôt il suit les hordes des Tar- 
tares ; tantôt il se promène dans les immenses 
plaines des Arabes, au milieu de leurs trou- 
peaux; tantôt il se plaît à voir chez les sauvages 
de l'Amérique les femmes qui cultivent autour de 
la cabane un morceau de terre , tandis que leurs 
maris s'occupent à la chasse et à la pèche ; enfin 
il s'arrête dans les bois et dans les marécages 
des anciens Germains. A la naïve peinture qu'il 
trace de ces peuples, simples pasteurs , sans in- 
dustrie , ne tenant à leur terre que par des cases 
de jonc , on diroit qu'en instruisant le lecteur il 
a voulu Tégayer par la vue d'un beau paysage 
du Poussin , pour le délasser après une pénible 
et sérieuse méditation. C'est ainsi que la raison 
même ne dédaigne point de plaire. 

Il est beau de voir ici avec quel succès notre 
auteur sait rapprocher l'admirable ouvrage de 
Tacite sur les Mœurs des Germains avec les débris 
dispersés des lois barbares, et, par une heureuse 



BE l'esprit des LOIS. 77 

conciliation de cesprëcieùxmonumens, qui pa* 
roissent n'aToir rien de commun entre eux, por- 
ter une lumière noiîvelle à cette loi salique , dont 
il a raison de dire que tant de gens pnt parlé » 
et que si peu de gens ont lue. Il faut Tavouer , 
rien n'est plus capable de nous faire repentir de 
cette négligence où nous sommes tombés à Té- 
gard de Pétude des anciens , que le profit que 
notre auteur sait tirer de ces beaux restes de l'an- 
tiquité. 

C'est aifôsi en suiyant de près ces lois pasto- 
rales des Germains, si liées à la nature du terroir, 
que notre auteur sait donner la vie à un amas de 
faits confus du moyen âge, faisant, pour ainsi 
dire , sortir d'une noble poussière les lois poli- 
tiques des fondateurs de la monarchie française. 

De tout ceci il faut conclure que c'est sur les 
sauvages et sur les peuples qui ne cultivent point 
les terres que la nature et le climat dominent pres- 
que seuls ; ce que notre auteur a déclaré plus pré- 
cisément ailleurs (1). Il a donc voulu dire , et il 
a dit expressément, que le physique du climat 
et du terroir ne sauroit avoir aucune influence 
sur ces contrées policées, où il est obligé de cé- 
der à la vraie religion , aux lois , aux maximes 

(1) Liv. XIX, ch. IV. 



78 ANALYSE BAISONNEE 

du gouvernement, aux exemples , aux mœurs, aux 
manières. 

II avoue d'ailleurs que, parmi ce nombre de 
causes , il y en a toujours une dans chaque na- 
tion qui agit avec plus de force que les au- 
tres, de façon que celles-ci sont obligées de lui 
céder. 

Cette cause dominatrice forme le caractère 
presque indélébile de chaque nation ^ et la gou- 
verne a son insu par des ressorts mystérieux. C'est 
par ces grands traits qu^on distingue une nation 
d'une autre. Choquer ces traits distinctifs, et, 
selon le langage de notre auteur, cet esprit gé" 
néraly ce seroit exercer une tyrannie qui , selon 
lui, quoique de simple opinion , ne laisseroit pas 
de produire des effets aussi ^funestes que la ty- 
rannie réelle , c'est-à-dire la violence du gouver- 
nement. 

Notre auteur a bien senti Fimportance de ce 
grand rapport des lois avec V esprit général, les 
mœurs, les manières, qui régnent plus impé- 
rieusement que les lois , vu leur grande influence 
sur la façon de penser , de sentir et d'agir de tout€ 
une nation. Il a vu combien il faut être circons- 
pect à n'apporter aucun changement à cet esprit 
général^ afin qu'en gênant les vices politiques , 
on ne gêne pas les vertus politiques , qui souvent 



DE l'esprit des LOIS. 79 

en dëriveni* Aussi sVst-il occupe entièrement à 
développer toutes ces relations. 

Il veut qu'on procède lentement et par degrés 
à détromper les peuples de leurs erreurs fortifiées 
par le temps , vu le grand danger auquel on ex- 
poseroit l'état par une réforme subite. Ce même 
changement des mœurs et des manières, lorsquHl 
est nécessaire , ne doit être fait que par d'autres 
mœurs et d'autres manières^ et jamais par des lois, 
à cause de la grande différence qu'il y a entre les 
lois et les mœurs, celles-là ne tenant qu'aux insti- 
tutions particulières et précises du législateur , 
celles-ci aux institutions de la nation en général. 
De là il s'ensuit que , comme on ne sauroit em- 
pêcher les crimes que par des peines , on ne peut 
aussi changer les manières que par des exemples. 

Il fait aussi sentir combien il faut être attentif 
à ne point gêner par des lois les manières et les 
mœurs du peuple , lorsqu'elles ne sont pas con- 
traires aux principes du gouvernement, pour ne 
point gêner ses vertus. 

C'est à ce sujet qu'il présente un tableau aussi 
impartial que frappant du caractère de ses com- 
patriotes. Cette gaieté, cette vivacité, pour me 
servir des expi'essions de notre auteur, sont des 
fautes légères qui disparoissent devant cette fran- 
chise , cette générosité, ce point d'honneur, ce 



8o ANALYSE RAISOKNÉE 

courage, d'où il résulte des avantages suprêmes. 
Quelques-uns même de ces vices , particulière- 
ment cet empressement de plaire, ce goût pour 
le monde, et surtout pour le commerce des fem- 
mes, augmentent Tindustrie, les manufoclures , 
la politt^sse , le goût général de ce peuple. Ainsi 
prétendre corriger ces vices, ce seroit choquer 
Tesprit général au grand préjudice de la nation. 
Il en fautagir comme ces architectes de l'antiquité 
qui , voulant démolir les maisons attenantes aux 
temples de leurs dieux, laissoient debout les 
parties des édifices qui y touchoient, de peur de 
toucher aux choses sacrées. 

Comme dans les institutions ordinaires il y a 
quelque cause qui agit avec plus de force que les 
autres , ce qui forme , selon notre auteur, V esprit 
général de la nation, dans quelques institutions 
singulières on a confondu toutes ces causes , 
quoique entièrement séparées ; savoir , les lois , 
les moeurs , les manières , etc. Notre auteur trouve 
cette union dans les institutions anciennes de 
Lycurgue , et , comme Féloignement des lieux fait 
à notre égard le même effet que celui du temps , 
il cherche avec succès les raisons d'une pareille 
union dans les institutions des législateurs de la 
Chine. Il pénètre à fond les principes de la cons- 
titution de ce vaste empire , et l'objet particulier 



B£ L^ESPRIT DES LOIS. 8l 

de son goavemement, pour faire mieux sendr le 
rapport intime des choses qui paroitroieut d*ail- 
leurs très-indi£Fëreotes , comme les cérémonies 
et les rites , à la constitution-fondamentale. 

Il nous montre comment les lois en général 
sont relatives aux mœurs , et par conséquent com* 
bien la bonté des mœurs influe sur la simplicité 
des lois. C^est la découler te d*une mine bien riche 
que de savoir bien démêler les théories , que notre 
auteur ne. fait quMndiquer ici, pour bien con- 
noitre le Téri table esprit des lois romaines, liées 
si étroitement aux mœurs. 

En effet, quelle différence entre les lois faites 
pour ces premiers Romains qui ne se portoient 
pas moins aubien par inclination que parla crainte 
des lois , et ne disputoient entre eux que de vertu, 
et entre ces dispositions qu'on fut obligé dVp- 
poser au luxe, àFavarice età Forgueil d'un peuple 
qui, lors de la comiptiçn du gouvernement, se 
portoit à toutes sortes d'excès , foulant aux pieds 
les choses divines et humaines ! 

Si les lois sont protégées par les mœurs , les 
mœilrs sont aussi secourues par les lois. Notre 
auteur , qui a su pénétrer à fond les effets dé 
cette action réciproque , doué d'un génie assez 
vaste pour embrasser toutes les difiérèntes rela- 
tions , prévoit le caractère , les mœurs et les ma- 
II. 6 



8â ANALTSS RAISONNES 

nières qui ont résulte des lois de la consûladon 
de 1^ Angle terre , dont il> a dëveloppë ailleurs les 
principes jusqu^à se rendre maître des évëne- 
mens avenir, semblable îiTaei le, quiprëvit f plu- 
sieurs siècles auparavant, les causes de la chute 
de l'empire romain. 

À la vue du tableau qu'il nous présente de celle 
nation et de ses peuples, qu'il regarde plutôt 
comme des confédérés que comme des conci*^ 
loyens , on diroit qu'il a adopté leurs passions ^ 
leurs inclinations, leurs terreurs, leurs animo- 
sités, leurs foiblesses, leurs espérances, leurs 
querelles, leurs jalousies, leurs haines, leurs 
vaines clameurs , leurs injures , qui , bien loin 
de faire tort à l'harmonie de la constitution , 
concourent à l'accord total de toutes ses par- 
ties. 

Il voit comment les lois de ce pays libre ont du 
contribuera cet esprit de commerce, à ce sacri-- 
fice de sfes intérêts pour la défense de la liberté 
publique , à ce crédit «sur des richesses même de 
fiction , à la force offensive et défensive du gou- 
vernement , à cette grande influence de la nation 
sur les affaires de ses voisins , à celte bonne foi 
tant requise dans les négociations. 

Il prédit ce. qui a dû résulter par rapport aux 
rangs, aux dignités, au luxe, à cette estime des 



j>È l'esprit bes lois. 83 

i]iialilës rëelles, c^esl-à-dire des richesses el du 
mérite persocnel. 

EnÊn il aperçoit comment a pu se former cet 
«sprit d'ëloignement de toute politesse fondée • 
sur ToisiTetë , ce mélange de fierté et de mau- 
Taise honte, cette humeur inquiète au milieu des 
prospérités , cette modestie et cette timidité des 
femmes , cette préférence du véritable esprit à 
tout ce qui n'est que du ressort du goût , cette 
étude de politique jusqu'à prétendre calculer tous 
les érénemens, cette liberté de raisonner.il con- 
noit même le caractère de la nation dans ses ou- 
Trages d'esprit. 

Le portrait que notre auteur rient de donner 
d'une nation si commerçante de l'Europe , d'une 
nation qui, selon lui, fait même céder ses inté- 
rêts politiques à ceux du commerce , d'une nation 
où il fut si chéri et si respecté, le conduit à l'exa- 
men des lois dans le rapport qu'elles ont avec le 
commerce considéré dans sa nature et dans ses 
distinctions , dans les révolutions qu'il a eues 
dans le monde , et dans sa relation avec l'usage 
de la monnoie. 

Je Tai dit, cet ouvrage ne paroit &it que pour 
inspirer delà modération, de l'humanité et des 
moeurs. Ainsi il est beau d'apprendre ici que 
l'esprit du commerce est de guérir des préjugés 

(>. 



84 ANALTSE HAISONNEE 

destructeurs , de produire la douceur des mœurs , 
et de porter les nations à la paix , vu que toutes 
les unions sont fondées sur des besoins mutuels. 

Il est aussi consolant pour quelques peuples 
malheureux d'être ici assurés qu'étant pauvres , 
non à cause de la dureté du gouTei*nement , mais 
parce qu'ils ont dédaigné ou parce qu'ils n^ont 
pas connu les commodités de la vie , ils peuvent 
malgré cela faire de grandes choses , parce que 
leur pauvreté fait une partie de leur liberté. 

De là on voit combien l'esprit de^commerce est 
lié à la constitution. Dans le gouvernement d'un 
seul , il est fondé §ur le luxe ; dans le gouverne* 
ment républicain , il est ordinairement fondé sur 
l'économie. Pjur conséquent , comme dans ce 
dernier gouvernement l'esprit de commerce en- 
traine avec lui celui de frugalité , de modération , 
de travail, de sagesse, de tranquillité, d'ordre 
et de règle , il est aisé de comprendre comment 
il peut arriver que les grandes richesses des par- 
ticuliers n'y corrojnpent point les m<£urs. 

C'est en développant les ressorts de ce com- 
merce d'économie que notre auteur approfondit 
lés principes qui rendent certains établissemens 
plus propres au gouvernement de plusieurs qu'à 
celui d'un seul ; tek qu$ les compagnies, les ban-* . 
ques, les ports frâfiics : principes qui ne laissent 



BE l'esprit BES LOIS. 85 

pourtant pas d^ayoîr leur limitation, lorsqu^on les 
examine sans les séparer de la sage administra- 
tion de ceux qui sont à la tète dea affiiires, même 
dans le gouvernement dW seul. 

Les grandes yérités que notre auteur établit ici 
pour se conduire dans les matières du commerce , 
fom jToir combien on auroit tort de regarder les 
sciences comme incompatibles ayec les affiiires , 
surtout lorsqu^il fixe la juste idée de la liberté en 
Élit de commerce , si éloignée de cette fiiculté qui 
seroit plutôt une servitude ; lorsquHl nous &it 
sentir combien , pour le maintien de cette liberté, 
il est important que Tétat soit neutre entre sa 
douane et son commerce ; lorsqu^il nous apprend 
que , dans ce genre d'affîtires, la loi doit faiire plus 
de^cas de Taisance publique que de la liberté d'un 
citoyen ; enfin lorsqu^il montre que , comme le 
^pays qui possède le plus d^effets mobiliers de 
Tuniyers, savoir, de l'argent, des billets, des 
lettres de change , des actions sur les compagnies, 
des yaisseaux et des marchandises , gagne à faire 
le commerce , au contraire le pays qui est dé- 
pourvu de ces effets , et qui par conséquent est 
obligé d'envoyer toujours moins qu'il ne reçoit , 
se mettant lui-même hors d'équilibre , perd à 
^aire le commerce , et s'appauvrit. 

Ces théories capitales ne pouyoient guère de- 



86 ANAIiTSE RAISONNES 

meurer stériles entre les mains de notre auteur : 
ainsi c^est par leur secours qu^il dicte des dispo- 
sitions très-sensées sur le sujet du commerce ^ 
sans pourtant être gêné par une exactitude ser- 
vile. Ici notre auteur, conduit plus, si j'ose le dire, 
par un esprit citoyen que philosophique , se hâte 
d'aller au fait. Il veut que la méditation du lec- 
teur se charge de placer d'autres vérités dans la 
chaîne de celles qu'il établit sur des {bndemens 
solides. Il l'emporte dans te qui est essentiel au 
sujet, sans le fatiguer par de longs détours; il 
suppose qu'il sait tout cela (i) : on diroit que sa 
modestie se.plait à partager avec Je lecteur atten- 
tif la gloire de Tinvention. 

Comme notre auteur sait être savent sans rou- 
gir , ainsi que quelques-uns de nos pères , d'être 
philosophe, il sait être philosophe sans rougir , 
comme la plupart des esprits de nos jours , d'être 
savant. Ainsi, s'accommodant de ce sage milieu , 
c'est par le concours mutuel d'un jugement «subtil 
et délié dans les sciences les plus abstraites, et 
d'un choix des matériaux tirés d'une vaste éru- 
dition, qu'il excelle et triomphe dans tout son 
ouvrage, surtout ici lorsqu'il examine les lots 

(i) Semper ad eventum festînat , et in médias res , 

!NoQ secus ac notas, auditorem rapit 

HoR., de Art. poel. 



i^t, l'espkit bes lois. 87 

par n^oit aux nfokitioiis que le c omm eice a 
eues dans k monde. 

U est agréaUe , el ce plakir renferme beaucoup 
d'iostruclioiiB, de voir, à Faide de ses éclaircisse- 
mens, conuneBtoertaineseaiiaespkynques, telles 
qae la qvalîté da tenroir 00 éa cUmat , comment 
la différence des besoins des peuples , soit s»- 
pies, soit Tolnptneox, leur paresse , leur indus- 
trie , ont pu fixer , dans tous les âges , la n^ure 
du commerce dans quelques contrées. 

C'est aussi un spectacle digne des recberches 
d'un génie du premier ordre , comme celui de 
notre auteur ^ de roir le commerce , tant^ détruit, 
tantôt gteé , tantôt fiiyorisé, fuir des lieux où il 
étxHt opprimé , se reposer où on le laissoit res- 
pirer, régner ai^ourd'hni où Ton ne Tojroit que 
des déserts, des mers et des rockers, et là où il 
régnoit , n'y ayoir que des déserts ; changemens 
qui ont rendu la terre si peu seÉoblakle à elle- 



Ainsi notre auteiv, se jetant aTcc un courage 
héroïque dans ces abîmes deftsiècles les plus re-~ 
culés , parcourt la terre. D ne voit qu^un Tasle 
désert dans cette heureuse contrée de laColchide, 
qu'on auroit peine à croire avmr été du temps 
des Romains le marcbé de toutes les nations du 
monde. 



88 ANALYSE RAISONNES 

Il déplore le malheureux sort des empires de 
TAsie. Il visite la partie de la Perse qui est au 
nordrest, THyrcanie, laMargiane, laBactriane, etc. 
A peine voit-il passer la charrue sur les fonde- 
meus de tant de villes jadis florissantes. Il passe 
au nord de cet empire , c'est-à-dire à Tisthme 
qui sépare la mer Caspienne du Pt>nt--£uxin , et 
il n'y trouve presque aucun vestige de ce grand 
n,0;mbre de villes et de nations dont il ëtoit couvert. 

Il est étonne de ne voir plus ces communia 
calions des grands empires des Assyriens , des 
Mèdes, des Perses, avec les parties de FOrient 
et de rOcçident les plus reculées, L'Oxus ne va 
plixsà lamer Caspienne; des nations destructrices 
l'ont détourné. Il le voit se perdre dans des sables 
arides. Le Jaxarte ne va plus jusqu'à la mer. Le 
pays entre le Pont-Euxin et lamer Caspienne n'est 
qu'un désert. 

îtotre auteur y au milieu de ces vastes désola- 
tions qui ne laissent plus voir que des ruines pu 
quelques débris de la dévastation , nous rappelle 
le cominerce de ^xe que les empiras de l'Asie 
faisoient tandis que les Tyriens, profitant des 
avantages que les nations intelligentes prennent 
sur les peuples ignorans, étoient occupés du com- 
merce d'économie de toute la terre. 

Il parcourt l'Egypte , qui , sans être jalouse des 



B£ l'esprit BES LOIS. 89 

flpttes des autres nations , contente de son ter- 
roir fertile , ne faisoit guère de commerce au 
dehors. . 

Il remarque que les Juifs , occupes de Tagri- 
culture , ne nëgocioient que par occasion ; que 
les Phéniciens , sans commerce de luxe , se ren- 
dirent nécessaires à toutes les nations par leur 
frugalité , par leur habileté , leur industrie , leurs 
përils , leurs fatigues ; qu'avant Alexandre les na- 
tions voisines de la mer Rouge ne négocioient 
que sur cette mer et sur celle d'Afirique. 

Il nous ramène aux beaux siècles d'Athènes , 
qui, ayant l'empire de la mer, donna la loi au 
roi de Perse , et abattit les forces maritimes de la 
Syrie et de la Phériicie. 

Il est frappé de Theureuse situation de Co- 
riathet de son commerce, de ses richesses , 
comme aus^i des causes de la prospérité de la 
Grèce , des jeux qu'elle donnoit à l'univers , des 
temples oii tous les rois envoyoient des ofiGrandes, 
de SCS fêtes , de ses oracles, de ses arts incom- 
parables. 

Il envisage la navigation de Darius sur l'Indus 
et sur la mer des Indes, plutôt comme une fan- 
taisie d'un prince qui vouloit montrer sa puis- 
sai^ce que comme Je projet réglé dVin sage mor 
uarque qui veut l'employer. 



90 ÀNALYvSE RAISONNEE 

Il considère la révolution causée dans le eom^ 
merce par quatre événemens arrivée sous Alexan- 
dre : la prise de Tjrr , la conquête de TEgypte , 
celle des Indes , et la de'couverte de la mer qui 
^t au midi de ce pays. 

La relation d^Hannon lui sert de guide pour 
reconnoitrie la puissance et la richesse de Car- 
tbage, qui, étant maîtresse des côtes de 1^ Afrique, 
s^étendit le long de celles de l'Océan. Il est en*- 
chanté de la simplicité de cette relation d^Hannon, 
qui , ennemi de toute pîarure , étoit , comme les 
grands capitaines, plus glorieux de ce qu^ilfeiiioit 
que de ce qu'il écrivoit. Ici il n'oublie pas le 
commerce d'-économie de Marseille , qui aug- 
menta sa gloire après la ruiné de Carthage. 

En parcourant les nations de l'antiquité, notre 
auteur nous fait connoitre , à travers différens 
siècles , la nature , l'étendue , les homes de leur 
commerce , avec un' discernement si délicat, que 
des faits même connus prennent entre ses mains 
un nouvel intérêt ; et , trop convaincu que , pour 
mieux instruire le lecteur, il faut modifier le ton 
uniforme de l'instruction et ménager des surprises 
agréables, tantôt, portant jusqu'au prodige l'u- 
nion des sciences et des lettres , il est charmé de 
nous rappeler la belle peinture tracée par Ho- 
mère de ces contrées que les Kpaîheurs d'Ulysse 



B£ l'eSPKIT des LOIS. Ql 

ont rendues si célèbres ; tantôt, occupé des pra- 
tiques purement mécaniques , il nous explique 
les causes physiques des différens degrés de vi- 
tesse de^ navires , suivant leur différente gran- 
deur et leur différente force ; d'où vient que nos 
navires vont presque à tous vents , et que ceux 
des anciens n^alloient presque qu'à un seul , et 
comment on mesuroit les charges qu'ils pouvoient 
porter. Ici il nous fait reconnoitre la situation et 
le commerce ancien d'Athènes vis-à-vis de la si- 
tuation et du commerce présent de T Angleterre 4 
là il nous fiiil contempler le projet de Séleucus 
de joindre le Pont-Euxin à la mer Caspienne ; et , 
parmi les grands desseins d'Alexandre , il s'ar- 
rête à admirer Alexandrie , ville que ce conque* 
rant fonda dans la vue de s'assurer de l'Egypte , 
devenue le centre de l'univers. Par ces remarques 
variées , inais toujours intéressantes , on diroit 
que notre auteur , dans son tour de la terre , foi- 
sant pour ainsi dire reparoître à nos yeux tout 
ce que le torrent des âges avoit renversé, en agit 
comme le czar Pierre qui , dans ses voyages de 
l'Europe, cherchoît à connoître ies établissemens 
utiles des différens pays, et à s'instruire des prin- 
cipales parties des gouvernemens, de leurs forces, 
de leurs revenus, de leurs richesses, de leur 
commerce. A Paris, parmi tant de merveilles de 



g2 ANALYSE RAISONNBfi 

cette ville enchanteresse , ou , pour mieux dire , 
dans cette école de toutes les nations , tandis qu41 
se plaîsoit a contempler les peintures du Louvre , 
il prenoit presque entre ses bras Tauguste per- 
sonne du roi encore enfant, pour le garantir de 
la foule , de la manière la plus tendre. Â Amster- 
dam , au milieu de ces dépositaires , et , pour ainsi 
dire, de ces facteurs du commerce de toute la 
terre^ il aimoit à travailler dans le chantier pour 
apprendre la construction des vaisseaux. En An- 
gleterre, il'étudioit comment cette nation a su, 
non moins par son commerce que par son gou- 
vernement, se rendre la gardienne de la liberté 
de TEurope. De retour en Russie , il forma le des- 
sein hardi de la jonction des deux mers dans cette 
langue de terre oùleTanaïs s'approche du Volga, 
et il jeta les fondemens de Pétersbourg dans la 
vue de former un entrepôt du commerce de Tu- 
niyers. 

Notre auteur , tout plein qu'il est de ces deux 
idées ; l'une, que le commerce est là source de la 
conservation et de Tagrandissement des états ; 
Fautre , que les Romains avoient la meilleure po- 
lice du monde , avoue néanmoins que les Ro- 
mains furent éloignés du commerce par leur 
gloire, par leur éducation militaire, par leur 
, constitution politique , par leur droit des gens , 



DE l'esprit BES LOIS. 93 

par leur droit civil. A la ville , ils n'ëtoient oc-* 
cupës que de guerres d'élections, de brigues; 
à la campagne , que d'agriculture : dans les pro- 
vinces, un gouvernement dur et tjrannique ëtoit 
incompatible avec le commerce. Cela fit qu'ils 
n'eurent jamais de jalousies de commerce. Us 
attaquèrent Carthage comme puissance rivale, 
et non comme nation commerçante. En effet , à 
Rome , dans la force de son institution , les for- 
tunes étoient à peu près égales : à Carthage , des 
particuliers avoient des richesses, de rois. Comme 
les Komains ne faisoient cas que des troupes de 
terre, les gens de mer n' étoient ordinairement 
que des affranchis. Leur politique fut de se sé- 
parer de toutes les nations non assujetties : la 
crainte de leur porter l'art de vaincre fit négliger 
l'art de s'enrichir. Leur commerce intérieur étoît 
celui de l'importation dts blés ; ce qui étoit un 
objet important, non de commerce , mais d'une 
sage police pour la subsistance du peuple de 
Rome. Le négoce de l'Arabie heureuse et celui 
des Indes furent presque les deux seules bran- 
ches du commerce extérieur. Mais ce négoce ne 
se soutenoit que par l'argent des Romains ; et 
si les marchandises de l'Arabie et des^Indes se 
vendoient à Rome le centuple , ce profit des Ro- 
mains se faisoit sur les Romains mêmes , et n'en- 



94 ANALYSE BAISONNEE 

richissoit point Fempire ; quoique d^un autre 
côte on puisse dire que ce commerce procuroit 
aux Romains une grande navigation, c^ est-à-dire 
une grande puissance ; que des marchandises 
nouvelles augmentoient le coipmerce intérieur, 
favorisoient les arts , entretenoient Tindustrie ; 
que le nombre des citoyens se multiplioit k pro- 
portion des nouveaux moyens de subsistance; 
que ce nouveau commerce produisoit le luxe; 
que le luxe à Rome étoit nécessaire^ puisqu^îl 
falloit qu^une ville qui attiroit à elle toutes les 
richesses de Punivers les rendit par son luxe. 

INfotre auteur , suivant de siècle en siècle la 
marche du commerce, le trouve plus avili après 
la destruction des Romains en Occident , par 
rinvasion de leur empire. Un déluge de bar- 
bares, comme par une crise violente de la nature , 
renouvela pour ainsi dire la face de la terre ; bien- 
tôt il n^ eut presque plus de commerce en Eu- 
rope. La noblesse, qui régnoit partout, ne s^en 
mettoit pas en peine. Les barbares le regardèrent 
comme un objet de leurs .brigandages. Quelques 
restes de leurs lois insensées , qui subsistent en- 
core de nos jours , montrent la grossièreté de 
leur origine. 

Depuis raffoiblissement des Romains enOrient, 
lors des conquêtes des roahométans , ^Egypte , 



B£ l'esprit BES LOIS. g5 

ajant ses sooTerains particuliers, continua de 
faire le commerce : maîtresse des marchandises 
des Indes , elle attira les richesses de tous les 
autres pays. 

A travers cett# barbarie le commerce se fit jour 
en Europe. Notre auteur le voit, pour ainsi dire , 
sortir du sein de la vexation et de la barbarie. Les 
Juifs , proscrits de chaque pays , inventèrent les let- 
tres de change : parce moyen ils sauvèrent leurs ef- 
fets , et rendirent leurs retraites fixes. Il remarque 
que depuis cette invention les grands coups d'au- 
torité ne sont, indépendamment de Thorreur 
qu'ils inspirent , que des imprudences , et qu'on 
a reconnu par expérience qu'il n'y a plus que la 
bonté du gouvernement qui donne de la pros- 
périté. C'est toujours par ces sages réflexions que 
notre auteur sait présenter au trône les plus utiles 
Tërités , dont il est doux de rappeler le précieux 
souvenir dans nos contrées, où le lien de ten- 
dresse entre les princes et les sujets ne sauroit 
être plus fort. ISotre auteur, il est vrai, a caché 
son nom ; mais on le découvre dans le plus grand 
jour par ces traits /rappans de sagesse , de mo- 
dération, de bienfaisance, qui le font* regarder 
comme l'àme de la probité même. Il en agit 
con&me Phidias' qui , n'ayant pas écrit son nom 
sur le bouclier de Minerve , y grava son portrait. 



gii ANALYSE RAlSONN££ 

ISiotre auteur, attentif à développer la nais- 
sance, le progrès, la transmigration, la déca- 
dence et le rétablissement du commerce, est enfin 
ravi de la découverte de deux nouveaux mondes. 
C'est le commerce qui^àTaidede la boussole , 
fit trouver l'Asie et TAfirique , dont on ne con- 
noissoit que quelques bords , et TAmériqfte , dont 
on ne connoissoit rien du tout. L'Italie, hélas ! 
notre belle Italie ne fut plus au centre du monde 
commerçant : elle fut réduite dans un coin. Mais 
qu'il me soit permis de faire une remarque patrio- 
tique^ Comme heureusement le germe des grande 
génies de cette belle contrée n'est pas éteint, et, 
ce qui est plus, comme les vues et les desseins de 
ceux qui la gouvemeùt sont toujours d'accord 
avec la félicité publique , elle a lieu d'espérer de 
recueillir .ies' fruits de la découverte faite par ses 
enfans. 

Les Espagnols découvroient et conquéroient 
du côté de l'Occident; les Portugais , du côté dé 
l'Orient : mais les autres nations de l'Europe né 
les laissèrent pas jouir tranquillement de leurs 
conquêtes. Les Espagnols regardèrent, les terres 
découvertes comme des objets de conquête ; les 
autres nations trouvèrent qu'elles étoient des ob- 
jets de commerce, et, par des compagnies de 
négocians et des colonies, y formèrent une 



DE l'esprit des LOIS. 97 

puissance accessoire , sans préjudice de Tétat 
principal. 

Notre auteur £iit Toir Futilité et Tobjet des co- 
lonies de nos jours ; en quoi les nôtres diffèrent 
de celles des anciens. Il explique leurs lois fon- 
damentales , surtout pour les tenir dans la dé- 
pendance de la métropole.: il relève la sagesse 
de ces lois par le contraste de la conduite des 
Carthaginois , qui , pour rendre quelques nations 
conquises plus dépendantes, par un déborde- 
ment d'ambition qui les dégradoit de Thumanité , 
défendirent , sous peine de la vie , de plan- 
ter, de semer , et de faire rien de semblable ; dé- 
fense dont on ne peut se souvenir sans exécration. 

11 se félicite de ce que TEurope , par cette dé- 
couverte di| Nouveau-Monde, est parvenue à un 
si haut degré de puissance , qu'elle fait- le com- 
merce et la navigation des trois autres parties du 
monde. L'Amérique a*lié k l'Europe l'Asie! et 
l'Afirique. Elle fournit à la première la matière 
de son commerce avec cette vaste partie de l'Asie 
qu'on appelle les Indes orientales : le métal , si 
utile au commerce comme signe , fut la base du 
plus grand commerce de l'univers comme mar- 
chandise. La navigation de l'Afrique devint né- 
cessaire, fournissant des hommes pour le travail 
des mines et des terres de l'Amérique. 
II. 7 



9^ ANALYSE RAISONNÉE 

Comme les Indes, au lien d^étre dans la dé- 
pendance de FËspagne , sont devenues le prin- 
cipal , notre auteur n^est point surpris que TEs- 
pagne , devenue accessoire , se soit appauvrie , 
maigre les richesses immenses tirées de TAmë- 
rique, et, qui plus est, maigre son ciel pur et 
serein, et maigre ses richesses naturelles. Le 
travail des mines du Mexique et du Pérou dé- 
troit la culture des terres d^Ëspagne. O vous qui 
êtes à la tête des affaires, vous qui êtes les dé- 
positaires des sentimens des princes et les in- 
terprètes de leur amour, écoutez ce grand prin- 
cipe de notre auteur : « G^est une mauvaise es- 
»pèce de richesse qu'un tribut d'accident, et qui 
» ne dépend pas de Tindustrie de la nation , du 
» nombre de seshabitans , ni de la culture de ses 
» terres. » 

Notre auteur propose ici une question à exa- 
miner; savoir, si l'Espagne ne pouvant faire le 
commerce des Indes par elle-même , il ne vau- 
drôit pas mieux qu'elle le ren<lit libre aux étran- 
gers ; ce qui pourtant , selon lui , ne devroit pas 
être séparé des autres considérations , surtout 
du danger d'un grand changement , des în- 
convéniens qu'on prévoit, et qui souvent sont 
moins dangereux que ceux qu'on ne peut pas 
prévoir. 



D£ L^ESPaiT DES LOIS. 99 

Notre auteur, après avoir traite des lois dans 
leur rapport avec le commerce considéré dans sa 
nature et ses distinctions , et avec le commerce 
considéré dans ses révolutions , examine les lois 
dans leur rapport avec la monnoie. 

U conmience par expliquer la raison de Fusage 
de la monnoie, qui est la nécessité des échanges , 
vu Pinégalité des productions de chaque pays ; sa 
nature , qui est de représenter la valeur des mar- 
chandises comme signe ; sa forme , qui est Tem- 
preinte de chaque état. Il examine ensuite dans 
quel rapport la monnoie doit être , pour la pros- 
périté de Télat , avec les choses qu^elle repré- 
sente. Il distingue lesmonnoies réelles des mon- 
noies idéales. Les réelles sont , dit-il , d^un cer- 
tain poids et d'un certain titre ; elles deviennent 
idéales lorsqu^on retranche une partie du métal 
de chaque pièce en lui laissant le même nom. 
Pour que le commerce fleurisse , les lois doivent 
faire employer des monnoies réelles , éloignant 
toute opération qui puisse les rendre idéales , à 
moins de vouloir donner à Fétat de terribles se- 
cousses; témoin les plaies profondes et cruelles 
qui saignent encore dans quelques pays. 

Notre auteur nous instruit que Tor et Targent 
augmentent chez les nations policées , soit qu'elles 
tirent ces métaux de chez elles , soit qu'elles 

7- 



100 ANAI/Y'SE RAISONNER 

aillent les chercher là où ils sont, et quMls dimi- 
nuent chez les nations barbares. 

Il fait voir, que Targent des mines de l'Amie- 
riqne est une marchandise de pkis que l'Europe 
reçoit en troc , et qu'elle envoie ^n troc aux 
Indes. Ainsi une plus grande quantité d'or et 
d'argent est favorable , si on regarde ces métaux 
coipme marchandiâies : elle ne l'est point lors- 
qu'on, les regarde comme signes , parce que leur 
abondance choque. leur qualité de signes, qui est 
beaucpup fondée sur la rareté. Ainsi c'est en 
raison de la quantité de ces métaux que Tintérêt 
de l'argent est diminué ou augmenté. 

Il nous montre une grande vérité ; savoir , que 
le prince ne peut pas plus fixer la valeur des mar- 
chandises , qu'ordonner que le rapport , par 
exemple , d'un à dix soit égal à celui d'un à vingt : 
car l'établissement d'un prix des choses dépend 
fondamentalement de la raison totale des choses 
au jLotal des signes. 

. Il passe à l'article du change. Comme tout est 
du ressort de l'esprit lumineux de notre auteur , 
de sorte que la matière qu'il traite successive- 
ment paroît celle qu'il sait le mieux, il examine, 
il analyse , il approfondit tout ce qui a rapport au 
change. Le change , dit-il , ^st une fixation de la 
valeur actuelle et momentanée des monnoies. 



DE L^ESPRIT DES LOIS. lOl 

Il est formé par Tabondance et la rareté rela- 
tives des monnoies des divers pays. II entre dans 
un grand détail pour montrer lés variations du 
change, comment il attire les richesses d^ùn état 
dans un autre : il fait voir ses diflBérentes posi- 
tions , se& différens effets. Pour se faire mieux 
entendre, souvent il ne dédaigné pas les détails 
les plus minutieux, dont il profite pour s^élëvér 
aux vues générales; il sait quelquefois même se- 
mer, pour ainsi dire , des fleurs sur les plus 
sèches et les plus épineuses recherches de cette 
matière de calcul , et il est' consolant de voir 
élever entre ses mains ces mêmes recherches à 
un rang si éminent, qu'on les honore aujour- 
d'hui du nom de sciences. ' ' 

Notre auteur, toujours persuadé que l'érudi- 
tion choisie , bien loin de s*opposer à la science 
du gouvernement, lui prête nix gtrand secours , à 
Taide des précieux momimens de Tantiquité , 
examine la conduite des Rom[^ins sur les mon- 
noies. Il reconnôît que , qûattid ils firent des 
changemens là-de$sas , lors de la première et de 
la seconde guerre punique , ils agirent avec sa- 
gesse ; mais qu'on n'en doit p^ faire un exemple 
de nos jom's , vu les* différentes circonstances. 
Lamonnoîe haussa et baissa à Rome, à mesure 
que l'oret l'argent devinrent plus <ïu tniains tares. 



Ï02 ANALYSE RAISONNEE 

Ainsi les Romains , dans leurs opérations sur les 
monnoies , ne firent que ce que demandoit la na- 
ture des choses. 

Du temps de la république , on procéda par 
voie de retranchement ; Fétat confioit au peuple 
ses besoins sans le séduire. Sous les empereurs 
on procéda par voie d'alliage. Ces princes» ré- 
duits au désespoir par leurs libéralités mêmes , 
altérèrent la monnoie. Ces opérations violentes » 
pratiquées pendant que Tempire étoit affaissé 
sous un mauvais gouvernement, ne sauroient 
avoir lieu dans ce temps-ci, où, indépendam- 
ment de la modération et de la douceur des gou- 
vernemens de nos jours , le change a appris à 
comparer toutes les monnoies du monde, et a 
les mettre à leur juste valeur. Le titre des mon- 
noies ne peut plus être un secret. Si un état com- 
mence le billon , tout le monde continue , et le 
fait pour lui. Les espèces fortes sortent d'abord , 
et on les lui renvoie foibles. Ainsi ces sortes de 
violences ne feroient que dessécher les racines 
du commerce , et éteindre le germe même de son 
existence. Le change empêche les grands coups 
d'autorité , et rend inutiles lea lois qui blesse- 
roient la liberté de disposer de ses effets : enfin le 
change gêne le despotisme. 

Les banquiers sont faits pour changer de rar*- 



DE l'esprit des LOIS. io3 

gent, et non pas pour en prêter. Ainsi notre au* 
tenr les trouve utiles lorsque le prince ne s'en 
sert que pour changer ; et comme le prince ne 
£aiit que de grosses affaires, le moindre profit 
Caiit un grand objet pour le banquier même. Si, 
au contraire , on les ein{rfoie à faire des avances, 
ils chargent le prince de gros intérêts , sans qu'on 
puisse les accuser d'usure. 

L'esprit supérieur de notre auteur ramène tout 
aux premiers principes ; il aperçoit dans chaque 
matière l'origine des abus et leur remède. Ainsi, 
parlant des dettes de l'érat, après avoir fait sen- 
tir l'importance de ne point coAfondre un pa- 
pier circulant qui représente la monnoie, avec 
un papier qui représente la dette d'une nation, 
il fait voir les conséquences de ces dettes, et 
les moyens de les payer sans fouler ni l'état ni 
les particuliers, et sans détruire la confiance 
publique, dont on a un souverain besoin , éta^t 
la seule et vraie richesse de l'état. Il fait aussi 
sentir combien il est essentiel que l'état accorde 
une singulière protection à ses créanciers, si on 
ne veut jeter la nation dans les convulsions ks 
plus dangereuses et sans remède. 

Quant au prêt de Tarant à intérêt, il remar- 
que que, si cet intérêt est trop hant, le négo-. 
ciant, qui voit qu'il lui coûteroit plus en intérêt 



lo4 ANALYSE RAISONNEE 

qu'il ne pourroît gagner dans le commerce, n'en- 
treprend rien. Si l'intérêt est trop bas, personbe 
ne prête, et le négociant n'entreprend rien non 
plus; ou, si on prêle, l'usure s'introduit avec 
mille inconvéniens. 

Il trouve aussi, d'après les grands juriscon- 
sultes , la raison de la grandeur de l'usuVe mari- 
time dans les périls de la mer, et dans la facilite 
que le commerce donne à l'emprunteur de faire 
promptement de grandes affaires et en grand 
nombre , au lieu que les usures de terre n'étant 
fondées sur aucune de ces deux raisons , sont 
ou proscrites par les législateurs , ou réduites à 
de justes bornes. 

Les continuels et brusques changemens que 
des lois extrêmes causèrent à Rome, tantôt en 
retranchant les capitaux, tantôt en diminuant ou 
défendant les intérêts, tantôt en ôtant les con- 
traintes par corps , tantôt en abolissant les dettes, 
naturalisèrent l'usure chez les Romains : car les 
créanciers, voyant le peuple leur débiteur, leur 
législateur , leur juge , n'eurent plus de coniBance 
dans les contrats. Comme les lois ne furent point 
ménagées, cela fit que tous les moyens honnêtes 
de prêter et d'emprunter furent abolis à Rome : 
qu'une usure affreuse, toujours foudroyée et 
toujours renaissante , s'y établit : tant il est vrai 



B£ L^ESPaiT DBS LOIS. lo5 

qae les lois extrêmes, même dans le bien, foni 
naître le mal extrême. 

Notre auteur indique le taux de Tintërêt dans 
les difieréns temps de la république romaine : 
il en recherche les lois relatives. Comme les lé- 
gislateurs portèrent les choses à Texcès, on 
trouva une infinité de moyens pour les éluder : 
ainsi il en fallut faire beaucoup d^autres pour 
les confirmer, corriger, tempérer. 

Il est surprenant d^ voir conmient notre au- 
teur, supérieur même aux préjugés qu^un cer- 
tain respect pour Fanliquité poîirroit justifier , 
sait relever Terreur de Tacite, quoiqu^il soit un 
de ses auteurs de préférence, lorsqu^il prit pour 
une loi des douze tables une loi qui fiit faite par 
les tribuns Duillius et Menenius , environ quatre- 
vingt-quinze ans après la loi des douze tables : 
cette loi fut la première qui fixa à Rome le taux 
de Tusure. 

Il finit cette matière par une maxime d'Ulpien : 
Celui-là paie moins , qui paie plu$ tard. « Cela 
» décide , dit-il , la question si l'intérêt est légi- 
»time; c'est-à-dire si le créancier peut vendre 
» le temps , et le délateur Tacheter. » 

La population tient, par la nature de la chose, 
au commerce. Il y a , pour ainsi dire , une action 
et réaction de deux agens. Ainsi notre auteur » 



106 ANALTSE RAISONNÉ!!: 

faisant sentir renchainement de ces deux objets 
et leur influence mutuelle, après avoir examine 
la matière du commerce dans tous ses rapports , 
n^estpa^ moins attentif à développer les lois re- 
latives au nombre des hommes et à leur multipli- 
cation, et quel est le vœu de la nature. 

Il commence par remarquer que la propaga- 
tion des bétes est constante , mais que celle des 
hommes est toujours troublée par les passions , 
par les fantaisies , par le luxe ; que Tobligation 
natureUe qu^a le père de nourrir ses enfans a fait 
établir le manage, qui déclare celui qui doit 
remplir cette obligation* 

Notre auteur, toujours attentif à inspirer la pu- 
reté des mœurs, nous fait voir combien les con- 
jonctions illicites choquent la propagation de 
Fespèce : car le père, qui a Tobligation de nour- 
rir et d'élever les en£ms, n'est point fixe; les 
femmes soumises à la prostitution publique ne 
sauroient avoir la confiance de la loi : d^où il 
s'ensuit que la continence publique favorise la 
propagation de l'espèce. 

La raison, dit notre auteur, nous dicte que 
quand il y a un mariage , les enfans suivent la 
condition du père ; quand il n'y en a point , ils 
ne peuvent concerner que la mère. 

La propagation est très-favorisée par la loi qui 



B£ L*£SP&IT DSS I.OIS. It07 

fixe la Êanille dans la suite des personnes du 
même sexe. La fiimille est une sorte de pro- 
priëtë. Un homme qui a des enians du sexe qui 
ne la perpétue pas, n^est jamais content qu^il 
n^en ait de celui qui la perpétue. 

U nous parle de divers ordres de femmes légi- 
times; il traite des bâtards. Il observe comment, 
dans les républiques anciennes, on fiadsoit des lois 
sur Tétat des bâtards , par rapport à la constitu- 
tion. Telle république recevoit pour citoyens les 
bâtards, afin d'augmenter sa puissance contre les 
grands; telle autre, comme Athènes, retrancha 
les bâtards du nombre des citoyens , pour avoir 
une plus grande portion de blé. Dans plusieurs 
villes , dans la disette de citoyens , les bâtards 
succédoient ; dans Fabondance^ils ne succédoient 
pas. 

U fonde le consentement dès pères peur le 
mariage sur leur puissance, leur amour, leur 
raison , leur prudence ; mais il croit qu'il con- 
vient quelquefois d'y mettre des restrictions. 

Comme la nature porte assez au mariage , il 
trouve inutile d'y encourager, à moins qu'elle ne 
soit arrêtée jiar la difficulté de *la subsistance , 
par la dureté du gouvernement , par l'excès des 
impôts , qui font regarder aux cultivateurs leurs 
champs moins comme le fondement de leur 



I08 ANALYSE .RAISONNEE 

nourriture que comme un prétexte à la vexation. 
Ainsi notre auteur nous fait sentir combien la 
population dépend de la sûreté , de la modéra- 
tion, de la douceur du gouvernement; tant il est 
vrai que chaque page de son ouvrage n'inspire 
que. des sentimens paternels, surtout pour les 
cultivateurs, qu'on doit regarder comme la base 
de l'édifice politique. 

Il nous fait voir comment la propagation dé- 
pend du nombre relatif des filles et des garçons : 
il développe la raison de la grande propagation 
dans les ports de mer; comment elle est plus ou 
moins grande, suivant les différentes produc- 
tions de la terre, les pays de pâturages étant peu 
peuples, les terres à blé davantage, les vignobles 
encore plus ; qu'elle est en raison du partage 
égal des terres, ou en raison des arts, lorsque 
les terres sont inégalement distribuées ; com- 
ment elle dépend de la fécondité du climat, sans 
besoin des lois , comme à la Chine ; comment 
elle tient à la nature du gouvernement, comme 
dans les républiques de la Grèce , oii les législa- 
teurs n'eurent pour objet que le bonheur des 
citoyens au dedans et une puissance au dehors. 
Ainsi, avec un petit territoire et une grande 
félicité y il étoit facile que la population devînt si 
considérable, que les politiques grecs crurent 



DE L^ESPRIT DES LOIS. IO9 

devoir s^attacher à rëgler le nombre des citoyens. 
!Notre auteur, soutenant pour ainsi dire son 
Yol , mesure comme un aigle la terre d^un oeil 
ferme , et , à Taide des monumens de Tantiquitë , 
il voit que Tltalie, la Sicile, PAsie mineure, TEs- 
pagne , la Germanie , ëtoierft, à peu près comme 
la Grèce, pleines de petits peuples ^ et regor* 
geoient d^habitans; ainsi on n^y avoit pas besoin 
de lois pour en augmenter le nombre; mais, 
comme toutes ces petites * républiques furent 
englouties dans une grande , on vit insensible- 
ment Funivers se dépeupler. 

Comme les Romains furent le peuple du 
monde le plus sage , et que , pour réparer ses 
pertes , il eut besoin du secours des lois, notre 
auteur, profitant de l'histoire et de la jurispru- 
dence , si liées à Tesprit de conseil et aux t^ens 
de Tadministration, recueille les lois que les Ro- 
mains firent à ce sujet. 

Il proteste de ne point parler ici de Tatten- 
tion que les Romains eurent pour réparer la 
perte des citoyens à mesure qu'ils en perdirent , 
faisant des associations , donnant les droits de 
cité et trouvant une pépinière de citoyens dans 
leurs esclaves : il se borne à parler de ce qu'ils 
firent pour réparer la perte des hommes. 

Jamais les vues de sagesse et de prévoyance qui 



110 ANALYSE KAISONNEE 

dictèrent ces lois n'ont eu une application plus 
nécessaire que dans les circonstances de nos 
jours. Ainsi il n^est point indi£Bérent que je suiye 
pas à pas notre auteur dans leur origine, leurs 
motifs , leurs avantages , leurs suites , leurs in- 
firactions. Notre aufeur a été très-exact à en 
recueillir toutes les vues , et assez sage pour en 
choisir les plus essentielles. 

Les anciennes lois de Rome cherchèrent à dé- 
terminer les citoyens au mariage. Les censeurs y 
eurent Fœil , et, selon les besoins ^ ils y engagè- 
rent et par la honte et par les peines. 

La corruption des mœurs dégoûta du mariage, 
et détruisit la censure elle-même. 

Le nombre des citoyens fut assez diminué par 
les discordes civiles, le triumvirat, les pro- 
scriptions, qui, si j^ose le dire, remplirent Rome 
d^un deuil général et d^un désastre universel. 

Pour y remédier, César et Auguste rétablirent 
la censure , et se firent censeurs eux-mêmes. Us 
firent aussi des règlemens favorables au mariage. 

César donna des récompenses, à ceux qui 
avoient beaucoup d'enfans. Attaquant les femmes 
par la vanité, il défendit à celles quiavoientmoins 
de quarante-cinq ans , et qui n^avoient ni tnari 
ni enfans, de porter des pierreries et de se servir 
de litière. 



B£ L ESPBIT DES LOIS. 111 

Auguste augmenta les récompenses et imposa 
des peines nouvelles. Il fit sentir aux Romains 
que la cite ne consistoit point dans les maisons, 
les portiques, les places publiques, mais dans 
le nombre des hommes, qui sont les premiers 
biens , et les biens les plus précieux de Tétat. Il 
leur reprochoit le célibat où ils rivoient pour 
vivre dans le libertinage. « Chacun de tous , sM- 
»crioit-il, a des compagnes de sa table et de 
» son Kt , et vous ne cherchez que la paix dans 
» vos déréglemens. » 

Pour y remédier , il donna la loi qu^on nomma 
julia papia poppœa ; du nom des consuls. Notre 
auteur la regarde avec raison comme un code de 
lois, ou un corps systématique de tous les règle- 
mens qu^on pouvoit faire à cet égard. Elle fiit, 
dit-il , la plus belle partie des lois civiles des 
Romains. 

On y accorda au mariage et au nombre des en- 
fans les prérogatives ^ c'est-à-dire tous les hon- 
neurs et toutes les préséances que les Romains 
accordoient par respect à la vieillesse. 

On donna quelques prérogatives au mariage 
seul , indépendamment des enfans qui en pour- 
roient naître; ce qu'on appela le droit des maris. 

On donna d'autres prérogatives à ceux qui 
avoient des enfans ; ce qu'on appela droit d* enfans. 



112 ANALYSE RAISONNES 

On en donna de plus grandes à ceux qui 
avoient trois enfans ; ce qu'on appela droit de 
trois enfans. 

Notre auteur nous avertit de ne point con- 
fondre ces trois choses. « Il y avoit, dit-il, des 
» privilèges dont les gens mariés jouissoient tou- 
» jours, comme, par exemple, une place parti- 
» culière au théâtre ; il y en avoit dont ils ne 
» jouissoient que lorsque des gens qui avoient 
» des enfans, ou qui en avoient plus qu'eux, ne 
» les leur ôtoient pas. » 

Les gens mariés qui avoient le plus grand 
nombre d'enfans étoient préférés, soit dans la 
poursuite des honneurs, soit dans leur exercice. 

Le consul qui avoit le plus d'enfans prenoit 
le premier les faisceaux; il avoit le choix des 
provinces 

Le sénateur qui avoit le plus d'enfans étoit 
écrit le premier dans le catalogue des sénateurs; 
il disoit son avis le premier. 

L'on pouvoît parvenir avant l'âge aux magis- 
tratures, chaque enfant donnant la dispense 
d'un an. 

Le nombre de trois enfans exemptoit de toutes 
charges personnelles. 

Les femmes ingénues qui avoient trois enfans 
et les affranchies qui en avoient quatre , sor- 



B£ l'esprit des LOIS. Il3 

toîent de la tutelle perpétuelle établie parles lois. 

Outre les recompenses , il y avoit des peines. 
Les voici : 

Ceux qui n'ëtoient point mariés ne pouvoient 
rien recevoir par le testament des étrangers. 

Ceux qui étoient mariés , mais n'avoient point 
d'enÊms , ne recevoient que la moitié. 

Le- mari et la femme, par une exemption de 
la loi qui limitoit leurs dispositions réciproques 
par testament, pouvoient se donner le tout, s'ils 
avoient des enfans Tun de Tautre; s^ils n^en 
avoient points ils pouvoient recevoir la dixième 
pai^tie de la- succession à cause du mariage ; et 
s^ils avoient des jen£uis d%in>autre mariage, ils 
pouvoient se donner autant de dixièmes quHls 
ayoient d^enfans. ) 

Si un mari s'absentoit' d'auprès de sa femme 
pour autre cause que pour les affaires de la ré- 
publique, il ne pouvoit en être Fhéritier. 

La loidoonoità un mari ou à une femme qui 
survivoit, deux ans pour se. remarier, et un an 
et demi pour le .divorce. . .i 

Les pères.qui ne vouloient pas marier leurs en- 
&ns , ou donner des maris à leurs filles , y étoient 
contraints par le magistrat. 

On défendit les fiançailles lorsque le mariage 
devoit être différé de plus de deux ans ; et conmie 
n. 8 



Il4 ANALYSE HAISONNEi: 

OQaepottYoit épouser une {Ule qu^àdouzeans, on 
ne pouvoit la fiancer qu^à dix, car la loi ne you- 
loit pas que l'on put jouir inutilement , el sous 
prëtexte de fiançailles , des privilëges de6 gea& 
mariés. 

Il étoit défendu à un homme qui avoit soixante 
ans d'épouser ime femme qui en avoît cinquante , 
car on ne youloit point de mviages inutilea après 
tant de priyiléges. 

La même raiacm déclara inégal le mariage 
d'une femme qui aYoit plus de cinquante ans 
avec un homme qui en avoit moins de soixante. 

Pour que Ton ne fât pas bcHmé dans le choix, 
Auguste permit à tous ks ingénus qui n'étoient 
pas sénateurs d'épouser des affianchies. 

La loi pappienne interdisoit aux sénateurs le 
muriage avec les affranchies, on a^ec les femn&es 
de théâtre. 

Du temps d'Ulpien , la loi défendoit aux in- 
génus d'épouser des femmes de mauvaise vie, 
des femmes de thâtre, des femmes condamnées 
par un jugement public. Du temps de la républi- 
que , ces lois étoient inconnues , car la censure 
corrigeoit ces désm'dres , ou les empéchoit de 
naître. 

Les peines contre ceux qui se marioient contre 
la défense des lois étoient les mêmes que celles 



DE l'esprit des LOIS. ii5 

contre ceux qui ne se marioient point du tout; 
Les lois par lesquelles Auguste adjugea au tfë^ 
sor public les successions et les legs de c^eUl 
qu'elles dëdaroient incapables , parurent plutôt 
fiscales que politiques et ciriles. Ainsi le dëgd<U 
pour le mariage s'augmenta. Cela fit qu'on fut 
oblige tantôt de diminuer les récompenses des 
délateurs, tantôt d'arrêter leurs brigandages v 
tantôt de modifier ces lois odieuses. 

D'ailleurs, les empeareurs, dans la suite, les 
énervèrent parles privilèges des droits de maris; 
d'enfans r àe trois enfiins, par la dispensé 
des peines. On donna le privilège des maris 
aux soldats. Auguste £at exempté 'des lois qui 
limitoient la &eulté d^af&anchir, et 4e celle qui 
bomoit la faculté diQ léguer. 

Jjes sectes de philosophie introduisirent un 
esprit d'éloignement pour les af&ires. Ces fa- 
tales semences produisirent l'ëloignement pour 
les soins d'une famille ,'et par conséquent la des- 
truction de Tespèçe humaine. 

Les lois de Constantin ôtèrent les peines des 
lois pappiennes, et exemptèrent tant ceux qui 
u'étoient point mariés qiie ceux qui, étant mariés, 
n'avoient point d'eiifans. 

Tfaéodose le jeune abrogea les lois décimaires, 
qui donnoi^nt une plus grande extension aux 

8. 



Il6 ANAI.TSE RAIS01iN££ 

dons qiie le mari et la femme pouroîent se fme 
à proportion du nombre dc% en£uis, conmie on 
Ta remarqué ci-dessus. 

Jostimen déclara valables tous les mariais 
que les lois pa]p]Mennes aboient défendus. 

Par les lois anciemies, la fiiculté naturelle 
, qae chacun a de se marier et d'avoir des enfuis 
.ne pouYoit être ôtée. Ainsi la loi pappienne an- 
nuloit la condition de ne se point marier appo-* 
séç à un legs , et le soment de ne se point marier 
et de n'avoir point d'enfuis , que le patron Êûsoit 
iaire à son a£Branchi; mais on rit émaner des 
constitutions des .empereurs des clauses qui 
contredisent ce droit amcien. 

Il n'y a point une loi eicpresse qui abroge les 
pririléges et les honneurs que les lois anciennes 
accordoient aux mariages et au nondire des en- 
fuis : mais depuis qu'on accorda ^^ comme fiorent 
les lois de Justînien y des avantages à ceux qui 
Be se remarioient pas, il ne pouvoit plus y avoir 
des pririléges et des honneurs pcynr le mariage. 
Ici notre auteur, rendant hommage an célibat qui 
a pour motif la religion, déplore amëremoit le ce*- 
libat introduit par le libertinage, qui £ât qu'une 
infinité de gens riches et voluptueux fuient le ma* 
^age pour la commodité de leurs déréglemens. 

Kotre auteur, avant de finir ce sujet, n'oublie 



DE l'eSPBIT des LOIS. I17 

pas cette loi abominable de Texposition des ea-* 
£ains. Il nous fait remarquer qu^il n^ aroit au- 
cune loi romaine qui permit cette action déna- 
turée , et que la loi des douze tables ne changea 
rien aux institutions des premiers Romains, 
qui eurent à cet égard une police assez bonne, 
mais qu^on ne suivit plus- lorsque le luxe ôta 
Taisance , lorsque les richesses partagées furent 
appelées pauvreté, lorsque le père crut avoir 
perdu ce qu'il donna' à sa Êimille, et qu'il dis- 
tingua cette famille de la propriété. 

Pour nous faire mieux connoître IVtal de 
Funivers après la destruction dés Romains, 
notre auteur observe que leurs règlemens , faits 
pour 2||igmenter le nombre des citoyens , eurent, 
comme les autres lois * qui élevèrent Rome à 
cette grandeur , leur -effet pendant que la répu- 
blique , dans la force de son institution , n^eut à 
réparer que les pertes qu'elle £aisoit par son 
courage , par sa fermeté , par son amour pour la 
gloii^e, et par sa vertu même. En réparant ces 
pertes, les Romains croy oient défendre leurs 
lois , leur patrie , leurs temples , leurs dieux pé- 
nates , leurs sépulcres , leur liberté , leurs biens. 
Mais sitôt que les lois les plus sages ne purent 
remédier aux pertes causées par une corruption 
générale , capable de rendre ce grand eynpire 



Il8 ANALYSE RAISONKEE 

utie solitude , pour quMl ne restât , pour ainsi 
dire, personne pour en déplorer la chute, et 
Fextihction du nom rotnâin ; dès lors un déluge 
de nations gotbes, gétiques, sarrasines et tar- 
tares , coupa, pour ainsi dire , le nerf de ce corps 
immense et de cette machine monstrueuse; 
bientôt des peuples barbares n^eurent à détruire 
que des peuples barbares. 

Dans Tétât où étoit TËurope après cette af* 
freuse catastrophe , et après un coup aussi sur- 
prenant, on nWroit pas cru qu^elle pût se ré- 
tablir, surtout lorsque sous Charlemagne elle ne 
forma plus qu'un vaste empire. Mais il arriva un 
changement par rapport au nombre des faomnies. 
L'Europe , après Charlemagne , par la nature dtt 
gouvernement d'alors , %e partagea en une infi- 
nité de petites souverainetés. Chaque seigneur, 
n'étant en sûreté que par le nombre des habi- 
tans de son village ou de sa ville , où il résidoit, 
s'attacha à faire fleurir son pays ; ce qui réussit 
tellement que , malgré les irrégularités du gou- 
vernement, le défaut de connoissances sur le 
commerce , le grand nombre de guêtres et de 
querelles , il y eut dans la plupart des contrées 
de l'Europe plus de peuple qu'il n'y en a aujour- 
d'hui : témoin les prodigieuses armées des croisés. 

La navigation, qui depuis deux siècles est 



B£ L'ESPftIT DES LOIS. II9 

augmentée en Europe , a procure des habitans 
et en a £iit perdre. Il ne faut pas )uger de TEu* 
rope comme d^nn état particulier qui feroit seul 
une grande navigation : cet état augmenteroit 
de peuple, parce que toutes les nations voisines 
viendroient prendre part à cette navigation ; 
il j arriveroit des matelots de tous cAtés. Mais 
l'Europe, sépaorée du reste du monde par àt% 
déserts, par la religion, étant presque partout 
entourée des pays mahométans, ne se répare pas 
ainsi. 

De tout ceci notre auteur a raison de conclure 
que l'Europe a besoin de lois qui favorisent la 
propagation , laquelle , étant la partie la plus liia- 
kde de la plupart des gouvememens de nos 
jours, mérite le plus de secours. 

Notre auteur, bien loin de trouver ces secours 
dans des établissemens singuliers, et encore 
moins dans les récompenses des prodiges, 
comme seroit celle des privilèges de douze en- 
£ms, ne demande que dés récompenses et des 
peifiies générales , comme demandoient les Ro- 
mains , et il ne cbercbe que la nature dans 4es 
sillons des campagnes et datis les cabanes des 
laboureurs. 

On diroit qu'il feit descendre les princes de 
la majesté du trdne pour les conduire dans ces 



120 ANALYSE RAISONNES 

contrées malheureuses où la nature est aussi 'de- 
figurée que les hommes qui y séjournent- Spec- 
tateur de rabaodon de ces pays dont les plaies 
paroissent incurables seulement à ceux qui ne 
connoissent pas la force de sages lois, et péné- 
tré des plaintes, des gémissèmens^ de Pesprit 
de nonchalance de ces habitans pâles , débiles , 
exténués , portant sur leur visage Tempreinte de 
leur infortune , il propose des remèdes et des 
règles si sensées , qu^on diroit qu^elles ont été 
dictées par IVnergie d'une âme qui ne désire 
que le bien. Comme ce seul article , rempli de 
vues également éclairées et bienfaisantes, ren- 
ferme , pour ainsi dire , le code d^administra- 
tion publique le plus sage que puisse former un 
prince qui se sent plutôt le père que le maître 
de sçs peuples, on me saura gré de ce que je le 
répète ici. « Lprsqu'un état se trouve, dépeuplé 
» par des accidens particuliers, des guerres ^ des 
» pestes , des famines , il y a des ressources : les 
» hommes qui restent peuvent conserver Tesprit 
» de travail et dHndustrie ; ils peuvent chercher 
» à réparer leurs malheurs, et devenir plus in- 
» dustrieux par leur calamité même. Le mal pres- 
» que incurable est lorsque la dépopulation vient 
» de longue main par un vice intérieur et un 
^ mauvais gouvernement. Les hommes y ont péri 



DE l'esprit des LOIS. 121 

» par une maladie insensible et habituelle : nës 
» dans la langueur et dans la misère , dans la yio- 
» lence ou les préjugés du gouyemement, ils se 
» sont TU détruire souvent sans sentir les causes 
» de leur destruction , etc» 

» Pour rétablir un état ainsi dépeuplé, on at- 
» tendroit en vain des secours des enfans qui 
» pourroient y naître. Il n^est plus temps : les 
» hommes , dans leurs déserts ,] sont sans cou- 
» rage et sans industrie. Avec des terres pour 
» nourrir un peuple , on a à peine de quoi nour* 
» rir une famille. Le bas peuple , dans ces pays, 
» n^a pas même de part à leur misère , c'est-à- 
» dire aux friches dont ils sont remplis. Le 
» prince, les villes, les grands, quelques citoyens 
» principaux, sont devenus insensiblement pro- 
» priétaires de toute la contrée : elle est inculte ; 
» mais les familles détruites leur en ont laissé 
» les pâtures , et Fhomme de travail n^a rien. 

» Dans cette situatioi;i , il faudroit faire dans 
» toute rétendue de Tempîre ce que les Romains 
» faisoient dans une partie du leur : pratiquer 
» dans la disette des habitans ce qu^ils obser- 
3» voient dans Fabondance, distribuer des terres 
» k toutes les familles qui n^ont rien , leur pro- 
» curer les moyens de les défricher et de les cul- 
» tiver. Cetle distribution devroit se faire à me-* 



122 ANALYSE RAISOMNEE 

» sure qu'il y auroit un homme po^ la recevoir , 
» de sorte qu'il n'y eut point de moment perdu 
» pour le travail. » 

Que d'heureuses conséquences naissent des 
principes et des moyens que notre aute^ frfh- 
pose dans cet article pour exciter au trarail , en- 
courager l'agriculture , et trouver des iNnas et des 
charmes qui fertilisent les terres ahasidonnëes ! 
Il fidt sentir, avec son grand discernement , qui 
fraj^e toujours au but des choses, que la grande 
prospérité ou les désastres d'un pays dépendent 
de la bonté ou de la corruption du gouverne- 
ment; que, sans la propriété, qui est, pour ainsi 
dire, la mère nourrice de l'agriculture, tout est 
perdu : chose qu'il a remarquée ailleurs pair la 
pratique opposée des pays orientaux, cm le des- 
potisme , dtant l'esprit de propriété , cause l'aban- 
don de la culture des terres. « Onne bfttit, dit41 , 
» de maisons que pour la vie; on ne Êit point 
» de fossés, on ne plante point d'ariites ; on tire 
» tout de la tnnre, on ne fan rend rien ; tout est 
» en friche, tout est désert. » Notre auteur, tou- 
jours affectionné au bien pnbHc , nous montre 
que ces domaines étendus, sans homes, sont le 
fléau de la cultnte des terres. Enfin il frit voir 
que rien n'annonce plus un gouvernement pa- 
ternel qu'une attention non interrompue pour 



DE l'esprit des LOIS. lâS 

exciter an trayail. Ces grandes Yërités, si Ton en 
est bien {>ënëtrë , sont capables ^e ranimer Tagri-^ 
culture et la population dans les fanges des ma« 
rëcages mêmes. 

Cet amour du travail , et par consë<|uetit cette 
horreur de Toisivetë, que noire auteur iûspire^ 
I uî foni fiiire une remarque que peut*étre le com^ 
mun des hommes ne comprend pas , (et qui ce-^ 
pendant n^est que trop vraie ; savoir , que la po* 
pulation dans quelques circonstances peut être 
£iTorisëe, dans quelques autres elle peut être af- 
foiblie par rétablissement des hôpitaux. Il s'en 
£iut bien c{ue notre auteur, arec cette humanité 
éclairëe qui marche à la tête de chaque page de 
son ouvrage, neiieconnoisse que la vraie indi- 
gence est quelque chose de sâcrë , que les vrais 
pauvres doivent être respectés comme de)& gens 
revêtus d'un caractère public , et que par consé- 
quent leur subsistance est la dette la plus an- 
cienne et la plus privilégiée de l'état : mais il 
n*a que trop raison de dire que l'indigence 
même ne doit pas être regardée comme un mal, 
puisqu^lle a des ressources honnêtes pour ceux 
qui ne craignent pas le travail ; ainsi il n'a pas 
tort de dire que les hôpitaux sont nécessaires 
dans les pays de commerce, où, comme beaucoup 
de gens n'ont que leur art, l'état doit secourir 



.Iâ4 ANALYSE RAISONNEE 

les vieillards , les malades, les orphelins. Les ri- 
chesses, dit-il, supposent une industrie: mais 
cpmme , dans un si grand nombre de branches 
de commerce , il est impossible qu^il n^y en ait 
toujours quelqu'une qui souffre, Fétat doit ap- 
porter un prompt secours aux ouvriers qui sont 
dans la nécessité ; laquelle étant momentanée, il 
ne faut que des secours de même nature ^ c'estrà- 
dire des secours passagers. Mais quand la nation, 
est pauvre , la pauvreté particulière dérive de la 
misère générale. Tous les hôpitaux du monde 
ne peuvent guérir cette pauvreté particulière : 
au contraire, Fesprit de paresse qu^ils inspirent 
augmente la pauvreté générale, et par consé- 
quent la particulière ; témoin quelques pays rem- 
plis d'hôpitaux, où tout le monde est à son aise, 
excepté ceux qui ont de l'industrie, qui culti- 
vent les arts , et qui font le commerce. 

Notre auteur, pour perfectionner son ou- 
vrage, perfection qui consistoit à ramener le 
tout à des règles générales, comme à un point, 
pour ainsi dire, de ralliement, s'attache à prendre 
comme par la main et conduire avec sûreté ceux 
que le ciel a assez aimés pour les choisir pour 
donner des lois. Ainsi , après avoir envisagé 
tous lesdifférens rapports des lois, relativement à 
la constitution , à la liberté^ civile , à la liberté 



DE l'esprit des LOIS. 1^5 

politique , à la force offensiye, à la force dëfen- 
sire, au climat, au terroir, à Tesprit gênerai, au 
commerce, à la population , il examine les lois 
dans leurs rapports avec les difierens #ordres 
des choses sur lesquelles elles statuent. Comme 
rien assurément nVgale la grandeur et Fimpoi^ 
tance de cet oh^ei digne d'un génie mâle et su- 
blime , on diroit que notre auteur prend ici un 
nouTel essor , et tente des routes nouvelles. 

D Élit Fénumération des différentes branches 
des droits qui gouyement les hommes : droit 
divin, droit naturel, droit ecclésiastique, droit 
des gens, droit politique , droit de« conquête, 
droii civil, droit domestique. 

Comme il reconnoit que k sublimité de la 
raison humaine consiste à savoir bien auquel de 
ces différens ordres se rapportent principale-^ 
ment les choses sur lesquelles ' on doit statuer , 
et à ne point confondre le» divers droits qui doit 
vent gouverner les hommes, il pose les limites et le 
point auquel tel droit doit ^'arrêter, et tel autre 
doit commencer. Ces bornes sont tellement néces- 
saires à la solidité de l'édifice dans la législatioii, 
que sans elles on énerveroit cette science, lapluji 
importante, par des questions minutieuses , cal- 
pables de jeter dans un chaos toute opération 
des lois. 



Iâ6 ANALYSE RAISOKKEE 

Ainsi le sujet de ce livre est, ce me semble « 
le côté le f\^s lumiaeui^ de notre auteur. Il s^y 
distingue p^ Fen^emble des vues gënërales , e% 
y excède par le détail des divers droits qui con- 
cernent les successions, les devoirs de« pères, 
des m^is, des maître^, des esclaves; les ma- 
riages, Tempire de la cité , la propriété des biens, 
Vinviplabilité des ambassadeurs , les tiraités pu- 
blics; les crimes seulement à corriger et nau à 
piinir ; les obligations £ai|es dans des circons- 
tance s particulières. 

A travers ce détail , tout j annonce tm génie 
accoutumé à envisager les objets sous toutes les 
faces, mais qui sait voir tout en grand, et mon- 
trer dans une seule pensée des choses qui en in- 
diquent un grand nombre d^autres. En remon- 
tant à la SQurce des lois divines, des lois de la 
nature, qui sont Timage de Tordre et de la sa- 
gesse étemelle, des lois ecclésiastiques, des lois 
politiques* des lois des nations entre elles, notre 
auteur fixe, pour ainsi dire , de^ lignes de démar^ 
cation entre les différens droits pour que le lé- 
gislateur puisse statuer avec sûreté sur les plus 
grandes adirés, selon leur différent ordre* U 
apprend à ménager les droitssacrés de la couronne 
et de Féglise ; à ne point décider des successions 
et des droits des royaumes par les mêmes maximes 



D£ L ESPRIT DES LOIS. 12'J 

sur lesqueUes ou décide des successions et des 
droits entre particuliers ; à ne point confondre 
les règles qui concernent la propriété avec celles 
qui naissent de la liberté, c^est-à-dire de Tem- 
pire de la cité ; à distinguer avec une sage modé- 
ration les violations de simpk police, qu'on ne 
fait que. corriger , des grandes violations des lois, 
qu'on doit punir. U sépare les principes des lois 
civiles et politiques de ceux qui dérivent du droit 
des gens, inspirant ainsi du respect pour les pré- . 
rogatives sacrées et réciproqiies des nations. 
Pour frire aperc,evoir les vues illimitées de notre 
auleur à ce si^et , jt ne rapporterai quVn seul 
trait. « Si les ambassadeurs abusent, dil*il, de 
» leur être représentatif, on le £aiil cesser en les 
» renvoyant chez eux ; on peut même les accuser 
» devant leur maître , qui devient p^r^là leur joge 
» ou leur complice. » Ces deux mots renfennent 
plus de choses que tous les\Y<dume« des publi- 
cistes qui traitent la grande question du juge 
compétent des aipbassadeurs. 

Après la fixation de ces limites entre les dififé- 
rens droits qui gouvernent les hommes , notre 
auteur couronne son travail par des règles très- 
sages , relatives à la manière de composer les lois. 
Il veut un style concis , simple , sans ostentation « 
une expre&sioju directe , des paroles qui réveillent 



128 ANALYSE EAISONNEE 

chez tous les hommes les mêmes ictëes; point 
d^expressions vagues ; point de subtilité , la loi 
n^ëtant que la raison simple d^un père de famille ; 
point d^exceptions , de limitations, de modifica- 
tions ; point de lois inutiles; point de lois qu^on 
poisse éluder ; point de changement dans une 
loi sans une raison suffisante. Il commande que 
la raison de la loi soit digne d^elle ; que la loi ne 
choque point la nature des choses. Il fait aussi 
^consister le génie du législateur à savoir dans 
quels cas il faut des différences y et il nous avertit 
de bien distinguer une décision , et souvent une 
foveur particulière de quelque rescrit, d'avec 
une constitution générale. 

Notre auteur exige dans un législateur, non- 
seulement un génie étendu , mais , ce qui im- 
porte le plus, un' cœur bon; car un législateur 
est , si j'ose le dire , Tange tutélaire des états. 

Ainsi la candeur doit former le caractère de la 
loi. Il veut que Tesprit de modération soit cekti 
du législateur, et il n'a que trop raison ; car un 
sage législateur doit savoir arrêter même le bien 
dans le point où commence Fexcès; et il doit 
éviter de mener les hommes par les voies ex- 
trêmes. Il se plaint amèrement de ce que les lois 
rencontrent presque toujours les préjugés , et, ce 
qui est pire, les passions des- législateurs. 



DE li'ESPRIT DES LOIS. 1^9 

' Enfin notre auteur développe Tesprit de quel-^ 
ques lois grecques et romaines , pour nous faire 
mieux connoître d'autres principes dans la ma* 
nière de composer les lois. Ainsi il remarque que 
des lois qui paroissent s^éloigner des vues du \é^ 
gislateury sontsouTeitt conformes; que des lois 
qui paroissênt les mêmes n^ont pas toujours le 
même effet , ou n^ont pas toujours le même mo* 
tif , ou sont quelquefois différentes ; que des lois 
qui paroissent contraires dérivent quelquefois 
du même esprit. Il nous enseigne de quelle ma- 
nière deux lois diverses peuvent être comparées ; 
qu^il ne faut pas séparer les lois de Tobjet pour 
lequel elles sont faites , ni des circonstances qui 
les^ont occasionées; qu'il est bon. quelquefois 
qu'une loi se corrige elle-même. 

Voilà l'économie de cet ouvrage magnifique. 
A la peinture que je viens de tracer, quelque 
foible qu'elle soit, il est aisé de voir que dans 
ce livre de VEsprit de$ Loiê régnent la précision , 
la justesse, un ordre merveilleux; or^pr^ peut* 
être caché aux yeux de ceux qui ne sauroient 
marcher que de conséquence en conséquence , 
toujours guidés par des définitions, des divi- 
sions , des avant-propos , des distinctions , mais 
qui paroit dans tout son jour aux esprits atten- 
tifis , capables de suppléer d'eux-mêmes les con-r 
II. ' 9 



l3o ANALYSE RAISONNES 

séquences qui naissent des principes ^ et sls-^ ♦ 
SQz. habiles pour rapprocher et joindre dans 1^ 
chaîna de» vérités établies celles qui sVnsui-r 
vent, qui, aux yeux des connoisscturs ^ ne sont, 
pour ain^i dire , couTertes que dVn voile transe- 
parent. 

Son style majestueux , plein de sens , mais tou-; 
jours concis , fait aussi voir combien notre auteur 
a compté sur la méditation du lecteur. Les grande^ 
beautés qui éclatent dans ses expressions ne sau* 
roient être mieux, senties que par ceux qui se 
sont familiarisés avec la lecture des anciens ; tant 
notre auteur sait conserver partout un certain 
air antique , dont le caractère étoit de réunir une 
force digne de la majesté du sujet, avec les grâces 
les plus naïves et les nuances les plus délicates. 
Jte n'exagère point, lorsque je dis qu'en lisant 
Polybe, César et Tacite , après l'ouvrage de notre 
auteur , il ne me paroît pas que je change de 
lecture. C'est ainsi qu'en nous promenant dans 
notre g2|^rie royale.,., parmi une foule d'étran- 
gers , on:ne croit pas changer d'objet eu, tournant 
l'œil, des statues des Grecs, à celles de Michel- 
Ange, et de la Vénus de la tribune, à celle du 
Titien. 

Après avoir parlé de l'ouvipage de notre auteur , 
j'aurois mauvaise grâce à cQtretenir In lecteur de 



DE L*ESPEIT DES ]:OIS. l3l 

mon liaTail ; c^esl au lecteur équitable k en juger 
par le trayail même , pourvu quHl mette à part, 
pour un moment, TouTrage de notre auteur, 
comme Ton cachoit les simulacres des dieux. 

Mon dessein est de montrer la coAformitë de 
penser de notre auteqr arec les plus grands gé- 
nies de tous les âges (i). Mais à Dieu ne plaise 
que par-là j^aie youlu porter atteinte à la plus 
précieuse prérogative de son quvrage, qui con- 
siste dans cet esprit créateur! Il faut Favouer, il 
étoit réservé à Textréme vigueur du génie de notre 
auteur de former un si beau système par le pré- 
cieux enchaînement de pensées détachées, et 
qu^on a regardées jusqu^à présent comme des 
matériaux épars et comme étrangers. Ainsi ma 
science , vis-à-vis de celle de notre auteur, qui 
est vraiment créatrice , mérite à peine le nom de 
science , n^étant, pour ainsi dire , que de seconde 
main : j^allois presque dire que je ne suitf qu'un 
voyageur, qui , à la vue d'une grande pyramide , 
se plaît à examiner la charpente qui a servi pour 
J'élever. 

J'espère que notre auteur agréera mon inten- 
tion. S'il y trouve quelque chose qui soit con-t 
forme à ses souhaits, je me trouverai le plus heu- 

(i) Par des notes sur l'Esprit des Lois. 



l3â ANACiTSE RAISONNES, etc. 

reux des mortels ; car c'est le comble du bonheur 
que de travailler pour le progrès de la raison hu^ 
maine , unique objet de notre auteur et de son 
ouvrage immortel. 



■'■»' ^| | |« «^-4>-. 



DE 

L'ESPRIT DES LOIS. 

LIVRE I. 

DES LOIS EN G^NioiALi 



Chapitre l 

Des lois 5 dans le rapport qu'elles ont arec les dlrers êtres. 



9 



Les lois, dans la signification la plus étendue , 
sont les rapports nécessaires qui denyent de la 
nature des choses (i) ; et , dans ce sens, tous les 
êtres ont leurs lois : la divinité (â) a ses lois , le 
monde matériel a ses lois , les intelligences supé- 
rieures à rhomme ont leurs lois , les bétes ont 
leurs lois , l'homme a ses lois. * 

Ceux qui ont dit qu'une fatalité aveugle apro- 

(t) Gela n'est pas vrai : ces rapports ne derroient être qàe le 
pnncipe et h source des lois. H» 

(3] La loi, dit Plutarque , est la reine de tous mortels et immor- 
tels. An traité, Qu*U est reqtét qu'an prince ioU savanti 



j34 de l'esprit des LOIS; 

duit tous tes effets que nous voyons dans le monde ^ 
ont dît uiie grande a]>surdité ; tar quelle plus 
grande absurdité qu'une fatalité aveugle qui au- 
roit produit des êtres intelligens ? 

Il y a donc une raison primitive (i) ; iet les lois 
èônt les rapports qui se iroi^yent entre elle et les 
diÉférens êtres ^ et les rapports de ces divers êtres 
entre eux. 

Dieu a du rapport avec l'univers comme créa- 
teur et comme conservateur ; les lois selon les- 
quelles il a créé sont celles selon lesquelles il 
fconserve : il agît selon ces règles j parce qu'il les 
connoît;il les connoît, parce qu'il les a faites; 
il les a faites , parce qu'elles ont dû rapport avec 
sa sagesse et sa puissance; 

Comme nous voyons que le monde, formé 
par le mouvement de là matière , et privé d'intel- 
ligence , subsiste toujours , il faut que ses mouve- 
metis aièiit des lois invariables ; et si l'on pouvoit 
imaginer un autre monde que celui-ci ^ il auroit 
des règles constantes > ou il seroit détruit; 

Ainsi la création , qui paroît être un acte arbi- 
traire , suppose des règles aussi invariables que 
la fatalité des atbées. Il seroit absurde de dire 
que le créateur, sans ces règles, pourroit gou- 

(t) Quelle métaphysique! H, • 



LIV. I, GHAP. I- l35 

yerner le monde , puisque le monde ne subsis- 
teroit pas sans elles. 

Ces règles sont un rapport constamment établi. 
Entre un corps mu et un autre corps mu , c'est 
suivant les rapports de la masse et de la vitesse 
que tous les mouvemens sont reçus , augmentes, 
diminués , perdus : chaque diversité est fini/br- 
mité , chaque changement est comiance. 

Les êtres particuliers intelligens peuvent avoir 
des lois qu'ils ont Eûtes : mais ils en ont aussi 
qu'ils n'ont pas £adtes. Avant qu'il y eut des êtres 
intelligens , ils étoient possibles : ils avoient dône 
des rapports possibles, et pai^ conséquent des 
lois possibles. Avant qu'il y eut des lois faites ^ 
il y avoit des rapports de justice possibles. Dire 
qu'il n'y a rien de juste ni d'injuste que ce qu'or- 
donnent ou défendent les lois positives, c'est 
dire qu'avant qu'on eût tracé de cercle tous les 
rayons n'étoient pas égaux» 

Il feut donc avouer des rapports d'équité an- 
térieurs à la loi positive qui les établit : comme , 
par exemple, que^ supposé qu'il y eut des so- 
tiétés d'hommes , il seroit juste de se conformer 
à leurs lois ; que, s^il y avoit d«s êtres intelligens 
qui eussent reçu quelque bienfait d'un autre être , 
ils devroient en avoir de la reeonnoissance ; que, 
si un être intelligent avoit créé un être intelli- 



i36 DE l'esprit des lois. 

gewt, le crëë devroît rester dans la dépendance 
qu^il a eue dès son origine ; qu^un être intelli- 
gent qui a fait du mal à un être intelligent mérite 
de. recevoir le même mal; et ainsi du reste. 

Mais il s'en faut bien que le monde intelligent 
soit aussi bien gouverné que le monde physique. 
Car^ quoique celui-là ait aussi des lois qui, par 
leur nature , sont, invariables ^ il ne les suit pas 
constamment comme le monde physique suit les 
sienneSi La raison en est que les êtres particu- 
liers intelligens sont, bornés par leur nature , et 
par conséquent sujets à l'erreur; et, d'un autre 
côté, il est de leur nature qu'ils agissent par eux- 
mêmes. Ils ne suivent donc pas constamment 
leurs lois primitives ; et celles même qu'ils se 
donnent , ils ne les suivent pas toujours. 

On ne sait si les bêtes sont gouvernées par 
les lois générales du mouvement , ou par une 
motion particulière. Quoi qu'il en soit, elles 
n'ont point avec Dieu de rapport plus intime que 
le reste du moàde matériel ; et le sentiment ne 
leur sert que dans le rapport qu'elles ont entre 
elles , ou avec d'autreis êtres particuliers , ou avec 
elles-mêmes. • 

, Par l'attrait du plaisir elles conservent leur 
être particulier, et par le même attrait elles con- 
servent leur espèce; Elles ont des lois naturelles , 



LIV.I, CHAP. I. 137 

parce qu^elles sont unies par le sentiment; elles 
n^ont point de lois positives , parce qu^elles ne 
sont point unies par la eonnoissance. Elles ne 
suivent pourtant pas invariablement leurs lois 
naturelles : les plantes , en qui nous ne remar- 
quons ni eonnoissance ni sentiment , les suivent 
mieux. 

Les bétes n^ont point les suprêmes avantages 
que nous avons ; elles en ont que nous n^avons 
pas. Elles n^ont point nos espérances |^ mais elles 
n'ont pas nos craintes ; elles subissent comme 
nous la mort , mais c'est sans la connoitre : la 
plupart même se conservent mieux que nous , 
et ne font pas un aussi mauvais usage de leiirs 
passions. 

L^homme, comme être physique, est, alnîsi 
que les autres corps , gouverne par des lois in- 
variables ; comnle être intelligeiit , il viole sans 
cesse les lois que Dieu a établies , et change celles 
qu'il établit lui-même. Il fam qu'il se conduise ; 
et cependant il est un être borné ; il est sujet à 
l'ignorance et a l'erreur, tomme toutes les intel- 
ligences finies^ les foibles connoissances qu'il 
a, il les perd encore. Comme créature sensible, 
il devient sujet à mille passions. Un tel être pou- 
voît à tous les instans oublier son créateur; 
Dieu l'a rappelé à lui par les lois de la religion î 



l38 DE L^ESPBIÏ DES LOtS. 

un tel être pouVoît k tous les instans s'oublier 
lui-même; les philosophes Tont averti par les 
lois de la nlorale : fait pour vivre dans la société , 
il y pouvoit oublier les autres ; les législateurs 
Font rendu à ses devoirs pàf les lois politiques 
et civiles. 



CHAPITRE IL 

Des lois de la nature. 

AvAiiT toutes ces lois sont celles de la nature ^ 
ainsi nommées parce qû^elles dérivent .unique"" 
ment de la constitution de notre être. Pour les 
tonnoître bien, il faut considérer un homme 
avant rétablissement des sociétés. Les lois de la 
nature seront celles quMl recevroit dans un état 
pareil. • 

Cette loi qui, en imprimant dans nous-mêmes 
ridée d^un créateur , nous porte vers lui , est la 
première des lois naturelles par son importance « 
et non pas dans Tordre de ces lois. L^omme , 
dans Fétat de nature , auroit plutôt la faculté de 
connoître qu'il n^auroit des connoissances. U 
est clair que ses premières idées ne seroient 



LIV. I, CHAP. II. l39 

point des idées spéculatives : il songeroit à la 
conservation de son être , avant de chercher 
TiDiigine de son être. Un homme pareil né senti- 
rait d^abord que sa foiblesse(i); sa timidité se- 
roit extrême : et si Ton avoit là-dessus besoin 
de Texpërience , Ton a trouvé dans les forêts des 
hommes sauvages (2) ; tout les fait ti'embler, 
tout les fait (îiir. 

Dans cet état , thacun se sent inférieui" ; à 
peine chacun se isent-^il égal. On ne rhercheroit 
donc point à s^attaquer , et la paix seroit la pre- 
mière loi naturelle (3). 

Le désir que Hobbes donne d^abord aux 
hommes de se subjuguer les uns les autres (4) 
n'est pas raisonnable. L'idée de l'empire et de la 
domination est si composée, et dépend de tant 
d'autres idées, que ce ne seroit pas celle qu'il 
auroit d'abord. 

Hobbes demandé pourquoi , si les hommes 
be jsont pas naturellement en état de guerre , ils 
Vont toujours armés; et pourquoi ils ont des 

(1) Ponrqaoi ne sentiroit-il pas aussi sa force et une audace pro- 
portionnée à la violence de ses besoins et h ses ressources ? H. 

(3) Témoin lé sauvage qui fut trouvé dans les forêts de Hanover , 
et que t^on vit en Angleterre sons le règne de Georges !•'. 

(3) La première loi de tous les êtres est de satisfaire à leurs be- 
soins. H. 

(4) Hobbes vivdit au milieu des guerres civiles^ H. 



l4o DE li'ESPRIT DES LOIS. 

clefs pour fermer leurs maiisons. Mais on ne sent 
pas que Ton attribue aux hommes , avant réta- 
blissement des sociétés , ce qui ne peut leur ar- 
river qu^après cet . établissement , qui leur fait 
ttouver des motifs pour s^attaquer et pour se dé- 
iëndrev 

Au sentiment desafoiblesse Thomme joiodroit 
le sentiment de ses besoins : ainsi une autre loi 
naturelle seroit celle qui lui inspireroit de cher- 
cher à se nourriri 

J^ai dit que la crainte porteroit les hommes à 
se fuir ; mais les marques d'une crainte réciproque 
les engageroient bientôt à s^approcher. D'ailleurs, 
ils y seroient portés par le plaisir qu'un animal 
sent à rapproche d'un animal de son espèce. 
De plus , ce charme que les deux sexes s'inspi- 
rent par lemr difféçence augmenteroit ce .plaisir ; 
et la prière naturelle qu'ils se font toujours l'un 
à l'autre seroit une troisième loi. 

Outre le sentiment que les hommes ont d!a- 
bord , ils parviennent encore à avoir des connois- 
ssmces ; ainsi il,s ont un second lien que les autres 
animaux n'ont pas. Ils ont donc un nouveau mo- 
tif de s'unir ; et le désir de vivre en société est 
une quatrième loi naturelle. 



LIV. I, CHAP. III. l4l 



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CHAPITRE III. 

Des lois posîtÎTes. 

Sit6t que les hommes sont en aoci^të ils. 
perdent le sentiment de leur foiblesse ; Tëgalitë 
qui ëtoit entre eux cesse, et Tëtat de guerre 
commence (i). 

Chaque société particulière rient à sentir sa 
force ; ce qui produit un ëlat de guerre de na- 
tion à nation. Les particuliers dans chaque so- 
ciété commencent à sentir leur force ; ils cher- 
chent à tourner en leur &Teur les principaux 
avantages de cette société ; ce qui fait entre eux 
un état de guerre. ^ 

Cei^ deux sortes d^état de guerre font établir 
les lois parmi les hommes. Considérés comme 
habitans d We si grande p^lanète , qu^il est né- 
cessaire quHl y ait différens peuples, ils ont des 
lois dans le rapport que ces peuples ont entre 
eux; et c^est le droit des gens. Considérés 
comme Tivant dans une société qui doit être 

(i) L'étut de société ne fait pas oa du moins ne deyroit pas faire 
cesser i -égalité ; elle devroit l'assorer et la défendre. C'est à la ré- 
flexion à deviner et à prévoir ce que l'homme doit être , et ce que 
seront un jour les sociétés , quand la raison se perfectionnera. H. 



14^ DE L^ESPRIT DES LOIS. 

maintenue, ils ont des lois dans le rapport 
qu'ont ceux qui gouvernent avec ceux qui sont 
gouvernés ; et c'est le 4)roit politique. Ils en 
ont encore dans le rapport que tous les citoyens 
ont entre eux ; et c'est le naoï'i' civil. 

Le droit des gens est naturellement fonde sur 
ce* principe, que les diverses nationsf doiveùt se 
faire dans la paix le plus de bien, et dans )a 
guerre le moins de mal qu'il est possible, sans 
nuire à leurs véritables intérêts. 

L'objet de la guerre, c'est la victoire ; celui de 
la victoire , la conquête ; celui de la conquête , la 
conservation. De ce principe et du • précédent 
doivent dériver toutes les lois qui forment le 
droit des gens, 

To^tes le^ notions ont un droit de$ gens; et 
]^s Iroquois mêmes , qui mangent leurs prison? 
niers , en ont un. Ils envoient et reçoivent des 
ambassades ; ils connoissent des droits de la 
guerre et de la paix : le mal est que ce droit des 
gens n'est pas fondé sur les vrais principes. 

Outre le droit des gens qui regarde toutes les 
sociétës, il y ^ un droit politique pour chacune. 
Une société pe .saurôft subsister san£i un goover- 
i^ement. La réunion de toutes, Ijes farces pfirlicur 
Hèrea^ dit très-bien Gravina , forme ce qu'on ap- 

p^/fe /'ÉTAT politique. 



IIV, I, CUAP. III. 143 

lia force générale p|pt être placée entre les 
mains d^un seul, ou entre lesi mains de plu- 
sieurs. Quelques-uns ont pense que , la nature 
ayant établi le pouvoir paternel, le gouyeme- 
ment dW seul ëtoit le plus conforme à la na- 
ture. Mais Fexemple du pouvoir paternel ne 
prouve rien. Car si le pouvoir du père ^du rap- 
port au gouvernement d^un seul , après la mort 
du père , le pouvoir des frères , ou après la mort 
des frères , celui des cousins germains , ont du 
rapport au gouvernenient 4e plusieurs. La puis- 
sance politique comprend nécessairement Tunion 
de plusieurs familles. 

Il vaut mieux dire . que le gouvernement le 
plus cpnformç à la nature est celui ^dont la dis-^ 
position particulière sç rapporte mieux à la dis- 
position du peuple pourj^qujel il est établi (ij. 

Les forclos particulières ne peuvent se réunir 
sans que toutes le& yplontés se réunissent. La 
rimion de ces volontés ^ dit encore très - bije^ 
Gravina, est ce qu'on appelle /'état civil. 

La loji , en général , est U raison humaine , en 
tant qu'elle gouverne tous les peuples de la terre; 
et les lois politiques et civiles de chaque nation 
ne doivent être que les cas particuliers où s'ap»? 
pHque cette raison humaine. 

(i) C'est celui qui est le plus propre au bonheur des hosames.* H. 



i44 i>£ l'esprit des lois. 

Elles doivent être tellmien t propres au peuple 
pour lequel elles sont faites ^ que c'est un très-* 
grand hasard si celles d'une nation peuvent con- 
venir à une autre. 

Il faut qu'elles se rapportent à la nature et au 
principe du gouvernement qui est établi, ou 
qu'on vitut établir : seil qu'elles le forment, 
tomme font les lois politiques; soit qu'elles le 
Maintiennent , comme font les lois civiles. 

Elles doivent être relatives au physique du 
pays (i), au climat glacé , brûlant ou tempéré ; à 
la qualité du terrain , à sa situation , à sa gran- 
deur, au genre de vie des peuples, laboureurs, 
chasseurs ou pasteurs : elles doivent se rappor- 
ter au degré de liberté' que la constitution peut 
souffrir ; à la religion des habîtans , à leurs in- 
clinations , à leurs richesses , à leur nombre , 
à leur commerce , à leurs moeurs , à leurs ma- 
nières. Enfin , elles ont des rapports entre elles ; 
elles en ont avec leur origine , avec l'objet du 
législateur , avec Tordre des choses sur lesquelles 
elles sont établies. C'est dans toutes ces vues 
qu'il faut les considérer. 

(i) C'est parce qu'on veut se mêler de tout qu'il faut tant de lois 
différentes. Quand on ne vent que protéger les bons contre les mé*- 
chans, et assurer à chacun sa propriété, etc., les lois néeesiairev 
ne sont pas nombreuses , et conviennent aux habitans de la terr^ 
entière. H. 



LIV. 1, CHAP. III. 145 

CVst ce que j^entreprends de faire dans cet 
ouvragé. J^examinerai tous ces rapports : ils for- 
ment tous ensemble ce que Ton appelle Tesprit 

DES LOIS. 

Je n'ai point séparé les lois politiques des ci- 
viles : car comme je ne traite point des lois, mais 
«de Fesprit des lois , et que cet esprit consiste dans 
les divers rapports que les lois peuvent avoir avec 
diverses choses , j'ai dû moins suivre Tordre na- 
turel des lois que celui de ces rapports et de ces 
choses. 

J'examinerai d'abord les rapports que les lois 
ont avec la nature et avec le principe de chaque 
gouvernement : et comme ce principe a sur les 
lois une suprême influence , je m'attacherai à le 
bien connoitre ; et si je puis une fois l'établir , 
on en verra couler les lois comme de leur source. 
Je passerai ensuite aux autres rapports , qui sem- 
blent être plus particuliers ( 1 ). 

(1) Ce livre est (Tune métaphysique foible , obscure. On n'y re- 
monte nulle part à la vraie source des lois , qui est la nature de 
l'homme bien approfondie, fi. 



►» ^ »f « 



10 



l46 D£ L^ESPRIT D£S LOIS. 



LIVRE II. 

BES LOIS QUI DÉRIVENT DIRECTEMENT DE LA 
NATtrRE DU GOUVERNEMENT. 



CHAPITRE I. 

De la natture des trois divers gouveroemens. 
Il y a"troî« espèces de goirremeraens ; le Ri- 

PUBÊÏCAIN , le MONARCHIQUE et le DESPOTIQUE. 

Pour en découvrir la nature, il suffit de Tidëe 
qu^en ont les hommes les moins instruits. Je sup- 
pose trois définitions , ouplut6l trois faits : Fun, 
que le gouvernement républicain est celui où le 
peuple en corps , ou seulement une partie du peuple , 
a la souveraine puissance ; le monarchique , celui 
oii un seul gouverne, mais par des lois fixes et 
établies ; au lieu que , dans le despotique y un seul y 
sans loi et sans règle y entraîne tout par sa volonté 
et par Ses caprices. 

Voilà ce que j'appelle la nature de chaque 



LIV. II, CHAP. I. l47 

gouyemement. Il faut voir quelles soift les lois 
qui suivent directement de cette nature, et qui 
par conséquent sont les premières lois fonda- 
mentales (i). 



CHAPITKE IL 

Du gouyernemeat répablicain, et des lois relatiTes à U 
. démocratie. 

LoBSQUE, dans la république, le peuple en 
corps a la souveraine puissance , c'est une dé- 
mocratie. Lorsque la souveraine puissance est 
entre les mains d'une partie du peuple , cela s'ap- 
pelle une aristocratie. 

Le peuple , dans la démocratie , est à^ certains 
égards le monarque ; à certains autres , il est le 
sujet. 

U ne peut être monarque que par ses suf- 
frages, qui sont ues volontés. La volonté dusou- 

(i) Une division plus simple et plas vraie : Qaaod ceux qui sont 
gouTeraés ne peuvent repousser l'oppression de ceux qui gouver- 
nent mal , c'est deapotisme ; quand ils le peuvent, c'est démocratie. 
Je ne vois de différence «ntre le monarchique et le despotique que 
plus on moins de lumières et de bonne volonté dans celui qui gou- 
verne. H- 

10. 



i48 DE l'esprit des lois. 

verain esà le souverain lui-même. Les lois qui 
établissent le droit de suffrage sont donc fonda- 
mentales dans ce gouvernement. En effet, il est 
aussi important d'y régler comment, par qui, à 
qui, sur qûoi>, les suffrages doivent être donnés , 
qu'il l'est dans une monarchie de savoir quel 
est le monarque , et de quelle manière il doit 
gouverner. 

Libanius (i) dit qu'à Athènes un étranger qui 
se mêloit dans rassemblée du peuple , étoit puni de 
mort. C'est qu'un tel homme usurpoit le droit de 
souveraineté' (2). 

Il est essentiel de fixer le nombre des ci- 
toyens ^3) qui doivent former les assemblées ; 
sans cela on pourroit ignorer si le peuple a parlé , 
ou seulement une partie du peuple. A Lacédé- 
mone , il falloit dix mille citoyens. A Rome , née 
dans la petitesse pour aller à la grandeur; à 
Rome , faite pour éprouver toutes les vicissitudes 
de la fortune ; à Rome , qui avoit tantôt presque 
tous ses citoyens hors de ses murailles , tantôt 
toute l'Italie et une partie de la terre dans ses 

(1) Déclamations 17 et 18. 

(a) G'étoit plutôt comme espion. H. 

(5) Le nombre des opinans importe moins que leur qualité. N'est- 
ii 'pas plus sage de fixer le droit de voter d'après la possession de. 
tant d'arpcns que d'après la simple richesse pécuniaire ? Que de rai- 
sons et que de faits décident cette question ! H. 



LIV. II, CHAP. U. ^49 

murailles , on n'avoit point fixé ce nombre (i-) ;^ 
et ce fut une des grandes causes de sa ruine. 

Le peuple qui a la souveraine puissance doit 
faire par lui-même tout ce qu^il peut bien faire ; 
et ce qu^il ne peut pas bien faire, il faut qu^il le 
fasse par ses ministres. 

Ses ministres ne sont point à lui sMl ne les 
nomme : c'est donc une maxime fondamentale 
de ce gouvernement , que le peuple nomme ses. 
ministres, c'est-à-dire ses magistrats. 

Il a besoin , comme les monarques , et même 
plus qu'eux, d'être conduit par un conseil ou 
sénat. Mais, pour qu'il y ait confiance, il faut 
qu'il en élise les membres: soit qu'il les choi- 
sisse lui-même, comme à Athènes ;■ ou par quel- 
que magistrat qu'il a établi pour les élire-, comme 
cela se pràtiquoit à Rome dans quelques oc- 
casions. 

Le -peuple est admirable, pour choisir ceux a 
qui il doit confier quelque pattie de son auto- 
rité. Il n'a à se déterminer que par des choses 
qu'il ne peut ignorer, et des faits qui tombent 
sous les sens. Il sait très-bien qu'un homme a 
été souvent à la guerre , qu'il y a eu tels ou tels 
succès : il est donc très-capable d'élire un gé- 

(i) Vojez le» CoDsidéralions sur les causes dé la grandeur des. 
Romains et de leur décadence , chap. ix. 



l5o DE L^ESPRIT DES LOIS. 

nëral. 11 sait qu^un juge est assidu , que beau- 
coup de gens se retirent de son tribunal coq-* 
tens de lui, qu^on ne Ta pas convaincu de cor- 
ruption : en voilà assez pour qiiil élise un 
préteur. Il a été frappé de la magnificence ou des 
richesses d'un citoyen : cela suffit pour qu'il 
puisse choisir un édile. Toutes ces choses sont 
des faits dont il s'instruit mieux dans la place 
publique qu'un monarque dans son palais. Mais 
saura- 1- il conduire une afSatire , connoître les 
lieux , les occasions , les momens , en profiter ? 
Non , il ne le saura pas» 

Si Ton pouvoit douter de la capacité natu- 
relle qu'a le peuple pour discerner le mérite ^ il 
n'y adroit qu'à jeter les yeux sur cette suite con- 
tinuelle de choix étonnans que firent les Athé- 
niens et les Romains ; ce qu'on n'attribuera pas 
sans doute au hasard. 

On sait qu'à !Ht.ome , quoique le peuple se fût 
donné le droit d'élever aux charges les plébéiens , 
il ne pouvoit se résîoudre à les élire ( i ) ; et qi^oique 
à Athènes on pût, par la loi d'Aristide , tirer les 

(i) C'est que le peuple étoit , comme aujoardliuî , dupe de l'é- 
clat des richesses ; et cenx qui les possèdent sont le pins en évi- 
dence. Le peuple est loin d'imaginer^ pour jouir de toute la pléni- 
tude de sa liberté , à quelle espèce d'hommes il doit confier ses plus 
chers intérêts. Ce ne sont point les plus éclairés, mais les plos char- 
latans, qui obtiennent ses suflPrages. H. 



LIV. II, CHAP. II. l5l 

magistrats de toutes les.cbsses, il n^amTa ja* 
mais , dit Xénc^lion (i) , que le bas peuple de- 
mandât celles qui pouvoient intéresser son salut 
ou sa gloire. % 

Comme la plupart des citoyens , qui ont assez 
de suffisance pour élire , nVn ont pas asse« pour 
être élus; de même le peuple, qui a assez de 
capacité pour se &ire' rendre compte de la ges- 
tion des antres, n^est pas propre à gérer par lui- 
même. 

Il faut que les affiiires aillent , et qu'elles aillcnt 
un certain mouvement qui ne soit ni trop lent ni 
trop vite. Mais le peuple a toujours trop d* action , 
ou trop peu. Quelquefois avec cent mille bras il 
renverse tout; quelquefois avec cent mille pieds 
il ne va que comme les insectes. 

Dans l'état populaire on divise le peuple en 
de certaines classes. C^est dans la manière de 
faire cette division que les grands législateurs se 
sont signalés ; et c'est de là qu'ont toujours dé- 
pendu la durée de la démocratie et sa prospérité. 

Servius Tullius suivit, dans la composition 
de ses classes , l'esprit de Taristocratie. Nous 
voyons dans Tite-Live (2) et dans Denys d'Hali- 

'(1) Pages 691 et 69a, édition de Wechelius^ de l'an iSgâ* 
(a) Liv. I. 



l52 DE l'ëSPRIT des LOIS. 

carnasse(i), comment il mit le droit de suf-- 
frage entre les mains des principaux citoyens. Il 
avoit divisé le peuple de Rome en cent quatre- 
vin^-treize centuries, qui formoient six classes. 
Et mettant les riches , mais en plus petit nombre , 
dans les premières centuries ; les moins riches , 
mais en plus grand nombre , dans les suivantes , 
il jeta toute la foule des indigens dans la der- 
nière : et chaque centurie n^ayant qu^une voix (2), 
c^ëtoient les moyens et les richesses qui don- 
noient le suffrage plutôt que les personnes. 

Solon divisa le peuple d'Athènes en quatre 
classes. Conduit par Tesprit de la démocratie , 
il ne les fit pas pour fixer ceux qui devaient élire , 
mais ceux quipouvoient être élus : et, laissant à 
chaque citoyen le droit d'élection, il voulut (3) 
que dans chacune de ces quatre classes on pût 
élire des juges ; mais que ce ne fût que dans les 
trois premières, où étoient les citoyens aisés, 
qu'on pût prendre les magistrats. ' 

Gomme la division de ceux qui ont droit de 
suffrage est, dans la république , une loi fonda- 

(i) Liv. IV, art. i5 et suiv. 

(3) Voyez , dans les Considérations sur les causes de la grandeur 
des Romains et de leur décadence, «chap. ix, comment cet esprit 
de Serrius Tullius se conserva dans la république. 

(3) Deuys d'Haiicarnasse, éloge d^Isocrate, p. 97, t. II, édition 
de Wcchelius. PoUux, Uv. VIII, ch. x, art. i3o. 



LIV. II, CHAP. II. l55 

mentale , la manière de le donner est une autre 
loi fondamentale. 

Le suffrage par le sort est de la nature de la 
démocratie ; le suffrage par choix est de celle de 
Taristocratie. 

Le sort est une façon dVlire qui n'afflige per- 
sonne ; il laisse à chaque citoyen une espérance 
raisonnable de servir sa patrie. 

Mais , comme il est défectueux par lui-même , 
c'est à le régler et à le corriger que les grands lé- 
gislateurs se sont surpassés. 

Solon établit à A>^hènes que Ton nommeroit 
par choix à tous les emplois militaires , et que 
les sénateurs et les juges seroient élus par le 
sort. 

Il voulut que l'on donnât par choix ''les ma- 
gistratures civiles qui exigeoient une grande 
dépense , et que les autres fussent données par 
le sort. 

Mais, pour corriger le sort, il régla qu'on ne 
pourroit élirie que dans le nombre de ceux qui 
se présenteroient ; que celui qui auroit été élu , 
seroit examiné par des juges (i), et que chacun 
pourroit l'accuser d'en être indigne (2) : cela te- 

(0 Voyes roraison de Démosthène, de faUâ légat., et roraison 
contre Timarque. 
(3) On tiroit môme, pour chaque place, deux billets; l'un qui 



i54 DE l'esprit ]>£S LOIS. 

noit en même temps du sort et du choix. Quand 
on avoît fini le temps de sa magistrature , il fal- 
loit essuyer un autre jugement sur la manière 
dont on s'étoit comporté. Les gens sans capacité 
dévoient avoir bien de la répugnance à donner 
leur nom pour être tirés au sort. 

La loi qui fixe la manière de donner les bil- 
lets de sufïragc est encore une loi fondamentale 
dans la démocratie. C'est une grande question , 
si les suffrages doivent être publics ou secrets. 
Cicéron ( i ) écrit que les lois (3) qui les rendirent 
secrets dans les derniers temps de la république 
romaine furent une des grandes causes de sa 
chute. Comme ceci se pratique diversement dans 
différentes républiques , voici , je crois , ce qu'il 
en faut penser. 

Sans doute que ^ lorsque le peuple donne ses 
suffrages, ils doivent être publics (5) ; et ceci doit 
être regardé comme une loi fondamentale de la 
démocratie. Il faut que le petit peuple soit éclaire 
par les principaux , et contenu par la gravité de 

donnoit la place , l'autre qui nommoit celui qui de voit succéder , 
en cas que le premier fût rejeté. 

(1) Lit. I et III des Lois. 

(a) Elles s'appeloient iou tabulaires. On donnoit à chaque citoyen 
deux tables : la première , marquée d'un A » pour dire mniùfuo ; 
l'autre , d'un U et d'un R , uti rogas. 

(3) A Athènes, onJevoit le» mains. 



LIY. II, CHAP. II. l55 

certains personnages. Ainsi, dans la république 
romaine, en rendant les suffrages secrets, on 
détruisit tout ; il ne fut plus possible dVclairer 
une populace qui se perdoit. Mais lorsque dans 
une aristocratie le corps des. nobles donne les 
suffrages (i), ou dans une démocratie le sé- 
nat (â) , comme il n'est là question que de pré- 
venir les brigues , les suffrages ne sauraient être 
trop secrets. 

La brigue est dangereuse dans un sénat ; elle 
est dangereuse dans un corps de nobles : elle ne 
Test pas dans le peuple , dont la nature est d'agir 
par passion. Dans les états où il n'a point de part 
au gouvernement, il s'échauffera pour un ac- 
teur comme il auroit fait pour les affaires. Le 
malheur d'une république , c'est lorsqu'il n'y a 
plus de brigues ; et cela arrive lorsqu'on a cor- 
rompu le peuple a prix d'argent : il devient de 
sang-froid, il s'affectionne à l'argent; mais il ne 
s'affectionne plus aux affaires : sans souci du 
gouvernement , et de ce qu'on y propose , il at- 
tend tranquillement son salaire. 

C'est encore une loi fondamentale de la dé- 



(i) Gomme à Yeaise. 

(2) Les trente tyrans d'Athènes Toulnrent que les saffrages des 
aiéopagites fussent publics, pour les diriger 4 leur fantaisie. Ly- 
sias, orat, contra Agorai,^ cap. viii. 



i56 DE l'esprit des lois. 

mocrâtie, que le peuple seul fasse des loîs. Il y a 
pourtant mille occasions où il est nécessaire que 
le sénat puisse statuer; il est même souvent à 
propos d'essayer une loi avant de l'établir. La 
constitution de Rome et celle d'Athènes étoient 
très-sages. Les arrêts du sénat (i) avoient force 
de loi pendant uû an; ils ne devenoient perpé- 
tuels que par la volonté du peuple. 



CHAPITRE IIL 

Des lois relatives à la nature de l'aristocratie. 

DANsTaristocratie (2), la souveraine puissance 
est entre les mains d'un certain nombre de per- 
sonnes. Ce, sont elles qui font les lois et qui les 
font exécuter; et le reste du peuple n'est tout au 
plus à leur égard que comme dans une monar- 
chie (3) les sujets sont à l'égard du monarque. 

On n]y doit point donner le suffrage par sort ; 
on n'en auroit que les inconvéniens. En effet, 

(1) Voyez Denys d'Halicamasse, liy. IV et IX. 

(a) L'aristocratie étant un mauvais gouvernement , à quoi est-^ 
bon d'en prescrire les lois? H. 

(3) La monarchie est une sorte d'aristocratie dont le souverain 
choisit les membres. H. 



LIV. II, CHAP. III. 137 

dans un gouyemement qui a déjà établi les dis- 
tinctions les plus a£Bigeantes, quand on se- 
roît choisi par le sort on nVn seroit pas moins 
odieux : c'est le noble qu^on envie , et non pas 
le magistrat. 

Lorsque les nobles sont en grand nombre , il 
faut un sénat ( i ) qui règle les afiFaires que le corps 
des nobles ne sauroit décider, et qui prépare celles 
dont il décide. Dans ce cas , on peut dire que Fa- 
ristocratie est en quelque sorte dans le sénat, la 
démocratie dans le corps des nobles, et que le 
peuple n'est rien. 

Ce sera une chose très-heureuse dans l'aristo- 
cratie , si , par quelque voie indirecte , on fait 
sortir le peuple de son anéantissement (â) : ainsi, 
à Gênes, la banque de Saint-George , qui est ad- 
ministrée en grande partie par les principaux du 
peuple (5) , donne à celui-ci une certaine in- 
fluence dans le gouvernement , qui en fait toute 
la prospérité. 

Les sénateurs ne doivent point avoir le droit 

(1) Être goaTerné par un sénat qne Ton choisit, qu'on peut ex- 
clure , dont on peut examiner et condamner les opérations ; c'est 
peut-être le gouyernement le plus sage, surtout si le peuple est ins- 
titut. H. 

(a) Gomment en sort-il ? C'est la stabilité des grands étata qui 
fait celle des petits. H. 

(3) Voyea M. Addisson, Voyages d'Italie, page 16. 



i58 DE l'esprit des lois. 

de remplacer ceux qui manquent dans le sénat : 
rien ne seroitplus capable de perpétuer les abus. 
A Rome , qui fut dans les premiers temps une 
espèce d'aristocratie , le sénat ne se suppléoit pas 
lui-même ; les sénateurs nouveaux étoiént nom- 
més (i) par les censeurs. Une autorité exorbi- 
tante , donnée tout à coup à un citoyen dans une 
république , forme une monarchie , ou plus qu'une 
monarchie. Dans celle-ci les lois ont pourvu à la 
constitution , ou s'y sont accommodées ; le prin- 
cipe du gouvernement arrête le monarque : mais, 
dans une république où un citoyen se fait don- 
ner (2) un pouvoîi*Mexorbitant /l'abus de ce pou- 
voir est plus grand , parce que les lois , qui ne 
l'ont point prévu , n'ont rien fait pour l'arrêter. 

L'exception à cette règle est lorsque la consti- 
tution de Tétat est telle qu'il a besoin d'une ma- 
gistrature qui ait un pouvoir exorbitant. Telle 
étoit Rome avec ses dictateurs ; telle est Venise 
avec ses inquisiteurs d^état : ce sont des magis- 
tratures terribles qui ramènent violemment l'état 
à la liberté. Mais d'oii vient que ces magistra- 
tures se trouvent si différentes dans ces deuxré- 



(1) Ils le furent d'abord par les consuls. 

{2) C'est ce qui renversa la république romaine. Voyeï les Con- 
sidérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur dé- 
cadence. 



LIY. II, CHAP. III. iSg 

publiques ? C^est que Rome défendoit kfê restes 
de son aristocralie contre le peuple ; au lieu que 
Venise se sert de ses inquisiteurs d'ëtat pour 
maintenir son aristocratie contre les nobles. De 
là il suiyoit qu^à Rome la dictature ne devoit du- 
rer que peu de temps , parce que le peuple agit 
par sa fougue , et non pas par ses desseins. D 
ÊiUoit que cette magistrature s^exerçât arec éclat , 
parce qu^il s^agissoit d^intimider le peuple , et 
non pas de le punir; que le dictateur ne (ut crëë 
que pour une seule affaire , et n'eût une autorité 
sans bornes qu'a raison de cette affaire , parce 
qu'il étoit toujours créé pour un cas imprévu. A 
Yenise au contraire il faut une magistrature per- 
manente (i) : c'est là que les desseins peuvent 
être conunencés , suivis, suspendus , repris ; que 
l'ambition d'un seul devient celle d'une famille , 
et l'ambition d'une famille celle de plusieurs. On 
a besoin d'une magistrature cachée , parce que 
les crimes qu^elle punit , toujours profends , se 
forment dans le secret et dans le silence. Cette 
magistrature doit avoir une* inquisition générale, 
parce qu'elle n'a pas à arrêter les maux que Ton 
connoit , mais à prévenir même cejix qu'on ne 
connoît pas. Enfin cette dernière est établie pour 

(i) C'est le cheM'oeaTre de ce qae peut la terreur sourde. Autant 
d'aristocrates, autant de despotes. H. 



i6o DE l'esprit des lois. 

venger les crimes qu'elle soupçonne ; et la pre- 
mière employoit plus les menaces que les pu- 
nitions pour les crimes, même avoués par leurs 
auteurs. 

Dans toute magistrature il faut compenser la 
grandeur de la puissance par la brièveté de sa 
durée. Un an est le temps que la plupart des lé- 
gislateurs ont fixé : un temps plus long seroit 
dangereux, un plus court seroit contre la nature 
de la chose. Qui est-ce qui voudroit gouverner 
ainsi ses affaires domestiques? A Raguse (i), le 
chef de la république change tous les mois ; les 
autres officiers toutes les semaines ; le gouver- 
neur du château, tous les jours. Ceci ne peut 
avoir lieu que dans une petite république (2) , 
environnée de puissances formidables qui cor- 
romproient aisément de petits magistrats. 

La meilleure aristocratie est celle où la partie 
du peuple qui n'a point de part à la puissance 
est si petite et si pauvre que la partie dominante 
n'a aucun intérêt à l'opprimer. Ainsi , quand An- 
tipater (3) établit à Athènes que ceux qui n'au- 
roient pas deux mille drachmes seroient exclus 
du droit de suffrage , il forma la meilleure aris- 

(i) Voyages de Tournefort. 

(a) A Lucques , les magistrats De sont établis que pour deux mois. 

(3) Diodore , liv. XYIII , page 601, édition de Rhodoman. 



LiY. II, CHAP. m. 161 

tocratie quifât possible; parce qi)e ce cens^toit 
si petit, qu^il n^excluoit que peu de gens, et 
personne qui eût quelque considération dans 
la cite. 

Les familles aristocratiques doivent donc être 
peuple autant qu^il est possible. Plus une aristo** 
cratie approchera de la démocratie , plus elle sera 
parfiaiite ; et elle le deyicindra .moins à mesura 
qu^elle approchera de la monarchie (1). 

La plus imparfaite de toutes est celle ou la 
partie du peuple qui obéit est dans TesclaTage 
civil de celle qui commande , cpipme Taristo- 
cratie de Pologne , où l^s paysans» sont esclayes 
de la noblesse. ^' • 



CHAPITRE IV. 

Des lois, dans leur rapport avec la nature du g;oijyerDeineDt 
monarchique. 

Les pouvoirs intermédiaires , subordonnés et 
dépendans, constituent la nature du gouverne- 

(1) Dans ce chapitre « le prpjet de réonir la démocratie à l'aris- 
tocratie soos les mêmes définitions, ,lai fait confondre AtbènjM^ 
Borne et YfimBe. 9. ', \ \'. \ :» 

II. 11 



l6fi DE L'sS'PRIt ]>tiS LO'IS. 

UKemiiioiiarcMqiie (i),c^e9fe-à^dire'd€f celui où an . 
ft«iil>go«Evei^e')^at* dè$ lois fl3hilàmetil!ànesv Pài^dit 
ks( pottt^dirft (ii)nyt^iiMldiàirej^', siibdrdbiihésr et 
dëpendans : en e£fet, dans la monarchie , le priilce 
e9l^ia^«Ott^è« die to«iti«|^iWëîk» tmlilîqiré et ciril. 
Cefr loisi fond^^^iia^Fës^i âu^ppoisènt^ nëfeessaîrè- 
Bi0Bt>d«»^afiatt!i i^cif&féTkS p^l^' où cotilei là ptds- 
soneei! car^ s^iii'n^y a^ dans^Tééit que la volonté 
momentabéié et' capricieuse' d^ùti setd^; rîteri' lie 
pkiït êti^e fixes et' pàt ébméquent aucune loi 
fi^àkenlal^i v . 

Iîé'f)6uvoit**iiiierfiàydî<aii*ê'SiAordonné lé plus 
naMtei' eM cekii de la noblesse (3). fille entre, 
en quelque façon , dans l'essence âé là monar- 
chie , dont la maxime fondamentale est : Point 
de'momerquè , pointée noblesse ; point de noblesse , 
point de mojiarque. Mais on a un despote. 

Il y a des gens qUràvbient imagine, dans quel- 
ques états en Europe, d'abolir toutes les justices 
dfes' sfeï^ilburs. Ilà ne voyoîenit pas qu'ils vou- 
loient faire ce que lie parlement d'Angleterre a 
fait. Abolissez dans une monarcjhie. les préroga- 

•; /' If.' !-•: >. ■ ' .s ' ■' '■' '-î «'MO'AJM'; • '^r 

- (/P. f SV ?M,coat|:fiice, p^ov. vouloir .aép^MC 4m jctçaes. qà»rii«. A^. 
fèrent que parce que l'une est l'abus de l'autre , il tombe daus une 
confusion pareille. H. 

- {t) 'Qil'€!ât<«e-qirè d^s Ibiv et <ïes pouToi^ qiii^ Pfnférêft'dà' la vo- 
lesté d!^Àise«^iiol6, rend nuls; 6tl^fl(tl6aÀtff^H'; ' .r j' ' . ' • 

(3) Je vois des rangs , des dépôts de lois , et pothr d'é pouvoirs, ft* 



LIV. II, CHAP. IV. l65 

tives des seigneurs , du clergé , de la noblesse et 
dès villes , tous aurez bientôt un état populaire , 
ou bien un état despotique. 

Les tribunaux d'un grand état en Europe firap- 
pent sans cesse, depuis plusieurs siècles, sur la 
furidictiôn patrimoniale des seigneurs et sur Tec- 
clésiastique. Nous ne roulons pas censurer des 
magistrats si sages ; mais nous laissons à décider 
jnsqa^à' quel point la constitution en peut être 
changée. 

Je ne suis point entêté des privilèges des ec- 
clésiastiques ; mais je youdrois qu^on fixât bien 
une fois leur juridiction. Il nVst point question 
de savoir si on a eu raison de Tétàblir, mais si elle 
est établie , si elle £aiit une partie des lois du pays , 
et si elle y ^s* partout relative ; si, entre deux 
pouvoirs que Ton reconnott indép'endans , les 
conditions ne doivent pas . être réciproques ; et 
s^il n^est pas égal à un bon sujet de défendre là 
justice du prince, ou les limites qu'elle s'est de 
tout t^mps priescrites. 

Autant que le pouvoir duclerçé est dangereux 
dans une* république, autant est-il convenable 
dans une monarchie (r) ; surtout dans celles qui 
vont au despotisme. Où en seroîent TEspagne et 
le Portugal depuis la perte de leurs lois , sans ce 

(i) Faux. H. 

11. 



i64 DE l'esprit des lois. 

pouvoir qui arrête seul. la puissance arbitraire? 
Barrière toujours bonne lorsqu'il n'y en a point 
d'autre : car, comme le despotisme cause à la na- 
ture humaine des maux effroyables, le. ms^ même 
qui le limite est un bien. 

Gomme la mer, qui semble vouloir couvrir 
toute la terre , est arrêtée par les herbes et les 
moindres graviers qui se trouvent sur le rivage ; 
ainsi les monarques , dont le pouvoir paroît sans 
bornes , s'arrêtent par les plus petits obstacles , 
et soumettent leur fierté naturelle à la plainte et 
à la prière. 

Les Anglais , pour favoriser la liberté, ont ôté 
toutes les puissances intermédiaires quiformoient 
leur monarchie. Us ont bien raison de conserver 
cette liberté ; s'ils venoient à la perdre, ils se- 
roient un des peuples les plus esclaves de là terre. 

M. LaWv par une ignorance égale de la cons- 
titution républicaine et de la monarchique, fîit 
un des plus grands promoteurs du despotisme 
que l'on eût encore vus en Europe (i). Outre 
les changemens qu'il fit, si brusques, si inusités, 
si inouïs, il vouloit ôter les rangs intermédiaires^ 
et anéantir les corps politiques : il dissolvoit (2) 

(1) Je n'entends point son crime. H. 

-(3) Ferdinand , roi d'Âxagon, se fit grand maître des ordres; et 
cela seul altéra la constitution. 



LIV. II, GHAP. IV. l65 

la monarchie par ses chimériques rembourse- 
mens, et sembloit vouloir racheter la constitution 
même. 

Il ne suffit pas qu^il y ait dans une monarchie 
des rangs intermëdiaires ; il faut encore un dépôt 
de lois. Ce dépôt ne peut être que dans les corps 
politiques, qui annogacent les lois lorsqu'elles 
sont faites , et les rappellent lorsqu'on les oublie. 
L'ignorance nat^rellç à la noblesse , son inat- 
tention, son mépris pour le gouvernement civil, 
exigent qn'i] y ait un corps qui fasscisaus. cesse 
sortir les lois. de la poussière où elles. seroienf 
ensevelies^ J^ç conseil du prince i^'est. pas un 
dépôt convenable. Il est, par sa nature, Iç. dé- 
pôt de la volonté momentanée du prince qui 
exécute, et non pas le dépôt des loisfonday 
mentales (i).De plus, le conseil du. monsirquç 
change sans cesse; il n'est point permanent; il 
ne sauroit être nombreux; il n'a point à un assez 
haut degré la confiance du peuple : il n'est 
donc pas en état de l'éclairer dans les temps 
difficiles , ni de le ramener à Tobéissance. 

Daixs les états despotiques, où il n'y a point 
de lois fondamentales, il n'y a pas non plus de 
dépôt de lois (2) . De là vient que , dans ces pays , 

(i) Où sont ces lois fondamentales? H. 

(a) Qui ne voit que tout se passe ainsi dans les monarchies, 



i66 DE x'esprit dï:s xois. 

la religion a pr^inairement taot de force : c^e$t 
qu'elle forme une espèce, de. dëpôtet deper|p;i- 
nence ; et, si ce nVst pas la religion, ce sont ,ks 
i:outumes qu'on y vénère, au liçu.des lois. 



CHAPITRE V. 

Des lois relatives à la nature de Tétat despotique. 

Il résulte de la nature du pouvoir despotique 
que rhomme seul qui Texerce le fasse de même 
exercer par un seul. Un homme à qui ses cinq sens 
disent sans cesse qu'il est tout, et que les autres ne 
sont rien , est naturellement paresseux, ignorant 9 
voluptueux. Il abandonne donc les affaires. Mais, 
sMl les* confioit à plusieurs, il y auroit des dis- 
putés entre eux; -onferoit des brigues pour être 
le premier esclave; le prince seroit obligé de 
rentrer dans l'administration. Il est donc plus 
simple qu'il l'abandonne à un vîsir (1), qui aura 
d'abord la même puissance que lui. L'établisse- 
ment d'un visir est, dans cet état, une loi fonda- 
mentale. 

où seulement ropinion plus éclairée fait conserver plus de for- 
mes? H. 
(1) Les xois d'Orient ont toujours des visirs, dit M. Cbardin. 



LIV. U, X^HAP. y. . 167 

On dit qu^un pape, à son élection, pënëtrë 
de son incapacité , fit d'abord des difBcuhés in- 
finies. U accepta enfin, et livra à son neveu 
toutes les afiEaires. Il étqit dans l^admiration , 
et disoit : « Je n'aurois jamais cru que cela eût 
ëté si aisé. » Il en est de même A^ ^ (grinces 
d'Orient. Lorsque, de cette prison où des eu- 
nuques leur ont afifoibli Je cœur et Tesprit , et 
souvent leur ont laissé ignorer leur état même , 
on les tire pour {les ipSaCér sur ilè trône , ils sont 
d'abord étonnés : mais, quand ils ont fait un 
visir, <t que, dans leur sérail, îl» se'^tmt »Kvr^s 
aux passions les plus brutales , lorsqu'au milieu 
d^une cour abattue ils ont suivi leurs caprices 
les plus s^tupîde^Viîs ri'auroîetit' jamais cru que 
cela eôt été si aise . ' 

Plus Tempire est étendu, plus* le sérail s'agran- 
dit ; et plus , par conséquent , lé ]()rînce est enfvré 
de pflàisirs. Ainsi, dans ces états, plus le prince 
a de peuplés à gouverner, mqins rV pense au 
gouvernement; plus les iaffâities y ^ônt^A^es, 
et moins on y délîbèl*e stir les affairés. 






i68 DE l'esprit ses lois. 



LIVRE III. 

DES PRINCIPES DES TROIS GOUVERNEMENS. 



CHAPITRE I. 

Différence de Ja nature du gouyern^ment et de son 
principe (i), 

Àpaès avoir examine quelles sont les lois re- 
latives à la nature de chaque gouvernement , il 
fauî^voir celles qui le sont à son principe. 
, P y a cette difife'rence (2) entre la nature du 
gouvernement et son principe , que sa nature est 
ce qui le fait être tel; et son principe, ce qui le 
fait agir. LVne est sa, structure particulière , et 
l'autre les passions humaines qui le font mou- 
voir. 

(1) Le principe d'an gouvernement n'est que le ressort qui résulte 
de sa nature. Ce livre entier eût été le même en lui donnant pour 
titre : Conséquence de ta nature des trois gouvememêns. H. 

(a) Cette distinction est très-importante , et j'en tiierai bien dt* 
conséqnences : elle est la olef d'une infinité de lois. 



LIV. III, CHAP. I. 169 

Or, les lois ne doiyent pas être moins relatives 
au principe de chaque gouvernement qu'à sa 
nature. Il faut donc chercher quel est ce prin- 
cipe. C'est ce que je vais faire dans ce livre-ci. 



CHAPITRE IL 

Du principe des divers gouyernemens. 

J'ai dit que la nature du gouvernement ré- 
publicain est que le peuple en corps, ou de cer- 
taines familles, y aient la souveraine puissance ; 
celle du gouvernement monarchique, que le 
prince y ait la souveraine puissance , mais qu'il 
l'exerce selon des lois ëtablics ; celle du gou- 
vernement despotique , qu'un seul y gou- 
verne selon ses volontés et ses caprices. Il ne 
m'en faut pas davantage pour trouver leurs trois 
principes, ils en dérivent naturellement. Je 
commencerai par le gouvernement républicain , 
et je parlerai d'abord du démocratique « 



170 DE l'esprit des lois. 

CHAPITRE m. 

Du principe de la démocratie. 



Ili ne faut pas beaucoup de probité pour qu^uQ 
gouyemement - fio^s^cfaîque qu un gouverne- 
ment despotique se maintiennent ou se soutien- 
nent. Lafqrce des lois dons Tun, le bras du 
prince toujours levé dans IWtre, règlent ou 
contiennent tout. Mais , dans un état poppjaîre, 
il faut un ressort de plus , qpi est ^jLvertu^ 

Ce que je dis est confirmé par le .cpqprs Wtier 
de rhistoire, et est très-confQï:ïpe à la,.nalurje 
des choses. Car il fest clair ,q»e,,,, dans yne .mo- 
narchie, où celui qui fait exécutej?. les lois se 
juge au-d.essus des lois, on :a Jt>.e$(Mn, 4e. moins 
de vertu que dans un gouvernement ^populaire , 
où celui qui fait exécuter les lois senjt ^u'il.y est 
soumis luinmême , et g^u^il^en portera le |kQ^d&^ 

Il est clair encore que Ip jfnpn^rque..gui, par 
mauvais conseil ou par négligence., ce^e de 
faire exécuter les lois , peut aisément réparer le 
mal; il n'a qu'à changer de conseil, ou se cor- 
riger de celte négligence même. Mais lorsque 
dans un gouvernement populaire les lois ont 



Liv. m, CHAP. III. 171 

ces^ë d^4tf e exëcutées , comme cela ne peut ve- 
nir que de la corruption de la république , Tëtat 
est déjà perdu* 

Ce fut un assez beau spectacle dans le siècle 
passé , de.Toir les efforts impuissans des Anglais 
pour établir parmi eux «la démoc4ratie.4]omme 
ceux qui ayoient part aux affaires n^avoient point 
de vertu, que leur ambition ^éloit irritée par le 
succès lie .celui qui avoit le plus^osé (i), que 
Tesprit d^une faction n^toit réprimé que par 
Tespuit d^une autre ^ le gouvernement changeoit 
sans^'C^sse: le peuple , étonné , cberchoU la dé- 
mocratie ^et ne la trouvpitxiuUe part. Enfin, après 
biendes mouvemens, des chocs, et des secousses, 
il fallut ;Se reposer dans le gouvememeni; même 
qù!on avoit pnoscrit. 

«Quand Sylla voulut irendre à Rome la liberté, 
elle ne put plus . la recevoir ; elle ji'avoit plus 
qu^un foible reste ide vertu ; et , comme elle en 
eut toujours moins , au lieu de se réveiller après 
César, Tibère , Càïus , Claude , Néron , Domitien , 
elle fut toujours plus esclave; tous les coups por- 
tèrent sur les tyrans , aucun sur la tyrannie. 

Les politiques grecs qui vivoient dans le gou- 
vernement populaire ne reconnoissoient d'autre 

(1) Gromwel. ' 



172 DE L^ESPRIT DES LOIS. 

force qui pût le soutenir que celle de la yertu (1). 
Ceux d'aujourd^hui ne nous parlent que de ma- 
nufactures, de commerce, de finances, de ri- 
chesses, et de luxe même. 

Lorsque cette vertu cesse, l'ambition entre 
dans les cœui's qui peuvent' la recevoir, et l'a- 
varice entre dans tous. Les désirs changent d'ob- 
jets : ce qu'on aimoit, [on ne Taime plus ; on 
ëtoit libre avec les lois , on veut être libre contre 
elles ; chaque citoyen est comme un esclave 
échappe de la maison de son maître ; ce qui étoit 
maxime, on l'appelle rigueur ; ce qui étoit règle, 
on l'appelle gêne i ce qui étoit attention , on 
l'appelle crainte. C'est la firugalité qui y est l'a- 
varice, et non pas le désir d'avoir. Autrefois le 
bien des particuliers faisoit le trésor public; 
mais pour lors le trésor public devient le patri- 
moine des particuliers. La république est une 
dépouille ; et sa force n'est plus que le pouvoir 
de quelques citoyens et la licence de tous.' 

Athènes eut dans son sein les mêmes forC:es 
pendant qu'elle domina avec tant de gloire , et 
pendant qu'elle servit avec tant de honte. Elle 
avoit vingt mille citoyens (2) lorsqu'elle défen- 

(1) C'est de la morale bien conçue que doit naître le bonheur des 
hommes. H. 

(a) Plutarque , in Pericle» Platon , in Critià, 



LIV. III, CMAP. III. 175 

dit les Grecs contre les Perses, qu^elle disputa 
Pempire à Lacëdëmone, et qu^elle attaqua la 
Sicile. Elle en avôit Vingt mille lorsque Dëmë- 
trius dç Phalère les dénombra (1) comme dans 
un marché l'on compte les esclaves. Quand Phi- 
lippe osa dominer dans la Grèce , quand il parut 
aux portes -d'Athènes (2), elle n'ayoit encore 
perdu que le temps. On peut voir , dans Démos- 
thènes, quelle peine il &llut pour la réveiller : 
on y craignoit Philippe ,. non pas comme: l'en- 
nemi de la liberté , mais des plaisirs (3). Cette 
ville , qui avoit résisté à tant de défaites , qu'on 
avoit vue renaître après ses destructions, fut 
vaincue à Chéronée, et le fut pour toujours. 
Qu'importe que Philippe renvoie tous les pri- 
sonniers?. Il ne renvoie pas des hommes. Il 
étoit toujours aussi aisé de triompher des forces 
d'Athènes qu'il étoit difficile de triompher de sa 
vertu. 

Comment Carthage auroit-elle pu se soutenir? 
Lorsqu'Annibal, devenu préteur, voulut empê- 
cher les magistrats de piller la république , n'al- 

(1) 11 s'y trouva vingt-iiD mille citoyens, dix mille étrangers, 

quatre cent mille esclaves. Voyez Athénée, liv. VI. 

(a) Elle avoit vingt mille citoyens. Voyez Démosthènes, m Aristog, 

(3) Us avoient fait une loi pour punir de mort celui qui proppse- 

roit de convertir aux usages de la guerre l'argent destiné pour les 

théâtres. 



174 I>K L^ESPRIT BES LOIS. 

lèrent-ils pas l^accuser derant les Roiiiaiki& t 
Malheureux, qui vouloient être citoyetfs sfims 
qu'il y dit de cilë, et tenir leurs richesses de 
la main de leurs destructeurs! Bientôt Rome leur 
demanda pour otages trois cents de leur$ priti-^ 
eipaux citoycms ; elle se fit liTrer les- areâes- et 
les Taisseaux,et ensuite leur dëclara la guerre. 
Par léî» choses que fit le désespoir datis Car^ 
tliage désarmée (i) , on peut juger de ce quMlè 
auroit pu Êiire avec sa vertu, lorsqu'elle avoitses 
forces. 



CHAPITRE IV. 

Du principe de Taristocratie* 

Gomme il£aiut de la vertu (2) dans le gouver- 
nement po]|ulaire, il en £atut aussi dans Taristo- 
cratique. Il e^ vrai qu'elle n'y est pas si absolu^ 
ment requisse. 

Le peuple , qui est à l'égard des nobles ce que 
les sujets sont à Tégard du monarque, est con- 

(1) • Cette guerre dora trois ans. 

(a) Danti cevt qni gooTement. Mais ce n'est plot un ressort ni 
un principe : car le ressort est ce qui fait agir la partie gouTernée* H. 



LIV. III, CHAP. IV. 175 

tenu par I^urs lots. Il a donc moins besoin dé 
vertu que le pcupte de la démocratie. Mdîis com- 
ment les nobles seront-ils contenus? Ceux qui 
doivent frire cx<Çcuter lès lois contre leurs collè- 
gues Mtttiront d-abord^ qu'ils agis&ent contre 
eux-mêmes, ir faut dbhc dV la Vertu dans ce 
corps , par la nature de Ikcdnstitùrîon. 

Le gouvernement aristocratique a par lui- 
même une certaine force que la démocratie n^a 
pas. Les nobles j formontmii ^çorps qui, par sa 
prérogative et pour son intérêt particulier, ré- 
primeie peuple : il suffit qû'rl y ait des lois , pour 
qii^à cet égard elles soient exécutées. 

Mais, autant, qu^il. est aisé à ce corps de. ré- 
primer les autres ,. autant est-il difficile qu'il se 
réprime lui-même (1). Telle est la nature de 
cette constitution, qu'il semble qu'elle mette 
les mêmes gens sous la puissance des lois, et 
qu'elle les en retire. 

Or, un corps pareil ne peut se réprimer, que 
de deux nfanières , ou par une grande vertu, qui 
fait que les nobles se trouvent en quelque façon 
égaux à leur peuple, ce qui, peut ïFormer uniç^ 
grande république; ou par une vertu moindre ,^ 

(1)' Les'crittieï'ihiblics'y pdmtont être paiiis*, parce que c'est f*af- 
faire de tous ; les crimes particuliers n'y seront pas punif , parce que 
ra&ire de tous est d« ne lès pas punir. 



i;6 DE l'esprit des lois. 

qui est une certaine modëration qui rend les 
nobles au moins égaux à eux-mêmes, ce qui fait 
leur conservation . 

La modération est donc Tàme de ces gouyer- 
nemens (i). J'entends celle qui est fondée sur 
la vertu ; non pas celle qui vient d'une lâcheté 
et d'une paresse de Tâme. 



CHAPITRE V. 

Que la yertu n'est point le principe dd gouvernement 
monarchique. 

Dans les monarchies, la politique Ml faire 
les grandes choses avec le moins de vertu qu^elle 
peut; comme, dans les plus belles machines, 
l'art emploie aussi peu de mouvemens , de forces 
et de roues qu'il est possible. . 

L'état subsiste indépendamment de Tamour 
pour la patrie, du désir de la vraie gloire, du 
renoncement à soi-même , du sacrifice de ses 
plus chers intérêts , et de toutes ces vertus hé- 
roïques que nous trouvons dans les anciens, et 
dont nous avons seulement entendu parler. 

Les lois y tiennent la place de toutes ces ver- 

(i) Dans la crainte on est fort modéré. H. 



LIV. III, CHAP. V. 177 

tus dont on n'a aucun besoin; rétatvous en dis* 
pense : une action qui se fait sans bruit y est 
en quelque façon sans conséquence. 

Quoique tous les crimes soient publics par 
leur nature , on distingue pourtant les crimes 
véritablement publics d'avec les crimes prive's, 
ainsi appelés parce qu'ils offensent plus un par- 
ticulier que la société entière. 

Or, dans les républiques, les crimes privés 
sont plus publics, c'est-à-dire choquent plus la 
constitution de l'état que les particuliers; et, 
dans les monarchies, les crimes publics sont 
plus privés, c'est-à-dire choquent plus les for- 
tunes particulières que la constitution de l'e'tat 
même. 

Je supplie qu'on ne s'offense pas de ce que 
j'ai dit : je parle après toutes les histoires. Je 
sais très-bien qu'il n'est pas rare qu'il y ait des 
princes vertueux ; mais je dis que , dans une 
monarchie, il est très-difficile que le peuple le 
soit (1). 

Qu'on lise ce que les historiens de tous les 
temps ont dit sur la cour des monarques ; qu'on 

(1) Je parle ici de la vertu politique, qui est la vertu morale, 
dans le sens qu'elle se dirige au bien général ; fort peu des vertus 
morales particulières ; et point du tout de cette vertu qui a du rap- 
port aux vérités révélées. On verra bien ceci au livre V, chap. u. 
II. »^ 



178 DE l'eSPRIÏ des lois. 

se rappelle les conversations des hommes de 
tous les pays sur le misérable caractère des cour- 
tisans : ce ne sont point des choses de spécula- 
tion , mais d^une triste expérience. 

L'ambition dans Toisiveté , la bassesse dans 
Torgueil , le désir de s'enrichir sans travail , l'a- 
version pour la vérité, la flatterie, la trahison, 
la perfidie , l'abandon de tous ses engagemens , 
le mépris des devoirs du citoyen, la crainte de 
la vertu du prince, Tespérance de ses foiblesses, 
et , plus que tout cela , le ridicule perpétuel jeté 
sur la vertu , forment, je crois, le caractère du 
plus grand nombre des courtisans, marqué dans 
tous les lieux et dans tous les temps. Or, il est 
très-malaisé que la plupart des principaux d'un 
état soient malhonnêtes gens, et que les infé- 
rieurs soient gens de bien; que ceux-là soient 
trompeurs, et que ceux-ci consentent à n'être 
que dupes. 

Que si, dans le peuple, il se trouve quelque 
malheureux honnête homme (1), le cardinal de 
Richelieu, dans son testament politique, insi- 
nue qu'un monarque doit se garder de s'en ser- 
vir (2). Tant il est vrai que la vertu n'est pas le 

(i) Entendez ceci dans le sens de la note précédente. 
(3) Il ne faut pas , y est-il dit , se servir de gens de bas lieu ; ils 
sont trop austères et trop difjQciles. 



LIV. III, CHAP. V. 179 

ressort de ce gouvernement. Certainement elle 
nVn est point exclue ; mais elle n'en est pas le 
ressort. 



CHAPITRE VI. 

Comment on supplée à la rertu dans le gourernement 
monarchique. 

Je me hâte et je marche à grands pas, afin 
qu^on ne croie pas que je fasse une satire du 
gouvernement monarchique. Non : s'il manque 
d'un ressort, il en a un autre. V honneur (1), 
c'est-àrdire le préjugé de chaque personne et de 
chaque condition ^ prend la place de la vertâ po- 
litique dont j'ai parlé, et la représente partout. 
Il y peut inspirer les plus belles actions; il peut, 
joint à la force des lois , conduire au but du gou- 
vernement, comme la vertu même. 

Ainsi, dans les monarchies bien réglées, tout 
le monde sera à peu près bon citoyen, et on 
trouvera rarement quelqu'un qui soit homme de 

(1) Qaelle définition! Une fois pour toutes^ quand Montesquieu 
définit , il dit l'impression qu'il reçoit en entendant un mot ; et il 
croit faire une définition. H. 



i8o DE l'esprit des lois. 

bien; car, pour être homme de bien (i), il faut 
Avoir intention de l'être (2) ,et aimer l'état moins 
pour soi que pour lui-même. 



CHAPITRE VII. 

Du principe de la monarchie. 

Le gouvernement monarchique suppose , 
comme nous avons dit, des prééminences, des 
rangs, et même une noblesse d'origine. La na- 
ture de l'honneur (3) est de demander des pré- 
férences et des distinctions : il est donc , par la 
chose même , placé dans ce gouvernement. 

L'ambition est pernicieuse dans une républi- 
que (4) : elle a de bons effets dans la monarchie; 
elle donne la vie à ce gouvernement ; et on y a 
cet avantage, qu'elle n'y est pas dangereuse, 
parce qu'elle y peut être sans cesse réprimée. 

(i) Ce mot, homme de bien, ne s'entend ici que dans un sens po- 
litique. 

(2) Voyez chapitre précédent, note (i) , page 177. 

(3) Qu'est-ce que l'honneur chez les courtisans , séparé du revenu 
pécuniaire ? H. 

(4) Elle l'est partout , partout elle tend aux privilèges exclusifs. 
Dans la démocratie , elle tend directement à sa dissolution ; dans la 
monarchie, ù sa corruption. H. 



LIV. III, CHAP. yii. l8ï 

Vous diriez qu^Il en est comme du système de 
Funivers, où il y a une force qui éloigne sans 
cesse du centre tous les corps, et une force de 
pesanteur qui les y ramène. Uhonneur fait mou«- 
voir toutes les parties du corps politique (i); il 
les lie par son action même; et il se trouve que 
chacun va au bien commun, croyant aller à ses 
intérêts particuliers. 

Il est yrai que, philosophiquement parlant, 
c'est un honneur faux qui conduit toutes les 
parties de l'état; mais cet honneur faux est 
aussi utile au public que le vrai le seroit aux par- 
ticuliers qui pourroient l'avoir. 

Et n'est-ce pas beaucoup d'obliger les hommes 
à faire toutes les actions difficiles et qui deman- 
dent de la force , sans autre récompense que le 
bruit de ces actions ? 



(i) Il ne fait moaToir que le petit nombre qui approche les Bovk^ 
verains. H, 






i8a DE l'esprit des lois. 

CHAPITRE VIII. 

Que l'honneur n'est point le principe des états despotiques. 

Ce n'est point l'honneur qui est le principe 
des états despotiques (i) : les hommes y étant 
tous égaux, on n'y peut se préférer aux autres ; les 
hommes y étant tous esclaves, on n'y peut se 
préférer à rien. 

De plus, comme l'honneur a ses lois et ses 
règles, et qu'il ne sauroit plier; qu'il dépend 
hien de son propre caprice , et non pas de celui 
d'un autre , il ne peut se trouver que dans des 
états où la constitution est fixe , et qui ont des 
lois certaines. 

Comment seroit-il souffert chez le despote? 
Il fait gloire de mépriser la vie, et le despote n'a 
de force que parce qu'il peut l'ôter. Comment 
pourroit-il souffrir le despote? Il a des règles 
suivies, et des caprices soutenus; le despote n'a 
aucune règle, et ses caprices détruisent tous 
les autres. 

(i) Lisez rhistoire turque sous les Ottomans qui aspiroient à être 
des héros ; tous verrez le cpntraire. H. 



LÎV. III, CHAP. Vin. l83 

L'honneur, inconnu aux états despotiques, 
oii même souvent on n'a pas de mot pour l'ex- 
primer (i), règne dans les monarchies; il y 
donne la vie à tout le corps politique , aux lois, 
et aux vertus mêmes. 



CHAPITRE IX. 

Du principe du gouvernement despotique. 

Comme il faut de la vertu dans une républi- 
que, et dans une monarchie de Y honneur^ \\ 
faut de la crainte dans un gouvernement despo- 
tique : pour la vertu, elle n'y est point néces- 
saire, et l'honneur y seroît dangereux. 

Le pouvoir immense du prince y passe tout 
entier à ceux à qui il le confie. Des gens capa- 
bles de s'estimer beaucoup eux-mêmes seroîent 
en état' d'y faire des révolutions. Il faut donc 
que la crainte y abatte tous les courages, et y 
éteigne jusqu'au moindre sentiment d'ambition. 

Un gouvernement modéré peut, tant qu'il 
veut, et sans péril, relâcher ses ressorts : il se 

(0 Voyez Perry, page 447- 



i84 BÊ l'esprit des lois. 

maintient par ses lois tt par sa force même. 
Mais lorsque, dans le gouvernement despoti- 
que, le prince cesse un moment de lever le bras ; 
quand il ne peut pas anéantir à Tinstant ceux 
qui ont les premières places (i), tout est perdu : 
car le ressort du gouvernement, qui est la 
crainte , n'y étant plus , le peuple n'a plus de 
protecteur. 

C'est apparemment dans ce sens que des cadis 
ont soutenu que le grand-seigneur n'étoit point 
obligé de tenir sa parole ou son serment, lors- 
qu'il bornoit par-là son autorité (2). 

Il faut que le peuple soit jugé par les lois , et 
les grands par la fantaisie du prince ; que la tête 
du dernier sujet soit en sûreté, et celle des 
bâchas toujours exposée. On ne peut parler 
sans frémir de ces gouvernemens monstrueux. 
Le sophi de Perse, détrôné de nos jours par 
Mirivéis, vit le gouvernement périr avant la 
conquête , parce qu'il n'avoit pas versé assez de 
sang (3). 

L'histoire nous dit que les horribles cruautés 
de Doiïiitien effrayèrent les gouverneurs au point 
que le peuple se rétablit un peu sous son 

(1) Gomme il arrive souveot dans Taristocratie militaire. 

(a) Ricault , de l'empire ottoman, 

(3) Voyez l'histoire de cette révolution , par le P. Dacerceau. 



JLIV..III, CHAP. IX. i8d 

règae (i). Cesl ain&i qu^un torrent qui ravage 
tout d'un côté laisse de l'autre des campagnes 
où Tœil voit de loin quelques prairies. 



CHAPITRE X. 

Différence de l'obéissaDce dans les gouyememens modérés, 
et dans les g;ouTenieinens despotiques. 

Dans les états despotiques la nature du gou- 
vernement demande une obéissance extrême ; et 
la volonté du prince, une fois connue , doit avoir 
aussi infailliblement son effet qu^une boule je- 
tée contre une autre doit avoir le sien. 

Il n^y a point de tempérament, de modifica- 
tion, d'accommodemens, de termes, d'équiva- 
lens, de pourparlers, de remontrances; rien d'é- 
gal ou de meilleur à proposer. L'homme est une 
créature qui obéit à une créature qui veut. 

On n'y peut pas plus représenter ses craintes 
sur un événement futur qu'excuser ses mauvais 
succès sur le caprice de la fortune. Le partage 

(i) Son goayernement étoit militaire ; ce qui est une des espèces 
du gouTemement despotique. 



i86 DE l'esprit des lois. 

des hommes , comme des bétes, y est rinstinct^ 
Tobëissance , le châtiment. 

Il ne sert de rien d'opposer les sentimens i^a- 
turels, le respect pour un père , la tendresse pour 
ses enfans et ses femmes, les lois de Fhonneur ^ 
Fétat de sa santé; on a reçu l'ordre, et cela 
suffit. 

En Perse, lorsque le roi a condamné quel- 
qu'un , on ne peut plus lui en parler , ni deman- 
der grâce. S'il étoit ivre ou hors de sens-, il fau- 
droit que l'arrêt s'exécutât tout de même (i): 
sans cela il se contrediroit , et la loi ne peut se 
contredire. Cette manière de penser y a été de 
tout temps : l'ordre que donna Assuérus d'ex- 
terminer les Juifs ne pouvant être révoqué (2) ^ 
on prit le parti de leur donner la permission de 
se défendre. 

Il y a pourtant une chose que l'on peut quel- 
quefois opposer à la volonté du prince (3); 
c'est la religion. On abandonnera son père , on 
le tuera même , si le prince l'ordonne : mais on 
ne boira pas de vin, s'il le veut et s'il l'ordonne. 
Les lois de la religion sont d'un précepte supé- 
rieur, parce qu'elles sont données sur la tête 

(1) Voyez Chardin. 
(a) Il fut révoqué. H. 
(3) Voyez Ghardio. 



LIV. III, CHAP. X. 187 

du prince comme sur celle des sujets/ Mais, 
quant au droit naturel, il n'en est pas de même; 
le prince est supposé n'être plus un homme. 

Dans les états monarchiques et modelées (1) , 
la puissance est bornée par ce qui en est le res- 
sort ; je veux dire Thonneur , qui règne , comme 
un monarque , sur le prince et sur le peuple. On 
n'ira point lui alléguer les lois de la religion ;'un 
courtisan se croiroit ridicule : on lui alléguera 
sans cesse celles de Thonneur. De là résultent 
des modifications nécessaires dans Tobéissance; 
l'honneur est naturellement sujet à des bizarre- 
ries, et l'obéissance les suivra toutes. 

Quoique la manière d'obéir soit di£férente 
dans ces deux gouvernemcms , le pouvoir est pour- 
tant le même. De quelque côté que le monarque 
se tourne , il emporte et précipite la balance , et 
est obéi. Toute la différence (2) est que , dans 
la monarchie , le prince a des lumières , et que 
les ministres y sont infiniment plus habiles et 
plus rompus aux affaires que dans Tétat despo- 
tique. 

(i) Dans ces états, les sujets obscurs sont punis par les lois ; les 
gens en place , par le caprice du monarque. H. 

(a) Cette différence ne naît pas de la nature des pouvoirs , et 
proute la mauvaise distinction de Montesquieu. H. 



i88 DE l'esprit des lois. 

CHAPITRE XL 

Réflexion sur tout ceci. 

Tels sont les principes des trois gouverne- 
mens : ce qui ne signifie pas que, dans une cer- 
taine république, on soit vertueux; m$iis qu'on 
deTroitTétre. Cela ne prouve pas non plus que, 
dans une certaine monarchie , on ait de Thon- 
neur, et que, dans un état despotique particu- 
lier , on ait de la crainte ; mais qu^il faudroit en 
avoir : sans quoi le gçuvernement sera impar- 
fait (i). 

(i) Un gouvernement imparfait est celui qui ne tend pas au bon- 
heur des hommes. H. 



I.IV. IV, CHAP. I. 189 



LIVRE IV. 



r»^1 



QUE LES LOIS DE L EDUCATION DOIVENT ETRE 
RELATIVES AUX PRINCIPES DU GOUVERNE- 
MENT. 



CHAPITRE I. 

Des lois de Téducation (1). 

Les lois de Féducation sont les premières que 
nous recevons. El, comme elles nous préparent 
à être citoyens , chaque famille particulière doit 
être gouvernée sur le plan de la grande famille 
qui les comprend toutes. 

Si le peuple en général a un principe , les par- 
ties qui le composent, c'est-à-dire les familles, 
l'auront aussi. Les lois de l'éducation seront 
donc différentes dans chaque espèce de gouver- 

(i) Il semble bien ridicule de faire un ouvrage pour enseigner 
ce qu'il faut qu*on fasse pour maintenir ce qui est mal. En matière 
de gou^remement et d'éducation, H seule question à examiner, 
c'est de savoir ce qui est le plus propre à assurer le bonheur des 
hommes. H. 



igo DE l'esprit des lois. 

nement. Dans les monarchies, elles auront pour 
objet rhonneur ; dans les républiques , la vertu ; 
dans le despotisme , la crainte. 



CHAPITRE II. 

De l'éducation dans les monarchies. 

Ce n'est point dans les maisons publiques où 
Ton instruit l'enfance que l'on reçoit dans les 
monarchies la principale éducation (i); c'est 
lorsque Ton entre dans le monde que l'éduca- 
tion , en quelque façon , commence (2). Là est 
l'école de ce que l'on appelle honneur , ce maître 
universel qui doit partout nous conduire. 

C'est là que l'on voit, et que l'on entend 

toujours dire trois choses : qu'tV faut mettre dans 

les vertus une certaine noblesse; dans les mœurs, 

^une certaine franchise; dans les manières ^ une 

certaine politesse. 

Les vertus qu'on nous y montre sont toujours 
moins ce que l'on doit aux autres que ce que 

(1) ^Ile y est contradictoire. H. 

(a) On n'y enseigne qn*à masquer ses vices , et que l'art de faire 
fortune. H.. 



LIV. IV, CHAP. II. 191 

Ton se doit à soi-même : elles ne sont pas tant ce 
qui nous appelle vers nos concitoyens que ce 
qui nous en distingue. 

On n'y juge pas les actions des hommes comme 
bonnes, mais comme belles; comme justes, mais 
comme grandes; comme raisonnables , mais 
comme extraordinaires (1). 

Dès que Fhonneur y peut trouver quelque 
chose de noble , il est ou le juge qui les rend lé- 
^ gitimes , ou le sophiste qui les justifie. 

Il permet la galanterie lorsqu'elle est unie 
à ridée des sentimens du cœur, ou à Tidëe de 
conquête; et c'est la vraie raison pour laquelle 
les mœurs ne sont jamais si pures dans les mo- 
narchies que dans les gouvernemens républicains. 

E permet là ruse lorsqu'elle est jointe à l'idée 
de la grandeur de l'esprit ou de la grandeur des 
affaires, comme dans la politique, dont les fi- 
nesses ne l'offensent pas. 

Il ne défend l'adulation que lorsqu'elle est sé- 
parée de ridée d'une grande fortune, et n'est 
jointe qu'au sentiment de sa propre bassesse. 

A l'égard des mœurs, j'ai dit que l'éducation 
des monarchies doit y mettre une certaine firan- 
chise (2). 

(1) C'est plutôt peindre des courtisans qu'une nation. H. 

(3) 2ïe seroit'Ce pas la dissimulation sous un air de fraochise? H. 



IQÈ DE l'esprit des LOIS. 

On y veut donc de la vérité' dans les discours. 
Mais est-ce par amour pour elle ? point du 
tout. On la veut, parce qu''un homme qui est ac- 
coutumé à la dire paroît être hardi et libre. En 
effet, un tel homme semble ne dépendre que des 
choses, et non pas de la manière dont un autre 
les reçoit. 

C'est ce qui fait qu'autant qu'on y recom- 
mande cette espèce de franchise , autant on y 
méprise celle du peuple, quiti'a que la vérité et 
la simplicité pour objet. 

Enfin, l'éducation dans les monarchies exige 
dans les manières une certaine politesse. Les 
hommes, nés pour vivre ensemble, sont nés 
aussi pour se plaire ; et celui qui n'observeroit 
pas les bienséances, choquant tous ceux avec 
qui il vivrpit, se décréditeroit au point qu'il 
deviendroit incapable de faire aucun bien. 

Mais ce n'est pas d'une source si pure que 
la politesse a coutume de tirer son origine. 
Elle naît de l'envie de se distinguer. C'est par 
orgueil que nous sommes polis : nous nous sen- 
tons flattés d'avoir des manières qui prouvent 
que nous ne sommes pas dans la bassesse, et 
que nous n'avons pas. vécu avec cette sorte de 
gens que l'on a abandonnés dans tous les âges. 

Dans les monarchies, la politesse est nalura- 



LIVi IV, CHAP.H. 193 

Usée à la cour (1). Un homme excessivement 
grand rend tous les autres petits. De là les égards 
que Ton doit à tout le monde; de là naît la po- 
litesse, qui flatte autant ceux qui sont polis que 
ceux à regard de qui ils le §ont, parce qu'elle 
fait comprendre qu'on est de la cour, ou qu'on 
est digne d'en être. 

L'air de la cour consiste à quitter sa grandeur 
propre pour une grandeur empruntée. Celle-ci 
flatte plus un courtisan que la sienne même. 
£lle donné une certaine modestie superbe qui 
se répand au loin, mais dont l'orgueil diminue 
insensiblement (2), à proportion de la distance 
où l'on est de la source de cette grandeur. 

On trouve à la cour une de'licatesse de goût (3) 
en toutes choses, qui vient d'un usage conti- 
nuel des superfluités d'une grande fortune, de 
la variété, et surtout de la lassitude des plaisirs, 
de la multiplicité, de la confusion n^éme des 
fantaisies, qui, lorsqu'elles sont agréables, y 
sont toujours reçues. 

C'est sur toutes ces choses que l'éducation se 

(1) G'e3t que les petits ennemis y sont à craindre, et que la fa^ 
Teur du maître égalise tout. H. 

(3) Il augmenteroit plutôt dans Téloignement. H. 

(3) Oui, s'il le regarde comme un défaut; car tout ce qu*il dit 
prouveroit que ce goût doit être peu sûr. Hors la nature, y a-t-il un 
goût sûr et vrai ? H« . 

II. i5 



194 I>^ L^ESPRIT DES LOIS. 

porte, pour faire ce qu^on appelle l'honnête 
homme (i), qui a toutes les qualités et toutes les 
vertus que Ton demande dans ce gouverne- 
ment. 

Là l'honneur, se mêlant partout, entre Asaiff 
toutes les façons de penser et toutes lès ma- 
nières de sentir, et dirige même les principes. 

Cet honneur bizarre fait que les vertus ne 
sont que ce qu'il veut, et comme il les veut : il 
met de son chef des règles à tout ce qui nous est 
prescrit : il étend ou il borne nos devoirs à sa 
fantaisie, soit qu'ils aient leur source dans la re- 
ligion, dans là politique , ou dans la morale. 

Il n'y a rien dans la monarchie que les lois, la 
religion et Thonneur prescrivent tant que l'o- 
béissance aux volontés du prince : mais cet 
honneur nous dicte que le prince ne doit Ja- 
mais nous prescrire une action qui nous désho- 
nore , parce qu'elle nous rendroit incapables de 
le servir. 

Grillon refusa d'assassiner le duc de Guise (2); 
mais il offrit à Henri III de se battre contre lui. 
Après la Saint-Barthélemi , Charles IX ayant 

(1) Le titre d'honnête homme s'y règle encore plus sor le tarif dei 
fortunes. H. 

(3) Henri III en eût trouré mille autres. L'honneur monaroikiquew 
n'étoit pourtant point encore éteint. H. 



IIV. IV, CHAP. II. 195 

écrit à tous les gouyemeurs de £ûre massacrer 
les huguenots, le yicoHite d'(k*le, qui comman- 
doit dans Baïonne, écrivit au roi (1) : « Sire, 
» je n'ai trouvé parmi les habitans et: les gens de 
» guerre que de bons citoyens , de I^aves soldats, 
» et pas un bourreau : ainsi, eux et moi sup* 
» plions votre majesté d'employer nos bras et 
»,nos vies à choses faisables. » Ce grand et gé-* 
néreux courage regardoit une lâcheté comme 
une chose impossible. 

Il n'y a rien que l'honneur prescrive plus à 
la noble^e que de servir le prince à la guerre (â) : 
en effet, c'est la profession distinguée, parce 
que ses hasards, ses succès et ses malheurs 
même , conduisent à la grandeur. Mais, en 
imposant cette loi , l'honneur veut en être l'ar- 
bitre; et, s'il se trouve choqué, il exige ou per- 
met qu'on se retire chez soi. 

Il veut qu'on puisse indifféremment aspirer 
aux emplois , ou les refuser; il tient cette li- 
berté au-dessus de. la fortune même. 

L'honneur a donc ses règles suprêmes; et l'é- 
ducation est obligée de §'y conformer (3), Les 

(1) Voyez l'Histoire de d'Anbigné. 

(a) Est-ce bien à l'hoDnear qu'on doit attribuer citf s maximes F H. 

(3) On dit ici ce «fui est, el non pas ce qui doi« être : Vbotineur 
est no préjugé que la religion trayaille tantôt à détruire , tantM à 
régler. 

i3. 



196 DE l'esprit des LOIS, 

prmcipales sont, quHl nous est bien permis de 
faire cas de notre fortune ; mais qu'il nous est 
souverainement défendu d'en faire aucun de 
notre vie (1). 

La seconde est que, lorsque nous avons été 
une fois placés dans îin rang , nous ne devons 
rien faire ni soufiËrir qui fasse voir que nous 
nous tenons inférieurs à ce rang même. 

La troisième , que les choses que l'honneur 
défend sont plus rigoureusement défendues 
lorsque les lois ne concourent point à les pros- 
crire, et que celles qu'il exige sont plus foi^ 
tement exigées lorsque les lois ne les demandent 
pas. 



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CHAPITRE m. 

De réducation dans le gouveroement despotique. 

Comme l'édticatîon dans les monarchies ne 
travaille qu'à élever le cœur (2) , elle ne cherche 
qu'à l'abaisser dans les états despotiques. Il 

. (1) Gela eftt vraî dans toutes les troupes de rnniv^rs. Faire hon- 
neur à l'honneur de tout ce qui est en usage parmi nous, c'est la ma- 
nie du système. H. 

(a) Il n'y a de fier que Thomme indépendant. H. 



. Liv. IV, CHAP. m- 197 

£aiut qu^elle y soit seirile. Ce sera un bien, 
même dans le commandement, de FaToir eue 
telle, personne n^y étant tyran sans èlre en 
même temps esclaye. 

L^extrême obéissance suppose de Tignorance 
dans celui qui obéit; elle en suppose même 
dans celui qui commande (1): il n'a point à 
délibérer, à douter, nf à raisonner; il n'a qu'à 
vouloir. 

Dans les états despotiques , chaque maison 
est un empire séparé. L'éducation, qui con- 
siste principalement à vivre avec les autres, y 
est donc très-bornée : elle se réduit à mettre la 
crainte dans le cœur, et à donner à l'esprit la 
connoissance de quelques principes de religion 
fort simples. Le savoir y sera dangereux, l'ému- 
lation funeste; et, pour les vertus , Aristote (2) 
ne peut croire qu'il y en ait quelqu'une de 
propre aux esclaves (3); ce qui borneroit bien 
l'éducation dans ce gouvernement. 

L'éducation y est donc en quelque façon nulle . 
Il faut ôter tout, afin de donner quelque chose, 
et commencer par faire un mauvais sujet, poui^ 
faire un bon esclave. 

(1) Ii'esclaTage corrompt fout, surtout les maîtres. H. 

(a) Politiq., liv. I. * 

(3) Gomment cela se pourroit-il P ils n'oat point de Tolonté. H. 



jgS DE x'esprit des lois. 

Eh! pourquoi l'éducation s'atlacheroît-elle à 
y former un bon citoyen qui prît part au mal- 
heur public? S'il aimoit l'e'tat, il seroit tenlë de 
relâcher les ressorts du gouverne^ment : s'il ne 
rëussissoit pas , il se perdroit ; s'il rëussissoit , 
il courroit risque de se perdre, lui , le prince, et 
l'empire. 



CHAPITRE IV, 

Différence des ^fff^ts de l'éducation chez les ancien» 
et parmi nous. 

La plupart des peuples anciens viVoient dans 
des gouvememens qui ont la vertu pour prin- 
cipe (i)i et, lorsqu'elle y ëtoît dans sa force, 
on y faispit des choses que^'nous ne voyons plus 
aujourd'hui , et qui étonnent nos petites âmes. 
Leur éducation avoit un autre avantage sur la 
nâtre; elle n'étoit jamais démentie {2). Épami- 
nondas, la dernière année de sa vie , disoit, écou- 

(i) La vertu ne tenoit pas à leur principe, mais à la nooreftaté 
de ces gouyernemens. Il y a dans tous les genres «me ferrev» de hotî- 
ciat. H, 

(a) Celle de nos paysans non plus. H, 



LIV. IV, CHAP. IV. 199 

toit, Voyoit, faisoit les mêmes choses que dans 
FAge où il avoit commencé d'être instruit. 

Aujourd'hui, nous recevons trois éducations 
différentes ou contraires ; celle de nos pères, celle 
de nos msatres, celle du monde. Ce qu*on nous 
dit dans la dernière renverse toutes les idées 
des premières. Gela vient, en quelque partie, du 
contraste quHl y a panni nous entre les engage- 
mens de la religion et ceux du monde (1) ; 
chose que les anciens ne connoissoient pas. 



CHAPITRE V. 
De Féducation dans le gouyernement républicain. 

C*EST dans le gouvernement républicain que 
Ton a besoin de toute la puissance de Féduea* 
tion (2). La crainte des gouvemenieiis despoti- 
ques naît d'elle-même parmi les menaces et les 
châtimens ; l'honneur des monarchies est favo- 

(1) Le contraste entre les enseignemens de la religion et ceux da 
monde étoit dans un ordre renversé. Les dieux étoient plus crimi- 
nels que les homme». H. 

(3) Cette puissance rient de l'égalité des fortunes et des mœurs 
plus concentrées dans la iamiUe. C'est l'esprit du moine, qui, n'é- 
tant rien par lui-même , s'attache à son corps pour être quelque 
chose. H. 



2O0 DE l'esprit DES LOIS. 

rîsé par les passions, et les favorise à son tour; 
mais la vertu politique est un renoncement à sdi- 
raême, qui est toujours une chose très-pënible. 

On peut définir cette vertu, Tamour des lois 
et de la patrie. Cet amour, demandant une pré- 
férence continuelle de Tintérêt public au sien 
propre , donne toutes les vertus particulières : 
elles ne sont que cette préférence. 

Cet amour est singulièrement affecté aux dé- 
mocraties. Dans elles seules, le gouvernement 
est confié à c}iaque citoyen. Or le gouvernement 
est comme toutes les choses du monde ; pour 
le conserver, il f^ut l'aimer. 

On n'a jamais ouï dire que les rois n'aimas-* 
sent pas la monarchie, et que les despotes 
haïssent le despotisme. 

- Tout dépend donc d'établir dans la républi- 
que cet amour (i); et c'^est à l'inspirer que l'é- 
ducation dpît être attentive. Mais, pour que les 
çnfans puissent l'avoir, il y a un moyen sur» 
c'est que les pèresi l'aient eux-mêmes. 

On est ordinairement le maître de donner à 
ses enfans ses connoissances ; on Test encore 
plus de leur donner ses passions^ 

(i) Il s'y établit par la connoissance des avantages de régalîté, 
fortifiée de la haine des tyrans ; mais la haine cesse après leur jles- 
traction. H. 



Liv. IV, CHAP. V. aoi 

Si cela n'arriv€ pas , c'est que ce qui a été fait 
dans la maison .paternelle est détruit parles im- 
pressions du dehors. 

Ce n^est point le peuple naissant qui dégénère ; 
il ne se perd que lorsque les hommes faits sont 
déjà corrompus. 



CHAPITRE Vi; 

De quelques institutrons des Grecs. 

Les anciens Grecs , pénétrés de la nécessité 
que les peuples qui vivoient sous un gouverne- 
ment populaire fussent élevés à la vertu, firent, 
pour l'inspirer, des institutions singulières (i). 
Quand vous voyez , dans la vie de Lycurgue , les 
lois qu'il donna aux Lacédémoniens , vous croyez 
lire l'histoire des Sévarambes. Les lois de Crète, 
étoient l'original de celles de Lacédémone ; .et 
celles de Platon en étoient la correction. 

Je prie qu'on fasse un peu d'attention à l'éten- 
due de génie (2) qu'il fallut à ces législateurs , 

(1) Je ne rois pas c«la. H. 

(a) Le Trai génie en tont genre suit la nature pas à pas et se règle 
sur elle. Gouverner des hommes comme des moines , le bel éloge i 
En insistant sur une seule idée , sur une seule vertu , on la pousse à 
l'eitrême , mais on ne fait le bonheur de personne. H. 



202 DE L ESPRIT DES LOIS. 

pour Toir qu'en choquant tous les usages reçus , 
en confondant toutes les vertus, ils montreroient 
àTunivers leur sagesse. Lycurgue , mêlant le lar- 
cin avec Tesprit de justice , le plus dur esclavage 
avec Textréme liberté, les sentimens les plus 
atroces avec la plus grande modération , donba 
de la stabilité à sa ville. Il sembla lui ôter toutes 
les ressources , les arts , lé commerce , Targ^nt , les 
murailles : on y a de Fambition^ sans espérance 
d'être mieux ; on y a les sentimens naturels , et 
on n'y est ni enfant , ni mari , ni père : la pudeur 
même est ôtée à la chasteté. C'est par ces che* 
mins que Sparte est menée à la grandeur et à la 
gloire ; mais avec une telle infaillibilité de ses 
institutions , qu'on n'obtenoit rien contre elle en 
gagnant des batailles , si on ne parvenoit à lui 
ôter sa police (i). , 

La Crète et la Laconie furent gouvernées par 
ces lois. Lacédémone céda la dernière aux Ma- 
cédoniens, et la Crète (2) fut la dernière proie 
des Romains. Les Samnites eurent ces mêmes 

(1) Philopœmen contraignit lei Lacédémoniens d'abandonner la 
manière de nourrir leurs enfans , sachant bien que , sans cela , ils an- 
roient toujours une âme grande et le cœur haut. Plotarq., Vie de 
Philopœmen. Voyez Tite-Live, Ut. XXXVIII. 

(a) EUe défendit pendant trois ans ses lois et sa liberté. ( VojeB 
les Ut. XGVIII , XGIX et G de Tîto-Live, dans i*Epitome de Flo- 
rus.) EUe fit plos de résistance q«e les plus grands rois. 



LIV, IV, CHAP. VI. 203 

inslitations, et elles furent pour ces Romains le 
sujet de vingtHjuatre triomphes (i). 

Cet extraordinaire que Ton royoit dans les ins* 
titutions de la Grèce » nous Tarons vu dans la lie 
et la corruption de nos temps modernes (2). Un 
l^slateur honnête homme a forme un peuple 
où la probité paroh aussi naturelle que l'a bra* 
voure chez les Spartiates. M. Penn est un yëri- 
table Lycurgue ; et, quoique le premier ait eu la 
paix pour objet, comme l'autre a eu la guerre , 
ils se ressemblent dans la voie singulière où ils 
ont mis leur peuple, dans Tàscendant qu^ils ont 
eu sur des hommes libres , dans les préjuges 
qu'ils ont vaincus , dans les passions qu'ils ont 
soumises. 

Le Paraguay peutnous fournir un autre exemple. 
On a voulu en faire un crime à la soeiéîé , qui r^e- 
garde le plaisir de commander comme le seul 
bien de la vie : mais il sera toujours beiau de gou- 
verner les hommes en les rendant heureux (3). 

Il est glorieux pour elle d'avoir été la première 
qui ait montré dans ces contrées l'idée de la re- 
ligion jointe à celle de l'humanité. En réparant 

(1) Florus, liv. I, c. 16. 

(a) In fece RomuU, Gicéron. 

(3) Les ladiens du Paraguay ne dépendent point d'un seigneur 
particulier, ne paient qu'un cinquième des tributs , et ont des armes 
à feu polur se défendre. , 



5o4 DE l'esprit des LOIS. 

les dévastations des Espagnols elle a commencé 
à guérir une des grandes plaies qu^ait encorexe- 
çues le genre humain. 

Un sentiment exquis qu'a cette société pour 
tout ce qu'elle appelle honneur , son zèle pour 
une religion qui humilie bien plus ceux qui Fé- 
coûtent que ceux qui la prêchent, lui ont fait 
entreprendre de grandes choses ; et elle y a réussi. 
Elle a retiré des bois des peuples dispersés ; elle 
leur a donné .une subsistance assurée ; elle les a 
vêtus : et , quand elle n'auroit fait par^là qu'aug- 
menter l'industrie parmi les hommes , elle auroit 
beaucoup fait. 

Ceux qui voudront faire des institutions pa- 
reilles établiront la communauté de biens de 
la république de Platon (i) , ce respect qu'il de- 
mandoit pour les dieux (2), cette séparation 
d'avec les étrangers pour la conservation des 
mœurs , et la cité faisant le commerce et non pas 
les citoyens (5) : ils donneront nos arts sans notre 
luxe, et nos besoins sans nos désirs. 

Ils proscriront l'argent, dont l'efifet est de gros- 
sir la fortune des hommes . au delà des bornes 

(1) Belle chimère! H. 
(a) L'instruction seule doit l'in^irer. H. 

(3) Où seront le lèie et l'attention continue de l'intérêt person- 
nel r H. • 



LIV. IV, CHAP. VI. 2o5 

que la nature y avoit' mises (i) , d'apprendre à 
conserver inutilement ce qu'on avoit amasse de 
même , de multiplier à Tinfini les dësirs , et de 
suppléer à la nature , qui nous avoit donne des 
moyens très-bomës d-irriter nos passions , et de 
nous corrompre les uns les autres. 

« Les Épidamniens (â) , sentant leurs mœurs 
» se corrompre par leur communication avec les 
» barbares, élurent un magistrat pour faire tous 
» les marchés^ au nom de la cité et pour la cité (3). » 
Pour lors, le commerce ne corrompt pas la cons- 
titution, et la constitution ne prive pas la société 
des avantages du commerce. 



CHAPITRE VIL 

£o quel cas ces institutions singulières peuvent être 
bonnes. 

Ces sortes d'institutions peuvent convenir dans 
les républiques (4) , parce que là vertu politique 

(i) Il faudroit aussi proscrire l'argent de tous les pays avec qui l'on 
commerceroit. H. 

(2) Plutarque, Demande des chotes grecques. 

(3) C'est faire comme tons les peuples ignorans , appliquer le re- 
mède au mal /et non à la source du mal. H. 

(4) Aucune institution ne doit avoir pour but que la protection 
de chaque homme : elles sont mauTaises dès qu'elles sont autre 
chose. H. 



206 DE l'eSPBIT DES LOIS. 

en est le principe : mais , pour porter à Thon- 
neur dans les monarchies, ou pour inspirer de 
la crainte dans les ëtats despotiques, il ne faut 
pas tant de soins. 

Elles ne peuyent d^ailleurs avoir lieu que dans 
un petit état (i), où Ton peut donner une éduca- 
tion générale , et élever tout un peuple comme 
une faonille (a). 

Les lois de Minos , de Lycurgue et de Platon , 
supposent upe attention singulière de tous les 
citoyens les uns sur les autres (3). Ou ne peut se 
promettre cela dans la confusion , dans les né- 
gligences, dans rétendue des affaires dW grand 
peuple. 

Il £aut, comme on Ta dit, bannir l'argent (4) 
dans ces institutions. Mais , dans les grandes so- 
ciétés, le nombre, la variété, Tembarras, Tim- 
portance des afiEaiires , la facilité des achats , la 
lenteur des échanges, demandent une mesure 
commune. Pour porter partout sa puissance, ou 
la défendre partout, il £iut avoir ce à quoi les 
hommes ont attaché partout la puissance. 

(i) Gomme étoient les Tilles de la Grèce. 

(a) G'ett qu'on ne peut faire oablier la nature à nn grand nombre 
d'hommes. H. 

(3) C'est à la loi à Teilla-, et non à chaque homme. H. 

(4) G'est Touloir traverser l'océan sans bateau, ou défoidie à h 
pluie de tomber. H. 



LIT. IV, CHAP. VIII. 207 

CHAPITRE VIII. 

Explication d*un paradoxe des anciens , par rapport aux 
wœurs. 

POLTBE, le judicieux Poljbe , nous dit que la 
musique ë toit nécessaire pour adoucir les mœurs 
des Arcades (1), qui habitoient un pays où Tair 
est triste et froid ; que ceux de Cynète y qui ne'gli- 
gèrent la musique , surpassèrent en cruautë tous 
les Grecs , et qu^il n^y a point de yille où Ton ait 
vu tant de crimes. Platon ne craint point de dire 
que Ton ne peut faire de changement dans la 
musique , qui n^en soit un dans la constitution dtt 
Fëtat. Aristote, qui semble n'avoir fait sa Po/i- 
tique que pour opposer ses sentinxens à ceux de 
Platon , est pourtant d'accord avec lui touchant 
la puissance de la musique sur les mœurs. Théo- 
phraste , Plutarque (2) , Strabon (3) , tous les an- 
ciens ont pensé de même. Ce n'est point une opi- 
nion jetée sans* réflexion; c^est un des principes 

(1) Oui, pour les peuples qui avoieot pour principal objet la 
"^ guerre. De telles lois sont atroces et iaseasées. H. 
<a) Vîe de Pélopidas. 
(3) LiT. I, 



:io8 DE l'esprit des lois. 

de leur politique (i). C'est ainsi qu'ils donnoient 
des lois y c'est ainsi qu'ils vouloient qu'on gou- 
vernât les cités. 

Je crois que je pourrois expliquer ceci. Il faut 
se mettre dans l'esprit que, dans les villes grec- 
ques, surtout celles qui avoient pour principal 
objet la guerre, tous les travaux et toutes les 
professions qui pouvoient conduire à gagner de 
l'argent ëtoient regardes comme indignes d^un 
homme libre. «La plupart des arts, dit Xéno- 
jtphon (2), corrompent le corps de ceux qui les 
» exercent ; ils obligent de s'asseoir à l'ombre , ou 
» près du feu : on n'a de temps , ni pour ses amis , 
»ni pour la république. » Ce ne fut que dans la 
corruption de quelques démocraties que les ar- 
tisans parvinrent à être citoyens. C'est ce qu'Aris- 
tote (3) nous apprend ; et il soutient qu'une bonne 
république (4) ne leur donnera jamais le droit 
de cité (5). 

(1) Platon, liy. IV des Lois y dit que les préfectures de ta mn- 
nqne et de la gymnastique sont les pins importans emplois de la 
cité; et, dan» sa République, Mw, III, Damon vous dira, flit-il^ 
quels sont 'les sons capables de faire naUrt la bassesse de l'âme ^ tinso' 
ience, et les vertus contraires» 

(a) Dits mémorables. 

(3) Politiq., Uy. III , chap. tt. 

(4) Oui , s'ils ne sont qu'artisans. H. 

(5) Diophante, dit Aristote, Politiq. ch. ¥ii, établit autrefois à 
Athènes que les artisans scroient esclaves du public. 



LIV. IV, CHAP. VIII. 209 

L^agricultiire ëtoit encore une profession ser- 
rile (1 ) , et'ordinairement c'ëtoil quelque peuple 
vaincu qui Texerçoit : les Ilotes, chez les Lacë- 
dëmoniens ; les Përiëciens , chez les Cretois ;1es 
Pënestes , chez les Thessaliens; d'autres (2) peu- 
ples esclaves , dans d^autres républiques. 

Enfin tout bas commerce (3) ëtoit infème chez 
les Grecs. Il auroit fallu qu'un citoyen eût rendu 
des services à un esclave, à un locataire, à un 
étranger : celte idée choquoitTesprit de la liberté 
grecque ; aussi Platon (4) veut-il , dans ses Lois, 
qu^on punisse un citoyen qui feroit le commerce. 
i!l On étoit donc fort embarrassé dans les répu- 

if bliques grecques (5). On ne vouloit pas que les 
citoyens travaillassent au commerce , à Tagrîcul- 
ture^ ni aux arts; on ne vouloit pas non plus qu^'ls 



I 



ï 



(1) Les anciens, ainsi qae les modernes, attachoient une idée 
de noblesse à l'oisiTeté ; et c'est la soorce de tons les maux dans la 
politique et dans la morale. H. 

(a) Aussi Platon et Aristote yeulent ils que les esclaves cultivent 
les terre*. Lois, liy. VII; Politiq., Vvr, VII, chap. x. Il est vrai que 
l'agriculture n'étoit pas partout exercée par des esclaves : au con- 
traire , comme dit Aristote , les meilleures républiques étoient celles 
où les citoyens s'v attachoient. Mais cela n'arriva que par la corrup- 
tion des anciens gouvernemens , devenus démocratiques; car, 
dans les premiers temps , les villes de Grèce viyoient dans l'aris- 
tocratie. 

(3) Cauponath. 

(4) Liv. II. 

(5) On l'est toujours quand on s'écarte du vrai chemin. H. 
II. 14 



210 DE l'esprit DES LOIS- 

fussent oisifs (i). Us trouvoient une occupation 
dans les exercices qui dépendoient de la gym- 
nastique , et dans ceux qui ayoient du rapport à 
la*gueiTe (2). L'institution ne leur en donnoit 
point d'autres. Il faut donc regarder les Grecs 
comme une société d'athlètes et de combattans. 
Or, ces exercices, si propres à faire des gens durs 
et sauvages (3), ayoient besoin d'être tempères 
par d'autres qui pussent adoucir les mceurs. La 
musique (4), qui tient à l'esprit par les organes 
du corps 9 étoit très r propre à cela. C'est un mi- 
lieu entre les exercices du corps qui rendent les 
hommes durs , et les sciences de spéculation qui 
les rendent sauvages (5). On ne peut pas dire que 
la musique inspirât la vertu; cela seroit inconce- 
vable : mais elle empéchoit l'effet de la férocité 
de l'institution , et faisoit que l'âme avoit dans Té- 
ducation une part qu'elle n'y auroit point eue. 

Je suppose qu'il y ait parmi nous une société 
de gens si passionnés pour la chasse j qu'ils s'en 
occupassent uniquement; il est sûr qu'ils en con- 

(1) Aristote, Politiq., liv. X. 

(a) Art eorporum exercendorum , gymnastica ; $^riis certamînibus 
ierendorum, pœdciribUa, Aristote, Politiq., liy. VIII, ch. m. 

(5) Arittote dit que les enfaos des Lacédémoniens , qui commen- 
çoient ces exercices dès l'fige le plus tendre , en contractoient trop 
de férocité. Politiq., liv. VIII, chap. iv. 

(4) On fit bien de leur apprendre la musique. H. 

(5) Eu égard ii nos sociétés galantes et polies. H. 



LIV. IV, CHAP. VIII. 211 

tracteroient une certaine rudesse. Si ces mêmes 
gens venoient à prendre encore du goût pour la 
musique , on trouveroit bientôt de la différence 
dans leurs manières et dans leurs mœurs. Enfin 
les exercices des Grecs n'excitoient en eux qu'un 
genre de passions , la rudesse, la colère , la cruauté. 
La musique les excite toutes , et peut faire sentir à 
Tàme la douceur, la pitié, la tendresse , le doux 
plaisir. Nos auteurs de morale , qui, parmi nous, 
proscrivent si fort les théâtres, nous font assez 
sentir le pouvoir que la musique a sur nos âmes. 
Si à la société dont j'ai parlé on ne donnoit 
que des tambours et des airs de trompette , n'est- 
il pas vrai que l'on parviendroit moins à son but 
que si Ton donnoit une musique tendre ? Les 
anciens avoient donc raison , lorsque , dans cer^ 
taines circonstances , ils préféroient pour les 
moeurs un mode à un autre. 

Mais, dira-t-on, pourquoi choisir la musique 
par préférence ? C'est que , de tous les plaisirs des 
sens , il n'y en a aucun qui corrompe moins l'âme. 
Nous rougissons de lire, dans Plutarque (i), 
que les Thébains , pour adoucir les moeurs de 
leurs jeunes gens , établirent par les lois un 
amour qui devroit être proscrit par toutes les na- 
tions du monde. 

(i) Vie de Pélopidas. 

14. 



212 D£ l'esprit DES LOIS. 



LIVRE V. 

QUE LES LOIS QUE LE LEGISLATEUR DONNE 
DOIVENT ETRE RELATIVES AU PRINCIPE DU 
GOUVERNEMENT. 



CHAPITRE I. 

Idée de ce livre. 

Nous venons de voir que les lois de IVduca- 
tion doivent être relatives au principe de chaque 
gouvernement. Celles que le législateur donne 
à toute la société sont de même. Ce rapport des 
lois avec ce principe tend tous les ressorts du 
gouvernement, et ce principe en reçoit à son 
tour une nouvelle force. C'est ainsi que , dans les 
mouvemens physiques, Taction est toujours sui- 
vie d'une réaction. 

Nous allons examiner ce rapport dans chaque 
gouvernement ; et nous commencerons par Télat 
républicain , qui a la vertu pour principe. 



LIV. V, CHAP. II. ai3 

CHAPITRE II. 

Ce que c'est que la yertu dans l'état politique. 

Là vertu, dans une republique , est une chose 
très-simple ; c'est l'amour de la république (i) : 
c'est un sentiment, et non une suite de connoîs- 
sances; le dernier homme de Tëtat peut avoir ce 
sentiment, comme le premier. Quand le peuple 
a une fois de bonnes maximes , il s'y tient plus 
long-temps que ce qu'on appelle les honnêtes 
gens. Il est rare que la corruption commence 
par lui (2). Souvent il a tiré de la médiocrité de 
ses lumières un attachement plus fort pour ce qui 
est établi. 

L'amour de la patrie conduit à la bonté des 
mœurs (3) , et la bonté des mœurs mène à l'amour 
de la patrie. Moins nous pouvons satisfaire nos 
passions particulières , plus nous nous livrons 

(1) C'est l'amour du moÎDe pour son ordre qui produit la haine de 
tout ce qui en diffère. H. 

(a) C'est cependant toujours par la populace que commencent 
les troubles et les réTolutions. H. 

(3) Cela n'est pas vrai ; voyez Sparte : à moins qu'on n'appelle 
bonnes mœurs l'extinction de tous les sentimens naturels, l'austé* 
rite , et la privation des douceurs innocentes de la vie. H. 



2l4 DE l'esprit des LOIS, 

aux générales. Pourquoi les moines aiment-ils 
tant leur ordre ? c'est justement par l'endroit qui 
fait qu'il leur est insupportable. Leur règle les 
prive de toutes les choses sur lesquelles les pas- 
sions ordinaires s'appuient : reste donc cette 
passion pour la règle même qui les afflige. 
Plus elle est austère, c'est-à-dire plus elle re- 
tranche de leurs penchans, plus elle donne de 
force à ceux qu'elle leur laisse. 



CHAPITRE III. 

Ce que c'est que l'amour de la république dans la 
démocratie. 

L'amour de la république , dans une démo- 
cratie, est celui de la démocratie (i) ; l'amour de 
la démocratie est celui de l'égalité. 

L'amour de la démocratie est encore l'amour 
de la frugalité (2). Chacun, devant y avoir le 
même bonheur et les mêmes avantages , y doit 
goûter les mêmes plaisirs , et former les mêmes 

(1) Ttnt qu'on craint les tyrans. H. 

(ï) Quand on connoîtra le Trai bonheur que la nature destine à 
rhomme , on ne fera plus une vertu de la frugalité. B, 




liiv. V, CHAP. III. ai5 

espérances ; chose qu^on ne peut attendre que de 
la frugalitë générale. 

L^amour de Fégalité, dans une démocratie, 
lK>rne Tambilion au seul désir , au seul bonheur 
de rendre à sa patrie (i) de plus grands services 
que les autres citoyens. Us ne peurent pas lui 
rendre tous des services égaux ; mais ils doivent 
tous également lui en rendre. En naissant, on 
contracte envers elle une delte inuneiise (d) , 
dont on ne peut jamais s'acquitter. 

Ainsi les distinctions y naissent du principe 
de Fégalité, lors même qu'elle paroîtôtée par des 
services heureux , ou par des talens supérieurs. 

L'amour de la frugalité borne le désir d'avoir 
à l'attention que demande le nécessaire pour sa 
famille , et même le superflu pour sa patrie. Les 
richesses donnent une puissance dont un citoyen 
ne peut pas user pour lui , car il ne seroit pas 
égal. Elles procurent des délices dont il ne doit 
pas jouir non plus , parce qu'elles chocpieroient 
l'égalité tout de même. 

Aussi les bonnes démocraties, en établissant 
la frugalité domestique, ont-elles ouvert la porte 

(i) La patrie n'est que le» citoyens-: en faire an être réel , c'est 
occasioner beauconp de faux raisonnemens. H. 

(a) Oui , quand elle les rend heureux. On n'aime point se voir en- 
lever son bonheur. H. 



2l6 DE l'esprit des LOIS. 

aux dépenses publiques (i), comme on fit à 
Athènes et à Rome. Pour lors , la magnificence 
et la profusion naissoient du fond de la frugalité 
même: et, comme la religion demande qu^on 
ait les mains pures pour faire des ofGrandes aux 
dieux, les lois youloient des mœurs frugales, 
pour que Ton pût donner à sa patrie. 

Le bon sens et le bonheur des particuliers 
consiste beaucoup dans la médiocrité de leurs 
talens et de leurs fortunes (2). Une république 
oii les lois auront formé beaucoup de gens mé- 
diocres , composée de gens sages , se gouyemera 
sagement ; composée de gens heureux , elle sera 
très-heureuse. 



CHAPITRE IV. 

Comment on inspire Tamour de l'égalité et de la frugalité. 

L* AMOUR de Tégalité et celui de la frugalité 
sont extrêmement excités par Tégalité et la fiuga- 

(1) Exemples dangereux avant de s'être occupé des entreprises 
utiles , nécessaires. H. 

(9) Médiocrité dans la fortune , cela s'entend quand on a tu des 
riches ; mais dans les talens , c'est parler en grand seigneur , et non 
en sage qui croit qu'il y a bien et mal, Tice et vertu. H. 



LIV. V, CHÀP. IV. 217 

lité mêmes (1 ) , quand on vit dans une société où 
les lois ont établi Tune et Fautre. 

Dans les monarchies et les états despotiques , 
personne n'aspire à Tégalité ; cela ne vient pas 
même dansTidée : chacun y tend à la supériorité. 
Les gens des conditions les plus basses ne désirent 
dVn sortir que pour être Jp^ maîtres des autres. 

Il en est de même de la frugalité : pour Tai- 
mer, il faut en jouir. Ce ne seront point ceux 
qui sont corrompus par les délices qui aimeront 
la vie frugale; et,, si cela avoit été naturel et 
ordinaire , Âlcibiade n'auroit pas fait l'admira- 
tion de l'univers (2). Ce ne seront pas non plus 
ceux qui envient ou qui admirent le luxe des 
autres qui aimeront la frugalité : des gens qui 
n^ont devant les yeux que des hommes riches , 
ou des hommes misérables comme eux , détes- 
tent leur misère sans aimer ou connoître ce qui 
fait le terme de la misère. 

C'est donc une maxime très-vraie que , pour 
que l'on aime l'égalité et la frugalité dans une ré- 
publique , il faut que les lois les y aient établies. 

(1) On n'a guère vu l'égalité subsister dans aucune république. 
Sttffiroit-il de jouir avec elle de la £rugalité pour les aimer ? C'est sou- 
vent un moyen pour s'en dégoûter. H. 

(a) Qu'est-ce qu'un esprit flottant qui se plie à tout ? Cette faci- 
lité ne seroit-elle pas médiocrité de caractère et indifférence de 
principes? H. 



2l8 DE l'esprit des lois. 

CHAPITRE V. 

Gomment les lois établissent l'égalité dans la démocratie. 

Quelques lëgisla|p||f's anciens, comme Ly- 
curgue et Romulus, partagèrent ëgalement les 
terres. Cela ne pouvoit avoir lieu que dans la 
fondation d'une république nouvelle ; ou bien 
lorsque l'ancienne ëtoit si corrompue , et les es- 
prits dans une telle disposition, que les pauvres se 
croyoient obligés de chercher et les riches obli- 
gés de souffrir un pareil remède. 

Si, lorsque le législateur fait un pareil par- 
tage , il ne donne pas des lois pour le maintenir , 
il ne fait qu'une constitution passagère : l'iné- 
galité enti'era par le côté que les lois n'auront 
pas défendu, et la république sera perdue. 

Il faut donc que l'on règle , dans cet objet , les 
dots des femmes , les donations, les successions, 
les testamens , enfin toutes les manières de con- 
tracter. Car , s'il étoit permis de donner son bien 
à qui on voudroit , et comme on voudroit , chaque 
volonté particulière troubleroit la disposition 
de la loi fondamentale. 

Solon , qui permettoit à Athènes de laisser son 



LIV. V, CHAP. V. 219 

bien a qui on vouloit par testament , pourvu 
qu^on n'eiit point d^enfans ( 1 ) , contredisoit les 
lois anciennes , qui ordonnoient que les biens res- . 
tassent dans la famille du testateur (â). Il con- 
tredisoit les siennes propres ; car, en supprimant 
les dettes , il avoit cherché Tégalitë. 

C'étoit une bonne loi pour la démocratie que 
celle qui défendoit d'avoir deux hëre'dités (3). 
Elle prenoit son origine du partage égal des 
terres et des portions données k chaque citoyen. 
La loi n^avoit pas voulu qu'un seul homme eut 
plusieurs portions (4). 

La loi qui ordonnoit que le plus proche pa- 
rent épousât l'héritière, naissoit d'une source 
pareille. Elle est donnée chez les Juifs après un 
pareil partage. Platon (5), qui fonde ses lois sur 
ce partage , la donne de même ; et c'étoit une 
loi athénienne. 

Il y avoit à Athènes une loi dont je ne sache 

(1) Plutarqne , vie de Solon. 

(2) Ibid. 

(3) Philola&s de Gorinthe établit à Athènes que le nombre des 
portions de terre et celui des hérédités seroit toujours le même. 
Aristote , Polit., liv. II , chap. xii. 

(4*^ Voilà bien de la peine que se donnent les législateurs ponr 
maintenir l'égalité ; et Montesquieu, pour chercher les motifs et l'u- 
tilité momentanée de ces lois. H. 

(5) Républ.,Uv. VIII. 



220 DE l'esprit DES LOIS. 

pas que personne ait connu l'esprit. Il étoit per- 
mis d'ëpouser sa sœur consanguine , et non pas 
sa sœur utérine (i). Cet usage tiroit soù origine 
des républiques , dont Tesprit étoit de ne pas 
mettre sur la même tête deux portions de fonds 
de terre , et par conséquent deux hérédités. Quand 
un homme épousoit sa sœur du côté du père , il 
ne pouvoit avoir qu'une hérédité , qui étoit celle 
de son père; mais, quand il épousoit sa sœur 
utérine, il pouvoit arriver que le père de cette 
sœur, n'ayant pas d'enfans mâles , lui laissât sa 
succession , et que par conséquent son frère , qui 
l'avoit épousée , en. eût deux. 

Qu'on ne m'objecte pas ce que dit Philon (2), 
que , quoique à Athènes on épousât sa sœur con- 
sanguine , et non pas sa sœur utérine , on pouvoit 
à Lacédémone épouser sa sœur utérine , et non 
pas sa sœur consanguine. Car je trouve dans 
Strabon (3) que , quand à Lacédémone une sœur 
épousoit son frère, elle avoit, pour sa dot, la 
moitié de la portion du frère. Il est clair que 
cette seconde loi étoit faite pour prévenir les 

(i) Cornélius Nepos, in prœfat. Cet usage étoit des preiniers temps. 
Aussi Abraham dit-il de Sara : Elle est ma sœur, fille de mon père , et 
mm de ma mère. Les mêmes raisoBS avoient fait établir une même loi 
chez différens peuples. 
(%) De specialibus legibus quce pertinent ad prmeepta deealogi, 

(3) Liv. X. 



LIV. V, CHAP. V. 221 

mauvaises suites de la première. Pour empêcher 
que le bien de la famille de la sœur ne passât 
dans celle du frère , on donnoit en dot à la sœur 
la moitié du bien du frère. 

Sénèque (i), parlant de Silanus, qui avoit 
épousé sa sœur , dit qu^à Athènes la permission 
étoit restreinte, et qu'elle étoit générale à Alexan- 
drie. Dans le gouvernement d'un seul , il n'é- 
toit guère question de maintenir le partage des 
biens. 

Pour maintenir ce partage des terres dans la 
démocratie , c'étoit une bonne loi que celle qui 
Touloit qu'un père qui avoit plusieurs enfans (2) 
en choisit un pour succéder à sa portion (3), et 
donnât les autres en adoption à quelqu'un qui 
n'eût point d'enfans , afin que le nombre des 
citoyens pût toujours se maintenir égal à celui 
des partages. 

Phaléas de Chalcédoine (4) avoit imaginé une 
façon de rendre égales les fortunes dans une ré- 
publique où elles ne l'étoient pas. Il vouloit que 
les riches donnassent des dots aux pauvres (5) , 

(1) AthenU dimidium l'icct, AlexandruR totum, Senec, d* morte 
ClaudiL 
(a) Est-ce qu'il n'y a pas plus d'enfans que de pères ? H. 
(5) Platon fait une pareille loi , liv. III des Lois. 
(4) Aristote, Politique, liv. II, chap. tii. 
^5) Est-ce que la bienfaisance peut être l'objet d'une loir H. 



222 DE l'esprit DES LOIS. 

et n'en reçussent pas ; et que les pauvres reçus- 
sent de l'argent pour leurs filles , et n'en don- 
nassent pas. Mais je ne sache point qu'aucune 
république se soit accommodée d'un règlement 
pareil. Il met les citoyens sous des conditions 
dont les différences sont si fi'appantes, qu'ils 
haïroient celte égalité même que l'on cherche- 
roit à introduire. Il est bon quelquefois que les 
lois ne paroissent pas aller si directement au 
but qu'elles se proposent (i). 

Quoique dans la'démocratie l'égalité réelle soit 
l'âme de l'état, cependant elle est si difficile à 
établir, qu'une exactitude extrême à cet égard ne 
conviendroit pas toujours. Il suffit que l'on éta- 
blisse un cens (2) qui réduise ou fixe les diffé- 
rences à un certain point; après quoi , c'est à des 
lois particulières à égaliser (3), pour ainsi dire , 
les inégalités , par les charges qu'elles imposent 
aux riches , et le soulagement qu'elles accordent 

(1) Pourquoi pas, quand elles n'ont pour but que le bonheur 
des hommes? H. 

(a) Solon fit quatre classes: la première, de ceux qui avoient 
cinq cents mines de revenu , tant en grains qu'en fruits liquides ; la 
seconde , de ceux qui en a voient trois cents , et pou voient entretenir 
un cheval ; la troisième , de ceux qui n'en avoient que deux cents ; 
la quatrième , de tous ceux qui vivoient de leurs bras. ( Plutarque , 
Vie de Solon, ) 

(3) Toutes les lois des anciens législateurs peignent l'inquiétude 
et l'incertitude de leurs vues. H. 



LIV. V, CHAP. V. 225 

aux pauvres. Il n^y a que les richesses médiocres 
qui puissent donner ou souffrir ces sortes de 
compensations; car, pour les fortunes immodé- 
rées , tout ce qu'on ne leur accorde pas de puis- 
sance et d'h9nneur, elles le regardent comme 
une injure. 

Toute inégalité dans la démocratie doit étrç 
tirée de la nature de la démocratie , et du prin- 
cipe même de l'égalité. Par exemple , on y peut 
craindre que des gens qui auroient besoin d'un 
travail continuel pour vivre ne fussent trop ap- 
pauvris par une magistrature , ou qu'ils n'en né- 
gligeassent les fonctions; que des artisans ne 
s'enorgueillissent ; que des affranchis trop nom- 
breux ne devinssent plus puissans que les ati- 
ciens citoyens. Dans ces cas, l'égalité entre les 
citoyens (i) peut être ôtée dans la démocratie 
pour l'utilité de la démocratie. Mais ce n'est 
qu'une égalité apparente que l'on ôte : car un 
homme ruiné par une magistrature seroit dans 
une pire condition que les autres citoyens ; et 
ce même homme , qui seroit obligé d'en négli- 
ger les fonctions , mettroit les autres citoyens 
dans une condition pire que la sienne ; et ainsi 
du reste. 

(i) Solon exclut des charges tous ceux du quatrième cens. 



224 Ds l'esprit des lois. 



CHAPITRE VI. 

Gomment les lois doivent entretenir la frugalité dans 
la démocratie. 

Il ne suffit pas , dans une bonne démocratie , 
que les portions de terre soient égales ; il faut 
qu^elles soient petites , comme chez les Romains. 
« A Dieu ne plaise , disoit Curius à ses soldats ( i ) , 
» qu'un citoyen estime peu de terre ce qui est 
» suffisant pour nourrir un homme. » 

Comme l'égalité des fortunes entretient la fru- 
galité, la frugalité maintient l'égalité des for- 
tunes. Ces choses, quoique différentes, sont 
telles qu'elles ne peuvent subsister l'une sans 
l'autre ; chacune d'elles est la cause et l'effet ; 
si l'une se retire de la démocratie , l'autre la suit 
toujours. 

11 est vrai que, lorsque la démocratie est fon- 
dée sur le commerce (2), il peut fort bien arriver 

(1) Ils demandoient une plus grande portion de la terre con- 
quise. (Plutarque, Œuvres morales, vies des anciens rois et capi- 
taines, ) 

(a) Qu'est-ce qu'une démocratie fondée sor le commerce 7 c'est 
ériger les faits en principes. Les bons effets attribués an commerce 
ne sont que l'effet de certaines positions. Tyr et Garthage avoient 



LIV. V> CHAP. VI. 2a5 

que des particuliers y aient de grandes richesses , 
et- que les moeurs n^y soient pas corrompues. 
C^est que Fesprit de commerce entraîne avec 
soi celui de frugalité , dVconomie , de modéra- 
tion , de travail , de sagesse , de tranquillité , 
d^ordre et de règle. Ainsi , tandis que cet esprit 
subsiste , les richesses qu^il produit n^ont aucun 
mauvais e£Fet. Le mal arrive lorsque Fexcès des 
richesses détruit cet esprit de commerce : on 
voit tout à coup naître les désordres de Tinéga- 
lité , qui ne s Vtoient pas encore fait sentir. 

Pour maintenir Tesprit de commerce , il faut 
que les principaux citoyens le fassent eux-mêmes ; 
que cet esprit règne seul, et ne soit point croisé 
par un autre ; que toutes les lois le favorisent ; 
que ces mêmes lois , par leurs dispositions , di- 
visant les fortunes à mesure que le commerce 
les. grossit, mettent chaque citoyen pauvre dans 
une assez grande aisance pour pouvoir travailler 
comme les autres , et chaque citoyen riche dans 
une telle médiocrité qu'il ait besoin de son tra- 
vail pour conserver ou pour acquérir. 

C'est une très-bonne loi dans une république 
commerçante que celle qui donne à tous les eu- 
fans une portion égale dans la succession des 

de grands commerçans : voyez leurs mœurs et les suites de leurs 
richesses. H. 

II. l5 



226 DE L^ESPRIT DES LOIS. 

pères (i). Il se trouve par-là que , quelque for- 
tune que le père ait feite , ses enfans , toujours 
moins riches que lui , sont portés à fuir le luxe , 
et à travailler comme lui. Je ne parle que des ré- 
publiques commerçantes (2); car, pour celles 
qui ne le sont pas , le législateur a bien d'autres 
règlemens à faire (3). 

Il y avoit , dans la Grèce , deux sortes de ré- 
publiques : les unes étoient militaires , comme 
Laeédémone ; d'autres étoient commerçantes , 
comme Athènes. Dans les unes on vouloit que 
les citoyens fussent oisifs; dans les autres on 
cherchoit à donner de l'amour pour le travail. 
Solon fit un crime de Poisiveté , et voulut que 
chaque citoyen rendît compte de la manière 
dont il gagnoit sa vie (4). En effet, dans une 
bonne démocratie , où Ton ne doit dépenser que 
pour le nécessaire , chacun doit l'avoiç ; car de 
qui le recevroit-on ? 

(1) Ge deyroit être une loi natnrelle dans toos les gûuvememens. 
C'est le délire de l'ambition de s'en écarter. H. 

(2) Pourquoi cette distinction? H. 

(5) On doit y borner beaucoup les dots des femmes. * 

* Pourquoi , si le divorce y a lieu ? H. 
(4) Quiconque ne demande rien aux autres est le maître de ne 
rien faire, et n'a point de compte à rendre. H. 



LIV. V, CHAP. VII. - 227 



«•^.'•/m^^mA «,«^«/w% 



CHAPITRE VU. 

Autres moyens de fayoriser le principe de la démocratie. 

On ne peut pas établir un partage égal des 
terres dans toutes les démocraties (1)* H y a des 
circonstances où un tel arrangement seroit im- 
praticable , dangereux, et cboqueroit même la 
constitution. On n'est pas toujours obligé ,de 
prendre les voies extrêmes. Si Ton voit, dans 
une démocratie , que ce partage , qui doit main- 
tenir les mœurs , n'y convienne pas , il faut avoir 
recours à d'autres moyens. 

Si Ton établit un corps fixe qui soit par lui- 
même la règle dés moeurs (2) , un séijat où l'âge , 
la vertu , la gravité , les services donnent entrée ; 
les sénateurs , exposés à ïa vue du peuple comme 
les simulacres des dieux , inspireront des sènti- 
mens qui seront portés dans le seiii de toutes les 
familles. 

Il faut surtout que ce sénat (3) s'attache aux 

(1] Pas plus que fixer exactement la même population. H, 
(a) Bon pour un temps. H. 

(3) C'est supposer que Taction lente des intérêts ne les corrom- 
pra jamais. H. 

i5. 



âs8 DE l'espbit des lois. 

institutions anciennes, et fasse en sorte que le 
peuple et les magistrats ne s^en départent jamais. 

Il y a beaucoup à gagner, en fait de mœurs , à 
garder les coutumes anciennes (i). Comme les 
peuples corrompus font rarement de grandes 
choses; qu^ils n^ont guère établi de sociétés, 
fondé de yilles, donné de lois; et qu'au con- 
traire ceux qui avoient des mœurs simples et 
austères ont fait la plupart des établissemens ; 
rappeler les hommes aux maximes anciennes , 
c'est ordinairement les ramener à la vertu. 

De plus , s'il y a eu quelque révolution , et que 
Ton ail donné à l'état une forme nouvelle, cela 
n'a guère pu se faire qu'avec des peines et des 
travaux infinis, et rarement avec l'oisiveté et des 
mœurs corrompues. Ceux mêmes qui ont fait 
la révolution ont voulu la faire goûter; et ils 
11' ont guère pu y réussir que par de bonnes 
lois (â). Les institutions anciennes sont donc 
ordinairement des corrections ; et les nouvelles , 
des abus. Dans le cours d'un long gouverne- 
ment , on va au mal par une pente insensible , et 
on ne remonte au bien que par un effort. 

On a douté si les membres du sénat dont nous 

. (i) Oui, quaad elles sont bonnes. H. 
(a) C'est platôt par des bis fondées sur des préjugés ou sur les 
passions da moment. H, 



LIV. V, CHAP. VII, 22^ 

parlons doivent être à vie , ou choisis pour un 
temps (i). Sans doute quMIs doivent être choisis 
pour la vie , comme cela se pratiquoit à Rome (2), 
à Lacëdémone (3) , et à Athènes même. Car îl 
ne faut pas confondre ce qu^on appeloit le sénat 
à Athènes , qui ëtoit un corps qui changeoit tous 
les trois mois , avec Tarëopage , dont les membres 
ëtoient établis pour la vie comme des modèles 
perpétuels. 

Maxime générale : dans un sénat fait pour être 
la règle , et , pour ainsi dire , le dépôt des mœurs , 
les sénateurs doivent être élus pour la vie ; dans 
un sénat fait pour préparer les, affaires , les séna- 
teurs peuvent changer. 

L'esprit, dit Aristote , vieillit comme lé corps^. 
Cette réflexion n'est bonne qu'à l'égard d'un ma- 
gistrat unique , et ne peut être appliquée à une 
assemblée de sénateurs. 

Outre l'aréopage , il y avoit à Athènes des gar-t 
diens des mœurs, et des gardiens des lois (4). 

(.1) RicQ ne doit perpétuer Tiatérét de corps joint à l'intérêt de 
famille. H. 

(a) Les magistrats y étoient annuels , et les sénateurs pour la vie. 

P) Lycurgue , dit Xénophon , de republ, Laeedœm.^ voulut « qu'on 
» élilrt les sénateurs parmi les vieillards, pour qu'ils ne se négligeas- 
> sent pas , même à la En de la vie : et , en les établissant juges du 
. courage des jeunes gens, il a rendu la vieillesse de ceux-là plus ho- 
» norable que la force de ceux-ci. » . 

(4) L'aréopage lui-même étoit soumis à la censure. 



aSo DE l'esprtt des lois. 

A Lacédémone, tous les vieillards ëtoient cen- 
seurs ( 1 ) . A Rome , deux magistrats particulier^ 
avoient la censure. Comme le sénat veille sur le 
peuple , il faut que des censeurs aient les yeux 
sur le peuple et sur le sénat. Il faut qu^ils ré- 
tablissent dans la république tout ce qui a été 
corrompu ; qu'ils notent la tiédeur , jugent les 
négligences, et corrigent les fautes, comme les 
lois punissent les crimes. 

La loi romaine qui vouloit que Tacçusation 
de Tadultère fut publique (2) étoit admirable 
pour maintenir la pureté des mœurs : elle inti- 
midoit les femmes; elle intimidoit aussi ceux 
qui dévoient veiller sur elles. 

liien ne maintien); plus les mpeurs (3) qu'une 
extrême subordination des jeunes gens çnvers 
les vieillards. Les uns et les autres sero^f conte- 
nus , ceux-là par le respect qu'ils auront pour les 
vieillards , et ceux-ci par le respect qu'ils auront 
pour eux-mêmes. 

Rien ne donne plus de force aux lois que la 
subordination extrême des citoyens aux magis- 



(1) Bon pour fonder an séminaire. Il Tant une bonne police, mai a 
humaine. H. 

(a) Loi pitoyable, où la pudenr seule est ofiTensée, et qae le di- 
vorce rend inutile. H. 

(3) Quand les lois seront simples , les mœurs le seront. H. 



LIV. V, CHAP. VII. 23l 

trats. « La grande différence que Lycurgue a mise 
» entre Lacëdemone et j^s autres cités , dit Xé- 
i>naphon(i), consiste en ce qu'il a surtout fait 
» que les citoyens obéissent aux lois : ils courent 
» lorsque le magistrat les appelle. Mais à Athènes 
» un homme riche seroit au désespoir que Ton 
^crût qu^il dépendit du magistrat. » 

L^autorité paternelle est encore très-utile pour 
maintenir les mœurs. Nous avons déjà dit que j 
dans une république , il n'y a pas une force si ré- 
primante que dans les autres gouvernemens. Il 
fsiut donc que les lois cherchent à y suppléer : 
elles le font par Tautorité paternelle. 

A Rome , les pères avoient droit de vie et de 
mort sur leurs enfans (2). A Lacédémone , cha- 
que père avoit droit de corriger Tenfant d'un 
autre (3). 

La puissance paternelle se perdit à Rome avec 
la république. Dans les monarchies , où Ton n^a 
.que faire d^ mqeurs si pure^ , on veut que chacun 
vive &0US la puissance de« magistrats. 

(1) République d« Laicédémoae. 

(a) On peut voir dans l'histoire romaine avec quel avantage pour 
la république on se servit de cette puissance. Je ne parlerai que du 
temps de la phi« gràndfB corruption. Aulus Falnus s'étoit mis en cke*. 
min pour aUer trouver Gatilina ; son pèse le rappela, et le fit mourir. 
Salluste , de bello Caiil,, c. zxxix. Plusieurs autres citoyens firent de 
même. Dion , liv. XXXVII. 

(3) C'est aller au delà du but. H. 



232 DE l'esprit des LOIS. 

Les lois de Rome , qui avoient accoutume les 
jeunes gens à la dépendance , établirent une 
longue minorité (i). Peut-être avons-nous eu tort 
de prendre cet usage : dans une monarchie on 
n'a pas besoin de tant de contrainte. 

Cette même subordination dans la république y 
pourroit demander que le père restât pendant sa 
Tie le maître des biens de ses enfans , comme il 
fut réglé à Rome. Mais cela n'est pas de l'esprit 
de la monarchie. 

CHAPITRE VIII. 

Comment ]es lois doivent se rapporter au principe du 
gouTernement dans Faristocratie. 

Si dans l'aristocratie le peuple est vertueux , 
on y jouira à peu près du bonheur du gouver- 
nement populaire , et Fétat deviendra puissant.- 
Mais, comme il est rare que là où les fortunes 
des hommes sont si inégales il j ait beaucoup 
de vertu , il faut que les lois tendent à donner, 
autant qu'elles peuvent, un esprit de modéra-^ 
tion , et cherchent à rétablir cette égalité que la 
constitution de l'état ôte nécessairement, 

(i) Les pères y faisoient les lois. H. 



Liv. V, CHAP. VIII. a33 

L'esprit de modération est ce qu'on appelle la 
yertu dans Taristocjatie : H y tient la place de 
Fesprit d'ëgalitë dans Fëtat populaire. 

Si le faste et la splendeur qui environnent les 
rois font une partie de leur puissance , la mo- 
destie et la simplicité des manières font la force 
des nobles aristocratiques (i). Quand ils n'af- 
fectent aucune distinction , quand ils se confon- 
dent avec le peuple , quand ils sont vêtus comme 
lui , quand ils lui font partager tous leurs plai- 
sirs, il oublie safoiblesse. 

Chaque gouvernement a sa nature et son prin- 
cipe. Il ne faut donc pas que l'aristocratie prenne 
la nature et le principe de la monarchie ; ce qui 
arriveroit , si les nobles avoient quelques préro- 
gativeS personnelles et particulières, distinctes 
de celles de leur corps. Les privilèges doivent 
être pour le sénat, et le simple respect pour les 
sénateurs. 

Il y a deux sources principales de désordres 
dans les états aristocratiques : l'inégalité extrême 
entre ceux qui gouvernent et ceux quf sont gou- 
vernés ; et la même inégalité entre les dififérens 

(l) De nos jours , les Vénitiens , qui , à bien des égards , se sont 
conduits trè»4agement, décidèrent , sur une dispute entre un noble 
▼énitien et un gentilhomme de terre ferme pour une préséance 
dans une église , que , hors de Venise , un noble vénitien n'a voit 
point de prééminence sur un auire citoyen. 



554 DE l'esprit des LOIS. 

membres du corps qui gouverne. De ces deui^ 
inégalités résultent clés haines et des jalousies 
que les lois doivent prévenir ou arrêter. 

La première inégalité se trouve principale- 
ment lorsque les privilèges des principaux ne 
sont honorables que parce qu'ils sont honteux 
au peuple. Telle fut à Rome la loi qui dëfendoit 
aux patriciens de s'unir par mariage aux plé- 
béiens (i); ce qui n'avoit d'autre effet que de 
rendra , d'un côté , les patriciens plus superbes , 
et, de l'autre, plus odieux. Il faut voir les avan- 
tages qu'en tirèrent les tribuns dans leurs ha- 
rangues. 

Cette inégalité se trouvera encore, si la cpn- 
dition des citoyens est différente par rapport 
aux;$ubsides;.ce qui arrive de quatre manières: 
Iprsque les nobles se donnent le privilège de 
n'en poii^tpajer ; lorsqu'ils font des fraudes pour 
s'en exempter (2) ; lorsqu'ils les appellent à eux , 
sous prétexte de rétributions ou d'appointemens 
pour les eiqplois qu'ils exercent ; enfin quand 
ils rendent le peuple tributaire , et se partagent 
les impôts qu'ils lèvept sur eux. Ce dernier cas est 

(1] Elle fut mise par les décemvirs dans les deux dernières tables. 
(Voyez Denys d'Halicarnasse , Ht. X.) 

(a) Gomme dans quel<{ues aristocraties de nos jours. Rien n'affoi- 
blit tant l'état. 



LIV. V, CHAP. VIII. 235 

rare ; unç aristocratie , en cas pareil, es( le plus 
dur de tous les gouTememenç. 

Pendant que Kome inclina yers Taristocratie , 
elle évita très-bien ces ifxconvéniens. Les magis- 
trats ne tiroient japiais d^appointem^ns de |eur 
magistrjature. lies principaux de la repu]:)liqt^^ 
furent taxe's comme les autres ; ils 1^ fufenl^in^^ 
p|us, et quelquefois ils le furent seuls, f^nfin, 
bien loin de se partager les revenus de Tëtat , tout 
ce quMls purent tirer du trésor public , tout ce que 
la fortune leur envoya de richesses, ils \p distri- 
buèrent au peuple (i) pour se faire pardonner 
leurs honneurs (2). 

C^est une maxime fondamentale , qu^autant que 
les distributions faites au peuple ont dç perni- 
cieux effets dans la défnocratie, autant en ont- 
elles de bons dans le gouvernenient ari^tpcrar 
tique. Les premières font perdre l'espjit dp ci- 
toyen , les autres y ramènent. 

Si Ton ne distrit^^e point \es revenus au 
peuple , il faut lui faire voir qu'ils sont biei^ ad- 
i^inistrés : les lui montrer, c^esten quelqi^e mar 
nière Ten faire jouir« Cette chaîne d'or que Toii 

(1) En toat , l'argent est faneste quand il n'est pas le prix du tra- 
vail. H. 

(3) Voyez 9 dans Strabon, li?. XIV, comment les Rhodiens se 
conduisirent à cet égard. 



236 DE l'esprit des lois. 

tendoit à Venise , les richesses que Ton portoit a 
Rome dans les triomphes , les trésors que l'on 
gardoit dans le temple de Saturne , étoient véri- 
tahlement les richesses du peuple (i). 

Il est surtout essentiel , dans Taristocratie , 
que les nohles ne lèvent pas les tributs. Le pre- 
mier ordre* de l'état ne s'en méloit point à Rome : 
on en chargea le second ; et cela même eut dans 
la suite de grands inconvéniens. Dans une aris- 
tocratie oii les nobles leveroient les tributs , tous 
les particuliers seroient à la discrétion des gens 
d'affaires; il n'y auroit point de tribunal supé- 
rieur qui les corrigeât. Ceux d'entre eux préposés 
pour ôter les abus aimeroient mieux jouir des 
abus. Les nobles seroient comme les princes des 
états despotiques, qui confisquent les biens de 
qui il leur plaît. 

Bientôt les profits qu'on y feroit seroient re- 
gardés comme un patrimoine que l'avarice éten- 
droit à sa fantaisie. On feroit tomber les fermes ; 
on réduiroit à rien les revenus publics. C'est 
par-là que quelques états , sans avoir reçu d'é- 
chec qu'on puisse remarquer , tombent dans une 
foiblesSe dont les voisins sont surpris , et qui 
étonne les citoyens mêmes (2). 

(1) Tout cela n'est qu'an jouet. H. 

(a) Il y a bien d'autres causes plus importantes et plus actives. H. 



LIV. V, GHAP. VIIL a37 

Il faut que les lois leur dëfeadent aussi le 
commerce : des marchands si accrédites feroient 
toutes sortes de monopoles. Le commerce est la 
profession, des gens égaux; et, parmi les é.tats 
despotiques , les plus misérables sont ceux où 
le prince est marchand. 

Les lois de Venise (i) défendent aux nobles 
le commerce, qui pourroit leur donner, même 
innocemment, des richesses exorbitantes. 

Les lois doivent employer les moyens les plus 
efficaces pour que les nobles rendent justice au 
peuple. Si elles n^ont point établi un tribun, il 
faut qu^elles soient un tribun elles-mêmes. 

Toute sorte d'asile contre l'exécution des lois 
perd Taristocralie ; et la tyrannie en est tout près. 

Elles doivent mortifier, dans tous les temps, 
Forgueil de la domination. Il faut qu'il y ait , 
pour un temps ou pour toujours , un magistrat 
qui fasse trembler les nobles, comme les éphores 
à Lacédémone , et les inquisiteurs d'état à Ve- 
nise ; magistratures qui ne sont soumises à au- 
cunes formalités. Ce gouvernement a besoin de 
ressorts bien violens. Une bouche de pierre (2) 

(1) Amelotde la Houssaye, du gouvernement de Venise, par- 
tie 111. La loi Claudia défendoit aux sénateurs d'avoir en mer aucun 
vaisseau qui tint plus de quarante muids. Tite-Live, liv. XXI. 

(a) Les délateurs y jettent leurs billets. 



258 DE l'esprit des lois. 

s'ouvre à tout délateur à Venise ; vous diriez que 
c'est celle de la tyrannie (i). 

Ces magistratures lyranniques , dans l'aristo- 
cratie , ont du rapport à la censure de la démo- 
cratie (2) , qui , par sa nature , n'est pas moins 
indépendante. En effet , les censeurs ne doivent 
point être recherchés sur les choses qu'ils ont 
faites pendant leur censure ; il faut leur donner 
de la confiance , jamais du découragement. Les 
Romains étoient admirables ; on pouyoit faire 
rendre à tous les magistrats (3) raison de leur 
conduite , excepté aux censeurs (4). 

Deux choses sont pernicieuses dans l'aristo- 
cratie ; la pauvreté extrême des nobles , et leurs 
richesses exorbitantes. Pour prévenir leur pau- 
vreté , il faut surtout les obliger de bonne heure 
à payer leurs dettes. Pour modérer leurs ri- 
chesses , il faut des dispositions sages et in- 
sensibles ; non pas des confiscations , des lois 

(1) Des moyens si violens ne l'attestent que trop. H. 

(a) Leur censure est secrète ; celle des Romains étoit publique. H. 

(3) Voyez Tite-Live, liv. XLIX. Un censeur ne pouvait pas même 
être troublé. par un censeur: chacun faisoit sa note, sans prendre 
Pavis de son collègue; et, quand/ on fit autrement, la censure fut, 
pour^ ainsi dire , renversée. 

(4) A Athènes , les logistes , qui faisoient rendre compte à tous 
les magistrats, ne rendoient point compte eux-mêmes. 



LIV. V, CHAP. VIII. 239 

agraires, des abolitions de dettes, qui font des 
maat infinis (1). 

Les lois doivent ôter le droit d^ainesse entre 
les nobles (2) ; afin que , par le partage continuel 
des successions , lés fortunes se remettent tou- 
jours dans Fëgalitë. 

Il ne faïut point de substitutions, dé retraits 
lignagersy de majorats, d'adoptions. Tous les 
moyens inTCntés pourpcrpëtuer la grandeur des 
familles dans les états monarchiques (3) ne sau- 
roient être d'usage dans Paristocratie (4). 

Quand les lois ont égalisé les familles il ]eur 
reste à maintenir l'union entre elles. Les diffé- 
rends des nobles doivent être promptement déci- 
dés : sans cela , Tes contestations entre les per- 
sonnes deviennent 4es contestatidns entre les 
familles. Des arbitres peuvent terminer les pro- 
cès , ou les empêcher de naître. 

Enfin il ne faut point que les lois favorisent les 
distinctions que la vanité met entre leswnilles, 

(1) Montetquiea a bien raison. Qu'on jag^e de la sagesse des légis- 
lateurs grecs et romains qui employoient ces moyens-là. H. 

(a) Gela est ainsi établi à Venise. ( Amelot de la Houssaye, p. 3o 
et3i.) 

(5) Pourquoi des lois absurdes et contraires au droit naturel con- 
riennent-elles aux monarchies ? H. 

(4) Il semble que l'objet de quelques aristocraties soit moins de 
maintenir l'état que ce qu'elles appellent leur noblesse. 



2^0 DE I^^ESP&IT DES LOIS. 

SOUS prétexte qu'elles sont plus nobles ou plus 
anciennes : cela doit être mis au rang des peti- 
tesses des particuliers. 

On n*a qu'à jeter les yeux sur Lacédëmone , 
on Terra comment les éphores surent mortifier 
les foiblesses des rois , celles des grands et celles 
du peuple (i). 



CHAPITRE IX. 

Comment ks Ipb sont reUtircs à leur principe dans 
la monardiie. 

L^HOKliEUB. ëtant le prioiîpe de ce goureme- 
ment (2) , les lois doivent &*j rapporter. 

D fiiut qu*elles j travaillent à soutenir cette 
noblesse (3) , dont Thonneur est pour ainsi dire 
renfinnflS le père. 

Il fiiut ipiVUes la rendent hérédilaire ; non 
pas pour être le terme entre le pouroir du prince 



{.)n. 

(a) Le vni piii.i|u de ce pmwvrwÊtmtemt^ sll j ai a ■■ , ert de 
aerrir le niL Après cela , les pcêjagés pbceat FhoM M g ov ib 
pevrcBt. H. 

x3; U m'y a «fe Bobicfle lédle ^«e celle des pbccs. H. 



LIV. V, CHAP. IX, e4i 

et la foiblesse du peuple , mais le lien de tous 
les deux (i). 

Les substitutions, qui conservent les biens 
dans les familles , seront très-utiles dans ce gou- 
yemement, quoiqu'elles ne conviennent pas dans 
les autres. 

Le retrait lignager rendra aux familles nobles 
les terres que la prodigalité d^un parent auta 
aliénées. 

Les terres nobles auront des privilèges , comme 
les personnes. On ne peut pas séparer la dignité 
du monarque de celle du royaume ; on ne peut 
guère séparer non plus la dignité du noble de 
celle de son fief. 

Toutes ces prérogatives seront particulières à 
la noblesse (2) , et ne passeront point au peuple , 
si Ton ne veut choquer le principe du gouver- 
nement, si Ton ne veut diminuer la force de la 
noblesse et celle du peuple. 

Les substitutions gênent le commerce ; le re- 
trait lignager fait une infinité de procès néces- 
saires ; et tous les fonds du royaume vendus sont 
au moins, en quelque façon, sans maître pen- 
dant un an. Des prérogatives attachées à des fiefs 

(1) C'est le tien aTec le^fuel le moakrqae enchalae le peuple. H. 

(a) Tous ces privilèges suivent des principes absurdes des fiefs , 
et ne conservent même pas les biens dans les familles , et n'enfan- 
tent que des abus dans Tordre social. H. 

II. 16 



^4^ DE l'esprit ©ES LOIS. 

donnent un pouvoir très à charge à ceux qui les 
soufFrent. Ce sont des inconve'niens particuliers 
de la noblesse , qtfi disparoissent devant Tutilitë 
gëne'rale qu'elle procure (i ). Mais , quand on les 
communiqué au peuple , on choque inutilement 
tous les principes. 

On peut, dans les monarchies , permettre de 
laisser la plus grande partie de ses biens à .un 
seul de ses enfans (2) : cette permission n'est 
même bonne que là. 

Il faut que les lois favorisent tout le com- 
merce (3) que la constitution de ce gouverne- 
ment peut donnet, afin que lies Sujets puissent, 
sans périr , satisfaire aux besoins toujours renais- 
^ans du prince et de sa cour. 

Il faut qu'ellèfs m^ettent'un certain ordre dans 
là manière Ae lévet les tributs , afin qu'elle ne 
soit pas plus pesante que les charges mêmes. 

La pesanteur des charges produit d'abord le 
travail ; le travail, l'aceablemétit ; l'accablement, 
l'esprit de paresse. 

(1) Oai, ti les nobles étoient la' natioB, H. 

(2) Pour rendre l'aîné un mauvais sujet , et les cadets des aventa- 
riers. H. 

(3) Elle ne le permet qii'au peuple. (Voyez la 1<» troisième, au 
code de cdmin. et mercatortbus , qui est pleine de bon sens. *) 

* Ce qn} a pluvde sens, c'est qu'un -bomtbe, quel qatl soit, 
gagne sa We comme bon lui semble. H. 



LIV. V, CHAP. X, 243 



\ 



CHAPITRE X. 

De la promptitude de rexécutîon dans la monarchie. 

Le gouvemement monarchique a un grand 
avantage sur le républicain : les afïaires étant me- 
nées par un seul , il y a plus de promptitude 
dans Texécution* Mais , comme cette prompti- 
tude pourroit dégénérer en rapidité , les lois y 
mettront une certaine lenteur. Elles ne doivent 
pas seulement favoriser la nature de chaque 
constitution (1), mais encore remédier aux abus 
qui pourroient résulter de cette même nature. 

Le cardinal de Richelieu (2) veut que Ton 
évite dans les -monarchies les épines des compa- 
gnies y qui forment des difficultés sur tout. Quand 
cet homme n^auroii pas eu le despotisvie dans 
le cœur , il Tauroit eu dans la tête. 

Les corps qui ont le dépôt des lois n^obéissent 
jamais mieux que quand ils vont à pas tardifs , 
et qu^ils apportent dans les affaires du prince 

(t) Il faut a|oiiter , quand elle est bonne. C'est là ce qu'il falloil 
chereber. H. 
(a) Testament politique. 

16. 



û44 ^^ l'esprit des lois. 

cette réflexion (i) qu'on ne peut guère attendre 
du défaut de lumières de la cour sur les lois de 
l'état , ni de la précipitation de ses conseils (2). 

Que seroit devenue la plus belle monarchie 
du monde (3) , si les magistrats , par leurs len- 
teurs , par leurs plaintes , par leurs prières , n'a- 
voient arrêté le cours des vertus mêmes de ses 
rois, lorsque ces monarques, ne consultant que 
leur grande âme, auroient voulu récompenser 
sans mesure des services rendus avec un courage 
et une fidélité aussi sans mesure. 



CHAPITRE XL 

De l'excellence du gouYernement monarchique. 

Le gouvernement monarchique a un grand 
avantage sur le despotique (4). Comme il est de 
sa nature qu'il y ait sous le prince plusieurs or- 

(i) Je n'y vois que routine, préjugés, et l'envie d'être quelque 
chose. H^ 

(3) Barbaris cunctatio servHU ; statim exequi regium videiur. Ta- 
cite , Annal., liv, VI , S 32. 

(3) Elle seroit soumise à l'Angleterre , ou à la plus ridicule aris- 
tocratie. On peut espérer un bon ministre , mais jamais un bon corp$ 
de juges. Lisez l'histoire. H. 

(4) C'est qu'il y a plus de lumières et plus de mœurs. H. 



Liv. V, CHAP. XI. a45 

dres qai lîennentàlaconstîtation, Tétat est plus 
fixe, la constitatioa plus inébranlable, la per- 
sonne de ceux qui gouyerneni plus assurée. 

Cicëron (i) croit que rëtablissement des tri- 
buns (st) de Rome fut le salut de la république. 
« En effet , dit-il, la force du peuple qui n^a point 
o»de chef est plus terrible. Un chef sent que Taf- 
» faire roule sur lui , il j pensé : mais le peuple, 
>»dans son impétuosité, ne connoît point le péril 
» où il se jette. » On peut appliquer cette réflexion 
à un état despotique , qui est un peuple sans tri- 
buns ; et à une monarchie où le peuple a en 
quelque £aiçon des tribuns. 

£n effet , on yoit partout que , dans les mouve- 
mens du gouvernement despotique , le peuple , 
mené par lui-même, porte toujours les choses 
aussi loin qu'elles peuvent aller; tous les dés- 
ordres qu^il commet sont extrêmes ; au lieu que , 
dans les monarchies , les choses sont très-rare- 
ment portées à Fexcès. Les chefs craignent pour 
eux-mêmes; ils ont peur d^ être abandonnés; les 
puissances intermédiaires (3) dépendantes (4) ne 
veulent pas que le peuple prenne trop le dessus. 

(i) Livre III des Lois.' 

(a) Ils introdaisirent un combat du peaple et des patriciens , qui 
amena le despotisme d^in seul.- H . 

(3) Entend-il le clergé, les nobles, ou les parlemens f H. 

(4) Voyez ci-dessns la première note de Tauleur, liv. II, chap. if. 



^46 DE l'esprit des lois. 

Il est rare que les ordres de Télat soient entière- 
ment corrompus. Le prince tient à ces ordres ; 
et les séditieux , qui n'ont ni la yolonté ni Tes- 
përance de renverser l'état , ne peuvent ni ne 
veulent renverser le prince. 

Dans ces circonstances , les gens qui ont de 
la sagesse et de l'autorité s'entremettent ; on 
prend . des tempéramens , où s'arrange;» on se 
corrige , les lois reprennent leur vigueur et se 
font écouter. • 

Aussi toutes nos histoires sont-elles pleines de 
guerres civiles sans révolutions ; celles des états 
despotiques sont pleines de révolutions sans 
guerres ^civiles. 

Ceux qui ont écrit l'histoire des guerres civiles 
de quelques états, ceux mêmes qui les ont fo- 
mentées, prouvent assez combien l'autorité que 
les princes laissent à de certains ordres pour 
leur service leur doit être peu suspecte, puis- 
que , dans l'égarement même , ils ne soupiroient 
qu'après les lois et leur devoir, etretardoient la 
fougue et l'impélxiosité des factieux plus qu'ils 
ne pouvoient la servir ( i ) . 

Le cardinal de Richelieu, pensant peut-être (2) 

(1) Mémoires du cardinal de Retz , et autres hîstoirea. 
(a) RicheUeUt comme écrivain et comme penseur, étoit mé- 
diocre. H. 



LIV. V, CHAP. XI. a47 

quMl avoit trop avili les ordres de Télat, a re- 
cours , pour le soutenir , aux vertus du prince et 
de ses- ministres (i); et il exige d^eux tant de 
choses , quVn Tërité il n^y a qu^iœ aog€ qui puisse 
avoir tant d^atteation, tant de lumières, tant de 
fermeté, tant de coanoissances ; et on peut à 
peine se flatter que , d^ici à la idisaoluti^n des mo- 
narchies, il puisse y avoir «n prince et des mi- 
nistres pareils. 

Comme les peuples qui vivent sous une bonne 
police sont plus heureux que ceux qui, sans règle 
et sans chefs , errent dans les forêts ; aussi les 
monarques qui vivent sous 1<?S lois fondamen- 
tales de leur ëtat sont-ils plus heureux (2) que les 
princes despotiques qui n'ont rîen qui puisse ré- 
gler le cœur de leurs peuples , ni le leur. 



CHAPITRE XII. 

Continuation du même sujet. 

Qu'on n'aille point chercher de 'la magnani- 
mité dans les e'tats despotiques; le prince n'y 

(1) Testament politique. 

(a) Ils sont moins tentés d'abuser de leur fMMiroir ? H. 



2f\S DE l'esprit des LOIS. 

donneroit point une grandeur qu'il n'a pas lui- 
même : chez lui il n'y a pas de gloire (i). 

C'est dans les monarchies que l'on verra au- 
tour du prince les sujets recevoir ses rayons; 
c'est là que chacun, tenant, pour ainsi dire, un 
plus grand espace, peut exercer ces vertus qui 
donnent à l'âme, non pas de l'indépendance, 
mais de la grandeur (2). 



CHAPITRE XIII. 

Idée du despotisme. 

Quand les sauvages de la Louisiane veulent 
avoir du fruit, ils coupent l'arhre au pied (3), 
et cueillent le fruit (4). Voilà le gouvernement 
despotique. 

(1) Pourquoi pas , s'il avoit des lumières f H. 
(3) Je n'entends rien de tout cela. Qu'est-ce que de la grandeur 
sans indépendance ? H. 

(3) Comparaison brillante , mais peu juste ; l'arbre meurt , on n'y 
recueille plus rien , rien du tout. H. 

(4) Lettres édifiantes, recueil II , page Si 5. / 



LIV. V, CHAP. XIV. 249 



CHAPITRE XIV. 

Comiuent les lois sont relatires au principe du 
gouYernement despotique. 

Le gouvernement despotique a pour principe 
la crainte : mais, à des peuples timides, igno- 
rans , abattus , il ne faut pas beaucoup de lois (i). 

Tout y doit rouler sur deux ou trois id^es : 
il n^en faut donc pas de nouvelles. Quand vous 
instruisez une bête, vous vous donnez bien de 
garde de lui faire changer de maître, de leçons, 
et d'allure ; vous frappez son cerveiau par deux 
DU trois mouvemens, et pas davantage. 

Lorsque le prince est enferme', il ne peut sor- 
tir du séjour de la voluptë sans désoler tous 
ceux qui l'y retiennent. Ils ne peuvent souffrir 
que sa personne et son pouvoir passent'en d'au- 
tres mains. Il fait donc rarement la guerre en 
personne , et il n'ose guère la faire par ses lieu- 
tenans. 

Un prince pareil, accoutumé, dans son palais, 
à ne trouver aucune résistance, s'indigne de 

(1) Qa'importeùt les lois d'un pareil goavecnement f H. 



â5o DE l'esprit des LOÎSv 

celle qu^on lui fait les armes à la main : il est 
donc ordinairement conduit par la colère ou 
par la vengeance. D'ailleurs, il ne peut avoir 
d'idée de la vraie gloire. Les guerres doivent 
donc s'y faire dans toute leur fureur naturelle , 
et le droit des gens y avoir moins d'étendue 
qu'ailleurs. 

Un tel prince a tant de défauts qu'il faujdroit 
craindre d'exposer au grand jour sa stupidité na- 
turelle. Il est caché, et l'on ignore l'état où il se 
trouve. Par bonheur, les hommes sont tels dans 
ce pays, qu'ils n'ont besoin que d'un nom qui 
les gouverne. 

Charles XII étant à Bender, trouvant quelque 
résistance dans le sénat de Suède , écrivit qu'il 
leur enverroit une de ses bottes pour comman- 
der. Cette botte auroit commandé comme un 
roi despotique. 

Si le prince est prisonnier, il est censé être 
mort; et un autre monte sur le trône. Les traités 
que fait le prisonnier sont nuls ; son successeur 
ne les ratifieroit pas. En e£fet, comme il est les 
lois, l'état, et le prince , et que, sitôt qu'il n'est 
plus le prince, il n'est rien, s'il n'étoit pas censé 
mort, l'état seroit détruit. 

Une des choses qui détermina le plus les 
Turcs à faire ieur paix séparée avec Pierre I , fut 



LIV. V,- CHAP. XIV. aSi 

que les Moscoirites dirent au visir qu'en Suède 
on avoit ^is un autre roi sur le Irône (i). 

La consenradon de Tétat n'est que la conser-* 
yation du prince, ou plutôt du palais où il est 
enfermé. Tout ce qui ne menace pas directement 
ce palais ou la yille capitale (2) , ne fait point 
d'impression sur des esprits ignorans , orgueil- 
leux, et prévenus; et, quant à l'enchaînement 
des événemens, ils ne peuvent le suivre, le pré- 
voir, y penser même. La politique, ses ressoHs 
et SCS lois , y doivent être très-bornés ; et le gou- 
vernement politique y est aussi simple que le 
gouvernement ciyil (3). 

Tout se réduit à concilier le gouvernement 
politique et civil avec le gouvernement dômes* 
tique , les officiers de l'état avec ceux du sérail. 
Un pareil état sera dans la meilleure situa- 
tion (4) lorsqu'il pourra se regarder comme 
seul dans Le monde : qu'il sera environné de 
déserts, et séparé des peuples qu'il appellera 
barbares. îte pouvant compter sur la milice, il 

(1) Suite de PuffendorfiP, Histoire universelle, au traité de la 
Suède , chap. z. 

(b) m. d'Argenson , ministre de la goeire , écrivoit aux intendans 
de Bourgogne et de Moulins : « Il faut se saisir , si l'on peut , de 
■ Mandrin, et au moins Tempècher de venir à Paris. > H. 

(3) Selon M. Chardin, il n'y a point de conseil d'état en Perse. 

(4) 11 n'est tolérable qu'aloiv que le despote craint ses Toisins. H. 



252 DE l'esprit des LOIS. 

sera bon qu'il détruise une partie de lui-mém^. 

Comme le principe du gouvernement despoti- 
que est la crainte, le but en est la tranquillité : 
mais ce n'est point une paix, c'est le silence de 
ces villes que l'fennemi est près d'occuper; 

La force n'étant pas dans l'état , mais dans 
l'armée qui l'a fondé, il faudroit, pour défendre 
l'état , conserver cette armée : niais elle est for- 
midable au prince. Comment donc concilier la 
sûreté de l'état avec la sûreté de la personne ? 

Voyez, jô vous prie , avec quelle industrie le 
gouvernement moscovite cherche à sortir du 
despotisme (i), qui lui est plus pesant qu'aux 
peuples mêmes. On a cassé les grands corps de 
troupes , on a diminué les peines des crimes , on 
a établi des tribunaux, on a commencé à con- 
noître les lois, on a instruit les peuples. Mais il 
y a des causes particulières , qui le ramèneront 
peut-être au malheur qu'il vouloit fuir. 

Dans ces étals, la religion a plus d'influence 
que dans aucun autre (2) ; elle est une crainte 
ajoutée à la crainte. Dans les empires mahométans, 
c'est de la religion que les peuples tirent en par- 
tie le respect étonnant qu'ils ont pour leur prince. 

(1) C'est comme les hommes ordinaires qai voiidrolent jouir des 
avantages du vice et de la vertu à la fois. H . 
(a) Elle en a beaucoup sur les ignorans. H. 



LIV. V, CHAP. XIV. 2S3 

C'est la religion qui corrige un peu la cons- 
titution turque. Les sujets, qui ne sont pas atta- 
che's à la gloire et à la grandeur de Tëtat par 
honneur, le sont par la force et par le principe 
de la religion. 

De tous les gouvernemens despotiques , il n'y 
en a point qui s'accable plus lui-même que ce- 
lui où le prince se déclare propriétaire de tous 
les fonds de terre, et Thérîtier de tous ses sujets : 
il en résulte toujours l'abandon de la culture 
des terres ; et , si d'ailleurs le prince est marchand, 
toute espèce d'industrie est ruinée. 

Dans ces états , on ne répare , on n'améliore 
rien (1) : on ne bâtit des maisons que pour la 
vie; on ne fait point de fossés, on ne plante 
point d'arbres ; on tire tout de la terre , on ne 
lui rend rien ; tout est en friche , tout est désert. 

Pensez-vous que des lois qui ôtent la pro- 
priété des fonds de terre et la succession des 
biens , diminueront l'avarice et la cupidité des 
grands? Non : elles irriteront cette cupidité et 
cette avarice (2). On sera porté à faire mille vexa- 
tions, parce qu'on ne croira avoir en propre 

t 

(1) Voyez Ricaut, État de Tempire ottomaa^p. 196. 
(a) Gelai qui est propriétaire avec sûreté , est naturellement gé- 
néreux, parce qu'il compte sur l'avenir. H. 



254 i>E l'esprit des lois. 

que For ou l^argent que Ton pourra foler ou 

cacher. 

Pour que tout ne soit pas perdu, il est bon 
que Favidilé du prince soit modérée par quelque 
coutume. Ainsi, en Turquie, le prince (i) se 
contente ordinairement de prendre trois pour 
cent sur les successions (^) des gens du peuple. 
Mais , comme le grand-seigneur donne la plu- ^ 
part des terres à sa milice, et en dispose à sa 
famtaisie; comme il se saisit de toutes les succes- 
sions des officiers de l'empire ; comme, lorsqu\m 
homme meurt sans enfans mâles, le grand-sei- 
gneur a la propriété , et que les filles n'ont que 
l'usufruit, il arrive que la plupart des biens de 
l'état sont possédés d'une manière précaire. 

Par la loi de Bantam (3), le roi prend la suc- 
cession , même la femme , les enfans , et la mai- 
son. On est obligé, pour éluder la plus cruelle 
disposition de cette loi, de marier les enfans à 
huit, neuf, ou dix ans, et quelquefois plus jeunes, 

(i) Il est plas modéré que, beaucoup de sonverains d'Europe.' U. 

(a) Voyez , sur les successions des Turcs , Lacédémone ancienne 
et modenae. Voyez aussi Ricaut, de l'empire ottoman. 

(3) Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de la com- 
pagnie des Indes , tome I*'. La loi de Pégu est moins cruelle : si 
l'on a des enfieins , le roi ne succède qu'aux deux tiers. Ibid., 
tome III, page i. 



i*iv. V, CHAP. XIV. a55 

afin qu^ils ne se trouvent pas faire une malheu- 
reuse partie de la succession du père. 

Dans les états où il n'y a point de loi fonda^ 
mentale , la succession à Tempire ne sauroit être 
fixe, La couronne y est élective par le prince, 
dans sa famille ou hors de sa famille. £n vain se- 
roit-il établi que l'aîné succéderoit; le prince en 
pourroit toujours choisir un autre. Le successeur 
est déclaré par le prince lui-même, ou par ses 
ministres, ou par une guerre civile. Ainsi cet 
état a nile raison de dissolution de plus qu'une 
monarchie. 

Chaque prince de la famille royale ayant une 
égale capacité pour être élu, il arrive que celui 
qui monte sur le trône fait d'abord étrangler ses 
firères, comme en Turquie; ou les fait aveugler, 
comme en Perse; ou les rend fous , comme 
chez le Mogol; ou, si l'on ne prend point ces 
précautions , comme à Maroc , chaque vacance de 
trône est suivie d'une affreuse guerre civile. 

Par les constitutions de Moscovie (i), le czar 
peut choisir qui il veut pour son successeur, soit 
dans sa famille, soit hors de sa famille. Un tel 
établissement de succession cause mille révolu- 
tions, et rend le trône aussi chancelant que la 

(i) Voyez les différentes coasCrtutions, surtout celle de 1722. 



256 DE l'esprit des lois. 

succession est arbitraire. L'ordre de succession 
ëtant une des choses qu'il importe le plus au 
peuple de savoir, le meilleur est celui qui frappe 
le plus les yeux, comme la naissance et un cer- 
tain ordre de naissance. Une telle disposition 
arrête les brigues, étouffe l'ambition ; on ne cap- 
tive plus l'esprit d'un prince foible, et l'on ne 
£aiit point parler les mourans. 

Lorsque la succession est établie par une loi 
fondan^entale , un seul prince est le successeur, 
et ses frères n'ont aucun droit réel ou apparent 
de lui disputer la couronne. On ne peut présu- 
mer ni faire valoir une volonté particulière du 
père^ H n'est donc pas plus question d'arrêter 
ou de faire mourir le frère du roi, que quelque 
autre sujet que ce soit. 

Mais, dans les étals despotiques, où les 
frè|*es du prince sont également ses esclaves et 
ses rivaux, la prudence veut que l'on s'assure de 
leurs personnes , surtout dans les pays mahomé- 
tans, où la religion regarde la victoire ou le 
succès comme un jugement, de Dieu; de sorte 
que personne n'y est souverain de droit, mais 
seulement de fait. 

L'ambition est bien plus irritée dans des étals 
où des princes du sang voient que, ^'ils ne 
montent pas sur le trône, ils seront enfermés 



LIV. V, CHAP. XIV, 257 

OU mis à mort, que parmi nous, où. les priaces 
du sang jomssent d^une condilion .qui,.si elle 
n^est pas si satia&isante: pour Fambition^ Test 
peut-être plus po«r les désirs modères. 

Les princes des états despotiques ont. tou- 
jours, abusé du mariage (1). I1& prennent ordi- 
nairement plusieurs femmes , surtout dans la 
partie du monde où. le despotisme est pour ainsi 
dire naturalisé , qui est TA^sie. Us en ont. tant 
d^enfans , qu^ils ne peuvent guère; avoir d^affecr 
tion pour, eux 9 ni ceux-ci pour lews> frères. 

La famille régnante ressemble à Fétat ^.eUetest 
trop foible, et. son chef est trop fortt; elle parott 
étendue, et elle* se réduit à rieii, ^rtaxerxès (2) 
fit mourir tous ses enfans pour, avoir «iconjuré 
contre lui. Il n^ est pas .vraisemblable, que cin- 
quante enfans conapiri^t cionlre leur père ; et 
encore moins qu^ils conspîirentpârcequ^il n^a 
pas voulu céder sa concubine à son fils aîné. Il 
est plus simple de croire qu'il jr a là quelque in- 
trigue de ces sérails d'pfient,^de ces lieux où 
Tartifice, la méchanceté, la ruse, régnent dans 
le silence, et se couvrent d'une épaisse nuit; où 
un vieux prince, devenu tous les jours plus 

(1) La polygamie de fait est le partage des poisèarns. Gé n'est pas 
le despotÎMne , c'est la corruptiou qui le pro^tMUH. . . . ' y,^y, 
(a) VoycB Justin, liv. X, chap. i et ii. ; ^ . 

u. '7 



â58 D£ l'esprit des lois. 

imbëicile, esr le premier prisonnier du palais. 
Après tout ce que nous venons de dire , il 
(Mmbleroit que la nature humaine se soulevjeroit 
sans cesse contre le gouvernement despotique; 
mais^tnalgrë raiidioilr des hommes pour k liberté , 
malgré leur haine contre, la violence > la plupart 
des peuples y sont soumis : cela eîst aise à com- 
prendre. Pour former un gouvernement modéré, 
t( faut combiiier les puissances, leè régler, les 
têtnpéreï-, les faire agir; donner, pour ainsi dire , 
un lest à run« pour la mettre en état de résister 
1t une autrfe : c^est un cbef-d'flmvri! de législation 
que le hasard feil rarement^ et que rarement on 
laissie faire à là prudence. Un gouvernement 
iiespotique , au ci<!mtràir«, saule , pour ainsi dire, 
^aux yeux; il éàt uniforme' partout : comme .il 
kte faxit que des passions peur rétablir, tout U 
monde est bdnpôûr^éla. 



CHAPITRE XV. 

' ' ' ^ ' «ontintiàtioh iîà même sajet. 

, D ANS Je& climats chauds, où règne ordinaire- 
ment le> de^pMisme, les passions se font plus 
tôt sentir, et elles sont aussi plus tôt amor- 



LIV. V, CHAP. XV. 269 

ties (1) ; Tesprit y est plus tivancé; les périls de 
la dissipatiojD des biens y sont moins grands; il 
y a. moins de £acilitë de se distinguer , moins de 
commerce entre les jeunes gens renfermés dans 
la maisoQ.; on s^ t^^^ de meilleure heure : on y 
penjt donc éu-e majeur plus tôt que dans nos cli-^ 
mats d^Ëurope. En Turquie , la majorité comr^ 
mence à quinze ans (a). 

La cession de biens n^y peut avoir lieu. Dans 
un gouvernement où personne n^a de fortune 
assurée, on prête plus à la personne qu^aux 
bicB^. 

Elle entre naturellement dans les gouvernemens 
modérés (3), et surtout dans les républiques, à 
cause de k| plus grande confiance que Ton doit 
avoir dajis la porobUé des. citoyens, et dé la dou- 
ceur que doit inspirer une forme, de gouvern^^ 
ment que chacun semble s'être donnée lui- 
même* 

Si dans la république romaii^e les'législateurs 
avoi^il établi. la cession «de (biens (4), on ne* 

(0 Y&!f.ez,hà Une ( H^Y ) dts^bois ,- dtas le rapport avec la nature 
du climat. ■ ^ ■ ' 

(a). La Oailletiëre, Lqcédémone anèienr^e et nouvelle, pag. 4^3. 

(3) Il en est de même des atérmbiemens dans les bant^aeroutes 
de. bon^f, fpi. . , . : . : > . 

(4) £Ue nefut établje Que,D^r ja.lo^ InlU» 4fi cessions bompmmr. 
On évitoit la prison , et la cession de biens n'^toit pas ignominieuse/' 
C<m/.> liv. ÏI , fit. zii. ' ' . . n , 

Ï7- 



260 DE l'esprit DES LOIS. 

seroit pas tombe d;^s. tant de séditions et dt 
discordes civiles, et on n'auroit point essuyë 
les dangers des maux, ni les périls des remèdes. 

La pauvreté -et Fincertitude des fortunes, 
dans les états despotiques, y naturalisent Fusure, 
chacun augmentant le pri^ de son argent à pro- 
portion du péril qu'il y a aie prêter. La misère 
vient donc de toutes parts dans ces pays mal- 
heureux ; tout y est ôté* , jusqu'à la ressource des 
emprunts. 

. Jl arrive de là qu'un marchand n'y sauroit 
faire un grand commerce ; il vit au jour la jour- 
née : s'il se chargeoit debeaucoup de marchan- 
dises, il perdroit plus par les intérêts qu'il 
donneroit pour les'payer c[u'il ne gagnerait sur 
les marchandises.. Aussi les lotis sur le commerce 
n'y ont-eHes guère de lieu; elles, se réduisent à 
la simple police.. ' ' » 

Le gouvernement ne sauroit être injuste, sans 
avoir des mainis qui exorcent^es injustices : or 
il est impossible\qué cea .mains né- s'emploient 
pour elles-mêmes. Le pécillat est donc naturel 
dans les états despotiques. 

Ce crime y étant le crime ordinaire, les con- 
fiscations y sont utiles. Par- là on console le 
peuple ; l'argent qu'on en tire est ùh tribut con- 
sidérable, que le prince leveroit . difficilement 



LIV. V, CHAP. XV. a6l 

sur des sujets abîmes : il n'y a même» dans ce 
pays, aucune famille qu^on yeuille conserver. 

Dans les ëtats modères, c^est tout autre chose. 
Les confiscations rendroient la propriété des 
biens incertaine; elles dépouilleroient des en- 
fans innocens; elles diétruiroient iinë famille, 
lorsquHl ne s^agiroit que de punir un eotipable. 
Dans lea républiques, elles. feooienL le mal d^ôfer 
Pégalité qui en fait Târoe, en^privanl un- citoyen 
de son nécessaire pbyaîque (i). < « 

Une loi romaine yeut (â,) ^u^on ne confisque 
que dans le cas^ de crime ^dutè^^iEnajésté au pre* 
mier chef. (3). Il &eroit spuvent. très^^sage de sui- 
vre Fespril; de cette loi, et de boni^er les confis- 
cations à de certains crimes. .Diana .lès. pays oii 
npe . coutume locale a disposé des propres , 
Bodin (4) dit très-bîien qu'il, uue Çaudroit confis- 
quer qn? les acquêt^., 

(i) Il me , semble qaf<9l.aimo^ .trop le«( coÉifijPcatÎQqs .dans la ré- 
publique d'Athènes. 

(a) Authent. Bona damriatorum, God. de bon, pH)seript, seu damn, 

(3) . L'histoire: prosTe qu'il n'est aucune espèce de gouvernettient 
où Tappàt des confiscations n'ait mis en danger la vie des n^eilleuçs 
citoyens. Les admettre pour quelque crime que ce soit, c'est créer 
deély^Miti^dorenrichif des délateurs. H.' * \ 

(4i J^ifre V, chapitre m* • i • ; ' . * f. , ' 



262 DE l'esprit des LOIS. 

CHAPITRE XVI. 

De la communication du pouvoir. 

Dams le goiiTemement despotique, le pouvoir 
pââse tout entier, dans les makis de celui à qui 
oajè confie. Lèvisir eist le despote lui-même, 
^t chaque ofEkrier .particulier est te visit. Dans ie 
gouvernepient monarcfaèiue, le pouvoir s'^appli- 
que moins immèdiateihént; le monarqute , en le 
donnant^ lé tetsipère (1). Il fait une telle distri- 
butioti de son» atitorkë , t|ù'il n'en ddune jalniaîs 
uûe. partie qu'il n'en retienne une pkrs giran'de. 

Ainsi, dkns tes états môiiaï^yqMs , lés gou-^ 
vemeurs particuliers des villes né rfelètelit pas 
tellement du gouverneul' de là province , qu'ils 
ne relèvent du prince encore davantage; et tes 
officiers particuliers c^s corps militaires ne dé- 
pendent pais tellement du 'gémétal, qti^ls ne dé- 
pendent du prince encore plus. 

Dans la -plupart des ^ats monarGhiqaes, on a 
ââgettïent ëtabli ^ue ceiix qui ont un comman- 
dement un peu étendu ne soient attacb^s àaucun 
corps de milice; de sorte que, ti^ayant de coto- 

(1) Ut esse Phoebi dulcins Inmen solet 
Jamjam cadentis 



LIV. V, CHAP. XYI. 263 

nandtoMiit que par unis .yolonlé ffariicuEère 
du prince, pouyaot éire employés et ue Tétre 
pas , ils sont eu quelque façaa d«ps b ^eryice » 
et en quelque iiifon dehors. 

Ceci est incompatible avec le gouvernemeAt. 
despotique. Car, si ceux qui n^ont pas :un.âni- 
ploî actuel avoient i^éaniaoinsjdes.préro^atiTea 
etties titres, il y -auroit dans J'ëtat des. hammef 
grands par eux-mêmes; ce qui choqueroit la 
nature de ce gouvernement. 

Que si le gouyemeur d'une yille étoit indé- 
pendant du bat^a, ilCaudroit tous4es jours des 
tempéramens pour les accommoder; chose ab- 
surde dans un gouvernement despotique, fit, 
de plus y le gouverneur particulier pouvant ne 
pas obëir, comment Tau tre pourroit-41 répondre 
de sa province sur sa tête. . 

'Dans ce gouvernement, Tauloritë ne peut être 
balancée : celle du moindre magistrat ne Tesl 
pai plus que telle dli'dèSpote.'Dans les pstys 
modérés, la lôî ïTstpartôhi^ sage, elle est*jJat- 
tout c^onnue, et les plus petits magistrats peu- 
vent la suitré. Mais dans le despotisme, où la 
lot li'^est que 4a ' vo4onté du '. ptitoce , quatid • I0 
prinde seiKnt sage, comment un magistraft pôur^ 
roit-il cuivre u^e volonté qu'il ne connoît pas ? 
Il faut qu'il suive la sienne. 



264 î>E i'es'prit des xois, 

ïly^à plos ;c-est'que la loi n'ëlant que ce»que 
le printê t«ut, et le prince ne .pouvant vouloir 
que ce ^qu'il xonnoît, iLfaut bien qu^il y ait une 
infinité de gen$ qui veuillent pour lui et comme 
lui. 

> Enfin, :1a loi ëtantJa .voloatë momentanée du 
prince, il est nécessaire que ceux qui veulent 
pour •lui veuillent subitement comme lui. 



, ; , Des présens. 

C'est un u^ge.dans les pays despotiqujes que 
Ton n^aborde qui que ce soit au-dessus de spi 
sans lui faire un présent, .pas même, les. rpis. 
L^empereur du Mogol,(9) ne reçoit point les. re-r 
quêtes de ses sujets qu^il.n^en ait reçu quelque 
cjtiose. Ces'princ.es vopt.jvisqu'à corrompre leurs 
propres grâces. 

Cela doit être ainsi ^zn& un gouyernejpoten^ o^ 
personne n'est citoyen ; dans un gouyememeni; 
ou , l'on. est plein de l'idée que \ç s:upérieur nç 

(i) Recaeil des voyages qni ont servi h rétablissement' de là com-* 
pagnie des Indes , tome I , page 80. - 



liiv. V, CHiLP. XVII. a65 

doit rien à rinférieur ; dans im gouTememenI 
où les hommes ne se croient lies que par les 
chàtimens que les uns exercent sur les autres; 
dans un gouvernement où il y a peu d'affaires, et 
çù il est rare que Ton ait besoin de se présentet 
devant un grand, de lui feire des demandeis , et 
encore moins des plaintes. 

Dans une république, les prësens sont une 
chose odieuse, parce que la vertu n'en a pas 
besoin. Bans une monarchie , rhopneur est un 
motif plus fort que les prësens. Mais, dans Fétat 
despotique , ou il n'y a ni honnem* ni vertu, on 
ne peut être détermine à agir que par l'espé- 
rance des commodités de la tie. 

C'est dans les.idée^ de la république qu^Plar 
ton (ij Touloit que ceux qui reçoivent 4,e^ pré- 
sens pour Êftire Içur devoir fussent. puius 4e :iuorE. 
// nen faut /ir^n^f^^ disoit-ily ni^pour le$ chose$ 
bonnes ^ ni pour Us mauvaises* 

C'étoit une mauvaise loi que cette loi ro-^- 
maine (â) qui permetloit aux magistrats de 
prendre de petits présens (3), pour:^u qu'ils n^ 
passassent pas cent écus d^ns tout^ l'année . Ceux 
à qui ou ne donne. riep n^ désiirent rieu ; ceux à 

(i) Lîyre XII des Lois. 

(a) Leg. 6 , S a , dig. tid leg. JuL repet, 

(3) Munuicuta. 



56^) DE l'esprit dfs Lais. 

qui on donne un peu désirent bientôt un peu 
plus, et ensuite beaucoup. D'ailleuns^il estplos 
aisé de , convaincre celui qui, ne derant vien 
prendre, prend quelque chose , ;que celui qui 
prend plus , lorsqu'il devroit prendre moins, et 
qui trouve toujours pour cela des prétextes, des 
excuses, des causes , et des raisons plausibles. 



CHAPITfeE XVIII. 

■' ' -Deé l^êcômf^èfi^es qiie le sMiveraHi^oiiDe. 

DâKS les gouvememens dei^potiques , où, 
comme itous avions dit , on n'est déterminé à agir 
que pai* Fespérânce des commodités de la vie , 
le prince qui récompense n'a que de l'argent à 
donner. • Dan^ une «»onarel»e, où l^onneiMr 
règne seul, le prince ne récompenseroit que par 
des distiht lions, si ^ les distinctions <|iie i'hon- 
%ieur ëtabBt n^étoieiit jointes à un luxe qui d«»ne 
nécessairement 'des besoins : lé grince-y récom*- 
pevksie donc pcor des bonheurs qui ^mènent à la 
fortuné i^ Mais , dans une répidllique , 4>\i la ^v^rta 
règne , motif qui se suffit à lui-même et qui exclut 
tous les autres , l'état ne récompense que par des 
témoignages de cette vertu. 



LIV. V, CHAP. XVIII. 267 

C'est une règle générale, que les grandes té* 
compenses , dans une monarchie et dans une 
république , sont un signe de leur décadence , 
parce qu^elles prouvent que leurs^ principes sojil 
corrompus; que, d-un câté^Tidée de Phonneur 
n^y a plus tant de force ; que , de Tautre , b qua- 
lité de citoyen s^est afïbiblie. 

Les plus maui^is efinpereixrs roMsâins ont été 
ceux qui ont le plus doniH^; parexetnpte , Cali^ 
gula, Claude, Méron, Othon, Yitellius, Com- 
mode , Qëliogabale et Caracalla^îLes meilleui^s^ 
comme Auguste , Yespasien, Antonin Pie , Mare 
Aurèleet Pertinax, ont été éconoines. Sous les 
bons empereurs , Tétat reprenoit ses prindr 
pes:le trésor de Fbaiiueur suppléôit aux autres 
b^sors. 



CIHAPITRE XiX. 

NbuTeHes conséquen6B8 des " prîticipés des trois 
' 'gt^urei^tieiiiens. 

Je ne puis iherésouA^e à finir té limre sans 
faire encore quelques applications de me^ trois 
principes. 

Première QUESTION. Les lois doivent- elles 



268 DE l'esprit des lois. 

forcer un citoyen à accepter les emplois publics ? 
Je dis qu'elles le doivent dans |e gouvernement 
républicain, et non pas dans le monarcbique . 
Dans le premier , les magistratures sont des té^ 
BOioignages de vertu, des dépôts que la patrie 
confie à un citoyen , qui ne doit vivre , agir et pen- 
ser que pour elle : il ne peut donc pas les ré- 
futer ( 1 ). Dans le second , les magistratures sont 
des témoignages d'honneur : or , telle est la bizar- 
rerie de l'honneur , qu'il se plaît à n'en accepteur 
aucun, que quand il veut , et de la manière qu'il 
veut.... 

Le feu roi 4e Sardaigne (2) punissoit ceux 
qui refiisoient les dignités et les emplois de son 
état, U suîvoit, sans le sa^r; des idées répu- 
blicaines. Sa manière de gouverner d'ailleurs 
prouve assez que ce n'étoit pas là son intention. 
Seconde question. £st-H;e une bonne maxime, 
qu'un citoyen puisse être pbligéd^accepter , dans 
l'armée, une place inférieure à celle qu'il a oc- 
cupée ? On voyait souvent^ chez, les Romains , 
le capitaine servir, l'anpée d'après , sous son lieu- 

(1). Platon^ <ba8 .sa Aé|»ub|k]fiie , liv.] VIII , -met ces refus au 
nombre de» marques de la co^rruption de la répub^gue. Dans ses 
Lois , lifr. VI , il yeut qu'on les punisse par une amende. A Venise, 
on les punit par l'exil. 

(a) Victor Amédée. . • 



HV. V, CHAP. XIX. 269 

tenant (i). Cest que, dans les républiques; la 
vertu, demapde qu^on fasse à Tétat un sacrifice 
continuel de soi-même et de ses répugnances. 
Mais, dans. les. monarchies, Thonneur, vrai ou 
faux , ne peut soufïirir ce qu'il appelle se de* 
grader. 

Daùs les gouvernement despotiques , où Ton 
abuse e'galement de Thonneur, des postes et 
des rangs, on fait Indifféremment d'un prince 
un goujat, et d'un goujat un prince. 

Troisième question. Mettra-t-on sur une 
même tête les emplois civils et militaires? 11 
faut les unir dans la république , et les séparer 
dans la monarchie. Dans les républiques , II se- 
rolt bien dangereux de faire de la profession 
des armes un état particulier , distingué de celui 
qui a les fonctions civiles; et, dans les monàr- 
cbirs , il n'y auroit pas moins de péril à donner 
les deux fonctions à kméme personne. 

On ne prend les armes , dans la république , 
qu'en qualité de défenseur des lois et de la pa- 
trie : c'est parce que l'on est citoyen qu^on se 
fait, pour un temps, soldat. S'il y avolt deux 

(1) Quelques centurions ayant appelé au peuple , pour deman- 
dât l'emploi qd'ils avoient eu : « Il est juste, mes compagnons ,' dit 
> un cent uriôn ^ ^ que vous regardiez comme honorables tous les 
» postes où TOUS défendrez la république» » Tite-Live , Ut. XLII. 



a']o DE l'esprit des lois. 

ëiats distingues, on feroit sentir à celui qui ^ 
sous les armes , se croit citoyen , qu'il n'est que 
soldat. 

Dans les monarchies , les gens de guerre n'ont 
pour objet que la gloire , ou du moins l'honneur 
ou la fortune. On doit bien se garder de donner 
les emplois civils à des hommes pareils : il £suit , 
au contraire , qu'Us soient conteniis parles ma- 
gistrats ci¥ils; et w^ les -mièmes geas n'aient pas 
en même temp^ la confiance du peuple , et la 
force pour en abuser ( i ) . 

Voyez, dans une nation où la république se 
cache sous la forme de la monarchie , cootbion 
Ton craint un état particulier de gens de gueire, 
et comment le guerrier reste toujours citoyen , 
ou même magistrat , afin que ces qualités soient 
un gage pour la patrie , et qu'on ne l'oublie ja- 
mais, « 

Cette division de magistratures enci^iles et mi- 
litaires, faite par les Romains après la perte de la 
république , ne fut pas une chose arbitraire ; 
elle fut une suite du changement de la constitu- 
tion de Rome ; elle étoit de la nature du gcrii*- 
rernement monarchique ; et ce qui ne fut que . 

(i) Ne imperium ad pptîmos nobilium tcansferrietiir, senatum mi- 
JUtià vetuit Gallienus; etiam adiré excroitam. Auxeliiii»Vietor, i(e 
virit illustribus, . • • ij 



tlV. ▼, CUAP. XIX. 371 

commcAce sous Aiigosle(i), les empereurs suî-' 
vans {2) furent obliges de rachever, pour lem- 
p^er le gouTememcnt militaire. 

Ainsi Procope , concurrent de Yalens à Fem- 
pire, n^ entcndoit ri«i, lorsque, donnant à 
Hormisdas , prince du sang royal de Perse , la 
dignité de proconsul (3), il rendit à cette ma-^ 
gistrature le commandement de& arm^s , qu'elle 
avait autrefois ; à moins qu'il n^eàt des raisons 
particulières. Un homme qui aspire à la souve^ 
rainelié cherche moins ce qui est utile à Tétat que 
ce qui l'est à sa c»ise. 

QuAT&tBME QUESTION. Conyieut-il que les 
charges soient vénales ? Elles ne doivent pas 
Tétre dans les états despotiques , où il £aiut que 
les sujets soient placés ou déplacés dans^ un ins* 
tattt par le piiisce. 

Cette i^énaHté est bonne dans les états monar- 
chiques, ptt'ce qu'elle fait faare, comme un mé-» 
tier de famille, ce qu'on ne voudroit pas entre*^ 
prendre pour ht vevtu ; qu'elle destine chacun à 
son devoir y et^rénd le^s ordres de l'état plus per- 

(1) Anguate 6ta aux sénatenn , proconsuls et gooTemeurs» le droit 
de ptorter les afuea, .OJk>a, liv. S.XXIIX. 

(a) ConstantiD. Voyez Zozime , liv. II. 

(5) Ammian Marcellin. Et eivilia mark vtUrum^é$iki vctUTO, 
U¥.XJ^Vi,pag*j6i5. 



a^o DE L'ESPRIT DES LOIS- ^ 

éuts distÎBgaës, on feroit sentir îi|^ jj 

sous les armes , se croit citoyen, |. ^ -^ 

Dans les monarchie» » '«* gf ^ C^ ^ P 



pour objet que la gloire , o^ | J 1^ 
ou la fortune. On doit biji' ç • ^ 
le» emplois civils à des^ll | i | 
au coubraire , qu'ik 3o| f V ^ f ' 
gistrats civils-, et a^'i &%\'k 
en même temps H i< '^ 
force pour en alvi.^? ^^^.^^ù, 

Voyez, danj^^^ .o.ent pas par 

cache sous ly ^nce et l> vidité des 

Ton cramt ° i i - 

/ ^Qt tout de même , le aa- 

et comw II', 

aieilleurs suiets que le choix du 
oumêr , -x j » I 

^a, la manière de «avancer par les 

^™;^ ^es inspire et entretient Tinduslrie (5); 



ma' 



."' 



^se 



dont celte espèce de gouyepaement a grand 

Cinquième question. Dan* <juel gouTeme- 
ment feiul-il des censeurs? Il en faut dans une rë. 
publique , où le principe du gouvernement est la 

(i) Fragmens tirés des ambassades de CîonsUntiii Porphywjgé:. 

nète. 

(a) RépuWiqucUY.VIII. 

(3) Paresse de l'Espagne ; on y donne tons les emplois. , 



\ 



HV. V, CHAP. XIX. 2'jZ 

C^ sont pas seulement les crimes qui 

> ^tu; mais encore les nëgligeaces, 

%^ ^ ^ine tiédeur dans Tamour de 

îj ^ ' ^ s dangereux, des semences 

/^ ^ ^ vchoque point les lois, 



^€K 



^ ^i^ Vs détruit pas , mais 

►- '^ *\, ^^ 'îe corrigé par les 

^ ^ ^ ^cet aréopa- 

^ ^'^ qui , poursuivi 

^ ^o.^îé dans son sein. 

.eopage ait fiait mourir un 

«evé les yeux à son oiseau (a), 

attention qu'il ne s'agit point là 

^adamnation pour crime , mais d'un ju- 

.uent de mœurs dans une république fondée 

sur les mœurs. 

Dans les monarchies, il ne faut point de cen- 
seurs : elles sont fondées sur l'honneur ; et la 
nature de l'honneur est d'avoir pour censeur tout 
l'univers. Tout homme qui j manque est sou- 
mis aux reproches de ceux mêmes qui n'en ont 
point. 

Là , les censeurs seroient gâtés par ceux mêmes 
qu'ils devroient corriger. Ils ne seroient pas bons 

(i) Oui, mais surtoat arec un tribunal qui les dirige. H. 
(a) Oela est fou et injuste. H. 

II. 18 



272 DE L ESPRIT DES LOIS, 

manens. Suidas. (1) dit. très-bien qu^Ânastase 
avoit fait de Tempire une espèce d^aiistocratie , 
en vendant toutes les magistratures. 

Platon (2) ne peut souffrir ^ cette vënaUtë. 
«C^est, dit-il, comme si, dans un navire, on 
» faisoit quelqu^ un, pilote ou matelot, pour son 
«argent. Seroit-'il possible que la règle fiit maur* 
» vaise dans, quelque autre emploi que ce fut de 
» la vie ^ et bonne seulement pour conduire une 
««république ? *> Mais, Platon parle d^une repu* 
blique fondée .sur la vertu, et nous parlons 
d^une monarchie. Or., dans une monarchie où, 
quand les charges, ne se vendroient. pas par 
un règlement public , l'indigence et T^vidité des 
courtisans, les vendroient tout de même , le ha-^ 
sard donnera de meilleurs sujets que le. choix du 
prince. Enfin, la manière de s'avancer par les 
richesses inspire et entretient Tindustrie (3); 
chose dont cette espèce de gouvernement a grand 
besoin. . , 

Cinquième question. Dans^ ^el gouverne- 
ment £aut-il des censeui:s ? Il eniaui daos une ré- 
publique, où le principe du gouvernement est la 

(1) Fragmens tirés des ambassades de* 'Constantin Porpliyrogé* 
^ nète. 

(a) RépuWique, Ut. VIII. 

(3) Paresse de l'Espagne ; on y donne tous les emplois. 



HV. V, CHAP. XIX. 2'j5 

verlu. Ce ne sont pas seulement les crimes qui 
détruisent la verlu; mais encore les négligeaces, 
les fautes , une certaine tiëdeur dans Tamour de 
la patrie , des exemples dangereux, des semences 
de cofruption ; ce qui ne choque point les lois., 
mais les élude ; ce qui ne les détruit pas , mais 
les affoiblit : tout cela doit être corrigé par les 
censeurs (i). 

On est étonné de la punition de cet aréopa- 
gite qui avoit tué un moineau qui , poursuivi 
par un épervier , s^étoit réfugié dans son sein. 
On est sui*pris que Faréopage ait fait mourir un 
enfant qui avoit crevé les yeux à son oiseau (2). 
Qu^on fasse attention qu'il ne s'agit point là 
d'une condamnation pour crime , mais d'un ju- 
gement de mœurs dans une république fondée 
sur les mœurs. 

Dans les monarchies, il ne faut point de cen- 
seurs : elles sont fondées sur l'honneur ; et la 
nature de l'honneur est d'avoir pour censeur tout 
l'univers. Tout homme qui j manque est sou- 
mis aux reproches de ceux mêmes qui n'en ont 
point. 

Là , les censeurs seroient gâtés par ceux mêmes 
qu'ils devroient corriger. Us ne seroient pas bons 

(i) Oui, mais sartoat avec un tribunal qui les dirige. H. 
(a) Qela est fou et injuste. H. 
II. 18 



274 i>E l'espeit des lois. 

contre la corruption d'une monarchie ; mais la 
corruption d'une monarchie seroit trop forte 
contre eux. 

On sent bien qu'il ne faut point de censeurs 
dans les gouvernemens despotiques. L'exemple 
de la Chine semble déroger à cette règle : mais 
nous verrons, dans la suite de cet ouvrage ^ les 
raisons singulières de cet établissement. 



IIV. VI, CUAP. I. , 275 



LIVRE VI. 

CONSEQUENCES DES PRINCIPES DES DIVERS GOU- 
VERNEMENS, PAR RAPPORT A LA SIMPLICITE 
DES LOIS CIVILES ET CRIMINELLES, LA FORME 
DES JUGEMENSy ET L'ETABLISSEMENT DES 
PEINES. 



CHAPITRE I. 

De la simplicité des lois civiles dans les divers 
gouyeroemens. 

Le gouvernement monarchique ne comporte 
pas des lois aussi simples que le despotique (i). 
Il y faut des tribunaux. Ces tribunaux donnent 
des décisions. Elles doivent être conservées; 
elles doivent être apprises , pour que Ton y 
juge aujourd'hui comme Ton y jugea hier, et 
que la propriété et la vie des citoyens y soient 
assurées et fixes comme la constitution même 
de Tétat. 

(1) 11 ne faut nulle part de l'arbitraire ; mais il faut partout des 
lois simples , et en faire le moins qu'il est possible. H. 

18. 



a^ DE l'esprit des LOIS. 

Dans une monarchie , Tadministration d'une 
|astice qui ne décide pas seulement de la vie et 
des bîens , mais aussi de Thonneur , demande 
des recherches scrupuleuses. La délicatesse du 
juge augmente à mesure qu'il a un plus grand 
dépôt, et qu'il prononce sur de plus grands in- 
térêts. 

Il ne faut donc pas être étonné de trouver 

dans les lois de ces états tant de règles , de res- 

• frictions, d'extensions, qui multiplient les cas 

particuliers , et semblent faire un art de la raison 

même. 

La différence de rang , d'origine , de condi- 
tion , qui est établie dans le gouvernement mo- 
narchique , entraîne souvent des distinctions dans 
la nature des biens ; et des lois relatives à la cons- 
titution de cet état peuvent augmenter le nombre 
de ces distinctions. Ainsi, parmi nous, les biens 
sont propres, acquêts ou conquêts ; dotaux, pa- 
raphernaux ; paternels et maternels; meubles de 
plusieurs espèces ; libres , substitués ; du lignage , 
ou non; nobles en franc-alleu, ou roturiers ; rentes 
foncières ou constituées à prix d'argent. Chaque 
sorte de biens est soumise à des règles particu- 
lières ; il faut les suivre pour en disposer; ce qui 
ôte encore de la simplicité. 

Dans ûos gouvernemens les fiefs sont devenus 



LIV. VI, CHÀP. \. 277 

héréditaires. Il a fallu que la noblesse eût une 
certaine consistance (1), afin que le proprié- 
taire du fief fût en état de servir le prince. Cela 
a du produire bien des variétés : par exemple , 
il y a des pays où Ton n'a pu partager les fiefs 
entre les firères , dans d'autres , les cadets ont pu 
avoir leur subsistance avec plus d'étendue. 

Le monarque, qui connoît chacune de ses 
provinces , peut établir diverses lois , ou souffrir 
différentes coutumes. Mais le despote ne con- 
noît rien , et ne peut avoir d'attention sur rien ; 
il lui faut une allure générale ; il gouvertie par 
une volonté rigide qui est prartout la même ; 
tout s'aplanit sous ses pieds. 

A mesure, que les jùgemens des tribunaux se 
multiplient dans les monarchies , la jurisprudence 
se charge de décisions qiiî quelquefois se con- 
tredisent, ou parce que les juges qui se succè- 
dent pensent différemment, ou parce que les 
mêmes affaires sont tantôt bien, tantôt mal dé- 
fendues , ou enfin par une infinité d'abus qui se 
glissent dans tout ce qui passe par la main des 
hommes. C'est un mal nécessaire (2) que le lé- 

(i) Il y a long-temps que le noble n*est plas qu*nn simple mer- 
cenaire, depuis le prince jnsqu'an goujat. H. 

(a) Eit-il nécessaire de laisser subsister ce qui est évidemment 
absurde et contradictoire? H. 



278 DE li'ESPBIT DES LOIS, 

gislateur corrige de temps en temps, comme 
contraire même à Tespritdes gouverncmens mo- 
dères. Car, quand on est oblige de recourir aux 
tribunaux , il faut que cela vienne de la nature 
de la constitution, et non pas des cpntradictions 
et de l'incertitude des lois. 

Dans les gouvememens où il y a nécessaire- 
ment des distinctions dans les personnes , il faut 
qu'il y ait des privilèges ( 1 ) . Cela diminue en- 
core la simplicité , et fait mille exceptions. 

Un des privilèges le moins à charge à la so- 
ciété (2) , et surtout à celui qui lé donne , c'es^ 
de plaider devant un tribunal plutôt que devant 
un autre. Voilà de nouvelles affaires; c'est-à-dire 
celles où il s'agit de savoir devant quel tribunal 
il faut plaider. 

Les peuples des états despotiques sont dans 
un çias bien différent (3). Je ne sais sur quoi, 
dans ces pays, le. législateur pourr oit statuer, ou 
le magistrat juger. Il suit de ce que les terres 
appartiennent au prince, qu'il n'y a presque point 
de lois civiles sur la propriété des terres (4). Il 
suit du droit que le souverain a de succéder qu'il 

(1) Pourquoi encore des privilèges ? H. 

(a) C'est un moyen de plus de fatiguer les foibles. H. 

(3) C'est l'autre extrémité du mal. H. 

(4) Il y a au moins des coutumes. H. 



LIV, VI, CHAP. I. 279 

n^ y en a pas non plus sur les successions. Le né- 
goce exclusif qu'il fait dans quelques pays rend 
inutiles toutes sortes de lois sur le commerce. 
Les mariages que Ton y contracte avec des filles 
esclaves font qu'il n'y a guère de lois civiles sur 
les dots et sur les avantages des femmes. Il ré- 
sulte encore de cette prodigieuse multitude d'es- 
claves qu'il n'y a presque point de gens qui aient 
une volonté propre , et qui par conséquent, doi- 
vent répondre de leur conduite devant un juge. 
La plupart des actions morales , qui ne sont que 
les volontés du père , du mari , du maître , se rè- 
glent par eux, et non par les magistrats. 
~ J'oubliois de dire que ce que nous appelons 
l'honneur étant à peine connu dans ces états j 
toutes les affaires qui regardent cet honneur , qui 
est un si grand chapitre parmi nous , n'y ont 
point de lieu. Le despotisme se suffît à lui- 
même ; tout est vide autour de lui. Aussi y lors- 
que les voyageurs nous décrivent les pays oii 
il règne , rarement nous parlent-ils de lois ci- 
viles (1). 

Toutes les occasions de dispute et de procès 

(1) Au Mazulipatan, on n*a pu découvrir qu'il 7 eût ^e loi écrite. 
( Voyez le Recueil des voyages qui ont servi à l'établissement de, la 
compagnie des Indes, t. IV, partie première , pag. S^i.) Les Indiens 
ne se règlent , dans les jugemens, que snr de certaines contâmes. Le 



aSo DE L^ESPaiT DES LOIS. 

y sont donc àiées. Cest ce qui fait en partie 
qu^on y maltraite si fort les plaideurs : Finjustice 
de leur demande paroit à découvert , n^ëtant pas 
cachée, palliée ou protégée par une infinité de 
lois (i). 



CHAPITRE IL 

De la simplicité des lois criminelles dans les divers 
gourernemens. 

On entend dire sans cesse qu^il faudroit que 
la justice fut rendue partout comme en Turquie. 
Il n^y aura donc que les plus ignorans de tous 
les peuples (a) qui auront yu clair dans la chose 
du monde qu^il importe le plus aux hommes de 
savoir ? 

Si vous examinez les formalités de la justice 
par rapport à la peine qu^a un citoyen à se faire 
rendre son bien, ou à obtenir satisfaction de 
quelque outrage , vous en trouverez sans doute 

Vedam et aotrei liTres pareils ne contiennent point de lois ci<> 
viles , mais des prAceples religienz. Fày^z Lettres édifiantes, qaalor- 
sième recueil. 

(i) Il fiiUoit ajoQter, st de fhrmet plus eompliquéet 911e let /où. H. 

(s) Gens qui espèrent distribuer les coups de bâton. Si les juges 
étoient des anges» tout seroît bien. H. 



LIV. VI, CHAP. II. 281 

trop. Si vous les regardez dans le rapport qu^elles 
ont avec la liberté et la sûreté dès citoyens, 
vous en trouverez souvent trop peu; et vous ver- 
rez que les peines , les dépenses , les longueurs , 
les dangers même de la justice , sont le prix que 
chaque citoyen donne pour sa liberté. 

£n Turquie , où Ton fait très-peu d^attention 
à la fortune , à la vie , à Thonneur des sujets, on 
termine promptement , d^une façon ou d^une 
autre , toutes les disputes. La manière de les finir 
est indifférente , pourvu qu^on finisse. Le bâcha, 
d^abord éclairci, fait distribuer, à sa fantaisie, 
des coups de bâton sur la plante des pieds des 
plaideurs , et les renvoie chez eux. 

Et il seroit bien dangereuf que l'on y eût les 
passions des plaideurs : elles supposent un désir 
ardent de se faire rendre justice , une haine , une 
action dans Tesprit, une constance à poursiyvre. 
Tout cela doit être évité dans un gouvernement où 
iLne faut avoir d'autre sentiment que la crainMI 
et où tout mène tout à coup , et sans qu'on le 
puisse prévoir , à des révolutions. Chacun doit 
connoître qu'il ne faut point que le magistrat en- 
tende parler de lui , et qu'il ne tient sa sûreté 
que de son anéantissement. 

Mais, dans les états modérés, où la tête du 
moindre citoyen est considérable , on ne lui dte 



2â2 DE L^ESPRIT DES LOIS. 

son honneur et ses biens qu^après un long exa- 
men ; on ne le prive de la vie que lorsque la pa- 
trie elle - même Tattaque ; et elle ne Tattaquc 
qu'en lui laissant tous les moyens possibles de 
la défendre (i). 

Aussi, lorsfqu^un homme se rend plus ab- 
solu (2), songe-t-il d^abord à simplifier les lois. 
On commence dans cet état à être plus firappé des 
inconvéniens particuliers que de la liberté des 
sujets , dont on ne se soucie point du tout. 

On voit que dans les républiques il faut pour 
le moins autant de formalités que dans les mo- 
narchies. Dans Tun et dans l'autre gouverne- 
ment, elles augmentent en raison du cas que 
Ton y fait de Thonneur , de la fortune , de la vie , 
de la liberté des citoyens. 

Les hommes sont tous égaux dans le gouver- 
nement républicain ; ils sont égaux dans le gou- 
vernement despotique : dans le premier, c'est 
jih'ce qu'ils sont tout ; dans le second , c'est 
parce qu'ils ne sont rien. 

(1) Gela est-il vrai en FraDce? H. 
(a) César, Gromwell, et tant d'autres. 



LIV. VI, GHAP. III. 283 



CHAPITRE III. 

Dans quels gouyernemens et dans quels cas on doit juger 
selon un texte précis de la loi. 

Plus le gouvernement approche de la répu- 
blique , plus la manière de juger devient fixe ; et 
c'étoit un vice de la république de Lacédémone 
que les éphores jugeassent arbitrairement (i) , 
sans qu'il y eut des lois pouf les diriger. A Rome , 
les premiers consuls jugèrent comme les éphores : 
on en sentit les inconvéniens , et Ton fit des lois 
précises. 

Dans les états despotiques , il n'y a point de 
lois : le juge est lui-même sa règle. Dans les 
états monarchiques , il y a une loi; et là oii elle 
est précise , le juge la suit ; là où elle ne Test pas , 
il en cherche l'esprit. Dans le gouvernement ré- 
publicain , il est de la nature de la constitution 
que les juges suivent la lettre de la loi. Il n'y a 
point de citoyen contre qui on puisse interpréter 
une loi , quand il s'agit de ses biens , de son hon- 
neur ou de sa vie. . 

(i) Gela s'explique mieux dans la nature des choses que dans un 
système à travers lequel Montesquieu voit tout. H. 



284 I>£ L^ESPRIT DES LOIS. 

A Rome, les juges prononçoient seulement 
que Taccusé ëtoit coupable d'un certain crime ; 
et la peine se trouToit dans la loi , comme on le 
yoit dans diverses lois qui furent faites. De même, 
en Angleterre, les jures décident si Faccusé est 
coupable ou non du fait qui a été porté devant 
eux (i) ; et, s'il est déclaré coupable , le juge pro- 
nonce là peine que la loi inflige pour ce fait : et , 
pour cela, il ne lui faut que des yeux. 



CHAPITRE IV. 

De la manière de former les jugemens. 

De là suivent les différentes manières de for- 
mer les jugemens. Dans les monarchies, les juges 
prennent la manière des arbitres; ils délibèrent 
ensemble , ils se communiquent leurs pensées , 
ils se concilient; on modifie son avis pour le 
rendre conforme à celui d'un autre ; les avis les 
moins nombreux sont rappelés aux deux plus 
grands. Cela n'est point de la nature de la répu- 
blique. A Rome , et dans les villes grecques, les 
juges ne se communiquoient point : chacun don- 

(i) Cette coutume devroit être partout. II. 



Liv. VI, CHAP. ly. a85 

npit son ayis d^une de ces trois manières , j'ab- 
sous jj€ condamne , il ne me parott pas (i) : c^est 
que le peuple jugeoit ou étoit censé juger. Mais 
le peuple n'est pas jurisconsulte ; toutes ces mo- 
difications et temperamens des arbitres ne sont 
pas pour lui ; il faut lui présenter un seul objet , 
un fait, et un seul fait; et qu^il n^ait qu'à voir 
s'il doit condamner , absoudre , ou remettre le 
jugement. 

Les Romains, à l'exemple des Grecs, intro- 
duisirent des formules d'actions (2), et établirent 
la nécessité de diriger chaque affaire par l'action 
qui lui étoit propre. Cela étoit nécessaire dans 
leur manière déjuger : il falloit fixer l'état de la 
question , pour que le peuple l'eût toujours de- 
vant les yeux. Autrement, dans le cours d'une 
grande affaire , cet état de la question changerôit 
continuellement, et on ne le reconnoîtroitplus. 

Delà il suivoit que les juges , chez les Ro- 
mains , n'accordoient que la demande précise , 
sans rien augmenter, diminuer, ni modifier. Mais 
les préteurs imaginèrent d'autres formules d'ac- 
tions , qu'on appela de bonne foi (3) , où la ma- 



(i) Non tique* , 

(a) Quat aetianes ne populut , prout vellet, inttitueret, wrtat to- 
lemneiifue este yoluerunU Leg. a , S 6* ^^' ^^ ^^^' }'>''- 
(3) Dans leiquellei on mettoit ces mats : Ex bonà fide. 



286 DE l'esprit des lois. 

nière de prononcer ^toit plus dans la disposi- 
tion du juge. Ceci étoit plus conforme à Tesprit 
de la monarchie. Aussi les jurisconsultes fran- 
çais disent-ils :« En France (i), toutes les ac- 
» tions sont de bonne foi. » « 



CHAPITRE V. 

Dans quels gouvernemens le souverain peut être juge. 

Machiavel (2) attribue la perle de la liberté 
de Florence à ce que le peuple ne jugeoit pas en 
corps, comme à Rome , des crimes de lèse-ma- 
jesté commis contre lui. Il y avoit pour cela huit 
juges établis : Mais , dit Machiavel , peu sont cor- 
rompus par peu. J^adopterois bien la maxime de 
ce grand homme : mais comme dans ces cas 
l'intérêt politique force pour ainsi dire l'intérêt 
civil ( car c'est toujours un inconvénient que le 
peuple juge lui-même ses offenses), il faut, 
pour y remédier , que les lois pourvoient , au- 
tant qu'il est en elles , à la sûreté* des parti- 
culiers. 

(1) On y condamne anx dépens celui-là même à qni on demande 
plus qu'il ne doit , s'il n*a offert et cousine ce qu'il doit. 
()) Discours sur b première décade de Tite-Live^ liv. I « ch. vu. 



LIV. VI, CHAP. V. 287 

Dans cette idëe , les lëgislateurs de Rome 
firent deux choses : ils permirent aux accusés de 
s'exiler (i) ayant le jugement (2); et ils voulu- 
rent que les biens des condamnés fussent consa* 
crés pour que le peuple n'en eût pas la confisca- 
tion. On verra dans le livre XI les autres limita-* 
tions que Ton* mit à la puissance que le peuple 
a voit de juger. 

Solon sut bien prévenir Pabus que le peuple 
pourroit faire de sa puissance dans le jugement 
des crimes : il voulut que Taréopage revît l'af- 
faire ; que , s'il croyoit l'accusé injustement ab- 
sous (3) , il l'accusât de nouveau devant le peuple ; 
que , s*il le croyoit injustement condamné (4) , il 
arrêtât l'exécution, et lui fît rejuger l'affaire : loi 
admirable , qui soumettoit le peuple à la cen- 
sure de la magistrature qu'il respectoit le plus , 
et à la sienne même ! 

Il sera bon de mettre quelque lenteur dans des 
affaires pareilles, surtout du moment que Tac- 

(1) Gela est bien expliofué dans l'oraison de Gicéron pro Cœ^ 
einna, à la fin. 

(a) G*étoit une loi d' Athènes , comme il paroit par Démosthènes. 
Socratè refusa de s'en servir. 

(3) Démosthènes, «itr la couronna, ps^ge 494» édition de Franc* 
fort , de l'an i6o4* 

(4) Voyez Pbilostrate , Vies des sophiites, liv. I , Vie d'Eschines. 



288 DE l'esprit des lois. 

cusë sera prisonnier, afin que le peuple puisse 
se calmer et juger de sang-froid. 

Dans les états despotiques , le prince peut juger 
lui-même. Il ne le peut dans les monarchies : la 
constitution seroît détruite ; les pouvoirs inter- ^ 
médiaires dépendans, anéantis ; on verroit cesser 
toutes les formalités des jugemens; la crainte 
s'empareroit de tous les esprits; on verroit la 
pâleur sur tous les visages ; plus de confiance , 
plus d'honneur, plus d'amour , plus de sûreté , 
plus de monarchie. , 

Voici d'autres réflexions. Dans les ét^ts mo- 
narchiques , le prince est la partie qui poursuit 
les accusés , et les fait punir ou absoudre : s'il 
jugeoit lui-même , il seroit le juge et la partie. 

Dans ces mêmes états, le prince a souvent les 
confiscations : s'il jugeoit les crimes, il seroit 
encore le juge et la partie. 

De plus , il perdroit le plus bel attribut de sa 
souveraineté, qui est celui de faire grâce (i). Il 
seroit insensé qu'il fît et défît ses jugemens : il 
ne voudroit pas être en contradiction avec lui- 
même. 

Outre que cela confondroit toutes les idées, 

(i) Platon ne pense pas que les rois, qui sont,' dit-il, prêtres , 
puissent assister an jugement où l'on condamne à la mort , à l'exil , 
à la prison: (Plat., lett. VIII.) 



lilV. VI, CHAP* V. 289 

on ne sauroit si un homme seroit absous , ou 
s'il recevroit sa grâce (1). 

Lorsque Louis XIII youlut être juge dans le 
procès du duc. de La Valette (2) » et qu'il appela 
pour cela dans son cabinet quelques officiers 
du parlement et quelques conseillers d'état , 
le roi les ayant forces ^ d'opiner sur le décret 
de prise de corps , le président de Belièvre dit : 
« Qu'il voyoit dans cette afiEsiire une chose étrange, 
» un, prince opiner au procès d'un de ses su- 
» jets (3) ; que les rois ne s'étoient réservé qiie 
» les grâces , et qu'ils renyoy oient les condamna- 
»tionsvers leurs officiers. Et votre majesté véu- 
» droit bien voir sur la sellette un honime de- 
»vantelle, qui, par son jugement, iroit dans 
» une, heure à la mort! Que la face du prince, 
»qui porte les grâces, ne peut soutenir cela; 
» que sa vue seule levoit les interdits des 
» églises ; qu'on ne devoit sortir que content de 
«devant le prince. «Lorsqu'on jugea le fond, le 
même président dit, dans son avis : « Cela es% 
«un jugement sans exemple , voire contre tous 

(1) Cela seroit exprimé. H. 

(a) Voyez la relation du procès faite à M. le duc de La Valette. 
Elle est imprimée dans les Mémoires de Montrésor, tome II , 
page 6a. 

(3) Les fiers républicains de Rome ne parloient pas avec plus de 
dignité. H. 

u. 19 



d^o DE l'esprit des lois. 

)» \ts exemples du passe jusqu'à huy , qu'un roi 
»de France ait condamné en qualité de juge^ 
»par son aris , un genlilhomme k mort ( i )• » 

Les jugemens. rendus par le prince seroicnt 
une source iotarissable di'injustices et d'abus ; les 
coortisans extorqueroient , par leur importunité, 
ses ^gemens. Quelques empereurs romains eu* 
i*ent la fureur de juger; nuls règnes n'étonnèrent 
plus l'unirers par leurs injustices. 

«Claude, dit Tacite (2), ayant attiré k lui le 
» ^ttgement des affaires et les fonctions des ma- 
jvgistrats, donna oiccasicKi kfonlcs sortes de ra- 
yypineSr » Aussi Nérdn ,. parrenaïkt k l'empire 
après Claude , voulant se concilier les esprits» 
déclara-t-il, «Qu'il se garderoit bien d'être le 
» ^uge de toutes les afbires , pour que les accu- 
» sateurs et les accusés , dans les murs d'un pa- 
rlais, ne fussent pas exposés k Tinique pouirpir 
» de quelques afiranchis (3)« » 

« Sous le règne d' Areadius , dit Zozime (4) 9 la 
i^ nation des calomniateurs se répandit, entoura 
>rla cour 9 et l'infecta. Lorsqu'un homme étoit 
»mort, on supposoit qu'il n'avoit point laissé 

(1) Gela fut ohangé dans la suite. Voyei la même relation, 
(a) Annal., liTre XI, $ 5. 
(5) /^û/., tivreXIU,$4* 
(4) Hi8t.,liyr&y. 



LIV. VI, GHâF. V. 291 

» d^enfaïQS (i ) ; on donnoit ses biens par un res- 
'»crit. Car, comme le prince ëtoit étrangement 
»stupide, et Fimpëratrice entreprenante à Tex- 
ncès. elle servoit Finsatiable avarice de ses do- 
» mastiques et de ses confidentes ; de sorte que , 
» pour les gens modérés, il n^y avoit rien de plus 
» désirable que la mort. » 

« Il y ayoit autrefois , dit Procope (2), fort peu 
m de gens à la cour; mais , sous Justinien, comme 
» les juges n^ayoient plus la liberté de rendre 
» jtistice , leurs tribunaux étoient déserts , tandis 
» que le palais du prince retentissoit des cla- 
» meurs des parties qui y sollicitoient leurs af* 
»Êires. » Tout le monde sait comment on y yen-' 
doit les jugemens , et même les lois. 

Les lois sont les yeux du prince ; il yoit par 
elles ce qu^il ne pourroit pas Toir sans eUeâ* 
Yeut-^il Êûre la fonction des tribunaux , il tra* 
yaille non pas pour lui , mais pour ses séducteurs 
contre lui. 

(1) Même détordre ions Thèodose le jenoe. 
(a) Hiftoire fecrète. 



»9- 



2^2 DE l'esprit BES LOIS. 



CHAPITRE VI. 

Que j dans la monarchie , les ministres ne doivent pas 
jiiger. 

C'est encore un grand inconvénient dans la 
monarchie que les ministres du prince jugent 
eux-mêmes les affaires contentieuses (i). !Nous 
voyons encore aujourd'hui des ëtats où il y a dçs 
juges saîns nombre pour décider les a£Eaiires fis- 
cales , et où les ministres , qui le croiroit ! veu-^ 
lent encore les juger. Les réflexions viennent en 
foule : je ne ferai que celle-ci. 

Il y a, par la nature des choses , une espèce 
de contradiction entre le conseil du, monarque 
et ses tribunaux. Le conseil des rois doit être 
composé de peu de personnes ; et les tribunaux 
de judicature en demandent beaucoup. Xa raison 
en est que, dans le premier, on doit prendre 
les affaires avectine certaine passion , et les suivre 
de même ; ce qu'on ne peut guère espérer que 
de quatre ou cinq hommes qui en font leur af- 
faire. Il faut , au contraire, des tribunaux de ju- 

(i) Les ministres sont faits pour décider les affaires quand il y a 
embarras , et non pour les juger quand il y a contestation. H. 



dicaiure de sang-froid, et à qui toutes les af- 
faires soient en quelque façon indifféretites. 



CHAPITRE VII; 

; ^ ~ Du magistrat unique. 

, Un tel magistrat ne peut ay.pir l,ieu que dans le 
gouvjirnerafent despotique. Qn voit (ians; l'his- 
toire romaine à que;! point* un juge unique peut 
abuser de son pouvoir. Comment Appius,.sur 
son tribunal , n'auroit-il . pas méprisé les lois , 
puisqu'il yioila même celle qu'il avoit faite (:i)? 
Tite-JLiye .nous apptend: l'inique distinction du 
de'cemyir. Il avxîit aposte un homme qui récla- 
moit devant Ini Virginie comme son esclave : les 
parens de Virginie lui dcjiiaijdèjrent qu'en vertu, 
de sa JpiofllA leui;' remît jusqu'au jugement, défi- 
nitif Il déclara que sa loi n'avoit été faite qu'e^n 
faveur du père , et que , Virginius étant absent , 
elle i^e.ppuvpit avoir d'application (2). 

(1) Voyez la loi II , § 34» ff. de orig,Jur. 

(a) Quôd pater puelicR abetseij locum injuriœ este ratus, Tite-Live , 

uv.m,s44. 



flg4 DE L^EfiPmiT 0£S I.OIS. 



'«'««•.•Y'W^V^^»^'» 



CHAPITRE VIII. 

Des accusations dans les dlrm gouyernemens. 

A Rome (i) , il ^toit permis à un citoyen d'en 
accuser un autre. Cela ëtoit établi selon Tesprit 
de la république , où cbaqùe citoyen doit ayoir 
pour le bien public un zèle sans bornes ; ou 
chaque citoyen est censë tenir tous les droits 
de la patrie dans ses mains. On suivît sous les 
empereurs les maximes de la république (2) ; 
et d^abord on vît paroître un genre d'homme» 
funestes , une troupe de délateurs. Quiconque 
avoit bien des vices et bien des talens , une âme 
bien basse et un esprit ambitieux , cherchoit un 
criminel , dont la condamnation pût plaire au 
prince : cVtoit la voie pour aller aux honneurs et 
à la fortune (3) , chose que nous ne voyons point 
parmi nous. 

Noiis avons aujourd'hui une loi admirable; 

(1) Et dans bien d'autres cités. 

(a) Avec cette différence , que les délations étoient publiques 
dans le premier état, et secrètes dans le second. H; 

(3) Voyez dans Tacite les récompenses accordées à ces déla- 
teurs. ( mst., Ut. I et II.) 



I.IV. VI, CHAP. Vllt. 395 

c^esi celle qui yeut que le prince , étahH pour 
&Ire ex^utcr les lois , propose un officier dans 
chaque trifaoBal pour poursuirre en son nom 
tous les crimes; de sorte que la fonction des*dë*» 
latenrs est inconnue parmi nous ; ei^ si ce ren* 
geur public éloit soupçonné d^ahuser de son 
ministère , on Tobligeroit de nommer son dé* 
noncialeur. 

Dans les lois de Platon (1), ceux qui négli- 
gent d'avertir les magistrats, ou de leur donner 
du secours , doivent être punis (â). Cela ne con- 
▼iendroit point aujourd'hui. La partie publique 
Veille pour les citoyens; elle agît, et ils sont 
tranquilles. 



CHAPITRE IX; 

De la sévérité des peines dans les divers f^ouyernemens. 

La sévérité des peines convient nrieux au gou- 
vernement despotique , dont le principe est la 
terreur, qu*à la monarchie et à la république ^ 
qui ont pour ressort ITionneur et la vertu. 

(i) Livre IX. 

(9) Idée de verta domestique. Les magistiati sont faits pour être 
le recours du peuple, et non le peuple celui des maipstnts. H. 



296 DE l'eSPKIT des lois. 

Dans les états modérés , lamoùr de la pa:trie, 
la honte et la crainte dublânie, sont des motifs 
réprimans , qui peuvent anrêter bien des crimes» 
La plus grande peine d'une mauvaise action sera 
d'en être convaincu. Les lois civiles y corrige- 
ront donc plus aisément , et n'auront pas besoin 
de tant de force. 

Dans ces états, un bon législateur s'attachera 
moins à punir les crimes qu'à les prévenir; il 
s'appliquera plus à donner des mœurs qu'à infli- 
ger des supplices. 

C'est une remarque perpétuelle des auteurs 
chinois ( 1 ) , que plus dans leur empire on voyoit 
augmenter les supplices , plus la révolution étoit 
prochaine. C'est qu'on augmentoit les supplices 
à mesure qu'on manquoit de mœurs. 

Il seroit aisé de prouver que , dans tous ou 
presque tous les états d'Europe , les peines ont 
diminué ou augmenté à mesure qu'on s'est plus 
approché ou plus éloigné de la liberté. 

Dans les pays despotiques , on est si malheu- 
reux que l'on y craint plus la mort qu'on ne re- 
grette la vie ; les supplices y doivent donc être 
plus rigoureux. Dans les états modérés, on 
craint plus de perdre la vie qu''on ne redoute la 

(1) Je ferai voir dans la suite que la Chine » à cet égard , est dans 
(e cas d'une république ou d'une monarchie. 



I.IV. VI, CHAP. IX. 297 

mort en elle-même ; les supplices qui ôtent sim* 
plement la vie y sont donc suffisans. 

Les hommes extrêmement heureux et les 
hommes extrêmement malheureux sont égale- 
ment portes à la dureté (1); témoin les moines 
et les conquérans. Il n^y a que la médiocrité et 
le mélange de la bonne et de la mauvaise fortune 
qui donnent de la douceur et de la pitié. 

Ce que l'on voit dans les hommes en parlicu- 
lier se trouve dans les diverses nations. Chez les 
peuples, sauvages, qui mènent une vie très-dure, 
et chez les peuples des gouvernemens despoti- 
ques , où il n'y a qu'un homme exorbitanunent 
favorisé de la fortune , tandis que tout le reste en 
est outragé, OA est également cruel. La douceur 
' règne dans les gouvernemens modérés. 

Lorsque nous lisons dans les histoires les 
exemples de la justice atroce des sultans , nous 
sentons avec une espèce de douleur les maux de 
la nature humaine. 

Dans les gouvernemens modérés , tout, pour 
uti bon législateur, peut servir à former des 
peines. N'est-il pas bien extraordinaire qu'à 
Sparte une des principales fût de ne pouvoir prê- 
ter sa femme à un autre , ni recevoir celle d'un 
autre ; de n'être jamais dans sa maison qu'avec 

(1) Il y en a bien d'antres raisons. H. 



2g8 D£ l'esphit des lois. 

des vierges ? £n un mot , tout ce que la loi appelle 
une peine est effectÎTement une peine. 



CHAPITRE X. 

Des anciennes lois françaises. 

C'est bien dans les anciennes lois françaises 
que Ton trouve Tesprit de la monarchie. Dans 
les cas où il s^agit de peines pécuniaires, les 
non-nobles sont moins punis que les nobles (i). 
C'est tout le contraire dans les crimes (2) : le 
noble perd l'honneur et réponse en cour, pen- 
dant que le vilain , qui n^a point d'honneur, est 
puni en son corps (?>). 

^i> Si , eomoie p<mr briser mn arrêta les non-noblei dotveat use 
amende de quarante sons, et les nobles de soixante livres. Soœine 
rurale, liv. II, pag. 198, édit. gotb. de Tan i5ia; et Beaumanoir, 
cbap. Lxi , pag. Sog. 

<a) Voyiez ie conseil de Pierre Oesltmtaives, <dia^. xxu , «irtont 
Partielçji^,-— 

(5) Tout cela tenoit à de sots préjugés. H. 



LIT. TI, CH4P. XI. 999 



CHAPITRE XL 
Qnty lorsqu'un peaple est Tertaeux, il faut peu de peines. 

Le peiqile romain avoit de la probité (i). Cette 
probité eut tant de force , que souvent le légîsla- 
teor n^eut besoin qae de loi montrer le bien pour 
le lui (aire suiTrCe II sembloit qu^au lieu d^ordon- 
nances il suffisoit de lui donner des conseils. 

Les peines des lois royales et celles des lois 
des douK tables furent presque toutes ôtées dans 
la république , soit par une suite de la loi Yalé- 
rienne (n) , soit par une conséquence de la loi 
Porcie (3). On ne remarqua pas que la républi- 
que en fiU plus mal réglée , et il n'en résulta au- 
cune lésion de police (4)* 

(i) Qa'est-ce qae la probité d'un peaple? Les Romains oi|t ea 
qael4iaes vertus éclatantes 9 et rien de pins avec lenrs voisins. H. 

If) elle f«t ftitr par Ytifrins Polittciola , Ueôl^ «pris l'evpalsioii 
des rois : elle fot renouvelée deux fois , tenjoars par des ma^strats 
de la même famifle , comme le dit Tite-Live , liv. X, $ 9. Il n'étoit 
pas qaeatioa de loi donner plus de feree « toais d'en perfectionner 
les dispositions. DUigemtiuê stmetam» dit Tile-Live, ihid. 

(5) Lecr Poràa. pro iergo civium lato, Tite-Live, liv. X, S 9* ^Ue 
fot faite en 4^ de la fondation de Rome. 

(4) On oublie toutes ks violcBees exeicées envers les sénateurs et 
le peaple tour à tour, tt9madaimprobè /Iwla. H. 



300 DE t'ESyRIT DES LOIS. 

Celte loi Vale'rienne , qui défendoit auxmagis* 
trais toute vbié de fait conlre un citoyen qui 
avoit appelé au peuple , n'infligeoit à celui qui 
y contreviendroit que la peine d'être réputé mé- 
chant (i). . 



CHA^PITRE XII. 

De la puissance des peines. 

L'EXPÉRIENCE a fait remai^quer que , dans les 
pays où les peines sont douces, l'esprit du ci"- 
toyen en est frappé , comme il l'est ailleurs par 
les grandes (2). 

Quelque' inconvénient se fait-il sentir dans un 
état, un gonvemèmenl violent veut soudain \e 
corriger; et, au lieu de songer à faire exécuter 
les anciennes lois, on établit une peine cruelle 
qui arrête le mal sur-le-champ. Mais on. use le 
ressort du gouvernement : l'imagination se fait 
à cette grande peine , c&mme elle ^'éloit faite a 
la moindre ; et , comme on diminue la crainte 
pour celle-ci, l'on est bientôt forcé d'établir 

(i) Nihil uUrà quàm improbè factum ûdjeeit» Tite-Livé, Uw, X, $9. 
(a) Ce ne sont pas les peines -qui dimûiuent les crimes; c'est le 
genre de vie des peaples et la facilité des sobsistadces* H. 



LIV. VI, GHAP. XII. 3oi 

l^autre dans tous les cas. Les vols sur les grands 
chemins éloienl communs dans quelques ëtats ; 
on 7oulut les arrêter ; on inventa le supplice de 
la roue , qui les suspendit pendant quelque temps. 
Depuis, ce temps.on a yole comme auparavant sur 
les grands chemins. 

De nos jours. la désertion fut très-frëquente : 
on établit la peine de mort contre les déser- 
teurs, et la désertion n'est pas' diminuée. La rai- 
son en est bien naturelle : un soldat, accoutumé 
tous les jours à exposer sa vie, en méprise, ou 
se flatte^ d'en mépriser le danger. Il est tous les 
jours accoutumé à craindre la honte : il falloit 
donc laisser une peine (i) qui faisoit porter une 
flétrissure pendant la vie. On a . prétendu aug* 
menter la peine , et- on l'a réellement diminuée. 

Il ne faut point mener les hommes par les 
voies extrêmes ; on doit être ménager des moyens 
que. la nature, nous donne pour les conduire. 
Qu'on.examine la cause de tous les relâchemens; 
on verra qu'elle vient de Timpunité des crimes , 
et non pas de la modération des peines. 

Suivons. la nature, qui a. donné aux hommes 
la honte comme leur fléau ; et que la plus grande 
partie de la peine soit l'infamie de la souffrir. 

Que , s'il se trouve des pays oii la honte ne 

(i) On fendoît le nex , on coopoit les oreilles. 



5oi2 DE l'espait des lois. 

soit pas une suite du supplice , cela vient de la 
tyrannie , qui a infligé les mêmes peines aux 
scélérats et aux gens de bien. 

£t si TOUS en yojez d^autres où les hommes 
ne sont retenus que par des supplices cruels , 
comptez encore que cela vient en grande partie 
de la violence du gouvernement , qui a employé 
ces supplices pour des fautes légères. 

Souvent un législateur qui veut corriger un 
mal ne songe qu^à cette correction; sts yeux 
sont ouverts sur cet objets et fermés sur les in- 
convéniens. Lorsque le mal est une fois corrigé, 
on ne voit plus que la dureté du législateur : 
mais il reste un vice dans Fétat , que cette du- 
reté a produit ; les esprits sont corrompus , ils 
se sont accoutumés au despotisme. 

Lysandre (i) ayant remporté la victoire sur 
les Athéniens f on jugea les prisonniers ; on ac- 
cusa les Athéniens dWoir précipité tous les 
captifs de deux galères , et résolu en pleine as- 
semblée de couper le poing aux prisonniers 
qu41s feroient. Ils furent tous égorgés ^ excepte 
Adymante, qui s'étoit opposé à ce décret. Ly- 
sandre reprocha à Pbiloclès , avant de le faire 
mourir, qu'il avoit dépravé les esprits et fait des 
leçons de cruauté à toute la Grèce. 

(i) XéDophon, huAéy Iît. II. 



LIV. VI, CHAP. XII. 3o3 

« lies Argiens, dit PlaUrque (i), ayant fait 
» mourir quinze cents de leurs citoyens, les 
)» Athéniens firent apporter les sacrifices d'ex- 
» piation , afin qu'il plut aux dieux de détourner 
» du cœur des Athéniens une si cruelle pensée. » 
Il y a deux genres de corruption : Tun , lors- 
que le peuple n'observa point les« lois ; Tautre ^ 
lorsqu'il est corrompo par les lois : mal incu« 
rable, parce qu'il est dans le remède même. 

CHAPITRE XIII. 

Impuissance des lois japoaaises. 

Les peines outrées peuyent corrompre le des- 
potisme même. Jetons les yeux sur le Japon. 

On y punit de mort presque tous les cri-* 
mes (2), p^rce que la désobéissance à un si 
grand empereur que celui du Japon est un 
crime énormç. Il n'est pas question de corriger 
le coupable, mais de yenger le prince. Ces 
idées sont tirées de la servitude, et viennent 
surtout de ce que , l'empereur étant propriétaire 

(1) GEonM Morakfl» Dû ceux f«i mmênt /«r afikireê d^ii0î, 
( a) Yoyes Kempfer. 



3o4 DE l'esprit des lois. 

de tous les biens, presque tous les crimes se 

font directement contre ses intérêts. 

On punit de mort les mensonges qui se font 
devant les magistrats (i); chose contraire à la 
dëfense naturelle. 

Ce qui n'a point l'apparence d'un crime, est 
là sëyèrement puni : p^ exemple , un homme 
qui hasarde de l'argent au jeu est puni de mort. 

Il est vrai que le caractère étonnant de ce 
peuple opiniâtre, capricieux, déterminé, bizarre, 
et qui braye tous les périls et tous les malheurs, 
semble , à la première vue , absoudre ses légis- 
lateurs de Tatrocité de leurs lois (â). Mais des 
gens qui naturellement méprisent la mort, et 
qui s'ouvrent le ventre pour la moindre fantai' 
sie , sont-ils corrigés ou arrêtés par la vue con- 
tinuelle des supplices? et ne s'y familiarisent- 
ils pas ? 

Les relations nous disent , au sujet de l'édu- 
cation des Japonais, qu'il faut traiter les enfans 
avec douceur, parce qu'ils s'obstinent contre 
les peines; que les esclaves ne doivent point 
être trop rudement traités, parce qu'ils se met- 

(i) Recueil des voyages qui ont servi & l'établissement de la oom- 
paf^nie des Indes, tom. lil , part, n, pag. 4a8. 

(a) N'est-ce pas calomnier la nature humaine pour diminuer l'a- 
trocité de pareilles lois î H. 



LIV. VI, CHÀP. XIII. 3o5 

tent d^abord en dëfease. Bar Tesprît qui doit 
régner dans le gouvernement dooiestique ,. n'au- 
roit'on p!as pu juger de, celui qu^on 4evoit por- 
ter dans le gouyerneinent politique et civil ? 

Un législateur sage auroit cherché à raipe^er 
les. esprits par un juste tempérament des peines 
et des récompenses ; par des^ masimes de phi* 
losophie, de morale et dç celigion, assorties, à 
ces caractères ; par la juste application'des. rè^es 
de rhonneur ; par le supplice de la honte ; par 
la jouissance d'un bonheur constant, et d^une 
douée trahquiUité. c et, s'il ayoijt :<i:aint que lefi*es.-* 
prits, accoutumés, à nlétre arrêtés que; par. ujne 
peine crn^Ue , ne pussent plus Té tre par une plu^ 
douce, il autoit agi (i)d^une>, manière ^o^^^e 
etinseiisible; U auroit, dans les cas partippliers 
les ipltts graciable&^ modéré. la peine, du çrim^l 
jusqu'à ce. qu'ilreul, pu pai^venir à la i^qdifî^i: 
danslous: \^a cas.,. ; . - . ' i-. '■ .:'.-.: « 

Mmi^ lQi4<5lpPtii^n|e.ne cçuiftoît poiiit ;ççs .^fi^7 
s^MTtf ; \\ Uft »iènfl]pa^,p^r,ge;5,yoiies, Il peut ^u- 
sec^de :lui;,;mîkis;C.'içst Jtput c,e .qu^il peut, .faire. 
Au Japon,; i|l afeitiMn.çjffioXfnil estid^vçiyA pt^s 
cruel^jfue Ipitmêw^^H ;. u;- j î, . ï, j :, 

D^î 4me§, p^çtpgL.eQ^^l^ciuRhées eX i;en4.ues 

(i) It«sifM-/%ij^s.biexi^ ceci cpiovike. ^^e.wa^iplç de pratique dans 
les cas où les esprits oat été gâtés par des peines trop rigoufçjvses. 
II. 20 



3o6 DE l'espeit des lois. 

plus atroces n^ont pu être conduites que par 

une atrocité plus grande. 

Voilà Torigine , voila Fesprik des lois du Japon. 
Mais elles ont eti plus de fwreur qiie' de force. 
Elles ont réussi à dëtruii^e le cluristianisme : mais 
des efforts si inouïs sont une preuv^e 4^ leur im* 
puissance. Elles ont voulu ëtablir une bonne 
poKce , et leur fbiblesse a paru encore mieux. 

11 faut lire la relation de Tea^evoe de Tempe- 
reur et dû deyi^ à Mëaco (i). Le nombre de 
ceux qui y furent étouffes, ou tués par des 
gamemeQs , (ut incroyable :' on enleva- les jemies 
filles et, leS' garçons; on les retrouVoit tous le^ 
fotihrs expmés Aknë dès U^tix publics^, » de4 
beures indues, tcr^tmiâ, cousus dfins des sacs 
de toile, afin qu^ils ne connussent • pas- les 
liebx' par où- ik avo'iëttt passe; on vola tùi]^ ce 
qu^on voulut ; en fendit 1^ vénti^ à< dé^ cbeyaux 
pour faire tomber ceux qui leS' ttiôritôient; ou 
renversa des voitures pourdépôuîHer les dames. 
Les Hollandais, à qui t'^n <lli* qu'ils^ île p0u- 
vdieht passer là tifuit' sur dè^'ëcbafailds^' sans 
étrtg assassinés ^ en descendirent, e«c« f" 

Je passerai vite sur un autre trait. •LVmpereur, 
adonné k des pkiàlrè inftmesv i*^*Sè itiarioit 

(i) Recueil des Toyà^ès <jtii ont éertik Vé^hUêêtanétfVét^ cova- 
pagnie des I&dès, tome V,page a. .' -' 



LIV. VI, CHAP. XIII. 307 

point : ii couroit risque de mourir sans succès* 
seur. Le deyro lui envoya deux filles très-belles : 
il en épousa une par respect , mais il n^eut au- 
cun commerce avec elle. Sa Àourricefit chercher 
les plus belles femmes de Tempire : tout ëtoit 
inutile. La fille d^un armurier étonna son goût (1); 
il se détermina, il en eut un fils. Les dames de 
la cour , indignées de ce qu'il leur avoit préféré 
une personne d^une si basse naissance , étoufï<è^ 
rent Tenfent. Ce crimie fut caithé'k l'empereur ; 
il auroit versé un torrent de sang. L'atrocité des 
lois en empêche donc l'exécution. Lorsque la 
peine est sans mesure , on est souvent obligé de 
lui préférer l'impunité. 



«^^^ • m<^<%^^^K^%^«^^^^^»^^^%^<^»^^<^/*^i 



CHAPITRE XIV. 

De l'esprk du sénat de Rbme. 

Sous le consulat d'Âcilius Glabrio et de Pison, 
on fit h loi Acilia (â) pour arrêter les brigue&; 

(1) Recueil des voyages qui^ont servi à l'établissemeot.de la com- 
pagnie des Inde», tome V, page a. 

(a) Les coupables étoient condamnés à une amende; ils ne pou- 
voient plus être admis dans l'ordre des sénateurs , et nommés k au- 
cune magistrature. Dion, llv. XXXVI. 

20. 



3o8 DE L^ESPRIT DES LOIS. 

Dion (i) dit que le sénat engagea les comuls à 
la proposer, parce que le tribun C. Cornélius 
ayoit résolu de faire établir des peines terribles 
contre ce crime, à quoi le peuple étoit fort 
porté. Le sénat pensoit que des peines immodé- 
rées jetteroîent bien la terreur dans les esprits, 
mais qu^elles auroient cet effet, qu'on ne trou- 
Teroit plus personne pour accuser ni pour con- 
damner; au lieu qu'en proposant des peines 
modiques, on auroit des juges et des accusa- 
teurs. 



CHAPITRE XV. 

Des lois des Romains à l'égard des peines. 

Je me trouve fort dans mes maximes lorsque 
j'ai pour moi les Romains (2) ; et je croîs que 
les peines tiennent à la nature du gouverne- 
ment, lorsque je vois ce grand peuple changer 
à cet égard de loi^ civiles à mesure qu'il chan- 
geoit de lois politiques. 

Les lois royales , faites pour un peuple com- 

(1) Dion,liF. XXXVI. 

(a) Ce peuple étoit bien agité pour être un bon modèle* U, 



LIV. VI, CHAP. XV. 5o9 

posé de fugitifs, d^esclaves, et de brigands, fo- 
rent très-sévères. L'esprit de la république au- 
roit demandé que les décemvirs n'eussent pas 
mis ces lois dans leurs douze tables ; mais des 
gens qui aspiroient à la tyrannie n'àvoient garde 
de suivre Tesprit de la république. 

Tite-Live (i) dit, sur le supplice de Melius 
SufFetius, dictateur d'Âlbe, qui fut condamné 
par Tullus Hostilius à être tiré par deux chariots, 
que ce fut le premier et le dernier supplice oti 
l'on témoigna avoir perdu la mémoire de l'hu- 
manité. Il se trompe : la loi des douze tables est 
pleine de dispositions très-cruelles (2). 

Celle qui découvre le mieux le dessein des 
décemvirs est la peine capitale prononcée contre 
les auteurs des libelles et les poètes. Cela n'est 
guère du génie de la république (3) , où le peuple 
aime à voir les grands humiliés. Mais des gens 
qui vouloient renverser la liberté craignoicnt 
des écrits qui pouvoient rappeler l'esprit de la 
liberté (4). 

Après l'expulsion des décemvirs, presque 

(i) Tite-Li?c, «iéc. I, U?. I, § a8. 

(a) On y trouve le supplice du feu , des peines presque toujours 
capitales, le vol puni^de mort, etc. 

(3) Mais du génie patricien. H. 

(4) Sylla, animé du même esprit que les décemvirs ^ augmenta 
comme eux les peines contre les écrivains satiriques» 



3io DE l'esprit des lois. 

toutes les lois qui avoient fixe les peines furent 
ôtëes. On ne les abrogea pas expressément; mais 
la loi Porcia ^yant défendu de mettre à mort un 
citoyçn romain ^ elles n'eurent plus d'applica- 
tion. 

Voilà le temps auquel on peut rappeler ce 
que Tite-Liye (i) dit des Romains, .que jamais 
peuple n'a plus aimé la modération des peines (â). 

Que si l'on ajoutera la douceur des peines le 
droit qu'avoit un accusé de se retirer avant le 
jugement, on verra bien que les Romains avoient 
suivi cet esprit que j^ai dit étr« naturel à la ré* 
publique. 

Sylla, qui confondit la tyrannie, l'anarchie, et 
la liberté, fit les lois Cornéliennes, Il sembla 
ne faire des règlemens que pour établir des» 
crimes (5). Ainsi, qualifiant une infinité d'ac- 
tions du nom de meurtre , il trouva partout des 
meurtriers ; et , par une pratique qui ne fut que 
trop suivie, il tendit des pièges, sema des épines, 
ouvrit des abîmes sur le chemin de tous les ci- 
toyens. 

Presque toutes les lois de Sylla ne portoient 
que l'interdiction de l'eau et du feu. César (4) 

(i) Liv. I,déc. I,S«8. 

(2) Pour eux : mais les esclaves , mais leurs eafans t H. 

(3) Il ne Touloit que faire trembler le peuple. H. 

(4) Parce qu'il en avoit souvent besoin. H. 



LIV. VI, CHAP. XV. Jll 

j afouta la confiscation des biens (i ) , parce que 
les riches gardant dans Texil leur patrimoine, 
ils «Ploient plus hardis à commettre des crimes. 

Les empereurs ayant établi un gouyemement 
militaire (a), ils sentirent bientôt qu^il n^étoit 
pas moins teirible contre eux que contre les su- 
jets ; ils ch«rcbèrent à le tempérer : ils crurent 
avoir besoin des dignités, et du respect qu'on 
avoit pour elles. 

On s'approcha un peu de la monarchie , et 
l'on dirisa les peines en trois classes (3) : celles 
qui regardoient les premières personnes de l'é- 
tat (4) 9 et qui étoient assez douces ; celles qu'on 
infligeoit aux personnes d'un rang inférieur (5), 
et qui éloient plus sévères; enfin ceUes qui ne 
concemoient que les condki^Mis basses (Q) , et 
qui furent les plus rigoureuses. 

Le féroce et insensé Maximin irrita ; pour ainsi 
dire , le gouvernement militaire , qu'il auroit 

(i) Pœnas faeinorum auxit, ekm iœuptetet eo faeiiiùM teôlere se 
obUgartnt , qaàd îniegrit patrinumiis , exutatent Suétone, en Julie 
Cœtare^ Ut, I. 

(s) Ils ne firent qn'obéir ans cif€onstancet. H. 

(3) Voyes la loi 3 , S ^^^ > ^ ^8* ContfiL de $ieariU : et on 
trè§-grand nombre d'autres , an digeste et an code. 

(4) Snblimiores» 

(5) Medios. 

(S) Infimoa. Leg. 3 $ LegU, ma kg^^CùrtM.^é^émnu. 



3l2 DE l'esprit des LOIS. 

fallu adoucir. Le sénat apprenoît, dit Capilo- 
lin (i), que les uns avoient été nlis en croix, 
les autres exposée aux bêtes, ou enfermes dans 
des peaux de bétes récemment tuëes, sans au- 
cun égard pour les dignités. Il sembloit vouloir 
exercer la discipline militaire , sur le modèle 
de laquelle il prétendoit régler- les af&ires ci- 
viles. 

On trouvera, dans les Considérations sur la 
grandeur des Romains et leur décadence (2) , com- 
ment Constantin changea le despotisme militaire 
en un despotisme militaire, et civil, et s'appro- 
cha' de la monarchie. On y peut suivre les di- 
verses révolutions de cet état, et voir comment 
on y passa de la rigueur à Tindolence, et de Fin- 
dolence à l 'impunité. 



CHAPITRE XVI. 

De la juste proportion des peines avec le crime. 

Il est essentiel que les peines aient de Thar- 
monie entre elles (3), parce qu'il est essentiel 

(1) Jal. Gap. Maximini duo, 

(a) Ghap. XVII. 

(3) Oai , s'il entettd qu'elles soient proportionn^el aux crimes* H. 



LIV. VI, CHAP. XVI. 3l3 

que Ton ëvite plutôt un grand crime qu^un moin- 
dre ; ce qui attaque plus la société que ce qui la 
choque moins. 

ce Un imposteur (i), qui se disoit Constantin 
» Ducas, suscita un grand soulèvement à Gons- 
» tantinople. Il fut pris , et condamné au fouet : 
» mais, ayant accusé des personnes considéra- 
» blés, il fut condamné, comme calomjiiateur, à 
» être brûlé. » Il est singulier qu^on eût ainsi pro- 
portionné les peines entre le crime de lèse- 
majesté et celui de calomnie. 

Cela £ût souvenir d^un mot de Charles II, roi 
d^Ângleterre. Il vit, en passant, un homme au 
pilori; il demanda pourquoi il étoit là. « Sire, 
» lui dit-on, c*«st parce qu'il a fait des libelles 
» contre vos ministres. Le grand sot! dit le roi ; 
» que ne les écri voit-il contre moi? on ne lui 
» auroit rien fait. » 

« Soixante-dix personnes conspirèrent contre 
» Tempereur Basile (2) : il les fit fustiger; on 
» leur brûla les cheveux et le poil. Un cerf l'ayant 
» pris avec son bois par la ceinture , quelqu'un 
» de[sa suite tira son épée , coupa sa ceinture , et 
» le délivra : il lui fittrancher latéte , parce qu'il 
»avoit, disoit -il, tiré l'épée contre lui. » Qui 

* (1) Histoire de Nicéphore, patriarche de Gonstantinople. 
(2) Jbid. 



3i4 DE l'esprit des lois. 

pourroit penser que , sous le même prince , on 
eût rendu ces deux jugemens? 

C'est un grand mal parmi nous de £iire subir 
la même peine à celui qui yole sur un grand 
t^emin , et à celui qui vole et assassine. 11 est 
visible que, pour la suretë publique , il &udroit 
mettre quelque différence dans, la peine. 

A la Chine , les yoleurs cruels sont coupes en 
morceaux ( i ) ; les autres , non : cette différence 
fait que Ton y yole , mais que Ton n'y assassine 
pas. 

En Moscovie y où la peine des yoleurs et celle 
des assassins sont les mêmes, on.assassine (â) 
toujours* Lés morts, y dit-on, ne racontent rien. 

Quand il n'y a point de différence dans la 
peine, il faut en mettra dans l'espérance de la 
-grâce. £n Angleterre, on n'assassine point, parce 
que les yoleurs peuvent espérer d'être transpor- 
tés dans les colonies; non pas les assassins. 

C'est' un grand ressort des gouyernemens mo- 
dérés que les lettres' de grâce {3). Ce pouvoir 
que le prince a de pardonner, exécuté av^ec sa- 
gesse, peut avoir d'admirables effîts. Le principe 
du gouvernement despotique , qui ne pardonne 

(i) Le p. Duhalde , tome I , page 6. 

(a) État présent de la grande Rns$ie , par Ferry. 

(3) Elles font plus de mal que de bien. H. 



LIV. VI, CHAP. XVI. 3l5 

pas , et à qm on ne pardonne jamais , le pme 
de ces ayanUges. 



CHAPITRE XVII. 

De la torture ou question contre les criminels. 

Parce que les hommes^ sont mëchans, la loi 
est obligée de les supposer meilleurs qu^ils ne 
sont. Ainsi la déposition de deux témoins su£Gt 
dans la punition de tous les crimes. La loi les 
croit, comme s^ils parloient par la bouche de ^ 
la vérité. L'on juge aussi que tout enfant conçu 
pendant le mariage est légitime : la loi a con- 
fiance en la mère, comme si elle étoit la pudicité 
même. Mais la question contre les criminels 
n'est pas dans un cas forcé comme ceux-ci. Nous 
voyons aujoiu^d'hui une nation (i) très-bien pq- 
licée la rejeter sans inconvénient. Elle n'est donc 
pas nécessaire par sa nature (â). 

(i) La nation anglaise. 

(3) Les citoyens d'Athènes ne pouvoieot être mis à la question 
(Lysias , orat. in Argorai,)^ excepté dans le crime de lèse-majesté. 
On donnoit la question trente jours après la condamnation. (Gnrius 
Fortuuatns, rhetor, tehoL Hb. II, ) Il n'y avoit pas de question pré- 
paratoire. Quant aux Romains, la loi 3 et 4 a'' '^^* Juliam majest. 
fait Toir que la naissance , la dignité , la profession de la milice , 



3i6 DE l'esprit des lois. 

Tant d'habiles gens et tant de beaux génies 
ont écrit contre celte pratique, que je n*bse par- 
ler après eux. J'allois dire qu'elle pourroit con- 
yenir dans les go^ivememens despotiques, où 
tout ce qui inspire la crainte entre plus dans 
les ressorts du gouvernement; f allois dire que 
les esclaves , chez les Grecs et chez les Romains... 
Mais j'entends la voix de la nature qui crie contre 
moi. 

CHAPITRE XVIII. 

Des peines pécuniaires ^ et des peines coqporelles. 

Nos pères lés Germains n'admettoient guère 
que des peines pécuniaires. Ces hommes guer- 
riers et libres estimoient que leur sang ne devoit 
être versé que les armes à la main. Les Japo- 
nais (i), au contraire, rejettent ces sortes de 
peines , sous prétexte que les gens riches élude- 
roient la punition. Mais les gens riches ne crai- 
gnent-ils pas de perdre leurs biens ? Les peines 

garantissoient de la qoestion , si ce n'est dans le cas de crime de lèse- 
majesté. ( Voyez les sa^es restrictioas que les lois des Wisigotlia 
• mettoîent k cette pratique. ) 
(0 Voyez Kempfer. ' 



LIV. VI, CHAP. XVIII. 3l7 

pécuniaires ne peurent-elles pas. $e proportion^ 
ner aux fortunes? Et enfin, ne peut'-on pas 
joindre Finfamie à ces peines ? 

Un bon législateur prend un juste milieu : il 
n^ordonne pas toujours des peines pécuniaires ; 
il n^inflige pas toujours des peines corporelles. 



CHAPITRE ^IX. 

De la loi du talioo. 

Les états despotiques, qui aiment les lois 
simples, usent beaucoup de la loi du talion (i); 
les états modérés la reçoiyeni quelquefois : mais 
il y a cette différence, que les premiers la font 
exercer rigoureusement, et que les autres loi 
donnent presque toujours djes ^ejrnpéramens. , 

La loi des doi^e tables en admetloit deux: 
elle ne condamnoit au talion que lôrsqu on pV 
voit pu apaiser celui qui se plaignoit (2). On pou- 
voit, après la condamnation, payer les dom- 

(1) Elle c»t établlo dan» l'Alcomn. ( Voy. le chapitre de la Vache .) 
(») Simêmbram mpit ni càm eo fMwetj iaUo eêto. Auhi-Gelle , 
tiT.XX,ch. 1. 



3i8 DE l'£Sprit bes lois. 

mages et intërêls (i), et la peïae corporelle se 
convertissoit en peine pëc^iniaire (2). 



CHAPITRE XX. 

De la punition des pères pour leurs enfans. 

On punit à la Chine les pères pour les fautes 
de leurs enfans (3). C'ëloit l'usage du Pérou (4j. 
Ceci est encore tiré des idées despotiques. 

On a beau dire qu^on punit à la Chine les 
pères pour n'avoir pas fait usage de ce pouvoir 
paternel que la nature a établi, et que les lois 
mêmes y dtit aiigmènté V cela' suppose toujours 
qull n'y a' point d'honneur c^hez les Chinois. 
Parmi ïibus, les pè^es dont les enfans sont con- 
damnés au' supplice, et les enfans (5) dont les 
pères ont subi le même sort, sont aussi putiis 
par la honte qu'ils le seroierit à la - Chine par la 
perte de la vîe. 

■ (ï) Aulu-Geliev 1*^.; XJL; tih*,K ■ 

(2) Voyez aussi la loi des Wisigoths , liv. VI , tit. i¥, §^3 et 5. 

(3) On n'est pas plus ayancé à la Chine qu'ailleurs. H. 

(4) Voyez Gai^ilasso , Histoire des guerres civiles des Espagnols* 

(5) A« lieu de les punir , disoit Platon , il lîuit L»s louer 4e ne pas 
ressembler à leur père. (Liv. IX des Lois. ) 



LIT. YI, CHAP. XXI. 5l9 

CHAPITRE XXI. 

De la démenée dn prfA». 

La clëmence est la qualité distinctiye des 
monarques {i).Dans la rëpablique, où Ton a 
pour principe la vertu, elle est moins nécessaire* 
Dans Pétat despotique, où règne la crainte, elle 
est moins en usage , parce qu'il £iut contenir les 
grands de Tétat par des exemples de sévërité* 
Dans les monarchies, où Top. est gouyemé par 
rhonneur, qui souvent exige ce qiie la loi dé- 
fend, elle est plus nécessaire. La disgrâce y est 
un équivalent à la peine : les formalités mêmes 
des jug^mens y sont des punitions. C^est là 
que la hqnte vient de tpus côtés pour former 
ài^$ genres particuliers de peines. . 

Les grands, y sont si» fqrt punis par la dis* 
grâce(2),.parlap!erie souvent imaginaire de leur 
fortune, de leur crédit, de leurs habitudes, de 
leurs plaisirs, que 1^ rigueur à leur ^gard. est inu* 

(i) lis ne l'exercent qu'envers les grands. H. 

(3) Que devient le pouvoir des lois quand le peupU voit son 
pareil conduit à l'échafand pour le iném« crime qui envoie un grand 
en exil ? H. 



3âo DE l'esprit des lois. 

tile : elle ne peut servir qu'à ôter aux sujets Fa- 
mour qu^ils ont pour la personne du prince , et 
le respect qu'ils doivent avoir pour les places. 

Comme Finstabilité des grands est de la nature 
du gouvemenAnt despotique, leur suretë entre 
dans la nature de la monarchie. 

Les monarques ont tant à gagner par la clë- 
mence (i), elle est suivie de tant d'amour, ils 
en tirent tant de gloire, que c'est presque tou- 
jours un bonheur pour eux d'avoir l'occasîou 
de l'exercer; et on le peut presque toujours 
dans nos contrées. 

On leur disputera peut-être quelque branche 
de l'autorité , presque jamais l'autorité entière; 
et si quelquefois ils combattent pour la cou- 
ronne, ils ne combattent point pour la vie. 

Mais , dira-t-on , quand faut-il punir ? quand 
faut-il pardonner ? C'est une chose qui se fait 
mieux sentir qu'elle ne peut se prescrire. 
Quand la clémence a dies dangers, ces dangers 
sont très -visibles. On la distingue aisément de 
cette foiblesse qui mène le prince au mépris et à 
l'impuissance même de punir. 

L'empereur Maurice (2) prit la résolution de 

(1) Ils ont plasè gagner par la justice. H. 
(a) Évagre , Hûtoire. 



LIY. YI, CHAP. XXI. 521 

ne verser jamais le sang de ses sujets. Anas- 
tase (i) ne punissoît point les crimes. Isaac 
TÂnge jura que, de son règne, il ne feroit mou- 
rir personne. Les empereurs grecs ayoient ou- 
blié que ce nVtoit pas en yain qu^ils portoient 
l'épëe(2). 

(i] Fragm. de Suidas , dans Goostantc Porphyrog. 

(a) J'aimerois autant le raisonnement de ces nitramontains qui 
donnent les deux pooToirs an pape, parce qu'il » deuic cle£i et que 
saint Pierre avoit deux épées. H. 



II. 



ai 



522 DE l'esprit DES LOIS. 



LIVRE VIL 

CONSÉQUENCES DES DIFFERENS PRINCIPES DES 
TROIS GOUVERNEBfENS PAR RAPPORT AUX 
LOIS SOMPTU AIRES, AU LUXE, ET A LA COÎî- 
DITION DES FEMMES. 



CHAPITRE I. 

Du luxe. 

Le luxe (i) est tpujours en proportion avec 
Finëgalitë des fortunes. Si dans un état les ri- 
chesses sont également partagées , il n'y aura 
point de luxe; car il n'est fondé que sur les 
commodités qu'on se donne par le travail des 
autres. ^ 

Pour que les richesses restent également par- 
tagées , il faut que la loi ne donne à chacun que 
le nécessaire physique. Si l'on a au delà, les 

(i) Qu'est-ce qae le luxe 7 Montesquieu n'en dit rien. De là va» 
inexactitude .étonnante et des lieux communs. H. 



LIV. VII, CHAP. I. 323 

uns dëpenseront , les autres acquerront, et l'iii- 
ëgalitë s'établira. 

Supposant le nécessaire physique égal k une 
somme donnée , le luxe de ceux qui n'auront 
que le nécessaire sera égal à zéro ; celui qui aura 
le double aura un luxe égal à un ; celui qui aura 
le double du bien de ce dernier aura un luxe égal 
à trois ; quand on aura encore le double , on aura 
un luxe égal à sept : de sorte que le bien du par- 
ticulier qui suit, étant toujours supposé double 
de celui du précédent, le luxe croîtra du double 
plus une unité, dans cette progression o , i , 3, 
7, i5, 3i , 63, 127. 

Dans la république de Platon ( 1 ) , le luxe au- 
roit pu se calculer au juste. Il y ayoit quatre sortes 
de cens établis. Le premier étoit précisément le 
terme où finissoit la pauvreté; le second étoit 
double ; le troisième, triple ; le quatrième, qua- 
druple du premier. Dans le premier cens, le 
luxe étoit égal à zéro ; il étoit égal à un dans le 
second , à deux dans le troisième , à trois dans 
le quatrième ; et il suiyoit ainsi la proportion 
arithmétique. 

En considérant le luxe des divers peuples (2) 

(1) Le premier cens étoit le sort héréditaire ea terre; et Phtofi 
ae TOUioit pas qu'on pût avoir en antres eflRets'plus da triple du sort 
héréditaire. ( Voye» ses Lois , liv. IV. ) 

(a) Le luxe proprement dit n'est autre chose , dans une nation 



21. 



3â4 DE l'esphit des lois. 

les uns à regard des autres, il est dans chaque* 
état en raison composée de Tinégalité des foi^ 
tunes qui est entr^ les citoyens, et de Tinëga- 
lité des richesses des divers états. En Pologne, 
par exemple, les fortunes sont d^ une inégalité 
extrême ; mais la pauvreté du total empêche quMl 
n^y ait autant de luxe que dans un état plus riche. 

Le luxe est encore en proportion avec la gran- 
deur des villes, et surtout de la capitale ; en sorte 
qvCil est en raison composée des richesses de 
Tétat, de Tinégalité des fortunes des particuliers, 
et du nombre d^hommes qu'on assemble dans» 
de certains lieux. 

Plus il y a d'hommes ensemble, plus ils sont 
vains, et sentent naître en eux Tenvie de se si-' 
gnaler par.de petites choses (i). S'ils sont en si 
grand nombre que la plupart soient inconnus 
les uns aux autres , l'envie de se distinguer re- 
double , parce qu'il y a plus d'espérance de réus- 
sir. Le luxe donne cette espérance, chacun prend 

comme dans les particuliers , que là préfi^oce donoée aux saper- 
fluitès, aux plaisirs d'éclat^ sur les besoins , sur les plaisirs simples 
et naturels. II. 

(i) Dans unegi-ande ▼ille, dit l'auteur de la fable des Abeilles, 
tom. I« p9g. i33, on s'babille au-dessus de s» qualité pour être 
estimé plus qu'on n'est par la multitude. C'est un plaisir pour un 
esprit foible , presque aussi grand que celui de l'accompliMettieat 
de ses désirs. 



LIV. VII, CHAP. I. 325 

les marges de la condition qui précède la sienne. 
Afais , à force de Touloir se distinguer, tout de- 
Tient égal, et on ne $e distingue plus : comme 
tout le monde reut se faire regarder, on ne re- 
marque personne. 

Il résulte de tout cela une incommodité géné- 
rale. Ceux qui excellenr dans une profession 
mettent à leur art le prix qu*ils veulent ; les plus 
petits talens suivent cet exemple ; il n^y a plus 
d^harmonie entre les besoins et les moyens. Iiors- 
que je suis forcé de plaider, il est nécessaire que 
je puisse payerun avocat ; lorsque je suis malade^ 
il faut que je puisse avoir un médecin. 

Quelques gens ont pensé qu^en assemblant 
tant de peuple dans ui^e capitale , on diminuoit 
le commerce, parce que les hommes ne sont 
plus à une certaine distance les uns des autres. Je 
ne le crois pas : on a plus de désirs, plus de be? 
soins, plus de £aintaisies, quand on est ensemble « 



5a6 DE l'i^sprit des lois. 

CHAPITRE II. 

Des lois somptuaires dans la démocratie. 

Je viens de dire que dans les républiques , où 
les richesses sont également partagées ( i ) , il ne 
peut point y avoir de luxe ; et, comme on a vu 
au livre cinquième (2) que cette égalité de dis- 
tribution' faisoit l'excellence d'une république, il 
suit que moins ily a de luxe dans une république, 
plus elle est parfaite* Il n'y en avoit point chez les 
premiers Romains, il n'y en avoit point chez les 
Lacédémoniens (3) ; et dans les républiques où 
l'égalité n'est pas tout-à-fait perdue , l'esprit de 
commerce , de travail, et de vertu, fait que chacun 
y peut et que chacun y veut vivre de son propre 
bien , et que par conséquent il y a peu de luxe. 

Les lois du nouveau partage des champs, de- 
mandées avec tant d'instance dans quelques repu* 
bliques, étoient salutaires par leur nature. Elles 
ne sont dangereuses que comme action su- 

(i) Qne signifie ce chapitre entier f L'égalité des richesses est une 
chimère ; le partage des terres ne vaut rien , ni comme action , ni 
comme loi. H. 

(a) Chapitres III et IV. 

(3) Les uns étoient pauvres , et les autr6s fous. H. 



LIV. VII, GHAP* II. 33f7 

bîte (i). £n ôiant tout à coup tes richesses aux 
uns , et augmeulant de même celles des autres , 
elles font dans chaque famille une révolution, 
et en doivent produire une générale dans Tétat. 

A iBesure que le luxe s'établit dans une ré- 
publique , Tesprit se tourne vers Tintérét parti- 
culier. A des gens à qui il ne faut rien que le 
nécessaire , il ne reste à ^ésirer que la gloire de 
la patrie et la sienne propre. Mais une, âme cor- 
rompue par le luxe a bien d'autres désirs:. bien- 
tôt elle devient ennemie des loisqui la gênent. Le 
luxe que.la garnison de Rhége commença. à cou- 
noitre fit qu'elle en égorgea les habitans. 

Sitôt que les Romains furent corrompus, leurs 
désirs devinrent immenses (2). On en peut juger 
par le prix qu'ils mirent aux choses. Une cruche 
de vin de Falerne (3) se vendoit cent deniers 
romains ; un baril de chair salée du Pont en 
coûtoit quatre cents ; un bon cuisinier , quatre 
talens ; les jeunes garçons n'avoient point de 
prix. Quand , par une impétuosité (4) générale , 

(1) Quand il sera libre de suivre son intérêt, mais qu'on ne per« 
mettra pas à Tintérèt ' d^être législateur, le luxe fera peu de ra- 
vages. H. 

(a) G'étoit la faute des lois. Les Romains parvinrent Ji la fortune 
comme d'insdens parvenus ; ils en jouirent dé même. H. 

(5) Fragment de Diodore , rapporté par Gonst. Porph., Extrait des. 
vertus et des vices. 

(4) Cùm maximus omnium impeius ad luxuriam cssiet y ibidi 



3a8 DE L^ESPRIT DES LOIS* 

tout le monde se poitoit à la^volu^itë , que deve- 
noit la vertu? •' 



CHAPITRE III. 

' * Des lois somptuaires dans raristocratie. 

L*ARiSTOCKATIEmal constituée a ce malheur, 
que lés nobles y ont les richesses (î)» ^^ ^^^ c^"" 
pendant ils ne doivent pas dépenser ; le luxe , 
contraire à Tesprit de modération , en doit être 
banni. Il n'y a donc que des gens très-pauvres 
qui ne peuvent pas recevoir, et des gens très- 
riches qui ne peuvent pas dépenser. 

A Venise , les lois forcent les nobles à la mo- 
destie (a). Us se sont tellement accoutumés à 
IVpargne qu'il n'y a que les courtisanes qui 
puissent leur faire donner de l'argent. On se sert 
de cette voie pour entretenir l'industrie (5) : les 
femmes les plus méprisables y dépensent sans 
danger , pendant que leurs tributaires y mèpent 
la vie du monde la plus obscure. 

(i) Sur chaque gouyememeqt MoAteiqiiiea n*a qa'nn seul mo- 
dèle. H 
(a) G*e>t qu'ils soot égaaz en poutoir et ioégaaz en fortune. H. 
(3) Gela aeroit bien à reboi^v du bon sens* H. 



LIV. VII, GHAP. III. 329 

Les bonnes rëpubUques grecques avoient à 
cet égard des institutions admirables. Les riches 
employoient leur argent en fêtes , en chœurs de 
musique , en chariots , en chevaux pour la course , 
ep magistrature onëreuse (i). Les richesses y 
ëtoient^ussi à charge que la pauVretë. 



CHAPITRE IV. 

Des loi» somptuaires dans les monarchies. 

« Les Suions ,* nation germanique , rendent 
» honneur aux richesses (2) , dit Tacite (3) ; ce qui 
»fait qu^ils vivent sous le gouvernement d'un 
)) seul. » Gela signifie bien que le luxe est singu- 
lièrement propre aux monarchies, et qu'il n'y 
faut point de lois somptuaires. 

Comme , par la constitution des monarchies , 
les richesses y sont inégalement partagées , il 
faut bien qu'il y ait du luxe (4). Si les riches n'y 

(i) Bllet ne les forçoient pas. C'était pour plaire an peuple. H. 
(a) Tacite ne prend-il pas l'effet pour ^ caose ? H. 

(3) De moribus Germanorum^ % 44* 

(4) C'est bien une nécessité qne ce partage inégal amène le luxe y 
quand la lumière et la liberté ne régnent pas. — Les folles dépenses 
occasionent les grandes misères , pafce que les colifichets sont 



33o DE l'esprit des lois. 

dépensent pas beaucoup , les pauvres mourront 
de îaim. Il faut même que les riches y dépensent 
à proportion de Tinégalitë des fortunes; et que, 
comme nous avons dit, le luxe y augmente dans 
cette proportion. Les richesses particulières n'ont 
augmenté que ^arce qu'elles ont ôté à une partie 
des citoyens le nécessaire physique : il faut donc 
qu'il leur soit rendu. 

Ainsi, pour que l'état monarchique se sou- 
tienne, le luxe doit aller en croissant, du labou- 
reur à l'artisan, au négociant, aux nobles, aux 
magistrats , aux grands seigneurs , aux traitans 
principaux , aux princes ;' sans quoi tout seroit 
perdu. 

Dans le sénat de Rome , composé de graves 
magistrats, de jurisconsultes , et d'hommes pleins 
de l'idée des premiers temps , on proposa , sous 
Auguste , la correction des mœurs et du luxe des 
femmes. Il est curieux de voir dans Dion (i) avec 
quel art il éluda les demandes importunes de ces 
sénateurs. C'est qu'il fondoit une monarchie , et 
dissolvoit une république. 

Sous Tibère , les édiles proposèrent % dans 
le sénat, le rétablissement des anciennes lois 

mieux payé< qae les denréet. — Il faat qne les dépenses concourent 
à la reproduction des choses utiles et nécessaires. H. 
(i) Dion Gassins^ Im LIV. 



LIV. VIT, CHAP. IV. 33l 

somptuaires (i). Ce prince, qui avoit des lu- 
mières , s^y opposa. « LVtat ne pourroit subsis-^ 
»ter, disoit-il, dans la situation où sont les 
» choses. Comment Rome pourroit -elle vivre ? 
» comment pourroient vivre les provinces ? Nous 
» avions de la frugalité lorsque nous étions ci- 
»toyens d^une seule ville : aujourd'hui nous con^ 
» sommons les richesses de tout Tunivèrs ; oii 
» fait travailler pour nous les maîtres et* les es- 
» claves (2). » Il voyoit bien qu'il ne falloit plus de 
lois somptuaires. 

Lorsque, sous le même empereur, on pro- 
posa au sénat de défendre aux gouverneurs de 
mener leurs femmes dans les provinces , à cause 
des déréglemens qu'elles y apportoient , cela fut 
rejeté. On dit « que les exemples de la dureté 
» des anciens avoient été changés en une façon 
» de vivre plus agréable (3). » On sentit qu'il fal- 
loit d'autres mœurs. 

Le luxe est donc nécessaire dans les état^ mo*- 
iiarchiques, il Test encore dans les états despo- 
tiques (4)* Dans les premiers , c'est un usage que 

(i) Tacite , Ann. , liv. III , S 44- 

(1) Il donbé Mén d'antres raîsoiis dont MoiiteB<]^îeu , comme â 
son ordinaire, ne prend que ce qui convient à son système. H. 

(3) MuHa duritiei veierum meliàé et tœtiks mutata. Tacite, Ann., 
liv. III, S 54. 

(4) Quand les hommes sont peu éclairés sur les sources du 



53â DE L^ESPRIT DES LOIS. 

Ton fait de ce qu^oa possède de liberté ; dans 
les autres , c^est un, abus qu'on fait de$ avantages 
de sa servitude ; lorsqu'un esclave , choisi par 
son maître pour tyranniser ses autres esclaves , 
incertain pour le lendemain de la fortune de 
chaque jour , n'a d'autre félicite que celle d'as- 
souvir l'orgueil f les désirs et les voluptés de 
chaque jiQ.ur. 

Tout ceci mène à une réflexion : les répu- 
bliques finissent par le luxe ; les monarchies , par 
la pauvreté (i). 

CHAPITRE V. 

Dans quels cas les bis somptuaires sont utiles dans une 
monarchie. 
*• 
Ce fut dans l'esprit de la république , ou dans 
quelques cas particuliers , qu'au milieu du trei- 
zième siècle on fit en Âtagon des lois somp- 
tuaires,. Jacques P' ordonna que le roi , ni aucun 
de ses sujets , ne pourroient manger plus de 
deux sortes de viandes à chaque repas , et que 

bonhçar , et que les gouvernement favorUent Hnégalité 4es ri- 
chesses. H. 

(i) OpuUntia pt^iiura mox egestaUm* Florata lir. III, c, zii. 



LIV. VII, CHAP. V. 333 

chacune ne seroît préparée que d'une seule ma- 
nière , k moins que ce ne fût du gibier quW eût 
ttié soi-même (i). 

On a fait aussi de nos jours en Suède des lois 
somptuaires ;mais elles ont un objet différent de 
celles d'Aragon. 

Un ëtat peut faire des lois somptuaires dans 
Tobjet d'une frugalité absolue : c'est l'esprit des 
lois somptuaires des républiques ; et la nature 
de la chose fait voir que ce fut l'objet de celles 
d'Aragon. 

Les lois somptuaires peuvent avoir aussi pour 
objet une frugalité relative , lorsqu'un état , sen- 
tant que des marchandises étrangères d'un trop 
haut prix demanderoient une telle exportation 
des siennes , qu'il se priveroit plus de ses be- 
soins par celles-ci qu'il n'en satisferoit par celles- 
là, en défend absolument l'entrée; c'est l'esprit 
des lois que l'on a faites de nos jours en Suède (2). 
Ce sont les seules lois somptuaires qui convien- 
nent aux monarchies. 

£n général , plus un état est pauvre , plus il 
est ruiné par son luxe relatif; et plus par con- 

(1) Constitution de Jacques I*', de l'an i934, art. 6, dans Marca 
Hîsp., p. i4a9« 

(3) On y a défendu les vins exquis , et autres marchandises pré- 
cieuses. 



334 ' DE l'esprit des lois. 
sëquent il lui faut de lois somptuaires rela- 
tives (n). Plus un ëtat est riche, plus son luxe 
relatif renrichit; et il faut bien se garder d'y 
faire des lois somptuaires relatives. Nous expli- 
querons mieux, ceci dans le livre sur le com- 
merce (2). U n'est ici question que du luxe ab- 
solu. 

CHAPITRE VI. 

Du luxe à la Chine. 

Des raisons particulières demandent des lois 
somptuaires dans quelques états (3). Le peuple , 
par la force du climat , peut devenir si nom- 
breux, et d'un autre côte les moyens de le faire 
subsister peuvent être si incertains, qu'il est bon 
de l'appliquer tout entier à la culture des terres. 
Dans ces états le luxe est dangereux , et )es lois 
somptuaires y doivent être rigoureuses. Ainsi , 
pour savoir s'il faut encourager le luxe ou le 

(1) Des lois sages empêcheroient le luxe sans le défendre. H. 
(a) Voyez liv. XX. 

(3) Montesquieu suppose- toujours qu'on peut tout faire avec des 
lois, même contre la nature des choses. H. 



LIV. VII, CHAP. VI. 335 

proscrire, on doit d'abord jeter les yeux sur le 
rapport qu'il y a^ entre le nombre du peuple , et 
la facilite de le £iire vivre. En Angleterre le sol 
produit beaucoup plus de grains qu'il ne faut 
pour nourrir ceux qui cultivent les terres, et 
ceux qui procurent les vétemens : il peut donc 
y avoir des arts frivoles , et par conséquent du 
luxe. £n France il croit assez de blë pour la 
nourriture des laboureurs et de ceux qui sont 
employés aux manufactures : de plus, le com- 
merce avec les étrangers peut rendre pour des 
choses jGrivoles tant de choses nécessaires , qu'on 
n'y doit guère craindre le luxe. 

A la Chine, au contraire, les femmes sont si 
fécondes (i), et l'espèce humaine s'y multiplie 
à un tel point , que les terres , quelque cultivées 
qu'elles soient , suffisent à peine pour la nourri- 
ture des habitans. Le luxe y est donc pernicieux , 
et l'esprit de travail et d'économie y est aussi 
requis que dans quelques républiques que ce 
soit (2). Il faut qu'on s'attache aux arts néces- 
saires , et qu'on fuie ceux de la volupté. 

Voilà l'esprit des belles ordonnances des em- 
pereurs chinois. « Nos anciens , dit un empereur 

(1) Y font-elles denx eofans à la fois ? H. 
(a) Le luxe y a toujours été arrêté. . 



336 DE L^ESPRTT DES LOIS. 

» de la famille desTang(i), tenoient pour maxime 
y» que , sUl y avoit un homme qui ne labourât 
» point , une femme qui ne s'occupât point à filer, 
» quelqu'un soufifroit le firoid' ou la faim dans 
» Tempire.*.. » Et» sur ce principe ,il fit détruire 
une infinité de monastères de bonzes. 

Le troisième empereur de la vingt -unième 
dynastie (â) , à qui on apporta des pierres pré- 
cieuses trouvées dans une miné, la fit fermer, ne 
voulant pas fatiguer son peuple à travailler pour 
une chose qui ne pouvoit ni le nourrir ni le vêtir. 

«Notre luxe est si grand, dit Kiayventi (3), 
»que le peuple orne de broderies les souliers 
»* des jeunes garçons et des filles qu'il est obligé 
» de vendre. » Tant d'hommes* étant occupés k 
Élire des. habits pour un seul , le moyen qu'il n'y 
ait bien des gens qui manquent d^habits ? U y a 
dix hommes qui mangent le revenu des terres , 
contre un laboureur (4) : le moyen qu'il n'y ait 
bien des gens qui manquent d'alimens ? 

(i) Dans'une ordonnance rapportée par le P. Duhalde , tonci. II, 

pag- 497- 

(a) Histoire de la Chine, Tingt-unième dynastie, dans TouTrage 
du P. Duhalde , tom. I. 

(3) Dans un discours rapporté par le P. Duhalde, t. II , p. 4i8. 

(4) Si le laboureur suffit pour nourrir dix hommes , qu'im- 
porte F H. 



LIY. Vil, CHAP. VII. 337 

CHAPITRE VIL 

Fatale ct)nséquence du lux« à la-Cfai&e» 

On voit 1 4aM rhisloire de la Chine ( i ) , qu'elle 
a eu Tingt-deùx dynastiei^ qui se sont succède ; 
c^eAt-à-'dire qu'elle a ëprouvë vingt-deux révolu-»- 
tioïi^ géxiëralesv sans co'mpter une infinité de 
paitkulières. -Lès trois premières dytiasties du» 
rèreni assez long-temps , parce qu'elles furent sa- 
gement gouvernées /et que Tempîre étoit moins 
étendu qu'il ne; le fut depuis é l^s^is on peut dire , 
en général , que toutes ces dynasties commen- 
cèrent assez bie^n^ La.vertu, l'attention, la vigi- 
lance j sont nécessaires à la Chine : elles y étoient 
d^us le .Qo^mençemient des dynasties , et elles 
maiiquoientà U fin^i^n effei,; il étoit ns^turel que 
des ; empereurs nourris dans les fatigues de la 
gueinre.9 qui* parvenoipnt à faire descendre du 
traîne une famille noyée dans les délices, con- 
servassent la vertu qu'ils avqient éprouvée si 
i^tile , e(% craignissent les voluptés qu'ils avoient 
vues. si funestes. Mais, après ces trois ou quatre 

(1) Oo parle toujours de la Gtiifie en aveugle. H. 

H. aa 



358 DE L^fiSlPAlt bES LOIS. 

premiers princes , la corruption , le luxe , Toisî- 
vetë,les délices, s'emparent des successeurs (i); 
ils. s'enferment dans le palais ; leur esprit s'af- 
foiblit , leur vie s'accourcit , la famille décline ; 
les grands s'^lèyent , les eunuques s'accréditent, 
on ne met sur le trône que des enfans ; le palais 
d^^vient enlniemi de l'empire , un p^ujple oisif ijjui 
l'babite ^. r^ine celui. qui travaille ; l'eimpereur est 
tu^c^u détruit pat un usurpateur ^ ^w fondée une 
£lmille, d^nt le trpisiènie pu qujitrième succès-* 
seqr va dans le eaâikie palai;^ «e renfermer €atore« 



CËAÏ^ITRE VlII 

l>e là coûtinènôe publique. 

ït y a tàtlt dMttiptèrfectîôttis atlâthééë à ik p^ttt 
de la tfettù dâHs leis feilimcSv tèuie feur âme 
enie&t si fot* dégrâdëfe, tfe point priiitipàl été 
ètt fkît tomber tàtit d'aàttiéà; ^ùt. Tott peut te- 
gârder, dans ùti ftat populaire, l'incoïitinfeUcfc 
publitjUfe tomme lé déinifer des hiàlh^f», H là 
certitude d'un châtigêtaetit dans la (rôùstitutiôû. 

Aià'sii les bons législateurs y ont'ils fexigé Aes 

(i) Voilà bien les nlrà;trt^^«8 pltis ïibsiirdes deè|^biek. fi. 



LIV. VII, CHAP. VIII. 359 

{emmcs une ceruine gravite de ndmr^ (i). lis 
ont proscrit de leurs républiques not^isealemetit 
le yice, mais ^apparence ttéme du ticev lis ont 
banni josqu^à ceconvaierce de galanterie qui pro* 
duit Toisivelé , qui feit que les- icmmes corroia^ 
pent avant même d'être corrompues , qui donne 
un prix à tous les riens , et rabaisse ce qui est 
important^ et qui fait que Tonne se conduit plus 
que sur les maximes du ridicule , que les femmes 
entendent si bien à établir. 



■*%.'%^%'V^%.- 



CHAPITRE IX. 

De la eottdition des femmes dans k^diters gouvernetnefis. 

Lss feqames ont peu de retenue dans les mo^ 
narchies ^ parce que la distinction des rangs les 
appelant à la cour, elles y vont prendre cel es- 

(1) tie» bonft lèglslatenrs n'exigent point une certaine gravité de 
MsaH : ili m bornent à étAbiir , par des lois InSirectes , lu patate 
des mœurs ; et cela est plus aisé qu'on ne croit. Avec cette gravité 
de mœurs , la société domestique est dure , impérieuse , tyrannique; 
et dé n'est |Mn là le htÊt d\ine bonne légishtion^ iita ce n'est p^s le 
btt^ de la nature. Que si l'on me demande comment en établit la 
pureté des mœurs par des lois indirectes, je réponds ^ue c'est en 
favorisant les mariages et le divorce , en rendant les successions 
égales entre frères et sœttfs , les bbarges noù héréditaires , et Surtout 
l'institution nationale bien éclairée. H* 



34ô DE L^ESPRIT DES iOIS. 

{Hnt. de liberté (i) , qui e^t ià peu. près le^ seul 
qu^oay. tolèi?e. Chacun se sert dé leurs agrémèos 
et de leurs. passions pour avancer sa fortune ;.et, 
coinii^eJe:ur,ibibles&e neJeur permet pas l'or- 
gueil , mais lavanitë , le luxe y règne toujours ave^ 
elles. ' < 

Diat^s les états despotiques, les femmes n'in-* 
tiro^uisent point le luxe ; mais elles sont elles- 
mêmes un objet du luxe. Elles doivent être ex- 
trêmement esclaves. Chacun suit l'esprit du gou- 
vernement , et porte chez soi ce qu'il voit établi 
ailleurs. Comme les lois y sont sévères et exécu- 
tées sur-le-champ, on a peur que la liberté des 
femmes n'y fasse des affaires (2). Leurs brouil- 
leries , leurs indiscrétions , leurs répugnances , 
leurs penchans , leurs jalousies , leurs piques , 
cet art qu'ont les petites âmes d'intéresser les 
grandes , n'y sauroient être sans conséquence; ^ 

De plus , comme dans ces états lés princes 
se jouent de la nature humaine , ils ont plusieurs 
femmes ; et mille considérations les obligent de 
les renfermer. 

Dans les républiques , les femmes sont libres 
par les lois , et captivées par les mœurs ; le luxe 

(1) C'est le pays de la servitude déguiaée. H. 

(a) C'est plutôt des amans, H. • . . 



LIV. VII, CHAP. IX. 341 

en est banni, et avec lui, la corruption elles 
yices. 

Dans les villes grecques, où Tonne viyoit pas 
sous cette religion qui établit que, chez les 
hommes mêmes , la pureté des mœurs* est une 
partie de la vertu (1) ; dans les villes, grecques , 
où un vîce aveugle régnoit d^une manière èfiré- 
née , où Tamour n'avoit qu'une forme que Ton 
n^ose dire , tandis que la seule amitié sVtoit re- 
tirée dans les mariages (2) , la vertu , la simpli- 
cité, la chasieté des femmes y éloiént telles, qu^on! 
n^a guère jamais vu de peuple- qui ait eu à cet 
égard une meilleure police (3). 



CHAPITRE X. 

Du tribunal domestique chez les Romains. 

Les Romains n'avoient pas , comme les Grecs ^ 
des magistrats particuliers qui eussent inspec- 

(i)'Toat cela est bien' vague, et pen conforme anxhiks. H* 
' (a) c Quant anvrtà amour, 'dit Plutarque, les femme» a'j ont 
B ancœie-part. » OBov-res morales ,. Traité del'a'mour, pag/6oo. If 
parloit comme son siècle. Voyez. Xénophon , au dialogue intitulé 
ffiéron, 

(^) A Athènes, il yavoitmi magistrat particulier, qui veillmt sur 
la conduite des femmes. 



34^ I>£ l'esprit DES LOIS. 

tion sur la conduite des femmes. Les cense^irs 
n'avoient l'œil sur elles que comme sur le reste 
de la republique. L'institution du tribunal do- 
mestique (i) suppléa à lu magistrature établie 
cbez les Grecs (2). 

Le mari assembloitles parens de la femme (3) ^ 
et la )ugeoit devant eux (4)* Ce tribunal mainte- 
noit les mœurs dans la république. Mais ces 
mêmes mœurs maintenoient ce tribunal. Il de- 
Toil juger, non-seulement de la violation des 
lois , mais aussi de la violation des mœurs. Or, 
pour juger de la violation des mœurs , il fout en 
avoir. 

Les peines de ce tribunal dévoient être arbi- 

(1 Romulus institua ce triboosilt conmae il paraît par Denys 
d'Halicarnasse , Ut. II , page 96. 

(a) Voyez, dansTife-Live , Ht. XXXIX, l'usage que Ton fit de 
ce tribunal , lors de la conjuration des bacchanales : on appela con- 
juration contre la république, des assemblées où l'on corrompoit 
les ivorars des femmes et des jeonef gens* 

(5) C'«9t une preuve qqe «f uy q«i font If s loif les font tpajonn à 
leur avantage. H . 

(4) Il parott, parDenyt d'Halifiarnaste,liT. II , que, par Pins- 
titntion de Romidos , le mari , dans les cas ordinaires , jogeoit aeul 
devant les parens de la femme ; et que , dans les grands orîmcs , 
il la jogeoit avec cinq d'entre enx. Aussi Ulpien , au titre VI , S 9» 
la et i3, distingue-t-il, dans les jugemens des mœurs , celles qu'il 
appelle graves, d'avec celles qui l'étoient moiqs : Morts gnaiaus, 
mores ieviores^ 



MV, VII, CHAP. X. ^ 545 

traires, el Tëtoient en effet (1) : car tout ce qui 
regarde les mœurs , tout ce qui regarde les règles 
de la modestie , ne peut guère être compris sous 
im code de lois. Il est aisé de régler par des lois 
ce qu^on doit aux autres; il est difficile d^y com- 
prendre tout ce qu^on se doit à soi-même. 

Le tribunal domestique regardoit la conduite 
générait? dç3 femmes. Mais il y avoit un crime 
qui f outre ranimadyer^ipn de ce tribunal . étoit 
encore soumis à une accusation publique : c^é- 
toit TaduUàrc^; $oit que, dan$ une république, 
une si grande yiolation de moeurs intéressât le 
gouyeraement ; soit que le dérèglement de la 
femme pût faire soupçonner cçlui du mari ; soit 
enfin que Ton craignît que les honnêtes gens 
mêmes n^aimassent mieux cacher ce crime que 
le punir , Tignorer que le venger. 

(1) Le# anciennes républiques ont réuni le pédantisme à U ty- 
rannie , et gêné par des lois dures la liberté de la vie {oumaliëre. 
G*«st qM Ittf légisUteors B'Mt pu e«ui» les HmU «t le» ^fisow« 4$ 
l'bomme, moins encofe les moyens d'inspirer U Tçrtv s^qs l'or- 
donner. H. 



344 ^^ l'esprit des lois. 



CHAPITRE XL 

Comment les institutioDS changèrent à Rome ayec le 
gouvernement* 

Comme le tribunal domestique supposoît des 
mœurs , raccusation publique en supposoit aussi ; 
et cela fit que ces deux choses tombèrent avec 
les mœurs , et finirent avec la république (i). 

LVtablissement des questions perpëtuelles , 
c'est-à-dire du partage de la juridiction entre les 
prêteurs , et la coutume qui s^introduisît de plus 
en plus que ces préteurs jugeassent eux-mêmes (2) 
toutes les affaires , affoiblirent Tusage du tribunal 
domestique ; ce qui paroît par la surprise* des 
historiens, qui regardent comme des faits sin- 
guliers et comme un renouvellement de la pra- 
tique ancienne, les jugemens que Tibère fit rendre 
par ce tribunal. 

L'établissement de la monarchie et le change- 
ment des mœurs firent encore cesser Taccusation 

(1) Judicio de maribus ( quod anteà quldem. in antUfuU iegibuê po*i- 
tum erat, non autem frequentabatur) peniiùs abolito. Leg. XI j $3» 
eod. de repud. 

(») Judieia eœtroffrdinatia. 



LIV. VII, CHAP. XI. 345 

publique. On pouvoit craindre qu^un malhonnête 
homme , piqué des mëpris d^une femme , indi- 
gné de ses refus , outré de sa vertu même , ne 
formât le dessein de la perdre. La loi Julia (1) 
ordonns^ qu^on ne pourroit accuser une femme 
d ^adultère ^u^après avoir accusé son mari de &- 
Yoriser ses déréglemens; ce qui restreignit beau- 
coup cette accusation» et r^méantit, pour ainsi 
dire (a). 

Sixte Y sembla vouloir renouveler l'accusation 
publique (3-4). Mais il ne faut qu^unpeu de ré- 
Bexion pour voir que cette loi , d^ns une monar- 
chie telle que la sienne, étoit encore, p.l.us. dé- 
placée que dans toute autre* 

(1) Cette loi, qui n'a pas le sens commua^ joignoit l'injure et 
l'injustice à la corruption morale. H. 

(a) Constantin l'ôta entièrement. ' « C'est une chose indigne , di- 
«8oit-il, que des. mariages tranquilles soient troublés par l'audace 
» des étrangers. » 

(3) Sixte V ordonna qu'un mari qui n'iroit point se plaindre à 
lui des débauches de sa femme seroit puni de mort. Voyea LetL 

(4) C'étoit raisonner comme un moine. H. 



346 DE h'jLSPJklT DfS LOIS. 

CHAPITRE XII. 

De la tutelle des femmes chez les Romains. 

Les institutions des Romains mettoieat les 
femmes dans une perpétuelle tutelle ( i ) , à moins 
qu^elles ne fussent sous rautorité d^un mari (â). 
Cette tutelle ëtoit donnée au plus proche des pa- 
rens , par mâles ; et il paroît , par une expression 
vulgaire (5), qu^elles étoient très-génées. Cela 
ëroit bon pour la république , et n'étoit pointnë- 
cessaire dans la monarchie (4)- 

Il paroît , par les divers codes des lois des bar- 
bares, que les femmes chez les premiers Ger- 
mains étoient. aussi dans une perpétuelle tu- 
telle (5). Cet usage^ passa dans les monarchies 
qu^ils fondèrent; mais il ne subsista pas (6). 

(i) Les républiques étoient bien tyranniques dans Iqs ditf^ ^^ 
l'administration. H. 

(a) Piisi eonvenUsent in manum viri» 
(Z) Pfetis mihi patruus oro. 

(4) La loi papienne ordonna sons Augaste que les femmes qoi 
anroient eu trois enfans seroient hors de cette tutelle. 

(5) Cette tutelle s'appeloit chez les Germains mundeburdium. 

(6) L'action lente de la nature doit amener la presque égalité 
des deux sexes. H. ' 



WV. VII, CHAP. XIII. 347 



CHAPITRE XIIL 

, Des peines établies par les empereurs contre les débauches 
des femmes. 

La loi Julia établit une peine contre Tadul- 
tère. Mais, bien loin que cette loi et celles que 
Ton fit depuis là^-dessus fussent une marque de la 
bontë des moeurs (1), elles furent au contraire 
une marque de leur dépravation. 

Tout le système politique à Tégard des femmes 
changea dans la monarchie. Il ne fut plus ques- 
tion d'établir chez elles la pureté des moeurs, 
mais de punir leurs crimes. On ne faisoit de 
nouvelles lois , pour punir ces crimes , que parce 
qu'on ne punissoit plus les violations , qui n'é- 
toient point ces cnmes. 

L'affreux débordement des mœurs obligeoit 
bien les empereurs d^ faire des lois pour arrê- 
ter, à un certain point, Timpudicité (2); mais 
leur intention ne fut pas de corriger les mœurs 

(1) C'est tout simp^ment le frait de Pignonnoe rar k Ténlalik 
objet d«ji l0M. H. 

(a) Une «Qoi^té mieiiE organUée tmnit plot de morars , et moM» 
betoin de loU. Q. 



348 DE^ l'esprit des lois. 

en génëral. Des faits positifs , rapportés par les 
historiens, prouvent plus cela que toutes ces 
lois ne sauroient prouver le contraire. On peut 
voir dans Dion la conduite d^ Auguste à cet 
égard, et comment il éluda, et dans sa pré-? 
ture et dans sa censure , les demandes qui lui 
furent faites (i). 

On trouve bien dans les historiens des? j^^g^" 
mens rigides rendus sous Auguste et soiis Ti- 
bère conjtre l'impudicité de quelques damés ro- 
maines ; mais, en nous feiisant connoîtreVésprit 
de ces règnes, ils nous font connoltre l'esprit 
de cesjugémens. 

Auguste et Tibère songèrent principalement à 
punir les débauches de leurs parentes. Ils ne pu- 
nissoient point le dérèglement des 'mceurs, niais 
un certain crime d'impiété oit de lèse-majesté (2) 

fi)' Gomme on lui eut amené un jeune homme qui avoit épousé 
une femme avec laquelle il avoit eu auparavant un mauvais «com- 
merce, il hésita long-temps, n'osant ni approuver, ni punir ces 
choses. Enfin , reprenant ses esprits : « Les séditions ont été cause 

• de grands maux', dit-il; oublions-les. »( Dion , liv. LIT.) Les sé- 
nateurs lui ayant demandé des règlèmeiM surles mœurs des femnres, 
il éluda dette demande , en leur disant < qu'ils corrigeassent leur» 

* femmes, comme il corrigeoit la sienne.» Sur quoi ils le prièrent de 
leur dire comment il en usoit ayec sa femme : question , ce me 
semble , fort' indiscrète» 

(2) Culpam inter viros et feminas vulgatam gravi nemine imiorum 
reUgimum , aevioUitœ majcstatis appelhndà , eitmet^iam majorum 
suatqtte ipse legei egrediebatur. Tacite, Annal, liv. lll »$ >4* 



LIV. VII, CHAP.fXïlI. 349 

qu^ils. avoieiU inreaté,' utile pcnir. lerespcfct^ 
ulUe poor leur Tengeanoe. De là* vient que les 
auteurs romains s'élèvent si fort contre « cette 
4yr?nnie.:.. 

La peine de la loi.Julia ëtoit légère. (1). Les 
eo[ipereur^ voulurent que , «dans les jûgefl^nâ , 
on augjnentât la peine 4^ la loi qu-'ils avoient 
fait^^iCçla fut le ^ujef à^s invectives 'deES histor 
riens. Us n'eraminoient pas si les femmeis ttiëri- 
toient d'être punies , mais si Ton avoit viole ]a 
loi pour les punir. 

Une des principales tyrannies de Tibère (2) 
fut Tabus qu'il fit des anciennes lois. Quand il 
voulut punir quelque dame romane, au. delà de la 
peine portée par la loi Julia, il rétablit contre 
eU^J(^ tfi)bwft*l.dQ«fce8lique (3^^ 

Ces dispo.$itioûiS;à l'égard. (^s^iemmets ne re- 
gardoieiktqi]^ les jGsimilles.desi^éaateurs , et ncpi 
paS;ceU^ du peuple. On. yôuloit.des prétextes 

(1) Cette loi est rapportée au digeste ; mais on n'y a pas mis la 
peine. On juge qu'elle n'étoit que delà relégfttion, puisque celte 
de'rincesten'éfoU que.de la. déportçition;. Leg. Siqui^inidu^j-ff, de 
qucst, 

' (2) Pràprîàm td Tiberio fuit, icelera ^nuper r'epéfta priscis vertîs 
obtegere. Tacite, ann. liv. IV , § 19. 

'" (3) Aéuiterii graviorem' pœnam depritcdtu^ ,^ Ut, exèntpio majorant, 
propinquU suis ultra ducentesîfnarh ■ tapidsm removereiter , suasH» 
AdaUem» Mm^Uo ltatiéAtqU9 Afri9àint9èdieimn\ est. .Taoite<, Andal., 
liv. II . S^o. .11 . 1;; . . « . j 



350 DE L'fiSPaiT UZS LOIS. 

aux accusations contre les grands^ et les dépôt-- 
tetnens des femmes en pouyoient fonmir sans 
nombre. 

Enfin ce que j'ai dit , que labontë des moeurs n^est 
pas lé principe du gouveirnement d^un seul (i) , 
ne se Térifia jamais mieu^ que sôus ces pre^ 
mîers empereurs ; et ^ si Ton en doutoit , on 
n- fturoit qu^à lire Taci«e ^ Suëtoné , luvénal et 
Martial. 



CHAPITRE XIV. 

txA$ èotû'piUAltei ciitsz 1^ Romattis. 

Nous avons parle de rinconlineilcé publi'* 
que (2) , parce qu^elle eM jointe avec le luxe , 
qu^elle en est toujours suivie » et qu'elle le suit 
toujours. Si vous laisM2 en liberté les mouve*- 
mens du cœur, comment pourrez-vous gêner les 
ibiblesses de Tesprit? 

A Rome , ôutl-e les instihitiônii gëù^rales , le& 
censeurs firent faire, par les magistrats, plu- 

(1] Il a trop d'iiM.érêt à faTOriser la corruption ^ rien ne dittrait 
autant de toute affaire publique. H. 

(b) T«nt cek tlant à l^ubli de» n^is bésoiris de la Mltare et des 
sources du vrai bonheur, H. 



LIV. Til, CHAP. XIY. 35l 

sieon lois pardeaUèreft (i) , pour maiottmr les 
femmes dans la frugalité.. Les lois Fannienne v 
LycûiienAs et Oppienne eimnt cet xihjtt. Il faut 
voir , dans Tile^LÎTe (2) ^ cotmnem le sënaifrit 
agite ^ lotaqu^elles demandèrent la fëfocation de 
la loi Oppienne. Yalère Maxime met Tépoque do 
luxe chez les Romains à l^abragadon de cette loi. 



CHAPITRE XV. 

lbe$ dots et ies ayantages âuptiaux dans les diverse» 
coostitutions. 

Le& dots doivent ètr^ tonridéMble^ â^m te)s 
moiiarcliieÀ (5), afin que les marin puis&^nt soù- 
tenif leuritiYig et le lûte ëtbbli. ËUeà doivent être 
fnëdiott^s dans les tëpilbKques , où le lute ne 
doit pas régner (4). Elles doivetitiètre à peu ptès 

(1) Les lois tomptuaires anooneent.l'iîwénHeidV'légffiatevr^Blîl 
est monarque ; et la jalousie , si c'est la multitude qui donne des 
(ois. C'est en ôtant toutes les gênes qu'on détruit le luxe* H. 

(a) Décade IV, Uv. IV. . 

(3) 11 ne fandroit p« de Itsit peur kl dot», jî tonà les «elkns 
partageoient égilleMeBt* SL 

(4) Marseille fut la plus sage des république» de son temps : les 
dots ne pouvoient passer cent écus en argent, et cinq en habit» , 
dit Strabon , Ut. IV. 



35â DE i/e.SPRIT OES liOIS. 

nuUe&ikns Jes !^I5 ilespotiquesv où^leâ femmea 
sont ^ est jqiiekfuie façon vesclaiss. > 

La comiÉkunftiite'' des biens., jntMduite par les 
lois; françaises entre lé mari et :1a femme, est 
tcèsrco^veaiàbk dans k .^nverheinent monar- 
chique (i), p»>ce qu'elle intéresse lès fcmmes 
aux affaires domtestiques , et les ridelle , comme 
maigre elles, au soin de leur maison. Elle Test 
moins dans la republique, où les femmes ont 
plus de vertu. Elle seroit absurde dans les ëtats 
despotiques , où presque toujours les femmes 
sont elles-mêmes une partie de la propriété du 
maître. 

Comme les femmes , par leur état , sont assez 
portées j au ma;riage » ^es |gajf^s^q.ufç Jia loi leur 
donne sujrlesv biens, de leur mari sont inutiles (2). 
Ma\s ils sero^ent.très^perjxicieui: dans. une repu-- 
blique V parce que lem*$, richesses particulières 
produif^nt le.Jiiife (3). I)ws les états . despoti- 
ques , les gains de noces doivent être leur subsis- 
tance , et i^cto de pkis« .1 »■ 

(1) Gefa be ûDùvietidroiéndlle part , dan^ ail ordre naturel de 
choses. H. ' 

(i) Gelbkufifi «oDomirt 4ia:p»ofit.doltiy «rpir.part. *H-< 
(3) Oui , les femmes qui Tirent daas l'oisiveté;>K. - • 



LIV. VII, CHAP. XVI. 355 

CHAÏ^ITRE XVI. 

BtîUe coutume de)3 Samnîtes. 

Les Samnites avoient une coutume qui , dans 
une petite république , et surtout dans la situa- 
tion où étoit la leur , devoît produire d^admirables 
effets. On assembloit tous les jeunes gens , et on 
les jugeoit : celui qui étoit déclaré le meilleur de 
tous prenoit pour sa femme la fille qu^il vou- 
loit ( 1 ); celui qui avoit les suffrages après lui 
choisissoit encore ; et ainsi de &uite (2). Il étoit 
admirable de ne regarder entre les biens des'gar- 
çons que les belles qualités, et les services ren- 
dus à la patrie. Celui qui étoit le plus riche de 
ces sortes de biens choisissoit une fille dans 
toute la nation. L^amour , la beauté , la chasteté , 
la vertu , la naissance , les richesses même « tout 
cela étoit , pour ainsi dire , là dot de la vertu. 
Il seroit difficile d^maginér une récompensé 
plus noble , plus grande , moins à charge à un 

(1) Efitrce que les femmes soot nn troupeau sans, liberté et sans 
inclination ? H. 

(a) Fragm. de Nicdas de Damas , tiré de Stobée , dans le recueil 
de Const. Porphyr. 

II. a5 



354 i>E l'espbit des lois. 

petit elat , plus capable d'agir sur Tiin et Taulre 

sexe. 

Les Samnites descendoient des Lacëdëmo- 
niens; et Platon, dont les institutions ne sont 
que la perfection des lois de Lycurgue (i), 
donna à peu près une pareille loi (2). 



CHAPITRE XVIL 

De radministration des femmes. 

II. est contre.la raison et contre la nature que 
les femmes soient maîtresses dans la maison ^ 
comme cela é toit établi chez les Égyptiens (3) ; 
mais , il ne Uest pas qu'elles gouvernent un em- 
pire. Dans le premier cas , Tétat de foiblesse où 
elles sopt ne leur permet pas la pre'éminence : 
dans le second, leur foiblesse même leur donné 
plus de douceur et de modération; ce qui peut 
faire un bon gouvernement , plutôt que les ver- 
tus dures et féroces. 

Dans les Indes , on se trouve très-bien du gou- 

(1) Platon estansti hors delà natnre que les Samnites. H. 
(a) II leur permet même de se voir plus fréquemment. 
(3) 11 faudroit , pour savoir à quoi s'en tenir , trouver on pays où 
les femmes fussent toujours sur le trône. H. 



LIV. VII, CHAP. XVII. 355 

vemement des femmes; et il est établi que, si 
les mâles ne yiennent pas d'une mère du même 
sang, les filles qui ont une mère du sang royal 
succèdent (i). On leur donne un certain nombre 
de personnes pour les aider à porter le poids du 
gouYcmement. Selon M. Smith (2) , on se trouve 
aussi très-bien du gouvernement des femmes en 
Âfirique. Si Ton ajoute à cela Fexemple de la 
Moscovie et de FAngleterre, on verra qu'elles 
réussissent également, et dans le gouvernement 
modéré, et dans le gouvernement despotique. 

(1) Lettres édifiantes, quatorzième recueil. 
(a) Voyage de Guinée, seconde partie, pag. i65 de la traduction, 
sur Le royaume d'Angona , sur la cdte d'Or. 






a3. 



356 iHE l'espbit des lois. 



LIVRE VlII. 

DE LA CORRUPTION DES PRINCIPES DES TROIS 
GOUVERNEMENS. 



CHAPITRE I. 

Idée générale de ce liyre. 

La corruption de chaque gouvernement com- 
mence presque toujours par celle des princi- 
pes (i). 



CHAPITRE IL 

De la corruption du principe de la démocratie. 

Le principe de la démocratie se corrompt, 
non-seulement lorsqu^on perd l'esprit d'égalité , 
mais encore quand on prend l'esprit d'égalité ex- 

(i) pourquoi ne pas dire , Quand les hommes se corrompent ? H. 



LIV. VIII, CHAP. II. 557 

tréme (1), et que chacun veut être ëgal à ceux 
qu^il choisit pour lui commander. Pour lors le 
peuple, ne pouvant souffrir le pouvoir même 
quMl confie , veut tout faire par lui-même , déli- 
bérer pour le sénat, exécuter pour les magis- 
trats , et dépouiller tous les juges. 

Il ne peut plus y avoir de vertu dans la répu- 
blique. Le peuple veut faire les fonctions des 
magistrats : on ne les respecte donc plus. Les 
délibérations du sénat n'ont plus de poids : on 
n'a donc plus d'égards pour les sénateurs , et par 
conséquent pour les vieillards. Que si l'on n'a 
pas du respect pour les vieillards , on n^en aura 
pas non plus pour les pères : les mari^ ne méri- 
tent pas plus de déférence , ni les maîtres plus 
de soumission. Tout le monde parviendra à aimer 
ce libertinage : la gêne du commandement fati- 
guera, comme celle de l'obéissance. Les femmes^ 
les enfans , les esclaves , n'auront de soumission 
pour personne. Il n'y aura plus de mœurs , plus 
d'amour de l'ordre , enfin plus de vertu. 

On voit dans le Banquet de Xénophon une 
peinture bien naïve d'une république où le peuple 
a abusé de l'égalité. Chaque convive donne à son 
tour la raison pourquoi il est content de lui. « Je 

(i) Elle périt plas souTent par la faute des séaateurs que Iç pen^ 
pie s'est choisis , que par le peuple. H. 



358 DE l'esprit des lois. 

» suis content de moi , dit Chamidès y à cau^e de 
»ma pauvreté. Quand j'étois riche , j'étois obligé 
» de £iire ma cour aux calomniateurs , sachant 
» bien que jVtois plus en état de recevoir du mal 
» d'eux que de leur en faire : la république me 
» demandoit toujours quelque nouvelle somme : 
» je ne pouvois m^absenter. Depuis que je suis 
» pauvre, j'ai acquis de l'autorité : personne ne 
» me menace , je menace les autres : je puis m'en 
» aller ou rester. Déjà les riches se lèvent de leurs 
» places et me cèdent le pas. Je suis un roi, j'étois 
» esclave ; je payois un tribut à la république , au- 
» jourd'hui elle me nourrit : je ne crains plus de 
» perdre , j'espère d'acquérir. » 

Le peuple tombe dans ce malheur lorsque 
ceux à qui il se confie , voulant cacher leur 
propre corruption, cherchent à le corrompre. 
Pour qu'il ne voie pas leur ambition , ils ne lui 
parlent que de sa grandeur ; pour qu'il n'aper- 
çoive pas leur avarice , ils flattent sans cesse la 
sienne. 

La corruption augmentera parmi les cor- 
rupteurs , et elle augmentera parmi ceux qui 
sont déjà corrompus. Le peuple se distribuera 
tous les deniers publics ; et, tomme il aura joint 
à sa paresse la gestion des aflSaires , il voudra 
joindre à sa pauvreté les amusemens du luxe. 



LIV. VIII, CHAP. II. 35^ 

Mais Y avec sa paresse et soo luxe , il n^y aura 
que le trésor public qui puisse être un objet 
pour lui. , 

U ne Êiudra pas s^ëtonner si Ton voit les suf- 
frages se donner pour de l'argent. On ne peut 
donner beaucoup au peuple sans retirer encore 
plus de lui : mais, pour retirer de lui, il faut 
renverser l'e'tat. Plus il paroitra tirer d'avantage 
de sa liberté , plus il s'approchera du moment 
où il doit la perdre. Il se forme de petits tyrans 
qui ont tous les vvces d'un seul. Bientôt ce qui 
reste de liberté devient insupportable : un seul 
tyran s'élève; et le peuple perd tout, jusqu'aux 
, avantages de sa corruption. 

La démocratie a donc deux excès à éviter: 
l'esprit d'inégalité , qui la mène à l'aristocratie , 
ou au gouvernement d'un seul ; et l'esprit d'éga- 
lité extrême , qui la conduit au despotisme d'un 
seul, comme le despotisme d'un seul finit par la 
conquête. 

U est vrai que ceux qui corrompirent les ré- 
publiques grecques ne devinrent pas toujours 
tyrans. C'est qu'ils s'étoient plus attachés à l'élo* 
quence qu''à l'art militaire : outre qu'il y avoit 
dans le cœur de tous les Grecs une haine impla- 
cable contre ceux qui renversoient le gouverne- 
ment républicain ; ce qui fit que l'anarchie dé- 



36o DE l'esprit DEI& LOIS. 

gën^rà en anëantissement , au Heu de se changer 
en tyrannie. 

Mais Syracuse , qui se^trouva place'e au milieu 
d'un grand nombre de petites oligarchies chan- 
gëes en tyrannies (i); Syracuse, qui ayoit un 
sénat (2) dont il n'est presque jamais fait men- 
tion dans l'histoire, essuya des malheurs que la 
corruption ordinaire ne donne pas. Cette ville , 
toujours dans la licence (3) ou dans l'oppres- 
sion; également travaillée par sa liberté et par 
sa servitude, recevant toujours l'^ine et l'autre 
comme une tempête, et, malgré sa puissance au 
dehors, toujours déterminée à une révolution 
par la plus petite force étrangère , âyoit dans son 
sein un peuple immense ,' qui n'eut jamais que 
cette cruelle alternative de se donner un tyran ou 
de l'être lui-même. 

(1) Voyez Plutarqiie ,^ Vies de Timoléon et de Dion. 

(a) C'est celui des six cents dont parle Diodore. 

(5) Ayant chassé les tyrans , ils firent citoyens des étrangers et 
des soldats mercenaires ; ce qui causa des guerres civiles. (Aristote, 
Polit, liir. V, chap. m.) Le peuple ayant été cause de la victoire 
sur les Athéniens , la république fut changée. (Ibid^ chap.iv. ) La 
passion de deux jeunes magistrats, dont l'un enleva à l'autre un 
jeune garçon^, et celui-ci lui débaucha sa femme ,' fit changer la 
forme de cette république. (Ibid, liv. VII , chap. iv.) 



LIV. VIII, CHAP. IIÏ. 36l 

CHAPITRE III. 

^ De l'esprit d'égalité extrême. 

Autant que le ciel est éloigne de la terre , au- 
tant le Te'ritable esprit d'égalitë Tcst-il de l'esprit 
dVgalité extrême. Le premier ne consiste point 
à faire en sorte que tout le monde commande ou 
que personne ne soit commandé , mais à obéir 
et à commander à ses égaux. Il ne cherche pas à 
n'avoir point de' maîtres , mais à n'avoir que ses 
égaux pour maîtres. 

Dans l'état de nature, les hommes naissent 
bien dans l'égalité; mais ils n'y sauroient rester. 
La société la leur fait perdre , et ils ne redevien- 
nent égaux que par les lois. 

Telle est la différence entre la démocratie ré* 
glée et celle qui ne l'est pas , que, dans la pre- 
mière , on n'est égal que comme citoyen, et que, 
dans l'autre , on est encore égal comme magis- 
trat, comme sénateur , comme juge , comme père , 
comme mari , comme maître. 

La place naturelle de la vertu est auprès de la 
liberté ; mais elle ne se trouve pas plus auprès de 
la liberté extrême qu'auprès de la servitude. 



362 DE l'esprit des lois. 

CHAPITRE IV. 

Cause particulière de la corruption du peuple. 

Les grands succès , surtout ceux auxquels le 
peuple contribue beaucoup , lui donnent un tel 
orgueil qu'il n'est plus possible de le conduire. 
Jaloux des magistrats , il le devient de la magis* 
trature ; ennemi de ceux qui gouvernent , il l'est 
bientôt de la constitution. C'est ainsi que la vic-^ 
toire de Salamine sur les Perses corrompit la 
république d'Athènes ( i ) ; c'est ainsi que la dé-- 
faite des Athéniens perdit la république de Sy- 
racuse (2). 

Celle de Marseille n'éprouva jamais ces grands 
passages de l'abaissemeht à la grandeur : aussi 
se gouverna- t-elle toujours avec sagesse; aussi 
conserva-t-elle ses principes. 

(i) Aristote, Polit., liv, V,chap. ir. 
(2) Ibïd. 



LIV. VIII, CHAP. V. 363 



CHAPITRE V. 

De la corruption du princijfe de raristocratîe. 

L'aristocratie se corrompt lorsque le pou- 
voir des nobles devient arbitraire : il ne peut plus 
y avoir de vertu dans ceux qui gouvernent , ni 
dans ceux qui sont gouvernés. 

Quand les familles régnantes observent les 
lois , c'est une monarclue qui a plusieurs monar- 
ques , et qui est très-bonne par sa nature ; presque 
tous ces monarques sont liés par les lois. Mais 
quand elles ne les observent pas , c'est un état 
despotique qui a plusieurs despotes. 

Dans ce cas la république ne subsiste qu'à l'é- 
gard des nobles , et entre eux seulement. Elle est 
dans le corps qui gouverne , et l'état despotique 
est dans le corps qui est gouverné ; ce qui fait 
les deux corps du monde les plus désunis. 

L'extrême corruption est lorsque les nobles 
deviennent héréditaires (i) : ils ne peuvent plus 
guère avoir de modération. S'ils sont en petit 
nombre , leur pouvoir est plus grand , mais leur 

(i) L'aristocratie se chaoge en oligarchie. 



364 DE l'esprit des lois. 

sûreté diminue ; s'ils sont en plus grand nombre , 
leur pouvoir est moindre , et leur sûreté plus 
grande : en sorte que le pouvoir va croissant , et 
la sûreté diminuant, jusqu'au despote , sur la tête 
duquel est l'excès du pouvoir et du danger. 

Le grand. nombre des nobles dans l'aristo- 
cratie héréditaire rendra donc le . gouvernement 
moins violent : mais, comme il y aura peu de 
vertu , on tojnbera dans un esprit de noncha- 
lance , de paresse , d'abandon , qui fera que l'état 
n'aura plus de force ni de ressort (i). 

Une aristocratie peut maintenir la force de son 
principe , si les lois sont telles qu'elles fassent 
plus sentir aux nobles les périk et les fatigues 
du commandement que ses délices ; et si l'état 
est dans une telle situation qu'il ait quelque 
chose à redouter, et que la sûreté vienne du de- 
dans, et l'incertitude du dehors. 

Gomme une certaine confiance fait la gloire 
et la sûreté d'une monarchie, il faut au contraire 
qu'une république redoute quelque chose (2). 
La crainte des Perses maintint les lois chez les 

(1) Venise est une des républiques qu^a le mieux corrigé, par 
ses lois , les in'convéniens de ^aristocratie héréditaire. 

(2) Justin attribue à la mort d'Épaminondas l'extinction de la vertu 
à Athènes. N'ayant plus d'émulation , ils dépensèrent leurs revenus 
en fêtes .* FrefjuentiUs cœnam quàm castra vUèntcs. Pour lors , les 
Macédoniens sortirent de l'obscurité. Liv. VI , chap. ix. 



LIY. VIII, CHAP. V. 365 

Grecs. Carthage et Rome s^intimidèreat Tune 
Taotre , et s^affermirent. Chose singulière ! plus 
ces états ont de sûreté , plus , comme des eaux 
trop tranquilles , ils sont sujets à se corrompre. 



CHAPITRE VI. 

De la corruption du principe de la monarchie. 

Comme les démocraties se perdent lorsque le 
peuple dépouille le sénat, les magistrats et les 
juges de leurs fonctions , les monarchies se cor- 
rompent lorsqu^on ôte peu à peu les préroga- 
tives des corps ou les privilèges des villes. Dans 
le premier cas, on va au despotisme de tous ; dans 
Fautre , au despotisme d^un seul. 

« Ce qui perdit les dynasties de Tsîn et de 
» Soiii , dit un auteur chinois , c^est qu^au lieu de 
»se borner, comme les anciens, à une inspec- 
» tion générale , seule digne du souverain , les 
y> princes voulurent gouverner tout immédiate- 
»ment par eux - mêmes ( i )• » L^auteur chinois 
nous donne ici la cause de la corruption de pres- 
que toutes les monarchies. 

(i) Gompilatioo d'cavrages faitf sou» les MîDg, rapportés par 
IçF. Dnbalde. 



366 DE l'esprit des lois. 

La monarchie se perd lorsqu'un prince croit 
qu'il montre plus sa puissance en changeant 
Tordre des choses qu'en le suivant; lorsqu'il 
ôte les fonctions naturelles des uns pour les 
donner arbitrairement à d'autres ; et lorsqu'il 
est plus amoureux de ses fantaisies que de ses 
volontés. 

La monarchie se perd lorsque le prince , rap- 
portant tout uniquement à lui, appelle l'état à 
sa capitale , la capitale à sa cour , et la cour à sa 
seule personne. • 

Enfin elle se perd lorsqu'un prince méconnoît 
son autorité , sa situation , l'amour de ses peu- 
ples, et lorsqu'il ne sent pas bien qu'un mo- 
narque doit se juger en sûreté, comme un des- 
pote doit se croire en péril. 



CHAPITRE VIL 

Continuation du même sujet. 

Le principe de la monarchie se corrompt lors- 
que les premières dignités sont les marques de 
la première servitude ; lorsqu'on ôte aux grands 
le respect des peuples , et qu'on les rend de vils 
instrumens du pouvoir arbitraire. 



LIV. VIII, CHAP. VII. 367 

Il se corrompt encore plus lorsque rhonneur 
a ëtë knis en contradiction avec les honneurs , et 
que Ton peut être à la fois couvert d'infamie (1) 
et de dignités. 

Il se corrompt lorsque le prince change sa 
justice en sëyërité; lorsqu'il met, comme les 
empereurs romains , une tête de Mëduse sur sa 
poitrine (2); lorsqu'il prend cet air menaçant 
et terrible que Commode ^soit donner à ses 
statues. (3). 

Le principe de la monarchie se corrompt lors- 
que des âmes singulièrement lâches tirent vanitë 
de la grandeur que pourroit avoir leur servi- 
tude , et qu'elles croient que ce qui fait que l'on 
doit tout au prince faiit que Ton ne doit rien à 
sa patrie.' 

(1) Sons le ré^ne de Tibère, on élera des statues et l'on donna 
les omemens triomphaux aux délateurs ; ce qui avilit tellement ces 
honneurs , que <%ux qui les avoient mérités les dédaignèrent. 
Fragm. de Dion , liv. LVIII , tiré de l'Extrait des vertus et des 
TÎces de Gonst. Porphyrog. Voyez , dans Tacite , co mment Néron, 
sur la découverte et la punition d'une prétendue conjuration , donna 
à Petronius Turpitianus, à Fi erra, à Tigellinns, les omemens 
triomphaux. Annal. , Uv. XV, %y2. Yoyex aussi comment les gêné- 
piux dédaignèrent de faire la guerre , parce qu'ils en méprisoient 
les honneurs. PervulgatU triumphi insignibus. Tacite , Annal. , 

liT. XIII,S53• 
(a) Dans tet état , le prince faTOÎt bien quel ètoit le principe de 

son gouvernement. 
(3) Hérodien, liv. I. 



568 DE L^ESPRIT DES LOIS. 

Mais, s*îl est vrai (ce que Ton a Vu dans tous 
les temps ) qu'à mesure que le pouvoir du mo- 
narque devient immense, sa suretë diminue , cor- 
rompre ce pouvoir jusqu'à le faire changer de 
nature , n'est-ce pas un crime de lèse-majeste' 
contre lui ? 



CHAPITRE VllI. 

Danger de la corruption du principe du gouvernement 
monarchique. 

L'inconvénient n'est pas lorsque l'ëtat passe 
d'un gouvernement modéré à un gouvernement 
modéré, comme de la république à la monar- 
chie , ou de la monarchie à la république ; mais 
quand il tombe et se précipite du gouvernement 
modéré au despotisme. 

La plupart des peuples d'Europe sont encore 
gouvernés par les mœurs. Mais si, par un long 
abus du pouvoir; si , par une grande conquête, 
le despotisme s'établissoit à un certain point, il 
n'y auroit pas de mœurs ni de climat qui tins- 
sent; et, dans cette belle partie du monde, la 
nature humaine souffriroit , au moins pour un 



temps , lef i94\il|tçf i^'or li;^ foU 4anfc ks trqiâ 



autres. 



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CHAPITRE IX. 

Coitifcîcn là noblesse est portée à défendre le trône. 



La* noblesse anglaise s'ensevelit avec Charles P' 
sous les débris du ttône ; et, avant cela , lorsque 
Philippe II fit entendre aux oreilles des Français 
lé mot de Hbertë, la couronne fut toujours sou- 
tenue par cette noblesse qui tient à honneur 
d'obéir à lin roi, Àiais qui regarde comme la 
souveraine 'infamie de partager la puissance avec 
lé pèupl^'. 

On a vu la n^aison d'Autriche tjravailler sans; 
relâché a ppprim.er la noblesse hongroise. Elle 
ignoroït de quel prix elle lui seroit quelque jour. 
Elle chefchoit chez ces peuples de T^jgent qui 
yy étoit pas ; elle ne voyoitpas des hommes qui 
y étoient. Lorsque tant de princes partageoient 
entre eux ses états , toutes les pièces de sa mo- 
narchie , immobiles et sans action, tomboient, 
pour ainsi dire , les unes sur les autres : il n'y 
avoit de vie que dans cette noblesse qui s'indi- 
II. a4 



5'jo DÉ l'esprit BES LOH. 

digna , oublia tout pour combattre , et crut qu^il 

ëtoît de sa gloire de përir et de pardonner. 

CHAPITRE X. 

De la corruption du principe du gouyernement despotique* 

Le principe 4^ gouvernement despotique se 
corrompt sans cesse , parce .qu'il est corrompu 
par sa nature. Les autres gouvememens péris- 
sent , parce que des accîdens. particuliers en vio- 
lent le principe : celui-ci périt par son vice in- 
térieur, lorsque quelques causes accidentelles 
n'empêchent point sop principe de se- corrompre. 
Il ne se maintient donc que quand des circons- 
tances tirées du climat , de la religion , de la si- 
tuation ou du génie du peuple , le forcent à 
suivre quelque ordre , et à souffrir quelque règle. 
Ces choses forcent sa nature sans la changer : 
sa férocité reste ; elle est pour quelque temps 
apprivoisée. 



WV. VIII, CHAP. XI. 371 



CHAPITRE XL 

Effets naturels de la boDté et de la corruption des 
principes. 

Lorsque les principes du gouyememeni sont 
une fois corrompus, les meilleures lois deviennent 
mauvaises et se tournent contre Tëtat; lorsque 
les principes en sont sains , les mauvaises ont 
Feffet des bonnes : la force du principe entraîne 
tout. 

Les Cretois, pour tenir les premiers magistrats 
dans la dépendance des lois , employoient un 
moyen bien singulier ; cVtoit celui de Tinsur- 
rection. Une partie des citoyens se soulevait (1) , 
mettoit en fuite les magistrats, et les obligeoit 
de rentrer dans la condition privée. Cela ëtoit 
censë fait en conséquence de la loi. Une instir 
tution pareille , qui ëtablissoit la sédition pour 
empêcher Tabus du pouvoir, sembloit devoir 
renverser quelque république que ce fût. Elle ne 
détruisit pas celle de Crète ; voici pourquoi (2). 

(1) Arutote, Polit. Jiv. II , chap. x. 

(3) On se réonistoit toujours d'abord contre les ennemis du 

a4. 



3^2 DK l'esprit des LOIS. 

Lorsque les anciens vouloient parler d'un 
peuple qui ayoit le plus grand amour pour la 
patrie, ils citoient les Cretois. La patrie, disoit 
Platon (i) , nom si tendre aux Cretois. Ils l'ap- 
peloient d'un nom qui exprime l'amour d'une 
mère pour ses enfans (2). Or, l'amour de la pa- 
trie corrige tout. 

Les lois de Pologne ont aussi leur insurrec- 
tion. Mais les inconvéniens qui en résultent font 
bien voir que le seul peuple de Crète étoit en état 
d^employer avec succès un pareil remède . 

Les exercices de la gymnastique , établis t:bea 
les Grecs , ne dépendirent pas moins de la bonté 
du principe du gouvernement. « Ce furent Jes 
»Lacédémoniens et les Cretois, dit Platon (3) , 
» qui ouvrirent ces académies fameuses qui leur 
» firent tenir dans le monde un rang si distingué. 
»'La pudeur s'alarma d^abord, mais elle céda à 
» l'utilité publique. » Du temps de Platon, ces 
institutions étoient admirables (4) ; elles se rap- 

cjehprs , ce t}tti ^appeioit ^yncriîiimt, FliiUrquie , Œuvres mûisiles^. 
pag. S8. 

T(i)Èépublîqa^/lîv. IX. 

<a) PiuUikiqiie ^ (Butrts UMMkui , aKHai*é y iSi rifhannmti^gt .doit 
se mêier des affaires puiffiques, 

(3) République, liv. v! 

(4) La gymnastique se divisoit en deux parties , la danse et la 
lutte. On voyoit, en Crète, les danses armées H^es Curetés; à La- 

-c^îdéniône , celIetfdt^CitsAor et de Polhiit ; ii Athées , les danses ar- 



HV. VIII, CHAP. XI. 375 

portoient à on ^;raiid objet, qui étoU YaH mili- 
taire. Mais lorsque les Grecfi a'eqreni fins àf^ 
verta , elles détruisirent Tart militaire même ; 
on ne descendit plus sur Tarène pour se former, 
mais pour se corrompre (1). 

Plutarque nous dit (s) que de son temps les 
Romains pensoient que ces jeux avoient été la 
principale cause de la servitude où ëtoient tom- 
bes les Grecs. C^étoit, au contraire, la servitude 
des Grecs qui avoit corrompu ces exercices. Du 
temps de Plutarque (3) , les parcs où Ton com- 
battoit à nu, et les jeux de la lutte, rendoient 
les jennes gens lâches, les portoient à «m aii0ur 
infime, et iitn feisoient que des haladâns; msm 
du temps d'Épaminmtdas Texerelee «le la liitit 
faîsoii gagner aux Thébains la baiaiUfi de 
Leuctres (4).- 

âge d'aller à la guerre. La latt^ est l'image de la guerrç ^ dit Platon , 
des Lois , liv. VU. Il loue l'antiquité de n'avoir établi que deux 
dAi|8«9, la iiaiçi^bqve ^t h pfpçrHqw^* V^AZ .çoinvifn^ ^^^ lier- 
niëre danse s'appliqaôit à l'art «lilitaire. Platon, ibid. 

(1) ..••..•• ^ut libUlmpsi» 
Leéûsas hacedœmonU palœstras, 

Martial , lîb. rv, epig. 55. 

(2) GBuv^s morales , au traite, I>es démandes des choses romaines^ 
{i) flutarque , ikid, 

(ti d^ivtipqn^, (Xmm9 mmh^ i^rqpfif. 4fi iftUe , Uv<. JK 



374 ^^ l'esprit des lois. 

Il y a peu de lois qui ne soient bonnes lors- 
que IVtal n*a point perdu ses principes; et, 
comme disoit Ëpicure en parlant des richesses, 
« Ce n^est point la liqueur qui est corrompue, 
» c'est le vase. » 



CHAPITRE XII. 

ContÎQuation da même sujet. 

ONprenoit à Rome les- juges dans Tordre des 
sénateurs. Les Gracques transportèrent cette pré- 
rogatiyie aux chevaliers. Drusus la donna aux sé- 
nateurs et aux chevaliers; Sylla, aux sénateurs 
seuls; Cotta, aux sénateurs, aux chevaliers, et 
aux trésoriers de l'épargne. César exclut ces 
derniers. Antoine fit des décuries de sénateurs, 
de chevaliers, et de. centurions. 

Quand une république est corrompue, on ne 
peut remédier à aucun des maux qui naissent 
qu'en ôtant la corruption, et en rappelant les 
principes; toute autre correction est ou inutile, 
Qu un nouveau mal. Pendant que Rome conserva 
ses principes, les jugemens purent être sans 
abus entre les mains des sénateurs ; mais quand 



LIV, VIII, CHAP. XII. 375 

elle fut corrompue , à quelque corps que ce fàt 
qu'on transportât les jugemens , aux sénateurs , 
aux chevaliers, aux trésoriers de Tëpargne, à 
deux de ces corps ^ tous les trois ensemble , à 
quelque autre corps que ce fut, op ëtoit tou- 
jours mal. Les chevaliers n'avoient pas plus de 
vertu que les sénateurs , les trésoriers de l'épar^ 
gne pas plus que les chevaliers , et ceux-ci aussi 
peu que les centurions. 

Lorsque le peuple de Rome eut obtenu qu'il 
auroit part aux magistratures patriciennes, il étoit 
naturel dépenser que ses flatteurs alloient être 
lés arbitres du gouvernement. Non : Ton vit ce 
peuple qui rendoit les magistratures communes 
aux plébéiens, élire toujours des patriciens. Parce 
qu'il étoit vertueux , il étoit magnanime ; parce 
qu'il étoit libre , il dédaignoit le pouvoir. Mais 
lorsqu'il eut perdu ses principes , plus il eut dç 
pouvoir , moins il eut de ménagemens ; jusqu'à 
ce qu'enfin, devenu son propre tyran et son 
propre esclave, il perdit la force de la liberté, 
pour tomber dans la foiblesse de la licence. 



376 DE l'esprit BËÎ6 Lbl^. 

CHAPITRE XIII. 

Effet du serment chez un peuple vertueux. 

Il* n'y a point eu de peuple, dit Tite-Live (1), 
où la dissolution se soit plus tard introduite 
que chez les Romains , et où la modération et 
la pauvreté aient été plus long-tem]f>s honorées, 

Le serment eut tant de force chez ce peuple , 
' que rien ne l'attacha plus aux lois. Il fit bien des 
fois pour l'observer ce qu'il n'auroit jamais fait 
pour la gloire ni pour la patrie. 

Quintius Gincinnatus, consul, ayant voulu le- 
ver une armée dans la ville contre les Eques et 
les Volsques, les tribuns s'y opposèreat. « Eh 
» bien! dit-il, que tous ceux qui ont fait serment 
» au consul de l'année précédente marchent sous 
» mes enseignes (2). » En vain les tribuns s'é- 
crièrent-ils qu'on n'étoit plus lié par ce serment; 
que, quand on Tavoit fait, Quintius étoit un 
homme privé : le peuple fut plus religieux que 
ceux qui se méloient de le conduire ; il n'éco\ita 

(1) Lit. I , in prmf, 

(3) Tite-Live , Ut. III, S ao. 



"tlV. VIII, CHAP. XIII. 377 

ni les disdnciitiDS, ni les interpiéudons des 
tribans. 

Lorsque le même peiqple roolut se tedrer sur 
le Mont-Saciié, il se sentit retenir |^ le serment 
qull ayoit £iit aux consols de les suivre à la 
guerre ( 1 ). Il forma le dessein de les tuer : on lui 
£t entendre que le s<»ment n^en sdbsisteroit paft 
moins. On peut juger de Fidëe qu^il avoit de la 
violation du serment, par le crime qu'il vouloit 
commettre. 

Après la bataille de Cannes, le peuple ef- 
firayë voulut se retirer en Sicile; Scipion lut fit 
)urerquHl resteroit à Rome : la crainte de violer 
leur serment surmonta toute autre" crainte. Rome 
é(x>it un vaisseau tenu par deui ancres dans la 
tNnpéte, la religion et les ««urb. 



CHAPITRE XIV. 

Comment le plus petit changement dans la constitution 
enirsdne la ruine des principes. 

Ahistote nous parle de la république deCar- 
thage comme d'une république très-bien réglée. 
Polybe nous dit qu'à la seconde guerre pu- 

(1) Tite-Li¥e , Ut. II, S ^a- 



378 DE l'esprit des LOIS. 

nique ( 1 ) il 7 avoit à Garthage cet inconvénient , 
que le sënat avoit perdu presque toute son 
autoritë. Tite-Live nous apprend que lorsqu'An- 
nibal retourna à Garthage, il trouva que les ma- 
gistrats et les principaux citoyens détoumoieni 
à leur profit les revenus publics, et âbusoient de 
leur pouvoir. La vertu des magistrats tomba 
donc avec Fautoritë du sénat; tout coula du 
même principe. 

On connoît les prodiges de la censure chez 
les Romains. Il y eut un temps où elle ' devint 
pesante; mais on la soutint, parce quHl y àvoit 
plus de luxe que de corruption. Glaudius Taf- 
foiblit ; et, par cet afïbiblissement , la corruption 
devint encore plus grande que le luxe; et la cen- 
sure (2) s'abolit, pour ainsi dire , d'elle-même. 
Troublée, demandée, reprise, quittée, elle fut 
entièrement interrompue jusqu'au temps où elle 
devint inutile, je veux dire les règnes d'Au- 
guste et de Glaude. 

(1) Environ cent ans après. 

(a) Voyez Dion, liv. XXXVIII; la vie de Gic^ron dans Platarqae ; 
Gicéron k Atticos , Ut. IV, lettres lo et i5 ; Asconîns , sor Gîcéion, 
de divinatUme, 



LIV. VIII, CHAP. XT. 579 



CHAPITRE XV. 

Moyens très-efficaces pour la conseryation des trois 
principes. 

Je ne pourrai me faire entendre que lorsqu^on 
aura lu les quatre chapitres suivans. 



CHAPITRE XVI. 

Propriétés distinctîyes de la république. 

Il est de la nature d^une république qu'elle 
n'ait qu'un petit territoire : sans cela elle ne 
peut guère subsister. Dans une grande répu- 
blique , il y a de grandes fortunes , et par con- 
séquent peu de modération dans les esprits : il y 
a de trop grands dépôts à mettre entre les mains 
d'un citoyen ; les intérêts se particularisent ; un 
homme sent d'abord qu'il peut être heureux, 
grand, glorieux, sans sa patrie; et bientôt, qu'il 
peut être seul grand sur les ruines de sa patrie. 

Dans une grande république , le bien commun 
est sacrifié à mille considérations : il est subor- 



38o DE l'espeit des lois. 

donne à des exceptions ; il dépend des accidens. 
Dans une petite, le bien public est mieux senti, 
mieux connu, plus pjrès de chaque citoyen : les 
abus y sont moins étendus , et par conséquent 
moins protégés. 

Ce qui fit subsister si loiig-temps Lacédémone , 
c'est qu'après toutes ses guerres elle resta ten- 
eurs avec son territoire. Le 8«ul but de Lacédé- 
mone étoit la liberté; le seui avanti^e de sa li- 
berté, c'étoit la gloire. 

Ce fut Tesprit des républiques grecques de se 
contenter de leurs terres comme de leurs lois. 
Athènes prit de Tambition, et en donna à Lacé- 
démone ; mais ce fut plutôt pour commander à 
des peuples libres que pour gouverner des es- 
claves ; pltttdt pour être à la tête de Tumoti que 
pour la rompre. Tout fut perdu lors qu'aune mo- 
narchie s'éleva ; gou^^roemexit dont l'esprit est 
plus tourné vers l'agrandissement. 

Sans des circonstances particulières { i ) , il «st 
difficile qut towt autre gouvernemeiiit que le ré- 
publicain puisse subsister dans une seule ville. 
Un prince d'un si petit étal cfaercheroit natiu*el- 
lement à ^primer , parce qu'il auroit oike grande 

(i) Gomme quand tm petit souverain se maintient entre <deoi 
grands états par leur jalousie mutuelle ; mais il n'existe que précai- 
rement. 



iiv. VIII, CHÀP. XVI. 38i 

poissanee et peu de mo^rens poor en jouir, o^ 
pour la Élire respecter : il fouleroit doiicbeau«- 
coup ses peuples. D^uu autre cdte, un tel prince 
seroit aisément opprime par utie forée «étrangère, 
ou même par une Ibrce domestique : le peuple 
pourroità tous les instans s*assembler et se rëu<- 
nir contre lui. Or, quand un priiM^e d^une rille 
est chasse de sa Tille , le procès «est fini : s*il a ^ 
plusieurs villes , le procès n\st que commencé. 



CHAPITRE XVII 

Propriétés distinctirès de la monarchie.' 

Un état monarchique doit- être d'une grandeur 
médiocre. S'il étoit petit, il se formeroit en ré- 
publique ; s'il étoit fort étendu , les principaux 
de Vétat, grands par eu«^mèmes, n'étant point 
sous les yeux du prince , ayant leur cour hors de 
sa cour, assurés d'ailleurs comre les exécutions 
promptes par les lois et par les mœurs , pour- 
roient cesser d'obéir ; ils * rie craindroient pas 
une punition trop lente et trop éloignée. 

'Aiiâsi Charlemagnc eut-il à peine fondé 'Son 
empiRe, -qu'il Satllut le diviser; soii que lés goii- 
terneurs des provinces n'obéissent pas, soit que, 



382 DE l'esphit des lois. 

pour les faire mieux obéir, il fût nécessaire de 
parlager Fempire en plusieurs royaumes. 

Après la mort d^ Alexandre , son empire fut 
partagé. Gomment ces grands de Grèce et de 
Macédoine , libres , .ou du moins chefs des con^ 
quérans répandus dans cette vaste conquête, 
auroient-ils pu obéir ? 

Après la mort d'Attila , son empire £at dis- 
sous : tant de rois, qui n'étoient plus contenus, 
ne pouToient point reprendre des cfaaanes. 

Le prompt établissement du pouvoir sans 
bornes est le remède qui, dans ces cas, peut 
prévenir la dissolution : nouveau malheur après 
celui de Tagrandissement. 

Les fleuves courent se mêler dans la mer : 
les monarchies vont se perdre dans le despo- 
tisme* 

, CHAPITRE XVIIL 

Que la moDarchie d'Espagne éloit dans un cas particulier. 

Qu'on ne cite point Texemple de TEspagne : 
elle prouve plutôt ce que je dis. Pour garder 
TAmérique, elle fit ce^que le despotisipc même 



LïV. VIII, CHAP. XVIII. 383 

ne fait pas ; elle en détruisit les habitans. Il fal- 
lut, pour conseirer sa colonie, qu'elle la tînt 
dans la dépendance de sa subsistance même. 

Elle essaya le despotisme dans les Pays-Bas ; 
el, sitôt qu'elle Teut abandonné, ses embarras 
augmentèrent. D'un côté, les Wallons ne vou- 
loient pas être gouvernés par les Espagnols ; et 
de l'autre ^ les soldats espagnols ne youloient pas 
obéir aux officiers wallons (i). 

Elle ne se maintint dans l'Italie qu'à force de 
l'enrichir et de se ruiner : car ceux qui auroient 
voulu se défaire du roi d'Espagne n'étoîent pas, 
pour cela ^ d'huineur à renoncer à son argent* 



CHAPITRE XIX. 

Propriétés distinctÎTe? dii gouyernement despotique. 

Un grand empire suppose une autorité despo- 
tique dans celui qui gouverne. Il faut que la 
promptitude des résolutions supplée à la distance 
des lieux où elles sont envoyées ; que la crainte 
empêche la négligence du gouverneur ou du 
magisU*at éloigné ; que la loi soit dans une seule 

(i) Voyez rautoke des ProTÎncos^Unies, par M. Le Clerc. 



384 9£ l'esprit qss lois. 

ilte ; et qu^eUe change saiifi ce6se, eomiiie k3 ac- 
cident, qui se muhiplieat toujours dan/» Tétat à 
proportion de sa grandeur. 



CHAPITRE XX. 

^ Conséquence des obapities puéeéâens. 

QfTj; si ^ prùpri^M n^tweU^ dps peliu états 
i^^X d'être gçi^y^rne^ en répul^lifjue, cellf-de^ mér 
dipcres d'étrç ^ouiqIs à unfnonal^ue, ciçlle des 
grands eiqpire^ d'être dpipiiBte^.piM^.uR.de^pçAe; 
il suit que , pour conserver les principes du gou- 
vernement lÉtabli, il faut maintenir l'état dans la 
grandeur qu'il avoit déjà ; et que cet état chan- 
gera d'esprit, k mesure • qu'on rétrécira, ou 
qu'on étendra ses limites. 



;ÇHAPl.TI^E JC.:ïÇii. 

De l'empire de la Chine. 

* AvAM de finir ce livre y je répondrai aune 
objection qu'on peut feirfe sur* tout ce que j'ai 
dit jg^qu'ic;^. 



tlV. YIII,.CHAP. XXÏ- 585 

Nos missionnaires nous parlent do vaste em* 
pire de la Chine conune dW gouvernement ad* 
mirable qui. mêle ensemble, dans son principe, 
la crainte , Thonneur, et la vertu. J^ai donc posé 
une distinction vaine lorsque )'ai établi les prin- 
cipes des trois gouvememens. 

J^ignore ce que c^est que cet honneur dont on 
parle chez des peuples à qui on ne fait rien £aiire 
qu^à coups de bâton (i). 

De plus , il s^en £aiut beaucoup que nos cojtn- 
merçans nous donnent Tidëe de cette! vertu 
dont nous parlent nos missionnaires : on peut 
les consulter sur les brigandages des manda- 
rins (2). Je prends encore à témoin le grand 
homme milord, Anson . 

D^aiileurs, les lettres du P. Parennin sur le 
procès que Tempereur fit £aiire à des princes du 
sang néophytes (3) qui luiavoient déplu ^ nous 
font, voir un plan de tyrannie constamment 
suivi ,et des injures faites à la nature humaine 
avec règle, c'est-à-dire de sang-fi-oid. #• 

Mous avons encore les lettres de M. de Mairan 
et du même P. Parennin , siu* le gouvernement 

(1) C'est le bâton qui goaTerne la Chine » dit le P. Duhalde. 
' (3) -Voyex entres antres la relation de Lange. 
(3) De la famille de Soumiama, Lettres édifiantes, recueil XVII I. 
n. a5 



386 ^ DE l'esprit des lois. 

de la Chine. Après des questions et des réponses 
Irès-sensëes, le merveilleux s'est ëvanoui. 

Ne pourroit-il pas se faire que les mission- 
naires auroient ëtë trompés par une apparence 
d'ordre ; qu'ils auroient ëtë frappes dé cet exer- 
cice continuel de la yolontë d'un seul , par lequeP 
ils sont gouvernes eux-mêmes , et qu'ils aiment 
tant à trouver dans les cours des rois des Indes; 
parce que , n'y allant que pour y faire de grands 
changemens , il leur est plus aise de convaincre 
les princes qu'ils peuvent tout faire que de per- 
suader aux peuples qu'ils peuvent tout souf- 
frir (i)? 

Enfin il y a souvent quelque chose de vrai 
dans les erreurs mêmes. Des circonstances par- 
ticulières, et peut-être uniques, peuvent faire 
que le gouvernement de la Chine ne soit pas 
aussi corrompu qu'il, de vroit l'être. Des causes 
tirëes la plupart du physique du climaf ont pu 
forcer les causes morales dans ce pays ^ et £iire 
des ^lli^es de prodiges. 

Le climat de la Chine est tel qu'il favorise 
prodigieusement la propagation de Tespèce hu- 
maine. 

(i) Voyez, dans le P. Dnhalde, comment les missionnaires se 
servirent de l'autorité, de Ganhi pour faire taire les mandarins, 
qui disoient toujours que , par les lois du pays , un culte étranger 
ne pouToit ôtre établi dans l'empire. 



LIV. V«I, CHAP. XXI, 387 

Les femmes y sont d^uae fécondité si grande 
que Ton ne. voit rien de pareil sur la terre. La 
tyrannie la plus. cruelle n'y arrête point le pro^- 
grès de la propagatioq. Le prince n'y peut pas 
dire ^ comme Pharaon : Opprimom^les avec sa- 
gesse. Il seroit plutôt réduit à former le souhait 
de Nëron, que le genre humain n'eût qu^une 
tète. Maigre la tyrannie, la Chine, par la force 
du climat, se peuplera toujours, et triomphera 
de la tyrannie. * / 

La Chine , comme tous les pays où croît le 
riz (1), est sujette à des famines fréquentes. 
Lorsque le peuplé meurt^de faim, il se disperse 
pour chercher de quoi vitre. Il jse forme de 
toutes parts des bandes de trois-, quatre , ou cinq 
voleurs :1a plupart sont d'abord exterminées; 
d'autres se grossissent, et sont exterminées 
encore. Mais, dans un si grand nombre de 
provinces ,' et si éloignées , il peut arriver que 
quelque troupe fasse fortune. Elle se maintient, 
se fortifie , se forme en corps d'armée , Ta droit 
à la capitale , et le chef inonte sur le trdne. . 

Telle est la nature de la ehose, que le mau* 
vais gouvernement y est d'abord puni. Le dés- 
ordre y naît soudain, parce que ce peuple pro- 



(1) Voyez , ci-après , liv. XXIII , chap. ri?, 

a5. 



388 DE L^ESPRIT DES LOIS. 

digieux y manque de subsistance. Ce qui fait 
que, dans dWtres pays, on reVient si diffici- 
lement des abus, c^est qu^ils n'y ont pas des 
effets sensibles ; le prince n'y est pas averti 
d'une manière prompte et éclatante , comme il 
l'est à la Chine. 

Il ne sentira point, comme nos princes, que, 
s'il gouyeme mal, il sera moins heureux dans 
l'autre yie , moins puissant et moins riche dans 
celle-ci : il sauraTque si son gouvernement n'est 
pas bon il perdra l'empire et la vie. 

Comme, malgré les expositions d'enfans, le 
peuple augmente toujo^^rs à la Chine (i) , il faut 
un travail infatigable pour faire produire aux 
terres de quoi je nourrir : cela demande une 
grande attention de la part du gouvernement. Il 
est à tous les instans intéresse à ce que tout le 
monde puisse travailler sans crainte d'être frus- 
tré de ses peines. Ce doit moins être un gouver- 
nement civil qu'un gouvernement domestique. 

Voilà ce qui a produit les règlemens dont on 
parle tant. On a voulu Êiire régner les lois avec 
le despotisme ; mais ce qui est joint avec le des- 
potisme n'a plus de force. En. vain , ce despo- 
tisme , pressé par ses malheurs , a-t-il voulu 

(i) Voyez le mémoire d'un Tsongtoa , pour qn'ou défriche. Let- 
tres édifiantes , recueil XXI. 



LIV. VIII, CHAP. XXI. 389 

s^enchaîner ; il s'arme de ses chaînes , et deTient 
plus terrible encore. 

La Chine e$t donc un état despotique dont le 
principe est la crainte. Peut-être que , dans les 
premières dynasties, Tempire n^ëtant pas si 
étendu y le gouyemement déclînoit un peu de 
cet esprit. Mais aujourd'hui cela n'est pas. 



Sgo i>E l'esprit des lois. 



LIVRE IX. 

DES LOIS, DANS LE RAPPORT QU'ELLES ONT 
AVEC LA FORCE DEFENSIVE. 



CHAPITRE I. 

t 

Comment les républiques pourvoient à leur sûreté. 

Si une rëpublique est petite, elle est détruite 
par une force ëtrangère ; si elle est grande , elle 
se détruit par un yice intérieur. 

Ce' double inconvénient infecte également 
les démocraties et les aristocraties, Soit qu'elles 
soient bonnes , soit qu'elles soient mauvaises. 
Le mal est dans la chose même : il n'y a aucune 
forme qui puisse y remédier. 

Ainsi il y a grande apparence que les hommes 
auroient été à la fin obligés de vivre toujours 
sous le gouvernement d'un seul, s'ils n'avoient 
imaginé une manière de constitution qui a tou& 
les avantages intérieurs du gouvernement repu- 



LIV. IX, CHAP. I. 391 

blicain, et la force extérieure du monarchique. 
Je parle de la république fëdérative. 

Cette forme de gouveraement est une çonven* 
tion, par laquelle .plusieurs corps politiques 
consentent à devenir citoyens d^un ëtat plus 
grand qu^ils veulent former. C^est une société 
de sociétés qui en font une nouvelle qui peut 
s'agrandir par de nouveaux associés qui se sont 
unis. 

Ce furent ces associations qui firent fleurir si 
long-temps le corps de la Grèce. Par elles les 
Romains attaquèrent Tunivers , et par elles 
seules Funivers se défendit contré eux; et, quand 
Rome fut parvenue au comble de sa grandeur , 
ce fut par des associations derrière le Danube et 
le Rhin, associations que la frayeur avoit fait 
£iire , que les barbares purent lui résistera 

C'est par-là que la Hollande (1), T Allemagne, 
les ligues suisses, sont regardées en Europe 
comme des républiques étemelles. 

Les associations des villes étoient autrefois 
plus nécessaires qu'elles ne le sont aujourd'hui. 
Une cité sans puissance couroitde plus grands 
périls. La conquête lui faisoit perdre non-seule- 

(1) Elle est formée par enyiron cinquante républiques « toutes 
différentes les unes des antres. Éut de« Provinces-tJnies, par M. Ja- 



Zg2 DE l'esprit des lois. 

ment la puissance exécutrice et la législative, 
comme aujourd'hui, mais encore tout ce qu'il y 
a de propriété parmi les hommes (i). 

Cette sorte de république , capable de résis- 
ter à la force extérieure , peut se maintenir dans 
sa grandeur sans que l'inlérîtur se corrompe. 
La forme de cette société prévient tous les in- 
convéniens. - ^ 

Celui qui voudroit usurper ne pourroit guère 
être également accrédité dans tous les états con- 
fédérés. S'il se rendoit trop puissant dans l'un, 
il alarmeroit tous les autres ; s'il subjuguoit une 
partie , celle qéi seroit libre encore pourroit lui 
résister avec des forces indépendantes de celles 
qu'il auroit usurpées, et l'accabler avant qu'il 
eût achevé de s'établir. 

S'il arrive quelque sédition chez un de$ mem- 
bres confédérés , les autres peuvent l'apaiser. Si 
quelques abus s'introduisent quelque part, ils 
sont corrigés par les parties saines. Cet état 
peut périr d'un côté sans périr de l'autre ; la 
confédération peut être dissoute , et les confédé- 
rés rester souverains. 

Composé de* petites républiques, il jouit de 
la bonté du gouvernement intérieur de chacune; 

(i) Liberté civile , bieos , femmes, enfans, temples , et sépaltares 
IpÊme! 



LIV. IX, CHAP. II. 393 

et, à. regard du dehors, il a, par la force de 
Fassociation, tous les ayantages des grandes mo- 
narchies. 



CHAPITRE II. 

Que la constitution fédératiye doit être composée d'états 
de même nature , surtout d'états républicains. 

Les Cananéens furent détruits , parce que cô- 
toient de petites monarchies qui ne sVtoient 
point confëdërëes , et qui ne se défendirent pas 
en commun. C^est que la nature des petites mo- 
narchies n^est pas la confédération. 

La république fëdératiye d'Allemagne est com- 
posée de villes libres, et de petits états soumis a 
des princes. L'expérience fait voir qu'elle est plus 
imparfaite que celle de Hollande et de Suisse. 

L'esprit de la monarchie est la guerre et l'a- 
grandissement ; l'esprit de la république est la 
paix et la modération. Ces deux sortes de gou- 
vernemens ne peuvent que d'une manière forcée 
subsister dans une république fédérative. 

Aussi voyons-nous dans l'histoire romaine 
que , lorsque les Véiens eurent choisi un roi , 
toutes les ^petites républiques de Toscane les 



394 ^^ l'esprit des lois. 

abandonnèrent. Tout fut pexdu en Grèce lors- 
que les rois de Macédoine obtinrent une place 
parmi les amphictyons. 

La république fédérative d'Allemagne, com- 
posée de princes et de villes libres, subsiste, 
parce qu'elle a un chef qui est en quelque façon 
le magistrat de l'union, et en quelque façon le 
monarque. 



CHAPITRE III. 

Autres choses requises dans la république fédératiTe. 

Dans la république de Hollande , une pro- 
yince ne peut faire une alliance sans le consen- 
tement des autres. Gçtte loi est très-bonne, et 
même nécessaire dans la république fédérative. 
Elle manque dans la constitution germanique, 
oii elle préviendroit les malheurs qui y peu- 
vent arriver à tous les membres , par l'impru- 
dence, l'ambition, ou l'avarice d'un seul. Une 
république qui s'est unie par une confédération 
politique s'est donnée entière^ et n'a plus rien 
adonner. 

Il est difficile que les états qui s'associent 
soient de même grandeur, et aient une puis* 



LIV. IX, CHAP. III. 395 

sance ëgale. La république des Lyciens (1) étoit 
une ass:ociation de vingt-trois villes : les grandes 
avoient trois voix dans le conseil commun ; les 
médiocres, deux; les petites, une. La république 
de Hollande est composée de sept proyinces, 
grandes ou petites , qui ont chacune une voix. 

Les villes de Lycie (2) payoient les cbarges 
selon la proportion des suf&ages. Les provinces 
de Hollande ne peuvent suivre cette proportion ; 
il £aut qu^elles suivent celle de leur puissance. 

JEn Lycie (3), les juges et les magistrats des 
villes ëtoient élus par le conseil commun, et 
selon la proportion que nous avons dite. Dans 
la république de Hollande., ils ne sont point 
élus par le conseil commun, et chaque ville 
nomme ses magistrats. S'il fialloit donner un 
modèle d'une belle république fédérative, je 
prendrôis la république de Lycie. 

(1) Strabon, liv. XIV. 

(2) Jbid. 
• (3) Ibid. 



396 DE l'esprit des LOIS. 

CHAPITRE IV. 

Comment les états despotiques pounroient à leur sûreté. 

Comme les républiques pourvoient à leur sû- 
reté en s'unissant , les états despotiques le font 
en se séparant, et en se tenant, pour ainsi dire, 
seuls. Ils sacrifient une partie du pays , ravagent 
les frotitières , et les rendent désertes ; le corps 
de llempire devient inaccessible. 

Il est reçu en géométrie que, plus les corps 
ont d^étendue , plus leur circonférence est rela- 
tivement petite. Cette pratique de dévaster les 
frontières est donc plus tolérable dans lesgrands 
états que dans le^ médiocres. 

Cet état fait contre lui-même tout le mal que 
pourroit faire un cruel ennemi, mais un en- 
nemi qu^on ne pourroit arrêter. 

L'état despotique se conserve par une autre 
sorte de séparation, qui se fait en mettant les 
provinces éloignées entre les mains d'un prince 
qui en soit feudataire. Le Mogol, la Perse, les 
empereurs de la Chine, ont leurs feudataires; 
et les Turcs se sont très-bien trouvés d'avoir 
mis entre leurs ennemis et eux les Tartares , les 



HV. IX, CHAP. IV. 597 

Moldaves, les Yalaques, et autrefois les Traa- 
silvains. 



CHAPITRE V. 

Comment là monarchie pourroit â sa sûreté. 

La monarchie ne se détruit pas elle-même 
comme Pétat despotique : mais * un ëtat d'une 
grandeur médiocre pourroit être d'abord envahi. 
Elle a donc des places fortes qui défendent ses 
frontières, et des armées pour défendre ses 
places fortes. Le plus petit terrain s^j dispute 
avec art, avec courage, avec opiniâtreté. Les 
états despotiques font entre* eux des invasions; 
il n'y a que les monarchies qui fassent la 
guerre. 

'Les places fortes appartiennent aux monar- 
chies; les états despotiques craignent d'en avoir. 
Us n'osent les confier à personne; car per- 
sonne n^ aime l'état et le prince. 



ogS DE L^ ESPRIT DES LOIS. 

CHAPITRE VL 

De la force défeDsive des états en général. 

Pour qu^un ëtat soit dans sa force , il faut 
que sa grandeur soit telle quMl y ait un r^^pport 
de la vitesse avec laquelle on peut exécuter contre 
lui quelque entreprise , et la promptitude qu il 
peut employer pour la rendre vaine. Comme ce- 
lui qui attaque peut d'abord paroi tre partout, 
il faut que celui qui défend puisse se montrer par- 
tout aussi ; et , par conséquent , que Tétendue 
de Tétat soit médiocre , afin qu'elle soit pro- 
portionnée au degré de vitesse que la nature 
a donné aux hommes pour se transporter d un 
lieu à un autre. 

La France et TEspagne sont précisément de la 
grandeur requise. Les forces se commuoiquent 
si bien , qu'elles se portent d'abord là où Ton 
veut ; les armées s'y joignent , et passent rapi- 
dement d'une frontière à l'autre ; et l'on n'y craint 
aucune des choses qui ont besoin d'un certain 
temps pour être exécutées. 

En France , par un bonheur admira,ble , la ca- 
pitale se trouve plus près des différentes fron- 



LIV. IX, CHAP. VI. 399 

tières, justement à proportion de leur fôiblesse ; 
et le prince y voit mieux chaque partie de son 
pays , à mesure qu^elle est plus exposée* 

Mais y lorsqu^un vaste ëtat , tel que la Perse , 
est attaque , il faut plusieurs mois pour que les 
troupes dispersées puissent s^assembler; et on 
ne force pas leur marche pendant tant de temps , 
comme on fait pendant quinze jours. Si Tarmëe 
qui est sur la frontière est battue , elle est sûre- 
ment dispersée, parce que ses retraites ne sont 
pas prochaines : Tarmée victorieuse , qui ne 
trouve pas de résistance , s^avance à grandes 
journées , paroit devant la capitale , et en forme 
le siège, lorsqu% peine les gouverneurs des 
provinces peuvent être avertis d'envoyer du se- 
cours. Ceux qui jugent la révolution prochaine 
la hâtent, en n'obéissant pas. Car des gens, 
fidèles uniquement parce que la punition est 
proche , ne le sont plus dès qu'elle est éloignée ; 
ils travaillent à leurs intérêts particuliers. L'em- 
pire se dissout , la capitale est prise, et le con- 
quérant dispute les provinces avec les gouver- 
neurs. 

La vraie puissance d'un prince ne consiste pas 
tant dans la facilité qu'il y a à conquérir que 
dans la difficulté qu'il y a à l'attaquer, et, si j'ose 
parler ainsi, dans l'immutabilité de sa condition. 



400 DE L^ESPRIT DES LOIS. 

Maisragràndisscmenf des^tats leur fait montrer 
de nouveaux côtes par où on peut les prendre. 
Ainsi, comnie les monarques doivent avoir de 
la sagesse pour augmenter leur puissance , ils 
ne doivent. pas avoir moins de prudence afin de 
la borner. £n faisant cesser les inconvëniens de 
la petitesse, il Êiut quMls aient toujours Tœil sur 
les inconvëniens de la grandeur.. 



CHAPITRE VII. 

Réflexions. 

Les ennemis dVn grand prince qui a'si long- 
temps régne Pont mille fois accusé, plutôt, je 
crois , sur leurs craintes que sur leurs raisons , 
d^avoir formé et conduit le projet de la monar- 
chie universelle. S'il y avoit réussi, rien n'au- 
roit été plus fatal à TEurope,, à ses anciens sujets, 
à lui, à sa famille. Le ciel , qui connoit les vrais 
avantages , Ta mieux servi par des défaites qu^il 
n^auroit fait par des victoires. Au lieu de le 
rendre le seu| roi de TEurope , il le favorisa plus 
en le rendant le plus puissant de tous. 
. Sa. nation , qui , dans les |>ays étrangers , n^est 



' LIV. IX, CHAP. vu. 40l 

jamais touchëe que de ce qu^elie a quitte ; qui, en 
partant de chez elle, regarde la gloire comme 
le souverain bien, et, dans les pays éloignés, 
comine un obstacle à son retour ; qui indispose 
par ses bonnes qualités mêmes, parce qu^elle 
paroît y joindre du mépris ; qui peut supporter 
les blessures , les périls et les fatigues , et non 
pas la perte de ses plaisirs ; qui n^aime rien tant 
que sa gaieté , et se console de la perte d'une ba- 
taille lorsqu'elle a chanté le général, n'auroit 
jjamais été jusqu'au bout d'une entreprise qui 
ne peut manquer dans un pays sans manquer 
dans tous les autres , ni manquer un moment 
sans manquer pour toujours. 



CHAPITRE VIII. 

Cas où la. force défeasiye d*ua état est inférieure à sa 
' force offensive. 

C'etoiT le mot du sire de Coucy au roi 
Charles Y, « que les Anglais ne sont jamais si 
» foibles ni si aisés à yaincre que chez eux. » 
C'est ce qu'on disoit des Romains; c'est ce qu'é- 
prôuvèrent les Carthaginois ; c'est ce qui arri- 
vera à toute puissance qui a envoyé au loin des 
II. a6 



4uâ 1>£ L^£5PHIT DES LOIS. 

armées pour réunir, par là force de la disci- 
plina et du pouvoir militaire, ceux qui sont di- 
visas chez eux par' des intérêts politiques ou 
crrils. L'état se trouve foible , à cause du mal qui 
reste toujours ; et il a été encore affoibli par le re- 
mède. 

La maxime du sire de Coucy est une excep- 
tion à la règle générale , qui veut qu'on n'entre- 
prenne point de guerres lointaines ; et cette ex- 
ception confirme bien la règle , puisqu'elle n'a 
lieu que contre ceux qui ont eux-mêmes viole 
fa règle. 



CHAPITRE IX. 

De la force relative des états. 

Toute grandeur, toute force, toute puissance 
est relative. Il faut bien prendre garde qu'en 
cherchant à augmenter la grandeur réelle on ne 
diminue la grandeur relative. 

Vers le milieu du règne de Louis XIV, la 
France fut au plus haut point de sa gi^andeur re- 
lative. L'Allemagne n'avoit point encore les 
grands monarques qu'elle a eus depuis. L'italile 
étoit dans le même cas. L'Etosse et l'Angleterre 



' I.iy. IK, CHAP. IX' 4^3 

ne formoient point un corps de monarchie. 
L^Aragon n'en formoit pas un avec la Castille ; 
les parties sëparëes de TEspagne en étoient af- 
foiblies, et raffoiblissoient. La Moscovie n'é- 
toit pas plus connue en Europe* que la Crimëe. 

CHAPITRE X. 

De la foiblesde d'es^ états voisins. 

Lorsqu'on a pour voisin un ëtat qui est dans 
sa décadence , on doit bien se garder de hâter sa 
ruine, parce qu'on est^ cet égard dans la si- 
tuation la plus heureuse où l'on puisse -être, n^y 
ayant rien de si commode jpour un prince que 
d'être auprès d'un autre qui reçoit pour lui tous 
les coups et tous les. outrages de la fortune. Et 
il est rare que , par la conquête d'un pareil état, 
on augmente aÉlantièn pAissince réelle qu'on 
a perdu en puissance relative. 



a6. 



4o4 D£ l'esprit des LOIS. 



LIVRE X. 

BES LOIS, DANS LE RAPPORT QU^ELLES ONT 
AVEC LA FORCE. OFFENSIVE. 



CHAPITRE I. 

De la force offensive. 

La force offensive est réglée par le droit des 
gens , qui est la loi politique dés nations consi- 
dérëes dans* le rapport qu'elles ont lés unes 
avec les autres. 

GHAPÏTRE IL 

De la guerre. 

La vie des états est comme celle des hommes : 
ceux-ci ont droit de luer dans le cas de la dé- 
fense naturelle; ceux-là ont droit de faire la 
guerre pour leur propre conservation. 



Lïv. X, ciiAP. II. : 4o5 

Dans le cas de la défen&e. naturelle , f ai droit 
de tuer , parce que ma vie est à moi , tommei la 
vie de celui qui m'atta<}ae est ^ lui;;(de même 
un ëtat fait la guerre , parce que:isa conservation 
est juste comme toute autre conservationr- ; 

Entre les citoyens , le droit de* la- défense na- 
turelle nVmporte point avec lui la nécessite dq 
Fattaque. Au lieu d^attaquer, ils n^ont qu^à re- 
courir aux tribunaux. Ils ne peuvent donc exer- 
cer le droit de cette défense que dans les cas 
momentanés oii Ton seroit perdu si Ton atten- 
doit le secours des loi^. Mçiis epire les sociétés , 
le droit de la défense naturelle entraîne quelque- 
fois la nécessite d^attaquer, lo^^qu^un peuple 
voit qu^une plus longue paix en mettroit un 
autre en éta,t de le détruire, et que TaAtaque est 
dans ce moment le seul moyen d^empéicher cette 
destruction. 

Il suit de là que les petites sociétés ont plus 
souvent le droit de faire la guerre que les grandes ,. 
parce qu^elles sont plus souvent dans le cas de 
craindre d'être détruites. . 

Le droit de la guerre dérive donc de la néces-: 
site et du juste rigide. Si ceux qui dirigent la 
conscience ou les conseils des princes; ne se: 
tiennent pas là , tout est perdu ; : et , loftsqa'Qaise: 
fondera sur des principes arbitraires de gloire ^ 



4o^ B£ Ii'£SPB.IT BES LOIS. 

ât biens^eantev^^aitilité, dés fiais de sang inon- 
deront la terre. ' 

Que If on ne parle pas surtout de la gloire du 
priitce : sa gloire fermi son orgueil ; c^ est une 
passion y et non pas un droit légitime. 

Il est Vvai ^ué la réputation de sa puiasatice 
poinrroit augmenter les foorces de son état ; mais 
la réputiation de sa justice les augmcnteroit tout 
de mèmev 



CHAPITRE III. 

Du droit de conquête. 

Dtj droit de la guerre dérÎTe cejui de con- 
quête y qui en est la conséquence ; il en doit donc 
suivre Tesprit. 

Lorsqu^un peuple est conquis , le droit que le 
contpi^rant a sur lui 9uit quatre sortes de lois : 
la toi de la nature, qui fait que tent tend à la 
conservation des espèces ; la loi de la lumière 
nattrrelle , qui veut que nous fussions h autrui ce 
que*' mous • voudrions qu^on nous fit ; la loi qui 
forme les sociétés politiques, qui sont telles que 
la- naturf n'en a point borné la durée ; enfin h 
loi'-iirée de la chose même. La conquête est une 



tiv. X, CHAP. m. 407 

acquisition ; Tesprii d'acquisition parte avec lui 
Tesprit de consery^tion et d^usage, etnop.pas 
celui de destruction. 

Un état qui en a conquis un autre le traite 
d'une des quatre manières suivantes : il continue 
à le gouverner selon ses lois, et ne prèQd pour 
lui que Texercice du gouvernement politique et 
civil ; ou il lui donne un nouveau gouvernement 
politique et civil ; ou il détruit la société et la dis- 
perse dans d'autres; ou enfin il extermine. tous 
les citoyens. 

La première manière estconfc^meau droit de^ 
gens que nous suivons aujourd'hui ; U quatrième 
est plus conforme au droit de^ gcims des Ro^ 
mains : sur quoi je laisse k jugor à qfiel point 
nous sommes devenue meilleurs. }1 £»ut reudre 
ici hommage à nos ten^ modernes, à.)arai4o1^ 
présente, à la religion d'au^urd'hui, k notre 
philosophie , à nos moeurs. 

Les auteurs de notre. droit public, fondée sur 
les histoires anciennes, étanJt spçtis des cas ri- 
gides, sont, tombés dsuas de graod^â errei^s. Ils 
ont donné dans l'arbitraire ; ils oni: supposé dan^ 
les conquérans un droit, je ne sais quel, de 
tuer : ce qui leur ^ a fait tirer des conséquences 
terribles comme le principe ^ . et. établir des 
maximes que les coiiquérans euxrmémes , lor^- 



4o8 DE li^ESPBIT DES LOIS. 

qu^ils ont eu le moindre sens , n^ont jamais 
prises. Il est clair que lorsque la conquête est 
faite le conquérant n'a plus le dtoit de tuer , puis- 
qu'il n'est plus dans le cas de la défense natu- 
relle et de sa propre conservation. 

Ce qui les a fait penser ainsi , c'est qu'ils ont 
cru que le conquérant avoit droit de détruire la 
société; d'où ils ont conclu qu'il avoit celui de 
détruire les hommes qui la composent; ce qui 
est une conséquence faussement tirée d'un faux 
principe. Car , de ce que la société serait anéan- 
tie , il ne s'ensuivroit pas que les hommes qui la 
forment dussent aussi être anéantis. La société 
est l'union des hommes, et non pas les hommes; 
le citoyen peut périr , et l'homme rester. 

Du droit de tuer dans la conquête, les poli- 
tiques ont tiré le droit de réduire, en servitude : 
mais la conséquence est aussi mal fondée que le 
principe. 

On n'a droit de réduire en servitude que lors- 
qu'elle est nécessaire pour la conservation de la 
conquête. L'objet de la conquête est la conserva- 
tion : la servitude n'est jamais l'ot^et de la con- 
quête ; mais il peut arriver qu'elle soit im moyen 
nécessaire polir aller à la conservation. 

Dans ce cas, il est contre la nature de la chose 
que cette servitude soit étemelle. Il faut que le 



LIY. X« CHAP. m. 4^ 

peuple esclave puisse deveuîr sujet. L^esdavage 
dans la conquête est une chose d^accident. Lors* 
qn^aprfs un certain espace de temps toutes les 
parties de Tétat conquérant se sont liées avec 
celles de Tëtat concpiis par des coutumes , des 
mariages, des lois, des associations , et une cer- 
taine conformité d^esprit, la servitude doit ces- 
ser : car les droits du conquérant ne sont fondes 
que sur ce que ces choses-là ne sont pas , et qu^il 
y a un ëloignement entre les deux nations tel que 
Tune ne peut pas prendre confiance en Tautre. 

Ainsi le conquérant qui réduit le peuple en 
servitude doit toujours se réserver des moyens 
( et ces moyens sont sans nomhre ) pour Ten 
faire sortir. • 

Je ne dis point ici des choses vagues. Nos pères, 
qui conquirent Tempire romain , en agirent ainsi. 
Les lois qu'ils firent dans le feu, dans Faction, 
dans rimpétuosité , dans Forgueil de la victoire , 
ils les adoucirent : leurs lois étoient dures, ils 
les rendirent impartiales. Les Bourguignons, les 
Goths et les Lombards , vouloient toujours que 
les Romains fussent le peuple vaincu ; les lois 
d^Euriç, de Grondebaud et de Rotharis , firent du 
Barbare et du Romain des concitoyens (i). 

(i) Voyez le code des lois des Barbares, et le Ut. XXVIII, ci- 
après. 



4lO DE l'esprit des LOIS. 

Charlemagne, pour dompter les Saxons, leur 
ôta Tingënuité et la propriété des biens. Lovds- 
le-Debonnaire les affiranchit (i) : il ne 6tTien de 
mieux dans tout son règne. Le temps et la servi- 
tude avoient adouci leurs mœurs ; ils lui furent 
toujours fidèles. 



CHAPITRE IV. 

Quelques avantages du peuple conquis. 

Au lieu de tirer du droit de conquête des con- 
séquences si fatales, les politiques auroient mieux 
fait de parler des avantages que ce droit peut 
quelquefois apporter au peuple vaincu. Us les 
auroient mieux sentis, si notre droit des gens 
étoit exactement suivi, et s^il étoit établi dans 
toute la terre. 

Les états que Ton conquiert ne sont pas ordi- 
nairement dans la force de leur institution : la 
corruption s'y est introduite; les lois y ont cessé 
d'être exécutées ; le gouvernement est devenu op- 
presseur. Qui peut douter qu'un état pareil ne ga- 

(i) Voyez Tautenr incertain de la yie de Loaift-le-Uéboanaire , ' 
dans le rocueil de Ouchesne , tome II , page 296. 



LIV. X, CHAP. lY. 4l» 

gnât , et ne tûràt quelques avanuges de la conquête 
même , si elle n'ëtoit pas destructrice ? Un gou- 
yernement parrenu au point où il ne peut plus 
se reformer lui-même , que perdroit-il à être re* 
fondu ? Un conquérant qui entre chez un peuple 
où , par mille ruses et mille artifices , le riche s^est 
insensiblement pratiqué une infinité de moyens 
d'usurper , où le malheureux qui gémit , voyant 
ce qu'il croyoit des abus devenir des lois , est dans 
l'oppression , et croit avoir tort de la sentir ; un 
conquérant, dîs*)e, peut dérouter tout , et la ty* 
rannie sourde est la première chose qui souffre 
la violence. 

On a vu, par exemple, des états, opprimés 
par les traitans, être soulagés par le conquérant 
qui n'avoit ni les engagemens ni les besoins 
qu'avoit le prince légitime. Les abus se. trou- 
voient corrigés sans même que le conquérant 
les corrigeât. 

Quelquefois la frugalité de la nation conqué- 
rante Ta mise .en état de laisser aux vaincus le 
nécessaire , qui leur étoit ôté sous le prince lé- 
gitime. 

Une conquête peut détruire les préjugés nui- 
sibles , et mettre , si j'ose parler ainsi , une nation 
sous un meilleur génie. 

Quel bien les Espagnols ne pouvoient-ils pas 



4i4 i>K l'esprit des lois. 

puisse jouir des privilèges de la souveraineté, 
comme les Romains rétablirent au commence- 
ment. On doit borner la conquête au nombre 
des citoyens que Ton fixera pour la démocratie. 
Si une démocratie conquiert un peuple pour le 
gouverner comme sujet, elle exposera sa propre 
liberté , parce qu'elle confiera une trop grande 
puissance aux magistrats qu'elle enverra dans Yé- 
tat conquis. 

Dans quel danger n'eût pas été la république 
de Carthage , si Annibal avoit pris Rome ? Que 
n'eut-il pas fait dans sa ville après la victoire, 
lui qui y causa tant de révolutions après sa dé- 
faite (i) ? 

. Hannon n'auroit jamais pupetsuader au^sénat 
de ne point envoyer de secours à Annibal, s'il 
n'avoitfait parler que sa jalousie. Ce sénat , qu'A- 
ristote nous dit avoir été si sage (chose que la 
prospérité de cette république nous prouve si 
bien), ne pouvoit être déterminé «que par des 
raisons sensées. Il auroit fallu être tr<^ stupide 
pour ne pas voit qu'une arméevà trois cents 
lieues delà, faisoit des pertes néces^res qui 
dévoient être réparées. 

.Le parti d'Hannon vouloit qu'on iivrit An- 

(i) Il étoit à la tête d'une faction. 



LIV. X, CHAP. VI. 4*5 

nibal (i) auK Romains. On ne pouYoil pour lors 
craindre les Romains; on craignoil donc An- 
nibal. 

On ne pouvoît croire , dit-on , les succès d'An- 
nibal : mais comment en douter? Les Carthagi- 
nois , répandus par toute la terre , ignoroient-ils 
ce qui se passoit en Italie ? C'est parce qu'ils ne 
rignoroient pas qu'on ne vouloit pas envoyer 
de secours à Annibal. 

Hannon devient plus ferme après Trëbie , après 
Trasimène, après Cannes : ce n'est point son 
incrédulité qui augmente , c'est sa crainte. 



CHAPITRE VIL 

Continuation du même sujet. 

Il y a encore un inconvénient aux conquêtes 
faites par les démocraties. Leur gouvernement 
est toujours odieux aux états assujettis. Il est mo- 
narchique par la fiction ; mais , dans la vérité , 
il est plus dur que le monarchique, comme l'ex- 
périence de tous les temps et de tous les pays 
l'a fait voir. 

(i) Hannon Tooloit tivrtor Annibal ans Romains, comvM Gaton 
Toaloift qn'on livrât Géaai* «nx Ganlùi*. 



4i6 DE l'esprit des lois. 

Les peuples conquis y sont dans un ëtat triste ; 
ils ne jouissent ni des avantages de la républi- 
que, ni de ceux de la monarchie. 

Ce que j'ai dit de Fétat populaire se peut ap- 
pliquer à l'aristocratie. 



CHAPITRE VIII. 

Continuation du même sujet. 

Ainsi, quand une république tient quelque 
peuple sous sa dépendance, il faut qu'elle cherche 
à réparer les inconvéniens qui naissent de la na- 
ture de la cho^e , en lui donnant un bon droit 
politique et de bonnes lois civiles. 

Une république dltalie teui^it des insulaires 
sous son obéissance : mais son droit politique 
et civil à leur égard étoit vicieux. On se souvient 
de cet acte (i) d'amnistie qui porte qu'on ne 
les condamneroit plus à des peines afflictives 
sur la conscience informée du gouverneur. On a vu 

(i) Du 18 octobre 1758, imprimé à Gènes, chei Franchelii. FU- 
iamo al noslro genôral-governatare in delta isola di eondannare in avve- 
nire solamente ex informât^ conscientift persona alcuna nazionale in 
pena affîittiva, Potrà ben si far arrestare ed ineareerare ie persane ehe 
§U saranno sospeUe ; saivo di rendere poià noi eoikcitamente. Article VI. 



LÎV. X, CHAI^. VIII. 4*7 

ÀduTent des peuples demander des privilèges : 
ici le souyetain accorde le droit de toutes les 
nations* 



CHAPITRE IX. 

D*tiD« monarchie qui conquiert autour d'elle. 

Si une monarcliie peut agir long-temps ayant 
que Pagrandissement Fait afFoiblie , elle deyien-» 
dra redoutable , et sa force durera tout autant 
qu'elle sera pressée par les monarchies Voisines. 

Elle ne doit donc conquérir que pendant qu'elle 
reste dans les limites naturelles à son gouyeme^ 
ment. La prudence yeut qu'elle s'arrête sitôt 
qu'elle passe ces limites. 

Il faut dans cette sorte de conquête laisser les 
choses comme on les a trouvées ; les mêmes tri-^ 
bunaux , les mêmes lois , les mêmes coutumes , 
les mêmes privilèges : rien ne doit être changé 
que l'armée et le nom du souverain. 

Lorsque la monarchie a étendu ses limites par 
la conquête de quelques provinces voisines , il 
faut qu'elle les traite avec une grande douceur. 

Dans une monarchie qui a travaillé long-temps 

II. 27 



4i8 DE l'esprit des lois. 

à conquérir, les provînces de sojx ancien do- 
maine sçront ordinairement très-foulëes. Elles 
oQt à souffrir les nouveaux abus et les anciens ; 
et souvent une vaste capitale, qui engloutit tout, 
les a <i£peuplées. Or , si après avoir conquis au- 
tour de ce domaine on traitoit les peuples vain- 
cus comme on Ëiit ses anciens sujets, Tétat se- 
roit perdu : ce que les provinces conquises envcr- 
roient de tributs à la capitale ne leur reviendroit 
plus ; les frontières seroient ruinées , et par con- 
séqueni plus foibles ; les peuples en ^eroientmal 
affectionnés ; la subsistance des anajées qui doi- 
vent y rester et agir seroit plus précaire. 

Tel est Fétat nécessaire d'une monai:chie con- 
quérante ç un luxe afiGreux dans la capitale , la 
misère dans les provinces qui s'en éloignent , 
Tabondance aux extrémités. Il en est comme de 
notre planète : le feu est au centre ; la verdure à 
la sur&ce ; une terre aride, froide et stérile entre 
les deux. 



LIV. X, CIi\P. X. 419 

CHAPITRE X. 

D'une monarchie qui conquiert une autre monarchie. 

Quelquefois une monarchie en conquiert 
une autre. Plus celle-ci sera petite , mieux on la 
contiendra par des forteresses; plus elle sera 
grande, mieux on la conservera par des co- 
lonies. 

CHAÏ^ITRE XL 

Des mœurs du peuple yaincu. 

Dans ces conquêtes , il ne suffit pas de laisser 
à la nation vaincue ses lois ; il est peut-être plus 
nécessaire de lui laisser ses mœurs ^ parce qu^ua 
peuple connoît, aime et dëfend toujours plus ses 
mœm's que ses lois. 

Les Français ont été chasses neuf fois de 
ritalie, à cause, disent les historiens (i), de 
leur Insolence à Fégard des femmes et des 

(1) Parcoures l'histoire de Taniren , par M. Puffendoiff. ^ 

27. 



420 DE l'esprit DES LOIS. 

filles. C'est trop pour une nation d'avoir à souf- 
fi-îr la fierté du vainqueur , et encore son incoil- 
tinence , et encore son indiscrétion, sans doute 
plus fâcheuse , parce qu'elle multiplie à l'infini 
les outrages. 



CHAPITRE XIl. 

D'une loi de Cyru$. 

Je ne regarde pas coixliUe une bonne loi celle 
que fit Cyrus pour que les Lydiens ne pussent 
exercer que des professions' viles, ou des profes-^ 
sions infâmes. On va au plus pressé; on songe 
aux révoltes , et non pas aux invasions. Mais les 
invasions viendront bientôt ; Its deux peuples 
s'unissent, ils se corroiàpent tous les deux. J'^ai- 
, merois mieux maintenir par les lois la rudesse du 
peuple vainqueur qu'entretenir par elles la mol- 
lesse du peuple vaincu. 

Aristodème, tyran de Cumes (i), chercha à 
énerver le courage dé la jeunesse. Il voulut que 
les garçoiiKi laissassent croître leurs cheveux, 
comme kfsr elles; qu'ils les ornassent de fleurs, 

Os) Denj^ d^Halicarnasse , liv. VII. 



LIV, X, GHAP* XIÏ. 4^1 

et portassent des robes de différentes couleurs 
jusqu'aux talons; que, lor^qu^ils alloient chea^ 
leurs maîtres de danse et de musique , des femmes 
leuiT portassent des parasols , des parfums et des 
éventails ; que , dans le bain , elles leur donnas- 
sent des peignes et des miroirs. Cette éducation 
duroit jusqu^à Tâge de vingt ans. Cela ne peut 
convenir qu'à un petit tyran , qui expose sa sou-r 
veraineté pour défendre sa vie. 



CHAPITRE XIII. 

Charles XII. 

Ce prince , qui ne fit usage que de ses seules 
forces , détermina sa chute , en formant des des- 
seins qui ne pouvoient être exécutés que par une 
longue gueiTe ; ce que son royaume ne pouvoit 
soutenir. 

Ce n'étoit pas un état qui fût dans la déca-c 
dence qu'il entreprit de renverser, mais un em- 
pire naissant. Les Moscovites se servirent de la 
guerre qu'il leur faisoit, comme d'une école. A 
chaque défaite , ils s'àpprochoient de la victoire ; 
et , perdant au dehors ,' ils apprenoient à se dé- 
fendre au dedans. 



d 



422 DE'l'eSPRIT des LOIS. 

Charles se croyoit le maître du monde dans 
les dëserls de la Pologne, où il erroît, et dans 
lesquels la Suède ëloît comme répandue , pen- 
dant que son principal ennemi se fortifioît contre 
lui , le serroit , s'établissoit sur la mer Baltique , 
dëtniisoit ou prenoit la Livonie. 

La Suède ressembloit à un fleuve dont on cou- 
poit les eaux dans sa source , pendant qu^on les 
dëtoumoit dans son cours. 

Ce ne fut point Pultava qui perdit Charles : 
s'il n'aroit pas été détruit dans ce lieu , il l'auroit 
été dans un autre. Les accidens de la fortune se 
réparent aisément : on ne peut pas parer à des 
événemens' qui naissent continuellement de la 
nature des choses. 

Mais la nature ni la fortune ne furent jamais 
si fortes contre lui que lui-même. 

Il ne se rég)oil point sur la disposition actuelle 
des choses , mais sur un certain modèle qu'il ayoit 
pris : encore le suivit-il très-mal. Il n'étoit poinl 
Alexandre ; mais il auroit été le meilleur soldat 
d'Alexandre. 

Le projet d'Alexandre ne réussit que parce 
qu'il étoit sensé. Les mauvais succès des Perses 
dans les invasions qu'ils firent de la Grèce, 
les conquêtes d'Agésilas, et la retraite des dix 
piille, avoient fait connoître au juste la supé- 



^ LIV. X, CHAP. XIÏI. 4^5 

riorité des Grecs dans leur manière de combattre^ 
et dans le genre de leurs armes; et Ton savoît 
bien que les Perses étoient trop grands pour se 
corriger. 

Ils ne pouvoient plus affoiblir la Grèce par 
des divisions : elle éloit alors réunie sous un 
chef qui ne pouvoit avoir de meilleur moyen 
pour lui cacher sa servitude que de Tëblouir par 
la destruction de ses ennemis étenjels et par l'es- 
përance de la conquête de TAsie. 

Un empiré cultive par la nation du monde la 
plus industrieuse, et qui travailloit les terres par 
principe de religion , fertile et abondant en toutes 
choses, donnoit à un ennemi toutes sortes de fa- 
cilités pour y subsister. 

On pouvoit juger par Forgueil de cies rois , 
toujours vainement mortifiés par leurs défaites , 
qu'ils précipiteroient leur chute , en donnant 
toujours des batailles, et que la flatterie ne per- 
mettroit jamais qu'ils pussent douter de leur 
grandeur. 

Et non-seulement le projet étoit sage , mais il 
fut sagement exécuté. Alexandre, dans la rapi- 
dité de ses actiotis , dans le feu de ses passions 
mêmes , avoit , si j'ose me servir de ce terme , 
une saillie de* raison qili le coridiiisôît , et que 
ceux qui ont voulu faife un tomati de son hisr 



4^4 DE l'esprit des lois. 

toire , et qui aToient Fesprit plus gâte que lui , 
n'ont pu nous dérober, Parlons-ep tout à potre 
aise. 



CHAPITRE XIV. 

Alexandre. 

Il ne partit qu'après ayoir assuré la Macé^ 
doine contre le3 peuple^ barbares qui en étoient 
yoisins , et achevé d'accabler les Grec$ ; il ne 
^e servit de cet accablement que pour l'exécu- 
tion de son entreprise ; il rendit impuissante la 
jalousie des Lacédémoniens ; il attaqua les pro- 
vinces maritimes ; il fit suivre à son a^ipée de terre 
les côtes de la mer, pour n'être point séparé de 
sa flotte ; il se servit stdmirablepient bien de la 
discipline contre le Qombre ; il ne manqua point 
de subsistance : et , s'il est vrai que la victoire 
lui donna tout, il fit aussi tout pour se procurer 
la victoire. 

Dans le commencement de son entreprise , 
c'est-à-dire dans un temps où un échec pouvoit 
le renverser, il mit peu de chose au hasard: 
quand la fortune le mit au-dessus des événe-r 
mcps, la témérité fut quelquefois un de se^ 



Ï.IV. X, CHAP. XIV, 4^5 

moyens. Lorsqu^avant son départ, il marche 
contre les Triballiens et les lUyriens , vous voyez 
une guerre (i) coinme celle que Cësar fit depuis 
dans les Gaules. Lorsqu^il est de retour ^ans la 
Grèce (3) , c'est comme malgré lui qu'il prend et 
détruit Thèbes : campé auprès de leur ville , il at- 
tcT^d que les^ Thébains veuillent faire la paix ; ils 
précipitent eux-mêmes leur ruine, Lorsqu'il s'agit 
de combattre (3) les forces maritimes des Perses , 
c'est plutôt Parménion qui a de l'audace , c'est 
plutôt Alexandre qui a de la £iagesse. Son indus- 
trie fut de séparer les Perses de^ côtes de la 
mer, et de les réduire à abandonner eux-^mémes 
leur marine , dans laquelle ils étoient supérieurs, 
Tyr étoit par principe attachée aux Perses , qui 
ne pouvoient se passer de son commerce et de 
sa marine ; Alexandre la détruisit. Il prit l'Egypte, 
que Darius avoit laissée dégarnie de troupes pen^ 
dant qu'il assembloit des armées innombrables 
d^ns uù autre univers. 

lie passage du Granique fit qu'Alexandre se 
rendit maître des colonies grecques ; la bataille 
d'Issus lui donna Tyr et l'Egypte ; la bataille d'Ar^ 
}>elles lui donna toute la terre. 

(1) Voyez Arrien , ^e exped, Alexand^^ lib.. I^ 
(a) Ibid, 
(3) Ibid. 



42î6 DE l'esprit des lois. 

Après la bataille dessus, il laisse fuir Darius , 
et ne s'occupe qu'à affermir et à régler ses con- 
quêtes : après la bataille d'Arbelles , il le suit de 
si près ^ ) , qu'il ne lui laisse aucune retraite dans 
son empire. Darius n'entre dans ses villes et dans 
ses provinces que pour en sortir : les marches 
d'Alexandre sont si rapides que vous croyez voir 
l'empire de l'univers plutôt le prix de la course , 
comme dans les jeux de la Grèce , que le prix de 
la victoire. 

C'est ainsi qu'il fil ses conquêtes : voyons com- 
ment il les conserva. 

Il résista à ceux qui vouloîent qu'il traitât (2) 
les Grecs comme maîtres , et les Perses comme 
esclaves ; il ne songea qu'à unir les deux na- 
tions , et à Taire perdre les distinctions du peuple 
conquérant et du peuple vaincu; il abandonna 
après la coriquête tous les préjugés qui lui avoient 
servi à la faire ; il prit les mœurs des Perses , pour 
ne pas désoler les Perses, en leur faisant prendre 
les mœurs des Grecs ; c'est ce qui fit qu'il mar- 
qua tant dé respect pour la femme et pour la 
mère de Darius, et qu'il montra tant de conti- 
nence. Qu'est-ce que ce conquérant qui est pleuré 

(1) Voyez Arrien, deexped. Alexand,, lib, III. 
(a) G'étoit le conseil d*Aristote. Plutarqne , OEuYres morales , de 
la fortune d'Alexandre. 



LIV. X, CHAP. XIV. 4^7 

de tous les peuples quMl a soumis? qu^ est-ce que 
cet usurpateur sur la mort duquel la famille qu^il 
a renversée du trône verse des larmes ? C'est un 
trait de cette vie dont les historiens ne nous di- 
sent pas que quelque autre conquérant puisse 
3e vanter. 

Rien n'affermit plus une conquête que l'union 
qui se fait des deux peuples par les mariages. 
Alexandre *pMÎt des femmes de la nation qu'il 
avott vaincue ; il voulut que ceux de sa cour ( i ) 
en prissent aussi ; le reste des Macédoniens suivit 
cet exemple. Les Francs et les Bourguignons (2) 
permirent ces mariages : les Wisigoths les défen- 
dirent (3) en Espagne, et ensuite ils les permirent ; 
les Lombards ne les permirent pas seulement, 
mais même les favorisèrent (4) : quand les Ro- 
mains voulurent affoiblir la Macédoine , ils y éta- 
blirent qu'il ne pourroit se faire d'union par 
mariage entre les peuples des provinces. 

Alexandre , qui cherchoit à unir les deux peu- 
ples, songea à faire dans la Perse un grand 
nombre de colonies grecques : il bâtit une infi- 

(1) Voyez Arrien , de exped. Aleacand.^ lib. VIL 

(a) Voyez la loi des Bourguignons, titre XII , art. 5. 

(5) Voyez la loi des Wisigoths, li?. III ^ titre ▼, S i » ^i abroge 
)a loi ancienne, qui avoit pins d'égard, y est-il dit, à la différence 
des nations , que des conditions. 

(4) Voyez la loi des Lombards, liv* II, tit. yii, $ i et 3. 



4â8 D£ l'esprit des lois. 

nite df villes , et il cimenta si bien toutes les pai?-^ 
ties de ce nouvel eijr^pirç qu^près sa mort , dans le 
trouble et la conûisipi^ des plus affreuses guerres 
civiles 9 après que les G|*ecs se furent , pour ainsi 
dire , anéantis eux-mêmes , aucune pn^ovince de 
Perse ne se rëvolta. 

Pour ne point épuiser la Grèce et la Mace'- 
doine , il envoya à Alexandrie une colonie de 
Juifs (i) : il ne lui importoit quell^ipinœurs eus- 
sent ces peuples , pourvu qu'ils lui fussent fi- 
dèles. 

Il ne laissa pas seulement aux peuples vaincus 
leurs mœurs; il leur. laissa encore leurs lois ci- 
viles, et souvent même les rois et les- gouver- 
neurs qu'il avoit trouves. Il mettoit les Macédo- 
niens {'j) à la tête des troupes, et le» gens du 
pays à la tête du gouvernement ; aimant njiieux 
courir le risque de quelque infidélité pdrticu" 
Hère ( ce qui lui arriva quelquefois ) , que d'cpe 
révolte générale. Il respecta les traditions an- 
ciennes , et tous les monumens de la gloire ou 
de la vanité des peuples. Les rois de Perse avoient 
détruit les temples des Grecs , des Babyloniens 

(i) Les rois de Syrie, abandooDant le plan des fondateurs de 
Tempire , voulurent obliger les Juifs à prendre les mœurs des Grecsf 
ce qui donna à leur état de terribles secousses. 

(a) Voyez Arrien, de exped, Alexand,^ lib. III et antref. 



LIV. X, CHAP. XÏV. 429 

et des Égyptiens ; il les rétablit ( i ) : peu de na- 
tions se soumirent àlui^ siir les autels des- 
quelles il ne fît des sacrifice^. Il sembloit quïl 
n'eût conquis que pour être le monarque parti- 
culier de chaque nation , et le premier citoyen 
de chaque ville. Les Romains conquirent tout 
pour tout détruire ; il voulut tout conquérir pour 
tout conserver; et , quelque pays qu*il parcou- 
rut , se» premières idées , ses premiers desseins 
furent toujours de foire quelque chose qui pût 
en augmenter la prospérité et la puissance. lien 
trouva les premiers moyens dans la grandeut 
de son génie ; les seconds, dans sa frugalité et 
son économie particulière (2) ; les troisièmes , 
dans son immense prodigalité pour les grandes 
choses. Sa main se férmoit pour les dépenses 
privées ; elle s'ouvroit pour les dépenses publi- 
ques. Falloit-il régler sa maison , c'étoit un Ma- 
cédonien ; falloit-il payer les dettes des soldats , 
foire part de sa conquête aux Grecs , faire la for- 
tune de chaque homme de son armée , il étoit 
Alexandre. 

Il fit deux mauvaises actions : il brûla Perse- 
polis, et tua Glitus. Il les rendit célèbres par son 
repentir : de sorte qu'on oublia ses actions cri- 

(1) Voyez Arrién , de §xped, Alcoùand,, lib. III et autres, 
(a) Ibid., lib. VIL 



43o DE l'esprit des lois. 

minelles , pour se souvenir de son respect pour 
la vertu ; de sorte qu'elles furent considérées plu- 
tôt comme dts malheurs que comme des choses 
qui lui fussent propres ; de sorte que la postërité 
trouve la beauté de son âme presque à côté de 
ses emportemens et de ses foibless«s ; de sorte 
qu^il fallut le plaindre , et quHl n'étoit plus pos- 
sible de le haïr. 

Je vais le comparer à César. Quand César vou- 
lut imiter les rois d'Asie , il désespéra les Ro- 
mains pour une chose de pure ostentation ; 
quand Alexandre voulut imiter les rois d'Asie , 
il fit une chose, qui entsoit dacis le plan de sa 
conquête* 



CHAPITRE XV. 

Nouveaux moyens de conserver la conquête. * 

Lorsqu'un monarque conquiert un grand état , 
il y a une pratique admirable , également propre 
à modérer le despotisme et à conserver la con- 
quête : les conquérans de la Chine l'ont mise en' 
usage. 

Pour ne point désespérer le peuple vaincu, 
et ne point enorgueillir le vainqueur , pour em- 



HV. X, CHAP. XV. 43l 

pécher que le gouvernement ne devienne mili- 
taire , et pour coatenir les deux peuples dajois le 
devoir , U Êimille tartare qui règne prëseatement 
à la Chine a etahli que chaque corps de troupes , 
dans les provinces, seroit compose de moitié 
Chinois et moitié Tartares, afin que la jalQU^ie 
entre les deux nations les contienne dans le de- 
voir. Les tribunaux sont aussi jnoiiié chinois., 
ipoilcié tartarçs. Cela produit plusieurs bons, ef- 
fets : i"" les deux nation^ se contiennent Tune 
rau^e;.2?elles gardant tout^^i les deux la puis- 
sance militaire et civile , et Tuae n'est pas anéan-r 
tie par Tautre ; 5** ]^ nation conquérante peut se 
répandre partout sans s'afifoiblir et se perdre ; 
elle devient capable de résister aux guerres ci- 
viles et étrangères. Institution si sensée que c'est 
le défaut d'une pareille qui a perdu presque tous 
ceux qui ont conquis sur la terre. 



CHAPITRE XVI. 

D'uft état despotique qui voonquiert.- 

Lorsque la conquête est imttaens^t elle sup- 
pose le despotistme. Pour lors l'armée répandue 
dans les provinces ne suffit pas. Il faut qu'il y ait 



432 DE L^ESPRtT DES LOIS. 

toujours autour du prince un corps particulière^ 
ment affidë , toujours prêt à fondre sur la pattie 
de Fempire qui pourroit s'ëbranler. Cette milice 
doit contenir les autres , et faire trembler tous 
ceux à qui on a éié obligé de laisser quelque 
autorité dans Fempire. Il y a autour de Tempe- 
reur de la Chine un gros corps de Tartares 
toujours prêts pour le besoin. Chez le Mogol, 
chez les Turcs ^ au Japon , il j a un corps à la 
solde du prince , indépendamment de ce qui 
est entretenu du revenu des terres. Ces fotces 
particulières tiennent en respect les générales. 



CHAPITRE XVn. 

I 

Continuation du même sujet. 



Nous avons dit que les états que le monarque 
despotique conquiert doivent être (eudataires. 
Les historiens s'épuisent en éloges sur la géné- 
rosité des conquérans qui ont rendu la couronne 
aux princes qu'ils avoient vaincus. Les Romains 
étoient donc bien généreux , qui faisoîent par- 
tout des rois pour avoir des instrumens de servi- 
tude (i). Une action pareille est un acte néces- 

(i) Vthaberet instrumenta servitutis et uga.TdiCiUyi, Agr.Tit.,S i4* 



HV. X, CHAP. XVII. 433 

saire. Si le conquérant garde Vétat conquis , les 
gouverneurs qu'il enverra ne sauront contenir 
les sujets, ni lui-même ses gouverneurs. Il sera 
oblige de dégarnir de troupes son ancien patri- 
moine pour garantir le nouveau. Tous les mal- 
heurs des deux états seront communs ; la guerre 
civile de Tun sera la guerre civile de l'autre. Que 
si, au contraire , le conquérant rend le trône au 
prince légitime, il aura un allié nécessaire^ qui, 
avec les forces qui lui seront propres , augmen- 
tera les siennes. I^ous venons de voir Schah- 
Nadir conquérir les trésors du Mogol , et lui lais- 
ser rindoùstan. • 



FIN DU TOME PREMIER. 



aS 



TABLE DES MATIÈRES 

CONTENUES DANS CE VOLUME. 



Atertissement de Tauteur. Page 3 

Préface. ..,...., , . 5 

Aràz.tsb]>bl*£spiiiti»esioi8 9 par d'AIembert .... ii 
AivAiTâB RAisovKÉE DE l'Espeit DES totis, pac BerthoUni. 57 

LIVRE L 

Des lois en général. 

Chap. I. Des lois 9 dans le rapport qu'elles ont ayec 

les divers êtres. . . . . , 135 

Chap. IL Des lois de la nature i38 

Chap. IÏL Des lois positives 141 

LIVRE IL 

Des lois qui dérivent directement de la nature du gouvernement. 

Chap. I. De la nature des trois dirers gouverne- 

mens ,46 

Chap. IL Du gouvernement républicain, et des lois 

relatives à la démocratie 14^ 

Chap. III. Des lois relatives à la nature de Taristo- 

cratie ,56 

Chap. IV. Des lois dans leur rapport avec la nature 

du gouvernement monarchique 161 



TABLE DES MATIERES. 4^5 

GflÂP. V. Des lois relatiyes à la nature de Tétat des- 
potique. 166 

LIVRE IIL 

Des principes des trois gouvernemens. 

Ghap. I. DifièreRce de la nature du gouyernement 

et de San principe. .•...., 168 

Ghap. IL Du principe 4e9 divers gouvernemens. 169 
Ghap. III. Du principe de la démocratie. ... . . 1^0 

Ghap. IY. Du principe de Taristocratie. 174 

Ghap. Y. Que la vertu n'est point le principe du gou- 
vernement monarchique.^*. 176 

Ghap. YI. Gomment on supplée à la vertu dans le 

gouvernement monarchique * . . 179 

Ghap. YII. Du principe de la monarchie 1 80 

Ghap. YIIL Que l'honneur n'est point le principe 

des états despotiques .18^ 

Ghap. IX. Du principe du gouvernement despo- 
tique i83 

Ghap. X. Différence de l'obéissance dans les gouver- 
nemens modérés , et dans les gouvernemens despo- 
tiques • • . i85 

Ghap.^ xi. Réflexions sur tout ceci 188 

LIYRE IY. 

Qoe les lois- de l'éducation doivent être relatives aox principea 
du gonyemement. 

Ghap. I. Des lois de l'éducation 189 

Ghap. IL De l'éducation dans les monarchies; . . • 190 

a8. 



436 TABLE 

€bap. III De l'éducation dans le gouTeniemeat des- 
potique * 196 

€hap. IY. Différence des effets de l'éducation chez 
les anciens et parmi nous 198 

Chap. y. De l'éducation dans le gouvernement répu- 
blicain. « . • 199 

Châp. YI. De quelques institutions des <]^recs. . . . aoi 

Ghap. YII. En quels cas ces institutions singulières 
peuvent être bonnes 2o5 

Chap. YIII. Explication d'un paradoxe des anciens , 
par rapport aux mœurs so; 

LIYRE Y. 

Que les lois que le légiilateur doime doivent ètte relatives au 
principe du gouvernement. 

Chap. I. Idée de ce livre ^ 2i) 

Ghap. II. Ce que c'est que la vertu dans l'état poli- 
tique ai5 

Chap. III. Ce que c'est que l'amour de la république 

dans la démocratie 2i4 

Chap. IY. Comment on inspire Tamour de Tégalité 

et de la frugalité ai6 

Chap. Y. Comment lès lois établissent l'égalité dans 

la démocratie aiB 

Chap. YI. Comment les lois doivent entretenir la 

frugalité dans la démocratie 2^ 

Chap. YII. Autres moyens de favoriser le principe 

de la démocratie 327 

Chap. YIII. Gomment les lois doivent se rapporter 

au principe du gouvernement dans l'aristocratie. 23) 



DES MATIERES. 4^7 

GflAP. IX. Gommant les lois sont relatives à leur 

principe dans la monarchie a4o 

Ghap. X. De la promptitude de l'exécution dans la 

monarchie a43 

Ghàp. XI. De Texcellence du gouyernement monar- 
chique 944 

Ghap. XII. Gontinuation du même sujet a47 

Ghap. XIII. Idée du despotisme a4iB 

Ghap. XIY. Gomment les lois sont relatives au prin-^ 

cipe du gouyernement despotique a49 

Ghap. XY. Gontinuation du même sujet a58 

Ghap. XYI. De la communication du pouyoir. . . . a6a 

Ghap. XYII. Des présens a64 

Ghap. XYIII. Des récompenses que le souverain 

donne a66 

Ghap. XIX. Nouvelle conséquence des principes des 
trois gouvernemens • . . ., 367 

LIYRE YI. 

ConséqueDce des principes des divers gouvernemens 9 par rapport 
à la simplicité des lois civiles et criminelles, la forme des juge- 
mens , et l'établissement des peines. 

Ghap. I. De la simplicité des lois civiles dans les 

divers gouvernemens 976 

Ghap. II. De la simplicité des lois criminelles dans 

les divers gouvernemens. . .' aSo. 

Ghap. III. Dans quels gouvernemens et dans quels 

cas on doit juger selon un texte précis de la loi. . a83 
Ghap. IY. De la manière de former les jugemens. . a84 
Cpap. y. Dans quels gouvernemens le souverain peut. 

être juge •«•«...,...«. »86 



438 TABLE 

Chap. YI. Que, dans la monarckie, les ministres ne 

doiyent pas juger aga 

Cbap. Vn. bu magistrat unique 295 

Cbap. VIII. Des accusations dans les divers gouver- 

nemens, • • • 394 

Gbap. IX. De la séyérité des peines dans les dirers 

gouTernemens 295 

Chap. X. Des anciennes lois fnmçatses 298 

Ghap. XL .Que, lorsqu'un peuple est vertueux, il 

faut peu de peines. • 1199 

Cbap, XII. De la puissance des peines. ...... 5oo 

Cbap. XIII. Impuissance des lois japonaises. . . . 5o5 

Cbap. XIY. De Tesprît du sénat de Rome. .... 3o7 

Cbap. XY. Des lois des Homains à l'égard des' 

peines « 3o8 

Cbap. XYI. De la juste proportion des peines avec 

le crime 5ia 

Cbap. XYII. De la torture ou question contre les ; 

criminels 3i5 

Cbap. XYIII« Des peines pécuniaires 9 et des peines 

corporelles. . 3i6 

Cbap. XIX. De la loi du talion 317 

Cbap. XX. De la punition des pères pour ieurs en- , 

fans - . . . 3i8 

Cbap. XXI. De la clémence du prince Sig 

LIYRE YII. 

Conséquences des différens principes des trois goavememens par | 

rapport aux lois somptnaires , au Ifuce, et à la condition des 
femmes. 

Cbap. I. Du luxel Saa j 

Cbap. II. Des lois somptuaires dans la démocratie. 326 j 

I 
I I 



I 



DES MATIÈRES. 4^9 

Chap* III. Des lois somptuaîres dans l'aristocratie. . • SaS 
€hap. IV. Des lois somptuaîres dans les monai^ 

chles • . 399 

Ghap. y. Dans quels cas les lois somptuaîres sont 

utiles dans une monarchie 53si 

Chap. YI. Du luxe à la Chine 534 

Ghap. YII. Fatale conséquence du luxe à la Ghine. 337 
Chap. YIII. De la continence publique. ....... 338 

Ghap. IX. De la condition des femmes dans les divers 

gouyernemens . 339 

Ghap. X. Du tribunal domestique chez les Romains. 34 1 
Ghap. XI. Gomment les institutions changèrent à 

Rome avec le gouvernement. . . • • , 344 

Ghap. XIL De la tutelle des fenmies chez les Ro- 
mains. 346 

Ghap. XIII. Des peines établies par les empereurs 

contre les débauches des femmes. • . . ^ . . . 34? 
Ghap. XIY. Lois somptuaîres chez les Romains. . . 35o 
Ghap. XY. Des dots et des avantages nuptiaux dans 

les diverses constitutions 35 1 

Ghap. XYI. Belle coutume des Samnites 353 

Ghap. XYII. De l'administration des femmes. . . . 354 

LIVRE VIIL 

De la coiTDption des principes des trois goavememens. 

Ghap. I. Idée générale de ce livre 356 

Ghap. II. De la corruption du principe de la démo- 
cratie '. ibid, 

Ghap. III. De l'esprit d'égalité extrême 36i 



440 TABLE 

Chai. IV. Cause particulière de la corruption da 
peuple 36) 

Gbaf. y. De la corruption du principe de Paristo- 
cratie ; 363 

Chap. YI. De la corruption du principe de la monar- 
chie 365 

Chaf. vu. Continuation du m&me sujet 366 

Chap. VIII. Danger de la corruption du principe da 
gouTemement monarchique 368 

Chap. IX. Combien lanoblesse est portée à défendre 
le trône 569 

Chap. X. De la corruption du principe du gouver- 

: nement despotique 3;o 

Chap. XI. Effets naturels de la bonté et delà corrup- 
tion des principes 371 

Chap. XII. Continuation du même sujet 374 

Chap. XIIL Effet du serment chez un peuple ver- 
tueux 376 

Chap. XIY. Comment le plus petit changement dans 
la constitution entraine la ruine des principes. . 377 

Chap. XV. Moyens très-efficaces pour la conserra- 
tion des \rois principes 379 

Chap. XYI. Propriétés distinctiyes de la république, ihid. 

Chap. XYII. Propriétés distinctiyes de la monarchie. 38i 

Chap. XYIII. Que la monarchie d'Espagne étoit 
dans un cas particulier 38a 

Chap. XIX« Propriétés distincliyes du goureme- 
ment despotique 385 

Chap. XX. Conséquence des chapitres précédens. • 384 

Chap. XXI. De Tempire de la Chine ^i^ 



DES MATIERES. 44^ 

ïiIVRE IX. 

Des lois , dans le rapport qu'elles ont avec la force défensive* 

Chap. I. Gomment les républiques pouryoient à leur 
sûreté *. '. 390 

Chap. il Quis la constitution fédératire doit être 

• composée d'états de même nature , surtout d'états 
républicaine. ; 593 

Chap. III. Autres choses requises dans la répu- 
blique fédérative 594 

Chap. IV; Goïnment les états despotiques pourvoient 
à leur sûreté 396 

Chap. Y. Gomment la monarchie pourvoit à sa sû- 
reté 397 

GfiAP. VI. De k force défensive des états en gé- 
néral .... 398 

Ghap. YII. Réflexions 400 

Ghap. VIII. Gasoû la force défensive d'un état estin-^ 
férieure à sa force offensive {^oï 

Ghap. IX. De la force relative des états 4oa 

Ghap. X. De la foiblesse des états voisins /^oZ 

LIVRE X. 

Des lois y dans le rapport- qu'elles ont avec la force ofi^nsive. 

Ghap. I. De la force offensive 404 

Ghap. IL De laguerre^ ... ibidJ 

Ghap. III. Du droit de conquête 406 

Chap. IV. Quelques avantages du peuple conquis. .410 



442 TABLE DES MATIERES. 

€hap. y. Géion, roi de Syracuse 4^^ 

Ghap. YI. D'une république qui conquiert /^iZ 

Chap. YII. Gontiouation du même sujet 4^^ 

Ghâp. YIIL Gontinuation du même sujet 4^^ 

Ghap. IX. D'une monarchie qui conquiert autour 

d'elle 4^7 

Ghap. X. D'une monarchie qui conquiert une autre 

monarchie . . . 4ig 

Ghap. XI. Des mœurs du peuple vaincu ibid, 

Chap» XII. D'une loi de Gyrus. . • 4^0 

Ghap. XIII. Gharles XII. 4a i 

Ghap. XIY. Alexandre . 4^4 

Ghap. XT. Nouveaux moyens de conseryer la con- 
quête. . n . . . 43<) 

Ghap. XYI. D'un état despotique qui conquiert. . . 4^^ 
Ghap. XYII. Gontinuation du même sujet 4^^ 



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